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Full text of "Les fabliaux : études de littérature populaire et d'histoire littéraire du moyen âge"

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in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


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LES    FABLIAUX 


MAÇON,  PROTAT  FRERES,  IMPRIMEURS 


LES 


FABLIAUX 

ÉTUDES 

DE    LITTÉRATURE    POPULAIRE    ET    DTHSTOIRE    LITTÉRAIRE 

DU    MOYEN    AGE 


PAR 


JOSEPH    BÉDIER 

Maître    de    conférences    suppléant    à    l'Ecole    Normale    supérieure. 


DEUXIEME    EDITIOIV    REVUE    ET    CORRIGEE 


PARIS 

LIBRAIRLE  EMILE  BOUILLON,  EDITEUR 

67,  Rue  Richelieu,  67 

1895 
Tous  droits  réservés 


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BIBLIOTHÈQUE 

DE    L'ÉCOLE 


DES  HAUTES  ÉTUDES 


PUBLIEE  SOUS  LES  AUSPICES 


DU  MINISTÈRE  DE  L'INSTRUCTION  PUBLIQUE 


SCIENCES   PHILOLOGIQUES    ET  HISTORIQUES 


QUATRE-VINGT-DIX-HUITIEME  FASCICULE 

LES    FABLIAUX,    ÉTUDES    DE    LITTERATURE    POPULAIRE      ET    d'hISTOIRE     LITTÉRAIRE 
DU    MOYEN    AGE,    PAR  JOSEPH  BÉDIER 


P  A  R  I  S 

LIBRAIRIE   EMILE   BOUILLON,   ÉDITEUR 

67,  RUE  DE  Richelieu,  67 

1895 


A  M.  GASTON  PARIS 

HOMMAGE 
DE    RECONNAISSANCE    ET    D'AFFECTION 


AVANT-PROPOS 

DE     LA     SECONDE     ÉDITION 


Je  suis  heureux  de  pouvoir  remereier  publiquement  les  cri- 
tiques qui  ont  fait  à  ce  livre,  pendant  cette  année  1 893-1894, 
l'honneur  de  Vexaminer^  etVont  traité  avec  bienveillance  et  faveur: 
M.  F.  Brunetière  dans  la  Revue  des  deux  Mondes,  M.  J.  Cou- 
raye  du  Parc  dans  le  Polybiblion,  M.  H.  Gaidoz  dans  Mélusine, 
M.  Wolfgang  Golther  dans  la  Zeitschrift  fur  franzôsische  Sprache 
und  Litteratur,  M.  Lucien  Herr  dans  la  Revue  universitaire, 
M.  Andreto  Lang  dans  la  Saturday  Review  et  dans  /'Aca- 
demy,  M.  Ernest  Langlois  dans  la  Bibliothèque  de  l'Ecole 
des  Chartes,  M.  Charles  Martensdans  la  Revue  Néo-scolastique, 
M.  Gustave  Meyer  de  Graz  dans  la  Schlesische  Zeitung-, 
M.  Ch.  Des  Granges  dans  la  Romania,  M.  C.  Ploix  dans 
la  Revue  des  traditions  populaires,  M.  Paul  Begnaud  dans  la 
Revue  de  Philologie  française  et  provençale,  M.  F.  Torraca  dans 
la  Rassegna  bibliografica  délia  letteratura  italiana,  M.  J.-C.  de 
Sumichtvast  dans  la  Nation  de  New-York,  M.  Wilmotfe  dans 
le  Moyen  Age. 

Je  sais  ce  que  je  dois  à  chacun  d'eux.  J'ai  pu,  sur  leurs  indi- 
cations, corriger  en  chaque  chapitre,  des  erreurs  de  fait;  ailleurs, 
et  notamment  aux  chapitres  I,  VIII,  X,  ils  ont  provoqué  de  plus 
profonds  remaniements  :  ce  sont  des  jugements  hasardeux  ou 
erronés  que,  grâce  à  eux,  j'ai  pu  rectifier  ' . 

1.  Pour  achever  d'indiquer  en  quoi  celte  édition  se  distingue  de  la  pre- 
mière, j'ajoute  que  j'ai  supprimé  un  appendice  d'une  quarantaine  de  pages  : 
c'étaient  des  corrections  au  texte  des  fabliaux  qu'il  n'y  avait  nul  avantage  à 
réimprimer. 


VIII 

Pouj'iant,  celte  édition  ne  diffère  pas  de  la  précédente  autant 
qu'il  eût  été  désirable.  Il  aurait  fallu  réviser  les  matériaux,  for- 
tifier surtout  mes  connaissances^  par  trop  précaires,  relatives  aux 
littératures  d'Orient.  Il  aurait  fallu  se  dé  fier  des  formes  syllogis- 
tiques^  argumenter  moins  et  observer  davantage',  bref,  il  aurait 
fallu  reprendre  énergiquement  tout  ce  travail  en  sous-œuvre. 

Mon  excuse  est  que  J'ai  dû  entreprendre  cette  seconde  édition 
quinze  mois  seulement  après  avoir  publié  la  première.  Je  me  trou- 
vais déjà  à  une  distance  suffisante  de  mes  erreurs  pour  en  aper- 
cevoir la  plupart;  j'en  étais  trop  près  encore  pour  savoir  ni  en 
dégager  tout  à  fait  et  les  amender  utilement. 

Mais^  si  Je  n'ai  pas  tiré  pour  cette  nouvelle  édition  tout  le 
profit  que  J' aurais  pu  de  tant  de  précieuses  critiques,  elles  seront 
pourtant  bienfaisantes  :  Je  leur  devrai  d' apporter  aux  études  que 
J'entreprends  maintenant  sur  les  romans  de  la  Table  Ronde,  avec 
un  égal  amour  du  vrai,  plus  de  patience  à  le  rechercher,  plus  de 
prudence  à  l'exprimer. 

Paris,  le  S  septembre  1894. 


INTRODUCTION 


Voici,  sur  un  sujet  léger,  un  livre  pesant.  Quelques-uns 
m'en  feront  reproche  :  les  fabliaux  étant  les  contes  joyeux 
du  moyen  âge,  à  quoi  bon  alourdir  ces  amusettes  par  le 
plomb  des  commentaires  érudits  ?  Que  nous  importent, 
après  tout,  ces  facéties  surannées  ?  Ne  suffisait-il  pas  de 
rire  un  instant  de  ces  contes  à  rire,  —  et  de  passer  ? 

Pourtant  j'ai  traité  gravement  cette  matière  frivole.  C'est 
à  ces  joyeusetés,  voire  à  ces  grivoiseries,  que  j'ai  consacré, 
à  l'âge  des  longs  espoirs,  mon  premier  et  plus  sérieux 
effort. 

Ce  n'est  pas  que  je  me  range  à  l'opinion  néfaste  selon 
laquelle  tout  objet  de  science  mérite  égale  attention.  C'est 
une  tendance  commune  à  beaucoup  d'érudits  de  s'enfer- 
mer dans  leur  sujet ,  sans  se  soucier  autrement  de  son 
importance,  grande  ou  menue.  Volontiers,  ils  s'en  tiennent 
à  la  recherche  pour  la  recherche,  et  professent  que  toute 
investigation,  quel  qu'en  soit  Tobjet,  vaut  ce  que  vaut  celui 
qui  l'entreprend.  Les  résultats  qu'ils  obtiennent  serviront- 
ils  jamais  à  personne?  Ils  laissent  à  d'autres,  sous  prétexte 
de  désintéressement  scientifique,  le  soin  d'en  décider.  Or, 
comme  une  phrase  n'a  toute  son  importance  que  dans 
son  contexte,  un  animal  dans  sa  série,  un  homme  dans  son 
milieu  historique,  de  même  les  faits  littéraires  ne  méritent 
l'étude  que  selon  qu'ils  intéressent  plus  ou  moins  des 

Bédier.  —  Les  Fabliaux.  1 


-~  2  — 

groupes  de  faits  similaires  plus  généraux,  et  une  mono- 
graphie n'est  utile  que  si  l'auteur  a  clairement  perçu  ces 
rapports.  Il  est  bon  de  se  rappeler  ce  mot  de  Claude  Ber- 
nard, plaisant,  mais  profond.  Un  jeune  physiologiste  lui 
présentait  un  jour  une  longue  monographie  d'un  animal 
quelconque,  soit  le  crotale  ou  le  gymnote.  Claude  Ber- 
nard lut  le  livre,  a.  J'estime,  dit-il  à  l'auteur,  votre  con- 
science; je  loue  votre  labeur.  Mais  à  quoi  serviraient,  je 
vous  prie,  ces  trois  cents  pages,  si,  par  hasard,  le  gymnote 
n'existait  pas  ?  » 

Bien  que  je  ne  sois  jamais  réellement  sorti  de  mon  sujet, 
pourtant,  si  par  hasard  les  fabliaux  n'existaient  pas,  il 
resterait  peut-être  quelque  chose  du  présent  travail. 

Car  l'étude  de  nos  humbles  contes  à  rire  du  xiii''  siècle, 
indifférents  par  eux-mêmes,  peut  contribuer  à  la  solution 
de  problèmes  plus  généraux. 

C'est  pourquoi  je  me  soucie  peu  qu'on  me  critique 
d'avoir  pris  trop  aux  sérieux  ces  contes  gras;  mais  je 
redoute,  au  contraire,  de  la  part  des  savants  qui  sont  au 
courant  du  sujet,  le  juste  reproche  de  n'avoir  pas  craint, 
en  ce  livre  de  débutant  insuffisamment  armé,  d'aborder 
de  front  ces  problèmes. 

Ils  sont  de  deux  sortes. 

En  tant  que  les  fabliaux  sont,  pour  la  plupart,  des 
contes  traditionnels^  qui  vivaient  avant  le  xiii®  siècle  et  qui 
vivent  encore  aujourd  hui,  ils  font  partie  du  trésor  des  lit- 
tératures populaires  ;  ils  avoisinent  les  contes  merveilleux 
et  les  fables,  et  comme  tels  intéressent  les  folk-loristes; 
car  la  question  de  leur  origine  et  de  leur  transmission  se 
pose  pareillement  pour  eux  et  pour  les  autres  groupes  de 
contes  populaires. 

D'autre  part,  comme  constituant  un  genre  littéraire  dis- 
tinct, propre  au   moyen   Age  français ,  les  fabliaux  inté- 


—  3  — 

ressent  les  historiens  de  notre  vieille  littérature  :  il  s'agit 
de  les  étudier  dans  leur  développement  et  dans  leur  rap- 
port aux  autres  genres. 

De  là,  les  deux  parties  de  ce  livre. 


Pour  la  question  d'origines,  il  semble  que  la  solution  en 
soit  de  longue  date  acquise  à  la  science.  Depuis  les  temps 
lointains  de  Huet,  évèque  d'Avranches,  quiconque  a  parlé 
des  fabliaux  l'a  proclamé  :  ils  viennent  de  l'Inde.  Tout 
récemment  encore,  dans  sa  Littérature  française .  au 
moyen  âge  ^  —  qui,  pour  chaque  question,  sait  nous  dire 
où  en  est  aujourd'hui  la  science,  souvent  où  elle  en  sera 
demain,  —  M.  Gaston  Paris  écrivait  : 

((  D'où  venaient  les  fabliaux?  La  plupart  avaient  une 
origine  orientale.  C'est  dans  l'Jnde,  en  remontant  le  cou- 
rant qui  nous  les  amène,  que  nous  en  trouvons  la  source 
la  plus  reculée  (bien  que  plusieurs  d'entre  eux,  adoptés 
par  la  littérature  indienne  et  transmis  par  elle,  ne  lui 
appartiennent  pas  originairement  et  aient  été  empruntés 
à  des  littératures  plus  anciennes).  Le  bouddhisme,  ami 
des  exemples  et  des  paraboles,  contribua  à  faire  recueillir 
ces  contes  de  toutes  parts  et  en  fit  aussi  inventer  d'excel- 
lents. Ces  contes  ont  pénétré  en  Europe  par  deux  intermé- 
diaires principaux  :  par  Byzance,  qui  les  tenait  de  la  Syrie 
ou  de  la  Perse,  laquelle  les  importait  directement  de  l'Inde, 
et  par  les  Arabes.  L'importation  arabe  se  fit  elle-même  en 
deux  endroits  très  différents  :  en  Espagne,  notamment  par 
l'intermédiaire  des  Juifs,  et  en  Syrie,  au  temps  des  Croi- 
sades. En  Espagne,  la  transmission  fut  surtout  littéraire...; 
en  Orient,  au  contraire,  les  croisés,  qui  vécurent  avec  la 

1.  (2e  édition,  1890,  p.  111.) 


population  musulmane  clans  un  contact  fort  intime, 
recueillirent  oralement  beaucoup  de  récits.  Plusieurs  de  ces 
récits,  d'origine  bouddhique,  avaient  un  caractère  moral  et 
môme  ascétique  :  ils  ont  été  facilement  christianisés; 
d'autres,  sous  prétexte  de  moralité  finale  racontaient 
des  aventures  assez  scabreuses  :  on  garda  l'aventure  en 
laissant  là,  d'ordinaire,  la  moralité;  d'autres  enfin  furent 
retenus  et  traduits  comme  simplement  plaisants.  » 


Ai-je  besoin  de  dire  que,  longtemps,  l'auteur  du  présent 
travail  ne  douta  point  que  là  fût  la  vérité?  Cette  théorie 
avait  pour  elle  non  pas  seulement  les  qualités  des  beaux 
systèmes,  l'ampleur  et  la  simplicité,  —  non  pas  seulement 
l'autorité  de  ces  noms  glorieux  :  Silvestre  de  Sacy,  Théo- 
dore Benfey,  Reinhold  Koehler,  Gaston  Paris,  —  mais 
cette  force  toute  puissante  des  idées  courantes,  anonymes, 
reçues  dès  la  jeunesse,  on  ne  sait  de  qui,  de  partout, 
jamais  discutées. 

Le  système  était  assuré,  semblait-il.  11  n'y  avait  plus 
qu'à  refaire,  après  tant  de  savants,  le  prestigieux  voyage 
d'Orient  :  passer,  avec  chaque  fabliau,  d'une  taverne  de 
Provins  ou  d'Arras,  où  un  jongleur  l'avait  rimé,  à  Grenade, 
où  quelque  Juif  espagnol  l'avait  traduit  de  l'hébreu  en 
latin;  remonter  avec  lui  jusqu'à  la  cour  des  kalifes  con- 
temporains de  Charlemagne;  puis,  plus  haut  encore,  en 
Perse,  auprès  des  princes  sassanides,  pour  s'arrêter  enfin 
sur  les  bords  du  Gange  où  un  religieux  mendiant,  prê- 
chant les  quatre  vérités  sublimes,  le  contait  à  la  foule. 

Sur  la  route,  on  pouvait  seulement  espérer  reconnaître 
avec  plus  de  précision,  çà  et  là,  les  étapes.  Des  deux  cou- 
rants, littéraire  et  oral,  qui  avaient  précipité  les  contes 
sur  le  monde  occidental,  lequel  avait  été  le  plus  puissant? 
Avaient-ils  suivi  des  marches  parallèles  et  simultanées, 


ou  diverses  ?  Quelle  était,  clans  l'œuvre  de  la  transmission 
des  contes,  la  part  propre  des  Juifs?  celle  des  Byzantins? 
celle  des  croisés  ?  celle  des  pèlerins  ?  celle  des  prédica- 
teurs, qui,  les  ayant  recueillis  en  Syrie,  revenaient  les 
prêcher  en  France  ? 

Surtout,  ce  qui  devait  être  neuf  et  fécond,  c'était  d'étu- 
dier par  quel  travail  d'adaptation  les  jongleurs  avaient 
approprié  aux  mœurs  chrétiennes,  féodales,  des  contes 
tout  imprégnés  d'idées  indiennes;  comment  l'imagination 
orientale  s'était  réfractée  dans  des  consciences  françaises, 
jusqu'à  modifier  l'esprit  de  notre  littérature,  et  peut-être 
de  nos  mœurs. 

Je  n'ignorais  pas,  même  dans  cette  période  de  foi  pro- 
fonde en  ces  doctrines,  que  d'autres  systèmes  existaient, 
selon  lesquels  toute  la  vérité  ne  serait  pas  enclose  dans 
la  théorie  orientaliste  :  l'un  qui,  de  Grimm  à  M.  Max  Mûller, 
s'obstinait  à  rapporter  les  contes  populaires,  non  pas  à 
l'Inde  des  temps  historiques,  mais  aux  âges  primitifs  de 
la  race  aryenne;  l'autre,  plus  jeune,  qui,  de  Tylor  à 
M.  Andrew  Lang,  croyait  y  trouver,  non  pas  des  concep- 
tions bouddhistes,  mais  des  survivances  de  mœurs  abolies, 
dont  pouvait  seule  rendre  compte  l'anthropologie  compa- 
rée. —  Pourtant  à  quoi  bon  s'y  arrêter?  D'un  côté,  un 
système  d'une  belle  simplicité,  d'un  positivisme  séduisant, 
qui  ramène  à  l'Orient,  par  des  voies  sûres,  d'étape  en 
étape,  des  contes  de  tout  genre,  contes  de  fées,  contes  à 
rire,  contes  d'animaux;  de  l'autre,  des  théories...  qui  le 
combattent?  —  non  pas;  qui  lui  concèdent,  au  contraire, 
la  validité  de  ses  arguments,  quand  il  fait  venir  de  l'Inde 
des  contes  à  rire  et  des  fables,  et  qui,  pourtant,  prétendent 
trouver,  dans  une  seule  classe  de  récits,  —  dans  les  contes 
merveilleux,  —  tantôt  des  mythes  aryens,  tantôt  des  traces 
de  mœui's  sauvages. 


~  6  — 

Avait-on  ce  droit  de  laisser  faire  la  théorie  orientaliste 
quand  elle  ne  vous  embarrassait  pas,  de  passer  outre  en 
cas  contraire  ?  A  voir  la  gêne  manifeste  des  chefs  de  l'école 
anthropologique,  comme  M.  Andrew  Lang,  toutes  les  fois 
qu'ils  se  heurtaient  aux  théories  indianistes,  il  était  évident 
que  ni  les  mythologues,  ni  les  anthropologistes  n'avaient 
rien  qui  les  concernât  dans  des  contes  venus  de  l'Inde  et 
parvenus  en  Europe  seulement  aux  environs  des  Croisades. 
11  fallait  donc,  semblait-il,  se  méfier  de  ces  mirages  :  de 
ces  deux  systèmes,  l'un  était  chenu  et  caduc;  l'autre, 
mort-né. 


Comme  les  gouvernements,  les  systèmes  périssent  par 
l'exagération  de  leur  principe,  et  sont  communément  rui- 
nés par  ceux-là  mêmes  qui,  pour  avoir  voulu  les  compléter 
et  leur  faire  porter  leur  dernières  et  logiques  conséquences, 
les  ont  soudain  sentis  s'effondrer.  Tout  système  est  comme 
un  beau  monument,  qui  donne  asile  à  de  nombreux  et 
divers  esprits.  De  puissantes  mains  l'ont  édifié;  tous  le 
croient  solide.  Tantôt  l'un  de  ses  hôtes,  moins  par 
nécessité  que  pour  le  plaisir  des  yeux,  l'étaye  d'élégants 
arcs-boutants,  le  soutient  par  quelque  colonnade;  la 
plupart  se  bornent  à  le  revêtir  de  belles  fresques, 
qui  l'ornent  sans  le  compromettre.  Un  jour,  l'un  quel- 
conque de  ses  habitants,  le  plus  humble,  le  plus  confiant, 
veut  ajouter  quelque  chose  à  l'édifice;  non  pas  même 
le  surélever,  maio  le  couronner  simplement  d'une  pierre 
de  faîte.  Les  fondements  n'étaient  pas  solides  :  tout  l'édi- 
fice se  lézarde  et  branle. 

Quel  fut  le  premier  et  imperceptible  craquement  du 
monument,  comment  celui  qui  l'entendit  essaya  longtemps 
de  se  persuader  qu'il  se  trompait,  que  le  beau  palais  ne 


branlait  pas,  comment  il  tentait  de  se  rassurer,  à  voir  tant 
crillustres  hôtes  l'habiter  en  paix  qui  ne  doutaient  pas 
qu'il  ne  fût  fondé  sur  le  diamant,  —  c'est  un  historique 
qui  n'intéresserait  pas  le  lecteur,  et  d'ailleurs  fort  obscur 
pour  celui  même  qui  écrit  ces  lignes.  Qui  peut  suivre  clai- 
rement le  mystérieux  travail  par  lequel  se  fonde  ou  se 
détruit  une  croyance  ? 

Toujours  est-il  que  je  crus  bon  de  faire  la  critique  du 
système  orientaliste,  et  sincère  d'exposer  mes  doutes  sur 
sa  solidité.  Gela,  malgré  le  consentement  presque  univer- 
sel, qui  l'accueille  depuis  tant  d'années.  Mais,  disait  Pas- 
cal, ((  ni  la  contradiction  n'est  marque  certaine  d'erreur, 
ni  l'incontradiction  n'est  marque  certaine  de  vérité.  » 


Voici,  brièvement,  quelles  sont  nos  positions. 

L'argument  fondamental  de  la  théorie  orientaliste  est 
celui-ci  :  A  suivre,  à  la  piste,  un  conte  populaire,  on 
remonte  d'âge  en  âge  et  de  pays  en  pays  jusqu'à  un  texte 
sanscrit.  Arrivé  là,  il  faut  s'arrêter.  Invinciblement,  nous 
sommes  ramenés  vers  l'Inde,  aux  premiers  siècles  du 
bouddhisme;  à  cette  époque,  les  contes  y  foisonnent. 
Cherchez-les  en  Grèce,  à  Rome,  ou  dans  le  haut  moyen 
âge  :  l'antiquité  classique,  le  monde  chrétien  jusqu'aux 
Croisades  paraissent  les  ignorer. 

Après  nous  être  mis  en  garde  contre  la  tendance  à  croire 
que,  des  diverses  formes  d'un  même  conte,  la  plus  ancienne 
en  date  est  nécessairement  la  forme-mère,  —  ce  qui  est  le 
sophisme  :  post  hoc,  ei'go  propler  hoc,  —  nous  avons 
recherché  s'il  était  vrai  pourtant  que  le  monde  occiden- 
tal eût  si  tardivement  connu  les  contes  populaires.  Il  n'a 
pas  été  malaisé  de  rappeler  (Chapitre  III)  que,  pour  les 
fables  tout  au  moins,  la  proposition  des  indianistes  devait 


—  8  — 

être  renversée,  et  que  les  contes  d'animaux  foisonnaient 
en  Grèce  à  une  époque  où  nous  ne  savons  rien  de  l'Inde 
et  où  les  Grecs  ne  soupçonnaient  même  pas  qu'elle  exis- 
tât ;  —  ni  de  montrer  qu'il  en  est  vraisemblablement  de 
même  des  autres  parties  du  folk-lore,  à  en  juger  par  de 
très  anciens  contes  plaisants  ou  merveilleux,  égyptiens, 
grecs,  romains,  qui  sont  parfois  les  mêmes  que  redisent 
encore  nos  paysans  ;  —  il  n'a  pas  été  malaisé  davantage 
d'établir  la  même  vérité  pour  le  moyen  âge  antérieur  aux 
Croisades,  qui  nous  livre,  en  une  seule  collection,  presque 
autant  de  fabliaux  que  l'Inde. 

Mais,  disent  les  orientalistes,  que  sont  ces  rares  contes 
antiques  en  regard  de  ((  l'Océan  des  rivières  des  histoires  », 
qui,  à  l'époque  des  Croisades,  se  déverse  soudain  sur  l'Eu- 
rope? Au  xii''  et  au  xuf  siècle,  voici  que  sont  traduits  en 
des  langues  européennes  les  plus  importants  recueils  orien- 
taux :  aussitôt  les  fabliaux  fleurissent  en  France,  en  Alle- 


magne. 


J'ai  fait  effort  (Chapitre  lY)  pour  apprécier  à  sa  juste 
valeur  l'importance  de  ces  traductions;  je  les  ai  analy- 
sées; j'ai  dressé  la  statistique  des  récits  qu'elles  mettaient 
à  la  disposition  de  nos  conteurs,  et  de  ceux  que  nos  con- 
teurs peuvent  paraître  leur  avoir  empruntés.  Et  ce  nombre 
est  dérisoire.  D'où  il  résulte  que  ces  grands  recueils  sont 
restés  des  œuvres  de  cabinet. 

Cette  démonstration,  qui  dissipe  un  iclolum  lihri^  et  qui 
sera  utile  aux  folk-loristes  moins  familiarisés  avec  le 
moyen  âge,  est,  à  vrai  dire,  superflue  pour  les  représen- 
tants les  plus  autorisés  de  la  doctrine  orientaliste.  Ils 
reconnaissent,  en  effet,  que  les  contes  populaires  sont  le 
plus  èouvent  étrangers  aux  grands  recueils  sanscrits,  et 
que,  s'ils  viennent  de  Tlnde,  ils  n'en  viennent  que  rare- 
ment par  les  livres.  C'est  la  tradition  orale  qui  les  porte 


—  9  — 

communément  à  travers  le  monde  et  cette  tradition  a  son 
point  de  départ  dans  l'Inde. 

Gomment  fondent-ils  cette  opinion?  Uniquement  —  et 
c'est  en  effet  la  seule  méthode  possible  —  sur  l'introspec- 
tion de  chacun  des  contes  qu'ils  prétendent  ramener  à 
l'Inde.  Ces  contes  —  dit  la  théorie  —  portent  en  eux- 
mêmes  le  témoignage  de  leur  origine  indienne  :  soit  que 
l'on  y  découvre,  même  sous  leur  forme  française  ou  ita- 
lienne, des  survivances  de  mœurs  indiennes,  soit  encore 
qu'à  certains  traits  maladroits  des  versions  européennes 
correspondent,  dans  les  versions  orientales,  des  épisodes 
plus  logiques,  donc  originaux. 

La  première  de  ces  prétentions,  qui  tend  à  retrouver 
dans  les  fabliaux  ou  dans  les  contes  de  paysans  des  débris 
de  mœurs  indiennes,  voire  de  croyances  bouddhistes,  est 
si  vaine,  que  seuls,  les  sous-disciples  de  l'Ecole  paraissent 
n'y  avoir  pas  encore  renoncé.  Aussi,  nous  accordons 
volontiers  que,  dans  le  chapitre  où  nous  rappelons  quel- 
ques-unes de  ces  tentatives  avortées  (Chapitre  V),  nous 
avons  trop  cédé  au  désir  de  vaincre  sans  péril  des  adver- 
saires peut-être  imaginaires. 

On  ne  saurait  se  débarrasser  aussi  aisément  de  la 
seconde  de  ces  affirmations,  à  savoir  que  les  formes  occi- 
dentales d'un  conte,  comparées  aux  formes  orientales,  se 
révèlent  souvent  comme  de  gauches  et  illogiques  rema- 
niements. 

Pour  le  démontrer,  les  orientalistes  ont  appliqué,  en  un 
grand  nombre  de  monographies  de  contes,  des  procédés 
de  comparaison  infiniment  minutieux.  Avec  une  bonne 
foi  patiente  dont  le  lecteur  sera  juge,  j'ai  accepté  cette 
méthode.  Le  nombre  des  pages  de  ce  livre  serait  doublé, 
si  j'y  avais  exposé  toutes  les  enquêtes  que  j'ai  tentées.  J'ai 
dû  me  borner  :  j'ai  du  moins  rapporté  celles  qui  concer- 


—  10  — 

naient  tous  les  fabliaux  attestés  en  Orient.  Le  nombre  en 
est,  sans  doute,  très  grand?  Plus  d'un  lecteur  sera  sur- 
pris peut-être  de  voir  qu'ils  ne  sont  que  onze. 

Orles  résultats  de  ces  enquêtes  (Chapitres  VI  et  VII)'  me 
paraissent  contredire  la  théorie  indianiste. 

Dans  certains  contes  —  et  c'est  le  cas  le  plus  fréquent 
—  les  groupes  occidental  et  oriental  n'offrent  en  com- 
mun qu'un  minimum  de  données,  si  nécessaires  à  la  vie 
même  du  conte,  qu'elles  se  retrouvent  fatalement  dans 
toutes  les  formes  possibles  ;  si  bien  qu'on  ne  peut  rien 
savoir  du  rapport  de  ces  versions,  ni  décider  si  les  formes 
occidentales  sont  les  primitives  ou  inversement. 

En  d'autres  cas,  loin  que  les  versions  orientales  soient 
les  mieux  agencées,  les  plus  logiques,  partant  les  versions- 
mères,  il  semble  au  contraire  que  le  rapport  soit  inverse, 
et  ce  sont  les  versions  indiennes  qui  apparaissent  plutôt 
comme  des  remaniements. 

Si  ces  observations  sont  justes,  l'ambitieuse  théorie 
orientaliste  devra  se  réduire  à  ces  inoffensives  proposi- 
tions, que  nul  ne  lui  contestera  jamais.  L'Inde  a,  très 
anciennement,  pour  diverses  causes  et  notamment  pour  les 
besoins  de  la  prédication  bouddhiste,  inventé  des  contes. 
Elle  en  a  surtout  recueilli,  qui  existaient  déjà,  dans  la 
tradition  orale.  Elle  les  a  rassemblés,  la  première,  en  de 
vastes  recueils,  tandis  que  les  Egyptiens  et  les  Grecs,  qui 
les  contaient,  eux  aussi,  ne  daignaient  que  rarement  les 
écrire. 

Ces  recueils  sont  restés  longtemps  confinés  dans  l'Inde. 
Pourtant,  après  avoir  été  traduits  en  diverses  langues  de 
l'Orient,  deux  ou  trois  d'entre  eux  seulement,  et  très  tard, 
au  xii"  et  au  xiii®  siècle  de  notre  ère,  ont  été  mis  en  latin, 

1.   Cf.  aussi  l'appcudice  II. 


—  li- 
en espagnol,  en  français.  Il  ont  exercé  sur  la  tradition 
orale  une  influence  certaine,  mais  très  médiocre;  car  au 
moyen  âge  un  fort  petit  nombre  de  contes  paraît  être 
sorti  de  ces  collections.  A  la  Renaissance  et  dans  les 
temps  modernes,  elles  ont  été  traduites  de  nouveau  :  elles 
ne  semblent  avoir  fourni  que  des  occasions  de  plagiats  à 
des  conteurs  lettrés.  L'histoire  de  ces  traductions,  tant  au 
moyen  âge  que  dans  les  temps  modernes,  n'intéresse  donc 
guère  que  les  seuls  bibliographes. 

Par  voie  orale,  des  contes  sont  assurément  venus  de 
l'Inde,  tant  au  moyen  âge  que  depuis.  Contes  de  tout 
genre,  merveilleux  ou  plaisants,  fables  et  fabliaux.  Peut- 
être  même,  malgré  les  apparences  contraires,  les  quelques 
fabliaux  que  nous  étudions  spécialement  en  sont-ils  ori- 
ginaires. Mais  c'est  une  concession  toute  gratuite,  car  nul 
n'a  le  pouvoir  de  prouver  cette  origine  orientale.  Conces- 
sion nécessaire  pourtant,  car  il  n'y  a  nulle  raison  d'exclure 
l'Inde  du  nombre  des  pays  créateurs  de  contes.  Tous  en 
ont  créé.  Il  est  venu,  il  vient  des  contes  de  l'Inde,  comme 
il  en  vient  journellement  de  la  Kabylie  et  de  la  Lithuanie. 

Bref,  la  théorie  orientaliste  est  vraie  quand  elle  se 
réduit  à  dire  :  «  L'Inde  a  produit  de  grandes  collections 
de  contes.  Par  voie  lettrée  et  par  voie  orale,  elle  a  con- 
tribué à  en  propager  un  grand  nombre.  »  Affirmations  qui 
conviennent,  l'une  et  l'autre,  à  un  autre  pays  civilisé  quel- 
conque. Elle  est  fausse  quand  elle  attribue  à  l'Inde  un  rôle 
prépondérant,  quand  elle  l'appelle  «  le  réservoir,  la 
source,  la  matrice,  le  foyer,  la  patrie  des  contes».  C'est 
dire  que  le  système  orientaliste  meurt,  au  moment  précis 
où  il  devient  un  système. 


En  nos  diverses  enquêtes,  la  méthode  de  comparaison, 
universellement  admise  parles  folk-loristes,  nous  prouvait 


—  12  — 

son  impuissance  à  démontrer  que  le  conte  étudié  fût  ori- 
ginaire de  l'Orient.  Mais  nous  révélait-elle  une  autre 
patrie  pour  ce  conte  ?  nous  disait-elle  :  il  n'est  pas  né 
dans  l'Inde,  mais  en  Italie,  ou  en  Espagne? 

Non  :  la  méthode  paraît  stérile  (Chapitre  VI 11),  et  ne  le 
paraît  pas  seulement  dans  les  quelques  monographies  que 
j'ai  tentées.  Depuis  cinquante  ans  que  les  plus  illustres 
savants  s'obstinent  à  collectionner  des  variantes  de  contes 
pour  les  comparer,  pour  en  chercher  l'origine  et  le  mode 
de  propagation,  l'immense  majorité  de  leurs  recherches 
n'aboutissent  pas  :  si  le  conte  étudié  est  conservé  sous 
quelque  forme  orientale,  ils  se  hâtent  de  le  déclarer  indien 
d'origine;  sinon,  ils  se  confinent  dans  un  inutile  classe- 
ment logique  des  variantes,  et  s'abstiennent  de  toute  con- 
clusion, ou  même  de  toute  conjecture. 

Or,  pourquoi  certains  contes  sont-ils  réfractaires  à  ce 
genre  de  recherches  ? 

La  méthode  qu'on  y  emploie  paraît  pourtant  très  sûre. 
Elle  se  résume  en  cette  phrase,  qui  est  de  M.  G.  Paris  : 
((  Il  faut  de  toute  nécessité  distinguer  dans  un  conte  entre 
les  éléments  qui  le  constituent  réellement,  et  les  traits  qui 
n'y  sont  qu'accessoires,  récents  et  fortuits  ^  »  Dans  un 
grand  nombre  de  contes,  le  seul  examen  «  des  éléments 
qui  constituent  réellement  le  conte  »  résout  la  question 
d'origine;  l'inspection  des  «  traits  accessoires  »  résout  la 
question  du  mode  de  propagation. 

En  effet,  à  examiner  en  certains  contes  les  éléments 
c(  qui  le  constituent  réellement  »,  qui  en  forment  l'orga- 
nisme, on  s'aperçoit  qu'ils  appartiennent  nécessairement 
à  une  certaine  race,  à  une  certaine  civilisation.  Ils  sup- 
posent des  mœurs,  des  croyances  spéciales  ;  ils  ne  peuvent 
I 

1.  Revue  critique  an  4  décembre  1875. 


—  13  — 

convenir  qu'à  un  groupe  d'hommes  très  déterminé.  On 
peut  les  définir  des  contes  ethniques.  On  constitue  ainsi 
des  groupes  de  contes  celtiques,  germaniques;  chrétiens, 
musulmans;  médiévaux,  modernes.  Il  est  tel  conte  de  la 
Table  Ronde  que  nous  rapportons  avec  assurance  à  TAr- 
morique  ou  au  pays  de  Galles,  même  si  nous  n'en  possé- 
dons aucune  forme  bretonne,  ni  galloise. 

En  second  lieu,  la  comparaison  des  traits  accessoires 
des  différentes  versions  peut  nous  renseigner  sur  la  pro- 
pagation du  conte.  Ils  sont  en  effet,  souvent,  les  témoins 
des  adaptations  nécessaires  que  le  conte  a  dû  subir  pour 
passer  de  sa  patrie  à  des  groupes  d'hommes  voisins,  plus 
ou  moins  différents,  incapables  de  l'accepter  sans  le 
modifier. 

On  sait  combien  cette  méthode  est  féconde  pour  l'étude 
des  légendes  épiques  et  hagiographiques.  Elle  l'est  aussi 
pour  déterminer  l'évolution  d'un  grand  nombre  de  contes, 
de  ceux,  par  exemple,  qui  forment  le  noyau  des  romans  de 
la  Table  Ronde. 

Le  grand  malheur  a  été  de  croire,  depuis  cinquante 
ans,  que  ces  mêmes  procédés  pouvaient  s'appliquer  à  des 
contes  quelconques.  On  parvenait  à  établir  l'origine  de  la 
légende  d'Arthur  :  pourquoi  pas  celle  de  la  Matrone 
o^'£/?A<?5e  ?  On  pouvait  étudier  l'histoire  de  Renart  :  pour- 
quoi pas  celle  d'une  fable  quelconque?  On  pouvait  recon- 
stituer l'histoire  poétique  de  Garin  de  Monglane  ou  de 
Saint  Brandan  :  pourquoi  pas  celle  du  Petit  Poucet?  Pour- 
quoi les  contes  populaires  les  plus  aimés,  les  plus  répan- 
dus, seraient-ils  précisément  ceux  dont  il  est  interdit  de 
déterminer  l'origine  et  les  migrations  ? 

La  raison  en  est  simple,  pourtant. 

La  méthode  est  bonne  pour  les  contes  ethniques,  parce 
qu'elle  se  résume  à  marquer  quelle  limitation  les  données 


—  li  — 

sentimentales,  morales,  merveilleuses  de  la  légende  lui 
imposent  dans  l'espace  et  dans  le  temps;  à  étudier  à  quels 
hommes  elle  convient  exclusivement;  au  prix  de  quelles 
transformations  elle  peut  convenir  à  des  hommes  différents 
de  ses  premiers  inventeurs. 

Mais  Timmense  majorité  des  contes  populaires,  presque 
tous  les  fabliaux,  presque  toutes  les  fables,  presque  tous 
les  contes  de  fées  échappent,  par  leur  nature,  à  toute  limi- 
tation. 

Les  éléments  «  qui  les  constituent  réellement  »  reposent 
soit,  dans  la  plupart  des  fabliaux  et  des  fables,  sur  des 
données  morales  si  générales  qu'elles  peuvent  également 
être  admises  de  tout  homme,  en  un  temps  quelconque; 
soit,  dans  la  plupart  des  contes  de  fées,  sur  un  merveilleux 
si  peu  caractérisé  qu'il  ne  choque  aucune  croyance,  et 
peut  être  indifféremment  accepté,  à  titre  de  simple  fantai- 
sie amusante,  par  un  bouddhiste,  un  chrétien,  un  musul- 
man, un  fétichiste. 

De  là,  leur  double  don  d'ubiquité  et  de  pérennité.  De 
là,  par  conséquence  immédiate,  l'impossibilité  de  rien 
savoir  de  leur  origine,  ni  de  leur  mode  de  propagation.  Ils 
n'ont  rien  d'ethnique  :  comment  les  attribuer  à  tel  peuple 
créateur?  —  Ils  ne  sont  caractéristiques  d'aucune  civili- 
sation :  comment  les  localiser?  —  d'aucun  temps  :  com- 
ment les  dater? 

On  l'a  voulu  faire  pourtant;  de  là,  ces  vaines  comparai- 
sons de  versions,  si  souvent  tentées  avant  nous  et  par  nous, 
et  dont  le  lecteur  trouvera  plus  loin  des  exemples  signifi- 
catifs ;  —  de  là,  ces  bizarres  constructions  purement 
logiques,  fondées  sur  la  similitude  de  traits  accessoires 
indifférents  ;  —  de  là,  cette  histoire  étrange  de  chaque 
conte,  histoire  sans  dates  et  sans  géographie,  soustraite  aux 
catégories  de  l'espace  et  du  temps  ;  ces  généalogies  où  une 


—  15  — 

forme  du  xix^  siècle  apparaît  comrae  Tancêtre  d'une  forme 
de  l'Egypte  ancienne  ;  ces  groupements  de  versions  qui 
associent  en  une  seule  famille,  sans  que  jamais  on  sache 
pourquoi,  ici  un  conte  breton  et  un  récit  kalmouk,  là  un 
narrateur  arabe  et  un  novelliste  italien. 

La  question  de  l'origine  et  de  la  propagation  des  contes 
paraît  donc  une  question  mal  posée.  Elle  est  soluble,  elle 
est  résolue  déjà,  souvent,  quand  il  s'agit  des  contes 
ethniques.  Pour  les  autres,  qui  forment  l'immense  majo- 
rité, il  est  impossible  de  savoir  où,  quand  chacun  d'eux 
est  né,  puisque,  par  définition,  il  peut  être  né  en  un 
lieu,  en  un  temps  quelconques;  il  est  impossible  de  savoir 
davantage  comment  chacun  d'eux  s'est  propagé,  puisque, 
n'ayant  à  vaincre  aucune  résistance  pour  passer  d'une 
civilisation  à  une  autre,  il  vagabonde  par  le  monde,  sans 
connaître  plus  de  règles  fixes  qu'une  graine  emportée  par 
le  vent. 

Donc  ce  travail  tend  à  une  sorte  de  déplacement  de  la 
question. 

L'histoire  ne  nous  permet  pas  de  supposer  qu'il  ait 
existé  un  peuple  privilégié,  ayant  reçu  la  mission  d'inven- 
ter les  contes  dont  devait  à  perpétuité  s'amuser  l'huma- 
nité future.  Elle  nous  montre,  au  contraire,  que  chacun  a 
créé  ses  contes,  qui  lui  appartiennent  :  les  Bretons,  les 
Germains,  les  Slaves,  les  Indiens.  Puisque  chaque  peuple 
a  le  pouvoir  de  créer  des  contes  ethniques,  il  est  naturel 
de  supposer  qu'il  a  pu  aussi  inventer  des  contes  plus 
généraux,  qui,  étant  très  plaisants  et  très  inoffensifs  en 
leurs  données,  voyagent  indifféremment  de  pays  en  pays. 

Il  faut  donc  conclure  à  la  polygénésie  des  contes.  Il  faut 
renoncer  à  ces  stériles  comparaisons  de  versions,  qui  pré- 
tendent découvrir  des  lois  de  propagation,  à  jamais  indé- 
couvrables  :  car  elles  n'existent  pas.  Il  faut  abandonner 


—  10  — 

ces  vains  classements  qui  se  fondent  sur  la  similitude  en 
des  pays  divers  de  certains  traits  forcément  insignifiants 
(par  le  fait  môme  qu'ils  réapparaissent  en  des  pays  divers) 
—  et  qui  négligent  les  éléments  locaux,  différentiels,  non 
voyageurs,  de  ces  récits,  — les  seuls  intéressants. 

Ces  mêmes  contes  non  ethniques,  indifférents  si  on  les 
considère  en  leurs  données  organiques,  patrimoine  banal 
de  tous  les  peuples,  revêtent  dans  chaque  civilisation, 
presque  dans  chaque  village,  une  forme  diverse.  Sous  ce 
costume  local,  ils  sont  les  citoyens  de  tel  ou  tel  pays  :  ils 
deviennent,  à  leur  tour,  des  contes  ethniques. 

Sous  cette  forme,  les  contes  de  fées  n'impliquent  pas 
seulement  ce  merveilleux  banal,  qui,  seul,  vagabonde  du 
Japon  à  la  Basse-Bretagne  ;  mais  ils  retiennent,  en  des 
parties  non  transmissibles  de  peuple  à  peuple,  le  souvenir 
de  mœurs  locales  parfois  très  anciennes,  de  conceptions 
surnaturelles  abolies,  et  par  là  fournissent  des  matériaux 
précieux  aux  anthropologistes,  aux  mythologues  :  le 
champ  reste  ouvert  à  l'ingénieuse  Mélusine. 

Pareillement,  les  mêmes  contes  à  rire  indifférents  sous 
leur  forme  organique,  immuable,  commune  à  Rutebeuf, 
aux  Mille  et  une  Nuits,  à  Ghaucer,  à  Boccace,  deviennent 
des  témoins  précieux,  chez  Rutebeuf,  des  mœurs  du 
xiii''  siècle  français;  dans  les  Mille  et  une  Nuits,  de  l'ima- 
gination arabe;  chez  Ghaucer,  du  xiv®  siècle  anglais  ;  chez 
Boccace,  de  la  première  renaissance  italienne.  —  G'est 
ce  qu'essaye  de  montrer,  par  l'exemple  des  fabliaux,  la 
seconde  partie  de  ce  livre. 


Qu'il  me  soit  permis  de  prévoir  ici,  en  quelques  mots, 
deux  critiques. 

D'abord,  on  peut  dire  que,  si  l'on  supprimait  de  ce  tra- 


—  17  — 

vail  tout  ce  qui  n'est  pas  Tétude  des  fabliaux,  on  Tabrège- 
rait  de  moitié.  Je  Faccorde  ;  mais  c'est  trop  peu  dire  :  qui 
ferait  cette  suppression  ne  le  réduirait  pas  seulement  de 
moitié  ;  il  le  réduirait  à  néant.  —  Nous  nous  trouvions  en 
présence  d'une  théorie  de  l'origine  des  fabliaux,  qui  les 
faisait  venir  de  l'Inde.  S'appuyait-elle  sur  des  arguments 
tirés  de  l'examen  des  seuls  fabliaux?  Non,  mais  sur  des 
séries  de  considérations  historiques  et  sur  une  méthode 
comparative  d'où  elle  concluait  à  l'origine  orientale  des 
fabliaux  et  d'autres  groupes  de  contes,  indistinctement. 
Si  elle  se  fût  confinée  dans  le  seul  examen  des  contes  à 
rire,  elle  ne  compterait  pas  :  il  en  serait  de  même  de  toute 
tentative  de  réfutation  qui  ne  voudrait  retenir  de  ses  argu- 
ments que  ceux  qui  concernent  spécialement  les  fabliaux. 

Une  autre  critique  plus  grave  est  celle  qu'on  tirerait  du 
caractère  négatif  en  apparence  de  mes  conclusions.  Je  me 
défends  ailleurs  ^  contre  ce  reproche  de  scepticisme  et 
d'agnosticisme.  Le  premier  alchimiste  qui  a  soutenu 
l'impossibilité  de  découvrir  la  pierre  philosophale  n'était 
pas  un  sceptique,  mais  un  croyant.  On  peut  me  dire, 
pourtant  :  à  la  fm  de  votre  longue  discussion,  il  n'y  a  rien 
de  fait,  rien,  qu'une  théorie  ruinée,  si  tant  est  qu'elle  le 
soit. 

Si  elle  ne  l'est  pas,  si  elle  triomphe  de  nos  faibles 
attaques,  cette  discussion  n'aura  pourtant  pas  été  inutile. 
Toute  critique  de  méthodes  est  chose  bonne  ;  car  il  arrive 
souvent  que  les  partisans  d'un  système,  trop  convaincus 
de  l'évidence  de  leurs  principes,  n'aient  pas  conscience 
qu'ils  ont  négligé  de  les  rendre  également  clairs  pour  tous. 
Inondés  de  la  lumière  qu'ils  en  reçoivent,  ils  oublient  que 
des  esprits    sincères    (et  non   nécessairement   aveugles) 

1.   V.  le  chapitre  VIII. 

Bédier,  —  Les  Fabliaux.  2 


—  18  — 

vivent,  un  peu  par  leur  faute,  dans  une  zone  moins  plei- 
nement éclairée.  Il  est  bon  que  ceux-là  demandent  y;///.?  de 
lumière^  même  s'ils  la  demandent  en  la  niant  téméraire- 
ment. De  là  le  sens  profond  de  cette  parole  :  «  11  faut  qu'il 
y  ait  des  hérésies.  »  Si  nos  critiques  sont  démontrées 
fausses,  la  démonstration  de  leur  fausseté  fortifiera,  pour 
le  plus  grand  bien  de  la  science,  les  théories  mêmes  que 
nous  avons  combattues. 

Si,  au  contraire,  nos  critiques  sont  fondées  en  fait  et  en 
raison,  qu'on  veuille  bien  songer,  avant  de  nous  repro- 
cher le  caractère  en  apparence  négatif  de  nos  conclusions, 
à  la  place  que  tient  tout  système  faux,  aux  théories  voi- 
sines qu'il  comprime,  au  nombre  de  travailleurs  qu'il 
immobilise  pour  un  travail  stérile. 

Combien  d'esprits  restent  aujourd'hui  défiants  à  l'égard 
des  recherches  de  MM.  Lang  et  Gaidoz,  et  de  toute  tenta- 
tive folk-loriste,  de  peur  de  s'exposer  à  la  déconvenue 
comique  qui  consisterait  à  prendre  pour  des  survivances 
de  mœurs  primitives,  pour  des  détritus  des  conceptions 
les  plus  antiques  de  nos  races,  les  imaginations  de  quelque 
prédicant  bouddhiste! 

S'il  est  vrai  que  la  science  des  traditions  populaires 
doive  être  débarrassée  de  l'obsédant  problème  de  Torigine 
des  contes,  les  savants  qui  s'occupent  de  novellistique 
cesseront  de  croire  que  toute  leur  tache  doive  consister  à 
étudier,  à  propos  de  Chaucer,  le  ÇukasaptaU\  à  faire 
défiler  inutilement  sous  nos  yeux,  à  propos  de  La  Fon- 
taine, tous  les  conteurs  passés,  convoqués  des  points  les 
plus  opposés  de  la  terre,  du  midi  au  septentrion  et  de 
l'orient  au  couchant. 

Quelle  aurait  été  la  seconde  partie  de  ce  livre  si  nous 
avions  admis  la  théorie  indianiste?  Considérant  les  fabliaux 
comme  une  matière  non  proprement  française,  mais  étran- 


—  li)  — 

gère,  il  aurait  fallu  étudier  commeut  rimaginalion  orien- 
tale s'était  réfractée  dans  l'esprit  de  nos  trouvères.  Là 
aurait  du  être  l'effort  du  travail  :  mais,  si  Thypothèse 
orientaliste  est  vaine,  cette  recherche  eût  porté  à  faux.  Si 
nous  avions  admis  que  les  contes  orientaux  se  sont  trans- 
formés en  fabliaux,  les  fabliaux  en  farces  françaises  d'une 
part,  d'autre  part  en  nouvelles  italiennes,  nous  aurions 
dîi  étudier  les  transformations  que  les  novellistes  italiens 
ou  les  auteurs  comiques  du  xv^  siècle  ont  fait  subir  à  leurs 
modèles  supposés.  Or  notre  conception  de  l'origine  des 
fabliaux  écartait  les  recherches  de  ce  genre  :  les  auteurs 
de  farces  françaises  et  les  novellistes  italiens  ont  pris 
leurs  sujets  non  dans  les  fabliaux  que,  sauf  Boccace  peut- 
être,  ils  ignoraient  aussi  bien  que  Ptolémée  ignorait 
l'existence  de  l'Amérique,  mais  dans  la  tradition  orale. 
Fabliaux,  farces,  nouvelles  italiennes  ne  sont  que  les  acci- 
dents littéraires  de  l'incessante  vie  populaire  des  contes. 
11  est  peut-être  utile  de  comparer  entre  elles  ces  diverses 
manifestations  littéraires  (v.  notre  chapitre  IX).  Mais  il 
est  permis  aussi  de  considérer  les  fabliaux  comme  des 
œuvres  non  pas  adoptives,  mais  exclusivement  françaises; 
et  de  même  les  nouvelles  de  Sercambi  ou  de  Bandello, 
sans  se  préoccuper  de  leurs  sources,  comme  des  œuvres 
exclusivement  italiennes.  —  Cette  conception  est  fausse 
peut-être,  —  négative,  non  pas. 


Quels  traits  communs  nous  révèle  l'analyse  des  fabliaux? 
Quelle  est  la  portée  de  X esprit  gaulois^  fait  de  gaieté  facile, 
libre  jusqu'au  cynisme,  réaliste  sans  amertume,  optimiste 
au  contraire,  rarement  satirique?  Ou  bien,  quand  il  est 
satirique,  quelle  autorité  ont  les  auteurs  de  fabliaux  à 
mener  le  convicium  saeculi^  quelle  est  la  valeur  de  leurs 


—  20  — 

railleries  contre  les  femmes,  le  clergé,  les  chevaliers,  les 
bourgeois?  (Chapitre  X.) 

Quels  sont  les  procédés  de  composition  et  de  style  de 
nos  trouvères  dans  les  fabliaux?  (Chapitre  XI.) 

Comment  Tesprit  des  fabliaux  naît  et  se  développe  au 
cours  du  xii''  siècle,  en  même  temps  que  la  bourgeoisie 
des  communes  affranchies,  par  elle  et  pour  elle;  comment 
il  représente  l'une  des  faces  de  la  littérature  du  moyen 
âge,  et  forme  avec  l'esprit  chevaleresque  le  plus  saisissant 
des  contrastes.   (Chapitre  XII.) 

Comment,  pourtant,  le  goût  des  fabliaux  et  de  la  litté- 
rature apparentée  se  répand  dans  les  plus  hautes  classes, 
si  bien  que  nous  constatons  une  étrange  promiscuité  des 
genres  les  plus  nobles  et  les  plus  bas,  des  publics  les  plus 
aristocratiques  et  les  plus  grossiers.   (Chapitre  XIII.) 

Que  peut-on  savoir  des  auteurs  de  fabliaux?  et  comment 
la  place  qui  leur  fut  faite  dans  la  société  du  temps  rend 
compte  de  cette  confusion  des  publics  et  des  genres, 
explique  que  les  jongleurs  soient  à  la  fois  les  porteurs  des 
plus  héroïques,  des  plus  idéalistes  poèmes,  et  des  plus 
ordes  vilenies.  (Chapitre  XIV.)  Quel  est,  en  résumé, 
l'évolution  du  genre  littéraire  des  fabliaux?  Pourquoi 
vient-il  à  dépérir  et  s'éteint-il  au  début  du  xiv*'  siècle? 
(Chapitre  XV.) 

Telles  sont  les  principales  questions  que  pose  notre 
seconde  partie.  Nous  ne  faisons  que  les  indiquer,  par  ce 
bref  sommaire  :  non  que  nous  les  tenions  pour  secon- 
daires et  accessoires,  mais  comme  elles  sont  moins  expo- 
sées à  la  controverse  que  les  précédentes,  il  nous  a  paru 
moins  utile  de  marquer  ici  par  avance  nos  positions.  Le 
lecteur,  plus  curieux  de  connaître  nos  jugements  par  leur 
dispositif  que  par  leurs  considérants,  pourra  se  reporter 
à  notre  conclusion,  où  nous  les  résumons. 


—  21  - 

Mais  on  peut  dire  qu'il  y  a  ici,  réunis  par  un  lien  factice, 
deux  livres  en  un  :  le  premier  qui  serait  d'un  apprenti 
folk-loriste,  le  second  d'un  apprenti  romaniste. 

Nous  croyons  pourtant  que  Funité  de  ce  travail  n'est 
pas  seulement  dans  son  titre  :  Les  fabliaux.  Elle  est  tout 
entière  dans  cette  proposition  :  l'étude  d'un  groupe  de 
contes  populaires  quelconque,  vaine  si  on  tente  de  les 
suivre  de  migration  en  migration  jusqu'à  leur  indécou- 
vrable  patrie,  peut  être  féconde  si  on  les  considère  sous 
la  forme  que  leur  a  donnée  telle  ou  telle  civilisation.  — 
Notre  première  partie  propose  et  définit  la  méthode;  la 
seconde  tente  de  l'appliquer.  Elle  est  dans  les  nécessités 
du  sujet;  et,  si  nous  n'avions  choisi  les  fabliaux,  comme 
exemple  nécessaire,  il  nous  aurait  fallu  traiter  d'un  autre 
groupe  quelconque  de  contes,  soit  des  nouvelles  de  Stra- 
parole  ou  de  Sacchetti,  soit  d'un  autre  recueil  de  contes 
populaires  modernes,  breton  ou  lorrain. 


Celui  qui  écrit  ces  lignes  doit  à  M.  Gaston  Paris  plus 
qu'il  ne  saurait  dire.  Il  y  a  sept  ans,  parmi  les  travailleurs 
français  et  surtout  étrangers  qui  entouraient  sa  chaire, 
M.  Gaston  Paris  distinguait  le  plus  jeune,  le  plus  anonyme 
de  ses  auditeurs,  encore  sur  les  bancs  de  l'Ecole  normale. 
Il  l'admettait,  sans  lui  faire  subir  le  stage  ordinaire  des  néo- 
phytes, à  ces  conférences  du  dimanche  dont  nul  de  ses 
anciens  élèves  ne  perd  jamais  le  souvenir;  il  ouvrait  sa 
Romania  au  premier  travail  de  ce  débutant.  Quelques  mois 
plus  tard,  par  une  inexplicable  faveur,  chaque  semaine,  à 
jour  fixe,  il  l'appelait  chez  lui  ;  et  pendant  une  année,  le  pro- 
fesseur de  l'Ecole  des  Hautes  Etudes  et  du  Collège  de  France 
donna  à  l'étudiant  d'inoubliables  leçons  privées,  en  sorte 
que  celui-ci  n'apprit  pas  les  éléments  des  méthodes  de  la 


■^  22  ^ 

philologie  romane  dans  des  manuels,  mais  à  leur  source 
la  plus  pure,  dans  le  commerce  du  noble  esprit  qui  les 
avait  fondées  ou  précisées.  L'année  suivante,  le  même 
élève  fut  envoyé,  grâce  à  lui,  en  Allemagne;  des  lettres 
d'introduction  de  M.  G.  Paris  auprès  des  savants  d'outre- 
Rhin  l'y  avaient  précédé,  et  M.  Hermann  Suchier,  de  l'Uni- 
versité de  Halle,  lui  accordait,  entre  autres,  un  appui  pré- 
cieux. —  Depuis,  à  Paris,  plus  tard  dans  l'Université 
suisse  où  son  élève  eut  l'honneur  d'enseigner,  de  près 
comme  de  loin,  par  ses  lettres  comme  par  ses  entretiens, 
soit  que  M.  G.  Paris  lui  ouvrit  sa  bibliothèque  de  folk-lore, 
soit  qu'il  accordât  à  l'une  de  ses  publications  un  encou- 
rageant compte  rendu,  soit  qu'il  ait  fait  admettre  le  pré- 
sent livre  dans  la  Bibliothèque  de  VEcole  des  Hautes 
Etudes,  partout,  sous  des  formes  ingénieuses  et  multiples, 
toujours  présente,  s'est  étendue  sur  son  travail  et  sur  sa 
vie  privée  la  chère  bienveillance  de  son  maître. 

Rappeler  ici  ces  choses,  c'est  un  devoir  aimé.  C'est  un 
péril  aussi;  car  le  lecteur  de  ce  livre  verra  trop  clairement 
que  cette  confiance  aurait  pu  être  placée  sur  un  plus 
digne,  et  qu'un  autre,  s'il  avait  rencontré  au  début  de  sa 
carrière  un  aussi  puissant  patronage  intellectuel,  en  eût 
mieux  profité.  Je  n'ai  su  reconnaître  tant  de  bienfaits  que 
par  une  infinie  affection  et  par  beaucoup  de  travail. 

Par  une  qualité,  du  moins,  les  disciples  de  M.  G.  Paris 
m'avoueront  pour  l'un  des  leurs. 

Il  se  trouve  que  ce  travail  sur  les  fabliaux,  que  M.  G.  Paris 
a  de  plus  ou  moins  près  dirigé,  contredit  certaines  idées 
qu'il  a  soutenues.  Cette  théorie  orientaliste  que  j'attaque, 
il  ne  l'a  pas  acceptée  dans  ses  prétentions  excessives; 
mais  dans  la  limite  où  elle  est  en  effet  vraisemblable,  il  la 
croit  vraie.  L'étude  des  faits  m'a  conduit  à  des  conclusions 
contraires.  Je    sens   combien  elles   sont   téméraires,   se 


—  23  — 

heurtant  à  une  si  redoutable  autorité.  Je  ne  les  exprime 
pas  sans   tremblement  :  je  les  exprime  pourtant. 

Par  là  du  moins,  M.  G.  Paris  me  reconnaîtra  comme  de 
son  école.  Parmi  ceux  qui  la  forment,  il  n'en  est  pas  un 
qui  soit  à  son  égard  comme  le  fainulus  passif  du  docteur 
Faust.  Tous  ont  appris  de  lui  la  recherche  scrupuleuse  et 
patiente,  mais  indépendante  et  brave,  du  vrai  ;  la  soumis- 
sion du  travailleur,  non  à  un  principe  extérieur  d'autorité, 
mais  aux  faits,  et  aux  conséquences  qu'il  en  voit  découler; 
la  défiance  de  soi,  la  prudence  à  conclure,  mais  aussi, 
quand  il  croit  que  les  faits  ont  parlé,  Thonnèteté  qui 
s'applique  à  redire  ce  qu'ils  ont  dit.  Tous  ont  retenu  de 
lui  ces  paroles  élevées  :  a  Je  professe  absolument  et  sans 
réserve  cette  doctrine  que  la  science  n'a  d'autre  objet  que 
la  vérité,  et  la  vérité  pour  elle-même,  sans  aucun  souci 
des  conséquences  bonnes  ou  mauvaises,  regrettables  ou 
heureuses,  que  cette  vérité  pourrait  avoir  dans  la  pratique. 
Celui  qui  se  permet,  dans  les  faits  qu'il  étudie,  dans  les 
conclusions  qu'il  en  tire,  la  plus  petite  dissimulation, 
l'altération  la  plus  légère,  n'est  pas  digne  d'avoir  sa  place 
dans  le  grand  laboratoire  où  la  probité  est  un  titre  d'admis- 
sion plus  indispensable  que  l'habileté.  » 


LES   FABLIAUX 


CHAPITRE  PRELIMINAIRE 

QU'EST-CE   QU'UN   FABLIAU?   —  DÉNOMBREMENT,   RÉPARTITION 
CHRONOLOGIQUE  ET  GÉOGRAPHIQUE  DES  FABLIAUX. 

I.  La  forme  du  mot  :  fabliau  ou  fableau? 

IL  Définition  du  genre  :  Les  fabliaux  sont  des  contes  à  rire  en  vers; 
dénombrement  de  nos  contes  fondé  sur  cette  définition  :  leur  oppo- 
sition aux  autres  genres  narratifs  du  moyen  âge,  lais,  dits,  romans, 
etc.. 

III.  Quil  s'est  perdu  beaucoup  de  fabliaux]  mais  ceux  qui  nous  sont  parve- 

nus représentent  suffisamment  le  genre, 

IV.  Dates  entre  lesquelles  ont  fleuri  les  fabliaux  :  1159-1340. 

V».  Essai  de  répartition  géographique  :  que  les  fabliaux  paraissent  avoir 
surtout  fleuri  dans  la  région  picarde. 

I 

En  intitulant  ce  livre  Les  Fabliaux,  je  ne  me  dissimule  pas 
l'excès  de  ma  témérité  i.  Toute  la  jeune  école  romaniste  dit 
fableau^  comme  elle  dit  trouveiir.  Quiconque  ose  écrire  encore 
fabliau,  trouvère,  fait  œuvre  de  réaction.  Il  est  un  profane,  un 
scliismatique  tout  au  moins. 

Certes,  la  seule  forme  française  du  mot  est,  en  effet,  fableau  : 
cela  n'est  point  discutable.  Le  représentant  d'un  diminutif  de 
fabula  [fabula  +  ellus)  doit  donner  fableau,  comme  bellus  donne 
beau  -. 

1.  Elle  m'a  déjà  été  reprochée  par  le  savant  M.  A.  Tobler,  da.usVAvchiv 
de  Herrig,  t.  LXXXVII,  p.  441. 

2.  On  sait  comment  se  sont  comportés  tous  les  mots  analogues  :  e  devant 
Il -{-s  a  dégagé  un  a  parasite  [beats)  ;  Il  s'est  réduite  à  /,  et  devant  une  con- 
sonne, /  s'est  vocalisée  [beaus).  On  déclinait  donc  en  vieux  français  : 

Sing.  sujet  :   li  fableaus  Pluriel  sujet  :  li  fablel 

rég.    :   le  fablel  rég.    :   les  fableaus 

La  forme  du  pluriel  a  réagi  sur  le  singulier  :  le  fableau. 


^  26  — 

D'où  vient  donc  la  forme  fahliaiû.  Elle  appartient  aux  dialectes 
du  Nord-Est  ^  Les  savants  des  derniers  siècles,  le  jDrésident  Fau- 
chet,  le  comte  de  Caylus,  ont  trouvé  cette  forme  dans  des  manu- 
scrits picards  et  l'ont  adoptée,  sans  se  douter  qu'elle  fût  dialec- 
tale. Leur  erreur,  déplorable,  s'est  perpétuée  jusqu'à  nos  jours. 
Nous  ne  devrions  2:)as  plus  dire  fabliau  que  nous  ne  disons  :  hiaUy 
châtlau,  tahliau.  Fabliau  est  un  provincialisme. 

Les  défenseurs  de  fableau  ont  donc  pour  eux  la  phonétique  et 
la  logique,  comme  tous  les  puristes.  Mais  ils  ont  contre  eux,  pré- 
cisément, d'être  des  puristes.  Nous  pouvons  déplorer  qu'une 
forme  inexacte  ait  ainsi  fait  fortune.  Nous  pouvons  regretter 
d'être  venus  trop  tard  dans  un  monde  trop  vieux,  et  qui,  depuis 
les  temps  lointains  du  président  Claude  Fauchet  -  et  de  Huet, 
évêque  d'Avranches  ^\  dit  fabliau  ;  —  ou  trop  tôt,  dans  un  monde 
trop  jeune,  qui  ne  dit  pas  encore  fableau.  Mais  ceux  qui  sou- 
tiennent fableau  ne  doivent  pas  se  dissimuler  que,  s'ils  méritent 
peut-être  la  reconnaissance  future  de  nos  petits-neveux,  ils 
affrontent  assurément  l'imperceptible  sourire  de  nos  contempo- 
rains. J'avoue  n'avoir  pas  ce  courage,  pour  défendre  une  cause 
si  indifférente. 

Il  y  a,  d'ailleurs,  ici,  outre  cette  question  de  bon  goût,  une 
menue  question  de  principe.  Avons-nous  donc  le  droit  de  réfor- 
mer les  mots  mal  constitués  de  notre  langue  ?  Il  nous  déplaît  de 
dire  trouvère,  alors  que  nous  ne  disons  pas  einperere\  mais  nous 
ne  sommes  pas  plus  autorisés  à  dire  trouveur  que  sereur,  au 
lieu  de  sœur.  De  même  pour  notre  mot  :  les  anciens  érudits  l'ont 
pris  à  des  manuscrits  picards  et  n'ont  pas  eu  tout  à  fait  tort  :  la 
forme  fabliau  est  en  eff'et  plus  fréquente  dans  les  manuscrits  que 
sa  concurrente,  parce  que  la  Picardie  est  la  province  qui  paraît 
avoir  le  plus  richement  développé  ce  genre,  et  il  est  juste,  en  un 
sens,  que  la  forme  du  mot  conserve  pour  nous  la  marque  de  ce 

1.  Fahliaus  était  un  dissyllabe  :  (Cis  fabliaus  aas  maris  promet M  R, 

III,    57).    —    (Par    ces    initiales  MR ,    je  désigne  l'édition   des  fabliaux   de 
MM.  de  Montaiglon  et  Raynaud). 

2.  «  Nos  trouvcrres...  alloyent  par  les  cours  resjouir  les  princes,  meslant 
quelquefois  des  fabliaux  :  qui  estoient  comptes  faicts  a  plaisir.  »  l'^auchet, 
OEm'ves,  1610,  fo551,  r». 

3.  Huet,  Traité  de  Vorigine  des  romans,  p.  159  de  l'édit.  de  1711  :  «  Les 
jongleurs  et  les  trouvcrres  coururent  la  France,  débitant  leurs  romans  et 
fabliaux.  » 


—  27  — 

fait  littéraire.  —  Vous  dites  que  nous  devons  parler  français  en 
français,  et  non  j^icard?  Mais  il  est  aussi  illogique  de  parler 
aujourd'hui  vieux  français  que  vieux  picard;  si  nous  voulons 
parler  français,  ne  disons  ni  fabliau  ni  fableau,  mais  co/i^e  à 
rire\  de  même,  ne  disons  ni  trouvère  ni  trouveur,  mRis  poète. 
Qu'est-ce  donc,  d'ailleurs,  parler  français,  sinon  suivre  l'usage  du 
grand  nombre,  quand  il  est  apj^rouvé  par  nos  écrivains?  Les 
savants  ont  le  droit,  entre  eux,  de  refaire  un  mot  technique,  un 
mot  d'érudits,  non  connu  du  public,  et  qui  ne  fasse  point  partie 
du  trésor  commun  de  notre  vocabulaire.  Mais  il  n'en  va  pas  ainsi 
pour  le  mot  fabliau.  Pas  un  lettré  qui  ne  le  connaisse  ;  pas  un 
écrivain  de  notre  siècle  qui  ne  l'ait  employé.  C'est  sous  cette  forme 
qu'on  le  connaît  à  l'étranger,  et  sous  cette  forme  que  Victor  Hugo 
lui  a  fait  l'honneur  d'une  rime  : 

Ici,  sous  chaque  porte, 
S'assied  le  fabliau, 
Nain  du  foyer  qui  porte 
Perruque  in-folio. . .  ^ 

C'est  donc  l'un  de  ces  mille  et  un  mots  à  moitié  réguliers  dont 
toute  langue  foisonne,  et  contre  lesquels  il  sied  mal  de  se  dresser 
en  réformateurs.  Telles,  les  exjDressions  consacrées  :  V esprit 
gaulois^  le  style  gothique.  Si  improj^res  soient-elles,  on  ne  peut 
s'en  passer  sans  quelque  gêne,  partant  sans  quelque  joédantisme. 
J'aime  mieux  Philippe  le  Bel  que  Philippe  le  Beau,  Montaigne 
que  Montagne,  et  je  ne  cesserai  de  prononcer  violoncelle  à  la 
française  que  lorsque  j'aurai  entendu  prononcer  à  l'italienne  le 
mot  vermicelle.  Employer  la  forme  fabliau,  ce  n'est  pas,  dites- 


1,  Chansons  des  rues  et  des  bois,  Fuite  en  Sologne.  —  Comparez  Condor- 
cet,  Tableau  des  progrès  de  l'esprit  humain,  éd.  de  l'an  III,  p.  168  :  Les 
recueils  de  nos  fabliaux  sont'  pleins  de  traits  qui  rappellent  la  liberté  de 
pensée...;  —  Th.  de  Banville,  Idylles  prussiennes,  éd.  Lemerre,  p.  144;  — 
Michelet,  Hist.  de  France,  t.  II,  p.  62  [la  naïveté  de  nos  fabliaux);  t.  II, 
p.  63  {la  veine  des  fabliaux)  ;  —  Taine,  Histoire  de  la  litt.  anglaise,  t.  I,  p.  97 
[Prenez  un  fabliau  même  dramatique)  ;  —  Daudet,  Lettres  de  mon  moulin  : 
«  Je  trouve  un  adorable  fabliau  que  je  vais  essayer  de  vous  traduire  en 
l'abrégeant  un  peu...,  etc.,  etc.  »  —  En  Angleterre,  c'est  sous  ce  titre  que 
nos  contes  ont  été  traduits  (Way,  Fabliaux  or  taies,  1815,  3  vol.  in-8o).  — 
En   Allemagne  :  «  Vergleicht    man    die    afz.    fabliaux  mit    den    arabischen 

Mœhrchen »  (Schlegel,   Geschichte   der  alten  und  neuen  Literatur,  1812, 

OEuyres  complètes^  Vienne,  1846,  t.  I,  p.  225),  etc.,  etc. 


—  30  — 

poèmes  narratifs.  De  plus,  tous  ces  genres  se  développent  sou- 
dain, concurremment,  vers  le  milieu  du  xii^  siècle.  Ils  germent 
23Ôle-mêle,  s'organisent,  puis  se  différencient;  mais,  avant  qu'ils 
aient  pris  claire  conscience  d'eux-mêmes,  ils  se  confondent  dans 
une  sorte  d'indétermination.  Tout  genre  connaît,  à  sa  naissance, 
de  pareilles  hésitations.  Qu'on  se  rappelle,  par  exemple,  l'em- 
barras des  poètes  du  règne  de  Louis  XIII  pour  distinguer,  par 
des  mots  divers,  les  différents  genres  dramatiques,  à  l'époque 
où  Corneille  n'appliquait  pas  encore  les  règles  «  jiarce  qu'il  ne 
savait  pas  qu'il  y  en  eût  »,  et  où  il  intitulait  pareillement  trafji- 
coméclics,  Clitandre  et  le  Cid.  Ajoutez  que  le  mot  fabliau  qui, 
par  étymologie,  signifiait  simplement  court  récit  fictif,  était  né 
vague  :  d'où  sa  facilité  à  s'appliquer  à  des  poèmes  divers  de  ton 
et  d'inspiration. 

Pourtant  une  tradition  s'établit  Adte,  qui  affecta  exclusive- 
ment le  mot  à  des  poèmes  d'un  genre  très  spécial.  Il  nous  .est 
aisé  de  discerner  quels  ils  sont  :  si,  en  effet,  sur  les  300  fables 
environ  que  nous  a  léguées  le  moyen  âge,  4  seulement  portent 
le  titre  de  fabliaux  \  si,  pareillement,  7  dits  seulement  sur  300 
sont  qualifiés  de  fabliaux,  c'est  que  cette  étiquette  est  indûment 
appliquée  à  ces  4  fables,  à  ces  7  dits,  et  l'on  doit  les  exclure  d'un 
dénombrement  des  fabliaux^.  Si,  au  contraire,  cinquante  poèmes 
portent  ce  nom,  qui  toua  répondent  à  peu  près  au  type  du  Vilain 
Mire,  c'est  que  tous  les  poèmes  analogues  doivent  être  appelés 
fabliaux. 

On  arrive  ainsi  à  cette  simple  définition  : 

Les  fabliaux  sont  des  contes  à  rire  en  vers. 

Elle  est  un  peu  étroite  :  elle  ne  convient  pas  à  quelques  rares 
poèmes,  à  certains,  par  exemple,  qui  sont  plutôt  des  nouvelles 
sentimentales,  et  que  les  trouvères  nommaient  pourtant  des 
fabliaux.  Mais,  sous  la  réserve  des  quelques  éclaircissements  que 
voici,  elle  suffît.  Elle  nous  rend  possible  cette  tâche  minutieuse 
et  nécessaire,  qui  est  le  dénombrement  exact  de  notre  collection 
de  fabliaux. 


1.  On  trouvera  dans  le  travail  de  M.  Pilz  la  liste  des  poèmes  qui  ont 
usurpé  ce  titre  au  moyen  âge  :  3  fables  ou  4  ;  2  débats  ou  batailles,  7  dits, 
le  songe  d' Enfer  de  Raoul  de  Houdenc,  le  Fablel  dou  dieu  d'Amours,  etc. 


—  31  — 

1°  Les  fabliaux^,  disons-nous  d'abord,  sont  des  contes. 

Ce  qui  les  constitue  essentiellement,  c'est  le  récit.  Il  faut  donc 
exclure  tous  les  poèmes  qui  ne  contiennent  pas  la  moindre  his- 
toriette, et,  de  ce  chef,  nous  supprimerons  de  la  collection  de 
MM.  de  Mont  aiglon  et  Raynaud  dix  poèmes  qui  sont  des  satires, 
des  lieux  communs  moraux,  des  éloges  de  corps  de  métier,  des 
tableaux  de  mœurs  :  toutes  ces  pièces  rentrent  dans  la  catégo- 
rie, assez  mal  définie,  des  dits^-.  Mais  la  limite  est  parfois  indé- 
cise entre  les  dits  et  les  fabliaux.  Le  Valet  qui  d'aise  a  malaise 
se  met.,  par  exemple,  est-il  un  conte  très  faible  ou  un  excellent 
tableau  de  mœurs'?  L'un  et  l'autre.  Il  sera  bon  de  respecter  l'in- 
décision même  des  trouvères,  et  de  marquer,  en  accueillant  ce 
poème  dans  notre  collection,  comment  les  fabliaux  peuvent  con- 
finer à  des  genres  divers. 

Les  fabliaux  sont  des  contes  :  ils  étaient  narrés  et  non  chan- 
tés. Il  faudra,  par  suite,  supprimer  de  la  collection  Montaiglon  la 
Châtelaine  de  Saint-Gilles'*,  qui  aurait  mieux  trouvé  sa  place 
parmi  les  chansons  de  mal  mariées  réunies  par  Bartsch  ^. 

1.  On  trouve,  auprès  dos  formes  communes  [fahlel,  fabliau,  fableau),  les 
formes  curieuses /?rtZ»e/,  flablel.  Exemples  :  se  flabliaus  puet  veritez  estre... 
{Le  Vilain  de  Bailleal);  —  un  Flablel  courtois  et  petit...  [Le  prestre  qui 
abevete)  ;  —  Dont  le  flablel  ']q  vous  dirai...  [Les  trois  aveugles)  ;  un  flabel 
merveillous  et  cointe...  [Les  Quatre  Souhaits)  ;  un  flabelqui  n'est  mie  briés... 
{Le  Prêtre  quon  porte).  —  Sur  cette  singulière  mobilité  de  17,  voy. 
W.  Foerstev,  Jahrbuch  f.  rom.  u.  engl.  Phil.,  N.  F.,I,  286. 

2.  Le  mot  dit,  comme  son  sens  étymologique  le  laisse  prévoir,  est  extrê- 
mement compréhensif.  Aussi  s'emploie-t-il  comme  synonyme  non  technique 
de  fabliau,  en  tant  que  le  fabliau  est  une  espèce  du  genre  narratif.  Les  trou- 
vères appellent  communément  leurs  fabliaux  des  dits  : 

Mètre  vueil  m'entente  et  ma  cure 
A  fere  un  dit  d'une  aventure... 
Atant  ai  mon  fablel  fine. 

(Les  Braies  du  cordelier,  III,  88.) 

Cf.  III,  62,  III,  80,  etc..  —  Tout  fabliau  est  un  dit;  mais  la  réciproque 
n'est  pas  vraie.  Un  poème  sans  récit  est  un  dit  et  n'est  pas  un  fabliau.  C'est 
pourquoi  nous  effaçons  de  la  liste  de  MM.  de  Montaiglon  et  Raynaud  les  dits 
dialogues  des  Troveors  ribaus  (I,  1)  et  de  la  Contregengle  (11^  53);  les  dits 
des  Marcheanz  (II,  37);  des  Vins  d'Ouan  (II,  41);  de  VOu.stillement  au  vilain 
(II,  43),  des  Estais  du  siècle  (II,  54),  du  Faucon  lanier  (III,  66)  ;  de  Grognet  et 
de  Petit  \l\\,  56)  ;  une  branche  d'armes  (II,  38),  la  patrenostre  farsie  (II,  42). 

3.  L'auteur  du  Valet  qui  a  malaise  se  met  appelle  son  poème  un  fabliau 
(v.  376).  Mais  M.  Pilz  (p.  21)  lui  refuse  cette  qualité. 

4.  La  Châtelaine  de  Saint-Gilles,  M  R,  I.  11. 

5.  V.  Jeauroy,  Les  origines  de  la  poésie  lyrique  en  France,  1889,  ch.  IV. 


—  32  — 

Faut-il  donc  en  exclure,  pour  la  même  raison,  le  Prêtre  qui 
fut  mis  au  lardier  ^?  Cette  spirituelle  piécette  est  rimée  sous 
forme  strophique,  et  le  poète  l'appelle  lui-même  «  une  chanson  ^  ». 
Mais  nous  serions  fort  en  peine  de  lui  trouver  sa  place  parmi  des 
poèmes  similaires,  dans  un  genre  lyrique  quelconque.  Au  rebours 
de  la  Châtelaine  de  Saint-Gilles,  elle  ne  rentre  dans  aucun  groupe 
de  chansons  connu,  mais  procède,  par  contre,  de  la  même  inspi- 
ration que  les  fabliaux.  —  Accueillons-la  donc  comme  l'unique 
spécimen  d'une  variété  rare  du  genre  :  le  fabliau  chanté.  Un 
jongleur  s'est  amusé  à  chanter  sur  sa  vielle,  peut-être  sur  un 
mode  parodique  et  bouffon,  un  fabliau;  c'est  une  fantaisie  qui  a 
dû  se  renouveler  plus  d'une  fois. 

Les  fabliaux  sont  des  contes  :  ce  qui  implique  une  certaine 
brièveté  :  le  plus  court  a  18  vers  3;  le  plus  long,  près  de  1.200  ^. 
En  général,  ils  comptent  de  300  à  400  vers  octosyllabiques.  Par 
cette  brièveté,  ils  s'opposent,  dans  la  terminologie,  du  xiii^  siècle, 
aux  romans  ^  Mais  combien  faut-il  de  vers  pour  qu'un  long 
fabliau  devienne  un  court  roman,  ou  pour  qu'un  court  roman 
devienne  un  long  fabliau?  Comme  il  est  malaisé  d'en  juger,  les 
critiques  disputent  s'il  faut  dire  le  roman  de  Truhert  ou  le 
fabliau  de  Trubert.  Pourtant,  une  différence  plus  interne  sépare 
le  fabliau  du  roman.  Le  fabliau  n'a  point,  comme  le  roman, 
l'allure  biographique.  Il  prend  ses  héros  au  début  de  l'unique 
aventure  qui  les  met  en  scène  et  les  abandonne  au  moment  où  cette 
aventure  finit.  Par  là,  il  semble  donc  bien  qu'il  y  ait  quelque 
inexactitude  à  ranger  Richeut  et  Trubert  parmi  les  fabliaux. 
Nous  recevrons  cependant  ces  poèmes  dans  notre  liste,  non 
comme  des  fabliaux  proprement  dits,  mais  comme  les  uniques 
représentants  d'un  sous-genre  très  voisin  et  plus  prochement 
ajiparenté  aux  fabliaux  qu'à  nul  autre  genre. 

2^^  Les  fabliaux  sont  des  contes  à  rire. 

Comme  tels,  ils  ont  comme  synonymes  non  techniques  dans  la 

1.  Le  Prestre  au  lardier,  M  R,  II,  32. 

2.  Y.  167. 

3.  M  R,  VI,  144. 

4.  M  R,  lY,  99. 

5.  A  la  lin  du  Praire  qu'on  porte,  qui  est  la  plus  longue  pièce  de  la  collec- 
tion Monlaiglon,  le  ms.  A  appelle  deux  fois  ce  récit  un  roman,  le  ms.  B,  aux 
mêmes  vers  (1155-6),  l'appelle  deux  fois  un  fablel. 


—  33  — 

langue  des  jongleurs  les  mots  :  bourde,  trufe,  risée,  gabet.  Ils 
s'opposent  aux  miracles  ou  contes  dévots,  aux  dits  moraux,  aux 
lais.  —  Ils  s'opposent  aux  miracles,  en  ce  qu'ils  excluent  tout 
élément  religieux,  aux  dits  moraux  en  ce  que  l'intention  édi- 
fiante y  est  nulle  ou  subordonnée  au  rire,  aux  lais  en  ce  qu'ils 
répugnent  à  l'extrême  sentimentalité  et  au  surnaturel. 

Mais,  ici  encore  et  surtout,  la  transition  de  chacun  de  ces 
genres  aux  fabliaux  est  presque  insensible  :  tel  poème  est-il  un 
fabliau  ou  un  conte  dévot  ?  Pour  en  décider,  il  faut  y  appliquer 
«  l'esprit  de  finesse  »,  et  c'est  pourquoi  il  sera  sans  doute  toujours 
impossible  de  dresser  une  liste  de  fabliaux  par  laquelle  on  satis- 
fasse tout  le  monde  et  son  critique.  Mais,  encore  une  fois,  l'indé- 
cision même  des  trouvères  est  un  fait  littéraire  qu'il  faut  respec- 
ter, et  le  souci  d'une  définition  très  précise  ne  doit  pas  nous  por- 
ter à  l'exclusivisme. 

D'abord,  les  fabliaux  ne  sont  pas  des  contes  dévots  :  c'est-à- 
dire  qu'il  faut  éliminer  de  la  collection  Montaiglon-Raynaud, 
malgré  leur  forme  semi-plaisante,  les  récits  miraculeux  de  Mar- 
tin Hapart  ^  et  du  Vilain  c/ui  dona  son  ame  au  diable  2;  de  même, 
de  l'énumération  de  M.  G.  Paris  ^,  la  Cour  de  Paradis,  cet 
étrange  et  charmant  poème  où  les  saints,  les  apôtres,  les  mar- 
tvrs,  les  veuves  et  les  viersres  dansent  aux  chansons  *.  —  Dans 
ces  pièces,  l'intention  pieuse  des  poètes  est  évidente  :  ils  seraient 
fort  scandalisés  de  retrouver  leurs  édifiants  poèmes  en  la  compa- 
gnie des  Braies  au  cordelier,  et  réclameraient  de  préférence  le 
voisinage  du  Miracle  de  Théophile  et  'de  la  Vie  Sainte  Elysabel. 
—  Ce  n'est  pas  que  la  seule  présence  du  bon  Dieu  et  des  saints 
dans  les  fabliaux  les  transforme  aussitôt  en  légendes  pieuses  et, 
contrairement  à  l'opinion  de  M.  Pilz,  la  plaisante  aventure  des 
Lecheors  ^  figure  fort  bien  dans  la  collection  Raynaud  auprès  des 

1.  M  R,  VI,  145. 

2.  M  R,  VI,  141. 

3.  La  littérature  française  au  moyen  âge,  §  78. 

4.  Recueil  de  Barbazan-Méon,  t.  II,  p.  128-48.  —  De  môme,  il  ne  convient 
pas  de  considérer  comme  un  fabliau,  ainsi  que  le  voudrait  M.  G.  Paris  [loc. 
cit.),  le  poème  de  Courtois  cf  Arras  (Méon,  t.  I),  cette  page  de  l'Evangile  spi- 
rituellement embourgeoisée.  On  peut  voir,  en  cette  excellente  pièce,  non  pas 
un  fabliau,  mais  peut-être,  et  malgré  quelques  vers  narratifs  intercalés  soit 
par  un  copiste,  soit  par  le  meneur  du  jeu,  un  jeu  dramatique  et,  sans  doute, 
le  plus  ancien  spécimen  de  notre  théâtre  comique. 

5.  Pilz,  p.  23;  M  R,  III,  76. 

Bédier.  —  Les  Fabliaux  3 


—  34  — 

contes  irrévérencieux  de  Saint  Pierre  et  du  Jonr/leur,  des  Quatre 
Souhaits  Saint  Martin,  et  du  Vilain  qui  conquist  Paradis  par 
plaid. 

De  même  les  fabliaux  ne  sont  point  des  dits  moraux  ;  mais  ce 
n'est  pas  dire  qu'ils  doivent  nécessairement  être  immoraux;  et, 
sans  perdre  leur  caractère  de  contes  plaisants,  ils  peuvent  confi- 
ner à  ce  g-enre  voisin  et  distinct  :  tels  sont  les  fabliaux  de  la 
Housse  partie^  de  la  Bourse  pleine  de  sens^  de  la  Folle  larr/esse. 
En  cas  d'indécision,  nous  devons  nous  poser  cette  question  :  si 
le  trouvère  a  voulu  plutôt  faire  œuvre  de  conteur,  ou  de  mora- 
liste ;  s'il  a  été  attiré  vers  son  sujet  par  le  conte,  qui  l'amusait, 
ou  s'il  a,  au  contraire,  imaginé  le  conte  pour  la  moralité.  C'est 
ainsi  que  nous  écarterons  de  notre  collection  le  dit  de  la  Dent  K 
—  Le  roi  d' Angleterre  et  le  Jonr/leur  d'Ely  est  à  la  limite  des 
deux  genres. 

Enfin,  les  fabliaux,  qui  sont  des  contes  à  rire,  s'opposent  aux 
lais,  qui  sont  des  légendes  d'amour,  souvent  d'origine  celtique  et 

1.  Le  dit  de  la  Dent  (I,  12)  est  bien  une  pièce  morale,  et  le  petit  apologue 
qu'il  renferme  n'a  de  valeur  et  d'agrément  qu'autant  que  le  poète  en  tire  une 
moralité,  qui,  seule,  lui  importe.  Je  sais  que  ce  petit  conte  du  fèvre  arracheur 
de  dents  peut  vivre  indépendant,  sans  aucune  idée  d'application  morale.  Il 
est,  par  exemple,  narré  pour  lui-même  dans  les  Contes  en  vers  de  Félix  Noga- 
ret,  Paris,  1810,  liv.  VI,  p.  108  : 

Dans  un  recueil  chirurgical 
Composé  par  M.  Abeille, 
Je  trouve  un  moyen  infernal 
D'arracher  les  dents  à  merveille 

Voyez  aussi  Sacchetti,  n»  166.  —  Mais  notre  liste  de  fabliaux  s'allonge- 
rait démesurément  si  nous  y  faisions  entrer  tous  les  contes  répétés  acciden- 
tellement, occasionnellement,  par  les  trouvères.  On  en  relèverait  dans  les 
romans  d'aventure,  dans  les  chansons  de  geste,  dans  les  vies  de  saints,  par- 
tout. Ce  serait  la  confusion  des  genres.  Il  est  manifeste  que  la  Dent  appar- 
tient au  genre  très  déterminé  du  dit  moral.  Il  ressemble  exactement  aux 
autres  poèmes  de  Huou  Archevesque,  surtout  au  dit  de  Larguece  et  de  Deho- 
naireté,  où  le  forgeron  de  Neufbourg  est  remplacé  par  Jésus -Christ  en 
croix.  —  V.  l'intéressante  monographie  de  M.  A.  Héron,  Les  dits  de  Hue 
Archevesque,  Paris,  1885.  —  La  question  est  plus  malaisée  pour  le  lai  de 
y  Oiselet  que  M.  G.  Paris  range  parmi  les  fabliaux  dans  son  Tableau  de  la 
Littér.  fr.  au  m.  âge,  §  77  (2°  édition),  tandis  qu'il  ne  le  mentionnait  pas  à 
cette  place  lors  du  l^i*  tirage  de  ce  même  Tableau  de  la  Littér.  fr.,  et  que, 
dans  son  exquise  édition  de  cet  exquis  poème,  il  n'écrit  pas  une  seule  fois 
le  mot  fabliau.  Il  faut  plutôt,  je  crois,  ranger  le  lai  de  V Oiselet  parmi  les 
apologues,  auprès  du  dit  de  V Unicorne  et  du  Serpent  et  d'autres  poèmes 
similaires. 


—  35  — 

mêlées  de  surnaturel.  Mais,  dans  la  terminologie  des  jongleurs, 
les  deux  mots  empiètent  souvent  l'un  sur  l'autre,  et  c'est  ici  sur- 
tout que  le  départ  est  délicat  entre  les  genres.  MM.  de  Montai- 
glon  et  Raynaud  me  paraissent  avoir  saisi  la  différence  avec 
infiniment  de  justesse  littéraire. 

D'abord,  il  est  certains  récits  que  les  jongleurs  appellent  des 
lais  :  lai  d'Ai^istote,  lai  de  VEpervier,  lai  du  Cort  mantel  ^,  lai 
d'Auherée-^  et  qui  sont  de  simples  contes  à  rire,  mais  narrés 
avec  plus  de  finesse,  de  décence,  de  souci  artistique.  Pourquoi 
les  jongleurs  ne  les  appellent-ils  pas  des  fabliaux?  Parce  que  le 
mot  s'était  sali  à  force  de  désigner  tant  de  vilenies  grivoises  ;  il 
leur  répugnait  de  l'appliquer  à  leurs  contes  élégants,  et  le  nom 
de  lai,  qui  avait  pris  un  sens  assez  vague  2,  mais  s'appliquait 
toujours  à  des  poèmes  de  bon  ton,  leur  convenait  à  merveille. 
Ces  contes  sont  des  fabliaux  plus  aristocratiques,  des  fabliaux 
pourtant. 

Mais  il  reste  dans  la  collection  Montaiglon-Raynaud  quelques 
contes  plus  élégants  encore,  le  Chevalier  qui  recouvra  Vamour 
de  sa  dame,  le  Vair  palefroi^  Guillaume  au  faucon^  les  Trois 
chevaliers  et  le  chainse.  De  ces  quatre  contes,  Guillaume  au  fau- 
con est  le  seul  à  qui  le  nom  de  conte  à  rire  convienne  encore 
vaguement  ;  mais  il  ne  peut  s'appliquer  aucunement  aux  trois 
autres,  notamment  au  conte  du  Chainse,  qui  est  une  légende 
d'amour  tragique.  Exclurons-nous  ces  quatre  contes  de  notre 
collection?  ou  modifierons-nous,  pour  eux  quatre,  notre  défini- 
tion du  mot  fabliau,  un  peu  étroite?  Dirons-nous,  par  exemple, 
que  les  fabliaux  sont  des  contes  à  rire  en  vers,  et,  parfois,  des 
nouvelles  sentimentales?  Je  crois  qu'il  est  bon  de  retenir  ces 
rares  contes   sentimentaux,    pour  montrer   que  des   transitions 

1.  Bien  entendu,  si  les  fabliaux  excluent  le  merveilleux,  il  ne  s'agit  pas  du 
merveilleux-bouffe,  comme  dans  le  Court  mantel,  le  conte  de  V Anneau 
magique  (M  R,  III,  60),  les  Quatre  Souhaits,  etc..  Il  conviendrait  peut-être 
d'admettre  aussi  parmi  les  fabliaux  le  lai  du  Corn. 

2.  D'après  les  mss.  A,  C,  d'Auberée. 

3.  M.  Pilz  (p.  18)  appelle  fabliaux  les  lais  d'Amours,  du  Conseil,  de 
VOmhre.  C'est  obscurcir  plutôt  qu'éclaircir  l'idée  de  fabliau.  V.  notre  édi- 
tion du  Lai  de  l Ombre,  Fribourg,  1890,  p.  8.  —  M.  G.  Paris  dit  fort  bien, 
Romania,  VII,  410  :  «  Le  lai  d'Amors  n'a  aucun  rapport  ni  avec  les  lais  ni 
avec  les  fabliaux.  »  On  peut  en  dire  autant  du  Conseil  et  de  l'Ombre,  et  de 
bien  d'autres  pièces  encore. 


—  36  — 

insensibles  nous  mènent  du  fabliau  au  lai,  de  l'obscène  conte  de 
JoiKjlet  au  noble  récit  du  V air  palefroi. 

3°  Les  fabliaux  sont  des  contes  à  rire  en  vers. 

Le  mot  désigne  toujours  les  contes,  en  tant  qu'ils  sont  parve- 
nus à  la  forme  littéraire,  rimée  par  un  poète.  Par  là,  ils  s'opposent 
aux  mots  conte,  œuvre,  fable,  matière^  aventure,  qui  désignent 
le  sujet  brut  du  conte.  Le  fabliau  est  l'œuvre  d'art  pour  laquelle 
la  matière^  Y  aventure^  etc.,  ont  fourni  les  matériaux.  Un  poète 
nous  le  dit,  entre  \mgi  autres  :  de  même  qu'on  fait  des  notes  les 
airs  de  musique,  et  des  draps  les  chausses  et  les  chaussons,  de 
même 

Des  fables  fait  on  les  fabllaus  ^. 

On  pourrait,  dans  ce  vers,  remplacer  le  mot  fable  par  l'un 
quelconque  des  mots  conte  ~,  aventure  2,  matière  ^. 

1.  Des  fables  fait  on  les  fabliaus 
Et  des  notes  les  sons  noviaus, 
Et  des  materes  les  chansons, 
Et  des  dras  cauces  et  cauchons  : 
Por  ce  vos  vuel  dire  et  conter 
Un  fabelet  por  déliter 

D'une  fable  que  jou  oï... 

[Vieille  truande,  V,  129.) 

Ces  vers  sont  reproduits  par  le  ms.  D  du' fabliau  du  Chevalier  qui  faisait 
parler  les  muets,  t.  YI,  p.  164.  —  Cf.  ce  vers  :  Qui  que  face  rime  ne  fable... 

2.  Conte.  De  même  que  dit,  œuvre  (I,  3;  V,  120),  exemple  (I,  17;  I,  18; 
I,  22  ;  II,  30  ;  II,  35  ;  IV,  102  ;  IV,  107  ;  V,  112,  v.  117),  conte  est  un  synonyme 
non  technique  de  fabliau.  II  signifie  le  récit  brut  : 

En  cest  fablel  n'avra  plus  mis  ; 
Car  atant  en  fine  le  conte. 

(IV,  106.) 
Cf.  I,  24;  II,  14;  II,  34;  IV,  92;  IV,  94;  etc..  etc.. 

3.  Aventure  : 

Ma  peine  métrai  et  ma  cure 

En  raconter  d'une  acenture 

De  sire  Constant  du  Hamel. 

Or  en  escoutés  le  fablel...  (IV,  106) 

...  Faire  un  fablel  d'une  aventure...  (III,  88) 

...  Seignor,  se  vous  voulés  atendre 

Et  un  seul  petitet  entendre, 

Tout  en  rime  je  vous  métrai 

D'une  aventure  le  fablel.  (I,  2.) 

Cf.  II,  35;  IV,  95;  IV,  107,  etc. 

4.  Matière  : 

Une  matière  ci  dirai 

D'un  fablel  qiiG  vous  conterai... 

(I,  4.  —  Variante  :  une  aventure  ci  dirai....   ) 
Cf.  IV,  89;  V,  128;  V,  130,  etc. 


—  37  — 

On  arrive  ainsi  à  une  détermination  suffisamment  nette  du  mot 
et  de  la  chose  :  les  fabliaux  sont  des  contes  à  rire  en  vers  ^  ;  ils 
sont  destinés  à  la  récitation  publique;  jamais,  ou  presque  jamais, 
au  chant;  ils  confinent  parfois  soit  au  dit  moral,  mais  l'intention 
plaisante  y  domine;  soit  à  la  légende  sentimentale  et  chevale- 
resque, mais  ils  se  passent  toujours  dans  les  limites  du  vraisem- 
blable et  excluent  tout  surnaturel. 

On  trouvera  aux  appendices  la  liste  des  contes  que  nous  étu- 
dierons, en  vertu  de  cette  définition.  Je  propose  d'adjoindre  six 
fabliaux  à  la  collection  de  MM.  de  Montaiglon  et  Raynaud,  et 
d'en  supprimer  seize  poèmes  :  les  savants  éditeurs  seraient, 
j'imagine,  disposés  aujourd'hui  à  concéder  la  majeure  partie  de 
ces  suppressions.  Tel  lecteur  pourra  ajouter  cinq  ou  six  contes, 
tel  autre  en  supprimer  cinq  ou  six  autres.  On  le  voit  :  le  désac- 
cord ne  pourrait  porter  que  sur  un  nombre  infime  de  contes. 

III 

La  liste  que  nous  dressons  comprend,  au  total,  147  fabliaux. 
C'est  peu  pour  représenter  le  genre.  Mais  nous  en  avons  assuré- 
ment perdu  un  très  grand  nombre. 

Pour  se  figurer  l'importance  de  ce  naufrage,  qu'on  se  rappelle 
l'histoire  du  recueil  de  farces  dit  du  British  Muséum  -.  Dans  un 
grenier  de  Berlin,  vers  1840,  on  a  retrouvé  un  vieux  volume, 

Comparez  encore  ce  passage  : 

Or  reviendrai  a  mon  tretié 
D'une  aventure  qu'emprise  ai, 
Dont  la  matière  moût  prisai 
Quant  je  oi  la  nouvelle  oïe, 
Qui  bien  doit  estre  desploïe 
Et  dite  par  rime  et  retraite. 

(V,  137,  V.  38.) 

Une  fois  «  retraite  par  rime  »,  l'aventure  qui  a  fourni  cette  matière  devient 
un  fabliau. 

1.  Mais  ils  ne  sont  pas,  comme  le  voudrait  M.  Pilz,  tous  les  contes  à  rire 
en  vers.  Il  faut  considérer  à  part  les  contes  à  rire  des  grands  recueils  traduits 
de  langues  orientales,  le  Chastiement  d'un  père  à  son  fils,  le  Roman  des  sept 
sages,  etc.,  et  ceux  des  recueils  de  fables  de  Marie  de  France,  des  Ysopets, 
etc..  Destinés  à  la  lecture  plutôt  qu'à  la  récitation,  distincts  des  fabliaux 
par  leur  origine  littéraire,  savante,  et  par  d'autres  caractères  qui  seront 
marqués  plus  loin,  ces  contes  à  rire  forment  un  groupe  qui  complète  celui 
que  nous  étudions,  sans  se  confondre  avec  lui. 

2.  V.  Petit  de  Julleville,  Répertoire  du  théâtre  comique  en  France  au 
moyen  âge,  1886. 


—  38  — 

relié  en  parchemin,  imprimé  en  caractères  gothiques.  C'était  un 
recueil  factice  de  soixante  et  une  farces  ou  moralités  françaises 
du  xvi^  siècle.  Or,  cinquante-sept  de  ces  pièces  ne  nous  sont 
connues  que  par  cet  unique  exemplaire.  Ainsi,  un  siècle  environ 
après  l'invention  de  l'imprimerie,  notre  répertoire  comique  était 
si  peu  à  l'abri  de  la  destruction  que  ce  qui  nous  en  reste  serait 
diminué  du  quart,  s'il  n'avait  plu  à  quelque  amateur,  à  un  bon 
Brandebourgeois  peut-être,  de  passage  à  Paris  vers  loiS,  de 
collectionner  des  farces  françaises.  Et  les  manuscrits  du  xiii^  siècle 
sont  presque  aussi  rares  que  les  plaquettes  gothiques  du  xvi*^! 

Une  observation  très  simple  et  plus  directe  nous  donnera  une 
juste  idée  du  grand  nombre  de  fabliaux  qui  ont  disparu.  Sur 
nos  147  fabliaux,  92  sont  anonymes;  les  55  autres  portent  le 
nom  de  trente  auteurs  différents,  ou  environ  ^ ,  ce  qui  attribue 
à  chacun  deux  pièces  en  moyenne.  On  peut  donc  conjecturer, 
par  analogie,  que  les  92  fabliaux  anonymes  sont  l'œuvre  de  4o 
autres  poètes.  Notre  recueil  de  fabliaux  représenterait  donc  une 
part  de  l'œuvre  collective  de  75  poètes  environ.  Remarquons 
que  la  plupart  d'entre  eux  étaient  des  jongleurs  de  profession, 
qui  vivaient  des  contes  qu'ils  composaient  et  récitaient.  En  sup- 
posant que  chacun  ait,  pendant  tout  le  cours  de  sa  vie,  composé 
12  fabliaux  seulement,  l'œuvre  des  75  trouvères  comprendrait 
un  millier  de  pièces  :  et  voilà  notre  collection  sextuplée.  Or,  il 
faudrait  considérer  non  pas  seulement  75  trouvères,  mais,  au 
moins,  le  double. 

Il  a  donc  péri  un  nombre  de  fabliaux  difficilement  appré- 
ciable, mais  très  grand.  Un  trouvère,  Henri  d'Andeli,  nous  donne 
un  renseignement  curieux  :  écrivant  un  grave  dit  historique,  il 
nous  fait  remarquer  que  —  ce  poème  n'étant  pas  un  fabliau  — 
il  l'écrit  sur  du  parchemin,  et  non  sur  des  tablettes  de  cire  2. 
Aussi  n'avons-nous  conservé  d'Henri  d'Andeli  qu'un  seul 
fabliau,  charmant  d'ailleurs,  et  s'il  nous  est  parvenu,  c'est 
miracle.  On  n'estimait  pas  que  ces  amusettes  valussent  un  feuillet 
de  parchemin. 

1.  Il  est  malaisé  de  dire,  au  juste,  s'ils  sont  25  ou  30,  car  plusieurs 
fabliaux  sont  attribues  à  un  certain  Guerin  ou  à  un  certain  Guillaume,  et  le 
môme  nom  Guerin,  Guillaume  est  peut-être  la  signature  de  plusieurs  jon- 
gleurs. 

2.  Le  dit  du  chancelier  Philippe,  vers  255-8  (édit.  Héron). 


—  39  — 

Pourtant  —  ceci  est  plus  surprenant  —  certaines  inductions 
nous  permettent  de  croire  que,  si  nous  possédons  seulement 
l'infime  minorité  des  fabliaux,  nous  en  avons  pourtant  l'essentiel. 
Une  sorte  de  justice  distributive  a  guidé  le  hasard  dans  son 
œuvre  de  destruction.  Elle  nous  a  conservé  ceux  que  le  moyen 
âge  reconnaissait  pour  les  plus  accomplis.  Voici  sur  quoi  se  fonde 
cette  conjecture  :  parmi  les  allusions  nombreuses  à  des  contes 
alors  célèbres  que  l'on  rencontre  chez  les  divers  écrivains  du 
moyen  âge,  un  très  petit  nombre  se  réfèrent  à  des  fabliaux 
perdus  ^  ;  presque  toutes  nous  rappellent  des  fabliaux  de  notre 
collection.  —  Par  exemple,  Jehan  Bedel  nous  dit  qu'il  a  composé 
sept  fabliaux  ^  :  nous  les  possédons  en  eftet  tous  les  sept.  — 
L'auteur  du  roman  d'Eustache  le  moine  nomme  des  voleurs 
célèbres  :  Barat,  Travers,  Haimet  ^  :  or,  vous  trouverez  dans 
notre  collection  le  fabliau  de  Barat,  de  Travers  et  de  Haimet  *. 
—  Deux  jongleurs,  en  un  plaisant  dialogue  ^,  énumèrent  les 
pièces  les  plus  remarquables  de  leur  répertoire,  et  dans  le 
nombre,  sept  fabliaux  :  or,  vous  pourrez  lire,  dans  le  recueil  de 
MM.  de  Montaiglon  et  Raynaud,  ces  sept  fabliaux.  —  Le  fait  le 
plus  significatif  est  que  nos  147  poèmes  ne  sont  pas  147  contes 
distincts,  mais  que  plusieurs  sont  des  doublets  d'autres  fabliaux 
également  conservés,  et  que  tel  de  ces  pauvres  poèmes  reparaît 
deux,  trois,  quatre  fois  remanié  ^,  tout  comme  une  noble  chan- 
son de  geste.  On  peut  conclure  de  ces  menues  observations  que 
notre  collection,  si  mutilée  soit-elle,  représente  excellemment  le 
genre;  fait  aisément  explicable,  si  l'on  songe  que  les  manuscrits 
des  fabliaux  ne  sont  pas,  en  général,  des  manuscrits  de  jongleurs 

1.  En  voici  une  pourtant  (M  R,  V,  p.  166).  Un  mari  bat  un  prêtre  si  fort 

Conques  li  bons  vilains  Mados 
Qui  le  tenoit  por  Curoïn 
Ne  feri  tant  sor  Baudoin 
Quant  il  traist  Drian  de  la  fosse. 

Qui  sont  ces  Madot,  Curoïn,  Baudoin,  Drian?  Sans  doute  les  personnages 
de  quelque  fabliau  perdu. 

2.  Dans  le  prologue  du  fabliau  des  Deux  chevaux,  M  R,  T,  13, 

3.  Ed.  F.  Michel,  v.  298. 

4.  M  R,  IV,  97. 

5.  M  R,  I,  I,  /)e  deux  troveors  ribaus. 

6.  Tels  sont  :  la  Bourgeoise  d' Orléans,  Berengier,  les  Braies  au  Cordelier, 
Gomhert  et  les  deux  clercs,  les  Tresses,  la  Housse  partie,  la  Maie  honte,  la 
Longue  nuit,  etc. 


—  42  — 

ancienne  littérature  où  M.  G.  Paris  arrête  son  Histoire  de  la 
littérature  française  du  moyen  àfje,  et  qui  est  celle  de  l'avène- 
ment des  Valois. 

V 

Où  les  fabliaux  ont-ils  fleuri  de  préférence?  Y  a-t-il  quelque 
province  qui  soit  leur  patrie  d'origine  ou  d'élection?  Peut-on  les 
répartir  géographiquenient  ? 

Le  problème  était  intéressant  et  facile  à  résoudre  pour  plu- 
sieurs fabliaux.  Un  certain  nombre  sont  localisés  par  le  fait 
que  nous  connaissons  leurs  auteurs  et  la  province  où  vécurent 
ces  poètes.  La  patrie  de  quelques  autres  est  déterminée  par 
des  indications  géographiques  très  précises.  Quand  ces  rensei- 
gnements extrinsèques  faisaient  défaut,  j'ai  tenté  de  déter- 
miner le  dialecte  du  poème  par  l'examen  des  rimes  et  de  la 
mesure  des  vers.  Je  me  suis  heurté  à  de  redoutables  diffi- 
cultés. Outre  que  l'on  ne  possède  pas  d'édition  critique  des 
fabliaux  et  que  j'ai  dû  faire,  pour  plus  d'un,  le  travail  préalable, 
et  plus  d'une  fois  décevant,  du  classement  des  manuscrits,  la 
majeure  partie  des  fabliaux  sont  trop  courts.  Sur  les  deux  cents 
rimes  en  moyenne,  de  chaque  poème,  combien  peu  étaient  signi- 
ficatives d'un  dialecte  spécial!  J'ai  poursuivi  ce  travail  pour  une 
cinquantaine  de  fabliaux  environ.  J'indique,  à  l'appendice,  le 
résultat  de  quelques-unes  de  mes  enquêtes.  Elles  sont  souvent 
indécises.  Sans  doute  le  procédé  de  l'examen  des  rimes,  ce 
délicat  et  puissant  instrument  d'analyse  linguistique,  aurait 
donné,  manié  par  des  mains  plus  sûres,  de  plus  féconds  résultats. 
Ce  qui  me  rassure  un  peu,  c'est  que  j'ai  eu  l'honneur,  il  y  a 
quelques  années,  d'étudier  à  l'Université  de  Halle,  sous  M.  Her- 
mann  Suchier,  qui  est  assurément  l'homme  d'Europe  le  plus 
versé  dans  la  connaissance  de  nos  anciens  dialectes.  Or,  après 
avoir  examiné  avec  moi  la  langue  d'un  certain  nombre  de 
fabliaux,  il  m'a  déconseillé  de  ma  tâche,  comme  stérile,  dans 
l'état  actuel  de  cette  science  naissante.  Les  fabliaux  qui  ne  sont 
pas  localisés  par  quelque  nom  géographique  ne  deviendront 
jamais  des  témoins  bien  précieux  de  tel  ou  tel  dialecte  :  au  point 
de  vue  de  la  philologie  pure,  la  question  est  donc  de  médiocre 


—  43  — 

importance.  Au  point  de  vue  littéraire,  elle  est  secondaire.  — 
Je  suis  parvenu,  par  diilerents  indices  linguistiques  ou  extrin- 
sèques, à  localiser  72  fabliaux,  soit  la  moitié  des  poèmes  de  notre 
collection  K  Ils  se  répartissent  ainsi  sur  les  pays  de  langue  fran- 
çaise : 

Provinces  du  nord  (Picardie,  Artois,  Ponthieu,  Flandre, 

Hainaut) 38 

Ile  de  France  (Beauvaisis,  Beauce,  etc.)  et  Orléanais.  ...  15 

Normandie 10 

Champagne  (et  Nivernais) 3 

Angleterre 6 

Total 72 

Quel  est  le  sens  de  cette  statistique?  Sans  doute  les  autres 
fabliaux,  si  j'étais  parvenu  à  déterminer  leur  patrie,  se  réparti- 
raient selon  la  même  proportion  entre  les  diverses  provinces  ~. 
On  peut  remarquer,  ici  comme  ailleurs,  qu'il  y  a  eu,  dans  la 
France  du  moyen  âge,  ce  qu'on  pourrait  appeler  un  groupe  de 
provinces  littéî'aires,  duquel  paraissent  exclues  la  Bourgogne,  la 
Lorraine  et  le  groupe  Ouest  et  Sud-Ouest  des  pays  de  langue 
d'oïl.  Sans  attacher  trop  d'importance  à  ces  statistiques,  sera-t-il 
permis  de  remarquer  aussi  que  plus  de  la  moitié  des  fabliaux 
ainsi  localisés  appartiennent  aux  provinces  du  Nord,  à  la  Picardie 
surtout? 


1.  V.  l'appendice  I. 

2.  Sauf  pour  les  fabliaux  anglo-normands.  Les  traits  linguistiques  du 
français  parlé  en  Angleterre  sont  si  apparents  que  les  six  fabliaux  attribués 
par  nous  à  ce  dialecte  sont  assurément  les  seuls  de  notre  collection  qui 
aient  été  rimes  sur  le  sol  anglais. 


PREMIERE    PARTIE 

La  Question  de  l'origine  et  de  la  propagation 

des  Fabliaux 


CHAPITRE  I 

IDÉE  GÉNÉRALE  DES  PRINCIPAUX  SYSTÈMES  EN 

PRÉSENCE 

I.  Position  de  la  question  :  force  singulière  de  persistance  et  de  diffusion 
que  possèdent  les  fabliaux  et,  en  général,  toutes  les  traditions  popu- 
laires; d'où  ce  problème  :  Comment  expliquer  la  présence  des  mêmes 
traditions  et,  plus  spécialement,  des  mêmes  contes,  dans  les  temps 
et  les  pays  les  plus  divers  ? 
II.  Qu'on  ne  saurait  séparer  la  question  de  l'origine  des  fabliaux  du  pro- 
blème plus  compréhensif  de  l'origine  des  contes  populaires,  en  géné- 
ral. C'est  ce  que  montrera  l'exposé  des  diverses  théories  actuellement 
en  conflit. 

III.  Théorie  aryenne  de  l'origine  des  contes  :  les  contes  populaires  modernes 

renferment  des  détritus  d'une  ancienne  mythologie  aryenne. 

IV.  Théorie  anthropologique  :  ils  renferment  des  survivances  de  croyances, 

de  mœurs  abolies,  dont  l'anthropologie  comparée  nous  donne  l'expli- 
cation. 
V.    Théorie  des  coïncidences  accidentelles. 
VL   Théorie  orientaliste  :  les  contes  dérivent,  en  grande  majorité,  d'une 

source  commune,  qui  est  l'Inde  des  temps  historiques. 
VII.  Que   cette  dernière  théorie  seule  nous  intéresse  directement  :   car, 
seule,    elle   donne   une    solution    au  problème   des    fabliaux  ;    mais 
aucune  des  théories  en  présence  ne  peut  la  négliger  :  car,  vraie,  elle 
les  ruine  toutes. 

I 

Un  soir  de  moisson  que  le  poète  Mistral  causait  avec  des 
gars  de  son  pays,  un  mari  et  sa  femme  passèrent  en  se  querel- 
lant. Gomme  les  paysans  s'amusaient  de  la  dispute,  le  mari  se 
contenta  de  dire,  résigné  :  «  Qu'y  ferons-nous?  C'est  la  Femme 
au  pouilleuxl  »  —  «  Qu'est-ce  à  dire?  »  demanda  le  poète,  et 
un  vieillard  lui  conta  cette  facétie  :  «  Il  était  une  fois  un  berger 
qui  eut  une  altercation  avec  sa  femme,  un  peu  acariâtre  ;  — 


—  46  — 

mais  il  ne  faut  pas,  camarade,  que  cela  vous  empêche  d'être 
amoureux  et  de  vous  marier,  si  quelque  belle  fille  ici  vous  plaît  ; 
toutes  ne  se  ressemblent  pas,  et  rien  n'est  ennuyeux  comme 
d'être  vieux  et  vieux  célibataire.  —  Tout  à  coup,  au  milieu  de  la 
querelle,  la  femme  crie  à  son  homme,  avec  des  yeux  furieux  : 
((  Tais-toi  donc,  tu  n'es  qu'un  pouilleux!  —  Moi,  pouilleux! 
riposte  le  mari.  Répète,  et  je  te  casse  les  côtes.  »  Et  soufiletée, 
battue,  elle  revient,  criant  :  «  Pouilleux!  »  Le  mari  l'attache, 
en  dépit  des  coups  de  griffe,  à  une  corde,  et  dans  le  puits  la 
descend,  enragée.  —  «  Le  répèteras-tu ?  lui  disait-il  encore.  — 
Oui,  pouilleux!  »  Et  dans  le  puits  la  folle  descendait.  Jusqu'aux 
mollets,  jusqu'aux  hanches  cependant  l'eau  l'enveloppait,  et  le 
démon  ne  cessait  de  crier  :  «  Pouilleux  !  —  Eh  bien  !  tiens  ! 
reste!  »  Et  l'homme  la  plonge  au  fond,  avec  l'eau  sur  la  tête. 
Mon  bon  monsieur,  croiriez-vous  bien,  vrai  Dieu!  qu'en  barbot- 
tant,  la  noyée  réunit  les  mains  en  l'air,  et  ne  pouvant  lancer  le 
mot  fatal,  elle  faisait  le  geste  d'écacher  entre  ses  ongles!  Pour  le 
coup,  le  berger,  bon  diable  au  fond,  céda  et  la  tira  du  puits'.  » 
Le  vieillard  de  Mistral  eût  été  fort  surpris,  sans  doute,  si  on 
lui  eût  dit  que  sa  plaisante  histoire  n'était  point  née  dans  son 
village,  et  que  les  belles  filles  des  lies  d'Or  n'y  étaient  primiti- 
vement pour  rien  :  que,  le  même  jour,  peut-être,  un  paysan  de 
l'Argonne^,  un  pa^'san  Gascon  3,  un  paysan  de  l'Agenais*  la 
redisaient  de  la  même  façon  que  lui;  que,  bien  loin  de  la  Pro- 
vence, elle  amusait,  toute  semblable,  les  Allemands^;  qu'il  y  a 
plus  de  trois  cents  ans,  à  Stamboul,  elle  faisait  déjà  rire  les 
Turcs  6. 

1.  Frederi  Mistral,  Lis  isclo  dor.  Avignon- Paris,  1878,  CacJio-Pesou, 
p.  302. 

2.  Revue  des  patois  gailo-romans,  1888.  t.  II,  p.  288. 

3.  Contes  populaires  de  la  Gascogne,  p.  p.  J.  F.  Bladé,  t.  III,  p.  284. 

4.  Contes  populaires  recueillis  en  Agenais,  par  J.  F.  Bladé,  1874,  p.  42. 

5.  P.  llebel,  Schatzko stlein  des  rheinlàndischen  Hausfreundes.  Das  letzte 
IVort.  Cf.  Simrock,  Deutsche  Miirchen,  Stuttgart,  1861,  u^  61.  A  ce  propos, 
Liebrecht,  dans  le  compte-rendu  qu'il  fait  du  livre  de  Simrock  [Orient  und 
Occident,  III,  376),  rapproche  indûment  ce  conte  de  la  7<=  uouv.  de  la  IX« 
journée  du  Décaméron  :  il  n'y  a  aucun  rapport  entre  ces  deux  contes,  sinon 
qu'il  s'agit,  dans  l'un  comme  dans  l'autre,  d'une  femme  obstinée. 

6.  Fables  turques,  traduites  par  J.  A.  Decourdemanche,  Paris,  1882,  p.  13. 
C'est,  suivant  l'éditeur,  un  recueil  savant  du  commencement  du  xvi*'  siècle, 
pillé  en  partie  des  Facéties  de  Pogge.  Poggo  nous  transmet,  en  effet,  lui 
aussi,  le  conte  du  Pouilleux  (éd.  Ristelhuber,  XXXIII.) 


—  4-7  — 

Sa  surprise  s'accroîtrait  encore  d'apprendre  qu'il  y  a  cinq 
siècles,  on  la  contait  déjà  :  on  la  rencontre,  en  effet,  vers  1260, 
dans  les  œuvres  du  dominicain  Etienne  de  Bourbon^,  et  elle 
dut,  à  l'époque,  entrer  comme  exemple  dans  plus  d'un  sermon 
de  moine  mendiant.  Etienne  de  Bourbon  l'empruntait  lui- 
même  à  maître  Jacques  de  Vitrv,  qui  fut  archevêque  d'Acre,  et 
nous  en  donne,  d'après  lui,  deux  versions  :  celle  du  Pouilleux, 
d'abord,  telle  que  la  raconte  le  paysan  de  Mistral,  puis  celle  du 
Pré  tondu  :  un  mari,  se  promenant  avec  sa  femme  le  long-  d'un 
pré,  lui  dit  :  «  Vois  comme  ce  pré  a  été  bien  fauché  !  —  Il  n'a 
pas  été  fauché,  réplique-t-elle,  mais  tondu!  »  Comme  elle  ne 
veut  point  céder,  et  que,  malgré  les  coujds,  elle  maintient  son 
dire,  son  mari  lui  coupe  la  langue;  elle,  ne  pouvant  plus  parler, 
imite  encore  avec  ses  doigts  le  mouvement  de  ciseaux  qui 
s'ouvrent  et  se  ferment  :  Ideo  dicitiir^  Eccl.  XXV,  d.,  commorari 
leoni  vel  draconi  magis  placet  qiiarn  eu  m  niuliere  venenosa.  » 
Sous  cette  double  forme,  Jacques  de  Vitry  avait  peut-être  rap- 
porté cette  historiette  d'Orient,  d'un  de  ses  voyages  en  Terre 
Sainte.  Pourtant,  au  moins  sous  la  forme  du  Pré  tondu,  elle 
vivait  bien  avant  lui  en  France,  en  An^^leterre  :  vers  1180, 
Marie  de  France  la  contait  en  vers  ;  elle  prenait  aussi  place  dans  TAj  «  ^4.^ 
l'un  des  recueils  de  fables  connus  sous  le  nom  de  Romulus  :  le  '"'•*.  *^.-  ^ 
conte  y  reste  le  même,  sauf  ce  naïf  détail  à  ajouter  à  l'histoire 
des  résistances  de  la  femme  :  comme  son  mari  lui  tient  la  langue 
avant  de  la  couj^er  et  la  serre  fortement,  «  plena  verba  formare 
non  poterat,  sed  orhipe  pro  forcipe  dixit-.  »  Or,  la  version  de 
Marie  de  France  et  celle  du  Romulus  remontent  toutes  deux  à  un 
texte  anglo-saxon  vraisemblablement  antérieur  à  la  première 
croisade.  —  C'est  aussi  la  forme  du  pré  tondu  que  connaît 
l'auteur  anonyme  d'un  fabliau  du  xiii^  siècle  3.  —  Voici  encore 
notre  facétie  au  moyen  âge,  sous  l'une  ou  l'autre  de  ses  formes, 
en  vers  allemands^,  en  prose  allemande^. 

1.  Etienne  de  Bourbon,  p.  p.  Lecoy  de  la  Marche,  Paris,  1877.  n^s  '2\2, 
243.  Cf.  Wright,  A  sélection  of  latin  stories,  t.  II,  p.  h\S,  p.  12  (le  pouilleux) 
et  p.  13  (\e  pré  tondu). 

2.  Hervieux,  Les  Fabulistes  latins,  t.  II,  p.  548. 

3.  M  R,  IV,  104. 

4.  Ad.  von  Relier,  ErzahLungen  aus  altd.  Hss.,  p.  204. 

5.  Pauli,  Scliimpf  und  Ernst,  p.  p.  Œsterley,  1866,  vfi  395. 


—  48  — 

Et  les  conteurs  français  ou  italiens  du  xvii^  et  du  XYin*^  siècle 
la  recueillent  et  la  diversifient  de  vingt  manières,  jusqu'à  former 
comme  un  petit  cycle  de  la  femme  obstinée  ^.  Encore  n'ai-je  pas 
énuméré  la  moitié  des  versions  recueillies  par  Dunlop-Liebrecht 
et  par  M.  Ristelhuber  -,  et  il  serait  facile,  à  qui  en  aurait  la 
patience  de  doubler,  de  tripler,  de  quadrupler  ces  longues  listes 
de  références  :  mais  cette  nouvelle  liste  quadruplée  resterait  elle- 
même  incomplète. 

Ainsi,  du  nord  au  midi,  du  moyen  âge  au  jour  présent,  à 
travers  le  temps,  à  travers  l'espace,  vit,  se  transforme,  se  mul- 
tiplie ce  méchant  conte.  Je  l'ai  choisi  insignifiant,  à  dessein.  Ce 
n'est  qu'une  nouvelle  à  la  main,  une  facétie.  Or,  quel  est  le 
héros  historique  assez  populaire  pour  que  son  souvenir  se  pro- 
longe dans  la  mémoire  du  peuple  au  delà  d'un  siècle  écoulé?  Qui 
jîourra  dire,  au  contraire,  depuis  combien  de  centaines  d'années 
vit  cet  humble  conte  du  pré  tondu,  cette  bouffonnerie,  comme 
l'appelle  Mistral,  aquesto  boufonado? 

Des  milliers  de  contes  à  rire  végètent  ainsi,  obscurément,  au 
fond  de  tous  les  cerveaux.  On  me  conte  l'un  d'entre  eux,  et 
soudain,  de  ma  mémoire  confuse,  sort  le  récit.  Je  le  savais  déjà, 
mon  voisin  le  sait  aussi,  et  nous  ne  saurions  le  plus  souvent 
dire  en  quel  lieu,  à  quel  jour,  de  quel  livre  ou  de  quelle  bouche 
nous  avons  reçu  cette  historiette. 

J.-V.  Le  Clerc  reconnaît  dans  le  Décaméron  beaucoup  de 
fabliaux   :   c'est  donc  que  Boccace  a  plagié  les  trouvères  !    Le 

1.  Telle,  par  exemple,  la  forme  du  coupeur  de  bourse,  où  la  femme, 
refusant  de  retirer  cette  expression  malsonnante,  et  empêchée  de  parler, 
fait  le  geste  de  couper  une  bourse;  celle  du  cornard.  où  elle  fait  des  cornes 
avec  ses  doigts  [Le  cliasse-eniiuy  ou  l honneste  entretien  des  bonnes  compa- 
gnies..., par  Louis  Garon,  Paris,  1681,  centurie  IV,  8,  p.  321).  —  Telle 
la  jolie  forme  du  merle  et  de  la  merlette  :  une  discussion,  suivie  de  coups, 
s'engage  entre  deux  époux,  sur  la  question  de  savoir  si  l'oiseau  qu'ils  sont 
en  train  de  manger,  un  soir  de  mardi  gras,  est  un  merle  ou  une  merlette. 
L'année  suivante,  au  môme  soir  du  mardi  gras,  le  mari  dit,  à  table,  à  sa 
femme  :  «  Te  rappelles-tu  comme  nous  avons  été  sots,  l'an  dernier  à  pareil 

jour,  de  nous  quereller  à  propos  de  ce  merle?  —  De  cette  merlette!  » 
réplique  la  femme.  La  dispute  recommence  et  se  renouvelle  tous  les  mardis 
gras  {Elite  des  contes  du  sieur  d'Ousùlle,  éd.  Ristelhuber,  p.  22). 

2.  V.  Dunlop-Liebrecht,  Geschichte  der  Prosa-Dichtung,  Anmerk.,  475». 
—  Ristelhuber,  Contes  du  sieur  dOuville,  p.  22.  —  Liebrecht,  Germania, 
l,  270. 


—  49  — 

Décaméron  doit  être  rendu  à  la  France,  et  le  patriotisme  de 
J.-V.  Le  Clerc  s'exalte.  —  Le  Médecin  malgré  lui  n'est  autre  que 
le  fabliau  du  Vilain  Mire  :  les  moliéristes  en  concluent  à 
l'omniscience  de  Molière  qui,  sans  doute,  avait  lu  le  manuscrit 
837  de  la  Bibliothèque  nationale.  —  Un  savant  de  province 
recueille  des  contes  de  veillée  dans  son  village;  il  y  reconnaît 
l'esprit  spécial  des  paysans  bretons,  ou  bien  des  montagnards 
d'Auvergne.  Mais  voici  c[u'on  rapproche  deux  de  ces  collections 
de  contes  provinciaux  :  ce  récit,  qui  paraît  autochtone  en 
Auvergne,  et  celui-ci,  caractéristique  du  génie  breton,  c'est  la 
même  chose  :  et  cette  même  chose,  c'est  aussi  une  nouvelle  de 
Boccace,  et  c'est  un  fabliau.  Ce  conte  étrangement  diversifîable, 
accommodable  à  des  civilisations  diverses,  bon  bourgeois  de 
chacjue  cité,  musulman  ici,  là  chrétien,  jDrêt  à  servir  toutes  les 
morales  ou  à  faire  rire  tous  les  gosiers,  a  déjà  subi  mille  et  une 
métamorphoses;  les  prêtres  bouddhistes  en  ont  fait  une  parabole, 
et  les  frères  prêcheurs  du  moyen  âge  un  exemple;  les  princes 
persans  se  le  sont  fait  conter  par  leurs  favoris  ;  le  Dioneo  et  la 
Lauretta  de  Boccace  l'ont  dit  à  Florence,  et  voici  qu'un  folk- 
loriste  le  rapporte  de  Zanzibar. 

Or,  il  en  est  ainsi,  non  seulement  des  contes  à  rire,  mais  de 
tout  un  trésor  de  légendes,  de  contes  merveilleux,  de  chansons, 
de  proverbes,  de  superstitions,  de  pronostics  météorologiques, 
de  devinettes.  «  Si  Peau  d'Ane  m'était  conté,  dit  La  Fontaine, 
j'y  prendrais  un  plaisir  extrême,  »  et  toute  l'humanité  blanche, 
jaune  ou  noire,  y  prend,  en  effet,  plaisir.  —  La  légende  du 
Chien  vengeur  de  son  maître  s'est  fixée  à  Montargis;  celle  du 
Mari  aux  deux  femmes,  à  Erfurt;  au  château  de  Mersebourg, 
près  de  Leipzig,  j'ai  pu  voir  partout  reproduite,  sur  les  blasons, 
sur  les  tombeaux  des  anciens  évêques,  l'histoire  de  la  pie 
volevise.  Un  corbeau  géant,  captif  dans  la  cour  du  château,  y 
expie  encore  le  crime  ancien.  —  Mais  les  légendes  du  chien  de 
Montargis,  du  Mari  aux  deux  femmes,  de  la  Pie  voleuse,  insou- 
cieuses des  localisations,  volent  librement  par  les  pays. 

De  même  pour  les  chansons  populaires.  Roméo  s'irrite  contre 
l'alouette  matinale  :  quelles  lèvres  ont  les  premières,  dans  le 
haut  moj^en  âge  ou  dans  la  primitive  antic[uité,  chanté  la  pre- 
mière aubel  et  quel  est  aujourd'hui  le  village  où  une  aube  n'ait 

B^■DIER.  —  Les  Fabliaux.  4 


—  oO  — 

jamais  été  chantée?  Ne  possédons-nous  joas  jusqu'à  des  aubes 
chinoises  ^  ? 

Voici  une  devinette  :  «  Une  terre  blanche,  une  semence  noire, 
trois  qui  travaillent,  deux  qui  ne  font  rien,  et  la  poule  qui  boit. 

—  C'est  le  papier,  l'encre,  la  main  qui  écrit  et  la  plume.  »  On  la 
trouve  dans  de  vieux  recueils  de  joyeusetés  du  xv^  siècle,  dans 
des  collections  à' indovinelli  italiennes,  en  Sicile,  en  Angleterre, 
en  Lithuanie,  dans  la  Dordogne,  dans  le  Forez,  en  Serbie  -. 

Ainsi,  l'on  constate  que  chaque  peuple,  chaque  province, 
chaque  village  possède  un  trésor  de  traditions  populaires,  — 
une  collection  de  proverbes,  de  devinettes,  —  des  traditions 
météorologiques,  médicales,  —  une  faune,  une  flore  poétiques, 

—  des  contes  j)laisants,  —  des  contes  d'animaux,  —  des 
légendes  historiques  ou  fantastiques,  —  des  chants  populaires; 

—  et  l'on  remarque  en  même  temps  ce  second  fait  qu'il  n'existe 
qu'un  très  petit  nombre  de  ces  chansons,  de  ces  légendes,  de  ces 
contes,  de  ces  proverbes,  qui  appartiennent  en  propre  à  ce 
village,  à  cette  province,  à  ce  pays. 

On  constate,  au  contraire,  que  chacune  de  ces  traditions  pos- 
sède  une  force  merveilleuse  de  survivance   dans  le   temps,   de 
diffusion    dans   l'espace,    si  bien  qu'on  peut  dire  avec   le   plus 
extraordinaire  collecteur  de  contes  de  notre  temps,  M.  Reinhold 
Kœhler  :  «  Le  nombre  des  contes  localisés  en  deux  ou  trois  points 
est  relativement  petit,  et  serait  encore  bien  moindre,  si  on  les 
avait  recueillis  partout  avec  le  même  zèle...  On  peut  dire  que 
celui  qui  a  lu  la  collection  de  Grimm  ou  celle  d'Asbjœrnsen  et 
Moe  n'a  plus  rien  à  trouver  d'essentiel  et  de  nouveau  dans  les 
autres   collections  3;    »   —  ou    bien,   avec   M.    Luzel    :    «    Nous 
retrouvons    dans   nos    chaumières    bretonnes    des    Aversions    de 
presque  toutes  les  fables  connues  en  Europe^;  »  — ou  encore, 
avec  M.  James  Darmesteter  :  «  Tout  ce  qui  est  dans  le  folk-lore 
français  se  retrouve  dans  tous  les  autres;  il  n'y  a  pas,  à  propre- 
ment parler,  de  folk-lore  français,  ou  allemand,  ou  italien,  mais 

1.  Cf.  .Teanroy,    Origines  delà  poésie  lyrique,  p.  70. 

2.  Cf.  le  Recueil  de  devinettes  de  E.  Rolland,  n°  250.  — Mélusine,  l.  I,  col. 
200  et  col.  254. 

o.  Roinliold    Kœhler,    Weimarische   Beitrâge    zur   Literatur   und    Kunst, 
Weimar,  1879. 

4.    Contes  populaires  de  la  Basse-Bretagne,  préface. 


—  51  — 

un  seul  folk-lore  européen  ;  et  telle  croyance  ou  telle  lég-ende  qui 
paraît  isolée  dans  un  coin  isolé  d'une  province  de  France  est 
soudain  rapportée  par  un  voyageur  dans  des  termes  analogues  ou 
identiques  de  chez  quelque  peuplade  d'Afrique  ou  d'Australie  K  » 

Tel  est  le  fait  dominant,  et  voici  le  problème  :  d'où  viennent 
ces  traditions  populaires?  Comment  se  propagent-elles?  11  s'agit 
de  déterminer,  pour  chacun  de  ces  groupes  de  traditions,  le 
lieu,  la  date  de  sa  naissance,  les  lois  de  son  développement 
interne,  de  ses  migrations  dans  l'espace,  dans  la  durée. 

Des  brigades  de  travailleurs  se  sont  mises  à  l'œuvre,  et  les 
théories  ont  germé. 


II 


D'où  viennent  ces  légendes  populaires?  En  myriades  de 
molécules,  il  flotte,  épars  dans  l'air,  le  pollen  des  contes.  D'où 
est  issue  cette  poussière  féconde?  S'est-elle  détachée  de  diffé- 
rentes souches?  ou  de  la  même,  unique  et  puissante?  En  ce 
cas,  sur  quel  sol,  en  quel  temps  s'est  épanoui  la  fleur-mère? 

Si  la  question  se  posait  pour  les  seuls  fabliaux,  elle  n'offrirait 
qu'un  intérêt  médiocre  et  de  simple  curiosité.  Quelle  est  l'origine 
de  ces  amusettes  qui,  depuis  des  siècles,  réjouissent  les  esprits 
peu  compliqués?  C'est  un  problème,  divertissant  peut-être,  sans 
grande  portée  à  coup  sûr. 

Mais  il  n'en  va  pas  ainsi  des  contes  merveilleux  :  ces  humbles 
et  étranges  histoires  de  paysans,  ces-  nursery  taies,  ces  M'âhrchen 
des  vieilles  femmes  de  la  Westphalie  et  de  la  Forêt-Noire,  ce 
sont  les  matériaux  de  toute  recherche  mythologique.  Il  n'y  a  plus 
de  place  aujourd'hui  pour  un  système  qui  considérerait  unique- 
ment le  Panthéon  classique  d'un  peuple,  ses  dieux  et  ses  héros 
hiérarchiquement  groupés  dans  l'Olympe  ou  la  Walhalla  offi- 
ciels, sa  cosmogonie  expliquée,  épurée  par  la  spéculation 
consciente  des  poètes,  des  philosophes,  des  artistes.  Plus  de 
mythologie  qui  ne  tienne  compte  des  traditions  populaires,  dont 
les  contes  font  partie  intégrante  :  car  on  sait  aujourd'hui  que 
souvent    les    racines    des    contes    et    des    fictions    populaires 

1.  Romania,  t.  X,  p.  286. 


—  52  — 

s'enfoncent  profondément  dans  le  passé,  jusqu'aux  germes  des 
pensées  et  des  croyances  primitives.  Delà,  pour  les  mythologues, 
la  nécessité  d'é^Drouver  la  valeur  des  matériaux  que,  tous,  ils 
mettent  en  œuvre.  Quel  emploi  légitime  en  peuvent-ils  faire? 
Quelle  en  est  la  provenance?  la  date?  Ce  sont  là  questions 
nécessaires,  et  voilà  comment  c'est  au  sein  des  écoles  mytholo- 
giques contemporaines  qu'ont  germé  les  princijpales  théories  de 
l'origine  des  contes. 

On  entend  bien  qu'à  propos  de  nos  humbles  contes  à  rire,  qui 
n'ont  rien  de  mythique,  nous  n'aurions  garde  de  retracer  ici 
l'histoire  des  systèmes  mythologiques  de  ce  siècle.  Nous  n'aurions 
garde  surtout  —  n'y  étant  pas  tenu  —  de  trop  laisser  percer  nos 
préférences  pour  l'une  ou  pour  l'autre  école  ^  :  les  fées  malignes 
des  contes,  les  vieilles  fîleuses  méchantes,  les  follets  entraînent 
volontiers  les  mortels  trop  curieux  dans  les  brousses  des  forêts 
prestigieuses. 

Mais  il  est  nécessaire  —  et  suffisant  —  de  mettre  en  son 
relief,  le  plus  brièvement,  le  plus  nettement  possible,  l'idée  de 
chaque  système.  Car  on  ne  saurait  résoudre  la  question  de 
l'origine  des  fabliaux,  si  l'on  ne  sait  aussi  répondre  au  problème 
plus  compréhensif  de  l'origine  des  contes  en  général,  et 
d'adleurs,  si  l'on  séparait  abusivement  ces  deux  questions,  il 
serait  oiseux  de  rechercher  la  provenance  des  contes  à  rire; 
réciproquement,  un  mythologue  ne  saurait  se  servir  en  toute 
confiance  des  matériaux  du  folk-lore,  sans  avoir  élucidé  d'abord 
la  question,  menue  en  apparence,  des  contes  plaisants.  —  Ces 
assertions,  quelque  peu  sibyllines,  deviendront  bientôt  fort 
claires. 

Les  deux  grands  systèmes  aujourd'hui  en  conflit  —  l'école  de 
mythologie  comparée  ou  école  philologique  et  l'école  anthropo- 
logique —  traitent  les  contes  populaires  en  vertu  de  principes 
opposés,  selon  des  jDiocédés  contraires. 

Quels  sont  ces  principes  et  ces  procédés? 

1.  Voir,  pour  une  orientation  générale  à  travers  ces  systèmes,  la  très  belle 
préface  de  Wilhclm  Mannhardt  au  t.  II  des  Wald-  und  Feldkiilte,  Berlin,  1877, 
p.  I-XL,  complétée  et  mise  à  jour,  en  1886,  par  l'introduction  de  M.  Charles 
Michel  à  la  Mythologie  de  M.  Andrew  Lang,  trad.  fr.  de  M.  Parmentier  ;  ou 
une  jolie  étude  de  M.  G.  Meyer  dans  ses  Essays  und  Studien  zur  Sprachges- 
chiclUe  und  Volkskunde,  Berlin,  1885. 


53 


III 


THÉORIE   ARYENNE 


Quand  le  grand  Jacob  Grimm  appliqua  aux  légendes  popu- 
laires allemandes  son  esprit  génial  et  comme  enfantin  tout 
ensemble,  —  génial  par  ses  dons  de  construction,  enfantin  par 
le  naïf  amusement  qu'il  prenait  à  ces  contes,  —  une  pensée 
patriotique  le  guidait  surtout  K  II  sentit  qu'il  surnageait,  en 
ces  fictions  flottantes  autour  de  lui,  les  débris  des  pensées,  des 
rêves  et  des  croyances  des  ancêtres.  «  Comme  les  sables  bleus, 
verts  et  roses  avec  lesquels  les  enfants  jouent  dans  l'île  de 
Wight,  elles  sont  le  détritus  de  plusieurs  couches  de  pensées 
et  de  langages  ensevelies  profondément  dans  le  passé.  »  Les 
traits  de  mœurs  plus  spéciaux,  les  superstitions,  les  imaginations 
merveilleuses  que  renferment  les  contes  du  fo^^er,  il  les  rappor- 
tait à  l'enfance  préhistorique  de  la  patrie.  Les  contes  lui  appa- 
rurent comme  le  patrimoine  commun  des  peuples  aryens,  qu'ils 
auraient  emporté  avec  eux  au  cours  de  leurs  migrations.  Ces 
fictions,  aujourd'hui  incomprises,  c'était  le  retentissement 
alTaibli,  l'écho  à  peine  perceptible,  le  travestissement  obscur 
des  anciens  mj^thes  germaniques.  Comment,  à  sa  suite,  «  les 
Simrock  et  les  J.  W.  Wolf  crurent  retrouver  dans  chaque 
conte,  dans  chaque  légende  romanesque  ou  hagiographique,  une 
divinité  nordique  »,  c'est  ce  qu'on  lira  dans  le  remarquable 
exposé  que  Mannhardt  a  tracé  du  système  de  Grimm  -. 

Bientôt  les  fondateurs  de  la  mythologie  comparée  devaient 
transporter  la  méthode  de  Grimm  sur  le  terrain  plus  vaste  des 
sciences  indo-germaniques.  Hardiment,  les  Kuhn  et  les  Max 
Millier  comparèrent  les  mythes  glorieux  des  Védas,  des  Eddas, 

1.  Mes  sources  principales  pour  ce  résumé  de  la  théorie  aryenne,  sont  : 
la  grande  édition  des  Kinder-  und  Hausmàrchen  des  frères  Grimm,  3  vol., 
1856;  Kuhn,  die  Ilerahkunft  des  Feuers  und  des  Goettertvanks,  Berlin,  1859; 
Michel  Bréal,  Mélanges  de  Mythologie  et  de  Linguistique,  Paris,  1878;  Max 
Mûller,  Nouvelles  leçons  sur  la  science  du  langage,  trad.  G.  Harris  et  G.  Per- 
rot,  1867,  1868;  Max  Mûller,  Essais  sur  la  mythologie  comparée,  trad, 
G.  Perrot,  Paris,  1873;  A.  de  Gubernatis,  Zoological  Mythology,2  vol.,  1872. 

2.  Mannhardt,  0/?.  cit.,  p.  XIH-XIV. 


—  54  — 

des  poèmes  homériques  et  hésiodiques  avec  les  obscures  fictions 
que  colportent  encore  les  paysans,  et  tentèrent  de  reconstituer 
ainsi  une  sorte  de  mythologie  préhistorique  et  aryenne,  d'où 
seraient  issus  au  même  titre  le  panthéon  germanique  et  le  monde 
divin  des  Hindous,  des  Grecs  et  des  Romains. 

On  sait  par  quelle  brillante  théorie  l'école  de  Kuhn,  de 
Schwartz,  de  MM.  Max  Miiller  et  Bréal,  explique  la  genèse  et 
la  nature  de  ces  mythes  primitifs  :  comment,  au  temps  de 
l'unité  de  la  race  aryenne  et  en  une  période  transitoire  de  l'évo- 
lution de  la  langue  que  l'on  appelle  «  l'âge  mythopœique,  » 
à  la  faveur  d'une  véritable  «  maladie  du  langage,  »  de  simples 
affirmations  sur  les  phénomènes  naturels,  sur  le  lever  de  l'aurore, 
sur  le  crépuscule,  la  nuit,  l'orage,  l'alternance  des  saisons,  se 
seraient  transformées  en  des  affirmations  sur  des  personnages 
imaginaires,  mythiques  :  en  sorte  que  nos  ancêtres  les  Aryas, 
avant  de  se  séparer  pour  former  les  groupes  slave,  germanique, 
grec,  latin,  celtique,  iranien,  indien,  auraient  développé  une 
copieuse  mythologie  fondée  sur  une  sorte  de  poésie  de  la  Nature, 
et  que  les  dieux  et  les  héros  seraient  simplement  des  formes 
anthropomorphiques  dés  phénomènes  naturels.  ^ 

Les  Aryas,  en  se  séparant,  auraient  donc  emporté  avec  eux,  non 
pas  leur  langue  seule,  mais  ces  mythes  communs.  Ils  vivent 
encore,  déformés,  au  sein  des  races  isolées,  en  lutte  avec  les  idées 
supérieures  —  le  christianisme  et  la  science  —  qui,  lentement, 
les  tuent.  Les  contes  populaires  modernes  en  renferment  encore 
les  détritus,  comme  de  la  poussière  d'astres.  Ils  sont  comme  le 
patois  de  la  mythologie.  On  peut  souvent,  dans  nos  contes,  en 
lavant  l'uniforme  badigeon  des  idées  chrétiennes,  retrouver, 
presque  efPacée,  la  primitiA^e  peinture  païenne,  et  sous  l'image 
actuelle  de  la  Vierge  Marie  ou  des  saints,  découvrir  quelque 
vieille  divinité  germanique  :  les  fées,  les  ogres,  les  mille  lutins 
qui  jouent  ou  se  combattent  dans  nos  contes  merveilleux,  sont 
les  représentants  d'anciens  héros  légendaires,  qui,  eux-mêmes, 
incarnaient  primitivement  les  puissances  de  la  Nature  et  leurs 
luttes. 

Ainsi,  par  de  graduelles  altérations,  les  mythes  primitifs  se 
sont  transformés  en  légendes,  et  les  légendes  en  contes,  a  Le 
«  premier  travail  à    entreprendre   est    donc   de  faire  remonter 


m 


a  chaque  conle  à  une  légende  plus  ancienne,  et  chaque  légende 
«   à  un  mythe  primitif  ^  » 

On  sait  comment  cette  méthode  a  été  depuis  trente  ans  appli- 
quée de  toutes  parts  —  et  souvent  compromise  —  de  Basent  et 
de  Von  Hahn  à  M.  André  Lefèvre,  par  cette  école  de  savants  si 
habile  à  mettre  les  rigueurs  de  la  philologie  au  service  des 
caprices  de  l'imagination.  On  sait  comment,  aujourd'hui  encore, 
M.  de  Gubernatis  prétend  démontrer,  par  l'examen  de  contes 
comme  Gendrillon  et  Psyché,  que  ((  les  nouvelles  populaires,  en 
((  toutes  leurs  parties  essentielles  et  en  beaucoup  de  leurs 
«  détails,  reposent  sur  un  fondement  mythologique,  et  que  les 
«  contes  sont,  le  plus  souvent,  des  mythes  disloqués,  élémen- 
«  taires,  qui  sont  venus,  comme  des  molécules  plus  légères, 
«   s'agréger  à  des  corps  plus  denses  ». 

Mais  laissons,  comme  de  juste,  à  M.  Max  Miiller  le  soin 
d'exposer  plus  complètement  la  théorie.  Nul  mieux  que  lui  n'a  su 
envelopper  de  poésie  cette  vision  préhistorique.  Il  a  vu  de  ses 
yeux  «  la  nourrice  qui  berçait  sur  ses  puissants  genoux  les 
((  deux  ancêtres  des  races  indiennes  et  germaniques  »  et  leur 
disait  les  mythes  primitifs.  Il  a  sui^d  ces  mythes,  dans  leur  long 
exode,  jusqu'au  jour  où  les  divinités,  traquées  par  les  exorcismes 
chrétiens,  trouvèrent  asile  dans  les  contes,  et  où,  ne  pouvant  se 
résigner  à  laisser  mourir  les  dieux  d'hier,  «  les  vieilles  grand'- 
mères  au  cœur  tendre,  ne  fût-ce  que  pour  faire  tenir  tout  le  petit 
monde  tranquille,  »  répétèrent  aux  enfants,  sous  la  forme  de 
contes  inoffensifs,  leurs  légendes,  sacrées  la  veille  encore. 

«  Grecs,  Latins,  Celtes,  Germains  et  Slaves,  dit  M.  Max  Mûl- 
1er,  nous  vînmes  tous  de  l'Orient  par  groupes  de  parents  et 
d'amis,  en  laissant  derrière  nous  d'autres  amis,  d'autres  parents, 
et  après  des  milliers  d'années,  les  langues  et  les  traditions  de 
ceux  qui  allèrent  à  l'Est  et  de  ceux  qui  allèrent  à  l'Ouest  pré- 


1.  C'est  cette  formule,  souvent  répétée,  que,  par  une  curieuse  prescience 
des  théories  prochaines,  Walter  Scott  exprimait  déjà  dans  un  passage  de  la 
Dame  du  lac,  cité  par  M,  A.  Lang  [Mytli,  Custom  and  Religion,  II,  290)  : 
«  On  pourrait  écrire  un  livre  d'un  grand  intérêt  sur  l'origine  des  fictions 
populaires  et  la  transmission  des  contes  d'âge  en  âge  et  de  pays  en  pays.  Le 
mythe  d'une  époque  nous  apparaîtrait  comme  se  transfigurant  en  la  légende 
de  la  période  suivante,  et  la  légende  à  son  tour  comme  se  transformant  jus- 
qu'à produire  les  contes  de  nourrices  des  âges  plus  récents.  )> 


—  56  — 

sentent  encore  de  telles  ressemblances  que  l'on  a  pu  établir, 
comme  un  fait  qui  n'est  plus  à  discuter,  que  les  uns  et  les  autres 
descendent  d'un  tronc  commun.    Mais  nous   allons  maintenant 
plus  loin  :  non  seulement  nous  trouvons  les  mêmes  mots  et  les 
mômes  terminaisons  en  sanscrit  et  en  gothique  ;  non  seulement 
nous  trouvons  dans  le  sanscrit,  le  latin  et  l'allemand,  les  mêmes 
noms  donnés  à  Zeus  et  à  beaucoup  d'autres  divinités;  non  seule- 
ment le  terme  abstrait  qui  représente  l'idée  de  Dieu  est  le  même 
dans  l'Inde,   la  Grèce  et  l'Italie  ;  mais  ces  contes  mêmes,  ces 
Màhrchen  que  les  nourrices  racontent  encore  presque  dans  les 
mêmes  termes,  sous  les  chênes  de  la  forêt  de  Thuringe  et  sous 
le   toit   des   paysans   norwégiens,   et  que  des  bandes  d'enfants 
écoutent  à  l'ombre  des  grands  figuiers  de  l'Inde,  eux  aussi,  ces 
contes  faisaient  partie  de  l'héritage  commun  de  la  race  indo- 
européenne, et  l'origine  nous  fait  remonter  jusqu'à  ce  même  âge 
lointain  où  aucun  Grec  n'avait  encore  mis  le  pied  sur  la  terre 
d'Europe,   où   aucun   Hindou   ne   s'était  baigné    dans    les  eaux 
sacrées  du  Gange.  Cela  semble  étrange,  sans  aucun  doute,  et  a 
besoin  d'être  entouré  de  quelques  réserves.  Nous  ne  voulons  pas 
dire  que  les  ancêtres  des  diverses  races  indo-européennes  aient 
entendu  raconter  l'histoire   de  Blanche  comme  la  Neige  et  de 
Bouffe  comme  la  Bose,  sous  la  forme  même  où  nous  la  trouvons 
aujourd'hui,  que  ces  pères  de  nos  races  la  racontèrent  ensuite  à 
leurs  enfants  et  que  c'est  ainsi  qu'elle  fut  transmise  jusqu'à  nos 
jours...  Il  est  bien  certain  pourtant  que  la  mémoire  d'une  nation 
reste  attachée  avec  une  merveilleuse  ténacité  à  ces  contes  popu- 
laires, et  que  les  germes  d'où  ils  sont  sortis  appartiennent  à  la 
période  qui  précéda  la  dispersion  de  la  race  aryenne;  que  ces 
mêmes  peuples,  qui,  en  émigrant  vers  le  nord  ou  le  sud,  por- 
tèrent avec  eux  les  noms  du  soleil  et  de  l'aurore,  ainsi  que  leur 
croyance  aux  brillantes  divinités  du  ciel,  possédaient  déjà,  dans 
leur  langue  même,  dans  leur  phraséologie  mythologique  et  pro- 
verbiale, les  semences  plus  ou  moins  développées,  qui  devaient 
nécessairement  donner  naissance  aux  mêmes  plantes  ou  à  des 
plantes  très  semblables  dans  n'importe  quel  sol  et  sous  n'importe 
quel  ciel  ^ . 

...  «  C'est  ainsi  que  M.  Dasent  a  suivi  l'altération  graduelle 

1.  M.  Mûller,  Essais  sur  la  myth.  comp.,  traduction  G.  Perrot,  p.  271-3. 


—  57  — 

par  laquelle  le  mythe  se  transforme  en  conte,  par  exemple  dans 
le  cas  du  Chasseur  sauvage,  qui  primitivement  était  Odin,  le  dieu 
germain.  Il  aurait  pu  remonter,  en  cherchant  les  origines  d'Odin, 
jusqu'à  Indra,  le  dieu  des  tempêtes  dans  les  Védas,  et  au-dessous 
même  du  grand  veneur  de  Fontainebleau,  il  aurait  pu  retrouver 
FHellequin  de  France  jusque  dans  l'Arlequin  des  pantomimes... 
Ces  innombrables  histoires  de  princesses  ou  de  jeunes  filles  mer- 
veilleusement belles,  qui,  après  avoir  été  enfermées  dans  de 
sombres  cachots,  sont  invariablement  délivrées  par  un  jeune  et 
brillant  héros,  peuvent  toutes  être  ramenées  à  des  traditions 
mythologiques  relati^^es  au  printemps  affranchi  des  chaînes  de 
l'hiver;  au  soleil  qu'un  pouvoir  libérateur  arrache  aux  ombres  de 
la  nuit;  à  l'aurore,  qui,  dégagée  des  ténèbres,  revient  de  l'occi- 
dent lointain  ;  aux  eaux  mises  en  liberté,  et  qui  s'échappent  de 
la  prison  des  nuages  ^...  » 

Bref,  les  contes  populaires  sont  la  transformation  dernière  et 
l'aboutissement  d'anciens  mythes  solaires,  stellaires,  crépuscu- 
laires, nés  chez  nos  ancêtres  aryens  avant  leur  séparation.  Ils 
continuent  à  vivre  dans  l'intérieur  de  la  race  aryenne  et  ne  se  trans- 
mettent point  de  peuple  à  peuple,  ou  ne  s'échangent  que  très 
rarement.  La  méthode  j)our  les  étudier  consiste  à  en  chercher  le 
noyau  mythique,  en  appliquant  les  règles  de  la  philologie  com- 
parée, à  le  dépouiller  de  sa  gangue  d'éléments  adventices  et  à 
déterminer  les  transformations  graduelles  du  mythe  primitif. 


IV 


LA    THÉORIE   ANTHROPOLOGIQUE 

On  sait  quelle  belle  guerre  est  menée  depuis  quinze  ans  contre 
l'école  de  M.  Max  Millier.  On  lui  a  contesté  ses  résultats,  ses 
méthodes,  ses  principes.  Depuis  Mannhardt  jusqu'à  M.  James 
Darmesteter,  combien  de  savants  l'ont  abandonnée,  brûlant  ce 
qu'ils  avaient  adoré  !  Combien,  depuis  Bergaigne  jusqu'à  M.  Barth, 
ont  fait  effort  pour  dissiper  l'ivresse  linguistique  qui  nous  grisait, 
pour  dépouiller  les  Védas  de  leur  autorité  sacrée,  pour  démontrer 

1.  Ibid.  p.  283. 


—  o8  — 

qu'ils  représentent  non  pas  une  poésie  primitive  de  l'humanité, 
mais  l'œuvre  artificielle  d'une  corporation  sacerdotale  fermée, 
non  pas  les  conceptions  des  Arjas  en  la  période  d'unité  de  la 
race,  mais  une  phraséologie  exclusivement  indienne,  non  pas  une 
mythologie  sur  la  voie  du  devenir,  mais  une  littérature  de  théo- 
logiens beaux  esprits  !  Combien  ont  contesté  à  l'école  sa  théorie 
de  l'âge  mythopœique  et  de  la  maladie  du  langage,  et  ont  réduit, 
comme  le  voulait  Mannhardt,  les  conquêtes  de  la  mythologie 
philologique,  à  trois  ou  quatre  identités  stériles,  telles  que  Dyaus 
=  Zeus  =  Tiu  ;  Varouna  =  Ouranos;  Sâramêva  =  Hermeias! 
Combien,  depuis  M.  Andrew  Lang  jusqu'à  M.  Gaidoz,  ont  raillé 
les  dissensions  intestines  d'une  école  où,  selon  Schw^artz,  les 
orages  auraient  été  l'élément  mythologique  par  excellence,  tan- 
dis que,  selon  M.  Max  Mïdler,  le  même  rôle,  dans  les  légendes, 
serait  tenu  par  la  paisible  Aurore,  ou,  d'après  un  récent  théori- 
cien, par  le  Crépuscule  !  Combien  n'ont  voulu  voir  dans  ces 
mythes  solaires,  orageux  ou  crépusculaires  —  clefs  à  toutes  ser- 
rures, —  qu'une  sorte  de  fantasmagorie  monotone,  qui  suppose- 
rait que,  sur  les  hauts  plateaux  de  l'Asie  centrale,  «  nos  ancêtres 
n'auraient  pas  eu  d'occupation  plus  chère  que  de  causer  de  la 
joluie  et  du  beau  temps  !  » 

Il  est  manifeste  que  ces  théories  traversent  une  j^ériode  sinon 
de  déclin,  du  moins  de  recul  ou  d'arrêt,  et  la  jeune  école  rivale, 
qui  profite  grandement  des  défiances  dont  souffre  la  philologie 
comparée,  a  su  édifier  pour  les  contes  populaires  une  théorie 
nouvelle,  encore  en  voie  de  formation,  d'ascension  première  et 
de  jDremier  succès. 

Voici,  brièvement,  quelles  sont  ses  j)ositions  K 
Quel  est  l'objet  de  tout  système  mythologique?  C'est  d'expli- 
quer  l'élément  stupide,   sauvage   et  irrationnel  des  mythes,  la 
mutilation  d' Ouranos,  le  cannibalisme  de  Cronos,  Déméter  aux 


1.  Cette  analyse  des  théories  de  l'école  anthropologique  repose  principa- 
lement sur  les  ouvrages  suivants  :  E.  Tylor,  Researclies  into  the  eovly  his- 
tory  of  Mankind,  Londres,  1865;  Prifuiih'e  culture,  1871  ;  —  Andrew  Lang  : 
Custom  and  Myth.,  2«  éd.,  1885;  la  Mythologie,  1886;  Myth,  Bitual  and  Reli- 
gion, 2  vol.,  1887;  son  introduction  à  la  traduction  des  Kinder-  und  Ilaus- 
maerclien  par  Mistress  Hunt,  Londres,  188'i  ;  son  introduction  aux  contes  de 
Perrault,  1888,  Oxford;  —  enfin,  la  collection  de  la  revue  Mélusine,  1878, 
1882  et  années  suivantes. 


—  59  — 

naseaux  de  cheval,  Artémis  aux  trois  têtes  bestiales,  Hermès 
itliyphallique,  Athénè  aux  yeux  de  chouette,  Indra  au  corps  de 
bélier  et  dont  les  ennemis  Vritra  et  Ahi,  sont  des  serpents,  bref 
toutes  ces  légendes  qui  répugneraient  au  plus  grossier  des  Papous 
ou  des  Canaques  et  qui,  pourtant,  forment  pour  une  grande  part 
la  religion  de  Phidias,  d'Aristophane  ou  celle  des  sages  brah- 
manes. L'école  nouvelle  en  rend  comjDte  non  plus  par  une  mala- 
die du  langage  qui  aurait  développé  des  mythes  célestes  sans 
nulle  adhésion  de  la  conscience  et  de  la  croyance  ;  mais  elle  les 
explique  par  une  maladie  de  la  pensée  ;  ou  plus  exactement,  ces 
mythes  seraient  des  survivances  d'un  état  d'esprit  par  lequel 
toute  race  a  dû  passer  avant  de  se  civiliser.  Les  mythes  repré- 
sentent d'anciennes  croyances  réelles,  des  explications  cosmogo- 
niques  qui  ont  suffi  en  leur  temps  et  auxquelles  on  a  réellement 
cru,  des  légendes  qui  reflètent  exactement  les  usages,  les  rites, 
les  pensées  quotidiennes  de  leurs  créateurs. 

Comment  nous  rendre  compte  d'un  état  d'esprit  qui  fut  normal 
jadis,  et  qui  nous  paraît  monstrueux?  Des  siècles  de  culture  l'ont 
aboli  dans  notre  vieille  Europe.  Mais  regardons  autour  de  nous. 
Sur  notre  terre,  rapetissée  par  les  explorations  plus  faciles, 
toutes  les  phases  traversées  par  l'humanité  au  cours  de  son  déve- 
loppement comptent  encore  des  représentants  vivants.  Voici,  tout 
près  de  nous,  des  hommes,  nos  contemporains,  nos  voisins,  nos 
semblables,  qui  vivent  dans  les  mêmes  conditions  intellectuelles 
que  les  ancêtres  de  nos  races  glorieuses.  Ce  sont  les  sauvages. 
Ces  Zoulous,  ces  Huarochiris,  ces  Namaquas,  ces  Botocudos,  ne 
méprisons  pas  de  les  interroger.  L'anthropologie  nous  donnera 
la  clef  des  mythes.  A  comparer  les  mille  documents  que  d'ores  et 
déjà  nous  possédons  sur  eux,  ces  bégaiements  d'idées  religieuses, 
ces  linéaments  grossiers  de  littérature  orale,  ces  étranges  con- 
ceptions animistes,  fétichistes,  ces  totems,  ces  tabous,  on  arrive 
à  comprendre  l'état  d'esprit  qui  produisit  les  mythes,  comme  un 
arbre  porte  ses  fruits.  On  constate  qu'il  y  a  des  Zeus  esquimaux, 
des  Héraclès  apaches,  des  Indras  algonquins,  des  Odins  maoris, 
tout  comme  il  y  a  des  Huîtzilopochtlis  helléniques,  des  Cagn 
hindous  et  des  Tangaroas  Scandinaves.  Les  mythes  sauvages 
éclairent  ceux  des  plus  nobles  mythologies,  qui  sont  les  résidus 
d'une  époque  primitive,  laquelle  s'appelait  Sauvagerie. 


—  60  -- 

Comme  toute  école  naissante  aime  à  se  chercher  des  ancêtres 
et  à  se  constituer  une  galerie  de  portraits  de  famille,  l'école 
anthropologique  invoque,  comme  précurseurs,  Fontenelle  et  le 
président  de  Brosses,  qui  disait  dès  1760,  dans  son  livre  intitulé 
Le  culte  des  dieux  fétiches  :  «  En  général,  il  n'y  a  pas  de  meil- 
leure méthode  pour  percer  les  voiles  de  l'antiquité  que  d'observer 
s'il  n'arrive  pas  encore  quelque  part  sous  nos  yeux  quelque  chose 
d'à  peu  près  pareil  K  »  Une  idée  aussi  juste  en  soi  et  aussi 
simple  a  pu  se  présenter  à  beaucoup  d'esprits,  si  bien  que  c'est 
l'un  des  plus  déterminés  védisants,  Schwartz,  qui,  à  en  juger  par 
une  citation  piquante  de  Mannhardt,  a,  le  premier,  donné  une 
définition  nette  du  système  futur  :  «  Selon  Schwartz,  dans  la 
masse  des  légendes  encore  vivantes  parmi  le  peuple,  est  enclose 
une  mythologie  inférieure ,  où  survit  un  moment  embryonnaire 
de  la  vie  des  dieux  et  des  démons,  bien  que  dieux  et  démons  nous 
soient  attestés,  sous  une  forme  plus  développée,  par  des  témoi- 
gnages historiques  fort  antérieurs.  Les  légendes  populaires  ne 
nous  transmettent  donc  pas,  comme  le  voulait  Grimm,  un  résidu 
déformé,  un  écho  affaibli  de  la  mythologie  de  l'Edda,  mais  au 
contraire  les  germes,  les  éléments  fondamentaux  d'où  s'est  déve- 
loppée la  mythologie  supérieure  ~.  » 

Pourtant,  l'école  ne  prit  vraiment  conscience  d'elle-même  que 
le  jour  où  E.  Tylor  appliqua  systématiquement  à  la  mythologie 
les  méthodes  de  l'anthropologie  comparée.  Mannhardt,  qui  le 
suivit,  mourut  trop  tôt.  Mais  l'école  compte  aujourd'hui,  sous  la 
digne  conduite  de  M.  Andrew  Lang  en  Angleterre,  de  M.  Gaidoz 
et  de  la  vaillante  Mélusine  en  France,  une  pléiade  de  partisans 
qui  adoptent  ces  formules  de  M.  Gaidoz  :  «  Le  vrai  fondement 
des  recherches  mythologiques  est  vm  examen  de  l'état  psycholo- 
gique de  l'homme,  suivant  la  méthode  de  M.  Tylor La  mytho- 
logie s'explique  par  le  folk-lore  et  les  récits  mythiques  sont  la 
combinaison  et  le  développement  d'idées  du  folk-lore.  » 

Quelle  est  donc  l'attitude  de  l'école  en  présence  des  contes 
populaires?   «   Le   cannibalisme,   dit  M.   Lang  ^^   la  magie,  les 

1.  Cette  phrase  sert  d'épigraphe  au  t.  III  de  Mélusine. 

2.  Mannhardt,  Baiim-  und  Fcldkulte,  II,  xxii. 

3.  Il  est  juste  de  citer  ici  un  passage  étendu  de  M.  Lang,  où  il  expose  son 
système.  Nous  l'empruntons  au  tome  I  àe  Myth^  Ritualand  Religion,  chap.  II. 


—  61  — 

cruautés  les  plus  abominables  paraissent  tout  naturels  aux  sau- 
vages qui  croient  aussi  à  des  relations  de  parenté  entre  les 
hommes  et  les  animaux.  Ces  traits  se  retrouvent  à  chaque  pas 
dans  les  contes  de  Grimm,  et  cependant  on  ne  peut  pas  dire  que 


Le  chapitre  XVIII  (tome  II)  du  même  ouvrage  traite  plus  spécialement  de 
l'origine  des  contes  : 

«  Une  science  est  née,  qui  étudie  l'homme  en  toutes  ses  œuvres  et  eu 
toutes  ses  pensées,  en  tant  qu'il  évolue.  Cette  science,  l'anthropologie  com- 
parée, étudie  le  développement  de  la  loi,  issue  de  la  coutume;  le  développe- 
ment des  armes  depuis  le  bâton  ou  la  pierre  jusqu'au  plus  récent  fusil  à 
répétition;  le  développement  de  la  société  depuis  la  horde  jusqu'à  la  nation. 
C'est  une  étude  qui  ne  dédaigne  pas  de  s'arrêter  aux  tribus  les  plus  arrié- 
rées et  les  plus  dégradées,  tout  comme  aux  peuples  les  plus  civilisés,  et  qui, 
fréquemment,  trouve  chez  les  Australiens  ou  les  Nootkas  le  germe  d'idées  et 
d'institutions  que  les  Grecs  ou  les  Romains  portèrent  à  la  perfection,  ou  qu'ils 
conservèrent,  en  atténuant  un  peu  leur  primitive  rudesse,  au  sein  même  de 
la  civilisation. 

Il  est  inévitable  que  cette  science  étende  aussi  la  main  sur  la  mythologie. 
Notre  dessein  est  d'appliquer  la  méthode  anthropologique  — l'étude  de  l'évo- 
lution des  idées  depuis  le  sauvage  jusqu'au  barbare,  et  du  barbare  jusqu'au 
civilisé,  —  dans  la  province  du  mythe,  des  rites  et  de  la  religion...  A  l'aide 
de  l'anthropologie,  nous  démontrerons  qu'il  existe  actuellement  un  état  de 
l'intelligence  humaine,  dont  le  mythe  est  le  fruit  naturel  et  nécessaire.  Dans 
tous  les  systèmes  antérieurs,  les  théoriciens  partaient  de  cette  idée  accordée 
que  les  créateurs  des  mythes  furent  des  hommes  munis  d'idées  philoso- 
phiques et  morales  analogues  aux  leurs  propres,  —  idées  que,  pour  cer- 
taines raisons  politiques  ou  religieuses,  ils  auraient  enveloppées  dans  les 
voiles  bizarres  de  l'allégorie.  Nous  tenterons  au  contraire  de  prouver  que 
l'esprit  humain  a  traversé  un  état  tout  à  fait  différent  de  celui  des  hommes 
civilisés,  pendant  lequel  des  choses  semblaient  naturelles  et  raisonnables 
qui,  maintenant,  apparaissent  comme  impossibles  et  irrationnelles,  et  que, 
pendant  cette  période,  s'il  a  produit  des  mythes  qui  survivent  encore  dans  la 
civilisation,  il  les  a  nécessairement  produits  tels  qu'ils  semblent  étranges  et 
incompréhensibles  à  des  civilisés. 

Notre  première  question  sera  :  a-t-il  existé  une  période  de  la  société 
humaine  et  de  l'intelligence  humaine,  où  des  faits  qui  nous  paraissent  mons- 
trueux et  irrationnels  —  les  faits  correspondant  aux  incidents  sauvages  des 
mythes  —  étaient  acceptés  comme  les  faits  courants  de  la  vie  quotidienne?... 
On  sait  que  les  Grecs,  les  Romains,  les  Aryas  de  l'Inde  à  l'époque  des  com- 
mentateurs sanscrits,  les  Egyptiens  du  temps  des  Ptolémées  et  d'époques 
plus  anciennes,  étaient  aussi  embarrassés  que  nous  par  les  aventures  de 
leurs  dieux.  Or  y  a-t-il  un  état  connu  de  l'intelligence  humaine  où  de  sem- 
blables aventures,  les  métamorphoses  d'hommes  en  animaux,  en  arbres,  en 
étoiles,  et  tous  ces  bizarres  incidents  qui  nous  embarrassent  dans  les  mytho- 
logies  civilisées,  sont  regardés  comme  les  éléments  possibles  de  la  vie 
humaine  de  chaque  jour?  Notre  réponse  est  que  tout  ce  que  nous  regardons 
dans  les  mythologies  civilisées  comme  irrationnel  n'apparaît  aux  sauvages, 
nos  contemporains,   que  comme  une  partie  intégrante  de  l'ordre  des  choses 


—  62  — 

ce  soient  là  des  choses  familières  aux  Allemands  de  l'époque  his- 
torique. Il  faut  donc  que  nous  ayons  affaire  ici  à  des  survivances 
dans  des.  contes  populaires,  qui  remontent  à  l'époque  où  les 
ancêtres  des  Germains  ressemblaient  aux  Zoulous.  »  Ces  sor- 
ciers, ces  revenants,  ces  animaux  qui  parlent,  ces  ogres,  ces  fées, 
cette  communion  constante  de  l'homme  avec  une  nature  fantas- 
tique, ce  n'est  pas  l'imagination  des  civilisés  qui  a  créé  cette 
absurde  féerie  :  ce  sont  des  restes  de  manières  de  penser  et  de 
croire  abolies.  Ici  c'est  un  ancien  totem,  là  un  tabou,  et  pour 
expliquer  ces  merveilles,  il  faut  parfois  s'adresser  aux  Bassoutos, 
aux  Ilurons,  aux  Kamchadales.  a  Le  but  est  d'analvser  les  contes 
«  en  les  ramenant  aux  conceptions  élémentaires,  psjcholo- 
«  giques,  mythologiques,  religieuses,  sur  lesquelles  ils  reposent  : 
((  et  beaucoup  de  ces  conceptions  appartiennent  à  la  sauvagerie.  » 


THEORIE    DES    COl^'CIDEiNCES    ACClDEiNÏELLES 

Avant  d'aller  plus  loin,  il  faut  nous  arrêter  un  instant,  pour 
faire  justice  d'une  opinion  fausse,  qu'on  peut  appeler  la  théorie 
de  l'accident. 

accepté  et  naturel,  et,  dans  le  passé,  apparaissait  comme  également  ration- 
nel et  naturel  aux  sauvages  sur  lesquels  nous  avons  quelques  renseignements 
historiques.  Notre  théorie  est  donc  que  l'élément  sauvage  et  absurde  de  la 
mythologie  est,  le  plus  souvent,  un  legs  des  ancêtres  des  races  civilisées,  qui 
jadis  n'étaient  pas  dans  un  état  intellectuel  plus  élevé  que  les  Australiens, 
les  Boschismans,  les  Peaux  Rouges...  L'élément  absurde  des  mythes  doit 
être  expliqué  le  plus  souvent  comme  «  survU'ance  »  ;  l'âge  de  l'esprit  humain 
auquel  cet  élément  absurde  a  survécu  est  un  âge  où  n  existaient  pas  encore 
nos  idées  les  plus  communes  sur  les  limites  du  possible,  où  toutes  choses 
étaient  conçues  de  tout  autre  façon  qu'aujourd'hui  :  et  cet  âge,  c'est  celui  de 
la  sauvagerie. 

Il  est  universellement  admis  que  des  survivances  de  cette  nature  rendent 
compte  de  nombreuses  anomalies  dans  nos  institutions,  nos  lois,  notre  vie 
sociale,  voire  dans  nos  vêtements  et  dans  les  menus  usages  de  la  vie.  Si  des 
restes  isolés  des  anciens  temps  persistent  ainsi,  il  est  plus  que  probable  que 
d'autres  restes  survivent  aussi  dans  la  mythologie,  si  l'on  tient  compte  du 
pouvoir  conservateur  du  sentiment  religieux  et  de  la  tradition.  Notre  objet 
est  donc  de  prouver  que  1'  «  élément  stupide,  sauvage  et  irrationnel  »  des 
mythes  des  peuples  civilisés  s'explique,  soit  comme  une  survivance  do  la 
période  de  sauvagerie,  soit  comme  un  emprunt  d'un  peuple  cultivé  à  ses  voi- 
sins sauvages,  soit  enfin  comme  une  imitation  d'anciennes  données  sauvages 
par  des  poètes  postérieurs  et  réfléchis.  » 


—  63  — 

Chaque  conte  ou  chaque  type  de  contes  aurait  pu  être  inventé 
et  réinventé  à  nouveau,  un  nombre  indéfini  de  fois,  en  des  temps 
et  des  lieux  divers,  et  les  ressemblances  que  Ton  constate  entre 
les  contes  de  divers  pays  proviendraient  de  l'identité  des  procé- 
dés créateurs  de  l'esprit  humain. 

Cette  théorie  suppose  qu'on  laisse  un  certain  vague  mystique 
à  l'idée  de  création  populaire;  qu'on  yA^oie  je  ne  sais  quelle  force 
d'invention  collective,  anonyme,  impersonnelle,  différente  de  l'in- 
vention poétique  lettrée,  individuelle.  Terra  ultro  fructificat.  La 
légende  se  dégage  du  génie  de  nos  paysans  d'Auvergne  ou  de 
Bretagne  aussi  naturellement  que  la  fumée  s'échappe  de  leurs 
chaumières. 

A  vrai  dire,  il  n'y  a  point  là  proprement  une  doctrine  con- 
sciente d'elle-même;  nous  n'avons  point  affaire  à  une  école  £ivec 
son  chef,  ses  disciples,  ses  schismatiques,  ses  adversaires.  C'est 
moins  un  système  organisé  qu'une  première  attitude  de  l'esprit  en 
présence  du  problème.  C'est  une  hypothèse  qui  se  présente  volon- 
tiers à  l'esprit  de  tout  apprenti  folk-loriste ,  au  début  des 
recherches,  et  ne  résiste  pas  aux  faits. 

Certes,  on  peut  admettre  que  le  libre  jeu  de  l'intelligence 
humaine  reproduise,  en  des  temps  et  des  pays  divers,  la  même 
idée,  la  même  fantaisie  très  simple  :  on  trouve  dans  l'art  grec 
archaïque  et  chez  les  anciens  Mexicains  des  poteries  très  ana- 
logues, dont  la  ressemblance  s'explique  par  la  similitude  des 
matériaux,  des  outils,  du  degré  de  civilisation. 

De  même,  on  peut  admettre  qu'un  proverbe,  —  c'est-à-dire 
une  même  image,  une  même  métaphore,  une  même  réflexion 
morale  —  ait  pu  se  présenter  à  deux,  trois,  dix  esj)rits  indéj^en- 
dants  les  uns  des  autres;  on  peut  admettre  la  même  création 
répétée  pour  une  devinette,  bien  qu'il  y  ait  ici  plus  de  caprice 
individuel  ;  on  peut  et  l'on  doit  admettre,  pour  les  chansons  popu- 
laires, que  le  même  thème  sentimental,  très  général,  soit  né  de 
lui-même  sur  des  terres  très  différentes. 

Mais  il  n'est  pas  moins  vrai  qu'on  reste  frappé  du  très  petit 
nombre  de  proverbes,  de'  devinettes  ou  de  tjqies  de  chansons 
historiquement  représentés,  de  leur  caractère  contingent,  fantai- 
siste et  nullement  nécessaire  ,  et  du  nombre  considérable  de 
formes  où  le  même  proverbe,  le  même   type   de  chansons,  la 


—  64  — 

même  devinette  reparaît  :  ce  qui  implique  forcément,  dans  la 
grande  majorité  des  cas,  création  unique,  souvenir,  répétition, 
transmission. 

Pour  les  contes,  l'hypothèse  ne  saurait  même  pas  s'exprimer 
clairement. 

Il  est  certain  que  les  types  généraux,  les  cycles  de  contes 
(cycle  de  la  femme  obstinée,  cycle  des  ruses  de  femme)  ou  les 
éléments  merveilleux  des  contes  (animaux  qui  j^arlent,  objets 
magiques)  n'ajDpartiennent  ni  à  un  pays,  ni  à  un  temps,  et  que 
ces  éléments  ont  pu  et  dû  être  mille  fois  réinventés.  Mais  ce  que 
nous  retrouvons  dans  les  diverses  littératures  populaires,  si 
nous  passons  d'un  recueil  sicilien  à  un  recueil  norvs^égien,  ce 
n'est  pas  seulement  des  types  généraux  de  contes  identiques, 
ce  sont  les  mêmes  contes  particuliers  :  c'est  parmi  les  millions 
de  ruses  de  femmes  qu'on  aurait  pu  imaginer,  un  nombre  res- 
treint de  ruses  spéciales  [la  Bourgeoise  d'Orléans,  les  Tresses, 
le  Chevalier  à  la  robe  vermeille)  et,  parmi  les  millions  de  contes 
merveilleux  qu'on  aurait  pu  imaginer,  un  nombre  restreint  de 
récits  très  circonstanciés  [la  Belle  et  la  Bête ,  Jean  de  VOurs, 
Cendrillon),  c'est-à-dire  des  contes  organisés  qui  se  répètent, 
ayant  l'unité  d'une  œuvre  d'art,  la  complexité  d'une  intrigue  de 
roman,  portant  l'empreinte  d'un  esjDrit  créateur. 

Ces  observations  sont  d'ailleurs  trop  simples.  Sauf  quelques 
coïncidences  négligeables  qui  ont  pu  suggérer  le  même  thème 
très  général  et  très  peu  circonstancié  à  deux  esprits  indépen- 
dants i,  il  faut  que  chaque  conte  ait  été  imaginé  un  certain  jour, 
quelque  part,  par  quelqu'un.  Quand?  Où?  Par  qui?  La  question 
reste  entière,  et  nul  système  ne  serait  viable  qui  ne  pourrait 
admettre  que  les  contes  se  propagent  par  voie  d'emjDrunt. 

En  fait,  nulle  école  aujourd'hui  existante  ne  soutient  le  para- 
doxe contraire. 

Grimm  y  a  recouru  jadis  comme  à  une  échappatoire  propice. 
Il  avait  besoin  de  cette  étrange  théorie  de  l'accident  :  son  hyj)o- 
thèse  générale  n'était-elle  pas  que  les  contes,  imaginés  par  les 

1.  Nous  rencontrerons  plus  loin  des  formes  de  quelques  fabliaux  [lai 
d'Ai'istote,  les  quatre  souhaits  Saint-Martin)  dont  les  rapports  sont  si  peu 
compliqués  que  nous  sommes  en  peine  de  décider  si  nous  avons  affaire  à  des 
variantes  d'un  même  conte  ou  à  des  contes  distincts,  plusieurs  fois  réinven- 
tés. 


6V 

Aryas  en  la  période  crunité  et  transportés  avec  eux  dans  leurs 
migrations,  n'avaient  cessé  d'être  l'apanage  exclusif  de  la  race 
indo-européenne?  Chaque  famille  isolée  conservait  cet  héritage, 
qui  ne  franchissait  que  très  malaisément  les  frontières  d'une 
langue  et  d'un  peuple  :  car  la  dernière  chose  qu'un  peuple 
emprunte  à  un  autre,  ce  sont,  disait-il,  ses  contes  de  fées. 

Cette  opinion  était  fort  soutenable  au  début  des  recherches  de 
Grimm,  alors  qu'on  n'avait  guère  collectionné  de  contes  qu'en 
Europe.  Mais  depuis,  on  en  a  recueilli  chez  les  Kalmouks  qui  ne 
sont  pas  aryens,  chez  les  Japonais  qui  ne  sont  pas  aryens,  etc.. 
et  ce  sont  souvent  les  mêmes  contes  ! 

Grimm,  qui  n'était  pas  sans  connaître  des  contes  africains  ana- 
logues à  ses  contes  allemands,  s'obstina  pourtant  à  soutenir  que, 
sauf  quelques  cas  isolés,  les  contes  ne  se  propageaient  jamais  par 
emprunts  ;  et  c'est  alors  qu'il  exprima  l'idée  que  ces  ressemblances 
pouvaient  s'expliquer  par  des  coïncidences  :  «  Il  y  a  des  situations 
si  simples  et  si  naturelles  qu'elles  réapparaissent  partout ,  comme 
ces  mots  qui  se  reproduisent  sous  des  formes  toutes  semblables 
en  des  langues  qui  n'ont  aucun  rapport  entre  elles,  parce  que  des 
peuples  divers  ont  imité  de  manière  identique  des  bruits  de  la 
nature  * .  » 

Aujourd'hui  je  doute  qu'il  se  trouve  encore  des  folk-loristes 
pour  défendre  cette  position  devenue  intenable.  Il  a  semblé  pour- 
tant à  plusieurs  que  M.  Andrew  Lang  était  de  ceux-là.  M.  Cos- 
quin-,  M.  Krohn^^  M.  Sudre^ ,  M.  Jacobs^,  d'autres  encore,  dont 
je  fus,  avaient  noté  dans  ses  livres,  nombre  de  passages  inquié- 
tants; tel  celui-ci  :  «  Nous  croyons  impossible,  pour  le  moment, 
de  déterminer  jusqu'à  quel  point  il  est  vrai  de  dire  que  les  contes 
ont  été  transmis  de  peuple  à  peuple  et  transportés  de  place  en 
place  dans  le  passé  incommensurable  de  l'espèce  humaine,  oujus- 

1.  Oui  certes  ;  mais  ces  coïncidences  qui  ont  pu  faire  réinventer  des  contes 
très  simples  ont  précisément  la  môme  importance  que  les  onomatopées  pour 
la  comparaison  de  deux  langues.  C'est-à-dire  que,  comme  les  onomatopées, 
elles  sont  très  rares  et  négligeables. 

2.  E.  Cosquin,  L'origine  des  contes  populaires  européens  et  les  théories 
de  M.  Lang,  1891,  p.  6. 

3.  Kaarle^rohn,  Bar  und  Fuchs,  Helsingfors,  1891, 

4.  L.  Sudre,  Les  Sources  du  romande  Renart,  Paris,  1893,  p.  8. 

5.  J.  Jacobs,  Cinderella  in  Britain,  dans  le  numéro  de  septembre  1893 
de  la  revue  Folk-lore. 

Bédier.  —  Les  Fabliaux.  5 


—  66  — 

qu'à  quel  point  ils  peuvent  être  dus  à  l'identité  de  l'imag-ination 
humaine  en  tous  lieux...  Comment  les  contes  se  sont-ils  répan- 
dus? c'est  ce  qui  demeure  incertain.  Beaucoup  peut  être  dû  à 
l'identité  de  l'imagination  dans  les  premiers  âg-es;  quelque 
chose  à  la  transmission  ^ .  » 

Il  semblait  donc  bien  que  M.  Lang  se  rangeât  à  la  théorie  de 
l'accident,  qu'il  fût,  comme  on  dit,  un  «  casualiste  ».  lia  récem- 
ment protesté  avec  autant  d'esprit  que  d'énergie-.  «  Nous  sommes 
des  millions  de  mortels,  dit-il  avec  mélancolie,  et  chacun  de  nous 
vit  isolé,  heureux  s'il  réussit  à  se  faire  comprendre,  en  gros,  de 
lui-même.  »  Il  lui  semble,  nous  dit-il,  qu'il  s'est  entretenu  par 
téléphone  avec  des  correspondants  très  lointains  —  un  peu  durs 
d'oreille  — qui  ont  innocemment  dénaturé  son  message.  Il  affirme 
que  nous  nous  sommes  tous  trompés  —et  il  ne  se  peut  qu'il  n'ait 
raison,  —  concédant  d'ailleurs  que,  dans  le  passage  ci-dessus 
rapporté,  il  eût  mieux  fait  de  transposer  les  mots  beaucoup  et 
quelque  chose  et  de  dire  :  «  Quelque  chose  peut  être  dû  à  l'iden- 
tité de  l'imagination  dans  les  premiers  âges ,  beaucoup  à  la 
transmission.  »  Ce  «  quelque  chose  »  que  le  libre  jeu  de  l'ima- 
gination indépendante  pourrait  inventer  et  réinventer  à  nouveau, 
ce  ne  serait  d'ailleurs  jamais  un  conte  organisé,  avec  sa  succession 
de  multiples  péripéties  ;  ce  serait  seulement,  en  des  contes  tota- 
lement différents,  un  même  incident,  une  même  idée  fantastique 
ou  superstitieuse.  Toutes  les  fois  que  reparaît,  chez  d^eux  peuples 
différents,  la  même  intrigue  circonstanciée  et  précise,  M.  Lang 
admet —  comme  l'exige  le  bon  sens  —  qu'il  y  a  eu  transmission. 
Mais  il  est  aussi  des  contes  qui  ne  présentent  en  commun  qu'une 
même  idée  centrale,  et,  dans  ce  cas,  il  se  peut  que  la  similitude  des 
croyances  ou  du  développement  social,  ou  la  parité  générale  de 
l'imagination  ait  procréé,  ici  et  là,  des  thèmes  généraux  iden- 
tiques, d'où  sont  issus  des  contes  différents.  Et  quand  on  a  vu 
quels  exemples  significatifs  allègue  M.  Andrew  Lang,  en  ces 
articles  auxquels  le  mieux  est  de  renvoyer  le  lecteur,  il  apparaît 

1.  Introduction  de  M.  Lang' aux  Contes  des  frères  Grinim. 

2.  D'abord  dans  deux  articles  qu'il  a  bien  voulu  consacrer  à  la  critique  de 
la  première  édition  de  ce  livre  :  l'un  dans  la  Satuvday  Res'iew  du  2  sep- 
tembre 1893,  l'autre  d'Ans  VAcadeiny  à  la  date  du  10  juillet  1893;  puis  dans 
une  importante  polémique  avec  M.  Jacobs.  (V.  la  rc\nc Folk-lore ,  numéros  de 
septembre  et  de  décembre  1893.) 


—  67  — 

que  sa  thèse,  réduite  à  ces  termes,  est  plus  que  vraisemblable  : 
elle  est  vraie. 

Mais,  puisque  M.  A.  Lang-  rejette  la  théorie  de  l'accident,  on 
ne  voit  plus  qui  la  défend.  Elle  pouvait  séduire  quelques-uns  au 
temps  de  Grimm;  mais  aujourd'hui  nos  collections,  multipliées  à 
profusion,  nous  montrent  que  chaque  conte  reparaît  chez  une  tren- 
taine 'de  nations  différentes  :  ce  qui  suppose  —  si  l'on  n'admet 
pas  simplement  des  emprunts  d'un  peuple  à  l'autre  — que  trente 
peuples  auraient,  indépendamment  les  uns  des  autres,  réussi  à 
combiner,  de  manière  identique,  les  mêmes  éléments,  pour  for- 
mer fortuitement  le  même  récit. 

Cette  hypothèse  est  donc  bien,  comme  nous  disions,  une  atti- 
tude première  et  toute  provisoire  de  l'esprit  :  elle  est  de  celles 
qui  s'évaporent  dès  qu'on  les  regarde  fixement.  En  fait,  il  n'y  a 
pas  de  ((  casualistes  ^  ». 


VI 


LA    THEORIE    ORIE>TALISTE 

Ces  deux  systèmes  —  théorie  aryenne,  théorie  anthropologique 
de  l'origine  des  contes  —  si  opposés,  se  rencontrent  du  moins 
en  ceci  :  l'un  et  l'autre  admettent  que  les  contes  populaires 
offrent  aux  mythologues  des  éléments  précieux.  Que  les  éléments 
des  contes  soient  des  mythes  solaires  ou  des  mythes  sauvages, 
ce  sont  des  mythes.  Qu'ils  reflètent  les  plus  anciennes  concep- 
tions de  la  race  aryenne  ou  les  croyances  des  différents  peuples 
au  temps  où  ils  vivaient  encore  en  l'état  de  sauvagerie,  les  contes 
nous  ramènent  vers  un  lointain  passé  préhistorique. 

Or,  c'est  ce  point  de  départ  même  que  conteste  un  troisième 
système,  qu'il  nous  reste  à  définir  :  le  système  indianiste  de  l'ori- 
gine des  contes. 

Ce  système,  j^lus   ancien  que  ses   deux  rivaux,  ne   s'est  pas 

1.  Ce  qui  porterait  surtout  à  le  croire,  c'est  que  M.  Jacobs  ne  trouve  guère 
à  nommer,  comme  soutiens  de  cette  théorie,  que  M.  A.  Lang,  qui  proteste, 
et  moi,  qui  n'ai  jamais  écrit  à  ce  propos  que  les  trois  pages  qui  précèdent. 
«  M,  Bédier,  dit-il,  est  le  casualiste  même.  M.  Bédier  is  the  quite  casualist.  » 
—  J'en  suis  surpris. 


—  68  — 

laissé  ébranler  par  eux  :  sceptique  en  présence  des  hypothèses 
étvmolog-iques  de  l'école  de  Max  MûUer,  dédaigneux  des  compa- 
raisons instituées  par  l'école  anthropologique  entre  les  mythes 
grecs  ou  germaniques  et  les  croyances  des  Achantis,  il  oppose 
une  fin  de  non  recevoir  à  toute  tentative  d'exj^lication  des  mythes 
que  renfermeraient  les  contes  jDopulaires. 

Il  croit  à  l'existence  d'une  source  commune  d'où  les  contes 
populaires  se  seraient  répandus  sur  le  monde. 

Cette  source  n'a  point  commencé  à  sourdre  en  des  âges  primi- 
tifs, mais  à  une  époque  parfaitement  historique,  dans  une  terre 
parfaitement  déterminée,  —  et  cette  terre  est  l'Inde. 

«  Le  plus  grand  nombre  des  contes  poj^ulaires  européens,  — 
dit  M.  Reinhold  Kœhler  en  répétant  les  paroles  de  Théodore  Ben- 
fey,  —  ainsi  que  beaucouj)  des  nouvelles  qui  se  sont  réjDandues 
vers  la  fin  du  moyen  âge  dans  les  littératures  occidentales,  sont 
ou  bien  directement  indiens  ou  bien  provoqués  par  la  littérature 
indienne.  »  —  M.  Cosquin  dit  de  même  :  «  Les  recherches  de 
Théodore  Benfey  démontrent  que  l'immense  majorité  des  contes 
se  sont  formés  dans  l'Inde,  d'où  ils  ont  rayonné,  à  des  époques 
parfaitement  historiques ,  se  répandant  de  peuple  à  peuple ,  par 
voie  d'emprunt.  »  — Et  M.  Gaston  Paris  :  «  Les  récits  orientaux 
qui  ont  pénétré  en  si  grande  masse  dans  les  diverses  littératures 
européennes,  viennent  de  l'Inde,  et,  qui  plus  est,  ont  un  caractère 
essentiellement  bouddhique.  » 

Cette  théorie  est  la  seule  qui  nous  intéresse  directement.  Car, 
seule,  elle  explique  par  les  mêmes  moyens  l'origine  de  toutes  les 
catégories  de  contes,  fables,  fabliaux  ou  contes  de  fées. 

Pour  nous,  qui  n'étudions  qu'une  province  de  la  novellistique, 
nous  n'avons  pas  qualité  pour  nous  prononcer  entre  les  théories 
aryenne  et  anthropologique.  Nous  bornant  à  affirmer  cette  con- 
viction profonde  que  beaucoup  de  contes  j)longent  par  leurs 
racines  jusqu'aux  âges  préhistoriques,  nous  n'avons  pas  à  décider 
s'ils  renferment  des  détritus  de  mA^thes  célestes,  ou  s'il  faut  con- 
fier  aux  Samoyèdes,  aux  Bechuanas  et  aux  Iroquois  l'exégèse  de 
Cendrillon  et  du  Petit  Poucet.  Car  ni  M.  Max  Millier,  ni  même 
M.  de  Gubernatis  n'ont  jamais  découvert  le  moindre  mythe  cré- 
pusculaire ni  auroral  dans  l'histoire  de  la  Dame  qui  fjst  trois 
tours  entour  le  moustier\  et,  de  même,  ni  M.  Lang  ni  M.  Gaidoz 


—  69  — 

ne  soutiendront  jamais  qu'il  faille  expliquer  par  un  totem  poly- 
nésien le  fabliau  de  la  Grue,  ni  par  un  tabou  des  sauvages 
Samoans  ou  des  Ojibways  le  Chevaliei^  qui  fist  sa  femme 
confesse. 


VII 


Pourquoi  donc  avons-nous  soulevé,  à  propos  de  nos  seuls 
fabliaux,  cette  lourde  question  de  l'origine  des  contes  popu- 
laires ? 

Le  voici. 

C'est  que,  si  les  raisons  sont  valables  qui  font  venir  de  l'Inde 
nos  fabliaux,  elles  valent  aussi  pour  l'ensemble  des  contes  popu- 
laires ;  et  aucune  théorie  mythologique ,  quelle  qu'elle  soit, 
actuelle  ou  à  naître,  ne  peut  rester  indifférente  à  l'école  de 
Benfey. 

Soit  le  conte  de  Psyché,  M.  Max  Millier  l'explique  par  un 
mythe  :  Psyché  ou  Urvacî,  coupables  d'avoir  vu  leurs  époux, 
c'est  l'Aurore  qui  se  cache,  dès  qu'apparaît  le  soleil.  Pour 
M.  Lang,  au  contraire,  cette  lég-ende  est  fondée  sur  une  loi  de 
l'étiquette  sauvage  :  un  mari  et  sa  femme  ont  transgressé  ce 
commandement  mystique,  ce  tabou,  commun  aux  sauvages  du 
Fouta,  aux  Yoroubas  d'Amérique,  aux  Circassiens,  aux  Fidjiens, 
aux  Spartiates,  et,  selon  Hérodote,  aux  Milésiens,  et  qui  défend 
à  de  jeunes  époux  de  se  voir  nus,  et  à  la  femme  de  prononcer  le 
nom  de  son  mari.  —  Vienne  la  théorie  orientaliste  :  elle  renvoie 
dos  à  dos  les  mvtholo2:ues,  l'un  avec  son  mvthe  solaire,  l'autre 
avec  son  tabou  polynésien;  voici  une  forme  indienne  de  Psyché'] 
ce  conte  est  indien,  ne  cherchez  pas  plus  avant. 

Cendrillon  s'assied  dans  les  cendres  du  foyer,  c'est-à-dire  sui- 
vant la  mythologie  comparée,  «■  dans  les  nuages  gris  de  l'Aurore.  » 

—  Non,  dit  M.  Lang,  c'est  un  souvenir  des  règles  du  Gavelkind 
qui  donne  le  foyer  comme  part  d'héritage  au  plus  jeune  enfant. 

—  Voici,  rispote  un  orientaliste,  que   ce  conte  est  attesté  dans 
l'Inde;  il  suffît,  ne  cherchez  pas  plus  avant  :  il  est  indien. 

Pour  tel  adepte  de  la  mythologie  comparée,  qui,  d'ailleurs, 
compromet  la  théorie,  le  Petit  Poucet,  le  gentil  héros  qui  sème 
des  cailloux  et  des  miettes  de  pain,  est  la  Nuit  qui  sème  les  étoiles» 


—  70  — 

Ses  démêlés  avec  l'Ogre  lui  rappelleront  la  lutte  de  la  Nuit  contre 
le  Soleil  levant.  —  M.  Lang,  au  contraire,  se  bornera  à  consi- 
dérer certains  éléments  du  conte  :  ces  petits  enfants  cachés  par 
la  femme  de  l'ogre  et  trahis  par  leur  odeur  de  chair  fraîche,  il  les 
a  retrouvés  dans  le  folk-lore  des  Namaquas,  des  Zoulous  et  des 
sauvages  du  Canada  ;  de  même,  les  Euménides  d'Eschyle  flairent 
Oreste;  et  cette  fréquence  des  traits  de  cannibalisme  dans  les 
contes  européens  lui  sera  un  témoignage  de  l'ancienne  sauvage- 
rie de  nos  races.  A  propos  des  bottes  de  sept  lieues,  il  rappellera 
que  le  même  incident  de  héros  aidés  dans  leur  fuite  par  quelque 
objet  magique  rejDaraît  dans  les  contes  des  Zoulous,  des  Cafres, 
des  Iroquois,  des  Japonais,  des  Allemands  et  les  sandales  d'or 
qu'Hermès  chausse  dans  l'Odyssée  (V,  45)  lui  reviendront  en 
mémoire.  —  Mais  un  orientaliste  riposte  :  le  Petit  Poucet  vient 
de  l'Inde,  et  tout  est  dit. 

L'école  de  M.  Max  Millier  explique  le  succès  du  plus  jeune  fils 
dans  les  contes  par  une  allégorie  du  Soleil  récemment  levé.  — 
Selon  la  théorie  anthropologique ,  cette  préférence  pour  le  der- 
nier-né est  un  souvenir  du  droit  de  jiiveignerie,  du  Jûngsten- 
recht.  —  Pour  un  orientaliste,  si  ces  mœurs  ne  sont  pas  en  contra- 
diction avec  celles  de  l'Inde,  il  suffit,  ne  cherchez  pas  plus  avant. 

Or,  tant  que  la  théorie  orientaliste  ne  fait  venir  de  l'Inde  que 
les  simples  contes  à  rire,  les  nouvelles,  les  fables,  elle  reste  indif- 
férente aux  mythologues.  Aussi  l'une  et  l'autre  école  mytholo- 
gique lui  fait-elle  la  grâce  de  l'accueillir  en  partie.  Il  est  indiffé- 
rent au  système  de  M.  Max  Millier  que  Perrette  et  le  pot  au  lait 
vienne,  ou  non,  de  conteurs  bouddhistes,  et  M.  Max  Mïiller  lui- 
même  s'est  attaché  à  démontrer  l'origine  indienne  de  cette 
fable. 

Il  est  indifférent  de  même  à  M.  Lang  ou  à  M.  Gaidoz  que  le 
conte  des  Ti^ois  bossus  ménestrels  m.i  été,  ou  non,  inventé  sur  les 
bords  du  Gange;  les  deux  écoles  admettent  donc  volontiers  l'ori- 
gine indienne,  ou  la  propagation  à  partir  de  l'Orient,  de  tous  les 
contes  à  rire  et  de  toutes  les  fables  que  l'on  voudra. 

Mais  tout  autre  est  la  prétention  de  l'école  orientaliste.  Elle 
fait  venir  de  l'Inde,  non  pas  seulement  les  nouvelles  et  les  fables, 
mais  aussi  les  contes  merveilleux.  Gomme  ses  arguments  sont  les 
mêmes  pour  tous  les  groupes  de  contes,  elle  prétend  avec  raison 


^  71  — 

qu'on  ne  peut  lui  accorder  l'origine  indienne  des  contes  à  rire, 
sans  que  cette  concession  entraîne  du  coup  l'origine  indienne  des 
contes  merveilleux. 

Ni  l'école  philologique,  ni  l'école  anthropologique,  ni  aucun 
autre  système  mythologique  imaginable  ne  peut  donc  rester 
inditYérent  en  présence  de  l'hypothèse  indianiste.  Il  faut  néces- 
sairement que  tout  système  mythologique  la  repousse  :  car  elle 
lui  arrache  ses  matériaux  les  plus  précieux,  les  contes  populaires  ; 
—  ou  bien  il  faut  qu'il  l'accepte  :  et,  l'acceptant,  il  se  tue  du 
même  coup. 

La  théorie  orientaliste,  vraie,  rend  superflues  toutes  recherches 
ultérieures;  fausse,  elle  gêne  la  science.  Pourtant  elle  n'a  jamais 
été  attaquée  de  front. 

Nul,  si  l'on  excepte  M.  Gaidoz,  en  quelques  brillants  articles 
de  Mélusine  et  M.  Andrew  Lang,  en  vingt  pages  énergiques  et 
rapides  son  livre  Myth,  Ritual  and  Religion^,  ne  l'a  directe- 
ment attaquée. 

Les  mythologues  les  j^lus  âpres  à  contester  l'origine  indienne 
des  contes  merveilleux  ont  concédé  pourtant  cette  origine  pour 
les  autres  contes.  Et  qui  ne  voit  que  c'est  se  désarmer  ? 

C'est  donc  quand  la  théorie  orientaliste  prétend  ramener  à 
l'Inde  les  contes  merveilleux  qu'elle  paraît  le  plus  faible.  —  C'est 
quand  elle  soutient  l'origine  indienne  des  nouvelles  qu'elle  paraît 
le  j^lus  solide  et  qu'elle  a  été  le  moins  contestée.  C'est  là  surtout 
que  nous  l'attaquerons. 

Et  si  elle  cède  à  ces  attaques  —  ou,  après  moi,  à  des  attaques 
mieux  dirigées,  —  la  science  des  traditions  populaires  et  la  mytho- 
logie recouvreront  plus  de  liberté  et  seront  délivrées  d'une 
pesante  entrave. 

1.  Tome  II,  p.  299-320.  J'avais  parlé  trop  légcremeut,  dans  ma  première 
édition,  de  cette  esquisse  de  réfutation.  Je  fais  ici,  comme  je  dois,  amende 
honorable. 


—  72  — 


CHAPITRE  II 

EXPOSÉ  DE  LA  THÉORIE  ORIENTALISTE  ET  PLAN  D'UNE 
CRITIQUE  DE  CETTE  THÉORIE 

I.  Historique  de  la  théorie  :  Ses  humbles  commencements  de  Huet  à  Sil- 
vestre  de  Sacy.  Ses  prétentions  et  son  succès  depuis  Théodore  Benfey. 

IL  .Ses  arguments  sous  sa  forme  actuelle  :  Les  contes,  soutient-elle,  nés 
dans  ITnde,  sont  parvenus  en  Europe,  par  voie  littéraire  et  par  voie 
orale,  au  moyen  âge.  Car  :  i°  Absence  de  contes  populaires  dans  l'an- 
tiquité. 2°  Influence  au  moyen  âge  des  grands  recueils  orientaux  tra- 
duits en  des  langues  européennes;  rôle  des  Byzantins,  des  Arabes,  des 
Juifs.  3°  Survivance  de  mœurs  ou  de  croyances  indiennes  ou  boud- 
dhiques dans  nos  contes.  4"  Les  versions  occidentales  de  nos  contes 
apparaissent  comme  des  remaniements  des  formes  orientales. 

III.  Plan  (Tune  réfutation^  qui  reprendra,  dans  les  chapitres  suivants,  cha- 
cun de  ces  arguments. 

Nous  réunirons  ici  en  un  faisceau  les  arguments  essentiels  de 
l'école  orientaliste,  avec  toute  la  force,  toute  la  clarté,  toute  l'im- 
partialité qu'il  nous  sera  possible. 

Auparavant,  quelques  remarques  sur  sa  genèse  et  son  histoire 
sont  nécessaires. 


I 


HISTORIQUE   DE    LA    THEORIE 

Elle  est  française  par  ses  plus  lointaines  origines,  et  l'on  peut 
dire  que,  déjà,  elle  existait  en  puissance  aux  temps  reculés  où 
La  Fontaine  fît  connaissance  avec  le  sage  Bidpaï. 

Dès  1G70,  le  savant  évêque  d'Avranches,  Daniel  Huet,  disait 
expressément  :  «  11  faut  chercher  la  première  origine  des  romans 
dans  la  nature  de  l'homme,  inventif,  amateur  des  nouveautez  et 
des  fictions. . .  et  cette  inclination  est  commune  à  tous  les  hommes  ; 
mais  les  Orientaux  en  ont  toujours  paru  plus  fortement  possédez 
que  les  autres  ;  et  leur  exemple  a  fait  une  telle  impression  sur  les 
nations  de  l'Occident  les  plus  polies,  qu'on  peut  avec  justice  leur 


—  73  — 

en  attribuer  l'invention.  Quand  je  dis  les  Orientaux,  j'entends 
les  Egyptiens,  les  Arabes,  les  Perses,  les  Indiens  et  les  Syriens  ^.  » 

Huet  plaçait  donc  l'origine  des  fictions  dans  un  Orient  vague 
et  indéterminé,  et  pour  des  raisons  plus  vagues  encore  et  plus 
indéterminées. 

Au  commencement  du  xviii'^  siècle,  cet  Orient  se  limita. 
Egyptiens,  Perses,  Indiens  et  Syriens  furent  un  peu  sacrifiés,  au 
profit  des  seuls  Arabes.  C'est  le  grand  succès  des  Mille  et  une 
Nuits  qui  créa  ce  préjugé.  Grâce  aux  Galland,  aux  Cardonne, 
aux  d'Herbelot,  l'imagination  des  peuples  de  l'Islam  passa  pour 
la  toute  puissante  créatrice  des  fictions.  De  même  que  les  Arabes 
avaient  introduit  en  Europe  l'aubergine  et  l'estragon,  ils  y 
avaient  importé,  un  beau  jour,  la  rime  et  les  contes. 

Ainsi,  dès  le  siècle  dernier,  l'idée  du  système  orientaliste  avait 
germé.  Et  comment?  Dans  l'esprit  d'érudits  excellents,  à  qui 
manquait  simplement  le  sens  de  ce  qui  est  primitif  et  populaire, 
et  persuadés  qu'on  pouvait  se  poser  ces  questions  :  a  qui  a  inventé 
les  contes?  quel  jour  fut  découverte  la  rime?  »  au  même  titre  que 
celles-ci  :  «  quel  jour  a  été  inventée  l'imprimerie?  qui  a  décou- 
vert les  propriétés  de  l'aiguille  aimantée?  »  Ils  commettaient 
innocemment  un  sophisme  d'humanistes  et  de  rhéteurs,  analogue 
à  celui  des  Grecs  qui  cherchaient,  étymologistes  naïvement  ambi- 
tieux, quel  rapport  unissait  dans  les  mots  le  sens  au  son,  et  pour- 
quoi ces  deux  syllabes  :  iizr.oç,  et  non  d'autres,  servaient  à  dési- 
gner le  cheval.  Les  Grecs  oubliaient  qu'à  l'époque  où  ils  se 
posaient  ce  problème,  leurs  mots  étaient  déjà  fort  vieux,  et  fort 
vieille  leur  civilisation.  De  même,  nos  anciens  orientalistes 
oubliaient  que  l'humanité  était  bien  vieille  déjà,  lorsqu'elle  pro- 
duisit les  premiers  romans  que  nous  connaissons,  et  que  chercher 
«  l'origine  des  fictions  »,  c'était  se  poser  un  problème  identique 
à  celui  des  origines  de  l'esprit  humain.  Les  plus  anciennes  qu'ils 
connussent  étaient  arabes,  persanes,  indiennes  :  ils  proclamaient 
donc  que  les  Orientaux  avaient  inventé  les  fictions.  Mais  ce  n'est 
là  que  la  période  embryonnaire  de  la  théorie,  qui  devait  encore 
subir,  pendant  la  première  moitié  de  ce  siècle,  une  lente  incuba- 
tion. 

En  1816,  parut  le  célèbre  ouvrage  de  Silvestre  de  Sacy  :  Calila 

1.   Traité  de  l'origine  des  romans,  p,  12  de  l'éd.  de  1711. 


—  74  — 

ei  Dimna  ou  les  FaJAcs  do  Biclpaï  en  arabe.  Appliquant  son  esprit 
sagace  à  l'examen  des  diverses  rédactions  de  ce  livre,  le  plus 
vaste  et  le  plus  répandu  des  recueils  de  contes  orientaux,  il  prou- 
vait que  la  plus  ancienne  forme  n'en  était  ni  arabe,  ni  persane, 
mais  indienne. 

Parce  que  c'est  lui  qui  établit  ce  fait  considérable,  on  se 
réclame  aujourd'hui  volontiers  de  son  grand  nom,  bien  à  tort,  je 
crois  :  car  Silvestre  de  Sacy  n'a  pas  été  le  fauteur,  du  moins 
conscient,  de  la  théorie. 

Son  livre  n'est,  en  effet,  qu'un  travail  de  bibliographe  génial. 
Il  s'est  borné  à  démêler  l'écheveau  compliqué  des  divers  remanie- 
ments orientaux  du  Calila^  et  ne  s'est  jamais  permis  aucune 
remarque  qui  outrepassât  les  promesses  modestes  de  son  sous- 
titre  :  Mémoire  sur  Voriçjine  de  ce  livre^  et  sur  les  diverses  tra- 
ductions c/ui  en  ont  été  faites  dans  VOrient.  Le  problème  général 
de  l'origine  des  contes  ne  paraît  pas  s'être,  un  seul  instant,  pré- 
senté à  son  esprit,  et  je  ne  pense  pas  qu'on  puisse  trouver  dans  son 
livre  une  conclusion  plus  générale  que  celle-ci  :  «  Je  ne  crains 
pas  d'affirmer  que  toutes  les  règles  de  la  saine  critique  assurent 
à  l'Inde  l'honneur  d'avoir  donné  naissance  à  ce  recueil  d'apo- 
logues., qui  fait,  encore  aujourd'hui,  l'admiration  de  l'Orient  et 
de  l'Europe  elle-même.  La  conclusion  que  je  tire  de  tout  ce  que 
je  viens  d'exposer  n'est  pas  absolument  que  le  Pantchatantra  soit 
antérieur  à  Barzou^^èh,  ce  qui  cependant  est  extrêmement  vrai- 
semblabe;  elle  n'est  pas  même  qu'avant  Barzoujèh,  tous  les  apo- 
logues que  celui-ci  réunit  dans  le  livre  de  Galila  fussent  déjà 
rassemblés,  dans  l'Inde,  en  un  seul  recueil.  Tout  ce  que  je  pré- 
tends établir,  c'est  que  les  originaux  des  aventures  de  Galila  et 
Dimna,  et  des  autres  apologues  réunis  à  celui-là,  avaient  été  effec- 
tivement apportés  de  l'Inde  dans  la  Perse  ^.  »  On  le  voit  :  nulle 
tendance  à  exagérer  la  portée  de  ces  faits  de  pure  bibliographie, 
mais  une  prudente  abstention. 

Déjà  son  élève,  Loiseleur-Deslongchamps  généralisait  plus  que 
lui,  lorsqu'il  lui  dédiait,  en  1848,  son  Essai  sur  les  fables 
indiennes  et  sur  leur  introduction  en  Europe. 

Ce  même  roman  de  Calila,  dont  S.  de  Sacy  avait  classé  les 
rédactions  orientales,  Loiseleur-Deslongchamps  le  suivait  à  tra- 

1.   Calila  et  Dimna,  p.  8, 


—  75  — 

vers  ses  différents  avatars  européens  ;  de  plus,  il  montrait  qu'une 
autre  importante  collection  de  récits  orientaux,  les  Fables  de  Sen- 
dabar,  remontait,  elle  aussi,  à  un  original  indien.  Il  ne  s'arrêtait 
point  là  :  versé  dans  la  connaissance  des  nouvelles  et  des  fables 
des  conteurs  français  et  italiens,  il  s'attachait  à  les  comparer  avec 
celles  de  ses  auteurs  indiens,  et  ne  manquait  pas  de  reconnaître, 
en  chacune  d'elles,  «  une  imitation  »  de  Bidpaï  ou  de  Sendabar. 
La  vieille  idée,  courante  depuis  Hu&t,  le  préoccupait  :  «  Il  y  a 
toute  apparence,  disait-il,  que  c'est  en  Orient,  et  plus  particuliè- 
rement dans  l'Inde,  qu'il  faut  chercher  l'orig-ine  de  l'apologue... 
Il  faut  remonter  jusqu'au  moyen  âge  pour  trouver  l'introduction 
de  ces  fictions  dans  les  compositions  européennes.  C'est  un  exa- 
men bien  curieux  à  faire,  et  l'histoire  de  ces  recueils  de  contes  et 
de  fables  peut  contribuer  à  éclairer  cette  question  ' .  » 

Vers  1840,  on  voit  en  effet  se  répandre  cette  idée,  nettement 
visible  chez  Loiseleur-Deslongchamps,  chez  Robert-,  chez  de 
Puybusque^,  chez  Brockhaus  %  etc..  :  les  contes  qui  se  trouvent 
à  la  fois  en  Occident  et  en  Orient  sont  issus  de  l'Inde,  et  c'est  là 
une  vérité  acquise  à  la  science  par  le  grand  Silvestre  de  Sacy. 

Le  très  prudent  Silvestre  de  Sacy  a-t-il,  en  effet,  exposé  cette 
opinion  dans  quelque  mémoire  que  j'ignore?  Il  est  possible,  mais 
je  soupçonne  que  c'est  la  vieille  idée  de  l'évêque  d'Avranches  qui 
chemine  sourdement,  et  que  les  disciples  de  Sacy  croient  pouvoir 
lui  attribuer.  Il  s'est  produit  sans  doute,  ici  comme  dans  l'his- 
toire de  tant  de  systèmes,  ce  phénomène  bien  connu  du  grossis- 
sement insensible  et  continu  des  faits  primitifs  à  mesure  qu'ils 
passent  du  premier  observateur  au  disciple,  du  savant  au  vulga- 
risateur. C'est  ce  que  Renan  définit  si  bien  :  «  Les  résultats  n'ont 
toute  leur  pureté  que  dans  les  écrits  de  celui  qui  les  a,  le  pre- 
mier, découverts.  Il  est  difficile  de  dire  combien  les  choses,  en 
passant  de  main  en  main,  en  s 'écartant  de  leur  source  première, 
s'altèrent  et  se  défaçonnent,  sans  mauvaise  volonté  de  la  part  de 
ceux  qui  les  empruntent.  Tel  fait  est  pris  sous  un  jour  un  peu 
différent  de  celui  sous  lequel  on  le  vit  d'abord;  on  ajoute  une 

1.  Op.  cit.,  pp.  4,  6,  33,  etc.. 

2.  Fables  inédites  des  AII^,  XIII^  et  XIV^  siècles,  1825. 

3.  Le  comte  Lucanor,  apologues  du  xiii^  siècle,  1851. 

4.  Die  Mahrchensammlung  des  Sri  Somadeva  Bhatta,  Mém.  de  lAc.  de 
S.-Pétershourg,  1839,  p.  126,  ss. 


^  76  — 

réflexion  que  n'eût  pas  faite  l'auteur  des  travaux  originaux,  mais 
qu'on  croit  pouvoir  légitimement  faire.  On  avance  une  généralité 
que  l'investigateur  primitif  ne  se  fût  pas  formulée  de  la  même 
manière.  Un  écrivain  de  troisième  main  procédera  ainsi  sur  son 
modèle,  et  ainsi,  à  moins  de  se  retremper  continuellement  aux 
sources,  la  science  historique  est  toujours  inexacte  et  suspecte^.  » 

Mais  que  l'autorité  de  Silvestre  de  Sacy  ait  été  justement  ou 
témérairement  invoquée,  toujours  est-il  que  la  théorie  allait  se 
précisant  depuis  le  commencement  du  xix'^  siècle. 

Théorie  bien  inoflensive  encore.  N'était  l'habitude  livresque  de 
croire  nécessairement  plagiée  par  Boccace  toute  nouvelle  qui  se 
retrouvait  à  la  fois  dans  le  Décaméron  et  dans  le  Cailla,  n'était 
cette  tendance  à  regarder  les  races  orientales  comme  prédesti- 
nées, par  décret  spécial,  à  inventer  les  fictions,  —  les  opinions  de 
ces  savants  étaient  aussi  justes  que  modérées.  Ils  se  bornaient  à 
constater  l'immense  succès  des  deux  romans  de  Cailla  et  de  Sen- 
dahar^  et  avançaient  que  les  novellistes  ou  fabulistes  européens 
leur  avait  beaucoup  emprunté,  depuis  le  moyen  âge.  Vérités  si 
peu  contestables  qu'elles  ressemblent  à  des  truismes. 

C'est  pourtant  d'une  simple  généralisation  de  ces  modestes 
propositions  que  devait  sortir,  quelques  années  plus  tard,  un 
système  envahissant,  impérieux. 

Non  seulement  les  deux  grands  recueils  indiens,  le  Cailla  et  le 
Sendabar,  avaient  fourni  cent  ou  deux  cents  contes  à  des  novel- 
listes italiens,  français,  espagnols,  à  court  d'invention;  mais 
c'était  presque  tout  le  trésor  de  nos  littératures  populaires  euro- 
péennes qui  s'était  formé  dans  l'Inde.  Dans  l'Inde  prenait  sa 
source  un  immense  fleuve  charriant  des  fables,  une  sorte  de 
fahulosiis  Hydaspes,  qui  avait  inondé  le  monde. 

C'est  un  orientaliste  de  Gœttingue,  Théodore  Benfey,  qui  con- 
struisit ce  système. 

En  1859,  parut  cette  introduction  de  600  pages  à  la  traduction 
allemande  du  Pantchatantra  ~,  monument  d'une  prodigieuse  éru- 
dition, digne  d'un  Scaliger  et  d'un  Estienne.   Dans  le  premier 

1.  L avenir  de  la  science,  p.  241. 

2.  Pantchatantra,  fiinf  Bâcher  indischer  Fuheln,  Mdrchen  iind  Erziihlun- 
gen,  aus  dent  sanskrit  uebersetzt  mit  Einlcitung,  vou  Theodor  Benfey,  2  vol., 
Leipzig-,  1859. 


—  77  — 

succès  de  son  œuvre  colossale,  Benfe}^  fonda  (1860)  une  revue 
destinée  à  montrer  quels  liens  subtils,  puissants  pourtant,  en 
nombre  infini,  nous  rattachent  à  l'Orient.  Il  lui  donna  ce  titre 
significatif  :  Orient  et  Occident,  et  l'on  pourrait  lui  donner  cette 
épigraphe  du  Divan  : 

Wer  sicli  und  André  keiint, 
Wird  auch  hier  erkennen  : 
Orient  und  Occident 
Sind  nicht  mehr  zu  trennen. 

Liebrecht,  Brockhaus,  Gœdeke,  toute  une  pléiade  se  groupa 
autour  de  Benfey  et  prêcha,  d'après  lui,  la  bonne  nouvelle.  Car 
c'est  bien  un  évangile  que  devenait  et  que  devait  demeurer  jus- 
qu'au jour  présent  Y  Introduction  au  Pantchatantra\  les  travaux 
de  la  revue  Orient  et  Occident,  ce  sont  les  Actes  des  Apôtres.  Il 
ne  manqua  guère  à  la  jeune  religion  que  des  hérétiques,  si  l'on 
excepte  le  seul  Weber,  l'illustre  sanscritiste,  qui  protestait  isolé- 
ment dans  ses  Indische  Studien.  Le  Credo,  ce  sont  les  dix  pages 
de  préface  où  le  maître  a  résumé  les  articles  de  foi. 

Veut-on  une  preuve  curieuse  qu'il  s'agit  bien  là  de  dogmes  à 
jamais  promulgués?  Il  s'est  rencontré  un  érudit  après  Benfey, 
dont  on  peut  dire  sans  exagération  que,  depuis  le  premier  homme, 
nul  en  aucun  pays  n'a  jamais  emmagasiné  dans  sa  mémoire  autant 
de  légendes,  de  fables,  de  chansons,  de  proverbes,  de  contes,  de 
devinettes  populaires.  C'est  M.  Reinhold  Kœhler.  Or,  ce  savant 
—  qui,  peut-on  dire,  savait  «  toutes  les  histoires  »  —  s'est  un  jour 
proposé  d'extraire  de  ce  prodigieux  monceau  de  documents 
quelques  idées  générales.  Et  tout  ce  que  ces  milliers  de  récits  lui 
ont  révélé,  c'est  simplement  l'infaillibilité  de  Benfey  :  si  bien  que 
sa  dissertation  sur  l'on^i/ie  des  contes  populaires^  reproduit  exac- 
tement, sans  une  réserve  ni  une  addition,  et  souvent  dans  ses 
termes  mêmes,  la  préface  du  maître. 

Aujourd'hui  encore,  c'est  la  théorie  de  Benfey  qui  domine  et 
triomphe.  C'est  elle  qui  est  supposée,  comme  postulat,  à  la  base 
de  centaines  de  monographies  de  contes,  disjoersées  dans  les 
revues  savantes.   C'est  elle  qui  répand  sa  lumière  sur  la  bril- 

1.  Ueher  die  europdischen  Volksniàrchen,  dans  les  Aufsàtze  ûher  Mârchen 
und  Volkslieder,  hgg.  von  J.  Boite  und  E.  Schmidt,  Berlin,  1893. 


—  78  — 

lante  pléiade  d'érudits  et  de  folk-loristes,  par  qui,  depuis  trente 
ans,  la  science  des  traditions  populaires  est  illustrée,  sur  les  Mar- 
cus  Landau,  les  Félix  Liebrecht,  les  Emmanuel  Cosquin,  les 
Luzel,  les  Comparetti,  les  Giuseppe  Rua.  Les  trois  hommes  qui, 
aujourd'hui,  font  en  ces  études  le  plus  d'honneur  à  leurs  pays 
respectifs,  Max  Mùller  ^  en  Ang^leterre,  R.  Kœhler  en  Alle- 
magne '^,  Gaston  Paris  en  France,  ne  prétendent  —  sauf  à  com- 
menter çà  et  là  et  à  rectifier  la  doctrine  du  maître  —  qu'à  rester 
les  disciples  de  Benfey. 

Par  l'œuvre  de  ces  savants,  la  théorie  orientaliste  est  devenue 
courante,  commune,  officielle.  J'en  eq^pelle  à  tout  lecteur  qui 
n'aurait  pas  fait  une  étude  directe  de  la  question.  N'est-il  pas 
vrai  que,  de  longue  date,  il  connaît  l'hypothèse  indianiste,  pour 
l'avoir  reçue,  enfant,  de  quelque  manuel  de  littérature,  ou  pour 
l'avoir  entendu  dévelojDper  en  quelque  leçon  d'ouverture  de  cours 
d'Université?  N'est-il  pas  vrai  qu'il  l'accepte,  plus  ou  moins  vague- 
ment, par  cette  sorte  de  croyance  provisoire  qu'on  accorde  aux 
systèmes  historiques  ou  philosophiques  que  l'on  n'a  pas  le  temps 
de  contrôler  soi-même?  Je  pourrais  citer,  ici,  par  dizaines,  les 
livres  où  la  théorie  orientaliste  s'est  comme  vulgarisée.  Je  veux 
me  contenter  de  deux  citations,  empruntées  non  à  des  sous-dis- 
ciples, mais  à  deux  savants  de  première  valeur,  A.  Darmesteter 
et  Ten  Brink.  Ils  marquent  au  premier  rang,  l'un  dans  l'histoire 
de  la  linguistique  romane,  l'autre  dans  celle  de  la  philologie  ger- 
manique. Mais  ni  1  un  ni  l'autre  ne  s'est  jamais,  croyons-nous, 
occupé  qu'en  passant  des  traditions  populaires.  Or,  voici  ce 
qu'on  lit  dans  les  Reliques  scientifiques  ^  de  Darmesteter  :  «  Les 
découvertes  récentes  d'une  science  étrangère  nous  ont  appris  que 
le  cadre  de  la  plupart  des  contes  et  des  fables  s'est  formé  loin, 
bien  loin  des  rives  de  la  Seine,  et  dans  une  civilisation  bien  dif- 
férente de  la  nôtre.  C'est  sur  les  bords  du  Gange  qu'ils  ont  été 
créés  par  des  prêtres  bouddhistes,  pour  l'édification  des  fidèles. 

1.  M.  Max  Miiller,  comme  nous  l'avons  vu,  admet  les  théories  de  Benfey 
pour  les  nouvelles  et  les  fables.  Voyez  différents  de  ses  essaysci^  notamment, 
l'étude  intitulée  La  migration  des  fables ^  Essais  de  mythologie  comparée , 
trad.  Perrot,  1873. 

2.  Le  savant  bibliothécaire  de  Weimar,  M.  R.  Koehlcr,  a  été  enlevé  à  la 
science  depuis  que  ces  lignes  ont  été  écrites. 

3.  Reliques  scientifiques^  II,  p.  17.  Leçon  d  ouverture  en  Sorbonne. 


m 


79  — 

On  les  voit,  portés  par  des  traductions  pehlvies,  arabes,  syriaques, 
hébraïques,  latines,  marcher  de  l'Inde  jusqu'en  France,  où  l'art 
de  nos  conteurs  du  moyen  âge  les  rajeunit  et  les  rappelle  à  une 
vie  nouvelle.  »  Voici  quelques  lignes  de  la  belle  Histoire  de  la 
littérature  anglaise  de  Ten  Brink  :  «  C'est  de  l'Inde  que  vient  le 
gros  [die  Haupt masse)  des  nouvelles  du  moyen  âge.  Elles  se  sont 
répandues,  soit  isolément,  par  voie  orale  ou  par  voie  littéraire, 
soit,  et  plus  souvent,  par  l'intermédiaire  de  grandes  collec- 
tions, où  des  contes  isolés  sont  subordonnés  à  un  récit  plus 
général,  qui  les  environne  comme  d'un  cadre.  Ces  collections 
indiennes,  en  passant  par  le  persan,  l'arabe,  la  littérature  rabbi- 
nique,  sont  parvenues  en  Europe,  où,  par  l'intermédiaire  du  grec 
ou  par  quelque  autre  canal,  elles  ont  trouvé  accès  dans  la  littéra- 
ture du  moyen  âge.  Souvent  modifiés,  renouvelés,  contaminés 
par  d'autres  récits,  ces  cycles  de  nouvelles  et  de  contes  merveil- 
leux conservent  pourtant,  dans  leurs  dernières  transformations 
européennes,  les  traces  de  leur  origine  orientale  K  » 

Tant  il  est  vrai  que  la  théorie  s'est  lentement  infiltrée  partout, 
universellement  populaire,  admise,  par  une  sorte  de  jugement 
d'habitude,  de  ceux-là  même  qui  n'en  ont  jamais  vérifié  les  titres  ! 


II 


ARGLMEM'S    DE    LA    THEORIE   INDIANISTE    SOUS    SA    FORME  ACTUELLE 

Quelle  qu'ait  été  son  histoire,  la  voici  sous  sa  forme  accomplie, 
telle  qu'elle  vit,  à  peu  près  immuable,  depuis  Benfey  ^ 

Oublieuse  des  antiques  chimères  de  l'évéque  d'Avranches  et 


i.  Ten  Brink,  Geschichte  der  englischen  Liieratur,  Berlin,  1877,  I,  222. 

2.  Voici  mes  sources  principales  pour  cet  exposé  :  ï Introduction  au  Pant- 
chatantra  de  Benfey  (1859),  son  article  Indien  dans  l'Encyclopédie  d'Ersch  et 
Gruber,  t.  XVII;  une  étude  de  R.  Koehler  publiée  d'abord  dans  les  Weinia- 
risclie  Beitriige  zur  Literatur  und  Kunst,  Weimar,  1865,  réimprimée  nou- 
vellement dans  les  Aufsàtze  ûher  Mcirchen  und  Volkslieder,  hgg.  v.  J.  Boite 
und  E.  Schmidt,  Berlin,  Weidmann;  les  Contes  orientaux  dans  la  littérature 
française  au  moyen  dge,  de  M.  G.  Paris  (Vieweg,  1875);  l'introduction  de 
Benfey  au  roman  syriaque  de  Kalilag  et  Daninag  (pp.  Bickell,  1876)  ;  l'intro- 
duction de  M.  Emmanuel  Cosquin  à  ses  Contes  populaires  de  Lorraine 
(2e  tirage,  1887,  Paris,  Vie^veg). 


—  so- 
dés orientalistes  du  xviii*^  siècle,  à  qui,  pourtant,  elle  doit  peut- 
être  sa  naissance,  la  théorie  se  défend,  avant  tout,  d'être  une 
construction  a  priori  et  déductive  :  elle  nie  être  fondée  Sur  l'hypo- 
thèse préconçue  que  les  Indiens  auraient  possédé  un  don  spécial 
et  privilégié  d'imagination  créatrice. 

Sa  méthode  est  inverse  :  c'est  une  méthode  d'observation  et 
d'induction. 

Développée  depuis  Benfey  par  des  savants  armés  d'érudition 
et  de  patience,  ennemis  des  généralisations  hâtives,  inquiets  des 
témérités  étj^mologiques  de  l'école  de  Max  Millier,  dédaigneux 
des  comparaisons  établies  par  l'école  de  M.  Lang  entre  les 
mythes  antiques  et  les  croyances  des  Botocudos  et  des  Achantis, 
fortifiés  par  le  découragement  qui  suivit  l'échec  partiel  de  la  phi- 
lologie comparée,  —  la  théorie  affecte  avant  tout  un  esprit  de 
positivisme. 

«  La  question  de  l'origine  des  contes,  a  dit  le  chef  de  l'école, 
est  une  question  de  fait  K  »  —  «  C'est  une  question  de  fait,  » 
reprend,  comme  un  écho,  M.  Reinhold  Kœhler  -.  —  «  C'est  une 
question  de  fait,  »  redit  M.  Cosquin  dans  Mélusine  ^,  et  il  répète 
encore  dans  ses  Contes  de  Lorraine  ^  :  «  C'est  une  question  de 
fait.  » 

Il  s'agit  de  prendre  successivement  chaque  type  de  contes,  de 
le  suivre  de  peuple  en  peuple,  d'âge  en  âge,  et  de  voir  où  nous 
conduira  ce  voyage  de  découvertes.  Ce  ne  seront  pas  encore  des 
inductions,  mais  de  simples  et  passives  constatations. 

Or  voici  le  fait  constant,  attesté  par  mille  recherches  indépen- 
dantes les  unes  des  autres. 

Considérons  des  contes  divers,  recueillis  aux  points  les  plus 
opposés  de  l'horizon. 

Prenons,  par  exemple,  un  conte  kalmouk,  du  Sicldi-kiir. 
Qu'est-ce  que  le  Siddi-kur'^  Un  recueil  mogol,  qui  remonte  à  un 
original  sanscrit,  et  il  nous  est  impossible  de  remonter  au  delà  de 
ce  texte  sanscrit. 

Ou  bien,  prenons  un  conte  thibétain,  de  la  collection  Ralston  : 


1.  Pajitcliat.,  préface,  p.  xxvi. 

2.  Wcimavische  Beitrdge,  loc.  cit. 

3.  Mélusine,  t,  I,  col.  276. 

4.  Contes  de  Lorraine,  p.  xv. 


—  81  — 

ce  livre  thibétain  se  dénonce  comme  étant  la  copie  d'un  livre 
sanscrit^  et  il  nous  est  impossible  de  remonter  au  delà  de  ce  texte 
sanscrit. 

Ou  encore,  prenons  un  conte  français,  dans  une  collection  de 
contes  populaires  modernes  :  le  voici  au  xvi^  siècle  dans  Strapa- 
role;  au  xiii^,  dans  un  fabliau;  antérieurement,  dans  un  texte 
hébraïque,  traduit  de  l'arabe;  ce  texte  arab'e  est  lui-même  traduit 
du  pehlvi  ;  on  démontre  que  le  texte  pehlvi  remonte  à  un  original 
sanscrit,  et  il  nous  est  impossible  de  remonter  au  delà  de  ce  texte 
sanscrit. 

((  Donc,  le  terme  de  nos  investigations  est  toujours  l'Inde,  et 
l'Inde  des  temps  historiques.  » 

Puisque  nous  voici  dans  l'Inde,  où  nous  avons  été  conduits 
et  ramenés  involontairement,  passivement,  regardons  autour  de 
nous.  Interrogeons  ce  pays.  Faut-il  nous  étonner  outre  mesure 
de  ce  voyage  qui  semble  étrange,  sans  cesse  recommencé? 

Non,  car  nous  trouvons  dans  l'Inde  d'amples  et  nombreux 
recueils  de  contes  qui  ont  joui,  dans  ce  pays  même,  d'un  succès 
incomparable,  et  qui  se  sont  répandus  par  le  monde  avec  la  même 
puissance  de  diffusion  que  la  Bible. 

Ce  goût  des  Hindous  pour  les  contes  s'explique  historique- 
ment par  l'influence  du  bouddhisme  :  cette  religion  est  avant 
tout  une  morale,  qui  s'est  plu  à  prêcher  par  familières  paraboles. 
D'autre  part,  le  bouddhisme,  qui  est  aujourd'hui  la  religion  de  la 
moitié  de  l'humanité,  recelait  une  incommensurable  force  de 
propagande  :  d'où  la  diffusion  de  ces  contes  hors  de  l'Inde  et  à 
partir  de  l'Inde. 

Ainsi  nous  nous  expliquons  que  l'Inde  soit  devenue  pour  les 
contes  populaires  un  centre,  un  foyer  d'où  ils  ont  rayonné  sur  la 
terre.  Nous  réservons  encore  la  question  de  savoir  si  les  prédica- 
teurs bouddhistes  ont  inventé  les  contes,  ou  s'ils  ont  simplement 
approprié  à  leurs  besoins  des  fictions  qui  préexistaient  ;  dans 
l'Inde  n'est  peut-être  pas  la  source  primitive  des  contes,  mais  là 
est  assurément  le  réservoir,  d'où  ils  ont  coulé  à  flots  sur  les 
pays. 

Mais,  jusqu'ici,  nous  avons  uniquement  suivi  les  contes  de 
livre  en  livre. 

Par  exemple,  partant  d'un  conte  français  du  xiii*'  siècle,  nou$ 

Bédier.  —  Les  Fa,blia,ux.  ^ 


—  83  -. 

qu'on  a  faites  pour  ramener  plusieurs  d'entre  eux  à  la  mythologie 
grecque.  » 

En  second  lieu,  —  puisque  les  contes  ne  pénètrent  en  Europe 
qu'au  moyen  âge,  —  à  quelle  époque  du  moyen  âge  apparaissent- 
ils?  Leur  venue  soudaine  coïncide  soit  avec  l'établissement  de 
relations  plus  intimes  entre  les  peuples  de  l'Occident  et  ceux  de 
l'Orient,  soit  avec  l'apparition  de  traductions  des  recueils  orien- 
taux en  des  langues  européennes.  Il  en  résulte  clairement  que 
les  contes  ont  pénétré  chez  nous  à  la  faveur  de  contacts  plus  par- 
ticuliers de  l'Asie  avec  l'Europe.  Les  principales  occasions  de 
cette  transmission,  il  faut  les  chercher  : 

Dans  l'influence  de  Byzance,  point  central  où  se  touchent  les 
deux  civilisations  ; 

Dans  l'existence  d'un  Orient  latin,  dans  la  rencontre  fréquente 
et  prolongée  des  Asiatiques  et  des  Francs  en  Terre-Sainte,  à  la 
faveur  des  pèlerinages,  ou  surtout  des  Croisades; 

Dans  la  longue  domination  des  Maures  en  Espagne,  et  dans 
le  rôle  de  courtiers  joués  par  les  Juifs  entre  l'Islam  et  le  Chris- 
tianisme. «  Une  large  part  dans  l'introduction  des  apologues  et 
des  contes  orientaux  en  Europe,  dit  M.  Lancereau  ^,  doit  être 
attribuée  aux  Juifs.  Arts,  sciences  et  lettres,  tout  ce  que  les  Arabes 
avaient  emprunté  à  l'Inde  et  à  la  Grèce,  ils  le  transmirent  aux 
peuples  de  l'Occident.  Dès  le  x^  siècle,  leurs  écoles  étaient  floris- 
santes, surtout  en  Espagne.  En  même  temps  qu'ils  traduisaient 
en  hébreu  ou  en  latin  les  auteurs  grecs  les  plus  classiques,  ils 
ne  négligèrent  pas  les  fables  de  l'Orient.  Parmi  ces  vulgarisa- 
teurs, il  faut  citer  en  première  ligne  Pierre  Alphonse,  avec  sa 
Disciplina  clericalis^  le  traducteur  du  Livre  de  Sendabad^ 
l'auteur  de  la  version  hébraïque  du  Kalila  et  Dimna^  et  enfin 
Jean  de  Capoue.  Nos  trouvères  et  nos  vieux  poètes  ont  tiré  de 


1.  Lancereau,  Pantchatantra,  1871,  p.  xxiii.  —  M.  de  Montaiglon  dit  de 
même  (M  R,  I,  Préface)  :  «  Le  vrai  intermédiaire,  c'est  le  peuple  cosmopo- 
lite par  excellence  et  le  seul  qui  le  fût  au  moyen  âge,  c'est-à-dire  les  Juifs, 
Orientaux  eux-mêmes  d'esprit  et  de  tradition,  qui  seuls  savaient  l'arabe  et 
qui  seuls  pouvaient  le  traduire  en  latin...  La  solution  de  la  question,  c'est-à- 
dire  le  vrai  passage  des  contes  orientaux  en  Europe,  est  peut-être  tout 
entière  dans  le  Talmud.  S'ils  se  trouvent  dans  le  Talmud  et  dans  l'Inde,  c'est 
le  Talmud  qui  les  aura  conservés  chez  les  Juifs,  et  ce  sont  eux  qui,  en  les 
écrivant  en  latin,  en  ont  donné  à  l'Europe  le  thème  et  la  matière.  » 


—  84  -. 

leurs  ouvrages  les  sujets  des  récits  que  leur  ont  empruntés  à 
leur  tour  les  conteurs  italiens  et  français  du  moyen  âge  et  de  la 
Renaissance.  » 

De  plus  (mais  cette  opinion  de  Benfey  n'est  pas  universelle- 
ment admise  dans  l'école),  les  Mogols,  à  la  faveur  de  leur  domi- 
nation, du  xiii^  au  xv*^  siècle,  dans  l'Europe  orientale,  ont  pu 
également  ouvrir  un  débouché  nouveau  aux  contes  indiens. 

En  troisième  lieu  —  et  c'est  là  l'argument  le  plus  puissant,  — 
les  contes  européens  portent  souvent  en  eux-mêmes  le  témoi- 
gnage de  levir  origine  orientale.  Souvent,  même  dans  des  ver- 
sions modernes,  on  relève  des  traits  qui,  altérés  ou  non,  sont 
indiens;  parfois  même,  —  malgré  le  remaniement  brahmanique 
très  anciennement  subi  par  la  plupart  des  recueils  indiens,  — 
on  y  trouve  des  traits  de  mœurs  spécifiquement  bouddhiques. 

Ces  observations  provoquent  une  méthode  comparative  souvent 
employée  par  les  orientalistes,  supérieurement  maniée  par  M. 
G.  Paris,  en  de  trop  rares  monographies  de  contes.  Il  s'agit  de 
comparer  les  différentes  formes  conservées  d'un  récit.  Elles  se 
classent  en  deux  séries  qui  s'opposent  :  ici  un  groupe  oriental, 
là  un  groupe  occidental.  Or,  si  l'on  considère  les  traits  qui 
diffèrent  de  l'une  à  l'autre  version,  cette  comparaison  doit  ou  peut 
conduire  aux  observations  suivantes  :  les  traits  présentés  par  le 
groupe  occidental  en  désaccord  avec  le  groupe  oriental  sont 
d'ordinaire  gauches  et  maladroits.  Ils  se  trahissent  donc  comme 
des  adaptations.  Sous  la  forme  orientale,  au  contraire,  les  traits 
correspondants  et  différents  sont  naturels,  logiques,  conformes 
aux  mœurs  du  pays  et  à  l'esprit  du  conte.  Les  formes  orientales 
sont  donc  des  formes-mères. 

En  résumé,  l'école  indianiste  a  réponse  aux  deux  questions  : 
d'où  viennent  les  contes?  comment  se  propagent-ils? 

Mais,  tandis  que  tous  les  partisans  de  Benfey  sont  sensible- 
ment d'accord  sur  le  problème  de  la  propagation  des  contes,  ils 
sont  plus  ou  moins  réservés  sur  la  question  à^ origine. 

Pour  expliquer  l'origine  des  contes,  la  théorie  la  plus  affir- 
mative et  la  plus  hardie  est  à  peu  près  celle-ci  :  l'immense  majo- 
rité des  contes  populaires  sont  nés  dans  l'Inde.  La  plupart  ont 
été  inventés  par  les  premiers  apôtres  du  Bouddha  pour  répondre 
à  un  ]3esoin  spécial  de  sa  religion,  qui  est  d'envelopper  sa  morale 
du  manteau  des  apologues. 


—  sn  — 

Les  partisans  les  plus  hardis  de  cette  théorie  vont  si  loin  dans 
cette  voie,  ils  sont  si  bien  persuadés  que  les  Indiens  ont  jadis 
possédé  un  don  créateur  particulier,  qu'ils  attribuent  une  valeur 
supérieure  aux  versions  modernes,  orales,  des  contes  qui  sont 
aujourd'hui  recueillis  dans  l'Inde  :  s'étant  transmises  de  géné- 
ration en  génération  dans  l'intérieur  de  la  race  créatrice,  ces 
formes  seraient  plus  pures  que  les  versions  nomades,  erra- 
tiques. 

Au  contraire,  d'autres  savants  se  montrent  infiniment  plus 
réservés  sur  la  question  d'origine.  Ils  admettent  que  les  prédi- 
cateurs bouddhistes  n'ont  été  que  des  collecteurs  et  des  arran- 
geurs de  récits  oraux,  comme  un  Etienne  de  Bourbon  au  moyen 
âge;  —  que  les  contes  pouvaient  vivre  depuis  longtemps  déjà 
dans  l'Inde  et  s'y  transmettre  oralement,  quand,  pour  la  première 
fois,  ils  servirent  à  la  propagande  religieuse  ;  —  que,  peut-être 
même,  ils  ne  sont  point  nés  dans  l'Inde,  mais  y  ont  été  importés. 
Cependant,  pour  ces  savants,  ces  contes,  non  indiens,  seraient 
pourtant  orientaux.  Ils  croient,  eux  aussi,  à  une  source  unique, 
et  cette  source  est  orientale.  Mais  où  jaillissait-elle?  En  Assyrie  ? 
En  Perse?  C'est  une  question  sur  laquelle  ils  se  prononcent 
avec  aussi  peu  d'assurance  que  sur  l'emplacement  du  Paradis 
Terrestre. 

Mais  tous  les  partisans  de  l'école  indianiste  sont  d'accord 
du  moins  sur  la  question  de  la  propagation  des  contes.  Ils 
reconnaissent  une  importance  presque  identique  à  la  transmis- 
sion par  les  livres  et  à  la  transmission  orale.  Les  contes 
passent  des  livres  à  la  tradition  orale,  de  la  tradition  orale  aux 
livres,  etc.,  indéfiniment.  Ils  croient  à  l'influence  de  Byzance, 
des  Croisades,  des  Juifs.  Les  contes  se  sont  propagés,  orale- 
ment et  littérairement,  sensiblement  par  les  mêmes  voies,  qui 
partent  de  l'Inde. 

Bref,  l'attitude  des  indianistes  peut  se  résumer  par  cette 
phrase  de  R.  Kœhler  : 

«  Le  point  de  vue  de  Benfey  sur  l'origine  et  l'histoire  des 
contes  populaires  européens  est,  comme  il  le  dit  lui-même,  une 
question  de  fait,  qui  sera  complètement  résolue  le  jour  seule- 
ment où  tous  les  contes,  ou  presque  tous,  auront  été  ramenés 
à  leur  original  indien.  Ces  résultats  sont  à  prévoir;  d'ores  et 


—  86  — 

déjà,  on  a  ramené  tant  et  tant  de  contes  à  des  sources  indiennes, 
que  nous  ne  devons  jamais  admettre,  sinon  sous  les  plus 
prudentes  réserves,  que  tel  d'entre  eux  puisse  être,  en  tel 
autre  pays,  d'origine  autochtone.  » 


III 


PLAN    GÉNÉRAL    d'uNE    CRITIQUE    DE   LA   THÉORIE    INDIANISTE 

Nous  avons  marqué  le  caractère  essentiel  de  la  méthode 
indianiste  :  c'est  de  prendre  un  conte  dans  la  tradition  popu- 
laire vivante  et  de  le  «  suivre  à  la  piste  »,  d'âge  en  âge,  en 
remontant  le  courant  des  littératures. 

Le  plus  souvent,  elle  se  résume  en  ce  raisonnement  :  Soit  un 
conte  moderne;  je  le  retrouve  dans  le Directorium  humanae  vitae. 
Or,  je  prouve  que  ce  recueil  a  une  origine  indienne.  Donc  le 
conte  est  indien. 

Soit  cet  autre  conte  moderne  :  je  le  retrouve  dans  le  Roman 
des  Sept  sages  français.  Or,  je  prouve  que  le  livre  des  Sept  sages 
remonte  à  un  original  indien.  Donc  le  conte  est  indien. 

Nous  voici  de  la  sorte,  innocemment,  malgré  nous,  ramenés 
à  l'Inde. 

Tant  que  la  théorie  n'a  point  d'argument  plus  probant  (et 
souvent  il  en  est  ainsi),  son  raisonnement  est  médiocre.  Il  se 
réduit  à  ceci  :  la  plus  ancienne  forme  conservée  de  ce  conte 
est  indienne;  donc  le  conte  lui-même  est  indien. 

Ce  sophisme  porte  un  nom  dans  l'Ecole  :  Post  hoc^  ergo  prop- 
ter  hoc.  Nous  savons  —  et  ceci  n'est  pas  en  discussion  —  que, 
pour  des  raisons  historiques  et  religieuses  très  bien  déterminées, 
les  Indiens  ont  composé  de  vastes  recueils  de  contes.  Nous 
savons  également  que  ce  sont  les  plus  anciens  recueils  qui  nous 
soient  parvenus.  D'autre  part,  nous  savons  encore  que  les  contes 
populaires  ont  la  vie  dure.  Ce  n'est  donc  pas  miracle  si  la  plus 
ancienne  forme  conservée  d'un  conte  populaire  moderne  est 
fournie  par  un  recueil  indien,  puisque  les  recueils  indiens  sont 
les  plus  anciens.  Et  il  n'y  a  guère  lieu  d'admirer  et  de  s'écrier 
comme  Mayenne  dans  la  Satire  Ménippce  :  <(  0  coup  du  ciel  !  » 
toutes  les  fois  qu'on  est,  comme  on  dit,  «  ramené  »  à  l'Inde. 


-  87  — 

Il  faut  nous  dégager  de  cette  habitude  littéraire  et  livresque, 
souvent  presque  invincible,  qui  nous  entraîne  à  considérer  que 
la  version  d'un  conte  la  plus  anciennement  écrite  est,  néces- 
sairement, la  primitive.  Gela  est  vrai  du  Cid  de  Guilhen  de 
Castro  par  rapport  au  Cid  de  Corneille  ;  mais  non  de  deux  ver- 
sions d'un  conte,  non  plus  que  de  deux  manuscrits,  non  plus 
que  de  deux  mots. 

Soit  deux  mots,  l'un  italien,  qui  se  trouve  dans  la  Divine 
Comédie,  l'autre  qui  ne  nous  est  révélé  .  que  par  un  patois 
moderne  français.  Direz-vous  que  le  plus  anciennement  attesté 
a  créé  l'autre?  Non,  mais  qu'ils  peuvent  avoir  une  source  com- 
mune, le  latin,  et  —  sauf  le  cas  spécial  des  mots  savants  —  la 
date  de  la  composition  des  livres  où  ces  mots  apparaissent 
importe  peu.  Ce  mot  patois  peut  avoir  autant  d'intérêt  et  plus 
d'ancienneté  que  le  mot  écrit  par  Dante.  —  Ainsi  des  contes 
populaires  :  les  formes  indiennes  sont  généralement  les  plus 
anciennes  qui  nous  soient  parvenues  ;  mais  il  n'y  a,  a  priori, 
aucune  raison  suffisante  pour  que  ces  versions  représentent  la 
souche  du  conte  et  pour  qu'on  leur  attribue  plus  d'importance 
qu'à  telle  version  recueillie  aujourd'hui  de  la  bouche  d'un  paysan 
westphalien  ou  dauphinois  K  II  peut  y  avoir  eu,  depuis  le  jour 
de  l'invention  du  conte,  vie  indépendante  des  deux  versions,  et 
la  source  commune  des  deux  formes  peut  être  ailleurs  que  dans 
l'Inde. 

Que  le  raisonnement  post  hoc,  ergo  propter  hoc  soit  le  plus 
souvent  la  maîtresse  forme  des  indianistes,  c'est  chose  expli- 
cable, si  l'on  se  rappelle  la  genèse  probable  de  la  théorie. 
Elle  n'a  point  en  effet  germé  dans  l'esprit  de  collecteurs  de 
contes  modernes,  qui,  par  une  méthode  d'investigation  ascen- 
dante, se  seraient  lentement  trouvés  conduits  vers  l'Inde;  — 
mais  les  constructeurs  du  svstème  furent,  au  contraire,  des  éditeurs 

1/  7  7 

1.  Ce  que  M.  G.  Paris  dit  des  chansons  s'applique  à  merveille  aux  contes  : 
c  De  même  que  souvent  le  zend,  le  sanscrit,  le  lithuanien,  le  grec,  le 
gothique  ont  conservé  chacun  seul  une  des  lettres  du  mot  primitif,  permet- 
tant, par  leur  rapprochement,  de  le  reconstituer,  ainsi  chacune  des  versions 
différentes  de  nos  chansons  est  souvent  seule  à  posséder  un  des  traits  origi- 
naux; et  il  arrive  ici  le  même  phénomène  que  pour  les  langues,  c'est-à-dire 
qu'on  voit  quelquefois  un  trait  excellent  et  authentique  conservé  dans  une 
version  qui  d'ailleurs  est  très  rajeunie  et  altérée.  »  Revue  critique,  22  mai 
1866. 


—  88  — 

ou  des  commentateurs  du  Calila  et  Dimna  ou  du  Sendahad.  Par- 
tant de  ces  vastes  collections,  ils  recueillaient  les  versions  plus 
récentes  des  cent  ou  cent  cinquante  contes  du  Sendahad  et  du 
Calila,  et  les  retrouvaient  presque  tous  sous  des  formes  plus 
modernes.  S'ils  étaient  partis  du  Décaméron,  peut-être  n'est-il 
pas  téméraire  de  croire  que,  ne  trouvant  chez  Boccace  qu'une 
quinzaine  de  contes  attestés  dans  l'Inde,  ils  n'eussent  point 
construit  leur  théorie.  Mais  rien  de  plus  explicable  que  leur 
tendance,  rien  de  plus  naturel  ^,  ni  de  plus  faux  que  leur  rai- 
sonnement. 

Ce  raisonnement  est,  au  fond,  celui  même  des  arabisants  des 
xvii*^  et  xviii^  siècles,  de  Galland,  par  exemple  :  les  plus  anciennes 
formes  qu'ils  connaissaient  des  contes  étaient  arabes  ;  aussi  l'ima- 
gination arabe  fut-elle  considérée  comme  la  génératrice  pre- 
mière des  contes,  jusqu'au  jour  où  l'on  découvrit  des  formes 
plus  anciennes. 

Les  Arabes  furent,  au  xviii^  siècle,  les  grands  inventeurs  de 
contes;  au  xix^  siècle,  ce  sont  les  Indiens.  Qui  sera-ce,  au 
xx*^  siècle? 

Après  cette  observation  préliminaire,  destinée  à  nous  mettre 
en  garde  contre  un  sophisme  évident,  quel  sera  le  plan  général 
de  notre  critique  de  la  théorie  orientaliste? 


1.  Veut-on  saisir,  dans  toute  son  amusante  naïveté,  et  comme  en  flagrant 
délit,  le  sophisme  dont  il  s'agit?  Comme  appendice  aux  Facétieuses  Nuits  de 
St7-aparole{Jannei,  1857),  l'éditeur  publie  des  notes  comparatives  pour  chacun 
des  récits,  sous  ce  titre  :  Tableau  des  sources  et  des  imitations  de  Stra- 
parole.  En  effet,  chaque  liste  de  références  est  divisée  en  deux  paragraphes, 
sous  les  rubriques  :  origines  —  imitations .  Or,  quelles  sont  les  origines  de 
chaque  conte  de  Straparole?  —  Ce  sont  toutes  les  versions  antérieures  à 
celle  de  Straparole.  Et  toutes  celles  qui  sont  postérieures  sont  imitées  de 
Straparole.  On  le  voit  :  le  départ  est  facile  à  faire!  Exemples  :  «  Nuit  II, 
fable  V.  Simplice  Rossi  est  amoureux  de  Giliole,  femme  de  Guiriot  paysan, 
et  estant  trouvé  par  le  mary,  fut  battu  et  frotté  qu'il  n'y  manquait  rien. 
Origines  :  Le  fabliau  de  la  dame  qui  attrapa  un  prêtre,  un  forestier  et  un 
prévôt;  —  Boccace,  Dec,  VIII,  8.  —  Imitations  :  Bandello,  III,  20,  Bouchet, 
Serée  32,  La  Fontaine,  les  Rémois,  etc.  »  —  Grâce  au  même  très  simple 
raisonnement,  on  lit  plus  loin  :  «  Nuit  III,  fable  IV.  Marcel  Vercelois  fut 
amoureux  d' Etiennette ,  laquelle  le  fit  venir  en  sa  maison,  et  cependant 
quelle  conjuroit  son  mari,  il  se  sauva  secrètement.  Origines  :  Boccace, 
VII,  1.  Ce  conte  rappelle  celui  du  mari  borgne,  conte  qui,  parti  de  l'Inde,  a 
trouvé  place  dans  la  Disciplina  clericalis,  dans  les  fabliaux,  etc.,  V.  VHitopa- 
désa,  p.  217,  ss,,  etc..  » 


—  89  — 

Le  fait  est  le  suivant  :  de  grands  recueils  indiens  existent. 
Ils  nous  fournissent  la  forme  la  plus  ancienne  de  beaucoup  de 
contes.  Ils  ont  été  souvent  traduits;  ils  ont  beaucoup  voyagé. 

Quelle  a  été  leur  influence? 

1^  Est-il  vrai  de  dire  qu'il  n'ait  pas  existé  en  Europe  de 
contes  populaires  antérieurement  à  la  propagation  des  recueils 
indiens,  antérieurement  aux  rapports  plus  intimes,  aux  échanges 
plus  réguliers  de  traditions  que  Bjzance,  les  pèlerinages,  les 
Croisades  auraient  établis  entre  l'Orient  et  l'Occident? 

2°  Quelle  est  l'influence  des  recueils  orientaux  sur  la  tradi- 
tion orale?  Beaucoup  de  contes  sont-ils  tombés  du  cadre  de  ces 
recueils  pour  vivre  de  la  vie  populaire? 

3*^  Est-il  vrai  de  dire  que  l'on  retrouve  souvent,  dans  nos 
contes  populaires  européens,  des  traits  de  mœurs  indiennes, 
voire  spécifiquement  bouddhiques? 

4°  Comparant  un  à  un  les  contes  sous  leurs  formes  orientales 
et  occidentales,  est-il  vrai  que  les  versions  occidentales  se  tra- 
hissent comme  remaniées,  gâtées,  adaptées,  partant  comme 
issues  des  pures  formes  orientales? 


-  90  — 


CHAPITRE   III 


LES  CONTES  POPULAIRES  DANS  L'ANTIQUITE  ET  DANS 
LE  HAUT  MOYEN  AGE 


I.  Qu'il  est  téméraire  de  conclure  de  la  non  existence  de  collections  de 

contes  dans  l'antiquité  à  la  non  existence  des  contes. 

II.  Les  Fables  dans  V antiquité.  Résumé  des  théories  émises  sur  leur  ori- 

gine, destiné  à  mettre  en  relief  cette  vérité,  trop  souvent  méconnue 
par  les  indianistes,  que,  lorsqu'on  a  fixé  les  dates  des  diverses  versions 
d'un  conte,  on  n'a  rien  fait  encore  pour  déterminer  l'origine  du  conte 
lui-même. 

III.  Exemples  de  contes  merveilleux  dans  Vantiquité  :  a)  en  Egypte;  b)  en 

Grèce  et  à  Rome  :  Midas,  Psyché,  les  contes  de  l'Odyssée,  Mélampos, 
Jean  de  l'Ours,  le  Dragon  à  sept  têtes,  le  fils  du  Pêcheur,  Glau- 
cos,  etc. 

IV.  Exemples  de  nouvelles  et  de  fabliaux  dans  Vantiquité  :  Zariadrès.  Les 

Fables  Milésiaques.  La  comédie  moyenne.  Une  narration  de  Par- 
thénius.  Sithon  et  Palléné.  Contes  d'Apulée,  d'Athénée.  Formes 
antiques  des  fabliaux  du  Pliçon,  du  Vai/^  palefroi,  des  Quatre  souhaits 
Saint-Martin,  de  la  Veuve  infidèle,  etc. 
V.  Exemples  de  contes  dans  le  haut  moyen  âge  :  examen  de  la  collection 
dite  le  Romulus  Mariae  Gallicae. 

On  vient  de  le  voir,  l'argument  qui  est  à  la  base  de  la  théorie 
indianiste  consiste  à  dire  :  si  nous  jetons  les  yeux  sur  ITnde,  aux 
siècles  qui  précèdent  ou  suivent  immédiatement  la  venue  de  Jésus- 
Christ,  les  contes  et  les  recueils  de  contes  y  foisonnent.  Or,  ces 
contes  sont,  le  plus  souvent,  les  mêmes  qui  se  redisent  encore 
dans  nos  villages.  Considérons,  au  contraire,  l'antiquité  clas- 
sique. Ici  rien  de  semblable.  Point  de  recueils.  Ça  et  là,  des 
contes  isolés,  tellement  imprégnés  des  idées  mythologiques  ou 
morales  de  Rome  et  de  la  Grèce,  qu'ils  sont  morts  en  même  temps 
que  la  Grèce  et  que  Rome,  et  qu'on  ne  peut  les  rapprocher  des 
contes  populaires  actuels. 

On  voit  la  portée  de  l'argument.  Le  sol  de  l'Europe  est  aujour- 
d'hui sillonné  par  les  traditions  populaires,  qui  l'arrosent  de  mille 
fleuves,  rivières  et  ruisseaux.  Depuis  quand?  —  Depuis  le  moyen 
âge  seulement.  Auparavant,  malgré  des  siècles  de  culture  hellé- 
nique et  romaine,  le  même  vieux  sol  apparaît  au  folk-loriste  comme 


—  91  — 

aussi  desséché  que  le  Sahara.  Si  donc  il  s'est  trouvé  soudain 
inondé  de  récits  populaires,  ce  n'est  sans  doute  pas  qu'il  ait  su 
faire  enfin  jaillir  de  ses  profondeurs  des  sources  jusque-là  secrè- 
tement enfouies;  non,  mais  c'est  que  «  le  grand  réservoir  indien  », 
qui,  nous  le  savons,  était  déjà  rempli  jusqu'aux  bords  aux  pre- 
miers jours  de  notre  ère,  s'est  soudain  déversé,  en  un  courant 
impétueux,  sur  le  monde  occidental. 

C'est  l'argument  fondamental.   Il  importe  donc  de  l'éprouver 
tout  d'abord. 

.  Le  lecteur  n'attend  certes  pas  des  modestes  pages  qui  suivent 
une  histoire  méthodique  de  la  fable,  des  légendes  merveilleuses, 
de  la  novellistique  dans  l'antiquité,  —  ce  qui  serait  la  matière  de 
plusieurs  livres.  11  verra  trop  que  j'ai  exploré  très  superficielle- 
ment et  très  rapidement  le  sol  antique.  Mais,  si  cette  recherche, 
tout  incomplète  qu'elle  lui  apparaîtra,  m'a  suffi  pour  ramener  au 
jour,  en  grand  nombre,  presque  à  chaque  coup  de  sonde,  des 
apologues,  des  contes  merveilleux,  des  nouvelles,  des  fabliaux, 
les  mêmes  qu'on  retrouve  postérieurement  dans  l'Inde  et  dans  les 
littératures  orales  modernes,  nul  ne  songera  à  me  reprocher  de 
ne  pas  épuiser  la  matière.  Précisément  parce  que  mon  enquête  n'a 
pas  été  systématique,  mais  presque  accidentelle,  il  en  ressortira 
clairement  que  les  contes  antiques  sont  à  fleur  de  sol  ;  qu'il  suffit, 
dans  ce  prétendu  désert,  du  moindre  coup  de  baguette,  donné 
au  hasard,  pour  faire  jaillir  du  roc  les  sources  cherchées. 


I 


Tout  d'abord  —  on  nous  l'accordera  aisément  —  il  ne  faut  tirer 
nul  avantage  de  ce  fait  qu'il  est  impossible  d'opposer  aux  grands 
recueils  des  contes  indiens  des  collections  antiques  similaires. 

Pourquoi  l'Inde  possède-t-elle  ces  recueils?  C'est  que  le  boud- 
dhisme s'est  plu  à  prêcher  par  familières  paraboles.  A  cet  effet, 
il  a  ramassé  dans  le  courant  oral  et  a  coordonné  des  contes  popu- 
laires. Sans  le  bouddhisme,  nous  ne  posséderions  pas  ces  recueils, 
—  non  plus,  sans  doute,  que  nous  ne  posséderions  la  théorie 
orientaliste  de  l'origine  des  contes. 

Mais  puisque  l'antiquité  classique  n'a  connu  ni  le  bouddhisme, 
ni  aucune  nécessité,  ni   religieuse  ni  littéraire,  qui  l'induisît  à 


—  92  — 

recueillir  les  contes  des  petites  gens,  il  est  très  concevable  qu'elle 
ne  les  ait  pas  recueillis.  Bien  plus,  n'ayant  pas  de  raisons  posi- 
tives pour  compiler  ces  humbles  récits,  elle  en  avait  de  fortes 
pour  ne  pas  les  collectionner.  Car  on  s'explique  fort  bien,  par  le 
mépris  constant  des  classes  lettrées  à  l'égard  des  contes  de  bonne 
femme,  que  ni  Thucydide  ni  Cicéron  n'aient  colligé  des  contes. 

Mais,  si  l'antiquité  classique  ne  possède  point  de  recueils  qu'on 
puisse  opposer  au  Kalilah,  ignorait-elle  les  contes  mêmes  du 
Kalilahl  C'est  là  une  tout  autre  question. 

Les  contes  populaires  ne  sont  pas  en  effet  parvenus,  à  toute 
époque,  jusqu'à  la  littérature.  Prenez  tous  les  écrivains  français, 
depuis  la  Renaissance  jusqu'à  la  fin  du  xvii^  siècle  ^  :  vous  ne 
trouverez,  dans  cet  énorme  amas  littéraire,  aucune  collection  de 
contes  de  fées.  On  eût  fort  étonné  Racine  ou  Bossuet,  si  on  leur 
fût  venu  dire  que  chaque  village  de  France  possédait  un  trésor 
inépuisable  de  fictions  et  cette  révélation  les  eût,  je  crois, 
médiocrement  intéressés.  Pourtant  il  est  certain  que,  si  M. 
Emmanuel  Cosquin  eût  vécu  à  Montiers-sur-Saulz  vers  1675,  il 
aurait  pu  y  composer  une  collection  de  contes  sensiblement 
pareille  à  celle  qu'il  y  a  recueillie  aux  alentours  de  1875.  Que 
M.  Cosquin  n'ait  point  vécu  au  xvii^  siècle,  et  que  nul  n'ait  pu 
s'aviser,  à  cette  époque,  de  tenter  une  œuvre  pareille,  ce  sont 
des  faits  contingents,  historiquement  très  explicables. 

Pareillement  M.  Giuseppe  Pitre ,  contemporain  de  Scipion 
Emilien  ou  de  Verres,  aurait  sans  doute  pu  recueillir  en  Sicile 
une  collection  de  contes  aussi  belle  que  l'est  sa  collection.  Maison 
s'explique  aisément,  par  des  raisons  historiques,  qu'il  ne  se  soit 
rencontré  de  Pitre  ni  parmi  les  centurions  de  Scipion  Emilien,  ni 
parmi  les  scribes  de  Verres. 

Il  suffira  donc  de  montrer  qu'il  existait,  dans  l'antiquité,  sinon 
des  recueils  de  contes,  du  moins  des  contes,  tout  semblables  aux 
contes  indiens  ou  aux  contes  populaires  modernes. 

Quand  les  orientalistes  le  nient,  de  quels  contes  entendent-ils 
parler? 

Est-ce  des  contes  d'animaux? 

Ou  bien  des  contes  merveilleux? 

1.  Les  cinq  dernières  années  exceptées,  puisque  les  contes  de  Perrault 
sont  de  1697,  ceux  de  la  comtesse  d'Aulnoy,  de  1698. 


—  93  — 

Ou  bien  des  nouvelles  et  des  fabliaux? 

Parcourons  rapidement  ces  trois  catégories,  qui  comprennent 
toutes  les  formes  possibles  de  contes. 


II 


LES    CONTES    D  ANIMAUX    DANS    L  ANTIQUITÉ    GRÉCO-LATINE 

Assurément  les  orientalistes  ne  veulent  point  parler  des  fables. 

Il  existe,  dans  l'antiquité  gréco-latine,  un  vaste  corpus  de 
fables.  Ces  contes  d'animaux,  tout  comme  les  fictions  merveil- 
leuses ou  les  fabliaux,  ont  leurs  parallèles  dans  le  Kalilah  et 
Diranah. 

Il  ne  s'agit  pas  ici  de  recueils  d'apologues  médiévaux  ou 
byzantins,  tels  que,  pour  en  expliquer  la  formation,  il  suffise  de 
replacer,  une  fois  de  plus,  sous  nos  yeux,  le  tableau  synoptique 
et  chronologique  des  traductions  occidentales  des  grands  recueils 
orientaux. 

Bien  avant  le  moine  Planude,  bien  avant  les  Romulus,  bien 
avant  que  le  monde  byzantin  existât,  les  contes  d'animaux  pullu- 
laient en  Occident. 

11  s'agit  d'Avien,  de  Babrius,  de  Phèdre.  Avien  a  écrit  vers 
375  de  notre  ère  ;  Babrius  ^  a  composé  son  recueil  vers  235  après 
Jésus-Christ  ;  Phèdre  était  un  affranchi  d'Auguste.  Or,  ni  au  temps 
d'Auguste,  ni  sous  Alexandre  Sévère,  ni  même  sous  Valenti- 
nien  II,  les  recueils  orientaux  n'avaient  commencé  leur  odyssée 
occidentale,  puisque  la  première  étape  en  est  la  traduction  pehlvie 
du  Kalilah,  entreprise  sur  l'ordre  du  prince  sassanide  Khosroès, 
vers  l'an  550  de  notre  ère. 

Cinq  siècles  après  Phèdre,  trois  siècles  après  Babrius,  deux 
siècles  après  Avien,  les  chacals  Karataka  et  Damanaka,  les  lions 
Pingalaka  et  Bhâsouraka ,  le  loup  Kravyamoukha  s'ébattaient 
encore  en  paix  sur  les  rives  du  Gange,  et  devaient  attendre  long- 
temps sous  les  palmes  avant  que  l'envoyé  du  roi  Khosroès,  le 
médecin  Barzouyèh,  vînt  les  y  inquiéter.   Pourtant,  depuis  des 

1.  Pour  accepter  l'ancienne  hypothèse  de  Boissonade  reprise  par  O.  Cru- 
sius. 


—  94  — 

siècles,  leurs  hauts  faits  étaient  célèbres  en  Europe.  Depuis  des 
siècles ,  dans  les  gymnases  d'Athènes  et  d'Alexandrie ,  sans 
attendre  que  Bidpaï  fût  venu,  on  faisait  apprendre  aux  petits 
enfants  les  mêmes  apologues  que  nous  lisons  dans  le  Pantchatan- 
tra  ou  le  Mahâhhàrata  :  le  Lion  malade^  les  Grenouilles  qui 
demandent  un  roi,  VHomme  et  le  Serpent.  Dans  les  écoles 
romaines,  Orbilius  le  fouetteur  enseignait  à  Horace  la  fable  de  la 
Montagne  qui  accouche  d'une  souris^  le  Rat  de  ville  et  le  Rat  des 
champs. 

D'où  venaient  les  fables  grecques?  Nous  n'avons  pas  à  répondre 
à  cette  question.  Mais  parcourons  rapidement  les  systèmes  pro- 
posés :  cette  revue  est  fort  instructive;  on  verra  pourquoi. 

A.  —  Analyse  des  principales  théories 

Négligeons  les  différentes  traditions  que  les  Grecs,  déjà  préoc- 
cupés du  problème,  conservaient,  soient  qu'ils  fissent  venir  les 
fables  de  l' Asie-Mineure,  les  uns  de  la  Phrygie,  les  autres  de  la 
Carie  ou  de  la  Gilicie  ;  d'autres  encore  tenant  pour  une  origine 
ly bique  ou  sybaritique,  voire  attique  *. 

Parmi  les  théories  modernes,  pour  laisser  de  côté  le  fantôme, 
évoqué  par  Grimm  ^,  aujourd'hui  dissipé,  de  l'épopée  animale 
indo-européenne,  quel  est  le  pays  où  l'idée  préconçue  qu'il  existe 
quelque  part  un  réservoir  primitif  des  contes,  n'ait  fait  chercher 
la  patrie  des  apologues  grecs?  On  l'a  cherchée,  donc  trouvée,  en 
Arabie  d'abord  3,  puis  en  Egypte^,   même  en  Palestine^,  tandis 

1.  Ces  traditions  sont  savamment  exposées  et  discutées  par  O.  Keller, 
Ueher  die  Geschichte  der  griechischeii  Fabel,  pp.  350-360. 

2.  Dans  son  Reinhart  Fuchs  (Berlin,  1834). 

3.  D'Herbelot,  au  xviii^  siècle. 

4.  D  après  Zûndel,  qui  convainquit  le  grand  Welcker,  les  fables  grecques 
refléteraient  parfaitement  les  symboles  égyptiens,  et  le  personnel  animal  des 
fables  ésopiques  conviendrait  exclusivement  à  l'Egypte.  Esope  serait  un 
Ethiopien.  (Ziindel,  Rheinisches  Muséum,  1847.  V.  la  réfutation  de  Wagener, 
Essai  sur  les  rapports  entre  les  apologues  de  la  Grèce  et  de  l'Inde, 
pp.   49-53.) 

5.  Faut-il  mentionner  la  Palestine  ?  Le  système  de  Julius  Landsberger  [die 
Faheln  des  Sophos,  syrisches  Original  der  griechischen  Faheln  des  Syntipas, 
1859)  d'après  lequel  Esope  serait  un  Syrien,  et  les  Juifs  les  inventeurs  de  la 
Fable,  a  été  si  mal  accueilli  que,  seul,  son  inventeur  paraît  y  avoir  jamais 
cru.  (V.  O.  Keller,  loc.  cit.,  p.  328,  ss.) 


—  95  — 

que,  pour  d'autres  critiques,  les  fables  grecques  seraient  auto- 
chtones, comme  si  elles  étaient  nées,  elles  aussi,  des  dents  du 
dragon  '. 

Mais  c'est  l'hypothèse  indianiste  qui  a  groupé  le  plus  de  par- 
tisans et  d'adversaires.  Depuis  les  temps  déjà  reculés  de  Loi- 
seleur-Deslongchamps  et  de  Lassen,  quelle  variété  dans  les  atti- 
tudes de  ses  défenseurs  ! 

a)  Théorie  de  Wagener.  —  Wagener  est  le  premier  "^  —  il 
faut  lui  en  savoir  gré  —  qui  ait  mis  en  évidence  l'identité  des 
apologues  indiens  et  grecs.  Il  transcrit  huit  apologues  du  Pantcha- 
tantra,  un  du  Mahâbhàrata,  un  du  Syntlpas^  et  les  place  en 
regard  des  récits  antiques  correspondants.  A  qui  revient  la  prio- 
rité? Aux  Indiens,  ou  aux  Grecs?  Aux  Indiens,  selon  Wagener, 
car  les  Grecs  avaient  conservé  la  conscience  obscure  de  cette 
origine.  Esope  n'est,  en  effet,  qu'un  personnage  mythique,  mais 
son  nom  est  «  une  allusion  à  l'origine  orientale  de  la  fable.  Esope 
((  veut  dire  Ethiopien,  et,  jusqu'à  l'époque  d'Eschyle,  le  nom 
«  d'Ethiopien  s'applique  aussi  bien  aux  habitants  de  l'Extrême- 
«  Orient  qu'à  ceux  du  Midi  de  l'Egypte.  »  Dès  lors,  la  seule  simi- 
litude de  deux  récits,  l'un  grec,  l'autre  indien,  prouve  l'antério- 
rité du  récit  oriental,  sans  qu'un  instant  cette  pensée  traverse 
l'esprit  de  Wagener  que  ce  rapport  de  créanciers  à  débiteurs 
puisse  être  renversé  ^.    «  Ce  sont  les  Assyriens  qui  ont  transmis 

1.  Pour  le  dernier  éditeur  de  Babrius,  notamment,  M.  Rutherford.  Je  ne 
connais  ses  idées  que  par  l'analyse  qu'en  donne  M.  Jacobs.  [The  fables  of 
JSsop,  p.  41  et  p.  105.) 

2.  Mémoires  couronnés  et  mémoires  des  sm'ants  étrangers  pp.  V Académie 
de  Belgique,  t.  XXV  (1851-3).  Essai  sur  les  rapports  qui  existent  entre  les 
apologues   de  V Inde  et  les  apologues  de  la  Grèce,  par  O.  Wagener,  1825. 

3.  En  voici  l'indication.  Je  la  donne  ici,  parce  que  Wagener  transcrit  in 
extenso  les  fables  qu'il  étudie,  procédé  aussi  commode  au  lecteur  que  rare- 
ment employé.  Ce  sont,  pour  le  Pantchatantra,  l'Ane  revêtu  de  la  peau  du 
lion  (Lucien),  le  Lion  malade  (Babrius,  95),  V Aigle  et  les  tortues  {Bsihr.,  115), 
le  Chien  qui  laisse  la  proie  pour  l ombre  (Babr.,  79),  la  Poule  aux  œufs  d'or 
(Babr.,  123),  le  Serpent  et  le  lézard  (Phèdre,  II,  28),  la  Souris  métamorphosée 
(Babr.,  32),  les  Grenouilles  qui  demandent  un  roi  (Phèdre,  1,  3);  pour  le 
Mahâbhârata,  le  Lion  délivré  par  la  souris  (Babr.,  107);  pour  le  Syntipas, 
la  Jatte  de  lait  empoisonnée  (Stésichore,  cf.  Elien,  I,  37.)  —  Nons  rejetons 
deux  fables  rapportées  par  Wagener,  qui  n'ont  pas,  dans  l'antiquité  classique, 
de  véritables  parallèles. 

4.  M.  J.  Denis,  dans  un  remarquable  opuscule,  De  la  fable  dans  l'anti- 
quité classique,  Caen,  1883,  p.  13,   a  retrouvé   de  son  côté  l'hypothèse  de 


—  96  — 

les  fables  indiennes  à  la  Lydie,  et  de  là  elles  se  sont  répandues 
dans  l'Hellade.  » 

h)  Théorie  de  Weher.  —  Par  malheur,  l'équation  :  Esope  = 
Ethiopien  =  Oriental  n'a  guère  fait  fortune,  et  le  système  s'est 
donc  écroulé.  Weber^  vit  nettement  que  la  question  de  priorité 
ne  pouvait  être  résolue  que  par  l'examen  interne  des  apologues. 
Son  critérium  était  d'ordre  esthétique  :  les  formes  grecques  lui 
parurent  primitives,  comme  plus  simples,  plus  logiques,  alour- 
dies au  contraire,  défigurées,  gâtées  dans  les  copies  indiennes. 
Ainsi,  par  une  étrange  rencontre,  les  mêmes  fables  qui  semblaient 
à  l'helléniste  Wagener  «  porter  un  cachet  évidemment  oriental  », 
parurent  helléniques  à  l'orientaliste  Weber.  Pour  lui,  toutes  les 
fables  du  Pantchatantra  qui  revivent  dans  l'antiquité  classique 
sont  des  produits  grecs,  importés  dans  l'Inde  avant  la  naissance 
du  Christ,  et  que  l'armée  d'Alexandre  laissa  derrière  elle  comme 
des  dépôts  d'alluvion. 

Pourtant,  on  pouvait  contester  à  Weber  la  légitimité  de  son 
principe  :  peut-être  n'est-ce  pas  la  forme  la  plus  accomplie  qui 
naît  la  première,  mais  tout  au  rebours,  selon  les  lois  de  l'évolu- 
tion, c'est  peut-être  la  forme  la  plus  grossière,  la  moins  déter- 
minée. Benfey  ^  s'est  chargé  de  cette  critique  :  «  Si  nous  pou- 
vions, dit-il,  poursuivre  jusqu'à  sa  première  origine  l'histoire 
de  tous  les  contes,  fables,  chansons,  légendes  populaires,  nous 
reconnaîtrions,  je  crois,  que  les  plus  belles  de  ces  créations  pro- 
cèdent souvent  de  germes  très  informes.  C'est  seulement  après 
avoir  été  roulées  longtemps  dans  le  torrent  de  la  vie  populaire, 
qu'elles  se  sont  arrondies  jusqu'à  prendre  ces  formes  homogènes 
et  achevées,  et  qu'elles  ont  reçu,  ici  et  là,  l'empreinte  d'un 
peuple  distinct  ou  d'un  esprit  individuel.  Ainsi,  c'est  générale- 
ment à  la  version  la  moins  accomplie  que,  sauf  le  cas  où  elle  se 

Wagener,  dont  il  ignorait  le  travail  :  «  Le  nom  d'Esope  ne  me  paraît  que 
celui  d'AlOo'!^  prononcé  à  la  dorienne  (al'aotj^,  al'ao7:o;)  et  sous  une  forme  cor- 
rompue. »  Huet  avait  déjà  trouvé  cette  étymologie  qu'il  propose  dans  son 
Traité  de  V origine  des  Romans,  éd.  de  1711,  p.  29. 

1.  Weber,  ûber  den  Zusammenhang  griechischer  Fabeln  mit  indischen, 
Indische  Studien,  t.  III,  317-72.  V.  O.  Keller,  op.  cit.,  p.  332,  Jacobs,  op. 
cit.,  p.  102;  Barth,  La  littérature  des  contes  dans  l'Inde,  Mélusine,  III, 
col.  554. 

2.  Benfey,  Pantchatantra,  I,  325. 


~-  97  — 

trahirait    comme  mie  forme   dégénérée,  on   devrait  accorder  le 
bénéfice  de  la  priorité.  » 

c)  Théorie  de  Benfey.  —  C'est  à  l'épreuve  de  ce  critérium  que 
Benfey  soumet  à  son  tour  les  fables.  Il  en  examine  soixante  envi- 
ron. Dans  une  cinquantaine  de  cas,  les  formes  indiennes  lui 
paraissent  soit  plus  déterminées  que  leurs  parallèles  grecs,  soit 
dégénérées  :  il  soutient  donc  que  ces  cinquante  fables  sont  nées 
en  Grèce.  Pour  six  fables  seulement,  il  admet  une  origine 
indienne  1.  Voici  sa  conclusion  d'ensemble  :  ((  La  grande  majo- 
rité des  contes  d'animaux  sont  originaires  de  l'Occident  et  ne  sont 
que  des  fables  ésopiques  plus  ou  moins  remaniées.  Pourtant, 
c|uelques-uns  portent  l'empreinte  d'une  origine  indienne  -.  » 

d)  Théorie  de  Relier.  —  Le  principe  de  Benfey  a  paru  à 
0.  Keller  ^  arbitraire  et  faux.  Il  en  applique  un  autre  qu'il 
nomme  (p.  335)  le  principe  de  naïveté.  «  Entre  plusieurs  ver- 
ce  sions  d'une  même  fable,  je  considère  comme  source  des  autres 
«  celle  qui  renferme  les  traits  de  mœurs  animales  les  plus  con- 
((  formes  à  la  réalité,  à  la  nature,  les  plus  naïfs.  »  Il  s'ensuit, 
comme  bien  l'on  pense,  qu'il  attribue  à  l'Inde  des  fables  que 
Benfey  croyait  grecques  d'origine ,  et  inversement.  Mais , 
s'il  répartit  autrement  que  Benfey  le  trésor  des  apologues  entre 
les  deux  races  contestantes,  néanmoins  il  croit  comme  lui  à 
la    réciprocité    des  emprunts.   Non,    pourtant,  à   leur   simulta- 

1.  C'est  M.  Jacobs,  0)».  CiY.,  qui  a  établi  cette  statistique.  Voici  les  six  fables 
que  Benfey  attribue  à  l'Inde  :  Le  chacal  et  le  lion,  §  29,  p.  104  ;  Le  lion  et 
la  souris,  §  130,  p.  329  ;  Le  lion  et  l'éléphant,  §  143,  p.  348  ;  L'homme  et  le 
serpent,  §  150,  p.  360  ;  La  montagne  qui  accouche  d'une  souris,  §  158,  p.  375; 
enfin,  §  200,  p.  478. 

Voici,  par  contre,  quelques  exemples  des  jugements  de  Benfey  en  faveur 
de  la  Grèce  :  |  105,  p.  293,  «  la  fable  du  Makasa-Jâtaka  n'est  qu'une  exagé- 
ration de  Phèdre,  V,  3.  »  —  §  164,  p.  384.  «  On  peut  conjecturer  que  la 
fable  grecque  des  Grenouilles  qui  demandent  un  roi  a  donné  naissance  à  la 
fable  correspondante  du  Pantchatantra.  »  —  §  84,  p.  241  :  «  La  fable  éso- 
pique  de  V Aigle  et  la  tortue  est  incontestablement  la  source  première  du 
récit  du  Pantchatantra.  »  —  §  191,  p.  468,  cf.  §  17,  p.  79  :  «  La  fable  du 
Chien  qui  laisse  la  proie  pour  l ombre  est  visiblement  une  forme  secondaire 
et  déformée  de  la  belle  fable  grecque  de  Babrius,  79.  »  Comparez  les  §§  50, 
84,  121,  144  (où  Benfey  reste  indécis),  188,  etc.. 

2.  Préface,  p.   xxii. 

3.  O.  Keller,  Ueber  die  Geschichte  der  griechischen  Fahel  (1861?),  dans 
les  Jahr bûcher  fur  classische  Philologie,  IV,  t.  suppl.,  1861-7,  pp.  309-418. 

Bédier.  —  Les  Fabliaux.  7 


—  98  — 

néité.  D'après  Keller,  les  premiers  inventeurs  de  l'apologue 
sont  bien  les  Indiens  ;  mais ,  plus  tard,  dégénérés ,  ils  ont, 
à  leur  tour,  subi  l'influence  occidentale.  «  Le  stock  primi- 
tif des  anciens  apologues  ésopiques  est  venu  de  l'Inde  et 
s'est  répandu  en  Occident  avant  Babrius  ^.  Puis,  après  la  mort 
de  Jésus-Christ,  lorsque  les  invasions  étrangères  eurent  ouvert 
les  portes  du  monde  oriental  aux  littératures  d'Europe,  nombre 
d'apologues  grecs,  de  formation  relativement  récente,  pénétrèrent 
dans  rinde.  La  gloire  d'avoir  inventé  les  contes  d'animaux  les 
plus  beaux  et  les  plus  anciens  reste  aux  Indiens,  et  les  Grecs,  à 
l'époque  la  plus  brillante  de  leur  littérature,  n'ont  été  que  leurs 
tributaires.  Mais,  lorsque,  les  jours  de  l'automne  finissant,  ceux 
de  l'hiver  furent  venus  pour  la  littérature  indienne,  l'Orient 
accueillit  à  son  tour  les  belles  collections  de  fables  grecques  ^.  » 

e)  Théorie  de  M.  Rhys-Davids.  —  Enfin,  en  ces  dernières 
années,  de  nouveaux  faits  ont  été  apportés  au  débat,  et  M.  Rhys- 
Davids  a  comme  renouvelé  le  problème  3. 

Il  a  mis  en  relief  la  haute  antiquité  des  Jàtakas^  qui  racontent 
les  diverses  incarnations  du  Bouddha,  et  qui  remonteraient 
peut-être  à  l'époque  même  de  Çakyamouni,  soit,  sans  doute,  au 
v*^  siècle  avant  Jésus-Christ.  On  y  trouve  parfois  les  mêmes 
fables  que  dans  l'antiquité  grecque,  et  les  contes  des  Jâtakas 
seraient  le  stratum  archaïque  du  Pantchatantra.  Les  Jâtakas  ne 
seraient-ils  point  aussi  la  matrice  des  apologues?  Benfey  ne  les 
connaissait  qu'imparfaitement.  Il  admettait,  pour  la  composi- 
tion des  grands  recueils  de  fables,  la  série  chronologique  sui- 
vante, en  procédant  du  plus  ancien  au  plus  récent  :  Babrius  — 
Phèdre  —  Jâtakas  —  Pantchatantra.  C'est  pourquoi  il  crut 
devoir  admettre  l'origine  grecque  des  contes  d'animaux  et  la 
belle  simplicité  de  son  système  général  s'en  trouva  compromise. 
Aujourd'hui,  on  admet  plus  communément  la  série  inverse  : 
Jâtakas  —  Phèdre  —  -  Pantchatantra  —  Babrius,  qui  donne  l'an- 
tériorité aux  fables  indiennes.  M.  Jacobs  conjecture  spirituelle- 

1.  C'est-à-dire,  d'après  la  date  que  Keller  assigne  à  l'œuvre  de  Babrius, 
antérieurement  à  l'an  150  avant  J.-C.  (V.  p.  390.) 

2.  Voyez  p.  335  et  p.  350. 

3.  Buddhist  Birth-Storics,  or  Jâtaka-tales...  edited  by  V.   FausbôU  and 
translated  by  T.  W.  Rhys-Davids,  Londres,  1880. 


-^  99  — 

ment,  et  non  trop  hardiment,  que,  si  Benfey  avait  connu  cette 
série,  il  en  aurait  sans  doute  pris  acte  pour  renverser  aussi  sa 
proposition  et  déclarer  que  les  apologues  grecs  viennent  de 
l'Inde.  Ce  n'est  qu'un  jugement  téméraire,  peut-être,  s'il  s'agit 
de  Benfey,  mais  non  s'il  s'agit  de  M.  Rhys-Davids,  qui  croit 
vraiment  que  les  apologues  grecs  procèdent  des  Jàtakas.  Aux 
cinq  cents  fables  des  collections  de  Phèdre  et  de  Babrius,  on  n'a, 
il  est  vrai,  trouvé  que  douze  parallèles  dans  les  Jàtakas^.  Les 
arbres  —  douze  arbres  —  ont  caché  la  forêt  à  M.  Rhys-Davids. 

En  résumé,  entre  ces  deux  extrêmes,  —  origine  grecque  des 
apologues  indiens,  origine  indienne  des  apologues  grecs,  —  il 
n'est  pas  de  position  intermédiaire  que  n'ait  occupée  quelque 
savant.  En  trente  ans,  de  1851  à  1880,  plusieurs  critiques,  éga- 
lement armés  de  science  et  de  conscience,  se  posent  le  même 
problème,  et  voici,  en  quelques  mots,  leurs  contradictoires  solu- 
tions : 

«  Tous  les  apologues  communs  aux  deux  peuples,  dit  Wage- 
ner,  viennent  de  l'Inde  à  la  Grèce.  N'y  reconnaissez-vous  pas  le 
cachet  oriental"}  »  (Or  Wagener  n'est  pas  un  orientaliste,  mais 
un  helléniste.) 

«  Non,  riposte  Weber,  tous  ces  apologues  viennent  delà  Grèce 
à  l'Inde.  Je  n'y  retrouve  point  le  cachet  oriental,  mais  comment 
peut-on  y  méconnaître  le  cachet  hellénique!  »  (Or  Weber  n'est 
pas  un  helléniste,  mais  un  orientaliste.) 

((  Distinguons,  dit  Benfey  :  ni  tous  les  apologues  grecs  ne  sont 
d'origine  orientale,  ni  tous  les  apologues  orientaux  ne  sont  d'ori- 
gine grecque.  Mais  il  y  a  eu,  d'un  peuple  à  l'autre,  des  emprunts 
réciproques.  Je  possède  une  pierre  de  touche  —  le  principe  de 
l'indétermination  primitive  des  fables  —  qui  nous  permet  de  dis- 
cerner la  forme  première  de  chaque  récit.  Sur  soixante  apo- 
logues que  j'étudie,  six  sont  d'origine  orientale,  les  autres  sont 
helléniques.  »  (Or  Benfey  n'est  pas  un  helléniste,  mais  un  orien- 
taliste.) 

«  J'admets  comme  vous,  corrige  Keller,  la  réciprocité  des 
emprunts.  Mais  les  contes  que  vous  dites  helléniques  sont  géné- 
ralement orientaux  et  inversement.  Car  votre  pierre  de  touche 
n'est  point  la  bonne.  J'en  possède  une  autre  —  le  «  principe  de 

1.  Cf.  Jacobs,  op.  cit,,  p.  108. 


—  100  — 

naïveté  »  —  qui  m'apprend  que  les  Indiens  ont,  après  Jésus- 
Christ,  adopté  des  contes  grecs,  mais  que  les  plus  anciens  sont 
d'origine  indienne.  »  (Or  Keller  n'est  pas  un  indianiste,  mais 
un  helléniste.) 

Enfin,  paraît  M.  Rhjs-Davids.  «  Vous  vous  perdez,  dit-il  à  ses 
devanciers,  à  comparer  Babrius  et  Bidpaï.  Voici  les  Jâtakas,  con- 
temporains de  Çakyamouni,  source  lointaine  et  commune  de 
Babrius  et  de  Bidpaï.  C'est  là  qu'est  la  matrice  des  apologues.  » 

B.  —  Critique  de  ces  théories. 

Quelle  infinie  variété  d'opinions!  Montaigne  dit  quelque  part, 
traduisant  un  vers  de  l'Iliade  :  «  C'est  bien,  ce  que  dict  ce  vers  : 

«   'Etuscûv  5e  TuoXùç  'f6[).oç  Iv6a  y.!x\  è'vGa.. 

«  Il  y  a  prou  de  loy  de  parler,  par  tout,  et  pour  et  contre.  » 
Mais  nous  sommes-nous  proposé  seulement  de  constater,  à  la 
Montaigne,  le  branle  de  l'inconstance  de  nos  jugements?  de 
triompher  ironiquement  des  conflits  indianistes  ?  Non  ;  mais  nous 
prétendons  en  tirer  un  enseignement  précieux. 

C'est  que  les  défenseurs  de  la  théorie  orientaliste  ont  tout  à 
coup  abandonné  leur  attitude  coutumière.  Dès  qu'il  ne  s'agit  plus 
de  contes  merveilleux  ou  de  contes  à  rire,  mais  de  contes  d'ani- 
maux, ils  transforment  soudain  leur  méthode  ^  Or,  ces  deux  atti- 
tudes et  ces  deux  méthodes  sont  contradictoires. 

Les  orientalistes  triomphent  en  effet  communément  de 
l'absence  de  contes  traditionnels  en  Grèce,  à  Rome.  C'est,  disent- 
ils,  que  l'Orient  n'a  pas  encore  ouvert  les  écluses  de  son  torrent 
d'histoires.  Mais  le  jour  où  B^^zance  unira  l'Orient  et  l'Occident, 
où  les  Croisades  fonderont  l'Orient  latin,  où  des  Juifs  traduiront 
des  recueils  arabes  pour  le  plaisir  des  Européens,  soudain  fleuri- 
ront en  Europe  légendes,  contes  de  fées,  fabliaux. 

Pourtant  les  contes  d'animaux  n'ont  attendu  pour  se  multiplier 
en  Europe  ni  les  Juifs,  ni  les  Arabes,  ni  les  Croisades,  ni  les 
Byzantins,  puisque  les  collections  de  Phèdre  et  de  Babrius,  les 

1.  Je  ne  dis  pas  cela  pour  M.  Cosquin  qui  a  oublié  complclement,  dans  son 
Essai  sur^l'origine  des  contes  populaires,  qu'il  existe  des  contes  d'animaux. 


—  101  — 

recueils  perdus  de  Démétrius  de  Phalère  et  de  Nicostrate  sont 
antérieurs  à  la  formation  des  grands  ouvrages  indiens. 

La  théorie  indianiste  raisonne  ainsi  :  la  plus  ancienne  forme  de 
ce  fabliau  est  orientale,  donc  ce  fabliau  est  né  dans  l'Inde. 

Mais  voici  la  plus  ancienne  forme  de  cette  fable  :  elle  est 

grecque,  donc ne  devrait-elle  pas  conclure  que  cette  fable  est 

née  en  Grèce? 

Elle  ne  le  fait  point  pourtant,  car  cette  conséquence  serait  un 
non  sens. 

Alors,  et  alors  seulement,  les  orientalistes  paraissent  se  douter 
que  la  tradition  écrite  n'est  pas  tout,  mais  que  toutes  ces 
légendes  ont  pour  essence  d'être  populaires,  c'est-à-dire  voya- 
geuses, oralement  transmissibles.  Ils  s'avisent,  alors  seulement,  de 
l'importance  médiocre  —  que  dis-je?  nulle  —  de  ces  exodes  de 
recueils  littéraires  orientaux.  Il  leur  vient  à  l'esprit,  alors  seule- 
ment, que  l'Occident  n'a  pas  attendu  les  Croisades  pour  se  dou- 
ter que  l'Inde  existait.  Ils  accumulent  même  les  arguments  pour 
démontrer  que  l'Inde  et  la  Grèce  étaient  en  rapports  journaliers. 
Ne  savez-vous  pas  en  effet,  disent-ils,  que  les  conquêtes 
d'Alexandre  ont  fait  communiquer  les  deux  mondes?  que,  depuis 
les  temps  de  Ninus  et  de  Sémiramis,  la  domination  assyrienne 
s'étendait  des  montagnes  frontières  du  Pendjab  jusqu'aux  colo- 
nies grecques  d'Asie  Mineure?  qu'un  commerce  florissant  unis- 
sait les  bouches  de  l'Euphrate  et  du  Tigre  à  celles  de  l'Indus,  et 
que  de  longues  caravanes  couvraient  les  routes  commerciales  qui 
vont  de  Flnde  et  du  Thibet  à  Babylone,  à  Suze  et  jusqu'aux  ports 
de  la  Méditerranée  ^?  Quoi  de  surprenant  qu'il  se  soit  établi,  dès 
ces  âges  reculés,  un  échange  de  fables? 

Rien  de  plus  naturel,  en  effet;  mais  l'étonnant  est  que  Grecs 
et  Indiens  n'aient  alors  échangé  que  des  contes  d'animaux  a 
l'exclusion  des  autres.  Pourquoi  ont-ils  attendu  mille  ans  pour 
emprunter  aussi  des  fabliaux  et  des  contes  de  fées?  Dès  que  le 
Kalilah  est  connu  des  occidentaux,  les  peuples,  dites-vous,  se 


1.  Rien  de  plus  aisé,  en  effet,  que  de  démontrer  l'existence  de  rapports 
historiques  entre  deux  peuples  quelconques,  à  une  époque  quelconque,  à 
condition  de  supposer  entre  l'un  et  l'autre  un  nombre  suffisant  d'intermé- 
diaires complaisants.  Nous  reviendrons  plus  loin  (chapitre  VIII)  sur  cette 
question. 


—  102  — 

précipitent  sur  ce  trésor,  le  dépouillent,  et  la  menue  monnaie  en 
court  encore  aujourd'hui  par  nos  villages.  Mille  ans  plutôt,  ces 
mêmes  richesses  étaient  à  leur  portée  :  pourquoi  les  auraient-ils 
dédaignées,  au  profit  des  seuls  apologues? 

Je  lis  la  préface  où  Benfey  a  résumé  ses  recherches  :  j'y  trouve 
ces  deux  assertions,  qui  la  contiennent  toute  :  1*^  Tous  les  apo- 
logues du  Pantchatantra^  sauf  cinq  ou  six,  sont  nés  en  Grèce 
(p.  xxi),  et  dix  lignes  plus  loin  (p.  xxii)  :  2°  Tous  les  contes  à 
rire  et  tous  les  contes  merveilleux  (sauf  un,  le  conte  du  roi 
Midas!)  sont  d'origine  indienne. 

N'y  a-t-il  pas  dans  cette  théorie  une  monstrueuse  étrangeté? 
Ce  sont  des  faits,  direz-vous,  contre  lesquels  nous  ne  pouvons 
rien.  —  Au  moins  pourriez-vous  en  marquer  la  bizarrerie,  tâcher 
de  l'expliquer  ;  mais  vous  ne  paraissez  même  pas  l'avoir  soupçon- 
née. 

Du  moins  les  orientalistes  ont-ils  reconnu,  pour  les  contes 
d'animaux,  que  le  raisonnement  post  hoc^  ergo  propter  hoc  ne 
suffit  point.  Mais  le  préjugé  en  faveur  de  cet  argument  est  si 
fort  que  le  jour  où  M.  Rhys-Davids  démontre  la  haute  antiquité 
des  Jâtakas,  il  prétend  y  reconnaître  la  matrice  des  fables.  Mais, 
si  M.  Maspéro  ou  M.  Brugsh  découvre  demain,  dans  un  tombeau 
de  Memphis,  des  fables  grecques  des  temps  homériques,  les  fables 
grecques  redeviendront-elles  provisoirement  la  source  des  fables 
orientales,  jusqu'au  jour  où  l'on  aura  attribué  au  Pantchatantra 
un  suhstratum  plus  archaïque  encore  que  les  Jâtakas?  Nous 
voilà  donc  au  rouet? 

Si  l'on  nous  demandait  maintenant  de  quitter  enfin  cette  atti- 
tude critique,  et  de  déclarer  si,  à  notre  avis,  les  apologues  sont 
venus  de  la  Grèce  à  l'Inde,  ou  inversement,  nous  dirions  que  la 
suite  de  notre  étude  nous  permet  de  considérer  la  question,  ainsi 
posée,  comme  vaine.  Si  l'on  nous  pressait  pourtant,  nous  répon- 
drions que  les  fables  devaient  être  déjà  infiniment  vieilles  en 
Grèce  au  temps  d'Esope,  infiniment  vieilles  dans  l'Inde,  au  temps 
du  Mahâbhârata  et  des  Jâtakas.  Et  nous  retiendrions  les  quelques 
faits  que  voici.  Laissons  de  côté  les  recueils  de  fables  grecques 
de  l'époque  impériale.  Laissons  de  côté  Avien,  laissons  Babrius 
et  les  fables  que  nous  transmettent  Lucien  et  Plutarque.  Laissons 
le  recueil  de  Phèdre,  sans  nous  enquérir  de  ses  sources.  Trans- 


~  103  — 

portons-nous  en  pleine  Grèce,  non  dans  la  Grèce  romaine  ni 
alexandrine,  mais  dans  la  Grèce  libre.  Alexandre  n'a  pas  encore 
entrepris  cette  merveilleuse  expédition  orientale  qui,  suivant  cer- 
taine hypothèse,  devait  établir  des  échanges  d'apologues  entre 
l'Inde  et  la  Grèce.  Nous  sommes  à  Athènes  en  400  ou  en  350 
avant  J.-G.  Jetons  les  yeux  autour  de  nous  :  déjà  les  contes 
d'animaux  foisonnent. 

Entrons  dans  un  g3aïinase  :  les  apologues  ésopiques  font  par- 
tie, comme  aujourd'hui  les  fables  de  La  Fontaine,  de  l'instruction 
première,  et  les  petits  Athéniens  apprennent  à  connaître  Esope, 
en  même  temps  qu'Homère,  qu'Hésiode,  ou  que  les  gnomiques, 
Théognis,  Solon  K  Nous  voici  devant  un  tribunal  :  les  juges  s'en- 
nuient pour  leurs  trois  oboles;  l'orateur,  pour  réveiller  leur 
attention,  leur  raconte  «  quelque  trait  comique  d'Esope  ~  »,  car 
Aristote  leur  a  appris  dans  sa  Rhétorique  l'art  d'employer  à  pro- 
pos ces  artifices  oratoires  ^.  Aux  fêtes  Dionysiaques,  assistons- 
nous  à  quelque  comédie?  Tantôt  il  suffira  d'un  vers  à  Aristo- 
phane pour  rappeler  aux  spectateurs  une  fable  connue,  V Aigle  et 
le  Renard  ^,  tantôt  Strattis  nous  racontera  la  fable  de  la  souris 
métamorphosée  en  femme  ^.  Les  tragiques  même,  Eschyle^, 
Sophocle  '^,  ne  dédaignent  pas  de  faire  allusion  à  ces  humbles 
apologues.  A  table,  après  boire,  les  Athéniens  disent  aussi  «  des 
contes  plaisants,  dans  le  genre  d'Esope  ou  dans  celui  de  Syba- 
ris  ^  ».  Ecoutons-nous  les  dialogues  des  philosophes?  «  Me  voici 
maintenant,  dit  Socrate,  revêtu  de  la  peau  du  lion...  »  et  nous 
reconnaissons  au  passage  la  fable  célèbre.  Platon  nous  dit  aussi 
que  Socrate  dans  sa  prison  mit  en  vers  élégiaques  plusieurs  apo- 
logues ésopiques  ^. 


1.  Plat.  Rép.   'S77  :   où  [iavôàvst;...  ott  ;cpwTov  toT;  T:at5(:ot;  fxùôouç  XsYOjJLev  ;  v., 
pour  d'autres  textes,  Weber,  op.  cit.,  p.  383. 

2.  Guêpes,  V.  566  :  ol  8à  Xé-^ouai  [xuôoli;  7][jlÎv,  ol  5'  AîawTrou  xi  yÉXocov. 

3.  Arist.,  Rhét.,  II,  XX.  Aristote  y  rapporte  deux  fables  qu'il  attribue,  l'une 
à  Stésichore,  l'autre  à  Esope. 

4.  Oiseaux,  652.  Comparez  les  Guêpes,  1182  ;  la  Paix,  128-134. 

5.  Strattis,  Meineke,  441. 

6.  Eschyle,  Myrin.Jr.  135. 

7.  Soph.,  Ant.,  712. 

8.  Guêpes,  V.  1258. 

9.  Cratyle,  411  a.  —  Phédon,  p.  61.  Dans  le  Premier  Alcihiade,  Platon  rap- 
porte la  fable  du  Lion  et  des  Animaux. 


—  104  — 

Mais  ce  n'est  pas  assez  ;  remontons  plus  haut  dans  le  passé  de 
la  Grèce  :  les  anciens,  qui  ont  pu  connaître  dans  leur  intégrité 
les  anciens  lyriques,  nous  disent  qu'ils  se  plaisaient  «  à  enve- 
lopper leurs  pensées  ou  leurs  satires  du  manteau  de  l'apologue  ^  ». 
De  fait,  dans  les  misérables  et  vénérables  fragments  qui  nous 
sont  parvenus  d'eux,  nous  reconnaissons  fréquemment  des  apo- 
logues, chez  Ibycus,  chez  Stésichore,  chez  Simonide,  chez  Archi- 
loque  ^. 

Or,  plusieurs  de  ces  fables  qui  nous  sont  ainsi  attestées  aux 
siècles  quasi  primitifs  de  la  civilisation  grecque  se  retrouvent 
aussi  dans  l'Inde.  Le  jour  où  Socrate  se  comparait  à  l'âne  revêtu 
de  la  peau  du  lion,  le  Sîha-Cama-Jâtaka,  où  l'on  trouve  la  plus 
ancienne  forme  indienne  de  ce  conte,  n'existait  peut-être  pas 
encore  ^.  Stésichore  nous  raconte  certain  apologue  d'un  aigle 
reconnaissant.  Cet  apologue  reparaît  dans  le  Syntipas  ^.  De  com- 
bien de  siècles  Stésichore  est-il  antérieur  au  Roman  des  Sept 
Sages  et  à  ses  sources  les  plus  reculées? 

Enfin,  voici  le  plus  ancien  ajDologue  que  nous  ait  transmis 
aucune  littérature  : 

«  L'épervier  parla  ainsi  au  rossignol  sonore  qu'il  avait  saisi 
«  dans  ses  serres,  et  qu'il  emportait  vers  les  hautes  nuées.  Le 
«  rossignol,  déchiré  par  les  griffes  recourbées,  gémissait;  mais 
«  l'épervier  lui  dit  ces  dures  paroles  :  Malheureux,  pourquoi 
«  gémis-tu?  Tu  es  la  proie  d'un  plus  fort  que  toi.  Tu  vas  où  je  te 

1.  Julien,  dise.  VII,  229  a.  àXX'  ô  [jlsv  [j.ùOo;  èatt  TiàXato; oTzzp  oifxat  eîoSOaijtv 

ot  TT)  TpoTîixr)  'y(^paj[i.£vot  Ttuv  vorjtxccTojv  y.aTaa/.£'j^.  IIoXù;  8à  sv  TOUTOt;  ô  Ilapid;  (Archi- 
loque)  lait  7coi7]Tyfç.  (Cité  par  Bergk,  Poet.  lyr.^  II,  p.  408,  note.) 

2.  Ou  trouvera  le  relevé  de  ces  fables  archaïques,  soit  chez  Wagener 
(p.  10,  ss.),  soit  chez  Keller  (p.  381-3),  soit  chez  M.  Jacobs,  soit  chez  M.  Denis, 
De  la  fable  dans  V antiquité  classique,  Caen,  1883,  qui  nous  donne  la  liste  la 
plus  complète  que  je  connaisse  et  la  plus  critique,  p.  28-30.  Je  crois  qu'il 
faudrait  supprimer  de  ces  listes  plus  d'un  rapprochement.  En  voici  un 
exemple  :  Bergk,  Jacobs,  etc.,  croient  reconnaître  dans  un  fragment  de 
Théoguis  la  fable  de  Ihomme  qui  réchauffe  un  serpent.  Voici  le  passage 
(Bergk,  v.  602).  Qu'on  juge  si  cette  induction  n'est  pas  forcée  : 

eppe,  ôeoîaiv  t'  è)(_6p£  xat  âv6pto-otaiv  ôcTctaxe, 
(|/uypov  oç  Iv  xuXtîw  Tcor/.i'Xov  sî/,^?  O'^^v^.. 
C'est    ainsi    que    Bergk    cherche,    bien  vainement,   à    reconnaître    le    lion 
malade  ou  un  autre  apologue  dans  ce  vers  d'Archiloque  (fr.  131)  :  yoXrjv  Y^p 
oùx  £/£iç  £o'  r)7îaTt.,.  —  On  pourrait  multiplier  ces  critiques. 

3.  V.  Jacobs,  /Esop,  p.  57. 

4.  V.  les  deux  textes  rapprochés  par  VN'^agener,  op.  cit.,  p.  114-6. 


-^  405  — 

«  conduis,  bien  que  tu  sois  un  aède.  Je  te  mangerai,  s'il  me 
«  plaît,  ou  je  te  renverrai.  Malheur  à  qui  veut  lutter  contre  un 
«  plus  puissant  que  soi  !  Il  est  privé  de  la  victoire  et  accablé  de 
«  honte  et  de  douleur.  Ainsi  parla  l'épervier  rapide  aux  ailes 
((  étendues.  » 

Cette  fable  est  extraite,  comme  on  sait,  des  Travaux  et  des 
Jours  ^.  A  l'époque  d'Hésiode,  que  savait-on  de  l'Inde  en  Grèce? 
C'est  seulement  plusieurs  siècles  plus  tard  qu'on  trouve  la  plus 
ancienne  mention  de  ces  contrées,  chez  Hécatée.  Le  jour  où 
Hésiode  versifia  la  fable  de  VEpervier  et  du  Rossignol,  où  étaient 
\e  Mahàhhàrata,  les  Jàtakas'^.  où,  Çakjamouni?  Il  n'était  alors 
qu'un  informe  aspirant  bouddha,  un  vague  bôdhisat,  qui  devait 
accomplir  encore,  pendant  des  siècles,  de  nombreux  avatars. 

Tels  sont  les  faits  que  nous  voulions  retenir.  Pourquoi  avons- 
nous  insisté  ainsi  sur  les  plus  anciennes  fables  grecques  ? 

Pour  conclure  à  leur  priorité  sur  les  fables  indiennes  corres- 
pondantes? Nous  n'en  aurions  garde.  Mais  pour  en  tirer  à  peu 
près  la  même  conclusion  que  M.  Jacobs,  dans  son  beau  livre  sur 
Esope  -  :  à  savoir  qu'il  existait  en  Grèce  un  véritable  folk-lore. 
Le  vieil  Archiloque,  à  la  fin  du  viii^  siècle  avant  J.-C,  en  était 
déjà  conscient,  lorsqu'il  appelait  l'une  de  ses  fables  un  alvcç 
àvGpwxwv  ^.  Les  apologues  ésopiques  s'ofïrent  à  nous  avec  le  véri- 
table caractère  des  traditions  populaires,  l'anonymat.  Il  suffît 
d'un  mot,  d'une  allusion  rapide,  au  théâtre,  à  l'agora,  pour  que 
toute  une  foule  retrouve  la  fable  dans  sa  mémoire.  Ces  apologues 
sont  si  nombreux,  si  familiers  à  tous,  que  le  peuple  imagine  un 
être  fictif  pour  les  lui  attribuer,  Esope,  analogue  à  l'Arlotto  de 
Florence,  au  Till  l'Espiègle  allemand,  au  Hodja  de  Turquie. 
Quand  Démétrius  de  Phalère,  vers  l'an  300  av.  J.-C,  composa 

ses  aîawTCSiwv  ^oy^v  auvaYwyai  ^,  il  dut  vraiment  agir,  comme  Jacob 
\  ~~" 

1.  V.  185. 

2.  The  fables  of  ^sop,  now  again  edited  and  induced  bj  Joseph  Jacobs^ 
2  vol.,  Londres,  1889. 

3.  Bergk,  Poet.  lyr.  gr.,  II,  Archil.,  fr.  86. 

atvdç  Tt;  àvôpcoTCwv  oSs 

w;  àp'  aXoSTîrjÇ  /âtsxôç  Çuvcovir^v 

Comparez  les  fragments  87,  88. 

4.  Diog.  Laert.,  V,  80. 


l 


—  106  — 

Grimm,  en  folk-loriste,  se  l^aissant  vers  la  tradition  des  petites 
gens,  ramassant  des  contes  dans  les  dèmes  d'Attique,  au  mar- 
ché aux  herbes.  Aussi  loin  que  nous  remontions  dans  l'histoire 
de  la  Grèce,  nous  y  trouvons  des  fables;  aussi  loin  que  nous 
remontions  dans  l'histoire  de  l'Inde,  nous  y  trouvons  des  fables. 
Si  nous  pouvions  remonter  de  mille  ans  plus  haut  dans  l'histoire 
de  l'humanité,  nous  y  trouverions  aussi  des  fables,  souvent,  sans 
doute,  les  mêmes. 

Et  tout  ce  que  nous  voulons  retenir  de  cette  discussion,  c'est 
cette  vérité,  que  nous  avons  surabondamment  démontrée  :  quand 
on  a  prouvé  que  Phèdre  et  Babrius  sont  plus  anciens  que  le  Sin- 
dihad,  que  les  fables  citées  par  Aristophane  sont  antérieures  au 
Kalilali,  que  les  Travaux  et  les  Jours  d'Hésiode  préexistaient  aux 
Jatakas  ou  aux  Upanishads,  personne  ne  croit  avoir  démontré  par 
là  que  la  Grèce  soit  la  mère  des  fables  et  que  l'Inde  l'ait  plagiée. 

Pourquoi  donc  attribuer  tant  d'importance  à  la  préexistence 
en  Orient  de  certains  contes  à  rire,  de  certains  contes  merveil- 
leux? Quand  on  a  fixé  les  dates  respectives  de  deux  recueils  de 
contes,  ou  de  deux  versions  d'un  même  conte,  on  n'a  rien  fait 
encore  pour  déterminer  la  patrie  de  ce  conte  :  le  problème  n'est 
pas  encore  résolu  ;  il  n'est  pas  même  posé  ! 


III 


LES    CONTES    MERVEILLEUX    DANS    L  ANTIQUITÉ 

Mais,  si  l'antiquité  possède  des  recueils  de  fables,  elle  ne 
possède  pas,  du  moins,  de  recueils  de  contes  merveilleux.  Les 
orientalistes  peuvent  reprendre  ici  leur  attitude  favorite,  qui 
se  résout  en  ce  raisonnement  plus  ou  moins  conscient  :  c'est 
dans  l'Inde  que  se  trouve  la  plus  ancienne  forme  de  beaucoup 
de  contes  merveilleux;  donc  ils  sont  originaires  de  l'Inde. 

Contes  de  l'ancienne  Egypte 

Le  malheur  veut  qu'il  existe  des  contes  dans  l'Egypte 
ancienne.  Il  veut  que  l'un  des  plus  anciens  témoignages  écrits 
de  la  pensée  humaine  soit  un  conte  merveilleux.  Ce  ne  sont 
pas   de  vagues  ressemblances  qui  l'unissent  aux   contes   oraux 


—  107  — 

modernes.  Dans  une  très  remarquable  étude  ^,  M.  Cosquin  a 
montré  que  chacun  de  ses  éléments  a  survécu  et  vit  présen- 
tement :  il  le  rapproche  successivement,  grâce  à  sa  précise  éru- 
dition, de  traditions  que  connaissent  aujourd'hui  les  paysans 
dans  la  liesse,  dans  la  Hongrie,  en  Russie,  en  Grèce,  dans 
l'Annam,  dans  le  Deccan,  en  Transylvanie,  en  Roumanie,  dans  la 
Boukhovine,  en  Valachie,  en  Serbie,  au  Bengale,  en  Norwège, 
en  Bretagne,  etc.  Où  donc  a-t-on  recueilli  ce  vénérable  doyen 
—  je  ne  dis  pas  cet  ancêtre  —  de  nos  contes  populaires?  Dans 
un  recueil  bouddhiste?  Non  :  il  est  plus  vieux  que  Câkya-Mouni, 
de  quelque  dix  siècles.  Du  moins  l'a-t-on  trouvé  dans  l'Inde, 
dans  les  Upanishads^  en  quelque  recueil  védique?  Pas  davantage  : 
il  est  antérieur  de  plusieurs  siècles  à  l'établissement  des  Aryas 
dans  rinde.  Le  conte  des  Deux  frères  est  un  récit  égyptien,  copié 
par  le  scribe  Ennânâ,  contemporain  de  Moïse,  pour  le  fils  du 
pharaon  qui  périt  dans  les  eaux  de  la  mer  Rouge  2.  Voilà  qui 
embarrasse  cruellement  les  orientalistes.  M.  Cosquin  se  demande 
pourtant  si  ce  conte  n'aurait  pas  pu  venir  de  l'Inde  en  Egypte, 
à  cette  date  reculée?  —  Sans  doute  ;  mais  pourquoi  de  l'Inde 
plutôt  que  de  l'un  quelconque  des  quatre  points  cardinaux  ^, 
sinon  parce  que  votre  préjugé  le  veut  ainsi? 

Faut-il  rappeler  d'autres  contes  égyptiens?  le  Prince  pré- 
destiné, dont  certains  traits  se  retrouvent  dans  les  traditions 
orales  modernes,  ou  le  célèbre  conte  de  Bhampsinit  ^?Elien  nous 
dit  dans  ses  Histoires  variées  ^  :  ((  Les  Egyptiens  racontent  que 
Rhodopis  était  une  belle  courtisane.  Un  jour  qu'elle  se  bai- 
gnait et  que  ses  servantes  gardaient  ses  vêtements,  un  aigle 
vola  vers  elle,  enleva  une  de  ses  pantoufles  et  l'apporta  à 
Memphis  où  régnait  le  roi  Psammétich.  Il  la  laissa  tomber 
sur  le  pharaon ,  qui ,  admirant  l'élégance  de  la  chaussure  et 
comment  l'aigle  la  lui  avait  apportée,  fît  rechercher  par  toute 
l'Egypte   la   femme    à   qui    cette    pantoufle    avait    appartenu. 

1.  Contes  populaires  de  laLorraine,  appendice  B. 

2.  Voir  l'introduction  de  M.   Maspéro  aux  Contes  de  l'ancienne   Egypte, 

3.  Je  me  borne  ici  à  renvoyer  à  la  vive  étude  de  M.  Gaidoz,  Mélusine,  t.  III, 
col.  292. 

4.  Hérodote,  II,  121. 

5.  Hist.  variées,  XIII,  33.  Comparez  Strabon,  XVII. 


—  108  — 

Quand  il  l'eut  retrouvée,  il  l'épousa.  »  Il  s'agit  de  cette  Rho- 
dopis  sur  laquelle  couraient  tant  de  légendes,  qui  fut  aimée  du 
frère  de  Sapho  et  dont  les  adorateurs  étaient  si  nombreux  que, 
portant  chacun  une  seule  pierre,  ils  purent  élever  une  pyramide 
à  sa  gloire.  Qui  ne  reconnaîtrait  en  elle  une  gracieuse  aïeule  de 
Cendrillon?  Un  aigle  apporte  à  Psammétich  la  pantoufle  de 
Rhodopis,  comme  une  hirondelle  apporte  au  roi  Marc  un  cheveu 
d'Yseult  la  blonde,  et  c'est  là  un  trait  de  vingt  contes  popu- 
laires. 

M.  Maspéro  dit  fort  bien  :  «  Même  après  vingt  siècles  de 
ruines  et  d'oubli,  l'Egypte  a  conservé  presque  autant  de  contes 
amusants  que  de  poèmes  lyriques  ou  d'hymnes  adressés  à  la 
divinité  K  »  Ce  sont  des  faits  qu'ignorait  Benfey  et  que  mécon- 
naissent ses  disciples. 

Contes  merveilleux  dans  l'antiquité  gréco-latine 

«  Il  faut  laisser  de  côté,  dit  Reinhold  Kœhler,  les  essais  for- 
cés qu'on  a  tentés  pour  ramener  à  la  mythologie  grecque  certains 
de  nos  contes  -.  » 

C'est  là  une  des  plus  étranges  prétentions  de  l'école.  Je  veux 
ici  rappeler  quelques-uns  de  ces  essais  tentés  pour  ramener  nos 
contes  populaires,  non  pas  à  la  mythologie  grecque,  mais  à  des 
contes  grecs. 

Benfey  dit,  dans  sa  préface  :  «  Je  ne  connais  qu'un  seul  et 
unique  conte  dont  le  fondement  doive  être  en  toute  sécurité 
attribué  à  l'Occident.  »  C'est  le  conte  du  roi  Midas,  qui  se 
retrouve  dans  le  Siddhi-Kur ^  remaniement  mogol  du  Vetàla- 
pantchavinçàti  ^ .  —  En  voilà  donc  un,  au  moins.  Mais  une 
hirondelle  ne  fait  pas  le  printemps. 

M.  Cosquin  n'en  connaît  qu'un,  lui  aussi;  mais  ce  n'est  pas 
le  môme  :  «  Psyché  est  le  seul  conte  proprement  dit  qui  nous 


1.  Maspéro,  Contes  de  l'Egypte  ancienne,  p.  VI. 

2.  Weimarische  Beitràge  zur  Lit.  u.  Kunst,  p.  194. 

3.  Pantchatantra ,  I,  p.  xxii.  Il  est  vrai  que  Liebrecht  ne  veut  pas  aban- 
donner ce  conte  plus  que  les  autres  et  le  revendique  aussi  pour  l'Inde 
{Jahrbuch  d'Ebert,  III,  p.  86).  V.  Schmidt,  Griechische  Màrchen,  Leipzig, 
1877,  p.  224. 


—  109  — 

soit  parvenu  du  monde  gréco-romain  i...  »  et  il  a  admirablement 
prouvé,  par  une  cinquantaine  de  parallèles  '^,  que  ce  conte  mer- 
veilleux vit  aujourd'hui  de  la  même  vie  qu'au  temps  où  Apulée 
le  recouvrait  d'un  lourd  manteau  mythologique.  —  Voilà  donc 
deux  contes  grecs,  au  moins.  Deux  hirondelles  ne  font-elles  pas 
encore  le  printemps?  Voici  donc  quelques  hirondelles  de  plus. 

Si  l'Odyssée  n'est  point,  comme  le  veulent  certains  savants, 
simplement  un  tissu  de  contes  populaires,  on  y  retrouve  pour- 
tant quelques-unes  des  <(  formules  »  les  plus  répandues  dans  la 
tradition  universelle.  Brockhaus,  R.  Kœhler  lui-même,  Weber 
l'ont,  chacun  de  son  côté,  montré  jusqu'à  l'évidence.  Gerland  ^ 
a  réuni  en  un  faisceau  et  enrichi  leurs  résultats.  M.  Rhode  *  a 
souscrit  à  la  plupart  de  leurs  conclusions,  et  M.  Andrew  Lang  ^ 
a  tiré  de  ces  matériaux,  accumulés  par  d'autres,  de  précieuses 
indications  sur  le  travail  d'épuration  littéraire  qu'ont  subi, 
chez  Homère,  les  contes  primitifs.  Pour  nous  en  tenir  aux 
rapprochements  les  plus  certains,  si  l'on  considère  la  conception 
centrale  de  l'Odyssée,  —  retour  d'un  voyageur  déguisé  près  de 
sa  femme,  diverses  épreuves  qu'il  subit  avant  d'être  reconnu  par 
elle,  —  on  connaît  un  Ulysse  messin,  un  Ulysse  chinois.  —  La 
plaisanterie  d'Ulysse  chez  Polyphème  (guhç)  reparaît  dans  un 
conte  de  la  Boukhovine.  —  Les  aventures  de  Polyphème  se 
renouvellent  dans  des  contes  d'ogres  gallois,  orientaux,  hon- 
grois. — ■  Les  Phéaciens  peuvent  être  comparés  aux  Vidyâdhâ- 
ris  de  Somadéva,  et  Somadéva  est  d'environ  deux  mille  ans 
moins  ancien  qu'Homère.  —  Ulysse  chez  Circé  traverse  des 
aventures  analogues  à  celles  de  l'Indien  Vijaj^a  et  de  ses  compa- 
gnons. —  «  Le  récit  d'Ulysse  chez  les  Phéaciens,  dit  Rohde, 
«  cette  antique  robinsonnade,  montre  des  traces  évidentes  d'un 
((   fantastique  très  primitif,  souvent  préhellénique.  » 

Voici  quelques  autres  faits  : 

Benfey  a  consacré  l'une  des  plus  longues  démonstrations  de 

1.  L'origine  des  contes  populaires  européens  et  les  théories  de  M.  Lang, 
Paris,  1891,  p.  16.  Je  ne  crois  pas  trahir  la  pensée  de  M.  Cosquin  en  coupant 
là  cette  citation. 

2.  Contes  populaires  de  Lorraine,  II,  224  et  242. 

3.  Gerland,  Altgriechische  Màrchen  in  der  Odyssée,  Magdebourg,  1869. 

4.  Rohde,  der  griechische  Roman  und  seine  Vorldufer,  1876,  p.  173. 

5.  Dans  un  article  de  la  Saturday  Review,  traduit  dans  Mélusine,  I,  489. 


—  110  — 

son  livre  au  «  cycle  des  animaux  reconnaissants  ^  ».  Pour  lui, 
tous  les  contes  populaires  où  des  bêtes  secourables  aident 
l'homme  en  ses  entreprises  sont  d'origine  bouddhique.  On 
sait  quel  abus  ses  disciples  ont  fait  de  cette  opinion  2.  Il  y  a 
longtemps  pourtant  que  Gomparetti  a  montré  que  la  plus 
ancienne  forme  connue  de  cette  conception,  a  si  particulière- 
ment indienne,  si  spécifiquement  bouddhique,  »  est  la  fable  de 
Mélampos  :  il  rassemble  les  oiseaux  pour  leur  demander  de 
sauver  de  la  mort  Iphiclus,  que  guérit  en  effet  un  vautour  ^'. 

Pareillement,  existe-t-il  un  conte  populaire  plus  fréquem- 
ment attesté  que  Jean  de  VOurs'}  Combien  de  héros  antiques 
pourrait-on  lui  comparer,  qui  furent  aussi  allaités  par  des  bêtes 
sauvages,  depuis  Atalante  ou  Téléphos  jusqu'à  Romulus,  a  ce 
Jean  de  l'Ours  de  l'antiquité?  »  Mais  c'est  le  conte  même,  avec 
ses  éléments  constitutifs,  que  M.  Gaidoz  a  retrouvé  dans 
les  Métamorphoses  d'Antoninus  Liberalis  (chap.  XXI)  ^.  Du 
moins,  les  Métamorphoses  d'Antoninus  nous  disent  les  enfances 
de  notre  héros.  Quant  à  ses  destinées  ultérieures,  M.  Gosquin, 
dans  sa  belle  étude  sur  ce  conte,  nous  dit  :  <(  L'élément  princi- 
pal de  Jean  de  VOurs,  c'est  la  défaite  d'un  monstre,  la  descente 
du  héros  dans  le  monde  inférieur,  et  la  délivrance  de  princesses 
qui  y  sont  retenues.  »  N'est-ce  pas  le  résumé  de  la  légende  de 
nombreux  héros  grecs?  Je  nomme  seulement  Thésée,  vainqueur 
du  Minotaure,  qui  va  chercher  aux  enfers  Gorè,  fille  d'Aidoneus 
et  de  Perséphonè. 

Un  dragon  à  sept  têtes  désole  un  pa^^s,  et  le  roi  promet  sa 
fille  à  qui  le  tuera.  Un  héros  vient  à  bout  de  l'entreprise,  coupe 
les  langues  du  monstre  et  les  emporte.  Un  imposteur  profite  de 


1.  Pantchat.,  \,  §  75,  p.  192-222. 

2.  Benfey  termine  pourtant  son  étude  par  une  remarque  contradictoire  de 
ses  assertions.  «  Il  ne  m'échappe  pas,  dit-il,  qu'Esope,  Elien,  Aphtonius 
(iii«  s.  ap.  J.-C.)  ont  rapporté  des  récits  semblables  et  que  l'idée  de  la 
reconnaissance  des  animaux  a  tous  les  droits  à  être  tenue  pour  universelle.  » 
—  Alors  ? 

3.  Gomparetti,  Edipo  e  la  mitologia  coinparata,  saggio  critico,  Pisc, 
1867,  p.  87. 

4.  Mélusine,  t.  III,  col.  395. 


—  111  — 

son  absence  pour  couper  les  têtes  du  dragon  abattu.  Il  les  pré- 
sente au  roi,  se  fait  passer  pour  le  vainqueur,  est  sur  le  point 
d'épouser  la  princesse,  quand  revient  le  héros.  Il  montre  les  sept 
langues  et  confond  son  rival. 

Ce  thème  reparaît  dans  toutes  les  collections  européennes  \ 
voire  chez  les  Indiens  des  Etats-Unis  où  on  l'a  trouvé  et  noté  en 
langue  dhegiha  '^. 

Or,  d'après  Pausanias  (I,  41,  4),  «  le  roi  de  Mégare  avait 
promis  sa  fille  en  mariage  à  celui  qui  délivrerait  le  pays  d'un 
lion  qui  le  ravageait.  Alcathus,  fils  de  Pélops,  tua  le  monstre. 
Après  quoi,  suivant  le  scoliaste  d'Apollonius  de  Rhodes,  il  lui 
coupa  la  langue  et  la  mit  dans  sa  gibecière.  Aussi  les  gens  qui 
avaient  été  envoyés  pour  combattre  le  lion  s 'étant  attribué  cet 
exploit,  Alcathus  n'eut  pas  de  peine  à  les  convaincre  d'impos- 
ture. » 

M.  Gaidoz,  dans  une  très  remarquable  étude  des  éléments 
de  ce  conte,  ajoute  ces  remarques,  où  transparaît  son  vigou- 
reux et  clair  bon  sens  :  «  Pour  vous,  lecteur,  n'est-ce  pas? 
comme  pour  moi,  c'est  la  version  du  conte  la  plus  ancienne  de 
la  famille,  plus  ancienne  par  sa  date  que  tous  les  contes  sans- 
crits qu'on  puisse  produire.  Il  nous  semble  même,  d'après  les 
similaires  réunis  par  M.  Cosquin,  quil  ny  a  pas  de  conte 
sanscrit  de  ce  type.  Gela  n'empêche  pas  M.  Cosquin  de  penser 
que  ce  conte  vient  de  l'Inde,  comme  tous  les  autres.  Il  est  tel- 
lement possédé  de  la  théorie  de  MM.  Benfey  et  G.  Paris  que 
les  contes  sont  venus  de  l'Inde  au  moyen  âge  et  qu'avant  cette 
date  il  n'y  avait  pas  de  contes  en  Europe,  qu'il  écrit  ces  lignes 
sans  s'apercevoir  que  c'est  un  conte,  et  la  plus  ancienne  version 
de  cette  famille  de  contes  ^.  » 

De  même  dans  le  conte  du  Fils  du  Pêcheur  le  héros  tue  la 
bête  à  sept  têtes  et  délivre  la  fille  du  roi,  comme  Persée  tue  le 
monstre  marin  et  délivre  Andromède,  fille  du  roi  d'Ethiopie.  Les 
deux  légendes  concordent  en  leurs  traits  essentiels.  Mais  le  même 


1.  Cosquin,  Contes  de  Lorraine,  II,  p.  58. 

2.  Mélusine,  III,  col.  296. 

3.  Mélusine,  III,  col.  303.  —  Voir  aussi,  pour  la  bibliographie  du  conte, 
une  longue  note,  où  Rohde  [der  griech .  Roman,  p.  47)  cite  le  même  texte 
d'Apollodore  qu'indépendamment  de  lui  M.  Gaidoz  a  noté. 


—  112  — 

récit  que  M.  Cosquin  appelle  un  conte  lorsqu'il  le  note  chez 
les  Avares  du  Caucase  ou  chez  les  Japonais,  n'en  est  plus  un 
s'il  est  rapporté,  non  par  un  conteur  indien,  mais  par  Apollo- 
dore  ^  C'est  un  mythe,  et  non  un  conte!  Voilà  un  précieux 
tarte  à  la  crèmel 

On  connaît  le  beau  lai  de  Marie  de  France,  Eliduc  :  dans  la 
chapelle  d'un  ermite,  Guilliadon  dort,  comme  la  Belle  au 
bois  dormant,  depuis  des  jours,  un  sommeil  surnaturel,  sem- 
blable à  la  mort.  Tandis  que  sa  rivale  Guildeluec,  veille 
auprès  de  son  corps  inanimé,  une  belette  traverse  soudain  la 
chapelle,  et  son  écuyer  l'abat  d'un  coup  de  bâton.  Mais,  quel- 
ques instants  après,  la  femelle  vient,  portant  une  fleur  vermeille, 
et  la  pose  entre  les  dents  de  la  bête  tuée,  qui  se  ranime  aussitôt. 
Guildeluec  prend  la  fleur  magique  et  la  pose  entre  les  dents  de 
la  belle  endormie.  Elle  soupire,  ouvre  les  yeux  :  «  Dieu!  fait- 
elle,  comme  j'ai  dormi!  » 

Comparez  Apollodore  ^  :  ((  Le  jeune  Glaucos  est  mort.  Poly- 
idos,  fils  de  Céranos,  s'enferme  avec  le  petit  cadavre.  Il  voit 
soudain  un  serpent  s'approcher  du  inort  et  le  tue  d'un  coup 
de  pierre.  Mais  voici  qu'un  autre  serpent  survient,  qui  porte 
une  herbe;  il  la  dépose  sur  le  corps  de  la  bête  tuée,  et  la  rap- 
pelle ainsi  à  la  vie.  Polyidos  approche  la  même  herbe  du  corps 
de  Glaucos  et  le  ranime  aussi.  » 

La  légende  de  Glaucos  avait  déjà  été  poétisée  par  Pindare  et 
par  Eschyle,  dans  son  FXauxoç  llovTioç.  Une  ancienne  légende 
lydienne  nous  disait  aussi  que,  grâce  au  même  sortilège,  Tylo 
avait  été  ressuscité  par  sa  sœur  Moriè.  M.  Rhode  ^  cite  une 
quinzaine  de  parallèles  anciens  et  modernes  de  ce  conte,  et 
R.  Kœhler,  avec  son  extraordinaire  érudition,  énumère  encore 
un  grand  nombre  de  légendes  similaires  ^. 

Il  ne  serait  pas  malaisé  de  multiplier  ces  comparaisons. 

1.  Cosquin,  Contes  de  Lorraine,  I,  60,  78.  Voir  la  collection  des  Griechische 
Màrchen  de  Schraidt,  1877,  no  23  et  p.  236. 

2.  Apollodore,  III,  3,  1.  Cf.  Hygin,  fab.  136. 

3.  Rohde,  Der  griechische  Roman,  p.  125. 

4.  Dans  une  introduction  à  l'édition  des  Lais  de  Marie  de  France  de 
K.  Warnko,  p.  civ-cv[.  Voir  aussi  une  toute  petite  note  de  M.  Cosquin, 
op.  cit.,  I,  p.  80. 


—  113  — 

Un  conte  albanais  moderne  de  la  collection  de  von  Hahn  repro- 
duit certains  traits  de  la  légende  de  Persée  combinée  avec  celle 
d'OEdipe  K  —  Rohde  -  reconnaît,  dans  un  épisode  du  roman 
d'Achilles  Tatius,  Leucippe  et  Clitophon,  la  légende  de  la  forêt 
qui  marche  de  Macbeth.  —  Qu'on  lise  Rohde  ^  ou  la  belle 
«  enquête  »  de  MM.  Gaidoz,  Psichari,  Karlowicz,  sur  les 
Arbres  enti^elacés  ^  :  la  légende  qui  faisait  germer  de  la  tombe  de 
Tristan  un  cep  de  noble  vigne,  de  celle  d'Yseult  un  buisson  de 
roses,  a,  dans  l'antiquité  grecque,  de  nombreux  parallèles.  Qu'on 
feuillette  le  recueil  de  Contes  grecs  modernes  de  M.  E.  Legrand  : 
si  peu  copieuse  que  soit  sa  collection,  il  relève  jusqu'à  sept 
contes  qui  se  retrouvent  dans  l'antiquité  classique  ^. 

Jamais  un  folk-loriste  n'a  encore  dépouillé,  d'une  manière 
systématique,  les  légendes  antiques,  le  trésor  de  ces  contes 
réunis  par  des  hommes  comme  Pausanias,  qui  parcouraient  la 
Grèce,  demandant  aux  serviteurs  des  temples,  aux  exégètes,  aux 
mystagogues,  les  créations  de  la  fantaisie  populaire.  Il  faudrait 
dépouiller  Elien,  Strabon,  Parthénius,  Héliodore...  Le  travail 
n'est  pas  commencé.  Peut-être  sera-t-il  aussi  fécond  que  celui  de 
Mannhardt,  lorsqu'il  fondait  son  beau  livre,  les  Cultes  des  bois  et 
des  champs^  sur  l'étude  comparative  du  folk-lore  germanique  et 
du  folk-lore  gréco-romain.  Ici,  il  suffira  d'avoir  groupé  cette 
petite  troupe  «  d'hirondelles  ». 


IV 


NOUVELLES    ET    FABLIAUX    DANS    L  ANTIQUITE 

Il  était  une  fois  un  jeune  prince,  le  plus  charmant  du  monde; 
mais  il  était  tombé  dans  une  sombre  mélancolie,  que  nulle  des 
beautés  de  sa  cour  ne  savait  dissiper.  Aux  prières  de  ses  conseil- 
lers, il  répondait  qu'il  voulait  pour  femme  une  jeune  fdle  qu'il 
avait  Yue  en  songe,  belle  comme  les  étoiles.  A  l'autre  bout  de 
la  terre,  vivait  une  princesse,  la  plus  charmante  du  monde,  mais 

1.  Comparetti,  Edipo  e  la  mitologia  coinparata,  p.  82,  ss. 

2.  Op.  cit.,  p.  485. 

3.  Op.  cit.,  p.  158. 

4.  Mélusine,  t.  IV  et  V,  passim. 

5.  Legrand,  Paris,  Leroux,  1881. 

Bédier.  —  Les  Fabliaux.  8 


—  114  — 

qui  repoussait  tous  les  prétendants,  attirés  des  royaumes  voisins 
par  le  renom  de  sa  beauté.  Elle  voulait  épouser,  disait-elle, 
un  jeune  prince  qu'elle  avait  vu  en  songe,  beau  comme  le 
soleil... 

Quelle  est  cette  histoire?  Sans  doute,  le  début  d'un  conte  de 
fées  de  la  comtesse  d'Aulnoy?  ou  bien  de  Perrault?  ou  bien  un 
des  aimables  récits  recueillis  dans  nos  chaumières  par  M.  Bladé 
ou  par  M.  Sébillot?  Non,  ce  prince  charmant  est  Zariadrès,  qui 
règne  sur  les  pays  du  Tanaïs  à  la  mer  Caspienne,  et  la  princesse 
qu'il  aime  comme  elle  l'aime,  pour  s'être  vus  l'un  et  l'autre  en 
rêve,  est  Odatis,  la  plus  belle  des  jeunes  filles  d'Asie,  la  fdle  du 
roi  Omartès.  Si  vous  êtes  curieux  de  savoir  par  quelle  suite 
d'aventures  ce  prince  Charmant,  après  avoir  parcouru  huit  cents 
stades,  rejoint,  reconnaît,  épouse  la  princesse,  vous  le  trouverez, 
non  pas  dans  le  Pantchatantra^  mais  dans  Athénée.  Athénée 
rapporte  cette  nouvelle  d'après  Charès  de  Mytilène,  qui  était 
quelque  chose  comme  introducteur  des  ambassadeurs  [û^y.^(^zki'jq) 
à  la  cour  d'Alexandre  le  Grand  i. 

Nous  ne  connaissons  que  très  imparfaitement  la  novellis- 
tique  de  l'antiquité.  D'abord,  dans  les  milliers  de  légendes 
amoureuses  que  nous  transmettent  les  logographes,  les  poètes 
tragiques ,  comiques ,  lyriques  depuis  les  plus  anciens  -  jus- 
qu'aux alexandrins,  dans  les  légendes  locales  de  Milet, 
d'Ephèse,  de  Rhodes,  le  départ  n'a  pas  encore  été  suffisamment 
fait  entre  les  éléments  traditionnels  ou  populaires  et  les  éléments 
mythologiques.  Puis  la  novellistique  est  peut-être  le  genre 
littéraire  de  l'antiquité  que  le  temps  aie  plus  mutilé.  Que  savons- 
nous,  par  exemple,  des  comédies  moyennes  d'Athènes?  ((  Qu'elles 
portent  —  dit  M.  J.  Denis  ^  —  des  titres  mythologiques,  poli- 
«  tiques,  religieux,  moraux,  elles  consistaient  généralement 
«  dans  une  sorte  de  fabliau  ou  de  conte  mis  en  action.  »  Alais 
où  sont  les  comédies  de  Ménandre,  d'Alexis,  de  Philémon?  A  en 
juger  par  des  imitations  romaines,  il  ne  serait  pas  malaisé  de 

1.  Athénée,  XIII,  35.  Sur  les  rapports  de  ce  coûte  avec  la  légende  massi- 
liote  du  Phocéen  Euxène  et  de  nombreuses  légendes  orientales  et  occiden- 
tales, V.  Rohde,  op.  laud.,  p.  44,  ss. 

2.  On  sait  que,  chez  le  vieux  Stésichore,  on  trouve  déjà  des  nouvelles 
d'amour  (Bergk,  fragm.  43,  44). 

3.  La  Comédie  grecque,  F àvis,  1886,  t.  II,  p.  387. 


—  115  — 

retrouver  dans  leurs  intrigues,  dans  le  Miles  Gloriosus  par 
exemple,  de  véritables  contes  traditionnels.  —  Où  sont,  de  même, 
les  légendes  erotiques  alexandrines  de  Philétas,  d'Hermésianax 
de  Colophon  ^?  Où  sont  les  contes  sybaritiques  ^7  Où,  les  fables 
milésiennes?  Elle  est  perdue,  cette  collection  de  contes  d'Aris- 
tide de  Milet  que  L.  Cornélius  Sisenna  avait  traduite  ^.  11  est 
perdu  ce  recueil  de  contes  milésiens  que  le  Suréna  découvrait 
dans  les  bagages  d'un  officier  romain  tué  à  la  bataille  de  Carrhes. 
Si  nous  pouvions  le  lire,  comme  le  Suréna  le  fît  lire  au  sénat  de 
Séleucie,  nous  n'y  rechercherions  pas,  comme  lui,  des  témoi- 
gnages de  la  corruption  et  de  la  frivolité  romaines,  mais  les 
folk-loristes  y  reconnaîtraient  les  fabliaux  de  l'antiquité. 

Ici  encore,  il  suffira  de  quelques  rapprochements. 

Voici  l'une  des  sèches  narrations  que  Parthénius  adressait  à 
Cornélius  Gallus,  pour  qu'elles  lui  fournissent  des  canevas  de 
poèmes.  OEnone  ^,  séduite  par  Paris  sur  l'Ida,  lui  prédit  son 
sort  :  un  jour,  il  la  délaissera;  il  sera  blessé  dans  un  combat, 
et,  seule,  elle  pourra  le  guérir.  En  effet,  après  des  années, 
alors  que  depuis  longtemps  OEnone  a  été  abandonnée  pour 
Hélène,  Paris  est  blessé  par  Philoctète.  Il  se  souvient  alors  de 
la  jeune  fille  qui  l'a  aimé  sur  l'Ida,  et  de  sa  prédiction.  Il 
envoie  un  messager  pour  la  rechercher  et  la  supplier  de  venir  à 
son  aide.  Elle  répond  par  de  violentes  paroles  :  que  Paris 
demande  plutôt  à  Hélène  de  le  guérir  !  Mais,  à  peine  le  messa- 
ger parti,  elle  regrette  sa  cruauté  et  se  met  en  route  vers  celui 
qu'elle  aime  encore.  Hélas!  elle  a  trop  tardé.  Sa  dure  réponse 
a  déjà  été  rapportée  à  Paris,  qui,  en  apprenant  qu'elle  ne  vien- 
drait point,  est  mort.  Elle  arrive  aussitôt  après  et  se  tue  sur  son 
corps. 

J'ignore  si  l'on  a  déjà  remarqué  la  ressemblance  de  cette 
légende  d'amour  et  de  celle  de  Tristan.  Thomas,  Eilhart 
d'Oberg,  un  manuscrit  du  roman  en  prose,  nous  racontent 
ainsi  la  mort  des  deux  amants  :  Tristan,  blessé  d'un  coup  de 
lance   envenimée,   songe  que,   seule,  son  amie  Yseult  de   Cor- 


1.  V.  Rohde,  op.  laud.,  p.  72,  ss. 

2.  Tristes,  II,  417. 

3.  Tristes,  II,  443. 

4.  Parthénius,  nan\  IV. 


—  IIÔ  — 

nouaille,  qui  tient  de  sa  mère  le  secret  de  remèdes  puissants, 
et  qui,  deux  fois  déjà,  a  guéri  ses  blessures,  pourra  le  sauver. 
Il  envoie  donc  vers  elle,  en  Cornouaille,  un  de  ses  vassaux. 
Pour  qu'il  sache  quelques  heures  plus  tôt  son  bonheur  ou  sa 
peine,  que  la  voile  de  la  nef  soit,  au  retour,  blanche,  si  Yseult 
vient;  sinon,  noire.  Yseult  s'embarque,  la  nef  approche,  et 
la  voile  apparaît  au  large,  toute  blanche.  Mais  la  femme  de 
Tristan  a  aj^pris  ces  conventions.  A  peine  a-t-elle  vu  le  vaisseau 
qu'elle  accourt  au  lit  du  blessé  et  lui  annonce  l'approche  d'un 
navire.  —  «  Quelle  est  la  couleur  de  la  voile?  lui  demande-t-il. 
—  Toute  noire.  «  A  cette  parole,  Tristan  rend  l'âme.  Yseult 
débarque,  apprend  la  nouvelle,  embrasse  le  cadavre  cher,  et 
meurt  à  son  tour. 

Il  manque  ici,  pour  que  la  légende  d'OEnone  et  de  Paris  soit 
identique  à  celle  de  Tristan  et  d'Yseult,  l'épisode  de  la  voile 
blanche  ou  noire.  Mais  chacun  se  souvient  de  l'avoir  déjà 
rencontré  sur  le  sol  antique,  dans  la  légende  de  Thésée,  si  voi- 
sine de  celle  de  Tristan  ^  :  la  voile  blanche  ou  noire  que  devait 
porter  la  nef  d'Yseult  était  bien  celle  que  le  vieil  Egée  cherchait 
à  riiorizon  sur  les  flots  grecs. 

liC  cadre  du  Roman  des  sept  sages  (une  femme  repoussée 
par  son  beau-fîls,  à  qui  elle  a  déclaré  son  amour  incestueux,  s'en 
venge  en  l'accusant  auprès  de  son  mari  du  crime  même  qu'il  a 
refusé  de  commettre),  ce  cadre  est  bien  ancien,  sans  doute, 
puisqu'il  remonte  aux  temps  du  bouddhisme  indien  ^  :  mais  la 
légende  de  Phèdre  et  d'Hippoljte  est  plus  ancienne  encore. 

Un  des  thèmes  les  plus  répandus  de  la  novellistique  popu- 
laire est  celui-ci  :  un  père  qui  aime  d'amour  sa  propre  fille, 
impose  aux  prétendants,  pour  les  écarter,  des  épreuves  réputées 
insurmontables,  jusqu'au  jour  où  l'un  d'eux  en  triomphe,  à 
moins  que,  en  d'autres  versions  quelque  tragique  dénoûment 
ne  punisse  le  père  coupable.  C'est,  entre  vingt  contes  populaires 
analogues,  le  sujet  du  lai  àasDeux  amants  de  Marie  de  France  ^. 

1.  V.,  sur  cette  parenté,  l'article  de  M.  G.  Paris  sur  Tristan  et  Iseut  dans 
la  Revue  de  Paris,  1894,  no  3. 

2.  Benfey,  Orient  und  Occident,  III,  177. 

'ô.  Marie  de  France  n'insiste  pas  sur  le  caractère  incestueux  de  cette  affec- 


—  117  — 

C'est  aussi  le  sujet  de  plusieurs  légendes  grecques,  des 
légendes  d'OEnomaiis  et  de  sa  fdle  Hippodamie  ou  de  Sithon  et 
de  sa  fille  Palléné,  telle  que  nous  la  rapporte  Parthénius  ^. 
Sithon,  épris  de  sa  fille  Palléné  (comme  le  père  de  la  Alanekine, 
le  père  de  Crescentla^  etc.),  a  fait  proclamer  que  celui-là  seul 
l'obtiendrait  qui  triompherait  de  lui  en  combat  singulier. 
Bien  des  prétendants  ont  tenté  cette  épreuve  et  ont  péri. 
Enfin,  comme  les  forces  de  Sithon  ont  décru  et  qu'il  ne 
peut  plus  entrer  lui-même  en  lice,  il  impose  à  deux  préten- 
dants rivaux,  Drjas  et  Clitos,  de  lutter  l'un  contre  l'autre. 
Comme  Palléné  aime  Clitos,  son  père  nourricier  achète  le 
cocher  de  Dryas,  et  obtient  qu'il  enlève  les  chevilles  qui  fixent 
les  roues  de  son  char  de  combat.  Drjas  tombe  et  Clitos  le  tue. 
Le  père  apprend  l'amour  et  la  ruse  de  sa  fdle  et  fait  dresser  un 
bûcher  pour  les  deux  amants.  Mais  une  pluie  miraculeuse  éteint 
les  flammes  qui  les  environnent,  et  Sithon  renonce  enfin  à  son 
cruel  amour  -. 

A  parcourir  seulement  le  livre  de  M.  Rohde,  les  nouvelles 
sont  nombreuses  qui  ont  vécu  dans  l'antiquité,  cçifmme  elles  ont 
vécu  en  Orient  et  vivent  encore  aujourd'hui  :  telles  les  légendes 
d'Héro  et  de  Léandre  3,  de  Tarpéïa,  dont  on  a  des  répliques 
sans  nombre,  orientales  et  occidentales  ^;  telle  l'exquise  légende 
d'Antiochus,  épris  de  Stratonice  ^. 

Ou  bien  qu'on  feuillette  les  Gesta  Romanorum,  dans  l'édition 

tion.  Mais  il  est  évident,  à  lire  son  conte,  qu'elle  connaissait  des  données 
plus  violentes,  qu'elle  a  adoucies.  Parlant  de  l'amour  infini  du  père  pour  sa 
fille,  elle  dit  (éd.  Warnke,  v.  29)  : 

Li  reis  n'aveit  altre  retur; 
Près  de  li  esteit  nuit  et  jur... 
Plusur  a  mal  li  aturnerent, 
Li  suen  mëisme  l'en  blasmerent... 

1.  Parthénius,  nai'r.  VI. 

2.  Pour  des  comparaisons  avec  des  contes  populaires  modernes,  v.  Rohde, 
p.  420.  On  peut  aussi  rapprocher  un  épisode  du  conte  égyptien  du  Prince 
prédestiné  (Maspéro,  Contes  de  l'ancienne  Egypte,  p.  33). 

3.  Rohde,  p.  134. 

4.  Rohde,  p.  82. 

5.  Rohde,  p.  53.  Ajoutez  aux  rapprochements  de  Rohde  que  c'est  aussi  le 
sujet  d'une  controverse  dé  Sénèque  le  Rhéteur  [opéra  declamatoria,  éd. 
Bouillet,  p.  563).  — V.,  pour  d'autres  légendes,  Rohde,  p.  35  et  p.  370. 


—  118  — 

d'OEsterley  ^  :  on  y  verra  combien  de  contes  moraux,  de  légendes 
erotiques,  d'anas  sont  empruntés  à  des  écrivains  grecs  ou  latins, 
et  combien  de  fois  les  notes  de  l'éditeur  réunissent,  pour  le 
même  récit,  des  noms  orientaux  et  des  noms  classiques,  Poljen 
et  Pierre  Alphonse,  les  Tusculanes  et  le  Roman  de  Barlaam  et 
de  Joasaph,  Ovide  et  les  Quarante  Vizirs.  Mais 

Tempore  deficiar,  tragicos  si  perseqiiar  ignés, 
Vixque  meos  capiat  nomina  nuda  liber. 

Tenons-nous-en  aux  ignés  comici,  aux  contes  à  rire. 

La  Fontaine  n'a-t-il  pas  tiré  d'Apulée  son  conte  du  Cuvierl 
d'Athénée,  son  vilain  conte  des  Deux  amis'! 

S'aviserait-on  de  rechercher  des  contes  à  rire  chez  le  grave 
orateur  du  Procès  pour  la  couronne  et  du  Procès  de  T ambassade ^ 
chez  Eschine?  Lisez  pourtant  la  X*'  de  ses  lettres  :  vous  y  trou- 
verez un  véritable  fabliau,  conté  avec  un  esprit  charmant,  et  très 
digne  de  La  Fontaine.  Vous  y  verrez  comment  une  Agnès 
d'Ilion,  fort  semblable  à  l'héroïne  de  notre  fabliau  de  la  Grue, 
voue  son  innocence  au  fleuve  Scamandre  ;  comment  un  certain 
Cimon  abuse  de  sa  naïveté,  tout  comme  les  valets  et  les  clercs 
errants  des  contes  du  xiii^  siècle;  comment,  couronné  de  fleurs 
des  eaux,  il  se  fait  passer,  auprès  de  l'innocente  Troyenne,  pour 
le  Scamandre,  de  même  que  le  tisserand  du  Pantchatantra  se  fait, 
aux  mêmes  fins,  passer  pour  Vichnou  -,  de  même  encore  que 
frère  Alberto  du  Décaméron  se  déguise  en  l'archange  saint 
Michel  3. 

Considérons  maintenant  les  fabliaux  de  la  seule  collection 
Montaiglon-Raynaud  qui  ont  des  parallèles  dans  l'antiquité 
grecque  et  romaine. 

1.  Berlin,  1872. 

2.  Traduction  Lancereau,  p.  55. 

3.  Décam.,  IV,  2.  Je  ne  sais  si  ce  rapprochement  a  déjà  été  indiqué, 
Benfey  ne  mentionne  pas  le  récit  grec,  non  plus  que  Landau  [Quellen  des 
Dekameron,  p.  293,  ss.).  Naturellement,  pour  Benfey.  le  conte  doit  être  con- 
sidéré, unheclenklich  (p.  159),  comme  issu  de  sources  bouddhiques.  Pourtant 
le  récit  du  Décaméron  diffère  autant  de  la  version  du  Pantchatantra  que  de 
celle  d'Eschine.  —  Eschine  est-il  bien  l'auteur  de  ces  lettres?  ou  sont-elles, 
comme  il  faut  plutôt  le  croire,  l'œuvre  de  quelque  alexandrin?  Peu  nous 
importe  ici.  Nous  n'en  sommes  pas  à  200  ans  près  !  (Voir,  sur  la  question  : 
Castets,  Eschine  r orateur,  appendice). 


-  119  — 

Mnésiloque,  déguisé  en  vieille,  s'est  introduit  parmi  les 
femmes  assemblées  pour  célébrer  les  mystères  de  Cérès,  et  pour 
tirer  vengeance  d'Euripide.  Il  défend  le  poète,  son  gendre,  par 
un  étrange  plaidoyer  où  il  allègue  une  série  de  méfaits  fémi- 
nins dont  Euripide  aurait  pu  tirer  parti  pour  ses  tragédies,  et 
dont,  par  discrétion  bienveillante  et  pour  l'honneur  des  femmes, 
il  n'a  soufflé  mot.  Plusieurs  des  exemples  de  Mnésiloque  se 
référaient,  sans  doute,  à  des  contes  à  rire  connus  des  spec- 
tateurs. Voici  l'un  d'eux  :  «  Euripide,  dit  Mnésiloque,  n'a  jamais 
raconté  l'histoire  de  cette  femme  qui,  en  faisant  admirer  à  son 
mari  un  manteau  et  en  l'étalant  sous  ses  veux,  a  fait  évader  son 
amant  caché;  cela,  il  ne  Fa  jamais  raconté  ^  » 

On  reconnaît  ici  le  Pliçon  de  Jean  de  Condé  (Montaiglon- 
Raynaud,  t.  VI,  156«). 

((   Deux  rivaux,  l'un    riche  et  laid,  l'autre  de  bonne   race  et 

beau,  mais  pauvre,  recherchent  la  même  jeune  fille.   Le  riche 

l'emporte.  Le  jour  du  mariage,  pour  que  les  pierres  de  la  route 

ne  blessent  pas  les  pieds  de  l'épousée,  on  loue  un  âne  qui  se 

trouve  être   précisément  celui    de   l'amant  rebuté.    Le   cortège 

nuptial    se    déploie    pompeusement,    quand    soudain,    par   une 

faveur  de  Vénus,  un  orage  terrible  éclate,  qui  disperse  parents 

et  paranymphes.    L'âne  effrayé   s'enfuit  et  se  réfugie   sous   un 

toit;    c'est  là,   précisément,   que   son  maître,   ai:\,  milieu  de    ses 

amis,  est  en  train  de  noyer  son  chagrin  au  fond  des  pots.  Tandis 

que  le  fiancé  officiel  fait  rechercher  sa  fiancée  à  cri  de  héraut, 

l'autre 

dulces  perfîcit 
-^qualitatis  inter  plausus  nuptias.  » 

1.  Les  Fêtes  de  Cérès,  498. 

oùS  '  é/csTv  '  elpT]xe  tioj 

d);  f]  yuvT]  ôetxvuaa  x  '  avôpi   toù'yx'jxXov 

U7i:'aùyà;,  oiov  saTiv,  £yx£/aÀu[i.[jL£vov 

TOV    [Jt.0r/_CIV    £^£7Cc[Jn|'£V,    oÙx    £l'prf/C£   T^^^i. 

Remarquez  la  forme  condensée  du  récit,  qui  indique  que  les  spectateurs 
reconnaissaient,  au  vol,  une  histoire  connue.  —  Le  conte  d'Aristophane 
paraît  bien  moins  concorder  avec  le  Pliçon  qu'avec  le  conte  très  voisin  des 
Gesta  Romanorum  et  de  Pierre  Alphonse  (v.  Gesammtah.,  II,  p.  xxxi);  en 
tout  cas,  il  est  plus  voisin  du  Pliçon  que  IHitopadésa  (trad.   Lancereau, 


-  120  — 

C'est  un  conte  de  Phèdre  K  —  Transportez-le,  sans  y  rien 
modifier  d'essentiel,  dans  un  milieu  chevaleresque.  Transformez 
seulement  l'humble  baudet  en  un  noble  palefroi;  confiez  le  sujet 
à  un  poète  moins  désespérément  sec  que  Phèdre  :  ce  sera  le 
charmant  fabliau  d'Iluon  le  Roi,  le  Vair  Palefroi.  (Montaiglon- 
Raynaud,  I,  3.) 

Un  autre  récit  de  Phèdre  -  nous  offre  les  données  essentielles 
du  fabliau  des  Quatre  souhaits  Saint  Martin  (Montaiglon-Ray- 
naud,  V,  133). 

La  Casina  de  Plante,  prise  à  Diphile,  rappelle  l'intrigue  du 
fabliau  du  Prêtre  et  d'Alison  (Montaiglon-Raynaud,  II,  31  3). 

Le  fabliau  de  la  veuve  qui  se  console  sur  la  tombe  de  son 
mari  (Montaiglon-Raynaud,  III,  70)  est  une  variante  grossière 
et  altérée  de  la  Matrone  d'Ephèse,  que  nous  racontent  Phèdre  ^ 
et  Pétrone  •"*. 

Les  Métamorphoses  d'Apulée  ^  nous  rapportent  un  récit  très 
comparable  au  fabliau  des  Braies  au  Cordelier  (Montaiglon- 
Raynaud,  III,  88  ;  VI,  155). 

Pour  éprouver  la  chasteté  des  femmes,  les  Mille  et  une  IVuits 
ont  un  miroir  magique  que  ternit  la  femme  infidèle  qui  s'y  mire  ; 
l'iVrioste  connaît  la  coupe  enchantée  qui  se  répand  sur  le  buveur, 
s'il  est  un  mari  trompé  ^.  Le  manteau  mal  taillé  du  fabliau 
(Montaiglon-Raynaud,  III,  55)  s'allonge  ou  se  raccourcit 
méchamment  sur  les  épaules  des  épouses  réputées  les  plus 
chastes  de  la  cour  d'Arthur.    —  De  même,  dans  les  légendes 

1882,  p.  54,  ss.)  qu'il  faudrait  pourtant,  selon  von  der  Hagen  {op.  cit., 
p.  xxxii),  considérer  «  als  die  grundla ge  »  de  noire  fabliau  (v.  notre  appen- 
dice II). 

1.  Appendix,  XVI.  Il  est  acquis  à  la  science  que  cet  appendice  est  légiti- 
mement attribué  à  Phèdre. 

2.  Phèdre,  appendix,  IV.  Voir,  au  chapitre  VII,  notre  étude  sur  ce 
fabliau. 

3.  On  peut  conjecturer,  d'après  les  données  de  la  363^  déclamation  de 
Quinlilicn  {Vestiplica  prc  Domina),  que  le  rhéteur  romain  connaissait  un 
récit  analogue. 

4.  Phèdre,  Appendix,  XV. 

5.  Satiricon,  §  111. 

6.  Apulée,  IX,  ch.  XVII. 

7.  Comparez  le  gobelet  de  Joseph,  Genèse,  44,  5.  «  N'avez-vous  pas  la 
coupe  dans  laquelle  boit  mon  maître,  et  dont  il  se  sert  pour  deviner?  »  — 
Lefébure,  Mélusine,  IV,  38, 


—  121  — 

gréco-latines,  l'eau  du  Styx  s'écarte  des  femmes  pures,  et  noie 
les  autres  *. 

Ainsi,  parmi  les  fabliaux  conservés,  cinq  ou  six  au  moins,  à 
ma  connaissance,  sont  attestés  dans  l'antiquité  classique.  — 
C'est  peu,  dira-t-on. 

Combien  donc  sont  attestés  dans  l'Orient,  de  l'Inde  à  l'Arabie, 
et  de  la  Perse  à  la  Chine?  —  Onze. 


CONTES    POPULAIRES    DANS     LE    MOYEN    AGE    ANTÉRIEUR    AUX    CROISADES 

Ainsi  les  fabliaux  se  retrouvent  presque  aussi  nombreux  dans 
l'antiquité  que  dans  l'Orient. 

Mais  voici  une  autre  assertion  de  l'école  orientaliste  :  dans  le 
haut  moyen  âge,  il  n'y  a  pas  trace  de  ces  contes.  Au  xii*^  siècle 
seulement,  sont  traduits  dans  des  langues  occidentales  des 
recueils  orientaux.  Aussitôt  le  goût  des  contes  se  répand  en 
Europe,  et  nous  assistons  à  la  floraison  littéraire  des  fabliaux. 
C'est  donc  sous  l'influence  des  croisades,  grâce  à  ces  deux  faits 
concomitants  et  étroitement  enchaînés,  à  savoir  :  —  que,  d'une 
part,  des  contes  ont  été  entendus  en  Orient,  et  oralement  rappor- 
tés par  des  croisés  et  des  pèlerins;  que,  d'autre  part,  les  livres 
orientaux  ont  été  traduits  en  latin,  en  espagnol,  en  français,  — 
c'est  grâce  à  ces  deux  faits  que  les  contes  ont  pénétré  d'Orient  en 
Occident. 

Nous  aurons  à  déterminer,  au  chapitre  suivant,  quelle  a  été, 
sur  la  tradition  orale  et  sur  les  fabliaux,  l'influence  de  ces  recueils 
traduits.  Pour  le  moment,  montrons  que  le  moyen  âge  antérieur 
aux  croisades  n'a  pas  plus  que  l'antiquité  ignoré  nos  contes. 

Je  nomme  à  peine  les  contes  de  Renart  :  car,  seul,  sans  doute, 
Robert  ^  a  jamais  cru  que  le  Roman  de  Renart  dût  sa  naissance 
au  Kalilah  et  Dimnah. 

1.  Sur  un  épisode  d'un  romaigi  d'Achille  Tatius,  où  l'héroïne  se  tire  à  son 
honneur  de  l'épreuve  du  Styx  par  le  même  serment  avec  réserve  mentale 
qu'Yseult,  v.  Rohde,  op.  laud.,  p.  484.  —  V.,  sur  tout  ce  cycle,  le  remar- 
quable travail  de  M.  Giuseppe  Rua,  Novelle  del  Mamhriano  del  Cieco  da 
Ferrara,  Turin,  1888,  p.  73,  ss. 

2.  Robert,  Fables  inédites  des  XIl^,  XIII%  XIV^  siècles,  I,  CXXIII.  V.  sur 
cette  importante  question  le  beau  livre  récent  de  M.  Léopold  Sudre,  Les 
Sources  du  roman  de  Renart^  Paris,  Bouillon,  1893, 


—  122  — 

Je  ne  veux  considérer  ici  qu'une  série  de  faits.  —  Le  plus 
copieux  des  recueils  de  fables  du  moyen  âge  est  la  collection  que 
M.  Hervieux  nomme  le  Romulus  de  Marie  de  France,  et  qu'il 
publie  d'après  deux  manuscrits  de  la  Bibliothèque  nationale  ^ 
Voici  comment  M.  G.  Paris  ^  se  rend  compte  de  cette  collection, 
R". 

Une  collection  de  fables  latines  a  été  traduite  en  ang-lo-saxon. 
Cette  traduction  anglo-saxonne  a  été,  postérieurement,  attribuée 
au  roi  d'Angleterre  Alfred,  comme  beaucoup  d'autres  ouvrages 
dont  il  n'est  point  l'auteur.  Ce  texte  anglo-saxon  a  été  traduit  à 
son  tour  :  1^  en  français,  ce  sont  les  fables  de  Marie  de  France; 
2^  en  latin,  c'est  la  collection  R".  (Le  prologue  nous  dit,  en  effet  : 
Deinde  rex  Angliae  Affrus  [variante  :  Afferus]  in  anglicam  lin- 
guam  eiim  transferri  jussit.) 

Tous  ces  faits  peuvent  s'exprimer  par  ce  schème  : 

R  (original  latin  perdu) 


R'  traduction  anglo-saxonne  perdue 

(Romulus  Roberti)  | 

~n  r 

Marie  de  France  R" 

Ce  recueil  contient  137  fables,  dont  75  se  retrouvent  dans 
l'ancien  Romulus^  c'est-à-dire  dans  l'antiquité  classique. 

Que  sont  les  62  autres  contes?  —  Ecartons,  avec  M.  G.  Paris, 
pour  diverses  raisons,  20  de  ces  récits  ^.  Restent  42  fables,  dont 
23  sont  des  contes  d'animaux  «  portant  le  caractère  du  moyen 


1.  Les  fabulistes  latins  depuis  le  siècle  d'Auguste  jusqu'à  la  fin  du  moyen 
âge,  par  L.  Hervieux,  1884,  t.  II,  p.  484,  ss. 

2.  Compte-rendu  du  livre  de  M.  Hervieux,  dans  le  Journal  des  savants, 
1884-5. 

3.  Ce  sont  : 

a)  Les  numéros  6,  64,  77,  118  (doublets  de  Phèdre),  126  (remaniement 
d'une  fable  contenue  dans  Adhémar)  ; 

b)  Les  numéros  41,  48,  49,  57,  63,  78,  119,  127,  128,  129,  «  qui  portent  le 
«  caractère  de  l'apologue  antique,  ou  qui  se  retrouvent  dans  des  collections 
«   de  fables  ésopiqucs.  »  Ajoutons  le  n»  43; 

c)  Le  numéro  135  (apologue  biblique),  les  numéros  75,  113,  131,  «  sentences 
((  sans  récit.  » 


—  123  — 

âg-e^  »,  4  des  contes  de  Renart-,  2  des  «  moralités ^  »,  les  autres 
des  contes  proprements  dits,  dont  nous  allons  spécialement  nous 
occuper.  En  voici  le  dénombrement  : 

N^  36.  —  De  muliere  et  proco  suo.  C'est  le  conte  des  Gesammta- 
benteuer^  XXVI,  Frauenlist. 

N*'  37.  —  Iterum  de  muliere  et  proco  suo.  Le  titre  du  recueil 
de  Marie  de  France  donne  une  idée  du  conte  :  «  De  la  femme  qui 
dist  qu'elle  morroit  parce  que  ses  maris  vit  aler  son  dru  o  li  au 
bois.  » 

N°  38.  —  De  equo  vendito.  Deux  hommes,  en  contestation  sur 
la  valeur  d'un  cheval,  conviennent  de  prendre  comme  arbitre  le 
premier  passant  qu'ils  rencontreront.  Ce  passant  est  un  borgne, 
qui  évalue  le  cheval  à  un  demi-marc.  —  «  Mais,  dit  le  marchand, 
c'est  qu'il  n'a  vu  qu'un  demi-cheval.  S'il  avait  eu  ses  deux  yeux, 
il  l'aurait  estimé  un  marc  entier.  » 

N^  39.  —  De  fure  et  Sathana.  Bon  tour  joué  par  Satan  à  un 
voleur  qui  s'est  trop  confié  à  lui. 

No  44  —  ]Jq  agricola  qui  habuit  equum  unum.  —  Un  vilain, 
qui  possède  un  seul  cheval,  importune  Dieu  pour  en  avoir  un 
second.  Sur  les  entrefaites,  son  unique  cheval  lui  est  volé.  Il 
modifie  ainsi  sa  prière  :  «  Mon  Dieu,  si  tu  me  rendais  mon  che- 
val volé,  je  te  tiendrais  bien  quitte  du  reste!  » 

N^  45.  —  De  homine  qui  tarde  venit  ad  ecclesiam.  Conte  moral 
et  plaisant. 

N°  46.  —  De  urbano  et  monedula  sua.  Vaguement  analogue 
au  Testament  de  VA  ne. 

N°  47.  —  De  villano  et  nano.  C'est  une  forme  du  fabliau  des 
Quatre  souhaits  St-Martin.  V.  plus  loin  (chap.  VII)  notre  étude 
sur  ce  conte. 

N°  68.  —  De  pictore  et  uxore  sua.  Historiette  morale. 

N°  73.  —  De  homine  et  uxore  litigiosa.  C'est  le  fabliau  du  Pré 
tondu. 

N'^  74.  —  De  uxore  mala  et  viro  suo.  —  Conte  très  répandu 

1.  Ce  sont  : 

Les  numéros  40,  52,  53,  55,  59,  61,  62,  65,  67,  69,  72,  116,  117,  119,  120, 
121,  122, 123,  124,  126,  132,  134,  136. 

2.  Contes  de  Renart  :  les  n^s  50,  51,  60,  66. 

3.  Moralités  :  les  n^s  54,  130. 


—  124  — 

dans  les  littératures  populaires  :  Un  mari  a  une  femme  contre- 
disante et  acariâtre.  Gomme  il  fait  un  jour  dériver  un  cours  d'eau 
pour  le  conduire  dans  une  piscine ,  ses  ouvriers  lui  demandent 
de  leur  faire  apporter  leur  repas  sur  le  chantier.  Le  mari  les 
adresse  à  sa  femme  :  mais  qu'ils  disent  bien  qu'il  a  refusé  ;  c'est 
le  seul  moyen  qu'elle  consente.  Naturellement,  la  femme  s'em- 
presse d'accorder,  et  apporte  elle-même  des  vivres  aux  ouvriers. 
Son  mari  veut  s'asseoir  auprès  d'elle,  pour  manger  aussi.  Mais 
elle  s'éloigne  de  lui,  à  mesure  qu'il  se  rapproche,  si  bien  qu'elle 
tombe  dans  l'eau.  Les  ouvriers  veulent  la  repêcher  :  «  Cherchez 
à  la  source  du  torrent,  dit  le  mari  ;  car,  par  esprit  de  contradic- 
tion, elle  l'a  certainement  remonté^.  » 

N'*  114.  —  De  divite  qui  sanguinem  minuit. 

M.  G.  Paris  insiste  avec  raison  sur  la  haute  ancienneté  de  ce 
recueil  :  «  La  traduction  anglo-saxonne  du  Romulus  anglo-latin 
sur  laquelle  a  travaillé  Marie  de  France  et  qui  était,  au  xii® 
siècle,  attribuée  à  Alfred  le  Grand,  ne  peut  être  plus  récente  que 
le  XP  siècle-.  C'est  donc  à  ce  siècle  tout  au  moins^  et  sans  doute 
au  commencement^  que  remonte  la  collection  latine.  » 

Voilà  donc  des  contes,  presque  tous  populaires,  qui  sont  de 
vénérables  contemporains  de  la  Chanson  de  Roland^  peut-être  du 
Saint-Alexis  ! 

M.  G.  Paris  ajoute  :  «  On  est  surpris  de  trouver  à  pareille 
époque,  une  œuvre  aussi  originale  que  l'est  la  partie  nouvelle  du 
Romulus  anglo-latin.  Elle  doit  certainement  tenir  désormais  une 
place  importante  dans  l'histoire  de  la  production  et  de  la  trans- 
mission des  contes  et  des  fables  en  Europe.  » 

On  peut  être  surpris  en  effet  de  trouver  ces  contes  en  Europe, 
dans  l'hypothèse  indianiste,  qu'ils  démentent.  Mais,  en  dehors 
de  cette  hypothèse,  le  fait  n'a  rien  que  de  naturel. 

Il  existait  donc  en  Europe,  antérieurement  aux  croisades, 
antérieurement  aux  dates  où  l'on  prétend  que  les  contes  sont 

1.  Pour  la  bibliographie  de  ce  conte,  voyez  Pauli,  Schimpf  und  Ernst, 
142,  et  Crâne  Exempla  of  Jacques  de  Vitry,  Londres,  1890,  n^  CCXXVII). 
M.  Crâne  croit,  à  tort,  que  V exemple  de  son  auteur  est  la  plus  ancienne 
forme  connue  du  récit. 

2.  Je  ne  crois  pas  devoir  accepter  l'opinion  de  M.  Jacobs  à  ce  sujet.  Il  se 
trompe  d'au  moins  cinquante  ans  sur  l'époque  où  Marie  de  France  a  vécu, 
[The  fables  of  ^sop,  p.  164-8.) 


—  125  — 

parvenus  d'Orient  en  Occident,  tout  un  corpus  d€  fabliaux.  Des 
contes  ci-dessus,  qui  sont  presque  tous  des  contes  populaires 
traditionnels,  deux  se  retrouvent  parmi  les  fabliaux,  français  :  Les 
Quatre  souhaits  St-Martin^  le  Pré  tondu. 

En  les  ajoutant  aux  quelques  fabliaux  grecs  ou  latins,  on  voit 
que  six  ou  sept  fabliaux  de  la  collection  de  MM.  de  Montaig-lon 
et  Ra3^naud,    au  moins,   étaient  connus  en  Occident  avant  les  \ 
croisades.  \ 


—  126 


CHAPITRE  IV 


L'INFLUENCE    DES    RECUEILS  DE    CONTES    ORIENTAUX  REDUITE 

A   SA  JUSTE  VALEUR 

I.  Que  les  fabliaux  représentent  la  tradition  orale,  et  que  leurs  auteurs  ne 
paraissent  avoir  rien  emprunté,  consciemment  du  moins,  aux  recueils 
orientaux  traduits  en  des  langues  européennes. 

IL  Quels  sont  les  contes  que  le  moyen  âge  occidental  pouvait  connaître 
par  ces  traductions  de  recueils  orientaux,  et  quels  sont  ceux  qu'il 
leur  a  réellement  empruntés?  Possibilité,  légitimité,  utilité  de  cette 
recherche. 

III.  Analyse  de  tous  les  recueils  de  contes  du  moyen  âge  traduits  ou  imités 

des  conteurs  orientaux  :  1°  de  la  Discipline  de  clergie  ;  2°  du  Dolopa- 
thos  ;  3°  et  4°  des  romans  des  Sept  Sages  occidental  et  oriental  ;  5°  du 
Directorium  humanae  vitae  ;  6°  de  Barlaam  et  Joasaph.  —  Résultat  de 
ce  dépouillement  :  nombre  dérisoire  de  contes  qui  paraissent  à  la 
fois  dans  les  recueils  orientaux  et  dans  la  tradition  orale  française. 
Comme  contre-épreuve,  grand  nombre  de  contes  communs  à  des  col- 
lections allemande  et  française. 

IV.  Portée  assez  restreinte  de  toute  cette  démonstration.  Que,  du  moins, 

nous  avons  dissipé  un  idolum  libri,  funeste  à  beaucoup  de  folk- 
loristes. 

Nous  avons  recueilli  des  formes  grecques  et  latines  de  nos 
fabliaux.  Nous  en  avons  recueilli  dans  le  haut  moyen  âge  occi- 
dental :  d'où  il  nous  a  paru  résulter  que  nos  conteurs  savaient, 
au  besoin,  se  passer  des  prédicateurs  bouddhistes. 

Mais,  disent  les  orientalistes,  pour  avoir  colligé  çà  et  là 
quelques  récits  antiques,  vous  n'ébranlez  point  encore  notre  théo- 
rie. Que  sont  ces  rares  contes  en  regard  des  fictions  orientales, 
en  nombre  infini?  Un  recueil  indien  s'intitule  «  V océan  des 
rivières  des  histoires  ».  C'est  cet  océan  de  rivières  qui,  soudain, 
aux  xii^et  XIII®  siècles,  se  précipite  sur  l'Europe,  l'inonde,  la  sub- 
merge. Le  fait  dominant,  l'événement  littéraire,  si  décisif  que 
que  tous  les  autres  n'apparaissaient  plus  auprès  de  lui  que  comme 
de  minuscules  détails,  est  celui-ci.  Au  xi^  siècle,  les  peuples 
occidentaux  —  les  Français  par  exemple  —  ignorent  les  collec- 
tions de  contes  indiens  :  or,  à  cette  époque,  ils  n'ont  point  non 


—  127  — 

plus  de  fabliaux;  du  moins, nous  ne  savons  s'ils  en  possédaient, 
car  leurs  contes  ne  parviennent  pas  à  la  vie  littéraire.  Aux  xii^ 
et  XIII®  siècles,  au  contraire,  voici  que  des  Juifs,  ou  des  chrétiens 
qui  ont  habité  la  Terre  Sainte,  traduisent  en  latin,  en  espagnol, 
en  français,  les  plus  importantes  collections  orientales.  Ces  col- 
lections sont  désormais  accessibles  à  tous,  et  des  centaines  de 
contes  indiens  sont  connus  en  Europe.  Or,  l'époque  de  ces  tra- 
ductions est  précisément  celle  où  les  fabliaux  fleurissent  en 
France,  en  Allemagne.  — Comment  nier,  dès  lors,  que  les  contes 
occidentaux  aient  pris  leur  source  dans  l'Inde? 

C'est  précisément  le  degré  d'influence  de  ces  traductions  que  je 
voudrais  déterminer. 

Comment  cela  est-il  possible? 


Notons  d'abord  que,  si  l'influence  des  livres  s'est  exercée  sur 
nos  conteurs,  elle  a  du  moins  été  inconsciente^  et  le  fait  est  bien 
étrange.  La  source  immédiate  des  jongleurs  est  toujours,  ou 
presque  toujours,  orale. 

Interrogeons,  en  effet,  les  prologues  des  fabliaux. 

Quatre  fois  seulement  le  trouvère  prétend  connaître  une  forme 
écrite  de  son  récit  : 

Nos  trovomes  en  escriture 
Une  merveilleuse  aventure 
Qui  jadis  avint  K.. 

...Il  avint,  ce  dit  V escriture, 

N'a  pas  lonc  tans  en  Normandie  2... 


1.  MR,  III,  63,  Du  vilain  qui  conquist  Paradis. 

2.  MR,  VI,,  151,  Du  chevalier  qui  recovra  Vamor  de  sa  dame.  A  la  fin  de 
ce  conte,  le  jongleur  nous  dit  que  «  Pierre  d'Anfol  fist  et  trova  premièrement 
ce  fablel  ».  Ce  nom  de  Pierre  d'Anfol  est  sans  doute  une  traduction  de  et  Petrus 
Alphonsi  ».  Ce  serait  la  seule  allusion  d'un  conteur  à  la  Disciplina  clericalis. 
Il  va  sans  dire  que  ce  fabliau  ne  se  retrouve  pas  dans  l'œuvre  du  Juif 
espagnol,  et  la  source  qu'allègue  notre  conteur  est  vraisemblablement  sup- 
posée. 


—  128  — 

...  D'une  vielle  vos  vueil  conter 

Une  fable  por  déliter  ; 

Deus  vaches  et,  ce  truis  o  livre  ^.. 

...Ce  nous  raconte  liescm^... 

Que  pouvaient  être  ce  livj'e,  ces  écritures!  Nous  l'ignorons,  et 
peut-être  ces  références  étaient-elles  imaginaires,  comme  en  tant 
d'autres  cas  où  les  trouvères  font  parade  de  sources  très  savantes. 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  piquant  qu'aucun  de  ces  quatre  contes 
qui  seraient  empruntés  à  des  escris  n'a  jamais  été  retrouvé  sous 
aucune  forme  orientale. 

Par  contre,  dans  tous  les  autres  cas,  les  conteurs  nous  disent 
qu'ils  recueillaient  les  fabliaux  sous  forme  parlée. 

«  Toï  conter  l'autre  semaine^  »...  «  On  me  le  conta  por 
voir  ^  »...  «  Il  advint  à  Orléans,  comme  en  témoignage  cil  qui 
nrien  donna  la  matière'^.,.  » 

...  Une  truffe  de  vérité 

Vos  vorrai  ci  ramentevoir, 

Si  c'om  le  me  conta  de  voir^'... 

On  en  répétait  ainsi  beaucoup,  par  les  bourgs  et  les  cités,  plus 
qu'on  n'en  pouvait  écrire.  Les  trouvères  regrettent  qu'on  ne 
puisse  pas  noter  tous  ces  récits  qui  courent  les  rues;  les  «  bons 
ménestrels  »,  disent-ils,  les  devraient  «  enromancier  »  : 

Aussi  corne  gens  vont  et  vienent, 
Ot  on  maintes  choses  conter 
Qui  bones  sont  a  raconter; 
Cil  qui  s'en  sevent  entremettre 
I  doivent  grant  entente  mètre  ^... 
• 
Mais  quoi  !  on  ne  peut  toutes  les  recueillir  !  Elles  sont  trop  ! 

Une  aventure  molt  petite 
Qui  n'a  mie  esté  sovent  dite 
Ai  oï  dire,  tôt  por  voir... 

1.  MR,  V,  127,  de  la  Vieille  qui  oint  la  palme  au  chevalier. 

2.  MR,   I,    5,  vers   103.    La   Housse  partie.  Le   prologue  contredit  cette 
affirmation. 

3.  MR,  III,  63,  le  Pêcheur  de  Pont-sur-Seine. 

4.  MR,  III,  85,  le  Sentier  battu. 

5.  MR,  III,  86,  les  Braies.  —  Cf.  le    Valet  aus   douze  femmes,  MR,  III, 
78. 

6.  MR,  IV,  91,  le  Clerc  derrière  l'escrin.  —   Cf.  MR,VI,  142,  Des  quatre 
près  très. 

7.  MR,  I,  b,  La  Housse  partie. 


k 


—  129  - 

Nés  puet  en  mie  toutes  dire, 

Ne  trctier  en  ronianz,  nescrire\ 

De  plusors  en  ot  en  conter, 

Qui  très  bien  font  a  remembrer  ^.. 

Les  jongleurs  nous  disent  souvent  en  quel  lieu  ils  ont  recueilli 
leur  fabliau,  au  hasard  de  leurs  pérégrinations  :  celui-ci  «  l'a 
oï  conter  à  Douai "^  »...  cet  autre  <(  en  Beessin,  moût  près  de 
Vire  ^  »...  ou  bien 

A  Vercelai,  devant  les  changes  : 
Cil  ne  set  mie  de  losenges, 
Qui  me  l'a  contée  et  dite  ''... 

Cet  autre,  Gautier, 

Tant  a  aie  qu'il  a  ataint 

D'un  autre  prestre  la  matière^... 

Nos  conteurs  n'allèguent  donc  jamais  —  ou  presque  jamais  — 
une  source  littéraire.  On  sait  pourtant  le  respect  du  moyen  âge 
pour  la  chose  écrite.  Volontiers  les  jongleurs  invoquent,  inventent 
au  besoin  des  livres  m^^stérieux  où  ils  ont,  assurent-ils,  puisé  leur 
matière.  S'ils  avaient  su  que  leurs  contes  se  trouvaient  dans  des 
livres  orientaux,  on  peut  l'assurer,  ils  se  seraient  vantés  de  les  y 
avoir  découverts.  Comparez  les  lais  :  Marie  de  France,  Chrétien 
de  Troyes  ont  toujours  conscience  d'imiter  les  Bretons  ;  même 
lorsque  leurs  récits  n'ont  rien  de  kymrique,  ni  d'armoricain,  ils 
les  donnent  pour  tels.  Ils  se  plaisent  à  affubler  leurs  héros  de 
noms  celtiques,  ou  d'allure  celtique;  à  placer  l'action  dans 
l'Armorique,  à  Dol,  à  Saint-Malo  ;  ou  en  Cornouaille,  à  Tinta- 
guel  ;    à    Caer-Lleon,    à    Caer-Went  en    Monmouth.    Dans  les 

1.  MR,  IV,  95,  le  lai  de  i Espervier. 

2.  MR,  V,  131,  le  Souhait  dess'é. 

3.  MR,  I.  16,  Le  Chevalier  confesseur. 

4.  MR,  V,  126,  la  Grue. 

5.  MR,  V,  128,  Connehert.  —  Jacques  de  Baisieux  nous  dit,  à  la  fin  d'un 
conte  (III,  62)  :  ' 

Jakes  de  Baisiu  sans  doutance 
L'a  de  tieus  en  romane  rimée 
Por  la  trufe  qu'il  a  amée. 

S'il  faut  admettre  la  conjecture  de  Scheler  [tieus),  il  aurait  rimé  son 
fabliau  d'après  un  conte  tiois.  Il  l'aura  sans  doute  entendu  conter  dans  celte 
langue. 

Bédier.  —  Les  Fabliaux.  9 


—  130  — 

fabliaux,  au  contraire,  on  ne  peut  jamais  saisir  une  influence 
matérielle,  directe,  de  ce  genre.  Pourquoi,  jamais,  un  jongleur 
ne  parle-t-il  de  l'Orient  ?  Pourquoi  ne  fait-il  jamais  allusion  à 
un  livre  oriental  qu'il  aurait  lu,  ou  dont  il  aurait  entendu  parler? 
Pourquoi  ces  poètes  ont-ils  jalousement  dépouillé  leurs  contes 
de  toute  apparence  exotique?  Pourquoi  ne  trouvons-nous  jamais 
dans  les  fabliaux  ni  un  nom  de  personnage,  ni  un  nom  de  lieu, 
ni  un  détail  de  costume  qui  se  réfère  à  l'Orient?  ni  jamais  un 
nom  d'auteur  juif  ou  arabe?  Pourquoi  nul  de  nos  trouvères  ne 
dit-il  avoir  rapporté  son  récit  d'un  pèlerinage  en  Terre-Sainte, 
ou  l'avoir  reçu  d'un  pèlerin  ou  d'un  marchand  revenu  d'outre- 
mer ou  d'un  croisé? 

Retenons  donc  ce  fait  :  on  a  beau  traduire,  au  cours  des  xii^ 
et  xiTi^  siècles,  des  recueils  orientaux,  il  ne  semble  pas  qu'un 
seul  des  soixante  ou  cent  poètes  allemands  et  français  dont  nous 
connaissons  les  contes  ait  utilisé  ou  même  connu  ces  traduc- 
tions. Tous,  ils  représentent  uniquement  la  tradition  orale.  Il 
est  donc  d'ores  et  déjà  probable  que  ces  traductions,  qui  ne  leur 
sont  point  parvenues,  sont  demeurées  des  œuvres  de  cabinet. 

Pourtant  le  fait  serait  si  étrange  qu'il  exige  une  plus  ample 
démonstration.  Cet  argument  négatif,  tiré  du  silence  des  con- 
teurs, ne  suffit  point.  Il  serait  possible  que  l'influence  des  livres, 
indirecte  et  inconsciente,  ait  été,  pourtant,  réelle  et  forte.  Nos 
conteurs  puisaient  dans  la  tradition  orale,  il  est  vrai,  mais  cette 
tradition  orale  pouvait  elle-même  prendre  son  origine  dans  les 
recueils  asiatiques,  mis,  quelques  années  auparavant,  à  la  dis- 
position des  Européens. 


II 


Nous  possédons  d'une  part  la  tradition  orale  des  contes  du 
moyen  âge,  représentée  en  partie  par  les  fabliaux;  —  d'autre 
part,  la  tradition  écrite,  représentée  par  des  traductions  occiden- 
tales de  recueils  orientaux.  —  Opposons  l'une  à  l'autre  ces  deux 
catégories  de  contes. 

A  cette  fin,  plaçons-nous  au  commencement  du  xiv*^  siècle 
—  aux  environs  de  l'an  1320  —  à  la  date  où  le  genre  des  fabliaux 
a  déjà  produit  tout  ce  qu'il  devait  produire.    Quels  étaient  les 


—  131  — 

recueils  orientaux  que  nos  conteurs,  directement  ou  indirecte- 
ment, avaient  pu  utiliser? 

Il  s'agit  de  dresser  ici  d'une  part  la  liste  de  tous  les  contes 
orientaux  que  la  tradition  écrite  avait  mis  à  la  disposition  des 
conteurs  d'Occident  ;  —  d'autre  part,  une  liste,  aussi  étendue  que 
possible,  des  contes  occidentaux  conservés  —  et  de  A^oir  combien 
de  contes  des  livres  orientaux  sont  aussi  conservés  sous  des 
formes  occidentales. 

Cette  liste  est-elle  très  lonsrue?  Il  en  résultera  cette  vraisem- 
blance  que  les  livres  ont  dû  exercer  une  profonde  influence  sur 
la  transmission  orale.  Cette  liste  est-elle,  au  contraire,  très 
courte?  Il  en  résultera  la  preuve  que  cette  influence  fut  insi- 
gnifiante ou  médiocre.  —  Cette  recherche  est-elle  légitime  et 
probante  ? 

Est-elle  légitime?  —  Qu'appelons-nous  contes  occidentaux^ 
formes  occidentales^^  Nul  ne  nous  contestera  que  ce  doivent  être 
uniquement  les  fabliaux  et  les  exemples  des  prédicateurs,  c'est- 
à-dire  les  contes  qui  vivent  d'une  manière  indépendante,  en 
dehors  des  recueils,  à  l'état  sporadique. 

Voici,  par  exemple,  un  conte,  Senescalcus,  qui  se  trouve  en 
vers  français  dans  une  version  du  roman  des  Sept  Sages^  en 
prose  espagnole  dans  le  Libro  de  los  Engaîïos^  traduction  du 
même  roman.  Il  est,  dites-vous,  français,  espagnol.  D'autre  part, 
comme  il  se  trouve  dans  le  Sindbad  syriaque,  dans  le  Syntipas 
grec,  dans  le  Sandabar  hébraïque,  etc.,  et  que  l'archétype  de 
ces  recueils  est  d'origine  indienne,  Senescalcus  est  aussi  indien. 
Nullement  :  si  ce  conte  —  comme  c'est,  en  effet,  le  cas  pour 
Senescalcus  —  n'est  jamais  sorti  de  ces  traductions,  s'il  ne  s'est 
jamais  évadé  hors  du  Roman  des  Sept  Sages^  si  vous  ne  jDOUvez 
démontrer  qu'il  ait  jamais  passé  à  la  tradition  orale,  il  n'a  jamais 
été  français  ni  espagnol  ;  il  est  et  demeure  un  paragraphe  d'un 
livre  étranger;  il  reste  un  conte  indien. 

Car  enfin,  lorsque  l'on  prétend  que  nos  contes  populaires  sont 
d'origine  indienne,  on  n'entend  pas  dire  seulement  que  le  Pant- 
chatantra^  que  le  Roman  des  Sept  Sages  ont  été  traduits  en  fran- 
çais, en  espagnol,  etc.,  ce  que  personne  ne  contestera.  On 
entend  —  n'est-il  pas  vrai?  —  que  ces  contes  vivent  et  ont 
vécu  en  Europe  d'une  vie  indépendante. 


-^  132  — 

Pour  savoir  si  tels  de  ces  contes  ont  vraiment  vécu  au  moyen 
âge,  le  seul  critérium  possible  est  leur  existence  à  l'état  isolé, 
sporadique.  A  vrai  dire,  tel  fabliau  ou  tel  exemple  peut,  mal- 
gré cette  apparence,  n'être  lui-même  qu'un  remaniement  savant 
d'une  traduction  orientale,  et  n'avoir  jamais  vécu  sur  les  lèvres 
du  peuple.  Mais,  pour  la  démonstration  que  nous  nous  propo- 
sons ici,  nous  sommes  en  droit  —  car  il  ne  peut  être  que  défavo- 
rable à  notre  thèse  de  l'admettre  —  de  considérer  tous  les 
fabliaux  ^,  indistinctement,  comme  les  témoins  de  la  tradition 
orale  :  et  les  considérer  comme  tels,  c'est  rester,  tout  au  moins, 
dans  la  vérité  générale. 

;  Cette    enquête,    assurément    légitime,     sera-t-elle    probante? 

Nous  allons  dresser  le  bilan  de  tous  les  contes  que  pouvaient 
connaître,  pai^  les  livres,  les  conteurs  du  moyen  âge.  Nous 
savons  que  ce  ne  sont  pas  les  seuls  qu'ils  aient  pu,  à  cette 
éj)oque,  recevoir  de  l'Orient.  Nous  savons  que  la  théorie  orien- 

1  taliste  ne  considère  la  tradition  écrite  que  comme  l'un  des  véhi- 
cules possibles  des  contes  ;  en  quoi  elle  a  raison  :  la  transmission 
orale  a  dû,  en  effet,  être  infiniment  plus  puissante.  Si  nous 
dépouillons  les  recueils  orientaux  traduits  au  moyen  âge,  nous 
voyons  quels  contes  les  Européens  ont  sûrement  connus  à  cette 
époque  par  les  livres^  mais  non  pas  tous  ceux  qu'ils  ont  pu  con- 
naître. Cependant,  il  est  bon,  pour  l'instant,  de  considérer  uni- 
quement ces  traductions  :  d'abord  pour  déterminer  le  rapport  de 
ces  traductions  à  la  tradition  parlée  —  et  c'est  notre  principal 
objet;  —  puis,  pour  marquer  ce  fait  connu,  mais  non  assez 
observé,  que  beaucoup  de  ces  contes  renfermés  dans  les  recueils 
orientaux  n'ont  pu  venir  d'Orient  aux  hommes  du  moyen  âge 
que  par  la  seule  tradition  orale.  Par  exemple,  le  lai  cVAristote  se 
trouve  dans  le  Pantchatantra.  Mais  le  Pantchatantra  n'a  été 
connu  en  Europe  qu'en  18i8  par  l'édition  de  Kosegarten  ;  au 
moyen  âge,  il  n'a  pu  êcre  connu  que  parle  Directorium  huinanae 
vitae.  Il  se  trouve  que  le  Directorium  ne  renferme  pas  ce  conte. 
Donc,  il  n'a  pu  venir  de  l'Inde  en  France  —  s'il  en  vient  —  que 
par  la  seule  tradition  orale. 

1.    Poiu'   les    exemples,    nous   serons  obligé    de    faii'e   quelques    réserves 
nécessaires  (v.  p.  139-140). 


I 


—  133  — 

Nous  dresserons  une  statistique,  qui  sera,  comme  toute  sta- 
tistique, incomplète.  Car,  si  nous  possédons  toute  la  tradition 
écrite  du  moyen  âg'e,  c'est-à-dire  tous  les  recueils  orientaux  qui 
furent  alors  traduits,  il  s'en  faut  que  nous  connaissions  toute  la 
tradition  orale. 

Combien  de  contes,  populaires  au  moyen  âge,  n'ont  pourtant 
pas  reçu  la  forme  poétique  des  fabliaux,  ni  n'ont  été  recueillis 
par  les  sermonnaires?  Combien  de  contes,  qui  avaient  pris  cette 
forme  poétique  ou  cette  destination  pieuse,  ne  nous  sont  point 
parvenus?  Même  parmi  ceux  qui  nous  sont  parvenus,  combien 
en  négligerai-je,  par  insuffisance  d'information? 

Je  prends,  du  moins,  comme  témoins  de  la  tradition  orale  : 

1^  Les  deux  plus  vastes  recueils  de  contes  du  moyen  âge, 
savoir  : 

Le  recueil  de  MM.  de  Montaiglon  et  Raynaud  pour  la  France, 
V     Le  recueil  des  GesammtaLcnteuer  pour  l'Allemagne  ; 

2°  Deux  copieuses  compilations  d'exemples,  celle  de  Jacques  de 
Vitry  ^  et  celle  d'Etienne  de  Bourbon  -,  en  tout,  environ  quatre 
cents  contes. 

Opposons-les  à  la  tradition  écrite  orientale. 

III 

ANALYSE    DES    RECUEILS    ORIENTAUX    TRADUITS    AU    MOYEN    AGE    EN 
DES    LANGUES    OCCIDENTALES 

I 

'       1°  Disciplina  clericalis. 

I      2''  Discipline  de  clergie. 

■      3°  Chastiernent  d'un  père  a  son  fils. 

Pierre  Alphonse,  le  juif  compilateur  de  ce  recueil,  était  né  en 
1062,  et  fut  baptisé  en  1106.  Son  livre  n'a  été  composé  qu'après 
sa  conversion,  et  ses  sources  sont  le  plus  souvent  arabes  : 
((  Lihellum  compegi^  nous  dit-il,  partim  ex  proverhiis  philoso- 
phoriim  et  suis  castigationibus  arabicis,  partim  ex  animalium  et 
volucrum  similitudinibus.  » 

1.  Exempta  of  Jacques  de  Vitvy,  éd.  by  Th.  Fred.  Crâne,   Londres,   1890. 

2.  Anecdotes  historiques,  légendes  et  apologues  tirés  du  recueil  inédit 
d'Etienne  de  Bourbon...,  p.  par  A.  Lecoy  de  La  Marche  [Société  de  l'Histoire 
de  France),  1877. 


—  13.4  — 

1^  Contes  de  la  Disciplina  clericalis  :     Ceux  de  ces  contes  qui 

se  trouvent  au  moyen 
âge  sous  forme  indépen- 
dante : 

1.  Du  prcudome  qui  avoit  demi-ami Jacques  de  Vitry,  n"  CXX. 

2.  De  deus  bons  amis  loiaus  . . . , 

3.  Des  verseficres 

4.  De  l'homme  et  du  serpent 

5.  D'un  verscfîerre  [d'un  vilain  teig-neus  et] 

bossu 

6.  De  deus  clers 

7.  La  maie  femme 

8.  D'une  autre  maie  dame Gesammtabenteuer,XXXlX, 

Dit  du  Pliçon. 

9.  D'une  autre  maie  femme  ^ 

10.  Du  fableor 

11.  De  la  maie  vieille  (la  chienne  qui  pleure).     Jacques  de  Vitry,  CCL. 

12.  De  celui  qui  enferma  sa  femme  en  une  tor. 

13.  D'un  home  qui  comanda  son  aveir 

14.  Li  jugemens   de  l'oile  qui    fu    prise    en 

garde 

15.  D'un  home  qui  porteit  grant  avoir 

16.  Por  quoi  en  deit  amer  le  grant  chemin. . . 

17.  De  deus  borgeis  et  d'un  vilein 

18.  Du  tailleor  le  roi  et  de  son  sergant^. ..... 

19.  Des  deus  jugleors 

20.  Du  vilein  et  de  l'oiselet Lai  de  l'Oiselet. 

21.  Du  vilein  qui  dona  ses  bues  au  lou 

22.  Du  larron  qui  embraça  le  rai  de  la  lune. . . 

23.  D'un  marcheant  qui  ala  veoir  son  frère. . . 
Texte  de  Méon    :  de    Marien   qui  dist  ce 

qu'on  li  demanda 

24.  De  Maimon  le  pereceus 

23.    Texte  de  Méon  :  Socrate  et  Alexandre. . .  . 

26.  D'un  larron  qui  demeura  trop  au  trésor.  . . 

27.  Du  vilain  qui  sonjoit 

28.  D'un  prodome  qui  donna  tôt  son  avoir  à 

ses  deus  filles 

Soit,  au  total,  4  contes  de  la  Discipline  de  Clergie,  qui  vivent 
sous  des  formes  indépendantes,  savoir  :  1  fabliau  de  la  collec- 
tion Montaiglon-Raynaud  et  des  Gesammtabenteuer  :  le  dit  du 
Pliçon  ;  2  exemples  de  Jacques  de  Vitry  et  le  lai  de  VOiselet. 

1.  De  loinlaines  ressemblances  avec  le  lai  de  lEpervier\  mais  ce  n'est  pas 
le  même  conte.  Voyez  liontania,  YII,  p.  20. 

2.  No  18  dans  la  Disciplina  et  dans  le  Chastiement  publié  par  Méon;  n"  26 
dans  l'édition  des  Bibliophiles. 


—  135  — 

2°  Contes  du  Dolopathos  :  Contes   du  Dolopathos 

qui  se  trouvent  au  moyen 
âge  sous  forme  indépen- 
dante : 

1 .  Canis 

2.  Gaza 

3.  Filius 

4.  Le  marchand  de  Venise 

5.  Le  fils  du  roi  qui  tue  la  poule  d'une  pau- 

vresse   

6.  Les  trois  voleurs  qui  racontent  ; 

a.  Polyphème 

b.  Les  sorcières 

c.  Le  voleur  traîné  par  les  sorcières. . , 

7.  Les  sept  cygnes , Le  Chevalier  au  cygne. 

8.  Inclusa 

9.  Puteus 

Soit  aucun   fabliau,   ni   aucun   exemple  qui   se  retrouve  sous 
forme  indépendante. 

3°  Le  groupe  occidental  du  roman  des  Sept  Sages. 

Quels  que  soient  les  rapports  réciproques  des  diverses  ver- 
sions de  ce  recueil,  et  quelle  qu'en  soit  l'origine  première,  nous 
pouvons  l'opposer,  comme  étant  un  livi'e,  à  la  tradition  orale, 
représentée  par  les  fabliaux  et  les  exemples.  Plus  d'un  des  contes 
énumérés  dans  le  tableau  ci-joint  ne  doit  probablement  rien  à 
l'Orient  :  tel  Roma.  En  tout  cas,  pour  ce  qui  nous  intéresse  ici  : 
Un  de  ces  contes  se  trouve  sous  forme  de  fabliau,  c'est  Amato- 
res^  qui  est  le  fabliau  des  Trois  bossus  ménestrels  K  Un  autre  se 
trouve  sous  forme  d'exemple,  c'est  Vidua,  cf.  Jacques  de  Vitry, 
n°  CGXXXII,  dont  on  peut  aussi  rapprocher  un  fabliau  (MR,  III, 
70).  —  C'est  la  Matrone  d'Ephèse  antique. 

4®  Le  groupe  oriental  du  roman  des  Sept  Sages. 

Nous  énumérons  maintenant,  dans  le  tableau  synoptique  ci- 
joint,  tous  les  contes  des  diverses  rédactions  orientales  du  Roman 
des  Sept  Sages. 

Tout  ce  groupe  oriental  ne  pouvait  être  connu  de  nos  conteurs 

1.  Ce  conte  se  retrouve,  comme  on  le  verra  plus  loin,  dans  le  texte  hébreu 
du  roman  des  Sept  Sages,  le  Mischle  Sandahar, 


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4"  Les  contes  (lu  Roman  des  Sept  Sages.  —  Groupe  oriental. 


Page»  l:i6-137 


S,iJk«i:    version    svci.-iqiie.    x'    siècle,    p.    \'. 

— 

Buethg^n,  1879. 
5vKli|MS,  version  ttr«cquc  d'Andeéopoulos.  fin 
do    xl-  si.Vle.  -  Tr.duelion    .llemande  de 

M,sMt  Simichar.  version  lu-liraïquo,  1"  moitié 
du  xln'  siècle,   Ipnducïion  de  Sungolmann, 
1843. 

.l/i»f  CI  «ne  A-.,il«  (version  de   »onln,|). 

W'iii'.i'l  NiimA.  poème  persan  du  xiv'  siècle, 
jl.<i«l{rJauri„uHWll). 

Slitlr  H  ..«»  »..«,  STO'  Nuit.  1.  XV  de  l'édilion 
Hnbichl.  von  der  llagen,  Scball,  1835. 

Naelitebi,  pitvlv  persan,  xi»*  •iècle,  H 

Kuii 

tV'i</iï6rte,  Libro  de  los  Engannos.  xni»  siècle. 

p.  p.  Coniparelti.  1S69. 

1"  jour,  a)  Les  Traces  du  Lion. 

1.  «1  Les  Traces  du  Lion. 

1.   ,1]    Lus  Tl-aos  ,lu    I.iull. 

.  „)  Avis. 

1.  n)   Les  Traces  du  lion. 

1-  Wzir.  L  Epervicr. 

b)  Avis. 

b)   Avis. 

1,)    Avis. 

4|  L'Epervier. 

b)   L'enfant   complice  ;   les  deux 
autres  versions  ont  Avis. 

/■)  Le  foulon  el  son  fils. 

f\  Le  foulon  et  son  lils. 

f]  Le  foulon  el  renlanl  complice. 

/■|  Le  foulon  et  son  lils. 

/■)  Le  foulon  el  son  lils. 

i'jour.  a)  Les  pains  de  calaplasme. 

2.   ni  Le  grenier  du  pigeon. 

2.  a]   Les  pains  de  calaplasme. 

2.  rt)  Le  grenier  du  pigeon. 

l.  a)   Les   pains  de    calaplasme. 

2^-)  La  chienne  qui  pleure. 

4)  L'Epervier. 

Il]  La  chienne  qui  pleure. 

b)  L'Epervier. 

b)  La  poussière  au  crible. 

A)  L'Epervier. 

f)  La  Sorcière. 

f)  La    sorcière     et     la     source 
enchantée. 

/)  La  Sorcière. 

/)  La  Sorcière. 

f)  La  Sorcière. 

3'  jour,  a)  Le  chasseur  à  la  ruche. 

3.  a)  Canis. 

3.  a)  Le  chasseur  à  la  ruche. 

i.  «)  Canis. 

î.  «)  Le  chasseur  i  la  ruche. 

3«)  L'éléphant  de  pain. 

h)  La  poussière  passée  au  crible 

tt)  Auberée. 

b]  La  poussière  au  crible. 

A)  La  chienne  qui  pleure. 

A)  La  poussière  au  crible. 

[manque  dans  Cendul/ete]. 

f)  La  source  qui  métamorphose. 

f\  Le  lion  chevauché. 

/'l  La  source  qui  métamorphose. 

/I  Aper. 

f)  La  source  qui  métamorphose. 

'-t^  Jour.  a\  Senescalcus. 

4.  a]   Les  pains  de  calaplasme. 

4.  „)  Senescalcus. 

i,  a)  Senescalcus. 

*.  a]  Senescalcus  seulement  dans  les 

i^)  Le  livre  des  ruses  féiDinines.|| 

te.rtes  de  Boulaq  et  de  Scott. 

A)  La  chienne  qui  pleure. 

4|   La  poussière  au  crible. 

b)  La  chienne  qui  pleure. 

A)  Canis  (deux  parties). 

b)  La  chienne  qui  pleure. 

/■)  Aper. 
i'jour.  a)  Canis. 

/■|  Aper. 
5.  a)  Senescalcus 

f)  Le  joaillier. 
5.  a]  L'homme  qui  ne  rit  plus. 

f)  Le  lion  chevauché. 
5.  a]  Le  livre  des  ruses  féminines. 

f) 

5.  a)  L'homme  qui  ne  rit  plus. 

5«)  La  poussière  au  crible 

4)  Auberée. 

f)  Le  lion  chevauché. 

b]  L'Epervier. 
f)  Absalon. 

b) 

A) 

A| 

f)  L'amant  au  coffre. 

f)  I-a  source  qui  métamorphose. 

/■)  L'amant  au  coffre. 

6'  jour.  a\  Le  grenier  du  pigeon. 

6.  a]   Réponse  à  Absalon. 

f,.  n)  Les  quatre  amants. 

(i.  «1  Les  souhaits  de  saint  Martin. 

6.  «1  La  nuit  al-Kader. 

6^)  Le  beau-père. 

b)  L'éléphant  de  pain. 

b)  Les  souhaits  de  saiut  Martiu. 

b)  Les  souhaits  de  saint  Martin. 
La   pie    voleuse.    Les    deu.\ 

4) 

A) 

pigeous.  L'amazone. 

f)  i.  La  pie  voleuse. 

2.  La  femme   qui   combat   ses 
prétendants. 

"e  Jour,   a)   Les  souhaits   de  saint 
Martin. 
b)  Le  livre  des  ruses  féminines. 
{.Syntipas  intercale  les  Pois- 

7. a)   L'enfant  déguisé  en  femme. 
4)  Les  trois  bossus. 

7.  il)  Auberée. 

7.  Auberée. 

b]  L'anneau. 

A) 

sons.) 
S'  Jour.   Le  prince  :  Les  hôtes  em- 

8. 

8.  I-e  bois  de  santal. 

8.   Les  hôtes  empoisonnés. 

8.   Les  hôtes  empoisonnes. 

poisonnés. 

L'enfant  de  trois  ans. 

L'enfant  de  trois  ans. 

L'enfant  de  trois  ans. 

Le  bois  de  santal. 

L'enfant  de  quatre  ans. 

L'enfant  de  cinq  ans. 

L'enfant  de  cinq  ans. 

L'enfant  de  cinq  ans. 

L'assiettée  de  puces. 

L'assiettée  de  puces. 

L'assiettée  de  puces. 

Le  ms.  de  Sitidban.  incomplet,  s'ar- 

rête ici. 

.Syntipas  a  de  plus  : 

Le    Renard.    [Cendubete  : 

Le  Renard. 

Le  Sindibad  Nameh  ajoute  (intro- 

Le Renard. 

manque.) 

duction)  :  le  singe,  le  chameau, 

. 

L'enfant  voleur.  {Cendubete 

l'éléphant,  le  roi  des  singes,  la 

manque.) 

mère  étourdie,  les  quatre  frères. 

Cendubete  seul  :  L'abbe. 

Ahmed  (Scolt.  1"  vizir). 

—  137  — 

que  par  la  traduction  espagnole  ^ .  On  peut  se  demander  si  cette 
traduction  a  jamais  été  lue  par  une  autre  personne  que  le  prince 
castillan  à  qui  elle  était  dédiée,  et  si  ce  g-roupe  oriental  n'est  pas 
resté  aussi  inconnu  aux  poètes  français  et  allemands  que  s'il  leur 
avait  fallu  lire  directement  le  texte  syriaque  ou  le  texte  hébreu. 
—  Mais,  admettant  que  cette  traduction  espagnole  ait  été  fort 
répandue,  voici  ceux  des  contes  qu'elle  renferme  et  qui  vivent 
aussi  d'une  vie  indépendante  :  Ce  sont  3  fabliaux  [VEperviei% 
Auberée^  les  Quatre  souhaits  Saint-Martin)  et  1  exemple  (la 
Chienne  qui  pleure,  Jacques  de  Vitrj,  GGL). 

5°  Le  Directorium  humanae  vitae. 

Passons  à  une  autre  collection  de  contes  orientaux,  accessibles 
aux  conteurs  du  moyen  âge,  au  Kalilah  et  Dimnah.  Ils  ne  j)ou- 
vaient  la  connaître  que  par  la  traduction  espagnole  du  xiii^  siècle, 
publiée  en  1860  par  M.  de  Gayangos,  ou  bien  par  le  Directorium 
humanae  vitae,  écrit  par  Jean  de  Gapoue  entre  1263  et  1278  ^. 

Analysons  le  Directorium,  en  écartant  les  fables  et  voyons 
combien  de  contes  de  ce  recueil  sont  attestés  au  moyen  âge 
sous  forme  indépendante. 

Contes  du  Directorium  :  Ceux  de  ces  contes  qui 

se  retrouvent  sous  forme 
indépendante    au    moyen 
âge  : 
Chapitre  i.  De  legatione  Beroziae  in  Indlam. 

1 .  Les  voleurs  et  le  rayon  de  lune 

2.  Le  souterrain  par  où  s'enfuit  l'amant 

3.  Les  perles  et  le  joueur  de  flûte 

4.  Apologue  de  l'homme  qui,  fuyant  un  lion,     Jacques  de  Vitry,    n°  134. 

s'accroche  aux  branches  d'un  arbre  au        Nouveau  recueil  de  Jubi- 
dessus  d'un  puits.  Le   lion   le   guette,         nal,   II,    p.    113,    Dit    de 
deux    rats    rongent    les   branches,     un         rUnicorne  et  du  serpent. 
serpent  attend   sa   chute   au  fonds  du 
puits.     L'homme,     cependant,    mange 
paisiblement  un  rayon  de  miel  trouvé 
dans  le  creux  de  l'arbre. 

1.  Libre  de  los  Engannos  et  los  assayamientos  de  las  mugeres,  de  ariîvigo 
en  castellano  transladado  por  el  Infante  don  Fadrique,  fîjo  de  don  Fernando 
e  de  dona  Beatris.  (Coraparetti,  Ricerche  intorno  al  libro  di  Sindibad,  1869.) 

2.  Johannis  de  Capua  Directorium  humanae  vitae...  traduction  latine  du 
livre  de  Kalilah  et  Dimnah,  p.  p.  J.  Derenbourg,  72^  et  73^  fascicules  de  la 
Bibliothèque  de  l'Ecole  des  Hautes-Etudes. 


—  138  — 

Chapitre  ii.  De  leone  et  bove. 

5.  L'ermite   volé    par    son   disciple,    et   les 

aventures  qui,  dans  le  Pantchalantra, 
se  rattachent  au  religieux  Devasarman. 

6.  Avis  du  Roman  des  Sept  Sages 

7.  Le  trésor  caché  sous  un   arbre   et   volé  ; 

l'axbre  pris  à  témoin  du  vol 

8.  La  poussière  passée  au  crible 

9.  Le   fer   mangé   par   les    rats    et    l'enfant 

emporté  par  les  oiseaux 

Chapitre  m.  De  inqiiisitione  causae  Dimnae. 

10.  Le  manteau  blanc  et  noir  et  le  serviteur 
infidèle 

dl.  Le  médecin  qui  empoisonne  la  fille  du 
roi 

12.  Le  laboureur  mené  en  captivité  avec  ses 
deux  femmes,  l'une  chaste,  l'autre 
impudique 

43.  Les  deux  perroquets  qui  parlent  la  langue 
édômique 

Chapitre  iv.  De  columha. 

14.  La  souris  et  le  dévot 

15.  Le   sésame  émondé   à  vendre   contre  du 

sésame  non  émondé 

Chapitre  v.  De  corvo  et  stui^no. 

16.  Le  dévot  et  le  cerf.  Un  dévot  a  acheté  un 

cerf  pour  le  sacrifier.  Trois  voleurs 
s'espacent  sur  sa  route,  et  le  rencon- 
trant successivement,  lui  demandent  : 
Que  prétends-tu  faire  du  chien  que  tu 
portes  ainsi?  »  A  la  troisième  fois,  le 
dévot  finit  par  croire  qu'il  est  dupe  de 
quelque  enchantement,  et  abandonne 
le  cerf  sur  la  route  au  grand  profit  des 
voleurs. 

17.  La  jeune  femme  qui  se  refuse  à  son  vieux 

mari  et  le  voleur 

18.  Le  voleur  et  le  démon  à  face  humaine  qui 

s'associent  pour  voler  la  vache  d'un 
paysan. 

19..  Le  mari  caché  sous  le  lit  de  sa  femme. 
La  femme,  voyant  ses  pieds  qui  dé- 
passent, fait  à  son  galant  un  tel  éloge 
de  son  mari,  que  celui-ci,  attendri,  par- 
donne   

20.  Un  dévot  possède  une  souris  métamorpho- 
sée en  femme.  Il  veut  la  marier  à 
l'époux  le  plus  puissant  qui  se  pourra 
trouver.  Il  est  renvoyé  successivement, 


Fabliau  des  Tresses;  deux 
contes  des  Gesammtahen- 
teuer,  n°»  31,  43. 


Etienne  de  Bourbon,  n^  339. 
—  Jacques  de  Vitry,  XX. 


^  139  — 

comme  à  des  êtres  de  plus  en  plus 
puissants,  du  soleil  au  chef  des  nuages, 
de  celui-ci  au  vent,  du  vent  à  la  mon- 
tagne. Mais  la  montagne  déclare  que  la 
souris  est  plus  puissante  qu'elle,  car  la 
souris  peut  la  percer.  La  jeune  fille, 
rendue  à  sa  primitive  nature,  épouse 
une  souris  mâle 

Chapitre  vi.  De  Simeo  et  Testitudiiie.  Aucun  conte. 

Chapitre  vu.  De  Ileremita.  Aucun  conte. 

21.  Le  dévot  et  le  vase  de  miel  (Perrette).. ..     Jacques  de  Vitry,  LI. 

22.  Canis  du  Roman  des  Sept  Sages 

Chapitre  viii.  De  murilego  et  miii^e.  Aucun  conte. 
Chapitre  ix.  De  rege  et  ave. 

23.  Histoire  du   fils  du  roi  qui   tue  un  petit 

oiseau 

Chapitre  x,  xi,  xii.  Aucun  conte. 
Chapitre  xiii.  —  De  leone  et  vulpe. 

24.  Un   dévot    voit,    tombés    au    fond    d'une 

fosse,  un  singe,  une  vipère,  un  serpent, 
un  homme.  Il  jette  trois  fois  une  corde 
pour  sauver  Thomme;  mais,  les  trois 
fois,  c'est  un  des  animaux  qui  profite 
de  ce  secours.  Ils  lui  conseillent  de  ne 
pas  retirer  l'homme,  le  plus  méchant 
des  animaux.  Le  dévot  le  sauve  pour- 
tant. Reconnaissance  des  trois  ani- 
maux; ingratitude  de  Thomme. 

Chapitre  xiv.  —  De  Vorfèvre  et  du  serpent.  Aucun  conte. 
Chapitre  xv. 

25.  Le  fils  du  roi,  le  fils  du  marchand  et  le 

colporteur 

Chapitre  xvi. 

26.  Une  colombe,  délivrée  par  un  homme,  lui 

fait  découvrir  un  trésor 

Chapitre  xvii.  Aucun  conte. 

Soit,  au  total,  1  fabliau  et  1  conte  de  la  collection  des 
Gesammtahcnteucr  :  les  Tresses;  2  exemples  :  Perrette  et  le  pot 
au  lait  ;  les  voleurs  et  F  homme  qui  porte  un  cerf. 

6^   Barlaam  et  Joasaph. 

Enfin,  il  convient  de  remarquer  que  les  paraboles  du  roman 
pieux  de  Barlaam  et  Joasaph  se  trouvent  à  l'état  sporadique  chez 
les  sermonnaires  du  moyen  âge.  Les  exemples  IX,  XLII,  XLVII, 
LXXVIII,  GXXXIV  du  seul  Jacques  de  Vitry  remontent  à  Ce 


140 


roman.  Mais,  sauf  pour  quelques  contes  comme  les  Oies  du  frère 
Philippe  (exemple  LXXXII)  et  le  lai  de  l Oiselet  (exemple 
XXVllI),  il  ne  semble  pas  que  nous  ayons  affaire  à  des  contes 
qui  aient  vraiment  vécu  dans  la  tradition  orale.  Les  prédicateurs 
sont  ici  conscients  d'emprunter  leurs  récits  à  ce  livre  pieux  :  ut 
legitur  in  Barlaam  ^,  disent-ils  en  les  annonçant.  —  Ces  para- 
boles ne  doivent  donc  pas  être  plus  considérées  qae  celles  qu'ils 
empruntent  à  Boèce,  ou  à  Sénèque  le  philosophe,  ou  aux  Vies 
des  Pères. 


Il  reste  à  faire  une  manière  de  contre-épreuve.  Comparons  le 
recueil  des  fabliaux  allemands  au  recueil  des  fabliaux  français. 
Nous  tirerons  de  cette  comparaison  un  enseignement  intéressant. 

On  peut  nous  dire,  en  effet  :  s'il  n'y  a  qu'un  nombre  misérable 
de  contes  qui  aient  passé  des  recueils  orientaux  à  la  collection 
française,  c'est  qu'il  a  péri  un  très  grand  nombre  de  fabliaux. 
Combien  d'autres  contes  ont  dû  vivre  en  France,  qu'on  retrouve- 
rait dans  la  Discipline  de  clergie  ou  le  Directorium^  et  qui  ne 
nous  sont  point  parvenus!  Cela  est,  en  effet,  vraisemblable.  Mais 
si  l'on  compare  la  collection  des  Gesammtabenteuer  avec  notre 
collection  de  fabliaux,  on  s'aperçoit  que  33  0/0  des  fabliaux 
français  conservés  trouvent,  en  Allemagne,  leurs  parallèles.  Si 
les  grands  recueils  orientaux  traduits  au  moyen  âge  avaient 
exercé  sur  la  tradition  orale  une  influence  sensible,  c'est  une 
proportion  semblable  qu'il  faudrait  trouver  entre  le  corpus  des 
fabliaux  allemands  et  français  d'une  part,  et  le  corpus  des  contes 
orientaux  d'autre  part. 

Voici  quels  sont  les  contes  des  Gesammtabenteuer  qui  corres- 
pondent à  des  fabliaux  français  : 


GESAMMTABENTEUER 

2.  Aristoteles  imd  Fillis. 
5.  Rittertreue. 

3.  Fraueiizucht, 
10.  Die  halbe  Birne. 

21.  Das  Haselein. 

22.  Der  Spcrber. 

27.  Fraucn  bestandigkeit. 


FABLIAUX    DE    LA    COLLECTION    RAYNAUD 

Le  lai  d'Aristote. 

Du  prestre  qui  eut  mère  a  force. 

La  maie  dame. 

Bérengier. 

La  Grue. 

La  Grue. 

La  bourgeoise  d'Orléans. 


1.  V.  Crâne,  op.  cit.,  p.  145. 


/ 


141  — 


30.  Dcr  cntlaufene  Hasenbraten. 

31.  Der  Rciher. 

35.  Ehefrau  und  Bulerin. 
37.  Die  drci  Wûnsche. 
39.  Der  Ritter  und  die  Nûsse. 
41.  Der  Ritter  unterm  Zuber. 
43.  Der  verkehrte  Wirth. 
45.  Der  begrabene  Ehemann. 

47.  Das  Schneekind. 

48.  Die  halbe  Decke. 

53.  Der  weisse  Rosendorn. 

54.  Berchta  mit  der  langen  Nasc. 

55.  Irregang-  und  Girregar. 

61.  Der  geaffte  Pfaffe. 

62.  Die  drei  Mônche  von  Cohnar 


Le  dit  des  Perdrix. 

Les  Tresses. 

La  Bourse  pleine  de  sens. 

Les  Souhaits  Saint-Martin. 

Le  dit  du  Pliçon. 

Le  Cuvier. 

Les  Tresses. 

Le  vilain  de  Bailleul. 

L'enfant  de  neige. 

La  Housse  partie. 

Le  chevalier  qui  faisoit  parler 

Celui  qui  bota  la  pierre. 

Gombert  et  les  deux  clercs. 

Le  pauvre  clerc. 

Constant  du  Ilamel. 


Ce  sont  22  poèmes  allemands  semblables  aux  fabliaux  français. 
Comme  le  recueil  des  Gesammtabentcuer  ne  renferme  que 
60  contes  ^,  c'est  donc  bien  une  proportion  de  33  0/0,  Et  nous 
avons  vu  qu'il  n'offre,  par  contre,  que  4  parallèles  à  des  contes 
orientaux  traduits  au  moyen  âge.  Or  l'examen  de  toute  autre 
collection  de  contes  allemands,  —  du  Licdersaal  de  Lassberg-  ou 
des  Altddeutschc  Erziihluncfen  de  Keller,  —  conduit  aux  mêmes 
constatations. 

Quels  sont  les  résultats  de  cette  statistique? 

Ayant  analysé  tous  les  recueils  orientaux  connus  en  Europe 
au  commencement  du  xiv^  siècle,  et  les  ayant  opposés  à  400 
contes  environ,  français,  allemands,  latins,  témoins  de  la  tradi- 
tion parlée  du  moyen  âge,  combien  de  contes  sont  communs  aux 
orientaux  et  à  nos  narrateurs  d'Europe? 

Ce  sont  d'abord  6  fabliaux  : 


FABLIAUX 

1.  Le   Dit   du   Pliçon    [Monlaicjlon- 

Raynaud  et  Gesammtahenteuer) . 

2.  Les   trois  bossus  ménestrels  [Ge- 

samnitahenteuer,    Montaiglon- 
Raynaud). 


FORMES    ORIENTALES 


Disciplina  clericalis. 
Ilistoria  Septem  Sapicntum.  Mischle 
Sandahar. 


1.  Nous  écartons  en  effet  les  n^s  72-90,  qui  sont  des  contes  dévots;  91-100, 
qui  sont  des  romans  historiques  ou  d'aventures  {Constantin,  Eracle,  Sala- 
din,  etc.).  —  Les  nos  24,  25,  26  ont  leurs  parallèles  soit  dans  les  Fables, 
soit  dans  les  Lais  de  Marie  de  France.  —  Von  der  Hagen  cite  des  formes 
orientales  des  n°^  2,  16,  41,  45,  62,  63,  71,  mais  elles  sout  tirées  soit  de 
recueils    inconnus    en    Europe    au    moyen    Age,    soit    de    contes    orientaux 


—  142  — 

3.  Le  lai  de  lEpervier.  Sept  Sages  orientaux. 

4.  Auherée.  Sept  Sages  orientaux. 

5.  Les     Quatre    souhaits    St-Martin       Sept  Sages  orientaux. 
(  Gesamnitahenteuer ,     Montai- 
glon-Raynaud) . 

6.  Les    Tresses  [Gesammtabenteuer,       Directorium  humanae  vitae. 
Montaiglon-Raynaud). 

Ce  sont,  ensuite,  2  contes  français  que  nous  ne  considérons 
pas  comme  des  fabliaux,  et  qui  se  retrouvent  aussi  dans  les 
exemples  des  prédicateurs  : 

CONTES  FRANÇAIS  FORMES  ORIENTALES 

1.  Le  lai   de  V Oiselet   (Jacques   de       Disciplina  clericalis. 

Vitry,  XXVIII) 

2.  Le  dit  ae  VUnicorne  et  du  Ser-       Directorium  humanae  vitae. 

pent      (Jacques      de       Vitry, 
CXXXIV). 

/  Enfin,   pour    négliger  les    paraboles    savantes    du   Barlaam^ 

'  5  exemples  de  prédicateurs  ont  des  équivalents  dans  les  recueils 

orientaux,  savoir  : 

\ 

EXEMPLES  FORMES    ORIENTALES 

i.  Les  oies  de  frère  Philippe  (Jac-       Barlaam. 

ques  de  Vitry,  LXXXII). 
2.  Le  dévot  et  le  vase  de  miel  (Per-       Directorium. 

rette),  Jacques  de  Vitry,  LI. 
vr        3.  La    matrone    d'Ephèse    (Jacques       Sept  Sages  orientaux. 

de  Vitry,  CCXXXII).  ~ 

4.  La   chienne   qui  pleure   (Jacques       Disciplina  clericalis    et    Sept    Sages 

de  Vitry,  CCV).  orientaux. 

5.  Le     cerf    pris    pour     un     chien       Directorium. 

(Etienne  de  Bourbon,  n°  339). 

Soit,  en  tout,  treize  histoires,  dont  trois  sont  attestées  déjà 
dans  l'antiquité  classique  :  le  dit  du  Pliçon,  la  [Matrone  d'Ephèse 
et  les  Quatre  souhaits  St-Martin. 

Il  y  a  loin  de  ce  nombre  de  dix  ou  treize  à  l'infinité  des 
contes    orientaux   qu'on  pouvait  espérer  retrouver   en   Europe. 


modernes.  Les  n^s  1,  4,  6,  8,  11,  12,  13,  14,  15,  16,  18,  19,  20,  21,  23,  28,  29, 
32,  33,  34,  36,  38,  40,  42,  4.4,  46,  49,  50,  52,  56,  58,  60,  64,  65,  66,  69,  70 
n'ont,  à  ma  connaissance,  d'équivalents  ni  dans  l'Orient,  à  une  époque  quel- 
conque, ni  parmi  les  fabliaux  français. 


X  {^Ji   é.  ^Âiû^cX.lAloà^  K  Im^ 


JÙ.4  iHf   "^ 


^  143  — 

Voilà  donc  cet  «  océan  des  rivières  des  histoires  »  qui  aurait 
inondé  l'Europe  au  moyen  âge  ! 

En  opposant  au  grand  nombre  de  contes  que  les  hommes 
du  moyen  âge  pouvaient  puiser  dans  les  livres  le  nombre 
vraiment  dérisoire  de  ceux  qu'ils  paraissent  y  avoir  pris  (car 
nous  démontrerons  que  cela  même  n'est  qu'une  apparence), 
—  nous  avons  réduit  à  sa  juste  valeur  l'influence  des  livres 
asiatiques  traduits  au  moyen  âge. 

Cet  argument  paraissait  très  frappant  que  la  vogue  des  \ 
fabliaux  coïncidât  avec  l'apparition  de  ces  livres  en  Europe. 
Maintenant  nous  sommes  en  droit  de  nous  demander  si  ces 
traductions  ne  sont  pas  un  effet  plutôt  qu'une  cause.  A 
l'exception  de  la  Disciplina  clericalis  ^,  elles  ne  sont  pas  anté- 
rieures à  la  vogue  des  fabliaux,  mais  leur  sont  contemporaines 
ou  plutôt  postérieures  -.  Si  donc  nous  pouvons  trouver  —  ce  qui 
sera  fait  dans  la  seconde  partie  de  ce  livre  —  des  raisons  histo- 
riques, locales,  qui,  sans  que  nous  sortions  de  France,  nous  per- 
mettent d'expliquer  la  production  littéraire  des  fabliaux,  nous 
comprendrons  qu'à  la  faveur  de  ce  goût  pour  les  contes,  on  ait 
aussi  traduit  des  recueils  arabes  ou  hébreux.  Quant  aux  exemples, 
il  est  trop  évident  que  les  grands  fondateurs  des  ordres  religieux 
populaires,  saint  François  et  saint  Dominique,  n'ont  pas  attendu, 
pour  en  recommander  l'usage  aux  prédicateurs,  la  traduction  du 
Kalilah  et  Dimnah. 

IV 

Certes,  ne  nous  méprenons  ni  sur  la  nouveauté,  ni  sur  la 
portée  de  la  démonstration  qui  précède. 

Elle  n'est  pas  nouvelle  pour  quelques  romanistes,  qui  se 
seraient  passés  de  cette  statistique  et  nous  en  auraient  volon- 
tiers concédé  sans  discussion  les  résultats.  M.  G.  Paris  le  dit 
très  nettement  :  «  Les  fableaux  sont,  sauf  exception,  étrangers 
à  ces  grands  recueils  traduits  intégralement  d'une  langue  dans 
une  autre;  ils  proviennent  de  la  transmission  orale,  et  non  des 
livres  •"*.  » 

1.  Elle  est  du  milieu  du  xii"  siècle. 

2.  Le  Directorium  a  été  écrit  vers  1270. 

3.  G.  Paris,  La  littérature  française  au  moyen  âge,  2e  éd.,  p.  112. 


_  14i  — 

Cette  démonstration,  que  je  me  suis  attaché  à  donner  plus 
nette  qu'elle  n'avait  été  faite  jusqu'ici,  n'est  point  superflue 
pourtant.  Je  crois  qu'inutile  aux  romanistes,  elle  sera  précieuse 
à  la  majorité  des  folk-loristes. 

En  effet,  l'existence  au  moyen  âge  de  ces  grandes  traductions 
de  recueils  indiens  a  cruellement  embarrassé  les  savants  qui, 
n'étant  pas  spécialement  médiévistes,  en  étaient  arrivés,  par 
diverses  voies,  à  douter  de  la  théorie  de  Benfey.  S'exagérant 
l'influence  de  ces  livres,  ils  concédaient  qu'à  vrai  dire  un  flot 
de  nouvelles  et  d'apologues  s'était  répandu,  au  xiii*^  siècle,  sur 
le  monde  occidental,  quitte  à  négliger  ensuite,  dès  qu'il  les 
gênait,  ce  fait  accordé  :  «  La  théorie  orientaliste  est  dans  le 
vrai,  —  dit,  par  exemple,  un  des  partisans  de  la  théorie 
aryenne  ^,  —  quand  elle  reconnaît  dans  nos  vieux  fabliaux  du 
moyen  âge  ou  dans  les  conteurs  français  et  étrangers  de  la 
Renaissance  les  récits  du  Pantchatantra  et  les  apologues  de 
Scndahad.  La  littérature  indienne  a  en  effet  pris  racine  en 
Europe  à  la  suite  des  croisades  et  des  événements  du  moyen 
âge.  »  —  On  trouverait  la  même  concession  bénévole  chez  les 
libres  esprits  qui  s'attachent  à  la  théorie  anthropologique,  chez 
M.  Gaidoz  lui-même,  chez  M.  Andrew  Lang.  M.  Lang,  par 
exemple,  après  avoir  raconté  l'exode  occidental  du  Kalilah  et 
Dimnah  et  du  roman  des  Sept  Sages,  conclut  ainsi  :  «  La 
théorie  indianiste  prouve  bien  que  beaucoup  de  contes  ont  été 
introduits  de  l'Inde  en  Europe,  au  moyen  âge-.  »  Lui  aussi, 
il  rappelle  les  invasions  des  Tartares,  les  croisades,  la  propa- 
gande bouddhiste,  les  traductions  de  recueils  indiens,  et  con- 
clut :  «  Des  contes  sont  certainement  sortis  de  l'Inde  au  moven 
âge,  et  sont  parvenus  en  abondance  dans  l'Asie  et  l'Europe  à 
cette  époque  '^.  » 

Oui  certes,  leur  dirons-nous,  des  contes  sont  venus  de 
l'Inde  au  moyen  âge,  comme  à  n'importe  quelle  autre  époque 
et  comme  de  partout  ailleurs.  Mais,  après  une  étude  conscien- 
cieuse des  contes  du  mo^^en  âge,  j'en  ai  pu  découvrir  jusqu'à 
treize  qui  se  retrouvent  dans  les  livres  indiens. 

1.  M.  Loys  Brucyrc,  Mélusine,  I.  col.  237. 

2.  M.  Lang,  à  la  fin  do  son  Introduction  à  réditiou  des  Contes  de  Perrault. 

3.  Lang,  Myth,  Ritual  and  Religion^  IL  p.  313. 


—  145  — 

Il  est  bon  d'avoir  dissipé  cet  idoliim  libri. 

On   nous   dira   peut-être   :   vous   avez,    arbitrairement,   en  ne 
considérant  que  des  traductions,  restreint  le  nombre  des  contes 
que    les    Européens  pouvaient   connaître,     au   moyen   âge,    par 
les  livres.   Vous   deviez   dépouiller    tous   les   recueils  orientaux 
qui  existaient  au  xiii^  siècle,   qu'ils  fussent,   ou  non,  traduits. 
En   effet,   vous   avez  marqué  que  vos   trouvères   représentaient 
la  tradition   orale,   mais  vous  avez    admis   que    cette    tradition 
orale  pouvait  remonter  aux  livres.   Ces  livres   étaient   presque 
aussi    facilement   accessibles  à   des    Européens,    qu'ils    fussent 
écrits  en  hébreu  ou  en   arabe,    ou  traduits  en  latin;    car   vous 
pouvez  concevoir  sans  peine  qu'un  Jean  de  Capoue  ait  raconté 
en   italien,    qu'un  juif  quelconque  ait  raconté   en   français   des 
contes  renfermés  dans  des  recueils  orientaux.   Bien  plus,  nous 
possédons  d'autres  recueils  orientaux,  postérieurs  aux  fabliaux, 
comme  les  Mille  et  une  Niiits^  mais  qui  remontent,  en  totalité 
ou  en  partie,   à  des  originaux  sanscrits.   Il  fallait  les  admettre 
dans   votre   dénombrement,    car   la   tradition    orale   des   contes 
occidentaux  pouvait   avoir  pris  sa  source  dans  ces  livres  sans- 
crits. 

Il  n'y  a  rien  à  répondre  à  cette  objection,  sinon  que  nous 
n'avons  que  provisoirement  écarté  les  recueils  orientaux  écrits 
en  des  langues  orientales.  Nous  voulions  étudier  simplement 
l'influence  de  leurs  traductions.  Mais  nous  ne  faisons  aucune 
difficulté  d'ajouter  ici  aux  six  fabliaux  attestés  dans  ces  traduc- 
tions ceux  qui  se  retrouvent  dans  un  recueil  oriental  d'une  date 
quelconque.  Voici  donc  la  liste  complète  des  fabliaux  à  qui  l'on 
a  jusqu'ici  découvert  des  similaires  orientaux  : 

/.    Fabliaux  qui    se    trouvent    dans    des    recueils    orientaux 
traduits  au  moyen  âge. 

a)  Ceux  de  ces  fabliaux  dont  la  plus  ancienne  forme  est 
grecque  ou  latine  : 

1.  Le  Pliçon. 

2.  Les  Quatre  souhaits  St-Martin. 

b)  Ceux  de  ces  fabliaux  dont  la  plus  ancienne  forme  est  orien- 
tale : 

3.  L'Epervier. 

4.  Auberée. 

Bédier.  —  Les  Fabliaux.  .  10 


—  146  — 

B.     Les  Tresses. 

6.  Les  Trois  Bossus  ménestrels. 

//.  Fabliaux  qui  se  retrouvent  dans  des  recueils  orientaux  non 
traduits  au  moyen  âr/e  et  de  date  quelconque  : 

7.  Le  lai  d'Aristote  [Pantchatanlra  et  Mahâkâtjâjana). 

8.  Le  vilain  asnier  [Mesnewi). 

9.  Constant  du  Hamcl  [Mille  et  une  Nuits). 
iO.  Bérengier  [Siddi-Kur  mogol). 

dl.     Le  vilain  mire  [Çukasaptati  "•). 

Ces  onze  fabliaux  sont  les  seuls  dont  je  connaisse  des  formes 
orientales.  Peut-être  est-ce  peu  pour  édifier  la  théorie,  si  l'on  con- 
sidère le  grand  nombre  de  fabliaux  qui  n'ont  aucun  similaire  en 
Orient.  C'est  l'erreur  du  prêtre  de  Neptune  :  «  Vois,  mon  fils, 
disait-il,  tous  ces  tableaux  votifs  promis  au  dieu  pendant  la  tem- 
pête par  des  marins,  qu'il  a  en  effet  sauvés,  et  honore  Neptune! 
—  Mais  où  sont,  père,  les  tableaux  de  ceux  qui  ont  fait  le  même 
vœu,  et  ont  péri  noyés?  » 

Les  orientalistes  avançaient  comme  preuves  de  l'origine 
indienne  des  contes  : 

1°  Que  l'antiquité  ne  les  a  pas  connus.  —  Nous  avons  montré 
qu'elle  les  connaissait  aussi  bien  que  l'Inde. 

2°  Que  le  moyen  âge  ne  les  a  connus  qu'à  la  faveur  de  rap- 
ports plus  intimes  avec  l'Orient,  spécialement  grâce  aux  Croi- 
sades. —  Nous  avons  analysé  un  copieux  recueil  de  contes  du 
moven  âsre  antérieur  aux  Croisades. 

3^  Que  le  moj^en  âge  a  emprunté  nombre  de  ses  contes  à  des 
traductions  de  recueils  orientaux.  —  Nous  avons  fait  voir  que 
l'influence  de  ces  traductions  a  été  médiocre,  et  nous  prouverons 
plus  tard  qu'elle  n'a  pas  été  seulement  médiocre,  mais,  peut-être, 
nulle. 

Par  cette  triple  démonstration,  nous  avons  enlevé  à  la  théorie 
orientaliste  le  bénéfice  du  sophisme  qui  prend  pour  des  rapports 
de  cause  à  effet  de  simples  rapports  de  succession  chronologique. 
Achevons  enfin  de  lui  ravir  cette  ressource. 


1.  Nous  nous  refusons  d'ores  et  déjà  à  faire  entrer  dans  cette  liste  des 
contes  comme  le  dit  des  Perdrix  ou  la  Bourse  pleine  de  sens  qui  ne  se 
retrouvent  que  dans  l'Inde  actuelle,  dans  la  tradition  orale  du  xix*'  siècle. 
Nous  donnons  plus  loin  (au  début  du  chapitre  vu)  la  raison  de  cette  exclusion. 


—  117  — 

Ces  contes  à  formes  orientales,  de  quel  droit  les  dire  orien- 
tales d'origine?  ou  même  simplement  orientales  pour  s'être 
propagées  à  partir  de  l'Inde?  —  Parce  que  les  formes  indiennes 
conservées  sont  les  plus  anciennes  ? 

En  ce  cas,  nous  dirons  que  le  fabliau  de  Constant  du  Hamely 
qui  est  du  xiii^  siècle,  est  la  source  delà  Nuit  Al-Kader  des  Mille 
et  une  Nuits,  qui  est  du  xv*'  siècle.  Car  si  les  contes  des  Mille  et 
une  Nuits  remontent  parfois  à  des  recueils  sanscrits,  il  est  cer- 
tain pourtant  que  la  Nuit  Al-Kader  ne  faisait  point  partie  du 
roman  primitif  de  Sindibad,  que  ce  conte  n'y  est  qu'un  intrus, 
mal  à  propos  introduit,  à  une  époque  récente,  par  un  remanieur 
arabe.  —  En  ce  cas,  nous  dirons  encore  que  le  dit  du  Pliçon 
(Aristophane)  et  les  Quatre  Souhaits  S t- Martin  (Phèdre)  sont 
venus  d'Athènes  et  de  Rome  dans  l'Inde. 

Pourquoi  attribuez-vous  aux  formes  indiennes  une  valeur 
supérieure?  Parce  que  vous  tenez  pour  assuré  que  l'Inde  est 
((  la  mère  des  contes  ».  Et  vous  le  croyez,  parce  que  les  formes 
indiennes  sont  souvent  les  plus  anciennes.  Mais  ici  c'est  l'inverse. 
Vous  ne  pouvez  donc  plus,  en  aucun  cas,  alléguer  l'antériorité 
des  formes  orientales.  Cet  argument  se  retourne  contre  vous, 
car,  pour  la  majorité  des  contes,  vous  ne  trouvez  point  de 
similaire  oriental;  — et,  pour  le  petit  nombre  de  contes  con- 
servés sous  des  formes  orientales,  les  formes  européennes  sont 
souvent  plus  anciennes. 

Vous  n'admettez  pas,  sans  plus  de  discussion,  que  Idi  Matrone 
d^Ephèse  soit  venue  de  Rome  à  l'Inde,  et  vous  avez  raison 
de  ne  pas  l'admettre  ;  —  ni  que  le  dit  des  Perdrix,  qui  n'est 
attesté  dans  l'Inde  que  sous  des  formes  toutes  modernes,  soit 
venu  de  la  Gascogne  ou  du  Portugal  à  l'Inde,  et  vous  avez 
raison  de  ne  point  l'admettre  ;  mais  souffrez  aussi  que  nous 
n'admettions  pas  que  le  conte  de  V Epervier  ou  celui  des  Tresses 
soit  venu  de  l'Inde  à  nos  conteurs,  par  cette  seule  raison  que  la 
forme  indienne  est  la  plus  ancienne  conservée. 

Et  laissons  là,  de  part  et  d'autre,  une  fois  pour  toutes,  le 
misérable  argument  :  Post  hoc^  ergo  propter  hoc. 

Vous  ne  possédez  réellement  qu'un  seul  moyen  de  démontrer 
que  les  contes  sont  indiens.  Laissant  enfin  de  côté  la  question 
de  savoir  où  et  quand  apparaît  pour  la  première  fois  chacun 


—  148  -. 

d'eux,  il  faut  étudier  en  elles-mêmes  les  formes  orientales  et 
occidentales  de  chaque  conte.  S'il  existe  des  raisons  logiques, 
intrinsèques,  de  considérer  les  formes  orientales  comme  primi- 
tives, le  conte  est  indien. 

Cela  de  deux  manières  : 

D'abord,  si  ces  contes  sont  indiens,  si  c'est  pour  les  besoins 
de  la  prédication  bouddhiste  qu'ils  ont  été  imaginés,  si  c'est  du 
moins  parce  qu'ils  convenaient  excellemment  à  la  morale  de  cette 
religion  qu'ils  ont  été  recueillis  dans  l'Inde  pour  s'en  écouler 
ensuite  comme  d'un  vaste  réservoir, — ils  doivent  avoir  conservé 
quelque  trace  de  leur  destination  première,  des  survivances  des 
mœurs  bouddhiques,  de  l'esprit  indien.  Relevez  ces  traits  boud- 
dhiques, indiens,  —  et  vous  nous  aurez  convaincus. 

En  second  lieu,  si  ces  contes  sont  indiens,  si  partout  ailleurs 
ils  ne  sont  que  des  hôtes,  ils  ont  dû,  pour  s'accommoder  à  des 
milieux  nouveaux,  souffrir  certaines  adaptations;  montrez  que 
les  formes  indiennes  sont  les  plus  logiques,  non  remaniées,  donc 
les  formes-mères.  Appliquez  cette  méthode  de  l'examen  des  traits 
correspondants  et  différents,  que  nous  avons  définie  d'après 
vous,  —  et  vous  nous  aurez  convaincus. 

C'est,  en  effet,  la  double  nécessité  qu'a  sentie  l'école  orienta- 
liste. Voyons  à  quoi  ont  abouti  ses  efforts. 


—  liO 


CHAPITRE  V 


EXAMEN  DES  TRAITS  PRÉTENDUS  INDIENS  OU  BOUDDHIQUES 

QUI  SURVIVRAIENT,  SELON  LA  THÉORIE  ORIENTALISTE, 

DANS  LES  CONTES  POPULAIRES  EUROPÉENS 


I.  Quelques  contes  où  les  orientalistes  ont  cru  reconnaître  des  survivances 
de  mœurs  indiennes  ou  de  croyances  bouddhiques  montrent  la 
vanité  de  cette  prétention  :  1°  les  épouses  rivales  dans  les  récits 
populaires;  2°  le  cycle  des  animaux  reconnaissants  envers  Thomme; 
3°  le  fabliau  de  Berengier  ;  4"  un  conte  albanais;  ^°  la  nouvelle  de 
Frederigo  degli  Alberighi  et  de  Monna  Giovanna;  6°  le  Meunier,  son 
fils  et  Vâne. 
II.  Qu'il  existe,  à  vrai  dire,  des  contes  spécifiquement  indiens  et  boud- 
dhiques ;  mais  que  ces  contes  restent  dans  ITnde  et  meurent  dès 
qu'on  veut  les  en  retirer  :  histoire  du  tisserand  Somilaka;  histoire 
de  la  courtisane  Vâsavadattâ,  etc. 


On  s'attendrait  à  ce  que  les  orientalistes  eussent  tenté  quelque 
part  une  sorte  de  relevé  systématique  des  traits  de  mœurs  et 
de  croyances  indiennes  ou  bouddhiques  remarqués  par  eux 
dans  les  contes  occidentaux.  Extraire  de  nos  collections  de 
récits  populaires  une  sorte  de  catéchisme  du  Bouddha,  montrer 
que  tel  d'entre  eux  suppose  la  théorie  bouddhique  de  l'effort 
ou  la  connaissance  des  divers  modes  de  méditation ,  et  cet 
autre  la  doctrine  du  nirvana,  reconstituer,  à  l'aide  de  nos  seuls 
contes  de  bonnes  femmes,  les  traits  généraux  de  la  vie  sociale 
indienne,  prouver  que  nos  contes  ne  prennent  leur  signification 
entière  que  si  on  leur  attache,  comme  moralités,  des  su  iras  et 
des  slokas^  —  ce  serait,  en  vérité,  une  belle  démonstration  de  la 
théorie. 

Mais  les  orientalistes  nous  déçoivent  ici  :  ce  relevé,  ils  ne 
l'ont  pas  dressé  —  et  pour  cause.  Ils  affirment  volontiers  dans 
leurs  préfaces  la  survivance  fréquente  de  traits  orientaux  dans 
les  contes.  En  viennent-ils  à  l'œuvre?  Ils  oublient  ou  négligent 
leur  dessein,  et  l'on  ne  voit  guère  qu'ils  s'arrêtent,  ici  et  là,  à 
marquer  un  trait  indien. 


—  loO  — 

Cela  est  si  vrai  que  l'on  trouvera,  si  je  ne  me  trompe,  dans 
les  quelques  pages  qui  suivent,  le  plus  long-  groupement  de 
survivances  prétendues  indiennes  qui  ait  jamais  été  tenté.  Or 
j'en  grouperai  jusqu'à  six,  alléguées  par  Benfey  ou  ses  parti- 
sans. On  en  trouverait  d'autres,  assez  nombreuses,  disséminées 
dans  V Introduction  au  Pantchatantra  et  dans  les  mille  et  une 
monographies  de  contes  écrites  jusqu'ici.  On  verra  plus  loin 
pourquoi  je  néglige  d'en  relever  un  plus  grand  nombre. 

1)  Voici  la  trace  la  plus  nette  de  mœurs  indiennes  que  les 
orientalistes  aient  remarquée  dans  nos  légendes  populaires. 
Dans  beaucoup  de  nos  contes  de  fées,  une  belle-mère  jalouse 
persécute  sa  bru,  ou  une  marâtre  ses  filles.  Cette  rivalité  est, 
dit-on,  peu  conforme  à  nos  mœurs.  Dans  les  récits  indiens 
correspondants,  les  rôles  de  la  belle-mère  et  de  sa  bru,  de  la 
marâtre  et  de  ses  filles,  sont  tenus  par  des  épouses  rivales.  Il  en 
résulte  que  les  formes  européennes  nous  présentent  ici  un 
exemple  d'adaptation  au  milieu  et  que  ces  contes  sont  nés  dans 
des  pays  polygames,  donc  en  Orient. 

Cette  remarque  est  assurément  très  saisissante.  Mais  chacun 
de  ces  contes  doit  être  considéré  à  part.  Tel  d'entre  eux  peut 
avoir  présenté,  à  l'origine,  le  couple  de  la  belle-mère  et  de  sa 
bru,  ou  de  deux  sœurs  jalouses  l'une  de  l'autre,  ou  d'une 
maîtresse  et  d'une  femme  légitime,  et  n'aura  que  postérieure- 
ment adopté,  en  pays  polygame,  le  trait,  qui  nous  paraît  primitif, 
de  la  rivalité  entre  épouses  légales.  Tel  autre,  bien  qu'il  fût  pri- 
mitivement fondé  sur  des  données  polygamiques,  est,  peut-être, 
né  pourtant  en  Europe.  La  monogamie  est-elle  donc  un  fait  social 
si  ancien,  si  constant,  si  universel  dans  l'histoire  de  l'Occident? 
Les  Celtes,  les  Germains  de  Tacite  n'étaient-ils  pas  des  poly- 
games? 

2)  On  a  encore  voulu  voir  le  reflet  d'idées  indiennes  dans  les 
contes  européens  où  agissent  des  animaux  reconnaissants  envers 
l'homme.  Nous  avons  déjà  rappelé  que  les  contes  de  ce  type 
n'étaient  pas  étrangers  à  la  Grèce  antique,  et  M.  A.  Lang  en  a 
retrouvé  un,  recueilli,  dès  1G08,  chez  les  Incas  de  la  province  de 
Huarochiri. 


—  151  — 

3)  Benfej  a  cru  pouvoir  remarquer  dans  l'un  de  nos  fabliaux 
une  preuve  matérielle  d'une  origine  indienne. 

Il  s'agit  de  notre  fabliau  de  Berengier  ',  qui  se  retrouve  dans 
le  Siddhi-Kur  mogol  -. 

Il  ne  convient  pas  de  rapporter  clairement  ici  le  sujet  du 
conte.  Je  prie  seulement  les  lecteurs  curieux  de  comprendre 
les  ingénieuses  inductions  de  Benfey  de  vouloir  bien  considérer 
le  titre  complet  du  fabliau,  tel  qu'ils  le  trouveront  dans  la  col- 
lection de  MM.  de  Montaiglon  et  Rajnaud  (III,  8G). 

La  femme  d'un  mari  poltron  et  bravache  se  déguise  en  guer- 
rier, provoque  son  mari,  l'épouvante,  l'oblige  à  un  baiser  hon- 
teux et  s'éloigne  après  lui  avoir  appris  son  nom  de  guerre,  tel 
que  l'indique  le  titre  du  fabliau. 

Dans  le  conte  mogol,  elle  le  menace  de  Suriya  Baghadur^  ou 
plutôt  haghatur. 

Benfey  a  démontré  l'origine  sanscrite  du  recueil  mogol  et, 
pour  ce  conte,  il  ajoute  les  remarques  suivantes  : 

Qu'est-ce  que  ce  nom  de  Suriya-Baghaturl  II  pourrait  repré- 
senter le  sanscrit  bhagadara.  Comme  Benfey  ne  savait  pas  le 
mogol,  il  s'est  adressé  à  Schiefner,  qui  a  confirmé  son  hypothèse 
et  reconnu  dans  haghatur  l'un  des  nombreux  mots  d'origine 
aryenne  accueillis  par  les  Mogols. 

Or,  que  signifie  ce  mot,  rendu  à  la  forme  sanscrite? 

Le  mot  suriya,  qui  signifie  en  langue  mogole  clarté,  lueur ^ 
éclat,  correspond  au  sanscrit  Sûrya^  soleil.  D'autre  part,  le  mot 
bhagadara  se  décompose  en  deux  éléments  :  dara^  dont  le  sens 
est  :  qui  possède^  et  hhaga  qui  signifie  :  force,  puissance.  Le  nom 
du  héros  mystérieux  du  conte  sanscrit  signifierait  donc  :  le  Soleil 
qui  possède  une  force  merveilleuse.  Mais  le  mot  dara  peut  avoir 
une  seconde  acception,  et  le  héros  du  conte  s'appellerait  aussi, 
par  une  sorte  de  calembour,  le  Soleil  qui  possède...  à  peu  près 
la  même  épithète  d'ornement  que  Berengier  dans  le  fabliau  fran- 
çais. 

Tout  le  conte  serait  donc  fondé  sur  un  jeu  de  mots  qui  ne  peut 


1.  Etudié  par  Liebrecht  et  Benfey  dans  la  revue  Orient  und  Occident,  t.  I, 
p.  116. 

2.  On  en  trouvera  une  traduction  française  dans  la  Fleur  lascive  orientale, 
Oxford,  1882,  p.  1. 


—  152  — 

exister  qu'en  sanscrit,  et  la  forme  indienne  serait  par  là  démon- 
trée comme  primitive  K 

Il  serait,  en  effet,  vraiment  curieux  qu'un  conte  français  eût 
comme  noyau  un  jeu  de  mots  sanscrit. 

Mais  il  faut  que  les  folk-loristes  se  mettent  en  garde  contre  ce 
procédé  :  si  —  comme  c'est  ici  le  cas  —  le  conte  demeure  aussi 
complet,  aussi  plaisant,  dépouillé  de  ce  jeu  de  mots,  s'il  vit  par 
lui-même  sans  ce  nom  propre  à  double  sens,  c'est  que  ce  calem- 
bour n'est  pas  essentiel  au  récit,  et  qu'il  peut  n'être  qu'une  fan- 
taisie d'un  conteur  postérieur. 

Ici  le  fait  est  évident;  mais,  en  d'autres  cas,  tel  trait  peut 
sembler  absolument  lié  au  récit  original,  au  point  d'en  paraître 
le  germe  et  la  raison  première,  qui  n'est,  en  définitive,  qu'un 
détail  d'ornement,  surajouté. 

Tel,  par  exemple,  le  conte  célèbre  des  grues  d'Ibycus.  Il 
paraît  fondé  sur  cette  équation  :  "Iguxc;  =  '(S'jv.zç,  =  grues.  Mais 
comme  le  récit  vit  au  moj^en  âge,  sans  ce  jeu  de  mots,  dans  la 
Fable  du  houteiller  et  du  Juif  et  qu'il  n'est  pas  moins  intéres- 
sant sous  cette  forme,  il  y  a  apparence  que  le  conte  n'a  pas  été 
provoqué  par  le  calembour  ;  le  conte  existait,  et  la  ressemblance 
des  mots  a  postérieurement  introduit  Ibycus  dans  la  légende  2. 

4)  Voici  un  conte,  qui  se  trouve  à  la  fois  dans  le  Siddhi-Kui^ 
mogol  et  divers  recueils  indiens,  d'une  part;  d'autre  part,  dans 
un  recueil  de  contes  albanais  modernes. 

Un  enfant  a  appris  des  diableries  chez  les  diables.   Quand  il 

1.  Benfey  est  si  heureux  de  sa  découverle  qu'il  va  jusqu'à  demander  :  «  le 
nom  de  Berengier  ne  serait-il  pas  le  même  mot  que  Baghadur?  »  —  On 
nous   permettra  de  ne  pas  répondre   à  celte  bizarre  question. 

2.  Le  procédé  de  Benfey  pourrait  donc  entraîner  des  déconvenues 
comiques.  En  voici  un  exemple.  Les  indigènes  de  l'île  de  Samoa  se  repré- 
sentent ainsi  la  naissance  de  nos  premiers  parents  :  «  Les  hommes  tirent  leur 
origine  d'une  petite  pierre  à  Fakolo.  La  pierre  fut  changée  en  un  homme 
appelé  Vasefanua.  Après  un  temps,  il  pensa  à  créer  une  femme;  il  ramassa 
de  la  terre  et  en  fit  un  modèle  sur  le  sol.  Puis  il  prit  une  côte  de  son  flanc 
droit,  et  il  la  plaça  à  l'intérieur  du  modèle  de  terre,  qui  s'anima  aussitôt  et 
se  releva  femme.  Il  l'appela  Ivi,  c'est-à-dire  cote,  et  il  la  prit  pour  femme,  et 
d'elle  descendit  la  race  des  hommes.  »  (^Sa/^JOrt,...  by  George  Turner,  Londres, 
1884.  Mélusine,  II,  col.  214).  —  Il  est  évident  qu'il  y  a  dans  cette  légende 
des  éléments  bibliques,  mélangés  de  croyances  locales  ;  il  est  curieux  d'y 
voir  à  quoi  servent  parfois  les  missionnaires  chrétiens.  Mais,  appliquant  le 


—  1^)3  — 

en  sait  aussi  long  que  ses  maîtres,  il  retourne  chez  son  père  et 
se  métamorphose  en  cheval.  «  Des  diables  viendront  m'acheter, 
dit-il  à  son  père.  Tu  peux  me  vendre,  mais  aie  bien  soin  de  gar- 
der le  licol.  Tant  que  tu  le  conserveras,  je  pourrai  m'échapper  et 
revenir  auprès  de  toi.  »  Son  père  le  vend  en  effet  aux  diables  ; 
mais,  comme  il  a  gardé  son  licol,  le  fils  peut  rentrer  à  la  maison 
paternelle;  ce  trafic  avantageux  se  renouvelle  plusieurs  fois.  Un 
jour  enfin,  les  diables  s'aperçoivent  de  la  ruse  et,  comme  le  che- 
val détale,  ils  le  poursuivent.  Il  se  transforme  en  lièvre,  les 
diables  en  chiens  ;  —  en  pomme,  les  diables  en  derviches  qui 
s'apprêtent  à  la  cueillir  ;  —  en  millet,  les  diables  en  poules  ;  — 
en  renard,  qui  mange  les  diables  sous  leur  forme  de  poules  K 

Benfey  voit  dans  ce  récit  des  données  bouddhiques  -  :  «  cette 
lutte  de  l'élève  en  magie  contre  ses  maîtres  paraît  d'origine 
bouddhique  :  elle  semble  reposer  sur  les  nombreux  conflits  qui 
s'élevèrent,  selon  les  légendes,  entre  les  saints  brahmanistes 
et  bouddhistes.  »  —  On  nous  permettra  de  demeurer  sceptique  : 
le  don  de  métamorphose  est  le  privilège  le  plus  élémentaire  de 
tout  sorcier,  indien  ou  européen,  et  laCanidie  d'Horace  s'en  serait 
fait  un  jeu. 

5)  On  se  rappelle  la  gracieuse  nouvelle  de  Frederigo  degli 
Alberighi  dans  le  Décaméron^.  Riche,  il  s'est  ruiné  en  joutes  et 
en  tournois  pourMonna  Giovanna,  qui,  aussi  honnête  que  belle, 
ne  prend  point  garde  à  lui.  Bientôt  il  ne  lui  reste  plus  qu'une 
petite  métairie  où  il  se  retire,  et  un  faucon,  le  meilleur  du 
monde,  qui  lui  est  très  cher.  Il  vit  misérablement,  oiselant  tout 
le  jour  pour  subvenir  à  sa  nourriture.  Monna  Giovanna,  devenue 
veuve,  s'est  retirée  dans  une  campagne  proche  de  l'humble 
métairie,  et  son  jeune  fils  s'est  fait  le  compagnon  de  chasse  de 
son  voisin  Frederigo.  Un  jour,  l'enfant,  tombé  malade,  dit  à 
Monna  :  «  Mère,  si  vous  me  faites  avoir  le  faucon  de  Frederigo, 


procédé  de  Benfey,  ne  peut-on  pas  dire  que  le  nom  /^^/,  qui  signifie  cote  dans 
la  langue  de  Samoa,  prouve  que  c'est  en  Polynésie  qu'est  né  le  nom  d'Ei'e, 
et,  par  suite,  que  la  légende  de  Samoa  est  la  source  du  chapitre  de  la  Genèse  ? 

1.  Contes  albanais,  p.  p.  Aug.  Dozon,  Paris,  Leroux,  1881,  n»  XYI. 

2.  Pantchatantra,  I,  p.  411. 

3.  Décaméron,  V,  9. 


—  lo4  — 

je  crois  que  je  serai  promptement  guéri.  »  Elle  se  résout  à  lui 
faire  visite.  Frederigo  degli  Alberig-hi  veut  la  traiter  honorable- 
ment; mais,  dans  son  dénûment,  il  ne  trouve  aucun  mets  digne 
de  lui  être  oirert.  Il  prend  donc  son  bon  faucon,  lui  tord  le  cou, 
et  le  fait  servir  à  la  dame.  Aj)rès  le  repas,  Monna  expose  la 
requête  de  son  fils  ;  mais  Frederigo  ne  peut  plus  que  lui  montrer 
les  plumes,  les  pattes,  le  bec  de  son  oiseau  favori,  qu'il  a  tué 
pour  elle.  —  A  quelque  temps  de  là,  le  petit  malade  étant  mort, 
Monna  épousa  Frederigo. 

Voici  les  rapprochements  que  M.  Marcus  Landau^  imagine  à 
ce  sujet.  Dans  une  légende  bouddhique  (p.  p.  Stanislas  Julien, 
Mémoires,  II,  61),  le  Bouddha  se  transforme  en  pigeon,  et  se 
laisse  rôtir  pour  apaiser  la  faim  de  la  famille  d'un  oiseleur.  Dans 
le  Pantchatantra  (liv.  III,  conte  VII),  et  dans  le  Mahàhhàrata 
(XII,  V.  546,  2),  un  oiseleur  a  pris  dans  ses  filets  la  femelle  d'un 
pigeon  et  l'emporte  dans  une  cage.  Un  orage  terrible  ayant  éclaté, 
il  se  réfugie  sous  l'arbre  où  l'oiseau  qu'il  tenait  prisonnier  avait 
établi  son  nid.  Il  réussit  à  allumer  du  feu  et  invoque  la  protec- 
tion des  habitants  de  l'arbre,  pour  qu'ils  l'aident  à  trouver  quelque 
nourriture.  La  femelle  captive,  émue  de  cette  prière,  exhorte  son 
mâle  à  remplir  les  devoirs  de  l'hospitalité  invoqués  par  le  chas- 
seur et  le  pigeon  se  jette  de  lui-même  dans  le  feu  pour  servir  au 
repas  de  son  ennemi. 

Et  M.  Landau  énumère  d'autres  légendes  où  Indra  prend  la 
forme  d'une  colombe,  où  le  Bouddha  se  métamorphose,  pour  se 
sacrifier,  en  pigeon  et  en  divers  autres  animaux.  <(  On  montrait 
dans  l'Inde,  on  montre  peut-être  encore  aujourd'hui,  les  lieux  où 
le  Bouddha  s'était  sacrifié  pour  sauver  un  pigeon  ou  avait  offert 
son  propre  corps  en  nourriture  à  une  tigresse  et  à  ses  petits 
affamés,  ceux  où  il  avait  donné  en  aumône  ses  yeux  ou  sa  tête. 

((  Dans  Boccace,  ajoute  M.  Landau,  Frederigo  degli  Alberi- 
ghi  n'a  rien  à  offrir  à  la  dame  aimée  qui  le  visite  :  il  se  trouve 
donc  dans  la  même  situation  que  le  pigeon  du  Pantchatantra. 
Il  sacrifie  non  pas  son  propre  corps,  mais  son  trésor  le  plus 
cher,  son  unique  faucon,  et  reçoit  en  récompense  le  plus  grand 
des  biens,  —  l'amour  de  celle  qu'il  aime,  —  de  même  que,  dans 

1.   Quellen  des  Dekameron,  p.  24, 


il 


111»  M 
00    — 

le  Mahâhhârata,  le  roi  Usinara  est  récompensé  de  son  sacrifice, 
par  le  royaume  du  ciel  où  le  reçoit  Indra. 

«  Avec  quel  art  Boccace  n'a-t-il  pas  développé  les  données  si 
simples  de  cette  légende  !...  etc..  » 

Admirons  ici  à  quoi  l'esprit  de  système  peut  conduire  un 
savant  distingué.  Voilà  donc  les  conséquences  d'une  idée  pré- 
conçue? On  ne  peut  plus,  dans  un  conte  européen,  tordre  le  cou 
à  un  oiseau,  sans  que  les  orientalistes  évoquent  le  souvenir  des 
avatars  des  Bôdhisats,  et  des  sacrifices  de  Çakyamouni  î 

6)  Il  s'en  faut,  certes,  que  toutes  les  prétendues  survivances 
indiennes  soient  aussi  manifestement  imaginaires.  Il  en  est  de 
plus  discrètes,  spécieuses  et  séduisantes. 

M.  G.  Paris,  étudiant  le  Meunier^  son  fils  et  Vàne  ^,  y  relève 
certains  u  traits  bouddhiques  ».  Dans  un  sermon  de  saint  Ber- 
nardin de  Sienne,  le  meunier  et  son  fils  font  place  à  un  moine 
et  à  un  novice.  «  Le  caractère  bouddhique  de  cette  excellente 
j)arabole,  dit  M.  G.  Paris,  est  frappant.  Elle  a  pour  but  primitif, 
non  pas  d'engager  à  se  décider  par  soi-même,  comme  on  le  lui  a 
fait  signifier  plus  tard,  mais  d'inspirer  le  mépris  du  monde  et  de 
ses  jugements.  La  version  de  saint  Bernardin  est  encore  plus 
authentique  que  les  autres,  en  cela  qu'elle  met  en  scène,  non  pas 
un  père  et  un  fîls,  mais  un  moine  et  un  novice.  Changez  le 
moine  en  ascète  bouddhiste,  et  vous  aurez  un  couple  que  les 
histoires  anciennes  nous  offrent  sans  cesse  :  celui  du  vieux  soli- 
taire et  du  jeune  disciple  qui  se  sent  attiré  vers  le  monde,  et  que 
son  maître  décide,  par  quelque  ingénieuse  démonstration,  à 
embrasser  la  vie  sacerdotale.  » 

La  conjecture  est  ingénieuse;  mais  ce  n'est  qu'une  conjecture. 
Outre  c[ue  l'original  sanscrit  qui  nous  montrerait  un  ascète  et 
son  disciple  est  hypothétique,  et  que  les  formes  orientales  con- 
servées nous  présentent  un  père  et  son  fîls,  le  vieux  moine  et  le 
moinillon  des  récits  français  font  très  bien  notre  affaire.  Ce 
couple,  fréquent  aussi  dans  la  Vie  des  Pères,  convient  aussi  bien 
que  le  couple  bouddhiste  imaginaire,  et  cette  invention  ne  porte 
pas  le  caractère  emprunté  et  maladroit  d'une  adaptation. 

1.  G.  Paris,  Les  contes  orientaux  dans  la  littérature  française  du  moyen 
âge,  1875. 


—  I?)6  — 

.  Pour  ce  qui  est  de  V esprit  bouddhique  de  la  parabole,  la  reli- 
g-ion  chrétienne  se  préoccupe  sans  doute  autant  que  le  boud- 
dhisme ((  d'inspirer  le  mépris  du  monde  ». 

Combien  d'ailleurs  n'est-il  pas  difficile  de  reconnaître  V esprit 
originaire  d'un  conte,  et  combien,  au  contraire,  il  est  aisé,  avec 
un  peu  d'art  et  une  once  d'esprit  de  système,  d'attribuer  à  cha- 
cun d'eux  un  sens  spécial,  une  moralité  distinctive  !  Prenez 
au  hasard  l'un  des  contes  des  Gesta  Bomanorum^  le  n°  2  par 
exemple  [De  miser icordia),  ou  bien  celui-ci  (n^  4,  de  Justitia 
judicantium)  : 

«  Un  empereur  avait  établi  cette  loi  que  toute  femme  violentée 
aurait  le  droit  de  décider  si  son  ravisseur  devait  être  mis  à  mort, 
ou  s'il  devait  l'épouser  sans  dot.  Il  arriva  que  le  même  homme 
outragea  dans  la  même  nuit  deux  femmes.  L'une  exigeait  qu'il 
mourût,  l'autre  qu'il  l'épousât.  Celle-ci  raisonnait  ainsi  :  nous 
nous  réclamons  toutes  deux  de  la  même  loi  ;  mais  comme  ma 
requête  est  la  plus  charitable,  le  juge  doit,  je  crois,  décider  en 
ma  faveur.  —  Le  juge  en  ordonna  ainsi,  et  elle  épousa  l'homme. 

«  Très  chers,  cet  empereur  est  notre  Seigneur  Jésus-Christ; 
le  ravisseur  est  le  pécheur  qui  fait  outrage  à  deux  femmes,  la 
Justice  et  la  Pitié,  toutes  deux  filles  de  Dieu.  Le  ravisseur  est 
appelé  devant  le  Juge,  quand  l'âme  quitte  corps.  La  première 
femme,  la  Justice,  soutient  contre  le  pécheur  qu'il  doit  mourir 
de  la  mort  éternelle,  selon  la  loi.  Mais  l'autre,  la  Pitié  divine, 
proteste  qu'il  peut  être  sauvé  par  la  contrition  et  la  confession. 
Attachons-nous  donc  à  plaire  à  Dieu.  » 

Ces  contes,  qui  se  prêtent  si  bien  à  la  morale  du  christia- 
nisme, ne  semblent-ils  pas,  en  vérité,  imaginés  pour  l'édifica- 
tion de  chrétiens,  catholiques  romains  ?  Ils  sont  pourtant 
empruntés  aux  controverses  de  Sénèque  le  Rhéteur  ! 

On  trouverait,  certes,  dans  le  grand  ouvrage  de  Benfej  et 
chez  ses  partisans,  plus  d'une  induction  analogue,  mais  le  lec- 
teur n'attend  pas  que  nous  discutions  ici  toutes  les  imaginations 
similaires  des  orientalistes,  car  c'est  la  partie  de  leur  œuvre 
dont,  le  plus  volontiers,  ils  reconnaissent  la  stérilité.  M.  G. 
Paris  l'abandonne  aisément  :  «  Les  récits  orientaux  qui  ont  péné- 
tré en  si  grande  masse  dans  les  diverses  littératures  européennes 
viennent  de  l'Inde,  et,  qui  plus  est,  ont  un  caractère  nettement 


bouddhique.  J'aurais  pu  donner  pour  titre  à  mes  leçons  :  Vm- 
fïucnce  du  bouddhisme  sur  la  littérature  française  au  moyen  âge  ; 
mais  ce  titre  n'aurait  pas  été  absolument  exact.  Car,  dans  la 
plupart  des  livres  qui  ont  passé  d'Asie  en  Europe,  le  caractère 
spécialement  bouddhique  s'est  effacé  de  bonne  heure  et  n'a  ni 
aidé,  ni  même  participé  à  leur  incomparable  vogue.  » 

Les  orientalistes  —  j'entends  les  grands  représentants  de 
l'école  et  non  les  sous-disciples  —  le  reconnaissent  donc  avec 
bonne  grâce  :  il  n'y  a  guère  de  survivances  indiennes  dans  nos 
contes.  Mais,  disent-ils,  le  fait  n'a  rien  de  surprenant.  Le  pre- 
mier remaniement  que  devaient  leur  faire  subir  des  conteurs 
non  indiens  et  non  bouddhistes  était  nécessairement  de  les 
dépouiller  de  leur  caractère  quasi  confessionnel.  L'imagination 
populaire  est  logique  et  non  archéologique.  Elle  se  soucie  peu  de 
la  couleur  locale  ;  elle  a  seulement  retenu  ceci  des  contes, 
dépouillés  de  leur  signification  morale,  qu'ils  étaient  amusants. 
Ajoutez-y  les  défaillances  de  mémoire,  l'inintelligence  des  con- 
teurs intermédiaires,  l'usure  que  subissent  les  contes  à  voyager. 
On  peut  même,  poussant  plus  avant,  dire  que  l'oubli  de  la  signi- 
fication morale,  bouddhique,  d'un  conte,  était  la  condition  pre- 
mière de  sa  diffusion. 

Soit  ;  mais  il  y  a  ici  une  contradiction. 

Si  ces  contes  étaient  bouddhiques  ou  indiens  en  soi,  comment 
auraient-ils  si  aisément  dépouillé  leur  sens  originel?  Si,  au  con- 
traire, ils  n'étaient  pas  très  spécialement  bouddhiques,  comment 
peut-on  attribuer  une  si  haute  importance  à  ce  fait  que  quelques- 
uns  d'entre  eux,  qui  se  rencontrent  partout,  se  rencontrent  aussi 
dans  des  recueils  indiens  et  bouddhiques  ? 

Que  l'on  considère  nos  fabliaux  et,  si  l'on  veut,  nos  contes  de 
fées  que  l'on  prétend  faire  venir  de  l'Inde,  et  qu'on  se  demande, 
en  vérité,  quelle  apparence  il  peut  y  avoir  qu'ils  aient  jamais 
représenté  des  idées  proprement  indiennes? 

Que  supposent  nos  contes  de  fées  ?  Un  merveilleux  très  géné- 
ral qui  ne  correspond  nullement  à  la  mythologie  indienne.  J'en 
appelle  à  vous.  Prince  charmant.  Oiseau  vert,  Oiseau  bleu,  —  à 
toi,  pauvre  fillette,  méprisée  comme  Cendrillon,  qui  seule  peux 
cueillir  les  clochettes  carillonnantes  du  poirier  d'or  et  qui 
épouses  le  fils  du  roi,  —  à  vous,   ogres  terribles  qui  sentez  de 


—  158  — 

loin  la  chair  fraîche,  —  jeunes  hommes  qui  partez  bravement  à 
l'aventure  chercher  l'eau  qui  rajeunit,  —  follets,  lutins,  fées 
bienfaisantes,  fées  revêches,  braves  petits  vieux  qui  avez  autant 
d'enfants  qu'il  y  a  de  trous  dans  un  tamis,  —  bonhomme  qui 
montes  au  ciel  le  long  d'une  tige  de  haricots,  —  à  vous,  Jean 
de  l'ours,  Petit  chaperon  rouge,  Peau  d'Ane,  hôtes  charmants  ou 
redoutables  des  imaginations  enfantines,  —  qu'avez-vous  de 
commun  avec  Çakyamouni  ? 

De  même,  quelles  conditions  sociales,  morales,  religieuses, 
supposent  les  fabliaux? 

Ils  supposent,  presque  uniquement,  dans  un  pays,  l'existence 
de  cette  trinité  :  le  mari,  la  femme,  l'amant,  et  que  les  person- 
nages de  ce  trio  se  jouent  entre  eux  certains  tours.  Ce  sont  des 
conditions  qu'a  sans  doute  réalisées  déjà  la  première  génération 
issue  d'Adam  et  d'Eve,  et  dont  on  n'a  jamais  observé,  je  pense, 
que  la  religion  bouddhique  les  ait  plus  spécialement  provoquées. 


II 


Mais  il  existe,  par  contre,  réellement,  dans  ces  mêmes  recueils 
orientaux  qui  ont  parcouru  l'Occident  et  où  les  indianistes  voient 
la  source  de  nos  contes,  des  récits  vraiment  empreints  d'idées 
indiennes.  —  Une  femme  d'esprit,  après  avoir  lu  le  Voyage  en 
Espagne  où  Théophile  Gautier  se  montrait  plus  coloriste  que 
psychologue,  et  plus  hal^ile  aux  <(  transpositions  d'arts  »  qu'à 
l'observation  des  mœurs,  lui  demandait  :  «  Mais  n'y  a-t-il  donc 
pas  d'Espagnols  en  Espagne?  »  —  De  même,  à  voir  les  orienta- 
listes chercher  dans  nos  contes  des  atomes  d'indianisme,  on 
serait  vraiment  tenté  de  leur  demander  :  «  Mais  n'y  a-t-il  point 
d'apologues  bouddhiques  dans  le  bouddhisme?  n'y  a-t-il  point 
de  contes  indiens  dans  l'Inde?  » 

Oui  certes,  il  y  en  a,  et  nous  les  trouvons  dans  ces  mêmes 
recueils  d'où  l'on  prétend  que  seraient  issus  nos  contes.  Le  Pant- 
chatantra,  malgré  son  revêtement  brahmanique,  en  conserve 
encore  un  grand  nombre.  Seulement,  ce  qu'on  néglige  de  remar- 
quer, —  et  ce  qui  est  grave,  —  ces  contes-là  ne  voyagent  pas, 
ils  restent  dans  ces  recueils. 

Voici  le  lai  cVAristote  :  il  se  trouve  dans  le  'Pantchatantra\ 


—  159  — 

avec  toute  la  bonne  volonté  possible,  on  ne  saurait  y  découvrir 
aucun  trait  indien  ;  aussi  est-ce  un  conte  populaire  qui  se  retrouve 
dans  tous  les  pays. 

Voici,  au  contraire,  un  autre  conte  :  le  brahmane,  le  voleur  et 
le  rakchâsa.  Il  se  trouve  dans  le  Pantchatantra  *,  mais  il  est 
vraiment  empreint  d'un  caractère  religieux  indien.  Cherchez-le 
parmi  les  contes  populaires  européens  :  vous  ne  l'y  trouverez 
pas  2.  Ce  conte  est  resté  dans  le  Pantchatantra^  et  ce  recueil 
serait-il  traduit  encore  en  vingt  langues  nouvelles,  le  conte  n'en 
sortirait  pas. 

Il  y  aurait  une  curieuse  analyse  à  faire  du  Pantchatantra  ou 
d'un  recueil  indien  quelconque  :  il  s'agirait  de  relever  tous  les 
contes  qui  portent  la  marque  de  mœurs  indiennes,  et  de  montrer 
qu'ils  n'ont  aucun  similaire  en  Occident.  Cherchez,  par  exemple, 
celui-ci  dans  nos  recueils  populaires  ^  : 

Un  tisserand,  nommé  Somilaka,  fabriquait  sans  repos  des  vêtements  de 
diverses  couleurs  ornés  de  dessins  et  dignes  d'un  roi  ;  mais,  en  sus  de  la 
nourriture  et  de  Thabillement,  il  ne  gagnait  pas  la  plus  petite  somme  d'ar- 
gent, tandis  que  la  plupart  des  autres  tisserands  de  cet  endroit,  qui  étaient 
habiles  dans  la  fabrication  des  vêtements  grossiers,  possédaient  une  grande 
fortune.  En  les  regardant,  Somilaka  dit  à  sa  femme  :  «  Ma  chère,  vois  ces 
fabricants  d'étoffes  grossières  :  ils  sont  riches  en  biens  et  en  or;  aussi  cet 
endroit  m'est  insupportable  ;  allons-nous  en  donc  ailleurs  pour  gagner 
quelque  chose.  »  Cette  résolution  prise,  le  tisserand  alla  à  la  ville  de  Var- 
dhamâna,  et  après  qu'il  y  fut  resté  trois  ans  et  qu'il  eut  gagné  300  souvar- 
nas,  il  se  remit  en  route  vers  sa  maison.  Comme,  à  moitié  chemin,  il  pas- 
sait dans  une  grande  forêt,  le  vénérable  Soleil  se  coucha.  Par  crainte  des 
bêtes  féroces,  Somilaka  grimpa  sur  le  tronc  d'un  figuier,  et  pendant  qu'il 
dormait,  il  entendit  en  songe  deux  hommes  de  figure  effrayante,  qui  par- 
laient entre  eux.  Alors  l'un  d'eux  dit  :  «  Hé  !  Kartri  ■'%  tu  sais  que  ce  Somi- 
laka ne  peut  posséder  rien  de  plus  que  la  nourriture  et  le  vêtement.  En 
conséquence,  tu  ne  dois  jamais  rien  lui  accorder.  Pourquoi  lui  as-tu  donné 
300  souvarnas?  —  Hé!  Karman,  répondit  l'autre,  je  dois  nécessairement 
donner  à  ceux  qui  sont  actifs  le  fruit  de  leurs  efforts.  Mais  il  dépend  de  toi 
de  changer  cela  ;  par  conséquent,  enlève-les.  »  Et  le  tisserand,  se  réveil- 
lant, trouva  sa  bourse  vide.  —  Il  retourna  tristement  dans  la  même  ville,  et 


1.  Lancereau,  p.  242. 

2.  V.  Benfey,  I,  §  154,  p.  368-9. 

3.  Lancereau,  p.  177. 

4.  Ce  personnage,  qui  formule  d'une  manière  si  imprévue  la  loi  d'airain 
de  Lassalle,  est,  d'après  M.  Lancereau,  «  la  personnification  de  l'activité  de 
l'homme  dans  la  vie  présente;  »  le  second,  Karman,  personnifie  «  les  œuvres 
accomplies  dans  une  vie  antérieure,  ou,   en  d'autres  termes,  la  destinée.  » 


—  160  — 

regagna  en  un  an  500  souvarnas.  Il  se  remit  en  route  vers  sa  demeure;  mais 
par  crainte  de  perdre  les  souvarnas,  quoique  très  fatigué,  il  ne  se  reposa 
pas;  comme  il  marchait  vite,  il  entendit  deux  hommes  à  Tair  dur,  tout  à 
fait  semblables  aux  premiers,  qui  venaient  derrière  lui  et  qui  parlaient 
entre  eux.  Ils  eurent  le  même  dialogue  que  précédemment,  et  quand  Somi- 
laka  examina  sa  bourse,  elle  était  vide.  Alors  il  voulut  se  pendre  à  un 
figuier.  Mais  comme,  une  corde  au  cou,  il  allait  se  laisser  tomber,  un 
homme  qui  était  dans  les  airs  dit  :  «  Hé,  hé,  Somilaka!  ne  fais  pas  ainsi 
acte  de  violence!  C'est  moi  qui  t'ai  enlevé  ton  argent;  je  ne  permets  pas 
que  tu  aies  même  un  varàtaka  de  plus  que  la  nourriture  et  le  vêtement.  Va 
donc  vers  ta  maison.  Au  reste,  je  suis  satisfait  de  ton  emportement.  En 
conséquence,  demande  quelque  faveur  que  tu  désires.  —  Si  c'est  ainsi,  dit 
Somilaka,  alors  donne -moi  beaucoup  de  richesses!  —  Hé!  répondit 
l'homme,  que  feras-tu  d'une  i-ichesse  dont  tu  ne  peux  jouir?  —  Hé!  dit 
Somilaka,  bien  que  je  ne  doive  pas  jouir  de  cette  fortune,  puisse-t-elle 
cependant  m'arriver!  Car  on  dit  :  Quoique  avare,  quoique  de  basse  origine 
et  toujours  fui  par  les  honnêtes  gens,  l'homme  qui  a  un  amas  de  richesses 
est  vénéré  par  le  monde.  » 

Benfey  ^  montre  à  merveille  combien  cette  légende  porte  la 
marque  de  la  religion  bouddhique,  et  quelles  croyances,  quelles 
traditions  voisines  v  sont  rattachées.  Aussi  elle  est  restée  enfer- 

«y 

mée  dans  les  recueils  indiens.  Benfey  dit  pourtant  :  <(  Le  \^^  des 
Contes  serbes  recueillis  par  Wuk  est  apparenté  à  ce  récit  sans- 
crit. »  Je  n'ai  pas  lu  le  conte  serbe;  mais  je  ne  crois  pas  me  ris- 
quer beaucoup  en  gageant  que  cette  parenté  est  imaginaire. 

Ou  bien,  qu'on  cherche  encore,  dans  nos  recueils  populaires, 
un  parallèle  à  cette  belle  légende  bouddhique  ;  celle-ci  ne  sup- 
pose pourtant  aucun  merveilleux  oriental,  mais  simplement  une 
morale  spéciale  2. 

Il  y  avait  à  Mathurâ  une  courtisane  nommée  Vâsavadattâ.  Sa  servante  se 
rendit  un  jour  auprès  d'Upagupta,  pour  lui  acheter  des  parfums.  Vâsavadattâ 
lui  dit  à  son  retour  :  »  Il  paraît,  ma  chère,  que  ce  marchand  de  parfums  te 
plaît,  puisque  tu  lui  achètes  toujours.  »  La  servante  lui  répondit  :  «  Fille  de 
mon  maître,  Upagupta,  le  fils  du  marchand,  qui  est  doué  de  beauté,  de 
douceur  et  de  talent,  passe  sa  vie  à  observer  la  loi.  »  En  entendant  ces 
paroles,  Vâsavadattâ  conçut  de  l'amour  pour  Upagupta,  et  enfin,  elle  envoya 
sa  servante  pour  lui  dire  son  amour.  La  servante  s'acquitta  de  cette  com- 
mission auprès  d'Upagupta;  mais  le  jeune  homme  la  chargea  de  répondre  à 
sa  maîtresse  :  «  Ma  sœur,  il  n'est  pas  encore  temps  pour  toi  de  me  voir.  » 
Or  il  fallait,  pour  obtenir  les  faveurs  de  Vâsavadattâ,  donner  cinq  cents 

1.  Pantchataiitra,  I,  §321-323. 

2.  Burnouf,  Introduction  à  l'histoire  du  bouddhisme  indien,  1876,  p.  130, 
ss. 


—  161  — 

purânas.  Aussi  la  courtisane  s'imagina-t-elle  que,  s'il  la  refusait,  c'était 
qu'il  ne  pouvait  donner  les  500  purânas.  C'est  pourquoi  elle  envoya  encore 
sa  servante,  afin  de  lui  dire  :  «  Je  ne  demande  pas  au  fils  de  mon  maître  un 
seul  kârchâpana;  je  désire  seulement  l'aimer,  »  La  servante  s'acquitta 
encore  de  la  commission;  mais  Upagupta  lui  répondit  de  môme  :  a  Ma 
sœur,  il  n'est  pas  encore  temps  pour  toi  de  me  voir.  » 

Cependant,  quelque  temps  après,  la  courtisane  assassina  un  de  ses 
amants.  Elle  fut  condamnée  et  les  bourreaux  lui  coupèrent  les  mains,  les 
pieds,  les  oreilles  et  le  nez  et  la  laissèrent  dans  le  cimetière. 

Upagupta  entendit  parler  du  supplice  qui  avait  été  infligé  à  cette  femme, 
et  aussitôt  cette  réflexion  lui  vint  à  l'esprit  :  cette  femme  a  désiré  me  voir 
jadis  dans  un  but  sensuel  ;  mais  aujourd'hui  que  les  mains,  les  pieds,  le  nez 
et  les  oreilles  lui  ont  été  coupés,  il  est  temps  qu'elle  me  voie,  et  il  pro- 
nonça ces  stances  : 

<(  Quand  son  corps  était  couvert  de  belles  parures,  qu'elle  brillait  d'orne- 
ments de  diverses  espèces,  le  mieux,  pour  ceux  qui  aspirent  à  l'afl^ranchis- 
sement  et  qui  veulent  échapper  à  la  loi  de  la  renaissance,  était  de  ne  pas 
aller  voir  cette  femme. 

a  Aujourd'hui  qu'elle  a  perdu  son  orgueil,  son  amour  et  sa  joie,  qu'elle  a 
été  mutilée  par  le  tranchant  du  glaive,  que  son  corps  est  réduit  à  sa  nature 
propre,  il  est  temps  de  la  voir.  » 

Alors,  abrité  sous  un  parasol  porté  par  un  jeune  homme  qui  le  suivait  en 
qualité  de  serviteur,  il  se  rendit  au  cimetière  avec  une  attitude  recueillie. 
La  servante  de  Vâsavadattâ  était  restée  auprès  de  sa  maîtresse,  et  elle 
empêchait  les  corbeaux  d'approcher  de  son  corps.  En  voyant  Upagupta, 
elle  lui  dit  :  «  Celui  vers  qui  tu  m'as  envoyée  à  plusieurs  reprises,  Upa- 
gupta, vient  de  ce  côté.  Il  vient  sans  doute  attiré  par  l'amour  du  plaisir.  » 

Mais  Vâsavadattâ  lui  répondit  :  «  Quand  il  me  verra  privée  de  ma  beauté, 
déchirée  par  la  douleur,  jetée  à  terre,  toute  souillée  de  sang,  comment 
pourra-t-il  éprouver  l'amour  du  plaisir?  » 

Puis  elle  dit  à  sa  servante  :  «  Amie,  ramasse  les  membres  qui  ont  été 
séparés  de  mon  corps.  »  La  servante  les  réunit  aussitôt  et  les  cacha  sous  un 
morceau  de  toile.  En  ce  moment,  Upagupta  survint  et  il  se  plaça  devant 
Vâsavadattâ.  La  courtisane,  le  voyant  ainsi  debout  devant  elle,  lui  dit  : 
«  Fils  de  mon  maître,  quand  mon  corps  était  entier,  qu'il  était  fait  pour  le 
plaisir,  j'ai  envoyé  à  plusieurs  reprises  ma  servante  vers  toi,  et  tu  m'as 
répondu  :  Ma  sœur,  il  n'est  pas  temps  pour  toi  de  me  voir.  Aujourd'hui 
que  le  glaive  m'a  enlevé  les  mains,  les  pieds,  le  nez  et  les  oreilles,  que  je 
suis  jetée  dans  la  boue  et  dans  le  sang,  pourquoi  viens-tu?  Et  elle  pro- 
nonça les  stances  suivantes  : 

«  Quand  mon  corps  était  doux  comme  la  fleur  du  lotus,  qu'il  était  orné 
de  parures  et  de  vêtements  précieux,  qu'il  avait  tout  ce  qui  attire  les 
regards,  j'ai  été  assez  malheureuse  pour  ne  pas  obtenir  de  te  voir. 

<(  Aujourd'hui,  pourquoi  viens-tu  contempler  un  corps  que  les  yeux  ne 
peuvent  plus  supporter  de  regarder,  qu'ont  abandonné  les  jeux,  le  plaisir, 
la  joie  et  la  beauté,  qui  inspire  l'épouvante  et  qui  est  souillé  de  sang  et  de 
boue?  )) 

Upagupta  répondit  :  u  Je  ne  suis  pas  venu  auprès  de  toi,  ma  sœur,  attiré 
par  l'amour  du  plaisir;  mais  je  suis  venu  pour  voir  la  véritable  nature  des 
misérables  objets  des  jouissances  de  l'homme.  » 

Upagupta  ajouta  ensuite  quelques  maximes  sur  la  vanité  des  plaisirs  et  la 

Bédier.  —  Les  Fabliaux  11 


—  162  — 

corruption  du  corps;  ses  discours  portèrent  le  calme  dans  l'âme  de  Vâsa- 
vadattâ,  qui  mourut  après  avoir  fait  un  acte  de  foi  au  Bouddha,  et  qui  s'en 
alla  renaître  aussitôt  parmi  les  dieux. 

Les  seuls  contes  à  rire,  les  histoires  de  maris  trompés,  les 
apologues  moralement  indifférents,  les  contes  merveilleux  en 
leurs  éléments  les  plus  généraux  réapparaissent  sous  des  formes 
occidentales. 

Et  les  seuls  contes  qu'on  prétende  rattacher  à  l'Inde  et  au 
bouddhisme  sont  ceux  qui  n'ont  en  eux-mêmes  rien  d'indien  ni 
de  bouddhique. 

Je  ne  veux  pas  insister  davantage.  Aucune  des  ambitions  de 
l'Ecole  orientaliste  n'a  plus  visiblement  échoué  que  celle  qui 
prétend  découvrir  dans  les  contes  populaires  européens  des  sur- 
vivances indiennes.  Les  orientalistes  les  plus  déterminés 
paraissent  ici  passer  condamnation  et  je  veux  citer,  en  termi- 
nant, un  aveu  étrange  de  M.  Cosquin.  «  Si  j'ai  fait  ressortir  dans 
mon  livre,  écrivait-il  récemment  i,  combien  certains  traits  de 
nos  contes  populaires,  tels  que  l'étrange  charité  de  leurs  héros 
envers  les  animaux,  sont  d'accord  avec  les  idées  et  les  pratiques 
de  l'Inde,  c'a  été  uniquement  pour  montrer  que  la  grande 
fabrique  indienne  de  contes  avait  trouvé  sur  place  les  éléments  à 
combiner  ;  autrement  dit,  que  les  contes  qui  se  retrouvent  par- 
tout reflètent  bien  les  idées  de  VInde.  Des  idées  analogues 
existent-elles  également  chez  d'autres  peuples,  comme  le  dit 
M.  Lang?  C'est  possible;  mais,  la  chose  fût-elle  prouvée,  cela 
n'aurait  pas  grande  conséquence.  Le  vrai  argument  contre  l'ori- 
gine indienne  des  contes,  ce  serait  de  montrer  qu'ils  sont  en 
contradiction  avec  les  idées  régnant  dans  l'Inde  ;  mais  on  n'ap- 
portera jamais  cette  preuve.  » 

La  prétention  est  imprévue.  Les  contes  populaires  européens 
sont  d'origine  indienne,  disait-on  ;  à  preuve,  répétait  l'Ecole 
depuis  Benfey  jusqu'à  M.  Cosquin  lui-même,  les  traits  spéciale- 
ment indiens  qui  s'y  retrouvent.  —  Mais,  proteste  M.  Lang,  ces 
traits  n'ont  rien  de  spécialement  indien.  —  Je  le  veux  bien, 
réplique  M.  Cosquin;  mais  prouvez  «  qu'ils  sont  en  contradiction 

1.  L origine  des  contes  populaires  européens  et  les  théories  de  M.  Lang, 
mémoire  présenté  au  congi^s  des  traditions  populaires  de  1889,  p.  E.  Cos- 
quin, 1891,  p.  14. 


I 


—  163  — 

avec  les  idées  régnant  dans  l'Inde  »  !  C'est  un  étrange  revire- 
ment de  nos  situations  respectives  !  Comme  M.  Cosquin  le  con- 
jecture fort  bien,  cette  preuve,  on  ne  l'apportera  jamais;  car  il  ne 
lui  échappe  assurément  pas  que  celui  qui  tenterait  seulement  de 
la  donner  serait  un  sot. 

Quels  sont,  en  effet,  les  contes  dont  il  faudrait  prouver  qu'ils 
contredisent  les  «  idées  indiennes  »?  Il  y  en  a  :  tous  les  contes 
chevaleresques,  toutes  les  légendes  chrétiennes,  certains  contes 
celtiques,  etc..  Mais  ce  n'est  pas  d'eux  que  les  orientalistes 
entendent  parler.  Non  :  il  s'agit  seulement  des  contes  qui  se 
retrouvent  partout^  comme  M.  Cosquin  le  dit  lui-même.  C'est  de 
ceux-là  qu'il  nous  faudrait  apporter  la  preuve  qu'ils  ne  sont  pas 
contradictoires  des  idées  hindoues?  Mais  ils  n'auraient  garde  de 
les  choquer!  car  alors,  ils  ne  se  retrouveraient  plus  partout.  S'ils 
se  retrouvent  en  effet  partout^  c'est  qu'ils  se  sentent  chez  eux 
partout^  dans  l'Inde  comme  ailleurs,  c'est-à-dire  qu'ils  reflètent 
des  idées  et  des  sentiments  assez  généraux  pour  ne  déplaire  ni  à 
des  chrétiens,  ni  à  des  mulsumans,  ni  à  des  bouddhistes,  ni  à 
des  blancs,  ni  à  des  noirs,  ni  à  des  jaunes.  S'ils  se  trouvent  chez 
les  Finlandais,  par  exemple,  c'est  qu'ils  ne  sont  nullement  en 
contradiction  avec  «  les  idées  régnant  »  en  Finlande.  Mais  ce 
n'est  pas  un  argument  pour  l'origine  finnoise  des  contes  :  car, 
par  définition,  en  tant  que  se  trouvant  partout,  ils  ne  heurtent 
pas  non  plus  «  les  idées  régnant  »  au  Groenland  ni  chez  les 
Boërs,  et  n'ont  donc  aucune  raison  de  choquer  de  préférence  les 
idées  des  Hindous. 

La  théorie  orientaliste  aboutit  donc  —  après  des  efforts  plus 
hautains  —  à  soutenir  simplement  que  «  les  contes  qui  se 
retrouvent  partout  ne  sont  pas  en  contradiction  avec  les  idées 
régnant  dans  F  Inde  ».  Nous  le  lui  accordons  de  grand  cœur. 

Théodore  de  Banville,  en  son  spirituel  Traité  de  poésie  fran- 
çaise^ traite  ainsi  deux  de  ses  chapitres  :  «  Chapitre  iv  :  Des 
licences  poétiques.  Il  n'y  en  a  pas.  —  Chapitre  v  :  De  F  inversion. 
Il  n'en  faut  jamais.  »  —  N'était  la  révérence  due  à  notre  sujet, 
nous  aurions  pu  traiter  de  même  cette  question  :   «  Des  traits 

INDIENS  ET  bouddhiques  DANS  LES  CONTES  EUROPÉENS.    —  Il  II'}^  en  a 

pas.  » 


164  — 


CHAPITRE  VI 


MONOGRAPHIES  DES  FABLIAUX  QUI  SE  RETROUVENT 

SOUS  FORME  ORIENTALE. 

LES  FORMES  ORIENTALES  SONT-ELLES  LES  FORMES-MÈRES? 


Le  fabliau  des  Tresses. 

I.  Les  versions  orientales,  a)  Le  récit  du  Pantchatanfra',  b)  le  même  récit 
dans  divers  remaniements  du  Calila  ;  c)  le  même  récit  plagié  par 
divers  conteurs  modernes.  —  Dans  toutes  ces  versions,  le  conte, 
copié  de  livre  à  livre,  reste  immuable,  d)  Que  le  germe  du  conte 
n'est  point  dans  le  Vetâlapantchavinçâti. 
II.  Les  versions  occidentales,  a)  Le  fabliau  comparé  aux  formes  orientales. 
Supériorité  logique  de  la  forme  française.  —  b)  Qu'il  nous  est  impos- 
sible, en  fait,  de  décider  laquelle  est  la  primitive,  de  la  version  sans- 
crite ou  de  la  version  française.  —  Discussion  de  la  méthode  qu'il 
convient  d'employer  pour  ces  comparaisons  de  versions.  —  c)  Les 
différentes  versions  européennes,  toutes  indépendantes  des  formes 
indiennes.  —  Mobilité,  variété  des  éléments  du  récit  sous  ses  formes 
européennes,  en  contraste  avec  l'immobilité  des  formes  orientales. 

Il  semble  donc  bien  qu'il  ne  reste  plus  à  la  théorie  orientaliste 
qu'un  seul  argument,  suffisant,  il  est  vrai,  s'il  est  justifié. 

Il  s'agit  pour  elle  de  prouver  —  et  c'est  là  sa  dernière  res- 
source —  que,  si  l'on  compare  les  traits  correspondants  et  diffé- 
rents des  versions  orientales  et  occidentales  d'un  même  conte, 
ce  sont  les  traits  des  versions  orientales  qui  sont  les  plus  intelli- 
gents, les  plus  logiques,  les  plus  conformes  à  l'esprit  du  conte; 
que,  tout  au  contraire,  les  traits  occidentaux  sont  maladroits,  se 
trahissent  comme  des  adaptations  nécessitées  par  la  différence 
des  mœurs,  l'oubli  de  la  signification  première  du  conte,  l'inin- 
telligence des  narrateurs  intermédiaires. 

Ici,  les  discussions  générales  ne  suffisent  plus.  Il  s'agit  d'étu- 
dier de  près  chacun  des  fabliaux  qui  sont  conservés  sous  des 
formes  orientales.  L'école  indianiste  a  pris  cette  devise  :  «  la 
question  de  l'origine  des  contes  est  une  question  de  fait.  »  Il 
n'est  pas  d'objection  qui  doive  tenir  devant  cette  parole  brutale, 
triomphale.  «  —  C'est  une  question  de  fait,  »  répète,  après  Ben- 


—  165  — 

fey,  Reinhold  Kœhler  dans  les  quelques  pages  précieuses  qu'il 
nous  a  données,  les  seules  où  il  ait  daigné  dégager  quelques 
idées  générales  de  l'extraordinaire  appareil  de  notes  qu'il  a  accu- 
mulées durant  toute  une  vie  de  travailleur.  «  —  C'est  une  ques- 
tion de  fait,  »  redisent  les  plus  récents  adeptes  du  système. 

Soit;  mais  ne  s'est-il  donc  jamais  vu,  dans  l'histoire  du  pauvre 
esprit  humain,  que  les  mêmes  faits  prissent  une  figure  diffé- 
rente, selon  qu'on  les  interprétait  différemment?  La  question  de 
l'origine  des  contes  est,  comme  toute  question  historique,  non 
pas  précisément  «  une  question  de  fait  »,  mais  «  une  question 
d'interprétation  des  faits  ».  Ce  n'est  qu'une  nuance,  mais,  seule, 
la  seconde  de  ces  formules  admet  que  l'homme  soit  faillible. 

Considérons  donc  successivement  ceux  de  nos  fabliaux  dont  on 
connaît  des  formes  orientales.  Etudions-les  patiemment,  en 
toute  conscience,  avec  la  précision  qu'on  apporte  à  des  recherches 
du  même  ordre,  à  un  classement  de  manuscrits,  par  exemple. 

Commençons  par  le  fabliau  des  Tresses. 

Le  fabliau  des  Tresses. 

C'est  l'un  de  ces  contes  dont  on  a  souvent  affirmé,  dont  on 
n'a  jamais  contesté  l'origine  orientale.  Benfey  lui  a  consacré  une 
longue  étude  \  et,  de  Loiseleur-Deslongchamps  ^  à  von  der 
Hagen  ^^  à  M.  Lancereau  ^  ou  à  M.  Landau  ^,  il  n'est  personne 
qui  n'ait  considéré  comme  un  fait  hors  de  discussion  la  prove- 
nance indienne  de  ce  récit.  Que  l'on  ouvre  une  édition  de  VHito- 
padésa  ou  des  fabliaux,  ou  de  Boccace,  partout  on  verra  s'aligner 
la  liste  des  formes  diverses  du  conte  en  une  longue  série  où  l'on 
admet,  sans  l'ombre  d'un  doute,  qu'une  tradition  unilinéaire  a 
porté  le  conte  du  Pantchatantra  au  Décaméron.  Voyons  si  ce 
«  fait  »  de  l'origine  orientale  est  aussi  bien  démontré,  pour  ce 
récit,  que  l'ont  cru  tant  de  critiques. 

Voici  le  sujet  du  conte  :  Un  mari  a  des  raisons  d'en  vouloir  à 

1.  Pantchatantra,  I,  §  50,  p.  140,  ss. 

2.  Essai  sur  les  fautes  indiennes,  p.  34. 

3.  Gesammtahenteuer ,  II,  p.  XLIII. 

4.  Hitopadésa,  liv.  II,  p.  98. 

5.  Quellen  des  Dekameron,  pp.  19,  92,  100,  132. 


-  166  — 

sa  femme  (soit  qiiil  la  soupçonne  de  le  tromper^  soit  qiiil  ait  en 
effet  surpris  U amant ^  soit  pour  une  autre  raison  quelconque). 
Comme  elle  craint  sa  colère,  elle  trouve  moyen  de  s'échapper  de 
la  chambre  conjugale  pendant  la  nuit.  Pour  que  le  mari  ne 
s'aperçoive  point  de  son  absence^  une  amie  complaisante  a  pris  sa 
place  dans  la  chambre^  à  la  faveur  de  V obscurité ^  le  mari  se 
réveille  et  sa  rancune  lui  revient  au  cœur ^  il  bat  celle  qu'il  croit 
être  sa  femme ^  et  la  malheureuse  se  tait.,  de  crainte  d'être  recon- 
nue. Il  lui  fait^  de  plus,  subir  une  mutilation  corporelle  [il  lui 
coupe  les  tresses,  ou  le  nez).  Sa  vraie  femme  rentre  inaperçue  au 
logis^  tandis  que  son  amie  s'esquive  et  reprend  paisiblement  sa 
place.  Au  matin ^  comme  elle  peut  montrer  son  corps  intact  et 
sain,  sans  traces  de  coups  ni  de  mutilation,  le  bon  mari  est  obligé 
de  croire  qu'il  a  rêvé  [ou  que  les  dieux  ont  réparé  l'injure  faite 
à  une  innocente). 

Tel  est,  en  deux  mots,  notre  conte.  Cette  forme  sèche  et  abré- 
gée ne  rend  exactement  aucune  des  versions  conservées.  Par  la 
suite,  au  contraire,  nous  ne  nous  ferons  pas  faute  de  citer,  même 
longuement,  les  détails  de  chaque  récit.  Quiconque  a  l'habitude 
de  ces  sortes  de  recherches  nous  saura  gré  de  ces  longueurs  ; 
pour  apprécier  des  résumés  suffisamment  explicites  et  fidèles,  il 
faut  avoir  connu  la  fatigue  des  indications  sommaires  de  ver- 
sions, qu'on  doit  rechercher  de  livre  rare  en  livre  rare,  pour 
aboutir  souvent  à  reconnaître  que  ces  références  étaient  inexactes. 
Et  peut-être  serait-ce  de  la  difficulté  de  contrôler  les  assertions 
rapides  de  Benfey  que  provient,  pour  une  certaine  part,  le  succès 
de  sa  doctrine.  Il  fallait  lire  son  livre  comme  un  répertoire  som- 
maire et  merveilleux  de  sources;  on  l'a  trop  souvent  lu  comme 
un  évangile. 

I 

LES    VERSIONS    ORIENTALES 

Etudions  d'abord  les  rédactions  orientales  du  conte,  ces  formes 
primitives  et  vénérables,  d'où  seraient  dérivés  nos  fabliaux  et 
nos  versions  modernes.  Voici,  légèrement  abrégé,  le  récit  du 
Pantchatantra  ^. 

1.  Pantchatantra,  Irad.  Lancereau,  p.  65,  ss. 


_A 


—  167  — 

a)  Le  conte  du  Pantchatantra, 

«  Un  tisserand,  avec  sa  femme,  partait  un  soir  de  son  village  pour  aller 
boire  des  liqueurs  spiritueuses  à  la  ville  voisine.  Un  religieux  mendiant, 
Devasarman,  qui  cherchait  un  gîte,  l'arrêta  et  lui  demanda  l'hospitalité.  Le 
tisserand  dit  alors  à  sa  femme  :  «  Ma  chère,  va  à  la  maison  avec  cet  hôte, 
lave-lui  les  pieds,  donne-lui  des  aliments,  un  lit  et  les  autres  soins  de 
l'hospitalité,  et  reste  là.  Je  t'apporterai  beaucoup  de  liqueur.  »  Sa  femme, 
qui  était  une  libertine,  rentra  chez  elle,  donna  à  son  hôte  une  couchette 
sans  matelas  et  toute  brisée,  fit  toilette  et  sortit  pour  aller  trouver  son 
amant.  Aussitôt  arriva  en  face  d'elle  son  mari,  le  corps  chancelant  d'ivresse, 
les  cheveux  flottants  et  tenant  un  pot  de  liqueur  spiritueuse.  Dès  qu'elle 
l'aperçut,  elle  retourna  bien  vite,  rentra  dans  la  maison,  mit  bas  sa  toilette 
et  fut  comme  auparavant.  La  voyant  se  sauver  si  bien  parée,  le  tisserand, 
qui  avait  déjà  des  soupçons  antérieurs,  rentra  tout  irrité  à  la  maison  et  lui 
dit  :  ((  Eh!  méchante  coureuse,  où  es-tu  allée?  »  —  u  Nulle  part;  je  n'ai  pas 
quitté  la  maison  et  tu  parles  dans  l'ivresse.  »  Le  mari,  furieux,  lui  rompit 
le  corps  de  coups  de  bâton,  l'attacha  à  un  pilier  avec  une  corde  solide,  et, 
chancelant  d'ivresse,  tomba  dans  le  sommeil.  Cependant  une  amie  de  cette 
femme,  lorsqu'elle  sut  que  le  tisserand  dormait,  vint  et  dit  :  «  Mon  amie, 
ton  amant  Devadatta  attend  là-bas  ;  vas-y  donc  vite.  »  —  «  Comment  y 
pourrais-je  aller,  attachée  comme  je  suis?  et  mon  méchant  mari  est  tout 
proche.  »  —  «  Mon  amie,  dit  la  femme  du  barbier,  il  ne  se  tient  plus 
d'ivresse,  et  il  se  réveillera  quand  il  aura  été  touché  par  les  rayons  du 
soleil.  Je  vais  donc  te  délivrer;  lie-moi  à  ta  place,  et  dès  que  tu  te  seras 
entretenue  avec  Devadatta,  reviens  bien  vite.  »  —  «  Soit,  »  dit  la  femme  du 
tisserand.  —  Quelques  instants  après  que  cela  fut  fait,  le  mari  se  réveilla, 
dégrisé,  et  offrit  à  sa  femme  de  la  délivrer,  si  elle  voulait  promettre  de  ne 
plus  parler  à  un  autre  homme.  La  femme  du  barbier,  par  crainte  de  la  diffé- 
rence de  voix,  ne  répondit  rien.  Il  lui  répéta  plusieurs  fois  les  mêmes 
paroles;  mais  comme  elle  ne  donnait  aucune  réponse,  il  se  mit  en  colère  et 
lui  coupa  le  nez.  Puis  il  se  rendormit.  —  Cependant,  le  religieux  Devasar- 
man écoutait  et  voyait  toute  la  scène,  de  sa  couchette. 

((  La  femme  du  tisserand  revint  à  sa  maison  après  quelques  instants,  et 
dit  à  la  femme  du  barbier  :  «  Te  portes-tu  bien?  Ce  méchant  ne  s'est  pas 
levé  tandis  que  j'étais  sortie?  »  —  «  Excepté  le  nez,  le  reste  du  corps  va 
bien.  Délie-moi  donc  vite.  »  —  Après  que  cela  fut  fait,  le  tisserand  se  leva 
de  nouveau  et  dit  à  sa  femme  :  <(  Coureuse,  même  maintenant,  ne  parleras- 
tu  pas?  faut-il  que  je  te  coupe  les  oreilles?  »  Celle-ci  répondit  :  «  Fi!  fi! 
grand  sot!  qui  peut  me  blesser  ou  me  défigurer,  moi  femme  vertueuse  et 
très  fidèle?  Si  j'ai  de  la  vertu,  que  les  dieux  me  rendent  mon  nez  intact  et 
tel  qu'il  était;  mais  si,  par  pensée  seulement,  j'ai  désiré  un  autre  homme, 
alors  qu'ils  me  réduisent  en  cendres  !  »  Lorsqu'elle  eut  ainsi  parlé,  elle  dit 
encore  à  son  mari  :  «  Hé!  méchant!  regarde!  par  la  puissance  de  ma  vertu, 
mon  nez  est  redevenu  tel  qu'il  était.  »  Puis  le  tisserand  prit  un  tison,  et 
comme  il  regardait,  le  nez  était  tel  qu'auparavant,  et  il  y  avait  une  grande 
mare  de  sang  à  terre.  Saisi  d'étonnement,  il  délia  sa  femme,  l'enleva,  la  mit 
sur  le  lit  et  chercha  à  l'apaiser  par  cent  cajoleries. 

<(  Le  religieux  mendiant,  témoin  de  toute  cette  conduite,  passa  la  nuit 
très  péniblement.  L'entremetteuse,  avec  son  nez  coupé,  alla  à  sa  maison,  et 
sur  le  matin,  son  mari,  pressé  de  sortir,  lui  dit  :  «  Ma  chère,  apporte  vite 


—  168  — 

la  boîte  à  rasoirs,  que  j'aille  faire  mes  affaires  à  la  ville.  »  Mais  la  femme, 
avec  son  nez  coupé,  resta  debout  au  milieu  de  la  maison,  tira  un  seul  rasoir 
de  la  boîte  et  le  jeta  devant  lui.  Le  mari,  saisi  de  colère,  le  rejeta.  Dans 
cette  action  réciproque,  la  coquine  leva  les  bras  en  l'air  et  sortit  de  la  mai- 
son pour  crier  en  sanglotant  :  «  Ah!  voyez!  ce  méchant  m'a  coupé  le  nez, 
à  moi  dont  la  conduite  est  honnête  !  »  Les  hommes  du  roi  arrivèrent, 
lièrent  le  barbier  et  le  conduisirent  aux  juges  qui  le  condamnèrent  à  être 
empalé.  Mais  Dévasarman,  le  religieux  mendiant,  lorsqu'il  le  vit  conduire 
au  supplice,  alla  raconter  aux  juges  tout  ce  dont  il  avait  été  témoin  et  le 
barbier  fut  remis  en  liberté.  » 

b)  Le  même  récit  dans  différents  remaniements  du  Kalilah  et 
Dimnah. 

Voilà  donc  la  forme  que  le  Pantchatantra  donne  à  notre  conte, 
et  c'est,  à  proprement  parler,  la  seule  que  l'Orient  paraisse  avoir 
jamais  connue.  Pour  faire  voir  comment  les  différentes  versions 
restent  fidèles  à  ce  type,  il  serait  ici  tout  à  fait  disproportionné 
de  comparer  entre  eux  les  quinze  ou  vingt  remaniements  du 
Pantchatantra  et  du  Kalilah.  Ceux-là  seuls  peuvent  s'intéresser 
à  une  pareille  besogne  qui  étudient  l'extraordinaire  odyssée 
de  ce  recueil.  Pourtant  il  ne  sera  pas  indifférent  de  montrer 
au  lecteur  moins  familier  avec  ces  livres  combien  les  divers 
remanieurs  furent  des  êtres  passifs,  exclusivement  voués  à 
leur  tâche  de  traducteurs,  et  combien  insignifiantes  sont  les 
variantes  qui  distinguent  tous  ces  textes  les  uns  des  autres. 
Mais,  si  quelque  lecteur  veut  m'en  croire  sur  ma  seule  parole, 
il  peut  négliger  la  longue  analyse  qui  suit,  et  passer  deux  pages; 
il  se  fatiguerait  à  les  lire,  sans  grand  profit. 

Je  donne  donc,  en  opposition  au  texte  du  Pantchatantra,  le 
texte  de  trois  versions  du  Kalilah  et  Dimnah,  dont  je  note  soi- 
gneusement les  variantes.  On  aura  ainsi  en  présence  deux 
textes  qui  sont  sortis  d'un  original  commun  il  y  a  quinze  ou 
dix-huit  cents  ans,  mais  qui,  depuis,  n'ont  jamais  eu  aucun 
rapport  réciproque.  Je  donne  la  traduction  du  texte  latin  du 
Directorium  humanae  vitae  ^,  qui  fut  composé  par  le  juif  Jean 
de  Gapoue,  entre  les  années  1263  et  1278,  d'après  un  texte 
hébreu  du  xiii^  siècle  :  c'est  la  plus  ancienne  forme  de  l'ouvrage 
qu'on  ait  pu  connaître  en  France.  J'indique  entre  parenthèses 


1.  Directorium,  éd.  J.  Dereubourg,  72e  fasc.  de  la  Bibliothèque  de  l'Ecole 
dos  Huutcs-Études,  1887»  chap.  Il,  p.  54-6. 


—  169  — 

les  variantes  de  deux  autres  versions,  que  je  choisis  arbitraire- 
ment :  VAnwâr-i  Souhailî  (A)  qui  est  un  texte  persan  de  l'an 
1494  1  et  le  Livre  des  lumières  (L),  traduction  du  précédent 
ouvrage  et  qui  est  le  livre  où  La  Fontaine  apprenait  à  connaître 
les  fables  de  Bidpaï  -.  Voici  donc  ci-dessous  trois  textes  bien 
éloignés  dans  le  temps  et  dans  l'espace  :  un  texte  latin  du 
xiii*^  siècle,  un  texte  persan  du  xv*',  un  texte  français  du  xvii^; 
j'y  ajoute  [H)  les  variantes  de  V Hitopadésa  ^  qui  devrait  a  priori 
en  dilférer  bien  davantage,  puisque  V Hitopadésa  est  un  rema- 
niement d'une  forme  relativement  moderne  du  Pantchatantra,  et 
n'a,  comme  lui,  de  commun  avec  les  versions  du  Kalilah  que 
le  très  ancien  original  sanscrit  perdu.  Et  pourtant  tous  ces  textes, 
si  distants  les  uns  des  autres,  se  ressemblent  infiniment  entre 
eux,  comme  il  est  aisé  d'en  juger  : 

«  Un  religieux  reçut  Thospitalité  chez  un  de  ses  amis  [AL  un  cordonnier, 
/f  un  vacher;  Benfey  fait  remarquer  '*  que,  dans  l'original  bouddhique,  le 
mari  devait  être  un  cordonnier  ;  les  brahmanes  remanieurs  du  Pantchatantra 
ont  fait  de  lui  un  tisserand  ou  un  vacher,  parce  que  le  métier  de  cordon- 
nier était  considéré  comme  impur,  et  que  le  religieux  se  serait  souillé,  s'il 
eût  passé  la  nuit  chez  un  homme  de  cette  caste).  Cet  ami  ordonne  à  sa 
femme  de  le  recevoir  avec  honneur;  quant  à  lui,  des  amis  l'ont  invité,  et  il 
ne  pourra  revenir  de  la  nuit  (//le  mari  va  à  ses  pâturages).  La  femme  avait 
un  amant;  une  voisine,  la  femme  d'un  barbier,  lui  servait  d'entremetteuse; 
elle  pria  donc  celle-ci  d'aller  demander  à  son  amant  de  venir  la  trouver 
cette  nuit  et  d'attendre  à  la  porte  qu'elle  vînt  lui  ouvrir.  Il  fut  ainsi  fait,  et 
l'amant  attendait  à  la  porte  [L  heurtait  à  la  porte)  quand  le  mari  revint; 
(//  comme  dans  le  Pantchatantra,  l'amant  n'intervient  pas  en  personne;  le 
mari  voit  simplement  à  son  retour  sa  femme  causer  avec  l'entremetteuse). 
Comme  il  avait  déjà  des  soupçons  antérieurs,  il  entra  chez  lui  [LU  il  battit 
sa  femme),  attacha  sa  femme  à  un  pilier  et  s'en  alla  dormir  [A  le  religieux, 
témoin  de  la  scène,  donne  en  lui-même  tort  au  mari  brutal).  L'amoureux, 
las  d'attendre,  dépêcha  la  femme  du  barbier  à  son  amante  [LAH  l'entre- 
metteuse vient  d'elle-même),  qui  lui  dit  :  «  Que  veux-tu  que  devienne  cet 
homme  qui  se  morfond  à  ta  porte?  »  Elle  lui  répondit  :  «  Fais-moi  cette 
grâce  de  me  délier  et  de  te  laisser  attacher  à  ma  place,  j'irai  le  trouver  et 
je  reviendrai  au  plus  vite  (dans  //comme  dans  le  Pantchatantra,  cette  sub- 
stitution est  proposée  par  l'entremetteuse  elle-même).  La  femme  du 
barbier  consentit,  et  se  fit  attacher  au  pilier.  Cependant  le  mari  se  réveilla 

1.  The  Anvar-i  Suhaili,  or  the  lights  of  Canopus...  translated  by  Edward 
B.  Eastwick,  1854,  p.  106,  ss. 

2.  Le  Livre  des  Lumières  ou  la  Conduite  des  rois...  traduit  par  David 
Sahid,  d'Ispahan,  Paris,  1644,  p.  78,  ss. 

3.  Hitopadésa^  trad.  Lancereau,  Paris,  1882,  p.  127,  ss, 

4.  Einleitung  zu  Kalilagy  (3d.  Bickell,  p.  119. 


—  170  — 

et  appela  sa  femme;  mais  la  femme  du  barbier  se  garda  bien  de  répondre, 
de  peur  que  le  son  de  sa  voix  ne  la  fit  reconnaître;  le  mari,  irrité  de  ce 
silence,  se  leva,  lui  coupa  le  nez  et  lui  dit  :  «  Va  maintenant  porter  ce 
beau  présent  à  ton  amant  »  [LH  ce  dernier  trait  manque).  L'autre  femme 
revint,  vit  le  malheur  arrivé  à  son  amie,  la  délia  et  reprit  sa  place  au 
pilier,  tandis  que  la  femme  du  barbier  s'en  allait  (//suit,  dès  maintenant,  les 
destinées  de  la  femme  du  barbier  et  ne  raconte  que  plus  tard  comment 
la  femme  attachée  au  pilier  a  dupé  son  mari).  Cependant  le  religieux 
observait  toute  la  scène...  La  femme  attachée  se  mit  tout  à  coup  à  crier 
bien  fort  :  «  Seigneur,  si  tu  daignes  voir  l'affliction  de  ta  servante  et  con- 
sidérer ma  faiblesse  et  mon  innocence,  rends-moi  mon  nez  et  fais  un 
miracle  en  ma  faveur.  »  [AL  le  mari,  se  moque  de  cette  prière).  Au  bout 
d'un  instant,  elle  cria  à  son  mari  :  «  Lève-toi,  méchant  et  impie,  et  admire 
quel  miracle  Dieu  a  accompli  pour  manifester  mon  innocence  et  ton 
impiété!  Voici  qu'il  m'a  rendu  mon  nez  comme  il  était  avant.  »  Le  mari 
alluma  une  lumière,  et  quand  il  vit  le  nez  intact,  il  la  délivra  de  ses  liens, 
la  supplia  de  lui  pardonner,  et  demanda  à  Dieu  miséricorde  et  rémission. 

Cependant  la  femme  du  barbier  était  rentrée  chez  elle,  songeant  au 
moyen  d'échapper  à  son  mari  et  de  lui  expliquer  comment  son  nez  avait 
été  coupé.  Au  petit  jour,  son  mari  se  réveilla  et  lui  dit  :  ce  Donne-moi  mes 
instruments  ;  j'ai  affaire  dans  la  maison  d'un  seigneur  [L  je  vais  panser 
quelqu'un).  Elle  se  leva  (L  la  femme  demeura  longtemps  à  lui  chercher  ce 
qu'il  demandait)  et  lui  donna  un  seul  rasoir.  «  — Je  veux  tous  mes  outils.  >> 
De  nouveau,  elle  lui  tendit  un  seul  rasoir.  Furieux,  il  le  lança  dans  sa 
direction,  à  l'aveuglette.  Elle  se  mit  aussitôt  à  crier  :  «  Oh!  mon  nez!  mon 
nez!  »  —  Au  jour,  ses  parents  et  ses  frères  se  réunissent  [ALT  ce  détail 
manque)  ;  on  fait  prendre  le  mari;  interrogé  par  le  juge,  il  ne  sait  que 
répondre  ;  il  est  condamné  à  être  promené  à  travers  la  ville  enchaîné  et 
battu.  Mais  le  religieux  survient,  qui  explique  toute  la  scène  dont  il  a  été 
témoin  [H  met  tout  le  récit  dans  la  bouche  du  religieux). 

c)  Le  même  récit  plagié  du  Kalilah  par  différents  conteurs 
modernes. 

Le  lecteur  qui  a  eu  la  patience  de  lire  ces  deux  formes  de 
notre  récit,  donnée  chacune  presque  in  extenso^  pourra  se  deman- 
der s'il  n'a  point  perdu  sa  peine.  On  lui  a  fait  lire  deux  fois  le 
même  conte,  avec  un  appareil  compliqué  de  variantes  qui  ne 
variaient  rien  i.  Il  savait  de  reste  que  nous  avions  affaire  à  un 
seul  et  même  ouvrage  cent  fois  traduit.  On  lui  a  prouvé  longue- 
ment que  les  remanieurs  persans,  arabes  ou  juifs,  qui  se  sont 
succédé  pendant  quinze  cents  ans,  ont  été,  sauf  quelques  menues 
trahisons,  de  consciencieux  traducteurs;   le  fait  est  intéressant, 

1.  Quelques  variantes  plus  intéressantes  sont  données  dans  le  Bahar 
Danush^  mais,  là  encore,  on  n'a  affaire  qu'à  une  traduction  [Bahar  Danush, 
or  garden  of  knowledge,  an  oriental  romance,  translated  froni  the  persic  by 
Jonathan  Scott,  Shrewsbury,  1799,  3  vol.,  t.  II,  p.  80,  ss.) 


—  171  — 

peut-être;  mais  réclamait-il  ce  luxe  de  preuves?  méritait-il  seu- 
lement l'honneur  d'une  note? 

Soit;  mais  je  demande  alors  la  même  exclusion  pour  toute 
une  classe  de  récits  dont  je  vais  parler,  qui  sont  impitoyable- 
ment rapportés  par  Benfey,  et  dont  la  théorie  orientaliste  néglige 
sans  cesse  de  remarquer  le  manque  d'intérêt.  Je  voudrais  montrer 
que  ces  formes  se  comportent  à  l'égard  du  Pantchatantra  abso- 
lument comme  la  traduction  ci-dessus  donnée  de  Jean  de 
Capoue  ;  .que,  par  conséquent,  elles  devraient  être  exclues  du 
débat,  sans  autre  forme  de  procès. 

C'est  qu'en  effet  le  conte  des  Tresses  est  souvent  tombé  du 
cadre  du  Kalilah  et  Dimnah.  Dans  diverses  littératures  il  a 
rompu  ses  liens  factices  avec  les  mille  histoires  artistement 
imbriquées  que  se  racontent  les  ing-énieux  chacals  du  Pantcha- 
tantra. Voici  qu'il  vit  de  sa  vie  propre,  indépendant.  Schéhéra- 
zade  le  raconte  dans  les  Mille  et  une  Nuits  *  ;  au  xvii^  siècle,  il  se 
présente  sous  un  costume  nouveau  au  public  de  France,  d'Italie, 
d'Angleterre,  et  cela  presque  simultanément,  presque  la  même 
année  dans  ces  trois  pays  :  Annibale  Campeggi  ~  (1630)  et  Ver- 
boquet  le  Généreux  ^  (1630)  le  reproduisent  sous  forme  de  nou- 
velle ;  Massinger  lui  donne  la  forme  dramatique  dans  l'une  de  ses 
cent  comédies  aux  intrigues  touffues  (1633).  Et  dans  ces  quatre 
versions,  le  conte  répète,  trait  pour  trait,  les  données  du  Pant- 
chatantra. 

Mais  il  est  trop  facile  de  montrer  que  le  livre  de  Kalilah  et 
Dimnah  est  la  source  immédiate  et  unique  de  ces  quatre  récits 
et  que  ces  quatre  versions  sont  purement  et  simplement  des 
traductions. 

Dans  les  Mille  et  une  Nuits,  l'auteur  s'écarte  seulement  de 
son  original  en  ce  qu'il  a  négligé  de  nous  dire  ce  que  devient 
la  femme  sans  nez  :  il  a  supprimé  l'histoire  du  rasoir,  sans 
doute  comme  trop  sotte,  en  quoi  il  n'avait  pas  tort;  mais  pour 

1.  Tausend  und  eine  Nacht,  texte  de  Breslau,  554^  et  555^  Nuits,  t.  XIII, 
p.  57,  ss. 

2.  A.  Campeggi,  7Vb^'e//e  due  esposte  nello  stile  di  G.  Boccacio,  Venise, 
1630;  réimprimées  dans  le  Novelliero  italiano,  Venise,  1754,  t.  IV,  p.  275, 
ss. 

3.  Les  délicea  ou  discours  joyeux  et  récréatifs...,  par  Verboquet  le  Géné- 
reux, Paris,  1630,  p.  19. 


—  172  — 

qu'on  voie  bien  qu'il  se  borne  à  traduire  le  Kalilah,  il  fait,  lui 
aussi,  de  l'entremetteuse,  la  femme  d'un  barbier  :  ce  qui,  dans 
son  récit,  n'a  plus  aucun  sens. 

Annibale  Campeggi  prétend  écrire  sa  nouvelle  «  nello  stile 
')^"  dit  M.  Giovanni  Boccacio  »,  A  cette  intention,  il  parsème  son 

récit  de  fleurs  classiques  et  de  réminiscences  mythologiques  :  le 
mari  attache  sa  femme  au  pilier  «  avec  des  liens  trop  différents 
de  ceux  dont  elle  espérait  que  son  cher  amant  la  lierait  »  ;  et, 
quand  elle  prie  les  dieux  de  faire  briller  son  innocence,  elle 
invoque  dans  une  longue  prière,  qui  ferait  mieux  en  vers  latins, 
Jupiter  et  ses  foudres,  Lucine,  déesse  des  saints  mariages,  et 
Vénus  très  splendide.  Mais  supprimez  simplement  du  récit  les 
adjectifs,  il  vous  restera  mot  pour  mot  le  texte  du  Kalilah. 

Quant  au  bon  Verboquet  le  Généreux,  on  le  croirait  moins 
érudit  :  il  promet,  au  frontispice  de  son  livre,  de  nous  répéter 
les  «  discours  joyeux  et  récréatifs  tenus  par  les  bons  cabarets 
de  France  » .  On  croirait  donc  volontiers  qu'il  a  en  effet  entendu 
conter  les  Tresses  par  quelque  buveur  de  la  Pomme  de  Pin  : 
mais  l'examen  du  texte  prouve  que  Verboquet  est,  lui  aussi, 
un  plagiaire  savant.  Une  seule  preuve,  décisive  :  le  conte  des 
Tj^esses  vient  immédiatement  dans  son  texte  après  certaine  his- 
toire de  «  la  vieille  qui  voulait  empoisonner  un  jeune  homme  et 
par  la  mesme  invention  fut  empoisonnée  ».  Or,  cette  histoire, 
nous  la  connaissons  :  elle  précède  aussi  le  conte  des  Tresses  dans 
plusieurs  versions  du  Kalilah  ^.  Verboquet  s'est  donc  borné  à 
copier  à  la  file  plusieurs  feuillets  de  ce  roman,  et  les  buveurs  des 
«  bons  cabarets  de  France  »  n'y  sont  pour  rien. 

Enfin,  pour  ce  qui  est  de  Massinger  2,  on  croirait  d'abord 
que,  s'il  a  suivi  un  modèle  écrit,  les  nécessités  de  la  mise  en 
scène  et  sa  très  libre  imagination  eussent  dû  l'entraîner  à 
modifier  son  modèle  de  cent  façons.  Il  n'en  est  rien  pourtant; 
l'imitation  reste  flagrante,  et  c'est  à  peine  si  l'on  peut  remar- 
quer, comme  variantes  aux  données  du  Kalilah,  que  l'entre- 
metteuse est  ici  une  suivante,  Galypso,  et  que  le  mari,  Severino, 

1.  V.  par  ex.  lo  Directoriiun,  éd.  Deronbourg,  p.  53-54. 

2.  Massinger,  Tlie  Guardian  (liccnsed  1633),  IVorks  cdited  hy  Gifjord  and 
lient. -colonel  Cunningham. —  Seul  l'acte  III  intéresse  notre  conte  ;  les  quatre 
autres  présentent  un  fouillis  d'aventures  qui  lui  sont  étrangères,  empruntées 
notamment  à  Corvautes  6t  maladroitement  juxtaposées. 


—  173  — 

taillade  à  coups  de  poignard  les  bras  de  l'amie  complaisante 
avant  de  lui  couper  le  nez  ^. 

Voilà  donc  quatre  versions  modernes,  dont  trois  occidentales 
—  et  sans  doute  il  en  existe  d'autres  —  qui  remontent  sans 
conteste  à  des  livres  indiens. 

Est-ce  bien  cela  que  l'on  veut  démontrer,  lorsqu'on  soutient 
que  nos  contes  populaires  viennent  de  l'Inde?  Est-ce  pour  mener 
à  cette  conclusion  qu'on  cite  et  qu'on  analyse  minutieusement 
ces  formes  ?  Si  oui,  la  conclusion  est  trop  aisée,  et  la  démon- 
stration trop  évidente.  Mais  ne  voit-on  joas  que  ces  versions 
doivent,  de  toute  nécessité,  être  considérées  comme  non  ave- 
nues? Autant  démontrer  qu'une  traduction  russe  du  Cid  est 
d'origine  française  :  on  ne  trouvera  pas  beaucoup  de  contra- 
dicteurs. 

Le  Kalilah  a  été  traduit,  nous  le  savons,  dans  toutes  les 
langues  qui  s'écrivent;  dans  les  diverses  littératures,  quelques 
conteurs  à  court  d'invention  ont  trouvé  commode  d'emprunter 
à  ce  vaste  recueil  certains  récits  qu'ils  se  sont  appropriés;  le 
fait  n'a  rien  d'étrange,  et  le  contraire  seul  pourrait  nous  sur- 
prendre. Qu'on  cite  ces  versions  comme  des  preuves  surabon- 
dantes du  succès  universel  des  livres  indiens,  soit;  mais  qu'on 
sache  et  qu'on  dise  que  ce  sont  là  de  simples  plagiats,  parfaite- 
ment conscients. 

Qu'on  sache  et  qu'on  dise,  lorsqu'on  cite  ces  formes,  qu'on 
ne  prétend  nullement  ajouter  quelque  chose  à  la  science  des 
traditions  populaires,  mais  simplement  à  la  bibliographie. 

Qu'on  dise  qu'on  a  affaire  à  des  copistes  et  qu'on  passe. 

1.  Pour  persuader  parfaitement  au  lecteur  que  ces  quatre  versions  ne 
sont  que  des  copies  directes  du  Kalilah,  il  n'y  aurait  d'ailleurs  qu'à  lui  sou- 
mettre les  quatre  textes.  Pour  éviter  ces  fastidieuses  redites,  je  me  borne  à 
copier  une  même  phrase  des  diverses  versions.  Quand  le  mari  a  coupé  le 
nez  de  celle  qu'il  croit  sa  femme,  on  se  souvient  que  le  Kalilah  lui  fait  dire  : 
«  Porte  maintenant  ce  beau  présent  à  ton  amant.  »  Campcggi  dit  de  même  : 
«  Prends-le  et  donne-le  à  ton  amant,  et  que  cette  figure  charmante  plaise 
aux  adultères.  »  —  Verboquet  :  «  Or  va,  misérable  et  meschante  femme, 
tiens,  voilà  ton  nez,  fais-en  un  présent  à  ton  amy.  »  —  Les  Mille  et  une  Nuits  : 
«  Je  t'apprendrai  à  m'obéir  :  tu  peux  maintenant  faire  à  ton  amant  un  nou- 
veau cadeau.  »  —  La  preuve  est  donc  faite  :  ces  formes  nous  ramènent 
immédiatement  au  livre  de  Kalilah,  et  il  serait  aussi  facile  qu'inutile  de 
rechercher  quelle  est  précisément  la  traduction  dont  se  servait  chacun  de 
nos  quatre  conteurs. 


—  174  — 

Nous  connaissions  cinquante  traductions  du  livre  de  Kalilah  ; 
quand  nous  avons  lu  les  Mille  et  une  Nuits,  Verboquet,  Mas- 
singer  et  Campeg-gi,  nous  en  connaissons,  pour  notre  conte, 
cinquante-quatre,  et  voilà  tout.  Comparer  ces  versions  est  un 
exercice  qui  offre  précisément  le  même  genre  d'intérêt  que  de 
comparer,  à  propos  d'une  ode  d'Horace,  les  traductions  du 
général  Dupont  et  de  M.  Patin. 

Ainsi,  jusqu'à  présent,  nous  n'avons  rencontré  qu'une  même 
et  unique  forme  du  conte.  11  n'a  rien  gagné,  rien  perdu  à  passer 
pendant  quinze  siècles  d'un  livre  à  l'autre.  Il  n'a  subi  aucune 
de  ces  évolutions  qui  sont  la  condition  même  de  la  vie.  Il  n'a  pas 
plus  voyagé  que  ne  voyagerait  la  Belle  au  Bois  dormant,  si 
on  la  transportait  en  litière  à  travers  le  monde.  Il  n'a  pas  vécu; 
il  a  été  transcrit,  rien  de  plus. 

Mais,  outre  cette  existence  inorganique,  livresque,  il  a 
connu  aussi  d'autres  destinées.  Il  nous  apparaît  sous  des  formes 
multiples,  ondoyantes,  dans  un  grand  nombre  de  versions, 
toutes  occidentales  ^.  La  théorie  orientaliste  prétend  que  ces 
formes  occidentales  se  rattachent  toutes  à  celle  du  Pantchatan- 
tra.  Pour  le  démontrer,  il  ne  suffît  pas  de  faire  voir  que  le 
Pantchatantra  a  été  écrit  avant  que  Boccace  fût  né,  ce  qu'on 
accorde  volontiers.  Il  faut  prouver  que  ce  n'est  point  là  le  seul 
argument  de  l'Ecole.  Il  faut  prouver  que  l'une  quelconque  des 
formes  européennes,  le  fabliau  par  exemple,  suppose  la  forme 
indienne. 

1.  Benfey  et  Lancereau,  après  lui,  rattachent  à  notre  conte  une  histoire 
du  Touti-Nameh,  dont  voici  le  résumé.  Une  jeune  femme,  Chunder,  imagine, 
pour  rester  en  compagnie  de  son  amant,  d'envoyer  à  sa  place  dans  la  maison 
conjugale  un  Arabe,  ami  du  galant,  qu'elle  a  affublé  de  son  voile  et  de  ses 
vêtements.  Le  mari  offre  une  tasse  de  lait  à  la  personne  qu'il  croit  être  sa 
femme  ;  l'Arabe  la  refuse,  pour  ne  pas  être  obligé  de  découvrir  sa  figure. 
Le  mari,  impatienté  de  son  silence,  le  bat  comme  plâtre,  et  l'Arabe  «  riait 
et  pleurait  en  même  temps  »,  Le  mari,  afin  d'attendrir  la  personne  voilée  et 
de  la  décider  à  rompre  son  silence  obstiné,  lui  envoie  d'abord  sa  mère, 
qui  n'a  pas  plus  de  succès,  puis  sa  sœur  à  qui  l'Arabe  se  découvre  et  qu'elle 
récompense  largement  de  cette  marque  de  confiance.  —  Ou  voit  que  ces  deux 
contes  peuvent  être  indépendants  ;  ou,  s'ils  dérivent  l'un  de  l'autre,  le  con- 
teur persan  avait  si  imparfaitement  retenu  les  données  primitives  du  récit, 
qu'il  n'en  reste,  peut-on  dire,  rien.  —  Les  quinze  contes  d'un  perroquet, 
contes  persans,  traduits  sur  la  version  anglaise  par  Mi""  Marie  d'Heures, 
Paris,  1826,  conte  XII,  p.  95. 


-  175  — 

On  pourrait  le  démontrer  de  deux  manières  :  ou  bien  on 
trouverait  dans  un  autre  conte  indien  le  germe  du  conte  des 
Tresses  et  l'on  aurait  ainsi  la  preuve  que  le  conte  s'est  primi- 
tivement développé  sur  le  sol  indien;  ou  bien,  comparant  le 
Pantchatantra  avec  le  fabliau,  on  montrerait  que  les  traits  sans- 
crits sont  logiquement  les  plus  archaïques. 

d)  Que  le  germe  de  ce  conte  n'est  pas  un  récit  du  recueil  inti- 
tulé le  Vetâlapantchavinçâti . 

Benfey  a  tenté  le  premier  de  ces  deux  ordres  de  démonstra- 
tions ;  il  croit  avoir  trouvé  le  germe  primitif  du  récit  du  Pant- 
chatantra. 

Il  ajDplique  aux  Tresses  les  mêmes  théories  qu'aux  autres 
contes,  c'est-à-dire  qu'il  voit  dans  le  récit  du  Pantchatantra, 
sinon  nécessairement  la  forme  première,  du  moins  une  forme 
très  voisine  du  récit  original.  Il  admet  fort  bien  que  ces  contes 
pouvaient  déjà  vivre  sur  les  lèvres  du  peuple  au  moment  où 
l'auteur  du  Pantchatantra  les  recueillit  pour  leur  donner  place 
dans  l'agencement  à  la  fois  subtil  et  indécis  de  son  roman. 
Pourtant  sa  théorie  de  prédilection  est  que  les  contes,  au 
moment  de  la  rédaction  de  ces  vastes  recueils,  étaient  très  voi- 
sins de  leur  naissance.  C'est  bien  dans  l'Inde  même  qu'ils 
avaient  été  imaginés;  inconnus  des  autres  peuples,  ils  avaient 
été  créés  pour  les  besoins  de  la  prédication  religieuse  ;  en  un 
mot,  si  ce  n'est  pas  l'auteur  de  l'original  sanscrit  du  Pantcha- 
tantra qui  les  a  inventés,  c'est  donc  son  frère,  c'est-à-dire  un 
prédicant  bouddhiste  comme  lui.  Aussi  arrive-t-il  souvent  à 
Benfey,  et  spécialement  pour  notre  conte,  de  chercher  dans 
l'Inde  le  germe  des  contes  du  Pantchatantra.  La  tentative  est 
ingénieuse,  et  si  elle  réussissait,  l'origine  indienne  des  contes 
serait,  par  là  même,  mise  hors  de  discussion,  et  la  question 
vidée. 

Qu'on  veuille  bien,  en  effet,  y  réfléchir.  Voici  dans  le  Pant- 
chatantra un  conte,  celui  des  Tresses,  logiquement  ordonné, 
complètement  développé,  vivant  de  la  vie  à  la  fois  multiple  et 
une  de  ces  organismes  délicats  que  sont  les  œuvres  d'art;  je 
prétends  que  c'est  l'auteur  du  Pantchatantra,  c'est-à-dire  un 
Indien  bouddhiste  qui  vivait  vers  le  iii^  siècle  de  notre  ère  au 


n..^-^ 


—  176  — 

plus  tard,  qui  l'a  inventé.  Ce  n'est  là  qu'une  affirmation  sans 
preuve.  Mais  si  je  puis  découvrir  comment  il  l'a  inventé  ;  si  je 
puis  décomposer  et  recomposer  le  travail  de  son  imagination 
créatrice;  si  je  découvre  le  noyau  du  conte;  s'il  se  trouve  que  ce 
noyau  était  un  autre  conte  indien,  que  notre  auteur  devait  con- 
naître ;  si  je  montre  que  de  ce  germe  primitif  devait  logiquement 
se  développer  le  récit  complet,  il  s'ensuivra  que  toute  forme 
moderne  du  conte  remonte  nécessairement  au  livre  du  narrateur 
indien.  En  deux  mots,  admettons  qu'on  trouve,  dans  un  recueil 
indien  très  ancien,  une  forme  a  du  conte  dont  le  récit  du  Pant- 
chatantra  ne  soit  que  le  développement  logique;  il  est  évident 
que  si  a  n'avait  pas  existé,  le  conte  du  Pantchatantra  n'exis- 
terait pas  non  plus,  et,  partant,  qu'aucune  des  versions  occi- 
dentales n'existerait  davantage. 

C'est  ce  germe  premier,  cette  source  indéniable  du  conte  du 
Pantchatantra^  que  Benfey  croit  avoir  trouvé.  Il  affirme  cette 
origine,  sans  soupçonner  même  qu'on  la  puisse  discuter.  Dis- 
cutons-la pourtant. 

Il  existe,  en  effet,  en  différentes  langues  asiatiques,  en  sans- 
crit, en  mogol,  en  tamoul,  en  hindi  et  dans  plusieurs  autres 
dialectes  modernes  de  l'Inde,  des  recueils  de  contes  que  l'on 
appelle  d'un  titre  générique  Les  vingt-cinq  contes  d^un  démon,  et 
qui  remontent  tous,  comme  Benfey  l'a  démontré,  à  un  original 
sanscrit  et  bouddhique  perdu.  Cet  original  aurait  été  composé  au 
plus  tôt  au  i^""  siècle  de  notre  ère,  puisque  le  roman  tout  entier 
est  destiné  à  rappeler  la  gloire  du  roi  Viliramâditya,  qui  était  sen- 
ment  le  contemporain  de  Jésus-Christ.  Bien  qu'il  n'y  ait  pas  de 
preuve  décisive  que  ce  livre  existât  avant  le  xii^  siècle  de  l'ère 
chrétienne,  Benfey  le  croit  pourtant  antérieur  au  Pantchatan- 
tra. Admettons-le  :  l'auteur  du  Pantchatantra  avait  entre  les 
mains  un  exemplaire  de  ce  recueil.  C'est  là  que,  selon  Benfey,  il 
aurait  trouvé  en  germe  le  conte  des  Tresses.  Voici  ce  qu'il  y 
pouvait  lire^  : 

«  Dans  le  royaume  d'Odmilsong  vivent  deux  frères,  l'un  pauvre  et  bon, 
l'autre  riche,  avare  et  mal  intentionné  à  l'égard  de  son  cadet.  Celui-ci,  souf- 

1.  Nous  citons,  en  l'abrégeant,  la  forme  mogole  de  l'histoire,  que  Benfey 
considère  comme  la  plus  ancienne.  Bergmann  a  le  premier  publié  ce  recueil 
mogol,  le  Ssiddhi-Kûr,  Nomadische  Streifereien  unter  den  Kalmûken  in  den 


—  177  — 

frant  de  sa  misère  et  des  affronts  que  lui  fait  subir  son  frère,  s'introduit 
une  nuit  dans  la  chambre  où  le  mauvais  riche  gardait  ses  trésors  et  s'y 
cache  pour  le  voler.  A  sa  grande  surprise,  il  voit  sa  belle-sœur  se  lever, 
préparer  des  viandes  et  des  plats  sucrés  et  sortir  en  les  emportant.  Il  la 
suit  par  curiosité  et  la  voit  se  diriger  vers  le  cimetière.  Là,  sur  un  monti- 
cule, s'élève  un  riche  tombeau  :  un  corps  y  est  étendu,  celui  de  l'homme 
qui  naguère  était  l'amant  de  sa  belle-sœur.  Elle  vient  ainsi  chaque  soir  pro- 
téger son  cadavre  contre  les  oiseaux  et  les  renards  et  lui  apporter  à  manger. 
Comme  ses  mâchoires  sont  serrées  par  la  mort,  elle  lui  tient  la  bouche 
ouverte  avec  une  pince  de  métal  et  y  enfonce  la  nourriture  avec  sa  langue. 
Mais  tout  à  coup  la  pince  tombe,  les  mâchoires  se  referment  brusquement 
et  coupent  le  nez  et  la  langue  de  la  femme.  Elle  rentre  chez  elle  toujours 
suivie  et  observée  par  son  beau-frère.  Elle  se  couche  auprès  de  son  mari  et 
se  met  à  pousser  des  cris  :  <(  C'est  mon  mari  qui  m'a  mutilée  !  »  Le  Chan 
condamne  le  mari,  qui  ne  peut  se  justifier,  à  être  brûlé.  Mais  son  frère  est 
là  pour  tout  expliquer  :  sur  ses  indications,  on  se  rend  au  cimetière  et  l'on 
trouve  dans  la  bouche  du  mort  le  bout  de  la  langue  de  la  femme,  dans  la 
pince  le  bout  de  son  nez.  C'est  elle  qui  est  brûlée.  » 

Les  variantes  de  cette  répug-nante  histoire  ne  nous  intéressent 
pas  directement.  Disons  rapidement  que,  dans  les  trois  autres 
versions  que  nous  connaissons,  il  n'est  plus  question  des  deux 
frères  rivaux  ;  le  dénonciateur  est  un  voleur  quelconque  ;  dans 
ces  trois  versions,  il  s'agit  d'une  jeune  femme  qui  a  pris  un  amant, 
lasse  d'attendre  son  mari,  lequel  depuis  des  années  fait  le  négoce 
au  loin.  Le  jour  oi^i  il  revient,  elle  se  refuse  à  lui  et  sort  dans  la 
nuit  pour  rejoindre  le  galant  à  qui  elle  a  donné  rendez-vous.  Mais, 
d'après  Somadéva  ^  (xii<^  siècle),  elle  trouve  son  amant  au  lieu 
fixé,  mais  mort,  et  se  balançant  au  bout  d'une  corde  :  les  gardes 
de  nuit  l'ont  pris  pour  un  voleur  et  l'ont  pendu.  Elle  le  dépend 
et  lui  baise  le  visage  ;  mais  un  vctâla,  démon  qui  vit  volontiers 
dans  les  cadavres,  s'introduit  par  manière  de  plaisanterie  dans 
le  corps  du  mort,  et  d'un  coup  de  mâchoire  coupe  le  nez  de 
l'amante.  —  Dans  le  Bêtàl  Paiclûsî,  qui  est  une  rédaction  moderne 
du  roman  en    dialecte  hindi  ^,   l'amant  vient   de    mourir  d'une 


Jahren  1802  und  1803,  Riga,  1804,  t.  I,  p.  328.  Benfey  l'a  étudié  dans  un 
mémoire  célèbre  du  Bulletin  de  V Académie  de  St-Pétersbourg  {Mélanges 
Asiatiques,  4  septembre  1857,  t.  III,  p.  170,  ss.).  Depuis,  le  recueil  a  été  de 
nouveau  publié  par  B.  Jûlg,  Kalmûkische  Mdhrchen,  Leipzig,  1866. 

1.  Voyez  ce  texte  à  la  page  175  du  mémoire  de  Benfey  cité  à  la  note  pré- 
cédente. 

2.  Voir,  sur  le  Bêtdl  Patchisi,  la  date  de  sa  composition  et  les  différentes 
versions   modernes   du    Vetdlapantchavincâti^    le  travail   de   M.   Laucereau, 

Bédier.  —  Les  Fabliaux,  12 


—  178  — 

piqûre  de  serpent,  et  le  spirituel  démon,  qui  contemple  la  scène 
assis  sur  un  figuier,  se  comporte  comme  dans  Somadéva,  et  bien 
plus  grossièrement  encore.  —  Dans  le  Vedâla  Cadai  ^,  il  n'est  plus 
question  du  vetâla  ;  les  gardes  de  nuit  ont  pris  l'amant  poiir  un 
voleur  et  viennent  de  le  blesser  d'un  coup  de  flèche  ;  c'est  dans 
un  hoquet  d'agonie  qu'il  coupe  le  nez  de  son  amante. 

Dans  ce  conte  laid,  qui  rit  d'une  gaieté  macabre,  on  reconnaît 
aisément  une  partie  du  récit  du  Pantchatantra  :  dans  le  Vetàla- 
pantchavinçati  comme  dans  le  Pantchatantra,  une  femme  a  le 
nez  coupé  dans  une  équipée  amoureuse  (qu'elle  y  soit  intervenue 
pour  son  propre  compte  ou  comme  entremetteuse).  Elle  rentre 
chez  elle,  ameute  les  voisins,  accuse  son  mari  de  la  mutilation. 
On  va  conduire  le  pauvre  homme  au  supplice,  quand  un  témoin 
imprévu  de  toute  la  scène  dévoile  l'imposture. 

C'est  évidemment  le  même  conte.  L'auteur  du  Pantchatantra 
connaissait  l'histoire  du  démon  qui  pénètre  dans  le  cadavre  ;  il  a 
été  choqué  de  ces  perquisitions  judiciaires  dans  la  bouche  du  mort, 
de  ces  plaisanteries  de  fossoyeur.  Il  a  renvoyé  à  son  figuier  sacré 
le  hideux  î;f^iZa.  Il  a  adouci  le  conte. 

Nous  ne  pouvons  que  constater  son  bon  goût,  mais  aussi  son 
imj)uissance  inventive  :  car  enfin,  à  l'odieux  il  a  substitué  la 
sottise.  Cette  femme,  qui  prévoit  qu'elle  n'a  cpi'à  tendre  un 
rasoir  à  son  mari  pour  que  celui-ci  le  lance  par  la  chambre,  a 
inventé  là  une  bien  pauvre  ruse,  et  si  sommaire  qu'ait  pu  être  la 
justice  de  l'Inde,  le  moindre  juge  de  ces  temps  reculés  ne  se  fût 
pas  laissé  prendre  à  ces  malices.  Toujours  est-il  que  le  conte  du 
vetâla  est  bien  la  source  des  mésaventures  de  la  femme  du  bar- 
bier dans  le  Pantchatantra. 

Mais  Benfey  prétend  voir  aussi  dans  ce  conte  le  germe  du  très 

1  spirituel  récit  des  Tresses  :  «  L'auteur  du  Pantchatantra,  dit-il,  a 

((  transformé   avec  une  merveilleuse  habileté  la  vieille  histoire 

((  macabre  de  son  modèle  ;  la  punition  n'atteint  ici  que  l'entre- 

«  metteuse,  tandis  que  la  femme  mariée  paraît  sortir  indemne  de 

Journal  Asiatique,  t.  XVIII,  1851,  p.  383,  ss.  Notre  conte  est  aussi  publié 
en  allemand  à  la  page  61  de  la  traduction  allemande  de  H.  Œsterley,  Baitdl 
Patchisl,  ode?'  die  23  Evzdhlungen  eines  Damon,  Leipzig,  1873. 

1.  Tlie  Veddla  Cadai,  being  the  tamul  version  of  a  collection  of  ancient 
taies  in  the  sanscrit  language .. .  translated  by  B.  G.  Babingtou,  Miscellaneous 
translations  front  oriental  languages,  1. 1,  p.  43,  1831. 


179 


((  toute  cette  aventure.  Nous  y  voyons  apparaître  le  mari  ridicule 
((  et  crédule,  conforme  au  type  convenu  dans  ces  contes,  et  pour 
«  qu'il  paraisse  mériter  son  malheur,  il  nous  est  présenté  comme 
«  un  brutal  ivrogne.  » 

Dans  les  Mémoires  de  V Académie  de  Saint-Pétersbourg ,  il  dit 
encore  :  «  Cette  forme  mogole  du  conte  nous  permet  de  saisir  ce 
((  fait  que  confirment  tant  de  récits  d'origine  indienne  aujour- 
((  d'hui  répandus  sur  la  surface  de  la  terre,  à  savoir  que  le  noyau 
«  du  conte,  qui  est  d'origine  indienne,  reste  intact,  tandis  qae 
«  son  enveloppe  se  modifie  de  mille  façons,  selon  les  besoins 
((  moraux  et  les  conceptions  sociales  des  peuples  qui  l'accueillent.  » 

En  vérité,  existe-t-il  un  rapport  logique,  une  relation  de  cause 
à  effet  entre  cette  donnée  :  «  une  femme  à  qui  on  a  coupé  le  nez 
accuse  son  mari  de  ce  méfait,  »  et  celle-ci  :  «  une  femme,  que  son 
mari  soupçonne,  s'échappe,  à  la  faveur  de  la  nuit,  de  la  chambre 
conjugale  et  une  amie  y  prend  sa  place  ;  le  mari  se  trom23e  dans 
l'obscurité,  bat  et  mutile  cette  amie  ;  sa  vraie  femme  rentre  au 
matin,  le  corps  intact,  et  prouve  aisément  à  son  mari  que  les 
dieux  l'ont  justifiée  »  ?  Je  vois  bien  que  les  deux  contes  sont 
juxtaposés  ;  mais  je  vois  aussi  que  chacun  d'eux  peut  vivre  de 
son  existence  propre.  Et  ce  qu'il  m'est  impossible  de  concevoir, 
c'est  comment  l'un  pourrait  être  le  germe  de  l'autre.  Je  vois  bien 
que  l'oiseau  est  virtuellement  renfermé  dans  l'œuf;  mais  que  le 
conte  des  Tresses  soit  virtuellement  enfermé  dans  le  conte  du 
Vetâlapantchavinçâti,  c'est  ce  qui  m'échappe. 

Supposez,  en  effet,  qu'on  enferme  dans  des  cellules  tous  les 
conteurs  passés  et  futurs,  en  leur  proposant  comme  canevas  le 
conte  du  Vetâla^  avec  charge  d'en  tirer  tous  les  développements 
logiques  qu'il  contient  en  germe.  Qu'on  les  enferme  tous,  les 
bons  plaisants  et  les  subtils  narrateurs,  Schéhérazade,  Till 
l'Espiègle,  et  les  aimables  conteurs  florentins  du  Décaméron,  et 
les  Vénitiens  que  les  Facétieuses  nuits  de  Straparole  réunissent 
autour  de  Lucrèce  Sforze,  et  les  spirituels  gentilshommes  de  la 
reine  de  Navarre.  Qu'on  enferme  encore  avec  eux  les  Sept  Sages 
de  Rome,  Bacillas,  Caton  et  Malquidas,  et  aussi  le  charmant 
perroquet  du  Touti-Nameh\  et  qu'on  enferme  Roger  Bontemps, 
et  ceux  qui,  dans  mille  ans,  diront  encore  la  Matrone  d'Ephèse 
aux  races  à  venir.  La  captivité  durât-elle  des  siècles,  et  le  tra- 


—  180  — 

vail  de  tous  ces  ingénieux  esprits  fût-il  incessant,  le  conte  des 
Tresses  ne  germerait  pas  du  conte  du  Vetâla. 

Il  s'est  simplement  produit  ici  un  phénomène  qui  n'est  point 
rare  dans  l'histoire  des  contes  :  une  contamination.  Deux  contes, 
primitivement  étrangers  l'un  à  l'autre  et  qui  suivront  d'ailleurs 
des  destinées  ultérieures  distinctes,  s'agrippent  souvent  l'un 
l'autre.  Ce  phénomène  est  fréquent,  et  nous  verrons  tout  à  l'heure 
que  notre  conte  des  Tresses  s'est  ainsi  temporairement  attaché, 
en  Europe,  une  dizaine  de  contes  divers.  On  n'a  jamais  imaginé 
de  rechercher,  dans  tel  de  ces  éléments  adventices  et  caducs,  la 
source  première  du  conte.  Pourtant,  tel  récit  contaminé,  fran- 
çais, allemand,  italien,  pourrait,  avec  autant  de  vraisemblance 
c[ue  le  Vetâla^  être  présenté  comme  l'original  des  Tresses.  Mais 
quoi!  ces  contaminations  étaient  françaises,  allemandes,  ita- 
liennes —  non  indiennes  !  Le  plus  souvent ,  il  est  difficile  de 
savoir  où,  quand,  pourquoi  deux  contes  se  sont  ainsi  soudés  :  la 
fantaisie  individuelle  d'un  conteur,  un  vague  trait  commun  dans 
les  deux  récits,  souvent  le  simple  désir  de  dire  une  histoire  plus 
longue,    le    caprice   de  l'association  des  idées   provoquent    ces 

1  rapprochements.  Mais,  ici,  ce  qui  est  vraiment  curieux  et  ce  qui 
aurait  dû  faire  réfléchir  Benfej,  c'est  que,  dans  le  récit  du  Pant- 

\   chatantra,    l'on  découvre   fort    bien   les  intentions    intimes  du 

\  narrateur  :  la  soudure  des  deux  contes  y  est  visible,  et  les  causes 

'  de  la  contamination  flagrantes. 

On  se  souvient  en  effet  que,  dans  le  récit  du  Pantchatantra, 
un  religieux  mendiant,  Devasarman,  observe  de  sa  mauvaise 
couchette  toutes  les  péripéties  du  drame.  Or,  ce  Devasarman, 
les  lecteurs  du  Pantchatantra  le  connaissent  bien  :  cet  épisode 
de  la  vie  conjugale  n'était  pas  la  première  scène  bizarre  dont  il 
eût  été  le  témoin  ;  déjà  on  l'a  suivi,  avec  une  surprise  toujours 
croissante,  dans  une  série  d'aventures  entre  lesquelles  on  ne 
remarquait  d'abord  aucun  lien.  Ce  lien  existait  pourtant,  et 
l'auteur  réservait  au  religieux  Devasarman  de  tirer  de  ces  épi- 
sodes disparates  une  seule  et  même  leçon.  Il  lui  fallait  donc 
trouver  une  sorte  de  mise  en  scène  qui  permît  à  Devasarman  de 
raconter  ses  aventures  et  d'en  tirer  la  morale. 

C'est  alors  que  l'auteur  du  Pantchatantra  s'est  souvenu  do  ce 
conte  du  Vetâla  où  un  témoin  imprévu  venait  révéler  à  des  juges 


—  181  — 

l'innocence  d'un  mari  condamné.  Dans  le  conte  primitif  des 
Tresses  —  nous  le  montrerons  plus  loin  —  l'entremetteuse,  une 
fois  châtiée  et  blessée  par  le  mari,  devait  disparaître  de  la  scène 
et  ne  plus  nous  occuper.  Mais  l'auteur  du  Pantchatantra  avait 
encore  besoin  d'elle  :  il  fallait  qu'elle  accusât  et  fît  condamner 
son  mari,  à  seule  fin  que  le  religieux  Devasarman,  sur  la  place 
du  supplice,  en  présence  du  peuple  et  des  juges  assemblés,  pût 
survenir,  dérouler  la  série  de  ses  aventures  et  dire  aux  juges  : 
«  Suspendez  votre  jugement,  parce  que  ce  n'est  pas  le  larron  qui  * 
a  emporté  ma  robe,  ny  ce  n'est  les  moutons  qui  ont  tué  le  renard,  \ 
ny  le  jeune  homme  n'a  tué  la  méchante  femme,  ny  non  plus  ce 
n'est  pas  le  cordonnier  qui  a  coupé  le  nez  de  la  chirurgienne,  mais 
c'est  nous-mêmes  qui  avons  tiré  ces  maux  sur  nous...  etc.  ^  )> 
D'où  la  contamination  du  Vetàla  et  des  Tresses. 

En  tout  cas,  on  voit  qu'il  n'y  a  primitivement  rien  de  commun  \ 
entre  les  deux  récits.  Plante  associe  en  une  seule  pièce  une 
comédie  de  Diphile  et  une  comédie  de  Ménandre.  L'auteur  du 
Pantchatantra  associe  deux  contes  populaires,  le  Vetàla  et  les 
Tresses.  Ce  sont  là  des  faits  similaires  :  le  Vetàla  n'est  pas  plus 
la  source  des  Tresses  que  la  comédie  de  Ménandre  n'est  la  source 
de  Diphile. 

II 

LES    VERSIONS    OCCIDENTALES 

Soit,  dira-t-on  peut-être;  le  conte  du  Vetàla  n'est  point  la  source 
du  conte  des  Tresses.  Mais  nous  nous  réservons  une  arme  autre- 
ment puissante.  Si  nous  n'avons  pu  découvrir  le  germe  du  Pant- 
chatantra, sa.  préhistoire  \  si  nous  ne  connaissons  pas  le  mystère 
de  sa  naissance,  du  moins  connaissons-nous  sa  lignée  ;  et  cette 
lignée,  ce  sont  toutes  les  versions  occidentales  modernes.  Compa- 
rons par  exemple  le  fabliau  français  avec  le  Pantchatantra  :  nous 
verrons  que  la  version  sanscrite  est  la  plus  archaïque,  si  bien 
que  les  traits  du  fal^liau  ne  peuvent  s'expliquer  que  comme  des 
déformations  des  traits  correspondants  du  Pantchatantra;  et, 
pour  expliquer  le  fabliau,  si  le  Pantchatantra  n'existait  pas,  il 
faudrait  l'inventer.  —  Comparons  donc. 

1.  £iVre  des  Lumières,  1644,  p.  86. 


—  182  — 

a)  Le  fabliau  comparé  aux  formes  orientales.  Supériorité  logique 
du  récit  français. 

Voici  le  récit  de  l'un  de  nos  fabliaux  ^  : 

Un  chevalier  a  une  femme  et  cette  femme  a  un  amant.  Les  amoureux 
profitent  de  ce  que  le  mari  est  grand  coureur  de  tournois  pour  se  voir  en 
secret  chez  la  sœur  du  galant.  Un  jour  que  l'on  annonce  le  retour  du  mari, 
la  femme  demande  à  son  ami  un  don,  que  l'on  peut  considérer  comme  une 
de  ces  mille  épreuves  de  courage  que  les  femmes  du  moyen  âge  (au  moins 
dans  les  romans)  requéraient  en  amour  :  c'est  qu'il  viendra  la  trouver  cette 
nuit-là,  dans  la  chambre  conjugale.  Il  y  pénètre  en  effet  le  soir,  parla  fenêtre, 
et  s'approche  à  tâtons  du  lit  où  reposent  les  deux  époux.  Mais  le  malheureux 
se  trompe  : 

Lors  tas  te  et  prent  par  mi  le  coûte 
Le  seignor  qui  ne  dormoit  pas, 
Et  li  sires  esnel  le  pas 
Si  le  ra  saisi  par  le  poing. 

Les  deux  hommes  luttent  dans  l'obscurité  et  le  mari  pousse  son  adver- 
saire, qu'il  prend  pour  un  voleur,  jusqu'à  la  porte  d'une  salle  voisine  de  sa 
chambre,  où  il  mettait  son  cheval  favori  et  sa  mule.  Il  renverse  son  ennemi 
dans  une  cuve  qui  se  trouvait  là  et  l'y  maintient  :  «  Alumez  chandoile  !  » 
crie-t-il  à  sa  femme.  Mais  celle-ci  se  garde  bien  d'obéir  ;  elle  proteste  qu'elle 
ne  pourra  jamais  trouver  dans  l'obscurité  la  porte  de  la  cuisine;  elle  préfère 
garder  ce  voleur  pendant  que  son  mari  ira  chercher  de  la  lumière.  Comme 
le  mari  s'éloigne  en  lui  confiant  son  prisonnier,  vite,  elle  le  laisse  échapper, 
et  quand  le  bonhomme  revient,  une  chandelle  dans  une  main,  une  épée  nue 
dans  l'autre,  il  voit  que  sa  femme  maintient  dans  la  cuve,  avec  le  plus  grand 
sérieux  du  monde,  la  tête  de  sa  mule.  Il  en  conclut  avec  un  certain  bon 
sens  qu'il  a  pris  un  «  lecheor  »  pour  un  voleur  et  jette  sa  femme  à  la  porte. 
Elle  se  réfugie  dans  la  maison  amie  où  elle  retrouve  son  amant,  puis  s'avise 
d'un  engin  :  u  jamais  n'orrez  parler  de  tel  »  !  Elle  s'en  va  réveiller  une 
bourgeoise  qui  lui  est  dévouée  et  la  fait  consentir  à  entrer  dans  la  chambre 
de  son  mari,  où  elle  s'occupera  à  pleurer  tant  et  plus.  En  effet,  Famie  com- 
plaisante mène  grand  deuil  auprès  du  mari  qui,  n'y  tenant  plus,  se  lève, 
arme  d'éperons  ses  pieds  nus,  prend  par  les  cheveux  celle  qu'il  croit  être 
sa  femme  et  la  met  en  sang  à  coups  d'éperons  ;  cependant  sa  vraie  femme 
a  rejoint  le  galant  : 

Molt  pot  ore  la  dame  atendre 
De  son  ami  greignor  soulaz 
Que  celle  qui  est  prise  as  laz  ! 

Enfin  le  mari,  las  de  frapper,  prend  son  couteau,  coupe  les  deux  tresses 
de  la  malheureuse  et  la  renvoie.  Elle  court  conter  sa  mésaventure  à  son 
amie  ;  celle-ci  la  console  de  son  mieux  et  va  se  rasseoir  sans  bruit  sur  le 
lit  de  son  mari  qui  s'est  rendormi.  Elle   trouve   sous  l'oreiller  les   tresses 


1.  M  R,IV,  94. 


—  183  — 

coupées,  les  prend,  y  substitue  la  queue  d'un  cheval,   et  s'endort  paisible- 
ment jusqu'au  jour. 

Il  faut  lire  dans  le  texte  môme  la  scène  très  spirituellement  menée  du 
réveil;  l'étonnement  croissant  du  mari  quand  il  trouve  sa  femme  couchée 
auprès  de  lui,  quand  il  découvre  son  corps  tout  sain  et  frais,  sans  même 
une  ((  bubete  »,  quand  il  voit  ses  tresses  intactes  et,  sous  l'oreiller,  une 
queue  de  cheval.  11  se  persuade  aisément  qu'il  a  rêvé. 

Ou  ce  est  fantosme  qui  vient 
As  genz  por  aus  faire  mvxser, 
Et  por  aus  folement  user 
Et  por  faire  foler  la  gent... 

Afin  qu'à  l'avenir  il  ne  soit  plus  «  enfantosmé  »  de  la  sorte,  sa  femme 
lui  conseille  d'aller  en  pèlerinage  à  la  Sainte  Larme  de  Vendôme,  ce  à  quoi 
il  se  résout  de  grand  cœur. 

Notons  d'abord  qu'il  est  impossible  d'admettre  que  l'auteur 
anonyme  de  ce  fabliau  ait  eu  directement  connaissance  du  Pant- 
chatantra.  La  traduction  latine  de  Jean  de  Capoue  (1278-1291), 
la  première  qui  ait  été  faite  dans  l'Europe  occidentale,  est  de 
cinquante  ans  environ  postérieure  au  fabliau. 

Comparons  donc  les  traits  correspondants  et  différents  de  la 
version  sanscrite  et  du  récit  français.  11  se  pourrait  que  telle 
donnée  b  du  fabliau  ne  pût  s'expliquer  que  comme  une  déforma- 
tion d'une  donnée  a  du  Pantchatantra  ;  il  se  pourrait  que  le 
Pantchatantra  présentât  en  somme  un  état  plus  archaïque  du 
récit,  où  les  incidents  de  l'intrigue  seraient  plus  conformes 
qu'ailleurs  à  la  signification  intime  du  conte,  plus  logiques,  plus 
satisfaisants,  partant  primitifs.  Je  crois  que  c'est  précisément  le 
contraire  qui  est  le  vrai. 

Par  exemple,  dans  le  fabliau,  la  femme  adultère  perd  les  cheveux,  \ 
et  non  plus  le  nez.  On  pourrait  être  tenté  d'y  voir  un  adoucisse- 
ment du  récit  primitif  :  le  trouvère  aurait  été  choqué  de  cette 
horrible  blessure  et  aurait  assez  heureusement  modifié  ce  trait  du 
conte  sanscrit.  —  Faut-il  vraiment  discuter  cette  très  grave 
question  de  savoir  s'il  est  mieux  que  cette  femme  perde  son  nez,  j^ 
ou  bien  ses  tresses?  Je  laisse  aux  orientalistes  à  prouver  par  des 
textes  de  lois  que  cette  perte  du  nez  était  le  châtiment  des  adul- 
tères dans  l'Inde,  et  que  c'est  là  un  trait  bouddhique  '. 

J'y  consens.  Pourtant,  si  l'on  en  voulait  tirer  trop  d'avantage, 

1.  Au  contraire,  voyez  dans  le  lai  de  Bisclavret  toute  la  postérité  d'une 
femme  adultère,  qui  naît  esnasée. 


\ 


—  184  — 

je  serais  prêt  à  soutenir  envers  et  contre  tous  que  ce  sont  au 
contraire  les  tresses  coupées  qui  sont  le  trait  primitif,  et  que 
c'est  là  un  détail  de  mœurs  g-ermaniques.  Ne  se  souvient-on  pas 
en  effet  que  Tacite,  au  chapitre  XIX  de  sa  Germanie,  décrit  ainsi 
le  châtiment  des  adultères  :  «  ahscisis  crinihus  nudatam  uxorem 
((  coram  propinquis  expellit  domo  maritus  »?  Ne  se  souvient-on 
pas  de  même  de  cette  belle  légende  de  VHeptaméron  ^  où  un 
vieux  chevalier  d'Allemagne,  pour  punir  sa  femme  d'un  très 
ancien  adultère,  l'oblige  à  paraître  chaque  jour  à  sa  table  devant 
ses  hôtes  «  la  teste  toute  tondue,  le  demeurant  du  corps  habillé 
de  noir  »?  Von  der  Hagen  a  gravement  réuni,  à  propos  de  notre 
conte,  des  témoignages  de  cette  coutume  germanique  2. 

Mais  laissons-là  ces  plaisanteries.  11  est  facile  de  montrer 
comment  c'est  plutôt  le  fabliau  qui  présente  ici  un  état  antérieur 
du  conte,  dont  le  trait  du  Pantchatantra  n'est  qu'une  malhabile 
déformation.  Le  conte  est  essentiellement  imaginé  pour  nous 
faire  rire  d'un  bon  tour  joué  à  un  mari;  et  une  ruse  n'est  drôle 
que  si  elle  réussit.  Or  la  ruse  ne  réussit  nullement  dans  le  Pant- 
chatantra 3.  Là,  en  effet,  l'entremetteuse  qui  a  perdu  son  nez  va 
se  plaindre,   accuse   son    mari;    c'est  dans   le   bourg   un    beau 

1.  Nouvelle  XXXII. 

2.  Gesammtabenteuer,  II,  p.  XLV. 

3.  M.  des  Granges,  à  une  conférence  de  M.  G.  Paris,  m'a  objecté  que 
telle  n'était  point  nécessairement  l'intention  primitive  du  conte  et  que  le  but 
des  conteurs  indiens  n'était  pas,  comme  il  arrive  dans  les  fabliaux,  de  nous 
faire  rire  aux  dépens  du  mari.  —  Soit;  mais  leur  but  était,  en  tout  cas,  de 
nous  mettre  en  garde  contre  la  méchanceté  rusée  des  femmes.  C'est  la 
morale  que  tire  expressément  le  bon  Dévasarman,  témoin  invisible  des  ruses 
de  notre  entremetteuse,  en  ces  slokas  attristés  :  «  Ce  que  Vrihaspati  sait  de 
science  ne  l'emporterait  pas  sur  l'intelligence  d'une  femme;  comment  donc 
se  défendre  contre  elles?  Elles  qui  appellent  le  mensonge  vérité  et  la  vérité 
mensonge,  comment  les  hommes  sages  peuvent-ils  se  défendre  contre  elles 
ici-bas  ? 

«  Les  lions  à  la  gueule  redoutable  et  à  la  crinière  éparse,  les  éléphants  sur 
qui  brillent  les  raies  tracées  par  la  chaleur  du  rut,  les  hommes  intelligents 
et  les  héros  dans  les  batailles,  deviennent  auprès  des  femmes  de  bien  misé- 
rables créatures. 

«  Elles  sont  tout  poison  à  l'intérieur,  et  à  l'extérieur  elles  sont  charmantes; 
les  femmes  ressemblent,  dit-on,  au  fruit  du  goundjà.  » 

Le  conteur  était  donc  singulièrement  malavisé  qui,  voulant  manifester 
l'habileté  féminine,  met  en  scène  un  couple  de  commères  qui  réussissent,  en 
effet,  à  duper  deux  heures  un  mari,  mais  deux  heures  seulement,  et  qui,  l'une 
et  l'autre,  expieront  cruellement  ce  succès  éphémère. 


—  185  — 

tapage.  Que  fait,  en  l'apprenant,  l'autre  mari,  celui  qui  se  rap- 
pelle avoir  coupé  le  nez  de  quelqu'un  dans  l'obscurité?  Le  Pant- 
chatantra  se  tait  prudemment  là-dessus.  Il  est  évident  que,  dupé 
une  heure,  il  a  reconnu  dès  le  matin  la  fraude  et  l'erreur  :  la 
ruse  de  sa  femme  se  retourne  contre  elle.  Dans  le  fabliau,  tout 
au  contraire,  l'entremetteuse  n'est  jamais  gênante;  elle  a  perdu 
ses  cheveux?  elle  en  sera  quitte  pour  porter  de  fausses  nattes 
sous  son  couvre-chef  ^  ;  nul  ne  se  doutera  de  son  malheur  ;  le 
mari  pourra  faire  en  toute  conscience  son  pèlerinage  à  la  Sainte 
Larme  de  Vendôme,  et  nous  pourrons  rire  du  bon  tour  qu'on  lui 
a  joué.  Il  est  bien  probable  que,  dans  la  forme  primitive  4^ 
conte,  l'entremetteuse  en  était  quitte  pour  une  mutilation  légère, 
et  le  fabliau  est  plus  voisin  que  le  Pantchatantra  de  cette  forme 
primitive. 

Mais  la  rédaction  sanscrite  souffre  d'une  infériorité  plus  carac- 
téristique. La  femme  adultère  n'y  est,  à  aucun  moment,  une 
rusée  qui  combine  un  plan  ;  c'est  le  hasard  qui  mène  tous  les 
événements.  C'est  par  hasard  que  l'entremetteuse  vient  lui  por- 
ter un  message.  C'est  cette  entremetteuse  qui  lui  propose  de 
prendre  sa  place  au  pilier;  quant  à  elle,  elle  reste  constamment 
passive;  et,  lorsque  le  mari  se  réveille,  elle  n'a  vraiment  pas 
grand  mérite  à  s'écrier  :  «  Que  les  dieux  me  rendent  mon  nez!  » 
car  la  première  sotte  venue  l'aurait  dit  à  sa  place.  Dans  le  fabliau, 
au  contraire,  le  trait  de  génie  de  la  femme  consiste  précisément 
à  préparer  toute  cette  scène.  Comme  elle  prévoit  qu'elle  sera 
battue  dans  la  nuit,  elle  préfère  aller  rejoindre  son  amant  et 
qu'une  amie  supporte  la  volée  ;  et  dès  qu'elle  sait  le  succès  de  sa 
ruse,  quelle  active  habileté!  Vite,  elle  elface  de  sa  chambre  toute 
trace  de  désordre,  enlève  les  tresses  révélatrices,  les  cache,  met  à 
leur  place  une  queue  de  cheval  et  attend  le  réveil  du  mari  pour 
lui  persuader  lentement,  par  une  série  de  preuves  savamment 
combinées,  qu'il  a  été  hanté  par  quelque  cauchemar.  Laquelle  de 
ces  deux  formes   est  primitive?  N'est-il  pas  vrai  que  ce   n'est 

1.  C'est  en  effet  ce  que  lui  conseille  son  amie  : 

«  Ne  ja  douter  ne  li  estuet 
Des  tresces,  se  trouver  les  puet, 
Que  si  bien  ne  li  mette  el  chief, 
Que  ja  n'en  savra  le  meschief 
N'ome  ne  feme  qui  la  voie.  » 


-  186  — 

point,  comme  le  voudrait  la  théorie,  dans  la  version   orientale 
qu'on  trouve  la  plus  parfaite  intelligence  du  conte,  mais  tout  au 
/      contraire  dans  le  fabliau? 

b)  Qu'il  est  impossible,  en  fait^  de  savoir  quelle  est  la  primi- 
tive^ des  versions  indienne  et  française.  Discussion  de  la  méthode. 

Gomment  peut-on,  en  bonne  critique,  établir  les  rapports  réci- 
proques de  deux  versions  d'un  même  conte  ?  Voici  une  méthode 
qui  me  paraît  sûre,  nécessaire  et  non  contestable. 

A  passer  de  bouche  en  bouche  et  de  livre  en  livre,  du  livre  à 
la  tradition  orale  ou  inversement,  du  musulman  au  chrétien,  du 
grand  seigneur  à  la  portière,  d'un  sot  à  Boccace,  d'un  matelot 
breton  à  un  cafre  de  la  côte  de  Mozambique,  un  conte  s'expose  à 
mille  remaniements.  Mais  s'il  est  à  la  merci  du  caprice,  de  la 
sottise,  de  la  fantaisie  imaginative,  du  manque  de  mémoire,  des 
mœurs  particulières  de  chacun  de  ses  narrateurs  successifs,  il 
s'en  faut  pourtant  que  ces  transformations  puissent  indistincte- 
ment porter  sur  toutes  les  parties  du  récit.  Un  conte  est  un  orga- 
nisme vivant  et,  comme  tel,  est  soumis  pour  vivre  à  de  cer- 
taines conditions.  On  peut  enter  sur  une  plante  une  greffe  étran- 
gère, couvrir  un  animal  de  parures  diverses  ;  inversement,  on 
peut  mutiler  un  être  vivant,  animal  ou  plante,  lui  retrancher  un 
nombre  déterminé  d'organes;  l'être  ainsi  mutilé  pourra  languir; 
il  sera  réduit  à  son  minimum  de  vie,  mais  il  vivra.  Touchez  au 
contraire  à  un  de  ses  organes  essentiels  et  à  un  seul,  le  voilà 
mort.  Pareillement,  on  peut  greffer  sur  un  conte  des  membres 
parasites  ou  l'affubler  de  costumes  différents,  selon  les  pays 
qu'il  habite.  On  peut  au  contraire  le  réduire  à  la  nudité  ésopique, 
le  mutiler  même,  il  vivra  toujours.  Mais  il  est  essentiellement 
constitué  par  un  ensemble  d'organes  tel  qu'il  est  impossible  de 
toucher  à  l'un  d'entre  eux  et  à  un  seul,  sans  le  tuer. 

Il  est  extrêmement  facile,  étant  donné  un  conte  quelconque, 
d'en  déterminer  la  constitution  organique. 

Voici,  par  exemple,  celle  des  Tresses  :  Un  mari  a  de  certaines 
raisons  d'en  vouloir  à  sa  femme.  Celle-ci  trouve  un  moyen  de 
s'esquiver  hors  de  la  chambre  conjugale.,  sans  que  le  mari  s  en 
aperçoive ^  une  amie  Vy  remplace,  et  comme.,  dans  V obscurité,  le 
mari  na  pu  s' apercevoir  de  la  substitution,  cest  elle  qui  reçoit  la 
correction  prévue  ;  en  outre,  le  mari  lui  fait  subir  une  mutilation 


—  187  — 

corporelle  quelconque  ;  sa  vraie  femme  retourne  ensuite  dans  sa 
chambre^  et,  comme  elle  peut  lui  montrer  son  corps  intact^  sans 
hlessui^e  d'aucune  sorte,  elle  lui  persuade  aisément  quil  a  rêvé, 
ou  que  les  dieux  ont  réparé  l'injure  faite  à  une  innocente. 

Quels  sont  les  caractères  propres  à  cette  forme?  C'est  d'abord 
que,  pour  la  dég-ager,  il  n'est  pas  nécessaire  de  comparer  les 
différentes  versions  conservées  du  récit  :  ce  travail  est  j)ossible 
sur  une  forme  quelconque  d'un  conte  quelconque;  ensuite,  que  ce 
résumé  convient  exactement  non  seulement  aux  trente  versions 
conservées  d'un  conte,  mais  aussi  à  toutes  les  versions  intermé- 
diaires perdues,  mieux  encore,  à  toutes  les  versions  possibles]  il 
est  tel  qu'on  ne  saurait  y  ajouter  un  trait,  et  un  seul,  qui  ne  fût 
secondaire;  qu'on  ne  saurait  en  supprimer  un  trait,  et  un  seul, 
que  le  conte  ne  mourût  du  même  coup.  En  un  mot,  on  peut 
réduire  une  version  quelconque  d'un  conte  à  une  forme  irréduc- 
tible :  ce  substrat  dernier  devra  nécessairement  passer  dans 
toutes  les  versions  existantes,  ou  même  imaginables,  du  récit; 
il  est  hors  du  pouvoir  de  l'esprit  humain  d'en  supprimer  un  iota. 
On  redirait  le  conte  dans  mille  ans  que  cette  forme  essentielle 
se  maintiendrait,  immuable. 

Cela  posé,  puisque  tout  conteur  passé  ou  futur  a  été,  est  ou 
sera  nécessairement  contraint  d'admettre  dans  son  récit  cet 
ensemble  de  traits  organiques,  que  nous  appellerons  w,  il  s'en- 
suit que  nous  ne  pouvons  rien  savoir  du  rapport  de  deux  ver- 
sions qui  ne  possèdent  que  ces  seuls  traits  en  commun. 

Mais  il  est  évident  que  jamais  un  conte  ne  s'est  transmis  sous 
cette  forme  sommaire,  abstraite  et  comme  schématique  :  le  jour 
même  où  il  a  été  inventé,  ses  personnages  vivaient  déjà  d'une 
vie  plus  concrète,  plus  complexe.  Chacun  des  incidents  néces- 
saires de  l'intrigue  était  expliqué,  motivé  :  c'était,  ici,  un  détail 
de  mœurs,  là  un  mot  plaisant,  là  un  trait  de  caractère.  Si  on 
nous  permet  d'employer  ces  formules,  le  conte  ne  s'exprimait 
point  par  w,  mais  par  w  +  a,  />,  c,  J...,  et  chacun  de  ces  traits 
accessoires  a,  b,  c,  (/...,  est  par  nature  transitoire  et  mobile.  Ils 
sont  les  accidents  du  conte,  dont  w  est  la  substance.  Ils  sont,  par 
définition,  arbitraires  et  peuvent  varier  d'un  conteur  à  l'autre. 

Si  donc  on  retrouve  l'un  d'entre  eux  dans  deux  versions  —  et 
dans  ce  cas  seulement  —  ces  deux  versions  sont  indissoluble- 


—  188  — 

ment  unies.  De  même  qu'une  famille  de  manuscrits  est  consti- 
tuée par  l'existence  d'une  même  faute  dans  divers  manuscrits, 
de  même  plusieurs  versions  d'un  conte  peuvent  être  rangées  en 
une  même  famille,  si  ces  versions  présentent  les  mêmes  traits 
accessoires  en  commun  ;  car,  s'il  est  impossible  d'admettre  que 
deux  copistes  indépendants  commettent  la  même  faute  au  même 
endroit,  il  est  impossible  que  deux  conteurs  indépendants  ima- 
ginent le  même  trait  accessoire  au  même  endroit,  la  fantaisie 
créatrice  étant  un  acte  de  l'esprit  aussi  individuel  que  l'erreur  ^. 

En  résumé,  il  faut,  étant  donné  une  forme  quelconque  d'un 
conte,  distinguer  d'abord  des  traits  accessoires  les  traits  essen- 
tiels, c'est-à-dire  ceux  dont  on  ne  peut  concevoir  qu'ils  soient 
jamais  modifiés,  sans  que  le  conte  meure.  —  Certes,  l'erreur 
peut  se  glisser  dans  cette  opération  et  il  est  possible  que  l'on  con- 
sidère comme  essentiel  au  récit  un  détail  d'ornement.  Mais  nul 
ne  saurait  contester  que  ce  départ  soit  possible.  Si  nous  l'avons 
opéré  avec  justesse,  ici  comme  dans  les  monographies  qui  sui- 
vront, c'est  ce  que  le  lecteur  éprouvera. 

Ce  travail  une  fois  fait,  toute  classification  de  versions  fondée 
sur  la  seule  communauté  des  traits  essentiels  réunis  en  w  est  non 
avenue  ;  mais  il  suffît  que  deux  versions  possèdent  un  seul  trait 
accessoire,  a,  en  commun,  pour  être  indissolublement  associées. 

Appliquons  ce  procédé  au  conte  des  Tresses. 

Pour  peu  que  l'on  veuille  comparer  la  forme  orientale  et  le 
fabliau,  on  s'apercevra  que  ces  deux  versions  n'ont  précisément 
en  commun  que  les  traits  que  nous  réunissons  en  oj;  tous  les 
autres^  qui  sont  secondaires,  diffèrent.  La  rédaction  sanscrite 
sera,  par  exemple,  exprimée  par  la  formule  :  w  +  a  (/e  moine 
mendiant)  +  h  [la  femme  au  pilier)  -\-  c  [le  nez  coupé)  -\-  d  [la 
femme  du  barbier  et  le  rasoir)  -\-  e  [le  Jugement)  etc.,  tandis 
que  la  formule  du  fabliau  sera  lù  -\-  v  [la  mule  et  la  cuve)  +  x 
[la  femme  blessée  à  coups  d'éperons)  +  y  [l^s  tresses  coupées)  -\-  z 
[le pèlerinage)  etc..  Ces  deux  formes  w  +  a,  j6,  c,  (/...,  to  +  f, 

1.  Il  reste  ici,  comme  dans  les  classifications  de  manuscrits,  un  élément 
de  critique  subjective  :  de  même  qu'une  faute  identique  peut  avoir  été  suggé- 
rée à  deux  copistes  indépendants,  de  même  un  même  trait  accessoire  peut, 
dans  certains  cas,  avoir  été  imaginé  par  deux  conteurs  indépendants.  Chaque 
cas  doit  être  étudié  à  part.  Voyez  au  chapitre  suivant  nos  remarques  sur  le 
lai  de  l'Epen'ier. 


X 


—  189  — 

X,  ?/,  z...  ne  sont  donc  pas  comparables,  et  l'on  ne  pourra  rien 
m'objecter,  s'il  me  plaît  de  soutenir  que  le  conte  des  Tresses  a 
été  inventé  par  tel  conteur,  Carthaginois  ou  Thrace,  qu'il  me 
conviendra  d'imaginer,  ou  par  un  bel  esprit  égyptien  qui  vivait 
au  cours  de  la  xix^  dynastie,  sous  le  règne  de  Ramsès  II;  que  cet 
égyptien  l'a  conté  à  deux  de  ses  amis;  que  l'un  de  ces  amis  a 
inventé  les  traits  accessoires  qui  sont  donnés  par  le  Pantchatan- 
tra,  l'autre  ceux  qui  sont  parvenus  à  notre  trouvère.  Il  est  pos- 
sible que  ces  deux  formes  n'aient  eu  aucun  rapport  commun 
depuis  le  règne  de  Ramsès  II. 

On  dira  :  il  n'est  pas  démontrable  en  effet  que  le  fabliau  vienne 
du  Pantchatantra;  mais  cela  est  pourtant  possible^.  Ils  n'ont 
plus  qu'a)  en  commun,  il  est  vrai;  mais  rien  ne  nous  prouve  que 
les  traits  accessoires,  a,  h,  c,  d,  ne  soient  pas  tombés  précisé- 
ment au  cours  du  voyage  d'Orient  en  Occident. 

Le  fait  est  possible,  en  effet,  mais  non  démontrable.  Or, 
notons  d'abord  que  cette  démonstration  eût  été  la  dernière  res- 
source permise  aux  indianistes. 

Ils  ne  peuvent  la  faire,  et  je  puis,  au  contraire,  fournir  la 
preuve  inverse. 

S'il  m'arrive,  en  effet,  de  montrer  —  comme  je  le  ferai  au 
chapitre  suivant  —  que  ce  minimum  de  rapports  possible  entre 
le  fabliau  des  Tresses  et  le  conte  du  Pantchatantra  n'est  pas  un 
fait  isolé,  que  bien  au  contraire,  les  contes  français  qui  nous 
restent  à  étudier  n'ont  presque  jamais  aucun  trait  accessoire  en 
commun  avec  les  mêmes  contes  sous  une  forme  orientale,  peut- 
être  sera-t-on  forcé  de  convenir  qu'il  y  a  là  une  présomption 
digne  de  quelque  attention. 

Nous  entendrons,  en  effet,  dans  un  instant,  Hans  Sachs  nous 
raconter  les  Tresses  à  son  tour.  Chose  étrange!  Il  nous  racon- 
tera, quoi?  le  fabliau.  Non  pas  seulement  les  traits  nécessaires  du 
fabliau,  cette  intrigue  succincte  que  nous  appelons  w;  non,  mais 
aussi  vingt  détails  accessoires,  le  rendez-vous  donné  à  l'amant 
dans  la  chambre  conjugale,  et  sa  lutte  avec  le  mari  dans  l'obscu- 
rité, et  son  évasion  pendant  que  le  mari  va  chercher  de  la  lumière, 
et  l'épisode  singulier  du  veau  retenu  prisonnier  à  la  place  de 
l'amant,  et  ainsi  de  suite,  jusqu'à  la  fin  du  récit.  Pourtant,  voilà 
plus  de  300  ans  que  le  fabliau  était  enfoui  dans  un  manuscrit  ignoré  ; 


Y 


—  190  — 

Hans  Sachs  ne  l'avait  pas  lu  ;  nous  ne  connaissons  aucune  source 
intermédiaire  écrite  qui  ait  pu  conserver  ces  traits  :  et  voici 
qu'on  ne  sait  d'où,  à  travers  le  moyen  âge  écoulé  et  la  Renais- 
sance, le  conte  arrive,  presque  exactement  sous  la  forme  du 
fabliau,  dans  une  échope  de  Nuremberg!  Et  tandis  que  nous 
constatons  cette  extraordinaire  fixité  des  détails  secondaires  dans 
la  tradition  orale,  —  pourquoi,  si  les  contes  français  viennent  des 
contes  indiens,  ne  retrouve-t-on  pas  une  semblable  communauté 
de  détails  entre  les  prétendus  originaux  et  leurs  copies  ? 

Le  chapitre  suivant  prouvera  qu'en  effet  cette  communauté  ne 
se  présente  presque  jamais. 

Cette  absence  de  traits  accessoires  communs  entre  les  récits 
indiens  et  les  récits  occidentaux  ne  peut  s'expliquer  sérieusement 
que  d'une  manière  :  ces  récits  occidentaux  ne  viennent  pas  des 
récits  indiens. 

Ainsi,  le  procédé  de  comparaison  ci-dessus  proposé  ne  prouve 
pas  que  notre  conte  ne  puisse  venir  de  l'Inde,  puisqu'il  est  pos- 
sible —  à  tout  prendre  —  que  ce  soit  au  cours  de  son  voyage 
du  conteur  bouddhiste  au  trouvère,  que  le  récit  a  perdu  ses  traits 
accessoires  a,  h,  c,  d  ^...  Mais  ce  procédé  a  une  double  effica- 
cité :  il  fait  voir  que  l'origine  orientale  de  ces  contes,  pour  pos- 
sible qu'elle  soit,  est  indémontrable  ;  il  fait  voir  encore  que  cette 
origine,  possible,  mais  indémontrable,  est,  de  plus,  improbable; 
car,  entre  les  soi-disant  modèles  et  leurs  prétendues  imitations, 
il  n'y  a  de  semblables  que  les  seuls  traits  qui  leur  seraient  com- 
muns s'ils  étaient  indépendants  les  uns  des  autres. 

c)  Les  différentes  formes  européennes^  toutes  étrangères  aux 
formes  orientales. 

Il  paraît  donc  démontré  que  notre  trouvère  ignorait  la  forme 
indienne  du  conte.  Il  l'ignorait  aussi  parfaitement  que  s'il  lui 
avait  fallu  s'en  aller  lui-même  découvrir  le  Pantchatantra  dans 
un  couvent  cinghalais,  quitter  sa  taverne  et  ses  dés,  ceindre  ses 

1.  Supposition  très  peu  probable.  M.  G.  Paris  veut  bien  me  montrer  encore 
cette  invraisemblance  singulière  que  je  n'avais  pas  aperçue  :  il  est  très  sûr, 
comme  on  l'a  vu,  que  le  réc\i  an  Pantchatantra  est  constitué  parla  contamina- 
tion d'un  conte  primitif  et  d'un  conte  du  Vatâlapantchas'incâti .  Cette  soudure 
est  si  intime  et  si  forte  qu'on  ne  saurait  bien  se  figurer  un  narrateur  posté- 
rieur, travaillant  sur  le  récit  du  Pantchatantra,  et  qui  réussirait  à  en  éliminer 


—  191  — 

reins  comme  le  religieux  chinois  Hiouen-Thsang,  et  vénérer  en 
personne  le  bois  de  manguiers  où  Çakyamouni,  après  six  ans 
d'austérités,  était  enfin  devenu  bouddha  accompli. 

Mais  voici  que,  postérieurement  à  notre  vieux  poète,  le  livre 
bouddhiste  a  lui-même  accompli  son  exode  vers  nos  pays  occi- 
dentaux. Voici  le  moyen  âge  passé  et  l'imprimerie  inventée.  Ce 
n'est  plus  seulement  par  des  manuscrits  que  se  transmet  la  tra- 
duction latine  de  Jean  de  Capoue.  Le  livre  indien  est  publié  : 
les  Allemands  peuvent  le  lire  en  allemand  [Bach  der  Beispiele, 
1480);  les  Italiens,  en  italien  (Doni,  1552),  etc. 

N'est-il  pas  à  prévoir  que  la  forme  indienne  des  Tresses,  mul- 
tipliée par  les  presses  de  Venise,  de  Francfort,  trouvera  dans  la 
tradition  orale  quelque  popularité,  tandis  que  notre  fabliau, 
oublié  dans  un  unique  manuscrit  que  des  moines  conservent, 
mais  se  gardent  bien  de  lire,  attendra  pour  revivre  que  Méon  le 
retrouve  dans  le  manuscrit  19152  de  la  Bibliothèque  Nationale? 
N'est-il  pas  à  prévoir  que  nous  retrouverons  quelque  part  ces 
traits  accessoires  du  Paiitchatantra,  inconnus  du  fabliau? 

Eh  bien!  non.  Sous  dix  formes  encore  qui  représentent  la  tra- 
dition de  dix  mille  conteurs,  peut-être,  —  nous  retrouverons  ce 
conte,  et  chacune  des  dix  formes  ressemble  au  fabliau,  jamais  au 
récit  sanscrit.  Jamais  plus  nous  ne  reverrons  l'épisode  du  pilier 
où  sont  successivement  attachées  les  deux  amies  et  jamais  plus 
la  sotte  histoire  du  rasoir  du  Pantchatantra.  Mais,  partout,  le 
conte  restera,  dans  sa  teneur,  semblable  au  fabliau.  Comme  le 
fabliau,  les  versions  européennes  nous  présentent  une  ruse  de 
femme  savamment  combinée  :  c'est  la  coupable  elle-même  qui 
imagine  de  faire  entrer  son  amie  à  sa  place  dans  la  chambre  con- 
jugale ;  l'amie  est  battue  et  perd  ses  tresses  ;  la  coupable  profite 
du  sommeil  du  mari  pour  faire  échapper  sa  complice,  réparer  le 
désordre  et  se  justifie  en  montrant  sa  chevelure  intacte.  En  sorte 
que,  si  nous  représentons  la  forme  orientale  par  (i)-|-  a,  h,  c,  d..., 

l'épisode  du  barbier  pour  retenir  seulement,  retrouver  et  restaurer  les  élé- 
ments primitifs.  Or  nulle  forme  occidentale  ne  connaît  cet  épisode.  Si  donc 
on  veut  à  toute  force  que  le  conte  des  Tresses  vienne  de  l'Inde,  on  est  réduit 
à  supposer  qu'il  a  commencé  son  exode  antérieurement  à  la  composition  du 
Pantchatantra,  —  ce  qui  nous  renvoie  à  des  temps  préhistoriques;  — ou, 
tout  au  moins,  il  faut  admettre  que  le  Paiitchatantra  n'a  contribué  en  rien  à 
le  propager. 


—  192  — 

la  forme  du  fabliau  par  o)-{-v^x,y,z...^\ai  formule  qui  expri- 
mera l'une  quelconque  des  formes  européennes  ^  comprendra  un 
ou  plusieurs  des  termes  v,  x,  y,  z^  et  jamais  l'un  des  termes  a,  A, 
c,  d.  —  Ainsi,  deux  choses  ont  été  surabondamment  prouvées  : 
non  seulement  les  formes  européennes  les  plus  anciennes  ne 
dérivent  point  des  formes  orientales;  mais  encore,  après  même 
que  l'imprimerie  a  répandu  à  des  milliers  d'exemplaires,  dans 
des  langues  diverses,  la  forme  orientale,  on  ne  voit  jamais  que 
cette  forme  orientale  et  savante  se  soit  combinée  avec  la  forme 
occidentale  et  populaire. 

On  pourrait  s'arrêter  là  et  clore  cette  discussion.  Mais  si  nous 
suivons  encore  notre  conte  dans  ses  destinées,  nous  y  trouverons 
l'occasion  d'une  constatation  curieuse  :  tandis  que  la  forme  orien- 
tale se  transmet  de  traduction  en  traduction,  toujours  identique 
à  elle-même,  la  même  chez  Gampeggi  ou  chez  Verboquet,  morte 
et  comme  enserrée  dans  des  bandelettes  de  momie,  le  conte  oral, 
qui  vagabonde  librement  par  le  monde,  très  étranger  aux  rema- 
niements que  les  savants  peuvent  faire  du  Pantchatantra^  subit 
toutes  les  vicissitudes  d\m  organisme  vivant.  Il  s'agrège  des 
traits  nouveaux,  en  élimine  d'anciens,  se  combine  avec  des 
contes  qui  lui  étaient  primitivement  étrangers;  et  c'est  une 
réelle  surprise  de  constater  sa  plasticité,  la  diversité  des  éléments 

1.  Voici,  pour  être  aussi  exact  que  possible,  les  variantes  de  détail  que 
présentent  ces  versions.  Le  fabliau  de  Garin  ressemble,  plus  que  toute 
autre  forme,  au  fabliau  précédemment  analysé,  sauf  qu'il  y  ajoute  quelques 
grossièretés  (notamment  aux  vers  228  et  ss.);  de  plus,  le  mari  est  un  bour- 
geois et  non  plus  un  chevalier,  ce  qui  rend  plus  vraisemblable  le  voisinage 
d'une  étable.  —  Ilans  Sachs  :  l'amant  est  un  prêtre,  qui,  à  la  fin  du  conte, 
vient  exorciser  le  mari;  c'est  une  vieille  qui  sert  d'entremetteuse;  la  fin  du 
conte  est  maladroite,  car  le  mari  a  pu  garder  et  montrer  à  son  beau-frère  les 
tresses  de  l'amie  complaisante,  et  la  justification  de  sa  femme  demeure  par 
suite  incomplète.  —  Boccace  :  la  femme  complaisante  est  une  servante;  le  mari 
lui  arrache  une  touffe  de  cheveux  qu'il  va  porter  à  ses  beaux-parents,  cepen- 
dant que  sa  femme,  Monna  Sismonda,  rentre  chez  elle  et  se  met  paisible- 
ment à  filer;  et,  quand  ses  parents  arrivent,  elle  proteste  que  son  mari, 
ivre,  a  dû  passer  la  nuit  chez  quelque  fille.  —  Herrand  de  Wildonie  :  aucune 
variante  qui  offre  quelque  intérêt.  —  Der  Reilier  :  le  mari,  avant  de  couper 
les  tresses,  casse  trois  bâtons  sur  le  dos  de  1  entremetteuse  et  ces  bâtons 
deviennent  des  pièces  à  conviction  qu'il  faut  faire  disparaître  comme  les 
cheveux.  —  Cent  Nouvelles  :  les  bâtons  brisés  comme  dans  le  Reiher  et  les 
draps  de  lit  ensanglantés  sont  les  seules  pièces  à  conviction;  dans  cette  seule 
version  le  mari  ne  coupe  point  les  tresses  de  sa  femme.  —  Le  Singe  de  La 
Fontaine  est  une  simple  mise  en  vers  du  conte  des  Cent  Nouvelles. 


—  193  — 

qu'il  adopte  et  rejette  successivement,  et  tout  ensemble  la  force 
de  résistance  et  la  vitalité  de  ces  éléments  assimilés.  Il  peut  être 
intéressant  de  faire  rapidement  Fliistoire  de  ces  contaminations. 
C'est  le  début  du  conte  qui  permettait  aux  narrateurs  le  plus 
de  fantaisie.  La  forme  abstraite  et  nécessaire  que  nous  en  avons 
donnée,  w,  porte  simplement  :  «  un  soir,  un  mari  a  des  raisons 
d'en  vouloir  à  sa  femme.  »  Quelles  sont  ces  raisons?  Le  conteur 
peut  les  imaginer  à  sa  guise,  sans  que  la  suite  du  conte  en 
souffre.  Trois  conteurs  —  on  ne  sait  ni  l'on  ne  saura  jamais  qui, 
ni  où,  ni  quand  —  ont  répondu  différemment  à  la  question  posée, 
et,  pour  y  répondre,  ont  soudé,  par  contamination,  au  conte  des 
Tresses  trois  récits  qui  vivaient  di'^jà  et  qui  sans  doute  vivent 
encore  aujourd'hui  d'une  vie  indépendante;  d'où  trois  familles 
diff'érentes  selon  que  c'est  l'invention  de  tel  de  ces  trois  conteurs 
qui  a  prévalu. 

a)  La  Mule.  —  Nous  avons  déjà  rencontré  l'une  de  ces  trois 
contaminations.  C'est  ce  bizarre  épisode  du  fabliau  où  une  mule 
est  substituée  dans  l'obscurité  à  l'amant  qui  s'enfuit.  Quatre 
conteurs,  bien  distants  les  uns  des  autres,  se  rencontrent  pour 
nous  transmettre  cette  tradition  :  ce  sont  Garin,  auteur  d'un 
autre  fabliau  ^,  un  poète  allemand  du  xiu^  siècle  ou  du  xiv*',  Her- 
rand  de  Wildonie  '^;  le  rimeur  anonyme  d'un  autre  poème  alle- 
mand du  moyen  âge  3,  enfin  Hans  Sachs  qui  nous  raconte  cet 
épisode  avec  sa  lourde  bonhomie  ^. 

Cette  histoire  est  assez  mal  venue,  car  enfin  il  n'y  a  aucune 
apparence  que  le  mari  se  laisse  prendre  à  la  ruse  et  croie  réelle- 
ment qu'il  a  pu  confondre  un  homme  avec  une  mule,  un  âne  ou 
un  veau.  Ce  n'est  pas  sous  cette  forme  qu'a  dû  être  inventé  le 

1.  Fabliau  de  la  Dame  qui  fist  entendant  son  mari  quil  sonjoit,  MR,  t.  V, 
121. 

2.  Der  verkehrte  Wirth,  Gesammtabenteuer,  t.  II,  XLIII,  p.  337. 

3.  Keller,  Erzdlilungen  ans  altd.  Hss.,  der  Pfaff  mit  der  Sniier,  p.  310. 

4.  Hans  Sachs,  Scluvanck  ;  Der  Bawer  mit  dem  zopff,  t.  125  de  la  Bihlio- 
thek  des  literarischen  Vereins  zu  Stuttgart,  t.  IX  de  l'édition  de  Hans  Sachs, 
p.  279.  «  Quand  le  mari  arrive  avec  sa  lumière  et  s'aperçoit  que  c'est  un  àne 
que  sa  femme  tient  prisonnier,  la  femme  éclate  de  rire  et  dit  :  «  Tu  n'es  pas 
bien  malin!  Tu  t'en  prends  à  ce  doux  animal  qui  nous  a  longtemps  servis,  toi 
et  moi,  qui  nous  porte  du  bois  et  de  l'eau,  et  voici  que  tu  veux  le  faire  pendre 
à  une  potence  comme  un  voleur!  —  Cet  âne  avait  des  pieds  et  des  mains 
d'homme!  —  Va,  cher  mari,  tu  es  encore  tout  saoul  de  sommeil!  » 

Bédirr.  —  Les  Fabliaux.  13 


—  194  — 

récit,  et  la  version  primitive  est  celle  que  nous  donne  le  Çuka- 
saptati\  on  nous  dispensera  de  transcrire  cette  imagination 
obscène  qu'on  pourra  lire  dans  l'allemand  de  Benfey  ^  ;  il  est  évi- 
dent que  le  premier  conteur  qui  a  contaminé  les  deux  récits 
racontait  l'histoire  du  veau  telle  qu'elle  se  trouve  dans  le  Çuka- 
saptati  -  et  peut-être  la  raconte-t-on  encore  aujourd'hui  sous  cette 
forme  :  nos  conteurs  ou  leur  source  commune  l'ont  adoucie  ;  ils 
l'ont  rendue  plus  décente  et  moins  vraisemblable  ^. 

b)  La  ficelle.  —  Boccace  et  une  autre  lignée  de  conteurs  ont 
admis  une  tradition  différente.  La  jeune  Monna  Sismonda,  nous 
raconte  Boccace  '*,  étant  fort  surveillée  par  son  mari,  imagina, 
pour  être  avertie  de  la  venue  de  son  ami  Ruberto,  d'installer  en 
dehors  de  la  fenêtre  de  sa  chambre  une  ficelle  dont  l'un  des 
bouts  retomberait  à  terre  et  dont  l'autre,  tramant  sur  le  plancher, 
arriverait  jusqu'à  son  lit,  de  façon  qu'elle  pût  l'attacher  à  son 
orteil.  L'amant  venait  tirer  la  ficelle,  et  des  signes  convenus 
annonçaient  si  le  mari  était  endormi  ou  non.  Mais,  un  jour,  le 
mari,  étendant  le  pied  dans  son  lit,  rencontre  la  ficelle,  l'attache 
à  son  doigt,  et  quand  l'amant  la  tire,  il  se  lève,  le  poursuit,  le 
rejoint,  se  bat  avec  lui  ;  pourtant  Ruberto  s'échappe,  sans  que  le 
mari  ait  pu  le  reconnaître  dans  la  nuit.  Pendant  cette  lutte 
Monna  Sismonda  a  fait  entrer  sa  servante  à  sa  place  dans  le  lit 
conjugal.  Suit  le  conte  des  Tresses. 

1.  Benfey,  Mém.  de  VAc.  de  St-Péiersb,,  loc.  cit. 

2.  Ce  qui  ne  signifie  pas  que  ce  conte  soit  davantage  d'origine  orientale. 

3.  On  peut  rapprocher  du  récit  du  Cukasaptati  la  ôl^*  des  Cent  Nouvelles 
nouvelles.  Par  contre,  je  ne  vois  aucun  rapport  entre  ce  récit  et  la  malpropre 
et  insignifiante  histoire  qu'indique  Benfey  :  Morlini,  éd.  elzévirienne,  Paris, 
1885,  nov.  LXVIII,  p.  122,  De  rustico  qui  reperit  adulterum  cum  uxore.  — 
Quant  à  la  lettre  d'Aristénète  que  cite  aussi  Benfey,  elle  est  incomplète  et 
nous  ne  pouvons  savoir  si  elle  avait  quelque  rapport  avec  notre  conte  (éd. 
Boissonade,  1822,  p.  194,  dernière  lettre,  r^z^X  xfjç  sùp-sOdôw;  'ôv  [jlq'./Ôv 
a;:oXuouarj;)  :  Une  femme,  surprise  par  le  retour  du  mari,  attache  son  amant 
avec  des  cordes,  et  dit  au  mari  qui  entre  :  «  C'est  un  voleur  qui  était  en  train 
de  piller  la  maison;  nous  ne  le   livrerons  que  demain  à  la  police.  Si  tu  as 

peur,  je  veillerai  seule  sur  lui  toute  la  nuit »  Le  ms.  s'arrête  là.  Par  quel 

ingénieux  procédé  (£Ù[x£Ooôw;)  la  femme  délivrait-elle  son  amant?  Nous  l'igno- 
rons. Le  recueil  qui  porte  le  nom  d'Arislénète  a  été  écrit  entre  le  iv^  et  le 
ve  siècle  après  J.-C.  Voilà  un  des  mille  contes  grecs  qui  gênent  Benfey;  ce 
récit  d'Aristénète,  dit-il,  dérive  peut-être  d'originaux  indiens;  oui,  sans 
doute,  mais  peut-être  aussi  d'originaux  siciliens,  ou  ibériques,  ou  gaulois, 
etc.. 

\.  Décamé  von,  VI I^  8. 


—  195  — 

Ce  conte  est  sans  doute  aussi  une  contamination  et  a  dû  vivre 
d'une  vie  indépendante.  Mais  le  narrateur  qui  le  premier  l'a  lié  au 
conte  des  Tresses  a  été  obligé  de  lui  enlever  son  dénouement  pri- 
mitif. Comment,  dans  la  version  originaire,  la  femme  se  tirait- 
elle  de  ce  mauvais  pas?  Nous  ne  connaissons  pas  de  forme  indé- 
pendante de  ce  conte,  sinon  dans  La  Fontaine  ^. 

Mais  le  moment  le  plus  curieux  dans  l'histoire  de  ces  conta- 
minations est  celui  que  nous  saisissons  dans  le  poème  allemand 
de  Herrand  de  Wildonie  :  il  participe  à  la  fois  du  récit  des  deux 
fabliaux  et  du  récit  de  Boccace,  en  sorte  qu'il  associe  trois 
contes  :  1^)  la  ficelle  ;  2^)  l'âne;  3^)  les  tresses.  En  effet,  le  conte 
commence  comme  la  nouvelle  de  Boccace  :  le  mari  voit  une 
ficelle;  sa  femme  en  tient  l'un  des  bouts;  à  l'autre,  il  découvre 
un  galant.  Il  le  saisit  par  les  cheveux  et  ne  le  laisse  point 
s'échapper  comme  dans  Boccace;  mais,  comme  dans  les  fabliaux, 
il  le  fait  maintenir  par  sa  femme  pendant  qu'il  va  chercher  de  la 
lumière,  avec  menace  de  la  tuer  si  elle  le  laisse  échapper;  quand 
il  revient,  c'est  un  âne  que  sa  femme  tient  par  les  oreilles.  Suit 
le  conte  des  Tresses.  —  Ici,  notre  récit  est  arrivé  à  son  plus  haut 
degré  de  complexité  :  les  deux  versions  qui  couraient  le  monde, 
depuis  des  siècles  peut-être,  Vâne  +  les  tresses  —  et,  d'autre 
part,  la  ficelle  +  les  tresses  sont  un  jour  parvenues,  par  un  grand 
hasard,  aux  oreilles  d'un  même  homme,  qui  a  répété  le  conte  à 
son  tour  ;  mais  ne  voulant  pas  sacrifier  l'une  de  ces  histoires  qu'il 
trouvait  si  jolies  toutes  deux,    il  les   a    combinées,    non    sans 

1.  Dans  la  Gageure  des  trois  commères,  une  femme  qui  veut  duper  son 
mari  dispose  une  ficelle  de  la  même  façon  que  Monna  Sismonda,  avec  cette 
différence  que  personne  ne  doit  venir  la  tirer.  Ce  n'est  qu'un  stratagème  pour 
provoquer  la  jalousie  du  mari.  Le  bonhomme,  eu  effet,  voit  la  ficelle,  croit 
qu'un  amant  est  au  bout,  s'arme  jusqu'aux  dents  et  va  faire  le  guet  dans  la 
cour,  tandis  que  le  galant  s'introduit  dans  sa  chambre.  Trois  nuits  de  suite, 
le  jaloux  fait  ainsi  sentinelle  devant  la  ficelle  que  personne  ne  vient  tirer.  La 
quatrième  nuit,  un  homme  vient,  qui  la  tire.  Le  mari  s'élance  sur  lui  et  recon- 
naît son  valet.  Celui-ci  expose  qu'il  veut  épouser  la  chambrière  et  que  c'est 
pour  lui  un  moyen  de  se  faire  ouvrir  que  de  venir  tirer  cette  ficelle,  qui 
s'attache  au  pied  de  sa  belle.  La  femme  explique  à  son  tour,  qu'ayant  vu, 
quelques  jours  auparavant,  un  fil  au  pied  de  sa  chambrière,  elle  en  avait 
aussi  disposé  un  semblable  et  l'avait  attaché  à  son  pied,  pour  surprendre  les 
relations  légères  de  cette  fille,  —  Je  ne  sais  pas  décider  si  La  Fontaine  a 
reçu  le  conte  tel  quel,  d'une  source  que  j'ignore,  ou  si,  contrairement  à  son 
habitude,  il  a  habilement  remanié  et  rendu  à  sa  vie  indépendante  le  conte  de 
Boccace. 


—  196  -^ 

adresse,  et  a  conté  la  ficelle  +  râne  +  les  tresses.  Et  c'est  la 
source  du  récit'  de  Herrand  de  Wildonie. 

c)  Le  héron.  —  Une  troisième  et  dernière  série  de  narrateurs 
ont  différemment  profité  de  la  liberté  de  répondre  à  leur  guise 
à  cette  question  :  «  Quels  motifs  de  colère  le  mari  avait-il 
contre  sa  femme?  »  A  la  fin  du  conte  des  Tresses^  le  mari  est 
persuadé  qu'il  a  rêvé,  qu'il  a  été  en  fantasmé;  et  ce  motif 
secondaire  a  évoqué  dans  la  mémoire  de  certains  conteurs  le 
souvenir  d'autres  récits  analogues  où  un  mari  était  pareillement 
convaincu  de  folie  passagère.  Ce  sont  ces  récits  qui  se  sont  liés 
alors  au  conte  des  Tresses;  de  la  sorte,  le  mari  se  persuade  que 
deux  fois,  dans  la  même  nuit,  il  a  été  enfantosnié. 

Voici  l'une  de  ces  histoires,  telle  que  nous  la  donne  un 
poème  allemand,  der  Reiher  ^  :  un  homme,  riche  en  biens  et 
en  terres,  se  plaisait  à  élever  un  coq,  qui,  à  son  appel,  volait 
sur  son  poing  et  se  laissait  ainsi  porter  en  tous  lieux.  Un  jour 
que  l'homme  le  portait  le  long  d'un  étang,  il  rencontra  un 
héron  qui  prit  le  coq  pour  un  épervier,  et  qui,  fasciné,  se  laissa 
prendre  à  la  main.  L'homme  revint  chez  lui,  tout  heureux 
d'avoir  pris  un  héron  grâce  à  son  coq  et  s'en  fut  inviter  son 
seigneur  à  le  manger  avec  lui,  tandis  que  sa  femme  apprêtait  le 
héron.  Mais  voici  que,  pendant  son  absence,  une  commère  vient 
causer  avec  sa  femme  ;  toutes  deux  sont  alléchées  par  la  bonne 
odeur  du  gibier  qui  cuit;  elles  se  laissent  tenter,  cèdent  et 
mangent  le  héron  à  elles  deux  ~.  Le  seigneur  est  reçu  avec 
honneur,  et  le  dîner  est  fort  beau  ;  mais  de  héron,  point. 
«  Où  donc ,  demande  le  mari ,  est  notre  héron  ?  —  Quel 
héron?  —  Mais  celui  que  j'ai  pris  avec  mon  coq?  —  Où 
:as-tu  jamais  vu  que  l'on  pût  prendre  un  héron  avec  un 
coq?  »  Et  tous  les  convives,  pris  à  témoin,  conviennent  que 
pareille  chasse  ne  s'est  en  effet  jamais  vue,  et  que  le  mari  doit 
avoir  rêvé.  Le  mari  n'insiste  pas,  mais  se  promet  bonne  ven- 
geance pour  la  nuit.  Suit  le  conte  des  Tresses,  et  le  lendemain, 
quand  le  bonhomme  prétend  avoir  coupé  les  chcA'eux  de  sa  femme, 
celle-ci  s'écrie  victorieusement  :  «  Gela  est  aussi  vrai   que  ton 


1.  Gesammtabenteuer,  II,  XXXI. 

2.  On  reconnaît  ici  la  scène  amusante  du  fabliau  dos  Perdrix. 


—  197  — 

imagination  du  héron  pris  par  un  coq  !  »  —  Une  histoire  très  ana- 
logue se  retrouve,  sous  forme  indépendante,  dans  le  fabliau 
des  Trois  femmes  qui  trouvèrent  Vanneau  ',  et  dans  un  conte 
petit-russien  -  :  «  Une  femme,  qui  avait  parié  de  jouer  un  bon 
tour  à  son  mari,  prit  à  la  nasse  dix  tanches,  un  jour  qu'il 
était  au  labourage.  A  midi,  elle  lui  porta  son  déjeuner,  et  en 
arrivant  au  champ  qu'il  labourait,  elle  jeta  les  dix  tanches  à 
intervalles  réguliers  dans  le  sillon  qu'il  traçait.  Le  paysan 
reprit  un  sillon  nouveau  et  trouva  successivement  les  dix 
tanches,  encore  vives,  dans  le  sillon  qu'il  venait  de  creuser. 
Après  s'être  étonné  du  prodige,  il  donna  pourtant  les  poissons 
à  sa  femme,  pour  qu'elle  les  lui  servît  au  dîner.  Le  soir  venu, 
elle  lui  apporta  son  repas,  mais  pas  de  poissons.  «  Où  sont 
donc  mes  tanches?  —  Quelles  tanches?  —  Mais  celles  que 
j'ai  déterrées  en  labourant!  —  Es-tu  fou?  où  prends-tu  que 
les  tanches  vivent  jamais  dans  les  sillons?  »  Le  paysan  battit 
sa  femme,  qui  alla  se  plaindre  au  sotsky  ^  et  lui  raconta  com- 
ment son  mari  croyait  avoir  tiré  dix  tanches  de  son  champ. 
Le  sotsky  crut  le  paysan  fou  et  le  fît  lier,  tandis  que  la  femme 
allait  chercher  le  pope  qui  avait  coutume  d'entendre  la  con- 
fession du  bonhomme.  Et  tout  en  se  confessant  celui-ci  lui  disait  : 
((  Petit  père,  crois- moi,  je  les  ai  bien  déterrées!  »  et  comme  il 
entendait  les  tanches  frétiller  dans  un  seau  sous  le  banc  :  «  Vois, 
petit  père,  elles  sont  encore  vivantes  !  »  Le  prêtre  le  tenant  de 
plus  en  plus  pour  fou,  le  malheureux  rentra  en  lui-même  et 
finit  par  dire  :  «  Après  tout,  cela  m'est  peut-être  arrivé  juste- 
ment! »  —  C'est  encore  ce  récit,  affaibli  et  moins  intelligem- 
ment rapporté,  que  les  Cent  nouvelles  et  un  méchant  poète  du 
xviii^  siècle  associent,  comme  le  poète  allemand,  au  conte  des 
Tresses  *.  ' 

Cette    étude,    outre   qu'elle    détruit    l'hypothèse   de   l'origine 

1.  M  R,  I,  15. 

2.  Rudtschenko,  Sildrûssische  Volksinârchen,  Kiew,  1865.  p.  165.  Etudié 
parLiebrecht,  Germania,  t,  XXI,  1886,  p.  385,  ss. 

3.  Surveillant  de  cent  âmes. 

4.  38^  des  Cent  nouvelles.  Ce  récit  des  Cent  Nouvelles  est  mis  en  vers 
dans  un  recueil  du  xviiie  siècle,  le  Singe  de  La  Fontaine  ou  Contes  et  nouvelles 
en  vers,  à  Florence,  aux  dépens  des  héritiers  de  Boccace,  2  vol.,  1773,  p.  8. 


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—  199  — 

indienne  du  fabliau  des  Tresses,  met  en  relief  un  phénomène 
curieux  :  c'est  l'immutabilité  des  contes,  lorsqu'ils  passent  d'un 
livre  à  un  autre  livre;  leur  puissance  de  transformation,  au 
contraire,  lorsqu'ils  se  répètent  oralement. 

Tout  conteur  livresque  copie  son  modèle,  le  modifiant  le 
moins  possible,  par  paresse  ou  par  indifférence.  Les  invraisem- 
blances ne  le  choquent  pas.  La  Fontaine,  imitant  Boccace, 
s'applique  à  marquer  la  physionomie  de  ses  héros,  à  écrire  de 
jolis  vers  ;  les  données  du  récit  lui  importent  médiocrement. 
Pour  les  narrateurs  lettrés,  ces  menues  intrigues  sont  sacrées, 
comme  les  livres  saints,  car  personne  n'y  touche.  Mais  on  ne 
touche  pas  aux  livres  saints,  parce  qu'on  les  respecte  trop  ;  on 
ne  touche  pas  aux  contes,  parce  qu'on  ne  les  prend  pas  assez 
au  sérieux  pour  leur  faire  l'honneur  de  modifications  réfléchies. 
A  travers  les  versions  orales,  au  contraire,  la  vie  circule  :  c'est 
que  l'oubli,  l'usure  des  épisodes  et  Nécessité  l'ingénieuse  les 
transforment  incessamment. 


—  200 


CHAPITRE  VII 


SUITE  DE  NOS  ENQUETES  SUR  LES  DIVERS  FABLIAUX 
ATTESTÉS  DANS  L'ORIENT 

I.   Fabliaux  qu'il  nous  faut  écarter  :  la  Housse  partie,  la  Bourse  pleine  de 
sens,  le  dit  des  Perdrix. 

II.  Monographies  des  fabliaux  qui  se  retrouvent  sous  quelque  forme  orien- 
tale ancienne.  —  Rejet  aux  appendices,  pour  éviter  de  fastidieuses 
redites,  des  contes  d'Auberée,  de  Bérengier,  de  Constant  du  Ilaniel, 
du  Pliçon,  du  Vilain  Asnier,  du  Vilain  Mire.  —  Etude  spéciale  de 
quatre  fabliaux  :  A,  le  lai  d'Aristote;  B,  les  Quatre  souhaits  Saint- 
Martin;  G,  le  lai  de  VEpervier;  D,  les  Trois  Bossus  ménestrels. 

Nous  avons  posé  ces  principes  au  cours  de  la  précédente 
étude  : 

1)  Il  existe,  dans  chaque  conte,  une  partie  fixe,  organique 
et  immuable,  qui  doit  se  retrouver  dans  toute  version  passée, 
présente  ou  future,  et  une  partie  accessoire  et  mobile. 

2)  Deux  versions  ne  peuvent  donc  être  associées  que  par  la 
communauté  d'un  même  trait  accessoire,  et  l'on  ne  peut  ni 
l'on  ne  pourra  jamais  rien  savoir  du  rapport  de  deux  versions 
qui  ne  présentent  en  commun  que  le  substrat  organique  du 
conte. 

3)  Si  pourtant,  lorsque  deux  versions  présentent  des  traits 
accessoires  correspondants  et  différents,  tel  trait  de  Tune  d'elles 
ne  peut  s'expliquer  que  comme  une  déformation  du  trait 
correspondant  de  l'autre  récit,  l'une  des  deux  versions  est 
dérivée  de  l'autre,  qui  doit  être  considérée  comme  la  forme- 
mère. 

C'est  ce  que  veut  signifier,  sans  doute,  M.  G.  Paris,  lorsqu'il 
écrit  :  «  Il  faut  de  toute  nécessité  distinguer  dans  un  conte 
entre  les  éléments  qui  le  constituent  réellement,  et  les  traits 
qui  n'y  sont  qu'accessoires,  récents  et  fortuits'.  »  Il  nous  faut 

1.  lievue  critique,  4  décembre  1875. 


—  201  — 


appliquer   ces   principes  à  tous   ceux    de    nos    fabliaux  qui   se 
retrouvent  en  Orient. 


I 


FABLIAUX    qu'il    NOUS    FAUT  ÉCARTER    DE    CETTE    ENQUÊTE   I   LA    HOUSSE 
PARTIE,    LA    BOURSE    PLEINE   DE    SENS,    LE    DIT    DES    PERDRIX. 

Deux  de  nos  fabliaux,  sous  le  titre  de  la  Housse  partie^  nous 
rapportent  l'histoire  universellement  connue  du  fils  ingrat  qui, 
chassant  son  vieux  père,  est  amené  soudain  au  repentir  par 
une  action  naïve  de  son  propre  fils.  Au  moment  de  chasser  le 
vieillard,  il  consent  à  lui  donner  un  manteau  (ou  une  housse 
de  cheval)  pour  qu'il  en  couvre  ses  membres  nus.  Son  jeune 
enfant,  qu'il  a  envoyé  quérir  la  housse,  la  coupe  en  deux 
morceaux  et  n'en  apporte  qu'une  moitié  à  l'aïeul.  —  «  Pour- 
quoi ?  lui  demande  le  père  irrité.  —  C'est,  répond  l'enfant, 
que  j'ai  gardé  l'autre  moitié  pour  vous,  quand  vous  serez  vieux 
à  votre  tour.  » 

Nous  avons  conservé  une  soixantaine  de  versions  de  ce  récit  ^ 
et  du  conte  similaire  où  un  fils  ingrat  cache  un  chapon  pour  ne 
point  le  partager  avec  son  père,  vieux  et  pauvre.  Quand  l'impor- 
tun vieillard  est  parti,  il  retire  le  plat  de  sa  cachette  :  mais  le 
chapon  s'est  transformé  en  une  bête  immonde,  qui  s'élance 
à  son  visage  et  s'y  attache. 

Toutes  les  variantes  de  ces  deux  contes  sont  européennes, 
sans  exception.  Félix  Liebrecht-  a  pourtant  cru  pouvoir  en 
rapprocher  un  apologue  du  recueil  chinois  des  Avadànas^  dont  on 
sait  l'origine  indienne  et  bouddhique.  Le  voici  :  «  Un  jour,  le 
Dieu  du  Tonnerre  voulait  châtier  un  fils  rebelle  à  ses  parents. 
Celui-ci  lui  arrêta  le  bras  et  lui  dit  :  Ne  me  frappez  pas!  Je 
vous  demanderai,  ajouta-t-il,  si  vous  êtes  le  nouveau  ou  l'ancien 
Dieu  du  Tonnerre.  —  Qu'entendez-vous  par  là?  demanda  le 
Dieu.  —  Si  vous  êtes  le  nouveau  Dieu  du  Tonnerre,  je  mérite 
d'être  écrasé  sur  le  champ.  Mais  si  vous  êtes  l'ancien  Dieu  du 

1.  V.  les  notes  sur  ce  conte,  à  l'appendice  II. 

2.  Dans  son  compte  rendu  de  l'édition  des  Avadânas  donnée  par  Stanislas 
Julien,  Zur  Volkskunde^  p.  109,  ss. 


—  202  — 

Tonnerre,  je  vous  dirai  que  mon  père  s'est  révolté  autrefois 
contre  mon  aïeul.  Où  donc  étiez-vous  dans  ce  temps-là^?  » 

Il  est  aisé  de  se  convaincre,  sans  que  j'aie  besoin  d'insister, 
que  nous  sommes  en  présence  de  deux  contes  distincts.  La 
Housse  partie  est  l'un  de  ces  mille  contes  dont  on  ne  peut  citer 
aucune  version  orientale,  fait  qui  semble  d'ailleurs  négligeable 
aux  tenants  de  l'hypothèse  indianiste. 

Si  j'ai  rapporté  ce  récit,  c'est  simplement  pour  donner  au 
lecteur  la  confiance  que  j'énumère  ici,  consciencieusement, 
tous  les  fabliaux  dont  je  connais  une  forme  orientale,  même 
s'il  ne  s'agit,  comme  présentement,  que  d'un  rapprochement 
arbitraire  et  faux. 

Ecartons  de  même  de  notre  enquête  quelques  fabliaux  qui 
vivent  aujourcriiui  dans  l'Inde,  comme  ils  vivent  en  Petite- 
Russie,  en  Islande  et  ailleurs,  mais  dont  nous  ne  connaissons 
aucune  forme  asiatique  ancienne.  M.  Cosquin-  est  disposé  à 
accorder  à  ces  formes  indiennes  une  valeur  toute  spéciale  : 
((  Voici  seulement  quelques  années,  dit-il,  qu'on  a  commencé  à 
rassembler  les  contes  populaires  du  Bengale,  du  Deccan  ou  du 
Pandjab.  Combien  de  nos  contes  populaires  européens  doivent 
se  rattacher  non  point  à  la  forme  conservée  par  la  littérature 
indienne,  —  quand  elle  y  est  conservée,  —  mais  à  telle  forme 
orale,  encore  vivante  aujourd'hui  dans  l'Inde!   » 

Il  est  évident  que  ces  formes  indiennes  n'ont  a  priori  ni  plus  ni 
moins  d'intérêt  que  toute  autre  forme  recueillie  en  un  autre  point 
quelconque  de  la  terre.  A  posteriori  seulement,  si,  comparées 
aux  autres  versions,  elles  nous  révèlent,  en  effet,  un  état 
logiquement  plus  ancien  du  conte,  nous  devrons  les  considérer 
plus  spécialement.  Mais  les  vénérer  simplement  parce  qu'elles 
sont  indiennes,  c'est  affaire  aux  seuls  dévots  de  l'église  orien- 
taliste. 

Deux  de  nos  fabliaux,  au  moins,  la  Bourse  pleine  de  sens  et 
le  Dit  des  perdrix  vivent  aujourd'hui  dans  l'Inde. 

Dans  le  premier,   une  femme  prie  son  mari,    qui   part  pour 

1.  Fables  et  contes  chinois,  Avadânas,  pp.  Stanislas  Julien,  Paris,  1859, 
t.  II,  no  CXXI,  p.  144. 

2,  Cosquin,  Contes  de  Lorraine,  Introduction. 


—  203  — 

un  voyage,  de  lui  rapporter  «  une  bourse  pleine  de  sens  », 
comme  dans  un  vieux  conte  allemand  elle  lui  demande  pour 
((  un  pfennig  de  sagesse  j>,  et  dans  un  conte  espagnol  pour  «  un 
maravédis  de  prudence  ».  Pareillement,  dans  un  conte  kamao- 
nien,  elle  demande,  sous  la  même  forme  sibylline,  que  son  mari 
lui  procure  le  «  bon  du  mauvais  et  le  mauvais  du  bon'  ». 

De  même  Tamusante  facétie  des  Perdrix  est  attestée  comme 
actuellement  vivante  dans  l'île  de  Geylan  et  dans  le  sud  de 
l'Inde 2.  Mais,  le  même  jour  peut-être  où  un  folk-loriste  la 
recueillait  dans  une  paillotte  cinghalaise,  M.  Sébillot  la  retrou- 
vait dans  une  chaumière  de  la  Haute-Bretagne,  ou  M.  Braga 
dans  les  îles  Açores,  ou  M.  Bladé  en  Gascogne. 

Il  est  bien  évident  que  les  formes  kamaonienne  ou  cinghalaise 
de  ces  deux  fabliaux  n'avaient  a  priori  aucun  droit  à  réclamer 
notre  attention  plutôt  que  les  versions  bretonne,  portugaise, 
balzatoise  ou  lorraine.  Nous  avons  pourtant  fait  au  préjugé 
orientaliste  cette  concession  de  rechercher,  avec  une  naïve  bonne 
foi,  si  quelque  trait  permettait  de  considérer  les  variantes 
indiennes  comme  les  témoins  d'un  état  primitif  du  conte.  Notre 
enquête  a  été  négative,  et  ce  serait  faire  trop  d'honneur  à  ces 
variantes  que  de  le  démontrer.  S'y  arrêter  plus  longtemps  serait 
pure  superstition. 

Passons  donc  aux  fabliaux  dont  la  forme  orientale  peut, 
comme  pour  le  conte  des  Tresses,  prétendre  à  quelque  anté- 
riorité logique  ou  historique. 

II 

MONOexRAPHIES    DES    FABLIAUX  QUI    SE    RETROUVENT    SOUS    QUELQUE 
FORME    ORIENTALE   ANCIENNE 

Ils  sont  dix,  en  tout. 

Il  serait  fastidieux  d'étudier  chacun  d'eux  avec  le  même  luxe 
de  développements  que  le  fabliau  des  Tresses.  J'ai  fait  ce 
travail  jDourtant,  car  il  était '^nécessaire.  Mais,  pour  éviter  au 
lecteur  d'insupportables  redites,  je  rejette  à  l'appendice  II  mes 

1.  V.  les  notes  sur  ce  conte  et  sur  le  dit  des  Perdrix  à  l'appendice  II. 

2.  Cosquin,  II,  348. 


remarques  sur  six  de  ces  contes  :  Auberée,  Berenr/ier,  Constant 
du  Hamel,  le  Pliçon,  le  Vilain  asnier,  le  Vilain  mire.  Si  som- 
maires et  succinctes  qu'elles  soient,  ces  quelques  observations 
suffisent  à  montrer,  je  pense,  que  les  formes  orientales  n'olTrent 
en  commun  avec  les  fabliaux  français  que  leur  organisme  nu, 
c'est-à-dire  qu'on  ne  peut  rien  savoir  de  leurs  rapports. 

Je  retiens  seulement  ici,  pour  une  étude  plus  explicite, 
quatre  fabliaux  :  le  lai  d'Aristote ,  les  Quatre  souhaits  Saint- 
Martin,  le  lai  de  VEpervier,  les  Trois  bossus  ménestrels.  Une 
certaine  variété  pourra  différencier  ces  petites  monographies, 
malgré  leur  analogie  avec  notre  étude  du  précédent  chapitre, 
car  chacune  d'elles  permettra  de  mettre  de  préférence  en  relief 
quelque  phénomène  différent  de  la  vie  des  contes. 

Le  Lai  d'Aristote. 

Le  lai  d'Aristote  est  l'un  de  ces  contes  qui,  s'ils  sont  venus 
de  l'Inde  en  Europe,  n'ont  pu  y  parvenir,  au  xin^  siècle,  que 
par  la  seule  tradition  orale,  car  on  ne  le  retrouve  au  moyen 
âge  dans  aucun  recueil  traduit  d'une  langue  orientale  :  le 
Directorium  humanae  vitae  l'a  laissé  tomber  du  cadre  du 
Pantchatantra.  Quand  Henri  d'Andeli  nous  affirme  —  comme 
tous  les  auteurs  de  fabliaux,  ses  confrères  —  qu'il  a  «  ouï  la 
nouvele  »  de  son  lai*,  nous  devons  donc  l'en  croire;  mais, 
qui  plus  est,  ceux  qui  le  lui  ont  rapporté  ne  dépendaient  pas 
davantage,  immédiatement  ni  indirectement,  d'un  livre  oriental 
traduit  dans  une  langue  européenne. 

Lors  donc  qu'on  prétend  que  ce  joli  conte  est  d'origine 
indienne,  on  entend  que,  seule,  la  tradition  parlée  l'a  porté 
du  Kachemir  ou  du  Népal  au  clerc  Henri  d'Andeli.  Quelle 
raison  a-t-on  de  croire  à  la  réalité  de  cet  exode?  Il  en  faut  une 
pour  satisfaire,  je  ne  dis  pas  seulement  les  sceptiques,  mais,  sim- 
plement, ceux  qui,  par  probité  intellectuelle,  exigent  que  celui 
qui  affirme  se  soit  au  moins  préoccupé  de  savoir  pourquoi  il 
affirme.  Pourtant,  il  est  curieux  que  les  nombreux  illustrateurs 
du  lai  d'Aristote  aient  admis  cette  origine,  sans  plus  ample  dis- 

1.  Vers  40-41. 


—  205  — 

cussion,  à  l'ombre  de  la  reposante  théorie  orientaliste.  Tous  les 
contes  Adennent  de  l'Inde,  même  ceux  dont  nous  ne  connaissons 
aucune  forme  indienne  ;  or  celui-ci  est  conservé  sous  des  formes 
sanscrites;  donc,  il  vient  de  l'Inde,  nécessairement.  Cela  s'entend 
de  soi. 

Il  y  faut  pourtant  une  démonstration ,  et  il  n'y  en  a  pas 
deux  possibles.  Si  l'hypothèse  de  l'origine  orientale  n'est  point 
un  simple  préjugé,  il  faudra  que  les  formes  françaises  supposent 
à  leur  base  les  formes  indiennes.  Comparons-les  donc. 

Le  lai  d'Aristote  est  universellement  connu.  Mais,  comme 
il  est  un  des  joyaux  de  notre  collection,  on  ne  nous  en  voudra 
pas  de  le  raconter  d'après  Henri  d'Andeli,  povir  égayer  un 
instant  la  sécheresse  de  ces  discussions. 

«  Alexandre,  le  bon  roi  de  Grèce  et  d'Egypte,  a  subjugué 
les  Indes,  et,  honteusement,  «  se  tient  coi  »  dans  sa  conquête. 
Amour  a  franche  seigneurie  sur  les  rois  comme  sur  les  vilains, 
et  le  vainqueur  s'est  épris  d'une  de  ses  nouvelles  sujettes. 
Son  maître  Aristote,  qui  sait  toute  clergie^  le  reprend  au  nom 
de  ses  barons  et  de  ses  chevaliers,  qu'il  néglige  pour  muser 
avec  elle.  Le  roi  lui  promet  débonnairement  de  s'amender.  Mais 
peut-il  oublier  la  beauté  de  l'Indienne,  son  «  front  poli,  plus 
clair  que  cristal  »?  Son  amie  s'aperçoit  de  sa  tristesse,  lui  en 
arrache  le  secret.  Elle  promet  de  se  venger  du  vieux  «  maître 
chenu  et  pâle  »  :  avant  le  lendemain,  à  l'heure  de  none,  elle  lui 
aura  fait  perdre  sa  dialectique  et  sa  grammaire.  Qu'Alexandre 
se  tienne  seulement  aux  aguets,  à  l'aube,  derrière  une  fenêtre  de 
la  tour  qui  donne  sur  le  jardin. 

«  En  effet,  au  point  du  jour,  elle  descend  au  verger,  pieds 
nus,  sans  avoir  lié  sa  guimpe,  sa  belle  tresse  blonde  abandonnée 
sur  son  dos;  elle  va,  à  travers  les  fleurs,  relevant  par  coquetterie 
un  pan  de  son  bliaut^  et  fredonnant  une  chansonnette  : 

Or  la  voi,  la  voi,  m'amie, 
La  fontaine  i  sort  série... 

((  Maître  Aristote  d'Athènes  l'entend,  du  milieu  de  ses  livres; 
la  chanteuse 

Au  cuer  li  met  un  souvenir 
Tel  que  son  livre  li  fet  clore. 


—  206  — 
((  Hélas!  songe-t-il,  qu'est  devenu  mon  cœur? 

Je  sui  toz  vieus  et  toz  chenuz, 
Lais  et  pales  et  noirs  et  maigres, 
En  filosofie  plus  aigres 
Que  nus  c'on  sache  ne  c'on  cuide...  » 

«  Tandis  qu'il  se  désole,  la  dame  cueille  des  rameaux  de 
menthe,  en  tresse  un  chapel  de  maintes  fleurs,  et  ses  «  chansons 
de  toile  »  volent  jusqu'au  vieillard,  taquines  et  câlines. 

«  Par  quels  lents  manèges  de  coquetterie  elle  enchante  le 
philosophe,  c'est  ce  que  vous  lirez  avec  plaisir  dans  le  vieux 
fabliau.  Bref,  Aristote  se  met  à  lui  parler  la  langue  amoureuse 
des  troubadours  et,  comme  un  chevalier  de  la  Table  Ronde, 
s'offre  à  mettre  pour  elle  corps  et  âme,  vie  et  honneur  «  en 
aventure  ».  Elle  n'en  demande  point  tant,  mais  qu'il  se  plie 
seulement  à  l'une  de  ses  fantaisies...  :  qu'il  se  laisse  chevaucher 
un  petit  peu  par  elle,  sur  l'herbe,  en  ce  verger  :  «  Et  je  veux 
que  vous  avez  une  selle  sur  le  dos  : 

J'irai  plus  honorablement.  » 

((  Il  consent  ;  voilà  le  meilleur  clerc  du  monde  sellé  comme 
un  roussin,  et  la  meschine  qui  rit  et  chante  clair  sur  son  dos. 
Alexandre  paraît  à  la  fenêtre  de  la  tour.  Le  philosophe  bridé  et 
sellé  se  tire  spirituellement  de  l'aventure  et  retrouve  soudain 
toute  sa  dialectique  :  «  Sire,  voyez  si  j'avais  raison  de  craindre 
l'amour  pour  vous,  qui  êtes  dans  toute  l'ardeur  du  jeune  âge, 
puisqu'il  a  pu  m'accoutrer  ainsi,  moi  qui  suis  plein  de  vieillesse. 
J'ai  joint  l'exemple  au  précepte;  sachez  en  profiter!  » 

D'ores  et  déjà,  a  priori^  avant  toute  comparaison  avec  les  ver- 
sions indiennes,  il  est  évident  que  cette  forme  se  suffit  à  elle- 
même.  Rien  qui  décèle  un  remaniement.  Nulle  trace  de  rhabillage, 
de  replâtrage.  Remarquez-vous  un  seul  trait  maladroit,  nécessité 
par  l'adaptation  à  nos  mœurs  de  données  orientales?  Sous  sa 
forme  française,  le  conte  est  accompli.  Nous  pouvons  d'avance 
l'affirmer  :  l'Inde  nous  livrera  peut-être  des  versions  aussi  bonnes  ; 
de  supérieures,  non  pas. 

Or  ces  versions  indiennes,  loin  d'être  plus  logiques,  plus  artis- 


JW 


—  207  -^ 

tement  motivées  et  agencées  que  le   fabliau,  loin  même  de    le 
valoir,  ne  lui  sont-elles  pas  misérablement  inférieures  ? 

Voici  celle  du  Pantchatantra  ^ .  —  «  Un  ministre  très  sage, 
Vararoutchi,  à  la  suite  d'une  querelle  conjugale,  n'obtient  son 
pardon  qu'à  la  condition  de  le  demander  à  genoux,  la  tête  rasée. 
—  Pareillement,  son  souverain,  le  roi  très  puissant  Nanda,  après 
s'être  querellé,  tout  comme  son  ministre,  avec  sa  femme,  n'obtient 
sa  grâce  que  s'il  se  laisse  mettre  un  mors  dans  la  bouche  et 
chevaucher  par  elle,  tandis  qu'il  hennira  comme  un  cheval.  Au 
matin,  comme  le  roi  siège  dans  l'Assemblée,  Vararoutchi  arrive, 
et  le  roi,  quand  il  le  voit,  lui  demande  :  «  Hé!  Vararoutchi,  pour- 
quoi ta  tête  est-elle  rasée,  sans  que  ce  soit  jour  consacré?  —  Le 
ministre  répond  :  «  Là  où  ceux  qui  ne  sont  pas  des  chevaux 
hennissent,  on  se  rase  la  tête,  sans  que  ce  soit  le  jour.  » 

Il  est  inutile  d'insister  sur  la  médiocrité  de  ce  conte.  —  Je 
connais  une  seconde  forme  indienne  -,  moins  sommaire  et  moins 
insignifiante,  que  mes  devanciers  paraissent  avoir  ignorée. 

Bharata,  ministre  d'un  roi  puissant,  a  dompté  le  peuple  des 
Pandavas.  Parmi  les  captifs  se  trouve  une  jeune  fille,  dont  le 
corps  est  recouvert  d'ulcères  repoussants.  Le  roi,  visitant  le  butin, 
la  voit  et  demande  à  Bharata  :  «  Est-il  possible  que  jamais  un 
homme  consente  à  s'unir  à  une  telle  fille?  —  0  roi,  non  seule- 
ment cela  est  possible,  mais  je  gage  qu'elle  forcera  un  homme 
à  la  porter  sur  son  dos  et  à  hennir  en  la  portant.  « 

«  En  effet,  le  ministre  fait  soigner  et  guérir  Tara,  sa  captive. 
Elle  devient  fort  belle.  Un  jour  il  la  fait  baigner,  parfumer,  parer 
à  merveille  et  convie  le  roi  à  dîner.  Soudain,  comme  il  s'entre- 
tient avec  son  maître,  la  jeune  fille,  jouant  dans  la  salle  voisine, 
lance  par  mégarde  par  dessus  un  rideau  sa  balle  qui  vient  tom- 
ber au  milieu  des  convives.  Elle  entr 'ouvre  le  rideau  :  «  Père, 
rends-moi  ma  balle  !  »  Le  roi,  ébloui  de  sa  beauté,  s'émerveille  : 
((  Bharata,  de  qui  est-elle  la  fille? —  Je  suis  son  père.  —  Est-elle 
déjà  promise?  — Non,  roi.  — Alors,  Bharata,  pourquoi  ne  me 
la  donnerais-tu  pas?  —  0  roi,  je  te  la  donnerai  donc.  » 

1.  Pantchaiantra,  trad.  Lancereau,  p.  296. 

2,  Maliâkâtjâj ana  und  Kônig  Tslianda  Pradjotn,  ein  cycliis  huddhistischel* 
Ërzàhlungen,  mitgetheilt  von  A.  Schiefner,  dans  les  Mémoires  de  VAcad.  de 
S.  Péters bourg,  Wl'^  série,  t.  XXII,  no  7,  p.  25. 


—  208  — 

«  Le  roi  l'emmène  dans  son  palais  et  son  amour  va  grandis- 
sant de  jour  en  jour. 

((  A  quelque  temps  de  là,  le  ministre  demande  à  la  jeune  épou- 
sée :  «  Fille,  te  sens-tu  capable  d'obtenir  du  roi  qu'il  te  porte 
sur  son  dos  en  hennissant?  »  En  riant  un  peu,  Tara  répondit  : 
((  Père,  je  verrai  !  » 

«  Après  s'être  parée  de  son  mieux,  elle  prend  devant  le  roi 
une  attitude  désolée.  Il  s'inquiète,  l'interroge  :  «  0  roi,  les  dievix 
sont  irrités  contre  moi!  —  Que  leur  as-tu  fait,  reine?  —  0  roi, 
quand  tu  as  envoyé  mon  père  pour  dompter  le  peuple  des  Pan- 
davas,  j'ai  prié  les  dieux  et  j'ai  fait  ce  vœu  que,  s'il  revenait 
sain  et  sauf  et  victorieux,  j'obtiendrais  de  l'homme  qui  me  pren- 
drait pour  femme  qu'il  me  portât  sur  son  dos  en  hennissant. 
C'est  à  toi  que  j'ai  été  donnée.  Le  nombre  des  femmes  de  ton  sérail 
est  si  grand  qu'il  me  sera,  je  le  sens  bien,  impossible  d'accom- 
plir jamais  mon  vœu,  et  c'est  pourquoi  je  suis  triste.  —  Soit,  dit 
le  roi,  je  ferai  selon  ton  désir.  »  —  Mais  la  jeune  femme  garde 
son  attitude  abattue.  «  Pourquoi,  reine?  As-tu  encore  une 
prière  à  m'adresser?  —  Pas  la  moindre  ;  mais  mon  vœu  com- 
portait que  des  brahmanes  seraient  présents,  ainsi  qu'un  joueur 
de  luth,  qui  jouerait,  tandis  que  les  brahmanes  prieraient  pour 
le  roi  !»  —  Il  accepte  encore  ^  et  se  laisse  chevaucher  par  Tara 
au  bruit  des  instruments  et  des  chants.  » 

Ce  conte  est  agréable  et  son  auteur  fut,  certes,  homme  d'esprit. 
La  scène  du  jeu  de  balle  est  gracieuse,  et  c'est  une  plaisante  ima- 
gination qui  termine  le  récit  :  non  seulement  la  malicieuse  Tara 
obtient  de  chevaucher  son  royal  époux;  mais,  par  luxe  d'exigence 
et  pour  bien  montrer  à  tous  que  cette  victoire  lui  a  été  facile, 
elle  veut  que  les  hennissements  de  son  mari  soient  rythmés  par 
les  accords  des  luths  et  les  prières  des  brahmanes. 

Par  malheur,  ce  très  spirituel  conteur  travaillait  sur  des  don- 
nées illogiques. 

D'abord,  quelle  est  la  signification  de  son  récit?  Le  roi  avait 
gagé  contre  son  ministre  qu'il  ne  se  trouverait  pas  d'homme  pour 
aimer  une  jeune  fille  rongée  d'ulcères.  Il  n'a  nullement  prétendu 
qu'il   n'aimerait  point  une  jeune   fille  plus  belle   que   l'aurore, 

1.  Le  r(îcil  prend,  à  partir  d'ici,  une  direction  qui  ne  nous  intéresse  pkis. 


—  209  — 

et   si   l'ing-énieux  ministre  Bharata  triomphe,   c'est  qu'il   a  tri- 
ché au  jeu.  Le  récit  est  un  conte  pharmaceutique,  qui  prouve 
seulement  l'excellence  des  drogues  indiennes.   —  Puis,  lorsque 
la  jeune  reine  demande  à  son  époux  de  souffrir  qu'elle  le  che- 
vauche, il  est  bien   étrange  qu'il  ne  se   souvienne  pas   du  pari 
tenu  par  lui  contre  son  ministre.  Il  est  non  moins  invraisemblable 
qu'il  croie  au  vœu  stupide  formé  par  sa  femme.  Mais  cet  oubli 
et  cet  aveuglement,    mettons-les  sur  le  compte  des  ravages  de 
l'amour,  et  admettons  ces  données.  Il  reste  encore  que  ce  conte 
ne  signifie  rien,  car  il  se  résume  en  ceci  :  un  jeune  prince,  dans 
toute  la  force  de  la  jeunesse   et  des  passions,  trouve   sa  femme 
tourmentée  d'un  scrupule  religieux  ;   elle  a  fait,  jeune  fille,   un 
vœu   que  son    mari   l'aurait  aidée  à  accomplir,  s'il  n'avait    été 
qu'un  modeste  kchatriya.  Hélas!  elle  a  épousé  un  roi,  qui  ne  se 
prêtera  pas  à  l'épreuve  !  Si  le  jeune  prince  lui  montre  qu'elle  a  eu 
tort  de  douter  de  lui,  qu'il  saura  apaiser  le  trouble  de  sa  cons- 
cience et  lui  prouver  sa  tendresse  aussi  bien  que  l'eût   fait  le 
moindre  de  ses  sujets,  il  fait  preuve,  non  pas  de  stupide  passion, 
comme  Aristote,  mais  de  galanterie.  Henri  IV  en  eût  fait  tout 
autant  pour  Gabrielle. 

Comparez  cette  forme  au  Pantchatantra  :  elle  est  mieux  racon- 
tée, mais  moins  significative.  —  Comparez  le  Pantchatantra  au 
lai  d'Aristote  :  la  forme  du  Pantchatantra  se  résume  en  cette 
médiocre  historiette  :  «  Deux  maris,  l'un  très  puissant,  l'autre 
très  sage,  supportent,  pour  apaiser  leurs  femmes,  des  épreuves 
diverses  et  ridicules,  et  se  raillent  l'un  l'autre.  »  Où  est  notre 
vieil  Aristote  du  conte  français,  si  habile  à  démontrer  à  son 
élève  les  dangers  de  la  passion,  et  qui  tombe  dans  le  piège  même 
que  sa  dialectique  enseignait  si  merveilleusement  à  éviter? 

L'avantage  reste  manifestement  à  la  forme  occidentale  du 
conte.  On  peut  assurer  que  ni  l'un  ni  l'autre  des  conteurs  indiens 
ne  la  connaissaient  :  sans  quoi,  ils  l'eussent  préférée.  Il  y  a  donc 
présomption  pour  qu'elle  ne  fût  pas  connue  dans  l'Inde. 

Mais,  nous  dira-t-on,  le  conte  indien  a  subi,  en  voyageant, 
une  habile  révision.  Le  lai  d'Aristote  n'est  qu'un  heureux  déve- 
loppement des  données  du  Pantchatantra.  —  La  théorie  orienta- 
liste manie  en  effet  une  arme  à  double  tranchant,  qu'il  nous  faut 
émousser  l'un  après  l'autre.  Les   formes  orientales  d'un  conte 

Bédier.  —  Les  Fabliaux.  14 


—  210  — 

sont-elles  supérieures?  c'est,  dit-elle,  que  les  conteurs  occiden- 
taux sont  des  maladroits  qui  les  ont  gâtées.  Les  formes  orientales 
sont-elles  inférieures?  c'est  que  les  conteurs  occidentaux  ont 
développé  logiquement  et  harmonieusement  un  germe  indien 
encore  informe. 

Acceptons  encore  cette  seconde  partie  de  la  discussion,  inverse 
de  la  précédente. 

Qu'y  a-t-il  de  commun  entre  les  versions  indiennes  et  le  lai 
d^Aristotel  Le  minimum  de  rapports  possibles,  comme  nous 
l'observons,  avec  surprise,  pour  presque  tous  nos  contes.  Elles 
ne  sont  réunies  que  par  ce  seul  trait  :  un  homme  souffre  qu'une 
femme  le  bâte  et  le  chevauche. 

Or,  — j'en  demande  humblement  pardon  au  lecteur,  —  la  langue 
sacrée  des  Védas  disait  peut-être,  comme  notre  langue  populaire, 
que  certaines  femmes  «  tournent  leurs  maris  en  bourriques  »,  et 
notre  conte  n'est  que  cette  métaphore  grossière,  réintégrée  en 
son  sens  matériel.  Une  idée  aussi  peu  compliquée  a  pu  naître  un 
nombre  indéfini  de  fois,  et  il  est  possible  que  les  deux  groupes 
oriental  et  occidental  n'aient  pas  même  la  communauté  d'une 
origine  unique.  Rien  ne  s'oppose  à  ce  que  le  lai  d'Aristote  soit 
sorti,  tout  organisé,  du  cerveau  de  quelque  clerc,  un  beau  jour 
qu'il  s'ennuyait  à  entendre  un  maître  es  arts  commenter  VOrga- 
non  d'Aristote. 

Mais  admettons  que  les  trois  formes  du  Pantchatantra,  du 
Mahâkâtjâjana^  du  fabliau,  soient,  en  effet,  sorties  d'une  source 
unique. 

Si  un  conteur  n'a  emprunté  à  ses  modèles  que  cette  donnée  : 
«  un  homme  raisonnable  et  prudent  s'est  laissé  chevaucher  par 
une  femme,  »  et  s'il  en  a  su  tirer  le  charmant  lai  d^Aristote,  je 
dis  que  le  lai  d'Aristote  n'existait  pas  jusqu'à  lui  et  qu'il  en  est 
le  véritable  inventeur. 

Mais  est-il  vraiment  nécessaire  de  supposer  qu'il  ait  eu  besoin 
du  point  de  départ  des  versions  indiennes  ?  Les  contes  vont-ils 
se  gâtant  ou  se  perfectionnant?  L'un  ou  l'autre,  selon  qu'ils 
passent  d'un  homme  d'esprit  à  un  sot,  ou  inversement.  Dans 
l'espèce,  la  question  se  réduit  à  ceci  :  un  conte  a  été  inventé,  ou 
ne  sait  où.  On  en  possède  des  formes  indiennes  médiocres,  une 
forme  française  excellente.  La  forme  excellente  est-elle  dérivée 


—  211  — 

des  formes  médiocres?  Cela  est  possible,  non  nécessaire.  Mais, 
dans  notre  incertitude,  il  y  a  une  présomption  en  faveur  de 
l'hypothèse  inverse.  Elle  se  tire  d'un  principe  d'observation  et  de 
bon  sens  :  les  formes  sottes  d'un  conte  ne  sont  point  les  plus 
vivaces.  Elles  ne  voyagent  pas.  Elles  sont  éphémères  et  caduques. 
Or,  des  deux  formes  indiennes  de  notre  conte,  l'une  est  insigni- 
fiante, l'autre  mal  motivée.  Il  n'y  a  donc  pas  lieu  d'en  faire  déri- 
ver toute  la  tradition  orale. 

Il  reste  une  troisième  forme  orientale,  non  indienne,  mais 
arabe  ^.  C'est  le  Vizir  sellé  et  bridé,  que  nous  raconte  VAdjaibel 
Measer.  Ici,  tout  concorde  avec  le  fabliau,  sauf  d'insignifiants 
détails  '^,  Mais  cette  version  est  moderne  et  rien  ne  nous  permet 
de  supposer  qu'elle  remonte  jusqu'à  l'Inde.  Plus  d'une  autre  Aver- 
sion ressemble  parfaitement  au  fabliau,  sans  qu'on  lui  attribue 
aucun  droit  de  priorité  sur  le  récit  français.  Par  exemple,  le  très 
charmant  conte  allemand  d'Aristote  et  Fillis^  concorde  aussi 
exactement  que  le  récit  arabe  avec  le  lai  d'Henri  d'Andeli  ;  les 
mêmes  détails  y  reparaissent,  jusqu'à  la  jolie  scène  du  verger 
printanier,  où  Fillis  cravache  le  vieux  sage  avec  une  tige  de 
rosier  fleuri.  La  version  allemande  ne  peut-elle  pas  prétendre, 
aussi  bien  que  la  version  arabe,  à  être  la  source  du  fabliau?  Le 
conte  de  l'Adjaibel  Measer  doit  être  placé,  par  rapport  au  lai 
d'Aristote  ,  sur  le  même  plan  que  l'une  quelconque  des  répliques 
de  cette  nouvelle,  telles  que  le  conte  moral  de  Marmontel,  ou 
le  livret  d'opéra  comique  de  M.  Alphonse  Daudet.  Le  récit  arabe 
vient-il  du  fabliau,  ou  inversement?  Nous  ne  savons  et  l'on 
n'était  pas  plus  embarrassé  pour  décider  jadis 

Si  Rapinat  vient  de  rapine 
Ou  rapine  de  Rapinat. 

Pourtant,  si  l'on  songe  à  l'universelle  popularité  du  lai  d^Aris^ 


1.  Cardonne,  Mélanges  de  littérature  orientale ,  1780,  t.  I,  p.  16. 

2.  Aristote  cède  ici  la  place,  comme  de  juste,  à  un  vieux  vizir,  et  la  scène 
se  passe  dans  un  sérail.  Mais  tous  les  traits  concordent,  jusqu'au  mot  d'esprit 
par  lequel  le  vieillard  bridé  se  tire  de  sa  mésaventure  :  «  Prince,  c'est  parce 
que  je  connaissais  tous  les  caprices  de  ce  sexe  dangereux  que  j'exhortais 
votre  Majesté  à  ne  pas  s'y  livrer;  mes  leçons  doivent  faire  plus  d'impres- 
sion sur  votre  esprit,  depuis  que  j'ai  joint  l'exemple  au  précepte.  » 

3.  Gesammtabenteuer,  I,  2. 


-  212  - 

tote,  raconté  dans  tout  l'Occident  par  les  prédicateurs  ^,  sculpté 
dans  les  cathédrales,  aux  portails,  aux  chapiteaux  des  pilastres, 
sur  les  miséricordes  des  stalles,  ou  encore  sur  des  coffrets  d'ivoire 
et  des  aquamaniles,  on  conviendra  qu'il  y  ^  apparence  pour  que 
ce  soit  la  forme  européenne  qui  parvint  au  conteur  arabe. 

Les  Quatre  Souhaits  Saint-Martin. 

Le  fabliau  des  Quatre  souhaits  St-Martin  se  retrouve,  d'une 
part  dans  le  Pantchatantra  et  dans  le  groupe  oriental  des  Sept 
Sages  ;  d'autre  part,  dans  un  nombre  indéfini  de  versions  occi- 
dentales. 

Posons-nous  cette  double  question  :  Y  a-t-il  quelque  raison 
de  croire  que  les  formes  orientales  soient  les  génératrices  des 
autres?  s'il  nous  semble  que  non,  quelles  sont  ces  formes  géné- 
ratrices? c'est-à-dire,  que  pouvons-nous  savoir  de  V origine  du 
conte?  —  En  second  lieu,  si  nous  groupons  en  familles  les  ver- 
sions conservées,  ces  familles  peuvent-elles  nous  renseigner  sur 
le  mode  de  propagation  du  conte  à  travers  le  temps  et  l'espace? 

Je  veux  le  remarquer  tout  d'abord  :  si  pareille  enquête  sur  un 
conte  peut  être  féconde,  c'est  ici  qu'elle  le  sera,  ou  jamais. 

Notre  fabliau  appartient  en  effet  à  la  catégorie  des  contes  à, 
tiroirs  :  d'un  cadre  donné,  commun  à  tous,  les  différents  narra- 
teurs peuvent  éliminer  les  épisodes  qui  leur  déplaisent,  pour  y 
introduire  ceux  que  leur  suggère  leur  fantaisie.  C'est  ici  que  les 
traits  accessoires,  qui,  dans  tout  conte,  sont  abandonnés  à  la 
libre  invention  du  narrateur,  ajDparaissent  le  plus  clairement 
comme  arbitraires  ;  par  suite,  c'est  ici  que  la  communauté  du 
même  trait  accessoire  groupe  les  versions  par  les  ressemblances 
les  plus  nettes,  ou  les  oppose  par  les  contrastes  les  plus  saillants. 

Ainsi,  dans  notre  fabliau,  la  donnée  commune  est  simplement 
celle-ci  :  un  être  surnaturel  accorde  à  un  ou  plusieurs  mortels  le 
don  d'exprimer  un  ou  plusieurs  souhaits^  qu  il  promet  d'exaucer. 
Ces  souhaits  se  réalisent^   en  effet ^  mais^  contre  toute  attente  et 

1.  Il  se  trouve  en  effet  rapporté  dans  le  Promptuariiun  exemplorum 
d'après  Jacques  de  Vitry(V.  Gesammt.,  I,p.  lxxviii),  bien  qu'il  ne  se  retrouve 
pas  dans  les  Exempta  de  ce  dernier.  —  Naturellement  Schiefner  affirme  que 
c'est  ((  Jacques  de  Vitry  qui  a  transplanté  ce  conte  d'Orient  en  Europe.  » 
(V,  Mém.  de  l'Ac.  de  S.-Fétersb.,  toc.  cit.,  p.  vu.) 


—  213  — 

par  la  faute  de  ceux  qui  les  forment,  ils  n'apportent  après  eux 
aucun  profit,  quand  ils  n  entraînent  pas  quelque  dommage. 

Ce  seul  énoncé  rappelle  les  bons  tours  que  Dionysos  joue  au 
roi  Midas, 

La  miseria  dell'  avaro  Mida, 

Che  segui  alla  sua  domanda  ingorda, 

Por  la  quai  sempre  convien  che  si  rida. 

Cette  donnée  est  aussi  universelle  que  l'idée  même  de  la 
prière  et  de  l'inintelligente  vanité  de  nos  désirs. 

Il  est  évident  que  les  personnages  à  qui  sont  dévolus  les  sou- 
haits, peuvent  —  la  variété  des  désirs  humains  étant  infinie  -^ 
former  les  vœux  les  plus  divers.  Si  donc,  libre  d'élire  à  son  gré 
l'un  quelconque  des  biens  de  la  terre,  des  eaux  et  des  cieux, 
beauté,  honneur  du  monde,  puissance,  richesse,  une  femme 
choisit  de  posséder  une  aune  de  boudin,  on  reconnaîtra  que  ce 
souhait  n'offre  aucun  caractère  de  nécessité.  Si  trois  versions 
—  espagnole,  tchèque,  allemande,  — reproduisent  ce  même  vœu 
imprévu,  ces  trois  versions  seront  associées  avec  une  évidence 
plus  indiscutable  que  dans  la  majorité  des  contes. 

On  le  voit  :  les  contes  à  tiroirs  sont  ceux  qui  nous  fournissent 
les  classements  déversions  les  plus  sûrs.  C'est  pourquoi  j'implore 
du  lecteur,  pour  cet  humble  conte  à  rire,  sa  plus  scrupuleuse 
attention. 

Je  connais  de  ce  conte  vingt-deux  variantes,  qui  se  ramènent 
à  cinq  formes  irréductibles  i. 

Je  ne  donnerai  que  l'essentiel  de  chaque  version,  m'efforçant 


1.  Voici  les  études  que  je  connais  sur  les  Souhaits  Saint-Martin  : 

lo  Grimm,  Kinder-  und  Hausmdrchen,  notes  du  conte  87; 

2°  Von  der  Hagen,  Gesammtabenteuer,  II,  xxxvii  ; 

3°  Benfey,  Pantchatantra,  l,  p.  495; 

4°  Lang,  Perraulfs  popular  taies,  Oxford,  1888,  p.  xlii.  —  L'étude  de 
M.  Lang  est  conçue  à  peu  près  dans  le  même  esprit  que  celle-ci,  que  j'avais 
préparée  avant  de  connaître  son  édition  des  contes  de  Perrault.  La  mienne 
ne  fait  pas  double  emploi  pourtant  avec  celle  du  savant  anglais.  Ce  n'est  pas 
que  je  tire  vanité  des  quelques  versions  du  conte  que  j'ajoute  à  sa  collection  : 
je  profite  de  son  travail,  et  le  premier  sot  venu  pourrait  allonger  notre 
double  liste.  Mais  là  où  M.  A.  Lang  n'a  voulu  montrer  que  la  difficulté  des 
problèmes  qui  se  posent,  je  prétends  faire  voir  qu'ils  ne  sont  pas  seulement 
difficiles,  mais  insolubles. 


—  214  — 

de  faire  saillir  les  traits   distinctifs    de   chacune.  Pour  la  plus 
g-rande  clarté  de  l'exposition,  je  rejette  en  note  tous  les  détails. 
Voici  quelles  sont  ces  formes,  en  procédant  des  plus  simples 
aux  plus  complexes  : 

A.  Première  forme.  —  Il  nest  accordé  qu'un  seul  souhait  à 
un  seul  homme. 

Sur  le  conseil  de  sa  femme,  l'homme  forme  un  vœu  grotesque  : 
celui  d'avoir  deux  têtes  et  quatre  bras.  Mais,  à  peine  a-t-il  été 
exaucé,  les  gens  qu'il  rencontre  le  prennent  pour  un  génie  mal- 
faisant et  le  tuent. 

Cette  forme  n'est  représentée  que  par  le  seul  Pantchatantra  ^. 

B.  Seconde  forme.  —  //  est  accordé  deux  souhaits,  chacun  à 
une  personne  différente. 

C'est  la  donnée  d'une  fable  de  Phèdre.  —  Deux  femmes,  dont 
l'une  a  un  enfant  au  berceau  et  dont  l'autre  est  une  courtisane, 
ont  chichement  reçu  Mercure  dans  leur  maison.  Pour  les  payer 
en  proportion  de  leurs  mérites,  il  accorde  à  chacune  un  souhait 
qu'il  promet  d'exaucer.  La  mère  souhaite  de  voir  le  plus  tôt 
possible  son  enfant  avec  de  la  barbe  au  menton;  la  courtisane, 
d'attirer  à  elle  tout  ce  qu'elle  touchera.  Mercure  s'envole  et 
les  deux  femmes  rentrent  chez  elle  :  la  mère  trouve  son  enfant 
dans  son  berceau  orné  d'une  barbe  magnifique;  à  cette  vue,  la 
courtisane  éclate  de  rire  et  porte  la  main  à  son  nez  ;  quand  elle 
laisse  retomber  le  bras,  son  nez  suit  sa  main 

Traxitque  ad  terram  nasi  longitudinem  2. 

G.  Troisième  forme.  —  Un  même  don  est  accordé  à  deux  per- 
sonnes :  Vun  tourne  à  bien.,  Vautre  à  mal. 

Le  Dieu  Fô  (Bouddha),  bien  reçu  chez  une  pauvresse,  lui 
accorde  ce  don  qu'à  peine  il  aura  quitté  la  demeure  hospitalière, 

1.  Traduction  Lancereau,  p.  333.  Il  s'agit  d'un  tisserand  nommé  Man- 
thara  (=  niais),  qui  veut  couper  un  arbre  sinsapâ.  Mais  dans  cet  arbre 
réside  un  Esprit  qui  lui  demande  de  respecter  sa  demeure.  Il  l'épargne,  en 
effet,  et  par  reconnaissance  l'Esprit  lui  accorde  un  souhait  à  sa  fantaisie.  Il 
consulte  sa  femme,  malgré  l'opposition  d'un  barbier  de  ses  amis.  Elle  lui 
donne  son  sot  conseil,  afin  qu'il  puisse  travailler  double  à  son  métier  de 
tisserand,  grâce  à  sa  double  paire  de  bras. 

2.  Phèdre,  Appendix,  XV.  Benfey  rapproche  un  conte  du  Pcntamerone 
éd.  de  Basile  (Liebrecht,  II,  156),  que  je  ne  connais  pas. 


I 


—  215  — 

elle  pourra  continuer  tout  le  jour  l'occupation  une  fois  commen- 
cée. Le  dieu  parti,  elle  aune  de  la  toile.  La  toile  s'allonge  sous 
ses  doigts,  et  elle  continue  ainsi  jusqu'au  coucher  du  soleil,  si 
bien  que  sa  maison  s'emplit  d'étoffes  ^.  —  Une  voisine  avare, 
riche  et  jalouse,  obtient  du  dieu  Fô  la  même  faveur  ;  mais,  au 
moment  d'imiter  la  pauvresse,  elle  se  dit  :  «  Si  j'aune  de  la  toile 
tout  le  jour,  les  bêtes  de  ma  basse-cour  auront  faim  et  soif;  je 
vais  leur  donner  au  moins  de  l'eau.  »  Et,  la  journée  entière,  elle 
leur  verse  de  l'eau,  sans  pouvoir  s'arrêter,  tant  qu'elle  inonde 
tout  le  pays. 

C'est  un  conte  chinois  -.  On  l'a  retrouvé  en  Poméranie,  dans 
la  Hesse,  ailleurs  encore  -K  Je  l'ai  entendu  moi-même  conter  à 
Caen,  sous  cette  forme  bien  gauloise  :  Saint-Pierre  a  octroyé  à 
deux  femmes  la  même  faveur  que  le  dieu  Fô;  l'une  compte  des 
écus  tout  le  jour;  l'autre,  comme  dans  le  conte  chinois,  inonde 
aussi  le  pays  jusqu'au  coucher  du  soleil,  mais  à  la  façon  de  Gar- 
gantua monté  sur  les  tours  de  Notre-Dame  ^. 

D.  Quatrième  forme.  —  //  est  accorde  trois  souhaits^  chacun 
à  une  personne  différente. 

Un  conte  populaire  français  nous  raconte  comment  les  fées, 
pour  remercier  trois  frères  de  les  avoir  fait  danser,  leur  accordent 
un  souhait  à  chacun.  L'aîné,  qui  est  en  possession  de  l'héritage 
paternel,  ne  trouve  aucun  vœu  à  exprimer;  mais,  comme  il  doit 
s'exécuter,  il  demande  que  son  veau  guérisse  la  colique  de  qui- 
conque le  saisira  par  la  queue.  —  Le  plus  jeune  frère,  irrité  de 
sa  sottise,  souhaite  que  les  cornes  de  ce  veau  passent  sur  la  tête 

1.  Benfey  rappelle  (p.  498)  un  conte  thibétain  où  des  voleurs  voient  aussi 
s'allonger  indéfiniment  entre  leurs  mains  une  pièce  d'étoffe  qu'ils  veulent  faire 
passer  par  une  fenêtre. 

2.  Il  est  analysé  par  Grimm,  Kinder-  und  Hausmàrchen,  loc.  cit.  Compa- 
rez un  conte  de  l'Amiénois,  p.  p.  M.  Carnoy,  Mélusine,  \,  col.  240. 

3.  C'est  Benfey  {loc.  cit.)  qui  rappelle  ces  versions  et  je  n'ai  pas  vérifié  ses 
indications. 

4.  On  sent,  dans  tous  ces  récits,  le  voisinage  de  fables  analogues,  comme 
celle  du  paysan  qui  redemande  à  Jupiter  sa  cognée  perdue.  (Cf.,  outre  La 
Fontaine,  Rabelais,  2^  prologue  du  quart  livre.)  Je  ne  les  fais  pourtant  pas 
entrer  en  ligne  de  compte,  parce  que  la  donnée  essentielle  de  notre  fabliau 
y  disparaît  :  il  ne  s'agit  plus  ici  d'un  don  accordé  aux  héros  du  conte  avec 
faculté  de  l'appliquer  délibérément  à  tel  usage  qu'il  leur  plaira,  mais  d'une 
prière  déterminée  qu'ils  adressent  à  la  divinité,  ce  qui  leur  attire,  selon  leurs 
mérites,  profit  ou  dommage. 


—  216  — 

de  son  aîné.  —  Le  cadet,  fâché  à  son  tour,  demande  qu'une  tête 
de  chien  pousse  sur  les  épaules  de  son  plus  jeune  frère.  —  Les 
fées  compatissantes  annulent  les  trois  souhaits  ^ . 

E.  Cinquième  forme.  —  Trois  souhaits  sont  accordés  à  un  mari 
et  à  sa  femme^  qui  les  gâchent  ainsi  :  la  femme  formée  le  premier 
vœu,  qui,  réalisé,  paraît  ridicule  au  mari.  Dans  sa  colère,  il  en 
exprime  un  second,  qui  ne  fait  qu^ empirer  la  situation.  Le  troi- 
sième souhait  est  employé  à  annuler  les  deux  premiers  et  à  réta- 
blir toutes  choses  en  leur  primitif  état. 

Comme  une  sorte  de  justice  distributive  préside  aux  destinées 
des  contes,  c'est  cette  forme,  habilement  machinée,  qui  nous 
apparaît  comme  la  plus  vivace.  Elle  est  représentée  par  un  grand 
nombre  de  variantes,  qui  se  distribuent  en  plusieurs  familles  et 
sous-familles. 

E'.)  Les  souhaits  sont  perdus  par  la  distraction  ou  la  futilité 
de  la  femme. 

a)  Tantôt,  dans  le  Romulus  et  dans  Marie  de  France  : 

1.  La  femme,  qui  a  un  os  pris  dans  la  gorge,  souhaite  que  son 

mari  soit  pourvu  d'un  bec  de  bécasse  pour  qu'il  puisse  le 
lui  retirer  ; 

2.  Le  mari  en  souhaite  un  semblable  à  sa  femme; 

3.  Le  troisième  vœu  rétablit  toutes  choses  en  l'état  -. 


1.  Cette  maladroite  version  est  communiquée,  d'après  une  tradition  orale, 
par  Colin  de  Plancy,  dans  son  édition  des  OEuvres  choisies  de  Perrault. 
Paris,  1826,  p.  240.  —  Je  ne  la  connais  que  par  M.  Lang.  On  s'étonne  de 
voir  un  aussi  libre  esprit  que  M.  Lang  reconnaître  dans  ce  veau  la  bête 
sacrée  que  les  dévots  hindous  tiennent  par  la  queue  à  l'heure  dernière.  Pré- 
cisément parce  que  le  bœuf  est  un  animal  sacré  sur  les  bords  du  Gange,  pré- 
cisément parce  qu'en  tenir  un  par  la  queue,  c'est  accomplir,  en  certains  cas, 
un  rite  religieux,  un  Hindou,  cherchant  un  épisode  tout  à  fait  ridicule  pour 
son  récit,  aurait  fait  tout  le  tour  des  combinaisons  possibles,  avant  de  s'ar- 
rêter à  cette  imagination  sacrilège;  le  souhait  du  jeune  homme  n'aurait  rien 
de  bouffon  dans  l'Inde.  —  C'est  ici  un  témoignage  curieux  de  l'influence 
qu  une  théorie  depuis  longtemps  courante  peut  exercer  sur  ceux-là  même 
qui,  comme  M.  Lang,  s'en  croient  le  plus  dégagés. 

2.  Romulus  Mariae  Gallicae,  Hervieux,  Les  fabulistes  latins,  II,  p.  532, 
n°  xLvii.  Les  souhaits  sont  accordés  par  un  follet  {nanus  inoiiticulus,  dit  le 
texte  latin),  dont  un  vilain  s'est  emparé  et  qui  veut,  par  ce  don,  recouvrer  sa 
liberté.  Le  bénéficiaire  des  souhaits  est  le  mari,  qui,  sur  la  prière  de  sa 
femme,  lui  en  cède  deux.  Dans  le  texte  latin,  la  femme,  qui  s'est  étranglée, 
souhaite  à  son  mari  un  bec  de  fer. 


—  217  — 

b)  Tantôt,  dans  une  nouvelle  de  Philippe  de  Vigneulles  i   et 
dans  un  conte  recueilli  à  Leuze  en  Hainaut  -  : 

1 .  La  femme  souhaite  un  pied  pour  sa  marmite  cassée  ; 

2.  Le  mari  demande  que  le  pied  de  ce  pot  entre  dans  le  ventre 
de  sa  femme; 

3.  Statu  qiio  ante. 

c)  Ou  bien,  comme  dans  Perrault  ^  : 

1 .  La  femme  s'écrie  : 

«  Une  aune  de  boudin  viendrait  bien  à  propos  !  » 

2.  Le  mari  riposte  : 

«  Plût  à  Dieu,  maudite  pécore, 
Qu'il  te  pendît  au  bout  du  nez  !  » 

3.  Il  est  trop  heureux 

D'employer  le  vœu  qui  restait, 

Frêle  bonheur,  pauvre  ressource, 

A  remettre  sa  femme  en  l'état  qu'elle  était. 

Outre  la  version  de  Perrault,  j'en  connais  trois  similaires  :  un 
conte  allemand  ^^\  —  un  conte  magyar  ^;  —  un  conte  espagnol  ^, 

1.  Philippe  de  Vigneulles,  68^  nouvelle. 

2.  J'emprunte  l'indication  de  la  forme  hennuyère  à  M.  Andrew  Lang,  op. 
cit. 

3.  Perrault,  Les  souhaits  ridicules,  conte  en  vers.  C'est  Jupiter  qui  les 
accorde  à  un  bûcheron,  lequel  en  abandonne  un  à  sa  femme. 

4.  Hebel,  Schatzkàstlein  des  rheinlàndischen  Hausfreundes,  1811,  p.  117. 
C'est  la  fée  des  montagnes  Anna  Fritze  qui  donne  les  souhaits. 

5.  The  folk-tales  of  the  Magyars,  collected  hy  Kryza^  Erdélyi.,  Pap  and 
others ,  translated  and  edited  ùy  the  Bev.  W.  Henry  Jones  and  Leuys  L. 
Kropf,  Londres,  1889,  p.  217.  —  Un  pauvre  homme  trouve,  près  du  champ 
de  mais  du  seigneur,  une  petite  fée  traînée  par  quatre  jolis  chiens  noirs  dans 
une  voiture  d'or.  Le  char  minuscule  est  embourbé.  Le  paysan  délivre  la 
fée,  et  c'est  par  reconnaissance  qu'elle  lui  accorde  trois  souhaits.  Mais  c'est 
sa  femme  qui  doit  les  exprimer  tous  les  trois.  (On  voit  que,  par  ce  trait, 
unique  dans  notre  collection  de  variantes,  cette  version  ne  répond  pas  exacte- 
ment à  la  définition  du  groupe  E.)  Par  l'effet  du  premier  souhait,  descend  le 
long  de  la  cheminée,  dans  une  poêle  à  frire,  une  saucisse  assez  longue  pour 
enclore  tout  le  jardin.  Ce  qui  est  curieux,  c'est  que  le  mari  n'en  est  point 
irrité,  mais  qu'il  cherche,  pour  le  conseiller  à  sa  femme,  un  second  souhait 
plus  profitable.  Demandera-t-elle  deux  génisses?  ou  deux  chevaux?  ou  deux 
cochons  de  lait?  En  y  songeant,  il  bourre  sa  pipe  et  veut  l'allumer  avec  un 
tison.  Mais  il  s'y  prend  si  maladroitement  qu'il  renverse  dans  la  cendre  la 
poêle  à  frire  et  la  saucisse.  —  Puisse-t-elle,  s'écrie  la  femme,  te  pendre  au 
bout  du  nez!  —  Puis,  par  pitié  et  par  amour,  elle  le  délivre. 

6.  Cuentos,  oraciones,  adivinas  y  refranes  populares  é  infantiles  recogidos 


—  218  — 

II.  Dans  d^ autres  versions ,   les   souhaits  sont   gâchés  par   la 
coquetterie  de  la  femme. 

d)  1.  Elle  demande  d'être  la  plus  belle  des  femmes; 

2.  Le  mari,  jaloux,  souhaite  qu'elle  soit  changée  en  chienne; 

3.  Statu  quo  ante. 

C'est  un  conte  arabe  i,  et,  avec  des  divergences  nombreuses, 
un  conte  de  l'Inde  musulmane  ^. 


por  Fernan  Cahallero,  Madrid,  1877,  p.  103.  Los  deseos.  Personne,  non  pas 
môme  Perrault  ni  Grimm,  n'a  conté  notre  récit  avec  autant  d'agrément  que 
la  femme  de  grand  talent  qui  signe  du  nom  de  Fernan  Caballero.  —  Deux 
vieux  époux  très  pauvres  sont  assis  au  coin  du  feu,  et  au  lieu  de  rendre 
grâce  à  Dieu  de  ce  peu  qu'ils  lui  doivent,  ils  envient  la  pièce  de  terre  de 
l'oncle  Polainas,  le  mulet  de  l'oncle  Polainas...  Par  la  cheminée  descend, 
toute  mignonne,  une  très  petite  femme  :  c'est  la  Fée  Fortunée.  Elle  accorde 
le  premier  souhait  à  la  femme,  le  second  au  mari;  quant  au  troisième,  il 
devra  être  formé  d'un  commun  accord  par  les  deux  époux,  et  la  fée  reviendra 
l'exaucer  en  personne.  —  Long  débat  du  vieux  et  de  la  vieille,  embarrassés 
de  choisir.  La  conversation  finit  par  tomber  sur  des  matières  indifférentes 
et  sur  les  superbes  morciilas  des  voisins.  —  C'est  par  distraction  que  la 
femme  en  souhaite  une,  et  c'est  par  colère  que  le  mari  la  lui  suspend  au  nez. 
—  Ici,  un  épisode  plaisant.  Le  vieux  voudrait  bien  employer  mieux  le  troi- 
sième souhait;  mais,  on  s'en  souvient,  la  fée  a  imposé  cette  condition  qu'il 
serait  formé  d'un  commun  accord  par  le  mari  et  la  femme  réunis.  Le  vieux 
supplie  donc  sa  compagne  de  se  résigner  à  vivre  avec  son  incommode  appen- 
dice nasal.  Riche,  il  lui  fera  faire  un  bel  étui  en  or  pour  l'y  enfermer.  Comme 
son  éloquence  ne  la  persuade  pas,  il  faut  bien  qu'il  se  résigne  à  demander, 
par  son  troisième  souhait,  le  statu  quo  ante  :  la  fée  Fortunée  vient  le  rétablir 
et  tirer  la  morale  de  l'aventure. 

1.  Freytag,  Arahuvi  proverhia,  I,  687.  Je  traduis  du  latin  le  texte  assez 
court  donné  par  Liebrecht,  Orient  und  Occident,  III,  p.  378,  à  propos  du 
conte  70  des  Deutsche  Mnhrchen  de  Simrock  :  «  Le  mari  d'une  femme 
juive,  nommée  Basusa,  avait  obtenu  de  Dieu  le  droit  d'exprimer  trois  souhaits, 
qui  seraient  exaucés.  Basusa  lui  arracha  la  grâce  d'en  former  un  elle-même, 
et  obtint  de  devenir  la  plus  belle  femme  du  monde.  Elle  espérait  ainsi  quit- 
ter son  mari,  en  se  faisant  enlever.  Celui-ci,  irrité,  demanda  qu'elle  fût  trans- 
formée en  chienne.  Mais  ses  fils  le  supplièrent  de  la  rétablir  en  son  état  pri- 
mitif, ce  qu'ils  obtinrent.  » 

2.  C'est  un  conte  recueilli  à  Châhdjihânpour,  et  que  je  trouve  dans  l'ou- 
vrage intitulé  :  A  fly  on  the  wliel  or  hoiv  I  helped  to  govern  India,  by  Lient. 
Col.  H.  Lew^in,  Londres,  1885,  p.  81.  —  C'est  une  forme  très  piquante,  qui 
ne  répond  pas  tout  à  fait  à  la  définition  du  groupe  E,  et  où  s'exprime  bien  le 
fatalisme  musulman.  Sa  Hautesse  Moïse,  passant  à  travers  une  jungle  à 
l'heure  de  la  prière,  y  voit  un  vieillard  couvert  d'une  pauvre  pièce  d'étoffe, 
qui  prie,  tandis  que  sa  femme  et  son  fils,  nus  jusqu'à  la  ceinture,  ont  la  par- 
tie inférieure  du  corps  enfouie  dans  le  sable.  A  ses  questions  les  pauvres 
gens  répondent  qu'ils  n'ont  que  ce  seul  haillon,  dont  ils  se  couvrent  tous 
trois;  mais,  par  décence,  à  l'heure  de  la  prière,  chacun  d'eux  successivement 


—  219  — 

e)  1.  La  femme  demande  des  cheveux  d'or  et  une  brosse  pour 
les  brosser; 

2.  Le  mari  demande  que  la  brosse  lui  entre  au  corps; 

3.  Statu  qiio  ante. 

Cette  forme  est  celle  d'un  conte  allemand  du  xyii*^  siècle  ^ . 

f)  1.  La  femme  demande  la  plus  belle  robe  que  jamais  femme 
ait  revêtue. 

2.  Le  mari  souhaite  que  la  robe  lui  entre  dans  le  corps. 

3.  Statu  quo  ante. 

C'est  la  forme  que  nous  livre  un  conte  allemand  du  moyen  âge 2. 


prend  ce  méchant  vêtement  pour  lui  seul,  tandis  que  les  deux  autres  cachent 
leur  nudité  dans  le  sable.  Moïse  promet  de  les  tirer  d'embarras,  expose  le 
cas  à  Allah,  qui  leur  accorde  trois  souhaits  à  tous  trois.  La  femme,  avec 
l'approbation  de  son  mari,  souhaite  de  redevenir  jeune  et  très  belle.  Mais, 
comme  la  vieille  n'a  plus  que  quinze  ans,  le  gouverneur  de  la  province,  qui 
chasse  par  là  et  la  trouve  belle  à  souhait,  la  fait  mettre  dans  un  palanquin  et 
emporter  vers  sa  résidence.  —  «  Souhaite  qu'elle  soit  transformée  en  pour- 
ceau! »  dit  le  vieillard  à  son  fils.  Ainsi  fait.  —  Eu  voyant  cette  métamor- 
phose, les  porteurs  croient  porter  le  diable,  laissent  tomber  le  palanquin  et 
le  pourceau  revient,  très  humilié,  à  la  jungle,  où  le  troisième  souhait  est 
employé  par  le  mari  à  lui  rendre  sa  forme  primitive  de  vieille  femme.  — 
Quelques  jours  après,  à  l'heure  de  la  prière.  Moïse  retrouve  ses  trois  pro- 
tégés dans  la  même  posture  qu'auparavant,  l'un  priant  enveloppé  du  même 
haillon,  les  deux  autres  enfouis  jusqu'à  la  ceinture.  Il  va  se  plaindre  à  Allah 
qui  lui  dit  :  «  J'ai  rempli  les  désirs  de  ces  trois  personnes.  »  Moïse  se  fait 
raconter  la  suite  des  aventures,  et,  l'ayant  apprise,  il  met  la  main  devant  sa 
bouche,  devient  pensif,  et  dit  :  «  Allah  est  grand!  Allah  est  tout  puissant! 
Qui  peut  dire  son  éloge?  »  —  On  ne  voit  pas,  dans  ce  très  joli  conte,  à  quoi 
sert  l'intervention  du  fils.  Il  ne  gêne  pas,  il  est  vrai,  puisqu'il  ne  s'agit  plus, 
dans  cette  version,  d'une  opposition  entre  le  mari  et  la  femme;  malgré  sa 
coquetterie  sénile,  le  vœu  que  forme  la  vieille  est,  après  tout,  fort  raison- 
nable, comme  les  deux  autres.  —  L'esprit  du  conte  est  tout  changé  et  peut- 
être  faudrait-il  considérer  le  récit  de  Châhdjihânpour  comme  une  sixième 
forme  irréductible  du  conte. 

1.  Je  ne  connais  cette  forme  que  par  l'analyse  incomplète  qu'en  donne 
Grimm,  loc.  cit.  Il  la  rapporte  en  abrégé,  d'après  Lehmann,  im  erneuerten 
poet.  Blumengarten,  Francfort,  1640,  p.  371,  ouvrage  que  je  n'ai  pu  me  pro- 
curer. Voici  le  texte  peu  clair  donné  par  Grimm  :  «  Il  arrive  souvent  que 
«  l'homme  a  beaucoup  de  bonheur,  sans  que  ce  bonheur  soit  béni,  ainsi 
«  qu'il  advint  de  cette  femme,  à  qui  S.  Pierre  avait  accordé  trois  souhaits 
«  pour  son  plus  grand  bien.  Car  elle  souhaita  d'abord  une  chevelure  blonde, 
a  puis  une  brosse.  »  Grimm  ajoute  :  «  mais  son  mari  fit,  à  propos  de  sa 
«  brosse,  un  vœu  mauvais  qu'il  fut  obligé  d'annuler  par  son  troisième  sou- 
«  hait.  »  —  J'ai  complété  ce  récit  par  conjecture,  et  par  analogie  avec  les 
formes  d,  f. 

2.  Gesammtabenteuer,  drl  wunsche,  II,  XXXVII.  Un  couple  très  pauvre 


—  220  — 

III.  Dans  un  troisième  et  dernier  groupe^  les  souhaits  sont  per- 
dus par  la  sensualité  de  la  femme. 

Il  ne  nous  convient  pas  d'anah^ser  cette  forme  ;  disons  seule- 
ment qu'elle  appartient  bien  au  type  que  nous  considérons,  c'est- 
à-dire  que  : 

g)  1 .  La  femme  forme  un  vœu  grossier  ; 

2.  Le  mari  en  forme  un  second  qui  rend  la  situation  plus 
pénible  encore; 

3.  Le  troisième  souhait  rétablit  toutes  choses  en  l'état. 

C'est  la  version  des  différentes  formes  orientales  du  roman  des 
Sept  Sages^  Sindhad,  Syntipas^  Sandabar^  Cendubete,  Sindibad., 
les  Mille  et  une  Nuits  ;  le  fabliau  des  Quatre  souhaits  Saint- 
Martin  n'en  est  qu'une  plaisante  et  obscène  exagération  ^. 


importune  Dieu  de  ses  prières.  L'Ange  du  mari  lui  est  dépêché  pour  lui 
annoncer  que  ses  requêtes  sont  vaines,  car  il  a  obtenu  déjà  toute  la  part  de 
bonheur  qui  lui  revenait.  Pourtant,  comme  l'homme  insiste,  l'ange  lui 
accorde  trois  souhaits  :  qu'il  ne  s'en  prenne  qu'à  lui-même,  s'ils  tournent  à 
son  désavantage.  (Remarquez  ce  curieux  trait  de  fatalisme  populaire.)  —  La 
femme  souhaite  une  belle  robe,  et  il  est  curieux  que  le  mari  ne  trouve  à  lui 
reprocher  que  son  égoïsme  :  car,  dit-il,  tu  aurais  pu,  du  même  coup,  obtenir 
de  belles  robes  pour  toutes  les  femmes  de  la  terre.  (Ce  mari  est  un  médiocre 
psychologue,  car,  si  la  femme  avait  fait  ainsi,  où  aurait  été  son  plaisir?)  — 
Quand,  en  vertu  du  second  souhait,  la  robe  est  entrée  au  corps  de  la  femme, 
qui  pousse  des  cris  de  douleur,  les  voisins  s'assemblent  et  menacent  de  tuer 
le  mari,  s'il  n'emploie  sou  troisième  souhait  à  délivrer  la  coquette.  —  Ce 
dénouement  rappelle  celui  des  Arahiun  proverbia.  Notez  comme  les  conteurs 
se  sont  ingéniés  à  sortir  de  cette  difficulté  :  dans  toutes  ces  versions,  le  mari 
n'a  aucune  raison  (sauf  la  pitié)  d'employer  son  troisième  souhait  à  réparer 
le  dommage  que  lui-même  a  voulu  faire  à  sa  femme.  La  plus  jolie  imagina- 
tion est  celle  de  Fernan  Caballero,  qui  suppose  que  le  troisième  souhait 
doit  être  le  résultat  d'une  délibération  commune  des  deux  époux.  —  Mais  le 
nombre  des  combinaisons  possibles  n'est  pas  infini,  et  il  est  concevable  que 
deux  conteurs  indépendants  (celui  des  Arabum  proverhia  et  le  Stricker) 
aient  recouru  à  peu  près  au  même  procédé,  c'est-à-dire  à  l'intervention  des 
voisins  ou  des  parents. 

1.  C'est  le  premier  récit  du  septième  sage  dans  le  Sindbad  syriaque  (éd. 
Baethgen),  dans  le  Syntipas  grec  (éd.  Boissonnade),  dans  le  Libro  de  los 
engannos  (éd.  Comparetti)  ;  le  deuxième  récit  du  sixième  sage  dans  le  Sanda- 
bar  hébreu  (éd.  Sengelmann).  Il  se  trouve  aussi  dans  le  Sindibad-Naineh 
persan,  du  xiv^  siècle  [Asiatic  Journal,  1841,  t.  XXXVI,  p.  16).  —  Dans  les 
Mille  et  une  Nuits,  c'est  le  1<"'  récit  du  sixième  vizir  :  {l'homme  qui  désirait 
connaître  la  nuit  Al-Kader.)  —  Je  ne  connais  pas  la  version  du  texte  de 
Breslau,  que  les  éditeurs  n'ont  pas  voulu  traduire,  comme  trop  indécente. 
Mais  on  peut  prendre  connaissance  du  texte  de  Boulak,  grâce  à  la  traduction 
française  donnée  dans  la  Fleur  Lascive  orientale,  Oxford,  1882,  p.  132.  Le 


CLASSEMENT  SYNOPTIQUE  DES  DIFFERENTES  VERSIONS  DU  FABLIAU  DES  «  SOUHAITS  SAINT-MARTIN  » 

U.\    ÊTRE    SLHNATLREI,    ACCORDE    A    IN    OU    PLUSIEURS    MORTELS    LE    DON    d"eXPRLMEH    UN    OU    PLUSIEURS    SOUHAITS.    QUI    SERONT    EXAUCÉS.    CeS    .SOUHAITS    SE    RÉALISENT,    EN    EFFET.    MaIS,    CONTRE    TOUTE    ATTENTE, 
ET    PAR    LA    FAUTE    DE    CEUX    QUI    LES    FORMENT,    ILS    n'aPPORTENT    APRÈS    EUX    AUCUN    AVANTAGE,    QUAND    ILS    n'eNTRAINENT    PAS    QUELQUE    DOMMAGE. 

Cinq  formes  principales  de  ce  conte  : 


I  I  I  I 

A  B  G  D 

Un  seul  souhait  ac-  Un  .seul  souhait  ac-  Un   même   don    ac-  Un  seul  .souhait  ac- 
corde à  une  seule  cordé  à  deux  per-  cordé  à  deux  per-  cordé  à  trois  per- 


personne.  sonnes. 

I  I 

Un  tisserand  souhaite  L'enfant  Ijarbu. 

2  têtes  et  4  bras.  Pris  Le  long  nez. 
pour  un  monstre,  il  est  | 

tué.  (2)  Phèdre. 

I  (H)  Pi-nlamorom 
(1)  l'.-ililrhalfiillr.l. 


.sonnes  :  l'un  tour- 
ne à  bien,  l'autre 
à  mal. 

I 
Une  femme  aune  de 
la  toile  (ou  compte  des 
écus)  tout  le  jour;  l'au- 
tre verse  de  l'eau  tout 
le  jour. 

I 

(4)  Conte  chinois. 

(5)  Conte  bas-normand. 


sonnes  :   les  trois 
ridicules. 

I 
(6)      Conte      populaire 
français     (Colin    de 
Plancy). 


Trois  souhaits  accordés  à  un  mari  et  à  sa  femme,  La  femme  forme  un  premier  souhait  ridicule  : 
colère,  en   forme  un  second,  qui  empire  la  situation.  Le  troisième  souhait 
est  employé  à  rétablir  le  atalii  r/uo  anic. 
I 


par 


E' 

Formes  simples 

La    femme    forme    et    gâche    le    premier 

souhait  par  l'un  des  motifs  suivants  : 


Par  distraction  ou  futilité, 
elle  souhaite  : 


II 

Par  coquetterie,  elle 
souhaite  : 


in 

Par  sensualité,  elle 
forme  : 


abc 

Un  bec  de  fer  (de  bé-  Un  pied  pour  son  pot.     Une  aune  de  boudin, 
casse)  pour  son  mari.  |  | 

I  (9)  Philippe     de     Vi- (H)  Perrault; 

(")  Roraulus;  gneuUes  ;  (12)  Conte  magyar; 

(8)  Marie  de  France.       (10)  Conte  du  Ilainaut.  (13)  Conte  espagnol; 

(14)  Conte  allemand 
(Hebel). 


d 

La  beauté. 


obscène. 


I  I  I 

e  f  g 

Des   cheveux    d'or    et        Une  belle  robe, 

1  une  brosse.  |  | 

{\S)Arabumproverbia:  |  (18)  Conte  allemand  du    (19)différentos  versions 

Version  un  peu  excen- (17)  Conte  aUemand  du  moyen  âge.  orientales    des   Sept 

trique  ne  répondant  xvii»  siècle.  {Gcs.tmmliihenlruer) 

pas  exactement  à  la  (Lehraann) 
définition  de  E  ; 
(16)  Conte  populaire  de 
Châdjihànpour. 


I 

E" 

FoH.MES  HEDOURLÉES 
ET  CONTRASTÉES 

Les  trois  souhaits 
ridicules  forment 
contraste,  comme 
en  G,  à  trois  sou- 
haits heureux. 

I 

(22)  Conte  allemand  du 
xvi»  siècle  (  Wendun- 
muth)  ; 

(23)  Conte  hessois 

(Grimra) 


Sages  ; 

(20)  Fabliau    des   sou- 
haits Saint-Martin; 

(21)  (La  Fontaine,  fa- 


^  221  — 

E".  —  Formes  redoublées  et  contrastées  du  conte.  —  Un  per- 
sonnage surnaturel,  en  voyage  sur  la  terre,  accorde  à  des  hôtes 
pauvres  et  accueillants  trois  souhaits  qui  leur  apportent  le  bon- 
heur. Des  voisins  avares  et  jaloux^  qui  ont  mal  reçu  le  même 
voyageur.,  obtiennent  de  lui  la  même  faveur  :  ils  veulent  imiter 
leurs  voisins  y'  mais  leurs  souhaits  se  retournent  contre  eux. 

Dans  un  conte  allemand  du  xiv^  siècle  ^,  les  hôtes,  qui  ont  bien 
accueilli  saint  Pierre  et  saint  Paul,  souhaitent  : 

1)  que  leur  vieille  maison  brûle  ; 

2)  qu'elle  soit  remplacée  par  une  belle  maison  neuve  ; 

3)  qu'ils  obtiennent  le  royaume  de  Dieu. 

récit  des  Mille  et  une  Nuits  est  très  supérieur  à  notre  fabliau  et  aux  autres 
versions  du  roman  des  Sept  Sages. 

Je  puis  parler,  sinon  du  conte  lui-môme  qui  est  indécent,  du  moins  de 
l'être  surnaturel  qui  accorde  les  souhaits.  Dans  les  Mille  et  une  Nuits,  c'est 
l'ange  Ezraël,  dans  le  Libido  de  los  Engannos,  c'est  une  diablesse.  Peu  nous 
importe  ici;  mais,  dans  les  autres  versions  des  Sept  Sages,  c'est  un  démon 
familier  qui  habite  dans  le  corps  d'un  homme  (le  Syntipas  l'appelle  bizarre- 
ment l'Esprit  du  Python).  C'est,  dans  toutes  les  versions,  un  génie  bienfai- 
sant, qui,  après  être  longtemps  demeuré  dans  le  corps  de  l'homme,  est  forcé, 
par  un  autre  génie  dont  il  dépend,  d'élire  une  demeure  différente.  «  Le  roi 
des  démons  m'a  ordonné,  dit-il  dans  le  Mischle  Sandabar,  d'aller  dans  un 
autre  pays  ;  »  et  c'est  au  moment  de  cette  pénible  séparation  qu'il  accorde 
trois  souhaits  à  son  ancien  hôte.  —  On  reconnaît,  à  tous  ces  traits,  le  début 
de  la  fable  de  La  Fontaine  : 

Il  est  au  Mogol  des  follets, 
Qui  font  office  de  valets... 

L'un  d'eux,  après  avoir  longtemps  servi  les  mêmes  maîtres,  est  envoyé  en 
Norwège  «  par  le  chef  de  la  république  des  Follets  ».  —  Or  M.  Régnier  [éd. 
des  grands  écrivains ,  fable  VII,  6)  a  montré  que  La  Fontaine  a  dû  connaître 
les  Paraboles  de  Sandabar,  traduites  plusieurs  fois  aux  xvi^  et  xvii^  siècles. 
La  Fontaine  a  donc  emprunté  son  récit  au  livre  hébreu.  A  cette  époque,  il 
n'écrivait  plus  des  contes  grivois,  mais  des  fables  :  il  a  reculé  devant  l'obscé- 
nité du  récit.  Il  a  donc  seulement  conservé  le  cadre  de  son  modèle  et  inventé 
trois  souhaits.  Ils  sont  faiblement  imaginés  :  les  deux  époux  souhaitent 
d'abord  l'abondance  (ils  s'en  dégoûtent,  comme  le  savetier  enrichi  par  le 
financier);  ils  demandent  alors  la  médiocrité  et  la  sagesse  : 

«  C'est  un  trésor  qui  n'embarrasse  point.  » 

Je  suis  donc  autorisé  à  considérer  la  version  de  La  Fontaine  comme  une 
simple  copie  remaniée  des  Sept  Sages.  C'est  pourquoi  je  ne  la  rappelle  qu'en 
note.  — On  voit  combien  est  inexacte  la  supposition  de  Liebrecht  [Germania, 
I,  262)  :  «  La  nouvelle  de  Philippe  de  Vigneulles  peut  être  considérée  comme 
intermédiaire  entre  le  récit  de  Marie  de  France  et  celui  de  La  Fontaine.  » 

1.  Wendunmuth,  éd.  Kirchhof,  n«  218,  I,  p.  219.  —  Cf.  K.  Goedeke, 
Schwdnke  des  XVI  Jharh.,  Leipzig,  1879,  n»  34,  p.  54. 


La  voisine  jalouse  obtient  aussi  trois  souhaits,  et,  en  Tabsence 
de  son  mari, 

1)  elle  souhaite  que  sa  vieille  maison  brûle;  son  mari  revient 
des  champs,  criant  :  «  au  feu!  »  elle  veut  le  faire  taire; 

2)  ((  Puisse,  s'écrie-t-il,  un  tison  te  sauter  au  corps!  » 

3)  Statu  quo  ante. 

Comparez  un  conte  hessois  de  la  collection  de  Grimm  ^. 

Nous  voilà  au  bout  de  ce  dénombrement. 

Je  le  résume  par  le  tableau  synoptique  ci-contre,  —  un  peu 
chargé,  —  mais  dont  la  lecture  et  Fintelligence  sont  pourtant 
faciles. 

Ce  classement  de  variantes,  le  lourd  appareil  scientifique  qui 
enserre  cette  amusette,  est-ce  là  —  comme  tant  de  collecteurs 
de  contes  le  semblent  croire  —  VUltima  Thule  de  nos  recherches? 
Non  :  il  faut  que  les  belles  divisions,  subdivisions  et  accolades 
de  ce  tableau  synoptique  signifient  quelque  chose.  Ne  signifient- 
elles  rien?  Il  faut  avoir  la  bonne  foi  de  s'en  rendre  compte  et  de 
le  déclarer  ^\ 

1.  Grimm,  no  87.  Dans  ce  conte,  les  bons  pauvres  souhaitent  ; 
1°  L'éternité  bienheureuse, 

2°  Le  pain  quotidien, 

3°  Une  belle  maison. 

Le  mauvais  riche,  apprenant  la  bonne  aubaine  échue  à  son  voisin,  monte  a 
cheval,  rejoint  le  bon  Dieu  qui  s'en  va,  obtient  de  lui  les  trois  souhaits  : 

1»  En  route,  son  cheval  bronche  :  a  Puisses-tu,  s'écrie-t-il,  te  rompre  le 
cou!  »  Ce  souhait  est  aussitôt  exaucé; 

2»  Il  poursuit  sa  route,  portant  la  selle  du  cheval,  et  pense  tout  à  coup  que, 
pendant  qu'il  sue  sang  et  eau  sur  la  grand'route,  sa  femme  prend  le  frais, 
commodément  assise  dans  sa  chambre  :  «  Je  voudrais,  dit-il,  la  voir  assise 
sur  une  selle,  sans  pouvoir  se  lever!  »  Il  rentre,  et  la  trouve  chevauchant, 
en  effet,  une  selle; 

3°  Il  la  délivre. 

2.  Notre  classement  repose  uniquement  sur  l'examen  des  souhaits  expri- 
més, et  non  sur  les  récits  qui  servent  de  cadre  à  l'histoire.  Peu  importe,  en 
effet,  que  l'être  surnaturel  qui  accorde  les  souhaits  soit  tantôt  un  voyageur 
céleste  et  qu'il  s'appelle  Mercure,  le  dieu  Fô,  saint  Pierre  et  saint  Paul,  ou 
le  bon  Dieu  ;  —  tantôt  un  génie  bienfaisant  et  reconnaissant,  démon  fami- 
lier, diablesse.  Esprit  du  Python,  fées  danseuses,  fées  des  montagnes,  Anna 
Fritze,  esprit  d'un  arbre  sinsapâ,  etc..  ;  —  ou  bien  une  divinité  sage  et  pré- 
voyante, Allah,  la  fée  Fortunée;  —  ou  encore  un  génie  ironique  et  taquin, 
St-Martin,  le  follet,  le  nain  des  montagnes,  etc..  Les  groupements  qu'on 
obtient  à  considérer  ces  détails  sont  superficiels,  factices,  séparent  des 
formes  voisines,  réunissent  des  versions  divergentes.  —  Il  nous  faut  donc 
nous  en  tenir  à  notre  classement. 


i 


—  â23  — 

Ce  tableau,  dressé  en  toute  patience  et  conscience,  interro- 
geons-le avec  scrupule. 

L'exemple  choisi  est  favorable  :  sauf  quelques  cas  négli- 
geables \  toutes  nos  variantes  représentent  des  moments  dis- 
tincts de  la  tradition  parlée.  Les  tiroirs  de  notre  conte  nous  ont 
fourni  un  classement  très  net. 

Ce  tableau  peut-il  nous  renseigner  sur  la  forme  et  la  patrie 
primitive  du  conte?  sur  les  lois  de  son  développement? 

Interrogeons-le,  en  partant  des  groupes  de  versions  les  plus 
déterminés  pour  remonter  aux  moins  complexes  ;  c'est-à-dire, 
interprétons  le  tableau  en  le  lisant  de  bas  en  haut. 

1^)  Considérons  l'une  quelconque  des  sous-familles  a,  />,  c,  c/, 

Soit  le  groupe  c,  où  le  souhait  ridicule  est  celui  d  une  aune  de 
boudin.  Nous  constatons  —  et  c'est  là  un  résultat  positif  —  que 
ce  conte  vivait  dans  la  tradition  orale  en  France  il  y  a  deux  siècles 
et  qu'il  continue  à  vivre  de  même  aujourd'hui  en  Hongrie,  en 
Espagne,  en  Allemagne.  Quelle  est  la  portée  de  ce  résultat? 
Voyons-nous  et  verrons-nous  jamais  une  raison  pour  expliquer 
que  cette  forme  existe  en  ces  quatre  pays,  plutôt  que  la  forme  (/, 
qui  n'est  attestée  qu'en  Arabie  et  au  Bengale?  Existe-t-il  un 
folk-loriste  assez  hardi  pour  affirmer  que  la  forme  c  n'existe  pas 
en  telle  contrée  qu'il  me  plaira  de  nommer?  Sait-il  si  je  n'en 
tiens  pas  en  réserve  une  forme  arabe?  C'est  donc  le  hasard  seul 
qui  a  réuni,  en  c,  ces  quatre  pays.  —  Dirons-nous  que  le  conte 
magyar  procède  du  conte  allemand,  qui  procède  du  conte  fran- 
çais, qui  procède  du  conte  espagnol?  ou  bien  plutôt  que  le  conte 
espagnol  procède  du  conte  français,  qui  procède  du  conte  alle- 
mand, qui  procède  du  conte  magyar?  L'une  et  l'autre  hypothèse 
se  valent,  comme  également  vraisemblables,  et  également  indé- 
montrables. —  Or  il  n'en  est  pas  seulement  ainsi  de  ces  deux 
hypothèses  :    mais,   comme  les   mots  :  espagnol  —  magyar  — 

1.  Tel  est  le  cas  de  Syntipas  copiant  Sindbad,  ou  de  Marie  de  France  et 
du  Bomidus  copiant  un  modèle  commun,  ou  de  La  Fontaine  imitant  les  Para- 
boles de  Sandahar.  —  Tel  de  nos  conteurs  lettrés  a  dû  connaître  des  formes 
écrites  de  l'histoire  :  il  est,  par  exemple,  certain  pour  Grimm,  probable  pour 
Fernan  Caballero,  qu'ils  ont  connu  le  conte  de  Perrault;  mais  leur  bonne  foi 
de  folk-loristes  a  dû  les  mettre  en  garde  contre  tout  remaniement  littéraire. 

2.  Joiguons-y  les  contes  réunis  en  G  et  en  E". 


—  224  — 

allemand  —  français  —  peuvent  se  grouper  de  vingt-quatre 
manières,  il  existe  encore  vingt-deux  hypothèses  similaires,  éga- 
lement vraisemblables  et  indémontrables. 

Tout  de  même,  dans  la  famille  g^  où  le  vœu  formé  est  obscène, 
nous  trouvons  réunies  les  diverses  versions  orientales  des  Sept 
Sages  et  le  fabliau  français.  —  C'est  encore,  je  le  veux  bien,  un 
résultat  positif.  Mais  quelle  en  est  la  signification?  Dirons-nous 
que  la  forme  française  j)ro vient  de  la  forme  orientale?  nous  le 
pouvons,  assurément.  Ou  bien  que  la  forme  orientale  provient  de 
la  forme  française?  rien  ne  nous  en  empêche  ^  —  Dans  le  groupe 
c,  précédemment  considéré,  il  ne  vient  à  l'esprit  de  personne  de 
prétendre  que  la  forme  française  soit  la  génératrice  de  la  forme 
allemande,  parce  que  Perrault  a  recueilli  son  récit  en  France  deux 
siècles  avant  que  Hebel  ne  l'ait  rencontré  dans  les  pays  rhénans. 
Il  en  est  de  même  ici.  Qu'un  fabliau  et  un  recueil  oriental  se 
groupent  dans  une  même  sous-famille,  c'est  un  fait  qui  ne  pren- 
drait de  signification  que  s'il  était  constant;  mais  il  est  très  rare, 
au  contraire,  comme  le  démontrent  nos  études.  Il  résulte  de  la 
rareté  de  ce  phénomène  que,  seul,  le  hasard  associe  en  g  les  Sept 
Sages  et  le  fabliau,  tout  comme  il  associe  en  c  un  conte  chinois  et 
un  conte  normand,  sans  que  le  conte  normand  soit  nécessaire- 
ment issu  du  conte  chinois. 

Le  lecteur  se  convaincra  aisément  qu'il  en  est  de  même  pour 
tous  les  groupes  a,  b,  d  -^  e,  /",  C,  E'\  Y  a-t-il  quelque  raison 
pour  que  l'héroïne  du  conte  souhaite  la  beauté  en  Arabie  et  au 
Bengale,  tandis  qu'elle  demande  un  pied  pour  son  pot  au  xvi^ 
siècle  chez  un  conteur  français,  en  Hainaut  au  xix^  siècle?  Or, 
marquer  qu'elle  demande  un  pied  pour  son  pot  en  Hainaut  au 
XTX^  siècle,  en  France  au  xvi^,  voilà  le  seul  résultat  positif  de  ces 
très  patientes,  très  minutieuses  et  très  méprisables  recherches. 

1.  Mais,  dira-t-on,  les  Souhaits  St-Martin  ne  sont  qu'une  exagération 
visible  du  récit  des  Sept  Sages  :  il  s'ensuit  que  la  version  des  Sept  Sages  est 
la  forme  mère.  Il  est,  en  effet,  certain  qne  le  fabliau  suppose  à  sa  base  un 
récit  plus  simple,  où  trois  souhaits  seulement  étaient  exprimés;  mais  cette 
forme  plus  simple,  qui  est  celle  des  Sept  Sages,  ne  vient  pas  nécessairement 
des  Sept  Sages  au  conteur  anonyme  français  ;  elle  pouvait  vivre,  sur  le  sol 
français,  depuis  mille  ans. 

2.  Il  est  curieux,  à  première  vue,  que  la  forme  d  réunisse  deux  variantes 
musulmanes  [Arabum  proverhia  et  conte  de  ChàdjihAnpour).  Mais  il  est 
visible  que  l'esprit  du  conte  est  tout  différent  dans  1  une  et  dans  l'autre  ver- 
sion, et  que,  seul,  le  hasard  a  conjoint  ici  ces  deux  variantes  musulmanes. 


—  225  — 

2*^)  Comparons  entre  elles  les  sous-familles,  au  lieu  de  les 
considérer  chacune  isolément. 

Des  versions  a,  b,  c,  d,  e,  f,  g,  laquelle  est  la  primitive? 
celle  où  la  femme  souhaite  un  bec  de  fer  à  son  mari,  ou  bien 
celle  où  elle  réclame  un  pied  pour  son  pot?  ou  celle  où  elle 
forme  un  vœu  obscène?  ou  serait-ce  peut-être  celle  où  elle 
demande  une  aune  de  boudin?  celle  où  elle  gâche  son  souhait 
23ar  futilité?  ou  par  coquetterie?  ou  par  sensualité?  Poser  ces 
questions,  c'est  en  montrer  la  puérilité.  Nous  aurions  mauvaise 
grâce  à  trop  insister. 

3^)  Opposerons-nous  maintenant  les  formes  simples  (E')  aux 
formes  antithétiques  (E")? 

Lesquelles  sont  nées  les  premières?  On  pourrait  soutenir  que 
ce  sont  les  formes  redoublées,  où  trois  souhaits  bénis  s'opposent 
à  trois  souhaits  maudits,  car  le  premier  inventeur  du  com- 
plexe d'événements  constitutifs  de  la  forme  E"  fut  certainement 
un  esprit  très  constructeur  et  très  ingénieux  ;  il  peut  donc 
avoir  bâti  d'emblée  le  conte  sous  sa  forme  la  plus  compliquée, 
simplifiée  postérieurement  par  d'autres.  Mais  j'admets  volon- 
tiers, comme  plus  vraisemblable,  que  les  formes  simples  sont 
les  primitives.  Que  ce  soit  là  l'un  des  rares  résultats  positifs  de 
notre  enquête.  Quel  indice  en  pourra-t-on  tirer  pour  l'histoire  de 
la  propagation  du  conte?  Je  l'ignore  et  j'abandonne  ce  fait,  pour 
qu'il  en  tire  parti. 

Au  fin  premier  qui  le  demandera. 

4*^)  Enfin,  considérons  les  cinq  groupes  principaux,  A^  5,  C, 
D,E, 

Il  ne  serait  pas  impossible  d'admettre  que  nous  avons  affaire 
à  cinq  contes  indépendants  i,  tant  est  lâche  le  lien  qui  semble 
unir  ces  familles.  C'est  simplement  l'idée  qu'il  y  a  loin  de  la 
coupe  aux  lèvres,  que  les  vœux  humains  sont  souvent  inintelli- 
gents et  néfastes  ;  —  idée  si  universelle  que  Garo  lui-même  s'en 

1.  Comparez,  par  exemple,  la  fable  où  un  laboureur,  afin  d'épargner  la 
peine  des  batteurs  et  des  vanneurs,  demande  à  Cérès  que  son  blé  pousse  sans 
épis.  Il  est  exaucé  ;  mais  les  oiseaux,  attirés  par  un  butin  plus  facile, 
s'abattent  sur  son  champ.  (V.  Burchard  Waldis,  éd.  Kurz,  II,  XXXIII;  — 
ou  le  conte  bien  connu  de  Grimm,  Le  Pêcheur  et  sa  femme^  Kinder-  und 
Hausmdhrchen,  n»  19.) 

Bedier.  —  Les  Fabliaux.  l<i 


—  226  — 

était  pénétré,  sans  que  pourtant  il  eût  étudié  le  Pantchatantra  K 
Mais,  si  nous  voulons  bien  admettre,  avec  nos  devanciers,  que 
nous  sommes  en  présence,  non  de  cinq  contes,  mais  de  cinq 
formes  du  même  conte,  laquelle  peut  prétendre  à  la  priorité? 

Est-ce  la  plus  anciennement  attestée?  Ce  serait  donc  celle  de 
Phèdre.  Mais  nous  avons  promis  de  ne  jamais  recourir  au  raison- 
nement :  post  hoc,  ergo  propter  hoc. 

Est-ce,  comme  le  veut  Benfey,  la  forme  du  Pantchatantra'^. 
Il  remarque  en  effet  que,  dans  le  Pantchatantra  comme  dans 
les- Sept  Sages,  les  héros  du  conte  souhaitent  de  voir  leurs  organes 
se  multiplier;  le  Pantchatantra  serait  donc  ici  la  source  de  la 
forme  des  Sept  Sages.,  qui  serait,  à  son  tour,  la  génératrice  de 
toutes  les  autres  2.  Je  regrette  de  ne  pouvoir  insister  sur  le 
récit  des  Sept  Sages.  Mais  je  crois  que  le  premier  inventeur  de 
cette  version,  capable  d'imaginer  un  conte  aussi  ingénieuse- 
ment combiné,  n'avait  pas  besoin  du  point  de  départ  insigni- 
fiant du  Pantchatantra,  et  je  répète  ce  que  je  disais  à  propos 
du  fabliau  des  Tresses  :  tous  les  conteurs  passés,  présents  et 
futurs  méditeraient-ils  pendant  l'éternité  sur  le  conte  du 
Pantchatantra,  ils  ne  sauraient  en  faire  sortir  le  conte  de  la 
Nuit  Al-Kader  ou  des  Souhaits  Saint-Martin.  Si  je  considère 
la  forme  du  Pantchatantra  —  où  un  tisserand,  après  mûre 
délibération  avec  sa  femme,  après  force  slokas  prudhommesques, 
demande,  comme  le  plus  grand  des  biens,  d'être  jDOurvu  de 
deux  têtes  et  de  deux  paires  de  bras,  sans  soupçonner  qu'il 
risque  de  devenir  grotesque,  —  je  dis  que  ce  n'est  pas  seule- 
ment ce  tisserand,  mais  aussi  l'auteur  du  Pantchatantra  qui 
mérite  son  nom  de  Manthara,  lequel  signifie  niais;  je  me 
refuse  à  voir  dans  cette  version,  comme  voudrait  Benfey,  la 
forme  vénérable,  mère  des  autres;  j'y  vois  seulement  une  forme 
caduque,  sans  vraisemblable  influence  sur  les  destinées  ulté- 
rieures du  conte.  J'y  vois  simplement  la  plus  sotte  des  versions 
conservées. 


1.  Les  formes  B,  C,  E",où  un  dieu  voyageur  accorde  à  ses  hôtes  des  sou- 
haits bénis  ou  maudits,  paraissent  plus  intimement  associées.  Mais  combien 
de  dieux  païens,  de  saints  chrétiens,  se  sont  assis  au  foyer  d'hôtes  qu'ils 
récompensaient  ou  punissaient,  depuis  le  temps  de  Philémon  et  de  Baucis! 

2.  En  admettant  que  le  conte  des  Sept  Sages  fût  issu  du  Pantchatantra, 
comment  toutes  les  autres  formes  seraient-elles  issues  de  ces  deux-là?  C'est 
ce  que  Benfey  n'explique  pas. 


— ■  221  — 

Faut-il  aller  plus  loin  encore  et  abstraire  la  quintessence  du 
conte?  La  forme  initiale  est-elle  celle  qui  raille  l'inintelligence 
foncière  des  femmes  (A),  —  ou  leurs  vices,  futilité,  coquetterie, 
sensualité  (E')?  —  ou  celle  qui  exprime  la  vanité  de  nos  désirs, 
ceux  de  l'homme  comme  ceux  de  la  femme  (conte  de  Ghâdjihân- 
pour)?  —  ou  celle  où  le  conteur  n'a  voulu  que  s'amuser  de 
la  déconvenue  comique  d'un  distrait  (c)?  —  ou  celle  où  il  a 
exprimé,  d'une  manière  populaire,  le  conflit  de  la  prescience 
divine  et  de  la  liberté  humaine,  en  ces  versions  où  un  dieu 
ironique  accorde  des  souhaits  dont  il  sait  par  avance  que  rien  de 
bon  ne  peut  sortir?  (Phèdre,  le  dieu  Fô,  E"?) 

Laquelle  de  toutes  ces  versions  est  la  primitive?  Pour  en 
juger,  il  nous  manque  l'instrument  judicatoire. 

En  résumé,  que  pouvons-nous  savoir  de  l'origine  de  ce  conte, 
de  sa  forme  et  de  sa  patrie  premières?  —  Rien. 

De  sa  propagation?  Nous  arrivons  à  constater  simplement 
que  nos  vingt-trois  versions  se  groupent  deux  à  deux,  trois  à 
trois,  etc.,  en  des  pays  qui  s'étonnent  de  se  voir  associés. 
Mais  la  raison  de  ces  groupements  étranges  nous  échappe. 

C'est,  dira-t-on,  que  vous  ne  connaissez  que  vingt  des 
moments  de  l'évolution  d'un  conte  un  million  de  fois  répété. 
—  Soit,  je  suppose  que  nous  possédons  ce  million  de  variantes. 
Qu'arrivera-t-il?  Le  tableau  synoptique  ci-dessus  comjorendra 
quelques  familles  et  sous-familles  de  plus,  sous  lesquelles 
continueront  à  s'aligner  les  versions  des  provenances  les  plus 
hétéroclites  ;  mais,  si  nous  voulons  les  classer  dans  leur  succes- 
sion géographique  et  chronologique,  le  pouvoir  inductif  d'un 
Cuvier  n'y  suffira  point.  Il  faudrait  que  l'ange  Ezraël  ou  le 
dieu  Fô  de  nos  contes  vînt,  en  personne,  nous  dérouler  l'his- 
toire de  ce  million  de  variantes.  Quel  serait  son  récit?  Le  début 
en  serait  intéressant.  Il  nous  dirait  peut-être  que  le  premier 
inventeur  du  conte  fut  Enoch,  fds  de  Seth;  que  Thubal-Gaïn, 
père  des  forgerons,  a  cr.éé  la  forme  G,  et  quelque  Hittite  la 
forme  D.  Mais  la  suite  de  son  récit  serait  fort  ennuj^euse  :  le 
même  hasard,  qui  distribue  en  quelques  groupes  nos  23 
variantes,  en  distribuerait  en  quelques  groupes  de  plus,  avec  la 
même  indifférence,  999977  autres.  Nous  verrions  que  le  Sué- 
dois Pierre  a  conté  les  Souhaits  ridicules  à  l'Allemand  Paul  qui 


—  228  — 

les  a  contés  à  l'Italien  Jacques,  et  ainsi  de  suite  un  million 
de  fois,  sans  que  l'Ange  Ezraël  ni  le  dieu  Fô  fussent  capables  de 
nous  dire  pourquoi  ce  n'est  pas  l'Italien  Jacques  qui  l'a,  le  pre- 
mier, conté  au  Suédois  Pierre. 

En  résumé,  —  me  demandera  le  lecteur,  —  n'aurait-il  pas 
mieux  valu,  au  lieu  de  vos  vsubtiles  classifications,  prendre  les 
fiches  où  les  folk-loristes  réunissent  les  variantes  des  Souhaits 
ridicules,  les  battre  comme  un  jeu  de  cartes,  et  les  énumérer 
au  hasard?  —  D'accord.  —  N'aurait-il  pas  mieux  valu  encore 
ne  les  recueillir  point?  —  Il  se  peut. 

Le  Lai  de  l'Epervier 

Dans  les  contes  étudiés  jusqu'ici,  nous  avons  admis  ce  prin- 
cipe :  si  deux  versions  d'un  même  récit  présentent  au  même 
endroit  le  même  trait  accessoire,  elles  sont  associées  indisso- 
lublement par  un  rapport  de  filiation,  dont  il  ne  reste  plus  qu'à 
déterminer  la  direction. 

Ce  principe  paraît,  en  effet,  très  sûr  :  si  nous  trouvons,  par 
exemple,  deux  versions  de  la  Matrone  d'Ephèse^  où  la  veuve 
inconsolable,  pour  complaire  à  son  nouvel  amant,  retire  du 
cercueil  le  cadavre  de  son  mari,  lui  brise  trois  dents  et  le  sus- 
pend à  une  potence  ;  si,  dans  deux  autres  versions,  au  contraire, 
elle  se  borne,  comme  fait  la  Matrone  du  pays  de  Song,  à  ouvrir 
le  cercueil  et  à  fendre  le  crâne  de  son  époux  d'un  coup  de 
hache,  il  est  évident  que  les  deux  premières  versions  forment 
un  groupe  indissoluble  qui  s'oppose  à  un  second  groupe,  non 
moins  indissoluble. 

Ce  principe  —  qui  procède  d'une  observation  de  simple  bon 
sens  —  est  précisément  celui  sur  lequel  se  fonde  la  méthode 
employée  pour  l'établissement  des  textes  :  de  même  que  deux 
coj)istes  indépendants  ne  font  pas  la  même  faute  au  même 
endroit,  de  même  deux  conteurs  indépendants  ne  racontent  pas 
le  même  épisode  accessoire  au  même  endroit. 

Mais  ce  principe  comporte,  dans  la  méthode  de  la  critique 
des  textes,  un  corollaire  restrictif:  deux  copistes  indépendants  ne 
font  pas  la  même  faute  au  même  endroit,  à  moins  que  cette 
faute  ne  soit  si  naturelle,  si  facile,  quelle  ait  pu  se  présenter 
d'elle-même   sous   la  plume  de  deux  copistes.   Quiconque    a  eu 


—  229  — 

roccasion  de  classer  des  manuscrits  sait  combien  ces  cas  sont 
fréquents,  combien  de  fois  le  critique  est  obligé  d'admettre  que 
la  même  faute  a  pu  être  suggérée  à  deux  scribes  indépendants, 
bien  qu'ils  aient  eu  sous  les  yeux  deux  manuscrits  corrects  l'un 
et  l'autre. 

Ce  corollaire  doit  aussi  nécessairement  s'appliquer  lorsqu'on 
veut  comparer  des  variantes  de  contes,  et  il  ne  me  semble  pas 
qu'on  y  attache  communément  une  importance  suffisante. 

Il  reste,  dans  tout  classement  de  manuscrits,  un  élément 
de  critique  subjective  :  il  ne  suffît  pas,  pour  grouper  deux 
manuscrits  en  une  famille,  de  noter,  par  une  opération  purement 
mécanique,  que  tous  deux  présentent,  en  tel  passage,  la  même 
faute  ;  il  faut  encore  décider  si  cette  faute  n'a  pu  être  commise 
deux,  trois,  dix  fois  par  des  copistes  étrangers  les  uns  aux 
autres. 

De  même,  il  ne  suffit  pas  de  marquer  qu'un  trait  accessoire 
commun  reparaît  dans  deux  versions  d'un  conte  :  il  faut  de 
plus  montrer  que  ce  trait  procède  d'une  fantaisie  si  .particulière, 
si  individuelle,  qu'il  n'ait  pu  être  réinventé  deux  fois  indépen- 
damment 1. 

Distinguer  quels  sont  les  traits  qui  peuvent  être  ainsi  plu- 
sieurs fois  réinventés,  et  qui,  par  conséquent,  n'établissent 
pas  fatalement  un  lien  entre  deux  versions,  c'est  une  tâche 
nécessaire. 

Appliquons  ces  considérations  au  Lai  de  VEpervier. 

Ce  fabliau,  l'un  des  plus  jolis  qui  nous  soient  parvenus,  a  eu 
la  bonne  fortune  d'être  découvert,  publié  et  illustré  par  M.  G. 

1.  Si  l'on  nous  permet  d'employer  encore  ces  formules,  qui  ne  sont  qu'en 
apparence  compliquées,  soit  trois  versions  d'un  conte  : 

1°  o)  +  a,  h,  c. 
2o  w  4-  a,  d,  e. 
3°  to  -|-   X,  y,  z. 

On  est  d'ordinaire  fondé  à  dire  que  les  deux  premières  sont  associées, 
puisqu'elles  offrent  toutes  deux  le  même  trait  a. 

Il  arrive  pourtant  souvent  que  c'est  là  une  illusion,  et  que  le  rapport  de 
ces  trois  versions  doit  être  ainsi  établi  : 

Le  conte,  raconté  d'abord  sous  la  forme  w  -|-  3"  ^'  c»  ^^t  parvenu  à  un 
conteur  qui  l'a  modifié  ainsi  :  m  -\-  x,  j,  z,  et  un  troisième  conteur,  partant 
de  cette  forme  d'où  ont  disparu  tous  les  traits  accessoires  primitifs,  retrouve 
l'un  des  traits  a.  d'une  version  qu'il  n'a  jamais  connue;  d'où...  w  -[-  a,  d,  e. 


—  230  — 

Paris.  Si  le  lecteur  veut  bien  se  reporter  à  sa  très  savante  étude  ^, 
nous  serons  dispensé  de  reproduire  longuement  ici  le  texte  des 
différentes  versions.  Réduit  à  sa  forme  organique,  il  se  résume 
ainsi  : 

«  Une  femme  a  deux  amants.  Un  Jour  qu'en  Vahsence  de 
son  mari  elle  a  reçu  lun  d'eux.,  Vautre  survient.  Le  premier 
amant  se  dissimule  devant  le  nouvel  arrivant. 

«  Tandis  qu'elle  s'entretient  avec  celui-ci,  le  mari  revient. 
Elle  s'en  aperçoit  à  temps.  Elle  fait  jouer  à  l'amant  qui  lui 
tient  compagnie  une  scène  de  colère  :  il  prend  un  air  très 
irrité,  passe  devant  le  mari  en  proférant  des  menaces  terribles  et 
s'en  va  ainsi. 

((  Le  mari,  fort  intrigué,  demande  des  explications  à  sa 
femm^e,  qui  lui  répond  très  simplement  :  «  L'homme  qui  sort 
d'ici  en  poursuivait  un  autre,  qui  s'est  réfugié  chez  nous.  Je 
n'ai  pas  voulu  le  trahir  ;  il  aurait  été  tué.  Je  lui  ai  donné  asile. 
Le  voici.  »  Elle  présente  alors  le  premier  amant  à  son  mari  : 
voilà  le  bonhomme  rassuré.  » 

Encore  une  fois,  nous  savons  que  jamais  le  conte  n'a  été  dit 
sous  cette  forme  schématique.  Chaque  conteur  le  recevait  du 
précédent,  agrémenté  de  détails  explicatifs  ou  d'épisodes  d'or- 
nement. Il  existe  pourtant  des  versions  qui  n'offrent  que  ces 
seuls  traits  en  commun  avec  certaines  autres,  ce  qui  est  dire 
qu'à  certains  moments  de  son  histoire,  il  s'est  trouvé  dépouillé 
de  tous  les  ornements  dont  il  avait  été  primitivement  vêtu  : 
nous  sommes  donc  en  droit  d'extraire  cette  forme  schématique. 

C'est  la  seule  possession  en  commun  des  traits  accessoires  qui 
groupera  les  versions,  et  ce  sont  en  effet  les  seuls  que  M.  G. 
Paris  considère  dans  son  étude. 

Tout  auditeur  ou  tout  lecteur  du  conte  exigera  en  effet  des 
solutions  à  certaines  difficultés  du  récit.  Pourquoi  le  premier 
amant  cède-t-il  la  place  au  nouvel  arrivant,  au  lieu  de  lui  faire 
une  scène  de  jalousie?  Il  faut  que  le  conteur  se  préoccupe 
d'établir  entre  eux  un  rapport  qui  nous  l'explique.  —  Pourquoi 
les  deux  amants  sont-ils  réunis  à  la  même  heure  dans  la  maison 
du  mari?  —  Comment  se  succèdent  toutes  ces  scènes?  Où  se 
passent-elles  exactement?  etc.. 

1.  Romania,  VII,  1. 


—  231  — 

Bref,  tout  conteur  devra  répondre  à  ces  questions  que  les 
rhéteurs  anciens  recommandaient  aux  jeunes  orateurs  d'épuiser 
dans  leurs  narrations  : 

Quis  ?  quid  ?  ubi  ?  quibus  auxiliis  ?  ciir  ?  quo  modo  ?  quando  ? 

Plusieurs  des  conteurs  du  Lai  de  VEpervier  se  rencontrent, 
en  effet,  pour  expliquer  ici  et  là,  de  la  même  façon,  tel  incident 
et  M.  G.  Paris  fonde  sur  ces  coïncidences  sa  classification.  Voici 
les  trois  principaux  considérants  des  groupements  qu'il  établit  : 

1^  Deux  versions  indiennes,  V Hitopadésa  et  le  Çukasaptati^ 
supposent  que  les  deux  galants  sont  le  père  et  le  fils.  M.  G.  Paris 
associe  donc  ces  deux  textes.  De  plus,  comme  dans  toutes  les 
autres  versions,  le  rapport  qui  unit  les  deux  amants  est  moins 
scandaleux  —  comme  ils  sont,  par  exemple,  maître  et 
valet,  ou  puissant  personnage  et  pauvre  hère,  etc.,  —  M.  G. 
Paris  voit  dans  la  version  du  Çukasaptati  la  version-mère.  Le 
conte  est  indien  d'origine.  «  Les  autres  formes  sont  le  produit 
d'une  habile  révision...  la  substitution  d'un  esclave  au  fils,  dans 
le  rôle  du  jeune  rival,  a  été  pratiquée,  sans  doute  sur  le  sol 
indien  même,  pour  éviter  la  donnée  incestueuse  du  conte  pri- 
mitif. » 

2°  D'autres  versions,  le  Sindihad^  le  fabliau,  un  conte  des 
Gesta  Romanorum,  supposent  que  les  deux  amants  sont  unis 
par  un  raj)port  de  domesticité  (maître  et  esclave,  chevalier  et 
écuyer).  De  plus,  le  maître  seul  est  l'amant  de  la  femme;  son 
valet,  envoyé  chez  elle  pour  annoncer  la  venue  prochaine  du 
maître,  a  été  simplement  l'objet  d'un  caprice  soudain.  —  En 
conséquence,  M.  G.  Paris  associe  ces  trois  versions  :  les  deux 
récits  des  Gesta  Romanorum  et  du  fabliau  sont  venus  du  Sin- 
dibâd,  et  ont  été  importés  en  Occident  par  la  tradition  orale, 
soit  par  l'intermédiaire  des  Byzantins,  soit  à  l'époque  des  Croi- 
sades. )) 

3^  Enfin  —  tandis  que  la  plupart  des  conteurs  admettent 
qu'un  certain  laps  de  temps  sépare  les  scènes  successives,  —  le 
Çukasaptati  et  Pogge  donnent  au  conte  une  marche  plus  accé- 
lérée. Dans  la  plupart  des  versions,  le  premier  amant  a  le  temps 
de  se  cacher  devant  son  rival,  et  quand  le  mari  survient,  la 
femme  est  avertie  assez  tôt  de  son  approche  pour  pouvoir  donner 
ses  instructions  à  l'amant  qui  lui  tient  compagnie  ;  au  contraire, 


—  232  — 

dans  le  Çukasaptati  et  chez  Pogge,  les  trois  hommes  se  trouvent 
presque  simultanément  réunis.  Le  Çukasaptati  et  Pogge  sont 
donc  associés  par  G.  Paris  :  «  le  conte  indien  est  arrivé  au 
novelliste  italien  par  une  voie  particulière,  différente  de  celle 
qu'il  a  suivie  pour  aboutir  à  tous  les  autres  récits  du  Sindibâd. 
Il  a  pu  sans  doute  arriver  de  l'Inde  directement;  toutefois  il 
est  plus  probable  qu'il  a  passé  par  la  Perse  et  l'Arabie...  )> 

Ce  classement  de  versions,  dont  je  ne  donne  ici  que  l'essen- 
tiel, est  établi  avec  une  rigueur  et  une  ingéniosité  saisis- 
santes. 

Pourtant,  est-il  vraiment  nécessaire  que  les  choses  se  soient 
ainsi  passées? 

Tel  de  ces  traits  n'a-t-il  pu  être  inventé  et  réinventé,  à  plu- 
sieurs reprises,  par  des  conteurs  indépendants? 

Est-il  bien  sûr,  par  exemple,  que  la  forme  primitive  soit 
nécessairement  celle  où  figurent  un  père  et  son  fils,  et  que 
toutes  les  autres  soient  des  atténuations  de  cette  donnée  première? 
Ne  pourrait-on  pas  se  poser  la  même  question  pour  chacun 
des  autres  épisodes  du  conte?  Chacun  d'eux  ne  peut-il  pas  avoir 
été  dix  fois  réinventé  ? 

Si  je  le  prétends,  je  puis  être  assuré  qu'on  m'en  demandera 
quelque  preuve.  L'affirmer  serait  substituer  une  impression 
personnelle  à  la  saine  méthode  d'observation.  N'y  avait-il 
nul  moyen  de  fournir  cette  preuve?  Je  crois  en  posséder  un,  légi- 
time. 

Un  de  nos  plus  illustres  hellénistes,  lorsqu'il  veut  expliquer 
la  méthode  de  la  critique  verbale  et  démontrer  que  des  copistes 
indépendants  peuvent  commettre  la  même  faute  au  même 
endroit,  a  coutume  de  recourir  à  cette  ingénieuse  démonstration 
expérimentale  :  il  propose  à  ses  étudiants  de  recopier  tous,  sur 
le  même  texte  correct,  au  courant  de  la  plume,  les  mêmes  cin- 
quante lignes  de  grec;  comparant  ensuite  entre  elles  les  copies 
ainsi  obtenues,  il  lui  arrive  de  relever,  à  la  même  ligne,  la 
même  bévue  commise  par  deux  étudiants  et  il  cherche  les  rai- 
sons psychologiques  de  cette  commune  erreur. 

J'ai  cru  que  cette  expérience  pourrait  être  aussi  probante, 
appliquée  à  des  contes.  Il  m'était  souvent  arrivé  de  tenter  cette 
épreuve  au  hasard  de  conversations,  et  elle  m'avait  donné  des 


—  233  — 

résultats  surprenants.  Je  l'ai  clone  méthodiquement  instituée 
pour  le  laide  l'Epervier  et,  bien  que  nul  n'ait  encore  osé  recourir 
en  ces  matières  à  la  méthode  expérimentale,  je  me  hasarde  à 
rapporter  ici  cette  tentative. 

Voici  comment.  J'ai  soumis,  soit  jDar  lettres,  soit  oralement, 
notre  conte  à  quelques  amis  et  à  quelques  étudiants.  Je  le  leur 
ai  proposé  sous  sa  forme  organique,  w,  telle  qu'elle  est  donnée 
plus  haut  :  «  Une  femme  a  deux  amants;  un  jour,  quen  V ab- 
sence de  son  mari,  elle  a  reçu  Vun  d'eux^  etc..  »  Je  leur  ai 
demandé  de  se  placer  en  présence  de  ces  données  comme  des 
écoliers  devant  une  matière  de  narration  à  développer,  de  la 
motiver,  de  l'orner  à  leur  gré. 

Il  était  ainsi  possible  de  produire  des  versions  artificielles. 
Ces  versions  ainsi  formées  seraient-elles  comparables  aux  ver- 
sions réelles  recueillies  par  M.  G.  Paris? 

Il  va  de  soi  que  j'ai  demandé  à  mes  novellistes  improvisés 
de  me  donner  l'assurance  qu'ils  ne  se  souvenaient  point  d'avoir 
lu  nulle  part  ce  conte.  Aucun  d'eux  ne  le  connaissait,  bien  qu'ils 
fussent  les  uns  et  les  autres  des  esprits  fort  cultivés  ^  :  mais  ce 
fait  ne  surprendra  personne  ;  combien  de  ces  historiettes  ont 
traversé  notre  mémoire  sans  y  laisser  de  traces  !  Un  seul  se  sou- 
venait d'avoir  lu  une  nouvelle  analogue  dans  Boccace;  mais  la 
version  qu'il  m'a  remise  ne  ressemblait  nullement  à  celle  du 
Décanfiéron. 

Voici  brièvement  les  résultats  de  cette  enquête,  qui  sont  vrai- 
ment inespérés. 

Le  plus  important  des  éléments  qui  servent  aux  groupements 
de  M.  G.  Paris  est  dans  le  rapport  qui  unit  les  deux  amants. 
Mes  correspondants  ont  imaginé  une  série  de  rapports  très  variés. 
Parmi  leurs  inventions,  il  en  est  qui  ne  sont  pas  représentées 
dans  les  versions  sanscrites,  arabes,  allemandes,  etc..  ;  mais  la 
réciproque  n'est  pas  vraie  :  il  n'est  pas  une  des  combinaisons 
réelles  qui  n'ait  été  reproduite,  après  Boccace,  après  le  fabliau, 
après  Pogge,  par  un  ou  plusieurs  de  mes  amis.  Je  me  trompe, 


1.  Depuis,  pour  plus  de  sécurité,  et  craignant  que  ces  versions  ne  fussent 
parfois  que  des  réminiscences_,  j'ai  demandé  des  variantes,  dans  un  petit 
chef-lieu  de  canton,  à  des  conteurs  infiniment  moins  lettrés  :  les  résultats 
ont  été  tout  semblables. 


—  234  — 

il  en  manque  une  à  l'appel  :  un  conteur  erotique  du  commence- 
ment de  ce  siècle  ^  a  imaginé  que  les  deux  amants  sont  un  mar- 
quis et  son  petit  nègre,  envoyé  pour  annoncer  sa  venue.  C'est 
la  seule  forme  que  je  n'aie  pas  reproduite  artificiellement.  Mais 
mes  novellistes  ont  su  imaginer  les  rapports  suivants  :  un  mata- 
more et  un  poltron  (M.  P.  Gamena  d'Almeida)  —  un  grand  sei- 
gneur bretteur  et  son  chapelain  (M.  Joseph  Texte),  — un  abbé  et 
un  moinillon  échappé  du  monastère  (M.  Pascoët),  — un  maître  et 
son  esclave,  un  chevalier  et  son  écujer,  un  seigneur  et  son  page, 
etc.;  (différents  conteurs)  —  un  débiteur  et  un  créancier  (M. 
Godard,  M.  Demerliac)  —  un  amant  riche  qui  paie,  un  gueux 
qui  est  aimé  (M.  Lucien  Herr)  —  un  riche  bourgeois  et  un  per- 
sonnage de  médiocre  importance,  qui  accepte  l'humiliation  comme 
une  chose  toute  naturelle  (M.  Alfred  Bourgeois),  etc.,  etc. 

Le  rapport  u  père  et  fils  »  a-t-il  aussi  été  imaginé?  Oui,  certes. 
Mon  ami,  M.  Lucien  Herr,  qui  a  recueilli  pour  moi  plusieurs 
versions,  m'écrivit  un  certain  jour  :  «  Voici  la  forme  la  plus 
satisfaisante  que  j'aie  encore  obtenue  :  le  premier  amant  est  le 
fils  du  second,  et  sait  être  le  rival  de  son  père.  Elle  provient  de 
M.  L.  Lapicque.  »  Et,  le  même  jour,  à  Gaen,  proposant  à  un  de 
mes  étudiants,  M.  Bourdon,  le  conte  sous  sa  forme  organique, 
j'obtenais  de  lui,  à  la  première  réflexion,  cette  réponse  :  «  les 
deux  amants  sont  le  père  et  le  fils.  »  Or  c'est  la  version  de 
V Hitopadésa  et  du  Çukasaptati,  et  M.  L.  Lapicque  ni  M.  Bour- 
don ne  connaissaient  le  Çukasaptati  ni  V Hitopadésa.  Gette  ver- 
sion-mère, dont  toutes  les  autres  ne  seraient,  selon  M.  G.  Paris, 
que  des  atténuations,  ils  la  réinventaient  aisément,  tandis  que  le 
même  jour,  autour  d'eux,  d'autres  conteurs  réinventaient  toutes 
les  autres  combinaisons  historiquement  attestées. 

Cependant  il  en  restait  une  qui  manquait  à  ma  collection  de 
contes  factices.  G'est  celle  qui  unit  dans  la  même  famille  Sindi- 
had,  les  Gesta  Romanorum,  le  fabliau.  Là,  le  rapport  est  plus 
complexe  qu'ailleurs  :  il  s'agit  d'un  maître  et  de  son  serviteur  ; 
mais  le  maître  seul  est  l'amant.  Il  envoie  un  jour  son  valet 
annoncer  sa  visite;  le  jeune  homme,  esclave  ou  écujer,  plaît 
soudain  à  la  dame  ;  une  scène  de  coquetterie  se  déroule  qui  se 

1.  Contes  et  historiettes  erotiques  et  philosophiques,  par  Adrien  L.  /?., 
Paris,  1801,  p.  190.  La  Matinée  aux  aventures. 


—  235  — 

prolonge  jusqu'à  l'arrivée  du  maître,  et  qui  force  le  jeune  homme 
à  se  cacher.  Cette  forme,  nul  de  mes  conteurs  ne  la  reproduisait. 
Il  existe,  il  est  vrai,  un  conte  moderne  qui  renouvelle  exactement 
ces  données  :  c'est  celui  auquel  je  faisais  allusion  tout  à  l'heure, 
où  un  marquis  envoie  «  son  petit  nègre  »  annoncer  sa  venue  ;  il 
prend  fantaisie  à  la  jeune  femme  et  à  sa  soubrette  de  comparer 
((  les  appas  de  la  dame  à  ce  corbeau  »  ;  au  cours  de  cette  compa- 
raison, le  marquis  arrive  et  le  négrillon,  peu  vêtu,  n'a  plus  qu'à 
se  cacher.  —  Il  est  bien  probable  que  l'auteur  de  ce  récit  n'a 
connu  ni  Sindibad,  ni  les  Gesta  Romanorum^  ni  le  fabliau,  et 
qu'il  a  simplement  laissé  sa  fantaisie  s'exercer  sur  un  récit  quel- 
conque, sans  doute  sur  celui  de  Boccace.  Il  se  trouvait  donc  vrai- 
semblablement dans  les  mêmes  conditions  que  tous  mes  novel- 
listes  bénévoles  et  sa  version  atteste  que  la  combinaison  du  *Sm- 
dibad  pouwixii  être  réinventée,  sans  le  secours  du  Sindibad.  Pour- 
tant, nul  de  mes  conteurs  ne  l'imaginait. 

Je  me  suis  alors  avisé  que  ce  fait  provenait  sans  doute  de  ce 
qu'ils  acceptaient  trop  passivement,  dans  l'énoncé  que  je  leur  pro- 
posais, la  donnée  première  du  conte  :  ((  Une  femme  a  deux  amants.  » 
La  combinaison  du  Sindibad  et  du  fabliau  provient  manifeste- 
ment de  conteurs  qui  se  préoccupaient  de  rendre  le  conte  moins 
choquant,  plus  élégant,  moins  indigne  de  la  bonne  compagnie, 
en  n'admettant  pas  que  l'héroïne  pût  recevoir  deux  amants  à  la 
fois.  Cette  préoccupation,  non  précisément  de  moralité,  mais  de 
plus  grande  élégance,  sollicite  souvent  les  conteurs  et  les  force 
à  remanier  leurs  données.  J'ai  cru  rester  dans  la  bonne  foi  de 
mon  expérience,  en  disant  à  deux  de  mes  correspondants  : 
«  Voici  la  forme  organique  de  ce  conte  :  Une  femme  a  deux 
amants^  etc.  ;  préoccupez-vous  d'en  atténuer  la  trop  déshonnête 
grossièreté.  »  Je  n'ai  demandé  que  deux  versions  ainsi  atténuées  : 
l'une  m'a  été  fournie  par  M.  Seignobos.  Elle  est  infiniment 
ingénieuse,  mais  n'est  point  représentée  historiquement  ;  je  ne  la 
communique  donc  pas.  L'autre  m'a  été  donnée  par  mon  collègue, 
M.  Desdevises  du  Dezert.  La  voici  textuellement  :  «  Un  chevalier 
envoie  son  écuyer  prévenir  sa  dame  qu'il  viendra  prochainement 
la  visiter.  L'écuyer,  épris  d'elle,  se  laisse  aller  à  faire  une  décla- 
ration qui  n'est  pas  accueillie,  mais  qui  n'est  pas  repoussée  non 
plus;  au  cours  de  ce  manège  de  coquetteries,  l'heure  passe  et 
quand  le  chevalier  oublié  frappe  à  l'huis,  son  écuyer  s'est  assez 


—  236  — 

compromis  pour  n'avoir  plus  qu'à  se  cacher.  »  —  Il  ne  semble 
donc  pas  que  le  Sindibad  et  le  fabliau  doivent  nécessairement 
provenir  l'un  de  l'autre,  puisque  le  récit  de  M.  Desdevises  du 
Dezert,  tout  semblable,  ne  provient  ni  du  fabliau,  ni  du  Sindihad. 

Quant  à  la  version  plus  rapide  qui  est  celle  du  Çukasaptati 
et  de  Pog-ge  et  qui  met  en  présence  les  uns  des  autres  le  mari  et 
les  deux  galants,  aucun  de  mes  conteurs  ne  l'a  reproduite.  Pour- 
quoi? C'est  qu'ils  se  préoccupaient  trop  de  raconter  un  joli  conte, 
bien  organisé,  parfaitement  logique.  Or  le  récit  du  Çukasaptati 
et  de  Pogge  sont  également  maladroits,  gâtés.  Ils  ne  se  res- 
semblent d'ailleurs  qu'à  moitié  :  ils  proviennent  de  la  paresse 
d'eprit  de  ces  deux  conteurs,  qui  ont  l'un  et  l'autre  expédié  leur 
historiettes  en  dix  lignes.  Il  était  hors  de  toute  prévision  que  je 
réussisse  à  retrouver  parmi  mes  contes  factices  une  forme  ainsi 
déformée  et  je  ne  l'ai  pas  retrouvée,  en  effet. 

M.  G.  Paris  établit  enfin  certains  rapports  entre  VHitopadésa, 
le  Sindihad  et  d'autres  récits,  fondés  sur  ce  trait  que  l'amant  qui 
simule  la  colère  brandit  aux  yeux  du  mari  ici  une  épée,  là  un 
bâton.  Dans  ma  collection  de  contes  factices,  les  uns  omettent 
ce  trait  ;  d'autres  ornent  le  galant  de  toutes  les  armes  imaginables, 
coutelas,  pistolets,  épées,  bâtons.  C'est  une  panoplie  complète, 
qui  n'est  point  pillée  pourtant  de  VHitopadésa. 

En  résumé,  si  l'on  dressait  maintenant  un  tableau  généalo- 
gique des  différentes  formes  du  lai  de  VEpervier^  il  faudrait  ran- 
ger en  un  même  groupe  le  Çukasaptati,  VHitopadésa,  M.  L. 
Lapicqueet  M.  Bourdon  ;  en  un  second  groupe  dérivé  du  premier, 
l'original  sanscrit  du  Sindibad,  le  fabliau  du  xiii*^  siècle,  les 
Gesta  Romanorum  et  M.  Desdevises  du  Dezert. 

Etranges  familles  ! 

Les  trois  bossus  ménestrels 

Eh  quoi!  Toujours  les  mêmes  résultats  négatifs?  Toujours 
cette  épreuve,  dix  fois  renouvelée,  se  retournera-t-elle  contre 
l'hypothèse  de  l'origine  orientale  des  contes? 

C'est  bien  pourtant,  jusqu'ici,  le  résultat  de  ces  enquêtes, 
monotone,  mais  si  fortement  établi  qu'on  n'y  pourra  blâmer  que 
notre  minutieuse  et  lourde  insistance  à  démontrer  l'évident. 

Nous  avons  considéré  successivement,  soit  en  ces  deux  cha- 

^  i.^ .  i  .  ^  VM^a^Ol^  ^  '^  'î*^^^  ^"^^^  "^ 


\ 


—  237  — 

pitres,  soit  à  l'appendice  II,  tous  les  fabliaux  attestés  dans 
rOrient.  Tantôt  il  a  été  impossible  de  découvrir,  entre  des  ver- 
sions de  même  valeur,  la  forme  logiquement  antérieure.  Elles 
passaient  devant  nos  yeux  comme  un  essaim  d'abeilles,  errant 
au  hasard,  d'où  la  reine  a  disparu.  Tantôt  nous  la  découvrions, 
cette  forme-reine,  —  mais  elle  était  italienne,  française,  jamais 
indienne. 

Il  reste  un  fabliau  pourtant  —  celui  des  Trois  bossus  ménes- 
trels —  qui  donnera  à  la  théorie  orientaliste  une  apparente 
satisfaction. 

Ici,  il  nous  est  possible  de  marquer  certains  moments  de 
l'évolution  du  conte,  et  nous  en  saisirons  la  forme-mère.  Or, 
cette  forme  est  représentée,  entre  autres  versions,  par  un  conte 
oriental. 

\^  Classons  les  diverses  versions  du  fabliau. 

2°  Voyons  par  quelles  observations  on  peut  prouver  l'antério- 
rité logique  de  certaines  formes. 

3*^  Si,  parmi  ces  versions  primitives,  l'une  d'elles  est  orientale, 
quelle  est  la  portée  de  ce  fait? 

I.  —  Analyse  et  classement  des  différentes  versions  du  conte. 

Je  considère  les  quatorze  versions  qui  me  sont  connues,  et 
dont  voici  le  dénombrement  : 

1^)  Un  récit  du  1^  sage  dans  le  remaniement  hébraïque  du 
roman  des  Sept  Sages,  le  Mischle  Sandahar  ^;  2°)  un  récit  du 
sixième  sage  dans  la  version  arménienne  de  ce  roman  "^  ;  3°)  un 
récit  du  6^  sage  dans  VHistoria  septem  Sapientum  3  ;  4°  et  S*') 
les  fabliaux  des  Trois  bossus  ménestrels  ^  et  d'Estormi  ^  ;  6°  et 
7°)  deux  contes  allemands  du  moyen  âge,  l'un  sous  forme  narra- 
tive, les  Trois  moines  de  Colmar  ^,  l'autre  sous  forme  de  com- 
plainte, la  Femme  du  pêcheur  '^;  8°)  une  nouvelle  de  Sercambi  S; 


1.  Ed.  Sengelmaun,  1842. 

2.  Orient  und  Occident,  II,  373. 

3.  Deux  rédactions  en  prose  du  roman  des  Sept  Sages,  pp.  G.  Paris. 

4.  MR,  I,  2. 

5.  M  R,  I,  19. 

6.  Gesammtahenteuer,  III,  LXIl. 

7.  Keller,  Erzàhlungen  aus  altdeutschen  Hss.,  p.  347.  Ain  lied  von  ainer 
uischerin. 

8.  Sercambi,  éd.  Renier,  Appendice  2,  De  vitio  lussurie  inpreiatis. 


—  238  — 

• —  9^)  un  des  récits  des  Facétieuses  Nuits  de  Straparole  ^  ;  — 
10°)  une  farce  française  du  théâtre  de  la  foire-;  —  11°)  une 
farce  italienne  3;  —  12°)  un  conte  français  en  vers,  du  xviii® 
siècle  4;  —  13°  et  14°)  deux  contes  recueillis  à  Vais,  par  M.  E. 
Rolland  5. 

Gomment  classer  ces  quatorze  variantes? 

Je  prends  l'un  quelconque  des  récits  de  ma  collection,  pour 
en  extraire,  antérieurement  à  toute  comparaison,  la  forme  orga- 
nique (oj).  C'est  le  lied  de  la  Femme  du  pêcheur  que  le  hasard  a 
amené  sous  ma  main.  En  voici  donc  l'analyse. 

Près  de  Vienne  en  Autriche,  vivent  un  pêcheur  et  sa  femme.  Un  soir  que  le 
mari  est  à  la  pêche  aux  carpes,  sa  femme,  persuadée  qu'il  ne  rentrera  pas 
de  la  nuit,  donne  asile  à  trois  clercs  errants,  avec  qui  elle  fait  bombance.  A 
minuit,  le  pêcheur  revient  à  l'improviste.  Vite,  la  femme  cache  ses  joyeux 
hôtes  dans  un  bassin  à  mettre  les  poissons.  Cette  réserve  est  à  sec,  et  n'a 
point  reçu  d'eau  depuis  six  mois.  Mais  le  mari  a  fait  cette  nuit-là  une  pêche 
miraculeuse  et  rapporte  quatre  vases  remplis  de  carpes.  Il  veut  en  mettre 
une  partie  dans  sa  piscine,  ouvre  le  canal  qui  l'alimente  et  voilà  nos  trois 
étudiants  noyés. 

La  femme  retire  alors  subrepticement  du  bassin  l'un  des  clercs,  le  montre 
à  un  valet  niais  et  lui  offre  dix  gulden,  s'il  veut  bien  le  charger  sur  ses 
épaules  et  l'aller  jeter  dans  le  Danube.  Pendant  que  le  bonhomme  s'acquitte 


1.  Straparola,  V,  3.  Traduction  de  J.  Louveau  et  de  Pierre  de  Larivey, 
pp.  Jannet,  I,  339.  V.  l'étude  de  M.  Giuseppe  Rua,  Intorno  aile  Piacevoli 
Notti  dello  Straparola,  Turin,  1890,  p.  69. 

2.  Il  m'en  a  passé  trois  éditions  parles  mains  :  Les  Facétieuses  rencontres 
de  Verhoquet,  pour  rejouir  les  mélancoliques...  à  Troyes,  sans  date,  in-12; 
—  Les  rencontres ,  fantaisies  et  coqs  à  Vasne  facétieux  du  baron  Gratelard, 
tenant  sa  classe  ordinaire  au  bout  du  Pont  Neuf...,  à  Troyes,  chez  Pierre 
Garnier,  1736;  —  OEuvres  complètes  de  Tabarin,  pp.  Gust.  Aventin,  2  vol., 
Paris,  Jannet,  1868,  t.  II,  p.  193. 

3.  Vna  covata  di  gobbi,  ovvero  i  tre  gobbi  délia  Gorgona  con  Stenterello, 
facchino  itZ/x-mco,  Florence,  1872.  Je  ne  connais  cette  farce  que  par  l'indication 
qu'en  donne  M.  Rua,  loc.  cit.  Mais  ce  titre,  seul,  permet,  comme  on  le  verra 
pkis  loin,  de  classer  cette  farce  en  son  lieu. 

4.  Contes  nouveaux  et  plaisants,  par  une  Société,  Amsterdam,  1770, 
p.  44. 

5.  Romania,  XIII,  p.  428.  —  Je  n'ai  pas  pu  me  procurer  la  version  de 
Doni,  éd.  Gamba,  Venise,  1815,  n^  1  (tiré  à  80  exemplaires).  —  J'ai  lu  aussi 
dans  les  Kpu;iTaôia  (t.  I,  64  ;  cf.  t.  IV,  248)  un  conte  russe,  le  Pope  qui  hennit 
comme  un  étalon,  qui  reproduit  notre  fabliau  ;  mais  je  n'ai  pas  noté  les  traits 
de  cette  version,  au  moment  où  ce  recueil  rare  m'était  accessible.  —  Les  autres 
rapprochements,  indiqués  par  Von  der  Hagen  {loc.  cit.)  et  par  M.  Landau 
{Quellen  des  Dek.,  p.  50)  ne  doivent  pas  être  considérés  ici,  car  ils  proviennent 
de  confusions  avec  le  conte  de  Constant  du  Hamel. 


—  239  — 

de  sa  commission,  elle  retire  de  la  piscine  un  second  noyé,  le  couche  au 
même  endroit  que  le  premier.  Voici  le  valet  revenu  pour  chercher  son 
salaire  :  «  —  Mais,  lui  dit-elle,  tu  ne  l'as  pas  emporté  d'ici  !  vois-le  donc 
encore  étendu  à  la  même  place  !  —  C'est  donc  qu'il  est  revenu  !  )>  Etonné, 
mais  résigné,  il  reprend  le  chemin  du  Danube,  le  second  clerc  sur  son  dos, 
et,  le  prenant  par  les  cheveux,  l'enfonce  consciencieusement  dans  l'eau. 
Il  retourne  à  la  maison,  où  la  femme  lui  montre  le  cadavre  du  troisième 
étudiant.  «  Quoi  !  il  est  encore  revenu!  »  La  môme  scène  se  reproduit  et 
pour  la  troisième  fois  il  jette  dans  le  fleuve  le  mort  récalcitrant.  —  En  reve- 
nant, il  rencontre  sur  le  chemin  un  prêtre,  bien  vivant,  qui  s'en  va  confes- 
ser un  malade.  «  Cette  fois,  lui  dit-il,  tu  ne  reviendras  pas  !  »  Et,  malgré 
ses  raisonnements,  il  l'envoie  dans  le  Danube  rejoindre  ses  confrères. 

Le  conte,  sous  sa  forme  nécessaire  et  substantielle,  se  réduit 
aux  données  que  voici  : 

Par  suite  de  circonstances  variables,  trois  cadavres  [plus  ou 
moins,  mais  deux  au  minimum),  se  trouvent  réunis  dans  une 
maison^  il  s'agit  de  s'en  débarrasser,  La  personne  cjue  leur  pré- 
sence compromet  appelle  un  portefaix  quelconque  et  lui  montre 
Vun  des  trois  cadavres,  comme  s'il  était  le  seul.  Qu'il  l'emporte  et 
le  fasse  disparaître!  —  Ainsi  fait.  —  Quand  il  revient  pour  rendre 
compte  de  sa  mission,  on  lui  fait  voir,  à  la  même  place,  un  second 
cadavre,  semblable  au  précédent.  «  C'est  donc  qu'il  est  revenu!  » 
Il  emporte  ce  second  corps  et  la  même  scène  se  reproduit  pour 
le  troisième  cadavre.  A  la  fin,  le  portefaix  rencontre  un  homme 
qui  ressemble  à  son  revenant,  mais  bien  vivant.  Il  le  tue,  pour 
qu'il  ne  revienne  plus. 

Cette  forme  est  telle  qu'il  est  hors  du  pouvoir  de  l'homme 
d'en  supprimer  un  iota.  Ce  n'est  donc  pas  la  communauté  de 
ces  traits  qui  groupera  les  versions,  puisqu'ils  s'imposent  à  tous 
les  conteurs,  passés  et  futurs.  Mais,  comme  le  conte  n'a  jamais 
vécu  réduit  à  sa  forme  substantielle,  il  arrive,  comme  toujours, 
que  plusieurs  versions  reproduisent  les  mêmes  traits  accessoires  ; 
s'il  apparaît  que  tel  de  ces  traits  n'a  pu  être  inventé  qu'une  seule 
fois,  les  versions  qui  le  reproduiront  seront  associées  en  une 
même  famille. 

Chaque  conteur  devra  en  effet  se  préoccuper  de  répondre  à 
une  série  de  questions,  dont  voici  les  principales  :  Comment  les 
cadavres  peuvent-ils  être  pris  les  uns  pour  les  autres  et  ressem- 
bler en  même  temps  à  l'homme  bien  vivant  qui  est,  à  la  fin  du 
conte,  victime  de  cette  fatale  ressemblance?  —  Quel  est  l'homme 
qui  se  charge  de  la  lugubre  tâche  de  faire  maison  nette?  —  Où 


—  240  — 

et  comment  se  débarrasse-t-il  des  cadavres?  etc.  La  rencontre 
de  deux  conteurs  sur  l'un  de  ces  épisodes  pourrait  entraîner 
le  groupement  de  leur  deux  récits.  En  fait,  ces  questions  se 
subordonnent  toutes  à  celle-ci  :  comment  les  trois  cadavres  se 
trouvent-ils  réunis  dans  la  même  maison?  de  quelle  mort  ont 
péri  ces  trois  hommes  ? 

Ce  sont  les  solutions  diverses  données  à  cette  question  qui 
groupent  ou  opposent  les  versions  K 

Le  nombre  des  combinaisons  possibles  est  indéfini  ;  les  combi- 
naisons réellement  imaginées  se  réduisent  à  deux  :  ce  qui  sépare 
nos  quatorze  versions  en  deux  familles. 

Pour  six  de  nos  conteurs,  ce  sont  trois  amants  qui,  courti- 
sant la  même  femme,  ont  été  surpris  ensemble  chez  elle  et  tués 
par  le  mari. 

Pour  les  huit  autres,  ce  sont  trois  bossus  qui  se  réunissent  dans 
la  maison  d'une  femme;  sans  être  ses  amants,  ils  ont  de  bonnes 
raisons  d'éviter  le  mari  ;  à  son  retour,  ils  se  cachent  et  meurent 
dans  leur  cachette. 

Considérons  successivement  et  rapidement  ces  deux  groupes. 

A.  Les  amants  tués  par  le  mari. 
Les  narrateurs  expliquent  différemment  ce  meurtre  : 
a)  Celui  qui   se  met  le  moins  en  frais  d'imagination  est  l'un 
des  conteurs  de  Vais  ^  :   «  Un  meunier  avait  une  femme  trop 

1.  En  effet,  l'on  verra  par  la  suite  que  la  première  de  ces  difficultés  (com- 
ment les  cadavres  se  ressemblent-ils  ?)  dépend  de  la  manière  dont  on  explique 
la  rencontre  des  trois  hommes  dans  la  même  maison.  —  La  seconde  question 
(quel  est  l'homme  qui  se  charge  de  les  emporter?)  ne  fournit  pas  de  classe- 
ment utile  :  ce  sera  nécessairement  un  homme  un  peu  simple,  soit  un  porte- 
faix de  profession,  soit  un  serviteur  très  dévoué  à  ses  maîtres,  soit  un  homme 
prêt  à  tout  [un  Ethiopien  [Sandabar),  —  un  champion,  frère  de  la  dame  [His- 
toria  Septem  Sapientum),  —  un  portefaix  [Trois  Bossus,  Sercambi,  Vais  2),  un 
niais,  neveu  de  la  femme  [Estornii],  —  un  soldat  [Vais,  /),  —  nn  porte-morts 
[Straparole),  —  un  clerc  errant  ivre  [Trois  moines  de  Colmar),  —  le  niais 
Gratelard  [farce  française),  —  un  manant  [Contes  nouveaux) ,  —  un  valet  niais 
[Keller],  —  un  faquin  ivre  [farce  italienne)].  —  Quant  à  la  troisième  dif- 
ficulté (comment  l'homme  se  débarrasse-t-il  des  cadavres  ?),  il  n'y  a  pas  lieu 
d'en  tenir  compte.  Douze  conteurs  les  jettent  à  l'eau  ;  ce  qui  est  en  effet  le 
procédé  le  plus  naturel  et  dont  s'accommode  le  mieux  la  rapidité  du  conte. 
Les  deux  autres  moyens  imaginables,  —  la  mise  en  terre,  la  crémation,  — 
plus  bizarres,  pourraient  servir  à  classer  des  versions  :  mais  ils  ne  sont 
employés  qu'une  fois  chacun  [Ilistoria  Septem  Sapientum,  Estormi). 

2.  J'appelle  cette  version  :    Vais  \.  Il  ne  s'agit  ici,  comme  dans  Slraparola 


—  241  - 

aimable  pour  les  moines.  Il  en  tua  un  jour  deux.  »  La  femme  ne 
joue  ici  aucun  rôle  actif. 

a^)  Tous  les  autres  conteurs  supposent,  au  contraire,  que  les 
amants  ont  été  attirés  et  tués  par  deux  époux  complices. 

a'^)  Tantôt  il  s'agit  d'un  odieux  guet-apens.  Les  deux  époux, 
pauvres,  complotent  de  s'enrichir  à  peu  de  frais.  La  femme,  qui 
a  une  voix  merveilleuse,  se  tient  «  sur  les  loges  et  galeries  de  la 
maison  du  chemin  public  »  et,  ((  pour  se  monstrer  et  faire  regar- 
der, »  chante.  Trois  chevaliers  se  prennent  à  ses  appeaux;  elle 
leur  donne,  pour  le  même  soir,  moyennant  promesse  de  nombreux 
florins,  trois  rendez-vous  successifs.  Ils  arrivent  l'un  après 
l'autre;  le  mari,  caché  derrière  la  porte,  les  occit.  —  Plus  tard, 
à  la  suite  d'une  querelle  avec  son  vieux  mari,  elle  le  dénonce  à 
l'empereur,  qui  les  fait  traîner  tous  deux  à  la  queue  des  chevaux 
et  pendre. 

C'est  la  version  de  VHistoria  septem  Sapientum  i,  et,  sans 
doute,  du  roman  arménien  des  Sept  Sages  ^. 

bP)  Tantôt,  au  contraire,  ce  sont  les  amants  qui  sont  odieux  et 
non  leurs  meurtriers.  C'est,  en  effet,  une  femme  pauvre  et  sage 
que  trois  moines  ont  persécutée  de  leurs  vaines  obsessions.  De 
guerre  lasse,  elle  s'en  plaint  à  son  mari  qui  en  tire  vengeance  et 


et  les  Contes  nouveaux,  que  de  deux  cadavres.  —  Le  mari  confie  les  corps 
des  aimables  moines  à  un  soldai,  qu'on  appelle  le  diable.  Il  passe  deux  fois, 
avec  son  précieux  fardeau,  devant  un  couvent.  Le  veilleur  l'interroge  :  «  C'est 
le  Diable,  répond-il  les  deux  fois,  qui  emporte  le  moine  du  couvent.  »  Le 
veilleur  donne  l'alarme  dans  le  cloître,  où  l'on  s'aperçoit  qu'il  manque,  en 
effet,  deux  moines.  Les  autres  s'enfuient,  épouvantés.  Le  Diable  rencontre 
l'un  d'eux,  monté  sur  un  âne  :  «  Je  ne  m'étonne  pas,  lui  dit-il,  que  tu  arrives 
toujours  avant  moi,  puisque  tu  as  quatre  pattes  et  moi  deux;  »  et  il  le  jette 
à  l'eau  avec  son  âne. 

1.  Tandis  que  le  champion,  gardien  de  la  cité  et  frère  de  la  dame,  est  en 
train  de  brûler  dans  un  bois  le  corps  du  dernier  chevalier,  il  en  survient  un 
quatrième,  qui  venait  à  la  ville  pour  jouter  le  jour  suivant,  et  qui  s'approche 
du  feu  pour  se  chauffer.  Le  champion  l'y  jette,  avec  son  cheval.  —  Je  ne 
crois  pas  qu'il  faille  associer  plus  intimement  cette  version  et  celle  de  Vais  1, 
en  raison  de  ce  détail  minuscule  :  un  cheval  et  un  âne  y  périssent  avec  leurs 
maître§.  —  C'est  un  trait  réinvente  par  deux  conteurs  indépendants. 

2.  Je  ne  connais  cette  version  que  par  l'insuffisante  analyse  donnée  par 
Lerch,  Orient  und  Occident,  loc,  cit.,  et  que  je  traduis  in  extenso  :  «  Le 
sixième  sage  raconte  l'histoire  de  la  jeune  femme  qui,  aidée  de  son  vieux 
mari  et  par  cupidité,  fait  tomber  dans  un  piège  trois  braves  chevaliers,  atti- 
rés par  ses  charmes.  Les  deux  époux  sont  pendus.  » 

Bédier.  —  Les  Fabliaux.  16 


—  242  — 

profit  à  la  fois,  leur  fait  assigner  par  sa  femme  trois  rendez-vous 
successifs  et  les  assomme,  dès  qu'ils  ont  payé.  —  On  le  recon- 
naît, c'est  le  début  du  fabliau  de  Constant  du  Hamel. 

Cette  version  est  représentée  par  le  fabliau  d'Estormi^  par  le 
conte  allemand  des  Trois  moines  de  Colmar  et  par  la  nouvelle 
de  Sercambi  i. 

B.  Les  bossus. 

Les  versions  de  ce  second  groupe  se  diversifient  de  deux 
manières  : 

c)  Les  bossus  sont  frères  du  mari.  Un  bossu  a  épousé  une 
femme  riche,  jeune  et  belle,  qu'il  surveille  jalousement  et  dure- 
ment. Il  a  trois  frères,  bossus  comme  lui,  qui  sont  gueux,  et  qu'il 
défend  à. sa  femme  de  recevoir  jamais.  Un  jour,  par  pitié,  en 
l'absence  de  son  mari,  elle  les  reçoit  et  les  héberge.  Au  retour  du 
jaloux,  elle  les  cache.  Quand  elle  veut  les  délivrer,  ils  sont 
morts,  soit  de  peur,  soit  par  asphyxie,  soit  parce  qu'ils  étaient 
ivres.  Elle  s'en  débarrasse  comme  dans  les  autres  versions. 
Après  avoir  expédié  le  troisième  magot,  le  portefaix  rencontre 
le  mari,  bossu  comme  ses  frères  :  c'est  lui  qu'il  tue. 

Cette  famille  est  représentée  par  cinq  versions  :  le  second  conte 
de  Vais,  Straparole,  les  Contes  nouveaux  et  plaisants,  les  farces 
française  et  italienne  '-\ 

1.  Je  note,  par  scrupule  d'exactitude,  plutôt  que  par  utilité,  les  quelques 
divergences  de  ces  trois  contes  allemand,  français,  italien.  Dans  tous  les 
trois,  la  victime  innocente  tuée  à  la  fin  du  conte  est  un  moine  (ou  un  prêtre) 
qui  passe  par  hasard.  —  Dans  le  conte  allemand,  la  scène  de  séduction  a  lieu 
au  confessionnal,  successivement  dans  trois  couvents  de  Frères  prêcheurs, 
de  Carmes  déchaussés  et  d'Augustins.  —  Chez  Sercambi,  ce  sont  trois  moines 
de  l'Eglise  Saint-Nicolas  à  Pise,  qui  importunent  l'innocente  Madonna  Nece, 
l'un  sous  le  porche,  le  second  au  bénitier,  le  troisième  près  de  l'autel.  — 
Dans  Estormi,  le  lieu  de  la  scène  reste  indéterminé.  —  Dans  le  fabliau,  le 
mari  assomme  les  trois  amants  dès  leur  arrivée.  —  Dans  les  Gesammtaben- 
teuer,  les  amants,  effrayés  successivement  par  le  bruit  que  mène  le  mari 
caché,  le  précipitent  dans  une  cuve  d'eau  bouillante.  —  Dans  Sercambi,  les 
trois  amants,  sans  qu'on  s'explique  poarquoi,  sont  arrivés  à  la  même  heure, 
et,  après  avoir  dîné  ensemble,  se  sont  mis  au  bain;  au  retour  du  mari,  ils  se 
réfugient  dans  un  réduit,  où  l'homme,  qui  est  tanneur,  renferme  ses  peaux. 
Il  les  tue  en  versant  sur  eux  un  chaudron  plein  d'eau  bouillante  et  de  chaux. 

2.  Voici  l'analyse  de  ces  cinq  versions  : 

Straparola  :  Long  préambule  sur  les  aventures  des  trois  frères  bossus, 
jusqu'au  jour  où  l'un  d'eux,  Zambù,  épouse  à  Rome  la  fille  du  marchand  de 
drap,   son  patron,  —  Mauvais  ménage  que  font  les  époux.  —  Zambù  part 


I 

M 


—  243  — 

d)  Enfin,  dans  les  Bossus  ménestrels,  il  s'agit  aussi  de  la 
jeune  femme  d'un  affreux  bossu  jaloux,  qui  héberge  trois  autres 
bossus  ;  mais  ce  ne  sont  plus  ses  beaux-frères  ;  ce  sont  des  ménes- 
trels qu'elle  a  fait  venir  pour  se  distraire.  Le  conte  se  poursuit 
tout  comme  dans  la  précédente  version  et  c'est  le  mari  lui-même 
qui  va  rejoindre  dans  la  rivière  les  bossus  ses  confrères. 

C'est  le  fabliau  des  Trois  bossus  ménestrels  et  le  récit  du 
Mischle  Sandabar  ^ 

pour  Bologne,  après  avoir  averti  sa  femme  de  se  méfier  de  ses  deux  frères, 
qui  lui  ressemblent  à  s'y  méprendre.  Au  retour  imprévu  du  mari,  ils  sont 
cachés  dans  une  auge  «  pour  eschauder  et  plumer  les  pourceaux  »  ;  la  peur, 
la  chaleur  et  l'odeur  les  tuent. 

La  farce  française  se  résume  ainsi  :  Scène  I  :  Horace  donne  au  niais  Gra- 
telard  une  lettre  pour  la  femme  du  vieux  bossu  Trostole.  —  Se.  II.  Trostole, 
appelé  au  palais  par  une  assignation,  recommande  en  partant  à  sa  femme  de 
ne  pas  laisser  entrer  ses  trois  frères,  bossus  comme  lui.  —  Se.  III.  Les  trois 
frères  bossus,  affamés,  viennent  mendier  et  la  femme  les  héberge  par  pitié. 
—  Se.  IV.  Retour  du  mari.  Les  frères  sont  cachés,  ivres.  Trostole  s'en  va. — 
Se.  V.  Les  bossus  sont  morts  d'avoir  trop  bu.  Gratelard  les  emporte  à  la 
rivière.  —  Se.  VI.  Retour  de  Trostole  que  Gratelard  envoie  rejoindre  ses 
frères.  — Se.  VII.  Gratelard  vient  chercher  son  salaire  :  «  C'est  fait!  il  m'a 
fallu  m'y  reprendre  quatre  fois.  —  Quatre  fois?  n'y  aurait-il  pas  mon  mari 
avec  les  autres? —  Le  dernier  parlait,  ma  foi!  »  La  femme  épouse  Horace. 
Trostole  et  ses  trois  frères  reviennent  et  se  battent. 

La  farce  italienne,  que  je  n'ai  pas  lue,  doit  se  rattacher  à  ce  type,  puisqu'il 
s'y  agit  d'une  «  couvée  de  bossus  ». 

Contes  nouveaux  :  Le  récit  est  placé  dans  «  une  ville  d'Asie  »,  et  l'on  y 
parle  de  «  cadis  »  et  de  «  caravansérails  »  ;  mais  cette  turquerie  paraît  être 
de  l'imagination  du  conteur  français.  Il  y  a,  comme  dans  Straparola,  un  long 
préambule  sur  les  aventures  antérieures  des  trois  frères  bossus.  —  Ceux-ci 
meurent  d'avoir  trop  bu.  —  L'histoire  se  termine  par  une  assez  sotte  inven- 
tion :  le  bon  calife  Harouan-Arracchid,  se  promenant  par  les  rues,  fait  rele- 
ver par  son  vizir  les  filets  tendus  dans  la  rivière.  Les  trois  bossus  sont  ainsi 
repêchés.  Le  mari  revient  à  la  vie,  et  le  calife  le  tance  pour  sa  fierté  et  sa 
dureté  à  l'égard  de  ses  frères. 

Le  conte  de  Vals^  est  très  court  et  assez  mal  motivé.  «  Il  était  trois  frères 
bossus,  dont  l'un  aubergiste  et  marié.  Un  jour  qu'il  était  absent,  ses  deux 
frères  burent  tant  dans  sa  cave  qu'ils  en  moururent.  »  On  ne  voit  pas  ici 
pourquoi  la  femme  se  débarrasse  subrepticement  de  leurs  cadavres. 

1.  Dans  le  fabliau,  trois  bossus  ménestrels  s'invitent  le  soir  de  la  Noël 
chez  leur  jaloux  confrère,  qui  les  héberge  volontiers,  leur  donne  un  bon 
dîner,  et  les  renvoie  avec  vingt  sous  parisis  pour  chacun,  à  condition  qu'ils 
ne  remettront  plus  les  pieds  chez  lui  : 

Car,  s'il  i  estoient  repris. 
Il  avroient  un  baing  cruel 
De  la  froide  eve  du  chanel. 

La  dame  qui  a  entendu  les  bossus  «  chanter  et  solacier  »  profite  du  départ 


—  244  — 

Je  résume  ce  classement  de  versions  ^  par  le  tableau  synop- 
tique ci-contre. 

II.   Histoire  probable  du  conte. 

Ces  difïérents  groupes  de  versions  se  valent-ils,  si  bien  qu'ils 
doivent  s'aligner  pour  nous  sur  un  même  plan?  Nous  sera-t-il 
impossible  d'établir  entre  eux  certains  rapports  de  filiation?  — 
Non  :  ici,  comme  en  un  certain  nombre  d'autres  cas,  quelques 
observations  très  simples  nous  permettent,  je  crois,  de  saisir  cer- 
tains moments  de  l'évolution  du  conte. 

1°  Des  deux  formes  principales  —  les  amants  tués  par  le  mari 
(A),  les  bossus  morts  par  accident  (B),  —  laquelle  est  née  la 
jDremière? 

Je  crois  que  c'est  la  forme  B. 

Les  versions  du  groupe  A,  —  où  c'est  le  mari  qui  tue  les  trois 
galants,  —  sont  marquées,  en  effet,  d'une  véritable  infériorité.  A 


de  son  grotesque  mari  pour  les  rappeler,  et  leur  fait  chanter  leurs  chan- 
sons. Au  retour  du  jaloux,  elle  les  cache  dans  trois  escrins,  où  ils  périssent 
étouffés,  etc..  —  Le  conte  du  Mischle  Sandahar  est  étrangement  défiguré 
et  si  sottement  conté  qu'il  ne  serait  pas  intelligible,  si  nous  ne  connaissions 
pas  le  fabliau  et  les  autres  formes  du  conte.  Qu'on  en  juge  :  «  une  jolie 
femme  est  mariée  à  un  vieillard  (il  n'est  pas  dit  qu'il  soit  bossu)  qui  lui  défend 
de  sortir  dans  la  rue.  Elle  envoie  un  jour  sa  servante  chercher  quelqu'un 
pour  la  distraire.  Celle-ci  rencontre  un  bossu  qui  joue  des  cymbales  et  de  la 
flûte  et  danse.  Elle  le  conduit  à  sa  maîtresse  qu'il  amuse;  la  femme  lui  donne 
de  beaux  habits  et  un  présent.  Le  bossu  fait  part  de  cette  bonne  aubaine  à 
deux  de  ses  compagnons  bossus,  qu'il  obtient  la  permission  d'amener  avec 
lui.  Ils  boivent  tant  qu'ils  tombent  de  leurs  sièges  et  que  la  jeune  femme  et 
la  servante  sont  obligées  de  les  transporter  dans  un  logement  voisin  où  ils 
se  disputent  et  s'étranglent  les  uns  les  autres.  —  Voici,  textuellement,  la  fin 
inintelligible  du  récit  :  «  Elle  fit  appeler  un  Ethiopien,  lui  donna  une  pré- 
cieuse récompense  et  lui  dit  :  Prends  ce  sac,  jette -le  dans  le  fleuve  et 
reviens  ;  je  te  donnerai  tout  ce  dont  tu  auras  besoin.  L'Ethiopien  le  fit  jus- 
qu'à ce  qu'il  eût  jeté  à  l'eau,  l'un  après  l'autre,  tous  les  bossus.  »  —  Nous 
surprenons  ici  le  conte  dans  un  état  si  mahidif  qu'il  n'a  jamais  pu,  sans 
doute,  tel  qu'il  est,  en  provigner  aucun  autre.  Mais  il  avait  été  conté  sous 
une  forme  saine,  à  l'auteur  du  Mischle  Sandahar  ou  à  son  modèle  arabe  et 
cette  forme  était  nécessairement  celle  des  Trois  bossus  ménestrels.  C'est  ici 
le  même  cas  que  pour  les  Quatre  souhaits  St-Martin,  v.  p.  22^,  note  1. 

1.  Il  reste  le  lied  de  la  Femme  du  pêcheur,  ci-dessus  analysé,  qui  se  classe 
malaisément,  car  il  participe  à  la  fois  des  deux  formes,  A,  B,  du  conte.  —  Il 
se  rapproche  pourtant  davantage  de  la  sous-famille  d,  puisque  les  clercs 
errants  y  jouent  le  même  rôle  d'amuseurs  que  les  bossus  du  fabliau.  Mais 
l'omission  de  cette  circonstance  qu'ils  étaient  bossus  force  le  conteur  à  faire 
occire  à  la  fin  du  conte,  au  lieu  du  mari,  un  prêtre  innocent  (comme  en  A). 


—  245  — 

TABLEAU  SYNOPTIQUE  DES  FORMES  DIVERSES  DU 
FABLIAU  DES  TROIS  BOSSUS  MÉNESTRELS 

Par  suite  de  circonstances  qui  varient  selon  les  conteurs,  trois 
cadavres  (ou  plus,  mais  deux  au  minimum),  se  trouvent  réunis 
dans  une  maison.  Il  faut  s'en  débarrasser.  La  personne  que  leur 
présence  compromet  appelle  un  portefaix  quelconque  et  lui  mon- 
tre l'un  des  trois  cadavres,  comme  s'il  était  le  seul.  Qu'il  l'em- 
porte et  le  fasse  disparaître  !  Ainsi  fait.  —  Quand  il  vient  rendre 
compte  de  son  œuvre,  on  lui  fait  voir,  à  la  même  place,  un  second 
cadavre  semblable  au  premier  :  «  C'est  donc  qu'il  est  revenu  !  » 
se  dit-il.  Il  emporte  le  second  cadavre  et  la  même  scène  se  repro- 
duit pour  le  troisième.  A  la  fin,  le  portefaix  rencontre  un  homme 
qui  ressemble  parfaitement  aux  précédents,  mais  bien  vivant. 
Il  le  tue  pour  qu'il  ne  revienne  plus. 


Les  cadavres  sont  ceux  de  trois 
amants,  prêtres,  moines  ou  cheva- 
liers, surpris  enseml)le  par  un  mari 
et  tués  par  lui.  Le  personnage,  bien 
vivant,  tué  à  la  fm  du  conte,  est  un 
passant,  qui  ressemble,  par  son  cos- 
tume, aux  trois  amants. 


Les  cadavres  sont  ceux  de  trois  bos- 
sus que  la  femme  a  reçus  par  charité 
ou  pour  se  divertir.  Elle  les  cache,  au 
retour  de  son  mari  jaloux,  bossu 
comme  eux.  Ils  meurent  par  accident. 
C'est  le  mari  qui  est,  à  la  fm  du  conte, 
victime  de  la  fatale  ressemblance. 


a 

Les  amants 
sont  tués  par  le 
mari  seul. 

I 
Vais  (1) 


a^ 

Les  amants  sont  tués  par  le 
mari  et  la  femme  complices. 


a^  a^ 

Guet-apens  Une  femme 
formé  par  un  honnête ,  per- 
vilain  couple,  sécutée  par  3 
puni  à  la  fin  moines.  Ven- 
du récit.  geance  du  mari 


Historia  septem 
sapientum. 

(Version  armé- 
nienne des 
Sept  Sages.) 


Estormi. 

Les    3     moines 

de  Colmar. 

Sercambi, 


C 

Les    bossus 
sont  des  frères 
pauvres  du 


d 

Les  bossus 
sont  des  mé- 
nestrels, appe- 


mari,  hébergés    lés  pour  amu- 
par  pitié.  ser  la  femme. 


Farce  française 
Farce  italienne 

Contes  nou- 
veaux et  plai- 
sants. 
Vais  (2) 


Mischle  Sanda- 

bar. 
Trois    bossus 
ménestrels. 

.  I 

Version  défigu- 
rée. 
(Keller.) 


—  246  — 

la  fin  du  conte,  le  portefaix  est  obligé  de  tuer  un  moine  ou  un 
chevalier  étranger  à  l'aventure,  qui  nous  est  indifférent  :  c'est 
un  inconnu,  un  simple  passant^.  Combien  est  supérieure,  au 
contraire,  et  plus  jolie,  la  forme  des  bossus  (B)  où  c'est  le  mari 
lui-même,  jaloux,  tyrannique,  odieux,  qui  devient  la  victime  de 
sa  ressemblance  avec  les  magots!  Dès  le  début  du  conte,  nous 
plaignons  la  jeune  femme,  séquestrée  par  son  grotesque  époux, 
dont  nous  souhaitons  qu'elle  puisse  être  délivrée.  Une  innocente 
fantaisie,  ou  sa  charité,  l'entraîne  à  recevoir  chez  elle  trois  bos- 
sus, dont  la  mort  (qu'elle  n'a  pas  voulue)  la  jette  dans  un  cruel 
embarras.  Elle  s'en  débarrasse  le  plus  aisément  du  monde,  et  de 
son  mari  par  surcroît,  et  non  moins  innocemment.  Tout  le  conte 
paraît  imaginé  pour  cet  épisode  final,  si  imprévu,  si  logique 
pourtant. 

Cette  forme,  machinée  comme  une  élégante  combinaison 
d'échecs  et  qui  nous  procure  le  plaisir  d'une  équation  finement 
résolue,  est  évidemment  sortie  d'un  seul  jet  de  l'esprit  du  pre- 
mier inventeur.  C'est  la  forme-mère. 

Mais  des  deux  sous-familles  c,  c/,  laquelle  est  née  la  première? 
celle  où  les  bossus  sont  des  frères  pauvres  du  mari,  hébergés 
par  pitié  (c)?  celle  où  ce  sont  des  ménestrels,  appelés  pour  diver- 
tir la  femme  (g?)?  —  L'une  et  l'autre  forme  me  paraît  aussi  ingé- 
nieuse et  je  ne  vois  nul  moyen  de  décider  si  la  forme  première 
du  conte  est  Bc,  ou  Bd. 

Qu'il  nous  suffise  ici  que  ce  soit  une  forme  en  B. 

2^  Mais  comment  les  formes  en  A  dérivent-elles  des  formes 
originelles?  en  d'autres  termes,  comment  un  conteur  qui  con- 
naissait le  joli  récit  des  Trois  Bossus  a-t-il  pu  être  amené  à  le 
remanier,  à  le  gâter?  Je  crois  pouvoir  l'expliquer. 

Ce  conteur  se  proposait  primitivement  de  dire  un  tout  autre 
récit,  une  histoire  comme  celle  de  Constant  du  Hamel  :  trois 
amants  ont  importuné  de  leurs  obsessions  une  femme  sage  et 
pauvre,  qui,  de  concert  avec  son  mari,  leur  donne  trois  rendez- 
vous  successifs,   se  fait  grassement  payer  et  les  dupe.  Mais,  au 

1.  Un  autre  difficulté  :  dans  toutes  ces  versions  (A),  oîi  le  mari  et  la  femme 
sont  complices,  pourquoi  le  mari  n'emporte-t-il  pas  lui-même  sur  son  dos  les 
cadavres  de  ses  victimes,  au  lieu  de  les  confiera  un  tiers  compromettant? 
Cela  s'explique  bien  mieux  dans  les  versions  en  B,  où  c'est  la  femme,  trop 
frêle  pour  s'en  débarrasser  elle-même,  qui,  seule,  en  a  la  charge. 


—  247  — 

moment  de  raconter  le  dénouement,  il  a  voulu  «  faire  du  nou- 
veau ».  Il  aurait  pu,  comme  dans  les  autres  versions  de  Constant 
du  Hamel^  précipiter  les  trois  galants  dans  une  cuve  pleine  de 
teinture  ou  dans  un  tonneau  rempli  de  plumes,  ou  les  forcer  à 
danser  devant  le  mari,  affublés  de  costumes  grotesques;  les  enfer- 
merait-il tous  trois  dans  un  coffre,  qu'il  ferait  ensuite  porter  sur 
une  place  publique?  les  lâcherait-il,  nus,  à  travers  le  village, 
poursuivis  par  les  chiens  des  rues  ?  Non  ;  le  conte  des  Bossus 
s'est  soudain  présenté  à  son  esprit  :  les  .amants  seront  donc 
tués...  et  c'est  de  cette  contamination  que  dérivent  toutes  les 
versions  en  A. 

3*^  Cette  version  (a^)  où  une  femme  honnête  est  persécutée  par 
trois  galants,  me  paraît  en  effet  logiquement  antérieure  à  la  ver- 
sion a-,  où  un  couple  odieux  dresse  un  vulgaire  guet-apens  pour 
y  faire  tomber  de  loyaux  amants.  On  surprend  en  effet,  comme 
en  flagrant  délit,  le  conteur  qui  a  transformé  et  gâté  encore  ce 
récit.  C'était  un  remanieur  du  roman  des  Sept  Sages  :  l'histoire 
du  mort  récalcitrant  lui  plaisait  ;  mais  comment  la  faire  entrer 
dans  le  cadre  du  roman?  Le  Sage  Cléophas  voulait,  comme  les 
six  autres  Sages  de  Rome,  démontrer  par  un  exemple  la  perver- 
sité féminine.  Le  conte,  qu'il  connaissait  sous  sa  forme  a^^,  où  les 
époux  sont  sympathiques,  ne  pouvait  point  servir  à  sa  démons- 
tration. Il  supposa  donc  que  la  femme  n'est  point  une  victime 
d'amants  tyranniques,  mais  une  coquette  qui  attire  par  cupidité 
de  braves  chevaliers.  Et  comme  le  conte  sous  cette  forme  prou- 
verait aussi  bien  la  méchanceté  de  l'homme  que  celle  de  la 
femme,  Cléophas  imagine  à  la  fin  du  récit  qu'elle  va  dénoncer 
son  mari  à  l'empereur  et  qu'elle  se  perd  avec  lui. 

4°  Quant  à  la  version  a  (Vais  I)  où  le  mari  joue  seul  un  rôle 
actif,  elle  n'est  qu'une  simplification  d'un  conteur  peu  soucieux 
de  motiver  longuement  son  récit.  Il  connaissait  aussi  la  forme  a  ^  ; 
mais  la  fin  seule  de  l'histoire  l'intéressait  :  «  le  mort  qui  revient.  » 
Comment  ces  trois  cadavres  sont-ils  réunis  là?  —  C'est  le  mari 
qui  les  a  tués!  il  n'en  demande  pas  davantage. 

En  résumé,  l'on  peut  établir  ainsi  la  filiation  des  versions  :  notre 
conte  est  né  sous  sa  forme  i?,  sans  qu'on  puisse  discerner  si  la  forme 
Bc  est  antérieure,  ou  la  forme  Bd.  —  Un  conteur  a  dérivé  de  B 
la  forme  a^,  dont  les  formes  a-,  a  ne  sont  que  des  remaniements. 


—  248  - 

Ainsi,  pour  saisir  la  filiation  des  versions,  il  faut  lire  notre 
tableau  synoptique  de  droite  à  gauche  :  B,  —  a  3,  —  a^,  —  a. 

C'est  là  l'histoire  probable,  mais  non  nécessaire,  du  conte;  et 
j'abandonnerais  volontiers  mes  conjectures,  sauf  la  première,  qui 
me  paraît  tout  à  fait  fondée  en  raison  :  les  formes-mères  sont  les 
formes  en  B.  Le  conte  est  né  sous  la  forme  des  Bossus. 

Mais  que  signifient  ces  hypothèses,  si  même  elles  sont  justes? 
Que  nous  enseigne  cette  «  histoire  »  du  conte?  Etrange  histoire, 
sans  dates  et  sans  géographie,  soustraite  aux  catégories  du 
temps  et  de  l'espace  !  Nous  saisissons  le  développement  logique 
de  ce  conte,  non  son  développement  historique;  nous  détermi- 
nons son  évolution  interne,  non  ses  destinées  à  travers  les  pays 
et  les  âges.  —  Voici,  disons-nous,  la  forme  dérivée  la  première 
de  la  forme  originelle  :  mais  où,  quand,  par  qui  s'est  opéré  ce 
remaniement?  C'est  ce  qui  nous  échappe,  et  c'est  pourtant  tout 
ce  qui  nous  intéresserait.  Car  classer  logiquement  ces  variantes, 
c'est  un  jeu  d'esprit  qui  peut  mettre  en  relief  l'ingéniosité  du 
folk-loriste  ;  mais  autant  lui  vaudrait  deviner  des  rébus  ^ . 

III.  —  Parmi  les  versions  c/ui  représentent  la  forme-mère  du 
conte ^  se  trouve  une  version  orientale  j  quelle  est  la  portée  de  ce 
fait? 

Ici  pourtant,  il  se  trouve  que  la  forme-mère  est  représentée 
par  un  conte  oriental  :  le  Mischle  Sandabar. 

Voilà,  dira-t-on,  la  preuve  fournie  de  l'origine  orientale,  pour 
ce  conte  tout  au  moins.  —  Je  ne  le  crois  pas. 

Ce  n'est  pas  que  je  veuille  tirer  parti  de  la  médiocrité  du  récit 
du  Sandabar.  On  peut  le  voir  par  l'analyse  que  j'en  ai  donnée  dans 
une  note  (p.  244)  :  il  est  si  misérable,  qu'il  serait  inintelligible  à 
qui  ne  connaîtrait  pas  de  versions  parallèles  du  conte.  Pourtant, 
peu  importe  :  'ce  récit  défiguré  nous  prouve,  sans  doute,  que  son 
auteur,  israélite  ou  arabe,  était  un  sot,  mais,  en  même  temps, 
qu'il  connaissait  une  forme  du  récit,  saine,  probablement  sem- 
blable au  fabliau  des  Trois  bossus  ménestrels,  vivante  en  Orient. 

Notons    seulement,    en    j^assant,   un   exemple   de  plus   de  la 

1.  Cette  critique  est,  je  l'avoue,  outrée  en  certains  cas.  Si  ces  procédés 
comparatifs,  appliqués  à  des  versions  défigurées,  nous  permettent  —  comme 
il  arrive  —  de  restituer  hypothétiquement  un  conte  en  sa  forme  accomplie, 
c'est  là,  eu  quelque  sorte,  une  restauration  d'œuvre  d'art,  légitime,  attrayante, 
utile, 


—  249  — 

médiocre  influence  des  grands  recueils  de  contes  sur  la  tradition 
orale,  car  il  est  évident  que  le  récit  inintelligent  du  Sandahar 
n'a  jamais  pu  produire  aucun  rejeton.  Mais  j'admets  volontiers 
que  sa  source,  écrite  ou  orale,  reproduisait  trait  pour  trait  le 
fabliau  K  Que  pouvons-nous  en  conclure? 

Qu'est-ce  que  ce  récit  du  Sandaharl  Une  vénérable  histoire 
indienne,  qui  remonte  à  l'original  sanscrit  perdu  du  Roman  des 
Sept  Sages'}  Nullement.  Aucune  autre  version  orientale  des  Sept 
Sages  ne  raconte  les  Trois  Bossus  et  il  est  assuré  que  ce  conte 
n'entrait  pas  dans  le  cadre  du  roman  primitif.  L'auteur  du  Mischle 
Sandahar,  pour  combler  une  lacune  de  son  roman,  ou  par  fan- 
taisie, l'a  recueilli  dans  la  tradition  orale.  Peut-être  ce  conte  n'a- 
t-il  jamais  vécu  dans  l'Inde  :  il  n'a  pas  plus  de  titres  à  prétendre 
à  une  origine  indienne  que  l'histoire  à'Ahsalon  que  le  même 
auteur  juif  nous  raconte  aussi.  Gomme  il  prenait  dans  la  Bible 
l'histoire  d'Absalon,  il  a  ramassé  dans  la  tradition  orale  les  Trois 
Bossus,  et  nous  sommes  simplement  en  présence  de  ce  fait  : 
dans  la  première  moitié  du  xm^  siècle,  un  conteur  israélite  a  dit 
en  hébreu  le  même  conte  qu'à  la  même  époque  un  trouvère 
racontait  en  français. 

Le  miracle  est  précisément  que  jamais  la  forme-mère  de  nos 
contes  ne  soit  représentée  par  une  forme  indienne.  C'est  là  le 
résultat  le  plus  imprévu,  le  plus  assuré  pourtant  de  nos  recherches, 
qui  ont  porté  sur  un  grand  nombre  de  contes,  non  étudiés  dans 
ce  livre.  Il  démontre,  avec  une  surabondante  évidence,  la  faus- 
seté de  l'hypothèse  indianiste. 

Pourtant,  admettons  que  le  récit  du  Mischle  Sandahar  se  trouve 
en  effet  dans  un  recueil  indien.  Ou  bien  considérons  l'hypothèse 
de  certains  théoriciens,  selon  lesquels  les  contes  seraient  nés, 
non  point  précisément  dans  l'Inde,  mais  dans  un  Orient  indéter- 
miné, syriaque  ou  mogol,  selon  les  besoins  de  la  cause,  ou  per- 


1.  Je  ne  veux  pas  retenir  ce  fait  que  les  formes-mères  ne  sont  pas  repré- 
sentées seulement  par  le  fabliau  et  le  Sandahar  [d],  mais  aussi  par  les  ver- 
sions où  les  bossus  sont  frères  (c).  Cette  forme  c,  nous  l'avons  dit,  est  peut- 
être  la  primitive,  auquel  cas  les  versions  logiquement  antérieures  seraient 
représentées  par  Straparola,  les  Contes  nouveaux,  les  farces  italienne  et 
française,  l'un  des  contes  de  Vais,  donc  par  un  groupe  où  n'entre  aucune 
forme  orientale.  Mais  faisons  cette  concession,  toute  gratuite,  que  la  forme 
première  est  en  effet  celle  du  fabliau  et  du  Sandahar. 


—  250  — 

San,  ou  hébraïque.  Si  d'ordinaire,  par  une  rencontre  constante  et 
vingt  fois  observée,  les  formes-mères  étaient  en  effet  attestées 
dans  l'Orient,  toute  objection  devrait  tomber  devant  ce  fait  con- 
sidérable. Mais  il  n'en  va  pas  ainsi  et  ce  phénomène  se  produit 
pour  le  seul  fabliau  des  Trois  Bossus.  C'est  donc  le  hasard  qui 
associe  en  cl  le  Sandabar  et  un  fabliau,  comme  il  groupe  en  c 
Straparole  et  Tabarin,  en  a  ^  des  nouvelles  allemande,  italienne, 
française.  Ce  groupement  du  Sandabar  et  d'un  fabliau  n'a  pas 
plus  de  valeur  que  l'un  des  mille  autres  groupements  étranges 
que  peut  présenter  chaque  classement  des  formes  diverses  d'un 
conte. 

Et,  par  une  rencontre  piquante,  les  deux  formes  principales 
A,  B^  de  notre  conte,  séparées  du  tronc  commun,  depuis  quand? 
depuis  mille  ans  peut-être,  —  en  quel  lieu?  au  Kamtchatka  peut- 
être,  —  sont  recueillies  coexistantes,  à  quelques  jours  de  dis- 
tance, par  le  même  folk-loriste,  au  même  lieu,  dans  le  même 
bourg  de  l'Ardèche,  à  Vais. 

A  quoi  nous  sert  le  joli  château  de  cartes  du  classement  des 
versions  ?  Sur  quel  sable  avons-nous  bâti  ? 

Que  conclure  de  ces  longues  recherches  micrographiques?  Il 
est  possible  que  tel  de  ces  contes  soit  né  dans  l'Inde.  Il  est  pos- 
sible qu'ils  y  soient  nés,  tous  les  onze.  Mais  cette  origine  est 
improbable,  et  certainement  indémontrable. 

Que  dire  des  cent  trente  autres  fabliaux,  qui  jamais  n'ont  été 
notés  sous  aucune  forme  orientale?  Où  est  la  forme  sanscrite  ou 
hindie,  ou  pâlie,  voire  même  arabe,  syriaque  ou  turque,  des 
Trois  aveugles  de  Coinpiègne?  de  la  Bourgeoise  d'Orléans?  des 
Braies  au  cordelier?  du  Boucher  d'Abbeville?  Mais  je  triomphe 
ici  trop  aisément  :  je  m'arrête. 

De  ces  longues  discussions,  il  résulte,  je  pense,  que  nous 
devons  renoncer  à  tout  jamais  à  l'hypothèse  de  l'origine  indienne 
ou  orientale  des  contes  populaires. 


—  251  - 


CHAPITRE  VIII 


SOUS   QUELLES  CONDITIONS   DES    RECHERCHES  SUR  L'ORIGINE 

ET  LA  PROPAGATION  DES  CONTES  POPULAIRES 

SONT-ELLES  POSSIBLES? 


I.  L'hypothèse  de  l'origine  indienne  écartée,  les  contes  procèdent-ils 
pourtant  d'un  foyer  commun?  Que  peut-on  savoir  de  leur  patrie,  une 
ou  diverse,  et  de  leurs  migrations  ?  —  Direction  incertaine  et  hési- 
tante des  recherches  contemporaines. 
II.  Que  les  contes  dont  on  recherche  désespérément  l'origine  et  le  mode 
de  propagation  ne  sont  caractéristiques  d'aucun  temps,  d'aucun  pays 
spécial. 

III.  Pour  ces  contes,  que  peut-on  espérer  des  méthodes  de  comparaison 

actuellement  en  honneur?  Critique  de  ces  méthodes  :  leur  stérilité 
montrée  par  un  dernier  exemple,  tiré  de  l'étude  du  fabliau  des  Trois 
dames  qui  trouvèrent  un  anneau. 

IV.  Conclusions  générales. 

V.  Que  ces  conclusions  ne  sont  pas  purement  négatives. 


I 


Les  contes  populaires  ne  nous  viennent  pas  de  l'Inde.  Mais 
où  sont-ils  nés?  Leur  chercherons-nous  quelque  autre  foyer 
originaire?  La  Grèce?  L'Assyrie  peut-être  ^?  Non;  les  critiques 
qui  vont  suivre  ne  porteront  plus  sur  la  seule  théorie  orienta- 
liste, mais  plus  haut.  Y  a-t-il  apparence  que  les  contes  pro- 
cèdent d'une  patrie  commune?  Au  cas  contraire,  si  l'un  d'eux 
est  né  ici,  et  l'autre  là,  et  le  troisième  ailleurs  encore,  sous 
quelles  conditions  pouvons-nous  déterminer  leurs  patries  res- 
pectives et  les  lois  de  leurs  migrations  ? 

1.  Je  sais  tel  savant  qui  serait  disposé  à  croire  à  l'origine  assyrienne  des 
contes.  —  Babrius  y  croyait  déjà  : 

Mu6o;  [i.£v,  M  71  at  (EaatX^wç  'AXeÇàvôpou, 

oY  Tcpiv  Tzox'  riGix^  Ik\  Nivou  X£  xal  BrjXou. 
|2e  prologue  des  Fables.) 


—  252  — 

Depuis  les  frères  Grimm,  une  fièvre  de  collectionneurs  s'est 
emparée  de  l'Europe.  Pas  un  recueil  de  contes  ancien  qui  n'ait 
été  dépouillé,  pas  un  conte  moderne  qui  n'ait  été  traqué  de 
pays  en  pays,  de  village  en  village.  Pas  une  isba  russe,  pas  une 
cabane  de  Norv^ège  où  n'aient  fureté  des  savants.  Pas  un  récit 
polynésien  que  n'ait  épingle  quelque  missionnaire.  Bienheureuse 
contagion,  quand  il  s'agit  de  dresser  le  bilan  des  croyances  et 
des  imaginations  du  peuple,  d'en  décrire  la  psychologie,  de 
sonder  ces  couches  profondes  de  l'humanité  !  Bienheureuse 
contagion  quand  elle  atteint  Mannhardt,  Andrew  Lang,  Gaidoz! 
Mais  épidémie  néfaste  quand  l'effort  de  tant  de  travailleurs 
se  confine  dans  cette  question  de  l'origine  des  contes  et  s'y 
épuise  ! 

Je  vois  bien  qu'on  a  réuni  de  tous  les  points  de  l'horizon  des 
versions  de  tel  conte.  Pas  une  fois  seulement,  mais  souvent. 
Partant  des  fabliaux  des  Trois  Aveugles  de  Compiègne,  J.-V.  Le 
Clerc  recueille  dix  formes  de  ce  conte  ;  partant  des  Facétieuses 
Nuits  de  Straparole,  M.  Giuseppe  Rua  en  recueille  dix  autres  ; 
partant  d'un  conte  portugais,  M.  Braga  allonge  encore  cette 
double  liste;  et  je  puis,  à  mon  tour,  à  ces  collections,  ajouter 
quelques  références.  Et  l'on  me  démontrera  aisément  que  je 
suis  un  ignorant,  que  j'ai  négligé  une  version  thibétaine  ou  une 
version  espagnole.  Soit.  Je  crois  volontiers  que  la  collection  de 
M.  Reinhold  Kôhler  est  plus  riche  de  vingt,  de  cinquante 
parallèles.  J'admire  son  zèle.  J'admire  que  son  cabinet  de  la 
bibliothèque  de  Weimar  soit  assez  vaste  pour  contenir  ses  casiers 
de  fiches.  Une  version  nouvelle  d'un  conte  est-elle  publiée 
quelque  part?  Vite,  un  savant  collectionneur  court  à  son  dossier 
de  ce  conte  :  c'est  une  cinquantaine  de  bouts  de  carton  où,  depuis 
vingt  ans,  au  hasard  des  lectures  les  plus  imprévues,  il  a  résumé 
le  récit  en  des  abrégés  qui  ont  enlevé  à  chaque  version  toute 
saveur  locale.  Ces  cinquante  rapprochements,  il  les  énumère 
dans  une  revue,  et  le  lecteur,  qui  saute  brusquement  du 
Liedersaal  de  Lassberg  aux  récits  norvégiens  d'Asbôjrnsen  ou 
aux  fables  siciliennes  de  Pitre,  de  la  Petite-Russie  au  pays  de 
Galles,  de  Sansovino  à  Somadeva,  de  Giambattista  Basile  à 
Cervantes  et  à  un  conteur  araméen,  confondu  de  cette  vision 
de  kaléidoscope,  brisé  par  ce  voyage  de  rêve  à  travers  les  civili- 


salions  les  plus  contradictoires,  admire.  Mais  le  numéro  suivant 
de  la  revue  paraît,  où  un  savant  mieux  outillé  montre  qu'il 
possédait  quelques  fiches  de  plus  :  voici  encore  une  forme 
islandaise  ;  voici  Malespini,  Molina,  et  les  Comptes  du  monde 
adventareux.  Et  son  voisin  en  connaît  d'autres  ;  mais  ce  voisin 
lui-même  est  incomplet  et  se  désespère  que  la  science  soit  si  peu 
avancée. 

Que  veulent-ils  prouver  ainsi?  Que  ces  contes  voyagent  par 
le  temps  et  l'espace?  qu'ils  se  trouvent  partout?  —  Soit!  la 
preuve  est  donnée,  surabondante  jusqu'à  la  satiété.  Maintenant, 
grâce  ! 

Mais  puisque  c'est  aussi  l'origine  et  les  lois  de  la  propagation 
des  contes  qu'ils  prétendent  établir,  que  concluent-ils  de  ces 
mille  rapprochements,  de  ces  monographies  toujours  recom- 
mencées? 

Ceux-ci  se  croient  en  possession  d'une  idée  directrice,  qu'ils  con- 
sidèrent comme  déjà  démontrée.  Ils  poursuivent  leurs  collections 
à  l'abri  de  cette  croyance  :  les  contes  viennent  de  l'Inde.  Pour 
ceux  qu'on  retrouve  en  Orient,  c'est  la  forme  orientale  qui  est 
primitive;  pour  les  autres,  on  trouvera  quelque  jour  cette  forme; 
elle  a  existé,  ou  existe  ;  et  l'on  a  prouvé,  disent-ils,  l'origine 
indienne  de  tant  de  contes  que  nous  pouvons  dès  maintenant 
admettre  la  même  origine  pour  les  autres.  —  Cette  foi  est  un 
mol  oreiller  d'incuriosité,  qui  permet  de  se  livrer  plus  longtemps 
aux  joies  du  collectionneur. 

Pour  d'autres,  la  réponse  à  la  question  de  l'origine  des  contes 
n'est  pas  encore  donnée,  mais  les  méthodes  de  recherche  sont 
les  bonnes.  L'origine  des  contes  n'est  pas  indienne,  ou  du 
moins  nous  ignorons  encore  si  elle  l'est.  Etudions  davantage  : 
peut-être  prouA^erons-nous  qu'elle  est  assyrienne,  grecque  ou 
égyptienne;  peut-être  prouverons-nous,  au  contraire,  que  les 
contes  ne  procèdent  pas  d'un  foyer  commun,  mais  on  pourra 
sans  doute  établir  que  celui-ci  est  né  dans  l'Inde,  celui-ci  en 
Grèce,  tel  autre  en  Egypte.  Et  l'on  amasse  toujours  des  variantes, 
et  quand  on  en  a  réuni  cent,  on  en  cherche  fiévreusement  une 
cent  unième. 

Dans  quel  espoir?  —  Certes  il  serait  singulièrement  injuste  et 
inintelligent  de  railler,  fût-ce  du  plus  imperceptible  sourire,  ce 


^  284  — 

grand  effort  poursuivi  depuis  soixante  ans,  par  toute  l'Europe, 
avec  une  si  noble  ténacité,  pour  recueillir  et  fixer  la  tradition 
orale.  Nous  devons  à  ce  labeur  d'inestimables  collections  :  elles 
nous  ont  donné  le  sens  de  ce  qui  est  primitif  et  spontané  ;  elles 
nous  ont  révélé  toute  la  belle  flore  inexplorée  de  l'âme  populaire. 
Elles  nous  offrent  les  matériaux  nécessaires  pour  de  nobles 
systèmes  mythologiques  ou  pour  des  études  —  à  peine  ébau- 
chées encore —  de  psychologie  populaire.  Mais  puisque  tant  de 
savants  s'obstinent  à  ne  les  interroger  que  sur  l'unique  problème 
de  l'origine  et  de  la  propagation  des  contes,  n'est-il  pas  temps 
enfin  de  se  demander  si  ce  qu'on  cherche,  on  aura  jamais  quelque 
moyen  de  le  trouver;  si  l'on  était  même  en  droit  de  le  chercher? 

Or,  je  le  crois,  le  problème  de  l'origine  et  de  la  propagation 
des  contes  est  insoluble  et  vain. 

II 

Commençons  par  poser,  au  début  de  cette  discussion,  un  fait 
qui  paraîtra  d'abord  trop  simple  pour  être  marqué,  —  si  les 
notions  les  plus  claires  n'étaient  souvent  obscurcies  par  Fesprit 
de  système. 

Il  existe  un  très  grand  nombre  de  contes  dont  V origine  peut 
être  sûrement  établie  et  dont  on  peut  aisément  étudier  la 
propagation. 

Il  y  a  des  contes  antiques,  et  qui  ne  sont  qu'antiques. 

Plutarque  nous  raconte  ^,  par  exemple,  la  touchante  légende 
d'Antiochus,  épris  de  Stratonice,  femme  de  son  père,  et  qui  se 
meurt  de  cet  amour  caché.  Un  médecin,  Erasistrate  de  Géos, 
fait  défiler  devant  le  lit  du  malade  toutes  les  beautés  de  la 
cour,  et  lorsque  vient  Stratonice,  au  battement  plus  précipité 
du  cœur  d'Antiochus,  il  découvre  son  secret.  —  Comme  le 
père,  inquiet  de  ce  mal  mystérieux,  l'interroge,  Erasistrate  lui 
répond  par  un  subterfuge  :  «  Quand  toutes  ces  femmes  ont 
passé  devant  ton  fils,  j'ai  deviné  qu'il  aimait  l'une  d'elles;  il 
se  meurt,  parce  qu'il  se  sait  fatalement  séparé  d'elle.  —  Quelle 

1.  Plutarque,  Démétrius,  38. 


—  25B  — 

est  donc  cette  femme? — C'est  la  mienne!  »  répond  le  médecin. 
Le  père  le  supplie  de  la  répudier  et  de  sauver  ainsi  son  fils.  — 
«  Ferais-tu  toi-même,  lui  demande  Erasistrate,  pareil  sacrifice, 
s'il  s'agissait,  non  de  ma  femme,  mais  de  la  tienne?  —  Je  le 
ferais  !  »  Et  quand  Erasistrate  lui  avoue  que  c'est  bien  Stratonice 
qu'aime  le  jeune  homme,  le  père  l'abandonnne,  en  effet,  à  son 
fils. 

Voilà,  certes,  une  légende  que  nous  ne  pouvons  supporter  que 
sous  son  vêtement  grec.  Le  christianisme  la  tue,  car  ni  un  beau- 
fils  ne  peut  épouser  sa  marâtre,  ni  même  un  ami  ne  peut  céder 
sa  femme  à  son  ami. 

Pareillement,  il  y  a  des  contes  bouddhiques,  qui  ne  sont  que 
bouddhiques;  et  nous  en  avons  vu  des  exemples. 

Il  y  a  des  contes  musulmans.  Il  y  a  des  contes  hébreux,  qui  ne 
sont  que  dans  le  Talmud.  Il  y  a  des  contes  chrétiens. 

Et,  parmi  les  contes  qui  appartiennent  à  chacune  de  ces 
religions,  il  en  est  dont  on  peut  discerner  à  quelle  époque  ils 
sont  nés,  où  ils  ont  vécu.  Il  existe,  parmi  les  contes  chrétiens,  des 
contes  des  premiers  siècles  de  l'Eglise;  il  en  est  qui  sont  du 
moyen  âge  chrétien  (les  miracles  de  la  Vierge,  la  Sacristine, 
Saint-Pierre  et  le  Jongleur).  Il  y  a  des  contes  chrétiens  et  féo- 
daux, chrétiens  et  français,  chrétiens  et  allemands,  etc.. 

C'est-à-dire  qiiil  y  a  des  contes  dont  on  voit  quils  ne  con- 
viennent qiià  des  groupes  d' hommes  plus  ou  moins  spéciaux. 

Remarquons  par  quel  procédé  se  fait  cette  détermination.  Il 
est  inutile,  pour  y  atteindre,  de  recourir  à  la  méthode  compa- 
rative. Ce  n'est  point  la  partie  ornementale  du  conte  qui  révèle 
le  secret  de  son  origine;  c'en  est  la  partie  constitutive,  orga- 
nique. 

Mettons,  par  exemple,  à  nu,  l'organisme  w  du  conte  de  la 
Sacristine  : 

«  Une  religieuse  coupable,  mais  très  dévote  à  la  Vierge  Marie 
—  ou  à  une  sainte  quelconque,  —  s'enfuit  du  couvent.  Au  milieu 
même  de  ses  débordements,  elle  n'oublie  pas  de  prier  sa  patronne. 
Longtemps  après,  elle  rentre  repentante  au  couvent.  Pendant  ces 
années,  la  sainte,  déguisée  sous  les  traits  de  la  coupable,  a 
rempli  son  office  au  couvent  et  nul  ne  s'est  aperçu  de  la  substi- 
tution. » 


—  256  — 

Ce  conte  suppose,  comme  données  nécessaires  et  sous  sa 
forme  organique,  le  christianisme,  le  développement  du  culte  de 
la  Vierge  ou  des  saints,  des  idées  spéciales  sur  la  charité,  sur  le 
repentir  et  le  pardon,  sur  l'efficacité  de  la  prière  supérieure  à 
celle  des  œuvres. 

De  même,  mettons  à  nu  l'organisme  oj  du  conte  du  Chevalier 
au  Chainse  : 

«  Un  amant  consent,  pour  gagner  celle  qu'il  aime,  à  cette 
épreuve  de  soutenir  un  combat  sans  être  revêtu  d'armes  défen- 
sives. Il  est  grièvement  blessé,  et  sa  dame  déclare  qu'il  a  bien 
mérité  son  amour.  Mais  il  faut  qu'elle  lui  donne  à  son  tour, 
une  preuve  d'amour  équivalente  :  elle  revêt  dans  une  grande 
fête  les  vêtements  ensanglantés  de  celui  qui  a  failli  mourir  pour 
elle.  » 

Ce  conte  suppose  donc  aussi,  sous  sa  forme  organique,  des 
idées  très  spéciales  sur  l'honneur  et  le  dévouement  en  amour. 
On  voit  qu'il  ne  peut  vivre  que  dans  des  milieux  très  détermi- 
nés. —  Ici  encore,  il  en  est  des  contes  comme  des  mots.  On 
peut  comparer  tout  conte  nouvellement  éclos  à  un  néologisme  : 
y  a-t-il  accord  entre  l'état  psychologique  de  l'homme  qui  crée 
le  mot  ou  le  conte  et  celui  du  peuple?  le  mot  ou  le  conte  durera, 
selon  qu'il  trouvera  plus  ou  moins  de  complicité  dans  la  manière 
de  sentir  de  ceux  qui  les  acceptent.  Autrement,  le  néologisme  ou 
le  conte  brille  un  instant,  et  s'éteint. 

Pour  ces  deux  légendes,  et  pour  toutes  les  analogues,  nous 
percevons,  à  la  seule  introspection  du  conte,  certaines  con- 
ditions essentielles  d'existence,  qui  lui  imposent  une  limita- 
tion plus  ou  moins  étroite  dans  l'espace  et  dans  la  durée,  — 
une  patrie  et  une  date.  Ce  conte  du  Chevalier  au  Chainse,  par 
exemple,  à  supposer  qu'on  ne  vous  en  présente  qu'une  forme 
réduite  à  six  lignes  et  que  ces  six  lignes  soient  écrites  en  latin 
cicéronien,  vous  pourrez  affirmer  qu'il  ne  se  trouve  ni  dans  les 
œuvres  de  Cicéron,  ni  chez  aucun  écrivain  quelconque  de 
l'antiquité  classique.  De  quel  pays  est-il?  Combien  de  siècles 
a-t-il  pu  vivre?  Sous  quelles  conditions  a-t-il  pu  passer  d'un 
pays  à  un  autre,  et  dans  quel  pa3^s?  Ce  sont  des  questions  mal- 
aisées, mais  légitimes.  Ce  sont  des  recherches  historiques^ 
exposées  à  Terreur,  mais  que  l'on  peut  concevoir  comme  solubles, 


—  257  — 

plus  ou  moins,  selon  que  celui  qui  les  entreprendra  sera  plus 
ou  moins  armé  de  la  connaissance  des  temps  féodaux.  Ici 
interviendront,  comme  lég^itimes,  les  comparaisons  de  versions. 
Il  sera  intéressant  de  rechercher  à  quelles  conditions  un  tel 
conte  a  pu  passer  d'un  pays  à  un  autre,  c'est-à-dire  à  des 
hommes  qui  pouvaient  ne  pas  le  comprendre  pleinement  et  tel 
quel.  Par  exemple,  le  conte  de  la  Sacristine  peut-il  vivre  en 
pays  protestant?  dans  quelles  sectes,  au  prix  de  quelles  trans- 
formations? Ce  sont  là  des  recherches  difficiles,  de  psychologie 
historique,  mais  possibles,  fécondes. 

Est-ce  pour  ces  contes  que  sont  bâties  les  théories  sur 
l'origine  et  la  propagation  des  contes  ?  Est-ce  pour  eux  qu'a  été 
édifiée  la  théorie  aryenne?  la  théorie  orientaliste?  Est-ce  ces 
contes  dont  l'origine  est  un  mystère?  Non  :  nous  en  découvrons 
la  patrie  aussi  sûrement  que  l'origine  d'une  légende  historique, 
de  la  légende  de  Roland  ou  de  Guillaume  d'Orange.  Tel  de  ces 
récits  est  français,  tel  autre  indien. 

Pour  quels  autres  contes  s'échafaudent  les  systèmes?  Pour 
des  contes  (nouvelles,  contes  d'animaux,  contes  merveilleux) 
européens  —  ou  plutôt,  universels;  —  c'est-à-dire  tels  que,  si 
on  en  a  recueilli  des  variantes  de  dix  pays  et  de  dix  époques 
différentes,  personne  n'est  assez  hardi  pour  affirmer  qu'il  ne 
s'en  puisse  trouver  des  formes  dans  un  autre  pays  quelconque, 
en  un  autre  temps  quelconque  ;  et  cela,  parce  qu'il  nous  est 
impossible  de  découvrir,  à  l'inspection  des  traits  organiques  du 
conte,  un  pays  ou  une  époque  où  il  ne  soit  plus  viable. 

C'est  précisément  le  caractère  de  longévité  et  d'ubiquité  de 
ces  récits  qui  nous  attire  vers  la  question  d'origine.  Où  donc 
est  le  premier  inventeur  de  ces  contes  qui  peuvent  amuser  les 
générations  les  plus  diverses?  Or,  c'est  précisément  ce  carac- 
tère de  pérennité  et  d'ubiquité  qui  rend  le  mystère  indéchif- 
frable, en  vertu  de  ce  syllogisme  presque  naïf  : 

Ce  qui  vit  ou  nous  apparaît  comme  viable  partout  et  en  tout 
temps  peut  être  né  en  un  lieu  quelconque  et  se  transporter  indif- 
féremment ici  et  là. 

Or  ces  contes  vivent  ou  nous  apparaissent  comme  viables  par- 
tout et  en  tout  temps. 

Donc,  ils  peuvent  être  nés  en  un  lieu  quelconque  et  se  trans- 
porter indifféremment  ici  et  là. 

Bédier.  —  Les  Fabliaux  .  17 


—  258  — 

Pour  les  nouvelles,  quelles  données  supposent  en  effet  toutes 
celles  qu'on  prétend  faire  venir  de  l'Inde?  toutes  celles  dont  on 
cherche  désespérément  l'origine?  Quelles  conditions  d'adhésion 
exigent-elles  des  auditeurs? 

Uniquement  des  conditions  qui  s'imposent  partout  et  en  tout 
temps.  Ces  fabliaux  ou  nouvelles  sont  constitués  par  ces  deux 
éléments  :  V observation  de  sentiments  très  généraux  dans  une 
situation  très  particulière. 

Des  sentiments  très  généraux  :  l'antagonisme  de  l'amant  et 
du  mari,  l'esprit  de  défiance  du  mari  vis  à  vis  de  sa  femme, 
l'esprit  de  ruse  qui  pousse  celle-ci  à  duper  son  mari,  la 
jalousie  de  la  belle-mère  à  l'égard  de  sa  bru,  de  la  femme 
envers  une  rivale,  les  sentiments  élémentaires  qui  naissent 
d'un  amour  heureux,  contrarié  ou  malheureux,  les  rapports  des 
amis  entre  eux,  etc.,  etc.. 

Des  situations  très  spéciales  .'l'une  des  mille  ruses  compliquées 
que  peut  inventer  un  amant  pour  gagner  celle  qu'il  aime,  une 
femme  pour  tromper  son  mari,  pour  faire  évader  un  amant,  etc., 
etc. 

La  force  de  diffusion  et  de  durée  du  conte  réside  d'une  part 
dans  la  singularité  de  la  situation,  qui  le  rend  plaisant,  tra- 
gique, facile  à  retenir;  d'autre  part,  dans  la  généralité  des  sen- 
timents, qui  lui  permet  de  s'accommoder  aux  mœurs  les  plus 
diverses. 

Les  données  morales  qu'impliquent  ces  nouvelles  sont  éter- 
nelles, accessibles  à  tout  homme  venant  en  ce  monde,  et 
vivront  aussi  longtemps  qu'il  y  aura,  partout  où  il  y  aura  des 
maris  et  des  femmes,  des  amants  venant  à  la  traverse,  des 
jaloux,  des  amis,  des  brus  et  des  rivales.  L'imagination  popu- 
laire enferme  des  sentiments  très  généraux  dans  le  cadre  étroit 
de  situations  très  particulières,  et  ne  crée  jamais  de  caractères. 
Le  premier  moment  de  l'observation,  qui  est  celui  où  le  peuple 
en  reste,  est  peu  individuel.  La  psychologie  personnelle,  l'idée 
qu'un  homme  est  un  microcosme,  différent  des  microcosmes 
qui  l'entourent,  est  une  conception  supérieure.  Les  person- 
nages des  contes  populaires  ne  sont  jamais  des  individus, 
toujours  des  types  :  c'est  le  jaloux,  /'amant,  le  rival,  placés 
dans  une   condition   spéciale.   Cette   condition   étant  donnée,  le 


I 


—  259  — 

jaloux,  ramant,  le  rival  se  comporteront  fatalement  de  même. 
Que  Boccace  s'empare  d'un  de  ces  contes  populaires  et  applique 
à  le  narrer  ses  facultés  de  psychologue  délié,  ces  personnages 
quasi  abstraits  prendront  une  figure  individuelle  et  complexe  : 
ce  seront  des  Italiens  de  la  première  Renaissance,  nés  dans 
une  civilisation  affinée,  spirituelle,  corrompue.  Que  le  domi- 
nicain Bandello  reprenne  le  même  conte,  ces  personnages 
vivront  d'une  vie  cruelle,  sanglante.  Ils  deviendront  sceptiques 
et  légers  avec  La  Fontaine.  Ils  seront  tour  à  tour  bouddhistes, 
chrétiens,  musulmans.  Ils  seront  des  croisés,  des  vizirs,  des 
kchâtriyas,  des  clercs,  des  mignons.  Mais,  sous  la  forme  orale  où 
le  conte  continue  de  se  perpétuer  sur  les  lèvres  du  peuple,  ils 
restent  des  types,  le  Mensch. 

De  même  pour  les  contes  cVanimaux  :  ils  supposent,  en  plus 
des  nouvelles,  cette  convention,  acceptable  de  tout  homme,  que 
les  animaux  parlent,  et  un  symbolisme  très  peu  caractérisé,  qui 
fait  de  chacun  d'eux  le  type  de  certaines  passions  humaines. 
Ainsi  qu'il  existe  des  nouvelles  localisables,  comme  le  Chevalier 
au  Chainse,  si  elles  supposent  sous  leur  forme  organique  des 
données  sociales,  morales  ou  sentimentales  particulières,  de 
même  le  symbolisme  des  contes  d'animaux  peut  être  assez  spé- 
cialisé pour  qu'on  détermine  la  patrie  de  certains  d'entre  eux. 
Noble,  considéré  comme  roi  féodal,  meurt  avec  la  féodalité  ;  les 
chacals  Karataka  et  Damanaka  ne  sortent  pas  du  Pantchatantra  ; 
certains  contes  de  Renart  restent  dans  l'Europe  du  moyen  âge  ; 
certains  contes  du  Kalila  et  Dimna  restent  dans  l'Inde. 

Mais  si  un  conte  d'animaux  vit  à  la  fois  dans  l'Inde  et  en 
France,  et  encore  en  Russie,  c'est  que  les  traits  communs  à  ce 
conte  sous  ses  diverses  formes  ne  supposent  qu'un  symbolisme 
acceptable  de  tout  homme  :  le  lion  n'y  représente  que  la  force  et 
la  noblesse  ;  le  renard  que  la  ruse  ;  et  il  suffît  qu'on  puisse  sub- 
stituer, selon  les  pays,  un  renard  à  un  chacal  ou  un  chacal  à  un 
renard,  pour  que  la  fable  du  Renard  et  des  raisins  trop  verts  soit 
viable  partout,  et  qu'il  nous  soit  impossible  de  découvrir  où  elle 
est  née. 

De  même  enfin  pour  les  contes  merveilleux.  La  question  paraît 
ici  plus  complexe.  11  est  en  elTet  évident  que  tout  homme  passé, 
présent  ou  futur  a  pu,  peut  et  pourra  admettre  les  données  du 


_  260  — 

Vilain  inire  et  du  Loup  et  de  V Agneau  ;  mais,  pour  les  contes 
merveilleux,  il  semble  que  la  bizarrerie  du  fantastique  doive  les 
arrêter  à  la  frontière  de  tel  pays,  au  seuil  de  telle  époque.  Et  de 
fait,  comme  il  y  a  des  nouvelles  et  des  contes  d'animaux  locali- 
sés, il  y  a  des  contes  merveilleux  localisés  ;  et  ces  contes  ne 
voyagent  pas,  ou  voyagent  sur  un  territoire  et  pendant  des 
périodes  déterminables.  Il  y  a  un  merveilleux  zoulou,  qui  ne  sort 
pas  du  Zoulouland  ;  un  merveilleux  indien,  qui  ne  sort  pas  de 
l'Inde  :  par  exemple,  l'histoire  qui  sert  de  cadre  au  Vetâlapant- 
chavinçâti  ne  saurait  être  contée  par  un  paysan  français. 

Mais  si  un  conte  merveilleux  vit  à  la  fois  dans  l'Inde  et  en 
France,  et  encore  en  Russie,  comparez  :  cette  loi  ressortira  clai- 
rement que  les  éléments  merveilleux  communs  n  impliquent  jamais 
croyance. 

Ce  qui  permet  à  ces  contes  de  vivre,  c'est  qu'on  n'a  pas  besoin 
d'y  croire.  A  ce  titre,  ils  possèdent  encore,  peut-on  remarquer, 
plus  de  force  de  diffusion  que  les  nouvelles,  car  une  nouvelle 
suppose  parfois  l'intelligence  parfaite  de  certaines  données 
sociales  ou  morales.  Une  nouvelle  exige  l'adhésion  complète  de 
la  raison,  tandis  qu'un  conte  merveilleux  n'exige  que  l'adhésion, 
infiniment  plus  compréhensive,  de  Yimagination.  Tel  paysan,  qui 
ne  pourra  rien  comprendre  à  l'acte  follement  héroïque  du  Cheva- 
lier au  chainse,  admettra  parfaitement  qu'on  lui  parle  de  bottes 
de  sept  lieues,  d'ogres  hauts  de  vingt  coudées  et  de  poiriers  d'or. 
Il  sait  qu'il  vit  dans  un  monde  de  féerie,  qu'il  n'a  pas  besoin  de 
se  représenter  nettement,  qui  n'engage  point  sa  croyance.  C'est 
une  convention  semi-consciente,  analogue  à  l'état  d'esprit  des 
enfants  qui  jouent  à  la  poupée. 

De  là  vient  la  possibilité  du  traditionisme,  et  qu'on  puisse 
retrouver  dans  des  contes  modernes,  chez  des  paysans  qui  se 
croient  d'ailleurs  bons  chrétiens,  des  détritus  de  mvthes  ou  de 
croyances  sauvages.  Tandis  qu'il  ne  subsiste  Jamais  dans  un 
conte  moderne  un  trait  de  mœurs  de  la  vie  réelle  d'une  époque 
disparue,  —  un  trait  analogue  au  dévouement  du  Chevalier  au 
chainse,  —  les  mythologues  peuvent  y  retrouver  les  traces  d'an- 
ciennes croyances  religieuses,  des  totems  et  des  tabous.  Cela, 
parce  qu'elles  ont  perdu  leur  caractère  de  croyance,  parce  qu'elles 
vivent  h  la  faveur  de  cet  oubli,  qu'elles  ne  sont  plus  pour  ceux 


—  261  - 

qui  les  content  que  de  pures  imaginations,  nullement  gênantes. 
A  ce  titre  de  simple  fantaisie  imaginative,  le  souvenir  d'un  ancien 
totem  peut  être  introduit  aujourd'hui  dans  un  pays  qui  n'a  jamais 
connu  cette  superstition  sauvage. 

Le  fait  est  le  suivant  :  si  un  conte  suppose  des  croj^ances  sur- 
naturelles, actuellement  vivantes  chez  un  peuple,  il  ne  voyage 
que  là  où  ces  croyances  sont  admises. 

Si,  au  contraire,  un  conte  est  représenté  à  la  fois  chez  les  Fran- 
çais et  chez  les  Slaves  par  exemple,  les  éléments  merveilleux 
communs  ne  sont  jamais  en  relation  directe  avec  des  croyances 
surnaturelles  qui  vivent  actuellement  soit  chez  les  Slaves,  soit 
chez  les  Français. 

En  somme,  les  seuls  contes  dont  on  recherche  l'origine  et  pour 
lesquels  on  édifie  les  théories  sont  ceux  qui  ne  sont  aucunement 
limités  ni  dans  le  temps,  ni  dans  l'espace,  ceux  qui  ne  réclament 
de  l'auditeur  aucune  adhésion  spéciale,  aucune  complicité. 

Si  l'on  trouve  un  conte  quelconque  à  la  fois  chez  les  Kirghiz 
et  chez  les  Islandais,  dans  le  Pantchatantra  et  dans  Chaucer,  en 
Gascogne  et  en  Syrie,  qu'on  le  réduise  à  ses  éléments  essen- 
tiels :  cette  forme  w  ne  contiendra  aucun  trait  ni  kirghiz,  ni  islan- 
dais, ni  indien,  ni  gascon,  ni  syriaque,  ni  anglais. 

Inversement,  si  l'on  possède  seulement  d'un  conte  sa  forme 
essentielle  w  en  dix  lignes,  et  si  cette  forme  w  ne  renferme  aucun 
trait  ni  kirghiz,  ni  islandais,  ni  gascon,  ni  anglais,  on  a  chance 
de  le  trouver  à. la  fois  chez  les  Kirghiz,  les  Islandais,  les  Gas- 
cons, les  Anglais  ;  il  est  universel. 

Il  V  a  cercle. 


III 


Pour  l'un  quelconque  de  ces  contes  populaires  universels,  tel 
que  l'on  ne  puisse,  à  l'inspection  des  traits  organiques,  décou- 
vrir la  possibilité  d'une  localisation,  quel  fruit  peut-on  espérer 
de  la  méthode  qui  compare  les  traits  accessoires  des  différentes 
versions? 

Soumettons  cette  méthode  comparative  aune  critique  dernière. 
Supposons  les  conditions  les  plus  favorables.  Nous  avions  cent 
variantes  de  ce  conte  et  nous  avons  trouvé  ces  matériaux  insuffi- 


—  262  — 

sants  ;  nous  suspendons  notre  jugement  et  nous  attendons  encore 
que  cent  années  de  travail  se  soient  écoulées. 

Nous  voici  en  l'an  2000.  Pendant  tout  le  xx^  siècle,  une  vaste 
enquête  a  été  instituée  sur  la  surface  du  globe.  Les  livres  sacrés 
des  couvents  de  Ceylan  ont  livré  tous  leurs  secrets  ;  un  autre 
Stanislas  Julien  a  découvert  des  Avadânas  ignorés  ;  pas  une 
forme  ancienne  du  conte  qui  n'ait  été  exhumée,  des  manuscrits 
ou  des  vieux  recueils  imprimés  ;  pas  un  bourg  où  l'on  n'ait  cher- 
ché ce  conte  vivant  ;  dans  chaque  village  on  l'a  recueilli,  sans 
l'embellir,  tel  qu'il  y  vivait  dans  la  mémoire  des  conteurs.  Voici 
tous  les  matériaux  réunis  dans  une  seule  main.  Les  savants 
comparent.  A  quelles  conclusions  peuvent-ils  parvenir  ? 

Précisément  à  celles  où  ils  parviendraient  aujourd'hui,  en  com- 
parant une  trentaine  de  variantes,  c'est-à-dire  à  l'un  des  cas  sui- 
vants : 

1^  On  démontrera  que  n  variantes  proviennent  directement  de 
tel  livre,  et  n  autres  de  tel  autre  livre.  Ce  sera  le  cas  d'Annibale 
Campeggi  copiant  le  Kalilah^  ou  de  Tirso  de  Molina  copiant 
Malespini,  ou  de  La  Fontaine  copiant  Boccace.  Ces  faits  seront 
intéressants  pour  l'histoire  des  livres  qui  auront  servi  d'origi- 
naux. Ce  sera  de  la  bibliographie.  Ce  sera  aussi  de  l'histoire  lit- 
téraire :  il  sera  toujours  amusant  et  utile  de  comparer  le  conte 
de  Simone  dans  Boccace  et  dans  A.  de  Musset.  Mais  on  n'aura 
pas  travaillé  zur  Volkskunde. 

2^  Il  se   formera  un   certain  nombre  de  familles,  constituées 
chacune  par  la  similitude  dans  plusieurs  versions   (lettrées  ou 
populaires)  d'un  même  trait  accessoire,  arbitraire. 
Dix  versions  présenteront  le  trait  a. 
Dix  versions  présenteront  le  trait  b. 

Nous  sommes  en  droit  de  comparer  ces  deux  groupes.  Que 
peut-il  résulter  de  la  comparaison? 

a.)  Ou  bien  il  n'y  a  aucune  raison  imaginable,  ni  historique, 
ni  sociale,  ni  morale,  pour  que  le  trait  a  se  trouve  dans  telles 
versions  plutôt  que  dans  telles  autres.  Le  trait  ci  est  l'œuvre  de 
la  fantaisie  individuelle  d'un  conteur  à  jamais  inconnaissable  qui 
s'oppose  à  la  fantaisie  individuelle  d'un  autre  conteur  à  jamais 
inconnaissable,  lui  aussi,  inventeur  du  trait  b. 

C'est  le  cas  du  fabliau  des  Trois  Bossus.  Il  présente  des  traits 


I 


—  263  - 

a,  b,  c...  en  commun  avec  le  Roman  des  Sept  Sajes.  Ces  traits 
sont  dus  à  l'imagination  individuelle  d'un  conteur.  Quel  est  ce 
conteur?  Comme  ces  traits  a,  h,  c  sont  moralement,  socialement, 
historiquement  indifférents,  je  suis  en  droit  d'en  attribuer  l'in- 
vention au  premier  inventeur  du  conte,  que  je  puis  supposer 
avoir  été  un  sujet  de  Rhamsès  II.  Depuis  Rhamsès  II,  ils  se  sont 
maintenus  dans  un  double  courant  de  traditions,  de  sorte  que  ces 
deux  versions,  le  Roman  des  Sept  Sages  et  le  fabliau,  bien  qu'of- 
frant en  commun  les  traits  a,  />,  c...,  peuvent  n'avoir  eu  aucun 
rapport  depuis  la  xix^  dynastie  égyptienne.  Ces  traits,  le  conteur 
du  Roman  des  Sept  Sages  les  a-t-il  inventés?  ou  puisés  dans  la 
tradition  orale?  nous  n'en  saurons  jamais  rien.  —  Le  conteur 
français  les  a-t-il  pris  dans  le  Roman  des  Sept  Sages  ou  dans  la 
tradition  orale?  nous  n'en  saurons  jamais  rien  non  plus.  Et  si 
l'on  admet,  comme  il  peut  être  vraisemblable,  que  le  jongleur  les 
a  pris  dans  le  Roman  des  Sept  Sages,  nous  saisissons  un  moment 
du  conte,  une  cause  seconde,  indifférente.  Le  Roman  des  Sept 
Sages  a  influé  sur  la  tradition  orale,  cela  est  certain.  Mais  le  conte 
pouvait  vivre  sous  cette  forme  w  +  a,  />,  c...,  en  France  même, 
plusieurs  siècles  avant  que  le  Roman  des  Sept  Sages  eût  été  com- 
posé. 

b.)  Ou  bien  le  trait  a  convient  seulement  aux  mœurs  de  cer- 
tains pays,  aux  mœurs  françaises  par  exemple,  tandis  que  le  trait 
h  ne  convient  qu'aux  mœurs  allemandes.  Nos  dix  versions  a  sont 
donc  françaises,  nos  dix  versions  b  sont  allemandes. 

Mais  le  conte  est-il  venu  d'Allemagne  en  France?  ou  de  France 
en  Allemagne? 

Si  le  trait  a  est  aussi  logique,  aussi  légitime  que  le  trait  b,  il 
nous  sera  impossible  d'en  rien  savoir. 

En  fait,  c'est  le  cas  qui  se  produit  le  plus  souvent.  Cette  ten- 
tative de  démontrer  la  supériorité  logique  d'un  trait  sur  un  autre 
trait  correspondant  suppose  trop  aisément  que  les  conteurs  et 
les  auditeurs  sont  des  sots.  On  surprend,  en  effet,  souvent,  sur 
les  lèvres  des  paysans,  un  conte  altéré;  l'inintelligence,  le 
manque  de  mémoire  du  narrateur  l'ont  gâté.  Mais  telle  est  la 
force  de  diffusion  de  ces  contes  que  l'on  ne  peut  jamais  dire  si, 
dans  le  même  village,  à  la  même  heure,  son  voisin  ne  raconte 
pas  le  même  conte  sous  une  forme  saine,  et  c'est  cette  forme  qui 


—  264  — 

vivra.  On  a  saisi  un  moment  maladif  du  conte,  non  durable.  Les 
contes  sont  des  organismes  vivants  dont  un  caractère  remarquable 
est  la  longévité  :  le  secret  de  cette  longévité  réside  dans  la  per- 
fection de  leur  charpente  essentielle  et  dans  leur  pouvoir  d'éli- 
miner les  parties  maladives.  Un  conte  altéré  ennuie,  un  conte 
ennuyeux  meurt.  A  vrai  dire,  si  le  trait  h  est  mal  justifié,  on  ne 
trouvera  pas  dix  versions  pour  le  reproduire  contre  a,  mais  une 
ou  deux  seulement. 

Admettons  pourtant  que  le  cas  se  produise  en  effet  :  le  trait  a 
des  dix  versions  françaises  est  manifestement  inférieur  au  trait 
b  des  dix  versions  allemandes,  et  en  dérive. 

On  en  conclura  légitimement  que  c'est  au  passage  de  l'Alle- 
magne en  France  que  le  conte  a  pris  cette  forme  h  ;  et  les  ver- 
sions h  dérivent  des  versions  a. 

C'est  le  seul  résultat  positif  auquel  puisse  mener  la  méthode 
comparative.  Mais  quelle  en  est  l'importance? 

On  atteint  de  la  sorte  une  cause  seconde  et  purement  acciden- 
telle. On  a  prouvé  que  le  conte  a,  un  jour,  passé  la  frontière 
franco-allemande  sous  la  forme  w  +  j6,  dérivée  de  w  -|-  a.  Mais 
l'origine  de  w,  c'est-à-dire  du  conte  lui-même,  reste  en  dehors  de 
notre  atteinte;  car  voici  dans  le  même  pays,  en  France  même,  le 
conte  sous  une  troisième  forme,  w  +  c,  qui  peut  être  la  source  de 
la  version  allemande.  On  peut  concevoir  : 

1°  Que  le  conte  a  été  inventé  en  France  sous  la  forme  w  +  c; 
2^  Qu'il  a  passé  sous  cette  forme  en  Allemagne,  où  un  narra- 
teur lui  a  donné,  par  caprice  ou  besoin,  la  forme  iù-\-  b\ 

S**  Que  cette  forme  w  +  />  est  revenue  au  pays  d'origine,  la 
France,  en  se  transformant  en  la  forme  w  +  a.  —  Nous  voilà  au 
rouet. 

En  résumé,  on  peut  atteindre  une  forme  maladive,  contée  par 
un  sot  ;  mais  son  voisin  peut  dire  le  conte  intelligemment,  dans 
le  même  pays,  et  la  forme  maladive  n'est  qu'un  accident  éphé- 
mère. 

Si  cette  forme  maladive  peut  se  reconstituer,  s'accommoder  par 
un  habile  remaniement  aux  mœurs  du  pays  où  le  conte  vient 
d'être  introduit,  on  ne  peut  plus  reconnaître  que  cette  forme  est 
secondaire. 

Au  cas  très  rare  où  l'on  reconnaît  que  telle  forme,  dans  tel 


—  265  — 

pays,  est  adoptive,  on  ne  peut  dire  que  le  conte  même  y  soit 
d'adoption,  et  Ton  ne  sait  s'il  n'y  est  pas  né  sous  une  forme  saine 
perdue. 

Prenons  un  exemple  encore,  et  le  dernier. 

Choisissons-le  favorable  :  que  ce  soit  un  de  ces  récits  à  tiroirs 
qui  se  prêtent  si  bien  aux  classements  des  versions,  car  chaque 
conte  peut  y  être  considéré  comme  un  trait  accessoire  très  sail- 
lant. 

De  plus,  il  sera  bon  que  le  conte  choisi  pour  cette  démonstra- 
tion dernière  ait  été  étudié  avant  nous  par  d'illustres  folk-loristes  : 
la  méthode  comparative,  maniée  par  des  savants  persuadés  de  sa 
valeur,  avec  toute  la  force  de  leur  conviction,  de  leur  érudition, 
de  leur  sens  critique,  aura  donné  tous  les  résultats  qu'on  peut 
lui  demander.  Et,  si  ces  résultats  sont  nuls,  nous  saurons  du 
moins  que  la  faute  n'en  est  pas  à  notre  maladresse,  mais  à  la 
méthode  elle-même. 

Le  fabliau  des  Trois  dames  qui  trouvèrent  Vanneau  satisfait  à 
cette  double  condition  :  c'est  un  conte  à  tiroirs,  très  répandu  dans 
les  diverses  littératures  populaires.  D'autre  part,  il  a  eu  la  bonne 
fortune  d'être  étudié  à  fond,  à  deux  reprises  et  à  douze  ans  de 
distance  (1876,  1888),  par  deux  très  éminents  érudits,  M.  Félix 
Liebrecht  *  et  M.  Giuseppe  Rua-.  De  plus,  M.  Pio  Rajna  lui  a 
fait  aussi  l'honneur  de  contribuer  à  l'illustrer  ^. 

Trois  femmes  ont  trouvé  un  anneau  précieux  et  s'en  disputent 
la  possession.  Elles  remettent  leur  querelle  à  un  arbitre.  Il 
décide  qu'il  adjugera  la  trouvaille  à  celle  des  trois  femmes  qui 
avu'a  su  jouer  le  meilleur  tour  à  son  mari. 

Tel  est  le  cadre  immuable  dans  lequel  se  succèdent,  mobiles, 
maints  récits  empruntés  au  cycle  des  ruses  féminines. 

L'une  des  femmes  enivre  son  mari,  lui  fait  une  tonsure, 
l'affuble  d'un  froc,  le  porte  au  couvent,  et  le  bonhomme,  dégrisé, 
se  laisse  persuader  qu'il  est  entré  dans  les  ordres  [le  moine)  ;  — 
cette  autre  lui  fait  croire  qu'il  est  malade,  moribond,  trépassé  [le 


1.  Dans   la   Gerniania,  t.   XXI,  p.  385,  ss.,   et  dans  son  livre  Zur   Volks- 
kiinde,  1879,  p.  124-141. 

2.  Novelle  del  «  Mambriano  »  del  Cieco  da  Ferrara,  Turin,  1888,  p.  104- 
119. 

3.  Romania,  t.  X, 


—  266  — 

mort)  ;  —  cette  troisième,  qu'il  est  revêtu  de  vêtements  merveil- 
leux, invisibles  pour  lui  seul,  et  le  mari  se  promène  par  la  ville, 
fier  et  nu  [le  nu)  ; 

Ou  bien,  elle  quitte  la  maison  pour  quelques  instants,  un  ven- 
dredi, à  l'heure  du  repas,  sous  prétexte  de  faire  cuire  des  pois- 
sons frais  chez  une  voisine  ;  elle  disparaît,  et  pendant  une 
semaine  entière,  mène  joyeuse  vie  loin  de  son  mari  qui  la  cherche 
en  vain  ;  le  vendredi  suivant,  à  Theure  du  repas,  elle  se  procure 
d'autres  poissons  frais,  va  trouver  sa  voisine,  lui  demande  la 
permission  de  les  faire  cuire  et  les  apporte  tout  chauds  à  son 
mari.  Il  la  questionne  :  d'où  vient-elle?  Elle  prétend  qu'elle  est 
sortie  de  la  maison  quelques  minutes  à  peine,  juste  le  temps 
d'apprêter  les  poissons.  Son  mari  en  doute?  mais  les  poissons  ne 
sont-ils  pas  tout  frais?  et  la  voisine  ne  vient-elle  pas  témoigner 
que  l'innocente  femme  n'a  passé  chez  elle  que  quelques  instants? 
—  Bonhomme,  tu  as  rêvé!  {les poissons) . 

Ou  bien,  elle  lui  persuade  par  vme  ruse  subtile  qu'il  doit  se 
faire  édenter  (la  dent  arrachée)  ; 

Ou  encore ,  comme  son  mari  est  sorti ,  elle  transforme  sa 
maison,  de  concert  avec  quelques  bons  drôles,  en  une  auberge; 
une  enseigne  pend  à  la  porte,  les  buveurs  sont  attablés,  le  vin 
est  versé,  et  quand  le  mari  revient,  il  cherche  en  vain  sa  maison, 
d'où  le  chassent  des  taverniers  improvisés  iV auberge)  ; 

Ou  encore,  elle  lui  joue  le  bon  tour  du  fabliau  du  Prêtre  et  de 
la  Dame  [Trois  Vun  sur  Vautre)] 

Ou  celui  du  Prestre  qui  ahevete,  bien  connu  par  le  Poirier 
enchanté  de  Boccace  et  de  La  Fontaine,  etc.,  etc.  ^ 

Comme  chaque  version  de  ce  conte  n'offre  pas  trois  récits  dif- 
férents, mais  qu'au  contraire  le  même  récit  reparaît  dans  six  ver- 
sions différentes  [l'auberge),  voire  dans  onze  versions  [le  moine) 
ou  même  dans  treize  [le  mort)  ;  comme  plusieurs  versions  ont  en 
commun  deux  récits  et  parfois  trois,  il  est  constant  que  les 
diverses  formes  du  conte  sont  unies  par  certaines  relations  de 
dépendance,  dont  on  a  tenté  de  découvrir  la  nature. 

1.  Chacune  de  ces  nouvelles  vit  aussi  sous  forme  indépendante,  en  dehors 
du  cadre  des  Trois  dames  à  l'anneau.  J'indique  à  l'appendice  II  un  certain 
nombre  de  parallèles  pour  celles  qui  se  trouvent  dans  notre  collection  de 
fabliaux  :  le  Prêtre  et  la  dame  —  le  Vilain  de  Bailleul  —  le  Prestre  qui 
abevete. 


■M 


—  267  — 

Si  l'on  peut  déterminer  ces  rapports,  c'est  à  condition  de  réu- 
nir le  plus  possible  de  matériaux. 

Or  Félix  Liebrecht  a  recueilli  et  classé  treize  versions  de  notre 
conte;  M.  Giuseppe  Rua  en  a  retrouvé  trois  de  plus;  et  je  suis 
moi-même  assez  heureux  (bonheur  dont  je  fais  peu  de  cas  !)  pour 
ajouter  six  autres  formes  aux  collections  de  ces  savants  ^. 

Soit  22  versions  aujourd'hui  connues,  entre  lesquelles  se  répar- 
tissent, apparaissant  et  disparaissant  tour  à  tour,  19  nouvelles 
qui  peuvent  servir  à  un  classement. 

Ce  classement  était  le  but  de  mes  savants  devanciers.  J'ai  joint 
mes  humbles  efforts  aux  leurs.  A  quels  résultats  avons-nous 
abouti  ? 

11  ne  sera  pas  long-  de  les  rapporter. 


1.  Voici  rénumération  de  ces  versions  : 

A)  Versions  recueillies  par  Liebrecht  dans  la  Germania  : 

1°  Le  fabliau  anonyme  des  Trois  dames  qui  trouvèrent  Vanneau  (MR,  I, 
15)  ;  —  xiii^  siècle. 

2o  Keller,  Erzdhlungen  ans  altd.  Hss.,  p.  210  [Bibliothek  des  lit.  Sereins 
zu  Stuttgart,  1855)  ;  —  xiv»  siècle. 

3°  Hans  Folz  [von  dreyen  Weyben  die  einen  porten  funden),  Zts.  de  Haupt, 
VIII,  524;  reproduit  dans  les  Facetiae  Beheliane;  —  xvi*'  siècle. 

4^  Conte  islandais  (Collection  de  Jon  Arnason)  ;  —  moderne. 

5°  Conte  norwégien  (Collection  Asbjornsen)  ;  moderne. 

6»  Conte  de  Borghetto  près  Palerme  (communiqué  à  F.  Liebrecht  par 
Pitre);  —  moderne. 

7°  Conte  de  Cerda  (Pitre,  Racconti  siciliani,  t.  III,  p.  255)  ;  —  moderne. 

8o  Conte  de  Palerme  (Pitre,  ibid.,  p.  265)  ;  —  moderne. 

9°  La  Fontaine,  La  Gageure  des  trois  commères  ;  —  xyii^  siècle. 

10°  Conte  de  la  Russie  méridionale  (collection  Rudtschenko,  n°  59)  ;  — 
moderne. 

11°  Liedersaal  de  Lassberg,  III,  5  ;  — xiv^  siècle. 

Dans  son  livre  Zur  Volkskunde,  Liebrecht  ajoute  les  deux  versions  que 
voici  : 

12°  Conte  danois  (collection  Grundtvig,  n*'  19);  moderne. 

13»  Tirso  de  Molina  {Tresoro  de  novelistas  espaholes,  Paris,  1847,  I,  p.  234) 

—  xvii^  siècle, 

B)  Versions  recueillies  par  M.  Giuseppe  Rua  : 

14o  Une  nouvelle  du  Mambriano  de  l'Aveugle  de  Ferrare  et  la  transcrip- 
tion en  prose  de  cette  nouvelle  par  Malespini  ;  — fin  du  xv^  siècle. 
15°  Le  fabliau  d'Haisel  (MR,  VI,  138;)—  xiii^  siècle. 
16°   Una  versione  rimata  dei  Sette  Savi  (p.  p.  Pio  Rajna,  Romania,  X,  19); 

—  xv^  siècle. 

C)  Versions  que  j'ai  recueillies  : 

17°  Jacques  de  Vitry,  CCXLVIII,  éd.  Crâne;  —  xiii^  siècle.  —  (Le  cadre 
est  tombé;  les  deux  épisodes  de  cet  exemple,  qui  se  trouvent  dans  d'autres 


-  268  — 

Liebrecht  s'est  borné  à  éniimérer  et  à  résumer  les  treize  ver- 
sions qu'il  connaissait.  Ce  dénombrement  terminé,  il  l'a  envoyé 
à  l'imprimeur.  Ne  cherchez  pas  dans  son  travail  une  conclusion 
quelconque  :  il  n'y  en  a  pas. 

M.  Pio  Rajna,  qui  vint  après  lui,  a  fait  une  remarque  intéres- 
sante :  il  a  noté  que  deux  contes  populaires  siciliens  reproduisent 
les  mêmes  épisodes  qu'une  nouvelle  littéraire  du  Mamhriano^ 
écrit  à  la  fin  du  xv^  siècle  [Vauherge,  la  dent,  le  moine).  Il  a 
émis  cette  conjecture  vraisemblable  que  la  nouvelle  du  Mam- 
hriano,  mise  à  la  portée  de  tous  en  Italie  par  de  nombreuses 
réimpressions,  a  pu  exercer  quelque  influence  sur  la  tradition 
orale  en  Sicile  K 

M.  Giuseppe  Rua  a  démontré  que  le  conteur  espagnol  Tirso  de 
Molina  avait  simplement  plagié  Malespini,  metteur  en  prose  de 
la  nouvelle  du  Mamhriano  2. 

De  même  il  est  aisé  de  remarquer  que,  parmi  les  versions 
que  j'ajoute  à  la  collection,  celle  de  Verboquet  n'est  qu'un  pla- 
giat des  Comptes  du  Monde  adventiireux . 

C'est-à-dire  que  l'on  recueille  ces  deux  résultats  : 

1*^  Nos  22  versions  se  réduisent  en  réalité  à  19,  puisque 
Molina  a  copié  l'Aveugle  de  Ferrare  et  que  Verboquet  a  copié 
les  Comptes  du  monde  adventureux.  Ce  sont  des  faits  intéres- 
sants pour  les  historiens  des  littératures  espagnole  et  française, 

versions  (le  mort  —  la  dent  arrachée)  n'en  montrent  pas  moins  par  leur  juxta- 
position que  Jacques  de  Yitry  connaissait  une  forme  des  Trois  dames  à  l'an- 
neau. 

18**  Les  Comptes  du  monde  adventureux,  p.  p.  Félix  Frank,  Paris,  1878, 
n»  XLI  ;  —  xviie  siècle. 

19»  Le  Sieur  d' Ouville,  éd.  Rislelhuber,  p.  146  ;  —  xyii"  siècle. 

20°  Verboquet  le  généreux  (éd.  de  1630,  réimpr.  par  (>h.  Louandre,  Con- 
teurs fr,  du  XVII^  siècle,  II,  31);  —  xviie  siècle. 

2I0  Conte  écossais,  collection  Campbell,  n*^  48.  (Cf.  R.  Koehler,  Orient 
und  Occident,  II,  686);  —  moderne. 

22»  Nouveaux  contes  à  rire  ou  récréations  françoises,  Amsterdam,  1741, 
t.  II,  p.  142;  —  xviii"  siècle. 

1.  M.  Rua  a  fait  effort  pour  démontrer  que  la  nouvelle  espagnole  do  Ticso 
aurait  pu  influer  à  sou  tour  sur  la  nouvelle  sicilienne  recueillie  à  Cerda. 

2.  Tirso  de  Molina  a,  il  est  vrai,  substitué  un  conte  [le  moine)  à  un  récit 
de  son  modèle  [la  dent  arrachée).  Sa  version,  dit  M.  Rua,  «  est  une  imitation 
générale.  »  Soit;  mais  une  imitation.  —  Quant  aux  tentatives  de  M.  Rua  pour 
retrouver  les  sources  du  Mambriano,  M.  Rua  sait  bieu  qu'elles  n'ont  pas 
abouti. 


—  269  — 

et  jusqu'à  quel  point  le  sont-ils?  Car,  si  Tirso  de  Molina  est  un 
digne  émule  de  son  contemporain  Lope  de  Vega,  quelle  place 
occupe  Verboquet  le  Généreux  dans  l'histoire  du  siècle  de 
Louis  XIV?  S'il  me  plaisait  de  tourner  en  vers  latins  le  récit 
de  Verboquet,  et  en  prose  allemande  la  nouvelle  de  Molina,  les 
futurs  historiens  de  notre  conte  auraient  à  considérer  24  versions 
et  non  plus  22.  Mais  quand  ils  auraient  découvert  la  source 
de  mes  vers  latins  et  de  ma  prose  allemande,  qu'auraient-ils 
ajouté  à  la  science  des  traditions  populaires?  —  Rien. 

2^  En  second  lieu,  M.  Rajna  a  montré  que  des  contes  popu- 
laires siciliens  pouvaient  dépendre  de  la  nouvelle  littéraire  du 
Mamhriano.  Ce  résultat  est  plus  intéressant  :  il  montre  que  les 
livres  peuvent  agir  sur  la  tradition  orale.  Mais  c'est  un  fait  bien 
connu,  que  nul  n'a  jamais  songé  à  discuter.  Si  un  paysan  con- 
naît la  parabole  de  l'Enfant  prodigue,  c'est  apparemment  que 
lui  ou  son  voisin  l'a  lue  dans  l'Evangile.  Pourtant,  soit  :  nous 
avons  ici  un  exemple  de  plus  du  mélange  des  courants  litté- 
raires et  oraux  dans  la  transmission  des  contes  populaires.  Il 
est  surabondant?  n'importe  !  qu'il  soit  le  bienvenu! 

Voilà  donc  les  deux  conquêtes  de  mes  devanciers.  Mais,  nos 
22  versions  une  fois  réduites  à  19,  et  en  négligeant  les  deux 
nouvelles  siciliennes,  comment  les  autres  formes  se  classent- 
elles? 

Quelle  est  la  forme  originelle?  Où,  quand,  par  qui  a-t-elle.été 
imaginée?  Comment,  dans  quel  ordre  les  autres  versions  en 
ont-elles  été  dérivées?  Par  quels  intermédiaires?  Suivant  quelles 
lois  le  conte  s'est-il  propagé  de  peuple  à  peuple  ? 

Nous  l'ignorons. 

Ce  sont  ces  questions  pourtant  que  se  posaient  Liebrecht  et 
M.  Rua,  au  début  de  leurs  recherches.  C'est  pour  y  répondre 
qu'ils  ont  analysé  ces  contes,  amoncelé  ces  variantes,  disposé 
ces  tableaux  synoptiques. 

J'en  ai  établi  un  à  mon  tour,  où  j'ai  tâché  de  rapprocher  les 
versions  qui  se  ressemblent  le  plus.  Je  l'ai  médité  et  retourné 
en  tous  sens.  Que  signifie-t-il? 

Peut-on  découvrir  la  forme  première  du  conte?  Il  en  est 
une,  qui  est  la  mieux  construite  :  celle  où  les  trois  récits 
sont   enchaînés    les    uns    aux    autres,    où    le   mari,    revêtu    de 


—  271  — 

et  n'appelez  pas  science  vos  amusettes.  —  Mais  non,  vous 
recherchez  les  modes  de  la  propagation  des  contes  et  vous 
prétendez  déterminer,  par  méthode  comparative,  les  lois  de 
la  migration  et  de  la  transformation  de  chacun  d'eux.  Alors, 
reconnaissez  que  votre  méthode  est  impuissante.  Ou  bien, 
vous  résignerez-vous  à  penser  comme  Faust,  après  son  entretien 
avec  Wagner  :  a  Et  dire  que  jamais  Fespérance  ne  délaisse  le 
cerveau  qui  s'attache  à  de  si  misérables  bagatelles  !  D'une  main 
avide  l'homme  fouille  le  sol,  espérant  y  découvrir  des  trésors, 
et  le  voilà  satisfait  s'il  vient  à  trouver  quelque  ver  de  terre  : 

Glûcklich  wenn  er  Regenwûrmer  findet!  » 

Pourquoi,  en  vérité,  des  érudits  de  haute  valeur,  MM.  Lieb- 
recht  et  Rua,  ont -ils  accordé  tant  de  sollicitude  à  ce  conte? 
Pourquoi  l'admirable  auteur  des  Origines  de  V Epopée  française^ 
M.  Pio  Rajna,  a-t-il  daigné  s'en  occuper,  —  s'ils  devaient,  les 
uns  et  les  autres,  y  perdre  leur  temps?  Le  mien  a  peu  de  valeur, 
certes;  je  le  regretterais  pourtant,  si  je  n'avais  confiance  de 
l'avoir  employé,  moi  chétif,  mieux  que  ces  savants,  car,  ayant 
appliqué  leurs  méthodes,  j'ai  le  courage  de  conclure  qu'elles  sont 
stériles. 

Le  jour  même  où  ce  conte  à  tiroirs,  ou  un  autre  quelconque, 
a  été  inventé,  comprenant  trois  récits,  a,  />,  c,  ce  conte,  pourvu 
qu'il  ait  été  raconté  une  seule  fois,  a  pu  prendre,  dans  la  bouche 
du  second  narrateur,  l'une  des  formes  suivantes  : 

abc 


abc  abd,  a  de,  ade,  dbe,           de  f 

Le  2^  nar-  dbc                  dec  Les3récits 

rateur    ré-  Il    rem-         2  des  ré-  primitifs 

pète    les    3  place  par  1  cits   primi-  remplacés 

récits    pri-  autre     l'un  tifs  rem-  par    3     au- 

mitifs.  des3  récits  placés    par  très, 

primitifs.  2  autres. 


n-{-l  com- 
binaisons 
possibles, 
où  l'une 
des    8    for- 
mes précé- 
dentes 
serait    in  - 
complète. 


n-\-i  com- 
binaisons 
possibles, 

où  l'une 
des   8    for- 
mes précé- 
dentes 
serait     dé- 
veloppée 
par  l'ad- 
jonction de 
1,    2,  3,    n 
histoires 
nouvelles. 


—  272  — 

Supposons  que  le  conte  ait  été  inventé  par  le  contemporain 
de  Rhamsès  II  que  nous  imag-inions  plus  haut  et  qu'il  Tait 
conté  à  deux  de  ses  amis  de  Memphis,  on  peut  établir,  comme 
aussi  vraisemblable  et  aussi  indémontrable  que  toute  autre,  la 
filiation  plaisante  que  voici  : 

Z'^'"  conteur  égyptien  :  a  b  c. 


1*^^  auditeur  égyptien  ou  2^  conteur. 

a  b 
Qui   conte   les   récits  a  />   à  un   Hé- 
breu, 
qui  les  conte  à  un  Persan, 
qui  les  conte  à  un  Indieu, 
qui  les  conte  à  un  Thibétain,  etc. 

D'où  ils  parviennent,  par  la 
suite  des  temps  et  grâce  à  la  fidé- 
lité des  conteurs  successifs,  à  un 
conteur  norwégien,  et  Asbjornsen 
les  recueille. 


2«  auditeur  égyptien  ou  3^  conteur. 

a  d  e 
Qui  conte  les  récits  a  d  e  à  un  Phéni- 
cien, 
qui  les  conte  à  un  Carthaginois, 
qui  les  conte  à  un  Romain, 
qui  les  conte  à  un  Gaulois,  etc. 

D'où  ils  parviennent,  par  la 
suite  des  temj3S  et  grâce  à  la  fidé- 
lité des  conteurs  successifs,  à 
l'Aveugle  de  Ferrare,  qui  les 
recueille  dans  le  Mamhriano. 


On  le  voit  :  le  grand  malheur  a  été  d'appliquer  aux  contes 
la  méthode  de  comparaison  qui  est  bonne  pour  les  légendes 
historiques  ou  pour  ce  qu'on  pourrait  appeler  les  contes 
ethniques.  On  saisit  tous  les  fils  d'une  légende  historique,  ou 
presque  tous,  soit  par  les  livres,  grâce  à  la  paresse  d'esprit  de 
ceux  qui  remanient  des  modèles  écrits,  ou  grâce  aux  limita- 
tions historiques  de  cette  légende.  C'est  ainsi  qu'a  pu  être  écrit 
ce  livre  admirable  :  V Histoire  poétique  de  Charleniagne.  On  peut 
dater  et  localiser  de  même  une  légende  hagiographique  ou  fan- 
tastique, dont  les  données  sociales  et  morales  ne  conviennent 
qu'à  certaines  intelligences.  Au  contraire,  pour  la  masse  des 
contes  populaires,  posséderions-nous  de  chacun  un  million  de 
variantes,  nous  pourrions  les  classer  logiquement,  jamais  dans 
leur  succession  historique.  —  Il  y  a  longtemps  pourtant  que  le 
grand  Jacob  Grimm  disait  :  «  La  légende  marche  pas  à  pas;  le 
conte  a  des  ailes  ^   » 

1.  Deutsche  Mythologie,  I,  XIV, 


i 


—  273  — 

IV 

Donc,  où  les  contes  populaires  pour  lesquels  on  édifie  des 
théories  sont-ils  nés  ? 

Chacun  d'eux  en  un  lieu.  Mais  lequel?  Nous  ne  le  saurons 
jamais,  puisqu'ils  n'ont  aucune  raison  d'être  nés  ici  plutôt  que 
là. 

Procèdent-ils  d'un  foyer  commun?  Existe-t-il  une  nation  qui 
ait  été  la  pourvoyeuse,  unique  ou  principale,  de  l'universelle 
fantaisie?  C'est  une  hypothèse  invraisemblable,  et  que  les  faits 
démentent.  Eh  quoi  !  La  polygénésie  des  contes  nous  est 
attestée  par  mille  exemples  :  des  centaines  de  légendes  religieuses, 
sentimentales,  merveilleuses,  sont  propres  à  tel  pays,  non  à  tels 
autres.  L'Inde  invente  des  contes  indiens,  la  France  des  contes 
français,  l'Armorique  des  contes  celtiques,  le  Zoulouland  des 
contes  zoulous,  et  seuls,  les  contes  les  moins  spéciaux,  ceux 
qui  peuvent  faire  rire  ou  émouvoir  à  la  fois  des  Zoulous  et  des 
Français,  les  contes  quelconques,  nous  admettrions  qu'ils  n'ont 
pu  être  inventés  ni  par  des  Zoulous,  ni  par  des  Français,  mais 
que  Zoulous  et  Français  ont  dû  les  recevoir  d'une  mystérieuse 
source  commune? 

Pour  une  autre  raison  encore,  c'est  une  hypothèse  invrai- 
semblable et  que  les  faits  démentent  :  car  nous  trouvons,  à 
une  époque  quelconque,  ces  contes  indifféremment  répandus 
sur  la  face  de  la  terre,  et  nous  constatons  seulement  des  modes 
littéraires  qui  les  font  recueillir  et  mettre  en  œuvre  par  des 
lettrés  tantôt  dans  l'Inde,  tantôt  en  Arabie,  tantôt  en  France. 
La  communauté  d'origine  des  contes  est  une  hypothèse,  en 
tout  cas,  indémontrable.  Il  est  impossible  de  savoir  où  ces  contes 
sont  nés;  de  plus,  il  est  indifférent  de  le  savoir  ou  de  ne  le 
savoir  pas,  puisqu'ils  ne  sont  caractéristiques  d'aucune  nation 
spé(iiale. 

Quand  ces  contes  sont-ils  nés? 

Chacun  d'eux,  un  certain  jour.  Mais  lequel?  Nous  ne  le 
saurons  jamais.  Nous  pouvons  constater  que  tel  conte  nous 
apparaît  pour  la  première  fois  en  1250  après  J.-C,  et  tel 
autre  en  1250  avant  J.-C.  Mais,  n'y  ayant  aucune  raison  décou- 

Bédier.  —  Les  Fabliaux  18 


—  274  — 

vrai3le  pour  qu'ils  n'aient  pas  vécu  l'un  et  l'autre  en  2250  avant 
J.-C,  nous  ne  saurons  jamais,  s'ils  ne  vivaient  pas,  eiï'ective- 
ment,  l'un  et  l'autre,  à  cette  date. 

Il  est   impossible  de  savoir   quand  ces  contes  sont   nés;   de  « 
plus,  il  est  indifférent  de  le  savoir  ou  de  ne  le  savoir  pas,  puis- 
qu'ils ne  sont  caractéristiques  d'aucune  époque  spéciale. 

Pourquoi  ces  contes  vivent-ils  d'une  vie  si  dure? 

Les  nouvelles,  les  fabliaux,  parce  qu'ils  sont  bien  charpentés, 
ingénieux,  frappants  ;  parce  qu'ils  ne  mettent  en  action  que  des 
sentiments  universels,  accessibles  à  tout  homme,  si  primitif 
qu'il  soit. 

Les  contes  merveilleux,  pourquoi  vivent-ils?  Parce  que  la 
charpente  en  est  également  solide,  ingénieuse;  —  parce  que 
le  merveilleux,  dans  les  parties  communes  aux  différentes 
versions,  est  très  général  :  il  suffît  qu'on  puisse  assimiler  un 
vetàla  indien  à  un  kobold  germanique,  à  un  lutin  français,  à  un 
démon  japonais,  pour  que  le  conte  plaise  dans  l'Inde,  en  Alle- 
magne, en  France,  au  Japon. 

Mais  pourquoi  tel  conte  vit-il  depuis  des  milliers  d'années, 
tandis  que  tel  autre,  d'apparence  tout  semblable,  n'cvst  pas 
représenté  dans  les  littératures  traditionnelles? 

La  plaisanterie  d'Ulysse  à  Polyphème  (outiç)  se  perpétue 
dans  tous  les  recueils  folk-loristes.  Pourquoi  ce  succès,  alors 
que  tel  jeu  de  mots,  telle  nouvelle  à  la  main,  tel  conte  à  rire, 
qui  nous  paraît  aussi  général  en  ses  données  et  aussi  spirituel, 
ne  sort  pas  d'un  unique  recueil,  d'un  unique  village?  —  Le 
conte  du  Vilain  Mire  se  perpétue  depuis  des  siècles.  Pourquoi 
ce  succès,  alors  que  tel  conte  du  sieur  d'Ouville  ou  d'Arlotto  de 
Florence,   aussi  général  en   ses  données,  ne  s'est  pas  perpétué? 

C'est  un  mystère,  mais  dont  on  ne  saurait  percer  l'obscurité. 
—  Quia  est  in  eis  virtus  ridicula  quae  facit  rider e. 

La  réponse  est  insuffisante?  Certes.  Mais  n'en  cherchez  pas 
une  autre,  si  vous  ne  voyez  pas  de  méthode  pour  en  trouver  une 
autre. 

Pourquoi  tel  conte  meurt-il  ?  Il  n'y  a  aucune  raison  pour  que 
l'ouTtç  d'Ulysse,  au  lieu  d'avoir  été  imaginé  il  y  a  au  moins  trois 
mille  ans,  ne  l'ait  pas  été  il  y  a  trois  jours  seulement;  mais,  une 
fois  imaginé,  nous  ne  pouvons  concevoir  de  raison  pour  qu'il 


—  275  — 

meure  jamais.  Rien  ne  se  perd  sans  cause  suffisante  ;  aucune  force 
ne  s'éteint  que  tuée  par  une  autre  force  contraire  et  supérieure. 
Et  nous  ne  pourrons  jamais  imaginer  une  force  contraire  à  la 
pérennité  de  cette  facétie. 

Comment  les  contes  universels  se  propagent-ils? 

On  a  remarqué  peut-être  qu'il  est  un  article  de  foi  de  la  théorie 
orientaliste  que  nous  avons  négligé  de  discuter  dans  notre  cri- 
tique de  cette  école.  La  théorie  cherchait  quelles  sont  les  occa- 
sions historiques  qui  ont  pu  favoriser  le  passage  des  contes 
d'Orient  en  Occident.  Elle  remarquait  des  échanges  intellectuels 
plus  actifs  entre  l'Orient  et  l'Europe,  d'abord  à  Byzance,  puis 
en  Syrie  et  en  Egypte,  à  l'époque  des  Croisades,  ou  bien  à  la 
faveur  de  la  domination  arabe  en  Espagne. 

On  comprend  maintenant  quelle  médiocre  importance  nous 
devions  attacher  à  ces  circonstances  historiques.. 

D'abord,  ces  considérations  sont  trop  aisées,  et  se  présentent 
trop  commodément,  pour  une  époque  quelconque,  à  qui  veut  y 
mettre  une  certaine  bonne  volonté.  S'agit-il  d'expliquer  la  flo- 
raison des  fabliaux  à  la  fin  du  xii^  siècle?  C'est  l'influence  des 
Croisades!  —  La  présence  des  contes  dans  le  haut  moyen  âge? 
C'est  que  Byzance  a  mis  en  communication  régulière  l'Orient 
et  l'Occident  !  —  A-t-on  besoin  d'expliquer  qu'Apulée  connaisse 
le  conte  de  Psyché?  C'est,  dit  M.  Cosquin,  qu'au  premier  siècle 
avant  notre  ère,  on  avait  découvert  la  mousson,  et  que  des  tou- 
ristes s'en  allaient  chaque  année,  à  travers  la  mer  Rouge  et 
le  golfe  Persique,  visiter  l'Inde.  —  Veut-on  rendre  compte 
de  l'existence  des  fables  ésopiques  en  Grèce?  C'est  que  l'expédi- 
tion d'Alexandre  a  relié  la  Grèce  et  l'Inde.  —  Trouve-t-on  des 
contes  grecs  antérieurs  à  la  défaite  du  roi  Porus?  C'est  que 
des  caravanes  assyriennes,  depuis  les  temps  de  Ninos  et  de  Bel, 
couvraient  les  routes,  des  vallées  du  Pendjab  aux  côtes  d'Asie- 
Mineure  ! 

Toutes  ces  considérations  historiques  seraient  nécessaires  et 
valables,  si  les  contes  communs  à  l'Orient  et  à  l'Occident  étaient 
vraiment  des  paraboles  indiennes,  qui  supposassent  la  con- 
naissance des  trente-deux  signes  caractéristiques  du  bouddha, 
l'intelligence  parfaite  des  formules  de  refuge,  des  quatre  vérités 
sublimes,   de  la  production    des    causes  successives  de   l'exis- 


—  276  — 

tence,  les  préceptes  de  l'enseignement,  la  révolution  du  monde, 
l'effort.  Mais  non,  il  s'agissait  exclusivement  de  contes  à  rire, 
de  fables,  de  récits  merveilleux,  tels  que,  réduits  à  leurs  termes 
organiques,  ils  ne  supposaient  aucune  condition  spéciale  d'adhé- 
sion. 

Dans  Mélusine,  M.  Loys  Brueyre  affirme  que  «  si  les  récits 
littéraires  passent  aisément  d'une  littérature  à  l'autre,  pour 
qu'au  contraire  tout  un  groupe  de  contes  populaires  passe 
d'un  peuple  à  l'autre,  il  faut  un  long  temps,  un  contact 
prolongé,  la  pénétration  intime  d'un  peuple  par  Tautre.  C'est  ce 
qui  est  arrivé,  dit-il,  en  Europe,  dans  l'Inde  et  en  Perse,  quand 
les  Aryens  y  ont  jeté  leurs  colonies,  c'est  encore  ce  qui  a  lieu 
en  Asie,  où  les  disciples  du  bouddha  ont  répandu  des  contes 
originaires  de  l'Inde.  »  —  Quel  est  donc  le  conte  pour  lequel  il 
faut  supposer  la  lente  pénétration  d'un  peuple  par  l'autre  et  qui 
donne  matière  à  ces  graves  affirmations?  Le  voici. 

Un  homme,  surpris  par  l'obscurité,  s'est  réfugié  dans  un 
arbre  creux.  Des  lutins  entourent  cet  arbre,  chantent  et  dansent. 
L'homme  sort  de  son  refuge,  chante  et  danse  avec  eux,  et  comme 
il  les  amuse,  les  lutins  lui  enlèvent  une  grosse  loupe  qui  dépare 
son  front.  Un  autre  homme,  affligé  pareillement  d'une  loupe  au 
front,  apprend  comment  son  voisin  a  été  guéri,  s'en  va  trouver 
les  lutins  à  son  tour  et  veut  danser  avec  eux.  Mais  les  lutins  qu'il 
ennuie,  au  lieu  de  le  débarrasser  de  sa  loupe,  lui  donnent  celle 
qu'ils  ont  enlevée  à  l'autre. 

C'est  un  conte  japonais.  Il  se  trouve  aussi  en  Picardie,  sous 
cette  forme  :  Trois  fées  passent  leur  temps  à  danser  en  rond 
et  à  chanter  dimanche^  lundi ^  dimanche^  lundi.  Un  petit 
bossu,  qui  passe  par  là,  les  prend  par  la  main  et  se  met  à  danser 
aussi  en  répétant  dimanche,  lundi,  dimanche,  lundi,  —  et  cela 
si  gentiment  que  les  fées  lui  enlèvent  sa  bosse.  Un  autre  bossu 
veut  se  faire  redresser  l'échiné  de  la  même  façon  ;  mais  il  chante  : 
dimanche^  lundi^  mardi.,  mercredi....,  et  les  fées  mécontentes 
ajoutent  à  sa  bosse  celle  du  premier  bossu. 

C'est  bien  là  le  type  de  ces  contes  universels  dont  on  recherche 
comment  ils  ont  pu  se  propager.  Dans  un  récent  numéro  du  Bul- 
letin de  Folklore  (t.  II,  avril-juin  1893,  p.  p.  73-80),  MM.  Hya- 
cinthe Véry,   E.  ^Polain,  E.  Etienne,   E.    Monseur  en  commu- 


—  277  — 

niquent  jusqu'à  huit  variantes  recueillies  en  pays  wallon  et 
MM.  E.  Polain  et  Stanislao  Prato  dressent  une  liste  de  réfé- 
rences à  d'autres  versions  de  ce  conte,  laquelle  comprend  deux 
versions  japonaises,  une  mongole,  une  turque,  deux  portugaises, 
une  catalane,  huit  itediennes,  trois  irlandaises,  deux  allemandes, 
une  suédoise,  quatorze  ou  quinze  bretonnes,  deux  basques,  quatre 
picardes.  Et  M.  Stanislao  Prato  nous  annonce  qu'il  en  détient 
encore  quelques  versions  de  l'Ombrie  et  du  pays  de  Gôme,  mal- 
heureusement restées  inédites  jusqu'à  ce  jour. 

En  vérité,  est-il  besoin  de  supposer  l'intime  pénétration  d'un 
peuple  par  un  autre,  une  conquête  analogue  à  la  romanisation 
des  Gaules  ou  à  la  germanisation  des  provinces  baltiques,  pour 
qu'un  tel  récit  amuse  à  la  fois  des  Picards  et  des  Japonais? 

Est-il  même  besoin  que  M.  Gosquin  rapporte  l'observation 
suivante?  M.  Loennrot,  professeur  à  Helsingfors,  demandait 
un  jour  à  un  Finlandais,  près  des  frontières  de  la  Laponie, 
où  il  avait  appris  tant  de  contes.  Get  homme  répondit  qu'il 
avait  passé  plusieurs  années  au  service  soit  de  pêcheurs  norvé- 
giens, soit  de  pêcheurs  russes  sur  les  bords  de  la  mer  Glaciale. 
Mais  quand  la  tempête  l'empêchait  d'aller  à  la  pêche,  on  se 
racontait  des  histoires,  qu'il  a  ensuite  redites  en  Finlande  [Bul- 
letin de  VAcad.  de  S.-Pétersbourg,  t.  III,  p.  503,  1861). 

Qui  de  nous  ne  pourrait  rapporter  de  semblables  observations? 
En  voici  une,  personnelle.  Au  mois  d'octobre  1887,  à  la  hauteur 
du  cap  Gardafui,  sur  le  paquebot  le  Yarra  de  la  ligne  d'Aus- 
tralie, j'entendis  narrer  des  contes.  Le  narrateur  était  un  vieil 
habitant  de  Maurice,  qui  pour  la  première  fois  quittait  son 
île.  Il  disait,  entre  autres  histoires  grasses,  le  récit  d'un  certain 
examen  qu'un  père  de  famille  fait  passer  à  ses  trois  filles  pour 
savoir  laquelle  des  trois  a  besoin  d'être  mariée  la  première.  Ge 
conte,  qu'il  m'est  impossible  d'analyser  plus  précisément,  est 
un  fabliau.  Il  m'est  également  impossible  de  dire  le  titre  du 
fabliau,  mais  on  pourra  le  trouver  au  tome  V  de  la  collection  de 
MM.  de  Montaiglon  et  Raynaud,  sous  le  n^  122.  Bien  que  j'aie  dû 
parcourir,  pour  les  besoins  de  ce  travail,  une  centaine  de  recueils 
de  KpuTuxào'.a,  je  n'ai  rencontré  ce  conte  nulle  part  ailleurs,  et  je 
doute  s'il  a  jamais  été  écrit  depuis  le  xiii^  siècle.  Le  vieux  planteur 
mauricien  le  disait  pourtant  comme  le  jongleur,  sans  y  ajouter 


—  278  — 

ni  en  retrancher  un  seul  épisode.  Je  lui  demandai  d'où  il  tenait 
cette  histoire,  et  je  reçus  la  réponse  que  connaissent  bien  les 
collecteurs  de  contes  :  «  Est-ce  qu'on  sait?  Je  l'ai  entendu 
dire  ainsi,  sans  doute  à  Port-Louis,  je  ne  sais  plus  ni  quand, 
ni  par  qui.  »  11  était  donc  un  témoin  de  la  tradition  orale.  Je 
remarquai  alors  que  parmi  ses  auditeurs  se  trouvaient  un 
commerçant  anglais  qui  venait  de  Sidney  et  un  gabier  du 
bord  qu'on  appelait  le  Martigau,  parce  qu'il  était  des  Mar- 
tigues.  Le  lendemain,  j'entendis  le  Martigau  conter  le  fabliau 
à  un  cercle  de  matelots.  L'équipage  était  presque  exclusivement 
composé  de  Basques  et  de  Corses  ;  mais  celui  de  ses  auditeurs 
qui  paraissait  s'amuser  le  plus,  et  qui  montrait  en  riant  les 
plus  belles  dents,  était  un  chauffeur  arabe  qui  venait  de 
remonter  de  la  machine  et  qui,  son  corps  nu  ruisselant  de 
sueur,  buvait  sa  minuscule  tasse  de  café.  On  peut  dire  que,  ce 
jour-là,  ce  conte  avait  passé  des  îles  Mascareignes  au  pays 
Basque,  à  la  Corse,  à  l'Australie,  à  l'Arabie.  Outre  que,  sur 
le  navire  même,  il  a  pu  passer  encore  à  des  boys  chinois  et  à 
des  terrassiers  piémontais  qui  revenaient  de  Bourbon,  l'Arabe 
a  pu  le  conter  à  Aden,  le  Martigau  en  Provence,  un  Corse  à 
Bastia.  Des  collecteurs  de  contes  qui  peut-être,  depuis  ces  cinq 
ans  écoulés,  ont  recueilli  ce  récit  à  Aden  ou  à  Moka,  à  Marseille, 
à  Dax,  compareront  gravement  ces  versions  qu'ils  proclameront 
arabe,  provençale,  basque,  et  chercheront  les  lois  de  la  propaga- 
tion de  ce  conte.  Quelle  apparence  qu'on  en  découvre  jamais? 
Si  les  rapprochements  fréquents  des  croisés  avec  les  Sarrazins, 
si  les  métis  poullains  ont  pu  et  dû  créer  des  échanges  de 
légendes,  bien  plus  rapides  et  profonds  encore  doivent  avoir  été 
ces  échanges  entre  les  diverses  nations  occidentales  représen- 
tées dans  une  armée  de  croisés,  ou  dans  les  villes  de  Tripoli, 
d'Antioche,  de  Jaffa.  Dès  lors,  quel  mélange,  quelle  confusion 
de  contes  allemands  importés  en  Espagne,  de  contes  espagnols 
importés  en  Angleterre,  de  contes  anglais  importés  en  Italie! 
Il  nous  est  aussi  impossible  de  déterminer  une  loi  que  de  dire 
dans  quelle  direction  soufflait  le  vent  à  Jaffa,  dans  telle  matinée 
de  l'an  12i8.  Et  il  est  d'ailleurs  aussi  indiffèrent  de  savoir  où  a 
été  porté  tel  conte  narré  tel  jour  dans  une  maison  de  Jaffa,  que 
de  savoir  dans  quel  sens  a  tourné  ce  jour-là  la  girouette  fixée 
au  faîte  de  cette  maison.   Pour  qu'un  de  ces  contes  passe  d'un 


—  279  — 

pays  à  l'autre,  il  suffît  que,  sur  un  point  quelconque  de  la  terre, 
deux  conteurs  de  pays  différents  se  rencontrent,  dont  l'un 
entende  la  langue  de  l'autre.  La  patrie  des  contes  est  non  pas 
où  ils  sont  nés,  mais  où  ils  sont  bien.  Une  tradition  populaire  est 
citoyenne  de  tout  pays  qui  n'a  pas  une  raison  expresse  de  la 
rejeter.  Un  conte  populaire  peut  faire  le  tour  de  la  terre  en 
quelques  mois,  semant  des  rejetons  tout  le  long-  de  sa  course. 

Nous  ne  croyons  donc  pas  qu'on  soit  en  droit  de  rechercher 
l'origine  et  la  propagation  des  contes  populaires  européens. 

Pourtant,  dira-t-on,  cette  impuissance  serait  un  fait  unique. 
Dans  toute  science  relative  à  l'esprit  humain,  se  pose,  comme 
fin  dernière,  la  question  d'origine.  Le  but  suprême  est  de 
rechercher  le  point  d'impulsion  des  forces  que  nous  trouvons 
agissantes  dans  l'humanité.  Où  en  est  le  germe  initial?  Gomment 
ont-elles  passé  de  la  puissance  à  l'acte?  Dans  quelles  directions 
se  sont-elles  développées? 

Dans  l'histoire  des  idées,  partant  d'une  conception  philoso- 
phique, si  nous  trouvons,  par  exemple,  l'idée  de  la  Fatalité 
développée  dans  les  tragédies  de  Sénèque,  notre  effort  est  d'en 
chercher,  par  voie  de  comparaison,  la  propagation  dans  les 
monuments  contemporains  ou  postérieurs,  l'origine  dans  les 
drames  de  Sophocle,  d'Eschyle;  au  delà,  dans  Hésiode;  plus 
haut,  dans  l'idée  de  la  MoTpa  homérique;  nous  nous  arrêterons 
là,  si  c'est  la  dernière  source  accessible  ;  si  nous  le  croyons 
légitime,  nous  remonterons  jusqu'aux  Védas. 

Dans  l'histoire  de  l'art,  partant  d'un  style  architectural  déve- 
loppé, le  gothique  par  exemple,  nous  en  déterminerons,  par  voie 
de  comparaison,  la  propagation  dans  le  temps  et  l'espace  ;  nous 
en  chercherons  l'origine  en  remontant  au  style  roman,  et  du 
roman  aux  styles  antérieurs. 

En  linguistique,  partant  d'un  mot  français,  nous  en  cher- 
cherons l'origine  dans  une  forme  latine,  nous  suivrons,  par  voie 
de  comparaison,  la  propagation  de  cette  forme  latine  dans  les 
diverses  langues  romanes. 

Pourquoi  ces  recherches  et  ces  méthodes  nous  seraient-elles 
interdites  quand  il  s'agit  des  contes  populaires? 

Mais,  si  l'on  veut  bien  y  prendre  garde,  cette  impuissance  est 
commune  à  la  science  des  traditions  populaires  et  aux  sciences 
historiques  mêmes  que  nous  venons  de  considérer. 


—  280  — 

Les  sciences  historiques  n'ont  prise  que  sur  les  singularités 
humaines,  sur  les  éléments  mobiles,  caducs  et  locaux  des  idées, 
sur  les  éléments  différentiels  des  mêmes  idées  chez  les  différents 
hommes. 

Il  est  possible  d'étudier  historiquement  l'idée  grecque  de  la 
Motpa     en    ses    caractères    locaux,    en    ses    formes    anthropo- 
morphiques.  Il  est  possible  d'étudier  les  personnifications  spé- 
ciales de  cette  idée,  A!aa,  "T6piq,  les  Erinnyes,  Atè,  la  Jalousie 
des  dieux.  Mais  si  l'on  dégage  cette  idée  de  tous  ses  éléments 
adventices,    si  l'on    découvre  que   l'essence    de    cette  croyance 
grecque   est  une    idée   populaire,   actuellement  vivante,  univer- 
selle ;  si  cette  croyance  a  pour  germe  cette  tendance,  naturelle  à 
tous  les  esprits  simples,  qui  consiste  à  donner  une  explication 
commune  aux  événements   qu'ils  ne  peuvent   s'expliquer,  à  se 
rendre  compte  par  exemple  de  la  mort  d'un  homme  écrasé  par  la 
chute   d'une  tuile   en  disant    :    C'est  que  son  jour  était  arrivé^ 
l'idée  de  la  destinée,  réduite  à  ces  éléments  universels,  ne  relève 
plus   de   l'histoire,    mais  de   la  psychologie.    —  De  même,    on 
peut    étudier    les   éléments    caducs    d'un  conte,    son    costume, 
ses  formes  diverses,  significatives  de  telle  ou  telle  civilisation; 
en  tant  qu'il  est  commun  à  tous  les  peuples,  au  contraire,  ou 
acceptable  pour  tous,  il  ne  relève  plus  de  l'histoire,  mais  de  la 
psychologie,    et  la    seule   question   qu'il   soulève    est  celle-ci  : 
Quelles    sont    les    conditions    psychologiques    universelles    que 
suppose  l'adoption  universelle  de  ce  conte? 

Dans  l'histoire  de  l'art,  on  peut  rechercher  l'origine  du  style 
gothique,  déterminer,  par  exemple,  sous  quelles  influences 
l'ogive  s'est  substituée  au  plein  cintre.  Mais  si  l'on  considère 
l'idée  de  porte,  dépouillée  de  toute  idée  qui  la  détermine,  porte 
ogivale,  à  trèfle  ogival,  à  arc  surbaissé,  rectangulaire,  etc.,  la 
question  d'origine  disparaît.  —  De  mêm'e  on  peut  étudier  un 
conte  en  tant  qu'il  est  grec,  français  ou  indien,  c'est-à-dire  dans 
ses  éléments  caducs  ;  mais  on  ne  saurait  chercher  l'origine  des 
traits  qui  sont  communs  à  la  Grèce,  à  la  France  et  à  l'Inde. 

Enfin,  en  philologie,  on  peut  étudier  la  propagation  du  mot 
lectum  dans  les  différentes  langues  romanes,  rattacher  ce  mot 
lectum  à  une  racine  commune  au  latin  et  au  grec,  donner  la  forme 
indo-germanique  de  cette  racine.  Mais  on  ne  cherche  pas  1  ori- 


—  281  — 

gine  de  l'idée  de  se  coucher,  parce  qu'elle  est  universelle.  —  De 
même,  pour  les  contes  qui  ne  sont  pas  plus  limités  dans  l'espace 
et  le  temps  que  l'idée  de  se  coucher^  il  est  vain  d'en  chercher 
l'origine . 

Nous  nous  croyons  maintenant  en  droit  d'exprimer  cette  loi  : 

On  peut  rechercher  V origine  et  la  propagation  d'un  conte  au 
cas  et  au  cas  seulement  où  ce  conte^  réduit  à  sa  forme  organique^ 
renferme  sous  cette  forme  des  éléments  qui  en  limitent  la  diffusion 
dans  V espace  ou  la  durée. 

Au  contraire^  si  cette  forme  organique  ne  renferme  que  des 
éléments  qui  ne  supposent  aucune  condition  d' adhésion  spéciale 
—  sociale^  morale^  surnaturelle,  —  la  recherche  de  la  propaga- 
tion et  de  V origine  de  ce  conte  est  vaine,  et  cest  le  cas  de  tous  ceux 
pour  lesquels  se  bâtissent  les  théories. 

Cette  loi  s'applique  non  seulement  aux  contes,  mais  à  toutes 
les  parties  du  folk-lore. 

Gomme  rien  ne  se  perd  sans  cause,  une  conception  populaire 
n'est  arrêtée  dans  l'espace  et  la  durée  que  si  elle  heurte  une 
conception  contradictoire  et  considérée  comme  supérieure. 

Or,  les  hommes  acceptent  presque  indifféremment  les  imagi- 
nations, malaisément  les  croyances,  plus  malaisément  encore  les 
sentiments  les  uns  des  autres. 

Il  suit  de  là  qu'on  peut  dresser  d'une  manière  générale  l'échelle 
de  caducité  des  conceptions  populaires. 

La  voici,  en  procédant  du  plus  éphémère  et  du  iplus  particulier 
au  plus  tenace  et  au  plus  général. 

Au  bas  de  l'échelle,  comme  les  plus  caduques  et  les  plus  locales 
des  traditions  populaires,  sont  : 

Les  légendes  historiques  (créées  par  un  peuple,  pour  un  temps. 
Elles  n'intéressent  ni  le  peuple  voisin,  ni,  dans  la  nation  qui  les 
a  créées,  une  génération  de  culture  différente). 

Puis,  en  gravissant  les  échelons,  les  chansons  populaires.  (Les 
manières  de  sentir  sont  plus  particulières  que  les  manières  de 
penser.  C'est  surtout  ici  que  la  race  exerce  une  inffuence  spéciale, 
et  c'est  ce  qui  légitime  en  principe  les  belles  recherches  de  M. 
Nigra.  De  plus,  la  forme  lyrique  limite  souvent  la  force  de  dif- 
fusion de  la  légende.) 

Puis,  les  superstitions  surnaturelles.  (Elles  sont  battues  en 
brèche  par  les  philosophies,  les  religions.) 


—  282  — 

Puis,  les  traditions  scientifiques.  (Elles  sont  battues  en  brèche 
par  des  observations  plus  exactes.  Elles  sont  moins  violemment 
attaquées  que  les  croyances  surnaturelles,  parce  qu'elles  touchent 
moins  au  fond  intime  de  l'homme.  Une  croyance  scientifique 
populaire  est  plus  ou  moins  vivace  dans  un  pays  :  1°  selon  que 
l'instruction  y  est  plus  ou  moins  répandue  ;  2"  selon  que  cette 
croyance  intéresse  les  hommes  plus  ou  moins  directement  :  les 
superstitions  astronomiques  sont  par  là  plus  vivaces  que  les 
superstitions  médicales.) 

Puis,  les  contes  renfermant  à  des  degrés  divers  des  éléments 
historiques^  religieux^  scientifiques.  (Ils  suivent  les  destinées  de 
ces  croyances.) 

Puis,  en  montant  toujours,  d'échelon  en  échelon,  vers  des 
groupes  de  traditions  populaires  de  plus  en  plus  tenaces,  de  plus 
en  plus  généraux,  nous  trouvons  : 

Les  contes  merveilleux  où  le  merveilleux  est  assez  général 
pour  n^ impliquer  aucune  croyance^ 

Les  contes  {nouvelles  et  fables)  qui  reposent  sur  des  observa- 
tions morales  ou  sociales  universelles.  (Ces  contes  peuvent  vivre 
partout  et  toujours.) 

Les  devinettes  (qui  sont  des  comparaisons  fantaisistes  accep- 
tables de  tous). 

Les  proverbes  (qui  sont  des  métaphores  ou  des  vérités  géné- 
rales acceptables  de  tous).  Ces  devinettes  et  ces  proverbes 
peuvent  vivre  partout,  et  toujours^. 

Comme  c'est  tâche  vaine  de  rechercher  l'origine  et  la  propa- 
gation des  contes  populaires  européens,  il  sera  donc  vain,  pour 
les  mêmes  raisons,  de  rechercher  l'origine  et  la  propagation  du 
plus  grand  nombre  des  devinettes  et  des  proverbes. 

On  peut  dater,  grâce  à  sa  forme,  ce  proverbe  : 

Au  seneschal  de  la  maison 
Puet  on  connoistre  le  baron, 

1.  Notez,  en  passant,  que  cette  échelle  est  précisément  celle  qui  exprime 
le  rapport  plus  ou  moins  intime  des  littératures  populaires  aux  littératures 
savantes.  Là  où  elles  se  confondent,  c'est  dans  l'emploi  des  proverbes  ;  elles 
se  confondent  aussi  dans  l'usage  de  la  nouvelle,  du  conte  universel,  qui  peut 
être  à  la  fois  admis  par  un  paysan  et  par  Boccace.  Là  où  la  difTérence  com- 
mence à  se  faire  sentir,  c'est  quand  il  s'agit  de  notions  scientifiques.  Pour- 
tant, combien  de  superstitions  médicales  chacun  de  nous,  même  le  plus 
cultivé,  ne  conserve-t-il  pas? 


JUL: 


—  283  — 

mais  non  ce  même  proverbe  sous  cette  forme  :  Tel  maître, 
tel  serviteur.  On  pourra  déterminer,  sans  procédés  comparatifs,  à 
la  seule  introspection  d'une  forme  quelconque,  que  tel  proverbe 
est  arabe,  tel  autre  indien  ;  mais  le  proverbe  «  Qui  trop  embrasse 
mal  étreint,  »  ou  celui-ci  :  «  Pierre  qui  roule  n'amasse  pas 
mousse  »  ne  sont,  au  point  de  vue  de  l'origine  et  des  migrations, 
susceptibles  d'aucune  étude  scientifique^. 

De  même,  pour  les  devinettes.  On  ne  pourra  jamais  découvrir 
d'autre  date  pour  la  naissance  d'une  devinette  que  celle  où  a  été 
inventé  l'objet  qui  est  le  mot  de  l'énigme.  La  devinette  sur  le 
filet  à  poissons  que  M.  G.  Paris  étudie  en  sa  préface  au  recueil 
de  M.  Rolland,  peut  avoir  été  imaginée  en  un  lieu  quelconque,  le 
jour  même  où  les  mailles  du  premier  filet  ont  été  façonnées.  Il 
peut  être  intéressant  (bien  que  d'un  intérêt  infiniment  restreint) 
d'énumérer  les  différents  pays  où  l'on  compare  le  battant  de  la 
cloche  à  un  enfant  qui  frappe  sa  mère,  pour  distinguer  les 
variantes  minuscules  dont  cette  idée  est  susceptible.  Mais,  si  l'on 
se  propose  par  ces  ra23prochements  de  découvrir  où  est  née  cette 
comparaison  et  par  quelles  voies  elle  s'est  propagée,  on  peut 
collectionner  pendant  des  siècles. 

Pour  les  fabliaux,  quelques-uns  —  le  plus  petit  nombre,  — 
à  la  seule  inspection  de  leurs  traits  organiques  et  sans  aucun 
procédé  comparatif,  sont  localisables,  d'une  manière  plus  ou 
moins  vague  : 

1°  Quelques-uns  ne  peuvent  appartenir  quau  moyen  âge 
français  : 

a)  comme  fondés  sur  un  jeu  de  mots  français  [Le  Vilain  au 
buffet^  Les  deux  Anglois  et  Vanel,  La  maie  Honte ^  La  Vieille  qui 
oint  la  palme  au  chevalier-). 

1.  Le  but  final  de  la  parémiologie  ne  peut  donc  être  qu'un  répertoire- 
dictionnaire,  comme  le  superbe  recueil  des  Sprichwôrter  der  gerin,  und  rovi. 
Sprachen  (par  Ida  von  Dûringsfeld  et  Otto  von  Reiusberg-Diiringsfeld,  Leip- 
zig, 1872),  ou  une  étude  purement  littéraire  et  historique,  traitant  les  pro- 
verbes comme  de  menues  œuvres  d'art,  ainsi  que  les  ont  considérés  Leroux 
de  Lincy  [le  Livre  des  Proverbes)  ou  Quitard  [Etudes  littéraires,  historiques 
et  morales  sur  les  proverbes  français,  Paris,  1860.) 

2.  Le  jeu  de  mots  sur  lequel  se  fonde  ce  fabliau  de  la  Vieille  qui  oint  la 
palme  au  chevalier,  peut,  bien  entendu,  survivre  en  France  au  moyen  âge  et 

se  répandre  en  quelques  langues  autres  que  le  français.  Pour  <(  graisser  la 
patte,  »  Suétone  employait  cette  métaphore  :  «  ferrer  la  mule  »  [Vespasien, 

ch.  23). 


—  284  — 

b)  comme  supposant  un  ensemble  de  données  propres  au  moyen 
âge  français  : 

Le  Sentier  battu  (usage  de  s'épiler,  jeu  da  roi  et  de  la  reine^ 
etc.) 

2°  Quelques-uns  ne  peuvent  appartenir  qu'à  une  époque 
féodale  et  supposent  certaines  conditions  sociales  qui  en  limitent 
r  extension. 

Tels  sont  :  le  Povre  mercier,'  les  Trois  chevaliers  et  le  chainse , 
les  Lecheors ;  le  roi  d'Angleterre  et  le  jongleur  d'Ely ;  Saint- 
Pierre  et  le  Jongleur. 

3^  D'autres  ne  peuvent  appartenir  qu'à  un  pays  chrétien. 

Exemple  :  la  seconde  partie  du  fabliau  des  Trois  aveugles  de 
Compiègne,'  le  Mari  confesseur j  Frère  Denise;  l'Evêque  qui 
bénit  j  la  Dame  qui  fît  trois  tours  autour  du  moûtier ,'  le  Vilain 
qui  conquist  Paradis  par  plaid ,  le  Prêtre  crucifié. 

4*^  D'autres  ne  sont  limités  ni  dans  le  temps  ni  dans  l'espace, 
mais  ne  peuvent  convenir,  en  un  lieu  et  en  un  temps  quelconques., 
qu'à  des  groupes  d'hommes  spéciaux  : 

a)  par  la  délicatesse  qu'ils  supposent  :  ils  se  rapprochent,  par 
les  données  psychologiques  qu'ils  exploitent,  des  conceptions 
purement  littéraires  ; 

Tels  sont  :  Le  Vair  palefroi,'  Guillaume  au  faucon,'  les  deux 
Changeurs. 

b)  par  leur  grossièreté  : 

Tels  sont  :  h' Avoine  por  Morel  et  les  récits  apparentés  (M  R, 
I,  29,  45;  IV,  101,  107;  V,  111,  etc.);  la  Pucele  qui  voloit 
voler  (IV,  108);  l'Ecureuil  (V,  121);  la  Sorisete  des  estopes  (IV, 
105),  etc. 

Tous  les  autres  fabliaux  se  révèlent,  à  l'examen  de  leurs  seuls 
traits  organiques,  comme  viables  partout  et  toujours. 

Pour  tous  ces  contes  —  fabliaux,  contes  merveilleux,  apo- 
logues —  qui  seuls,  ont  fait  germer  les  théories,  —  toute 
recherche  sur  leur  origine  et  leur  propagation  est  vaine. 

Nous  ne  saurons  jamais  ni  où,  ni  quand  ils  sont  nés.  ni  com- 
ment ils  se  propagent. 

Et  il  est  indifférent  que  nous  le  sachions  ou  non. 


—  285 


Si  l'on  nous  reprochait,  à  la  fin  de  ces  longues  discussions, 
leur  caractère  trop  fréquent  de  polémique  négative,  si  l'on  nous 
disait  que  la  science  n'a  que  faire  de  cet  agnosticisme,  nous  pro- 
testerions de  toute  notre  énergie  et  de  toute  notre  sincérité. 

Il  est  faux  de  dire  que  toute  négation  soit  stérile.  Une  négation 
est  féconde,  qui  réduit  une  erreur  à  néant.  Il  est,  par  contre,  des 
affirmations  stériles,  nuisibles  :  la  théorie  indianiste  est  de  celles- 
là.  Il  est  des  problèmes  mal  posés,  où  s'épuisent  en  pure  perte 
les  forces  vives  des  chercheurs,  et  le  problème  de  l'origine  et  la 
propagation  des  contes  est  de  ceux-là.  Il  est  des  recherches  vaines, 
et  il  est  bon  de  le  dire  fermement,  car  le  nombre  des  travailleurs 
n'est  pas  si  grand  dans  une  génération  qu'on  puisse  les  laisser 
égarer  par  les  prestiges  de  la  science  inutile.  Tout  système  est, 
dit-on,  bon  à  son  heure;  et  c'est  une  grande  vérité,  parce  que 
tout  système  est  fondé  sur  une  hypothèse,  et  que,  seules,  les 
hypothèses  donnent  à  l'homme  le  désir  de  recueillir  et  de  grouper 
les  faits.  Mais  quand  le  groupement  des  faits  détruit  l'hypothèse 
même  qui  avait  provoqué  la  recherche,  il  faut  avoir  le  courage 
d'y  renoncer.  En  montrer  la  fausseté,  même  sans  la  remplacer 
par  une  autre  hypothèse,  ce  n'est  pas  un  résultat  purement  néga- 
tif. Assurément,  ce  n'est  pas  «  faire  avancer  »  la  science  ;  mais, 
la  science  étant  enlisée,  c'est  la  dégager.  D'autres  viendront  qui 
l'entraîneront  plus  loin  :  car,  si  les  faits  manquent  souvent  aux 
hypothèses,  les  hypothèses  ne  manquent  jamais  aux  faits.  Ils 
viendront  bientôt  —  sans  doute  sont-ils  déjà  venus  —  ceux  qui 
entraîneront  la  science  des  traditions  populaires  loin  du  marais 
où  elle  s'embourbait.  Si  nous  avons  partiellement  desséché  ce 
marais,  il  suffît,  c'est  déjà  un  résultat  positif. 

Il  est  faux  d'ailleurs  que  nos  conclusions  soient  celles  de 
l'agnosticisme  et  du  scepticisme,  et  nous  ne  serions  pas  en  peine 
d'énumérer  les  principaux  articles  de  notre  Credo. 

Je  crois,  selon  l'expression  de  M.  Gaidoz,  à  la  polygénésie  des 
contes.  Je  crois  qu'il  n'y  a  pas  eu  de  race  privilégiée,  indienne 
ni  autre,  qui,  en  un  jour  de  désœuvrement,  inventa  les  contes 
dont  devait  s'amuser  l'humanité  future. 


—  286  — 

Je  crois  seulement  à  certaines  modes  littéraires  qui,  à  telle 
époque,  en  tel  pays,  ont  induit  des  écrivains  à  recueillir  les  contes 
populaires  ;  de  ces  modes  procèdent  les  recueils  indiens,  les  collec- 
tions ésopiques  grecques,  les  novellistes  italiens,  les  jongleurs  et 
leurs  fabliaux,  etc.  Que  ces  recueils  aient  exercé  de  l'influence 
sur  des  conteurs  d'autres  pays,  cela  est  trop  évident.  Que  Musset 
ait  pris  des  contes  à  Boccace,  cela  est  assuré.  De  même,  que  tel 
de  nos  rares  fabliaux  attestés  en  Orient  soit  emprunté  au  Direc- 
torium  hiimanae  vitae,  cela  est  infiniment  probable.  J'accorde 
même  volontiers  que  tous  les  onze,  malgré  les  apparences  con- 
traires, proviennent  de  recueils  indiens  traduits.  Le  fait  a  tout 
juste  la  même  importance  que  de  savoir  que  Musset  a  pris  à 
Boccace  le  conte  de  Simone. 

Je  crois  qu'il  est  des  contes  dont  on  peut  déterminer  la  date  et 
la  patrie  (ces  dates  sont  diverses  et  divers  ces  pays  d'origine, 
ce  qui  prouve  la  polygénésie  des  contes).  Je  crois  qu'il  y  a 
des  contes  qui  sont  localisables,  parce  qu'ils  ne  conviennent 
qu'à  certaines  âmes  :  c'est  pourquoi  les  études  de  M.  G.  Paris 
sur  les  légendes  de  VAnge  et  de  V Ermite  ou  de  V Oiselet  sont 
fécondes. 

Je  crois,  par  contre,  que  l'immense  majorité  des  contes  mer- 
veilleux, des  fabliaux,  des  fables  (tous  ceux  pour  qui  les  théories 
générales  sont  bâties)  —  sont  nés  en  des  lieux  divers,  en  des 
temps  divers,  à  jamais  indéterminables.  Mais,  si  j'écarte  ce 
problème,  faux  dans  ses  données,  de  l'origine  et  de  la  migration 
des  contes,  je  crois  pourtant  ne  diminuer  en  rien  la  science  des 
traditions  populaires.  Je  crois,  au  contraire,  la  débarrasser  d'un 
faix  pesant. 

Pour  la  novellistique  d'abord,  la  question  d'origine  écartée, 
je  crois  qu'il  se  pose  des  questions  autrement  intéressantes.  Je 
crois  que  les  fabliaux,  par  exemple,  dénués  de  tout  intérêt  si  on 
les  étudie  en  leurs  banales  intrigues  communes  à  tous  les  peuples, 
reprennent  leur  valeur  si  l'on  considère  le  costume  dont  les  a 
vêtus  le  moyen  âge,  leur  partie  ornementale,  l'appropriation  du 
conte  universel  à  un  milieu  tour  à  tour  bourgeois,  chevaleresque, 
clérical.  Gomment  le  goût  de  ces  contes  s'est-il  développé  dans 
l'ancienne  France  ?  Dans  quelles  classes  sociales  spécialement  et 
pour  quel  public?  A  quelle  époque?  Par  quelles  influences  histo- 


rlques  ce  goût  a-t-il  été  favorisé  ou  combattu  ?  A  quelle  époque 
et  pourquoi  ces  contes  disparaissent-ils  de  la  littérature  ?  Quelles 
idées  supposent-ils  sur  les  femmes,  le  mariage,  la  religion?  Je 
crois  que  ce  sont  des  questions  susceptibles  d'étude,  et  toute  la 
seconde  partie  de  ce  livre  n'a  d'autre  but  que  de  le  faire  voir. 

Je  crois  de  même  —  pour  ce  qui  est  des  contes  de  fées  —  que, 
si  l'on  s'obstine  à  en  classer  les  formes,  selon  qu'elles  repro- 
duisent ou  non  tel  trait  d'un  merveilleux  tombé  dans  le  domaine 
commun,  tel  incident  d'une  intrigue  devenue  banale  et  indéfini- 
ment transmissible,  et  si  l'on  espère  que  ce  classement  révélera 
jamais  la  patrie  et  l'histoire  du  conte,  on  travaille  vainement. 
Mais  beaucoup  de  ces  traits  merveilleux  sont  précieux  pourtant 
aux  mythologues.  Ils  survivent,  bien  qu'ils  ne  répondent  à 
aucune  croyance  actuelle,  parce  que  les  paysans  qui  les  content 
les  considèrent,  par  une  convention  semi-consciente,  comme  du 
domaine  indifférent  de  la  féerie.  Mais  il  fut  un  temps  où  ils 
impliquaient  croyance  et  foi,  et  c'est  à  ce  titre  qu'ils  font  l'intérêt 
de  nos  contes  merveilleux.  Remontent-ils  à  l'époque  aryenne, 
et  tel  d'entre  eux  est-il  le  détritus  d'un  mythe  cosmogonique?  ou 
plutôt,  sont-ils  les  témoins  de  croyances  abolies  dans  nos  races, 
mais  actuellement  vivantes  chez  les  peuples  sauvages?  Le  champ 
reste  ouvert  aux  mythologues,  soit  à  l'école  de  Max  Millier,  soit 
aux  belles  études  des  Andrew  Lang  et  des  Gaidoz. 


1 


SECONDE    PARTIE 
Etude    littéraire    des   Fabliaux 


CHAPITRE  IX 

QUE  CHAQUE  RECUEIL  DE  CONTES  ET  CHAQUE  VERSION 

D'UN  CONTE  RÉVÈLE  UN  ESPRIT   DISTINCT, 

SIGNIFICATIF  D'UNE  ÉPOQUE  DISTINCTE 

Projet  de  notre  seconde  partie.  —  Chaque  recueil  de  contes  a  sa  physiono- 
mie propre  :  ainsi  les  novellistes  italiens  ont  taché  de  sang  les  gauloise- 
ries des  fabliaux;  d'où  un  intérêt  dramatique  supérieur.  —  Chaque  ver- 
sion d'un  même  conte  exprime,  avec  ses  mille  nuances,  les  idées  de 
chaque  conteur  et  celle  des  hommes  à  qui  le  conteur  s'adresse.  Exemples  : 
le  fabliau  du  Chevalier  au  chainse,  du  xiii°  siècle  français  au  xiv°  siècle 
allemand,  du  xiv*^  siècle  à  Brantôme  et  à  Schiller,  de  Brantôme  à  M.  Ludo- 
vic Halévy.  —  Etude  similaire  tentée  pour  le  fabliau  de  la  Bourgeoise 
cV  Orléans. 

Nous  avons  donc  tenté  de  réduire  à  sa  juste  valeur  l'importune 
question  de  l'origine  des  contes  populaires.  Si  nos  conclusions 
sont  généralement  admises  comme  fondées  en  fait  et  en  raison, 
nous  ne  regretterons  ni  les  lenteurs  de  cette  étude,  ni  le  caractère 
parfois  négatif  de  ses  résultats  :  ce  serait  un  résultat  appréciable, 
et  vraiment  positif,  que  d'avoir  fait  table  rase  de  cette  pseudo- 
science, d'avoir  dissipé  ces  fantômes  et  d'économiser  ainsi,  dans 
l'avenir,  la  vie  d'un  nombre  indéfini  de  travailleurs.  Sans  doute, 
les  systèmes  qui  sont  ici  pour  la  première  fois  attaqués  ont  la 
vie  dure.  Mais  les  voilà  peut-être  ébranlés  :  d'autres  mains,  plus 
solidement  armées,  en  achèveront  la  ruine. 

Voici  que  nous  abordons  des  recherches  d'ordre  littéraire  et 
historique.  Il  ne  s'agit  plus  de  poursuivre,  d'odyssée  en  odyssée 
et  de  mirage  en  mirage,  l'insaisissable  patrie  des  contes  ;  de  tra- 
verser à  la  suite  de  chacun  d'eux  les  pays  et  les  temps,  comme 

Bédier.  —  Les  Fabliaux  19 


—  290  — 

des  Ahasvérus  toujours  déçus  et  jamais  lassés,  pour  tâcher  de  les 
saish'  sous  leur  forme  première,  idéale,  sans  cesse  fuyante.  Mais 
il  s'agit  de  considérer  nos  fabliaux  comme  des  œuvres  d'art,  qui 
appartiennent  à  une  époque  déterminée,  au  même  titre  que  le 
Cid  ou  Tartufe,  et  d'y  chercher  les  témoins  des  conceptions  artis- 
tiques et  morales  du  xiii*^  siècle  français. 

Que  ces  recherches  soient  légitimes,  c'est  ce  que  personne  ne 
voudrait  contester.  Une  époque  est  responsable  des  récits  dont 
elle  s'est  amusée,  même  si  elle  ne  les  a  pas  inventés.  En  effet, 
—  est-il  nécessaire  de  le  marquer?  —  bien  que  la  plupart  des 
contes  puissent  indéfiniment  circuler,  chaque  recueil  de  contes 
révèle  pourtant  un  esprit  distinct. 

D'abord,  par  le  choix  des  sujets.  Presque  toutes  les  nouvelles 
du  Décaméron  voyageaient  par  le  monde  avant  que  Boccace  ne 
vînt,  et  voyagent  encore.  Mais  pourquoi  Boccace  a-t-il  arrêté  au 
passage  ces  cent  contes,  et  non  tels  de  ces  cent  autres?  —  Puis, 
ce  qui  donne  à  chaque  recueil  sa  marque  et  comme  sa  physiono- 
mie propre,  c'est  la  façon  de  traiter  et  de  diversifier  la  matière 
brute  de  chaque  récit.  Les  mêmes  contes  à  rire,  qui  ne  sont  chez 
nous  que  des  gaillardises,  étaient  jadis  des  exemples  moraux 
que  le  brahmane  Vichnousarman  faisait  servir  à  l'instruction 
politique  des  jeunes  princes,  au  même  titre  que  les  plus  graves 
slokas.  Ces  mêmes  contes  gras,  les  Italiens  de  la  Renaissance  les 
ont  ((  tachés  de  sang  «  :  chez  Bandello  ou  Sercambi,  l'amant  sur- 
pris risque  sa  vie  ;  de  là  un  intérêt  dramatique  supérieur.  Par  ce 
mélange  singulier  de  courtoisie  et  de  cruauté,  ils  ont  comme 
ennobli  leur  matière,  qui  est  commune  et  banale. 

Je  n'en  veux  qu'un  seul  exemple.  On  connaît  le  gaulois  fabliau 
du  Mari  qui  fist  sa  femme  confesse.  Déguisé  en  moine,  il  sur- 
prend l'aveu  des  fautes  de  sa  femme  et  peut  se  convaincre  de  son 
malheur  ;  mais  la  rusée  soupçonne  la  fraude  et  réussit  à  persua- 
der au  faux  moine  qu'elle  l'a  reconnu  sous  le  froc  avant  de  com- 
mencer sa  confession,  qu'elle  a  seulement  voulu  l'éprouver  et  le 
fait  tomber  à  ses  genoux,  repentant  et  grotesque.  Voici  les  der- 
niers vers  du  Chevalier  confesseur  de  La  Fontaine  :  Gomme  elle 
vient  d'avouer  son  amour  pour  un  prêtre, 

Son  mari  donc  l'interrompt  là-dessus, 
Dont  bien  lui  prit  :  «  Ah  !  dit-il,  infidèle. 
Un  prêtre  même!  A  qui  crois-tu  parler? 
—  A  mon  mari,  dit  la  fausse  femelle, 


—  291  — 

Qui  d'un  tel  pas  sut  l)icn  se  démêler. 

Je  vous  ai  vu  dans  ce  lieu  vous  couler, 

Ce  qui  m"a  fait  douter  du  badinage  ; 

C'est  un  grand  cas  qu'étant  homme  si  sage, 

"Vous  n'ayez  su  l'énigme  débrouiller  ! 

—  Béni  soit  Dieu  !  dit  alors  le  bonhomme, 

Je  suis  un  sot  de  l'avoir  si  mal  pris  !  » 

Dans  les  contes  de  Bandello,  qui  portent  bien  leur  titre  d^ His- 
toires tragiques^  cette  maligne  gauloiserie  est  devenue  un  poi- 
gnant drame  d'amour,  dont  voici  le  dénouement  :  «  Alors,  la 
damoyselle,  avant  fini  sa  confession,  remonta  en  coche,  s'en 
retournant  où  jamais  elle  n'entra  vive;  car,  voyant  son  mari 
venir  vers  elle,  elle  commanda  au  cocher  qu'il  arrestast;  mais  ce 
fust  à  son  grand  dam  et  delFaicte,  veu  que,  dès  qu'il  l'eust  accos- 
tée, il  lui  donna  de  sa  dague  dans  le  sein,  et  choisist  bien  le 
lieu  ^  » 

Ici,  la  novellistique  peut  vraiment  reprendre  ses  droits,  non 
point  comme  une  science  indépendante  qu'elle  ne  saurait  être, 
mais  comme  une  auxiliaire  utile  de  l'histoire  des  mœurs.  Chaque 
conte  est  un  microcosme  où  viennent  se  reproduire,  avec  leurs 
mille  nuances,  les  idées  du  conteur  et  celles  des  hommes  à  qui 
le  conteur  s'adresse. 

Nous  en  voulons  donner  deux  ou  trois  exemples,  tirés  de  notre 
collection  de  fabliaux. 

Voici  ce  que  Jacques  de  Baisieux  nous  raconte  "^  :  «  Trois  che- 
valiers, attirés  par  un  tournoi,  ont  pris  hôtel  chez  un  bachelier. 
Tous  trois  s'éprennent  de  sa  femme,  à  qui  ils  déclarent  leur 
amour.  Elle  ne  les  accueille  ni  ne  les  repousse,  mais  les  soumet 
à  une  épreuve.  Son  écm^er  aj^porte  de  sa  part  à  l'un  des  soupi- 
rants un  chainse  blanc  (une  de  ces  tuniques  d'étoffe  fine  C[ui  se 
mettaient  par  dessus  les  vêtements  ou  l'armure).  S'il  veut  «  vivre 
en  son  service  »,  qu'il  revête  le  lendemain,  au  tournoi,  ce  chainse 
comme  seule  cuirasse  qui  protège  sa  poitrine,  et  qu'il  combatte 
sans  autres  armes  que  son  heaume,  sa  chaussure  de  fer,  son  épée, 
son  écu.  Le  chevalier  accepte  d'abord,  puis  hésite,  puis  refuse. 
Ce  combeit,  sous  cette  armure  de  soie,  c'est  la  mort  assurée  !  — 


1.  Bandello,  XL.   Histoires  tragiques,    traduites  par  François  de  Belle' 
Forest,  coviingeois ,  t.  III,  p.  249,  éd.  de  1604. 

2.  Les  trois  Chevaliers  et  le  chainse,  MR,  III,  71, 


—  292  — 

A  son  tour,  le  second  chevalier  refuse.  —  Le  troisième,  au  con- 
traire, accepte,  baise  le  chainse,  le  revêt  en  place  de  son  hau- 
bert, combat  tout  le  jour,  remporte  le  prix  du  tournoi,  et  quitte 
enfin  l'arène,  navré  par  trente  blessures.  Il  n'en  meurt  point, 
pourtant  ' . 

«  A  quelques  jours  de  là,  le  mari  donne  un  grand  festin,  où  sa 
femme,  suivant  Tusag-e  féodal,  doit  servir  les  convives.  Le  blessé 
l'apprend  et  fait  rapporter  à  la  dame  le  chainse  ensanglanté  : 
quand  elle  servira  à  table,  qu'elle  le  porte,  aux  yeux  de  tous,  par 
dessus  ses  vêtements.  —  «  Oui,  dit  la  dame,  puisqu'il  fut  mouillé 
du  sang  de  mon  ami  loyal,  je  le  tiens  pour  une  parure  de  reine  ; 
car  nulle  pierrerie  ne  saurait  m'être  plus  précieuse  que  le  sang 
dont  il  est  teint.  »  Elle  s'en  revêt  et  paraît  au  festin  en  ces 
sanglants  atours.  Le  trouvère  nous  demande  que  nous  jugions 
cette  manière  de  jeu-parti  :  lequel  a  le  mieux  mérité  d'Amour? 
lui,  ou  elle?  » 

On  ne  saurait  réfléchir  à  ces  données  sans  être  frappé  des  con- 
ditions morales  infiniment  curieuses  et  rares  qu'elles  supposent. 
Pourquoi  la  dame  exige-t-elle  cette  horrible  épreuve  ?  par  coquet- 
terie et  caprice  ?  pour  tirer  vanité  de  la  puissance  de  sa  beauté  ? 
Non  point.  Pourquoi  le  chevalier  blessé  exige-t-il  une  épreuve 
non  moins  cruelle?  ce  n'est  ni  vanité,  ni  esprit  de  vengeance. 
Mais  tous  deux  ont  obéi  au  même  précepte  du  code  chevale- 
resque :  l'amour  veut  qu'on  le  mérite  et  qu'on  l'achète.  Un 
amant  ne  l'a  pas  bien  gagné,  qui  n'a  point  su  tenter  pour  sa 
dame  les  plus  folles  emprises,  La  dame  peut  trembler  pour  lui, 
regretter  les  épreuves  qu'elle-même  impose  ;  mais  elle  se  doit  de 
les  lui  imposer,  comme  il  se  doit  d'exiger  d'elle  la  réciprocité 
des  épreuves  acceptées,  car  l'amant  et  l'amante  sont  égaux  devant 
la  passion.  L'amour  veut  que  l'un  risque  sa  vie,  l'autre  son  hon- 
neur, et  chacun  d'eux 

Embrasse  aveuglément  cette  gloire  avec  joie. 

1.  La  dame,  touchée,  paye  les  dépenses  du  chevalier  blessé.  Au  moyeu 
âge,  il  était  parfaitement  admis  qu'un  chevalier  reçut  de  l'argent  de  sa  dame. 
Bien  des  textes  nous  le  prouvent.  Voyez  MR,  I,  8,  vers  90;  II,  50,  ou  le  lai 
d'Ignaures  (v.  62),  oii  un  jeune  bachelier  est  aimé  de  douze  dames  : 

Mais  les  dames  trop  li  donoient... 

Voyez  surtout  le  roman  du  Petit  Jehan  de  Saintré. 


ji, 


—  293  — 

Plus  tard,  les  deux  amants  se  reverront-ils  seulement?  Le 
poète  ne  nous  en  dit  rien.  Peu  importe,  en  effet.  Ces  héros  ne 
demandent  à  l'amour  que  l'amour  même.  —  Et  le  mari?  Le  trou- 
vère nous  dit  simplement  :  «  Il  ne  fut  pas  content,  mais  n'en 
laissa  rien  paraître.  »  C'est  que,  pour  ces  poètes,  le  mariage 
n'est  qu'une  convention  mondaine,  et  il  n'y  a  point  de  conven- 
tion qui  doive  tenir  devant  l'amour. 

Nous  sommes  ici  dans  un  monde  très  spécial,  tout  imprégné 
de  l'esprit  de  la  Table  Ronde,  et  qui  nous  devient  naturel,  si 
étrange  soit-il,  dès  que  nous  nous  sommes  familiarisés  avec  ces 
idées.  Mais  ces  conceptions  n'ont  été  directement  intelligibles,  au 
moyen  âge  même,  qu'à  un  moment  très  court  et  dans  des  milieux 
très  restreints.  Voyons  comment  notre  légende,  faute  d'être  acces- 
sible à  tous,  va  s'altérant  ou  se  transformant. 

Elle  parvient  à  un  minnesanger  viennois,  qu'elle  séduit  par  sa 
tragique  étrangeté  ^   Mais  les  héros,   dont  il  comprend  mal  les 
mobiles,  le  choquent;  il  les  transforme.  «  Un  brave  chevalier  de 
l'époque  de  Frédéric  II  s'éprend  d'une  comtesse,  d'inexpugnable 
vertu.   Trois  ans  il  la  requiert    d'amour,    toujours   vainement. 
Enfin,  lassée  de  ses  obsessions,  elle  se  décide,  toute  pleurante,  à 
lui  fixer  un  rendez-vous.  Elle  s'y  rend,   en  effet,  mais  pour  lui 
jurer  qu'elle  aimerait  mieux  être  brûlée  vive  que  commettre  une 
infidélité  conjugale.  Le  chevalier  Frédéric  d'Auchenfurt  revient 
pourtant  à  la  charge,  quelques  jours  après.  Alors  elle  lui  impose 
la  même  épreuve  que  dans  notre  fabliau  :  qu'il  combatte  dans  un 
tournoi,  sans  armes  défensives.  Il  obéit  ;  une  lance  le  transperce, 
sans  le   tuer   pourtant;    la    comtesse  se   promet,   malgré  cette 
marque  de  dévoûment,  de  rester  fidèle  à  son  mari. 

Au  bout  d'un  an,  guéri,  Frédéric  d'Auchenfurt  va  trouver  sa 
dame,  portant  la  chemise  sanglante.  Il  exige  le  paiement  de  son 
acte  téméraire.  La  comtesse  le  conjure  de  la  laisser  à  son  devoir, 
de  la  relever  de  son  serment,  de  lui  imposer  une  autre  épreuve 
quelconque.  Frédéric  d'Auchenfurt  cède,  mais  à  une  condition  : 
le  jour  de  la  saint  Etienne,  elle  vêtira  le  chainse  qu'elle  recou- 
vrira de  son  voile  et  de  son  manteau  et  s'en  ira  à  la  grand'messe  ; 
au  moment  où  elle  viendra  à  l'autel  pour  l'offrande,  elle  laissera 

1.  Herr  Vriderîch  von  Ouchenvurt,  von  Jausen  Enenkel,  Gesammtaben- 
teuer,  III,  LXVII. 


—  294  — 

tomber  à  ses  pieds  voile  et  manteau.  Lui,  sera  dans  le  chœur  et 
la  verra. 

Elle  fait  ainsi,  apparaît  à  l'autel,  devant  tous,  dans  son  tra- 
gique costume.  Puis  elle  reprend  son  manteau  et  retourne  chez 
elle.  Son  mari  Fa  d'abord  crue  folle  ;  mais  elle  lui  raconte  la 
série  des  événements,  et  le  comte  l'embrasse  avec  une  joyeuse 
reconnaissance.  Frédéric  d'Auchenfurt  quitte  le  pays.  » 

Voilà,  certes,  une  excellente  moralité,  et  von  der  Hagen  se 
félicite  ^  que  les  vertus  germaniques  n'aient  point  toléré,  en  ce 
conte,  l'odieuse  légèreté  française,  qui  méprise,  comme  un  cha- 
cun sait,  les  devoirs  familiaux. 

Mais  qui  ne  voit  que  la  légende  est  ici  faussée  ?  que  le  conte, 
devenu  moral,  est  impossible?  Est-il  concevable  qu'une  honnête 
femme,  pour  éconduire  un  importun,  lui  joue  ce  méchant  tour  de 
l'envoyer  à  une  mort  presque  assurée?  Ces  obsessions,  qu'elle 
révèle  si  bénévolement  à  son  mari  à  la  fin  du  drame,  que  ne  les 
a-t-elle  dévoilées  plus  tôt,  avant  d'exposer  le  chevalier  à  mourir? 
Et  n'est-ce  pas  une  scène  répugnante,  celle  où  Frédéric  d'Au- 
chenfurt rapporte  le  chainse  ensanglanté  comme  un  usurier  pré- 
sente un  billet  échu,  et  réclame  son  salaire,  comme  Shylock  sa 
livre  de  chair  humaine?  De  plus,  si  rude  que  soit  l'humiliation 
passagère  de  la  comtesse  à  l'autel,  y  a-t-il  parité  entre  cette 
épreuve  et  celle  qu'elle  a  imposée  à  son  amant?  Ne  sait-elle  pas 
que,  quelques  instants  plus  tard,  son  mari  lui  ouvrira  ses  bras 
et  que  les  châteaux  d'alentour  célébreront  sa  pudeur,  comme  celle 
d'une  Lucrèce  ? 

Le  conte  de  Jacques  de  Baisieux  est  donc  gâté,  frappé  d'impos- 
sibilité morale.  Sous  cette  forme,  il  est  caduc.  Mais  un  autre 
poète  allemand  s'en  empare  et  y  réintègre  la  vérité  morale,  une 
vérité  plus  humaine  et  moins  spéciale  que  n'avait  fait  le  trouvère 
français. 

Un  chevalier  -,  nouvellement  venu  dans  une  ville,  demande  à 
un  bourgeois  quelle  est  la  plus  belle  femme  du  pays.  «  —  Vous 
le  verrez  bien  à  l'église.  »  Le  lendemain,  en  effet,  il  en  distingue 


1.  Gesammtahenteuer ,  I,  p.  CXXV. 

2.  Gesammtabenteuer,  I,  XIII,  Vromveii  tviuwe.  Le  conte  pubHé  dans  le 
Liedersaal  de  Lassberg,  p.  117,  ne  diffère  de  celui  des  Gesammtahenteuer 
que  par  des  vnriantes  de  forme. 


—  295  — 

une  à  la  messe,  belle  entre  toutes.  Il  la  montre  au  bourgeois 
dont  c'est  précisément  la  femme.  Le  prudhomme  est  si  confiant 
en  elle  qu'il  offre  pourtant  l'hospitalité  au  chevalier.  Mais  lui, 
follement  épris,  refuse  et  poursuit  de  ses  vaines  obsessions  la 
fidèle  épouse. 

Rebuté,  il  imagine  de  faire  crier  par  la  ville  qu'il  combattra, 
revêtu  d'une  simple  chemise  de  soie,  quiconque  se  présentera 
contre  lui,  armé  de  pied  en  cap.  Il  est  frappé  d'un  coup  de  lance, 
dont  le  fer  lui  demeure  dans  le  corps.  Il  veut  le  garder  dans  sa 
blessure  :  celle-là  seule  l'en  arrachera,  pour  qui  il  a  voulu  être 
blessé.  Bien  des  femmes  se  présentent,  qu'il  repousse  ;  seule,  la 
bien-aimée  ne  A^ent  pas. 

C'est  le  mari  lui-même  qui,  sachant  le  secret  du  blessé,  force 
sa  femme  à  le  visiter.  Elle  s'y  rend  avec  sa  chambrière,  et  retire 
le  fer.  —  A  peine  la  blessure  du  chevalier  s'est-elle  refermée, 
qu'il  ose  s'introduire  nuitamment  dans  la  chambre  des  époux.  La 
dame  se  lève  pour  reconduire  ;  mais  il  la  serre  si  fort  entre  ses 
bras  que  sa  blessure  se  rouvre  et  qu'il  tombe  mort.  —  On 
reconnaît  en  cette  scène  le  conte  de  Girolamo  et  Salvestra,  du 
Décaméron^,  supérieurement  imité  par  Alfred  de  Musset.  —  La 
femme  a  la  force  de  rapporter  le  cadavre  du  chevalier  jusqu'en  sa 
chambre  ;  le  lendemain,  avec  la  permission  de  son  mari,  elle  se 
rend  à  l'église  où  on  ensevelit  le  mort  : 

Celui  dont  un  baiser  eût  conservé  la  vie, 
Le  voulant  voir  encore,  elle  s'en  fut... 

Ce  cœur,  si  chaste  et  si  sévère 

Quand  la  fortune  était  prospère, 

Tout  à  coup  s'ouvrit  au  malheur. 

A  peine  dans  l'ég-lise  entrée, 

De  compassion  et  d'horreur 

Elle  se  sentit  pénétrée. 
Et  son  amour  s'éveilla  tout  entier. 
Le  front  baissé,  de  son  manteau  voilée, 

Traversant  la  triste  assemblée, 
Jusqu'à  la  bière  il  lui  fallut  aller. 

Et  là,  sous  le  drap  mortuaire 

Si  tôt  qu'elle  vit  son  ami. 

Défaillante  et  poussant  un  cri, 

Comme  une  sœur  embrasse  un  frère, 

Sur  le  cercueil  elle  tomba  ■^... 

1.  Journée  IV,  nouv.  8.  Voyez  M.  Landau,  Quellen  des  Dekameron,  p.  16L 

2.  Poésies  nouvelles,  Sylvia. 


—  296  — 

Et  le  vieux  minnesanger  ajoute  ces  vers  très  simples,  que  Mus^ 
set  eût  aimé  connaître  : 

Da  legte  man  sie  beide 

Mit  jâmer  und  mit  leide 

In  einem  grap,  die  holden^... 

C'est  ainsi  que  le  poète  allemand  a  su  donner  un  intérêt  géné- 
ral et  humain  au  vieux  conte  chevaleresque.  Il  n'en  a  gardé  que 
cette  donnée  :  un  amant  rebuté  s'impose,  pour  frapper  l'esprit  de 
sa  dame,  de  combattre  sans  armes  défensives.  Et  il  a  soudé  à  ce 
récit,  par  contamination  —  à  moins  qu'il  n'en  soit  le  premier 
inventeur  —  la  nouvelle  de  Girolamo  et  de  Salvestra.  Ce  n'est 
plus  un  conte  purement  féodal  ;  l'épisode  du  tournoi  peut  tom- 
ber '2  ;  nous  sommes  en  présence  d'une  légende  d'une  émotion  vrai- 
ment humaine  —  supérieur  aux  nouvelles  de  Boccace  et  de  Mus- 
set, en  ceci  que  Salvestra  ou  Sylvia  ne  sont  que  des  malmariées 
qui,  dans  le  mariage,  regrettent  leur  ancien  amant,  Girolamo  ou 
Jérôme.  Chez  le  vieux  conteur  allemand,  au  contraire,  c'est  vrai- 
ment le  dévouement  du  chevalier  qui  provoque  l'amour  de  l'in- 
sensible. Depuis  quand  aimait-elle  le  chevalier  sans  l'avouer? 
Qui  le  sait?  depuis  très  longtemps,  peut-être.  Cet  amour  qu'elle 
ne  révèle  qu'en  mourant  garde,  chez  le  vieux  poète  allemand, 
quelque  chose  de  mystérieusement  tendre. 

Mais  voici  le  moyen  âge  fini  ;  nous  sommes  sous  François  P^  ; 
les  joutes  et  les  tournois,  plus  brillants  que  jamais,  ne  sont  plus 
que  de  vains  simulacres  sans  âme.  Le  conte  du  Chevalier  au 
chainse,  déjà  si  malaisément  compris  au  xiv*^  siècle,  devient  tout 
à  fait  inintelligible.  C'en  est  fait  à  jamais  de  cette  conception  que 
l'amante  peut  tout  exiger  de  l'amant,  parce  que  l'amour  est  la 
source  des  vertus  chevaleresques.  Lorsque  les  hommes  du  xvi^ 
siècle  rencontrent,  dans  les  vieux  romans  qui  survivent,  ces  folles 
aventures  où  les  dames  lancent  les  chevaliers,  ils  n'y  voient  plus 
qu'une  coupable  coquetterie,  qui  mérite  punition.  Aussi  le  conte 

1.  Vers  385,  ss. 

2.  Il  doit  même  tomber,  car  il  devient  invraisemblable.  Ce  combat  est 
impossible,  s'il  est  annoncé  à  son  de  trompe.  Les  héros  des  deux  autres 
versions  sont  blessés  par  des  adversaires  qui  croient  que  le  chainse  recouvre 
une  cote  de  mailles.  Mais  ici,  quel  est  le  lâche  qui  consentira  à  servir  au 
chevalier  désarmé  un  coup  de  lance  ? 


-  297  — 

qui  supplante  le  Chevalier  au  cJiaînse  (et  qui  est  aussi  très  signi- 
ficatif de  l'époque)  est-il  celui  que  nous  raconte  Brantôme  ^  et  que 
Schiller  a  illustré  -. 

«  J'ai  ouj,  rapporte  Brantôme,  faire  un  conte  à  la  Cour  aux 
anciens  d'une  dame  qui  estoit  à  la  Coup,  maistresse  de  feu  M.  de 
Lorge,  le  bon-homme,  en  ses  jeunes  ans  l'un  des  vaillants  et 
renommez  capitaines  des  gens  de  pied  de  son  temps.  Elle,  en 
ayant  ouy  dire  tant  de  bien  de  sa  vaillance,  un  jour  que  le  roy 
François  premier  faisoit  combattre  des  lions  en  sa  Cour,  voulut 
faire  preuve  s'il  estoit  tel  qu'on  luy  avoit  fait  entendre,  et  pour 
ce  laissa  tomber  un  de  ses  gans  dans  le  parc  des  lyons,  estans  en 
leur  plus  grande  furie,  et  la  dessus  pria  M.  de  Lorge  de  l'aller 
quérir  s'il  l'aimoit  comme  il  le  disoit.  Luy,  sans  s'estonner,  met 
sa  cape  au  poing  et  Tespée  en  l'autre  main,  et  s'en  va  asseuré- 
ment  parmy  ces  lyons  recouvrer  le  gand.  En  quoy  la  fortune  luy 
fut  si  favorable  que,  faisant  toujours  bonne  mine  et  monstrant 
d'une  belle  assurance  la  pointe  de  son  espée  aux  lyons,  ils  ne 
l'osèrent  attaquer  ;  et,  ayant  recouvré  le  gand,  il  s'en  retourna 
devers  sa  maistresse  et  le  luy  rendit  ;  en  quoy  elle  et  tous  les 
assistans  l'en  estimèrent  bien  fort.  Mais,  de  beau  dépit,  M.  de 
Lorge  la  quitta  pour  avoir  voulu  tirer  son  passe-temps  de  luy  et 
de  sa  valeur  de  cette  façon.  Encores  dit-on  qu'il  luy  jetta  par 
beau  dépit  le  gand  au  nez.  Certes  tels  essais  ne  sont  ny  beaux  ny 
honnestes,  et  les  personnes  qui  s'en  aident  sont  fort  à  réprou- 
ver. » 

Et  de  décadence  en  décadence,  les  nobles  emprises  d'amour  du 
moyen  âge  prennent  cette  forme  dans  les  Sonnettes  de  M.  L. 


1.  Brantôme,  Vies  des  femmes  galantes,  dise,  VI,  éd.  de  1822,  t.  VII, 
p.  461. 

2,  Dans  sa  ballade  intitulée  le  Gant,  Schiller  raconte,  dans  une  lettre  à 
Gœthe,  datée  du  18  juin  1797,  par  quel  intermédiaire  il  a  connu  le  récit  des 
Vies  des  daines  galantes.  —  Voyez,  dans  l'édition  de  K.  Gœdeke,  Stuttgart, 
1871,  t.  XI,  p.  227,  une  curieuse  variante.  Schiller  avait  d'abord  écrit  :  «  De 
Lorge  rapporta  le  gant  et  Cunégonde  le  reçut  avec  un  regard  d'amour,  qui 
lui  promettait  son  bonheur  prochain.  Mais  le  chevalier,  s  inclinant  profon- 
dément,  dit  :  Dame,  je  ne  vous  demande  pas  de  récompense,  »  et  il  la 
quitta  sur  l'heure.  Puis  Schiller  corrigea  ainsi  :  «  Mais  le  chevalier  lui  jeta 
le  gant  au  visage  :  «  Dame,  je  ne  vous  demande  pas...,  etc.  »  —  Comparez 
une  curieuse  pièce  de  R.  Browning,  où  la  dame  se  justifie  (éd.  Tauchnitz,  II, 
223-9,  the  Glove) 


—  298  — 

Halév}^  C'est  un  domestique  qui  parle  :  «  Sous  Charlemagne,  un 
chevalier  se  promenait  avec  sa  payse  au  Jardin  des  Plantes,  près 
de  la  fosse  de  l'ours  Martin.  Elle  y  jeta  son  mouchoir  :  Va  le 
ramasser  !  dit-elle.  Savez-vous  ce  que  fît  le  chevalier?  Il  prit  sa 
belle  et  l'envoya  rejoindre  le  mouchoir  et  l'ours  Martin.  C'est  de 
l'histoire,  ça  i.   » 

Ainsi  les  différentes  fortunes  du  Chevalier  au  chainse  nous 
montrent  avec  quelle  précision  un  conte  peut  représenter  des 
âmes  diverses  :  il  convient  exclusivement  à  un  milieu  chevale- 
resque très  particulier;  là  seulement,  il  peut  trouver  sa  forme 
accomplie,  et  vivre.  Mais  il  passe  en  Allemagne,  où  les  idées  de 
la  Table  Ronde  sont  d'emprunt,  imparfaitement  comprises.  Deux 
poètes  s'en  emparent  :  l'un,  Jansen  Enenkel,  en  tire  un  récit 
niaisement  moral  ;  l'autre,  une  noble  légende,  qui,  par  ses  don- 
nées plus  humaines,  dépasse  le  moyen  âge  et  peut  convenir  aussi 
bien  à  Boccace,  à  Alfred  de  Musset.  Enfin,  le  moyen  âge  meurt. 
Les  données  du  Chevalier  au  chainse  révoltent  les  consciences 
des  hommes  nouveaux  :  c'est  pour  l'avoir  méconnu  que  la  petite 
dame  d'honneur  de  Brantôme  fut  si  cruellement  punie.  Et  notre 
beau  conte  chevaleresque  s'effondre  piteusement  sous  le  soufflet 
de  de  Lorges  ou  dans  la  fosse  de  l'ours  Martin. 

Mais  nous  avons  choisi  là,  sans  doute,  un  exemple  trop  favo- 
rable. Cette  légende  du  Chevalier  au  chainse  était  trop  manifes- 
ment  médiévale,  dans  son  essence  et  ses  accidents.  Prenons 
maintenant  un  conte  à  rire,  nullement  ethnique,  vraiment  quel- 
conque, qui  appartienne  au  trésor  banal  des  littératures  popu- 
laires. Soit  le  fabliau  de  la  Bourgeoise  d'Orléans-,  qui  fait  par- 
tie du  cycle  d'histoires  qu'on  peut  intituler  avec  La  Fontaine  :  le 
mari  trompé,  battu  et  content.  Voj^ons,  par  exemple,  comment 
la  matière  du  conte  le  plus  universellement  accessible  à  tous  va 
se  diversifiant  d'un  conteur  à  l'autre,  selon  son  tempérament 
intellectuel  et  les  exigences  de  son  public. 

«  ...Or  vous  dirai  d'une  borgeoise 
Une  aventure  assez  cortoise!...  » 

Que  le  lecteur  veuille  bien  juger  de  cette  courtoisie  ! 

1.  Cette  forme  et  plusieurs  autres  m'ont  été  signalées  par  M.  G.  Paris. 

2.  M  R,  I,  8.  Voir  l'appendice  II. 


—  299  — 

«  Une  bourgeoise  a  pour  amant  un  gros  et  gras  clerc,  étudiant 
aux  écoles  d'Orléans.  Le  mari,  jaloux,  la  fait  surveiller  par  une 
nièce  pauvre  qu'il  héberge,  et  qui,  moyennant  la  promesse  d'une 
cotele,  lui  révèle  le  jour  du  prochain  rendez-vous.  A  l'heure  dite, 
le  mari,  qui  a  simulé  un  voyage,  revient  déguisé  sous  une  chape 
de  clerc  et  frappe  à  la  porte  du  verger  où  l'infidèle  vient  lui 
ouvrir.  Malgré  l'obscurité,  elle  reconnaît  son  mari,  mais  n'en 
laisse  rien  paraître,  l'accueille  comme  s'il  était  vraiment  le  clerc 
et  l'enferme  à  clef  dans  une  sorte  de  soupente  :  qu'il  attende  un 
un  peu,  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  pu  envoyer  coucher  ses  gens.  Elle 
retourne  aussitôt  à  la  porte  du  verger  où,  cette  fois,  c'est  bien  le 
clerc  qu'elle  trouve  et  reçoit,  tandis  que,  dans  le  grenier,  se  mor- 
fond son  vilain.  Ensuite,  elle  va  trouver  ses  gens,  qui  sont  réu- 
nis pour  le  souper  :  ((  J'ai  enfermé,  leur  dit-elle,  dans  la  sou- 
pente, ce  méchant  clerc  qui  m'importunait,  et  à  qui  j'ai  donné  un 
rendez-vous  pour  le  punir.  Prenez  vos  bâtons,  et  rossez-le  si 
bien  qu'il  perde  à  jamais  fantaisie  de  requérir  une  femme  de 
bien.  »  —  La  fin  se  devine  :  on  voit  comment  le  mari  sera  roué 
de  coups,  satisfait  pourtant. 

Voilà  une  vraie  gauloiserie,  brutale,  comme  il  sied.  Le  bon 
raillard  qui  l'a  rimée  s'amuse  royalement  à  décrire  la  volée 
qu'infligent  au  mari  sa  femme,  ses  deux  neveux,  sa  nièce, 
trois  chambrières,  un  valet,  un  pautonnier  et  un  ribaut, 
jusqu'au  moment  où  ils  le  laissent,  aux  trois  quarts  mort, 
achever  sa  nuit  sur  un  tas  de  fumier.  Cette  grossièreté  est  en 
situation^  :  notre  fabliau  appartient  à  ce  cycle  de  contes  où 
l'on  rit  du  mari,  sans  nulle  sympathie  d'ailleurs  pour  la  femme. 
On  ne  conçoit  guère  ce  conte  transporté  dans  un  milieu  chevale- 
resque, coartois. 

C'est  pourtant  la  fortune  qu'il  a  courue  à  diverses  reprises. 

D'abord,  c'est  l'une  des  rares  nouvelles  qui  aient  survécu  au 
naufrage  de  la  poésie  narrative  provençale.  Ramon  Vidal  de 
Besaudun^  a  imaginé  pour  ce  récit  un  cadre  élégant  :  il  le 
fait  raconter  par  un  jongleur  dans  une  cour  royale,  en  présence 
d'Alphonse,    roi    de    Castille,    et    de  la  reine    Eléonore,    fille 

1.  Elle  est  reproduite  dans  un  autre  fabliau  qui  n'est  qu'une  variante  de 
la  Bourgeoise  d'Orléans  :  De  la  dame  qui  fist  battre  son  mari,  MR,  IV,  100. 

2.  Raynouard,  Choix  de  poésies  des  troubadours,  t.  III,  p.  398, 


—  300  — 

d'Eléonore  d'Aquitaine  ^  Ce  public  courtois  et  les  goûts  plus 
relevés  de  Ramon  Vidal  lui  imposent  d'ennoblir  le  fabliau. 
L'amant  ne  sera  donc  plus  un  clerc  trop  gras,  mais  le  plus 
preux  des  chevaliers  d'Aragon,  en'  Bascol  de  Cotanda.  Le  mari 
ne  sera  plus  un  bourgeois  débonnaire,  mais  le  suzerain  de 
Bascol,  n'Amfol  de  Barbastre.  Sa  femme  n'Alvira  deviendra 
une  épouse  fidèle  et  chaste.  Le  poète  suppose  que  la  dame  est 
restée  pure,  et  qu'elle  ne  succombe  que  par  dépit  d'avoir  été 
injustement  soupçonnée-.  C'est  la  légitime  punition  d'un  jaloux  : 
c'est  le  Castia  gilos. 

Notre  conte  gras  devait  subir,  sur  le  sol  d'Angleterre,  un 
ennoblissement,  plus  raffiné  et  plus  étrange  encore. 

Un  conteur  élégant  ^  s'empare  du  fabliau  de  la  Bourgeoise 
d'Orléans  :  nous  voici  dans  un  monde  non  seulement  cheva- 
leresque, mais  parfaitement  moral.  Le  mari  est  sympathique, 
l'amant  est  sympathique,  la  femme  l'est  encore  plus.  Le  galant 
est  un  fils  de  chevalier,  que  des  revers  de  fortune  et  de  famille 
ont  engagé  dans  les  ordres,  et  dont  tous  font  l'éloge,  les  riches 
et  surtout  les  pauvres.  La  nièce  pauvre  n'est  plus  cette  donzelle 
qui,  tout  à  l'heure,  vendait  sa  bienfaitrice  pour  un  cotele\  ici, 
elle  ne  la  trahit  plus  que  par  jalousie  d'amour.  Le  mari  et  sa 
femme  forment  un  couple  charmant;  c'est  un  modèle  de  bon 
ménage,  attendrissant;  chaque  jour,  la  dame  va  au  moùtier  et 
reçoit  trois  pauvres  à  sa  table;  quand  son  mari  est  aux  tournois, 
elle  reste  à  prier  pour  lui  : 

Souvent  haiinta  il  les  esturs, 
Ghevals  ciinquist,  armes  gaina. 
Et  la  dame  pour  li  pria... 

Son  amour  naît  à  l'église,  où  elle  s'est  rencontrée  souvent 
avec  le  clerc  en  de  communes  dévotions.  Pour  qu'elle  con- 
sente à  visiter  le  clerc  une  seule  fois,  il  faut  qu'il  soit  tombé 
malade   d'amour,    à    en   périr;    c'est  pour   éviter    un    homicide 


1.  Ce  cadre  n'est  peut-être  point,  d'ailleurs,  une  fiction  poétique. 

2.  On  voit  l'invraisemblance  :  comme  il  n'y  a  pas  de  rendez-vous  donné, 
comme  l'amant  n'est  pas  là,  il  faut  qu'Elvira  aille  rejoindre  chez  lui.  à  sa 
grande  surprise,  Bascol  de  Cotanda. 

3.  Le  chevalier,  la  dame  et  un  clerc,  M  R,  II,  50.  L'auteur  est  un  Anglais, 
comme  M.  P.  Meyer  l'a  aisément  démontré  [Romania,  I,  69). 


—  301  — 

qu'elle  daig"ne  lui  faire  visite,  non  sans  des  hésitations  et  des 
combats  intimes,  dignes  d'une  héroïne  de  la  Table  Ronde.  Il 
faut  bien  pourtant  se  résoudre  à  conter,  telle  quelle,  la  chute 
brutale  de  la  dame;  mais,  dit  le  poète,  elle  ne  pécha  qu'une 
fois;  après,  elle  redevint  la  plus  pure  des  épouses,  et  quand  elle 
mourut,  Dieu  reçut  son  âme.  —  C'est  ainsi  que  le  trouvère  s'est 
mis  en  frais  de  psychologie  pour  aboutir  à  conter  la  même 
histoire  grossière  que  tout  à  l'heure  ;  il  a  créé  toute  une  série 
de  personnages  courtois  et  brillants,  pour  arriver  à  faire  rosser 
un  mari  au  profit  d'un  prestolet  K 

Enfin,  un  poète  allemand  rencontre  à  son  tour  ce  conte  à 
rire.  Il  s'en  amuse,  sans  vouloir  l'avouer,  et  s'avise  de  le 
moraliser.  Le  mari  n'est  plus  chez  lui  que  battu  et  content.  La 
femme  qui  le  fait  rosser  est  le  parangon  des  vertus  domes- 
tiques. Mais  je  n'ai  pas  le  courage  d'analyser  cette  prudhom- 
mesque  version  ■^. 

Ainsi  les  contes  les  plus  généraux,  les  plus  indifférents  sont 
faits  d'une  sorte  de  matière  plastique,  que  peuvent  façonner  à 
leur  gré  les  artistes.  Que  deviendra  cette  matière?  Dieu,  table 
ou  cuvette,  selon  chaque  conteur,  et  selon  son  public. 

Chaque  conte  pourrait  servir  à  de  semblables  démonstra- 
tions •^;  mais  laissons  ces  comparaisons  de  variantes.  Les  études 
de  M.  G.  Paris  sur  les  légendes  de  lAmje  et  l  Ermite^  de 
V Oiselet^  du  Mari  aux  deux  femmes^  etc.,  ces  minuscules 
chefs-d'œuvre  de  critique,  resteront  les  modèles  de  ces  mono- 
graphies. On  y  voit  combien  elles  peuvent  être  fécondes  pour 
l'historien  des  mœurs.  Mais,  puisque  chaque  version  des  divers 
contes  reflète  avec  une  précision  si  délicate  l'âme  du  conteur  et 
de  son  public,  profitons  de  cette  démonstration  acquise;  cessons 
d'étudier  ces  subtiles  modifications. 

Etant  admis  que  le  plus  banal  des  contes  révèle  quelque 
chose  de  la  génération  qui  lui  a  donné  telle  ou    telle  forme, 

1.  Les  deux  contes  sont  prochement  apparentés.  Remarquez,  entre 
autres  traits,  le  personnage  de  la  nièce  pauvre  qui  reparaît  dans  les  deux 
poèmes. 

2.  Gesammtahenteuer ,  II,  XXVII,  Vrouwen  staetikeit, 

3.  Il  serait  curieux,  par  exemple,  de  comparer  le  fabliau  du  Prestre  qui 
eut  mère  a  force  (MR,  V,  125)  avec  le  conte  chevaleresque  et  charmant  des 
Gesammtahenteuer ,  I,  V,  Die  alte  muoter. 


—  302  — 

prenons  l'ensemble  des  contes  d'une  époque  déterminée  :  les 
Fabliaux.  D'où  qu'ils  viennent,  on  peut  y  étudier  les  mœurs 
du  temps,  comme  s'ils  étaient  vraiment  nés  sur  le  sol  de  la 
France.  Sans  doute,  il  n'est  pas  indifférent  que  le  sujet  même 
des  contes  soit  exotique;  mais,  si  les  conteurs  ont  perdu  le 
sentiment  de  cet  exotisme,  s'ils  n'ont  nul  souci  de  la  couleur 
locale  étrangère,  leurs  récits  sont  significatifs  de  leur  époque. 
Pareillement,  dans  une  Gène  hollandaise  ou  florentine  du  xvi^ 
siècle  (voire  dans  une  Circoncision  ou  une  Crucifixion),  on  peut 
étudier  non  seulement  le  costume  hollandais  ou  florentin  du 
temps,  mais  les  idées  mêmes  de  l'époque,  son  idéal  moral,  la 
personnalité  du  peintre,  la  forme  de  son  imagination. 

Analysons  donc  les  fabliaux  :  il  est  possible  de  les  étudier 
comme  un  groupe  d'œuvres  présentant  l'unité  d'une  inspiration 
commune.  Certes,  ces  cent  cinquante  récits  conservés  repré- 
sentent des  milliers  de  contes  disparus;  ces  vingt-cinq  poètes 
dont  nous  avons  les  noms  représentent  des  centaines  de  poètes 
inconnus.  Mais  les  œuvres  de  chaque  conteur  ne  sont  point 
marquées  de  traits  individuels  très  distincts.  Il  n'y  a  guère 
de  génies  parmi  les  poètes  du  moyen  âge  :  nous  sommes  à 
une  époque  semi-primitive,  où  l'influence  du  milieu  social 
est  prépondérante  et  surtout  du  «  moment  » . 


303  — 


CHAPITRE  X 

L'ESPRIT  DES  FABLIAUX 

I.  Examen  du  plus  ancien  fabliau  conservé,  Richeut. 
II.  L'intention  des  conteurs  :  un  fabliau  n'est  qu'une  «  risée  et  un  gabet.  )> 
De  quoi  riait-on? 

III.  Fabliaux  qui  supposent  une  gaieté  extrêmement  facile  et  superficielle. 

IV.  Fabliaux  qui  n'impliquent  que  «  l'esprit  gaulois  )>  :  caractéristique  de 

cet  esprit. 
V.  Fabliaux  qui,  outre  l'esprit  gaulois,  supposent  le  mépris  profond  des 

femmes. 
VI.  Fabliaux  obscènes. 
VII.  Les  fabliaux  et  l'esprit  satirique.  —  Résumé. 

Nous  voilà  donc  bien  autorisés  à  rendre  les  hommes  du 
moyen  âge  responsables  de  ces  contes  :  ils  ne  les  ont  pas  tous 
inventés,  qu'importe?  il  suffît  qu'ils  s'en  soient  amusés. 

Dans  l'immense  forêt  des  contes  populaires,  où  croissent 
confusément,  pêle-mêle,  les  lianes  vénéneuses,  les  sauvageons 
stériles,  les  souches  puissantes  et  précieuses,  ils  étaient  libres 
d'élire  les  plus  nobles  essences.  Cette  matière  brute,  une  fois 
choisie,  ils  étaient  libres  de  la  tailler  et  de  la  façonner  à  leur 
gré  :  dans  le  même  cœur  de  chêne,  on  peut  sculpter  un  dieu  ou 
un  magot. 

Qu'ont-ils  voulu  faire?  et  qu'ont-ils  fait? 

Nous  voici  en  présence  de  ces  147  poèmes,  soit  d'environ 
quarante-cinq  mille  vers.  Parcourons-les. 

J.-V.  Le  Clerc  a  déjà  résumé  presque  tous  ces  contes.  Vou- 
lons-nous rejDrendre  cette  analyse,  qu'il  a  faite  avec  charme? 
Mieux  vaudrait  y  renvoyer  le  lecteur,  et  d'ailleurs  la  lecture 
directe  des  textes  serait  plus  efficace  encore.  Notre  but  est 
autre.  J.-V.  Le  Clerc  cherchait  une  sorte  de  fîl  conducteur  qui 
lui  permît  de  promener  le  lecteur  dans  ce  labyrinthe  de 
contes.  Il  voulait  simplement,  à  propos  de  chaque  fabliau, 
réunir  les  remarques  de  tout  genre  qu'il  provoquait,  observa- 
tions linguistiques,  morales,  notes  historiques,  rapprochements 
littéraires,  etc.  Comment  pouvait-il  passer  d'un  conte  à  l'autre 


—  304  — 

sans  qu'il  j^arùt  écrire  une  centaine  de  petites  monographies 
indépendantes?  Il  s'avisa  de  les  classer  selon  la  dignité  sociale 
des  personnages  qui  figurent  dans  ces  contes,  en  procédant  de 
Dieu  le  père  à  Dieu  le  fîls,  passant  ensuite  à  la  Vierge,  aux 
saints,  au  clergé  séculier,  au  clergé  régulier,  aux  chevaliers, 
etc..  C'était  un  j)rocédé  commode,  ingénieux  :  il  lui  permet- 
trait de  relier  les  poèmes  entre  eux  par  un  lien  extérieur,  léger, 
peu  gênant.  Division  factice  aussi,  car  outre  qu'elle  groupait 
des  contes  disparates,  elle  tendait  à  nous  montrer,  dans  la  col- 
lection des  fabliaux,  une  sorte  d'image  du  monde,  une  encyclo- 
pédique et  perpétuelle  satire  politique,  sociale  :  nous  verrons  que 
la  portée  n'en  va  pas  jusque-là.  —  Nous  voulons,  au  contraire, 
diviser  les  fabliaux  en  plusieurs  catégories,  selon  des  rapports 
plus  intimes,  selon  que  les  poèmes  de  chaque  groupe  procèdent 
d'une  inspiration  commune,  exploitent  les  mêmes  sentiments, 
prétendent  à  la  même  qualité  de  comique  ^ . 


I 


LE   PLUS   ANCIEN    FABLIAU    CONSERVE    :    RICHEUT 

Avant  de  commencer  cette  revue  s^^stématique,  considérons  à 
part  le  poème  de  Richeut.  Il  peut  être  curieux  d'interroger  cet 
ancêtre  vénérable,  —  vénérable  par  sa  date  seulement,  —  de  nos 
fabliaux  -. 

Sans  doute,  quand  il  fut  rimé  (1159),  on  redisait  en  France, 
depuis  des  siècles  déjà,  des  contes  plaisants.  Sans  revenir  sur 
l'antique  recueil  de  Marie  de  France  analysé  plus  haut  ^^  rap- 
pelons que,  très  anciennement,  les  Sommes  de  Pénitence 
enregistrèrent,  au  nombre  des  péchés  à  punir,  le  goût  de  nos 
ancêtres  pour  les  histoires  grasses.  Dès  le  yiu^  et  le  ix^  siècle, 
le  Pœnitentiale  Ecfherti  [\  76G),  les  Capitula  ad  presbyteros 
d'Hincmar  (^  882)  interdisent  aux  chrétiens  de  prendre  plaisir  à 
ces  vilaines  historiettes  {fabulis  otiosis  studere^  fabulas  inanes 

« 

1.  Nous  réservons  quelques  contes  do  notre  collection  :  nous  leur  forons, 
au  chapitre  XII,  la  place  large,  honorable,  qu'ils  mcrilent. 

2.  Recueil  de  fabliaux,  p.  p.  Méon,  I,  p.  38. 

3.  V.  ci-dessus,  p.  122  —  p.  125. 


—  305  — 

referrc)^  et  ces  contes  à  rire  qu'un  vieux  texte  bien  connu  appelle 
déjà  des  fahellac  ignohiliuin  devaient  ressembler  fort  à  nos 
fabliaux  i. 

Pourtant,  comme  nous  l'avons  marqué  ailleurs,  la  mode  de 
rimer  ces  facéties  ne  vint  guère  que  dans  la  seconde  moitié  du 
xu'^  siècle,  et  Richeut  est  l'unique  spécimen  de  ces  poèmes 
archaïques  ^.  L'esprit  de  Richeut^  est-ce  déjà  «  l'esprit  des 
fabliaux?  » 

Au  moins  je  vais  traiter  d'une  étrange  matière, 

1.  Voici  ces  textes  :  «  Si  quis  christianus  fabulis  otiosis,  stultiloquiis 
verbis,  jocularibus  risumque  moventibus  studuerit...  sacerdoti  suo  manifestet 
et  secundum  arbitrium  ejus  modumque  delicti  pœniteat.  »  [Pœiiitentiale 
Egherti,  ehoraceiisis  archiepiscopi,  Labbe,  YI,  1604.)  —  «  Nec  plausus  et 
risus  incouditos  et  fabulas  iuanes  ibi  referre  aut  cantare  praesumat,  nec 
turpia  joca  cum  urso  vel  tornacibus  anle  se  facere  periiiittat.  »  [Capitula  ad 
presbytères,  ch.  XIV.)  —  Cité  par  M.  Léon  Gautier,  Les  Epopées  françaises, 
II,  p.  9.  —  Le  texte  où  un  comte  de  Guines,  qui  vivait  au  xii^  siècle  (1169- 
1206)  nous  est  montré  comme  habile  à  conter  des  fahellas  ignobiliuin  se 
trouve  dans  Du  Gange,  s.  v.  fabularius,  et  dans  les  Mon.  gerni.  hist.  script.., 
XXXIV,  598. 

2.  Déjà,  à  l'époque  de  Richeut,  les  poèmes  analogues  paraissent  n'avoir 
pas  été  très  rares.  A  n'interroger  que  notre  poème,  on  s'aperçoit  qu'il  en  a 
existé  plusieurs  autres  qui  mettaient  en  scène  la  «  jongleresse  d'amour  » 
Richeut.  Sans  quoi,  que  signifient  les  vers'du  début  : 

Or  faites  pais,  si  escotez, 
Qui  de  Richeut  oïr  volez  ! 
Soventes  foiz  oï  avez 
Conter  sa  vie ? 

Et  que  signifient  ces  rappels  d'événements  à  peine  indiqués,  comment 
Richeut  fut  nonne  et  s'enfuit  du  couvent  avec  un  prêtre  qui  fut  pour  elle 
démembré,  occis  et  damné  (v.  34  ss.),  comment  elle  dupa  un  certain  dan 
Guillavime  dont  il  n'est  plus  question  par  la  suite?  (v.  54  ss.)  Ces  événements 
sont  obscurs  pour  nous,  mais  devaient  être  de  claires  allusions  à  des  récits 
déjà  entendus  :  il  a  dû  exister  tout  un  petit  cycle  de  la  Ménestrel  Richeut, 
dont  l'une  des  branches  était  le  Moniage  Richeut.  —  Notre  poème  —  ou  les 
poèmes  voisins  du  même  cycle  —  eut  d'ailleurs  un  très  grand  succès  au 
moyen  âge,  comme  il  résulte  de  nombreuses  allusions  dans  diverses  œuvres 
du  moyen  âge.  Déjà,  on  lit  dans  le  vieux  roman  de  Tristan  (éd.  Michel,  II,  3)  : 

Or  me  dites,  reine  Isolt, 

Dès  quant  avés  esté  Richolt? 

a  Je  sai  de  Richalt  »,  dit  l'un  des  jongleurs  ribauds  (M  R,  I,  1).  Il  est 
encore  fait  mention  de  Riqueut  dans  Y Ensenlianieii  de  Guiraut  de  Cabrera. 
Le  nom  est  même  devenu  commun,  comme  en  témoignent  ces  vers  curieux  du 
fabliau  à' Auberée  (MR,  V,  p.  302,  variante  du  ms.  D)  : 

, .  .Maus  li  aviengne  [à  Auberée] 
Et  li  et  toutes  les  Richiaus  ! 

Cf.Renart,  éd.  Martin,  I,  257. 

Bkdier.  —  Les  Fabliaux.  20 


—  306  — 

et  il  est  sage  de  répéter  l'excuse  naïve  du  trouvère  de  Richeut  : 

Vos  qui  entendez  nos  raisons, 
Pardonnez  nos  s'ensi  parlons  : 
Tels  est  l'estoire  ^ . 

Le  plus  ancien  de  nos  fabliaux  en  est  peut-être  aussi  le  plus 
cynique.  C'est  l'histoire  brutale  d'une  fille  de  joie,  Richeut, 
qui  dupe  ses  amants  et  fait  endosser  à  un  nombre  indéfini 
d'entre  eux  la  paternité  d'un  fils  qui  lui  est  né  ;  elle  fait  elle- 
niême  l'éducation  de  ce  fils,  et  le  petit  Sansonnet  grandit  en 
force  et  en  science  du  mal,  jusqu'à  lutter  avec  sa  mère  elle- 
même  dans  l'art  de  vivre  grassement  de  l'amour.  De  Richeut 
aux  contes  de  Jean  de  Gondé,  les  jongleurs  sauront  perfectionner 
l'intérêt  des  intrigues,  le  comique  des  situations.  Mais  pour  la 
peinture  réaliste  des  types  et  des  mœurs,  pour  la  vérité  de  l'ob- 
servation cruelle,  ils  paraissent  avoir  atteint  du  premier  coup 
le  genre  spécial  de  perfection  qu'ils  recherchent.  A  cet  égard, 
Richeut  n'est  pas  seulement  un  exemplaire  isolé  des  vieux 
fabliaux  perdus;  il  est  le  modèle  des  fabliaux  conservés. 

Voici  deux  commères   du   xii^   siècle,    Richeut   et    Herselot, 

la  maîtresse  et  la  servante,  qui  discutent,  moitié  crédules,  moitié 

sceptiques,  par  quelles  sorcelleries  et  quelles  «  charaies  »  elles 

charmeront  leurs  amants,  s'il  vaut  mieux  leur  faire  boire  des 

herbes,    ou    écrire   des    lettres   magiques    avec   du   sang   et   de 

l'encre.  Les  voici  à  leur  miroir,  qui  se  fardent  de  blanc  et  de 

vermillon, 

Por  ce  que  du  natural  sanc 
Poi  i  avoit; 

ou  bien,  qui  font  bombance  «  de  claré,  de  nieles,  de  pevrée, 
d'oublées,  de  fruit  et  de  parmainz  ».  Richeut,  devenue  mère, 
va  faire  ses  relevailles.  Quoi  de  mieux  observé  que  ce  désir  de  la 
courtisane  de  ressembler  à  une  vraie  dame?  Elle  tient  à  aller 
à  la  messe,  à  y  faire  son  offrande  :  le  visage  clair  et  vermeil, 
en  grande  toilette,  portant  un  manteau  vair  et  un  chainse 
neuf,  dans  sa  dignité  de  bourgeoise ,  elle  passe  par  les  rues, 
fière  ;  «  sa  longue  queue  va  traînant  dans  la  poussière,  »  et  les 
bourgeois,    accourus   sur  le  pas    de   leur  porte,    admirent.    Le 

1,  V.  952. 


—  307  ~ 

digne  fils  d'une  telle  mère,  Sansonnet,  nous  apparaît  à  son 
tour,  les  mains  belles  et  fines,  «  lacé  dans  sa  ceinture  à  longues 
franges  »,  respirant  une  grâce  malsaine  de  mignon.  Le  poète 
nous  dit  comment  il  a  été  élevé.  Les  enfances  de  ce  San- 
sonnet, dont  un  bourgeois,  un  chevalier,  un  prêtre  et  quelques 
autres  s'enorgueillissent  paternellement,  sont  dignes  de  chacun 
de  ses  nombreux  pères  putatifs  :  il  fait  honneur  au  prêtre  par 
sa  parfaite  connaissance  de  son  psautier,  de  la  grammaire,  par 
son  art  à  chanter  «  les  conduits  et  les  sozchanz  »  ;  il  a  tant 
appris  par  son  <(  clair  sens  »  qu'il  est  dialecticien  ;  —  il  est  bien 
aussi  le  fils  du  chevalier,  si  élégamment  il  sait  «  s'afîchier  »  sur 
ses  étriers,  composer  des  sonnets,  des  serventois  et  des 
rotruenges,  jouer  de  la  citole  et  de  la  harpe,  dire  des  lais  bre- 
tons ;  —  il  est  le  fils  du  bourgeois  encore,  car  il  sait  compter 
mieux  que  personne  —  et  des  vilains  aussi,  car  il  sait  tricher 
aux  dés  et  boire  d'autant.  Voici  que  déjà  il  possède  les  sept  arts, 
et  quelques  autres  encore  ;  la  science  de  vivre,  c'est-à-dire  la 
science  d'aimer  à  bon  profit,  il  croit  l'avoir  apprise  dans  ses 
livres  et  allègue  «  les  bons  auteurs  », 

...Que  moût  en  cuide 
Sansonnez  savoir  par  Ovide. 

Mais  sa  mère,  «  maistresse  de  lecherie,  »  lui  donnera  le  trésor 
plus  précieux  de  son  expérience.  Dans  les  nobles  chansons  de 
geste,  quand  un  chevalier  nouvellement  adoubé  quitte  le  châ- 
teau paternel  et  s'en  va  quérir  les  aventures  par  le  vaste  monde, 
il  est  d'usage  que  sa  mère  lui  dicte  ses  nouveaux  devoirs,  l'en- 
doctrine avant  le  dernier  adieu  et  le  chastie.  De  même  Richeut 
ne  laissera  point  partir  son  fils  sans  lui  enseigner  sa  morale 
spéciale  :  il  doit  toujours  «  parler  courtoisement,  agir  féroce- 
ment, toujours  promettre  aux  femmes  et  leur  devoir  toujours.  » 
Et  le  voilà  parti  pour  les  pays,  levant  sur  les  femmes  qu'il 
«  affole  »  ((  impôts  et  tonlieux  »,  courtois  dans  les  demeures 
seigneuriales,  ivrogne  et  batailleur  dans  les  tavernes,  moine 
blanc  à  Clairvaux  d'où  il  emporte  les  croix  et  les  calices  d'or, 
prêtre  et  chapelain  à  Wincester  d'oii  il  enlève  une  abbesse  qu'il 
abandonne  et  qui  devient  jongleresse;  c'est  lui  qui  porte  les 
messages  des  amants,  qui  fait  dolentes  les  épouses  et  les  jeunes 
filles  ;  et  s'il  les  met  à  mal,  «  peu  lui  chaut,  mais  qu'il  gagne  !  » 


—  308  — 

N'y  a-t-il  pas  une  véritable  puissance  poétique  dans  ce  proto- 
type de  don  Juan,  élégant  et  cynique,  si  gracieux,  si  féroce? 

Ce  caractère  qui  marque  le  j)lus  ancien  fabliau  conservé,  à 
savoir  la  vérité  effrontée  de  l'observation,  la  visite  réaliste 
d'un  monde  interlope,  l'exactitude  dans  la  peinture  des  mœurs, 
et  spécialement  des  mauvaises  mœurs,  nous  verrons  bientôt  s'il 
ne  reste  pas  l'un  des  signes  distinctifs  du  genre  au  cours  de  son 
histoire  i. 

Ce  qui  frappe  encore  à  la  lecture  de  ce  poème,  c'est  que  l'in- 
tention   du    poète    n'est    nullement    satirique.    On    sent    qu'il 


1.  Il  s'en  faut  pourtant  que  Richeut  ressemble  de  tout  point  aux  poèmes 
postérieurs.  Il  eu  diffère  par  la  nature  du  sujet  traité,  en  ce  qu'il  n'est  pas 
un  conte  traditionnel.  L'intrigue  n'y  est  rien  ;  les  caractères  y  sont  tout. 
Aucune  des  duperies  qu'imagine  notre  vilain  couple  n'est  un  de  ces  bons 
tours  particulièrement  ingénieux  qui  font  rire  par  eux-mêmes  :  réduites  à  la 
seule  intrigue,  les  aventures  de  Richeut  n'intéresseraient  personne.  Aussi  le 
fabliau  de  Richeut  ne  se  retrouve-t-il  dans  aucune  littérature  et  nous  n'avons 
à  présenter  à  son  sujet  nulle  remarque  comparative  :  c'est  moins  un  conte 
qu'un  tableau  de  mœurs.  Or,  —  pour  mentionner  une  dernière  fois  la  théorie 
orientaliste,  —  on  sait  que,  selon  elle,  c'est  l'invasion  exotique  des  contes  orien- 
taux qui  aurait  enseigné  à  nos  trouvères,  confinés  jusqu'alors  dans  le  monde 
légendaire  des  héros  d'épopée,  l'art  de  peindre  aussi  les  mœurs  quoti- 
diennes, les  petites  gens,  la  vie  du  carrefour  et  de  la  rue.  «  I^es  contes  indiens, 
dit  M.  G.  Paris  [Les  contes  orientaux  dans  la  littérature  fr.  du  m.  a.,  1875), 
nés  de  l'observation  directe  et  ingénieuse  des  hommes  dans  toutes  les  condi- 
tions sociales,  retracent  naïvement  leur  vie  et  leurs  mœurs  avec  la  simplicité 
et  l'absence  d'affectation  qui  caractérise  l'Orient.  Les  aventures  et  les  senti- 
ments d'un  jardinier,  d'un  tailleur,  d'un  mendiant  y  sont  exposés  aveo  com- 
plaisance et  décrits  avec  détail.  Les  Occidentaux,  quand  ils  reçurent  d'Orient 
cette  matière  nouvelle  de  narrations,  ne  connaissaient  que  l'épopée  nationale 
et  le  roman  chevaleresque.  La  poésie  ne  s'adressait  qu'aux  hautes  classes, 
les  peignait  seules,  et  se  mouvait  ainsi  dans  un  cercle  très  restreint  de  sen- 
timents souvent  conventionnels  En  s'eflbrçant  d'approprier  les  contes  orien- 
taux aux  mœurs  européennes,  les  poètes  apprirent  peu  à  peu  à  observer  ces 
mœurs  pour  elles-mêmes  et  à  les  retracer  avec  fidélité.  Ils  apprirent  à  faire 
tenir  dans  le  cadre  de  la  vie  réelle  et  bourgeoise  de  leur  temps  les  incidents 
qu'ils  avaient  à  raconter,  et  en  s'y  appliquant  ils  acquirent  l'art  de  comprendre 
et  d'exprimer  les  ser.timents,  les  allures,  le  langage  de  la  société  où  ils 
vivaient.  Ainsi  se  forma  peu  à  peu  cette  littérature  des  fabliaux,  qui,  par  une 
singulière  destinée,  a  fini  par  être  le  plus  véritablement  populaire  de  dos 
anciens  genres  poétiques,  bien  qu'elle  ait  sa  cause  et  ses  racines  à  l'extrême 
Orient.  »  Richeut  nous  paraît  apporter  un  argument  minuscule,  significatif 
pourtant,  contre  cette  thèse.  Voici  que  le  plus  ancien  poème  conservé  qui 
soit  exclusivement  consacré  à  peindre  les  mœurs  des  gens  du  commun,  n  a 
d'autre  intérêt  que  cette  peinture  même;  celui  de  l'intrigue  y  est  nul.  Il 
semble  donc  que  l'évolution  du  genre  ait  été  celle-ci  :   d'abord  le  goût  de 


—  309  — 

s'amuse  de  ses  personnages  et  ne  leur  en  veut  point;  qu'il  est 
tout  joyeux  de  voir  Richeut  s'asservir  un  prêtre,  un  vieux  che- 
valier, un  bourgeois,  et  la  fille  de  joie  régner  souverainement 
sur  les  trois  ordres,  clergé,  noblesse,  bourgeoisie,  sans  comp- 
ter les  vilains  et  les  pautonniers;  on  sent  qu'il  met  une  gaieté 
épique,  une  sorte  d'allégresse  à  chanter  l'odyssée  de  Sanson- 
net qui,  poursuivant,  comme  un  héros  de  la  Table  Ronde,  ses 
entreprises  et  ses  quêtes^  court  triomphant  à  travers  le  monde, 
par  l'Allemagne  et  la  Lombardie,  et  de  Bretagne  en  Irlande,  et 
de  la  Sicile  à  Toulouse,  de  Glairvaux  à  Saint-Gille, 

Et  de  ci  qu'en  Inde  la  grande 
A  il  esté! 

Ces  caractères,  les  retrouverons-nous  aussi  dans  les  fabliaux 
postérieurs?  Commençons  notre  revue. 

II 

l'intention  des  conteurs  de  fabliaux 

Que  recherchent  nos  conteurs?  L'instruction  morale,  comme 
V Hitopadésa^.  la  volu23té,  comme  La  Fontaine?  la  peinture  des 
cas  étranges,  des  espèces  rares,  comme  Bandello?  la  satire  des 
mœurs  contemporaines,  comme  Henri  Estienne?  Interrogeons 
les  prologues  des  fabliaux  :  ils  nous  répondent  d'une  voix  :  un 
fabliau  n'est  qu'une  amusette.  Ce  sont  ((  mos  pour  la  gent  faire 
rire  ^  ».  Ce  Guillaume  ne  veut  que  <(  s'eslasser  »  quand  il  a  rime 
et  fabloie  -  »  ;  ce  «  joli  clerc  »  ne  s'étudie  qu'à  faire  ((  chose  de 
quoi  l'on  rie  ■'  ». 

l'observation  exacte,  réaliste;  on  a  mis  en  scène,  pour  le  seul  plaisir  de  les 
peindre  dans  la  vérité  de  leur  geste  habituel,  le  marchand  du  coin,  le  clerc 
goliard  qui  traîne  par  les  villes  sa  jeunesse  mendiante  et  spirituelle,  le 
prêtre  et  le  clerc  du  village  ;  puis,  par  une  conséquence  inévitable  et  rapide, 
on  a  cherché  à  faire  se  mouvoir  ces  personnages  dans  une  intrigue  intéres- 
sante, comique  par  elle-même  :  cette  intrigue,  les  contes  errants  dans  la 
tradition  orale  l'ont  fournie.  A  l'origine,  la  peinture  de  types  familiers  ;  puis, 
pour  mieux  mettre  ces  types  en  relief,  leur  introduction  dans  les  intrigues 
que  fournissait  le  trésor  des  contes  populaires. 

1.  MR,  IV,  107. 

2.  Le  Prestre  et  Alison,  MR,  II,  31. 

3.  Le  Pauvre  Mercier,  MR,  II,  36, 


—  310  — 

Ce  sont  risées  pour  esbatre 

Les  rois,  les  princes  et  les  contes  ^. 

Le  poète  narre  son  «  fabelet  pour  déliter  ~  »...  «  afin  qu'on 
s'en  rie  ^  »...  «  par  joie  et  par  envoisëure  ^.   » 

Mais  ces  poètes  se  flattent-ils,  de  plus,  que  nous  en  retirerons 
quelque  profit?  Oui,  certes,  ils  croient  à  la  vertu  saine  d'un 
éclat  de  rire  : 

Fablel  sont  bon  a  escouter; 

Maint  duel,  maint  mal  font  mesconter, 

Et  maint  anui  et  maint  mesfet  ^. 

Les  fabliaux  recèlent  une  propriété  calmante  et  consolatrice  : 
oisifs  et  gens  occupés,  et  vous-mêmes,  «  cœurs  pleins  d'ire,  » 
écoutez  un  bon  fabliau  :  vous  en  rapporterez  «  confortement  et 
allégeance  »  ;  vous  oublierez 

duel  et  pesance 
Et  mauvaistié  et  pensement  ^. 

Le  poète  qui  rima  le  Pauvre  Mercier  nous  dit  en  vers  gracieux  : 

Se  je  di  chose  qui  soit  belle, 
Elle  doit  bien  estre  escoutée, 
Et  par  biaus  diz  est  obliée 
Maintes  fois  ire  et  cuisançons....  ; 
Car,  quant  aucuns  dit  les  risées, 
Les  forts  tançons  sont  obliées.. 

Riez  donc,  pour  le  plus  grand  bien  de  votre  rate.  —  Mais,  les 

trouvères  n'ont-ils    point  encore  d'autres    ambitions?  quelques 

prétentions    morales  ?    Assurément ,   car    cela    ne    saurait    rien 

gâter  : 

L'en  devroit  moût  bien  escouter 
Contëor,  quant  il  vuet  trouver. 
Pour  coi  ?  —  Pour  ce  qu'on  i  aprent 
Aucun  bien,  qui  garde  s'en  prent  '^... 

1.  Les  trois  Chanoinesses,  MR,  III,  72,  fin;  comparez  M  R,  VL  i't2  :  De 
trois  prestres,  voire  de  quatre  —  Nous  dit  Haiseaus,  por  nous  esbatre... 

2.  La  Vieille  qui  oint  la  palme  au  chevalier^  M  R,  V,  129. 

3.  L.e  Prestre  au  lardier,  M  R,  II,  32  :  Moz  sans  vilonie  —  Vous  vueil 
recorder  —  Afin  qu'on  s'en  rie... 

4.  M  R,  IV,  107. 

5.  Les  Trois  aveugles,  M  R,  I,  4. 

6.  Du  chevalier  qui  fit  parler  les  muets,  M  R,  VI,  147. 

7.  Le   Vilain  au  buffet,  M  R,  III,  80. 


—  311  — 

..  Car  qui  bien  i  voudroit  entendre, 
Maint  bon  essample  i  porroit  prendre  \ 

Il  n'y  a  pas,  en  effet,  de  bourde  ni  de  trufe  si  indifférente 
qu'on  n'en  puisse  tirer  quelque  leçon  ;  écoutons  les  fabliaux, 
pour  rire  d'abord,  au  besoin  pour  en  profiter  : 

Vos  qui  fableaus  voles  oïr,.., 
Volentiers  les  devés  aprendre, 
Les  plusors  por  essample  prendre, 
Et  les  plusors  por  les  risées 
Qui  de  maintes  genz  sont  amées  ^. 

Mais  l'intention  morale  n'est  jamais  qu'accessoire.  Elle  ne 
vient  que  par  surcroît,  et  les  poètes  y  tiennent  bien  moins  encore 
que  ne  fait  La  Fontaine,  dans  ses  fables.  Pour  s'instruire,  n'ont- 
ils  pas  les  dits  moraux,  qu'ils  distinguent  très  soigneusement 
des  fabliaux  3?  Ici,  leurs  visées  morales  sont  très  humbles  ;  ils 
n'ont  aucune  ambition  réformatrice.  Le  principal,  c'est  de  rire. 
Les  fabliaux  ne  sont  que  «  risée  et  gabet  ». 

Mais  les  sources  du  rire  sont  étrangement  diverses,  selon  les 
hommes.  De  quoi  riait-on  au  xm'^  siècle? 

III 

FABLIAUX    SIMPLISTES 

D'abord,  on  riait  de  peu.  Ce  rire  était  facile,  médiocrement 
exigeant.  Ferons-nous  à  tels  de  ces  fabliaux  l'honneur  de  les 
compter  pour  des  œuvres  littéraires?  —  Un  prudhomme,  appelé 
Honte  (étrange  nom  !)  lègue  sa  malle  au  roi  d'Angleterre.  Il 
meurt,  et  un  bourgeois  de  ses  amis  veut  exécuter  ses  dernières 
volontés.  La  malle  sur  les  épaules,  il  parcourt  les  pays  jusqu'à 
ce  qu'il  ait  rencontré  le  roi  d'Angleterre,  au  milieu  d'une  cour 
brillante  :  «  Sire,  je  vous  apporte  la  maie  honte  !  »  Il  s'est  trouvé 


1.  TJEspevvier,  MR,  IV,  95. 

2.  La  Dame  qui  se  venja,  MR,  VI,  140. 

3.  Moniot  commence  ainsi  son  dit  de  Fortune  : 

Un  ditelet  vvieil  dire  cortois  et  delitable  : 

J'entent  que  je  le  die  pour  eslre  profitable 

Au  monde,  et  nel  di  mie  por  fablel,  ne  por  fable. 

(Jublnal,  N.  Rec,  I,  195.) 


—  312  — 

deux  poètes  pour  rimer  longuement  ce  pauvre  calembour  ^, 
quatre  manuscrits  pour  le  transmettre  aux  âges  à  venir,  et  com- 
bien de  gosiers  pour  en  rire  !  —  Combien  de  pauvres  âmes  sim- 
plistes se  sont  délectées  à  la  méprise  de  la  vieille  femme  qui,  sur 
le  conseil  d'une  commère,  pour  se  concilier  un  chevalier  puis- 
sant, va  ((  lui  graisser  la  patte  »  avec  un  morceau  de  lard  ~,  —  ou 
à  la  grande  frayeur  d'un  vilain  dont  le  chien  s'appelait  Estula, 
et  que  réveillent  la  nuit  des  voleurs  de  choux  et  de  moutons  ;  il 
appelle  son  chien  :  «  Estula  !  —  Oui,  je  suis  là  !  »  répond  l'un 
des  voleurs.  —  «  Hé  quoi  !  mon  chien  parle,  »  et  le  vilain  court 
chercher  le  prêtre  pour  l'exorciser.  —  Combien  de  ces  contes 
ne  sont  que  de  simples  gausseries  de  paysans,  qui  révèlent  un 
très  rudimentaire  développement  d'esprit  !  Il  suffît  à  ces  simples, 
pour  qu'ils  s'épanouissent  de  joie,  qu'on  leur  montre  par  quel 
combat  épique  un  vilain  et  un  moine  de  Saint-Acheul  se  dispu- 
tèrent un  méchant  roussin  ^.  —  Il  leur  suffit,  pour  qu'ils  s'émer- 
veillent comme  des  enfants,  qu'on  leur  répète  les  bons  tours  de 
deux  larrons,  Barat  et  Haimet  :  comment  l'un  d'eux  déniche  à 
la  cime  d'un  chêne  les  œufs  d'une  pie  sans  déranger  la  mère  qui 
les  couve,  puis  va  les  remettre  en  place,  tandis  que,  le  long  de 
l'arbre  où  il  grimpe,  son  confrère,  plus  subtil  encore,  lui  enlève 
ses  braies,  à  son  insu  ;  comment,  en  une  nuit,  Barat  et  Haimet 
volent,  perdent ,  reconquièrent,  perdent  encore  la  même  pièce  de 
lard  ^.  —  Il  leur  suffît,  pour  s'esclaffer  largement,  d'entendre 
cette  sotte  histoire  d'un  Anglais  malade  qui  demande  à  son  cama- 
rade de  lui  faire  manger  de  l'agneau  ;  il  prononce  mal  [anel  pour 
agneï)^  et  son  compatriote  lui  achète  un  ânon  contre  de  bons 
estrelins  \  quand  il  en  a  déjà  mangé  un  cuissot,  il  s'aperçoit  de 
l'erreur  et  rit  si  fort  qu'il  en  guérit  ^.  Nos  ancêtres  prenaient 
un  plaisir  extrême  à  entendre  fastrouiller  ces  Anglais  :  on  serait 
plus  difficile  aujourd'hui,  pour  les  imitations  de  baragouin  exo- 
tique, dans  les  théâtres  de  faubourg.  —  Comparez  ces  autres 
contes,  la  Plenté,  Bj^ifaut,   Brunain   :   Un  tavernier,  établi  en 


1.  MR,  IV,  90,  et  V,  120. 

2.  La  Vieille  qui  oint  la  palme  au  chevalier,  MR,  V,  127. 

3.  Les  deux  chevaux,  MR,  I,  13. 

4.  Barat  et  Haimet,  MR,  IV,  97. 
■♦  5.   Les  deux  Anglais,  MR,  II,  46. 


—  313  — 

Syrie,  sert  pour  un  denier  de  vin  à  un  pauvre  bachelier  de  Nor- 
mandie. Il  laisse  tomber,  par  maladresse  ou  par  mépris,  une 
partie  de  la  petite  mesure,  et  lui  dit  pour  toute  excuse  :  «  Vin 
renversé  porte  bonheur  !  »  Le  bachelier,  pour  se  venger,  enlève 
la  bonde  de  ses  tonneaux  et  inonde  son  cellier,  en  répétant  : 
((  Vin  renversé  porte  bonheur  M  »  —  Le  vilain  Brifaut  vient 
de  faire  emplette  de  dix  aunes  de  toile,  qu'il  emporte  sur  son 
épaule.  L'un  des  pans  de  l'étoffe  traîne  derrière  lui.  Un  larron 
saisit  ce  bout  de  toile,  le  coud  solidement  à  son  propre  surcot, 
bouscule  le  vilain  et  disparaît  dans  la  foule,  emportant  la  toile. 
Comme  Brifaut  se  lamente,  il  a  l'audace  de  se  présenter  à  lui, 
lui  montrant  son  étoffe  :  «  Vilain,  si  tu  avais  pris  la  précaution 
de  coudre  ta  toile  comme  j'ai  fait,  on  ne  te  l'aurait  pas  prise  -.  » 
Ce  sont  des  anecdotes  comiques  dont  ne  voudraient  pas  les  alma- 
nachs  de  village,  le  Bonhomme  normand  ni  le  Messager  boiteux, 
des  nouvelles  à  la  main  que  rejetteraient  des  journaux  de  sous- 
préfecture,  des  calembredaines  que  sifflerait  un  public  de  café 
chantant.  Ce  sont  bien  là  des  fabellae  ignobilium  ;  c'est  la  litté- 
rature des  indigents. 

Laissons  ces  misères,  non  sans  retenir  ce  premier  trait,  com- 
mun à  tous  les  fabliaux  :  les  sources  du  comique  j  sont  superfi- 
cielles, le  rire  y  est  singulièrement  facile. 


IV 


FABLIAUX    QUI   REPONDENT   A    LA    DEFINITION  DE  L     ((   ESPRIT    GAULOIS   )) 

Considérons  un  groupe  de  fabliaux  plus  caractéristiques,  ceux 
qui  répondent  à  la  définition  de  Vesprit  gaulois^  et  qui  ne  sup- 
posent rien  d'autre  que  cet  esprit. 

1.  La  Plenté,  MR,  III,  75. 

2.  MR,  V,  103.  —  Un  chapelain  dit  au  prône  :  «  Donnez  à  Dieu,  il  vous  le 
rendra  au  double.  »  Un  vilain  se  propose  de  profiter  d'un  marché  si  avanta- 
tageux,  et  comme  sa  vache  Blérain  fournit  peu  de  lait,  il  la  donne  au  prêtre 
pour  l'amour  de  Dieu.  Le  bon  doyen  l'accepte  fort  bien,  et  la  fait  lier  avec  sa 
propre  vache,  Brunain,  pour  qu'elles  s'accoutument  l'une  à  l'autre.  Mais 
Blérain,  qui  regrette  son  étable,  entraîne  après  elle,  à  travers  prés  et  chene- 
vières,  la  vache  du  prêtre,  et  retourne  chez  le  vilain,  qui  en  conclut  qu'en 
effet  Dieu  se  montre  «  bon  doubleur  »  (I,  10). 


—  314  — 

Il  se  révèle  d'abord  par  la  bonne  humeur.  Comme  dans  les 
contes  précédemment  analysés,  mais  plus  affinée,  c'CvSt  la  belle 
humeur  qui  fait  seule  les  frais  de  maintes  de  ces  menues  et  plai- 
santes drôleries.  —  Un  prêtre  chevauche  son  bidet,  lisant  ses 
heures,  matines  et  vigiles.  Par  delà  le  fossé  profond,  une  haie 
de  mûres  grosses,  noires,  succulentes,  tente  le  bonhomme.  Il  y 
pousse  son  roussin,  monte  debout  sur  sa  selle  pour  atteindre 
jusqu'aux  fruits  et  s'en  donne  à  cœur  joie.  «  Dieu  !  songe-t-il,  si 
quelqu'un  disait  :  hue  !  »  Il  le  pense  et  le  dit  en  même  temps  ;  le 
coursier  prend  le  galop,  laissant  le  provoire  dans  les  ronces  du 
fossé  ^  —  Cet  autre  chante  l'office  du  vendredi-saint  :  mais  il  a 
beau  feuilleter  son  livre,  il  a  perdu  ses  signets.  Il  s'embrouille, 
ne  peut  retrouver  l'évangile  de  la  Passion.  Que  faire?  les  vilains 
ont  faim;  le  prêtre  veut-il  à  plaisir  prolonger  leur  jeûne?  Ils 
s'impatientent.  Bravement,  à  tout  hasard,  il  bredouille  les  vêpres 
du  dimanche  :  Dixit  Dominus  domino  meo...,  se  démenant  de  son 
mieux,  pour  que  l'offrande  soit  fructueuse.  De  loin  en  loin,  des 
bribes  de  l'évangile  cherché  lui  reviennent  à  la  mémoire  ;  alors, 
il  les  lance  à  tue-tête  :  Barrahas  !  clame-t-il,  aussi  fort  qu'un 
crieur  qui  crie  un  ban...  et  les  vilains,  émus,  battent  leur  coulpe. 
Puis,  Crucifige  euml  et  ses  paroissiens  sont  inondés  de  com- 
ponction. Cependant  son  clerc  trouve  l'évangile  trop  long  et  lui 
sert  cet  étrange  répons  : 

«  Fac  finis  !  —  Non  fac,  amis, 
Usqiie  ad  mirahilia... 


M 


ais 


Si  tost  com  ot  reçu  l'argent, 
Si  fist  la  Passion  fmer  2. 

C'est,  comme  on  voit,  une  raillerie  bien  innocente  et  inofîen- 
sive.  Qu'on  range  encore  dans  ce  même  groupe  le  très  amusant 
conte  des  Perdrix  ^  ou  celui  du  Convoiteux  et  de  F  Envieux  ^.  Un 
convoiteux  et  un  envieux  chevauchent  en  compagnie  de  saint 
Martin.  «  —  Que  l'un  de  vous,  leur  dit  le  saint,  me  demande  un 


1.  Le  Prêtre  aux  mûres,  MR,  IV,  92,  et  V,  11.'^ 

2.  Le  Prêtre  qui  dit  la  Passion,  MR,  V,  118. 

3.  MR,  1,17. 

4.  MR,  V,  135. 


—  315  — 

don  ;  je  le  lui  accorderai  et  l'autre  obtiendra  le  double.  —  Faites, 
dit  l'envieux,  que  je  perde  un  œil  1  »  C'est  ainsi  que  l'envieux 
devint  borgne,  et  le  convoiteux  aveugle.  —  Ecoutez  encore  ce 
conte  :  Un  pauvre  mercier  ambulant,  ne  pouvant  payer  l'avoine 
et  le  fourrage  pour  son  cheval,  l'attache  dans  un  pré  bien  clos, 
qui  appartient  au  seigneur  du  pays.  «  Ce  seigneur,  lui  a  dit  un 
marchand,  est  loyal  et  bon  :  si  le  cheval  est  placé  sous  sa  sauve- 
garde, des  larrons  pourront  bien  s'en  emparer  ;  mais  on  n'aura 
pas  en  vain  invoqué  son  appui  ;  il  dédommagera  le  volé  et  fera 
pendre  le  voleur.  »  Le  mercier  s'est  rendu  à  ces  raisons  :  il 
recommande  son  roussin  au  seigneur,  et  dit  par  surcroît  force 
oraisons,  pour  que  Dieu  ne  permette  pas  que  nul  emmène  son 
cheval  hors  du  pré.  Dieu  «  ne  lui  faillit  mie  »  :  personne 
n'emmena  son  cheval  hors  du  pré  :  le  lendemain,  le  mercier 
retrouve  dans  ce  champ  à  la  même  place...  la  carcasse  de  son 
bidet  :  pendant  la  nuit,  une  louve  l'a  dévoré.  Il  s'en  vient  devant 
le  seigneur  et  lui  conte  comment  il  a  perdu  son  cheval  sur  sa 
fiance  :  <(  Je  l'avais  mis  sous  votre  sauvegarde  et  sous  celle  de 
Dieu.  —  Soit  !  mais  combien  valait  le  cheval?  —  Soixante  sous  ! 
—  En  voici  donc  trente  I  pour  le  reste ,  fais-toi  payer  par 
Dieu.  Va  le  gager  sur  la  terre  !  »  Le  mercier  s'en  va,  tout 
marri  de  cette  cruelle  et  juste  sentence,  quand  il  rencontre  un 
moine  :  «  A  qui  es-tu  ?  —  Je  suis  à  Dieu  !  —  Sois  donc  le  bien- 
venu ;  comme  son  homme  lige,  tu  répondras  pour  lui.  Il  me  doit 
trente  sous  !  paye-les-moi  !  »  —  L'affaire  est  portée  devant  le 
seigneur,  qui  juge  selon  les  saines  coutumes  du  droit  féodal  : 
((  Es-tu  l'homme  de  Dieu  ?  paye  !  Ne  payes-tu  pas  ?  c'est  renier 
ton  maître.  »  Le  moine  s'exécute  ^. 

Dans  tous  ces  contes,  transparaît  la  même  gaieté  maligne  et 
innocente,  piquant  à  peine,  à  fleur  d'épiderme.  Les  poètes 
s'amusent  à  ces  esquisses  rapides.  Ils  se  complaisent  en  cet 
esprit  de  caricature,  non  trop  tourné  à  la  charge,  avisé,  fin, 
jovial  et  léger. 

Mais  ce  sont  jusqu'ici  des  sujets  trop  simples  ;  parfois  cette 
bonne  humeur  anime  un  petit  drame  plus  complexe,  ingénieuse- 
ment machiné,  fait  vivre  quelques  instants  tout  un  monde  de 

1.  MR,  11,36. 


—  316  — 

personnages  plaisants.  Le  modèle  en  est  dans  le  Vilain  Mire^, 
l'humble  prototype  du  Médecin  malfjré  lui,  —  ou  dans  les  Trois 
Lossus  ménestrels  -,  ou  bien  encore  dans  ce  menu  chef-d'œuvre, 
les  Trois  aveugles  de  Compiègne  3.  Clopin  dopant,  trois  aveugles 
cheminent  de  Compiègne  vers  Senlis.  Un  riche  clerc  passe,  «  qui 
bien  et  mal  assez  savoit.  »  Sont-ce  de  vrais  aveugles  ?  Pour  s'en 
assurer  :  a  Voici,  leur  dit-il,  un  besant  pour  vous  trois  !  »  —  Il 
le  dit,  mais  ne  leur  donne  rien  et  chacun  des  trois  ribauds  croit 
que  l'un  de  ses  compagnons  a  reçu  la  bonne  aubaine.  Un  besant  ! 
Mais  c'est  de  quoi  faire  bombance  de  vin  d'Auxerre  et  de  Sois- 
sons,  de  chapons  et  de  pâtés  !  Les  voici  retournés  à  Compiègne, 
suivis  du  clerc  qui  les  observe.  Ils  sont  attablés  dans  une  auberge 
et  se  font  servir  «  comme  des  chevaliers  »  : 

Tien  !  je  t'en  doing  !  après  m'en  donne  ! 
Cis  crut  sor  une  vigne  bonne  !... 

L'heure  de  payer  est  venue  :  c'est  dix  sous  !  «  Soit,  disent-ils 
sans  marchander  ;  voici  un  besant  :  qu'on  nous  rende  le  surplus  ! 
—  Mais  où  est  le  besant? 

—  Je  n'en  ai  mie  ! 

—  Dont  l'a  Robers  Barbe-fleurie? 

—  Non  ai  !  —  Mais  vous  l'avez,  bien  sai  ! 

—  Par  le  cuer  bieu  !  mie  n'en  ai  ! 

Ils  se  disputent ,  se  battent  ;  le  clerc  a  de  rire  et  d'aise  se 
pasmoit  ».  Il  a  pitié  d'eux  pourtant  :  «  Je  paierai,  dit-il  à  l'au- 
bergiste ;  ou  plutôt,  le  prêtre  du  moùtier  paiera  pour  moi.  »  Suit 
le  bon  tour  que  les  Repues  franches  attribuent  à  Villon.  La  main 
dans  la  main,  le  clerc  et  l'aubergiste  arrivent  au  moùtier.  Le 
clerc  tire  le  prêtre  à  part  :  «  Sire,  j'ai  pris  hôtel  chez  ce  prud- 
homme,  votre  paroissien  ;  depuis  hier  soir,  une  cruelle  maladie 
l'a  saisi  ;  il  est  tout  assoti  et  marvoié.  Voici  dix  deniers  :  lisez-lui 
un  évangile  sur  la  tête.  »  —  Le  prêtre  dit  donc  au  tavernier  : 
«  Attendez  que  j'aie  chanté  ma  messe,  et  je  réglerai  votre 
affaire.  »  L'aubergiste  attend  patiemment,  très  rassuré,  tandis 
que  le  clerc  s'esquive.  Sa  messe  dite,  le  prêtre  veut  faire  age- 


1.  MR,III,  74. 

2.  Voyez  ci-dessus,  chap.  VIII. 

3.  MR,  1,4. 


—  317  — 

nouiller  son  paroissien,  qui  demande  obstinément  de  l'argent  et 
non  des  exorcismes.  Mais  c'est  sa  maladie  !  Maintenu  par  de  forts 
gaillards,  il  a  beau  protester  ;  il  est  aspergé  d'eau  bénite  et  doit 
supporter  qu'on  lui  lise  l'évangile  sur  la  tête. 

Un  trait  encore  :  c'est  l'attitude  frondeuse,  ironiquement 
familière,  que  les  conteurs  prennent  souvent  à  l'égard  des  per- 
sonnages sacrés.  Ce  jongleur  qui,  chargé  de  veiller  en  enfer  sur 
la  cuve  oii  les  âmes  cuisent,  et  qui  les  joue  aux  dés  contre  saint 
Pierre,  ne  craint  pas,  quand  il  a  perdu,  d'accuser  son  adversaire 
de  tricherie  et  de  le  tirer  par  ses  belles  moustaches  tressées  K  Ce 
vilain,  qui  se  présente  à  la  porte  du  ciel,  n'a  pas  la  moindre  révé- 
rence pour  les  saints  vénérables  qui  lui  refusent  l'entrée  :  «  Vous 
me  chassez,  beau  sire  Pierre?  pourtant  je  n'ai  jamais  renié  Dieu, 
comme  vous  fîtes  par  trois  fois  !  —  Ce  manoir  est  à  nous  !  lui  dit 
saint  Thomas.  —  Thomas,  Thomas,  ai-je  demandé,  comme  toi, 
à  toucher  les  plaies  du  Sauveur?  —  Vide  le  Paradis,  lui  dit 
saint  Paul.  —  Paul,  je  n'ai  pas,  comme  toi,  lapidé  saint  Etienne  -.  » 

Tous  ces  contes  —  d'autres  encore  —  sont  d'excellents  témoins 
de  l'esprit  gaulois,  tel  que  l'ont  défini  M.  Lenient  dans  La  Satire 
en  France  au  moyen  a(/e,  Taine  dans  son  La  Fontaine  '^.  Ils  mani- 
festent les  deux  traits  les  plus  saillants  de  cet  esprit  :  la  verve 
facilement  contente,  la  bonne  humeur  ironique.  On  j  rit  de  peu, 
on  y  rit  de  bon  cœur.  C'est  un  esprit  léger,  rapide,  aigu,  malin, 
mesuré.  Il  nous  frappe  peu,  nous  Français,  précisément  parce 
qu'il  nous  est  trop  familier,  trop  <(  privé  »,  dirait  Montaigne. 
Mais  comparez-le,  comme  l'a  fait  M.  Brunetière,  à  cette  tendance 
contraire  de  notre  tempérament  national,  à  la  préciosité  ;  ou 
bien,  rapprochez-le  de  Vhumour  anglais,  du  Gemiith  allemand  : 
ses  traits  distinctifs  sailliront  fortement.  Il  est  sans  arrière- 
plans,  sans  profondeur  ;  il  manque  de  métaphysique  ;  il  ne  s'em.- 
barrasse  guère  de  poésie  ni  de  couleur  ;  il  n'est  ni  l'esprit  de 
finesse,  ni  l'atticisme.  Il  est  la  malice,  le  bon  sens  joyeux,  l'iro- 
nie un  peu  grosse,  précise  pourtant,  et  juste.  Il  ne  cherche  pas 
les  éléments   du   comique  dans  la  fantastique    exagération  des 


1.  MR,  V,  117. 

2.  MR,  III,  81. 

3.  V.   aussi  Sainte-Beuve,   L'esprit  de  malice  au  bon   vieux  temps  et  un 
excellent  article  de  M.  Langlois  dans  la  Revue  bleue  (1892). 


—  318  — 

choses,  dans  le  grotesque  ;  mais  dans  la  vision  railleuse,  légère- 
ment outrée,  du  réel.  Il  ne  va  pas  sans  vulgarité;  il  est  terre  à 
terre  et  sans  portée  ;  Béranger  en  est  Féminent  représentant. 
Satirique  ?  non,  mais  frondeur  ;  «  égrillard  et  non  voluptueux, 
friand  et  non  gourmand.  »  Il  est  à  la  limite  inférieure  de  nos 
qualités  nationales,  à  la  limite  supérieure  de  nos  vices  natifs. 

Mais  il  manque  à  cette  définition  le  trait  essentiel,  sans  lequel 
on  peut  dire  que  l'esprit  gaulois  ne  serait  pas  :  le  goût  de  la 
gaillardise,  voire  de  la  paillardise. 

Nos  pères  se  sont  ingéniés  en  mille  façons  à  se  représenter 
comme  les  plus  infortunés  des  maris.  Ils  ont  imaginé  ou  retrouvé 
des  talismans  révélateurs  de  leurs  mésaventures  :  le  manteau 
enchanté  qui  s'allonge  ou  se  rétrécit,  s'il  est  revêtu  par  une 
femme  infidèle,  la  coupe  où  seuls  peuvent  boire  les  maris  heu- 
reux. Ils  ont  dépensé  des  trésors  de  finesse,  d'ingéniosité,  de 
véritable  esprit,  pour  aider  les  amants  à  s'évader  de  la  chambre 
conjugale.  Il  n'est  besoin  que  de  rappeler  rapidement  Auherée 
ou  Gombert  et  les  deux  clers  ^,  prototype  du  Meunier  de  Trum- 
pington  de  Ghaucer  et  du  Berceau  de  La  Fontaine.  Je  n'en  veux 
ici  qu'un  exemple  -.  Un  riche  vavasseur  revient  des  plaids  de 
Senlis,  à  l'improviste.  En  rentrant,  il  trouve  dans  sa  cour  un 
palefroi  tout  harnaché,  un  épervier  mué,  deux  petits  chiens  à 
prendre  les  alouettes  ;  dans  la  chambre  de  sa  femme,  une  robe 
d'écarlate  vermeille,  fourrée  d'hermine,  et  des  éperons  fraîche- 
ment dorés.  «  Dame!  à  qui  ce  cheval?  à  qui  cet  épervier?  ces 
chiens?  cette  robe?  ces  éperons?  —  A  vous-même,  sire  !  n'avez- 
vous  donc  pas  rencontré  mon  frère?  il  ne  fait  que  sortir  d'ici  et 
m'a  laissé  ces  présents  pour  vous.  »  Le  prudhomme  accepte  et 
s'endort  content,  tandis  qu'un  certain  chevalier,  caché  jusque-là, 
reprend  sa  robe  d'écarlate,  chausse  ses  éperons  d'or,  remonte  sur 
son  palefroi,  prend  son  épervier  sur  son  poing  et  s'esquive, 
suivi  de  ses  petits  chiens  à  prendre  les  alouettes.  —  Le  vavas- 
seur s'est  réveillé  :  «  Çà  !  qu'on  m'apporte  ma  robe  ver- 
meille !  ))  Son  écuyer  lui  présente  son  vêtement  vert  de  tous  les 
jours.  «  —  Non,  c'est  ma  belle  robe  vermeille  que  je  veux  !  — 
Sire,  lui  demande  sa  femme,  avez-vous  donc  acheté  ou  emprunté 

1.  MR,  I,  22;  V,  119. 

2.  Le  Chevalier  à  la  robe  vermeille,  MR,  III,  57. 


1 


—  319  ^ 

une  robe?  —  Mais  n'en  ai-je  pas  reçu,  hier,  une  en  cadeau?  — 
Etes-vous  donc  un  ménestrel  qu'on  vous  fasse  des  dons  sem- 
blables? un  jongleur?  un  faiseur  de  tours?  quelle  vraisemblance 
qu'un  riche  vavasseur,  comme  vous,  ait  pu  accepter  de  tels  pré- 
sents ?  —  N'ai-je  donc  pas  trouvé,  hier,  céans,  tous  ces  présents 
de  mon  beau-frère,  un  épervier,  un  palefroi?  —  Sire,  vous  savez 
bien  que,  depuis  deux  mois  et  demi,  nous  n'avons  pas  vu  mon 
frère.  S'il  vous  plaît  d'avoir  un  palefroi  de  plus,  n'avez-vous  pas 
assez  de  rente  pour  l'acheter?  »  Le  bonhomme,  confondu  par 
cette  évidence,  finit  par  convenir  qu'il  a  été  enfantosmé,  et  sa 
femme  lui  décrit  tout  l'itinéraire  du  pèlerinage  qu'il  doit  entre- 
prendre :  qu'il  passe  par  Saint -Jacques,  Saint-Eloi,  Saint- 
Romacle,  Saint-Sauveur,  Saint-Ernoul  : 

((  Sire  !  Dieu  penst  de  vous  conduire  !  » 

Tels  sont  les  premiers  signes  que  montrent  les  fabliaux.  Ajou- 
tons peu  à  peu  des  traits  plus  spéciaux,  plus  caractéristiques  du 
xm*^  siècle,  qui  se  superposeront  à  ceux-là,  sans  les  contredire. 

V 

FABLIAUX  QUI  SUPPOSENT  UN  PROFOND  MÉPRIS  POUR  LES  FEMMES 

Ainsi,  un  cinquième  des  fabliaux  détourneraient  Panurge  du 
mariage,  —  ce  qui  n'est  pas  dire  que  les  quatre  autres  cinquièmes 
l'y  encourageraient.  Nos  conteurs  ont  développé  à  l'infini  tout  un 
vaste  cycle  des  ruses  féminines.  C'est  un  véritable  Strigvéda.  Les 
femmes  des  fabliaux  ne  reculent  devant  aucun  stratagème  :  elles 
savent  persuader  à  leurs  maris,  l'une  qu'il  est  revêtu  d'un  vête- 
ment invisible;  la  seconde,  qu'il  s'est  fait  moine;  la  troisième, 
qu'il  est  mort  K  —  Elles  savent  tromper  la  surveillance  la  plus 
minutieuse  :  grâce  à  leurs  ruses,  cet  amant  se  déguise  en  saine- 
resse  ~,  celui-ci  en  rebouteur  ^  ;  cet  autre  se  fait  hisser  dans  une 
corbeille  jusqu'au  sommet  de  la  tour  où  sa  dame  est  étroitement 


1.  Le    Vilain  de  Bailleul,  MR,  IV,  109.  —  Les  Trois  dames  à  Vanneau, 
MR,  I,  5;  VI,  138. 

2.  MR,  1,25. 

3.  MR,  V,  130. 


—  320  — 

gardée  ^ .  —  Elles  savent  découvrir  pour  leurs  amants  les  retraites 
les  plus  imprévues  :  elles  les  mussent  dans  un  escrin  -^  sous  un 
cuvier,  et  font  crier  «  au  feu  !  »  par  un  ribaud,  dès  que  le  mari 
s'approche  de  la  cachette  '^.  —  Surprises  en  flagrant  délit,  elles 
savent  engignier  leur  vilain,  soit  par  le  spirituel  stratagème  de  la 
Bourgeoise  cFOrléans,  ou  par  le  tour  vraiment  extraordinaire  du 
Prestre  qui  ahevete^,  leur  persuader,  comme  la  commère  des 
Tresses  ^,  comme  la  dame  du  Chevalier  à  la  robe  vermeille  ^, 
qu'ils  ont  rêvé,  qu'ils  sont  enfantosmés.  —  Un  mari  entre  sou- 
dain, et  le  galant  a  le  temps,  à  grand'peine,  de  se  cacher  der- 
rière le  lit  :  «  Sire,  demande  la  dame  à  son  époux,  si  vous  aviez 
trouvé  un  homme  céans,  qu'auriez-vous  fait?  —  De  cette  épée, 
je  lui  aurais  tranché  la  tête  !  —  Bah  !  réplique-t-elle  en  faisant 
grant  risée ^  je  vous  en  aurais  bien  empêché  :  car  je  vous  aurais 
jeté  ce  peliçon  autour  de  la  tête,  comme  pour  jouer,  et  il  se  serait 
enfui  !  »  Elle  joint  l'action  à  la  parole ,  pendant  que  l'amant 
s'évade  en  effet,  et  elle  crie  à  son  époux  qui  rit,  tout  empêtré 
sous  le  peliçon  :  «  Le  voilà  échappé  !  courez  après,  car  il  s'en 
va  !  »  —  Le  tour,  dit  le  poète,  fut  «  biaus  et  grascieus  '^  ».  —  Un 
mari  s'aperçoit  qu'il  a  revêtu,  s'habillant  à  tâtons,  des  braies  qui 
ne  sont  point  les  siennes.  Il  rentre  chez  lui,  furieux;  ce  sont,  lui 
explique  sa  femme,  les  braies  de  Monseigneur  saint  François, 
qu'elle  avait  mises  sur  son  lit,  car  c'est  un  bon  talisman  pour 
avoir  des  enfants.  Le  bonhomme  rapporte  avec  componction  au 
couvent  des  Cordeliers  la  précieuse  relique  ^. 

Certes,  gardons-nous  d'exagérer  la  signification  historique  et 

1.  MR,  II,  47. 

2.  MR,  IV,  91. 

3.  MR,I,  9. 

4.  MR,  III,  61. 

5.  MR,  IV,  94;  V,  124. 

6.  MR,  III,  57. 

7.  Le  dit  du  Plicon,  MR,  VI,  156. 

8.  Les  Braies  au  prestre,  MR,  III,  88;  VI,  155.  —  Comparez  III,  79. 
Pourquoi  celte  femme  rentre-t-elle  si  lard,  à  minuit?  Le  mari,  inquiet,  la 
tient  déjà  par  ses  tresses,  sous  le  couteau.  —  «  Sire,  je  suis  grosse  ;  on  m'a 
conseillé  d'aller  faire  trois  tours  autour  du  moûlier,  en  disant  des  pate- 
nôtres, trois  jours  de  suite,  et  d'y  faire  un  trou  avec  mon  talon.  Si,  au  troi- 
sième jour,  je  le  trouvais  encore  ouvert,  j'aurais  un  fils  ;  s'il  était  clos,  une 
fille.  »  Le  mari,  attendri,  demande  pardon  :  «  Dame,  que  savais-je  de  votre 
pieux  dessein  ?  » 


—  321   — 

sociale  de  ces  gravelures.  Il  n'y  faut  point  voir  une  marque  — 
une  tare  —  de  l'esprit  français,  ni  de  l'esprit  du  moyen  âge.  Les 
contes  gras  ont  dû  fleurir  dès  l'époque  patriarcale,  aux  temps  de 
Setli  et  de  Japhet.  Les  plus  anciens  vestiges  de  littérature  qui 
nous  soient  parvenus  des  hommes  quasi  préhistoriques,  les  monu- 
ments exhumés  des  nécropoles  memphitiques,  sont  précisément 
des  contes  licencieux  ;  les  plus  anciens  papyrus  d'Egypte  nous 
révèlent  les   infortunes   conjugales  d'Anoupou.    Hérodote    nous 
parle  d'un  Pharaon  que  les  dieux  ont  rendu  aveugle  et  qui  ne 
pourra  guérir  que  si,   par  une  rare  bonne  fortune,  il  rencontre 
une  femme  fidèle  à  son  mari,  et  M.  Maspéro  dit,  à  propos  de  ce 
conte  léger  :   «  L'histoire  débitée  au  coin  d'un  carrefour  par  un 
conteur  des  rues,  ou  lue  à  loisir  après  boire,  devait  avoir  le  suc- 
cès   qu'obtient    toujours    une    histoire    graveleuse    auprès    des 
hommes.  Mais  chaque  Egyptien,  tout  en  riant,  pensait,  à  part 
soi,  que,   s'il  lui  fût  arrivé  même   aventure  qu'au   Pharaon,   sa 
ménagère  aurait  su  le  guérir,  —  et  il  ne  pensait  pas  mal.  Les 
contes  grivois  de  Memphis  ne  disent  rien  de  plus  que  les  contes 
grivois  des  autres  nations  :  ils  procèdent  de  ce  fond  de  rancune 
que  l'homme  a  toujours  eu  contre  sa  femme.    Les  bourgeoises 
égrillardes  des  fabliaux  du  moyen  âge  et  les  Egyptiennes  hardies 
des  récits  memphitiques  n'ont  rien  à  s'envier,  mais  ce  que  les 
conteurs  nous  disent  d'elles  ne  prouve  rien   contre  les  mœurs 
féminines  de  leur  temps  ^ .  » 

Voilà  qui  est  spirituellement  et  sagement  dit.  Non,  les  fabliaux 
ne  sont  point  des  documents  qui  puissent  nous  renseigner  sur  la 
moralité  des  femmes  au  moyen  âge,  et  leurs  données  grivoises 
ne  sont  point  spécialement  caractéristiques  du  xiii*^  siècle. 

Mais  voici  qui  l'est  davantage  :  à  cette  grivoiserie  superficielle 
s'entremêle  une  sorte  de  colère  contre  les  femmes,  —  haineuse, 
méprisante,  qui  dépasse  singulièrement  les  données  de  nos  contes. 
Il  ne  s'agit  plus  «  de  ce  fond  de  rancune  que  l'homme  a  toujours 
contre  la  femme  »,  —  mais  d'un  dogme  bien  défini,  profondé- 
ment enraciné,  que  voici  :  les  femmes  sont  des  êtres  inférieurs  et 
malfaisants. 

Voyons,  en  effet,  comment  nos  conteurs  se  représentent  les 
femmes,  jeunes  filles  ou  épouses. 

1.  Maspéro,  Les  Contes  e^jjo^/ens,  collection  Maisonneuve,  introduction. 
Bédier.  —  Les  Fabliaux.  21 


—  322  — 

Dans  cette  famille  singulièrement  réduite  où  ils  nous  intro- 
duisent 1,  à  laquelle  suffisent  ces  trois  membres  :  le  mari,  la 
femme,  l'amant,  —  les  jeunes  filles  apparaissent  peu.  On  les  ren- 
contre dans  les  fabliaux  plus  souvent  que  dans  les  chansons 
d'amour,  rarement  pourtant.  Si  les  conteurs  les  ont  exclues,  ce 
n'est  point  par  retenue,  ni  par  respect,  non  certes.  Mais,  de 
même  que  les  trouvères  lyriques  chantent  leur  passion  pour  leur 
dame  plus  volontiers  que  les  amours  virginales,  de  même  les 
narrateurs  de  fabliaux  n'aiment  pas  plus  que  Louis  XIV  «  les  os 
des  Saints  Innocents  ».  Les  rares  jeunes  filles  de  nos  poèmes 
sont  des  niaises  ou  des  drôlesses.  Des  niaises,  comme  cette  fille 
de  châtelain  —  la  seule  véritable  Agnès  de  cette  galerie  —  que 
son  père  fait  garder  dans  une  tour  par  une  duègne,  et  à  qui  son 
innocence  porte  malheur,  car  «  maie  garde  paît  le  loup  -  »  ;  ou 
comme  ces  autres  sottes,  dont  l'esprit  s'éveille  grâce  aux  leçons 
maternelles,  autour  desquelles  rôdent  des  valets  et  des  pauto- 
niers  ^,  des  prudes,  qui  ont  des  pudeurs  pires  que  l'impudeur, 
des  précieuses  qui  craignent  le  mot,  et  non  la  chose  ^.  —  Les 
autres  sont  des  drôlesses  vicieuses  :  telles  ces  jeunes  filles,  hâtées 
de  se  marier,  terriblement  subtiles,  à  qui  leur  père  propose  de 
bizarres  jeux-partis  ^;  telle  l'étrange  nouvelle-mariée  de  la  Sori- 
sete  des  Estopes  ^.  Celle-ci  trahit  sa  bienfaitrice  pour  une  cotele  "^  ; 
cette  autre  cède  aux  prières  d'un  clerc  pour  l'anneau  de  fer  du 
landier  que,  dans  l'obscurité,  elle  a  pris  pour  un  anneau  d'or  ^. 

1.  Les  mères  y  sont  des  matrones  peu  respectables  [l' Ecureuil,  V,  121, 
etc.).  Les  enfants  y  sont  admis  à  d'étranges  spectacles.  Voyez  V enfancon  qui 
défend  à  son  père  de  bouter  la  pierre  (IV,  102;  VI,  152);  ou  cette  fillette, 
«  qui  moût  bien  parloit  »  et  qui  dit  à  son  père  : 

«  ...Ma  mère  a  grant  deuil  quant  restez  ceanz. 

Baillet  respondi  :  Pour  quoi,  mon  enfant  ? 

—  Pour  ce  que  le  Prestre  vous  va  trop  doutant.  » 

(II,  32.) 
Ce  sont  des  enfants  terribles  dont  il  faut  se  méfier,   «  car  du  petit  ueil  se 
fait  bon  garder.  » 

2.  La  Grue,  MR,  V,  126. 

3.  L'Ecureuil,  MR,  V,  121. 

4.  MR,  IV,  107. 

5.  MR,  V,  122. 

6.  MR,  IV,  105. 

7.  MR,  1,8. 

8.  MR,  I,  22;  V,  119.  Cf.  encore  la  Damoisele  qui  sonjoit  (V,  134)  et  la 
Damoiselle  qui  voloit  wler  (IV,  108). 


—  323  — 

Que  deviennent  ces  jeunes  filles,  une  fois  mariées, 

Quand  les  fruits  ont  tenu  la  promesse  des  fleurs  ? 

On  s'en  doute.  C'est  un  axiome  :  les  femmes  sont  des  créa- 
tures inférieures. 

Femme  est  de  trop  faible  nature  ; 
De  noient  rit,  de  noient  pleure  ; 
Femme  aime  et  het  en  trop  poi  d'eure  ; 
Tost  est  ses  talenz  remués  ^. 

Aussi  peut-on  les  battre  du  matin  au  soir,  et  les  laisser  jeûner. 

La  Sainte-Ecriture  elle-même  nous  l'enseigne  :  Dieu  n'a-t-il 
pas  tiré  la  femme  d'une  côte  d'Adam  ?  Or,  un  os  ne  sent  pas  les 
coups  et  n'a  pas  besoin  de  manger  -.  —  En  vertu  de  ces  pré- 
ceptes, le  vilain  mire,  sans  colère,  placidement,  bat  sa  femme. 
((  Il  faut  bien,  pense-t-il,  qu'elle  ait  une  occupation,  pendant  que 
je  travaillerai  aux  champs  ;  désœuvrée,  elle  penserait  à  mal.  Si 
je  la  battais?  Elle  pleurerait  tout  le  long  du  jour,  ce  qui  l'occu- 
perait ;  et  le  soir,  à  mon  retour,  elle  n'en  serait  que  plus 
tendre.  »  C'est  donc  pourquoi  il  la  traîne  par  les  cheveux  et  la 
frappe  à  coups  redoublés,  «  de  sa  paume  qu'ot  large  et  lée  ^.  » 
Seul,  un  régime  de  terreur  peut  les  mater  :  il  faut  que  sire  Hain 
conquière  contre  sa  femme,  à  coups  de  poing,  de  haute  lutte,  ses 
braies  ^.  —  Un  comte  chevauche  avec  sa  jeune  épousée,  le  jour 
de  ses  noces,  pour  gagner  son  manoir.  Un  lièvre  passe  devant 
ses  chiens  :  «  Rapportez!  »  leur  crie-t-il.  Ils  le  manquent  et  il 
leur  tranche  la  tête.  —  Son  cheval  choppe  :  u  Si  tu  butes  une 
seconde  fois,  je  t'ouvrirai  la  gorge  !  »  Le  cheval  ayant  une 
seconde  fois  buté,  il  le  tue  en  effet.  Ils  arrivent  au  château  :  la 
jeune  femme,  que  ces  épreuves  n'ont  pas  encore  terrifiée,  veut 
l'éprouver  à  son  tour  et  commande  au  cuisinier  des  mets  qui,  elle 
le  sait,  déplairont  au  comte  ;  le  malheureux  serviteur  obéit.  Son 
maître  lui  coupe  une  oreille  et  une  main,  lui  crève  les  yeux  et  le 
chasse  de.  sa  terre.  Puis  il  s'élance  vers  sa  femme, 


1.  MR,  m,  70. 

2.  Méon-Barbazan,  IV,  p.  194. 

3.  MR,  m,  74. 

4.  MR,  I,  6. 


—  324  — 

...par  les  cheveus  la  prent, 
A  la  terre  la  rue  encline  ; 
Tant  la  bat  d'un  baston  d'espine 
Qu'il  l'a  laissiée  presque  morte. 
Tote  pasmée  el  lit  la  porte  ; 
Iluec  fu  ele  bien  trois  mois  \ 

D'où  cette  moralité,  qui  convient  à  tant  de  fabliaux  : 

Beneoit  de  Damedeu  soient 

Qui  leur  maies  dames  chastoient  ! 

Teus  est  de  cest  fablel  la  somme. 

Mais  les  coups  ne  suffisent  pas,  car  leurs  vices  sont  vices  de 
nature.  Les  femmes  sont  essentiellement  perverses  :  contredi- 
santes, obstinées.  Lâches,  elles  sont  hardies  au  mal,  capables  de 
vengeances  froides,  où  elles  s'ex})osent  elles-mêmes  au  besoin 
[les  deux  Changeurs,  la  Dame  qui  se  vengea  du  chevalier).  — 
Elles  sont  curieuses  du  crime  (le  Févre  de  Creeil  -)  ;  affolées  du 
besoin  de  jouir,  comme  la  hideuse  matrone  d'Ephèse  du  xiii^ 
siècle^;  insatiables,  c'est  l'une  d'elles  qui  le  dit  dans  sa  répu- 
gnante confession  à  son  mari  déguisé  en  moine.  Elles  sont  la 
ruse  incarnée  : 

Par  lor  engin  sont  decëu 
Li  sage,  dès  le  tens  Abel  ^% 

Aristote,  Salomon,  Hippocrate,  Constantin.  A  quoi  bon  lutter 
avec  elles?  «  Moût  set  femme  de  renardise  ^...  »  Les  surveiller? 
((  Fols  est  qui  femme  espie  et  guette  ^.  ))  Ruser  avec  elles  ?  C'est 
((  faire  folie  et  orgueil  ''  ».  Il  serait  plus  aisé  de  «  décevoir 
l'Ennemi,  le  diable,  en  champ  clos  ^  ».  La  moralité  de  tous  ces 
fabliaux  s'exprime  à  merveille  en  ces  vers  brutaux  et  vilains  : 

Enseignier  voil  par  ceste  fable 
Que  famé  set  plus  que  deiable  ; 
De  ma  fable  faz  tel  defin 
Que  chascuns  se  gart  de  la  soe, 
Qu'ele  ne  li  face  la  coe... 

1.  MR,  VI,  149.  Za  maie  Dame. 

2.  Comparez  I,  28. 

3.  Comparez  ces  fabliaux  répugnants  :  Dune  seule  femme,  I,  26;  Le 
Pêcheur  de  Pont-sur- Seine,  III,  63;  le  Vallet  aux  douze  femmes,  III,  78; 
Les  quatre  souhaits  saint  Martin,  V,  133. 

4.  MR,  I,  8. 

5.  MR,  II,  51,  V.  172. 

6.  MR,  I,  24,  V.  119. 

7.  MR,  1,23. 

8.  MR,  III,  79. 


—  32r)  — 

Le  meilleur  procédé  est  encore  celui  de  Sire  Hain  :  «  battez- 
leur  et  les  os  et  l'eschine.  » 

Faut-il  joindre,  à  cette  honteuse  galerie,  les  Macettes  du  xiii'^ 
siècle,  de  Richeut  à  Auberée,  la  vieille  truande  énamourée  i,  la 
nourrice  du  conte  de  la  Grue  ^,  la  duègne  du  Chevalier  à  la  cor- 
beille 3,  Hersent,  «  marrugliere  »  du  moûtier,  qui  rend  ses  bons 
offices  ((  à  tous  les  bons  chanoines,  à  tous  les  bons  reclus  »  d'Or- 
léans ^,  —  ou  plus  bas  encore,  les  «  meschinettes  de  vie  », 
Mabile,  Alison^? 

Tous  ces  fabliaux  respirent  le  même  outrageant  mépris. 
M.  Brunetière  dit  fortement  :  <(  Les  femmes,  dans  le  monde  bour- 
geois du  moyen  âge,  semblent  avoir  courbé  la  tête  aussi  bas 
qu'en  aucun  temps  et  qu'en  aucun  lieu  de  la  terre,  sous  la  loi  de 
la  force  et  de  la  brutalité...  Ni  la  mère,  ni  l'épouse,  ni  la  sœur 
n'ont  place  dans  cette  épopée  populaire.  Une  telle  conception  de 
la  femme  est  le  déshonneur  d'une  littérature  ^.  » 


VI 


FABLIAUX   OBSCENES 

Encore  avons-nous  réservé  les  contes  les  plus  durs  aux 
femmes.  Encore  n'avons-nous  pas  descendu  jusqu'au  fond  cette 
spirale  honteuse.  11  reste  comme  un  dernier  cercle  secret,  où  nous 
ne  pénétrerons  pas.  De  loin,  on  y  voit  grouiller,  comme  des 
bêtes  immondes,  les  contes  obscènes.  Certes,  en  quelques-uns, 
brille  encore  une  vague  lueur  d'esprit  et  de  gaieté"''.  —  Mais,  le 
plus  souvent,  ils  sont  si  insolemment  brutaux  et  répugnants  que 
nous  n'avons  le  choix  qu'entre  la  scatologie  et  le  priapisme.  Les 
lois  des  justes  proportions  voudraient  que  l'on  en  traitât  ici  aussi 
longuement  que  des  autres  séries  de  contes  :  car  ils  ne  forment 
pas  la  catégorie  la  moins  nombreuse  ni  la  moins  bien  accueillie 

1.  La  vieille  Truande,  V,  129. 

2.  MR,  V,  126. 

3.  MR,  11,47. 

4.  Le  Prêtre  teint,  MR,  VI,  138. 

5.  Boivin  et  Pro\>ins,  V,  116;  le  Prêtre  et  Alison,  II,  31. 

6.  Revue  des  Deux-Mondes  du  15  juin  1879. 

7.  La  Gageure,  II,  48.  —  Le  sot  Chevalier,  I,  20. 


—  32B  — 

du  moyen  âge.  Tel  fabliau,  si  obscène  que  le  titre  même  n'en 
saurait  être  rapporté  (VI,  147),  a,  selon  les  versions,  de  500  à  800 
vers  ;  il  a  été  remanié,  tout  comme  une  noble  chanson  de  geste, 
par  trois  ou  quatre  poètes  ;  il  s'est  trouvé  jusqu'à  sept  manuscrits 
pour  nous  le  conserver  :  pas  un  fabliau  qui  nous  ait  été  transmis 
à  tant  d'exemplaires  !  Bornons-nous  à  énumérer  ces  poèmes  en 
note  ^  :  je  ne  connais  d'analogues,  comme  modèles  de  brutalité 
cynique,  que  les  odieux  contes  de  moujiks,  récemment  imprimés, 
en  esprit  d'abnégation  scientifique,  par  les  moines  d'un  couvent 
russe  ~.  Passons  vite,  mais  ne  les  considérons  pas  comme  indiffé- 
rents, pourtant.  Souvenons-nous  qu'ils  existent,  et  qu'ils  ont 
plu  :  ne  sont-ils  pas  l'aboutissant  extrême,  et  peut-être  néces- 
saire, de  l'esprit  gaulois  ? 


VII 


LA    PORTEE    SATIRIQUE   DES    FABLIAUX 

Les  Chevaliers,  les  Bourgeois,  les  Vilains^  le  Clergé. 

La  portée  satirique  des  fabliaux  a  été,  à  notre  avis,  exagérée. 
A  en  croire  la  plupart  des  critiques,  le  rire  des  fabliaux  est  tou- 
jours hostile  et  cruel  De  plus,  il  est  lâche.  Les  fabliaux  ne  sont 
que  des  satires,  et  qui  leè  groupe  forme  une  sorte  de  miroir  du 
raunde^  miroir  railleur ,  où  toutes  les  classes  sociales  sont  tour  à 
tour  et  délibérément  bafouées.  Toutes?  non  pas,  mais,  de  préfé- 
rence, les  castes  les  plus  faibles.  Le  jongleur  ménage  et  respecte 
les  chevaliers,  les  prélats,  les  puissants  ordres  monastiques,  car 
toujours  il  se  range  du  côté  de  la  force  ;  mais  le  vilain,  mais  le  bour- 
geois, mais  l'humble  prêtre  de  village,  voilà  ses  victimes  désignées. 

1.  Contes  scatologiques  :  le  type  en  est  Jouglet  (IV,  98).  Cf.  Gauteron  et 
Marion  (III,  59);  les  trois  meschines  (III,  64);  d'autres,  dout  on  ne  pourrait 
dire  les  titres  (I,  28,  III,  57,  VI,  148)  ;  Chariot  le  Juif  (III,  83). 

Contes  priapiques  :  L'anneau  (III,  60)  ;  un  conte  publié  par  Barbazan  et 
Méon,  IV,  p.  194  ;  —  Les  trois  Dames  (IV,  99,  V,  112)  ;  La  Dame  qui  aveine 
demandait  por  Morel  (I,  29);  L.a  Damoiselle  (III,  65,  cf.  V,  111);  La 
Damoiselle  qui  sonjoit  (IV,  134)  cf.  III,  85;  IV,  101;  IV.  107  ;  V,  121;  V, 
122;  V,  133;  IV,  105;  etc. 

2.  S'il  faut  en  croire  l'éditeur  anonyme;  mais  on  peut  soupçonner  que  c'est 
une  bonne  plaisanterie.  Ces  contes  ont  été  traduits  en  français  dans  la  collec- 
tion des  KpjTTTa^'.a,  Heilbronn,  Ilcnuineer,  1883. 


—  327  — 

J.-V.  Le  Clerc,  qui  a  le  premier  émis  cette  vue,  ne  l'a  présentée 
que  prudemment,  nuancée  comme  il  convient.  Mais  comme  toute 
idée,  une  fois  entrée  dans  la  circulation  générale,  tend  à  s'exagé- 
rer, celle-là  est  devenue  depuis,  dans  la  plupart  des  livres  où  il  est 
traité  des  fabliaux,  une  manière  de  dogme  :  les  fabliaux  ne  sont 
plus  que  de  lâches  poèmes  rimes  pour  que  les  chevaliers  puissent 
s'ébaudir  aux  dépens  des  bourgeois  et  des  vilains.  M.  Aubertin, 
entre  autres,  s'exprime  ainsi  :  «  Protégés  par  les  seigneurs  et 
vivant  de  leurs  libéralités,  les  trouvères  ont  dû  ménager  des 
patrons  si  nécessaires  et  si  redoutables.  Mais  le  conteur  est  entiè- 
rement à  l'aise  et  sur  un  terrain  vraiment  à  lui,  quand  on  conte 
quelque  aventure  d'où  sort  tout  déconfit  et  penaud  un  bon  bour- 
geois ou  un  vilain.  Là,  ni  crainte  ni  respect  ne  l'arrête  ^..  »  De 
ces  deux  propositions  :  l'intention  des  fal^liaux  est  principale- 
ment satirique,  —  cette  satire  ne  s'attaque  qu'aux  faibles,  —  la 
première  me  paraît  outrée,  l'autre  erronée. 

Pour  ce  qui  est  d'abord  du  reproche  de  lâcheté,  en  vérité,  nos 
conteurs  ont,  par  ailleurs,  des  torts  assez  graves  pour  qu'on  leur 
épargne  cette  accusation.  Le  vrai,  c'est  qu'ils  daubent  indifférem- 
ment sur  les  uns  et  sur  les  autres,  chevaliers,  bourgeois  ou 
vilains  2.  évêques,  ou  modestes  provoires. 

Il  est  vrai  que  les  hauts  dignitaires  ecclésiastiques  ou  les 
grands  seigneurs  laïques  figurent  plus  rarement  dans  les  fabliaux 

1.  Aubertin,  Histoire  de  la  littérature  française  au  moyen  âge,  II,  p.  11-12. 

2.  En  veut-on  un  exemple?  Pour  nos  diseurs  de  fabbliaux,  les  hauts  et 
puissants  barons  ne  sont  pas  à  l'abri  des  infortunes  conjugales,  et  les  guet- 
teurs qui  veillent  sur  leurs  créneaux  ne  les  en  défendent  point.  C'est  un  che- 
valier qui,  sous  le  froc  d'un  moine,  entend  la  cruelle  confession  de  sa  très 
noble  épouse.  C'est  un  chevalier  qui,  sous  le  même  déguisement  clérical,  se 
trouve  battu  et  content.  A  les  bien  compter,  ils  sont  dix  dans  nos  fabliaux 
qu'attendent  ces  malheurs  intimes,  écuyers,  vavasseurs,  bacheliers,  cheva- 
liers... Les  vilains  —  ô  surprise  !  —  ne  sont  que  six.  Et  combien  de  bour- 
geois ?  dix-neuf!  Chevaliers  :  Le  Che\'aUer  confesseur,  l,  16.  —  Le  Sot  che- 
valier, I,  20.  —  Le  Chevalier,  sa  dame  et  un  clerc,  II,  50.  —  Le  Chevalier  à 
la  corbeille,  II,  47.  —  Le  Chevalier  à  la  robe  vermeille  (riche  vavasseur),  III, 
57.  —  La  Dame  qui  fist  trois  tours  (écuyer),  III,  79. —  La  Dame  qui  se  ven- 
gea du  chevalier,  IV,  99.  —  Maignen  (bachelier),  V,  130.  —  L.e  Chevalier  qui 
recovraVamour  de  sa  dame,  YI,  151.  —  L'Epervier,  V,  115.  —  Yilains  :  I, 
24;  III,  61  ;  IV,  102,  109;  V,  128,  132  ;  VI,  152.  —  Bourgeois  :  I,  5,  8,  9,  18, 
22,  23,  24;  II,  32.  51;  III,  88;  IV,  89,  94,  100:  V,  110,  119,  124  ;  VI,  138, 
155,  156. 

Qu'on  nous  pardonne  cette  étrange  statistique! 


—  328  — 

que  les  bourgeois  et  les  simples  chapelains  ;  mais  c'est  chose 
naturelle,  car  les  personnages  prédestinés  à  défrayer  les  contes 
gras  sont  ceux  de  la  comédie  moyenne.  11  était  malaisé  de  mobi- 
liser le  personnel  de  la  tragédie,  pour  cacher  un  grand  feudataire 
dans  un  lardier,  pour  faire  revêtir  à  un  comte  les  braies  du  cor- 
delier,  pour  faire  rosser  par  un  jaloux  un  cardinal-légat.  Sachons 
gré  à  nos  conteurs  d'avoir  su  appliquer  le  précepte  classique  : 

Descriptas  servare  vices  operumque  colores. 

Prétendre  d'ailleurs  qu'il  y  eût  moins  de  péril  à  attaquer 
d'humbles  desservants  que  des  prélats,  c'est  oublier  la  puissance 
de  la  solidarité  ecclésiastique  ;  et  quant  à  soutenir  que  les  jon- 
gleurs, craintifs  devant  les  chevaliers,  pouvaient  impunément 
railler  les  bourgeois,  voire  les  vilains,  c'est  méconnaître  ce  fait 
que  les  jongleurs  ne  vivaient  point  seulement  des  libéralités  sei- 
gneuriales, mais  que  les  bourgeois  étaient  au  contraire  leurs 
patrons  favoris  ;  que  les  fabliaux  n'étaient  point  contés  seule- 
ment dans  les  nobles  cours  chevaleresques,  mais  dans  les  repas 
des  corps  de  métier,  ou  dans  les  foires,  devant  les  vilains. 

En  fait,  on  n'a  que  le  choix  entre  les  nombreuses  caricatures 
de  prêtres  et  de  moines,  de  chevaliers,  de  bourgeois,  de  vilains. 

Des  évêques  se  rencontrent  en  aussi  ridicule  posture  que  les 
plus  humbles  chapelains  i,  et  les  réguliers,  moines  ou  nonnes  2, 
y  courent  d'aussi  tragiques  ou  grotesques  aventures  que  les  sécu- 
liers :  le  macabre  héros  de  la  Longue  Nuit  est,  selon  les  versions, 
tantôt  un  Jacobin,  tantôt  un  moine  de  Glunv.  Voici  des  domi- 
nicains  en  train  de  capter  un  testament,  ou  des  cordeliers  qui 
pénètrent  dans  une  famille  pour  y  porter  le  trouble  et  la  ruine  ^. 


1.  Voyez  les  fabliaux  de  l'Anneau  Magique  (III,  62),  du  Testament  de 
l'Aîie  (III,  82),  de  VEvâque  qui  bénit  (III,  82),  où  figurent  des  prélats  ridi- 
cules. 

2.  Pour  les  ordres  religieux  féminins,  voyez  les  trois  Dames  (IV,  100,  V, 
112),  les  trois  Chanoinesses  (III,  72),  la  Nonnette  (VI,  157). 

3.  Voyez  la  Vessie  au  prestre  (III,  69),  Frère  Denise  (III,  87.)  Mais,  dit 
J.-V.  Le  Clerc,  si  les  jongleurs  attaquèrent  parfois  les  ordres,  ce  ne  fut 
qu'en  des  fabliaux  tard-venus,  alors  qu'ils  étaient  déjà  déchus  de  leur  puis- 
sance première.  —  Les  fabliaux  ont  été  composés  à  des  dates  trop  rappro- 
chées les  unes  des  autres  pour  que  cette  distinction  soit  soutenable,  d'autant 
que  les  frères  prêcheurs  et  mineurs  n'ont  pas  été,  que  je  sache,  moins  puis- 
sauts  au  commencement  du  xiv^  siècle  qu'à  la  fin  du  xiiie. 


—  329  — 

Notre  collection  nous  offre  pareillement  des  types  de  chevaliers 
vicieux  ou  ridicules.  Ici,  se  plaint  une  sorte  de  noble  Ghrysale  ', 
résigné  à  obéir  à  sa  femme  impérieuse,  a  Je  ne  suis  pour  elle 
qu'une  chape  à  pluie,  »  dit-il  tristement.  Là,  c'est  toute  une  gale- 
rie de  pauvres  chevaliers,  de  louches  personnages  qui  vivent  du 
prix  des  tournois  ^.  Voici,  dans  la  Housse  partie,  trois  nobles 
seigneurs,  appauvris  par  les  tournois,  qui  font  une  vilaine 
besogne  :  ruinés,  ils  donnent  une  fille  de  leur  maison  à  un  riche 
bourgeois  d'Abbe ville,  et  captent  son  avoir.  De  même,  un  châ- 
telain, pour  fumer  ses  terres,  marie  sa  fille  au  fils  d'un  vilain 
usurier  :  il  arme  son  gendre  chevalier;  mais  cette  manière  de 
M.  Jourdain  reste  couard  comme  devant,  aime  mieux  empailler 
de  Vestrain  que  manier  écu  ni  lance,  et  <(  desprise  lagent  menue  ». 

De  même,  quelle  jolie  collection  de  caricatures  de  bourgeois  ! 
J'en  note  une  seule,  celle  du  bourgeois  d'Etampes  que  sa  femme 
et  un  prêtre  ont  grisé  : 

Lors  commence  a  palier  latin 

Et  postroillaz  et  alemand, 

Et  puis  tyois  et  puis  flemmanc. 

Et  se  vantoit  de  sa  largesce 

Et  d'une  trop  fiere  proesce 

Que  il  soloit  faire  en  s'anfance  : 

Li  vins  Favoit  fait  roi  de  France  ^  ! 

Gomme  nos  conteurs  savent  ébaucher  d'amusantes  figures  de 
chevaliers  et  de  bourgeois,  ils  saisissent  de  même  au  passage  les 
ridicules  des  vilains  : 

L'un  ueil  a  lousche,  l'autre  borgne; 
Tous  diz  regarde  de  clicorgne. 
L'un  pied  a  droit  et  l'autre  tort  '... 

Ils  le  peignent  tel  qu'il  est,  sans  sympathie,  mais  sans  haine, 
tout  comme  les  autres  personnages  de  leur  comédie  humaine. 
—  Un  chevalier  tournoyeiir  arrive  dans  un  village  et  demande 


1.  MR,  VI,  149. 

2.  Sur  ces  curieux  personnages,  les  chevaliers  tournoyeurs,  voyez  MR,  I, 
3;  I,  5,11,  34,  III,  71  (v.  29).  III,  86,  VL  147.  Voyez  aussi  comme  ils  sont 
bafoués  dans  Hueline  et  Aiglentine,  Méon,  N.  B.,  l,  357,  vers  120-140. 

3.  MR,  11,51. 

4.  Aloid,  I,  24. 


—  330  — 

chez  qui  il  pourra  être  hébergée.  Allez  chez  le  prêtre,  lui  répond 
un  passant  ;  car  les  vilains  sont  trop  pauvres, 

Malëureux  de  toute  part, 
Hideus  comme  leu  ou  lupart, 
Qui  ne  savent  entre  gens  estre. 
Mieus  vous  tient  aler  chez  le  prestre, 
Car  de  deus  maus  prent  on  le  mieus  ^. 

Les  trouvères  redisent  donc  la  détresse  physique  et  morale  des 
vilains.  Les  choses  étaient  bien  ainsi  :  qu'y  pouvaient-ils?  S'in- 
digner? ce  n'était  point  leur  manière.  Ils  les  montrent  dans  leur 
sottise  trop  réelle  -,  dans  leur  grossièreté  foncière,  plus  près  de 
la  bête  que  du  chrétien  ^.  —  Mais  ils  savent  aussi  sa  bonhomie  ^, 
son  habileté  finaude,  et  comment  il  conquit  Paradis  par  plaid. 

Certes,  il  y  manque  presque  toujours  l'accent  delà  sympathie. 
Mais,  en  cela,  les  fabliaux  ne  se  distinguent  en  rien  des  autres 
œuvres  du  moyen  âge  ^.  Cette  littérature  n'est  point  tendre  aux 
vilains.  Elle  ne  parle  guère  d'eux,  ne  parle  pas  pour  eux.  Ce 
n'est  point  pour  eux,  la  musique  printanière  des  pastourelles, 
ni  la  forêt  de  Broceliande,  ni  le  m^^stère  exquis  des  lais  de  Bre- 
tagne. C'est  un  beau  proverbe  du  moyen  âge,  qui  dit  :  «  Nul 
n'est  vilain,  s'il  ne  fait  vilenie  6.  »  Mais  des  centaines  de  pièces 
protestent  : 

Vilain  seront  preudomrne  quant  chien  venderont  lart  '. 


1.  Le  prêtre  et  le  chevalier^  II,  p.  49. 

2.  Brifdut,  IV,  103;  Le  Vilain  de  Farhu,  IV,  95;  L'Ame  au  vilain,  III,  68. 

3.  Le  Vilain  asnier,  V,  114.  Un  vilain  ânier  passe  devant  une  boutique  où, 
dans  des  mortiers,  des  valets  pilent  des  herbes  odorantes  et  des  épices.  Il 
tombe  pâmé  :  on  lui  met  sous  le  nez  une  pelletée  de  fumier  ;  le  voilà  ranimé: 
Nuls  ne  se  doit  desnaturer. 

4.  Barat  et  Haimet,  IV,  97. 

5.  Il  vient  de  paraître  à  ce  propos  une  étude  fort  curieuse,  savante  et  élé- 
gante, de  M.  Domenico  Merlini  :  Saggio  di  ricerche sulla  satira  contro  il  vil- 
lano,  Turin,  1894. 

6.  V.  le  développement  de  cette  idée  dans  le  Dit  de  gentillece,  Jubinal,  N. 
rec,  p.  35-6. 

7.  Bit  satirique,  p.  p.  Ed.  du  Méril  dans  ses  Poésies  inédites  latines,  III, 
p.  340.  Comparez  l'Enseignement  aux  princes  de  Robert  de  Blois(P.  Meyer, 
Romania,  t.  XVI,  p.  37)  : 

Sor  totes  choses  vos  g-ardez 
Que  jai  en  serf  ne  vos  fiez... 


—  331  — 

Tous  les  sentiments  de  la  littérature  courtoise  à  leur  égard  se 
résument  en  ce  refrain  d'une  pastourelle  : 

Ci  le  me  foule,  foule,  foule,  ^ 
Ci  le  me  foule,  le  vilain  K 

Les  choses  étant  ainsi,  n'est-il  pas  curieux  que,  dans  les 
fabliaux,  les  vilains  soient  à  peine  plus  maltraités  que  les  cheva- 
liers? —  Allons  plus  loin  :  si  quelques  très  rares  fabliaux  peuvent 
réellement  prétendre  à  être  des  satires  sociales,  si  quelques-uns 
nous  montrent  —  très  vaguement  —  l'antagonisme  des  classes, 
n'est-il  pas  remarquable  que  le  jongleur  y  prenne  précisément 
parti,  pour  qui?  pour  le  fort  contre  le  faible,  comme  le  veut 
l'opinion  courante  que  nous  discutons  ici?  non;  pour  le  serf 
contre  le  maître. 

Je  cite  à  peine  Connebert  -,  le  Vilain  au  buffet  3.  Mais  qu'on 
veuille  bien  se  rappeler  Constant  du  Hamel  *.  Trois  tyranneaux 
de  village,  le  prévôt,  le  forestier  du  seigneur,  le  prêtre,  con- 
voitent la  femme  du  vilain  Constant  du  Hamel.  Ysabeau  est  sage, 
avenante,  courtoise  :  elle  leur  résiste.  Tous  trois  complotent, 
après  boire,  de  la  réduire  «  par  besoin,  poverte  et  faim  », 
d'((  amaigroier  »  la  rebelle  et  son  mari  : 

«  Pelez  de  là,  et  je  de  ça  ! 
Ainsi  doit  on  servir  vilaine  !  » 

Le  prêtre  accuse  au  prône  Constant  d'avoir  épousé  sa  com- 
mère 5.  Il  le  chasse  de  l'église  et  le  rançonne  à  sept  livres.  —  Le 
prévôt  l'accuse  d'avoir  fracturé  la  grange  du  seigneur  pour  voler 
son  froment;  il  le  met  aux  ceps,  et  le  rançonne  à  vingt  livres. — 
Le  forestier  l'accuse  d'avoir  coupé  les  chênes  et  les  hêtres  du 
seigneur;  il  emmène  ses  bœufs,  et  le  rançonne  à  cent  sous   de 


1.  Bartsch,  Romanzen,  I,  67  ;  cf.  ihid.,    I,  48  : 

Fol  vilain  doit  on  huer, 
Et  si  le  doit-on  gaber... 

2.  MR,  V,  128. 

3.  MR,  III,  80, 

4.  MR,   IV,  106. 

5.  On  sait  quels  liens  cette  qualité  de  compère  établissait  entre  les  hommes 
du  moyen  âge.  Epouser  sa  commère  était  un  inceste,  donc  un  cas  d'excom- 
munication. Dans  plus  d'une  chanson  de  geste,  des  amants  sont  empêchés  de 
se  marier,  parce  qu'ils  ont  tenu  ensemble  un  enfant  sur  les  fonts  baptismaux. 
Cf,  le  fabliau  de  L'Oie  au  chapelain,  VL  141,  et  la  Romania,  t.  XV,  p.  491. 


—  332  — 

deniers.  —  Le  pauA^re  corvéable  est  ruiné,  et  ce  fabliau  nous 
donne  bien  la  mesure  de  la  liberté  individuelle  au  xiii^  siècle. 
Mais  voici  que  les  vilains  vont  prendre  leur  revanche  et  le  poète 
triomphe  avec  eux.  —  Ysabeau  feint  de  céder  :  elle  donne  ren- 
dez-vous chez  elle  à  ses  trois  persécuteurs,  pour  des  heures  dif- 
férentes, mais  voisines  les  unes  des  autres.  Comme  le  premier 
vient  d'arriver,  chargé  d'une  grande  bourse  et  de  joyaux,  le 
second  frappe  à  la  porte.  «  Fuyez!  c'est  mon  mari!  »  Le  galant, 
nu,  se  cache  dans  un  tonneau  rempli  de  plumes.  Trois  fois  la 
même  scène  se  reproduit,  si  bien  que  les  trois  amants  se 
retrouvent,  étonnés  et  marris,  dans  le  même  tonneau.  Alors  le 
vilain  fait  venir  leurs  trois  femmes,  se  venge  sur  elles  sous  les 
yeux  des  maris;  puis,  il  met  le  feu  au  tonneau;  les  trois  amants 
s'enfuient  en  hurlant,  couverts  de  plumes,  poursuivis  par  Cons- 
tant qui  fait  tournoyer  sa  massue.  On  sent  que  le  conteur  s'en- 
thousiasme :  il  les  poursuit  aussi  et  lance  contre  eux,  férocement 
joyeux  comme  à  la  curée,  tous  les  chiens  du  village  :  «  Tayaut, 
Mancel  !  Tayaut,  Esmeraude  !  »  Et  l'on  entend  l'accent  de  je  ne 
sais  quelle  haine  de  Jacques,  quand  il  termine  son  récit  par  ce 
vers  grave  : 

Que  Dieus  nous  gart  trestous  de  honte  ! 

On  sent  que  le  poète  se  sait  vilain  lui-même  et  qu'il  parle  à 
ses  pairs. 

Mais  ce  ton  violent  est  presque  toujours  étranger  aux  fabliaux. 
Les  jongleurs,  bienvenus  des  bourgeois  comme  des  chevaliers, 
n'ont  eu  peur  de  se  gausser  ni  des  uns,  ni  des  autres;  non  par 
courage  :  mais  parce  que  leur  rire  n'offensait  pas  et  que,  d'ailleurs, 
nul  n'eût  daigné  les  persécuter. 

Le  rire  des  fabliaux  n'est  donc  ni  brave,  ni  lâche  ;  mais  est-il 
décidément  satirique  ? 

Non,  si  l'on  donne  à  ce  mot  sa  pleine  signification,  qui 
oppose  satire  et  moquerie.  La  satire  suppose  la  haine,  la  colère. 
Elle  implique  la  vision  d'un  état  de  choses  plus  parfait,  qu'on 
regrette  ou  qu'on  rêve,  et  qu'on  appelle.  Un  conte  est  satirique, 
si  l'historiette  qui  en  forme  le  canevas  n'est  pas  une  fin  en  soi  ; 
si  le  poète  entrevoit,  par  delà  les  personnages  qu'il  anime  un 
instant,  un  vice  général  qu'il  veut  railler,  une  classe  sociale  qu'il 


—  333  — 

veut  frapper,  une  cause  à  défendre.  Les  contes  de  Voltaire  sont 
d'un  satirique;  La  Fontaine,  en  ses  contes,  n'en  est  pas  un.  Or 
la  portée  d'un  fabliau  ne  dépasse  guère  celle  du  récit  qui  en  forme 
la  trame.  Les  portraits  comiques  de  bourgeois,  de  chevaliers, 
de  vilains,  j  foisonnent  :  mais  aucune  idée  qui  domine  ou  relie 
ces  caricatures  ;  la  raillerie  vise  tel  chevalier,  et  non  la  chevale- 
rie, tel  bourgeois  et  non  la  bourgeoisie  ;  et  le  plus  souvent,  on 
peut  substituer  un  chevalier  à  un  bourgeois,  ou  un  bourgeois  à 
un  chevalier,  sans  rien  changer  au  conte,  ni  à  ses  tendances. 
En  ce  sens,  nos  diseurs  de  fabliaux  ne  s'élèvent  point  jusqu'à  la 
satire  :  ils  s'arrêtent  à  mi-route,  contents  d'être  de  maîtres  cari- 
caturistes. Ils  jettent  sur  le  monde  un  coup  d'œil  ironique  :  clercs, 
vilains,  marchands,  prévôts,  vavasseurs,  chevaliers,  moines,  ils 
esquissent  d'un  trait  rapide  la  silhouette  de  chacun  —  et  passent. 
Ils  peignent  une  galerie  de  grotesques,  où  personne  n'est  épagné, 
où  l'on  n'en  veut  sérieusement  à  personne.  Ils  ne  s'indignent,  ni 
ne  s'irritent,  ils  s'amusent.  Ils  restent  tout  aussi  étrangers  à  la 
colère  qu'au  rêve  :  leur  maîtresse  forme  est  une  gaieté  railleuse, 
mais  indifférente,  sans  pessimisme,  satisfaite  au  contraire. 

Il  est  donc  exagéré  de  voir  en  nos  jongleurs  des  satiriques 
intentionnels  et  systématiques.  Si  l'on  s'en  tient  à  la  définitition 
pour  ainsi  dire  classique  de  la  satire,  il  est  certain  que  leurs 
œuvres  n'y  répondent  pas.  Mais,  sans  doute,  elle  est  trop  haute 
et  trop  étroite.  Comme  M.  Brunetière  l'a  très  justement  remar- 
qué 1,  «  à  défaut  d'un  mépris  philosophique  de  l'homme  et  de  la 
société  de  leur  temps,  les  diseurs  de  fabliaux  ont  celui  des  per- 
sonnages qu'ils  mettent  en  scène.  »  Ils  n'ont  pas  prétendu  mener 
le  convicium  sœculi  ;  ils  ont  seulement  peint  leurs  contemporains 
tels  qu'ils  les  voyaient,  sans  colère  ni  sympathie;  mais  ils  les 
ont  vus  le  plus  souvent  laids  et  bas. 

Ils  ont  le  mépris  des  femmes;  à  quel  degré,  on  l'a  pu  voir. 
Pareillement,  ils  ont  le  mépris  des  prêtres,  et  c'est  ce  qu'il  nous 
reste  à  montrer. 

Ici  encore,  il  faut  prendre  garde  de  se  méprendre.  C'est 
une   tendance  maligne  et  naturelle  de  notre  esprit  de  trouver 


1.  Dans  un  article  sur  les  Fabliaux,  Revue  des  Deux^Mondes  du  1^^  sep- 
tembre 1893,  p.  194, 


—  334  — 

plus  piquante  une  aventure  légère,  si  nous  y  pouvons  mettre 
en  scabreuse  posture  une  personne  chaste  par  métier.  C'est 
une  pointe  de  piment  en  plus.  Aux  temps  lointains  où  fut 
écrit  le  Pantchatantra^  les  religieux  mendiants  en  ont  déjà 
pâti.  En  France,  c'est  l'ordre  des  cordeliers  qui  a,  depuis  sa 
fondation,  le  privilège  de  nous  égayer  le  plus.  Les  cordeliers 
sont  devenus  comme  «  de  style  »  dans  les  contes  à  rire.  Voyez 
les  contes  de  J.-B.  Rousseau,  qu'ils  défrayent  presque  exclu- 
sivement ^ .  Un  conteur  du  xviii^  siècle  commence  en  ces  termes 
un  récit  plaisant  : 

Deux  cordeliers...  —  je  vois  à  ce  seul  nom 
Mon  cher  lecteur  se  pavaner  d'avance, 
Et  souriant,  dire  avec  complaisance  : 
Des  cordeliers!  cela  promet  du  bon  ^l... 

Le  jdIus  souvent  ce  sont  plaisanteries  sans  portée  :  non 
seulement  elles  n'atteignent  pas  l'ordre,  mais  les  conteurs  ne 
le  visaient  pas.  Tel  d'entre  eux  qui  met  en  scène  des  cordeliers 
serait  empêché  de  distinguer  un  Cordelier  d'un  Carme,  et  de 
dire  si  ces  moines  appartiennent  à  la  famille  de  Saint-François 
ou  à  celle  de  Saint-Dominique. 

Chez  certains,  au  contraire,  il  y  a  satire  voulue,  violente; 
rappelez-vous  les  cordeliers"  qui  foisonnent  dans  V Apologie  pour 
Hérodote  ou  dans  V Heptaméron  ^.  Là,  ils  sont  victimes  de  haines 
vigoureuses;  on  sent  le  voisinage  de  Calvin  et  des  guerres  de 
religion. 

Les  fabliaux  nous  offrent  ces  deux  types  de  contes;  tantôt 
de  simples  gaberies,  tantôt  de  vives  satires. 

Les  jeunes  premiers  des  fabliaux,  à  qui  vont  les  sympathies 
des  conteurs  et  les  faveurs  de  leurs  héroïnes,  sont  presque  tous 
des  clercs.  Mais  il  faut  les  écarter  de  cette  revue  :  ils  n'appar- 
tiennent qu'à  peine  à  l'Eglise,  et  J.-V.  Le  Clerc  a  tort  de  les 
confondre  sans  cesse  avec  les  prêtres  ^.  Ils  ne  sont,  à  vrai  dire, 
que  des  étudiants  des  Universités.  La  cléricature  ne  les  empê- 
chait pas   de  se  marier   :   témoin,   entre  tant  d'autres,  Pierre 

1.  J.-B.  Rousseau,  Contes  inédits,  p.  p.  Luzarche,  Bruxelles,  1881. 

2.  Le  singe  de  La  Fontaine,  Florence,  1773,  p.  121. 

3.  Voyez,  entre  autres,  les  nouvelles  22,  23,  31,  33,  35,  41,  44,  48,  etc. 

4.  Voyez  Hist.  Litt.,  XXIII,  p.  140,  146,  etc. 


—  385  - 

Mauclerc,  duc  de  Bretagne.  Les  jongleurs  les  traitent  en 
enfants  gâtés  et  terribles  ^.  A  Orléans,  ville  universitaire, 
arrivent 

Quatre  Normanz,  clerc  escolier; 
Lor  sas  portent  comme  colier; 
Dedenz,  lor  livres  et  lor  dras  ; 
Moût  estoient  mignoz  et  gras, 
Cortois,  chantant,  et  envoisié  2... 

Mariti,  servate  uxoresl  L'un  de  ces  bourgeois  d'Orléans 
revêtira  bientôt  des  braies  où  il  trouvera  tout  un  attirail  d'étu- 
diant :  écritoire,  canivet^  parchemin  et  plume  ^.  —  Ils  sont  de 
dangereux  séducteurs  :  voici  que  rôdent  par  la  campagne 

Dui  clerc  qui  vienent  d'escole  : 
Despendu  orent  leur  avoir 
En  folie  plus  qu'en  savoir  ''... 

Que  le  vilain  Gombert  fasse  bonne  garde!  —  Mabile  aurait 
pu  devenir  une  riche  paysanne  :  si  elle  a  mal  tourné,  c'est 
qu'  «  uns  clers  l'en  mena  par  guile  ^  ».  Au  besoin,  ils  s'en- 
gagent comme  valets  pour  capter  la  bienveillance  des  jeunes 
filles  pudibondes  ^  ;  c'est  un  clerc  qui  apprend  à  l'une  d'elles  à 

...voler  par  mi  l'air  la  sus. 
Ainsi  comme  fist  Dedalus  '^... 

Mais  peu  de  ces  méchants  drilles  recevront  les  ordres 
majeurs.  Ils  ne  nous  intéressent  pas  ici. 

Les  vrais  prêtres  ordonnés  sont  traités  avec  infiniment  moins 
de  faveur.  Nos  jongleurs  ne  tarissent  pas  sur  leur  compte  :  à 
tout  instant,  sans  raison,  par  luxe,  alors  même  qu'il  est  inutile 
à  l'action,  apparaît  rapidement  dans  le  récit  quelque  prêtre  pail- 


1.  Voyez,   ci-dessous,  chapitre  XIV,  le  paragraphe  intitulé  :  Les  clercs 
errants. 

2.  La  Bourgeoise  d'Orléans,  I,  8,  v.  8-12.    Cf.  une  autre  rédaction  de  ce 
fabliau,  IV,  100,  v.  9. 

3.  Les  Braies  au  Cordelier,  III,  88. 

4.  Gombert,  I,  22,  v.  2. 

5.  Boivin  de  Provins,  MR,  V,  vers  111,  variante  du  ms.  B. 

6.  MR,  IV,  107. 

7.  MR,  IV,  108.  —  Voyez  aussi  Le  clerc  qui  fu  repus  derrière  l'escrin, 
IV,  91. 


—  336  — 

lard  K  Mais  leurs  bonnes  fortunes  sont  rares  et,  dans  les 
fabliaux  où  ils  agissent  au  premier  plan,  on  peut  poser  cette 
règle  :  tout  prêtre  en  bonne  fortune  le  paye  cher  au  dénoue- 
ment; inversement,  dans  tout  conte  où  les  rieurs  sont  du  côté 
du  mari,  le  héros  est  un  prêtre  -. 

Les  conteurs  les  peignent  comme  avares,  cupides,  orgueil- 
leux 3,  débauchés.  Auprès  d'eux,  sous  leur  toit,  vit  \-dprestresse. 

La  prêtresse  n'est  point  un  être  imaginaire  :  aucun  person- 
nage n'est  de  fantaisie  dans  les  fabliaux.  Les  conteurs  parlent 
d'elles  tout  naturellement,  comme  d'un  personnage  aussi  connu 
que  le  boutiquier  du  coin.  Ils  la  nomment  par  son  nom.  Ils 
savent  qu'elle  est  «  jolie  et  mignote,  belle  et  plaisante  à  devise, 
qu'elle  a  les  yeux  clairs  et  riants  ^  ».  Ils  peuvent  décrire  ses 
beaux  atours,  connus  de  toute  la  paroisse,  «  sa  verte  cote,  bien 
plissée  au  fer,  à  plis  rampants,  dont  elle  relève  les  pans  à  sa 
ceinture,  par  orgueil  ^  ;  »  ils  savent  de  quels  menus  soins  le 
prêtre  l'entoure  : 

Bonc  cote  ot  et  bon  mantel  ; 
S'ot  deux  peliçons  bons  et  biaus, 
L'un  d'escurieul,  l'autre  d'aniaus, 
Et  s'ot  riche  toissu  d'argent, 
Dont  assez  parloientla  gent  *•. 

Ils  savent  que  dame  Avinée  vit  au  presbytère  avec  toute  une 
mesnie  d'enfants  ;  il  n'est  pas  jusqu'à  l'innocent  prêtre  aux 
mûres  que  sa  femme  n'attende  au  logis  ''. 

Cette  vie  familiale  paraît  avoir  été  ostensible.  Un  prêtre  est 
irrité  contre  sa  prestresse  :  de  quoi  la  menace-t-il?  Il  lui  fera 
cette  honte,  aux  yeux  de  toutes  ses  ouailles,  de  la  chasser,  et  il 
veut  que  nul  n'en  ignore  : 

1.  C'est  le  cas  dans  la  Dame  qui  fist  trois  tours,  III,  79;  dans  Celui  qui 
bouta  la  pierre,  IV,  102,  Y,  132  ;  dans  le  Pêcheur  de  Pont-sur- Seine,  III,  63, 
dans  la  Sorisete,  IV,  105,  tous  contes  où  le  galant  est  à  l'arrière-plau,  et  où 
il  importait  fort  peu  qu  il  fût  un  prêtre  ou  non. 

2.  Exceptions  :  Le  Prestre  qui  abevete^  III,  61,  le  Vilain  de  Bailleul,  IV, 
109. 

3.  Le  Prêtre  et  le  Chevalier,  II,  34.  —  Le  boucher  d'Abbeville,  III,  84. 

4.  L^e Prêtre  et  le  Chevalier,  MR,II,  34,  passini. 

5.  Ibidem. 

6.  Le  Prestre  qui  eut  mère  a  force,  V,  125. 

7.  MR,  IV,  92. 


—  337  — 

Dès  ore  vueil  quel  sachent  tiiit, 
Trestuit  li  voisin  del  visnage  K.. 

Un  seul  se  cache  à  demi  :  pour  ne  pas  être  soupçonné, 
«  por  coverture  de  la  gent  »,  il  a  fait  de  sa  prêtresse  sa  com- 
mère -  ;  on  sait  que  le  fait  d'avoir  été  compère  et  commère  au 
baptême  d'un  enfant  constituait  un  lien  si  puissant,  qu'il  écar- 
tait toute  idée  de  mariage  ou  de  vie  commune.  —  Les  évêques 
ne  paraissent  pas  poursuivre  très  sévèrement  ces  libres  unions  ^. 

Certes,  il  faut  se  méfier  de  l'autorité  historique  des  jon- 
g'ieurs  :  ils  sont  des  moralistes  suspects,  de  piètres  censeurs 
des  mœurs.  Mais  comme,  outre  des  textes  poétiques  sans 
nombre  ^,  les  actes  des  synodes  et  des  conciles  confirment  ici 
les  dires  des  fabliaux,  il  nous  faut  bien  admettre,  dans  le  clergé 
du  xm^  siècle,  une  survivance  plus  ou  moins  générale  des 
anciennes  tolérances  ;  un  état  moral  analogue  à  celui  que  con- 
naissent, encore  aujourd'hui,  certains  diocèses  de  l'Amérique 
du  Sud.  L'opinion  publique  acceptait  ces  scandales,  mais  les 
vovait  avec  une  défaveur  croissante. 

1.  MR,II,  34. 

2.  L'oie  au  chapelain,  VI,  143. 

3.  L'un  d'eux  (III,  77)  interdit  à  un  prêtre  sa  concubine,  pourquoi? 

Parce  qu'elle  est  preus  et  corloise, 
Et  a  l'evesque  molt  en  poise. 

Un  autre  (V,  125)  reçoit  la  dénonciation  de  la  mère  d'un  chapelaiu  :  la 
vieille  se  plaint  que  son  fils  traite  mieux  qu'elle-même  son  amie,  qui  vit 
sous  le  toit  commun.  L'évêque  menace  de  suspendre  le  mauvais  fîls,  s'il  ne 
traite  pas  plus  honorablement  sa  mère.  Mais,  de  renvoyer  la  prêtresse,  il 
n'en  dit  mot. 

4.  Combien  d'autres  poèmes  font  allusion  aux  prêtresses!  Dans  Renart 
(éd.  Martin,  II,  xii,  p.  285,  ss.),  Tybert  le  chat,  poursuivi  par  un  prêtre,  se 
réfugie  sur  un  arbre  :  «  Je  ne  suis  pas  un  larron,  proteste-t-il,  mais  un 
pénitent  : 

Je  me  voloie  confesser, 
Se  vous  ôussez  vostre  estole  ; 
Mais  vostre  femme  51'est  pas  foie, 
Qui  en  a  lié  son  veel... 

Comparez  ihid.,  v.  390,  ss.  —  Voyez,  entre  autres  textes  sans  nombre, 
Wright,  Latin  poenis  conimonly  attrihuted  to  Walter  Mapes^  p.  171,  la 
pièce  où  l'auteur  proteste  contre  de  nouveaux  décrets  relatifs  au  célibat  des 
prêtres  : 

Pater  noster  nunc  pro  me,  quoniam  peccavi, 
Dicat  quisque  presbyter  cum  sua  suavi. 

Cf.  ihid.,  p.  174,  la  Consultatio  sacerdotum;  p.  180,  la  pièce  De  convoca- 
Bédikr.  —  Les  Fabliaux.  22 


—  338  — 

Encore  nos  conteurs  passent-ils  volontiers  aux  prêtres  leurs 
prêtresses.  Mais,  s'ils  osent  sortir  de  leur  presbytère,  soudain 
éclate  dans  les  fabliaux  la  satire,  j'entends  une  véritable  haine. 

Dans  une  série  de  contes,  avec  une  joie  jamais  épuisée, 
haineuse,  les  jong^leurs  les  bafouent,  les  traînent  à  travers  les 
aventures  tragiquement  obscènes. 

L'un  d'eux,  poursuivi  par  des  bouviers  dans  la  nuit,  acculé 
comme  une  bête  fauve,  caché  derrière  un  van  comme  derrière 
un  écu,  se  défend  à  coups  de  massue,  puis  à  coups  de  dents  ^; 
un  autre  est  poursuivi,  comme  à  l'hallali,  par  les  chiens  qui 
mordent  sa  chair  nue  -  ;  celui-ci  est  enfermé  dans  un  lardier 
que  le  mari  outragé  hisse  sur  une  charrette  et  va  vendre  au 
marché;  sur  la  place  publique,  par  une  fente  de  sa  prison,  le 
captif  distingue  son  frère,  prêtre  comme  lui,  et  lui  crie  :  «  F  rater, 
pro  Deo  délibéra  me!  »  Et  le  mari  de  s'écrier,  triomphant  : 
((  Esgar!  mon  lardier  a  latin  parlé!  »,  et  brandissant  son  mail- 
let :  ((  Parle  encore  latin,  méchant  lardier,  parle  latin,  ou  je 
frappe  !  »  Le  lardier  s'exécute  : 

Frater,  pro  Deo, 
Me  délibéra  ! 
Reddam  tam  cito 
Ce  qu'il  coustera  3  î 

tione  sacerdotum.  Voyez  encore  les  Carmina  biirana,  passiin  ;  par  exemple, 
LXIV,  p.  36  : 

Tu,  Sacerdos,  hue  responde 

Gujus  raanus  sunt  immunde, 

Qui,  fréquenter  et  jocunde 

Cum  uxore  dormis,  unde 

Surgens  mane  missam  dieis, 

Corpus  Christi  benedicis, 

Scire  velira  causam  quare,  etc.. 

Voyez    aussi  la   discussion   entre  un  clerc  errant    [logicus]   et   un  prêtre 
[Latin  poems,  p.  251,  v,  167)  : 

Et,  prae  tôt  innumeris  quae  fréquentas  malis, 
Est  tibi  presbytera  plus  exitialis. 

Dans   le  Songe  d'Enfer  de  Raoul   de    Houdenc,    on   sert  à  la   table    des 
démons 

Bediaus  bestes  bien  cuis  en  paste, 
Papelars  a  l'ypocrisie, 
Noirs  moines  a  la  tanoisie, 
Vieilles  prestresses  au  cive. .. 

(Ed.  Scheler,  v.  592). 

1.  Aloul,  I,  24. 

2.  Constant  du  HamcL  IV,  106. 

3.  Le  Prêtre  au  lardier,  II,  32. 


—  339  — 

Un  autre  encore  est  jeté  dans  un  piège  à  loups  ^  ;  un  autre 
dans  une  cuve  pleine  de  teinture,  où  il  se  plonge  tout  entier, 
corps  et  tète  ;  quand  il  en  sort, 

Il  est  plus  teint  et  plus  vermeil 
Qu'au  matinet  n'est  le  soleil  ^. 

Trois  prêtres  ont  été  attirés  dans  un  guet-apens.  Surpris,  ils 
se  cachent  dans  un  four  :  le  mari  fait  choir  la  clef  de  voûte,  les 
écrase,  fait  jeter  les  cadavres  dans  une  marnière  ^.  Dans  un 
autre  fabliau,  il  les  assomme  tous  trois  à  coups  de  massue  et  le 
poète  recommence  par  trois  fois,  avec  une  minutie  joyeuse,  la 
description  des  coups  qu'il  donne  à  chacun,  si  bien  que  «  li  sans 
et  la  cervelle  en  vole  ^.  »  —  Un  moine  a  été  tué  dans  une 
équipée  nocturne  :  le  conteur  développe  avec  délices  la  lugubre 
odyssée  de  son  cadavre  qu'il  promène  toute  la  nuit,  tantôt  jus- 
qu'à un  tas  de  fumier,  tantôt  au  fond  du  sac  d'un  voleur,  ou 
sur  le  lit  de  l'abbé,  pour  le  hisser  finalement  sur  un  poulain, 
l'écu  au  bras,  le  heaume  en  tête...  Ce  fabliau  macabre,  cinq 
jongleurs  l'ont  remanié  en  cinq  poèmes  distincts,  dont  le  plus 
court  a  445  vers,  et  le  plus  long  H 64  :  et  si  nous  comptons  les 
vers  de  ces  cinq  fabliaux,  nous  arrivons  au  total  énorme  de 
1.144  vers  ^''.  —  Voici  enfin  Connehert^,  le  plus  violent  de 
ces  contes.  Un  forgeron  outragé  a  cloué  un  prêtre  à  son 
enclume.  Gomme  il  résiste,  il  lui  dit  : 

En  charité,  dans  prostrés  fous, 

Se  vous  i  faites  cri  ne  noise. 

Je  n'i  querrai  baston  ne  boise. 

Que  je  orendroit  ne  vous  fire, 

Por  la  cervele  desconfire, 

De  cest  martel  ou  de  mes  mains!... 

Puis  il  met   le  feu   à  la  forge    et  laisse  le  prêtre  attaché  à 
l'enclume,  un  rasoir  à  la  main.   Quand  le  feu  l'atteint,  il  est 


1.  Le  Prêtre  et  le  loup,  VI,  144. 

2.  Le  Prêtre  teint,  VI,  139. 

3.  Les  quatre  Prêtres^  VI,  142. 

4.  Estormi,  I,  19. 

5.  MR,  IV,  89,  V,  123,  V,  136,  VI,  150  et  150  bis. 

6.  V,  128.  Comparez  aussi  le  Prêtre  crucifié,  qu'il  est  impossible  d'ana- 
lyser. > 


—  340  — 

obligé,  pour  s'échapper,  de  se  mutiler.  Le  conte  se  termine  par 
ce  cri  de  vengeance  : 

Car  fuissent  or  si  atorné 
Tuit  li  prestre  de  mère  né, 
Qui  sacrement  de  mariage 
ïornent  a  honte  et  a  putage! 

Il  ne  s'agit  plus,  on  le  voit,  de  malices,  de  sous-entendus 
goguenards,  familiers  aux  conteurs  légers,  —  mais  de  véritables 
haines. 

Si  outrées  qu'elles  puissent  être,  on  est  parfois  tenté  de  s'en 
réjouir  et  de  crier  au  poète  :  Oui,  indigne-toi,  fût-ce  injustement. 
Laisse  là  cette  indifférence  railleuse,  satisfaite  !  assez  de  ces 
gaillardises  complaisantes,  amusées!  Un  joeu  de  colère,  de 
satire  :  là,  du  moins,  il  y  a  quelque  noblesse  ! 

Au  terme  de  cette  revue,  on  voit  saillir,  sans  qu'il  soit  besoin 
d'une  longue  synthèse,  les  traits  qui  réunissent  les  fabliaux 
par  une  sorte  d'air  de  famille. 

L'esprit  qui  anime  cette  masse  est  fait  de  bon  sens  frondeur, 
gai,  d'une  intelligence  réelle  de  la  vie  courante  du  monde,  d'un 
sens  très  exact  du  positif.  Pas  de  naïveté,  mais  un  tour  ironique 
de  niaiserie  maligne;  ni  de  colère,  ni,  d'ordinaire,  de  satire  qui 
porte;  mais  la  dérision  amusée,  la  croyance,  commune  à  tous  au 
moyen  âge,  que  rien  ici-bas  ne  doit  ni  ne  peut  changer,  et  que 
l'ordre  établi,  immuable,  est  le  bon  ;  l'optimisme,  la  joie  de  vivre, 
un  réalisme  sans  amertume. 

L'examen  du  style  des  fabliaux  achèvera  de  mettre  en  relief 
tous  ces  traits. 


341 


CHAPITRE  XI 


LA    VERSIFICATION,    LA    COMPOSITION    ET    LE    STYLE 

DES  FABLIAUX. 

Absence  de  toute  prétention  littéraire  chez  nos  conteurs  :  leur  effacement 
devant  le  sujet  à  traiter.  —  De  là  les  divers  défauts  de  la  mise  en  œuvre 
des  fabliaux  :  négligence  de  la  versification  ;  platitude  et  grossièreté  du 
style.  —  De  là  aussi  ses  diverses  qualités  :  brièveté,  vérité,  naturel.  — 
Comment  l'esprit  des  fabliaux  a  trouvé  dans  nos  poèmes  son  expression 
adéquate. 

Si  tel  est  l'esprit  des  fabliaux,  les  jongleurs  ont-ils  su  lui  trou- 
ver son  expression  accomplie?  Les  fabliaux  ont-ils  souffert,  comme 
tant  de  genres  littéraires  du  moyen  âge,  comme  les  chansons  de 
geste,  comme  les  mystères,  de  cette  trop  fréquente  impuissance 
verbale  des  écrivains,  qui  met  une  si  triste  disproportion  entre 
l'image  conçue  par  le  poète  et  sa  notation,  entre  l'idée  et  le  mot? 
Comme  œuvres  d'art,  que  valent  les  fabliaux? 

Un  fabelet  vous  vuel  conter 

D'une  fable  que  jou  oï, 

Dont  au  dire  moût  m'esjoï  ; 

Or  le  vous  ai  torné  en  rime 

Tout  sans  barat  et  tout  sans  lime^ 

Ces  vers  modestes,  par  lesquels  débute  un  de  nos  fabliaux, 
pourraient  servir  d'épigraphe  à  presque  tous.  —  Ce  qui  frappe 
d'abord,  c'est  en  effet  l'absence  de  toute  prétention  littéraire 
chez  nos  conteurs.  Il  est  manifeste  qu'ils  n'apportent  pas  ici  la 
même  vanité  que  dans  la  chanson  d'amour  ou  dans  les  romans 
d'aventure  ;  tous  ils  conviendraient,  comme  Henri  d'Andeli,  que 
ces  amusettes  veulent  être  rimées  sur  des  tablettes  de  cire  et 
valent  à  peine  qu'on  gâche  pour  elles  de  beaux  feuillets  de  par- 
chemin. Ils  content  pour  le  plaisir,  soucieux  simplement  d'ani- 
mer un  instant  les  personnages  fugitifs  de  leurs  petites  comédies. 

1.  MR.  V,  129. 


—  342  — 

De  là  une  poétique  très  rudimen taire,  dont  voici  la  règle  essen- 
tielle et  presque  unique,  exprimée  en  vers  naïfs  : 

A  cui  que  il  soit  lait  ne  bel, 
Commencier  vous  vueil  un  fablel, 
Por  ce  qu'il  m'est  conté  et  dit 
Que  li  fablel  cort  et  petit 
Anuient  mains  que  li  trop  lonc  ^ 

S'amuser  soi-même,  amuser  le  passant,  conter  non  pour  faire 
valoir  ses  talents  de  poète,  mais  pour  conter,  tel  est  le  but.  Etre 
bref,  plaire  vite,  tel  est  le  moyen.  De  là  découlent  toutes  les  par- 
ticularités de  la  versification  et  du  style  des  fabliaux,  défauts  et 
qualités. 

Le  vers  dont  le  choix  s'imposait  presque  à  nos  trouvères  était 
l'octosyllabe  rimant  à  rimes  plates,  puisqu'il  était  comme  le 
mètre  obligé  de  tout  genre  narratif.  Etriqué  dans  les  rares  épo- 
pées qui  l'emploient,  —  aimable,  mais  trop  facile  dans  les  fluides 
narrations  des  romans  de  la  Table  Ronde,  —  si  prosaïque  dans  les 
Lapidaires,  les  Computs  et  les  Bibles  qu'il  semble  n'être  plus  qu'un 
instrument  mnémotechnique,  —  parfois  excellent,  dans  les  dia- 
logues familiers  des  mystères,  mais  le  plus  souvent  indigne  de  la 
majesté  des  scènes  sacrées,  —  ce  mètre  devait  convenir  excel- 
lemment à  nos  contes  rapides.  Aucun  n'est  plus  facile,  ni  plus 
léger,  ni  ne  donne  à  moins  de  frais  l'apparence  de  ces  qualités. 

Nos  conteurs  l'ont  manié  négligemment,  sans  grand  souci 
d'en  faire  valoir  toutes  les  ressources.  Bien  des  fabliaux  sont  à 
peine  rimes  :  Enguerand  dans  la  Veuve,  Gauthier  le  Long  dans 
le  Meunier  d'Arleux,  d'autres  trouvères  encore  se  contentent  de 
fréquentes  assonances.  D'ailleurs,  ils  ne  sont  pas  embarrassés  de 
trouver  des  rimes  exactes  ;  ils  ont  sous  la  main  de  si  riches  col- 
lections de  chevilles  :  ce  est  la  voire,  ce  est  la  pure,  ce  est  la 
soinme^  se  Dieus  niaïst^  se  Dieus  me  consaut^  se  Dieus  me  gart^ 
se  Dieus  me  voie...\  Il  y  a,  dans  les  martyrologes  et  les  Vies  des 
Pères ^  tant  de  saints,  tant  de  saintes,  dont  les  noms  semblent 
formés  à  souhait  pour  fournir  au  poète  embarrassé  toutes  les 
rimes  désirées  :  par  saint  Orner ^  par  saint  Romacle^  par  saint 
Herbert^  par  saint  Honore,  par  saint  Acheul,  par  sainte  Elaine, 
par  saint  Ladre  d'Avalon^  par  saint  Remi^  par  saint  Gile,  par  les 

1.  M  R,  III,  58. 


—  343  — 

rois  de  Cologne,  par  le  saint  Signe  de  Compiegne ,  par  saint 
Germain^  par  saint  Hindevert  de  Gournai...\  Un  trouvère  a  ter- 
miné, bien  imprudemment,  son  vers  en  o,  et  ne  sait  pas  finir 
pareillement  le  suivant.  Comment  s'en  tirer  ?  il  nous  dit  naïve- 
ment son  embarras,  et  cet  aveu  lui  fournit  la  rime  : 

Li  prestres  dist  isnelepas 
Primes  en  hait  et  puis  en  bas  : 
((  Dixlt  Dominus  domino  meo...  » 
Mais  ge  ne  vos  puis  pas  en  o 
Trover  ici  consonancie  ; 
Si  est  bien  droiz  que  ge  vos  die 
Tôt  le  mielz  que  ge  porrai  mètre  K 

La  rime  s'ofFre-t-elle  riche?  qu'elle  soit  la  bienvenue!  Mais  on 
n'ira  pas  la  quérir,  car  un  bon  mot  vaut  mieux  qu'une  rime  léo- 
nine et  en  dispense  : 

Ma  paine  métrai  et  m'entente, 
Tant  com  je  sui  en  ma  jovente, 
A  conter  un  fabliau  par  rime 
Sans  colour  et  sans  leonime  ; 
Mais  s'il  n'i  a  consonancie, 
Il  ne  m'en  chaut  qui  mal  en  die, 
Car  ne  puet  pas  plaisir  a  toz 
Consonancie  sanz  bons  moz  : 
Or  les  oiez  teus  comme  il  sont 2. 

Mais  si  les  trouvères  ont  versifié  négligemment,  du  moins 
n'ont-ils  pas  versifié  pédantesquement,  et  si  l'on  songe  aux 
savants  jeux  de  rimes  déjà  en  vogue  au  xiii^  siècle,  on  se  félicite 
qu'ils  n'aient  pas  fait  à  leurs  contes  l'honneur  de  les  en  afîubler. 
Il  est  remarquable  que  tous  les  poèmes  de  Rutebeuf  sont  hérissés 
de  rimes  équivoquées,  tous,  sauf  ses  fabliaux.  Gomme  d'ailleurs 
nos  trouvères  savaient  communément  leur  métier  de  versifica- 
teurs, comme  les  hommes  du  moyen  âge  se  distinguaient  par 
une  justesse  d'oreille  qui  surprendrait  nos  meilleurs  «  dompteurs 
de  rythmes,  »  leurs  rimes,  voire  leurs  assonances  sont  toujours 
phonétiquement  exactes,  la  facture  de  leurs  vers  le  plus  souvent 
suffisante,  parfois  excellente  à  force  d'aisance  et  de  franchise. 

L'efTacement  complet  du  narrateur  devant  son  sujet  entraîne 

1.  M  R,  V,  118. 

2.  M  R,  V,  112 


—  3i4  — 

et  explique,  disions-nous,  les  divers  défauts  du  style  des  fabliaux 
et  ses  diverses  qualités. 

Et  d'abord,  ses  défauts.  La  matière  de  ces  contes  étant  souvent 
vilaine,  l'esprit  des  fabliaux  étant  souvent  la  dérision  vulgaire  et 
plate,  nos  poèmes  se  distinguent  aussi,  toutes  les  fois  que  le 
requiert  le  sujet,  par  la  vilenie,  la  vvilgarité,  la  platitude  du  style. 
Nul  effort,  comme  chez  les  conteurs  erotiques  du  xviii^  siècle, 
pour  farder,  sous  la  coquetterie  des  mots,  la  brutalité  foncière 
des  données.  Mais,  avec  une  entière  bonne  foi,  la  grossièreté  du 
style  suit  la  grossièreté  du  conte.  Il  est  pénible  d'en  rapporter 
des  exemples  ;  pourtant  on  ne  saurait  donner  une  juste  idée  du 
style  des  fabliaux  si  l'on  n'en  marquait  ici  que  les  aimables  qua- 
lités. Voici  donc,  à  titre  d'exemple  malheureusement  nécessaire, 
un  de  ces  poèmes.  Il  est  resté  inédit  jusqu'à  ce  jour  ;  que  ce  soit 
notre  excuse  de  publier  ici  cette  pauvreté  i. 

Je  vous  dirai,  se  il  vous  siet. 

D'un  castiel  qui  sor  le  mer  siet 

Qu'il  i  avint,  n'a  pas  lonc  tans  : 

Ja  fu  ensi  c'uns  païssians 
5     En  celé  ville  femme  prist, 

Biele  et  gente,  mais  tant  mesprist 

Qu'elle  fu  trop  jovene  a  son  œus; 

Elle  nel  prisa  pas  deus  œus. 

Elle  le  vit  et  noir  et  lait, 
10     Et  li  vilains  et  honte  et  lait 

Li  refaisoit  et  rebatoit, 

Com  cil  qui  jalons  en  estoit. 

Un  an  fu  celle  en  cel  mesaise. 

Qu'elle  n'i  voit  rien  qui  li  plaise, 
15     Tant  c'uns  biaus  vallés  li  proia, 

Et  celle  tout  li  otroia 

Quanqu'il  requist,  moût  volontiers. 

Ne  passa  pas  deus  mois  entiers 

C'un  jour  vint  cil  veoir  s'amie, 


1.  Il  est  intitulé  dans  le  ms  :  «  T>e  le  femme  qui  cu?iqie  sen  baron.  »  Il  est 
curieux  que  MM.  A.  de  Montaiglon  et  G.  Raynaud  l'aient  négligé,  car  il  se 
trouve  à  la  dernière  page  du  ms.  B.  N.,  f.  fr  ,  12603,  auquel  ils  ont  emprunté 
onze  copies  de  fabliaux.  Peut-être  l'onl-ils  omis  parce  qu'il  est  incomplet  ;  la 
lecture  en  est  parfois  difficile,  car  l'humidité  a  dégradé  cette  feuille  de  par- 
chemin. 

V.  1.  S'il  uous  siet.  —  V.  3.  Qu'il  n'auint  :  'n,  enclise  du  mot  en.  Cf.  Vie  de 
St-Gilles,  éd.  G.  Paris,  v.  1676  :  Ceintes,  jo'n  sui  désespérez.  Mais  le  vers  du  ms. 
est  trop  court.  —W  14.  quelle  niuoit  cose  qil  plaise.  Peut-on  conseri'er  la  leçon 


—  3i5  — 

20     Car  li  vilains  n'i  estoit  mie  ; 
Si  acolerent  et  baisierent. 

,..., 

25     Ensi  sont  dusqu'a  cure  basse, 

Et  celle  a  dit  a  sa  bajasse 

Que  très  bien  garde  se  presist 

Que  ses  sires  nés  souspresist. 

Ne  tarja  gaires  que  nuis  vint, 
30     Et  li  vilains  droit  a  Fuis  vint 

Si  coiement  que  nus  nel  sot. 

Lors  se  tint  li  vallés  pour  sot 

Quant  le  vilain  oï  parler  ; 

Lors  ne  sot  il  quel  part  aler. 
35     La  dame  est  de  li  desevrée, 

Si  s'est  en  un  celier  entrée. 

Qui  moût  près  de  la  cambre  estoit. 

Boins  vins  en  toniaus  i  avoit, 

El  celier  quant  la  dame  i  vint. 
40     D'un  moût  grant  barat  li  souvint  : 

Tout  maintenant  par  li  s'espant 

A  terre  bon  vin  cler  et  sain  ; 

Puis  a  mis  la  broche  en  se  main, 
45     Et  son  paucher  dedens  fichyé  : 

Puis  a  a  haute  vois  huchié  : 

((  Aidiés!  Aidiés!  Li  vins  s'en  court!  » 

A  tant  li  vilains  i  acourt, 

Qui  demande  que  ce  puet  estre. 
50     <(   

Fait  la  dame,  de  vostre  truie. 

Que  Dieus  le  maudie  et  destruie  ! 

Par  li  avons  eu  damage! 

Je  ne  vos  tieng  mie  por  sage, 
55     Quant  vous  avés  tel  noureture  : 

Vous  n'avés  de  vostre  bien  cure! 

Mais  j'i  sui  a  boin  point  venue, 

S'ai  fait  que  bien  aperchëue. 

Car  a  Diu  plot,  soie  merchi! 
60     Venés  avant,  et  boutés  chi 


du  ms.  ?  —  V.  20.  ni  est  effacé  dans  le  ms,  —  V.  22-24.  Et  sachiés  quil  sem- 
rasierent  [?]  —  De  faire  entraus  deus  ensamble  —  Che  por  quoi  hons  a  femme 
asanle. 

V.  25.  La  première  lettre  du  mot  basse  est  seule  lisible  dans  le  ms.  —  V.  26, 
baiesse.  —  V.  36.  Si  sen  est  .L  celier.  —  Y.  38.  Il  n'existe  plus  dans  le  ms. 
que  les  deux  premiers  mots  du  vers  :  Boins  vins.  —  V.  40.  On  ne  peut  lire 
dans  le  ms.  que  les  deux  premières  lettres  de  so[iivint\.  —  V.  42.  Le  scribe 
a  passé  un  vers.  —  On  lit,  entre  les  vers  39  et  40,  celui-ci  qui  paraît  être 
une  glose  :  por  le  vilain  qil  ne  trouuast.  —  Y.  50.  Le  scribe  a  omis  un 
vers.  —  Y.  51,  Dix,  — Y.  57,  Mais  ie  i  sui.  —  Y.  60.  J'ai  ajouté  [et]. 


—  346  — 

Vostre  paucher  qui  est  plus  gros, 

Car  de  chi  remuer  ne  m'os, 

Et  je  querrai  la  broque  la 

Ou  je  vi  que  la  truie  ala.  » 
65     Lors  vint  avant  li  païsans, 

L'un  de  ses  pauchiers  a  mis  ens, 

Et  celé  en  a  le  sien  sachié. 

Bien  a  le  vilain  atachié 

La  dame,  et  a  tout  son  plaisir 
70     Puet  elle  bien  avoir  loissir 

De  son  ami  mettre  a  la  voie. 

Lors  vint  a  li,  si  l'en  envoie; 

Mais  ains  se  sont  entrebaisié. 

Car  bien  en  furent  aasié, 
75     Et  bien  porrent,  si  com  moi  samble, 

Longement  demourer  ensamble 

Sans  paour,  qu'il  n'ont  nulle  garde 

Du  païsant  qui  son  vin  garde, 

Qui  est  sains,  clers  et  déliés. 
80     Ne  fust  mie  si  biens  loiiés 

Li  vilains,  s'il  fast  en  aniaus! 

Quelle  affligeante  et  basse  médiocrité  !  Mais  aussi,  quelle 
parfaite  convenance  du  fond  grossier  et  de  la  forme  grossière  ! 
Pourtant,  même  en  ces  humbles  contes,  la  langue  est  juste  et 
saine.  On  peut  leur  appliquer  ce  jugement  de  M.  Petit  de  Jul- 
leville  sur  notre  vieux  répertoire  comique  :  «  Un  grand  nombre 
de  farces  et  de  sotties  sont,  quant  au  fond,  d'une  extrême  plati- 
tude, et  quant  au  style,  d'une  extrême  trivialité;  mais  ces 
platitudes  triviales  sont  le  plus  souvent  exprimées  dans  une 
bonne  langue,  un  français  sain,  dru  et  gaillard  i.  »  Qu'après  cela, 
il  n'en  faille  pas  faire  grand  mérite  à  nos  rimeurs,  on  n'en  sau- 
rait disconvenir.  On  peut  bien  dire,  avec  M.  Brunetière,  ((  qu'ils 
usèrent  de  la  langue  de  tout  le  monde,  qu'ils  en  usèrent  comme 
tout  le  monde  et  que  la  qualité  de  la  langue  de  leur  temps  favo- 
risa le  développement  du  genre.  »  La  langue  du  xf  siècle,  bal- 
butiante encore,  pauvre  et  raide,  n'aurait  eu  ni  la  souplesse,  ni  la 
familiarité  nécessaires  à  l'expression  des  détails  de  la  vie  com- 

V.^79.  et  clers  et  délies.  —  V.  81.  ainiaus.  —  V.  83.  A  partir  d'ici,  le  ms. 
déjà  difficile  à  déchiffrer  plus  haut,  devient  presque  illisible  et  je  ne  garantis 
pas  que  j'ai  bien  lu  ces  vers  :  Ja  mais  par  li  niert  li  toniaus  —  Guerpis,  se  la 
broce  ne  uoit  —  Elpertuis  ou  son  pauch  auoit  —  Et  suis... 

1.  Petit  de  Julleville,  La  comédie  et  les  mœurs  en  France  au  moyen  âge, 
1886,  p.  7. 


--   347  — 

mune  ;  et  la  langue  pédantesque,  prétentieuse,  lourde  et  empha- 
tique du  xiv^  siècle  ne  devait  plus  les  avoir.  Les  trouvères  et  le 
genre  profitèrent  de  cette  heureuse  fortune  d'être  venus  en  la 
période  classique  de  la  langue  du  moyen  âge. 

Ainsi  —  et  tel  est  bien  le  caractère  essentiel  des  fabliaux  — 
le  poète  ne  songe  qu'à  dire  vitement  et  gaiement  son  conte, 
sans  prétention,  ni  recherche,  ni  vanité  littéraire.  De  là  ces 
défauts  :  négligence  de  la  versification  et  du  style,  platitude, 
grossièreté.  De  là  aussi  des  mérites,  parfois  charmants  :  élé- 
gante brièveté,  vérité,  naturel. 

La  brièveté  est  une  qualité  trop  rare  dans  les  œuvres  du 
moyen  âge  pour  que  nous  ne  sachions  pas  gré  à  nos  conteurs 
de  l'avoir  recherchée.  Il  suffit  de  s'être  quelquefois  perdu  dans 
les  châteaux  enchantés  aux  salles  sans  nombre  des  romans  de 
Chrétien  de  Troyes  ou  dans  l'inextricable  forêt  où  Obéron  égare 
Huon  de  Bordeaux,  il  suffit  d'avoir  subi  les  péripéties  sans  fin 
de  la  bataille  des  Aleschans,  pour  estimer  dans  les  fabliaux  ces 
narrations  jamais  bavardes.  Certes,  le  poète  est  trop  pressé 
pour  se  soucier  du  pittoresque  et  son  coloris  reste  pâle.  Ses 
narrations  sont  trop  nues,  ses  descriptions  écourtées.  Pour- 
tant il  sait  parfois  s'arrêter  dans  le  verger  fleuri  où  la  jeune 
Indienne  du  lai  cïAristote  tresse  en  couronne  des  rameaux  de 
menthe.  Ou  bien,  dans  la  prairie  ensoleillée  où  l'héroïne  du 
fabliau  à'Aloiil  se  promène,  les  pieds  nus  dans  la  rosée,  tandis 
qu'au  premier  chant  du  rossignol  «  toute  chose  se  meurt  d'ai- 
mer »,  il  sait  goûter  l'allégresse  des  matinées  prin tanières  : 

...Li  douz  mois  fu  d'avril, 
Que  li  tens  est  souez  et  douz 
Vers  toute  gent,  et  amourous  ; 
Li  rossignols  la  matinée 
Chante  si  cler  par  la  ramée 
Que  toute  riens  se  muert  d'amer; 
La  dame  s'est  prise  a  lever, 
Qui  longuement  avoit  veillié  ; 
Entrée  en  est  en  son  vergié, 
Nuz  piez  en  va  par  la  rousée^... 

L'abandon,  la  négligence  que  nos  trouvères  mettent  à  dire 
leurs  contes  nous  sont  garants  de  qualités  plus  précieuses  :  le 

1.  MR.  I,  24. 


-  348  — 

naturel  et  la  vérité.  Précisément  parce  qu'ils  s'effacent  devant 
le  petit  monde  amusant  des  personnag^es  qu'ils  animent,  pré- 
cisément parce  qu'ils  ne  s'attardent  pas  à  leur  prêter  des  sen- 
timents compliqués  ni  à  les  faire  se  mouvoir  dans  un  décor 
curieusement  imaginé,  parce  qu'ils  les  peignent  tels  qu'ils  les 
ont  sous  les  yeux,  ils  nous  donnent  de  très  véridiques  pein- 
tures de  mœurs.  Ils  sont  d'excellents  historiographes  de  la  vie 
de  chaque  jour,  soit  qu'ils  nous  conduisent  à  la  grande  foire 
de  Trojes,  où  sont  amoncelées  tant  de  richesses,  hanaps  d'or 
et  d'argent,  étoffes  d'écarlate  et  de  soie,  laines  de  Saint-Omér 
et  de  Bruges,  et  vers  laquelle  chevauchent  d'opulents  bour- 
geois, portant  comme  des  chevaliers,  écu  et  lance,  suivis  d'un 
long  charroi  ^  ;  soit  qu'ils  nous  dépeignent  la  petite  ville  haut 
perchée,  endormie  aux  étoiles,  vers  laquelle  monte  pénible- 
ment un  chevalier  tournoieur-,  soit  qu'ils  nous  montrent  le 
vilain,  sa  lourde  bourse  à  la  ceinture,  son  long  aiguillon  à  la 
main,  qui  compte  ses  deniers  au  retour  du  marché  aux  bœufs  ^; 
soit  qu'ils  décrivent  tantôt  le  presbytère,  tantôt  quelque  noble 
fête  où  le  seigneur,  tenant  table  ouverte,  se  plaît  aux  jeux 
des  ménestrels  ^  : 

Li  quens  manda  les  ménestrels. 
Et  si  a  fait  crier  entr'els 
Qui  la  meillor  truffe  savroit 
Dire  ne  fere,  qu'il  avroit 
Sa  robe  d'escarlate  nueve. 
L'uns  ménestrels  a  l'autre  rueve 
Fere  son  mestier,  tel  qu'il  sot. 
L'uns  fet  l'ivre,  l'autre  le  sot  : 
Li  uns  chante,  li  autres  note, 
Et  li  autres  dit  la  riote, 
Et  li  autres  la  jenglerie  ; 
Cil  qui  sevent  de  jonglerie 
Vicient  par  devant  le  conte  ; 
Aucun  i  a  qui  fabliaus  conte, 
Ou  il  ot  mainte  gaberie. 
Et  li  autres  dit  VErberie, 
La  ou  il  ot  mainte  risée. 

Ces  dons  aimables  de  naturel  et  de  sincérité,  les  trouvères 

1.  MR,  III,  67,  la  Bourse  pleine  de  sens. 

2.  M  R,  II,  34,  le  Prêtre  et  le  Chevalier. 

3.  MR,  V,  116,   Boivin  de  Provins. 

4.  M  R,  III,  80,  le  Vilain  au  buffet. 


—  349  — 

les  portent  dans  leurs  vifs  dialogues  ^  dans  la  peinture  des 
personnages  dont  ils  excellent  à  saisir  l'attitude,  le  geste.  Voici 
un  mignon,  qui  muse  à  la  porte  d'une  bourgeoise,  aux  aguets, 
assis  sur  une  borne,  les  jambes  croisées  : 

Et  en  ses  deiis  mains  tornoioit 
Uns  blans  ganz  que  il  enformoit  2... 

Voici  une  jeune  veuve  qui,  après  avoir  pleuré,  non  sans 
sincérité,  son  mari,  sent  lever  en  elle  un  regain  de  coquetterie, 
et  cherche  de  nouvelles  épousailles   :   «  comme  un  autour  mué 

Qui  se  va  par  l'air  embatant, 
Se  va  la  dame  déportant, 
Mostrant  son  cors  de  rue  en  rue  ^.  » 

Voici  encore  une  jeune  femme  à  son  miroir.  Chérubin  entre, 
qui  porte  un  message  de  son  maître.  La  dame  est  précisément 
occupée  à  lier  sa  guimpe,  ce  qui  était  l'une  des  opérations  les 
plus  délicates  de  la  toilette  féminine.  Alors,  par  un  joli  mouve- 
ment de  coquetterie,  elle  tend  son  miroir  au  petit  écuyer  : 

*<(   Biau  sire,  dit  elc,  ça  vien, 
Pren  cest  mireor,  si  me  tien 
Ça  devant  moi,  que  je  le  voie, 
Qu'affublée  bellement  soie.  » 
Cil  le  prent,  si  s'agenoilla  : 
Bêle  la  vit,  si  l'esgarda 
Que  plus  l'esgarde  plus  s'esprist; 
La  biauté  de  li  le  sorprist 
Que  plus  près  de  li  s'aproucha  ; 
La  dame  prist,  si  l'enbraça  : 
«  Fui,  fol,  dit  ele,  fui  de  ci! 
Es-tu  desvez?  —  Dame,  merci  ! 
Soufrez  un  poi  !  »  Oz  du  musart 
Que  plus  li  desfent  et  plus  art  ''  ! 

Parfois,  mais  rarement,  le  poète  s'arrête  à  décrire  son 
héroïne,  en  traits  un  peu  banals,  un  peu  trop  connus,  gracieux 
pourtant.  C'est  tantôt  un  gentil  portrait  de  fillette  qui  cueille, 
comme  dans  nos  chansons  populaires,  du  cresson  à  la  fontaine  : 

1.  Voyez  surtout  le  Prestre  et  les  deux  ribaus,  II,  42;  Saint  Pierre  et  le 
Jongleur,  V,  117. 

2.  MR,  I,  28. 

3.  MR,  II,  49,1a  Veuve. 

4.  MR,  V,  115,  VEpervier. 


—  350  — 

Une  puccle  qui  ert  bêle 
Un  jour  portoit  en  ses  bras  belle 
Et  cresson  cuilli  en  fontaine  ; 
Moilliée  en  fu  de  ci  en  l'aine 
Parmi  la  chemise  de  lin  K.. 

C'est  tantôt  Gilles,  la  nièce  du  chapelain,  toute  menue,  «  ave- 
nante et  graillette  :  » 

Les  dois  avoit  Ions  et  les  mains  ; 
Plus  blanche  estoit  que  n'est  gelée  ; 
Quant  elle  estoit  escavelée, 
Si  cheveil  resambloient  d'or, 
Tant  estoient  luisant  et  sor; 
S'ot  le  col  blanc  et  le  front  plain... 
S'avoit  petites  oreillettes  ; 
Bien  li  sëoient  les  levretes 
Et  li  dent  net,  menu  et  blanc  ; 
Sa  bouche  resanloit  fin  sanc, 
Cler  et  riant  furent  li  œil  2... 


1.  MR,  I,  31,  le  Prêtre  et  Alison. 

2,  M  R,  II,  34,  le  Prêtre  et  le  chevalier.  Ce  sont  les  mêmes  traits  élégants, 
peu  individuels,  qui  dessinent  aussi  les  portraits,  non  plus  des  vilaines  ou 
des  bourgeoises,  mais  des  hautes  et  puissantes  femmes  de  barons,  comme 
d'ailleurs  dans  les  aristocratiques  romans  de  Chrétien  de  Troyes  : 

De  la  dame  vos  voldrai  dire 

Un  petitet  de  sa  beauté  : 

La  florete  qui  nait  el  pré, 

Rose  de  mai  ne  flor  de  lis 

N'est  tant  bêle... 

. .  ,La  dame  estoit  plus  très  cointe 

Quand  ele  est  parée  et  vestue 

Que  n'est  faucons  qui  ist  de  mue, 

Ne  espervier  ne  papegaut. 

Dune  porpre  estoit  son  bliaut 

Et  ses  manteaus,  d'or  estelée...; 

D'un  sebelin  noir  et  chenu 

Fu  li  manteaus  (au  col  coulez...; 

En  la  teste  furent  li  œil 

Clair  et  riant,  vair  et  fendu; 

Le  nés  ot  droit  el  estendu, 

Et  miels  avenoit  sur  son  vis 

Le  vermeil  sor  le  blanc  assis 

Que  le  synople  sor  l'argent. 

Et  de  sa  bouche  estoit  vermeille, 

Que  ele  sembloit  passerose, 

Tant  par  estoit  vermeille  et  close  ; 

Neïs  la  gorge  contreval 

Sembloit  de  glace  ou  de  cristal, 

Tant  par  estoit  cler  et  luisant, 

Et  desuz  le  piz  dedevant 

Li  poignoient  .II.  mameletes 

Auteles  comme  des  pommelés. 

[Guillaume  au  faucon,  MR,  II,  35). 


—  351   — 

Comme  ces  portraits  ne  sont  jamais  embellis  plus  que  de 
raison,  de  même  les  caricatures  ne  sont  pas  trop  chargées.  Sous 
l'exagération  nécessaire  et  voulue  des  traits,  on  retrouve  la 
nature.  Voyez  la  vieille  truande,  déguenillée  et  coquette  encore, 
toute  fardée  et  qui  raccommode  ses  hardes  près  d'un  buisson, 
dans  l'attente  de  quelque  galante  aventure  : 

Par  dedevant  une  maison, 
La  vieille  recousoit  ses  piaus, 
Son  mantelet  et  ses  drapiaiis 
Qui  n'estoient  mie  tôt  noef, 
Ainz  ot  vëu  maint  an  renoef... 
En  cinc  cens  dés  n'a  tant  de  poins 
Com  ele  i  a  de  dras  porpoins  ; 
La  s'asorelle  et  esgohele  ; 
Son  pochon  ot  et  s'escuele, 
Son  sakelet  et  ses  mindokes; 
Un  ongnement  ot  fait  de  dokes, 
De  vies  argent  et  de  vies  oint 
Dont  son  visage  et  ses  mains  oint 
Por  le  soleil,  qu'il  ne  l'escaude  ; 
Mais  ce  n'estoit  mie  bêle  Aude, 
Ains  estoit  laide  et  contrefaite  ; 
Mais  encor  s'adoube  et  afaite 
Por  çou  k'encore  veut  siecler. 
Quant  ele  vit  le  bacheler^ 
Venir  si  très  bel  a  devise, 
Si  fu  de  lui  si  tost  esprise 
K'ainc  Blancheflor  n'Iseut  la  blonde 
Ne  nule  feme  de  cest  monde 
N'ama  onques  si  tost  nului 
Com  ele  fist  tantost  celui  ^. 

Le  jour  où  l'on  fête  les  saints  Rois  de  Cologne,  trois  dames  de 
Paris,  la  femme  d'Adam  de  Gonesse,  sa  nièce  Maroie  Clippe  et 
dame  Tifaigne,  marchande  de  coiffes,  ont  décidé  de  déjDenser 
deux  deniers  à  la  taverne  : 

—  «  Je  sai  vin  de  rivière 

Si  bons  qu'ainz  tiens  ne  fu  plantez  ! 

Qui  en  boit,  c'est  droite  sautez. 

Car  c'est  uns  vins  clers,  fremians  ' 

Fors,  fins,  frés,  sus  langue  frians, 

Douz  et  plaisanz  a  l'avaler...  » 

Les  voilà   attablées,   et   une    large  ripaille   commence.   Elles 
1.  MR,  V,  129,  la  Vieille  truande. 


—  352  — 

boivent  à  grandes  hanepées,  mangent  à  larges  platées,  englou- 
tissent chopines,  oies  grasses,  gaufres,  aulx,  oublies,  fromages 
et  amandes  pilées,  poires,  épices  et  noix,  et  chantent,  <(  par 
mignotise,  ce  chant  novel  »  : 

Commère,  menons  bon  revel  ! 
Tiens  vilains  l'escot  paiera 
Qui  ja  du  vin  n'ensaiera  ! 

Mais  tandis  que  les  autres  boivent  «  à  gorge  gloute  »,  celle- 
ci,  plus  délicatement  gourmande,  savoure  chaque  lampée  à  petits 
traits 

Pour  plus  sur  la  langue  croupir; 

Entre  deux  boires  un  soupir 

I  doit  on  faire  seulement; 

Si  en  dure  plus  longuement 

La  douceur  en  bouche  et  la  force. 

Elles  sortent  en  chantant  : 

Amours!  au  vireli  m'en  vois! 

et  leurs  pauvres  maris  les  croyaient  en  pèlerinage  ^ . 

Toutes  ces  qualités  de  composition  et  de  style,  rapidité, 
vérité,  naturel,  donnons-nous  le  plaisir  de  les  considérer  réu- 
nies dans  ce  gentil  chef-d'œuvre,  Auberée. 

Le  fils  d'un  riche  bourgeois  de  Compiègne  aiine  la  lîlle  d'un 
voisin  moins  fortuné.  «  Elle  est  trop  pauvre  pour  toi,  lui  dit  son 
père,  et  l'on  devrait  te  tuer,  si  jamais  tu  osais  me  reparler  ^e 
telle  folie.  »  Refus  cruel, 

Quar  Amors,  qui  les  siens  justise. 
Le  vallet  esprant  et  atise  ; 
El  cuer  li  met  une  estincele 
Qu'il  ne  pense  qu'a  la  pucele. 

Mais,  pendant  qu'il  languit,   un  riche  veuf,   moins  intéressé 

que  le  vieux  bourgeois,  épouse  la  fillette.  Notre  amoureux  se 

désespère, 

Ne  voit  riens  qui  ne  li  enuit; 
Mult  het  le  solaz  de  la  gent, 
Mult  het  son  or  et  son  argent 


1.  MR,  III,  73,  les  Trois  dames  de  Paris.  Cette  beuverie  finit  par  dégé- 
nérer eu  une  répugnante  scène  d'ivrognerie.  Ce  ton  est  rare  dans  les 
fabliaux.  On  se  rappelle,  à  regarder  cette  lourde  kermesse,  que  l'auteur, 
Watriquet  de  Couvin,  est  un  Flamand. 


—  353  — 

Et  la  grant  ricliecc  qu'il  a, 

Et  jure  que  mult  s'avilla 

De  ce  que  onques  crut  son  pcre... 

Mult  soloit  estre  gens  et  beaus 

Qui  orc  a  le  vis  taint  et  pale. 

A  tout  prix,  il  faut  qu'il  la  voie,  qu'il  lui  parle.  Une  vieille 
complaisante,  Auberée,  couturière  de  son  état, 

Qui  de  maint  J^arat  mult  savoit, 

a  pitié  du  jouvenceau,  naguère  si  gai,  si  «  envoisié  »,  maintenant 
tout  accablé  de  chagrin.  Par  pure  bonté  d'âme  —  sans  compter 
qu'elle  y  gagnera  cinquante  livres  —  elle  promet  de  tenter 
quelque  galante  entreprise  :  que  le  jeune  homme  lui  abandonne 
seulement  son  beau  siircot,  fourré  de  peau  d'écureuil  ! 

Un  jour  de  marché,  après  avoir  guetté  le  départ  du  mari, 
munie  du  siircot  fourré,  elle  s'en  vient  vers  la  jeune  épousée  et 
l'amuse  par  de  longs  bavardages  de  commère  : 

—  «  Et  Dieus,  »  fait  ele,  «  soit  çaiens  ! 
Dieus  soit  a  vos,  ma  douce  dame  ! 
Ausi  ait  Dieus  merci  de  Tame 

De  Tautre  dame  qui  est  morte, 

Dont  mult  mes  cuers  se  desconforte  : 

Maint  jor  m'a  çaienz  honorée  ! 

—  Bien  vignoiz  vos,  dame  Auberée,  ' 
Fait  la  dame,  «  venez  seoir. 

—  Ma  dame,  je  vos  vieng  veoir, 
Quar  de  vos  acointier  me  vueil  ; 
Ge  ne  passai  aine  puis  ce  sueil 
Que  l'autre  dame  morte  fu. 
Qui  onques  ne  me  fist  refu 

De  riens  que  ge  li  demandasse... 

—  Dame  Auberée,  faut  vos  riens 
Se  riens  vos  faut,  dites  le  nos  !  ^ 

—  <(  Dame,  fist  el,  ge  vieng  a  vos 
C'une  goûte  a  ma  fille  el  flanc  ; 
Si  voloit  de  vostre  vin  blanc 

Et  un  seul  de  vos  pains  faitiz  ; 

Mais  que  ce  soit  des  plus  petiz   ! 

Dieu  merci,  je  sui  si  honteuse, 

Mais  ainsi  m'engosse  la  teuse 

Que  le  me  covient  demander. 

Ge  ne  soi  onques  truander. 

Aine  ne  m'en  soi  aidier,  par  m  ame  !  >^ 

—  «Et  vos  en  avrez,  »  dit  la  dame, 
Qui  ert  a  privée  maignie. 

Bkdier.  —  Les  Fahliau.T\  23 


—  354  — 

Celé,  ({ui  ert  bien  enseignie, 

Delez  la  borgoise  s'assiet. 

—  «  Certes,  fait  ele,  miilt  me  siet 

Que  j'oi  de  vos  si  grant  bien  dire  ! 

Comment  se  contient  vostre  sire  ? 

Vos  fait  il  point  de  bêle  chiere? 

Ha!  com  il  avoit  l'autre  chiere  ! 

Ele  avoit  mult  de  son  délit  ! 

Bien  vorroie  veoir  vo  lit  : 

Si  verroie  certainement 

Se  gisez  ausi  richement 

Com  faisoit  la  première  femme.  » 

La  maîtresse  du  logis  consent  innocemment,  montre  le  beau 
lit  conjugal  à  la  vieille  rusée  qui,  subtilement,  ayant  laissé  une 
aiguillée  de  fil  et  son  dé  dans  le  surcot  du  galant,  le  glisse,  à 
Tinsu  de  la  dame,  sous  la  courte-pointe.  Puis  elle  s'en  va,  tou- 
jours bavardant,  comme  elle  était  venue. 

Le  mari  revient  chez  lui,  fatigué,  et  veut  se  coucher.  Il  entre 
dans  sa  chambre,  aperçoit  la  bosse  que  fait  le  surcot  sous  la 
courte-pointe.  —  «  Qu'est  cela?  »  Il  découvre  le  lit,  retire  l'élé- 
gant vêtement. 

Qui  11  boutast  dedenz  le  cors 
Un  coutel  très  par  mi  le  flanc, 
N'en  traisist  il  goûte  de  sanc. 
Tant  durement  fu  esbahis  : 
((  lia,  las  !  »  fait-il,  <(  ge  sui  trahis 
Par  celé  qui  aine  ne  m'ama!...  » 

Il  tourne  en  tous  sens  le  surcot  susj)ect, 

Dehors  le  remire  et  dedenz 
Qu'il  sanble  qu'acliater  le  vueille  ; 

et,  tout  épris  de  jalousie,  il  fait  cette  conjecture  assez  plausible  : 

«  Et  las,  dit-il,  que  porrai  dire 
De  ce  surcot?  »  Et  dit  par  s'ame 
Que  il  fu  a  l'ami  sa  femme... 

A  cette  pensée,  il  court  vers  elle,  la  saisit  par  le  bras,  la  jette 
à  la  rue,  sans  un  mot  d'explication,  et  referme  l'huis  sur  elle. 
Voilà  l'innocente,  tout  esmâi^ie ^  dans  la  nuit  solitaire.  Quel 
crime  a-t-elle  commis?  Pourquoi  cette  querelle?  Soudain  quel- 
qu'un s'approche  : 

<(  Ma  belle  fille,  Dieus  t<$^art  ! 
Que  fais-tu  ci  ?...  » 


—  355  -^ 

On  le  pense  bien  :  c'est  Auberée  qui  l'aborde  ainsi.  La  pau- 
vrette lui  demande  en  grâce  de  l'accompagner  jusque  chez  son 
père.  —  «  Chez  ton  père?  Je  n'en  aurais  garde!  Il  te  battrait, 
donnerait  raison  à  ton  mari.  Viens  plutôt  chez  moi.  J'ai  une 
chambre  secrète  où  tu  demeureras,  paisiblement  cachée,  jusqu'à 
ce  que  la  folie  de  ton  mari  soit  passée.  » 

Elle  accepte  cette  offre  si  sage  et  trouve,  en  effet,  chez  Aube- 
rée, bon  souper,  bon  gîte,  et  le  galant  qui  l'attendait.  —  C'est 
bien  taillé,  maintenant  il  faut  coudre  :  il  s'agit  d'apaiser  le  mari. 

Le  surlendemain,  quand  matines  sonnent,  Auberée  conduit  la 
jeune  bourgeoise  à  l'abbaye  de  Saint-Corneille.  Elle  lui  ordonne 
de  s'allonger  sur  le  sol,  devant  l'image  de  Notre-Dame,  dans 
l'attitude  de  l'adoration,  lui  met  une  croix  près  de  la  tète,  une 
autre  aux  pieds,  deux  autres  à  main  droite  et  à  main  gauche, 
allume  tout  autour  huit  cierges  de  plus  d'une  toise  chacun  et  lui 
recommande  de  ne  point  se  relever  jusqu'à  son  retour. 

Elle  court  chez  le  mari,  frappe  à  la  porte.  —  «  Que  voulez- 
vous  à  cette  heure,  dame  Auberée?  —  C'est  donc  ainsi,  «  failli, 
mal  enseigné,  »  que  tu  rends  ta  femme  malheureuse?  Effrayée 
cette  nuit  par  un  mauvais  rêve,  je  suis  allée  au  moûtier,  et  là, 
qui  ai-je  trouvée?  Ta  pauvre  femme  en  oraison,  tout  entourée  de 
cierges  ardents  !  Est-ce  de  la  sorte  que  tu  dois  traiter 

...Ce  tendron  qui  hier  lu  née, 
Qui  dëust  la  grant  matinée 
Çaiens  dormir  en  ces  cortines  ? 
Et  tu  l'envoies  as  matines  ! 
As  matines  !  lasse  pechable  !... 
Vielz  la  tu  faire  papelarde? 
Mal  feu  et  maie  llamme  Tarde 
Qui  juesne  feme  ainsi  envoie  !  » 

Le  mari,  très  satisfait  que  sa  femme  ait  si  pieusement  employé 
le  temps  passé  hors  de  chez  lui,  court  à  Saint-Corneille,  y  trouve 
en  effet  la  pénitente,  toute  lasse  de  sa  veillée  dévote,  la  relève 
et  la  reconduit  au  logis,  rassuré,  A  moitié  rassuré  seulement, 
car  un  doute  persiste  :  d'où  venait  le  surcot  mystérieux  ?  Comme 
il  passe  par  une  rue,  tourmenté  de  ce  soupçon,  il  entend  Aube- 
rée qui  crie  : 

«  Trente  sols  !  la  veraie  croix  ! 
Or  ne  me  chaut  que  ge  plus  vive  ! 
Trente  sols  !  dolente  chaitivc  ! 


--  356  — 

Trente  sols,  lasse!  que  ferai? 
Trente  sols  !  et  où  les  praiidrai  ? 
Trente  sols  !  lasse,  trente  sols  ! 
Or  venra  çaiens  li  prevoz. 
Si  prendera  ce  pou  que  j'ai  : 
C'est  le  songe  que  je  song-eai  !  » 

—  «  Qu'avez-vous  donc,  dame  Auberée  ?  »  Et  la  vieille 
raconte,  dolente,  comment  un  valet  lui  avait  confié  l'avant-veille 
un  surcot  à  raccommoder.  Elle  avait  déjà  commencé  l'ouvrage,  à 
telles  enseignes  que  son  aiguille  et  son  dé  ont  dû  rester  après  ; 
elle  l'a  perdu,  elle  ne  sait  où.  Voici  que  son  client  redemande  son 
surcot  ou  trente  sous  !  Trente  sous  !  Que  devenir  ?  «  Dame  Aube- 
rée, n'étes-vous  pas  entrée  ce  jour  là  en  quelque  maison  ?  —  Oui, 
un  instant  chez  vous-même.  »  Le  bourgeois  retourne  en  hâte  à 
son  logis,  examine  le  surcot  :  le  dé  et  l'aiguille  y  sont,  en  effet, 
attachés  ! 

Qui  ii  donast  trestote  Fouille 
N'ëusl-il  pas  joie  graignor! 
Ainsi  la  vieille  délivra 
Le  borgois  de  mauvais  penser, 
Que  puis  ne  se  sot  apenser 
Quant  il  du  surcot  fu  délivres  ; 
Et  celé  ot  les  cinquante  livres. 
Bien  ot  son  loier  deservi  : 
Tôt  troi  furent  en  gré  servi  ! 

Ce  qu'on  admire  surtout  dans  Auberée^  comme  en  presque 
tous  nos  contes,  c'est  comment  le  ton,  la  versification,  la  com- 
position, s'accommodent,  s'adaptent  exactement  au  sujet  traité; 
comment  le  style  y  exprime  de  manière  adéquate  ((  l'esprit  des 
fabliaux  ». 

Peu  de  genres  au  moyen  âge  ont  eu  cette  bonne  fortune  que  la 
mise  en  œuvre  y  valût  l'inspiration.  «  Le  fabliau,  dit  M.  Lenient, 
ne  demande  pas,  comme  l'épopée,  une  grande  invention,  une 
inspiration  élevée,  un  souffle  puissant  et  continu.  Nos  vieux 
trouvères  se  perdent  et  s'embarrassent  dans  les  longs  poèmes 
chevaleresques,  d'où  Ton  ne  sait  plus  comment  sortir  une  fois 
qu'on  y  est  entré.  Ils  sont  plus  à  l'aise  dans  le  cadre  étroit  d'une 
action  commune  et  familière  dont  l'issue  est  toujours  facile,  où 
quelques  détails  ingénieux,  quelques  traits  piquants  suffisent 
aux  agréments  du  récit.  Leur  langue  naïve,  simple  et  gracieuse, 


1 


—  357  — 

alerte  et  sautillante,  mais  dépourvue  de  force  et  de  dig-nité  pour 
exprimer  les  grands  sentiments,  excelle  à  raconter  et  à  médire. 
Plus  tard,  La  Fontaine  et  Voltaire,  dans  leurs  contes,  ne  trouve- 
ront rien  de  mieux  que  d'en  reproduire  la  forme  et  les  allures  ^.  » 
Nul  délayage,  mais  une  juste  proportion  entre  les  diverses 
scènes  ;  aucune  coquetterie  de  forme,  mais  les  trouvailles  que 
sait  faire  la  gaieté;  nulle  recherche  de  sous-entendus  galants, 
comme  chez  les  poètes  erotiques  du  xyiii"^  siècle,  mais  la  seule 
bonne  humeur,  cynique  souvent,  jamais  voluptueuse  ;  nulle  pré- 
tention au  coloris  ni  à  la  finesse  psychologique  comme  chez  les 
conteurs  du  xvi*^  siècle  qui  alourdissent  ces  amusettes  en  leurs 
nouvelles  trop  savantes,  mixtures  de  Boccace  et  de  Rabelais, 
mais  la  simplicité,  le  naturel.  C'est  vraiment  la  Muse  pédestre  : 

Légère  et  court-vêtue,  elle  allait  à  grands  pas. 
1.  Lenient,  la  Satire  en  France  au  moyen  âge,  1859,  p.  83. 


—  358  — 


CHAPITRE  XII 


PLACE   DES  FABLIAUX  DANS   LA   LITTERATURE    DU  XlIIe  SIECLE 

Quo  Tesprit  des  fabliaux  représente  ruiie  des  faces  les  plus  significatives 
de  l'esprit  même  du  moyen  âge. 
I.  Littérature  apparentée  aux  fabliaux. 
II.  Littérature  en  contraste  avec  les  fabliaux. 
III.  Deux  tendances  contradictoires  se  disputent  la  poésie  du  xiii*^  siècle  : 
Comment  concilier  ces  contraires? 

Mais  n'aurions-nous  pas  fait  œuvre  factice?  N'aurions-nous 
pas  pris  les  fabliaux  trop  au  sérieux? 

On  dira  :  les  uns  sont  ingénieux,  spirituels,  agréablement 
machinés?  N'était-il  pas  suffisant  de  marquer  d'un  mot  ces  qua- 
lités primesautières  et  médiocres,  ce  don  de  décrire  avec  gaieté 
le  train  courant  des  choses?  Amusons-nous  un  instant  de  ces 
fugitives  amusettes,  —  et  passons. 

Pour  d'autres  fabliaux,  —  les  contes  grivois,  —  qu'importent 
ces  monotones  escapades  d'amants  surpris,  les  aventures  sans 
cesse  renouvelées  du  prêtre  et  de  la  prêtresse?  Ici  encore,  pas- 
sons vite. 

Enfin,  pour  les  contes  vraiment  honteux,  n'y  a-t-il  pas  injustice 
à  en  rendre  responsable  une  époque?  Ne  les  retrouve-t-on  pas  — 
les  mêmes  —  dans  les  bas-fonds  de  toutes  les  littératures?  Pour- 
quoi les  arracher,  comme  des  papillons  nocturnes,  des  coins 
réservés  et  obscurs  des  bibliothèques?  —  Certes,  nul  n'a  de 
meilleures  raisons  que  nous  de  n'en  point  exagérer  la  portée. 
N'avons-nous  pas  dû,  pour  les  besoins  de  ce  travail,  dépouiller 
des  centaines  de  recueils  analogues?  Nous  la  connaissons,  pour 
l'avoir  retrouvée,  identique  à  travers  les  civilisations,  la  même 
chez  l'Anglais  puritain,  la  même  chez  le  Français  léger  et  chez  le 
pudique  Allemand,  la  même  chez  les  très  érudits  conteurs  ger- 
maniques Bebel  et  Frischlin,  la  même  sous  le  musc  et  la  poudre 
des  alcôves  du  xviii^  siècle,  —  nous  la  connaissons,  l'incroyable 
monotonie  de  l'obscénité  humaine. 


—  359  — 

Ces  critiques  porteraient  juste,  si  nous  nous  confinions  ici 
dans  l'examen  des  fabliaux.  Mais  c'est  artificiellement  que  Ton 
groupe  ces  œuvres  de  trente  poètes  divers.  C'est  arbitrairement 
que,  les  a3'ant  groupées,  on  les  isole  de  la  littérature  ambiante. 
Cessons  de  tenir  nos  yeux  obstinément  fixés  sur  les  six  volumes 
de  MM.  A.  de  Montaiglon  et  G.  Raynaud.  Réintégrons  les 
fabliaux  au  milieu  des  œuvres  contemporaines,  comme  on  replace 
dans  son  contexte  une  phrase  d'un  écrivain.  Soudain  apparaît  cette 
vérité  :  la  moitié  des  œuvres  littéraires  du  xiii^  siècle  sont  ani- 
mées du  même  souffle  que  les  fabliaux.  Ils  ne  sont  point  des 
accidents  singuliers,  négligeables;  mais  il  existe  toute  une  litté- 
rature apparentée,  où  ils  tiennent  leur  place  déterminée,  comme 
un  anneau  dans  une  chaîne,  comme  un  nombre  dans  une  série. 
Ces  œuvres,  satires,  pièces  dramatiques,  romans,  supposent  ces 
mêmes  tendances  que  nous  avons  appelées  «  l'esprit  des  fabliaux  ». 
Cet  esprit,  c'est  l'une  des  faces  les  plus  significatives  de  l'esprit 
même  du  moyen  âge. 


I 


La  moitié  des  œuvres  du  xin^  siècle  supposent  le  même  état 
d'esprit  général  que  les  fabliaux,  les  mêmes  sources  d'amuse- 
ment et  de  délectation. 

Par  exemple,  le  mépris  brutal  des  femmes  est-il  le  propre  de 
nos  conteurs  joyeux?  Est-ce  pour  les  besoins  de  leurs  contes 
gras,  pour  se  conformer  à  leurs  lestes  données,  qu'ils  ont  été 
forcés  de  peindre,  sans  y  entendre  malice,  leurs  vicieuses 
héroïnes  ?  Non  ;  mais,  bien  plutôt,  s'ils  ont  extrait  ces  contes 
gras,  et  non  d'autres,  de  la  vaste  mine  des  histoires  populaires, 
c'est  qu'ils  y  voyaient  d'excellentes  illustrations  à  leurs  inju- 
rieuses théories,  qui  préexistaient.  Le  mépris  des  femmes  est  la 
cause,  non  l'elï'et.  Cet  article  de  foi  :  les  femmes  sont  des  créa- 
tures inférieures,  dégradées,  vicieuses,  —  voilà  la  semence, 
le  ferment  des  fabliaux. 

Ce  dogme  inspire  et  anime  en  effet,  auprès  des  fabliaux,   des 
centaines  de   petites  pièces   :  le  Blasicnge  des  femmes  i,   le  Dit 

1.  Jongleurs  et  trouvères,  p.  75. 


—  360  — 

des  femmes  ^,1'  Epître  des  femmes^  le  Contenance  des  femmes  ^, 
la  Similitude  de  la  femme  et  de  la  pie  ^,  etc. 

Nus  ne  se  doit  fier,  certes,  neis  en  sa  suer... 

Famé  semble  trois  choses  :  lou,  et  vorpil,  et  chate  '*... 

Les  poètes  sont  intarissables  en  tirades  injurieuses.  La  femme, 
disent-ils, 

Or  se  rit,  or  se  desconforte, 
Or  se  het,  et  or  se  conforte. 
Or  fait  semblant  que  soit  marie, 
Or  est  pencivë,  or  est  lie. 
Or  est  vig-uereuse,  or  est  vaine  ; 
Or  est  malade,  or  est  saine... 
Or  ne  vuet  nul  homme  vëoir, 
Or  le  vuet,  or  ne  le  vuet  mie  ^... 

Ainsi,  pendant  trois  cents  vers.  —  Le  Dolopathos  nous  dit  de 

môme  : 

Famé  se  change  en  petit  d'eure; 
Orendroit  rit,  orendroit  pleure; 
Or  chace,  or  fuit;  or  het,  or  aime; 
Famé  est  li  oisiaus  sor  la  raime, 
Qui  or  descent  et  or  remonte  ^\ 

Femme  est  cochet  à  vent,  qui  tourne  comme  l'écureuil  au  bois  ; 
fuyante  et  glissante,  comme  l'anguille  et  la  couleuvre,  graisse 
pour  bien  oindre,  serpent  pour  bien  poindre  ;  le  jour,  mauviette, 
la  nuit  chauve-souris;  femme  est  taverne  sur  la  grand'route, 
qui  reçoit  tout  passant  ;  femme  est  lion  pour  dominer,  colombe 
par  la  luxure,  chat  qui  mort  coiement^  souris  pour  se  cacher, 
jour  d'hiver  qui  est  nuit,  foudre  pour  tout  brûler,  autour  pour 
prendre  sa  proie,  enfer  qui  a  toujours  soif  et  toujours  boit.  Sitôt 
qu'elle  est  bien  repue,  qu'elle  a  belle  robe,  aumônière,  ceinture 
à  fermail  d'argent,  chapel  d'orfroi  et  lacs  de  soie,  comme  elle 
méprise  son  mari  !  C'est  elle  qui  sépare  le  fds  du  père,  l'ami  de 
l'ami  ;  elle  qui  brûle  les  châteaux  et  renverse  les  fertés  ;  elle  qui 

1.  Jubinal,  N.  Bec,  II,  p.  329. 

2.  Jongleurs  et  trouvères. 

3.  Jubinal,  TV.  Rec,  II,  p.  326.  Cf.  P.  Moyer,  Contes  moralises  de  Nicole 
Bozon,  p.  XLI. 

4.  Le  Cliastie  Musart,  p.  p.  P.  Meyer,  liomania,  XV,  strophes  XIX,   XX. 

5.  N.  Bec.  do  Jubinal,  II,  p.  170. 

6.  Dolopathos,  v.  4254,  ss. 


m         -  3«i  - 

fait  retentir  les  trompes  de  guerre;  elle  qui  fait  sortir  les  cou- 
teaux de  leur  gaine  i. 
Comment  la  gouverner? 

Donnez-lui  poi  a  mangier, 
Et  a  vestir  et  a  chaucier; 
Bâtez  la  menu  et  sovent... 

La  battre,  c'est  bien  le  meilleur  remède.  Un  invalide  célèbre 
son  bonheur  :  il  peut,  s'il  délace  sa  jambe  de  bois,  piler  son  ail, 
écraser  son  poivre,  broyer  son  cumin,  'attiser  son  feu,  briser  ses 
noix,  cheviller  sa  porte, 

Et  puet  son  chien  tuer, 

Vers  son  porcel  ruer. 

Et  puet  sa  femme  battre  2. 

Rares  sont  les  pièces  où  ces  portraits  ironiques  revêtent  une 
forme  moins  grossière,  comme  ce  piquant  Evangile  aux  femmes  ^^ 
remanié  en  vingt  façons,  où,  dans  chaque  quatrain,  trois  vers 
sont  consacrés  à  faire  des  vertus  féminines  un  éloge  apparent, 
que  dément  et  détruit  la  pointe  savamment  aiguisée  du  dernier 
vers  : 

Se  uns  hom  a  a  femme  parlement  ou  raison, 
L'on  ne  doit  ja  cuidier  qu'il  i  ait  se  bien  non  ; 
De  quanques  elles  dient  bien  croire  les  doit-on, 
Tout  aussi  com  le  chat,  quant  il  monte  au  bacon... 

Lor  fiance  resamble  la  maison  Dedalus  : 
Quant  l'on  est  ens  entrez,  si  n'en  set  issir  nus... 
Diseteur  de  conseils  sont  par  els  secouru, 
Autant  com  oiselet  quant  sont  pris  a  la  glu. 

Qui  se  fie  à  elles  peut  être  assuré...  comme  une  poignée 
d'étoupes  dans  une  fournaise.  Qui  prend  conseil  d'elles  fait  sage- 
ment... comme  le  papillon  qui  se  brûle  à  la  chandelle.  On  peut 
garder  leur  amitié...  aussi  aisément  qu'un  glaçon  en  été. 

Ne  vous  rappelez-vous  pas  encore  ces  monstres,  Chicheface  et 
Bigorne,  l'un  qui,  se  repaissant  de  femmes  obéissantes,  jeûne 
sans   cesse,    l'autre,    nourri  de  femmes  rebelles,  et   qui   éclate 


1.  V.  le  Tractatus  de  bonitate  et  malitia  mulierum,    dans  les  Romanische 
inedita  de  Paul  Heyse.  1856,  p.  63. 

2.  De  V Eschacier  [Jongleurs  et  trouvères^  p.  158). 

3.  Constans,  Marie  de  Compiègiie  et  l'Evangile  aux  femmes,  1876.  Cf.  Zts. 
f.  rom.  Phil.,  I,  337,  YIII,  24  et  449. 


—  362  —  n 

d'embonpoint  ^  ?  —  ou  ce  mythe  par  lequel  le  Roman  de  Renart 

explique  la  genèse  des  animaux?  Quand  Dieu  chassa  Adam  et 

Eve  du  Paradis  terrestre,  il  leur  donna  une  verge  miraculeuse. 

Adam  en  frappa  les  eaux  de  la  mer,  et  il  en  sortit  une  brebis  ; 

Eve  à  son  tour  les  frappa  :  un  loup  s'élança  des  flots,  qui  emporta 

la  brebis  ;  Adam  frappa  encore  une  fois  :  un  chien  se  précipita, 

qui  poursuivit   le   loup.    Ils    continuèrent  ainsi,    Adam    faisant 

naître  les  doux  animaux  domestiques,  Eve  les  bêtes  sauvages  et 

malfaisantes  : 

Les  Evain  assauvagissoient, 
Et  les  Adam  apprivoisoient  2... 

C'est  ce  même  mépris  des  femmes  qui,  dans  le  Roman  de  la 
Rose,  soulève  et  fait  avancer,  par  pesants  bataillons,  les  argu- 
ments de  Raison,  de  Nature,  de  Genius.  C'est  lui  qui  inspire 
les  tristes  démonstrations  en  baralipton  de  Jehan  de  Meung, 
qui  devaient  si  fort  affliger,  plus  d'un  siècle  après,  l'excellente 
Christine  de  Pisan. 

Est-il  besoin  de  continuer  longuement  et  de  montrer,  par 
des  analyses  et  des  rapprochements  similaires,  que  chacun  des 
traits  de  l'esprit  des  fabliaux  se  retrouve  dans  des  œuvres 
apparentées  ? 

Pour  laisser  de  côté  les  rapprochements  de  détail,  dans  ces 
collections  de  dits  moraux,  de  bibles  satiriques,  de  miroirs  du 
monde,  à'Estats  du  monde^  à' Enseignemens,  de  Chastiemens, 
n'es-ce  pas,  tout  comme  dans  les  fabliaux,  la  même  vision  iro- 
nique, railleuse,  optimiste  pourtant,  de  ce  monde? 

N'est-ce  pas,  dans  toutes  ces  œuvres,  la  même  hostilité  contre 
les  prêtres  et  les  moines,  étrange  chez  ces  dévots,  qui  raille  les 
personnes  et  non  les  institutions  ?  n'est-ce  pas  la  même  satire 
sans  colère,  partant  sans  pensée  ni  portée? 

La  sagesse  de  Salomon  s'exprime  en  hautaines  maximes.  Aus- 
sitôt, comme  un  clerc  à  l'oflîce,  le  Sancho  Pança  du  moyen  âge, 
Marcoul,  lui  répond.  Et  sa  voix  mordante  et  rieuse  est  celle 
même  du  bon  sens  réaliste  des  fabliaux  ;  elle  est  l'humble  voix  de 
la  sagesse  des  nations;  elle  exprime  la  même  vérité  terre  à  terre, 
moyenne  et  quotidienne, 

1.  V.  lo  dicliounaii'c  de  Godefroy,  sous  le  mot  Chicheface. 

2.  Renart,  éd.  Martin,  br.  XXIV,  t.  II,  p.  337. 


—  368  - 

Enfin  et  surtout,  —  si  l'on  compare  l'ensemble  de  nos  contes 
à  l'épopée  animale  de  Renart,  —  n'y  a-t-il  pas  identité  intellec- 
tuelle entre  les  cinquante  poètes  qui  ont  rimé  les  fa]:)liaux  et  les 
cinquante  poètes  qui  ont  rimé  les  contes  d'animaux  ?  Ici  et  là, 
éclate  le  même  besoin  de  rire,  aisément  contenté;  ici  et  là,  on  fait 
appel  au  même  23ublic  gouailleur,  étranger  à  de  plus  hautes 
inspirations  : 

Or  me  convient  tel  chose  dire 
Dont  je  vos  puisse  faire  rire  : 
Qar  je  sai  bien,  ce  est  la  pure. 
Que  de  sarmon  n'avez  vos  cure. 
Ne  de  cors  saint  oïr  la  vie  '. 

Existe-t-il  une  qualité  des  contes  de  Renart  qui  ne  soit  aussi 
un  trait  des  fabliaux,  si  nous  considérons  soit  ces  dons  de  gaieté, 
de  verve,  de  prodigieux  amusement  enfantin,  soit  l'absence  de 
toute  émotion  générevise,  soit  la  raillerie  alerte,  jamais  lassée  ni 
irritée,  soit  l'absence  de  toute  prétention  artistique,  en  ces  narra- 
tions vives,  hâtées,  nues? 

N'apparaît-il  pas  clairement  que  des  tendances  similaires 
animent  toutes  ces  œuvres  ?  On  peut  concevoir  un  lecteur  unique 
à  qui  elles  s'adresseraient  toutes ^  aux  besoins  artistiques  duquel 
elles  satisferaient,  et  dont  il  serait  aisé  de  décrire  l'âme.  Son 
esprit  parcourrait  une  sorte  de  cercle  complet,  qui  le  ramènerait 
des  fabliaux  au  Roman  de  Renart,  en  passant  par  tous  les  poèmes 
que  nous  avons  énumérés.  Ce  lecteur  idéal  des  fabliaux,  on  pour- 
rait presque  dresser  le  catalogue  de  sa  bibliothèque  :  dans  un 
coin  réservé,  pour  satisfaire  ses  goûts  les  plus  bas,  il  dissimu- 
lerait les  fabliaux  ignominieux,  le  roman  de  Trubert,  l'épopée 
scatologique  à' Audigier  dont  le  succès  a  duré  plus  d'un  siècle  -. 
Sur  un  autre  rayon,  —  un  peu  plus  en  évidence,  —  les  fabliaux 
lestes,  les  mille  poèmes  contre  les  femmes,  la  Vie  de  saint  Oison, 
les  miracles  de  saint  Tortii  et  de  saint  Hareng^  le  martyre  de 
saint  Bacchiis^  ce  spirituel  récit  des  tourments  de  Bacchus,  fils 
de  la  vigne,  sorte  de  mythe  dionysiaque  bourgeois.  A  la  place 
d'honneur,  les  meilleures  pièces  de  notre  collection  de  fabliaux. 


1.  Renaît,  éd.  Martin,  I,  p.  146. 

2.  V.  les  nombreuses  allusions  qui  témoignent  de  la  grande  popularité  de 
ce  poème  burlesque,  réunies  par  M.   P.  Meyer.  Romania,  YII,  450,  note. 


—  364  — 

les  plus  jolis  contes  de  Renart.  Enfin,  Ton  y  trouverait  aussi, 
pour  satisfaire  ses  plus  hautes  aspirations  métaphysiques,  le 
Roman  de  la  Rose,  car  la  capacité  de  son  esprit  se  hausserait 
jusqu'à  goûter  la  science  universitaire  de  Jehan  de  Meung,  où  il 
se  plairait  à  retrouver  l'esprit  des  fabliaux,  i3esamment  armé  de 
dialectique.  Enfin,  il  réserverait  même  une  place  à  la  charmante 
chante-fable  d'^i/ca^sm  et  Nicolette  :  c'est  en  cette  grêle,  spiri- 
tuelle et  ironique  figurine  de  Nicolette  que  s'incarnerait  son  plus 
haut  idéal  et  son  plus  noble  rêve. 


II 


Telle  est  l'une  des  faces  de  la  poésie  du  xiii*^  siècle;  voici 
l'autre. 

Peut-être  se  souvient-on  que,  dans  notre  revue  des  fabliaux, 
nous  en  avons  réservé  quelques-uns.  On  rencontre,  en  effet, 
dans  nos  recueils,  entre  le  Porcelet  et  le  fabliau  de  la  Dame  qui 
servait  cent  chevaliers  de  tout  point,  quelques  récits  d'une  plus 
noble  essence.  Le  type  en  est  le  conte  du  Chevalier  au  chainse^ 
que  nous  connaissons  déjà.  Tels  encore  Guillaume  au  faucon  ^. 
le  Chevalier  qui  recouvra  V amour  de  sa  dame  ~,  le  Vair  palefroi 
qui  est  écrit 

Pour  remembrer  et  pour  retraire 
Les  biens  qu'on  puet  de  femme  traire, 
Et  la  douçor  et  la  franchise  3... 

Ici  nous  sommes  transportés  dans  un  tout  autre  monde,  et 
ces  contes,  imprégnés  de  la  plus  exquise  sentimentalité, 
s'étonnent  de  se  rencontrer  en  pareille  compagnie.  On  a  eu  rai- 
son  de  les  y  laisser  pourtant,    tout  isolés  qu'ils   s'y  trouvent, 

1.  MR,  I,  35. 

2.  MR,  VI,  151. 

3.  MR,  I,  3,  V.  29.  Ajoutons-en  d'autres  encore  :  les  uns  (Le  Manteau  mal 
taillé,  III,  55,  VEpervier,  V,  115)  sont  encore,  par  leurs  données,  des  contes 
à  rire,  mais  traités  avec  le  souci  de  la  bienséance,  de  la  délicatesse,  le  senti- 
ment de  ce  que  la  forme  ajoute  à  la  matière.  D'autres  [La  Pleine  bourse  de- 
sens,  III,  67,  La  Housse  partie,  I,  5  ;  II,  30)  révèlent  même  certaines  préoc- 
cupations morales.  Ajoutons  enfin  les  fabliaux  fort  honnêtes,  mais  un  peu 
niais,  de  la  Folle  Largesse  (VI,  l'i6),  du  Prudhomnie  qui  rescolt  son  compère 
de  noier  (I,  27). 


—  365  — 

puisque  les  hommes  du  moyen  âge,  aussi  empêchés  que  nous  de 
fixer  aux  genres  des  limites  précises,  les  appelaient  des  fabliaux. 
Ils  sont  à  mi-route  entre  les  fabliaux  et  les  lais  bretons,  entre  le 
dit  (VAristote  et  Lanval.  Ils  sont  comme  étrangers  dans  notre 
collection,  mais  non  dans  la  littérature  du  moyen  âge.  Eux  aussi, 
ils  trouvent,  dans  la  poésie  contemporaine,  de  nombreux  simi- 
laires. 

Retournons,  en  effet,  la  médaille.  Exprimons  d'un  mot  le  con- 
traste :  d'un  côté,  les  fabliaux  et  Renart  ;  de  l'autre,  la  Table 
Ronde. 

Voici  que  s'opposent  soudain  à  la  gauloiserie,  la  préciosité  ;  à 
la  dérision,  le  rêve;  à  la  vilenie,  la  courtoisie;  au  mépris  nar- 
quois des  femmes,  le  culte  de  la  dame  et  l'exaltation  mystique 
des  compagnons  d'Arthur  ;  aux  railleries  antimonacales,  la  pureté 
des  légendes  pieuses  ;  à  Audigier,  Girard  de  Vienne  ;  à  Nicolette, 
Yseut  ;  à  Auberée,  Guenièvre  ;  à  Mabile  et  à  Alison  Fénice, 
Enide  ;  à  Boivin  de  Provins  et  à  Chariot  le  Juif,  Lancelot  et 
Gauvain  ;  à  l'observation  railleuse  de  la  vie  commune  et  fami- 
lière, l'envolée  à  perte  d'haleine  vers  le  pays  de  Féerie. 

Jamais,  plus  que  dans  les  fabliaux  et  dans  la  poésie  apparen- 
tée du  xm^  siècle,  on  n'a  rimé  de  vilenies,  et  jamais,  plus  qu'en 
ce  même  xni*^  siècle,  on  n'a  accordé  de  prix  aux  vertus  de  salon, 
à  l'art  de  penser  et  de  parler  courtoisement.  Qu'on  se  rappelle  le 
Lai  de  VOmhre^  le  Lai  du  Conseil^  les  Enseignements  aux  dames 
de  Robert  de  Blois. 

Jamais,  plus  que  dans  les  fabliaux,  on  n'a  traité  familièrement 
le  Dieu  des  bonnes  gens,  ni  ironiquement  son  Eglise;  et  jamais 
pourtant  foi  plus  ardente  n'a  fait  germer  de  plus  pures,  de  plus 
compatissantes  légendes  de  repentir  et  de  miséricorde.  Qu'on 
pense  à  l'exquise  collection  des  Miracles  de  Notre-Dame  de 
Gautier  de  Coincy,  le  saint  François  de  Sales  du  xiii*'  siècle.     , 

Jamais,  plus  que  dans  les  fabliaux,  les  hommes  n'ont  paru 
concevoir  un  idéal  de  vie  rassis  et  commun,  et  jamais,  plus  que 
dans  les  chansons  de  geste  contemporaines ,  dans  les  poèmes 
didactiques  sur  la  chevalerie,  dans  les  romans  d'aventure,  on  n'a 
imaginé  un  idéal  héroïque. 

Jamais,  plus  que  dans  les  fabliaux,  on  ne  s'est  rassasié  d'une 
vision  réaliste  du  monde  extérieur,  et  jamais,  plus  que  dans  les 


—  3(36  — 

bestiaires,  volucraires  et  lapidaires  de  la  même  époque,  on  ne 
s'est  ingénié  à  faire  signifier  à  la  nature  un  symbolisme  complexe. 
Jamais,  pouvions-nous  dire  après  avoir  considéré  les  fabliaux, 
les  femmes  n'ont  courbé  la  tête  aussi  bas  qu'au  moyen  âge,  et 
l'on  peut  douter,  à  lire  les  chansons  d'amour,  les  lais  bretons, 
les  romans  de  la  Table  Ronde,  si  jamais  elles  ont  été  exaltées 
aussi  haut. 

D'abord,  parles  chansons  d'amour,  les  motets,  les  jeux-par- 
tis, les  saluts  d'amour,  les  complaintes  d'amour,  la  poésie 
lyrique  courtoise  apporte  cette  idée,  grande  en  soi,  que  l'amour 
doit  être  la  source  des  vertus  sociales.  Il  recèle  une  force  enno- 
blissante. L'amant  doit  se  rendre  digne  de  l'objet  aimé,  par  le 
double  exercice  de  la  prouesse  et  de  la  courtoisie,  et  l'amour  ne 
doit  se  donner  qu'à  ce  prix,  car  il  a  pour  lin  de  conduire  à  la 
perfection  chevaleresque.  L'amour  est  un  art  :  tel  est  le  principe 
inspirateur  de  la  poésie  courtoise,  et  troubadours  et  trouvères 
ont  perfectionné  cet  art  jusqu'à  la  minutie.  Ils  appliquent  toute 
une  rhétorique  et  une  casuistique  de  l'amour,  une  dialectique  des 
passions,  un  code  de  courtoisie.  Les  sentiments  s'y  trouvent 
catalogués  et  étiquetés  aussi  soigneusement  que  des  genres 
lyriques,  asservis  à  des  lois  aussi  rigides  que  le  serventois,  la 
tençon  ou  le  jeu-parti.  Les  poètes  lyriques  connaissent  une  éti- 
quette cérémonieuse  du  cœur,  une  stratégie  galante,  dont  les 
manœuvres  sont  réglées  comme  les  pas  d'armes  des  tournois. 
Puisque  le  devoir  de  l'amant  est  de  mériter  d'être  aimé,  et  qu'il 
lui  faut  valoir  par  sa  courtoisie,  c'est  toute  une  règle  de  la  stricte 
observance  qu'il  doit  respecter.  Il  doit  vivre  aux  yeux  de  sa  dame 
dans  un  perpétuel  tremblement,  comme  un  être  inférieur  et  sou- 
mis, humblement  soupirant.  Il  doit  être  devant  elle  comme  la 
licorne,  qui,  redoutable  aux  hommes,  s'humilie  et  s'apprivoise 
au  giron  d'une  jeune  fille  ;  —  ou  comme  le  tigre  pris  au  miroir; 
—  ou  comme  le  phénix  qui  s'élance  de  lui-même  dans  un  feu  de 
sarments  ;  —  ou,  comme  le  marinier  sur  la  haute  mer,  que 
guide  l'étoile  polaire,  immobile,  sereine  et  froide.  C'est  un  long 
cortège  de  bannis  de  liesse,  de  malades  qui  aiment  leur  maladie 
et  d'espérants  désespérés.  L'amour  n'est  plus  une  passion;  c'est 
un  art,  pis  encore,  un  cérémonial.  Il  aboutit  à  un  sentimenta- 
lisme de  romances  pour  guitares,  aux  saluts  d'amour  tremblants, 


—  367  — 

aux  requêtes  d'amour,  aux  «  complaintes  douteuses  »  de  vrais 
chevaliers  de  la  Triste  Figure,  —  bref  aux  pires  fadeurs  du  trou- 
badourisme . 

Puis,  comme  cette  poésie  menaçait  de  se  dessécher  en  une 
galanterie  précieuse  et  formaliste,  l'influence  celtique  vint  servir 
comme  de  contre-poids  à  celle  des  troubadours.  A  la  galanterie 
de  la  poésie  provençale  s'oppose  le  sensualisme  supérieur  des 
lais  bretons.  Ici,  il  ne  s'agit  plus  de  bien  parler,  ni  de  savoir 
agencer  des  rimes,  ni  de  briller  dans  les  tournois.  Il  ne  s'agit 
plus  de  valoir.  Nulle  rhétorique  de  sentiments.  Pourquoi  Tristan 
est-il  aimé  d'Yseut  ?  Pour  son  élégance  ?  ou  parce  qu'il  a  su  pui- 
ser dans  le  magasin  de  recettes  galantes  d'Ovide  ou  d'André  le 
Chapelain?  Non  :  parce  que  c'est  lui,  et  parce  que  c'est  elle. 
Leur  passion  trouve  en  elle-même  sa  cause  et  sa  lin.  L'amour 
est  dépourvu  dans  ces  légendes  de  toute  portée  plus  générale. 
L'idée  du  mérite  et  du  démérite  moral  en  est  tout  à  fait  absente  : 
conception  plus  naïve  que  celle  des  Provençaux  et  un  peu  trop 
primitive,  profonde  pourtant.  La  dame  n'est  plus,  comme 
dans  les  poésies  lyriques  imitées  des  troubadours,  une  sorte 
d'idole  impassible,  qui  réclame  l'encens  des  ballades  et  des 
chansons  tripartites;  à  la  soumission  de  l'amant  à  l'amante,  suc- 
cède l'égalité  devant  la  passion.  La  femme  aussi  doit  être  capable 
de  sacrifice  :  voyez  ce  beau  lai  du  Frêne^  qui  est  la  forme  la  plus 
archaïque  de  la  légende  de  Griselidis  :  une  jeune  femme,  ren- 
voyée par  celui  qu'elle  aime,  accueille  l'épouse  nouvelle  venue. 
«  Quand  elle  sut,  dit  Marie  de  France,  que  son  seigneur  prenait 
cette  épousée,  elle  ne  lui  fit  pas  plus  mauvais  visage,  mais  la 
servit  bonnement  et  l'honora,  »  et  c'est  elle  qui  pare  le  lit  nup- 
tial, avec  une  résignation  et  une  patience  dignes  de  la  Griselda 
de  Boccace.  Elle  obéit,  non  par  devoir,  mais  par  une  sorte  d'ins- 
tinct. Voilà  qui  eût  étrangement  surpris  un  troubadour,  habitué 
à  donner  toujours  sans  recevoir  jamais  !  Donc,  plus  de  règles 
d'amour  dans  ces  légendes  bretonnes  ;  et  c'est  le  contre-pied  de 
la  théorie  des  trouvères  lyriques,  seloii  laquelle  on  ne  doit  par- 
venir à  l'amour  que  grâce  aux  règles  réfléchies  de  la  stratégie 
sentimentale. 

Enfin,  le  sensualisme  breton  et  le  cultisme  provençal  se  conci- 
lient dans  une  unité  supérieure,  qui  est  l'idéal  des  romans  de  la 


—  368  — 

Table  Ronde,  où  l'amour  est  réciproque,  ardent,  comme  chez  les 
harpeurs  bretons,  —  mais  tout  ensemble  courtois,  chevaleresque, 
savant  comme  chez  les  trouvères  lyriques. 

Alors,  en  regard  des  fabliaux  qui,  à  la  même  époque,  se  con- 
finent dans  leur  étroit  réalisme,  les  Romans  de  la  Table  Ronde 
nous  ouvrent  la  porte  d'ivoire  du  monde  romantique.  Dans  un 
décor  enchanté,  au  milieu  d'un  univers  inconsistant  et  charmant, 
une  atmosphère  surnaturelle  nous  enveloppe,  très  lumineuse  et 
très  douce.  Voici  que  nous  entourent,  dans  la  foret  de  Broce- 
liande,  des  apparitions  fugitives,  les  fées  qui  errent  dans  les  bois, 
près  des  fontaines.  Nous  sommes  ravis  au  pays  des  Héros,  A-ers 
cette  île  d'Avalon,  qui  rappelle  de  si  étrange  manière  les  Terres 
Fortunées,  l'île  d'Ogygie,  les  Hespérides  des  légendes  homé- 
riques et  hésiodiques.  Un  naturalisme  naïf  pénètre  ce  monde, 
environne  les  héros  d'animaux  bienveillants,  qui  les  aident  dans 
leurs  entreprises.  Nous  sommes  entraînés  au  pays  de  sortilège, 
vers  le  jardin  que  clôt  un  mur  d'air  impénétreible,  vers  l'harmo- 
nieux château  des  caroles,  vers  les  forêts  où  sonnent  au  loin  des 
cors  enchantés,  où  l'on  entend  retentir  le  galop  de  chasses 
mystérieuses.  Des  héros  très  purs  tentent  les  aventures  à  travers 
les  surprises  d'un  monde  fantastique.  Un  beau  rêve  se  construit, 
mystique,  brillant,  incomplet,  ((  si  vain  et  si  plaisant.  » 

En  vérité,  fut-il  jamais  contraste  plus  saisissant?  N'est-il  pas 
vrai  d'abord  qu'il  n'est  pas  factice  et  supposé,  mais  réel? 

Si  nous  exceptons  la  littérature  des  clercs,  qui,  comme  le  ser- 
mon d'un  prêtre  à  l'église,  s'adresse  aux  âmes  les  plus  diffé- 
rentes ;  si,  laissant  de  côté  les  âmes  religieuses  et  mystiques, 
nous  considérons  seulement  le  public  à  qui  parlent  les  poètes 
profanes,  n'est-il  pas  vrai  que  la  poésie  du  xiii'^  siècle  se  répartit, 
toute,  dans  l'un  ou  dans  l'autre  de  ces  deux  vastes  groupes? 

Nous  sommes  en  présence  de  deux  cycles  complets  :  l'un  qui 
va  des  fabliaux  au  Roman  de  Renart  et  au  Roman  de  la  Rose  : 
c'est  l'esprit  réaliste  des  fabliaux  ;  l'autre ,  qui  va  des  poésies 
lyriques  courtoises  au  roman  de  Lancelot  et  de  Perceval  le  Gal- 
lois :  c'est  l'esprit  idéaliste  de  la  Table  Ronde. 

Peut-on  imaginer  que  ces  deux  catégories  d'œuvres  aient  pu 
convenir  aux  mêmes  hommes,  vivant  dans  le  même  temps,  sous 
le  ciel  de  la  même  patrie  ? 


—  369  ~ 

Rappelons-nous  ce  lecteur  idéal  des  fabliaux  que  nous  imagi- 
nions tout  à  riieure  et  figurons-nous  pareillement  un  lecteur 
idéal  pour  qui  auraient  été  composés  tous  les  poèmes  apparentés 
à  la  Table  Ronde.  Opposons  ces  deux  hommes  :  nous  verrons  se 
marquer  deux  conceptions  contraires  de  la  vie. 

Pour  l'un,  toute  son  activité  cérébrale  allant  de  Connebert  à 
Aucassin  et  Nicolctie,  toute  sa  métaphysique  étant  enclose  dans 
le  discours  de  Genius  du  Roman  de  la  Rose^  quel  est  son  rêve  de 
bonheur  terrestre?  C'est  le  pays  de  Cocagne,  cher  au  moyen  âge, 
((  où,  plus  Ton  dort  et  plus  l'on  gagne,  où  Ton  mange  et  boit  à 
planté,  où  les  femmes  ont  d'autant  plus  d'honneur  qu'elles  ont 
moins  de  vertu,  »  sorte  de  vallée  de  Tempe  bourgeoise,  et  qui  eût 
fait  frémir  Fénelon.  —  Dans  un  grave  conte  dévot,  un  homme 
vend  son  âme  au  diable.  En  échange,  que  demande  ce  Faust?  Du 
vin  de  raisin,  du  pain  de  froment,  des  grues,  des  oies  sauvages, 
des  cygnes  rôtis,  tant  de  deniers  qu'il  en  puisse  semer,  et  du  pain 
chaudet,  et  du  vin  de  Saint-Pourçain  K..  Pour  achever  le  rêve  ter- 
restre de  notre  amateur  de  fabliaux,  que  faut-il  ?  une  femme  qui 
se  plaise,  comme  Martine,  à  être  battue,  et  qui  s'en  venge  aussi 
modérément  qu'il  est  raisonnable   de  l'espérer  de  ces  créatures 
inférieures.  Et  quelle  est  sa  conception  de  l'autre  vie?  C'est  — 
à  l'époque  de  V Enfer  de  Dante  —  un  enfer  de  l'imagerie  d'Epi- 
nal,  où  Belzébuth,   Jupiter  et  Apollin    se   plaisent  à  faire  rôtir 
pour  leur  table  béguinettes  et  temj:>liers  ;  où,  dans  la  grande  salle 
de  Tervagant,  ils  font  bombance  de  moines  blancs  et  noirs   et 
d'usuriers  -.  Pour  servir  de  pendant,  un  ciel  où  règne  un  Dieu 
débonnaire,  environné  de  saints   qui  volontiers  jouent  aux  dés, 
de  martyrs   qui   chantent  des  vaduries^  tandis  que   les   vierges 
dansent  la  tresque  et  la   carole  ^.    D'où  une  morale  infiniment 
simple  :  il  faut  cultiver  son  jardin,  se  méfier  des  voisins  et  des 
femmes,  surveiller  la  sienne,  se  gausser,  pour  ce  que  rire  est  le 
propre  de  l'homme,  observer  sa  religion,  parce  qu'il  faut  penser 
pour  être  hérésiarque  ou  sceptique,  bref  faire  son  salut  au  meil- 
leur compte  possible. 

L'autre  homme,  au  contraire,  conçoit  sa  vie  comme  une  œuvre 

1.  MR,  VI,  141. 

2.  Le  sailli  d'Enfer. 

3.  La  cour  de  Paradis. 

BftDiER.  —  Lna  Fabliaux,  24 


—  370  — 

d'art  dont  il  est  l'ouvrier,  au  cours  de  laquelle  il  doit  se  perfec- 
tionner dans  la  courtoisie  et  la  prouesse.  Il  imagine  un  monde 
chimérique,  soustrait  à  toute  convention  sociale.  Il  le  penj^le 
d'allégories  et  de  symboles... 

A  quoi  bon  poursuivre  ici  un  parallèle  en  forme  ?  Il  apparaît 
clairement  que  ces  deux  âmes  doivent  être  impénétrables,  incom- 
municables l'une  à  l'autre  ;  que  leurs  conceptions  n'ont  point  de 
commune  mesure.  Elles  sont  deux  monades  irréductibles,  sans 
fenêtre  ouverte  sur  la  monade  voisine. 

N'y  a-t-ilpas  ici  plus  qu'un  contraste,  —  une  antinomie  ? 

Or,  ces  deux  mondes  coexistent.  Bien  plus,  ils  se  pénètrent. 

Le  symbole  de  cette  coexistence  et  de  cette  pénétration  n'est-il 
pas  dans  ce  monstre  qui  est  le  Roman  de  la  Rose,  où  Jean  de 
Meung,  naïvement,  croit  continuer  l'œuvre  de  Guillaume  de 
Lorris,  alors  qu'il  la  contredit,  et  qu'il  juxtapose  l'un  et  l'autre 
idéal  que  nous  avons  défini? 

Cette  antinomie,  dont  la  thèse  et  l'antithèse  se  posent  si. 
curieusement,  peut-on  la  résoudre?  Comment  concilier  ces  con- 
tradictoires ? 


371  — 


CHAPITRE  XIII 

A  QUEL  PUBLIC  S'ADRESSAIENT  LES  FABLIAUX 

I.  Les  fabliaux  naissent  dans  la  classe  bourgeoise,  pour  elle  et   par  elle. 

IL  Pourtant,  indistinction  et  confusion  des  publics  :  les  cercles  les  plus 

aristocratiques  —  d'où   les  femmes    ne    sont   point    exclues    —   se 

plaisent  aux  plus  grossiers  fabliaux. 

III.   Cette  confusion  des  publics  correspond  h  une  confusion  des  genres  : 

l'esprit  des  fabliaux  contamine  les  genres  les  plus  nobles. 

On  peut  concilier  ces  contraires. 

Ces  deux  groupes  d'œuvres  littéraires  correspondent  à  deux 
publics  distincts,  et  le  contraste  qui  les  oppose  est  le  même  qui 
divise  les  classes  sociales  :  d'une  part  le  monde  chevaleresque, 
d'autre  part  le  monde  bourgeois  et  vilain.  Ils  sont  bien,  comme 
les  nomme  un  vieux  texte,  les  fahellae  ignohiliuni.  Ils  sont  la 
poésie  des  petites  gens.  Le  réalisme  terre  à  terre,  la  conception 
gaie  et  ironique  de  la  vie,  tous  ces  traits  distinctifs  des  fabliaux, 
du  Roman  de  la  Rose,  du  Roman  de  Renart,  dessinent  aussi  la 
physionomie  des  bourgeois.  D'autre  part,  1q  culte  de  la  dame,  les 
rêves  féeriques,  l'idéalisme,  tous  ces  traits  qui  marquent  la  poésie 
lyrique  et  les  romans  de  la  Table  Ronde,  tracent  aussi  la  physio- 
nomie des  chevaliers.  Il  y  a  d'un  bourgeois  du  xm*^  siècle  à  un 
baron  précisément  la  même  distance  que  d'un  fabliau  à  une  noble 
légende  aventureuse.  A  chacun  sa  littérature  propre  :  ici  la  poé- 
sie des  châteaux,  là  celle  des  carrefours. 


I 


Cette  explication  si  simple  est,  en  grande  partie,  fondée  en 
vérité. 

Il  est  exact,  en  effet,  que  les  fabliaux  sont  originairement 
l'œuvre  des  bourgeois.  Le  genre  naquit  le  jour  où  se  fut  vraiment 
constituée  une  classe    bourgeoise  ;    il  fleurit  concurremment  à 


—  372  — 

toute    une    littérature   bourgeoise.    C'est  ce    qu'il   sera  aisé    de 
montrer. 

La  première  période  de  notre  littérature,  dont  on  peut  fixer  le 
terme  au  milieu  du  xii^  siècle,  est  exclusivement  épique  ou  reli- 
gieuse ;  c'est  la  chanson  de  Roland,  ou  c'est  la  Légende  de  Saint- 
Alexis.  «  La  poésie  nationale  naît  et  se  développe  surtout  dans 
la  classe  guerrière,  comprenant  les  princes,  les  seigneurs,  et  tous 
ceux  qui  se  rattachaient  à  eux' .  »  —  Mais  cette  poésie  guerrière 
et  féodale  s'adresse  par  la  suite  des  temps  —  et  très  anciennement 
déjà  —  à  un  public  moins  aristocratique  ;  et  dans  les  plus  hautaines 
épopées,  se  glisse  un  élément  comique,  plaisant,  vilain^.  C'est  le 
germe  des  fabliaux.  Ainsi  le  bon  géant  Rainoart  égayé  de  ses 
énormes  facéties  la  sombre  chanson  des  Aleschans.  Ainsi,  dans 
Aimery  de  Narhonne,  apparaît  le  type  d'Ernaut  de  Girone,  cari- 
cature héroï-comique  qui  ne  déparerait  pas  nos  fabliaux.  Il  est 
très  téméraire,  très  gabeur  : 

Mais  tos  ses  diz  torna  a  fausseté  : 
Que  il  disoit,  voiant  tôt  son  barné, 
Que  femme  rousse  n'avroit  en  son  aé; 
Puis  en  ot  une,  en  court  terme  passé, 
Qu'il  n'ot  si  laide  en  une  grant  cité; 
D'un  pié  clocha,'  un  oil  ot  avuglé. 
Et  si  fu  rousse,  et  il  rous,  par  verte. 
Et  après  s'est  d'autre  chose  vante  : 
Qu'il  ne  fuiroit  d'estor  por  homme  né. 
Puis  l'enchaucierent  Sarrazin  desfaé 
Quatre  liues  dès  que  dedens  un  gué. 
Et  Fenbatirent  dedens  outre  son  gré  : 
Et  non  porcant,  si  fu  de  grant  bonté, 

c'est-à-dire  : 

Au  demeurant  le  meilleur  fds  du  monde. 

N'est-ce  pas  l'esprit  marotique?  n'est-ce  pas  l'esjDrit  des 
fabliaux  ? 

Dans  Aiol,  pendant  trois  cents  vers,  le  noble  héros  est  pour- 
suivi, à  son  entrée  dans  Orléans,  par  des  troupes  de  léchcors^  de 

1.  G.  Paris,  La  Littérature  française  au  moyen  âge,  2^  édition,  p.  36. 

2.  Je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  en  trouver,  comme  ou  l'a  voulu  faire,  la 
plus  ancienne  trace  dans  l'épisode  des  cuisiniers  de  la  Chanson  de  Roland,  à 
qui  Charlemagnc  confie  Ganelon  prisonnier  (laisse  CLXI,  éd.  Gautier).  L'in- 
tention n'y  est  pas  comique,  eL  rien  que  de  grave  dans  cette  chanson. 


^  373  - 

pautonniers,  de  sergents,  d'éciijers.  A  la  tête  de  cette  horde  qui 
le  gahc  et  Y escliarnit ,  considérez  ce  couple,  qui  semble  échappé 
des  fabliaux^,  Hageneu  l'enivré,  bourgeois  enrichi  par  l'usure  et 
le  commerce  de  la  triperie,  et  sa  femme  Hersent  «  au  ventre 
grant  »  : 

Chele  ne  voit  nul  home  par  ci  passer 
Que  maintenant  ne  sache  un  gab  doner  : 
S'ele  voit  un  coutel  grant,  acheré, 
Son  ronchili  avroit  ja  escoué... 

Ce  grotesque  couple  ne  grimace-t-il  pas  ici  aussi  bien  que, 
dans  les  fabliaux.  Sire  Hain  et  dame  Anieuse,  Gombert  et  dame 
Erme?  Quand  le  noble  Aiol,  beau,  fier,  pauvre,  entre  dans 
Orléans,  marchands  et  vilains  le  poursuivent  de  leurs  huées.  De 
même,  quand,  dans  une  commune  bourgeoise,  passent  les  épopées, 
ils  rient  et  raillent.  Très  anciennement  déjà,  la  parodie  bour- 
geoise atteint  les  nobles  chansons  de  geste  :  qu'on  se  rappelle  ces 
antiques  parodies,  le  Pèlerinage  de  Charlemagne  à  Jérusalem  et 
Audigier;  l'une  fine,  rieuse,  avec  ses  gabs  étranges,  «  le  plus 
ancien  spécimen  de  l'esprit  parisien  »  ;  l'autre,  grossière,  ordurière. 
Tout  l'esprit  des  fabliaux  y  est  déjà  enclos  :  tantôt  mesuré  dans 
Aiiherée  ou  le  Pauvre  mercier  comme  dans  la  Chanson  du  pèle- 
rinage^ tantôt  odieusement  obscène  dans  Jouglet  ou  dans  le  Mai- 
gnien,  comme  dans  Audigier. 

Que  s'est-il  donc  passé?  Pourquoi  cette  verve  amusée  ou  gros- 
sière envahit-elle  le  genre  élevé,  grave,  hautain  par  excellence? 
La  classe  bourgeoise  est  née.  Alors,  en  1159,  paraît  le  fabliau  de 
Richeut, 

Plaçons-nous  au  milieu  duxii^  siècle.  La  période  qui  commence 
et  qui  se  prolonge  pendant  tout  le  siècle  suivant  est,  par  excel- 
lence, l'époque  heureuse  du  moyen  âge.  Point  de  grandes  guerres 
sur  le  sol  français  ;  point  de  graves  malheurs  nationaux.  Ce  fut 
une  rare  période  de  splendeur,  grâce  à  laquelle  le  moyen  âge  a 
pu  réaliser  sa  conception  spéciale  (et  incomplète)  de  la  beauté. 
Cette  paix,  cette  prospérité  engendre  deux  mondes  :  elle  donne 
aux  cours  seigneuriales  le  goût  de  l'élégance,  au  bourgeois  le 


1.  Cet  épisode,  Aiol  gahé  et  escharni,  existait  déjà  dans  lé  prototype  du 
poème  qui  nous  est  parvenu  remanié.  V.  le  texte  de  Raimbaud  d'Orange, 
qui  le  prouve  (éd.  Normand  et  Raynaud,  p.  XXII). 


—  374  — 

rire.  Elle  crée  d'une  part  l'esprit  courtois,  qui  aboutit  à  la  pré- 
ciosité et  trouve  son  expression  accomplie  dans  Cllr/és  ou  dans 
le  Chevalier  aux  deux  épées\  d'autre  part  l'esprit  l)ourgeois  ou 
gaulois,  qui  aboutit  à  l'obscénité,  et  qui  se  résume  dans  les 
fabliaux  ou  dans  Renart. 

Ainsi  naît  la  littérature  bourgeoise,  qui  n'aurait  pu  se  dévelop- 
per cinquante  ans  plus  tôt,  au  son  des  cloches  des  beffrois  ameu- 
tant les  hommes  des  villes  contre  leurs  seigneurs  ou  leurs  évoques. 
Si  le  bon  comte  de  Soissons  a  raison,  pendant  la  bataille  de 
Mansourah,  de  songer  à  ces  chambres  des  dames  des  châteaux 
de  France  où  fleurissent  les  vers  courtois,  la  même  joie  de  vivre 
s'épanouit  dans  les  communes  et  dans  les  âmes  bourgeoises. 
Quand  un  de  ces  marchands  revient,  la  bourse  lourde,  par  les 
routes  plus  sûres,  d'une  des  grandes  foires  champenoises  ou 
flamandes,  et  qu'il  rentre  dans  sa  ville  bien  fermée,  il  se  sent 
mis  en  gaieté,  comme  un  bourgeois  d'Aristophane,  par  le  son  des 
écus,  l'odeur  des  bonnes  cuisines,  et  la  prospérité  engendre  le 
loisir  —  et  la  paresse,  mère  de  l'art.  Gomme  il  s'est  plu  à  orner 
sa  confortable  maison  familiale,  il  faut  qu'il  orne  et  pare  aussi 
son  esprit.  Il  lui  faut  ses  jongleurs  qui  viennent,  dans  les  repas 
des  corps  de  métier,  chanter  sa  gloire,  comme  celle  des  douze 
pairs,  et  déclamer  devant  lui  les  dits  des  fevres^  des  houlemjiers, 
des  peintres,  qui  sont  pour  lui  ce  qu'étaient  les  odes  de  Pindare 
pour  les  citoyens  de  My cènes  ou  de  Mégare.  En  contraste  avec 
la  littérature  des  châteaux,  naît  la  littérature  du  tiers. 

Nous  avons  peine  à  nous  figurer  aujourd'hui  quel  fut  alors 
l'éclat  de  ces  grandes  communes  picardes,  flamandes,  artésiennes, 
iVrras,  célèbre  par  ses  tapisseries,  par  le  travail  des  métaux  et 
des  pierreries,  par  ces  métiers  de  luxe  où  l'artisan  est  un  artiste, 
paraît  avoir  été  la  ville-type.  Les  bourgeois  y  ont  leurs  poètes  : 
ils  sont  poètes  eux-mêmes,  et  s'organisent  en  confréries.  Ils  ont 
conscience,  ce  qui  est  précieux  pour  l'art,  de  former  une  école 
littéraire,  presque  une  coterie  : 

Arras  est  escolc  de  tout  bien  entendre  : 
Qui  voudroit  d'Arras  le  plus  caitif  prendre 
En  autres  païs  se  puet  por  Ijon  vendre  ^ . 


1.   Cf.  le  sorvcntois  de  messire  Alart  de  Caus,  Ilist.  litt.,  XXIII,  p.  523 
A  Deu  commant  les  bonnes  g-ens  dArras, 
Que  autres  gens  ne  savent  honour  ("aire... 


—  375  — 

La  vie  paraît  y  avoir  été  brillante  et  douce.  Adam  de  la  Halle 
fut  oblig-é  de  la  quitter  un  jour  et  de  s'en  aller 

Souspiraiit  en  terre  estraiif^e 
Fors  du  doue  païs  d'Artois. 

Il  s'écrie,  en  la  quittant  : 

Encor  me  semble-il  que  je  voie 
Que  li  airs  arde  et  reflamboie 
De  vos  festes  et  de  vo  gieu  ! 

Quand  il  y  peut  rentrer,  les  vers  où  sa  joie  s'exprime  font 
songer  à  la  douceur  angevine  qui  rappelait  Joachim  du  Bellay 
vers  son  petit  Lire  : 

De  tant  com  plus  aproisme  mon  païs, 
Me  renouvelé  Amors  plus  et  esprent, 
Et  plus  me  semble,  en  aprochant,  jolis, 
Et  plus  li  airs,  et  plus  truis  douce  gent... 

Plusieurs  générations  de  poètes  s'y  succèdent,  de  Jean  Bodel 
à  Baude  Fastoul.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'étudier  cette  école, 
encore  obscure'.  Mais  si  nous  négligeons  la  foule  des  poetae 
minores,  les  Gilles  le  Vinier,  les  Jean  le  Cuvelier,  les  Lambert 
Ferri,  à  ne  considérer  que  les  noms  plus  célèbres,  Jean  Bretel, 
Jean  Bodel,  Adam  de  la  Halle,  les  mêmes  traits  marquent  leurs 
œuvres,  le  Jeu  de  Saint-Nicolas,  les  Congés^  le  Jeu  de  la  Feuil- 
lée.  Ces  bourgeois-poètes  sont  mal  faits  pour  le  rêve  comm^ 
pour  la  colère;  fins  et  grossiers  tout  ensemble,  d'une  bonhomie 
finaude,  reposés  dans  un  optimisme  de  gens  satisfaits,  passionnés 
seulement  pour  leurs  querelles  municipales  d'échevin  à  éclievin, 
sans  autre  souci  que  de  réaliser  leur  idéal  de  prudhomie,  qui  est 
l'art  de  bien  vivre,  et  l'ensemble  des  vertus  médiocres.  Ils  étaient 
bons  chrétiens  et  détestaient  leurs  prêtres  ;  ils  aimaient  leurs 
femmes  et  méprisaient  les  femmes.  Grassement  heureux,  ils  déve- 

V.  les  Congiés  de  Jean  Bodel,  de  Baude  Fastoul,  d'Adam  de  la  Halle,  ou 
cette  pièce  d'Andrieu  Contredit  : 

Arras,  pleine  de  baudour, 
A  vous  cong-ié  prenderai  : 
Dieus  vous  maintegne  en  honour  ; 
Des  cités  estes  la  flour. 

1.  V.  Louis  Passy,  Bibliothèque  de  V Ecole  des  Chartes,  1859. 


—  376  — 

loppèrent  une  littérature  de  comptoir,  une  poésie  de  bons 
vivants,  bien  faite  pour  leurs  âmes  spirituelles  et  communes. 
C'est  bien  eux  qui  ont  fait  fleurir  les  fabliaux,  car  c'est  à  eux  que 
les  fabliaux  conviennent  excellemment. 


II 


De  ce  qui  précède,  il  paraît  bien  ressortir  que  le  public  qui 
écoutait  Perceval  ou  les  chansons  courtoises,  n'était  pas  le 
même  devant  qui  l'on  disait  l'aventure  de  la  Pucelle  qui  abreu- 
vait le  poulain  ou  la  Sorisette  des  estoupes.  Non;  mais  les  contes 
qu'écoutaient  les  chevaliers,  c'étaient  le  Vair  Palefroi^  le  lai  de 
rOmbre,  le  dit  de  Folle  Largesse  de  Philippe  de  Beaumanoir,  le 
lai  d'Aristote.  Le  reste  était  pour  les  bourgeois,  après  boire,  ou 
pour  le  menu  peuple. 

Pourtant,  si  nous  interrogeons  les  prologues  des  fabliaux,  un 
étonnement  nous  saisit.  A  qui  s'adressent  nos  poètes?  La  plupart 
de  leurs  contes  nous  laissent  dans  l'incertitude  ;  mais,  dans 
aucun,  il  n'est  dit  explicitement  que  le  jongleur  récite  devant  des 
bourgeois.  De  plusieurs,  au  contraire,  il  ressort  clairement  qu'il 
parle  devant  un  public  de  seigneurs. 

Le  plus  souvent,  quand,  «  aux  fêtes  et  aux  veillées  i,  »  à  la 
fin  d'un  grand  repas  ~,  il  s'adresse  à  la  foule  tumultueuse  pour 
implorer  son  attention  •^,  pour  annoncer  son  sujet  ou  pour  tirer 

1.  MR,  III,  73. 

2.  Or  ai  mon  fablel  trait  a  fin, 
Si  devons  demander  le  vin... 

[La  Bourse  pleine  de  sens,  variante  du  nis.  G.) 
Et  li  sires  qui  toz  biens  done 
Gart  cels  de  maie  destinée 
Qui  ceste  rime  ont  escoutée, 
Et  celui  qui  l'a  devisée  : 
Donne-moi  boire,  si  t'agrée! 

(Le  Pauvre  mercier,  III,  36.) 

3.  Or  escoutés,  laissiés  moi  dire!... 


Rien  ne  vaut,  se  chascuns  ne  m'ot, 
Quar  cil  port  moût  bien  l'auleluye, 
Qui  pour  un  noiseus  le  desluie. 

Or  faites  pais,  si  m'entendez  ! 

Traies  en  ça,  s'oiez  un  conte  ! 

Cf.  I,  2\,  V,  110. 


(V.  130.) 

(I,  6,  p.  98.) 

(III,  62.) 

(II,  34.) 


—  377  — 

quelque  plaisante  moralité,  il  interpelle  son  public  de  ce  nom  : 
«  Seigneurs  ^  !  »  Malheureusement,  ce  titre  ne  nous  renseigne 
point  :  il  n'est,  comme  on  sait,  qu'une  formule  commune  de  poli- 
tesse, indiiréremment  applicable  à  des  nobles  ou  à  des  bourgeois. 
Voici,  par  contre,  quelques  vers  plus  explicites,  où  le  jongleur 
emploie  des  apj)ellations  qui  ne  sauraient,  en  aucun  cas,  s'adres- 
ser à  des  non-nobles  : 

Cis  fabliaus  dit,  seignor  baron  -... 

Seignor,  valiez  et  damoisel, 
Soviegne  vos  de  cest  fablel  •^... 

Ce  sont  risées  pour  csbattre 

Les  j'ois,  les  princes  et  les  contes  ''... 

Por  une  haute  cort  servir  'K., 

On  tient  le  ménestrel  a  sage 
De  fere  biaus  dis  et  biaus  contes 
Qu'on  dit  devant  dus,  devant  contes  ^. 

Ailleurs  encore  : 

Cil  qui  sevent  de  jonglerie 
Violent  par  devant  le  conte  : 
Aucun  i  a  fabliaus  conte. 
Ou  il  ot  mainte  gaberie  '. 

Nous  savons  que  l'art  de  dire  des  contes  était  fort  apprécié 
chez  les  grands  seigneurs.  C'est  par  ce  tale'nt  que  Gautier  d'Au- 
pais,  qui  sert  comme  guetteur  et  sonneur  de  trompe  aux  cré- 
neaux d'un  donjon,  parvient  à  se  rapprocher  de  la  lîlle  du  châte- 


Seignor,  oiez  un  nouveau  conte. 

Seignor,  volez  que  je  vos  die?... 

Seignor,  se  vos  volez  atendre 
Et  un  seul  petitet  entendre... 


(III,  65.) 
(III,  78.) 

(I,  2.) 


Cf.  III,  84,  V.  578;  V,  135,  etc.,  etc. 

2.  MR,JV,  97. 

3.  MR,Vl,140. 

4.  MR,  III,  72. 

5.  MR,  V,  135,  V.  5.  J'adopte  la  leçon  de  B,  qui  est  la  seule  correcte. 
MR,  I,  4. 

7.  MR,  III,  80,  V.  146. 


—  378  - 

lain,  qu'il  aime.  Ailleurs,  le  vieux  comte  de  Ponthieu  est  pré- 
senté au  Soudan  d'Aumarie  comme  bon  joueur  d'échecs  et  bon 
diseur  de  contes^.  —  Gautier  d'Aupais,  dira-t-on,  et  le  comte  de 
Ponthieu  ne  disaient,  Tun  à  sa  noble  amante,  l'autre  au  Soudan, 
que  des  récits  élégants  et  moraux.  Nous  le  croyons  volontiers. 
Voici  jDourtant  des  seigneurs  un  peu  moins  délicats  ;  nous 
sommes  ^  en  bonne  compagnie, 

Chez  un  baron 
Qui  moût  estoit  de  grant  renom, 

et  dont  la  fille  était  ((  desdaigneuse  »  à  l'excès.  Après  souper, 

ses  nobles  convives  se  mettent  à  dire  des  contes.  Quels  récits 

charmeront  leur  veillée?  De  pures  et  chevaleresques  légendes? 

non  point  : 

Si  commencierent  à  border 
Et  contoient  de  lor  aviaus 
Lor  aventures,  lor  fabliaus, 
Tant  que  li  uns... 

Tant  que  l'un...  dit  une  telle  incongruité  qu'il  serait  impos- 
sible de  citer  plus  avant,  et  que  la  jeune  fille  présente  se  pâma. 
Mais,  dit  le  poète,  c'est  une  bégueule,  et  la  suite  du  conte  a  pour 
but  de  la  châtier  de  cette  pruderie  excessive,  inouïe. 

Voilà,  certes,  qui  est  significatif  à  souhait.  Nous  savons  d'ail- 
leurs que  la  pruderie  de  cette  fille  de  baron  était  en  eftet  très 
anormale,  et  —  si  étrange  que  le  fait  puisse  paraître  —  les 
fabliaux  étaient  souvent  récités  devant  des  femmes.  M.  G.  Paris 
nous  dit  :  «  Ces  contes  ne  sont  pas  écrits  pour  les  femmes  et  on 
les  récitait  sans  doute  en  général  quand  elles  s'étaient  retirées  2.  )> 
Nous  devons  l'admettre,  car  le  contraire  serait  inexplicable  et 
monstrueux.  Encore  faut-il  prendre  garde  à  cette  restriction 
nécessaire  de  M.  G.  Paris  :  «  en  général.  »  Parfois,  en  ellet,  nos 
jongleurs  s'adressent  à  un  auditoire  d'où  l'élément  féminin  n'est 
pas  exclu.  Certes,  La  Fontaine,  en  ses  contes,  trouve  un  malin 
plaisir  à  prendre  à  témoin  ses  lectrices  ;  en  fait,  les  grandes 
dames  de  son  temps  ne  se  faisaient  point  scrupule  de  les  lire  et 

1.  Nouvelles  en  prose  du  A7ÏI^  s.,  p.  p.  d'Héricaut  et  Moland,  Roman  de 
la  comtesse  de  Ponthieu.  Voir  d'autres  textes  cités  au  chapitre  suivant. 

2.  MR,  m,  65. 

3.  Litt.  franc,  au  m.  a.,  2^  édition,  p.  113. 


I 


—  379  — 

nous  serions  trop  puritains  de  nous  en  offenser,  comme  fît 
M'"''  de  Grii^nan.  M'"*'  de  Sévig-né,  qui  cite  les  Contes  à  plusieurs 
reprises,  n'écrit-elle  pas  à  sa  fille,  mariée  depuis  deux  ans  seule- 
ment :  «  Ne  rejetez  point  si  loin  les  nouvelles  œuvres  de  La 
«  Fontaine.  Il  y  a  des  fables  qui  vous  serviront  et  des  contes  qui 
((  vous  charmeront  :  la  fin  des  Oies  de  frère  Philippe,  les 
«  Rémois,  le  Petit  chien,  tout  cela  est  très  joli.  Il  n'y  a  que  ce 
«  qui  n'est  point  de  ce  style  qui  est  plat  ^.  »  Encore  faut-il  con- 
sidérer qu'autre  chose  est  la  lecture  solitaire,  à  huis  clos,  d'un 
conte  gras,  autre  chose  la  récitation  publique,  dans  une  fête, 
devant  des  hommes  et  des  femmes  assemblés.  Par  exemple  nous 
nous  figurons  malaisément  que  l'année  qui  suivit  cette  lettre  de 
M'"^  de  Sévigné  (1672),  le  soir  où  le  vieux  Corneille  lut  Piilché- 
rie  chez  le  duc  de  La  Rochefoucauld,  La  Fontaine  ait  pu  y  pro- 
duire, entre  deux  actes,  par  manière  d'intermède,  devant  M"^*"  de 
Sévigné,  devant  la  jeune  M"'^  de  Nemours,  devant  M'"'^  de  La 
Fayette,  M'"*^  de  Thianges  et  M'"^  de  Coulanges,  le  conte  des 
Lunettes. 

Le  XHi^  siècle  était  moins  chaste  ou,  si  l'on  veut,  moins  prude. 
Certes,  la  charmante  Lyriope  du  roman  de  Rol^ert  de  Blois  '^,  qui 
est  le  parangon  de  la  civilité  puérile  et  honnête  de  l'époque,  qui 
sait,  selon  les  règles  de  l'éducation  courtoise,  apprivoiser  éper- 
viers  et  faucons,  jouer  aux  échecs  et  aux  tables, 

Chanter  chansons,  cnvoisëures. 
Lire  romans  et  conter  fables, 

serait  incapable  de  conserver,  dans  ce  répertoire  de  fables,  le 
Prestre  et  le  mouton  du  jongleur  Ilaiseau  3.  Nous  voulons  bien 
encore  négliger,  comme  personnages  imaginaires,  les  joyeuses 
chanoinesses  de  Cologne  qui,  au  bain,  demandent  des  contes  au 
jongleur  Watriquet  Brassenel  :  «  Dis-nous,  lui  demandent-elles. 

Des  paroles  crasses  et  doilles. 
Si  que  de  risées  nous  moilles  '.  » 


1.  Lettre  du  6  mai  1671. 

2.  Lautliche   Untersuchung  ither  clic    JVerke  Robert  s  s'on  Blois,   diss.   de 
Zurich,  par  M^e  Colvin,  1888. 

3.  MR,  VI,  144. 

4.  MR,  V,  132. 


—  380  — 

Voici  pourtant  une  série  de  textes  explicites,  où  les  jongleurs 
s'adressent  à  des  femmes,  qui  sont  là,  devant  eux,  tandis  qu'ils 
récitent  des  fabliaux  non  point  légers,  grivois,  —  mais  ignomi- 
nieux. 

L'un  termine,  en  ces  termes,  le  récit  d'un  songe  odieusement 
déshonnête  : 

Ainsi  tourna  le  songe  à  bien. 
Autressi  face  a  moi  le  mien, 
El  a  ces  dames  qui  ci  sont  K 

L'autre  s'adresse  à  son  auditoire,  au  début  du  fabliau  de  la 
Maie  dame,  dont  je  ne  puis  citer  le  titre  in  extenso  : 

...Seigneur, 
Oez  une  essample  petite. 
Et  les  dames,  tout  ensement, 
I  rcpreguent  chastiè'ment... 

Est-il  possible  d'imaginer  un  conte  j^lus  réj^ugnant  que  le 
Pêcheur  de  Pont-sur-Seine'!  En  voici  les  derniers  A^ers  : 

Se  dames  dient  que  je  ment, 
Soufrir  le  vueil,  atant  m'en  tais. 
De  m'aventure  n'i  a  mais  2. 

Trois  meschines  —  et  ce  fabliau  est  une  triste  vilenie  —  se 
prennent  de  querelle  au  sujet  d'une  poudre  de  beauté  qu'elles 
ont  achetée  en  commun  et  que  l'une  d'elles  a  renversée.  Le  trou- 
vère demande  aux  seigneurs  et  aux  dames  qui  l'écoutent  de  se 
faire  les  arbitres  de  leur  différend  : 

Seignor  et  dames  qui  savez. 
De  droit  jugiez,  sans  délaier. 
Qui  ceste  poudre  doit  paiier  -K 

Ainsi  ferait  Martial  d'Auvergne,  en  un  jugement  de  cour 
d'amour,  pour  résoudre  quelque  subtile  difficulté  de  procédure 
sentimentale  ! 

Notez  qu'il  n'y  a  pas  un  seul  de  ces  contes  que,  de  nos  jours, 
un  homme  d'éducation  moyenne  et  de  médiocre  élévation  morale 
oserait  raconter   sans    répugnance,   je   ne    dis    pas    devant   des 

1.  La  Damoiselle  qui  sonjoit,  v.  134. 

2.  MR,  III,  63. 

3.  MR,  III,  64,  V.  124. 


I 


—  381  — 

femmes,  mais  devant  des  hommes  plus  âgés  ou  plus  jeunes  que 
lui. 

Nous  ne  saurions  croire ,  pourtant,  que  ces  auditrices  de 
fabliaux  fussent  nécessairement  des  bourgeoises  ou  des  vilaines. 
Nous  savons  que  les  sociétés  les  plus  aristocratiques  du  temps 
admettaient  d'étranges  propos.  Entre  tant  de  témoignages  qu'on 
pourrait  alléguer,  en  voici  un  que  j'emprunte  à  notre  collection 
de  fabliaux.  Dans  le  Sentier  battu  i,  Jean  de  Condé  nous  intro- 
duit dans  un  cercle  de  grands  seigneurs  et  de  grandes  dames, 
réunis  pour  un  tournoi  près  de  Péronne.  Ils  s'amusent  à  des  ()( 
«  jeux  innocents  »,  au  Jeu  du  Roi  et  de  la  Reine  et  ce  divertisse- 
ment novis  est  représenté,  sans  la  moindre  arrière-pensée  iro- 
nique, comme  l'un  des  passe-temps  les  plus  délicats  des  cercles 
aristocratiques.  Jean  de  Condé  devait  se  connaître  en  matière 
d'élégance,  puisqu'il  fut  le  ménestrel  attitré  des  comtes  de 
Flandre,  qu'il  passa  toute  sa  longue  vie  dans  leurs  châteaux,  et 
ne  rima  jamais  que  pour  le  plaisir  de  leur  cour.  Or,  il  se  trouve 
qu'il  s'engage,  entre  une  de  ces  nobles  dames  et  un  chevalier 
f(  assez  courtois  et  biau  j^arlier  »,  un  duel  d'équivoques  si  rebu- 
tantes que  cet  aristocratique  fabliau  est  Fun  des  plus  véritable- 
ment grossiers  que  nous  possédions,  et  qu'il  nous  fait  comprendre 
cet  acte  du  concile  de  Worcester,  en  1240  :  «  non  sustineant  fieri 
ludos  de  rege  et  regina,  » 

Nous  ne  pouvons  plus  maintenant  nous  étonner  outre  mesure, 
si  nous  trouvons  ce  beau  nom  de  courtoisie  appliqué  à  des 
poèmes  que  volontiers  nous  ajDpellerions  des  vilenies  : 

Or  oies  un  fablel  courtois  2. 

Ainsi   débute  le  fabliau   du   Porcelet,   qui   mérite  son  titre  à 

merveille  ! 

D'une  aventure  moul  courtoise 
Vous  voil  conter  *^... 

Cette  aventure  «  moût  courtoise  »  est  celle  de  la  «  bourgeoise 
qui  fist  batre  son  mari,  »  et  il  n'est  pas  probable  que  le  poète 
parle  ironiquement. 

1.  MR,III,  85. 

2.  MR,  IV,  100. 

3.  MR,  IV,  101. 


—  382  — 

Ainsi  ces  publics,  bourgeois  et  chevaleresque,  si  opposés  tout 
à  l'heure,  se  rajDprochent  étrangement. 

III 

D'ailleurs,  s'il  est  vrai  de  dire  que  les  fabliaux  sont  l'œuvre  de 
l'esprit  bourgeois,  les  textes  ne  nous  montrent  pas  qu'ils  fussent 
considérés  comme  un  genre  méprisable,  bon  pour  le  seul  popel- 
liis^  pour  la  seule  cjent  menue.  Ils  n'étaient  point,  comme  des 
serfs,  proscrits  des  nobles  cours  ;  mais,  indistinctement,  ils  pre- 
naient rang  auprès  des  poèmes  les  plus  aristocratiques.  Nulle 
hiérarchie,  aucune  règle  de  préséance.  Le  roi  Dolapathos  tient 
une  grande  cour  : 

Chevalier,  dames  et  danzeles, 
Esciiier,  valet  et  piiceles 
Toute  lor  volonté  fesoient  : 
Ça  X,  ça  XX  se  desduisoient. 
Li  uns  chante,  li  autres  conte, 
El  chansons  et  fahliaus  reconte  ^. 

Le  poète  d'une  des  branches  de  Renart  rappelle  à  ses  auditeurs 
qu'ils  ont  entendu,  indilféremment,  les  nobles  romans  de  Troie, 
de  Tristan,  des  chansons  de  geste  et  des  fabliaux  : 

Seigneur,  oï  avez  maint  conte 
Que  maint  conterre  vous  raconte, 
Comment  Paris  ravit  Elaine, 
Le  mal  qu'il  en  ot  et  la  paine; 
De  Tristan,  que  la  Chievre  fist, 
Et  fahliaus  et  chansons  de  geste  '-. 

La  promiscuité  de  ces  genres  nous  est  matériellement  attestée 
par  les  manuscrits.  Prenons-en  un  au  hasard,  non  parmi  ceux  que 
les  jongleurs  portaient  dans  leur  escarcelle,  et  où  il  ne  faut  point 
s'étonner  de  trouver  représentés  les  genres  les  plus  divers  ;  car 
le  répertoire  d'un  jongleur  devait  satisfaire,  selon  les  hasards  de 
la  vie  errante,  aux  goûts  des  auditoires  les  plus  contrastés.  Non  : 

1.  Dolopathos,  V.  2780,  ss. 

2.  Renart,  éd.  Martin,  branche  II,  t.  I.  p.  91.  —  Dans  le  Roman  de  la 
Rose  (éd.  Méou,  v.  8379),  Ami  demande  s'il  ne  serait  pas  avantageux  pour  un 
amant  qui  veut  conquérir  l'amour  de  sa  dame 

Qu'il  fëist  rimes  jolieles, 
Moiez,  fahliaus  ou  chansonnettes, 
Qu'il  vuet  a  s'amie  envoler, 
Por  li  chevir  et  apaier,.. 


—  383  — 

choisissons  un  manuscrit  de  luxe,  écrit  sur  beau  parchemin 
par  d'habiles  callig-raphes,  pour  la  joie  de  quelque  haut  baron. 
Feuilletons-le  :  quelle  confusion  des  genres  ^ . 

Vous  pourrez  y  lire  les  courtoises  aventures  du  Chevalier  aux 
deux  épées^  et  quand  vous  serez  las,  l'histoire  de  la  Maie  Dame, 
dont  je  ne  saurais  citer  complètement  le  titre  :  mais  le  manuscrit 
le  donne  tout  entier.  Vous  y  rencontrerez  ici  la  noble  dame  de 
Garadigan,  plus  loin  la  vieille  Auberée.  Vous  passerez  du  Castel 
peureux  et  de  la  Gaste  chapelle  au  taudis  du  Vilain  qui  cuida 
estre  mors.  Voici  le  duel  d'Olivier  et  de  Fierabras,  beau  comme 
une  page  du  Romancero  ;  et  voici  l'équipée  grotesque  du  Prestre 
qui  abevete.  Voici  la  Chevalerie  Oqier,  le  roman  d'Enéas;  tour- 
nez les  feuillets  de  parchemin  :  vous  trouverez  le  conte  de  la 
Grue.  L'élégant  Lai  de  VOmbre  est  tout  voisin  de  l'obscène 
fabliau  des  Souhaits  Saint-Martin.  —  Gela  nous  choque,  mais  ne 
choquait  pas  nos  ancêtres. 

Cette' promiscuité  de  l'esprit  des  fabliaux  et  de  l'esprit  cour- 
tois est  plus  profonde  encore,  et  l'on  peut  dire  que  les  fabliaux 
ont  contaminé  les  genres  les  plus  aristocratiques.  Considérons 
un  instant,  pour  le  montrer,  les  seuls  genres  lyriques. 

Voici  les  pastourelles,  ces  paysanneries  infiniment  élégantes, 
délicates  jusqu'à  la  mièvrerie,  où  de  nobles  poètes  se  plaisaient 
à  évoquer,  en  troupes  «  de  feuillée  et  de  mai  chargées  »,  des 
bergers  et  des  bergerettes,  «  polis  et  agréables  »  comme  dans 
les  églogues  de  Fontenelle,  enrubannés,  artificiels  à  souhait,  et 
faux  autant  qu'on  peut  le  désirer.  Or,  dans  cette  exquise  collec- 
tion, ne  trouvons-nous  pas,  sous  les  noms  du  comte  de  la 
Marche,  du  duc  de  Brabant,  de  Thibaut  de  Champagne,  des 
pièces  indignes  de  la  gracieuse  Marion,  des  scènes  de  viol 
cyniques,  l'inspiration  des  pires  fabliaux  2?  —  La  rythmique 
compliquée  des  chansons  d'amour,  entrelacements  ingénieux  de 
rimes,  tripartition  de  la  strophe  et  du  poème,  toutes  ces  minu- 
tieuses entraves  où  les  poètes  chevaleresques  aimaient  à  enserrer 
leurs   sentiments   quintessenciés,    servent  à   Colin   Muset  pour 

1.  Le  ms.  en  question  est  celui  de  la  B.  N.,  f.  fr.  12603.  On  en  trouvera  la 
description,  due  à  M.  W.  Fœrster,  dans  le  Jahrhuch  f.  rom.  u.  engl.  Lit., 
Neue  Folge,  I,  p.  285. 

2.  V.  Bartsch,  Romanzen  und  Pastourellen,  1870;  II,  4,6,  17,  19,  62,  75, 
76,  etc. 


—  38i  — 

chanter  <(  le  très  bon  vin  sur  lie  »  ou  les  chapons  à  la  sauce  à 
l'ail  ;  à  d'autres  poètes  pour  exprimer,  comme  dans  les  fabliaux, 
le  mépris  des  femmes  : 

En  non  Dcu,  ce  dist  Gobins, 
Mainte  femme  fet  par  vin 
Assez  de  desloiautez  ; 
Por  un  pasté  de'counin, 
Ou  pour  l'aisle  d'un  poucin, 
En  fet  on  sa  volenté. 
Ce  n'est  mie  chère  vile  : 
Quant,  por  un  pasté  d'anguile, 
Puet  on  tel  marchié  trouver, 
Cil  est  fous  qui  met  vint  livres  ^. 

Les  jeux-partis,  asservis  à  des  règles  rythmiques  tout  aussi 
savantes,  destinés  à  être  chantés,  au  son  des  vielles,  sur  des 
modes  ing^énieux,  sont  des  poèmes  |non  moins  aristocratiques. 
Mais,  auprès  de  tant  de  débats  où  des  trouvères,  sur  de  minuscules 
problèmes  de  casuistique  sentimentale,  font  assaut  de  courtoi- 
sie, on  trouve  d'étranges  discussions,  comme  celle-ci  :  Un  poète 
demande  à  son  concurrent  :  Qu'aimeriez-vous  mieux,  posséder 
votre  dame  sans  la  voir  ni  lui  parler,  ou  avoir  toute  liberté  de  la 
voir  et  de  lui  parler,  sans  la  posséder  jamais? 

Au  cours  de  la  controverse  grossière,  chacun  des  deux  con- 
testants essuie  de  son  adversaire  de  lourdes  injures,  celui-ci 
parce  qu'il  porte  des  béquilles,  celui-là  parce  qu'il  a  le  «  ventre 
gros  et  farci  ^  ». 

Quels  sont  ces  deux  poètes?  Qui  est  cet  amant  obèse,  au 
ventre  farci?  Quel  est  cet  autre,  le  béquillard?  L'un  est  Thibaut, 
comte  de  Champagne  et  roi  de  Navarre;  l'autre  est  Raoul  de 
Soissons,  roi  de  Chypre,  l'un  des  héros  de  la  cinquième  croisade. 

On  le  voit  :  les  genres  les  plus  aristocratiques  peuvent  être 
infectés  de  l'esprit  des  fabliaux.  Inversement,  les  genres  les 
plus  aristocratiques  fleurissaient  dans  les  plus  bourgeoises 
sociétés.  Ni  les  bourgeois  n'étaient  si  prosaïques  que  nous 
l'avions  supposé,  ni  les  chevaliers  si  idéalistes.  Si  nous  retour- 
nions dans  cette  commune  d'Arras,  que  nous  décrivions 
naguère  comme  une  citadelle  de  l'esprit  bourgeois,  et  que 
nous    fussions   admis  quelques   instants   dans  la    confrérie   des 


1.  Ilist.  lia.,  i.  XXIII,  p.  599. 

2.  Ilisf.  litt.,  t.  XXIII,  p.  703. 


—  385  — 

ménestrels,  nous  pourrions  avoir  l'illusion  de  vivre  en  une 
compagnie  très  affinée  et  très  aristocratique.  Dans  le  pmj  d'Ar- 
ras,  institué  «  pour  maintenir  amour,  joie  et  jouvent,  »  là  où 
sont  u  li  bon  entendeour  »  parmi  «  la  gent  jolie  »  des  poètes, 
le  prince  des  ménestrels  nous  recevrait  courtoisement,  et  nous 
pourrions  douter  si  nous  ne  nous  trouvons  pas  dans  la  salle  du 
château  de  Provins,  à  quelque  fête  présidée  par  Thibaut  de 
Navarre.  Nous  rencontrerions,  là  aussi,  des  seigneurs,  Huon 
châtelain  d'Arras,  Messire  Grieviler,  chevalier;  auprès  de 
simples  artisans,  des  Mécènes  bourgeois.  Tel  ce  Golart  Nazard 
«  qui  semblait  fils  d'un  roi  »,  Simon  Esturion  «  large  en  ostel, 
preu  au  cheval  »,  les  Frekinois,  quelques  membres  de  cette 
dynastie  des  Pouchinois,  dont  deux  générations  de  poètes 
nous  disent  la  louange  :  par  exemple,  ce  Jakemon,  protecteur 
d'Adam  de  la  Halle, 

Qui  ne  semble  mie  bourgeois 
A  sa  table,  mais  emperere... 

Rompus  aux  luttes  de  partis  qu'engendrent  les  institutions 
communales,  habiles  en  affaires,  entourés  d'une  clientèle  de 
poètes,  sans  doute  aussi  d'artistes,  d'architectes,  d'orfèvres, 
chargés  d'orner  leurs  hôtels,  ces  personnages  font  songer 
aux  riches  marchands  de  la  république  de  Venise.  Et,  si 
nous  écoutons  les  chansons  que  chanteront  au  puy  Lambert 
Ferri  ou  Robert  de  le  Pierre,  l'inspiration  des  poètes  artésiens 
ne  le  cède  point,  pour  le  raffinement  des  sentiments,  à  l'école 
rivale,  à  la  noble  cour  champenoise.  Ils  sont,  dans  leurs  chan- 
sons d'amour,  d'aussi  délicats  copistes  des  Provençaux  ;  dans 
leurs  jeux-partis,  ils  apportent  à  la  discussion  des  cas  de  cons- 
cience amoureux  le  même  délicat  esprit  de  sentimentalité 
procédurière.  Comparez  la  collection  de  chansons  d'Adam  de 
la  Halle  à  celles  de  Thibaut  de  Champagne  :  il  n'est  guère 
de  pièce  si  aristocratique  de  Thibaut  que  l'on  ne  puisse  attribuer 
au  bourgeois  Adam  le  Bossu;  il  n'est  guère  de  pièce  si  bour- 
geoise d'Adam  que  le  roi  Thibaut  n'aurait  pu  signer. 

Il  semble  donc  qu'il  y  ait,  au  xiii^  siècle,  jusqu'à  un  certain 
point,  confusion  des  genres  et  promiscuité  des  publics. 


Béuikh.  —  Les  Fithllaiix.  25 


386  — 


CHAPITRE  XIV 


LES  AUTEURS  DES  FABLIAUX 


L  Poètes  amateurs  :  Henri  d'Aiideli,  Philippe  de  Beaumanoir. 
IL  Poètes  professionnels  :  1)  les  clercs  errants,  2)  les  jongleurs  :  Rutebeuf; 

3)  les  ménestrels  attitrés  à  la  cour  des  grands   :  Jehan  de  Condé, 

Watriquet  de  Couvin,  Jacques  de  Baisieux. 


Il  nous  a  paru  certain  qu'il  ne  fallait  pas  simplement  assi- 
miler les  fabliaux  à  ces  collections  de  contes  secrets  qui,  à  toute 
époque,  se  cachent  dans  les  coins  réservés  des  bibliothèques. 
Ils  ne  forment  que  la  moindre  partie  d'une  série  de  poèmes 
analogues,  prochement  apparentés,  qui  pullulent.  La  création 
de  cet  ensemble  d'œuvres  suppose  un  état  de  Famé  singulier, 
une  conception  spéciale  de  la  vie. 

Nous  avons  défini  cet  esprit  ;  il  nous  a  semblé  le  signe  et  la 
marque  d'une  classe  sociale  distincte.  L'esprit  gaulois,  c'est  l'es- 
prit bourgeois,  vilain.  Il  reste  vrai  qu'on  peut  diviser  par  castes 
les  genres  du  moyen  âge,  qu'il  existait  des  genres  cléricaux, 
aristocratiques,  bourgeois.  Pourtant,  non  sans  surprise,  nous 
avons  vu  des  grands  seigneurs,  voire  des  grandes  dames,  écouter 
volontiers  d'ignobles  fabliaux  ;  —  les  boutiquiers  d'Arras  rimer 
des  chansons  d'un  sentimentalisme  aussi  raffiné  que  celles  de 
Thibaut  de  Champagne;  —  inversement,  Thibaut  composer 
des  jeux-partis  qui  choqueraient  par  leur  grossièreté  le  bour- 
geois Jean  Bretel;  —  en  un  mot,  l'esjirit  des  fabliaux  infecter 
les  genres  les  plus  aristocratiques.  Ainsi,  les  castes  du  moyen 
âge,  si  tranchées  dans  la  vie  sociale,  se  mêlent,  dès  qu'il  s'agit 
de  littérature  :  une  étrange  promiscuité  confond  les  publics  et 
les  cenres,  chevaliers  et  marchands,  romans  de  la  Table  Ronde 
et  fabliaux. 

Comment  cette  indistinction  des  publics  et  cette  fusion  des 
genres  sont-elles  possibles?  Nous  avons  chance  de  le  savoir,  si 
nous  considérons  maintenant  les  conteurs  des  fabliaux. 


—  387  — 

Esquissons  leurs  portraits;  groupons-les,  et  parcourons  cette 
galerie.  Se  ressemblent-ils  entre  eux,  par  un  air  de  famille 
commun?  Se  distinguent-ils  des  poètes  qui  composaient  des 
épopées  ou  des  romans  de  la  Table  Ronde?  L'opinion  publique 
traitait-elle  diversement,  avec  plus  ou  moins  d'honneur,  les 
uns  et  les  autres? 

I 

POÈTES    AMATEURS    !    HENRI    d'aNDELI,    PHILIPPE    DE    BEAUMANOIR. 

Commençons  ce  dénombrement  par  deux  conteurs  bien  diffé- 
rents l'un  de  l'autre  :  Henri  d'Andeli,  auteur  du  Lai  d'Aris- 
tote  ;  Philippe  de  Beaumanoir,  auteur  de  la  Folle  Largesse, 

Le  premier  est  un  clerc,  et  nous  introduit  dans  le  monde 
du  haut-clergé  parisien  et  normand.  Le  second  est  un  seigneur 
de  la  comté  de  Glermont,  et  nous  voici  dans  le  monde  chevale- 
resque. 

On  ne  saurait  démontrer  qu'aucune  cour  seigneuriale  ni 
épiscopale  ait  été,  au  xiii^  siècle,  un  foyer  où  se  soient  plus 
volontiers  réunis  les  conteurs,  comme  fut  la  maison  florentine 
de  Pampinea.  Dans  sa  cour  de  Nérac,  Marguerite  de  Navarre 
groupe  autour  d'elle  Bonaventure  Despériers,  Marot  et  ses 
dames  d'honneur.  Au  château  de  Genappe,  se  réunissent  les 
conteurs  dont  Antoine  de  la  Salle  fut  le  joyeux  secrétaire.  Rien 
de  tout-à-fait  semblable  au  moyen  âge. 

Pourtant  il  est  certain  que,  dans  le  monde  des  clercs  comme 
dans  celui  des  chevaliers,  ce  fut  une  sorte  de  mode  de  salon  que 
de  conter  des  récits  joyeux.  Nous  avons  cité  précédemment  le 
texte  d'après  lequel  un  comte  de  Guines,  Baudouin  II  {11()9- 
1206),  égalait  les  meilleurs  jongleurs  par  le  talent  qu'il  apportait 
à  dire  les  fahellas  ignobiUinn.  On  lit  dans  les  Enseignements 
Trehor  ce  conseil  à  un  jeune  gentilhomme  : 

Fiz,  se  tu  sez  contes  conter 
Ou  chançon  de  geste  chanter, 
Ne  te  laisse  pas  trop  proiier  ^ 

Henri  d'Andeli  dut  en  conter  plus  d'un,  spécialement  pour 
la    société    ecclésiastique.     Attaché    peut-être    à    la    personne 

1.  Histoire  littéraire,  XXIII,  237. 


—  388  — 

d'Eules  Rigaud,  archevêque  de  Rouen  ',  en  tout  cas  familière- 
ment lié  avec  le  chancelier  de  l'Eglise  de  Paris,  Philippe  de 
Grève  -,  il  ne  devait  guère  frayer  avec  le  bas-clergé.  C'est  pour 
des  prélats  ou  des  chanoines  très  lettres  qu'il  a  fait  combattre 
Dialectique  contre  Grammaire  ^\  Qui  donc,  mieux  que  des  pré- 
lats, aurait  pris  plaisir  à  sa  Bataille  des  vinsl  Ce  gai  compa- 
gnon, à  qui  le  vin  de  Saint- Jean-d'Angély  avait  crevé  les  yeux  ^, 
était  capable  d'émotion  et  de  haute  poésie  ^;  capable  aussi,  dans 
ses  contes,  d'élégance  et  de  bon  ton.  Il  fut  une  manière  de 
Gresset  et,  comme  lui, 

Fut  dans  TEglise  un  bel  esprit  mondain. 

Combien  de  ces  contes  se  sont  perdus  !  C'étaient  des  amu- 
settes  de  société,  qu'on  n'estimait  pas  valoir  le  prix  du  parche- 
min ;  une  tablette  de  cire  suffisait  ^.  Il  est  heureux  pourtant 
qu'un  bout  de  parchemin  nous  ait  conservé,  dessinée  par  Henri 
d'Andeli,  comme  une  exquise  figurine  de  miniature,  la  jeune 
Indienne  du  lai  cVAristote,  qui,  dans  un  verger  fleuri,  par  un 
matin  d'été,  se  promène  en  son  bliaiit  violet,  sa  belle  tresse 
blonde  abandonnée  sur  le  dos,  et  chante,  en  cueillant  les  fleu- 
rettes : 

«  Ci  me  tienent  amoretes 
Ou  je  tieng  ma  main  "...  » 

Quant  au  monde  seigneurial,  n'est-il  pas  curieux  que  le 
témoin  de  cette  mode  d'y  raconter  des  fabliaux  soit  Philippe 
de  Rémi,  sire  de  Beaumanoir  ^.  L'admirable  auteur  du  Coa- 
tumier  de  Beauvoisis,  le  plus  grand  jurisconsulte  du  moyen 
âge,  fut  (sans  doute  en  sa  jeunesse)  un  aimable  poète.   Son  dit 

1.  Héron,  Œuvres  d'Henri  d'Andeli,  p.  XX. 

2.  Dit  du  chancelier  Philippe,  v.  190,  ss. 

3.  La  bataille  des  Sept  Arts,  éd.  Héron,  p.  43. 

4.  La  Bataille  des  vins,  v.  128,  199. 

5.  V.  le  dit  du  chancelier  Philippe  : 

Deus  !  tes  jugleres  ai  esté 
Toz  tens,  et  y  ver  et  esté; 
De  ma  viele  seront  rotes 
En  ceste  nuit  les  cordes  totes,.. 

C),  V.  ci-dessus,  p.  l'i. 

7.  Le  lai  d'Aristote,  v.  355,  ss. 

8.  Nous  remarquons  d'autres  chevaliers   parmi  nos   auteurs  de   fabliaux  : 
Sire  Jehan  le  (Chapelain,  Sire  Jehan  de  Journi.  Voyez  notre  Appendice  III. 


—  389  — 

de  Folle  Largece  est  un  gracieux  fabliau,  un  peu  fade,  dans  la 
manière  courtoise  et  sentimentale  de  ses  deux  romans  d'aven- 
tures, la  Manckine,  Jehan  et  Blonde. 

Ces  deux  contes,  le  lai  cïAristote,  le  dit  de  Folle  Largece^  nous 
montrent  ce  que  durent  être  ces  fabliaux  plus  élégants  destinés 
aux  classes  élevées. 

Ne  nous  méprenons  pas  pourtant  sur  le  degré  de  retenue 
courtoise  qu'imposait  à  ces  personnages  officiels  —  même  à  un 
clerc  investi  de  fonctions  sacrées,  même  à  un  chevalier  juris- 
consulte —  leur  public  ecclésiastique  ou  seigneurial.  On  trouve 
chez  Henri  d'Andeli  des  vers  bien  étranges,  si  l'on  songe  qu'ils 
sont  l'œuvre  d'un  clerc  qui  poétise  pour  des  clercs  ' ,  et  Philippe 
de  Beaumanoir  ne  dédaigne  pas  de  dire,  dans  les  «  chambres 
des  dames  »,  des  fatrasies,  des  oiseuses,  ces  poésies  absurdes 
que  le  xviii*^  siècle  cultiva  sous  le  nom  à' amphigouris  : 

Li  châns  d'une  raine 
Saine  une  balaine 
Ou  fons  de  la  mer, 
Et  une  seraine 
Si  em  portoit  Seine 
Deseur  Saint-Omer... 
Se  ne.fust  Warnaviler, 
Noie  fuissent  en  le  vaine 
D'une  teste  de  sengier  ^... 

Voilà  donc  la  poésie  où  se  complaisait  ce  haut  personnage, 
Philippe  de  Beaumanoir,  sénéchal  de  Poitou,  puis  de  Saintonge, 
puis  bailli  du  roi  en  Vermandois,  en  Touraine,  à  Senlis  —  et 
qui  fut  un  grand  homme  ! 

Mais  nous  n'avons  affaire  ici  qu'à  des  rimeurs  occasionnels  de 
fabliaux,  à  des  amateurs.  Venons-en  aux  poètes  de  profession. 

II 

POÈTES    PROFESSIONNELS 

1.    LES    CLERCS    ERRANTS 

Nous  tenons  pour  assuré  qu'un  grand  nombre  de  fabliaux 
ont  pour  auteurs  des  clercs  errants. 

1.  Voyez  la  Bataille  des  Sept  arts,  vers  39,  54,  60,  etc.. 

2.  Voyez  Sucbier,  OEm'ves  de  P.  de  Beaumanoir,  t.  II,  p.  274  et  p.  305. 


—  390  — 

Le  fabliau  du  Pauvre  Mercier  débute  ainsi  : 

Uns  jolis  clercs  qui  s'csiudie 
A  dire  chose  de  qu'on  rie 
Vous  vuet  dire  chose  novelle... 

De  même,  le  fabliau  des  Trois  dames  qui  troverent  Vanel^  : 

Oiez,  seignor.  un  l)on  fablel  : 
Uns  clers  le  fist... 

Et  le  Credo  au  ribaut  : 

Uns  certains  clercs  nos  certefie  ^... 

A  quelle  catég-orie  de  clercs  avons-nous  ici  affaire?  C'est,  à 
n'en  pas  douter,  à  ces  déclassés,  vieux  étudiants,  moines 
manques,  défroqués,  qui  composent  la  u  famille  de  Golias  », 
vagi  scholares^  clerici  vagantes,  goliards,  goliardois,  pauvres 
clercs.  Le  type  s'en  était  dessiné  et  fixé  dès  le  milieu  du  xii^ 
siècle  ^.  Des  quatre  coins  de  la  France  et  de  l'Europe,  ils  étaient 
venus  former  le  peuple  grouillant  d'écoliers  de  ces  grandes 
Ailles  universitaires,  où  la  population  scolaire  l'emportait 
souvent  en  nombre  sur  la  bourgeoisie.  Les  meilleurs  d'entre 
eux  étaient  drainés  par  l'Eglise,  pour  les  fonctions  ecclésias- 
tiques. Les  pires,  perdus  par  les  vices  que  développait  la  misère 
en  ces  énormes  agglomérations  déjeunes  hommes,  repoussés  des 
cadres  réguliers  de  la  société,  erraient  par  le  monde,  mendiant 
et   chantant,    réunis   entre    eux   d'ailleurs   par   les   liens   d'une 


1.  MR,  I,  15. 

2.  Méon,  lY,  145. 

3.  Voyez  les  pages  intéressantes  de  Oscar  Hubatsch,  die  Va  gante  nlieder, 
p.  12,  ss.  —  Mes  sources  sont  les  trois  principales  collections  des  poésies  de 
vagants  :  1)  Ed.  du  Méril,  Poésies  lat.  inédites,  Paris,  1847;  2)  Wright, 
the  latin  poetries  commonly  attrihuted  to  Walter  Mapes,  Camden  Society, 
Londres,  1841  (cf.  Wright,  Histoire  de  la  caricature^  p.  143,  ss.),  et  surtout, 
3)  les  Carmina  burana,  p.  p.  Schrneller,  dans  la  Bibliothek  des  litterarischen 
Vereins  in  Stuttgart,  t.  XVI,  18 i7.  —  Les  deux  principaux  travaux  que  je 
connaisse  (sans  parler  de  ceux  qui  sont  plus  spécialement  consaci'cs  à 
Gautier  de  Lille)  sont  celui  de  Giesebrecht,  Allgcni.  Monatsclirift  fiir  U'iss. 
u.  Lit.,  1853,  et  celui  d'O.  Hubatsch,  Die  lateinischen  Vagantenlieder  des 
Mittelalters ,  G()rlitz,  1870.  Cf.  Kaufmann,  Geschichte  der  deutsclien  Uni\'er- 
sitdten,  t.  I,  1888,  p.  148.  —  Des  chants  choisis  des  vagants  ont  été  publiés 
en  de  nombreuses  petites  éditions  à  l'usage  du  grand  public  allemand. 
Kaufmann,   loc,  cit.,  en  cite  quelques-unes. 


—  391  — 

sorte  de  franc-maçonnerie  obscure  et  puissante  ^  C'était  une 
manière  d'Internationale.  Mais,  comme  le  prouve  excellem- 
ment Hubatsch  -,  c'est  à  Paris,  la  ville  universitaire  entre 
toutes,  qu'ils  avaient  leur  quartier  g-énéral.  C'est  de  France 
qu'ils  se  sont  répandus  vers  l'Angleterre,  l'Allemagne,  le  long 
de  la  vallée  du  Danube.  Ils  étaient  surtout  accueillis  aux  tables 
somptueuses'  du  haut  clergé,  où  ils  chantaient  leurs  remar- 
quables poésies  latines.  Mais  nos  bourgeois,  nos  paysans 
connaissaient  aussi  fort  bien  ces  hôtes  errants,  spirituels  et 
misérables.  Les  blasons  populaires  disaient  :  «  famine  de  povre 
clerc  3.  »  On  les  recevait  avec  indulgence  et  défiance,  comme 
des  enfants  terribles.  Un  poète  loue  grandement  les  boulangers, 
dans  un  petit  poème  rimé  en  l'honneur  de  leur  corporation  ^,  de 
donner  volontiers  «  du  pain  aux  pauvres  clercs  ».  La  charmante 
Nicolette  aime  mieux  aller  en  enfer  qu'au  ciel,  parce  que  c'est  là 
qu'on  rencontre  les  chevaliers  «  et  les  beaux  clercs  ».  On  leur 
demandait  souvent,  comme  paiement  de  leur  écot,  des  chansons 
ou  des  contes  ;  un  clerc  quitte  l'Université  de  Paris,  chassé  par 
la  faim  : 

Puis  qu'il  ne  s'en  sëust  ou  prendre, 
Miauz  valt  la  laissier  son  aprendre. 

Comme  il  n'a  «  goutte  d'argent  »  pour  rentrer  dans  son  pays, 
il  demande  l'hospitalité  chez  un  vilain,  qui  lui  dit  :  «  En  atten- 
dant que  le  souper  cuise. 

Dan  clerc,  se  Deus  me  benëie, 
—  Mainte  chose  avez  ja  oïe,  — 
Car  nos  dites  une  escriture 
Ou  de  chanson  ou  d'aventure  -K 

Un  passage  des  Chroniques  de  Saint-Denis  nous  apprend 
qu'ils  étaient  souvent  conteurs    de    fabliaux,    par    profession   : 

1.  Voyez,  par  ex.,  Wright,  op.  laud.,  p.  69,  Epistola  cujusdam  goliardi 
anglici. 

2.  Op.  cit.,  p.  16,  ss.  Cette  provenance,  en  majeure  partie  française,  des 
Carmina  burana.  est  généralement  admise  aujourd'hui.  Y.  Burckhard,  La 
Cwilisation  en  Italie,  appendice  I  à  la  3^  partie  de  l'édition  revue  par 
Geiger. 

3.  Proverbes  et  dictons  populaires,  p.  p.  Crapelet,  Paris,  1831,  p.  41. 

4.  Le  dit  des  Boulengiers,  Jongleurs  et  trouvères,  p.  141. 

5.  MR,  V,  132,  Le  povre  clerc. 


—  392  — 

((  Il  avient  aucunes  fois  que  jug-leor,  enchanteor,  r/oliardois  et 
autres  manières  de  menesterieux  s'assemblent  aux  corz  des 
princes  et  des  barons  et  des  riches  homes,  et  sert  chascuns  de" 
son  mestier...  pour  avoir  dons  ou  robes  ou  autres  joiaus,  et 
chantent  et  content  noviaus  motez  et  noviaus  diz  et  risies  de 
diverses  2'uises  ^.  » 

On  voit  par  ce  texte  que  volontiers  on  confondait  les  goliards 
et  les  ménestrels,  et  je  crois  qu'en  effet  on  jDCut  leur  attribuer 
un  grand  nombre  de  fabliaux.  Bien  plus,  on  pourrait  discerner 
leur  influence  sur  la  plupart  des  g-enres  littéraires  du  moyen  âge. 
Je  crois  que  les  ménestrels  et  jongleurs  se  recrutaient  très  sou- 
vent parmi  eux,  et  qu'ils  ont  marqué  de  leur  empreinte  notre 
vieille  littérature.  Ce  n'est  point  là  l'opinion  commune.  On  oppose 
d'ordinaire,  beaucoup  jdIus  qu'il  ne  me  paraît  convenir,  la  poésie 
latine  développée  par  ces  clercs  à  la  poésie  des  jongleurs  en 
langue  vulgaire.  M.  Hubatsch  j  voit  deux  mondes  distincts, 
opposés  '-.  Il  dit  textuellement  :  «  Par  le  métier,  jongleurs  et 
goliards,  c'est  tout  un  ;  ce  que  les  uns  étaient  pour  les  laïques,  les 
autres  l'étaient  pour  le  clergé.  Mais  le  goliard,  en  retard  du  jon- 
gleur, a  la  conscience  d'être  une  créature  à  part,  essentiellement 
différente...  A  peu  d'exceptions  près,  jongleurs  et  ménestrels 
errent  dans  la  vie,  dépouillés  de  tout  droit.  Au  contraire,  le  clerc 
goliard  jouit  de  véritables  privilèges  ecclésiastiques,  et  surtout 
il  est  conscient  d'être  un  lettré,  muni  de  culture  savante,  par 
opposition  au  jongleur  ignorant.  »  C'est  bien  là,  en  effet,  l'opinion 
généralement  reçue,  que  M.  Hubatsch  résume  ainsi  :  «  Par  son 
caractère  savant,  la  poésie  des  clercs  forme  un  contraste  saisissant 
avec  la  poésie  des  laïques.  » 

Je  crois  aisé  de  démontrer,  tout  au  rebours,  que  les  goliards 
se  confondent,  à  peu  près,  avec  les  jongleurs  :  que,  d'une  part, 
ils  ont  mené  la  môme  vie  et  rencontré  dans  la  société  le  même 
traitement;  que,  d'autre  part,  la  poésie  latine  développée  par 
eux  explique  bien  des  traits  de  notre  vieille  poésie  française.  — 
Bornons-nous  ici,  sur  ces  deux  points,  aux  rapides  indications 
qui  conviennent  à  notre  sujet. 

D'abord,  les  A^agants  ont  mené  la  même  vie  que  les  jongleurs 

1.  Cité  par  Wright,  op.  laud.,  p.  XIY. 

2.  Il  consacre  à  soutenir  celle  opinion  un  chapilre  de  son  livre,  p.   21,  ss. 


—  393  — 

et  rencontré  le  même  traitement.  C'est  la  môme  existence  errante, 
au  sortir  de  ces  Universités,  qui  les  munissaient  de  dialectique, 
mais  non  d'un  g-agne-pain  i. 

Ils  jouissaient,  dit  M.  Hubatsch,  de  privilèges  ecclésiastiques. 
Oui  certes,  comme  clercs,  mais  précisément  à  condition  qu'ils 
n'eussent  rien  de  commun  avec  la  famille  de  Golias  ;  les  canons 
des  synodes  et  des  conciles  se  succèdent  sans  relâche  de  1223  à 
1310  :  ils  ordonnent  que,  si  un  clerc  est  convaincu  de  goliardise, 
après  trois  avertissements  préalables,  on  lui  rase  la  tête  pour 
faire  disparaître  la  tonsure,  et  qu'il  soit  dépouillé  de  tout  privi- 
lège clérical  -.  Dès  lors,  que  leur  reste-t-il,  sinon  d'aller  grossir 
les  rangs  des  jongleurs?  De  là  cette  sympathie,  que  nous  avons 
marquée  ailleurs  •^,  des  jongleurs  pour  les  clercs  :  les  clercs  sont 
les  jeunes  premiers  des  fabliaux.  A  eux  les  bonnes  fortunes;  à 
eux  les  faveurs  des  bourgeoises  égrillardes.  La  langue  emploie 
sans  distinction,  jongleur  et  goliardois,  faisant  servir,  soit  en 
français  *,  soit  en  latin,  l'un  de  ces  mots  à  expliquer  l'autre  : 
«  Joculatores,  g"oliardi,  vel  bufones  ^.  .  Goliarda,  sive  histrio- 
nia...  »  • 

N'avons-nous  point,  dans  notre  littérature  française,  toute  une 
série  de  petits  poèmes  qu'on  peut  attribuer  à  des  goliards,  où  ils 
décrivent  leur  vie  et  desquels  il  ressort  qu'ils  ne  formaient 
qu'une  sous-famille  de  Ves^yèce  jongleur  ^ 

1.  Carmina  hurana,  p.  172,  n^  89,  sir.  12. 

0  ars  dialectica, 

Nunquam  esses  cognita,  , 

Quae  tôt  facis  clericos 
Exsuies  ac  miseros  ! 

2.  Ces  textes  ont  été  d'abord  réunis  par  Du  Cauge  (s.  v.  golia,  golicu'dia, 
goliardensis,  etc..)  et  utilisés,  à  diverses  reprises,  par  du  Méril,  Wright, 
Hubatsch,  etc.  —  Concile  de  Sens,  1223  :  clerici  ribaldi,  maxhne qui  dicuntur 
de  familia  Goliae,  tonderi  prxcipiantiir.  —  Cf.  dans  Du  Cange,  les  art.  des 
conciles  de  Trêves  (1227),  de  Tours  et  de  Chàteau-Gonthier  (1231),  de  Nor- 
mandie (1231),  de  Cahors,  Rodez  et  Tulle,  1289  :  clerici,  si  in  histrionatu 
vel  goliarda  per  anrium  fuerunt  vel  hreviori  tempore,  et  ter  moniti  non  désis- 
tant, omni  privilegio  clericali  sunt  exclusi. 

3.  V.  p.  334. 

4.  Voir  dans  le  dictionnaire  de  Godefroy  les  mots  goliard,  goliardise,  etc.  , 
cf.  les  exemples  anglais  réunis  par  Wright,   op.  cit. 

5.  Statuts  synodaux  de  1289,  cités  par  du  Méril,  Poésies  latines,  t.  2, 
p.  6  ;Voy.  ilid.  p.  179-80,  en  note,  un  édit  de  l'archevêque  de  Brème,  rendu 
en  1289,  et  dirigé  contre  les  scolares  vagos  qui  goliardi  vel  histriones  appel- 
lantur. 


—  394  — 

Telle  la  Patenostre  ans  Goliardois,  où  Ton  retrouve  de  vagues 
réminiscences  de  la  Confessio  Goliae  : 

Vins  fait  les  sons  et  les  conduis  ^  ! 

Sicut  et  nos...  Je  vais  ainçois 

En  la  taverne  qu'au  mousticr... 

S'aus  trois  dés  vos  poez  amordre, 

Par  tens  porrez  entrer  en  f  Ordre... 

Et  ne  nos  inducns...  Envie 

Vous  doinst  Dieus  de  mener  tel  vie, 

S'irez  en  langes  et  deschaus, 

Et  par  les  froiz  et  par  les  chaus!... 

Ribaut  et  goliardois  doivent 

Par  le  païs  tels  cens  deniers 

Dont  a  païer  est  li  premiers  2... 

Comparez  ce  lœtahundus  goliardois  ^  ; 

Or  i  parra! 
La  cervoise  nos  chantera 

Alléluia! 
Qui  que  auques  en  boit 
Si  tel  soit  com  estre  doit 

Bes  miranda!... 
Bevez  bel  et  bel  et  bien, 
Bevez  quant  l'avez  en  poin... 
Riches  gens  font  lor  bruit  : 
Fesom,  nous,  nostre  déduit 

Pari  forma! 
Benoyt  soit  li  bon  voisin 
Qui  nos  donc  pain  et  vin 

Carne  sunipta, 
Et  la  dame  de  la  maison 
Qui  nous  fait  chère  real  ; 
Ja  ne  puisse  ele  par  mal 

Esse  ceca  ! 
Or  bevom  al  deerain 
Per  moitiez  et  puis  par  plein. 
Que  nous  ne  seiim  demain 

Gens  misera  ! 

Amen  ! 

Bien  que  le  goliard  vive  aux  dépens  du  clergé,  sans  doute  il 


1.  Poculis  aocenditur  animi  lucerna, 

Coi'  imbutum  nectare  volai  ad  superna. 

[Confessio  Goliae.) 

2.  Jongleurs  et  Trouvères,  p.   69  ;   Wright,  Latin  poems,  p.   XL  ;  Bartscli 
et  Horning,  La  langue  et  la  littérature  française  au  moyen  dge,  coL  602. 

3.  Wolf,  Ueber  die  Lais,Sequenzen  und  Leiclie,  p.  439. 


—  395  — 

ne  dédaig^nc  pas  de  rimer  des   vers  français,  comme  les  autres 
jongleurs,  pour  la  joie  du  menu  peuple  : 

A  tous  chiaus  qui  héent  clergie, 

Soit  la  malc  honte  forgie  ! 

Por  chou  que  li  clerc  me  soustiennent, 

Et  me  joiestent  et  retiennent, 

Pour  chou  hé-je  tous  les  vilains, 

Qui  héent  clers  et  chapelains. 

Christe^  audi  nos,  des  nous 

Qu'il  aient  brisié  les  genous  î 

Tu,  pie  Pater,  de  cœlis 

Ipsos  confundere  relis  ! 

Y  a-t-il  une  dilFérence  entre  l'idéal  du  jongleur  et  celui  du 
goliard,  lorsque  les  vagants  nous  racontent  leur  genre  de  vie 
dans  le  Credo  au  ribaut  ^  ou  dans  l'amusante  pièce  des  Des,  des 
Femmes  et  de  la  Taverne  ^? 

Et  pour  citer  enfin  un  dernier  exemple,  quel  meilleur  type  de 
jongleur  que  ce  clerc  qui  s'est  enfui  de  son  couvent,  et  qui 
nous  explique  comment  il  a  perdu  au  jeu  de  trem^erel  non  seule- 
ment sa  chape,  son  manteau  gris,  sa  cotte,  mais  aussi  tout  son 
bagage  d'Université,  «  toute  sa  clergie,  »  son  psautier,  son 
missel,  son  antiphonaire,  son  Grecisme,  son  Doctrinal  : 

Mes  Ovides  est  a  Namur, 
Ma  philosophie  a  Saumur; 
A  Bouvines  delés  Dinant, 
La  perdi-je  Ovide  le  grant... 
Mon  Lucan  et  mon  Juvenal 
Oubliai-jë  à  Bonival; 
Estace  le   grant  et  Virgile 
Perdi-je  aus  dés  a  Abevile... 

Tant  il  est  vrai  que,  du  goliard  au  jongleur,  il  n'y  a  pas  la 
distance  du  lettré  à  l'illettré,  mais  que,  les  uns  et  les  autres,  ils 
sont  des  demi-lettrés  ! 

Ainsi,  beaucoup  de  clercs  errants  trouvaient  un  gagne-pain 
dans  la  menestrandie  3,  et  notre  poésie  dut  s'en  ressentir. 

En   effet,  si  nous  comparons  la  poésie  latine  des   clercs  à   la 

1.  Barbazan-Méon,  IV,  p.  445. 

2.  Barbazan-Méon,  p.  485.  Ces  deux  pièces  sont  certainement  dues  à  des 
clercs  errants.  Pour  le  Credo,  voyez  le  vers  1  ;  pour  l'autre  pièce,  IV,  levers 
72. 

3.  Méon,  Nouvpaii  recueil  de  contes,  t.  I. 


—  39(i  — 

poésie  en  langue  vulgaire,  l'une  et  l'autre  décèlent  des  influences 
réciproques. 

Certes,  ce  sont  d'abord  les  difFérences  qui  frappent.  Ce  qu'on 
remarque  au  premier  coup  d'œil,  c'est  le  caractère  d'ésotérisme 
de  la  poésie  des  clercs  errants.  Entre  eux,  dans  l'intérieur  de  la 
famille  de  Golias,  devant  leurs  pairs,  ils  peuvent  à  leur  gré 
repasser  leurs  souvenirs  d'Université,  mythologiques,  pédan- 
tesques  ^,  se  complaire  à  leurs  jeux  de  rimes  grammaticaux  et 
amoureux  -. 

Entre  eux,  loin  des  laïques  méprisés  ^,  loin  de  ceux  que  les 
premiers  ils  ont  appelés  les  philistins,  ils  peuvent  chanter  ces 
poèmes,  qui  constituent  l'essentielle  et  durable  beauté  des  Car- 
mina  hurana^  ceux  où  ils  décrivent  leur  vie  libre,  païenne,  où 
ils  recopient,  en  de  nombreuses  réj^liques,  la  superbe  confession 
de  Gautier  de  Lille  : 

In  taberna  quando  sumus, 

Non  curamiis  quid  sit  humus  ''... 

Entre  eux,  ils  peuvent  chanter  leurs  belles  chansons  à  boire  ; 

Potatores  exquisiti, 
Licet  sitis  sine  siti  •'... 

entre  eux,  dire  leur  mépris  de  la  société  régulière  : 

Nunquam  erit  habilis 
Qui  non  erit  instabilis, 

Et  corde  jocundo 

Non  sit  vagus  mundo, 

1.  Carm.  bur.,  no  199,  p.  78. 

2.  V.  Cann.  bur.,  85,  p.  48,  str.  5  ;  61,  p.  151,  str.  15. 

Est  hoc  verbum  diligo 
Verbum  transitivum; 
Nec  est  pei*  quod  transcat, 
Nisi  per  pussivum  ; 
Ergo,  cum  nil  patitur, 
Nil  valet  activum... 

3.  Laïci  non  sapiunt  ea  quœ  sunt  vatis... 
Undc  saepe  lacrimoi*,  quando  vos  ridelis... 

Carm.  bur.,  p.  74,  194;  cf.  124,  p.  198. 

4.  Carm.  bur.,  175,  p.  235.  Cf.  193,  p.  251. 

In  secta  nostra  scriptum  est  : 
Omnia  probate!... 
Nemo  in  itinere 
Contrarius  sit  ventis, 
Nec,  a  paupertate, 
Ferat  vultum  dolenlis  !... 

5.  Carm.  bur.,  179,  p.  240,  180. 


397  — 


Et  reçu r rat 
Et  transcurrat, 
Et  disciirrat 
In  orbe  rotuiido  K 

Mais,  à  part  ces  seuls  thèmes  d'inspiration  qu'ils  ne  peuvent 
développer  que  pour  leurs  seuls  confrères,  ne  trouvons-nous  pas 
les  mêmes  motifs  exploités  dans  les  Car  mina  burana  et  dans  la 
littérature  vulgaire  ? 

Ce  sont,  ici  et  là,  des  dits,  débats  et  disputes  :  lesVersus  de 
Niimmo  -  correspondent  à  Dan  Denier  ^,  le  Débat  de  Veau  et  du 
vin  ^  au  Confïictus  aquae  et  vini  ^,  Hueline  et  Aicjlentine  ^,  Flo- 
rence et  Blancheftor  "'  au  débat  de  Phillis  et  Flora  ^. 

Pour  la  poésie  lyrique,  M.  Jeanroy  a  montré  quels  rapports 
unissent  les  chansons  des  vagants  aux  chansons  courtoises  ou 
populaires  ^.  Ces  clercs  n'ont-ils  pas  composé,  aussi  gracieuse- 
ment qvie  Perrin  d'Angecourt  ou  Jean  de  Neuville,  des  pastou- 
relles ^o? 

Exiit  diluculo 

Rustica  puella, 
Cum  grege,  cum  baculo, 

Cum  lana  novella... 
Sunt  in  grege  parvulo 

Ovis  et  asella, 
Vitula  cum  vitiilo, 

Caper  et  capella. 
Conspexit  in  cespite 

Scholarem  sedere  : 
«  Quid  tu  facis,  domine"? 

Veni  mecum  ludere"  !  » 


1.  Carm.  Imv.,  177,  p.  238.  Cf.  79;  197,  p.  76;  198,  p.  77,  etc. 

2.  Carm.  biu-.,  80»,  p.  43. 

3.  Hist.  lift.,  XXIII,  263. 

4.  Bomania,X\l,  366. 

5.  Carm.  bur.,  173,  p.  232. 

6.  Méon,  N.  R.,  I,  363. 

7.  Méon,  IV,  354. 

8.  Carm.  bur.,  65,  p.  155. 

9.  Jeanroy,  Origines  de  la  poésie  lyrique,  p.  304. 

10.  Voyez  dans  les  Carm.  bur.  les  ro^  50,  52,  118,  119,  120,  121,122,  etc. 

11.  Carm.  bur.^  63,  p.  115.  Comp.  ibid.,  62  : 

Ecce  pastores  Abhomînantur  Nec  meditantur 

Temcrarii,  Opus  manuum  ;  Curam  ovium. 

Fabulatorcs  Lucra  sectantur, 

Vaniloquii...  Amant  otium, 


—  398  — 

Ces  patenôtres  comiques,  ces  Credo  au  rihaut  de  la  poésie  en 
lang-ue  vulg-aire  n'ont-ils  pas  leurs  modèles  dans  les  parodies 
de  messes,  d'évangiles,  de  psaumes,  qui  foisonnent  dans  les 
Garmina  burana?  Sequentia  falsl  evangeli  secundum  Marcam 
argenti... 

Ces  clercs  ne  se  sont-ils  pas  même  mêlés  au  «  siècle  »? 
N'avons-nous  pas  conservé  d'eux  de  remarquables  satires,  qui 
ressemblent  à  nos  bibles"}  n'avons-nous  pas  conservé  d'eux 
même  des  chansons  de  croisade  i  ? 

Ce  ne  sont  ici  que  de  rapides  remarques.  Mais  ces  poésies 
latines  me  paraissent  rendre  compte,  en  tout  ou  en  partie,  de 
plus  d'un  caractère  de  notre  vieille  littérature  française. 

Elles  expliquent  d'abord,  en  une  certaine  mesure,  le  caractère 
international  des  inventions  littéraires  du  moyen  âge  :  ce  sont 
parfois  ces  clercs  qui  les  ont  colportées  à  travers  l'Europe. 

Elles  expliquent  aussi,  pour  une  petite  part,  l'introduction  de 
l'allégorie  dans  notre  poésie  française.  Bien  avant  Guillaume  de 
Lorris,  les  goliards  ont  su  familiariser  les  bourgeois  avec  les  êtres 
de  raison,  pour  avoir  intimement  fréquenté  ces  entités  et  ces 
quiddités  aux  environs  de  la  rue  du  Fouarre. 

De  plus,  l'hypothèse  de  Paulin  Paris  n'est-elle  pas  générale- 
ment admise  aujourd'hui  que  ce  sont  ces  moines  manques,  anciens 
latinistes,  qui  ont  introduit  dans  la  littérature  universelle  du 
moyen  âge  réj)opée  animale,  le  Roman  de  Renart? 

Enfin,  elles  expliquent  quelque  chose  des  fabliaux.  Ce  sont 
les  goliards  sans  doute  qui  ont  acclimaté  dans  les  lettres  pro- 
fanes ces  bons  contes  à  rire  qui  fleurissent  volontiers  dans  les 
cloîtres  :  le  Prêtre  aux  mûres,  le  Prêtre  qui  dit  la  Passion,  le  Dit 
des  Perdrix  et  VEnfant  de  neige^  dont  on  a  de  si  anciennes 
formes  monacales. 

Surtout,  ce  trait  caractéristique  des  fabliaux,  cette  haine  des 
femmes,  faite  de  mépris,  de  curiosité,  de  crainte,  de  désir  -,  ne 
s'explique-t-il  pas  plus  aisément  par  les  mœurs  de  ces  moines 
manques  que  par  les  idées  ascétiques  des  religieux  bouddhistes  ? 

1.  Carm.  huv.,  26,  27,  p.  29,  sqq. 

2.  Femina,  res  rea,  rcs  malc  carnea,  vel  caro  tota, 
Strcnua  perdcre,  nataque  fallere,  fallcre  docta, 
Fossa  novissima,  vi])era  pessima,  etc.. 

(Ed.  du  Méril,  Poés.  lut.  ined.,  t.  II,  p.  180,  note.) 


—  399  — 


Z.    LES  JONGLEURS.  RUTEBEUF. 


Les  clercs  errants  ne  forment  guère,  nous  l'avons  dit,  qu'une 
sous-famille  parmi  les  jongleurs.  Ce  sont  des  jongleurs  de 
profession  qui,  pour  la  plupart,  sont  les  auteurs  des  fabliaux. 
Vingt  d'entre  eux,  ou  environ,  nous  ont  laissé  leur  signature. 
Leur  nom,  leur  province  d'origine  quelquefois,  c'est  tout  ce  que 
nous  connaissons  d'eux.  En  général,  ils  furent  d'assez  pauvres 
hères,  semblables  à  ce  Gautier,  qui,  avant  de  mettre  «  en  rime 
fresche  et  novele  »  l'aventure  du  Prêtre  teint  i,  nous  raconte 
avec  tristesse  comment,  à  Orléans,  il  mangea  et  but  son  surcot 
et  sa  cotte  ;  comment  l'hôte  lui  lit  durement  payer  sa  dépense  et 
jusqu'au  sel,  à  l'ail,  au  verjus,  au  bois  : 

Tel  ostel  as  maiifez  commant  ! 

Et  pourtant  c'est  cette  plehs  sine  nomine,  ce  sont  ces  jongleurs 
inconnus  dont  la  connaissance  nous  intéresse  le  plus. 

Que  savons-nous  de  ces  vagues  jongleurs,  de  ce  Boivin  de 
Provins,  pauvre  lecheor  qui  jouait  de  si  bons  tours  aux  filles,  et 
du  Barbier  de  Melun,  «  au  visage  fleuri  comme  un  groseiller  -  »? 
Que  savons-nous  d'Eustache  d'Amiens,  de  Courtebarbe  au  nom 
grotesque,  de  Colin  Malet,  d'Enguerrand  d'Oisi,  de  ces  Garins 
et  Gantiers  indistincts,  qui  se  confondent  les  uns  avec  les  autres? 
Que  savons-nous  de  l'obscène  Haiseau,  d'Huon  le  roi,  d'Huon 
Piaucele,  d'Huon  de  Cambrai,  de  Milon  d'Amiens  et  de  tant 
d'autres  qui  ont  vécu  en  contant  «  pour  la  gent  faire  rire  »  ?  Ils 
sont  relégués  aujourd'hui  au  fond  des  appendices  '^  ;  tout  ce  que 
nous  savons  d'eux  ne  pourrait  défrayer  la  dissertation  inaugu- 
rale d'un  étudiant  allemand.  Ce  sont  eux  pourtant  qui  ont  répan- 
du ce  genre  des  fabliaux,  et  qui  en  furent  les  responsables 
colporteurs.  Je  dirai  donc  leur  biographie  collective,  ce  que  la 
société  de  leur  temps  a  fait  d'eux.  —  Certes,  les  textes  qui  seront 
ici  réunis  ne  sont  guère  nouveaux.  Souvent  ^,  déjà,  on  les  a  grou- 

1.  MR,  YI,  139. 

2.  Rutebeuf,  éd.  Kressner,  p.  100, 

3.  Nous  avons  dit,  à  l'appendice  III,  le  peu  que  nous  pouvons  savoir  de  ces 
jongleurs. 

4.  Ils  viennent  d'être  tous  habilement  groupés  à  nouveau  et  utilisés  par 
M.  Léon  Gautier  dans  l'importante  étude  sur  les  jongleurs  qui  occupe, 
presque  tout  entier,  le  tome  II  de  ses  Epopées  françaises. 


—  400  — 

pés,  mais  pour  s'amuser  de  leur  vie  errante  et  poétique,  jiour 
montrer  le  pittoresque  de  leur  débraillé.  Voyons  si  nous  n'en 
jDOurrons  pas  tirer  quelque  plus  haute,  plus  triste  conclusion. 

Quelle  vie  ont-ils  menée?  Ils  ont  suivi  la  route  bohémienne, 
celle  des  truands  et  des  ribauds,  par  le  froid,  la  faim,  la  misère. 
Lequel  d'entre  eux  ne  pourrait  prendre  pour  lui  cette  belle  et 
triste  plainte  de  Rutebeuf  ? 

Ribaut,  or  estes  vous  a  point  ! 
Li  arbre  despoiiillent  lor  brandies, 
Et  vous  n'avez  de  ro]:)es  point, 
Si  en  avrez  froit  a  vos  hanches  ! 
Quel  vous  fussent  or  li  pourpoint. 
Et  li  sorcot  fourré  a  manches  !. . . 
Vostre  soler  n'ont  mestier  d'oint  : 
Vous  fêtes  de  vos  talons  planches  ! 
Les  noires  mouches  vous  ont  point  : 
Or,  vous  repoinderont  les  blanches  ^  ! 

Ils  ont  rimé,  en  foule,  des  vers  mendiants  et  spirituels.  Je 
ne  dis  pas  seulement  des  vers  comme  Colin  Muset  :  Colin 
Muset,  ce  Clément  Marot  du  xiii^  siècle,  est  un  heureux,  un 
aristocrate  parmi  les  ménestrels.  Mais  combien  de  ces  poètes 
crient  la  faim  et  demandent  non  pas,  comme  Colin,  «  un  beau 
don  par  courtoisie  »,  mais  simplement  «  une  maille,  un  petit  sou, 
par  charité  »  ?  «  Quelquefois,  dit  l'un  d'entre  eux,  on  me  donne 
bien  une  cotte,  un  garde  corps,  un  liérigaut  ;  plus  souvent,  quatre, 
trois,  deux  deniers  ;  mais  je  suis  celui  qui  ne  refuse  monnaie  ni 
maille...  Car  que  ne  peut-on  avoir,  pour  une  maille?  On  peut 
avoir  du  poivre  ou  du  cidre,  du  bon  charbon,  des  aiguillettes 
d'acier,  ou  une  potée  de  vin,  ou  de  quoi  se  faire  raser,  ou  de  quoi 
voir  danser  les  singes  ou  les  marmotes,  ou  une  grande  demi-livre 
de  pain  '...  » 

Certes,  aux  yeux  des  bourgeois  d'alors,  le  jongleur  mérite  sa 
misère,  car  il  est  rongé  par  trois  vices  :  la  taverne,  les  dés,  les 
femmes .  A  peine  a-t-il  gagné  quelque  surcot  ou  quelque  maille, 
quelle  tentation,  s'il  vient  à  passer,  ce  pauvre  irrégulier  de  la 


1.  Le  dit  des  rihauz  de  Greive,  Rutebeuf,  éd.  Krossnor,  p.  98. 

2.  Dit  de  la  maaille,  Jongleurs  et  Trous'ères,  p.  101,  ss.  Comparez  à  ces 
pièces  niondianles  Le  ménestrel  honteux,  Jubinal,  OEuvres  de  Rutebeuf  t.  I, 
p.  3il-4. 


—  401  — 

vie,    devant   une  taverne  !    Selon   l'usage  du    temps  \   le   A^alet 
d'auberg-e  est  là,  sur  le  pas  de  la  porte,  qui  le  huche  et  le  raccole. 
Il  entre.  Et  là,  d'autres  ennemis  l'attendent,   les  dés   surtout  : 
((    les    dés   l'occient,    les   dés    le  guettent   et   l'épient;    les   dés 
Tassaillent  et  défient'-...  »   Certes,   il  les  déteste  de  maie  haine. 
Que    d'imprécations    n'a-t-il   pas   rimées    contre   eux!    C'est   le 
diable  qui  a  ordonné  à  un  sénateur   de  Rome,  lequel  lui  avait 
vendu  son  âme,  de  fabriquer  un  petit  cube  d'ivoire  et  d'or  et  d'y 
peindre  des  points  :  la  face  du  dé  qui  porte  un  seul  point  signi- 
fie le  mépris  de  Dieu  ;  les  deux  points,  le  mépris  de  Dieu  et  de  la 
Vierge  ;  les  trois  points,  le  mépris  de  la  sainte  Trinité  ;  les  quatre 
points,    le  mépris  des    quatre   évangélistes  ;  les  cinq  points,  le 
mépris  des  cinq  plaies  du  Sauveur;  les  six  points,  le  mépris  de 
l'œuvre  des  six  jours  3.  Mais  quoi!   Les  dés  l'ont   «   engignié   », 
ensorcelé  :  il  joue  !  Quand  il  a  bien  perdu,  bien  bu,  bien  acointé 
Mabile,  Manche-Vaire  ou  Porrette,  il  faut  quitter  cette  taverne; 
il  faut  y  laisser  en  gage  sa  robe,   ses  chausses,    ses  souliers,  sa 
vielle,  ou,  faute  de  mieux,  sa  parole  de  jongleur...   Le  voici  sur 
la  grand'route,  et  le  vent  souffle  sur  ses  membres  nus  : 

Ne  voi  venir  avril  ne  mai  ! 
Vez  ci  la  glace  ! 


1.  Voir  les  vers  charmants  de  Cortois  d'Arras,  Méon,  I,  p,  361-2  : 

Ça  est  li  bons  vins  de  Soissons,.. 
Sor  la  verde  herbe  et  sor  les  jons, 
Fet  bon  boivre  privéement... 
Ceenz  sont  tuit  li  grant  délit, 
Chambres  paintes  et  souef  lit... 
Letuaires  et  eve  rose... 

2.  Hutebeuf,  La  Griesche  d'  Yver,  v.  55,  ss. 

3.  Jubinal,  N.  R.,  II,  229,  cf.  le  dit  des  Marcheanz,  MR,  II,  29  :  «  Que 
Dieu  protège  les  marchands. 

Et  si  les  desfende  du  dé 
Qui  maintes  fois  m'a  desrobé  ; 
Encor  ne  sui  pas  enrobés, 
Quant  par  le  dé  sui  desrobés  ; 
Se  Deu  plaist,  je  m'enroberai, 
Et  aus  marcheanz  conterai 
Des  diz  noviaus,  si  liement 
Qu'ils  me  donront  de  lor  argent. 

Cf.  Estormi,  MR,  I,  19,  v.  282,  ss.  ;  voir  une  partie  do  tremerel  dans  le 
fabliau  du  Prestre  et  des  deux  vibauz,  MR,  III,  62  ;  une  autre  dans  Saint 
Pierre  et  le  jongleur,  MR,  Y,  117. 

Bédier.  —  Les  Fabliaux  2i 


--  402  — 

Et  toute  sa  vie,  toute  sa  conception  de  la  destinée  se  résume 
en  ces  vers  macaroniques,  certainement  dus  à  quelque  goliard  *  : 

Femmes,  dés  et  taverne  trop  libenler  cola  ; 

Jouer  après  mengier  cum  deciis  volo, 

Et  bien  sai  que  li  dé  non  sunt  sine  dolo. 

Una  vice  m'en  plaing,  une  autre  fois  m  en  lo... 

Omnia,  sunt  hominum  tcnui  pendentia  filo  ! 

Ou  sont  mi  vestement,  nmice,  si  quœris^ 

Bëu  sont  au  bon  vin  in  tempore  veris.  . 

Il  me  pesoient  trop  in  nieis  humeris  ! 

Or  defauch  de  tos  biens  communs  et  prosperis  : 

Tempora  si  fiierint  nubila,  solus  eris! 

Parfois,  ces  pauvres  hères  ont  senti  le  pittoresque  de  leur  vie 
indépendante  ;  ils  ont  su  se  draper  noblement  dans  leur  manteau 
troué.  Tel  ce  jongleur  d'Ely,  qui,  après  avoir  amusé  et  ^abé  le  roi 
d'Angleterre  comme  un  Triboulet,  entonne  cette  sorte  de  chan- 
son des  gueux  -  :  «  Par  saint  Pierre,  sire  roi,  je  vous  dirai 
volontiers  ma  manière  de  vivre.  Nous  sornmes  plusieurs  com- 
pagnons qui  mangeons  de  meilleur  cœur  là  où  nous  sommes 
priés,  que  là  où  nous  payons  notre  écot;  qui  buvons  plus  volon- 
tiers assis  que  debout,  et  de  préférence  dans  de  gros  et  grands 
hanaps  ;  et  qui  volontiers  voudrions  être  riches,  mais  nous 
n'avons  cure  de  travailler...;  et  qui  voudrions  bien  emjDrunter 
toujours  et  rendre  le  plus  mal  possible...  ;  et  qui  dépensons  à  un 
dîner  plus  que  nous  ne  pouvons  gagner  en  un  mois  ;  et  qui  nous 
plaisons  encore  à  acointer  les  belles  dames...  Voilà  notre  ribau- 
die.  Sire  roi,  or  me  dites 

Si  nostre  vie  est  bonne  assez  ». 

Telles  se  dessinent  les  figures  de  ces  jongleurs,  fines  et 
vicieuses,  dignes  des  estampes  de  Callot,  telles  qu'on  en  voit 
passer  dans  le  Roman  comique.  Ils  sont  bien  les  ancêtres  de  Pierre 
Gringoire,  de  maître  Pierre  Faifeu,  de  Panurge,  de  maître 
François  Villon. 

1.  Méon-Barbazan,  IV,  p.  485,  ss.  L'attribution  de  cette  amusante  pièce  à 
un  goliard  repose  sur  ces  vers  (v.  72)  : 

Qijii  arien  si  le  gart,  soit  vieus,  so\t jnt^ejiis ; 
Ne  li  praigne  pas  faim  istius  ordinis..^ 

2,  MR,  II,  52,  Le  Jongleur  d'Ely,  passim. 


—  403  — 

Quelle  place  leur  faisait  la  société  d'alors?  Dans  leurs  péré- 
grinations des  foires  aux  châteaux,  ils  ne  suivaient  pas  cette  voie 
triomphale,  que  l'on  a  si  souvent  et  si  complaisamment  décrite. 
Ils  ne  gagnaient  pas  toujours,  dans  les  manoirs  féodaux,  «  l'ad- 
miration enthousiaste  des  barons,  leurs  manteaux  d'hermine, 
leurs  coupes  d'or  et,  par  surcroît,  l'amour  de  la  châtelaine  ».  — 
«  Quand  j'arrive  dans  un  château,  nous  dit  l'un  de  ces  poètes, 
j'y  suis  reçu  par  deux  sergents  :  l'un  s'appelle  Grognet  et  l'autre 
Petit.  Petit  est  cuisinier,  sénéchal  et  bouteiller;  Petit  fait  faire 
les  petits  hanaps  et  les  petits  pots  : 

Grognet  m'assied  au  feu  qui  fume, 
Grognet  ferme  l'huis  et  la  porte, 
Grognet  laide  nape  m'aporte  ^ ... 

Mal  reçus,  souvent  chassés,  ils  reviennent  toujours,  comme 
des  chiens  fouettés,  effrontés  et  rampants  : 

J'ai  mainte  parole  espandue, 
Et  mainte  maille  despendue, 
El  dedans  taverne  et  en  place  ; 
Encor  ferai,  oui  qu'il  desplace  : 
Car  s'on  me  chace,  je  fuirai, 
Et  s'on  me  tue,  je  morrai  2... 

C'étaient  des  résignés,  pourtant,  comme  le  montrent  ces 
petits  vers.  La  résignation  est  la  vertu  la  plus  facile  au 
moyen  âge;  c'est  la  grâce  d'état  de  cette  époque  qui  se 
croyait  immuable.  Or,  comme  chacun  sait,  les  hommes  sont, 
de  toute  éternité,  divisés  en  trois  classes  :  c'est  la  théorie  des 
trois  ordres.  Il  n'y  a  que  trois  manières  de  gens,  clercs,  chcA^a- 
liers.  ouvriers  de  terre  :  les  vilains  pour  travailler,  les  nobles 


1.  MR,  11,56. 

2.  Le  dit  des  Boulengiers,  Jongleurs  et  trou\>ères,  p.  138. 

3.  Voir,  sur  cette  division,  P.  Meyer,  Romania^  III,  92,  et  XII,  p.  15; 
voir  aussi  une  amusante  parodie  de  ces  principes  dans  la  Consultatio 
sacerdotum,  p.  p.  Wright,  Latin  poems....,  p.  179,  v.  169.  C'est  une  dis- 
cussion entre  vingt  prêtres  et  moines,  sur  le  vœu  ecclésiastique  de 
chasteté  : 

Quod  papa  concesserat,  quis  potest  vetare  ? 
Guncta  potest  solvere  unus  et  ligare. 
Laborare  rusticos,  milites  pugnare 
Jussit,  ac  prxcipue  clericos  aniare. 


—  40i  — 

pour  se  battre,  les  clercs  pour  prier  ^.  Dieu  a  réparti  en  consé- 
quence les  biens  de  ce  monde  :  il  a  assigné  les  terres  aux  cheva- 
liers, les  aumônes  et  les  dîmes  aux  clercs, 

Puis  asena  les  labourages 

Aus  labourans,  pour  labourer... 

Mais  les  jongleurs?  quel  est  leur  lot?  Un  fabliau  ajoute  à  la 
Genèse  ce  mythe  plaisant  :  Dieu  s'en  allait,  aj^ant  fait  ce  beau 
partage,  et  se  complaisait  en  son  œuvre,  quand  il  vit  venir  une 
troupe  bizarre  d'hommes  et  de  femmes,  qu'il  ne  connaissait  point. 
«  Qui  est-ce?  »  demanda-t-il  à  saint  Pierre.  —  «  C'est  une  gent 
sorfete,  »  répondit  le  saint,  c'est-à-dire  une  race  faite  par  dessus 
le  marché,  par  mégarde.  «  Ce  sont  des  jongleurs  ^  et  des  femmes 
ribaudes.  Ils  demandent  leur  part  des  biens  terrestres.  »  Et  Dieu 
fut  très  embarrassé,  n'ayant  plus  rien  à  distribuer.  Il  s'en  vint 
vers   les  chevaliers,   et  il  leur  dit   :  «  Je  vous  donne  les  jon- 
gleurs, pour  que  vous  leur  procuriez   le   nécessaire.    »  Puis  il 
s'en  vint  vers  les  clercs    et  il  leur  dit  :    «.   Je  vous  donne  les 
femmes  ribaudes  pour  que  vous  leur  procuriez  le  nécessaire.   » 
Depuis,  les  clercs  se  conforment  respectueusement  aux  volon- 
tés   divines,    car   ils   donnent   aux  truandes   pelisses    chaudes, 
doubles    manteaux,    doubles    surcots.    Mais  les   chevaliers    ont 
méconnu  les   intentions    du  Seigneur,   car  ils  ne   donnent  aux 
jongleurs  que  de   «  viens  drapiaus  »  et  de  méchants  morceaux, 
qu'ils  leur  jettent,  comme  à  des  chiens.  C'est  pourquoi  les  clercs 
seront  sauvés,  et  les  chevaliers  damnés... 

Mais  où  iront  les  âmes  des  jongleurs?  Toutes  au  ciel, 
comme  chacun  sait,  depuis  que  l'un  d'eux  -,  commis  à  chauffer 
la  chaudière  de  l'enfer,  a  perdu  contre  saint  Pierre,  au  jeu  de  dés, 
les  âmes  confiées  à  sa  garde,  depuis  que  Lucifer  l'a  chassé  vers 
Dieu  «  qui  aime  joie  »,  et  que  tous  les  démons  ont  juré  de  ne 
plus  apporter  en  enfer  d'âmes  de  jongleurs.  —  C'est  pourquoi, 
confiants  en  la  vie  éternelle,  ils  conservent  précieusement 
quelques  légendes   pieuses  dont   s'honore   leur   corporation,    et 


1.  Le  texte  dit  des  lecheors.  Mais  est-il  besoin  de  marquer  qu'il  ne  peut 
être  question  que  de  jongleurs?  Le  fabliau  ne  signifierait  rien,  s'il  s'agissait 
de  ribauds  quelconques. 

2.  MR,  Y,  117,  Saint  Pierre  et  le  Jongleur. 


J 
A. 


—  405  — 

qu'ils  répètent,  mi-crédules,  mi-sceptiques  :  comment  le  saint 
Vaudeleu  donna  son  soulier  à  un  jong-leur;  quelle  belle  cour- 
toisie la  Vierge  fît  aux  ménestrels  d'Arras  quand  elle  leur 
donna  la  sainte  Chandelle;  comment  un  cierge  descendit  de 
l'autel  de  Notre  Dame  de  Rocamadour  pour  se  poser  sur  la  vielle 
de  Pierre  de  Siglar... 

Ce  sont  là  leurs  espérances  pour  l'autre  vie.  Sur  cette  terre, 
ils  n'ont  d'autre  rêve  que  de  manger  à  leur  faim  et  de  boire  à 
leur  soif  ^ 

Ainsi  vivent  les  poètes  du  moyen  âge,  errants,  soumis, 
vicieux,  résignés.  Ils  se  confondent  avec  les  saltimbanques,  les 
danseurs  de  corde,  les  prestidigitateurs,  les  bouffons.  Dans  la 
société  d'alors,  ils  occupèrent  la  même  place  que  les  mon- 
treurs d'ours.  Pourtant,  dit  J.-V.  Le  Clerc,  «  chacun  sait  que, 
sous  le  gouvernement  de  saint  Louis,  les  jongleurs  jouirent 
d'un  vrai  privilège  -.  »  En  effet,  le  même  article  du  Livre  des 
métiers  où  il  est  marqué  que  le  singe  du  bateleur  n'est  tenu 
pour  tout  péage  qu'à  jouer  devant  le  péager,  dit  aussi  que  «  li 
jongleur  sont  quite  por  un  vers  de  chançon  ».  Voilà,  en  vérité, 
un  odieux  «  privilège  »  !  —  Les  jongleurs  portent  des  noms  de 
guerre  grotesques,  qui  sentent  l'argot,  la  lèpre  morale,  la 
pègre.  Ils  s'appellent  Courtebarbe,  comme  l'auteur  du  fabliau 
des  Trois  aveugles  de  Compiègne,  ou  Barbeffeurie  ^.  Ils  s'ap- 
pellent Humbaut,  Tranchecoste,  Tiecelin,  Porte-Hotte,  Tourne- 
en-fuie,  Briseverre,  Bornicant,  Fierabras,  Tuterel,  Maie- 
Branche,  Mal  Quarrel,  Songe-Feste  a  la  grant  viele,  Grimoart, 
Tirant,  Traiant,  Enbatant^.  Ils  s'appellent  A  envi-te-vois, 
Malappareillié,  Pelé,  Quatre-œufs^.  Ils  s'appellent  Chevrete, 
Brisepot,    Passereau,  Simple  d'Amour^.  Ils  sont  réduits   à  de 

1.  Voir,   comme   étant  l'expression  la  plus  complète  de  leurs  ambitions 
terrestres,  la  Devise  ans  lecheors,  Méon,  N.  R.,  I,  301. 

2.  Hist.  litt.,  XXIII,  p.  1. 

3.  C'est  le  nom  du  vieux  jongleur  qui  convertit  Marguet,  dans  le  joli  conte 
p.  p.  Jubinal,  N.  B.,  t.  I,  p.  317  : 

Sire  vilains,  Barbe  florie, 
Savez  A^ous  mes  la  balerie 
De  Marion  et  de  Robin  ? 

4.  MR,  I,  1,  Des  deiis  bordeors  ribauz. 

5.  Hist.  lin.,  XXIII,  p.  90,  en  note. 

6.  V.  Freymond,  Jongleurs  iind  Ménestrels,  p.  25. 


—  406  — 

bas  métiers.  Les  chevaliers  les  méprisent,  les  poèmes  d'origine 
cléricale  les  raillent^,  l'Eglise  les  traque,  le  peuple  les  rejette. 

Où  donc  est,  pour  ces  poètes,  la  vie  intérieure?  la  place  au 
fojer  de  la  patrie? 

D'autres  cieux,  jadis,  ont  vu  des  chanteurs  publics  :  «  Le 
héraut  vint  vers  Alcinoos  et  Ulysse,  conduisant  le  divin  aède.  La 
muse  l'aimait  entre  tous,  elle  lui  avait  donné  de  connaître  le  bien 
et  le  mal  et  lui  avait  accordé  le  chant  admirable...  Le  héraut 
plaça  pour  lui,  au  milieu  des  convives,  un  trône  aux  clous 
d'argent,  et  au-dessus  de  sa  tête,  il  suspendit  la  cithare  sonore. 
Et,  quand  il  eut  chanté,  Ulysse  lui  dit  :  «  Démodocos,  je  t'ho- 
nore plus  que  tous  les  hommes  mortels,  soit  que  la  Muse  t'ait 
instruit,  soit  Apollon.  Les  aèdes  sont  dignes  d'honneur  et  de 
respect  parmi  tous  les  hommes  terrestres,  car  la  Muse  leur  a 
enseigné  le  chant  et  elle  aime  la  race  des  aèdes.  » 

Ces  paroles  :  «  les  poètes  sont  dignes  d'honneur  et  de  respect 
parmi  tous  les  hommes,  »  —  qui  eût  pu  les  comprendre  au 
xiii^  siècle,  même  parmi  les  poètes? 

Sans  doute,  gardons-nous  ici  de  déclamer.  Cette  existence 
famélique  et  honteuse  des  jongleurs  explique  à  merveille  la 
production  des  fabliaux.  Que  Colin  Malet,  l'obscène  poète  de 
Jouglet^  n'ait  point  été  armé  chevalier  à  quelque  haute  cour; 
que  Haiseau,  pour  avoir  trouvé  le  fabliau  du  Prestre  et  du 
Mouton^  n'ait  point  été  honoré  à  l'égal  de  Démodocos  chez  les 
Phéaciens,  cela  est  justice.  C'étaient,  sans  doute,  dira-t-on,  des 
jongleurs  de  basse  catégorie,  des  pitres,  des  bouffons;  mais  des 
poètes,  non  pas. 

Certes,  je  sais  que  tous  les  poètes  du  xiii^  siècle  n'ont  pas 


I.  Voyez,  entre  autres  poèmes  analogues,   le    Chevalier  de  Dieu,    poème 
all^lo-no^mand,  composé  en  plein  xiii<^  siècle,  sous  Edouard  I*^'"  : 

Mult  est  grant  hunte  a  chevaler 

Quant  a  leccheur  se  fet  per... 

Toute  lour  vie  est  en  ordesec, 

En  puterie  et  en  viltesce. .. 

Les  estrumenz  David  tvova, 

Et  a  Dieu  loer  les  torna 

El  tabernacle,  od  psalmodie. 

Touz  ont  tourné  a  lecherie. . . 

Li  filz  al  malfé  va  vestuz, 

Et  li  filz  Dieu  remaint  toz  nuz. . . 


—  407  — 

mené  cette  vie  errante  ^  Je  sais  que  l'on  distingue  soigneuse- 
ment une  classe  spéciale  de  trouvères^  de  véritables  gens  de 
lettres,  dont  les  jongleurs  n'ont  souvent  été  que  les  «  édi- 
teurs- ».  Je  sais  qu'il  fut  de  mode,  chez  beaucoup  de  grands 
seigneurs,  d'entretenir  des  jongleurs  attitrés  3.  Je  sais  que  les 
ménestrels  ont  su  s'organiser  en  confréries. 

Mais  je  sais  aussi  qu'il  n'y  eut  pas,  au  moyen  âge,  de  dis- 
tinction suffisante  entre  les  poètes  et  les  colporteurs  de  leurs 
œuvres,  entre  les  trouvères  qui  ont  rimé  les  gestes  héroïques 
et  l'auteur  de  la  Demoiselle  qui  demandait  V  avoine  pour  M  or  el. 
Au  XI 11^  siècle,  où  finit  le  saltimbanque,  où  commence  le  poète? 
A  d'autres  époques,  avons-nous  besoin  de  savantes  disserta- 
tions pour  discerner  que  Ronsard  ne  fut  pas  confondu  avec  les 
bateleurs  et  que  Corneille  ne  chantait  point  de  mazarinades 
sur  la  Place  Royale  ou  près  de  la  Samaritaine?  Au  moyen  âge, 
dans  l'usage  de  la  langue  et  dans  l'opinion  publique,  trou- 
vères, conteurs  de  fabliaux,  danseurs,  acrobates,  joueurs  de 
couteaux,  prestidigitateurs,  dresseurs  de  marmotes,  ménestrels, 
c'est  tout  un.  Quelle  différence  de  vie  et  de  traitement  y  a-t-il 
entre  nos  Colin  Malet  et  nos  Enguerrand  d'Oisi  d'une  part,  et 
ces  autres  trouvères,  non  moins  obscurs,  Jendeu  de  Brie, 
Huon  de  Villeneuve,  Herbert  le  Duc,  qui  ont  composé  les 
hautes  épopées^?  Raconte-t-on  une  fête?  Les  jongleurs  y  font 
des  cabrioles;  deux  lignes  plus  bas,  ils  chantent  de  nobles 
rotruenges  :  tout  cela  est  sur  le  même  plan.  Même  à  ces 
ménestrels  d'une  condition  plus  haute,  attitrés  à  la  cour  des 
riches  hommes,  quels  services  demande-t-on  ?  On  leur  demande 
de  bonnes  chansons,  sans  doute,  mais  pêle-mêle,  d'être  bons 
joueurs  d'échecs  et  bons  arbalétriers  : 

Il  est  de  tout  bons  menestreus  : 
Il  set  peschier,  il  set  chacier. 
Il  set  trop  bien  genz  solacier  ; 

1.  Voyez  la  précise  et  élégante  dissertation  de  M,  Emile  Freymond,  Jon- 
gleurs und  Ménestrels^  diss,  de  Heidelberg,  Halle,  1883. 

2.  V.  Léon  Gautier,   Les  Epopées^  t.  I,  p.  200. 

3.  Y.  Freymond,  loc.  cit.,  p.  23,  et  ci-dessous,  le  paragraphe  consacré  à 
Jean  do  Condé   et  à  Watriquet  Brassenel. 

4.  Voyez  la  liste  de  ces  inconnus,  dressée  par  M,  Léon  Gautier,  Epo/fées 
françaises,  t.  I,  p.  219,  ss. 


—  408  — 

Il  set  chançons,  sonnez  et  fables. 
Il  set  d'eschez,  il  set  de  tables, 
Il  set  d'arbalestre  et  d'airon  <. 

Dans  les  fôtes,  Tun  danse  des  éperons,  l'autre  saute  à  tra- 
vers un  cercle...,  celui-ci  tire  son  épée  nue  et  s'appuie  des 
poings  sur  le  tranchant,  et  d'autres  «  ovrent  de  nigromance  -  ». 
Mimi^  salii  vel  saliares,  balatrones,  aemiliani^  (jladiatoreSy 
palaestrini,  gignadii,  malefîci  quoque  et  tota  joculatorum 
tiirha  procedit  •^.  Dans  cette  «  joculatorum  turba  »,  on  ne  sait 
pas  s'il  ne  faut  pas  comprendre  aussi  des  poètes.  Dans  la  dis- 
sertation de  M.  Freymond,  les  exemples  se  pressent,  abondent. 
Mais  en  est-il  un  plus  frappant,  je  dirai  plus  douloureux,  que  le 
débat  des  Deux  bordeors  rihauz? 

Deux  jongleurs  s'y  renvoient  de  plaisantes  injures  et  chacun 
d'eux  vante  sa  marchandise. 

L'un  d'eux  nous  dit  qu'il  sait  chanter  (il  exagère,  il  est 
vrai)  les  gestes  de  Guillaume  d'Orange,  de  Rainoart  au  tinel, 
d'Aïe  d'Avignon,  de  Garin  de  Nanteuil,  de  Vivien,  de  Gui  de 
Bourgogne,  etc.,  c'est-à-dire  qu'il  est  le  porteur  des  plus 
belles  traditions  épiques.  Il  sait  encore  chanter  Perce  val, 
Floire  et  Blancheflor,  c'est-à-dire  les  plus  nobles  légendes 
d'amour  du  moyen  âge. 

Et  que  sait-il  encore?  11  sait  saigner  les  chats,  ventouser  les 
bœufs,  couvrir  les  maisons  d'œufs  frits,  faire  des  freins  pour  les 
vaches,  des  gants  pour  les  chiens,  des  coiffes  pour  les  chèvres, 
des  hauberts  pour  les  lièvres,  si  forts  qu'ils  n'ont  plus  peur  des 
chiens. 

Et  l'autre,  que  sait-il  ?  Il  sait  jouer  de  la  muse,  des  fretiaiis, 
de  la  harpe,  de  la  rote,  parler  de  chevalerie,  blasonner  les 
armes  des  seigneurs,  et  aussi  faire  des  tours  de  passe-passe, 
des  enchantements,  dire  l'histoire  des  Lorrains,  d'Ogier  et  de 
Beuvon  de  Gommarchis,  et  encore  «  porter  conseils  d'amours  »,  et 
conter  pêle-mêle  des  romans  de  la  Table  Ronde  et  des  fabliaux  : 

Si  sai  de  Parceval  Testoire, 
Et  si  sai  du  Provoire  taint, 
Qui  od  les  crucefiz  fu  painz... 

1.  Texte  de  Gaulior  de  Çoincy,  cité  par  Freymond,  op.  cit.,  p.  3'*. 

2.  Texte  de  Joufroi,  Freymond,  op.  cit.,  p.  '20, 

3.  J<>an  de  Salisbury,  opéra   oinnia,  Polycraticus.  éd.  Giles,    l.   \,   1853, 
p.  42, 


—  409  — 

Et,  dans  ce  seul  poème,  ces  deux  mêmes  personnages  s'ap- 
pliquent indistinctement  ces  noms  que  tant  d'érudits  s'épuisent 
à  distinguer  en  leurs  acceptions  les  plus  nuancées  :  ménestrel  et 
ribaud,  trouvère,  jongleur  et  lécheor  ^ 

Tant  il  est  vrai  que  le  xiii^  siècle  confond  la  scurrilité  et  le 
génie  poétique,  que  les  genres  littéraires  s'y  mêlent  dans  une 
étrange  promiscuité,  et  qu'une  odieuse  synonymie  nous  conduit 
insensiblement  du  poète  au  bouffon. 

Mais  nous  en  voulons  un  exemple  plus  convaincant  encore. 

Voyez  Rutebeul  '^.  Il  incarne  vraiment  cette  ménestrandie 
errante.  Parmi  ces  trouvères  du  moyen  âge,  dont  la  physionomie 
se  dérobe,  indistincte,  anonyme,  sa  figure  se  détache  nette,  per- 
sonnelle. Si,  de  ces  bas  fonds  de  la  vie  truande  où  végétaient, 
comme  dans  un  cercle  dantesque,  les  vagues  esprits  des  jongleurs, 
quelque  génie  avait  pu  surgir,  c'eût  été  lui.  Le  plus  haut  sommet 
—  bien  peu  élevé  —  jusqu'où  ils  pouvaient  monter  avant  de 
retomber  dans  leurs  limbes,  il  l'a  atteint.  C'était  un  vrai  tempé- 
rament de  poète,  un  cœur  très  haut,  généreux.  Pendant  trente 
années  environ,  à  cette  époque  même  que  l'on  se  plaît  à  consi- 
dérer comme  l'âge  d'or  de  notre  vieille  littérature  (1250-1280),  il 
s'est  passionné  pour  des  causes  réellement  populaires,  pour  les 
idées  qui  frappaient,  troublaient  alors  tous  les  esprits.  Il  avait 
bien  cette  âme  des  poètes  qui  sont  en  communion  avec  leur 
temps,  âme  cristalline,  «  écho  sonore,  »  où  viennent  vibrer, 
s'amplifier,  se  répercuter  les  mille  bruits  des  consciences  éparses. 
Si  ces  poètes  nomades  avaient  pu  devenir,  ainsi  qu'il  était  natu- 
rel, les  collecteurs  et  les  colporteurs  des  passions  de  leurs  con- 
temporains, Rutebeuf  eût  été  cette  conscience  commune,  cette 
âme  collective. 

Ecoutez-le    prêcher    la  croisade  ^;    car   c'est   bien    d'une   pré- 


1.  Si  biea  qu'on  peut  écrire  ces  équations  :  ménestrel  (v.  39,  199,  etc.)  = 
trouvère  (v.  182)  =  ribaud  =:  bordeor  =  jongleur  (v,  205)  =:  chanteur  (v.  65) 
=r  lecheor  (v.  28)  :=  pautonnier  (v.  19). 

2.  Je  cite  Rutebeuf  d'après  l'édition  Kressner,  1885.  Voyez  sur  ce  trouvère 
le  très  charmant  livre  de  M.  Clédat,  dans  la  collection  dite  des  Grands  écri- 
vains français,  Hachette,  1891. 

3.  Voir,  passim,  ses  pièces  relatives  aux  croisades,  que  j'énumère  ici, 
classées,  autant  que  possible,  par  ordre  chronologique  :  la  Complainte  de 
Cûnstantinohle  (12G2),  le  Dit  de  Puille   et  la    Chanson  de  Puille   (1265),  la 


—  410  — 

dication  qu'il  s'agit,  ardente,  jamais  lassée.  Saint-Jean-d'Acre 
est  menacé?  l'empire  latin  de  Constantinople  tombe?  le  pape 
Clément  IV  fait  prêcher,  comme  une  guerre  sainte,  l'expédition 
de  la  Fouille?  la  croisade  de  Tunis  se  prépare?  A  chacun  de 
ces  événements,  qui  agitent  la  chrétienté,  correspondent  des 
poèmes  de  Rutebeuf,  cris  de  détresse,  rudes  satires,  appels 
passionnés.  Après  le  désastre  de  Tunis  encore,  alors  que  les 
croisades  sont  bien  finies  et  que  cette  page  héroïque  et  folle 
est  à  jamais  tournée,  il  s'obstine,  saint  Louis  mort,  à  songer 
le  songe  du  moyen  âge,  la  délivrance  des  lieux  saints.  En  quoi 
il  est  bien  du  peuple  ^  :  précieux  témoin  des  sentiments  popu- 
laires, il  nous  prouve  que  les  petits  furent  bien  de  cœur  avec 
saint  Louis,  pour  vouloir  la  croisade.  Il  est  généreux  et  hardi 
comme  le  peuple.  «  Nous  ne  sommes  que  prêtés  au  siècle... 
Prenez  la  croix.  Dieu  vous  attend!...  Antioche,  terre  sainte  qui 
n'a  plus  de  Godefroys;  Jaffa,  Gésarée,  Acre,  «  dégarnie  de  ses 
bannières;  »  Ghypre,  «  douce  terre,  douce  île,  »  son  âme  vole 
vers  ces  saints  lieux.  Elle  vole  vers  ces  citadelles  où  quelques 
barons,  Geoffroy  de  Sargines,  Erart  de  Valéry,  Eudes  de  Nevers, 
les  chevaliers  du  Temple,  maintiennent  encore  la  croix;  elle  en 
rapporte  ces  vers,  où  l'on  dirait  entendre  l'appel  lointain  de  ces 
abandonnés  : 

Hé,  las!  prélat  de  Sainte  Eglise, 
Qui,  pour  garder  vos  cors  de  bise, 
Ne  voulez  aler  aus  matines. 
Mes  sires  Giefrois  de  Sargines 
Vous  demande  delà  la  mer!... 

Complainte  du  conte  Huede  de  Ne\'ers  (1267),  la  Complainte  d' Outre- Mer 
(1267),  la  Novele  complainte  d  Outre-Mer  (1268),  de  Messire  Geofroi  de  Ser- 
gines  (1269?)  le  dit  de  la  voie  de  Tunes,  les  Complaintes  du  roi  de  Navarre 
(1271),  du  comte  de  Poitiers  (1271)  et  d'Anseau  de  l'Isle-Adam  (1285?). 

1.  Vivant  en  ces  temps  où  le  moyen  âge  commença  Ix  sentir  clairement  la 
vanité  de  son  beau  rêve  oriental,  en  ces  jours  de  transition  qui  virent  le 
curieux  état  d'Ame  des  décroisés,  il  semble  n'avoir  soupçonné  aucune  des 
raisons  profondes  qui  détachaient  de  la  guerre  sainte  ses  contemporains  :  ni 
linutilité,  enfin  aperçue,  de  ces  aventures  lointaines,  ni  les  ambitions  parfois 
purement  temporelles  des  papes.  Il  ne  prête  à  son  décroisé  qu'un  égoïsme 
naïf,  l'amour  du  bien-être  et  du  poivre  bien  fort,  le  désir  de  cultiver  en  paix 
son  jardin  et  de  gagner  le  ciel  au  plus  juste  prix,  la  peur  du  mal  de  mer  et 
des  coups,  la  lâcheté  de  ceux  «  qui  font  Dieu  de  leur  panse  ».  Il  ne 
soupçonne  pas  qu'on  puisse,  sans  être  un  don  Quichotte,  n  être  pas  un 
Sancho. 


—  411  -^ 

ou  cette  vision  de  poète,  inspirée,  illuminée  : 

Vez  ci  le  tens  !  Dieus  vous  vient  querre 
Bras  estendus,  de  son  sanc  tains  !... 

((  Empereur,  rois  et  comtes,  à  qui  l'on  récite  tous  les  jours 
les  romans  des  anciens  chevaliers,  dites-moi  comment  ceux 
dont  on  vous  rappelle  les  belles  histoires  ont  conquis  le  Para- 
dis? Vous  allez  pleurant  parce  qu'on  n'a  pas  délivré  Roland  :  et 
Dieu?  à  quand  sa  délivrance?...  Chevaliers  tournoyeurs^  qui 
laissez  le  noyau  pour  la  coque  et  Paradis  pour  vaine  g-loire, 
jeunes  écuyers  au  poil  volage,  moins  hardis  que  vos  éperviers, 
croyez-vous  donc  gagner  le  ciel  joar  votre  beau  rire?  Les  martyrs 
sont  donc  des  dupes,  qui  l'ont  acheté  un  autre  prix?  —  Mais 
quoi?  le  temps  est  passé  des  Godefroy,  des  Bohémond,  des  Tan- 
crède...  Les  chevaux  ont  mal  aux  échines,  et  les  barons  à  leurs 
poitrines!  Il  est  tout  herbu,  le  sentier  qui  mène  aux  lieux  saints 
et  qu'on  battait  jadis  si  volontiers  pour  offrir  l'âme  au  lieu  de 
cire!...  Chevaliers  de  Saint-Jean-d'Acre,  quel  secours  attendez- 
vous  encore?  faites  agrandir  le  cimetière  où  vous  dormirez!,..  » 
—  Pourtant,  la  croisade  de  Tunis  est  décidée.  Quelle  joie  pour 
Rutebeuf,  et  comme  il  admire  saint  Louis  de  «  prêter  ses  enfants 
à  Dieu  contre  la  chienaille  ennemie!  » 

Qui  voudra  es  sains  cieus  semence  semencier, 
Voist  aidier  au  bon  roi!... 

Quand  les  tristes  nouvelles  arrivent  d'Afrique,  il  s'attendrit  à 
la  pensée  des  morts  glorieux,  à  qui  le  Christ  fait  fête  :  «  Dieu 
peut  s'en  jouer  et  rire,  et  le  Paradis  s'en  éclaire  !  » 

Il  n'est  pas  seulement  le  dernier  apôtre  des  Croisades.  Toutes 
les  passions  de  ses  contemporains,  il  les  ressent  et  les  exprime. 

Il  avait  l'âme  à  la  fois  railleuse  et  ardente  des  grands  sati- 
riques. Il  était  cinglant  comme  Régnier,  généreux  comme  Agrippa 
d'Aubigné.  Il  n'avait  pas  seulement  du  satirique  le  don  de  cari- 
cature ;  mais,  à  sa  verve  parisienne,  il  associait  ce  qui  seul 
donne  à  la  satire  prix  et  dignité,  —  la  colère  ;  car  la  passion, 
l'indignation  qui  forge  les  beaux  vers,  il  l'a  portée  dans  les 
grandes  querelles  universitaires  du  temps.  Lors  de  la  grave 
affaire  de  l'Evangile  éternel,  alors  que  les  Franciscains  furent 
si   véhémentement   soupçonnés   d'attendre,    après   le    règne   du 


—  412  — 

Christ,  le  règne  de  l'Esprit,  c'est  avec  fougue  qu'il  s'attaque  à 
ceux  qui  rêvent  «  nouvelle  croyance,  nouveau  Dieu,  nouvel 
Evangile  ^  ».  C'est  avec  une  passion  généreuse  qu'il  prend  le 
parti  de  Guillaume  de  Saint-Amour  pour  la  défense  de  l'Univer- 
sité de  Paris  contre  les  ordres  mendiants  -,  et  qu'il  combat  pour 
ce  docteur,  même  condamné,  même  exilé.  Il  porte  dans  cette 
lutte  ^  un  véritable  esprit  laïque,  anticlérical,  au  sens  moderne 
du  mot.  11  hait  de  maie  haine  les  «  papelards  »,  les  «  phari- 
siens »,  toute  la  «  gent  hypocrite,  vêtue  de  robes  noires  et 
grises  »,  qui  remplace,  dans  les  conseils  royaux,  les  Nayme  de 
Bavière  *.  11  s'indigne  de  voir  «  Ypocrisie  dame  de  Paris  »,  et 
pulluler  et  grouiller  dans  la  ville  ces  moines  de  toutes  règles, 
carmes  barrés,  chartreux,  trinitaires,  sachets  et  sachetines,  guil- 
lemites,  moines  de  Saint- Augustin,  moines  de  Saint-Benoît  le 
Bestourné ,  cisterciens ,  prémontrés ,  frères  de  la  Pie ,  nonnes 
blanches,  grises  et  noires,  et  les  deux  grandes  familles  de  Saint- 
Dominique  et  de  Saint-François  ;  il  s'irrite  de  savoir  que  le  tiers- 
ordre  franciscain  ceint  de  la  cordelière  les  reins  de  milliers  de 
laïques  (à  commencer  par  le  roi),  et  que  les  béguinages  ont,  dans 
le  siècle,  tant  d'affiliés.  A-t-il  pressenti  quelque  chose  de  ces 
dangereux  mouvements  religieux  populaires,  qui  devaient,  au 
siècle  suivant,  couvrir  la  France  de  sectes  mystiques,  de  flagel- 
lants, d'adamites,  de  fraticelles,  de  bigots,  de  frères  de  la  pauvre 
vie,  de  serfs  de  la  Vierge,  de  crucifiés,  d'humiliés?  Non,  sans 
doute,  et  Ton  ne  doit  voir,  dans  ces  satires,  que  la  défiance  ins- 
tinctive qu'ont  toujours  soulevée,  au  sein  du  peuple  de  France, 
aux  époques  les  plus  religieuses,  les  tentatives  de  domination 
monacale.  Mais,  par  là  même,  ces  satires  sont  populaires  : 

Quel  gent  a  Dieus  laissié  pour  garder  sa  meson? 
Sa  vigne  est  désertée,  n'i  labore  mais  hom... 
Quant  Dieus  venra  sa  vigne  vëoir  por  vendengier, 
Des  mauves  se  voudra  molt  malement  vengier!... 

1.  Complainte  de  Constantinoble. 

2.  Voir  la  Descorde  de  l'Université  et  des  Jacobins,  le  Dit  de  V Université 
de  Paris,  les  deux  Dits  de  Mestre  Guillaume  de  Saint-Amour. 

3.  Bien  qu'il  défende  ici  des  privilèges  de  prêtres  séculiers,  professeurs 
en  Sorbonne. 

4.  Voir,  passim^  les  deux  dits  des  Ordres  de  Paris,  les  Dits  des  Jacobins, 
des  Cordeliers,  des  Béguines,  des  Règles,  du  Pharisien,  le  fabliau  de  /''rère 
Denise,  les  Dits  d  Ypocrisie,  de  Sainte  Eglise,  etc. 


—  413  — . 

Il  était  naïvement,  profondément  religieux.  Ce  rude  ennemi 
des  «  papelards  et  béguins  »  —  est-il  besoin  de  le  remarquer, 
tant  ce  contraste  est  fréquent  au  moyen  âge  ?  —  compose  ses 
satires  anti-monacales  les  plus  violentes  «  au  nom  du  Dieu  triple 
et  un  »  et  pour  le  salut  de  ((  sa  lasse  d'âme  chrestienne  ».  h' Ave 
Maria  Rustebuef^  le  Dist  de  Nostre-Dame  sont  d'exquises  prières. 
Nul,  plus  que  lui,  n'a  excellé  à  tresser,  comme  des  couronnes, 
ces  délicates  litanies  où  se  complaisait  notre  vieille  poésie.  Le 
dévot  prieur  de  Vicq-sur- Aisne,  Gautier  de  Coincy  lui-même,  n'a 
pas  rimé  de  vers  plus  tendres  en  l'honneur  de  la  Vierge  Marie 
((  sœur,  épouse  et  amie  de  Dieu...,  verge  sèche  et  fleurie...,  onde 
purificatrice...,  ancre,  nef  et  rivage...,  vierge  pure  comme  la 
verrière  que  le  soleil  traverse  sans  la  briser...,  chambre,  cour- 
tine, trône  et  lit  du  Roi  de  gloire...,  olive,  églantier  et  fleur 
d'épine...,  palme  de  victoire,  violette  non  violée...,  tourterelle 
qui  ses  amours  ne  mue  ^ . . .  » 

Il  n'a  pas  dédaigné  non  plus  la  gaieté  des  fabliaux,  et  ses 
contes  sont  parmi  les  plus  joyeux,  les  plus  lestement  troussés  de 
notre  collection  -. 

Il  fut  encore  —  presque  le  seul  des  trouvères  du  moyen  âge  — 
une  âme  lyrique,  au  sens  récent  du  mot  :  «  Je  ne  suis  pas  ouvrier 
des  mains...  je  vous  veux  découvrir  mon  cœur, 

Car  ne  sai  autre  laborage  : 

Du  plus  parfont  du  cuer  me  vient  ^. 

Il  a  su,  parmi  la  foule  des  traditions  poétiques,  élire  les  plus 
hautes,  les  plus  fécondes  :  de  belles  légendes  de  pénitence  et  de 
pardon,  comme  Sainte  Marie  r Egyptienne  ou  le  Sacristain  et  la 
Dame  du  Chevalier.  Il  est  l'obscur  devancier  de  Dante,  par  sa 
Voie  de  Paradis  ;  de  Goethe,  par  son  Miracle  de  Théophile;  il  a 
su  raconter  la  vie  de  sainte  Elisabeth  de  Hongrie  sans  être  trop 
indigne  de  la  sainteté  de  son  sujet  et  manier,  de  ses  mains  de 
jongleur,  sans  le  salir,  le  livre  des  trois  ancelles. 

Ainsi,  cet  homme  a  été  l'éminent  porte-parole  de  ses  contem- 

1.  Les  Neuf  Joies  de  Nostre-Dame,  passini . 

2.  Voir  Frère  Denise,  l Ame  au  Vilain,  le  Testament  de  Une,  Chariot  le 
Juif,  la  Dame  qui  fist  trois  tors  enter  le  mousiier.  Comparez  le  Dit  de  Bri- 
cliemer  et  la  Desputoison  de  Chariot  et  du  Barbier. 

o.   Complainte  de  Constantinoble,  v.  3-6. 


—  414  — 

porains.  Ne  semble-t-il  pas  qu'il  aurait  dû  attirer  à  ses  poèmes, 
impérieusement,  poète  politique,  les  chevaliers,  —  poète  sati- 
rique, la  foule  universitaire  ;  —  conteur  de  fabliaux,  le  peuple  de 
Grève,  les  bourgeois  ;  —  poète  relig-ieux,  poète  lyrique,  toutes 
lésâmes,  si  semblables  à  la  sienne,  des  hommes  d'alors?  Si,  de 
la  rue  du  Fouarre  au  donjon  de  Vincennes,  le  nom  de  Rutebeuf 
avait  volé,  glorieux,  sur  les  lèvres,  s'il  avait  été  accueilli  par  des 
protecteurs,  soutenu  par  l'applaudissement  populaire,  qui  sait 
quelle  floraison  eût  pu  jaillir  de  ces  germes  de  génie  ?  Mais  quelle 
place  la  société  du  temps,  à  l'époque  la  plus  lettrée  et  la  plus 
artiste  du  moyen  âge,  a-t-elle  pu  accorder  au  mieux  doué  de  ses 
trouvères?  —  11  a  passé  sa  vie  à  crier  la  faim. 

Poète  politique,  n'aurait-il  pu  servir  d'auxiliaire  modeste,  mais 
puissant,  au  roi  Louis  IX,  aux  papes  Clément  IV,  Grégoire  X,  — 
devenir  comme  le  saint  Bernard  des  dernières  croisades  ?  Hélas  ! 
est-il  un  chroniqueur  du  temps  qui  nomme  seulement  ce  prédi- 
cateur de  guerres  saintes  ?  Quel  accueil  saint  Louis  lui  a-t-il  fait 
à  sa  cour?  Il  devait  pourtant  connaître,  au  moins  de  nom,  l'obscur 
soutien  de  sa  cause,  car  Rutebeuf  lui  a  dédié  des  vers...  pour 
demander  du  pain  : 

Je  touz  de  froid,  de  faim  baaille, 

Je  sui  sanz  cotes  et  sans  liz  ; 

Mes  costez  conoit  le  pailliz, 

Et  liz  de  paille  n'est  pas  liz, 

Et  en  mon  lit  n'a  fors  de  paille... 

Sire,  je  vous  faz  a  savoir 

Je  n'ai  de  quoi  du  pain  avoir  ^... 

Mais  le  saint  roi  n'aimait  pas  «  la  vanité  des  chansonnettes  -  ». 
—  Rutebeuf  raille  quelque  part  ^  ces  chevaliers  qui,  «  la  tête  bien 
avinée,  au  feu,  près  de  la  cheminée,  »  frappent  de  grands  coups 
sur  le  Soudan  et  sur  sa  gent;  mais,  quand  vient  le  matin,  leurs 
blessés  sont  guéris,  et  leur  croisade  est  terminée.  Lui,  c'est  piqué 
par  le  froid,  le  ventre  creux,   qu'il  imagine  pour  lui-même  de 

1.  La  Prière  Rusteheuf. 

2.  Cf.  ces  vers  de  \di  Paiz  Rustebuef,  v.  20  : 

S'il  vient  a  cort,  chasouns  l'en  chace 
Par  gros  moz  et  par  vitupirc. 

3.  Dans  la  Novele  Complainte  d' Outre-Mer ,  v.  251,  ss.  Voir  ce  thème  ora- 
toire repris  dans  la  Complainte  d'Huede  de  Nevers,  v.  157,  ss. 


^  415  - 

belles  aventures.  Il  y  avait  un  bon  chevalier,  Geoffroi  de  Sar- 
dines, type  accompli  du  prudhomme  ^,  qui  «  avait  offert  à  Dieu 
le  corps  et  l'âme  ».  Joinville  nous  le  montre  dans  la  bataille, 
défendant  des  coups  le  corps  du  roi,  comme  un  bon  écuyer  défend 
des  mouches  le  hanap  de  son  seigneur.  Il  était,  pour  les  cheva- 
liers enfermés  dans  Jaffa,  «  leur  chastel,  leur  tour,  leur  éten- 
dard. »  Or,  Rutebeuf  fait  ce  rêve  ~  que,  s'il  pouvait  troquer  son 
âme  contre  quelque  autre,  c'est  celle  de  Geoffroy  qu'il  élirait. 
Hélas  !  où  donc  sont  la  targe  et  la  lance  de  Tinfîme  ménestrel, 
qui  ose  songer  à  cette  transmigration  d'âmes  ?  Quand  il  a  fini  de 
construire  ce  beau  rêve  aventureux,  qu'il  ne  se  hâte  pas  de  ren- 
trer dans  ((  sa  tanière  pauvre  et  gaste  »,  où  il  n'y  a  ni  ((  bûche 
de  chêne,  ni  pain,  ni  pâte  »  : 

«  C'est  ce  qui  plus  me  desconforte, 
Que  je  n'os  entrer  en  ma  porte 
A  vuides  mains » 

Il  trouvera  sa  femme  en  couches,  sèche,  maigre,  et  qui  geint; 
l'hôte  qui  réclame  son  loyer  ;  il  trouvera  ses  meubles  engagés,  — 
et  la  nourrice  qui  veut  de  l'argent  a  pour  l'enfant  paître,  sans 
quoi  il  reviendra  braire  au  foyer  ^  » .  Pauvre  croisé  ! 

Poète  satirique,  champion  de  l'Université,  il  fît  encore  un  autre 
rêve.  De  même  que,  par  la  pensée,  il  se  transfigurait  en  croisé, 
il  rêvait  aussi  de  gagner,  comme  Guillaume  de  Saint-Amour,  la 
palme  et  la  couronne  des  confesseurs  de  la  foi.  Il  partage  avec 
lui,  en  imagination,  la  responsabilité  des  Pericula  novissimorum 
temporum  ;  il  s'exile  avec  lui  : 

1.  Rutebeuf  trace  de  lui  un  portrait  charmant,  dont  voici  quelques  vers  : 

Ses  povres  voisins  amoit  bien; 
Volontiers  leur  donoit  du  sien, 
Et  si  donoit  en  tel  manière 
Que  mieus  valoit  la  bêle  chiere 
Qu'il  faisoit  au  doner  le  don 
Que  li  dons... 

[de  Messire  G.  de  Sargines.) 

a  La  façon  de  donner  vaut  mieux  que  ce  qu'on  donne  »,  a  dit  Corneille. 

2.  De  Messire  G.  de  Sargines. 

3.  Pour  ces  détails  et  pour  ceux  qui  suivent,  voyez,  passim,  le  Mariage 
Rustebuef,  la  Complainte  Rustehuef,  la  Paiz  Rustebuef,  la  Griesche  d' Yver, 
la  Griesche  d'Esté,  la  Mort  Rustehuef,  la  Povreté  Rustehuef\ 


—  416  — 

EndroiL  de  moi,  vous  puis-je  dire  : 

Je  ne  redout  pas  le  martirc 

Ne  la  mort,  d'où  qu'ele  me  viengnc  '. 

0  g-lorieux  théologien  !  pourquoi  te  méles-tu  de  ces  hautes  ques- 
tions, et  qui  daignera  te  persécuter?  Au  fort  de  la  querelle  de 
l'Evang-ile  éternel,  tu  as  pu  recueillir,  aux  alentours  de  la  Sor- 
bonne,  quelques  applaudissements  d'écoliers.  Retourne  donc 
jouer  avec  eux,  dans  quelque  taverne,  aux  dés  pipés  -.  Et,  quand 
tu  auras  perdu,  cherche,  ô  confesseur  de  la  foi,  un  préteur  sur 
gages,  qui  veuille  bien  de  ta  robe.  Mais  qu'as-tu  à  faire  parmi 
les  docteurs  de  Sorbonne?  retourne  auprès  de  tes  pairs,  les 
ribauds  de  Grève,  en  la  compagnie  de  Chariot  le  Juif  et  de  Bar- 
bier de  Melun  3.  Ou  va-t'en,  vilain,  au  pays  d'Audigier,  en 
l'orde  terre  de  Cocusse  ^. 

Poète  lyrique,  quelle  inspiration  ton  génie  trouvera-t-il,  affamé 
comme  te  voilà?  —  Eh  bien,  «  compagnon  de  Job,  »  chante  donc 
ta  misère  !  Chante  la  longueur  des  hivers,  où  l'on  finit  par  s'ha- 
bituer à  aller  déchaussé  ! 

Chante  tes  côtés  nus  pendant  le  temps  froid,  et  tes  talons  qui 
te  servent  de  semelles,  et  le  froid  au  dos  quand  la  bise  vente,  et 
les  flocons  de  neige  qui  te  piquent,  ces  blanches  mouches  de 
l'hiver  ! 

Chante  encore  —  c'est  un  beau  lieu  commun  —  l'inconstance 
de  la  fortune  et  des  amis  : 

Je  crois  li  venz  me  les  a  pris  ; 

L'amors  est  morte  ! 
Ce  sont  amis  que  venz  en  porte, 
Et  il  ventoit  devant  ma  porte  : 

Ses  en  porta  !... 
L'espérance  de  l'endemain, 

Ce  sont  mes  festes!... 

Mais,  si  quelque  haute  inspiration  te  tente,  ne  t'y  attarde  pas  : 
bâcle  ce  Miracle  de  Théophile,  ébauche  informe,  et  rime  plutôt 
un  boniment  d'arracheur  de  dents,  comme  le  Dit  de  VErherie\ 
on  t  en  saura  meilleur  gré  ;  ne  perds  pas  trop  de  temps  à  par- 


1.  De  Messire  Guillaume  de  Saint-Amour,  v.   117. 

2.  Voir  la  Gviesche  d' Yver,  v.  51,  ss. 

3.  Sur  ces  obscurs  jongleurs,  voyez  les  pièces  à  qui  leur  nom  sc>rt  de  litre. 

4.  L'Ame  au  vilain,  éd.  Kressner,  p.  115,  v.  75. 


—  417  — 

faire  la  lég-ende  de  sainte  Elisabeth  :  il  n'y  a  j)lus  de  pain  pour 
toi  dans  son  tablier  fleuri  ;  la  comtesse  de  Champagne,  ta  pro- 
tectrice de  hasard,  te  donnera  moins  pour  ta  peine  qu'à  l'enlu- 
mineur ! 

Ainsi,  qu'a-t-il  manqué  à  Rutebeuf  ?  la  conscience  qu'il  jouait 
un  rôle,  exerçait  une  influence.  On  peut  chez  lui  vendanger  par 
grappes  les  beaux  vers  ;  on  n'y  trouvera  pas  une  œuvre.  Tout  y 
est  en  germe,  rien  n'est  accompli.  Gomme  tous  les  poètes  de  pro- 
fession de  son  temps,  il  n'a  pu  être  qu'un  irrégulier  de  la  société, 
un  déclassé,  qui  a  chanté  pour  la  joie  des  écoliers  de  l'Université 
de  Paris  et  pour  l'ébaudissement  des  bourgeois  de  la  Cité.  Il  n'est 
que  le  commencement  d'un  poète. 

Tant  il  est  vrai  qu'il  n'y  a  guère  place,  au  xiii'^  siècle,  pour  les 
poètes  ! 

Mais  il  y  a  place  pour  les  rimeurs  de  fabliaux  :  clercs  errants, 
jongleurs  nomades,  ces  pauvres  hères  rendent  vraiment  raison  de 
ce  genre  et  de  son  prodigieux  succès. 

Quelle  est,  en  effet,  leur  part  de  création,  leur  œuvre  propre? 

Ce  n'est  pas  eux  qui  ont  fait  germer  les  belles  légendes  mira- 
culeuses. Elles  ont  éclos,  comme  des  lys,  au  paisible  soleil  qui 
baigne  les  cloîtres.  Les  jongleurs  se  sont  bornés  à  traduire  ces 
contes  pieux  pour  les  besoins  de  leur  clientèle  changeante,  à  les 
rimailler  avec  indifférence. 

Les  légendes  épiques  ne  doivent  guère  davantage  aux  jon- 
gleurs du  xiii^  siècle.  Ils  étaient  morts  depuis  des  siècles,  les 
bons  forgerons  qui  les  avaient  forgées,  comme  de  nobles  épées. 
Les  jongleurs  se  contentent  de  ravauder  les  illustres  défroques 
démodées  de  Raoul  de  Cambrai  et  de  Girart  de  Vienne,  de 
délayer  en  longues  strophes  monorimes,  en  vers  de  facture,  les 
laisses  rudement  assonancées  des  primitives  chansons.  Ils  ne 
sont  que  des  remanieurs,  qui  ravalent  l'épopée  à  la  taille  du 
roman  de  cape  et  d'épée. 

Mais,  s'il  est  un  genre  qui  leur  appartienne,  c'est  le  fabliau. 

Supérieurs  aux  barons  et  aux  bourgeois  grossiers,  car  les  jon- 
gleurs sont,  à  quelque  degré,  des  intellectuels  ;  inférieurs  pour- 
tant aux  uns  comme  aux  autres,  parce  qu'ils  n'ont  pas  conscience 
de  poursuivre  une  mission  idéale  comme  la  chevalerie,  ni  même 
un  but  terrestre  et  matériel   comme  la  bourgeoisie,  mis  hors  la 

Bkdikr.  —  Les  Fabliaux.  27 


—  418  — 

loi  psLT  leur  vie  bohémienne,  ils  sentent  qu'ils  sont  peu  de  chose, 
des  amuseurs  publics.  Ils  jettent  sur  le  monde  qui  leur  est  dur  un 
regard  de  dérision  ;  marchands  de  g"aieté,  les  fabliaux  fleurissent 
sur  leurs  lèvres  goguenardes.  Ils  mettent  dans  ces  contes,  «  pour 
la  gent  faire  rire,  »  leurs  vices,  leur  paillardise,  leur  misère 
joyeuse,  leur  conception  cynique  et  gouailleuse  de  la  vie. 

Bourgeois  et  chevaliers  les  accueillent  également,  également  se 
plaisent  à  leurs  contes  ironiques  —  dont  eux-mêmes  sont  les 
héros  bafoués  —  parce  que  les  jongleurs  ne  tirent  pas  plus  à 
conséquence  que  les  bouffons  et  les  montreurs  d'ours,  et  le  suc- 
cès des  fabliaux  est  fait,  pour  une  grande  part,  de  cette  dédai- 
gneuse indulgence. 

3.    MÉNESTRELS    ATTITRÉS    DANS    LES    COURS    DES    GRANDS    SEIGNEURS    ! 

WATRIQUET    BRASSENEL    DE    COUVIN. 

JACQUES    DE    BAISIEUX.    JEAN    DE    CONDÉ. 

Mais  voici  qu'au  début  du  xiv^  siècle  les  jongleurs  nomades 
tombent  en  discrédit  ;  de  plus  en  plus  les  grands  seigneurs  se 
plaisent  à  s'entourer  de  poètes  familiers,  attachés  à  leur  personne. 
Au  cours  du  xiii^  siècle,  on  ne  saurait  guère  nommer,  sinon  à 
titre  de  raretés,  des  trouvères  qui  aient  passé  leur  vie  entière 
dans  quelque  noble  cour,  au  service  régulier,  officiel  de  tel 
comte,  de  tel  prince.  Adam  de  la  Halle  suit  Robert  d'Artois  à 
Naples  ;  Thibaut  de  Champagne  débat  ses  jeux-partis  avec 
quelques  ménestrels  favoris  ;  mais  ce  ne  sont  que  fantaisies 
exceptionnelles  de  princes  lettrés.  Au  contraire,  dès  le  commen- 
cement du  XIV®  siècle,  l'exception  devient  la  règle  :  dans  les 
riches  châteaux,  auprès  des  fauconniers  et  des  hérauts  d'armes, 
vivent  à  demeure  les  ménestrels. 

La  dignité  du  métier  s'en  accrut  aussitôt.  Les  ménestrels, 
bien  pourvus,  devenus  de  véritables  gens  de  lettres,  avec  toutes 
les  vanités  inhérentes  à  la  profession,  se  prirent  à  mépriser, 
comme  il  sied  à  des  parvenus,  leurs  confrères  nomades.  Il  y  eut 
une  curieuse  période  de  transition  ^,  où  ils  luttèrent  contre  la 


1.  Sur  laquelle  nous  sommes  renseignés  par  nombre  de  petites  pièces, 
telles  que  le  Dit  des  Tahoureors,  le  conte  des  Hiraus  (Baudoin  de  Condé,  éd. 
Schéler,  p.  153),  le  Dit  du  fol  Ménestrel  (Watriquet  de  Couvin,  éd.  Schéler, 
p.  367),  etc.. 


^  419  — 

Concurrence  des  jongleurs  errants.  Ces  gueux  sans  gîte  osaient 
encore  parfois  forcer  la  porte  des  châteaux?  ils  n'étaient  que  de 
((  faus  ménestrels  »,  avec  qui  c'était  injure  de  les  confondre  : 

...L'uns  fait  l'ivre, 

L'autres  le  chat,  li  tiers  le  sot  K.. 

Jamais  ils  ne  devraient  «  entrer  en  une  haute  cour  »  ; 

Touz  princes  et  tous  hauz  barons 
Doivent  tiens  bourdes  eslongier  2  ! 

Arrière,  ces  «  enchanteurs,  entregeteurs  et  joueurs  d'arbales- 
triaus  ^  »  !  Place  «  aux  grands  ménestrels,  maistres  de  leur 
menestrandie  ^  »  ! 

Parmi  ces  «  grands  ménestrels  » ,  nous  trouvons  encore 
quelques  auteurs  de  fabliaux.  Ils  sont  les  derniers  qui  en  aient 
rimé.  Pourquoi?  Examinons  rapidement  leur  œuvre  :  nous  y 
verrons  peut-être  les  causes  de  la  ruine  du  genre. 

Ce  sont  :  Watriquet  Brassenel  de  Couvin,  ménestrel  du  comte 
de  Blois  et  du  connétable  de  France,  Monseigneur  Gaucher  de 
Ghatillon  ;  il  écrivit  ses  vers  dans  le  premier  tiers  du  xiv*^  siècle  ^^  ; 
—  Jacques  de  Baisieux,  qui  vécut  sans  doute  à  la  même  époque 
et  de  la  même  vie  de  poète  officiel  ^  ;  —  Jean  de  Gondé,  dont  le 
père  Baudouin  fut  lui-même  un  illustre  ménestrel  ^.  Jean  dut 
hériter  de  sa  charge  paternelle  à  peu  près  comme  plus  tard  Glé- 


1.  Conte  des  Hiraus,  v.  65. 

2.  Watriquet,  n»  xxviii. 

3.  Jean  de  Condé,  Dit  des  Jacobins  et  des  Fremeneurs,  v.  284. 

4.  Baudouin,  dit  des  Hiraus,  v.  48-9. 

5.  V.  les  dits  de  Watriquet  de  Couvin,  pp.  Aug.  Schéler,  Bruxelles,  1868. 
—  M.  Schéler  date  treize  de  ces  pièces  sur  trente-deux,  et  ces  dates  s'éche- 
lonnent de  1319  à  1329.  Plusieurs  poèmes  décrivent  les  pays  du  comté  de 
Blois,  notamment  le  château  de  Mont-Ferrant,  situé  tout  près  des  lieux  où 
s'élève  aujourd'hui  Chambord. 

6.  V.  les  Trouvères  belges  du  XII^  au  XIV^  siècle,  pp.  Aug.  Schéler, 
Bruxelles,  1876,  p.  XX  et  pp.  162-224.  —  On  ne  sait  rien  de  précis  sur 
l'existence  de  Jacques  de  Baisieux.  Je  conjecture,  un  peu  aventureusement, 
qu'il  fut  le  contemporain  de  Watriquet  et  de  Jean  de  Condé,  et  comme  eux 
ménestrel  attitré  de  quelque  seigneur.  Ses  poèmes  allégoriques  du  dit  de 
VEpée  et  des  Fiefs  d'amour,  ses  rimes  batelées  et  équivoquées  sur  les  cinq 
Lettres  de  Maria  ressemblent  exactement  aux  pièces  de  ces  trouvères. 

7.  V.  la  belle  édition  d'Aug.  Schéler  :  Dits  et  contes  de  Baudoin  de  Condé 
et  de  son  fils  Jean  de  Condé,  3  vol.,  Bruxelles,  1866-1867. 


—  420  — 

ment  Marot  succéda  à  son  père  Jean  ;  c'est  ainsi  que  de  bonne 
heure  «  il  vestit  les  robes  des  escuiers  »  du  comte  de  Hainaut,  et 
c'est  pour  les  riches  cours  hennuyères  et  flamandes  que,  pendant 
trente  années  i,  il  poétisa  (de  1310  à  1340  environ). 

Ces  poètes  ne  se  soucient  plus  de  réciter  leurs  vers  devant  les 
bourgeois  et  le  menu  peuple  assemblés.  Ils  ne  daignent  plus 
rimer  que  pour  leurs  très  nobles  patrons  et  se  sont  vite  pénétrés 
de  la  gravité  de  leurs  fonctions.  Il  est  presque  plaisant  de  voir 
comme  ils  s'en  font  accroire  :  leur  charge  est  un  sacerdoce  et  la 
gravité  de  leur  vie  doit  répondre  à  la  dignité  de  leur  rôle.  Ils 
dressent  des  devoirs  du  ménestrel  un  formulaire  qui  aurait  fait 
rire  les  pauvres  jongleurs  de  la  veille,  les  Rutebeuf  et  les  Gour- 
tebarbe  : 

Menestrieus  se  doit  maintenir 
Plus  simplement  c'une  pucele  !... 
Menestrieus  qui  veut  son  droit  faire 
Ne  doit  le  jangleur  contrefaire, 
Mais  en  sa  bouche  avoir  tous  diz 
Douces  paroles  et  biaus  diz, 
Estre  nés,  vivre  purement  2. 

Watriquet  veut  que  «  sa  rime  soit  de  loiauté  enluminée  ^  ». 
0  ménestrel,  s'écrie  Jean  de  Gondé, 

Sois  de  cuer  et  nés  et  jolis 
Courtois,  envoisiés  et  polis. 
Pour  les  boines  gens  solacier  '*  ! 

Jacques  de  Baisieux  se  déclare  plus  heureux  quand  il  peut 
«  retraire  un  beau  dit 

Qu'il  ne  seroit  de  robe  vaire. 
Por  coi  ?  La  robe  useroit, 
Et  li  biaus  dis  li  demorroit, 
K'en  son  cuer  auroit  enserré  !  » 

Ils  défendent  avec  hauteur  leur  corporation  contre  les  Jaco- 
bins et  les  Mineurs  qui  osent  encore  sermonner  contre  elle  :  le 


1.  La  plus  ancienne  pièce  de  Jean  qu'on  puisse  dater  est  de  1313,  la  plus 
récente  de  1337. 

2.  Watriquet,  XXYIIl,  v.  26,  ss. 

3.  Bit  de  Loiauté,  p.  131.  —  Jean  de  Coudé,  les  Etats  du  Monde,  t.  II, 
p.  377  ;  V.  toute  la  tirade. 

4.  Jacques  de  Baisieux,  dit  des  Fiez  d'Amours,  p.  183, 


i 


—  421  — 

roi  David,  qui  liarpa  devant  Saùl  atteint  du  mal  Sathan,  n'était- 
il  pas  un  ménestrel?  la  mère  de  Dieu  n'a-t-elle  pas  donné  à  deux 
ménestrels  la  Sainte  Chandelle  d'Arras,  qui  guérit  du  mal  des 
ardents  ?  Un  ton  inconnu  de  fierté  anime  cette  profession  de  foi 
du  poète  Jean  de  Gondé  : 

Je  sui  des  ménestrels  al  conte, 

Garbiaus  mos  trueve  et  les  reconte, 

Dis  et  contes,  et  Ions  et  cours, 

En  mesons,  en  sales,  en  cours 

Des  g-rans  seigneurs  vers  cui  je  vois. 

Et  haut  et  bas  oient  ma  vois! 

De  mal  a  fere  les  repren 

Et  a  bien  fere  leur  apren  ! 

De  ce,  jour  et  nuit,  les  sermon  ; 

On  ne  demande  autre  sermon 

En  plusours  lieus  ou  je  parole... 

Jehan  de  Condé  sui  nommés, 

Qui  en  maint  liu  sui  renommés. 

Que  de  bien  dire  ai  aucun  sens  K.. 

Poétiser,  pour  eux,  c'est  prêcher.  Ils  portent  une  vielle  mono- 
corde :  c'est  la  corde  du  dit  moral.  Ils  sont  vraiment  des  sermon- 
naires  dans  le  siècle  :  ils  ont  du  prédicateur  les  hautes  prétentions 
morales,  le  goût  des  distinctions,  divisions  et  subdivisions,  la 
subtilité,  le  ton  sentencieux,  la  tendance  au  lieu  commun,  tout, 
jusqu'au  don  de  semer  la  somnolence. 

Ils  prétendent  «  enseigner  les  hauts  hommes  »,  «  chastoier  les 
jeunes  bacheliers  ".  »  Ils  sont  la  lumière  des  princes  :  «  Seigneur, 
vous  allez  dans  la  nuit,  jDortez  ce  dit  en  lieu  de  torche  ^.  »  Ils  ont 
des  exordes  grandiloquents  : 

Entendez,  roi  et  duc  et  conte, 

Qui  justice  voulés  tenir, 

Comment  vous  devés  maintenir, 

Et  pourquoi  Dieus  vous  fist  seigneurs 

Des  grans  règnes  et  des  honneurs  ^*... 

A  écouter  ces  paroles  dignes  de   quelque  primat  des  Gaules 


1.  Dit  des  Jacobins  et  des  Fremeneurs  (LXVI). 

2.  C'est  le  titre  d'un  dit  de  Jean  de  Condé  (XXVI)  :  li  Chastois  du  jovene 
gentilhomme .  Comparez  l Enseignement  du  joue  fil  de  prince  par  Watriqiicl 
(IX). 

3.  Jean  de  Condé,  dit  de  la  Torche  (LXXI),  v.  297. 

4.  Les  trois  Estais  du  Monde  (II). 


—  422  — 

au  couronnement  de  Reims,  que  nous  sommes  loin  des  famé- 
liques jongleurs  d'antan  ! 

Ces  ménestrels  ont  charge  de  décrire  aux  chevaliers  leurs 
devoirs  :  voici  le  Miroir  aux  dames  et  voici  le  Miroir  aux 
princes  ^.  En  leurs  sermons  versifiés,  ils  enseignent  au  jeune 
bachelier  les  vertus  des  nobles,  la  courtoisie  ^,  la  gentillesse  ^, 
la  franchise  ^,  la  largesse;  ils  s'érigent  en  arbitres  des  élégances 
mondaines,  blâment  les  modes  nouvelles,  «  ces  courtes  manches 
et  ces  grands  chaperons  à  large  coquille  ^  ;  »  ils  enseignent 
comment  on  peut  atteindre  à  la  cointisc  ^,  qui  est  l'élégance  du 
costume  et  des  manières,  sans  tomber  pourtant  dans  son  abus, 
qui  est  la  jniffnotise.  Ils  mettent  en  garde  le  chevalier  nouvelle- 
ment armé  contre  les  faux  conseillers  et  ces  favoris  qu'ils  appellent 
les  mahommés  "^  ;  contre  l'orgueil  et  ses  quatre  cornes,  lesquelles 
sont  :  cuidier  valoir^  cuidier  savoir,  cuidier  pooir^  cuidier  avoir  ^. 
Ils  lui  définissent  ses  devoirs  :  comment  il  doit  maintenir  l'ordre 
de  chevalerie,  soutenir  l'Eglise,  «  en  bon  trésorier  de  la  foi  ^, 
défendre  la  gent  menue  ;  »  se  comporter  hardiment  dans  les  trois 
métiers  d'armes,  qui  sont  la  joute,  le  tournoi,  la  bataille ^O;  ils  lui 
redisent  en  vers  sonores  comment  il  doit,  dans  la  fumée  des 
chevaux,  le  martelëis  des  épées,  le  bruit  des  tambours  et  des 
trompes,  demeurer  ferme  comme  une  tour,  le  bras  plus  léger  que 
des  ailes  d'émerillon  et  le  poing  plus  dur  que  pierre  d'aimant, 
faisant  castel  de  son  écu,  et  tour  de  son  heaume  ^^.  Ils  lui 
expliquent  le  symbolisme  mystérieux  des  diverses  parties  de  son 
armure,  la  signifiance  du  tranchant,  du  pommeau,  de  la  croix  de 
son  épée  et  celle  des  cérémonies  de  V adoubement. 


1.  C'est  le  titre  de  deux  poèmes  de  Watriquet  {n^^  I  et  XVII). 

2.  Des  vilains  et  des  courtois  (LVI). 

3.  Dit  de  Gentillesse  (XXXIX). 

4.  Dit  de  Franchise  (L). 

5.  Dit  du  Singe  (LX). 

6.  Dit  de  Cointise  (XL VI). 

7.  Watriquet,  le  dit  des  Mahommés  (VI)  ;  Jean  de  Condé,  des  Mahommés 
aus  grans  seigneurs  (LI). 

8.  Le  dit  des  Haus  hommes  (XL). 

9.  Jacques  de  Baisieux,  dit  de  l'Espée,  p.  175. 

10.  Dit  des  trois  mestiers  d'armes  (V). 

11.  V.   nolammetit   Jean  de   Condé,  t.  II,  p.  73,  et  Jacques   de    Baisieux, 
p.  176. 


—  423  — 

Tantôt  c'est  un  proverbe  de  Salomon  qui  sert  de  matière  au 
développement,  ou  plutôt  de  texte  au  sermon  ^  ;  tantôt  les  anciens 
bestiaires,  les  lapidaires,  les  recueils  d'exemples,  toute  cette 
faune  et  cette  flore  poétiques  venues  de  l'Apocalypse  ou  de  Pline 
l'Ancien,  et  qui  ont  fourni  à  l'architecture  sacrée  tant  de  motifs 
de  décoration  semi-hiératiques,  semi-fantaisistes,  leur  fournissent 
des  similitudes.  C'est  une  série  de  paraboles  compliquées  et  pué- 
riles, très  conventionnelles;  or,  une  parabole  n'est  expressive 
qu'autant  que  l'application  en  est  nécessaire  et  qu'une  invincible 
association  d'idées  unit  le  symbole  à  la  chose  signifiée.  Ici,  dans 
les  dits  de  YOarse,  du  Chien,  du  Fourmi,  du  Lion,  ce  ne  sont  le 
plus  souvent  que  des  rapprochements  non  observés,  fantasques, 
arbitraires  :  le  chevalier  doit  prendre  exemple  sur  la  panthère  ^, 
attirer  les  hommes  par  la  bonne  odeur  de  ses  vertus  comme  la 
panthère  entraîne  les  bêtes  après  elle  par  la  douceur  de  son  haleine; 
il  doit  défendre  la  Sainte  Eglise  comme  le  coq  défend  ses 
(jelines  '^;  il  doit  rejeter  loin  de  lui  les  félons,  comme  l'aigle  pré- 
cipite de  son  nid  ses  petits  couards  et  desnaturés  ^,  etc..  Et  cha- 
cune de  ces  similitudes  est  poursuivie,  jusqu'à  épuisement  de  la 
matière,  avec  un  luxe  minutieux  de  rapprochements,  de  compa- 
raisons, de  raisonnements  en  forme. 

On  le  pense  bien  :  cette  poésie  moralisante,  pompeuse,  ne  va 
pas  sans  allégories.  Le  roman  de  la  Rose  prolonge  dans  l'œuvre 
des  Watriquet  Brassenel  et  des  Jean  de  Gondé  sa  néfaste  influence. 
Elle  y  foisonne,  elle  y  pullule,  la  postérité  de  Nature,  de  Dan- 
gier,  de  Bel  Accueil!  C'est  toujours  le  môme  songe  allégorique 
où  l'ombre  du  palais  de  Beauté,  dans  l'ombre  d'un  verger, 
abrite  les  ombres  de  Sapience,  de  Manière,  de  Raison,  de  Mesure, 
de  Charité,  d'Humilité,  de  Debonnaireté,  de  Courtoisie,  de  Lar- 
gesse, de  Suffisance,  et  autres  ombres  d'entités  ^.  Nos  ménestrels 
relèvent,  trois  siècles  avant  les  Précieuses,  la  carte  du  Tendre  et 
décrivent  la  route  qui  conduit  à  Haute  Prouesse,  en  passant  par 

1.  Voyez,  chez  Jean  de  Condé,  les  dits  VI,  XVI,  XL VIII,  LXX. 

2.  Dit  du  bon  comte  Guillaume,  XXXII. 

3.  Dit  des  trois  estais  du  monde,  II. 

4.  Dit  de  r Aigle  (XI)  ;  comparez  le  dit  dou  Sengler  (XII),  le  dit  de  V Oliette 
(XXII)  ;  chez  W^atriquet,  V Iraigne  et  le  Crapot  (IV),  la  Noix  (III),  la  Cigogne 
(XX),  etc.. 

5.  Watriquet,  Le  mireoir  as  dames  (I). 


—  424  — 

Vigueur,  par  Renommée  et  par  Vostel  de  Courtoisie  ^.  Ils  dressent, 
avec  un  soin  héraldique,  l'arbre  généalogique  de  chaque  vertu, 
de  chaque  vice  :  ils  rapportent  comment  Sëurté,  ayant  épousé 
Avis,  enfanta  Vigueur  et  Hardement,  lequel,  ayant  épousé  Lar- 
gesse, engendra  Prouesse,  sans  qu'on  sache  pourquoi  ce  n'est 
pas  tout  au  rebours  Prouesse  qui,  ayant  épousé  Hardement, 
enfanta  Sëurté  ~,  ou  bien  encore  Hardement,  qui,  ayant  épousé 
Sëurté,  engendra  Largesse. 

Ce  qui  frappe  surtout,  c'est  ce  sérieux  de  maîtres  de  cérémo- 
monies,  cette  solennité  monotone,  aggravée  encore  par  la  préten- 
tion de  la  forme,  par  les  jeux  de  rimes  riches  ^,  Les  ménestrels 
décrivent  une  vertu,  une  passion,  comme  les  hérauts  blasonnent 
un  écu.  Un  cœur  bat-il  sous  cette  armure  héraldique?  le  héraut 
ne  s'en  soucie  pas,  nos  ménestrels  non  plus  :  cela  est  sensible 
surtout  dans  les  légendes  chevaleresques  qu'ils  riment.  Elles  sont 
belles,  parfois  ^,  mais  gâtées  par  le  goût  du  décor,  de  la  mise  en 
scène.  Le  poète  n'oublie  pas  une  passe  d'armes,  ni  une  outre- 
passe, ni  un  cri  du  héraut,  ni  une  enseigne  de  lance,  ni  un  pré- 
sent fait  aux  ménestrels,  ni  un  chant  de  carole  ^  ;  il  oublie  seule- 
ment de  nous  montrer  des  âmes.  C'est  bien  de  la  poésie  de  tour- 
nois, fausse  comme  le  faux  courage  de  ces  joutes  et  de  ces  hehour- 
deïs,  bien  faite  pour  la  noblesse  de  Crécy,  solennelle  comme 
les  hautes  cours,  gourmée  comme  le  cortège  des  princes  fla- 
mands et  bourguignons.  —  Dans  la  décadence  de  l'ancienne  poé- 
sie du  moyen  âge,  un  seul  genre  est  en  pleine  floraison,  c'est  le 
genre  moral,  c'est  le  genre  ennuyeux. 

Au  premier  coup  d'œil  sur  l'œuvre  de  ces  ménestrels,  on  est 
frappé  d'un  rapprochement  que  la  lecture  prolongée  fait  appa- 
raître plus  évident  encore  :  c'est  que  déjà  nous  sommes  dans  le 
monde  des  grands  rhétoriqueurs. 

11.  Watriquet,  dit  du  preu  Chevalier  (XYI). 

2.  Jeau  de  Condé,  Mariage  de  Hardement  et  de  Largece  (XXXI)  ;  voyez 
aussi,  chez  le  même  Jean  de  Condé,  la  Messe  des  Oiseaux  (XXXYIII). 

3.  V.,  pour  des  exemples  de  jeux  de  rimes,  dans  l'œuvre  des  Watriquet, 
les  pièces  publiées  sous  les  numéros  V,  XXI,  XXXVI  ;  dans  l'œuvre  de  Jean 
de  Condé,  les  numéros  VIII,  XLIV,  XL VII,  LXIV. 

4.  Rappelez-vous  le  blanc  Chevalier,  ce  vieux  mari  qui  sauve  sa  femme  de 
l'adultère  ;  le  Chevalier  à  la  manche,  ce  lâche  réhabilité  par  l'amour. 

5.  Dans  le  blanc  Chevalier,  sur  1600  vers,  640  (du  vers  592  au  vers  1232) 
sont  remplis  par  la  description  d'un  tournoi. 


—  425  — 

Ce  bon  comte  Guillaume,  que  Jean  de  Condé  appelle  a  le  père 
des  ménestrels,  »  si  épris  de  figuration  qu'une  fois,  à  Harlem, 
selon  les  chroniques,  ilhéberg-ea  huit  jours  de  suite  vingt  comtes, 
cent  barons,  mille  chevaliers  et  toute  leur  suite  sans  nombre,  si 
follement  prodigue  que,  selon  Jean  de  Condé, 

...  il  semoit  l'or  et  Targent  * 

Ensi  c'on  semé  blés  as  chans  ^, 

il  est  déjà  semblable,  par  son  goût  du  luxe  pour  le  luxe,  aux 
ducs  Jean  le  Bon  et  Charles  le  Téméraire,  patrons  des  rhétori- 
queurs.  Les  dits  allégoriques  de  nos  ménestrels,  leurs  pièces 
officielles,  leurs  moralités,  nous  les  retrouverons  toutes  pareilles 
chez  Georges  Chastellain  et  chez  Robertet.  Ces  «  vers  rétro- 
grades d'amour  »,  ces  Ave  Maria  à  rimes  équivoquées  annoncent 
bien  les  chants  royaux  en  l'honneur  de  la  Conception  de  Notre 
Dame,  qui  feront,  dans  les  chambres  de  rhétorique  et  dans  les 
puys,  la  gloire  du  bon  Guillaume  Crétin.  Dès  Jean  de  Condé,  la 
poésie  s'est  faite  décorative,  comme  ces  grandes  tapisseries  froides 
que  nous  décrira  Olivier  de  la  Marche.  Faire  le  portrait  de 
Watriquet  ou  de  Jean  de  Condé,  c'est  déjà  esquisser  celui  de 
Jean  Meschinot  ou  de  Jean  Molinet.  Viennent  maintenant  les 
Eustache  Deschamps,  les  Alain  Chartier,  les  Christine  de  Pisan  ! 
Dès  l'époque  de  Jean  de  Condé,  le  goût  flamand  domine,  et  pour 
deux  siècles,  dans  les  lettres  françaises. 

Maintenant,  le  difficile  n'est  plus  d'expliquer  comment  Jacques 
de  Baisieux,  Watriquet  de  Couvin,  Jean  de  Condé  sont  les  der- 
niers poètes  qui  aient  rimé  des  fabliaux  ;  mais  le  difficile  est  de 
dire,  au  contraire,  comment,  dans  leur  œuvre  si  grave,  si  solen- 
nelle, si  prétentieuse,  peuvent  se  rencontrer  encore  des  contes  à 
rire. 

On  en  trouve  pourtant,  et  de  très  plaisants  :  parmi  les  poésies 
de  Jacques  de  Baisieux,  voici  la  Vessie  au  prestre  ;  dans  l'œuvre 
de  Watriquet,  voici  les  Chanoinesses  de  Cologne  et  les  Trois 
dames  de  Paris^  la  plus  réaliste,  la  plus  macabre  des  scènes  de 
beuverie.  Ici,  dans  l'œuvre  de  Jean  de  Condé,  auprès  des  graves 
dits  des  Trois  Sages  ou  de  V Honneur  changée  en  Honte,  voici 
des  contes  gras  qui  vont  du  risqué  au  grossier    :  les  Braies  au 

1.  Dit  du  bon  comte  Guillaume,  XXXII. 


—  426  — 

prestre,  le  Pliçon^  \q  Sentier  battu .  Voici  une  ahbesse  qui  paraît 
en  plein  chapitre,  coiffée,  en  guise  de  couvrechef,  des  braies  de 
Monseigneur  l'abbé;  voici  encore  un  clerc  caché  derrière  un 
escrin. 

Ces  fabliaux  tard  venus  ne  sont  pas  les  moins  joyeux  de  notre 
collection.  Ils  lious  montrent  que  la  nouvelle  en  vers  ne  peut  pas 
être  atteinte  par  une  décadence  interne,  comme  les  épopées  ou 
les  romans  de  chevalerie.  Ici,  le  sujet  est  toujours  aussi  neuf, 
aussi  brillant  qu'au  premier  jour,  parce  qu'il  continue  de  vivre 
dans  la  tradition  orale,  et  que  le  conteur  n'a  qu'à  se  baisser  pour 
l'y  ramasser.  Si  le  genre  a  péri,  ce  n'est  pas  qu'il  se  soit  gâté, 
c'est  que  la  mode  a  passé  ailleurs. 

Dans  l'œuvre  de  nos  ménestrels,  les  fabliaux  ne  peuvent  plus 
s'expliquer  que  comme  des  survivances  de  l'âge  précédent.  Si 
les  Watriquet  et  les  Jean  de  Gondé  en  riment  encore  quelques- 
uns,  c'est  sans  doute  pour  soutenir  la  concurrence  des  derniers 
jongleurs  nomades,  qui  devaient  les  colporter  encore  ;  c'est  sur- 
tout pour  satisfaire  à  ces  habitudes  prises  par  les  plus  grands 
seigneurs,  dans  les  nobles  cours,  d'entendre  ces  contes  joyeux, 
voire  grossiers. 

Mais,  de  plus  en  plus,  dans  la  conscience  croissante  de  leur 
dignité,  les  ménestrels  répugnent  à  ce  genre.  Les  fabliaux  ne 
sont  pas  faits  pour  les  beaux  manuscrits  enluminés  de  riches 
miniatures,  ni  pour  le  luxe  des  rimes  équivoquées. 

Les  fabliaux  étaient  le  produit  de  ce  double  agent  :  l'esprit 
bourgeois,  l'esprit  du  jongleur  ;  les  jongleurs  sont  devenus  des 
gens  de  lettres,  qui  ne  s'adressent  plus  jamais  aux  bourgeois; 
dès  lors,  les  fabliaux  meurent. 


427  — 


CHAPITRE  XV 


CONCLUSION 


Groupons  ici,  très  brièvement  et  très  simplement,  les  résultats 
de  notre  enquête. 

Comment  le  genre  littéraire  que  nous  étudions  est-il  né?  — 
On  peut  dire  que  l'esprit  des  fabliaux  a  préexisté  aux  fabliaux. 
Le  jour  où,  dans  la  commune  forte,  riche  et  paisible,  naquit  la 
classe  bourgeoise,  germa  aussi  le  goût  de  l'observation  réaliste 
et  railleuse,  et  l'esprit  de  dérision  pénétra  aussitôt  la  seule  forme 
poétique  alors  développée  :  des  intermèdes  comiques  se  glis- 
sèrent dans  les  héroïques  épopées.  On  conçoit  aisément  qu'ils 
s'en  soient  vite  détachés  :  lorsque  les  jongleurs  disaient  quelque 
chanson  de  geste  dans  les  communes,  ils  devaient  choisir  ces 
épisodes  burlesques,  et  souvent  la  courte  séance  de  récitation 
s'achevait  sans  qu'ils  eussent  trouvé  le  temps  de  revenir  à  leurs 
nobles  héros.  Leur  public  de  vilains  riches  s'accoutume  à  les 
entendre  isolément,  à  en  rire,  demande  même  de  véritables  paro- 
dies de  chansons  de  geste.  Bientôt  on  sent  que  ces  intermèdes 
plaisants  n'ont  jamais  été  que  des  intrus  dans  les  poèmes  féo- 
daux ;  l'esprit  bourgeois  réclame  ses  droits  propres  :  de  là  ces 
petits  poèmes  dont  Richeut  est  le  type,  qui  n'ont  d'autre  objet 
que  la  description  ironique  de  la  vie  quotidienne  et  moyenne. 

A  ces  tableaux  de  mœurs,  il  s'agit  de  trouver  un  cadre  ;  il 
faut  une  action  où  se  meuvent  ces  personnages  familiers.  Les 
jongleurs  n'ont  que  faire  d'aller  chercher  dans  l'Inde  des 
intrigues  appropriées,  et,  selon  un  mot  spirituel  de  Charles 
Nodier,  l'intervention  des  adorateurs  de  Bouddha  dans  nos  contes 
populaires  n'est  qu'un  conte  de  savants,  moins  plaisant  que  les 
autres.  Les  jongleurs  n'ont  qu'à  recueillir  les  récits  qui,  depuis 
le  haut  moyen  âge,  végètent  obscurément  dans  la  tradition  orale  ; 
ils  y  trouvent  des  intrigues  menues,  admirablement  machinées  : 
ce  sont  des  cadres  excellents  pour  leurs  tableaux  de  mœurs  plai- 
santes. Voilà  le  fabliau  constitué. 


—  428  — 

On  sait  ce  qu'il  fut  :  tour  à  tour  léger  et  grossier,  tantôt  fin  et 
tantôt  cynique,  riant  d'un  rire  trop  facile,  toujours  moqueur, 
rarement  satirique,  excellent  témoin  des  qualités  inférieures  de 
notre  race.  On  sait  encore  son  prodigieux  succès  :  comment  il 
anime  de  ses  tendances  des  genres  voisins,  coexiste  avec  les  plus 
pures  légendes  chevaleresques,  contamine  parfois  les  poèmes  les 
plus  nobles  ;  comment  il  ne  reste  pas  confiné  dans  les  foires  et 
les  carrefours,  mais  comment,  porté  tantôt  par  les  pires  goliards 
et  les  plus  humbles  jongleurs,  tantôt  par  des  chevaliers  comme 
Philippe  de  Beaumanoir,  il  pénètre  dans  les  salles  seigneuriales 
et  jusque  dans  les  «  chambres  des  dames  »  ;  comment  enfin  on 
peut  le  suivre,  avec  Jean  de  Condé,  jusqu'au  seuil  des  solennelles 
cours  flamandes...,  quand  soudain  il  meurt. 

Brusquement,  au  début  du  xiv^  siècle,  il  disparaît.  Pourquoi? 

On  soutient  communément,  depuis  J.-V.  Le  Clerc,  qu'il  n'est 
pas  mort  à  cette  date,  mais  qu'il  s'est  simplement  transformé  pour 
devenir  la  farce  du  xv*'  siècle  ;  il  aurait  été  seulement  transposé 
du  mode  narratif  au  mode  dramatique. 

L'historien  de  notre  vieux  théâtre,  M.  Petit  de  Julleville,  a 
montré  comment  cette  opinion  est  à  la  fois  séduisante  et  fausse  : 
«  L'esprit  des  deux  genres  est  sensiblement  le  méme^'.  Le  fabliau 
raconte  vivement,  dans  un  rythme  court  et  dans  un  style  aisé, 
une  aventure  plaisante  ;  la  farce  s'empare  du  même  fait,  et  dans 
le  même  style  et  la  même  mesure,  elle  met  en  dialogue  ce  que  le 
fabliau  avait  raconté.  Ajoutons,  ce  qui  est  frappant,  que  l'époque 
où  l'on  cesse  de  composer  des  fabliaux  est  précisément  celle  où 
l'on  commence  à  écrire  des  farces  ;  le  xiii*^  siècle  et  le  xiv*^  appar- 
tiennent aux  fabliaux  ;  le  xv*'  et  le  xvi^  aux  farces.  Il  semble 
d'abord  que  l'un  des  genres  succédant  ainsi  à  l'autre  et  en  tenant 
lieu,  le  second  ne  soit  qu'une  transformation  du  premier.  Il  ne 
faudrait  pas  exagérer  cependant  jusqu'à  prétendre  qu'il  en  soit 
ainsi,  ni  faire  une  vraie  filiation  de  ce  qui  fut  plutôt  une  succes- 
sion. Si  la  farce  était  ainsi  sortie  du  fabliau  tout  entière,  il  y 
aurait  plus  de  ressemblance  entre  les  sujets  traités  dans  l'un  et 
l'autre  genre.  Nous  avons  conservé  quelques  centaines  de 
fabliaux  ;  nous  ne  possédons  pas  moins  de  cent  cinquante  farces  ; 

1.  Petit  de  Julleville,  La  Comédie  et  les  mœurs  en  France  au  moyen  âge, 
1886,  p.  55. 


—  429  — 

si  la  farce  n'était  qu'un  fabliau  métamorphosé,  quarante  ou  cin- 
quante farces  reproduiraient  sous  la  forme  dialoguée  le  récit 
d'autant  de  fabliaux.  Or  il  n'en  est  pas  du  tout  ainsi.  Les  rappro- 
chements de  sujets  sont  très  rares  d'un  genre  à  l'autre,  et  ces 
quelques  rapprochements  n'empêcheront  pas  qu'on  puisse  affir- 
mer que,  si  la  farce  hérite  de  l'esprit  narquois  et  de  l'humeur 
libre  du  fabliau,  elle  est  néanmoins  tout  à  fait  indépendante  et 
dispose  d'un  fonds  comique  en  grande  partie  original  et  propre 
à  elle.  » 

Ajoutons  que,  pour  vérifier  l'hypothèse,  il  faudrait  qu'on  pût 
saisir  quelque  trace  de  cet  avatar,  qu'on  pût  voir,  en  quelque 
fabliau  dialogué,  les  personnages  s'animer,  prendre  une  figure  et 
une  voix.  Il  faudrait  retrouver,  dans  l'œuvre  d'un  même  poète 
ou  de  deux  poètes  contemporains,  à  la  fois  des  fabliaux  et  des 
farces.  Rien  de  tel.  Non  seulement  il  n'y  a  pas  coexistence  des 
deux  genres,  mais  il  n'y  a  pas  succession  immédiate.  Il  est  exa- 
géré de  dire  :  «  le  xiii^  et  le  xiv^  siècle  appartiennent  aux  fabliaux  ; 
le  xv*^  et  le  xvi^  aux  farces.  »  Ainsi  qu'on  l'a  vu,  si  l'on  excepte 
les  vingt  ou  trente  premières  années,  le  xiv^  siècle  ne  connaît 
plus  les  fabliaux.  Il  se  produit,  en  fait,  entre  les  deux  genres, 
une  solution  de  continuité,  une  brusque  rupture.  Pendant  soixante 
ans  au  moins,  nous  ne  rencontrons  dans  notre  histoire  littéraire 
ni  un  fabliau,  ni  une  farce.  Quand  le  goût  des  spectacles 
comiques  se  développa  au  xv^  siècle,  les  fabliaux  étaient  depuis 
longtemps  oubliés  ;  mais  les  contes  bruts  que  les  jongleurs 
avaient  pour  un  temps  élevés  à  la  dignité  d'œuvres  littéraires 
n'avaient  pas  cessé  de  vivre.  Les  auteurs  comiques  du  xv*^  siècle 
firent  exactement  comme  deux  cents  ans  auparavant  avaient  fait 
les  jongleurs  et  comme  font  aujourd'hui  les  folk-loristes,  M.  Luzel 
ou  M.  Sébillot  :  ils  se  baissèrent  vers  la  tradition  orale.  Ils  y 
retrouvèrent  ces  anciennes  médailles,  non  effacées,  les  contes 
populaires,  qui  circulaient,  circulent  et  circuleront  indéfiniment 
dans  le  peuple.  Ainsi  le  genre  littéraire  des  fabliaux  n'a  pas  pro- 
vigné  cet  autre  genre  littéraire,  la  farce.  Le  grand  torrent  des 
contes  populaires  continue  de  couler  à  travers  les  siècles  :  à  deux 
cents  ans  de  distance,  les  jongleurs  et  les  clercs  de  la  Basoche 
en  ont  détourné,  sans  l'appauvrir,  deux  minces  ruisseaux  :  les 
fabliaux,  les  farces. 


—  430  — 

Il  n'y  a  donc  pas  transformation,  il  n'y  a  pas  non  plus  épuise- 
ment du  genre  :  la  matière  des  fabliaux  est  inusable,  aussi  bril- 
lante aujourd'hui  qu'aux  premiers  jours  ;  les  derniers  de  nos 
poèmes,  ceux  de  Jean  de  Gondé,  sont  aussi  plaisants  que  les 
plus  anciens.  Il  y  a  disparition  soudaine  et  complète. 

Rappeler  les  dures  souffrances  qui  affligent  les  classes 
moyennes  au  cours  du  malheureux  xiv^  siècle  ou  bien  les  grands 
mouvements  religieux  populaires  qui  l'agitent,  toutes  conditions 
peu  favorables  à  l'éclosion  des  gauloiseries,  ce  serait  alléguer 
des  causes  disproportionnées  aux  effets.  A  peine  peut-on  indi- 
quer, sans  trop  insister,  que  l'esprit  politique  est  plus  développé 
chez  les  bourgeois  de  Philippe  le  Bel  qu'au  temps  de  saint  Louis  : 
Renart  le  Contrefait^  cette  encyclopédie  satirique,  remplace  les 
vieux  contes  inoffensifs  de  Renart  ;  les  dits  politiques  ruinent 
les  légers  contes  à  rire  de  l'âge  précédent  ;  en  un  certain  sens, 
malgré  l'apparence  paradoxale  du  mot,  c'est  la  satire  qui  a  tué  le 
fabliau. 

Mais  voici  une  cause  plus  directe,  plus  réelle. 

Qu'on  veuille  bien  prendre  garde  à  ce  fait,  vraiment  considé- 
rable :  à  la  date  où  disparaissent  les  fabliaux  (vers  1320),  ils  ne 
sont  pas  seuls  à  disparaître  :  mais  en  même  temps  meurent  ou 
se  transforment  tous  les  genres  littéraires  du  siècle  précédent. 
Plus  de  chansons  de  geste,  plus  de  poèmes  d'aventures,  plus  de 
romans  rimes  de  îa  Table  Ronde,  mais  de  vastes  compositions 
romanesques  en  prose  ;  plus  de  contes  de  Renart,  mais  de  graves 
dits  moraux  ;  les  anciens  genres  lyriques,  chansons  et  saluts 
d'amour,  jeux-partis,  pastourelles,  ont  vécu;  les  vielles  sont 
muettes  ;  à  la  place,  des  poèmes  d'une  technique  de  plus  en  plus 
compliquée,  destinés  non  plus  au  chant,  mais  à  la  lecture,  vire- 
lais, rondeaux,  ballades,  chants  royaux.  Une  période  distincte  de 
notre  histoire  littéraire  est  vraiment  révolue,  si  bien  que  M.  G. 
Paris  peut  arrêter  à  cette  date  critique,  comme  au  seuil  d'un  âge 
nouveau,  son  Histoire  de  la  littérature  française  au  moyen  âge. 

Ge  qui  se  produit  alors,  on  peut  le  définir  aisément  :  c'est 
l'avènement  de  la  littérature  réfléchie.  Plus  d'auditeurs,  des  lec- 
teurs ;  un  public  non  plus  d'occasion,  mais  stable  ;  une  minorité 
lettrée,  ayant  ses  goûts  propres,  ses  préférences,  diverses  selon 
les  cours.  Le  jongleur  a  vécu  ;  le  poète  naît,  ou  plus  précisément 
l'homme  de  lettres. 


I 


—  431  — 

A  cette  date  s'achève  Y  âge  des  jongleurs,  dont  les  dates 
extrêmes  coïncident  avec  l'éclosion  première  et  la  disparition  des 
fabliaux  ;  à  cette  date  aboutit  un  lent  travail  de  près  de  deux 
siècles,  dont  il  importe  d'expliquer  clairement  le  caractère. 

Comme  tout  peuple  dont  on  peut  atteindre  les  orig-ines  litté- 
raires, la  France  a  connu  une  époque  exclusivement  épique  et 
religieuse  :  époque  primitive,  de  poésie  anonyme,  pojjulaire, 
impersonnelle,  presque  inconsciente,  et  nos  premiers  trouvères 
devaient  fort  ressembler  aux  aèdes  homériques.  Le  poète  n'est 
pas  un  jong-leur  de  profession,  mais  souvent  un  guerrier  ;  c'est 
Taillefer,  c'est  Bertolai,  l'auteur  de  la  chanson  primitive  de  Raoul 
de  Cambrai,  qui  chante  les  combats  que  lui-même  a  combattus. 

((  Toute  la  vie  des  guerriers  est  enveloppée  de  poésie  vivante  ; 
ils  se  sentent  eux-mêmes  des  personnages  épiques  et  ils  entendent 
d'avance,  au  milieu  des  coups  de  lance  et  d'épée,  la  chanson  glo- 
rieuse ou  insultante  qui  sera  faite  sur  eux...  Cette  épopée  n'a  pas 
été  faite  pour  charmer  des  auditeurs  indifférents  ;  elle  est  l'écho 
immédiat  des  sentiments,  des  passions,  des  triomphes,  des  deuils 
de  ceux  qui  la  font  et  l'entendent  ^  »  La  poésie  est  toute  à  tous, 
et  se  confond  avec  la  vie.  —  Or,  nous  sentons  très  nettement  ce 
qui  distingue  Phémios  et  Démodocos  de  Pindare  et  d'Euripide, 
mais  les  intermédiaires  nous  échappent  pour  la  plupart  ;  de 
même,  nous  sentons  fort  bien  ce  qui  distingue  Taillefer  ou  Ber- 
tolai de  Ronsard  ;  mais,  ici,  nous  connaissons  toute  la  série  des 
intermédiaires,  et  ce  sont  précisément  nos  jongleurs  du 
xiii^  siècle. 

L'époque  où  fleurit,  avec  les  fabliaux,  toute  une  série  d'autres 
genres  destinés  à  mourir  en  même  temps  qu'eux,  et  qui  va  de  la 
fin  du  xii*^  siècle  au  commencement  du  xiv^,  peut  se  caractériser 
d'un  mot  :  c'est  la  période  transitoire,  au  cours  de  laquelle 
la  poésie,  de  spontanée  qu'elle  était,  devient  réfléchie.  Epoque 
semi-primitive,  où  la  poésie  n'est  plus  populaire  et  n'est  pas 
encore  individuelle,  âge  intermédiaire,  vraiment  raoyen^  où  l'art 
se  substitue  peu  à  peu  à  l'instinct.  Epoque  de  transition  et  de 
très  lente  transition,  parce  que  d'une  part  nos  pères  ne  furent 
pas  dirigés  par  des  exemples  classiques  et  ne  reçurent  pas  du 

1.  G.  Paris,  Piihl.  de  la  Soc.  des  Ane,  Textes  français,  extr.  du  Journal 
des  Savants,  1 885*6,  p.  45. 


—  432  — 

dehors,  comme  les  Romains  par  exemple,  la  révélation  soudaine 
d'une  poésie  supérieure  ;  parce  que,  d'autre  part,  le  moyen  âge  a, 
de  toutes  façons,  contrarié  le  développement  de  l'individu,  donc 
de  l'artiste. 

En  cette  période  qui  ne  possède  plus  le  pouvoir  de  création 
collective  et  qui  n'a  pas  encore  la  notion  de  l'art,  quel  peut  être 
le  fondement  de  la  poésie  ?  L'amusement.  Elle  est  le  délassement, 
la  récréation  d'une  race  bien  douée.  Elle  n'a  d'autre  source  que 
le  bien-être  matériel,  la  paix  :  c'est  la  courtoisie  et  la  gaieté  fran- 
çaise qui,  sans  culture,  portent  leurs  fruits.  Alors  que  les  jon- 
gleurs, héritiers  déjà  incompris  des  anciens  chanteurs  de  geste, 
des  anciens  «  aèdes  »,  touchent  à  une  époque  où  l'épopée  n'est 
déjà  plus  qu'une  survivance  et  commence  à  dégénérer  en  roman 
de  cape  et  d'épée,  quel  peut  être  leur  rôle  ?  Ils  sont  des  amuseurs. 

De  là,  les  deux  sens  du  nom  de  jongleur  :  poète  et  bouffon. 
Ils  n'ont  pas  encore  pris  conscience  de  leurs  prochaines  et  hautes 
destinées.  «  Il  n'y  a  pas  ici-bas,  dit  Pierre  le  Chantre,  une  seule 
classe  d'hommes  qui  ne  soit  de  quelque  utilité  sociale,  excepté 
les  jongleurs,  qui  ne  servent  à  rien,  ne  répondent  à  aucun  des 
besoins  terrestres,  et  qui  sont  une  véritable  monstruosité  ^  » 
Quel  jongleur  aurait  su  protester  contre  ce  jugement?  lequel 
aurait  pu  répondre  à  cette  question  :  «  à  qui  sert  un  poète  ?  »  La 
société  de  leur  temps  leur  fît  une  place  restreinte  et  sacrifiée  ; 
mais  eux-mêmes,  dans  leurs  œuvres,  se  font  une  place  moindre 
encore.  Leur  moi  n'y  apparaît  pas  ;  ils  ne  conçoivent  pas  une 
poésie  où  s'exprimerait  leur  âme  individuelle.  Pas  de  propriété 
littéraire,  c'est-à-dire  que  chaque  thème,  lyrique,  épique  ou 
romanesque,  est  commun  à  tous ,  meuble ,  indéfiniment  rema- 
niable et  transmissible '^  ;  pas  de  stylistes,  c'est-à-dire  que,  sur 
la  langue,  cette  matière  plastique,  nul  n'imprime  la  marque  per- 

1.  «  Nullum  genus  hominum  est  in  quo  non  inveniatur  aliquis  utilis  usus 
contra  nécessitâtes  humanas,  praeter  hoc  genus  hominum,  quod  est  mons- 
trum,  nulla  virlute  rederaptum  a  vitiis,  necessitatis  humanae  nuUi  usui 
aptum.  »  (Cité  parL.  Gautier,  Epopées  françaises,  II,  203.) 

2.  De  là  vient  de  nos  jours  la  surprise  de  tout  lettré  qui,  versé  dans  la 
connaissance  des  siècles  classiques,  aborde  pour  la  première  fois  la  lecture 
de  nos  travaux  de  critique  littéraire  sur  les  œuvres  du  moyen  âge.  Il  n'y 
trouve  étudiés  que  les  sources  des  légendes,  leurs  difTérents  états  successifs, 
leurs  remaniements.  De  l'organisation  spéciale  du  poète,  de  ses  mérites  ori- 
ginaux, de  son  influence,  nulles  nouvelles,  et  pour  cause. 


—  433  — 

sonnelle  et  volontaire  de  l'ouvrier  ^  ;  pas  d'écoles  poétiques,  c'est- 
à-dire  nul  groupement  d'esprits  autour  d'un  esprit  créateur,  nulle 
maîtrise  d'un  génie  souverain.  Pas  de  biographies  de  poètes  ; 
aucun  souci  de  la  gloire  personnelle  ;  nulle  trace  de  ce  gran  disio 
delV  eccellenza,  dont  bientôt,  sous  un  autre  ciel,  Dante  sera  tour- 
menté. 

On  ne  leur  demande  que  d'être  des  amuseurs,  et  ils  ne  sont 
rien  de  plus.  La  littérature  n'est  encore  qu'un  jeu  pour  les  réu- 
nions mondaines,  un  passe-temps  pris  en  commun,  et  selon  les 
mondes,  soit  une  littérature  de  salon  :  c'est  la  poésie  courtoise; 
soit  une  littérature  de  bons  dîners  :  ce  sont  les  fabliaux  -. 

Pourquoi  les  fabliaux?  Pour  s'irriter,  se  venger?  Non,  point 
de  haines  vigoureuses.  Ce  sont  des  caricatures  plaisantes,  pour 
rire. 

Pourquoi  les  romans  de  la  Table  Ronde?  C'est  l'imagination 
qui  s'amuse  à  plaisir.  Les  jongleurs  s'emparent  des  profondes 
légendes  bretonnes,  les  travestissent  à  la  mode  du  jour,  les 
recouvrent  d'un  brillant  et  banal  manteau  de  cour.  Ne  croyez 
pas  que  leurs  héros  soient  des  symboles  incarnés  ;  il  en  est  des 
légendes  de  la  Table  Ronde  et  du  Saint  Graal,  comme  des 
m}' stères  de  la  franc-maçonnerie  ;  c'est  une  draperie  prestigieuse 
qui  est  censée  cacher  le  Saint  des  Saints  ;  mais  ne  soulevez  pas 
le  voile  :  il  n'y  a  rien  derrière.  C'est  la  folle  du  logis  qui  vaga- 
bonde, comme  les  chevaliers  errants,  à  V aventure. 

1.  On  dit  d'ordinaire  que  la  faute  en  est  à  la  langue,  qui  n'était  pas  encore 
sufïîsanament  formée,  fixée.  Mais  la  langue  était  au  xiii^  siècle  parfaitement 
organisée,  harmonieuse  plus  qu'aujourd'hui,  non  alourdie  par  les  sons 
nasaux,  chantante  et  sonore  comme  le  provençal  ou  l'italien.  Ce  n'est  pas 
l'instrument  qui  manque  aux  ouvriers;  ce  sont  les  ouvriers  qui  manquent.  Le 
style  est  œuvre  de  volonté  et  d'individualité.  Qu'est-ce  que  l'histoire  d'une 
langue,  sinon  l'histoire  des  révolutions  volontaires,  «  des  coups  d'état  »  que 
quelques  hommes,  Ronsard,  Pascal,  Racine,  Victor  Hugo,  ont  tentés  sur 
elle  ? 

2.  On  est  étonné  souvent  de  la  place  toute  petite  que  les  lettres  tiennent 
dans  les  préoccupations  des  hommes  d'alors  :  voyez  saint  Louis,  le  grand 
artisan  de  la  Sainte  Chapelle.  Je  ne  connais  que  deux  textes  qui  nous  ren- 
seignent sur  ses  goûts  poétiques  :  celui  où  il  nous  est  dit  qu'il  faisait  aux 
convenances  mondaines  ce  grand  sacrifice,  quand,  à  quelque  festin,  les  jon- 
gleurs avait  été  introduits,  d'attendre,  pour  dire  ses  grâces,  qu'ils  eussent 
fini  de  chanter;  l'autre,  où  il  condamne  un  de  ses  chevaliers,  surpris  par  lui 
en  train  de  fredonner  un  poème  lyrique,  à  ne  chanter  plus  que  chuis  sa  cha- 
pelle des  hymnes  pieuses  :  car  le  roi  n'aimait  pas  la  «  vanité  des  chanson- 
nettes ». 

Bédier.  —  Les  Fabliaux.  28 


_  434  — 

On  comprend  dès  lors  que  ces  genres ,  si  divers  d'aspect, 
romans  de  la  Table  Ronde  et  fabliaux,  aient  pu  coexister,  car 
ils  ne  satisfont  l'un  et  l'autre,  par  des  moyens  divers,  qu'à  un 
même  et  unique  besoin  :  l'amusement.  Qu'ils  aient  plu  aux 
mêmes  hommes,  ce  n'est  plus  qu'un  fait  historique  curieux,  qui 
nous  prouve  une  sorte  de  parenté  entre  le  monde  des  chevaliers, 
plus  grossier  qu'on  ne  le  soupçonnerait  sous  son  élégance  super- 
ficielle, et  le  monde  des  bourgeois,  plus  affiné  qu'il  ne  semble- 
rait, sous  sa  grossièreté  foncière  ;  ce  n'est  qu'un  fait  de  détail, 
qui  peut  s'expliquer  ;  car,  malgré  la  division  des  classes  féo- 
dales, notre  race  est  une.  Quand  un  jongleur,  admis  ou  toléré 
par  tous  à  la  faveur  d'une  condescendance  faite  de  bonne  humeur 
et  de  mépris,  chante  soit  dans  une  haute  cour,  soit  au  perron  de 
VEndit  à  Saint-Denis,  soit  dans  un  repas  de  corps  de  métier, 
soit  dans  un  festin  de  tournoi,  on  accepte  de  lui,  indifTéremment, 
fabliaux  et  légendes  chevaleresques  ;  qu'il  amuse,  peu  importe 
la  manière  :  toute  poésie  n'est  alors  qu'  a  une  risée  et  un  gabet  ». 

Mais,  en  même  temps,  s'accomplit  obscurément  une  sorte 
d'évolution  qui  s'achève  au  début  du  xiv^  siècle.  Lentement, 
presque  inconsciemment,  les  jongleurs  s'essayent  à  la  littérature 
réfléchie. 

Ce  n'est  pas  impunément  que,  pendant  tout  le  cours  du 
xiii*^  siècle,  ils  ont  exercé  les  qualités  primesautières  de  notre 
race  :  dans  les  fabliaux,  le  don  d'observation  juste  et  fine  ;  dans 
les  romans  d'aventure,  la  puissance  d'imagination,  d'une  grande 
hardiesse  et  pourtant  sûre  d'elle-même,  mesurée  jusque  dans  le 
fantastique.  Ils  se  sont  accoutumés  à  faire  vivre  leurs  héros  d'une 
vie  plus  vraie.  Certes,  longtemps  impuissants  à  peindre  un  carac- 
tère individuel,  ils  ont  dû  se  contenter  d'une  psychologie  rudi- 
mentaire,  procédant  «  par  grands  partis-pris  »,  comme  dans  les 
vieilles  chansons  de  geste  ;  longtemps  ils  ont  dû,  pour  distinguer 
un  sentiment  d'un  autre,  recourir  à  l'allégorie,  de  même  que  les 
statuaires,  pour  distinguer  un  saint  d'un  autre,  recouraient  aux 
symboles  et  aux  attributs  ;  longtemps,  ils  n'ont  vu  que  le  type, 
leur  conception  abstraite  et  les  procédés  traditionnels  ou  logiques 
qui  pouvaient  servir  à  exprimer  ce  type.  Mais  peu  à  peu,  pour 
avoir  rimé  tant  de  poèmes  lyriques,  ils  se  sont  exercé:^  à  regar- 
der en  eux-mêmes,  à  démêler  leur  propre  originalité  ;  pour  s'être 
si  longtemps  plies  aux  contraintes  de  la  rythmique  provençale, 


—  435  — 

ils  ont  acquis  la  première  notion  de  ce  que  la  forme  ajoute  à  la 
matière;  pour  avoir  si  souvent,  dans  les  poèmes  chevaleresques, 
décrit  les  conflits  intimes  du  cœur,  ils  ont  appris  à  discerner 
plus  finement  les  nuances  des  sentiments  ;  pour  avoir,  en  tant  de 
fabliaux,  peint  les  mœurs  de  la  vie  réelle,  ils  se  sont  accoutumés 
à  l'observation  directe  ;  ils  ont  pris  intérêt  au  concret,  c'est-à-dire 
à  la  nature. 

Alors,  au  début  du  xiv^  siècle,  l'éducation  du  public  s'étant 
faite  en  même  temps  que  la  leur,  public  et  poètes  se  trouvent 
plus  proches  de  la  littérature  réfléchie.  Les  humbles  jongleurs 
de  la  veille  passent  assez  brusquement  à  l'extrême  opposé,  aux 
pires  vanités  des  gens  de  lettres  :  aux  Rutebeuf  et  aux  Adam  de 
la  Halle  succèdent  les  Guillaume  de  Machaut  et  les  Eustache 
Deschamps.  Les  genres  qu'ils  développent  de  préférence  sont 
ceux  qui  mettent  le  mieux  en  relief  l'originalité  de  l'écrivain  ;  ils 
se  complaisent  aux  poèmes  de  facture  savante,  aux  artifices  des 
rimes  riches  et  des  rythmes  compliqués  ;  ils  enrichissent  et 
alourdissent  la  langue  par  un  afflux  de  mots  latins,  à  peine  fran- 
cisés ;  ils  ne  daignent  plus  rimer  de  fabliaux  :  pour  que  l'esprit 
gaulois  reprenne  ses  droits  (avec  usure),  il  faudra  attendre 
Marot  ;  mais,  dans  la  conscience  toute  nouvelle  de  leur  dignité 
de  poètes,  ils  recherchent  les  graves  sujets  historiques,  les  pro- 
blèmes moraux,  les  hautes  discussions  politiques.  Si  la  Renais- 
sance fut  si  lente  à  venir,  s'il  nous  faut  attendre  encore  pendant 
deux  siècles  le  souffle  du  génie  antique  et  du  génie  italien,  c'est 
au  malheur  des  temps  qu'il  faut  l'attribuer,  aux  grandes  misères 
du  xiv^  et  du  xv*^  siècle,  et  surtout  à  l'influence  néfaste  du  goût 
flamand  et  de  la  cour  de  Bourgogne.  Mais  déjà,  au  début  du 
xiv^  siècle,  la  notion  d'art  est  née,  grâce  au  lent  effort  de  nos  jon- 
gleurs, les  modestes  rimeurs  de  chansons  de  geste,  les  humbles 
conteurs  de  fabliaux. 


—  436  — 


APPENDICE    I 


LISTE  ALPHABETIQUE  DE  TOUS  LES  POÈMES  QUE  NOUS 
CONSIDÉRONS  GOMME  DES  FABLIAUX 


Cette  liste  renvoie  à  l'édition  de  MM.  de  Montaiglon  et  Ray- 
naud.  Elle  indique,  quand  il  nous  a  été  possible  de  la  détermi- 
ner, la  province  d'origine  de  chaque  conte. 

Ces  localisations  se  fondent  tantôt  sur  des  indications  géo- 
graphiques précises,  que  nous  notons  auprès  du  titre  du  fabliau; 
tantôt  sur  le  fait  que  la  patrie  de  l'auteur  nous  est  connue  ;  tan- 
tôt, enfin,  sur  l'étude  linguistique  d'un  certain  nombre  de 
fabliaux.  Nous  n'avons  pas  la  place  nécessaire  pour  énumérer  les 
rimes  et  discuter  les  faits  dialectaux  qui  ont,  ici  et  là,  entraîné 
notre  conviction.  Toutes  les  fois  que  les  résultats  de  notre 
recherche  sont  douteux  et  contestables,  nous  marquons  d'un 
astérisque  le  nom  de  la  province  qui  nous  a  paru  être  la  patrie  du 
poète.  Un  grand  nombre  de  fabliaux  restent  non  localisés,  soit 
que  nous  ayons  négligé  d'en  étudier  la  langue ,  soit  que  cette 
recherche,  tentée  par  nous,  n'ait  pas  abouti. 

TITRES    DES    FABLIAUX  PROVINCES    DORIGIXE 

1.  Aloiil,l,  24 Picardie. 

2.  L'Ame  au  Vilain,  III,  68,  par  Rutebeuf Ile  de  France. 

3.  L'Anneau  magique...,  III,  60,  par  Haiseaii  (v.  ce 

nom,  append.  III) Normandie. 

4.  Anglais  [les  deux)  et  Vanel,  II,  46 

b.  Aristote  {Lai  f/'),  V,  137,  par  Henri  d'Andeli Ile  de  France. 

6.  Auberée,  V,   110  (Saint-Corneile  de  Compiègne, 

comté  de  Clermont) Ile  de  France. 

7.  Aveugles   {les    trois)   de  Compiègne,    I,    4    (Com- 

piègne, Senlis,  v.  12,  20,  62,  307) Ile  de  France. 

8.  Barat   et  Ilaimet,     IV,    97,    par  Jean    Bedel   (v. 

append.  III) Artois. 

0,  Bcrengier,  III,  86,  par  Guerin 

10.  Berengier,  IV,  93 

1 1 .  Boivin  de  Provins,  V,  1 16 Champagne. 


—  437  — 

42.  Bossus   {les   trois)    ménestrels,  I,   2,    par    Durand 
(Douai,  V.  8) 

13.  Le  Boucher  d'Abbeville,    III,    84,    par   Eustache 

d'Amiens  (Oisemont,  Bailleul,  Saint-Acheul)  . .     Ponthieu. 

14.  La  Bourgeoise  cF Orléans,  I,  8 Normandie. 

15.  La  Bourse  pleine  de  sens,  III,  67,  par  Jean  le  Galois 

d'Aubepierre  (Decize,  v.  38) Nivernais. 

16.  Les   Braies    au    cordelier,    III,    88.    (L'action    se 

déroule  à  Orléans  et  sur  la  route  de  Meung) ....     Orléanais. 

17.  Les  Braies  au  prestre,  VI,  155,  par  Jean  de  Condé 

(v.  chap.  XIV) Flandre. 

18.  Brifaut,  IV,  103  (Arras,  Abbeville,  v.  3) Picardie  ou  Artois. 

19.  Brunain,  I,  10 

20-21.  Celui  qui  bouta  la  pierre,  IV,  102,  et  VI,  152. . 

22.  Ce  qui  fut  fait  à  la  bêche  (Barbazan-Méon,  t.  IV, 

p.  194) 

23.  Les  deux  Changeurs,  I,  23 *Normandie. 

24.  Chanoinesses  [les   trois)   de  Cologne,  III,   72,   par 

Watriquet  Brassenel  de  Couvin  (Mons,    Mou- 
tier-sur-Sambre,  Nivelle,  Maubeuge) Hainaut. 

25.  Chariot  le  Juif,  III,  83,  par  Rutebeuf Ile  de  France. 

26.  Les  Chevaliers,  les  clercs  et  les  vilains  (Barbazan- 

Méon,  III,  28) 

27.  Chevaliers   [les    trois)   et   le  chainse,    III,   71,   par 

Jacques  de  Baisieux *Flandre. 

28.  Le  Chevalier  à  la  corbeille,  II,  47 Angleterre. 

29.  Le  Chevalier  à  la  robe  vermeille,  III,   57  (comté 

de  Dammartin,  Senlis) Ile  de  France. 

30.  Le  Chevalier  qui  faisait  parler  les  muets,  VI,   147, 

par  Garin 

31.  Variante  du  précédent,  VI,  153 Angleterre. 

32.  Le  chevalier  qui  fist  sa  femme  confesse,  I,  16.  «  En 

Bessin,  près  de  Vire.  »  (v.  1,  286.) Normandie. 

33.  Le  Chevalier  qui  recouvra  Vamour  de  sa  dame,  VI, 

151,  par  Pierre  d'Amfol 

34.  Le  Chevalier,  sa  dame  et  un  clerc,  II,  50 Angleterre. 

35.  Les  deux  Chevaux,  I,  13,  par  Jean  Bedel  (Amiens, 

Longueau,  Saint-Acheul) Artois. 

36.  Le  Pauvre  clerc,  V,  132 . 

37.  Le  Clerc  derrière  Vescrin,  V,    91,   par    Jean  de 

Condé Flandre. 

38.  Connebert  (V,  138)   par   Gautier  (voy.  ci-dessous 

le  Prêtre  teint) Orléanais. 

39.  Constant  du  Hamel,  IV,  106 

40.  Le    Convoiteux    et    V envieux   (V,    135),    par  Jean 

Bedel Artois. 

41.  Conte,  III,  58 

42.  Le  Cuvier,  I,  9  (Provins,  v.  22) 

43.  Les  trois  Dames  de  Paris,  III,  73,  par  Jean  Watri- 

quet Brassenel Hainaut. 

44.  La  Dame  qui  fist  Jmttre  son  mari,  IV,  100 * . 


—  438  — 

45.  La  Dame  qui  fisl  son  mari  entendant  qu'il  sonjoit, 

V,  124,  par  Garin 

46.  La  Dame  qui  fist  trois  tors  entor  le  mostier,  III, 

79,  par  Rutebeuf Ile  de  France. 

47.  Dames  [les  trois)  qui  troverent  Vanel,  I,  5 

48.  Variante  du  précédent^  VI,  138,  par  Haiseau Normandie. 

49.  La  Dame  qui  se  tengea  du  chevalier^  VI,  140 

50.  Les  trois  Dames  qui   troverent...,  V,  112,  Saint- 

Michel  

51 .  Variante  du  précédent,  IV,  99 Angleterre. 

52.  La  Dame  qui  aveine  demandait  pour  Morel,  I,  29. 

53.  La  Damoiselle  qui  n'ot  parler...,  V,  III 

54.  La  Damoiselle  qui  ne  pooit  oïr...,  III,  65 

55.  La  Damoiselle  qui  sonjoit,  IV,  133 Ile  de  France. 

56.  L'Enfant  de  neige,  I,  14 *Picardie. 

57.  L'Ecureuil,  V,  121,  Rouen 

58.  U Espervier  [lai  de),  V,  115,  cf.  G.  Paris,  jRoma/ii'a, 

VII,  2 Ile  de  France. 

59.  Estormi,  I,  19,  par  Huon  Piaucele Picardie. 

60.  Estula,  IV,  96 

61 .  VEvesque  qui  benëi,  III,  77 

62.  La  Femme  qui  cunquie  son  baron  (publié  ci-des- 

sus, page  344) 

63.  La  Femme  au  tombeau...,  III,  70 

64.  La  Femme  qui  servoit  cent  chevaliers,  I,  26 

65.  La  Fèvre  de  Ci'eeil,  I,  21,  Creeil *Picardie. 

66.  L'amoureux  à  louage,  I,  28 Picardie. 

67.  Frère  Denise,  III,  87,  par  Rutebeuf Ile  de  France. 

68.  La  Folle  largesse,  VI,  146,  par  Philippe  de  Rémi, 

seigneur  de  Beaumanoir Ile  de  France. 

69.  La  Gageure,  II,  48 Angleterre. 

70.  Gauteron  et  Marion,  III,  59 

71.  Guillaume  au  faucon,  II,  35 

72.  Gombert  et  les  deux  clercs,  I,  22,  par  Jean  Bedel.  Artois. 

73.  La  Grue,  V,  126,  par  Garin  (v.  append.  III) *Artois. 

74.  La  Housse  partie,  I,  5,  par  Bernier *Ile  de  France. 

75.  Variante  du  précédent,  II,  30 

76.  Jouglet,  IV,  98,  par  Colin  Malet  (pays  de  Carem- 

bant  ) Artois. 

77.  Le  Jugement,  V,  122 

78.  Le  Maignien,  V,  130 

79.  La  Maie  dame,  VI,  149 

80.  La  Maie  honte,  IV,  90,  par  Guillaume 

81.  La  Maie  honte,  V,  120,  par  Huon  de  Cambrai  (v. 

append.  III) Cambrésis. 

82.  Le  Maniel  mautaillié,  III,  55 

83.  Le  Pauvre  mercier,  II,  36 

84.  Les  Trois  meschines,  III,  64 . 

85.  Le  Meunier  d'Arleux,    II,    27,    par    Enguerrand 

d'Oisi Cambrésis. 

86.  Le  Meunier  et  les  deux  clercs,  V,  119 


—  439  — 

87.  La  Nonnette,  VI,  157,  par  Jean  de  Condé Flandre. 

88.  L'Oie  au  chapelain,  VI,  143,  Rivière  de  Sèvre  (?) 

V.  4 

89.  Le  Pêcheur  de  Pont-sui^-Seine,  III,  63,  Pont-le- 

Roi  (Aube) *Champagne. 

90.  Le  dit  des  Perdrix,  I,  17 ^Picardie. 

91.  La  Plenté,    III,    75.  L'action  se    passe   en   Syrie 

et  en  1191  (v.  3)  sous  le  roi  Henri  de  Cham- 
pagne, -j-  1 197 *Syrie  ? 

92.  Le  Pliçon,  VI,  156,  par  Jean  de  Condé Flandre. 

93.  Le  Porcelet,  IV,  101 

94.  Le  Pré  tondu,  V,  104 

95.  Le  Prêtre  et  Alison,  II,  31,  par  Guillaume  le  Nor- 

mand       Normandie  ou  An- 
gleterre. 

96.  Le   Prêtre   et    le    chevalier,    II,    34,    par    Milon 

d'Amiens Picardie. 

97.  Le  Prêtre  crucifié,  I,  18 *Ile  de  France. 

98.  Le  Prêtre  et  la  dame,  II,  51 

99.  Le  Prêtre  au  lardier,  II,  32 

100.  Le  Prêtre  et  le  loup,  VI,  145,  en  Chartein  (pays  de 

Chartres) ♦ .    . 

101.  Le  Prêtre  et  le  mouton,  VI,  144,  par  Haiseau Normandie. 

102.  Le  Prêtre  qui  abevete,  III,  61,  par  Gariii 

103.  Le  Prêtre  qui  dit  la  Passion,  V,  118 

104-105.  Le  Prêtre  qui  mangea  les  mûres  IV,  62,  V,  113. 

106.  Le  Prestre  qui  eut  mère  a  force,  V,  125 !  . 

107.  Le  Prestre  quon  porte,  IV,  89 Picardie. 

108.  Le  Prêtre  et  les  deux  rihauds,  III,  62,  Troyes 

109.  Le  Prêtre  teint,  VI,  132  (Orléans,  v.  5,  ss) Orléanais. 

110.  Les  quatre  Prêtres,  VI,  142,  par  Haiseau Normandie. 

111.  Le  Provost  a  faumusse,  1 ,  7 

112.  Le  Prudhomme  qui  rescolt  son  compère  de  noiier, 

I,  27 

113.  La  Pucelle  qui  abreuva  le  poulain,  IV,  107 *Picardie. 

114.  La  Pucelle  qui  voulait  voler  en  l'air,  IV,  108 

115.  Les  Lecheors,  III,  76 

116.  Richeut  (Méon,  Nouveau  recueil,  I,  p.  38-79) 

117.  Le  Roi  d' Angleterre  et  le  jongleur  d'Ely,  II,  52  . . 

118.  119,  120.  Le  Sacristain,  V,  123;  V,  136;  VI,  150 

bis 

121.  Quatrième  version  du  précédent  (VI,  150)  par  Jean 

le  Chapelain Normandie. 

1 22.  La  Saineresse,  I,  25 

123.  Saint  Pierre  et  le  jongleur,  V,  117 

124.  Le  Sentier  battu,  III,  85,  par  Jean  de  Condé 

125.  Le  Souhait  desvé,  V,  131,  par  Jean  Bedel Artois. 

126.  Les  quatre  Souhaits  saint  Martin,  V,  133 

127.  Sire  Hain  et  dame  Anieuse,  I,  6,  'par  Huon  Piau- 

cele Picardie. 

128.  La  Sorisefte  des  estopes,  IV,  105 


—  UO  — 

129.  Le  Sot  chevalier^  I,  20 Picardie. 

130.  Le  Testament  de  Vâne,  III,  82,  par  Rutebeuf Ile  de  France. 

131.  Les  Tresses^  IV,  94 

132.  TriibeiH,  Méon  [Nouv.  recueil,  t.  I) 

133.  Le  Vair  Palefroi,  I,  3,  par  Huon  le  Roi  (v.  appen- 

dice III) Picardie. 

134.  Le  Valet  aux  douze  femmes,  III,  78 

135.  Le   Valet  qui  d'aise  a  malaise  se  met,   II,  44.  V. 

Foerster,  Jahrhuch,\lSi,  F.,  I,  304 Picardie. 

136.  La  Vessie  au  prestre,  III,  59,  par  Jacques  de  Bai- 

sieux  (v.  chap.  XII) Flandre. 

137.  La  Veuve,  V,  49,  par  Gautier  le  Long Picardie. 

138.  La  Vieille  qui  oint  la  palme  au  chevalier,  V,  127.. 

139.  La  Vieillette  ou  la  vieille  truande,  V,   129 

140.  Le  Vilain,  VI,  148 

141.  Le  Vilain  asnier,  V,  114 

142.  Le  Vilain  au  buffet,  III,  80 

143.  Le  Vilain  de  Bailleul,  IV,  104,  par  Jean  Bedel....     Artois. 

144.  Le  Vilain  de  Farhu,  IV,  95,  par  Jean  Bedel Artois. 

1 45.  Le  Vilain  mire,  III,  74 # 

146.  Le  Vilain  qui  conquist  Paradis,  III,  81 

147.  Fragment  de  Foers^r,  dan  Loussiet  par  «  le  maire 

du  Hamiel  »,  Jahrhuch,  N.  F.,  I,  p.  296 Picardie. 

Résumé  statistique. 

Nous  avons  donc  conservé  147  fabliaux.  A  l'édition  de  MM.  A.  de 
Montaiglon  et  G.  Raynaud,  nous  ajoutons  six  contes,  les  n°^  22, 
26,  62,  H 6,  132,  147  de  la  liste  ci-dessus.  Nous  en  supprimons 
seize  pièces,  savoir  :  deux  dits  dialogues  (I,  1,  II,  53);  une  chan- 
son (I,  11),  deux  contes  dévots  ÇL,  45,  VI,  i H),  une  patenosfre 
(II,  42),  un  débat  (II,  39),  neuï  dits  moraux  ou  satiriques  (I,  12, 
II,  37,  38,  40,  41,  43,  54,  III,  56,  66)  i. 

Les  fabliaux  sont  répartis  dans  32  manuscrits. 

Cinq  d'entre  eux  nous  offrent  de  véritables  collections.  Ce 
sont  les  mss.  : 

B.  N.,  837  qui  renferme 62  Copies  de  Fabliaux 

Berne,  354 41  — 

Berlin,  Ilamilton,  257 30  — 

B  N.,  1593 24  — 

B.  N.,19.152 26  — 


1.  Il  convient  encore  d'ajouter  un  frîigment  de  fabliau,  signalé  par  M.  E. 
Rillor  pt  publié  par  MM.  de  Montaiglon  et  Raynaud,  t.  IV,  p.  154.  On 
pourrait  l'iiilitulor  :  Les  trois  nonnes  à  l  anneau.  Il  ne  parait  avoir  que  le 
cadre  de  commun  avec  le  fabliau  des  Trois  clames  qui  trous'èrent  l<anneau. 


—  i41  — 

Les  autres  nous  fournissent  quelques  fabliaux 
seulement.  Ce  sont  : 

B.  N.,  12.603 11  Copies  de  Fabliaux 

B.  N.,  2.168,  1.635,  25.545,  chacun  6  copies 18  — 

B.  N.,  1.553 5  — 

British  Muséum,  ms.  Harl.  2.253;  —  B.  N.,  2.173;  — 

chacun  4 8  — 

B.   N.,   nouv.   acq.,   H04;  —  Ars.,    B.  L.  F.,  318;  — 

Turin,  L.  V,  32;  —  Rome,  B.  Casan.,  —  chacun  3.. .     12  — 

Pavie,  130E5 2  — 

B.  N.,  344,  375,  1.446,  1.588,  7.218,  12.483;  —  Brit. 

Muséum,  ms.  add.  10.289,  —  Ars.,  B.  L.  F.,  317,  — 

Ars.,  3.524, —  Ars.,  B.  L.  F.,  60;  —  Cambridge,  C. 

G.  C,  50;  —  Oxford,  Bodl.,  Digby,   86,  —  Turin,  fr. 

36,  —  Genève,  179  his,  —  fragm.  de  la  B.  de  Troyes, 

chacun  1  copie 15 

Soit,  au  total 254  copies. 


—  442  — 


APPENDICE    II 


NOTES    COMPARATIVES    SUR    LES    FARLÏAUX 

Je  réunis  ici  d'assez  nombreuses  références  à  des  conteurs 
lettrés  ou  populaires  qui  ont  traité  les  mêmes  sujets  que  nos 
jong-leurs.  Il  eût  été  facile  d'allonger  ces  listes,  en  citant  de 
seconde  main  ;  mais  j'ai  trop  perdu  de  temps,  sur  la  foi  d'indica- 
tions inexactes,  à  rechercher  des  livres  rares  et  à  les  dépouiller 
vainement,  pour  ne  pas  tâcher  d'épargner  à  ceux  qui  voudraient 
se  servir  des  présentes  notes  les  mêmes  déceptions.  Je  ne  rap- 
porte donc  ici  que  les  parallèles  que  j'ai  trouvés  ou  vérifiés  moi- 
même.  Dans  les  cas  contraires,  qui  sont  assez  rares,  j'ai  marqué 
d'un  astérisque  les  ouvrages  que  je  citais  sur  la  foi  d'autrui. 

A.  L'Ame  au  vilain  (MR,  III,  68).  —  Comparez  la  Farce  du 
Munyer,  par  André  de  La  Vigne,  p.  p.  Fr.  Michel,  Poésies 
gothiques  françaises^  1831,  et  par  le  bibliophile  Jacob,  Recueil 
de  farces,  soties  et  moralités,  1859. 

B.  L'Anneau  (III,  60).  —  Comparez  Nicolas  de  Troyes,  le  Gra/ic/ 
Parangon  des  nouvelles  nouvelles,  n°  39.  —  La  Reine  de  Candie, 
dans  les  Contes  nouveaux  et  plaisans,  par  une  société,  Amster- 
dam, 1770,  2°  partie,  p.  47.  —  La  Bague  enchantée  dans  les  Co^/e.^ 
en  vers  et  quelques  pièces  fugitives  [par  M.  BretinJ,  Paris, 
an  V  de  la  République,  p.  66  —  Trois  contes  picards  dans 
les  KpuTCTaoïa,  Heilbronn,  chez  Henninger,  t.  I,  n*^  3.  —  Dans 
la  même  collection  des  Kpj-Tacia,  voyez  les  contes  russes,  t.  I, 
n^  XXXII  ;  cf.  les  notes,  t.  IV,  p.  202,  où  divers  rapproche- 
ments sont  indiqués.  Sur  ces  talismans  bizarres,  anneaux  qui 
font  éternuer,  figues  qui  font  pousser  des  cornes,  etc..  v.  les 
notes  de  V.  Imbriani,  Conti pomiglianesi...  Naples,  1876,  p.  89,  ss. 

C.  Les  deux  Anglais  et  l'Anel  (II,  46).  —  Je  n'ai  retrouvé 
nulle  part  cette  insignifiante  historiette.  Sur  le  baragouin  anglais, 


—  443  — 

comparez  toute  une  série  de  textes,  dont  voici  quelques-uns  : 
la  Paix  aux  Anglais  (Jongl.  et  Trouvères,  p.  170.  Cf.  Hist. 
Litt.,  XXIII,  349);  la  Charte  aux  Anglais,  cf.  Romania,  XIV, 
p.  279  ;  Renart  déguisé  en  jongleur  anglo-normand  (éd.  Martin, 
branche  P). 

D.  AuBERÉE  (V,  110).  —  Ce  conte  existe  dans  les  diverses 
rédactions  orientales  du  Roman  des  Sept  Sages,  dans  les  versions 
syriaque,  grecque,  espagnole,  hébraïque,  persane,  arabe. 

M.  Georg  Ebeling  [Auberée,  altfranz.  fablel...  kritisch  mit 
Einleitung  und  Anmerkungen  hgg.  von  G.  Ebeling,  Berlin, 
1891),  a  noté  avec  conscience  et  minutie  les  variantes  de  ces 
divers  recueils.  Je  prends,  pour  l'opposer  à  Auberée,  l'un 
quelconque  de  ces  récits,  soit  le  plus  ancien  texte  connu,  qui 
est  le  Sindibâd  sjTidiqu.e  (éd.  F.  Baethgen,  Leipzig,  1879,  p.  22). 
Ce  choix  est  arbitraire  ;  mais  il  serait  trop  long  de  comparer 
successivement  ici  le  conte  français  aux  six  principaux  textes 
orientaux,  et  cette  comparaison,  que  j'ai  faite,  conduirait  aux 
mêmes  résultats.  La  lecture  du  travail  de  M.  Ebeling  en  con- 
vaincrait au  besoin  le  lecteur. 

Voici  la  forme  organique  (to)  du  conte  : 

AUBERÉE 

TRAITS    ORGANIQUES 

Une  entremetteuse  procure  une  jeune  femme  à  un  jeune 
homme  par  la  ruse  que  voici  :  elle  s'introduit  dans  la  chambre 
de  la  femme  et  y  dépose,  à  son  insu,  un  vêtement  d'homme 
auquel  elle  a  fait  une  marque  particulière.  Le  mari  découvre 
le  vêtement,  en  infère  que  sa  femme  est  infidèle  et  la  chasse. 
Chassée,  elle  rejoint  le  galant.  Il  s'agit  ensuite  de  la  faire 
rentrer  en  grâce  auprès  de  son  mari  :  l'entremetteuse  déclare 
au  bonhomme  qu'elle  a  perdu,  elle  ne  sait  où,  un  vêtement  qui 
lui  était  confié  et  qui  portait  telle  marque.  Il  s'aperçoit  ainsi 
qu'elle  seule  a  pénétré  dans  la  chambre  conjugale,  et  se  repent 
de  ses  soupçons.  (A  vrai  dire,  il  n'est  pas  nécessaire  que  l'objet 
en  question  soit  un  vêtement  ;  mais  cette  imagination  si  naturelle 
ne  paraît  pas  suffire  à  associer  deux  versions.) 


—  444 


TRAITS    ACCESSOIRES 


Sindbad. 


A  uberée. 


a)  Un  joyeux  compagnon,  qui 
désirait  toute  femme  dont  il  enten- 
dait louer  la  beauté,  rencontre 
dans  un  bourg  une  jolie  femme,  et 
l'envoie  prier  d'amour.  Sa  requête 
est  repoussée,  et,  venu  lui-même, 
il  n'a  pas  plus  de  succès. 

w)  Il  entre  alors  chez  une  voi- 
sine, lui  fait  part  de  ses  désirs,  et 
moyennant  promesse  d'une  bonne 
récompense,  obtient  qu'elle  s'inté- 
resse à  son  amour. 

b)  Elle  envoie  le  jeune  homme 
au  marché  ;  là,  il  reconnaîtra  le 
mari,  à  certains  traits  qu'elle  lui 
décrit.  Le  mari  est  marchand  : 
qu'il  lui  achète  un  manteau  et  le  lui 
apporte,  à  elle. 

c)  Une  fois  qu'elle  a  le  manteau, 
elle  le  brûle  en  trois  places. 

to  Visite  de  l'entremetteuse  à  la 
jeune  femme. 

Le  surcot  laissé  sous  un  coussin. 

Retour  du  mari  qui  trouve  le 
manteau,  bat  et  chasse  sa  femme. 

d)  Celle-ci  se  réfugie  chez  ses 
parents.  La  vieille  vient  l'y  relan- 
cer :  ((  De  mauvaises  gens  ont  dû 
t'enchanter,  lui  dit-elle;  viens  chez 
moi,  tu  y  trouveras  un  médecin  qui 
te  traitera  avec  intérêt.  » 

w)  Rencontre  des  amants. 

e)  Le  jeune  homme  est  envoyé  le 
lendemain  matin  à  la  boutique  du 
mari.  «  Il  te  demandera  ce  qu'est 
devenu  le  manteau.  Tu  lui  diras  : 
Je  me  suis  approché  du  feu,  des 
étincelles  y  ont  fait  trois  trous.  Je 
l'ai  donné  à  raccommoder  à  une 
vieille  femme  ;  depuis  je  n'ai  plus 
revu  ni  la  vieille  ni  mon  manteau. 
Alors  le  mari  te  dira  :  Va  chercher 
la  femme  à  (jui  tu  l'as  donné  ; 
je  saurai  bien  ce  qu'il  faudra 
répondre,  n 


1)  Long  amour  d'un  valet  pour 
une  jeune  fille.  Son  père  ne  veut 
pas  qu'il  l'épouse,  parce  qu'elle  est 
pauvre.  Un  bourgeois  veuf  et  riche 
se  montre  moins  intéressé,  et  la 
prend  pour  femme.  Chagrin  du 
jeune  homme,  qui  cherche  à  se 
rapprocher  de  celle  qu'il  aime. 

w)  Même  scène  que  dans  Sindhad 
comme  le  veut  w.  Auberée  est 
une  vieille  couturière. 


m)  Auberée  prend  simplement  le 
surcot  que  porte  le  jeune  homme. 


n)  Auberée  pique  une  aiguillée 
de  fil  dans  le  surcot,  et  y  laisse  son 
dé  à  coudre. 

a>)  Visite  de  l'entremetteuse  à  la 
jeune  femme.  (Les  détails  de  la 
scène  diffèrent  de  ceux  du  Sindbad.) 

Retour  du  mari,  qui  trouve  le 
surcot  et  chasse  sa  femme. 

o)  Auberée  recueille  la  jeune 
femme  dès  sa  sortie  de  la  maison, 
et  la  détermine  à  prendre  asile 
chez  elle,  où  elle  sera  cachée, 
jusqu'à  ce  que  tombe  la  colère  du 
mari. 

(ii)  Rencontre  des  amants. 

p)  Episode  de  l'abbaye  de  Saint- 
Corneille  (v.  ci-dessus,  p.  355). 


i 


—  445  — 

1)  Ainsi  fait;  la  vieille,  appelée,  q)  Cris  que  pousse   dans  la   rue 

dit  au   mari  :   «  Sauve-moi  de    cet  Auberée. 

homme.   Il  m'a   donné   un  manteau  Le    mari    accourt   au  bruit.    Elle 

à  raccommoder.  J'ai  causé  avec  ta  explique   comme   elle   a    perdu    un 

femme,  et  je  ne  sais  plus  ce  que  j'en  surcot,    qu'un     jeune     homme    lui 

ai  fait.  »  avait  donné  pour  être  réparé.  Elle 

l'a    perdu,    avec    son     dé     et    son 

aiguille. 

g)   Le  mari  donne  de  riches  pré-  r)  Joie  du  mari  qui  retrouve  en 

sents  à  sa  femme,  qui  est  retournée  effet  l'aiguille  et  le  dé  attachés  au 

chez  ses  parents  et  qui   ne  consent  surcot. 
qu'à  grand'peine   à   une   réconcilia- 
tion. 

Ici  encore,  tous  les  traits  accessoires,  tous  les  épisodes 
d'explication  ou  de  pur  ornement  diffèrent.  Lesquels  sont 
logiquement  les  primitifs?  Il  est  impossible  de  le  décider,  car 
ils  sont,  dans  l'une  et  l'autre  version,  merveilleusement  bien 
combinés  et  agencés.  Par  un  détail  pourtant,  la  forme  fran- 
çaise paraît  supérieure  :  comparez,  en  effet,  l'épisode  b  du 
Sindhad  à  son  correspondant  m  du  fabliau.  Dans  toutes  les 
versions  orientales,  le  mari  est  un  marchand  d'étoffes,  chez 
qui  le  jeune  homme  a  fait  emplette  de  son  manteau.  Cette 
invention  maladroite  frappe  tout  le  conte  d'une  certaine  invrai- 
semblance. Il  est  inadmissible,  en  effet,  que,  quelques  heures 
après,  le  marchand  rentrant  chez  lui  ne  reconnaisse  pas  le 
vêtement  dont  il  vient  de  vanter  l'excellence  à  son  client;  il 
est  étrange  que,  le  lendemain,  reconnaissant  l'acheteur  au 
marché,  il  lui  demande  placidement  des  nouvelles  de  son 
manteau,  au  lieu  de  prendre  le  galant  à  la  gorge.  L'entremet- 
teuse a  été  bien  imprudente  de  mettre  ainsi  deux  fois  en  pré- 
sence le  mari  et  l'amant.  Si  le  mari  ne  s'aperçoit  pas  que 
c'est  un  coup  prémédité,  s'il  ne  conçoit  aucun  soupçon  quand 
il  trouve  dans  sa  boutique  l'acheteur  de  la  veille,  juste  à  point 
pour  lui  raconter  l'histoire  du  manteau  brûlé,  c'est  qu'il  n'est 
pas  bien  fin.  La  vieille  du  conte  syriaque  est  donc  moins 
adroite  qu' Auberée,  qui  emploie  un  manteau  quelconque, 
que  le  mari  n'a  jamais  vu,  et  qui  se  garde  bien  de  jamais  mettre 
en  face  l'un  de  l'autre  le  jaloux  et  l'amant.  Ainsi,  la  forme 
orientale  est  légèrement  défigurée,  et  si  l'une  des  deux  versions 
peut  prétendre  au  préjudice  de  l'antériorité  logique,  c'est  le 
fabliau.    Si  l'on  veut  pourtant   considérer  les   deux   rédactions 


^  446  — 

ôômme  équivalentes,  il  reste  qu'on  ne  peut  rien  savoir  de  leur 
rapport,  puisqu'elles  s'expriment  par  deux  formules  non  compa- 
rables : 

La  forme  orientale  par  bi  -{-  a,  b,  c,  d,  e,  f,  g,  h 

La  forme  française  par  w  +  /,  m,  ;i,  o,  p,  q,  r,  s 

E.  Le  lai  d'Aristote  (V,  137).  Pour  les  divers  rapprochements, 
voyez  les  notes  deVonder  Hagen,  Gesammiabenteuer,  Aristoteles 
und  Phyllis^  t.  I,  V;  Benfey,  Pantchatantra,  §  187,  p.  461-2. 
Il  existe  un  récit  apparenté,  qui  se  trouve  dans  les  Hieronymi 
Morlini  Novellae,  etc.  Paris,  1855,  p.  158,  ss.,  nov.  81.  Dans 
une  sorte  de  roman  à  tiroirs,  où  une  pierre  précieuse  doit  être 
départie  à  la  femme  qui  aura  subi  au  cours  de  sa  vie  galante 
la  plus  cruelle  humiliation,  trois  femmes  racontent  chacune 
une  aventure  (la  Statue,  la  Femme  chevauchée,  la  Tir/e  d^ovjnon). 
La  seconde  de  ces  histoires  est  une  contre-partie  du  lai  d^Aris- 
tote.  Voyez  encore  la  Ger mania ^  I,  258,  ou  F.  Liebrecht  ajoute 
une  variante  espagnole.  —  M.  Héron,  dans  son  édition  de 
Henri  d'Andeli,  a  réuni  quelques  variantes  plus  modernes,  du 
xviii^  ou  du  xix^  siècle.  —  On  sait  que,  dans  plusieurs  contes 
du  moyen  âge,  on  voit  de  même  Aristote  veiller  sur  les  amours 
d'Alexandre.  Voyez  les  Gesta  Bomanorum^  éd.  OEsterley,  n*^^  31, 
34,  37,  etc.,  et  cf.  M.  Héron,  La  légende  d'Aristote  et 
d'Alexandre^  Rouen,  1892.  Pour  le  plus  curieux  de  ces  récits, 
celui  du  baiser  empoisonné,  v.  Gesammtab .  I,  p.  LXXX,  Landau, 
Quellen  des  Dekamerone,  p.  228,  et  le  beau  mémoire  de  M.  W^il- 
helm  Hertz,  die  Sage  vom  Giftmadchen,  Munich,  1893. 

Plusieurs  écrivains  du  moyen  âge  ont  fait  à  notre  conte  des 
allusions  qui  ont  été  recueillies.  Aux  rapprochements  de  mes 
devanciers,  j'ajoute  ce  jeu-parti  d'Adam  de  la  Halle  et  de  Sire 
Jean  Bretel  [Adam,  éd.  Goussemaker,  p,  165)  :  «  Aristote  a 
été  chevauché  par  son  amie,  qui  l'en  a  mal  récompensé.  Voudriez- 
vous  être  accoutré  comme  lui,  pourvu  que  votre  dame  vous 
tienne  parole  ?  » 

Notre  fabliau  a  eu  l'honneur  de  représentations  figurées  de 
toutes  sortes,  du  xiii<^  au  xvi^  siècle,  au  portail  de  la  cathédrale 
de  Rouen,  à  la  façade  de  l'église  primatiale  de  Saint- Jean  à 
Lyon,  sur  un  chapiteau  de  l'église  Saint-Pierre  à  Gaen,  sur 
la  miséricorde  d'une  stalle  de  la  cathédrale  de  Rouen,  sur  l'un 


—  447  — 

des  pilastres  de  la  chapelle  épiscopale  du  château  de  Gaillon  ; 
il  a  été  sculpté  en  bas-relief  sur  ivoire  (Montfaucon,  U Antiquité 
expliquée^  t.  III,  p.  I,  pi.  GXCIV),  en  aquamaniles  (cf.  Gaj 
Glossaire  archéologique^  s.  v.  aquamanile)  ;  il  a  été  peint  par 
Spranger  et  gravé  par  Sadeler. 

Toutes  ces  œuvres  d'art  ont  été  soigneusement  étudiées,  depuis 
Daly  [Revue  gén.  d^archit.,  1840,  col.  393)  et  de  Guilhermy 
[Annales  archéologiques  de  Didron,  t.  II,  1847,  p.  145)  jus- 
qu'aux travaux  récents  de  MM.  Gasté  (Un  chapiteau  de  V église 
Saint-Pierre  de  Caen,  Caen,  1887),  et  A.  Héron  [Une  représen- 
tation figurée  du  lai  d^Aristote,  Rouen,  1891).  M.  Gasté  me 
signale  encore  une  peinture  sur  verre  du  Musée  germanique  de 
Nuremberg,  sur  laquelle  v.  une  communication  de  M.  Gaidoz 
dans  le  Bulletin  de  la  Société  des  Antiquaires,  1888,  p.  230. 

Ajoutons  à  ces  remarques  que  nombre  de  livres  du  xvi^  siècle 
portent  au  frontispice  des  gravures  représentant  le  lai  d'Aris- 
tote.  Je  signale,  par  exemple,  Henrici  Glareali  de  Geographia 
liber  unus^  imprimé  à  Fribourg  en  Brisgau,  en  1522,  où  l'on 
voit,  sur  le  même  bois,  à  gauche  Virgile  à  la  corbeille,  à  droite 
une  scène  que  je  n'ai  pas  su  identifier,  en  bas  Aristote  sellé  et 
chevauché. 

F.  Les  Trois  aveugles  de  Compiègne  (I,  4).  —  Il  y  a  ici  conta- 
mination de  deux  contes  distincts  :  pour  le  premier  (les  aveugles 
dupés),  voyez  Gonnella*,  Bouchet*,  Imbert  [Hist.  Litt.,  t.  XXIII, 
p.  140).  —  Schimpf  und  Ernst^  éd.  OEsterley,  XII  hlinden 
verzarten  XII  guldin,  n^  646,  et  les  renvois  à  Pitre,  à  TUylen- 
Spiegel,  à  Hans  Sachs,  à  Sacchetti.  —  Ajoutez  une  nouvelle  de 
Girolamo  Sozzini,  dans  les  Novelle  di  autori  senesi^  Londres, 
1798,  t.  II,  p.  271,  et  les  deux  Aveugles  àains  les  Contes  en  vers 
Ipar  M.  Bretin],  p.  109. 

Pour  le  second  conte  (l'aubergiste  dupé),  voyez,  outre  V His- 
toire littéraire  [i.WWl,  p.  140,  Repues  franches,  Eulenspiegel, 
d'Ouville),  Dunlop-Liebrecht,  Geschichte  der  Prosa-dichtung, 
p.  284.  —  L'idée  des  Repues  franches  (v.  ce  texte  p.  p.  A.  Lon- 
gnon,  Œuvres  complètes  de  François  Villon^  1892,  pp.  LIII-LIV) 
a  été  reprise  dans  la  Farce  du  Nouveau  Pathelin,  p.  p.  Génin.  — 
Hieronymi  Morlini  novellae^  éd.  de  la  bibl.  elzévirienne^  1855, 
nov.  XIII,  p.  29,  De  hispano  qui  decepit  rusticum.. —  Straparola, 


—  448  — 

Piacevoli  notti,  XIII,  2;  cf,  Giuseppe  Rua,  Intorno  aile  «  piacc- 
voli  notti  »,  p.  103-4.  —  Liebrecht,  Beitrage  zur  Novcllenkunde, 
Germania,  I,  269.  — Braga,  Contas  tradicionaes  do  Povo  Portu- 
guez,  11°  179  [a  venda  das  gallinhas)  qui  donne  de  nombreux 
renvois,  notamment  à  Bebelius*,  II,  126.  —  Ajoutez  enfin  les 
Nouv.  contes  à  rire  ou  i^écréations  françaises,  Amsterdam,  1741, 
p.  313. 

G.  Barat  et  Haimet  (IV,  97).  —  Ce  conte,  qui  rappelle  d'une 
façon  générale  les  bons  tours  joués  à  Galandrino  par  les  peintres, 
ses  confrères  [Décaméron,  Journ.  8,  nouv.  3,  6,  etc.),  paraît 
avoir  eu  grand  succès  au  xiii^  siècle,  puisque  les  noms  des  per- 
sonnages du  fabliau,  Barat,  Haimet,  Travers,  étaient  devenus 
ceux  de  voleurs  célèbres,  comme  Cartouche  ou  Mandrin.  V.  le 
roman  à' Eustache  le  Moine ^  éd.  F.  Michel,  v.  298  : 

Travers,  ne  Baras,  ne  Haimés 
Ne  sorent  onques  tant  d'abés. 

La  première  partie  de  notre  conte  (les  œufs  de  pie  volés  et 
les  braies  enlevées  au  voleur)  se  retrouve  dans  un  récit  p.  p. 
Eugen  Prim  et  Albert  Socin  [der  neu-aramàische  Dialekt^  Gôt- 
tingen,  1881,  n''  XLII,  p.  170),  oîi  l'on  raconte,  assez  maladroi- 
tement d'ailleurs,  les  exploits  du  petit  Ajif,  neveu  d'un  voleur 
illustre.  Ce  récit  sert  d'introduction  à  l'histoire  du  trésor  de 
Rhampsinit.  —  La  deuxième  23artie  (visite  de  deux  voleurs  à  un 
ancien  voleur  marié  et  retiré,  et  a^oI  d'une  pièce  de  lard  successi- 
vement reconquise  et  reperdue)  est  racontée  dans  les  Contes 
Albanais,  recueillis  par  Aug.  Dozon,  Paris,  Leroux,  1881, 
n**  XXI,  Mosko  et  Tosco,  p.  163.  —  Les  deux  parties  (nid  d'éper- 
vier,  sac  d'une  maison  où  l'on  pénètre  par  le  toit)  se  rejoignent, 
comme  dans  notre  fabliau,  mais  non  sans  de  nombreuses  modifi- 
cations, dans  un  conte  kabyle  [Contes  populaires  de  la  Kabylie 
du  Djurdjura,  recueillis  et  traduits  par  J.  Rivière,  Paris,  1882, 
p.  13).  Ici  encore,  ce  conte  sert  de  préface  k  Rhampsinit . 

IL  Berengier  (III,  86,  IV,  93).  — Comparez  die  verrâtherische 
Trompeté,  XVI 11"^  Erzahlung  des  Siddhi-Kûr,  dans  les  Mongo- 
lische  Màrchen  p.p.  le  D'"  B.  Jiilg,  1868,  p.  23;  ou  la  traduction 
française  du  texte  de  Jiilg  dans  la  Fleur  lascive  orientale,  Oxford, 
1882,  p.  I.  Ce  conte  a  été  étudié  de  très  près  par  Liebrecht  et 


1 


—  4i9  — 

Benfey  dans  la  Revue  Orient  und  Occident^  t.  I,  p.  11(),  ss. 
J'ajoute  à  leurs  rapprochements  que  la  forme  de  Bonaventure 
Despériers  se  retrouve  dans  Roger  Bontemps  en  belle  humeur^ 
Cologne,  1708,  t.  II,  p.  63.  —  La  deuxième  partie  de  la  nouvelle 
publiée  dans  les  Rpu-KTaoïa,  I,  XXIV,  reproduit  aussi  le  fabliau  de 
Berengier.  Cf.  les  renvois  fournis  par  les  KpuTrxaBia,  t.  IV,  p.  196. 
—  C'est,  comme  on  voit,  un  des  rares  fabliaux  qui  se  retrouvent 
sous  forme  orientale.  Je  me  permets  de  renvoyer  le  lecteur  au 
travail  ci-dessus  indiqué  de  Liebrecht  et  de  Benfey  :  il  lui  sera 
facile  de  constater  que  le  fabliau  et  le  conte  mogol,  tout  comme 
les  autres  contes  conservés  sous  forme  orientale,  n'ont  en  com- 
mun que  leurs  seuls  traits  organiques  ;  ils  ne  sont  donc  pas  com- 
parables. Je  prie  le  lecteur  de  tenter  lui-même  cette  comparaison 
ou  de  m'en  croire  sur  parole.  Il  ne  sied  pas  que  je  donne  ici  la 
preuve  de  mon  affirmation  ;  il  ne  sied  pas  qu'il  mêla  demande. 

I.  BoiviN  DE  Provins  (V,  116).  —  Dunlop  (v.  Dunlop-Lie- 
brecht,  p.  223)  a  imaginé  de  rapprocher  ce  fabliau  de  la  nov. 
5,  journée  II  du  Décaméron.  Landau  [Quellen^  p.  123)  a  adopté 
cette  opinion.  Il  n'y  a  aucun  rapport  entre  le  jongleur  Boivin, 
qui  est  le  dupeur,  et  le  maquignon  Andreuccio,  qui  est  le  dupé. 

J.  Les  Trois  Bossus  ménestrels  (I,  22).  —  Voyez  notre  étude 
sur  ce  conte,  au  chapitre  VIL 

K.  Le  Boucher  d'Abbeville  (III,  84).  —  On  a  comparé  (du 
Méril,  Hist.  de  la  poésie  Scandinave^  p.  335,  cf.  de  Montaiglon 
et  Raynaud,  notes  de  leur  édition)  ce  fabliau  avec  le  conte  de 
La  Fontaine  «  A  femme  avare,  galant  escroc  »,  tiré  de  Boccace, 
Décam.^  VIII,  1.  Bartoli  [Litteratura  italiana,  584)  a  montré 
combien  ce  rapprochement  est  vague  et  vam. 

L.  La  Bourgeoise  d'Orléans  (I,  17).  — Il  existe  un  petit  cycle 
de  contes  qu'on  peut  réunir  sous  ce  titre  :  le  Mari  trompé^  battu 
et  content.  Mais  ce  groupe  est  composé  d'au  moins  trois  récits 
distincts,  indépendants  les  uns  des  autres,  qu'on  rapproche 
indûment  de  la  Bourgeoise  d'Orléans.  Séparons  ici  ce  qui  a  été 
si  souvent  confondu. 

I.  Le  mari  prend  le  costume  de  l'amant.  La  Bourgeoise  d^ Or- 
léans (MR,  I,  17).  —  Le  Chevalier,  la  dame  et  un  clerc  (MR,  II, 
50).  —  Le  Castia  Gilos  (Raynouard,  Choix  de  poésies  des  trou- 

BKniK.n.  —  Les  Fabliaux  29 


—  m  — 

hadours.  ni,p.  398).  —  Gesammtabenteuer ^  II,  XXVII,  Vrouwen 
staetikeit. 

II.  Le  mari  prend  le  costume  de  sa  femme;  il  est  rossé  par 
l'amant.  —  Décaméron^  Journée  VII,  nov.  7.  —  La  Fontaine  a 
imité  Boccace  très  exactement,  sauf  pour  quelques  épisodes 
invraisemblables  qu'il  a  modifiés  (l'amant  devient   fauconnier; 

—  la  scène  de  la  chambre  conjugale  est  supprimée).  —  Erzàh- 
lungen  aus  altdeutscheii  Hss.^  gcsammelt  diirch  Adalhert  von 
Keller^  Stuttgart^  Bibliothek  des  lifer.  Vereins,  t.  35,  p.  289, 
von  dem  Schryber;  cf.  quelques  références  de  Liebrecht,  Germa- 
nia,  I,  261.  — Ser  Giovanni  Fiorentino*,  il  Pecorone,  g,  III,  nov. 
2^  ;  —  Roger  Bontemps  en  belle  humeur^  Cologne,  1708,  p.  6i-5  ; 

—  Nouveaux  contes  à  rire  ou  récréations  françoises,  Amsterdam, 
1741,  p.  184  (copié  de  Roger  Bontemps  ou  d'un  modèle  com- 
mun). —  Contes  à  rire  et  aventures  plaisantes^  éd.  Chassang, 
Paris,  1881,  p.  m.  —  Uhland,  Volkslieder,  der  Schreiber  im 
Garten.  —  Kp'j7:Taoia,  t.  I,  Contes  secrets  russes^  77. 

III.  Le  poulailler.  —  Retour  imprévu  d'un  mari,  à  qui  sa 
femme  persuade  qu'il  est  poursuivi  par  des  sbires  ;  elle  le  cache 
dans  un  poulailler,  où,  disent  les  Cent  nouvelles  nouvelles,  il 
passe  la  nuit  à  a  roucouler  avec  les  coulombs  ».  —  La  farce  du 
pigeonnier.  —  Cent  nouvelles  nouvelles,  88^.  —  H.  Estienne, 
Apologie  pour  Hérodote,  éd.  Ristelhuber,  t.  I,  p.  27o.  —  Pogge, 
Facetiae^  éd.  Isidore  Liseux,  t.  I,p.  28,  1878. —  Lodovico  Dome- 
nichi,  Detti  e  fatti di diversi  signori e persone private. ..in  Fiorenza, 
1562,  p.  148.  L'Italien  de  Domenichi  reproduit  exactement  le 
latin  de  Pogge.  —  Bandello*^  nov.  25. 

Voyez  différentes  variantes  que  je  n'ai  pu  contrôler  énumérées 
dans  les  Gesammt.,  II,  XIV,  et  dans  les  KpuTUTdcBia,  t.  IV,  p.  250. 

Il  a  paru  récemment  sur  cette  nouvelle  une  excellente  mono- 
graphie de  M.  W.  Henry  Schofîeld,  The  source  and  history  of 
the  seventh  novel  of  the  seventh  day  in  the  Decameron,  dans  les 
Harvard  studies  and  notes  in  philology  and  literature,  II,  1893. 
La  liste  de  références  de  l'auteur  est  sensiblement  plus  riche  que 
celle  qui  précède  ;  les  plus  importantes  de  ces  additions  sont  un 
épisode  du  roman  de  Baudouin  de  Sebourg  et  un  trait  légendaire 
de  la  vie  de  l'empereur  Henri  IV  rapporté  dans  le  de  Bello  saxo- 
nico,  chap.  6-7,  et  répété  postérieurement,  non  sans  modifications 
curieuses,  par  différents  chroniqueurs. 


—  451  -- 

M.  La  Bourse  pleine  de  sens  (III,  67).  —  Un  trait  analogue  dans 
le  Comte  Lucanor,  trad.  de  Puybusque,  exemple  XXXVI,  p.  376, 
sqq.,  où  un  marchand  achète  pour  un  maravédis  de  prudence. 
—  Comparez  à  notre  conte  le  Liedersaal  de  Lassberg,  von  den 
freundinnen^  où  le  mari,  qui  a  deux  maîtresses,  achète  pour  «  ain 
pfenning  wert  witzen  »  ;  voir  dans  les  Gesammtabenteuer  (II, 
XXXV)  le  poème  de  Hermann  Pressant,  Ehefrau  und  Bulerin^ 
et  les  rapprochements  divers  de  von  der  Hagen.  V.  aussi  Ger- 
mania*,  XXXIII,  p.  263,  —  On  peut  rapprocher  encore  un  conte 
kamaonien  où  une  femme  demande  à  son  mari  de  lui  rapporter 
de  voyage  «  le  mauvais  du  bon  et  le  bon  du  mauvais  ».  Bomania, 
Cosquin,  t.  X,  p.  545.  Cf.  EmjUsche  Studien\  1883,  p.  111-25 
(Kôlbing",  a  peniworth  of  white). 

N.  Les  Braies  au  Cordelier  (III,  88  ;  VI,  155).  Rapprochez  le 
conte,  assez  différent  d'ailleurs,  de  Philetaerus  et  Myrmex  dans 
les  Métamorphoses  d'Apulée,  IX,  17-20,  éd.  Eyssenhardt,  Ber- 
lin, 1869.  —  V.  les  rapprochements  nombreux  avec  Sacchetti*, 
Sabadino*,  Pogge,  Morlino*,  YOrlando  innamorato,  V Apologie 
pour  Hérodote,  etc.,  dans  la  Geschichte  der  Prosadichtung  de 
Dunlop-Liebrecht,  n"^207  et  333.  —  J'ajoute  à  cette  liste  les  réfé- 
rences que  voici  :  les  données  du  fabliau  sont  reproduites  dans  la 
farce  de  Frère  Giiillehert,  très  bonne  et  fort  joyeuse  (épithètes 
qui,  par  exception,  sont  méritées),  dans  V Ancien  théâtre  françois 
de  Viollet-le-Duc,  t.  I,  p.  305,  ss.  —  V.  Les  Comptes  du  inonde 
adventureux^  P-  P-  Félix  Franck,  1878,  compte  XXVIil  (traduit 
de  Masuccio,  nov.  III).  —  Le  caleçon  apothéose,  dans  le  Singe  de 
La  jPo/i^ame, Florence,  1773,  t.  I,  p.  54.  —  La  Culotte  de  saint 
Raimond  de  Pennafort,  dans  les  Contes  à  rire...  par  le  citoyen 
Collier,  commandant  des  croisades  du  Bas-Rhin,  nouvelle  édition 
par  le  chevalier  de  Katrix,  Bruxelles,  1881,  p.  3. 

0.  Brifaut  (IV,  183).  —  Le  fabliau  est  reproduit  dans  presque 
tous  ses  accidents  par  les  Nouv.  contes  à  rire  ou  récréations  fran- 
çoises,  Amsterdam,  1741,  p.  328;  D'un  qui  déroba  une  pièce  de 
toile.  Comparez  la  facétie  du  curé  Arlotto  qui  dérobe,  avec  la 
même  astuce  que  le  voleur  du  fabliau,  quatre  tanches  apparte- 
nant à  un  Siennois  [Contes  et  facéties  d^ Arlotto  de  Florence.,  éd. 
Ristelhuber,  Paris,  1877,  p.  7). 

P.  Brunain  (I,  10).  —  Etienne  de  Bourbon^  éd.  Lecoy  de  la 


—  452  — 

Marche,  n«  143.  —  Arlotto  de  Florence,  éd.  Ristelhuber,  p.  104, 
n°  LXXV.  —  Le  même  conte,  assez  défiguré,  dans  V Amphibo- 
logie ou  V Ecriture  sainte  prise  à  la  lettre,  Contes  érotico-philoso- 
phiques  de  Beaufort  d'Auberval,  1818,  réimpression  de  1882, 
Bruxelles,  p.  201.  —  Cf.  les  KpjTTTaoïa,  I,  XLIX  et  les  notes,  t. 
IV,  p.  221. 

Q.  Celui  qui  bouta  la  pierre  (IV,  102,  et  VI,  152).  —  Gesammt- 
abenteuer,  Berchta  mit  der  langen  nase.  V.  les  notes  de  l'éditeur, 
III,  LIV.  —  Wendunmuth,  III,  213,  Von  eines  procuratoris  gei- 
len  hausfraiven  et  les  très  nombreux  rapprochements  indiqués 
par  l'éditeur  (Bandello,  Malespini,  d'Ouville,  Nouv.  contes  en 
vers,  etc.).  J'ajoute  à  cette  longue  liste  ces  quelques  variantes 
qui  paraissent  dépendre  toutes  de  la  23^  des  Cent  nouvelles  nou- 
velles :  Roger  Bojitemps  en  belle  humeur,  t.  II,  p.  100.  —  Le 
Singe  de  La  Fontaine,  I,  p.  165.  —  Contes  nouv.  et  plaisants  par 
une  société,  W  partie,  p.  2.  —  Nouv.  contes  à  rire  ou  récréât, 
françaises,  t.  II,  p.  267.  —  V.  aussi  des  remarques  de  Dunlop- 
Liebrecht  (note  317). 

R.  Les  deux  Changeurs  (I,  23).  On  a  souvent  comparé  la  pre- 
mière partie  de  notre  fabliau  avec  la  première  des  Cent  nouvelles 
nouvelles  (v.  les  rapprochements  de  Dunlop  avec  Ser  Giovanni*, 
11,2;  Bandello*,  I,  3;  Straparole,  II,  10,  nuit  II,  fable  II,  dans 
la  traduction  de  Larivey,  éd.  Jannet).  Comparez  G.  Rua,  Intorno 
aile  ((  piacevoli  notti  »  dello  Straparola,  Turin,  1890,  p.  50.  — 
Mais  je  ne  connais  pas  de  conte  qui  renouvelle,  avec  une  suf- 
fisante ressemblance,  la  double  épreuve  du  fabliau. 

S.  Charlot  LE  Juif  (III,  83).  —  On  a  plutôt  affaire  ici  à  une 
répugnante  imagination  de  Rutebeuf  qu'à  un  conte  traditionnel; 
aussi  ce  fabliau  ne  se  retrouve-t-il  point  dans  les  littératures 
orales,  et  c'est  à  tort  que  l'annotateur  des  Kpjziicioi.  (t.  IV,  p.  250) 
en  rapproche  un  conte  russe  qui  ne  lui  ressemble  nullement.  — 
Sur  Chariot  le  Juif,  v.  la  Desputoison  de  Challot  et  du  Barbier 
de  Melëun  [Rutebeuf,  éd.  Kressner,  p.  99). 

T.  Le  Chevalier  au  chainse  (III,  71).  —  Voyez  ci-dessus,  cha- 
pitre IX. 

U.  Le  Chevalier  a  la  corbeille  (II,  47).  —  C'est  à  tort  que 
l'on  rapproche  d'ordinaire  ce  conte  de  Virgile  à  la  corbeille  (voir 


—  453  — 

Domenico  Comparetti,  Virgilio  nel  medio  evo,  et  Gesammtaben- 
teuer,  II,  p.  509;  t.  III,  LV).  Mais  notre  fabliau  reparaît,  avec 
ses  traits  essentiels,  d'Ans  V Apologie  pour  Hérodote^  éd.  Ristel- 
huber,  I,  282. 

V.  Le  Chevalier  QUI  FAISAIT  PARLER  les  muets   (VI,   147;  VI, 

153).  —  V.   dans  les  Gesamintabenteuer  le   conte   intitulé  der 

weisse  Rosendorn,  et  les  notes  de  l'éditeur  (III,  p.  5,  ss.).  Cf. 
Germania,  I,  202. 

W.  Le  Chevalier,  sa  dame  et  un  clerc  (II,  50).  —  V.  ci- 
dessus,  la  Bourgeoise  d'Orléans. 

X.  Le  Chevalier  qui  fist  sa  femme  confesse  (I,  16).  D'après 
Dunlop-Liebrecht  [Anmerkungen,  315,  p.  490),  l'idée  première 
du  conte  se  retrouverait  dans  le  roman  de  Flamenca.  Il  est  inutile 
de  réfuter  cette  erreur.  Comparez  le  Liedersaal  de  Lassberg",  die 
Beichte^  XXIII,  p.  247.  —  Exempla  of  Jacques  of  Vitry,  p.  p. 
Crâne,  1891,  Keller,  Erzahlungen  aus  altd.  Hss.,  p.  383,  von 
deni  man  der  beicht  der  frawen.  —  Cent  nouv.  nouv.,  IS^.  — 
Wendunmuth^  éd.  OEsterlej,  3,  2i5  [Betrug  einer  falschen  fra- 
iven)  et  les  nombreuses  notes  de  l'éditeur;  —  (renvois  à  la  Scala 
cœli^  à  Bandello,  Doni,  Malespini,  Pauli,  H.  Sachs,  etc.).  Il  est 
à  peine  utile  de  rappeler  les  contes  de  Boccace  (VII,  5)  et  de  La 
Fontaine.  Il  y  a  dans  M.  Landau  [Quellen  des  Dekanierone, 
p.  127-8)  des  rapprochements  trop  généraux  et  incertains.  V. 
encore  dans  le  Catalogo  dei  novellatori  in  prosa  (Livourne,  1871, 
n^  28),  par  G.  Papanti,  l'indication  d'une  nouvelle  italienne  du 
moyen  âge,  semblable  au  fabliau. 

Y.  Le  Clerc  caché  derrière  l'escrin  (IV,  91).  —  Cent  nouvelles 
nouvelles  (34«).  — Morlini  Novellae,  éd.  de  la  Bibl.  elzévirienne, 
1855,  p.  62,  nov.  XXX.  Cette  nouvelle  a  été  traduite  de  Morlini 
ou  d'un  modèle  commun  par  le  sieur  d'Ouville,  Elite  des  contes, 
éd.  Ristelhuber,  XXXVI,  p.  84.  —  Roger  Bontemps  en  belle 
humeur,  Cologne,  1708,  t.  II,  p.  149.  —  Aux  rapprochements 
de  MM.  de  Montaiglon  et  Raynaud,  Aug.  Scheler,  dans  son  édi- 
tion de  Jean  de  Condé,  ajoute  des  renvois  aux  Facetiae  Friscli- 
lini*  et  aux  Joci  ac  sales  Ottomari  Luscinii*. 

Z.  Le  Pauvre  clerc  (V,  135).  —  Ce  joli  fabliau  se  diversifie 
chez  les  divers  conteurs  en  un  certain  nombre  de  récits,  égale- 


—  454  — 

ment  ingénieux  (Ze  soldat  devin,  le  Soudan  de  Babylone^  etc.). 
Il  a  été,  à  plus  d'une  reprise,  étudié  par  les  collecteurs  de  contes 
et  j'indique  ci-après  où  l'on  pourra  trouver  des  listes  de  références. 

—  V.  de  nombreux  rapprochements  dans  les  Gesammtahenteuei' j 
III,  61  ;  dans  Dunlop-Liebrecht,  des  renvois  à  des  j)oèmes  anglais 
[anmerk.,  277a)  ;  dans  la  Germania,  I,  263  (Liebrecht)  ;  —  Kel- 
1er,  Fastnachtspiele,  p.  1172,  ss.,  von  einem  varnden  Schuler  ; 
cp.  Germania*^  XXXVI,  22.  — Le  sieur  d'Ouville,  Elite  des  Contes, 
éd.  Ristelhuber,  p.  109,  n^  XLV.  Ristelhuber  donne  une  longue 
liste  de  variantes.  —  Les  trois  récits  dont  voici  l'indication  ne 
sont  que  des  copies  de  d'Ouville  :  Roger  Bontemps^  éd.  de  1708, 
p.  51  ;  Nouveaux  contes  à  rire  ou  récréations  françoises^  Amster- 
dam, 1741,  p.  171  ;  Contes  nouveaux  et  plaisans  par  une  société, 
1770,  p.  109.  —  Ajoutez,  pour  la  forme  du  Soudan  de  Babylone, 
le  Facétieux  réveil-matin  des  esprits  mélancoliques,  Louandre, 
Conteurs  français  du  XVII^  siècle,  t.  II,  p.  22.  Cf.  le  Sottisier 
de  NasrEddin  Hodja,  bouffon  de  Tamerlan,  éd.  Decourde- 
manche,  1878,  n^  173.  —  D'Ancona,  Novelle  inédite  di  Giovanni 
Sercambi,  n°  5,  de  Vana  Luxuria,  et  les  notes,  p.  67,  ss.  — 
Les  versions  les  plus  voisines  du  fabliau  sont  fournies  par  un 
conte  populaire  lorrain,  le  Corbeau^  n^  79  de  la  collection  de 
M.  Gosquin  (v.  les  notes)  et,  sous  une  forme  grossière  et  inin- 
telligente, par  un  conte  araméen,  erd  neu-aramaische  Dialekt 
des  TurAbdîn^  von  E.  Prym  und  A.  Socin^  Gôttingen,  1881,  t. 
II,  p.  293. 

Aa.  Constant  du  Hamel  (IV,  106).  — Gesammtabenteuer,  III, 
62;  V.  les  notes  de  l'éditeur.  —  Novelle  édite  ed  inédite  di  ser 
Giovanni  Forteguerri,  Novella  8,  Bologne,  1882,  p.  177.  — 
A.  Coelho,  Contos  popolares  portuguezes,  Lisbonne,  1876,  n^67. 

—  Constant  du  Hamel  se  trouve  combiné  avec  le  Prestre  cru- 
cifié dans  un  récit  recueilli  à  Vais  par  E.  Rolland,  Romania,  XI, 
p.  119.  —  La  même  contamination  apparaît  dans  les  Contes 
érotico-philosophiques  de  Beaufort  d'Auberval.  —  La  vengeance 
d'Isabelle^  contes  en  vers  de  Félix  Nogaret,  5®  édition,  1810, 
p.  164;  ce  n'est,  comme  il  résulte  d'une  note  de  l'auteur,  qu'un 
simple  rajeunissement  du  fabliau.  —  On  peut  enfin  rapprocher, 
mais  malaisément,  les  aventures  de  Spinelloccio  et  de  Zeppa 
dans  le  Décaméron,  VIII,  8,  —  Pour  la  vengeance  que  le  mari 


—  455  — 

prend  siir  les  femmes  de  ceux  qui  le  déshonorent,  v.  die  Wie- 
derverffeltuiiff,  p.  387  des  Erzâhlungen  ans  altd.  Hss.  gesammelt 
durch  A.  von  Keller. 

Ce  fabliau  est  représenté  en  Orient  par  un  conte  des  Mille  et 
une  nuits  (496'^  nuit  du  texte  tunisien  du  xvi®  siècle  ;  l'édition  de 
Breslau  l'a  supprimé.  L'analyse  que  je  donne  est  faite  d'après  la 
Fleur  lascive  orientale,  Oxford,  1882,  p.  10).  Ce  conte  arabe 
peut-il  prétendre  à  remonter  jusqu'à  Flnde?  Je  l'ig-nore  et  j'en 
doute.  Quoi  qu'il  en  soit,  comparons  les  deux  versions,  pour 
décider  si  l'une  d'elles  peut  être  considérée  comme  la  forme 
mère. 

FORME  SCHÉMATIQUE  DU  CONTE,  QUI  s'iMPOSE  A  TOUT  CONTEUR. 

Une  honnête  femme,  poursuivie  par  les  obsessions  de  plusieurs 
galants,  leur  donne  rendez-vous  chez  elle  pour  le  même  soir, 
mais  à  des  heures  différentes.  Elle  les  reçoit  successivement, 
mais  les  force  à  se  cacher  presque  aussitôt,  sous  prétexte  que  le 
mari  revient.  Il  arrive  en  effet,  et,  mis  au  courant  par  sa  femme, 
il  les  maltraite. 

TRAITS    ACCESSOIRES    QUI    SONT    DE    l'aRRITRAIRE    DES    CONTEURS 


Dans  les  Mille  et  une  Nuits 

a)  Au  retour  du  bain,  une  jeune 
femme  est  accostée  successivement 
par  un  cadi,  un  receveur  général 
des  impôts  du  port,  un  chef  de  la 
corporation  des  bouchers,  un  riche 
marchand. 


b)  Elle  leur  fixe  rendez-vous  à 
tous  quatre,  chemin  faisant  et  sans 
plus  tarder. 


c)  Elle  prévient  son  mari,  qui 
assistera  d'un  cabinet  voisin  aux 
scènes  qu'elle  prépare. 


Dans  le  fabliau  de  Constant  du  Hamel 

1)  Longues  persécutions  hai- 
neuses que  font  subir  au  vilain 
Constant  du  Hamel  un  prêtre,  un 
prévôt,  un  forestier,  pour  se  venger 
d'avoir  été  rebutés  par  sa  femme, 
Ysabeau.  Comment  ils  réussissent 
à  le  ruiner.  —  Ce  sont  des  fonc- 
tionnaires, si  l'on  me  permet  cet 
anachronisme  d' expression ,  qui 
abusent  de  leur  pouvoir.  Il  n'en 
est  pas  de  môme  dans  les  Mille  et 
une  Nuits. 

m)  Ysabeau,  après  avoir  pen- 
dant de  longs  jours  pâti  de  l'amour 
de  ses  persécuteurs,  leur  envoie  sa 
chambrière  à  tous  trois,  pour  leur 
fixer  des  rendez-vous,  à  condition 
qu'ils  apporteront  force  deniers. 

n)  Constant  est  absent  du  logis 
et  n'apprendra  que  plus  tard  l'heu- 
reuse ruse  de  sa  femme. 


—  4r36 


d)  Elle  reçoit  le  cadi  qui  vient 
à  l'heure  de  la  prière  (plaisante 
infraction  à  ses  devoirs!)  Il  lui 
donne  un  chapelet  de  perles.  Elle 
l'affuble,  sous  prétexte  de  le  mettre 
à  son  aise,  d'une  longue  veste  de 
mousseline  jaune  et  d'un  bonnet 
jaune.  A  peine  se  sont-ils  assis  au 
souper  qu'on  frappe.  «  —  Mon 
mari  !  »  Le  cadi  est  caché  dans  un 
cabinet. 

e)  Le  receveur  des  impôts  arrive 
porteur  d'une  cassette  de  bijoux. 
Elle  l'affuble,  toujours  pour  le 
mettre  plus  à  son  aise ,  d'une 
jaquette  rouge  trop  courte  et  d'un 
bonnet  de  mousseline  à  pois  noirs. 
Il  va  rejoindre  le  cadi  dans  le 
cabinet. 

f)  Les  deux  autres  galants  sont  à 
leur  tour  revêtus  de  costumes  ridicu- 
les et  se  rejoignent  dans  le  cabinet. 

g)  Scène  de  tendresse  conjugale. 

h)  Le  mari  demande  à  sa  femme  : 
((  N'as-tu  fait  aucune  rencontre  au 
retour  du  bain?  —  Si,  j'ai  trouvé 
quatre  vieilles  créatures  grotes- 
ques, que  j'enverrai  chercher  de- 
main pour  te  divertir.  »  Comme  il 
insiste  pour  les  voir  sur  l'heure,  elle 
les  fait  sortir  du  cabinet,  l'un  après 
l'autre. 

i)  Le  mari  force  le  cadi  à  lui 
conter  une  histoire,  à  lui  jouer  du 
tambour,  à  danser  avec  des  gri- 
maces. —  ((  Sur  ma  foi  !  dit  le  mari, 
je  croirais  volontiers  que  c'est  le 
cadi  !  Mais  je  sais  qu'il  médite  actuel- 
lement sur  la  jurisprudence  !  »  Le 
cadi  danse  jusqu'à  épuisement.  On 
lui  fait  boire  un  verre  de  vin  (nou- 
velle infraction  à  ses  devoirs),  et  on 
le  chasse. 

j)  De  môme  pour  les  trois  autres. 


o)  Ysabeau  reçoit  le  prêtre,  qui 
lui  apporte  une  ceinture  pleine 
d'or.  Elle  le  fait  mettre  au  bain  ; 
l'heure  du  rendez-vous  donné  au 
prévôt  arrive  :  il  frappe  en  effet 
à  la  porte.  Le  prêtre  se  réfugie  de 
son  bain  dans  un  tonneau  plein  de 
plumes. 


p)  Même  scène  que  ci-dessus 
pour  le  prévôt,  qui  rejoint  le  prêtre 
dans  le  tonneau  aux  plumes. 


q)   De  même  pour  le  forestier. 


r)  Constant  revient,  porteur  d'une 
grande  hache. 

s)  Ysabeau  met  alors  son  mari 
au  courant  de  sa  ruse,  et  lui  con- 
seille de  se  venger  sur  les  trois 
femmes  du  prêtre,  du  prévôt,  du 
forestier. 


t)  Vengeance  prise  sur  les  trois 
femmes,  les  galants  voyant  la  scène 
de  leur  tonneau,  et  se  raillant  les 
uns  les  autres. 


u)  Constant  met  le  feu  au  ton- 
neau. Les  trois  amoureux  s'enfuient 
par  les  rues,  sans  autre  vêtement 
que  les  plumes  attachées  à  leur 
corps. 

Tous  les  chiens  du  villas^e  se 
mettent  ;\  leurs  trousses,  ameutés 
par  (Constant  du  Ilnmel. 


—  457  — 

Ainsi,  les  deux  versions  ne  présentent  en  commun  que  les 
traits  accessoires  que  voici  :  d'abord,  dans  l'une  et  dans  l'autre, 
les  amoureux  apportent  des  présents;  mais,  comme  ils  ne  pou- 
vaient raisonnablement  se  flatter  de  se  dispenser  de  cette 
galanterie,  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'arrêter  longuement  à  cette 
coïncidence  des  deux  récits.  En  second  lieu,  les  amants  se 
retrouvent,  dans  les  deux  versions,  cachés  dans  le  même  réduit. 
Mais  ce  trait  est  si  naturel  que  j'ai  hésité  si  je  ne  devais  pas  le 
considérer  comme  un  des  traits  constitutifs  du  conte,  sous  sa 
forme  w.  S'il  n'appartient  pas  à  l'inventeur  premier  du  conte, 
un  nombre  indéfini  de  conteurs  indépendants  le  réinventeraient 
sans  peine. 

Donc,  les  deux  versions  sont  admirablement  motivées,  mais 
elles  le  sont  différemment  :  à  tel  point  qu'elles  s'expriment  par 
des  formules  toutes  différentes,  et  nullement  comparables  : 

La  forme  orientale  par  w  -j-  a,  b,  c,  f/,  e,  /*,  g^  /i,  i,  j ... 

La  forme  occidentale  par  w  +  /,  m,  n,  o,  /),  q,  r,  s,  t,  u... 

Elles  sont  comme  étrangères  l'une  à  l'autre  :  ni  celle-ci,  ni 
celle-là  ne  peut  prétendre  à  aucun  droit  de  priorité  logique. 

Le  Gonvoiteux  et  l'envieux  (V,  135).  —  Ce  conte  se  trouve 
aussi  dans  les  Enseignemens  Trehor*  v.  His.  litt.,  XXIII,  237, 
où  divers  rapprochements  sont  indiqués.  —  Pauli,  Schimpf  und 
Ernstj  p.  546,  n^  647,  où,  donnant  une  longue  liste  de  réfé- 
rences, OEsterley  confond  plusieurs  contes  distincts.  —  Grane, 
Excmpla  of  Jacques  de  Vitry,  n^  CXGVI  ;  —  U  Avare  et  V  Envieux, 
Contes  en  vers  par  F.  Nogaret,  auteur  de  l'Aristénète  français, 
p.  169;  c'est  le  fabliau,  tristement  défiguré.  —  Contas  tradi- 
cionaes  do  Povo  portuguez,  n^  154,  o  odio  endurecido  (v.  les 
notes  de  Braga,  t.  I,  p.  230).  —  Les  rapprochements  de  Grane 
avec  la  Surnma  Virtutuni  ac  Vitioruin,  la  Summa  predican- 
tium,  le  Promptuariuni  exemplorum^  le  Magnum  spéculum 
exemplorum,  le  libro  de  los  Exemplos,  etc.,  etc.,  prouvent  que 
cette  historiette  était  l'un  des  exemples  favoris  des  prédicateurs 
du  moyen  âge. 

Les  histoires  orientales  rapprochées  par  Benfey,  Fiante ha- 
tantra,  §  112,  7  et  §  208,  p.  498,  ne  sont  point  similaires, 
comme  l'a  déjà  noté  M.  Grane.  —  Sur  le  rôle  de  St-Martin,  com- 
parer le  fabliau  des  Quatre  souhaits  Saint  Martin,  et  nos 
remarques  à  propos  de  ce  conte. 


—  458  — 

Ba.  Le  Guvier  (I,  9).  —  Je  ne  connais  d'autre  similaire  à  ce 
fabliau  que  le  poème  des  Gesaramtabenteuer ^  der  Ritter  unterm 
Zuber^  par  Jakob  Appet,  II,  XLI.  Le  célèbre  récit  d'Apulée  et 
ses  dérivés  n'ont  que  le  titre  de  commun  avec  les  fabliaux.  Le 
conte  des  Délices  de  Verhoquet  le  Généreux  rapproché  par  V.  der 
Hagen  est  également  tout  différent.  La  comparaison  inexacte  de 
notre  fabliau  avec  le  Décaméron^  VII,  2,  a  encore  été  reprise 
récemment  par  M.  Licurgo  Cappelleti,  dans  ses  Sf,udi  sul  Decame- 
ron,  Parme,  1880,  p.  412-7. 

Ca.  La  Dame  qui  fist  battre  son  mari  (IV,  100).  Voyez  ci- 
dessus,  la  Bourgeoise  d'Orléans. 

Da.  La  Dame  qui  fist  son  mari  entendant  qu'il  sonjoit  (V, 
124).  —  Voyez  chapitre  VI. 

Ea.  Les  trois  dames  qui  troverent  l'anel  (I,  15;  VI,  138).  — 
Nous  avons  eu  l'occasion  d'énumérer  ailleurs  (chapitre  VIII) 
les  vingt-deux  versions  que  nous  connaissons  de  ce  conte.  Outre 
ces  versions,  les  quatre  histoires  contenues  dans  nos  fabliaux 
[les  Poissons^  le  Moine.,  le  Mari  paranymphe,  la  Chandelle) 
vivent  d'une  vie  indépendante,  distincte,  dans  un  certain 
nombre  de  recueils  de  contes  que  nous  allons  rappeler  ici. 

1^  Les  Poissons.  —  Je  ne  puis  citer  aucune  forme  indépen- 
dante de  ce  récit,  qui  ne  reparaît,  à  ma  connaissance,  que 
dans  le  Liedersaal  de  Lassberg.  C'est  à  tort  que  Liebrecht  et 
M.  Rua  l'ont  identifié  avec  un  conte  de  la  Russie  Méridionale 
p.  p.  Roudtschenko  ;  nous  avons  eu  l'occasion,  dans  notre  étude 
sur  le  fabliau  des  Tresses  (chapitre  VI),  d'analyser  ce  conte 
russe  ;  si  l'on  veut  bien  s'y  référer,  on  verra  qu'il  n'a  aucun 
rapport  avec  le  récit  de  nos  fabliaux,  sinon  celui-ci  :  dans  l'iin 
et  dans  l'autre,  il  est  question  d'un  plat  de  poissons.  Par  contre, 
on  doit  remarquer  l'identité  du  conte  populaire  russe  avec  le 
2^  récit  du  7*^  Sage  du  Sj/ntipas. 

2°  Le  Moine.  —  Ce  conte  vit  d'une  vie  indépendante  chez 
Jacques  de  Vitry  (ex.  GGXXXI,  éd.  Grane)  et  chez  Etienne  de 
Bourbon  (n"^  458,  éd.  Lecoy  de  la  Marche).  M.  Grane  ajoute 
(p.  227)  plusieurs  références  à  des  recueils  d'exempla.  —  Lieb- 
recht [Zur  Volkskunde^  loc.  cit.)  indique  comme  parallèle  au 
récit  de  notre  fabliau,   un  conte  tiré  du  Mahàkàtjàjana  [Méni, 


1 


—  459  — 

de  VAc.  de  St-Pétersbourg,  VHP'  série,  t.  XXII,  n«  7,  p.  28, 
ein  cyclus  huddistischcr  Erzlihlungen  initgetheilt  von  A. 
Schiefner).  Vérification  faite,  voici  le  conte  très  peu  intéressant 
dont  il  s'agit  :  la  femme  du  Brahmane  Purohita  a  parié  qu'elle 
persuaderait  à  son  mari  de  faire  raser  sa  chevelure.  Elle  lui  dit, 
en  effet  :  «  Un  jour  que  tu  étais  appelé  devant  le  roi,  j'ai  fait 
vœu  que,  si  tu  étais  bien  accueilli  par  lui,  j'offrirais  tes  cheveux 
aux  dieux.  »  Purohita,  par  bienveillance  conjugale,  consent  en 
effet,  pour  accomplir  le  vœu  de  sa  femme,  à  se  faire  raser.  — 
On  peut  juger  par  là  si  nous  avons  eu  raison  de  ne  pas  ranger 
le  conte  du  mari  fait  moine  au  nombre  des  fabliaux  attestés 
dans  l'Orient. 

S*'  Le  Mari  paranymphe.  —  J'intitule  ainsi,  avec  M.  Giu- 
seppe  Rua,  le  récit  du  fabliau  anonyme.  Il  est  obscur  et  mal 
conté.  Je  n'en  connais  pas  de  semblable,  à  moins  qu'il  ne  faille 
reconnaître  le  même  conte  dans  cette  insuffisante  analyse  que 
donne  P.  Lerch  d'un  récit  de  la  version  arménienne  des  Sept 
Sages  :  a  Le  septième  jour,  l'impératrice  racontç  l'histoire  de 
ce  roi  qui,  sans  le  savoir,  donne  sa  propre  femme  en  mariage  à 
l'amant  de  celle-ci  ». 

4°  La  Chandelle.  —  C'est  le  3<^  récit  du  fabliau  d'Haiseau.  V. 
les  nombreux  rapprochements  donnés  par  Liebrecht  [loc.  cit.) 

Fa.  La  Dame  qui  se  venge  du  chevalier  (VI,  140).  — 
L'épreuve  que  la  dame  fait  subir  au  chevalier  :  (Croitriez  vos 
noiz?)  se  retrouve  dans  un  conte  allemand,  «  von  dem  ritter  mit 
den  niizzen.  »  Gesammt.^  II,  XXXIX.  Le  poète  allemand  a  voulu 
le  rendre  un  peu  moins  immoral  et  l'a  fait  inintelligible  ;  je  ne 
l'ai  bien  compris  qu'en  le  comparant  au  fabliau,  en  1890,  lorsque 
MM.  de  Montaiglon  et  Raynaud  publièrent  le  poème  français  au 
tome  VI  de  leur  collection.  Le  conteur  allemand  a  contaminé  ce 
récit  et  le  Dit  du  Pliçon. 

Ga.  La  dame  qui  aveine  demandoit  por  Morel  (I,  29).  — 
Comparez  le  fabliau  de  la  Pucelle  qui  abreuva  le  poulain 
(V,  107),  et  le  fabliau,  moins  prochement  apparenté,  de  VEscu- 
reuil  (V,  121).  Ce  conte  était  assez  populaire  au  xin<^  siècle 
pour  qu'on  y  pût  faire  des  allusions  très  rapides,  comprises 
pourtant  :  voyez  le  dit^.  p.  MR,  II,  40.  — Au  xvi®  siècle  encore, 
il   était   compris    à    demi  mot,   comme   une    grivoiserie   qu'une 


—  460  — 

simple  allusion  suffisait  à  rappeler;  en  effet,  v.  la  chanson  XXVI 
de  Clément  Marot  (éd.  de  1577)  : 

En  entrant  dans  un  jardin, 
Je  trouuay  Guillot  Martin 
Avecques  s'amie  Heleine, 
Qui  vouloit  pour  son  butin, 
Son  beau  petit  picotin 
Non  pas  d'orge  ne  d'aveine,  etc. 

Comparez  les  KpoTuiàoia,  t.  I,  n°  XXXVI.  Dans  ses  notes 
(p.  206),  l'éditeur  anonyme  compare  entre  eux  les  trois  fabliaux 
ci-dessus  énumérés,  et  plus  loin  (p.  223-233)  il  étudie  longue- 
ment les  variantes  de  ces  contes.  Ajoutons  ces  quelques  rappro- 
chements :  D'un  nouveau  marié^  Nouv.  contes  à  rire  et  récréa- 
tions françoises,  Amsterdam,  1741,  t.  II,  p.  71.  —  Un  conte, 
non  semblable,  mais  analogue  :  Chacun  a  le  sien,  dans  le  Petit 
neveu  de  Boccace,  Amsterdam,  1777,  p.  118.  —  Une  forme 
amusante,  celle  du  Trompette  qui  sonne  ville  prise,  se  trouve 
dans  les  Délices  de  Ver  hoquet  le  Généreux,  p.  7,  et  dans  le  Facé- 
tieux réveille  matin  des  esprits  mélancoliques.  V.  Ch.  Louandre, 
Chefs-d'œuvre  des  conteurs  français  contemporains  de  La  Fon- 
taine, 1874,  p.  21. 

Ha.  La  Damoiselle  qui  ne  pooit  oïr  (III,  65).  La  Damoiselle 
QUI  n'oï  parler...  (V,  III). — V,  pour  ces  fabliaux,  les  Kpjxxac'.a, 
t.  I,p.  206,  et  les  Novelle  del  Mambriano,  p.  p.  Giuseppe  Rua. 
p.  61. 

la.  L'enfant  de  neige  (I,  14).  —  Ce  fabliau  célèbre  serait-il 
une  plaisanterie  d'esprit  fort  destiné  à  combattre  une  supersti- 
tion réelle?  Sur  ces  conceptions  merveilleuses,  sur  la  croyance  à 
une  vierge  qui  touche  une  plante  d'espèce  particulière  et  conçoit, 
voir  les  traditions  sur  la  mandragore  réunies  par  Grimm, 
Deutsche  Mythologie,  4^  éd.,  p.  1007,  et  par  Andrew  Lang, 
Custom  and  myth,  p.  143-155.  —  Dans  le  conte  égyptien  des 
Deux  frères,  p.  p.  M.  Maspéro,  un  copeau  d'un  perséa  merveil- 
leux, qu'on  a  coupé  et  qu'on  façonne  en  planches,  s'est  envolé, 
a  pénétré  dans  la  bouche  d'une  femme ,  qui  conçoit  (sur  ces 
avatars  de  dieux  par  l'intermédiaire  d'un  fruit,  d'une  fleur,  etc.. 
V.  Dragomanof,  Légendes  pieuses  des  Bulgares,  Mélusine,  t.  IV, 
col.  221).  —  Ou  bien,  comme  il  me  semble  plutôt,  faut-il  voir 


—  461  — 

dans  ce  conte  simplement  un  jocus  monachorum,  sans  autre  por- 
tée? En  tout  cas,  le  succès  de  ces  données  dans  le  monde  des 
clercs  fut  très  grand,  et  nous  est  difficilement  compréhensible. 
J'indique  ici  divers  renvois  à  ces  formes  monacales,  en  vers 
latins,  soit  rythmiques,  soit  prosodiques  :  1)  Wright*,  Essaysou 
subjets  connected  with  the  littérature,  etc..  II,  180.  Cf.  Wright, 
Histoire  de  la  Caricature,  trad.  fr.  par  0.  Sachot,  p.  103;  2) 
Ed.  du  Méril,  Poésies  inédites  latines  des  XI^  et  XII^  siècles,  t.  I, 
p.  275  (d'après  un  ms.  du  x^  siècle),  et  t.  III,  p.  418,  d'après  une 
édition  de  Phèdre  du  xv^  siècle.  —  Dans  la  Romania,  M.  P. 
Meyer  décrivant  un  ms.  de  Trinity  Collège  (Cambridge),  qui 
contient  une  foule  dejoca  monachorum,  énigmes,  charades,  etc., 
donne  ces  deux  vers  : 

De  nive  conceptum  quem  mater  adultéra  fingit 
Sponsus  eum  vendens  liquefactum  sole  refingit. 

Dans  la  Zeitschrift  fur  deutsches  Alterthum,  XIX,  p.  119 
(1876),  W^.  Wattenbach  a  publié  et  comparé  entre  elles  plusieurs 
formes  latines.  —  Von  der  Hagen,  dans  les  Gesammtabenteuer 
(II,  XLVII),  publie  un  conte  allemand  et  renvoie  à  Doni*,  Sanso- 
vino*,  Malespini*,  Grécourt*.  La  19^  des  Cent  nouvelles,  repro- 
duit aussi  le  conte  de  V Enfant  de  neige.  Je  rencontre  dans  les 
Origines  du  théâtre  anglais^  par  M.  Jusserand,  le  passage  suivant 
du  Ludus  Conventriae,  p.  p.  la  Shakespeare  Society^  en  1841, 
d'après  un  ms.  du  xv®  siècle  :  Marie  et  Joseph  sont  accusés 
devant  un  évêque  par  deux  détracteurs,  à  cause  de  la  grossesse 
de  la  Vierge  ;  les  deux  accusateurs  échangent  de  grossières  plai- 
santeries ;  Primus  detractor  :  «  Ma  foi,  je  suppose  que  cette 
femme  dormait  sans  couverture,  une  fois  qu'il  neigeait;  et  alors, 
un  flocon  se  glissa  dans  sa  bouche,  c'est  de  là  que  l'enfant  fut 
conçu  dans  son  sein.  —  Secundus  detractor  :  Prends  garde  alors, 
dame,  car  c'est  une  chose  connue  que  l'enfant,  une  fois  né,  si  le 
soleil  brille,  retourne  à  l'état  liquide.  » 

Ka.  L'Ecureuil  (V,  121).  Cf.  ci-dessus  à  l'article  de  la  Dame  qui 
aveine  demandoit. 

La.  L'EspERviER  (V,  llTi).  —  V.  ci-dessus,  chap.  VII,  et  pour 
toutes  références,  la  très  copieuse  collection  de  variantes  recueil- 
lie par  M.  G.  Paris  dans  son  article  de  la  Romania,  VII,  1.  Ajou- 


-  462  — 

tez  Henri  Estienne,  Apologie  pour  Hérodote^  éd.  Ristelhuber, 
I,  p.  273,  et  cp.  les  notes  de  cet  érudit,  II,  p.  476.  V.  aussi  les 
pages  429-439  de  l'ouvrage  de  M.  Cappelletti,  Studi  siil  Decame- 
rone^  Parme,  1880,  où  il  compare  notre  conte  à  celui  de  Boc- 
cace. 

Ma.  EsTORMi  (I,  19).  Voyez,  ci-dessous,  le  Prêtre  quon  porte ^ 
et,  ci-dessus,  les  Trois  bossus  ménestrels. 

Na.  L'évêqle  qui  bénit  (III,  77).  — V.  l'histoire  de  Porcellino 
dans  le  Novellino^  nov.  64  ;  et  les  rapprochements  de  d'Ancona. 
Le  fonti  del  Novellino^  Bomania^  III,  175.  La  nouvelle  du  Déca- 
méron^  l,  4,  appartient  au  même  cycle,  de  même  que  la  Nonnette 
de  Jean  de  Condé  ou  le  Psautier  de  La  Fontaine.  V.,  pour  la  com- 
paraison de  la  nouvelle  de  Boccace  avec  le  fabliau,  les  Studi  sul 
Z)ecameroAie  par  M.  Licurgo  Cappelletti,  Parme,  1880,  p.  298-301. 

Oa.  La  femme  au  tombeau  (III,  70).  —  Ce  récit  est  apparenté 
au  conte  de  la  Matrone  d'Ephèse.  Pour  toutes  les  références, 
voyez  les  éditions  diverses  du  livre  de  Griesenbach,  die  Wande- 
rung  der  Novelle  von  der  treulosen  Wittwe  durch  die  Wellitcra- 
tur.  On  y  trouvera  une  très  riche  collection  de  variantes,  et  une 
non  moins  riche  collection  des  pétitions  de  principe  et  des  para- 
logismes  que  la  théorie  orientaliste  peut  engendrer  chez  qui  la 
manie  sans  faire  un  suffisant  usage  de  son  sens  critique. 

Pa.  La  femme  qui  servoit  cent  chevaliers  (I,  26).  —  M.  G. 
Paris,  Hist.  littér.,  t.  XXX,  p.  112,  donne  l'analogue,  les  vœux 
de  Baudouin,  three  early  english  metrical  romances  edited  by 
jRobson,  Londres,  1841.  «  Ce  conte,  ajoute  M.  G.  Paris,  semble 
((  reposer  sur  quelque  fait  réel,  arrivé  en  Palestine.  »  —  Nous 
voulons  en  douter.  5 

Qa.  Le  Fèvre  de  creeil  (I,  21).  —  V.,  pour  les  contes  appa- 
rentés, les  KpuTTTaoïa,  t.  I,  Trois  contes  picards  [Jean  Catornix), 
et  les  notes  du  t.  IV,  p.  256. 

Ra.  Frère  denise  (III,  87).  —  Ce  récit  paraît  avoir  été  créé  de 
toutes  pièces  par  Rutebeuf,  ou  n'être  qu.  mu  fait-divers  de  l'époque. 
Les  contes  qu'on  peut  en  rapprocher  n'ont  de  commun  avec  le 
fabliau  que  la  donnée  d'une  femme  vivant  déguisée  dans  un  cou- 
vent d'hommes,  et  cette  imagination  est  assez  générale  pour 
avoir  été  souvent  réinventée  par  des  conteurs  indépendants.  Tels 


—  463  — 

sont  les  récits  suivants  :  von  keuschen  mônchen  historia  (Wen- 
dunmuth^  éd.  OEsterley,  t.  I,  p.  515,  n°  53,  bataille  contre  des 
moines,  au  cours  de  laquelle  on  s'aperçoit  que  l'un  d'eux  est  une 
femme  travestie)  ;  —  la  60^  des  Cent  Nouvelles  nouvelles  (trois 
bourgeoises  qui  pénètrent,  tonsurées  et  enfroquées,  dans  un  cou- 
vent de  Gordeliers)  ;  —  la  31*^  nouvelle  de  V Heptaméron  (un 
cordelier  qui,  un  poignard  à  la  main,  force  la  femme  d'un  gentil- 
homme à  le  suivre,  travestie  en  religieuse)  ;  —  Straparola,  XIII, 
9,  etc..  Dans  les  rapprochements  de  M.  Landau,  Quellen  des 
Dekamerone^  p.  238,  il  s'agit  au  contraire  de  saintes  femmes  qui 
vivent  chastement,  déguisées,  dans  des  couvents  d'hommes  ;  ces 
récits  de  la  Vie  des  Pères  sont  animés  d'un  tout  autre  esprit,  et 
ne  sauraient  être  rappelés  ici  que  pour  le  plaisir  du  contraste. 

Sa.    GOMBERT  ET  LES  DEUX  CLERCS    (I,     22)    et    Le    MEUNIER   ET   LES 

DEUX  CLERCS  (V,  H 9).  —  G'cst  le  Berceau  de  La  Fontaine,  imité 
de  Boccace,  Dccain.,  IX,  6.  G'est  aussi  le  poème  de  Ghaucer, 
The  reeves  taie.  Voyez  les  rapprochements  énumérés  dans  les 
Gesammtahenteuer,  à  propos  du  poème  Irregang  und  Girregar^ 
III,  LV.  Une  curieuse  forme  bretonne  du  conte  a  été  publiée 
par  M.  Luzel,  Le  clerc  et  son  frère  laboureur^  Souniou  Breiz- 
Izel,  1890,  t.  II,  p.  203.  V.  aussi  Englische  Studien\  IX,  240-66 
(1885),  die  Erz'àhlung  von  der  Wiege. 

Ta.  La  grue  (V,  126).  —  Il  y  a  toute  une  série  de  jolies 
variantes  allemandes  :  dans  le  Liedersaal  de  Lassberg,  p.  223, 
ss.,  le  31^  conte;  dans  les  Gesammtabenteuer,  v.  der  Sperwaere, 
II,  XXII,  et  le  charmant  conte  daz  heselîn,  II,  XXI,  où  le  fabliau 
subit  une  curieuse  contamination.  Hans  Lambel,  en  publiant. c/a^ 
maere  von  dem  Sperwaere  (dans  les  Erzahlungen  und  Schiv'ànke, 
1872,  p.  292-306),  indique  un  autre  poème  allemand,  publié 
fragmentairement  par  Haupt  et  Hoffmann,  Altdeutsche  Bl.*,  I, 
238,  ss.  —  Ce  fabliau  vit  encore  dans  la  tradition  orale  :  v.  le 
Coq  de  bruyère,  dans  les  KpuxTaoïa,  I,  XXIX,  et  les  nombreuses 
notes  du  t.  IV,  p.  200.  —  J'y  ajoute  que,  dans  la  Petit  neveu  de 
Boccace,  Amsterdam,  1777,  p.  94,  le  conte  intitulé  le  Pris  et  le 
Rendu  offre  des  traits  analogues  ;  mais  ce  n'est  pas,  à  vrai  dire, 
le  même  conte. 

Ua.  La  Housse  partie  (I,  5  ;  H,  30).  —  Ge  joli  conte  a  été  illus- 


—  46i  — 

tiv^  avec  beaucoup  de  soin  et  de  finesse  par  M.  Pio  Rajna,  et  M. 
G.  Paris  a  enrichi  cette  étude  de  plusieurs  observations  [Una 
versione  in  ottava  rima  del  lihro  cici  Sette  Savi,  Bomania,  X,  p.  2-9.) 
On  y  trouvera  toute  la  bibliographie  du  conte  très  développée.  Je 
me  borne  à  ces  quelques  rapprochements,  omis  par  MM.  Pio 
Rajna  et  G.  Paris  :  cf.  dei^  undankhare  Son,  dans  le  Liedersaal 
de  Lassberg,  p.  585,  ss.,  —  le  Fils  ingrat,  Contes  albanais 
recueillis  et  traduits  par  A.  Dozon,  1881,  Paris,  Leroux,  n«  XIX; 
—  Roger  Bontemps  en  belle  humeur,  Cologne,  1708,  t.  II, 
p.  159;  —  Contes  de  Bretin,  p.  109;  — Hans  Sachs,  Germania*, 
XXXVI,  31  ;  —  on  trouvera  une  analyse  de  la  moralité  à  laquelle 
M.  G.  Paris  fait  allusion  dans  le  Bépertoire  du  théâtre  comique 
de  M.  Petit  de  Julleville,  p.  61-2  [le  Miroir  et  exemple  moral  des 
enfants  ingrats).  — J'ai  montré  (p.  201)  l'inexactitude  d'un  rap- 
prochement, proposé  par  Liebrecht,  de  la  Housse  partie  avec 
un  conte  des  Avadânas. 

Va.  JouGLET  (IV,  98).  —  Cette  orde  vilenie  appartient  tout 
entière  à  Colin  Malet,  et  n'a  donc  rien  de  traditionnel.  «  Tout  au 
((  plus,  dit  M.  P.  Mever,  pourrait-on  constater,  en  passant,  une 
((  certaine  coïncidence  d'un  incident  de  Jouglet  avec  le  récit  d'une 
((  mauvaise  farce  jouée  à  un  tregettour  du  comté  de  Leicester  », 
et  que  Nicole  Bozon  moralise  étrangement  (V.  Les  contes  mora- 
lises de  Nicole  Bozon,...  p.  p.  L.  Toulmin  Smith  et  P.  Meyer, 
n«  144,  p.  295. 

Wa.  Le  jugement  (V,  122).  Voyez  chapitre  VIII,  p.  277. —  Le 
cadre  (le  père  qui  pose  une  même  question  à  ses  trois  filles,  pour 
marier  d'abord  celle  qui  saura  le  mieux  y  répondre)  se  retrouve 
dans  les  Contes  érotico-philosophiques  de  Beaufort  d'Auberval, 
1810,  réimpr.  de  1882,  p.  57.  La  question  est  ici  :  «  Qu'est-ce 
qui  croît  le  plus  vite?  »  V.  dans  Pauli,  Schimpf  und  Ernst,  n^ 
XIII,  p.  23,  l'amusante  histoire  d'un  père  placé  dans  une  situa- 
tion analogue  entre  trois  filles  également  pressées  de  se  marier, 
et  l'épreuve  à  la  suite  de  laquelle  il  se  décide  à  marier  d'abord  la 
plus  jeune. 

Xa.  La  MALE  dame  (VI,  149).  —  Conte  persan  par  Kisseh- 
Khun*  (Simrock,  Quellen  des  Shakespeare,  3,  234).  —  Comparez, 
comme  récit  apparenté,  le  XLII^  conte  du  Liedersaal,  die  zeltende 
Frau,  p.  297,  ss.  ;  dans  les  Gesammtabenteucr ,  I,  III,  der  vrouiren 


1 


—  iG5  — 

ziiht.  Cf.  les  nombreux  rapprochements  de  II.  Lambel,  Erzilh- 
liiiiffen  iind  Scluvankc,  Leipzig,  1872,  p.  307-330  ;  —  le  comte 
Lucanor,  *ir^à.  de  Puybusqiie,  ex.  XXXV,  p.  369-77;  —  Stra- 
parola,  nuit  8,  n°  2,  cf.  G.  Rua,  Intorno  aile  piacevoli  notti  dello 
Straparola,  1890,  p.  83-4.  La  nouvelle  de  Straparola  contamine 
certaines  données  de  Sire  Hain  et  dame  Anieiise.  M.  J.-F.  Bladé 
a  recueilli,  dans  un  villag-e  du  Gers,  une  forme  actuellement 
vivante  du  fabliau  {la  dame  corr'ujée^  Contes  pop.  de  la  Gascogne, 
1886,  t.  III,  p.  286.) 

Ya.  Le  3Iaa'tel  mautaillé  (III,  55).  —  Sur  les  dillerentes 
épreuves  de  la  fidélité  féminine  (l'eau  du  Stjx  des  légendes 
grecques,  l'eau  du  tabernacle  du  Lévitir/ue,  la  rose  de  Perceforest, 
la  corne  de  Perceval  (éd.  Potvin,  v.  15672),  le  voile  des  ^Imaf//^, 
dont  les  fleurs  semblent  fanées  sur  la  tête  d'une  femme  infidèle, 
etc.),  V.,  Dunlop-Liebrecht,  p.  85  ;  — ■  et  Méliisine  (art.  de 
M.  Lefébure),  IV,  36,  ss.  L'étude  la  plus  complète  que  je  connaisse 
sur  ce  thème  est  encore  celle  des  Gesammtabenteuer ^  t.  III,  n*^ 
LXVIII.  —  On  sait  que  MM.  Cederschiœld  et  F.-A.  Wulff  ont 
publié  des  Versions  nordiques  du  fabliau  français  le  Mantel 
mautaillié,  Lund  et  Paris,  1880,  et  que  M.  W^ulfF  a  publié  à  nou- 
veau le  texte  français  en  1885  [Romania^  XIV,  p.  353-80).  Sur  la 
Rose  de  Perceforest,  v.  la  récente  et  ingénieuse  étude  de  M.  G. 
Paris,  Romania,  XXIII,  78-140.  Voir  aussi  Ward,  Catalogue  of 
romances,  t.  I,  pp.  404  et  405.  v 

Za.  Les  trois  aiEscumES  (III,  64).  —  V.  les  Contes  nouveaux 
et  plaisants  par  une  société.,  Amsterdam,  1770,  p.  70,  Les  trois 
servantes. 

Ab.  Le  MEUNIER  d'Arlelx  (II,  28).  —  V.  une  longue  liste  de 
références  dans  Wendunmuih,  I,  330,  einer  Liïlet  umvissend 
mit  seiner  eignen  frauiven;  cf.  ibidem^  le  n^  331.  —  M.  Giu- 
seppe  Rua,  à  propos  d'une  nouvelle  de  l'Aveugle  de  Ferrare,  a 
étudié  ce  récit  sous  un  grand  nombre  de  formes  [Novelle  del  Mam- 
briano,  p.  43,  ss.).  Je  renvoie  le  lecteur  à  ces  deux  ouvrages, 
me  bornant  aux  menues  indications  additionnelles  que  voici  : 
ajouter  le  Quiproquo,  Contes  inédits  de  J.-B.  Rousseau^  éd. 
Luzarche,  Bruxelles,  1881,  p.  35;  —  les  Novelle  édite  ed  inédite 
di  ser  Giovanni  Forteguerri,  Bologne,  1882,  nov.  5,  p.   120.  — 

Bkdii:r,  —  Les  Fahliau.T.  30 


—  m\  — 

Les  rapprochements  de   M.   Landau,   Quellen...,  p.  87-89,  sont 
très  problématiques. 

Bb.  La  bonnette  (VI,  156^.  —  C'est  le  Psautier  de  Boccace  et 
de  La  Fontaine.  C'est  aussi  le  sujet  d'une  farce  du  xv^  siècle  : 
Farce  de  Vahesse  et  les  sœurs,  farce  nouvelle  à  cinq  personnages 
(recueil  de  Leroux  de  Lincy,  t.  II,  i^^  pièce).  —  H.  Morlini 
Novellae,  éd.  elzévirienne,  Paris,  I80I,  p.  82,  nov.  XL.  —  Henri 
Estienne  [Apologie  pour  Hérodote,  éd.  Ristelhuber,  II,  22), 
indique  sa  source,  qui  est  Bo.ccace. 

Cb.  Le  pêcheur  de  pom-si  r-seine  (III,  63).  —  Ce  conte  a  été 
étudié  par  M.  Rua,  Novelle  ciel  Manihriano,  p.  60,  ss.  —  J'ajoute 
ces  quelques  parallèles  :  voir  Der  neu-aramaische  Dialeht  des 
TûrAhdîn,  par  Eugen  Prim  et  Alb.  Socin,  Gôttingue,  1881, 
p.  43,  n^  XIV.  —  Nouv.  contes  à  rire  ou  récréations  françoises, 
Amsterdam,  1741,  t.  II,  p.  168.  —  Zeus,  par  des  procédés  ana- 
logues à  celui  de  notre  pêcheur,  se  fait  pardonner  par  Héra  ses 
amours  avec  Déméter. 

Db.  Dit  des  perdrix  (I,  17).  —  V.  pour  de  nombreuses  réfé- 
rences: 1°  Pauli,  Schimpf  und  Ernst,  n^  364  ;  2^  Gesammtahen- 
teuer,  II,  XXX  ;  3^  Pio  Rajna,  Una  versione  rimata  dei  Sette  Savi^ 
Bomania,  X,  p.  11-13;  4^^  Cosquin,  Contes  pop.  de  la  Lorraine, 
t,  II,  p.  348.  J'ajoute  aux  références  de  ces  savants  quelques  indi- 
cations :  dans  les  Gesaninitabenteuer ,  II,  XXXI,  le  petit  poème 
intitulé  der  Reiher  est  lié,  d'une  manière  intéressante,  comme 
dans  les  Cent  Nouvelles  Nouvelles,  avec  le  fabliau  des  Tresses. 
—  Le  conte  reparaît  encore  dans  les  Nouv.  contes  à  rire  ou  récréa- 
tions françoises^  Amsterdam,  1741,  p.  201  ;  dans  un  récit  breton, 
recueilli  par  M.  Paul  Sébillot,  Littérature  orale  de  la  Haute-Bre- 
tagne, Paris,  Maisonneuve,  1881,  p.  136  ;  — dans  les  Contes  popu- 
laires de  la  Gascogne,  p.  p.  M.  J,-F.  Bladé,  1886,  t.  III,  p.  289. 

Eb.  La  planté  (III,  75).  —  Schimpf  und  Ernst,  éd.  OEsterle\^, 
wie  ein  ivirt  den  gesten  vil  ivein  verschûtt.  Cf.  Bévue  critic/ue*, 
VII,  p.  412  ;  Etienne  de  Bourbon,  éd.  Lecoy  de  La  Marche,  433. 

Fb.  Le  pliçon  (VI,  64).  —  Ce  conte  est  extrêmement  répandu 
et  affecte  deux  formes  principales,  qu'on  peut  intituler,  l'une  le 
Pliçon,  l'autre  \c  Borgne.  On  trouvera  de  très  longues  listes  de 
références  dans  les  ouvrages  que  voici  :  l''  dans  les  Gesfa  Borna- 


—  iG7  — 

norum,  éd.  OEsterley,  sous  le  numéro  122  ;  2^  clans  Dunlop-Lie- 
brecht,  Geschichic  der  Prosa-dichtuiKj^  p.  198,  note  264  ;  clans 
les  (iesamméahciiteuer^  II,  XXXIX;  4°  dans  Wendunjnuth^  3, 
242,  à  propos  du  récit  intitulé  :  cinen  cinïiur/i(/cn  ritter  helrcurft 
seine  Usii<jc  hausfraiv]  5^  dans  l'édition,  donnée  par  Ristelhuber, 
de  V Elite  des  Contes  du  sieur  d'Ouville,  XXI,  p.  37;  6°  dans 
l'édition,  publiée  aussi  par  Ristelhuber,  de  V Apologie  pour 
Hérodote,  t.  I,  p.  266.  —  Je  me  borne  donc  aux  quelcjues  paral- 
lèles suivants ,  que  mes  devanciers  ont  omis  :  une  farce  du 
recueil  de  Leroux  de  Lincy  (III,  XII),  intitulée  Farce  nouvelle  à 
quatre  personnages,  c'est  à  sçavoir  :  Lucas,  sergent  houeteux  et 
borgne,  le  bon  payeur  et  Fyne  Myne,  femme  du  sergent,  et  le 
vert  galant;  —  le  Borgne^  Contes  en  vers  et  quelques  pièces  fugi- 
tives [par  M.  Bretin],  an  V,  p.  106  ;  —  Nouveaux  contes  à  rire  ou 
récréations  françoises^  1741,  p.  i^Jl  .[D'une  femme  qui  subtilement 
trompa  son  mari  c/ui  était  borgne.) 

C'est  un  des  fabliaux  qui  se  retrouvent  dans  l'Inde.  On  lit,  en 
effet,  dans  V Hitopadésa  (trad.  Lancereau,  p.  54)  :  «  Il  était  une 
fois  un  marchand  très  riche,  nommé  Tchandanadâsa.  Vieux,  il  se 
laissa  vaincre  par  l'amour  et  épousa  la  fille  d'un  marchand.  Cette 
femme  se  nommait  Lîlâvatî.  Elle  était  jeune  et  ressemblait  à  la 
bannière  victorieuse  du  dieu  cjui  a  un  poisson  pour  emblème. 
Son  vieux  mari  ne  lui  plaisait  point  :  mais  le  bonhomme  était 
éperdûment  amoureux  d'elle.  Un  jour,  Lîlâvatî,  mollement  éten- 
due sur  un  sofa  environné  de  pierres  précieuses,  s'entretenait 
avec  son  amant  lorsc{ue,  tout  à  coup,  elle  vit  Avenir  son  mari. 
Elle  se  leva  bien  vite,  saisit  le  bonhomme  par  les  cheveux,  le 
serra  étroitement  dans  ses  bras  et  lui  donna  un  baiser.  Pendant 
ce  temps,  le  galant  se  sauva.  » 

Un  récit  aussi  peu  déterminé  peut  à  peine  se  comparer  à  un 
autre  conte.  Les  traits  communs  à  V Hitopadésa  et  au  dit  du 
Pliçon  sont  si  vagues  C|u'ils  peuvent  avoir  été  dessinés  par  des 
mains  indépendantes.  Les  quelques  vers  d'Aristophane  (v.  ci-des- 
sus, p.  119)  c|ui  nous  donnent  le  schème  de  ce  conte,  si  insuffi- 
sants soient-ils,  sont  plus  voisins  encore  du  fabliau. 

Gb.  Le  pré  tondu  (V,  104).  —  V.  chapitre  I.  —  Ajou- 
tez une  variante  de  plus  de  la  forme  du  Pouilleux.,  fournie  par 
le    Thresor    des    récréations    contenant   histoires   facétieuses  et 


—  iG8  — 

honnestes,  Douay,  Balthazar  Bellèze,  1616,  p.  43.  Une  forme 
inverse  du  conte,  où  un  mari  obstiné  se  laisse  enterrer  vif  plu- 
tôt que  de  manger  un  œuf,  se  trouve  dans  les  Contes  et  facéties 
(F Aj'lotto  (le  Florence,  p.p.  Ristelhuber,  1873,  p.  78,  et  dans  la 
Revue  des  Patois  gallo-romans  (contes  de  l'xVrgonne),  1888,  t.  II, 
p.  288. 

Ilb.  Le  prêtre  et  alison  (II,  31).  —  Comparez  l'aventure  du 
prévôt  de  Fiesole  [Decaniéron^  VII,  4)  ;  —  celle  du  chanoine 
de  Rouen,  Gulinus,  dans  les  Bujarrures  et  touches  du  seigneur 
des  Accords,  Escraignes  dijonnoises^  livre  I,  XVI,  Paris,  1662, 
p.  116;  éd.  de  1616,  p.  14;  —  Cf.  Bandello*,  II,  47.  —  Les 
Comptes  du  monde  adventureux^  p.  p.  F.  Frank,  1878,  Compte 
VIII,  p.  50. 

Ib.  Le  prêtre  crucifié  (I,  18).  Dunlop-Liehrecht^  Anmerk., 
360.  —  Sacchetti*,  nov.  25.  —  Malespini*,  nov.  93.  —  Strapa- 
rola*,  Piacevoli  noiti,  VIII,  3.  V.  G.  Rua,  op.  laud.,  p.  8o.  — 
Le  Singe  de  La  Fontaine  (Florence  1773,  t.  II,  p.  16)  a  singé 
ici,  comme  il  l'avoue  lui-même,  Straparola.  —  Morlini  novellae, 
éd.  de  1855,  nov.  73.  —  Contes  érotico-philos.  de  Beaufort 
d'Auberval,  p.  41.  — Le  sculpteur  et  les  nonnes,  KpjTUTac'.a,  I, 
p.  227-37.  —  V.  aussi  d'importants  rapprochements  de  Liebrechl, 
Ger mania,  I,  270. 

Jb.  Le  prêtre  et  la  dame  (II,  51).  —  RpuTuiaoïa,  I,  LX;  voir 
les  notes,  IV,  p.  247.  Ce  fabliau  fait  souvent  partie  de  contes  à 
tiroirs,  où  il  se  trouve  en  compagnie  de  récits  similaires,  notam- 
ment avec  le  Prêtre  c/ui  abevete.  Ainsi,  dans  les  Contes  à  rire  ou 
récréations  françoises,  t.  II,  p.  145,  deux  voisins  font  une 
gageure  à  qui  trompera  le  plus  subtilement  un  ami  commun,  et 
leur  jouent  l'un  le  tour  du  Prêtre  qui  abevete,  l'autre  celui  du 
Prêtre  et  de  la  dame. 

Kb.  Le  prêtre  et  le  loup  (VI,  145).  —  C'est  exactement  la 
56*^  des  Cent  nouvelles  nouvelles.  Cf.  Germania,  I,  271.  De  même, 
dans  les  Contes  à  rire  et  aventures  plaisantes,  éd.  Chassang, 
Paris,  1881,  p.  357,  trois  amis,  un  prêtre,  un  marchand,  un 
homme  de  justice,  font  une  même  gageure  :  l'homme  de  justice 
renouvelle  l'exploit  du  Prêtre  et  de  la  dame\  le  marchand  joue  le 
rôle  du  Prêtre  qui  abevete  ;  le  curé  imagine  une  ruse  qui  ne  nous 


1 


—  i()9  — 

intéresse  pas  ici.  —  De  même  encore,  dans  un  conte  populaire 
recueilli  à  Borg-hetto,  près  Palerme,  communiqué  par  Pitre  à 
Liebrecht,  et  rapporté  par  celui-ci  dans  la  Germania,  XXI, 
394-5,  le  cadre  est  celui  des  trois  femmes  qui  trouvèrent  Vanneau, 
et  les  trois  contes  réunis  sont  :  i)  le  Prestre  qui  abevete  ;  2)  un 
conte  qui  rappelle  la  Saineresse  (MR,  I,  25);  3)  le  Prêtre  et  la 
dame.  Voyez  Romania,  X,  20. 

Lb.  Du  PRÊTRE  QUI  EUT  MERE  A  FORCE  (V,  125).  —  Je  ne  connais 
pas  d'autre  variante  du  fabliau  que  le  poème  allemand  des 
Gesammtabenteuer^  qui  lui  est  d'ailleurs  très  supérieur  :  die  alte 
Muoter  und  Kaiser  Friedrich^  \,  V. 

Mb.  Le  prêtre  qu'on  porte  (IV,  89).  —  Nous  avons  jusqu'à 
cinq  fabliaux  qui  reproduisent  ce  conte  (V,  123,  V,  136,  VI,  105 
et  VI,  p.  243).  —  Voici  quelques  récits  analogues  :  Masuccio, 
nov.  I,  traduit  dans  les  Comptes  du  monde  adventureux,  compte 
XXIII,  p.  125  ;  V.  ibidem^  quelques  rapprochements.  —  Cos- 
quin  [Contes  Lorrains,  n^  80),  à  propos  du  conte  similaire  de 
Jean  le  Pauvre  et  Jean  le  Riche,  compare  un  conte  souabe  (Meier*, 
n^  66),  un  conte  écossais  (Campbell*,  n°  15).  —  Ajoutez  : 
KpuTuxàoia,  LXVIII,  t.  I,  et  les  notes,  t.  IV,  p.  249.  —  Braga, 
Contos  tradicionaes  da  Povo  Portuguez,  t.  I,  n*^  109  (os  dois 
irmaos  e  a  mulher  morta).  —  Pitre,  Fiabe  e  racconti,  n°  165.  — 
Le  fabliau  d'Estormi  combine,  comme  plusieurs  des  contes 
ci-dessus  indiqués,  les  données  du  Prêtre  quon  porte  et  des 
Trois  bossus  ménestrels.  Le  dernier  épisode  de  notre  fabliau  (le 
cadavre  attaché  sur  un  cheval  qu'on  lance  à  travers  la  ville)  se 
trouve  dans  une  curieuse  petite  plaquette  intitulée  Le  Moine 
amoureux^  par  E.  Hamonic,  1882.  J'en  dois  la  communication  à 
M.  G.  Paris;  son  exemplaire  porte  cette  note  :  «  Ce  livre  a  été 
imprimé  par  l'auteur  lui-même,  qui  est  marchand  de  fer.  II  en  a 
été  tiré  fort  peu  d'exemplaires.  »  L'auteur  a  recueilli  son  récit 
«  au  fond  d'une  campagne  du  pays  gallot  ». 

Nb.  Le  prestre  qui  abevete  (III,  61).  —  Ce  fabliau,  sauf  un 
changement  de  mise  en  scène,  est  le  conte  bien  connu  de  La  Fon- 
taine, le  Poirier  enchanté.  On  le  trouve  parfois  conté  comme 
épisode  du  récit  à  tiroirs  des  Trois  dames  à  Vanneau  :  tantôt 
comme  dans  YHistoria  di  Stefano,  p.  p.  M.  Pio  Rajna  [Romania^ 
X,  19),  sous  la  forme  du  Poirier  enchanté^  tantôt  au  contraire, 


—  470  — 

sous  des  formes  plus  voisines  du  fabliau  :  dans  un  conte  de  Bor- 
ghetto,  recueilli  par  Pitre  [Germania,  XXI,  p.  394),  dans  les 
Nouveaux  contes  à  rire  (Amsterdam,  1741,  t.  II,  p.  141);  v. 
notre  chapitre  Vlll,  p.  265,  ss.  —  Pour  des  formes  non  subor- 
données au  conte  des  Trois  dames  à  U anneau,  je  puis  citer  une  nou- 
velle de  Cintio  de  Fabrizi*,  n°  10  [Jalirbuch  f.  rom.  u.  engl. 
Phil.,  I,  314),  un  exemple  de  Jacques  de  Vitry  (GCLX)  et  une 
curieuse  forme  de  la  Musa  Philosophica,  rapportée  par  Grane, 
Jacques  de  Vitry,  p.  240;  le  Decaméron  (VII,  9)  et  la  Coniedia 
Lidiae^  mauvais  poème  latin  imité  de  Boccace  (Ed.  du  Méril, 
Poésies  inéd.  lat.,  1854,  p.  350).  —  Cf.  M.  Landau,  Quellen^ 
p.  80-2,  et  Dunlop-Liebrecht  (p.  243,  rem.  319).  Même  cycle  : 
Matheolus,  éd.  van  Hamel,  27. 

Ob.  Le  prêtre  et  la  dame  (II,  51).  —  Notre  fabliau  est  la  seule 
version  de  ce  conte  que  je  connaisse,  qui  ne  soit  pas  enfermée 
dans  le  cadre  des  Trois  dames  qui  trom)èrent  un  anneau.  V.  à 
notre  chapitre  VIII  les  trois  versions  du  conte  des  Trois  dames 
à  l'anneau,  qui  conservent  le  récit  de  ce  bon  tour  :  Trois  Vun 
par  dessus  Vautre. 

Pb.  Les  quatre  prêtres  (VI,  142).  —  Cf.  les  trois  Bossus 
ménestrels. 

Qb.  Le  prêtre  au  lardier  (II,  32).  —  V.  le  même  conte  dans 
les  Exempta  d'Etienne  de  Bourbon,  éd.  Lecoy  de  la  Marche, 
n«  470. 

Rb.  La  Pucelle  qui  abreuva  le  poulain  (IV,  107).  —  V.  ci- 
dessus  la  Damoiselle  qui  aveine  demandoit  pour  Morel. 

Sb.  La  Pucelle  qui  vouloit  voler  en  l'air  (IV,  108).  —  Cf. 
Landau,  Quellen  des  Dekamerone,  p.  152.  A  la  même  classe  de 
jeunes  filles  niaises  appartient  l'héroïne  d'un  récit  de  l'Aveugle 
de  Ferrare,  à  qui  un  jeune  homme  persuade  qu'il  possède  un 
enchantement  contre  les  dangers  de  l'orage  [Mamhriano,  ch.X, 
str.  3-59.  Rua,  p.  55,  ss.). 

Tb.  Le  roi  d'angleterre  et  le  jongleur  d'ely.  —  Sur  la  riote 
du  monde  et  les  récits  analogues,  cf.  YHist.  lit.,  XXIII,  p.  104, 
et  la  Zeitschrift  fïir  rom.  Philologie,  (Ulrich)  VIII,  275. 

Ub.  La  saineresse  (I,  25).  —  Quelque  ressemblance  avec  un 


-^  471   - 

conte   recueilli  par  Pitre  à  Borglietto,   près  Palerme,   et  publié 
par  Liebrecht,  Gcnnania^  XXI,  394. 

Vb.  Saint  pierre  et  le  jongleur  (V,  117).  —  Un  récit  analogue 
—  non  le  même  —  dans  Bernard  de  la  Monnoie,  la  Rafle  de 
sept.  Conteurs  français  du  XVII^  siècle,  p.  p.  Ch.  Louandre, 
t.  II,  p.  349. 

Wb.  Le  sentier  battu  (III,  85).  —  Wright*,  Anecdota  litteraria, 
p.  7i.  —  Sur  le  Jeu  du  roi  et  de  la  reine^  \.  Adam  de  la  Halle, 
Jeu  de  liohin  et  de  Marion.  —  Sur  la  superstition  populaire, 
répandue  au  moyen  âge,  relative  à  la  barbe,  et  dont  il  est 
question  dans  le  Sentier  battu ,  comparez  un  Jeu-parti  où 
Gillebert  de  Berneville  (éd.,  Schéler)  propose  ce  cas  :  Une 
fillette  a  promis  à  un  jeune  garçon  amour  éternel.  Ils  grandissent 
ainsi.  Le  jeune  garçon  devient  un  bachelier  de  grande  vaillance 
et  prudhomie.  Mais  à  l'âge  où  il  est  armé  chevalier,  il  ne  lui 
est  pas  encore  venu  un  poil  de  barbe,  et  il  est  à  prévoir  qu'il 
demeurera  toujours  glabre  : 

Puet  ramours  durcir  ne  valoir? 

{Trouvères  belr/es  du  XII''  au  ATU^  5.,  p.  p.  A.  Scheler,  187G, 
p.  54). 

Xb.  Souhaits  saint-martin  (les  quatre)  (I,  6).  —  Nous  avons 
longuement  étudié  ce  fabliau  (chapitre  VU).  —  Nous  nous 
bornons  donc  ici  à  quelques  notes  rapides  sur  Saint  Martin, 
patron  joyeux.  On  peut  remarquer  d'abord  que,  faisant  à  notre 
vilain  des  dons  qui,  contre  toute  attente,  ne  lui  apporteront 
aucun  profit,  il  joue  précisément  le  même  rôle  que  dans  le 
fabliau  du  Convoiteux  et  de  V Envieux  (V,  135),  où  il  accorde 
par  avance  à  un  convoiteux  le  double  de  ce  que  souhaitera  un 
envieux.  L'envieux  souhaite  de  perdre  un  œil;  il  devient  donc 
borgne  et  le  convoiteux  aveugle.  —  Comparez  aussi  la  Moralité 
de  V aveugle  et  du  boiteux^  jouée  à  Seurre,  en  Bourgogne,  le 
10  oct.  1496,  publiée  d'abord  par  Fr.  Michel,  Poésies  gothiques 
françoises^  1831  ,  puis  par  le  bibliophile  Jacob,  Recueil  de 
farces,  1859,  p.  211,  ss.  Après  la  représentation  du  mystère 
de  Saint  Martin,  un  boiteux  et  un  aveugle,  qui  s'entr'aident 
dans  leurs  infirmités,  viennent  sur  la  scène,  d'où  «  les  cha- 
noynes  »  viennent  d'emporter  le  corps  du  saint. 


—  i72  — 

Que  dit-on  de  nouveau?  —  Comment  ! 
L'on  dit  des  choses  somptueuses  ! 
Un^  sainct  est  mort  nouvellement. 
Qui  faict  des  euvres  merveilleuses  : 
Malladies  les  plus  périlleuses 
Que  l'on  sçauroit  penser  ne  dire 
Il  guerist,  scelles  sonf  Joyeuses. 

Il  guérit  en  effet  le  boiteux  et  Taveug-le  de  leurs  inOrmités  : 
bien  malgré  eux,  car  elles  sont  leur  gagne-pain.  —  Saint 
Martin  fut  célébré  par  toute  l'Europe  au  moj^en  âge  comme 
un  patron  de  la  bonne  chère.  V.  une  note  d'E.  du  Méril, 
Poésies  populaires  latines,  II,  p.  198;  cf.  ibid.,  p.  208.  On  lit 
dans  le  îsLhli'du.  d'Aube j'ée  (variante  du  ms.  D,  MR,  V,  p.  301)  : 

((  Tenez,  fait  li  bourgois,  Aubrée, 
Boine  estrinc  et  boine  journée! 
Or  aies  tost,  mandez  le  vin, 
Faites  le  nuit  de  Saint  Martin, 
Car  vous  raves  vos  XXX  sans.  » 

Il  est  demeuré  un  saint  populaire,  dans  toute  la  force  de 
l'expression.  L'arc-en-ciel  est  appelé  l'arc  de  Saint-Martin  dans 
le  Doubs,  en  Murcie,  en  Picardie  (v.  Mélusine,  II,  9).  La  Grande 
Ourse  est  appelée  le  char  Saint-Martin  en  Normandie  (v.  G.  Paris, 
le  Petit  Poucet  et  la  Grande  Ourse,  p.  66).  Dans  les  traditions 
populaires,  il  apparaît  comme  un  bon  géant,  similaire  de  Gar- 
gantua :  «  A  Chandette  (Ardèche),  on  montre  deux  marques 
profondes,  l'une  du  pied  de  son  cheval,  l'autre  de  la  patte  de  son 
chien;  à  Rosières  (Ardèche),  des  pierres  à  bassins  sont  sa  vais- 
selle; dans  les  régions  vosgiennes,  dans  la  Loire,  il  a  le  privilège 
des  longues  enjambées.  »  (Sébillot,  Gargantua  dans  les  traditions 
populaires,  Paris,  1883,  p.  248,  260,  277,  278.) 

Yb.  Sire  Hain  et  dame  Anieuse  (I,  6).  —  La  conquête  des  braies 
du  mari,  en  signe  que  sa  femme  veut  être  la  maîtresse  du  logis, 
\ei\i porter  culottes,  comme  dit  aujourd'hui  la  langue  du  peuple, 
est  un  trait  qui  se  trouve  dans  plusieurs  pièces  du  moyen  âge. 
Dans  la  farce  nouvelle  de  Deux  Jeunes  femmes  qui  coiffèrent  leurs 
maris  par  le  conseil  de  maître  Antitus,  on  trouve  l'opération 
inverse  :  la  femme  qui  veut  dominer  dans  le  ménage  met  une  coiffe 
sur  la  tête  de  son  mari.  Nouveau  recueil  de  farces...,  p.  p.  Emile 
Picot  et  Christophe  Nyrop,  Paris,  1880.  —  Hans  Sachs,  Ein 
fasznacht  spil  mit  drey  Personen  :  der  bôs  Rauch,   éd.  Arnold, 


—  473  — 

t.  II,  p.  181.  —  Straparola,  Piacevoli  notti^  VII[,  2  (éd.  Jeannet, 
t.  II,  p.  130),  combine  les  données  de  ce  conte  avec  celles  de  la 
Maie  dame.  V.,  pour  diverses  références,  G.  Hua,  op.  Uiiid., 
p.  84.  — '  D'après  Wright,  Histoire  de  la  Caricature,  trad.  Sachot, 
Paris,  1867,  p.  117,  la  scène  de  notre  fabliau  est  représentée  sur 
divers  monuments  figurés  :  sur  une  stalle  de  la  cathédrale  de 
Rouen,  —  sur  une  gravure  de  l'artiste  flamand  van  Mecken 
(1480). 

Zb.  Le  Testament  de  l'Ane  (III,  82).  —  Comparez  le  Testa- 
ment du  chien,  publié  par  d'Herbelot  [Bibliothèque  orientale*, 
article  cadhi),  comme  extrait  de  Lamaï,  auteur  d'un  recueil  de 
contes  turcs,  dédié  à  Soliman,  lils  de  Sélim  I"';  —  reproduit 
dans  les  Mille  et  un  jours ^  p.  p.  Pétis  de  la  Croix,  Loiseleur- 
^Deslongchamps  et  Aimé  Martin,  1838,  p.  649.  —  Cent  nouvelles 
nà^ivelles,  96*^.  —  Pauli,  Schimpf  und  Ernst,  72.  —  Gil  Blas., 
livre  V,  ch.  I.  —  Pogge,  Facéties,  36.  —  Le  conte  des  Cent  nou- 
velles \ouvelles  a  été  copié  par  Le  Sincje  de  La  Fontaine,  1773, 
1. 1,  p.  IS.5,  sous  ce  titre  :  Le  testament  cy nique .  —  Félix  Nogaret, 
Contes  en  t^rs,  5^  édition,  1810,  p.  250,  a  rimé  son  récit  d'après 
le  fabliau,  co'mme  il  l'exprime  lui-même  assez  ridiculement  : 

X  Essayons  de  remettre  à  neuf 

s  conte  assez  gai  de  monsieur  Rutebeuf. 

Voyez  encore  VAh^  de  desoppiler  la  rate,  1752,  p.  12  ;  —  les 
Obsèques  du  chien,  danî^les  Kpui^tâo'.a,  I,  XLVIII  et,  pour  quelques 
rajjprochements,  ibidem,  t.  IV,  p.  220. 

Ac.  Trubert  (Méon,  A^  Rec,  t.  I).  —  Bladé,  Contes  et  pro- 
verbes populaires  recueillis  en  Armagnac,  p.  22-3.  —  Cf. 
Reinhold  Kœhler,  Jahrbuch  fiir  rom.  u.  engl.  Lit.^  t.  V,  20. 

Bc.  Les  Tresses  (IV,  94).  —  V.  chap.  VI.  Ajoutez  Matheolus, 
éd.  van  Hamel,  1892,  p.  30. 

Ce.  Le  Vair  Palefroi  (I,  3).  —  Phèdre,  appendix,  XVI.  Duo 
juvenes  sponsi,  dives  et  pauper.  V.  Hervieux,  Les  fabulistes 
latins,  t.  II,  p.  67. 

De.  Le  Valet  aux  douze  fe3IMEs(III,  78).  — Matheolus,  éd.  van 
Hamel,  p.  57.  Hans  Sachs,  Germania*^  XXXVI,  21. 

Ec.  Le  Valet  qui  d  aise  a  3Ialaise  se  3iet  (II,  44).  —  Pour  des 


ïlï  — 


œuvres  analogues,  qui  fleurissent  surtout  au  xv*^  siècle,  voyez, 
outre  l'ironique  chef-d'œuvre  des  Quinze  joycs  de  mariage  (éd. 
Jannet,  Paris,  1853),  le  Recueil  nouveau  de  farces  françaises  des 
XV'  et  XVP  siècles,  p.  p.  E.  Picot  et  C.  Nyrop  (1880)  [nouveau 
et  Joyeux  sermon  contenant  le  ménar/e  et  la  charge  de  mariage  ; 
cf.  l'introduction].  Comparez  aussi  la  Résolution  d'amours,  au 
t.  XII  du  Recueil  des  poésies  françaises  des  XV^  et  XVI^  s..., 
i^éunies  et  annotées  par  MM.  A,  de  Montaiglon  et  James  de 
Rothschild  (Paris,  1877). 

Fc.  La  vessie  au  prêtre  (III,  G9).  —  Rapprochez  la  légende 
conservée  par  Fauchet,  d'après  laquelle  Jean  de  Meung,  ayant 
demandé  par  testament  à  être  enseveli  dans  l'église  des  domini- 
cains, à  Paris,  leur  légua  un  coffre,  où  ils  ne  trouvèrent  que  des 
ardoises  (v.  Hist.  litt.,  XXIII,  p.  158). 

Gc.  La  Vieille  qui  oint  la  paume  au  chevalier  (V,  127).  — 
C'est  un  des  exemples  favoris  des  prédicateurs  du  moyen  âge. 
Crâne,  Exempta  of  Jacques  de  Vitry,  n^  XXXVIII,  donne  toute 
une  série  de  renvois  à  des  recueils  de  sermons.  Aux  nombreux 
rapprochements  de  V Hist.  litt.,  XXIII,  168,  d'OEsterley  [Schimpf 
und  Ernst,  124),  de  Crâne  [loc.  cit.),  je  ne  puis  ajouter  que  deux 
références  :  Hieronymi  Morlini  parthenopei  novellae,  éd.  de  la 
hihl.  elzév.,  1855,  p.  26,  nov.  XI,  eiVEntretien  des  bonnes  com- 
pagnies (sans  date  dans  l'édition  que  j'ai  consultée),  p.  21. 

Hc.  La  Vieillette  ou  la  vieille  truande  (V,  129).  —  J.-V.  Le 
Clerc  rapproche  [Hist.  lit.,  XXIII,  164)  le  chant  XX  de  YOrlando 
furioso,  str.  106-128. 

le.  Le  vilain  Asnier  (V,  114).  —  V.  Crâne,  Exempla  of 
Jacques  of  Vitry,  CXCI,  p.  210.  V.  Romania,  XVI,  p.  159. 
Bonnard,  la  Rible  au  moyen  âge*,  p.  157.  Goedeke  [Orient  und 
Occident),  II,  p.  260)  cite  une  version  orientale  tirée  du  Mesnewi 
de  Dschelaleddin  Rvimi  (écrit  en  1263,  imprimé  au  Caire  en 
1835,  vol.  IV,  p.  31  et  ss.,  n"  10,  11)  dans  laquelle  «  un  tanneur 
s'évanouit  en  respirant  du  musc  ;  son  frère  le  rappelle  à  lui  par 
l'odeur  du  dog  manure  employé  pour  le  tannage.  »  (Crâne, 
Jacques  of  Vitry,  p.  211). 

Dans  le  fal)liau  français,  c'est  un  vilain  qui  tombe  pâmé  à 
l'odeur  d'une  boutique  de  parfumeur,  et  que  ranime  seule  une 
pelletée  de  fumier. 


—  475  — 

Quel  droit  de  priorité  peut  réclamer  la  forme  orientale,  qui 
peut-être  n'a  jamais  été  entendue  dans  l'Inde?  Pourquoi  lui  attri- 
buer plus  d'importance  qu'au  fabliau?  Est-elle  venue  d'Occident 
en  Orient  ou  inversement?  Quel  moyen  de  le  savoir  jamais?  et 
qu'importe? 

Je.  Le  vilain  de  Bailleil  (IV,  109).  —  On  l'a  vu  :  le  conte 
du  brave  homme  qui,  débonnairement,  se  laisse  persuader  qu'il 
est  mort  est  entré  fréquemment  dans  le  cadre  des  Trois  dames 
qui  trouvèrent  Vanneau.  Nous  avons  énuméré  ailleurs  ces  ver- 
sions :  deux  fabliaux,  un  récit  des  Altdeutsche  Erzàhluncfen  de 
Keller,  un  autre  de  Hans  Folz,  une  nouvelle  espagnole  de  Tirso 
de  Molina,  l'un  des  Comptes  du  monde  adventureux,  l'un  de 
ceux  de  Verboquet,  un  récit  de  d'Ouville,  des  contes  modernes 
écossais  (Campbell),  norwégien  (Asbjôrnsen),  islandais  (Jon  Arna- 
son),    italien    (Pitre),   russe   (Rudtschenko),   danois   (Gruntvig). 

—  Voyez,  là  dessus,  notre  chapitre  VIII.  —  Mais  le  conte  du 
Vilain  de  Bailleul  vit  aussi  d'une  vie  indépendante  chez  de  nom- 
breux conteurs.  Voici  quelques  indications  :  Cf.  Gesammtahen- 
teuer^  II,  XLV,  der  hegrahene  Ehemann\  Bonaventure  Despé- 
riers.  Contes  et  joyeux  devis^  nouv.  LXX  de  Féd.  du  bibliophile 
Jaco])  et  nouv.  LXVIII  de  l'éd.  L.  Lacour  [de  maître  Berthaud, 
à  qui  on  fit  accroire  quil  estoit  mort  ;  la  nouvelle  de  Despériers 
est  copiée  dans  le  Thresor  des  récréations  contenant  histoires 
facétieuses  et  honnestes  (Douai,  Balthazar,  Bellèse,  1616,  p.  27)  ; 

—  on  peut  aussi  rapprocher  l'histoire  de  Ferondo  dans  le  Déca- 
méron  (III,  8),  imitée  de  La  Fontaine  (le  Purgatoire)^  —  dans 
les  Plaisanteries  de  Nasr-Eddin  Hodja  traduites  du  turc  par 
J.-A.  Decourdemanche,  1876,  n^  XLIX  etn^LXVI,  le  Hodja  se 
persuade  qu'il  est  mort  à  différents  signes  qu'il  est  malaisé  de 
rapporter.  M.  Reinhold  Kœhler  [Orient  und  Occidental.  I,  p.  431 
et  p.  765)  a  illustré  ce  plaisant  récit  en  rapprochant  de  la  facétie 
du  Hodja  un  conte  indien,  un  récit  talmudique,  un  conte  saxon. 
Je  puis  y  ajouter  deux  formes  encore  :  v.  der  neu-aramaischc 
Dialeckt^Rv  Eugen  Prim  und  Alb.  Socin,  1881,  n°  LXII,  p.  249, 
et  J.  Vinson,  le  Folk-lore  du  pays  basque,  Maisonneuve,  1883, 
p.  93.  —  Dans  Y  Hypocondriaque^  Rotrou  met  en  scène  Clori- 
dan,  ((  jeune  seigneur  de  Grèce,  »  qui  devient  fou  parce  qu'on 
lui  a  fait  croire  que  sa  maîtressse  est  morte  ;  il  prétend  être  mort 


—   i7()  — 

lui-même  et  ne  revient  à  la  raison  que  lorsqu'on  lui  a  fait  voir  de 
prétendus  morts  ressuscites  par  le  son  de  la  musique  :  d'où  il 
conclut  qu'il  n'est  pas  mort,  puisqu'il  ne  ressuscite  pas  comme 
eux.  —  M.  Ristelhuber,  dans  les  Contes  et  récits  cTArlotto  de 
Florence,  Paris,  1873,  p.  90,  à  propos  d'un  rapprochement,  vag-ue 
d'ailleurs,  avec  le  Vilain  de  Bailleiil,  donne  encore  quelques 
renvois  à  divers  nouvellistes.  V.  aussi,  pour  un  renvoi  à  Soma- 
déva,  que  je  n'ai  pas  pu  vérifier,  Landau,  Qiiellen,  p.  150. 

Kc.  Le  vilain  qui  conquist  paradis  par  plaît  (III,  81).  — Erzkh- 
lungen  de  Keller,  p.  97  ;  Wie  der  molner  in  das  hymmelrich 
cjiiani,  ane  iinsers  herren  Godes  holffe.  Keller  raj^proche  les 
Kinder-und  Hausmarchen,  n'^  S\,  Cf.  Zeitschrift  fiïr  roni.  Phi- 
lologie, VI,  137. 

Le.  Le  vilain  mire  (III,  74).  —  Voyez,  pour  la  bibliog-rahie 
de  ce  fabliau,  que  Molière  a  rendu  célèbre,  Dunlop-Liebrecht, 
p.  207,  274;  les  OEuvres  de  Molière  dans  l'édition  des  Grands 
écrivains  (t.  VI,  p.  9,  ss.)  :  il  a  été  étudié  par  Benfey,  Pantcha- 
tantra,  §  212  ;  (je  réserve  pour  une  occasion  prochaine  une  critique 
de  ce  travail)  ;  Grane,  Exempla  of  Jacques  de  Vitry,  p.  232. 
Pour  l'épisode  du  malade  qui  a  une  arête  dans  la  gorg-e  et  que 
le  médecin  guérit  en  le  faisant  rire,  v.  le  Folk-lore  du  pays 
basque^  par  J.  Vinson,  p.  109,  Paris,  1883.  Le  trait  final  (guéri- 
son  des  malades  accourus  auprès  du  Vilain  mire  par  la  seule 
menace  qu'il  tuera  le  plus  malade  d'entre  eux  et  guérira  les  autres 
en  les  «  oignant  de  son  sang  »)  se  trouve  dans  un  poème  allemand 
composé  vers  1240  {der  Pfaffe  Amis,  Erzkhlumjen  und  Schiv'ànke, 
p.  p.  Hans  Lambel,  1872,  p.  46,  ss.). 


i.77  — 


APPENDICE    III 


NOTES  SUR  LES  AUTEURS  DES  EABLLVUX 


1.    Trouvèrc.'i  qui  ont  clé  considérés  à  tort  comme  des  ailleurs  de  fabliaux. 

J.-V.  Le  Clerc  [Ilist.  lilL,  XXIII,  p.  114)  a  dressé  une  liste  de  36  auLeurs 
de  fabliaux.  De  cette  liste,  MM.  de  Montaig-lon  et  Rayiiaud  ont  écarté  avec 
raison  ces  noms  :  Adam  de  Ros,  Gautier  de  Coinci,  Jean  de  Saint-Quentin, 
Paien  cle  Maisières,  Raoul  de  lïoudenc,  Richard  de  ITsle-Adam,  Robert 
Biket,  Thibaut  de  Vernon.  Tous  ces  trouvères  avaient  été  accueillis  dans 
ce  dénombrement  par  suite  d'une  définition  trop  larg-e  du  mot  fabliau. 
MM.  de  Montaif^lon  et  Raynaud  conservaient  encore  dans  leur  collection 
deux  noms  que  M.  Pilz  [die  Verfasser  der  fabliaux,  Leipzig-  et  Goerlîtz, 
1889)  ajustement  supprimés  :  Gerbert,  Tauteur  du  «  servenlois  »  de  Gro- 
(jnet  el  de  Petil  (MR,  III,  56),  et  Iluon  Archevesque,rauteur  du  <i  dit  moral  » 
de  la  Denl  (v.  ci-dessus,  p.  34).  Supprimons  à  notre  tour  de  la  liste  de  MM. 
de  Montaiglon  et  Raynaud  Richard  Bonnier,  auteur  du  «  conte  dévot  »  du 
Vilain  qui  donna  son  âme  au  diable  (MR,  VI,  141),  Phclipot,  auteur  du  DU 
des  Marcheans  (II,  37),Guiot  de  Vaucresson,  auteur  des  Vins  dOuan  (III, 
41),  et  retranchons  de  la  liste  de  M.  Pilz  Marie  de  France  et  Gautier  le 
Loup  (MR,  II,  40  ;  voyez  ci-dessous,  au  nom  de  Gautier  le  Long).  Il  faut 
encore,  à  notre  avis,  eiïacer  de  la  liste  de  J.-V.  Le  Clerc  le  nom  de  Cour- 
tois d'Arras,  et  de  la  liste  de  M.  Pilz,  le  nom  de  Boivin  de  Provins,  que  ce 
critique  substitue  à  celui  de  Courtois  d'Arras  U 

Il  faut  enfin  supprimer  de  la  liste   de  MM.  de    Montaiglon    et   Raynaud 

1.  Voici  ce  qu'il  eu  est  de  colle  menue  question  :  l'un  de  nos  fabliaux 
(MR,  V,  116)  esl  intitulé  Boivin  de  Provins.  Ou  y  raconte,  avec  beaucoup  de 
verve  et  de  gaieté,  le  tour  plaisant  qu'un  «  bons  lechierres  »,  Boivin  de  Pro- 
vins, a  joué  à  une  fdle  de  joie,  Mabile.  A  la  lin  du  poème,  le  héros  va  conter 
sa  joyeuse  aventure  au  prévôt,  qui  en  rit  de  bon  cœur  et  l'héberge  trois  jours 
entiers.  Alors,  au  dernier  vers  du  poème,  à  notre  grande  surprise,  le  héros 
du  fabliau  en  devient  tout  à  coup  l'auteur  : 

Boivins  remest  trois  jours  entiers; 
Se  li  dona,  de  ses  deniers, 
Li  provost  dix  sous  a  Boivin, 
Qui  cest  fablel  fist  a  Provins. 

Dans  tout  le  cours  du  poème,  il  est  manifeste  que  l'autour  ne  raconte  pas 
une  aventure  personnelle,  et  je  crois  que  ces  derniers  vers  sont  une  addition 
toute  fantaisiste  du  copiste  du  ms.  A;  l'autre  ms.  ne  contient  pas  cette 
attribution  du  poème  à  Boivin.  —  En  tout  cas,  qu'y  a-t-il  de  commun  entre 
ce  Boivin  de  Provins  et  Courtois  d'Arras,  auquel  on  attribue  le  très  curieux 
remaniement  poétique  de  la  Parabole  de  l'enfant  prodigue,  que  Barbazan  et 


—   i-78  — 

Pierre  cFAlphonse,  à  qui  ils  attribuent  le  fabliau  du  Chevalier  (jul  recouvra 
r amour  de  sa  (hune  (VI,  106).  11  est  très  probable  que  Tauteur  inconnu  de  ce 
fabliau  fait  allusion  à  Fauteur  de  la  Discipline  de  clerrjie^  lorsqu'il  dit  que 
Pierre  d'Anfol  ((  trouva  premièrement  »  ce  conte  ;  en  effet,  ce  nom  est  une 
traduction  bien  meilleure  ([ue  notre  «  Pierre  Alphonse  »,  du  génitif  d'adoj)- 
tion  Pelrus  Alphonsi.  —  Mais  il  n'est  pas  moins  certain  que  lauteur  de 
notre  conte,  en  nommant  Pierre  d'Anfol,  ne  fait  qu'alléguer  une  source, 
réelle  ou  supposée,  et  que  ce  juif  espagnol  n'a  point  rimé  de  fabliaux  fran- 
çais. 

Ce  sont  donc,  en  tout,  dix-huit  noms  que  nous  effaçons  des  listes  dres- 
sées par  J.-V.  Le  Clerc,  par  MM.  de  Montaiglon  et  Raynaud  et  par  M.  Pilz, 
Voici  les  noms  qui  subsistent  : 

2.  Auteurs  de  fabliaux  dont  les  noms  nous  sont  seuls  parvenus  : 

Chariot  le  Juif,  contemporain  de  Rutebeuf.  Un  de  nos  fabliaux  nous  le 
montre  disant  des  contes  à  Vincennes  aux  noces  d'un  certain  Guillaume, 
panetier  du  comte  de  Poitiers  (v.  Rutebeuf,  éd.  Kressner,  p.  99,  çs.,  42i, 
ss.).  Son  rival,  le  Barbier  de  Melun,  est  probablement  un  jongleur  de  la 
mémo  catégorie  que  Rutebeuf  et  lui. 

Colin,  Ilauvis,  Hersent,  Jetrus.  Quulvc  ménestrels  diseurs  de  fal)liaux  dont 
Watriquet  Brasscnel,  leur  contemporain,  nous  a  laissé  les  noms  (v.  MR, 
III,  73). 

Jean  de  Journi.  Chevalier  picard,  établi  dans  l'île  de  Chypre  et  qui 
écrivait  vers  la  fin  du  xiii*^  siècle.  Il  nous  dit  dans  sa  Dime  de  pénitence 
(v.  23,  cf.  Pilz,  p.  10)  qu'il  a  composé  jadis  de  «  fans  fabliaus  »  dont  il  se 
repent. 

Jean  de  Boves.  Vojez  ci-dessous,  Jean  Bedel. 

Voici,  maintenant,  les  renseignements  que  nous  pouvons  recueillir  sur 
les  autres  auteurs  de  fabliaux,  dont  les  noms  suivent  par  ordre  ali)habé- 
tique. 

3.  Auteurs  qui  nous  ont  laissé  des  fabliaux  : 

Bernier.  [La  Housse  partie,  MR,  I,  o).  Nous  ne  savons  plus  rien  de  ce 
jongleur,  qui  rêvait  pourtant  de  vivre  dans  la  mémoire  des  hommes  : 

Et  cil  qui  après  vivre  veulent 
Ne  devroient  ja  estre  oiseus... 

Son  poème  est  un  de  nos  fabliaux  les  plus  ingénieusement  composés  et 

Méon  (t.  I,  p.  356)  ont  publié  ?  Rien  qu'on  puisse  imaginer,  sinon  qu'en  1581. 
le  président  Fauchet  a  attribué  ce  fabliau  intitulé  Boivin  à  Courtois  d'Arras. 
Pourquoi?  on  l'ignore.  Depuis  1585,  la  Croix  du  Maine,  du  Verdier,  Caylus, 
Ijegrand  d'Aussy,  Barbazan,  Dinaux,  P.  Paris  ont  répété,  comme  de  juste, 
l'allégation  de  Fauchet  :  car  une  erreur  une  fois  exprimée  ne  périt  plus. 
Pilz  ne  croit  pas  cette  attribution  légitime  et,  de  fait,  il  est  impossible  de  se 
figurer  un  seul  point  de  contact  entre  ces  deux  poèmes,  ou  même  d'imaginer 
pourquoi  P'auchet  les  a  rapprochés,  sinon  par  une  erreur  de  mémoire.  M. 
Pilz  annonce  pourtant  qu'il  démontrera  bk?ntot  la  fausseté  de  cette  attribu- 
tion par  la  comparaison  linguistique  du  lai  de  Courtois  et  du  fahliou  de 
Boivin.  Il  ne  devrait  pas  suffire  pourtant  qu'îi  la  fin  du  xvi<^  siècle  un  savant 
ait  commis  une  distraction  pour  que  les  érudits  du  xix^  siècle  fissent  à  ce 
lapsus  calami  l'honneur  d'une  réfutation  qui  ne  peut  pas  supposer  moins  de 
huit  jours  de  travail  ! 


—  479  — 

le  mérite  en  apparaît  mieux,  si  nous  le  comparons  à  la  très  médiocre  ver- 
sion anonyme  que  nous  avons  conservée  du  même  conte  (MR,  II,  30).  Der- 
nier vivait  vers  la  lin  du  xiii^  siècle,  ou  le  commencement  du  xiv*',  comme 
le  prouvent  des  irrégularités  nombreuses  dans  la  déclinaison  (v.  notam- 
ment V.  317,  cf.  Pilz,  p.  17).  Quant  à  sa  patrie,  elle  reste  incertaine.  V.  la 
longue  et  peu  probante  étude  de  Pilz,  p.  11-16.  Il  veut  démontrer  que 
Bernier  est  «  un  Picard  qui  écrit  sous  rinfluence  du  dialecte  francien  ». 
Les  traits  linguistiques  qu'il  range  sous  les  n°^  1,  2,  4,  6,  8,  9,  10  sont  plus 
généraux  que  le  picard  et  le  francien.  Le  n^*  3  (a  nasal  distingué  de  e  nasal) 
n'est  pas  appuyé  par  assez  d'exemples  pour  qu'on  sache  si  ce  n'est  pas  le 
hasard  qui  a  associé  des  mots  en  a  +  \as.  -\-  confi.,  en  les  distinguant  de 
e  +  Nas.  +  cons.  Au  n^'  5,  on  peut  remarquer  que  le  poète  dit  fils  au  cas 
régime  :  or,  presque  tous  les  textes  picards  disent  fil.  —  La  rime  lie  : 
mie  [n^  7)  n'est  pas  limitée  au  picard.  —  Enfin,  au  n"  12,  l'auteur  aurait  dû 
noter  le  grand  nombre  de  rimes  où  s  est  distinguée  de  z  (42,  56,  68,  etc.), 
ce  qui  contredit  l'hypothèse  picarde. 

De  quel  pays  était  Bernier?  Ce  fabliau  est  de  ceux  dont  M.  Hermann 
Suchier  a  bien  voulu  examiner  spécialement  les  rimes  avec  moi  ;  il  croyait 
que  Bernier  était  Parisien.  Parisien  ou  Picard?  Les  rimes  de  ce  poème 
sont  peut-être  trop  peu  nombreuses  pour  que  nous  le  sachions  jamais 
précisément,  même  quand  notre  connaissance  des  anciens  dialectes  sera 
plus  avancée.  D'ailleurs,  ce  problème  ne  vaut  pas  la  grande  peine  qu'il 
coûterait  à  être  élucidé.  Les  fabliaux  non  localisés  par  quelque  indice  géo- 
graphique ne  pourront  jamais  l'être  assez  précisément  pour  devenir  des 
témoins  utiles  de  tel  ou  tel  dialecte  :  au  point  de  vue  linguistique,  la  ques- 
tion est  donc  peu  importante  ;  au  point  de  vue  littéraire,  elle  est  à  peu  près 
nulle.  Parisien  ou  Picard,  Bernier  restera  toujours  un  inconnu. 

Colin  Malet,  auteur  de  Jour/let  (IV,  98).  Il  était  Artésien  (v.  le  vers  1). 
Son  fabliau  se  distingue  entre  tous  par  une  originalité  :  il  peut  revendiquer 
peut-être  l'honneur  d'être  le  plus  parfaitement  ignoble  de  tous.  «  Il  suffirait, 
dit  J.-V.  Le  Clerc  [Hist.  lilt.,  XXIII,  205),  pour  faire  comprendre  quel  sens 
énergique  était  attaché  dans  la  vieille  France  à  ce  mot  :  une  vilenie.  » 
Legrand  d'Aussy  ayant  eu  l'idée  bizarre  d'identifier  le  héros  de  cette  aven- 
ture avec  l'auteur  du  conte,  M.  Pilz  annonce  qu'il  recherchera  prochaine- 
ment siJouglet  est  Colin  Malet.  Legrand  d'Aussy  et  Dinaux  (v.  Pilz)  attri- 
buent encore,  par  pure  fantaisie,  à  ce  Jouglet,  dont  nous  n'avons  rien,  le 
fabliau  anonyme  du  Sot  chevalier.  Cela  n'est  pas  à  discuter. 

Courteharhe  ou  Cointebarhe  (ms.  C),  auteur  des  Trois  aveugles  de  Com- 
piègne  (MR,  I,  4).  Il  appartenait  certainement  au  Beauvaisis.  Peut-être  est- 
il  aussi  l'auteur,  très  digne  d'estime,  du  fabliau  du  Chevalier  à  la  robe  ver- 
meille. 

Durand,  auteur  des  Trois  bossus  (I,  2).  Inconnu.  Il  n'y  a  pas  lieu  de 
s'arrêter  aux  fantaisies  de  Dinaux,  Trouvères  de  la  Flandre  et  du  Cambrésis, 
p.  149. 

Enguerrand  d'Oisi,  auteur  du  Meunier  d'Arleux  (II.  28).  Nous  ne  le 
connaissons  que  par  ces  deux  vers  qui  nous  apprennent  sa  patrie  et  son 
état  (v.  404)  : 

Enguerrans,  li  clers,  qui  d'Oisi 
A  esté  et  nés  et  nourris.., 

Estrées,  Arleux,  Palluel  et  Oisi  sont  quatre  communes  espacées  sur  une 


—  m)  — 

longueur  d'un  peu  moins  d'une  lieue  et  demie  entre  Douai  et  Cambrai  (cf. 
les  notes  géographiques  de  l'édition  Raynaud). 

L'œuvre  d'Enguerrand  est  d'une  technique  extrêmement  primitive  et 
grossière;  c'est  un  clerc  qui  rime  comme  un  vilain  illettré.  Aucun  fabliau 
ne  nous  est  parvenu  sous  une  forme  aussi  fruste,  soit  que  la  forme  originale 
fût  déjà  aussi  négligée,  soit  peut-être  que  la  transmission  orale  l'ait  cor- 
rompue. Toujours  est-il  que  les  rimes  inexactes,  les  vers  faux,  les  asso- 
nances vagues  ne  s'y  comptent  plus.  Voici  quelques  exemples  de  ces 
ii-j)eu-près  :  apielé  '.entendez  (o2);  conforter  :  entendez  (66);  entresail  :  /mi- 
mais (70);  fenwie  :  parente  (80  et  124);  cf.  vers  92,  96,  98,  102,  120,  136, 
152,  186,  188,  190,  200,  218,  224,  230,  248,  232,  262,  268,  288,  296,  300,  304, 
318,  328,  332,  354,  372,  etc. 

Eustache  d'Amiens.  A  rimé  le  Boucher  d'Abbeville  (III,  84),  Eustache 
d'Amiens  n'est  connu  que  par  cette  unique  pièce,  ([ui  nous  renseigne  sur  sa 
patrie  et  sur  l'endroit  où  il  a  composé  son  fabliau. 

Garin,  Giierin.  Cette  signature  est  celle  de  six  fabliaux,  MR,  III,  61,  86, 
92;  V,  124,  126;  VI,  447.  Avons-nous  affaire  ici  à  deux  noms  différents, 
Garin,  Guerin,  et,  si  c'est  un  même  nom,  désigne-t-il  un  seul  et  même 
trouvère?  On  ne  sait.  Il  n'y  a  dans  ces  six  fabliaux  aucune  indication  géo- 
graphique, sauf  dans  le  Chevalier  c/ui  faisait  parler  les  muets  (VI,  147),  où  le 
héros  va  de  Provins  à  la  Haye  en  Touraine,  ce  qui  ne  nous  renseigne  guère, 
et  dans  la  Grue  (V,  426),  où  l'auteur  dit  avoir  entendu  conter  son  fabliau 
((  à  Vercelai,  devant  les  changes  ».  —  Sur  ce  Vercelai,  cf.  le  Congé  de 
Baude  Fastoul,  Méon,  I,  vers  265,  où  on  lit  : 

Sire  Jehan  de  Vregelai 

A  vostre  congié  m'en  irai... 

Ou  bien  s'agit-il  de  Vézolay  (Yonne)?  M.  Pilz  [loc.  cit.)  annonce  une  élude 
linguisti(|ue  (jui  décidera.  Nous  avons  étudié  de  près  les  rimes  de  ces  six 
fabliaux;  mais  cette  recherche  ne  nous  a  pas  conduit  à  des  résultats  assez 
assurés  pour  que  nous  osions  les  communiquer  ici.  Disons  pourtant  qu'il 
n'est  pas  impossible  que  ces  fabliaux  aient  tous  été  composés,  sauf  la  Grue, 
dans  rile  de  France,  vers  le  milieu  du  xiii*'  siècle. 

Gautier,  auteur  de  Connebert,  V,  428,  et  du  Prêtre  teint,  VI,  139. 

Le  héros  de  Connebert  est  un  prêtre  né  à  Cocelestre  (=  Colchester,  et 
non  Glocester,  comme  le  veulent  MM.  de  Montaiglon  et  Raynaud).  Ce  n'est 
pas  à  dire  que  Gautier  soit  un  poète  d'outre-Manche  :  son  fabliau  ne  pré- 
sente aucun  trait  anglo-normand.  Il  appartenait  à  la  classe  des  jongleurs 
errants  et  nous  donne  quelques  détails  sur  sa  vie  malheureuse.  Il  a  com- 
posé ses  poèmes  dans  l'Orléanais  (v.  le  Prêtre  teint.,  v.  1-30). 

Gautier  le  Long,  auteur  de  la  Veuve  (II,  49).  M.  Foerster,  à  la  première 
page  de  sa  préface  du  Chevalier  as  deus  espées,  déclare  que  ce  Gautier  est 
certainement  aussi  l'auteur  du  Valet  c/ui  d'aise  a  jnalaise  se  met  (II,  44). 
M.  G.  Paris  appuie  cette  affirmation  [Lilt.  fr.  au  moyen  âge,  2^  éd.,  p.  412). 
On  aurait  plaisir  à  adopter  cette  hypothèse  :  ces  deux  poèmes,  qui  sont  des 
tableaux  de  mœurs  plutôt  que  des  contes,  sont,  en  effet,  uniques  dans  notre 
vieille  littérature,  pour  la  fmesse  singulière  des  observations  morales,  très 
réalistes  et  très  pessimistes.  De  plus,  ils  sont  l'un  et  l'autre  manifestement 
picards,  et  si  fortement  imprégnés  de  traits  dialectaux  qu'il  est  inutile  d'en 
faire  ici  une  démonstration;  l'examen  le  plus  superficiel  des  rimes  le 
prouve;  voyez,  pour  le  Valet,  les  rimes  446,  422,  184,  214,  220,  278,  302, 


—  icSl  — 

316,  325,  334,  les  formes  no,  vo  aux  vers  47,  62,  82,  94,  122,  128,  148...,  les 
formes  vir ^  (100),  prisomes  (119),  voliemes  (150),  prendernns  (105, 
118),  averoit  ['209),  etc.,  etc.  (Cf.  Foerster,  Jahrhuch  f.  rom.  ii.  engl.  PhiL, 
N.  F.,  t.  I,  p.  304-7).  Voyez,  de  même,  dans  la  Veuve,  des  rimes  comme 
porsiuue  :  siuiie  (466),  etc..  —  J'ai  pourtant  une  objection  à  présenter 
contre  l'attribution  de  ces  deux  pièces  à  un  même  auteur.  Le  Valet  est 
d'une  facture  infiniment  plus  grossière  et  néglig-ée;  les  rimes  insuffisantes, 
les  véritables  assonances  y  enti'ont  en  grande  proportion.  Voici  le  relevé, 
pour  les  100  premiers  vers  seulement:  il  y  a  18  assonances  contre  32  rimes, 
c'est-à-dire  qu'un  tiers  des  vers  n'est  pas  rimé  [dos  :  esUiinfort,  6  ;  che- 
mises :  aemplies  8;  ait  :  caitis  20,  cf.  les  vers  26,  32,  38,  50,  52,  54,  56,  58, 
64,  68,  74,  84,  92,  96,  102).  Comparez  la  Veuve  :  ici,  au  contraire,  les  rimes 
sont  pures,  soignées,  exactes.  Sur  502  vers,  je  ne  relève  que  deux  rimes 
incomplètes  :  estre,  honeste,  240,  despiliés  :  pitié,  488.  Y  a-t-il  lieu  d'attribuer 
au  même  poète  deux  pièces  d'une  technique  si  différente"?  —  Quant  à  l'hypo- 
thèse de  M.  Pilz,  qui  voudrait  identifier  Gautier  le  Long  avec  Gautier  le 
Loup  (MR,  II.  40),  il  n'y  a  pas  lieu  de  la  prendre  en  considération.  Nous 
n'avons  heureusement  pas  à  nous  occuper  de  cet  obscène  jongleur.  Une 
autre  conjecture  de  M.  Pilz,  selon  laquelle  Gautier  le  Loup  aurait  quelque 
rapport  avec  l'auteur  du  fabliau  anonyme  de  la  Damoiselle  qui  aveine 
demandoit,  ne  repose  sur  aucun  fondement  solide. 

Guillaume.  C'est  le  nom  que  porte  l'auteur  d'une  des  versions  de  la 
Maie  honte  (IV,  90).  MM.  de  Montaiglon  et  Raynaud  l'appellent  sans  raison 
Guillaume  le  Normand,  pour  l'identifier  avec  l'auteur  du  Prêtre  et  dWlison 
(II,  31).  J.-V.  Le  Clerc  a  fait  de  même  avant  eux.  Pourtant  on  accordera 
que  deux  hommes  puissent  s'appeler  Guillaume,  sans  que  tous  deux  s'ap- 
pellent Guillaume  le  Normand.  Et  ces  deux  personnages,  ils  les  ont  iden- 
tifiés avec  Guillaume,  Clerc  de  Normandie;  sur  cette  attribution,  vovez 
l'article  suivant. 

Guillaume  le  Normand.  C'est  le  nom  que  porte  l'auteur  du  fabliau  du 
Prêtre  et  d'Àlison  (11,31).  Est-il,  comme  l'ont  conjecturé  plusieurs  savants, 
le  même  que  Guillaume  le  Clerc  de  Normandie,  auteur  du  Bestiaire  (Famour, 
du  Besant  Dieu,  des  Treis  moz,  des  Joies  Nostre  Dame?  Déjà,  en  1869, 
M.  G.  Paris  repoussait  cette  identification  [Revue  critique,  1869,  n^  30; 
cf.  Reinsch,  Zts.  f.  rom.  PhiL,  III,  p.  200).  Elle  a  été  reprise  pourtant  par 
M.  E.  Martin,  dans  son  édition  du  Fergus  (1872).  Mais  M.  Adolf  Schmidt 
[Romanische  Studien,  IV,  p.  497)  a  fait  justice  de  cette  hypothèse,  en  se 
fondant  surd'excellentes  remarques  dialectales  :  l'auteur  du  fabliauest,  selon 
lui,  un  Normand  qui  habitait  l' Angleterre  dans  la  seconde  moitié  du 
xiii^  siècle.  La  dissertation  de  M.  Seeger  (Halle,  1881.  cf.  Ztz.  f.  rom.  PhiL, 
VI,  484)  est  une  étude  dialectale  et  métrique  des  poésies  authentiques  de 
Guillaume  le  Clerc  de  Normandie  et  n'ajoute  rien  à  la  démonsti-at-on  de 
M.  Adolf  Schmidt. 

Haiseau.  Ce  n'est  guère  que  depuis  1890  que  nous  savons  quelque 
chose  de  ce  jongleur.  Au  seul  fabliau  que  nous  possédions  de  lui 
{VAjineau,  III,  60),  le  tome  VI  de  l'éd.  Montaiglon  a  ajouté  trois  autres 
contes,  tirés  du  ms.  de  Berlin  :  les  l^rois  dames  qui  trouèrent  Lanel  au  conte, 
138;  les  Quatre  prestres,  142;  le  Prestre  et  le  mouton,  144,  le  plus  court  des 
fabliaux  conservés.  Ses  poèmes  se  distinguent  entre  tous  par  leur  manière 
rapide,  fruste,  brutale.  Un  vers  de  Haiseau  nous  permet  de  dire  qu'il  était 
Normand  :  une  de  ses  héroïnes  (VI,  138,  v.  47)  jure,  en  effet,  par  «  saint 
Bédier.  —  Les  Fabliaux.  31 


—  482  — 

Hindevertde  Gournai  »,  dont  le  sanctuaire  ne  devait  pas  être  connu  très  loin 
à  la  ronde.  La  petite  ville  de  Gournai  en  Bray  possède  une  église  de  saint 
Hildevcrt,  datant  du  xii*'  siècle,  et  classée  aujourd'hui  parmi  les  monuments 
historiques. 

Henri  cVAiideli.  [Le  lai  cVArislole,  V,  136).  V.  ci-dessus,  p.  387.  Cf.  Augus- 
tin, Sprachliche  Uniersuchung  ùber  die  Werke  Henri  d'Andelis  [Ausrj.  und 
Ahh.,  pp.  Stengel,  Marbourg,  4885). 

Jea/i,  auteur  à'Auherée.  Inconnu. 

Iliion  le  Roi  est  la  signature  que  porte  le  charmant  fabliau  du  Vair  pale- 
froi  (I,  3). 

Huon  Piaucele  est  celle  que  portent  les  fabliaux  d'Esionni  (I,  19)  et  de 
Sire  Hain  et  dame  Anieuse  (I,  6). 

Huon  de  Cambrai  est  celle  de  la  Maie  Honte  (V,  120). 

J.-V.  Le  Clerc  est  disposé  à  reconnaître  un  seul  personnage  sous  ces  trois 
noms;  nous  n'aurions  affaire  qu'à  un  trouvère,  qui  aurait  aussi  composé  la 
Sene fiance  de  l'A,  B,  C  (Jubinal,  Nouveau  recueil,  II,  275),  et  la  Description 
des  ordres  religieux  (Jubinal,  Œuvres  de  Butebeuf,  t.  I,  note  T,  p.  441  ;  cf. 
Dinaux,  Trouvères  artésiens,  I,  p.  188).  Ces  derniers  poèmes  sont  signés 
ainsi  :  le  Roi  de  Cambrai.  L'auteur  unique  de  toutes  ces  pièces  s'appellerait 
donc  Huon  Piaucele  le  Roi  de  Cambrai;  ce  qui,  au  premier  abord,  semble  être 
un  nom  un  peu  long;  mais  il  faudrait  considérer  le  roi  comme  ne  faisant  pas 
partie  du  nom  propre  :  ce  serait  le  titre-  honorifique  qu'ont  porté  tant  de 
présidents  de  puys  et  do  corporations  de  ménestrels.  —  Il  est  évidemment 
impossible  de  savoir  si  ces  hypothèses  sont  fondées  et  si  un  seul  trouvère 
est  l'auteur  de  nos  quatre  fabliaux  et  des  poèmes  publiés  ou  inédits  qu'énu- 
mèrent  V Histoire  littéraire  et  Jubinal.  Mais  l'examen  des  rimes  des  quatre 
fabliaux  amène  à  cette  conclusion  qu'ils  ont  tous  quatre  été  composés  dans 
le  même  pays,  qui  est  une  province  du  Nord-Est  de  la  France  et  qui  peut 
être  le  Cambrésis. 

Voici  les  traits  linguistiques  les  plus  caractéristiques  de  ces  poèmes  : 

A.  Le  Vair  palefroi. 

I.  Réduction  de  la  triphthongue  iée  dans  les  mots  soumis  à  la  loi  de 
Bartsch  :  engignie  :  compagnie  (700);  cf.  604,  860,  1166. 

II.  Confusion  de  s  et  de  z.  Forz  :  trésors  (12);  cf.  24,  112,  494,  1190. 

III.  Distinction  constante,  attestée  par  plus  de  trente  rimes,  de  a  +  Nas.  + 
cons.  et  de  e  +  Nas.  +  cons.  (une  seule  exception,  peut-être,  au  v.  40).  — 
Remarquez  (v.  142)  la  rime  :  anciens  :  sens. 

IV.  C  picard  :  bouche  :  douce  (202),  cf.  87,  362,  407,  496,  600,  668, 
1337. 

V.  No,  vo,  auprès  de  nostre,  vostre  (vo  terre,  468). 

VI.  L'e  atone  antétonique,  sévèrement  maintenu  (9,  30,  118,  etc.),  tombe 
parfois  au  participe  passé  :  connu  (1155)  auprès  de  coné'us  (56).  On  sait  que 
cette  caducité  plus  rapide  de  l'e  atone  au  participe  est  une  particularité  du 
dialecte  artésien. 

Remarquez  encore  les  rimes  siue  :  Hue  (1058),  cntire  :  dire  (354). 

B.  Estormi. 

I.  On  ne  trouve  pas  dans  ce  fabliau  de  preuves  de  la  réduction  de  la 
tripthongue  iée  à  ie;  mais  les  rimes  sont  trop  peu  nombreuses  (78,  160, 
184,  215,  238,  274,  418,  448,  588)  pour  qu'on  puisse  prononcer  si  ce  n'est  pas 
le  seul  hasard  qui  sépare  ici  constamment  les  rimes  en  iée  des  rimes 
en  ie. 


—  483  - 

II.  Confusion  de  s,  z.  Veniiz  :jus  (350);  cf.  366,  482,  548,  etc. 
m.  Distinction  de  a  +  nas.  +  cons.  et  de  e  +  nas.  +  cons.   Attestée  par 
plus  de  vingt  rimes. 

IV.  C  picard  :  force  :  popce  (204  ;  cf.  215.) 

V.  No,  vo  (107,  122,  442). 

VI.  Chute,  au  participe  passé  seulement,  de  l'e  atone  protonique  :  conus^ 
389  ;  aperçus  (566). 

Remarquez  en  outre  les  rimes  surtout  picardes,  saus  {solidos)  :  sans  (sal- 
viis),  sone  :  essoine  (104);  encore  :  Grigoire  (219);  aprueche  :  enfueche  (400), 
la  forme  mêlerai  (63),  qui  se  trouve  dans  Huon  de  Bordeaux^  poème  arté- 
sien. 

C.  Sire  Hainet  dame  Anieuse. 

I.  Trois  rimes  seulement  en  ie  (32,  355,  372)  ne  suffisent  pas  à  nous  ren- 
seigner sur  le  phénomène  I. 

II.  Confusion  de  z,  s.  Esperiz  :  requis  (180,  cf.  324.) 

III.  Distinction  constante  de  a  +  nas.  +  cons.  et  de  e  -f-  nas.  -]-  cons. 

V.  No,  uo(121,  149,  160,  163). 

VI.  Chute,  au  participe  passé  seulement,  de  l'e  atone  pronotique  :  il  a 
anuit  toute  nuit  plut  (v.  66). 

Remarquez,  en  outre,  les  rimes  hastiue  :  tiue  (tua)  (120),  caus  :  chaus 
(260),  ore  :  Grigore  (340). 

D.  La  Maie  honte  est,  nous  le  savons,  composée  par  Huon  de  Cambrai.  Il 
est  donc  inutile  d'énumérer  les  rimes  caractéristiques.  Remarquez  pour- 
tant :  la  maie  qui  fu  siue  :  nai  mes  talent  que  vo  cort  siue  (v.  128).  La  rime 
maintenant  :  malement  serait  unique  en  regard  des  cent  rimes  environ  que 
contiennent  nos  quatre  fabliaux  et  où  a  nasal  est  séparé  de  e  nasal.  Mais  c'est 
une  mauvaise  leçon  qu'ont  adoptée  MM.  de  Montaiglon  et  Raynaud.  Il  faut 
lire  avec  le  ms.  B  :  Le  roi  apele  isnelement  :  Sire,  fet-il,  trop  malement.. 

Jacques  de  Baisieux.  Auteur  des  Trois  chevaliers  et  du  chainse  (III,  71)  et 
du  Dit  de  la  vescie  au  prestre  (III,  69).  Voir  ci-dessus,  chap.  XIV. 

Jean  Bedel  ou  Jean  Bodel.  L'auteur  du  fabliau  des  Deux  chevaux  (I,  13) 
nous  apprend  dans  son  prologue  qu'il  a  déjà  «  trouvé  »  huit  autres  fabliaux  ; 
et,  par  une  rencontre  singulière,  nous  possédons  tous  les  petits  poèmes 
auxquels  il  fait  allusion. 

Cil  qui  trova  del  Morteruel  (IV,  95), 

Et  del  mort  vilain  de  Bailluel  (IV,  108), 

Et  de  Gombert  et  des  deux  clers  (I,  22) 

Que  il  mal  a  trait  a  son  estre. 

Et  de  Brunain,  la  vache  au  prestre  (I,  10) 

Que  Blere  amena,  ce  m'est  vis, 

Et  trova  le  songe...  (V,  131) 

Et  du  leu  que  Voue  déçut  [Méon-Barb.,  III,  p.  53) 

Et  des  deus  envieus  cuivers  (V,  135) 

Et  de  Barat  et  de  Travers 

Et  de  lor  compaignon  Haimet,  (IV,  97) 

D'un  autre  fablel  s'entremet, 

Qu'il  ne  cuida  mes  entreprendre. 

Quel  est  le  nom  de  ce  fécond  trouvère?  —  L'auteur  continue  ainsi  : 

Ne  por  Mestre  Jehan  reprendre 
De  Boves,  qui  dist  bien  et  bel, 
N'entreprent  il  pas  cest  fablel, 


—  484  — 

Quar  assés  sont  si  dit  resnable; 
Mais,  qui  de  fablel  fait  grant  fable 
N'a  pas  de  troyer  sens  leg-ier. 

De  ces  vers,  plusieurs  critiques  ont  conclu  que  Fauteur  de  ces  huit 
fabliaux  et  de  la  fable  du  Loup  et  de  VOie  était  Mestre  Jean  de  Boves. 
L'abbé  de  la  Rue  [Bardes,  t.  III,  p.  45)  fait  de  lui,  comme  de  juste,  un  poète 
normand  et  découvre  un  Jean  de  Boves  qui  possédait,  sous  Philippe- 
Auguste,  de  grands  fiefs  dans  le  pays  de  Caux,  Dinaux  [Trouv.  artésiens, 
p.  293)  montre,  au  contraire,  que  le  nom  de  Boves  appartient  à  une  grande 
famille  de  TArtois  ou  du  Cambrésis,  et  cite  plusieurs  personnages  histo- 
riques qui  seraient  les  ancêtres  ou  les  descendants  de  notre  conteur.  Mais, 
outre  qu'il  a  pu  et  dû  exister,  faute  de  noms  de  famille  au  moyen  âge,  un 
nombre  indéfini  de  Jean  de  Boves,  le  titre  de  înestre  accolé  à  celui-ci  suffit 
à  prouver  qu'il  n'appartenait  pas  à  cette  grande  famille  des  de  Boves. 
Mais,  qui  pis  est,  les  huit  fabliaux  ne  lui  appartiennent  aucunement. 
Et  cette  fausse  attribution  repose  sur  un  contre-sens.  Dans  les  vers 
ci-dessus,  l'auteur  a-t-il  dit  qu'il  s'appelât  Jean  de  Boves?  Non  point;  mais 
il  s'excuse  de  reprendre  une  matière  déjà  traitée  par  un  certain  Jean  de 
Boves.  Ce  Jean  de  Boves  est  donc  un  trouvère,  sans  doute  artésien,  et  con- 
temporain de  l'auteur  des  huit  fabliaux.  Il  a,  lui  aussi,  conté  le  récit,  très 
médiocrement  spirituel,  des  Deux  chevaux  ;  mais  son  poème  ne  nous  est 
point  parvenu  ;  ce  n'est  plus  que  le  nom  d'un  inconnu. 

Mais  le  véritable  auteur  des  huit  fabliaux,  nous  le  connaissons  :  il  nous 
a  dit  son  nom.  Il  avait  composé,  nous  a-t-il  dit  tout  à  l'heure,  le  Souhait 
desvé  (V,  131)  :  or,  à  la  fin  de  ce  fabliau,  l'auteur  dit  que  le  héros  de  cette 
aventure  l'a  racontée  à  tout  venant, 

Tant  que  le  sot  Jehans  Bediaus, 
Uns  rimoieres  de  fabliaus, 
Et  por  ce  qu'il  li  sanbla  boens, 
Si  l'asenbla  avoec  les  suens. 

(V.,131,  V.  209,  ss.) 

J.-V.  Le  Clerc  (Hist.  Litt.,  XXIIl,  115)  s'est  aperçu  delà  méprise  et  a  rendu 
à  Jean  Bedel  ce  qui  n'appartenait  pas  à  Jean  de  Boves.  Cette  méprise  subsiste 
encore  dans  l'édition  Montaiglon-Raynaud.  Tous  ces  fabliaux  y  portent  en 
titre  l'indication  :  «  par  Jean  de  Boves,  »  et  seul  le  fabliau  du  Sohait  desvé 
est  attribué  à  Jean  Bedel.  Les  éditeurs  disent  dans  leurs  notes  (t.  V, 
p.  359)  :  «  Ce  Jehan  Bedel  est-il  le  même  que  le  trouvère  artésien  Jehan 
Bodel?  La  chose  est  probable.  En  tout  cas,  plutôt  que  de  refuser,  comme  le 
fait  VHistoire  littéraire,  à  Jehan  de  Boves  la  paternité  des  neuf  fabliaux  que 
lui  attribue  le  fabliau  des  Deux  chevaux,  ne  peut-on  admettre  que  Jehan  de 
Boves  et  Jehan  Bedel  ont  traité  l'un  et  l'autre  le  même  sujet?  »  —  Sans 
doute,  on  doit  l'admettre  :  Jean  Bedel  et  Jean  de  Boves  ont  tous  deux 
traité  le  même  sujet  des  Deux  chevaux  ;  mais  nous  ne  possédons  que  la 
version  de  Jean  Bedel,  et  les  huit  autres  fabliaux  n'ont  rien  à  faire  avec 
Jean  de  Boves.  —  Ces  explications  étaient  nécessaires,  puisque  M.  Pilz 
{op.  cit.,  p.  8)  suit  encore  l'erreur  de  M.  de  Montaiglon. 

Mais  ce  Jean  Bedel,  qui  est-il  ?  ne  serait-il  point  Jean  Bodel  ? 

La  conjecture  est  séduisante.  Ces  neuf  petits  poèmes  n'appartiendraient 
pas  à  un  inconnu,  à  un  vague  Guerin,  à  un  Enguerrand  d'Oisi  impersonnel, 
mais  à  l'original  auteur  du  Jeu  de  Saint-Nicolas  et  de  la  chanson  des  Saisnes, 


—  485  — 

au  misérable  et  touchant  mesel  des  Congés.  Cette  hypothèse,  F.  Michel  et 
Montmerqué  ravalent  déjà  proposée  [Théâtre  fr.  au  M.  A.,  p.  669).  J.-V.  Le 
Clerc  la  repousse  bien  vite,  «  parce  que  Jehan  Bodel  s'appellerait  bien 
modestement  uns  rimoieres  de  fabliaus.  »  Comme  silexiii*^  siècle  avait  connu 
la  hiérarchie  classique  des  genres  !  Chapelain  aurait  sans  doute  cru  déchoir 
à  écrire  des  contes  légers,  mais  non  Jean  Bodel.  Dans  son  étude  sur  les 
Congés  de  Jehan  Bodel  [Rom.y  t.  IX,  p.  218),  M.  G.  Raynaud  se  pose  à  son 
tour  la  question,  et  dit  :  a  La  chose  nous  paraît  assez  vraisemblable,  et  le 
scribe  du  ms.  de  Berne  auquel  est  emprunté  le  fabliau  dont  il  s'agit  n'est 
pas  assez  soigneux  pour  qu'on  ne  puisse  le  rendre  responsable  d'un  chan- 
gement d'un  o  en  un  e.  »  Mais  M.  G.  Raynaud,  qui  se  proposait  seulement 
de  donner  une  édition  critique  des  Congés,  n'a  pas  eu  à  examiner  autrement 
la  question,  et  a  écarté,  pour  la  constitution  de  son  texte,  les  renseigne- 
ments linguistiques  que  pouvaient  lui  fournir  les  fabliaux.  Cette  étude,  il 
convient  de  l'entreprendre  ici  et,  comparant  la  langue  des  huit  fabliaux  de 
Jean  Bodel  à  celle  des  Congés,  de  nous  prononcer  pour  ou  contre  l'identi- 
fication de  Jean  Bedel  avec  Jean  Bodel. 

Nous  prenons  pour  base  l'excellente  étude  de  M.  G.  Raynaud  sur  la 
langue  des  Congés  et  du  Jeu  de  Saint-Nicolas  ;  nous  suivons  le  même  ordre 
que  lui  et,  pour  chacun  des  traits  phonétiques  par  lui  marqués,  nous  rem- 
plaçons les  exemples  tirés  des  rimes  des  Congés  par  des  rimes  analogues 
des  fabliaux  ;  on  verra  que  toutes  les  observatlonsllnguistiques  faites  sur  les 
Congés  valent  aussi  pour  les  fabliaux.  —  A  la  suite,  nous  énumèrerons  les 
rimes  intéressantes  qui  n'auront  pas  trouvé  place  dans  ce  cadre  ^. 

I.  3  -|-  i,  dans  la  langue  de  Jean  Bodel,  est  nettement  distingué  de  è 
(exception  :  ferne  =r  [fascinât). 

De  même,  dans  les  fabliaux  :  B,  18,  46;  2  G,  98,  450,  206,  etc.,  etc.  Une 
exception  :  asene  :  chaîne  (S,  140). 

II.  ein  se  confond  avec  ain  dans  les  formes  masculines  [frein  :  fain,  2  G, 
48,  serein  :  premerain,  2  G,  58,  plein  :  pain  F,  16,  etc..  De  même  au 
féminin  :  meine  :  demaine  (B,  42)  ;  grevaine  :  aveine  (2  G,  114). 

III.  Jean  Bodel  distingue  -ana  et  -ania,  aine  et  aigne.  —  Aucun  exemple 
contraire  dans  les  fabliaux. 

IV.  lée  n'est  pas  réduit  à  ie  par  Jean  Bodel.  De  même,  dans  les  fabliaux, 
les  mots  comme  mesnie,  vie,  endormie  ne  riment  qu'entre  eux  (S  205,  G 
116,  H  172)  et  les  mots  comme  chauciée  de  même  (H,  246). 

Trois  exceptions,  dont  une  seule  [folie  :  lie,  V,  70)  paraît  devoir  être  rete- 
nue. Les  deux  autres  ne  sont  qu'apparentes,  et  nous  avons  des  variantes 
qui  les  font  disparaître  [carie  :  cangie;  variante  :  marie,  G,  97  ;  —  esclignie  : 
mie\  variantes  :  endormie,  amie,  H,  238). 

V.  Le  suffixe  iaus  ne  rime  pas  dans  les  Congés  avec  le  suffixe  aus.  De 
même  dans  les  fabliaux  :  toitiaus  :  fabliaus  (B,  64)  ;  cf.  S,  210,  F,  56,  F,  78, 
etc.  '* 

VI.  0  se  note  eu.  Teus  :  honteus  (G,  20),  douteus  :  mortereus  (F,  128). 

VII.  Dans  les  Congés,  comme  dans  le  Jeu  de  Saint-Nicolas,  a  nasal  se 
différencie  absolument  de  e  nasal.  De  même  dans  les  fabliaux  :  phénomène 


1.  Abréviations  :  B  =z  Briinainf  C  ^=^  Le  Convoiteux  et  l'envieux,  2  G  =  les 
deux  Chevaux,  F  =  le  Vilain  de  Farhu,  G  :=  Goinhert  et  les  deux  clercs,  11=^ 
Barat  et  Haimet,  S  =  Le  Souhait  desveé.  F  =  /e  Vilain  de  BailleaL 


—  486  — 

attesté  par  une  cinquantaine  de  rimes,  contredit  en  apparence  par  talent  : 
cornant  (H,  112)  ;  mais  on  a  la  variante  :  avant  :  cornant.  Il  ne  faut  pas  con- 
sidérer non  plus  tens=:{tempus  :  a/is(ll,  12),  tens  :  Constanz  (B,  32)  la  forme 
tans  étant  commune  à  tous  les  dialectes. 

VIII.  VI  devant  une  consonne  était  évidemment  vocalisée  au  temps  de 
Jean  Bodel.  De  même,  dans  les  fabliaux  [teus  :  honteus,  C,  20). 

Ajoutez  les  rimes  comme  remeinhrance  :  branche  (H,  60,  355,  430,  260 
leçon  du  ms.  C  ;  2  C,  118)  ;  —  les  formes  no,  vo  (H,  143,  178,  428,  476;  V, 
43  ;  B,  10,  15  ;  2  C,  73,  etc..)  ;  —  les  formes  atomes  (H,  196),  lessomes  (H, 
481,  ms.  B)  ;  —  la  confusion  constante  dans  tous  nos  fabliaux  de  z,  s,  etc.. 

Comme  conclusion,  je  crois  presque  assurée  l'identification  de  Jean  Bedel 
et  de  Jean  Bodel.  Le  très  original  Jean  Bodel  devrait  donc  tenir  une  place 
dans  notre  chapitre  XIV  sur  les  auteurs  des  fabliaux.  Mais  nous  n'avons  pas 
considéré  cette  identité  comme  assez  évidente  pour  oser  Ty  faire  figurer. 

Jean  de  Condé.  Voyez  p.  375. 

Jean  le  Chapelain.  L'auteur  du  Dit  du  soucretain  (VI,  150)  était  chevalier 
(il  s'appelle  Sire  Jehans  li  chapelains,  v.  5)  et  normand  (ainsi  qu'il  ressort 
des  vers  1-4).  C'est  tout  ce  que  nous  savons  de  ce  personnage. 

Jean  le  Galois  d'Aubepierre,  auteur  de  la  Pleine  bourse  de  sens  (III,  67), 
champenois. 

Le  maire  du  Hamiel,  auteur,  sans  doute  picard,  du  fragment  intitulé  Dan 
Loussiet. 

Milon  d'Amiens  [Le  prêtre  et  le  chevalier,  II,  34),  L'examen  des  rimes  de 
ce  long  fabliau  prouve  que  ce  jongleur  écrivait  dans  la  région  même  d'où  il 
tire  son  nom. 

Philippe  de  Beaumanoir  [La  foie  Largece,  VI,  146),  voir  ci-dessus,  chap. 
XIV,  p.  387,  ss. 

Rutebeuf,  v.  ci-dessus,  chap.  XIV. 

Wairiquet  Brassenel  de  Couvin,  v.  ci-dessus,  chap.  XIV;  auteur  des  Trois 
chanoinesses  de  Cologne  (III,  71),  et  des  Trois  dames  de  Paris  (III,  72). 


INDEX  ALPHABETIQUE 

DES  NOMS  D'AUTEURS  ET  DES  TITRES  D'OUVRAGES  ET  DE 
CONTES  CITÉS  AU  COURS  DE  CE  LIVRE 


[Les  chiffres  renvoient  aux  pages;  les  lettres  à  V appendice  II.) 


Adam  de  la  Halle,  375,  385,  446  (E). 

Adjaibel  Measer,  21  i . 

Adrien  L.  R.,  Contes,  234. 

Aimery  de  Narbonne,  372. 

Aiol,  372. 

Aloul,  329,  338,  347. 

Ame  (r)  au  vilain,  330,  342  (A). 

Ancona  (d'),  v.  Sercambi  et  NoveUino. 

Anglais  [les  deux)  et  Vanel,  283,  312, 

442  (C). 
Anneau  (/')  magique,  35,  326,   328, 

442  (B). 
Anoupou,  321. 
Antiochus,  117,  254. 
Antoninus  Liberalis,  110. 
Anwâr-i  Souhaili,  169. 
Apologie  p.  Hérodote,   v.   Estienne. 
ApoUore,  112. 
Apulée,  109,  118,  451  (N). 
Arahum  proverbia  (Freytag),  224. 
Archevesque,  477. 
Archiloque,  104,  105. 
Aristénète,  i94. 
Aristote  [Lai  d'),  35,  132,  146,  158, 

204-12,  347,  387-89,  446  (E). 
Arlotto  de   Florence,   105,   451    (O), 

451    (P),  468  (Ilb).    473  (Ac),   475 

(Le). 
Arnason,  267. 

Asbjoernsen  et  Moe,  50,  267. 
Athénée,  114. 
Auberée,  136,   145,  352-7,  373,  383, 

443-6  (D). 
Aucassin  et  Nicolete,  364,  369. 
Audigier,  363,  373. 
Avadnnas,  211,  262,  463  (Va). 


Aveugles   de   Compiègne,   252,    284, 

316,  447  (F). 
Avien,  93. 

Babrius,  93,  98,  251. 
Bahar-Danush,  170. 
Bandello,  259,  290,  309,  450  (L),  452 

(Q),  452  IB),  453  (X),  468  (Hb). 
Barat  et  Haimet,  39,  312,  330,  448  (G). 
Barbazan-Méon,  passim. 
Barlaam  et  Joasaph.  139. 
Bartsch,  Bomanzen,  331,  383. 
Beaufort  d'Auberval,  Contes,  452  (P), 

454  (Aa),  464  (W^a),  468  (la). 
Beaumanoir  (Philippe  de),  387-9. 
Benfey  passim. 

Berengier,39,  146,  151,  204,  448(11). 
Bergmann,  v.  Siddhi-Kùr. 
Bétâl  Patchîsî,  177. 
Bigarrures  du   s""  des  Accords,  468 

(Hb). 
Boccace,  76,  88,  118,  153,  154,  165, 

192,  194,  295,  448  (G),  449  (I),  449 

(K),  449  (L),   454  (Aa),    458  (Ba), 

462  (Na),   463  (Ta),  466  (Bb),  468 

(Hb),  469  (Nb),  475  (Je). 
Boivin  de  Provins,  325,  335,  348,  399, 

449  (I). 
Boi^deors  [les  deux)  i^ibauz,  31,  39, 

405. 
Bossus   [les    trois)    ménestrels,    137, 

146,  236-50,  262,  449  (J). 
Boucher   [le)   d'Abbeville,   336,   449 

(K). 
Bouchet,  Serées,  447  (F). 
Bourgeoise  (la)  d'Orléans,    39,  298- 

30 i,  335,  449  (L). 


—  488  — 


Bourse  (/a)  pleine  de  sens,  34,  201, 

348,  364,  451  (M). 
Bozon  (Nicole),  464  (Va). 
Braga  252,  v.  Contes  portugais. 
Braies    (les)  au   cordelier,    39,    120, 

320,  335,  425,  451  (N). 
Brantôme,  297,  298. 
Bretin    (Contes),    442   (B),    447  (F). 

464  (Ua),  466  (Fb). 
Brifaut,  312,330,451,(0). 
Brockhaus,  75,  77,  109. 
Browning  (Bobert),  297. 
Brunain,  312,  451  (P). 
Brunetière,  317,  385. 
Buch  der  Beispiele,  191. 
Burnouî  (Buddhisme  indien),  160. 
Caballero,  Cuentos,  217. 
Calila  et  Dimna.  passim. 
Campeggi,  171,  192. 
Cappelletti,  458  (Ca),  461  (La),  462 

(Na). 
Carmina  burana,  390-98. 
Caylus  (comte  de),  26. 
Celui  qui  bouta  la  pierre,  336,  452  (Q). 
Cendrillon,  108. 
Cent  Nouvelles  nouvelles,  192,   194, 

197,  449  (L),  452  (Q),  452  (B),  453 

(X),  453  (Y),  460  (la),  462  (Ba),  466 

(Db),  468  (Kb),  473  (Zb). 
Changeurs  (les  deux),  284,  324,  452 

(R)., 

Chanoinesses(les  trois),  310,  328,  425. 
Chastiement  d'un  père  à  son  fils,  37, 

133. 
Chaucer,  318,  463  (Sa). 
Chevalier  (le)  au  chainse,  35,  256,  259, 

260,  284,  291-98. 
Chevalier  (le)   confesseur,  290,  327, 

453  (X). 
Chevalier  (le)  à  la  corbeille,  325,  327, 

452  (U). 
Chevalier  (le),  la  dame  et  un  clerc, 

300,  327,  449  (L). 
Chevalier  (le)  qui  faisait  parler  les 

muets,  453  (V). 
Chevalier  (le)  qui  recovra..,  35,  327, 

364. 
Chevalier  (le)  à   la   robe   vermeille, 

318,  327. 
Chevaux  (les  deux),  312. 
Clédat,  voyez  :  Butebeiif. 


Clerc  (le)  derrière  Vescrin,  335,  453 

(Y). 
Clerc  (le  pauvre),  453  (Z). 
Colin  Malet,  399,  479. 
Collier,  Contes,  451  (N). 
Comparetti,  78,  110,  113. 
Comte    Lucanor,    75,   451    (M),    46 i 

(Xa). 
Comptes  du  monde  adventureux,  268, 

451  (N),  468  (Hb),  469  (Mb). 
Connebert,  331,  339,  369. 
Constant  du  Ilamel,  146,  246,   331, 

338,  454  (Aa). 
Contes  albanais  (Dozon),    113,    153, 

448  (G),  464  (Va). 
Contes  à  rire  et  aventures  plaisantes, 

450  (L),  468  (Kb). 
Contes    de  f Armagnac  (Bladé),  473 

(Ac). 
Contes  de  Bretagne  (Sébillot),  203, 

466  (Db),  472  (Xb. 
Contes  de  Basse-Bretagne  (Luzel),  50. 
Contes  égyptiens  [Maspéro),  107, 108, 

321,  460  (la). 
Contes  de  Gascogne  (Bladé),  46,  203, 

464  (Xa),  466  (Db). 
Contes  de  la  Grèce  (Legrand),  113. 
Contes  de  Kabylie  (Bivière),  448  (G). 
Contes  de  Lorraine  (voy.  Cosquin). 
Contes  nouveaux  et  plaisants,  238-43, 

442  (B),  452  (Q),  453  (Z),  465  (Za). 
Contes  portugais  (Braga),    203,    447 

(F),  454  (Aa),  457,  469  (Mb). 
Conteurs  français  du   XVII^  siècle, 

(Louandre),  453  (Z),  459  (Ga),  471 

Conti  pomiglianesi  (Imbriani),  442  (B). 
Convoiteux  {le)  et  Venvieux,  314,  457. 
Cosquin,  65,  68,  78,  79,  80,  100,  107, 

110,  111,  162,  202-3,  275,451  (M). 

453  (Z),  466  (Db),  469  (Mb). 
Courtebarbe,  399,  479. 
Crâne,  v.  Jacques  de  Vitry. 
Çukasaptati,  194,  231,  234,  236. 
Dame  (la  maie),  380,464  (Xa). 
Dame  {la)  qui  aveine  demandoif,  28  t-, 

326,  459  (Ga). 

Dame  {la)  qui  fist  trois  tours,  284-, 

327,  336. 

Dame  la  qui  se  vengea,  324,  327,  459 
(Fa). 


489  — 


Dames  {les  trois)  de  Paris,  352,  425. 
Dames  {les  t/^ois)  à  l'anneau,  197,  265- 

71,  458  (Ea). 
Darmesteter,  (A.),  78. 
Darmesteter  (J.),  50,  57. 
Dccaméron,  voy.  Boccace. 
Demoiselle  {la)  qui  sonjoit,  326,  380. 
Demoiselle  [la)  qui  ne  pouvait  oïr.., 

460  (Ha). 
Derenbourg,  v.  Directorium,  Joël  et 

Pantchatantra. 
Despériers,  448  (H),  475  Je). 
Direciorium  hum.  vitae,  82, 132, 136- 

39,  168,  204. 
Disciplina  clericalis,  83,  88,  119,  127, 

133-35. 
Dolopathos,  135,  360,  382. 
Domenichi,  450  (L). 
Boni,  453  (X),  461  (la). 
Dunlop-Liebrecht,48,  447  (F),  449  (I), 

451  (N),  452  (Q),  453  (X),  454  (Z), 

465   (Ya),  467   (Fb),  468   (Ib),   476 

(Le). 
Ebeling,  443  (D) . 
Ecureuil  (l'),  284,  322,  461  (Ka). 
Enfant  {V)  de  neige,  398,  460  (la). 
Enguerrand  d'Oisi,  399,  479. 
Epervier  {lai  de  /'),  35,  145,  228-36, 

327,  349,  364,  461  (La). 
Esqhine,  118. 
Estienne  (Henri),  309,  334,  450  (L), 

451  (N),  453  (U),  462  (La),  466  (Bb), 

467  (Fb). 
Estormi,  237,  240,  242,  462  (Ma). 
Etienne  de  Bourbon,  47,  133,  451  (P), 

458  (Ea),  466  (Eb),  470  (Qb). 
Eulenspiegel,  447  (F). 
Eustache  d'Amiens,  480. 
Evêque  (/')  qui  bénit,  284,  328,  462 

(Na). 
Fabrizi,470(Nb). 
Facétieux  reveil-matin,  454  (Z),  460 

(Fa). 
Farces,   238,   428,  442   (A),  447  (F), 

451    (N),  466    (Bb),   467   (Fb),  471 

(Xb),  472  (Yb),  474  (Ee) . 
Femme  (la)  qui  cunqiesen  baron,  344. 
Femme  {cVune  seule)  qui  servoit  cent 

chevaliers,  324,  462  (Pa). 
Fèvre  de  Creeil,  324,  462  (Qa). 
Fiorentino,  449  (L). 


Fleur  lascive  orientale,  220,  448  (H), 
454  (Aa). 

Foerster,  31,  383. 

Folz(Hans),  267-70. 

Forteguerri,  454  (Aa),  465  (Ab). 

Frère  Denise,  284,  328,  462  (Ra). 

Freymond,  405,  ss. 

Frisehlin,  358,  453  (Y). 

Gageure  (la),  325. 

Gaidoz,  18,  58,  60,  70,  71,  107,  110, 
111,  113,  144,  285,  287. 

Garin,  Giierin,  480. 

Garon  {Entretien  des  bonnes  compa- 
gnies), 48,  474  (Gc). 

Gauteron  et  Marion,  326. 

Gautier  (L.),  305,  399,  407,  432. 

Gautier  le  Long,  Gautier  le  Loup, 
480. 

Germania,  221,  265,  267,  446  (E), 
451  (M),  453  (V),  453  (Z). 

Gesammtabenteuer ,  119,  123,  133, 
134,  138, 165, 184,  193, 196,  211-13, 
219,  237,  242,  294,  301,  446  (E), 
449  (L),  451  (M),  452  (Q),  452  (U), 
453  (V),453  (Z),  458  (Ba),  459  (Fa), 
460  (la),  463  (Sa),  463  (Ta),  464 
(Xa),  465  (Ya),  466  (Db),  466  (Fb), 
469  (Lb),  475  (Je). 

Gesta  Romanorum,  117,  119,  156, 
231,  235,  446  (E),  466  (Fb]. 

Gil  Blas,  473  (Zb). 

Giovanni,  452  (R). 

Gombert  et  les  deux  clercs,  39,  318, 
335,  463  (Sa). 

Gonella,  447  (F). 

Gréeourt,  461  (la). 

Griesenbach,  462  (Oa). 

Grimm,  50,  53-7,  94,  213-18,  219-22, 
272,  460  (la). 

Grue  [la),  322,  325,  463  (Ta). 

Gubernatis  (de),  55,  68. 

Guillaume,  G.,  clere  de  Normandie, 
481. 

Guillaume  au  faucon,  35,  284,  350, 
364. 

Hagen  (v.  der)  cf.  Gesammtab. 

Haîm  (von),  55,  113. 

Haiseau,  310,  379,  406,  481. 

Hebel  [Schatzkâstlein),  46,  217. 

Henri  d'Andeli,  41,  387-89. 

Heptaméron,  184,  334,  463  (Ra). 


490  — 


Héron,    v.     Arche vesque    et    Henri 

d'Andeli. 
Hervieux,  Fabulistes  latins,  47,  122, 

216,  473  (Ce). 
Hésiode,  104. 
Histoire     littéraire    de    la     France , 

passim. 
Historia  septem  sapientum,  237,240. 
Ilitopadésa,   88,  119,  165,  169,  231, 

309,  467  (Fb). 
Housse  {la)  partie,  34,  39,  201,  329, 

364,  463  (Ua). 
Hubatsch  (Vagantenlieder),   390-93. 
Huet  (Daniel),  72,  73,  75,  96. 
Huon    Piaucele,    H.  le   Roi,    H.   de 

Cambrai,  482. 
Jacobs  [jEsop],  95-7,  104,  124. 
Jacques  de  Baisieux,  291-94,  418,  ss. 
Jacques   de   Vitry,    47,  124,  133-39, 
212, 267,  453  (X),  457,  458  (Ea),  470, 
(Nb),  474  (Gc),  474  (le),  476  (Le). 
Jâtakas,  98,  99,  102,  104,  105,  106. 
Jean  Bedel,  39,  Jean  Bodel,  375,  483- 

87. 
Jean  le  Chapelain,  486. 
Jean  de  Condé,  40,  41,  38i,  418-26. 
Jean  de  Journi,  388,  478. 
Jean  de  VOurs,  64,  110. 
Jeanroy,  31,  397. 
Joël,  82. 

Jouglet,  326,  373,  464  (Va). 
Jubinal,  passim. 
Jugement  [le),  277,  464  (Wa). 
Jiilg,  V.  Siddhi-Kùr. 
Julien  (Stanislas),  154,  v.  Avadnnas. 
Relier,  O.  [griech.Fahel),  94-104. 
Relier  (Ad.  von,)  altd.  Erzahlungen), 
47,  193,237,  240,267,  270,  449  (L), 
453  (X),  453  (Z),454  (Aa),  476  (Rc). 
Roehler  (R),  50,   68,   77,80,    82,  85, 

108,  109,  112,  165,  252,268. 
Rressner,  v.  Ruteheuf. 
KpuTTTào'.a,  442  (B),  448  (H),  449  (L), 
451  (P),452  (S),  459  (Ga),  460cHa), 
462 (Qa),  463  (Sa),  468  (Ib;,  468  (Jb), 
473  (Zb). 
La  Fontaine,  118,  195,  199,  215,  266, 
267,  290,    317,  449  (R),  449    (L), 
462  (Na),  463  (Sa),  469  (Nb). 
l.nmho\(Erzahlungen  u.  Se hw /in ko), 
46'f  (Ya),  476  (Le) 


Landau,    Quellen    des    Dekameron, 

78,   118,    154,    165,   295,  446  (E), 

449  (I),  463  (Ra),  466  (Ab),  470  (Nb), 

470  (Sb). 

Lang  (Andrew),  6, 18,52,  57-71,  109, 

144,  150,  162,213,  216,   217,  287. 

Langlois,  317. 

Largesse    (la   folle),    34,    376,   387- 

89. 
Lecheors  (les),  33,  284,  404. 
Le  Clerc  (J.-V.)  29,    252,  303,  327, 

334,  405,  428. 
Lenient,  317,  356-57. 
Libre  contra  los  engannos,  131,  220, 
221,  457. 

Liebrecht,  46,  77,  78,  151,  201,  214, 
218,    221,    265,   267-72,    447    (F), 
458  (Ea),  468  (Ib). 
Liedersaal  (Lassberg),  267,  451  (M), 
458   (Ea),    463    (Ta),     463    (Ua), 
464  (Xa). 
J^ivre  des  lumières,  169,181. 
Loiseleur-  Deslongchamps  ,    Fables 
indiennes,  74,  75,  95,  165,  473  (Zb). 
Luzel,  50,  78,  463  (Sa). 
Mahabhâraia,  95,  154. 
Mahâkâtjajana,  207,  458  (Ea). 
Mârchen,  griechische  (Schmidt),  108, 

112. 
Maignien  (le),  327,  373. 
Maie  honte  (la),  39,  283,  311 . 
Malespini,  452  (Q),  453  (X),  461  (la), 

468  (Ib). 
Mambriano,  121,  267,  269,  460  (Ha), 

465  (Ab),  466  (Cb),  470  (Sb). 
Mannhardt  (Waldkulte),  53,   57-60, 

113. 
Mantel  mal  taillié  (le),  35,  364,  465 

(Ya). 
Mari  [le)  confesseur,  284,  290. 
Marie  de  France,  37,  40,  47, 112,  116, 

122-25,  129,  216,  367. 
Massinger,  171-73. 
Matrone    (la)    cPEphèse,    120,     228, 

462  (Oa). 
Mélampos,  110. 

Mélusine,  50,  53,  60,  71,  80,  107,  110, 
111,  113,  120.  14i,  152,  215,  276, 
460(Ia),465(Ya),47l  (Xb). 
Méon,  passim. 
I   Mercier  {le)  pauvre,  28 't,  3rt-l."l. 


1 


m  — 


Méril  (Ed.  du),  330,  390,  393,  460 (la), 

469  (Nb). 
Meschine  (les  trois),  326,  465  (Za). 
Meunier  (le)  (VArleiix,  465  (Ab). 
Meyer   (Paul),    300,    360,    363,    403, 

460  (la),  464  (Va). 
Mille  et  un  Jours,  473  (Zb). 
Mille  et  une  Nuits,  73,  120,  147,  171, 

220,  454  (Aa). 
Milon  d'Amiens,  486. 
Molina  (Tirso  de),  267-70. 
Montaiglon  (de)  et  Raynaud,  passim. 
Morlini  novellae,    446   (E),    447  (F), 

451     (N),     453    (Y),     466    (Bb), 

468(Ib),  474(Gc). 
Mûller(Max),  54-6,  69-70,  78,80,  287. 
Musset  (Alf.  de),  295-96. 
Nasr'Eddin     Hodja    (Sottisier    de), 

453  (Z),  475  (Je). 
Neveu  (le  petit)  de  Boccace,  459  (Ga), 

463  (Ta). 
Nicolas   de    Troyes  (Parangon    des 

nouvelles),  442  (B). 
Nogaret,  Contes,    34,  454  (Aa),   457. 
Nonnette  (la),  328,  462  (Na),  466  (Bb). 
Novellino,  462  (Na). 
Nouveaux  contes  à  rire,  268,  447  (F"), 

449  (L),  451  (O),  452  (Q),  453  (Z), 

459  (Ga),  466  (Cb),  466  (Db),  466 

(Fb),  468  (Jb). 
Oie  (/')  au  chapelain,  337. 
Orient  und Occident, 11,  151,  448  (H), 

474  (le),  475  (Je). 
Ouville  (d'),  48,268,  447  (F),  452(Q), 

453  (Y),  453  (Z),  466  (Fb). 
Pantchatantra,  passim. 
Paris  (G.),  3,  21,  34,  41,  42,  68,   78, 

79,  84,  87,  122-25,  143,  155,    156. 

200,229-36,237,  283,  286.  298,  301, 

308,  372,    378,  430,  431,  462  (Pa), 

463  (Ua),  471  (Xb). 
Parthénius,  Narrations,  115,  117. 
Pauli,  Schimpf  und  Ernst,   46,  124, 

447   (F),  453  (X),  457,  464  (Wa), 

466  (Db),  466    (Eb),  473  (Zb) ,  474 

(Gc). 
Pêcheur  [le]  de  Pont-sur-Seine,  324, 

336,  380,  466  (Eb). 
Perdrix  {les),  196,  202-3,  314,  398, 

466  (Db). 
Perrault  {Contes],  213-22. 


Petit  dç  Julleville,  37,  346,  428,  464 

(Ua). 
Pétrone,  120. 

Phèdre,  93,   97,   98,  214,  473   (Ce). 
Philippe  de  Vigneulles,  217,  221. 
Pierre    Alphonse ,    Pierre    d'Anfol , 

127,  478,  cf.  Disciplina. 
Pierre  {saint)  et  le  jongleur,  34,  284, 

317,  349,  401,  471  (Vb). 
Pilz  (O.)  29,  30,  31,  33,  35,  37,  477, 

479,  480,  481. 
Pitre {racconti  siciliani),  267,  447  (F), 

469  (Mb),  470  (Nb). 
Planté  {la),  41,  313. 
Pliçon{ditdu),ii9,iU,320,^QQ{¥h). 
Pogge,  46,  232,  236,  449  (L),  451  (N), 

473  (Zb). 
Pré  {le)  tondu,  47,  125,  467  (Gb). 
Prêtre  {le)  et  Alison,  120,   325,  350, 

468  (Hb). 

Prêtre  {le)  et  le  chevalier,  330,  336. 

348-50. 
Prêtre  {le)  crucifié,  284,  468  (Ib). 
Prêtre  (le)  et  la  dame,  266,  468  (Jb). 
Prêtre  {le)  au  /arc/ier,32, 338,470  (Qb). 
Prêtre  {le)  et  le  loup,  339,  468  (Kb). 
Prêtre  {le)  et  le  mouton,  379,  406. 
Prêtre  (le)  aux  mûres,  314,  398. 
Prêtre    {le)   qui    abevete,    266,   336, 

469  (Nb). 

Prêtre  {le)  qui  dit  la  Passion,  314,  398. 
Prêtre  {le)  qui  eut  mère  a  force,  301, 

337,469  (Lb). 
Prêtre  {le)  qiion  porte,  32,  39,  339, 

469  (Mb). 

Prêtre  [le)  et  les  deux  rihauz,  401. 
Prêtre  {le)  teint,  325,  339. 
Prêtres  {les)  quatre,  339,  470  (Pb). 
Prim  et  Socin(f/.  aramàische  Dial). 

448  (G),  453  (Z),  466  (Cb). 
Pucelle  {la)   qui  abreuva  le  poulain, 

459  (Ga),470  (Rb). 
Pucelle  {la)  qui  vouloit  voler,    284, 

470  (Sb). 
Psijché,  69,  108. 

Rajna(Pio),  265, 268, 269-71, 466  (Db!, 

469  (Nb). 
Raynouard    {Choix    de    poésies    des 

troub.),  299,  449  (L). 
Benart,  121,  123,  259,  362,  363,  368, 

371,  374,398,  442  (C). 


—  492  — 


Repues  franches,  316,  447  (F), 
Rhampsinit,  107,  448  (G). 
Rhys-Davids  (voy.  Jâtakas). 
Richeuf,  40,  41,  304-9,  325,  373. 
Rorjer  Bontemps,  448    (II),  4i9    (L), 

452  (Q),  453  (Y),  453  (Z),  463  (Ua). 
Rohde  ((/.  griech.  Roman),  109-17. 
Roi  {le)   iV Angleterre  et  le  jonghur 

f/>;/2/,  284,402,  470  (Tb). 
Rolland  (E.),  Devinettes,  50,238,283, 

cf.  Mélusine. 
Rose  {roman  de  la),  362,   364,   369, 

370,  371,  382. 
Romania,  35,  51,  131,  230,  238,  267, 

300,  330,  331,  360,   363,  397,  403, 

442  (G),  451  (M),454(Aa),  461  (La), 

468  (Kb). 
Romulus,  voy.  Marie  de  France. 
Rua  (G.),  78,  252,  v.  Mamhriano  et 

Straparole. 
Rntebeuf,  343,  399-409. 
Sabadino,  451  (N). 
Sacchetti,     34,    447  (F) ,    451     (N) , 

468  (Ib). 
Sachs  (Ilans).   189-93,  453  (X),   463 

(Ua),  472  (Yb). 
Sacristine  {la),  255,  257. 
Schéler  (Ang.),    Trouv.  belges,  Jean 

de  Condé,  passim. 
Schiller,  297. 
Schim'inke  des  16  Jahrh.,  (Goedeke), 

221. 
Sénèqne  le  Rhéteur,  117,  156. 
Sentier    {le)    battu,    284,    381,    471 

(Wb). 
Sept   Sages   {Roman    des),    Sindbad, 

Syntipas,    Cendubete ,    Sendabad, 

Sandabar.  Sette  savi,  passim. 
Sercambi,  237,  240,  453  (Z). 
Siddhi-Kûr,SO,  151,  176,  448(11). 
Silvesire  de  Sacy,  4,  75,  76. 
Singe  [le)  de  La  Fontaine,  192,  197, 

334,  451   (N),   452    (Q),    468    (Ib), 

473  (Zb). 
Somadéva,  109,  177. 
Sorisete  [la],  284,  322. 


Souhaits  {les  c/uatre)  St-Martin,  34, 
35,  120,  123,212-28,324,  471  (Xb). 

Soùniou  Breiz-Izel  (Luzel),  50. 

Straparole,  88,  238-50,'  447  (F), 
452  (R),462(Ra),464  (Xa),468  (Ib), 

472  (Yb). 

Suchier,  22,  42,  389,  479. 

ïabarin,  238-40. 

Taine,  317. 

Ten  Brink,  78. 

Testament  (le)  de  rAne,32S,  473  (Zb). 

Thresor   des   récréations,    467  (GIj), 

475  (Je). 
Tresses  {les),  165-99. 
Tylor,  5,  58,  60. 

Vair  {le)  palefroi,  120,  284,  473  (Ce), 
Valet  {le)   aux  douze   femmes,  32'*, 

473  (De). 

Valet  {le)    qui  a  malaise  se  met,  31, 

473  (Ec). 

Vedala  cadai  (Babing-ton),  178. 
Verboquet,   171,  ss  ;  268,  458  (Ba), 

459  (Ga). 
Vessie  [la)  au  prestre,  328,  425,   471 

(Fc). 
Vetâlapantchavinçâti,  175,    ss  ;   260. 
Veuve  {la),  349. 
Vieille  {la)  qui  oint...,  283,  310,  312, 

474  (Fc). 

Vieille  {la)  truande,  325,  351 ,  474 (Ile). 
Vilain  {le)  asnier,  146,  330,  474  (le). 
Vilain    {le)    de    Bailleul,    319,    336, 

475  (Je). 

Vilain  {le)  au  buffet,  283,  331,  348. 
Vilain  (le)  qui  conquist  Paradis,  34, 

284,  476  (Kc). 
Vilain  [le)  mire,  146,   316,  467  (Le). 
Vinson,  Fo/Zî-Zo/'e  basque,  475  (Je), 

476  (Le). 
Wagener,  95, 

\Yatriquet,  352,  379,  418,  ss. 
Weber,  77,  96,  109. 
Vendunmuth,  221,  452  (Q).  453  (X), 

462  (Ra),  465  (Ab),  466  (Fb). 
Wright,  47,   337,   390,   391-3,    39i, 
403,  461  [hx],  't71  (\Ybl 


TABLE    DES    MATIERES 


Avant-Propos  de  la  deuxième  édition vu 

Introduction 1 

CHAPITRE    PRÉLIMINAIRE 

qu'est-ce     qu'un     fabliau?     DÉNOMBREMENT,     RÉPARTITION     CHRONOLOGIQUE 

ET    GÉOGRAPHIQUE    DES    FABLIAUX 

I.  La  forme  du  mot  :  fabliau  ou  fableau  ? 25 

II.  Définition  du  genre  :  Les  fabliaux  sont  des  contes  à  rire  en 
vers;  dénombrement  de  nos  contes  fondé  sur  cette  définition  : 
leur  opposition  aux  autres  genres  narratifs  du  moyen  âge,  lais, 
dits,  romans,  etc 28 

III.  Qu'il  s'est  perdu  beaucoup  de  fabliaux  :  mais  ceux  qui  nous  sont 

parvenus  représentent  suffisamment  le  genre 37 

IV.  Dates  entre  lesquelles  ont  fleuri  les  fabliaux  :  H59-1340 40 

V.  Essai  de  répaiHition  géographique  :  que    les  fabliaux  paraissent 

avoir  surtout  fleuri  dans  la  région  picarde 42 


PREMIERE  PARTIE 

LA    QUESTION    DE  l'oRIGINE    ET    DE    LA    PROPAGATION   DES    FABLIAUX 

CHAPITRE  I 

IDÉE  GÉNÉRALE  DES  PRINCIPAUX  SYSTÈMES  EN  PRÉSENCE 

I.  Position  de  la  question  :  force  singulière  de  persistance  et  de 
diffusion  que  possèdent  les  fabliaux  et,  en  général,  toutes  les 
traditions  populaires  ;  d'où  ce  problème  :  comment  expliquer 
la  présence  des  mêmes  traditions  et,  plus  spécialement,  des 
mêmes  contes,  dans  les  temps  et  les  pays  les  plus  divers?,  . .         45 

H.  Qu'on  ne  saurait  séparer  la  question  de  l'origine  des  fabliaux  du 
problème  plus  compréhensif  de  l'origine  des  contes  populaires 
en  général.  C'est  ce  que  montrera  l'exposé  des  diverses  théo- 
ries actuellement  en  conflit 51 

III.  Théorie  aryenne  de  Vorigine  des  contes  :  les  contes  populaires 
modernes  renferment  des  détritus  d'une  ancienne  mythologie 
aryenne 53 


—  494  — 

IV.   Théorie  anthropologique  :  ils  renferment  des   survivances    de 

croyances,  de  mœurs  abolies,  dont  l'anthropologie  comparée  ^ 

nous  donne  l'explication 57 

V.    Théories  des  coïncidences  accidentelles 62 

VI   Théorie  orientaliste  :  les  contes  dérivent,  en  grande  majorité, 

d'une  source  commune,  qui  est  l'Inde  des  temps  historiques..         67 
VII.  Que  cette  dernière  théorie   seule  nous  intéresse  directement  : 
car,  seule,  elle  donne  une  solution  au  problème  des  fabliaux; 
mais  aucune  des  théories  en  présence  ne  peut  la  négliger  :  car, 
vraie,  elle  les  ruine  toutes 69 

CHAPITRE  II 

EXPOSÉ    DE    LA    THÉORIE    ORIENTALISTE    ET    PLAN    d'uNE 
CRITIQUE    DE    CETTE    THÉORIE 

I.  Historique  de  la  théorie  :  Ses  humbles  commencements  de  Huet 

à  Silvestre  de  Sacy;  ses  prétentions  et  son  succès  depuis 
Théodore  Benfey 72 

II.  Ses  arguments  sous  sa  forme  actuelle  :  Les  contes,  soutient-elle, 

nés  dans  l'Inde,  sont  parvenus  en  Europe,  par  voie  littéraire 
et  par  voie  orale,  au  moyen  âge.  Car  :  1°  Absence  de  contes 
populaires  dans  l'antiquité  ;  2°  Influence  au  moyen  âge  des 
grands  recueils  orientaux  traduits  en  des  langues  européennes  ; 
rôle  des  Byzantins,  des  Arabes,  des  Juifs;  3°  Survivance  de 
croyances  indiennes  ou  bouddhiques  dans  nos  contes;  4°  Les 
versions  occidentales  de  nos  contes  apparaissent  comme  des 

remaniements  des  formes  orientales 79 

III.  Plan  d'une  réfutation,  qui  reprendra,  dans  les  chapitres  suivants, 

chacun  de  ces  arguments , 86 

CHAPITRE  III 

LES    CONTES    POPULAIRES    DANS    l'aNTIQUITÉ    ET    DANS 
LE    HAUT    MOYEN    AGE 


91 


I.  Qu'il  est  téméraire  de  conclure  de  la  non  existence  de  collec- 
tions de  contes  dans  l'antiquité  à  la  non  existence  des  contes 

eux-mêmes 

II.  Les  fables  dans  Vantiquité.  Résumé  des  théories  émises  sur  leur 
origine,  destiné  à  mettre  en  relief  cette  vérité,  trop  souvent 
méconnue  par  les  indianistes,  que,  lorsqu'on  a  fixé  les  dates 
des  diverses  versions  d'un  conte,  on  n'a  rien  fait  encore  pour 
déterminer  l'origine  du  conte  lui-même 93 

III.  Exemples  de  contes  merveilleux  dhns  Vantiquité  :  a)  en  Egypte; 

b)  en  Grèce  et  à  Rome  :  Midas,  Psyché,  les  contes  de  l'Odys- 
sée, Mélampos,  Jean  de  l'Ours,  le  Dragon  à  sept  têtes,  le  fils 
du  Pêcheur,   Glaucos,  etc 106 

IV.  Exemples    de   nouvelles  et  de  fabliaux   dans  Vantiquité  :  Zaria- 

drès.  Les  Fables  Milésiaques.  La  comédie  moyenne.  Une  nar- 
ration   de    Parthénius.   Silhon    et   Palléné.    Contes   d'Apulée, 


—  495  — 

d'Alhcnéc.  Formes  antiques  des  fabliaux  du  Pliçon,  du   Vair 
palefroi,  des  Quatre  souhaits  Saint-Marlin,  de  la  Veuve  infidèle^ 

etc 113 

V.  Exemples  de  contes  dans  le  haut  moyen  âge  :  examen  de  la  collec- 
tion dite  le  Romulus  Mariae  Gallicae 121 


CHAPITRE  IV 

l'influence  des  recueils  de  contes  orientaux 
réduite  a  sa  juste  valeur 

I.  Que  les  fabliaux  représentent  la  tradition  orale,  et  que  leurs 
auteurs  ne  paraissent  avoir  rien  emprunté,  consciemment  du 
moins,  aux  recueils  orientaux  traduits  en  des  langues  euro- 
péennes        127 

II.  Quels  sont  les  contes  que  le  moyen  âge  occidental  pouvait 
connaître  par  ces  traductions  de  recueils  orientaux,  et  quels 
sont  ceux  qu'il  leur  a  réellement  empruntés  ?  Possibilité, 
légitimité,  utilité  de  cette  recherche 130 

III.  Analyse  de  tous  les  recueils  de  contes  du  moyen  âge  traduits 

ou  imités  des  conteurs  orientaux  :  1°  de  la  Discipline  de  clergie, 
2°  du  Dolopathos,  3°  et  4°  des  Romans  des  Sept  Sages  occidental 
et  oriental;  5°  du  Directorium  humanae  vitae',  6^  de Barlaam  et 
Joasaph.  — Résultat  de  ce  dépouillement  :  nombre  dérisoire  de 
contes  qui  paraissent  à  la  fois  dans  les  recueils  orientaux  et 
dans  la  tradition  orale  française.  Comme  contre-épreuve,  grand 
nombre  de  contes  communs  à  des  collections  allemande  et 
française 133 

IV.  Portée  assez  restreinte  de  toute  cette  démonstration.  Que,  du 

moins,  nous  avons  dissipé  un  idolum  libri,  funeste  à  beaucoup 

de  folk-loris  te  s 1 43 


CHAPITRE  V 

EXAMEN    DES    TRAITS    PRÉTENDUS    INDIENS    OU    BOUDDHIQUES 

QUI    SURVIVRAIENT,    SELON    LA    THÉORIE    ORIENTALISTE, 

DANS    LES    CONTES  POPULAIRES   EUROPÉENS 

I.  Quelques  contes  où  les  orientalistes  ont  cru  reconnaître  des  sur- 

vivances de  mœurs  indiennes  ou  de  croyances  bouddhiques 
montrent  la  vanité  de  cette  prétention  :  1°  les  épouses  rivales 
dans  les  récits  populaires  ;  2°  le  cycle  des  animaux  reconnais- 
sants envers  l'homme  ;  3°  le  fabliau  de  Berengier  ;  4°  un  conte 
albanais;  5°  la  nouvelle  de  Frederigo  degli  Alberighi  et  de 
Monna  Giovanna  ;  6°  le  Meunier,  son  fds  et  Vane 149 

II.  Qu'il  existe,  à  vrai  dire,  des  contes  spécifiquement  indiens  et 

bouddhiques  ;  mais  que  ces  contes  restent  dans  l'Inde  et 
meurent  dès  qu'on  veut  les  en  retirer  :  histoire  du  tisserand 
Somilaka  ;  histoire  de  la  courtisane  Vâsavadattâ,  etc iS8 


—  496  — 

CHAPITRE  VI 

,       MONOGRAPHIES    DES    FABLIAUX    QUI    SE    RETROUVENT 
SOUS    FORME    ORIENTALE. 
LES    FORMES    ORIENTALES   SONT-ELLES    LES    FORMES-MÈRES  ? 

Le  fabliau  des  Tresses. 
I.  Les  iwj^sions  orientales,  a)  Le  récit  du Pantchaiantra;  b)lcmême 
récit  dans  divers  remaniements  du  Calila;  c)  le  même  récit 
plagié  par  divers  conteurs  modernes.  —  Dans  toutes  ces  ver- 
sions, le  conte,  copié  de  livre  à  livre,  reste  immuable;  d)  que 
le  germe  du  conte  n'est  point  dans  le  Vetâlapanlchavinçâfi.  ...  166 
II.  Les  versions  occidentales,  a)  Le  fabliau  comparé  aux  formes  orien- 
tales. Supériorité  logique  de  la  forme  française. —  b)  Qu'il  nous 
est  impossible,  en  fait,  de  décider  laquelle  est  la  primitive,  de 
la  version  sanscrite  ou  de  la  version  française\  —  Discussion  de 
la  méthode  qu'il  convient  d'employer  pour  ces  comparaisons  de 
versions.  —  c)  Les  différentes  versions  européennes,  toutes 
indépendantes  des  formes  indiennes.  Mobilité,  variété  des  élé- 
ments du  récit  sous  ses  formes  européennes,  en  contraste  avec 
l'immobilité  des  formes  orientales 181 

CHAPITRE  VII 

SUITE    DE    NOS    ENQUETES    SUR    LES    DIVERS    FABLIAUX 
ATTESTÉS    DANS    l'oRIENT 

I.   Fabliaux  qu'il  nous  faut  écarter  [:  la  Housse  partie,  la  Bourse 

pleine  de  sens,  le  dit  des  Perdrix 20 1 

II.  Monographies  des  fabliaux  qui  se  retrouvent  sous  quelque  forme 
orientale  ancienne.  Rejet  aux  appendices,  pour  éviter  de  fasti- 
dieuses redites,  des  contes  d'Auhet^ée,  de  Berengier,  de  Cons- 
tant du  Haniel,  du  Pliçon,  du  Vilain  Asnier,  du  Vilain  Mire.  — 
Etude  spéciale  de  quatre  fabliaux  :  A,  le  lai  d'Aristote;  B,  les 
Quatre  souhaits  Saint-Martin;  C,  le  lai  de  VEpervier',  D,  les 
Trois  Bossus  Ménestrels ' 203 

CHAPITRE  VIII 

sous    quelles    CONDITIONS    DES    RECHERCHES    SUR    l'oRIGINE 

ET    LA    PROPAGATION    DES    CONTES    POPULAIRES 

SONT-ELLES    POSSIBLES  ? 

L  L'hypothèse  de  l'origine  indienne  écartée,  les  contes  procèdent- 
ils  pourtant  d'un  foyer  commun  ?  Que  peut-on  savoir  de  leur 
patrie,  une  ou  diverse,  et  de  leurs  migrations?  —  Direction 
incertaine  et  hésitante  des  recherches  contemporaines 251 


—  407  — 

II.  Que  les  contes  dont  on  recherche  désespérément  l'origine  et  le 
mode  de  propagation  ne  sont  caractéristiques  d'aucun  temps, 

d'aucun  pays  spécial 254 

ni.  Pour  ces  contes,  que  peut-on  espérer  des  méthodes  de  compa- 
raison actuellement  en  honneur?  Critique  de  ces  méthodes  : 
leur  stérilité  montrée  par  un  dernier  exemple,  tiré  de  l'étude 
du  fabliau  des  Trois  clames  qui  trouvèrent  un  anneau 201 

IV,  Conclusions  générales 273 

V.  Que  ces  conclusions  ne  sont  pas  purement  négatives 285 

SECONDE  PARTIE 

ÉTUDE    LITTÉRAIRE    DES    FABLIAUX 

CHAPITRE  IX 

QUE    CHAQUE    RECUEIL    DE    CONTES    ET    CHAQUE    VERSION 

d'un    CONTE    RÉVÈLE    UN    ESPRIT    DISTINCT, 

SIGNIFICATIF    d'uNE    ÉPOQUE    DISTINCTE 

Projet  de  notre  seconde  partie.  Chaque  recueil  de  contes  a  sa  phy- 
sionomie propre  :  ainsi  les  novellistes  italiens  ont  taché  de  sang 
les  gauloiseries  des  fabliaux  ;  d'où  un  intérêt  dramatique  supérieur.       289 

Chaque  version  d'un  même  conte  exprime,  avec  ses  mille  nuances, 
les  idées  de  chaque  conteur  et  celle  des  hommes  à  qui  le  conteur 
s'adresse.  Exemples  :  le  fabliau  du  Chevalier  au  Chainse.  du  xiii'' 
siècle  français  au  xiv^  siècle  allemand,  du  xiv*^  siècle  à  Brantôme  et 
à  Schiller,  de  Brantôme  à  M.  Ludovic  Halévy 291 

Etude  similaire  tentée  pour  le  fabliau  de  la  Bourgeoise  d'Orléans.  . . .       299 

CHAPITRE  X 

l'esprit  des  fabliaux 

I.  Examen  du  plus  ancien  fabliau  conservé,  Richeut 304 

II.  L'intention  des  conteurs  :  un  fabliau  n'est  qu'une  «  risée  et  un 

gabet  ».  De  quoi  riait-on  ? 309 

III.  Fabliaux  qui  supposent  une  gaieté  extrêmement  facile  et  super- 

ficielle         311 

IV.  Fabliaux  qui  n'impliquent  ({ue  «  l'esprit  gaulois  »  :  caractéris- 

tique de  cet  esprit 313 

V.  Fabliaux  qui,  outre  l'esprit  gaulois,  supposent  le  mépris  profond 

des  femmes 319 

VI.  Fabliaux  obscènes 325 

Vil.  Les  fabliaux  et  l'esprit  satirique.  —  Résumé 326 


—  498  — 

CHAPITRE  XI 

LA    VEUSIFICATION,    LA    COMPOSITION    ET    LE    STYLE    DES    FABLIAUX 

Absence  de  toute  prétention  littéraire  chez  nos  conteurs  :  leur  effa- 
cement devant  le  sujet  à  traiter 341 

De  là,  les  divers  défauts  de  la  mise  en  œuvre  des  fabliaux  :  négligence 

de  la  versification;  platitude  et  grossièreté  du  style 3i4 

De  là,  aussi,  ses  diverses  qualités  :  brièveté,  vérité,  naUiiel 347 

Comment  l'esprit  des  fabliaux  a  trouvé  dans  nos  poèmes  son  expres- 
sion adéquate 356 

CHAPITRE  XII 

PLACE    DES    FABLIAUX    DANS    LA    LITTÉRATURE    DU    XIII^    SIÈCLE 

Que  l'esprit  des  fabliaux  représente  l'une  des  faces  des  plus 

significatives  de  l'esprit  même  du  moyen  âge 358 

I.  Littérature  apparentée  aux  fabliaux 359 

H.  Littérature  en  contraste  avec  les  fabliaux 364 

III.  Deux  tendances  contradictoires  se  disputent  la  poésie  du  xiii*^ 

siècle  :  comment  concilier  ces  contraires? 368 

CHAPITRE  XIII 

A    QUEL    PUBLIC    s'aDRESSAIENT    LES    FABLIAUX 

I.  Les  fabliaux  naissent  dans  la  classe  bourgeoise,  pour  elle  et  par 

elle 371 

IL  Pourtant,  indistinction  et  confusion  des  publics  :  les  plus  aristo- 
cratiques —  d'où   les   femmes    ne    sont  point   exclues  —  se 

plaisent  aux  plus  grossiers  fabliaux 376 

III.  Cette  confusion  des  publics  correspond  à  une  confusion  des 
genres  :  l'esprit  des  fabliaux  contamine  les  genres  les  plus 
nobles 382 

CHAPITRE  XIV 

LES  AUTEURS  DES  FABLIAUX 

I.  Poètes  amateurs  :  Henri  d'Andeli,  Philippe  de  Beaumanoir 387 

IL  Poètes  professionnels  :  1)  les  clercs  errants 389 

2)  les  jongleurs  :  Rutebeuf 399 

3)  les  ménestrels  attitrés  à  la  cour  des  grands  :  Jean  de  Condé, 
Watriquet  de  Couvin,  Jacques  de  Baisieux 418 

CHAPITRE  XV 
Conclusion 427 


—  499  — 


APPENDICE  I 


Liste  alphabétique  de  tous  les  poèmes  que  nous  considérons  comme 

des  fabliaux 436 


APPENDICE  II 

Notes  comparatives  sur  les  fabliaux j 442 

APPENDICE  III 

Notes  sur  les  auteurs  des  fabliaux 477 

Index  alphabétique 487 


MAÇON,  PROTAT  FRERES,  IMPRIMEURS 


/ 

PONtfFrCAL    INSTITUTS 
OF     MEOIAEVAL    STUDItiS 

5»     QUEEN'S     PA/TK 

JoRONTo   5.    Canada 


W  l\5  ^ 


Bêdier,   J.  PQ 

207 
Les  fabliaiix  .BU