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University of Toronto
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LES FABLIAUX
MAÇON, PROTAT FRERES, IMPRIMEURS
LES
FABLIAUX
ÉTUDES
DE LITTÉRATURE POPULAIRE ET DTHSTOIRE LITTÉRAIRE
DU MOYEN AGE
PAR
JOSEPH BÉDIER
Maître de conférences suppléant à l'Ecole Normale supérieure.
DEUXIEME EDITIOIV REVUE ET CORRIGEE
PARIS
LIBRAIRLE EMILE BOUILLON, EDITEUR
67, Rue Richelieu, 67
1895
Tous droits réservés
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BIBLIOTHÈQUE
DE L'ÉCOLE
DES HAUTES ÉTUDES
PUBLIEE SOUS LES AUSPICES
DU MINISTÈRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE
SCIENCES PHILOLOGIQUES ET HISTORIQUES
QUATRE-VINGT-DIX-HUITIEME FASCICULE
LES FABLIAUX, ÉTUDES DE LITTERATURE POPULAIRE ET d'hISTOIRE LITTÉRAIRE
DU MOYEN AGE, PAR JOSEPH BÉDIER
P A R I S
LIBRAIRIE EMILE BOUILLON, ÉDITEUR
67, RUE DE Richelieu, 67
1895
A M. GASTON PARIS
HOMMAGE
DE RECONNAISSANCE ET D'AFFECTION
AVANT-PROPOS
DE LA SECONDE ÉDITION
Je suis heureux de pouvoir remereier publiquement les cri-
tiques qui ont fait à ce livre, pendant cette année 1 893-1894,
l'honneur de Vexaminer^ etVont traité avec bienveillance et faveur:
M. F. Brunetière dans la Revue des deux Mondes, M. J. Cou-
raye du Parc dans le Polybiblion, M. H. Gaidoz dans Mélusine,
M. Wolfgang Golther dans la Zeitschrift fur franzôsische Sprache
und Litteratur, M. Lucien Herr dans la Revue universitaire,
M. Andreto Lang dans la Saturday Review et dans /'Aca-
demy, M. Ernest Langlois dans la Bibliothèque de l'Ecole
des Chartes, M. Charles Martensdans la Revue Néo-scolastique,
M. Gustave Meyer de Graz dans la Schlesische Zeitung-,
M. Ch. Des Granges dans la Romania, M. C. Ploix dans
la Revue des traditions populaires, M. Paul Begnaud dans la
Revue de Philologie française et provençale, M. F. Torraca dans
la Rassegna bibliografica délia letteratura italiana, M. J.-C. de
Sumichtvast dans la Nation de New-York, M. Wilmotfe dans
le Moyen Age.
Je sais ce que je dois à chacun d'eux. J'ai pu, sur leurs indi-
cations, corriger en chaque chapitre, des erreurs de fait; ailleurs,
et notamment aux chapitres I, VIII, X, ils ont provoqué de plus
profonds remaniements : ce sont des jugements hasardeux ou
erronés que, grâce à eux, j'ai pu rectifier ' .
1. Pour achever d'indiquer en quoi celte édition se distingue de la pre-
mière, j'ajoute que j'ai supprimé un appendice d'une quarantaine de pages :
c'étaient des corrections au texte des fabliaux qu'il n'y avait nul avantage à
réimprimer.
VIII
Pouj'iant, celte édition ne diffère pas de la précédente autant
qu'il eût été désirable. Il aurait fallu réviser les matériaux, for-
tifier surtout mes connaissances^ par trop précaires, relatives aux
littératures d'Orient. Il aurait fallu se dé fier des formes syllogis-
tiques^ argumenter moins et observer davantage', bref, il aurait
fallu reprendre énergiquement tout ce travail en sous-œuvre.
Mon excuse est que J'ai dû entreprendre cette seconde édition
quinze mois seulement après avoir publié la première. Je me trou-
vais déjà à une distance suffisante de mes erreurs pour en aper-
cevoir la plupart; j'en étais trop près encore pour savoir ni en
dégager tout à fait et les amender utilement.
Mais^ si Je n'ai pas tiré pour cette nouvelle édition tout le
profit que J' aurais pu de tant de précieuses critiques, elles seront
pourtant bienfaisantes : Je leur devrai d' apporter aux études que
J'entreprends maintenant sur les romans de la Table Ronde, avec
un égal amour du vrai, plus de patience à le rechercher, plus de
prudence à l'exprimer.
Paris, le S septembre 1894.
INTRODUCTION
Voici, sur un sujet léger, un livre pesant. Quelques-uns
m'en feront reproche : les fabliaux étant les contes joyeux
du moyen âge, à quoi bon alourdir ces amusettes par le
plomb des commentaires érudits ? Que nous importent,
après tout, ces facéties surannées ? Ne suffisait-il pas de
rire un instant de ces contes à rire, — et de passer ?
Pourtant j'ai traité gravement cette matière frivole. C'est
à ces joyeusetés, voire à ces grivoiseries, que j'ai consacré,
à l'âge des longs espoirs, mon premier et plus sérieux
effort.
Ce n'est pas que je me range à l'opinion néfaste selon
laquelle tout objet de science mérite égale attention. C'est
une tendance commune à beaucoup d'érudits de s'enfer-
mer dans leur sujet , sans se soucier autrement de son
importance, grande ou menue. Volontiers, ils s'en tiennent
à la recherche pour la recherche, et professent que toute
investigation, quel qu'en soit Tobjet, vaut ce que vaut celui
qui l'entreprend. Les résultats qu'ils obtiennent serviront-
ils jamais à personne? Ils laissent à d'autres, sous prétexte
de désintéressement scientifique, le soin d'en décider. Or,
comme une phrase n'a toute son importance que dans
son contexte, un animal dans sa série, un homme dans son
milieu historique, de même les faits littéraires ne méritent
l'étude que selon qu'ils intéressent plus ou moins des
Bédier. — Les Fabliaux. 1
-~ 2 —
groupes de faits similaires plus généraux, et une mono-
graphie n'est utile que si l'auteur a clairement perçu ces
rapports. Il est bon de se rappeler ce mot de Claude Ber-
nard, plaisant, mais profond. Un jeune physiologiste lui
présentait un jour une longue monographie d'un animal
quelconque, soit le crotale ou le gymnote. Claude Ber-
nard lut le livre, a. J'estime, dit-il à l'auteur, votre con-
science; je loue votre labeur. Mais à quoi serviraient, je
vous prie, ces trois cents pages, si, par hasard, le gymnote
n'existait pas ? »
Bien que je ne sois jamais réellement sorti de mon sujet,
pourtant, si par hasard les fabliaux n'existaient pas, il
resterait peut-être quelque chose du présent travail.
Car l'étude de nos humbles contes à rire du xiii'' siècle,
indifférents par eux-mêmes, peut contribuer à la solution
de problèmes plus généraux.
C'est pourquoi je me soucie peu qu'on me critique
d'avoir pris trop aux sérieux ces contes gras; mais je
redoute, au contraire, de la part des savants qui sont au
courant du sujet, le juste reproche de n'avoir pas craint,
en ce livre de débutant insuffisamment armé, d'aborder
de front ces problèmes.
Ils sont de deux sortes.
En tant que les fabliaux sont, pour la plupart, des
contes traditionnels^ qui vivaient avant le xiii® siècle et qui
vivent encore aujourd hui, ils font partie du trésor des lit-
tératures populaires ; ils avoisinent les contes merveilleux
et les fables, et comme tels intéressent les folk-loristes;
car la question de leur origine et de leur transmission se
pose pareillement pour eux et pour les autres groupes de
contes populaires.
D'autre part, comme constituant un genre littéraire dis-
tinct, propre au moyen Age français , les fabliaux inté-
— 3 —
ressent les historiens de notre vieille littérature : il s'agit
de les étudier dans leur développement et dans leur rap-
port aux autres genres.
De là, les deux parties de ce livre.
Pour la question d'origines, il semble que la solution en
soit de longue date acquise à la science. Depuis les temps
lointains de Huet, évèque d'Avranches, quiconque a parlé
des fabliaux l'a proclamé : ils viennent de l'Inde. Tout
récemment encore, dans sa Littérature française . au
moyen âge ^ — qui, pour chaque question, sait nous dire
où en est aujourd'hui la science, souvent où elle en sera
demain, — M. Gaston Paris écrivait :
(( D'où venaient les fabliaux? La plupart avaient une
origine orientale. C'est dans l'Jnde, en remontant le cou-
rant qui nous les amène, que nous en trouvons la source
la plus reculée (bien que plusieurs d'entre eux, adoptés
par la littérature indienne et transmis par elle, ne lui
appartiennent pas originairement et aient été empruntés
à des littératures plus anciennes). Le bouddhisme, ami
des exemples et des paraboles, contribua à faire recueillir
ces contes de toutes parts et en fit aussi inventer d'excel-
lents. Ces contes ont pénétré en Europe par deux intermé-
diaires principaux : par Byzance, qui les tenait de la Syrie
ou de la Perse, laquelle les importait directement de l'Inde,
et par les Arabes. L'importation arabe se fit elle-même en
deux endroits très différents : en Espagne, notamment par
l'intermédiaire des Juifs, et en Syrie, au temps des Croi-
sades. En Espagne, la transmission fut surtout littéraire...;
en Orient, au contraire, les croisés, qui vécurent avec la
1. (2e édition, 1890, p. 111.)
population musulmane clans un contact fort intime,
recueillirent oralement beaucoup de récits. Plusieurs de ces
récits, d'origine bouddhique, avaient un caractère moral et
môme ascétique : ils ont été facilement christianisés;
d'autres, sous prétexte de moralité finale racontaient
des aventures assez scabreuses : on garda l'aventure en
laissant là, d'ordinaire, la moralité; d'autres enfin furent
retenus et traduits comme simplement plaisants. »
Ai-je besoin de dire que, longtemps, l'auteur du présent
travail ne douta point que là fût la vérité? Cette théorie
avait pour elle non pas seulement les qualités des beaux
systèmes, l'ampleur et la simplicité, — non pas seulement
l'autorité de ces noms glorieux : Silvestre de Sacy, Théo-
dore Benfey, Reinhold Koehler, Gaston Paris, — mais
cette force toute puissante des idées courantes, anonymes,
reçues dès la jeunesse, on ne sait de qui, de partout,
jamais discutées.
Le système était assuré, semblait-il. 11 n'y avait plus
qu'à refaire, après tant de savants, le prestigieux voyage
d'Orient : passer, avec chaque fabliau, d'une taverne de
Provins ou d'Arras, où un jongleur l'avait rimé, à Grenade,
où quelque Juif espagnol l'avait traduit de l'hébreu en
latin; remonter avec lui jusqu'à la cour des kalifes con-
temporains de Charlemagne; puis, plus haut encore, en
Perse, auprès des princes sassanides, pour s'arrêter enfin
sur les bords du Gange où un religieux mendiant, prê-
chant les quatre vérités sublimes, le contait à la foule.
Sur la route, on pouvait seulement espérer reconnaître
avec plus de précision, çà et là, les étapes. Des deux cou-
rants, littéraire et oral, qui avaient précipité les contes
sur le monde occidental, lequel avait été le plus puissant?
Avaient-ils suivi des marches parallèles et simultanées,
ou diverses ? Quelle était, clans l'œuvre de la transmission
des contes, la part propre des Juifs? celle des Byzantins?
celle des croisés ? celle des pèlerins ? celle des prédica-
teurs, qui, les ayant recueillis en Syrie, revenaient les
prêcher en France ?
Surtout, ce qui devait être neuf et fécond, c'était d'étu-
dier par quel travail d'adaptation les jongleurs avaient
approprié aux mœurs chrétiennes, féodales, des contes
tout imprégnés d'idées indiennes; comment l'imagination
orientale s'était réfractée dans des consciences françaises,
jusqu'à modifier l'esprit de notre littérature, et peut-être
de nos mœurs.
Je n'ignorais pas, même dans cette période de foi pro-
fonde en ces doctrines, que d'autres systèmes existaient,
selon lesquels toute la vérité ne serait pas enclose dans
la théorie orientaliste : l'un qui, de Grimm à M. Max Mûller,
s'obstinait à rapporter les contes populaires, non pas à
l'Inde des temps historiques, mais aux âges primitifs de
la race aryenne; l'autre, plus jeune, qui, de Tylor à
M. Andrew Lang, croyait y trouver, non pas des concep-
tions bouddhistes, mais des survivances de mœurs abolies,
dont pouvait seule rendre compte l'anthropologie compa-
rée. — Pourtant à quoi bon s'y arrêter? D'un côté, un
système d'une belle simplicité, d'un positivisme séduisant,
qui ramène à l'Orient, par des voies sûres, d'étape en
étape, des contes de tout genre, contes de fées, contes à
rire, contes d'animaux; de l'autre, des théories... qui le
combattent? — non pas; qui lui concèdent, au contraire,
la validité de ses arguments, quand il fait venir de l'Inde
des contes à rire et des fables, et qui, pourtant, prétendent
trouver, dans une seule classe de récits, — dans les contes
merveilleux, — tantôt des mythes aryens, tantôt des traces
de mœui's sauvages.
~ 6 —
Avait-on ce droit de laisser faire la théorie orientaliste
quand elle ne vous embarrassait pas, de passer outre en
cas contraire ? A voir la gêne manifeste des chefs de l'école
anthropologique, comme M. Andrew Lang, toutes les fois
qu'ils se heurtaient aux théories indianistes, il était évident
que ni les mythologues, ni les anthropologistes n'avaient
rien qui les concernât dans des contes venus de l'Inde et
parvenus en Europe seulement aux environs des Croisades.
11 fallait donc, semblait-il, se méfier de ces mirages : de
ces deux systèmes, l'un était chenu et caduc; l'autre,
mort-né.
Comme les gouvernements, les systèmes périssent par
l'exagération de leur principe, et sont communément rui-
nés par ceux-là mêmes qui, pour avoir voulu les compléter
et leur faire porter leur dernières et logiques conséquences,
les ont soudain sentis s'effondrer. Tout système est comme
un beau monument, qui donne asile à de nombreux et
divers esprits. De puissantes mains l'ont édifié; tous le
croient solide. Tantôt l'un de ses hôtes, moins par
nécessité que pour le plaisir des yeux, l'étaye d'élégants
arcs-boutants, le soutient par quelque colonnade; la
plupart se bornent à le revêtir de belles fresques,
qui l'ornent sans le compromettre. Un jour, l'un quel-
conque de ses habitants, le plus humble, le plus confiant,
veut ajouter quelque chose à l'édifice; non pas même
le surélever, maio le couronner simplement d'une pierre
de faîte. Les fondements n'étaient pas solides : tout l'édi-
fice se lézarde et branle.
Quel fut le premier et imperceptible craquement du
monument, comment celui qui l'entendit essaya longtemps
de se persuader qu'il se trompait, que le beau palais ne
branlait pas, comment il tentait de se rassurer, à voir tant
crillustres hôtes l'habiter en paix qui ne doutaient pas
qu'il ne fût fondé sur le diamant, — c'est un historique
qui n'intéresserait pas le lecteur, et d'ailleurs fort obscur
pour celui même qui écrit ces lignes. Qui peut suivre clai-
rement le mystérieux travail par lequel se fonde ou se
détruit une croyance ?
Toujours est-il que je crus bon de faire la critique du
système orientaliste, et sincère d'exposer mes doutes sur
sa solidité. Gela, malgré le consentement presque univer-
sel, qui l'accueille depuis tant d'années. Mais, disait Pas-
cal, (( ni la contradiction n'est marque certaine d'erreur,
ni l'incontradiction n'est marque certaine de vérité. »
Voici, brièvement, quelles sont nos positions.
L'argument fondamental de la théorie orientaliste est
celui-ci : A suivre, à la piste, un conte populaire, on
remonte d'âge en âge et de pays en pays jusqu'à un texte
sanscrit. Arrivé là, il faut s'arrêter. Invinciblement, nous
sommes ramenés vers l'Inde, aux premiers siècles du
bouddhisme; à cette époque, les contes y foisonnent.
Cherchez-les en Grèce, à Rome, ou dans le haut moyen
âge : l'antiquité classique, le monde chrétien jusqu'aux
Croisades paraissent les ignorer.
Après nous être mis en garde contre la tendance à croire
que, des diverses formes d'un même conte, la plus ancienne
en date est nécessairement la forme-mère, — ce qui est le
sophisme : post hoc, ei'go propler hoc, — nous avons
recherché s'il était vrai pourtant que le monde occiden-
tal eût si tardivement connu les contes populaires. Il n'a
pas été malaisé de rappeler (Chapitre III) que, pour les
fables tout au moins, la proposition des indianistes devait
— 8 —
être renversée, et que les contes d'animaux foisonnaient
en Grèce à une époque où nous ne savons rien de l'Inde
et où les Grecs ne soupçonnaient même pas qu'elle exis-
tât ; — ni de montrer qu'il en est vraisemblablement de
même des autres parties du folk-lore, à en juger par de
très anciens contes plaisants ou merveilleux, égyptiens,
grecs, romains, qui sont parfois les mêmes que redisent
encore nos paysans ; — il n'a pas été malaisé davantage
d'établir la même vérité pour le moyen âge antérieur aux
Croisades, qui nous livre, en une seule collection, presque
autant de fabliaux que l'Inde.
Mais, disent les orientalistes, que sont ces rares contes
antiques en regard de (( l'Océan des rivières des histoires »,
qui, à l'époque des Croisades, se déverse soudain sur l'Eu-
rope? Au xii'' et au xuf siècle, voici que sont traduits en
des langues européennes les plus importants recueils orien-
taux : aussitôt les fabliaux fleurissent en France, en Alle-
magne.
J'ai fait effort (Chapitre lY) pour apprécier à sa juste
valeur l'importance de ces traductions; je les ai analy-
sées; j'ai dressé la statistique des récits qu'elles mettaient
à la disposition de nos conteurs, et de ceux que nos con-
teurs peuvent paraître leur avoir empruntés. Et ce nombre
est dérisoire. D'où il résulte que ces grands recueils sont
restés des œuvres de cabinet.
Cette démonstration, qui dissipe un iclolum lihri^ et qui
sera utile aux folk-loristes moins familiarisés avec le
moyen âge, est, à vrai dire, superflue pour les représen-
tants les plus autorisés de la doctrine orientaliste. Ils
reconnaissent, en effet, que les contes populaires sont le
plus èouvent étrangers aux grands recueils sanscrits, et
que, s'ils viennent de Tlnde, ils n'en viennent que rare-
ment par les livres. C'est la tradition orale qui les porte
— 9 —
communément à travers le monde et cette tradition a son
point de départ dans l'Inde.
Gomment fondent-ils cette opinion? Uniquement — et
c'est en effet la seule méthode possible — sur l'introspec-
tion de chacun des contes qu'ils prétendent ramener à
l'Inde. Ces contes — dit la théorie — portent en eux-
mêmes le témoignage de leur origine indienne : soit que
l'on y découvre, même sous leur forme française ou ita-
lienne, des survivances de mœurs indiennes, soit encore
qu'à certains traits maladroits des versions européennes
correspondent, dans les versions orientales, des épisodes
plus logiques, donc originaux.
La première de ces prétentions, qui tend à retrouver
dans les fabliaux ou dans les contes de paysans des débris
de mœurs indiennes, voire de croyances bouddhistes, est
si vaine, que seuls, les sous-disciples de l'Ecole paraissent
n'y avoir pas encore renoncé. Aussi, nous accordons
volontiers que, dans le chapitre où nous rappelons quel-
ques-unes de ces tentatives avortées (Chapitre V), nous
avons trop cédé au désir de vaincre sans péril des adver-
saires peut-être imaginaires.
On ne saurait se débarrasser aussi aisément de la
seconde de ces affirmations, à savoir que les formes occi-
dentales d'un conte, comparées aux formes orientales, se
révèlent souvent comme de gauches et illogiques rema-
niements.
Pour le démontrer, les orientalistes ont appliqué, en un
grand nombre de monographies de contes, des procédés
de comparaison infiniment minutieux. Avec une bonne
foi patiente dont le lecteur sera juge, j'ai accepté cette
méthode. Le nombre des pages de ce livre serait doublé,
si j'y avais exposé toutes les enquêtes que j'ai tentées. J'ai
dû me borner : j'ai du moins rapporté celles qui concer-
— 10 —
naient tous les fabliaux attestés en Orient. Le nombre en
est, sans doute, très grand? Plus d'un lecteur sera sur-
pris peut-être de voir qu'ils ne sont que onze.
Orles résultats de ces enquêtes (Chapitres VI et VII)' me
paraissent contredire la théorie indianiste.
Dans certains contes — et c'est le cas le plus fréquent
— les groupes occidental et oriental n'offrent en com-
mun qu'un minimum de données, si nécessaires à la vie
même du conte, qu'elles se retrouvent fatalement dans
toutes les formes possibles ; si bien qu'on ne peut rien
savoir du rapport de ces versions, ni décider si les formes
occidentales sont les primitives ou inversement.
En d'autres cas, loin que les versions orientales soient
les mieux agencées, les plus logiques, partant les versions-
mères, il semble au contraire que le rapport soit inverse,
et ce sont les versions indiennes qui apparaissent plutôt
comme des remaniements.
Si ces observations sont justes, l'ambitieuse théorie
orientaliste devra se réduire à ces inoffensives proposi-
tions, que nul ne lui contestera jamais. L'Inde a, très
anciennement, pour diverses causes et notamment pour les
besoins de la prédication bouddhiste, inventé des contes.
Elle en a surtout recueilli, qui existaient déjà, dans la
tradition orale. Elle les a rassemblés, la première, en de
vastes recueils, tandis que les Egyptiens et les Grecs, qui
les contaient, eux aussi, ne daignaient que rarement les
écrire.
Ces recueils sont restés longtemps confinés dans l'Inde.
Pourtant, après avoir été traduits en diverses langues de
l'Orient, deux ou trois d'entre eux seulement, et très tard,
au xii" et au xiii® siècle de notre ère, ont été mis en latin,
1. Cf. aussi l'appcudice II.
— li-
en espagnol, en français. Il ont exercé sur la tradition
orale une influence certaine, mais très médiocre; car au
moyen âge un fort petit nombre de contes paraît être
sorti de ces collections. A la Renaissance et dans les
temps modernes, elles ont été traduites de nouveau : elles
ne semblent avoir fourni que des occasions de plagiats à
des conteurs lettrés. L'histoire de ces traductions, tant au
moyen âge que dans les temps modernes, n'intéresse donc
guère que les seuls bibliographes.
Par voie orale, des contes sont assurément venus de
l'Inde, tant au moyen âge que depuis. Contes de tout
genre, merveilleux ou plaisants, fables et fabliaux. Peut-
être même, malgré les apparences contraires, les quelques
fabliaux que nous étudions spécialement en sont-ils ori-
ginaires. Mais c'est une concession toute gratuite, car nul
n'a le pouvoir de prouver cette origine orientale. Conces-
sion nécessaire pourtant, car il n'y a nulle raison d'exclure
l'Inde du nombre des pays créateurs de contes. Tous en
ont créé. Il est venu, il vient des contes de l'Inde, comme
il en vient journellement de la Kabylie et de la Lithuanie.
Bref, la théorie orientaliste est vraie quand elle se
réduit à dire : « L'Inde a produit de grandes collections
de contes. Par voie lettrée et par voie orale, elle a con-
tribué à en propager un grand nombre. » Affirmations qui
conviennent, l'une et l'autre, à un autre pays civilisé quel-
conque. Elle est fausse quand elle attribue à l'Inde un rôle
prépondérant, quand elle l'appelle « le réservoir, la
source, la matrice, le foyer, la patrie des contes». C'est
dire que le système orientaliste meurt, au moment précis
où il devient un système.
En nos diverses enquêtes, la méthode de comparaison,
universellement admise parles folk-loristes, nous prouvait
— 12 —
son impuissance à démontrer que le conte étudié fût ori-
ginaire de l'Orient. Mais nous révélait-elle une autre
patrie pour ce conte ? nous disait-elle : il n'est pas né
dans l'Inde, mais en Italie, ou en Espagne?
Non : la méthode paraît stérile (Chapitre VI 11), et ne le
paraît pas seulement dans les quelques monographies que
j'ai tentées. Depuis cinquante ans que les plus illustres
savants s'obstinent à collectionner des variantes de contes
pour les comparer, pour en chercher l'origine et le mode
de propagation, l'immense majorité de leurs recherches
n'aboutissent pas : si le conte étudié est conservé sous
quelque forme orientale, ils se hâtent de le déclarer indien
d'origine; sinon, ils se confinent dans un inutile classe-
ment logique des variantes, et s'abstiennent de toute con-
clusion, ou même de toute conjecture.
Or, pourquoi certains contes sont-ils réfractaires à ce
genre de recherches ?
La méthode qu'on y emploie paraît pourtant très sûre.
Elle se résume en cette phrase, qui est de M. G. Paris :
(( Il faut de toute nécessité distinguer dans un conte entre
les éléments qui le constituent réellement, et les traits qui
n'y sont qu'accessoires, récents et fortuits ^ » Dans un
grand nombre de contes, le seul examen « des éléments
qui constituent réellement le conte » résout la question
d'origine; l'inspection des « traits accessoires » résout la
question du mode de propagation.
En effet, à examiner en certains contes les éléments
c( qui le constituent réellement », qui en forment l'orga-
nisme, on s'aperçoit qu'ils appartiennent nécessairement
à une certaine race, à une certaine civilisation. Ils sup-
posent des mœurs, des croyances spéciales ; ils ne peuvent
I
1. Revue critique an 4 décembre 1875.
— 13 —
convenir qu'à un groupe d'hommes très déterminé. On
peut les définir des contes ethniques. On constitue ainsi
des groupes de contes celtiques, germaniques; chrétiens,
musulmans; médiévaux, modernes. Il est tel conte de la
Table Ronde que nous rapportons avec assurance à TAr-
morique ou au pays de Galles, même si nous n'en possé-
dons aucune forme bretonne, ni galloise.
En second lieu, la comparaison des traits accessoires
des différentes versions peut nous renseigner sur la pro-
pagation du conte. Ils sont en effet, souvent, les témoins
des adaptations nécessaires que le conte a dû subir pour
passer de sa patrie à des groupes d'hommes voisins, plus
ou moins différents, incapables de l'accepter sans le
modifier.
On sait combien cette méthode est féconde pour l'étude
des légendes épiques et hagiographiques. Elle l'est aussi
pour déterminer l'évolution d'un grand nombre de contes,
de ceux, par exemple, qui forment le noyau des romans de
la Table Ronde.
Le grand malheur a été de croire, depuis cinquante
ans, que ces mêmes procédés pouvaient s'appliquer à des
contes quelconques. On parvenait à établir l'origine de la
légende d'Arthur : pourquoi pas celle de la Matrone
o^'£/?A<?5e ? On pouvait étudier l'histoire de Renart : pour-
quoi pas celle d'une fable quelconque? On pouvait recon-
stituer l'histoire poétique de Garin de Monglane ou de
Saint Brandan : pourquoi pas celle du Petit Poucet? Pour-
quoi les contes populaires les plus aimés, les plus répan-
dus, seraient-ils précisément ceux dont il est interdit de
déterminer l'origine et les migrations ?
La raison en est simple, pourtant.
La méthode est bonne pour les contes ethniques, parce
qu'elle se résume à marquer quelle limitation les données
— li —
sentimentales, morales, merveilleuses de la légende lui
imposent dans l'espace et dans le temps; à étudier à quels
hommes elle convient exclusivement; au prix de quelles
transformations elle peut convenir à des hommes différents
de ses premiers inventeurs.
Mais Timmense majorité des contes populaires, presque
tous les fabliaux, presque toutes les fables, presque tous
les contes de fées échappent, par leur nature, à toute limi-
tation.
Les éléments « qui les constituent réellement » reposent
soit, dans la plupart des fabliaux et des fables, sur des
données morales si générales qu'elles peuvent également
être admises de tout homme, en un temps quelconque;
soit, dans la plupart des contes de fées, sur un merveilleux
si peu caractérisé qu'il ne choque aucune croyance, et
peut être indifféremment accepté, à titre de simple fantai-
sie amusante, par un bouddhiste, un chrétien, un musul-
man, un fétichiste.
De là, leur double don d'ubiquité et de pérennité. De
là, par conséquence immédiate, l'impossibilité de rien
savoir de leur origine, ni de leur mode de propagation. Ils
n'ont rien d'ethnique : comment les attribuer à tel peuple
créateur? — Ils ne sont caractéristiques d'aucune civili-
sation : comment les localiser? — d'aucun temps : com-
ment les dater?
On l'a voulu faire pourtant; de là, ces vaines comparai-
sons de versions, si souvent tentées avant nous et par nous,
et dont le lecteur trouvera plus loin des exemples signifi-
catifs ; — de là, ces bizarres constructions purement
logiques, fondées sur la similitude de traits accessoires
indifférents ; — de là, cette histoire étrange de chaque
conte, histoire sans dates et sans géographie, soustraite aux
catégories de l'espace et du temps ; ces généalogies où une
— 15 —
forme du xix^ siècle apparaît comrae Tancêtre d'une forme
de l'Egypte ancienne ; ces groupements de versions qui
associent en une seule famille, sans que jamais on sache
pourquoi, ici un conte breton et un récit kalmouk, là un
narrateur arabe et un novelliste italien.
La question de l'origine et de la propagation des contes
paraît donc une question mal posée. Elle est soluble, elle
est résolue déjà, souvent, quand il s'agit des contes
ethniques. Pour les autres, qui forment l'immense majo-
rité, il est impossible de savoir où, quand chacun d'eux
est né, puisque, par définition, il peut être né en un
lieu, en un temps quelconques; il est impossible de savoir
davantage comment chacun d'eux s'est propagé, puisque,
n'ayant à vaincre aucune résistance pour passer d'une
civilisation à une autre, il vagabonde par le monde, sans
connaître plus de règles fixes qu'une graine emportée par
le vent.
Donc ce travail tend à une sorte de déplacement de la
question.
L'histoire ne nous permet pas de supposer qu'il ait
existé un peuple privilégié, ayant reçu la mission d'inven-
ter les contes dont devait à perpétuité s'amuser l'huma-
nité future. Elle nous montre, au contraire, que chacun a
créé ses contes, qui lui appartiennent : les Bretons, les
Germains, les Slaves, les Indiens. Puisque chaque peuple
a le pouvoir de créer des contes ethniques, il est naturel
de supposer qu'il a pu aussi inventer des contes plus
généraux, qui, étant très plaisants et très inoffensifs en
leurs données, voyagent indifféremment de pays en pays.
Il faut donc conclure à la polygénésie des contes. Il faut
renoncer à ces stériles comparaisons de versions, qui pré-
tendent découvrir des lois de propagation, à jamais indé-
couvrables : car elles n'existent pas. Il faut abandonner
— 10 —
ces vains classements qui se fondent sur la similitude en
des pays divers de certains traits forcément insignifiants
(par le fait môme qu'ils réapparaissent en des pays divers)
— et qui négligent les éléments locaux, différentiels, non
voyageurs, de ces récits, — les seuls intéressants.
Ces mêmes contes non ethniques, indifférents si on les
considère en leurs données organiques, patrimoine banal
de tous les peuples, revêtent dans chaque civilisation,
presque dans chaque village, une forme diverse. Sous ce
costume local, ils sont les citoyens de tel ou tel pays : ils
deviennent, à leur tour, des contes ethniques.
Sous cette forme, les contes de fées n'impliquent pas
seulement ce merveilleux banal, qui, seul, vagabonde du
Japon à la Basse-Bretagne ; mais ils retiennent, en des
parties non transmissibles de peuple à peuple, le souvenir
de mœurs locales parfois très anciennes, de conceptions
surnaturelles abolies, et par là fournissent des matériaux
précieux aux anthropologistes, aux mythologues : le
champ reste ouvert à l'ingénieuse Mélusine.
Pareillement, les mêmes contes à rire indifférents sous
leur forme organique, immuable, commune à Rutebeuf,
aux Mille et une Nuits, à Ghaucer, à Boccace, deviennent
des témoins précieux, chez Rutebeuf, des mœurs du
xiii'' siècle français; dans les Mille et une Nuits, de l'ima-
gination arabe; chez Ghaucer, du xiv® siècle anglais ; chez
Boccace, de la première renaissance italienne. — G'est
ce qu'essaye de montrer, par l'exemple des fabliaux, la
seconde partie de ce livre.
Qu'il me soit permis de prévoir ici, en quelques mots,
deux critiques.
D'abord, on peut dire que, si l'on supprimait de ce tra-
— 17 —
vail tout ce qui n'est pas Tétude des fabliaux, on Tabrège-
rait de moitié. Je Faccorde ; mais c'est trop peu dire : qui
ferait cette suppression ne le réduirait pas seulement de
moitié ; il le réduirait à néant. — Nous nous trouvions en
présence d'une théorie de l'origine des fabliaux, qui les
faisait venir de l'Inde. S'appuyait-elle sur des arguments
tirés de l'examen des seuls fabliaux? Non, mais sur des
séries de considérations historiques et sur une méthode
comparative d'où elle concluait à l'origine orientale des
fabliaux et d'autres groupes de contes, indistinctement.
Si elle se fût confinée dans le seul examen des contes à
rire, elle ne compterait pas : il en serait de même de toute
tentative de réfutation qui ne voudrait retenir de ses argu-
ments que ceux qui concernent spécialement les fabliaux.
Une autre critique plus grave est celle qu'on tirerait du
caractère négatif en apparence de mes conclusions. Je me
défends ailleurs ^ contre ce reproche de scepticisme et
d'agnosticisme. Le premier alchimiste qui a soutenu
l'impossibilité de découvrir la pierre philosophale n'était
pas un sceptique, mais un croyant. On peut me dire,
pourtant : à la fm de votre longue discussion, il n'y a rien
de fait, rien, qu'une théorie ruinée, si tant est qu'elle le
soit.
Si elle ne l'est pas, si elle triomphe de nos faibles
attaques, cette discussion n'aura pourtant pas été inutile.
Toute critique de méthodes est chose bonne ; car il arrive
souvent que les partisans d'un système, trop convaincus
de l'évidence de leurs principes, n'aient pas conscience
qu'ils ont négligé de les rendre également clairs pour tous.
Inondés de la lumière qu'ils en reçoivent, ils oublient que
des esprits sincères (et non nécessairement aveugles)
1. V. le chapitre VIII.
Bédier, — Les Fabliaux. 2
— 18 —
vivent, un peu par leur faute, dans une zone moins plei-
nement éclairée. Il est bon que ceux-là demandent y;///.? de
lumière^ même s'ils la demandent en la niant téméraire-
ment. De là le sens profond de cette parole : « 11 faut qu'il
y ait des hérésies. » Si nos critiques sont démontrées
fausses, la démonstration de leur fausseté fortifiera, pour
le plus grand bien de la science, les théories mêmes que
nous avons combattues.
Si, au contraire, nos critiques sont fondées en fait et en
raison, qu'on veuille bien songer, avant de nous repro-
cher le caractère en apparence négatif de nos conclusions,
à la place que tient tout système faux, aux théories voi-
sines qu'il comprime, au nombre de travailleurs qu'il
immobilise pour un travail stérile.
Combien d'esprits restent aujourd'hui défiants à l'égard
des recherches de MM. Lang et Gaidoz, et de toute tenta-
tive folk-loriste, de peur de s'exposer à la déconvenue
comique qui consisterait à prendre pour des survivances
de mœurs primitives, pour des détritus des conceptions
les plus antiques de nos races, les imaginations de quelque
prédicant bouddhiste!
S'il est vrai que la science des traditions populaires
doive être débarrassée de l'obsédant problème de Torigine
des contes, les savants qui s'occupent de novellistique
cesseront de croire que toute leur tache doive consister à
étudier, à propos de Chaucer, le ÇukasaptaU\ à faire
défiler inutilement sous nos yeux, à propos de La Fon-
taine, tous les conteurs passés, convoqués des points les
plus opposés de la terre, du midi au septentrion et de
l'orient au couchant.
Quelle aurait été la seconde partie de ce livre si nous
avions admis la théorie indianiste? Considérant les fabliaux
comme une matière non proprement française, mais étran-
— li) —
gère, il aurait fallu étudier commeut rimaginalion orien-
tale s'était réfractée dans l'esprit de nos trouvères. Là
aurait du être l'effort du travail : mais, si Thypothèse
orientaliste est vaine, cette recherche eût porté à faux. Si
nous avions admis que les contes orientaux se sont trans-
formés en fabliaux, les fabliaux en farces françaises d'une
part, d'autre part en nouvelles italiennes, nous aurions
dîi étudier les transformations que les novellistes italiens
ou les auteurs comiques du xv^ siècle ont fait subir à leurs
modèles supposés. Or notre conception de l'origine des
fabliaux écartait les recherches de ce genre : les auteurs
de farces françaises et les novellistes italiens ont pris
leurs sujets non dans les fabliaux que, sauf Boccace peut-
être, ils ignoraient aussi bien que Ptolémée ignorait
l'existence de l'Amérique, mais dans la tradition orale.
Fabliaux, farces, nouvelles italiennes ne sont que les acci-
dents littéraires de l'incessante vie populaire des contes.
11 est peut-être utile de comparer entre elles ces diverses
manifestations littéraires (v. notre chapitre IX). Mais il
est permis aussi de considérer les fabliaux comme des
œuvres non pas adoptives, mais exclusivement françaises;
et de même les nouvelles de Sercambi ou de Bandello,
sans se préoccuper de leurs sources, comme des œuvres
exclusivement italiennes. — Cette conception est fausse
peut-être, — négative, non pas.
Quels traits communs nous révèle l'analyse des fabliaux?
Quelle est la portée de X esprit gaulois^ fait de gaieté facile,
libre jusqu'au cynisme, réaliste sans amertume, optimiste
au contraire, rarement satirique? Ou bien, quand il est
satirique, quelle autorité ont les auteurs de fabliaux à
mener le convicium saeculi^ quelle est la valeur de leurs
— 20 —
railleries contre les femmes, le clergé, les chevaliers, les
bourgeois? (Chapitre X.)
Quels sont les procédés de composition et de style de
nos trouvères dans les fabliaux? (Chapitre XI.)
Comment Tesprit des fabliaux naît et se développe au
cours du xii'' siècle, en même temps que la bourgeoisie
des communes affranchies, par elle et pour elle; comment
il représente l'une des faces de la littérature du moyen
âge, et forme avec l'esprit chevaleresque le plus saisissant
des contrastes. (Chapitre XII.)
Comment, pourtant, le goût des fabliaux et de la litté-
rature apparentée se répand dans les plus hautes classes,
si bien que nous constatons une étrange promiscuité des
genres les plus nobles et les plus bas, des publics les plus
aristocratiques et les plus grossiers. (Chapitre XIII.)
Que peut-on savoir des auteurs de fabliaux? et comment
la place qui leur fut faite dans la société du temps rend
compte de cette confusion des publics et des genres,
explique que les jongleurs soient à la fois les porteurs des
plus héroïques, des plus idéalistes poèmes, et des plus
ordes vilenies. (Chapitre XIV.) Quel est, en résumé,
l'évolution du genre littéraire des fabliaux? Pourquoi
vient-il à dépérir et s'éteint-il au début du xiv*' siècle?
(Chapitre XV.)
Telles sont les principales questions que pose notre
seconde partie. Nous ne faisons que les indiquer, par ce
bref sommaire : non que nous les tenions pour secon-
daires et accessoires, mais comme elles sont moins expo-
sées à la controverse que les précédentes, il nous a paru
moins utile de marquer ici par avance nos positions. Le
lecteur, plus curieux de connaître nos jugements par leur
dispositif que par leurs considérants, pourra se reporter
à notre conclusion, où nous les résumons.
— 21 -
Mais on peut dire qu'il y a ici, réunis par un lien factice,
deux livres en un : le premier qui serait d'un apprenti
folk-loriste, le second d'un apprenti romaniste.
Nous croyons pourtant que Funité de ce travail n'est
pas seulement dans son titre : Les fabliaux. Elle est tout
entière dans cette proposition : l'étude d'un groupe de
contes populaires quelconque, vaine si on tente de les
suivre de migration en migration jusqu'à leur indécou-
vrable patrie, peut être féconde si on les considère sous
la forme que leur a donnée telle ou telle civilisation. —
Notre première partie propose et définit la méthode; la
seconde tente de l'appliquer. Elle est dans les nécessités
du sujet; et, si nous n'avions choisi les fabliaux, comme
exemple nécessaire, il nous aurait fallu traiter d'un autre
groupe quelconque de contes, soit des nouvelles de Stra-
parole ou de Sacchetti, soit d'un autre recueil de contes
populaires modernes, breton ou lorrain.
Celui qui écrit ces lignes doit à M. Gaston Paris plus
qu'il ne saurait dire. Il y a sept ans, parmi les travailleurs
français et surtout étrangers qui entouraient sa chaire,
M. Gaston Paris distinguait le plus jeune, le plus anonyme
de ses auditeurs, encore sur les bancs de l'Ecole normale.
Il l'admettait, sans lui faire subir le stage ordinaire des néo-
phytes, à ces conférences du dimanche dont nul de ses
anciens élèves ne perd jamais le souvenir; il ouvrait sa
Romania au premier travail de ce débutant. Quelques mois
plus tard, par une inexplicable faveur, chaque semaine, à
jour fixe, il l'appelait chez lui ; et pendant une année, le pro-
fesseur de l'Ecole des Hautes Etudes et du Collège de France
donna à l'étudiant d'inoubliables leçons privées, en sorte
que celui-ci n'apprit pas les éléments des méthodes de la
■^ 22 ^
philologie romane dans des manuels, mais à leur source
la plus pure, dans le commerce du noble esprit qui les
avait fondées ou précisées. L'année suivante, le même
élève fut envoyé, grâce à lui, en Allemagne; des lettres
d'introduction de M. G. Paris auprès des savants d'outre-
Rhin l'y avaient précédé, et M. Hermann Suchier, de l'Uni-
versité de Halle, lui accordait, entre autres, un appui pré-
cieux. — Depuis, à Paris, plus tard dans l'Université
suisse où son élève eut l'honneur d'enseigner, de près
comme de loin, par ses lettres comme par ses entretiens,
soit que M. G. Paris lui ouvrit sa bibliothèque de folk-lore,
soit qu'il accordât à l'une de ses publications un encou-
rageant compte rendu, soit qu'il ait fait admettre le pré-
sent livre dans la Bibliothèque de VEcole des Hautes
Etudes, partout, sous des formes ingénieuses et multiples,
toujours présente, s'est étendue sur son travail et sur sa
vie privée la chère bienveillance de son maître.
Rappeler ici ces choses, c'est un devoir aimé. C'est un
péril aussi; car le lecteur de ce livre verra trop clairement
que cette confiance aurait pu être placée sur un plus
digne, et qu'un autre, s'il avait rencontré au début de sa
carrière un aussi puissant patronage intellectuel, en eût
mieux profité. Je n'ai su reconnaître tant de bienfaits que
par une infinie affection et par beaucoup de travail.
Par une qualité, du moins, les disciples de M. G. Paris
m'avoueront pour l'un des leurs.
Il se trouve que ce travail sur les fabliaux, que M. G. Paris
a de plus ou moins près dirigé, contredit certaines idées
qu'il a soutenues. Cette théorie orientaliste que j'attaque,
il ne l'a pas acceptée dans ses prétentions excessives;
mais dans la limite où elle est en effet vraisemblable, il la
croit vraie. L'étude des faits m'a conduit à des conclusions
contraires. Je sens combien elles sont téméraires, se
— 23 —
heurtant à une si redoutable autorité. Je ne les exprime
pas sans tremblement : je les exprime pourtant.
Par là du moins, M. G. Paris me reconnaîtra comme de
son école. Parmi ceux qui la forment, il n'en est pas un
qui soit à son égard comme le fainulus passif du docteur
Faust. Tous ont appris de lui la recherche scrupuleuse et
patiente, mais indépendante et brave, du vrai ; la soumis-
sion du travailleur, non à un principe extérieur d'autorité,
mais aux faits, et aux conséquences qu'il en voit découler;
la défiance de soi, la prudence à conclure, mais aussi,
quand il croit que les faits ont parlé, Thonnèteté qui
s'applique à redire ce qu'ils ont dit. Tous ont retenu de
lui ces paroles élevées : a Je professe absolument et sans
réserve cette doctrine que la science n'a d'autre objet que
la vérité, et la vérité pour elle-même, sans aucun souci
des conséquences bonnes ou mauvaises, regrettables ou
heureuses, que cette vérité pourrait avoir dans la pratique.
Celui qui se permet, dans les faits qu'il étudie, dans les
conclusions qu'il en tire, la plus petite dissimulation,
l'altération la plus légère, n'est pas digne d'avoir sa place
dans le grand laboratoire où la probité est un titre d'admis-
sion plus indispensable que l'habileté. »
LES FABLIAUX
CHAPITRE PRELIMINAIRE
QU'EST-CE QU'UN FABLIAU? — DÉNOMBREMENT, RÉPARTITION
CHRONOLOGIQUE ET GÉOGRAPHIQUE DES FABLIAUX.
I. La forme du mot : fabliau ou fableau?
IL Définition du genre : Les fabliaux sont des contes à rire en vers;
dénombrement de nos contes fondé sur cette définition : leur oppo-
sition aux autres genres narratifs du moyen âge, lais, dits, romans,
etc..
III. Quil s'est perdu beaucoup de fabliaux] mais ceux qui nous sont parve-
nus représentent suffisamment le genre,
IV. Dates entre lesquelles ont fleuri les fabliaux : 1159-1340.
V». Essai de répartition géographique : que les fabliaux paraissent avoir
surtout fleuri dans la région picarde.
I
En intitulant ce livre Les Fabliaux, je ne me dissimule pas
l'excès de ma témérité i. Toute la jeune école romaniste dit
fableau^ comme elle dit trouveiir. Quiconque ose écrire encore
fabliau, trouvère, fait œuvre de réaction. Il est un profane, un
scliismatique tout au moins.
Certes, la seule forme française du mot est, en effet, fableau :
cela n'est point discutable. Le représentant d'un diminutif de
fabula [fabula + ellus) doit donner fableau, comme bellus donne
beau -.
1. Elle m'a déjà été reprochée par le savant M. A. Tobler, da.usVAvchiv
de Herrig, t. LXXXVII, p. 441.
2. On sait comment se sont comportés tous les mots analogues : e devant
Il -{-s a dégagé un a parasite [beats) ; Il s'est réduite à /, et devant une con-
sonne, / s'est vocalisée [beaus). On déclinait donc en vieux français :
Sing. sujet : li fableaus Pluriel sujet : li fablel
rég. : le fablel rég. : les fableaus
La forme du pluriel a réagi sur le singulier : le fableau.
^ 26 —
D'où vient donc la forme fahliaiû. Elle appartient aux dialectes
du Nord-Est ^ Les savants des derniers siècles, le jDrésident Fau-
chet, le comte de Caylus, ont trouvé cette forme dans des manu-
scrits picards et l'ont adoptée, sans se douter qu'elle fût dialec-
tale. Leur erreur, déplorable, s'est perpétuée jusqu'à nos jours.
Nous ne devrions 2:)as plus dire fabliau que nous ne disons : hiaUy
châtlau, tahliau. Fabliau est un provincialisme.
Les défenseurs de fableau ont donc pour eux la phonétique et
la logique, comme tous les puristes. Mais ils ont contre eux, pré-
cisément, d'être des puristes. Nous pouvons déplorer qu'une
forme inexacte ait ainsi fait fortune. Nous pouvons regretter
d'être venus trop tard dans un monde trop vieux, et qui, depuis
les temps lointains du président Claude Fauchet - et de Huet,
évêque d'Avranches ^\ dit fabliau ; — ou trop tôt, dans un monde
trop jeune, qui ne dit pas encore fableau. Mais ceux qui sou-
tiennent fableau ne doivent pas se dissimuler que, s'ils méritent
peut-être la reconnaissance future de nos petits-neveux, ils
affrontent assurément l'imperceptible sourire de nos contempo-
rains. J'avoue n'avoir pas ce courage, pour défendre une cause
si indifférente.
Il y a, d'ailleurs, ici, outre cette question de bon goût, une
menue question de principe. Avons-nous donc le droit de réfor-
mer les mots mal constitués de notre langue ? Il nous déplaît de
dire trouvère, alors que nous ne disons pas einperere\ mais nous
ne sommes pas plus autorisés à dire trouveur que sereur, au
lieu de sœur. De même pour notre mot : les anciens érudits l'ont
pris à des manuscrits picards et n'ont pas eu tout à fait tort : la
forme fabliau est en eff'et plus fréquente dans les manuscrits que
sa concurrente, parce que la Picardie est la province qui paraît
avoir le plus richement développé ce genre, et il est juste, en un
sens, que la forme du mot conserve pour nous la marque de ce
1. Fahliaus était un dissyllabe : (Cis fabliaus aas maris promet M R,
III, 57). — (Par ces initiales MR , je désigne l'édition des fabliaux de
MM. de Montaiglon et Raynaud).
2. « Nos trouvcrres... alloyent par les cours resjouir les princes, meslant
quelquefois des fabliaux : qui estoient comptes faicts a plaisir. » l'^auchet,
OEm'ves, 1610, fo551, r».
3. Huet, Traité de Vorigine des romans, p. 159 de l'édit. de 1711 : « Les
jongleurs et les trouvcrres coururent la France, débitant leurs romans et
fabliaux. »
— 27 —
fait littéraire. — Vous dites que nous devons parler français en
français, et non j^icard? Mais il est aussi illogique de parler
aujourd'hui vieux français que vieux picard; si nous voulons
parler français, ne disons ni fabliau ni fableau, mais co/i^e à
rire\ de même, ne disons ni trouvère ni trouveur, mRis poète.
Qu'est-ce donc, d'ailleurs, parler français, sinon suivre l'usage du
grand nombre, quand il est apj^rouvé par nos écrivains? Les
savants ont le droit, entre eux, de refaire un mot technique, un
mot d'érudits, non connu du public, et qui ne fasse point partie
du trésor commun de notre vocabulaire. Mais il n'en va pas ainsi
pour le mot fabliau. Pas un lettré qui ne le connaisse ; pas un
écrivain de notre siècle qui ne l'ait employé. C'est sous cette forme
qu'on le connaît à l'étranger, et sous cette forme que Victor Hugo
lui a fait l'honneur d'une rime :
Ici, sous chaque porte,
S'assied le fabliau,
Nain du foyer qui porte
Perruque in-folio. . . ^
C'est donc l'un de ces mille et un mots à moitié réguliers dont
toute langue foisonne, et contre lesquels il sied mal de se dresser
en réformateurs. Telles, les exjDressions consacrées : V esprit
gaulois^ le style gothique. Si improj^res soient-elles, on ne peut
s'en passer sans quelque gêne, partant sans quelque joédantisme.
J'aime mieux Philippe le Bel que Philippe le Beau, Montaigne
que Montagne, et je ne cesserai de prononcer violoncelle à la
française que lorsque j'aurai entendu prononcer à l'italienne le
mot vermicelle. Employer la forme fabliau, ce n'est pas, dites-
1, Chansons des rues et des bois, Fuite en Sologne. — Comparez Condor-
cet, Tableau des progrès de l'esprit humain, éd. de l'an III, p. 168 : Les
recueils de nos fabliaux sont' pleins de traits qui rappellent la liberté de
pensée...; — Th. de Banville, Idylles prussiennes, éd. Lemerre, p. 144; —
Michelet, Hist. de France, t. II, p. 62 [la naïveté de nos fabliaux); t. II,
p. 63 {la veine des fabliaux) ; — Taine, Histoire de la litt. anglaise, t. I, p. 97
[Prenez un fabliau même dramatique) ; — Daudet, Lettres de mon moulin :
« Je trouve un adorable fabliau que je vais essayer de vous traduire en
l'abrégeant un peu..., etc., etc. » — En Angleterre, c'est sous ce titre que
nos contes ont été traduits (Way, Fabliaux or taies, 1815, 3 vol. in-8o). —
En Allemagne : « Vergleicht man die afz. fabliaux mit den arabischen
Mœhrchen » (Schlegel, Geschichte der alten und neuen Literatur, 1812,
OEuyres complètes^ Vienne, 1846, t. I, p. 225), etc., etc.
— 30 —
poèmes narratifs. De plus, tous ces genres se développent sou-
dain, concurremment, vers le milieu du xii^ siècle. Ils germent
23Ôle-mêle, s'organisent, puis se différencient; mais, avant qu'ils
aient pris claire conscience d'eux-mêmes, ils se confondent dans
une sorte d'indétermination. Tout genre connaît, à sa naissance,
de pareilles hésitations. Qu'on se rappelle, par exemple, l'em-
barras des poètes du règne de Louis XIII pour distinguer, par
des mots divers, les différents genres dramatiques, à l'époque
où Corneille n'appliquait pas encore les règles « jiarce qu'il ne
savait pas qu'il y en eût », et où il intitulait pareillement trafji-
coméclics, Clitandre et le Cid. Ajoutez que le mot fabliau qui,
par étymologie, signifiait simplement court récit fictif, était né
vague : d'où sa facilité à s'appliquer à des poèmes divers de ton
et d'inspiration.
Pourtant une tradition s'établit Adte, qui affecta exclusive-
ment le mot à des poèmes d'un genre très spécial. Il nous .est
aisé de discerner quels ils sont : si, en effet, sur les 300 fables
environ que nous a léguées le moyen âge, 4 seulement portent
le titre de fabliaux \ si, pareillement, 7 dits seulement sur 300
sont qualifiés de fabliaux, c'est que cette étiquette est indûment
appliquée à ces 4 fables, à ces 7 dits, et l'on doit les exclure d'un
dénombrement des fabliaux^. Si, au contraire, cinquante poèmes
portent ce nom, qui toua répondent à peu près au type du Vilain
Mire, c'est que tous les poèmes analogues doivent être appelés
fabliaux.
On arrive ainsi à cette simple définition :
Les fabliaux sont des contes à rire en vers.
Elle est un peu étroite : elle ne convient pas à quelques rares
poèmes, à certains, par exemple, qui sont plutôt des nouvelles
sentimentales, et que les trouvères nommaient pourtant des
fabliaux. Mais, sous la réserve des quelques éclaircissements que
voici, elle suffît. Elle nous rend possible cette tâche minutieuse
et nécessaire, qui est le dénombrement exact de notre collection
de fabliaux.
1. On trouvera dans le travail de M. Pilz la liste des poèmes qui ont
usurpé ce titre au moyen âge : 3 fables ou 4 ; 2 débats ou batailles, 7 dits,
le songe d' Enfer de Raoul de Houdenc, le Fablel dou dieu d'Amours, etc.
— 31 —
1° Les fabliaux^, disons-nous d'abord, sont des contes.
Ce qui les constitue essentiellement, c'est le récit. Il faut donc
exclure tous les poèmes qui ne contiennent pas la moindre his-
toriette, et, de ce chef, nous supprimerons de la collection de
MM. de Mont aiglon et Raynaud dix poèmes qui sont des satires,
des lieux communs moraux, des éloges de corps de métier, des
tableaux de mœurs : toutes ces pièces rentrent dans la catégo-
rie, assez mal définie, des dits^-. Mais la limite est parfois indé-
cise entre les dits et les fabliaux. Le Valet qui d'aise a malaise
se met., par exemple, est-il un conte très faible ou un excellent
tableau de mœurs'? L'un et l'autre. Il sera bon de respecter l'in-
décision même des trouvères, et de marquer, en accueillant ce
poème dans notre collection, comment les fabliaux peuvent con-
finer à des genres divers.
Les fabliaux sont des contes : ils étaient narrés et non chan-
tés. Il faudra, par suite, supprimer de la collection Montaiglon la
Châtelaine de Saint-Gilles'*, qui aurait mieux trouvé sa place
parmi les chansons de mal mariées réunies par Bartsch ^.
1. On trouve, auprès dos formes communes [fahlel, fabliau, fableau), les
formes curieuses /?rtZ»e/, flablel. Exemples : se flabliaus puet veritez estre...
{Le Vilain de Bailleal); — un Flablel courtois et petit... [Le prestre qui
abevete) ; — Dont le flablel ']q vous dirai... [Les trois aveugles) ; un flabel
merveillous et cointe... [Les Quatre Souhaits) ; un flabelqui n'est mie briés...
{Le Prêtre quon porte). — Sur cette singulière mobilité de 17, voy.
W. Foerstev, Jahrbuch f. rom. u. engl. Phil., N. F.,I, 286.
2. Le mot dit, comme son sens étymologique le laisse prévoir, est extrê-
mement compréhensif. Aussi s'emploie-t-il comme synonyme non technique
de fabliau, en tant que le fabliau est une espèce du genre narratif. Les trou-
vères appellent communément leurs fabliaux des dits :
Mètre vueil m'entente et ma cure
A fere un dit d'une aventure...
Atant ai mon fablel fine.
(Les Braies du cordelier, III, 88.)
Cf. III, 62, III, 80, etc.. — Tout fabliau est un dit; mais la réciproque
n'est pas vraie. Un poème sans récit est un dit et n'est pas un fabliau. C'est
pourquoi nous effaçons de la liste de MM. de Montaiglon et Raynaud les dits
dialogues des Troveors ribaus (I, 1) et de la Contregengle (11^ 53); les dits
des Marcheanz (II, 37); des Vins d'Ouan (II, 41); de VOu.stillement au vilain
(II, 43), des Estais du siècle (II, 54), du Faucon lanier (III, 66) ; de Grognet et
de Petit \l\\, 56) ; une branche d'armes (II, 38), la patrenostre farsie (II, 42).
3. L'auteur du Valet qui a malaise se met appelle son poème un fabliau
(v. 376). Mais M. Pilz (p. 21) lui refuse cette qualité.
4. La Châtelaine de Saint-Gilles, M R, I. 11.
5. V. Jeauroy, Les origines de la poésie lyrique en France, 1889, ch. IV.
— 32 —
Faut-il donc en exclure, pour la même raison, le Prêtre qui
fut mis au lardier ^? Cette spirituelle piécette est rimée sous
forme strophique, et le poète l'appelle lui-même « une chanson ^ ».
Mais nous serions fort en peine de lui trouver sa place parmi des
poèmes similaires, dans un genre lyrique quelconque. Au rebours
de la Châtelaine de Saint-Gilles, elle ne rentre dans aucun groupe
de chansons connu, mais procède, par contre, de la même inspi-
ration que les fabliaux. — Accueillons-la donc comme l'unique
spécimen d'une variété rare du genre : le fabliau chanté. Un
jongleur s'est amusé à chanter sur sa vielle, peut-être sur un
mode parodique et bouffon, un fabliau; c'est une fantaisie qui a
dû se renouveler plus d'une fois.
Les fabliaux sont des contes : ce qui implique une certaine
brièveté : le plus court a 18 vers 3; le plus long, près de 1.200 ^.
En général, ils comptent de 300 à 400 vers octosyllabiques. Par
cette brièveté, ils s'opposent, dans la terminologie, du xiii^ siècle,
aux romans ^ Mais combien faut-il de vers pour qu'un long
fabliau devienne un court roman, ou pour qu'un court roman
devienne un long fabliau? Comme il est malaisé d'en juger, les
critiques disputent s'il faut dire le roman de Truhert ou le
fabliau de Trubert. Pourtant, une différence plus interne sépare
le fabliau du roman. Le fabliau n'a point, comme le roman,
l'allure biographique. Il prend ses héros au début de l'unique
aventure qui les met en scène et les abandonne au moment où cette
aventure finit. Par là, il semble donc bien qu'il y ait quelque
inexactitude à ranger Richeut et Trubert parmi les fabliaux.
Nous recevrons cependant ces poèmes dans notre liste, non
comme des fabliaux proprement dits, mais comme les uniques
représentants d'un sous-genre très voisin et plus prochement
ajiparenté aux fabliaux qu'à nul autre genre.
2^^ Les fabliaux sont des contes à rire.
Comme tels, ils ont comme synonymes non techniques dans la
1. Le Prestre au lardier, M R, II, 32.
2. Y. 167.
3. M R, VI, 144.
4. M R, lY, 99.
5. A la lin du Praire qu'on porte, qui est la plus longue pièce de la collec-
tion Monlaiglon, le ms. A appelle deux fois ce récit un roman, le ms. B, aux
mêmes vers (1155-6), l'appelle deux fois un fablel.
— 33 —
langue des jongleurs les mots : bourde, trufe, risée, gabet. Ils
s'opposent aux miracles ou contes dévots, aux dits moraux, aux
lais. — Ils s'opposent aux miracles, en ce qu'ils excluent tout
élément religieux, aux dits moraux en ce que l'intention édi-
fiante y est nulle ou subordonnée au rire, aux lais en ce qu'ils
répugnent à l'extrême sentimentalité et au surnaturel.
Mais, ici encore et surtout, la transition de chacun de ces
genres aux fabliaux est presque insensible : tel poème est-il un
fabliau ou un conte dévot ? Pour en décider, il faut y appliquer
« l'esprit de finesse », et c'est pourquoi il sera sans doute toujours
impossible de dresser une liste de fabliaux par laquelle on satis-
fasse tout le monde et son critique. Mais, encore une fois, l'indé-
cision même des trouvères est un fait littéraire qu'il faut respec-
ter, et le souci d'une définition très précise ne doit pas nous por-
ter à l'exclusivisme.
D'abord, les fabliaux ne sont pas des contes dévots : c'est-à-
dire qu'il faut éliminer de la collection Montaiglon-Raynaud,
malgré leur forme semi-plaisante, les récits miraculeux de Mar-
tin Hapart ^ et du Vilain c/ui dona son ame au diable 2; de même,
de l'énumération de M. G. Paris ^, la Cour de Paradis, cet
étrange et charmant poème où les saints, les apôtres, les mar-
tvrs, les veuves et les viersres dansent aux chansons *. — Dans
ces pièces, l'intention pieuse des poètes est évidente : ils seraient
fort scandalisés de retrouver leurs édifiants poèmes en la compa-
gnie des Braies au cordelier, et réclameraient de préférence le
voisinage du Miracle de Théophile et 'de la Vie Sainte Elysabel.
— Ce n'est pas que la seule présence du bon Dieu et des saints
dans les fabliaux les transforme aussitôt en légendes pieuses et,
contrairement à l'opinion de M. Pilz, la plaisante aventure des
Lecheors ^ figure fort bien dans la collection Raynaud auprès des
1. M R, VI, 145.
2. M R, VI, 141.
3. La littérature française au moyen âge, § 78.
4. Recueil de Barbazan-Méon, t. II, p. 128-48. — De môme, il ne convient
pas de considérer comme un fabliau, ainsi que le voudrait M. G. Paris [loc.
cit.), le poème de Courtois cf Arras (Méon, t. I), cette page de l'Evangile spi-
rituellement embourgeoisée. On peut voir, en cette excellente pièce, non pas
un fabliau, mais peut-être, et malgré quelques vers narratifs intercalés soit
par un copiste, soit par le meneur du jeu, un jeu dramatique et, sans doute,
le plus ancien spécimen de notre théâtre comique.
5. Pilz, p. 23; M R, III, 76.
Bédier. — Les Fabliaux 3
— 34 —
contes irrévérencieux de Saint Pierre et du Jonr/leur, des Quatre
Souhaits Saint Martin, et du Vilain qui conquist Paradis par
plaid.
De même les fabliaux ne sont point des dits moraux ; mais ce
n'est pas dire qu'ils doivent nécessairement être immoraux; et,
sans perdre leur caractère de contes plaisants, ils peuvent confi-
ner à ce g-enre voisin et distinct : tels sont les fabliaux de la
Housse partie^ de la Bourse pleine de sens^ de la Folle larr/esse.
En cas d'indécision, nous devons nous poser cette question : si
le trouvère a voulu plutôt faire œuvre de conteur, ou de mora-
liste ; s'il a été attiré vers son sujet par le conte, qui l'amusait,
ou s'il a, au contraire, imaginé le conte pour la moralité. C'est
ainsi que nous écarterons de notre collection le dit de la Dent K
— Le roi d' Angleterre et le Jonr/leur d'Ely est à la limite des
deux genres.
Enfin, les fabliaux, qui sont des contes à rire, s'opposent aux
lais, qui sont des légendes d'amour, souvent d'origine celtique et
1. Le dit de la Dent (I, 12) est bien une pièce morale, et le petit apologue
qu'il renferme n'a de valeur et d'agrément qu'autant que le poète en tire une
moralité, qui, seule, lui importe. Je sais que ce petit conte du fèvre arracheur
de dents peut vivre indépendant, sans aucune idée d'application morale. Il
est, par exemple, narré pour lui-même dans les Contes en vers de Félix Noga-
ret, Paris, 1810, liv. VI, p. 108 :
Dans un recueil chirurgical
Composé par M. Abeille,
Je trouve un moyen infernal
D'arracher les dents à merveille
Voyez aussi Sacchetti, n» 166. — Mais notre liste de fabliaux s'allonge-
rait démesurément si nous y faisions entrer tous les contes répétés acciden-
tellement, occasionnellement, par les trouvères. On en relèverait dans les
romans d'aventure, dans les chansons de geste, dans les vies de saints, par-
tout. Ce serait la confusion des genres. Il est manifeste que la Dent appar-
tient au genre très déterminé du dit moral. Il ressemble exactement aux
autres poèmes de Huou Archevesque, surtout au dit de Larguece et de Deho-
naireté, où le forgeron de Neufbourg est remplacé par Jésus -Christ en
croix. — V. l'intéressante monographie de M. A. Héron, Les dits de Hue
Archevesque, Paris, 1885. — La question est plus malaisée pour le lai de
y Oiselet que M. G. Paris range parmi les fabliaux dans son Tableau de la
Littér. fr. au m. âge, § 77 (2° édition), tandis qu'il ne le mentionnait pas à
cette place lors du l^i* tirage de ce même Tableau de la Littér. fr., et que,
dans son exquise édition de cet exquis poème, il n'écrit pas une seule fois
le mot fabliau. Il faut plutôt, je crois, ranger le lai de V Oiselet parmi les
apologues, auprès du dit de V Unicorne et du Serpent et d'autres poèmes
similaires.
— 35 —
mêlées de surnaturel. Mais, dans la terminologie des jongleurs,
les deux mots empiètent souvent l'un sur l'autre, et c'est ici sur-
tout que le départ est délicat entre les genres. MM. de Montai-
glon et Raynaud me paraissent avoir saisi la différence avec
infiniment de justesse littéraire.
D'abord, il est certains récits que les jongleurs appellent des
lais : lai d'Ai^istote, lai de VEpervier, lai du Cort mantel ^, lai
d'Auherée-^ et qui sont de simples contes à rire, mais narrés
avec plus de finesse, de décence, de souci artistique. Pourquoi
les jongleurs ne les appellent-ils pas des fabliaux? Parce que le
mot s'était sali à force de désigner tant de vilenies grivoises ; il
leur répugnait de l'appliquer à leurs contes élégants, et le nom
de lai, qui avait pris un sens assez vague 2, mais s'appliquait
toujours à des poèmes de bon ton, leur convenait à merveille.
Ces contes sont des fabliaux plus aristocratiques, des fabliaux
pourtant.
Mais il reste dans la collection Montaiglon-Raynaud quelques
contes plus élégants encore, le Chevalier qui recouvra Vamour
de sa dame, le Vair palefroi^ Guillaume au faucon^ les Trois
chevaliers et le chainse. De ces quatre contes, Guillaume au fau-
con est le seul à qui le nom de conte à rire convienne encore
vaguement ; mais il ne peut s'appliquer aucunement aux trois
autres, notamment au conte du Chainse, qui est une légende
d'amour tragique. Exclurons-nous ces quatre contes de notre
collection? ou modifierons-nous, pour eux quatre, notre défini-
tion du mot fabliau, un peu étroite? Dirons-nous, par exemple,
que les fabliaux sont des contes à rire en vers, et, parfois, des
nouvelles sentimentales? Je crois qu'il est bon de retenir ces
rares contes sentimentaux, pour montrer que des transitions
1. Bien entendu, si les fabliaux excluent le merveilleux, il ne s'agit pas du
merveilleux-bouffe, comme dans le Court mantel, le conte de V Anneau
magique (M R, III, 60), les Quatre Souhaits, etc.. Il conviendrait peut-être
d'admettre aussi parmi les fabliaux le lai du Corn.
2. D'après les mss. A, C, d'Auberée.
3. M. Pilz (p. 18) appelle fabliaux les lais d'Amours, du Conseil, de
VOmhre. C'est obscurcir plutôt qu'éclaircir l'idée de fabliau. V. notre édi-
tion du Lai de l Ombre, Fribourg, 1890, p. 8. — M. G. Paris dit fort bien,
Romania, VII, 410 : « Le lai d'Amors n'a aucun rapport ni avec les lais ni
avec les fabliaux. » On peut en dire autant du Conseil et de l'Ombre, et de
bien d'autres pièces encore.
— 36 —
insensibles nous mènent du fabliau au lai, de l'obscène conte de
JoiKjlet au noble récit du V air palefroi.
3° Les fabliaux sont des contes à rire en vers.
Le mot désigne toujours les contes, en tant qu'ils sont parve-
nus à la forme littéraire, rimée par un poète. Par là, ils s'opposent
aux mots conte, œuvre, fable, matière^ aventure, qui désignent
le sujet brut du conte. Le fabliau est l'œuvre d'art pour laquelle
la matière^ Y aventure^ etc., ont fourni les matériaux. Un poète
nous le dit, entre \mgi autres : de même qu'on fait des notes les
airs de musique, et des draps les chausses et les chaussons, de
même
Des fables fait on les fabllaus ^.
On pourrait, dans ce vers, remplacer le mot fable par l'un
quelconque des mots conte ~, aventure 2, matière ^.
1. Des fables fait on les fabliaus
Et des notes les sons noviaus,
Et des materes les chansons,
Et des dras cauces et cauchons :
Por ce vos vuel dire et conter
Un fabelet por déliter
D'une fable que jou oï...
[Vieille truande, V, 129.)
Ces vers sont reproduits par le ms. D du' fabliau du Chevalier qui faisait
parler les muets, t. YI, p. 164. — Cf. ce vers : Qui que face rime ne fable...
2. Conte. De même que dit, œuvre (I, 3; V, 120), exemple (I, 17; I, 18;
I, 22 ; II, 30 ; II, 35 ; IV, 102 ; IV, 107 ; V, 112, v. 117), conte est un synonyme
non technique de fabliau. II signifie le récit brut :
En cest fablel n'avra plus mis ;
Car atant en fine le conte.
(IV, 106.)
Cf. I, 24; II, 14; II, 34; IV, 92; IV, 94; etc.. etc..
3. Aventure :
Ma peine métrai et ma cure
En raconter d'une acenture
De sire Constant du Hamel.
Or en escoutés le fablel... (IV, 106)
... Faire un fablel d'une aventure... (III, 88)
... Seignor, se vous voulés atendre
Et un seul petitet entendre,
Tout en rime je vous métrai
D'une aventure le fablel. (I, 2.)
Cf. II, 35; IV, 95; IV, 107, etc.
4. Matière :
Une matière ci dirai
D'un fablel qiiG vous conterai...
(I, 4. — Variante : une aventure ci dirai.... )
Cf. IV, 89; V, 128; V, 130, etc.
— 37 —
On arrive ainsi à une détermination suffisamment nette du mot
et de la chose : les fabliaux sont des contes à rire en vers ^ ; ils
sont destinés à la récitation publique; jamais, ou presque jamais,
au chant; ils confinent parfois soit au dit moral, mais l'intention
plaisante y domine; soit à la légende sentimentale et chevale-
resque, mais ils se passent toujours dans les limites du vraisem-
blable et excluent tout surnaturel.
On trouvera aux appendices la liste des contes que nous étu-
dierons, en vertu de cette définition. Je propose d'adjoindre six
fabliaux à la collection de MM. de Montaiglon et Raynaud, et
d'en supprimer seize poèmes : les savants éditeurs seraient,
j'imagine, disposés aujourd'hui à concéder la majeure partie de
ces suppressions. Tel lecteur pourra ajouter cinq ou six contes,
tel autre en supprimer cinq ou six autres. On le voit : le désac-
cord ne pourrait porter que sur un nombre infime de contes.
III
La liste que nous dressons comprend, au total, 147 fabliaux.
C'est peu pour représenter le genre. Mais nous en avons assuré-
ment perdu un très grand nombre.
Pour se figurer l'importance de ce naufrage, qu'on se rappelle
l'histoire du recueil de farces dit du British Muséum -. Dans un
grenier de Berlin, vers 1840, on a retrouvé un vieux volume,
Comparez encore ce passage :
Or reviendrai a mon tretié
D'une aventure qu'emprise ai,
Dont la matière moût prisai
Quant je oi la nouvelle oïe,
Qui bien doit estre desploïe
Et dite par rime et retraite.
(V, 137, V. 38.)
Une fois « retraite par rime », l'aventure qui a fourni cette matière devient
un fabliau.
1. Mais ils ne sont pas, comme le voudrait M. Pilz, tous les contes à rire
en vers. Il faut considérer à part les contes à rire des grands recueils traduits
de langues orientales, le Chastiement d'un père à son fils, le Roman des sept
sages, etc., et ceux des recueils de fables de Marie de France, des Ysopets,
etc.. Destinés à la lecture plutôt qu'à la récitation, distincts des fabliaux
par leur origine littéraire, savante, et par d'autres caractères qui seront
marqués plus loin, ces contes à rire forment un groupe qui complète celui
que nous étudions, sans se confondre avec lui.
2. V. Petit de Julleville, Répertoire du théâtre comique en France au
moyen âge, 1886.
— 38 —
relié en parchemin, imprimé en caractères gothiques. C'était un
recueil factice de soixante et une farces ou moralités françaises
du xvi^ siècle. Or, cinquante-sept de ces pièces ne nous sont
connues que par cet unique exemplaire. Ainsi, un siècle environ
après l'invention de l'imprimerie, notre répertoire comique était
si peu à l'abri de la destruction que ce qui nous en reste serait
diminué du quart, s'il n'avait plu à quelque amateur, à un bon
Brandebourgeois peut-être, de passage à Paris vers loiS, de
collectionner des farces françaises. Et les manuscrits du xiii^ siècle
sont presque aussi rares que les plaquettes gothiques du xvi*^!
Une observation très simple et plus directe nous donnera une
juste idée du grand nombre de fabliaux qui ont disparu. Sur
nos 147 fabliaux, 92 sont anonymes; les 55 autres portent le
nom de trente auteurs différents, ou environ ^ , ce qui attribue
à chacun deux pièces en moyenne. On peut donc conjecturer,
par analogie, que les 92 fabliaux anonymes sont l'œuvre de 4o
autres poètes. Notre recueil de fabliaux représenterait donc une
part de l'œuvre collective de 75 poètes environ. Remarquons
que la plupart d'entre eux étaient des jongleurs de profession,
qui vivaient des contes qu'ils composaient et récitaient. En sup-
posant que chacun ait, pendant tout le cours de sa vie, composé
12 fabliaux seulement, l'œuvre des 75 trouvères comprendrait
un millier de pièces : et voilà notre collection sextuplée. Or, il
faudrait considérer non pas seulement 75 trouvères, mais, au
moins, le double.
Il a donc péri un nombre de fabliaux difficilement appré-
ciable, mais très grand. Un trouvère, Henri d'Andeli, nous donne
un renseignement curieux : écrivant un grave dit historique, il
nous fait remarquer que — ce poème n'étant pas un fabliau —
il l'écrit sur du parchemin, et non sur des tablettes de cire 2.
Aussi n'avons-nous conservé d'Henri d'Andeli qu'un seul
fabliau, charmant d'ailleurs, et s'il nous est parvenu, c'est
miracle. On n'estimait pas que ces amusettes valussent un feuillet
de parchemin.
1. Il est malaisé de dire, au juste, s'ils sont 25 ou 30, car plusieurs
fabliaux sont attribues à un certain Guerin ou à un certain Guillaume, et le
môme nom Guerin, Guillaume est peut-être la signature de plusieurs jon-
gleurs.
2. Le dit du chancelier Philippe, vers 255-8 (édit. Héron).
— 39 —
Pourtant — ceci est plus surprenant — certaines inductions
nous permettent de croire que, si nous possédons seulement
l'infime minorité des fabliaux, nous en avons pourtant l'essentiel.
Une sorte de justice distributive a guidé le hasard dans son
œuvre de destruction. Elle nous a conservé ceux que le moyen
âge reconnaissait pour les plus accomplis. Voici sur quoi se fonde
cette conjecture : parmi les allusions nombreuses à des contes
alors célèbres que l'on rencontre chez les divers écrivains du
moyen âge, un très petit nombre se réfèrent à des fabliaux
perdus ^ ; presque toutes nous rappellent des fabliaux de notre
collection. — Par exemple, Jehan Bedel nous dit qu'il a composé
sept fabliaux ^ : nous les possédons en eftet tous les sept. —
L'auteur du roman d'Eustache le moine nomme des voleurs
célèbres : Barat, Travers, Haimet ^ : or, vous trouverez dans
notre collection le fabliau de Barat, de Travers et de Haimet *.
— Deux jongleurs, en un plaisant dialogue ^, énumèrent les
pièces les plus remarquables de leur répertoire, et dans le
nombre, sept fabliaux : or, vous pourrez lire, dans le recueil de
MM. de Montaiglon et Raynaud, ces sept fabliaux. — Le fait le
plus significatif est que nos 147 poèmes ne sont pas 147 contes
distincts, mais que plusieurs sont des doublets d'autres fabliaux
également conservés, et que tel de ces pauvres poèmes reparaît
deux, trois, quatre fois remanié ^, tout comme une noble chan-
son de geste. On peut conclure de ces menues observations que
notre collection, si mutilée soit-elle, représente excellemment le
genre; fait aisément explicable, si l'on songe que les manuscrits
des fabliaux ne sont pas, en général, des manuscrits de jongleurs
1. En voici une pourtant (M R, V, p. 166). Un mari bat un prêtre si fort
Conques li bons vilains Mados
Qui le tenoit por Curoïn
Ne feri tant sor Baudoin
Quant il traist Drian de la fosse.
Qui sont ces Madot, Curoïn, Baudoin, Drian? Sans doute les personnages
de quelque fabliau perdu.
2. Dans le prologue du fabliau des Deux chevaux, M R, T, 13,
3. Ed. F. Michel, v. 298.
4. M R, IV, 97.
5. M R, I, I, /)e deux troveors ribaus.
6. Tels sont : la Bourgeoise d' Orléans, Berengier, les Braies au Cordelier,
Gomhert et les deux clercs, les Tresses, la Housse partie, la Maie honte, la
Longue nuit, etc.
— 42 —
ancienne littérature où M. G. Paris arrête son Histoire de la
littérature française du moyen àfje, et qui est celle de l'avène-
ment des Valois.
V
Où les fabliaux ont-ils fleuri de préférence? Y a-t-il quelque
province qui soit leur patrie d'origine ou d'élection? Peut-on les
répartir géographiquenient ?
Le problème était intéressant et facile à résoudre pour plu-
sieurs fabliaux. Un certain nombre sont localisés par le fait
que nous connaissons leurs auteurs et la province où vécurent
ces poètes. La patrie de quelques autres est déterminée par
des indications géographiques très précises. Quand ces rensei-
gnements extrinsèques faisaient défaut, j'ai tenté de déter-
miner le dialecte du poème par l'examen des rimes et de la
mesure des vers. Je me suis heurté à de redoutables diffi-
cultés. Outre que l'on ne possède pas d'édition critique des
fabliaux et que j'ai dû faire, pour plus d'un, le travail préalable,
et plus d'une fois décevant, du classement des manuscrits, la
majeure partie des fabliaux sont trop courts. Sur les deux cents
rimes en moyenne, de chaque poème, combien peu étaient signi-
ficatives d'un dialecte spécial! J'ai poursuivi ce travail pour une
cinquantaine de fabliaux environ. J'indique, à l'appendice, le
résultat de quelques-unes de mes enquêtes. Elles sont souvent
indécises. Sans doute le procédé de l'examen des rimes, ce
délicat et puissant instrument d'analyse linguistique, aurait
donné, manié par des mains plus sûres, de plus féconds résultats.
Ce qui me rassure un peu, c'est que j'ai eu l'honneur, il y a
quelques années, d'étudier à l'Université de Halle, sous M. Her-
mann Suchier, qui est assurément l'homme d'Europe le plus
versé dans la connaissance de nos anciens dialectes. Or, après
avoir examiné avec moi la langue d'un certain nombre de
fabliaux, il m'a déconseillé de ma tâche, comme stérile, dans
l'état actuel de cette science naissante. Les fabliaux qui ne sont
pas localisés par quelque nom géographique ne deviendront
jamais des témoins bien précieux de tel ou tel dialecte : au point
de vue de la philologie pure, la question est donc de médiocre
— 43 —
importance. Au point de vue littéraire, elle est secondaire. —
Je suis parvenu, par diilerents indices linguistiques ou extrin-
sèques, à localiser 72 fabliaux, soit la moitié des poèmes de notre
collection K Ils se répartissent ainsi sur les pays de langue fran-
çaise :
Provinces du nord (Picardie, Artois, Ponthieu, Flandre,
Hainaut) 38
Ile de France (Beauvaisis, Beauce, etc.) et Orléanais. ... 15
Normandie 10
Champagne (et Nivernais) 3
Angleterre 6
Total 72
Quel est le sens de cette statistique? Sans doute les autres
fabliaux, si j'étais parvenu à déterminer leur patrie, se réparti-
raient selon la même proportion entre les diverses provinces ~.
On peut remarquer, ici comme ailleurs, qu'il y a eu, dans la
France du moyen âge, ce qu'on pourrait appeler un groupe de
provinces littéî'aires, duquel paraissent exclues la Bourgogne, la
Lorraine et le groupe Ouest et Sud-Ouest des pays de langue
d'oïl. Sans attacher trop d'importance à ces statistiques, sera-t-il
permis de remarquer aussi que plus de la moitié des fabliaux
ainsi localisés appartiennent aux provinces du Nord, à la Picardie
surtout?
1. V. l'appendice I.
2. Sauf pour les fabliaux anglo-normands. Les traits linguistiques du
français parlé en Angleterre sont si apparents que les six fabliaux attribués
par nous à ce dialecte sont assurément les seuls de notre collection qui
aient été rimes sur le sol anglais.
PREMIERE PARTIE
La Question de l'origine et de la propagation
des Fabliaux
CHAPITRE I
IDÉE GÉNÉRALE DES PRINCIPAUX SYSTÈMES EN
PRÉSENCE
I. Position de la question : force singulière de persistance et de diffusion
que possèdent les fabliaux et, en général, toutes les traditions popu-
laires; d'où ce problème : Comment expliquer la présence des mêmes
traditions et, plus spécialement, des mêmes contes, dans les temps
et les pays les plus divers ?
II. Qu'on ne saurait séparer la question de l'origine des fabliaux du pro-
blème plus compréhensif de l'origine des contes populaires, en géné-
ral. C'est ce que montrera l'exposé des diverses théories actuellement
en conflit.
III. Théorie aryenne de l'origine des contes : les contes populaires modernes
renferment des détritus d'une ancienne mythologie aryenne.
IV. Théorie anthropologique : ils renferment des survivances de croyances,
de mœurs abolies, dont l'anthropologie comparée nous donne l'expli-
cation.
V. Théorie des coïncidences accidentelles.
VL Théorie orientaliste : les contes dérivent, en grande majorité, d'une
source commune, qui est l'Inde des temps historiques.
VII. Que cette dernière théorie seule nous intéresse directement : car,
seule, elle donne une solution au problème des fabliaux ; mais
aucune des théories en présence ne peut la négliger : car, vraie, elle
les ruine toutes.
I
Un soir de moisson que le poète Mistral causait avec des
gars de son pays, un mari et sa femme passèrent en se querel-
lant. Gomme les paysans s'amusaient de la dispute, le mari se
contenta de dire, résigné : « Qu'y ferons-nous? C'est la Femme
au pouilleuxl » — « Qu'est-ce à dire? » demanda le poète, et
un vieillard lui conta cette facétie : « Il était une fois un berger
qui eut une altercation avec sa femme, un peu acariâtre ; —
— 46 —
mais il ne faut pas, camarade, que cela vous empêche d'être
amoureux et de vous marier, si quelque belle fille ici vous plaît ;
toutes ne se ressemblent pas, et rien n'est ennuyeux comme
d'être vieux et vieux célibataire. — Tout à coup, au milieu de la
querelle, la femme crie à son homme, avec des yeux furieux :
(( Tais-toi donc, tu n'es qu'un pouilleux! — Moi, pouilleux!
riposte le mari. Répète, et je te casse les côtes. » Et soufiletée,
battue, elle revient, criant : « Pouilleux! » Le mari l'attache,
en dépit des coups de griffe, à une corde, et dans le puits la
descend, enragée. — « Le répèteras-tu ? lui disait-il encore. —
Oui, pouilleux! » Et dans le puits la folle descendait. Jusqu'aux
mollets, jusqu'aux hanches cependant l'eau l'enveloppait, et le
démon ne cessait de crier : « Pouilleux ! — Eh bien ! tiens !
reste! » Et l'homme la plonge au fond, avec l'eau sur la tête.
Mon bon monsieur, croiriez-vous bien, vrai Dieu! qu'en barbot-
tant, la noyée réunit les mains en l'air, et ne pouvant lancer le
mot fatal, elle faisait le geste d'écacher entre ses ongles! Pour le
coup, le berger, bon diable au fond, céda et la tira du puits'. »
Le vieillard de Mistral eût été fort surpris, sans doute, si on
lui eût dit que sa plaisante histoire n'était point née dans son
village, et que les belles filles des lies d'Or n'y étaient primiti-
vement pour rien : que, le même jour, peut-être, un paysan de
l'Argonne^, un pa^'san Gascon 3, un paysan de l'Agenais* la
redisaient de la même façon que lui; que, bien loin de la Pro-
vence, elle amusait, toute semblable, les Allemands^; qu'il y a
plus de trois cents ans, à Stamboul, elle faisait déjà rire les
Turcs 6.
1. Frederi Mistral, Lis isclo dor. Avignon- Paris, 1878, CacJio-Pesou,
p. 302.
2. Revue des patois gailo-romans, 1888. t. II, p. 288.
3. Contes populaires de la Gascogne, p. p. J. F. Bladé, t. III, p. 284.
4. Contes populaires recueillis en Agenais, par J. F. Bladé, 1874, p. 42.
5. P. llebel, Schatzko stlein des rheinlàndischen Hausfreundes. Das letzte
IVort. Cf. Simrock, Deutsche Miirchen, Stuttgart, 1861, u^ 61. A ce propos,
Liebrecht, dans le compte-rendu qu'il fait du livre de Simrock [Orient und
Occident, III, 376), rapproche indûment ce conte de la 7<= uouv. de la IX«
journée du Décaméron : il n'y a aucun rapport entre ces deux contes, sinon
qu'il s'agit, dans l'un comme dans l'autre, d'une femme obstinée.
6. Fables turques, traduites par J. A. Decourdemanche, Paris, 1882, p. 13.
C'est, suivant l'éditeur, un recueil savant du commencement du xvi*' siècle,
pillé en partie des Facéties de Pogge. Poggo nous transmet, en effet, lui
aussi, le conte du Pouilleux (éd. Ristelhuber, XXXIII.)
— 4-7 —
Sa surprise s'accroîtrait encore d'apprendre qu'il y a cinq
siècles, on la contait déjà : on la rencontre, en effet, vers 1260,
dans les œuvres du dominicain Etienne de Bourbon^, et elle
dut, à l'époque, entrer comme exemple dans plus d'un sermon
de moine mendiant. Etienne de Bourbon l'empruntait lui-
même à maître Jacques de Vitrv, qui fut archevêque d'Acre, et
nous en donne, d'après lui, deux versions : celle du Pouilleux,
d'abord, telle que la raconte le paysan de Mistral, puis celle du
Pré tondu : un mari, se promenant avec sa femme le long- d'un
pré, lui dit : « Vois comme ce pré a été bien fauché ! — Il n'a
pas été fauché, réplique-t-elle, mais tondu! » Comme elle ne
veut point céder, et que, malgré les coujds, elle maintient son
dire, son mari lui coupe la langue; elle, ne pouvant plus parler,
imite encore avec ses doigts le mouvement de ciseaux qui
s'ouvrent et se ferment : Ideo dicitiir^ Eccl. XXV, d., commorari
leoni vel draconi magis placet qiiarn eu m niuliere venenosa. »
Sous cette double forme, Jacques de Vitry avait peut-être rap-
porté cette historiette d'Orient, d'un de ses voyages en Terre
Sainte. Pourtant, au moins sous la forme du Pré tondu, elle
vivait bien avant lui en France, en An^^leterre : vers 1180,
Marie de France la contait en vers ; elle prenait aussi place dans TAj « ^4.^
l'un des recueils de fables connus sous le nom de Romulus : le '"'•*. *^.- ^
conte y reste le même, sauf ce naïf détail à ajouter à l'histoire
des résistances de la femme : comme son mari lui tient la langue
avant de la couj^er et la serre fortement, « plena verba formare
non poterat, sed orhipe pro forcipe dixit-. » Or, la version de
Marie de France et celle du Romulus remontent toutes deux à un
texte anglo-saxon vraisemblablement antérieur à la première
croisade. — C'est aussi la forme du pré tondu que connaît
l'auteur anonyme d'un fabliau du xiii^ siècle 3. — Voici encore
notre facétie au moyen âge, sous l'une ou l'autre de ses formes,
en vers allemands^, en prose allemande^.
1. Etienne de Bourbon, p. p. Lecoy de la Marche, Paris, 1877. n^s '2\2,
243. Cf. Wright, A sélection of latin stories, t. II, p. h\S, p. 12 (le pouilleux)
et p. 13 (\e pré tondu).
2. Hervieux, Les Fabulistes latins, t. II, p. 548.
3. M R, IV, 104.
4. Ad. von Relier, ErzahLungen aus altd. Hss., p. 204.
5. Pauli, Scliimpf und Ernst, p. p. Œsterley, 1866, vfi 395.
— 48 —
Et les conteurs français ou italiens du xvii^ et du XYin*^ siècle
la recueillent et la diversifient de vingt manières, jusqu'à former
comme un petit cycle de la femme obstinée ^. Encore n'ai-je pas
énuméré la moitié des versions recueillies par Dunlop-Liebrecht
et par M. Ristelhuber -, et il serait facile, à qui en aurait la
patience de doubler, de tripler, de quadrupler ces longues listes
de références : mais cette nouvelle liste quadruplée resterait elle-
même incomplète.
Ainsi, du nord au midi, du moyen âge au jour présent, à
travers le temps, à travers l'espace, vit, se transforme, se mul-
tiplie ce méchant conte. Je l'ai choisi insignifiant, à dessein. Ce
n'est qu'une nouvelle à la main, une facétie. Or, quel est le
héros historique assez populaire pour que son souvenir se pro-
longe dans la mémoire du peuple au delà d'un siècle écoulé? Qui
jîourra dire, au contraire, depuis combien de centaines d'années
vit cet humble conte du pré tondu, cette bouffonnerie, comme
l'appelle Mistral, aquesto boufonado?
Des milliers de contes à rire végètent ainsi, obscurément, au
fond de tous les cerveaux. On me conte l'un d'entre eux, et
soudain, de ma mémoire confuse, sort le récit. Je le savais déjà,
mon voisin le sait aussi, et nous ne saurions le plus souvent
dire en quel lieu, à quel jour, de quel livre ou de quelle bouche
nous avons reçu cette historiette.
J.-V. Le Clerc reconnaît dans le Décaméron beaucoup de
fabliaux : c'est donc que Boccace a plagié les trouvères ! Le
1. Telle, par exemple, la forme du coupeur de bourse, où la femme,
refusant de retirer cette expression malsonnante, et empêchée de parler,
fait le geste de couper une bourse; celle du cornard. où elle fait des cornes
avec ses doigts [Le cliasse-eniiuy ou l honneste entretien des bonnes compa-
gnies..., par Louis Garon, Paris, 1681, centurie IV, 8, p. 321). — Telle
la jolie forme du merle et de la merlette : une discussion, suivie de coups,
s'engage entre deux époux, sur la question de savoir si l'oiseau qu'ils sont
en train de manger, un soir de mardi gras, est un merle ou une merlette.
L'année suivante, au môme soir du mardi gras, le mari dit, à table, à sa
femme : « Te rappelles-tu comme nous avons été sots, l'an dernier à pareil
jour, de nous quereller à propos de ce merle? — De cette merlette! »
réplique la femme. La dispute recommence et se renouvelle tous les mardis
gras {Elite des contes du sieur d'Ousùlle, éd. Ristelhuber, p. 22).
2. V. Dunlop-Liebrecht, Geschichte der Prosa-Dichtung, Anmerk., 475».
— Ristelhuber, Contes du sieur dOuville, p. 22. — Liebrecht, Germania,
l, 270.
— 49 —
Décaméron doit être rendu à la France, et le patriotisme de
J.-V. Le Clerc s'exalte. — Le Médecin malgré lui n'est autre que
le fabliau du Vilain Mire : les moliéristes en concluent à
l'omniscience de Molière qui, sans doute, avait lu le manuscrit
837 de la Bibliothèque nationale. — Un savant de province
recueille des contes de veillée dans son village; il y reconnaît
l'esprit spécial des paysans bretons, ou bien des montagnards
d'Auvergne. Mais voici c[u'on rapproche deux de ces collections
de contes provinciaux : ce récit, qui paraît autochtone en
Auvergne, et celui-ci, caractéristique du génie breton, c'est la
même chose : et cette même chose, c'est aussi une nouvelle de
Boccace, et c'est un fabliau. Ce conte étrangement diversifîable,
accommodable à des civilisations diverses, bon bourgeois de
chacjue cité, musulman ici, là chrétien, jDrêt à servir toutes les
morales ou à faire rire tous les gosiers, a déjà subi mille et une
métamorphoses; les prêtres bouddhistes en ont fait une parabole,
et les frères prêcheurs du moyen âge un exemple; les princes
persans se le sont fait conter par leurs favoris ; le Dioneo et la
Lauretta de Boccace l'ont dit à Florence, et voici qu'un folk-
loriste le rapporte de Zanzibar.
Or, il en est ainsi, non seulement des contes à rire, mais de
tout un trésor de légendes, de contes merveilleux, de chansons,
de proverbes, de superstitions, de pronostics météorologiques,
de devinettes. « Si Peau d'Ane m'était conté, dit La Fontaine,
j'y prendrais un plaisir extrême, » et toute l'humanité blanche,
jaune ou noire, y prend, en effet, plaisir. — La légende du
Chien vengeur de son maître s'est fixée à Montargis; celle du
Mari aux deux femmes, à Erfurt; au château de Mersebourg,
près de Leipzig, j'ai pu voir partout reproduite, sur les blasons,
sur les tombeaux des anciens évêques, l'histoire de la pie
volevise. Un corbeau géant, captif dans la cour du château, y
expie encore le crime ancien. — Mais les légendes du chien de
Montargis, du Mari aux deux femmes, de la Pie voleuse, insou-
cieuses des localisations, volent librement par les pays.
De même pour les chansons populaires. Roméo s'irrite contre
l'alouette matinale : quelles lèvres ont les premières, dans le
haut moj^en âge ou dans la primitive antic[uité, chanté la pre-
mière aubel et quel est aujourd'hui le village où une aube n'ait
B^■DIER. — Les Fabliaux. 4
— oO —
jamais été chantée? Ne possédons-nous joas jusqu'à des aubes
chinoises ^ ?
Voici une devinette : « Une terre blanche, une semence noire,
trois qui travaillent, deux qui ne font rien, et la poule qui boit.
— C'est le papier, l'encre, la main qui écrit et la plume. » On la
trouve dans de vieux recueils de joyeusetés du xv^ siècle, dans
des collections à' indovinelli italiennes, en Sicile, en Angleterre,
en Lithuanie, dans la Dordogne, dans le Forez, en Serbie -.
Ainsi, l'on constate que chaque peuple, chaque province,
chaque village possède un trésor de traditions populaires, —
une collection de proverbes, de devinettes, — des traditions
météorologiques, médicales, — une faune, une flore poétiques,
— des contes j)laisants, — des contes d'animaux, — des
légendes historiques ou fantastiques, — des chants populaires;
— et l'on remarque en même temps ce second fait qu'il n'existe
qu'un très petit nombre de ces chansons, de ces légendes, de ces
contes, de ces proverbes, qui appartiennent en propre à ce
village, à cette province, à ce pays.
On constate, au contraire, que chacune de ces traditions pos-
sède une force merveilleuse de survivance dans le temps, de
diffusion dans l'espace, si bien qu'on peut dire avec le plus
extraordinaire collecteur de contes de notre temps, M. Reinhold
Kœhler : « Le nombre des contes localisés en deux ou trois points
est relativement petit, et serait encore bien moindre, si on les
avait recueillis partout avec le même zèle... On peut dire que
celui qui a lu la collection de Grimm ou celle d'Asbjœrnsen et
Moe n'a plus rien à trouver d'essentiel et de nouveau dans les
autres collections 3; » — ou bien, avec M. Luzel : « Nous
retrouvons dans nos chaumières bretonnes des Aversions de
presque toutes les fables connues en Europe^; » — ou encore,
avec M. James Darmesteter : « Tout ce qui est dans le folk-lore
français se retrouve dans tous les autres; il n'y a pas, à propre-
ment parler, de folk-lore français, ou allemand, ou italien, mais
1. Cf. .Teanroy, Origines delà poésie lyrique, p. 70.
2. Cf. le Recueil de devinettes de E. Rolland, n° 250. — Mélusine, l. I, col.
200 et col. 254.
o. Roinliold Kœhler, Weimarische Beitrâge zur Literatur und Kunst,
Weimar, 1879.
4. Contes populaires de la Basse-Bretagne, préface.
— 51 —
un seul folk-lore européen ; et telle croyance ou telle lég-ende qui
paraît isolée dans un coin isolé d'une province de France est
soudain rapportée par un voyageur dans des termes analogues ou
identiques de chez quelque peuplade d'Afrique ou d'Australie K »
Tel est le fait dominant, et voici le problème : d'où viennent
ces traditions populaires? Comment se propagent-elles? 11 s'agit
de déterminer, pour chacun de ces groupes de traditions, le
lieu, la date de sa naissance, les lois de son développement
interne, de ses migrations dans l'espace, dans la durée.
Des brigades de travailleurs se sont mises à l'œuvre, et les
théories ont germé.
II
D'où viennent ces légendes populaires? En myriades de
molécules, il flotte, épars dans l'air, le pollen des contes. D'où
est issue cette poussière féconde? S'est-elle détachée de diffé-
rentes souches? ou de la même, unique et puissante? En ce
cas, sur quel sol, en quel temps s'est épanoui la fleur-mère?
Si la question se posait pour les seuls fabliaux, elle n'offrirait
qu'un intérêt médiocre et de simple curiosité. Quelle est l'origine
de ces amusettes qui, depuis des siècles, réjouissent les esprits
peu compliqués? C'est un problème, divertissant peut-être, sans
grande portée à coup sûr.
Mais il n'en va pas ainsi des contes merveilleux : ces humbles
et étranges histoires de paysans, ces- nursery taies, ces M'âhrchen
des vieilles femmes de la Westphalie et de la Forêt-Noire, ce
sont les matériaux de toute recherche mythologique. Il n'y a plus
de place aujourd'hui pour un système qui considérerait unique-
ment le Panthéon classique d'un peuple, ses dieux et ses héros
hiérarchiquement groupés dans l'Olympe ou la Walhalla offi-
ciels, sa cosmogonie expliquée, épurée par la spéculation
consciente des poètes, des philosophes, des artistes. Plus de
mythologie qui ne tienne compte des traditions populaires, dont
les contes font partie intégrante : car on sait aujourd'hui que
souvent les racines des contes et des fictions populaires
1. Romania, t. X, p. 286.
— 52 —
s'enfoncent profondément dans le passé, jusqu'aux germes des
pensées et des croyances primitives. Delà, pour les mythologues,
la nécessité d'é^Drouver la valeur des matériaux que, tous, ils
mettent en œuvre. Quel emploi légitime en peuvent-ils faire?
Quelle en est la provenance? la date? Ce sont là questions
nécessaires, et voilà comment c'est au sein des écoles mytholo-
giques contemporaines qu'ont germé les princijpales théories de
l'origine des contes.
On entend bien qu'à propos de nos humbles contes à rire, qui
n'ont rien de mythique, nous n'aurions garde de retracer ici
l'histoire des systèmes mythologiques de ce siècle. Nous n'aurions
garde surtout — n'y étant pas tenu — de trop laisser percer nos
préférences pour l'une ou pour l'autre école ^ : les fées malignes
des contes, les vieilles fîleuses méchantes, les follets entraînent
volontiers les mortels trop curieux dans les brousses des forêts
prestigieuses.
Mais il est nécessaire — et suffisant — de mettre en son
relief, le plus brièvement, le plus nettement possible, l'idée de
chaque système. Car on ne saurait résoudre la question de
l'origine des fabliaux, si l'on ne sait aussi répondre au problème
plus compréhensif de l'origine des contes en général, et
d'adleurs, si l'on séparait abusivement ces deux questions, il
serait oiseux de rechercher la provenance des contes à rire;
réciproquement, un mythologue ne saurait se servir en toute
confiance des matériaux du folk-lore, sans avoir élucidé d'abord
la question, menue en apparence, des contes plaisants. — Ces
assertions, quelque peu sibyllines, deviendront bientôt fort
claires.
Les deux grands systèmes aujourd'hui en conflit — l'école de
mythologie comparée ou école philologique et l'école anthropo-
logique — traitent les contes populaires en vertu de principes
opposés, selon des jDiocédés contraires.
Quels sont ces principes et ces procédés?
1. Voir, pour une orientation générale à travers ces systèmes, la très belle
préface de Wilhclm Mannhardt au t. II des Wald- und Feldkiilte, Berlin, 1877,
p. I-XL, complétée et mise à jour, en 1886, par l'introduction de M. Charles
Michel à la Mythologie de M. Andrew Lang, trad. fr. de M. Parmentier ; ou
une jolie étude de M. G. Meyer dans ses Essays und Studien zur Sprachges-
chiclUe und Volkskunde, Berlin, 1885.
53
III
THÉORIE ARYENNE
Quand le grand Jacob Grimm appliqua aux légendes popu-
laires allemandes son esprit génial et comme enfantin tout
ensemble, — génial par ses dons de construction, enfantin par
le naïf amusement qu'il prenait à ces contes, — une pensée
patriotique le guidait surtout K II sentit qu'il surnageait, en
ces fictions flottantes autour de lui, les débris des pensées, des
rêves et des croyances des ancêtres. « Comme les sables bleus,
verts et roses avec lesquels les enfants jouent dans l'île de
Wight, elles sont le détritus de plusieurs couches de pensées
et de langages ensevelies profondément dans le passé. » Les
traits de mœurs plus spéciaux, les superstitions, les imaginations
merveilleuses que renferment les contes du fo^^er, il les rappor-
tait à l'enfance préhistorique de la patrie. Les contes lui appa-
rurent comme le patrimoine commun des peuples aryens, qu'ils
auraient emporté avec eux au cours de leurs migrations. Ces
fictions, aujourd'hui incomprises, c'était le retentissement
alTaibli, l'écho à peine perceptible, le travestissement obscur
des anciens mj^thes germaniques. Comment, à sa suite, « les
Simrock et les J. W. Wolf crurent retrouver dans chaque
conte, dans chaque légende romanesque ou hagiographique, une
divinité nordique », c'est ce qu'on lira dans le remarquable
exposé que Mannhardt a tracé du système de Grimm -.
Bientôt les fondateurs de la mythologie comparée devaient
transporter la méthode de Grimm sur le terrain plus vaste des
sciences indo-germaniques. Hardiment, les Kuhn et les Max
Millier comparèrent les mythes glorieux des Védas, des Eddas,
1. Mes sources principales pour ce résumé de la théorie aryenne, sont :
la grande édition des Kinder- und Hausmàrchen des frères Grimm, 3 vol.,
1856; Kuhn, die Ilerahkunft des Feuers und des Goettertvanks, Berlin, 1859;
Michel Bréal, Mélanges de Mythologie et de Linguistique, Paris, 1878; Max
Mûller, Nouvelles leçons sur la science du langage, trad. G. Harris et G. Per-
rot, 1867, 1868; Max Mûller, Essais sur la mythologie comparée, trad,
G. Perrot, Paris, 1873; A. de Gubernatis, Zoological Mythology,2 vol., 1872.
2. Mannhardt, 0/?. cit., p. XIH-XIV.
— 54 —
des poèmes homériques et hésiodiques avec les obscures fictions
que colportent encore les paysans, et tentèrent de reconstituer
ainsi une sorte de mythologie préhistorique et aryenne, d'où
seraient issus au même titre le panthéon germanique et le monde
divin des Hindous, des Grecs et des Romains.
On sait par quelle brillante théorie l'école de Kuhn, de
Schwartz, de MM. Max Miiller et Bréal, explique la genèse et
la nature de ces mythes primitifs : comment, au temps de
l'unité de la race aryenne et en une période transitoire de l'évo-
lution de la langue que l'on appelle « l'âge mythopœique, »
à la faveur d'une véritable « maladie du langage, » de simples
affirmations sur les phénomènes naturels, sur le lever de l'aurore,
sur le crépuscule, la nuit, l'orage, l'alternance des saisons, se
seraient transformées en des affirmations sur des personnages
imaginaires, mythiques : en sorte que nos ancêtres les Aryas,
avant de se séparer pour former les groupes slave, germanique,
grec, latin, celtique, iranien, indien, auraient développé une
copieuse mythologie fondée sur une sorte de poésie de la Nature,
et que les dieux et les héros seraient simplement des formes
anthropomorphiques dés phénomènes naturels. ^
Les Aryas, en se séparant, auraient donc emporté avec eux, non
pas leur langue seule, mais ces mythes communs. Ils vivent
encore, déformés, au sein des races isolées, en lutte avec les idées
supérieures — le christianisme et la science — qui, lentement,
les tuent. Les contes populaires modernes en renferment encore
les détritus, comme de la poussière d'astres. Ils sont comme le
patois de la mythologie. On peut souvent, dans nos contes, en
lavant l'uniforme badigeon des idées chrétiennes, retrouver,
presque efPacée, la primitiA^e peinture païenne, et sous l'image
actuelle de la Vierge Marie ou des saints, découvrir quelque
vieille divinité germanique : les fées, les ogres, les mille lutins
qui jouent ou se combattent dans nos contes merveilleux, sont
les représentants d'anciens héros légendaires, qui, eux-mêmes,
incarnaient primitivement les puissances de la Nature et leurs
luttes.
Ainsi, par de graduelles altérations, les mythes primitifs se
sont transformés en légendes, et les légendes en contes, a Le
« premier travail à entreprendre est donc de faire remonter
m
a chaque conle à une légende plus ancienne, et chaque légende
« à un mythe primitif ^ »
On sait comment cette méthode a été depuis trente ans appli-
quée de toutes parts — et souvent compromise — de Basent et
de Von Hahn à M. André Lefèvre, par cette école de savants si
habile à mettre les rigueurs de la philologie au service des
caprices de l'imagination. On sait comment, aujourd'hui encore,
M. de Gubernatis prétend démontrer, par l'examen de contes
comme Gendrillon et Psyché, que (( les nouvelles populaires, en
(( toutes leurs parties essentielles et en beaucoup de leurs
« détails, reposent sur un fondement mythologique, et que les
« contes sont, le plus souvent, des mythes disloqués, élémen-
« taires, qui sont venus, comme des molécules plus légères,
« s'agréger à des corps plus denses ».
Mais laissons, comme de juste, à M. Max Miiller le soin
d'exposer plus complètement la théorie. Nul mieux que lui n'a su
envelopper de poésie cette vision préhistorique. Il a vu de ses
yeux « la nourrice qui berçait sur ses puissants genoux les
(( deux ancêtres des races indiennes et germaniques » et leur
disait les mythes primitifs. Il a sui^d ces mythes, dans leur long
exode, jusqu'au jour où les divinités, traquées par les exorcismes
chrétiens, trouvèrent asile dans les contes, et où, ne pouvant se
résigner à laisser mourir les dieux d'hier, « les vieilles grand'-
mères au cœur tendre, ne fût-ce que pour faire tenir tout le petit
monde tranquille, » répétèrent aux enfants, sous la forme de
contes inoffensifs, leurs légendes, sacrées la veille encore.
« Grecs, Latins, Celtes, Germains et Slaves, dit M. Max Mûl-
1er, nous vînmes tous de l'Orient par groupes de parents et
d'amis, en laissant derrière nous d'autres amis, d'autres parents,
et après des milliers d'années, les langues et les traditions de
ceux qui allèrent à l'Est et de ceux qui allèrent à l'Ouest pré-
1. C'est cette formule, souvent répétée, que, par une curieuse prescience
des théories prochaines, Walter Scott exprimait déjà dans un passage de la
Dame du lac, cité par M, A. Lang [Mytli, Custom and Religion, II, 290) :
« On pourrait écrire un livre d'un grand intérêt sur l'origine des fictions
populaires et la transmission des contes d'âge en âge et de pays en pays. Le
mythe d'une époque nous apparaîtrait comme se transfigurant en la légende
de la période suivante, et la légende à son tour comme se transformant jus-
qu'à produire les contes de nourrices des âges plus récents. )>
— 56 —
sentent encore de telles ressemblances que l'on a pu établir,
comme un fait qui n'est plus à discuter, que les uns et les autres
descendent d'un tronc commun. Mais nous allons maintenant
plus loin : non seulement nous trouvons les mêmes mots et les
mômes terminaisons en sanscrit et en gothique ; non seulement
nous trouvons dans le sanscrit, le latin et l'allemand, les mêmes
noms donnés à Zeus et à beaucoup d'autres divinités; non seule-
ment le terme abstrait qui représente l'idée de Dieu est le même
dans l'Inde, la Grèce et l'Italie ; mais ces contes mêmes, ces
Màhrchen que les nourrices racontent encore presque dans les
mêmes termes, sous les chênes de la forêt de Thuringe et sous
le toit des paysans norwégiens, et que des bandes d'enfants
écoutent à l'ombre des grands figuiers de l'Inde, eux aussi, ces
contes faisaient partie de l'héritage commun de la race indo-
européenne, et l'origine nous fait remonter jusqu'à ce même âge
lointain où aucun Grec n'avait encore mis le pied sur la terre
d'Europe, où aucun Hindou ne s'était baigné dans les eaux
sacrées du Gange. Cela semble étrange, sans aucun doute, et a
besoin d'être entouré de quelques réserves. Nous ne voulons pas
dire que les ancêtres des diverses races indo-européennes aient
entendu raconter l'histoire de Blanche comme la Neige et de
Bouffe comme la Bose, sous la forme même où nous la trouvons
aujourd'hui, que ces pères de nos races la racontèrent ensuite à
leurs enfants et que c'est ainsi qu'elle fut transmise jusqu'à nos
jours... Il est bien certain pourtant que la mémoire d'une nation
reste attachée avec une merveilleuse ténacité à ces contes popu-
laires, et que les germes d'où ils sont sortis appartiennent à la
période qui précéda la dispersion de la race aryenne; que ces
mêmes peuples, qui, en émigrant vers le nord ou le sud, por-
tèrent avec eux les noms du soleil et de l'aurore, ainsi que leur
croyance aux brillantes divinités du ciel, possédaient déjà, dans
leur langue même, dans leur phraséologie mythologique et pro-
verbiale, les semences plus ou moins développées, qui devaient
nécessairement donner naissance aux mêmes plantes ou à des
plantes très semblables dans n'importe quel sol et sous n'importe
quel ciel ^ .
... « C'est ainsi que M. Dasent a suivi l'altération graduelle
1. M. Mûller, Essais sur la myth. comp., traduction G. Perrot, p. 271-3.
— 57 —
par laquelle le mythe se transforme en conte, par exemple dans
le cas du Chasseur sauvage, qui primitivement était Odin, le dieu
germain. Il aurait pu remonter, en cherchant les origines d'Odin,
jusqu'à Indra, le dieu des tempêtes dans les Védas, et au-dessous
même du grand veneur de Fontainebleau, il aurait pu retrouver
FHellequin de France jusque dans l'Arlequin des pantomimes...
Ces innombrables histoires de princesses ou de jeunes filles mer-
veilleusement belles, qui, après avoir été enfermées dans de
sombres cachots, sont invariablement délivrées par un jeune et
brillant héros, peuvent toutes être ramenées à des traditions
mythologiques relati^^es au printemps affranchi des chaînes de
l'hiver; au soleil qu'un pouvoir libérateur arrache aux ombres de
la nuit; à l'aurore, qui, dégagée des ténèbres, revient de l'occi-
dent lointain ; aux eaux mises en liberté, et qui s'échappent de
la prison des nuages ^... »
Bref, les contes populaires sont la transformation dernière et
l'aboutissement d'anciens mythes solaires, stellaires, crépuscu-
laires, nés chez nos ancêtres aryens avant leur séparation. Ils
continuent à vivre dans l'intérieur de la race aryenne et ne se trans-
mettent point de peuple à peuple, ou ne s'échangent que très
rarement. La méthode j)our les étudier consiste à en chercher le
noyau mythique, en appliquant les règles de la philologie com-
parée, à le dépouiller de sa gangue d'éléments adventices et à
déterminer les transformations graduelles du mythe primitif.
IV
LA THÉORIE ANTHROPOLOGIQUE
On sait quelle belle guerre est menée depuis quinze ans contre
l'école de M. Max Millier. On lui a contesté ses résultats, ses
méthodes, ses principes. Depuis Mannhardt jusqu'à M. James
Darmesteter, combien de savants l'ont abandonnée, brûlant ce
qu'ils avaient adoré ! Combien, depuis Bergaigne jusqu'à M. Barth,
ont fait effort pour dissiper l'ivresse linguistique qui nous grisait,
pour dépouiller les Védas de leur autorité sacrée, pour démontrer
1. Ibid. p. 283.
— o8 —
qu'ils représentent non pas une poésie primitive de l'humanité,
mais l'œuvre artificielle d'une corporation sacerdotale fermée,
non pas les conceptions des Arjas en la période d'unité de la
race, mais une phraséologie exclusivement indienne, non pas une
mythologie sur la voie du devenir, mais une littérature de théo-
logiens beaux esprits ! Combien ont contesté à l'école sa théorie
de l'âge mythopœique et de la maladie du langage, et ont réduit,
comme le voulait Mannhardt, les conquêtes de la mythologie
philologique, à trois ou quatre identités stériles, telles que Dyaus
= Zeus = Tiu ; Varouna = Ouranos; Sâramêva = Hermeias!
Combien, depuis M. Andrew Lang jusqu'à M. Gaidoz, ont raillé
les dissensions intestines d'une école où, selon Schw^artz, les
orages auraient été l'élément mythologique par excellence, tan-
dis que, selon M. Max Mïdler, le même rôle, dans les légendes,
serait tenu par la paisible Aurore, ou, d'après un récent théori-
cien, par le Crépuscule ! Combien n'ont voulu voir dans ces
mythes solaires, orageux ou crépusculaires — clefs à toutes ser-
rures, — qu'une sorte de fantasmagorie monotone, qui suppose-
rait que, sur les hauts plateaux de l'Asie centrale, « nos ancêtres
n'auraient pas eu d'occupation plus chère que de causer de la
joluie et du beau temps ! »
Il est manifeste que ces théories traversent une j^ériode sinon
de déclin, du moins de recul ou d'arrêt, et la jeune école rivale,
qui profite grandement des défiances dont souffre la philologie
comparée, a su édifier pour les contes populaires une théorie
nouvelle, encore en voie de formation, d'ascension première et
de jDremier succès.
Voici, brièvement, quelles sont ses j)ositions K
Quel est l'objet de tout système mythologique? C'est d'expli-
quer l'élément stupide, sauvage et irrationnel des mythes, la
mutilation d' Ouranos, le cannibalisme de Cronos, Déméter aux
1. Cette analyse des théories de l'école anthropologique repose principa-
lement sur les ouvrages suivants : E. Tylor, Researclies into the eovly his-
tory of Mankind, Londres, 1865; Prifuiih'e culture, 1871 ; — Andrew Lang :
Custom and Myth., 2« éd., 1885; la Mythologie, 1886; Myth, Bitual and Reli-
gion, 2 vol., 1887; son introduction à la traduction des Kinder- und Ilaus-
maerclien par Mistress Hunt, Londres, 188'i ; son introduction aux contes de
Perrault, 1888, Oxford; — enfin, la collection de la revue Mélusine, 1878,
1882 et années suivantes.
— 59 —
naseaux de cheval, Artémis aux trois têtes bestiales, Hermès
itliyphallique, Athénè aux yeux de chouette, Indra au corps de
bélier et dont les ennemis Vritra et Ahi, sont des serpents, bref
toutes ces légendes qui répugneraient au plus grossier des Papous
ou des Canaques et qui, pourtant, forment pour une grande part
la religion de Phidias, d'Aristophane ou celle des sages brah-
manes. L'école nouvelle en rend comjDte non plus par une mala-
die du langage qui aurait développé des mythes célestes sans
nulle adhésion de la conscience et de la croyance ; mais elle les
explique par une maladie de la pensée ; ou plus exactement, ces
mythes seraient des survivances d'un état d'esprit par lequel
toute race a dû passer avant de se civiliser. Les mythes repré-
sentent d'anciennes croyances réelles, des explications cosmogo-
niques qui ont suffi en leur temps et auxquelles on a réellement
cru, des légendes qui reflètent exactement les usages, les rites,
les pensées quotidiennes de leurs créateurs.
Comment nous rendre compte d'un état d'esprit qui fut normal
jadis, et qui nous paraît monstrueux? Des siècles de culture l'ont
aboli dans notre vieille Europe. Mais regardons autour de nous.
Sur notre terre, rapetissée par les explorations plus faciles,
toutes les phases traversées par l'humanité au cours de son déve-
loppement comptent encore des représentants vivants. Voici, tout
près de nous, des hommes, nos contemporains, nos voisins, nos
semblables, qui vivent dans les mêmes conditions intellectuelles
que les ancêtres de nos races glorieuses. Ce sont les sauvages.
Ces Zoulous, ces Huarochiris, ces Namaquas, ces Botocudos, ne
méprisons pas de les interroger. L'anthropologie nous donnera
la clef des mythes. A comparer les mille documents que d'ores et
déjà nous possédons sur eux, ces bégaiements d'idées religieuses,
ces linéaments grossiers de littérature orale, ces étranges con-
ceptions animistes, fétichistes, ces totems, ces tabous, on arrive
à comprendre l'état d'esprit qui produisit les mythes, comme un
arbre porte ses fruits. On constate qu'il y a des Zeus esquimaux,
des Héraclès apaches, des Indras algonquins, des Odins maoris,
tout comme il y a des Huîtzilopochtlis helléniques, des Cagn
hindous et des Tangaroas Scandinaves. Les mythes sauvages
éclairent ceux des plus nobles mythologies, qui sont les résidus
d'une époque primitive, laquelle s'appelait Sauvagerie.
— 60 --
Comme toute école naissante aime à se chercher des ancêtres
et à se constituer une galerie de portraits de famille, l'école
anthropologique invoque, comme précurseurs, Fontenelle et le
président de Brosses, qui disait dès 1760, dans son livre intitulé
Le culte des dieux fétiches : « En général, il n'y a pas de meil-
leure méthode pour percer les voiles de l'antiquité que d'observer
s'il n'arrive pas encore quelque part sous nos yeux quelque chose
d'à peu près pareil K » Une idée aussi juste en soi et aussi
simple a pu se présenter à beaucoup d'esprits, si bien que c'est
l'un des plus déterminés védisants, Schwartz, qui, à en juger par
une citation piquante de Mannhardt, a, le premier, donné une
définition nette du système futur : « Selon Schwartz, dans la
masse des légendes encore vivantes parmi le peuple, est enclose
une mythologie inférieure , où survit un moment embryonnaire
de la vie des dieux et des démons, bien que dieux et démons nous
soient attestés, sous une forme plus développée, par des témoi-
gnages historiques fort antérieurs. Les légendes populaires ne
nous transmettent donc pas, comme le voulait Grimm, un résidu
déformé, un écho affaibli de la mythologie de l'Edda, mais au
contraire les germes, les éléments fondamentaux d'où s'est déve-
loppée la mythologie supérieure ~. »
Pourtant, l'école ne prit vraiment conscience d'elle-même que
le jour où E. Tylor appliqua systématiquement à la mythologie
les méthodes de l'anthropologie comparée. Mannhardt, qui le
suivit, mourut trop tôt. Mais l'école compte aujourd'hui, sous la
digne conduite de M. Andrew Lang en Angleterre, de M. Gaidoz
et de la vaillante Mélusine en France, une pléiade de partisans
qui adoptent ces formules de M. Gaidoz : « Le vrai fondement
des recherches mythologiques est vm examen de l'état psycholo-
gique de l'homme, suivant la méthode de M. Tylor La mytho-
logie s'explique par le folk-lore et les récits mythiques sont la
combinaison et le développement d'idées du folk-lore. »
Quelle est donc l'attitude de l'école en présence des contes
populaires? « Le cannibalisme, dit M. Lang ^^ la magie, les
1. Cette phrase sert d'épigraphe au t. III de Mélusine.
2. Mannhardt, Baiim- und Fcldkulte, II, xxii.
3. Il est juste de citer ici un passage étendu de M. Lang, où il expose son
système. Nous l'empruntons au tome I àe Myth^ Ritualand Religion, chap. II.
— 61 —
cruautés les plus abominables paraissent tout naturels aux sau-
vages qui croient aussi à des relations de parenté entre les
hommes et les animaux. Ces traits se retrouvent à chaque pas
dans les contes de Grimm, et cependant on ne peut pas dire que
Le chapitre XVIII (tome II) du même ouvrage traite plus spécialement de
l'origine des contes :
« Une science est née, qui étudie l'homme en toutes ses œuvres et eu
toutes ses pensées, en tant qu'il évolue. Cette science, l'anthropologie com-
parée, étudie le développement de la loi, issue de la coutume; le développe-
ment des armes depuis le bâton ou la pierre jusqu'au plus récent fusil à
répétition; le développement de la société depuis la horde jusqu'à la nation.
C'est une étude qui ne dédaigne pas de s'arrêter aux tribus les plus arrié-
rées et les plus dégradées, tout comme aux peuples les plus civilisés, et qui,
fréquemment, trouve chez les Australiens ou les Nootkas le germe d'idées et
d'institutions que les Grecs ou les Romains portèrent à la perfection, ou qu'ils
conservèrent, en atténuant un peu leur primitive rudesse, au sein même de
la civilisation.
Il est inévitable que cette science étende aussi la main sur la mythologie.
Notre dessein est d'appliquer la méthode anthropologique — l'étude de l'évo-
lution des idées depuis le sauvage jusqu'au barbare, et du barbare jusqu'au
civilisé, — dans la province du mythe, des rites et de la religion... A l'aide
de l'anthropologie, nous démontrerons qu'il existe actuellement un état de
l'intelligence humaine, dont le mythe est le fruit naturel et nécessaire. Dans
tous les systèmes antérieurs, les théoriciens partaient de cette idée accordée
que les créateurs des mythes furent des hommes munis d'idées philoso-
phiques et morales analogues aux leurs propres, — idées que, pour cer-
taines raisons politiques ou religieuses, ils auraient enveloppées dans les
voiles bizarres de l'allégorie. Nous tenterons au contraire de prouver que
l'esprit humain a traversé un état tout à fait différent de celui des hommes
civilisés, pendant lequel des choses semblaient naturelles et raisonnables
qui, maintenant, apparaissent comme impossibles et irrationnelles, et que,
pendant cette période, s'il a produit des mythes qui survivent encore dans la
civilisation, il les a nécessairement produits tels qu'ils semblent étranges et
incompréhensibles à des civilisés.
Notre première question sera : a-t-il existé une période de la société
humaine et de l'intelligence humaine, où des faits qui nous paraissent mons-
trueux et irrationnels — les faits correspondant aux incidents sauvages des
mythes — étaient acceptés comme les faits courants de la vie quotidienne?...
On sait que les Grecs, les Romains, les Aryas de l'Inde à l'époque des com-
mentateurs sanscrits, les Egyptiens du temps des Ptolémées et d'époques
plus anciennes, étaient aussi embarrassés que nous par les aventures de
leurs dieux. Or y a-t-il un état connu de l'intelligence humaine où de sem-
blables aventures, les métamorphoses d'hommes en animaux, en arbres, en
étoiles, et tous ces bizarres incidents qui nous embarrassent dans les mytho-
logies civilisées, sont regardés comme les éléments possibles de la vie
humaine de chaque jour? Notre réponse est que tout ce que nous regardons
dans les mythologies civilisées comme irrationnel n'apparaît aux sauvages,
nos contemporains, que comme une partie intégrante de l'ordre des choses
— 62 —
ce soient là des choses familières aux Allemands de l'époque his-
torique. Il faut donc que nous ayons affaire ici à des survivances
dans des. contes populaires, qui remontent à l'époque où les
ancêtres des Germains ressemblaient aux Zoulous. » Ces sor-
ciers, ces revenants, ces animaux qui parlent, ces ogres, ces fées,
cette communion constante de l'homme avec une nature fantas-
tique, ce n'est pas l'imagination des civilisés qui a créé cette
absurde féerie : ce sont des restes de manières de penser et de
croire abolies. Ici c'est un ancien totem, là un tabou, et pour
expliquer ces merveilles, il faut parfois s'adresser aux Bassoutos,
aux Ilurons, aux Kamchadales. a Le but est d'analvser les contes
« en les ramenant aux conceptions élémentaires, psjcholo-
« giques, mythologiques, religieuses, sur lesquelles ils reposent :
(( et beaucoup de ces conceptions appartiennent à la sauvagerie. »
THEORIE DES COl^'CIDEiNCES ACClDEiNÏELLES
Avant d'aller plus loin, il faut nous arrêter un instant, pour
faire justice d'une opinion fausse, qu'on peut appeler la théorie
de l'accident.
accepté et naturel, et, dans le passé, apparaissait comme également ration-
nel et naturel aux sauvages sur lesquels nous avons quelques renseignements
historiques. Notre théorie est donc que l'élément sauvage et absurde de la
mythologie est, le plus souvent, un legs des ancêtres des races civilisées, qui
jadis n'étaient pas dans un état intellectuel plus élevé que les Australiens,
les Boschismans, les Peaux Rouges... L'élément absurde des mythes doit
être expliqué le plus souvent comme « survU'ance » ; l'âge de l'esprit humain
auquel cet élément absurde a survécu est un âge où n existaient pas encore
nos idées les plus communes sur les limites du possible, où toutes choses
étaient conçues de tout autre façon qu'aujourd'hui : et cet âge, c'est celui de
la sauvagerie.
Il est universellement admis que des survivances de cette nature rendent
compte de nombreuses anomalies dans nos institutions, nos lois, notre vie
sociale, voire dans nos vêtements et dans les menus usages de la vie. Si des
restes isolés des anciens temps persistent ainsi, il est plus que probable que
d'autres restes survivent aussi dans la mythologie, si l'on tient compte du
pouvoir conservateur du sentiment religieux et de la tradition. Notre objet
est donc de prouver que 1' « élément stupide, sauvage et irrationnel » des
mythes des peuples civilisés s'explique, soit comme une survivance do la
période de sauvagerie, soit comme un emprunt d'un peuple cultivé à ses voi-
sins sauvages, soit enfin comme une imitation d'anciennes données sauvages
par des poètes postérieurs et réfléchis. »
— 63 —
Chaque conte ou chaque type de contes aurait pu être inventé
et réinventé à nouveau, un nombre indéfini de fois, en des temps
et des lieux divers, et les ressemblances que Ton constate entre
les contes de divers pays proviendraient de l'identité des procé-
dés créateurs de l'esprit humain.
Cette théorie suppose qu'on laisse un certain vague mystique
à l'idée de création populaire; qu'on yA^oie je ne sais quelle force
d'invention collective, anonyme, impersonnelle, différente de l'in-
vention poétique lettrée, individuelle. Terra ultro fructificat. La
légende se dégage du génie de nos paysans d'Auvergne ou de
Bretagne aussi naturellement que la fumée s'échappe de leurs
chaumières.
A vrai dire, il n'y a point là proprement une doctrine con-
sciente d'elle-même; nous n'avons point affaire à une école £ivec
son chef, ses disciples, ses schismatiques, ses adversaires. C'est
moins un système organisé qu'une première attitude de l'esprit en
présence du problème. C'est une hypothèse qui se présente volon-
tiers à l'esprit de tout apprenti folk-loriste , au début des
recherches, et ne résiste pas aux faits.
Certes, on peut admettre que le libre jeu de l'intelligence
humaine reproduise, en des temps et des pays divers, la même
idée, la même fantaisie très simple : on trouve dans l'art grec
archaïque et chez les anciens Mexicains des poteries très ana-
logues, dont la ressemblance s'explique par la similitude des
matériaux, des outils, du degré de civilisation.
De même, on peut admettre qu'un proverbe, — c'est-à-dire
une même image, une même métaphore, une même réflexion
morale — ait pu se présenter à deux, trois, dix esj)rits indéj^en-
dants les uns des autres; on peut admettre la même création
répétée pour une devinette, bien qu'il y ait ici plus de caprice
individuel ; on peut et l'on doit admettre, pour les chansons popu-
laires, que le même thème sentimental, très général, soit né de
lui-même sur des terres très différentes.
Mais il n'est pas moins vrai qu'on reste frappé du très petit
nombre de proverbes, de' devinettes ou de tjqies de chansons
historiquement représentés, de leur caractère contingent, fantai-
siste et nullement nécessaire , et du nombre considérable de
formes où le même proverbe, le même type de chansons, la
— 64 —
même devinette reparaît : ce qui implique forcément, dans la
grande majorité des cas, création unique, souvenir, répétition,
transmission.
Pour les contes, l'hypothèse ne saurait même pas s'exprimer
clairement.
Il est certain que les types généraux, les cycles de contes
(cycle de la femme obstinée, cycle des ruses de femme) ou les
éléments merveilleux des contes (animaux qui j^arlent, objets
magiques) n'ajDpartiennent ni à un pays, ni à un temps, et que
ces éléments ont pu et dû être mille fois réinventés. Mais ce que
nous retrouvons dans les diverses littératures populaires, si
nous passons d'un recueil sicilien à un recueil norvs^égien, ce
n'est pas seulement des types généraux de contes identiques,
ce sont les mêmes contes particuliers : c'est parmi les millions
de ruses de femmes qu'on aurait pu imaginer, un nombre res-
treint de ruses spéciales [la Bourgeoise d'Orléans, les Tresses,
le Chevalier à la robe vermeille) et, parmi les millions de contes
merveilleux qu'on aurait pu imaginer, un nombre restreint de
récits très circonstanciés [la Belle et la Bête , Jean de VOurs,
Cendrillon), c'est-à-dire des contes organisés qui se répètent,
ayant l'unité d'une œuvre d'art, la complexité d'une intrigue de
roman, portant l'empreinte d'un esjDrit créateur.
Ces observations sont d'ailleurs trop simples. Sauf quelques
coïncidences négligeables qui ont pu suggérer le même thème
très général et très peu circonstancié à deux esprits indépen-
dants i, il faut que chaque conte ait été imaginé un certain jour,
quelque part, par quelqu'un. Quand? Où? Par qui? La question
reste entière, et nul système ne serait viable qui ne pourrait
admettre que les contes se propagent par voie d'emjDrunt.
En fait, nulle école aujourd'hui existante ne soutient le para-
doxe contraire.
Grimm y a recouru jadis comme à une échappatoire propice.
Il avait besoin de cette étrange théorie de l'accident : son hyj)o-
thèse générale n'était-elle pas que les contes, imaginés par les
1. Nous rencontrerons plus loin des formes de quelques fabliaux [lai
d'Ai'istote, les quatre souhaits Saint-Martin) dont les rapports sont si peu
compliqués que nous sommes en peine de décider si nous avons affaire à des
variantes d'un même conte ou à des contes distincts, plusieurs fois réinven-
tés.
6V
Aryas en la période crunité et transportés avec eux dans leurs
migrations, n'avaient cessé d'être l'apanage exclusif de la race
indo-européenne? Chaque famille isolée conservait cet héritage,
qui ne franchissait que très malaisément les frontières d'une
langue et d'un peuple : car la dernière chose qu'un peuple
emprunte à un autre, ce sont, disait-il, ses contes de fées.
Cette opinion était fort soutenable au début des recherches de
Grimm, alors qu'on n'avait guère collectionné de contes qu'en
Europe. Mais depuis, on en a recueilli chez les Kalmouks qui ne
sont pas aryens, chez les Japonais qui ne sont pas aryens, etc..
et ce sont souvent les mêmes contes !
Grimm, qui n'était pas sans connaître des contes africains ana-
logues à ses contes allemands, s'obstina pourtant à soutenir que,
sauf quelques cas isolés, les contes ne se propageaient jamais par
emprunts ; et c'est alors qu'il exprima l'idée que ces ressemblances
pouvaient s'expliquer par des coïncidences : « Il y a des situations
si simples et si naturelles qu'elles réapparaissent partout , comme
ces mots qui se reproduisent sous des formes toutes semblables
en des langues qui n'ont aucun rapport entre elles, parce que des
peuples divers ont imité de manière identique des bruits de la
nature * . »
Aujourd'hui je doute qu'il se trouve encore des folk-loristes
pour défendre cette position devenue intenable. Il a semblé pour-
tant à plusieurs que M. Andrew Lang était de ceux-là. M. Cos-
quin-, M. Krohn^^ M. Sudre^ , M. Jacobs^, d'autres encore, dont
je fus, avaient noté dans ses livres, nombre de passages inquié-
tants; tel celui-ci : « Nous croyons impossible, pour le moment,
de déterminer jusqu'à quel point il est vrai de dire que les contes
ont été transmis de peuple à peuple et transportés de place en
place dans le passé incommensurable de l'espèce humaine, oujus-
1. Oui certes ; mais ces coïncidences qui ont pu faire réinventer des contes
très simples ont précisément la môme importance que les onomatopées pour
la comparaison de deux langues. C'est-à-dire que, comme les onomatopées,
elles sont très rares et négligeables.
2. E. Cosquin, L'origine des contes populaires européens et les théories
de M. Lang, 1891, p. 6.
3. Kaarle^rohn, Bar und Fuchs, Helsingfors, 1891,
4. L. Sudre, Les Sources du romande Renart, Paris, 1893, p. 8.
5. J. Jacobs, Cinderella in Britain, dans le numéro de septembre 1893
de la revue Folk-lore.
Bédier. — Les Fabliaux. 5
— 66 —
qu'à quel point ils peuvent être dus à l'identité de l'imag-ination
humaine en tous lieux... Comment les contes se sont-ils répan-
dus? c'est ce qui demeure incertain. Beaucoup peut être dû à
l'identité de l'imagination dans les premiers âg-es; quelque
chose à la transmission ^ . »
Il semblait donc bien que M. Lang se rangeât à la théorie de
l'accident, qu'il fût, comme on dit, un « casualiste ». lia récem-
ment protesté avec autant d'esprit que d'énergie-. « Nous sommes
des millions de mortels, dit-il avec mélancolie, et chacun de nous
vit isolé, heureux s'il réussit à se faire comprendre, en gros, de
lui-même. » Il lui semble, nous dit-il, qu'il s'est entretenu par
téléphone avec des correspondants très lointains — un peu durs
d'oreille — qui ont innocemment dénaturé son message. Il affirme
que nous nous sommes tous trompés —et il ne se peut qu'il n'ait
raison, — concédant d'ailleurs que, dans le passage ci-dessus
rapporté, il eût mieux fait de transposer les mots beaucoup et
quelque chose et de dire : « Quelque chose peut être dû à l'iden-
tité de l'imagination dans les premiers âges , beaucoup à la
transmission. » Ce « quelque chose » que le libre jeu de l'ima-
gination indépendante pourrait inventer et réinventer à nouveau,
ce ne serait d'ailleurs jamais un conte organisé, avec sa succession
de multiples péripéties ; ce serait seulement, en des contes tota-
lement différents, un même incident, une même idée fantastique
ou superstitieuse. Toutes les fois que reparaît, chez d^eux peuples
différents, la même intrigue circonstanciée et précise, M. Lang
admet — comme l'exige le bon sens — qu'il y a eu transmission.
Mais il est aussi des contes qui ne présentent en commun qu'une
même idée centrale, et, dans ce cas, il se peut que la similitude des
croyances ou du développement social, ou la parité générale de
l'imagination ait procréé, ici et là, des thèmes généraux iden-
tiques, d'où sont issus des contes différents. Et quand on a vu
quels exemples significatifs allègue M. Andrew Lang, en ces
articles auxquels le mieux est de renvoyer le lecteur, il apparaît
1. Introduction de M. Lang' aux Contes des frères Grinim.
2. D'abord dans deux articles qu'il a bien voulu consacrer à la critique de
la première édition de ce livre : l'un dans la Satuvday Res'iew du 2 sep-
tembre 1893, l'autre d'Ans VAcadeiny à la date du 10 juillet 1893; puis dans
une importante polémique avec M. Jacobs. (V. la rc\nc Folk-lore , numéros de
septembre et de décembre 1893.)
— 67 —
que sa thèse, réduite à ces termes, est plus que vraisemblable :
elle est vraie.
Mais, puisque M. A. Lang- rejette la théorie de l'accident, on
ne voit plus qui la défend. Elle pouvait séduire quelques-uns au
temps de Grimm; mais aujourd'hui nos collections, multipliées à
profusion, nous montrent que chaque conte reparaît chez une tren-
taine 'de nations différentes : ce qui suppose — si l'on n'admet
pas simplement des emprunts d'un peuple à l'autre — que trente
peuples auraient, indépendamment les uns des autres, réussi à
combiner, de manière identique, les mêmes éléments, pour for-
mer fortuitement le même récit.
Cette hypothèse est donc bien, comme nous disions, une atti-
tude première et toute provisoire de l'esprit : elle est de celles
qui s'évaporent dès qu'on les regarde fixement. En fait, il n'y a
pas de (( casualistes ^ ».
VI
LA THEORIE ORIE>TALISTE
Ces deux systèmes — théorie aryenne, théorie anthropologique
de l'origine des contes — si opposés, se rencontrent du moins
en ceci : l'un et l'autre admettent que les contes populaires
offrent aux mythologues des éléments précieux. Que les éléments
des contes soient des mythes solaires ou des mythes sauvages,
ce sont des mythes. Qu'ils reflètent les plus anciennes concep-
tions de la race aryenne ou les croyances des différents peuples
au temps où ils vivaient encore en l'état de sauvagerie, les contes
nous ramènent vers un lointain passé préhistorique.
Or, c'est ce point de départ même que conteste un troisième
système, qu'il nous reste à définir : le système indianiste de l'ori-
gine des contes.
Ce système, j^lus ancien que ses deux rivaux, ne s'est pas
1. Ce qui porterait surtout à le croire, c'est que M. Jacobs ne trouve guère
à nommer, comme soutiens de cette théorie, que M. A. Lang, qui proteste,
et moi, qui n'ai jamais écrit à ce propos que les trois pages qui précèdent.
« M, Bédier, dit-il, est le casualiste même. M. Bédier is the quite casualist. »
— J'en suis surpris.
— 68 —
laissé ébranler par eux : sceptique en présence des hypothèses
étvmolog-iques de l'école de Max MûUer, dédaigneux des compa-
raisons instituées par l'école anthropologique entre les mythes
grecs ou germaniques et les croyances des Achantis, il oppose
une fin de non recevoir à toute tentative d'exj^lication des mythes
que renfermeraient les contes jDopulaires.
Il croit à l'existence d'une source commune d'où les contes
populaires se seraient répandus sur le monde.
Cette source n'a point commencé à sourdre en des âges primi-
tifs, mais à une époque parfaitement historique, dans une terre
parfaitement déterminée, — et cette terre est l'Inde.
« Le plus grand nombre des contes poj^ulaires européens, —
dit M. Reinhold Kœhler en répétant les paroles de Théodore Ben-
fey, — ainsi que beaucouj) des nouvelles qui se sont réjDandues
vers la fin du moyen âge dans les littératures occidentales, sont
ou bien directement indiens ou bien provoqués par la littérature
indienne. » — M. Cosquin dit de même : « Les recherches de
Théodore Benfey démontrent que l'immense majorité des contes
se sont formés dans l'Inde, d'où ils ont rayonné, à des époques
parfaitement historiques , se répandant de peuple à peuple , par
voie d'emprunt. » — Et M. Gaston Paris : « Les récits orientaux
qui ont pénétré en si grande masse dans les diverses littératures
européennes, viennent de l'Inde, et, qui plus est, ont un caractère
essentiellement bouddhique. »
Cette théorie est la seule qui nous intéresse directement. Car,
seule, elle explique par les mêmes moyens l'origine de toutes les
catégories de contes, fables, fabliaux ou contes de fées.
Pour nous, qui n'étudions qu'une province de la novellistique,
nous n'avons pas qualité pour nous prononcer entre les théories
aryenne et anthropologique. Nous bornant à affirmer cette con-
viction profonde que beaucoup de contes j)longent par leurs
racines jusqu'aux âges préhistoriques, nous n'avons pas à décider
s'ils renferment des détritus de mA^thes célestes, ou s'il faut con-
fier aux Samoyèdes, aux Bechuanas et aux Iroquois l'exégèse de
Cendrillon et du Petit Poucet. Car ni M. Max Millier, ni même
M. de Gubernatis n'ont jamais découvert le moindre mythe cré-
pusculaire ni auroral dans l'histoire de la Dame qui fjst trois
tours entour le moustier\ et, de même, ni M. Lang ni M. Gaidoz
— 69 —
ne soutiendront jamais qu'il faille expliquer par un totem poly-
nésien le fabliau de la Grue, ni par un tabou des sauvages
Samoans ou des Ojibways le Chevaliei^ qui fist sa femme
confesse.
VII
Pourquoi donc avons-nous soulevé, à propos de nos seuls
fabliaux, cette lourde question de l'origine des contes popu-
laires ?
Le voici.
C'est que, si les raisons sont valables qui font venir de l'Inde
nos fabliaux, elles valent aussi pour l'ensemble des contes popu-
laires ; et aucune théorie mythologique , quelle qu'elle soit,
actuelle ou à naître, ne peut rester indifférente à l'école de
Benfey.
Soit le conte de Psyché, M. Max Millier l'explique par un
mythe : Psyché ou Urvacî, coupables d'avoir vu leurs époux,
c'est l'Aurore qui se cache, dès qu'apparaît le soleil. Pour
M. Lang, au contraire, cette lég-ende est fondée sur une loi de
l'étiquette sauvage : un mari et sa femme ont transgressé ce
commandement mystique, ce tabou, commun aux sauvages du
Fouta, aux Yoroubas d'Amérique, aux Circassiens, aux Fidjiens,
aux Spartiates, et, selon Hérodote, aux Milésiens, et qui défend
à de jeunes époux de se voir nus, et à la femme de prononcer le
nom de son mari. — Vienne la théorie orientaliste : elle renvoie
dos à dos les mvtholo2:ues, l'un avec son mvthe solaire, l'autre
avec son tabou polynésien; voici une forme indienne de Psyché']
ce conte est indien, ne cherchez pas plus avant.
Cendrillon s'assied dans les cendres du foyer, c'est-à-dire sui-
vant la mythologie comparée, «■ dans les nuages gris de l'Aurore. »
— Non, dit M. Lang, c'est un souvenir des règles du Gavelkind
qui donne le foyer comme part d'héritage au plus jeune enfant.
— Voici, rispote un orientaliste, que ce conte est attesté dans
l'Inde; il suffît, ne cherchez pas plus avant : il est indien.
Pour tel adepte de la mythologie comparée, qui, d'ailleurs,
compromet la théorie, le Petit Poucet, le gentil héros qui sème
des cailloux et des miettes de pain, est la Nuit qui sème les étoiles»
— 70 —
Ses démêlés avec l'Ogre lui rappelleront la lutte de la Nuit contre
le Soleil levant. — M. Lang, au contraire, se bornera à consi-
dérer certains éléments du conte : ces petits enfants cachés par
la femme de l'ogre et trahis par leur odeur de chair fraîche, il les
a retrouvés dans le folk-lore des Namaquas, des Zoulous et des
sauvages du Canada ; de même, les Euménides d'Eschyle flairent
Oreste; et cette fréquence des traits de cannibalisme dans les
contes européens lui sera un témoignage de l'ancienne sauvage-
rie de nos races. A propos des bottes de sept lieues, il rappellera
que le même incident de héros aidés dans leur fuite par quelque
objet magique rejDaraît dans les contes des Zoulous, des Cafres,
des Iroquois, des Japonais, des Allemands et les sandales d'or
qu'Hermès chausse dans l'Odyssée (V, 45) lui reviendront en
mémoire. — Mais un orientaliste riposte : le Petit Poucet vient
de l'Inde, et tout est dit.
L'école de M. Max Millier explique le succès du plus jeune fils
dans les contes par une allégorie du Soleil récemment levé. —
Selon la théorie anthropologique , cette préférence pour le der-
nier-né est un souvenir du droit de jiiveignerie, du Jûngsten-
recht. — Pour un orientaliste, si ces mœurs ne sont pas en contra-
diction avec celles de l'Inde, il suffit, ne cherchez pas plus avant.
Or, tant que la théorie orientaliste ne fait venir de l'Inde que
les simples contes à rire, les nouvelles, les fables, elle reste indif-
férente aux mythologues. Aussi l'une et l'autre école mytholo-
gique lui fait-elle la grâce de l'accueillir en partie. Il est indiffé-
rent au système de M. Max Millier que Perrette et le pot au lait
vienne, ou non, de conteurs bouddhistes, et M. Max Mïiller lui-
même s'est attaché à démontrer l'origine indienne de cette
fable.
Il est indifférent de même à M. Lang ou à M. Gaidoz que le
conte des Ti^ois bossus ménestrels m.i été, ou non, inventé sur les
bords du Gange; les deux écoles admettent donc volontiers l'ori-
gine indienne, ou la propagation à partir de l'Orient, de tous les
contes à rire et de toutes les fables que l'on voudra.
Mais tout autre est la prétention de l'école orientaliste. Elle
fait venir de l'Inde, non pas seulement les nouvelles et les fables,
mais aussi les contes merveilleux. Gomme ses arguments sont les
mêmes pour tous les groupes de contes, elle prétend avec raison
^ 71 —
qu'on ne peut lui accorder l'origine indienne des contes à rire,
sans que cette concession entraîne du coup l'origine indienne des
contes merveilleux.
Ni l'école philologique, ni l'école anthropologique, ni aucun
autre système mythologique imaginable ne peut donc rester
inditYérent en présence de l'hypothèse indianiste. Il faut néces-
sairement que tout système mythologique la repousse : car elle
lui arrache ses matériaux les plus précieux, les contes populaires ;
— ou bien il faut qu'il l'accepte : et, l'acceptant, il se tue du
même coup.
La théorie orientaliste, vraie, rend superflues toutes recherches
ultérieures; fausse, elle gêne la science. Pourtant elle n'a jamais
été attaquée de front.
Nul, si l'on excepte M. Gaidoz, en quelques brillants articles
de Mélusine et M. Andrew Lang, en vingt pages énergiques et
rapides son livre Myth, Ritual and Religion^, ne l'a directe-
ment attaquée.
Les mythologues les j^lus âpres à contester l'origine indienne
des contes merveilleux ont concédé pourtant cette origine pour
les autres contes. Et qui ne voit que c'est se désarmer ?
C'est donc quand la théorie orientaliste prétend ramener à
l'Inde les contes merveilleux qu'elle paraît le plus faible. — C'est
quand elle soutient l'origine indienne des nouvelles qu'elle paraît
le j^lus solide et qu'elle a été le moins contestée. C'est là surtout
que nous l'attaquerons.
Et si elle cède à ces attaques — ou, après moi, à des attaques
mieux dirigées, — la science des traditions populaires et la mytho-
logie recouvreront plus de liberté et seront délivrées d'une
pesante entrave.
1. Tome II, p. 299-320. J'avais parlé trop légcremeut, dans ma première
édition, de cette esquisse de réfutation. Je fais ici, comme je dois, amende
honorable.
— 72 —
CHAPITRE II
EXPOSÉ DE LA THÉORIE ORIENTALISTE ET PLAN D'UNE
CRITIQUE DE CETTE THÉORIE
I. Historique de la théorie : Ses humbles commencements de Huet à Sil-
vestre de Sacy. Ses prétentions et son succès depuis Théodore Benfey.
IL .Ses arguments sous sa forme actuelle : Les contes, soutient-elle, nés
dans ITnde, sont parvenus en Europe, par voie littéraire et par voie
orale, au moyen âge. Car : i° Absence de contes populaires dans l'an-
tiquité. 2° Influence au moyen âge des grands recueils orientaux tra-
duits en des langues européennes; rôle des Byzantins, des Arabes, des
Juifs. 3° Survivance de mœurs ou de croyances indiennes ou boud-
dhiques dans nos contes. 4" Les versions occidentales de nos contes
apparaissent comme des remaniements des formes orientales.
III. Plan (Tune réfutation^ qui reprendra, dans les chapitres suivants, cha-
cun de ces arguments.
Nous réunirons ici en un faisceau les arguments essentiels de
l'école orientaliste, avec toute la force, toute la clarté, toute l'im-
partialité qu'il nous sera possible.
Auparavant, quelques remarques sur sa genèse et son histoire
sont nécessaires.
I
HISTORIQUE DE LA THEORIE
Elle est française par ses plus lointaines origines, et l'on peut
dire que, déjà, elle existait en puissance aux temps reculés où
La Fontaine fît connaissance avec le sage Bidpaï.
Dès 1G70, le savant évêque d'Avranches, Daniel Huet, disait
expressément : « 11 faut chercher la première origine des romans
dans la nature de l'homme, inventif, amateur des nouveautez et
des fictions. . . et cette inclination est commune à tous les hommes ;
mais les Orientaux en ont toujours paru plus fortement possédez
que les autres ; et leur exemple a fait une telle impression sur les
nations de l'Occident les plus polies, qu'on peut avec justice leur
— 73 —
en attribuer l'invention. Quand je dis les Orientaux, j'entends
les Egyptiens, les Arabes, les Perses, les Indiens et les Syriens ^. »
Huet plaçait donc l'origine des fictions dans un Orient vague
et indéterminé, et pour des raisons plus vagues encore et plus
indéterminées.
Au commencement du xviii'^ siècle, cet Orient se limita.
Egyptiens, Perses, Indiens et Syriens furent un peu sacrifiés, au
profit des seuls Arabes. C'est le grand succès des Mille et une
Nuits qui créa ce préjugé. Grâce aux Galland, aux Cardonne,
aux d'Herbelot, l'imagination des peuples de l'Islam passa pour
la toute puissante créatrice des fictions. De même que les Arabes
avaient introduit en Europe l'aubergine et l'estragon, ils y
avaient importé, un beau jour, la rime et les contes.
Ainsi, dès le siècle dernier, l'idée du système orientaliste avait
germé. Et comment? Dans l'esprit d'érudits excellents, à qui
manquait simplement le sens de ce qui est primitif et populaire,
et persuadés qu'on pouvait se poser ces questions : a qui a inventé
les contes? quel jour fut découverte la rime? » au même titre que
celles-ci : « quel jour a été inventée l'imprimerie? qui a décou-
vert les propriétés de l'aiguille aimantée? » Ils commettaient
innocemment un sophisme d'humanistes et de rhéteurs, analogue
à celui des Grecs qui cherchaient, étymologistes naïvement ambi-
tieux, quel rapport unissait dans les mots le sens au son, et pour-
quoi ces deux syllabes : iizr.oç, et non d'autres, servaient à dési-
gner le cheval. Les Grecs oubliaient qu'à l'époque où ils se
posaient ce problème, leurs mots étaient déjà fort vieux, et fort
vieille leur civilisation. De même, nos anciens orientalistes
oubliaient que l'humanité était bien vieille déjà, lorsqu'elle pro-
duisit les premiers romans que nous connaissons, et que chercher
« l'origine des fictions », c'était se poser un problème identique
à celui des origines de l'esprit humain. Les plus anciennes qu'ils
connussent étaient arabes, persanes, indiennes : ils proclamaient
donc que les Orientaux avaient inventé les fictions. Mais ce n'est
là que la période embryonnaire de la théorie, qui devait encore
subir, pendant la première moitié de ce siècle, une lente incuba-
tion.
En 1816, parut le célèbre ouvrage de Silvestre de Sacy : Calila
1. Traité de l'origine des romans, p, 12 de l'éd. de 1711.
— 74 —
ei Dimna ou les FaJAcs do Biclpaï en arabe. Appliquant son esprit
sagace à l'examen des diverses rédactions de ce livre, le plus
vaste et le plus répandu des recueils de contes orientaux, il prou-
vait que la plus ancienne forme n'en était ni arabe, ni persane,
mais indienne.
Parce que c'est lui qui établit ce fait considérable, on se
réclame aujourd'hui volontiers de son grand nom, bien à tort, je
crois : car Silvestre de Sacy n'a pas été le fauteur, du moins
conscient, de la théorie.
Son livre n'est, en effet, qu'un travail de bibliographe génial.
Il s'est borné à démêler l'écheveau compliqué des divers remanie-
ments orientaux du Calila^ et ne s'est jamais permis aucune
remarque qui outrepassât les promesses modestes de son sous-
titre : Mémoire sur Voriçjine de ce livre^ et sur les diverses tra-
ductions c/ui en ont été faites dans VOrient. Le problème général
de l'origine des contes ne paraît pas s'être, un seul instant, pré-
senté à son esprit, et je ne pense pas qu'on puisse trouver dans son
livre une conclusion plus générale que celle-ci : « Je ne crains
pas d'affirmer que toutes les règles de la saine critique assurent
à l'Inde l'honneur d'avoir donné naissance à ce recueil d'apo-
logues., qui fait, encore aujourd'hui, l'admiration de l'Orient et
de l'Europe elle-même. La conclusion que je tire de tout ce que
je viens d'exposer n'est pas absolument que le Pantchatantra soit
antérieur à Barzou^^èh, ce qui cependant est extrêmement vrai-
semblabe; elle n'est pas même qu'avant Barzoujèh, tous les apo-
logues que celui-ci réunit dans le livre de Galila fussent déjà
rassemblés, dans l'Inde, en un seul recueil. Tout ce que je pré-
tends établir, c'est que les originaux des aventures de Galila et
Dimna, et des autres apologues réunis à celui-là, avaient été effec-
tivement apportés de l'Inde dans la Perse ^. » On le voit : nulle
tendance à exagérer la portée de ces faits de pure bibliographie,
mais une prudente abstention.
Déjà son élève, Loiseleur-Deslongchamps généralisait plus que
lui, lorsqu'il lui dédiait, en 1848, son Essai sur les fables
indiennes et sur leur introduction en Europe.
Ce même roman de Calila, dont S. de Sacy avait classé les
rédactions orientales, Loiseleur-Deslongchamps le suivait à tra-
1. Calila et Dimna, p. 8,
— 75 —
vers ses différents avatars européens ; de plus, il montrait qu'une
autre importante collection de récits orientaux, les Fables de Sen-
dabar, remontait, elle aussi, à un original indien. Il ne s'arrêtait
point là : versé dans la connaissance des nouvelles et des fables
des conteurs français et italiens, il s'attachait à les comparer avec
celles de ses auteurs indiens, et ne manquait pas de reconnaître,
en chacune d'elles, « une imitation » de Bidpaï ou de Sendabar.
La vieille idée, courante depuis Hu&t, le préoccupait : « Il y a
toute apparence, disait-il, que c'est en Orient, et plus particuliè-
rement dans l'Inde, qu'il faut chercher l'orig-ine de l'apologue...
Il faut remonter jusqu'au moyen âge pour trouver l'introduction
de ces fictions dans les compositions européennes. C'est un exa-
men bien curieux à faire, et l'histoire de ces recueils de contes et
de fables peut contribuer à éclairer cette question ' . »
Vers 1840, on voit en effet se répandre cette idée, nettement
visible chez Loiseleur-Deslongchamps, chez Robert-, chez de
Puybusque^, chez Brockhaus % etc.. : les contes qui se trouvent
à la fois en Occident et en Orient sont issus de l'Inde, et c'est là
une vérité acquise à la science par le grand Silvestre de Sacy.
Le très prudent Silvestre de Sacy a-t-il, en effet, exposé cette
opinion dans quelque mémoire que j'ignore? Il est possible, mais
je soupçonne que c'est la vieille idée de l'évêque d'Avranches qui
chemine sourdement, et que les disciples de Sacy croient pouvoir
lui attribuer. Il s'est produit sans doute, ici comme dans l'his-
toire de tant de systèmes, ce phénomène bien connu du grossis-
sement insensible et continu des faits primitifs à mesure qu'ils
passent du premier observateur au disciple, du savant au vulga-
risateur. C'est ce que Renan définit si bien : « Les résultats n'ont
toute leur pureté que dans les écrits de celui qui les a, le pre-
mier, découverts. Il est difficile de dire combien les choses, en
passant de main en main, en s 'écartant de leur source première,
s'altèrent et se défaçonnent, sans mauvaise volonté de la part de
ceux qui les empruntent. Tel fait est pris sous un jour un peu
différent de celui sous lequel on le vit d'abord; on ajoute une
1. Op. cit., pp. 4, 6, 33, etc..
2. Fables inédites des AII^, XIII^ et XIV^ siècles, 1825.
3. Le comte Lucanor, apologues du xiii^ siècle, 1851.
4. Die Mahrchensammlung des Sri Somadeva Bhatta, Mém. de lAc. de
S.-Pétershourg, 1839, p. 126, ss.
^ 76 —
réflexion que n'eût pas faite l'auteur des travaux originaux, mais
qu'on croit pouvoir légitimement faire. On avance une généralité
que l'investigateur primitif ne se fût pas formulée de la même
manière. Un écrivain de troisième main procédera ainsi sur son
modèle, et ainsi, à moins de se retremper continuellement aux
sources, la science historique est toujours inexacte et suspecte^. »
Mais que l'autorité de Silvestre de Sacy ait été justement ou
témérairement invoquée, toujours est-il que la théorie allait se
précisant depuis le commencement du xix'^ siècle.
Théorie bien inoflensive encore. N'était l'habitude livresque de
croire nécessairement plagiée par Boccace toute nouvelle qui se
retrouvait à la fois dans le Décaméron et dans le Cailla, n'était
cette tendance à regarder les races orientales comme prédesti-
nées, par décret spécial, à inventer les fictions, — les opinions de
ces savants étaient aussi justes que modérées. Ils se bornaient à
constater l'immense succès des deux romans de Cailla et de Sen-
dahar^ et avançaient que les novellistes ou fabulistes européens
leur avait beaucoup emprunté, depuis le moyen âge. Vérités si
peu contestables qu'elles ressemblent à des truismes.
C'est pourtant d'une simple généralisation de ces modestes
propositions que devait sortir, quelques années plus tard, un
système envahissant, impérieux.
Non seulement les deux grands recueils indiens, le Cailla et le
Sendabar, avaient fourni cent ou deux cents contes à des novel-
listes italiens, français, espagnols, à court d'invention; mais
c'était presque tout le trésor de nos littératures populaires euro-
péennes qui s'était formé dans l'Inde. Dans l'Inde prenait sa
source un immense fleuve charriant des fables, une sorte de
fahulosiis Hydaspes, qui avait inondé le monde.
C'est un orientaliste de Gœttingue, Théodore Benfey, qui con-
struisit ce système.
En 1859, parut cette introduction de 600 pages à la traduction
allemande du Pantchatantra ~, monument d'une prodigieuse éru-
dition, digne d'un Scaliger et d'un Estienne. Dans le premier
1. L avenir de la science, p. 241.
2. Pantchatantra, fiinf Bâcher indischer Fuheln, Mdrchen iind Erziihlun-
gen, aus dent sanskrit uebersetzt mit Einlcitung, vou Theodor Benfey, 2 vol.,
Leipzig-, 1859.
— 77 —
succès de son œuvre colossale, Benfe}^ fonda (1860) une revue
destinée à montrer quels liens subtils, puissants pourtant, en
nombre infini, nous rattachent à l'Orient. Il lui donna ce titre
significatif : Orient et Occident, et l'on pourrait lui donner cette
épigraphe du Divan :
Wer sicli und André keiint,
Wird auch hier erkennen :
Orient und Occident
Sind nicht mehr zu trennen.
Liebrecht, Brockhaus, Gœdeke, toute une pléiade se groupa
autour de Benfey et prêcha, d'après lui, la bonne nouvelle. Car
c'est bien un évangile que devenait et que devait demeurer jus-
qu'au jour présent Y Introduction au Pantchatantra\ les travaux
de la revue Orient et Occident, ce sont les Actes des Apôtres. Il
ne manqua guère à la jeune religion que des hérétiques, si l'on
excepte le seul Weber, l'illustre sanscritiste, qui protestait isolé-
ment dans ses Indische Studien. Le Credo, ce sont les dix pages
de préface où le maître a résumé les articles de foi.
Veut-on une preuve curieuse qu'il s'agit bien là de dogmes à
jamais promulgués? Il s'est rencontré un érudit après Benfey,
dont on peut dire sans exagération que, depuis le premier homme,
nul en aucun pays n'a jamais emmagasiné dans sa mémoire autant
de légendes, de fables, de chansons, de proverbes, de contes, de
devinettes populaires. C'est M. Reinhold Kœhler. Or, ce savant
— qui, peut-on dire, savait « toutes les histoires » — s'est un jour
proposé d'extraire de ce prodigieux monceau de documents
quelques idées générales. Et tout ce que ces milliers de récits lui
ont révélé, c'est simplement l'infaillibilité de Benfey : si bien que
sa dissertation sur l'on^i/ie des contes populaires^ reproduit exac-
tement, sans une réserve ni une addition, et souvent dans ses
termes mêmes, la préface du maître.
Aujourd'hui encore, c'est la théorie de Benfey qui domine et
triomphe. C'est elle qui est supposée, comme postulat, à la base
de centaines de monographies de contes, disjoersées dans les
revues savantes. C'est elle qui répand sa lumière sur la bril-
1. Ueher die europdischen Volksniàrchen, dans les Aufsàtze ûher Mârchen
und Volkslieder, hgg. von J. Boite und E. Schmidt, Berlin, 1893.
— 78 —
lante pléiade d'érudits et de folk-loristes, par qui, depuis trente
ans, la science des traditions populaires est illustrée, sur les Mar-
cus Landau, les Félix Liebrecht, les Emmanuel Cosquin, les
Luzel, les Comparetti, les Giuseppe Rua. Les trois hommes qui,
aujourd'hui, font en ces études le plus d'honneur à leurs pays
respectifs, Max Mùller ^ en Ang^leterre, R. Kœhler en Alle-
magne '^, Gaston Paris en France, ne prétendent — sauf à com-
menter çà et là et à rectifier la doctrine du maître — qu'à rester
les disciples de Benfey.
Par l'œuvre de ces savants, la théorie orientaliste est devenue
courante, commune, officielle. J'en eq^pelle à tout lecteur qui
n'aurait pas fait une étude directe de la question. N'est-il pas
vrai que, de longue date, il connaît l'hypothèse indianiste, pour
l'avoir reçue, enfant, de quelque manuel de littérature, ou pour
l'avoir entendu dévelojDper en quelque leçon d'ouverture de cours
d'Université? N'est-il pas vrai qu'il l'accepte, plus ou moins vague-
ment, par cette sorte de croyance provisoire qu'on accorde aux
systèmes historiques ou philosophiques que l'on n'a pas le temps
de contrôler soi-même? Je pourrais citer, ici, par dizaines, les
livres où la théorie orientaliste s'est comme vulgarisée. Je veux
me contenter de deux citations, empruntées non à des sous-dis-
ciples, mais à deux savants de première valeur, A. Darmesteter
et Ten Brink. Ils marquent au premier rang, l'un dans l'histoire
de la linguistique romane, l'autre dans celle de la philologie ger-
manique. Mais ni 1 un ni l'autre ne s'est jamais, croyons-nous,
occupé qu'en passant des traditions populaires. Or, voici ce
qu'on lit dans les Reliques scientifiques ^ de Darmesteter : « Les
découvertes récentes d'une science étrangère nous ont appris que
le cadre de la plupart des contes et des fables s'est formé loin,
bien loin des rives de la Seine, et dans une civilisation bien dif-
férente de la nôtre. C'est sur les bords du Gange qu'ils ont été
créés par des prêtres bouddhistes, pour l'édification des fidèles.
1. M. Max Miiller, comme nous l'avons vu, admet les théories de Benfey
pour les nouvelles et les fables. Voyez différents de ses essaysci^ notamment,
l'étude intitulée La migration des fables ^ Essais de mythologie comparée ,
trad. Perrot, 1873.
2. Le savant bibliothécaire de Weimar, M. R. Koehlcr, a été enlevé à la
science depuis que ces lignes ont été écrites.
3. Reliques scientifiques^ II, p. 17. Leçon d ouverture en Sorbonne.
m
79 —
On les voit, portés par des traductions pehlvies, arabes, syriaques,
hébraïques, latines, marcher de l'Inde jusqu'en France, où l'art
de nos conteurs du moyen âge les rajeunit et les rappelle à une
vie nouvelle. » Voici quelques lignes de la belle Histoire de la
littérature anglaise de Ten Brink : « C'est de l'Inde que vient le
gros [die Haupt masse) des nouvelles du moyen âge. Elles se sont
répandues, soit isolément, par voie orale ou par voie littéraire,
soit, et plus souvent, par l'intermédiaire de grandes collec-
tions, où des contes isolés sont subordonnés à un récit plus
général, qui les environne comme d'un cadre. Ces collections
indiennes, en passant par le persan, l'arabe, la littérature rabbi-
nique, sont parvenues en Europe, où, par l'intermédiaire du grec
ou par quelque autre canal, elles ont trouvé accès dans la littéra-
ture du moyen âge. Souvent modifiés, renouvelés, contaminés
par d'autres récits, ces cycles de nouvelles et de contes merveil-
leux conservent pourtant, dans leurs dernières transformations
européennes, les traces de leur origine orientale K »
Tant il est vrai que la théorie s'est lentement infiltrée partout,
universellement populaire, admise, par une sorte de jugement
d'habitude, de ceux-là même qui n'en ont jamais vérifié les titres !
II
ARGLMEM'S DE LA THEORIE INDIANISTE SOUS SA FORME ACTUELLE
Quelle qu'ait été son histoire, la voici sous sa forme accomplie,
telle qu'elle vit, à peu près immuable, depuis Benfey ^
Oublieuse des antiques chimères de l'évéque d'Avranches et
i. Ten Brink, Geschichte der englischen Liieratur, Berlin, 1877, I, 222.
2. Voici mes sources principales pour cet exposé : ï Introduction au Pant-
chatantra de Benfey (1859), son article Indien dans l'Encyclopédie d'Ersch et
Gruber, t. XVII; une étude de R. Koehler publiée d'abord dans les Weinia-
risclie Beitriige zur Literatur und Kunst, Weimar, 1865, réimprimée nou-
vellement dans les Aufsàtze ûher Mcirchen und Volkslieder, hgg. v. J. Boite
und E. Schmidt, Berlin, Weidmann; les Contes orientaux dans la littérature
française au moyen dge, de M. G. Paris (Vieweg, 1875); l'introduction de
Benfey au roman syriaque de Kalilag et Daninag (pp. Bickell, 1876) ; l'intro-
duction de M. Emmanuel Cosquin à ses Contes populaires de Lorraine
(2e tirage, 1887, Paris, Vie^veg).
— so-
dés orientalistes du xviii*^ siècle, à qui, pourtant, elle doit peut-
être sa naissance, la théorie se défend, avant tout, d'être une
construction a priori et déductive : elle nie être fondée Sur l'hypo-
thèse préconçue que les Indiens auraient possédé un don spécial
et privilégié d'imagination créatrice.
Sa méthode est inverse : c'est une méthode d'observation et
d'induction.
Développée depuis Benfey par des savants armés d'érudition
et de patience, ennemis des généralisations hâtives, inquiets des
témérités étj^mologiques de l'école de Max Millier, dédaigneux
des comparaisons établies par l'école de M. Lang entre les
mythes antiques et les croyances des Botocudos et des Achantis,
fortifiés par le découragement qui suivit l'échec partiel de la phi-
lologie comparée, — la théorie affecte avant tout un esprit de
positivisme.
« La question de l'origine des contes, a dit le chef de l'école,
est une question de fait K » — « C'est une question de fait, »
reprend, comme un écho, M. Reinhold Kœhler -. — « C'est une
question de fait, » redit M. Cosquin dans Mélusine ^, et il répète
encore dans ses Contes de Lorraine ^ : « C'est une question de
fait. »
Il s'agit de prendre successivement chaque type de contes, de
le suivre de peuple en peuple, d'âge en âge, et de voir où nous
conduira ce voyage de découvertes. Ce ne seront pas encore des
inductions, mais de simples et passives constatations.
Or voici le fait constant, attesté par mille recherches indépen-
dantes les unes des autres.
Considérons des contes divers, recueillis aux points les plus
opposés de l'horizon.
Prenons, par exemple, un conte kalmouk, du Sicldi-kiir.
Qu'est-ce que le Siddi-kur'^ Un recueil mogol, qui remonte à un
original sanscrit, et il nous est impossible de remonter au delà de
ce texte sanscrit.
Ou bien, prenons un conte thibétain, de la collection Ralston :
1. Pajitcliat., préface, p. xxvi.
2. Wcimavische Beitrdge, loc. cit.
3. Mélusine, t, I, col. 276.
4. Contes de Lorraine, p. xv.
— 81 —
ce livre thibétain se dénonce comme étant la copie d'un livre
sanscrit^ et il nous est impossible de remonter au delà de ce texte
sanscrit.
Ou encore, prenons un conte français, dans une collection de
contes populaires modernes : le voici au xvi^ siècle dans Strapa-
role; au xiii^, dans un fabliau; antérieurement, dans un texte
hébraïque, traduit de l'arabe; ce texte arab'e est lui-même traduit
du pehlvi ; on démontre que le texte pehlvi remonte à un original
sanscrit, et il nous est impossible de remonter au delà de ce texte
sanscrit.
(( Donc, le terme de nos investigations est toujours l'Inde, et
l'Inde des temps historiques. »
Puisque nous voici dans l'Inde, où nous avons été conduits
et ramenés involontairement, passivement, regardons autour de
nous. Interrogeons ce pays. Faut-il nous étonner outre mesure
de ce voyage qui semble étrange, sans cesse recommencé?
Non, car nous trouvons dans l'Inde d'amples et nombreux
recueils de contes qui ont joui, dans ce pays même, d'un succès
incomparable, et qui se sont répandus par le monde avec la même
puissance de diffusion que la Bible.
Ce goût des Hindous pour les contes s'explique historique-
ment par l'influence du bouddhisme : cette religion est avant
tout une morale, qui s'est plu à prêcher par familières paraboles.
D'autre part, le bouddhisme, qui est aujourd'hui la religion de la
moitié de l'humanité, recelait une incommensurable force de
propagande : d'où la diffusion de ces contes hors de l'Inde et à
partir de l'Inde.
Ainsi nous nous expliquons que l'Inde soit devenue pour les
contes populaires un centre, un foyer d'où ils ont rayonné sur la
terre. Nous réservons encore la question de savoir si les prédica-
teurs bouddhistes ont inventé les contes, ou s'ils ont simplement
approprié à leurs besoins des fictions qui préexistaient ; dans
l'Inde n'est peut-être pas la source primitive des contes, mais là
est assurément le réservoir, d'où ils ont coulé à flots sur les
pays.
Mais, jusqu'ici, nous avons uniquement suivi les contes de
livre en livre.
Par exemple, partant d'un conte français du xiii*' siècle, nou$
Bédier. — Les Fa,blia,ux. ^
— 83 -.
qu'on a faites pour ramener plusieurs d'entre eux à la mythologie
grecque. »
En second lieu, — puisque les contes ne pénètrent en Europe
qu'au moyen âge, — à quelle époque du moyen âge apparaissent-
ils? Leur venue soudaine coïncide soit avec l'établissement de
relations plus intimes entre les peuples de l'Occident et ceux de
l'Orient, soit avec l'apparition de traductions des recueils orien-
taux en des langues européennes. Il en résulte clairement que
les contes ont pénétré chez nous à la faveur de contacts plus par-
ticuliers de l'Asie avec l'Europe. Les principales occasions de
cette transmission, il faut les chercher :
Dans l'influence de Byzance, point central où se touchent les
deux civilisations ;
Dans l'existence d'un Orient latin, dans la rencontre fréquente
et prolongée des Asiatiques et des Francs en Terre-Sainte, à la
faveur des pèlerinages, ou surtout des Croisades;
Dans la longue domination des Maures en Espagne, et dans
le rôle de courtiers joués par les Juifs entre l'Islam et le Chris-
tianisme. « Une large part dans l'introduction des apologues et
des contes orientaux en Europe, dit M. Lancereau ^, doit être
attribuée aux Juifs. Arts, sciences et lettres, tout ce que les Arabes
avaient emprunté à l'Inde et à la Grèce, ils le transmirent aux
peuples de l'Occident. Dès le x^ siècle, leurs écoles étaient floris-
santes, surtout en Espagne. En même temps qu'ils traduisaient
en hébreu ou en latin les auteurs grecs les plus classiques, ils
ne négligèrent pas les fables de l'Orient. Parmi ces vulgarisa-
teurs, il faut citer en première ligne Pierre Alphonse, avec sa
Disciplina clericalis^ le traducteur du Livre de Sendabad^
l'auteur de la version hébraïque du Kalila et Dimna^ et enfin
Jean de Capoue. Nos trouvères et nos vieux poètes ont tiré de
1. Lancereau, Pantchatantra, 1871, p. xxiii. — M. de Montaiglon dit de
même (M R, I, Préface) : « Le vrai intermédiaire, c'est le peuple cosmopo-
lite par excellence et le seul qui le fût au moyen âge, c'est-à-dire les Juifs,
Orientaux eux-mêmes d'esprit et de tradition, qui seuls savaient l'arabe et
qui seuls pouvaient le traduire en latin... La solution de la question, c'est-à-
dire le vrai passage des contes orientaux en Europe, est peut-être tout
entière dans le Talmud. S'ils se trouvent dans le Talmud et dans l'Inde, c'est
le Talmud qui les aura conservés chez les Juifs, et ce sont eux qui, en les
écrivant en latin, en ont donné à l'Europe le thème et la matière. »
— 84 -.
leurs ouvrages les sujets des récits que leur ont empruntés à
leur tour les conteurs italiens et français du moyen âge et de la
Renaissance. »
De plus (mais cette opinion de Benfey n'est pas universelle-
ment admise dans l'école), les Mogols, à la faveur de leur domi-
nation, du xiii^ au xv*^ siècle, dans l'Europe orientale, ont pu
également ouvrir un débouché nouveau aux contes indiens.
En troisième lieu — et c'est là l'argument le plus puissant, —
les contes européens portent souvent en eux-mêmes le témoi-
gnage de levir origine orientale. Souvent, même dans des ver-
sions modernes, on relève des traits qui, altérés ou non, sont
indiens; parfois même, — malgré le remaniement brahmanique
très anciennement subi par la plupart des recueils indiens, —
on y trouve des traits de mœurs spécifiquement bouddhiques.
Ces observations provoquent une méthode comparative souvent
employée par les orientalistes, supérieurement maniée par M.
G. Paris, en de trop rares monographies de contes. Il s'agit de
comparer les différentes formes conservées d'un récit. Elles se
classent en deux séries qui s'opposent : ici un groupe oriental,
là un groupe occidental. Or, si l'on considère les traits qui
diffèrent de l'une à l'autre version, cette comparaison doit ou peut
conduire aux observations suivantes : les traits présentés par le
groupe occidental en désaccord avec le groupe oriental sont
d'ordinaire gauches et maladroits. Ils se trahissent donc comme
des adaptations. Sous la forme orientale, au contraire, les traits
correspondants et différents sont naturels, logiques, conformes
aux mœurs du pays et à l'esprit du conte. Les formes orientales
sont donc des formes-mères.
En résumé, l'école indianiste a réponse aux deux questions :
d'où viennent les contes? comment se propagent-ils?
Mais, tandis que tous les partisans de Benfey sont sensible-
ment d'accord sur le problème de la propagation des contes, ils
sont plus ou moins réservés sur la question à^ origine.
Pour expliquer l'origine des contes, la théorie la plus affir-
mative et la plus hardie est à peu près celle-ci : l'immense majo-
rité des contes populaires sont nés dans l'Inde. La plupart ont
été inventés par les premiers apôtres du Bouddha pour répondre
à un ]3esoin spécial de sa religion, qui est d'envelopper sa morale
du manteau des apologues.
— sn —
Les partisans les plus hardis de cette théorie vont si loin dans
cette voie, ils sont si bien persuadés que les Indiens ont jadis
possédé un don créateur particulier, qu'ils attribuent une valeur
supérieure aux versions modernes, orales, des contes qui sont
aujourd'hui recueillis dans l'Inde : s'étant transmises de géné-
ration en génération dans l'intérieur de la race créatrice, ces
formes seraient plus pures que les versions nomades, erra-
tiques.
Au contraire, d'autres savants se montrent infiniment plus
réservés sur la question d'origine. Ils admettent que les prédi-
cateurs bouddhistes n'ont été que des collecteurs et des arran-
geurs de récits oraux, comme un Etienne de Bourbon au moyen
âge; — que les contes pouvaient vivre depuis longtemps déjà
dans l'Inde et s'y transmettre oralement, quand, pour la première
fois, ils servirent à la propagande religieuse ; — que, peut-être
même, ils ne sont point nés dans l'Inde, mais y ont été importés.
Cependant, pour ces savants, ces contes, non indiens, seraient
pourtant orientaux. Ils croient, eux aussi, à une source unique,
et cette source est orientale. Mais où jaillissait-elle? En Assyrie ?
En Perse? C'est une question sur laquelle ils se prononcent
avec aussi peu d'assurance que sur l'emplacement du Paradis
Terrestre.
Mais tous les partisans de l'école indianiste sont d'accord
du moins sur la question de la propagation des contes. Ils
reconnaissent une importance presque identique à la transmis-
sion par les livres et à la transmission orale. Les contes
passent des livres à la tradition orale, de la tradition orale aux
livres, etc., indéfiniment. Ils croient à l'influence de Byzance,
des Croisades, des Juifs. Les contes se sont propagés, orale-
ment et littérairement, sensiblement par les mêmes voies, qui
partent de l'Inde.
Bref, l'attitude des indianistes peut se résumer par cette
phrase de R. Kœhler :
« Le point de vue de Benfey sur l'origine et l'histoire des
contes populaires européens est, comme il le dit lui-même, une
question de fait, qui sera complètement résolue le jour seule-
ment où tous les contes, ou presque tous, auront été ramenés
à leur original indien. Ces résultats sont à prévoir; d'ores et
— 86 —
déjà, on a ramené tant et tant de contes à des sources indiennes,
que nous ne devons jamais admettre, sinon sous les plus
prudentes réserves, que tel d'entre eux puisse être, en tel
autre pays, d'origine autochtone. »
III
PLAN GÉNÉRAL d'uNE CRITIQUE DE LA THÉORIE INDIANISTE
Nous avons marqué le caractère essentiel de la méthode
indianiste : c'est de prendre un conte dans la tradition popu-
laire vivante et de le « suivre à la piste », d'âge en âge, en
remontant le courant des littératures.
Le plus souvent, elle se résume en ce raisonnement : Soit un
conte moderne; je le retrouve dans le Directorium humanae vitae.
Or, je prouve que ce recueil a une origine indienne. Donc le
conte est indien.
Soit cet autre conte moderne : je le retrouve dans le Roman
des Sept sages français. Or, je prouve que le livre des Sept sages
remonte à un original indien. Donc le conte est indien.
Nous voici de la sorte, innocemment, malgré nous, ramenés
à l'Inde.
Tant que la théorie n'a point d'argument plus probant (et
souvent il en est ainsi), son raisonnement est médiocre. Il se
réduit à ceci : la plus ancienne forme conservée de ce conte
est indienne; donc le conte lui-même est indien.
Ce sophisme porte un nom dans l'Ecole : Post hoc^ ergo prop-
ter hoc. Nous savons — et ceci n'est pas en discussion — que,
pour des raisons historiques et religieuses très bien déterminées,
les Indiens ont composé de vastes recueils de contes. Nous
savons également que ce sont les plus anciens recueils qui nous
soient parvenus. D'autre part, nous savons encore que les contes
populaires ont la vie dure. Ce n'est donc pas miracle si la plus
ancienne forme conservée d'un conte populaire moderne est
fournie par un recueil indien, puisque les recueils indiens sont
les plus anciens. Et il n'y a guère lieu d'admirer et de s'écrier
comme Mayenne dans la Satire Ménippce : <( 0 coup du ciel ! »
toutes les fois qu'on est, comme on dit, « ramené » à l'Inde.
- 87 —
Il faut nous dégager de cette habitude littéraire et livresque,
souvent presque invincible, qui nous entraîne à considérer que
la version d'un conte la plus anciennement écrite est, néces-
sairement, la primitive. Gela est vrai du Cid de Guilhen de
Castro par rapport au Cid de Corneille ; mais non de deux ver-
sions d'un conte, non plus que de deux manuscrits, non plus
que de deux mots.
Soit deux mots, l'un italien, qui se trouve dans la Divine
Comédie, l'autre qui ne nous est révélé . que par un patois
moderne français. Direz-vous que le plus anciennement attesté
a créé l'autre? Non, mais qu'ils peuvent avoir une source com-
mune, le latin, et — sauf le cas spécial des mots savants — la
date de la composition des livres où ces mots apparaissent
importe peu. Ce mot patois peut avoir autant d'intérêt et plus
d'ancienneté que le mot écrit par Dante. — Ainsi des contes
populaires : les formes indiennes sont généralement les plus
anciennes qui nous soient parvenues ; mais il n'y a, a priori,
aucune raison suffisante pour que ces versions représentent la
souche du conte et pour qu'on leur attribue plus d'importance
qu'à telle version recueillie aujourd'hui de la bouche d'un paysan
westphalien ou dauphinois K II peut y avoir eu, depuis le jour
de l'invention du conte, vie indépendante des deux versions, et
la source commune des deux formes peut être ailleurs que dans
l'Inde.
Que le raisonnement post hoc, ergo propter hoc soit le plus
souvent la maîtresse forme des indianistes, c'est chose expli-
cable, si l'on se rappelle la genèse probable de la théorie.
Elle n'a point en effet germé dans l'esprit de collecteurs de
contes modernes, qui, par une méthode d'investigation ascen-
dante, se seraient lentement trouvés conduits vers l'Inde; —
mais les constructeurs du svstème furent, au contraire, des éditeurs
1/ 7 7
1. Ce que M. G. Paris dit des chansons s'applique à merveille aux contes :
c De même que souvent le zend, le sanscrit, le lithuanien, le grec, le
gothique ont conservé chacun seul une des lettres du mot primitif, permet-
tant, par leur rapprochement, de le reconstituer, ainsi chacune des versions
différentes de nos chansons est souvent seule à posséder un des traits origi-
naux; et il arrive ici le même phénomène que pour les langues, c'est-à-dire
qu'on voit quelquefois un trait excellent et authentique conservé dans une
version qui d'ailleurs est très rajeunie et altérée. » Revue critique, 22 mai
1866.
— 88 —
ou des commentateurs du Calila et Dimna ou du Sendahad. Par-
tant de ces vastes collections, ils recueillaient les versions plus
récentes des cent ou cent cinquante contes du Sendahad et du
Calila, et les retrouvaient presque tous sous des formes plus
modernes. S'ils étaient partis du Décaméron, peut-être n'est-il
pas téméraire de croire que, ne trouvant chez Boccace qu'une
quinzaine de contes attestés dans l'Inde, ils n'eussent point
construit leur théorie. Mais rien de plus explicable que leur
tendance, rien de plus naturel ^, ni de plus faux que leur rai-
sonnement.
Ce raisonnement est, au fond, celui même des arabisants des
xvii*^ et xviii^ siècles, de Galland, par exemple : les plus anciennes
formes qu'ils connaissaient des contes étaient arabes ; aussi l'ima-
gination arabe fut-elle considérée comme la génératrice pre-
mière des contes, jusqu'au jour où l'on découvrit des formes
plus anciennes.
Les Arabes furent, au xviii^ siècle, les grands inventeurs de
contes; au xix^ siècle, ce sont les Indiens. Qui sera-ce, au
xx*^ siècle?
Après cette observation préliminaire, destinée à nous mettre
en garde contre un sophisme évident, quel sera le plan général
de notre critique de la théorie orientaliste?
1. Veut-on saisir, dans toute son amusante naïveté, et comme en flagrant
délit, le sophisme dont il s'agit? Comme appendice aux Facétieuses Nuits de
St7-aparole{Jannei, 1857), l'éditeur publie des notes comparatives pour chacun
des récits, sous ce titre : Tableau des sources et des imitations de Stra-
parole. En effet, chaque liste de références est divisée en deux paragraphes,
sous les rubriques : origines — imitations . Or, quelles sont les origines de
chaque conte de Straparole? — Ce sont toutes les versions antérieures à
celle de Straparole. Et toutes celles qui sont postérieures sont imitées de
Straparole. On le voit : le départ est facile à faire! Exemples : « Nuit II,
fable V. Simplice Rossi est amoureux de Giliole, femme de Guiriot paysan,
et estant trouvé par le mary, fut battu et frotté qu'il n'y manquait rien.
Origines : Le fabliau de la dame qui attrapa un prêtre, un forestier et un
prévôt; — Boccace, Dec, VIII, 8. — Imitations : Bandello, III, 20, Bouchet,
Serée 32, La Fontaine, les Rémois, etc. » — Grâce au même très simple
raisonnement, on lit plus loin : « Nuit III, fable IV. Marcel Vercelois fut
amoureux d' Etiennette , laquelle le fit venir en sa maison, et cependant
quelle conjuroit son mari, il se sauva secrètement. Origines : Boccace,
VII, 1. Ce conte rappelle celui du mari borgne, conte qui, parti de l'Inde, a
trouvé place dans la Disciplina clericalis, dans les fabliaux, etc., V. VHitopa-
désa, p. 217, ss,, etc.. »
— 89 —
Le fait est le suivant : de grands recueils indiens existent.
Ils nous fournissent la forme la plus ancienne de beaucoup de
contes. Ils ont été souvent traduits; ils ont beaucoup voyagé.
Quelle a été leur influence?
1^ Est-il vrai de dire qu'il n'ait pas existé en Europe de
contes populaires antérieurement à la propagation des recueils
indiens, antérieurement aux rapports plus intimes, aux échanges
plus réguliers de traditions que Bjzance, les pèlerinages, les
Croisades auraient établis entre l'Orient et l'Occident?
2° Quelle est l'influence des recueils orientaux sur la tradi-
tion orale? Beaucoup de contes sont-ils tombés du cadre de ces
recueils pour vivre de la vie populaire?
3*^ Est-il vrai de dire que l'on retrouve souvent, dans nos
contes populaires européens, des traits de mœurs indiennes,
voire spécifiquement bouddhiques?
4° Comparant un à un les contes sous leurs formes orientales
et occidentales, est-il vrai que les versions occidentales se tra-
hissent comme remaniées, gâtées, adaptées, partant comme
issues des pures formes orientales?
- 90 —
CHAPITRE III
LES CONTES POPULAIRES DANS L'ANTIQUITE ET DANS
LE HAUT MOYEN AGE
I. Qu'il est téméraire de conclure de la non existence de collections de
contes dans l'antiquité à la non existence des contes.
II. Les Fables dans V antiquité. Résumé des théories émises sur leur ori-
gine, destiné à mettre en relief cette vérité, trop souvent méconnue
par les indianistes, que, lorsqu'on a fixé les dates des diverses versions
d'un conte, on n'a rien fait encore pour déterminer l'origine du conte
lui-même.
III. Exemples de contes merveilleux dans Vantiquité : a) en Egypte; b) en
Grèce et à Rome : Midas, Psyché, les contes de l'Odyssée, Mélampos,
Jean de l'Ours, le Dragon à sept têtes, le fils du Pêcheur, Glau-
cos, etc.
IV. Exemples de nouvelles et de fabliaux dans Vantiquité : Zariadrès. Les
Fables Milésiaques. La comédie moyenne. Une narration de Par-
thénius. Sithon et Palléné. Contes d'Apulée, d'Athénée. Formes
antiques des fabliaux du Pliçon, du Vai/^ palefroi, des Quatre souhaits
Saint-Martin, de la Veuve infidèle, etc.
V. Exemples de contes dans le haut moyen âge : examen de la collection
dite le Romulus Mariae Gallicae.
On vient de le voir, l'argument qui est à la base de la théorie
indianiste consiste à dire : si nous jetons les yeux sur ITnde, aux
siècles qui précèdent ou suivent immédiatement la venue de Jésus-
Christ, les contes et les recueils de contes y foisonnent. Or, ces
contes sont, le plus souvent, les mêmes qui se redisent encore
dans nos villages. Considérons, au contraire, l'antiquité clas-
sique. Ici rien de semblable. Point de recueils. Ça et là, des
contes isolés, tellement imprégnés des idées mythologiques ou
morales de Rome et de la Grèce, qu'ils sont morts en même temps
que la Grèce et que Rome, et qu'on ne peut les rapprocher des
contes populaires actuels.
On voit la portée de l'argument. Le sol de l'Europe est aujour-
d'hui sillonné par les traditions populaires, qui l'arrosent de mille
fleuves, rivières et ruisseaux. Depuis quand? — Depuis le moyen
âge seulement. Auparavant, malgré des siècles de culture hellé-
nique et romaine, le même vieux sol apparaît au folk-loriste comme
— 91 —
aussi desséché que le Sahara. Si donc il s'est trouvé soudain
inondé de récits populaires, ce n'est sans doute pas qu'il ait su
faire enfin jaillir de ses profondeurs des sources jusque-là secrè-
tement enfouies; non, mais c'est que « le grand réservoir indien »,
qui, nous le savons, était déjà rempli jusqu'aux bords aux pre-
miers jours de notre ère, s'est soudain déversé, en un courant
impétueux, sur le monde occidental.
C'est l'argument fondamental. Il importe donc de l'éprouver
tout d'abord.
. Le lecteur n'attend certes pas des modestes pages qui suivent
une histoire méthodique de la fable, des légendes merveilleuses,
de la novellistique dans l'antiquité, — ce qui serait la matière de
plusieurs livres. 11 verra trop que j'ai exploré très superficielle-
ment et très rapidement le sol antique. Mais, si cette recherche,
tout incomplète qu'elle lui apparaîtra, m'a suffi pour ramener au
jour, en grand nombre, presque à chaque coup de sonde, des
apologues, des contes merveilleux, des nouvelles, des fabliaux,
les mêmes qu'on retrouve postérieurement dans l'Inde et dans les
littératures orales modernes, nul ne songera à me reprocher de
ne pas épuiser la matière. Précisément parce que mon enquête n'a
pas été systématique, mais presque accidentelle, il en ressortira
clairement que les contes antiques sont à fleur de sol ; qu'il suffit,
dans ce prétendu désert, du moindre coup de baguette, donné
au hasard, pour faire jaillir du roc les sources cherchées.
I
Tout d'abord — on nous l'accordera aisément — il ne faut tirer
nul avantage de ce fait qu'il est impossible d'opposer aux grands
recueils des contes indiens des collections antiques similaires.
Pourquoi l'Inde possède-t-elle ces recueils? C'est que le boud-
dhisme s'est plu à prêcher par familières paraboles. A cet effet,
il a ramassé dans le courant oral et a coordonné des contes popu-
laires. Sans le bouddhisme, nous ne posséderions pas ces recueils,
— non plus, sans doute, que nous ne posséderions la théorie
orientaliste de l'origine des contes.
Mais puisque l'antiquité classique n'a connu ni le bouddhisme,
ni aucune nécessité, ni religieuse ni littéraire, qui l'induisît à
— 92 —
recueillir les contes des petites gens, il est très concevable qu'elle
ne les ait pas recueillis. Bien plus, n'ayant pas de raisons posi-
tives pour compiler ces humbles récits, elle en avait de fortes
pour ne pas les collectionner. Car on s'explique fort bien, par le
mépris constant des classes lettrées à l'égard des contes de bonne
femme, que ni Thucydide ni Cicéron n'aient colligé des contes.
Mais, si l'antiquité classique ne possède point de recueils qu'on
puisse opposer au Kalilah, ignorait-elle les contes mêmes du
Kalilahl C'est là une tout autre question.
Les contes populaires ne sont pas en effet parvenus, à toute
époque, jusqu'à la littérature. Prenez tous les écrivains français,
depuis la Renaissance jusqu'à la fin du xvii^ siècle ^ : vous ne
trouverez, dans cet énorme amas littéraire, aucune collection de
contes de fées. On eût fort étonné Racine ou Bossuet, si on leur
fût venu dire que chaque village de France possédait un trésor
inépuisable de fictions et cette révélation les eût, je crois,
médiocrement intéressés. Pourtant il est certain que, si M.
Emmanuel Cosquin eût vécu à Montiers-sur-Saulz vers 1675, il
aurait pu y composer une collection de contes sensiblement
pareille à celle qu'il y a recueillie aux alentours de 1875. Que
M. Cosquin n'ait point vécu au xvii^ siècle, et que nul n'ait pu
s'aviser, à cette époque, de tenter une œuvre pareille, ce sont
des faits contingents, historiquement très explicables.
Pareillement M. Giuseppe Pitre , contemporain de Scipion
Emilien ou de Verres, aurait sans doute pu recueillir en Sicile
une collection de contes aussi belle que l'est sa collection. Maison
s'explique aisément, par des raisons historiques, qu'il ne se soit
rencontré de Pitre ni parmi les centurions de Scipion Emilien, ni
parmi les scribes de Verres.
Il suffira donc de montrer qu'il existait, dans l'antiquité, sinon
des recueils de contes, du moins des contes, tout semblables aux
contes indiens ou aux contes populaires modernes.
Quand les orientalistes le nient, de quels contes entendent-ils
parler?
Est-ce des contes d'animaux?
Ou bien des contes merveilleux?
1. Les cinq dernières années exceptées, puisque les contes de Perrault
sont de 1697, ceux de la comtesse d'Aulnoy, de 1698.
— 93 —
Ou bien des nouvelles et des fabliaux?
Parcourons rapidement ces trois catégories, qui comprennent
toutes les formes possibles de contes.
II
LES CONTES D ANIMAUX DANS L ANTIQUITÉ GRÉCO-LATINE
Assurément les orientalistes ne veulent point parler des fables.
Il existe, dans l'antiquité gréco-latine, un vaste corpus de
fables. Ces contes d'animaux, tout comme les fictions merveil-
leuses ou les fabliaux, ont leurs parallèles dans le Kalilah et
Diranah.
Il ne s'agit pas ici de recueils d'apologues médiévaux ou
byzantins, tels que, pour en expliquer la formation, il suffise de
replacer, une fois de plus, sous nos yeux, le tableau synoptique
et chronologique des traductions occidentales des grands recueils
orientaux.
Bien avant le moine Planude, bien avant les Romulus, bien
avant que le monde byzantin existât, les contes d'animaux pullu-
laient en Occident.
11 s'agit d'Avien, de Babrius, de Phèdre. Avien a écrit vers
375 de notre ère ; Babrius ^ a composé son recueil vers 235 après
Jésus-Christ ; Phèdre était un affranchi d'Auguste. Or, ni au temps
d'Auguste, ni sous Alexandre Sévère, ni même sous Valenti-
nien II, les recueils orientaux n'avaient commencé leur odyssée
occidentale, puisque la première étape en est la traduction pehlvie
du Kalilah, entreprise sur l'ordre du prince sassanide Khosroès,
vers l'an 550 de notre ère.
Cinq siècles après Phèdre, trois siècles après Babrius, deux
siècles après Avien, les chacals Karataka et Damanaka, les lions
Pingalaka et Bhâsouraka , le loup Kravyamoukha s'ébattaient
encore en paix sur les rives du Gange, et devaient attendre long-
temps sous les palmes avant que l'envoyé du roi Khosroès, le
médecin Barzouyèh, vînt les y inquiéter. Pourtant, depuis des
1. Pour accepter l'ancienne hypothèse de Boissonade reprise par O. Cru-
sius.
— 94 —
siècles, leurs hauts faits étaient célèbres en Europe. Depuis des
siècles , dans les gymnases d'Athènes et d'Alexandrie , sans
attendre que Bidpaï fût venu, on faisait apprendre aux petits
enfants les mêmes apologues que nous lisons dans le Pantchatan-
tra ou le Mahâhhàrata : le Lion malade^ les Grenouilles qui
demandent un roi, VHomme et le Serpent. Dans les écoles
romaines, Orbilius le fouetteur enseignait à Horace la fable de la
Montagne qui accouche d'une souris^ le Rat de ville et le Rat des
champs.
D'où venaient les fables grecques? Nous n'avons pas à répondre
à cette question. Mais parcourons rapidement les systèmes pro-
posés : cette revue est fort instructive; on verra pourquoi.
A. — Analyse des principales théories
Négligeons les différentes traditions que les Grecs, déjà préoc-
cupés du problème, conservaient, soient qu'ils fissent venir les
fables de l' Asie-Mineure, les uns de la Phrygie, les autres de la
Carie ou de la Gilicie ; d'autres encore tenant pour une origine
ly bique ou sybaritique, voire attique *.
Parmi les théories modernes, pour laisser de côté le fantôme,
évoqué par Grimm ^, aujourd'hui dissipé, de l'épopée animale
indo-européenne, quel est le pays où l'idée préconçue qu'il existe
quelque part un réservoir primitif des contes, n'ait fait chercher
la patrie des apologues grecs? On l'a cherchée, donc trouvée, en
Arabie d'abord 3, puis en Egypte^, même en Palestine^, tandis
1. Ces traditions sont savamment exposées et discutées par O. Keller,
Ueher die Geschichte der griechischeii Fabel, pp. 350-360.
2. Dans son Reinhart Fuchs (Berlin, 1834).
3. D'Herbelot, au xviii^ siècle.
4. D après Zûndel, qui convainquit le grand Welcker, les fables grecques
refléteraient parfaitement les symboles égyptiens, et le personnel animal des
fables ésopiques conviendrait exclusivement à l'Egypte. Esope serait un
Ethiopien. (Ziindel, Rheinisches Muséum, 1847. V. la réfutation de Wagener,
Essai sur les rapports entre les apologues de la Grèce et de l'Inde,
pp. 49-53.)
5. Faut-il mentionner la Palestine ? Le système de Julius Landsberger [die
Faheln des Sophos, syrisches Original der griechischen Faheln des Syntipas,
1859) d'après lequel Esope serait un Syrien, et les Juifs les inventeurs de la
Fable, a été si mal accueilli que, seul, son inventeur paraît y avoir jamais
cru. (V. O. Keller, loc. cit., p. 328, ss.)
— 95 —
que, pour d'autres critiques, les fables grecques seraient auto-
chtones, comme si elles étaient nées, elles aussi, des dents du
dragon '.
Mais c'est l'hypothèse indianiste qui a groupé le plus de par-
tisans et d'adversaires. Depuis les temps déjà reculés de Loi-
seleur-Deslongchamps et de Lassen, quelle variété dans les atti-
tudes de ses défenseurs !
a) Théorie de Wagener. — Wagener est le premier "^ — il
faut lui en savoir gré — qui ait mis en évidence l'identité des
apologues indiens et grecs. Il transcrit huit apologues du Pantcha-
tantra, un du Mahâbhàrata, un du Syntlpas^ et les place en
regard des récits antiques correspondants. A qui revient la prio-
rité? Aux Indiens, ou aux Grecs? Aux Indiens, selon Wagener,
car les Grecs avaient conservé la conscience obscure de cette
origine. Esope n'est, en effet, qu'un personnage mythique, mais
son nom est « une allusion à l'origine orientale de la fable. Esope
(( veut dire Ethiopien, et, jusqu'à l'époque d'Eschyle, le nom
« d'Ethiopien s'applique aussi bien aux habitants de l'Extrême-
« Orient qu'à ceux du Midi de l'Egypte. » Dès lors, la seule simi-
litude de deux récits, l'un grec, l'autre indien, prouve l'antério-
rité du récit oriental, sans qu'un instant cette pensée traverse
l'esprit de Wagener que ce rapport de créanciers à débiteurs
puisse être renversé ^. « Ce sont les Assyriens qui ont transmis
1. Pour le dernier éditeur de Babrius, notamment, M. Rutherford. Je ne
connais ses idées que par l'analyse qu'en donne M. Jacobs. [The fables of
JSsop, p. 41 et p. 105.)
2. Mémoires couronnés et mémoires des sm'ants étrangers pp. V Académie
de Belgique, t. XXV (1851-3). Essai sur les rapports qui existent entre les
apologues de V Inde et les apologues de la Grèce, par O. Wagener, 1825.
3. En voici l'indication. Je la donne ici, parce que Wagener transcrit in
extenso les fables qu'il étudie, procédé aussi commode au lecteur que rare-
ment employé. Ce sont, pour le Pantchatantra, l'Ane revêtu de la peau du
lion (Lucien), le Lion malade (Babrius, 95), V Aigle et les tortues {Bsihr., 115),
le Chien qui laisse la proie pour l ombre (Babr., 79), la Poule aux œufs d'or
(Babr., 123), le Serpent et le lézard (Phèdre, II, 28), la Souris métamorphosée
(Babr., 32), les Grenouilles qui demandent un roi (Phèdre, 1, 3); pour le
Mahâbhârata, le Lion délivré par la souris (Babr., 107); pour le Syntipas,
la Jatte de lait empoisonnée (Stésichore, cf. Elien, I, 37.) — Nons rejetons
deux fables rapportées par Wagener, qui n'ont pas, dans l'antiquité classique,
de véritables parallèles.
4. M. J. Denis, dans un remarquable opuscule, De la fable dans l'anti-
quité classique, Caen, 1883, p. 13, a retrouvé de son côté l'hypothèse de
— 96 —
les fables indiennes à la Lydie, et de là elles se sont répandues
dans l'Hellade. »
h) Théorie de Weher. — Par malheur, l'équation : Esope =
Ethiopien = Oriental n'a guère fait fortune, et le système s'est
donc écroulé. Weber^ vit nettement que la question de priorité
ne pouvait être résolue que par l'examen interne des apologues.
Son critérium était d'ordre esthétique : les formes grecques lui
parurent primitives, comme plus simples, plus logiques, alour-
dies au contraire, défigurées, gâtées dans les copies indiennes.
Ainsi, par une étrange rencontre, les mêmes fables qui semblaient
à l'helléniste Wagener « porter un cachet évidemment oriental »,
parurent helléniques à l'orientaliste Weber. Pour lui, toutes les
fables du Pantchatantra qui revivent dans l'antiquité classique
sont des produits grecs, importés dans l'Inde avant la naissance
du Christ, et que l'armée d'Alexandre laissa derrière elle comme
des dépôts d'alluvion.
Pourtant, on pouvait contester à Weber la légitimité de son
principe : peut-être n'est-ce pas la forme la plus accomplie qui
naît la première, mais tout au rebours, selon les lois de l'évolu-
tion, c'est peut-être la forme la plus grossière, la moins déter-
minée. Benfey ^ s'est chargé de cette critique : « Si nous pou-
vions, dit-il, poursuivre jusqu'à sa première origine l'histoire
de tous les contes, fables, chansons, légendes populaires, nous
reconnaîtrions, je crois, que les plus belles de ces créations pro-
cèdent souvent de germes très informes. C'est seulement après
avoir été roulées longtemps dans le torrent de la vie populaire,
qu'elles se sont arrondies jusqu'à prendre ces formes homogènes
et achevées, et qu'elles ont reçu, ici et là, l'empreinte d'un
peuple distinct ou d'un esprit individuel. Ainsi, c'est générale-
ment à la version la moins accomplie que, sauf le cas où elle se
Wagener, dont il ignorait le travail : « Le nom d'Esope ne me paraît que
celui d'AlOo'!^ prononcé à la dorienne (al'aotj^, al'ao7:o;) et sous une forme cor-
rompue. » Huet avait déjà trouvé cette étymologie qu'il propose dans son
Traité de V origine des Romans, éd. de 1711, p. 29.
1. Weber, ûber den Zusammenhang griechischer Fabeln mit indischen,
Indische Studien, t. III, 317-72. V. O. Keller, op. cit., p. 332, Jacobs, op.
cit., p. 102; Barth, La littérature des contes dans l'Inde, Mélusine, III,
col. 554.
2. Benfey, Pantchatantra, I, 325.
~- 97 —
trahirait comme mie forme dégénérée, on devrait accorder le
bénéfice de la priorité. »
c) Théorie de Benfey. — C'est à l'épreuve de ce critérium que
Benfey soumet à son tour les fables. Il en examine soixante envi-
ron. Dans une cinquantaine de cas, les formes indiennes lui
paraissent soit plus déterminées que leurs parallèles grecs, soit
dégénérées : il soutient donc que ces cinquante fables sont nées
en Grèce. Pour six fables seulement, il admet une origine
indienne 1. Voici sa conclusion d'ensemble : (( La grande majo-
rité des contes d'animaux sont originaires de l'Occident et ne sont
que des fables ésopiques plus ou moins remaniées. Pourtant,
c|uelques-uns portent l'empreinte d'une origine indienne -. »
d) Théorie de Relier. — Le principe de Benfey a paru à
0. Keller ^ arbitraire et faux. Il en applique un autre qu'il
nomme (p. 335) le principe de naïveté. « Entre plusieurs ver-
ce sions d'une même fable, je considère comme source des autres
« celle qui renferme les traits de mœurs animales les plus con-
(( formes à la réalité, à la nature, les plus naïfs. » Il s'ensuit,
comme bien l'on pense, qu'il attribue à l'Inde des fables que
Benfey croyait grecques d'origine , et inversement. Mais ,
s'il répartit autrement que Benfey le trésor des apologues entre
les deux races contestantes, néanmoins il croit comme lui à
la réciprocité des emprunts. Non, pourtant, à leur simulta-
1. C'est M. Jacobs, 0)». CiY., qui a établi cette statistique. Voici les six fables
que Benfey attribue à l'Inde : Le chacal et le lion, § 29, p. 104 ; Le lion et
la souris, § 130, p. 329 ; Le lion et l'éléphant, § 143, p. 348 ; L'homme et le
serpent, § 150, p. 360 ; La montagne qui accouche d'une souris, § 158, p. 375;
enfin, § 200, p. 478.
Voici, par contre, quelques exemples des jugements de Benfey en faveur
de la Grèce : | 105, p. 293, « la fable du Makasa-Jâtaka n'est qu'une exagé-
ration de Phèdre, V, 3. » — § 164, p. 384. « On peut conjecturer que la
fable grecque des Grenouilles qui demandent un roi a donné naissance à la
fable correspondante du Pantchatantra. » — § 84, p. 241 : « La fable éso-
pique de V Aigle et la tortue est incontestablement la source première du
récit du Pantchatantra. » — § 191, p. 468, cf. § 17, p. 79 : « La fable du
Chien qui laisse la proie pour l ombre est visiblement une forme secondaire
et déformée de la belle fable grecque de Babrius, 79. » Comparez les §§ 50,
84, 121, 144 (où Benfey reste indécis), 188, etc..
2. Préface, p. xxii.
3. O. Keller, Ueber die Geschichte der griechischen Fahel (1861?), dans
les Jahr bûcher fur classische Philologie, IV, t. suppl., 1861-7, pp. 309-418.
Bédier. — Les Fabliaux. 7
— 98 —
néité. D'après Keller, les premiers inventeurs de l'apologue
sont bien les Indiens ; mais , plus tard, dégénérés , ils ont,
à leur tour, subi l'influence occidentale. « Le stock primi-
tif des anciens apologues ésopiques est venu de l'Inde et
s'est répandu en Occident avant Babrius ^. Puis, après la mort
de Jésus-Christ, lorsque les invasions étrangères eurent ouvert
les portes du monde oriental aux littératures d'Europe, nombre
d'apologues grecs, de formation relativement récente, pénétrèrent
dans rinde. La gloire d'avoir inventé les contes d'animaux les
plus beaux et les plus anciens reste aux Indiens, et les Grecs, à
l'époque la plus brillante de leur littérature, n'ont été que leurs
tributaires. Mais, lorsque, les jours de l'automne finissant, ceux
de l'hiver furent venus pour la littérature indienne, l'Orient
accueillit à son tour les belles collections de fables grecques ^. »
e) Théorie de M. Rhys-Davids. — Enfin, en ces dernières
années, de nouveaux faits ont été apportés au débat, et M. Rhys-
Davids a comme renouvelé le problème 3.
Il a mis en relief la haute antiquité des Jàtakas^ qui racontent
les diverses incarnations du Bouddha, et qui remonteraient
peut-être à l'époque même de Çakyamouni, soit, sans doute, au
v*^ siècle avant Jésus-Christ. On y trouve parfois les mêmes
fables que dans l'antiquité grecque, et les contes des Jâtakas
seraient le stratum archaïque du Pantchatantra. Les Jâtakas ne
seraient-ils point aussi la matrice des apologues? Benfey ne les
connaissait qu'imparfaitement. Il admettait, pour la composi-
tion des grands recueils de fables, la série chronologique sui-
vante, en procédant du plus ancien au plus récent : Babrius —
Phèdre — Jâtakas — Pantchatantra. C'est pourquoi il crut
devoir admettre l'origine grecque des contes d'animaux et la
belle simplicité de son système général s'en trouva compromise.
Aujourd'hui, on admet plus communément la série inverse :
Jâtakas — Phèdre — - Pantchatantra — Babrius, qui donne l'an-
tériorité aux fables indiennes. M. Jacobs conjecture spirituelle-
1. C'est-à-dire, d'après la date que Keller assigne à l'œuvre de Babrius,
antérieurement à l'an 150 avant J.-C. (V. p. 390.)
2. Voyez p. 335 et p. 350.
3. Buddhist Birth-Storics, or Jâtaka-tales... edited by V. FausbôU and
translated by T. W. Rhys-Davids, Londres, 1880.
-^ 99 —
ment, et non trop hardiment, que, si Benfey avait connu cette
série, il en aurait sans doute pris acte pour renverser aussi sa
proposition et déclarer que les apologues grecs viennent de
l'Inde. Ce n'est qu'un jugement téméraire, peut-être, s'il s'agit
de Benfey, mais non s'il s'agit de M. Rhys-Davids, qui croit
vraiment que les apologues grecs procèdent des Jàtakas. Aux
cinq cents fables des collections de Phèdre et de Babrius, on n'a,
il est vrai, trouvé que douze parallèles dans les Jàtakas^. Les
arbres — douze arbres — ont caché la forêt à M. Rhys-Davids.
En résumé, entre ces deux extrêmes, — origine grecque des
apologues indiens, origine indienne des apologues grecs, — il
n'est pas de position intermédiaire que n'ait occupée quelque
savant. En trente ans, de 1851 à 1880, plusieurs critiques, éga-
lement armés de science et de conscience, se posent le même
problème, et voici, en quelques mots, leurs contradictoires solu-
tions :
« Tous les apologues communs aux deux peuples, dit Wage-
ner, viennent de l'Inde à la Grèce. N'y reconnaissez-vous pas le
cachet oriental"} » (Or Wagener n'est pas un orientaliste, mais
un helléniste.)
« Non, riposte Weber, tous ces apologues viennent delà Grèce
à l'Inde. Je n'y retrouve point le cachet oriental, mais comment
peut-on y méconnaître le cachet hellénique! » (Or Weber n'est
pas un helléniste, mais un orientaliste.)
(( Distinguons, dit Benfey : ni tous les apologues grecs ne sont
d'origine orientale, ni tous les apologues orientaux ne sont d'ori-
gine grecque. Mais il y a eu, d'un peuple à l'autre, des emprunts
réciproques. Je possède une pierre de touche — le principe de
l'indétermination primitive des fables — qui nous permet de dis-
cerner la forme première de chaque récit. Sur soixante apo-
logues que j'étudie, six sont d'origine orientale, les autres sont
helléniques. » (Or Benfey n'est pas un helléniste, mais un orien-
taliste.)
« J'admets comme vous, corrige Keller, la réciprocité des
emprunts. Mais les contes que vous dites helléniques sont géné-
ralement orientaux et inversement. Car votre pierre de touche
n'est point la bonne. J'en possède une autre — le « principe de
1. Cf. Jacobs, op. cit,, p. 108.
— 100 —
naïveté » — qui m'apprend que les Indiens ont, après Jésus-
Christ, adopté des contes grecs, mais que les plus anciens sont
d'origine indienne. » (Or Keller n'est pas un indianiste, mais
un helléniste.)
Enfin, paraît M. Rhjs-Davids. « Vous vous perdez, dit-il à ses
devanciers, à comparer Babrius et Bidpaï. Voici les Jâtakas, con-
temporains de Çakyamouni, source lointaine et commune de
Babrius et de Bidpaï. C'est là qu'est la matrice des apologues. »
B. — Critique de ces théories.
Quelle infinie variété d'opinions! Montaigne dit quelque part,
traduisant un vers de l'Iliade : « C'est bien, ce que dict ce vers :
« 'Etuscûv 5e TuoXùç 'f6[).oç Iv6a y.!x\ è'vGa..
« Il y a prou de loy de parler, par tout, et pour et contre. »
Mais nous sommes-nous proposé seulement de constater, à la
Montaigne, le branle de l'inconstance de nos jugements? de
triompher ironiquement des conflits indianistes ? Non ; mais nous
prétendons en tirer un enseignement précieux.
C'est que les défenseurs de la théorie orientaliste ont tout à
coup abandonné leur attitude coutumière. Dès qu'il ne s'agit plus
de contes merveilleux ou de contes à rire, mais de contes d'ani-
maux, ils transforment soudain leur méthode ^ Or, ces deux atti-
tudes et ces deux méthodes sont contradictoires.
Les orientalistes triomphent en effet communément de
l'absence de contes traditionnels en Grèce, à Rome. C'est, disent-
ils, que l'Orient n'a pas encore ouvert les écluses de son torrent
d'histoires. Mais le jour où B^^zance unira l'Orient et l'Occident,
où les Croisades fonderont l'Orient latin, où des Juifs traduiront
des recueils arabes pour le plaisir des Européens, soudain fleuri-
ront en Europe légendes, contes de fées, fabliaux.
Pourtant les contes d'animaux n'ont attendu pour se multiplier
en Europe ni les Juifs, ni les Arabes, ni les Croisades, ni les
Byzantins, puisque les collections de Phèdre et de Babrius, les
1. Je ne dis pas cela pour M. Cosquin qui a oublié complclement, dans son
Essai sur^l'origine des contes populaires, qu'il existe des contes d'animaux.
— 101 —
recueils perdus de Démétrius de Phalère et de Nicostrate sont
antérieurs à la formation des grands ouvrages indiens.
La théorie indianiste raisonne ainsi : la plus ancienne forme de
ce fabliau est orientale, donc ce fabliau est né dans l'Inde.
Mais voici la plus ancienne forme de cette fable : elle est
grecque, donc ne devrait-elle pas conclure que cette fable est
née en Grèce?
Elle ne le fait point pourtant, car cette conséquence serait un
non sens.
Alors, et alors seulement, les orientalistes paraissent se douter
que la tradition écrite n'est pas tout, mais que toutes ces
légendes ont pour essence d'être populaires, c'est-à-dire voya-
geuses, oralement transmissibles. Ils s'avisent, alors seulement, de
l'importance médiocre — que dis-je? nulle — de ces exodes de
recueils littéraires orientaux. Il leur vient à l'esprit, alors seule-
ment, que l'Occident n'a pas attendu les Croisades pour se dou-
ter que l'Inde existait. Ils accumulent même les arguments pour
démontrer que l'Inde et la Grèce étaient en rapports journaliers.
Ne savez-vous pas en effet, disent-ils, que les conquêtes
d'Alexandre ont fait communiquer les deux mondes? que, depuis
les temps de Ninus et de Sémiramis, la domination assyrienne
s'étendait des montagnes frontières du Pendjab jusqu'aux colo-
nies grecques d'Asie Mineure? qu'un commerce florissant unis-
sait les bouches de l'Euphrate et du Tigre à celles de l'Indus, et
que de longues caravanes couvraient les routes commerciales qui
vont de Flnde et du Thibet à Babylone, à Suze et jusqu'aux ports
de la Méditerranée ^? Quoi de surprenant qu'il se soit établi, dès
ces âges reculés, un échange de fables?
Rien de plus naturel, en effet; mais l'étonnant est que Grecs
et Indiens n'aient alors échangé que des contes d'animaux a
l'exclusion des autres. Pourquoi ont-ils attendu mille ans pour
emprunter aussi des fabliaux et des contes de fées? Dès que le
Kalilah est connu des occidentaux, les peuples, dites-vous, se
1. Rien de plus aisé, en effet, que de démontrer l'existence de rapports
historiques entre deux peuples quelconques, à une époque quelconque, à
condition de supposer entre l'un et l'autre un nombre suffisant d'intermé-
diaires complaisants. Nous reviendrons plus loin (chapitre VIII) sur cette
question.
— 102 —
précipitent sur ce trésor, le dépouillent, et la menue monnaie en
court encore aujourd'hui par nos villages. Mille ans plutôt, ces
mêmes richesses étaient à leur portée : pourquoi les auraient-ils
dédaignées, au profit des seuls apologues?
Je lis la préface où Benfey a résumé ses recherches : j'y trouve
ces deux assertions, qui la contiennent toute : 1*^ Tous les apo-
logues du Pantchatantra^ sauf cinq ou six, sont nés en Grèce
(p. xxi), et dix lignes plus loin (p. xxii) : 2° Tous les contes à
rire et tous les contes merveilleux (sauf un, le conte du roi
Midas!) sont d'origine indienne.
N'y a-t-il pas dans cette théorie une monstrueuse étrangeté?
Ce sont des faits, direz-vous, contre lesquels nous ne pouvons
rien. — Au moins pourriez-vous en marquer la bizarrerie, tâcher
de l'expliquer ; mais vous ne paraissez même pas l'avoir soupçon-
née.
Du moins les orientalistes ont-ils reconnu, pour les contes
d'animaux, que le raisonnement post hoc^ ergo propter hoc ne
suffit point. Mais le préjugé en faveur de cet argument est si
fort que le jour où M. Rhys-Davids démontre la haute antiquité
des Jâtakas, il prétend y reconnaître la matrice des fables. Mais,
si M. Maspéro ou M. Brugsh découvre demain, dans un tombeau
de Memphis, des fables grecques des temps homériques, les fables
grecques redeviendront-elles provisoirement la source des fables
orientales, jusqu'au jour où l'on aura attribué au Pantchatantra
un suhstratum plus archaïque encore que les Jâtakas? Nous
voilà donc au rouet?
Si l'on nous demandait maintenant de quitter enfin cette atti-
tude critique, et de déclarer si, à notre avis, les apologues sont
venus de la Grèce à l'Inde, ou inversement, nous dirions que la
suite de notre étude nous permet de considérer la question, ainsi
posée, comme vaine. Si l'on nous pressait pourtant, nous répon-
drions que les fables devaient être déjà infiniment vieilles en
Grèce au temps d'Esope, infiniment vieilles dans l'Inde, au temps
du Mahâbhârata et des Jâtakas. Et nous retiendrions les quelques
faits que voici. Laissons de côté les recueils de fables grecques
de l'époque impériale. Laissons de côté Avien, laissons Babrius
et les fables que nous transmettent Lucien et Plutarque. Laissons
le recueil de Phèdre, sans nous enquérir de ses sources. Trans-
~ 103 —
portons-nous en pleine Grèce, non dans la Grèce romaine ni
alexandrine, mais dans la Grèce libre. Alexandre n'a pas encore
entrepris cette merveilleuse expédition orientale qui, suivant cer-
taine hypothèse, devait établir des échanges d'apologues entre
l'Inde et la Grèce. Nous sommes à Athènes en 400 ou en 350
avant J.-G. Jetons les yeux autour de nous : déjà les contes
d'animaux foisonnent.
Entrons dans un g3aïinase : les apologues ésopiques font par-
tie, comme aujourd'hui les fables de La Fontaine, de l'instruction
première, et les petits Athéniens apprennent à connaître Esope,
en même temps qu'Homère, qu'Hésiode, ou que les gnomiques,
Théognis, Solon K Nous voici devant un tribunal : les juges s'en-
nuient pour leurs trois oboles; l'orateur, pour réveiller leur
attention, leur raconte « quelque trait comique d'Esope ~ », car
Aristote leur a appris dans sa Rhétorique l'art d'employer à pro-
pos ces artifices oratoires ^. Aux fêtes Dionysiaques, assistons-
nous à quelque comédie? Tantôt il suffira d'un vers à Aristo-
phane pour rappeler aux spectateurs une fable connue, V Aigle et
le Renard ^, tantôt Strattis nous racontera la fable de la souris
métamorphosée en femme ^. Les tragiques même, Eschyle^,
Sophocle '^, ne dédaignent pas de faire allusion à ces humbles
apologues. A table, après boire, les Athéniens disent aussi « des
contes plaisants, dans le genre d'Esope ou dans celui de Syba-
ris ^ ». Ecoutons-nous les dialogues des philosophes? « Me voici
maintenant, dit Socrate, revêtu de la peau du lion... » et nous
reconnaissons au passage la fable célèbre. Platon nous dit aussi
que Socrate dans sa prison mit en vers élégiaques plusieurs apo-
logues ésopiques ^.
1. Plat. Rép. 'S77 : où [iavôàvst;... ott ;cpwTov toT; T:at5(:ot; fxùôouç XsYOjJLev ; v.,
pour d'autres textes, Weber, op. cit., p. 383.
2. Guêpes, V. 566 : ol 8à Xé-^ouai [xuôoli; 7][jlÎv, ol 5' AîawTrou xi yÉXocov.
3. Arist., Rhét., II, XX. Aristote y rapporte deux fables qu'il attribue, l'une
à Stésichore, l'autre à Esope.
4. Oiseaux, 652. Comparez les Guêpes, 1182 ; la Paix, 128-134.
5. Strattis, Meineke, 441.
6. Eschyle, Myrin.Jr. 135.
7. Soph., Ant., 712.
8. Guêpes, V. 1258.
9. Cratyle, 411 a. — Phédon, p. 61. Dans le Premier Alcihiade, Platon rap-
porte la fable du Lion et des Animaux.
— 104 —
Mais ce n'est pas assez ; remontons plus haut dans le passé de
la Grèce : les anciens, qui ont pu connaître dans leur intégrité
les anciens lyriques, nous disent qu'ils se plaisaient « à enve-
lopper leurs pensées ou leurs satires du manteau de l'apologue ^ ».
De fait, dans les misérables et vénérables fragments qui nous
sont parvenus d'eux, nous reconnaissons fréquemment des apo-
logues, chez Ibycus, chez Stésichore, chez Simonide, chez Archi-
loque ^.
Or, plusieurs de ces fables qui nous sont ainsi attestées aux
siècles quasi primitifs de la civilisation grecque se retrouvent
aussi dans l'Inde. Le jour où Socrate se comparait à l'âne revêtu
de la peau du lion, le Sîha-Cama-Jâtaka, où l'on trouve la plus
ancienne forme indienne de ce conte, n'existait peut-être pas
encore ^. Stésichore nous raconte certain apologue d'un aigle
reconnaissant. Cet apologue reparaît dans le Syntipas ^. De com-
bien de siècles Stésichore est-il antérieur au Roman des Sept
Sages et à ses sources les plus reculées?
Enfin, voici le plus ancien ajDologue que nous ait transmis
aucune littérature :
« L'épervier parla ainsi au rossignol sonore qu'il avait saisi
« dans ses serres, et qu'il emportait vers les hautes nuées. Le
« rossignol, déchiré par les griffes recourbées, gémissait; mais
« l'épervier lui dit ces dures paroles : Malheureux, pourquoi
« gémis-tu? Tu es la proie d'un plus fort que toi. Tu vas où je te
1. Julien, dise. VII, 229 a. àXX' ô [jlsv [j.ùOo; èatt TiàXato; oTzzp oifxat eîoSOaijtv
ot TT) TpoTîixr) 'y(^paj[i.£vot Ttuv vorjtxccTojv y.aTaa/.£'j^. IIoXù; 8à sv TOUTOt; ô Ilapid; (Archi-
loque) lait 7coi7]Tyfç. (Cité par Bergk, Poet. lyr.^ II, p. 408, note.)
2. Ou trouvera le relevé de ces fables archaïques, soit chez Wagener
(p. 10, ss.), soit chez Keller (p. 381-3), soit chez M. Jacobs, soit chez M. Denis,
De la fable dans V antiquité classique, Caen, 1883, qui nous donne la liste la
plus complète que je connaisse et la plus critique, p. 28-30. Je crois qu'il
faudrait supprimer de ces listes plus d'un rapprochement. En voici un
exemple : Bergk, Jacobs, etc., croient reconnaître dans un fragment de
Théoguis la fable de Ihomme qui réchauffe un serpent. Voici le passage
(Bergk, v. 602). Qu'on juge si cette induction n'est pas forcée :
eppe, ôeoîaiv t' è)(_6p£ xat âv6pto-otaiv ôcTctaxe,
(|/uypov oç Iv xuXtîw Tcor/.i'Xov sî/,^? O'^^v^..
C'est ainsi que Bergk cherche, bien vainement, à reconnaître le lion
malade ou un autre apologue dans ce vers d'Archiloque (fr. 131) : yoXrjv Y^p
oùx £/£iç £o' r)7îaTt.,. — On pourrait multiplier ces critiques.
3. V. Jacobs, /Esop, p. 57.
4. V. les deux textes rapprochés par VN'^agener, op. cit., p. 114-6.
-^ 405 —
« conduis, bien que tu sois un aède. Je te mangerai, s'il me
« plaît, ou je te renverrai. Malheur à qui veut lutter contre un
« plus puissant que soi ! Il est privé de la victoire et accablé de
« honte et de douleur. Ainsi parla l'épervier rapide aux ailes
(( étendues. »
Cette fable est extraite, comme on sait, des Travaux et des
Jours ^. A l'époque d'Hésiode, que savait-on de l'Inde en Grèce?
C'est seulement plusieurs siècles plus tard qu'on trouve la plus
ancienne mention de ces contrées, chez Hécatée. Le jour où
Hésiode versifia la fable de VEpervier et du Rossignol, où étaient
\e Mahàhhàrata, les Jàtakas'^. où, Çakjamouni? Il n'était alors
qu'un informe aspirant bouddha, un vague bôdhisat, qui devait
accomplir encore, pendant des siècles, de nombreux avatars.
Tels sont les faits que nous voulions retenir. Pourquoi avons-
nous insisté ainsi sur les plus anciennes fables grecques ?
Pour conclure à leur priorité sur les fables indiennes corres-
pondantes? Nous n'en aurions garde. Mais pour en tirer à peu
près la même conclusion que M. Jacobs, dans son beau livre sur
Esope - : à savoir qu'il existait en Grèce un véritable folk-lore.
Le vieil Archiloque, à la fin du viii^ siècle avant J.-C, en était
déjà conscient, lorsqu'il appelait l'une de ses fables un alvcç
àvGpwxwv ^. Les apologues ésopiques s'ofïrent à nous avec le véri-
table caractère des traditions populaires, l'anonymat. Il suffît
d'un mot, d'une allusion rapide, au théâtre, à l'agora, pour que
toute une foule retrouve la fable dans sa mémoire. Ces apologues
sont si nombreux, si familiers à tous, que le peuple imagine un
être fictif pour les lui attribuer, Esope, analogue à l'Arlotto de
Florence, au Till l'Espiègle allemand, au Hodja de Turquie.
Quand Démétrius de Phalère, vers l'an 300 av. J.-C, composa
ses aîawTCSiwv ^oy^v auvaYwyai ^, il dut vraiment agir, comme Jacob
\ ~~"
1. V. 185.
2. The fables of ^sop, now again edited and induced bj Joseph Jacobs^
2 vol., Londres, 1889.
3. Bergk, Poet. lyr. gr., II, Archil., fr. 86.
atvdç Tt; àvôpcoTCwv oSs
w; àp' aXoSTîrjÇ /âtsxôç Çuvcovir^v
Comparez les fragments 87, 88.
4. Diog. Laert., V, 80.
l
— 106 —
Grimm, en folk-loriste, se l^aissant vers la tradition des petites
gens, ramassant des contes dans les dèmes d'Attique, au mar-
ché aux herbes. Aussi loin que nous remontions dans l'histoire
de la Grèce, nous y trouvons des fables; aussi loin que nous
remontions dans l'histoire de l'Inde, nous y trouvons des fables.
Si nous pouvions remonter de mille ans plus haut dans l'histoire
de l'humanité, nous y trouverions aussi des fables, souvent, sans
doute, les mêmes.
Et tout ce que nous voulons retenir de cette discussion, c'est
cette vérité, que nous avons surabondamment démontrée : quand
on a prouvé que Phèdre et Babrius sont plus anciens que le Sin-
dihad, que les fables citées par Aristophane sont antérieures au
Kalilali, que les Travaux et les Jours d'Hésiode préexistaient aux
Jatakas ou aux Upanishads, personne ne croit avoir démontré par
là que la Grèce soit la mère des fables et que l'Inde l'ait plagiée.
Pourquoi donc attribuer tant d'importance à la préexistence
en Orient de certains contes à rire, de certains contes merveil-
leux? Quand on a fixé les dates respectives de deux recueils de
contes, ou de deux versions d'un même conte, on n'a rien fait
encore pour déterminer la patrie de ce conte : le problème n'est
pas encore résolu ; il n'est pas même posé !
III
LES CONTES MERVEILLEUX DANS L ANTIQUITÉ
Mais, si l'antiquité possède des recueils de fables, elle ne
possède pas, du moins, de recueils de contes merveilleux. Les
orientalistes peuvent reprendre ici leur attitude favorite, qui
se résout en ce raisonnement plus ou moins conscient : c'est
dans l'Inde que se trouve la plus ancienne forme de beaucoup
de contes merveilleux; donc ils sont originaires de l'Inde.
Contes de l'ancienne Egypte
Le malheur veut qu'il existe des contes dans l'Egypte
ancienne. Il veut que l'un des plus anciens témoignages écrits
de la pensée humaine soit un conte merveilleux. Ce ne sont
pas de vagues ressemblances qui l'unissent aux contes oraux
— 107 —
modernes. Dans une très remarquable étude ^, M. Cosquin a
montré que chacun de ses éléments a survécu et vit présen-
tement : il le rapproche successivement, grâce à sa précise éru-
dition, de traditions que connaissent aujourd'hui les paysans
dans la liesse, dans la Hongrie, en Russie, en Grèce, dans
l'Annam, dans le Deccan, en Transylvanie, en Roumanie, dans la
Boukhovine, en Valachie, en Serbie, au Bengale, en Norwège,
en Bretagne, etc. Où donc a-t-on recueilli ce vénérable doyen
— je ne dis pas cet ancêtre — de nos contes populaires? Dans
un recueil bouddhiste? Non : il est plus vieux que Câkya-Mouni,
de quelque dix siècles. Du moins l'a-t-on trouvé dans l'Inde,
dans les Upanishads^ en quelque recueil védique? Pas davantage :
il est antérieur de plusieurs siècles à l'établissement des Aryas
dans rinde. Le conte des Deux frères est un récit égyptien, copié
par le scribe Ennânâ, contemporain de Moïse, pour le fils du
pharaon qui périt dans les eaux de la mer Rouge 2. Voilà qui
embarrasse cruellement les orientalistes. M. Cosquin se demande
pourtant si ce conte n'aurait pas pu venir de l'Inde en Egypte,
à cette date reculée? — Sans doute ; mais pourquoi de l'Inde
plutôt que de l'un quelconque des quatre points cardinaux ^,
sinon parce que votre préjugé le veut ainsi?
Faut-il rappeler d'autres contes égyptiens? le Prince pré-
destiné, dont certains traits se retrouvent dans les traditions
orales modernes, ou le célèbre conte de Bhampsinit ^?Elien nous
dit dans ses Histoires variées ^ : (( Les Egyptiens racontent que
Rhodopis était une belle courtisane. Un jour qu'elle se bai-
gnait et que ses servantes gardaient ses vêtements, un aigle
vola vers elle, enleva une de ses pantoufles et l'apporta à
Memphis où régnait le roi Psammétich. Il la laissa tomber
sur le pharaon , qui , admirant l'élégance de la chaussure et
comment l'aigle la lui avait apportée, fît rechercher par toute
l'Egypte la femme à qui cette pantoufle avait appartenu.
1. Contes populaires de laLorraine, appendice B.
2. Voir l'introduction de M. Maspéro aux Contes de l'ancienne Egypte,
3. Je me borne ici à renvoyer à la vive étude de M. Gaidoz, Mélusine, t. III,
col. 292.
4. Hérodote, II, 121.
5. Hist. variées, XIII, 33. Comparez Strabon, XVII.
— 108 —
Quand il l'eut retrouvée, il l'épousa. » Il s'agit de cette Rho-
dopis sur laquelle couraient tant de légendes, qui fut aimée du
frère de Sapho et dont les adorateurs étaient si nombreux que,
portant chacun une seule pierre, ils purent élever une pyramide
à sa gloire. Qui ne reconnaîtrait en elle une gracieuse aïeule de
Cendrillon? Un aigle apporte à Psammétich la pantoufle de
Rhodopis, comme une hirondelle apporte au roi Marc un cheveu
d'Yseult la blonde, et c'est là un trait de vingt contes popu-
laires.
M. Maspéro dit fort bien : « Même après vingt siècles de
ruines et d'oubli, l'Egypte a conservé presque autant de contes
amusants que de poèmes lyriques ou d'hymnes adressés à la
divinité K » Ce sont des faits qu'ignorait Benfey et que mécon-
naissent ses disciples.
Contes merveilleux dans l'antiquité gréco-latine
« Il faut laisser de côté, dit Reinhold Kœhler, les essais for-
cés qu'on a tentés pour ramener à la mythologie grecque certains
de nos contes -. »
C'est là une des plus étranges prétentions de l'école. Je veux
ici rappeler quelques-uns de ces essais tentés pour ramener nos
contes populaires, non pas à la mythologie grecque, mais à des
contes grecs.
Benfey dit, dans sa préface : « Je ne connais qu'un seul et
unique conte dont le fondement doive être en toute sécurité
attribué à l'Occident. » C'est le conte du roi Midas, qui se
retrouve dans le Siddhi-Kur ^ remaniement mogol du Vetàla-
pantchavinçàti ^ . — En voilà donc un, au moins. Mais une
hirondelle ne fait pas le printemps.
M. Cosquin n'en connaît qu'un, lui aussi; mais ce n'est pas
le môme : « Psyché est le seul conte proprement dit qui nous
1. Maspéro, Contes de l'Egypte ancienne, p. VI.
2. Weimarische Beitràge zur Lit. u. Kunst, p. 194.
3. Pantchatantra , I, p. xxii. Il est vrai que Liebrecht ne veut pas aban-
donner ce conte plus que les autres et le revendique aussi pour l'Inde
{Jahrbuch d'Ebert, III, p. 86). V. Schmidt, Griechische Màrchen, Leipzig,
1877, p. 224.
— 109 —
soit parvenu du monde gréco-romain i... » et il a admirablement
prouvé, par une cinquantaine de parallèles '^, que ce conte mer-
veilleux vit aujourd'hui de la même vie qu'au temps où Apulée
le recouvrait d'un lourd manteau mythologique. — Voilà donc
deux contes grecs, au moins. Deux hirondelles ne font-elles pas
encore le printemps? Voici donc quelques hirondelles de plus.
Si l'Odyssée n'est point, comme le veulent certains savants,
simplement un tissu de contes populaires, on y retrouve pour-
tant quelques-unes des <( formules » les plus répandues dans la
tradition universelle. Brockhaus, R. Kœhler lui-même, Weber
l'ont, chacun de son côté, montré jusqu'à l'évidence. Gerland ^
a réuni en un faisceau et enrichi leurs résultats. M. Rhode * a
souscrit à la plupart de leurs conclusions, et M. Andrew Lang ^
a tiré de ces matériaux, accumulés par d'autres, de précieuses
indications sur le travail d'épuration littéraire qu'ont subi,
chez Homère, les contes primitifs. Pour nous en tenir aux
rapprochements les plus certains, si l'on considère la conception
centrale de l'Odyssée, — retour d'un voyageur déguisé près de
sa femme, diverses épreuves qu'il subit avant d'être reconnu par
elle, — on connaît un Ulysse messin, un Ulysse chinois. — La
plaisanterie d'Ulysse chez Polyphème (guhç) reparaît dans un
conte de la Boukhovine. — Les aventures de Polyphème se
renouvellent dans des contes d'ogres gallois, orientaux, hon-
grois. — ■ Les Phéaciens peuvent être comparés aux Vidyâdhâ-
ris de Somadéva, et Somadéva est d'environ deux mille ans
moins ancien qu'Homère. — Ulysse chez Circé traverse des
aventures analogues à celles de l'Indien Vijaj^a et de ses compa-
gnons. — « Le récit d'Ulysse chez les Phéaciens, dit Rohde,
« cette antique robinsonnade, montre des traces évidentes d'un
(( fantastique très primitif, souvent préhellénique. »
Voici quelques autres faits :
Benfey a consacré l'une des plus longues démonstrations de
1. L'origine des contes populaires européens et les théories de M. Lang,
Paris, 1891, p. 16. Je ne crois pas trahir la pensée de M. Cosquin en coupant
là cette citation.
2. Contes populaires de Lorraine, II, 224 et 242.
3. Gerland, Altgriechische Màrchen in der Odyssée, Magdebourg, 1869.
4. Rohde, der griechische Roman und seine Vorldufer, 1876, p. 173.
5. Dans un article de la Saturday Review, traduit dans Mélusine, I, 489.
— 110 —
son livre au « cycle des animaux reconnaissants ^ ». Pour lui,
tous les contes populaires où des bêtes secourables aident
l'homme en ses entreprises sont d'origine bouddhique. On
sait quel abus ses disciples ont fait de cette opinion 2. Il y a
longtemps pourtant que Gomparetti a montré que la plus
ancienne forme connue de cette conception, a si particulière-
ment indienne, si spécifiquement bouddhique, » est la fable de
Mélampos : il rassemble les oiseaux pour leur demander de
sauver de la mort Iphiclus, que guérit en effet un vautour ^'.
Pareillement, existe-t-il un conte populaire plus fréquem-
ment attesté que Jean de VOurs'} Combien de héros antiques
pourrait-on lui comparer, qui furent aussi allaités par des bêtes
sauvages, depuis Atalante ou Téléphos jusqu'à Romulus, a ce
Jean de l'Ours de l'antiquité? » Mais c'est le conte même, avec
ses éléments constitutifs, que M. Gaidoz a retrouvé dans
les Métamorphoses d'Antoninus Liberalis (chap. XXI) ^. Du
moins, les Métamorphoses d'Antoninus nous disent les enfances
de notre héros. Quant à ses destinées ultérieures, M. Gosquin,
dans sa belle étude sur ce conte, nous dit : <( L'élément princi-
pal de Jean de VOurs, c'est la défaite d'un monstre, la descente
du héros dans le monde inférieur, et la délivrance de princesses
qui y sont retenues. » N'est-ce pas le résumé de la légende de
nombreux héros grecs? Je nomme seulement Thésée, vainqueur
du Minotaure, qui va chercher aux enfers Gorè, fille d'Aidoneus
et de Perséphonè.
Un dragon à sept têtes désole un pa^^s, et le roi promet sa
fille à qui le tuera. Un héros vient à bout de l'entreprise, coupe
les langues du monstre et les emporte. Un imposteur profite de
1. Pantchat., \, § 75, p. 192-222.
2. Benfey termine pourtant son étude par une remarque contradictoire de
ses assertions. « Il ne m'échappe pas, dit-il, qu'Esope, Elien, Aphtonius
(iii« s. ap. J.-C.) ont rapporté des récits semblables et que l'idée de la
reconnaissance des animaux a tous les droits à être tenue pour universelle. »
— Alors ?
3. Gomparetti, Edipo e la mitologia coinparata, saggio critico, Pisc,
1867, p. 87.
4. Mélusine, t. III, col. 395.
— 111 —
son absence pour couper les têtes du dragon abattu. Il les pré-
sente au roi, se fait passer pour le vainqueur, est sur le point
d'épouser la princesse, quand revient le héros. Il montre les sept
langues et confond son rival.
Ce thème reparaît dans toutes les collections européennes \
voire chez les Indiens des Etats-Unis où on l'a trouvé et noté en
langue dhegiha '^.
Or, d'après Pausanias (I, 41, 4), « le roi de Mégare avait
promis sa fille en mariage à celui qui délivrerait le pays d'un
lion qui le ravageait. Alcathus, fils de Pélops, tua le monstre.
Après quoi, suivant le scoliaste d'Apollonius de Rhodes, il lui
coupa la langue et la mit dans sa gibecière. Aussi les gens qui
avaient été envoyés pour combattre le lion s 'étant attribué cet
exploit, Alcathus n'eut pas de peine à les convaincre d'impos-
ture. »
M. Gaidoz, dans une très remarquable étude des éléments
de ce conte, ajoute ces remarques, où transparaît son vigou-
reux et clair bon sens : « Pour vous, lecteur, n'est-ce pas?
comme pour moi, c'est la version du conte la plus ancienne de
la famille, plus ancienne par sa date que tous les contes sans-
crits qu'on puisse produire. Il nous semble même, d'après les
similaires réunis par M. Cosquin, quil ny a pas de conte
sanscrit de ce type. Gela n'empêche pas M. Cosquin de penser
que ce conte vient de l'Inde, comme tous les autres. Il est tel-
lement possédé de la théorie de MM. Benfey et G. Paris que
les contes sont venus de l'Inde au moyen âge et qu'avant cette
date il n'y avait pas de contes en Europe, qu'il écrit ces lignes
sans s'apercevoir que c'est un conte, et la plus ancienne version
de cette famille de contes ^. »
De même dans le conte du Fils du Pêcheur le héros tue la
bête à sept têtes et délivre la fille du roi, comme Persée tue le
monstre marin et délivre Andromède, fille du roi d'Ethiopie. Les
deux légendes concordent en leurs traits essentiels. Mais le même
1. Cosquin, Contes de Lorraine, II, p. 58.
2. Mélusine, III, col. 296.
3. Mélusine, III, col. 303. — Voir aussi, pour la bibliographie du conte,
une longue note, où Rohde [der griech . Roman, p. 47) cite le même texte
d'Apollodore qu'indépendamment de lui M. Gaidoz a noté.
— 112 —
récit que M. Cosquin appelle un conte lorsqu'il le note chez
les Avares du Caucase ou chez les Japonais, n'en est plus un
s'il est rapporté, non par un conteur indien, mais par Apollo-
dore ^ C'est un mythe, et non un conte! Voilà un précieux
tarte à la crèmel
On connaît le beau lai de Marie de France, Eliduc : dans la
chapelle d'un ermite, Guilliadon dort, comme la Belle au
bois dormant, depuis des jours, un sommeil surnaturel, sem-
blable à la mort. Tandis que sa rivale Guildeluec, veille
auprès de son corps inanimé, une belette traverse soudain la
chapelle, et son écuyer l'abat d'un coup de bâton. Mais, quel-
ques instants après, la femelle vient, portant une fleur vermeille,
et la pose entre les dents de la bête tuée, qui se ranime aussitôt.
Guildeluec prend la fleur magique et la pose entre les dents de
la belle endormie. Elle soupire, ouvre les yeux : « Dieu! fait-
elle, comme j'ai dormi! »
Comparez Apollodore ^ : (( Le jeune Glaucos est mort. Poly-
idos, fils de Céranos, s'enferme avec le petit cadavre. Il voit
soudain un serpent s'approcher du inort et le tue d'un coup
de pierre. Mais voici qu'un autre serpent survient, qui porte
une herbe; il la dépose sur le corps de la bête tuée, et la rap-
pelle ainsi à la vie. Polyidos approche la même herbe du corps
de Glaucos et le ranime aussi. »
La légende de Glaucos avait déjà été poétisée par Pindare et
par Eschyle, dans son FXauxoç llovTioç. Une ancienne légende
lydienne nous disait aussi que, grâce au même sortilège, Tylo
avait été ressuscité par sa sœur Moriè. M. Rhode ^ cite une
quinzaine de parallèles anciens et modernes de ce conte, et
R. Kœhler, avec son extraordinaire érudition, énumère encore
un grand nombre de légendes similaires ^.
Il ne serait pas malaisé de multiplier ces comparaisons.
1. Cosquin, Contes de Lorraine, I, 60, 78. Voir la collection des Griechische
Màrchen de Schraidt, 1877, no 23 et p. 236.
2. Apollodore, III, 3, 1. Cf. Hygin, fab. 136.
3. Rohde, Der griechische Roman, p. 125.
4. Dans une introduction à l'édition des Lais de Marie de France de
K. Warnko, p. civ-cv[. Voir aussi une toute petite note de M. Cosquin,
op. cit., I, p. 80.
— 113 —
Un conte albanais moderne de la collection de von Hahn repro-
duit certains traits de la légende de Persée combinée avec celle
d'OEdipe K — Rohde - reconnaît, dans un épisode du roman
d'Achilles Tatius, Leucippe et Clitophon, la légende de la forêt
qui marche de Macbeth. — Qu'on lise Rohde ^ ou la belle
« enquête » de MM. Gaidoz, Psichari, Karlowicz, sur les
Arbres enti^elacés ^ : la légende qui faisait germer de la tombe de
Tristan un cep de noble vigne, de celle d'Yseult un buisson de
roses, a, dans l'antiquité grecque, de nombreux parallèles. Qu'on
feuillette le recueil de Contes grecs modernes de M. E. Legrand :
si peu copieuse que soit sa collection, il relève jusqu'à sept
contes qui se retrouvent dans l'antiquité classique ^.
Jamais un folk-loriste n'a encore dépouillé, d'une manière
systématique, les légendes antiques, le trésor de ces contes
réunis par des hommes comme Pausanias, qui parcouraient la
Grèce, demandant aux serviteurs des temples, aux exégètes, aux
mystagogues, les créations de la fantaisie populaire. Il faudrait
dépouiller Elien, Strabon, Parthénius, Héliodore... Le travail
n'est pas commencé. Peut-être sera-t-il aussi fécond que celui de
Mannhardt, lorsqu'il fondait son beau livre, les Cultes des bois et
des champs^ sur l'étude comparative du folk-lore germanique et
du folk-lore gréco-romain. Ici, il suffira d'avoir groupé cette
petite troupe « d'hirondelles ».
IV
NOUVELLES ET FABLIAUX DANS L ANTIQUITE
Il était une fois un jeune prince, le plus charmant du monde;
mais il était tombé dans une sombre mélancolie, que nulle des
beautés de sa cour ne savait dissiper. Aux prières de ses conseil-
lers, il répondait qu'il voulait pour femme une jeune fdle qu'il
avait Yue en songe, belle comme les étoiles. A l'autre bout de
la terre, vivait une princesse, la plus charmante du monde, mais
1. Comparetti, Edipo e la mitologia coinparata, p. 82, ss.
2. Op. cit., p. 485.
3. Op. cit., p. 158.
4. Mélusine, t. IV et V, passim.
5. Legrand, Paris, Leroux, 1881.
Bédier. — Les Fabliaux. 8
— 114 —
qui repoussait tous les prétendants, attirés des royaumes voisins
par le renom de sa beauté. Elle voulait épouser, disait-elle,
un jeune prince qu'elle avait vu en songe, beau comme le
soleil...
Quelle est cette histoire? Sans doute, le début d'un conte de
fées de la comtesse d'Aulnoy? ou bien de Perrault? ou bien un
des aimables récits recueillis dans nos chaumières par M. Bladé
ou par M. Sébillot? Non, ce prince charmant est Zariadrès, qui
règne sur les pays du Tanaïs à la mer Caspienne, et la princesse
qu'il aime comme elle l'aime, pour s'être vus l'un et l'autre en
rêve, est Odatis, la plus belle des jeunes filles d'Asie, la fdle du
roi Omartès. Si vous êtes curieux de savoir par quelle suite
d'aventures ce prince Charmant, après avoir parcouru huit cents
stades, rejoint, reconnaît, épouse la princesse, vous le trouverez,
non pas dans le Pantchatantra^ mais dans Athénée. Athénée
rapporte cette nouvelle d'après Charès de Mytilène, qui était
quelque chose comme introducteur des ambassadeurs [û^y.^(^zki'jq)
à la cour d'Alexandre le Grand i.
Nous ne connaissons que très imparfaitement la novellis-
tique de l'antiquité. D'abord, dans les milliers de légendes
amoureuses que nous transmettent les logographes, les poètes
tragiques , comiques , lyriques depuis les plus anciens - jus-
qu'aux alexandrins, dans les légendes locales de Milet,
d'Ephèse, de Rhodes, le départ n'a pas encore été suffisamment
fait entre les éléments traditionnels ou populaires et les éléments
mythologiques. Puis la novellistique est peut-être le genre
littéraire de l'antiquité que le temps aie plus mutilé. Que savons-
nous, par exemple, des comédies moyennes d'Athènes? (( Qu'elles
portent — dit M. J. Denis ^ — des titres mythologiques, poli-
« tiques, religieux, moraux, elles consistaient généralement
« dans une sorte de fabliau ou de conte mis en action. » Alais
où sont les comédies de Ménandre, d'Alexis, de Philémon? A en
juger par des imitations romaines, il ne serait pas malaisé de
1. Athénée, XIII, 35. Sur les rapports de ce coûte avec la légende massi-
liote du Phocéen Euxène et de nombreuses légendes orientales et occiden-
tales, V. Rohde, op. laud., p. 44, ss.
2. On sait que, chez le vieux Stésichore, on trouve déjà des nouvelles
d'amour (Bergk, fragm. 43, 44).
3. La Comédie grecque, F àvis, 1886, t. II, p. 387.
— 115 —
retrouver dans leurs intrigues, dans le Miles Gloriosus par
exemple, de véritables contes traditionnels. — Où sont, de même,
les légendes erotiques alexandrines de Philétas, d'Hermésianax
de Colophon ^? Où sont les contes sybaritiques ^7 Où, les fables
milésiennes? Elle est perdue, cette collection de contes d'Aris-
tide de Milet que L. Cornélius Sisenna avait traduite ^. 11 est
perdu ce recueil de contes milésiens que le Suréna découvrait
dans les bagages d'un officier romain tué à la bataille de Carrhes.
Si nous pouvions le lire, comme le Suréna le fît lire au sénat de
Séleucie, nous n'y rechercherions pas, comme lui, des témoi-
gnages de la corruption et de la frivolité romaines, mais les
folk-loristes y reconnaîtraient les fabliaux de l'antiquité.
Ici encore, il suffira de quelques rapprochements.
Voici l'une des sèches narrations que Parthénius adressait à
Cornélius Gallus, pour qu'elles lui fournissent des canevas de
poèmes. OEnone ^, séduite par Paris sur l'Ida, lui prédit son
sort : un jour, il la délaissera; il sera blessé dans un combat,
et, seule, elle pourra le guérir. En effet, après des années,
alors que depuis longtemps OEnone a été abandonnée pour
Hélène, Paris est blessé par Philoctète. Il se souvient alors de
la jeune fille qui l'a aimé sur l'Ida, et de sa prédiction. Il
envoie un messager pour la rechercher et la supplier de venir à
son aide. Elle répond par de violentes paroles : que Paris
demande plutôt à Hélène de le guérir ! Mais, à peine le messa-
ger parti, elle regrette sa cruauté et se met en route vers celui
qu'elle aime encore. Hélas! elle a trop tardé. Sa dure réponse
a déjà été rapportée à Paris, qui, en apprenant qu'elle ne vien-
drait point, est mort. Elle arrive aussitôt après et se tue sur son
corps.
J'ignore si l'on a déjà remarqué la ressemblance de cette
légende d'amour et de celle de Tristan. Thomas, Eilhart
d'Oberg, un manuscrit du roman en prose, nous racontent
ainsi la mort des deux amants : Tristan, blessé d'un coup de
lance envenimée, songe que, seule, son amie Yseult de Cor-
1. V. Rohde, op. laud., p. 72, ss.
2. Tristes, II, 417.
3. Tristes, II, 443.
4. Parthénius, nan\ IV.
— IIÔ —
nouaille, qui tient de sa mère le secret de remèdes puissants,
et qui, deux fois déjà, a guéri ses blessures, pourra le sauver.
Il envoie donc vers elle, en Cornouaille, un de ses vassaux.
Pour qu'il sache quelques heures plus tôt son bonheur ou sa
peine, que la voile de la nef soit, au retour, blanche, si Yseult
vient; sinon, noire. Yseult s'embarque, la nef approche, et
la voile apparaît au large, toute blanche. Mais la femme de
Tristan a aj^pris ces conventions. A peine a-t-elle vu le vaisseau
qu'elle accourt au lit du blessé et lui annonce l'approche d'un
navire. — « Quelle est la couleur de la voile? lui demande-t-il.
— Toute noire. « A cette parole, Tristan rend l'âme. Yseult
débarque, apprend la nouvelle, embrasse le cadavre cher, et
meurt à son tour.
Il manque ici, pour que la légende d'OEnone et de Paris soit
identique à celle de Tristan et d'Yseult, l'épisode de la voile
blanche ou noire. Mais chacun se souvient de l'avoir déjà
rencontré sur le sol antique, dans la légende de Thésée, si voi-
sine de celle de Tristan ^ : la voile blanche ou noire que devait
porter la nef d'Yseult était bien celle que le vieil Egée cherchait
à riiorizon sur les flots grecs.
liC cadre du Roman des sept sages (une femme repoussée
par son beau-fîls, à qui elle a déclaré son amour incestueux, s'en
venge en l'accusant auprès de son mari du crime même qu'il a
refusé de commettre), ce cadre est bien ancien, sans doute,
puisqu'il remonte aux temps du bouddhisme indien ^ : mais la
légende de Phèdre et d'Hippoljte est plus ancienne encore.
Un des thèmes les plus répandus de la novellistique popu-
laire est celui-ci : un père qui aime d'amour sa propre fille,
impose aux prétendants, pour les écarter, des épreuves réputées
insurmontables, jusqu'au jour où l'un d'eux en triomphe, à
moins que, en d'autres versions quelque tragique dénoûment
ne punisse le père coupable. C'est, entre vingt contes populaires
analogues, le sujet du lai àasDeux amants de Marie de France ^.
1. V., sur cette parenté, l'article de M. G. Paris sur Tristan et Iseut dans
la Revue de Paris, 1894, no 3.
2. Benfey, Orient und Occident, III, 177.
'ô. Marie de France n'insiste pas sur le caractère incestueux de cette affec-
— 117 —
C'est aussi le sujet de plusieurs légendes grecques, des
légendes d'OEnomaiis et de sa fdle Hippodamie ou de Sithon et
de sa fille Palléné, telle que nous la rapporte Parthénius ^.
Sithon, épris de sa fille Palléné (comme le père de la Alanekine,
le père de Crescentla^ etc.), a fait proclamer que celui-là seul
l'obtiendrait qui triompherait de lui en combat singulier.
Bien des prétendants ont tenté cette épreuve et ont péri.
Enfin, comme les forces de Sithon ont décru et qu'il ne
peut plus entrer lui-même en lice, il impose à deux préten-
dants rivaux, Drjas et Clitos, de lutter l'un contre l'autre.
Comme Palléné aime Clitos, son père nourricier achète le
cocher de Dryas, et obtient qu'il enlève les chevilles qui fixent
les roues de son char de combat. Drjas tombe et Clitos le tue.
Le père apprend l'amour et la ruse de sa fdle et fait dresser un
bûcher pour les deux amants. Mais une pluie miraculeuse éteint
les flammes qui les environnent, et Sithon renonce enfin à son
cruel amour -.
A parcourir seulement le livre de M. Rohde, les nouvelles
sont nombreuses qui ont vécu dans l'antiquité, cçifmme elles ont
vécu en Orient et vivent encore aujourd'hui : telles les légendes
d'Héro et de Léandre 3, de Tarpéïa, dont on a des répliques
sans nombre, orientales et occidentales ^; telle l'exquise légende
d'Antiochus, épris de Stratonice ^.
Ou bien qu'on feuillette les Gesta Romanorum, dans l'édition
tion. Mais il est évident, à lire son conte, qu'elle connaissait des données
plus violentes, qu'elle a adoucies. Parlant de l'amour infini du père pour sa
fille, elle dit (éd. Warnke, v. 29) :
Li reis n'aveit altre retur;
Près de li esteit nuit et jur...
Plusur a mal li aturnerent,
Li suen mëisme l'en blasmerent...
1. Parthénius, nai'r. VI.
2. Pour des comparaisons avec des contes populaires modernes, v. Rohde,
p. 420. On peut aussi rapprocher un épisode du conte égyptien du Prince
prédestiné (Maspéro, Contes de l'ancienne Egypte, p. 33).
3. Rohde, p. 134.
4. Rohde, p. 82.
5. Rohde, p. 53. Ajoutez aux rapprochements de Rohde que c'est aussi le
sujet d'une controverse dé Sénèque le Rhéteur [opéra declamatoria, éd.
Bouillet, p. 563). — V., pour d'autres légendes, Rohde, p. 35 et p. 370.
— 118 —
d'OEsterley ^ : on y verra combien de contes moraux, de légendes
erotiques, d'anas sont empruntés à des écrivains grecs ou latins,
et combien de fois les notes de l'éditeur réunissent, pour le
même récit, des noms orientaux et des noms classiques, Poljen
et Pierre Alphonse, les Tusculanes et le Roman de Barlaam et
de Joasaph, Ovide et les Quarante Vizirs. Mais
Tempore deficiar, tragicos si perseqiiar ignés,
Vixque meos capiat nomina nuda liber.
Tenons-nous-en aux ignés comici, aux contes à rire.
La Fontaine n'a-t-il pas tiré d'Apulée son conte du Cuvierl
d'Athénée, son vilain conte des Deux amis'!
S'aviserait-on de rechercher des contes à rire chez le grave
orateur du Procès pour la couronne et du Procès de T ambassade ^
chez Eschine? Lisez pourtant la X*' de ses lettres : vous y trou-
verez un véritable fabliau, conté avec un esprit charmant, et très
digne de La Fontaine. Vous y verrez comment une Agnès
d'Ilion, fort semblable à l'héroïne de notre fabliau de la Grue,
voue son innocence au fleuve Scamandre ; comment un certain
Cimon abuse de sa naïveté, tout comme les valets et les clercs
errants des contes du xiii^ siècle; comment, couronné de fleurs
des eaux, il se fait passer, auprès de l'innocente Troyenne, pour
le Scamandre, de même que le tisserand du Pantchatantra se fait,
aux mêmes fins, passer pour Vichnou -, de même encore que
frère Alberto du Décaméron se déguise en l'archange saint
Michel 3.
Considérons maintenant les fabliaux de la seule collection
Montaiglon-Raynaud qui ont des parallèles dans l'antiquité
grecque et romaine.
1. Berlin, 1872.
2. Traduction Lancereau, p. 55.
3. Décam., IV, 2. Je ne sais si ce rapprochement a déjà été indiqué,
Benfey ne mentionne pas le récit grec, non plus que Landau [Quellen des
Dekameron, p. 293, ss.). Naturellement, pour Benfey. le conte doit être con-
sidéré, unheclenklich (p. 159), comme issu de sources bouddhiques. Pourtant
le récit du Décaméron diffère autant de la version du Pantchatantra que de
celle d'Eschine. — Eschine est-il bien l'auteur de ces lettres? ou sont-elles,
comme il faut plutôt le croire, l'œuvre de quelque alexandrin? Peu nous
importe ici. Nous n'en sommes pas à 200 ans près ! (Voir, sur la question :
Castets, Eschine r orateur, appendice).
- 119 —
Mnésiloque, déguisé en vieille, s'est introduit parmi les
femmes assemblées pour célébrer les mystères de Cérès, et pour
tirer vengeance d'Euripide. Il défend le poète, son gendre, par
un étrange plaidoyer où il allègue une série de méfaits fémi-
nins dont Euripide aurait pu tirer parti pour ses tragédies, et
dont, par discrétion bienveillante et pour l'honneur des femmes,
il n'a soufflé mot. Plusieurs des exemples de Mnésiloque se
référaient, sans doute, à des contes à rire connus des spec-
tateurs. Voici l'un d'eux : « Euripide, dit Mnésiloque, n'a jamais
raconté l'histoire de cette femme qui, en faisant admirer à son
mari un manteau et en l'étalant sous ses veux, a fait évader son
amant caché; cela, il ne Fa jamais raconté ^ »
On reconnaît ici le Pliçon de Jean de Condé (Montaiglon-
Raynaud, t. VI, 156«).
(( Deux rivaux, l'un riche et laid, l'autre de bonne race et
beau, mais pauvre, recherchent la même jeune fille. Le riche
l'emporte. Le jour du mariage, pour que les pierres de la route
ne blessent pas les pieds de l'épousée, on loue un âne qui se
trouve être précisément celui de l'amant rebuté. Le cortège
nuptial se déploie pompeusement, quand soudain, par une
faveur de Vénus, un orage terrible éclate, qui disperse parents
et paranymphes. L'âne effrayé s'enfuit et se réfugie sous un
toit; c'est là, précisément, que son maître, ai:\, milieu de ses
amis, est en train de noyer son chagrin au fond des pots. Tandis
que le fiancé officiel fait rechercher sa fiancée à cri de héraut,
l'autre
dulces perfîcit
-^qualitatis inter plausus nuptias. »
1. Les Fêtes de Cérès, 498.
oùS ' é/csTv ' elpT]xe tioj
d); f] yuvT] ôetxvuaa x ' avôpi toù'yx'jxXov
U7i:'aùyà;, oiov saTiv, £yx£/aÀu[i.[jL£vov
TOV [Jt.0r/_CIV £^£7Cc[Jn|'£V, oÙx £l'prf/C£ T^^^i.
Remarquez la forme condensée du récit, qui indique que les spectateurs
reconnaissaient, au vol, une histoire connue. — Le conte d'Aristophane
paraît bien moins concorder avec le Pliçon qu'avec le conte très voisin des
Gesta Romanorum et de Pierre Alphonse (v. Gesammtah., II, p. xxxi); en
tout cas, il est plus voisin du Pliçon que IHitopadésa (trad. Lancereau,
- 120 —
C'est un conte de Phèdre K — Transportez-le, sans y rien
modifier d'essentiel, dans un milieu chevaleresque. Transformez
seulement l'humble baudet en un noble palefroi; confiez le sujet
à un poète moins désespérément sec que Phèdre : ce sera le
charmant fabliau d'Iluon le Roi, le Vair Palefroi. (Montaiglon-
Raynaud, I, 3.)
Un autre récit de Phèdre - nous offre les données essentielles
du fabliau des Quatre souhaits Saint Martin (Montaiglon-Ray-
naud, V, 133).
La Casina de Plante, prise à Diphile, rappelle l'intrigue du
fabliau du Prêtre et d'Alison (Montaiglon-Raynaud, II, 31 3).
Le fabliau de la veuve qui se console sur la tombe de son
mari (Montaiglon-Raynaud, III, 70) est une variante grossière
et altérée de la Matrone d'Ephèse, que nous racontent Phèdre ^
et Pétrone •"*.
Les Métamorphoses d'Apulée ^ nous rapportent un récit très
comparable au fabliau des Braies au Cordelier (Montaiglon-
Raynaud, III, 88 ; VI, 155).
Pour éprouver la chasteté des femmes, les Mille et une IVuits
ont un miroir magique que ternit la femme infidèle qui s'y mire ;
l'iVrioste connaît la coupe enchantée qui se répand sur le buveur,
s'il est un mari trompé ^. Le manteau mal taillé du fabliau
(Montaiglon-Raynaud, III, 55) s'allonge ou se raccourcit
méchamment sur les épaules des épouses réputées les plus
chastes de la cour d'Arthur. — De même, dans les légendes
1882, p. 54, ss.) qu'il faudrait pourtant, selon von der Hagen {op. cit.,
p. xxxii), considérer « als die grundla ge » de noire fabliau (v. notre appen-
dice II).
1. Appendix, XVI. Il est acquis à la science que cet appendice est légiti-
mement attribué à Phèdre.
2. Phèdre, appendix, IV. Voir, au chapitre VII, notre étude sur ce
fabliau.
3. On peut conjecturer, d'après les données de la 363^ déclamation de
Quinlilicn {Vestiplica prc Domina), que le rhéteur romain connaissait un
récit analogue.
4. Phèdre, Appendix, XV.
5. Satiricon, § 111.
6. Apulée, IX, ch. XVII.
7. Comparez le gobelet de Joseph, Genèse, 44, 5. « N'avez-vous pas la
coupe dans laquelle boit mon maître, et dont il se sert pour deviner? » —
Lefébure, Mélusine, IV, 38,
— 121 —
gréco-latines, l'eau du Styx s'écarte des femmes pures, et noie
les autres *.
Ainsi, parmi les fabliaux conservés, cinq ou six au moins, à
ma connaissance, sont attestés dans l'antiquité classique. —
C'est peu, dira-t-on.
Combien donc sont attestés dans l'Orient, de l'Inde à l'Arabie,
et de la Perse à la Chine? — Onze.
CONTES POPULAIRES DANS LE MOYEN AGE ANTÉRIEUR AUX CROISADES
Ainsi les fabliaux se retrouvent presque aussi nombreux dans
l'antiquité que dans l'Orient.
Mais voici une autre assertion de l'école orientaliste : dans le
haut moyen âge, il n'y a pas trace de ces contes. Au xii*^ siècle
seulement, sont traduits dans des langues occidentales des
recueils orientaux. Aussitôt le goût des contes se répand en
Europe, et nous assistons à la floraison littéraire des fabliaux.
C'est donc sous l'influence des croisades, grâce à ces deux faits
concomitants et étroitement enchaînés, à savoir : — que, d'une
part, des contes ont été entendus en Orient, et oralement rappor-
tés par des croisés et des pèlerins; que, d'autre part, les livres
orientaux ont été traduits en latin, en espagnol, en français, —
c'est grâce à ces deux faits que les contes ont pénétré d'Orient en
Occident.
Nous aurons à déterminer, au chapitre suivant, quelle a été,
sur la tradition orale et sur les fabliaux, l'influence de ces recueils
traduits. Pour le moment, montrons que le moyen âge antérieur
aux croisades n'a pas plus que l'antiquité ignoré nos contes.
Je nomme à peine les contes de Renart : car, seul, sans doute,
Robert ^ a jamais cru que le Roman de Renart dût sa naissance
au Kalilah et Dimnah.
1. Sur un épisode d'un romaigi d'Achille Tatius, où l'héroïne se tire à son
honneur de l'épreuve du Styx par le même serment avec réserve mentale
qu'Yseult, v. Rohde, op. laud., p. 484. — V., sur tout ce cycle, le remar-
quable travail de M. Giuseppe Rua, Novelle del Mamhriano del Cieco da
Ferrara, Turin, 1888, p. 73, ss.
2. Robert, Fables inédites des XIl^, XIII% XIV^ siècles, I, CXXIII. V. sur
cette importante question le beau livre récent de M. Léopold Sudre, Les
Sources du roman de Renart^ Paris, Bouillon, 1893,
— 122 —
Je ne veux considérer ici qu'une série de faits. — Le plus
copieux des recueils de fables du moyen âge est la collection que
M. Hervieux nomme le Romulus de Marie de France, et qu'il
publie d'après deux manuscrits de la Bibliothèque nationale ^
Voici comment M. G. Paris ^ se rend compte de cette collection,
R".
Une collection de fables latines a été traduite en ang-lo-saxon.
Cette traduction anglo-saxonne a été, postérieurement, attribuée
au roi d'Angleterre Alfred, comme beaucoup d'autres ouvrages
dont il n'est point l'auteur. Ce texte anglo-saxon a été traduit à
son tour : 1^ en français, ce sont les fables de Marie de France;
2^ en latin, c'est la collection R". (Le prologue nous dit, en effet :
Deinde rex Angliae Affrus [variante : Afferus] in anglicam lin-
guam eiim transferri jussit.)
Tous ces faits peuvent s'exprimer par ce schème :
R (original latin perdu)
R' traduction anglo-saxonne perdue
(Romulus Roberti) |
~n r
Marie de France R"
Ce recueil contient 137 fables, dont 75 se retrouvent dans
l'ancien Romulus^ c'est-à-dire dans l'antiquité classique.
Que sont les 62 autres contes? — Ecartons, avec M. G. Paris,
pour diverses raisons, 20 de ces récits ^. Restent 42 fables, dont
23 sont des contes d'animaux « portant le caractère du moyen
1. Les fabulistes latins depuis le siècle d'Auguste jusqu'à la fin du moyen
âge, par L. Hervieux, 1884, t. II, p. 484, ss.
2. Compte-rendu du livre de M. Hervieux, dans le Journal des savants,
1884-5.
3. Ce sont :
a) Les numéros 6, 64, 77, 118 (doublets de Phèdre), 126 (remaniement
d'une fable contenue dans Adhémar) ;
b) Les numéros 41, 48, 49, 57, 63, 78, 119, 127, 128, 129, « qui portent le
« caractère de l'apologue antique, ou qui se retrouvent dans des collections
« de fables ésopiqucs. » Ajoutons le n» 43;
c) Le numéro 135 (apologue biblique), les numéros 75, 113, 131, « sentences
(( sans récit. »
— 123 —
âg-e^ », 4 des contes de Renart-, 2 des « moralités ^ », les autres
des contes proprements dits, dont nous allons spécialement nous
occuper. En voici le dénombrement :
N^ 36. — De muliere et proco suo. C'est le conte des Gesammta-
benteuer^ XXVI, Frauenlist.
N*' 37. — Iterum de muliere et proco suo. Le titre du recueil
de Marie de France donne une idée du conte : « De la femme qui
dist qu'elle morroit parce que ses maris vit aler son dru o li au
bois. »
N° 38. — De equo vendito. Deux hommes, en contestation sur
la valeur d'un cheval, conviennent de prendre comme arbitre le
premier passant qu'ils rencontreront. Ce passant est un borgne,
qui évalue le cheval à un demi-marc. — « Mais, dit le marchand,
c'est qu'il n'a vu qu'un demi-cheval. S'il avait eu ses deux yeux,
il l'aurait estimé un marc entier. »
N^ 39. — De fure et Sathana. Bon tour joué par Satan à un
voleur qui s'est trop confié à lui.
No 44 — ]Jq agricola qui habuit equum unum. — Un vilain,
qui possède un seul cheval, importune Dieu pour en avoir un
second. Sur les entrefaites, son unique cheval lui est volé. Il
modifie ainsi sa prière : « Mon Dieu, si tu me rendais mon che-
val volé, je te tiendrais bien quitte du reste! »
N^ 45. — De homine qui tarde venit ad ecclesiam. Conte moral
et plaisant.
N° 46. — De urbano et monedula sua. Vaguement analogue
au Testament de VA ne.
N° 47. — De villano et nano. C'est une forme du fabliau des
Quatre souhaits St-Martin. V. plus loin (chap. VII) notre étude
sur ce conte.
N° 68. — De pictore et uxore sua. Historiette morale.
N° 73. — De homine et uxore litigiosa. C'est le fabliau du Pré
tondu.
N'^ 74. — De uxore mala et viro suo. — Conte très répandu
1. Ce sont :
Les numéros 40, 52, 53, 55, 59, 61, 62, 65, 67, 69, 72, 116, 117, 119, 120,
121, 122, 123, 124, 126, 132, 134, 136.
2. Contes de Renart : les n^s 50, 51, 60, 66.
3. Moralités : les n^s 54, 130.
— 124 —
dans les littératures populaires : Un mari a une femme contre-
disante et acariâtre. Gomme il fait un jour dériver un cours d'eau
pour le conduire dans une piscine , ses ouvriers lui demandent
de leur faire apporter leur repas sur le chantier. Le mari les
adresse à sa femme : mais qu'ils disent bien qu'il a refusé ; c'est
le seul moyen qu'elle consente. Naturellement, la femme s'em-
presse d'accorder, et apporte elle-même des vivres aux ouvriers.
Son mari veut s'asseoir auprès d'elle, pour manger aussi. Mais
elle s'éloigne de lui, à mesure qu'il se rapproche, si bien qu'elle
tombe dans l'eau. Les ouvriers veulent la repêcher : « Cherchez
à la source du torrent, dit le mari ; car, par esprit de contradic-
tion, elle l'a certainement remonté^. »
N'* 114. — De divite qui sanguinem minuit.
M. G. Paris insiste avec raison sur la haute ancienneté de ce
recueil : « La traduction anglo-saxonne du Romulus anglo-latin
sur laquelle a travaillé Marie de France et qui était, au xii®
siècle, attribuée à Alfred le Grand, ne peut être plus récente que
le XP siècle-. C'est donc à ce siècle tout au moins^ et sans doute
au commencement^ que remonte la collection latine. »
Voilà donc des contes, presque tous populaires, qui sont de
vénérables contemporains de la Chanson de Roland^ peut-être du
Saint-Alexis !
M. G. Paris ajoute : « On est surpris de trouver à pareille
époque, une œuvre aussi originale que l'est la partie nouvelle du
Romulus anglo-latin. Elle doit certainement tenir désormais une
place importante dans l'histoire de la production et de la trans-
mission des contes et des fables en Europe. »
On peut être surpris en effet de trouver ces contes en Europe,
dans l'hypothèse indianiste, qu'ils démentent. Mais, en dehors
de cette hypothèse, le fait n'a rien que de naturel.
Il existait donc en Europe, antérieurement aux croisades,
antérieurement aux dates où l'on prétend que les contes sont
1. Pour la bibliographie de ce conte, voyez Pauli, Schimpf und Ernst,
142, et Crâne Exempla of Jacques de Vitry, Londres, 1890, n^ CCXXVII).
M. Crâne croit, à tort, que V exemple de son auteur est la plus ancienne
forme connue du récit.
2. Je ne crois pas devoir accepter l'opinion de M. Jacobs à ce sujet. Il se
trompe d'au moins cinquante ans sur l'époque où Marie de France a vécu,
[The fables of ^sop, p. 164-8.)
— 125 —
parvenus d'Orient en Occident, tout un corpus d€ fabliaux. Des
contes ci-dessus, qui sont presque tous des contes populaires
traditionnels, deux se retrouvent parmi les fabliaux, français : Les
Quatre souhaits St-Martin^ le Pré tondu.
En les ajoutant aux quelques fabliaux grecs ou latins, on voit
que six ou sept fabliaux de la collection de MM. de Montaig-lon
et Ra3^naud, au moins, étaient connus en Occident avant les \
croisades. \
— 126
CHAPITRE IV
L'INFLUENCE DES RECUEILS DE CONTES ORIENTAUX REDUITE
A SA JUSTE VALEUR
I. Que les fabliaux représentent la tradition orale, et que leurs auteurs ne
paraissent avoir rien emprunté, consciemment du moins, aux recueils
orientaux traduits en des langues européennes.
IL Quels sont les contes que le moyen âge occidental pouvait connaître
par ces traductions de recueils orientaux, et quels sont ceux qu'il
leur a réellement empruntés? Possibilité, légitimité, utilité de cette
recherche.
III. Analyse de tous les recueils de contes du moyen âge traduits ou imités
des conteurs orientaux : 1° de la Discipline de clergie ; 2° du Dolopa-
thos ; 3° et 4° des romans des Sept Sages occidental et oriental ; 5° du
Directorium humanae vitae ; 6° de Barlaam et Joasaph. — Résultat de
ce dépouillement : nombre dérisoire de contes qui paraissent à la
fois dans les recueils orientaux et dans la tradition orale française.
Comme contre-épreuve, grand nombre de contes communs à des col-
lections allemande et française.
IV. Portée assez restreinte de toute cette démonstration. Que, du moins,
nous avons dissipé un idolum libri, funeste à beaucoup de folk-
loristes.
Nous avons recueilli des formes grecques et latines de nos
fabliaux. Nous en avons recueilli dans le haut moyen âge occi-
dental : d'où il nous a paru résulter que nos conteurs savaient,
au besoin, se passer des prédicateurs bouddhistes.
Mais, disent les orientalistes, pour avoir colligé çà et là
quelques récits antiques, vous n'ébranlez point encore notre théo-
rie. Que sont ces rares contes en regard des fictions orientales,
en nombre infini? Un recueil indien s'intitule « V océan des
rivières des histoires ». C'est cet océan de rivières qui, soudain,
aux xii^et XIII® siècles, se précipite sur l'Europe, l'inonde, la sub-
merge. Le fait dominant, l'événement littéraire, si décisif que
que tous les autres n'apparaissaient plus auprès de lui que comme
de minuscules détails, est celui-ci. Au xi^ siècle, les peuples
occidentaux — les Français par exemple — ignorent les collec-
tions de contes indiens : or, à cette époque, ils n'ont point non
— 127 —
plus de fabliaux; du moins, nous ne savons s'ils en possédaient,
car leurs contes ne parviennent pas à la vie littéraire. Aux xii^
et XIII® siècles, au contraire, voici que des Juifs, ou des chrétiens
qui ont habité la Terre Sainte, traduisent en latin, en espagnol,
en français, les plus importantes collections orientales. Ces col-
lections sont désormais accessibles à tous, et des centaines de
contes indiens sont connus en Europe. Or, l'époque de ces tra-
ductions est précisément celle où les fabliaux fleurissent en
France, en Allemagne. — Comment nier, dès lors, que les contes
occidentaux aient pris leur source dans l'Inde?
C'est précisément le degré d'influence de ces traductions que je
voudrais déterminer.
Comment cela est-il possible?
Notons d'abord que, si l'influence des livres s'est exercée sur
nos conteurs, elle a du moins été inconsciente^ et le fait est bien
étrange. La source immédiate des jongleurs est toujours, ou
presque toujours, orale.
Interrogeons, en effet, les prologues des fabliaux.
Quatre fois seulement le trouvère prétend connaître une forme
écrite de son récit :
Nos trovomes en escriture
Une merveilleuse aventure
Qui jadis avint K..
...Il avint, ce dit V escriture,
N'a pas lonc tans en Normandie 2...
1. MR, III, 63, Du vilain qui conquist Paradis.
2. MR, VI,, 151, Du chevalier qui recovra Vamor de sa dame. A la fin de
ce conte, le jongleur nous dit que « Pierre d'Anfol fist et trova premièrement
ce fablel ». Ce nom de Pierre d'Anfol est sans doute une traduction de et Petrus
Alphonsi ». Ce serait la seule allusion d'un conteur à la Disciplina clericalis.
Il va sans dire que ce fabliau ne se retrouve pas dans l'œuvre du Juif
espagnol, et la source qu'allègue notre conteur est vraisemblablement sup-
posée.
— 128 —
... D'une vielle vos vueil conter
Une fable por déliter ;
Deus vaches et, ce truis o livre ^..
...Ce nous raconte liescm^...
Que pouvaient être ce livj'e, ces écritures! Nous l'ignorons, et
peut-être ces références étaient-elles imaginaires, comme en tant
d'autres cas où les trouvères font parade de sources très savantes.
Quoi qu'il en soit, il est piquant qu'aucun de ces quatre contes
qui seraient empruntés à des escris n'a jamais été retrouvé sous
aucune forme orientale.
Par contre, dans tous les autres cas, les conteurs nous disent
qu'ils recueillaient les fabliaux sous forme parlée.
« Toï conter l'autre semaine^ »... « On me le conta por
voir ^ »... « Il advint à Orléans, comme en témoignage cil qui
nrien donna la matière'^.,. »
... Une truffe de vérité
Vos vorrai ci ramentevoir,
Si c'om le me conta de voir^'...
On en répétait ainsi beaucoup, par les bourgs et les cités, plus
qu'on n'en pouvait écrire. Les trouvères regrettent qu'on ne
puisse pas noter tous ces récits qui courent les rues; les « bons
ménestrels », disent-ils, les devraient « enromancier » :
Aussi corne gens vont et vienent,
Ot on maintes choses conter
Qui bones sont a raconter;
Cil qui s'en sevent entremettre
I doivent grant entente mètre ^...
•
Mais quoi ! on ne peut toutes les recueillir ! Elles sont trop !
Une aventure molt petite
Qui n'a mie esté sovent dite
Ai oï dire, tôt por voir...
1. MR, V, 127, de la Vieille qui oint la palme au chevalier.
2. MR, I, 5, vers 103. La Housse partie. Le prologue contredit cette
affirmation.
3. MR, III, 63, le Pêcheur de Pont-sur-Seine.
4. MR, III, 85, le Sentier battu.
5. MR, III, 86, les Braies. — Cf. le Valet aus douze femmes, MR, III,
78.
6. MR, IV, 91, le Clerc derrière l'escrin. — Cf. MR,VI, 142, Des quatre
près très.
7. MR, I, b, La Housse partie.
k
— 129 -
Nés puet en mie toutes dire,
Ne trctier en ronianz, nescrire\
De plusors en ot en conter,
Qui très bien font a remembrer ^..
Les jongleurs nous disent souvent en quel lieu ils ont recueilli
leur fabliau, au hasard de leurs pérégrinations : celui-ci « l'a
oï conter à Douai "^ »... cet autre <( en Beessin, moût près de
Vire ^ »... ou bien
A Vercelai, devant les changes :
Cil ne set mie de losenges,
Qui me l'a contée et dite ''...
Cet autre, Gautier,
Tant a aie qu'il a ataint
D'un autre prestre la matière^...
Nos conteurs n'allèguent donc jamais — ou presque jamais —
une source littéraire. On sait pourtant le respect du moyen âge
pour la chose écrite. Volontiers les jongleurs invoquent, inventent
au besoin des livres m^^stérieux où ils ont, assurent-ils, puisé leur
matière. S'ils avaient su que leurs contes se trouvaient dans des
livres orientaux, on peut l'assurer, ils se seraient vantés de les y
avoir découverts. Comparez les lais : Marie de France, Chrétien
de Troyes ont toujours conscience d'imiter les Bretons ; même
lorsque leurs récits n'ont rien de kymrique, ni d'armoricain, ils
les donnent pour tels. Ils se plaisent à affubler leurs héros de
noms celtiques, ou d'allure celtique; à placer l'action dans
l'Armorique, à Dol, à Saint-Malo ; ou en Cornouaille, à Tinta-
guel ; à Caer-Lleon, à Caer-Went en Monmouth. Dans les
1. MR, IV, 95, le lai de i Espervier.
2. MR, V, 131, le Souhait dess'é.
3. MR, I. 16, Le Chevalier confesseur.
4. MR, V, 126, la Grue.
5. MR, V, 128, Connehert. — Jacques de Baisieux nous dit, à la fin d'un
conte (III, 62) : '
Jakes de Baisiu sans doutance
L'a de tieus en romane rimée
Por la trufe qu'il a amée.
S'il faut admettre la conjecture de Scheler [tieus), il aurait rimé son
fabliau d'après un conte tiois. Il l'aura sans doute entendu conter dans celte
langue.
Bédier. — Les Fabliaux. 9
— 130 —
fabliaux, au contraire, on ne peut jamais saisir une influence
matérielle, directe, de ce genre. Pourquoi, jamais, un jongleur
ne parle-t-il de l'Orient ? Pourquoi ne fait-il jamais allusion à
un livre oriental qu'il aurait lu, ou dont il aurait entendu parler?
Pourquoi ces poètes ont-ils jalousement dépouillé leurs contes
de toute apparence exotique? Pourquoi ne trouvons-nous jamais
dans les fabliaux ni un nom de personnage, ni un nom de lieu,
ni un détail de costume qui se réfère à l'Orient? ni jamais un
nom d'auteur juif ou arabe? Pourquoi nul de nos trouvères ne
dit-il avoir rapporté son récit d'un pèlerinage en Terre-Sainte,
ou l'avoir reçu d'un pèlerin ou d'un marchand revenu d'outre-
mer ou d'un croisé?
Retenons donc ce fait : on a beau traduire, au cours des xii^
et xiTi^ siècles, des recueils orientaux, il ne semble pas qu'un
seul des soixante ou cent poètes allemands et français dont nous
connaissons les contes ait utilisé ou même connu ces traduc-
tions. Tous, ils représentent uniquement la tradition orale. Il
est donc d'ores et déjà probable que ces traductions, qui ne leur
sont point parvenues, sont demeurées des œuvres de cabinet.
Pourtant le fait serait si étrange qu'il exige une plus ample
démonstration. Cet argument négatif, tiré du silence des con-
teurs, ne suffit point. Il serait possible que l'influence des livres,
indirecte et inconsciente, ait été, pourtant, réelle et forte. Nos
conteurs puisaient dans la tradition orale, il est vrai, mais cette
tradition orale pouvait elle-même prendre son origine dans les
recueils asiatiques, mis, quelques années auparavant, à la dis-
position des Européens.
II
Nous possédons d'une part la tradition orale des contes du
moyen âge, représentée en partie par les fabliaux; — d'autre
part, la tradition écrite, représentée par des traductions occiden-
tales de recueils orientaux. — Opposons l'une à l'autre ces deux
catégories de contes.
A cette fin, plaçons-nous au commencement du xiv*^ siècle
— aux environs de l'an 1320 — à la date où le genre des fabliaux
a déjà produit tout ce qu'il devait produire. Quels étaient les
— 131 —
recueils orientaux que nos conteurs, directement ou indirecte-
ment, avaient pu utiliser?
Il s'agit de dresser ici d'une part la liste de tous les contes
orientaux que la tradition écrite avait mis à la disposition des
conteurs d'Occident ; — d'autre part, une liste, aussi étendue que
possible, des contes occidentaux conservés — et de A^oir combien
de contes des livres orientaux sont aussi conservés sous des
formes occidentales.
Cette liste est-elle très lonsrue? Il en résultera cette vraisem-
blance que les livres ont dû exercer une profonde influence sur
la transmission orale. Cette liste est-elle, au contraire, très
courte? Il en résultera la preuve que cette influence fut insi-
gnifiante ou médiocre. — Cette recherche est-elle légitime et
probante ?
Est-elle légitime? — Qu'appelons-nous contes occidentaux^
formes occidentales^^ Nul ne nous contestera que ce doivent être
uniquement les fabliaux et les exemples des prédicateurs, c'est-
à-dire les contes qui vivent d'une manière indépendante, en
dehors des recueils, à l'état sporadique.
Voici, par exemple, un conte, Senescalcus, qui se trouve en
vers français dans une version du roman des Sept Sages^ en
prose espagnole dans le Libro de los Engaîïos^ traduction du
même roman. Il est, dites-vous, français, espagnol. D'autre part,
comme il se trouve dans le Sindbad syriaque, dans le Syntipas
grec, dans le Sandabar hébraïque, etc., et que l'archétype de
ces recueils est d'origine indienne, Senescalcus est aussi indien.
Nullement : si ce conte — comme c'est, en effet, le cas pour
Senescalcus — n'est jamais sorti de ces traductions, s'il ne s'est
jamais évadé hors du Roman des Sept Sages^ si vous ne jDOUvez
démontrer qu'il ait jamais passé à la tradition orale, il n'a jamais
été français ni espagnol ; il est et demeure un paragraphe d'un
livre étranger; il reste un conte indien.
Car enfin, lorsque l'on prétend que nos contes populaires sont
d'origine indienne, on n'entend pas dire seulement que le Pant-
chatantra^ que le Roman des Sept Sages ont été traduits en fran-
çais, en espagnol, etc., ce que personne ne contestera. On
entend — n'est-il pas vrai? — que ces contes vivent et ont
vécu en Europe d'une vie indépendante.
-^ 132 —
Pour savoir si tels de ces contes ont vraiment vécu au moyen
âge, le seul critérium possible est leur existence à l'état isolé,
sporadique. A vrai dire, tel fabliau ou tel exemple peut, mal-
gré cette apparence, n'être lui-même qu'un remaniement savant
d'une traduction orientale, et n'avoir jamais vécu sur les lèvres
du peuple. Mais, pour la démonstration que nous nous propo-
sons ici, nous sommes en droit — car il ne peut être que défavo-
rable à notre thèse de l'admettre — de considérer tous les
fabliaux ^, indistinctement, comme les témoins de la tradition
orale : et les considérer comme tels, c'est rester, tout au moins,
dans la vérité générale.
; Cette enquête, assurément légitime, sera-t-elle probante?
Nous allons dresser le bilan de tous les contes que pouvaient
connaître, pai^ les livres, les conteurs du moyen âge. Nous
savons que ce ne sont pas les seuls qu'ils aient pu, à cette
éj)oque, recevoir de l'Orient. Nous savons que la théorie orien-
1 taliste ne considère la tradition écrite que comme l'un des véhi-
cules possibles des contes ; en quoi elle a raison : la transmission
orale a dû, en effet, être infiniment plus puissante. Si nous
dépouillons les recueils orientaux traduits au moyen âge, nous
voyons quels contes les Européens ont sûrement connus à cette
époque par les livres^ mais non pas tous ceux qu'ils ont pu con-
naître. Cependant, il est bon, pour l'instant, de considérer uni-
quement ces traductions : d'abord pour déterminer le rapport de
ces traductions à la tradition parlée — et c'est notre principal
objet; — puis, pour marquer ce fait connu, mais non assez
observé, que beaucoup de ces contes renfermés dans les recueils
orientaux n'ont pu venir d'Orient aux hommes du moyen âge
que par la seule tradition orale. Par exemple, le lai cVAristote se
trouve dans le Pantchatantra. Mais le Pantchatantra n'a été
connu en Europe qu'en 18i8 par l'édition de Kosegarten ; au
moyen âge, il n'a pu êcre connu que parle Directorium huinanae
vitae. Il se trouve que le Directorium ne renferme pas ce conte.
Donc, il n'a pu venir de l'Inde en France — s'il en vient — que
par la seule tradition orale.
1. Poiu' les exemples, nous serons obligé de faii'e quelques réserves
nécessaires (v. p. 139-140).
I
— 133 —
Nous dresserons une statistique, qui sera, comme toute sta-
tistique, incomplète. Car, si nous possédons toute la tradition
écrite du moyen âg'e, c'est-à-dire tous les recueils orientaux qui
furent alors traduits, il s'en faut que nous connaissions toute la
tradition orale.
Combien de contes, populaires au moyen âge, n'ont pourtant
pas reçu la forme poétique des fabliaux, ni n'ont été recueillis
par les sermonnaires? Combien de contes, qui avaient pris cette
forme poétique ou cette destination pieuse, ne nous sont point
parvenus? Même parmi ceux qui nous sont parvenus, combien
en négligerai-je, par insuffisance d'information?
Je prends, du moins, comme témoins de la tradition orale :
1^ Les deux plus vastes recueils de contes du moyen âge,
savoir :
Le recueil de MM. de Montaiglon et Raynaud pour la France,
V Le recueil des GesammtaLcnteuer pour l'Allemagne ;
2° Deux copieuses compilations d'exemples, celle de Jacques de
Vitry ^ et celle d'Etienne de Bourbon -, en tout, environ quatre
cents contes.
Opposons-les à la tradition écrite orientale.
III
ANALYSE DES RECUEILS ORIENTAUX TRADUITS AU MOYEN AGE EN
DES LANGUES OCCIDENTALES
I
' 1° Disciplina clericalis.
I 2'' Discipline de clergie.
■ 3° Chastiernent d'un père a son fils.
Pierre Alphonse, le juif compilateur de ce recueil, était né en
1062, et fut baptisé en 1106. Son livre n'a été composé qu'après
sa conversion, et ses sources sont le plus souvent arabes :
(( Lihellum compegi^ nous dit-il, partim ex proverhiis philoso-
phoriim et suis castigationibus arabicis, partim ex animalium et
volucrum similitudinibus. »
1. Exempta of Jacques de Vitvy, éd. by Th. Fred. Crâne, Londres, 1890.
2. Anecdotes historiques, légendes et apologues tirés du recueil inédit
d'Etienne de Bourbon..., p. par A. Lecoy de La Marche [Société de l'Histoire
de France), 1877.
— 13.4 —
1^ Contes de la Disciplina clericalis : Ceux de ces contes qui
se trouvent au moyen
âge sous forme indépen-
dante :
1. Du prcudome qui avoit demi-ami Jacques de Vitry, n" CXX.
2. De deus bons amis loiaus . . . ,
3. Des verseficres
4. De l'homme et du serpent
5. D'un verscfîerre [d'un vilain teig-neus et]
bossu
6. De deus clers
7. La maie femme
8. D'une autre maie dame Gesammtabenteuer,XXXlX,
Dit du Pliçon.
9. D'une autre maie femme ^
10. Du fableor
11. De la maie vieille (la chienne qui pleure). Jacques de Vitry, CCL.
12. De celui qui enferma sa femme en une tor.
13. D'un home qui comanda son aveir
14. Li jugemens de l'oile qui fu prise en
garde
15. D'un home qui porteit grant avoir
16. Por quoi en deit amer le grant chemin. . .
17. De deus borgeis et d'un vilein
18. Du tailleor le roi et de son sergant^. .....
19. Des deus jugleors
20. Du vilein et de l'oiselet Lai de l'Oiselet.
21. Du vilein qui dona ses bues au lou
22. Du larron qui embraça le rai de la lune. . .
23. D'un marcheant qui ala veoir son frère. . .
Texte de Méon : de Marien qui dist ce
qu'on li demanda
24. De Maimon le pereceus
23. Texte de Méon : Socrate et Alexandre. . . .
26. D'un larron qui demeura trop au trésor. . .
27. Du vilain qui sonjoit
28. D'un prodome qui donna tôt son avoir à
ses deus filles
Soit, au total, 4 contes de la Discipline de Clergie, qui vivent
sous des formes indépendantes, savoir : 1 fabliau de la collec-
tion Montaiglon-Raynaud et des Gesammtabenteuer : le dit du
Pliçon ; 2 exemples de Jacques de Vitry et le lai de VOiselet.
1. De loinlaines ressemblances avec le lai de lEpervier\ mais ce n'est pas
le même conte. Voyez liontania, YII, p. 20.
2. No 18 dans la Disciplina et dans le Chastiement publié par Méon; n" 26
dans l'édition des Bibliophiles.
— 135 —
2° Contes du Dolopathos : Contes du Dolopathos
qui se trouvent au moyen
âge sous forme indépen-
dante :
1 . Canis
2. Gaza
3. Filius
4. Le marchand de Venise
5. Le fils du roi qui tue la poule d'une pau-
vresse
6. Les trois voleurs qui racontent ;
a. Polyphème
b. Les sorcières
c. Le voleur traîné par les sorcières. . ,
7. Les sept cygnes , Le Chevalier au cygne.
8. Inclusa
9. Puteus
Soit aucun fabliau, ni aucun exemple qui se retrouve sous
forme indépendante.
3° Le groupe occidental du roman des Sept Sages.
Quels que soient les rapports réciproques des diverses ver-
sions de ce recueil, et quelle qu'en soit l'origine première, nous
pouvons l'opposer, comme étant un livi'e, à la tradition orale,
représentée par les fabliaux et les exemples. Plus d'un des contes
énumérés dans le tableau ci-joint ne doit probablement rien à
l'Orient : tel Roma. En tout cas, pour ce qui nous intéresse ici :
Un de ces contes se trouve sous forme de fabliau, c'est Amato-
res^ qui est le fabliau des Trois bossus ménestrels K Un autre se
trouve sous forme d'exemple, c'est Vidua, cf. Jacques de Vitry,
n° CGXXXII, dont on peut aussi rapprocher un fabliau (MR, III,
70). — C'est la Matrone d'Ephèse antique.
4® Le groupe oriental du roman des Sept Sages.
Nous énumérons maintenant, dans le tableau synoptique ci-
joint, tous les contes des diverses rédactions orientales du Roman
des Sept Sages.
Tout ce groupe oriental ne pouvait être connu de nos conteurs
1. Ce conte se retrouve, comme on le verra plus loin, dans le texte hébreu
du roman des Sept Sages, le Mischle Sandahar,
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4" Les contes (lu Roman des Sept Sages. — Groupe oriental.
Page» l:i6-137
S,iJk«i: version svci.-iqiie. x' siècle, p. \'.
—
Buethg^n, 1879.
5vKli|MS, version ttr«cquc d'Andeéopoulos. fin
do xl- si.Vle. - Tr.duelion .llemande de
M,sMt Simichar. version lu-liraïquo, 1" moitié
du xln' siècle, Ipnducïion de Sungolmann,
1843.
.l/i»f CI «ne A-.,il« (version de »onln,|).
W'iii'.i'l NiimA. poème persan du xiv' siècle,
jl.<i«l{rJauri„uHWll).
Slitlr H ..«» »..«, STO' Nuit. 1. XV de l'édilion
Hnbichl. von der llagen, Scball, 1835.
Naelitebi, pitvlv persan, xi»* •iècle, H
Kuii
tV'i</iï6rte, Libro de los Engannos. xni» siècle.
p. p. Coniparelti. 1S69.
1" jour, a) Les Traces du Lion.
1. «1 Les Traces du Lion.
1. ,1] Lus Tl-aos ,lu I.iull.
. „) Avis.
1. n) Les Traces du lion.
1- Wzir. L Epervicr.
b) Avis.
b) Avis.
1,) Avis.
4| L'Epervier.
b) L'enfant complice ; les deux
autres versions ont Avis.
/■) Le foulon el son fils.
f\ Le foulon et son lils.
f] Le foulon el renlanl complice.
/■| Le foulon et son lils.
/■) Le foulon el son lils.
i'jour. a) Les pains de calaplasme.
2. ni Le grenier du pigeon.
2. a] Les pains de calaplasme.
2. rt) Le grenier du pigeon.
l. a) Les pains de calaplasme.
2^-) La chienne qui pleure.
4) L'Epervier.
Il] La chienne qui pleure.
b) L'Epervier.
b) La poussière au crible.
A) L'Epervier.
f) La Sorcière.
f) La sorcière et la source
enchantée.
/) La Sorcière.
/) La Sorcière.
f) La Sorcière.
3' jour, a) Le chasseur à la ruche.
3. a) Canis.
3. a) Le chasseur à la ruche.
i. «) Canis.
î. «) Le chasseur i la ruche.
3«) L'éléphant de pain.
h) La poussière passée au crible
tt) Auberée.
b] La poussière au crible.
A) La chienne qui pleure.
A) La poussière au crible.
[manque dans Cendul/ete].
f) La source qui métamorphose.
f\ Le lion chevauché.
/'l La source qui métamorphose.
/I Aper.
f) La source qui métamorphose.
'-t^ Jour. a\ Senescalcus.
4. a] Les pains de calaplasme.
4. „) Senescalcus.
i, a) Senescalcus.
*. a] Senescalcus seulement dans les
i^) Le livre des ruses féiDinines.||
te.rtes de Boulaq et de Scott.
A) La chienne qui pleure.
4| La poussière au crible.
b) La chienne qui pleure.
A) Canis (deux parties).
b) La chienne qui pleure.
/■) Aper.
i'jour. a) Canis.
/■| Aper.
5. a) Senescalcus
f) Le joaillier.
5. a] L'homme qui ne rit plus.
f) Le lion chevauché.
5. a] Le livre des ruses féminines.
f)
5. a) L'homme qui ne rit plus.
5«) La poussière au crible
4) Auberée.
f) Le lion chevauché.
b] L'Epervier.
f) Absalon.
b)
A)
A|
f) L'amant au coffre.
f) I-a source qui métamorphose.
/■) L'amant au coffre.
6' jour. a\ Le grenier du pigeon.
6. a] Réponse à Absalon.
f,. n) Les quatre amants.
(i. «1 Les souhaits de saint Martin.
6. «1 La nuit al-Kader.
6^) Le beau-père.
b) L'éléphant de pain.
b) Les souhaits de saiut Martiu.
b) Les souhaits de saint Martin.
La pie voleuse. Les deu.\
4)
A)
pigeous. L'amazone.
f) i. La pie voleuse.
2. La femme qui combat ses
prétendants.
"e Jour, a) Les souhaits de saint
Martin.
b) Le livre des ruses féminines.
{.Syntipas intercale les Pois-
7. a) L'enfant déguisé en femme.
4) Les trois bossus.
7. il) Auberée.
7. Auberée.
b] L'anneau.
A)
sons.)
S' Jour. Le prince : Les hôtes em-
8.
8. I-e bois de santal.
8. Les hôtes empoisonnés.
8. Les hôtes empoisonnes.
poisonnés.
L'enfant de trois ans.
L'enfant de trois ans.
L'enfant de trois ans.
Le bois de santal.
L'enfant de quatre ans.
L'enfant de cinq ans.
L'enfant de cinq ans.
L'enfant de cinq ans.
L'assiettée de puces.
L'assiettée de puces.
L'assiettée de puces.
Le ms. de Sitidban. incomplet, s'ar-
rête ici.
.Syntipas a de plus :
Le Renard. [Cendubete :
Le Renard.
Le Sindibad Nameh ajoute (intro-
Le Renard.
manque.)
duction) : le singe, le chameau,
.
L'enfant voleur. {Cendubete
l'éléphant, le roi des singes, la
manque.)
mère étourdie, les quatre frères.
Cendubete seul : L'abbe.
Ahmed (Scolt. 1" vizir).
— 137 —
que par la traduction espagnole ^ . On peut se demander si cette
traduction a jamais été lue par une autre personne que le prince
castillan à qui elle était dédiée, et si ce g-roupe oriental n'est pas
resté aussi inconnu aux poètes français et allemands que s'il leur
avait fallu lire directement le texte syriaque ou le texte hébreu.
— Mais, admettant que cette traduction espagnole ait été fort
répandue, voici ceux des contes qu'elle renferme et qui vivent
aussi d'une vie indépendante : Ce sont 3 fabliaux [VEperviei%
Auberée^ les Quatre souhaits Saint-Martin) et 1 exemple (la
Chienne qui pleure, Jacques de Vitrj, GGL).
5° Le Directorium humanae vitae.
Passons à une autre collection de contes orientaux, accessibles
aux conteurs du moyen âge, au Kalilah et Dimnah. Ils ne j)ou-
vaient la connaître que par la traduction espagnole du xiii^ siècle,
publiée en 1860 par M. de Gayangos, ou bien par le Directorium
humanae vitae, écrit par Jean de Gapoue entre 1263 et 1278 ^.
Analysons le Directorium, en écartant les fables et voyons
combien de contes de ce recueil sont attestés au moyen âge
sous forme indépendante.
Contes du Directorium : Ceux de ces contes qui
se retrouvent sous forme
indépendante au moyen
âge :
Chapitre i. De legatione Beroziae in Indlam.
1 . Les voleurs et le rayon de lune
2. Le souterrain par où s'enfuit l'amant
3. Les perles et le joueur de flûte
4. Apologue de l'homme qui, fuyant un lion, Jacques de Vitry, n° 134.
s'accroche aux branches d'un arbre au Nouveau recueil de Jubi-
dessus d'un puits. Le lion le guette, nal, II, p. 113, Dit de
deux rats rongent les branches, un rUnicorne et du serpent.
serpent attend sa chute au fonds du
puits. L'homme, cependant, mange
paisiblement un rayon de miel trouvé
dans le creux de l'arbre.
1. Libre de los Engannos et los assayamientos de las mugeres, de ariîvigo
en castellano transladado por el Infante don Fadrique, fîjo de don Fernando
e de dona Beatris. (Coraparetti, Ricerche intorno al libro di Sindibad, 1869.)
2. Johannis de Capua Directorium humanae vitae... traduction latine du
livre de Kalilah et Dimnah, p. p. J. Derenbourg, 72^ et 73^ fascicules de la
Bibliothèque de l'Ecole des Hautes-Etudes.
— 138 —
Chapitre ii. De leone et bove.
5. L'ermite volé par son disciple, et les
aventures qui, dans le Pantchalantra,
se rattachent au religieux Devasarman.
6. Avis du Roman des Sept Sages
7. Le trésor caché sous un arbre et volé ;
l'axbre pris à témoin du vol
8. La poussière passée au crible
9. Le fer mangé par les rats et l'enfant
emporté par les oiseaux
Chapitre m. De inqiiisitione causae Dimnae.
10. Le manteau blanc et noir et le serviteur
infidèle
dl. Le médecin qui empoisonne la fille du
roi
12. Le laboureur mené en captivité avec ses
deux femmes, l'une chaste, l'autre
impudique
43. Les deux perroquets qui parlent la langue
édômique
Chapitre iv. De columha.
14. La souris et le dévot
15. Le sésame émondé à vendre contre du
sésame non émondé
Chapitre v. De corvo et stui^no.
16. Le dévot et le cerf. Un dévot a acheté un
cerf pour le sacrifier. Trois voleurs
s'espacent sur sa route, et le rencon-
trant successivement, lui demandent :
Que prétends-tu faire du chien que tu
portes ainsi? » A la troisième fois, le
dévot finit par croire qu'il est dupe de
quelque enchantement, et abandonne
le cerf sur la route au grand profit des
voleurs.
17. La jeune femme qui se refuse à son vieux
mari et le voleur
18. Le voleur et le démon à face humaine qui
s'associent pour voler la vache d'un
paysan.
19.. Le mari caché sous le lit de sa femme.
La femme, voyant ses pieds qui dé-
passent, fait à son galant un tel éloge
de son mari, que celui-ci, attendri, par-
donne
20. Un dévot possède une souris métamorpho-
sée en femme. Il veut la marier à
l'époux le plus puissant qui se pourra
trouver. Il est renvoyé successivement,
Fabliau des Tresses; deux
contes des Gesammtahen-
teuer, n°» 31, 43.
Etienne de Bourbon, n^ 339.
— Jacques de Vitry, XX.
^ 139 —
comme à des êtres de plus en plus
puissants, du soleil au chef des nuages,
de celui-ci au vent, du vent à la mon-
tagne. Mais la montagne déclare que la
souris est plus puissante qu'elle, car la
souris peut la percer. La jeune fille,
rendue à sa primitive nature, épouse
une souris mâle
Chapitre vi. De Simeo et Testitudiiie. Aucun conte.
Chapitre vu. De Ileremita. Aucun conte.
21. Le dévot et le vase de miel (Perrette).. .. Jacques de Vitry, LI.
22. Canis du Roman des Sept Sages
Chapitre viii. De murilego et miii^e. Aucun conte.
Chapitre ix. De rege et ave.
23. Histoire du fils du roi qui tue un petit
oiseau
Chapitre x, xi, xii. Aucun conte.
Chapitre xiii. — De leone et vulpe.
24. Un dévot voit, tombés au fond d'une
fosse, un singe, une vipère, un serpent,
un homme. Il jette trois fois une corde
pour sauver Thomme; mais, les trois
fois, c'est un des animaux qui profite
de ce secours. Ils lui conseillent de ne
pas retirer l'homme, le plus méchant
des animaux. Le dévot le sauve pour-
tant. Reconnaissance des trois ani-
maux; ingratitude de Thomme.
Chapitre xiv. — De Vorfèvre et du serpent. Aucun conte.
Chapitre xv.
25. Le fils du roi, le fils du marchand et le
colporteur
Chapitre xvi.
26. Une colombe, délivrée par un homme, lui
fait découvrir un trésor
Chapitre xvii. Aucun conte.
Soit, au total, 1 fabliau et 1 conte de la collection des
Gesammtahcnteucr : les Tresses; 2 exemples : Perrette et le pot
au lait ; les voleurs et F homme qui porte un cerf.
6^ Barlaam et Joasaph.
Enfin, il convient de remarquer que les paraboles du roman
pieux de Barlaam et Joasaph se trouvent à l'état sporadique chez
les sermonnaires du moyen âge. Les exemples IX, XLII, XLVII,
LXXVIII, GXXXIV du seul Jacques de Vitry remontent à Ce
140
roman. Mais, sauf pour quelques contes comme les Oies du frère
Philippe (exemple LXXXII) et le lai de l Oiselet (exemple
XXVllI), il ne semble pas que nous ayons affaire à des contes
qui aient vraiment vécu dans la tradition orale. Les prédicateurs
sont ici conscients d'emprunter leurs récits à ce livre pieux : ut
legitur in Barlaam ^, disent-ils en les annonçant. — Ces para-
boles ne doivent donc pas être plus considérées qae celles qu'ils
empruntent à Boèce, ou à Sénèque le philosophe, ou aux Vies
des Pères.
Il reste à faire une manière de contre-épreuve. Comparons le
recueil des fabliaux allemands au recueil des fabliaux français.
Nous tirerons de cette comparaison un enseignement intéressant.
On peut nous dire, en effet : s'il n'y a qu'un nombre misérable
de contes qui aient passé des recueils orientaux à la collection
française, c'est qu'il a péri un très grand nombre de fabliaux.
Combien d'autres contes ont dû vivre en France, qu'on retrouve-
rait dans la Discipline de clergie ou le Directorium^ et qui ne
nous sont point parvenus! Cela est, en effet, vraisemblable. Mais
si l'on compare la collection des Gesammtabenteuer avec notre
collection de fabliaux, on s'aperçoit que 33 0/0 des fabliaux
français conservés trouvent, en Allemagne, leurs parallèles. Si
les grands recueils orientaux traduits au moyen âge avaient
exercé sur la tradition orale une influence sensible, c'est une
proportion semblable qu'il faudrait trouver entre le corpus des
fabliaux allemands et français d'une part, et le corpus des contes
orientaux d'autre part.
Voici quels sont les contes des Gesammtabenteuer qui corres-
pondent à des fabliaux français :
GESAMMTABENTEUER
2. Aristoteles imd Fillis.
5. Rittertreue.
3. Fraueiizucht,
10. Die halbe Birne.
21. Das Haselein.
22. Der Spcrber.
27. Fraucn bestandigkeit.
FABLIAUX DE LA COLLECTION RAYNAUD
Le lai d'Aristote.
Du prestre qui eut mère a force.
La maie dame.
Bérengier.
La Grue.
La Grue.
La bourgeoise d'Orléans.
1. V. Crâne, op. cit., p. 145.
/
141 —
30. Dcr cntlaufene Hasenbraten.
31. Der Rciher.
35. Ehefrau und Bulerin.
37. Die drci Wûnsche.
39. Der Ritter und die Nûsse.
41. Der Ritter unterm Zuber.
43. Der verkehrte Wirth.
45. Der begrabene Ehemann.
47. Das Schneekind.
48. Die halbe Decke.
53. Der weisse Rosendorn.
54. Berchta mit der langen Nasc.
55. Irregang- und Girregar.
61. Der geaffte Pfaffe.
62. Die drei Mônche von Cohnar
Le dit des Perdrix.
Les Tresses.
La Bourse pleine de sens.
Les Souhaits Saint-Martin.
Le dit du Pliçon.
Le Cuvier.
Les Tresses.
Le vilain de Bailleul.
L'enfant de neige.
La Housse partie.
Le chevalier qui faisoit parler
Celui qui bota la pierre.
Gombert et les deux clercs.
Le pauvre clerc.
Constant du Ilamel.
Ce sont 22 poèmes allemands semblables aux fabliaux français.
Comme le recueil des Gesammtabentcuer ne renferme que
60 contes ^, c'est donc bien une proportion de 33 0/0, Et nous
avons vu qu'il n'offre, par contre, que 4 parallèles à des contes
orientaux traduits au moyen âge. Or l'examen de toute autre
collection de contes allemands, — du Licdersaal de Lassberg- ou
des Altddeutschc Erziihluncfen de Keller, — conduit aux mêmes
constatations.
Quels sont les résultats de cette statistique?
Ayant analysé tous les recueils orientaux connus en Europe
au commencement du xiv^ siècle, et les ayant opposés à 400
contes environ, français, allemands, latins, témoins de la tradi-
tion parlée du moyen âge, combien de contes sont communs aux
orientaux et à nos narrateurs d'Europe?
Ce sont d'abord 6 fabliaux :
FABLIAUX
1. Le Dit du Pliçon [Monlaicjlon-
Raynaud et Gesammtahenteuer) .
2. Les trois bossus ménestrels [Ge-
samnitahenteuer, Montaiglon-
Raynaud).
FORMES ORIENTALES
Disciplina clericalis.
Ilistoria Septem Sapicntum. Mischle
Sandahar.
1. Nous écartons en effet les n^s 72-90, qui sont des contes dévots; 91-100,
qui sont des romans historiques ou d'aventures {Constantin, Eracle, Sala-
din, etc.). — Les nos 24, 25, 26 ont leurs parallèles soit dans les Fables,
soit dans les Lais de Marie de France. — Von der Hagen cite des formes
orientales des n°^ 2, 16, 41, 45, 62, 63, 71, mais elles sout tirées soit de
recueils inconnus en Europe au moyen Age, soit de contes orientaux
— 142 —
3. Le lai de lEpervier. Sept Sages orientaux.
4. Auherée. Sept Sages orientaux.
5. Les Quatre souhaits St-Martin Sept Sages orientaux.
( Gesamnitahenteuer , Montai-
glon-Raynaud) .
6. Les Tresses [Gesammtabenteuer, Directorium humanae vitae.
Montaiglon-Raynaud).
Ce sont, ensuite, 2 contes français que nous ne considérons
pas comme des fabliaux, et qui se retrouvent aussi dans les
exemples des prédicateurs :
CONTES FRANÇAIS FORMES ORIENTALES
1. Le lai de V Oiselet (Jacques de Disciplina clericalis.
Vitry, XXVIII)
2. Le dit ae VUnicorne et du Ser- Directorium humanae vitae.
pent (Jacques de Vitry,
CXXXIV).
/ Enfin, pour négliger les paraboles savantes du Barlaam^
' 5 exemples de prédicateurs ont des équivalents dans les recueils
orientaux, savoir :
\
EXEMPLES FORMES ORIENTALES
i. Les oies de frère Philippe (Jac- Barlaam.
ques de Vitry, LXXXII).
2. Le dévot et le vase de miel (Per- Directorium.
rette), Jacques de Vitry, LI.
vr 3. La matrone d'Ephèse (Jacques Sept Sages orientaux.
de Vitry, CCXXXII). ~
4. La chienne qui pleure (Jacques Disciplina clericalis et Sept Sages
de Vitry, CCV). orientaux.
5. Le cerf pris pour un chien Directorium.
(Etienne de Bourbon, n° 339).
Soit, en tout, treize histoires, dont trois sont attestées déjà
dans l'antiquité classique : le dit du Pliçon, la [Matrone d'Ephèse
et les Quatre souhaits St-Martin.
Il y a loin de ce nombre de dix ou treize à l'infinité des
contes orientaux qu'on pouvait espérer retrouver en Europe.
modernes. Les n^s 1, 4, 6, 8, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 18, 19, 20, 21, 23, 28, 29,
32, 33, 34, 36, 38, 40, 42, 4.4, 46, 49, 50, 52, 56, 58, 60, 64, 65, 66, 69, 70
n'ont, à ma connaissance, d'équivalents ni dans l'Orient, à une époque quel-
conque, ni parmi les fabliaux français.
X {^Ji é. ^Âiû^cX.lAloà^ K Im^
JÙ.4 iHf "^
^ 143 —
Voilà donc cet « océan des rivières des histoires » qui aurait
inondé l'Europe au moyen âge !
En opposant au grand nombre de contes que les hommes
du moyen âge pouvaient puiser dans les livres le nombre
vraiment dérisoire de ceux qu'ils paraissent y avoir pris (car
nous démontrerons que cela même n'est qu'une apparence),
— nous avons réduit à sa juste valeur l'influence des livres
asiatiques traduits au moyen âge.
Cet argument paraissait très frappant que la vogue des \
fabliaux coïncidât avec l'apparition de ces livres en Europe.
Maintenant nous sommes en droit de nous demander si ces
traductions ne sont pas un effet plutôt qu'une cause. A
l'exception de la Disciplina clericalis ^, elles ne sont pas anté-
rieures à la vogue des fabliaux, mais leur sont contemporaines
ou plutôt postérieures -. Si donc nous pouvons trouver — ce qui
sera fait dans la seconde partie de ce livre — des raisons histo-
riques, locales, qui, sans que nous sortions de France, nous per-
mettent d'expliquer la production littéraire des fabliaux, nous
comprendrons qu'à la faveur de ce goût pour les contes, on ait
aussi traduit des recueils arabes ou hébreux. Quant aux exemples,
il est trop évident que les grands fondateurs des ordres religieux
populaires, saint François et saint Dominique, n'ont pas attendu,
pour en recommander l'usage aux prédicateurs, la traduction du
Kalilah et Dimnah.
IV
Certes, ne nous méprenons ni sur la nouveauté, ni sur la
portée de la démonstration qui précède.
Elle n'est pas nouvelle pour quelques romanistes, qui se
seraient passés de cette statistique et nous en auraient volon-
tiers concédé sans discussion les résultats. M. G. Paris le dit
très nettement : « Les fableaux sont, sauf exception, étrangers
à ces grands recueils traduits intégralement d'une langue dans
une autre; ils proviennent de la transmission orale, et non des
livres •"*. »
1. Elle est du milieu du xii" siècle.
2. Le Directorium a été écrit vers 1270.
3. G. Paris, La littérature française au moyen âge, 2e éd., p. 112.
_ 14i —
Cette démonstration, que je me suis attaché à donner plus
nette qu'elle n'avait été faite jusqu'ici, n'est point superflue
pourtant. Je crois qu'inutile aux romanistes, elle sera précieuse
à la majorité des folk-loristes.
En effet, l'existence au moyen âge de ces grandes traductions
de recueils indiens a cruellement embarrassé les savants qui,
n'étant pas spécialement médiévistes, en étaient arrivés, par
diverses voies, à douter de la théorie de Benfey. S'exagérant
l'influence de ces livres, ils concédaient qu'à vrai dire un flot
de nouvelles et d'apologues s'était répandu, au xiii*^ siècle, sur
le monde occidental, quitte à négliger ensuite, dès qu'il les
gênait, ce fait accordé : « La théorie orientaliste est dans le
vrai, — dit, par exemple, un des partisans de la théorie
aryenne ^, — quand elle reconnaît dans nos vieux fabliaux du
moyen âge ou dans les conteurs français et étrangers de la
Renaissance les récits du Pantchatantra et les apologues de
Scndahad. La littérature indienne a en effet pris racine en
Europe à la suite des croisades et des événements du moyen
âge. » — On trouverait la même concession bénévole chez les
libres esprits qui s'attachent à la théorie anthropologique, chez
M. Gaidoz lui-même, chez M. Andrew Lang. M. Lang, par
exemple, après avoir raconté l'exode occidental du Kalilah et
Dimnah et du roman des Sept Sages, conclut ainsi : « La
théorie indianiste prouve bien que beaucoup de contes ont été
introduits de l'Inde en Europe, au moyen âge-. » Lui aussi,
il rappelle les invasions des Tartares, les croisades, la propa-
gande bouddhiste, les traductions de recueils indiens, et con-
clut : « Des contes sont certainement sortis de l'Inde au moven
âge, et sont parvenus en abondance dans l'Asie et l'Europe à
cette époque '^. »
Oui certes, leur dirons-nous, des contes sont venus de
l'Inde au moyen âge, comme à n'importe quelle autre époque
et comme de partout ailleurs. Mais, après une étude conscien-
cieuse des contes du mo^^en âge, j'en ai pu découvrir jusqu'à
treize qui se retrouvent dans les livres indiens.
1. M. Loys Brucyrc, Mélusine, I. col. 237.
2. M. Lang, à la fin do son Introduction à réditiou des Contes de Perrault.
3. Lang, Myth, Ritual and Religion^ IL p. 313.
— 145 —
Il est bon d'avoir dissipé cet idoliim libri.
On nous dira peut-être : vous avez, arbitrairement, en ne
considérant que des traductions, restreint le nombre des contes
que les Européens pouvaient connaître, au moyen âge, par
les livres. Vous deviez dépouiller tous les recueils orientaux
qui existaient au xiii^ siècle, qu'ils fussent, ou non, traduits.
En effet, vous avez marqué que vos trouvères représentaient
la tradition orale, mais vous avez admis que cette tradition
orale pouvait remonter aux livres. Ces livres étaient presque
aussi facilement accessibles à des Européens, qu'ils fussent
écrits en hébreu ou en arabe, ou traduits en latin; car vous
pouvez concevoir sans peine qu'un Jean de Capoue ait raconté
en italien, qu'un juif quelconque ait raconté en français des
contes renfermés dans des recueils orientaux. Bien plus, nous
possédons d'autres recueils orientaux, postérieurs aux fabliaux,
comme les Mille et une Niiits^ mais qui remontent, en totalité
ou en partie, à des originaux sanscrits. Il fallait les admettre
dans votre dénombrement, car la tradition orale des contes
occidentaux pouvait avoir pris sa source dans ces livres sans-
crits.
Il n'y a rien à répondre à cette objection, sinon que nous
n'avons que provisoirement écarté les recueils orientaux écrits
en des langues orientales. Nous voulions étudier simplement
l'influence de leurs traductions. Mais nous ne faisons aucune
difficulté d'ajouter ici aux six fabliaux attestés dans ces traduc-
tions ceux qui se retrouvent dans un recueil oriental d'une date
quelconque. Voici donc la liste complète des fabliaux à qui l'on
a jusqu'ici découvert des similaires orientaux :
/. Fabliaux qui se trouvent dans des recueils orientaux
traduits au moyen âge.
a) Ceux de ces fabliaux dont la plus ancienne forme est
grecque ou latine :
1. Le Pliçon.
2. Les Quatre souhaits St-Martin.
b) Ceux de ces fabliaux dont la plus ancienne forme est orien-
tale :
3. L'Epervier.
4. Auberée.
Bédier. — Les Fabliaux. . 10
— 146 —
B. Les Tresses.
6. Les Trois Bossus ménestrels.
//. Fabliaux qui se retrouvent dans des recueils orientaux non
traduits au moyen âr/e et de date quelconque :
7. Le lai d'Aristote [Pantchatanlra et Mahâkâtjâjana).
8. Le vilain asnier [Mesnewi).
9. Constant du Hamcl [Mille et une Nuits).
iO. Bérengier [Siddi-Kur mogol).
dl. Le vilain mire [Çukasaptati "•).
Ces onze fabliaux sont les seuls dont je connaisse des formes
orientales. Peut-être est-ce peu pour édifier la théorie, si l'on con-
sidère le grand nombre de fabliaux qui n'ont aucun similaire en
Orient. C'est l'erreur du prêtre de Neptune : « Vois, mon fils,
disait-il, tous ces tableaux votifs promis au dieu pendant la tem-
pête par des marins, qu'il a en effet sauvés, et honore Neptune!
— Mais où sont, père, les tableaux de ceux qui ont fait le même
vœu, et ont péri noyés? »
Les orientalistes avançaient comme preuves de l'origine
indienne des contes :
1° Que l'antiquité ne les a pas connus. — Nous avons montré
qu'elle les connaissait aussi bien que l'Inde.
2° Que le moyen âge ne les a connus qu'à la faveur de rap-
ports plus intimes avec l'Orient, spécialement grâce aux Croi-
sades. — Nous avons analysé un copieux recueil de contes du
moven âsre antérieur aux Croisades.
3^ Que le moj^en âge a emprunté nombre de ses contes à des
traductions de recueils orientaux. — Nous avons fait voir que
l'influence de ces traductions a été médiocre, et nous prouverons
plus tard qu'elle n'a pas été seulement médiocre, mais, peut-être,
nulle.
Par cette triple démonstration, nous avons enlevé à la théorie
orientaliste le bénéfice du sophisme qui prend pour des rapports
de cause à effet de simples rapports de succession chronologique.
Achevons enfin de lui ravir cette ressource.
1. Nous nous refusons d'ores et déjà à faire entrer dans cette liste des
contes comme le dit des Perdrix ou la Bourse pleine de sens qui ne se
retrouvent que dans l'Inde actuelle, dans la tradition orale du xix*' siècle.
Nous donnons plus loin (au début du chapitre vu) la raison de cette exclusion.
— 117 —
Ces contes à formes orientales, de quel droit les dire orien-
tales d'origine? ou même simplement orientales pour s'être
propagées à partir de l'Inde? — Parce que les formes indiennes
conservées sont les plus anciennes ?
En ce cas, nous dirons que le fabliau de Constant du Hamely
qui est du xiii^ siècle, est la source delà Nuit Al-Kader des Mille
et une Nuits, qui est du xv*' siècle. Car si les contes des Mille et
une Nuits remontent parfois à des recueils sanscrits, il est cer-
tain pourtant que la Nuit Al-Kader ne faisait point partie du
roman primitif de Sindibad, que ce conte n'y est qu'un intrus,
mal à propos introduit, à une époque récente, par un remanieur
arabe. — En ce cas, nous dirons encore que le dit du Pliçon
(Aristophane) et les Quatre Souhaits S t- Martin (Phèdre) sont
venus d'Athènes et de Rome dans l'Inde.
Pourquoi attribuez-vous aux formes indiennes une valeur
supérieure? Parce que vous tenez pour assuré que l'Inde est
(( la mère des contes ». Et vous le croyez, parce que les formes
indiennes sont souvent les plus anciennes. Mais ici c'est l'inverse.
Vous ne pouvez donc plus, en aucun cas, alléguer l'antériorité
des formes orientales. Cet argument se retourne contre vous,
car, pour la majorité des contes, vous ne trouvez point de
similaire oriental; — et, pour le petit nombre de contes con-
servés sous des formes orientales, les formes européennes sont
souvent plus anciennes.
Vous n'admettez pas, sans plus de discussion, que Idi Matrone
d^Ephèse soit venue de Rome à l'Inde, et vous avez raison
de ne pas l'admettre ; — ni que le dit des Perdrix, qui n'est
attesté dans l'Inde que sous des formes toutes modernes, soit
venu de la Gascogne ou du Portugal à l'Inde, et vous avez
raison de ne point l'admettre ; mais souffrez aussi que nous
n'admettions pas que le conte de V Epervier ou celui des Tresses
soit venu de l'Inde à nos conteurs, par cette seule raison que la
forme indienne est la plus ancienne conservée.
Et laissons là, de part et d'autre, une fois pour toutes, le
misérable argument : Post hoc^ ergo propter hoc.
Vous ne possédez réellement qu'un seul moyen de démontrer
que les contes sont indiens. Laissant enfin de côté la question
de savoir où et quand apparaît pour la première fois chacun
— 148 -.
d'eux, il faut étudier en elles-mêmes les formes orientales et
occidentales de chaque conte. S'il existe des raisons logiques,
intrinsèques, de considérer les formes orientales comme primi-
tives, le conte est indien.
Cela de deux manières :
D'abord, si ces contes sont indiens, si c'est pour les besoins
de la prédication bouddhiste qu'ils ont été imaginés, si c'est du
moins parce qu'ils convenaient excellemment à la morale de cette
religion qu'ils ont été recueillis dans l'Inde pour s'en écouler
ensuite comme d'un vaste réservoir, — ils doivent avoir conservé
quelque trace de leur destination première, des survivances des
mœurs bouddhiques, de l'esprit indien. Relevez ces traits boud-
dhiques, indiens, — et vous nous aurez convaincus.
En second lieu, si ces contes sont indiens, si partout ailleurs
ils ne sont que des hôtes, ils ont dû, pour s'accommoder à des
milieux nouveaux, souffrir certaines adaptations; montrez que
les formes indiennes sont les plus logiques, non remaniées, donc
les formes-mères. Appliquez cette méthode de l'examen des traits
correspondants et différents, que nous avons définie d'après
vous, — et vous nous aurez convaincus.
C'est, en effet, la double nécessité qu'a sentie l'école orienta-
liste. Voyons à quoi ont abouti ses efforts.
— liO
CHAPITRE V
EXAMEN DES TRAITS PRÉTENDUS INDIENS OU BOUDDHIQUES
QUI SURVIVRAIENT, SELON LA THÉORIE ORIENTALISTE,
DANS LES CONTES POPULAIRES EUROPÉENS
I. Quelques contes où les orientalistes ont cru reconnaître des survivances
de mœurs indiennes ou de croyances bouddhiques montrent la
vanité de cette prétention : 1° les épouses rivales dans les récits
populaires; 2° le cycle des animaux reconnaissants envers Thomme;
3° le fabliau de Berengier ; 4" un conte albanais; ^° la nouvelle de
Frederigo degli Alberighi et de Monna Giovanna; 6° le Meunier, son
fils et Vâne.
II. Qu'il existe, à vrai dire, des contes spécifiquement indiens et boud-
dhiques ; mais que ces contes restent dans ITnde et meurent dès
qu'on veut les en retirer : histoire du tisserand Somilaka; histoire
de la courtisane Vâsavadattâ, etc.
On s'attendrait à ce que les orientalistes eussent tenté quelque
part une sorte de relevé systématique des traits de mœurs et
de croyances indiennes ou bouddhiques remarqués par eux
dans les contes occidentaux. Extraire de nos collections de
récits populaires une sorte de catéchisme du Bouddha, montrer
que tel d'entre eux suppose la théorie bouddhique de l'effort
ou la connaissance des divers modes de méditation , et cet
autre la doctrine du nirvana, reconstituer, à l'aide de nos seuls
contes de bonnes femmes, les traits généraux de la vie sociale
indienne, prouver que nos contes ne prennent leur signification
entière que si on leur attache, comme moralités, des su iras et
des slokas^ — ce serait, en vérité, une belle démonstration de la
théorie.
Mais les orientalistes nous déçoivent ici : ce relevé, ils ne
l'ont pas dressé — et pour cause. Ils affirment volontiers dans
leurs préfaces la survivance fréquente de traits orientaux dans
les contes. En viennent-ils à l'œuvre? Ils oublient ou négligent
leur dessein, et l'on ne voit guère qu'ils s'arrêtent, ici et là, à
marquer un trait indien.
— loO —
Cela est si vrai que l'on trouvera, si je ne me trompe, dans
les quelques pages qui suivent, le plus long- groupement de
survivances prétendues indiennes qui ait jamais été tenté. Or
j'en grouperai jusqu'à six, alléguées par Benfey ou ses parti-
sans. On en trouverait d'autres, assez nombreuses, disséminées
dans V Introduction au Pantchatantra et dans les mille et une
monographies de contes écrites jusqu'ici. On verra plus loin
pourquoi je néglige d'en relever un plus grand nombre.
1) Voici la trace la plus nette de mœurs indiennes que les
orientalistes aient remarquée dans nos légendes populaires.
Dans beaucoup de nos contes de fées, une belle-mère jalouse
persécute sa bru, ou une marâtre ses filles. Cette rivalité est,
dit-on, peu conforme à nos mœurs. Dans les récits indiens
correspondants, les rôles de la belle-mère et de sa bru, de la
marâtre et de ses filles, sont tenus par des épouses rivales. Il en
résulte que les formes européennes nous présentent ici un
exemple d'adaptation au milieu et que ces contes sont nés dans
des pays polygames, donc en Orient.
Cette remarque est assurément très saisissante. Mais chacun
de ces contes doit être considéré à part. Tel d'entre eux peut
avoir présenté, à l'origine, le couple de la belle-mère et de sa
bru, ou de deux sœurs jalouses l'une de l'autre, ou d'une
maîtresse et d'une femme légitime, et n'aura que postérieure-
ment adopté, en pays polygame, le trait, qui nous paraît primitif,
de la rivalité entre épouses légales. Tel autre, bien qu'il fût pri-
mitivement fondé sur des données polygamiques, est, peut-être,
né pourtant en Europe. La monogamie est-elle donc un fait social
si ancien, si constant, si universel dans l'histoire de l'Occident?
Les Celtes, les Germains de Tacite n'étaient-ils pas des poly-
games?
2) On a encore voulu voir le reflet d'idées indiennes dans les
contes européens où agissent des animaux reconnaissants envers
l'homme. Nous avons déjà rappelé que les contes de ce type
n'étaient pas étrangers à la Grèce antique, et M. A. Lang en a
retrouvé un, recueilli, dès 1G08, chez les Incas de la province de
Huarochiri.
— 151 —
3) Benfej a cru pouvoir remarquer dans l'un de nos fabliaux
une preuve matérielle d'une origine indienne.
Il s'agit de notre fabliau de Berengier ', qui se retrouve dans
le Siddhi-Kur mogol -.
Il ne convient pas de rapporter clairement ici le sujet du
conte. Je prie seulement les lecteurs curieux de comprendre
les ingénieuses inductions de Benfey de vouloir bien considérer
le titre complet du fabliau, tel qu'ils le trouveront dans la col-
lection de MM. de Montaiglon et Rajnaud (III, 8G).
La femme d'un mari poltron et bravache se déguise en guer-
rier, provoque son mari, l'épouvante, l'oblige à un baiser hon-
teux et s'éloigne après lui avoir appris son nom de guerre, tel
que l'indique le titre du fabliau.
Dans le conte mogol, elle le menace de Suriya Baghadur^ ou
plutôt haghatur.
Benfey a démontré l'origine sanscrite du recueil mogol et,
pour ce conte, il ajoute les remarques suivantes :
Qu'est-ce que ce nom de Suriya-Baghaturl II pourrait repré-
senter le sanscrit bhagadara. Comme Benfey ne savait pas le
mogol, il s'est adressé à Schiefner, qui a confirmé son hypothèse
et reconnu dans haghatur l'un des nombreux mots d'origine
aryenne accueillis par les Mogols.
Or, que signifie ce mot, rendu à la forme sanscrite?
Le mot suriya, qui signifie en langue mogole clarté, lueur ^
éclat, correspond au sanscrit Sûrya^ soleil. D'autre part, le mot
bhagadara se décompose en deux éléments : dara^ dont le sens
est : qui possède^ et hhaga qui signifie : force, puissance. Le nom
du héros mystérieux du conte sanscrit signifierait donc : le Soleil
qui possède une force merveilleuse. Mais le mot dara peut avoir
une seconde acception, et le héros du conte s'appellerait aussi,
par une sorte de calembour, le Soleil qui possède... à peu près
la même épithète d'ornement que Berengier dans le fabliau fran-
çais.
Tout le conte serait donc fondé sur un jeu de mots qui ne peut
1. Etudié par Liebrecht et Benfey dans la revue Orient und Occident, t. I,
p. 116.
2. On en trouvera une traduction française dans la Fleur lascive orientale,
Oxford, 1882, p. 1.
— 152 —
exister qu'en sanscrit, et la forme indienne serait par là démon-
trée comme primitive K
Il serait, en effet, vraiment curieux qu'un conte français eût
comme noyau un jeu de mots sanscrit.
Mais il faut que les folk-loristes se mettent en garde contre ce
procédé : si — comme c'est ici le cas — le conte demeure aussi
complet, aussi plaisant, dépouillé de ce jeu de mots, s'il vit par
lui-même sans ce nom propre à double sens, c'est que ce calem-
bour n'est pas essentiel au récit, et qu'il peut n'être qu'une fan-
taisie d'un conteur postérieur.
Ici le fait est évident; mais, en d'autres cas, tel trait peut
sembler absolument lié au récit original, au point d'en paraître
le germe et la raison première, qui n'est, en définitive, qu'un
détail d'ornement, surajouté.
Tel, par exemple, le conte célèbre des grues d'Ibycus. Il
paraît fondé sur cette équation : "Iguxc; = '(S'jv.zç, = grues. Mais
comme le récit vit au moj^en âge, sans ce jeu de mots, dans la
Fable du houteiller et du Juif et qu'il n'est pas moins intéres-
sant sous cette forme, il y a apparence que le conte n'a pas été
provoqué par le calembour ; le conte existait, et la ressemblance
des mots a postérieurement introduit Ibycus dans la légende 2.
4) Voici un conte, qui se trouve à la fois dans le Siddhi-Kui^
mogol et divers recueils indiens, d'une part; d'autre part, dans
un recueil de contes albanais modernes.
Un enfant a appris des diableries chez les diables. Quand il
1. Benfey est si heureux de sa découverle qu'il va jusqu'à demander : « le
nom de Berengier ne serait-il pas le même mot que Baghadur? » — On
nous permettra de ne pas répondre à celte bizarre question.
2. Le procédé de Benfey pourrait donc entraîner des déconvenues
comiques. En voici un exemple. Les indigènes de l'île de Samoa se repré-
sentent ainsi la naissance de nos premiers parents : « Les hommes tirent leur
origine d'une petite pierre à Fakolo. La pierre fut changée en un homme
appelé Vasefanua. Après un temps, il pensa à créer une femme; il ramassa
de la terre et en fit un modèle sur le sol. Puis il prit une côte de son flanc
droit, et il la plaça à l'intérieur du modèle de terre, qui s'anima aussitôt et
se releva femme. Il l'appela Ivi, c'est-à-dire cote, et il la prit pour femme, et
d'elle descendit la race des hommes. » (^Sa/^JOrt,... by George Turner, Londres,
1884. Mélusine, II, col. 214). — Il est évident qu'il y a dans cette légende
des éléments bibliques, mélangés de croyances locales ; il est curieux d'y
voir à quoi servent parfois les missionnaires chrétiens. Mais, appliquant le
— 1^)3 —
en sait aussi long que ses maîtres, il retourne chez son père et
se métamorphose en cheval. « Des diables viendront m'acheter,
dit-il à son père. Tu peux me vendre, mais aie bien soin de gar-
der le licol. Tant que tu le conserveras, je pourrai m'échapper et
revenir auprès de toi. » Son père le vend en effet aux diables ;
mais, comme il a gardé son licol, le fils peut rentrer à la maison
paternelle; ce trafic avantageux se renouvelle plusieurs fois. Un
jour enfin, les diables s'aperçoivent de la ruse et, comme le che-
val détale, ils le poursuivent. Il se transforme en lièvre, les
diables en chiens ; — en pomme, les diables en derviches qui
s'apprêtent à la cueillir ; — en millet, les diables en poules ; —
en renard, qui mange les diables sous leur forme de poules K
Benfey voit dans ce récit des données bouddhiques - : « cette
lutte de l'élève en magie contre ses maîtres paraît d'origine
bouddhique : elle semble reposer sur les nombreux conflits qui
s'élevèrent, selon les légendes, entre les saints brahmanistes
et bouddhistes. » — On nous permettra de demeurer sceptique :
le don de métamorphose est le privilège le plus élémentaire de
tout sorcier, indien ou européen, et laCanidie d'Horace s'en serait
fait un jeu.
5) On se rappelle la gracieuse nouvelle de Frederigo degli
Alberighi dans le Décaméron^. Riche, il s'est ruiné en joutes et
en tournois pourMonna Giovanna, qui, aussi honnête que belle,
ne prend point garde à lui. Bientôt il ne lui reste plus qu'une
petite métairie où il se retire, et un faucon, le meilleur du
monde, qui lui est très cher. Il vit misérablement, oiselant tout
le jour pour subvenir à sa nourriture. Monna Giovanna, devenue
veuve, s'est retirée dans une campagne proche de l'humble
métairie, et son jeune fils s'est fait le compagnon de chasse de
son voisin Frederigo. Un jour, l'enfant, tombé malade, dit à
Monna : « Mère, si vous me faites avoir le faucon de Frederigo,
procédé de Benfey, ne peut-on pas dire que le nom /^^/, qui signifie cote dans
la langue de Samoa, prouve que c'est en Polynésie qu'est né le nom d'Ei'e,
et, par suite, que la légende de Samoa est la source du chapitre de la Genèse ?
1. Contes albanais, p. p. Aug. Dozon, Paris, Leroux, 1881, n» XYI.
2. Pantchatantra, I, p. 411.
3. Décaméron, V, 9.
— lo4 —
je crois que je serai promptement guéri. » Elle se résout à lui
faire visite. Frederigo degli Alberig-hi veut la traiter honorable-
ment; mais, dans son dénûment, il ne trouve aucun mets digne
de lui être oirert. Il prend donc son bon faucon, lui tord le cou,
et le fait servir à la dame. Aj)rès le repas, Monna expose la
requête de son fils ; mais Frederigo ne peut plus que lui montrer
les plumes, les pattes, le bec de son oiseau favori, qu'il a tué
pour elle. — A quelque temps de là, le petit malade étant mort,
Monna épousa Frederigo.
Voici les rapprochements que M. Marcus Landau^ imagine à
ce sujet. Dans une légende bouddhique (p. p. Stanislas Julien,
Mémoires, II, 61), le Bouddha se transforme en pigeon, et se
laisse rôtir pour apaiser la faim de la famille d'un oiseleur. Dans
le Pantchatantra (liv. III, conte VII), et dans le Mahàhhàrata
(XII, V. 546, 2), un oiseleur a pris dans ses filets la femelle d'un
pigeon et l'emporte dans une cage. Un orage terrible ayant éclaté,
il se réfugie sous l'arbre où l'oiseau qu'il tenait prisonnier avait
établi son nid. Il réussit à allumer du feu et invoque la protec-
tion des habitants de l'arbre, pour qu'ils l'aident à trouver quelque
nourriture. La femelle captive, émue de cette prière, exhorte son
mâle à remplir les devoirs de l'hospitalité invoqués par le chas-
seur et le pigeon se jette de lui-même dans le feu pour servir au
repas de son ennemi.
Et M. Landau énumère d'autres légendes où Indra prend la
forme d'une colombe, où le Bouddha se métamorphose, pour se
sacrifier, en pigeon et en divers autres animaux. <( On montrait
dans l'Inde, on montre peut-être encore aujourd'hui, les lieux où
le Bouddha s'était sacrifié pour sauver un pigeon ou avait offert
son propre corps en nourriture à une tigresse et à ses petits
affamés, ceux où il avait donné en aumône ses yeux ou sa tête.
(( Dans Boccace, ajoute M. Landau, Frederigo degli Alberi-
ghi n'a rien à offrir à la dame aimée qui le visite : il se trouve
donc dans la même situation que le pigeon du Pantchatantra.
Il sacrifie non pas son propre corps, mais son trésor le plus
cher, son unique faucon, et reçoit en récompense le plus grand
des biens, — l'amour de celle qu'il aime, — de même que, dans
1. Quellen des Dekameron, p. 24,
il
111» M
00 —
le Mahâhhârata, le roi Usinara est récompensé de son sacrifice,
par le royaume du ciel où le reçoit Indra.
« Avec quel art Boccace n'a-t-il pas développé les données si
simples de cette légende !... etc.. »
Admirons ici à quoi l'esprit de système peut conduire un
savant distingué. Voilà donc les conséquences d'une idée pré-
conçue? On ne peut plus, dans un conte européen, tordre le cou
à un oiseau, sans que les orientalistes évoquent le souvenir des
avatars des Bôdhisats, et des sacrifices de Çakyamouni î
6) Il s'en faut, certes, que toutes les prétendues survivances
indiennes soient aussi manifestement imaginaires. Il en est de
plus discrètes, spécieuses et séduisantes.
M. G. Paris, étudiant le Meunier^ son fils et Vàne ^, y relève
certains u traits bouddhiques ». Dans un sermon de saint Ber-
nardin de Sienne, le meunier et son fils font place à un moine
et à un novice. « Le caractère bouddhique de cette excellente
j)arabole, dit M. G. Paris, est frappant. Elle a pour but primitif,
non pas d'engager à se décider par soi-même, comme on le lui a
fait signifier plus tard, mais d'inspirer le mépris du monde et de
ses jugements. La version de saint Bernardin est encore plus
authentique que les autres, en cela qu'elle met en scène, non pas
un père et un fîls, mais un moine et un novice. Changez le
moine en ascète bouddhiste, et vous aurez un couple que les
histoires anciennes nous offrent sans cesse : celui du vieux soli-
taire et du jeune disciple qui se sent attiré vers le monde, et que
son maître décide, par quelque ingénieuse démonstration, à
embrasser la vie sacerdotale. »
La conjecture est ingénieuse; mais ce n'est qu'une conjecture.
Outre c[ue l'original sanscrit qui nous montrerait un ascète et
son disciple est hypothétique, et que les formes orientales con-
servées nous présentent un père et son fîls, le vieux moine et le
moinillon des récits français font très bien notre affaire. Ce
couple, fréquent aussi dans la Vie des Pères, convient aussi bien
que le couple bouddhiste imaginaire, et cette invention ne porte
pas le caractère emprunté et maladroit d'une adaptation.
1. G. Paris, Les contes orientaux dans la littérature française du moyen
âge, 1875.
— I?)6 —
. Pour ce qui est de V esprit bouddhique de la parabole, la reli-
g-ion chrétienne se préoccupe sans doute autant que le boud-
dhisme (( d'inspirer le mépris du monde ».
Combien d'ailleurs n'est-il pas difficile de reconnaître V esprit
originaire d'un conte, et combien, au contraire, il est aisé, avec
un peu d'art et une once d'esprit de système, d'attribuer à cha-
cun d'eux un sens spécial, une moralité distinctive ! Prenez
au hasard l'un des contes des Gesta Bomanorum^ le n° 2 par
exemple [De miser icordia), ou bien celui-ci (n^ 4, de Justitia
judicantium) :
« Un empereur avait établi cette loi que toute femme violentée
aurait le droit de décider si son ravisseur devait être mis à mort,
ou s'il devait l'épouser sans dot. Il arriva que le même homme
outragea dans la même nuit deux femmes. L'une exigeait qu'il
mourût, l'autre qu'il l'épousât. Celle-ci raisonnait ainsi : nous
nous réclamons toutes deux de la même loi ; mais comme ma
requête est la plus charitable, le juge doit, je crois, décider en
ma faveur. — Le juge en ordonna ainsi, et elle épousa l'homme.
« Très chers, cet empereur est notre Seigneur Jésus-Christ;
le ravisseur est le pécheur qui fait outrage à deux femmes, la
Justice et la Pitié, toutes deux filles de Dieu. Le ravisseur est
appelé devant le Juge, quand l'âme quitte corps. La première
femme, la Justice, soutient contre le pécheur qu'il doit mourir
de la mort éternelle, selon la loi. Mais l'autre, la Pitié divine,
proteste qu'il peut être sauvé par la contrition et la confession.
Attachons-nous donc à plaire à Dieu. »
Ces contes, qui se prêtent si bien à la morale du christia-
nisme, ne semblent-ils pas, en vérité, imaginés pour l'édifica-
tion de chrétiens, catholiques romains ? Ils sont pourtant
empruntés aux controverses de Sénèque le Rhéteur !
On trouverait, certes, dans le grand ouvrage de Benfej et
chez ses partisans, plus d'une induction analogue, mais le lec-
teur n'attend pas que nous discutions ici toutes les imaginations
similaires des orientalistes, car c'est la partie de leur œuvre
dont, le plus volontiers, ils reconnaissent la stérilité. M. G.
Paris l'abandonne aisément : « Les récits orientaux qui ont péné-
tré en si grande masse dans les diverses littératures européennes
viennent de l'Inde, et, qui plus est, ont un caractère nettement
bouddhique. J'aurais pu donner pour titre à mes leçons : Vm-
fïucnce du bouddhisme sur la littérature française au moyen âge ;
mais ce titre n'aurait pas été absolument exact. Car, dans la
plupart des livres qui ont passé d'Asie en Europe, le caractère
spécialement bouddhique s'est effacé de bonne heure et n'a ni
aidé, ni même participé à leur incomparable vogue. »
Les orientalistes — j'entends les grands représentants de
l'école et non les sous-disciples — le reconnaissent donc avec
bonne grâce : il n'y a guère de survivances indiennes dans nos
contes. Mais, disent-ils, le fait n'a rien de surprenant. Le pre-
mier remaniement que devaient leur faire subir des conteurs
non indiens et non bouddhistes était nécessairement de les
dépouiller de leur caractère quasi confessionnel. L'imagination
populaire est logique et non archéologique. Elle se soucie peu de
la couleur locale ; elle a seulement retenu ceci des contes,
dépouillés de leur signification morale, qu'ils étaient amusants.
Ajoutez-y les défaillances de mémoire, l'inintelligence des con-
teurs intermédiaires, l'usure que subissent les contes à voyager.
On peut même, poussant plus avant, dire que l'oubli de la signi-
fication morale, bouddhique, d'un conte, était la condition pre-
mière de sa diffusion.
Soit ; mais il y a ici une contradiction.
Si ces contes étaient bouddhiques ou indiens en soi, comment
auraient-ils si aisément dépouillé leur sens originel? Si, au con-
traire, ils n'étaient pas très spécialement bouddhiques, comment
peut-on attribuer une si haute importance à ce fait que quelques-
uns d'entre eux, qui se rencontrent partout, se rencontrent aussi
dans des recueils indiens et bouddhiques ?
Que l'on considère nos fabliaux et, si l'on veut, nos contes de
fées que l'on prétend faire venir de l'Inde, et qu'on se demande,
en vérité, quelle apparence il peut y avoir qu'ils aient jamais
représenté des idées proprement indiennes?
Que supposent nos contes de fées ? Un merveilleux très géné-
ral qui ne correspond nullement à la mythologie indienne. J'en
appelle à vous. Prince charmant. Oiseau vert, Oiseau bleu, — à
toi, pauvre fillette, méprisée comme Cendrillon, qui seule peux
cueillir les clochettes carillonnantes du poirier d'or et qui
épouses le fils du roi, — à vous, ogres terribles qui sentez de
— 158 —
loin la chair fraîche, — jeunes hommes qui partez bravement à
l'aventure chercher l'eau qui rajeunit, — follets, lutins, fées
bienfaisantes, fées revêches, braves petits vieux qui avez autant
d'enfants qu'il y a de trous dans un tamis, — bonhomme qui
montes au ciel le long d'une tige de haricots, — à vous, Jean
de l'ours, Petit chaperon rouge, Peau d'Ane, hôtes charmants ou
redoutables des imaginations enfantines, — qu'avez-vous de
commun avec Çakyamouni ?
De même, quelles conditions sociales, morales, religieuses,
supposent les fabliaux?
Ils supposent, presque uniquement, dans un pays, l'existence
de cette trinité : le mari, la femme, l'amant, et que les person-
nages de ce trio se jouent entre eux certains tours. Ce sont des
conditions qu'a sans doute réalisées déjà la première génération
issue d'Adam et d'Eve, et dont on n'a jamais observé, je pense,
que la religion bouddhique les ait plus spécialement provoquées.
II
Mais il existe, par contre, réellement, dans ces mêmes recueils
orientaux qui ont parcouru l'Occident et où les indianistes voient
la source de nos contes, des récits vraiment empreints d'idées
indiennes. — Une femme d'esprit, après avoir lu le Voyage en
Espagne où Théophile Gautier se montrait plus coloriste que
psychologue, et plus hal^ile aux <( transpositions d'arts » qu'à
l'observation des mœurs, lui demandait : « Mais n'y a-t-il donc
pas d'Espagnols en Espagne? » — De même, à voir les orienta-
listes chercher dans nos contes des atomes d'indianisme, on
serait vraiment tenté de leur demander : « Mais n'y a-t-il point
d'apologues bouddhiques dans le bouddhisme? n'y a-t-il point
de contes indiens dans l'Inde? »
Oui certes, il y en a, et nous les trouvons dans ces mêmes
recueils d'où l'on prétend que seraient issus nos contes. Le Pant-
chatantra, malgré son revêtement brahmanique, en conserve
encore un grand nombre. Seulement, ce qu'on néglige de remar-
quer, — et ce qui est grave, — ces contes-là ne voyagent pas,
ils restent dans ces recueils.
Voici le lai cVAristote : il se trouve dans le 'Pantchatantra\
— 159 —
avec toute la bonne volonté possible, on ne saurait y découvrir
aucun trait indien ; aussi est-ce un conte populaire qui se retrouve
dans tous les pays.
Voici, au contraire, un autre conte : le brahmane, le voleur et
le rakchâsa. Il se trouve dans le Pantchatantra *, mais il est
vraiment empreint d'un caractère religieux indien. Cherchez-le
parmi les contes populaires européens : vous ne l'y trouverez
pas 2. Ce conte est resté dans le Pantchatantra^ et ce recueil
serait-il traduit encore en vingt langues nouvelles, le conte n'en
sortirait pas.
Il y aurait une curieuse analyse à faire du Pantchatantra ou
d'un recueil indien quelconque : il s'agirait de relever tous les
contes qui portent la marque de mœurs indiennes, et de montrer
qu'ils n'ont aucun similaire en Occident. Cherchez, par exemple,
celui-ci dans nos recueils populaires ^ :
Un tisserand, nommé Somilaka, fabriquait sans repos des vêtements de
diverses couleurs ornés de dessins et dignes d'un roi ; mais, en sus de la
nourriture et de Thabillement, il ne gagnait pas la plus petite somme d'ar-
gent, tandis que la plupart des autres tisserands de cet endroit, qui étaient
habiles dans la fabrication des vêtements grossiers, possédaient une grande
fortune. En les regardant, Somilaka dit à sa femme : « Ma chère, vois ces
fabricants d'étoffes grossières : ils sont riches en biens et en or; aussi cet
endroit m'est insupportable ; allons-nous en donc ailleurs pour gagner
quelque chose. » Cette résolution prise, le tisserand alla à la ville de Var-
dhamâna, et après qu'il y fut resté trois ans et qu'il eut gagné 300 souvar-
nas, il se remit en route vers sa maison. Comme, à moitié chemin, il pas-
sait dans une grande forêt, le vénérable Soleil se coucha. Par crainte des
bêtes féroces, Somilaka grimpa sur le tronc d'un figuier, et pendant qu'il
dormait, il entendit en songe deux hommes de figure effrayante, qui par-
laient entre eux. Alors l'un d'eux dit : « Hé ! Kartri ■'% tu sais que ce Somi-
laka ne peut posséder rien de plus que la nourriture et le vêtement. En
conséquence, tu ne dois jamais rien lui accorder. Pourquoi lui as-tu donné
300 souvarnas? — Hé! Karman, répondit l'autre, je dois nécessairement
donner à ceux qui sont actifs le fruit de leurs efforts. Mais il dépend de toi
de changer cela ; par conséquent, enlève-les. » Et le tisserand, se réveil-
lant, trouva sa bourse vide. — Il retourna tristement dans la même ville, et
1. Lancereau, p. 242.
2. V. Benfey, I, § 154, p. 368-9.
3. Lancereau, p. 177.
4. Ce personnage, qui formule d'une manière si imprévue la loi d'airain
de Lassalle, est, d'après M. Lancereau, « la personnification de l'activité de
l'homme dans la vie présente; » le second, Karman, personnifie « les œuvres
accomplies dans une vie antérieure, ou, en d'autres termes, la destinée. »
— 160 —
regagna en un an 500 souvarnas. Il se remit en route vers sa demeure; mais
par crainte de perdre les souvarnas, quoique très fatigué, il ne se reposa
pas; comme il marchait vite, il entendit deux hommes à Tair dur, tout à
fait semblables aux premiers, qui venaient derrière lui et qui parlaient
entre eux. Ils eurent le même dialogue que précédemment, et quand Somi-
laka examina sa bourse, elle était vide. Alors il voulut se pendre à un
figuier. Mais comme, une corde au cou, il allait se laisser tomber, un
homme qui était dans les airs dit : « Hé, hé, Somilaka! ne fais pas ainsi
acte de violence! C'est moi qui t'ai enlevé ton argent; je ne permets pas
que tu aies même un varàtaka de plus que la nourriture et le vêtement. Va
donc vers ta maison. Au reste, je suis satisfait de ton emportement. En
conséquence, demande quelque faveur que tu désires. — Si c'est ainsi, dit
Somilaka, alors donne -moi beaucoup de richesses! — Hé! répondit
l'homme, que feras-tu d'une i-ichesse dont tu ne peux jouir? — Hé! dit
Somilaka, bien que je ne doive pas jouir de cette fortune, puisse-t-elle
cependant m'arriver! Car on dit : Quoique avare, quoique de basse origine
et toujours fui par les honnêtes gens, l'homme qui a un amas de richesses
est vénéré par le monde. »
Benfey ^ montre à merveille combien cette légende porte la
marque de la religion bouddhique, et quelles croyances, quelles
traditions voisines v sont rattachées. Aussi elle est restée enfer-
«y
mée dans les recueils indiens. Benfey dit pourtant : <( Le \^^ des
Contes serbes recueillis par Wuk est apparenté à ce récit sans-
crit. » Je n'ai pas lu le conte serbe; mais je ne crois pas me ris-
quer beaucoup en gageant que cette parenté est imaginaire.
Ou bien, qu'on cherche encore, dans nos recueils populaires,
un parallèle à cette belle légende bouddhique ; celle-ci ne sup-
pose pourtant aucun merveilleux oriental, mais simplement une
morale spéciale 2.
Il y avait à Mathurâ une courtisane nommée Vâsavadattâ. Sa servante se
rendit un jour auprès d'Upagupta, pour lui acheter des parfums. Vâsavadattâ
lui dit à son retour : » Il paraît, ma chère, que ce marchand de parfums te
plaît, puisque tu lui achètes toujours. » La servante lui répondit : « Fille de
mon maître, Upagupta, le fils du marchand, qui est doué de beauté, de
douceur et de talent, passe sa vie à observer la loi. » En entendant ces
paroles, Vâsavadattâ conçut de l'amour pour Upagupta, et enfin, elle envoya
sa servante pour lui dire son amour. La servante s'acquitta de cette com-
mission auprès d'Upagupta; mais le jeune homme la chargea de répondre à
sa maîtresse : « Ma sœur, il n'est pas encore temps pour toi de me voir. »
Or il fallait, pour obtenir les faveurs de Vâsavadattâ, donner cinq cents
1. Pantchataiitra, I, §321-323.
2. Burnouf, Introduction à l'histoire du bouddhisme indien, 1876, p. 130,
ss.
— 161 —
purânas. Aussi la courtisane s'imagina-t-elle que, s'il la refusait, c'était
qu'il ne pouvait donner les 500 purânas. C'est pourquoi elle envoya encore
sa servante, afin de lui dire : « Je ne demande pas au fils de mon maître un
seul kârchâpana; je désire seulement l'aimer, » La servante s'acquitta
encore de la commission; mais Upagupta lui répondit de môme : a Ma
sœur, il n'est pas encore temps pour toi de me voir. »
Cependant, quelque temps après, la courtisane assassina un de ses
amants. Elle fut condamnée et les bourreaux lui coupèrent les mains, les
pieds, les oreilles et le nez et la laissèrent dans le cimetière.
Upagupta entendit parler du supplice qui avait été infligé à cette femme,
et aussitôt cette réflexion lui vint à l'esprit : cette femme a désiré me voir
jadis dans un but sensuel ; mais aujourd'hui que les mains, les pieds, le nez
et les oreilles lui ont été coupés, il est temps qu'elle me voie, et il pro-
nonça ces stances :
<( Quand son corps était couvert de belles parures, qu'elle brillait d'orne-
ments de diverses espèces, le mieux, pour ceux qui aspirent à l'afl^ranchis-
sement et qui veulent échapper à la loi de la renaissance, était de ne pas
aller voir cette femme.
a Aujourd'hui qu'elle a perdu son orgueil, son amour et sa joie, qu'elle a
été mutilée par le tranchant du glaive, que son corps est réduit à sa nature
propre, il est temps de la voir. »
Alors, abrité sous un parasol porté par un jeune homme qui le suivait en
qualité de serviteur, il se rendit au cimetière avec une attitude recueillie.
La servante de Vâsavadattâ était restée auprès de sa maîtresse, et elle
empêchait les corbeaux d'approcher de son corps. En voyant Upagupta,
elle lui dit : « Celui vers qui tu m'as envoyée à plusieurs reprises, Upa-
gupta, vient de ce côté. Il vient sans doute attiré par l'amour du plaisir. »
Mais Vâsavadattâ lui répondit : « Quand il me verra privée de ma beauté,
déchirée par la douleur, jetée à terre, toute souillée de sang, comment
pourra-t-il éprouver l'amour du plaisir? »
Puis elle dit à sa servante : « Amie, ramasse les membres qui ont été
séparés de mon corps. » La servante les réunit aussitôt et les cacha sous un
morceau de toile. En ce moment, Upagupta survint et il se plaça devant
Vâsavadattâ. La courtisane, le voyant ainsi debout devant elle, lui dit :
« Fils de mon maître, quand mon corps était entier, qu'il était fait pour le
plaisir, j'ai envoyé à plusieurs reprises ma servante vers toi, et tu m'as
répondu : Ma sœur, il n'est pas temps pour toi de me voir. Aujourd'hui
que le glaive m'a enlevé les mains, les pieds, le nez et les oreilles, que je
suis jetée dans la boue et dans le sang, pourquoi viens-tu? Et elle pro-
nonça les stances suivantes :
« Quand mon corps était doux comme la fleur du lotus, qu'il était orné
de parures et de vêtements précieux, qu'il avait tout ce qui attire les
regards, j'ai été assez malheureuse pour ne pas obtenir de te voir.
<( Aujourd'hui, pourquoi viens-tu contempler un corps que les yeux ne
peuvent plus supporter de regarder, qu'ont abandonné les jeux, le plaisir,
la joie et la beauté, qui inspire l'épouvante et qui est souillé de sang et de
boue? ))
Upagupta répondit : u Je ne suis pas venu auprès de toi, ma sœur, attiré
par l'amour du plaisir; mais je suis venu pour voir la véritable nature des
misérables objets des jouissances de l'homme. »
Upagupta ajouta ensuite quelques maximes sur la vanité des plaisirs et la
Bédier. — Les Fabliaux 11
— 162 —
corruption du corps; ses discours portèrent le calme dans l'âme de Vâsa-
vadattâ, qui mourut après avoir fait un acte de foi au Bouddha, et qui s'en
alla renaître aussitôt parmi les dieux.
Les seuls contes à rire, les histoires de maris trompés, les
apologues moralement indifférents, les contes merveilleux en
leurs éléments les plus généraux réapparaissent sous des formes
occidentales.
Et les seuls contes qu'on prétende rattacher à l'Inde et au
bouddhisme sont ceux qui n'ont en eux-mêmes rien d'indien ni
de bouddhique.
Je ne veux pas insister davantage. Aucune des ambitions de
l'Ecole orientaliste n'a plus visiblement échoué que celle qui
prétend découvrir dans les contes populaires européens des sur-
vivances indiennes. Les orientalistes les plus déterminés
paraissent ici passer condamnation et je veux citer, en termi-
nant, un aveu étrange de M. Cosquin. « Si j'ai fait ressortir dans
mon livre, écrivait-il récemment i, combien certains traits de
nos contes populaires, tels que l'étrange charité de leurs héros
envers les animaux, sont d'accord avec les idées et les pratiques
de l'Inde, c'a été uniquement pour montrer que la grande
fabrique indienne de contes avait trouvé sur place les éléments à
combiner ; autrement dit, que les contes qui se retrouvent par-
tout reflètent bien les idées de VInde. Des idées analogues
existent-elles également chez d'autres peuples, comme le dit
M. Lang? C'est possible; mais, la chose fût-elle prouvée, cela
n'aurait pas grande conséquence. Le vrai argument contre l'ori-
gine indienne des contes, ce serait de montrer qu'ils sont en
contradiction avec les idées régnant dans l'Inde ; mais on n'ap-
portera jamais cette preuve. »
La prétention est imprévue. Les contes populaires européens
sont d'origine indienne, disait-on ; à preuve, répétait l'Ecole
depuis Benfey jusqu'à M. Cosquin lui-même, les traits spéciale-
ment indiens qui s'y retrouvent. — Mais, proteste M. Lang, ces
traits n'ont rien de spécialement indien. — Je le veux bien,
réplique M. Cosquin; mais prouvez « qu'ils sont en contradiction
1. L origine des contes populaires européens et les théories de M. Lang,
mémoire présenté au congi^s des traditions populaires de 1889, p. E. Cos-
quin, 1891, p. 14.
I
— 163 —
avec les idées régnant dans l'Inde » ! C'est un étrange revire-
ment de nos situations respectives ! Comme M. Cosquin le con-
jecture fort bien, cette preuve, on ne l'apportera jamais; car il ne
lui échappe assurément pas que celui qui tenterait seulement de
la donner serait un sot.
Quels sont, en effet, les contes dont il faudrait prouver qu'ils
contredisent les « idées indiennes »? Il y en a : tous les contes
chevaleresques, toutes les légendes chrétiennes, certains contes
celtiques, etc.. Mais ce n'est pas d'eux que les orientalistes
entendent parler. Non : il s'agit seulement des contes qui se
retrouvent partout^ comme M. Cosquin le dit lui-même. C'est de
ceux-là qu'il nous faudrait apporter la preuve qu'ils ne sont pas
contradictoires des idées hindoues? Mais ils n'auraient garde de
les choquer! car alors, ils ne se retrouveraient plus partout. S'ils
se retrouvent en effet partout^ c'est qu'ils se sentent chez eux
partout^ dans l'Inde comme ailleurs, c'est-à-dire qu'ils reflètent
des idées et des sentiments assez généraux pour ne déplaire ni à
des chrétiens, ni à des mulsumans, ni à des bouddhistes, ni à
des blancs, ni à des noirs, ni à des jaunes. S'ils se trouvent chez
les Finlandais, par exemple, c'est qu'ils ne sont nullement en
contradiction avec « les idées régnant » en Finlande. Mais ce
n'est pas un argument pour l'origine finnoise des contes : car,
par définition, en tant que se trouvant partout, ils ne heurtent
pas non plus « les idées régnant » au Groenland ni chez les
Boërs, et n'ont donc aucune raison de choquer de préférence les
idées des Hindous.
La théorie orientaliste aboutit donc — après des efforts plus
hautains — à soutenir simplement que « les contes qui se
retrouvent partout ne sont pas en contradiction avec les idées
régnant dans F Inde ». Nous le lui accordons de grand cœur.
Théodore de Banville, en son spirituel Traité de poésie fran-
çaise^ traite ainsi deux de ses chapitres : « Chapitre iv : Des
licences poétiques. Il n'y en a pas. — Chapitre v : De F inversion.
Il n'en faut jamais. » — N'était la révérence due à notre sujet,
nous aurions pu traiter de même cette question : « Des traits
INDIENS ET bouddhiques DANS LES CONTES EUROPÉENS. — Il II'}^ en a
pas. »
164 —
CHAPITRE VI
MONOGRAPHIES DES FABLIAUX QUI SE RETROUVENT
SOUS FORME ORIENTALE.
LES FORMES ORIENTALES SONT-ELLES LES FORMES-MÈRES?
Le fabliau des Tresses.
I. Les versions orientales, a) Le récit du Pantchatanfra', b) le même récit
dans divers remaniements du Calila ; c) le même récit plagié par
divers conteurs modernes. — Dans toutes ces versions, le conte,
copié de livre à livre, reste immuable, d) Que le germe du conte
n'est point dans le Vetâlapantchavinçâti.
II. Les versions occidentales, a) Le fabliau comparé aux formes orientales.
Supériorité logique de la forme française. — b) Qu'il nous est impos-
sible, en fait, de décider laquelle est la primitive, de la version sans-
crite ou de la version française. — Discussion de la méthode qu'il
convient d'employer pour ces comparaisons de versions. — c) Les
différentes versions européennes, toutes indépendantes des formes
indiennes. — Mobilité, variété des éléments du récit sous ses formes
européennes, en contraste avec l'immobilité des formes orientales.
Il semble donc bien qu'il ne reste plus à la théorie orientaliste
qu'un seul argument, suffisant, il est vrai, s'il est justifié.
Il s'agit pour elle de prouver — et c'est là sa dernière res-
source — que, si l'on compare les traits correspondants et diffé-
rents des versions orientales et occidentales d'un même conte,
ce sont les traits des versions orientales qui sont les plus intelli-
gents, les plus logiques, les plus conformes à l'esprit du conte;
que, tout au contraire, les traits occidentaux sont maladroits, se
trahissent comme des adaptations nécessitées par la différence
des mœurs, l'oubli de la signification première du conte, l'inin-
telligence des narrateurs intermédiaires.
Ici, les discussions générales ne suffisent plus. Il s'agit d'étu-
dier de près chacun des fabliaux qui sont conservés sous des
formes orientales. L'école indianiste a pris cette devise : « la
question de l'origine des contes est une question de fait. » Il
n'est pas d'objection qui doive tenir devant cette parole brutale,
triomphale. « — C'est une question de fait, » répète, après Ben-
— 165 —
fey, Reinhold Kœhler dans les quelques pages précieuses qu'il
nous a données, les seules où il ait daigné dégager quelques
idées générales de l'extraordinaire appareil de notes qu'il a accu-
mulées durant toute une vie de travailleur. « — C'est une ques-
tion de fait, » redisent les plus récents adeptes du système.
Soit; mais ne s'est-il donc jamais vu, dans l'histoire du pauvre
esprit humain, que les mêmes faits prissent une figure diffé-
rente, selon qu'on les interprétait différemment? La question de
l'origine des contes est, comme toute question historique, non
pas précisément « une question de fait », mais « une question
d'interprétation des faits ». Ce n'est qu'une nuance, mais, seule,
la seconde de ces formules admet que l'homme soit faillible.
Considérons donc successivement ceux de nos fabliaux dont on
connaît des formes orientales. Etudions-les patiemment, en
toute conscience, avec la précision qu'on apporte à des recherches
du même ordre, à un classement de manuscrits, par exemple.
Commençons par le fabliau des Tresses.
Le fabliau des Tresses.
C'est l'un de ces contes dont on a souvent affirmé, dont on
n'a jamais contesté l'origine orientale. Benfey lui a consacré une
longue étude \ et, de Loiseleur-Deslongchamps ^ à von der
Hagen ^^ à M. Lancereau ^ ou à M. Landau ^, il n'est personne
qui n'ait considéré comme un fait hors de discussion la prove-
nance indienne de ce récit. Que l'on ouvre une édition de VHito-
padésa ou des fabliaux, ou de Boccace, partout on verra s'aligner
la liste des formes diverses du conte en une longue série où l'on
admet, sans l'ombre d'un doute, qu'une tradition unilinéaire a
porté le conte du Pantchatantra au Décaméron. Voyons si ce
« fait » de l'origine orientale est aussi bien démontré, pour ce
récit, que l'ont cru tant de critiques.
Voici le sujet du conte : Un mari a des raisons d'en vouloir à
1. Pantchatantra, I, § 50, p. 140, ss.
2. Essai sur les fautes indiennes, p. 34.
3. Gesammtahenteuer , II, p. XLIII.
4. Hitopadésa, liv. II, p. 98.
5. Quellen des Dekameron, pp. 19, 92, 100, 132.
- 166 —
sa femme (soit qiiil la soupçonne de le tromper^ soit qiiil ait en
effet surpris U amant ^ soit pour une autre raison quelconque).
Comme elle craint sa colère, elle trouve moyen de s'échapper de
la chambre conjugale pendant la nuit. Pour que le mari ne
s'aperçoive point de son absence^ une amie complaisante a pris sa
place dans la chambre^ à la faveur de V obscurité ^ le mari se
réveille et sa rancune lui revient au cœur ^ il bat celle qu'il croit
être sa femme ^ et la malheureuse se tait., de crainte d'être recon-
nue. Il lui fait^ de plus, subir une mutilation corporelle [il lui
coupe les tresses, ou le nez). Sa vraie femme rentre inaperçue au
logis^ tandis que son amie s'esquive et reprend paisiblement sa
place. Au matin ^ comme elle peut montrer son corps intact et
sain, sans traces de coups ni de mutilation, le bon mari est obligé
de croire qu'il a rêvé [ou que les dieux ont réparé l'injure faite
à une innocente).
Tel est, en deux mots, notre conte. Cette forme sèche et abré-
gée ne rend exactement aucune des versions conservées. Par la
suite, au contraire, nous ne nous ferons pas faute de citer, même
longuement, les détails de chaque récit. Quiconque a l'habitude
de ces sortes de recherches nous saura gré de ces longueurs ;
pour apprécier des résumés suffisamment explicites et fidèles, il
faut avoir connu la fatigue des indications sommaires de ver-
sions, qu'on doit rechercher de livre rare en livre rare, pour
aboutir souvent à reconnaître que ces références étaient inexactes.
Et peut-être serait-ce de la difficulté de contrôler les assertions
rapides de Benfey que provient, pour une certaine part, le succès
de sa doctrine. Il fallait lire son livre comme un répertoire som-
maire et merveilleux de sources; on l'a trop souvent lu comme
un évangile.
I
LES VERSIONS ORIENTALES
Etudions d'abord les rédactions orientales du conte, ces formes
primitives et vénérables, d'où seraient dérivés nos fabliaux et
nos versions modernes. Voici, légèrement abrégé, le récit du
Pantchatantra ^.
1. Pantchatantra, Irad. Lancereau, p. 65, ss.
_A
— 167 —
a) Le conte du Pantchatantra,
« Un tisserand, avec sa femme, partait un soir de son village pour aller
boire des liqueurs spiritueuses à la ville voisine. Un religieux mendiant,
Devasarman, qui cherchait un gîte, l'arrêta et lui demanda l'hospitalité. Le
tisserand dit alors à sa femme : « Ma chère, va à la maison avec cet hôte,
lave-lui les pieds, donne-lui des aliments, un lit et les autres soins de
l'hospitalité, et reste là. Je t'apporterai beaucoup de liqueur. » Sa femme,
qui était une libertine, rentra chez elle, donna à son hôte une couchette
sans matelas et toute brisée, fit toilette et sortit pour aller trouver son
amant. Aussitôt arriva en face d'elle son mari, le corps chancelant d'ivresse,
les cheveux flottants et tenant un pot de liqueur spiritueuse. Dès qu'elle
l'aperçut, elle retourna bien vite, rentra dans la maison, mit bas sa toilette
et fut comme auparavant. La voyant se sauver si bien parée, le tisserand,
qui avait déjà des soupçons antérieurs, rentra tout irrité à la maison et lui
dit : (( Eh! méchante coureuse, où es-tu allée? » — u Nulle part; je n'ai pas
quitté la maison et tu parles dans l'ivresse. » Le mari, furieux, lui rompit
le corps de coups de bâton, l'attacha à un pilier avec une corde solide, et,
chancelant d'ivresse, tomba dans le sommeil. Cependant une amie de cette
femme, lorsqu'elle sut que le tisserand dormait, vint et dit : « Mon amie,
ton amant Devadatta attend là-bas ; vas-y donc vite. » — « Comment y
pourrais-je aller, attachée comme je suis? et mon méchant mari est tout
proche. » — « Mon amie, dit la femme du barbier, il ne se tient plus
d'ivresse, et il se réveillera quand il aura été touché par les rayons du
soleil. Je vais donc te délivrer; lie-moi à ta place, et dès que tu te seras
entretenue avec Devadatta, reviens bien vite. » — « Soit, » dit la femme du
tisserand. — Quelques instants après que cela fut fait, le mari se réveilla,
dégrisé, et offrit à sa femme de la délivrer, si elle voulait promettre de ne
plus parler à un autre homme. La femme du barbier, par crainte de la diffé-
rence de voix, ne répondit rien. Il lui répéta plusieurs fois les mêmes
paroles; mais comme elle ne donnait aucune réponse, il se mit en colère et
lui coupa le nez. Puis il se rendormit. — Cependant, le religieux Devasar-
man écoutait et voyait toute la scène, de sa couchette.
(( La femme du tisserand revint à sa maison après quelques instants, et
dit à la femme du barbier : « Te portes-tu bien? Ce méchant ne s'est pas
levé tandis que j'étais sortie? » — « Excepté le nez, le reste du corps va
bien. Délie-moi donc vite. » — Après que cela fut fait, le tisserand se leva
de nouveau et dit à sa femme : <( Coureuse, même maintenant, ne parleras-
tu pas? faut-il que je te coupe les oreilles? » Celle-ci répondit : « Fi! fi!
grand sot! qui peut me blesser ou me défigurer, moi femme vertueuse et
très fidèle? Si j'ai de la vertu, que les dieux me rendent mon nez intact et
tel qu'il était; mais si, par pensée seulement, j'ai désiré un autre homme,
alors qu'ils me réduisent en cendres ! » Lorsqu'elle eut ainsi parlé, elle dit
encore à son mari : « Hé! méchant! regarde! par la puissance de ma vertu,
mon nez est redevenu tel qu'il était. » Puis le tisserand prit un tison, et
comme il regardait, le nez était tel qu'auparavant, et il y avait une grande
mare de sang à terre. Saisi d'étonnement, il délia sa femme, l'enleva, la mit
sur le lit et chercha à l'apaiser par cent cajoleries.
<( Le religieux mendiant, témoin de toute cette conduite, passa la nuit
très péniblement. L'entremetteuse, avec son nez coupé, alla à sa maison, et
sur le matin, son mari, pressé de sortir, lui dit : « Ma chère, apporte vite
— 168 —
la boîte à rasoirs, que j'aille faire mes affaires à la ville. » Mais la femme,
avec son nez coupé, resta debout au milieu de la maison, tira un seul rasoir
de la boîte et le jeta devant lui. Le mari, saisi de colère, le rejeta. Dans
cette action réciproque, la coquine leva les bras en l'air et sortit de la mai-
son pour crier en sanglotant : « Ah! voyez! ce méchant m'a coupé le nez,
à moi dont la conduite est honnête ! » Les hommes du roi arrivèrent,
lièrent le barbier et le conduisirent aux juges qui le condamnèrent à être
empalé. Mais Dévasarman, le religieux mendiant, lorsqu'il le vit conduire
au supplice, alla raconter aux juges tout ce dont il avait été témoin et le
barbier fut remis en liberté. »
b) Le même récit dans différents remaniements du Kalilah et
Dimnah.
Voilà donc la forme que le Pantchatantra donne à notre conte,
et c'est, à proprement parler, la seule que l'Orient paraisse avoir
jamais connue. Pour faire voir comment les différentes versions
restent fidèles à ce type, il serait ici tout à fait disproportionné
de comparer entre eux les quinze ou vingt remaniements du
Pantchatantra et du Kalilah. Ceux-là seuls peuvent s'intéresser
à une pareille besogne qui étudient l'extraordinaire odyssée
de ce recueil. Pourtant il ne sera pas indifférent de montrer
au lecteur moins familier avec ces livres combien les divers
remanieurs furent des êtres passifs, exclusivement voués à
leur tâche de traducteurs, et combien insignifiantes sont les
variantes qui distinguent tous ces textes les uns des autres.
Mais, si quelque lecteur veut m'en croire sur ma seule parole,
il peut négliger la longue analyse qui suit, et passer deux pages;
il se fatiguerait à les lire, sans grand profit.
Je donne donc, en opposition au texte du Pantchatantra, le
texte de trois versions du Kalilah et Dimnah, dont je note soi-
gneusement les variantes. On aura ainsi en présence deux
textes qui sont sortis d'un original commun il y a quinze ou
dix-huit cents ans, mais qui, depuis, n'ont jamais eu aucun
rapport réciproque. Je donne la traduction du texte latin du
Directorium humanae vitae ^, qui fut composé par le juif Jean
de Gapoue, entre les années 1263 et 1278, d'après un texte
hébreu du xiii^ siècle : c'est la plus ancienne forme de l'ouvrage
qu'on ait pu connaître en France. J'indique entre parenthèses
1. Directorium, éd. J. Dereubourg, 72e fasc. de la Bibliothèque de l'Ecole
dos Huutcs-Études, 1887» chap. Il, p. 54-6.
— 169 —
les variantes de deux autres versions, que je choisis arbitraire-
ment : VAnwâr-i Souhailî (A) qui est un texte persan de l'an
1494 1 et le Livre des lumières (L), traduction du précédent
ouvrage et qui est le livre où La Fontaine apprenait à connaître
les fables de Bidpaï -. Voici donc ci-dessous trois textes bien
éloignés dans le temps et dans l'espace : un texte latin du
xiii*^ siècle, un texte persan du xv*', un texte français du xvii^;
j'y ajoute [H) les variantes de V Hitopadésa ^ qui devrait a priori
en dilférer bien davantage, puisque V Hitopadésa est un rema-
niement d'une forme relativement moderne du Pantchatantra, et
n'a, comme lui, de commun avec les versions du Kalilah que
le très ancien original sanscrit perdu. Et pourtant tous ces textes,
si distants les uns des autres, se ressemblent infiniment entre
eux, comme il est aisé d'en juger :
« Un religieux reçut Thospitalité chez un de ses amis [AL un cordonnier,
/f un vacher; Benfey fait remarquer '* que, dans l'original bouddhique, le
mari devait être un cordonnier ; les brahmanes remanieurs du Pantchatantra
ont fait de lui un tisserand ou un vacher, parce que le métier de cordon-
nier était considéré comme impur, et que le religieux se serait souillé, s'il
eût passé la nuit chez un homme de cette caste). Cet ami ordonne à sa
femme de le recevoir avec honneur; quant à lui, des amis l'ont invité, et il
ne pourra revenir de la nuit (//le mari va à ses pâturages). La femme avait
un amant; une voisine, la femme d'un barbier, lui servait d'entremetteuse;
elle pria donc celle-ci d'aller demander à son amant de venir la trouver
cette nuit et d'attendre à la porte qu'elle vînt lui ouvrir. Il fut ainsi fait, et
l'amant attendait à la porte [L heurtait à la porte) quand le mari revint;
(// comme dans le Pantchatantra, l'amant n'intervient pas en personne; le
mari voit simplement à son retour sa femme causer avec l'entremetteuse).
Comme il avait déjà des soupçons antérieurs, il entra chez lui [LU il battit
sa femme), attacha sa femme à un pilier et s'en alla dormir [A le religieux,
témoin de la scène, donne en lui-même tort au mari brutal). L'amoureux,
las d'attendre, dépêcha la femme du barbier à son amante [LAH l'entre-
metteuse vient d'elle-même), qui lui dit : « Que veux-tu que devienne cet
homme qui se morfond à ta porte? » Elle lui répondit : « Fais-moi cette
grâce de me délier et de te laisser attacher à ma place, j'irai le trouver et
je reviendrai au plus vite (dans //comme dans le Pantchatantra, cette sub-
stitution est proposée par l'entremetteuse elle-même). La femme du
barbier consentit, et se fit attacher au pilier. Cependant le mari se réveilla
1. The Anvar-i Suhaili, or the lights of Canopus... translated by Edward
B. Eastwick, 1854, p. 106, ss.
2. Le Livre des Lumières ou la Conduite des rois... traduit par David
Sahid, d'Ispahan, Paris, 1644, p. 78, ss.
3. Hitopadésa^ trad. Lancereau, Paris, 1882, p. 127, ss,
4. Einleitung zu Kalilagy (3d. Bickell, p. 119.
— 170 —
et appela sa femme; mais la femme du barbier se garda bien de répondre,
de peur que le son de sa voix ne la fit reconnaître; le mari, irrité de ce
silence, se leva, lui coupa le nez et lui dit : « Va maintenant porter ce
beau présent à ton amant » [LH ce dernier trait manque). L'autre femme
revint, vit le malheur arrivé à son amie, la délia et reprit sa place au
pilier, tandis que la femme du barbier s'en allait (//suit, dès maintenant, les
destinées de la femme du barbier et ne raconte que plus tard comment
la femme attachée au pilier a dupé son mari). Cependant le religieux
observait toute la scène... La femme attachée se mit tout à coup à crier
bien fort : « Seigneur, si tu daignes voir l'affliction de ta servante et con-
sidérer ma faiblesse et mon innocence, rends-moi mon nez et fais un
miracle en ma faveur. » [AL le mari, se moque de cette prière). Au bout
d'un instant, elle cria à son mari : « Lève-toi, méchant et impie, et admire
quel miracle Dieu a accompli pour manifester mon innocence et ton
impiété! Voici qu'il m'a rendu mon nez comme il était avant. » Le mari
alluma une lumière, et quand il vit le nez intact, il la délivra de ses liens,
la supplia de lui pardonner, et demanda à Dieu miséricorde et rémission.
Cependant la femme du barbier était rentrée chez elle, songeant au
moyen d'échapper à son mari et de lui expliquer comment son nez avait
été coupé. Au petit jour, son mari se réveilla et lui dit : ce Donne-moi mes
instruments ; j'ai affaire dans la maison d'un seigneur [L je vais panser
quelqu'un). Elle se leva (L la femme demeura longtemps à lui chercher ce
qu'il demandait) et lui donna un seul rasoir. « — Je veux tous mes outils. >>
De nouveau, elle lui tendit un seul rasoir. Furieux, il le lança dans sa
direction, à l'aveuglette. Elle se mit aussitôt à crier : « Oh! mon nez! mon
nez! » — Au jour, ses parents et ses frères se réunissent [ALT ce détail
manque) ; on fait prendre le mari; interrogé par le juge, il ne sait que
répondre ; il est condamné à être promené à travers la ville enchaîné et
battu. Mais le religieux survient, qui explique toute la scène dont il a été
témoin [H met tout le récit dans la bouche du religieux).
c) Le même récit plagié du Kalilah par différents conteurs
modernes.
Le lecteur qui a eu la patience de lire ces deux formes de
notre récit, donnée chacune presque in extenso^ pourra se deman-
der s'il n'a point perdu sa peine. On lui a fait lire deux fois le
même conte, avec un appareil compliqué de variantes qui ne
variaient rien i. Il savait de reste que nous avions affaire à un
seul et même ouvrage cent fois traduit. On lui a prouvé longue-
ment que les remanieurs persans, arabes ou juifs, qui se sont
succédé pendant quinze cents ans, ont été, sauf quelques menues
trahisons, de consciencieux traducteurs; le fait est intéressant,
1. Quelques variantes plus intéressantes sont données dans le Bahar
Danush^ mais, là encore, on n'a affaire qu'à une traduction [Bahar Danush,
or garden of knowledge, an oriental romance, translated froni the persic by
Jonathan Scott, Shrewsbury, 1799, 3 vol., t. II, p. 80, ss.)
— 171 —
peut-être; mais réclamait-il ce luxe de preuves? méritait-il seu-
lement l'honneur d'une note?
Soit; mais je demande alors la même exclusion pour toute
une classe de récits dont je vais parler, qui sont impitoyable-
ment rapportés par Benfey, et dont la théorie orientaliste néglige
sans cesse de remarquer le manque d'intérêt. Je voudrais montrer
que ces formes se comportent à l'égard du Pantchatantra abso-
lument comme la traduction ci-dessus donnée de Jean de
Capoue ; .que, par conséquent, elles devraient être exclues du
débat, sans autre forme de procès.
C'est qu'en effet le conte des Tresses est souvent tombé du
cadre du Kalilah et Dimnah. Dans diverses littératures il a
rompu ses liens factices avec les mille histoires artistement
imbriquées que se racontent les ing-énieux chacals du Pantcha-
tantra. Voici qu'il vit de sa vie propre, indépendant. Schéhéra-
zade le raconte dans les Mille et une Nuits * ; au xvii^ siècle, il se
présente sous un costume nouveau au public de France, d'Italie,
d'Angleterre, et cela presque simultanément, presque la même
année dans ces trois pays : Annibale Campeggi ~ (1630) et Ver-
boquet le Généreux ^ (1630) le reproduisent sous forme de nou-
velle ; Massinger lui donne la forme dramatique dans l'une de ses
cent comédies aux intrigues touffues (1633). Et dans ces quatre
versions, le conte répète, trait pour trait, les données du Pant-
chatantra.
Mais il est trop facile de montrer que le livre de Kalilah et
Dimnah est la source immédiate et unique de ces quatre récits
et que ces quatre versions sont purement et simplement des
traductions.
Dans les Mille et une Nuits, l'auteur s'écarte seulement de
son original en ce qu'il a négligé de nous dire ce que devient
la femme sans nez : il a supprimé l'histoire du rasoir, sans
doute comme trop sotte, en quoi il n'avait pas tort; mais pour
1. Tausend und eine Nacht, texte de Breslau, 554^ et 555^ Nuits, t. XIII,
p. 57, ss.
2. A. Campeggi, 7Vb^'e//e due esposte nello stile di G. Boccacio, Venise,
1630; réimprimées dans le Novelliero italiano, Venise, 1754, t. IV, p. 275,
ss.
3. Les délicea ou discours joyeux et récréatifs..., par Verboquet le Géné-
reux, Paris, 1630, p. 19.
— 172 —
qu'on voie bien qu'il se borne à traduire le Kalilah, il fait, lui
aussi, de l'entremetteuse, la femme d'un barbier : ce qui, dans
son récit, n'a plus aucun sens.
Annibale Campeggi prétend écrire sa nouvelle « nello stile
')^" dit M. Giovanni Boccacio », A cette intention, il parsème son
récit de fleurs classiques et de réminiscences mythologiques : le
mari attache sa femme au pilier « avec des liens trop différents
de ceux dont elle espérait que son cher amant la lierait » ; et,
quand elle prie les dieux de faire briller son innocence, elle
invoque dans une longue prière, qui ferait mieux en vers latins,
Jupiter et ses foudres, Lucine, déesse des saints mariages, et
Vénus très splendide. Mais supprimez simplement du récit les
adjectifs, il vous restera mot pour mot le texte du Kalilah.
Quant au bon Verboquet le Généreux, on le croirait moins
érudit : il promet, au frontispice de son livre, de nous répéter
les « discours joyeux et récréatifs tenus par les bons cabarets
de France » . On croirait donc volontiers qu'il a en effet entendu
conter les Tresses par quelque buveur de la Pomme de Pin :
mais l'examen du texte prouve que Verboquet est, lui aussi,
un plagiaire savant. Une seule preuve, décisive : le conte des
Tj^esses vient immédiatement dans son texte après certaine his-
toire de « la vieille qui voulait empoisonner un jeune homme et
par la mesme invention fut empoisonnée ». Or, cette histoire,
nous la connaissons : elle précède aussi le conte des Tresses dans
plusieurs versions du Kalilah ^. Verboquet s'est donc borné à
copier à la file plusieurs feuillets de ce roman, et les buveurs des
« bons cabarets de France » n'y sont pour rien.
Enfin, pour ce qui est de Massinger 2, on croirait d'abord
que, s'il a suivi un modèle écrit, les nécessités de la mise en
scène et sa très libre imagination eussent dû l'entraîner à
modifier son modèle de cent façons. Il n'en est rien pourtant;
l'imitation reste flagrante, et c'est à peine si l'on peut remar-
quer, comme variantes aux données du Kalilah, que l'entre-
metteuse est ici une suivante, Galypso, et que le mari, Severino,
1. V. par ex. lo Directoriiun, éd. Deronbourg, p. 53-54.
2. Massinger, Tlie Guardian (liccnsed 1633), IVorks cdited hy Gifjord and
lient. -colonel Cunningham. — Seul l'acte III intéresse notre conte ; les quatre
autres présentent un fouillis d'aventures qui lui sont étrangères, empruntées
notamment à Corvautes 6t maladroitement juxtaposées.
— 173 —
taillade à coups de poignard les bras de l'amie complaisante
avant de lui couper le nez ^.
Voilà donc quatre versions modernes, dont trois occidentales
— et sans doute il en existe d'autres — qui remontent sans
conteste à des livres indiens.
Est-ce bien cela que l'on veut démontrer, lorsqu'on soutient
que nos contes populaires viennent de l'Inde? Est-ce pour mener
à cette conclusion qu'on cite et qu'on analyse minutieusement
ces formes ? Si oui, la conclusion est trop aisée, et la démon-
stration trop évidente. Mais ne voit-on joas que ces versions
doivent, de toute nécessité, être considérées comme non ave-
nues? Autant démontrer qu'une traduction russe du Cid est
d'origine française : on ne trouvera pas beaucoup de contra-
dicteurs.
Le Kalilah a été traduit, nous le savons, dans toutes les
langues qui s'écrivent; dans les diverses littératures, quelques
conteurs à court d'invention ont trouvé commode d'emprunter
à ce vaste recueil certains récits qu'ils se sont appropriés; le
fait n'a rien d'étrange, et le contraire seul pourrait nous sur-
prendre. Qu'on cite ces versions comme des preuves surabon-
dantes du succès universel des livres indiens, soit; mais qu'on
sache et qu'on dise que ce sont là de simples plagiats, parfaite-
ment conscients.
Qu'on sache et qu'on dise, lorsqu'on cite ces formes, qu'on
ne prétend nullement ajouter quelque chose à la science des
traditions populaires, mais simplement à la bibliographie.
Qu'on dise qu'on a affaire à des copistes et qu'on passe.
1. Pour persuader parfaitement au lecteur que ces quatre versions ne
sont que des copies directes du Kalilah, il n'y aurait d'ailleurs qu'à lui sou-
mettre les quatre textes. Pour éviter ces fastidieuses redites, je me borne à
copier une même phrase des diverses versions. Quand le mari a coupé le
nez de celle qu'il croit sa femme, on se souvient que le Kalilah lui fait dire :
« Porte maintenant ce beau présent à ton amant. » Campcggi dit de même :
« Prends-le et donne-le à ton amant, et que cette figure charmante plaise
aux adultères. » — Verboquet : « Or va, misérable et meschante femme,
tiens, voilà ton nez, fais-en un présent à ton amy. » — Les Mille et une Nuits :
« Je t'apprendrai à m'obéir : tu peux maintenant faire à ton amant un nou-
veau cadeau. » — La preuve est donc faite : ces formes nous ramènent
immédiatement au livre de Kalilah, et il serait aussi facile qu'inutile de
rechercher quelle est précisément la traduction dont se servait chacun de
nos quatre conteurs.
— 174 —
Nous connaissions cinquante traductions du livre de Kalilah ;
quand nous avons lu les Mille et une Nuits, Verboquet, Mas-
singer et Campeg-gi, nous en connaissons, pour notre conte,
cinquante-quatre, et voilà tout. Comparer ces versions est un
exercice qui offre précisément le même genre d'intérêt que de
comparer, à propos d'une ode d'Horace, les traductions du
général Dupont et de M. Patin.
Ainsi, jusqu'à présent, nous n'avons rencontré qu'une même
et unique forme du conte. 11 n'a rien gagné, rien perdu à passer
pendant quinze siècles d'un livre à l'autre. Il n'a subi aucune
de ces évolutions qui sont la condition même de la vie. Il n'a pas
plus voyagé que ne voyagerait la Belle au Bois dormant, si
on la transportait en litière à travers le monde. Il n'a pas vécu;
il a été transcrit, rien de plus.
Mais, outre cette existence inorganique, livresque, il a
connu aussi d'autres destinées. Il nous apparaît sous des formes
multiples, ondoyantes, dans un grand nombre de versions,
toutes occidentales ^. La théorie orientaliste prétend que ces
formes occidentales se rattachent toutes à celle du Pantchatan-
tra. Pour le démontrer, il ne suffît pas de faire voir que le
Pantchatantra a été écrit avant que Boccace fût né, ce qu'on
accorde volontiers. Il faut prouver que ce n'est point là le seul
argument de l'Ecole. Il faut prouver que l'une quelconque des
formes européennes, le fabliau par exemple, suppose la forme
indienne.
1. Benfey et Lancereau, après lui, rattachent à notre conte une histoire
du Touti-Nameh, dont voici le résumé. Une jeune femme, Chunder, imagine,
pour rester en compagnie de son amant, d'envoyer à sa place dans la maison
conjugale un Arabe, ami du galant, qu'elle a affublé de son voile et de ses
vêtements. Le mari offre une tasse de lait à la personne qu'il croit être sa
femme ; l'Arabe la refuse, pour ne pas être obligé de découvrir sa figure.
Le mari, impatienté de son silence, le bat comme plâtre, et l'Arabe « riait
et pleurait en même temps », Le mari, afin d'attendrir la personne voilée et
de la décider à rompre son silence obstiné, lui envoie d'abord sa mère,
qui n'a pas plus de succès, puis sa sœur à qui l'Arabe se découvre et qu'elle
récompense largement de cette marque de confiance. — Ou voit que ces deux
contes peuvent être indépendants ; ou, s'ils dérivent l'un de l'autre, le con-
teur persan avait si imparfaitement retenu les données primitives du récit,
qu'il n'en reste, peut-on dire, rien. — Les quinze contes d'un perroquet,
contes persans, traduits sur la version anglaise par Mi"" Marie d'Heures,
Paris, 1826, conte XII, p. 95.
- 175 —
On pourrait le démontrer de deux manières : ou bien on
trouverait dans un autre conte indien le germe du conte des
Tresses et l'on aurait ainsi la preuve que le conte s'est primi-
tivement développé sur le sol indien; ou bien, comparant le
Pantchatantra avec le fabliau, on montrerait que les traits sans-
crits sont logiquement les plus archaïques.
d) Que le germe de ce conte n'est pas un récit du recueil inti-
tulé le Vetâlapantchavinçâti .
Benfey a tenté le premier de ces deux ordres de démonstra-
tions ; il croit avoir trouvé le germe primitif du récit du Pant-
chatantra.
Il ajDplique aux Tresses les mêmes théories qu'aux autres
contes, c'est-à-dire qu'il voit dans le récit du Pantchatantra,
sinon nécessairement la forme première, du moins une forme
très voisine du récit original. Il admet fort bien que ces contes
pouvaient déjà vivre sur les lèvres du peuple au moment où
l'auteur du Pantchatantra les recueillit pour leur donner place
dans l'agencement à la fois subtil et indécis de son roman.
Pourtant sa théorie de prédilection est que les contes, au
moment de la rédaction de ces vastes recueils, étaient très voi-
sins de leur naissance. C'est bien dans l'Inde même qu'ils
avaient été imaginés; inconnus des autres peuples, ils avaient
été créés pour les besoins de la prédication religieuse ; en un
mot, si ce n'est pas l'auteur de l'original sanscrit du Pantcha-
tantra qui les a inventés, c'est donc son frère, c'est-à-dire un
prédicant bouddhiste comme lui. Aussi arrive-t-il souvent à
Benfey, et spécialement pour notre conte, de chercher dans
l'Inde le germe des contes du Pantchatantra. La tentative est
ingénieuse, et si elle réussissait, l'origine indienne des contes
serait, par là même, mise hors de discussion, et la question
vidée.
Qu'on veuille bien, en effet, y réfléchir. Voici dans le Pant-
chatantra un conte, celui des Tresses, logiquement ordonné,
complètement développé, vivant de la vie à la fois multiple et
une de ces organismes délicats que sont les œuvres d'art; je
prétends que c'est l'auteur du Pantchatantra, c'est-à-dire un
Indien bouddhiste qui vivait vers le iii^ siècle de notre ère au
n..^-^
— 176 —
plus tard, qui l'a inventé. Ce n'est là qu'une affirmation sans
preuve. Mais si je puis découvrir comment il l'a inventé ; si je
puis décomposer et recomposer le travail de son imagination
créatrice; si je découvre le noyau du conte; s'il se trouve que ce
noyau était un autre conte indien, que notre auteur devait con-
naître ; si je montre que de ce germe primitif devait logiquement
se développer le récit complet, il s'ensuivra que toute forme
moderne du conte remonte nécessairement au livre du narrateur
indien. En deux mots, admettons qu'on trouve, dans un recueil
indien très ancien, une forme a du conte dont le récit du Pant-
chatantra ne soit que le développement logique; il est évident
que si a n'avait pas existé, le conte du Pantchatantra n'exis-
terait pas non plus, et, partant, qu'aucune des versions occi-
dentales n'existerait davantage.
C'est ce germe premier, cette source indéniable du conte du
Pantchatantra^ que Benfey croit avoir trouvé. Il affirme cette
origine, sans soupçonner même qu'on la puisse discuter. Dis-
cutons-la pourtant.
Il existe, en effet, en différentes langues asiatiques, en sans-
crit, en mogol, en tamoul, en hindi et dans plusieurs autres
dialectes modernes de l'Inde, des recueils de contes que l'on
appelle d'un titre générique Les vingt-cinq contes d^un démon, et
qui remontent tous, comme Benfey l'a démontré, à un original
sanscrit et bouddhique perdu. Cet original aurait été composé au
plus tôt au i^"" siècle de notre ère, puisque le roman tout entier
est destiné à rappeler la gloire du roi Viliramâditya, qui était sen-
ment le contemporain de Jésus-Christ. Bien qu'il n'y ait pas de
preuve décisive que ce livre existât avant le xii^ siècle de l'ère
chrétienne, Benfey le croit pourtant antérieur au Pantchatan-
tra. Admettons-le : l'auteur du Pantchatantra avait entre les
mains un exemplaire de ce recueil. C'est là que, selon Benfey, il
aurait trouvé en germe le conte des Tresses. Voici ce qu'il y
pouvait lire^ :
« Dans le royaume d'Odmilsong vivent deux frères, l'un pauvre et bon,
l'autre riche, avare et mal intentionné à l'égard de son cadet. Celui-ci, souf-
1. Nous citons, en l'abrégeant, la forme mogole de l'histoire, que Benfey
considère comme la plus ancienne. Bergmann a le premier publié ce recueil
mogol, le Ssiddhi-Kûr, Nomadische Streifereien unter den Kalmûken in den
— 177 —
frant de sa misère et des affronts que lui fait subir son frère, s'introduit
une nuit dans la chambre où le mauvais riche gardait ses trésors et s'y
cache pour le voler. A sa grande surprise, il voit sa belle-sœur se lever,
préparer des viandes et des plats sucrés et sortir en les emportant. Il la
suit par curiosité et la voit se diriger vers le cimetière. Là, sur un monti-
cule, s'élève un riche tombeau : un corps y est étendu, celui de l'homme
qui naguère était l'amant de sa belle-sœur. Elle vient ainsi chaque soir pro-
téger son cadavre contre les oiseaux et les renards et lui apporter à manger.
Comme ses mâchoires sont serrées par la mort, elle lui tient la bouche
ouverte avec une pince de métal et y enfonce la nourriture avec sa langue.
Mais tout à coup la pince tombe, les mâchoires se referment brusquement
et coupent le nez et la langue de la femme. Elle rentre chez elle toujours
suivie et observée par son beau-frère. Elle se couche auprès de son mari et
se met à pousser des cris : <( C'est mon mari qui m'a mutilée ! » Le Chan
condamne le mari, qui ne peut se justifier, à être brûlé. Mais son frère est
là pour tout expliquer : sur ses indications, on se rend au cimetière et l'on
trouve dans la bouche du mort le bout de la langue de la femme, dans la
pince le bout de son nez. C'est elle qui est brûlée. »
Les variantes de cette répug-nante histoire ne nous intéressent
pas directement. Disons rapidement que, dans les trois autres
versions que nous connaissons, il n'est plus question des deux
frères rivaux ; le dénonciateur est un voleur quelconque ; dans
ces trois versions, il s'agit d'une jeune femme qui a pris un amant,
lasse d'attendre son mari, lequel depuis des années fait le négoce
au loin. Le jour oi^i il revient, elle se refuse à lui et sort dans la
nuit pour rejoindre le galant à qui elle a donné rendez-vous. Mais,
d'après Somadéva ^ (xii<^ siècle), elle trouve son amant au lieu
fixé, mais mort, et se balançant au bout d'une corde : les gardes
de nuit l'ont pris pour un voleur et l'ont pendu. Elle le dépend
et lui baise le visage ; mais un vctâla, démon qui vit volontiers
dans les cadavres, s'introduit par manière de plaisanterie dans
le corps du mort, et d'un coup de mâchoire coupe le nez de
l'amante. — Dans le Bêtàl Paiclûsî, qui est une rédaction moderne
du roman en dialecte hindi ^, l'amant vient de mourir d'une
Jahren 1802 und 1803, Riga, 1804, t. I, p. 328. Benfey l'a étudié dans un
mémoire célèbre du Bulletin de V Académie de St-Pétersbourg {Mélanges
Asiatiques, 4 septembre 1857, t. III, p. 170, ss.). Depuis, le recueil a été de
nouveau publié par B. Jûlg, Kalmûkische Mdhrchen, Leipzig, 1866.
1. Voyez ce texte à la page 175 du mémoire de Benfey cité à la note pré-
cédente.
2. Voir, sur le Bêtdl Patchisi, la date de sa composition et les différentes
versions modernes du Vetdlapantchavincâti^ le travail de M. Laucereau,
Bédier. — Les Fabliaux, 12
— 178 —
piqûre de serpent, et le spirituel démon, qui contemple la scène
assis sur un figuier, se comporte comme dans Somadéva, et bien
plus grossièrement encore. — Dans le Vedâla Cadai ^, il n'est plus
question du vetâla ; les gardes de nuit ont pris l'amant poiir un
voleur et viennent de le blesser d'un coup de flèche ; c'est dans
un hoquet d'agonie qu'il coupe le nez de son amante.
Dans ce conte laid, qui rit d'une gaieté macabre, on reconnaît
aisément une partie du récit du Pantchatantra : dans le Vetàla-
pantchavinçati comme dans le Pantchatantra, une femme a le
nez coupé dans une équipée amoureuse (qu'elle y soit intervenue
pour son propre compte ou comme entremetteuse). Elle rentre
chez elle, ameute les voisins, accuse son mari de la mutilation.
On va conduire le pauvre homme au supplice, quand un témoin
imprévu de toute la scène dévoile l'imposture.
C'est évidemment le même conte. L'auteur du Pantchatantra
connaissait l'histoire du démon qui pénètre dans le cadavre ; il a
été choqué de ces perquisitions judiciaires dans la bouche du mort,
de ces plaisanteries de fossoyeur. Il a renvoyé à son figuier sacré
le hideux î;f^iZa. Il a adouci le conte.
Nous ne pouvons que constater son bon goût, mais aussi son
imj)uissance inventive : car enfin, à l'odieux il a substitué la
sottise. Cette femme, qui prévoit qu'elle n'a cpi'à tendre un
rasoir à son mari pour que celui-ci le lance par la chambre, a
inventé là une bien pauvre ruse, et si sommaire qu'ait pu être la
justice de l'Inde, le moindre juge de ces temps reculés ne se fût
pas laissé prendre à ces malices. Toujours est-il que le conte du
vetâla est bien la source des mésaventures de la femme du bar-
bier dans le Pantchatantra.
Mais Benfey prétend voir aussi dans ce conte le germe du très
1 spirituel récit des Tresses : « L'auteur du Pantchatantra, dit-il, a
(( transformé avec une merveilleuse habileté la vieille histoire
(( macabre de son modèle ; la punition n'atteint ici que l'entre-
« metteuse, tandis que la femme mariée paraît sortir indemne de
Journal Asiatique, t. XVIII, 1851, p. 383, ss. Notre conte est aussi publié
en allemand à la page 61 de la traduction allemande de H. Œsterley, Baitdl
Patchisl, ode?' die 23 Evzdhlungen eines Damon, Leipzig, 1873.
1. Tlie Veddla Cadai, being the tamul version of a collection of ancient
taies in the sanscrit language .. . translated by B. G. Babingtou, Miscellaneous
translations front oriental languages, 1. 1, p. 43, 1831.
179
(( toute cette aventure. Nous y voyons apparaître le mari ridicule
(( et crédule, conforme au type convenu dans ces contes, et pour
« qu'il paraisse mériter son malheur, il nous est présenté comme
« un brutal ivrogne. »
Dans les Mémoires de V Académie de Saint-Pétersbourg , il dit
encore : « Cette forme mogole du conte nous permet de saisir ce
(( fait que confirment tant de récits d'origine indienne aujour-
(( d'hui répandus sur la surface de la terre, à savoir que le noyau
« du conte, qui est d'origine indienne, reste intact, tandis qae
« son enveloppe se modifie de mille façons, selon les besoins
(( moraux et les conceptions sociales des peuples qui l'accueillent. »
En vérité, existe-t-il un rapport logique, une relation de cause
à effet entre cette donnée : « une femme à qui on a coupé le nez
accuse son mari de ce méfait, » et celle-ci : « une femme, que son
mari soupçonne, s'échappe, à la faveur de la nuit, de la chambre
conjugale et une amie y prend sa place ; le mari se trom23e dans
l'obscurité, bat et mutile cette amie ; sa vraie femme rentre au
matin, le corps intact, et prouve aisément à son mari que les
dieux l'ont justifiée » ? Je vois bien que les deux contes sont
juxtaposés ; mais je vois aussi que chacun d'eux peut vivre de
son existence propre. Et ce qu'il m'est impossible de concevoir,
c'est comment l'un pourrait être le germe de l'autre. Je vois bien
que l'oiseau est virtuellement renfermé dans l'œuf; mais que le
conte des Tresses soit virtuellement enfermé dans le conte du
Vetâlapantchavinçâti, c'est ce qui m'échappe.
Supposez, en effet, qu'on enferme dans des cellules tous les
conteurs passés et futurs, en leur proposant comme canevas le
conte du Vetâla^ avec charge d'en tirer tous les développements
logiques qu'il contient en germe. Qu'on les enferme tous, les
bons plaisants et les subtils narrateurs, Schéhérazade, Till
l'Espiègle, et les aimables conteurs florentins du Décaméron, et
les Vénitiens que les Facétieuses nuits de Straparole réunissent
autour de Lucrèce Sforze, et les spirituels gentilshommes de la
reine de Navarre. Qu'on enferme encore avec eux les Sept Sages
de Rome, Bacillas, Caton et Malquidas, et aussi le charmant
perroquet du Touti-Nameh\ et qu'on enferme Roger Bontemps,
et ceux qui, dans mille ans, diront encore la Matrone d'Ephèse
aux races à venir. La captivité durât-elle des siècles, et le tra-
— 180 —
vail de tous ces ingénieux esprits fût-il incessant, le conte des
Tresses ne germerait pas du conte du Vetâla.
Il s'est simplement produit ici un phénomène qui n'est point
rare dans l'histoire des contes : une contamination. Deux contes,
primitivement étrangers l'un à l'autre et qui suivront d'ailleurs
des destinées ultérieures distinctes, s'agrippent souvent l'un
l'autre. Ce phénomène est fréquent, et nous verrons tout à l'heure
que notre conte des Tresses s'est ainsi temporairement attaché,
en Europe, une dizaine de contes divers. On n'a jamais imaginé
de rechercher, dans tel de ces éléments adventices et caducs, la
source première du conte. Pourtant, tel récit contaminé, fran-
çais, allemand, italien, pourrait, avec autant de vraisemblance
c[ue le Vetâla^ être présenté comme l'original des Tresses. Mais
quoi! ces contaminations étaient françaises, allemandes, ita-
liennes — non indiennes ! Le plus souvent , il est difficile de
savoir où, quand, pourquoi deux contes se sont ainsi soudés : la
fantaisie individuelle d'un conteur, un vague trait commun dans
les deux récits, souvent le simple désir de dire une histoire plus
longue, le caprice de l'association des idées provoquent ces
1 rapprochements. Mais, ici, ce qui est vraiment curieux et ce qui
aurait dû faire réfléchir Benfej, c'est que, dans le récit du Pant-
\ chatantra, l'on découvre fort bien les intentions intimes du
\ narrateur : la soudure des deux contes y est visible, et les causes
' de la contamination flagrantes.
On se souvient en effet que, dans le récit du Pantchatantra,
un religieux mendiant, Devasarman, observe de sa mauvaise
couchette toutes les péripéties du drame. Or, ce Devasarman,
les lecteurs du Pantchatantra le connaissent bien : cet épisode
de la vie conjugale n'était pas la première scène bizarre dont il
eût été le témoin ; déjà on l'a suivi, avec une surprise toujours
croissante, dans une série d'aventures entre lesquelles on ne
remarquait d'abord aucun lien. Ce lien existait pourtant, et
l'auteur réservait au religieux Devasarman de tirer de ces épi-
sodes disparates une seule et même leçon. Il lui fallait donc
trouver une sorte de mise en scène qui permît à Devasarman de
raconter ses aventures et d'en tirer la morale.
C'est alors que l'auteur du Pantchatantra s'est souvenu do ce
conte du Vetâla où un témoin imprévu venait révéler à des juges
— 181 —
l'innocence d'un mari condamné. Dans le conte primitif des
Tresses — nous le montrerons plus loin — l'entremetteuse, une
fois châtiée et blessée par le mari, devait disparaître de la scène
et ne plus nous occuper. Mais l'auteur du Pantchatantra avait
encore besoin d'elle : il fallait qu'elle accusât et fît condamner
son mari, à seule fin que le religieux Devasarman, sur la place
du supplice, en présence du peuple et des juges assemblés, pût
survenir, dérouler la série de ses aventures et dire aux juges :
« Suspendez votre jugement, parce que ce n'est pas le larron qui *
a emporté ma robe, ny ce n'est les moutons qui ont tué le renard, \
ny le jeune homme n'a tué la méchante femme, ny non plus ce
n'est pas le cordonnier qui a coupé le nez de la chirurgienne, mais
c'est nous-mêmes qui avons tiré ces maux sur nous... etc. ^ )>
D'où la contamination du Vetàla et des Tresses.
En tout cas, on voit qu'il n'y a primitivement rien de commun \
entre les deux récits. Plante associe en une seule pièce une
comédie de Diphile et une comédie de Ménandre. L'auteur du
Pantchatantra associe deux contes populaires, le Vetàla et les
Tresses. Ce sont là des faits similaires : le Vetàla n'est pas plus
la source des Tresses que la comédie de Ménandre n'est la source
de Diphile.
II
LES VERSIONS OCCIDENTALES
Soit, dira-t-on peut-être; le conte du Vetàla n'est point la source
du conte des Tresses. Mais nous nous réservons une arme autre-
ment puissante. Si nous n'avons pu découvrir le germe du Pant-
chatantra, sa. préhistoire \ si nous ne connaissons pas le mystère
de sa naissance, du moins connaissons-nous sa lignée ; et cette
lignée, ce sont toutes les versions occidentales modernes. Compa-
rons par exemple le fabliau français avec le Pantchatantra : nous
verrons que la version sanscrite est la plus archaïque, si bien
que les traits du fal^liau ne peuvent s'expliquer que comme des
déformations des traits correspondants du Pantchatantra; et,
pour expliquer le fabliau, si le Pantchatantra n'existait pas, il
faudrait l'inventer. — Comparons donc.
1. £iVre des Lumières, 1644, p. 86.
— 182 —
a) Le fabliau comparé aux formes orientales. Supériorité logique
du récit français.
Voici le récit de l'un de nos fabliaux ^ :
Un chevalier a une femme et cette femme a un amant. Les amoureux
profitent de ce que le mari est grand coureur de tournois pour se voir en
secret chez la sœur du galant. Un jour que l'on annonce le retour du mari,
la femme demande à son ami un don, que l'on peut considérer comme une
de ces mille épreuves de courage que les femmes du moyen âge (au moins
dans les romans) requéraient en amour : c'est qu'il viendra la trouver cette
nuit-là, dans la chambre conjugale. Il y pénètre en effet le soir, parla fenêtre,
et s'approche à tâtons du lit où reposent les deux époux. Mais le malheureux
se trompe :
Lors tas te et prent par mi le coûte
Le seignor qui ne dormoit pas,
Et li sires esnel le pas
Si le ra saisi par le poing.
Les deux hommes luttent dans l'obscurité et le mari pousse son adver-
saire, qu'il prend pour un voleur, jusqu'à la porte d'une salle voisine de sa
chambre, où il mettait son cheval favori et sa mule. Il renverse son ennemi
dans une cuve qui se trouvait là et l'y maintient : « Alumez chandoile ! »
crie-t-il à sa femme. Mais celle-ci se garde bien d'obéir ; elle proteste qu'elle
ne pourra jamais trouver dans l'obscurité la porte de la cuisine; elle préfère
garder ce voleur pendant que son mari ira chercher de la lumière. Comme
le mari s'éloigne en lui confiant son prisonnier, vite, elle le laisse échapper,
et quand le bonhomme revient, une chandelle dans une main, une épée nue
dans l'autre, il voit que sa femme maintient dans la cuve, avec le plus grand
sérieux du monde, la tête de sa mule. Il en conclut avec un certain bon
sens qu'il a pris un « lecheor » pour un voleur et jette sa femme à la porte.
Elle se réfugie dans la maison amie où elle retrouve son amant, puis s'avise
d'un engin : u jamais n'orrez parler de tel » ! Elle s'en va réveiller une
bourgeoise qui lui est dévouée et la fait consentir à entrer dans la chambre
de son mari, où elle s'occupera à pleurer tant et plus. En effet, Famie com-
plaisante mène grand deuil auprès du mari qui, n'y tenant plus, se lève,
arme d'éperons ses pieds nus, prend par les cheveux celle qu'il croit être
sa femme et la met en sang à coups d'éperons ; cependant sa vraie femme
a rejoint le galant :
Molt pot ore la dame atendre
De son ami greignor soulaz
Que celle qui est prise as laz !
Enfin le mari, las de frapper, prend son couteau, coupe les deux tresses
de la malheureuse et la renvoie. Elle court conter sa mésaventure à son
amie ; celle-ci la console de son mieux et va se rasseoir sans bruit sur le
lit de son mari qui s'est rendormi. Elle trouve sous l'oreiller les tresses
1. M R,IV, 94.
— 183 —
coupées, les prend, y substitue la queue d'un cheval, et s'endort paisible-
ment jusqu'au jour.
Il faut lire dans le texte môme la scène très spirituellement menée du
réveil; l'étonnement croissant du mari quand il trouve sa femme couchée
auprès de lui, quand il découvre son corps tout sain et frais, sans même
une (( bubete », quand il voit ses tresses intactes et, sous l'oreiller, une
queue de cheval. 11 se persuade aisément qu'il a rêvé.
Ou ce est fantosme qui vient
As genz por aus faire mvxser,
Et por aus folement user
Et por faire foler la gent...
Afin qu'à l'avenir il ne soit plus « enfantosmé » de la sorte, sa femme
lui conseille d'aller en pèlerinage à la Sainte Larme de Vendôme, ce à quoi
il se résout de grand cœur.
Notons d'abord qu'il est impossible d'admettre que l'auteur
anonyme de ce fabliau ait eu directement connaissance du Pant-
chatantra. La traduction latine de Jean de Capoue (1278-1291),
la première qui ait été faite dans l'Europe occidentale, est de
cinquante ans environ postérieure au fabliau.
Comparons donc les traits correspondants et différents de la
version sanscrite et du récit français. 11 se pourrait que telle
donnée b du fabliau ne pût s'expliquer que comme une déforma-
tion d'une donnée a du Pantchatantra ; il se pourrait que le
Pantchatantra présentât en somme un état plus archaïque du
récit, où les incidents de l'intrigue seraient plus conformes
qu'ailleurs à la signification intime du conte, plus logiques, plus
satisfaisants, partant primitifs. Je crois que c'est précisément le
contraire qui est le vrai.
Par exemple, dans le fabliau, la femme adultère perd les cheveux, \
et non plus le nez. On pourrait être tenté d'y voir un adoucisse-
ment du récit primitif : le trouvère aurait été choqué de cette
horrible blessure et aurait assez heureusement modifié ce trait du
conte sanscrit. — Faut-il vraiment discuter cette très grave
question de savoir s'il est mieux que cette femme perde son nez, j^
ou bien ses tresses? Je laisse aux orientalistes à prouver par des
textes de lois que cette perte du nez était le châtiment des adul-
tères dans l'Inde, et que c'est là un trait bouddhique '.
J'y consens. Pourtant, si l'on en voulait tirer trop d'avantage,
1. Au contraire, voyez dans le lai de Bisclavret toute la postérité d'une
femme adultère, qui naît esnasée.
\
— 184 —
je serais prêt à soutenir envers et contre tous que ce sont au
contraire les tresses coupées qui sont le trait primitif, et que
c'est là un détail de mœurs g-ermaniques. Ne se souvient-on pas
en effet que Tacite, au chapitre XIX de sa Germanie, décrit ainsi
le châtiment des adultères : « ahscisis crinihus nudatam uxorem
(( coram propinquis expellit domo maritus »? Ne se souvient-on
pas de même de cette belle légende de VHeptaméron ^ où un
vieux chevalier d'Allemagne, pour punir sa femme d'un très
ancien adultère, l'oblige à paraître chaque jour à sa table devant
ses hôtes « la teste toute tondue, le demeurant du corps habillé
de noir »? Von der Hagen a gravement réuni, à propos de notre
conte, des témoignages de cette coutume germanique 2.
Mais laissons-là ces plaisanteries. 11 est facile de montrer
comment c'est plutôt le fabliau qui présente ici un état antérieur
du conte, dont le trait du Pantchatantra n'est qu'une malhabile
déformation. Le conte est essentiellement imaginé pour nous
faire rire d'un bon tour joué à un mari; et une ruse n'est drôle
que si elle réussit. Or la ruse ne réussit nullement dans le Pant-
chatantra 3. Là, en effet, l'entremetteuse qui a perdu son nez va
se plaindre, accuse son mari; c'est dans le bourg un beau
1. Nouvelle XXXII.
2. Gesammtabenteuer, II, p. XLV.
3. M. des Granges, à une conférence de M. G. Paris, m'a objecté que
telle n'était point nécessairement l'intention primitive du conte et que le but
des conteurs indiens n'était pas, comme il arrive dans les fabliaux, de nous
faire rire aux dépens du mari. — Soit; mais leur but était, en tout cas, de
nous mettre en garde contre la méchanceté rusée des femmes. C'est la
morale que tire expressément le bon Dévasarman, témoin invisible des ruses
de notre entremetteuse, en ces slokas attristés : « Ce que Vrihaspati sait de
science ne l'emporterait pas sur l'intelligence d'une femme; comment donc
se défendre contre elles? Elles qui appellent le mensonge vérité et la vérité
mensonge, comment les hommes sages peuvent-ils se défendre contre elles
ici-bas ?
« Les lions à la gueule redoutable et à la crinière éparse, les éléphants sur
qui brillent les raies tracées par la chaleur du rut, les hommes intelligents
et les héros dans les batailles, deviennent auprès des femmes de bien misé-
rables créatures.
« Elles sont tout poison à l'intérieur, et à l'extérieur elles sont charmantes;
les femmes ressemblent, dit-on, au fruit du goundjà. »
Le conteur était donc singulièrement malavisé qui, voulant manifester
l'habileté féminine, met en scène un couple de commères qui réussissent, en
effet, à duper deux heures un mari, mais deux heures seulement, et qui, l'une
et l'autre, expieront cruellement ce succès éphémère.
— 185 —
tapage. Que fait, en l'apprenant, l'autre mari, celui qui se rap-
pelle avoir coupé le nez de quelqu'un dans l'obscurité? Le Pant-
chatantra se tait prudemment là-dessus. Il est évident que, dupé
une heure, il a reconnu dès le matin la fraude et l'erreur : la
ruse de sa femme se retourne contre elle. Dans le fabliau, tout
au contraire, l'entremetteuse n'est jamais gênante; elle a perdu
ses cheveux? elle en sera quitte pour porter de fausses nattes
sous son couvre-chef ^ ; nul ne se doutera de son malheur ; le
mari pourra faire en toute conscience son pèlerinage à la Sainte
Larme de Vendôme, et nous pourrons rire du bon tour qu'on lui
a joué. Il est bien probable que, dans la forme primitive 4^
conte, l'entremetteuse en était quitte pour une mutilation légère,
et le fabliau est plus voisin que le Pantchatantra de cette forme
primitive.
Mais la rédaction sanscrite souffre d'une infériorité plus carac-
téristique. La femme adultère n'y est, à aucun moment, une
rusée qui combine un plan ; c'est le hasard qui mène tous les
événements. C'est par hasard que l'entremetteuse vient lui por-
ter un message. C'est cette entremetteuse qui lui propose de
prendre sa place au pilier; quant à elle, elle reste constamment
passive; et, lorsque le mari se réveille, elle n'a vraiment pas
grand mérite à s'écrier : « Que les dieux me rendent mon nez! »
car la première sotte venue l'aurait dit à sa place. Dans le fabliau,
au contraire, le trait de génie de la femme consiste précisément
à préparer toute cette scène. Comme elle prévoit qu'elle sera
battue dans la nuit, elle préfère aller rejoindre son amant et
qu'une amie supporte la volée ; et dès qu'elle sait le succès de sa
ruse, quelle active habileté! Vite, elle elface de sa chambre toute
trace de désordre, enlève les tresses révélatrices, les cache, met à
leur place une queue de cheval et attend le réveil du mari pour
lui persuader lentement, par une série de preuves savamment
combinées, qu'il a été hanté par quelque cauchemar. Laquelle de
ces deux formes est primitive? N'est-il pas vrai que ce n'est
1. C'est en effet ce que lui conseille son amie :
« Ne ja douter ne li estuet
Des tresces, se trouver les puet,
Que si bien ne li mette el chief,
Que ja n'en savra le meschief
N'ome ne feme qui la voie. »
- 186 —
point, comme le voudrait la théorie, dans la version orientale
qu'on trouve la plus parfaite intelligence du conte, mais tout au
/ contraire dans le fabliau?
b) Qu'il est impossible, en fait^ de savoir quelle est la primi-
tive^ des versions indienne et française. Discussion de la méthode.
Gomment peut-on, en bonne critique, établir les rapports réci-
proques de deux versions d'un même conte ? Voici une méthode
qui me paraît sûre, nécessaire et non contestable.
A passer de bouche en bouche et de livre en livre, du livre à
la tradition orale ou inversement, du musulman au chrétien, du
grand seigneur à la portière, d'un sot à Boccace, d'un matelot
breton à un cafre de la côte de Mozambique, un conte s'expose à
mille remaniements. Mais s'il est à la merci du caprice, de la
sottise, de la fantaisie imaginative, du manque de mémoire, des
mœurs particulières de chacun de ses narrateurs successifs, il
s'en faut pourtant que ces transformations puissent indistincte-
ment porter sur toutes les parties du récit. Un conte est un orga-
nisme vivant et, comme tel, est soumis pour vivre à de cer-
taines conditions. On peut enter sur une plante une greffe étran-
gère, couvrir un animal de parures diverses ; inversement, on
peut mutiler un être vivant, animal ou plante, lui retrancher un
nombre déterminé d'organes; l'être ainsi mutilé pourra languir;
il sera réduit à son minimum de vie, mais il vivra. Touchez au
contraire à un de ses organes essentiels et à un seul, le voilà
mort. Pareillement, on peut greffer sur un conte des membres
parasites ou l'affubler de costumes différents, selon les pays
qu'il habite. On peut au contraire le réduire à la nudité ésopique,
le mutiler même, il vivra toujours. Mais il est essentiellement
constitué par un ensemble d'organes tel qu'il est impossible de
toucher à l'un d'entre eux et à un seul, sans le tuer.
Il est extrêmement facile, étant donné un conte quelconque,
d'en déterminer la constitution organique.
Voici, par exemple, celle des Tresses : Un mari a de certaines
raisons d'en vouloir à sa femme. Celle-ci trouve un moyen de
s'esquiver hors de la chambre conjugale., sans que le mari s en
aperçoive ^ une amie Vy remplace, et comme., dans V obscurité, le
mari na pu s' apercevoir de la substitution, cest elle qui reçoit la
correction prévue ; en outre, le mari lui fait subir une mutilation
— 187 —
corporelle quelconque ; sa vraie femme retourne ensuite dans sa
chambre^ et, comme elle peut lui montrer son corps intact^ sans
hlessui^e d'aucune sorte, elle lui persuade aisément quil a rêvé,
ou que les dieux ont réparé l'injure faite à une innocente.
Quels sont les caractères propres à cette forme? C'est d'abord
que, pour la dég-ager, il n'est pas nécessaire de comparer les
différentes versions conservées du récit : ce travail est j)ossible
sur une forme quelconque d'un conte quelconque; ensuite, que ce
résumé convient exactement non seulement aux trente versions
conservées d'un conte, mais aussi à toutes les versions intermé-
diaires perdues, mieux encore, à toutes les versions possibles] il
est tel qu'on ne saurait y ajouter un trait, et un seul, qui ne fût
secondaire; qu'on ne saurait en supprimer un trait, et un seul,
que le conte ne mourût du même coup. En un mot, on peut
réduire une version quelconque d'un conte à une forme irréduc-
tible : ce substrat dernier devra nécessairement passer dans
toutes les versions existantes, ou même imaginables, du récit;
il est hors du pouvoir de l'esprit humain d'en supprimer un iota.
On redirait le conte dans mille ans que cette forme essentielle
se maintiendrait, immuable.
Cela posé, puisque tout conteur passé ou futur a été, est ou
sera nécessairement contraint d'admettre dans son récit cet
ensemble de traits organiques, que nous appellerons w, il s'en-
suit que nous ne pouvons rien savoir du rapport de deux ver-
sions qui ne possèdent que ces seuls traits en commun.
Mais il est évident que jamais un conte ne s'est transmis sous
cette forme sommaire, abstraite et comme schématique : le jour
même où il a été inventé, ses personnages vivaient déjà d'une
vie plus concrète, plus complexe. Chacun des incidents néces-
saires de l'intrigue était expliqué, motivé : c'était, ici, un détail
de mœurs, là un mot plaisant, là un trait de caractère. Si on
nous permet d'employer ces formules, le conte ne s'exprimait
point par w, mais par w + a, />, c, J..., et chacun de ces traits
accessoires a, b, c, (/..., est par nature transitoire et mobile. Ils
sont les accidents du conte, dont w est la substance. Ils sont, par
définition, arbitraires et peuvent varier d'un conteur à l'autre.
Si donc on retrouve l'un d'entre eux dans deux versions — et
dans ce cas seulement — ces deux versions sont indissoluble-
— 188 —
ment unies. De même qu'une famille de manuscrits est consti-
tuée par l'existence d'une même faute dans divers manuscrits,
de même plusieurs versions d'un conte peuvent être rangées en
une même famille, si ces versions présentent les mêmes traits
accessoires en commun ; car, s'il est impossible d'admettre que
deux copistes indépendants commettent la même faute au même
endroit, il est impossible que deux conteurs indépendants ima-
ginent le même trait accessoire au même endroit, la fantaisie
créatrice étant un acte de l'esprit aussi individuel que l'erreur ^.
En résumé, il faut, étant donné une forme quelconque d'un
conte, distinguer d'abord des traits accessoires les traits essen-
tiels, c'est-à-dire ceux dont on ne peut concevoir qu'ils soient
jamais modifiés, sans que le conte meure. — Certes, l'erreur
peut se glisser dans cette opération et il est possible que l'on con-
sidère comme essentiel au récit un détail d'ornement. Mais nul
ne saurait contester que ce départ soit possible. Si nous l'avons
opéré avec justesse, ici comme dans les monographies qui sui-
vront, c'est ce que le lecteur éprouvera.
Ce travail une fois fait, toute classification de versions fondée
sur la seule communauté des traits essentiels réunis en w est non
avenue ; mais il suffît que deux versions possèdent un seul trait
accessoire, a, en commun, pour être indissolublement associées.
Appliquons ce procédé au conte des Tresses.
Pour peu que l'on veuille comparer la forme orientale et le
fabliau, on s'apercevra que ces deux versions n'ont précisément
en commun que les traits que nous réunissons en oj; tous les
autres^ qui sont secondaires, diffèrent. La rédaction sanscrite
sera, par exemple, exprimée par la formule : w + a (/e moine
mendiant) + h [la femme au pilier) -\- c [le nez coupé) -\- d [la
femme du barbier et le rasoir) -\- e [le Jugement) etc., tandis
que la formule du fabliau sera lù -\- v [la mule et la cuve) + x
[la femme blessée à coups d'éperons) + y [l^s tresses coupées) -\- z
[le pèlerinage) etc.. Ces deux formes w + a, j6, c, (/..., to + f,
1. Il reste ici, comme dans les classifications de manuscrits, un élément
de critique subjective : de même qu'une faute identique peut avoir été suggé-
rée à deux copistes indépendants, de même un même trait accessoire peut,
dans certains cas, avoir été imaginé par deux conteurs indépendants. Chaque
cas doit être étudié à part. Voyez au chapitre suivant nos remarques sur le
lai de l'Epen'ier.
X
— 189 —
X, ?/, z... ne sont donc pas comparables, et l'on ne pourra rien
m'objecter, s'il me plaît de soutenir que le conte des Tresses a
été inventé par tel conteur, Carthaginois ou Thrace, qu'il me
conviendra d'imaginer, ou par un bel esprit égyptien qui vivait
au cours de la xix^ dynastie, sous le règne de Ramsès II; que cet
égyptien l'a conté à deux de ses amis; que l'un de ces amis a
inventé les traits accessoires qui sont donnés par le Pantchatan-
tra, l'autre ceux qui sont parvenus à notre trouvère. Il est pos-
sible que ces deux formes n'aient eu aucun rapport commun
depuis le règne de Ramsès II.
On dira : il n'est pas démontrable en effet que le fabliau vienne
du Pantchatantra; mais cela est pourtant possible^. Ils n'ont
plus qu'a) en commun, il est vrai; mais rien ne nous prouve que
les traits accessoires, a, h, c, d, ne soient pas tombés précisé-
ment au cours du voyage d'Orient en Occident.
Le fait est possible, en effet, mais non démontrable. Or,
notons d'abord que cette démonstration eût été la dernière res-
source permise aux indianistes.
Ils ne peuvent la faire, et je puis, au contraire, fournir la
preuve inverse.
S'il m'arrive, en effet, de montrer — comme je le ferai au
chapitre suivant — que ce minimum de rapports possible entre
le fabliau des Tresses et le conte du Pantchatantra n'est pas un
fait isolé, que bien au contraire, les contes français qui nous
restent à étudier n'ont presque jamais aucun trait accessoire en
commun avec les mêmes contes sous une forme orientale, peut-
être sera-t-on forcé de convenir qu'il y a là une présomption
digne de quelque attention.
Nous entendrons, en effet, dans un instant, Hans Sachs nous
raconter les Tresses à son tour. Chose étrange! Il nous racon-
tera, quoi? le fabliau. Non pas seulement les traits nécessaires du
fabliau, cette intrigue succincte que nous appelons w; non, mais
aussi vingt détails accessoires, le rendez-vous donné à l'amant
dans la chambre conjugale, et sa lutte avec le mari dans l'obscu-
rité, et son évasion pendant que le mari va chercher de la lumière,
et l'épisode singulier du veau retenu prisonnier à la place de
l'amant, et ainsi de suite, jusqu'à la fin du récit. Pourtant, voilà
plus de 300 ans que le fabliau était enfoui dans un manuscrit ignoré ;
Y
— 190 —
Hans Sachs ne l'avait pas lu ; nous ne connaissons aucune source
intermédiaire écrite qui ait pu conserver ces traits : et voici
qu'on ne sait d'où, à travers le moyen âge écoulé et la Renais-
sance, le conte arrive, presque exactement sous la forme du
fabliau, dans une échope de Nuremberg! Et tandis que nous
constatons cette extraordinaire fixité des détails secondaires dans
la tradition orale, — pourquoi, si les contes français viennent des
contes indiens, ne retrouve-t-on pas une semblable communauté
de détails entre les prétendus originaux et leurs copies ?
Le chapitre suivant prouvera qu'en effet cette communauté ne
se présente presque jamais.
Cette absence de traits accessoires communs entre les récits
indiens et les récits occidentaux ne peut s'expliquer sérieusement
que d'une manière : ces récits occidentaux ne viennent pas des
récits indiens.
Ainsi, le procédé de comparaison ci-dessus proposé ne prouve
pas que notre conte ne puisse venir de l'Inde, puisqu'il est pos-
sible — à tout prendre — que ce soit au cours de son voyage
du conteur bouddhiste au trouvère, que le récit a perdu ses traits
accessoires a, h, c, d ^... Mais ce procédé a une double effica-
cité : il fait voir que l'origine orientale de ces contes, pour pos-
sible qu'elle soit, est indémontrable ; il fait voir encore que cette
origine, possible, mais indémontrable, est, de plus, improbable;
car, entre les soi-disant modèles et leurs prétendues imitations,
il n'y a de semblables que les seuls traits qui leur seraient com-
muns s'ils étaient indépendants les uns des autres.
c) Les différentes formes européennes^ toutes étrangères aux
formes orientales.
Il paraît donc démontré que notre trouvère ignorait la forme
indienne du conte. Il l'ignorait aussi parfaitement que s'il lui
avait fallu s'en aller lui-même découvrir le Pantchatantra dans
un couvent cinghalais, quitter sa taverne et ses dés, ceindre ses
1. Supposition très peu probable. M. G. Paris veut bien me montrer encore
cette invraisemblance singulière que je n'avais pas aperçue : il est très sûr,
comme on l'a vu, que le réc\i an Pantchatantra est constitué parla contamina-
tion d'un conte primitif et d'un conte du Vatâlapantchas'incâti . Cette soudure
est si intime et si forte qu'on ne saurait bien se figurer un narrateur posté-
rieur, travaillant sur le récit du Pantchatantra, et qui réussirait à en éliminer
— 191 —
reins comme le religieux chinois Hiouen-Thsang, et vénérer en
personne le bois de manguiers où Çakyamouni, après six ans
d'austérités, était enfin devenu bouddha accompli.
Mais voici que, postérieurement à notre vieux poète, le livre
bouddhiste a lui-même accompli son exode vers nos pays occi-
dentaux. Voici le moyen âge passé et l'imprimerie inventée. Ce
n'est plus seulement par des manuscrits que se transmet la tra-
duction latine de Jean de Capoue. Le livre indien est publié :
les Allemands peuvent le lire en allemand [Bach der Beispiele,
1480); les Italiens, en italien (Doni, 1552), etc.
N'est-il pas à prévoir que la forme indienne des Tresses, mul-
tipliée par les presses de Venise, de Francfort, trouvera dans la
tradition orale quelque popularité, tandis que notre fabliau,
oublié dans un unique manuscrit que des moines conservent,
mais se gardent bien de lire, attendra pour revivre que Méon le
retrouve dans le manuscrit 19152 de la Bibliothèque Nationale?
N'est-il pas à prévoir que nous retrouverons quelque part ces
traits accessoires du Paiitchatantra, inconnus du fabliau?
Eh bien! non. Sous dix formes encore qui représentent la tra-
dition de dix mille conteurs, peut-être, — nous retrouverons ce
conte, et chacune des dix formes ressemble au fabliau, jamais au
récit sanscrit. Jamais plus nous ne reverrons l'épisode du pilier
où sont successivement attachées les deux amies et jamais plus
la sotte histoire du rasoir du Pantchatantra. Mais, partout, le
conte restera, dans sa teneur, semblable au fabliau. Comme le
fabliau, les versions européennes nous présentent une ruse de
femme savamment combinée : c'est la coupable elle-même qui
imagine de faire entrer son amie à sa place dans la chambre con-
jugale ; l'amie est battue et perd ses tresses ; la coupable profite
du sommeil du mari pour faire échapper sa complice, réparer le
désordre et se justifie en montrant sa chevelure intacte. En sorte
que, si nous représentons la forme orientale par (i)-|- a, h, c, d...,
l'épisode du barbier pour retenir seulement, retrouver et restaurer les élé-
ments primitifs. Or nulle forme occidentale ne connaît cet épisode. Si donc
on veut à toute force que le conte des Tresses vienne de l'Inde, on est réduit
à supposer qu'il a commencé son exode antérieurement à la composition du
Pantchatantra, — ce qui nous renvoie à des temps préhistoriques; — ou,
tout au moins, il faut admettre que le Paiitchatantra n'a contribué en rien à
le propager.
— 192 —
la forme du fabliau par o)-{-v^x,y,z...^\ai formule qui expri-
mera l'une quelconque des formes européennes ^ comprendra un
ou plusieurs des termes v, x, y, z^ et jamais l'un des termes a, A,
c, d. — Ainsi, deux choses ont été surabondamment prouvées :
non seulement les formes européennes les plus anciennes ne
dérivent point des formes orientales; mais encore, après même
que l'imprimerie a répandu à des milliers d'exemplaires, dans
des langues diverses, la forme orientale, on ne voit jamais que
cette forme orientale et savante se soit combinée avec la forme
occidentale et populaire.
On pourrait s'arrêter là et clore cette discussion. Mais si nous
suivons encore notre conte dans ses destinées, nous y trouverons
l'occasion d'une constatation curieuse : tandis que la forme orien-
tale se transmet de traduction en traduction, toujours identique
à elle-même, la même chez Gampeggi ou chez Verboquet, morte
et comme enserrée dans des bandelettes de momie, le conte oral,
qui vagabonde librement par le monde, très étranger aux rema-
niements que les savants peuvent faire du Pantchatantra^ subit
toutes les vicissitudes d\m organisme vivant. Il s'agrège des
traits nouveaux, en élimine d'anciens, se combine avec des
contes qui lui étaient primitivement étrangers; et c'est une
réelle surprise de constater sa plasticité, la diversité des éléments
1. Voici, pour être aussi exact que possible, les variantes de détail que
présentent ces versions. Le fabliau de Garin ressemble, plus que toute
autre forme, au fabliau précédemment analysé, sauf qu'il y ajoute quelques
grossièretés (notamment aux vers 228 et ss.); de plus, le mari est un bour-
geois et non plus un chevalier, ce qui rend plus vraisemblable le voisinage
d'une étable. — Ilans Sachs : l'amant est un prêtre, qui, à la fin du conte,
vient exorciser le mari; c'est une vieille qui sert d'entremetteuse; la fin du
conte est maladroite, car le mari a pu garder et montrer à son beau-frère les
tresses de l'amie complaisante, et la justification de sa femme demeure par
suite incomplète. — Boccace : la femme complaisante est une servante; le mari
lui arrache une touffe de cheveux qu'il va porter à ses beaux-parents, cepen-
dant que sa femme, Monna Sismonda, rentre chez elle et se met paisible-
ment à filer; et, quand ses parents arrivent, elle proteste que son mari,
ivre, a dû passer la nuit chez quelque fille. — Herrand de Wildonie : aucune
variante qui offre quelque intérêt. — Der Reilier : le mari, avant de couper
les tresses, casse trois bâtons sur le dos de 1 entremetteuse et ces bâtons
deviennent des pièces à conviction qu'il faut faire disparaître comme les
cheveux. — Cent Nouvelles : les bâtons brisés comme dans le Reiher et les
draps de lit ensanglantés sont les seules pièces à conviction; dans cette seule
version le mari ne coupe point les tresses de sa femme. — Le Singe de La
Fontaine est une simple mise en vers du conte des Cent Nouvelles.
— 193 —
qu'il adopte et rejette successivement, et tout ensemble la force
de résistance et la vitalité de ces éléments assimilés. Il peut être
intéressant de faire rapidement Fliistoire de ces contaminations.
C'est le début du conte qui permettait aux narrateurs le plus
de fantaisie. La forme abstraite et nécessaire que nous en avons
donnée, w, porte simplement : « un soir, un mari a des raisons
d'en vouloir à sa femme. » Quelles sont ces raisons? Le conteur
peut les imaginer à sa guise, sans que la suite du conte en
souffre. Trois conteurs — on ne sait ni l'on ne saura jamais qui,
ni où, ni quand — ont répondu différemment à la question posée,
et, pour y répondre, ont soudé, par contamination, au conte des
Tresses trois récits qui vivaient di'^jà et qui sans doute vivent
encore aujourd'hui d'une vie indépendante; d'où trois familles
diff'érentes selon que c'est l'invention de tel de ces trois conteurs
qui a prévalu.
a) La Mule. — Nous avons déjà rencontré l'une de ces trois
contaminations. C'est ce bizarre épisode du fabliau où une mule
est substituée dans l'obscurité à l'amant qui s'enfuit. Quatre
conteurs, bien distants les uns des autres, se rencontrent pour
nous transmettre cette tradition : ce sont Garin, auteur d'un
autre fabliau ^, un poète allemand du xiu^ siècle ou du xiv*', Her-
rand de Wildonie '^; le rimeur anonyme d'un autre poème alle-
mand du moyen âge 3, enfin Hans Sachs qui nous raconte cet
épisode avec sa lourde bonhomie ^.
Cette histoire est assez mal venue, car enfin il n'y a aucune
apparence que le mari se laisse prendre à la ruse et croie réelle-
ment qu'il a pu confondre un homme avec une mule, un âne ou
un veau. Ce n'est pas sous cette forme qu'a dû être inventé le
1. Fabliau de la Dame qui fist entendant son mari quil sonjoit, MR, t. V,
121.
2. Der verkehrte Wirth, Gesammtabenteuer, t. II, XLIII, p. 337.
3. Keller, Erzdlilungen ans altd. Hss., der Pfaff mit der Sniier, p. 310.
4. Hans Sachs, Scluvanck ; Der Bawer mit dem zopff, t. 125 de la Bihlio-
thek des literarischen Vereins zu Stuttgart, t. IX de l'édition de Hans Sachs,
p. 279. « Quand le mari arrive avec sa lumière et s'aperçoit que c'est un àne
que sa femme tient prisonnier, la femme éclate de rire et dit : « Tu n'es pas
bien malin! Tu t'en prends à ce doux animal qui nous a longtemps servis, toi
et moi, qui nous porte du bois et de l'eau, et voici que tu veux le faire pendre
à une potence comme un voleur! — Cet âne avait des pieds et des mains
d'homme! — Va, cher mari, tu es encore tout saoul de sommeil! »
Bédirr. — Les Fabliaux. 13
— 194 —
récit, et la version primitive est celle que nous donne le Çuka-
saptati\ on nous dispensera de transcrire cette imagination
obscène qu'on pourra lire dans l'allemand de Benfey ^ ; il est évi-
dent que le premier conteur qui a contaminé les deux récits
racontait l'histoire du veau telle qu'elle se trouve dans le Çuka-
saptati - et peut-être la raconte-t-on encore aujourd'hui sous cette
forme : nos conteurs ou leur source commune l'ont adoucie ; ils
l'ont rendue plus décente et moins vraisemblable ^.
b) La ficelle. — Boccace et une autre lignée de conteurs ont
admis une tradition différente. La jeune Monna Sismonda, nous
raconte Boccace '*, étant fort surveillée par son mari, imagina,
pour être avertie de la venue de son ami Ruberto, d'installer en
dehors de la fenêtre de sa chambre une ficelle dont l'un des
bouts retomberait à terre et dont l'autre, tramant sur le plancher,
arriverait jusqu'à son lit, de façon qu'elle pût l'attacher à son
orteil. L'amant venait tirer la ficelle, et des signes convenus
annonçaient si le mari était endormi ou non. Mais, un jour, le
mari, étendant le pied dans son lit, rencontre la ficelle, l'attache
à son doigt, et quand l'amant la tire, il se lève, le poursuit, le
rejoint, se bat avec lui ; pourtant Ruberto s'échappe, sans que le
mari ait pu le reconnaître dans la nuit. Pendant cette lutte
Monna Sismonda a fait entrer sa servante à sa place dans le lit
conjugal. Suit le conte des Tresses.
1. Benfey, Mém. de VAc. de St-Péiersb,, loc. cit.
2. Ce qui ne signifie pas que ce conte soit davantage d'origine orientale.
3. On peut rapprocher du récit du Cukasaptati la ôl^* des Cent Nouvelles
nouvelles. Par contre, je ne vois aucun rapport entre ce récit et la malpropre
et insignifiante histoire qu'indique Benfey : Morlini, éd. elzévirienne, Paris,
1885, nov. LXVIII, p. 122, De rustico qui reperit adulterum cum uxore. —
Quant à la lettre d'Aristénète que cite aussi Benfey, elle est incomplète et
nous ne pouvons savoir si elle avait quelque rapport avec notre conte (éd.
Boissonade, 1822, p. 194, dernière lettre, r^z^X xfjç sùp-sOdôw; 'ôv [jlq'./Ôv
a;:oXuouarj;) : Une femme, surprise par le retour du mari, attache son amant
avec des cordes, et dit au mari qui entre : « C'est un voleur qui était en train
de piller la maison; nous ne le livrerons que demain à la police. Si tu as
peur, je veillerai seule sur lui toute la nuit » Le ms. s'arrête là. Par quel
ingénieux procédé (£Ù[x£Ooôw;) la femme délivrait-elle son amant? Nous l'igno-
rons. Le recueil qui porte le nom d'Arislénète a été écrit entre le iv^ et le
ve siècle après J.-C. Voilà un des mille contes grecs qui gênent Benfey; ce
récit d'Aristénète, dit-il, dérive peut-être d'originaux indiens; oui, sans
doute, mais peut-être aussi d'originaux siciliens, ou ibériques, ou gaulois,
etc..
\. Décamé von, VI I^ 8.
— 195 —
Ce conte est sans doute aussi une contamination et a dû vivre
d'une vie indépendante. Mais le narrateur qui le premier l'a lié au
conte des Tresses a été obligé de lui enlever son dénouement pri-
mitif. Comment, dans la version originaire, la femme se tirait-
elle de ce mauvais pas? Nous ne connaissons pas de forme indé-
pendante de ce conte, sinon dans La Fontaine ^.
Mais le moment le plus curieux dans l'histoire de ces conta-
minations est celui que nous saisissons dans le poème allemand
de Herrand de Wildonie : il participe à la fois du récit des deux
fabliaux et du récit de Boccace, en sorte qu'il associe trois
contes : 1^) la ficelle ; 2^) l'âne; 3^) les tresses. En effet, le conte
commence comme la nouvelle de Boccace : le mari voit une
ficelle; sa femme en tient l'un des bouts; à l'autre, il découvre
un galant. Il le saisit par les cheveux et ne le laisse point
s'échapper comme dans Boccace; mais, comme dans les fabliaux,
il le fait maintenir par sa femme pendant qu'il va chercher de la
lumière, avec menace de la tuer si elle le laisse échapper; quand
il revient, c'est un âne que sa femme tient par les oreilles. Suit
le conte des Tresses. — Ici, notre récit est arrivé à son plus haut
degré de complexité : les deux versions qui couraient le monde,
depuis des siècles peut-être, Vâne + les tresses — et, d'autre
part, la ficelle + les tresses sont un jour parvenues, par un grand
hasard, aux oreilles d'un même homme, qui a répété le conte à
son tour ; mais ne voulant pas sacrifier l'une de ces histoires qu'il
trouvait si jolies toutes deux, il les a combinées, non sans
1. Dans la Gageure des trois commères, une femme qui veut duper son
mari dispose une ficelle de la même façon que Monna Sismonda, avec cette
différence que personne ne doit venir la tirer. Ce n'est qu'un stratagème pour
provoquer la jalousie du mari. Le bonhomme, eu effet, voit la ficelle, croit
qu'un amant est au bout, s'arme jusqu'aux dents et va faire le guet dans la
cour, tandis que le galant s'introduit dans sa chambre. Trois nuits de suite,
le jaloux fait ainsi sentinelle devant la ficelle que personne ne vient tirer. La
quatrième nuit, un homme vient, qui la tire. Le mari s'élance sur lui et recon-
naît son valet. Celui-ci expose qu'il veut épouser la chambrière et que c'est
pour lui un moyen de se faire ouvrir que de venir tirer cette ficelle, qui
s'attache au pied de sa belle. La femme explique à son tour, qu'ayant vu,
quelques jours auparavant, un fil au pied de sa chambrière, elle en avait
aussi disposé un semblable et l'avait attaché à son pied, pour surprendre les
relations légères de cette fille, — Je ne sais pas décider si La Fontaine a
reçu le conte tel quel, d'une source que j'ignore, ou si, contrairement à son
habitude, il a habilement remanié et rendu à sa vie indépendante le conte de
Boccace.
— 196 -^
adresse, et a conté la ficelle + râne + les tresses. Et c'est la
source du récit' de Herrand de Wildonie.
c) Le héron. — Une troisième et dernière série de narrateurs
ont différemment profité de la liberté de répondre à leur guise
à cette question : « Quels motifs de colère le mari avait-il
contre sa femme? » A la fin du conte des Tresses^ le mari est
persuadé qu'il a rêvé, qu'il a été en fantasmé; et ce motif
secondaire a évoqué dans la mémoire de certains conteurs le
souvenir d'autres récits analogues où un mari était pareillement
convaincu de folie passagère. Ce sont ces récits qui se sont liés
alors au conte des Tresses; de la sorte, le mari se persuade que
deux fois, dans la même nuit, il a été enfantosnié.
Voici l'une de ces histoires, telle que nous la donne un
poème allemand, der Reiher ^ : un homme, riche en biens et
en terres, se plaisait à élever un coq, qui, à son appel, volait
sur son poing et se laissait ainsi porter en tous lieux. Un jour
que l'homme le portait le long d'un étang, il rencontra un
héron qui prit le coq pour un épervier, et qui, fasciné, se laissa
prendre à la main. L'homme revint chez lui, tout heureux
d'avoir pris un héron grâce à son coq et s'en fut inviter son
seigneur à le manger avec lui, tandis que sa femme apprêtait le
héron. Mais voici que, pendant son absence, une commère vient
causer avec sa femme ; toutes deux sont alléchées par la bonne
odeur du gibier qui cuit; elles se laissent tenter, cèdent et
mangent le héron à elles deux ~. Le seigneur est reçu avec
honneur, et le dîner est fort beau ; mais de héron, point.
« Où donc , demande le mari , est notre héron ? — Quel
héron? — Mais celui que j'ai pris avec mon coq? — Où
:as-tu jamais vu que l'on pût prendre un héron avec un
coq? » Et tous les convives, pris à témoin, conviennent que
pareille chasse ne s'est en effet jamais vue, et que le mari doit
avoir rêvé. Le mari n'insiste pas, mais se promet bonne ven-
geance pour la nuit. Suit le conte des Tresses, et le lendemain,
quand le bonhomme prétend avoir coupé les chcA'eux de sa femme,
celle-ci s'écrie victorieusement : « Gela est aussi vrai que ton
1. Gesammtabenteuer, II, XXXI.
2. On reconnaît ici la scène amusante du fabliau dos Perdrix.
— 197 —
imagination du héron pris par un coq ! » — Une histoire très ana-
logue se retrouve, sous forme indépendante, dans le fabliau
des Trois femmes qui trouvèrent Vanneau ', et dans un conte
petit-russien - : « Une femme, qui avait parié de jouer un bon
tour à son mari, prit à la nasse dix tanches, un jour qu'il
était au labourage. A midi, elle lui porta son déjeuner, et en
arrivant au champ qu'il labourait, elle jeta les dix tanches à
intervalles réguliers dans le sillon qu'il traçait. Le paysan
reprit un sillon nouveau et trouva successivement les dix
tanches, encore vives, dans le sillon qu'il venait de creuser.
Après s'être étonné du prodige, il donna pourtant les poissons
à sa femme, pour qu'elle les lui servît au dîner. Le soir venu,
elle lui apporta son repas, mais pas de poissons. « Où sont
donc mes tanches? — Quelles tanches? — Mais celles que
j'ai déterrées en labourant! — Es-tu fou? où prends-tu que
les tanches vivent jamais dans les sillons? » Le paysan battit
sa femme, qui alla se plaindre au sotsky ^ et lui raconta com-
ment son mari croyait avoir tiré dix tanches de son champ.
Le sotsky crut le paysan fou et le fît lier, tandis que la femme
allait chercher le pope qui avait coutume d'entendre la con-
fession du bonhomme. Et tout en se confessant celui-ci lui disait :
(( Petit père, crois- moi, je les ai bien déterrées! » et comme il
entendait les tanches frétiller dans un seau sous le banc : « Vois,
petit père, elles sont encore vivantes ! » Le prêtre le tenant de
plus en plus pour fou, le malheureux rentra en lui-même et
finit par dire : « Après tout, cela m'est peut-être arrivé juste-
ment! » — C'est encore ce récit, affaibli et moins intelligem-
ment rapporté, que les Cent nouvelles et un méchant poète du
xviii^ siècle associent, comme le poète allemand, au conte des
Tresses *. '
Cette étude, outre qu'elle détruit l'hypothèse de l'origine
1. M R, I, 15.
2. Rudtschenko, Sildrûssische Volksinârchen, Kiew, 1865. p. 165. Etudié
parLiebrecht, Germania, t, XXI, 1886, p. 385, ss.
3. Surveillant de cent âmes.
4. 38^ des Cent nouvelles. Ce récit des Cent Nouvelles est mis en vers
dans un recueil du xviiie siècle, le Singe de La Fontaine ou Contes et nouvelles
en vers, à Florence, aux dépens des héritiers de Boccace, 2 vol., 1773, p. 8.
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— 199 —
indienne du fabliau des Tresses, met en relief un phénomène
curieux : c'est l'immutabilité des contes, lorsqu'ils passent d'un
livre à un autre livre; leur puissance de transformation, au
contraire, lorsqu'ils se répètent oralement.
Tout conteur livresque copie son modèle, le modifiant le
moins possible, par paresse ou par indifférence. Les invraisem-
blances ne le choquent pas. La Fontaine, imitant Boccace,
s'applique à marquer la physionomie de ses héros, à écrire de
jolis vers ; les données du récit lui importent médiocrement.
Pour les narrateurs lettrés, ces menues intrigues sont sacrées,
comme les livres saints, car personne n'y touche. Mais on ne
touche pas aux livres saints, parce qu'on les respecte trop ; on
ne touche pas aux contes, parce qu'on ne les prend pas assez
au sérieux pour leur faire l'honneur de modifications réfléchies.
A travers les versions orales, au contraire, la vie circule : c'est
que l'oubli, l'usure des épisodes et Nécessité l'ingénieuse les
transforment incessamment.
— 200
CHAPITRE VII
SUITE DE NOS ENQUETES SUR LES DIVERS FABLIAUX
ATTESTÉS DANS L'ORIENT
I. Fabliaux qu'il nous faut écarter : la Housse partie, la Bourse pleine de
sens, le dit des Perdrix.
II. Monographies des fabliaux qui se retrouvent sous quelque forme orien-
tale ancienne. — Rejet aux appendices, pour éviter de fastidieuses
redites, des contes d'Auberée, de Bérengier, de Constant du Ilaniel,
du Pliçon, du Vilain Asnier, du Vilain Mire. — Etude spéciale de
quatre fabliaux : A, le lai d'Aristote; B, les Quatre souhaits Saint-
Martin; G, le lai de VEpervier; D, les Trois Bossus ménestrels.
Nous avons posé ces principes au cours de la précédente
étude :
1) Il existe, dans chaque conte, une partie fixe, organique
et immuable, qui doit se retrouver dans toute version passée,
présente ou future, et une partie accessoire et mobile.
2) Deux versions ne peuvent donc être associées que par la
communauté d'un même trait accessoire, et l'on ne peut ni
l'on ne pourra jamais rien savoir du rapport de deux versions
qui ne présentent en commun que le substrat organique du
conte.
3) Si pourtant, lorsque deux versions présentent des traits
accessoires correspondants et différents, tel trait de Tune d'elles
ne peut s'expliquer que comme une déformation du trait
correspondant de l'autre récit, l'une des deux versions est
dérivée de l'autre, qui doit être considérée comme la forme-
mère.
C'est ce que veut signifier, sans doute, M. G. Paris, lorsqu'il
écrit : « Il faut de toute nécessité distinguer dans un conte
entre les éléments qui le constituent réellement, et les traits
qui n'y sont qu'accessoires, récents et fortuits'. » Il nous faut
1. lievue critique, 4 décembre 1875.
— 201 —
appliquer ces principes à tous ceux de nos fabliaux qui se
retrouvent en Orient.
I
FABLIAUX qu'il NOUS FAUT ÉCARTER DE CETTE ENQUÊTE I LA HOUSSE
PARTIE, LA BOURSE PLEINE DE SENS, LE DIT DES PERDRIX.
Deux de nos fabliaux, sous le titre de la Housse partie^ nous
rapportent l'histoire universellement connue du fils ingrat qui,
chassant son vieux père, est amené soudain au repentir par
une action naïve de son propre fils. Au moment de chasser le
vieillard, il consent à lui donner un manteau (ou une housse
de cheval) pour qu'il en couvre ses membres nus. Son jeune
enfant, qu'il a envoyé quérir la housse, la coupe en deux
morceaux et n'en apporte qu'une moitié à l'aïeul. — « Pour-
quoi ? lui demande le père irrité. — C'est, répond l'enfant,
que j'ai gardé l'autre moitié pour vous, quand vous serez vieux
à votre tour. »
Nous avons conservé une soixantaine de versions de ce récit ^
et du conte similaire où un fils ingrat cache un chapon pour ne
point le partager avec son père, vieux et pauvre. Quand l'impor-
tun vieillard est parti, il retire le plat de sa cachette : mais le
chapon s'est transformé en une bête immonde, qui s'élance
à son visage et s'y attache.
Toutes les variantes de ces deux contes sont européennes,
sans exception. Félix Liebrecht- a pourtant cru pouvoir en
rapprocher un apologue du recueil chinois des Avadànas^ dont on
sait l'origine indienne et bouddhique. Le voici : « Un jour, le
Dieu du Tonnerre voulait châtier un fils rebelle à ses parents.
Celui-ci lui arrêta le bras et lui dit : Ne me frappez pas! Je
vous demanderai, ajouta-t-il, si vous êtes le nouveau ou l'ancien
Dieu du Tonnerre. — Qu'entendez-vous par là? demanda le
Dieu. — Si vous êtes le nouveau Dieu du Tonnerre, je mérite
d'être écrasé sur le champ. Mais si vous êtes l'ancien Dieu du
1. V. les notes sur ce conte, à l'appendice II.
2. Dans son compte rendu de l'édition des Avadânas donnée par Stanislas
Julien, Zur Volkskunde^ p. 109, ss.
— 202 —
Tonnerre, je vous dirai que mon père s'est révolté autrefois
contre mon aïeul. Où donc étiez-vous dans ce temps-là^? »
Il est aisé de se convaincre, sans que j'aie besoin d'insister,
que nous sommes en présence de deux contes distincts. La
Housse partie est l'un de ces mille contes dont on ne peut citer
aucune version orientale, fait qui semble d'ailleurs négligeable
aux tenants de l'hypothèse indianiste.
Si j'ai rapporté ce récit, c'est simplement pour donner au
lecteur la confiance que j'énumère ici, consciencieusement,
tous les fabliaux dont je connais une forme orientale, même
s'il ne s'agit, comme présentement, que d'un rapprochement
arbitraire et faux.
Ecartons de même de notre enquête quelques fabliaux qui
vivent aujourcriiui dans l'Inde, comme ils vivent en Petite-
Russie, en Islande et ailleurs, mais dont nous ne connaissons
aucune forme asiatique ancienne. M. Cosquin- est disposé à
accorder à ces formes indiennes une valeur toute spéciale :
(( Voici seulement quelques années, dit-il, qu'on a commencé à
rassembler les contes populaires du Bengale, du Deccan ou du
Pandjab. Combien de nos contes populaires européens doivent
se rattacher non point à la forme conservée par la littérature
indienne, — quand elle y est conservée, — mais à telle forme
orale, encore vivante aujourd'hui dans l'Inde! »
Il est évident que ces formes indiennes n'ont a priori ni plus ni
moins d'intérêt que toute autre forme recueillie en un autre point
quelconque de la terre. A posteriori seulement, si, comparées
aux autres versions, elles nous révèlent, en effet, un état
logiquement plus ancien du conte, nous devrons les considérer
plus spécialement. Mais les vénérer simplement parce qu'elles
sont indiennes, c'est affaire aux seuls dévots de l'église orien-
taliste.
Deux de nos fabliaux, au moins, la Bourse pleine de sens et
le Dit des perdrix vivent aujourd'hui dans l'Inde.
Dans le premier, une femme prie son mari, qui part pour
1. Fables et contes chinois, Avadânas, pp. Stanislas Julien, Paris, 1859,
t. II, no CXXI, p. 144.
2, Cosquin, Contes de Lorraine, Introduction.
— 203 —
un voyage, de lui rapporter « une bourse pleine de sens »,
comme dans un vieux conte allemand elle lui demande pour
(( un pfennig de sagesse j>, et dans un conte espagnol pour « un
maravédis de prudence ». Pareillement, dans un conte kamao-
nien, elle demande, sous la même forme sibylline, que son mari
lui procure le « bon du mauvais et le mauvais du bon' ».
De même Tamusante facétie des Perdrix est attestée comme
actuellement vivante dans l'île de Geylan et dans le sud de
l'Inde 2. Mais, le même jour peut-être où un folk-loriste la
recueillait dans une paillotte cinghalaise, M. Sébillot la retrou-
vait dans une chaumière de la Haute-Bretagne, ou M. Braga
dans les îles Açores, ou M. Bladé en Gascogne.
Il est bien évident que les formes kamaonienne ou cinghalaise
de ces deux fabliaux n'avaient a priori aucun droit à réclamer
notre attention plutôt que les versions bretonne, portugaise,
balzatoise ou lorraine. Nous avons pourtant fait au préjugé
orientaliste cette concession de rechercher, avec une naïve bonne
foi, si quelque trait permettait de considérer les variantes
indiennes comme les témoins d'un état primitif du conte. Notre
enquête a été négative, et ce serait faire trop d'honneur à ces
variantes que de le démontrer. S'y arrêter plus longtemps serait
pure superstition.
Passons donc aux fabliaux dont la forme orientale peut,
comme pour le conte des Tresses, prétendre à quelque anté-
riorité logique ou historique.
II
MONOexRAPHIES DES FABLIAUX QUI SE RETROUVENT SOUS QUELQUE
FORME ORIENTALE ANCIENNE
Ils sont dix, en tout.
Il serait fastidieux d'étudier chacun d'eux avec le même luxe
de développements que le fabliau des Tresses. J'ai fait ce
travail jDourtant, car il était '^nécessaire. Mais, pour éviter au
lecteur d'insupportables redites, je rejette à l'appendice II mes
1. V. les notes sur ce conte et sur le dit des Perdrix à l'appendice II.
2. Cosquin, II, 348.
remarques sur six de ces contes : Auberée, Berenr/ier, Constant
du Hamel, le Pliçon, le Vilain asnier, le Vilain mire. Si som-
maires et succinctes qu'elles soient, ces quelques observations
suffisent à montrer, je pense, que les formes orientales n'olTrent
en commun avec les fabliaux français que leur organisme nu,
c'est-à-dire qu'on ne peut rien savoir de leurs rapports.
Je retiens seulement ici, pour une étude plus explicite,
quatre fabliaux : le lai d'Aristote , les Quatre souhaits Saint-
Martin, le lai de VEpervier, les Trois bossus ménestrels. Une
certaine variété pourra différencier ces petites monographies,
malgré leur analogie avec notre étude du précédent chapitre,
car chacune d'elles permettra de mettre de préférence en relief
quelque phénomène différent de la vie des contes.
Le Lai d'Aristote.
Le lai d'Aristote est l'un de ces contes qui, s'ils sont venus
de l'Inde en Europe, n'ont pu y parvenir, au xin^ siècle, que
par la seule tradition orale, car on ne le retrouve au moyen
âge dans aucun recueil traduit d'une langue orientale : le
Directorium humanae vitae l'a laissé tomber du cadre du
Pantchatantra. Quand Henri d'Andeli nous affirme — comme
tous les auteurs de fabliaux, ses confrères — qu'il a « ouï la
nouvele » de son lai*, nous devons donc l'en croire; mais,
qui plus est, ceux qui le lui ont rapporté ne dépendaient pas
davantage, immédiatement ni indirectement, d'un livre oriental
traduit dans une langue européenne.
Lors donc qu'on prétend que ce joli conte est d'origine
indienne, on entend que, seule, la tradition parlée l'a porté
du Kachemir ou du Népal au clerc Henri d'Andeli. Quelle
raison a-t-on de croire à la réalité de cet exode? Il en faut une
pour satisfaire, je ne dis pas seulement les sceptiques, mais, sim-
plement, ceux qui, par probité intellectuelle, exigent que celui
qui affirme se soit au moins préoccupé de savoir pourquoi il
affirme. Pourtant, il est curieux que les nombreux illustrateurs
du lai d'Aristote aient admis cette origine, sans plus ample dis-
1. Vers 40-41.
— 205 —
cussion, à l'ombre de la reposante théorie orientaliste. Tous les
contes Adennent de l'Inde, même ceux dont nous ne connaissons
aucune forme indienne ; or celui-ci est conservé sous des formes
sanscrites; donc, il vient de l'Inde, nécessairement. Cela s'entend
de soi.
Il y faut pourtant une démonstration , et il n'y en a pas
deux possibles. Si l'hypothèse de l'origine orientale n'est point
un simple préjugé, il faudra que les formes françaises supposent
à leur base les formes indiennes. Comparons-les donc.
Le lai d'Aristote est universellement connu. Mais, comme
il est un des joyaux de notre collection, on ne nous en voudra
pas de le raconter d'après Henri d'Andeli, povir égayer un
instant la sécheresse de ces discussions.
« Alexandre, le bon roi de Grèce et d'Egypte, a subjugué
les Indes, et, honteusement, « se tient coi » dans sa conquête.
Amour a franche seigneurie sur les rois comme sur les vilains,
et le vainqueur s'est épris d'une de ses nouvelles sujettes.
Son maître Aristote, qui sait toute clergie^ le reprend au nom
de ses barons et de ses chevaliers, qu'il néglige pour muser
avec elle. Le roi lui promet débonnairement de s'amender. Mais
peut-il oublier la beauté de l'Indienne, son « front poli, plus
clair que cristal »? Son amie s'aperçoit de sa tristesse, lui en
arrache le secret. Elle promet de se venger du vieux « maître
chenu et pâle » : avant le lendemain, à l'heure de none, elle lui
aura fait perdre sa dialectique et sa grammaire. Qu'Alexandre
se tienne seulement aux aguets, à l'aube, derrière une fenêtre de
la tour qui donne sur le jardin.
« En effet, au point du jour, elle descend au verger, pieds
nus, sans avoir lié sa guimpe, sa belle tresse blonde abandonnée
sur son dos; elle va, à travers les fleurs, relevant par coquetterie
un pan de son bliaut^ et fredonnant une chansonnette :
Or la voi, la voi, m'amie,
La fontaine i sort série...
(( Maître Aristote d'Athènes l'entend, du milieu de ses livres;
la chanteuse
Au cuer li met un souvenir
Tel que son livre li fet clore.
— 206 —
(( Hélas! songe-t-il, qu'est devenu mon cœur?
Je sui toz vieus et toz chenuz,
Lais et pales et noirs et maigres,
En filosofie plus aigres
Que nus c'on sache ne c'on cuide... »
« Tandis qu'il se désole, la dame cueille des rameaux de
menthe, en tresse un chapel de maintes fleurs, et ses « chansons
de toile » volent jusqu'au vieillard, taquines et câlines.
« Par quels lents manèges de coquetterie elle enchante le
philosophe, c'est ce que vous lirez avec plaisir dans le vieux
fabliau. Bref, Aristote se met à lui parler la langue amoureuse
des troubadours et, comme un chevalier de la Table Ronde,
s'offre à mettre pour elle corps et âme, vie et honneur « en
aventure ». Elle n'en demande point tant, mais qu'il se plie
seulement à l'une de ses fantaisies... : qu'il se laisse chevaucher
un petit peu par elle, sur l'herbe, en ce verger : « Et je veux
que vous avez une selle sur le dos :
J'irai plus honorablement. »
(( Il consent ; voilà le meilleur clerc du monde sellé comme
un roussin, et la meschine qui rit et chante clair sur son dos.
Alexandre paraît à la fenêtre de la tour. Le philosophe bridé et
sellé se tire spirituellement de l'aventure et retrouve soudain
toute sa dialectique : « Sire, voyez si j'avais raison de craindre
l'amour pour vous, qui êtes dans toute l'ardeur du jeune âge,
puisqu'il a pu m'accoutrer ainsi, moi qui suis plein de vieillesse.
J'ai joint l'exemple au précepte; sachez en profiter! »
D'ores et déjà, a priori^ avant toute comparaison avec les ver-
sions indiennes, il est évident que cette forme se suffit à elle-
même. Rien qui décèle un remaniement. Nulle trace de rhabillage,
de replâtrage. Remarquez-vous un seul trait maladroit, nécessité
par l'adaptation à nos mœurs de données orientales? Sous sa
forme française, le conte est accompli. Nous pouvons d'avance
l'affirmer : l'Inde nous livrera peut-être des versions aussi bonnes ;
de supérieures, non pas.
Or ces versions indiennes, loin d'être plus logiques, plus artis-
JW
— 207 -^
tement motivées et agencées que le fabliau, loin même de le
valoir, ne lui sont-elles pas misérablement inférieures ?
Voici celle du Pantchatantra ^ . — « Un ministre très sage,
Vararoutchi, à la suite d'une querelle conjugale, n'obtient son
pardon qu'à la condition de le demander à genoux, la tête rasée.
— Pareillement, son souverain, le roi très puissant Nanda, après
s'être querellé, tout comme son ministre, avec sa femme, n'obtient
sa grâce que s'il se laisse mettre un mors dans la bouche et
chevaucher par elle, tandis qu'il hennira comme un cheval. Au
matin, comme le roi siège dans l'Assemblée, Vararoutchi arrive,
et le roi, quand il le voit, lui demande : « Hé! Vararoutchi, pour-
quoi ta tête est-elle rasée, sans que ce soit jour consacré? — Le
ministre répond : « Là où ceux qui ne sont pas des chevaux
hennissent, on se rase la tête, sans que ce soit le jour. »
Il est inutile d'insister sur la médiocrité de ce conte. — Je
connais une seconde forme indienne -, moins sommaire et moins
insignifiante, que mes devanciers paraissent avoir ignorée.
Bharata, ministre d'un roi puissant, a dompté le peuple des
Pandavas. Parmi les captifs se trouve une jeune fille, dont le
corps est recouvert d'ulcères repoussants. Le roi, visitant le butin,
la voit et demande à Bharata : « Est-il possible que jamais un
homme consente à s'unir à une telle fille? — 0 roi, non seule-
ment cela est possible, mais je gage qu'elle forcera un homme
à la porter sur son dos et à hennir en la portant. «
« En effet, le ministre fait soigner et guérir Tara, sa captive.
Elle devient fort belle. Un jour il la fait baigner, parfumer, parer
à merveille et convie le roi à dîner. Soudain, comme il s'entre-
tient avec son maître, la jeune fille, jouant dans la salle voisine,
lance par mégarde par dessus un rideau sa balle qui vient tom-
ber au milieu des convives. Elle entr 'ouvre le rideau : « Père,
rends-moi ma balle ! » Le roi, ébloui de sa beauté, s'émerveille :
(( Bharata, de qui est-elle la fille? — Je suis son père. — Est-elle
déjà promise? — Non, roi. — Alors, Bharata, pourquoi ne me
la donnerais-tu pas? — 0 roi, je te la donnerai donc. »
1. Pantchaiantra, trad. Lancereau, p. 296.
2, Maliâkâtjâj ana und Kônig Tslianda Pradjotn, ein cycliis huddhistischel*
Ërzàhlungen, mitgetheilt von A. Schiefner, dans les Mémoires de VAcad. de
S. Péters bourg, Wl'^ série, t. XXII, no 7, p. 25.
— 208 —
« Le roi l'emmène dans son palais et son amour va grandis-
sant de jour en jour.
(( A quelque temps de là, le ministre demande à la jeune épou-
sée : « Fille, te sens-tu capable d'obtenir du roi qu'il te porte
sur son dos en hennissant? » En riant un peu, Tara répondit :
(( Père, je verrai ! »
« Après s'être parée de son mieux, elle prend devant le roi
une attitude désolée. Il s'inquiète, l'interroge : « 0 roi, les dievix
sont irrités contre moi! — Que leur as-tu fait, reine? — 0 roi,
quand tu as envoyé mon père pour dompter le peuple des Pan-
davas, j'ai prié les dieux et j'ai fait ce vœu que, s'il revenait
sain et sauf et victorieux, j'obtiendrais de l'homme qui me pren-
drait pour femme qu'il me portât sur son dos en hennissant.
C'est à toi que j'ai été donnée. Le nombre des femmes de ton sérail
est si grand qu'il me sera, je le sens bien, impossible d'accom-
plir jamais mon vœu, et c'est pourquoi je suis triste. — Soit, dit
le roi, je ferai selon ton désir. » — Mais la jeune femme garde
son attitude abattue. « Pourquoi, reine? As-tu encore une
prière à m'adresser? — Pas la moindre ; mais mon vœu com-
portait que des brahmanes seraient présents, ainsi qu'un joueur
de luth, qui jouerait, tandis que les brahmanes prieraient pour
le roi !» — Il accepte encore ^ et se laisse chevaucher par Tara
au bruit des instruments et des chants. »
Ce conte est agréable et son auteur fut, certes, homme d'esprit.
La scène du jeu de balle est gracieuse, et c'est une plaisante ima-
gination qui termine le récit : non seulement la malicieuse Tara
obtient de chevaucher son royal époux; mais, par luxe d'exigence
et pour bien montrer à tous que cette victoire lui a été facile,
elle veut que les hennissements de son mari soient rythmés par
les accords des luths et les prières des brahmanes.
Par malheur, ce très spirituel conteur travaillait sur des don-
nées illogiques.
D'abord, quelle est la signification de son récit? Le roi avait
gagé contre son ministre qu'il ne se trouverait pas d'homme pour
aimer une jeune fille rongée d'ulcères. Il n'a nullement prétendu
qu'il n'aimerait point une jeune fille plus belle que l'aurore,
1. Le r(îcil prend, à partir d'ici, une direction qui ne nous intéresse pkis.
— 209 —
et si l'ing-énieux ministre Bharata triomphe, c'est qu'il a tri-
ché au jeu. Le récit est un conte pharmaceutique, qui prouve
seulement l'excellence des drogues indiennes. — Puis, lorsque
la jeune reine demande à son époux de souffrir qu'elle le che-
vauche, il est bien étrange qu'il ne se souvienne pas du pari
tenu par lui contre son ministre. Il est non moins invraisemblable
qu'il croie au vœu stupide formé par sa femme. Mais cet oubli
et cet aveuglement, mettons-les sur le compte des ravages de
l'amour, et admettons ces données. Il reste encore que ce conte
ne signifie rien, car il se résume en ceci : un jeune prince, dans
toute la force de la jeunesse et des passions, trouve sa femme
tourmentée d'un scrupule religieux ; elle a fait, jeune fille, un
vœu que son mari l'aurait aidée à accomplir, s'il n'avait été
qu'un modeste kchatriya. Hélas! elle a épousé un roi, qui ne se
prêtera pas à l'épreuve ! Si le jeune prince lui montre qu'elle a eu
tort de douter de lui, qu'il saura apaiser le trouble de sa cons-
cience et lui prouver sa tendresse aussi bien que l'eût fait le
moindre de ses sujets, il fait preuve, non pas de stupide passion,
comme Aristote, mais de galanterie. Henri IV en eût fait tout
autant pour Gabrielle.
Comparez cette forme au Pantchatantra : elle est mieux racon-
tée, mais moins significative. — Comparez le Pantchatantra au
lai d'Aristote : la forme du Pantchatantra se résume en cette
médiocre historiette : « Deux maris, l'un très puissant, l'autre
très sage, supportent, pour apaiser leurs femmes, des épreuves
diverses et ridicules, et se raillent l'un l'autre. » Où est notre
vieil Aristote du conte français, si habile à démontrer à son
élève les dangers de la passion, et qui tombe dans le piège même
que sa dialectique enseignait si merveilleusement à éviter?
L'avantage reste manifestement à la forme occidentale du
conte. On peut assurer que ni l'un ni l'autre des conteurs indiens
ne la connaissaient : sans quoi, ils l'eussent préférée. Il y a donc
présomption pour qu'elle ne fût pas connue dans l'Inde.
Mais, nous dira-t-on, le conte indien a subi, en voyageant,
une habile révision. Le lai d'Aristote n'est qu'un heureux déve-
loppement des données du Pantchatantra. — La théorie orienta-
liste manie en effet une arme à double tranchant, qu'il nous faut
émousser l'un après l'autre. Les formes orientales d'un conte
Bédier. — Les Fabliaux. 14
— 210 —
sont-elles supérieures? c'est, dit-elle, que les conteurs occiden-
taux sont des maladroits qui les ont gâtées. Les formes orientales
sont-elles inférieures? c'est que les conteurs occidentaux ont
développé logiquement et harmonieusement un germe indien
encore informe.
Acceptons encore cette seconde partie de la discussion, inverse
de la précédente.
Qu'y a-t-il de commun entre les versions indiennes et le lai
d^Aristotel Le minimum de rapports possibles, comme nous
l'observons, avec surprise, pour presque tous nos contes. Elles
ne sont réunies que par ce seul trait : un homme souffre qu'une
femme le bâte et le chevauche.
Or, — j'en demande humblement pardon au lecteur, — la langue
sacrée des Védas disait peut-être, comme notre langue populaire,
que certaines femmes « tournent leurs maris en bourriques », et
notre conte n'est que cette métaphore grossière, réintégrée en
son sens matériel. Une idée aussi peu compliquée a pu naître un
nombre indéfini de fois, et il est possible que les deux groupes
oriental et occidental n'aient pas même la communauté d'une
origine unique. Rien ne s'oppose à ce que le lai d'Aristote soit
sorti, tout organisé, du cerveau de quelque clerc, un beau jour
qu'il s'ennuyait à entendre un maître es arts commenter VOrga-
non d'Aristote.
Mais admettons que les trois formes du Pantchatantra, du
Mahâkâtjâjana^ du fabliau, soient, en effet, sorties d'une source
unique.
Si un conteur n'a emprunté à ses modèles que cette donnée :
« un homme raisonnable et prudent s'est laissé chevaucher par
une femme, » et s'il en a su tirer le charmant lai d^Aristote, je
dis que le lai d'Aristote n'existait pas jusqu'à lui et qu'il en est
le véritable inventeur.
Mais est-il vraiment nécessaire de supposer qu'il ait eu besoin
du point de départ des versions indiennes ? Les contes vont-ils
se gâtant ou se perfectionnant? L'un ou l'autre, selon qu'ils
passent d'un homme d'esprit à un sot, ou inversement. Dans
l'espèce, la question se réduit à ceci : un conte a été inventé, ou
ne sait où. On en possède des formes indiennes médiocres, une
forme française excellente. La forme excellente est-elle dérivée
— 211 —
des formes médiocres? Cela est possible, non nécessaire. Mais,
dans notre incertitude, il y a une présomption en faveur de
l'hypothèse inverse. Elle se tire d'un principe d'observation et de
bon sens : les formes sottes d'un conte ne sont point les plus
vivaces. Elles ne voyagent pas. Elles sont éphémères et caduques.
Or, des deux formes indiennes de notre conte, l'une est insigni-
fiante, l'autre mal motivée. Il n'y a donc pas lieu d'en faire déri-
ver toute la tradition orale.
Il reste une troisième forme orientale, non indienne, mais
arabe ^. C'est le Vizir sellé et bridé, que nous raconte VAdjaibel
Measer. Ici, tout concorde avec le fabliau, sauf d'insignifiants
détails '^, Mais cette version est moderne et rien ne nous permet
de supposer qu'elle remonte jusqu'à l'Inde. Plus d'une autre Aver-
sion ressemble parfaitement au fabliau, sans qu'on lui attribue
aucun droit de priorité sur le récit français. Par exemple, le très
charmant conte allemand d'Aristote et Fillis^ concorde aussi
exactement que le récit arabe avec le lai d'Henri d'Andeli ; les
mêmes détails y reparaissent, jusqu'à la jolie scène du verger
printanier, où Fillis cravache le vieux sage avec une tige de
rosier fleuri. La version allemande ne peut-elle pas prétendre,
aussi bien que la version arabe, à être la source du fabliau? Le
conte de l'Adjaibel Measer doit être placé, par rapport au lai
d'Aristote , sur le même plan que l'une quelconque des répliques
de cette nouvelle, telles que le conte moral de Marmontel, ou
le livret d'opéra comique de M. Alphonse Daudet. Le récit arabe
vient-il du fabliau, ou inversement? Nous ne savons et l'on
n'était pas plus embarrassé pour décider jadis
Si Rapinat vient de rapine
Ou rapine de Rapinat.
Pourtant, si l'on songe à l'universelle popularité du lai d^Aris^
1. Cardonne, Mélanges de littérature orientale , 1780, t. I, p. 16.
2. Aristote cède ici la place, comme de juste, à un vieux vizir, et la scène
se passe dans un sérail. Mais tous les traits concordent, jusqu'au mot d'esprit
par lequel le vieillard bridé se tire de sa mésaventure : « Prince, c'est parce
que je connaissais tous les caprices de ce sexe dangereux que j'exhortais
votre Majesté à ne pas s'y livrer; mes leçons doivent faire plus d'impres-
sion sur votre esprit, depuis que j'ai joint l'exemple au précepte. »
3. Gesammtabenteuer, I, 2.
- 212 -
tote, raconté dans tout l'Occident par les prédicateurs ^, sculpté
dans les cathédrales, aux portails, aux chapiteaux des pilastres,
sur les miséricordes des stalles, ou encore sur des coffrets d'ivoire
et des aquamaniles, on conviendra qu'il y ^ apparence pour que
ce soit la forme européenne qui parvint au conteur arabe.
Les Quatre Souhaits Saint-Martin.
Le fabliau des Quatre souhaits St-Martin se retrouve, d'une
part dans le Pantchatantra et dans le groupe oriental des Sept
Sages ; d'autre part, dans un nombre indéfini de versions occi-
dentales.
Posons-nous cette double question : Y a-t-il quelque raison
de croire que les formes orientales soient les génératrices des
autres? s'il nous semble que non, quelles sont ces formes géné-
ratrices? c'est-à-dire, que pouvons-nous savoir de V origine du
conte? — En second lieu, si nous groupons en familles les ver-
sions conservées, ces familles peuvent-elles nous renseigner sur
le mode de propagation du conte à travers le temps et l'espace?
Je veux le remarquer tout d'abord : si pareille enquête sur un
conte peut être féconde, c'est ici qu'elle le sera, ou jamais.
Notre fabliau appartient en effet à la catégorie des contes à,
tiroirs : d'un cadre donné, commun à tous, les différents narra-
teurs peuvent éliminer les épisodes qui leur déplaisent, pour y
introduire ceux que leur suggère leur fantaisie. C'est ici que les
traits accessoires, qui, dans tout conte, sont abandonnés à la
libre invention du narrateur, ajDparaissent le plus clairement
comme arbitraires ; par suite, c'est ici que la communauté du
même trait accessoire groupe les versions par les ressemblances
les plus nettes, ou les oppose par les contrastes les plus saillants.
Ainsi, dans notre fabliau, la donnée commune est simplement
celle-ci : un être surnaturel accorde à un ou plusieurs mortels le
don d'exprimer un ou plusieurs souhaits^ qu il promet d'exaucer.
Ces souhaits se réalisent^ en effet ^ mais^ contre toute attente et
1. Il se trouve en effet rapporté dans le Promptuariiun exemplorum
d'après Jacques de Vitry(V. Gesammt., I,p. lxxviii), bien qu'il ne se retrouve
pas dans les Exempta de ce dernier. — Naturellement Schiefner affirme que
c'est (( Jacques de Vitry qui a transplanté ce conte d'Orient en Europe. »
(V, Mém. de l'Ac. de S.-Fétersb., toc. cit., p. vu.)
— 213 —
par la faute de ceux qui les forment, ils n'apportent après eux
aucun profit, quand ils n entraînent pas quelque dommage.
Ce seul énoncé rappelle les bons tours que Dionysos joue au
roi Midas,
La miseria dell' avaro Mida,
Che segui alla sua domanda ingorda,
Por la quai sempre convien che si rida.
Cette donnée est aussi universelle que l'idée même de la
prière et de l'inintelligente vanité de nos désirs.
Il est évident que les personnages à qui sont dévolus les sou-
haits, peuvent — la variété des désirs humains étant infinie -^
former les vœux les plus divers. Si donc, libre d'élire à son gré
l'un quelconque des biens de la terre, des eaux et des cieux,
beauté, honneur du monde, puissance, richesse, une femme
choisit de posséder une aune de boudin, on reconnaîtra que ce
souhait n'offre aucun caractère de nécessité. Si trois versions
— espagnole, tchèque, allemande, — reproduisent ce même vœu
imprévu, ces trois versions seront associées avec une évidence
plus indiscutable que dans la majorité des contes.
On le voit : les contes à tiroirs sont ceux qui nous fournissent
les classements déversions les plus sûrs. C'est pourquoi j'implore
du lecteur, pour cet humble conte à rire, sa plus scrupuleuse
attention.
Je connais de ce conte vingt-deux variantes, qui se ramènent
à cinq formes irréductibles i.
Je ne donnerai que l'essentiel de chaque version, m'efforçant
1. Voici les études que je connais sur les Souhaits Saint-Martin :
lo Grimm, Kinder- und Hausmdrchen, notes du conte 87;
2° Von der Hagen, Gesammtabenteuer, II, xxxvii ;
3° Benfey, Pantchatantra, l, p. 495;
4° Lang, Perraulfs popular taies, Oxford, 1888, p. xlii. — L'étude de
M. Lang est conçue à peu près dans le même esprit que celle-ci, que j'avais
préparée avant de connaître son édition des contes de Perrault. La mienne
ne fait pas double emploi pourtant avec celle du savant anglais. Ce n'est pas
que je tire vanité des quelques versions du conte que j'ajoute à sa collection :
je profite de son travail, et le premier sot venu pourrait allonger notre
double liste. Mais là où M. A. Lang n'a voulu montrer que la difficulté des
problèmes qui se posent, je prétends faire voir qu'ils ne sont pas seulement
difficiles, mais insolubles.
— 214 —
de faire saillir les traits distinctifs de chacune. Pour la plus
g-rande clarté de l'exposition, je rejette en note tous les détails.
Voici quelles sont ces formes, en procédant des plus simples
aux plus complexes :
A. Première forme. — Il nest accordé qu'un seul souhait à
un seul homme.
Sur le conseil de sa femme, l'homme forme un vœu grotesque :
celui d'avoir deux têtes et quatre bras. Mais, à peine a-t-il été
exaucé, les gens qu'il rencontre le prennent pour un génie mal-
faisant et le tuent.
Cette forme n'est représentée que par le seul Pantchatantra ^.
B. Seconde forme. — // est accordé deux souhaits, chacun à
une personne différente.
C'est la donnée d'une fable de Phèdre. — Deux femmes, dont
l'une a un enfant au berceau et dont l'autre est une courtisane,
ont chichement reçu Mercure dans leur maison. Pour les payer
en proportion de leurs mérites, il accorde à chacune un souhait
qu'il promet d'exaucer. La mère souhaite de voir le plus tôt
possible son enfant avec de la barbe au menton; la courtisane,
d'attirer à elle tout ce qu'elle touchera. Mercure s'envole et
les deux femmes rentrent chez elle : la mère trouve son enfant
dans son berceau orné d'une barbe magnifique; à cette vue, la
courtisane éclate de rire et porte la main à son nez ; quand elle
laisse retomber le bras, son nez suit sa main
Traxitque ad terram nasi longitudinem 2.
G. Troisième forme. — Un même don est accordé à deux per-
sonnes : Vun tourne à bien., Vautre à mal.
Le Dieu Fô (Bouddha), bien reçu chez une pauvresse, lui
accorde ce don qu'à peine il aura quitté la demeure hospitalière,
1. Traduction Lancereau, p. 333. Il s'agit d'un tisserand nommé Man-
thara (= niais), qui veut couper un arbre sinsapâ. Mais dans cet arbre
réside un Esprit qui lui demande de respecter sa demeure. Il l'épargne, en
effet, et par reconnaissance l'Esprit lui accorde un souhait à sa fantaisie. Il
consulte sa femme, malgré l'opposition d'un barbier de ses amis. Elle lui
donne son sot conseil, afin qu'il puisse travailler double à son métier de
tisserand, grâce à sa double paire de bras.
2. Phèdre, Appendix, XV. Benfey rapproche un conte du Pcntamerone
éd. de Basile (Liebrecht, II, 156), que je ne connais pas.
I
— 215 —
elle pourra continuer tout le jour l'occupation une fois commen-
cée. Le dieu parti, elle aune de la toile. La toile s'allonge sous
ses doigts, et elle continue ainsi jusqu'au coucher du soleil, si
bien que sa maison s'emplit d'étoffes ^. — Une voisine avare,
riche et jalouse, obtient du dieu Fô la même faveur ; mais, au
moment d'imiter la pauvresse, elle se dit : « Si j'aune de la toile
tout le jour, les bêtes de ma basse-cour auront faim et soif; je
vais leur donner au moins de l'eau. » Et, la journée entière, elle
leur verse de l'eau, sans pouvoir s'arrêter, tant qu'elle inonde
tout le pays.
C'est un conte chinois -. On l'a retrouvé en Poméranie, dans
la Hesse, ailleurs encore -K Je l'ai entendu moi-même conter à
Caen, sous cette forme bien gauloise : Saint-Pierre a octroyé à
deux femmes la même faveur que le dieu Fô; l'une compte des
écus tout le jour; l'autre, comme dans le conte chinois, inonde
aussi le pays jusqu'au coucher du soleil, mais à la façon de Gar-
gantua monté sur les tours de Notre-Dame ^.
D. Quatrième forme. — // est accorde trois souhaits^ chacun
à une personne différente.
Un conte populaire français nous raconte comment les fées,
pour remercier trois frères de les avoir fait danser, leur accordent
un souhait à chacun. L'aîné, qui est en possession de l'héritage
paternel, ne trouve aucun vœu à exprimer; mais, comme il doit
s'exécuter, il demande que son veau guérisse la colique de qui-
conque le saisira par la queue. — Le plus jeune frère, irrité de
sa sottise, souhaite que les cornes de ce veau passent sur la tête
1. Benfey rappelle (p. 498) un conte thibétain où des voleurs voient aussi
s'allonger indéfiniment entre leurs mains une pièce d'étoffe qu'ils veulent faire
passer par une fenêtre.
2. Il est analysé par Grimm, Kinder- und Hausmàrchen, loc. cit. Compa-
rez un conte de l'Amiénois, p. p. M. Carnoy, Mélusine, \, col. 240.
3. C'est Benfey {loc. cit.) qui rappelle ces versions et je n'ai pas vérifié ses
indications.
4. On sent, dans tous ces récits, le voisinage de fables analogues, comme
celle du paysan qui redemande à Jupiter sa cognée perdue. (Cf., outre La
Fontaine, Rabelais, 2^ prologue du quart livre.) Je ne les fais pourtant pas
entrer en ligne de compte, parce que la donnée essentielle de notre fabliau
y disparaît : il ne s'agit plus ici d'un don accordé aux héros du conte avec
faculté de l'appliquer délibérément à tel usage qu'il leur plaira, mais d'une
prière déterminée qu'ils adressent à la divinité, ce qui leur attire, selon leurs
mérites, profit ou dommage.
— 216 —
de son aîné. — Le cadet, fâché à son tour, demande qu'une tête
de chien pousse sur les épaules de son plus jeune frère. — Les
fées compatissantes annulent les trois souhaits ^ .
E. Cinquième forme. — Trois souhaits sont accordés à un mari
et à sa femme^ qui les gâchent ainsi : la femme formée le premier
vœu, qui, réalisé, paraît ridicule au mari. Dans sa colère, il en
exprime un second, qui ne fait qu^ empirer la situation. Le troi-
sième souhait est employé à annuler les deux premiers et à réta-
blir toutes choses en leur primitif état.
Comme une sorte de justice distributive préside aux destinées
des contes, c'est cette forme, habilement machinée, qui nous
apparaît comme la plus vivace. Elle est représentée par un grand
nombre de variantes, qui se distribuent en plusieurs familles et
sous-familles.
E'.) Les souhaits sont perdus par la distraction ou la futilité
de la femme.
a) Tantôt, dans le Romulus et dans Marie de France :
1. La femme, qui a un os pris dans la gorge, souhaite que son
mari soit pourvu d'un bec de bécasse pour qu'il puisse le
lui retirer ;
2. Le mari en souhaite un semblable à sa femme;
3. Le troisième vœu rétablit toutes choses en l'état -.
1. Cette maladroite version est communiquée, d'après une tradition orale,
par Colin de Plancy, dans son édition des OEuvres choisies de Perrault.
Paris, 1826, p. 240. — Je ne la connais que par M. Lang. On s'étonne de
voir un aussi libre esprit que M. Lang reconnaître dans ce veau la bête
sacrée que les dévots hindous tiennent par la queue à l'heure dernière. Pré-
cisément parce que le bœuf est un animal sacré sur les bords du Gange, pré-
cisément parce qu'en tenir un par la queue, c'est accomplir, en certains cas,
un rite religieux, un Hindou, cherchant un épisode tout à fait ridicule pour
son récit, aurait fait tout le tour des combinaisons possibles, avant de s'ar-
rêter à cette imagination sacrilège; le souhait du jeune homme n'aurait rien
de bouffon dans l'Inde. — C'est ici un témoignage curieux de l'influence
qu une théorie depuis longtemps courante peut exercer sur ceux-là même
qui, comme M. Lang, s'en croient le plus dégagés.
2. Romulus Mariae Gallicae, Hervieux, Les fabulistes latins, II, p. 532,
n° xLvii. Les souhaits sont accordés par un follet {nanus inoiiticulus, dit le
texte latin), dont un vilain s'est emparé et qui veut, par ce don, recouvrer sa
liberté. Le bénéficiaire des souhaits est le mari, qui, sur la prière de sa
femme, lui en cède deux. Dans le texte latin, la femme, qui s'est étranglée,
souhaite à son mari un bec de fer.
— 217 —
b) Tantôt, dans une nouvelle de Philippe de Vigneulles i et
dans un conte recueilli à Leuze en Hainaut - :
1 . La femme souhaite un pied pour sa marmite cassée ;
2. Le mari demande que le pied de ce pot entre dans le ventre
de sa femme;
3. Statu qiio ante.
c) Ou bien, comme dans Perrault ^ :
1 . La femme s'écrie :
« Une aune de boudin viendrait bien à propos ! »
2. Le mari riposte :
« Plût à Dieu, maudite pécore,
Qu'il te pendît au bout du nez ! »
3. Il est trop heureux
D'employer le vœu qui restait,
Frêle bonheur, pauvre ressource,
A remettre sa femme en l'état qu'elle était.
Outre la version de Perrault, j'en connais trois similaires : un
conte allemand ^^\ — un conte magyar ^; — un conte espagnol ^,
1. Philippe de Vigneulles, 68^ nouvelle.
2. J'emprunte l'indication de la forme hennuyère à M. Andrew Lang, op.
cit.
3. Perrault, Les souhaits ridicules, conte en vers. C'est Jupiter qui les
accorde à un bûcheron, lequel en abandonne un à sa femme.
4. Hebel, Schatzkàstlein des rheinlàndischen Hausfreundes, 1811, p. 117.
C'est la fée des montagnes Anna Fritze qui donne les souhaits.
5. The folk-tales of the Magyars, collected hy Kryza^ Erdélyi., Pap and
others , translated and edited ùy the Bev. W. Henry Jones and Leuys L.
Kropf, Londres, 1889, p. 217. — Un pauvre homme trouve, près du champ
de mais du seigneur, une petite fée traînée par quatre jolis chiens noirs dans
une voiture d'or. Le char minuscule est embourbé. Le paysan délivre la
fée, et c'est par reconnaissance qu'elle lui accorde trois souhaits. Mais c'est
sa femme qui doit les exprimer tous les trois. (On voit que, par ce trait,
unique dans notre collection de variantes, cette version ne répond pas exacte-
ment à la définition du groupe E.) Par l'effet du premier souhait, descend le
long de la cheminée, dans une poêle à frire, une saucisse assez longue pour
enclore tout le jardin. Ce qui est curieux, c'est que le mari n'en est point
irrité, mais qu'il cherche, pour le conseiller à sa femme, un second souhait
plus profitable. Demandera-t-elle deux génisses? ou deux chevaux? ou deux
cochons de lait? En y songeant, il bourre sa pipe et veut l'allumer avec un
tison. Mais il s'y prend si maladroitement qu'il renverse dans la cendre la
poêle à frire et la saucisse. — Puisse-t-elle, s'écrie la femme, te pendre au
bout du nez! — Puis, par pitié et par amour, elle le délivre.
6. Cuentos, oraciones, adivinas y refranes populares é infantiles recogidos
— 218 —
II. Dans d^ autres versions , les souhaits sont gâchés par la
coquetterie de la femme.
d) 1. Elle demande d'être la plus belle des femmes;
2. Le mari, jaloux, souhaite qu'elle soit changée en chienne;
3. Statu quo ante.
C'est un conte arabe i, et, avec des divergences nombreuses,
un conte de l'Inde musulmane ^.
por Fernan Cahallero, Madrid, 1877, p. 103. Los deseos. Personne, non pas
môme Perrault ni Grimm, n'a conté notre récit avec autant d'agrément que
la femme de grand talent qui signe du nom de Fernan Caballero. — Deux
vieux époux très pauvres sont assis au coin du feu, et au lieu de rendre
grâce à Dieu de ce peu qu'ils lui doivent, ils envient la pièce de terre de
l'oncle Polainas, le mulet de l'oncle Polainas... Par la cheminée descend,
toute mignonne, une très petite femme : c'est la Fée Fortunée. Elle accorde
le premier souhait à la femme, le second au mari; quant au troisième, il
devra être formé d'un commun accord par les deux époux, et la fée reviendra
l'exaucer en personne. — Long débat du vieux et de la vieille, embarrassés
de choisir. La conversation finit par tomber sur des matières indifférentes
et sur les superbes morciilas des voisins. — C'est par distraction que la
femme en souhaite une, et c'est par colère que le mari la lui suspend au nez.
— Ici, un épisode plaisant. Le vieux voudrait bien employer mieux le troi-
sième souhait; mais, on s'en souvient, la fée a imposé cette condition qu'il
serait formé d'un commun accord par le mari et la femme réunis. Le vieux
supplie donc sa compagne de se résigner à vivre avec son incommode appen-
dice nasal. Riche, il lui fera faire un bel étui en or pour l'y enfermer. Comme
son éloquence ne la persuade pas, il faut bien qu'il se résigne à demander,
par son troisième souhait, le statu quo ante : la fée Fortunée vient le rétablir
et tirer la morale de l'aventure.
1. Freytag, Arahuvi proverhia, I, 687. Je traduis du latin le texte assez
court donné par Liebrecht, Orient und Occident, III, p. 378, à propos du
conte 70 des Deutsche Mnhrchen de Simrock : « Le mari d'une femme
juive, nommée Basusa, avait obtenu de Dieu le droit d'exprimer trois souhaits,
qui seraient exaucés. Basusa lui arracha la grâce d'en former un elle-même,
et obtint de devenir la plus belle femme du monde. Elle espérait ainsi quit-
ter son mari, en se faisant enlever. Celui-ci, irrité, demanda qu'elle fût trans-
formée en chienne. Mais ses fils le supplièrent de la rétablir en son état pri-
mitif, ce qu'ils obtinrent. »
2. C'est un conte recueilli à Châhdjihânpour, et que je trouve dans l'ou-
vrage intitulé : A fly on the wliel or hoiv I helped to govern India, by Lient.
Col. H. Lew^in, Londres, 1885, p. 81. — C'est une forme très piquante, qui
ne répond pas tout à fait à la définition du groupe E, et où s'exprime bien le
fatalisme musulman. Sa Hautesse Moïse, passant à travers une jungle à
l'heure de la prière, y voit un vieillard couvert d'une pauvre pièce d'étoffe,
qui prie, tandis que sa femme et son fils, nus jusqu'à la ceinture, ont la par-
tie inférieure du corps enfouie dans le sable. A ses questions les pauvres
gens répondent qu'ils n'ont que ce seul haillon, dont ils se couvrent tous
trois; mais, par décence, à l'heure de la prière, chacun d'eux successivement
— 219 —
e) 1. La femme demande des cheveux d'or et une brosse pour
les brosser;
2. Le mari demande que la brosse lui entre au corps;
3. Statu qiio ante.
Cette forme est celle d'un conte allemand du xyii*^ siècle ^ .
f) 1. La femme demande la plus belle robe que jamais femme
ait revêtue.
2. Le mari souhaite que la robe lui entre dans le corps.
3. Statu quo ante.
C'est la forme que nous livre un conte allemand du moyen âge 2.
prend ce méchant vêtement pour lui seul, tandis que les deux autres cachent
leur nudité dans le sable. Moïse promet de les tirer d'embarras, expose le
cas à Allah, qui leur accorde trois souhaits à tous trois. La femme, avec
l'approbation de son mari, souhaite de redevenir jeune et très belle. Mais,
comme la vieille n'a plus que quinze ans, le gouverneur de la province, qui
chasse par là et la trouve belle à souhait, la fait mettre dans un palanquin et
emporter vers sa résidence. — « Souhaite qu'elle soit transformée en pour-
ceau! » dit le vieillard à son fils. Ainsi fait. — Eu voyant cette métamor-
phose, les porteurs croient porter le diable, laissent tomber le palanquin et
le pourceau revient, très humilié, à la jungle, où le troisième souhait est
employé par le mari à lui rendre sa forme primitive de vieille femme. —
Quelques jours après, à l'heure de la prière. Moïse retrouve ses trois pro-
tégés dans la même posture qu'auparavant, l'un priant enveloppé du même
haillon, les deux autres enfouis jusqu'à la ceinture. Il va se plaindre à Allah
qui lui dit : « J'ai rempli les désirs de ces trois personnes. » Moïse se fait
raconter la suite des aventures, et, l'ayant apprise, il met la main devant sa
bouche, devient pensif, et dit : « Allah est grand! Allah est tout puissant!
Qui peut dire son éloge? » — On ne voit pas, dans ce très joli conte, à quoi
sert l'intervention du fils. Il ne gêne pas, il est vrai, puisqu'il ne s'agit plus,
dans cette version, d'une opposition entre le mari et la femme; malgré sa
coquetterie sénile, le vœu que forme la vieille est, après tout, fort raison-
nable, comme les deux autres. — L'esprit du conte est tout changé et peut-
être faudrait-il considérer le récit de Châhdjihânpour comme une sixième
forme irréductible du conte.
1. Je ne connais cette forme que par l'analyse incomplète qu'en donne
Grimm, loc. cit. Il la rapporte en abrégé, d'après Lehmann, im erneuerten
poet. Blumengarten, Francfort, 1640, p. 371, ouvrage que je n'ai pu me pro-
curer. Voici le texte peu clair donné par Grimm : « Il arrive souvent que
« l'homme a beaucoup de bonheur, sans que ce bonheur soit béni, ainsi
« qu'il advint de cette femme, à qui S. Pierre avait accordé trois souhaits
« pour son plus grand bien. Car elle souhaita d'abord une chevelure blonde,
a puis une brosse. » Grimm ajoute : « mais son mari fit, à propos de sa
« brosse, un vœu mauvais qu'il fut obligé d'annuler par son troisième sou-
« hait. » — J'ai complété ce récit par conjecture, et par analogie avec les
formes d, f.
2. Gesammtabenteuer, drl wunsche, II, XXXVII. Un couple très pauvre
— 220 —
III. Dans un troisième et dernier groupe^ les souhaits sont per-
dus par la sensualité de la femme.
Il ne nous convient pas d'anah^ser cette forme ; disons seule-
ment qu'elle appartient bien au type que nous considérons, c'est-
à-dire que :
g) 1 . La femme forme un vœu grossier ;
2. Le mari en forme un second qui rend la situation plus
pénible encore;
3. Le troisième souhait rétablit toutes choses en l'état.
C'est la version des différentes formes orientales du roman des
Sept Sages^ Sindhad, Syntipas^ Sandabar^ Cendubete, Sindibad.,
les Mille et une Nuits ; le fabliau des Quatre souhaits Saint-
Martin n'en est qu'une plaisante et obscène exagération ^.
importune Dieu de ses prières. L'Ange du mari lui est dépêché pour lui
annoncer que ses requêtes sont vaines, car il a obtenu déjà toute la part de
bonheur qui lui revenait. Pourtant, comme l'homme insiste, l'ange lui
accorde trois souhaits : qu'il ne s'en prenne qu'à lui-même, s'ils tournent à
son désavantage. (Remarquez ce curieux trait de fatalisme populaire.) — La
femme souhaite une belle robe, et il est curieux que le mari ne trouve à lui
reprocher que son égoïsme : car, dit-il, tu aurais pu, du même coup, obtenir
de belles robes pour toutes les femmes de la terre. (Ce mari est un médiocre
psychologue, car, si la femme avait fait ainsi, où aurait été son plaisir?) —
Quand, en vertu du second souhait, la robe est entrée au corps de la femme,
qui pousse des cris de douleur, les voisins s'assemblent et menacent de tuer
le mari, s'il n'emploie sou troisième souhait à délivrer la coquette. — Ce
dénouement rappelle celui des Arahiun proverbia. Notez comme les conteurs
se sont ingéniés à sortir de cette difficulté : dans toutes ces versions, le mari
n'a aucune raison (sauf la pitié) d'employer son troisième souhait à réparer
le dommage que lui-même a voulu faire à sa femme. La plus jolie imagina-
tion est celle de Fernan Caballero, qui suppose que le troisième souhait
doit être le résultat d'une délibération commune des deux époux. — Mais le
nombre des combinaisons possibles n'est pas infini, et il est concevable que
deux conteurs indépendants (celui des Arabum proverhia et le Stricker)
aient recouru à peu près au même procédé, c'est-à-dire à l'intervention des
voisins ou des parents.
1. C'est le premier récit du septième sage dans le Sindbad syriaque (éd.
Baethgen), dans le Syntipas grec (éd. Boissonnade), dans le Libro de los
engannos (éd. Comparetti) ; le deuxième récit du sixième sage dans le Sanda-
bar hébreu (éd. Sengelmann). Il se trouve aussi dans le Sindibad-Naineh
persan, du xiv^ siècle [Asiatic Journal, 1841, t. XXXVI, p. 16). — Dans les
Mille et une Nuits, c'est le 1<"' récit du sixième vizir : {l'homme qui désirait
connaître la nuit Al-Kader.) — Je ne connais pas la version du texte de
Breslau, que les éditeurs n'ont pas voulu traduire, comme trop indécente.
Mais on peut prendre connaissance du texte de Boulak, grâce à la traduction
française donnée dans la Fleur Lascive orientale, Oxford, 1882, p. 132. Le
CLASSEMENT SYNOPTIQUE DES DIFFERENTES VERSIONS DU FABLIAU DES « SOUHAITS SAINT-MARTIN »
U.\ ÊTRE SLHNATLREI, ACCORDE A IN OU PLUSIEURS MORTELS LE DON d"eXPRLMEH UN OU PLUSIEURS SOUHAITS. QUI SERONT EXAUCÉS. CeS .SOUHAITS SE RÉALISENT, EN EFFET. MaIS, CONTRE TOUTE ATTENTE,
ET PAR LA FAUTE DE CEUX QUI LES FORMENT, ILS n'aPPORTENT APRÈS EUX AUCUN AVANTAGE, QUAND ILS n'eNTRAINENT PAS QUELQUE DOMMAGE.
Cinq formes principales de ce conte :
I I I I
A B G D
Un seul souhait ac- Un .seul souhait ac- Un même don ac- Un seul .souhait ac-
corde à une seule cordé à deux per- cordé à deux per- cordé à trois per-
personne. sonnes.
I I
Un tisserand souhaite L'enfant Ijarbu.
2 têtes et 4 bras. Pris Le long nez.
pour un monstre, il est |
tué. (2) Phèdre.
I (H) Pi-nlamorom
(1) l'.-ililrhalfiillr.l.
.sonnes : l'un tour-
ne à bien, l'autre
à mal.
I
Une femme aune de
la toile (ou compte des
écus) tout le jour; l'au-
tre verse de l'eau tout
le jour.
I
(4) Conte chinois.
(5) Conte bas-normand.
sonnes : les trois
ridicules.
I
(6) Conte populaire
français (Colin de
Plancy).
Trois souhaits accordés à un mari et à sa femme, La femme forme un premier souhait ridicule :
colère, en forme un second, qui empire la situation. Le troisième souhait
est employé à rétablir le atalii r/uo anic.
I
par
E'
Formes simples
La femme forme et gâche le premier
souhait par l'un des motifs suivants :
Par distraction ou futilité,
elle souhaite :
II
Par coquetterie, elle
souhaite :
in
Par sensualité, elle
forme :
abc
Un bec de fer (de bé- Un pied pour son pot. Une aune de boudin,
casse) pour son mari. | |
I (9) Philippe de Vi- (H) Perrault;
(") Roraulus; gneuUes ; (12) Conte magyar;
(8) Marie de France. (10) Conte du Ilainaut. (13) Conte espagnol;
(14) Conte allemand
(Hebel).
d
La beauté.
obscène.
I I I
e f g
Des cheveux d'or et Une belle robe,
1 une brosse. | |
{\S)Arabumproverbia: | (18) Conte allemand du (19)différentos versions
Version un peu excen- (17) Conte aUemand du moyen âge. orientales des Sept
trique ne répondant xvii» siècle. {Gcs.tmmliihenlruer)
pas exactement à la (Lehraann)
définition de E ;
(16) Conte populaire de
Châdjihànpour.
I
E"
FoH.MES HEDOURLÉES
ET CONTRASTÉES
Les trois souhaits
ridicules forment
contraste, comme
en G, à trois sou-
haits heureux.
I
(22) Conte allemand du
xvi» siècle ( Wendun-
muth) ;
(23) Conte hessois
(Grimra)
Sages ;
(20) Fabliau des sou-
haits Saint-Martin;
(21) (La Fontaine, fa-
^ 221 —
E". — Formes redoublées et contrastées du conte. — Un per-
sonnage surnaturel, en voyage sur la terre, accorde à des hôtes
pauvres et accueillants trois souhaits qui leur apportent le bon-
heur. Des voisins avares et jaloux^ qui ont mal reçu le même
voyageur., obtiennent de lui la même faveur : ils veulent imiter
leurs voisins y' mais leurs souhaits se retournent contre eux.
Dans un conte allemand du xiv^ siècle ^, les hôtes, qui ont bien
accueilli saint Pierre et saint Paul, souhaitent :
1) que leur vieille maison brûle ;
2) qu'elle soit remplacée par une belle maison neuve ;
3) qu'ils obtiennent le royaume de Dieu.
récit des Mille et une Nuits est très supérieur à notre fabliau et aux autres
versions du roman des Sept Sages.
Je puis parler, sinon du conte lui-môme qui est indécent, du moins de
l'être surnaturel qui accorde les souhaits. Dans les Mille et une Nuits, c'est
l'ange Ezraël, dans le Libido de los Engannos, c'est une diablesse. Peu nous
importe ici; mais, dans les autres versions des Sept Sages, c'est un démon
familier qui habite dans le corps d'un homme (le Syntipas l'appelle bizarre-
ment l'Esprit du Python). C'est, dans toutes les versions, un génie bienfai-
sant, qui, après être longtemps demeuré dans le corps de l'homme, est forcé,
par un autre génie dont il dépend, d'élire une demeure différente. « Le roi
des démons m'a ordonné, dit-il dans le Mischle Sandabar, d'aller dans un
autre pays ; » et c'est au moment de cette pénible séparation qu'il accorde
trois souhaits à son ancien hôte. — On reconnaît, à tous ces traits, le début
de la fable de La Fontaine :
Il est au Mogol des follets,
Qui font office de valets...
L'un d'eux, après avoir longtemps servi les mêmes maîtres, est envoyé en
Norwège « par le chef de la république des Follets ». — Or M. Régnier [éd.
des grands écrivains , fable VII, 6) a montré que La Fontaine a dû connaître
les Paraboles de Sandabar, traduites plusieurs fois aux xvi^ et xvii^ siècles.
La Fontaine a donc emprunté son récit au livre hébreu. A cette époque, il
n'écrivait plus des contes grivois, mais des fables : il a reculé devant l'obscé-
nité du récit. Il a donc seulement conservé le cadre de son modèle et inventé
trois souhaits. Ils sont faiblement imaginés : les deux époux souhaitent
d'abord l'abondance (ils s'en dégoûtent, comme le savetier enrichi par le
financier); ils demandent alors la médiocrité et la sagesse :
« C'est un trésor qui n'embarrasse point. »
Je suis donc autorisé à considérer la version de La Fontaine comme une
simple copie remaniée des Sept Sages. C'est pourquoi je ne la rappelle qu'en
note. — On voit combien est inexacte la supposition de Liebrecht [Germania,
I, 262) : « La nouvelle de Philippe de Vigneulles peut être considérée comme
intermédiaire entre le récit de Marie de France et celui de La Fontaine. »
1. Wendunmuth, éd. Kirchhof, n« 218, I, p. 219. — Cf. K. Goedeke,
Schwdnke des XVI Jharh., Leipzig, 1879, n» 34, p. 54.
La voisine jalouse obtient aussi trois souhaits, et, en Tabsence
de son mari,
1) elle souhaite que sa vieille maison brûle; son mari revient
des champs, criant : « au feu! » elle veut le faire taire;
2) (( Puisse, s'écrie-t-il, un tison te sauter au corps! »
3) Statu quo ante.
Comparez un conte hessois de la collection de Grimm ^.
Nous voilà au bout de ce dénombrement.
Je le résume par le tableau synoptique ci-contre, — un peu
chargé, — mais dont la lecture et Fintelligence sont pourtant
faciles.
Ce classement de variantes, le lourd appareil scientifique qui
enserre cette amusette, est-ce là — comme tant de collecteurs
de contes le semblent croire — VUltima Thule de nos recherches?
Non : il faut que les belles divisions, subdivisions et accolades
de ce tableau synoptique signifient quelque chose. Ne signifient-
elles rien? Il faut avoir la bonne foi de s'en rendre compte et de
le déclarer ^\
1. Grimm, no 87. Dans ce conte, les bons pauvres souhaitent ;
1° L'éternité bienheureuse,
2° Le pain quotidien,
3° Une belle maison.
Le mauvais riche, apprenant la bonne aubaine échue à son voisin, monte a
cheval, rejoint le bon Dieu qui s'en va, obtient de lui les trois souhaits :
1» En route, son cheval bronche : a Puisses-tu, s'écrie-t-il, te rompre le
cou! » Ce souhait est aussitôt exaucé;
2» Il poursuit sa route, portant la selle du cheval, et pense tout à coup que,
pendant qu'il sue sang et eau sur la grand'route, sa femme prend le frais,
commodément assise dans sa chambre : « Je voudrais, dit-il, la voir assise
sur une selle, sans pouvoir se lever! » Il rentre, et la trouve chevauchant,
en effet, une selle;
3° Il la délivre.
2. Notre classement repose uniquement sur l'examen des souhaits expri-
més, et non sur les récits qui servent de cadre à l'histoire. Peu importe, en
effet, que l'être surnaturel qui accorde les souhaits soit tantôt un voyageur
céleste et qu'il s'appelle Mercure, le dieu Fô, saint Pierre et saint Paul, ou
le bon Dieu ; — tantôt un génie bienfaisant et reconnaissant, démon fami-
lier, diablesse. Esprit du Python, fées danseuses, fées des montagnes, Anna
Fritze, esprit d'un arbre sinsapâ, etc.. ; — ou bien une divinité sage et pré-
voyante, Allah, la fée Fortunée; — ou encore un génie ironique et taquin,
St-Martin, le follet, le nain des montagnes, etc.. Les groupements qu'on
obtient à considérer ces détails sont superficiels, factices, séparent des
formes voisines, réunissent des versions divergentes. — Il nous faut donc
nous en tenir à notre classement.
i
— â23 —
Ce tableau, dressé en toute patience et conscience, interro-
geons-le avec scrupule.
L'exemple choisi est favorable : sauf quelques cas négli-
geables \ toutes nos variantes représentent des moments dis-
tincts de la tradition parlée. Les tiroirs de notre conte nous ont
fourni un classement très net.
Ce tableau peut-il nous renseigner sur la forme et la patrie
primitive du conte? sur les lois de son développement?
Interrogeons-le, en partant des groupes de versions les plus
déterminés pour remonter aux moins complexes ; c'est-à-dire,
interprétons le tableau en le lisant de bas en haut.
1^) Considérons l'une quelconque des sous-familles a, />, c, c/,
Soit le groupe c, où le souhait ridicule est celui d une aune de
boudin. Nous constatons — et c'est là un résultat positif — que
ce conte vivait dans la tradition orale en France il y a deux siècles
et qu'il continue à vivre de même aujourd'hui en Hongrie, en
Espagne, en Allemagne. Quelle est la portée de ce résultat?
Voyons-nous et verrons-nous jamais une raison pour expliquer
que cette forme existe en ces quatre pays, plutôt que la forme (/,
qui n'est attestée qu'en Arabie et au Bengale? Existe-t-il un
folk-loriste assez hardi pour affirmer que la forme c n'existe pas
en telle contrée qu'il me plaira de nommer? Sait-il si je n'en
tiens pas en réserve une forme arabe? C'est donc le hasard seul
qui a réuni, en c, ces quatre pays. — Dirons-nous que le conte
magyar procède du conte allemand, qui procède du conte fran-
çais, qui procède du conte espagnol? ou bien plutôt que le conte
espagnol procède du conte français, qui procède du conte alle-
mand, qui procède du conte magyar? L'une et l'autre hypothèse
se valent, comme également vraisemblables, et également indé-
montrables. — Or il n'en est pas seulement ainsi de ces deux
hypothèses : mais, comme les mots : espagnol — magyar —
1. Tel est le cas de Syntipas copiant Sindbad, ou de Marie de France et
du Bomidus copiant un modèle commun, ou de La Fontaine imitant les Para-
boles de Sandahar. — Tel de nos conteurs lettrés a dû connaître des formes
écrites de l'histoire : il est, par exemple, certain pour Grimm, probable pour
Fernan Caballero, qu'ils ont connu le conte de Perrault; mais leur bonne foi
de folk-loristes a dû les mettre en garde contre tout remaniement littéraire.
2. Joiguons-y les contes réunis en G et en E".
— 224 —
allemand — français — peuvent se grouper de vingt-quatre
manières, il existe encore vingt-deux hypothèses similaires, éga-
lement vraisemblables et indémontrables.
Tout de même, dans la famille g^ où le vœu formé est obscène,
nous trouvons réunies les diverses versions orientales des Sept
Sages et le fabliau français. — C'est encore, je le veux bien, un
résultat positif. Mais quelle en est la signification? Dirons-nous
que la forme française j)ro vient de la forme orientale? nous le
pouvons, assurément. Ou bien que la forme orientale provient de
la forme française? rien ne nous en empêche ^ — Dans le groupe
c, précédemment considéré, il ne vient à l'esprit de personne de
prétendre que la forme française soit la génératrice de la forme
allemande, parce que Perrault a recueilli son récit en France deux
siècles avant que Hebel ne l'ait rencontré dans les pays rhénans.
Il en est de même ici. Qu'un fabliau et un recueil oriental se
groupent dans une même sous-famille, c'est un fait qui ne pren-
drait de signification que s'il était constant; mais il est très rare,
au contraire, comme le démontrent nos études. Il résulte de la
rareté de ce phénomène que, seul, le hasard associe en g les Sept
Sages et le fabliau, tout comme il associe en c un conte chinois et
un conte normand, sans que le conte normand soit nécessaire-
ment issu du conte chinois.
Le lecteur se convaincra aisément qu'il en est de même pour
tous les groupes a, b, d -^ e, /", C, E'\ Y a-t-il quelque raison
pour que l'héroïne du conte souhaite la beauté en Arabie et au
Bengale, tandis qu'elle demande un pied pour son pot au xvi^
siècle chez un conteur français, en Hainaut au xix^ siècle? Or,
marquer qu'elle demande un pied pour son pot en Hainaut au
XTX^ siècle, en France au xvi^, voilà le seul résultat positif de ces
très patientes, très minutieuses et très méprisables recherches.
1. Mais, dira-t-on, les Souhaits St-Martin ne sont qu'une exagération
visible du récit des Sept Sages : il s'ensuit que la version des Sept Sages est
la forme mère. Il est, en effet, certain qne le fabliau suppose à sa base un
récit plus simple, où trois souhaits seulement étaient exprimés; mais cette
forme plus simple, qui est celle des Sept Sages, ne vient pas nécessairement
des Sept Sages au conteur anonyme français ; elle pouvait vivre, sur le sol
français, depuis mille ans.
2. Il est curieux, à première vue, que la forme d réunisse deux variantes
musulmanes [Arabum proverhia et conte de ChàdjihAnpour). Mais il est
visible que l'esprit du conte est tout différent dans 1 une et dans l'autre ver-
sion, et que, seul, le hasard a conjoint ici ces deux variantes musulmanes.
— 225 —
2*^) Comparons entre elles les sous-familles, au lieu de les
considérer chacune isolément.
Des versions a, b, c, d, e, f, g, laquelle est la primitive?
celle où la femme souhaite un bec de fer à son mari, ou bien
celle où elle réclame un pied pour son pot? ou celle où elle
forme un vœu obscène? ou serait-ce peut-être celle où elle
demande une aune de boudin? celle où elle gâche son souhait
23ar futilité? ou par coquetterie? ou par sensualité? Poser ces
questions, c'est en montrer la puérilité. Nous aurions mauvaise
grâce à trop insister.
3^) Opposerons-nous maintenant les formes simples (E') aux
formes antithétiques (E")?
Lesquelles sont nées les premières? On pourrait soutenir que
ce sont les formes redoublées, où trois souhaits bénis s'opposent
à trois souhaits maudits, car le premier inventeur du com-
plexe d'événements constitutifs de la forme E" fut certainement
un esprit très constructeur et très ingénieux ; il peut donc
avoir bâti d'emblée le conte sous sa forme la plus compliquée,
simplifiée postérieurement par d'autres. Mais j'admets volon-
tiers, comme plus vraisemblable, que les formes simples sont
les primitives. Que ce soit là l'un des rares résultats positifs de
notre enquête. Quel indice en pourra-t-on tirer pour l'histoire de
la propagation du conte? Je l'ignore et j'abandonne ce fait, pour
qu'il en tire parti.
Au fin premier qui le demandera.
4*^) Enfin, considérons les cinq groupes principaux, A^ 5, C,
D,E,
Il ne serait pas impossible d'admettre que nous avons affaire
à cinq contes indépendants i, tant est lâche le lien qui semble
unir ces familles. C'est simplement l'idée qu'il y a loin de la
coupe aux lèvres, que les vœux humains sont souvent inintelli-
gents et néfastes ; — idée si universelle que Garo lui-même s'en
1. Comparez, par exemple, la fable où un laboureur, afin d'épargner la
peine des batteurs et des vanneurs, demande à Cérès que son blé pousse sans
épis. Il est exaucé ; mais les oiseaux, attirés par un butin plus facile,
s'abattent sur son champ. (V. Burchard Waldis, éd. Kurz, II, XXXIII; —
ou le conte bien connu de Grimm, Le Pêcheur et sa femme^ Kinder- und
Hausmdhrchen, n» 19.)
Bedier. — Les Fabliaux. l<i
— 226 —
était pénétré, sans que pourtant il eût étudié le Pantchatantra K
Mais, si nous voulons bien admettre, avec nos devanciers, que
nous sommes en présence, non de cinq contes, mais de cinq
formes du même conte, laquelle peut prétendre à la priorité?
Est-ce la plus anciennement attestée? Ce serait donc celle de
Phèdre. Mais nous avons promis de ne jamais recourir au raison-
nement : post hoc, ergo propter hoc.
Est-ce, comme le veut Benfey, la forme du Pantchatantra'^.
Il remarque en effet que, dans le Pantchatantra comme dans
les- Sept Sages, les héros du conte souhaitent de voir leurs organes
se multiplier; le Pantchatantra serait donc ici la source de la
forme des Sept Sages., qui serait, à son tour, la génératrice de
toutes les autres 2. Je regrette de ne pouvoir insister sur le
récit des Sept Sages. Mais je crois que le premier inventeur de
cette version, capable d'imaginer un conte aussi ingénieuse-
ment combiné, n'avait pas besoin du point de départ insigni-
fiant du Pantchatantra, et je répète ce que je disais à propos
du fabliau des Tresses : tous les conteurs passés, présents et
futurs méditeraient-ils pendant l'éternité sur le conte du
Pantchatantra, ils ne sauraient en faire sortir le conte de la
Nuit Al-Kader ou des Souhaits Saint-Martin. Si je considère
la forme du Pantchatantra — où un tisserand, après mûre
délibération avec sa femme, après force slokas prudhommesques,
demande, comme le plus grand des biens, d'être jDOurvu de
deux têtes et de deux paires de bras, sans soupçonner qu'il
risque de devenir grotesque, — je dis que ce n'est pas seule-
ment ce tisserand, mais aussi l'auteur du Pantchatantra qui
mérite son nom de Manthara, lequel signifie niais; je me
refuse à voir dans cette version, comme voudrait Benfey, la
forme vénérable, mère des autres; j'y vois seulement une forme
caduque, sans vraisemblable influence sur les destinées ulté-
rieures du conte. J'y vois simplement la plus sotte des versions
conservées.
1. Les formes B, C, E",où un dieu voyageur accorde à ses hôtes des sou-
haits bénis ou maudits, paraissent plus intimement associées. Mais combien
de dieux païens, de saints chrétiens, se sont assis au foyer d'hôtes qu'ils
récompensaient ou punissaient, depuis le temps de Philémon et de Baucis!
2. En admettant que le conte des Sept Sages fût issu du Pantchatantra,
comment toutes les autres formes seraient-elles issues de ces deux-là? C'est
ce que Benfey n'explique pas.
— ■ 221 —
Faut-il aller plus loin encore et abstraire la quintessence du
conte? La forme initiale est-elle celle qui raille l'inintelligence
foncière des femmes (A), — ou leurs vices, futilité, coquetterie,
sensualité (E')? — ou celle qui exprime la vanité de nos désirs,
ceux de l'homme comme ceux de la femme (conte de Ghâdjihân-
pour)? — ou celle où le conteur n'a voulu que s'amuser de
la déconvenue comique d'un distrait (c)? — ou celle où il a
exprimé, d'une manière populaire, le conflit de la prescience
divine et de la liberté humaine, en ces versions où un dieu
ironique accorde des souhaits dont il sait par avance que rien de
bon ne peut sortir? (Phèdre, le dieu Fô, E"?)
Laquelle de toutes ces versions est la primitive? Pour en
juger, il nous manque l'instrument judicatoire.
En résumé, que pouvons-nous savoir de l'origine de ce conte,
de sa forme et de sa patrie premières? — Rien.
De sa propagation? Nous arrivons à constater simplement
que nos vingt-trois versions se groupent deux à deux, trois à
trois, etc., en des pays qui s'étonnent de se voir associés.
Mais la raison de ces groupements étranges nous échappe.
C'est, dira-t-on, que vous ne connaissez que vingt des
moments de l'évolution d'un conte un million de fois répété.
— Soit, je suppose que nous possédons ce million de variantes.
Qu'arrivera-t-il? Le tableau synoptique ci-dessus comjorendra
quelques familles et sous-familles de plus, sous lesquelles
continueront à s'aligner les versions des provenances les plus
hétéroclites ; mais, si nous voulons les classer dans leur succes-
sion géographique et chronologique, le pouvoir inductif d'un
Cuvier n'y suffira point. Il faudrait que l'ange Ezraël ou le
dieu Fô de nos contes vînt, en personne, nous dérouler l'his-
toire de ce million de variantes. Quel serait son récit? Le début
en serait intéressant. Il nous dirait peut-être que le premier
inventeur du conte fut Enoch, fds de Seth; que Thubal-Gaïn,
père des forgerons, a cr.éé la forme G, et quelque Hittite la
forme D. Mais la suite de son récit serait fort ennuj^euse : le
même hasard, qui distribue en quelques groupes nos 23
variantes, en distribuerait en quelques groupes de plus, avec la
même indifférence, 999977 autres. Nous verrions que le Sué-
dois Pierre a conté les Souhaits ridicules à l'Allemand Paul qui
— 228 —
les a contés à l'Italien Jacques, et ainsi de suite un million
de fois, sans que l'Ange Ezraël ni le dieu Fô fussent capables de
nous dire pourquoi ce n'est pas l'Italien Jacques qui l'a, le pre-
mier, conté au Suédois Pierre.
En résumé, — me demandera le lecteur, — n'aurait-il pas
mieux valu, au lieu de vos vsubtiles classifications, prendre les
fiches où les folk-loristes réunissent les variantes des Souhaits
ridicules, les battre comme un jeu de cartes, et les énumérer
au hasard? — D'accord. — N'aurait-il pas mieux valu encore
ne les recueillir point? — Il se peut.
Le Lai de l'Epervier
Dans les contes étudiés jusqu'ici, nous avons admis ce prin-
cipe : si deux versions d'un même récit présentent au même
endroit le même trait accessoire, elles sont associées indisso-
lublement par un rapport de filiation, dont il ne reste plus qu'à
déterminer la direction.
Ce principe paraît, en effet, très sûr : si nous trouvons, par
exemple, deux versions de la Matrone d'Ephèse^ où la veuve
inconsolable, pour complaire à son nouvel amant, retire du
cercueil le cadavre de son mari, lui brise trois dents et le sus-
pend à une potence ; si, dans deux autres versions, au contraire,
elle se borne, comme fait la Matrone du pays de Song, à ouvrir
le cercueil et à fendre le crâne de son époux d'un coup de
hache, il est évident que les deux premières versions forment
un groupe indissoluble qui s'oppose à un second groupe, non
moins indissoluble.
Ce principe — qui procède d'une observation de simple bon
sens — est précisément celui sur lequel se fonde la méthode
employée pour l'établissement des textes : de même que deux
coj)istes indépendants ne font pas la même faute au même
endroit, de même deux conteurs indépendants ne racontent pas
le même épisode accessoire au même endroit.
Mais ce principe comporte, dans la méthode de la critique
des textes, un corollaire restrictif: deux copistes indépendants ne
font pas la même faute au même endroit, à moins que cette
faute ne soit si naturelle, si facile, quelle ait pu se présenter
d'elle-même sous la plume de deux copistes. Quiconque a eu
— 229 —
roccasion de classer des manuscrits sait combien ces cas sont
fréquents, combien de fois le critique est obligé d'admettre que
la même faute a pu être suggérée à deux scribes indépendants,
bien qu'ils aient eu sous les yeux deux manuscrits corrects l'un
et l'autre.
Ce corollaire doit aussi nécessairement s'appliquer lorsqu'on
veut comparer des variantes de contes, et il ne me semble pas
qu'on y attache communément une importance suffisante.
Il reste, dans tout classement de manuscrits, un élément
de critique subjective : il ne suffît pas, pour grouper deux
manuscrits en une famille, de noter, par une opération purement
mécanique, que tous deux présentent, en tel passage, la même
faute ; il faut encore décider si cette faute n'a pu être commise
deux, trois, dix fois par des copistes étrangers les uns aux
autres.
De même, il ne suffit pas de marquer qu'un trait accessoire
commun reparaît dans deux versions d'un conte : il faut de
plus montrer que ce trait procède d'une fantaisie si .particulière,
si individuelle, qu'il n'ait pu être réinventé deux fois indépen-
damment 1.
Distinguer quels sont les traits qui peuvent être ainsi plu-
sieurs fois réinventés, et qui, par conséquent, n'établissent
pas fatalement un lien entre deux versions, c'est une tâche
nécessaire.
Appliquons ces considérations au Lai de VEpervier.
Ce fabliau, l'un des plus jolis qui nous soient parvenus, a eu
la bonne fortune d'être découvert, publié et illustré par M. G.
1. Si l'on nous permet d'employer encore ces formules, qui ne sont qu'en
apparence compliquées, soit trois versions d'un conte :
1° o) + a, h, c.
2o w 4- a, d, e.
3° to -|- X, y, z.
On est d'ordinaire fondé à dire que les deux premières sont associées,
puisqu'elles offrent toutes deux le même trait a.
Il arrive pourtant souvent que c'est là une illusion, et que le rapport de
ces trois versions doit être ainsi établi :
Le conte, raconté d'abord sous la forme w -|- 3" ^' c» ^^t parvenu à un
conteur qui l'a modifié ainsi : m -\- x, j, z, et un troisième conteur, partant
de cette forme d'où ont disparu tous les traits accessoires primitifs, retrouve
l'un des traits a. d'une version qu'il n'a jamais connue; d'où... w -[- a, d, e.
— 230 —
Paris. Si le lecteur veut bien se reporter à sa très savante étude ^,
nous serons dispensé de reproduire longuement ici le texte des
différentes versions. Réduit à sa forme organique, il se résume
ainsi :
« Une femme a deux amants. Un Jour qu'en Vahsence de
son mari elle a reçu lun d'eux., Vautre survient. Le premier
amant se dissimule devant le nouvel arrivant.
« Tandis qu'elle s'entretient avec celui-ci, le mari revient.
Elle s'en aperçoit à temps. Elle fait jouer à l'amant qui lui
tient compagnie une scène de colère : il prend un air très
irrité, passe devant le mari en proférant des menaces terribles et
s'en va ainsi.
(( Le mari, fort intrigué, demande des explications à sa
femm^e, qui lui répond très simplement : « L'homme qui sort
d'ici en poursuivait un autre, qui s'est réfugié chez nous. Je
n'ai pas voulu le trahir ; il aurait été tué. Je lui ai donné asile.
Le voici. » Elle présente alors le premier amant à son mari :
voilà le bonhomme rassuré. »
Encore une fois, nous savons que jamais le conte n'a été dit
sous cette forme schématique. Chaque conteur le recevait du
précédent, agrémenté de détails explicatifs ou d'épisodes d'or-
nement. Il existe pourtant des versions qui n'offrent que ces
seuls traits en commun avec certaines autres, ce qui est dire
qu'à certains moments de son histoire, il s'est trouvé dépouillé
de tous les ornements dont il avait été primitivement vêtu :
nous sommes donc en droit d'extraire cette forme schématique.
C'est la seule possession en commun des traits accessoires qui
groupera les versions, et ce sont en effet les seuls que M. G.
Paris considère dans son étude.
Tout auditeur ou tout lecteur du conte exigera en effet des
solutions à certaines difficultés du récit. Pourquoi le premier
amant cède-t-il la place au nouvel arrivant, au lieu de lui faire
une scène de jalousie? Il faut que le conteur se préoccupe
d'établir entre eux un rapport qui nous l'explique. — Pourquoi
les deux amants sont-ils réunis à la même heure dans la maison
du mari? — Comment se succèdent toutes ces scènes? Où se
passent-elles exactement? etc..
1. Romania, VII, 1.
— 231 —
Bref, tout conteur devra répondre à ces questions que les
rhéteurs anciens recommandaient aux jeunes orateurs d'épuiser
dans leurs narrations :
Quis ? quid ? ubi ? quibus auxiliis ? ciir ? quo modo ? quando ?
Plusieurs des conteurs du Lai de VEpervier se rencontrent,
en effet, pour expliquer ici et là, de la même façon, tel incident
et M. G. Paris fonde sur ces coïncidences sa classification. Voici
les trois principaux considérants des groupements qu'il établit :
1^ Deux versions indiennes, V Hitopadésa et le Çukasaptati^
supposent que les deux galants sont le père et le fils. M. G. Paris
associe donc ces deux textes. De plus, comme dans toutes les
autres versions, le rapport qui unit les deux amants est moins
scandaleux — comme ils sont, par exemple, maître et
valet, ou puissant personnage et pauvre hère, etc., — M. G.
Paris voit dans la version du Çukasaptati la version-mère. Le
conte est indien d'origine. « Les autres formes sont le produit
d'une habile révision... la substitution d'un esclave au fils, dans
le rôle du jeune rival, a été pratiquée, sans doute sur le sol
indien même, pour éviter la donnée incestueuse du conte pri-
mitif. »
2° D'autres versions, le Sindihad^ le fabliau, un conte des
Gesta Romanorum, supposent que les deux amants sont unis
par un raj)port de domesticité (maître et esclave, chevalier et
écuyer). De plus, le maître seul est l'amant de la femme; son
valet, envoyé chez elle pour annoncer la venue prochaine du
maître, a été simplement l'objet d'un caprice soudain. — En
conséquence, M. G. Paris associe ces trois versions : les deux
récits des Gesta Romanorum et du fabliau sont venus du Sin-
dibâd, et ont été importés en Occident par la tradition orale,
soit par l'intermédiaire des Byzantins, soit à l'époque des Croi-
sades. ))
3^ Enfin — tandis que la plupart des conteurs admettent
qu'un certain laps de temps sépare les scènes successives, — le
Çukasaptati et Pogge donnent au conte une marche plus accé-
lérée. Dans la plupart des versions, le premier amant a le temps
de se cacher devant son rival, et quand le mari survient, la
femme est avertie assez tôt de son approche pour pouvoir donner
ses instructions à l'amant qui lui tient compagnie ; au contraire,
— 232 —
dans le Çukasaptati et chez Pogge, les trois hommes se trouvent
presque simultanément réunis. Le Çukasaptati et Pogge sont
donc associés par G. Paris : « le conte indien est arrivé au
novelliste italien par une voie particulière, différente de celle
qu'il a suivie pour aboutir à tous les autres récits du Sindibâd.
Il a pu sans doute arriver de l'Inde directement; toutefois il
est plus probable qu'il a passé par la Perse et l'Arabie... )>
Ce classement de versions, dont je ne donne ici que l'essen-
tiel, est établi avec une rigueur et une ingéniosité saisis-
santes.
Pourtant, est-il vraiment nécessaire que les choses se soient
ainsi passées?
Tel de ces traits n'a-t-il pu être inventé et réinventé, à plu-
sieurs reprises, par des conteurs indépendants?
Est-il bien sûr, par exemple, que la forme primitive soit
nécessairement celle où figurent un père et son fils, et que
toutes les autres soient des atténuations de cette donnée première?
Ne pourrait-on pas se poser la même question pour chacun
des autres épisodes du conte? Chacun d'eux ne peut-il pas avoir
été dix fois réinventé ?
Si je le prétends, je puis être assuré qu'on m'en demandera
quelque preuve. L'affirmer serait substituer une impression
personnelle à la saine méthode d'observation. N'y avait-il
nul moyen de fournir cette preuve? Je crois en posséder un, légi-
time.
Un de nos plus illustres hellénistes, lorsqu'il veut expliquer
la méthode de la critique verbale et démontrer que des copistes
indépendants peuvent commettre la même faute au même
endroit, a coutume de recourir à cette ingénieuse démonstration
expérimentale : il propose à ses étudiants de recopier tous, sur
le même texte correct, au courant de la plume, les mêmes cin-
quante lignes de grec; comparant ensuite entre elles les copies
ainsi obtenues, il lui arrive de relever, à la même ligne, la
même bévue commise par deux étudiants et il cherche les rai-
sons psychologiques de cette commune erreur.
J'ai cru que cette expérience pourrait être aussi probante,
appliquée à des contes. Il m'était souvent arrivé de tenter cette
épreuve au hasard de conversations, et elle m'avait donné des
— 233 —
résultats surprenants. Je l'ai clone méthodiquement instituée
pour le laide l'Epervier et, bien que nul n'ait encore osé recourir
en ces matières à la méthode expérimentale, je me hasarde à
rapporter ici cette tentative.
Voici comment. J'ai soumis, soit jDar lettres, soit oralement,
notre conte à quelques amis et à quelques étudiants. Je le leur
ai proposé sous sa forme organique, w, telle qu'elle est donnée
plus haut : « Une femme a deux amants; un jour, quen V ab-
sence de son mari, elle a reçu Vun d'eux^ etc.. » Je leur ai
demandé de se placer en présence de ces données comme des
écoliers devant une matière de narration à développer, de la
motiver, de l'orner à leur gré.
Il était ainsi possible de produire des versions artificielles.
Ces versions ainsi formées seraient-elles comparables aux ver-
sions réelles recueillies par M. G. Paris?
Il va de soi que j'ai demandé à mes novellistes improvisés
de me donner l'assurance qu'ils ne se souvenaient point d'avoir
lu nulle part ce conte. Aucun d'eux ne le connaissait, bien qu'ils
fussent les uns et les autres des esprits fort cultivés ^ : mais ce
fait ne surprendra personne ; combien de ces historiettes ont
traversé notre mémoire sans y laisser de traces ! Un seul se sou-
venait d'avoir lu une nouvelle analogue dans Boccace; mais la
version qu'il m'a remise ne ressemblait nullement à celle du
Décanfiéron.
Voici brièvement les résultats de cette enquête, qui sont vrai-
ment inespérés.
Le plus important des éléments qui servent aux groupements
de M. G. Paris est dans le rapport qui unit les deux amants.
Mes correspondants ont imaginé une série de rapports très variés.
Parmi leurs inventions, il en est qui ne sont pas représentées
dans les versions sanscrites, arabes, allemandes, etc.. ; mais la
réciproque n'est pas vraie : il n'est pas une des combinaisons
réelles qui n'ait été reproduite, après Boccace, après le fabliau,
après Pogge, par un ou plusieurs de mes amis. Je me trompe,
1. Depuis, pour plus de sécurité, et craignant que ces versions ne fussent
parfois que des réminiscences_, j'ai demandé des variantes, dans un petit
chef-lieu de canton, à des conteurs infiniment moins lettrés : les résultats
ont été tout semblables.
— 234 —
il en manque une à l'appel : un conteur erotique du commence-
ment de ce siècle ^ a imaginé que les deux amants sont un mar-
quis et son petit nègre, envoyé pour annoncer sa venue. C'est
la seule forme que je n'aie pas reproduite artificiellement. Mais
mes novellistes ont su imaginer les rapports suivants : un mata-
more et un poltron (M. P. Gamena d'Almeida) — un grand sei-
gneur bretteur et son chapelain (M. Joseph Texte), — un abbé et
un moinillon échappé du monastère (M. Pascoët), — un maître et
son esclave, un chevalier et son écujer, un seigneur et son page,
etc.; (différents conteurs) — un débiteur et un créancier (M.
Godard, M. Demerliac) — un amant riche qui paie, un gueux
qui est aimé (M. Lucien Herr) — un riche bourgeois et un per-
sonnage de médiocre importance, qui accepte l'humiliation comme
une chose toute naturelle (M. Alfred Bourgeois), etc., etc.
Le rapport u père et fils » a-t-il aussi été imaginé? Oui, certes.
Mon ami, M. Lucien Herr, qui a recueilli pour moi plusieurs
versions, m'écrivit un certain jour : « Voici la forme la plus
satisfaisante que j'aie encore obtenue : le premier amant est le
fils du second, et sait être le rival de son père. Elle provient de
M. L. Lapicque. » Et, le même jour, à Gaen, proposant à un de
mes étudiants, M. Bourdon, le conte sous sa forme organique,
j'obtenais de lui, à la première réflexion, cette réponse : « les
deux amants sont le père et le fils. » Or c'est la version de
V Hitopadésa et du Çukasaptati, et M. L. Lapicque ni M. Bour-
don ne connaissaient le Çukasaptati ni V Hitopadésa. Gette ver-
sion-mère, dont toutes les autres ne seraient, selon M. G. Paris,
que des atténuations, ils la réinventaient aisément, tandis que le
même jour, autour d'eux, d'autres conteurs réinventaient toutes
les autres combinaisons historiquement attestées.
Cependant il en restait une qui manquait à ma collection de
contes factices. G'est celle qui unit dans la même famille Sindi-
had, les Gesta Romanorum, le fabliau. Là, le rapport est plus
complexe qu'ailleurs : il s'agit d'un maître et de son serviteur ;
mais le maître seul est l'amant. Il envoie un jour son valet
annoncer sa visite; le jeune homme, esclave ou écujer, plaît
soudain à la dame ; une scène de coquetterie se déroule qui se
1. Contes et historiettes erotiques et philosophiques, par Adrien L. /?.,
Paris, 1801, p. 190. La Matinée aux aventures.
— 235 —
prolonge jusqu'à l'arrivée du maître, et qui force le jeune homme
à se cacher. Cette forme, nul de mes conteurs ne la reproduisait.
Il existe, il est vrai, un conte moderne qui renouvelle exactement
ces données : c'est celui auquel je faisais allusion tout à l'heure,
où un marquis envoie « son petit nègre » annoncer sa venue ; il
prend fantaisie à la jeune femme et à sa soubrette de comparer
(( les appas de la dame à ce corbeau » ; au cours de cette compa-
raison, le marquis arrive et le négrillon, peu vêtu, n'a plus qu'à
se cacher. — Il est bien probable que l'auteur de ce récit n'a
connu ni Sindibad, ni les Gesta Romanorum^ ni le fabliau, et
qu'il a simplement laissé sa fantaisie s'exercer sur un récit quel-
conque, sans doute sur celui de Boccace. Il se trouvait donc vrai-
semblablement dans les mêmes conditions que tous mes novel-
listes bénévoles et sa version atteste que la combinaison du *Sm-
dibad pouwixii être réinventée, sans le secours du Sindibad. Pour-
tant, nul de mes conteurs ne l'imaginait.
Je me suis alors avisé que ce fait provenait sans doute de ce
qu'ils acceptaient trop passivement, dans l'énoncé que je leur pro-
posais, la donnée première du conte : (( Une femme a deux amants. »
La combinaison du Sindibad et du fabliau provient manifeste-
ment de conteurs qui se préoccupaient de rendre le conte moins
choquant, plus élégant, moins indigne de la bonne compagnie,
en n'admettant pas que l'héroïne pût recevoir deux amants à la
fois. Cette préoccupation, non précisément de moralité, mais de
plus grande élégance, sollicite souvent les conteurs et les force
à remanier leurs données. J'ai cru rester dans la bonne foi de
mon expérience, en disant à deux de mes correspondants :
« Voici la forme organique de ce conte : Une femme a deux
amants^ etc. ; préoccupez-vous d'en atténuer la trop déshonnête
grossièreté. » Je n'ai demandé que deux versions ainsi atténuées :
l'une m'a été fournie par M. Seignobos. Elle est infiniment
ingénieuse, mais n'est point représentée historiquement ; je ne la
communique donc pas. L'autre m'a été donnée par mon collègue,
M. Desdevises du Dezert. La voici textuellement : « Un chevalier
envoie son écuyer prévenir sa dame qu'il viendra prochainement
la visiter. L'écuyer, épris d'elle, se laisse aller à faire une décla-
ration qui n'est pas accueillie, mais qui n'est pas repoussée non
plus; au cours de ce manège de coquetteries, l'heure passe et
quand le chevalier oublié frappe à l'huis, son écuyer s'est assez
— 236 —
compromis pour n'avoir plus qu'à se cacher. » — Il ne semble
donc pas que le Sindibad et le fabliau doivent nécessairement
provenir l'un de l'autre, puisque le récit de M. Desdevises du
Dezert, tout semblable, ne provient ni du fabliau, ni du Sindihad.
Quant à la version plus rapide qui est celle du Çukasaptati
et de Pog-ge et qui met en présence les uns des autres le mari et
les deux galants, aucun de mes conteurs ne l'a reproduite. Pour-
quoi? C'est qu'ils se préoccupaient trop de raconter un joli conte,
bien organisé, parfaitement logique. Or le récit du Çukasaptati
et de Pogge sont également maladroits, gâtés. Ils ne se res-
semblent d'ailleurs qu'à moitié : ils proviennent de la paresse
d'eprit de ces deux conteurs, qui ont l'un et l'autre expédié leur
historiettes en dix lignes. Il était hors de toute prévision que je
réussisse à retrouver parmi mes contes factices une forme ainsi
déformée et je ne l'ai pas retrouvée, en effet.
M. G. Paris établit enfin certains rapports entre VHitopadésa,
le Sindihad et d'autres récits, fondés sur ce trait que l'amant qui
simule la colère brandit aux yeux du mari ici une épée, là un
bâton. Dans ma collection de contes factices, les uns omettent
ce trait ; d'autres ornent le galant de toutes les armes imaginables,
coutelas, pistolets, épées, bâtons. C'est une panoplie complète,
qui n'est point pillée pourtant de VHitopadésa.
En résumé, si l'on dressait maintenant un tableau généalo-
gique des différentes formes du lai de VEpervier^ il faudrait ran-
ger en un même groupe le Çukasaptati, VHitopadésa, M. L.
Lapicqueet M. Bourdon ; en un second groupe dérivé du premier,
l'original sanscrit du Sindibad, le fabliau du xiii*^ siècle, les
Gesta Romanorum et M. Desdevises du Dezert.
Etranges familles !
Les trois bossus ménestrels
Eh quoi! Toujours les mêmes résultats négatifs? Toujours
cette épreuve, dix fois renouvelée, se retournera-t-elle contre
l'hypothèse de l'origine orientale des contes?
C'est bien pourtant, jusqu'ici, le résultat de ces enquêtes,
monotone, mais si fortement établi qu'on n'y pourra blâmer que
notre minutieuse et lourde insistance à démontrer l'évident.
Nous avons considéré successivement, soit en ces deux cha-
^ i.^ . i . ^ VM^a^Ol^ ^ '^ 'î*^^^ ^"^^^ "^
\
— 237 —
pitres, soit à l'appendice II, tous les fabliaux attestés dans
rOrient. Tantôt il a été impossible de découvrir, entre des ver-
sions de même valeur, la forme logiquement antérieure. Elles
passaient devant nos yeux comme un essaim d'abeilles, errant
au hasard, d'où la reine a disparu. Tantôt nous la découvrions,
cette forme-reine, — mais elle était italienne, française, jamais
indienne.
Il reste un fabliau pourtant — celui des Trois bossus ménes-
trels — qui donnera à la théorie orientaliste une apparente
satisfaction.
Ici, il nous est possible de marquer certains moments de
l'évolution du conte, et nous en saisirons la forme-mère. Or,
cette forme est représentée, entre autres versions, par un conte
oriental.
\^ Classons les diverses versions du fabliau.
2° Voyons par quelles observations on peut prouver l'antério-
rité logique de certaines formes.
3*^ Si, parmi ces versions primitives, l'une d'elles est orientale,
quelle est la portée de ce fait?
I. — Analyse et classement des différentes versions du conte.
Je considère les quatorze versions qui me sont connues, et
dont voici le dénombrement :
1^) Un récit du 1^ sage dans le remaniement hébraïque du
roman des Sept Sages, le Mischle Sandahar ^; 2°) un récit du
sixième sage dans la version arménienne de ce roman "^ ; 3°) un
récit du 6^ sage dans VHistoria septem Sapientum 3 ; 4° et S*')
les fabliaux des Trois bossus ménestrels ^ et d'Estormi ^ ; 6° et
7°) deux contes allemands du moyen âge, l'un sous forme narra-
tive, les Trois moines de Colmar ^, l'autre sous forme de com-
plainte, la Femme du pêcheur '^; 8°) une nouvelle de Sercambi S;
1. Ed. Sengelmaun, 1842.
2. Orient und Occident, II, 373.
3. Deux rédactions en prose du roman des Sept Sages, pp. G. Paris.
4. MR, I, 2.
5. M R, I, 19.
6. Gesammtahenteuer, III, LXIl.
7. Keller, Erzàhlungen aus altdeutschen Hss., p. 347. Ain lied von ainer
uischerin.
8. Sercambi, éd. Renier, Appendice 2, De vitio lussurie inpreiatis.
— 238 —
• — 9^) un des récits des Facétieuses Nuits de Straparole ^ ; —
10°) une farce française du théâtre de la foire-; — 11°) une
farce italienne 3; — 12°) un conte français en vers, du xviii®
siècle 4; — 13° et 14°) deux contes recueillis à Vais, par M. E.
Rolland 5.
Gomment classer ces quatorze variantes?
Je prends l'un quelconque des récits de ma collection, pour
en extraire, antérieurement à toute comparaison, la forme orga-
nique (oj). C'est le lied de la Femme du pêcheur que le hasard a
amené sous ma main. En voici donc l'analyse.
Près de Vienne en Autriche, vivent un pêcheur et sa femme. Un soir que le
mari est à la pêche aux carpes, sa femme, persuadée qu'il ne rentrera pas
de la nuit, donne asile à trois clercs errants, avec qui elle fait bombance. A
minuit, le pêcheur revient à l'improviste. Vite, la femme cache ses joyeux
hôtes dans un bassin à mettre les poissons. Cette réserve est à sec, et n'a
point reçu d'eau depuis six mois. Mais le mari a fait cette nuit-là une pêche
miraculeuse et rapporte quatre vases remplis de carpes. Il veut en mettre
une partie dans sa piscine, ouvre le canal qui l'alimente et voilà nos trois
étudiants noyés.
La femme retire alors subrepticement du bassin l'un des clercs, le montre
à un valet niais et lui offre dix gulden, s'il veut bien le charger sur ses
épaules et l'aller jeter dans le Danube. Pendant que le bonhomme s'acquitte
1. Straparola, V, 3. Traduction de J. Louveau et de Pierre de Larivey,
pp. Jannet, I, 339. V. l'étude de M. Giuseppe Rua, Intorno aile Piacevoli
Notti dello Straparola, Turin, 1890, p. 69.
2. Il m'en a passé trois éditions parles mains : Les Facétieuses rencontres
de Verhoquet, pour rejouir les mélancoliques... à Troyes, sans date, in-12;
— Les rencontres , fantaisies et coqs à Vasne facétieux du baron Gratelard,
tenant sa classe ordinaire au bout du Pont Neuf..., à Troyes, chez Pierre
Garnier, 1736; — OEuvres complètes de Tabarin, pp. Gust. Aventin, 2 vol.,
Paris, Jannet, 1868, t. II, p. 193.
3. Vna covata di gobbi, ovvero i tre gobbi délia Gorgona con Stenterello,
facchino itZ/x-mco, Florence, 1872. Je ne connais cette farce que par l'indication
qu'en donne M. Rua, loc. cit. Mais ce titre, seul, permet, comme on le verra
pkis loin, de classer cette farce en son lieu.
4. Contes nouveaux et plaisants, par une Société, Amsterdam, 1770,
p. 44.
5. Romania, XIII, p. 428. — Je n'ai pas pu me procurer la version de
Doni, éd. Gamba, Venise, 1815, n^ 1 (tiré à 80 exemplaires). — J'ai lu aussi
dans les Kpu;iTaôia (t. I, 64 ; cf. t. IV, 248) un conte russe, le Pope qui hennit
comme un étalon, qui reproduit notre fabliau ; mais je n'ai pas noté les traits
de cette version, au moment où ce recueil rare m'était accessible. — Les autres
rapprochements, indiqués par Von der Hagen {loc. cit.) et par M. Landau
{Quellen des Dek., p. 50) ne doivent pas être considérés ici, car ils proviennent
de confusions avec le conte de Constant du Hamel.
— 239 —
de sa commission, elle retire de la piscine un second noyé, le couche au
même endroit que le premier. Voici le valet revenu pour chercher son
salaire : « — Mais, lui dit-elle, tu ne l'as pas emporté d'ici ! vois-le donc
encore étendu à la même place ! — C'est donc qu'il est revenu ! )> Etonné,
mais résigné, il reprend le chemin du Danube, le second clerc sur son dos,
et, le prenant par les cheveux, l'enfonce consciencieusement dans l'eau.
Il retourne à la maison, où la femme lui montre le cadavre du troisième
étudiant. « Quoi ! il est encore revenu! » La môme scène se reproduit et
pour la troisième fois il jette dans le fleuve le mort récalcitrant. — En reve-
nant, il rencontre sur le chemin un prêtre, bien vivant, qui s'en va confes-
ser un malade. « Cette fois, lui dit-il, tu ne reviendras pas ! » Et, malgré
ses raisonnements, il l'envoie dans le Danube rejoindre ses confrères.
Le conte, sous sa forme nécessaire et substantielle, se réduit
aux données que voici :
Par suite de circonstances variables, trois cadavres [plus ou
moins, mais deux au minimum), se trouvent réunis dans une
maison^ il s'agit de s'en débarrasser, La personne cjue leur pré-
sence compromet appelle un portefaix quelconque et lui montre
Vun des trois cadavres, comme s'il était le seul. Qu'il l'emporte et
le fasse disparaître! — Ainsi fait. — Quand il revient pour rendre
compte de sa mission, on lui fait voir, à la même place, un second
cadavre, semblable au précédent. « C'est donc qu'il est revenu! »
Il emporte ce second corps et la même scène se reproduit pour
le troisième cadavre. A la fin, le portefaix rencontre un homme
qui ressemble à son revenant, mais bien vivant. Il le tue, pour
qu'il ne revienne plus.
Cette forme est telle qu'il est hors du pouvoir de l'homme
d'en supprimer un iota. Ce n'est donc pas la communauté de
ces traits qui groupera les versions, puisqu'ils s'imposent à tous
les conteurs, passés et futurs. Mais, comme le conte n'a jamais
vécu réduit à sa forme substantielle, il arrive, comme toujours,
que plusieurs versions reproduisent les mêmes traits accessoires ;
s'il apparaît que tel de ces traits n'a pu être inventé qu'une seule
fois, les versions qui le reproduiront seront associées en une
même famille.
Chaque conteur devra en effet se préoccuper de répondre à
une série de questions, dont voici les principales : Comment les
cadavres peuvent-ils être pris les uns pour les autres et ressem-
bler en même temps à l'homme bien vivant qui est, à la fin du
conte, victime de cette fatale ressemblance? — Quel est l'homme
qui se charge de la lugubre tâche de faire maison nette? — Où
— 240 —
et comment se débarrasse-t-il des cadavres? etc. La rencontre
de deux conteurs sur l'un de ces épisodes pourrait entraîner
le groupement de leur deux récits. En fait, ces questions se
subordonnent toutes à celle-ci : comment les trois cadavres se
trouvent-ils réunis dans la même maison? de quelle mort ont
péri ces trois hommes ?
Ce sont les solutions diverses données à cette question qui
groupent ou opposent les versions K
Le nombre des combinaisons possibles est indéfini ; les combi-
naisons réellement imaginées se réduisent à deux : ce qui sépare
nos quatorze versions en deux familles.
Pour six de nos conteurs, ce sont trois amants qui, courti-
sant la même femme, ont été surpris ensemble chez elle et tués
par le mari.
Pour les huit autres, ce sont trois bossus qui se réunissent dans
la maison d'une femme; sans être ses amants, ils ont de bonnes
raisons d'éviter le mari ; à son retour, ils se cachent et meurent
dans leur cachette.
Considérons successivement et rapidement ces deux groupes.
A. Les amants tués par le mari.
Les narrateurs expliquent différemment ce meurtre :
a) Celui qui se met le moins en frais d'imagination est l'un
des conteurs de Vais ^ : « Un meunier avait une femme trop
1. En effet, l'on verra par la suite que la première de ces difficultés (com-
ment les cadavres se ressemblent-ils ?) dépend de la manière dont on explique
la rencontre des trois hommes dans la même maison. — La seconde question
(quel est l'homme qui se charge de les emporter?) ne fournit pas de classe-
ment utile : ce sera nécessairement un homme un peu simple, soit un porte-
faix de profession, soit un serviteur très dévoué à ses maîtres, soit un homme
prêt à tout [un Ethiopien [Sandabar), — un champion, frère de la dame [His-
toria Septem Sapientum), — un portefaix [Trois Bossus, Sercambi, Vais 2), un
niais, neveu de la femme [Estornii], — un soldat [Vais, /), — nn porte-morts
[Straparole), — un clerc errant ivre [Trois moines de Colmar), — le niais
Gratelard [farce française), — un manant [Contes nouveaux) , — un valet niais
[Keller], — un faquin ivre [farce italienne)]. — Quant à la troisième dif-
ficulté (comment l'homme se débarrasse-t-il des cadavres ?), il n'y a pas lieu
d'en tenir compte. Douze conteurs les jettent à l'eau ; ce qui est en effet le
procédé le plus naturel et dont s'accommode le mieux la rapidité du conte.
Les deux autres moyens imaginables, — la mise en terre, la crémation, —
plus bizarres, pourraient servir à classer des versions : mais ils ne sont
employés qu'une fois chacun [Ilistoria Septem Sapientum, Estormi).
2. J'appelle cette version : Vais \. Il ne s'agit ici, comme dans Slraparola
— 241 -
aimable pour les moines. Il en tua un jour deux. » La femme ne
joue ici aucun rôle actif.
a^) Tous les autres conteurs supposent, au contraire, que les
amants ont été attirés et tués par deux époux complices.
a'^) Tantôt il s'agit d'un odieux guet-apens. Les deux époux,
pauvres, complotent de s'enrichir à peu de frais. La femme, qui
a une voix merveilleuse, se tient « sur les loges et galeries de la
maison du chemin public » et, (( pour se monstrer et faire regar-
der, » chante. Trois chevaliers se prennent à ses appeaux; elle
leur donne, pour le même soir, moyennant promesse de nombreux
florins, trois rendez-vous successifs. Ils arrivent l'un après
l'autre; le mari, caché derrière la porte, les occit. — Plus tard,
à la suite d'une querelle avec son vieux mari, elle le dénonce à
l'empereur, qui les fait traîner tous deux à la queue des chevaux
et pendre.
C'est la version de VHistoria septem Sapientum i, et, sans
doute, du roman arménien des Sept Sages ^.
bP) Tantôt, au contraire, ce sont les amants qui sont odieux et
non leurs meurtriers. C'est, en effet, une femme pauvre et sage
que trois moines ont persécutée de leurs vaines obsessions. De
guerre lasse, elle s'en plaint à son mari qui en tire vengeance et
et les Contes nouveaux, que de deux cadavres. — Le mari confie les corps
des aimables moines à un soldai, qu'on appelle le diable. Il passe deux fois,
avec son précieux fardeau, devant un couvent. Le veilleur l'interroge : « C'est
le Diable, répond-il les deux fois, qui emporte le moine du couvent. » Le
veilleur donne l'alarme dans le cloître, où l'on s'aperçoit qu'il manque, en
effet, deux moines. Les autres s'enfuient, épouvantés. Le Diable rencontre
l'un d'eux, monté sur un âne : « Je ne m'étonne pas, lui dit-il, que tu arrives
toujours avant moi, puisque tu as quatre pattes et moi deux; » et il le jette
à l'eau avec son âne.
1. Tandis que le champion, gardien de la cité et frère de la dame, est en
train de brûler dans un bois le corps du dernier chevalier, il en survient un
quatrième, qui venait à la ville pour jouter le jour suivant, et qui s'approche
du feu pour se chauffer. Le champion l'y jette, avec son cheval. — Je ne
crois pas qu'il faille associer plus intimement cette version et celle de Vais 1,
en raison de ce détail minuscule : un cheval et un âne y périssent avec leurs
maître§. — C'est un trait réinvente par deux conteurs indépendants.
2. Je ne connais cette version que par l'insuffisante analyse donnée par
Lerch, Orient und Occident, loc, cit., et que je traduis in extenso : « Le
sixième sage raconte l'histoire de la jeune femme qui, aidée de son vieux
mari et par cupidité, fait tomber dans un piège trois braves chevaliers, atti-
rés par ses charmes. Les deux époux sont pendus. »
Bédier. — Les Fabliaux. 16
— 242 —
profit à la fois, leur fait assigner par sa femme trois rendez-vous
successifs et les assomme, dès qu'ils ont payé. — On le recon-
naît, c'est le début du fabliau de Constant du Hamel.
Cette version est représentée par le fabliau d'Estormi^ par le
conte allemand des Trois moines de Colmar et par la nouvelle
de Sercambi i.
B. Les bossus.
Les versions de ce second groupe se diversifient de deux
manières :
c) Les bossus sont frères du mari. Un bossu a épousé une
femme riche, jeune et belle, qu'il surveille jalousement et dure-
ment. Il a trois frères, bossus comme lui, qui sont gueux, et qu'il
défend à. sa femme de recevoir jamais. Un jour, par pitié, en
l'absence de son mari, elle les reçoit et les héberge. Au retour du
jaloux, elle les cache. Quand elle veut les délivrer, ils sont
morts, soit de peur, soit par asphyxie, soit parce qu'ils étaient
ivres. Elle s'en débarrasse comme dans les autres versions.
Après avoir expédié le troisième magot, le portefaix rencontre
le mari, bossu comme ses frères : c'est lui qu'il tue.
Cette famille est représentée par cinq versions : le second conte
de Vais, Straparole, les Contes nouveaux et plaisants, les farces
française et italienne '-\
1. Je note, par scrupule d'exactitude, plutôt que par utilité, les quelques
divergences de ces trois contes allemand, français, italien. Dans tous les
trois, la victime innocente tuée à la fin du conte est un moine (ou un prêtre)
qui passe par hasard. — Dans le conte allemand, la scène de séduction a lieu
au confessionnal, successivement dans trois couvents de Frères prêcheurs,
de Carmes déchaussés et d'Augustins. — Chez Sercambi, ce sont trois moines
de l'Eglise Saint-Nicolas à Pise, qui importunent l'innocente Madonna Nece,
l'un sous le porche, le second au bénitier, le troisième près de l'autel. —
Dans Estormi, le lieu de la scène reste indéterminé. — Dans le fabliau, le
mari assomme les trois amants dès leur arrivée. — Dans les Gesammtaben-
teuer, les amants, effrayés successivement par le bruit que mène le mari
caché, le précipitent dans une cuve d'eau bouillante. — Dans Sercambi, les
trois amants, sans qu'on s'explique poarquoi, sont arrivés à la même heure,
et, après avoir dîné ensemble, se sont mis au bain; au retour du mari, ils se
réfugient dans un réduit, où l'homme, qui est tanneur, renferme ses peaux.
Il les tue en versant sur eux un chaudron plein d'eau bouillante et de chaux.
2. Voici l'analyse de ces cinq versions :
Straparola : Long préambule sur les aventures des trois frères bossus,
jusqu'au jour où l'un d'eux, Zambù, épouse à Rome la fille du marchand de
drap, son patron, — Mauvais ménage que font les époux. — Zambù part
I
M
— 243 —
d) Enfin, dans les Bossus ménestrels, il s'agit aussi de la
jeune femme d'un affreux bossu jaloux, qui héberge trois autres
bossus ; mais ce ne sont plus ses beaux-frères ; ce sont des ménes-
trels qu'elle a fait venir pour se distraire. Le conte se poursuit
tout comme dans la précédente version et c'est le mari lui-même
qui va rejoindre dans la rivière les bossus ses confrères.
C'est le fabliau des Trois bossus ménestrels et le récit du
Mischle Sandabar ^
pour Bologne, après avoir averti sa femme de se méfier de ses deux frères,
qui lui ressemblent à s'y méprendre. Au retour imprévu du mari, ils sont
cachés dans une auge « pour eschauder et plumer les pourceaux » ; la peur,
la chaleur et l'odeur les tuent.
La farce française se résume ainsi : Scène I : Horace donne au niais Gra-
telard une lettre pour la femme du vieux bossu Trostole. — Se. II. Trostole,
appelé au palais par une assignation, recommande en partant à sa femme de
ne pas laisser entrer ses trois frères, bossus comme lui. — Se. III. Les trois
frères bossus, affamés, viennent mendier et la femme les héberge par pitié.
— Se. IV. Retour du mari. Les frères sont cachés, ivres. Trostole s'en va. —
Se. V. Les bossus sont morts d'avoir trop bu. Gratelard les emporte à la
rivière. — Se. VI. Retour de Trostole que Gratelard envoie rejoindre ses
frères. — Se. VII. Gratelard vient chercher son salaire : « C'est fait! il m'a
fallu m'y reprendre quatre fois. — Quatre fois? n'y aurait-il pas mon mari
avec les autres? — Le dernier parlait, ma foi! » La femme épouse Horace.
Trostole et ses trois frères reviennent et se battent.
La farce italienne, que je n'ai pas lue, doit se rattacher à ce type, puisqu'il
s'y agit d'une « couvée de bossus ».
Contes nouveaux : Le récit est placé dans « une ville d'Asie », et l'on y
parle de « cadis » et de « caravansérails » ; mais cette turquerie paraît être
de l'imagination du conteur français. Il y a, comme dans Straparola, un long
préambule sur les aventures antérieures des trois frères bossus. — Ceux-ci
meurent d'avoir trop bu. — L'histoire se termine par une assez sotte inven-
tion : le bon calife Harouan-Arracchid, se promenant par les rues, fait rele-
ver par son vizir les filets tendus dans la rivière. Les trois bossus sont ainsi
repêchés. Le mari revient à la vie, et le calife le tance pour sa fierté et sa
dureté à l'égard de ses frères.
Le conte de Vals^ est très court et assez mal motivé. « Il était trois frères
bossus, dont l'un aubergiste et marié. Un jour qu'il était absent, ses deux
frères burent tant dans sa cave qu'ils en moururent. » On ne voit pas ici
pourquoi la femme se débarrasse subrepticement de leurs cadavres.
1. Dans le fabliau, trois bossus ménestrels s'invitent le soir de la Noël
chez leur jaloux confrère, qui les héberge volontiers, leur donne un bon
dîner, et les renvoie avec vingt sous parisis pour chacun, à condition qu'ils
ne remettront plus les pieds chez lui :
Car, s'il i estoient repris.
Il avroient un baing cruel
De la froide eve du chanel.
La dame qui a entendu les bossus « chanter et solacier » profite du départ
— 244 —
Je résume ce classement de versions ^ par le tableau synop-
tique ci-contre.
II. Histoire probable du conte.
Ces difïérents groupes de versions se valent-ils, si bien qu'ils
doivent s'aligner pour nous sur un même plan? Nous sera-t-il
impossible d'établir entre eux certains rapports de filiation? —
Non : ici, comme en un certain nombre d'autres cas, quelques
observations très simples nous permettent, je crois, de saisir cer-
tains moments de l'évolution du conte.
1° Des deux formes principales — les amants tués par le mari
(A), les bossus morts par accident (B), — laquelle est née la
jDremière?
Je crois que c'est la forme B.
Les versions du groupe A, — où c'est le mari qui tue les trois
galants, — sont marquées, en effet, d'une véritable infériorité. A
de son grotesque mari pour les rappeler, et leur fait chanter leurs chan-
sons. Au retour du jaloux, elle les cache dans trois escrins, où ils périssent
étouffés, etc.. — Le conte du Mischle Sandahar est étrangement défiguré
et si sottement conté qu'il ne serait pas intelligible, si nous ne connaissions
pas le fabliau et les autres formes du conte. Qu'on en juge : « une jolie
femme est mariée à un vieillard (il n'est pas dit qu'il soit bossu) qui lui défend
de sortir dans la rue. Elle envoie un jour sa servante chercher quelqu'un
pour la distraire. Celle-ci rencontre un bossu qui joue des cymbales et de la
flûte et danse. Elle le conduit à sa maîtresse qu'il amuse; la femme lui donne
de beaux habits et un présent. Le bossu fait part de cette bonne aubaine à
deux de ses compagnons bossus, qu'il obtient la permission d'amener avec
lui. Ils boivent tant qu'ils tombent de leurs sièges et que la jeune femme et
la servante sont obligées de les transporter dans un logement voisin où ils
se disputent et s'étranglent les uns les autres. — Voici, textuellement, la fin
inintelligible du récit : « Elle fit appeler un Ethiopien, lui donna une pré-
cieuse récompense et lui dit : Prends ce sac, jette -le dans le fleuve et
reviens ; je te donnerai tout ce dont tu auras besoin. L'Ethiopien le fit jus-
qu'à ce qu'il eût jeté à l'eau, l'un après l'autre, tous les bossus. » — Nous
surprenons ici le conte dans un état si mahidif qu'il n'a jamais pu, sans
doute, tel qu'il est, en provigner aucun autre. Mais il avait été conté sous
une forme saine, à l'auteur du Mischle Sandahar ou à son modèle arabe et
cette forme était nécessairement celle des Trois bossus ménestrels. C'est ici
le même cas que pour les Quatre souhaits St-Martin, v. p. 22^, note 1.
1. Il reste le lied de la Femme du pêcheur, ci-dessus analysé, qui se classe
malaisément, car il participe à la fois des deux formes, A, B, du conte. — Il
se rapproche pourtant davantage de la sous-famille d, puisque les clercs
errants y jouent le même rôle d'amuseurs que les bossus du fabliau. Mais
l'omission de cette circonstance qu'ils étaient bossus force le conteur à faire
occire à la fin du conte, au lieu du mari, un prêtre innocent (comme en A).
— 245 —
TABLEAU SYNOPTIQUE DES FORMES DIVERSES DU
FABLIAU DES TROIS BOSSUS MÉNESTRELS
Par suite de circonstances qui varient selon les conteurs, trois
cadavres (ou plus, mais deux au minimum), se trouvent réunis
dans une maison. Il faut s'en débarrasser. La personne que leur
présence compromet appelle un portefaix quelconque et lui mon-
tre l'un des trois cadavres, comme s'il était le seul. Qu'il l'em-
porte et le fasse disparaître ! Ainsi fait. — Quand il vient rendre
compte de son œuvre, on lui fait voir, à la même place, un second
cadavre semblable au premier : « C'est donc qu'il est revenu ! »
se dit-il. Il emporte le second cadavre et la même scène se repro-
duit pour le troisième. A la fin, le portefaix rencontre un homme
qui ressemble parfaitement aux précédents, mais bien vivant.
Il le tue pour qu'il ne revienne plus.
Les cadavres sont ceux de trois
amants, prêtres, moines ou cheva-
liers, surpris enseml)le par un mari
et tués par lui. Le personnage, bien
vivant, tué à la fm du conte, est un
passant, qui ressemble, par son cos-
tume, aux trois amants.
Les cadavres sont ceux de trois bos-
sus que la femme a reçus par charité
ou pour se divertir. Elle les cache, au
retour de son mari jaloux, bossu
comme eux. Ils meurent par accident.
C'est le mari qui est, à la fm du conte,
victime de la fatale ressemblance.
a
Les amants
sont tués par le
mari seul.
I
Vais (1)
a^
Les amants sont tués par le
mari et la femme complices.
a^ a^
Guet-apens Une femme
formé par un honnête , per-
vilain couple, sécutée par 3
puni à la fin moines. Ven-
du récit. geance du mari
Historia septem
sapientum.
(Version armé-
nienne des
Sept Sages.)
Estormi.
Les 3 moines
de Colmar.
Sercambi,
C
Les bossus
sont des frères
pauvres du
d
Les bossus
sont des mé-
nestrels, appe-
mari, hébergés lés pour amu-
par pitié. ser la femme.
Farce française
Farce italienne
Contes nou-
veaux et plai-
sants.
Vais (2)
Mischle Sanda-
bar.
Trois bossus
ménestrels.
. I
Version défigu-
rée.
(Keller.)
— 246 —
la fin du conte, le portefaix est obligé de tuer un moine ou un
chevalier étranger à l'aventure, qui nous est indifférent : c'est
un inconnu, un simple passant^. Combien est supérieure, au
contraire, et plus jolie, la forme des bossus (B) où c'est le mari
lui-même, jaloux, tyrannique, odieux, qui devient la victime de
sa ressemblance avec les magots! Dès le début du conte, nous
plaignons la jeune femme, séquestrée par son grotesque époux,
dont nous souhaitons qu'elle puisse être délivrée. Une innocente
fantaisie, ou sa charité, l'entraîne à recevoir chez elle trois bos-
sus, dont la mort (qu'elle n'a pas voulue) la jette dans un cruel
embarras. Elle s'en débarrasse le plus aisément du monde, et de
son mari par surcroît, et non moins innocemment. Tout le conte
paraît imaginé pour cet épisode final, si imprévu, si logique
pourtant.
Cette forme, machinée comme une élégante combinaison
d'échecs et qui nous procure le plaisir d'une équation finement
résolue, est évidemment sortie d'un seul jet de l'esprit du pre-
mier inventeur. C'est la forme-mère.
Mais des deux sous-familles c, c/, laquelle est née la première?
celle où les bossus sont des frères pauvres du mari, hébergés
par pitié (c)? celle où ce sont des ménestrels, appelés pour diver-
tir la femme (g?)? — L'une et l'autre forme me paraît aussi ingé-
nieuse et je ne vois nul moyen de décider si la forme première
du conte est Bc, ou Bd.
Qu'il nous suffise ici que ce soit une forme en B.
2^ Mais comment les formes en A dérivent-elles des formes
originelles? en d'autres termes, comment un conteur qui con-
naissait le joli récit des Trois Bossus a-t-il pu être amené à le
remanier, à le gâter? Je crois pouvoir l'expliquer.
Ce conteur se proposait primitivement de dire un tout autre
récit, une histoire comme celle de Constant du Hamel : trois
amants ont importuné de leurs obsessions une femme sage et
pauvre, qui, de concert avec son mari, leur donne trois rendez-
vous successifs, se fait grassement payer et les dupe. Mais, au
1. Un autre difficulté : dans toutes ces versions (A), oîi le mari et la femme
sont complices, pourquoi le mari n'emporte-t-il pas lui-même sur son dos les
cadavres de ses victimes, au lieu de les confiera un tiers compromettant?
Cela s'explique bien mieux dans les versions en B, où c'est la femme, trop
frêle pour s'en débarrasser elle-même, qui, seule, en a la charge.
— 247 —
moment de raconter le dénouement, il a voulu « faire du nou-
veau ». Il aurait pu, comme dans les autres versions de Constant
du Hamel^ précipiter les trois galants dans une cuve pleine de
teinture ou dans un tonneau rempli de plumes, ou les forcer à
danser devant le mari, affublés de costumes grotesques; les enfer-
merait-il tous trois dans un coffre, qu'il ferait ensuite porter sur
une place publique? les lâcherait-il, nus, à travers le village,
poursuivis par les chiens des rues ? Non ; le conte des Bossus
s'est soudain présenté à son esprit : les .amants seront donc
tués... et c'est de cette contamination que dérivent toutes les
versions en A.
3*^ Cette version (a^) où une femme honnête est persécutée par
trois galants, me paraît en effet logiquement antérieure à la ver-
sion a-, où un couple odieux dresse un vulgaire guet-apens pour
y faire tomber de loyaux amants. On surprend en effet, comme
en flagrant délit, le conteur qui a transformé et gâté encore ce
récit. C'était un remanieur du roman des Sept Sages : l'histoire
du mort récalcitrant lui plaisait ; mais comment la faire entrer
dans le cadre du roman? Le Sage Cléophas voulait, comme les
six autres Sages de Rome, démontrer par un exemple la perver-
sité féminine. Le conte, qu'il connaissait sous sa forme a^^, où les
époux sont sympathiques, ne pouvait point servir à sa démons-
tration. Il supposa donc que la femme n'est point une victime
d'amants tyranniques, mais une coquette qui attire par cupidité
de braves chevaliers. Et comme le conte sous cette forme prou-
verait aussi bien la méchanceté de l'homme que celle de la
femme, Cléophas imagine à la fin du récit qu'elle va dénoncer
son mari à l'empereur et qu'elle se perd avec lui.
4° Quant à la version a (Vais I) où le mari joue seul un rôle
actif, elle n'est qu'une simplification d'un conteur peu soucieux
de motiver longuement son récit. Il connaissait aussi la forme a ^ ;
mais la fin seule de l'histoire l'intéressait : « le mort qui revient. »
Comment ces trois cadavres sont-ils réunis là? — C'est le mari
qui les a tués! il n'en demande pas davantage.
En résumé, l'on peut établir ainsi la filiation des versions : notre
conte est né sous sa forme i?, sans qu'on puisse discerner si la forme
Bc est antérieure, ou la forme Bd. — Un conteur a dérivé de B
la forme a^, dont les formes a-, a ne sont que des remaniements.
— 248 -
Ainsi, pour saisir la filiation des versions, il faut lire notre
tableau synoptique de droite à gauche : B, — a 3, — a^, — a.
C'est là l'histoire probable, mais non nécessaire, du conte; et
j'abandonnerais volontiers mes conjectures, sauf la première, qui
me paraît tout à fait fondée en raison : les formes-mères sont les
formes en B. Le conte est né sous la forme des Bossus.
Mais que signifient ces hypothèses, si même elles sont justes?
Que nous enseigne cette « histoire » du conte? Etrange histoire,
sans dates et sans géographie, soustraite aux catégories du
temps et de l'espace ! Nous saisissons le développement logique
de ce conte, non son développement historique; nous détermi-
nons son évolution interne, non ses destinées à travers les pays
et les âges. — Voici, disons-nous, la forme dérivée la première
de la forme originelle : mais où, quand, par qui s'est opéré ce
remaniement? C'est ce qui nous échappe, et c'est pourtant tout
ce qui nous intéresserait. Car classer logiquement ces variantes,
c'est un jeu d'esprit qui peut mettre en relief l'ingéniosité du
folk-loriste ; mais autant lui vaudrait deviner des rébus ^ .
III. — Parmi les versions c/ui représentent la forme-mère du
conte ^ se trouve une version orientale j quelle est la portée de ce
fait?
Ici pourtant, il se trouve que la forme-mère est représentée
par un conte oriental : le Mischle Sandabar.
Voilà, dira-t-on, la preuve fournie de l'origine orientale, pour
ce conte tout au moins. — Je ne le crois pas.
Ce n'est pas que je veuille tirer parti de la médiocrité du récit
du Sandabar. On peut le voir par l'analyse que j'en ai donnée dans
une note (p. 244) : il est si misérable, qu'il serait inintelligible à
qui ne connaîtrait pas de versions parallèles du conte. Pourtant,
peu importe : 'ce récit défiguré nous prouve, sans doute, que son
auteur, israélite ou arabe, était un sot, mais, en même temps,
qu'il connaissait une forme du récit, saine, probablement sem-
blable au fabliau des Trois bossus ménestrels, vivante en Orient.
Notons seulement, en j^assant, un exemple de plus de la
1. Cette critique est, je l'avoue, outrée en certains cas. Si ces procédés
comparatifs, appliqués à des versions défigurées, nous permettent — comme
il arrive — de restituer hypothétiquement un conte en sa forme accomplie,
c'est là, eu quelque sorte, une restauration d'œuvre d'art, légitime, attrayante,
utile,
— 249 —
médiocre influence des grands recueils de contes sur la tradition
orale, car il est évident que le récit inintelligent du Sandahar
n'a jamais pu produire aucun rejeton. Mais j'admets volontiers
que sa source, écrite ou orale, reproduisait trait pour trait le
fabliau K Que pouvons-nous en conclure?
Qu'est-ce que ce récit du Sandaharl Une vénérable histoire
indienne, qui remonte à l'original sanscrit perdu du Roman des
Sept Sages'} Nullement. Aucune autre version orientale des Sept
Sages ne raconte les Trois Bossus et il est assuré que ce conte
n'entrait pas dans le cadre du roman primitif. L'auteur du Mischle
Sandahar, pour combler une lacune de son roman, ou par fan-
taisie, l'a recueilli dans la tradition orale. Peut-être ce conte n'a-
t-il jamais vécu dans l'Inde : il n'a pas plus de titres à prétendre
à une origine indienne que l'histoire à'Ahsalon que le même
auteur juif nous raconte aussi. Gomme il prenait dans la Bible
l'histoire d'Absalon, il a ramassé dans la tradition orale les Trois
Bossus, et nous sommes simplement en présence de ce fait :
dans la première moitié du xm^ siècle, un conteur israélite a dit
en hébreu le même conte qu'à la même époque un trouvère
racontait en français.
Le miracle est précisément que jamais la forme-mère de nos
contes ne soit représentée par une forme indienne. C'est là le
résultat le plus imprévu, le plus assuré pourtant de nos recherches,
qui ont porté sur un grand nombre de contes, non étudiés dans
ce livre. Il démontre, avec une surabondante évidence, la faus-
seté de l'hypothèse indianiste.
Pourtant, admettons que le récit du Mischle Sandahar se trouve
en effet dans un recueil indien. Ou bien considérons l'hypothèse
de certains théoriciens, selon lesquels les contes seraient nés,
non point précisément dans l'Inde, mais dans un Orient indéter-
miné, syriaque ou mogol, selon les besoins de la cause, ou per-
1. Je ne veux pas retenir ce fait que les formes-mères ne sont pas repré-
sentées seulement par le fabliau et le Sandahar [d], mais aussi par les ver-
sions où les bossus sont frères (c). Cette forme c, nous l'avons dit, est peut-
être la primitive, auquel cas les versions logiquement antérieures seraient
représentées par Straparola, les Contes nouveaux, les farces italienne et
française, l'un des contes de Vais, donc par un groupe où n'entre aucune
forme orientale. Mais faisons cette concession, toute gratuite, que la forme
première est en effet celle du fabliau et du Sandahar.
— 250 —
San, ou hébraïque. Si d'ordinaire, par une rencontre constante et
vingt fois observée, les formes-mères étaient en effet attestées
dans l'Orient, toute objection devrait tomber devant ce fait con-
sidérable. Mais il n'en va pas ainsi et ce phénomène se produit
pour le seul fabliau des Trois Bossus. C'est donc le hasard qui
associe en cl le Sandabar et un fabliau, comme il groupe en c
Straparole et Tabarin, en a ^ des nouvelles allemande, italienne,
française. Ce groupement du Sandabar et d'un fabliau n'a pas
plus de valeur que l'un des mille autres groupements étranges
que peut présenter chaque classement des formes diverses d'un
conte.
Et, par une rencontre piquante, les deux formes principales
A, B^ de notre conte, séparées du tronc commun, depuis quand?
depuis mille ans peut-être, — en quel lieu? au Kamtchatka peut-
être, — sont recueillies coexistantes, à quelques jours de dis-
tance, par le même folk-loriste, au même lieu, dans le même
bourg de l'Ardèche, à Vais.
A quoi nous sert le joli château de cartes du classement des
versions ? Sur quel sable avons-nous bâti ?
Que conclure de ces longues recherches micrographiques? Il
est possible que tel de ces contes soit né dans l'Inde. Il est pos-
sible qu'ils y soient nés, tous les onze. Mais cette origine est
improbable, et certainement indémontrable.
Que dire des cent trente autres fabliaux, qui jamais n'ont été
notés sous aucune forme orientale? Où est la forme sanscrite ou
hindie, ou pâlie, voire même arabe, syriaque ou turque, des
Trois aveugles de Coinpiègne? de la Bourgeoise d'Orléans? des
Braies au cordelier? du Boucher d'Abbeville? Mais je triomphe
ici trop aisément : je m'arrête.
De ces longues discussions, il résulte, je pense, que nous
devons renoncer à tout jamais à l'hypothèse de l'origine indienne
ou orientale des contes populaires.
— 251 -
CHAPITRE VIII
SOUS QUELLES CONDITIONS DES RECHERCHES SUR L'ORIGINE
ET LA PROPAGATION DES CONTES POPULAIRES
SONT-ELLES POSSIBLES?
I. L'hypothèse de l'origine indienne écartée, les contes procèdent-ils
pourtant d'un foyer commun? Que peut-on savoir de leur patrie, une
ou diverse, et de leurs migrations ? — Direction incertaine et hési-
tante des recherches contemporaines.
II. Que les contes dont on recherche désespérément l'origine et le mode
de propagation ne sont caractéristiques d'aucun temps, d'aucun pays
spécial.
III. Pour ces contes, que peut-on espérer des méthodes de comparaison
actuellement en honneur? Critique de ces méthodes : leur stérilité
montrée par un dernier exemple, tiré de l'étude du fabliau des Trois
dames qui trouvèrent un anneau.
IV. Conclusions générales.
V. Que ces conclusions ne sont pas purement négatives.
I
Les contes populaires ne nous viennent pas de l'Inde. Mais
où sont-ils nés? Leur chercherons-nous quelque autre foyer
originaire? La Grèce? L'Assyrie peut-être ^? Non; les critiques
qui vont suivre ne porteront plus sur la seule théorie orienta-
liste, mais plus haut. Y a-t-il apparence que les contes pro-
cèdent d'une patrie commune? Au cas contraire, si l'un d'eux
est né ici, et l'autre là, et le troisième ailleurs encore, sous
quelles conditions pouvons-nous déterminer leurs patries res-
pectives et les lois de leurs migrations ?
1. Je sais tel savant qui serait disposé à croire à l'origine assyrienne des
contes. — Babrius y croyait déjà :
Mu6o; [i.£v, M 71 at (EaatX^wç 'AXeÇàvôpou,
oY Tcpiv Tzox' riGix^ Ik\ Nivou X£ xal BrjXou.
|2e prologue des Fables.)
— 252 —
Depuis les frères Grimm, une fièvre de collectionneurs s'est
emparée de l'Europe. Pas un recueil de contes ancien qui n'ait
été dépouillé, pas un conte moderne qui n'ait été traqué de
pays en pays, de village en village. Pas une isba russe, pas une
cabane de Norv^ège où n'aient fureté des savants. Pas un récit
polynésien que n'ait épingle quelque missionnaire. Bienheureuse
contagion, quand il s'agit de dresser le bilan des croyances et
des imaginations du peuple, d'en décrire la psychologie, de
sonder ces couches profondes de l'humanité ! Bienheureuse
contagion quand elle atteint Mannhardt, Andrew Lang, Gaidoz!
Mais épidémie néfaste quand l'effort de tant de travailleurs
se confine dans cette question de l'origine des contes et s'y
épuise !
Je vois bien qu'on a réuni de tous les points de l'horizon des
versions de tel conte. Pas une fois seulement, mais souvent.
Partant des fabliaux des Trois Aveugles de Compiègne, J.-V. Le
Clerc recueille dix formes de ce conte ; partant des Facétieuses
Nuits de Straparole, M. Giuseppe Rua en recueille dix autres ;
partant d'un conte portugais, M. Braga allonge encore cette
double liste; et je puis, à mon tour, à ces collections, ajouter
quelques références. Et l'on me démontrera aisément que je
suis un ignorant, que j'ai négligé une version thibétaine ou une
version espagnole. Soit. Je crois volontiers que la collection de
M. Reinhold Kôhler est plus riche de vingt, de cinquante
parallèles. J'admire son zèle. J'admire que son cabinet de la
bibliothèque de Weimar soit assez vaste pour contenir ses casiers
de fiches. Une version nouvelle d'un conte est-elle publiée
quelque part? Vite, un savant collectionneur court à son dossier
de ce conte : c'est une cinquantaine de bouts de carton où, depuis
vingt ans, au hasard des lectures les plus imprévues, il a résumé
le récit en des abrégés qui ont enlevé à chaque version toute
saveur locale. Ces cinquante rapprochements, il les énumère
dans une revue, et le lecteur, qui saute brusquement du
Liedersaal de Lassberg aux récits norvégiens d'Asbôjrnsen ou
aux fables siciliennes de Pitre, de la Petite-Russie au pays de
Galles, de Sansovino à Somadeva, de Giambattista Basile à
Cervantes et à un conteur araméen, confondu de cette vision
de kaléidoscope, brisé par ce voyage de rêve à travers les civili-
salions les plus contradictoires, admire. Mais le numéro suivant
de la revue paraît, où un savant mieux outillé montre qu'il
possédait quelques fiches de plus : voici encore une forme
islandaise ; voici Malespini, Molina, et les Comptes du monde
adventareux. Et son voisin en connaît d'autres ; mais ce voisin
lui-même est incomplet et se désespère que la science soit si peu
avancée.
Que veulent-ils prouver ainsi? Que ces contes voyagent par
le temps et l'espace? qu'ils se trouvent partout? — Soit! la
preuve est donnée, surabondante jusqu'à la satiété. Maintenant,
grâce !
Mais puisque c'est aussi l'origine et les lois de la propagation
des contes qu'ils prétendent établir, que concluent-ils de ces
mille rapprochements, de ces monographies toujours recom-
mencées?
Ceux-ci se croient en possession d'une idée directrice, qu'ils con-
sidèrent comme déjà démontrée. Ils poursuivent leurs collections
à l'abri de cette croyance : les contes viennent de l'Inde. Pour
ceux qu'on retrouve en Orient, c'est la forme orientale qui est
primitive; pour les autres, on trouvera quelque jour cette forme;
elle a existé, ou existe ; et l'on a prouvé, disent-ils, l'origine
indienne de tant de contes que nous pouvons dès maintenant
admettre la même origine pour les autres. — Cette foi est un
mol oreiller d'incuriosité, qui permet de se livrer plus longtemps
aux joies du collectionneur.
Pour d'autres, la réponse à la question de l'origine des contes
n'est pas encore donnée, mais les méthodes de recherche sont
les bonnes. L'origine des contes n'est pas indienne, ou du
moins nous ignorons encore si elle l'est. Etudions davantage :
peut-être prouA^erons-nous qu'elle est assyrienne, grecque ou
égyptienne; peut-être prouverons-nous, au contraire, que les
contes ne procèdent pas d'un foyer commun, mais on pourra
sans doute établir que celui-ci est né dans l'Inde, celui-ci en
Grèce, tel autre en Egypte. Et l'on amasse toujours des variantes,
et quand on en a réuni cent, on en cherche fiévreusement une
cent unième.
Dans quel espoir? — Certes il serait singulièrement injuste et
inintelligent de railler, fût-ce du plus imperceptible sourire, ce
^ 284 —
grand effort poursuivi depuis soixante ans, par toute l'Europe,
avec une si noble ténacité, pour recueillir et fixer la tradition
orale. Nous devons à ce labeur d'inestimables collections : elles
nous ont donné le sens de ce qui est primitif et spontané ; elles
nous ont révélé toute la belle flore inexplorée de l'âme populaire.
Elles nous offrent les matériaux nécessaires pour de nobles
systèmes mythologiques ou pour des études — à peine ébau-
chées encore — de psychologie populaire. Mais puisque tant de
savants s'obstinent à ne les interroger que sur l'unique problème
de l'origine et de la propagation des contes, n'est-il pas temps
enfin de se demander si ce qu'on cherche, on aura jamais quelque
moyen de le trouver; si l'on était même en droit de le chercher?
Or, je le crois, le problème de l'origine et de la propagation
des contes est insoluble et vain.
II
Commençons par poser, au début de cette discussion, un fait
qui paraîtra d'abord trop simple pour être marqué, — si les
notions les plus claires n'étaient souvent obscurcies par Fesprit
de système.
Il existe un très grand nombre de contes dont V origine peut
être sûrement établie et dont on peut aisément étudier la
propagation.
Il y a des contes antiques, et qui ne sont qu'antiques.
Plutarque nous raconte ^, par exemple, la touchante légende
d'Antiochus, épris de Stratonice, femme de son père, et qui se
meurt de cet amour caché. Un médecin, Erasistrate de Géos,
fait défiler devant le lit du malade toutes les beautés de la
cour, et lorsque vient Stratonice, au battement plus précipité
du cœur d'Antiochus, il découvre son secret. — Comme le
père, inquiet de ce mal mystérieux, l'interroge, Erasistrate lui
répond par un subterfuge : « Quand toutes ces femmes ont
passé devant ton fils, j'ai deviné qu'il aimait l'une d'elles; il
se meurt, parce qu'il se sait fatalement séparé d'elle. — Quelle
1. Plutarque, Démétrius, 38.
— 25B —
est donc cette femme? — C'est la mienne! » répond le médecin.
Le père le supplie de la répudier et de sauver ainsi son fils. —
« Ferais-tu toi-même, lui demande Erasistrate, pareil sacrifice,
s'il s'agissait, non de ma femme, mais de la tienne? — Je le
ferais ! » Et quand Erasistrate lui avoue que c'est bien Stratonice
qu'aime le jeune homme, le père l'abandonnne, en effet, à son
fils.
Voilà, certes, une légende que nous ne pouvons supporter que
sous son vêtement grec. Le christianisme la tue, car ni un beau-
fils ne peut épouser sa marâtre, ni même un ami ne peut céder
sa femme à son ami.
Pareillement, il y a des contes bouddhiques, qui ne sont que
bouddhiques; et nous en avons vu des exemples.
Il y a des contes musulmans. Il y a des contes hébreux, qui ne
sont que dans le Talmud. Il y a des contes chrétiens.
Et, parmi les contes qui appartiennent à chacune de ces
religions, il en est dont on peut discerner à quelle époque ils
sont nés, où ils ont vécu. Il existe, parmi les contes chrétiens, des
contes des premiers siècles de l'Eglise; il en est qui sont du
moyen âge chrétien (les miracles de la Vierge, la Sacristine,
Saint-Pierre et le Jongleur). Il y a des contes chrétiens et féo-
daux, chrétiens et français, chrétiens et allemands, etc..
C'est-à-dire qiiil y a des contes dont on voit quils ne con-
viennent qiià des groupes d' hommes plus ou moins spéciaux.
Remarquons par quel procédé se fait cette détermination. Il
est inutile, pour y atteindre, de recourir à la méthode compa-
rative. Ce n'est point la partie ornementale du conte qui révèle
le secret de son origine; c'en est la partie constitutive, orga-
nique.
Mettons, par exemple, à nu, l'organisme w du conte de la
Sacristine :
« Une religieuse coupable, mais très dévote à la Vierge Marie
— ou à une sainte quelconque, — s'enfuit du couvent. Au milieu
même de ses débordements, elle n'oublie pas de prier sa patronne.
Longtemps après, elle rentre repentante au couvent. Pendant ces
années, la sainte, déguisée sous les traits de la coupable, a
rempli son office au couvent et nul ne s'est aperçu de la substi-
tution. »
— 256 —
Ce conte suppose, comme données nécessaires et sous sa
forme organique, le christianisme, le développement du culte de
la Vierge ou des saints, des idées spéciales sur la charité, sur le
repentir et le pardon, sur l'efficacité de la prière supérieure à
celle des œuvres.
De même, mettons à nu l'organisme oj du conte du Chevalier
au Chainse :
« Un amant consent, pour gagner celle qu'il aime, à cette
épreuve de soutenir un combat sans être revêtu d'armes défen-
sives. Il est grièvement blessé, et sa dame déclare qu'il a bien
mérité son amour. Mais il faut qu'elle lui donne à son tour,
une preuve d'amour équivalente : elle revêt dans une grande
fête les vêtements ensanglantés de celui qui a failli mourir pour
elle. »
Ce conte suppose donc aussi, sous sa forme organique, des
idées très spéciales sur l'honneur et le dévouement en amour.
On voit qu'il ne peut vivre que dans des milieux très détermi-
nés. — Ici encore, il en est des contes comme des mots. On
peut comparer tout conte nouvellement éclos à un néologisme :
y a-t-il accord entre l'état psychologique de l'homme qui crée
le mot ou le conte et celui du peuple? le mot ou le conte durera,
selon qu'il trouvera plus ou moins de complicité dans la manière
de sentir de ceux qui les acceptent. Autrement, le néologisme ou
le conte brille un instant, et s'éteint.
Pour ces deux légendes, et pour toutes les analogues, nous
percevons, à la seule introspection du conte, certaines con-
ditions essentielles d'existence, qui lui imposent une limita-
tion plus ou moins étroite dans l'espace et dans la durée, —
une patrie et une date. Ce conte du Chevalier au Chainse, par
exemple, à supposer qu'on ne vous en présente qu'une forme
réduite à six lignes et que ces six lignes soient écrites en latin
cicéronien, vous pourrez affirmer qu'il ne se trouve ni dans les
œuvres de Cicéron, ni chez aucun écrivain quelconque de
l'antiquité classique. De quel pays est-il? Combien de siècles
a-t-il pu vivre? Sous quelles conditions a-t-il pu passer d'un
pays à un autre, et dans quel pa3^s? Ce sont des questions mal-
aisées, mais légitimes. Ce sont des recherches historiques^
exposées à Terreur, mais que l'on peut concevoir comme solubles,
— 257 —
plus ou moins, selon que celui qui les entreprendra sera plus
ou moins armé de la connaissance des temps féodaux. Ici
interviendront, comme lég^itimes, les comparaisons de versions.
Il sera intéressant de rechercher à quelles conditions un tel
conte a pu passer d'un pays à un autre, c'est-à-dire à des
hommes qui pouvaient ne pas le comprendre pleinement et tel
quel. Par exemple, le conte de la Sacristine peut-il vivre en
pays protestant? dans quelles sectes, au prix de quelles trans-
formations? Ce sont là des recherches difficiles, de psychologie
historique, mais possibles, fécondes.
Est-ce pour ces contes que sont bâties les théories sur
l'origine et la propagation des contes ? Est-ce pour eux qu'a été
édifiée la théorie aryenne? la théorie orientaliste? Est-ce ces
contes dont l'origine est un mystère? Non : nous en découvrons
la patrie aussi sûrement que l'origine d'une légende historique,
de la légende de Roland ou de Guillaume d'Orange. Tel de ces
récits est français, tel autre indien.
Pour quels autres contes s'échafaudent les systèmes? Pour
des contes (nouvelles, contes d'animaux, contes merveilleux)
européens — ou plutôt, universels; — c'est-à-dire tels que, si
on en a recueilli des variantes de dix pays et de dix époques
différentes, personne n'est assez hardi pour affirmer qu'il ne
s'en puisse trouver des formes dans un autre pays quelconque,
en un autre temps quelconque ; et cela, parce qu'il nous est
impossible de découvrir, à l'inspection des traits organiques du
conte, un pays ou une époque où il ne soit plus viable.
C'est précisément le caractère de longévité et d'ubiquité de
ces récits qui nous attire vers la question d'origine. Où donc
est le premier inventeur de ces contes qui peuvent amuser les
générations les plus diverses? Or, c'est précisément ce carac-
tère de pérennité et d'ubiquité qui rend le mystère indéchif-
frable, en vertu de ce syllogisme presque naïf :
Ce qui vit ou nous apparaît comme viable partout et en tout
temps peut être né en un lieu quelconque et se transporter indif-
féremment ici et là.
Or ces contes vivent ou nous apparaissent comme viables par-
tout et en tout temps.
Donc, ils peuvent être nés en un lieu quelconque et se trans-
porter indifféremment ici et là.
Bédier. — Les Fabliaux . 17
— 258 —
Pour les nouvelles, quelles données supposent en effet toutes
celles qu'on prétend faire venir de l'Inde? toutes celles dont on
cherche désespérément l'origine? Quelles conditions d'adhésion
exigent-elles des auditeurs?
Uniquement des conditions qui s'imposent partout et en tout
temps. Ces fabliaux ou nouvelles sont constitués par ces deux
éléments : V observation de sentiments très généraux dans une
situation très particulière.
Des sentiments très généraux : l'antagonisme de l'amant et
du mari, l'esprit de défiance du mari vis à vis de sa femme,
l'esprit de ruse qui pousse celle-ci à duper son mari, la
jalousie de la belle-mère à l'égard de sa bru, de la femme
envers une rivale, les sentiments élémentaires qui naissent
d'un amour heureux, contrarié ou malheureux, les rapports des
amis entre eux, etc., etc..
Des situations très spéciales .'l'une des mille ruses compliquées
que peut inventer un amant pour gagner celle qu'il aime, une
femme pour tromper son mari, pour faire évader un amant, etc.,
etc.
La force de diffusion et de durée du conte réside d'une part
dans la singularité de la situation, qui le rend plaisant, tra-
gique, facile à retenir; d'autre part, dans la généralité des sen-
timents, qui lui permet de s'accommoder aux mœurs les plus
diverses.
Les données morales qu'impliquent ces nouvelles sont éter-
nelles, accessibles à tout homme venant en ce monde, et
vivront aussi longtemps qu'il y aura, partout où il y aura des
maris et des femmes, des amants venant à la traverse, des
jaloux, des amis, des brus et des rivales. L'imagination popu-
laire enferme des sentiments très généraux dans le cadre étroit
de situations très particulières, et ne crée jamais de caractères.
Le premier moment de l'observation, qui est celui où le peuple
en reste, est peu individuel. La psychologie personnelle, l'idée
qu'un homme est un microcosme, différent des microcosmes
qui l'entourent, est une conception supérieure. Les person-
nages des contes populaires ne sont jamais des individus,
toujours des types : c'est le jaloux, /'amant, le rival, placés
dans une condition spéciale. Cette condition étant donnée, le
I
— 259 —
jaloux, ramant, le rival se comporteront fatalement de même.
Que Boccace s'empare d'un de ces contes populaires et applique
à le narrer ses facultés de psychologue délié, ces personnages
quasi abstraits prendront une figure individuelle et complexe :
ce seront des Italiens de la première Renaissance, nés dans
une civilisation affinée, spirituelle, corrompue. Que le domi-
nicain Bandello reprenne le même conte, ces personnages
vivront d'une vie cruelle, sanglante. Ils deviendront sceptiques
et légers avec La Fontaine. Ils seront tour à tour bouddhistes,
chrétiens, musulmans. Ils seront des croisés, des vizirs, des
kchâtriyas, des clercs, des mignons. Mais, sous la forme orale où
le conte continue de se perpétuer sur les lèvres du peuple, ils
restent des types, le Mensch.
De même pour les contes cVanimaux : ils supposent, en plus
des nouvelles, cette convention, acceptable de tout homme, que
les animaux parlent, et un symbolisme très peu caractérisé, qui
fait de chacun d'eux le type de certaines passions humaines.
Ainsi qu'il existe des nouvelles localisables, comme le Chevalier
au Chainse, si elles supposent sous leur forme organique des
données sociales, morales ou sentimentales particulières, de
même le symbolisme des contes d'animaux peut être assez spé-
cialisé pour qu'on détermine la patrie de certains d'entre eux.
Noble, considéré comme roi féodal, meurt avec la féodalité ; les
chacals Karataka et Damanaka ne sortent pas du Pantchatantra ;
certains contes de Renart restent dans l'Europe du moyen âge ;
certains contes du Kalila et Dimna restent dans l'Inde.
Mais si un conte d'animaux vit à la fois dans l'Inde et en
France, et encore en Russie, c'est que les traits communs à ce
conte sous ses diverses formes ne supposent qu'un symbolisme
acceptable de tout homme : le lion n'y représente que la force et
la noblesse ; le renard que la ruse ; et il suffît qu'on puisse sub-
stituer, selon les pays, un renard à un chacal ou un chacal à un
renard, pour que la fable du Renard et des raisins trop verts soit
viable partout, et qu'il nous soit impossible de découvrir où elle
est née.
De même enfin pour les contes merveilleux. La question paraît
ici plus complexe. 11 est en elTet évident que tout homme passé,
présent ou futur a pu, peut et pourra admettre les données du
_ 260 —
Vilain inire et du Loup et de V Agneau ; mais, pour les contes
merveilleux, il semble que la bizarrerie du fantastique doive les
arrêter à la frontière de tel pays, au seuil de telle époque. Et de
fait, comme il y a des nouvelles et des contes d'animaux locali-
sés, il y a des contes merveilleux localisés ; et ces contes ne
voyagent pas, ou voyagent sur un territoire et pendant des
périodes déterminables. Il y a un merveilleux zoulou, qui ne sort
pas du Zoulouland ; un merveilleux indien, qui ne sort pas de
l'Inde : par exemple, l'histoire qui sert de cadre au Vetâlapant-
chavinçâti ne saurait être contée par un paysan français.
Mais si un conte merveilleux vit à la fois dans l'Inde et en
France, et encore en Russie, comparez : cette loi ressortira clai-
rement que les éléments merveilleux communs n impliquent jamais
croyance.
Ce qui permet à ces contes de vivre, c'est qu'on n'a pas besoin
d'y croire. A ce titre, ils possèdent encore, peut-on remarquer,
plus de force de diffusion que les nouvelles, car une nouvelle
suppose parfois l'intelligence parfaite de certaines données
sociales ou morales. Une nouvelle exige l'adhésion complète de
la raison, tandis qu'un conte merveilleux n'exige que l'adhésion,
infiniment plus compréhensive, de Yimagination. Tel paysan, qui
ne pourra rien comprendre à l'acte follement héroïque du Cheva-
lier au chainse, admettra parfaitement qu'on lui parle de bottes
de sept lieues, d'ogres hauts de vingt coudées et de poiriers d'or.
Il sait qu'il vit dans un monde de féerie, qu'il n'a pas besoin de
se représenter nettement, qui n'engage point sa croyance. C'est
une convention semi-consciente, analogue à l'état d'esprit des
enfants qui jouent à la poupée.
De là vient la possibilité du traditionisme, et qu'on puisse
retrouver dans des contes modernes, chez des paysans qui se
croient d'ailleurs bons chrétiens, des détritus de mvthes ou de
croyances sauvages. Tandis qu'il ne subsiste Jamais dans un
conte moderne un trait de mœurs de la vie réelle d'une époque
disparue, — un trait analogue au dévouement du Chevalier au
chainse, — les mythologues peuvent y retrouver les traces d'an-
ciennes croyances religieuses, des totems et des tabous. Cela,
parce qu'elles ont perdu leur caractère de croyance, parce qu'elles
vivent h la faveur de cet oubli, qu'elles ne sont plus pour ceux
— 261 -
qui les content que de pures imaginations, nullement gênantes.
A ce titre de simple fantaisie imaginative, le souvenir d'un ancien
totem peut être introduit aujourd'hui dans un pays qui n'a jamais
connu cette superstition sauvage.
Le fait est le suivant : si un conte suppose des croj^ances sur-
naturelles, actuellement vivantes chez un peuple, il ne voyage
que là où ces croyances sont admises.
Si, au contraire, un conte est représenté à la fois chez les Fran-
çais et chez les Slaves par exemple, les éléments merveilleux
communs ne sont jamais en relation directe avec des croyances
surnaturelles qui vivent actuellement soit chez les Slaves, soit
chez les Français.
En somme, les seuls contes dont on recherche l'origine et pour
lesquels on édifie les théories sont ceux qui ne sont aucunement
limités ni dans le temps, ni dans l'espace, ceux qui ne réclament
de l'auditeur aucune adhésion spéciale, aucune complicité.
Si l'on trouve un conte quelconque à la fois chez les Kirghiz
et chez les Islandais, dans le Pantchatantra et dans Chaucer, en
Gascogne et en Syrie, qu'on le réduise à ses éléments essen-
tiels : cette forme w ne contiendra aucun trait ni kirghiz, ni islan-
dais, ni indien, ni gascon, ni syriaque, ni anglais.
Inversement, si l'on possède seulement d'un conte sa forme
essentielle w en dix lignes, et si cette forme w ne renferme aucun
trait ni kirghiz, ni islandais, ni gascon, ni anglais, on a chance
de le trouver à. la fois chez les Kirghiz, les Islandais, les Gas-
cons, les Anglais ; il est universel.
Il V a cercle.
III
Pour l'un quelconque de ces contes populaires universels, tel
que l'on ne puisse, à l'inspection des traits organiques, décou-
vrir la possibilité d'une localisation, quel fruit peut-on espérer
de la méthode qui compare les traits accessoires des différentes
versions?
Soumettons cette méthode comparative aune critique dernière.
Supposons les conditions les plus favorables. Nous avions cent
variantes de ce conte et nous avons trouvé ces matériaux insuffi-
— 262 —
sants ; nous suspendons notre jugement et nous attendons encore
que cent années de travail se soient écoulées.
Nous voici en l'an 2000. Pendant tout le xx^ siècle, une vaste
enquête a été instituée sur la surface du globe. Les livres sacrés
des couvents de Ceylan ont livré tous leurs secrets ; un autre
Stanislas Julien a découvert des Avadânas ignorés ; pas une
forme ancienne du conte qui n'ait été exhumée, des manuscrits
ou des vieux recueils imprimés ; pas un bourg où l'on n'ait cher-
ché ce conte vivant ; dans chaque village on l'a recueilli, sans
l'embellir, tel qu'il y vivait dans la mémoire des conteurs. Voici
tous les matériaux réunis dans une seule main. Les savants
comparent. A quelles conclusions peuvent-ils parvenir ?
Précisément à celles où ils parviendraient aujourd'hui, en com-
parant une trentaine de variantes, c'est-à-dire à l'un des cas sui-
vants :
1^ On démontrera que n variantes proviennent directement de
tel livre, et n autres de tel autre livre. Ce sera le cas d'Annibale
Campeggi copiant le Kalilah^ ou de Tirso de Molina copiant
Malespini, ou de La Fontaine copiant Boccace. Ces faits seront
intéressants pour l'histoire des livres qui auront servi d'origi-
naux. Ce sera de la bibliographie. Ce sera aussi de l'histoire lit-
téraire : il sera toujours amusant et utile de comparer le conte
de Simone dans Boccace et dans A. de Musset. Mais on n'aura
pas travaillé zur Volkskunde.
2^ Il se formera un certain nombre de familles, constituées
chacune par la similitude dans plusieurs versions (lettrées ou
populaires) d'un même trait accessoire, arbitraire.
Dix versions présenteront le trait a.
Dix versions présenteront le trait b.
Nous sommes en droit de comparer ces deux groupes. Que
peut-il résulter de la comparaison?
a.) Ou bien il n'y a aucune raison imaginable, ni historique,
ni sociale, ni morale, pour que le trait a se trouve dans telles
versions plutôt que dans telles autres. Le trait ci est l'œuvre de
la fantaisie individuelle d'un conteur à jamais inconnaissable qui
s'oppose à la fantaisie individuelle d'un autre conteur à jamais
inconnaissable, lui aussi, inventeur du trait b.
C'est le cas du fabliau des Trois Bossus. Il présente des traits
I
— 263 -
a, b, c... en commun avec le Roman des Sept Sajes. Ces traits
sont dus à l'imagination individuelle d'un conteur. Quel est ce
conteur? Comme ces traits a, h, c sont moralement, socialement,
historiquement indifférents, je suis en droit d'en attribuer l'in-
vention au premier inventeur du conte, que je puis supposer
avoir été un sujet de Rhamsès II. Depuis Rhamsès II, ils se sont
maintenus dans un double courant de traditions, de sorte que ces
deux versions, le Roman des Sept Sages et le fabliau, bien qu'of-
frant en commun les traits a, />, c..., peuvent n'avoir eu aucun
rapport depuis la xix^ dynastie égyptienne. Ces traits, le conteur
du Roman des Sept Sages les a-t-il inventés? ou puisés dans la
tradition orale? nous n'en saurons jamais rien. — Le conteur
français les a-t-il pris dans le Roman des Sept Sages ou dans la
tradition orale? nous n'en saurons jamais rien non plus. Et si
l'on admet, comme il peut être vraisemblable, que le jongleur les
a pris dans le Roman des Sept Sages, nous saisissons un moment
du conte, une cause seconde, indifférente. Le Roman des Sept
Sages a influé sur la tradition orale, cela est certain. Mais le conte
pouvait vivre sous cette forme w + a, />, c..., en France même,
plusieurs siècles avant que le Roman des Sept Sages eût été com-
posé.
b.) Ou bien le trait a convient seulement aux mœurs de cer-
tains pays, aux mœurs françaises par exemple, tandis que le trait
h ne convient qu'aux mœurs allemandes. Nos dix versions a sont
donc françaises, nos dix versions b sont allemandes.
Mais le conte est-il venu d'Allemagne en France? ou de France
en Allemagne?
Si le trait a est aussi logique, aussi légitime que le trait b, il
nous sera impossible d'en rien savoir.
En fait, c'est le cas qui se produit le plus souvent. Cette ten-
tative de démontrer la supériorité logique d'un trait sur un autre
trait correspondant suppose trop aisément que les conteurs et
les auditeurs sont des sots. On surprend, en effet, souvent, sur
les lèvres des paysans, un conte altéré; l'inintelligence, le
manque de mémoire du narrateur l'ont gâté. Mais telle est la
force de diffusion de ces contes que l'on ne peut jamais dire si,
dans le même village, à la même heure, son voisin ne raconte
pas le même conte sous une forme saine, et c'est cette forme qui
— 264 —
vivra. On a saisi un moment maladif du conte, non durable. Les
contes sont des organismes vivants dont un caractère remarquable
est la longévité : le secret de cette longévité réside dans la per-
fection de leur charpente essentielle et dans leur pouvoir d'éli-
miner les parties maladives. Un conte altéré ennuie, un conte
ennuyeux meurt. A vrai dire, si le trait h est mal justifié, on ne
trouvera pas dix versions pour le reproduire contre a, mais une
ou deux seulement.
Admettons pourtant que le cas se produise en effet : le trait a
des dix versions françaises est manifestement inférieur au trait
b des dix versions allemandes, et en dérive.
On en conclura légitimement que c'est au passage de l'Alle-
magne en France que le conte a pris cette forme h ; et les ver-
sions h dérivent des versions a.
C'est le seul résultat positif auquel puisse mener la méthode
comparative. Mais quelle en est l'importance?
On atteint de la sorte une cause seconde et purement acciden-
telle. On a prouvé que le conte a, un jour, passé la frontière
franco-allemande sous la forme w + j6, dérivée de w -|- a. Mais
l'origine de w, c'est-à-dire du conte lui-même, reste en dehors de
notre atteinte; car voici dans le même pays, en France même, le
conte sous une troisième forme, w + c, qui peut être la source de
la version allemande. On peut concevoir :
1° Que le conte a été inventé en France sous la forme w + c;
2^ Qu'il a passé sous cette forme en Allemagne, où un narra-
teur lui a donné, par caprice ou besoin, la forme iù-\- b\
S** Que cette forme w + /> est revenue au pays d'origine, la
France, en se transformant en la forme w + a. — Nous voilà au
rouet.
En résumé, on peut atteindre une forme maladive, contée par
un sot ; mais son voisin peut dire le conte intelligemment, dans
le même pays, et la forme maladive n'est qu'un accident éphé-
mère.
Si cette forme maladive peut se reconstituer, s'accommoder par
un habile remaniement aux mœurs du pays où le conte vient
d'être introduit, on ne peut plus reconnaître que cette forme est
secondaire.
Au cas très rare où l'on reconnaît que telle forme, dans tel
— 265 —
pays, est adoptive, on ne peut dire que le conte même y soit
d'adoption, et Ton ne sait s'il n'y est pas né sous une forme saine
perdue.
Prenons un exemple encore, et le dernier.
Choisissons-le favorable : que ce soit un de ces récits à tiroirs
qui se prêtent si bien aux classements des versions, car chaque
conte peut y être considéré comme un trait accessoire très sail-
lant.
De plus, il sera bon que le conte choisi pour cette démonstra-
tion dernière ait été étudié avant nous par d'illustres folk-loristes :
la méthode comparative, maniée par des savants persuadés de sa
valeur, avec toute la force de leur conviction, de leur érudition,
de leur sens critique, aura donné tous les résultats qu'on peut
lui demander. Et, si ces résultats sont nuls, nous saurons du
moins que la faute n'en est pas à notre maladresse, mais à la
méthode elle-même.
Le fabliau des Trois dames qui trouvèrent Vanneau satisfait à
cette double condition : c'est un conte à tiroirs, très répandu dans
les diverses littératures populaires. D'autre part, il a eu la bonne
fortune d'être étudié à fond, à deux reprises et à douze ans de
distance (1876, 1888), par deux très éminents érudits, M. Félix
Liebrecht * et M. Giuseppe Rua-. De plus, M. Pio Rajna lui a
fait aussi l'honneur de contribuer à l'illustrer ^.
Trois femmes ont trouvé un anneau précieux et s'en disputent
la possession. Elles remettent leur querelle à un arbitre. Il
décide qu'il adjugera la trouvaille à celle des trois femmes qui
avu'a su jouer le meilleur tour à son mari.
Tel est le cadre immuable dans lequel se succèdent, mobiles,
maints récits empruntés au cycle des ruses féminines.
L'une des femmes enivre son mari, lui fait une tonsure,
l'affuble d'un froc, le porte au couvent, et le bonhomme, dégrisé,
se laisse persuader qu'il est entré dans les ordres [le moine) ; —
cette autre lui fait croire qu'il est malade, moribond, trépassé [le
1. Dans la Gerniania, t. XXI, p. 385, ss., et dans son livre Zur Volks-
kiinde, 1879, p. 124-141.
2. Novelle del « Mambriano » del Cieco da Ferrara, Turin, 1888, p. 104-
119.
3. Romania, t. X,
— 266 —
mort) ; — cette troisième, qu'il est revêtu de vêtements merveil-
leux, invisibles pour lui seul, et le mari se promène par la ville,
fier et nu [le nu) ;
Ou bien, elle quitte la maison pour quelques instants, un ven-
dredi, à l'heure du repas, sous prétexte de faire cuire des pois-
sons frais chez une voisine ; elle disparaît, et pendant une
semaine entière, mène joyeuse vie loin de son mari qui la cherche
en vain ; le vendredi suivant, à Theure du repas, elle se procure
d'autres poissons frais, va trouver sa voisine, lui demande la
permission de les faire cuire et les apporte tout chauds à son
mari. Il la questionne : d'où vient-elle? Elle prétend qu'elle est
sortie de la maison quelques minutes à peine, juste le temps
d'apprêter les poissons. Son mari en doute? mais les poissons ne
sont-ils pas tout frais? et la voisine ne vient-elle pas témoigner
que l'innocente femme n'a passé chez elle que quelques instants?
— Bonhomme, tu as rêvé! {les poissons) .
Ou bien, elle lui persuade par vme ruse subtile qu'il doit se
faire édenter (la dent arrachée) ;
Ou encore , comme son mari est sorti , elle transforme sa
maison, de concert avec quelques bons drôles, en une auberge;
une enseigne pend à la porte, les buveurs sont attablés, le vin
est versé, et quand le mari revient, il cherche en vain sa maison,
d'où le chassent des taverniers improvisés iV auberge) ;
Ou encore, elle lui joue le bon tour du fabliau du Prêtre et de
la Dame [Trois Vun sur Vautre)]
Ou celui du Prestre qui ahevete, bien connu par le Poirier
enchanté de Boccace et de La Fontaine, etc., etc. ^
Comme chaque version de ce conte n'offre pas trois récits dif-
férents, mais qu'au contraire le même récit reparaît dans six ver-
sions différentes [l'auberge), voire dans onze versions [le moine)
ou même dans treize [le mort) ; comme plusieurs versions ont en
commun deux récits et parfois trois, il est constant que les
diverses formes du conte sont unies par certaines relations de
dépendance, dont on a tenté de découvrir la nature.
1. Chacune de ces nouvelles vit aussi sous forme indépendante, en dehors
du cadre des Trois dames à l'anneau. J'indique à l'appendice II un certain
nombre de parallèles pour celles qui se trouvent dans notre collection de
fabliaux : le Prêtre et la dame — le Vilain de Bailleul — le Prestre qui
abevete.
■M
— 267 —
Si l'on peut déterminer ces rapports, c'est à condition de réu-
nir le plus possible de matériaux.
Or Félix Liebrecht a recueilli et classé treize versions de notre
conte; M. Giuseppe Rua en a retrouvé trois de plus; et je suis
moi-même assez heureux (bonheur dont je fais peu de cas !) pour
ajouter six autres formes aux collections de ces savants ^.
Soit 22 versions aujourd'hui connues, entre lesquelles se répar-
tissent, apparaissant et disparaissant tour à tour, 19 nouvelles
qui peuvent servir à un classement.
Ce classement était le but de mes savants devanciers. J'ai joint
mes humbles efforts aux leurs. A quels résultats avons-nous
abouti ?
11 ne sera pas long- de les rapporter.
1. Voici rénumération de ces versions :
A) Versions recueillies par Liebrecht dans la Germania :
1° Le fabliau anonyme des Trois dames qui trouvèrent Vanneau (MR, I,
15) ; — xiii^ siècle.
2o Keller, Erzdhlungen ans altd. Hss., p. 210 [Bibliothek des lit. Sereins
zu Stuttgart, 1855) ; — xiv» siècle.
3° Hans Folz [von dreyen Weyben die einen porten funden), Zts. de Haupt,
VIII, 524; reproduit dans les Facetiae Beheliane; — xvi*' siècle.
4^ Conte islandais (Collection de Jon Arnason) ; — moderne.
5° Conte norwégien (Collection Asbjornsen) ; moderne.
6» Conte de Borghetto près Palerme (communiqué à F. Liebrecht par
Pitre); — moderne.
7° Conte de Cerda (Pitre, Racconti siciliani, t. III, p. 255) ; — moderne.
8o Conte de Palerme (Pitre, ibid., p. 265) ; — moderne.
9° La Fontaine, La Gageure des trois commères ; — xyii^ siècle.
10° Conte de la Russie méridionale (collection Rudtschenko, n° 59) ; —
moderne.
11° Liedersaal de Lassberg, III, 5 ; — xiv^ siècle.
Dans son livre Zur Volkskunde, Liebrecht ajoute les deux versions que
voici :
12° Conte danois (collection Grundtvig, n*' 19); moderne.
13» Tirso de Molina {Tresoro de novelistas espaholes, Paris, 1847, I, p. 234)
— xvii^ siècle,
B) Versions recueillies par M. Giuseppe Rua :
14o Une nouvelle du Mambriano de l'Aveugle de Ferrare et la transcrip-
tion en prose de cette nouvelle par Malespini ; — fin du xv^ siècle.
15° Le fabliau d'Haisel (MR, VI, 138;)— xiii^ siècle.
16° Una versione rimata dei Sette Savi (p. p. Pio Rajna, Romania, X, 19);
— xv^ siècle.
C) Versions que j'ai recueillies :
17° Jacques de Vitry, CCXLVIII, éd. Crâne; — xiii^ siècle. — (Le cadre
est tombé; les deux épisodes de cet exemple, qui se trouvent dans d'autres
- 268 —
Liebrecht s'est borné à éniimérer et à résumer les treize ver-
sions qu'il connaissait. Ce dénombrement terminé, il l'a envoyé
à l'imprimeur. Ne cherchez pas dans son travail une conclusion
quelconque : il n'y en a pas.
M. Pio Rajna, qui vint après lui, a fait une remarque intéres-
sante : il a noté que deux contes populaires siciliens reproduisent
les mêmes épisodes qu'une nouvelle littéraire du Mamhriano^
écrit à la fin du xv^ siècle [Vauherge, la dent, le moine). Il a
émis cette conjecture vraisemblable que la nouvelle du Mam-
hriano, mise à la portée de tous en Italie par de nombreuses
réimpressions, a pu exercer quelque influence sur la tradition
orale en Sicile K
M. Giuseppe Rua a démontré que le conteur espagnol Tirso de
Molina avait simplement plagié Malespini, metteur en prose de
la nouvelle du Mamhriano 2.
De même il est aisé de remarquer que, parmi les versions
que j'ajoute à la collection, celle de Verboquet n'est qu'un pla-
giat des Comptes du Monde adventiireux .
C'est-à-dire que l'on recueille ces deux résultats :
1*^ Nos 22 versions se réduisent en réalité à 19, puisque
Molina a copié l'Aveugle de Ferrare et que Verboquet a copié
les Comptes du monde adventureux. Ce sont des faits intéres-
sants pour les historiens des littératures espagnole et française,
versions (le mort — la dent arrachée) n'en montrent pas moins par leur juxta-
position que Jacques de Yitry connaissait une forme des Trois dames à l'an-
neau.
18** Les Comptes du monde adventureux, p. p. Félix Frank, Paris, 1878,
n» XLI ; — xviie siècle.
19» Le Sieur d' Ouville, éd. Rislelhuber, p. 146 ; — xyii" siècle.
20° Verboquet le généreux (éd. de 1630, réimpr. par (>h. Louandre, Con-
teurs fr, du XVII^ siècle, II, 31); — xviie siècle.
2I0 Conte écossais, collection Campbell, n*^ 48. (Cf. R. Koehler, Orient
und Occident, II, 686); — moderne.
22» Nouveaux contes à rire ou récréations françoises, Amsterdam, 1741,
t. II, p. 142; — xviii" siècle.
1. M. Rua a fait effort pour démontrer que la nouvelle espagnole do Ticso
aurait pu influer à sou tour sur la nouvelle sicilienne recueillie à Cerda.
2. Tirso de Molina a, il est vrai, substitué un conte [le moine) à un récit
de son modèle [la dent arrachée). Sa version, dit M. Rua, « est une imitation
générale. » Soit; mais une imitation. — Quant aux tentatives de M. Rua pour
retrouver les sources du Mambriano, M. Rua sait bieu qu'elles n'ont pas
abouti.
— 269 —
et jusqu'à quel point le sont-ils? Car, si Tirso de Molina est un
digne émule de son contemporain Lope de Vega, quelle place
occupe Verboquet le Généreux dans l'histoire du siècle de
Louis XIV? S'il me plaisait de tourner en vers latins le récit
de Verboquet, et en prose allemande la nouvelle de Molina, les
futurs historiens de notre conte auraient à considérer 24 versions
et non plus 22. Mais quand ils auraient découvert la source
de mes vers latins et de ma prose allemande, qu'auraient-ils
ajouté à la science des traditions populaires? — Rien.
2^ En second lieu, M. Rajna a montré que des contes popu-
laires siciliens pouvaient dépendre de la nouvelle littéraire du
Mamhriano. Ce résultat est plus intéressant : il montre que les
livres peuvent agir sur la tradition orale. Mais c'est un fait bien
connu, que nul n'a jamais songé à discuter. Si un paysan con-
naît la parabole de l'Enfant prodigue, c'est apparemment que
lui ou son voisin l'a lue dans l'Evangile. Pourtant, soit : nous
avons ici un exemple de plus du mélange des courants litté-
raires et oraux dans la transmission des contes populaires. Il
est surabondant? n'importe ! qu'il soit le bienvenu!
Voilà donc les deux conquêtes de mes devanciers. Mais, nos
22 versions une fois réduites à 19, et en négligeant les deux
nouvelles siciliennes, comment les autres formes se classent-
elles?
Quelle est la forme originelle? Où, quand, par qui a-t-elle.été
imaginée? Comment, dans quel ordre les autres versions en
ont-elles été dérivées? Par quels intermédiaires? Suivant quelles
lois le conte s'est-il propagé de peuple à peuple ?
Nous l'ignorons.
Ce sont ces questions pourtant que se posaient Liebrecht et
M. Rua, au début de leurs recherches. C'est pour y répondre
qu'ils ont analysé ces contes, amoncelé ces variantes, disposé
ces tableaux synoptiques.
J'en ai établi un à mon tour, où j'ai tâché de rapprocher les
versions qui se ressemblent le plus. Je l'ai médité et retourné
en tous sens. Que signifie-t-il?
Peut-on découvrir la forme première du conte? Il en est
une, qui est la mieux construite : celle où les trois récits
sont enchaînés les uns aux autres, où le mari, revêtu de
— 271 —
et n'appelez pas science vos amusettes. — Mais non, vous
recherchez les modes de la propagation des contes et vous
prétendez déterminer, par méthode comparative, les lois de
la migration et de la transformation de chacun d'eux. Alors,
reconnaissez que votre méthode est impuissante. Ou bien,
vous résignerez-vous à penser comme Faust, après son entretien
avec Wagner : a Et dire que jamais Fespérance ne délaisse le
cerveau qui s'attache à de si misérables bagatelles ! D'une main
avide l'homme fouille le sol, espérant y découvrir des trésors,
et le voilà satisfait s'il vient à trouver quelque ver de terre :
Glûcklich wenn er Regenwûrmer findet! »
Pourquoi, en vérité, des érudits de haute valeur, MM. Lieb-
recht et Rua, ont -ils accordé tant de sollicitude à ce conte?
Pourquoi l'admirable auteur des Origines de V Epopée française^
M. Pio Rajna, a-t-il daigné s'en occuper, — s'ils devaient, les
uns et les autres, y perdre leur temps? Le mien a peu de valeur,
certes; je le regretterais pourtant, si je n'avais confiance de
l'avoir employé, moi chétif, mieux que ces savants, car, ayant
appliqué leurs méthodes, j'ai le courage de conclure qu'elles sont
stériles.
Le jour même où ce conte à tiroirs, ou un autre quelconque,
a été inventé, comprenant trois récits, a, />, c, ce conte, pourvu
qu'il ait été raconté une seule fois, a pu prendre, dans la bouche
du second narrateur, l'une des formes suivantes :
abc
abc abd, a de, ade, dbe, de f
Le 2^ nar- dbc dec Les3récits
rateur ré- Il rem- 2 des ré- primitifs
pète les 3 place par 1 cits primi- remplacés
récits pri- autre l'un tifs rem- par 3 au-
mitifs. des3 récits placés par très,
primitifs. 2 autres.
n-{-l com-
binaisons
possibles,
où l'une
des 8 for-
mes précé-
dentes
serait in -
complète.
n-\-i com-
binaisons
possibles,
où l'une
des 8 for-
mes précé-
dentes
serait dé-
veloppée
par l'ad-
jonction de
1, 2, 3, n
histoires
nouvelles.
— 272 —
Supposons que le conte ait été inventé par le contemporain
de Rhamsès II que nous imag-inions plus haut et qu'il Tait
conté à deux de ses amis de Memphis, on peut établir, comme
aussi vraisemblable et aussi indémontrable que toute autre, la
filiation plaisante que voici :
Z'^'" conteur égyptien : a b c.
1*^^ auditeur égyptien ou 2^ conteur.
a b
Qui conte les récits a /> à un Hé-
breu,
qui les conte à un Persan,
qui les conte à un Indieu,
qui les conte à un Thibétain, etc.
D'où ils parviennent, par la
suite des temps et grâce à la fidé-
lité des conteurs successifs, à un
conteur norwégien, et Asbjornsen
les recueille.
2« auditeur égyptien ou 3^ conteur.
a d e
Qui conte les récits a d e à un Phéni-
cien,
qui les conte à un Carthaginois,
qui les conte à un Romain,
qui les conte à un Gaulois, etc.
D'où ils parviennent, par la
suite des temj3S et grâce à la fidé-
lité des conteurs successifs, à
l'Aveugle de Ferrare, qui les
recueille dans le Mamhriano.
On le voit : le grand malheur a été d'appliquer aux contes
la méthode de comparaison qui est bonne pour les légendes
historiques ou pour ce qu'on pourrait appeler les contes
ethniques. On saisit tous les fils d'une légende historique, ou
presque tous, soit par les livres, grâce à la paresse d'esprit de
ceux qui remanient des modèles écrits, ou grâce aux limita-
tions historiques de cette légende. C'est ainsi qu'a pu être écrit
ce livre admirable : V Histoire poétique de Charleniagne. On peut
dater et localiser de même une légende hagiographique ou fan-
tastique, dont les données sociales et morales ne conviennent
qu'à certaines intelligences. Au contraire, pour la masse des
contes populaires, posséderions-nous de chacun un million de
variantes, nous pourrions les classer logiquement, jamais dans
leur succession historique. — Il y a longtemps pourtant que le
grand Jacob Grimm disait : « La légende marche pas à pas; le
conte a des ailes ^ »
1. Deutsche Mythologie, I, XIV,
i
— 273 —
IV
Donc, où les contes populaires pour lesquels on édifie des
théories sont-ils nés ?
Chacun d'eux en un lieu. Mais lequel? Nous ne le saurons
jamais, puisqu'ils n'ont aucune raison d'être nés ici plutôt que
là.
Procèdent-ils d'un foyer commun? Existe-t-il une nation qui
ait été la pourvoyeuse, unique ou principale, de l'universelle
fantaisie? C'est une hypothèse invraisemblable, et que les faits
démentent. Eh quoi ! La polygénésie des contes nous est
attestée par mille exemples : des centaines de légendes religieuses,
sentimentales, merveilleuses, sont propres à tel pays, non à tels
autres. L'Inde invente des contes indiens, la France des contes
français, l'Armorique des contes celtiques, le Zoulouland des
contes zoulous, et seuls, les contes les moins spéciaux, ceux
qui peuvent faire rire ou émouvoir à la fois des Zoulous et des
Français, les contes quelconques, nous admettrions qu'ils n'ont
pu être inventés ni par des Zoulous, ni par des Français, mais
que Zoulous et Français ont dû les recevoir d'une mystérieuse
source commune?
Pour une autre raison encore, c'est une hypothèse invrai-
semblable et que les faits démentent : car nous trouvons, à
une époque quelconque, ces contes indifféremment répandus
sur la face de la terre, et nous constatons seulement des modes
littéraires qui les font recueillir et mettre en œuvre par des
lettrés tantôt dans l'Inde, tantôt en Arabie, tantôt en France.
La communauté d'origine des contes est une hypothèse, en
tout cas, indémontrable. Il est impossible de savoir où ces contes
sont nés; de plus, il est indifférent de le savoir ou de ne le
savoir pas, puisqu'ils ne sont caractéristiques d'aucune nation
spé(iiale.
Quand ces contes sont-ils nés?
Chacun d'eux, un certain jour. Mais lequel? Nous ne le
saurons jamais. Nous pouvons constater que tel conte nous
apparaît pour la première fois en 1250 après J.-C, et tel
autre en 1250 avant J.-C. Mais, n'y ayant aucune raison décou-
Bédier. — Les Fabliaux 18
— 274 —
vrai3le pour qu'ils n'aient pas vécu l'un et l'autre en 2250 avant
J.-C, nous ne saurons jamais, s'ils ne vivaient pas, eiï'ective-
ment, l'un et l'autre, à cette date.
Il est impossible de savoir quand ces contes sont nés; de «
plus, il est indifférent de le savoir ou de ne le savoir pas, puis-
qu'ils ne sont caractéristiques d'aucune époque spéciale.
Pourquoi ces contes vivent-ils d'une vie si dure?
Les nouvelles, les fabliaux, parce qu'ils sont bien charpentés,
ingénieux, frappants ; parce qu'ils ne mettent en action que des
sentiments universels, accessibles à tout homme, si primitif
qu'il soit.
Les contes merveilleux, pourquoi vivent-ils? Parce que la
charpente en est également solide, ingénieuse; — parce que
le merveilleux, dans les parties communes aux différentes
versions, est très général : il suffît qu'on puisse assimiler un
vetàla indien à un kobold germanique, à un lutin français, à un
démon japonais, pour que le conte plaise dans l'Inde, en Alle-
magne, en France, au Japon.
Mais pourquoi tel conte vit-il depuis des milliers d'années,
tandis que tel autre, d'apparence tout semblable, n'cvst pas
représenté dans les littératures traditionnelles?
La plaisanterie d'Ulysse à Polyphème (outiç) se perpétue
dans tous les recueils folk-loristes. Pourquoi ce succès, alors
que tel jeu de mots, telle nouvelle à la main, tel conte à rire,
qui nous paraît aussi général en ses données et aussi spirituel,
ne sort pas d'un unique recueil, d'un unique village? — Le
conte du Vilain Mire se perpétue depuis des siècles. Pourquoi
ce succès, alors que tel conte du sieur d'Ouville ou d'Arlotto de
Florence, aussi général en ses données, ne s'est pas perpétué?
C'est un mystère, mais dont on ne saurait percer l'obscurité.
— Quia est in eis virtus ridicula quae facit rider e.
La réponse est insuffisante? Certes. Mais n'en cherchez pas
une autre, si vous ne voyez pas de méthode pour en trouver une
autre.
Pourquoi tel conte meurt-il ? Il n'y a aucune raison pour que
l'ouTtç d'Ulysse, au lieu d'avoir été imaginé il y a au moins trois
mille ans, ne l'ait pas été il y a trois jours seulement; mais, une
fois imaginé, nous ne pouvons concevoir de raison pour qu'il
— 275 —
meure jamais. Rien ne se perd sans cause suffisante ; aucune force
ne s'éteint que tuée par une autre force contraire et supérieure.
Et nous ne pourrons jamais imaginer une force contraire à la
pérennité de cette facétie.
Comment les contes universels se propagent-ils?
On a remarqué peut-être qu'il est un article de foi de la théorie
orientaliste que nous avons négligé de discuter dans notre cri-
tique de cette école. La théorie cherchait quelles sont les occa-
sions historiques qui ont pu favoriser le passage des contes
d'Orient en Occident. Elle remarquait des échanges intellectuels
plus actifs entre l'Orient et l'Europe, d'abord à Byzance, puis
en Syrie et en Egypte, à l'époque des Croisades, ou bien à la
faveur de la domination arabe en Espagne.
On comprend maintenant quelle médiocre importance nous
devions attacher à ces circonstances historiques..
D'abord, ces considérations sont trop aisées, et se présentent
trop commodément, pour une époque quelconque, à qui veut y
mettre une certaine bonne volonté. S'agit-il d'expliquer la flo-
raison des fabliaux à la fin du xii^ siècle? C'est l'influence des
Croisades! — La présence des contes dans le haut moyen âge?
C'est que Byzance a mis en communication régulière l'Orient
et l'Occident ! — A-t-on besoin d'expliquer qu'Apulée connaisse
le conte de Psyché? C'est, dit M. Cosquin, qu'au premier siècle
avant notre ère, on avait découvert la mousson, et que des tou-
ristes s'en allaient chaque année, à travers la mer Rouge et
le golfe Persique, visiter l'Inde. — Veut-on rendre compte
de l'existence des fables ésopiques en Grèce? C'est que l'expédi-
tion d'Alexandre a relié la Grèce et l'Inde. — Trouve-t-on des
contes grecs antérieurs à la défaite du roi Porus? C'est que
des caravanes assyriennes, depuis les temps de Ninos et de Bel,
couvraient les routes, des vallées du Pendjab aux côtes d'Asie-
Mineure !
Toutes ces considérations historiques seraient nécessaires et
valables, si les contes communs à l'Orient et à l'Occident étaient
vraiment des paraboles indiennes, qui supposassent la con-
naissance des trente-deux signes caractéristiques du bouddha,
l'intelligence parfaite des formules de refuge, des quatre vérités
sublimes, de la production des causes successives de l'exis-
— 276 —
tence, les préceptes de l'enseignement, la révolution du monde,
l'effort. Mais non, il s'agissait exclusivement de contes à rire,
de fables, de récits merveilleux, tels que, réduits à leurs termes
organiques, ils ne supposaient aucune condition spéciale d'adhé-
sion.
Dans Mélusine, M. Loys Brueyre affirme que « si les récits
littéraires passent aisément d'une littérature à l'autre, pour
qu'au contraire tout un groupe de contes populaires passe
d'un peuple à l'autre, il faut un long temps, un contact
prolongé, la pénétration intime d'un peuple par Tautre. C'est ce
qui est arrivé, dit-il, en Europe, dans l'Inde et en Perse, quand
les Aryens y ont jeté leurs colonies, c'est encore ce qui a lieu
en Asie, où les disciples du bouddha ont répandu des contes
originaires de l'Inde. » — Quel est donc le conte pour lequel il
faut supposer la lente pénétration d'un peuple par l'autre et qui
donne matière à ces graves affirmations? Le voici.
Un homme, surpris par l'obscurité, s'est réfugié dans un
arbre creux. Des lutins entourent cet arbre, chantent et dansent.
L'homme sort de son refuge, chante et danse avec eux, et comme
il les amuse, les lutins lui enlèvent une grosse loupe qui dépare
son front. Un autre homme, affligé pareillement d'une loupe au
front, apprend comment son voisin a été guéri, s'en va trouver
les lutins à son tour et veut danser avec eux. Mais les lutins qu'il
ennuie, au lieu de le débarrasser de sa loupe, lui donnent celle
qu'ils ont enlevée à l'autre.
C'est un conte japonais. Il se trouve aussi en Picardie, sous
cette forme : Trois fées passent leur temps à danser en rond
et à chanter dimanche^ lundi ^ dimanche^ lundi. Un petit
bossu, qui passe par là, les prend par la main et se met à danser
aussi en répétant dimanche, lundi, dimanche, lundi, — et cela
si gentiment que les fées lui enlèvent sa bosse. Un autre bossu
veut se faire redresser l'échiné de la même façon ; mais il chante :
dimanche^ lundi^ mardi., mercredi...., et les fées mécontentes
ajoutent à sa bosse celle du premier bossu.
C'est bien là le type de ces contes universels dont on recherche
comment ils ont pu se propager. Dans un récent numéro du Bul-
letin de Folklore (t. II, avril-juin 1893, p. p. 73-80), MM. Hya-
cinthe Véry, E. ^Polain, E. Etienne, E. Monseur en commu-
— 277 —
niquent jusqu'à huit variantes recueillies en pays wallon et
MM. E. Polain et Stanislao Prato dressent une liste de réfé-
rences à d'autres versions de ce conte, laquelle comprend deux
versions japonaises, une mongole, une turque, deux portugaises,
une catalane, huit itediennes, trois irlandaises, deux allemandes,
une suédoise, quatorze ou quinze bretonnes, deux basques, quatre
picardes. Et M. Stanislao Prato nous annonce qu'il en détient
encore quelques versions de l'Ombrie et du pays de Gôme, mal-
heureusement restées inédites jusqu'à ce jour.
En vérité, est-il besoin de supposer l'intime pénétration d'un
peuple par un autre, une conquête analogue à la romanisation
des Gaules ou à la germanisation des provinces baltiques, pour
qu'un tel récit amuse à la fois des Picards et des Japonais?
Est-il même besoin que M. Gosquin rapporte l'observation
suivante? M. Loennrot, professeur à Helsingfors, demandait
un jour à un Finlandais, près des frontières de la Laponie,
où il avait appris tant de contes. Get homme répondit qu'il
avait passé plusieurs années au service soit de pêcheurs norvé-
giens, soit de pêcheurs russes sur les bords de la mer Glaciale.
Mais quand la tempête l'empêchait d'aller à la pêche, on se
racontait des histoires, qu'il a ensuite redites en Finlande [Bul-
letin de VAcad. de S.-Pétersbourg, t. III, p. 503, 1861).
Qui de nous ne pourrait rapporter de semblables observations?
En voici une, personnelle. Au mois d'octobre 1887, à la hauteur
du cap Gardafui, sur le paquebot le Yarra de la ligne d'Aus-
tralie, j'entendis narrer des contes. Le narrateur était un vieil
habitant de Maurice, qui pour la première fois quittait son
île. Il disait, entre autres histoires grasses, le récit d'un certain
examen qu'un père de famille fait passer à ses trois filles pour
savoir laquelle des trois a besoin d'être mariée la première. Ge
conte, qu'il m'est impossible d'analyser plus précisément, est
un fabliau. Il m'est également impossible de dire le titre du
fabliau, mais on pourra le trouver au tome V de la collection de
MM. de Montaiglon et Raynaud, sous le n^ 122. Bien que j'aie dû
parcourir, pour les besoins de ce travail, une centaine de recueils
de KpuTuxào'.a, je n'ai rencontré ce conte nulle part ailleurs, et je
doute s'il a jamais été écrit depuis le xiii^ siècle. Le vieux planteur
mauricien le disait pourtant comme le jongleur, sans y ajouter
— 278 —
ni en retrancher un seul épisode. Je lui demandai d'où il tenait
cette histoire, et je reçus la réponse que connaissent bien les
collecteurs de contes : « Est-ce qu'on sait? Je l'ai entendu
dire ainsi, sans doute à Port-Louis, je ne sais plus ni quand,
ni par qui. » 11 était donc un témoin de la tradition orale. Je
remarquai alors que parmi ses auditeurs se trouvaient un
commerçant anglais qui venait de Sidney et un gabier du
bord qu'on appelait le Martigau, parce qu'il était des Mar-
tigues. Le lendemain, j'entendis le Martigau conter le fabliau
à un cercle de matelots. L'équipage était presque exclusivement
composé de Basques et de Corses ; mais celui de ses auditeurs
qui paraissait s'amuser le plus, et qui montrait en riant les
plus belles dents, était un chauffeur arabe qui venait de
remonter de la machine et qui, son corps nu ruisselant de
sueur, buvait sa minuscule tasse de café. On peut dire que, ce
jour-là, ce conte avait passé des îles Mascareignes au pays
Basque, à la Corse, à l'Australie, à l'Arabie. Outre que, sur
le navire même, il a pu passer encore à des boys chinois et à
des terrassiers piémontais qui revenaient de Bourbon, l'Arabe
a pu le conter à Aden, le Martigau en Provence, un Corse à
Bastia. Des collecteurs de contes qui peut-être, depuis ces cinq
ans écoulés, ont recueilli ce récit à Aden ou à Moka, à Marseille,
à Dax, compareront gravement ces versions qu'ils proclameront
arabe, provençale, basque, et chercheront les lois de la propaga-
tion de ce conte. Quelle apparence qu'on en découvre jamais?
Si les rapprochements fréquents des croisés avec les Sarrazins,
si les métis poullains ont pu et dû créer des échanges de
légendes, bien plus rapides et profonds encore doivent avoir été
ces échanges entre les diverses nations occidentales représen-
tées dans une armée de croisés, ou dans les villes de Tripoli,
d'Antioche, de Jaffa. Dès lors, quel mélange, quelle confusion
de contes allemands importés en Espagne, de contes espagnols
importés en Angleterre, de contes anglais importés en Italie!
Il nous est aussi impossible de déterminer une loi que de dire
dans quelle direction soufflait le vent à Jaffa, dans telle matinée
de l'an 12i8. Et il est d'ailleurs aussi indiffèrent de savoir où a
été porté tel conte narré tel jour dans une maison de Jaffa, que
de savoir dans quel sens a tourné ce jour-là la girouette fixée
au faîte de cette maison. Pour qu'un de ces contes passe d'un
— 279 —
pays à l'autre, il suffît que, sur un point quelconque de la terre,
deux conteurs de pays différents se rencontrent, dont l'un
entende la langue de l'autre. La patrie des contes est non pas
où ils sont nés, mais où ils sont bien. Une tradition populaire est
citoyenne de tout pays qui n'a pas une raison expresse de la
rejeter. Un conte populaire peut faire le tour de la terre en
quelques mois, semant des rejetons tout le long- de sa course.
Nous ne croyons donc pas qu'on soit en droit de rechercher
l'origine et la propagation des contes populaires européens.
Pourtant, dira-t-on, cette impuissance serait un fait unique.
Dans toute science relative à l'esprit humain, se pose, comme
fin dernière, la question d'origine. Le but suprême est de
rechercher le point d'impulsion des forces que nous trouvons
agissantes dans l'humanité. Où en est le germe initial? Gomment
ont-elles passé de la puissance à l'acte? Dans quelles directions
se sont-elles développées?
Dans l'histoire des idées, partant d'une conception philoso-
phique, si nous trouvons, par exemple, l'idée de la Fatalité
développée dans les tragédies de Sénèque, notre effort est d'en
chercher, par voie de comparaison, la propagation dans les
monuments contemporains ou postérieurs, l'origine dans les
drames de Sophocle, d'Eschyle; au delà, dans Hésiode; plus
haut, dans l'idée de la MoTpa homérique; nous nous arrêterons
là, si c'est la dernière source accessible ; si nous le croyons
légitime, nous remonterons jusqu'aux Védas.
Dans l'histoire de l'art, partant d'un style architectural déve-
loppé, le gothique par exemple, nous en déterminerons, par voie
de comparaison, la propagation dans le temps et l'espace ; nous
en chercherons l'origine en remontant au style roman, et du
roman aux styles antérieurs.
En linguistique, partant d'un mot français, nous en cher-
cherons l'origine dans une forme latine, nous suivrons, par voie
de comparaison, la propagation de cette forme latine dans les
diverses langues romanes.
Pourquoi ces recherches et ces méthodes nous seraient-elles
interdites quand il s'agit des contes populaires?
Mais, si l'on veut bien y prendre garde, cette impuissance est
commune à la science des traditions populaires et aux sciences
historiques mêmes que nous venons de considérer.
— 280 —
Les sciences historiques n'ont prise que sur les singularités
humaines, sur les éléments mobiles, caducs et locaux des idées,
sur les éléments différentiels des mêmes idées chez les différents
hommes.
Il est possible d'étudier historiquement l'idée grecque de la
Motpa en ses caractères locaux, en ses formes anthropo-
morphiques. Il est possible d'étudier les personnifications spé-
ciales de cette idée, A!aa, "T6piq, les Erinnyes, Atè, la Jalousie
des dieux. Mais si l'on dégage cette idée de tous ses éléments
adventices, si l'on découvre que l'essence de cette croyance
grecque est une idée populaire, actuellement vivante, univer-
selle ; si cette croyance a pour germe cette tendance, naturelle à
tous les esprits simples, qui consiste à donner une explication
commune aux événements qu'ils ne peuvent s'expliquer, à se
rendre compte par exemple de la mort d'un homme écrasé par la
chute d'une tuile en disant : C'est que son jour était arrivé^
l'idée de la destinée, réduite à ces éléments universels, ne relève
plus de l'histoire, mais de la psychologie. — De même, on
peut étudier les éléments caducs d'un conte, son costume,
ses formes diverses, significatives de telle ou telle civilisation;
en tant qu'il est commun à tous les peuples, au contraire, ou
acceptable pour tous, il ne relève plus de l'histoire, mais de la
psychologie, et la seule question qu'il soulève est celle-ci :
Quelles sont les conditions psychologiques universelles que
suppose l'adoption universelle de ce conte?
Dans l'histoire de l'art, on peut rechercher l'origine du style
gothique, déterminer, par exemple, sous quelles influences
l'ogive s'est substituée au plein cintre. Mais si l'on considère
l'idée de porte, dépouillée de toute idée qui la détermine, porte
ogivale, à trèfle ogival, à arc surbaissé, rectangulaire, etc., la
question d'origine disparaît. — De mêm'e on peut étudier un
conte en tant qu'il est grec, français ou indien, c'est-à-dire dans
ses éléments caducs ; mais on ne saurait chercher l'origine des
traits qui sont communs à la Grèce, à la France et à l'Inde.
Enfin, en philologie, on peut étudier la propagation du mot
lectum dans les différentes langues romanes, rattacher ce mot
lectum à une racine commune au latin et au grec, donner la forme
indo-germanique de cette racine. Mais on ne cherche pas 1 ori-
— 281 —
gine de l'idée de se coucher, parce qu'elle est universelle. — De
même, pour les contes qui ne sont pas plus limités dans l'espace
et le temps que l'idée de se coucher^ il est vain d'en chercher
l'origine .
Nous nous croyons maintenant en droit d'exprimer cette loi :
On peut rechercher V origine et la propagation d'un conte au
cas et au cas seulement où ce conte^ réduit à sa forme organique^
renferme sous cette forme des éléments qui en limitent la diffusion
dans V espace ou la durée.
Au contraire^ si cette forme organique ne renferme que des
éléments qui ne supposent aucune condition d' adhésion spéciale
— sociale^ morale^ surnaturelle, — la recherche de la propaga-
tion et de V origine de ce conte est vaine, et cest le cas de tous ceux
pour lesquels se bâtissent les théories.
Cette loi s'applique non seulement aux contes, mais à toutes
les parties du folk-lore.
Gomme rien ne se perd sans cause, une conception populaire
n'est arrêtée dans l'espace et la durée que si elle heurte une
conception contradictoire et considérée comme supérieure.
Or, les hommes acceptent presque indifféremment les imagi-
nations, malaisément les croyances, plus malaisément encore les
sentiments les uns des autres.
Il suit de là qu'on peut dresser d'une manière générale l'échelle
de caducité des conceptions populaires.
La voici, en procédant du plus éphémère et du iplus particulier
au plus tenace et au plus général.
Au bas de l'échelle, comme les plus caduques et les plus locales
des traditions populaires, sont :
Les légendes historiques (créées par un peuple, pour un temps.
Elles n'intéressent ni le peuple voisin, ni, dans la nation qui les
a créées, une génération de culture différente).
Puis, en gravissant les échelons, les chansons populaires. (Les
manières de sentir sont plus particulières que les manières de
penser. C'est surtout ici que la race exerce une inffuence spéciale,
et c'est ce qui légitime en principe les belles recherches de M.
Nigra. De plus, la forme lyrique limite souvent la force de dif-
fusion de la légende.)
Puis, les superstitions surnaturelles. (Elles sont battues en
brèche par les philosophies, les religions.)
— 282 —
Puis, les traditions scientifiques. (Elles sont battues en brèche
par des observations plus exactes. Elles sont moins violemment
attaquées que les croyances surnaturelles, parce qu'elles touchent
moins au fond intime de l'homme. Une croyance scientifique
populaire est plus ou moins vivace dans un pays : 1° selon que
l'instruction y est plus ou moins répandue ; 2" selon que cette
croyance intéresse les hommes plus ou moins directement : les
superstitions astronomiques sont par là plus vivaces que les
superstitions médicales.)
Puis, les contes renfermant à des degrés divers des éléments
historiques^ religieux^ scientifiques. (Ils suivent les destinées de
ces croyances.)
Puis, en montant toujours, d'échelon en échelon, vers des
groupes de traditions populaires de plus en plus tenaces, de plus
en plus généraux, nous trouvons :
Les contes merveilleux où le merveilleux est assez général
pour n^ impliquer aucune croyance^
Les contes {nouvelles et fables) qui reposent sur des observa-
tions morales ou sociales universelles. (Ces contes peuvent vivre
partout et toujours.)
Les devinettes (qui sont des comparaisons fantaisistes accep-
tables de tous).
Les proverbes (qui sont des métaphores ou des vérités géné-
rales acceptables de tous). Ces devinettes et ces proverbes
peuvent vivre partout, et toujours^.
Comme c'est tâche vaine de rechercher l'origine et la propa-
gation des contes populaires européens, il sera donc vain, pour
les mêmes raisons, de rechercher l'origine et la propagation du
plus grand nombre des devinettes et des proverbes.
On peut dater, grâce à sa forme, ce proverbe :
Au seneschal de la maison
Puet on connoistre le baron,
1. Notez, en passant, que cette échelle est précisément celle qui exprime
le rapport plus ou moins intime des littératures populaires aux littératures
savantes. Là où elles se confondent, c'est dans l'emploi des proverbes ; elles
se confondent aussi dans l'usage de la nouvelle, du conte universel, qui peut
être à la fois admis par un paysan et par Boccace. Là où la difTérence com-
mence à se faire sentir, c'est quand il s'agit de notions scientifiques. Pour-
tant, combien de superstitions médicales chacun de nous, même le plus
cultivé, ne conserve-t-il pas?
JUL:
— 283 —
mais non ce même proverbe sous cette forme : Tel maître,
tel serviteur. On pourra déterminer, sans procédés comparatifs, à
la seule introspection d'une forme quelconque, que tel proverbe
est arabe, tel autre indien ; mais le proverbe « Qui trop embrasse
mal étreint, » ou celui-ci : « Pierre qui roule n'amasse pas
mousse » ne sont, au point de vue de l'origine et des migrations,
susceptibles d'aucune étude scientifique^.
De même, pour les devinettes. On ne pourra jamais découvrir
d'autre date pour la naissance d'une devinette que celle où a été
inventé l'objet qui est le mot de l'énigme. La devinette sur le
filet à poissons que M. G. Paris étudie en sa préface au recueil
de M. Rolland, peut avoir été imaginée en un lieu quelconque, le
jour même où les mailles du premier filet ont été façonnées. Il
peut être intéressant (bien que d'un intérêt infiniment restreint)
d'énumérer les différents pays où l'on compare le battant de la
cloche à un enfant qui frappe sa mère, pour distinguer les
variantes minuscules dont cette idée est susceptible. Mais, si l'on
se propose par ces ra23prochements de découvrir où est née cette
comparaison et par quelles voies elle s'est propagée, on peut
collectionner pendant des siècles.
Pour les fabliaux, quelques-uns — le plus petit nombre, —
à la seule inspection de leurs traits organiques et sans aucun
procédé comparatif, sont localisables, d'une manière plus ou
moins vague :
1° Quelques-uns ne peuvent appartenir quau moyen âge
français :
a) comme fondés sur un jeu de mots français [Le Vilain au
buffet^ Les deux Anglois et Vanel, La maie Honte ^ La Vieille qui
oint la palme au chevalier-).
1. Le but final de la parémiologie ne peut donc être qu'un répertoire-
dictionnaire, comme le superbe recueil des Sprichwôrter der gerin, und rovi.
Sprachen (par Ida von Dûringsfeld et Otto von Reiusberg-Diiringsfeld, Leip-
zig, 1872), ou une étude purement littéraire et historique, traitant les pro-
verbes comme de menues œuvres d'art, ainsi que les ont considérés Leroux
de Lincy [le Livre des Proverbes) ou Quitard [Etudes littéraires, historiques
et morales sur les proverbes français, Paris, 1860.)
2. Le jeu de mots sur lequel se fonde ce fabliau de la Vieille qui oint la
palme au chevalier, peut, bien entendu, survivre en France au moyen âge et
se répandre en quelques langues autres que le français. Pour <( graisser la
patte, » Suétone employait cette métaphore : « ferrer la mule » [Vespasien,
ch. 23).
— 284 —
b) comme supposant un ensemble de données propres au moyen
âge français :
Le Sentier battu (usage de s'épiler, jeu da roi et de la reine^
etc.)
2° Quelques-uns ne peuvent appartenir qu'à une époque
féodale et supposent certaines conditions sociales qui en limitent
r extension.
Tels sont : le Povre mercier,' les Trois chevaliers et le chainse ,
les Lecheors ; le roi d'Angleterre et le jongleur d'Ely ; Saint-
Pierre et le Jongleur.
3^ D'autres ne peuvent appartenir qu'à un pays chrétien.
Exemple : la seconde partie du fabliau des Trois aveugles de
Compiègne,' le Mari confesseur j Frère Denise; l'Evêque qui
bénit j la Dame qui fît trois tours autour du moûtier ,' le Vilain
qui conquist Paradis par plaid , le Prêtre crucifié.
4*^ D'autres ne sont limités ni dans le temps ni dans l'espace,
mais ne peuvent convenir, en un lieu et en un temps quelconques.,
qu'à des groupes d'hommes spéciaux :
a) par la délicatesse qu'ils supposent : ils se rapprochent, par
les données psychologiques qu'ils exploitent, des conceptions
purement littéraires ;
Tels sont : Le Vair palefroi,' Guillaume au faucon,' les deux
Changeurs.
b) par leur grossièreté :
Tels sont : h' Avoine por Morel et les récits apparentés (M R,
I, 29, 45; IV, 101, 107; V, 111, etc.); la Pucele qui voloit
voler (IV, 108); l'Ecureuil (V, 121); la Sorisete des estopes (IV,
105), etc.
Tous les autres fabliaux se révèlent, à l'examen de leurs seuls
traits organiques, comme viables partout et toujours.
Pour tous ces contes — fabliaux, contes merveilleux, apo-
logues — qui seuls, ont fait germer les théories, — toute
recherche sur leur origine et leur propagation est vaine.
Nous ne saurons jamais ni où, ni quand ils sont nés. ni com-
ment ils se propagent.
Et il est indifférent que nous le sachions ou non.
— 285
Si l'on nous reprochait, à la fin de ces longues discussions,
leur caractère trop fréquent de polémique négative, si l'on nous
disait que la science n'a que faire de cet agnosticisme, nous pro-
testerions de toute notre énergie et de toute notre sincérité.
Il est faux de dire que toute négation soit stérile. Une négation
est féconde, qui réduit une erreur à néant. Il est, par contre, des
affirmations stériles, nuisibles : la théorie indianiste est de celles-
là. Il est des problèmes mal posés, où s'épuisent en pure perte
les forces vives des chercheurs, et le problème de l'origine et la
propagation des contes est de ceux-là. Il est des recherches vaines,
et il est bon de le dire fermement, car le nombre des travailleurs
n'est pas si grand dans une génération qu'on puisse les laisser
égarer par les prestiges de la science inutile. Tout système est,
dit-on, bon à son heure; et c'est une grande vérité, parce que
tout système est fondé sur une hypothèse, et que, seules, les
hypothèses donnent à l'homme le désir de recueillir et de grouper
les faits. Mais quand le groupement des faits détruit l'hypothèse
même qui avait provoqué la recherche, il faut avoir le courage
d'y renoncer. En montrer la fausseté, même sans la remplacer
par une autre hypothèse, ce n'est pas un résultat purement néga-
tif. Assurément, ce n'est pas « faire avancer » la science ; mais,
la science étant enlisée, c'est la dégager. D'autres viendront qui
l'entraîneront plus loin : car, si les faits manquent souvent aux
hypothèses, les hypothèses ne manquent jamais aux faits. Ils
viendront bientôt — sans doute sont-ils déjà venus — ceux qui
entraîneront la science des traditions populaires loin du marais
où elle s'embourbait. Si nous avons partiellement desséché ce
marais, il suffît, c'est déjà un résultat positif.
Il est faux d'ailleurs que nos conclusions soient celles de
l'agnosticisme et du scepticisme, et nous ne serions pas en peine
d'énumérer les principaux articles de notre Credo.
Je crois, selon l'expression de M. Gaidoz, à la polygénésie des
contes. Je crois qu'il n'y a pas eu de race privilégiée, indienne
ni autre, qui, en un jour de désœuvrement, inventa les contes
dont devait s'amuser l'humanité future.
— 286 —
Je crois seulement à certaines modes littéraires qui, à telle
époque, en tel pays, ont induit des écrivains à recueillir les contes
populaires ; de ces modes procèdent les recueils indiens, les collec-
tions ésopiques grecques, les novellistes italiens, les jongleurs et
leurs fabliaux, etc. Que ces recueils aient exercé de l'influence
sur des conteurs d'autres pays, cela est trop évident. Que Musset
ait pris des contes à Boccace, cela est assuré. De même, que tel
de nos rares fabliaux attestés en Orient soit emprunté au Direc-
torium hiimanae vitae, cela est infiniment probable. J'accorde
même volontiers que tous les onze, malgré les apparences con-
traires, proviennent de recueils indiens traduits. Le fait a tout
juste la même importance que de savoir que Musset a pris à
Boccace le conte de Simone.
Je crois qu'il est des contes dont on peut déterminer la date et
la patrie (ces dates sont diverses et divers ces pays d'origine,
ce qui prouve la polygénésie des contes). Je crois qu'il y a
des contes qui sont localisables, parce qu'ils ne conviennent
qu'à certaines âmes : c'est pourquoi les études de M. G. Paris
sur les légendes de VAnge et de V Ermite ou de V Oiselet sont
fécondes.
Je crois, par contre, que l'immense majorité des contes mer-
veilleux, des fabliaux, des fables (tous ceux pour qui les théories
générales sont bâties) — sont nés en des lieux divers, en des
temps divers, à jamais indéterminables. Mais, si j'écarte ce
problème, faux dans ses données, de l'origine et de la migration
des contes, je crois pourtant ne diminuer en rien la science des
traditions populaires. Je crois, au contraire, la débarrasser d'un
faix pesant.
Pour la novellistique d'abord, la question d'origine écartée,
je crois qu'il se pose des questions autrement intéressantes. Je
crois que les fabliaux, par exemple, dénués de tout intérêt si on
les étudie en leurs banales intrigues communes à tous les peuples,
reprennent leur valeur si l'on considère le costume dont les a
vêtus le moyen âge, leur partie ornementale, l'appropriation du
conte universel à un milieu tour à tour bourgeois, chevaleresque,
clérical. Gomment le goût de ces contes s'est-il développé dans
l'ancienne France ? Dans quelles classes sociales spécialement et
pour quel public? A quelle époque? Par quelles influences histo-
rlques ce goût a-t-il été favorisé ou combattu ? A quelle époque
et pourquoi ces contes disparaissent-ils de la littérature ? Quelles
idées supposent-ils sur les femmes, le mariage, la religion? Je
crois que ce sont des questions susceptibles d'étude, et toute la
seconde partie de ce livre n'a d'autre but que de le faire voir.
Je crois de même — pour ce qui est des contes de fées — que,
si l'on s'obstine à en classer les formes, selon qu'elles repro-
duisent ou non tel trait d'un merveilleux tombé dans le domaine
commun, tel incident d'une intrigue devenue banale et indéfini-
ment transmissible, et si l'on espère que ce classement révélera
jamais la patrie et l'histoire du conte, on travaille vainement.
Mais beaucoup de ces traits merveilleux sont précieux pourtant
aux mythologues. Ils survivent, bien qu'ils ne répondent à
aucune croyance actuelle, parce que les paysans qui les content
les considèrent, par une convention semi-consciente, comme du
domaine indifférent de la féerie. Mais il fut un temps où ils
impliquaient croyance et foi, et c'est à ce titre qu'ils font l'intérêt
de nos contes merveilleux. Remontent-ils à l'époque aryenne,
et tel d'entre eux est-il le détritus d'un mythe cosmogonique? ou
plutôt, sont-ils les témoins de croyances abolies dans nos races,
mais actuellement vivantes chez les peuples sauvages? Le champ
reste ouvert aux mythologues, soit à l'école de Max Millier, soit
aux belles études des Andrew Lang et des Gaidoz.
1
SECONDE PARTIE
Etude littéraire des Fabliaux
CHAPITRE IX
QUE CHAQUE RECUEIL DE CONTES ET CHAQUE VERSION
D'UN CONTE RÉVÈLE UN ESPRIT DISTINCT,
SIGNIFICATIF D'UNE ÉPOQUE DISTINCTE
Projet de notre seconde partie. — Chaque recueil de contes a sa physiono-
mie propre : ainsi les novellistes italiens ont taché de sang les gauloise-
ries des fabliaux; d'où un intérêt dramatique supérieur. — Chaque ver-
sion d'un même conte exprime, avec ses mille nuances, les idées de
chaque conteur et celle des hommes à qui le conteur s'adresse. Exemples :
le fabliau du Chevalier au chainse, du xiii° siècle français au xiv° siècle
allemand, du xiv*^ siècle à Brantôme et à Schiller, de Brantôme à M. Ludo-
vic Halévy. — Etude similaire tentée pour le fabliau de la Bourgeoise
cV Orléans.
Nous avons donc tenté de réduire à sa juste valeur l'importune
question de l'origine des contes populaires. Si nos conclusions
sont généralement admises comme fondées en fait et en raison,
nous ne regretterons ni les lenteurs de cette étude, ni le caractère
parfois négatif de ses résultats : ce serait un résultat appréciable,
et vraiment positif, que d'avoir fait table rase de cette pseudo-
science, d'avoir dissipé ces fantômes et d'économiser ainsi, dans
l'avenir, la vie d'un nombre indéfini de travailleurs. Sans doute,
les systèmes qui sont ici pour la première fois attaqués ont la
vie dure. Mais les voilà peut-être ébranlés : d'autres mains, plus
solidement armées, en achèveront la ruine.
Voici que nous abordons des recherches d'ordre littéraire et
historique. Il ne s'agit plus de poursuivre, d'odyssée en odyssée
et de mirage en mirage, l'insaisissable patrie des contes ; de tra-
verser à la suite de chacun d'eux les pays et les temps, comme
Bédier. — Les Fabliaux 19
— 290 —
des Ahasvérus toujours déçus et jamais lassés, pour tâcher de les
saish' sous leur forme première, idéale, sans cesse fuyante. Mais
il s'agit de considérer nos fabliaux comme des œuvres d'art, qui
appartiennent à une époque déterminée, au même titre que le
Cid ou Tartufe, et d'y chercher les témoins des conceptions artis-
tiques et morales du xiii*^ siècle français.
Que ces recherches soient légitimes, c'est ce que personne ne
voudrait contester. Une époque est responsable des récits dont
elle s'est amusée, même si elle ne les a pas inventés. En effet,
— est-il nécessaire de le marquer? — bien que la plupart des
contes puissent indéfiniment circuler, chaque recueil de contes
révèle pourtant un esprit distinct.
D'abord, par le choix des sujets. Presque toutes les nouvelles
du Décaméron voyageaient par le monde avant que Boccace ne
vînt, et voyagent encore. Mais pourquoi Boccace a-t-il arrêté au
passage ces cent contes, et non tels de ces cent autres? — Puis,
ce qui donne à chaque recueil sa marque et comme sa physiono-
mie propre, c'est la façon de traiter et de diversifier la matière
brute de chaque récit. Les mêmes contes à rire, qui ne sont chez
nous que des gaillardises, étaient jadis des exemples moraux
que le brahmane Vichnousarman faisait servir à l'instruction
politique des jeunes princes, au même titre que les plus graves
slokas. Ces mêmes contes gras, les Italiens de la Renaissance les
ont (( tachés de sang « : chez Bandello ou Sercambi, l'amant sur-
pris risque sa vie ; de là un intérêt dramatique supérieur. Par ce
mélange singulier de courtoisie et de cruauté, ils ont comme
ennobli leur matière, qui est commune et banale.
Je n'en veux qu'un seul exemple. On connaît le gaulois fabliau
du Mari qui fist sa femme confesse. Déguisé en moine, il sur-
prend l'aveu des fautes de sa femme et peut se convaincre de son
malheur ; mais la rusée soupçonne la fraude et réussit à persua-
der au faux moine qu'elle l'a reconnu sous le froc avant de com-
mencer sa confession, qu'elle a seulement voulu l'éprouver et le
fait tomber à ses genoux, repentant et grotesque. Voici les der-
niers vers du Chevalier confesseur de La Fontaine : Gomme elle
vient d'avouer son amour pour un prêtre,
Son mari donc l'interrompt là-dessus,
Dont bien lui prit : « Ah ! dit-il, infidèle.
Un prêtre même! A qui crois-tu parler?
— A mon mari, dit la fausse femelle,
— 291 —
Qui d'un tel pas sut l)icn se démêler.
Je vous ai vu dans ce lieu vous couler,
Ce qui m"a fait douter du badinage ;
C'est un grand cas qu'étant homme si sage,
"Vous n'ayez su l'énigme débrouiller !
— Béni soit Dieu ! dit alors le bonhomme,
Je suis un sot de l'avoir si mal pris ! »
Dans les contes de Bandello, qui portent bien leur titre d^ His-
toires tragiques^ cette maligne gauloiserie est devenue un poi-
gnant drame d'amour, dont voici le dénouement : « Alors, la
damoyselle, avant fini sa confession, remonta en coche, s'en
retournant où jamais elle n'entra vive; car, voyant son mari
venir vers elle, elle commanda au cocher qu'il arrestast; mais ce
fust à son grand dam et delFaicte, veu que, dès qu'il l'eust accos-
tée, il lui donna de sa dague dans le sein, et choisist bien le
lieu ^ »
Ici, la novellistique peut vraiment reprendre ses droits, non
point comme une science indépendante qu'elle ne saurait être,
mais comme une auxiliaire utile de l'histoire des mœurs. Chaque
conte est un microcosme où viennent se reproduire, avec leurs
mille nuances, les idées du conteur et celles des hommes à qui
le conteur s'adresse.
Nous en voulons donner deux ou trois exemples, tirés de notre
collection de fabliaux.
Voici ce que Jacques de Baisieux nous raconte "^ : « Trois che-
valiers, attirés par un tournoi, ont pris hôtel chez un bachelier.
Tous trois s'éprennent de sa femme, à qui ils déclarent leur
amour. Elle ne les accueille ni ne les repousse, mais les soumet
à une épreuve. Son écm^er aj^porte de sa part à l'un des soupi-
rants un chainse blanc (une de ces tuniques d'étoffe fine C[ui se
mettaient par dessus les vêtements ou l'armure). S'il veut « vivre
en son service », qu'il revête le lendemain, au tournoi, ce chainse
comme seule cuirasse qui protège sa poitrine, et qu'il combatte
sans autres armes que son heaume, sa chaussure de fer, son épée,
son écu. Le chevalier accepte d'abord, puis hésite, puis refuse.
Ce combeit, sous cette armure de soie, c'est la mort assurée ! —
1. Bandello, XL. Histoires tragiques, traduites par François de Belle'
Forest, coviingeois , t. III, p. 249, éd. de 1604.
2. Les trois Chevaliers et le chainse, MR, III, 71,
— 292 —
A son tour, le second chevalier refuse. — Le troisième, au con-
traire, accepte, baise le chainse, le revêt en place de son hau-
bert, combat tout le jour, remporte le prix du tournoi, et quitte
enfin l'arène, navré par trente blessures. Il n'en meurt point,
pourtant ' .
« A quelques jours de là, le mari donne un grand festin, où sa
femme, suivant Tusag-e féodal, doit servir les convives. Le blessé
l'apprend et fait rapporter à la dame le chainse ensanglanté :
quand elle servira à table, qu'elle le porte, aux yeux de tous, par
dessus ses vêtements. — « Oui, dit la dame, puisqu'il fut mouillé
du sang de mon ami loyal, je le tiens pour une parure de reine ;
car nulle pierrerie ne saurait m'être plus précieuse que le sang
dont il est teint. » Elle s'en revêt et paraît au festin en ces
sanglants atours. Le trouvère nous demande que nous jugions
cette manière de jeu-parti : lequel a le mieux mérité d'Amour?
lui, ou elle? »
On ne saurait réfléchir à ces données sans être frappé des con-
ditions morales infiniment curieuses et rares qu'elles supposent.
Pourquoi la dame exige-t-elle cette horrible épreuve ? par coquet-
terie et caprice ? pour tirer vanité de la puissance de sa beauté ?
Non point. Pourquoi le chevalier blessé exige-t-il une épreuve
non moins cruelle? ce n'est ni vanité, ni esprit de vengeance.
Mais tous deux ont obéi au même précepte du code chevale-
resque : l'amour veut qu'on le mérite et qu'on l'achète. Un
amant ne l'a pas bien gagné, qui n'a point su tenter pour sa
dame les plus folles emprises, La dame peut trembler pour lui,
regretter les épreuves qu'elle-même impose ; mais elle se doit de
les lui imposer, comme il se doit d'exiger d'elle la réciprocité
des épreuves acceptées, car l'amant et l'amante sont égaux devant
la passion. L'amour veut que l'un risque sa vie, l'autre son hon-
neur, et chacun d'eux
Embrasse aveuglément cette gloire avec joie.
1. La dame, touchée, paye les dépenses du chevalier blessé. Au moyeu
âge, il était parfaitement admis qu'un chevalier reçut de l'argent de sa dame.
Bien des textes nous le prouvent. Voyez MR, I, 8, vers 90; II, 50, ou le lai
d'Ignaures (v. 62), oii un jeune bachelier est aimé de douze dames :
Mais les dames trop li donoient...
Voyez surtout le roman du Petit Jehan de Saintré.
ji,
— 293 —
Plus tard, les deux amants se reverront-ils seulement? Le
poète ne nous en dit rien. Peu importe, en effet. Ces héros ne
demandent à l'amour que l'amour même. — Et le mari? Le trou-
vère nous dit simplement : « Il ne fut pas content, mais n'en
laissa rien paraître. » C'est que, pour ces poètes, le mariage
n'est qu'une convention mondaine, et il n'y a point de conven-
tion qui doive tenir devant l'amour.
Nous sommes ici dans un monde très spécial, tout imprégné
de l'esprit de la Table Ronde, et qui nous devient naturel, si
étrange soit-il, dès que nous nous sommes familiarisés avec ces
idées. Mais ces conceptions n'ont été directement intelligibles, au
moyen âge même, qu'à un moment très court et dans des milieux
très restreints. Voyons comment notre légende, faute d'être acces-
sible à tous, va s'altérant ou se transformant.
Elle parvient à un minnesanger viennois, qu'elle séduit par sa
tragique étrangeté ^ Mais les héros, dont il comprend mal les
mobiles, le choquent; il les transforme. « Un brave chevalier de
l'époque de Frédéric II s'éprend d'une comtesse, d'inexpugnable
vertu. Trois ans il la requiert d'amour, toujours vainement.
Enfin, lassée de ses obsessions, elle se décide, toute pleurante, à
lui fixer un rendez-vous. Elle s'y rend, en effet, mais pour lui
jurer qu'elle aimerait mieux être brûlée vive que commettre une
infidélité conjugale. Le chevalier Frédéric d'Auchenfurt revient
pourtant à la charge, quelques jours après. Alors elle lui impose
la même épreuve que dans notre fabliau : qu'il combatte dans un
tournoi, sans armes défensives. Il obéit ; une lance le transperce,
sans le tuer pourtant; la comtesse se promet, malgré cette
marque de dévoûment, de rester fidèle à son mari.
Au bout d'un an, guéri, Frédéric d'Auchenfurt va trouver sa
dame, portant la chemise sanglante. Il exige le paiement de son
acte téméraire. La comtesse le conjure de la laisser à son devoir,
de la relever de son serment, de lui imposer une autre épreuve
quelconque. Frédéric d'Auchenfurt cède, mais à une condition :
le jour de la saint Etienne, elle vêtira le chainse qu'elle recou-
vrira de son voile et de son manteau et s'en ira à la grand'messe ;
au moment où elle viendra à l'autel pour l'offrande, elle laissera
1. Herr Vriderîch von Ouchenvurt, von Jausen Enenkel, Gesammtaben-
teuer, III, LXVII.
— 294 —
tomber à ses pieds voile et manteau. Lui, sera dans le chœur et
la verra.
Elle fait ainsi, apparaît à l'autel, devant tous, dans son tra-
gique costume. Puis elle reprend son manteau et retourne chez
elle. Son mari Fa d'abord crue folle ; mais elle lui raconte la
série des événements, et le comte l'embrasse avec une joyeuse
reconnaissance. Frédéric d'Auchenfurt quitte le pays. »
Voilà, certes, une excellente moralité, et von der Hagen se
félicite ^ que les vertus germaniques n'aient point toléré, en ce
conte, l'odieuse légèreté française, qui méprise, comme un cha-
cun sait, les devoirs familiaux.
Mais qui ne voit que la légende est ici faussée ? que le conte,
devenu moral, est impossible? Est-il concevable qu'une honnête
femme, pour éconduire un importun, lui joue ce méchant tour de
l'envoyer à une mort presque assurée? Ces obsessions, qu'elle
révèle si bénévolement à son mari à la fin du drame, que ne les
a-t-elle dévoilées plus tôt, avant d'exposer le chevalier à mourir?
Et n'est-ce pas une scène répugnante, celle où Frédéric d'Au-
chenfurt rapporte le chainse ensanglanté comme un usurier pré-
sente un billet échu, et réclame son salaire, comme Shylock sa
livre de chair humaine? De plus, si rude que soit l'humiliation
passagère de la comtesse à l'autel, y a-t-il parité entre cette
épreuve et celle qu'elle a imposée à son amant? Ne sait-elle pas
que, quelques instants plus tard, son mari lui ouvrira ses bras
et que les châteaux d'alentour célébreront sa pudeur, comme celle
d'une Lucrèce ?
Le conte de Jacques de Baisieux est donc gâté, frappé d'impos-
sibilité morale. Sous cette forme, il est caduc. Mais un autre
poète allemand s'en empare et y réintègre la vérité morale, une
vérité plus humaine et moins spéciale que n'avait fait le trouvère
français.
Un chevalier -, nouvellement venu dans une ville, demande à
un bourgeois quelle est la plus belle femme du pays. « — Vous
le verrez bien à l'église. » Le lendemain, en effet, il en distingue
1. Gesammtahenteuer , I, p. CXXV.
2. Gesammtabenteuer, I, XIII, Vromveii tviuwe. Le conte pubHé dans le
Liedersaal de Lassberg, p. 117, ne diffère de celui des Gesammtahenteuer
que par des vnriantes de forme.
— 295 —
une à la messe, belle entre toutes. Il la montre au bourgeois
dont c'est précisément la femme. Le prudhomme est si confiant
en elle qu'il offre pourtant l'hospitalité au chevalier. Mais lui,
follement épris, refuse et poursuit de ses vaines obsessions la
fidèle épouse.
Rebuté, il imagine de faire crier par la ville qu'il combattra,
revêtu d'une simple chemise de soie, quiconque se présentera
contre lui, armé de pied en cap. Il est frappé d'un coup de lance,
dont le fer lui demeure dans le corps. Il veut le garder dans sa
blessure : celle-là seule l'en arrachera, pour qui il a voulu être
blessé. Bien des femmes se présentent, qu'il repousse ; seule, la
bien-aimée ne A^ent pas.
C'est le mari lui-même qui, sachant le secret du blessé, force
sa femme à le visiter. Elle s'y rend avec sa chambrière, et retire
le fer. — A peine la blessure du chevalier s'est-elle refermée,
qu'il ose s'introduire nuitamment dans la chambre des époux. La
dame se lève pour reconduire ; mais il la serre si fort entre ses
bras que sa blessure se rouvre et qu'il tombe mort. — On
reconnaît en cette scène le conte de Girolamo et Salvestra, du
Décaméron^, supérieurement imité par Alfred de Musset. — La
femme a la force de rapporter le cadavre du chevalier jusqu'en sa
chambre ; le lendemain, avec la permission de son mari, elle se
rend à l'église où on ensevelit le mort :
Celui dont un baiser eût conservé la vie,
Le voulant voir encore, elle s'en fut...
Ce cœur, si chaste et si sévère
Quand la fortune était prospère,
Tout à coup s'ouvrit au malheur.
A peine dans l'ég-lise entrée,
De compassion et d'horreur
Elle se sentit pénétrée.
Et son amour s'éveilla tout entier.
Le front baissé, de son manteau voilée,
Traversant la triste assemblée,
Jusqu'à la bière il lui fallut aller.
Et là, sous le drap mortuaire
Si tôt qu'elle vit son ami.
Défaillante et poussant un cri,
Comme une sœur embrasse un frère,
Sur le cercueil elle tomba ■^...
1. Journée IV, nouv. 8. Voyez M. Landau, Quellen des Dekameron, p. 16L
2. Poésies nouvelles, Sylvia.
— 296 —
Et le vieux minnesanger ajoute ces vers très simples, que Mus^
set eût aimé connaître :
Da legte man sie beide
Mit jâmer und mit leide
In einem grap, die holden^...
C'est ainsi que le poète allemand a su donner un intérêt géné-
ral et humain au vieux conte chevaleresque. Il n'en a gardé que
cette donnée : un amant rebuté s'impose, pour frapper l'esprit de
sa dame, de combattre sans armes défensives. Et il a soudé à ce
récit, par contamination — à moins qu'il n'en soit le premier
inventeur — la nouvelle de Girolamo et de Salvestra. Ce n'est
plus un conte purement féodal ; l'épisode du tournoi peut tom-
ber '2 ; nous sommes en présence d'une légende d'une émotion vrai-
ment humaine — supérieur aux nouvelles de Boccace et de Mus-
set, en ceci que Salvestra ou Sylvia ne sont que des malmariées
qui, dans le mariage, regrettent leur ancien amant, Girolamo ou
Jérôme. Chez le vieux conteur allemand, au contraire, c'est vrai-
ment le dévouement du chevalier qui provoque l'amour de l'in-
sensible. Depuis quand aimait-elle le chevalier sans l'avouer?
Qui le sait? depuis très longtemps, peut-être. Cet amour qu'elle
ne révèle qu'en mourant garde, chez le vieux poète allemand,
quelque chose de mystérieusement tendre.
Mais voici le moyen âge fini ; nous sommes sous François P^ ;
les joutes et les tournois, plus brillants que jamais, ne sont plus
que de vains simulacres sans âme. Le conte du Chevalier au
chainse, déjà si malaisément compris au xiv*^ siècle, devient tout
à fait inintelligible. C'en est fait à jamais de cette conception que
l'amante peut tout exiger de l'amant, parce que l'amour est la
source des vertus chevaleresques. Lorsque les hommes du xvi^
siècle rencontrent, dans les vieux romans qui survivent, ces folles
aventures où les dames lancent les chevaliers, ils n'y voient plus
qu'une coupable coquetterie, qui mérite punition. Aussi le conte
1. Vers 385, ss.
2. Il doit même tomber, car il devient invraisemblable. Ce combat est
impossible, s'il est annoncé à son de trompe. Les héros des deux autres
versions sont blessés par des adversaires qui croient que le chainse recouvre
une cote de mailles. Mais ici, quel est le lâche qui consentira à servir au
chevalier désarmé un coup de lance ?
- 297 —
qui supplante le Chevalier au cJiaînse (et qui est aussi très signi-
ficatif de l'époque) est-il celui que nous raconte Brantôme ^ et que
Schiller a illustré -.
« J'ai ouj, rapporte Brantôme, faire un conte à la Cour aux
anciens d'une dame qui estoit à la Coup, maistresse de feu M. de
Lorge, le bon-homme, en ses jeunes ans l'un des vaillants et
renommez capitaines des gens de pied de son temps. Elle, en
ayant ouy dire tant de bien de sa vaillance, un jour que le roy
François premier faisoit combattre des lions en sa Cour, voulut
faire preuve s'il estoit tel qu'on luy avoit fait entendre, et pour
ce laissa tomber un de ses gans dans le parc des lyons, estans en
leur plus grande furie, et la dessus pria M. de Lorge de l'aller
quérir s'il l'aimoit comme il le disoit. Luy, sans s'estonner, met
sa cape au poing et Tespée en l'autre main, et s'en va asseuré-
ment parmy ces lyons recouvrer le gand. En quoy la fortune luy
fut si favorable que, faisant toujours bonne mine et monstrant
d'une belle assurance la pointe de son espée aux lyons, ils ne
l'osèrent attaquer ; et, ayant recouvré le gand, il s'en retourna
devers sa maistresse et le luy rendit ; en quoy elle et tous les
assistans l'en estimèrent bien fort. Mais, de beau dépit, M. de
Lorge la quitta pour avoir voulu tirer son passe-temps de luy et
de sa valeur de cette façon. Encores dit-on qu'il luy jetta par
beau dépit le gand au nez. Certes tels essais ne sont ny beaux ny
honnestes, et les personnes qui s'en aident sont fort à réprou-
ver. »
Et de décadence en décadence, les nobles emprises d'amour du
moyen âge prennent cette forme dans les Sonnettes de M. L.
1. Brantôme, Vies des femmes galantes, dise, VI, éd. de 1822, t. VII,
p. 461.
2, Dans sa ballade intitulée le Gant, Schiller raconte, dans une lettre à
Gœthe, datée du 18 juin 1797, par quel intermédiaire il a connu le récit des
Vies des daines galantes. — Voyez, dans l'édition de K. Gœdeke, Stuttgart,
1871, t. XI, p. 227, une curieuse variante. Schiller avait d'abord écrit : « De
Lorge rapporta le gant et Cunégonde le reçut avec un regard d'amour, qui
lui promettait son bonheur prochain. Mais le chevalier, s inclinant profon-
dément, dit : Dame, je ne vous demande pas de récompense, » et il la
quitta sur l'heure. Puis Schiller corrigea ainsi : « Mais le chevalier lui jeta
le gant au visage : « Dame, je ne vous demande pas..., etc. » — Comparez
une curieuse pièce de R. Browning, où la dame se justifie (éd. Tauchnitz, II,
223-9, the Glove)
— 298 —
Halév}^ C'est un domestique qui parle : « Sous Charlemagne, un
chevalier se promenait avec sa payse au Jardin des Plantes, près
de la fosse de l'ours Martin. Elle y jeta son mouchoir : Va le
ramasser ! dit-elle. Savez-vous ce que fît le chevalier? Il prit sa
belle et l'envoya rejoindre le mouchoir et l'ours Martin. C'est de
l'histoire, ça i. »
Ainsi les différentes fortunes du Chevalier au chainse nous
montrent avec quelle précision un conte peut représenter des
âmes diverses : il convient exclusivement à un milieu chevale-
resque très particulier; là seulement, il peut trouver sa forme
accomplie, et vivre. Mais il passe en Allemagne, où les idées de
la Table Ronde sont d'emprunt, imparfaitement comprises. Deux
poètes s'en emparent : l'un, Jansen Enenkel, en tire un récit
niaisement moral ; l'autre, une noble légende, qui, par ses don-
nées plus humaines, dépasse le moyen âge et peut convenir aussi
bien à Boccace, à Alfred de Musset. Enfin, le moyen âge meurt.
Les données du Chevalier au chainse révoltent les consciences
des hommes nouveaux : c'est pour l'avoir méconnu que la petite
dame d'honneur de Brantôme fut si cruellement punie. Et notre
beau conte chevaleresque s'effondre piteusement sous le soufflet
de de Lorges ou dans la fosse de l'ours Martin.
Mais nous avons choisi là, sans doute, un exemple trop favo-
rable. Cette légende du Chevalier au chainse était trop manifes-
ment médiévale, dans son essence et ses accidents. Prenons
maintenant un conte à rire, nullement ethnique, vraiment quel-
conque, qui appartienne au trésor banal des littératures popu-
laires. Soit le fabliau de la Bourgeoise d'Orléans-, qui fait par-
tie du cycle d'histoires qu'on peut intituler avec La Fontaine : le
mari trompé, battu et content. Voj^ons, par exemple, comment
la matière du conte le plus universellement accessible à tous va
se diversifiant d'un conteur à l'autre, selon son tempérament
intellectuel et les exigences de son public.
« ...Or vous dirai d'une borgeoise
Une aventure assez cortoise!... »
Que le lecteur veuille bien juger de cette courtoisie !
1. Cette forme et plusieurs autres m'ont été signalées par M. G. Paris.
2. M R, I, 8. Voir l'appendice II.
— 299 —
« Une bourgeoise a pour amant un gros et gras clerc, étudiant
aux écoles d'Orléans. Le mari, jaloux, la fait surveiller par une
nièce pauvre qu'il héberge, et qui, moyennant la promesse d'une
cotele, lui révèle le jour du prochain rendez-vous. A l'heure dite,
le mari, qui a simulé un voyage, revient déguisé sous une chape
de clerc et frappe à la porte du verger où l'infidèle vient lui
ouvrir. Malgré l'obscurité, elle reconnaît son mari, mais n'en
laisse rien paraître, l'accueille comme s'il était vraiment le clerc
et l'enferme à clef dans une sorte de soupente : qu'il attende un
un peu, jusqu'à ce qu'elle ait pu envoyer coucher ses gens. Elle
retourne aussitôt à la porte du verger où, cette fois, c'est bien le
clerc qu'elle trouve et reçoit, tandis que, dans le grenier, se mor-
fond son vilain. Ensuite, elle va trouver ses gens, qui sont réu-
nis pour le souper : (( J'ai enfermé, leur dit-elle, dans la sou-
pente, ce méchant clerc qui m'importunait, et à qui j'ai donné un
rendez-vous pour le punir. Prenez vos bâtons, et rossez-le si
bien qu'il perde à jamais fantaisie de requérir une femme de
bien. » — La fin se devine : on voit comment le mari sera roué
de coups, satisfait pourtant.
Voilà une vraie gauloiserie, brutale, comme il sied. Le bon
raillard qui l'a rimée s'amuse royalement à décrire la volée
qu'infligent au mari sa femme, ses deux neveux, sa nièce,
trois chambrières, un valet, un pautonnier et un ribaut,
jusqu'au moment où ils le laissent, aux trois quarts mort,
achever sa nuit sur un tas de fumier. Cette grossièreté est en
situation^ : notre fabliau appartient à ce cycle de contes où
l'on rit du mari, sans nulle sympathie d'ailleurs pour la femme.
On ne conçoit guère ce conte transporté dans un milieu chevale-
resque, coartois.
C'est pourtant la fortune qu'il a courue à diverses reprises.
D'abord, c'est l'une des rares nouvelles qui aient survécu au
naufrage de la poésie narrative provençale. Ramon Vidal de
Besaudun^ a imaginé pour ce récit un cadre élégant : il le
fait raconter par un jongleur dans une cour royale, en présence
d'Alphonse, roi de Castille, et de la reine Eléonore, fille
1. Elle est reproduite dans un autre fabliau qui n'est qu'une variante de
la Bourgeoise d'Orléans : De la dame qui fist battre son mari, MR, IV, 100.
2. Raynouard, Choix de poésies des troubadours, t. III, p. 398,
— 300 —
d'Eléonore d'Aquitaine ^ Ce public courtois et les goûts plus
relevés de Ramon Vidal lui imposent d'ennoblir le fabliau.
L'amant ne sera donc plus un clerc trop gras, mais le plus
preux des chevaliers d'Aragon, en' Bascol de Cotanda. Le mari
ne sera plus un bourgeois débonnaire, mais le suzerain de
Bascol, n'Amfol de Barbastre. Sa femme n'Alvira deviendra
une épouse fidèle et chaste. Le poète suppose que la dame est
restée pure, et qu'elle ne succombe que par dépit d'avoir été
injustement soupçonnée-. C'est la légitime punition d'un jaloux :
c'est le Castia gilos.
Notre conte gras devait subir, sur le sol d'Angleterre, un
ennoblissement, plus raffiné et plus étrange encore.
Un conteur élégant ^ s'empare du fabliau de la Bourgeoise
d'Orléans : nous voici dans un monde non seulement cheva-
leresque, mais parfaitement moral. Le mari est sympathique,
l'amant est sympathique, la femme l'est encore plus. Le galant
est un fils de chevalier, que des revers de fortune et de famille
ont engagé dans les ordres, et dont tous font l'éloge, les riches
et surtout les pauvres. La nièce pauvre n'est plus cette donzelle
qui, tout à l'heure, vendait sa bienfaitrice pour un cotele\ ici,
elle ne la trahit plus que par jalousie d'amour. Le mari et sa
femme forment un couple charmant; c'est un modèle de bon
ménage, attendrissant; chaque jour, la dame va au moùtier et
reçoit trois pauvres à sa table; quand son mari est aux tournois,
elle reste à prier pour lui :
Souvent haiinta il les esturs,
Ghevals ciinquist, armes gaina.
Et la dame pour li pria...
Son amour naît à l'église, où elle s'est rencontrée souvent
avec le clerc en de communes dévotions. Pour qu'elle con-
sente à visiter le clerc une seule fois, il faut qu'il soit tombé
malade d'amour, à en périr; c'est pour éviter un homicide
1. Ce cadre n'est peut-être point, d'ailleurs, une fiction poétique.
2. On voit l'invraisemblance : comme il n'y a pas de rendez-vous donné,
comme l'amant n'est pas là, il faut qu'Elvira aille rejoindre chez lui. à sa
grande surprise, Bascol de Cotanda.
3. Le chevalier, la dame et un clerc, M R, II, 50. L'auteur est un Anglais,
comme M. P. Meyer l'a aisément démontré [Romania, I, 69).
— 301 —
qu'elle daig"ne lui faire visite, non sans des hésitations et des
combats intimes, dignes d'une héroïne de la Table Ronde. Il
faut bien pourtant se résoudre à conter, telle quelle, la chute
brutale de la dame; mais, dit le poète, elle ne pécha qu'une
fois; après, elle redevint la plus pure des épouses, et quand elle
mourut, Dieu reçut son âme. — C'est ainsi que le trouvère s'est
mis en frais de psychologie pour aboutir à conter la même
histoire grossière que tout à l'heure ; il a créé toute une série
de personnages courtois et brillants, pour arriver à faire rosser
un mari au profit d'un prestolet K
Enfin, un poète allemand rencontre à son tour ce conte à
rire. Il s'en amuse, sans vouloir l'avouer, et s'avise de le
moraliser. Le mari n'est plus chez lui que battu et content. La
femme qui le fait rosser est le parangon des vertus domes-
tiques. Mais je n'ai pas le courage d'analyser cette prudhom-
mesque version ■^.
Ainsi les contes les plus généraux, les plus indifférents sont
faits d'une sorte de matière plastique, que peuvent façonner à
leur gré les artistes. Que deviendra cette matière? Dieu, table
ou cuvette, selon chaque conteur, et selon son public.
Chaque conte pourrait servir à de semblables démonstra-
tions •^; mais laissons ces comparaisons de variantes. Les études
de M. G. Paris sur les légendes de lAmje et l Ermite^ de
V Oiselet^ du Mari aux deux femmes^ etc., ces minuscules
chefs-d'œuvre de critique, resteront les modèles de ces mono-
graphies. On y voit combien elles peuvent être fécondes pour
l'historien des mœurs. Mais, puisque chaque version des divers
contes reflète avec une précision si délicate l'âme du conteur et
de son public, profitons de cette démonstration acquise; cessons
d'étudier ces subtiles modifications.
Etant admis que le plus banal des contes révèle quelque
chose de la génération qui lui a donné telle ou telle forme,
1. Les deux contes sont prochement apparentés. Remarquez, entre
autres traits, le personnage de la nièce pauvre qui reparaît dans les deux
poèmes.
2. Gesammtahenteuer , II, XXVII, Vrouwen staetikeit,
3. Il serait curieux, par exemple, de comparer le fabliau du Prestre qui
eut mère a force (MR, V, 125) avec le conte chevaleresque et charmant des
Gesammtahenteuer , I, V, Die alte muoter.
— 302 —
prenons l'ensemble des contes d'une époque déterminée : les
Fabliaux. D'où qu'ils viennent, on peut y étudier les mœurs
du temps, comme s'ils étaient vraiment nés sur le sol de la
France. Sans doute, il n'est pas indifférent que le sujet même
des contes soit exotique; mais, si les conteurs ont perdu le
sentiment de cet exotisme, s'ils n'ont nul souci de la couleur
locale étrangère, leurs récits sont significatifs de leur époque.
Pareillement, dans une Gène hollandaise ou florentine du xvi^
siècle (voire dans une Circoncision ou une Crucifixion), on peut
étudier non seulement le costume hollandais ou florentin du
temps, mais les idées mêmes de l'époque, son idéal moral, la
personnalité du peintre, la forme de son imagination.
Analysons donc les fabliaux : il est possible de les étudier
comme un groupe d'œuvres présentant l'unité d'une inspiration
commune. Certes, ces cent cinquante récits conservés repré-
sentent des milliers de contes disparus; ces vingt-cinq poètes
dont nous avons les noms représentent des centaines de poètes
inconnus. Mais les œuvres de chaque conteur ne sont point
marquées de traits individuels très distincts. Il n'y a guère
de génies parmi les poètes du moyen âge : nous sommes à
une époque semi-primitive, où l'influence du milieu social
est prépondérante et surtout du « moment » .
303 —
CHAPITRE X
L'ESPRIT DES FABLIAUX
I. Examen du plus ancien fabliau conservé, Richeut.
II. L'intention des conteurs : un fabliau n'est qu'une « risée et un gabet. )>
De quoi riait-on?
III. Fabliaux qui supposent une gaieté extrêmement facile et superficielle.
IV. Fabliaux qui n'impliquent que « l'esprit gaulois )> : caractéristique de
cet esprit.
V. Fabliaux qui, outre l'esprit gaulois, supposent le mépris profond des
femmes.
VI. Fabliaux obscènes.
VII. Les fabliaux et l'esprit satirique. — Résumé.
Nous voilà donc bien autorisés à rendre les hommes du
moyen âge responsables de ces contes : ils ne les ont pas tous
inventés, qu'importe? il suffît qu'ils s'en soient amusés.
Dans l'immense forêt des contes populaires, où croissent
confusément, pêle-mêle, les lianes vénéneuses, les sauvageons
stériles, les souches puissantes et précieuses, ils étaient libres
d'élire les plus nobles essences. Cette matière brute, une fois
choisie, ils étaient libres de la tailler et de la façonner à leur
gré : dans le même cœur de chêne, on peut sculpter un dieu ou
un magot.
Qu'ont-ils voulu faire? et qu'ont-ils fait?
Nous voici en présence de ces 147 poèmes, soit d'environ
quarante-cinq mille vers. Parcourons-les.
J.-V. Le Clerc a déjà résumé presque tous ces contes. Vou-
lons-nous rejDrendre cette analyse, qu'il a faite avec charme?
Mieux vaudrait y renvoyer le lecteur, et d'ailleurs la lecture
directe des textes serait plus efficace encore. Notre but est
autre. J.-V. Le Clerc cherchait une sorte de fîl conducteur qui
lui permît de promener le lecteur dans ce labyrinthe de
contes. Il voulait simplement, à propos de chaque fabliau,
réunir les remarques de tout genre qu'il provoquait, observa-
tions linguistiques, morales, notes historiques, rapprochements
littéraires, etc. Comment pouvait-il passer d'un conte à l'autre
— 304 —
sans qu'il j^arùt écrire une centaine de petites monographies
indépendantes? Il s'avisa de les classer selon la dignité sociale
des personnages qui figurent dans ces contes, en procédant de
Dieu le père à Dieu le fîls, passant ensuite à la Vierge, aux
saints, au clergé séculier, au clergé régulier, aux chevaliers,
etc.. C'était un j)rocédé commode, ingénieux : il lui permet-
trait de relier les poèmes entre eux par un lien extérieur, léger,
peu gênant. Division factice aussi, car outre qu'elle groupait
des contes disparates, elle tendait à nous montrer, dans la col-
lection des fabliaux, une sorte d'image du monde, une encyclo-
pédique et perpétuelle satire politique, sociale : nous verrons que
la portée n'en va pas jusque-là. — Nous voulons, au contraire,
diviser les fabliaux en plusieurs catégories, selon des rapports
plus intimes, selon que les poèmes de chaque groupe procèdent
d'une inspiration commune, exploitent les mêmes sentiments,
prétendent à la même qualité de comique ^ .
I
LE PLUS ANCIEN FABLIAU CONSERVE : RICHEUT
Avant de commencer cette revue s^^stématique, considérons à
part le poème de Richeut. Il peut être curieux d'interroger cet
ancêtre vénérable, — vénérable par sa date seulement, — de nos
fabliaux -.
Sans doute, quand il fut rimé (1159), on redisait en France,
depuis des siècles déjà, des contes plaisants. Sans revenir sur
l'antique recueil de Marie de France analysé plus haut ^^ rap-
pelons que, très anciennement, les Sommes de Pénitence
enregistrèrent, au nombre des péchés à punir, le goût de nos
ancêtres pour les histoires grasses. Dès le yiu^ et le ix^ siècle,
le Pœnitentiale Ecfherti [\ 76G), les Capitula ad presbyteros
d'Hincmar (^ 882) interdisent aux chrétiens de prendre plaisir à
ces vilaines historiettes {fabulis otiosis studere^ fabulas inanes
«
1. Nous réservons quelques contes do notre collection : nous leur forons,
au chapitre XII, la place large, honorable, qu'ils mcrilent.
2. Recueil de fabliaux, p. p. Méon, I, p. 38.
3. V. ci-dessus, p. 122 — p. 125.
— 305 —
referrc)^ et ces contes à rire qu'un vieux texte bien connu appelle
déjà des fahellac ignohiliuin devaient ressembler fort à nos
fabliaux i.
Pourtant, comme nous l'avons marqué ailleurs, la mode de
rimer ces facéties ne vint guère que dans la seconde moitié du
xu'^ siècle, et Richeut est l'unique spécimen de ces poèmes
archaïques ^. L'esprit de Richeut^ est-ce déjà « l'esprit des
fabliaux? »
Au moins je vais traiter d'une étrange matière,
1. Voici ces textes : « Si quis christianus fabulis otiosis, stultiloquiis
verbis, jocularibus risumque moventibus studuerit... sacerdoti suo manifestet
et secundum arbitrium ejus modumque delicti pœniteat. » [Pœiiitentiale
Egherti, ehoraceiisis archiepiscopi, Labbe, YI, 1604.) — « Nec plausus et
risus incouditos et fabulas iuanes ibi referre aut cantare praesumat, nec
turpia joca cum urso vel tornacibus anle se facere periiiittat. » [Capitula ad
presbytères, ch. XIV.) — Cité par M. Léon Gautier, Les Epopées françaises,
II, p. 9. — Le texte où un comte de Guines, qui vivait au xii^ siècle (1169-
1206) nous est montré comme habile à conter des fahellas ignobiliuin se
trouve dans Du Gange, s. v. fabularius, et dans les Mon. gerni. hist. script..,
XXXIV, 598.
2. Déjà, à l'époque de Richeut, les poèmes analogues paraissent n'avoir
pas été très rares. A n'interroger que notre poème, on s'aperçoit qu'il en a
existé plusieurs autres qui mettaient en scène la « jongleresse d'amour »
Richeut. Sans quoi, que signifient les vers'du début :
Or faites pais, si escotez,
Qui de Richeut oïr volez !
Soventes foiz oï avez
Conter sa vie ?
Et que signifient ces rappels d'événements à peine indiqués, comment
Richeut fut nonne et s'enfuit du couvent avec un prêtre qui fut pour elle
démembré, occis et damné (v. 34 ss.), comment elle dupa un certain dan
Guillavime dont il n'est plus question par la suite? (v. 54 ss.) Ces événements
sont obscurs pour nous, mais devaient être de claires allusions à des récits
déjà entendus : il a dû exister tout un petit cycle de la Ménestrel Richeut,
dont l'une des branches était le Moniage Richeut. — Notre poème — ou les
poèmes voisins du même cycle — eut d'ailleurs un très grand succès au
moyen âge, comme il résulte de nombreuses allusions dans diverses œuvres
du moyen âge. Déjà, on lit dans le vieux roman de Tristan (éd. Michel, II, 3) :
Or me dites, reine Isolt,
Dès quant avés esté Richolt?
a Je sai de Richalt », dit l'un des jongleurs ribauds (M R, I, 1). Il est
encore fait mention de Riqueut dans Y Ensenlianieii de Guiraut de Cabrera.
Le nom est même devenu commun, comme en témoignent ces vers curieux du
fabliau à' Auberée (MR, V, p. 302, variante du ms. D) :
, . .Maus li aviengne [à Auberée]
Et li et toutes les Richiaus !
Cf.Renart, éd. Martin, I, 257.
Bkdier. — Les Fabliaux. 20
— 306 —
et il est sage de répéter l'excuse naïve du trouvère de Richeut :
Vos qui entendez nos raisons,
Pardonnez nos s'ensi parlons :
Tels est l'estoire ^ .
Le plus ancien de nos fabliaux en est peut-être aussi le plus
cynique. C'est l'histoire brutale d'une fille de joie, Richeut,
qui dupe ses amants et fait endosser à un nombre indéfini
d'entre eux la paternité d'un fils qui lui est né ; elle fait elle-
niême l'éducation de ce fils, et le petit Sansonnet grandit en
force et en science du mal, jusqu'à lutter avec sa mère elle-
même dans l'art de vivre grassement de l'amour. De Richeut
aux contes de Jean de Gondé, les jongleurs sauront perfectionner
l'intérêt des intrigues, le comique des situations. Mais pour la
peinture réaliste des types et des mœurs, pour la vérité de l'ob-
servation cruelle, ils paraissent avoir atteint du premier coup
le genre spécial de perfection qu'ils recherchent. A cet égard,
Richeut n'est pas seulement un exemplaire isolé des vieux
fabliaux perdus; il est le modèle des fabliaux conservés.
Voici deux commères du xii^ siècle, Richeut et Herselot,
la maîtresse et la servante, qui discutent, moitié crédules, moitié
sceptiques, par quelles sorcelleries et quelles « charaies » elles
charmeront leurs amants, s'il vaut mieux leur faire boire des
herbes, ou écrire des lettres magiques avec du sang et de
l'encre. Les voici à leur miroir, qui se fardent de blanc et de
vermillon,
Por ce que du natural sanc
Poi i avoit;
ou bien, qui font bombance « de claré, de nieles, de pevrée,
d'oublées, de fruit et de parmainz ». Richeut, devenue mère,
va faire ses relevailles. Quoi de mieux observé que ce désir de la
courtisane de ressembler à une vraie dame? Elle tient à aller
à la messe, à y faire son offrande : le visage clair et vermeil,
en grande toilette, portant un manteau vair et un chainse
neuf, dans sa dignité de bourgeoise , elle passe par les rues,
fière ; « sa longue queue va traînant dans la poussière, » et les
bourgeois, accourus sur le pas de leur porte, admirent. Le
1, V. 952.
— 307 ~
digne fils d'une telle mère, Sansonnet, nous apparaît à son
tour, les mains belles et fines, « lacé dans sa ceinture à longues
franges », respirant une grâce malsaine de mignon. Le poète
nous dit comment il a été élevé. Les enfances de ce San-
sonnet, dont un bourgeois, un chevalier, un prêtre et quelques
autres s'enorgueillissent paternellement, sont dignes de chacun
de ses nombreux pères putatifs : il fait honneur au prêtre par
sa parfaite connaissance de son psautier, de la grammaire, par
son art à chanter « les conduits et les sozchanz » ; il a tant
appris par son <( clair sens » qu'il est dialecticien ; — il est bien
aussi le fils du chevalier, si élégamment il sait « s'afîchier » sur
ses étriers, composer des sonnets, des serventois et des
rotruenges, jouer de la citole et de la harpe, dire des lais bre-
tons ; — il est le fils du bourgeois encore, car il sait compter
mieux que personne — et des vilains aussi, car il sait tricher
aux dés et boire d'autant. Voici que déjà il possède les sept arts,
et quelques autres encore ; la science de vivre, c'est-à-dire la
science d'aimer à bon profit, il croit l'avoir apprise dans ses
livres et allègue « les bons auteurs »,
...Que moût en cuide
Sansonnez savoir par Ovide.
Mais sa mère, « maistresse de lecherie, » lui donnera le trésor
plus précieux de son expérience. Dans les nobles chansons de
geste, quand un chevalier nouvellement adoubé quitte le châ-
teau paternel et s'en va quérir les aventures par le vaste monde,
il est d'usage que sa mère lui dicte ses nouveaux devoirs, l'en-
doctrine avant le dernier adieu et le chastie. De même Richeut
ne laissera point partir son fils sans lui enseigner sa morale
spéciale : il doit toujours « parler courtoisement, agir féroce-
ment, toujours promettre aux femmes et leur devoir toujours. »
Et le voilà parti pour les pays, levant sur les femmes qu'il
« affole » (( impôts et tonlieux », courtois dans les demeures
seigneuriales, ivrogne et batailleur dans les tavernes, moine
blanc à Clairvaux d'où il emporte les croix et les calices d'or,
prêtre et chapelain à Wincester d'oii il enlève une abbesse qu'il
abandonne et qui devient jongleresse; c'est lui qui porte les
messages des amants, qui fait dolentes les épouses et les jeunes
filles ; et s'il les met à mal, « peu lui chaut, mais qu'il gagne ! »
— 308 —
N'y a-t-il pas une véritable puissance poétique dans ce proto-
type de don Juan, élégant et cynique, si gracieux, si féroce?
Ce caractère qui marque le j)lus ancien fabliau conservé, à
savoir la vérité effrontée de l'observation, la visite réaliste
d'un monde interlope, l'exactitude dans la peinture des mœurs,
et spécialement des mauvaises mœurs, nous verrons bientôt s'il
ne reste pas l'un des signes distinctifs du genre au cours de son
histoire i.
Ce qui frappe encore à la lecture de ce poème, c'est que l'in-
tention du poète n'est nullement satirique. On sent qu'il
1. Il s'en faut pourtant que Richeut ressemble de tout point aux poèmes
postérieurs. Il eu diffère par la nature du sujet traité, en ce qu'il n'est pas
un conte traditionnel. L'intrigue n'y est rien ; les caractères y sont tout.
Aucune des duperies qu'imagine notre vilain couple n'est un de ces bons
tours particulièrement ingénieux qui font rire par eux-mêmes : réduites à la
seule intrigue, les aventures de Richeut n'intéresseraient personne. Aussi le
fabliau de Richeut ne se retrouve-t-il dans aucune littérature et nous n'avons
à présenter à son sujet nulle remarque comparative : c'est moins un conte
qu'un tableau de mœurs. Or, — pour mentionner une dernière fois la théorie
orientaliste, — on sait que, selon elle, c'est l'invasion exotique des contes orien-
taux qui aurait enseigné à nos trouvères, confinés jusqu'alors dans le monde
légendaire des héros d'épopée, l'art de peindre aussi les mœurs quoti-
diennes, les petites gens, la vie du carrefour et de la rue. « I^es contes indiens,
dit M. G. Paris [Les contes orientaux dans la littérature fr. du m. a., 1875),
nés de l'observation directe et ingénieuse des hommes dans toutes les condi-
tions sociales, retracent naïvement leur vie et leurs mœurs avec la simplicité
et l'absence d'affectation qui caractérise l'Orient. Les aventures et les senti-
ments d'un jardinier, d'un tailleur, d'un mendiant y sont exposés aveo com-
plaisance et décrits avec détail. Les Occidentaux, quand ils reçurent d'Orient
cette matière nouvelle de narrations, ne connaissaient que l'épopée nationale
et le roman chevaleresque. La poésie ne s'adressait qu'aux hautes classes,
les peignait seules, et se mouvait ainsi dans un cercle très restreint de sen-
timents souvent conventionnels En s'eflbrçant d'approprier les contes orien-
taux aux mœurs européennes, les poètes apprirent peu à peu à observer ces
mœurs pour elles-mêmes et à les retracer avec fidélité. Ils apprirent à faire
tenir dans le cadre de la vie réelle et bourgeoise de leur temps les incidents
qu'ils avaient à raconter, et en s'y appliquant ils acquirent l'art de comprendre
et d'exprimer les ser.timents, les allures, le langage de la société où ils
vivaient. Ainsi se forma peu à peu cette littérature des fabliaux, qui, par une
singulière destinée, a fini par être le plus véritablement populaire de dos
anciens genres poétiques, bien qu'elle ait sa cause et ses racines à l'extrême
Orient. » Richeut nous paraît apporter un argument minuscule, significatif
pourtant, contre cette thèse. Voici que le plus ancien poème conservé qui
soit exclusivement consacré à peindre les mœurs des gens du commun, n a
d'autre intérêt que cette peinture même; celui de l'intrigue y est nul. Il
semble donc que l'évolution du genre ait été celle-ci : d'abord le goût de
— 309 —
s'amuse de ses personnages et ne leur en veut point; qu'il est
tout joyeux de voir Richeut s'asservir un prêtre, un vieux che-
valier, un bourgeois, et la fille de joie régner souverainement
sur les trois ordres, clergé, noblesse, bourgeoisie, sans comp-
ter les vilains et les pautonniers; on sent qu'il met une gaieté
épique, une sorte d'allégresse à chanter l'odyssée de Sanson-
net qui, poursuivant, comme un héros de la Table Ronde, ses
entreprises et ses quêtes^ court triomphant à travers le monde,
par l'Allemagne et la Lombardie, et de Bretagne en Irlande, et
de la Sicile à Toulouse, de Glairvaux à Saint-Gille,
Et de ci qu'en Inde la grande
A il esté!
Ces caractères, les retrouverons-nous aussi dans les fabliaux
postérieurs? Commençons notre revue.
II
l'intention des conteurs de fabliaux
Que recherchent nos conteurs? L'instruction morale, comme
V Hitopadésa^. la volu23té, comme La Fontaine? la peinture des
cas étranges, des espèces rares, comme Bandello? la satire des
mœurs contemporaines, comme Henri Estienne? Interrogeons
les prologues des fabliaux : ils nous répondent d'une voix : un
fabliau n'est qu'une amusette. Ce sont (( mos pour la gent faire
rire ^ ». Ce Guillaume ne veut que <( s'eslasser » quand il a rime
et fabloie - » ; ce « joli clerc » ne s'étudie qu'à faire (( chose de
quoi l'on rie ■' ».
l'observation exacte, réaliste; on a mis en scène, pour le seul plaisir de les
peindre dans la vérité de leur geste habituel, le marchand du coin, le clerc
goliard qui traîne par les villes sa jeunesse mendiante et spirituelle, le
prêtre et le clerc du village ; puis, par une conséquence inévitable et rapide,
on a cherché à faire se mouvoir ces personnages dans une intrigue intéres-
sante, comique par elle-même : cette intrigue, les contes errants dans la
tradition orale l'ont fournie. A l'origine, la peinture de types familiers ; puis,
pour mieux mettre ces types en relief, leur introduction dans les intrigues
que fournissait le trésor des contes populaires.
1. MR, IV, 107.
2. Le Prestre et Alison, MR, II, 31.
3. Le Pauvre Mercier, MR, II, 36,
— 310 —
Ce sont risées pour esbatre
Les rois, les princes et les contes ^.
Le poète narre son « fabelet pour déliter ~ »... « afin qu'on
s'en rie ^ »... « par joie et par envoisëure ^. »
Mais ces poètes se flattent-ils, de plus, que nous en retirerons
quelque profit? Oui, certes, ils croient à la vertu saine d'un
éclat de rire :
Fablel sont bon a escouter;
Maint duel, maint mal font mesconter,
Et maint anui et maint mesfet ^.
Les fabliaux recèlent une propriété calmante et consolatrice :
oisifs et gens occupés, et vous-mêmes, « cœurs pleins d'ire, »
écoutez un bon fabliau : vous en rapporterez « confortement et
allégeance » ; vous oublierez
duel et pesance
Et mauvaistié et pensement ^.
Le poète qui rima le Pauvre Mercier nous dit en vers gracieux :
Se je di chose qui soit belle,
Elle doit bien estre escoutée,
Et par biaus diz est obliée
Maintes fois ire et cuisançons.... ;
Car, quant aucuns dit les risées,
Les forts tançons sont obliées..
Riez donc, pour le plus grand bien de votre rate. — Mais, les
trouvères n'ont-ils point encore d'autres ambitions? quelques
prétentions morales ? Assurément , car cela ne saurait rien
gâter :
L'en devroit moût bien escouter
Contëor, quant il vuet trouver.
Pour coi ? — Pour ce qu'on i aprent
Aucun bien, qui garde s'en prent '^...
1. Les trois Chanoinesses, MR, III, 72, fin; comparez M R, VL i't2 : De
trois prestres, voire de quatre — Nous dit Haiseaus, por nous esbatre...
2. La Vieille qui oint la palme au chevalier^ M R, V, 129.
3. L.e Prestre au lardier, M R, II, 32 : Moz sans vilonie — Vous vueil
recorder — Afin qu'on s'en rie...
4. M R, IV, 107.
5. Les Trois aveugles, M R, I, 4.
6. Du chevalier qui fit parler les muets, M R, VI, 147.
7. Le Vilain au buffet, M R, III, 80.
— 311 —
.. Car qui bien i voudroit entendre,
Maint bon essample i porroit prendre \
Il n'y a pas, en effet, de bourde ni de trufe si indifférente
qu'on n'en puisse tirer quelque leçon ; écoutons les fabliaux,
pour rire d'abord, au besoin pour en profiter :
Vos qui fableaus voles oïr,..,
Volentiers les devés aprendre,
Les plusors por essample prendre,
Et les plusors por les risées
Qui de maintes genz sont amées ^.
Mais l'intention morale n'est jamais qu'accessoire. Elle ne
vient que par surcroît, et les poètes y tiennent bien moins encore
que ne fait La Fontaine, dans ses fables. Pour s'instruire, n'ont-
ils pas les dits moraux, qu'ils distinguent très soigneusement
des fabliaux 3? Ici, leurs visées morales sont très humbles ; ils
n'ont aucune ambition réformatrice. Le principal, c'est de rire.
Les fabliaux ne sont que « risée et gabet ».
Mais les sources du rire sont étrangement diverses, selon les
hommes. De quoi riait-on au xm'^ siècle?
III
FABLIAUX SIMPLISTES
D'abord, on riait de peu. Ce rire était facile, médiocrement
exigeant. Ferons-nous à tels de ces fabliaux l'honneur de les
compter pour des œuvres littéraires? — Un prudhomme, appelé
Honte (étrange nom !) lègue sa malle au roi d'Angleterre. Il
meurt, et un bourgeois de ses amis veut exécuter ses dernières
volontés. La malle sur les épaules, il parcourt les pays jusqu'à
ce qu'il ait rencontré le roi d'Angleterre, au milieu d'une cour
brillante : « Sire, je vous apporte la maie honte ! » Il s'est trouvé
1. TJEspevvier, MR, IV, 95.
2. La Dame qui se venja, MR, VI, 140.
3. Moniot commence ainsi son dit de Fortune :
Un ditelet vvieil dire cortois et delitable :
J'entent que je le die pour eslre profitable
Au monde, et nel di mie por fablel, ne por fable.
(Jublnal, N. Rec, I, 195.)
— 312 —
deux poètes pour rimer longuement ce pauvre calembour ^,
quatre manuscrits pour le transmettre aux âges à venir, et com-
bien de gosiers pour en rire ! — Combien de pauvres âmes sim-
plistes se sont délectées à la méprise de la vieille femme qui, sur
le conseil d'une commère, pour se concilier un chevalier puis-
sant, va (( lui graisser la patte » avec un morceau de lard ~, — ou
à la grande frayeur d'un vilain dont le chien s'appelait Estula,
et que réveillent la nuit des voleurs de choux et de moutons ; il
appelle son chien : « Estula ! — Oui, je suis là ! » répond l'un
des voleurs. — « Hé quoi ! mon chien parle, » et le vilain court
chercher le prêtre pour l'exorciser. — Combien de ces contes
ne sont que de simples gausseries de paysans, qui révèlent un
très rudimentaire développement d'esprit ! Il suffît à ces simples,
pour qu'ils s'épanouissent de joie, qu'on leur montre par quel
combat épique un vilain et un moine de Saint-Acheul se dispu-
tèrent un méchant roussin ^. — Il leur suffit, pour qu'ils s'émer-
veillent comme des enfants, qu'on leur répète les bons tours de
deux larrons, Barat et Haimet : comment l'un d'eux déniche à
la cime d'un chêne les œufs d'une pie sans déranger la mère qui
les couve, puis va les remettre en place, tandis que, le long de
l'arbre où il grimpe, son confrère, plus subtil encore, lui enlève
ses braies, à son insu ; comment, en une nuit, Barat et Haimet
volent, perdent , reconquièrent, perdent encore la même pièce de
lard ^. — Il leur suffît, pour s'esclaffer largement, d'entendre
cette sotte histoire d'un Anglais malade qui demande à son cama-
rade de lui faire manger de l'agneau ; il prononce mal [anel pour
agneï)^ et son compatriote lui achète un ânon contre de bons
estrelins \ quand il en a déjà mangé un cuissot, il s'aperçoit de
l'erreur et rit si fort qu'il en guérit ^. Nos ancêtres prenaient
un plaisir extrême à entendre fastrouiller ces Anglais : on serait
plus difficile aujourd'hui, pour les imitations de baragouin exo-
tique, dans les théâtres de faubourg. — Comparez ces autres
contes, la Plenté, Bj^ifaut, Brunain : Un tavernier, établi en
1. MR, IV, 90, et V, 120.
2. La Vieille qui oint la palme au chevalier, MR, V, 127.
3. Les deux chevaux, MR, I, 13.
4. Barat et Haimet, MR, IV, 97.
■♦ 5. Les deux Anglais, MR, II, 46.
— 313 —
Syrie, sert pour un denier de vin à un pauvre bachelier de Nor-
mandie. Il laisse tomber, par maladresse ou par mépris, une
partie de la petite mesure, et lui dit pour toute excuse : « Vin
renversé porte bonheur ! » Le bachelier, pour se venger, enlève
la bonde de ses tonneaux et inonde son cellier, en répétant :
(( Vin renversé porte bonheur M » — Le vilain Brifaut vient
de faire emplette de dix aunes de toile, qu'il emporte sur son
épaule. L'un des pans de l'étoffe traîne derrière lui. Un larron
saisit ce bout de toile, le coud solidement à son propre surcot,
bouscule le vilain et disparaît dans la foule, emportant la toile.
Comme Brifaut se lamente, il a l'audace de se présenter à lui,
lui montrant son étoffe : « Vilain, si tu avais pris la précaution
de coudre ta toile comme j'ai fait, on ne te l'aurait pas prise -. »
Ce sont des anecdotes comiques dont ne voudraient pas les alma-
nachs de village, le Bonhomme normand ni le Messager boiteux,
des nouvelles à la main que rejetteraient des journaux de sous-
préfecture, des calembredaines que sifflerait un public de café
chantant. Ce sont bien là des fabellae ignobilium ; c'est la litté-
rature des indigents.
Laissons ces misères, non sans retenir ce premier trait, com-
mun à tous les fabliaux : les sources du comique j sont superfi-
cielles, le rire y est singulièrement facile.
IV
FABLIAUX QUI REPONDENT A LA DEFINITION DE L (( ESPRIT GAULOIS ))
Considérons un groupe de fabliaux plus caractéristiques, ceux
qui répondent à la définition de Vesprit gaulois^ et qui ne sup-
posent rien d'autre que cet esprit.
1. La Plenté, MR, III, 75.
2. MR, V, 103. — Un chapelain dit au prône : « Donnez à Dieu, il vous le
rendra au double. » Un vilain se propose de profiter d'un marché si avanta-
tageux, et comme sa vache Blérain fournit peu de lait, il la donne au prêtre
pour l'amour de Dieu. Le bon doyen l'accepte fort bien, et la fait lier avec sa
propre vache, Brunain, pour qu'elles s'accoutument l'une à l'autre. Mais
Blérain, qui regrette son étable, entraîne après elle, à travers prés et chene-
vières, la vache du prêtre, et retourne chez le vilain, qui en conclut qu'en
effet Dieu se montre « bon doubleur » (I, 10).
— 314 —
Il se révèle d'abord par la bonne humeur. Comme dans les
contes précédemment analysés, mais plus affinée, c'CvSt la belle
humeur qui fait seule les frais de maintes de ces menues et plai-
santes drôleries. — Un prêtre chevauche son bidet, lisant ses
heures, matines et vigiles. Par delà le fossé profond, une haie
de mûres grosses, noires, succulentes, tente le bonhomme. Il y
pousse son roussin, monte debout sur sa selle pour atteindre
jusqu'aux fruits et s'en donne à cœur joie. « Dieu ! songe-t-il, si
quelqu'un disait : hue ! » Il le pense et le dit en même temps ; le
coursier prend le galop, laissant le provoire dans les ronces du
fossé ^ — Cet autre chante l'office du vendredi-saint : mais il a
beau feuilleter son livre, il a perdu ses signets. Il s'embrouille,
ne peut retrouver l'évangile de la Passion. Que faire? les vilains
ont faim; le prêtre veut-il à plaisir prolonger leur jeûne? Ils
s'impatientent. Bravement, à tout hasard, il bredouille les vêpres
du dimanche : Dixit Dominus domino meo..., se démenant de son
mieux, pour que l'offrande soit fructueuse. De loin en loin, des
bribes de l'évangile cherché lui reviennent à la mémoire ; alors,
il les lance à tue-tête : Barrahas ! clame-t-il, aussi fort qu'un
crieur qui crie un ban... et les vilains, émus, battent leur coulpe.
Puis, Crucifige euml et ses paroissiens sont inondés de com-
ponction. Cependant son clerc trouve l'évangile trop long et lui
sert cet étrange répons :
« Fac finis ! — Non fac, amis,
Usqiie ad mirahilia...
M
ais
Si tost com ot reçu l'argent,
Si fist la Passion fmer 2.
C'est, comme on voit, une raillerie bien innocente et inofîen-
sive. Qu'on range encore dans ce même groupe le très amusant
conte des Perdrix ^ ou celui du Convoiteux et de F Envieux ^. Un
convoiteux et un envieux chevauchent en compagnie de saint
Martin. « — Que l'un de vous, leur dit le saint, me demande un
1. Le Prêtre aux mûres, MR, IV, 92, et V, 11.'^
2. Le Prêtre qui dit la Passion, MR, V, 118.
3. MR, 1,17.
4. MR, V, 135.
— 315 —
don ; je le lui accorderai et l'autre obtiendra le double. — Faites,
dit l'envieux, que je perde un œil 1 » C'est ainsi que l'envieux
devint borgne, et le convoiteux aveugle. — Ecoutez encore ce
conte : Un pauvre mercier ambulant, ne pouvant payer l'avoine
et le fourrage pour son cheval, l'attache dans un pré bien clos,
qui appartient au seigneur du pays. « Ce seigneur, lui a dit un
marchand, est loyal et bon : si le cheval est placé sous sa sauve-
garde, des larrons pourront bien s'en emparer ; mais on n'aura
pas en vain invoqué son appui ; il dédommagera le volé et fera
pendre le voleur. » Le mercier s'est rendu à ces raisons : il
recommande son roussin au seigneur, et dit par surcroît force
oraisons, pour que Dieu ne permette pas que nul emmène son
cheval hors du pré. Dieu « ne lui faillit mie » : personne
n'emmena son cheval hors du pré : le lendemain, le mercier
retrouve dans ce champ à la même place... la carcasse de son
bidet : pendant la nuit, une louve l'a dévoré. Il s'en vient devant
le seigneur et lui conte comment il a perdu son cheval sur sa
fiance : <( Je l'avais mis sous votre sauvegarde et sous celle de
Dieu. — Soit ! mais combien valait le cheval? — Soixante sous !
— En voici donc trente I pour le reste , fais-toi payer par
Dieu. Va le gager sur la terre ! » Le mercier s'en va, tout
marri de cette cruelle et juste sentence, quand il rencontre un
moine : « A qui es-tu ? — Je suis à Dieu ! — Sois donc le bien-
venu ; comme son homme lige, tu répondras pour lui. Il me doit
trente sous ! paye-les-moi ! » — L'affaire est portée devant le
seigneur, qui juge selon les saines coutumes du droit féodal :
(( Es-tu l'homme de Dieu ? paye ! Ne payes-tu pas ? c'est renier
ton maître. » Le moine s'exécute ^.
Dans tous ces contes, transparaît la même gaieté maligne et
innocente, piquant à peine, à fleur d'épiderme. Les poètes
s'amusent à ces esquisses rapides. Ils se complaisent en cet
esprit de caricature, non trop tourné à la charge, avisé, fin,
jovial et léger.
Mais ce sont jusqu'ici des sujets trop simples ; parfois cette
bonne humeur anime un petit drame plus complexe, ingénieuse-
ment machiné, fait vivre quelques instants tout un monde de
1. MR, 11,36.
— 316 —
personnages plaisants. Le modèle en est dans le Vilain Mire^,
l'humble prototype du Médecin malfjré lui, — ou dans les Trois
Lossus ménestrels -, ou bien encore dans ce menu chef-d'œuvre,
les Trois aveugles de Compiègne 3. Clopin dopant, trois aveugles
cheminent de Compiègne vers Senlis. Un riche clerc passe, « qui
bien et mal assez savoit. » Sont-ce de vrais aveugles ? Pour s'en
assurer : a Voici, leur dit-il, un besant pour vous trois ! » — Il
le dit, mais ne leur donne rien et chacun des trois ribauds croit
que l'un de ses compagnons a reçu la bonne aubaine. Un besant !
Mais c'est de quoi faire bombance de vin d'Auxerre et de Sois-
sons, de chapons et de pâtés ! Les voici retournés à Compiègne,
suivis du clerc qui les observe. Ils sont attablés dans une auberge
et se font servir « comme des chevaliers » :
Tien ! je t'en doing ! après m'en donne !
Cis crut sor une vigne bonne !...
L'heure de payer est venue : c'est dix sous ! « Soit, disent-ils
sans marchander ; voici un besant : qu'on nous rende le surplus !
— Mais où est le besant?
— Je n'en ai mie !
— Dont l'a Robers Barbe-fleurie?
— Non ai ! — Mais vous l'avez, bien sai !
— Par le cuer bieu ! mie n'en ai !
Ils se disputent , se battent ; le clerc a de rire et d'aise se
pasmoit ». Il a pitié d'eux pourtant : « Je paierai, dit-il à l'au-
bergiste ; ou plutôt, le prêtre du moùtier paiera pour moi. » Suit
le bon tour que les Repues franches attribuent à Villon. La main
dans la main, le clerc et l'aubergiste arrivent au moùtier. Le
clerc tire le prêtre à part : « Sire, j'ai pris hôtel chez ce prud-
homme, votre paroissien ; depuis hier soir, une cruelle maladie
l'a saisi ; il est tout assoti et marvoié. Voici dix deniers : lisez-lui
un évangile sur la tête. » — Le prêtre dit donc au tavernier :
« Attendez que j'aie chanté ma messe, et je réglerai votre
affaire. » L'aubergiste attend patiemment, très rassuré, tandis
que le clerc s'esquive. Sa messe dite, le prêtre veut faire age-
1. MR,III, 74.
2. Voyez ci-dessus, chap. VIII.
3. MR, 1,4.
— 317 —
nouiller son paroissien, qui demande obstinément de l'argent et
non des exorcismes. Mais c'est sa maladie ! Maintenu par de forts
gaillards, il a beau protester ; il est aspergé d'eau bénite et doit
supporter qu'on lui lise l'évangile sur la tête.
Un trait encore : c'est l'attitude frondeuse, ironiquement
familière, que les conteurs prennent souvent à l'égard des per-
sonnages sacrés. Ce jongleur qui, chargé de veiller en enfer sur
la cuve oii les âmes cuisent, et qui les joue aux dés contre saint
Pierre, ne craint pas, quand il a perdu, d'accuser son adversaire
de tricherie et de le tirer par ses belles moustaches tressées K Ce
vilain, qui se présente à la porte du ciel, n'a pas la moindre révé-
rence pour les saints vénérables qui lui refusent l'entrée : « Vous
me chassez, beau sire Pierre? pourtant je n'ai jamais renié Dieu,
comme vous fîtes par trois fois ! — Ce manoir est à nous ! lui dit
saint Thomas. — Thomas, Thomas, ai-je demandé, comme toi,
à toucher les plaies du Sauveur? — Vide le Paradis, lui dit
saint Paul. — Paul, je n'ai pas, comme toi, lapidé saint Etienne -. »
Tous ces contes — d'autres encore — sont d'excellents témoins
de l'esprit gaulois, tel que l'ont défini M. Lenient dans La Satire
en France au moyen a(/e, Taine dans son La Fontaine '^. Ils mani-
festent les deux traits les plus saillants de cet esprit : la verve
facilement contente, la bonne humeur ironique. On j rit de peu,
on y rit de bon cœur. C'est un esprit léger, rapide, aigu, malin,
mesuré. Il nous frappe peu, nous Français, précisément parce
qu'il nous est trop familier, trop <( privé », dirait Montaigne.
Mais comparez-le, comme l'a fait M. Brunetière, à cette tendance
contraire de notre tempérament national, à la préciosité ; ou
bien, rapprochez-le de Vhumour anglais, du Gemiith allemand :
ses traits distinctifs sailliront fortement. Il est sans arrière-
plans, sans profondeur ; il manque de métaphysique ; il ne s'em.-
barrasse guère de poésie ni de couleur ; il n'est ni l'esprit de
finesse, ni l'atticisme. Il est la malice, le bon sens joyeux, l'iro-
nie un peu grosse, précise pourtant, et juste. Il ne cherche pas
les éléments du comique dans la fantastique exagération des
1. MR, V, 117.
2. MR, III, 81.
3. V. aussi Sainte-Beuve, L'esprit de malice au bon vieux temps et un
excellent article de M. Langlois dans la Revue bleue (1892).
— 318 —
choses, dans le grotesque ; mais dans la vision railleuse, légère-
ment outrée, du réel. Il ne va pas sans vulgarité; il est terre à
terre et sans portée ; Béranger en est Féminent représentant.
Satirique ? non, mais frondeur ; « égrillard et non voluptueux,
friand et non gourmand. » Il est à la limite inférieure de nos
qualités nationales, à la limite supérieure de nos vices natifs.
Mais il manque à cette définition le trait essentiel, sans lequel
on peut dire que l'esprit gaulois ne serait pas : le goût de la
gaillardise, voire de la paillardise.
Nos pères se sont ingéniés en mille façons à se représenter
comme les plus infortunés des maris. Ils ont imaginé ou retrouvé
des talismans révélateurs de leurs mésaventures : le manteau
enchanté qui s'allonge ou se rétrécit, s'il est revêtu par une
femme infidèle, la coupe où seuls peuvent boire les maris heu-
reux. Ils ont dépensé des trésors de finesse, d'ingéniosité, de
véritable esprit, pour aider les amants à s'évader de la chambre
conjugale. Il n'est besoin que de rappeler rapidement Auherée
ou Gombert et les deux clers ^, prototype du Meunier de Trum-
pington de Ghaucer et du Berceau de La Fontaine. Je n'en veux
ici qu'un exemple -. Un riche vavasseur revient des plaids de
Senlis, à l'improviste. En rentrant, il trouve dans sa cour un
palefroi tout harnaché, un épervier mué, deux petits chiens à
prendre les alouettes ; dans la chambre de sa femme, une robe
d'écarlate vermeille, fourrée d'hermine, et des éperons fraîche-
ment dorés. « Dame! à qui ce cheval? à qui cet épervier? ces
chiens? cette robe? ces éperons? — A vous-même, sire ! n'avez-
vous donc pas rencontré mon frère? il ne fait que sortir d'ici et
m'a laissé ces présents pour vous. » Le prudhomme accepte et
s'endort content, tandis qu'un certain chevalier, caché jusque-là,
reprend sa robe d'écarlate, chausse ses éperons d'or, remonte sur
son palefroi, prend son épervier sur son poing et s'esquive,
suivi de ses petits chiens à prendre les alouettes. — Le vavas-
seur s'est réveillé : « Çà ! qu'on m'apporte ma robe ver-
meille ! )) Son écuyer lui présente son vêtement vert de tous les
jours. « — Non, c'est ma belle robe vermeille que je veux ! —
Sire, lui demande sa femme, avez-vous donc acheté ou emprunté
1. MR, I, 22; V, 119.
2. Le Chevalier à la robe vermeille, MR, III, 57.
1
— 319 ^
une robe? — Mais n'en ai-je pas reçu, hier, une en cadeau? —
Etes-vous donc un ménestrel qu'on vous fasse des dons sem-
blables? un jongleur? un faiseur de tours? quelle vraisemblance
qu'un riche vavasseur, comme vous, ait pu accepter de tels pré-
sents ? — N'ai-je donc pas trouvé, hier, céans, tous ces présents
de mon beau-frère, un épervier, un palefroi? — Sire, vous savez
bien que, depuis deux mois et demi, nous n'avons pas vu mon
frère. S'il vous plaît d'avoir un palefroi de plus, n'avez-vous pas
assez de rente pour l'acheter? » Le bonhomme, confondu par
cette évidence, finit par convenir qu'il a été enfantosmé, et sa
femme lui décrit tout l'itinéraire du pèlerinage qu'il doit entre-
prendre : qu'il passe par Saint -Jacques, Saint-Eloi, Saint-
Romacle, Saint-Sauveur, Saint-Ernoul :
(( Sire ! Dieu penst de vous conduire ! »
Tels sont les premiers signes que montrent les fabliaux. Ajou-
tons peu à peu des traits plus spéciaux, plus caractéristiques du
xm*^ siècle, qui se superposeront à ceux-là, sans les contredire.
V
FABLIAUX QUI SUPPOSENT UN PROFOND MÉPRIS POUR LES FEMMES
Ainsi, un cinquième des fabliaux détourneraient Panurge du
mariage, — ce qui n'est pas dire que les quatre autres cinquièmes
l'y encourageraient. Nos conteurs ont développé à l'infini tout un
vaste cycle des ruses féminines. C'est un véritable Strigvéda. Les
femmes des fabliaux ne reculent devant aucun stratagème : elles
savent persuader à leurs maris, l'une qu'il est revêtu d'un vête-
ment invisible; la seconde, qu'il s'est fait moine; la troisième,
qu'il est mort K — Elles savent tromper la surveillance la plus
minutieuse : grâce à leurs ruses, cet amant se déguise en saine-
resse ~, celui-ci en rebouteur ^ ; cet autre se fait hisser dans une
corbeille jusqu'au sommet de la tour où sa dame est étroitement
1. Le Vilain de Bailleul, MR, IV, 109. — Les Trois dames à Vanneau,
MR, I, 5; VI, 138.
2. MR, 1,25.
3. MR, V, 130.
— 320 —
gardée ^ . — Elles savent découvrir pour leurs amants les retraites
les plus imprévues : elles les mussent dans un escrin -^ sous un
cuvier, et font crier « au feu ! » par un ribaud, dès que le mari
s'approche de la cachette '^. — Surprises en flagrant délit, elles
savent engignier leur vilain, soit par le spirituel stratagème de la
Bourgeoise cFOrléans, ou par le tour vraiment extraordinaire du
Prestre qui ahevete^, leur persuader, comme la commère des
Tresses ^, comme la dame du Chevalier à la robe vermeille ^,
qu'ils ont rêvé, qu'ils sont enfantosmés. — Un mari entre sou-
dain, et le galant a le temps, à grand'peine, de se cacher der-
rière le lit : « Sire, demande la dame à son époux, si vous aviez
trouvé un homme céans, qu'auriez-vous fait? — De cette épée,
je lui aurais tranché la tête ! — Bah ! réplique-t-elle en faisant
grant risée ^ je vous en aurais bien empêché : car je vous aurais
jeté ce peliçon autour de la tête, comme pour jouer, et il se serait
enfui ! » Elle joint l'action à la parole , pendant que l'amant
s'évade en effet, et elle crie à son époux qui rit, tout empêtré
sous le peliçon : « Le voilà échappé ! courez après, car il s'en
va ! » — Le tour, dit le poète, fut « biaus et grascieus '^ ». — Un
mari s'aperçoit qu'il a revêtu, s'habillant à tâtons, des braies qui
ne sont point les siennes. Il rentre chez lui, furieux; ce sont, lui
explique sa femme, les braies de Monseigneur saint François,
qu'elle avait mises sur son lit, car c'est un bon talisman pour
avoir des enfants. Le bonhomme rapporte avec componction au
couvent des Cordeliers la précieuse relique ^.
Certes, gardons-nous d'exagérer la signification historique et
1. MR, II, 47.
2. MR, IV, 91.
3. MR,I, 9.
4. MR, III, 61.
5. MR, IV, 94; V, 124.
6. MR, III, 57.
7. Le dit du Plicon, MR, VI, 156.
8. Les Braies au prestre, MR, III, 88; VI, 155. — Comparez III, 79.
Pourquoi celte femme rentre-t-elle si lard, à minuit? Le mari, inquiet, la
tient déjà par ses tresses, sous le couteau. — « Sire, je suis grosse ; on m'a
conseillé d'aller faire trois tours autour du moûlier, en disant des pate-
nôtres, trois jours de suite, et d'y faire un trou avec mon talon. Si, au troi-
sième jour, je le trouvais encore ouvert, j'aurais un fils ; s'il était clos, une
fille. » Le mari, attendri, demande pardon : « Dame, que savais-je de votre
pieux dessein ? »
— 321 —
sociale de ces gravelures. Il n'y faut point voir une marque —
une tare — de l'esprit français, ni de l'esprit du moyen âge. Les
contes gras ont dû fleurir dès l'époque patriarcale, aux temps de
Setli et de Japhet. Les plus anciens vestiges de littérature qui
nous soient parvenus des hommes quasi préhistoriques, les monu-
ments exhumés des nécropoles memphitiques, sont précisément
des contes licencieux ; les plus anciens papyrus d'Egypte nous
révèlent les infortunes conjugales d'Anoupou. Hérodote nous
parle d'un Pharaon que les dieux ont rendu aveugle et qui ne
pourra guérir que si, par une rare bonne fortune, il rencontre
une femme fidèle à son mari, et M. Maspéro dit, à propos de ce
conte léger : « L'histoire débitée au coin d'un carrefour par un
conteur des rues, ou lue à loisir après boire, devait avoir le suc-
cès qu'obtient toujours une histoire graveleuse auprès des
hommes. Mais chaque Egyptien, tout en riant, pensait, à part
soi, que, s'il lui fût arrivé même aventure qu'au Pharaon, sa
ménagère aurait su le guérir, — et il ne pensait pas mal. Les
contes grivois de Memphis ne disent rien de plus que les contes
grivois des autres nations : ils procèdent de ce fond de rancune
que l'homme a toujours eu contre sa femme. Les bourgeoises
égrillardes des fabliaux du moyen âge et les Egyptiennes hardies
des récits memphitiques n'ont rien à s'envier, mais ce que les
conteurs nous disent d'elles ne prouve rien contre les mœurs
féminines de leur temps ^ . »
Voilà qui est spirituellement et sagement dit. Non, les fabliaux
ne sont point des documents qui puissent nous renseigner sur la
moralité des femmes au moyen âge, et leurs données grivoises
ne sont point spécialement caractéristiques du xiii*^ siècle.
Mais voici qui l'est davantage : à cette grivoiserie superficielle
s'entremêle une sorte de colère contre les femmes, — haineuse,
méprisante, qui dépasse singulièrement les données de nos contes.
Il ne s'agit plus « de ce fond de rancune que l'homme a toujours
contre la femme », — mais d'un dogme bien défini, profondé-
ment enraciné, que voici : les femmes sont des êtres inférieurs et
malfaisants.
Voyons, en effet, comment nos conteurs se représentent les
femmes, jeunes filles ou épouses.
1. Maspéro, Les Contes e^jjo^/ens, collection Maisonneuve, introduction.
Bédier. — Les Fabliaux. 21
— 322 —
Dans cette famille singulièrement réduite où ils nous intro-
duisent 1, à laquelle suffisent ces trois membres : le mari, la
femme, l'amant, — les jeunes filles apparaissent peu. On les ren-
contre dans les fabliaux plus souvent que dans les chansons
d'amour, rarement pourtant. Si les conteurs les ont exclues, ce
n'est point par retenue, ni par respect, non certes. Mais, de
même que les trouvères lyriques chantent leur passion pour leur
dame plus volontiers que les amours virginales, de même les
narrateurs de fabliaux n'aiment pas plus que Louis XIV « les os
des Saints Innocents ». Les rares jeunes filles de nos poèmes
sont des niaises ou des drôlesses. Des niaises, comme cette fille
de châtelain — la seule véritable Agnès de cette galerie — que
son père fait garder dans une tour par une duègne, et à qui son
innocence porte malheur, car « maie garde paît le loup - » ; ou
comme ces autres sottes, dont l'esprit s'éveille grâce aux leçons
maternelles, autour desquelles rôdent des valets et des pauto-
niers ^, des prudes, qui ont des pudeurs pires que l'impudeur,
des précieuses qui craignent le mot, et non la chose ^. — Les
autres sont des drôlesses vicieuses : telles ces jeunes filles, hâtées
de se marier, terriblement subtiles, à qui leur père propose de
bizarres jeux-partis ^; telle l'étrange nouvelle-mariée de la Sori-
sete des Estopes ^. Celle-ci trahit sa bienfaitrice pour une cotele "^ ;
cette autre cède aux prières d'un clerc pour l'anneau de fer du
landier que, dans l'obscurité, elle a pris pour un anneau d'or ^.
1. Les mères y sont des matrones peu respectables [l' Ecureuil, V, 121,
etc.). Les enfants y sont admis à d'étranges spectacles. Voyez V enfancon qui
défend à son père de bouter la pierre (IV, 102; VI, 152); ou cette fillette,
« qui moût bien parloit » et qui dit à son père :
« ...Ma mère a grant deuil quant restez ceanz.
Baillet respondi : Pour quoi, mon enfant ?
— Pour ce que le Prestre vous va trop doutant. »
(II, 32.)
Ce sont des enfants terribles dont il faut se méfier, « car du petit ueil se
fait bon garder. »
2. La Grue, MR, V, 126.
3. L'Ecureuil, MR, V, 121.
4. MR, IV, 107.
5. MR, V, 122.
6. MR, IV, 105.
7. MR, 1,8.
8. MR, I, 22; V, 119. Cf. encore la Damoisele qui sonjoit (V, 134) et la
Damoiselle qui voloit wler (IV, 108).
— 323 —
Que deviennent ces jeunes filles, une fois mariées,
Quand les fruits ont tenu la promesse des fleurs ?
On s'en doute. C'est un axiome : les femmes sont des créa-
tures inférieures.
Femme est de trop faible nature ;
De noient rit, de noient pleure ;
Femme aime et het en trop poi d'eure ;
Tost est ses talenz remués ^.
Aussi peut-on les battre du matin au soir, et les laisser jeûner.
La Sainte-Ecriture elle-même nous l'enseigne : Dieu n'a-t-il
pas tiré la femme d'une côte d'Adam ? Or, un os ne sent pas les
coups et n'a pas besoin de manger -. — En vertu de ces pré-
ceptes, le vilain mire, sans colère, placidement, bat sa femme.
(( Il faut bien, pense-t-il, qu'elle ait une occupation, pendant que
je travaillerai aux champs ; désœuvrée, elle penserait à mal. Si
je la battais? Elle pleurerait tout le long du jour, ce qui l'occu-
perait ; et le soir, à mon retour, elle n'en serait que plus
tendre. » C'est donc pourquoi il la traîne par les cheveux et la
frappe à coups redoublés, « de sa paume qu'ot large et lée ^. »
Seul, un régime de terreur peut les mater : il faut que sire Hain
conquière contre sa femme, à coups de poing, de haute lutte, ses
braies ^. — Un comte chevauche avec sa jeune épousée, le jour
de ses noces, pour gagner son manoir. Un lièvre passe devant
ses chiens : « Rapportez! » leur crie-t-il. Ils le manquent et il
leur tranche la tête. — Son cheval choppe : u Si tu butes une
seconde fois, je t'ouvrirai la gorge ! » Le cheval ayant une
seconde fois buté, il le tue en effet. Ils arrivent au château : la
jeune femme, que ces épreuves n'ont pas encore terrifiée, veut
l'éprouver à son tour et commande au cuisinier des mets qui, elle
le sait, déplairont au comte ; le malheureux serviteur obéit. Son
maître lui coupe une oreille et une main, lui crève les yeux et le
chasse de. sa terre. Puis il s'élance vers sa femme,
1. MR, m, 70.
2. Méon-Barbazan, IV, p. 194.
3. MR, m, 74.
4. MR, I, 6.
— 324 —
...par les cheveus la prent,
A la terre la rue encline ;
Tant la bat d'un baston d'espine
Qu'il l'a laissiée presque morte.
Tote pasmée el lit la porte ;
Iluec fu ele bien trois mois \
D'où cette moralité, qui convient à tant de fabliaux :
Beneoit de Damedeu soient
Qui leur maies dames chastoient !
Teus est de cest fablel la somme.
Mais les coups ne suffisent pas, car leurs vices sont vices de
nature. Les femmes sont essentiellement perverses : contredi-
santes, obstinées. Lâches, elles sont hardies au mal, capables de
vengeances froides, où elles s'ex})osent elles-mêmes au besoin
[les deux Changeurs, la Dame qui se vengea du chevalier). —
Elles sont curieuses du crime (le Févre de Creeil -) ; affolées du
besoin de jouir, comme la hideuse matrone d'Ephèse du xiii^
siècle^; insatiables, c'est l'une d'elles qui le dit dans sa répu-
gnante confession à son mari déguisé en moine. Elles sont la
ruse incarnée :
Par lor engin sont decëu
Li sage, dès le tens Abel ^%
Aristote, Salomon, Hippocrate, Constantin. A quoi bon lutter
avec elles? « Moût set femme de renardise ^... » Les surveiller?
(( Fols est qui femme espie et guette ^. )) Ruser avec elles ? C'est
(( faire folie et orgueil '' ». Il serait plus aisé de « décevoir
l'Ennemi, le diable, en champ clos ^ ». La moralité de tous ces
fabliaux s'exprime à merveille en ces vers brutaux et vilains :
Enseignier voil par ceste fable
Que famé set plus que deiable ;
De ma fable faz tel defin
Que chascuns se gart de la soe,
Qu'ele ne li face la coe...
1. MR, VI, 149. Za maie Dame.
2. Comparez I, 28.
3. Comparez ces fabliaux répugnants : Dune seule femme, I, 26; Le
Pêcheur de Pont-sur- Seine, III, 63; le Vallet aux douze femmes, III, 78;
Les quatre souhaits saint Martin, V, 133.
4. MR, I, 8.
5. MR, II, 51, V. 172.
6. MR, I, 24, V. 119.
7. MR, 1,23.
8. MR, III, 79.
— 32r) —
Le meilleur procédé est encore celui de Sire Hain : « battez-
leur et les os et l'eschine. »
Faut-il joindre, à cette honteuse galerie, les Macettes du xiii'^
siècle, de Richeut à Auberée, la vieille truande énamourée i, la
nourrice du conte de la Grue ^, la duègne du Chevalier à la cor-
beille 3, Hersent, « marrugliere » du moûtier, qui rend ses bons
offices (( à tous les bons chanoines, à tous les bons reclus » d'Or-
léans ^, — ou plus bas encore, les « meschinettes de vie »,
Mabile, Alison^?
Tous ces fabliaux respirent le même outrageant mépris.
M. Brunetière dit fortement : <( Les femmes, dans le monde bour-
geois du moyen âge, semblent avoir courbé la tête aussi bas
qu'en aucun temps et qu'en aucun lieu de la terre, sous la loi de
la force et de la brutalité... Ni la mère, ni l'épouse, ni la sœur
n'ont place dans cette épopée populaire. Une telle conception de
la femme est le déshonneur d'une littérature ^. »
VI
FABLIAUX OBSCENES
Encore avons-nous réservé les contes les plus durs aux
femmes. Encore n'avons-nous pas descendu jusqu'au fond cette
spirale honteuse. 11 reste comme un dernier cercle secret, où nous
ne pénétrerons pas. De loin, on y voit grouiller, comme des
bêtes immondes, les contes obscènes. Certes, en quelques-uns,
brille encore une vague lueur d'esprit et de gaieté"''. — Mais, le
plus souvent, ils sont si insolemment brutaux et répugnants que
nous n'avons le choix qu'entre la scatologie et le priapisme. Les
lois des justes proportions voudraient que l'on en traitât ici aussi
longuement que des autres séries de contes : car ils ne forment
pas la catégorie la moins nombreuse ni la moins bien accueillie
1. La vieille Truande, V, 129.
2. MR, V, 126.
3. MR, 11,47.
4. Le Prêtre teint, MR, VI, 138.
5. Boivin et Pro\>ins, V, 116; le Prêtre et Alison, II, 31.
6. Revue des Deux-Mondes du 15 juin 1879.
7. La Gageure, II, 48. — Le sot Chevalier, I, 20.
— 32B —
du moyen âge. Tel fabliau, si obscène que le titre même n'en
saurait être rapporté (VI, 147), a, selon les versions, de 500 à 800
vers ; il a été remanié, tout comme une noble chanson de geste,
par trois ou quatre poètes ; il s'est trouvé jusqu'à sept manuscrits
pour nous le conserver : pas un fabliau qui nous ait été transmis
à tant d'exemplaires ! Bornons-nous à énumérer ces poèmes en
note ^ : je ne connais d'analogues, comme modèles de brutalité
cynique, que les odieux contes de moujiks, récemment imprimés,
en esprit d'abnégation scientifique, par les moines d'un couvent
russe ~. Passons vite, mais ne les considérons pas comme indiffé-
rents, pourtant. Souvenons-nous qu'ils existent, et qu'ils ont
plu : ne sont-ils pas l'aboutissant extrême, et peut-être néces-
saire, de l'esprit gaulois ?
VII
LA PORTEE SATIRIQUE DES FABLIAUX
Les Chevaliers, les Bourgeois, les Vilains^ le Clergé.
La portée satirique des fabliaux a été, à notre avis, exagérée.
A en croire la plupart des critiques, le rire des fabliaux est tou-
jours hostile et cruel De plus, il est lâche. Les fabliaux ne sont
que des satires, et qui leè groupe forme une sorte de miroir du
raunde^ miroir railleur , où toutes les classes sociales sont tour à
tour et délibérément bafouées. Toutes? non pas, mais, de préfé-
rence, les castes les plus faibles. Le jongleur ménage et respecte
les chevaliers, les prélats, les puissants ordres monastiques, car
toujours il se range du côté de la force ; mais le vilain, mais le bour-
geois, mais l'humble prêtre de village, voilà ses victimes désignées.
1. Contes scatologiques : le type en est Jouglet (IV, 98). Cf. Gauteron et
Marion (III, 59); les trois meschines (III, 64); d'autres, dout on ne pourrait
dire les titres (I, 28, III, 57, VI, 148) ; Chariot le Juif (III, 83).
Contes priapiques : L'anneau (III, 60) ; un conte publié par Barbazan et
Méon, IV, p. 194 ; — Les trois Dames (IV, 99, V, 112) ; La Dame qui aveine
demandait por Morel (I, 29); L.a Damoiselle (III, 65, cf. V, 111); La
Damoiselle qui sonjoit (IV, 134) cf. III, 85; IV, 101; IV. 107 ; V, 121; V,
122; V, 133; IV, 105; etc.
2. S'il faut en croire l'éditeur anonyme; mais on peut soupçonner que c'est
une bonne plaisanterie. Ces contes ont été traduits en français dans la collec-
tion des KpjTTTa^'.a, Heilbronn, Ilcnuineer, 1883.
— 327 —
J.-V. Le Clerc, qui a le premier émis cette vue, ne l'a présentée
que prudemment, nuancée comme il convient. Mais comme toute
idée, une fois entrée dans la circulation générale, tend à s'exagé-
rer, celle-là est devenue depuis, dans la plupart des livres où il est
traité des fabliaux, une manière de dogme : les fabliaux ne sont
plus que de lâches poèmes rimes pour que les chevaliers puissent
s'ébaudir aux dépens des bourgeois et des vilains. M. Aubertin,
entre autres, s'exprime ainsi : « Protégés par les seigneurs et
vivant de leurs libéralités, les trouvères ont dû ménager des
patrons si nécessaires et si redoutables. Mais le conteur est entiè-
rement à l'aise et sur un terrain vraiment à lui, quand on conte
quelque aventure d'où sort tout déconfit et penaud un bon bour-
geois ou un vilain. Là, ni crainte ni respect ne l'arrête ^.. » De
ces deux propositions : l'intention des fal^liaux est principale-
ment satirique, — cette satire ne s'attaque qu'aux faibles, — la
première me paraît outrée, l'autre erronée.
Pour ce qui est d'abord du reproche de lâcheté, en vérité, nos
conteurs ont, par ailleurs, des torts assez graves pour qu'on leur
épargne cette accusation. Le vrai, c'est qu'ils daubent indifférem-
ment sur les uns et sur les autres, chevaliers, bourgeois ou
vilains 2. évêques, ou modestes provoires.
Il est vrai que les hauts dignitaires ecclésiastiques ou les
grands seigneurs laïques figurent plus rarement dans les fabliaux
1. Aubertin, Histoire de la littérature française au moyen âge, II, p. 11-12.
2. En veut-on un exemple? Pour nos diseurs de fabbliaux, les hauts et
puissants barons ne sont pas à l'abri des infortunes conjugales, et les guet-
teurs qui veillent sur leurs créneaux ne les en défendent point. C'est un che-
valier qui, sous le froc d'un moine, entend la cruelle confession de sa très
noble épouse. C'est un chevalier qui, sous le même déguisement clérical, se
trouve battu et content. A les bien compter, ils sont dix dans nos fabliaux
qu'attendent ces malheurs intimes, écuyers, vavasseurs, bacheliers, cheva-
liers... Les vilains — ô surprise ! — ne sont que six. Et combien de bour-
geois ? dix-neuf! Chevaliers : Le Che\'aUer confesseur, l, 16. — Le Sot che-
valier, I, 20. — Le Chevalier, sa dame et un clerc, II, 50. — Le Chevalier à
la corbeille, II, 47. — Le Chevalier à la robe vermeille (riche vavasseur), III,
57. — La Dame qui fist trois tours (écuyer), III, 79. — La Dame qui se ven-
gea du chevalier, IV, 99. — Maignen (bachelier), V, 130. — L.e Chevalier qui
recovraVamour de sa dame, YI, 151. — L'Epervier, V, 115. — Yilains : I,
24; III, 61 ; IV, 102, 109; V, 128, 132 ; VI, 152. — Bourgeois : I, 5, 8, 9, 18,
22, 23, 24; II, 32. 51; III, 88; IV, 89, 94, 100: V, 110, 119, 124 ; VI, 138,
155, 156.
Qu'on nous pardonne cette étrange statistique!
— 328 —
que les bourgeois et les simples chapelains ; mais c'est chose
naturelle, car les personnages prédestinés à défrayer les contes
gras sont ceux de la comédie moyenne. 11 était malaisé de mobi-
liser le personnel de la tragédie, pour cacher un grand feudataire
dans un lardier, pour faire revêtir à un comte les braies du cor-
delier, pour faire rosser par un jaloux un cardinal-légat. Sachons
gré à nos conteurs d'avoir su appliquer le précepte classique :
Descriptas servare vices operumque colores.
Prétendre d'ailleurs qu'il y eût moins de péril à attaquer
d'humbles desservants que des prélats, c'est oublier la puissance
de la solidarité ecclésiastique ; et quant à soutenir que les jon-
gleurs, craintifs devant les chevaliers, pouvaient impunément
railler les bourgeois, voire les vilains, c'est méconnaître ce fait
que les jongleurs ne vivaient point seulement des libéralités sei-
gneuriales, mais que les bourgeois étaient au contraire leurs
patrons favoris ; que les fabliaux n'étaient point contés seule-
ment dans les nobles cours chevaleresques, mais dans les repas
des corps de métier, ou dans les foires, devant les vilains.
En fait, on n'a que le choix entre les nombreuses caricatures
de prêtres et de moines, de chevaliers, de bourgeois, de vilains.
Des évêques se rencontrent en aussi ridicule posture que les
plus humbles chapelains i, et les réguliers, moines ou nonnes 2,
y courent d'aussi tragiques ou grotesques aventures que les sécu-
liers : le macabre héros de la Longue Nuit est, selon les versions,
tantôt un Jacobin, tantôt un moine de Glunv. Voici des domi-
nicains en train de capter un testament, ou des cordeliers qui
pénètrent dans une famille pour y porter le trouble et la ruine ^.
1. Voyez les fabliaux de l'Anneau Magique (III, 62), du Testament de
l'Aîie (III, 82), de VEvâque qui bénit (III, 82), où figurent des prélats ridi-
cules.
2. Pour les ordres religieux féminins, voyez les trois Dames (IV, 100, V,
112), les trois Chanoinesses (III, 72), la Nonnette (VI, 157).
3. Voyez la Vessie au prestre (III, 69), Frère Denise (III, 87.) Mais, dit
J.-V. Le Clerc, si les jongleurs attaquèrent parfois les ordres, ce ne fut
qu'en des fabliaux tard-venus, alors qu'ils étaient déjà déchus de leur puis-
sance première. — Les fabliaux ont été composés à des dates trop rappro-
chées les unes des autres pour que cette distinction soit soutenable, d'autant
que les frères prêcheurs et mineurs n'ont pas été, que je sache, moins puis-
sauts au commencement du xiv^ siècle qu'à la fin du xiiie.
— 329 —
Notre collection nous offre pareillement des types de chevaliers
vicieux ou ridicules. Ici, se plaint une sorte de noble Ghrysale ',
résigné à obéir à sa femme impérieuse, a Je ne suis pour elle
qu'une chape à pluie, » dit-il tristement. Là, c'est toute une gale-
rie de pauvres chevaliers, de louches personnages qui vivent du
prix des tournois ^. Voici, dans la Housse partie, trois nobles
seigneurs, appauvris par les tournois, qui font une vilaine
besogne : ruinés, ils donnent une fille de leur maison à un riche
bourgeois d'Abbe ville, et captent son avoir. De même, un châ-
telain, pour fumer ses terres, marie sa fille au fils d'un vilain
usurier : il arme son gendre chevalier; mais cette manière de
M. Jourdain reste couard comme devant, aime mieux empailler
de Vestrain que manier écu ni lance, et <( desprise lagent menue ».
De même, quelle jolie collection de caricatures de bourgeois !
J'en note une seule, celle du bourgeois d'Etampes que sa femme
et un prêtre ont grisé :
Lors commence a palier latin
Et postroillaz et alemand,
Et puis tyois et puis flemmanc.
Et se vantoit de sa largesce
Et d'une trop fiere proesce
Que il soloit faire en s'anfance :
Li vins Favoit fait roi de France ^ !
Gomme nos conteurs savent ébaucher d'amusantes figures de
chevaliers et de bourgeois, ils saisissent de même au passage les
ridicules des vilains :
L'un ueil a lousche, l'autre borgne;
Tous diz regarde de clicorgne.
L'un pied a droit et l'autre tort '...
Ils le peignent tel qu'il est, sans sympathie, mais sans haine,
tout comme les autres personnages de leur comédie humaine.
— Un chevalier tournoyeiir arrive dans un village et demande
1. MR, VI, 149.
2. Sur ces curieux personnages, les chevaliers tournoyeurs, voyez MR, I,
3; I, 5,11, 34, III, 71 (v. 29). III, 86, VL 147. Voyez aussi comme ils sont
bafoués dans Hueline et Aiglentine, Méon, N. B., l, 357, vers 120-140.
3. MR, 11,51.
4. Aloid, I, 24.
— 330 —
chez qui il pourra être hébergée. Allez chez le prêtre, lui répond
un passant ; car les vilains sont trop pauvres,
Malëureux de toute part,
Hideus comme leu ou lupart,
Qui ne savent entre gens estre.
Mieus vous tient aler chez le prestre,
Car de deus maus prent on le mieus ^.
Les trouvères redisent donc la détresse physique et morale des
vilains. Les choses étaient bien ainsi : qu'y pouvaient-ils? S'in-
digner? ce n'était point leur manière. Ils les montrent dans leur
sottise trop réelle -, dans leur grossièreté foncière, plus près de
la bête que du chrétien ^. — Mais ils savent aussi sa bonhomie ^,
son habileté finaude, et comment il conquit Paradis par plaid.
Certes, il y manque presque toujours l'accent delà sympathie.
Mais, en cela, les fabliaux ne se distinguent en rien des autres
œuvres du moyen âge ^. Cette littérature n'est point tendre aux
vilains. Elle ne parle guère d'eux, ne parle pas pour eux. Ce
n'est point pour eux, la musique printanière des pastourelles,
ni la forêt de Broceliande, ni le m^^stère exquis des lais de Bre-
tagne. C'est un beau proverbe du moyen âge, qui dit : « Nul
n'est vilain, s'il ne fait vilenie 6. » Mais des centaines de pièces
protestent :
Vilain seront preudomrne quant chien venderont lart '.
1. Le prêtre et le chevalier^ II, p. 49.
2. Brifdut, IV, 103; Le Vilain de Farhu, IV, 95; L'Ame au vilain, III, 68.
3. Le Vilain asnier, V, 114. Un vilain ânier passe devant une boutique où,
dans des mortiers, des valets pilent des herbes odorantes et des épices. Il
tombe pâmé : on lui met sous le nez une pelletée de fumier ; le voilà ranimé:
Nuls ne se doit desnaturer.
4. Barat et Haimet, IV, 97.
5. Il vient de paraître à ce propos une étude fort curieuse, savante et élé-
gante, de M. Domenico Merlini : Saggio di ricerche sulla satira contro il vil-
lano, Turin, 1894.
6. V. le développement de cette idée dans le Dit de gentillece, Jubinal, N.
rec, p. 35-6.
7. Bit satirique, p. p. Ed. du Méril dans ses Poésies inédites latines, III,
p. 340. Comparez l'Enseignement aux princes de Robert de Blois(P. Meyer,
Romania, t. XVI, p. 37) :
Sor totes choses vos g-ardez
Que jai en serf ne vos fiez...
— 331 —
Tous les sentiments de la littérature courtoise à leur égard se
résument en ce refrain d'une pastourelle :
Ci le me foule, foule, foule, ^
Ci le me foule, le vilain K
Les choses étant ainsi, n'est-il pas curieux que, dans les
fabliaux, les vilains soient à peine plus maltraités que les cheva-
liers? — Allons plus loin : si quelques très rares fabliaux peuvent
réellement prétendre à être des satires sociales, si quelques-uns
nous montrent — très vaguement — l'antagonisme des classes,
n'est-il pas remarquable que le jongleur y prenne précisément
parti, pour qui? pour le fort contre le faible, comme le veut
l'opinion courante que nous discutons ici? non; pour le serf
contre le maître.
Je cite à peine Connebert -, le Vilain au buffet 3. Mais qu'on
veuille bien se rappeler Constant du Hamel *. Trois tyranneaux
de village, le prévôt, le forestier du seigneur, le prêtre, con-
voitent la femme du vilain Constant du Hamel. Ysabeau est sage,
avenante, courtoise : elle leur résiste. Tous trois complotent,
après boire, de la réduire « par besoin, poverte et faim »,
d'(( amaigroier » la rebelle et son mari :
« Pelez de là, et je de ça !
Ainsi doit on servir vilaine ! »
Le prêtre accuse au prône Constant d'avoir épousé sa com-
mère 5. Il le chasse de l'église et le rançonne à sept livres. — Le
prévôt l'accuse d'avoir fracturé la grange du seigneur pour voler
son froment; il le met aux ceps, et le rançonne à vingt livres. —
Le forestier l'accuse d'avoir coupé les chênes et les hêtres du
seigneur; il emmène ses bœufs, et le rançonne à cent sous de
1. Bartsch, Romanzen, I, 67 ; cf. ihid., I, 48 :
Fol vilain doit on huer,
Et si le doit-on gaber...
2. MR, V, 128.
3. MR, III, 80,
4. MR, IV, 106.
5. On sait quels liens cette qualité de compère établissait entre les hommes
du moyen âge. Epouser sa commère était un inceste, donc un cas d'excom-
munication. Dans plus d'une chanson de geste, des amants sont empêchés de
se marier, parce qu'ils ont tenu ensemble un enfant sur les fonts baptismaux.
Cf, le fabliau de L'Oie au chapelain, VL 141, et la Romania, t. XV, p. 491.
— 332 —
deniers. — Le pauA^re corvéable est ruiné, et ce fabliau nous
donne bien la mesure de la liberté individuelle au xiii^ siècle.
Mais voici que les vilains vont prendre leur revanche et le poète
triomphe avec eux. — Ysabeau feint de céder : elle donne ren-
dez-vous chez elle à ses trois persécuteurs, pour des heures dif-
férentes, mais voisines les unes des autres. Comme le premier
vient d'arriver, chargé d'une grande bourse et de joyaux, le
second frappe à la porte. « Fuyez! c'est mon mari! » Le galant,
nu, se cache dans un tonneau rempli de plumes. Trois fois la
même scène se reproduit, si bien que les trois amants se
retrouvent, étonnés et marris, dans le même tonneau. Alors le
vilain fait venir leurs trois femmes, se venge sur elles sous les
yeux des maris; puis, il met le feu au tonneau; les trois amants
s'enfuient en hurlant, couverts de plumes, poursuivis par Cons-
tant qui fait tournoyer sa massue. On sent que le conteur s'en-
thousiasme : il les poursuit aussi et lance contre eux, férocement
joyeux comme à la curée, tous les chiens du village : « Tayaut,
Mancel ! Tayaut, Esmeraude ! » Et l'on entend l'accent de je ne
sais quelle haine de Jacques, quand il termine son récit par ce
vers grave :
Que Dieus nous gart trestous de honte !
On sent que le poète se sait vilain lui-même et qu'il parle à
ses pairs.
Mais ce ton violent est presque toujours étranger aux fabliaux.
Les jongleurs, bienvenus des bourgeois comme des chevaliers,
n'ont eu peur de se gausser ni des uns, ni des autres; non par
courage : mais parce que leur rire n'offensait pas et que, d'ailleurs,
nul n'eût daigné les persécuter.
Le rire des fabliaux n'est donc ni brave, ni lâche ; mais est-il
décidément satirique ?
Non, si l'on donne à ce mot sa pleine signification, qui
oppose satire et moquerie. La satire suppose la haine, la colère.
Elle implique la vision d'un état de choses plus parfait, qu'on
regrette ou qu'on rêve, et qu'on appelle. Un conte est satirique,
si l'historiette qui en forme le canevas n'est pas une fin en soi ;
si le poète entrevoit, par delà les personnages qu'il anime un
instant, un vice général qu'il veut railler, une classe sociale qu'il
— 333 —
veut frapper, une cause à défendre. Les contes de Voltaire sont
d'un satirique; La Fontaine, en ses contes, n'en est pas un. Or
la portée d'un fabliau ne dépasse guère celle du récit qui en forme
la trame. Les portraits comiques de bourgeois, de chevaliers,
de vilains, j foisonnent : mais aucune idée qui domine ou relie
ces caricatures ; la raillerie vise tel chevalier, et non la chevale-
rie, tel bourgeois et non la bourgeoisie ; et le plus souvent, on
peut substituer un chevalier à un bourgeois, ou un bourgeois à
un chevalier, sans rien changer au conte, ni à ses tendances.
En ce sens, nos diseurs de fabliaux ne s'élèvent point jusqu'à la
satire : ils s'arrêtent à mi-route, contents d'être de maîtres cari-
caturistes. Ils jettent sur le monde un coup d'œil ironique : clercs,
vilains, marchands, prévôts, vavasseurs, chevaliers, moines, ils
esquissent d'un trait rapide la silhouette de chacun — et passent.
Ils peignent une galerie de grotesques, où personne n'est épagné,
où l'on n'en veut sérieusement à personne. Ils ne s'indignent, ni
ne s'irritent, ils s'amusent. Ils restent tout aussi étrangers à la
colère qu'au rêve : leur maîtresse forme est une gaieté railleuse,
mais indifférente, sans pessimisme, satisfaite au contraire.
Il est donc exagéré de voir en nos jongleurs des satiriques
intentionnels et systématiques. Si l'on s'en tient à la définitition
pour ainsi dire classique de la satire, il est certain que leurs
œuvres n'y répondent pas. Mais, sans doute, elle est trop haute
et trop étroite. Comme M. Brunetière l'a très justement remar-
qué 1, « à défaut d'un mépris philosophique de l'homme et de la
société de leur temps, les diseurs de fabliaux ont celui des per-
sonnages qu'ils mettent en scène. » Ils n'ont pas prétendu mener
le convicium sœculi ; ils ont seulement peint leurs contemporains
tels qu'ils les voyaient, sans colère ni sympathie; mais ils les
ont vus le plus souvent laids et bas.
Ils ont le mépris des femmes; à quel degré, on l'a pu voir.
Pareillement, ils ont le mépris des prêtres, et c'est ce qu'il nous
reste à montrer.
Ici encore, il faut prendre garde de se méprendre. C'est
une tendance maligne et naturelle de notre esprit de trouver
1. Dans un article sur les Fabliaux, Revue des Deux^Mondes du 1^^ sep-
tembre 1893, p. 194,
— 334 —
plus piquante une aventure légère, si nous y pouvons mettre
en scabreuse posture une personne chaste par métier. C'est
une pointe de piment en plus. Aux temps lointains où fut
écrit le Pantchatantra^ les religieux mendiants en ont déjà
pâti. En France, c'est l'ordre des cordeliers qui a, depuis sa
fondation, le privilège de nous égayer le plus. Les cordeliers
sont devenus comme « de style » dans les contes à rire. Voyez
les contes de J.-B. Rousseau, qu'ils défrayent presque exclu-
sivement ^ . Un conteur du xviii^ siècle commence en ces termes
un récit plaisant :
Deux cordeliers... — je vois à ce seul nom
Mon cher lecteur se pavaner d'avance,
Et souriant, dire avec complaisance :
Des cordeliers! cela promet du bon ^l...
Le jdIus souvent ce sont plaisanteries sans portée : non
seulement elles n'atteignent pas l'ordre, mais les conteurs ne
le visaient pas. Tel d'entre eux qui met en scène des cordeliers
serait empêché de distinguer un Cordelier d'un Carme, et de
dire si ces moines appartiennent à la famille de Saint-François
ou à celle de Saint-Dominique.
Chez certains, au contraire, il y a satire voulue, violente;
rappelez-vous les cordeliers" qui foisonnent dans V Apologie pour
Hérodote ou dans V Heptaméron ^. Là, ils sont victimes de haines
vigoureuses; on sent le voisinage de Calvin et des guerres de
religion.
Les fabliaux nous offrent ces deux types de contes; tantôt
de simples gaberies, tantôt de vives satires.
Les jeunes premiers des fabliaux, à qui vont les sympathies
des conteurs et les faveurs de leurs héroïnes, sont presque tous
des clercs. Mais il faut les écarter de cette revue : ils n'appar-
tiennent qu'à peine à l'Eglise, et J.-V. Le Clerc a tort de les
confondre sans cesse avec les prêtres ^. Ils ne sont, à vrai dire,
que des étudiants des Universités. La cléricature ne les empê-
chait pas de se marier : témoin, entre tant d'autres, Pierre
1. J.-B. Rousseau, Contes inédits, p. p. Luzarche, Bruxelles, 1881.
2. Le singe de La Fontaine, Florence, 1773, p. 121.
3. Voyez, entre autres, les nouvelles 22, 23, 31, 33, 35, 41, 44, 48, etc.
4. Voyez Hist. Litt., XXIII, p. 140, 146, etc.
— 385 -
Mauclerc, duc de Bretagne. Les jongleurs les traitent en
enfants gâtés et terribles ^. A Orléans, ville universitaire,
arrivent
Quatre Normanz, clerc escolier;
Lor sas portent comme colier;
Dedenz, lor livres et lor dras ;
Moût estoient mignoz et gras,
Cortois, chantant, et envoisié 2...
Mariti, servate uxoresl L'un de ces bourgeois d'Orléans
revêtira bientôt des braies où il trouvera tout un attirail d'étu-
diant : écritoire, canivet^ parchemin et plume ^. — Ils sont de
dangereux séducteurs : voici que rôdent par la campagne
Dui clerc qui vienent d'escole :
Despendu orent leur avoir
En folie plus qu'en savoir ''...
Que le vilain Gombert fasse bonne garde! — Mabile aurait
pu devenir une riche paysanne : si elle a mal tourné, c'est
qu' « uns clers l'en mena par guile ^ ». Au besoin, ils s'en-
gagent comme valets pour capter la bienveillance des jeunes
filles pudibondes ^ ; c'est un clerc qui apprend à l'une d'elles à
...voler par mi l'air la sus.
Ainsi comme fist Dedalus '^...
Mais peu de ces méchants drilles recevront les ordres
majeurs. Ils ne nous intéressent pas ici.
Les vrais prêtres ordonnés sont traités avec infiniment moins
de faveur. Nos jongleurs ne tarissent pas sur leur compte : à
tout instant, sans raison, par luxe, alors même qu'il est inutile
à l'action, apparaît rapidement dans le récit quelque prêtre pail-
1. Voyez, ci-dessous, chapitre XIV, le paragraphe intitulé : Les clercs
errants.
2. La Bourgeoise d'Orléans, I, 8, v. 8-12. Cf. une autre rédaction de ce
fabliau, IV, 100, v. 9.
3. Les Braies au Cordelier, III, 88.
4. Gombert, I, 22, v. 2.
5. Boivin de Provins, MR, V, vers 111, variante du ms. B.
6. MR, IV, 107.
7. MR, IV, 108. — Voyez aussi Le clerc qui fu repus derrière l'escrin,
IV, 91.
— 336 —
lard K Mais leurs bonnes fortunes sont rares et, dans les
fabliaux où ils agissent au premier plan, on peut poser cette
règle : tout prêtre en bonne fortune le paye cher au dénoue-
ment; inversement, dans tout conte où les rieurs sont du côté
du mari, le héros est un prêtre -.
Les conteurs les peignent comme avares, cupides, orgueil-
leux 3, débauchés. Auprès d'eux, sous leur toit, vit \-dprestresse.
La prêtresse n'est point un être imaginaire : aucun person-
nage n'est de fantaisie dans les fabliaux. Les conteurs parlent
d'elles tout naturellement, comme d'un personnage aussi connu
que le boutiquier du coin. Ils la nomment par son nom. Ils
savent qu'elle est « jolie et mignote, belle et plaisante à devise,
qu'elle a les yeux clairs et riants ^ ». Ils peuvent décrire ses
beaux atours, connus de toute la paroisse, « sa verte cote, bien
plissée au fer, à plis rampants, dont elle relève les pans à sa
ceinture, par orgueil ^ ; » ils savent de quels menus soins le
prêtre l'entoure :
Bonc cote ot et bon mantel ;
S'ot deux peliçons bons et biaus,
L'un d'escurieul, l'autre d'aniaus,
Et s'ot riche toissu d'argent,
Dont assez parloientla gent *•.
Ils savent que dame Avinée vit au presbytère avec toute une
mesnie d'enfants ; il n'est pas jusqu'à l'innocent prêtre aux
mûres que sa femme n'attende au logis ''.
Cette vie familiale paraît avoir été ostensible. Un prêtre est
irrité contre sa prestresse : de quoi la menace-t-il? Il lui fera
cette honte, aux yeux de toutes ses ouailles, de la chasser, et il
veut que nul n'en ignore :
1. C'est le cas dans la Dame qui fist trois tours, III, 79; dans Celui qui
bouta la pierre, IV, 102, Y, 132 ; dans le Pêcheur de Pont-sur- Seine, III, 63,
dans la Sorisete, IV, 105, tous contes où le galant est à l'arrière-plau, et où
il importait fort peu qu il fût un prêtre ou non.
2. Exceptions : Le Prestre qui abevete^ III, 61, le Vilain de Bailleul, IV,
109.
3. Le Prêtre et le Chevalier, II, 34. — Le boucher d'Abbeville, III, 84.
4. L^e Prêtre et le Chevalier, MR,II, 34, passini.
5. Ibidem.
6. Le Prestre qui eut mère a force, V, 125.
7. MR, IV, 92.
— 337 —
Dès ore vueil quel sachent tiiit,
Trestuit li voisin del visnage K..
Un seul se cache à demi : pour ne pas être soupçonné,
« por coverture de la gent », il a fait de sa prêtresse sa com-
mère - ; on sait que le fait d'avoir été compère et commère au
baptême d'un enfant constituait un lien si puissant, qu'il écar-
tait toute idée de mariage ou de vie commune. — Les évêques
ne paraissent pas poursuivre très sévèrement ces libres unions ^.
Certes, il faut se méfier de l'autorité historique des jon-
g'ieurs : ils sont des moralistes suspects, de piètres censeurs
des mœurs. Mais comme, outre des textes poétiques sans
nombre ^, les actes des synodes et des conciles confirment ici
les dires des fabliaux, il nous faut bien admettre, dans le clergé
du xm^ siècle, une survivance plus ou moins générale des
anciennes tolérances ; un état moral analogue à celui que con-
naissent, encore aujourd'hui, certains diocèses de l'Amérique
du Sud. L'opinion publique acceptait ces scandales, mais les
vovait avec une défaveur croissante.
1. MR,II, 34.
2. L'oie au chapelain, VI, 143.
3. L'un d'eux (III, 77) interdit à un prêtre sa concubine, pourquoi?
Parce qu'elle est preus et corloise,
Et a l'evesque molt en poise.
Un autre (V, 125) reçoit la dénonciation de la mère d'un chapelaiu : la
vieille se plaint que son fils traite mieux qu'elle-même son amie, qui vit
sous le toit commun. L'évêque menace de suspendre le mauvais fîls, s'il ne
traite pas plus honorablement sa mère. Mais, de renvoyer la prêtresse, il
n'en dit mot.
4. Combien d'autres poèmes font allusion aux prêtresses! Dans Renart
(éd. Martin, II, xii, p. 285, ss.), Tybert le chat, poursuivi par un prêtre, se
réfugie sur un arbre : « Je ne suis pas un larron, proteste-t-il, mais un
pénitent :
Je me voloie confesser,
Se vous ôussez vostre estole ;
Mais vostre femme 51'est pas foie,
Qui en a lié son veel...
Comparez ihid., v. 390, ss. — Voyez, entre autres textes sans nombre,
Wright, Latin poenis conimonly attrihuted to Walter Mapes^ p. 171, la
pièce où l'auteur proteste contre de nouveaux décrets relatifs au célibat des
prêtres :
Pater noster nunc pro me, quoniam peccavi,
Dicat quisque presbyter cum sua suavi.
Cf. ihid., p. 174, la Consultatio sacerdotum; p. 180, la pièce De convoca-
Bédikr. — Les Fabliaux. 22
— 338 —
Encore nos conteurs passent-ils volontiers aux prêtres leurs
prêtresses. Mais, s'ils osent sortir de leur presbytère, soudain
éclate dans les fabliaux la satire, j'entends une véritable haine.
Dans une série de contes, avec une joie jamais épuisée,
haineuse, les jong^leurs les bafouent, les traînent à travers les
aventures tragiquement obscènes.
L'un d'eux, poursuivi par des bouviers dans la nuit, acculé
comme une bête fauve, caché derrière un van comme derrière
un écu, se défend à coups de massue, puis à coups de dents ^;
un autre est poursuivi, comme à l'hallali, par les chiens qui
mordent sa chair nue - ; celui-ci est enfermé dans un lardier
que le mari outragé hisse sur une charrette et va vendre au
marché; sur la place publique, par une fente de sa prison, le
captif distingue son frère, prêtre comme lui, et lui crie : « F rater,
pro Deo délibéra me! » Et le mari de s'écrier, triomphant :
(( Esgar! mon lardier a latin parlé! », et brandissant son mail-
let : (( Parle encore latin, méchant lardier, parle latin, ou je
frappe ! » Le lardier s'exécute :
Frater, pro Deo,
Me délibéra !
Reddam tam cito
Ce qu'il coustera 3 î
tione sacerdotum. Voyez encore les Carmina biirana, passiin ; par exemple,
LXIV, p. 36 :
Tu, Sacerdos, hue responde
Gujus raanus sunt immunde,
Qui, fréquenter et jocunde
Cum uxore dormis, unde
Surgens mane missam dieis,
Corpus Christi benedicis,
Scire velira causam quare, etc..
Voyez aussi la discussion entre un clerc errant [logicus] et un prêtre
[Latin poems, p. 251, v, 167) :
Et, prae tôt innumeris quae fréquentas malis,
Est tibi presbytera plus exitialis.
Dans le Songe d'Enfer de Raoul de Houdenc, on sert à la table des
démons
Bediaus bestes bien cuis en paste,
Papelars a l'ypocrisie,
Noirs moines a la tanoisie,
Vieilles prestresses au cive. ..
(Ed. Scheler, v. 592).
1. Aloul, I, 24.
2. Constant du HamcL IV, 106.
3. Le Prêtre au lardier, II, 32.
— 339 —
Un autre encore est jeté dans un piège à loups ^ ; un autre
dans une cuve pleine de teinture, où il se plonge tout entier,
corps et tète ; quand il en sort,
Il est plus teint et plus vermeil
Qu'au matinet n'est le soleil ^.
Trois prêtres ont été attirés dans un guet-apens. Surpris, ils
se cachent dans un four : le mari fait choir la clef de voûte, les
écrase, fait jeter les cadavres dans une marnière ^. Dans un
autre fabliau, il les assomme tous trois à coups de massue et le
poète recommence par trois fois, avec une minutie joyeuse, la
description des coups qu'il donne à chacun, si bien que « li sans
et la cervelle en vole ^. » — Un moine a été tué dans une
équipée nocturne : le conteur développe avec délices la lugubre
odyssée de son cadavre qu'il promène toute la nuit, tantôt jus-
qu'à un tas de fumier, tantôt au fond du sac d'un voleur, ou
sur le lit de l'abbé, pour le hisser finalement sur un poulain,
l'écu au bras, le heaume en tête... Ce fabliau macabre, cinq
jongleurs l'ont remanié en cinq poèmes distincts, dont le plus
court a 445 vers, et le plus long H 64 : et si nous comptons les
vers de ces cinq fabliaux, nous arrivons au total énorme de
1.144 vers ^''. — Voici enfin Connehert^, le plus violent de
ces contes. Un forgeron outragé a cloué un prêtre à son
enclume. Gomme il résiste, il lui dit :
En charité, dans prostrés fous,
Se vous i faites cri ne noise.
Je n'i querrai baston ne boise.
Que je orendroit ne vous fire,
Por la cervele desconfire,
De cest martel ou de mes mains!...
Puis il met le feu à la forge et laisse le prêtre attaché à
l'enclume, un rasoir à la main. Quand le feu l'atteint, il est
1. Le Prêtre et le loup, VI, 144.
2. Le Prêtre teint, VI, 139.
3. Les quatre Prêtres^ VI, 142.
4. Estormi, I, 19.
5. MR, IV, 89, V, 123, V, 136, VI, 150 et 150 bis.
6. V, 128. Comparez aussi le Prêtre crucifié, qu'il est impossible d'ana-
lyser. >
— 340 —
obligé, pour s'échapper, de se mutiler. Le conte se termine par
ce cri de vengeance :
Car fuissent or si atorné
Tuit li prestre de mère né,
Qui sacrement de mariage
ïornent a honte et a putage!
Il ne s'agit plus, on le voit, de malices, de sous-entendus
goguenards, familiers aux conteurs légers, — mais de véritables
haines.
Si outrées qu'elles puissent être, on est parfois tenté de s'en
réjouir et de crier au poète : Oui, indigne-toi, fût-ce injustement.
Laisse là cette indifférence railleuse, satisfaite ! assez de ces
gaillardises complaisantes, amusées! Un joeu de colère, de
satire : là, du moins, il y a quelque noblesse !
Au terme de cette revue, on voit saillir, sans qu'il soit besoin
d'une longue synthèse, les traits qui réunissent les fabliaux
par une sorte d'air de famille.
L'esprit qui anime cette masse est fait de bon sens frondeur,
gai, d'une intelligence réelle de la vie courante du monde, d'un
sens très exact du positif. Pas de naïveté, mais un tour ironique
de niaiserie maligne; ni de colère, ni, d'ordinaire, de satire qui
porte; mais la dérision amusée, la croyance, commune à tous au
moyen âge, que rien ici-bas ne doit ni ne peut changer, et que
l'ordre établi, immuable, est le bon ; l'optimisme, la joie de vivre,
un réalisme sans amertume.
L'examen du style des fabliaux achèvera de mettre en relief
tous ces traits.
341
CHAPITRE XI
LA VERSIFICATION, LA COMPOSITION ET LE STYLE
DES FABLIAUX.
Absence de toute prétention littéraire chez nos conteurs : leur effacement
devant le sujet à traiter. — De là les divers défauts de la mise en œuvre
des fabliaux : négligence de la versification ; platitude et grossièreté du
style. — De là aussi ses diverses qualités : brièveté, vérité, naturel. —
Comment l'esprit des fabliaux a trouvé dans nos poèmes son expression
adéquate.
Si tel est l'esprit des fabliaux, les jongleurs ont-ils su lui trou-
ver son expression accomplie? Les fabliaux ont-ils souffert, comme
tant de genres littéraires du moyen âge, comme les chansons de
geste, comme les mystères, de cette trop fréquente impuissance
verbale des écrivains, qui met une si triste disproportion entre
l'image conçue par le poète et sa notation, entre l'idée et le mot?
Comme œuvres d'art, que valent les fabliaux?
Un fabelet vous vuel conter
D'une fable que jou oï,
Dont au dire moût m'esjoï ;
Or le vous ai torné en rime
Tout sans barat et tout sans lime^
Ces vers modestes, par lesquels débute un de nos fabliaux,
pourraient servir d'épigraphe à presque tous. — Ce qui frappe
d'abord, c'est en effet l'absence de toute prétention littéraire
chez nos conteurs. Il est manifeste qu'ils n'apportent pas ici la
même vanité que dans la chanson d'amour ou dans les romans
d'aventure ; tous ils conviendraient, comme Henri d'Andeli, que
ces amusettes veulent être rimées sur des tablettes de cire et
valent à peine qu'on gâche pour elles de beaux feuillets de par-
chemin. Ils content pour le plaisir, soucieux simplement d'ani-
mer un instant les personnages fugitifs de leurs petites comédies.
1. MR. V, 129.
— 342 —
De là une poétique très rudimen taire, dont voici la règle essen-
tielle et presque unique, exprimée en vers naïfs :
A cui que il soit lait ne bel,
Commencier vous vueil un fablel,
Por ce qu'il m'est conté et dit
Que li fablel cort et petit
Anuient mains que li trop lonc ^
S'amuser soi-même, amuser le passant, conter non pour faire
valoir ses talents de poète, mais pour conter, tel est le but. Etre
bref, plaire vite, tel est le moyen. De là découlent toutes les par-
ticularités de la versification et du style des fabliaux, défauts et
qualités.
Le vers dont le choix s'imposait presque à nos trouvères était
l'octosyllabe rimant à rimes plates, puisqu'il était comme le
mètre obligé de tout genre narratif. Etriqué dans les rares épo-
pées qui l'emploient, — aimable, mais trop facile dans les fluides
narrations des romans de la Table Ronde, — si prosaïque dans les
Lapidaires, les Computs et les Bibles qu'il semble n'être plus qu'un
instrument mnémotechnique, — parfois excellent, dans les dia-
logues familiers des mystères, mais le plus souvent indigne de la
majesté des scènes sacrées, — ce mètre devait convenir excel-
lemment à nos contes rapides. Aucun n'est plus facile, ni plus
léger, ni ne donne à moins de frais l'apparence de ces qualités.
Nos conteurs l'ont manié négligemment, sans grand souci
d'en faire valoir toutes les ressources. Bien des fabliaux sont à
peine rimes : Enguerand dans la Veuve, Gauthier le Long dans
le Meunier d'Arleux, d'autres trouvères encore se contentent de
fréquentes assonances. D'ailleurs, ils ne sont pas embarrassés de
trouver des rimes exactes ; ils ont sous la main de si riches col-
lections de chevilles : ce est la voire, ce est la pure, ce est la
soinme^ se Dieus niaïst^ se Dieus me consaut^ se Dieus me gart^
se Dieus me voie...\ Il y a, dans les martyrologes et les Vies des
Pères ^ tant de saints, tant de saintes, dont les noms semblent
formés à souhait pour fournir au poète embarrassé toutes les
rimes désirées : par saint Orner ^ par saint Romacle^ par saint
Herbert^ par saint Honore, par saint Acheul, par sainte Elaine,
par saint Ladre d'Avalon^ par saint Remi^ par saint Gile, par les
1. M R, III, 58.
— 343 —
rois de Cologne, par le saint Signe de Compiegne , par saint
Germain^ par saint Hindevert de Gournai...\ Un trouvère a ter-
miné, bien imprudemment, son vers en o, et ne sait pas finir
pareillement le suivant. Comment s'en tirer ? il nous dit naïve-
ment son embarras, et cet aveu lui fournit la rime :
Li prestres dist isnelepas
Primes en hait et puis en bas :
(( Dixlt Dominus domino meo... »
Mais ge ne vos puis pas en o
Trover ici consonancie ;
Si est bien droiz que ge vos die
Tôt le mielz que ge porrai mètre K
La rime s'ofFre-t-elle riche? qu'elle soit la bienvenue! Mais on
n'ira pas la quérir, car un bon mot vaut mieux qu'une rime léo-
nine et en dispense :
Ma paine métrai et m'entente,
Tant com je sui en ma jovente,
A conter un fabliau par rime
Sans colour et sans leonime ;
Mais s'il n'i a consonancie,
Il ne m'en chaut qui mal en die,
Car ne puet pas plaisir a toz
Consonancie sanz bons moz :
Or les oiez teus comme il sont 2.
Mais si les trouvères ont versifié négligemment, du moins
n'ont-ils pas versifié pédantesquement, et si l'on songe aux
savants jeux de rimes déjà en vogue au xiii^ siècle, on se félicite
qu'ils n'aient pas fait à leurs contes l'honneur de les en afîubler.
Il est remarquable que tous les poèmes de Rutebeuf sont hérissés
de rimes équivoquées, tous, sauf ses fabliaux. Gomme d'ailleurs
nos trouvères savaient communément leur métier de versifica-
teurs, comme les hommes du moyen âge se distinguaient par
une justesse d'oreille qui surprendrait nos meilleurs « dompteurs
de rythmes, » leurs rimes, voire leurs assonances sont toujours
phonétiquement exactes, la facture de leurs vers le plus souvent
suffisante, parfois excellente à force d'aisance et de franchise.
L'efTacement complet du narrateur devant son sujet entraîne
1. M R, V, 118.
2. M R, V, 112
— 3i4 —
et explique, disions-nous, les divers défauts du style des fabliaux
et ses diverses qualités.
Et d'abord, ses défauts. La matière de ces contes étant souvent
vilaine, l'esprit des fabliaux étant souvent la dérision vulgaire et
plate, nos poèmes se distinguent aussi, toutes les fois que le
requiert le sujet, par la vilenie, la vvilgarité, la platitude du style.
Nul effort, comme chez les conteurs erotiques du xviii^ siècle,
pour farder, sous la coquetterie des mots, la brutalité foncière
des données. Mais, avec une entière bonne foi, la grossièreté du
style suit la grossièreté du conte. Il est pénible d'en rapporter
des exemples ; pourtant on ne saurait donner une juste idée du
style des fabliaux si l'on n'en marquait ici que les aimables qua-
lités. Voici donc, à titre d'exemple malheureusement nécessaire,
un de ces poèmes. Il est resté inédit jusqu'à ce jour ; que ce soit
notre excuse de publier ici cette pauvreté i.
Je vous dirai, se il vous siet.
D'un castiel qui sor le mer siet
Qu'il i avint, n'a pas lonc tans :
Ja fu ensi c'uns païssians
5 En celé ville femme prist,
Biele et gente, mais tant mesprist
Qu'elle fu trop jovene a son œus;
Elle nel prisa pas deus œus.
Elle le vit et noir et lait,
10 Et li vilains et honte et lait
Li refaisoit et rebatoit,
Com cil qui jalons en estoit.
Un an fu celle en cel mesaise.
Qu'elle n'i voit rien qui li plaise,
15 Tant c'uns biaus vallés li proia,
Et celle tout li otroia
Quanqu'il requist, moût volontiers.
Ne passa pas deus mois entiers
C'un jour vint cil veoir s'amie,
1. Il est intitulé dans le ms : « T>e le femme qui cu?iqie sen baron. » Il est
curieux que MM. A. de Montaiglon et G. Raynaud l'aient négligé, car il se
trouve à la dernière page du ms. B. N., f. fr , 12603, auquel ils ont emprunté
onze copies de fabliaux. Peut-être l'onl-ils omis parce qu'il est incomplet ; la
lecture en est parfois difficile, car l'humidité a dégradé cette feuille de par-
chemin.
V. 1. S'il uous siet. — V. 3. Qu'il n'auint : 'n, enclise du mot en. Cf. Vie de
St-Gilles, éd. G. Paris, v. 1676 : Ceintes, jo'n sui désespérez. Mais le vers du ms.
est trop court. —W 14. quelle niuoit cose qil plaise. Peut-on conseri'er la leçon
— 3i5 —
20 Car li vilains n'i estoit mie ;
Si acolerent et baisierent.
,...,
25 Ensi sont dusqu'a cure basse,
Et celle a dit a sa bajasse
Que très bien garde se presist
Que ses sires nés souspresist.
Ne tarja gaires que nuis vint,
30 Et li vilains droit a Fuis vint
Si coiement que nus nel sot.
Lors se tint li vallés pour sot
Quant le vilain oï parler ;
Lors ne sot il quel part aler.
35 La dame est de li desevrée,
Si s'est en un celier entrée.
Qui moût près de la cambre estoit.
Boins vins en toniaus i avoit,
El celier quant la dame i vint.
40 D'un moût grant barat li souvint :
Tout maintenant par li s'espant
A terre bon vin cler et sain ;
Puis a mis la broche en se main,
45 Et son paucher dedens fichyé :
Puis a a haute vois huchié :
(( Aidiés! Aidiés! Li vins s'en court! »
A tant li vilains i acourt,
Qui demande que ce puet estre.
50 <(
Fait la dame, de vostre truie.
Que Dieus le maudie et destruie !
Par li avons eu damage!
Je ne vos tieng mie por sage,
55 Quant vous avés tel noureture :
Vous n'avés de vostre bien cure!
Mais j'i sui a boin point venue,
S'ai fait que bien aperchëue.
Car a Diu plot, soie merchi!
60 Venés avant, et boutés chi
du ms. ? — V. 20. ni est effacé dans le ms, — V. 22-24. Et sachiés quil sem-
rasierent [?] — De faire entraus deus ensamble — Che por quoi hons a femme
asanle.
V. 25. La première lettre du mot basse est seule lisible dans le ms. — V. 26,
baiesse. — V. 36. Si sen est .L celier. — Y. 38. Il n'existe plus dans le ms.
que les deux premiers mots du vers : Boins vins. — V. 40. On ne peut lire
dans le ms. que les deux premières lettres de so[iivint\. — V. 42. Le scribe
a passé un vers. — On lit, entre les vers 39 et 40, celui-ci qui paraît être
une glose : por le vilain qil ne trouuast. — Y. 50. Le scribe a omis un
vers. — Y. 51, Dix, — Y. 57, Mais ie i sui. — Y. 60. J'ai ajouté [et].
— 346 —
Vostre paucher qui est plus gros,
Car de chi remuer ne m'os,
Et je querrai la broque la
Ou je vi que la truie ala. »
65 Lors vint avant li païsans,
L'un de ses pauchiers a mis ens,
Et celé en a le sien sachié.
Bien a le vilain atachié
La dame, et a tout son plaisir
70 Puet elle bien avoir loissir
De son ami mettre a la voie.
Lors vint a li, si l'en envoie;
Mais ains se sont entrebaisié.
Car bien en furent aasié,
75 Et bien porrent, si com moi samble,
Longement demourer ensamble
Sans paour, qu'il n'ont nulle garde
Du païsant qui son vin garde,
Qui est sains, clers et déliés.
80 Ne fust mie si biens loiiés
Li vilains, s'il fast en aniaus!
Quelle affligeante et basse médiocrité ! Mais aussi, quelle
parfaite convenance du fond grossier et de la forme grossière !
Pourtant, même en ces humbles contes, la langue est juste et
saine. On peut leur appliquer ce jugement de M. Petit de Jul-
leville sur notre vieux répertoire comique : « Un grand nombre
de farces et de sotties sont, quant au fond, d'une extrême plati-
tude, et quant au style, d'une extrême trivialité; mais ces
platitudes triviales sont le plus souvent exprimées dans une
bonne langue, un français sain, dru et gaillard i. » Qu'après cela,
il n'en faille pas faire grand mérite à nos rimeurs, on n'en sau-
rait disconvenir. On peut bien dire, avec M. Brunetière, (( qu'ils
usèrent de la langue de tout le monde, qu'ils en usèrent comme
tout le monde et que la qualité de la langue de leur temps favo-
risa le développement du genre. » La langue du xf siècle, bal-
butiante encore, pauvre et raide, n'aurait eu ni la souplesse, ni la
familiarité nécessaires à l'expression des détails de la vie com-
V.^79. et clers et délies. — V. 81. ainiaus. — V. 83. A partir d'ici, le ms.
déjà difficile à déchiffrer plus haut, devient presque illisible et je ne garantis
pas que j'ai bien lu ces vers : Ja mais par li niert li toniaus — Guerpis, se la
broce ne uoit — Elpertuis ou son pauch auoit — Et suis...
1. Petit de Julleville, La comédie et les mœurs en France au moyen âge,
1886, p. 7.
-- 347 —
mune ; et la langue pédantesque, prétentieuse, lourde et empha-
tique du xiv^ siècle ne devait plus les avoir. Les trouvères et le
genre profitèrent de cette heureuse fortune d'être venus en la
période classique de la langue du moyen âge.
Ainsi — et tel est bien le caractère essentiel des fabliaux —
le poète ne songe qu'à dire vitement et gaiement son conte,
sans prétention, ni recherche, ni vanité littéraire. De là ces
défauts : négligence de la versification et du style, platitude,
grossièreté. De là aussi des mérites, parfois charmants : élé-
gante brièveté, vérité, naturel.
La brièveté est une qualité trop rare dans les œuvres du
moyen âge pour que nous ne sachions pas gré à nos conteurs
de l'avoir recherchée. Il suffit de s'être quelquefois perdu dans
les châteaux enchantés aux salles sans nombre des romans de
Chrétien de Troyes ou dans l'inextricable forêt où Obéron égare
Huon de Bordeaux, il suffit d'avoir subi les péripéties sans fin
de la bataille des Aleschans, pour estimer dans les fabliaux ces
narrations jamais bavardes. Certes, le poète est trop pressé
pour se soucier du pittoresque et son coloris reste pâle. Ses
narrations sont trop nues, ses descriptions écourtées. Pour-
tant il sait parfois s'arrêter dans le verger fleuri où la jeune
Indienne du lai cïAristote tresse en couronne des rameaux de
menthe. Ou bien, dans la prairie ensoleillée où l'héroïne du
fabliau à'Aloiil se promène, les pieds nus dans la rosée, tandis
qu'au premier chant du rossignol « toute chose se meurt d'ai-
mer », il sait goûter l'allégresse des matinées prin tanières :
...Li douz mois fu d'avril,
Que li tens est souez et douz
Vers toute gent, et amourous ;
Li rossignols la matinée
Chante si cler par la ramée
Que toute riens se muert d'amer;
La dame s'est prise a lever,
Qui longuement avoit veillié ;
Entrée en est en son vergié,
Nuz piez en va par la rousée^...
L'abandon, la négligence que nos trouvères mettent à dire
leurs contes nous sont garants de qualités plus précieuses : le
1. MR. I, 24.
- 348 —
naturel et la vérité. Précisément parce qu'ils s'effacent devant
le petit monde amusant des personnag^es qu'ils animent, pré-
cisément parce qu'ils ne s'attardent pas à leur prêter des sen-
timents compliqués ni à les faire se mouvoir dans un décor
curieusement imaginé, parce qu'ils les peignent tels qu'ils les
ont sous les yeux, ils nous donnent de très véridiques pein-
tures de mœurs. Ils sont d'excellents historiographes de la vie
de chaque jour, soit qu'ils nous conduisent à la grande foire
de Trojes, où sont amoncelées tant de richesses, hanaps d'or
et d'argent, étoffes d'écarlate et de soie, laines de Saint-Omér
et de Bruges, et vers laquelle chevauchent d'opulents bour-
geois, portant comme des chevaliers, écu et lance, suivis d'un
long charroi ^ ; soit qu'ils nous dépeignent la petite ville haut
perchée, endormie aux étoiles, vers laquelle monte pénible-
ment un chevalier tournoieur-, soit qu'ils nous montrent le
vilain, sa lourde bourse à la ceinture, son long aiguillon à la
main, qui compte ses deniers au retour du marché aux bœufs ^;
soit qu'ils décrivent tantôt le presbytère, tantôt quelque noble
fête où le seigneur, tenant table ouverte, se plaît aux jeux
des ménestrels ^ :
Li quens manda les ménestrels.
Et si a fait crier entr'els
Qui la meillor truffe savroit
Dire ne fere, qu'il avroit
Sa robe d'escarlate nueve.
L'uns ménestrels a l'autre rueve
Fere son mestier, tel qu'il sot.
L'uns fet l'ivre, l'autre le sot :
Li uns chante, li autres note,
Et li autres dit la riote,
Et li autres la jenglerie ;
Cil qui sevent de jonglerie
Vicient par devant le conte ;
Aucun i a qui fabliaus conte,
Ou il ot mainte gaberie.
Et li autres dit VErberie,
La ou il ot mainte risée.
Ces dons aimables de naturel et de sincérité, les trouvères
1. MR, III, 67, la Bourse pleine de sens.
2. M R, II, 34, le Prêtre et le Chevalier.
3. MR, V, 116, Boivin de Provins.
4. M R, III, 80, le Vilain au buffet.
— 349 —
les portent dans leurs vifs dialogues ^ dans la peinture des
personnages dont ils excellent à saisir l'attitude, le geste. Voici
un mignon, qui muse à la porte d'une bourgeoise, aux aguets,
assis sur une borne, les jambes croisées :
Et en ses deiis mains tornoioit
Uns blans ganz que il enformoit 2...
Voici une jeune veuve qui, après avoir pleuré, non sans
sincérité, son mari, sent lever en elle un regain de coquetterie,
et cherche de nouvelles épousailles : « comme un autour mué
Qui se va par l'air embatant,
Se va la dame déportant,
Mostrant son cors de rue en rue ^. »
Voici encore une jeune femme à son miroir. Chérubin entre,
qui porte un message de son maître. La dame est précisément
occupée à lier sa guimpe, ce qui était l'une des opérations les
plus délicates de la toilette féminine. Alors, par un joli mouve-
ment de coquetterie, elle tend son miroir au petit écuyer :
*<( Biau sire, dit elc, ça vien,
Pren cest mireor, si me tien
Ça devant moi, que je le voie,
Qu'affublée bellement soie. »
Cil le prent, si s'agenoilla :
Bêle la vit, si l'esgarda
Que plus l'esgarde plus s'esprist;
La biauté de li le sorprist
Que plus près de li s'aproucha ;
La dame prist, si l'enbraça :
« Fui, fol, dit ele, fui de ci!
Es-tu desvez? — Dame, merci !
Soufrez un poi ! » Oz du musart
Que plus li desfent et plus art '' !
Parfois, mais rarement, le poète s'arrête à décrire son
héroïne, en traits un peu banals, un peu trop connus, gracieux
pourtant. C'est tantôt un gentil portrait de fillette qui cueille,
comme dans nos chansons populaires, du cresson à la fontaine :
1. Voyez surtout le Prestre et les deux ribaus, II, 42; Saint Pierre et le
Jongleur, V, 117.
2. MR, I, 28.
3. MR, II, 49,1a Veuve.
4. MR, V, 115, VEpervier.
— 350 —
Une puccle qui ert bêle
Un jour portoit en ses bras belle
Et cresson cuilli en fontaine ;
Moilliée en fu de ci en l'aine
Parmi la chemise de lin K..
C'est tantôt Gilles, la nièce du chapelain, toute menue, « ave-
nante et graillette : »
Les dois avoit Ions et les mains ;
Plus blanche estoit que n'est gelée ;
Quant elle estoit escavelée,
Si cheveil resambloient d'or,
Tant estoient luisant et sor;
S'ot le col blanc et le front plain...
S'avoit petites oreillettes ;
Bien li sëoient les levretes
Et li dent net, menu et blanc ;
Sa bouche resanloit fin sanc,
Cler et riant furent li œil 2...
1. MR, I, 31, le Prêtre et Alison.
2, M R, II, 34, le Prêtre et le chevalier. Ce sont les mêmes traits élégants,
peu individuels, qui dessinent aussi les portraits, non plus des vilaines ou
des bourgeoises, mais des hautes et puissantes femmes de barons, comme
d'ailleurs dans les aristocratiques romans de Chrétien de Troyes :
De la dame vos voldrai dire
Un petitet de sa beauté :
La florete qui nait el pré,
Rose de mai ne flor de lis
N'est tant bêle...
. . ,La dame estoit plus très cointe
Quand ele est parée et vestue
Que n'est faucons qui ist de mue,
Ne espervier ne papegaut.
Dune porpre estoit son bliaut
Et ses manteaus, d'or estelée...;
D'un sebelin noir et chenu
Fu li manteaus (au col coulez...;
En la teste furent li œil
Clair et riant, vair et fendu;
Le nés ot droit el estendu,
Et miels avenoit sur son vis
Le vermeil sor le blanc assis
Que le synople sor l'argent.
Et de sa bouche estoit vermeille,
Que ele sembloit passerose,
Tant par estoit vermeille et close ;
Neïs la gorge contreval
Sembloit de glace ou de cristal,
Tant par estoit cler et luisant,
Et desuz le piz dedevant
Li poignoient .II. mameletes
Auteles comme des pommelés.
[Guillaume au faucon, MR, II, 35).
— 351 —
Comme ces portraits ne sont jamais embellis plus que de
raison, de même les caricatures ne sont pas trop chargées. Sous
l'exagération nécessaire et voulue des traits, on retrouve la
nature. Voyez la vieille truande, déguenillée et coquette encore,
toute fardée et qui raccommode ses hardes près d'un buisson,
dans l'attente de quelque galante aventure :
Par dedevant une maison,
La vieille recousoit ses piaus,
Son mantelet et ses drapiaiis
Qui n'estoient mie tôt noef,
Ainz ot vëu maint an renoef...
En cinc cens dés n'a tant de poins
Com ele i a de dras porpoins ;
La s'asorelle et esgohele ;
Son pochon ot et s'escuele,
Son sakelet et ses mindokes;
Un ongnement ot fait de dokes,
De vies argent et de vies oint
Dont son visage et ses mains oint
Por le soleil, qu'il ne l'escaude ;
Mais ce n'estoit mie bêle Aude,
Ains estoit laide et contrefaite ;
Mais encor s'adoube et afaite
Por çou k'encore veut siecler.
Quant ele vit le bacheler^
Venir si très bel a devise,
Si fu de lui si tost esprise
K'ainc Blancheflor n'Iseut la blonde
Ne nule feme de cest monde
N'ama onques si tost nului
Com ele fist tantost celui ^.
Le jour où l'on fête les saints Rois de Cologne, trois dames de
Paris, la femme d'Adam de Gonesse, sa nièce Maroie Clippe et
dame Tifaigne, marchande de coiffes, ont décidé de déjDenser
deux deniers à la taverne :
— « Je sai vin de rivière
Si bons qu'ainz tiens ne fu plantez !
Qui en boit, c'est droite sautez.
Car c'est uns vins clers, fremians '
Fors, fins, frés, sus langue frians,
Douz et plaisanz a l'avaler... »
Les voilà attablées, et une large ripaille commence. Elles
1. MR, V, 129, la Vieille truande.
— 352 —
boivent à grandes hanepées, mangent à larges platées, englou-
tissent chopines, oies grasses, gaufres, aulx, oublies, fromages
et amandes pilées, poires, épices et noix, et chantent, <( par
mignotise, ce chant novel » :
Commère, menons bon revel !
Tiens vilains l'escot paiera
Qui ja du vin n'ensaiera !
Mais tandis que les autres boivent « à gorge gloute », celle-
ci, plus délicatement gourmande, savoure chaque lampée à petits
traits
Pour plus sur la langue croupir;
Entre deux boires un soupir
I doit on faire seulement;
Si en dure plus longuement
La douceur en bouche et la force.
Elles sortent en chantant :
Amours! au vireli m'en vois!
et leurs pauvres maris les croyaient en pèlerinage ^ .
Toutes ces qualités de composition et de style, rapidité,
vérité, naturel, donnons-nous le plaisir de les considérer réu-
nies dans ce gentil chef-d'œuvre, Auberée.
Le fils d'un riche bourgeois de Compiègne aiine la lîlle d'un
voisin moins fortuné. « Elle est trop pauvre pour toi, lui dit son
père, et l'on devrait te tuer, si jamais tu osais me reparler ^e
telle folie. » Refus cruel,
Quar Amors, qui les siens justise.
Le vallet esprant et atise ;
El cuer li met une estincele
Qu'il ne pense qu'a la pucele.
Mais, pendant qu'il languit, un riche veuf, moins intéressé
que le vieux bourgeois, épouse la fillette. Notre amoureux se
désespère,
Ne voit riens qui ne li enuit;
Mult het le solaz de la gent,
Mult het son or et son argent
1. MR, III, 73, les Trois dames de Paris. Cette beuverie finit par dégé-
nérer eu une répugnante scène d'ivrognerie. Ce ton est rare dans les
fabliaux. On se rappelle, à regarder cette lourde kermesse, que l'auteur,
Watriquet de Couvin, est un Flamand.
— 353 —
Et la grant ricliecc qu'il a,
Et jure que mult s'avilla
De ce que onques crut son pcre...
Mult soloit estre gens et beaus
Qui orc a le vis taint et pale.
A tout prix, il faut qu'il la voie, qu'il lui parle. Une vieille
complaisante, Auberée, couturière de son état,
Qui de maint J^arat mult savoit,
a pitié du jouvenceau, naguère si gai, si « envoisié », maintenant
tout accablé de chagrin. Par pure bonté d'âme — sans compter
qu'elle y gagnera cinquante livres — elle promet de tenter
quelque galante entreprise : que le jeune homme lui abandonne
seulement son beau siircot, fourré de peau d'écureuil !
Un jour de marché, après avoir guetté le départ du mari,
munie du siircot fourré, elle s'en vient vers la jeune épousée et
l'amuse par de longs bavardages de commère :
— « Et Dieus, » fait ele, « soit çaiens !
Dieus soit a vos, ma douce dame !
Ausi ait Dieus merci de Tame
De Tautre dame qui est morte,
Dont mult mes cuers se desconforte :
Maint jor m'a çaienz honorée !
— Bien vignoiz vos, dame Auberée, '
Fait la dame, « venez seoir.
— Ma dame, je vos vieng veoir,
Quar de vos acointier me vueil ;
Ge ne passai aine puis ce sueil
Que l'autre dame morte fu.
Qui onques ne me fist refu
De riens que ge li demandasse...
— Dame Auberée, faut vos riens
Se riens vos faut, dites le nos ! ^
— <( Dame, fist el, ge vieng a vos
C'une goûte a ma fille el flanc ;
Si voloit de vostre vin blanc
Et un seul de vos pains faitiz ;
Mais que ce soit des plus petiz !
Dieu merci, je sui si honteuse,
Mais ainsi m'engosse la teuse
Que le me covient demander.
Ge ne soi onques truander.
Aine ne m'en soi aidier, par m ame ! >^
— «Et vos en avrez, » dit la dame,
Qui ert a privée maignie.
Bkdier. — Les Fahliau.T\ 23
— 354 —
Celé, ({ui ert bien enseignie,
Delez la borgoise s'assiet.
— « Certes, fait ele, miilt me siet
Que j'oi de vos si grant bien dire !
Comment se contient vostre sire ?
Vos fait il point de bêle chiere?
Ha! com il avoit l'autre chiere !
Ele avoit mult de son délit !
Bien vorroie veoir vo lit :
Si verroie certainement
Se gisez ausi richement
Com faisoit la première femme. »
La maîtresse du logis consent innocemment, montre le beau
lit conjugal à la vieille rusée qui, subtilement, ayant laissé une
aiguillée de fil et son dé dans le surcot du galant, le glisse, à
Tinsu de la dame, sous la courte-pointe. Puis elle s'en va, tou-
jours bavardant, comme elle était venue.
Le mari revient chez lui, fatigué, et veut se coucher. Il entre
dans sa chambre, aperçoit la bosse que fait le surcot sous la
courte-pointe. — « Qu'est cela? » Il découvre le lit, retire l'élé-
gant vêtement.
Qui 11 boutast dedenz le cors
Un coutel très par mi le flanc,
N'en traisist il goûte de sanc.
Tant durement fu esbahis :
(( lia, las ! » fait-il, <( ge sui trahis
Par celé qui aine ne m'ama!... »
Il tourne en tous sens le surcot susj)ect,
Dehors le remire et dedenz
Qu'il sanble qu'acliater le vueille ;
et, tout épris de jalousie, il fait cette conjecture assez plausible :
« Et las, dit-il, que porrai dire
De ce surcot? » Et dit par s'ame
Que il fu a l'ami sa femme...
A cette pensée, il court vers elle, la saisit par le bras, la jette
à la rue, sans un mot d'explication, et referme l'huis sur elle.
Voilà l'innocente, tout esmâi^ie ^ dans la nuit solitaire. Quel
crime a-t-elle commis? Pourquoi cette querelle? Soudain quel-
qu'un s'approche :
<( Ma belle fille, Dieus t<$^art !
Que fais-tu ci ?... »
— 355 -^
On le pense bien : c'est Auberée qui l'aborde ainsi. La pau-
vrette lui demande en grâce de l'accompagner jusque chez son
père. — « Chez ton père? Je n'en aurais garde! Il te battrait,
donnerait raison à ton mari. Viens plutôt chez moi. J'ai une
chambre secrète où tu demeureras, paisiblement cachée, jusqu'à
ce que la folie de ton mari soit passée. »
Elle accepte cette offre si sage et trouve, en effet, chez Aube-
rée, bon souper, bon gîte, et le galant qui l'attendait. — C'est
bien taillé, maintenant il faut coudre : il s'agit d'apaiser le mari.
Le surlendemain, quand matines sonnent, Auberée conduit la
jeune bourgeoise à l'abbaye de Saint-Corneille. Elle lui ordonne
de s'allonger sur le sol, devant l'image de Notre-Dame, dans
l'attitude de l'adoration, lui met une croix près de la tète, une
autre aux pieds, deux autres à main droite et à main gauche,
allume tout autour huit cierges de plus d'une toise chacun et lui
recommande de ne point se relever jusqu'à son retour.
Elle court chez le mari, frappe à la porte. — « Que voulez-
vous à cette heure, dame Auberée? — C'est donc ainsi, « failli,
mal enseigné, » que tu rends ta femme malheureuse? Effrayée
cette nuit par un mauvais rêve, je suis allée au moûtier, et là,
qui ai-je trouvée? Ta pauvre femme en oraison, tout entourée de
cierges ardents ! Est-ce de la sorte que tu dois traiter
...Ce tendron qui hier lu née,
Qui dëust la grant matinée
Çaiens dormir en ces cortines ?
Et tu l'envoies as matines !
As matines ! lasse pechable !...
Vielz la tu faire papelarde?
Mal feu et maie llamme Tarde
Qui juesne feme ainsi envoie ! »
Le mari, très satisfait que sa femme ait si pieusement employé
le temps passé hors de chez lui, court à Saint-Corneille, y trouve
en effet la pénitente, toute lasse de sa veillée dévote, la relève
et la reconduit au logis, rassuré, A moitié rassuré seulement,
car un doute persiste : d'où venait le surcot mystérieux ? Comme
il passe par une rue, tourmenté de ce soupçon, il entend Aube-
rée qui crie :
« Trente sols ! la veraie croix !
Or ne me chaut que ge plus vive !
Trente sols ! dolente chaitivc !
-- 356 —
Trente sols, lasse! que ferai?
Trente sols ! et où les praiidrai ?
Trente sols ! lasse, trente sols !
Or venra çaiens li prevoz.
Si prendera ce pou que j'ai :
C'est le songe que je song-eai ! »
— « Qu'avez-vous donc, dame Auberée ? » Et la vieille
raconte, dolente, comment un valet lui avait confié l'avant-veille
un surcot à raccommoder. Elle avait déjà commencé l'ouvrage, à
telles enseignes que son aiguille et son dé ont dû rester après ;
elle l'a perdu, elle ne sait où. Voici que son client redemande son
surcot ou trente sous ! Trente sous ! Que devenir ? « Dame Aube-
rée, n'étes-vous pas entrée ce jour là en quelque maison ? — Oui,
un instant chez vous-même. » Le bourgeois retourne en hâte à
son logis, examine le surcot : le dé et l'aiguille y sont, en effet,
attachés !
Qui ii donast trestote Fouille
N'ëusl-il pas joie graignor!
Ainsi la vieille délivra
Le borgois de mauvais penser,
Que puis ne se sot apenser
Quant il du surcot fu délivres ;
Et celé ot les cinquante livres.
Bien ot son loier deservi :
Tôt troi furent en gré servi !
Ce qu'on admire surtout dans Auberée^ comme en presque
tous nos contes, c'est comment le ton, la versification, la com-
position, s'accommodent, s'adaptent exactement au sujet traité;
comment le style y exprime de manière adéquate (( l'esprit des
fabliaux ».
Peu de genres au moyen âge ont eu cette bonne fortune que la
mise en œuvre y valût l'inspiration. « Le fabliau, dit M. Lenient,
ne demande pas, comme l'épopée, une grande invention, une
inspiration élevée, un souffle puissant et continu. Nos vieux
trouvères se perdent et s'embarrassent dans les longs poèmes
chevaleresques, d'où Ton ne sait plus comment sortir une fois
qu'on y est entré. Ils sont plus à l'aise dans le cadre étroit d'une
action commune et familière dont l'issue est toujours facile, où
quelques détails ingénieux, quelques traits piquants suffisent
aux agréments du récit. Leur langue naïve, simple et gracieuse,
1
— 357 —
alerte et sautillante, mais dépourvue de force et de dig-nité pour
exprimer les grands sentiments, excelle à raconter et à médire.
Plus tard, La Fontaine et Voltaire, dans leurs contes, ne trouve-
ront rien de mieux que d'en reproduire la forme et les allures ^. »
Nul délayage, mais une juste proportion entre les diverses
scènes ; aucune coquetterie de forme, mais les trouvailles que
sait faire la gaieté; nulle recherche de sous-entendus galants,
comme chez les poètes erotiques du xyiii"^ siècle, mais la seule
bonne humeur, cynique souvent, jamais voluptueuse ; nulle pré-
tention au coloris ni à la finesse psychologique comme chez les
conteurs du xvi*^ siècle qui alourdissent ces amusettes en leurs
nouvelles trop savantes, mixtures de Boccace et de Rabelais,
mais la simplicité, le naturel. C'est vraiment la Muse pédestre :
Légère et court-vêtue, elle allait à grands pas.
1. Lenient, la Satire en France au moyen âge, 1859, p. 83.
— 358 —
CHAPITRE XII
PLACE DES FABLIAUX DANS LA LITTERATURE DU XlIIe SIECLE
Quo Tesprit des fabliaux représente ruiie des faces les plus significatives
de l'esprit même du moyen âge.
I. Littérature apparentée aux fabliaux.
II. Littérature en contraste avec les fabliaux.
III. Deux tendances contradictoires se disputent la poésie du xiii*^ siècle :
Comment concilier ces contraires?
Mais n'aurions-nous pas fait œuvre factice? N'aurions-nous
pas pris les fabliaux trop au sérieux?
On dira : les uns sont ingénieux, spirituels, agréablement
machinés? N'était-il pas suffisant de marquer d'un mot ces qua-
lités primesautières et médiocres, ce don de décrire avec gaieté
le train courant des choses? Amusons-nous un instant de ces
fugitives amusettes, — et passons.
Pour d'autres fabliaux, — les contes grivois, — qu'importent
ces monotones escapades d'amants surpris, les aventures sans
cesse renouvelées du prêtre et de la prêtresse? Ici encore, pas-
sons vite.
Enfin, pour les contes vraiment honteux, n'y a-t-il pas injustice
à en rendre responsable une époque? Ne les retrouve-t-on pas —
les mêmes — dans les bas-fonds de toutes les littératures? Pour-
quoi les arracher, comme des papillons nocturnes, des coins
réservés et obscurs des bibliothèques? — Certes, nul n'a de
meilleures raisons que nous de n'en point exagérer la portée.
N'avons-nous pas dû, pour les besoins de ce travail, dépouiller
des centaines de recueils analogues? Nous la connaissons, pour
l'avoir retrouvée, identique à travers les civilisations, la même
chez l'Anglais puritain, la même chez le Français léger et chez le
pudique Allemand, la même chez les très érudits conteurs ger-
maniques Bebel et Frischlin, la même sous le musc et la poudre
des alcôves du xviii^ siècle, — nous la connaissons, l'incroyable
monotonie de l'obscénité humaine.
— 359 —
Ces critiques porteraient juste, si nous nous confinions ici
dans l'examen des fabliaux. Mais c'est artificiellement que Ton
groupe ces œuvres de trente poètes divers. C'est arbitrairement
que, les a3'ant groupées, on les isole de la littérature ambiante.
Cessons de tenir nos yeux obstinément fixés sur les six volumes
de MM. A. de Montaiglon et G. Raynaud. Réintégrons les
fabliaux au milieu des œuvres contemporaines, comme on replace
dans son contexte une phrase d'un écrivain. Soudain apparaît cette
vérité : la moitié des œuvres littéraires du xiii^ siècle sont ani-
mées du même souffle que les fabliaux. Ils ne sont point des
accidents singuliers, négligeables; mais il existe toute une litté-
rature apparentée, où ils tiennent leur place déterminée, comme
un anneau dans une chaîne, comme un nombre dans une série.
Ces œuvres, satires, pièces dramatiques, romans, supposent ces
mêmes tendances que nous avons appelées « l'esprit des fabliaux ».
Cet esprit, c'est l'une des faces les plus significatives de l'esprit
même du moyen âge.
I
La moitié des œuvres du xin^ siècle supposent le même état
d'esprit général que les fabliaux, les mêmes sources d'amuse-
ment et de délectation.
Par exemple, le mépris brutal des femmes est-il le propre de
nos conteurs joyeux? Est-ce pour les besoins de leurs contes
gras, pour se conformer à leurs lestes données, qu'ils ont été
forcés de peindre, sans y entendre malice, leurs vicieuses
héroïnes ? Non ; mais, bien plutôt, s'ils ont extrait ces contes
gras, et non d'autres, de la vaste mine des histoires populaires,
c'est qu'ils y voyaient d'excellentes illustrations à leurs inju-
rieuses théories, qui préexistaient. Le mépris des femmes est la
cause, non l'elï'et. Cet article de foi : les femmes sont des créa-
tures inférieures, dégradées, vicieuses, — voilà la semence,
le ferment des fabliaux.
Ce dogme inspire et anime en effet, auprès des fabliaux, des
centaines de petites pièces : le Blasicnge des femmes i, le Dit
1. Jongleurs et trouvères, p. 75.
— 360 —
des femmes ^,1' Epître des femmes^ le Contenance des femmes ^,
la Similitude de la femme et de la pie ^, etc.
Nus ne se doit fier, certes, neis en sa suer...
Famé semble trois choses : lou, et vorpil, et chate '*...
Les poètes sont intarissables en tirades injurieuses. La femme,
disent-ils,
Or se rit, or se desconforte,
Or se het, et or se conforte.
Or fait semblant que soit marie,
Or est pencivë, or est lie.
Or est vig-uereuse, or est vaine ;
Or est malade, or est saine...
Or ne vuet nul homme vëoir,
Or le vuet, or ne le vuet mie ^...
Ainsi, pendant trois cents vers. — Le Dolopathos nous dit de
môme :
Famé se change en petit d'eure;
Orendroit rit, orendroit pleure;
Or chace, or fuit; or het, or aime;
Famé est li oisiaus sor la raime,
Qui or descent et or remonte ^\
Femme est cochet à vent, qui tourne comme l'écureuil au bois ;
fuyante et glissante, comme l'anguille et la couleuvre, graisse
pour bien oindre, serpent pour bien poindre ; le jour, mauviette,
la nuit chauve-souris; femme est taverne sur la grand'route,
qui reçoit tout passant ; femme est lion pour dominer, colombe
par la luxure, chat qui mort coiement^ souris pour se cacher,
jour d'hiver qui est nuit, foudre pour tout brûler, autour pour
prendre sa proie, enfer qui a toujours soif et toujours boit. Sitôt
qu'elle est bien repue, qu'elle a belle robe, aumônière, ceinture
à fermail d'argent, chapel d'orfroi et lacs de soie, comme elle
méprise son mari ! C'est elle qui sépare le fds du père, l'ami de
l'ami ; elle qui brûle les châteaux et renverse les fertés ; elle qui
1. Jubinal, N. Bec, II, p. 329.
2. Jongleurs et trouvères.
3. Jubinal, TV. Rec, II, p. 326. Cf. P. Moyer, Contes moralises de Nicole
Bozon, p. XLI.
4. Le Cliastie Musart, p. p. P. Meyer, liomania, XV, strophes XIX, XX.
5. N. Bec. do Jubinal, II, p. 170.
6. Dolopathos, v. 4254, ss.
m - 3«i -
fait retentir les trompes de guerre; elle qui fait sortir les cou-
teaux de leur gaine i.
Comment la gouverner?
Donnez-lui poi a mangier,
Et a vestir et a chaucier;
Bâtez la menu et sovent...
La battre, c'est bien le meilleur remède. Un invalide célèbre
son bonheur : il peut, s'il délace sa jambe de bois, piler son ail,
écraser son poivre, broyer son cumin, 'attiser son feu, briser ses
noix, cheviller sa porte,
Et puet son chien tuer,
Vers son porcel ruer.
Et puet sa femme battre 2.
Rares sont les pièces où ces portraits ironiques revêtent une
forme moins grossière, comme ce piquant Evangile aux femmes ^^
remanié en vingt façons, où, dans chaque quatrain, trois vers
sont consacrés à faire des vertus féminines un éloge apparent,
que dément et détruit la pointe savamment aiguisée du dernier
vers :
Se uns hom a a femme parlement ou raison,
L'on ne doit ja cuidier qu'il i ait se bien non ;
De quanques elles dient bien croire les doit-on,
Tout aussi com le chat, quant il monte au bacon...
Lor fiance resamble la maison Dedalus :
Quant l'on est ens entrez, si n'en set issir nus...
Diseteur de conseils sont par els secouru,
Autant com oiselet quant sont pris a la glu.
Qui se fie à elles peut être assuré... comme une poignée
d'étoupes dans une fournaise. Qui prend conseil d'elles fait sage-
ment... comme le papillon qui se brûle à la chandelle. On peut
garder leur amitié... aussi aisément qu'un glaçon en été.
Ne vous rappelez-vous pas encore ces monstres, Chicheface et
Bigorne, l'un qui, se repaissant de femmes obéissantes, jeûne
sans cesse, l'autre, nourri de femmes rebelles, et qui éclate
1. V. le Tractatus de bonitate et malitia mulierum, dans les Romanische
inedita de Paul Heyse. 1856, p. 63.
2. De V Eschacier [Jongleurs et trouvères^ p. 158).
3. Constans, Marie de Compiègiie et l'Evangile aux femmes, 1876. Cf. Zts.
f. rom. Phil., I, 337, YIII, 24 et 449.
— 362 — n
d'embonpoint ^ ? — ou ce mythe par lequel le Roman de Renart
explique la genèse des animaux? Quand Dieu chassa Adam et
Eve du Paradis terrestre, il leur donna une verge miraculeuse.
Adam en frappa les eaux de la mer, et il en sortit une brebis ;
Eve à son tour les frappa : un loup s'élança des flots, qui emporta
la brebis ; Adam frappa encore une fois : un chien se précipita,
qui poursuivit le loup. Ils continuèrent ainsi, Adam faisant
naître les doux animaux domestiques, Eve les bêtes sauvages et
malfaisantes :
Les Evain assauvagissoient,
Et les Adam apprivoisoient 2...
C'est ce même mépris des femmes qui, dans le Roman de la
Rose, soulève et fait avancer, par pesants bataillons, les argu-
ments de Raison, de Nature, de Genius. C'est lui qui inspire
les tristes démonstrations en baralipton de Jehan de Meung,
qui devaient si fort affliger, plus d'un siècle après, l'excellente
Christine de Pisan.
Est-il besoin de continuer longuement et de montrer, par
des analyses et des rapprochements similaires, que chacun des
traits de l'esprit des fabliaux se retrouve dans des œuvres
apparentées ?
Pour laisser de côté les rapprochements de détail, dans ces
collections de dits moraux, de bibles satiriques, de miroirs du
monde, à'Estats du monde^ à' Enseignemens, de Chastiemens,
n'es-ce pas, tout comme dans les fabliaux, la même vision iro-
nique, railleuse, optimiste pourtant, de ce monde?
N'est-ce pas, dans toutes ces œuvres, la même hostilité contre
les prêtres et les moines, étrange chez ces dévots, qui raille les
personnes et non les institutions ? n'est-ce pas la même satire
sans colère, partant sans pensée ni portée?
La sagesse de Salomon s'exprime en hautaines maximes. Aus-
sitôt, comme un clerc à l'oflîce, le Sancho Pança du moyen âge,
Marcoul, lui répond. Et sa voix mordante et rieuse est celle
même du bon sens réaliste des fabliaux ; elle est l'humble voix de
la sagesse des nations; elle exprime la même vérité terre à terre,
moyenne et quotidienne,
1. V. lo dicliounaii'c de Godefroy, sous le mot Chicheface.
2. Renart, éd. Martin, br. XXIV, t. II, p. 337.
— 368 -
Enfin et surtout, — si l'on compare l'ensemble de nos contes
à l'épopée animale de Renart, — n'y a-t-il pas identité intellec-
tuelle entre les cinquante poètes qui ont rimé les fa]:)liaux et les
cinquante poètes qui ont rimé les contes d'animaux ? Ici et là,
éclate le même besoin de rire, aisément contenté; ici et là, on fait
appel au même 23ublic gouailleur, étranger à de plus hautes
inspirations :
Or me convient tel chose dire
Dont je vos puisse faire rire :
Qar je sai bien, ce est la pure.
Que de sarmon n'avez vos cure.
Ne de cors saint oïr la vie '.
Existe-t-il une qualité des contes de Renart qui ne soit aussi
un trait des fabliaux, si nous considérons soit ces dons de gaieté,
de verve, de prodigieux amusement enfantin, soit l'absence de
toute émotion générevise, soit la raillerie alerte, jamais lassée ni
irritée, soit l'absence de toute prétention artistique, en ces narra-
tions vives, hâtées, nues?
N'apparaît-il pas clairement que des tendances similaires
animent toutes ces œuvres ? On peut concevoir un lecteur unique
à qui elles s'adresseraient toutes ^ aux besoins artistiques duquel
elles satisferaient, et dont il serait aisé de décrire l'âme. Son
esprit parcourrait une sorte de cercle complet, qui le ramènerait
des fabliaux au Roman de Renart, en passant par tous les poèmes
que nous avons énumérés. Ce lecteur idéal des fabliaux, on pour-
rait presque dresser le catalogue de sa bibliothèque : dans un
coin réservé, pour satisfaire ses goûts les plus bas, il dissimu-
lerait les fabliaux ignominieux, le roman de Trubert, l'épopée
scatologique à' Audigier dont le succès a duré plus d'un siècle -.
Sur un autre rayon, — un peu plus en évidence, — les fabliaux
lestes, les mille poèmes contre les femmes, la Vie de saint Oison,
les miracles de saint Tortii et de saint Hareng^ le martyre de
saint Bacchiis^ ce spirituel récit des tourments de Bacchus, fils
de la vigne, sorte de mythe dionysiaque bourgeois. A la place
d'honneur, les meilleures pièces de notre collection de fabliaux.
1. Renaît, éd. Martin, I, p. 146.
2. V. les nombreuses allusions qui témoignent de la grande popularité de
ce poème burlesque, réunies par M. P. Meyer. Romania, YII, 450, note.
— 364 —
les plus jolis contes de Renart. Enfin, Ton y trouverait aussi,
pour satisfaire ses plus hautes aspirations métaphysiques, le
Roman de la Rose, car la capacité de son esprit se hausserait
jusqu'à goûter la science universitaire de Jehan de Meung, où il
se plairait à retrouver l'esprit des fabliaux, i3esamment armé de
dialectique. Enfin, il réserverait même une place à la charmante
chante-fable d'^i/ca^sm et Nicolette : c'est en cette grêle, spiri-
tuelle et ironique figurine de Nicolette que s'incarnerait son plus
haut idéal et son plus noble rêve.
II
Telle est l'une des faces de la poésie du xiii*^ siècle; voici
l'autre.
Peut-être se souvient-on que, dans notre revue des fabliaux,
nous en avons réservé quelques-uns. On rencontre, en effet,
dans nos recueils, entre le Porcelet et le fabliau de la Dame qui
servait cent chevaliers de tout point, quelques récits d'une plus
noble essence. Le type en est le conte du Chevalier au chainse^
que nous connaissons déjà. Tels encore Guillaume au faucon ^.
le Chevalier qui recouvra V amour de sa dame ~, le Vair palefroi
qui est écrit
Pour remembrer et pour retraire
Les biens qu'on puet de femme traire,
Et la douçor et la franchise 3...
Ici nous sommes transportés dans un tout autre monde, et
ces contes, imprégnés de la plus exquise sentimentalité,
s'étonnent de se rencontrer en pareille compagnie. On a eu rai-
son de les y laisser pourtant, tout isolés qu'ils s'y trouvent,
1. MR, I, 35.
2. MR, VI, 151.
3. MR, I, 3, V. 29. Ajoutons-en d'autres encore : les uns (Le Manteau mal
taillé, III, 55, VEpervier, V, 115) sont encore, par leurs données, des contes
à rire, mais traités avec le souci de la bienséance, de la délicatesse, le senti-
ment de ce que la forme ajoute à la matière. D'autres [La Pleine bourse de-
sens, III, 67, La Housse partie, I, 5 ; II, 30) révèlent même certaines préoc-
cupations morales. Ajoutons enfin les fabliaux fort honnêtes, mais un peu
niais, de la Folle Largesse (VI, l'i6), du Prudhomnie qui rescolt son compère
de noier (I, 27).
— 365 —
puisque les hommes du moyen âge, aussi empêchés que nous de
fixer aux genres des limites précises, les appelaient des fabliaux.
Ils sont à mi-route entre les fabliaux et les lais bretons, entre le
dit (VAristote et Lanval. Ils sont comme étrangers dans notre
collection, mais non dans la littérature du moyen âge. Eux aussi,
ils trouvent, dans la poésie contemporaine, de nombreux simi-
laires.
Retournons, en effet, la médaille. Exprimons d'un mot le con-
traste : d'un côté, les fabliaux et Renart ; de l'autre, la Table
Ronde.
Voici que s'opposent soudain à la gauloiserie, la préciosité ; à
la dérision, le rêve; à la vilenie, la courtoisie; au mépris nar-
quois des femmes, le culte de la dame et l'exaltation mystique
des compagnons d'Arthur ; aux railleries antimonacales, la pureté
des légendes pieuses ; à Audigier, Girard de Vienne ; à Nicolette,
Yseut ; à Auberée, Guenièvre ; à Mabile et à Alison Fénice,
Enide ; à Boivin de Provins et à Chariot le Juif, Lancelot et
Gauvain ; à l'observation railleuse de la vie commune et fami-
lière, l'envolée à perte d'haleine vers le pays de Féerie.
Jamais, plus que dans les fabliaux et dans la poésie apparen-
tée du xm^ siècle, on n'a rimé de vilenies, et jamais, plus qu'en
ce même xni*^ siècle, on n'a accordé de prix aux vertus de salon,
à l'art de penser et de parler courtoisement. Qu'on se rappelle le
Lai de VOmhre^ le Lai du Conseil^ les Enseignements aux dames
de Robert de Blois.
Jamais, plus que dans les fabliaux, on n'a traité familièrement
le Dieu des bonnes gens, ni ironiquement son Eglise; et jamais
pourtant foi plus ardente n'a fait germer de plus pures, de plus
compatissantes légendes de repentir et de miséricorde. Qu'on
pense à l'exquise collection des Miracles de Notre-Dame de
Gautier de Coincy, le saint François de Sales du xiii*' siècle. ,
Jamais, plus que dans les fabliaux, les hommes n'ont paru
concevoir un idéal de vie rassis et commun, et jamais, plus que
dans les chansons de geste contemporaines , dans les poèmes
didactiques sur la chevalerie, dans les romans d'aventure, on n'a
imaginé un idéal héroïque.
Jamais, plus que dans les fabliaux, on ne s'est rassasié d'une
vision réaliste du monde extérieur, et jamais, plus que dans les
— 3(36 —
bestiaires, volucraires et lapidaires de la même époque, on ne
s'est ingénié à faire signifier à la nature un symbolisme complexe.
Jamais, pouvions-nous dire après avoir considéré les fabliaux,
les femmes n'ont courbé la tête aussi bas qu'au moyen âge, et
l'on peut douter, à lire les chansons d'amour, les lais bretons,
les romans de la Table Ronde, si jamais elles ont été exaltées
aussi haut.
D'abord, parles chansons d'amour, les motets, les jeux-par-
tis, les saluts d'amour, les complaintes d'amour, la poésie
lyrique courtoise apporte cette idée, grande en soi, que l'amour
doit être la source des vertus sociales. Il recèle une force enno-
blissante. L'amant doit se rendre digne de l'objet aimé, par le
double exercice de la prouesse et de la courtoisie, et l'amour ne
doit se donner qu'à ce prix, car il a pour lin de conduire à la
perfection chevaleresque. L'amour est un art : tel est le principe
inspirateur de la poésie courtoise, et troubadours et trouvères
ont perfectionné cet art jusqu'à la minutie. Ils appliquent toute
une rhétorique et une casuistique de l'amour, une dialectique des
passions, un code de courtoisie. Les sentiments s'y trouvent
catalogués et étiquetés aussi soigneusement que des genres
lyriques, asservis à des lois aussi rigides que le serventois, la
tençon ou le jeu-parti. Les poètes lyriques connaissent une éti-
quette cérémonieuse du cœur, une stratégie galante, dont les
manœuvres sont réglées comme les pas d'armes des tournois.
Puisque le devoir de l'amant est de mériter d'être aimé, et qu'il
lui faut valoir par sa courtoisie, c'est toute une règle de la stricte
observance qu'il doit respecter. Il doit vivre aux yeux de sa dame
dans un perpétuel tremblement, comme un être inférieur et sou-
mis, humblement soupirant. Il doit être devant elle comme la
licorne, qui, redoutable aux hommes, s'humilie et s'apprivoise
au giron d'une jeune fille ; — ou comme le tigre pris au miroir;
— ou comme le phénix qui s'élance de lui-même dans un feu de
sarments ; — ou, comme le marinier sur la haute mer, que
guide l'étoile polaire, immobile, sereine et froide. C'est un long
cortège de bannis de liesse, de malades qui aiment leur maladie
et d'espérants désespérés. L'amour n'est plus une passion; c'est
un art, pis encore, un cérémonial. Il aboutit à un sentimenta-
lisme de romances pour guitares, aux saluts d'amour tremblants,
— 367 —
aux requêtes d'amour, aux « complaintes douteuses » de vrais
chevaliers de la Triste Figure, — bref aux pires fadeurs du trou-
badourisme .
Puis, comme cette poésie menaçait de se dessécher en une
galanterie précieuse et formaliste, l'influence celtique vint servir
comme de contre-poids à celle des troubadours. A la galanterie
de la poésie provençale s'oppose le sensualisme supérieur des
lais bretons. Ici, il ne s'agit plus de bien parler, ni de savoir
agencer des rimes, ni de briller dans les tournois. Il ne s'agit
plus de valoir. Nulle rhétorique de sentiments. Pourquoi Tristan
est-il aimé d'Yseut ? Pour son élégance ? ou parce qu'il a su pui-
ser dans le magasin de recettes galantes d'Ovide ou d'André le
Chapelain? Non : parce que c'est lui, et parce que c'est elle.
Leur passion trouve en elle-même sa cause et sa lin. L'amour
est dépourvu dans ces légendes de toute portée plus générale.
L'idée du mérite et du démérite moral en est tout à fait absente :
conception plus naïve que celle des Provençaux et un peu trop
primitive, profonde pourtant. La dame n'est plus, comme
dans les poésies lyriques imitées des troubadours, une sorte
d'idole impassible, qui réclame l'encens des ballades et des
chansons tripartites; à la soumission de l'amant à l'amante, suc-
cède l'égalité devant la passion. La femme aussi doit être capable
de sacrifice : voyez ce beau lai du Frêne^ qui est la forme la plus
archaïque de la légende de Griselidis : une jeune femme, ren-
voyée par celui qu'elle aime, accueille l'épouse nouvelle venue.
« Quand elle sut, dit Marie de France, que son seigneur prenait
cette épousée, elle ne lui fit pas plus mauvais visage, mais la
servit bonnement et l'honora, » et c'est elle qui pare le lit nup-
tial, avec une résignation et une patience dignes de la Griselda
de Boccace. Elle obéit, non par devoir, mais par une sorte d'ins-
tinct. Voilà qui eût étrangement surpris un troubadour, habitué
à donner toujours sans recevoir jamais ! Donc, plus de règles
d'amour dans ces légendes bretonnes ; et c'est le contre-pied de
la théorie des trouvères lyriques, seloii laquelle on ne doit par-
venir à l'amour que grâce aux règles réfléchies de la stratégie
sentimentale.
Enfin, le sensualisme breton et le cultisme provençal se conci-
lient dans une unité supérieure, qui est l'idéal des romans de la
— 368 —
Table Ronde, où l'amour est réciproque, ardent, comme chez les
harpeurs bretons, — mais tout ensemble courtois, chevaleresque,
savant comme chez les trouvères lyriques.
Alors, en regard des fabliaux qui, à la même époque, se con-
finent dans leur étroit réalisme, les Romans de la Table Ronde
nous ouvrent la porte d'ivoire du monde romantique. Dans un
décor enchanté, au milieu d'un univers inconsistant et charmant,
une atmosphère surnaturelle nous enveloppe, très lumineuse et
très douce. Voici que nous entourent, dans la foret de Broce-
liande, des apparitions fugitives, les fées qui errent dans les bois,
près des fontaines. Nous sommes ravis au pays des Héros, A-ers
cette île d'Avalon, qui rappelle de si étrange manière les Terres
Fortunées, l'île d'Ogygie, les Hespérides des légendes homé-
riques et hésiodiques. Un naturalisme naïf pénètre ce monde,
environne les héros d'animaux bienveillants, qui les aident dans
leurs entreprises. Nous sommes entraînés au pays de sortilège,
vers le jardin que clôt un mur d'air impénétreible, vers l'harmo-
nieux château des caroles, vers les forêts où sonnent au loin des
cors enchantés, où l'on entend retentir le galop de chasses
mystérieuses. Des héros très purs tentent les aventures à travers
les surprises d'un monde fantastique. Un beau rêve se construit,
mystique, brillant, incomplet, (( si vain et si plaisant. »
En vérité, fut-il jamais contraste plus saisissant? N'est-il pas
vrai d'abord qu'il n'est pas factice et supposé, mais réel?
Si nous exceptons la littérature des clercs, qui, comme le ser-
mon d'un prêtre à l'église, s'adresse aux âmes les plus diffé-
rentes ; si, laissant de côté les âmes religieuses et mystiques,
nous considérons seulement le public à qui parlent les poètes
profanes, n'est-il pas vrai que la poésie du xiii'^ siècle se répartit,
toute, dans l'un ou dans l'autre de ces deux vastes groupes?
Nous sommes en présence de deux cycles complets : l'un qui
va des fabliaux au Roman de Renart et au Roman de la Rose :
c'est l'esprit réaliste des fabliaux ; l'autre , qui va des poésies
lyriques courtoises au roman de Lancelot et de Perceval le Gal-
lois : c'est l'esprit idéaliste de la Table Ronde.
Peut-on imaginer que ces deux catégories d'œuvres aient pu
convenir aux mêmes hommes, vivant dans le même temps, sous
le ciel de la même patrie ?
— 369 ~
Rappelons-nous ce lecteur idéal des fabliaux que nous imagi-
nions tout à riieure et figurons-nous pareillement un lecteur
idéal pour qui auraient été composés tous les poèmes apparentés
à la Table Ronde. Opposons ces deux hommes : nous verrons se
marquer deux conceptions contraires de la vie.
Pour l'un, toute son activité cérébrale allant de Connebert à
Aucassin et Nicolctie, toute sa métaphysique étant enclose dans
le discours de Genius du Roman de la Rose^ quel est son rêve de
bonheur terrestre? C'est le pays de Cocagne, cher au moyen âge,
(( où, plus Ton dort et plus l'on gagne, où Ton mange et boit à
planté, où les femmes ont d'autant plus d'honneur qu'elles ont
moins de vertu, » sorte de vallée de Tempe bourgeoise, et qui eût
fait frémir Fénelon. — Dans un grave conte dévot, un homme
vend son âme au diable. En échange, que demande ce Faust? Du
vin de raisin, du pain de froment, des grues, des oies sauvages,
des cygnes rôtis, tant de deniers qu'il en puisse semer, et du pain
chaudet, et du vin de Saint-Pourçain K.. Pour achever le rêve ter-
restre de notre amateur de fabliaux, que faut-il ? une femme qui
se plaise, comme Martine, à être battue, et qui s'en venge aussi
modérément qu'il est raisonnable de l'espérer de ces créatures
inférieures. Et quelle est sa conception de l'autre vie? C'est —
à l'époque de V Enfer de Dante — un enfer de l'imagerie d'Epi-
nal, où Belzébuth, Jupiter et Apollin se plaisent à faire rôtir
pour leur table béguinettes et temj:>liers ; où, dans la grande salle
de Tervagant, ils font bombance de moines blancs et noirs et
d'usuriers -. Pour servir de pendant, un ciel où règne un Dieu
débonnaire, environné de saints qui volontiers jouent aux dés,
de martyrs qui chantent des vaduries^ tandis que les vierges
dansent la tresque et la carole ^. D'où une morale infiniment
simple : il faut cultiver son jardin, se méfier des voisins et des
femmes, surveiller la sienne, se gausser, pour ce que rire est le
propre de l'homme, observer sa religion, parce qu'il faut penser
pour être hérésiarque ou sceptique, bref faire son salut au meil-
leur compte possible.
L'autre homme, au contraire, conçoit sa vie comme une œuvre
1. MR, VI, 141.
2. Le sailli d'Enfer.
3. La cour de Paradis.
BftDiER. — Lna Fabliaux, 24
— 370 —
d'art dont il est l'ouvrier, au cours de laquelle il doit se perfec-
tionner dans la courtoisie et la prouesse. Il imagine un monde
chimérique, soustrait à toute convention sociale. Il le penj^le
d'allégories et de symboles...
A quoi bon poursuivre ici un parallèle en forme ? Il apparaît
clairement que ces deux âmes doivent être impénétrables, incom-
municables l'une à l'autre ; que leurs conceptions n'ont point de
commune mesure. Elles sont deux monades irréductibles, sans
fenêtre ouverte sur la monade voisine.
N'y a-t-ilpas ici plus qu'un contraste, — une antinomie ?
Or, ces deux mondes coexistent. Bien plus, ils se pénètrent.
Le symbole de cette coexistence et de cette pénétration n'est-il
pas dans ce monstre qui est le Roman de la Rose, où Jean de
Meung, naïvement, croit continuer l'œuvre de Guillaume de
Lorris, alors qu'il la contredit, et qu'il juxtapose l'un et l'autre
idéal que nous avons défini?
Cette antinomie, dont la thèse et l'antithèse se posent si.
curieusement, peut-on la résoudre? Comment concilier ces con-
tradictoires ?
371 —
CHAPITRE XIII
A QUEL PUBLIC S'ADRESSAIENT LES FABLIAUX
I. Les fabliaux naissent dans la classe bourgeoise, pour elle et par elle.
IL Pourtant, indistinction et confusion des publics : les cercles les plus
aristocratiques — d'où les femmes ne sont point exclues — se
plaisent aux plus grossiers fabliaux.
III. Cette confusion des publics correspond h une confusion des genres :
l'esprit des fabliaux contamine les genres les plus nobles.
On peut concilier ces contraires.
Ces deux groupes d'œuvres littéraires correspondent à deux
publics distincts, et le contraste qui les oppose est le même qui
divise les classes sociales : d'une part le monde chevaleresque,
d'autre part le monde bourgeois et vilain. Ils sont bien, comme
les nomme un vieux texte, les fahellae ignohiliuni. Ils sont la
poésie des petites gens. Le réalisme terre à terre, la conception
gaie et ironique de la vie, tous ces traits distinctifs des fabliaux,
du Roman de la Rose, du Roman de Renart, dessinent aussi la
physionomie des bourgeois. D'autre part, 1q culte de la dame, les
rêves féeriques, l'idéalisme, tous ces traits qui marquent la poésie
lyrique et les romans de la Table Ronde, tracent aussi la physio-
nomie des chevaliers. Il y a d'un bourgeois du xm*^ siècle à un
baron précisément la même distance que d'un fabliau à une noble
légende aventureuse. A chacun sa littérature propre : ici la poé-
sie des châteaux, là celle des carrefours.
I
Cette explication si simple est, en grande partie, fondée en
vérité.
Il est exact, en effet, que les fabliaux sont originairement
l'œuvre des bourgeois. Le genre naquit le jour où se fut vraiment
constituée une classe bourgeoise ; il fleurit concurremment à
— 372 —
toute une littérature bourgeoise. C'est ce qu'il sera aisé de
montrer.
La première période de notre littérature, dont on peut fixer le
terme au milieu du xii^ siècle, est exclusivement épique ou reli-
gieuse ; c'est la chanson de Roland, ou c'est la Légende de Saint-
Alexis. « La poésie nationale naît et se développe surtout dans
la classe guerrière, comprenant les princes, les seigneurs, et tous
ceux qui se rattachaient à eux' . » — Mais cette poésie guerrière
et féodale s'adresse par la suite des temps — et très anciennement
déjà — à un public moins aristocratique ; et dans les plus hautaines
épopées, se glisse un élément comique, plaisant, vilain^. C'est le
germe des fabliaux. Ainsi le bon géant Rainoart égayé de ses
énormes facéties la sombre chanson des Aleschans. Ainsi, dans
Aimery de Narhonne, apparaît le type d'Ernaut de Girone, cari-
cature héroï-comique qui ne déparerait pas nos fabliaux. Il est
très téméraire, très gabeur :
Mais tos ses diz torna a fausseté :
Que il disoit, voiant tôt son barné,
Que femme rousse n'avroit en son aé;
Puis en ot une, en court terme passé,
Qu'il n'ot si laide en une grant cité;
D'un pié clocha,' un oil ot avuglé.
Et si fu rousse, et il rous, par verte.
Et après s'est d'autre chose vante :
Qu'il ne fuiroit d'estor por homme né.
Puis l'enchaucierent Sarrazin desfaé
Quatre liues dès que dedens un gué.
Et Fenbatirent dedens outre son gré :
Et non porcant, si fu de grant bonté,
c'est-à-dire :
Au demeurant le meilleur fds du monde.
N'est-ce pas l'esprit marotique? n'est-ce pas l'esjDrit des
fabliaux ?
Dans Aiol, pendant trois cents vers, le noble héros est pour-
suivi, à son entrée dans Orléans, par des troupes de léchcors^ de
1. G. Paris, La Littérature française au moyen âge, 2^ édition, p. 36.
2. Je ne crois pas qu'on puisse en trouver, comme ou l'a voulu faire, la
plus ancienne trace dans l'épisode des cuisiniers de la Chanson de Roland, à
qui Charlemagnc confie Ganelon prisonnier (laisse CLXI, éd. Gautier). L'in-
tention n'y est pas comique, eL rien que de grave dans cette chanson.
^ 373 -
pautonniers, de sergents, d'éciijers. A la tête de cette horde qui
le gahc et Y escliarnit , considérez ce couple, qui semble échappé
des fabliaux^, Hageneu l'enivré, bourgeois enrichi par l'usure et
le commerce de la triperie, et sa femme Hersent « au ventre
grant » :
Chele ne voit nul home par ci passer
Que maintenant ne sache un gab doner :
S'ele voit un coutel grant, acheré,
Son ronchili avroit ja escoué...
Ce grotesque couple ne grimace-t-il pas ici aussi bien que,
dans les fabliaux. Sire Hain et dame Anieuse, Gombert et dame
Erme? Quand le noble Aiol, beau, fier, pauvre, entre dans
Orléans, marchands et vilains le poursuivent de leurs huées. De
même, quand, dans une commune bourgeoise, passent les épopées,
ils rient et raillent. Très anciennement déjà, la parodie bour-
geoise atteint les nobles chansons de geste : qu'on se rappelle ces
antiques parodies, le Pèlerinage de Charlemagne à Jérusalem et
Audigier; l'une fine, rieuse, avec ses gabs étranges, « le plus
ancien spécimen de l'esprit parisien » ; l'autre, grossière, ordurière.
Tout l'esprit des fabliaux y est déjà enclos : tantôt mesuré dans
Aiiherée ou le Pauvre mercier comme dans la Chanson du pèle-
rinage^ tantôt odieusement obscène dans Jouglet ou dans le Mai-
gnien, comme dans Audigier.
Que s'est-il donc passé? Pourquoi cette verve amusée ou gros-
sière envahit-elle le genre élevé, grave, hautain par excellence?
La classe bourgeoise est née. Alors, en 1159, paraît le fabliau de
Richeut,
Plaçons-nous au milieu duxii^ siècle. La période qui commence
et qui se prolonge pendant tout le siècle suivant est, par excel-
lence, l'époque heureuse du moyen âge. Point de grandes guerres
sur le sol français ; point de graves malheurs nationaux. Ce fut
une rare période de splendeur, grâce à laquelle le moyen âge a
pu réaliser sa conception spéciale (et incomplète) de la beauté.
Cette paix, cette prospérité engendre deux mondes : elle donne
aux cours seigneuriales le goût de l'élégance, au bourgeois le
1. Cet épisode, Aiol gahé et escharni, existait déjà dans lé prototype du
poème qui nous est parvenu remanié. V. le texte de Raimbaud d'Orange,
qui le prouve (éd. Normand et Raynaud, p. XXII).
— 374 —
rire. Elle crée d'une part l'esprit courtois, qui aboutit à la pré-
ciosité et trouve son expression accomplie dans Cllr/és ou dans
le Chevalier aux deux épées\ d'autre part l'esprit l)ourgeois ou
gaulois, qui aboutit à l'obscénité, et qui se résume dans les
fabliaux ou dans Renart.
Ainsi naît la littérature bourgeoise, qui n'aurait pu se dévelop-
per cinquante ans plus tôt, au son des cloches des beffrois ameu-
tant les hommes des villes contre leurs seigneurs ou leurs évoques.
Si le bon comte de Soissons a raison, pendant la bataille de
Mansourah, de songer à ces chambres des dames des châteaux
de France où fleurissent les vers courtois, la même joie de vivre
s'épanouit dans les communes et dans les âmes bourgeoises.
Quand un de ces marchands revient, la bourse lourde, par les
routes plus sûres, d'une des grandes foires champenoises ou
flamandes, et qu'il rentre dans sa ville bien fermée, il se sent
mis en gaieté, comme un bourgeois d'Aristophane, par le son des
écus, l'odeur des bonnes cuisines, et la prospérité engendre le
loisir — et la paresse, mère de l'art. Gomme il s'est plu à orner
sa confortable maison familiale, il faut qu'il orne et pare aussi
son esprit. Il lui faut ses jongleurs qui viennent, dans les repas
des corps de métier, chanter sa gloire, comme celle des douze
pairs, et déclamer devant lui les dits des fevres^ des houlemjiers,
des peintres, qui sont pour lui ce qu'étaient les odes de Pindare
pour les citoyens de My cènes ou de Mégare. En contraste avec
la littérature des châteaux, naît la littérature du tiers.
Nous avons peine à nous figurer aujourd'hui quel fut alors
l'éclat de ces grandes communes picardes, flamandes, artésiennes,
iVrras, célèbre par ses tapisseries, par le travail des métaux et
des pierreries, par ces métiers de luxe où l'artisan est un artiste,
paraît avoir été la ville-type. Les bourgeois y ont leurs poètes :
ils sont poètes eux-mêmes, et s'organisent en confréries. Ils ont
conscience, ce qui est précieux pour l'art, de former une école
littéraire, presque une coterie :
Arras est escolc de tout bien entendre :
Qui voudroit d'Arras le plus caitif prendre
En autres païs se puet por Ijon vendre ^ .
1. Cf. le sorvcntois de messire Alart de Caus, Ilist. litt., XXIII, p. 523
A Deu commant les bonnes g-ens dArras,
Que autres gens ne savent honour ("aire...
— 375 —
La vie paraît y avoir été brillante et douce. Adam de la Halle
fut oblig-é de la quitter un jour et de s'en aller
Souspiraiit en terre estraiif^e
Fors du doue païs d'Artois.
Il s'écrie, en la quittant :
Encor me semble-il que je voie
Que li airs arde et reflamboie
De vos festes et de vo gieu !
Quand il y peut rentrer, les vers où sa joie s'exprime font
songer à la douceur angevine qui rappelait Joachim du Bellay
vers son petit Lire :
De tant com plus aproisme mon païs,
Me renouvelé Amors plus et esprent,
Et plus me semble, en aprochant, jolis,
Et plus li airs, et plus truis douce gent...
Plusieurs générations de poètes s'y succèdent, de Jean Bodel
à Baude Fastoul. Ce n'est pas ici le lieu d'étudier cette école,
encore obscure'. Mais si nous négligeons la foule des poetae
minores, les Gilles le Vinier, les Jean le Cuvelier, les Lambert
Ferri, à ne considérer que les noms plus célèbres, Jean Bretel,
Jean Bodel, Adam de la Halle, les mêmes traits marquent leurs
œuvres, le Jeu de Saint-Nicolas, les Congés^ le Jeu de la Feuil-
lée. Ces bourgeois-poètes sont mal faits pour le rêve comm^
pour la colère; fins et grossiers tout ensemble, d'une bonhomie
finaude, reposés dans un optimisme de gens satisfaits, passionnés
seulement pour leurs querelles municipales d'échevin à éclievin,
sans autre souci que de réaliser leur idéal de prudhomie, qui est
l'art de bien vivre, et l'ensemble des vertus médiocres. Ils étaient
bons chrétiens et détestaient leurs prêtres ; ils aimaient leurs
femmes et méprisaient les femmes. Grassement heureux, ils déve-
V. les Congiés de Jean Bodel, de Baude Fastoul, d'Adam de la Halle, ou
cette pièce d'Andrieu Contredit :
Arras, pleine de baudour,
A vous cong-ié prenderai :
Dieus vous maintegne en honour ;
Des cités estes la flour.
1. V. Louis Passy, Bibliothèque de V Ecole des Chartes, 1859.
— 376 —
loppèrent une littérature de comptoir, une poésie de bons
vivants, bien faite pour leurs âmes spirituelles et communes.
C'est bien eux qui ont fait fleurir les fabliaux, car c'est à eux que
les fabliaux conviennent excellemment.
II
De ce qui précède, il paraît bien ressortir que le public qui
écoutait Perceval ou les chansons courtoises, n'était pas le
même devant qui l'on disait l'aventure de la Pucelle qui abreu-
vait le poulain ou la Sorisette des estoupes. Non; mais les contes
qu'écoutaient les chevaliers, c'étaient le Vair Palefroi^ le lai de
rOmbre, le dit de Folle Largesse de Philippe de Beaumanoir, le
lai d'Aristote. Le reste était pour les bourgeois, après boire, ou
pour le menu peuple.
Pourtant, si nous interrogeons les prologues des fabliaux, un
étonnement nous saisit. A qui s'adressent nos poètes? La plupart
de leurs contes nous laissent dans l'incertitude ; mais, dans
aucun, il n'est dit explicitement que le jongleur récite devant des
bourgeois. De plusieurs, au contraire, il ressort clairement qu'il
parle devant un public de seigneurs.
Le plus souvent, quand, « aux fêtes et aux veillées i, » à la
fin d'un grand repas ~, il s'adresse à la foule tumultueuse pour
implorer son attention •^, pour annoncer son sujet ou pour tirer
1. MR, III, 73.
2. Or ai mon fablel trait a fin,
Si devons demander le vin...
[La Bourse pleine de sens, variante du nis. G.)
Et li sires qui toz biens done
Gart cels de maie destinée
Qui ceste rime ont escoutée,
Et celui qui l'a devisée :
Donne-moi boire, si t'agrée!
(Le Pauvre mercier, III, 36.)
3. Or escoutés, laissiés moi dire!...
Rien ne vaut, se chascuns ne m'ot,
Quar cil port moût bien l'auleluye,
Qui pour un noiseus le desluie.
Or faites pais, si m'entendez !
Traies en ça, s'oiez un conte !
Cf. I, 2\, V, 110.
(V. 130.)
(I, 6, p. 98.)
(III, 62.)
(II, 34.)
— 377 —
quelque plaisante moralité, il interpelle son public de ce nom :
« Seigneurs ^ ! » Malheureusement, ce titre ne nous renseigne
point : il n'est, comme on sait, qu'une formule commune de poli-
tesse, indiiréremment applicable à des nobles ou à des bourgeois.
Voici, par contre, quelques vers plus explicites, où le jongleur
emploie des apj)ellations qui ne sauraient, en aucun cas, s'adres-
ser à des non-nobles :
Cis fabliaus dit, seignor baron -...
Seignor, valiez et damoisel,
Soviegne vos de cest fablel •^...
Ce sont risées pour csbattre
Les j'ois, les princes et les contes ''...
Por une haute cort servir 'K.,
On tient le ménestrel a sage
De fere biaus dis et biaus contes
Qu'on dit devant dus, devant contes ^.
Ailleurs encore :
Cil qui sevent de jonglerie
Violent par devant le conte :
Aucun i a fabliaus conte.
Ou il ot mainte gaberie '.
Nous savons que l'art de dire des contes était fort apprécié
chez les grands seigneurs. C'est par ce tale'nt que Gautier d'Au-
pais, qui sert comme guetteur et sonneur de trompe aux cré-
neaux d'un donjon, parvient à se rapprocher de la lîlle du châte-
Seignor, oiez un nouveau conte.
Seignor, volez que je vos die?...
Seignor, se vos volez atendre
Et un seul petitet entendre...
(III, 65.)
(III, 78.)
(I, 2.)
Cf. III, 84, V. 578; V, 135, etc., etc.
2. MR,JV, 97.
3. MR,Vl,140.
4. MR, III, 72.
5. MR, V, 135, V. 5. J'adopte la leçon de B, qui est la seule correcte.
MR, I, 4.
7. MR, III, 80, V. 146.
— 378 -
lain, qu'il aime. Ailleurs, le vieux comte de Ponthieu est pré-
senté au Soudan d'Aumarie comme bon joueur d'échecs et bon
diseur de contes^. — Gautier d'Aupais, dira-t-on, et le comte de
Ponthieu ne disaient, Tun à sa noble amante, l'autre au Soudan,
que des récits élégants et moraux. Nous le croyons volontiers.
Voici jDourtant des seigneurs un peu moins délicats ; nous
sommes ^ en bonne compagnie,
Chez un baron
Qui moût estoit de grant renom,
et dont la fille était (( desdaigneuse » à l'excès. Après souper,
ses nobles convives se mettent à dire des contes. Quels récits
charmeront leur veillée? De pures et chevaleresques légendes?
non point :
Si commencierent à border
Et contoient de lor aviaus
Lor aventures, lor fabliaus,
Tant que li uns...
Tant que l'un... dit une telle incongruité qu'il serait impos-
sible de citer plus avant, et que la jeune fille présente se pâma.
Mais, dit le poète, c'est une bégueule, et la suite du conte a pour
but de la châtier de cette pruderie excessive, inouïe.
Voilà, certes, qui est significatif à souhait. Nous savons d'ail-
leurs que la pruderie de cette fille de baron était en eftet très
anormale, et — si étrange que le fait puisse paraître — les
fabliaux étaient souvent récités devant des femmes. M. G. Paris
nous dit : « Ces contes ne sont pas écrits pour les femmes et on
les récitait sans doute en général quand elles s'étaient retirées 2. )>
Nous devons l'admettre, car le contraire serait inexplicable et
monstrueux. Encore faut-il prendre garde à cette restriction
nécessaire de M. G. Paris : « en général. » Parfois, en ellet, nos
jongleurs s'adressent à un auditoire d'où l'élément féminin n'est
pas exclu. Certes, La Fontaine, en ses contes, trouve un malin
plaisir à prendre à témoin ses lectrices ; en fait, les grandes
dames de son temps ne se faisaient point scrupule de les lire et
1. Nouvelles en prose du A7ÏI^ s., p. p. d'Héricaut et Moland, Roman de
la comtesse de Ponthieu. Voir d'autres textes cités au chapitre suivant.
2. MR, m, 65.
3. Litt. franc, au m. a., 2^ édition, p. 113.
I
— 379 —
nous serions trop puritains de nous en offenser, comme fît
M'"'' de Grii^nan. M'"*' de Sévig-né, qui cite les Contes à plusieurs
reprises, n'écrit-elle pas à sa fille, mariée depuis deux ans seule-
ment : « Ne rejetez point si loin les nouvelles œuvres de La
« Fontaine. Il y a des fables qui vous serviront et des contes qui
(( vous charmeront : la fin des Oies de frère Philippe, les
« Rémois, le Petit chien, tout cela est très joli. Il n'y a que ce
« qui n'est point de ce style qui est plat ^. » Encore faut-il con-
sidérer qu'autre chose est la lecture solitaire, à huis clos, d'un
conte gras, autre chose la récitation publique, dans une fête,
devant des hommes et des femmes assemblés. Par exemple nous
nous figurons malaisément que l'année qui suivit cette lettre de
M'"^ de Sévigné (1672), le soir où le vieux Corneille lut Piilché-
rie chez le duc de La Rochefoucauld, La Fontaine ait pu y pro-
duire, entre deux actes, par manière d'intermède, devant M"^*" de
Sévigné, devant la jeune M"'^ de Nemours, devant M'"'^ de La
Fayette, M'"*^ de Thianges et M'"^ de Coulanges, le conte des
Lunettes.
Le XHi^ siècle était moins chaste ou, si l'on veut, moins prude.
Certes, la charmante Lyriope du roman de Rol^ert de Blois '^, qui
est le parangon de la civilité puérile et honnête de l'époque, qui
sait, selon les règles de l'éducation courtoise, apprivoiser éper-
viers et faucons, jouer aux échecs et aux tables,
Chanter chansons, cnvoisëures.
Lire romans et conter fables,
serait incapable de conserver, dans ce répertoire de fables, le
Prestre et le mouton du jongleur Ilaiseau 3. Nous voulons bien
encore négliger, comme personnages imaginaires, les joyeuses
chanoinesses de Cologne qui, au bain, demandent des contes au
jongleur Watriquet Brassenel : « Dis-nous, lui demandent-elles.
Des paroles crasses et doilles.
Si que de risées nous moilles '. »
1. Lettre du 6 mai 1671.
2. Lautliche Untersuchung ither clic JVerke Robert s s'on Blois, diss. de
Zurich, par M^e Colvin, 1888.
3. MR, VI, 144.
4. MR, V, 132.
— 380 —
Voici pourtant une série de textes explicites, où les jongleurs
s'adressent à des femmes, qui sont là, devant eux, tandis qu'ils
récitent des fabliaux non point légers, grivois, — mais ignomi-
nieux.
L'un termine, en ces termes, le récit d'un songe odieusement
déshonnête :
Ainsi tourna le songe à bien.
Autressi face a moi le mien,
El a ces dames qui ci sont K
L'autre s'adresse à son auditoire, au début du fabliau de la
Maie dame, dont je ne puis citer le titre in extenso :
...Seigneur,
Oez une essample petite.
Et les dames, tout ensement,
I rcpreguent chastiè'ment...
Est-il possible d'imaginer un conte j^lus réj^ugnant que le
Pêcheur de Pont-sur-Seine'! En voici les derniers A^ers :
Se dames dient que je ment,
Soufrir le vueil, atant m'en tais.
De m'aventure n'i a mais 2.
Trois meschines — et ce fabliau est une triste vilenie — se
prennent de querelle au sujet d'une poudre de beauté qu'elles
ont achetée en commun et que l'une d'elles a renversée. Le trou-
vère demande aux seigneurs et aux dames qui l'écoutent de se
faire les arbitres de leur différend :
Seignor et dames qui savez.
De droit jugiez, sans délaier.
Qui ceste poudre doit paiier -K
Ainsi ferait Martial d'Auvergne, en un jugement de cour
d'amour, pour résoudre quelque subtile difficulté de procédure
sentimentale !
Notez qu'il n'y a pas un seul de ces contes que, de nos jours,
un homme d'éducation moyenne et de médiocre élévation morale
oserait raconter sans répugnance, je ne dis pas devant des
1. La Damoiselle qui sonjoit, v. 134.
2. MR, III, 63.
3. MR, III, 64, V. 124.
I
— 381 —
femmes, mais devant des hommes plus âgés ou plus jeunes que
lui.
Nous ne saurions croire , pourtant, que ces auditrices de
fabliaux fussent nécessairement des bourgeoises ou des vilaines.
Nous savons que les sociétés les plus aristocratiques du temps
admettaient d'étranges propos. Entre tant de témoignages qu'on
pourrait alléguer, en voici un que j'emprunte à notre collection
de fabliaux. Dans le Sentier battu i, Jean de Condé nous intro-
duit dans un cercle de grands seigneurs et de grandes dames,
réunis pour un tournoi près de Péronne. Ils s'amusent à des ()(
« jeux innocents », au Jeu du Roi et de la Reine et ce divertisse-
ment novis est représenté, sans la moindre arrière-pensée iro-
nique, comme l'un des passe-temps les plus délicats des cercles
aristocratiques. Jean de Condé devait se connaître en matière
d'élégance, puisqu'il fut le ménestrel attitré des comtes de
Flandre, qu'il passa toute sa longue vie dans leurs châteaux, et
ne rima jamais que pour le plaisir de leur cour. Or, il se trouve
qu'il s'engage, entre une de ces nobles dames et un chevalier
f( assez courtois et biau j^arlier », un duel d'équivoques si rebu-
tantes que cet aristocratique fabliau est Fun des plus véritable-
ment grossiers que nous possédions, et qu'il nous fait comprendre
cet acte du concile de Worcester, en 1240 : « non sustineant fieri
ludos de rege et regina, »
Nous ne pouvons plus maintenant nous étonner outre mesure,
si nous trouvons ce beau nom de courtoisie appliqué à des
poèmes que volontiers nous ajDpellerions des vilenies :
Or oies un fablel courtois 2.
Ainsi débute le fabliau du Porcelet, qui mérite son titre à
merveille !
D'une aventure moul courtoise
Vous voil conter *^...
Cette aventure « moût courtoise » est celle de la « bourgeoise
qui fist batre son mari, » et il n'est pas probable que le poète
parle ironiquement.
1. MR,III, 85.
2. MR, IV, 100.
3. MR, IV, 101.
— 382 —
Ainsi ces publics, bourgeois et chevaleresque, si opposés tout
à l'heure, se rajDprochent étrangement.
III
D'ailleurs, s'il est vrai de dire que les fabliaux sont l'œuvre de
l'esprit bourgeois, les textes ne nous montrent pas qu'ils fussent
considérés comme un genre méprisable, bon pour le seul popel-
liis^ pour la seule cjent menue. Ils n'étaient point, comme des
serfs, proscrits des nobles cours ; mais, indistinctement, ils pre-
naient rang auprès des poèmes les plus aristocratiques. Nulle
hiérarchie, aucune règle de préséance. Le roi Dolapathos tient
une grande cour :
Chevalier, dames et danzeles,
Esciiier, valet et piiceles
Toute lor volonté fesoient :
Ça X, ça XX se desduisoient.
Li uns chante, li autres conte,
El chansons et fahliaus reconte ^.
Le poète d'une des branches de Renart rappelle à ses auditeurs
qu'ils ont entendu, indilféremment, les nobles romans de Troie,
de Tristan, des chansons de geste et des fabliaux :
Seigneur, oï avez maint conte
Que maint conterre vous raconte,
Comment Paris ravit Elaine,
Le mal qu'il en ot et la paine;
De Tristan, que la Chievre fist,
Et fahliaus et chansons de geste '-.
La promiscuité de ces genres nous est matériellement attestée
par les manuscrits. Prenons-en un au hasard, non parmi ceux que
les jongleurs portaient dans leur escarcelle, et où il ne faut point
s'étonner de trouver représentés les genres les plus divers ; car
le répertoire d'un jongleur devait satisfaire, selon les hasards de
la vie errante, aux goûts des auditoires les plus contrastés. Non :
1. Dolopathos, V. 2780, ss.
2. Renart, éd. Martin, branche II, t. I. p. 91. — Dans le Roman de la
Rose (éd. Méou, v. 8379), Ami demande s'il ne serait pas avantageux pour un
amant qui veut conquérir l'amour de sa dame
Qu'il fëist rimes jolieles,
Moiez, fahliaus ou chansonnettes,
Qu'il vuet a s'amie envoler,
Por li chevir et apaier,..
— 383 —
choisissons un manuscrit de luxe, écrit sur beau parchemin
par d'habiles callig-raphes, pour la joie de quelque haut baron.
Feuilletons-le : quelle confusion des genres ^ .
Vous pourrez y lire les courtoises aventures du Chevalier aux
deux épées^ et quand vous serez las, l'histoire de la Maie Dame,
dont je ne saurais citer complètement le titre : mais le manuscrit
le donne tout entier. Vous y rencontrerez ici la noble dame de
Garadigan, plus loin la vieille Auberée. Vous passerez du Castel
peureux et de la Gaste chapelle au taudis du Vilain qui cuida
estre mors. Voici le duel d'Olivier et de Fierabras, beau comme
une page du Romancero ; et voici l'équipée grotesque du Prestre
qui abevete. Voici la Chevalerie Oqier, le roman d'Enéas; tour-
nez les feuillets de parchemin : vous trouverez le conte de la
Grue. L'élégant Lai de VOmbre est tout voisin de l'obscène
fabliau des Souhaits Saint-Martin. — Gela nous choque, mais ne
choquait pas nos ancêtres.
Cette' promiscuité de l'esprit des fabliaux et de l'esprit cour-
tois est plus profonde encore, et l'on peut dire que les fabliaux
ont contaminé les genres les plus aristocratiques. Considérons
un instant, pour le montrer, les seuls genres lyriques.
Voici les pastourelles, ces paysanneries infiniment élégantes,
délicates jusqu'à la mièvrerie, où de nobles poètes se plaisaient
à évoquer, en troupes « de feuillée et de mai chargées », des
bergers et des bergerettes, « polis et agréables » comme dans
les églogues de Fontenelle, enrubannés, artificiels à souhait, et
faux autant qu'on peut le désirer. Or, dans cette exquise collec-
tion, ne trouvons-nous pas, sous les noms du comte de la
Marche, du duc de Brabant, de Thibaut de Champagne, des
pièces indignes de la gracieuse Marion, des scènes de viol
cyniques, l'inspiration des pires fabliaux 2? — La rythmique
compliquée des chansons d'amour, entrelacements ingénieux de
rimes, tripartition de la strophe et du poème, toutes ces minu-
tieuses entraves où les poètes chevaleresques aimaient à enserrer
leurs sentiments quintessenciés, servent à Colin Muset pour
1. Le ms. en question est celui de la B. N., f. fr. 12603. On en trouvera la
description, due à M. W. Fœrster, dans le Jahrhuch f. rom. u. engl. Lit.,
Neue Folge, I, p. 285.
2. V. Bartsch, Romanzen und Pastourellen, 1870; II, 4,6, 17, 19, 62, 75,
76, etc.
— 38i —
chanter <( le très bon vin sur lie » ou les chapons à la sauce à
l'ail ; à d'autres poètes pour exprimer, comme dans les fabliaux,
le mépris des femmes :
En non Dcu, ce dist Gobins,
Mainte femme fet par vin
Assez de desloiautez ;
Por un pasté de'counin,
Ou pour l'aisle d'un poucin,
En fet on sa volenté.
Ce n'est mie chère vile :
Quant, por un pasté d'anguile,
Puet on tel marchié trouver,
Cil est fous qui met vint livres ^.
Les jeux-partis, asservis à des règles rythmiques tout aussi
savantes, destinés à être chantés, au son des vielles, sur des
modes ing^énieux, sont des poèmes |non moins aristocratiques.
Mais, auprès de tant de débats où des trouvères, sur de minuscules
problèmes de casuistique sentimentale, font assaut de courtoi-
sie, on trouve d'étranges discussions, comme celle-ci : Un poète
demande à son concurrent : Qu'aimeriez-vous mieux, posséder
votre dame sans la voir ni lui parler, ou avoir toute liberté de la
voir et de lui parler, sans la posséder jamais?
Au cours de la controverse grossière, chacun des deux con-
testants essuie de son adversaire de lourdes injures, celui-ci
parce qu'il porte des béquilles, celui-là parce qu'il a le « ventre
gros et farci ^ ».
Quels sont ces deux poètes? Qui est cet amant obèse, au
ventre farci? Quel est cet autre, le béquillard? L'un est Thibaut,
comte de Champagne et roi de Navarre; l'autre est Raoul de
Soissons, roi de Chypre, l'un des héros de la cinquième croisade.
On le voit : les genres les plus aristocratiques peuvent être
infectés de l'esprit des fabliaux. Inversement, les genres les
plus aristocratiques fleurissaient dans les plus bourgeoises
sociétés. Ni les bourgeois n'étaient si prosaïques que nous
l'avions supposé, ni les chevaliers si idéalistes. Si nous retour-
nions dans cette commune d'Arras, que nous décrivions
naguère comme une citadelle de l'esprit bourgeois, et que
nous fussions admis quelques instants dans la confrérie des
1. Ilist. lia., i. XXIII, p. 599.
2. Ilisf. litt., t. XXIII, p. 703.
— 385 —
ménestrels, nous pourrions avoir l'illusion de vivre en une
compagnie très affinée et très aristocratique. Dans le pmj d'Ar-
ras, institué « pour maintenir amour, joie et jouvent, » là où
sont u li bon entendeour » parmi « la gent jolie » des poètes,
le prince des ménestrels nous recevrait courtoisement, et nous
pourrions douter si nous ne nous trouvons pas dans la salle du
château de Provins, à quelque fête présidée par Thibaut de
Navarre. Nous rencontrerions, là aussi, des seigneurs, Huon
châtelain d'Arras, Messire Grieviler, chevalier; auprès de
simples artisans, des Mécènes bourgeois. Tel ce Golart Nazard
« qui semblait fils d'un roi », Simon Esturion « large en ostel,
preu au cheval », les Frekinois, quelques membres de cette
dynastie des Pouchinois, dont deux générations de poètes
nous disent la louange : par exemple, ce Jakemon, protecteur
d'Adam de la Halle,
Qui ne semble mie bourgeois
A sa table, mais emperere...
Rompus aux luttes de partis qu'engendrent les institutions
communales, habiles en affaires, entourés d'une clientèle de
poètes, sans doute aussi d'artistes, d'architectes, d'orfèvres,
chargés d'orner leurs hôtels, ces personnages font songer
aux riches marchands de la république de Venise. Et, si
nous écoutons les chansons que chanteront au puy Lambert
Ferri ou Robert de le Pierre, l'inspiration des poètes artésiens
ne le cède point, pour le raffinement des sentiments, à l'école
rivale, à la noble cour champenoise. Ils sont, dans leurs chan-
sons d'amour, d'aussi délicats copistes des Provençaux ; dans
leurs jeux-partis, ils apportent à la discussion des cas de cons-
cience amoureux le même délicat esprit de sentimentalité
procédurière. Comparez la collection de chansons d'Adam de
la Halle à celles de Thibaut de Champagne : il n'est guère
de pièce si aristocratique de Thibaut que l'on ne puisse attribuer
au bourgeois Adam le Bossu; il n'est guère de pièce si bour-
geoise d'Adam que le roi Thibaut n'aurait pu signer.
Il semble donc qu'il y ait, au xiii^ siècle, jusqu'à un certain
point, confusion des genres et promiscuité des publics.
Béuikh. — Les Fithllaiix. 25
386 —
CHAPITRE XIV
LES AUTEURS DES FABLIAUX
L Poètes amateurs : Henri d'Aiideli, Philippe de Beaumanoir.
IL Poètes professionnels : 1) les clercs errants, 2) les jongleurs : Rutebeuf;
3) les ménestrels attitrés à la cour des grands : Jehan de Condé,
Watriquet de Couvin, Jacques de Baisieux.
Il nous a paru certain qu'il ne fallait pas simplement assi-
miler les fabliaux à ces collections de contes secrets qui, à toute
époque, se cachent dans les coins réservés des bibliothèques.
Ils ne forment que la moindre partie d'une série de poèmes
analogues, prochement apparentés, qui pullulent. La création
de cet ensemble d'œuvres suppose un état de Famé singulier,
une conception spéciale de la vie.
Nous avons défini cet esprit ; il nous a semblé le signe et la
marque d'une classe sociale distincte. L'esprit gaulois, c'est l'es-
prit bourgeois, vilain. Il reste vrai qu'on peut diviser par castes
les genres du moyen âge, qu'il existait des genres cléricaux,
aristocratiques, bourgeois. Pourtant, non sans surprise, nous
avons vu des grands seigneurs, voire des grandes dames, écouter
volontiers d'ignobles fabliaux ; — les boutiquiers d'Arras rimer
des chansons d'un sentimentalisme aussi raffiné que celles de
Thibaut de Champagne; — inversement, Thibaut composer
des jeux-partis qui choqueraient par leur grossièreté le bour-
geois Jean Bretel; — en un mot, l'esjirit des fabliaux infecter
les genres les plus aristocratiques. Ainsi, les castes du moyen
âge, si tranchées dans la vie sociale, se mêlent, dès qu'il s'agit
de littérature : une étrange promiscuité confond les publics et
les cenres, chevaliers et marchands, romans de la Table Ronde
et fabliaux.
Comment cette indistinction des publics et cette fusion des
genres sont-elles possibles? Nous avons chance de le savoir, si
nous considérons maintenant les conteurs des fabliaux.
— 387 —
Esquissons leurs portraits; groupons-les, et parcourons cette
galerie. Se ressemblent-ils entre eux, par un air de famille
commun? Se distinguent-ils des poètes qui composaient des
épopées ou des romans de la Table Ronde? L'opinion publique
traitait-elle diversement, avec plus ou moins d'honneur, les
uns et les autres?
I
POÈTES AMATEURS ! HENRI d'aNDELI, PHILIPPE DE BEAUMANOIR.
Commençons ce dénombrement par deux conteurs bien diffé-
rents l'un de l'autre : Henri d'Andeli, auteur du Lai d'Aris-
tote ; Philippe de Beaumanoir, auteur de la Folle Largesse,
Le premier est un clerc, et nous introduit dans le monde
du haut-clergé parisien et normand. Le second est un seigneur
de la comté de Glermont, et nous voici dans le monde chevale-
resque.
On ne saurait démontrer qu'aucune cour seigneuriale ni
épiscopale ait été, au xiii^ siècle, un foyer où se soient plus
volontiers réunis les conteurs, comme fut la maison florentine
de Pampinea. Dans sa cour de Nérac, Marguerite de Navarre
groupe autour d'elle Bonaventure Despériers, Marot et ses
dames d'honneur. Au château de Genappe, se réunissent les
conteurs dont Antoine de la Salle fut le joyeux secrétaire. Rien
de tout-à-fait semblable au moyen âge.
Pourtant il est certain que, dans le monde des clercs comme
dans celui des chevaliers, ce fut une sorte de mode de salon que
de conter des récits joyeux. Nous avons cité précédemment le
texte d'après lequel un comte de Guines, Baudouin II {11()9-
1206), égalait les meilleurs jongleurs par le talent qu'il apportait
à dire les fahellas ignobiUinn. On lit dans les Enseignements
Trehor ce conseil à un jeune gentilhomme :
Fiz, se tu sez contes conter
Ou chançon de geste chanter,
Ne te laisse pas trop proiier ^
Henri d'Andeli dut en conter plus d'un, spécialement pour
la société ecclésiastique. Attaché peut-être à la personne
1. Histoire littéraire, XXIII, 237.
— 388 —
d'Eules Rigaud, archevêque de Rouen ', en tout cas familière-
ment lié avec le chancelier de l'Eglise de Paris, Philippe de
Grève -, il ne devait guère frayer avec le bas-clergé. C'est pour
des prélats ou des chanoines très lettres qu'il a fait combattre
Dialectique contre Grammaire ^\ Qui donc, mieux que des pré-
lats, aurait pris plaisir à sa Bataille des vinsl Ce gai compa-
gnon, à qui le vin de Saint- Jean-d'Angély avait crevé les yeux ^,
était capable d'émotion et de haute poésie ^; capable aussi, dans
ses contes, d'élégance et de bon ton. Il fut une manière de
Gresset et, comme lui,
Fut dans TEglise un bel esprit mondain.
Combien de ces contes se sont perdus ! C'étaient des amu-
settes de société, qu'on n'estimait pas valoir le prix du parche-
min ; une tablette de cire suffisait ^. Il est heureux pourtant
qu'un bout de parchemin nous ait conservé, dessinée par Henri
d'Andeli, comme une exquise figurine de miniature, la jeune
Indienne du lai cVAristote, qui, dans un verger fleuri, par un
matin d'été, se promène en son bliaiit violet, sa belle tresse
blonde abandonnée sur le dos, et chante, en cueillant les fleu-
rettes :
« Ci me tienent amoretes
Ou je tieng ma main "... »
Quant au monde seigneurial, n'est-il pas curieux que le
témoin de cette mode d'y raconter des fabliaux soit Philippe
de Rémi, sire de Beaumanoir ^. L'admirable auteur du Coa-
tumier de Beauvoisis, le plus grand jurisconsulte du moyen
âge, fut (sans doute en sa jeunesse) un aimable poète. Son dit
1. Héron, Œuvres d'Henri d'Andeli, p. XX.
2. Dit du chancelier Philippe, v. 190, ss.
3. La bataille des Sept Arts, éd. Héron, p. 43.
4. La Bataille des vins, v. 128, 199.
5. V. le dit du chancelier Philippe :
Deus ! tes jugleres ai esté
Toz tens, et y ver et esté;
De ma viele seront rotes
En ceste nuit les cordes totes,..
C), V. ci-dessus, p. l'i.
7. Le lai d'Aristote, v. 355, ss.
8. Nous remarquons d'autres chevaliers parmi nos auteurs de fabliaux :
Sire Jehan le (Chapelain, Sire Jehan de Journi. Voyez notre Appendice III.
— 389 —
de Folle Largece est un gracieux fabliau, un peu fade, dans la
manière courtoise et sentimentale de ses deux romans d'aven-
tures, la Manckine, Jehan et Blonde.
Ces deux contes, le lai cïAristote, le dit de Folle Largece^ nous
montrent ce que durent être ces fabliaux plus élégants destinés
aux classes élevées.
Ne nous méprenons pas pourtant sur le degré de retenue
courtoise qu'imposait à ces personnages officiels — même à un
clerc investi de fonctions sacrées, même à un chevalier juris-
consulte — leur public ecclésiastique ou seigneurial. On trouve
chez Henri d'Andeli des vers bien étranges, si l'on songe qu'ils
sont l'œuvre d'un clerc qui poétise pour des clercs ' , et Philippe
de Beaumanoir ne dédaigne pas de dire, dans les « chambres
des dames », des fatrasies, des oiseuses, ces poésies absurdes
que le xviii*^ siècle cultiva sous le nom à' amphigouris :
Li châns d'une raine
Saine une balaine
Ou fons de la mer,
Et une seraine
Si em portoit Seine
Deseur Saint-Omer...
Se ne.fust Warnaviler,
Noie fuissent en le vaine
D'une teste de sengier ^...
Voilà donc la poésie où se complaisait ce haut personnage,
Philippe de Beaumanoir, sénéchal de Poitou, puis de Saintonge,
puis bailli du roi en Vermandois, en Touraine, à Senlis — et
qui fut un grand homme !
Mais nous n'avons affaire ici qu'à des rimeurs occasionnels de
fabliaux, à des amateurs. Venons-en aux poètes de profession.
II
POÈTES PROFESSIONNELS
1. LES CLERCS ERRANTS
Nous tenons pour assuré qu'un grand nombre de fabliaux
ont pour auteurs des clercs errants.
1. Voyez la Bataille des Sept arts, vers 39, 54, 60, etc..
2. Voyez Sucbier, OEm'ves de P. de Beaumanoir, t. II, p. 274 et p. 305.
— 390 —
Le fabliau du Pauvre Mercier débute ainsi :
Uns jolis clercs qui s'csiudie
A dire chose de qu'on rie
Vous vuet dire chose novelle...
De même, le fabliau des Trois dames qui troverent Vanel^ :
Oiez, seignor. un l)on fablel :
Uns clers le fist...
Et le Credo au ribaut :
Uns certains clercs nos certefie ^...
A quelle catég-orie de clercs avons-nous ici affaire? C'est, à
n'en pas douter, à ces déclassés, vieux étudiants, moines
manques, défroqués, qui composent la u famille de Golias »,
vagi scholares^ clerici vagantes, goliards, goliardois, pauvres
clercs. Le type s'en était dessiné et fixé dès le milieu du xii^
siècle ^. Des quatre coins de la France et de l'Europe, ils étaient
venus former le peuple grouillant d'écoliers de ces grandes
Ailles universitaires, où la population scolaire l'emportait
souvent en nombre sur la bourgeoisie. Les meilleurs d'entre
eux étaient drainés par l'Eglise, pour les fonctions ecclésias-
tiques. Les pires, perdus par les vices que développait la misère
en ces énormes agglomérations déjeunes hommes, repoussés des
cadres réguliers de la société, erraient par le monde, mendiant
et chantant, réunis entre eux d'ailleurs par les liens d'une
1. MR, I, 15.
2. Méon, lY, 145.
3. Voyez les pages intéressantes de Oscar Hubatsch, die Va gante nlieder,
p. 12, ss. — Mes sources sont les trois principales collections des poésies de
vagants : 1) Ed. du Méril, Poésies lat. inédites, Paris, 1847; 2) Wright,
the latin poetries commonly attrihuted to Walter Mapes, Camden Society,
Londres, 1841 (cf. Wright, Histoire de la caricature^ p. 143, ss.), et surtout,
3) les Carmina burana, p. p. Schrneller, dans la Bibliothek des litterarischen
Vereins in Stuttgart, t. XVI, 18 i7. — Les deux principaux travaux que je
connaisse (sans parler de ceux qui sont plus spécialement consaci'cs à
Gautier de Lille) sont celui de Giesebrecht, Allgcni. Monatsclirift fiir U'iss.
u. Lit., 1853, et celui d'O. Hubatsch, Die lateinischen Vagantenlieder des
Mittelalters , G()rlitz, 1870. Cf. Kaufmann, Geschichte der deutsclien Uni\'er-
sitdten, t. I, 1888, p. 148. — Des chants choisis des vagants ont été publiés
en de nombreuses petites éditions à l'usage du grand public allemand.
Kaufmann, loc, cit., en cite quelques-unes.
— 391 —
sorte de franc-maçonnerie obscure et puissante ^ C'était une
manière d'Internationale. Mais, comme le prouve excellem-
ment Hubatsch -, c'est à Paris, la ville universitaire entre
toutes, qu'ils avaient leur quartier g-énéral. C'est de France
qu'ils se sont répandus vers l'Angleterre, l'Allemagne, le long
de la vallée du Danube. Ils étaient surtout accueillis aux tables
somptueuses' du haut clergé, où ils chantaient leurs remar-
quables poésies latines. Mais nos bourgeois, nos paysans
connaissaient aussi fort bien ces hôtes errants, spirituels et
misérables. Les blasons populaires disaient : « famine de povre
clerc 3. » On les recevait avec indulgence et défiance, comme
des enfants terribles. Un poète loue grandement les boulangers,
dans un petit poème rimé en l'honneur de leur corporation ^, de
donner volontiers « du pain aux pauvres clercs ». La charmante
Nicolette aime mieux aller en enfer qu'au ciel, parce que c'est là
qu'on rencontre les chevaliers « et les beaux clercs ». On leur
demandait souvent, comme paiement de leur écot, des chansons
ou des contes ; un clerc quitte l'Université de Paris, chassé par
la faim :
Puis qu'il ne s'en sëust ou prendre,
Miauz valt la laissier son aprendre.
Comme il n'a « goutte d'argent » pour rentrer dans son pays,
il demande l'hospitalité chez un vilain, qui lui dit : « En atten-
dant que le souper cuise.
Dan clerc, se Deus me benëie,
— Mainte chose avez ja oïe, —
Car nos dites une escriture
Ou de chanson ou d'aventure -K
Un passage des Chroniques de Saint-Denis nous apprend
qu'ils étaient souvent conteurs de fabliaux, par profession :
1. Voyez, par ex., Wright, op. laud., p. 69, Epistola cujusdam goliardi
anglici.
2. Op. cit., p. 16, ss. Cette provenance, en majeure partie française, des
Carmina burana. est généralement admise aujourd'hui. Y. Burckhard, La
Cwilisation en Italie, appendice I à la 3^ partie de l'édition revue par
Geiger.
3. Proverbes et dictons populaires, p. p. Crapelet, Paris, 1831, p. 41.
4. Le dit des Boulengiers, Jongleurs et trouvères, p. 141.
5. MR, V, 132, Le povre clerc.
— 392 —
(( Il avient aucunes fois que jug-leor, enchanteor, r/oliardois et
autres manières de menesterieux s'assemblent aux corz des
princes et des barons et des riches homes, et sert chascuns de"
son mestier... pour avoir dons ou robes ou autres joiaus, et
chantent et content noviaus motez et noviaus diz et risies de
diverses 2'uises ^. »
On voit par ce texte que volontiers on confondait les goliards
et les ménestrels, et je crois qu'en effet on jDCut leur attribuer
un grand nombre de fabliaux. Bien plus, on pourrait discerner
leur influence sur la plupart des g-enres littéraires du moyen âge.
Je crois que les ménestrels et jongleurs se recrutaient très sou-
vent parmi eux, et qu'ils ont marqué de leur empreinte notre
vieille littérature. Ce n'est point là l'opinion commune. On oppose
d'ordinaire, beaucoup jdIus qu'il ne me paraît convenir, la poésie
latine développée par ces clercs à la poésie des jongleurs en
langue vulgaire. M. Hubatsch j voit deux mondes distincts,
opposés '-. Il dit textuellement : « Par le métier, jongleurs et
goliards, c'est tout un ; ce que les uns étaient pour les laïques, les
autres l'étaient pour le clergé. Mais le goliard, en retard du jon-
gleur, a la conscience d'être une créature à part, essentiellement
différente... A peu d'exceptions près, jongleurs et ménestrels
errent dans la vie, dépouillés de tout droit. Au contraire, le clerc
goliard jouit de véritables privilèges ecclésiastiques, et surtout
il est conscient d'être un lettré, muni de culture savante, par
opposition au jongleur ignorant. » C'est bien là, en effet, l'opinion
généralement reçue, que M. Hubatsch résume ainsi : « Par son
caractère savant, la poésie des clercs forme un contraste saisissant
avec la poésie des laïques. »
Je crois aisé de démontrer, tout au rebours, que les goliards
se confondent, à peu près, avec les jongleurs : que, d'une part,
ils ont mené la môme vie et rencontré dans la société le même
traitement; que, d'autre part, la poésie latine développée par
eux explique bien des traits de notre vieille poésie française. —
Bornons-nous ici, sur ces deux points, aux rapides indications
qui conviennent à notre sujet.
D'abord, les A^agants ont mené la même vie que les jongleurs
1. Cité par Wright, op. laud., p. XIY.
2. Il consacre à soutenir celle opinion un chapilre de son livre, p. 21, ss.
— 393 —
et rencontré le même traitement. C'est la môme existence errante,
au sortir de ces Universités, qui les munissaient de dialectique,
mais non d'un g-agne-pain i.
Ils jouissaient, dit M. Hubatsch, de privilèges ecclésiastiques.
Oui certes, comme clercs, mais précisément à condition qu'ils
n'eussent rien de commun avec la famille de Golias ; les canons
des synodes et des conciles se succèdent sans relâche de 1223 à
1310 : ils ordonnent que, si un clerc est convaincu de goliardise,
après trois avertissements préalables, on lui rase la tête pour
faire disparaître la tonsure, et qu'il soit dépouillé de tout privi-
lège clérical -. Dès lors, que leur reste-t-il, sinon d'aller grossir
les rangs des jongleurs? De là cette sympathie, que nous avons
marquée ailleurs •^, des jongleurs pour les clercs : les clercs sont
les jeunes premiers des fabliaux. A eux les bonnes fortunes; à
eux les faveurs des bourgeoises égrillardes. La langue emploie
sans distinction, jongleur et goliardois, faisant servir, soit en
français *, soit en latin, l'un de ces mots à expliquer l'autre :
« Joculatores, g"oliardi, vel bufones ^. . Goliarda, sive histrio-
nia... » •
N'avons-nous point, dans notre littérature française, toute une
série de petits poèmes qu'on peut attribuer à des goliards, où ils
décrivent leur vie et desquels il ressort qu'ils ne formaient
qu'une sous-famille de Ves^yèce jongleur ^
1. Carmina hurana, p. 172, n^ 89, sir. 12.
0 ars dialectica,
Nunquam esses cognita, ,
Quae tôt facis clericos
Exsuies ac miseros !
2. Ces textes ont été d'abord réunis par Du Cauge (s. v. golia, golicu'dia,
goliardensis, etc..) et utilisés, à diverses reprises, par du Méril, Wright,
Hubatsch, etc. — Concile de Sens, 1223 : clerici ribaldi, maxhne qui dicuntur
de familia Goliae, tonderi prxcipiantiir. — Cf. dans Du Cange, les art. des
conciles de Trêves (1227), de Tours et de Chàteau-Gonthier (1231), de Nor-
mandie (1231), de Cahors, Rodez et Tulle, 1289 : clerici, si in histrionatu
vel goliarda per anrium fuerunt vel hreviori tempore, et ter moniti non désis-
tant, omni privilegio clericali sunt exclusi.
3. V. p. 334.
4. Voir dans le dictionnaire de Godefroy les mots goliard, goliardise, etc. ,
cf. les exemples anglais réunis par Wright, op. cit.
5. Statuts synodaux de 1289, cités par du Méril, Poésies latines, t. 2,
p. 6 ;Voy. ilid. p. 179-80, en note, un édit de l'archevêque de Brème, rendu
en 1289, et dirigé contre les scolares vagos qui goliardi vel histriones appel-
lantur.
— 394 —
Telle la Patenostre ans Goliardois, où Ton retrouve de vagues
réminiscences de la Confessio Goliae :
Vins fait les sons et les conduis ^ !
Sicut et nos... Je vais ainçois
En la taverne qu'au mousticr...
S'aus trois dés vos poez amordre,
Par tens porrez entrer en f Ordre...
Et ne nos inducns... Envie
Vous doinst Dieus de mener tel vie,
S'irez en langes et deschaus,
Et par les froiz et par les chaus!...
Ribaut et goliardois doivent
Par le païs tels cens deniers
Dont a païer est li premiers 2...
Comparez ce lœtahundus goliardois ^ ;
Or i parra!
La cervoise nos chantera
Alléluia!
Qui que auques en boit
Si tel soit com estre doit
Bes miranda!...
Bevez bel et bel et bien,
Bevez quant l'avez en poin...
Riches gens font lor bruit :
Fesom, nous, nostre déduit
Pari forma!
Benoyt soit li bon voisin
Qui nos donc pain et vin
Carne sunipta,
Et la dame de la maison
Qui nous fait chère real ;
Ja ne puisse ele par mal
Esse ceca !
Or bevom al deerain
Per moitiez et puis par plein.
Que nous ne seiim demain
Gens misera !
Amen !
Bien que le goliard vive aux dépens du clergé, sans doute il
1. Poculis aocenditur animi lucerna,
Coi' imbutum nectare volai ad superna.
[Confessio Goliae.)
2. Jongleurs et Trouvères, p. 69 ; Wright, Latin poems, p. XL ; Bartscli
et Horning, La langue et la littérature française au moyen dge, coL 602.
3. Wolf, Ueber die Lais,Sequenzen und Leiclie, p. 439.
— 395 —
ne dédaig^nc pas de rimer des vers français, comme les autres
jongleurs, pour la joie du menu peuple :
A tous chiaus qui héent clergie,
Soit la malc honte forgie !
Por chou que li clerc me soustiennent,
Et me joiestent et retiennent,
Pour chou hé-je tous les vilains,
Qui héent clers et chapelains.
Christe^ audi nos, des nous
Qu'il aient brisié les genous î
Tu, pie Pater, de cœlis
Ipsos confundere relis !
Y a-t-il une dilFérence entre l'idéal du jongleur et celui du
goliard, lorsque les vagants nous racontent leur genre de vie
dans le Credo au ribaut ^ ou dans l'amusante pièce des Des, des
Femmes et de la Taverne ^?
Et pour citer enfin un dernier exemple, quel meilleur type de
jongleur que ce clerc qui s'est enfui de son couvent, et qui
nous explique comment il a perdu au jeu de trem^erel non seule-
ment sa chape, son manteau gris, sa cotte, mais aussi tout son
bagage d'Université, « toute sa clergie, » son psautier, son
missel, son antiphonaire, son Grecisme, son Doctrinal :
Mes Ovides est a Namur,
Ma philosophie a Saumur;
A Bouvines delés Dinant,
La perdi-je Ovide le grant...
Mon Lucan et mon Juvenal
Oubliai-jë à Bonival;
Estace le grant et Virgile
Perdi-je aus dés a Abevile...
Tant il est vrai que, du goliard au jongleur, il n'y a pas la
distance du lettré à l'illettré, mais que, les uns et les autres, ils
sont des demi-lettrés !
Ainsi, beaucoup de clercs errants trouvaient un gagne-pain
dans la menestrandie 3, et notre poésie dut s'en ressentir.
En effet, si nous comparons la poésie latine des clercs à la
1. Barbazan-Méon, IV, p. 445.
2. Barbazan-Méon, p. 485. Ces deux pièces sont certainement dues à des
clercs errants. Pour le Credo, voyez le vers 1 ; pour l'autre pièce, IV, levers
72.
3. Méon, Nouvpaii recueil de contes, t. I.
— 39(i —
poésie en langue vulgaire, l'une et l'autre décèlent des influences
réciproques.
Certes, ce sont d'abord les difFérences qui frappent. Ce qu'on
remarque au premier coup d'œil, c'est le caractère d'ésotérisme
de la poésie des clercs errants. Entre eux, dans l'intérieur de la
famille de Golias, devant leurs pairs, ils peuvent à leur gré
repasser leurs souvenirs d'Université, mythologiques, pédan-
tesques ^, se complaire à leurs jeux de rimes grammaticaux et
amoureux -.
Entre eux, loin des laïques méprisés ^, loin de ceux que les
premiers ils ont appelés les philistins, ils peuvent chanter ces
poèmes, qui constituent l'essentielle et durable beauté des Car-
mina hurana^ ceux où ils décrivent leur vie libre, païenne, où
ils recopient, en de nombreuses réj^liques, la superbe confession
de Gautier de Lille :
In taberna quando sumus,
Non curamiis quid sit humus ''...
Entre eux, ils peuvent chanter leurs belles chansons à boire ;
Potatores exquisiti,
Licet sitis sine siti •'...
entre eux, dire leur mépris de la société régulière :
Nunquam erit habilis
Qui non erit instabilis,
Et corde jocundo
Non sit vagus mundo,
1. Carm. bur., no 199, p. 78.
2. V. Cann. bur., 85, p. 48, str. 5 ; 61, p. 151, str. 15.
Est hoc verbum diligo
Verbum transitivum;
Nec est pei* quod transcat,
Nisi per pussivum ;
Ergo, cum nil patitur,
Nil valet activum...
3. Laïci non sapiunt ea quœ sunt vatis...
Undc saepe lacrimoi*, quando vos ridelis...
Carm. bur., p. 74, 194; cf. 124, p. 198.
4. Carm. bur., 175, p. 235. Cf. 193, p. 251.
In secta nostra scriptum est :
Omnia probate!...
Nemo in itinere
Contrarius sit ventis,
Nec, a paupertate,
Ferat vultum dolenlis !...
5. Carm. bur., 179, p. 240, 180.
397 —
Et reçu r rat
Et transcurrat,
Et disciirrat
In orbe rotuiido K
Mais, à part ces seuls thèmes d'inspiration qu'ils ne peuvent
développer que pour leurs seuls confrères, ne trouvons-nous pas
les mêmes motifs exploités dans les Car mina burana et dans la
littérature vulgaire ?
Ce sont, ici et là, des dits, débats et disputes : lesVersus de
Niimmo - correspondent à Dan Denier ^, le Débat de Veau et du
vin ^ au Confïictus aquae et vini ^, Hueline et Aicjlentine ^, Flo-
rence et Blancheftor "' au débat de Phillis et Flora ^.
Pour la poésie lyrique, M. Jeanroy a montré quels rapports
unissent les chansons des vagants aux chansons courtoises ou
populaires ^. Ces clercs n'ont-ils pas composé, aussi gracieuse-
ment qvie Perrin d'Angecourt ou Jean de Neuville, des pastou-
relles ^o?
Exiit diluculo
Rustica puella,
Cum grege, cum baculo,
Cum lana novella...
Sunt in grege parvulo
Ovis et asella,
Vitula cum vitiilo,
Caper et capella.
Conspexit in cespite
Scholarem sedere :
« Quid tu facis, domine"?
Veni mecum ludere" ! »
1. Carm. Imv., 177, p. 238. Cf. 79; 197, p. 76; 198, p. 77, etc.
2. Carm. biu-., 80», p. 43.
3. Hist. lift., XXIII, 263.
4. Bomania,X\l, 366.
5. Carm. bur., 173, p. 232.
6. Méon, N. R., I, 363.
7. Méon, IV, 354.
8. Carm. bur., 65, p. 155.
9. Jeanroy, Origines de la poésie lyrique, p. 304.
10. Voyez dans les Carm. bur. les ro^ 50, 52, 118, 119, 120, 121,122, etc.
11. Carm. bur.^ 63, p. 115. Comp. ibid., 62 :
Ecce pastores Abhomînantur Nec meditantur
Temcrarii, Opus manuum ; Curam ovium.
Fabulatorcs Lucra sectantur,
Vaniloquii... Amant otium,
— 398 —
Ces patenôtres comiques, ces Credo au rihaut de la poésie en
lang-ue vulg-aire n'ont-ils pas leurs modèles dans les parodies
de messes, d'évangiles, de psaumes, qui foisonnent dans les
Garmina burana? Sequentia falsl evangeli secundum Marcam
argenti...
Ces clercs ne se sont-ils pas même mêlés au « siècle »?
N'avons-nous pas conservé d'eux de remarquables satires, qui
ressemblent à nos bibles"} n'avons-nous pas conservé d'eux
même des chansons de croisade i ?
Ce ne sont ici que de rapides remarques. Mais ces poésies
latines me paraissent rendre compte, en tout ou en partie, de
plus d'un caractère de notre vieille littérature française.
Elles expliquent d'abord, en une certaine mesure, le caractère
international des inventions littéraires du moyen âge : ce sont
parfois ces clercs qui les ont colportées à travers l'Europe.
Elles expliquent aussi, pour une petite part, l'introduction de
l'allégorie dans notre poésie française. Bien avant Guillaume de
Lorris, les goliards ont su familiariser les bourgeois avec les êtres
de raison, pour avoir intimement fréquenté ces entités et ces
quiddités aux environs de la rue du Fouarre.
De plus, l'hypothèse de Paulin Paris n'est-elle pas générale-
ment admise aujourd'hui que ce sont ces moines manques, anciens
latinistes, qui ont introduit dans la littérature universelle du
moyen âge réj)opée animale, le Roman de Renart?
Enfin, elles expliquent quelque chose des fabliaux. Ce sont
les goliards sans doute qui ont acclimaté dans les lettres pro-
fanes ces bons contes à rire qui fleurissent volontiers dans les
cloîtres : le Prêtre aux mûres, le Prêtre qui dit la Passion, le Dit
des Perdrix et VEnfant de neige^ dont on a de si anciennes
formes monacales.
Surtout, ce trait caractéristique des fabliaux, cette haine des
femmes, faite de mépris, de curiosité, de crainte, de désir -, ne
s'explique-t-il pas plus aisément par les mœurs de ces moines
manques que par les idées ascétiques des religieux bouddhistes ?
1. Carm. huv., 26, 27, p. 29, sqq.
2. Femina, res rea, rcs malc carnea, vel caro tota,
Strcnua perdcre, nataque fallere, fallcre docta,
Fossa novissima, vi])era pessima, etc..
(Ed. du Méril, Poés. lut. ined., t. II, p. 180, note.)
— 399 —
Z. LES JONGLEURS. RUTEBEUF.
Les clercs errants ne forment guère, nous l'avons dit, qu'une
sous-famille parmi les jongleurs. Ce sont des jongleurs de
profession qui, pour la plupart, sont les auteurs des fabliaux.
Vingt d'entre eux, ou environ, nous ont laissé leur signature.
Leur nom, leur province d'origine quelquefois, c'est tout ce que
nous connaissons d'eux. En général, ils furent d'assez pauvres
hères, semblables à ce Gautier, qui, avant de mettre « en rime
fresche et novele » l'aventure du Prêtre teint i, nous raconte
avec tristesse comment, à Orléans, il mangea et but son surcot
et sa cotte ; comment l'hôte lui lit durement payer sa dépense et
jusqu'au sel, à l'ail, au verjus, au bois :
Tel ostel as maiifez commant !
Et pourtant c'est cette plehs sine nomine, ce sont ces jongleurs
inconnus dont la connaissance nous intéresse le plus.
Que savons-nous de ces vagues jongleurs, de ce Boivin de
Provins, pauvre lecheor qui jouait de si bons tours aux filles, et
du Barbier de Melun, « au visage fleuri comme un groseiller - »?
Que savons-nous d'Eustache d'Amiens, de Courtebarbe au nom
grotesque, de Colin Malet, d'Enguerrand d'Oisi, de ces Garins
et Gantiers indistincts, qui se confondent les uns avec les autres?
Que savons-nous de l'obscène Haiseau, d'Huon le roi, d'Huon
Piaucele, d'Huon de Cambrai, de Milon d'Amiens et de tant
d'autres qui ont vécu en contant « pour la gent faire rire » ? Ils
sont relégués aujourd'hui au fond des appendices '^ ; tout ce que
nous savons d'eux ne pourrait défrayer la dissertation inaugu-
rale d'un étudiant allemand. Ce sont eux pourtant qui ont répan-
du ce genre des fabliaux, et qui en furent les responsables
colporteurs. Je dirai donc leur biographie collective, ce que la
société de leur temps a fait d'eux. — Certes, les textes qui seront
ici réunis ne sont guère nouveaux. Souvent ^, déjà, on les a grou-
1. MR, YI, 139.
2. Rutebeuf, éd. Kressner, p. 100,
3. Nous avons dit, à l'appendice III, le peu que nous pouvons savoir de ces
jongleurs.
4. Ils viennent d'être tous habilement groupés à nouveau et utilisés par
M. Léon Gautier dans l'importante étude sur les jongleurs qui occupe,
presque tout entier, le tome II de ses Epopées françaises.
— 400 —
pés, mais pour s'amuser de leur vie errante et poétique, jiour
montrer le pittoresque de leur débraillé. Voyons si nous n'en
jDOurrons pas tirer quelque plus haute, plus triste conclusion.
Quelle vie ont-ils menée? Ils ont suivi la route bohémienne,
celle des truands et des ribauds, par le froid, la faim, la misère.
Lequel d'entre eux ne pourrait prendre pour lui cette belle et
triste plainte de Rutebeuf ?
Ribaut, or estes vous a point !
Li arbre despoiiillent lor brandies,
Et vous n'avez de ro]:)es point,
Si en avrez froit a vos hanches !
Quel vous fussent or li pourpoint.
Et li sorcot fourré a manches !. . .
Vostre soler n'ont mestier d'oint :
Vous fêtes de vos talons planches !
Les noires mouches vous ont point :
Or, vous repoinderont les blanches ^ !
Ils ont rimé, en foule, des vers mendiants et spirituels. Je
ne dis pas seulement des vers comme Colin Muset : Colin
Muset, ce Clément Marot du xiii^ siècle, est un heureux, un
aristocrate parmi les ménestrels. Mais combien de ces poètes
crient la faim et demandent non pas, comme Colin, « un beau
don par courtoisie », mais simplement « une maille, un petit sou,
par charité » ? « Quelquefois, dit l'un d'entre eux, on me donne
bien une cotte, un garde corps, un liérigaut ; plus souvent, quatre,
trois, deux deniers ; mais je suis celui qui ne refuse monnaie ni
maille... Car que ne peut-on avoir, pour une maille? On peut
avoir du poivre ou du cidre, du bon charbon, des aiguillettes
d'acier, ou une potée de vin, ou de quoi se faire raser, ou de quoi
voir danser les singes ou les marmotes, ou une grande demi-livre
de pain '... »
Certes, aux yeux des bourgeois d'alors, le jongleur mérite sa
misère, car il est rongé par trois vices : la taverne, les dés, les
femmes . A peine a-t-il gagné quelque surcot ou quelque maille,
quelle tentation, s'il vient à passer, ce pauvre irrégulier de la
1. Le dit des rihauz de Greive, Rutebeuf, éd. Krossnor, p. 98.
2. Dit de la maaille, Jongleurs et Trous'ères, p. 101, ss. Comparez à ces
pièces niondianles Le ménestrel honteux, Jubinal, OEuvres de Rutebeuf t. I,
p. 3il-4.
— 401 —
vie, devant une taverne ! Selon l'usage du temps \ le A^alet
d'auberg-e est là, sur le pas de la porte, qui le huche et le raccole.
Il entre. Et là, d'autres ennemis l'attendent, les dés surtout :
(( les dés l'occient, les dés le guettent et l'épient; les dés
Tassaillent et défient'-... » Certes, il les déteste de maie haine.
Que d'imprécations n'a-t-il pas rimées contre eux! C'est le
diable qui a ordonné à un sénateur de Rome, lequel lui avait
vendu son âme, de fabriquer un petit cube d'ivoire et d'or et d'y
peindre des points : la face du dé qui porte un seul point signi-
fie le mépris de Dieu ; les deux points, le mépris de Dieu et de la
Vierge ; les trois points, le mépris de la sainte Trinité ; les quatre
points, le mépris des quatre évangélistes ; les cinq points, le
mépris des cinq plaies du Sauveur; les six points, le mépris de
l'œuvre des six jours 3. Mais quoi! Les dés l'ont « engignié »,
ensorcelé : il joue ! Quand il a bien perdu, bien bu, bien acointé
Mabile, Manche-Vaire ou Porrette, il faut quitter cette taverne;
il faut y laisser en gage sa robe, ses chausses, ses souliers, sa
vielle, ou, faute de mieux, sa parole de jongleur... Le voici sur
la grand'route, et le vent souffle sur ses membres nus :
Ne voi venir avril ne mai !
Vez ci la glace !
1. Voir les vers charmants de Cortois d'Arras, Méon, I, p, 361-2 :
Ça est li bons vins de Soissons,..
Sor la verde herbe et sor les jons,
Fet bon boivre privéement...
Ceenz sont tuit li grant délit,
Chambres paintes et souef lit...
Letuaires et eve rose...
2. Hutebeuf, La Griesche d' Yver, v. 55, ss.
3. Jubinal, N. R., II, 229, cf. le dit des Marcheanz, MR, II, 29 : « Que
Dieu protège les marchands.
Et si les desfende du dé
Qui maintes fois m'a desrobé ;
Encor ne sui pas enrobés,
Quant par le dé sui desrobés ;
Se Deu plaist, je m'enroberai,
Et aus marcheanz conterai
Des diz noviaus, si liement
Qu'ils me donront de lor argent.
Cf. Estormi, MR, I, 19, v. 282, ss. ; voir une partie do tremerel dans le
fabliau du Prestre et des deux vibauz, MR, III, 62 ; une autre dans Saint
Pierre et le jongleur, MR, Y, 117.
Bédier. — Les Fabliaux 2i
-- 402 —
Et toute sa vie, toute sa conception de la destinée se résume
en ces vers macaroniques, certainement dus à quelque goliard * :
Femmes, dés et taverne trop libenler cola ;
Jouer après mengier cum deciis volo,
Et bien sai que li dé non sunt sine dolo.
Una vice m'en plaing, une autre fois m en lo...
Omnia, sunt hominum tcnui pendentia filo !
Ou sont mi vestement, nmice, si quœris^
Bëu sont au bon vin in tempore veris. .
Il me pesoient trop in nieis humeris !
Or defauch de tos biens communs et prosperis :
Tempora si fiierint nubila, solus eris!
Parfois, ces pauvres hères ont senti le pittoresque de leur vie
indépendante ; ils ont su se draper noblement dans leur manteau
troué. Tel ce jongleur d'Ely, qui, après avoir amusé et ^abé le roi
d'Angleterre comme un Triboulet, entonne cette sorte de chan-
son des gueux - : « Par saint Pierre, sire roi, je vous dirai
volontiers ma manière de vivre. Nous sornmes plusieurs com-
pagnons qui mangeons de meilleur cœur là où nous sommes
priés, que là où nous payons notre écot; qui buvons plus volon-
tiers assis que debout, et de préférence dans de gros et grands
hanaps ; et qui volontiers voudrions être riches, mais nous
n'avons cure de travailler...; et qui voudrions bien emjDrunter
toujours et rendre le plus mal possible... ; et qui dépensons à un
dîner plus que nous ne pouvons gagner en un mois ; et qui nous
plaisons encore à acointer les belles dames... Voilà notre ribau-
die. Sire roi, or me dites
Si nostre vie est bonne assez ».
Telles se dessinent les figures de ces jongleurs, fines et
vicieuses, dignes des estampes de Callot, telles qu'on en voit
passer dans le Roman comique. Ils sont bien les ancêtres de Pierre
Gringoire, de maître Pierre Faifeu, de Panurge, de maître
François Villon.
1. Méon-Barbazan, IV, p. 485, ss. L'attribution de cette amusante pièce à
un goliard repose sur ces vers (v. 72) :
Qijii arien si le gart, soit vieus, so\t jnt^ejiis ;
Ne li praigne pas faim istius ordinis..^
2, MR, II, 52, Le Jongleur d'Ely, passim.
— 403 —
Quelle place leur faisait la société d'alors? Dans leurs péré-
grinations des foires aux châteaux, ils ne suivaient pas cette voie
triomphale, que l'on a si souvent et si complaisamment décrite.
Ils ne gagnaient pas toujours, dans les manoirs féodaux, « l'ad-
miration enthousiaste des barons, leurs manteaux d'hermine,
leurs coupes d'or et, par surcroît, l'amour de la châtelaine ». —
« Quand j'arrive dans un château, nous dit l'un de ces poètes,
j'y suis reçu par deux sergents : l'un s'appelle Grognet et l'autre
Petit. Petit est cuisinier, sénéchal et bouteiller; Petit fait faire
les petits hanaps et les petits pots :
Grognet m'assied au feu qui fume,
Grognet ferme l'huis et la porte,
Grognet laide nape m'aporte ^ ...
Mal reçus, souvent chassés, ils reviennent toujours, comme
des chiens fouettés, effrontés et rampants :
J'ai mainte parole espandue,
Et mainte maille despendue,
El dedans taverne et en place ;
Encor ferai, oui qu'il desplace :
Car s'on me chace, je fuirai,
Et s'on me tue, je morrai 2...
C'étaient des résignés, pourtant, comme le montrent ces
petits vers. La résignation est la vertu la plus facile au
moyen âge; c'est la grâce d'état de cette époque qui se
croyait immuable. Or, comme chacun sait, les hommes sont,
de toute éternité, divisés en trois classes : c'est la théorie des
trois ordres. Il n'y a que trois manières de gens, clercs, chcA^a-
liers. ouvriers de terre : les vilains pour travailler, les nobles
1. MR, 11,56.
2. Le dit des Boulengiers, Jongleurs et trou\>ères, p. 138.
3. Voir, sur cette division, P. Meyer, Romania^ III, 92, et XII, p. 15;
voir aussi une amusante parodie de ces principes dans la Consultatio
sacerdotum, p. p. Wright, Latin poems...., p. 179, v. 169. C'est une dis-
cussion entre vingt prêtres et moines, sur le vœu ecclésiastique de
chasteté :
Quod papa concesserat, quis potest vetare ?
Guncta potest solvere unus et ligare.
Laborare rusticos, milites pugnare
Jussit, ac prxcipue clericos aniare.
— 40i —
pour se battre, les clercs pour prier ^. Dieu a réparti en consé-
quence les biens de ce monde : il a assigné les terres aux cheva-
liers, les aumônes et les dîmes aux clercs,
Puis asena les labourages
Aus labourans, pour labourer...
Mais les jongleurs? quel est leur lot? Un fabliau ajoute à la
Genèse ce mythe plaisant : Dieu s'en allait, aj^ant fait ce beau
partage, et se complaisait en son œuvre, quand il vit venir une
troupe bizarre d'hommes et de femmes, qu'il ne connaissait point.
« Qui est-ce? » demanda-t-il à saint Pierre. — « C'est une gent
sorfete, » répondit le saint, c'est-à-dire une race faite par dessus
le marché, par mégarde. « Ce sont des jongleurs ^ et des femmes
ribaudes. Ils demandent leur part des biens terrestres. » Et Dieu
fut très embarrassé, n'ayant plus rien à distribuer. Il s'en vint
vers les chevaliers, et il leur dit : « Je vous donne les jon-
gleurs, pour que vous leur procuriez le nécessaire. » Puis il
s'en vint vers les clercs et il leur dit : «. Je vous donne les
femmes ribaudes pour que vous leur procuriez le nécessaire. »
Depuis, les clercs se conforment respectueusement aux volon-
tés divines, car ils donnent aux truandes pelisses chaudes,
doubles manteaux, doubles surcots. Mais les chevaliers ont
méconnu les intentions du Seigneur, car ils ne donnent aux
jongleurs que de « viens drapiaus » et de méchants morceaux,
qu'ils leur jettent, comme à des chiens. C'est pourquoi les clercs
seront sauvés, et les chevaliers damnés...
Mais où iront les âmes des jongleurs? Toutes au ciel,
comme chacun sait, depuis que l'un d'eux -, commis à chauffer
la chaudière de l'enfer, a perdu contre saint Pierre, au jeu de dés,
les âmes confiées à sa garde, depuis que Lucifer l'a chassé vers
Dieu « qui aime joie », et que tous les démons ont juré de ne
plus apporter en enfer d'âmes de jongleurs. — C'est pourquoi,
confiants en la vie éternelle, ils conservent précieusement
quelques légendes pieuses dont s'honore leur corporation, et
1. Le texte dit des lecheors. Mais est-il besoin de marquer qu'il ne peut
être question que de jongleurs? Le fabliau ne signifierait rien, s'il s'agissait
de ribauds quelconques.
2. MR, Y, 117, Saint Pierre et le Jongleur.
J
A.
— 405 —
qu'ils répètent, mi-crédules, mi-sceptiques : comment le saint
Vaudeleu donna son soulier à un jong-leur; quelle belle cour-
toisie la Vierge fît aux ménestrels d'Arras quand elle leur
donna la sainte Chandelle; comment un cierge descendit de
l'autel de Notre Dame de Rocamadour pour se poser sur la vielle
de Pierre de Siglar...
Ce sont là leurs espérances pour l'autre vie. Sur cette terre,
ils n'ont d'autre rêve que de manger à leur faim et de boire à
leur soif ^
Ainsi vivent les poètes du moyen âge, errants, soumis,
vicieux, résignés. Ils se confondent avec les saltimbanques, les
danseurs de corde, les prestidigitateurs, les bouffons. Dans la
société d'alors, ils occupèrent la même place que les mon-
treurs d'ours. Pourtant, dit J.-V. Le Clerc, « chacun sait que,
sous le gouvernement de saint Louis, les jongleurs jouirent
d'un vrai privilège -. » En effet, le même article du Livre des
métiers où il est marqué que le singe du bateleur n'est tenu
pour tout péage qu'à jouer devant le péager, dit aussi que « li
jongleur sont quite por un vers de chançon ». Voilà, en vérité,
un odieux « privilège » ! — Les jongleurs portent des noms de
guerre grotesques, qui sentent l'argot, la lèpre morale, la
pègre. Ils s'appellent Courtebarbe, comme l'auteur du fabliau
des Trois aveugles de Compiègne, ou Barbeffeurie ^. Ils s'ap-
pellent Humbaut, Tranchecoste, Tiecelin, Porte-Hotte, Tourne-
en-fuie, Briseverre, Bornicant, Fierabras, Tuterel, Maie-
Branche, Mal Quarrel, Songe-Feste a la grant viele, Grimoart,
Tirant, Traiant, Enbatant^. Ils s'appellent A envi-te-vois,
Malappareillié, Pelé, Quatre-œufs^. Ils s'appellent Chevrete,
Brisepot, Passereau, Simple d'Amour^. Ils sont réduits à de
1. Voir, comme étant l'expression la plus complète de leurs ambitions
terrestres, la Devise ans lecheors, Méon, N. R., I, 301.
2. Hist. litt., XXIII, p. 1.
3. C'est le nom du vieux jongleur qui convertit Marguet, dans le joli conte
p. p. Jubinal, N. B., t. I, p. 317 :
Sire vilains, Barbe florie,
Savez A^ous mes la balerie
De Marion et de Robin ?
4. MR, I, 1, Des deiis bordeors ribauz.
5. Hist. lin., XXIII, p. 90, en note.
6. V. Freymond, Jongleurs iind Ménestrels, p. 25.
— 406 —
bas métiers. Les chevaliers les méprisent, les poèmes d'origine
cléricale les raillent^, l'Eglise les traque, le peuple les rejette.
Où donc est, pour ces poètes, la vie intérieure? la place au
fojer de la patrie?
D'autres cieux, jadis, ont vu des chanteurs publics : « Le
héraut vint vers Alcinoos et Ulysse, conduisant le divin aède. La
muse l'aimait entre tous, elle lui avait donné de connaître le bien
et le mal et lui avait accordé le chant admirable... Le héraut
plaça pour lui, au milieu des convives, un trône aux clous
d'argent, et au-dessus de sa tête, il suspendit la cithare sonore.
Et, quand il eut chanté, Ulysse lui dit : « Démodocos, je t'ho-
nore plus que tous les hommes mortels, soit que la Muse t'ait
instruit, soit Apollon. Les aèdes sont dignes d'honneur et de
respect parmi tous les hommes terrestres, car la Muse leur a
enseigné le chant et elle aime la race des aèdes. »
Ces paroles : « les poètes sont dignes d'honneur et de respect
parmi tous les hommes, » — qui eût pu les comprendre au
xiii^ siècle, même parmi les poètes?
Sans doute, gardons-nous ici de déclamer. Cette existence
famélique et honteuse des jongleurs explique à merveille la
production des fabliaux. Que Colin Malet, l'obscène poète de
Jouglet^ n'ait point été armé chevalier à quelque haute cour;
que Haiseau, pour avoir trouvé le fabliau du Prestre et du
Mouton^ n'ait point été honoré à l'égal de Démodocos chez les
Phéaciens, cela est justice. C'étaient, sans doute, dira-t-on, des
jongleurs de basse catégorie, des pitres, des bouffons; mais des
poètes, non pas.
Certes, je sais que tous les poètes du xiii^ siècle n'ont pas
I. Voyez, entre autres poèmes analogues, le Chevalier de Dieu, poème
all^lo-no^mand, composé en plein xiii<^ siècle, sous Edouard I*^'" :
Mult est grant hunte a chevaler
Quant a leccheur se fet per...
Toute lour vie est en ordesec,
En puterie et en viltesce. ..
Les estrumenz David tvova,
Et a Dieu loer les torna
El tabernacle, od psalmodie.
Touz ont tourné a lecherie. . .
Li filz al malfé va vestuz,
Et li filz Dieu remaint toz nuz. . .
— 407 —
mené cette vie errante ^ Je sais que l'on distingue soigneuse-
ment une classe spéciale de trouvères^ de véritables gens de
lettres, dont les jongleurs n'ont souvent été que les « édi-
teurs- ». Je sais qu'il fut de mode, chez beaucoup de grands
seigneurs, d'entretenir des jongleurs attitrés 3. Je sais que les
ménestrels ont su s'organiser en confréries.
Mais je sais aussi qu'il n'y eut pas, au moyen âge, de dis-
tinction suffisante entre les poètes et les colporteurs de leurs
œuvres, entre les trouvères qui ont rimé les gestes héroïques
et l'auteur de la Demoiselle qui demandait V avoine pour M or el.
Au XI 11^ siècle, où finit le saltimbanque, où commence le poète?
A d'autres époques, avons-nous besoin de savantes disserta-
tions pour discerner que Ronsard ne fut pas confondu avec les
bateleurs et que Corneille ne chantait point de mazarinades
sur la Place Royale ou près de la Samaritaine? Au moyen âge,
dans l'usage de la langue et dans l'opinion publique, trou-
vères, conteurs de fabliaux, danseurs, acrobates, joueurs de
couteaux, prestidigitateurs, dresseurs de marmotes, ménestrels,
c'est tout un. Quelle différence de vie et de traitement y a-t-il
entre nos Colin Malet et nos Enguerrand d'Oisi d'une part, et
ces autres trouvères, non moins obscurs, Jendeu de Brie,
Huon de Villeneuve, Herbert le Duc, qui ont composé les
hautes épopées^? Raconte-t-on une fête? Les jongleurs y font
des cabrioles; deux lignes plus bas, ils chantent de nobles
rotruenges : tout cela est sur le même plan. Même à ces
ménestrels d'une condition plus haute, attitrés à la cour des
riches hommes, quels services demande-t-on ? On leur demande
de bonnes chansons, sans doute, mais pêle-mêle, d'être bons
joueurs d'échecs et bons arbalétriers :
Il est de tout bons menestreus :
Il set peschier, il set chacier.
Il set trop bien genz solacier ;
1. Voyez la précise et élégante dissertation de M, Emile Freymond, Jon-
gleurs und Ménestrels^ diss, de Heidelberg, Halle, 1883.
2. V. Léon Gautier, Les Epopées^ t. I, p. 200.
3. Y. Freymond, loc. cit., p. 23, et ci-dessous, le paragraphe consacré à
Jean do Condé et à Watriquet Brassenel.
4. Voyez la liste de ces inconnus, dressée par M, Léon Gautier, Epo/fées
françaises, t. I, p. 219, ss.
— 408 —
Il set chançons, sonnez et fables.
Il set d'eschez, il set de tables,
Il set d'arbalestre et d'airon <.
Dans les fôtes, Tun danse des éperons, l'autre saute à tra-
vers un cercle..., celui-ci tire son épée nue et s'appuie des
poings sur le tranchant, et d'autres « ovrent de nigromance - ».
Mimi^ salii vel saliares, balatrones, aemiliani^ (jladiatoreSy
palaestrini, gignadii, malefîci quoque et tota joculatorum
tiirha procedit •^. Dans cette « joculatorum turba », on ne sait
pas s'il ne faut pas comprendre aussi des poètes. Dans la dis-
sertation de M. Freymond, les exemples se pressent, abondent.
Mais en est-il un plus frappant, je dirai plus douloureux, que le
débat des Deux bordeors rihauz?
Deux jongleurs s'y renvoient de plaisantes injures et chacun
d'eux vante sa marchandise.
L'un d'eux nous dit qu'il sait chanter (il exagère, il est
vrai) les gestes de Guillaume d'Orange, de Rainoart au tinel,
d'Aïe d'Avignon, de Garin de Nanteuil, de Vivien, de Gui de
Bourgogne, etc., c'est-à-dire qu'il est le porteur des plus
belles traditions épiques. Il sait encore chanter Perce val,
Floire et Blancheflor, c'est-à-dire les plus nobles légendes
d'amour du moyen âge.
Et que sait-il encore? 11 sait saigner les chats, ventouser les
bœufs, couvrir les maisons d'œufs frits, faire des freins pour les
vaches, des gants pour les chiens, des coiffes pour les chèvres,
des hauberts pour les lièvres, si forts qu'ils n'ont plus peur des
chiens.
Et l'autre, que sait-il ? Il sait jouer de la muse, des fretiaiis,
de la harpe, de la rote, parler de chevalerie, blasonner les
armes des seigneurs, et aussi faire des tours de passe-passe,
des enchantements, dire l'histoire des Lorrains, d'Ogier et de
Beuvon de Gommarchis, et encore « porter conseils d'amours », et
conter pêle-mêle des romans de la Table Ronde et des fabliaux :
Si sai de Parceval Testoire,
Et si sai du Provoire taint,
Qui od les crucefiz fu painz...
1. Texte de Gaulior de Çoincy, cité par Freymond, op. cit., p. 3'*.
2. Texte de Joufroi, Freymond, op. cit., p. '20,
3. J<>an de Salisbury, opéra oinnia, Polycraticus. éd. Giles, l. \, 1853,
p. 42,
— 409 —
Et, dans ce seul poème, ces deux mêmes personnages s'ap-
pliquent indistinctement ces noms que tant d'érudits s'épuisent
à distinguer en leurs acceptions les plus nuancées : ménestrel et
ribaud, trouvère, jongleur et lécheor ^
Tant il est vrai que le xiii^ siècle confond la scurrilité et le
génie poétique, que les genres littéraires s'y mêlent dans une
étrange promiscuité, et qu'une odieuse synonymie nous conduit
insensiblement du poète au bouffon.
Mais nous en voulons un exemple plus convaincant encore.
Voyez Rutebeul '^. Il incarne vraiment cette ménestrandie
errante. Parmi ces trouvères du moyen âge, dont la physionomie
se dérobe, indistincte, anonyme, sa figure se détache nette, per-
sonnelle. Si, de ces bas fonds de la vie truande où végétaient,
comme dans un cercle dantesque, les vagues esprits des jongleurs,
quelque génie avait pu surgir, c'eût été lui. Le plus haut sommet
— bien peu élevé — jusqu'où ils pouvaient monter avant de
retomber dans leurs limbes, il l'a atteint. C'était un vrai tempé-
rament de poète, un cœur très haut, généreux. Pendant trente
années environ, à cette époque même que l'on se plaît à consi-
dérer comme l'âge d'or de notre vieille littérature (1250-1280), il
s'est passionné pour des causes réellement populaires, pour les
idées qui frappaient, troublaient alors tous les esprits. Il avait
bien cette âme des poètes qui sont en communion avec leur
temps, âme cristalline, « écho sonore, » où viennent vibrer,
s'amplifier, se répercuter les mille bruits des consciences éparses.
Si ces poètes nomades avaient pu devenir, ainsi qu'il était natu-
rel, les collecteurs et les colporteurs des passions de leurs con-
temporains, Rutebeuf eût été cette conscience commune, cette
âme collective.
Ecoutez-le prêcher la croisade ^; car c'est bien d'une pré-
1. Si biea qu'on peut écrire ces équations : ménestrel (v. 39, 199, etc.) =
trouvère (v. 182) = ribaud =: bordeor = jongleur (v, 205) =: chanteur (v. 65)
=r lecheor (v. 28) := pautonnier (v. 19).
2. Je cite Rutebeuf d'après l'édition Kressner, 1885. Voyez sur ce trouvère
le très charmant livre de M. Clédat, dans la collection dite des Grands écri-
vains français, Hachette, 1891.
3. Voir, passim, ses pièces relatives aux croisades, que j'énumère ici,
classées, autant que possible, par ordre chronologique : la Complainte de
Cûnstantinohle (12G2), le Dit de Puille et la Chanson de Puille (1265), la
— 410 —
dication qu'il s'agit, ardente, jamais lassée. Saint-Jean-d'Acre
est menacé? l'empire latin de Constantinople tombe? le pape
Clément IV fait prêcher, comme une guerre sainte, l'expédition
de la Fouille? la croisade de Tunis se prépare? A chacun de
ces événements, qui agitent la chrétienté, correspondent des
poèmes de Rutebeuf, cris de détresse, rudes satires, appels
passionnés. Après le désastre de Tunis encore, alors que les
croisades sont bien finies et que cette page héroïque et folle
est à jamais tournée, il s'obstine, saint Louis mort, à songer
le songe du moyen âge, la délivrance des lieux saints. En quoi
il est bien du peuple ^ : précieux témoin des sentiments popu-
laires, il nous prouve que les petits furent bien de cœur avec
saint Louis, pour vouloir la croisade. Il est généreux et hardi
comme le peuple. « Nous ne sommes que prêtés au siècle...
Prenez la croix. Dieu vous attend!... Antioche, terre sainte qui
n'a plus de Godefroys; Jaffa, Gésarée, Acre, « dégarnie de ses
bannières; » Ghypre, « douce terre, douce île, » son âme vole
vers ces saints lieux. Elle vole vers ces citadelles où quelques
barons, Geoffroy de Sargines, Erart de Valéry, Eudes de Nevers,
les chevaliers du Temple, maintiennent encore la croix; elle en
rapporte ces vers, où l'on dirait entendre l'appel lointain de ces
abandonnés :
Hé, las! prélat de Sainte Eglise,
Qui, pour garder vos cors de bise,
Ne voulez aler aus matines.
Mes sires Giefrois de Sargines
Vous demande delà la mer!...
Complainte du conte Huede de Ne\'ers (1267), la Complainte d' Outre- Mer
(1267), la Novele complainte d Outre-Mer (1268), de Messire Geofroi de Ser-
gines (1269?) le dit de la voie de Tunes, les Complaintes du roi de Navarre
(1271), du comte de Poitiers (1271) et d'Anseau de l'Isle-Adam (1285?).
1. Vivant en ces temps où le moyen âge commença Ix sentir clairement la
vanité de son beau rêve oriental, en ces jours de transition qui virent le
curieux état d'Ame des décroisés, il semble n'avoir soupçonné aucune des
raisons profondes qui détachaient de la guerre sainte ses contemporains : ni
linutilité, enfin aperçue, de ces aventures lointaines, ni les ambitions parfois
purement temporelles des papes. Il ne prête à son décroisé qu'un égoïsme
naïf, l'amour du bien-être et du poivre bien fort, le désir de cultiver en paix
son jardin et de gagner le ciel au plus juste prix, la peur du mal de mer et
des coups, la lâcheté de ceux « qui font Dieu de leur panse ». Il ne
soupçonne pas qu'on puisse, sans être un don Quichotte, n être pas un
Sancho.
— 411 -^
ou cette vision de poète, inspirée, illuminée :
Vez ci le tens ! Dieus vous vient querre
Bras estendus, de son sanc tains !...
(( Empereur, rois et comtes, à qui l'on récite tous les jours
les romans des anciens chevaliers, dites-moi comment ceux
dont on vous rappelle les belles histoires ont conquis le Para-
dis? Vous allez pleurant parce qu'on n'a pas délivré Roland : et
Dieu? à quand sa délivrance?... Chevaliers tournoyeurs^ qui
laissez le noyau pour la coque et Paradis pour vaine g-loire,
jeunes écuyers au poil volage, moins hardis que vos éperviers,
croyez-vous donc gagner le ciel joar votre beau rire? Les martyrs
sont donc des dupes, qui l'ont acheté un autre prix? — Mais
quoi? le temps est passé des Godefroy, des Bohémond, des Tan-
crède... Les chevaux ont mal aux échines, et les barons à leurs
poitrines! Il est tout herbu, le sentier qui mène aux lieux saints
et qu'on battait jadis si volontiers pour offrir l'âme au lieu de
cire!... Chevaliers de Saint-Jean-d'Acre, quel secours attendez-
vous encore? faites agrandir le cimetière où vous dormirez!,.. »
— Pourtant, la croisade de Tunis est décidée. Quelle joie pour
Rutebeuf, et comme il admire saint Louis de « prêter ses enfants
à Dieu contre la chienaille ennemie! »
Qui voudra es sains cieus semence semencier,
Voist aidier au bon roi!...
Quand les tristes nouvelles arrivent d'Afrique, il s'attendrit à
la pensée des morts glorieux, à qui le Christ fait fête : « Dieu
peut s'en jouer et rire, et le Paradis s'en éclaire ! »
Il n'est pas seulement le dernier apôtre des Croisades. Toutes
les passions de ses contemporains, il les ressent et les exprime.
Il avait l'âme à la fois railleuse et ardente des grands sati-
riques. Il était cinglant comme Régnier, généreux comme Agrippa
d'Aubigné. Il n'avait pas seulement du satirique le don de cari-
cature ; mais, à sa verve parisienne, il associait ce qui seul
donne à la satire prix et dignité, — la colère ; car la passion,
l'indignation qui forge les beaux vers, il l'a portée dans les
grandes querelles universitaires du temps. Lors de la grave
affaire de l'Evangile éternel, alors que les Franciscains furent
si véhémentement soupçonnés d'attendre, après le règne du
— 412 —
Christ, le règne de l'Esprit, c'est avec fougue qu'il s'attaque à
ceux qui rêvent « nouvelle croyance, nouveau Dieu, nouvel
Evangile ^ ». C'est avec une passion généreuse qu'il prend le
parti de Guillaume de Saint-Amour pour la défense de l'Univer-
sité de Paris contre les ordres mendiants -, et qu'il combat pour
ce docteur, même condamné, même exilé. Il porte dans cette
lutte ^ un véritable esprit laïque, anticlérical, au sens moderne
du mot. 11 hait de maie haine les « papelards », les « phari-
siens », toute la « gent hypocrite, vêtue de robes noires et
grises », qui remplace, dans les conseils royaux, les Nayme de
Bavière *. 11 s'indigne de voir « Ypocrisie dame de Paris », et
pulluler et grouiller dans la ville ces moines de toutes règles,
carmes barrés, chartreux, trinitaires, sachets et sachetines, guil-
lemites, moines de Saint- Augustin, moines de Saint-Benoît le
Bestourné , cisterciens , prémontrés , frères de la Pie , nonnes
blanches, grises et noires, et les deux grandes familles de Saint-
Dominique et de Saint-François ; il s'irrite de savoir que le tiers-
ordre franciscain ceint de la cordelière les reins de milliers de
laïques (à commencer par le roi), et que les béguinages ont, dans
le siècle, tant d'affiliés. A-t-il pressenti quelque chose de ces
dangereux mouvements religieux populaires, qui devaient, au
siècle suivant, couvrir la France de sectes mystiques, de flagel-
lants, d'adamites, de fraticelles, de bigots, de frères de la pauvre
vie, de serfs de la Vierge, de crucifiés, d'humiliés? Non, sans
doute, et Ton ne doit voir, dans ces satires, que la défiance ins-
tinctive qu'ont toujours soulevée, au sein du peuple de France,
aux époques les plus religieuses, les tentatives de domination
monacale. Mais, par là même, ces satires sont populaires :
Quel gent a Dieus laissié pour garder sa meson?
Sa vigne est désertée, n'i labore mais hom...
Quant Dieus venra sa vigne vëoir por vendengier,
Des mauves se voudra molt malement vengier!...
1. Complainte de Constantinoble.
2. Voir la Descorde de l'Université et des Jacobins, le Dit de V Université
de Paris, les deux Dits de Mestre Guillaume de Saint-Amour.
3. Bien qu'il défende ici des privilèges de prêtres séculiers, professeurs
en Sorbonne.
4. Voir, passim^ les deux dits des Ordres de Paris, les Dits des Jacobins,
des Cordeliers, des Béguines, des Règles, du Pharisien, le fabliau de /''rère
Denise, les Dits d Ypocrisie, de Sainte Eglise, etc.
— 413 — .
Il était naïvement, profondément religieux. Ce rude ennemi
des « papelards et béguins » — est-il besoin de le remarquer,
tant ce contraste est fréquent au moyen âge ? — compose ses
satires anti-monacales les plus violentes « au nom du Dieu triple
et un » et pour le salut de (( sa lasse d'âme chrestienne ». h' Ave
Maria Rustebuef^ le Dist de Nostre-Dame sont d'exquises prières.
Nul, plus que lui, n'a excellé à tresser, comme des couronnes,
ces délicates litanies où se complaisait notre vieille poésie. Le
dévot prieur de Vicq-sur- Aisne, Gautier de Coincy lui-même, n'a
pas rimé de vers plus tendres en l'honneur de la Vierge Marie
(( sœur, épouse et amie de Dieu..., verge sèche et fleurie..., onde
purificatrice..., ancre, nef et rivage..., vierge pure comme la
verrière que le soleil traverse sans la briser..., chambre, cour-
tine, trône et lit du Roi de gloire..., olive, églantier et fleur
d'épine..., palme de victoire, violette non violée..., tourterelle
qui ses amours ne mue ^ . . . »
Il n'a pas dédaigné non plus la gaieté des fabliaux, et ses
contes sont parmi les plus joyeux, les plus lestement troussés de
notre collection -.
Il fut encore — presque le seul des trouvères du moyen âge —
une âme lyrique, au sens récent du mot : « Je ne suis pas ouvrier
des mains... je vous veux découvrir mon cœur,
Car ne sai autre laborage :
Du plus parfont du cuer me vient ^.
Il a su, parmi la foule des traditions poétiques, élire les plus
hautes, les plus fécondes : de belles légendes de pénitence et de
pardon, comme Sainte Marie r Egyptienne ou le Sacristain et la
Dame du Chevalier. Il est l'obscur devancier de Dante, par sa
Voie de Paradis ; de Goethe, par son Miracle de Théophile; il a
su raconter la vie de sainte Elisabeth de Hongrie sans être trop
indigne de la sainteté de son sujet et manier, de ses mains de
jongleur, sans le salir, le livre des trois ancelles.
Ainsi, cet homme a été l'éminent porte-parole de ses contem-
1. Les Neuf Joies de Nostre-Dame, passini .
2. Voir Frère Denise, l Ame au Vilain, le Testament de Une, Chariot le
Juif, la Dame qui fist trois tors enter le mousiier. Comparez le Dit de Bri-
cliemer et la Desputoison de Chariot et du Barbier.
o. Complainte de Constantinoble, v. 3-6.
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porains. Ne semble-t-il pas qu'il aurait dû attirer à ses poèmes,
impérieusement, poète politique, les chevaliers, — poète sati-
rique, la foule universitaire ; — conteur de fabliaux, le peuple de
Grève, les bourgeois ; — poète relig-ieux, poète lyrique, toutes
lésâmes, si semblables à la sienne, des hommes d'alors? Si, de
la rue du Fouarre au donjon de Vincennes, le nom de Rutebeuf
avait volé, glorieux, sur les lèvres, s'il avait été accueilli par des
protecteurs, soutenu par l'applaudissement populaire, qui sait
quelle floraison eût pu jaillir de ces germes de génie ? Mais quelle
place la société du temps, à l'époque la plus lettrée et la plus
artiste du moyen âge, a-t-elle pu accorder au mieux doué de ses
trouvères? — 11 a passé sa vie à crier la faim.
Poète politique, n'aurait-il pu servir d'auxiliaire modeste, mais
puissant, au roi Louis IX, aux papes Clément IV, Grégoire X, —
devenir comme le saint Bernard des dernières croisades ? Hélas !
est-il un chroniqueur du temps qui nomme seulement ce prédi-
cateur de guerres saintes ? Quel accueil saint Louis lui a-t-il fait
à sa cour? Il devait pourtant connaître, au moins de nom, l'obscur
soutien de sa cause, car Rutebeuf lui a dédié des vers... pour
demander du pain :
Je touz de froid, de faim baaille,
Je sui sanz cotes et sans liz ;
Mes costez conoit le pailliz,
Et liz de paille n'est pas liz,
Et en mon lit n'a fors de paille...
Sire, je vous faz a savoir
Je n'ai de quoi du pain avoir ^...
Mais le saint roi n'aimait pas « la vanité des chansonnettes - ».
— Rutebeuf raille quelque part ^ ces chevaliers qui, « la tête bien
avinée, au feu, près de la cheminée, » frappent de grands coups
sur le Soudan et sur sa gent; mais, quand vient le matin, leurs
blessés sont guéris, et leur croisade est terminée. Lui, c'est piqué
par le froid, le ventre creux, qu'il imagine pour lui-même de
1. La Prière Rusteheuf.
2. Cf. ces vers de \di Paiz Rustebuef, v. 20 :
S'il vient a cort, chasouns l'en chace
Par gros moz et par vitupirc.
3. Dans la Novele Complainte d' Outre-Mer , v. 251, ss. Voir ce thème ora-
toire repris dans la Complainte d'Huede de Nevers, v. 157, ss.
^ 415 -
belles aventures. Il y avait un bon chevalier, Geoffroi de Sar-
dines, type accompli du prudhomme ^, qui « avait offert à Dieu
le corps et l'âme ». Joinville nous le montre dans la bataille,
défendant des coups le corps du roi, comme un bon écuyer défend
des mouches le hanap de son seigneur. Il était, pour les cheva-
liers enfermés dans Jaffa, « leur chastel, leur tour, leur éten-
dard. » Or, Rutebeuf fait ce rêve ~ que, s'il pouvait troquer son
âme contre quelque autre, c'est celle de Geoffroy qu'il élirait.
Hélas ! où donc sont la targe et la lance de Tinfîme ménestrel,
qui ose songer à cette transmigration d'âmes ? Quand il a fini de
construire ce beau rêve aventureux, qu'il ne se hâte pas de ren-
trer dans (( sa tanière pauvre et gaste », où il n'y a ni (( bûche
de chêne, ni pain, ni pâte » :
« C'est ce qui plus me desconforte,
Que je n'os entrer en ma porte
A vuides mains »
Il trouvera sa femme en couches, sèche, maigre, et qui geint;
l'hôte qui réclame son loyer ; il trouvera ses meubles engagés, —
et la nourrice qui veut de l'argent a pour l'enfant paître, sans
quoi il reviendra braire au foyer ^ » . Pauvre croisé !
Poète satirique, champion de l'Université, il fît encore un autre
rêve. De même que, par la pensée, il se transfigurait en croisé,
il rêvait aussi de gagner, comme Guillaume de Saint-Amour, la
palme et la couronne des confesseurs de la foi. Il partage avec
lui, en imagination, la responsabilité des Pericula novissimorum
temporum ; il s'exile avec lui :
1. Rutebeuf trace de lui un portrait charmant, dont voici quelques vers :
Ses povres voisins amoit bien;
Volontiers leur donoit du sien,
Et si donoit en tel manière
Que mieus valoit la bêle chiere
Qu'il faisoit au doner le don
Que li dons...
[de Messire G. de Sargines.)
a La façon de donner vaut mieux que ce qu'on donne », a dit Corneille.
2. De Messire G. de Sargines.
3. Pour ces détails et pour ceux qui suivent, voyez, passim, le Mariage
Rustebuef, la Complainte Rustehuef, la Paiz Rustebuef, la Griesche d' Yver,
la Griesche d'Esté, la Mort Rustehuef, la Povreté Rustehuef\
— 416 —
EndroiL de moi, vous puis-je dire :
Je ne redout pas le martirc
Ne la mort, d'où qu'ele me viengnc '.
0 g-lorieux théologien ! pourquoi te méles-tu de ces hautes ques-
tions, et qui daignera te persécuter? Au fort de la querelle de
l'Evang-ile éternel, tu as pu recueillir, aux alentours de la Sor-
bonne, quelques applaudissements d'écoliers. Retourne donc
jouer avec eux, dans quelque taverne, aux dés pipés -. Et, quand
tu auras perdu, cherche, ô confesseur de la foi, un préteur sur
gages, qui veuille bien de ta robe. Mais qu'as-tu à faire parmi
les docteurs de Sorbonne? retourne auprès de tes pairs, les
ribauds de Grève, en la compagnie de Chariot le Juif et de Bar-
bier de Melun 3. Ou va-t'en, vilain, au pays d'Audigier, en
l'orde terre de Cocusse ^.
Poète lyrique, quelle inspiration ton génie trouvera-t-il, affamé
comme te voilà? — Eh bien, « compagnon de Job, » chante donc
ta misère ! Chante la longueur des hivers, où l'on finit par s'ha-
bituer à aller déchaussé !
Chante tes côtés nus pendant le temps froid, et tes talons qui
te servent de semelles, et le froid au dos quand la bise vente, et
les flocons de neige qui te piquent, ces blanches mouches de
l'hiver !
Chante encore — c'est un beau lieu commun — l'inconstance
de la fortune et des amis :
Je crois li venz me les a pris ;
L'amors est morte !
Ce sont amis que venz en porte,
Et il ventoit devant ma porte :
Ses en porta !...
L'espérance de l'endemain,
Ce sont mes festes!...
Mais, si quelque haute inspiration te tente, ne t'y attarde pas :
bâcle ce Miracle de Théophile, ébauche informe, et rime plutôt
un boniment d'arracheur de dents, comme le Dit de VErherie\
on t en saura meilleur gré ; ne perds pas trop de temps à par-
1. De Messire Guillaume de Saint-Amour, v. 117.
2. Voir la Gviesche d' Yver, v. 51, ss.
3. Sur ces obscurs jongleurs, voyez les pièces à qui leur nom sc>rt de litre.
4. L'Ame au vilain, éd. Kressner, p. 115, v. 75.
— 417 —
faire la lég-ende de sainte Elisabeth : il n'y a j)lus de pain pour
toi dans son tablier fleuri ; la comtesse de Champagne, ta pro-
tectrice de hasard, te donnera moins pour ta peine qu'à l'enlu-
mineur !
Ainsi, qu'a-t-il manqué à Rutebeuf ? la conscience qu'il jouait
un rôle, exerçait une influence. On peut chez lui vendanger par
grappes les beaux vers ; on n'y trouvera pas une œuvre. Tout y
est en germe, rien n'est accompli. Gomme tous les poètes de pro-
fession de son temps, il n'a pu être qu'un irrégulier de la société,
un déclassé, qui a chanté pour la joie des écoliers de l'Université
de Paris et pour l'ébaudissement des bourgeois de la Cité. Il n'est
que le commencement d'un poète.
Tant il est vrai qu'il n'y a guère place, au xiii'^ siècle, pour les
poètes !
Mais il y a place pour les rimeurs de fabliaux : clercs errants,
jongleurs nomades, ces pauvres hères rendent vraiment raison de
ce genre et de son prodigieux succès.
Quelle est, en effet, leur part de création, leur œuvre propre?
Ce n'est pas eux qui ont fait germer les belles légendes mira-
culeuses. Elles ont éclos, comme des lys, au paisible soleil qui
baigne les cloîtres. Les jongleurs se sont bornés à traduire ces
contes pieux pour les besoins de leur clientèle changeante, à les
rimailler avec indifférence.
Les légendes épiques ne doivent guère davantage aux jon-
gleurs du xiii^ siècle. Ils étaient morts depuis des siècles, les
bons forgerons qui les avaient forgées, comme de nobles épées.
Les jongleurs se contentent de ravauder les illustres défroques
démodées de Raoul de Cambrai et de Girart de Vienne, de
délayer en longues strophes monorimes, en vers de facture, les
laisses rudement assonancées des primitives chansons. Ils ne
sont que des remanieurs, qui ravalent l'épopée à la taille du
roman de cape et d'épée.
Mais, s'il est un genre qui leur appartienne, c'est le fabliau.
Supérieurs aux barons et aux bourgeois grossiers, car les jon-
gleurs sont, à quelque degré, des intellectuels ; inférieurs pour-
tant aux uns comme aux autres, parce qu'ils n'ont pas conscience
de poursuivre une mission idéale comme la chevalerie, ni même
un but terrestre et matériel comme la bourgeoisie, mis hors la
Bkdikr. — Les Fabliaux. 27
— 418 —
loi psLT leur vie bohémienne, ils sentent qu'ils sont peu de chose,
des amuseurs publics. Ils jettent sur le monde qui leur est dur un
regard de dérision ; marchands de g"aieté, les fabliaux fleurissent
sur leurs lèvres goguenardes. Ils mettent dans ces contes, « pour
la gent faire rire, » leurs vices, leur paillardise, leur misère
joyeuse, leur conception cynique et gouailleuse de la vie.
Bourgeois et chevaliers les accueillent également, également se
plaisent à leurs contes ironiques — dont eux-mêmes sont les
héros bafoués — parce que les jongleurs ne tirent pas plus à
conséquence que les bouffons et les montreurs d'ours, et le suc-
cès des fabliaux est fait, pour une grande part, de cette dédai-
gneuse indulgence.
3. MÉNESTRELS ATTITRÉS DANS LES COURS DES GRANDS SEIGNEURS !
WATRIQUET BRASSENEL DE COUVIN.
JACQUES DE BAISIEUX. JEAN DE CONDÉ.
Mais voici qu'au début du xiv^ siècle les jongleurs nomades
tombent en discrédit ; de plus en plus les grands seigneurs se
plaisent à s'entourer de poètes familiers, attachés à leur personne.
Au cours du xiii^ siècle, on ne saurait guère nommer, sinon à
titre de raretés, des trouvères qui aient passé leur vie entière
dans quelque noble cour, au service régulier, officiel de tel
comte, de tel prince. Adam de la Halle suit Robert d'Artois à
Naples ; Thibaut de Champagne débat ses jeux-partis avec
quelques ménestrels favoris ; mais ce ne sont que fantaisies
exceptionnelles de princes lettrés. Au contraire, dès le commen-
cement du XIV® siècle, l'exception devient la règle : dans les
riches châteaux, auprès des fauconniers et des hérauts d'armes,
vivent à demeure les ménestrels.
La dignité du métier s'en accrut aussitôt. Les ménestrels,
bien pourvus, devenus de véritables gens de lettres, avec toutes
les vanités inhérentes à la profession, se prirent à mépriser,
comme il sied à des parvenus, leurs confrères nomades. Il y eut
une curieuse période de transition ^, où ils luttèrent contre la
1. Sur laquelle nous sommes renseignés par nombre de petites pièces,
telles que le Dit des Tahoureors, le conte des Hiraus (Baudoin de Condé, éd.
Schéler, p. 153), le Dit du fol Ménestrel (Watriquet de Couvin, éd. Schéler,
p. 367), etc..
^ 419 —
Concurrence des jongleurs errants. Ces gueux sans gîte osaient
encore parfois forcer la porte des châteaux? ils n'étaient que de
(( faus ménestrels », avec qui c'était injure de les confondre :
...L'uns fait l'ivre,
L'autres le chat, li tiers le sot K..
Jamais ils ne devraient « entrer en une haute cour » ;
Touz princes et tous hauz barons
Doivent tiens bourdes eslongier 2 !
Arrière, ces « enchanteurs, entregeteurs et joueurs d'arbales-
triaus ^ » ! Place « aux grands ménestrels, maistres de leur
menestrandie ^ » !
Parmi ces « grands ménestrels » , nous trouvons encore
quelques auteurs de fabliaux. Ils sont les derniers qui en aient
rimé. Pourquoi? Examinons rapidement leur œuvre : nous y
verrons peut-être les causes de la ruine du genre.
Ce sont : Watriquet Brassenel de Couvin, ménestrel du comte
de Blois et du connétable de France, Monseigneur Gaucher de
Ghatillon ; il écrivit ses vers dans le premier tiers du xiv*^ siècle ^^ ;
— Jacques de Baisieux, qui vécut sans doute à la même époque
et de la même vie de poète officiel ^ ; — Jean de Gondé, dont le
père Baudouin fut lui-même un illustre ménestrel ^. Jean dut
hériter de sa charge paternelle à peu près comme plus tard Glé-
1. Conte des Hiraus, v. 65.
2. Watriquet, n» xxviii.
3. Jean de Condé, Dit des Jacobins et des Fremeneurs, v. 284.
4. Baudouin, dit des Hiraus, v. 48-9.
5. V. les dits de Watriquet de Couvin, pp. Aug. Schéler, Bruxelles, 1868.
— M. Schéler date treize de ces pièces sur trente-deux, et ces dates s'éche-
lonnent de 1319 à 1329. Plusieurs poèmes décrivent les pays du comté de
Blois, notamment le château de Mont-Ferrant, situé tout près des lieux où
s'élève aujourd'hui Chambord.
6. V. les Trouvères belges du XII^ au XIV^ siècle, pp. Aug. Schéler,
Bruxelles, 1876, p. XX et pp. 162-224. — On ne sait rien de précis sur
l'existence de Jacques de Baisieux. Je conjecture, un peu aventureusement,
qu'il fut le contemporain de Watriquet et de Jean de Condé, et comme eux
ménestrel attitré de quelque seigneur. Ses poèmes allégoriques du dit de
VEpée et des Fiefs d'amour, ses rimes batelées et équivoquées sur les cinq
Lettres de Maria ressemblent exactement aux pièces de ces trouvères.
7. V. la belle édition d'Aug. Schéler : Dits et contes de Baudoin de Condé
et de son fils Jean de Condé, 3 vol., Bruxelles, 1866-1867.
— 420 —
ment Marot succéda à son père Jean ; c'est ainsi que de bonne
heure « il vestit les robes des escuiers » du comte de Hainaut, et
c'est pour les riches cours hennuyères et flamandes que, pendant
trente années i, il poétisa (de 1310 à 1340 environ).
Ces poètes ne se soucient plus de réciter leurs vers devant les
bourgeois et le menu peuple assemblés. Ils ne daignent plus
rimer que pour leurs très nobles patrons et se sont vite pénétrés
de la gravité de leurs fonctions. Il est presque plaisant de voir
comme ils s'en font accroire : leur charge est un sacerdoce et la
gravité de leur vie doit répondre à la dignité de leur rôle. Ils
dressent des devoirs du ménestrel un formulaire qui aurait fait
rire les pauvres jongleurs de la veille, les Rutebeuf et les Gour-
tebarbe :
Menestrieus se doit maintenir
Plus simplement c'une pucele !...
Menestrieus qui veut son droit faire
Ne doit le jangleur contrefaire,
Mais en sa bouche avoir tous diz
Douces paroles et biaus diz,
Estre nés, vivre purement 2.
Watriquet veut que « sa rime soit de loiauté enluminée ^ ».
0 ménestrel, s'écrie Jean de Gondé,
Sois de cuer et nés et jolis
Courtois, envoisiés et polis.
Pour les boines gens solacier '* !
Jacques de Baisieux se déclare plus heureux quand il peut
« retraire un beau dit
Qu'il ne seroit de robe vaire.
Por coi ? La robe useroit,
Et li biaus dis li demorroit,
K'en son cuer auroit enserré ! »
Ils défendent avec hauteur leur corporation contre les Jaco-
bins et les Mineurs qui osent encore sermonner contre elle : le
1. La plus ancienne pièce de Jean qu'on puisse dater est de 1313, la plus
récente de 1337.
2. Watriquet, XXYIIl, v. 26, ss.
3. Bit de Loiauté, p. 131. — Jean de Coudé, les Etats du Monde, t. II,
p. 377 ; V. toute la tirade.
4. Jacques de Baisieux, dit des Fiez d'Amours, p. 183,
i
— 421 —
roi David, qui liarpa devant Saùl atteint du mal Sathan, n'était-
il pas un ménestrel? la mère de Dieu n'a-t-elle pas donné à deux
ménestrels la Sainte Chandelle d'Arras, qui guérit du mal des
ardents ? Un ton inconnu de fierté anime cette profession de foi
du poète Jean de Gondé :
Je sui des ménestrels al conte,
Garbiaus mos trueve et les reconte,
Dis et contes, et Ions et cours,
En mesons, en sales, en cours
Des g-rans seigneurs vers cui je vois.
Et haut et bas oient ma vois!
De mal a fere les repren
Et a bien fere leur apren !
De ce, jour et nuit, les sermon ;
On ne demande autre sermon
En plusours lieus ou je parole...
Jehan de Condé sui nommés,
Qui en maint liu sui renommés.
Que de bien dire ai aucun sens K..
Poétiser, pour eux, c'est prêcher. Ils portent une vielle mono-
corde : c'est la corde du dit moral. Ils sont vraiment des sermon-
naires dans le siècle : ils ont du prédicateur les hautes prétentions
morales, le goût des distinctions, divisions et subdivisions, la
subtilité, le ton sentencieux, la tendance au lieu commun, tout,
jusqu'au don de semer la somnolence.
Ils prétendent « enseigner les hauts hommes », « chastoier les
jeunes bacheliers ". » Ils sont la lumière des princes : « Seigneur,
vous allez dans la nuit, jDortez ce dit en lieu de torche ^. » Ils ont
des exordes grandiloquents :
Entendez, roi et duc et conte,
Qui justice voulés tenir,
Comment vous devés maintenir,
Et pourquoi Dieus vous fist seigneurs
Des grans règnes et des honneurs ^*...
A écouter ces paroles dignes de quelque primat des Gaules
1. Dit des Jacobins et des Fremeneurs (LXVI).
2. C'est le titre d'un dit de Jean de Condé (XXVI) : li Chastois du jovene
gentilhomme . Comparez l Enseignement du joue fil de prince par Watriqiicl
(IX).
3. Jean de Condé, dit de la Torche (LXXI), v. 297.
4. Les trois Estais du Monde (II).
— 422 —
au couronnement de Reims, que nous sommes loin des famé-
liques jongleurs d'antan !
Ces ménestrels ont charge de décrire aux chevaliers leurs
devoirs : voici le Miroir aux dames et voici le Miroir aux
princes ^. En leurs sermons versifiés, ils enseignent au jeune
bachelier les vertus des nobles, la courtoisie ^, la gentillesse ^,
la franchise ^, la largesse; ils s'érigent en arbitres des élégances
mondaines, blâment les modes nouvelles, « ces courtes manches
et ces grands chaperons à large coquille ^ ; » ils enseignent
comment on peut atteindre à la cointisc ^, qui est l'élégance du
costume et des manières, sans tomber pourtant dans son abus,
qui est la jniffnotise. Ils mettent en garde le chevalier nouvelle-
ment armé contre les faux conseillers et ces favoris qu'ils appellent
les mahommés "^ ; contre l'orgueil et ses quatre cornes, lesquelles
sont : cuidier valoir^ cuidier savoir, cuidier pooir^ cuidier avoir ^.
Ils lui définissent ses devoirs : comment il doit maintenir l'ordre
de chevalerie, soutenir l'Eglise, « en bon trésorier de la foi ^,
défendre la gent menue ; » se comporter hardiment dans les trois
métiers d'armes, qui sont la joute, le tournoi, la bataille ^O; ils lui
redisent en vers sonores comment il doit, dans la fumée des
chevaux, le martelëis des épées, le bruit des tambours et des
trompes, demeurer ferme comme une tour, le bras plus léger que
des ailes d'émerillon et le poing plus dur que pierre d'aimant,
faisant castel de son écu, et tour de son heaume ^^. Ils lui
expliquent le symbolisme mystérieux des diverses parties de son
armure, la signifiance du tranchant, du pommeau, de la croix de
son épée et celle des cérémonies de V adoubement.
1. C'est le titre de deux poèmes de Watriquet {n^^ I et XVII).
2. Des vilains et des courtois (LVI).
3. Dit de Gentillesse (XXXIX).
4. Dit de Franchise (L).
5. Dit du Singe (LX).
6. Dit de Cointise (XL VI).
7. Watriquet, le dit des Mahommés (VI) ; Jean de Condé, des Mahommés
aus grans seigneurs (LI).
8. Le dit des Haus hommes (XL).
9. Jacques de Baisieux, dit de l'Espée, p. 175.
10. Dit des trois mestiers d'armes (V).
11. V. nolammetit Jean de Condé, t. II, p. 73, et Jacques de Baisieux,
p. 176.
— 423 —
Tantôt c'est un proverbe de Salomon qui sert de matière au
développement, ou plutôt de texte au sermon ^ ; tantôt les anciens
bestiaires, les lapidaires, les recueils d'exemples, toute cette
faune et cette flore poétiques venues de l'Apocalypse ou de Pline
l'Ancien, et qui ont fourni à l'architecture sacrée tant de motifs
de décoration semi-hiératiques, semi-fantaisistes, leur fournissent
des similitudes. C'est une série de paraboles compliquées et pué-
riles, très conventionnelles; or, une parabole n'est expressive
qu'autant que l'application en est nécessaire et qu'une invincible
association d'idées unit le symbole à la chose signifiée. Ici, dans
les dits de YOarse, du Chien, du Fourmi, du Lion, ce ne sont le
plus souvent que des rapprochements non observés, fantasques,
arbitraires : le chevalier doit prendre exemple sur la panthère ^,
attirer les hommes par la bonne odeur de ses vertus comme la
panthère entraîne les bêtes après elle par la douceur de son haleine;
il doit défendre la Sainte Eglise comme le coq défend ses
(jelines '^; il doit rejeter loin de lui les félons, comme l'aigle pré-
cipite de son nid ses petits couards et desnaturés ^, etc.. Et cha-
cune de ces similitudes est poursuivie, jusqu'à épuisement de la
matière, avec un luxe minutieux de rapprochements, de compa-
raisons, de raisonnements en forme.
On le pense bien : cette poésie moralisante, pompeuse, ne va
pas sans allégories. Le roman de la Rose prolonge dans l'œuvre
des Watriquet Brassenel et des Jean de Gondé sa néfaste influence.
Elle y foisonne, elle y pullule, la postérité de Nature, de Dan-
gier, de Bel Accueil! C'est toujours le môme songe allégorique
où l'ombre du palais de Beauté, dans l'ombre d'un verger,
abrite les ombres de Sapience, de Manière, de Raison, de Mesure,
de Charité, d'Humilité, de Debonnaireté, de Courtoisie, de Lar-
gesse, de Suffisance, et autres ombres d'entités ^. Nos ménestrels
relèvent, trois siècles avant les Précieuses, la carte du Tendre et
décrivent la route qui conduit à Haute Prouesse, en passant par
1. Voyez, chez Jean de Condé, les dits VI, XVI, XL VIII, LXX.
2. Dit du bon comte Guillaume, XXXII.
3. Dit des trois estais du monde, II.
4. Dit de r Aigle (XI) ; comparez le dit dou Sengler (XII), le dit de V Oliette
(XXII) ; chez W^atriquet, V Iraigne et le Crapot (IV), la Noix (III), la Cigogne
(XX), etc..
5. Watriquet, Le mireoir as dames (I).
— 424 —
Vigueur, par Renommée et par Vostel de Courtoisie ^. Ils dressent,
avec un soin héraldique, l'arbre généalogique de chaque vertu,
de chaque vice : ils rapportent comment Sëurté, ayant épousé
Avis, enfanta Vigueur et Hardement, lequel, ayant épousé Lar-
gesse, engendra Prouesse, sans qu'on sache pourquoi ce n'est
pas tout au rebours Prouesse qui, ayant épousé Hardement,
enfanta Sëurté ~, ou bien encore Hardement, qui, ayant épousé
Sëurté, engendra Largesse.
Ce qui frappe surtout, c'est ce sérieux de maîtres de cérémo-
monies, cette solennité monotone, aggravée encore par la préten-
tion de la forme, par les jeux de rimes riches ^, Les ménestrels
décrivent une vertu, une passion, comme les hérauts blasonnent
un écu. Un cœur bat-il sous cette armure héraldique? le héraut
ne s'en soucie pas, nos ménestrels non plus : cela est sensible
surtout dans les légendes chevaleresques qu'ils riment. Elles sont
belles, parfois ^, mais gâtées par le goût du décor, de la mise en
scène. Le poète n'oublie pas une passe d'armes, ni une outre-
passe, ni un cri du héraut, ni une enseigne de lance, ni un pré-
sent fait aux ménestrels, ni un chant de carole ^ ; il oublie seule-
ment de nous montrer des âmes. C'est bien de la poésie de tour-
nois, fausse comme le faux courage de ces joutes et de ces hehour-
deïs, bien faite pour la noblesse de Crécy, solennelle comme
les hautes cours, gourmée comme le cortège des princes fla-
mands et bourguignons. — Dans la décadence de l'ancienne poé-
sie du moyen âge, un seul genre est en pleine floraison, c'est le
genre moral, c'est le genre ennuyeux.
Au premier coup d'œil sur l'œuvre de ces ménestrels, on est
frappé d'un rapprochement que la lecture prolongée fait appa-
raître plus évident encore : c'est que déjà nous sommes dans le
monde des grands rhétoriqueurs.
11. Watriquet, dit du preu Chevalier (XYI).
2. Jeau de Condé, Mariage de Hardement et de Largece (XXXI) ; voyez
aussi, chez le même Jean de Condé, la Messe des Oiseaux (XXXYIII).
3. V., pour des exemples de jeux de rimes, dans l'œuvre des Watriquet,
les pièces publiées sous les numéros V, XXI, XXXVI ; dans l'œuvre de Jean
de Condé, les numéros VIII, XLIV, XL VII, LXIV.
4. Rappelez-vous le blanc Chevalier, ce vieux mari qui sauve sa femme de
l'adultère ; le Chevalier à la manche, ce lâche réhabilité par l'amour.
5. Dans le blanc Chevalier, sur 1600 vers, 640 (du vers 592 au vers 1232)
sont remplis par la description d'un tournoi.
— 425 —
Ce bon comte Guillaume, que Jean de Condé appelle a le père
des ménestrels, » si épris de figuration qu'une fois, à Harlem,
selon les chroniques, ilhéberg-ea huit jours de suite vingt comtes,
cent barons, mille chevaliers et toute leur suite sans nombre, si
follement prodigue que, selon Jean de Condé,
... il semoit l'or et Targent *
Ensi c'on semé blés as chans ^,
il est déjà semblable, par son goût du luxe pour le luxe, aux
ducs Jean le Bon et Charles le Téméraire, patrons des rhétori-
queurs. Les dits allégoriques de nos ménestrels, leurs pièces
officielles, leurs moralités, nous les retrouverons toutes pareilles
chez Georges Chastellain et chez Robertet. Ces « vers rétro-
grades d'amour », ces Ave Maria à rimes équivoquées annoncent
bien les chants royaux en l'honneur de la Conception de Notre
Dame, qui feront, dans les chambres de rhétorique et dans les
puys, la gloire du bon Guillaume Crétin. Dès Jean de Condé, la
poésie s'est faite décorative, comme ces grandes tapisseries froides
que nous décrira Olivier de la Marche. Faire le portrait de
Watriquet ou de Jean de Condé, c'est déjà esquisser celui de
Jean Meschinot ou de Jean Molinet. Viennent maintenant les
Eustache Deschamps, les Alain Chartier, les Christine de Pisan !
Dès l'époque de Jean de Condé, le goût flamand domine, et pour
deux siècles, dans les lettres françaises.
Maintenant, le difficile n'est plus d'expliquer comment Jacques
de Baisieux, Watriquet de Couvin, Jean de Condé sont les der-
niers poètes qui aient rimé des fabliaux ; mais le difficile est de
dire, au contraire, comment, dans leur œuvre si grave, si solen-
nelle, si prétentieuse, peuvent se rencontrer encore des contes à
rire.
On en trouve pourtant, et de très plaisants : parmi les poésies
de Jacques de Baisieux, voici la Vessie au prestre ; dans l'œuvre
de Watriquet, voici les Chanoinesses de Cologne et les Trois
dames de Paris^ la plus réaliste, la plus macabre des scènes de
beuverie. Ici, dans l'œuvre de Jean de Condé, auprès des graves
dits des Trois Sages ou de V Honneur changée en Honte, voici
des contes gras qui vont du risqué au grossier : les Braies au
1. Dit du bon comte Guillaume, XXXII.
— 426 —
prestre, le Pliçon^ \q Sentier battu . Voici une ahbesse qui paraît
en plein chapitre, coiffée, en guise de couvrechef, des braies de
Monseigneur l'abbé; voici encore un clerc caché derrière un
escrin.
Ces fabliaux tard venus ne sont pas les moins joyeux de notre
collection. Ils lious montrent que la nouvelle en vers ne peut pas
être atteinte par une décadence interne, comme les épopées ou
les romans de chevalerie. Ici, le sujet est toujours aussi neuf,
aussi brillant qu'au premier jour, parce qu'il continue de vivre
dans la tradition orale, et que le conteur n'a qu'à se baisser pour
l'y ramasser. Si le genre a péri, ce n'est pas qu'il se soit gâté,
c'est que la mode a passé ailleurs.
Dans l'œuvre de nos ménestrels, les fabliaux ne peuvent plus
s'expliquer que comme des survivances de l'âge précédent. Si
les Watriquet et les Jean de Gondé en riment encore quelques-
uns, c'est sans doute pour soutenir la concurrence des derniers
jongleurs nomades, qui devaient les colporter encore ; c'est sur-
tout pour satisfaire à ces habitudes prises par les plus grands
seigneurs, dans les nobles cours, d'entendre ces contes joyeux,
voire grossiers.
Mais, de plus en plus, dans la conscience croissante de leur
dignité, les ménestrels répugnent à ce genre. Les fabliaux ne
sont pas faits pour les beaux manuscrits enluminés de riches
miniatures, ni pour le luxe des rimes équivoquées.
Les fabliaux étaient le produit de ce double agent : l'esprit
bourgeois, l'esprit du jongleur ; les jongleurs sont devenus des
gens de lettres, qui ne s'adressent plus jamais aux bourgeois;
dès lors, les fabliaux meurent.
427 —
CHAPITRE XV
CONCLUSION
Groupons ici, très brièvement et très simplement, les résultats
de notre enquête.
Comment le genre littéraire que nous étudions est-il né? —
On peut dire que l'esprit des fabliaux a préexisté aux fabliaux.
Le jour où, dans la commune forte, riche et paisible, naquit la
classe bourgeoise, germa aussi le goût de l'observation réaliste
et railleuse, et l'esprit de dérision pénétra aussitôt la seule forme
poétique alors développée : des intermèdes comiques se glis-
sèrent dans les héroïques épopées. On conçoit aisément qu'ils
s'en soient vite détachés : lorsque les jongleurs disaient quelque
chanson de geste dans les communes, ils devaient choisir ces
épisodes burlesques, et souvent la courte séance de récitation
s'achevait sans qu'ils eussent trouvé le temps de revenir à leurs
nobles héros. Leur public de vilains riches s'accoutume à les
entendre isolément, à en rire, demande même de véritables paro-
dies de chansons de geste. Bientôt on sent que ces intermèdes
plaisants n'ont jamais été que des intrus dans les poèmes féo-
daux ; l'esprit bourgeois réclame ses droits propres : de là ces
petits poèmes dont Richeut est le type, qui n'ont d'autre objet
que la description ironique de la vie quotidienne et moyenne.
A ces tableaux de mœurs, il s'agit de trouver un cadre ; il
faut une action où se meuvent ces personnages familiers. Les
jongleurs n'ont que faire d'aller chercher dans l'Inde des
intrigues appropriées, et, selon un mot spirituel de Charles
Nodier, l'intervention des adorateurs de Bouddha dans nos contes
populaires n'est qu'un conte de savants, moins plaisant que les
autres. Les jongleurs n'ont qu'à recueillir les récits qui, depuis
le haut moyen âge, végètent obscurément dans la tradition orale ;
ils y trouvent des intrigues menues, admirablement machinées :
ce sont des cadres excellents pour leurs tableaux de mœurs plai-
santes. Voilà le fabliau constitué.
— 428 —
On sait ce qu'il fut : tour à tour léger et grossier, tantôt fin et
tantôt cynique, riant d'un rire trop facile, toujours moqueur,
rarement satirique, excellent témoin des qualités inférieures de
notre race. On sait encore son prodigieux succès : comment il
anime de ses tendances des genres voisins, coexiste avec les plus
pures légendes chevaleresques, contamine parfois les poèmes les
plus nobles ; comment il ne reste pas confiné dans les foires et
les carrefours, mais comment, porté tantôt par les pires goliards
et les plus humbles jongleurs, tantôt par des chevaliers comme
Philippe de Beaumanoir, il pénètre dans les salles seigneuriales
et jusque dans les « chambres des dames » ; comment enfin on
peut le suivre, avec Jean de Condé, jusqu'au seuil des solennelles
cours flamandes..., quand soudain il meurt.
Brusquement, au début du xiv^ siècle, il disparaît. Pourquoi?
On soutient communément, depuis J.-V. Le Clerc, qu'il n'est
pas mort à cette date, mais qu'il s'est simplement transformé pour
devenir la farce du xv*' siècle ; il aurait été seulement transposé
du mode narratif au mode dramatique.
L'historien de notre vieux théâtre, M. Petit de Julleville, a
montré comment cette opinion est à la fois séduisante et fausse :
« L'esprit des deux genres est sensiblement le méme^'. Le fabliau
raconte vivement, dans un rythme court et dans un style aisé,
une aventure plaisante ; la farce s'empare du même fait, et dans
le même style et la même mesure, elle met en dialogue ce que le
fabliau avait raconté. Ajoutons, ce qui est frappant, que l'époque
où l'on cesse de composer des fabliaux est précisément celle où
l'on commence à écrire des farces ; le xiii*^ siècle et le xiv*^ appar-
tiennent aux fabliaux ; le xv*' et le xvi^ aux farces. Il semble
d'abord que l'un des genres succédant ainsi à l'autre et en tenant
lieu, le second ne soit qu'une transformation du premier. Il ne
faudrait pas exagérer cependant jusqu'à prétendre qu'il en soit
ainsi, ni faire une vraie filiation de ce qui fut plutôt une succes-
sion. Si la farce était ainsi sortie du fabliau tout entière, il y
aurait plus de ressemblance entre les sujets traités dans l'un et
l'autre genre. Nous avons conservé quelques centaines de
fabliaux ; nous ne possédons pas moins de cent cinquante farces ;
1. Petit de Julleville, La Comédie et les mœurs en France au moyen âge,
1886, p. 55.
— 429 —
si la farce n'était qu'un fabliau métamorphosé, quarante ou cin-
quante farces reproduiraient sous la forme dialoguée le récit
d'autant de fabliaux. Or il n'en est pas du tout ainsi. Les rappro-
chements de sujets sont très rares d'un genre à l'autre, et ces
quelques rapprochements n'empêcheront pas qu'on puisse affir-
mer que, si la farce hérite de l'esprit narquois et de l'humeur
libre du fabliau, elle est néanmoins tout à fait indépendante et
dispose d'un fonds comique en grande partie original et propre
à elle. »
Ajoutons que, pour vérifier l'hypothèse, il faudrait qu'on pût
saisir quelque trace de cet avatar, qu'on pût voir, en quelque
fabliau dialogué, les personnages s'animer, prendre une figure et
une voix. Il faudrait retrouver, dans l'œuvre d'un même poète
ou de deux poètes contemporains, à la fois des fabliaux et des
farces. Rien de tel. Non seulement il n'y a pas coexistence des
deux genres, mais il n'y a pas succession immédiate. Il est exa-
géré de dire : « le xiii^ et le xiv^ siècle appartiennent aux fabliaux ;
le xv*^ et le xvi^ aux farces. » Ainsi qu'on l'a vu, si l'on excepte
les vingt ou trente premières années, le xiv^ siècle ne connaît
plus les fabliaux. Il se produit, en fait, entre les deux genres,
une solution de continuité, une brusque rupture. Pendant soixante
ans au moins, nous ne rencontrons dans notre histoire littéraire
ni un fabliau, ni une farce. Quand le goût des spectacles
comiques se développa au xv^ siècle, les fabliaux étaient depuis
longtemps oubliés ; mais les contes bruts que les jongleurs
avaient pour un temps élevés à la dignité d'œuvres littéraires
n'avaient pas cessé de vivre. Les auteurs comiques du xv*^ siècle
firent exactement comme deux cents ans auparavant avaient fait
les jongleurs et comme font aujourd'hui les folk-loristes, M. Luzel
ou M. Sébillot : ils se baissèrent vers la tradition orale. Ils y
retrouvèrent ces anciennes médailles, non effacées, les contes
populaires, qui circulaient, circulent et circuleront indéfiniment
dans le peuple. Ainsi le genre littéraire des fabliaux n'a pas pro-
vigné cet autre genre littéraire, la farce. Le grand torrent des
contes populaires continue de couler à travers les siècles : à deux
cents ans de distance, les jongleurs et les clercs de la Basoche
en ont détourné, sans l'appauvrir, deux minces ruisseaux : les
fabliaux, les farces.
— 430 —
Il n'y a donc pas transformation, il n'y a pas non plus épuise-
ment du genre : la matière des fabliaux est inusable, aussi bril-
lante aujourd'hui qu'aux premiers jours ; les derniers de nos
poèmes, ceux de Jean de Gondé, sont aussi plaisants que les
plus anciens. Il y a disparition soudaine et complète.
Rappeler les dures souffrances qui affligent les classes
moyennes au cours du malheureux xiv^ siècle ou bien les grands
mouvements religieux populaires qui l'agitent, toutes conditions
peu favorables à l'éclosion des gauloiseries, ce serait alléguer
des causes disproportionnées aux effets. A peine peut-on indi-
quer, sans trop insister, que l'esprit politique est plus développé
chez les bourgeois de Philippe le Bel qu'au temps de saint Louis :
Renart le Contrefait^ cette encyclopédie satirique, remplace les
vieux contes inoffensifs de Renart ; les dits politiques ruinent
les légers contes à rire de l'âge précédent ; en un certain sens,
malgré l'apparence paradoxale du mot, c'est la satire qui a tué le
fabliau.
Mais voici une cause plus directe, plus réelle.
Qu'on veuille bien prendre garde à ce fait, vraiment considé-
rable : à la date où disparaissent les fabliaux (vers 1320), ils ne
sont pas seuls à disparaître : mais en même temps meurent ou
se transforment tous les genres littéraires du siècle précédent.
Plus de chansons de geste, plus de poèmes d'aventures, plus de
romans rimes de îa Table Ronde, mais de vastes compositions
romanesques en prose ; plus de contes de Renart, mais de graves
dits moraux ; les anciens genres lyriques, chansons et saluts
d'amour, jeux-partis, pastourelles, ont vécu; les vielles sont
muettes ; à la place, des poèmes d'une technique de plus en plus
compliquée, destinés non plus au chant, mais à la lecture, vire-
lais, rondeaux, ballades, chants royaux. Une période distincte de
notre histoire littéraire est vraiment révolue, si bien que M. G.
Paris peut arrêter à cette date critique, comme au seuil d'un âge
nouveau, son Histoire de la littérature française au moyen âge.
Ge qui se produit alors, on peut le définir aisément : c'est
l'avènement de la littérature réfléchie. Plus d'auditeurs, des lec-
teurs ; un public non plus d'occasion, mais stable ; une minorité
lettrée, ayant ses goûts propres, ses préférences, diverses selon
les cours. Le jongleur a vécu ; le poète naît, ou plus précisément
l'homme de lettres.
I
— 431 —
A cette date s'achève Y âge des jongleurs, dont les dates
extrêmes coïncident avec l'éclosion première et la disparition des
fabliaux ; à cette date aboutit un lent travail de près de deux
siècles, dont il importe d'expliquer clairement le caractère.
Comme tout peuple dont on peut atteindre les orig-ines litté-
raires, la France a connu une époque exclusivement épique et
religieuse : époque primitive, de poésie anonyme, pojjulaire,
impersonnelle, presque inconsciente, et nos premiers trouvères
devaient fort ressembler aux aèdes homériques. Le poète n'est
pas un jong-leur de profession, mais souvent un guerrier ; c'est
Taillefer, c'est Bertolai, l'auteur de la chanson primitive de Raoul
de Cambrai, qui chante les combats que lui-même a combattus.
(( Toute la vie des guerriers est enveloppée de poésie vivante ;
ils se sentent eux-mêmes des personnages épiques et ils entendent
d'avance, au milieu des coups de lance et d'épée, la chanson glo-
rieuse ou insultante qui sera faite sur eux... Cette épopée n'a pas
été faite pour charmer des auditeurs indifférents ; elle est l'écho
immédiat des sentiments, des passions, des triomphes, des deuils
de ceux qui la font et l'entendent ^ » La poésie est toute à tous,
et se confond avec la vie. — Or, nous sentons très nettement ce
qui distingue Phémios et Démodocos de Pindare et d'Euripide,
mais les intermédiaires nous échappent pour la plupart ; de
même, nous sentons fort bien ce qui distingue Taillefer ou Ber-
tolai de Ronsard ; mais, ici, nous connaissons toute la série des
intermédiaires, et ce sont précisément nos jongleurs du
xiii^ siècle.
L'époque où fleurit, avec les fabliaux, toute une série d'autres
genres destinés à mourir en même temps qu'eux, et qui va de la
fin du xii*^ siècle au commencement du xiv^, peut se caractériser
d'un mot : c'est la période transitoire, au cours de laquelle
la poésie, de spontanée qu'elle était, devient réfléchie. Epoque
semi-primitive, où la poésie n'est plus populaire et n'est pas
encore individuelle, âge intermédiaire, vraiment raoyen^ où l'art
se substitue peu à peu à l'instinct. Epoque de transition et de
très lente transition, parce que d'une part nos pères ne furent
pas dirigés par des exemples classiques et ne reçurent pas du
1. G. Paris, Piihl. de la Soc. des Ane, Textes français, extr. du Journal
des Savants, 1 885*6, p. 45.
— 432 —
dehors, comme les Romains par exemple, la révélation soudaine
d'une poésie supérieure ; parce que, d'autre part, le moyen âge a,
de toutes façons, contrarié le développement de l'individu, donc
de l'artiste.
En cette période qui ne possède plus le pouvoir de création
collective et qui n'a pas encore la notion de l'art, quel peut être
le fondement de la poésie ? L'amusement. Elle est le délassement,
la récréation d'une race bien douée. Elle n'a d'autre source que
le bien-être matériel, la paix : c'est la courtoisie et la gaieté fran-
çaise qui, sans culture, portent leurs fruits. Alors que les jon-
gleurs, héritiers déjà incompris des anciens chanteurs de geste,
des anciens « aèdes », touchent à une époque où l'épopée n'est
déjà plus qu'une survivance et commence à dégénérer en roman
de cape et d'épée, quel peut être leur rôle ? Ils sont des amuseurs.
De là, les deux sens du nom de jongleur : poète et bouffon.
Ils n'ont pas encore pris conscience de leurs prochaines et hautes
destinées. « Il n'y a pas ici-bas, dit Pierre le Chantre, une seule
classe d'hommes qui ne soit de quelque utilité sociale, excepté
les jongleurs, qui ne servent à rien, ne répondent à aucun des
besoins terrestres, et qui sont une véritable monstruosité ^ »
Quel jongleur aurait su protester contre ce jugement? lequel
aurait pu répondre à cette question : « à qui sert un poète ? » La
société de leur temps leur fît une place restreinte et sacrifiée ;
mais eux-mêmes, dans leurs œuvres, se font une place moindre
encore. Leur moi n'y apparaît pas ; ils ne conçoivent pas une
poésie où s'exprimerait leur âme individuelle. Pas de propriété
littéraire, c'est-à-dire que chaque thème, lyrique, épique ou
romanesque, est commun à tous , meuble , indéfiniment rema-
niable et transmissible '^ ; pas de stylistes, c'est-à-dire que, sur
la langue, cette matière plastique, nul n'imprime la marque per-
1. « Nullum genus hominum est in quo non inveniatur aliquis utilis usus
contra nécessitâtes humanas, praeter hoc genus hominum, quod est mons-
trum, nulla virlute rederaptum a vitiis, necessitatis humanae nuUi usui
aptum. » (Cité parL. Gautier, Epopées françaises, II, 203.)
2. De là vient de nos jours la surprise de tout lettré qui, versé dans la
connaissance des siècles classiques, aborde pour la première fois la lecture
de nos travaux de critique littéraire sur les œuvres du moyen âge. Il n'y
trouve étudiés que les sources des légendes, leurs difTérents états successifs,
leurs remaniements. De l'organisation spéciale du poète, de ses mérites ori-
ginaux, de son influence, nulles nouvelles, et pour cause.
— 433 —
sonnelle et volontaire de l'ouvrier ^ ; pas d'écoles poétiques, c'est-
à-dire nul groupement d'esprits autour d'un esprit créateur, nulle
maîtrise d'un génie souverain. Pas de biographies de poètes ;
aucun souci de la gloire personnelle ; nulle trace de ce gran disio
delV eccellenza, dont bientôt, sous un autre ciel, Dante sera tour-
menté.
On ne leur demande que d'être des amuseurs, et ils ne sont
rien de plus. La littérature n'est encore qu'un jeu pour les réu-
nions mondaines, un passe-temps pris en commun, et selon les
mondes, soit une littérature de salon : c'est la poésie courtoise;
soit une littérature de bons dîners : ce sont les fabliaux -.
Pourquoi les fabliaux? Pour s'irriter, se venger? Non, point
de haines vigoureuses. Ce sont des caricatures plaisantes, pour
rire.
Pourquoi les romans de la Table Ronde? C'est l'imagination
qui s'amuse à plaisir. Les jongleurs s'emparent des profondes
légendes bretonnes, les travestissent à la mode du jour, les
recouvrent d'un brillant et banal manteau de cour. Ne croyez
pas que leurs héros soient des symboles incarnés ; il en est des
légendes de la Table Ronde et du Saint Graal, comme des
m}' stères de la franc-maçonnerie ; c'est une draperie prestigieuse
qui est censée cacher le Saint des Saints ; mais ne soulevez pas
le voile : il n'y a rien derrière. C'est la folle du logis qui vaga-
bonde, comme les chevaliers errants, à V aventure.
1. On dit d'ordinaire que la faute en est à la langue, qui n'était pas encore
sufïîsanament formée, fixée. Mais la langue était au xiii^ siècle parfaitement
organisée, harmonieuse plus qu'aujourd'hui, non alourdie par les sons
nasaux, chantante et sonore comme le provençal ou l'italien. Ce n'est pas
l'instrument qui manque aux ouvriers; ce sont les ouvriers qui manquent. Le
style est œuvre de volonté et d'individualité. Qu'est-ce que l'histoire d'une
langue, sinon l'histoire des révolutions volontaires, « des coups d'état » que
quelques hommes, Ronsard, Pascal, Racine, Victor Hugo, ont tentés sur
elle ?
2. On est étonné souvent de la place toute petite que les lettres tiennent
dans les préoccupations des hommes d'alors : voyez saint Louis, le grand
artisan de la Sainte Chapelle. Je ne connais que deux textes qui nous ren-
seignent sur ses goûts poétiques : celui où il nous est dit qu'il faisait aux
convenances mondaines ce grand sacrifice, quand, à quelque festin, les jon-
gleurs avait été introduits, d'attendre, pour dire ses grâces, qu'ils eussent
fini de chanter; l'autre, où il condamne un de ses chevaliers, surpris par lui
en train de fredonner un poème lyrique, à ne chanter plus que chuis sa cha-
pelle des hymnes pieuses : car le roi n'aimait pas la « vanité des chanson-
nettes ».
Bédier. — Les Fabliaux. 28
_ 434 —
On comprend dès lors que ces genres , si divers d'aspect,
romans de la Table Ronde et fabliaux, aient pu coexister, car
ils ne satisfont l'un et l'autre, par des moyens divers, qu'à un
même et unique besoin : l'amusement. Qu'ils aient plu aux
mêmes hommes, ce n'est plus qu'un fait historique curieux, qui
nous prouve une sorte de parenté entre le monde des chevaliers,
plus grossier qu'on ne le soupçonnerait sous son élégance super-
ficielle, et le monde des bourgeois, plus affiné qu'il ne semble-
rait, sous sa grossièreté foncière ; ce n'est qu'un fait de détail,
qui peut s'expliquer ; car, malgré la division des classes féo-
dales, notre race est une. Quand un jongleur, admis ou toléré
par tous à la faveur d'une condescendance faite de bonne humeur
et de mépris, chante soit dans une haute cour, soit au perron de
VEndit à Saint-Denis, soit dans un repas de corps de métier,
soit dans un festin de tournoi, on accepte de lui, indifTéremment,
fabliaux et légendes chevaleresques ; qu'il amuse, peu importe
la manière : toute poésie n'est alors qu' a une risée et un gabet ».
Mais, en même temps, s'accomplit obscurément une sorte
d'évolution qui s'achève au début du xiv^ siècle. Lentement,
presque inconsciemment, les jongleurs s'essayent à la littérature
réfléchie.
Ce n'est pas impunément que, pendant tout le cours du
xiii*^ siècle, ils ont exercé les qualités primesautières de notre
race : dans les fabliaux, le don d'observation juste et fine ; dans
les romans d'aventure, la puissance d'imagination, d'une grande
hardiesse et pourtant sûre d'elle-même, mesurée jusque dans le
fantastique. Ils se sont accoutumés à faire vivre leurs héros d'une
vie plus vraie. Certes, longtemps impuissants à peindre un carac-
tère individuel, ils ont dû se contenter d'une psychologie rudi-
mentaire, procédant « par grands partis-pris », comme dans les
vieilles chansons de geste ; longtemps ils ont dû, pour distinguer
un sentiment d'un autre, recourir à l'allégorie, de même que les
statuaires, pour distinguer un saint d'un autre, recouraient aux
symboles et aux attributs ; longtemps, ils n'ont vu que le type,
leur conception abstraite et les procédés traditionnels ou logiques
qui pouvaient servir à exprimer ce type. Mais peu à peu, pour
avoir rimé tant de poèmes lyriques, ils se sont exercé:^ à regar-
der en eux-mêmes, à démêler leur propre originalité ; pour s'être
si longtemps plies aux contraintes de la rythmique provençale,
— 435 —
ils ont acquis la première notion de ce que la forme ajoute à la
matière; pour avoir si souvent, dans les poèmes chevaleresques,
décrit les conflits intimes du cœur, ils ont appris à discerner
plus finement les nuances des sentiments ; pour avoir, en tant de
fabliaux, peint les mœurs de la vie réelle, ils se sont accoutumés
à l'observation directe ; ils ont pris intérêt au concret, c'est-à-dire
à la nature.
Alors, au début du xiv^ siècle, l'éducation du public s'étant
faite en même temps que la leur, public et poètes se trouvent
plus proches de la littérature réfléchie. Les humbles jongleurs
de la veille passent assez brusquement à l'extrême opposé, aux
pires vanités des gens de lettres : aux Rutebeuf et aux Adam de
la Halle succèdent les Guillaume de Machaut et les Eustache
Deschamps. Les genres qu'ils développent de préférence sont
ceux qui mettent le mieux en relief l'originalité de l'écrivain ; ils
se complaisent aux poèmes de facture savante, aux artifices des
rimes riches et des rythmes compliqués ; ils enrichissent et
alourdissent la langue par un afflux de mots latins, à peine fran-
cisés ; ils ne daignent plus rimer de fabliaux : pour que l'esprit
gaulois reprenne ses droits (avec usure), il faudra attendre
Marot ; mais, dans la conscience toute nouvelle de leur dignité
de poètes, ils recherchent les graves sujets historiques, les pro-
blèmes moraux, les hautes discussions politiques. Si la Renais-
sance fut si lente à venir, s'il nous faut attendre encore pendant
deux siècles le souffle du génie antique et du génie italien, c'est
au malheur des temps qu'il faut l'attribuer, aux grandes misères
du xiv^ et du xv*^ siècle, et surtout à l'influence néfaste du goût
flamand et de la cour de Bourgogne. Mais déjà, au début du
xiv^ siècle, la notion d'art est née, grâce au lent effort de nos jon-
gleurs, les modestes rimeurs de chansons de geste, les humbles
conteurs de fabliaux.
— 436 —
APPENDICE I
LISTE ALPHABETIQUE DE TOUS LES POÈMES QUE NOUS
CONSIDÉRONS GOMME DES FABLIAUX
Cette liste renvoie à l'édition de MM. de Montaiglon et Ray-
naud. Elle indique, quand il nous a été possible de la détermi-
ner, la province d'origine de chaque conte.
Ces localisations se fondent tantôt sur des indications géo-
graphiques précises, que nous notons auprès du titre du fabliau;
tantôt sur le fait que la patrie de l'auteur nous est connue ; tan-
tôt, enfin, sur l'étude linguistique d'un certain nombre de
fabliaux. Nous n'avons pas la place nécessaire pour énumérer les
rimes et discuter les faits dialectaux qui ont, ici et là, entraîné
notre conviction. Toutes les fois que les résultats de notre
recherche sont douteux et contestables, nous marquons d'un
astérisque le nom de la province qui nous a paru être la patrie du
poète. Un grand nombre de fabliaux restent non localisés, soit
que nous ayons négligé d'en étudier la langue , soit que cette
recherche, tentée par nous, n'ait pas abouti.
TITRES DES FABLIAUX PROVINCES DORIGIXE
1. Aloiil,l, 24 Picardie.
2. L'Ame au Vilain, III, 68, par Rutebeuf Ile de France.
3. L'Anneau magique..., III, 60, par Haiseaii (v. ce
nom, append. III) Normandie.
4. Anglais [les deux) et Vanel, II, 46
b. Aristote {Lai f/'), V, 137, par Henri d'Andeli Ile de France.
6. Auberée, V, 110 (Saint-Corneile de Compiègne,
comté de Clermont) Ile de France.
7. Aveugles {les trois) de Compiègne, I, 4 (Com-
piègne, Senlis, v. 12, 20, 62, 307) Ile de France.
8. Barat et Ilaimet, IV, 97, par Jean Bedel (v.
append. III) Artois.
0, Bcrengier, III, 86, par Guerin
10. Berengier, IV, 93
1 1 . Boivin de Provins, V, 1 16 Champagne.
— 437 —
42. Bossus {les trois) ménestrels, I, 2, par Durand
(Douai, V. 8)
13. Le Boucher d'Abbeville, III, 84, par Eustache
d'Amiens (Oisemont, Bailleul, Saint-Acheul) . . Ponthieu.
14. La Bourgeoise cF Orléans, I, 8 Normandie.
15. La Bourse pleine de sens, III, 67, par Jean le Galois
d'Aubepierre (Decize, v. 38) Nivernais.
16. Les Braies au cordelier, III, 88. (L'action se
déroule à Orléans et sur la route de Meung) .... Orléanais.
17. Les Braies au prestre, VI, 155, par Jean de Condé
(v. chap. XIV) Flandre.
18. Brifaut, IV, 103 (Arras, Abbeville, v. 3) Picardie ou Artois.
19. Brunain, I, 10
20-21. Celui qui bouta la pierre, IV, 102, et VI, 152. .
22. Ce qui fut fait à la bêche (Barbazan-Méon, t. IV,
p. 194)
23. Les deux Changeurs, I, 23 *Normandie.
24. Chanoinesses [les trois) de Cologne, III, 72, par
Watriquet Brassenel de Couvin (Mons, Mou-
tier-sur-Sambre, Nivelle, Maubeuge) Hainaut.
25. Chariot le Juif, III, 83, par Rutebeuf Ile de France.
26. Les Chevaliers, les clercs et les vilains (Barbazan-
Méon, III, 28)
27. Chevaliers [les trois) et le chainse, III, 71, par
Jacques de Baisieux *Flandre.
28. Le Chevalier à la corbeille, II, 47 Angleterre.
29. Le Chevalier à la robe vermeille, III, 57 (comté
de Dammartin, Senlis) Ile de France.
30. Le Chevalier qui faisait parler les muets, VI, 147,
par Garin
31. Variante du précédent, VI, 153 Angleterre.
32. Le chevalier qui fist sa femme confesse, I, 16. « En
Bessin, près de Vire. » (v. 1, 286.) Normandie.
33. Le Chevalier qui recouvra Vamour de sa dame, VI,
151, par Pierre d'Amfol
34. Le Chevalier, sa dame et un clerc, II, 50 Angleterre.
35. Les deux Chevaux, I, 13, par Jean Bedel (Amiens,
Longueau, Saint-Acheul) Artois.
36. Le Pauvre clerc, V, 132 .
37. Le Clerc derrière Vescrin, V, 91, par Jean de
Condé Flandre.
38. Connebert (V, 138) par Gautier (voy. ci-dessous
le Prêtre teint) Orléanais.
39. Constant du Hamel, IV, 106
40. Le Convoiteux et V envieux (V, 135), par Jean
Bedel Artois.
41. Conte, III, 58
42. Le Cuvier, I, 9 (Provins, v. 22)
43. Les trois Dames de Paris, III, 73, par Jean Watri-
quet Brassenel Hainaut.
44. La Dame qui fist Jmttre son mari, IV, 100 * .
— 438 —
45. La Dame qui fisl son mari entendant qu'il sonjoit,
V, 124, par Garin
46. La Dame qui fist trois tors entor le mostier, III,
79, par Rutebeuf Ile de France.
47. Dames [les trois) qui troverent Vanel, I, 5
48. Variante du précédent^ VI, 138, par Haiseau Normandie.
49. La Dame qui se tengea du chevalier^ VI, 140
50. Les trois Dames qui troverent..., V, 112, Saint-
Michel
51 . Variante du précédent, IV, 99 Angleterre.
52. La Dame qui aveine demandait pour Morel, I, 29.
53. La Damoiselle qui n'ot parler..., V, III
54. La Damoiselle qui ne pooit oïr..., III, 65
55. La Damoiselle qui sonjoit, IV, 133 Ile de France.
56. L'Enfant de neige, I, 14 *Picardie.
57. L'Ecureuil, V, 121, Rouen
58. U Espervier [lai de), V, 115, cf. G. Paris, jRoma/ii'a,
VII, 2 Ile de France.
59. Estormi, I, 19, par Huon Piaucele Picardie.
60. Estula, IV, 96
61 . VEvesque qui benëi, III, 77
62. La Femme qui cunquie son baron (publié ci-des-
sus, page 344)
63. La Femme au tombeau..., III, 70
64. La Femme qui servoit cent chevaliers, I, 26
65. La Fèvre de Ci'eeil, I, 21, Creeil *Picardie.
66. L'amoureux à louage, I, 28 Picardie.
67. Frère Denise, III, 87, par Rutebeuf Ile de France.
68. La Folle largesse, VI, 146, par Philippe de Rémi,
seigneur de Beaumanoir Ile de France.
69. La Gageure, II, 48 Angleterre.
70. Gauteron et Marion, III, 59
71. Guillaume au faucon, II, 35
72. Gombert et les deux clercs, I, 22, par Jean Bedel. Artois.
73. La Grue, V, 126, par Garin (v. append. III) *Artois.
74. La Housse partie, I, 5, par Bernier *Ile de France.
75. Variante du précédent, II, 30
76. Jouglet, IV, 98, par Colin Malet (pays de Carem-
bant ) Artois.
77. Le Jugement, V, 122
78. Le Maignien, V, 130
79. La Maie dame, VI, 149
80. La Maie honte, IV, 90, par Guillaume
81. La Maie honte, V, 120, par Huon de Cambrai (v.
append. III) Cambrésis.
82. Le Maniel mautaillié, III, 55
83. Le Pauvre mercier, II, 36
84. Les Trois meschines, III, 64 .
85. Le Meunier d'Arleux, II, 27, par Enguerrand
d'Oisi Cambrésis.
86. Le Meunier et les deux clercs, V, 119
— 439 —
87. La Nonnette, VI, 157, par Jean de Condé Flandre.
88. L'Oie au chapelain, VI, 143, Rivière de Sèvre (?)
V. 4
89. Le Pêcheur de Pont-sui^-Seine, III, 63, Pont-le-
Roi (Aube) *Champagne.
90. Le dit des Perdrix, I, 17 ^Picardie.
91. La Plenté, III, 75. L'action se passe en Syrie
et en 1191 (v. 3) sous le roi Henri de Cham-
pagne, -j- 1 197 *Syrie ?
92. Le Pliçon, VI, 156, par Jean de Condé Flandre.
93. Le Porcelet, IV, 101
94. Le Pré tondu, V, 104
95. Le Prêtre et Alison, II, 31, par Guillaume le Nor-
mand Normandie ou An-
gleterre.
96. Le Prêtre et le chevalier, II, 34, par Milon
d'Amiens Picardie.
97. Le Prêtre crucifié, I, 18 *Ile de France.
98. Le Prêtre et la dame, II, 51
99. Le Prêtre au lardier, II, 32
100. Le Prêtre et le loup, VI, 145, en Chartein (pays de
Chartres) ♦ . .
101. Le Prêtre et le mouton, VI, 144, par Haiseau Normandie.
102. Le Prêtre qui abevete, III, 61, par Gariii
103. Le Prêtre qui dit la Passion, V, 118
104-105. Le Prêtre qui mangea les mûres IV, 62, V, 113.
106. Le Prestre qui eut mère a force, V, 125 ! .
107. Le Prestre quon porte, IV, 89 Picardie.
108. Le Prêtre et les deux rihauds, III, 62, Troyes
109. Le Prêtre teint, VI, 132 (Orléans, v. 5, ss) Orléanais.
110. Les quatre Prêtres, VI, 142, par Haiseau Normandie.
111. Le Provost a faumusse, 1 , 7
112. Le Prudhomme qui rescolt son compère de noiier,
I, 27
113. La Pucelle qui abreuva le poulain, IV, 107 *Picardie.
114. La Pucelle qui voulait voler en l'air, IV, 108
115. Les Lecheors, III, 76
116. Richeut (Méon, Nouveau recueil, I, p. 38-79)
117. Le Roi d' Angleterre et le jongleur d'Ely, II, 52 . .
118. 119, 120. Le Sacristain, V, 123; V, 136; VI, 150
bis
121. Quatrième version du précédent (VI, 150) par Jean
le Chapelain Normandie.
1 22. La Saineresse, I, 25
123. Saint Pierre et le jongleur, V, 117
124. Le Sentier battu, III, 85, par Jean de Condé
125. Le Souhait desvé, V, 131, par Jean Bedel Artois.
126. Les quatre Souhaits saint Martin, V, 133
127. Sire Hain et dame Anieuse, I, 6, 'par Huon Piau-
cele Picardie.
128. La Sorisefte des estopes, IV, 105
— UO —
129. Le Sot chevalier^ I, 20 Picardie.
130. Le Testament de Vâne, III, 82, par Rutebeuf Ile de France.
131. Les Tresses^ IV, 94
132. TriibeiH, Méon [Nouv. recueil, t. I)
133. Le Vair Palefroi, I, 3, par Huon le Roi (v. appen-
dice III) Picardie.
134. Le Valet aux douze femmes, III, 78
135. Le Valet qui d'aise a malaise se met, II, 44. V.
Foerster, Jahrhuch,\lSi, F., I, 304 Picardie.
136. La Vessie au prestre, III, 59, par Jacques de Bai-
sieux (v. chap. XII) Flandre.
137. La Veuve, V, 49, par Gautier le Long Picardie.
138. La Vieille qui oint la palme au chevalier, V, 127..
139. La Vieillette ou la vieille truande, V, 129
140. Le Vilain, VI, 148
141. Le Vilain asnier, V, 114
142. Le Vilain au buffet, III, 80
143. Le Vilain de Bailleul, IV, 104, par Jean Bedel.... Artois.
144. Le Vilain de Farhu, IV, 95, par Jean Bedel Artois.
1 45. Le Vilain mire, III, 74 #
146. Le Vilain qui conquist Paradis, III, 81
147. Fragment de Foers^r, dan Loussiet par « le maire
du Hamiel », Jahrhuch, N. F., I, p. 296 Picardie.
Résumé statistique.
Nous avons donc conservé 147 fabliaux. A l'édition de MM. A. de
Montaiglon et G. Raynaud, nous ajoutons six contes, les n°^ 22,
26, 62, H 6, 132, 147 de la liste ci-dessus. Nous en supprimons
seize pièces, savoir : deux dits dialogues (I, 1, II, 53); une chan-
son (I, 11), deux contes dévots ÇL, 45, VI, i H), une patenosfre
(II, 42), un débat (II, 39), neuï dits moraux ou satiriques (I, 12,
II, 37, 38, 40, 41, 43, 54, III, 56, 66) i.
Les fabliaux sont répartis dans 32 manuscrits.
Cinq d'entre eux nous offrent de véritables collections. Ce
sont les mss. :
B. N., 837 qui renferme 62 Copies de Fabliaux
Berne, 354 41 —
Berlin, Ilamilton, 257 30 —
B N., 1593 24 —
B. N.,19.152 26 —
1. Il convient encore d'ajouter un frîigment de fabliau, signalé par M. E.
Rillor pt publié par MM. de Montaiglon et Raynaud, t. IV, p. 154. On
pourrait l'iiilitulor : Les trois nonnes à l anneau. Il ne parait avoir que le
cadre de commun avec le fabliau des Trois clames qui trous'èrent l<anneau.
— i41 —
Les autres nous fournissent quelques fabliaux
seulement. Ce sont :
B. N., 12.603 11 Copies de Fabliaux
B. N., 2.168, 1.635, 25.545, chacun 6 copies 18 —
B. N., 1.553 5 —
British Muséum, ms. Harl. 2.253; — B. N., 2.173; —
chacun 4 8 —
B. N., nouv. acq., H04; — Ars., B. L. F., 318; —
Turin, L. V, 32; — Rome, B. Casan., — chacun 3.. . 12 —
Pavie, 130E5 2 —
B. N., 344, 375, 1.446, 1.588, 7.218, 12.483; — Brit.
Muséum, ms. add. 10.289, — Ars., B. L. F., 317, —
Ars., 3.524, — Ars., B. L. F., 60; — Cambridge, C.
G. C, 50; — Oxford, Bodl., Digby, 86, — Turin, fr.
36, — Genève, 179 his, — fragm. de la B. de Troyes,
chacun 1 copie 15
Soit, au total 254 copies.
— 442 —
APPENDICE II
NOTES COMPARATIVES SUR LES FARLÏAUX
Je réunis ici d'assez nombreuses références à des conteurs
lettrés ou populaires qui ont traité les mêmes sujets que nos
jong-leurs. Il eût été facile d'allonger ces listes, en citant de
seconde main ; mais j'ai trop perdu de temps, sur la foi d'indica-
tions inexactes, à rechercher des livres rares et à les dépouiller
vainement, pour ne pas tâcher d'épargner à ceux qui voudraient
se servir des présentes notes les mêmes déceptions. Je ne rap-
porte donc ici que les parallèles que j'ai trouvés ou vérifiés moi-
même. Dans les cas contraires, qui sont assez rares, j'ai marqué
d'un astérisque les ouvrages que je citais sur la foi d'autrui.
A. L'Ame au vilain (MR, III, 68). — Comparez la Farce du
Munyer, par André de La Vigne, p. p. Fr. Michel, Poésies
gothiques françaises^ 1831, et par le bibliophile Jacob, Recueil
de farces, soties et moralités, 1859.
B. L'Anneau (III, 60). — Comparez Nicolas de Troyes, le Gra/ic/
Parangon des nouvelles nouvelles, n° 39. — La Reine de Candie,
dans les Contes nouveaux et plaisans, par une société, Amster-
dam, 1770, 2° partie, p. 47. — La Bague enchantée dans les Co^/e.^
en vers et quelques pièces fugitives [par M. BretinJ, Paris,
an V de la République, p. 66 — Trois contes picards dans
les KpuTCTaoïa, Heilbronn, chez Henninger, t. I, n*^ 3. — Dans
la même collection des Kpj-Tacia, voyez les contes russes, t. I,
n^ XXXII ; cf. les notes, t. IV, p. 202, où divers rapproche-
ments sont indiqués. Sur ces talismans bizarres, anneaux qui
font éternuer, figues qui font pousser des cornes, etc.. v. les
notes de V. Imbriani, Conti pomiglianesi... Naples, 1876, p. 89, ss.
C. Les deux Anglais et l'Anel (II, 46). — Je n'ai retrouvé
nulle part cette insignifiante historiette. Sur le baragouin anglais,
— 443 —
comparez toute une série de textes, dont voici quelques-uns :
la Paix aux Anglais (Jongl. et Trouvères, p. 170. Cf. Hist.
Litt., XXIII, 349); la Charte aux Anglais, cf. Romania, XIV,
p. 279 ; Renart déguisé en jongleur anglo-normand (éd. Martin,
branche P).
D. AuBERÉE (V, 110). — Ce conte existe dans les diverses
rédactions orientales du Roman des Sept Sages, dans les versions
syriaque, grecque, espagnole, hébraïque, persane, arabe.
M. Georg Ebeling [Auberée, altfranz. fablel... kritisch mit
Einleitung und Anmerkungen hgg. von G. Ebeling, Berlin,
1891), a noté avec conscience et minutie les variantes de ces
divers recueils. Je prends, pour l'opposer à Auberée, l'un
quelconque de ces récits, soit le plus ancien texte connu, qui
est le Sindibâd sjTidiqu.e (éd. F. Baethgen, Leipzig, 1879, p. 22).
Ce choix est arbitraire ; mais il serait trop long de comparer
successivement ici le conte français aux six principaux textes
orientaux, et cette comparaison, que j'ai faite, conduirait aux
mêmes résultats. La lecture du travail de M. Ebeling en con-
vaincrait au besoin le lecteur.
Voici la forme organique (to) du conte :
AUBERÉE
TRAITS ORGANIQUES
Une entremetteuse procure une jeune femme à un jeune
homme par la ruse que voici : elle s'introduit dans la chambre
de la femme et y dépose, à son insu, un vêtement d'homme
auquel elle a fait une marque particulière. Le mari découvre
le vêtement, en infère que sa femme est infidèle et la chasse.
Chassée, elle rejoint le galant. Il s'agit ensuite de la faire
rentrer en grâce auprès de son mari : l'entremetteuse déclare
au bonhomme qu'elle a perdu, elle ne sait où, un vêtement qui
lui était confié et qui portait telle marque. Il s'aperçoit ainsi
qu'elle seule a pénétré dans la chambre conjugale, et se repent
de ses soupçons. (A vrai dire, il n'est pas nécessaire que l'objet
en question soit un vêtement ; mais cette imagination si naturelle
ne paraît pas suffire à associer deux versions.)
— 444
TRAITS ACCESSOIRES
Sindbad.
A uberée.
a) Un joyeux compagnon, qui
désirait toute femme dont il enten-
dait louer la beauté, rencontre
dans un bourg une jolie femme, et
l'envoie prier d'amour. Sa requête
est repoussée, et, venu lui-même,
il n'a pas plus de succès.
w) Il entre alors chez une voi-
sine, lui fait part de ses désirs, et
moyennant promesse d'une bonne
récompense, obtient qu'elle s'inté-
resse à son amour.
b) Elle envoie le jeune homme
au marché ; là, il reconnaîtra le
mari, à certains traits qu'elle lui
décrit. Le mari est marchand :
qu'il lui achète un manteau et le lui
apporte, à elle.
c) Une fois qu'elle a le manteau,
elle le brûle en trois places.
to Visite de l'entremetteuse à la
jeune femme.
Le surcot laissé sous un coussin.
Retour du mari qui trouve le
manteau, bat et chasse sa femme.
d) Celle-ci se réfugie chez ses
parents. La vieille vient l'y relan-
cer : (( De mauvaises gens ont dû
t'enchanter, lui dit-elle; viens chez
moi, tu y trouveras un médecin qui
te traitera avec intérêt. »
w) Rencontre des amants.
e) Le jeune homme est envoyé le
lendemain matin à la boutique du
mari. « Il te demandera ce qu'est
devenu le manteau. Tu lui diras :
Je me suis approché du feu, des
étincelles y ont fait trois trous. Je
l'ai donné à raccommoder à une
vieille femme ; depuis je n'ai plus
revu ni la vieille ni mon manteau.
Alors le mari te dira : Va chercher
la femme à (jui tu l'as donné ;
je saurai bien ce qu'il faudra
répondre, n
1) Long amour d'un valet pour
une jeune fille. Son père ne veut
pas qu'il l'épouse, parce qu'elle est
pauvre. Un bourgeois veuf et riche
se montre moins intéressé, et la
prend pour femme. Chagrin du
jeune homme, qui cherche à se
rapprocher de celle qu'il aime.
w) Même scène que dans Sindhad
comme le veut w. Auberée est
une vieille couturière.
m) Auberée prend simplement le
surcot que porte le jeune homme.
n) Auberée pique une aiguillée
de fil dans le surcot, et y laisse son
dé à coudre.
a>) Visite de l'entremetteuse à la
jeune femme. (Les détails de la
scène diffèrent de ceux du Sindbad.)
Retour du mari, qui trouve le
surcot et chasse sa femme.
o) Auberée recueille la jeune
femme dès sa sortie de la maison,
et la détermine à prendre asile
chez elle, où elle sera cachée,
jusqu'à ce que tombe la colère du
mari.
(ii) Rencontre des amants.
p) Episode de l'abbaye de Saint-
Corneille (v. ci-dessus, p. 355).
i
— 445 —
1) Ainsi fait; la vieille, appelée, q) Cris que pousse dans la rue
dit au mari : « Sauve-moi de cet Auberée.
homme. Il m'a donné un manteau Le mari accourt au bruit. Elle
à raccommoder. J'ai causé avec ta explique comme elle a perdu un
femme, et je ne sais plus ce que j'en surcot, qu'un jeune homme lui
ai fait. » avait donné pour être réparé. Elle
l'a perdu, avec son dé et son
aiguille.
g) Le mari donne de riches pré- r) Joie du mari qui retrouve en
sents à sa femme, qui est retournée effet l'aiguille et le dé attachés au
chez ses parents et qui ne consent surcot.
qu'à grand'peine à une réconcilia-
tion.
Ici encore, tous les traits accessoires, tous les épisodes
d'explication ou de pur ornement diffèrent. Lesquels sont
logiquement les primitifs? Il est impossible de le décider, car
ils sont, dans l'une et l'autre version, merveilleusement bien
combinés et agencés. Par un détail pourtant, la forme fran-
çaise paraît supérieure : comparez, en effet, l'épisode b du
Sindhad à son correspondant m du fabliau. Dans toutes les
versions orientales, le mari est un marchand d'étoffes, chez
qui le jeune homme a fait emplette de son manteau. Cette
invention maladroite frappe tout le conte d'une certaine invrai-
semblance. Il est inadmissible, en effet, que, quelques heures
après, le marchand rentrant chez lui ne reconnaisse pas le
vêtement dont il vient de vanter l'excellence à son client; il
est étrange que, le lendemain, reconnaissant l'acheteur au
marché, il lui demande placidement des nouvelles de son
manteau, au lieu de prendre le galant à la gorge. L'entremet-
teuse a été bien imprudente de mettre ainsi deux fois en pré-
sence le mari et l'amant. Si le mari ne s'aperçoit pas que
c'est un coup prémédité, s'il ne conçoit aucun soupçon quand
il trouve dans sa boutique l'acheteur de la veille, juste à point
pour lui raconter l'histoire du manteau brûlé, c'est qu'il n'est
pas bien fin. La vieille du conte syriaque est donc moins
adroite qu' Auberée, qui emploie un manteau quelconque,
que le mari n'a jamais vu, et qui se garde bien de jamais mettre
en face l'un de l'autre le jaloux et l'amant. Ainsi, la forme
orientale est légèrement défigurée, et si l'une des deux versions
peut prétendre au préjudice de l'antériorité logique, c'est le
fabliau. Si l'on veut pourtant considérer les deux rédactions
^ 446 —
ôômme équivalentes, il reste qu'on ne peut rien savoir de leur
rapport, puisqu'elles s'expriment par deux formules non compa-
rables :
La forme orientale par bi -{- a, b, c, d, e, f, g, h
La forme française par w + /, m, ;i, o, p, q, r, s
E. Le lai d'Aristote (V, 137). Pour les divers rapprochements,
voyez les notes deVonder Hagen, Gesammiabenteuer, Aristoteles
und Phyllis^ t. I, V; Benfey, Pantchatantra, § 187, p. 461-2.
Il existe un récit apparenté, qui se trouve dans les Hieronymi
Morlini Novellae, etc. Paris, 1855, p. 158, ss., nov. 81. Dans
une sorte de roman à tiroirs, où une pierre précieuse doit être
départie à la femme qui aura subi au cours de sa vie galante
la plus cruelle humiliation, trois femmes racontent chacune
une aventure (la Statue, la Femme chevauchée, la Tir/e d^ovjnon).
La seconde de ces histoires est une contre-partie du lai d^Aris-
tote. Voyez encore la Ger mania ^ I, 258, ou F. Liebrecht ajoute
une variante espagnole. — M. Héron, dans son édition de
Henri d'Andeli, a réuni quelques variantes plus modernes, du
xviii^ ou du xix^ siècle. — On sait que, dans plusieurs contes
du moyen âge, on voit de même Aristote veiller sur les amours
d'Alexandre. Voyez les Gesta Bomanorum^ éd. OEsterley, n*^^ 31,
34, 37, etc., et cf. M. Héron, La légende d'Aristote et
d'Alexandre^ Rouen, 1892. Pour le plus curieux de ces récits,
celui du baiser empoisonné, v. Gesammtab . I, p. LXXX, Landau,
Quellen des Dekamerone, p. 228, et le beau mémoire de M. W^il-
helm Hertz, die Sage vom Giftmadchen, Munich, 1893.
Plusieurs écrivains du moyen âge ont fait à notre conte des
allusions qui ont été recueillies. Aux rapprochements de mes
devanciers, j'ajoute ce jeu-parti d'Adam de la Halle et de Sire
Jean Bretel [Adam, éd. Goussemaker, p, 165) : « Aristote a
été chevauché par son amie, qui l'en a mal récompensé. Voudriez-
vous être accoutré comme lui, pourvu que votre dame vous
tienne parole ? »
Notre fabliau a eu l'honneur de représentations figurées de
toutes sortes, du xiii<^ au xvi^ siècle, au portail de la cathédrale
de Rouen, à la façade de l'église primatiale de Saint- Jean à
Lyon, sur un chapiteau de l'église Saint-Pierre à Gaen, sur
la miséricorde d'une stalle de la cathédrale de Rouen, sur l'un
— 447 —
des pilastres de la chapelle épiscopale du château de Gaillon ;
il a été sculpté en bas-relief sur ivoire (Montfaucon, U Antiquité
expliquée^ t. III, p. I, pi. GXCIV), en aquamaniles (cf. Gaj
Glossaire archéologique^ s. v. aquamanile) ; il a été peint par
Spranger et gravé par Sadeler.
Toutes ces œuvres d'art ont été soigneusement étudiées, depuis
Daly [Revue gén. d^archit., 1840, col. 393) et de Guilhermy
[Annales archéologiques de Didron, t. II, 1847, p. 145) jus-
qu'aux travaux récents de MM. Gasté (Un chapiteau de V église
Saint-Pierre de Caen, Caen, 1887), et A. Héron [Une représen-
tation figurée du lai d^Aristote, Rouen, 1891). M. Gasté me
signale encore une peinture sur verre du Musée germanique de
Nuremberg, sur laquelle v. une communication de M. Gaidoz
dans le Bulletin de la Société des Antiquaires, 1888, p. 230.
Ajoutons à ces remarques que nombre de livres du xvi^ siècle
portent au frontispice des gravures représentant le lai d'Aris-
tote. Je signale, par exemple, Henrici Glareali de Geographia
liber unus^ imprimé à Fribourg en Brisgau, en 1522, où l'on
voit, sur le même bois, à gauche Virgile à la corbeille, à droite
une scène que je n'ai pas su identifier, en bas Aristote sellé et
chevauché.
F. Les Trois aveugles de Compiègne (I, 4). — Il y a ici conta-
mination de deux contes distincts : pour le premier (les aveugles
dupés), voyez Gonnella*, Bouchet*, Imbert [Hist. Litt., t. XXIII,
p. 140). — Schimpf und Ernst^ éd. OEsterley, XII hlinden
verzarten XII guldin, n^ 646, et les renvois à Pitre, à TUylen-
Spiegel, à Hans Sachs, à Sacchetti. — Ajoutez une nouvelle de
Girolamo Sozzini, dans les Novelle di autori senesi^ Londres,
1798, t. II, p. 271, et les deux Aveugles àains les Contes en vers
Ipar M. Bretin], p. 109.
Pour le second conte (l'aubergiste dupé), voyez, outre V His-
toire littéraire [i.WWl, p. 140, Repues franches, Eulenspiegel,
d'Ouville), Dunlop-Liebrecht, Geschichte der Prosa-dichtung,
p. 284. — L'idée des Repues franches (v. ce texte p. p. A. Lon-
gnon, Œuvres complètes de François Villon^ 1892, pp. LIII-LIV)
a été reprise dans la Farce du Nouveau Pathelin, p. p. Génin. —
Hieronymi Morlini novellae^ éd. de la bibl. elzévirienne^ 1855,
nov. XIII, p. 29, De hispano qui decepit rusticum.. — Straparola,
— 448 —
Piacevoli notti, XIII, 2; cf, Giuseppe Rua, Intorno aile « piacc-
voli notti », p. 103-4. — Liebrecht, Beitrage zur Novcllenkunde,
Germania, I, 269. — Braga, Contas tradicionaes do Povo Portu-
guez, 11° 179 [a venda das gallinhas) qui donne de nombreux
renvois, notamment à Bebelius*, II, 126. — Ajoutez enfin les
Nouv. contes à rire ou i^écréations françaises, Amsterdam, 1741,
p. 313.
G. Barat et Haimet (IV, 97). — Ce conte, qui rappelle d'une
façon générale les bons tours joués à Galandrino par les peintres,
ses confrères [Décaméron, Journ. 8, nouv. 3, 6, etc.), paraît
avoir eu grand succès au xiii^ siècle, puisque les noms des per-
sonnages du fabliau, Barat, Haimet, Travers, étaient devenus
ceux de voleurs célèbres, comme Cartouche ou Mandrin. V. le
roman à' Eustache le Moine ^ éd. F. Michel, v. 298 :
Travers, ne Baras, ne Haimés
Ne sorent onques tant d'abés.
La première partie de notre conte (les œufs de pie volés et
les braies enlevées au voleur) se retrouve dans un récit p. p.
Eugen Prim et Albert Socin [der neu-aramàische Dialekt^ Gôt-
tingen, 1881, n'' XLII, p. 170), oîi l'on raconte, assez maladroi-
tement d'ailleurs, les exploits du petit Ajif, neveu d'un voleur
illustre. Ce récit sert d'introduction à l'histoire du trésor de
Rhampsinit. — La deuxième 23artie (visite de deux voleurs à un
ancien voleur marié et retiré, et a^oI d'une pièce de lard successi-
vement reconquise et reperdue) est racontée dans les Contes
Albanais, recueillis par Aug. Dozon, Paris, Leroux, 1881,
n** XXI, Mosko et Tosco, p. 163. — Les deux parties (nid d'éper-
vier, sac d'une maison où l'on pénètre par le toit) se rejoignent,
comme dans notre fabliau, mais non sans de nombreuses modifi-
cations, dans un conte kabyle [Contes populaires de la Kabylie
du Djurdjura, recueillis et traduits par J. Rivière, Paris, 1882,
p. 13). Ici encore, ce conte sert de préface k Rhampsinit .
IL Berengier (III, 86, IV, 93). — Comparez die verrâtherische
Trompeté, XVI 11"^ Erzahlung des Siddhi-Kûr, dans les Mongo-
lische Màrchen p.p. le D'" B. Jiilg, 1868, p. 23; ou la traduction
française du texte de Jiilg dans la Fleur lascive orientale, Oxford,
1882, p. I. Ce conte a été étudié de très près par Liebrecht et
1
— 4i9 —
Benfey dans la Revue Orient und Occident^ t. I, p. 11(), ss.
J'ajoute à leurs rapprochements que la forme de Bonaventure
Despériers se retrouve dans Roger Bontemps en belle humeur^
Cologne, 1708, t. II, p. 63. — La deuxième partie de la nouvelle
publiée dans les Rpu-KTaoïa, I, XXIV, reproduit aussi le fabliau de
Berengier. Cf. les renvois fournis par les KpuTrxaBia, t. IV, p. 196.
— C'est, comme on voit, un des rares fabliaux qui se retrouvent
sous forme orientale. Je me permets de renvoyer le lecteur au
travail ci-dessus indiqué de Liebrecht et de Benfey : il lui sera
facile de constater que le fabliau et le conte mogol, tout comme
les autres contes conservés sous forme orientale, n'ont en com-
mun que leurs seuls traits organiques ; ils ne sont donc pas com-
parables. Je prie le lecteur de tenter lui-même cette comparaison
ou de m'en croire sur parole. Il ne sied pas que je donne ici la
preuve de mon affirmation ; il ne sied pas qu'il mêla demande.
I. BoiviN DE Provins (V, 116). — Dunlop (v. Dunlop-Lie-
brecht, p. 223) a imaginé de rapprocher ce fabliau de la nov.
5, journée II du Décaméron. Landau [Quellen^ p. 123) a adopté
cette opinion. Il n'y a aucun rapport entre le jongleur Boivin,
qui est le dupeur, et le maquignon Andreuccio, qui est le dupé.
J. Les Trois Bossus ménestrels (I, 22). — Voyez notre étude
sur ce conte, au chapitre VIL
K. Le Boucher d'Abbeville (III, 84). — On a comparé (du
Méril, Hist. de la poésie Scandinave^ p. 335, cf. de Montaiglon
et Raynaud, notes de leur édition) ce fabliau avec le conte de
La Fontaine « A femme avare, galant escroc », tiré de Boccace,
Décam.^ VIII, 1. Bartoli [Litteratura italiana, 584) a montré
combien ce rapprochement est vague et vam.
L. La Bourgeoise d'Orléans (I, 17). — Il existe un petit cycle
de contes qu'on peut réunir sous ce titre : le Mari trompé^ battu
et content. Mais ce groupe est composé d'au moins trois récits
distincts, indépendants les uns des autres, qu'on rapproche
indûment de la Bourgeoise d'Orléans. Séparons ici ce qui a été
si souvent confondu.
I. Le mari prend le costume de l'amant. La Bourgeoise d^ Or-
léans (MR, I, 17). — Le Chevalier, la dame et un clerc (MR, II,
50). — Le Castia Gilos (Raynouard, Choix de poésies des trou-
BKniK.n. — Les Fabliaux 29
— m —
hadours. ni,p. 398). — Gesammtabenteuer ^ II, XXVII, Vrouwen
staetikeit.
II. Le mari prend le costume de sa femme; il est rossé par
l'amant. — Décaméron^ Journée VII, nov. 7. — La Fontaine a
imité Boccace très exactement, sauf pour quelques épisodes
invraisemblables qu'il a modifiés (l'amant devient fauconnier;
— la scène de la chambre conjugale est supprimée). — Erzàh-
lungen aus altdeutscheii Hss.^ gcsammelt diirch Adalhert von
Keller^ Stuttgart^ Bibliothek des lifer. Vereins, t. 35, p. 289,
von dem Schryber; cf. quelques références de Liebrecht, Germa-
nia, I, 261. — Ser Giovanni Fiorentino*, il Pecorone, g, III, nov.
2^ ; — Roger Bontemps en belle humeur^ Cologne, 1708, p. 6i-5 ;
— Nouveaux contes à rire ou récréations françoises, Amsterdam,
1741, p. 184 (copié de Roger Bontemps ou d'un modèle com-
mun). — Contes à rire et aventures plaisantes^ éd. Chassang,
Paris, 1881, p. m. — Uhland, Volkslieder, der Schreiber im
Garten. — Kp'j7:Taoia, t. I, Contes secrets russes^ 77.
III. Le poulailler. — Retour imprévu d'un mari, à qui sa
femme persuade qu'il est poursuivi par des sbires ; elle le cache
dans un poulailler, où, disent les Cent nouvelles nouvelles, il
passe la nuit à a roucouler avec les coulombs ». — La farce du
pigeonnier. — Cent nouvelles nouvelles, 88^. — H. Estienne,
Apologie pour Hérodote, éd. Ristelhuber, t. I, p. 27o. — Pogge,
Facetiae^ éd. Isidore Liseux, t. I,p. 28, 1878. — Lodovico Dome-
nichi, Detti e fatti di diversi signori e persone private. ..in Fiorenza,
1562, p. 148. L'Italien de Domenichi reproduit exactement le
latin de Pogge. — Bandello*^ nov. 25.
Voyez différentes variantes que je n'ai pu contrôler énumérées
dans les Gesammt., II, XIV, et dans les KpuTUTdcBia, t. IV, p. 250.
Il a paru récemment sur cette nouvelle une excellente mono-
graphie de M. W. Henry Schofîeld, The source and history of
the seventh novel of the seventh day in the Decameron, dans les
Harvard studies and notes in philology and literature, II, 1893.
La liste de références de l'auteur est sensiblement plus riche que
celle qui précède ; les plus importantes de ces additions sont un
épisode du roman de Baudouin de Sebourg et un trait légendaire
de la vie de l'empereur Henri IV rapporté dans le de Bello saxo-
nico, chap. 6-7, et répété postérieurement, non sans modifications
curieuses, par différents chroniqueurs.
— 451 --
M. La Bourse pleine de sens (III, 67). — Un trait analogue dans
le Comte Lucanor, trad. de Puybusque, exemple XXXVI, p. 376,
sqq., où un marchand achète pour un maravédis de prudence.
— Comparez à notre conte le Liedersaal de Lassberg, von den
freundinnen^ où le mari, qui a deux maîtresses, achète pour « ain
pfenning wert witzen » ; voir dans les Gesammtabenteuer (II,
XXXV) le poème de Hermann Pressant, Ehefrau und Bulerin^
et les rapprochements divers de von der Hagen. V. aussi Ger-
mania*, XXXIII, p. 263, — On peut rapprocher encore un conte
kamaonien où une femme demande à son mari de lui rapporter
de voyage « le mauvais du bon et le bon du mauvais ». Bomania,
Cosquin, t. X, p. 545. Cf. EmjUsche Studien\ 1883, p. 111-25
(Kôlbing", a peniworth of white).
N. Les Braies au Cordelier (III, 88 ; VI, 155). Rapprochez le
conte, assez différent d'ailleurs, de Philetaerus et Myrmex dans
les Métamorphoses d'Apulée, IX, 17-20, éd. Eyssenhardt, Ber-
lin, 1869. — V. les rapprochements nombreux avec Sacchetti*,
Sabadino*, Pogge, Morlino*, YOrlando innamorato, V Apologie
pour Hérodote, etc., dans la Geschichte der Prosadichtung de
Dunlop-Liebrecht, n"^207 et 333. — J'ajoute à cette liste les réfé-
rences que voici : les données du fabliau sont reproduites dans la
farce de Frère Giiillehert, très bonne et fort joyeuse (épithètes
qui, par exception, sont méritées), dans V Ancien théâtre françois
de Viollet-le-Duc, t. I, p. 305, ss. — V. Les Comptes du inonde
adventureux^ P- P- Félix Franck, 1878, compte XXVIil (traduit
de Masuccio, nov. III). — Le caleçon apothéose, dans le Singe de
La jPo/i^ame, Florence, 1773, t. I, p. 54. — La Culotte de saint
Raimond de Pennafort, dans les Contes à rire... par le citoyen
Collier, commandant des croisades du Bas-Rhin, nouvelle édition
par le chevalier de Katrix, Bruxelles, 1881, p. 3.
0. Brifaut (IV, 183). — Le fabliau est reproduit dans presque
tous ses accidents par les Nouv. contes à rire ou récréations fran-
çoises, Amsterdam, 1741, p. 328; D'un qui déroba une pièce de
toile. Comparez la facétie du curé Arlotto qui dérobe, avec la
même astuce que le voleur du fabliau, quatre tanches apparte-
nant à un Siennois [Contes et facéties d^ Arlotto de Florence., éd.
Ristelhuber, Paris, 1877, p. 7).
P. Brunain (I, 10). — Etienne de Bourbon^ éd. Lecoy de la
— 452 —
Marche, n« 143. — Arlotto de Florence, éd. Ristelhuber, p. 104,
n° LXXV. — Le même conte, assez défiguré, dans V Amphibo-
logie ou V Ecriture sainte prise à la lettre, Contes érotico-philoso-
phiques de Beaufort d'Auberval, 1818, réimpression de 1882,
Bruxelles, p. 201. — Cf. les KpjTTTaoïa, I, XLIX et les notes, t.
IV, p. 221.
Q. Celui qui bouta la pierre (IV, 102, et VI, 152). — Gesammt-
abenteuer, Berchta mit der langen nase. V. les notes de l'éditeur,
III, LIV. — Wendunmuth, III, 213, Von eines procuratoris gei-
len hausfraiven et les très nombreux rapprochements indiqués
par l'éditeur (Bandello, Malespini, d'Ouville, Nouv. contes en
vers, etc.). J'ajoute à cette longue liste ces quelques variantes
qui paraissent dépendre toutes de la 23^ des Cent nouvelles nou-
velles : Roger Bojitemps en belle humeur, t. II, p. 100. — Le
Singe de La Fontaine, I, p. 165. — Contes nouv. et plaisants par
une société, W partie, p. 2. — Nouv. contes à rire ou récréât,
françaises, t. II, p. 267. — V. aussi des remarques de Dunlop-
Liebrecht (note 317).
R. Les deux Changeurs (I, 23). On a souvent comparé la pre-
mière partie de notre fabliau avec la première des Cent nouvelles
nouvelles (v. les rapprochements de Dunlop avec Ser Giovanni*,
11,2; Bandello*, I, 3; Straparole, II, 10, nuit II, fable II, dans
la traduction de Larivey, éd. Jannet). Comparez G. Rua, Intorno
aile (( piacevoli notti » dello Straparola, Turin, 1890, p. 50. —
Mais je ne connais pas de conte qui renouvelle, avec une suf-
fisante ressemblance, la double épreuve du fabliau.
S. Charlot LE Juif (III, 83). — On a plutôt affaire ici à une
répugnante imagination de Rutebeuf qu'à un conte traditionnel;
aussi ce fabliau ne se retrouve-t-il point dans les littératures
orales, et c'est à tort que l'annotateur des Kpjziicioi. (t. IV, p. 250)
en rapproche un conte russe qui ne lui ressemble nullement. —
Sur Chariot le Juif, v. la Desputoison de Challot et du Barbier
de Melëun [Rutebeuf, éd. Kressner, p. 99).
T. Le Chevalier au chainse (III, 71). — Voyez ci-dessus, cha-
pitre IX.
U. Le Chevalier a la corbeille (II, 47). — C'est à tort que
l'on rapproche d'ordinaire ce conte de Virgile à la corbeille (voir
— 453 —
Domenico Comparetti, Virgilio nel medio evo, et Gesammtaben-
teuer, II, p. 509; t. III, LV). Mais notre fabliau reparaît, avec
ses traits essentiels, d'Ans V Apologie pour Hérodote^ éd. Ristel-
huber, I, 282.
V. Le Chevalier QUI FAISAIT PARLER les muets (VI, 147; VI,
153). — V. dans les Gesamintabenteuer le conte intitulé der
weisse Rosendorn, et les notes de l'éditeur (III, p. 5, ss.). Cf.
Germania, I, 202.
W. Le Chevalier, sa dame et un clerc (II, 50). — V. ci-
dessus, la Bourgeoise d'Orléans.
X. Le Chevalier qui fist sa femme confesse (I, 16). D'après
Dunlop-Liebrecht [Anmerkungen, 315, p. 490), l'idée première
du conte se retrouverait dans le roman de Flamenca. Il est inutile
de réfuter cette erreur. Comparez le Liedersaal de Lassberg", die
Beichte^ XXIII, p. 247. — Exempla of Jacques of Vitry, p. p.
Crâne, 1891, Keller, Erzahlungen aus altd. Hss., p. 383, von
deni man der beicht der frawen. — Cent nouv. nouv., IS^. —
Wendunmuth^ éd. OEsterlej, 3, 2i5 [Betrug einer falschen fra-
iven) et les nombreuses notes de l'éditeur; — (renvois à la Scala
cœli^ à Bandello, Doni, Malespini, Pauli, H. Sachs, etc.). Il est
à peine utile de rappeler les contes de Boccace (VII, 5) et de La
Fontaine. Il y a dans M. Landau [Quellen des Dekanierone,
p. 127-8) des rapprochements trop généraux et incertains. V.
encore dans le Catalogo dei novellatori in prosa (Livourne, 1871,
n^ 28), par G. Papanti, l'indication d'une nouvelle italienne du
moyen âge, semblable au fabliau.
Y. Le Clerc caché derrière l'escrin (IV, 91). — Cent nouvelles
nouvelles (34«). — Morlini Novellae, éd. de la Bibl. elzévirienne,
1855, p. 62, nov. XXX. Cette nouvelle a été traduite de Morlini
ou d'un modèle commun par le sieur d'Ouville, Elite des contes,
éd. Ristelhuber, XXXVI, p. 84. — Roger Bontemps en belle
humeur, Cologne, 1708, t. II, p. 149. — Aux rapprochements
de MM. de Montaiglon et Raynaud, Aug. Scheler, dans son édi-
tion de Jean de Condé, ajoute des renvois aux Facetiae Friscli-
lini* et aux Joci ac sales Ottomari Luscinii*.
Z. Le Pauvre clerc (V, 135). — Ce joli fabliau se diversifie
chez les divers conteurs en un certain nombre de récits, égale-
— 454 —
ment ingénieux (Ze soldat devin, le Soudan de Babylone^ etc.).
Il a été, à plus d'une reprise, étudié par les collecteurs de contes
et j'indique ci-après où l'on pourra trouver des listes de références.
— V. de nombreux rapprochements dans les Gesammtahenteuei' j
III, 61 ; dans Dunlop-Liebrecht, des renvois à des j)oèmes anglais
[anmerk., 277a) ; dans la Germania, I, 263 (Liebrecht) ; — Kel-
1er, Fastnachtspiele, p. 1172, ss., von einem varnden Schuler ;
cp. Germania*^ XXXVI, 22. — Le sieur d'Ouville, Elite des Contes,
éd. Ristelhuber, p. 109, n^ XLV. Ristelhuber donne une longue
liste de variantes. — Les trois récits dont voici l'indication ne
sont que des copies de d'Ouville : Roger Bontemps^ éd. de 1708,
p. 51 ; Nouveaux contes à rire ou récréations françoises^ Amster-
dam, 1741, p. 171 ; Contes nouveaux et plaisans par une société,
1770, p. 109. — Ajoutez, pour la forme du Soudan de Babylone,
le Facétieux réveil-matin des esprits mélancoliques, Louandre,
Conteurs français du XVII^ siècle, t. II, p. 22. Cf. le Sottisier
de NasrEddin Hodja, bouffon de Tamerlan, éd. Decourde-
manche, 1878, n^ 173. — D'Ancona, Novelle inédite di Giovanni
Sercambi, n° 5, de Vana Luxuria, et les notes, p. 67, ss. —
Les versions les plus voisines du fabliau sont fournies par un
conte populaire lorrain, le Corbeau^ n^ 79 de la collection de
M. Gosquin (v. les notes) et, sous une forme grossière et inin-
telligente, par un conte araméen, erd neu-aramaische Dialekt
des TurAbdîn^ von E. Prym und A. Socin^ Gôttingen, 1881, t.
II, p. 293.
Aa. Constant du Hamel (IV, 106). — Gesammtabenteuer, III,
62; V. les notes de l'éditeur. — Novelle édite ed inédite di ser
Giovanni Forteguerri, Novella 8, Bologne, 1882, p. 177. —
A. Coelho, Contos popolares portuguezes, Lisbonne, 1876, n^67.
— Constant du Hamel se trouve combiné avec le Prestre cru-
cifié dans un récit recueilli à Vais par E. Rolland, Romania, XI,
p. 119. — La même contamination apparaît dans les Contes
érotico-philosophiques de Beaufort d'Auberval. — La vengeance
d'Isabelle^ contes en vers de Félix Nogaret, 5® édition, 1810,
p. 164; ce n'est, comme il résulte d'une note de l'auteur, qu'un
simple rajeunissement du fabliau. — On peut enfin rapprocher,
mais malaisément, les aventures de Spinelloccio et de Zeppa
dans le Décaméron, VIII, 8, — Pour la vengeance que le mari
— 455 —
prend siir les femmes de ceux qui le déshonorent, v. die Wie-
derverffeltuiiff, p. 387 des Erzâhlungen ans altd. Hss. gesammelt
durch A. von Keller.
Ce fabliau est représenté en Orient par un conte des Mille et
une nuits (496'^ nuit du texte tunisien du xvi® siècle ; l'édition de
Breslau l'a supprimé. L'analyse que je donne est faite d'après la
Fleur lascive orientale, Oxford, 1882, p. 10). Ce conte arabe
peut-il prétendre à remonter jusqu'à Flnde? Je l'ig-nore et j'en
doute. Quoi qu'il en soit, comparons les deux versions, pour
décider si l'une d'elles peut être considérée comme la forme
mère.
FORME SCHÉMATIQUE DU CONTE, QUI s'iMPOSE A TOUT CONTEUR.
Une honnête femme, poursuivie par les obsessions de plusieurs
galants, leur donne rendez-vous chez elle pour le même soir,
mais à des heures différentes. Elle les reçoit successivement,
mais les force à se cacher presque aussitôt, sous prétexte que le
mari revient. Il arrive en effet, et, mis au courant par sa femme,
il les maltraite.
TRAITS ACCESSOIRES QUI SONT DE l'aRRITRAIRE DES CONTEURS
Dans les Mille et une Nuits
a) Au retour du bain, une jeune
femme est accostée successivement
par un cadi, un receveur général
des impôts du port, un chef de la
corporation des bouchers, un riche
marchand.
b) Elle leur fixe rendez-vous à
tous quatre, chemin faisant et sans
plus tarder.
c) Elle prévient son mari, qui
assistera d'un cabinet voisin aux
scènes qu'elle prépare.
Dans le fabliau de Constant du Hamel
1) Longues persécutions hai-
neuses que font subir au vilain
Constant du Hamel un prêtre, un
prévôt, un forestier, pour se venger
d'avoir été rebutés par sa femme,
Ysabeau. Comment ils réussissent
à le ruiner. — Ce sont des fonc-
tionnaires, si l'on me permet cet
anachronisme d' expression , qui
abusent de leur pouvoir. Il n'en
est pas de môme dans les Mille et
une Nuits.
m) Ysabeau, après avoir pen-
dant de longs jours pâti de l'amour
de ses persécuteurs, leur envoie sa
chambrière à tous trois, pour leur
fixer des rendez-vous, à condition
qu'ils apporteront force deniers.
n) Constant est absent du logis
et n'apprendra que plus tard l'heu-
reuse ruse de sa femme.
— 4r36
d) Elle reçoit le cadi qui vient
à l'heure de la prière (plaisante
infraction à ses devoirs!) Il lui
donne un chapelet de perles. Elle
l'affuble, sous prétexte de le mettre
à son aise, d'une longue veste de
mousseline jaune et d'un bonnet
jaune. A peine se sont-ils assis au
souper qu'on frappe. « — Mon
mari ! » Le cadi est caché dans un
cabinet.
e) Le receveur des impôts arrive
porteur d'une cassette de bijoux.
Elle l'affuble, toujours pour le
mettre plus à son aise , d'une
jaquette rouge trop courte et d'un
bonnet de mousseline à pois noirs.
Il va rejoindre le cadi dans le
cabinet.
f) Les deux autres galants sont à
leur tour revêtus de costumes ridicu-
les et se rejoignent dans le cabinet.
g) Scène de tendresse conjugale.
h) Le mari demande à sa femme :
(( N'as-tu fait aucune rencontre au
retour du bain? — Si, j'ai trouvé
quatre vieilles créatures grotes-
ques, que j'enverrai chercher de-
main pour te divertir. » Comme il
insiste pour les voir sur l'heure, elle
les fait sortir du cabinet, l'un après
l'autre.
i) Le mari force le cadi à lui
conter une histoire, à lui jouer du
tambour, à danser avec des gri-
maces. — (( Sur ma foi ! dit le mari,
je croirais volontiers que c'est le
cadi ! Mais je sais qu'il médite actuel-
lement sur la jurisprudence ! » Le
cadi danse jusqu'à épuisement. On
lui fait boire un verre de vin (nou-
velle infraction à ses devoirs), et on
le chasse.
j) De môme pour les trois autres.
o) Ysabeau reçoit le prêtre, qui
lui apporte une ceinture pleine
d'or. Elle le fait mettre au bain ;
l'heure du rendez-vous donné au
prévôt arrive : il frappe en effet
à la porte. Le prêtre se réfugie de
son bain dans un tonneau plein de
plumes.
p) Même scène que ci-dessus
pour le prévôt, qui rejoint le prêtre
dans le tonneau aux plumes.
q) De même pour le forestier.
r) Constant revient, porteur d'une
grande hache.
s) Ysabeau met alors son mari
au courant de sa ruse, et lui con-
seille de se venger sur les trois
femmes du prêtre, du prévôt, du
forestier.
t) Vengeance prise sur les trois
femmes, les galants voyant la scène
de leur tonneau, et se raillant les
uns les autres.
u) Constant met le feu au ton-
neau. Les trois amoureux s'enfuient
par les rues, sans autre vêtement
que les plumes attachées à leur
corps.
Tous les chiens du villas^e se
mettent ;\ leurs trousses, ameutés
par (Constant du Ilnmel.
— 457 —
Ainsi, les deux versions ne présentent en commun que les
traits accessoires que voici : d'abord, dans l'une et dans l'autre,
les amoureux apportent des présents; mais, comme ils ne pou-
vaient raisonnablement se flatter de se dispenser de cette
galanterie, il n'y a pas lieu de s'arrêter longuement à cette
coïncidence des deux récits. En second lieu, les amants se
retrouvent, dans les deux versions, cachés dans le même réduit.
Mais ce trait est si naturel que j'ai hésité si je ne devais pas le
considérer comme un des traits constitutifs du conte, sous sa
forme w. S'il n'appartient pas à l'inventeur premier du conte,
un nombre indéfini de conteurs indépendants le réinventeraient
sans peine.
Donc, les deux versions sont admirablement motivées, mais
elles le sont différemment : à tel point qu'elles s'expriment par
des formules toutes différentes, et nullement comparables :
La forme orientale par w -j- a, b, c, f/, e, /*, g^ /i, i, j ...
La forme occidentale par w + /, m, n, o, /), q, r, s, t, u...
Elles sont comme étrangères l'une à l'autre : ni celle-ci, ni
celle-là ne peut prétendre à aucun droit de priorité logique.
Le Gonvoiteux et l'envieux (V, 135). — Ce conte se trouve
aussi dans les Enseignemens Trehor* v. His. litt., XXIII, 237,
où divers rapprochements sont indiqués. — Pauli, Schimpf und
Ernstj p. 546, n^ 647, où, donnant une longue liste de réfé-
rences, OEsterley confond plusieurs contes distincts. — Grane,
Excmpla of Jacques de Vitry, n^ CXGVI ; — U Avare et V Envieux,
Contes en vers par F. Nogaret, auteur de l'Aristénète français,
p. 169; c'est le fabliau, tristement défiguré. — Contas tradi-
cionaes do Povo portuguez, n^ 154, o odio endurecido (v. les
notes de Braga, t. I, p. 230). — Les rapprochements de Grane
avec la Surnma Virtutuni ac Vitioruin, la Summa predican-
tium, le Promptuariuni exemplorum^ le Magnum spéculum
exemplorum, le libro de los Exemplos, etc., etc., prouvent que
cette historiette était l'un des exemples favoris des prédicateurs
du moyen âge.
Les histoires orientales rapprochées par Benfey, Fiante ha-
tantra, § 112, 7 et § 208, p. 498, ne sont point similaires,
comme l'a déjà noté M. Grane. — Sur le rôle de St-Martin, com-
parer le fabliau des Quatre souhaits Saint Martin, et nos
remarques à propos de ce conte.
— 458 —
Ba. Le Guvier (I, 9). — Je ne connais d'autre similaire à ce
fabliau que le poème des Gesaramtabenteuer ^ der Ritter unterm
Zuber^ par Jakob Appet, II, XLI. Le célèbre récit d'Apulée et
ses dérivés n'ont que le titre de commun avec les fabliaux. Le
conte des Délices de Verhoquet le Généreux rapproché par V. der
Hagen est également tout différent. La comparaison inexacte de
notre fabliau avec le Décaméron^ VII, 2, a encore été reprise
récemment par M. Licurgo Cappelleti, dans ses Sf,udi sul Decame-
ron, Parme, 1880, p. 412-7.
Ca. La Dame qui fist battre son mari (IV, 100). Voyez ci-
dessus, la Bourgeoise d'Orléans.
Da. La Dame qui fist son mari entendant qu'il sonjoit (V,
124). — Voyez chapitre VI.
Ea. Les trois dames qui troverent l'anel (I, 15; VI, 138). —
Nous avons eu l'occasion d'énumérer ailleurs (chapitre VIII)
les vingt-deux versions que nous connaissons de ce conte. Outre
ces versions, les quatre histoires contenues dans nos fabliaux
[les Poissons^ le Moine., le Mari paranymphe, la Chandelle)
vivent d'une vie indépendante, distincte, dans un certain
nombre de recueils de contes que nous allons rappeler ici.
1^ Les Poissons. — Je ne puis citer aucune forme indépen-
dante de ce récit, qui ne reparaît, à ma connaissance, que
dans le Liedersaal de Lassberg. C'est à tort que Liebrecht et
M. Rua l'ont identifié avec un conte de la Russie Méridionale
p. p. Roudtschenko ; nous avons eu l'occasion, dans notre étude
sur le fabliau des Tresses (chapitre VI), d'analyser ce conte
russe ; si l'on veut bien s'y référer, on verra qu'il n'a aucun
rapport avec le récit de nos fabliaux, sinon celui-ci : dans l'iin
et dans l'autre, il est question d'un plat de poissons. Par contre,
on doit remarquer l'identité du conte populaire russe avec le
2^ récit du 7*^ Sage du Sj/ntipas.
2° Le Moine. — Ce conte vit d'une vie indépendante chez
Jacques de Vitry (ex. GGXXXI, éd. Grane) et chez Etienne de
Bourbon (n"^ 458, éd. Lecoy de la Marche). M. Grane ajoute
(p. 227) plusieurs références à des recueils d'exempla. — Lieb-
recht [Zur Volkskunde^ loc. cit.) indique comme parallèle au
récit de notre fabliau, un conte tiré du Mahàkàtjàjana [Méni,
1
— 459 —
de VAc. de St-Pétersbourg, VHP' série, t. XXII, n« 7, p. 28,
ein cyclus huddistischcr Erzlihlungen initgetheilt von A.
Schiefner). Vérification faite, voici le conte très peu intéressant
dont il s'agit : la femme du Brahmane Purohita a parié qu'elle
persuaderait à son mari de faire raser sa chevelure. Elle lui dit,
en effet : « Un jour que tu étais appelé devant le roi, j'ai fait
vœu que, si tu étais bien accueilli par lui, j'offrirais tes cheveux
aux dieux. » Purohita, par bienveillance conjugale, consent en
effet, pour accomplir le vœu de sa femme, à se faire raser. —
On peut juger par là si nous avons eu raison de ne pas ranger
le conte du mari fait moine au nombre des fabliaux attestés
dans l'Orient.
S*' Le Mari paranymphe. — J'intitule ainsi, avec M. Giu-
seppe Rua, le récit du fabliau anonyme. Il est obscur et mal
conté. Je n'en connais pas de semblable, à moins qu'il ne faille
reconnaître le même conte dans cette insuffisante analyse que
donne P. Lerch d'un récit de la version arménienne des Sept
Sages : a Le septième jour, l'impératrice racontç l'histoire de
ce roi qui, sans le savoir, donne sa propre femme en mariage à
l'amant de celle-ci ».
4° La Chandelle. — C'est le 3<^ récit du fabliau d'Haiseau. V.
les nombreux rapprochements donnés par Liebrecht [loc. cit.)
Fa. La Dame qui se venge du chevalier (VI, 140). —
L'épreuve que la dame fait subir au chevalier : (Croitriez vos
noiz?) se retrouve dans un conte allemand, « von dem ritter mit
den niizzen. » Gesammt.^ II, XXXIX. Le poète allemand a voulu
le rendre un peu moins immoral et l'a fait inintelligible ; je ne
l'ai bien compris qu'en le comparant au fabliau, en 1890, lorsque
MM. de Montaiglon et Raynaud publièrent le poème français au
tome VI de leur collection. Le conteur allemand a contaminé ce
récit et le Dit du Pliçon.
Ga. La dame qui aveine demandoit por Morel (I, 29). —
Comparez le fabliau de la Pucelle qui abreuva le poulain
(V, 107), et le fabliau, moins prochement apparenté, de VEscu-
reuil (V, 121). Ce conte était assez populaire au xin<^ siècle
pour qu'on y pût faire des allusions très rapides, comprises
pourtant : voyez le dit^. p. MR, II, 40. — Au xvi® siècle encore,
il était compris à demi mot, comme une grivoiserie qu'une
— 460 —
simple allusion suffisait à rappeler; en effet, v. la chanson XXVI
de Clément Marot (éd. de 1577) :
En entrant dans un jardin,
Je trouuay Guillot Martin
Avecques s'amie Heleine,
Qui vouloit pour son butin,
Son beau petit picotin
Non pas d'orge ne d'aveine, etc.
Comparez les KpoTuiàoia, t. I, n° XXXVI. Dans ses notes
(p. 206), l'éditeur anonyme compare entre eux les trois fabliaux
ci-dessus énumérés, et plus loin (p. 223-233) il étudie longue-
ment les variantes de ces contes. Ajoutons ces quelques rappro-
chements : D'un nouveau marié^ Nouv. contes à rire et récréa-
tions françoises, Amsterdam, 1741, t. II, p. 71. — Un conte,
non semblable, mais analogue : Chacun a le sien, dans le Petit
neveu de Boccace, Amsterdam, 1777, p. 118. — Une forme
amusante, celle du Trompette qui sonne ville prise, se trouve
dans les Délices de Ver hoquet le Généreux, p. 7, et dans le Facé-
tieux réveille matin des esprits mélancoliques. V. Ch. Louandre,
Chefs-d'œuvre des conteurs français contemporains de La Fon-
taine, 1874, p. 21.
Ha. La Damoiselle qui ne pooit oïr (III, 65). La Damoiselle
QUI n'oï parler... (V, III). — V, pour ces fabliaux, les Kpjxxac'.a,
t. I,p. 206, et les Novelle del Mambriano, p. p. Giuseppe Rua.
p. 61.
la. L'enfant de neige (I, 14). — Ce fabliau célèbre serait-il
une plaisanterie d'esprit fort destiné à combattre une supersti-
tion réelle? Sur ces conceptions merveilleuses, sur la croyance à
une vierge qui touche une plante d'espèce particulière et conçoit,
voir les traditions sur la mandragore réunies par Grimm,
Deutsche Mythologie, 4^ éd., p. 1007, et par Andrew Lang,
Custom and myth, p. 143-155. — Dans le conte égyptien des
Deux frères, p. p. M. Maspéro, un copeau d'un perséa merveil-
leux, qu'on a coupé et qu'on façonne en planches, s'est envolé,
a pénétré dans la bouche d'une femme , qui conçoit (sur ces
avatars de dieux par l'intermédiaire d'un fruit, d'une fleur, etc..
V. Dragomanof, Légendes pieuses des Bulgares, Mélusine, t. IV,
col. 221). — Ou bien, comme il me semble plutôt, faut-il voir
— 461 —
dans ce conte simplement un jocus monachorum, sans autre por-
tée? En tout cas, le succès de ces données dans le monde des
clercs fut très grand, et nous est difficilement compréhensible.
J'indique ici divers renvois à ces formes monacales, en vers
latins, soit rythmiques, soit prosodiques : 1) Wright*, Essaysou
subjets connected with the littérature, etc.. II, 180. Cf. Wright,
Histoire de la Caricature, trad. fr. par 0. Sachot, p. 103; 2)
Ed. du Méril, Poésies inédites latines des XI^ et XII^ siècles, t. I,
p. 275 (d'après un ms. du x^ siècle), et t. III, p. 418, d'après une
édition de Phèdre du xv^ siècle. — Dans la Romania, M. P.
Meyer décrivant un ms. de Trinity Collège (Cambridge), qui
contient une foule dejoca monachorum, énigmes, charades, etc.,
donne ces deux vers :
De nive conceptum quem mater adultéra fingit
Sponsus eum vendens liquefactum sole refingit.
Dans la Zeitschrift fur deutsches Alterthum, XIX, p. 119
(1876), W^. Wattenbach a publié et comparé entre elles plusieurs
formes latines. — Von der Hagen, dans les Gesammtabenteuer
(II, XLVII), publie un conte allemand et renvoie à Doni*, Sanso-
vino*, Malespini*, Grécourt*. La 19^ des Cent nouvelles, repro-
duit aussi le conte de V Enfant de neige. Je rencontre dans les
Origines du théâtre anglais^ par M. Jusserand, le passage suivant
du Ludus Conventriae, p. p. la Shakespeare Society^ en 1841,
d'après un ms. du xv® siècle : Marie et Joseph sont accusés
devant un évêque par deux détracteurs, à cause de la grossesse
de la Vierge ; les deux accusateurs échangent de grossières plai-
santeries ; Primus detractor : « Ma foi, je suppose que cette
femme dormait sans couverture, une fois qu'il neigeait; et alors,
un flocon se glissa dans sa bouche, c'est de là que l'enfant fut
conçu dans son sein. — Secundus detractor : Prends garde alors,
dame, car c'est une chose connue que l'enfant, une fois né, si le
soleil brille, retourne à l'état liquide. »
Ka. L'Ecureuil (V, 121). Cf. ci-dessus à l'article de la Dame qui
aveine demandoit.
La. L'EspERviER (V, llTi). — V. ci-dessus, chap. VII, et pour
toutes références, la très copieuse collection de variantes recueil-
lie par M. G. Paris dans son article de la Romania, VII, 1. Ajou-
- 462 —
tez Henri Estienne, Apologie pour Hérodote^ éd. Ristelhuber,
I, p. 273, et cp. les notes de cet érudit, II, p. 476. V. aussi les
pages 429-439 de l'ouvrage de M. Cappelletti, Studi siil Decame-
rone^ Parme, 1880, où il compare notre conte à celui de Boc-
cace.
Ma. EsTORMi (I, 19). Voyez, ci-dessous, le Prêtre quon porte ^
et, ci-dessus, les Trois bossus ménestrels.
Na. L'évêqle qui bénit (III, 77). — V. l'histoire de Porcellino
dans le Novellino^ nov. 64 ; et les rapprochements de d'Ancona.
Le fonti del Novellino^ Bomania^ III, 175. La nouvelle du Déca-
méron^ l, 4, appartient au même cycle, de même que la Nonnette
de Jean de Condé ou le Psautier de La Fontaine. V., pour la com-
paraison de la nouvelle de Boccace avec le fabliau, les Studi sul
Z)ecameroAie par M. Licurgo Cappelletti, Parme, 1880, p. 298-301.
Oa. La femme au tombeau (III, 70). — Ce récit est apparenté
au conte de la Matrone d'Ephèse. Pour toutes les références,
voyez les éditions diverses du livre de Griesenbach, die Wande-
rung der Novelle von der treulosen Wittwe durch die Wellitcra-
tur. On y trouvera une très riche collection de variantes, et une
non moins riche collection des pétitions de principe et des para-
logismes que la théorie orientaliste peut engendrer chez qui la
manie sans faire un suffisant usage de son sens critique.
Pa. La femme qui servoit cent chevaliers (I, 26). — M. G.
Paris, Hist. littér., t. XXX, p. 112, donne l'analogue, les vœux
de Baudouin, three early english metrical romances edited by
jRobson, Londres, 1841. « Ce conte, ajoute M. G. Paris, semble
(( reposer sur quelque fait réel, arrivé en Palestine. » — Nous
voulons en douter. 5
Qa. Le Fèvre de creeil (I, 21). — V., pour les contes appa-
rentés, les KpuTTTaoïa, t. I, Trois contes picards [Jean Catornix),
et les notes du t. IV, p. 256.
Ra. Frère denise (III, 87). — Ce récit paraît avoir été créé de
toutes pièces par Rutebeuf, ou n'être qu. mu fait-divers de l'époque.
Les contes qu'on peut en rapprocher n'ont de commun avec le
fabliau que la donnée d'une femme vivant déguisée dans un cou-
vent d'hommes, et cette imagination est assez générale pour
avoir été souvent réinventée par des conteurs indépendants. Tels
— 463 —
sont les récits suivants : von keuschen mônchen historia (Wen-
dunmuth^ éd. OEsterley, t. I, p. 515, n° 53, bataille contre des
moines, au cours de laquelle on s'aperçoit que l'un d'eux est une
femme travestie) ; — la 60^ des Cent Nouvelles nouvelles (trois
bourgeoises qui pénètrent, tonsurées et enfroquées, dans un cou-
vent de Gordeliers) ; — la 31*^ nouvelle de V Heptaméron (un
cordelier qui, un poignard à la main, force la femme d'un gentil-
homme à le suivre, travestie en religieuse) ; — Straparola, XIII,
9, etc.. Dans les rapprochements de M. Landau, Quellen des
Dekamerone^ p. 238, il s'agit au contraire de saintes femmes qui
vivent chastement, déguisées, dans des couvents d'hommes ; ces
récits de la Vie des Pères sont animés d'un tout autre esprit, et
ne sauraient être rappelés ici que pour le plaisir du contraste.
Sa. GOMBERT ET LES DEUX CLERCS (I, 22) et Le MEUNIER ET LES
DEUX CLERCS (V, H 9). — G'cst le Berceau de La Fontaine, imité
de Boccace, Dccain., IX, 6. G'est aussi le poème de Ghaucer,
The reeves taie. Voyez les rapprochements énumérés dans les
Gesammtahenteuer, à propos du poème Irregang und Girregar^
III, LV. Une curieuse forme bretonne du conte a été publiée
par M. Luzel, Le clerc et son frère laboureur^ Souniou Breiz-
Izel, 1890, t. II, p. 203. V. aussi Englische Studien\ IX, 240-66
(1885), die Erz'àhlung von der Wiege.
Ta. La grue (V, 126). — Il y a toute une série de jolies
variantes allemandes : dans le Liedersaal de Lassberg, p. 223,
ss., le 31^ conte; dans les Gesammtabenteuer, v. der Sperwaere,
II, XXII, et le charmant conte daz heselîn, II, XXI, où le fabliau
subit une curieuse contamination. Hans Lambel, en publiant. c/a^
maere von dem Sperwaere (dans les Erzahlungen und Schiv'ànke,
1872, p. 292-306), indique un autre poème allemand, publié
fragmentairement par Haupt et Hoffmann, Altdeutsche Bl.*, I,
238, ss. — Ce fabliau vit encore dans la tradition orale : v. le
Coq de bruyère, dans les KpuxTaoïa, I, XXIX, et les nombreuses
notes du t. IV, p. 200. — J'y ajoute que, dans la Petit neveu de
Boccace, Amsterdam, 1777, p. 94, le conte intitulé le Pris et le
Rendu offre des traits analogues ; mais ce n'est pas, à vrai dire,
le même conte.
Ua. La Housse partie (I, 5 ; H, 30). — Ge joli conte a été illus-
— 46i —
tiv^ avec beaucoup de soin et de finesse par M. Pio Rajna, et M.
G. Paris a enrichi cette étude de plusieurs observations [Una
versione in ottava rima del lihro cici Sette Savi, Bomania, X, p. 2-9.)
On y trouvera toute la bibliographie du conte très développée. Je
me borne à ces quelques rapprochements, omis par MM. Pio
Rajna et G. Paris : cf. dei^ undankhare Son, dans le Liedersaal
de Lassberg, p. 585, ss., — le Fils ingrat, Contes albanais
recueillis et traduits par A. Dozon, 1881, Paris, Leroux, n« XIX;
— Roger Bontemps en belle humeur, Cologne, 1708, t. II,
p. 159; — Contes de Bretin, p. 109; — Hans Sachs, Germania*,
XXXVI, 31 ; — on trouvera une analyse de la moralité à laquelle
M. G. Paris fait allusion dans le Bépertoire du théâtre comique
de M. Petit de Julleville, p. 61-2 [le Miroir et exemple moral des
enfants ingrats). — J'ai montré (p. 201) l'inexactitude d'un rap-
prochement, proposé par Liebrecht, de la Housse partie avec
un conte des Avadânas.
Va. JouGLET (IV, 98). — Cette orde vilenie appartient tout
entière à Colin Malet, et n'a donc rien de traditionnel. « Tout au
(( plus, dit M. P. Mever, pourrait-on constater, en passant, une
(( certaine coïncidence d'un incident de Jouglet avec le récit d'une
(( mauvaise farce jouée à un tregettour du comté de Leicester »,
et que Nicole Bozon moralise étrangement (V. Les contes mora-
lises de Nicole Bozon,... p. p. L. Toulmin Smith et P. Meyer,
n« 144, p. 295.
Wa. Le jugement (V, 122). Voyez chapitre VIII, p. 277. — Le
cadre (le père qui pose une même question à ses trois filles, pour
marier d'abord celle qui saura le mieux y répondre) se retrouve
dans les Contes érotico-philosophiques de Beaufort d'Auberval,
1810, réimpr. de 1882, p. 57. La question est ici : « Qu'est-ce
qui croît le plus vite? » V. dans Pauli, Schimpf und Ernst, n^
XIII, p. 23, l'amusante histoire d'un père placé dans une situa-
tion analogue entre trois filles également pressées de se marier,
et l'épreuve à la suite de laquelle il se décide à marier d'abord la
plus jeune.
Xa. La MALE dame (VI, 149). — Conte persan par Kisseh-
Khun* (Simrock, Quellen des Shakespeare, 3, 234). — Comparez,
comme récit apparenté, le XLII^ conte du Liedersaal, die zeltende
Frau, p. 297, ss. ; dans les Gesammtabenteucr , I, III, der vrouiren
1
— iG5 —
ziiht. Cf. les nombreux rapprochements de II. Lambel, Erzilh-
liiiiffen iind Scluvankc, Leipzig, 1872, p. 307-330 ; — le comte
Lucanor, *ir^à. de Puybusqiie, ex. XXXV, p. 369-77; — Stra-
parola, nuit 8, n° 2, cf. G. Rua, Intorno aile piacevoli notti dello
Straparola, 1890, p. 83-4. La nouvelle de Straparola contamine
certaines données de Sire Hain et dame Anieiise. M. J.-F. Bladé
a recueilli, dans un villag-e du Gers, une forme actuellement
vivante du fabliau {la dame corr'ujée^ Contes pop. de la Gascogne,
1886, t. III, p. 286.)
Ya. Le 3Iaa'tel mautaillé (III, 55). — Sur les dillerentes
épreuves de la fidélité féminine (l'eau du Stjx des légendes
grecques, l'eau du tabernacle du Lévitir/ue, la rose de Perceforest,
la corne de Perceval (éd. Potvin, v. 15672), le voile des ^Imaf//^,
dont les fleurs semblent fanées sur la tête d'une femme infidèle,
etc.), V., Dunlop-Liebrecht, p. 85 ; — ■ et Méliisine (art. de
M. Lefébure), IV, 36, ss. L'étude la plus complète que je connaisse
sur ce thème est encore celle des Gesammtabenteuer ^ t. III, n*^
LXVIII. — On sait que MM. Cederschiœld et F.-A. Wulff ont
publié des Versions nordiques du fabliau français le Mantel
mautaillié, Lund et Paris, 1880, et que M. W^ulfF a publié à nou-
veau le texte français en 1885 [Romania^ XIV, p. 353-80). Sur la
Rose de Perceforest, v. la récente et ingénieuse étude de M. G.
Paris, Romania, XXIII, 78-140. Voir aussi Ward, Catalogue of
romances, t. I, pp. 404 et 405. v
Za. Les trois aiEscumES (III, 64). — V. les Contes nouveaux
et plaisants par une société., Amsterdam, 1770, p. 70, Les trois
servantes.
Ab. Le MEUNIER d'Arlelx (II, 28). — V. une longue liste de
références dans Wendunmuih, I, 330, einer Liïlet umvissend
mit seiner eignen frauiven; cf. ibidem^ le n^ 331. — M. Giu-
seppe Rua, à propos d'une nouvelle de l'Aveugle de Ferrare, a
étudié ce récit sous un grand nombre de formes [Novelle del Mam-
briano, p. 43, ss.). Je renvoie le lecteur à ces deux ouvrages,
me bornant aux menues indications additionnelles que voici :
ajouter le Quiproquo, Contes inédits de J.-B. Rousseau^ éd.
Luzarche, Bruxelles, 1881, p. 35; — les Novelle édite ed inédite
di ser Giovanni Forteguerri, Bologne, 1882, nov. 5, p. 120. —
Bkdii:r, — Les Fahliau.T. 30
— m\ —
Les rapprochements de M. Landau, Quellen..., p. 87-89, sont
très problématiques.
Bb. La bonnette (VI, 156^. — C'est le Psautier de Boccace et
de La Fontaine. C'est aussi le sujet d'une farce du xv^ siècle :
Farce de Vahesse et les sœurs, farce nouvelle à cinq personnages
(recueil de Leroux de Lincy, t. II, i^^ pièce). — H. Morlini
Novellae, éd. elzévirienne, Paris, I80I, p. 82, nov. XL. — Henri
Estienne [Apologie pour Hérodote, éd. Ristelhuber, II, 22),
indique sa source, qui est Bo.ccace.
Cb. Le pêcheur de pom-si r-seine (III, 63). — Ce conte a été
étudié par M. Rua, Novelle ciel Manihriano, p. 60, ss. — J'ajoute
ces quelques parallèles : voir Der neu-aramaische Dialeht des
TûrAhdîn, par Eugen Prim et Alb. Socin, Gôttingue, 1881,
p. 43, n^ XIV. — Nouv. contes à rire ou récréations françoises,
Amsterdam, 1741, t. II, p. 168. — Zeus, par des procédés ana-
logues à celui de notre pêcheur, se fait pardonner par Héra ses
amours avec Déméter.
Db. Dit des perdrix (I, 17). — V. pour de nombreuses réfé-
rences: 1° Pauli, Schimpf und Ernst, n^ 364 ; 2^ Gesammtahen-
teuer, II, XXX ; 3^ Pio Rajna, Una versione rimata dei Sette Savi^
Bomania, X, p. 11-13; 4^^ Cosquin, Contes pop. de la Lorraine,
t, II, p. 348. J'ajoute aux références de ces savants quelques indi-
cations : dans les Gesaninitabenteuer , II, XXXI, le petit poème
intitulé der Reiher est lié, d'une manière intéressante, comme
dans les Cent Nouvelles Nouvelles, avec le fabliau des Tresses.
— Le conte reparaît encore dans les Nouv. contes à rire ou récréa-
tions françoises^ Amsterdam, 1741, p. 201 ; dans un récit breton,
recueilli par M. Paul Sébillot, Littérature orale de la Haute-Bre-
tagne, Paris, Maisonneuve, 1881, p. 136 ; — dans les Contes popu-
laires de la Gascogne, p. p. M. J,-F. Bladé, 1886, t. III, p. 289.
Eb. La planté (III, 75). — Schimpf und Ernst, éd. OEsterle\^,
wie ein ivirt den gesten vil ivein verschûtt. Cf. Bévue critic/ue*,
VII, p. 412 ; Etienne de Bourbon, éd. Lecoy de La Marche, 433.
Fb. Le pliçon (VI, 64). — Ce conte est extrêmement répandu
et affecte deux formes principales, qu'on peut intituler, l'une le
Pliçon, l'autre \c Borgne. On trouvera de très longues listes de
références dans les ouvrages que voici : l'' dans les Gesfa Borna-
— iG7 —
norum, éd. OEsterley, sous le numéro 122 ; 2^ clans Dunlop-Lie-
brecht, Geschichic der Prosa-dichtuiKj^ p. 198, note 264 ; clans
les (iesamméahciiteuer^ II, XXXIX; 4° dans Wendunjnuth^ 3,
242, à propos du récit intitulé : cinen cinïiur/i(/cn ritter helrcurft
seine Usii<jc hausfraiv] 5^ dans l'édition, donnée par Ristelhuber,
de V Elite des Contes du sieur d'Ouville, XXI, p. 37; 6° dans
l'édition, publiée aussi par Ristelhuber, de V Apologie pour
Hérodote, t. I, p. 266. — Je me borne donc aux quelcjues paral-
lèles suivants , que mes devanciers ont omis : une farce du
recueil de Leroux de Lincy (III, XII), intitulée Farce nouvelle à
quatre personnages, c'est à sçavoir : Lucas, sergent houeteux et
borgne, le bon payeur et Fyne Myne, femme du sergent, et le
vert galant; — le Borgne^ Contes en vers et quelques pièces fugi-
tives [par M. Bretin], an V, p. 106 ; — Nouveaux contes à rire ou
récréations françoises^ 1741, p. i^Jl .[D'une femme qui subtilement
trompa son mari c/ui était borgne.)
C'est un des fabliaux qui se retrouvent dans l'Inde. On lit, en
effet, dans V Hitopadésa (trad. Lancereau, p. 54) : « Il était une
fois un marchand très riche, nommé Tchandanadâsa. Vieux, il se
laissa vaincre par l'amour et épousa la fille d'un marchand. Cette
femme se nommait Lîlâvatî. Elle était jeune et ressemblait à la
bannière victorieuse du dieu cjui a un poisson pour emblème.
Son vieux mari ne lui plaisait point : mais le bonhomme était
éperdûment amoureux d'elle. Un jour, Lîlâvatî, mollement éten-
due sur un sofa environné de pierres précieuses, s'entretenait
avec son amant lorsc{ue, tout à coup, elle vit Avenir son mari.
Elle se leva bien vite, saisit le bonhomme par les cheveux, le
serra étroitement dans ses bras et lui donna un baiser. Pendant
ce temps, le galant se sauva. »
Un récit aussi peu déterminé peut à peine se comparer à un
autre conte. Les traits communs à V Hitopadésa et au dit du
Pliçon sont si vagues C|u'ils peuvent avoir été dessinés par des
mains indépendantes. Les quelques vers d'Aristophane (v. ci-des-
sus, p. 119) c|ui nous donnent le schème de ce conte, si insuffi-
sants soient-ils, sont plus voisins encore du fabliau.
Gb. Le pré tondu (V, 104). — V. chapitre I. — Ajou-
tez une variante de plus de la forme du Pouilleux., fournie par
le Thresor des récréations contenant histoires facétieuses et
— iG8 —
honnestes, Douay, Balthazar Bellèze, 1616, p. 43. Une forme
inverse du conte, où un mari obstiné se laisse enterrer vif plu-
tôt que de manger un œuf, se trouve dans les Contes et facéties
(F Aj'lotto (le Florence, p.p. Ristelhuber, 1873, p. 78, et dans la
Revue des Patois gallo-romans (contes de l'xVrgonne), 1888, t. II,
p. 288.
Ilb. Le prêtre et alison (II, 31). — Comparez l'aventure du
prévôt de Fiesole [Decaniéron^ VII, 4) ; — celle du chanoine
de Rouen, Gulinus, dans les Bujarrures et touches du seigneur
des Accords, Escraignes dijonnoises^ livre I, XVI, Paris, 1662,
p. 116; éd. de 1616, p. 14; — Cf. Bandello*, II, 47. — Les
Comptes du monde adventureux^ p. p. F. Frank, 1878, Compte
VIII, p. 50.
Ib. Le prêtre crucifié (I, 18). Dunlop-Liehrecht^ Anmerk.,
360. — Sacchetti*, nov. 25. — Malespini*, nov. 93. — Strapa-
rola*, Piacevoli noiti, VIII, 3. V. G. Rua, op. laud., p. 8o. —
Le Singe de La Fontaine (Florence 1773, t. II, p. 16) a singé
ici, comme il l'avoue lui-même, Straparola. — Morlini novellae,
éd. de 1855, nov. 73. — Contes érotico-philos. de Beaufort
d'Auberval, p. 41. — Le sculpteur et les nonnes, KpjTUTac'.a, I,
p. 227-37. — V. aussi d'importants rapprochements de Liebrechl,
Ger mania, I, 270.
Jb. Le prêtre et la dame (II, 51). — RpuTuiaoïa, I, LX; voir
les notes, IV, p. 247. Ce fabliau fait souvent partie de contes à
tiroirs, où il se trouve en compagnie de récits similaires, notam-
ment avec le Prêtre c/ui abevete. Ainsi, dans les Contes à rire ou
récréations françoises, t. II, p. 145, deux voisins font une
gageure à qui trompera le plus subtilement un ami commun, et
leur jouent l'un le tour du Prêtre qui abevete, l'autre celui du
Prêtre et de la dame.
Kb. Le prêtre et le loup (VI, 145). — C'est exactement la
56*^ des Cent nouvelles nouvelles. Cf. Germania, I, 271. De même,
dans les Contes à rire et aventures plaisantes, éd. Chassang,
Paris, 1881, p. 357, trois amis, un prêtre, un marchand, un
homme de justice, font une même gageure : l'homme de justice
renouvelle l'exploit du Prêtre et de la dame\ le marchand joue le
rôle du Prêtre qui abevete ; le curé imagine une ruse qui ne nous
1
— i()9 —
intéresse pas ici. — De même encore, dans un conte populaire
recueilli à Borg-hetto, près Palerme, communiqué par Pitre à
Liebrecht, et rapporté par celui-ci dans la Germania, XXI,
394-5, le cadre est celui des trois femmes qui trouvèrent Vanneau,
et les trois contes réunis sont : i) le Prestre qui abevete ; 2) un
conte qui rappelle la Saineresse (MR, I, 25); 3) le Prêtre et la
dame. Voyez Romania, X, 20.
Lb. Du PRÊTRE QUI EUT MERE A FORCE (V, 125). — Je ne connais
pas d'autre variante du fabliau que le poème allemand des
Gesammtabenteuer^ qui lui est d'ailleurs très supérieur : die alte
Muoter und Kaiser Friedrich^ \, V.
Mb. Le prêtre qu'on porte (IV, 89). — Nous avons jusqu'à
cinq fabliaux qui reproduisent ce conte (V, 123, V, 136, VI, 105
et VI, p. 243). — Voici quelques récits analogues : Masuccio,
nov. I, traduit dans les Comptes du monde adventureux, compte
XXIII, p. 125 ; V. ibidem^ quelques rapprochements. — Cos-
quin [Contes Lorrains, n^ 80), à propos du conte similaire de
Jean le Pauvre et Jean le Riche, compare un conte souabe (Meier*,
n^ 66), un conte écossais (Campbell*, n° 15). — Ajoutez :
KpuTuxàoia, LXVIII, t. I, et les notes, t. IV, p. 249. — Braga,
Contos tradicionaes da Povo Portuguez, t. I, n*^ 109 (os dois
irmaos e a mulher morta). — Pitre, Fiabe e racconti, n° 165. —
Le fabliau d'Estormi combine, comme plusieurs des contes
ci-dessus indiqués, les données du Prêtre quon porte et des
Trois bossus ménestrels. Le dernier épisode de notre fabliau (le
cadavre attaché sur un cheval qu'on lance à travers la ville) se
trouve dans une curieuse petite plaquette intitulée Le Moine
amoureux^ par E. Hamonic, 1882. J'en dois la communication à
M. G. Paris; son exemplaire porte cette note : « Ce livre a été
imprimé par l'auteur lui-même, qui est marchand de fer. II en a
été tiré fort peu d'exemplaires. » L'auteur a recueilli son récit
« au fond d'une campagne du pays gallot ».
Nb. Le prestre qui abevete (III, 61). — Ce fabliau, sauf un
changement de mise en scène, est le conte bien connu de La Fon-
taine, le Poirier enchanté. On le trouve parfois conté comme
épisode du récit à tiroirs des Trois dames à Vanneau : tantôt
comme dans YHistoria di Stefano, p. p. M. Pio Rajna [Romania^
X, 19), sous la forme du Poirier enchanté^ tantôt au contraire,
— 470 —
sous des formes plus voisines du fabliau : dans un conte de Bor-
ghetto, recueilli par Pitre [Germania, XXI, p. 394), dans les
Nouveaux contes à rire (Amsterdam, 1741, t. II, p. 141); v.
notre chapitre Vlll, p. 265, ss. — Pour des formes non subor-
données au conte des Trois dames à U anneau, je puis citer une nou-
velle de Cintio de Fabrizi*, n° 10 [Jalirbuch f. rom. u. engl.
Phil., I, 314), un exemple de Jacques de Vitry (GCLX) et une
curieuse forme de la Musa Philosophica, rapportée par Grane,
Jacques de Vitry, p. 240; le Decaméron (VII, 9) et la Coniedia
Lidiae^ mauvais poème latin imité de Boccace (Ed. du Méril,
Poésies inéd. lat., 1854, p. 350). — Cf. M. Landau, Quellen^
p. 80-2, et Dunlop-Liebrecht (p. 243, rem. 319). Même cycle :
Matheolus, éd. van Hamel, 27.
Ob. Le prêtre et la dame (II, 51). — Notre fabliau est la seule
version de ce conte que je connaisse, qui ne soit pas enfermée
dans le cadre des Trois dames qui trom)èrent un anneau. V. à
notre chapitre VIII les trois versions du conte des Trois dames
à l'anneau, qui conservent le récit de ce bon tour : Trois Vun
par dessus Vautre.
Pb. Les quatre prêtres (VI, 142). — Cf. les trois Bossus
ménestrels.
Qb. Le prêtre au lardier (II, 32). — V. le même conte dans
les Exempta d'Etienne de Bourbon, éd. Lecoy de la Marche,
n« 470.
Rb. La Pucelle qui abreuva le poulain (IV, 107). — V. ci-
dessus la Damoiselle qui aveine demandoit pour Morel.
Sb. La Pucelle qui vouloit voler en l'air (IV, 108). — Cf.
Landau, Quellen des Dekamerone, p. 152. A la même classe de
jeunes filles niaises appartient l'héroïne d'un récit de l'Aveugle
de Ferrare, à qui un jeune homme persuade qu'il possède un
enchantement contre les dangers de l'orage [Mamhriano, ch.X,
str. 3-59. Rua, p. 55, ss.).
Tb. Le roi d'angleterre et le jongleur d'ely. — Sur la riote
du monde et les récits analogues, cf. YHist. lit., XXIII, p. 104,
et la Zeitschrift fïir rom. Philologie, (Ulrich) VIII, 275.
Ub. La saineresse (I, 25). — Quelque ressemblance avec un
-^ 471 -
conte recueilli par Pitre à Borglietto, près Palerme, et publié
par Liebrecht, Gcnnania^ XXI, 394.
Vb. Saint pierre et le jongleur (V, 117). — Un récit analogue
— non le même — dans Bernard de la Monnoie, la Rafle de
sept. Conteurs français du XVII^ siècle, p. p. Ch. Louandre,
t. II, p. 349.
Wb. Le sentier battu (III, 85). — Wright*, Anecdota litteraria,
p. 7i. — Sur le Jeu du roi et de la reine^ \. Adam de la Halle,
Jeu de liohin et de Marion. — Sur la superstition populaire,
répandue au moyen âge, relative à la barbe, et dont il est
question dans le Sentier battu , comparez un Jeu-parti où
Gillebert de Berneville (éd., Schéler) propose ce cas : Une
fillette a promis à un jeune garçon amour éternel. Ils grandissent
ainsi. Le jeune garçon devient un bachelier de grande vaillance
et prudhomie. Mais à l'âge où il est armé chevalier, il ne lui
est pas encore venu un poil de barbe, et il est à prévoir qu'il
demeurera toujours glabre :
Puet ramours durcir ne valoir?
{Trouvères belr/es du XII'' au ATU^ 5., p. p. A. Scheler, 187G,
p. 54).
Xb. Souhaits saint-martin (les quatre) (I, 6). — Nous avons
longuement étudié ce fabliau (chapitre VU). — Nous nous
bornons donc ici à quelques notes rapides sur Saint Martin,
patron joyeux. On peut remarquer d'abord que, faisant à notre
vilain des dons qui, contre toute attente, ne lui apporteront
aucun profit, il joue précisément le même rôle que dans le
fabliau du Convoiteux et de V Envieux (V, 135), où il accorde
par avance à un convoiteux le double de ce que souhaitera un
envieux. L'envieux souhaite de perdre un œil; il devient donc
borgne et le convoiteux aveugle. — Comparez aussi la Moralité
de V aveugle et du boiteux^ jouée à Seurre, en Bourgogne, le
10 oct. 1496, publiée d'abord par Fr. Michel, Poésies gothiques
françoises^ 1831 , puis par le bibliophile Jacob, Recueil de
farces, 1859, p. 211, ss. Après la représentation du mystère
de Saint Martin, un boiteux et un aveugle, qui s'entr'aident
dans leurs infirmités, viennent sur la scène, d'où « les cha-
noynes » viennent d'emporter le corps du saint.
— i72 —
Que dit-on de nouveau? — Comment !
L'on dit des choses somptueuses !
Un^ sainct est mort nouvellement.
Qui faict des euvres merveilleuses :
Malladies les plus périlleuses
Que l'on sçauroit penser ne dire
Il guerist, scelles sonf Joyeuses.
Il guérit en effet le boiteux et Taveug-le de leurs inOrmités :
bien malgré eux, car elles sont leur gagne-pain. — Saint
Martin fut célébré par toute l'Europe au moj^en âge comme
un patron de la bonne chère. V. une note d'E. du Méril,
Poésies populaires latines, II, p. 198; cf. ibid., p. 208. On lit
dans le îsLhli'du. d'Aube j'ée (variante du ms. D, MR, V, p. 301) :
(( Tenez, fait li bourgois, Aubrée,
Boine estrinc et boine journée!
Or aies tost, mandez le vin,
Faites le nuit de Saint Martin,
Car vous raves vos XXX sans. »
Il est demeuré un saint populaire, dans toute la force de
l'expression. L'arc-en-ciel est appelé l'arc de Saint-Martin dans
le Doubs, en Murcie, en Picardie (v. Mélusine, II, 9). La Grande
Ourse est appelée le char Saint-Martin en Normandie (v. G. Paris,
le Petit Poucet et la Grande Ourse, p. 66). Dans les traditions
populaires, il apparaît comme un bon géant, similaire de Gar-
gantua : « A Chandette (Ardèche), on montre deux marques
profondes, l'une du pied de son cheval, l'autre de la patte de son
chien; à Rosières (Ardèche), des pierres à bassins sont sa vais-
selle; dans les régions vosgiennes, dans la Loire, il a le privilège
des longues enjambées. » (Sébillot, Gargantua dans les traditions
populaires, Paris, 1883, p. 248, 260, 277, 278.)
Yb. Sire Hain et dame Anieuse (I, 6). — La conquête des braies
du mari, en signe que sa femme veut être la maîtresse du logis,
\ei\i porter culottes, comme dit aujourd'hui la langue du peuple,
est un trait qui se trouve dans plusieurs pièces du moyen âge.
Dans la farce nouvelle de Deux Jeunes femmes qui coiffèrent leurs
maris par le conseil de maître Antitus, on trouve l'opération
inverse : la femme qui veut dominer dans le ménage met une coiffe
sur la tête de son mari. Nouveau recueil de farces..., p. p. Emile
Picot et Christophe Nyrop, Paris, 1880. — Hans Sachs, Ein
fasznacht spil mit drey Personen : der bôs Rauch, éd. Arnold,
— 473 —
t. II, p. 181. — Straparola, Piacevoli notti^ VII[, 2 (éd. Jeannet,
t. II, p. 130), combine les données de ce conte avec celles de la
Maie dame. V., pour diverses références, G. Hua, op. Uiiid.,
p. 84. — ' D'après Wright, Histoire de la Caricature, trad. Sachot,
Paris, 1867, p. 117, la scène de notre fabliau est représentée sur
divers monuments figurés : sur une stalle de la cathédrale de
Rouen, — sur une gravure de l'artiste flamand van Mecken
(1480).
Zb. Le Testament de l'Ane (III, 82). — Comparez le Testa-
ment du chien, publié par d'Herbelot [Bibliothèque orientale*,
article cadhi), comme extrait de Lamaï, auteur d'un recueil de
contes turcs, dédié à Soliman, lils de Sélim I"'; — reproduit
dans les Mille et un jours ^ p. p. Pétis de la Croix, Loiseleur-
^Deslongchamps et Aimé Martin, 1838, p. 649. — Cent nouvelles
nà^ivelles, 96*^. — Pauli, Schimpf und Ernst, 72. — Gil Blas.,
livre V, ch. I. — Pogge, Facéties, 36. — Le conte des Cent nou-
velles \ouvelles a été copié par Le Sincje de La Fontaine, 1773,
1. 1, p. IS.5, sous ce titre : Le testament cy nique . — Félix Nogaret,
Contes en t^rs, 5^ édition, 1810, p. 250, a rimé son récit d'après
le fabliau, co'mme il l'exprime lui-même assez ridiculement :
X Essayons de remettre à neuf
s conte assez gai de monsieur Rutebeuf.
Voyez encore VAh^ de desoppiler la rate, 1752, p. 12 ; — les
Obsèques du chien, danî^les Kpui^tâo'.a, I, XLVIII et, pour quelques
rajjprochements, ibidem, t. IV, p. 220.
Ac. Trubert (Méon, A^ Rec, t. I). — Bladé, Contes et pro-
verbes populaires recueillis en Armagnac, p. 22-3. — Cf.
Reinhold Kœhler, Jahrbuch fiir rom. u. engl. Lit.^ t. V, 20.
Bc. Les Tresses (IV, 94). — V. chap. VI. Ajoutez Matheolus,
éd. van Hamel, 1892, p. 30.
Ce. Le Vair Palefroi (I, 3). — Phèdre, appendix, XVI. Duo
juvenes sponsi, dives et pauper. V. Hervieux, Les fabulistes
latins, t. II, p. 67.
De. Le Valet aux douze fe3IMEs(III, 78). — Matheolus, éd. van
Hamel, p. 57. Hans Sachs, Germania*^ XXXVI, 21.
Ec. Le Valet qui d aise a 3Ialaise se 3iet (II, 44). — Pour des
ïlï —
œuvres analogues, qui fleurissent surtout au xv*^ siècle, voyez,
outre l'ironique chef-d'œuvre des Quinze joycs de mariage (éd.
Jannet, Paris, 1853), le Recueil nouveau de farces françaises des
XV' et XVP siècles, p. p. E. Picot et C. Nyrop (1880) [nouveau
et Joyeux sermon contenant le ménar/e et la charge de mariage ;
cf. l'introduction]. Comparez aussi la Résolution d'amours, au
t. XII du Recueil des poésies françaises des XV^ et XVI^ s...,
i^éunies et annotées par MM. A, de Montaiglon et James de
Rothschild (Paris, 1877).
Fc. La vessie au prêtre (III, G9). — Rapprochez la légende
conservée par Fauchet, d'après laquelle Jean de Meung, ayant
demandé par testament à être enseveli dans l'église des domini-
cains, à Paris, leur légua un coffre, où ils ne trouvèrent que des
ardoises (v. Hist. litt., XXIII, p. 158).
Gc. La Vieille qui oint la paume au chevalier (V, 127). —
C'est un des exemples favoris des prédicateurs du moyen âge.
Crâne, Exempta of Jacques de Vitry, n^ XXXVIII, donne toute
une série de renvois à des recueils de sermons. Aux nombreux
rapprochements de V Hist. litt., XXIII, 168, d'OEsterley [Schimpf
und Ernst, 124), de Crâne [loc. cit.), je ne puis ajouter que deux
références : Hieronymi Morlini parthenopei novellae, éd. de la
hihl. elzév., 1855, p. 26, nov. XI, eiVEntretien des bonnes com-
pagnies (sans date dans l'édition que j'ai consultée), p. 21.
Hc. La Vieillette ou la vieille truande (V, 129). — J.-V. Le
Clerc rapproche [Hist. lit., XXIII, 164) le chant XX de YOrlando
furioso, str. 106-128.
le. Le vilain Asnier (V, 114). — V. Crâne, Exempla of
Jacques of Vitry, CXCI, p. 210. V. Romania, XVI, p. 159.
Bonnard, la Rible au moyen âge*, p. 157. Goedeke [Orient und
Occident), II, p. 260) cite une version orientale tirée du Mesnewi
de Dschelaleddin Rvimi (écrit en 1263, imprimé au Caire en
1835, vol. IV, p. 31 et ss., n" 10, 11) dans laquelle « un tanneur
s'évanouit en respirant du musc ; son frère le rappelle à lui par
l'odeur du dog manure employé pour le tannage. » (Crâne,
Jacques of Vitry, p. 211).
Dans le fal)liau français, c'est un vilain qui tombe pâmé à
l'odeur d'une boutique de parfumeur, et que ranime seule une
pelletée de fumier.
— 475 —
Quel droit de priorité peut réclamer la forme orientale, qui
peut-être n'a jamais été entendue dans l'Inde? Pourquoi lui attri-
buer plus d'importance qu'au fabliau? Est-elle venue d'Occident
en Orient ou inversement? Quel moyen de le savoir jamais? et
qu'importe?
Je. Le vilain de Bailleil (IV, 109). — On l'a vu : le conte
du brave homme qui, débonnairement, se laisse persuader qu'il
est mort est entré fréquemment dans le cadre des Trois dames
qui trouvèrent Vanneau. Nous avons énuméré ailleurs ces ver-
sions : deux fabliaux, un récit des Altdeutsche Erzàhluncfen de
Keller, un autre de Hans Folz, une nouvelle espagnole de Tirso
de Molina, l'un des Comptes du monde adventureux, l'un de
ceux de Verboquet, un récit de d'Ouville, des contes modernes
écossais (Campbell), norwégien (Asbjôrnsen), islandais (Jon Arna-
son), italien (Pitre), russe (Rudtschenko), danois (Gruntvig).
— Voyez, là dessus, notre chapitre VIII. — Mais le conte du
Vilain de Bailleul vit aussi d'une vie indépendante chez de nom-
breux conteurs. Voici quelques indications : Cf. Gesammtahen-
teuer^ II, XLV, der hegrahene Ehemann\ Bonaventure Despé-
riers. Contes et joyeux devis^ nouv. LXX de Féd. du bibliophile
Jaco]) et nouv. LXVIII de l'éd. L. Lacour [de maître Berthaud,
à qui on fit accroire quil estoit mort ; la nouvelle de Despériers
est copiée dans le Thresor des récréations contenant histoires
facétieuses et honnestes (Douai, Balthazar, Bellèse, 1616, p. 27) ;
— on peut aussi rapprocher l'histoire de Ferondo dans le Déca-
méron (III, 8), imitée de La Fontaine (le Purgatoire)^ — dans
les Plaisanteries de Nasr-Eddin Hodja traduites du turc par
J.-A. Decourdemanche, 1876, n^ XLIX etn^LXVI, le Hodja se
persuade qu'il est mort à différents signes qu'il est malaisé de
rapporter. M. Reinhold Kœhler [Orient und Occidental. I, p. 431
et p. 765) a illustré ce plaisant récit en rapprochant de la facétie
du Hodja un conte indien, un récit talmudique, un conte saxon.
Je puis y ajouter deux formes encore : v. der neu-aramaischc
Dialeckt^Rv Eugen Prim und Alb. Socin, 1881, n° LXII, p. 249,
et J. Vinson, le Folk-lore du pays basque, Maisonneuve, 1883,
p. 93. — Dans Y Hypocondriaque^ Rotrou met en scène Clori-
dan, (( jeune seigneur de Grèce, » qui devient fou parce qu'on
lui a fait croire que sa maîtressse est morte ; il prétend être mort
— i7() —
lui-même et ne revient à la raison que lorsqu'on lui a fait voir de
prétendus morts ressuscites par le son de la musique : d'où il
conclut qu'il n'est pas mort, puisqu'il ne ressuscite pas comme
eux. — M. Ristelhuber, dans les Contes et récits cTArlotto de
Florence, Paris, 1873, p. 90, à propos d'un rapprochement, vag-ue
d'ailleurs, avec le Vilain de Bailleiil, donne encore quelques
renvois à divers nouvellistes. V. aussi, pour un renvoi à Soma-
déva, que je n'ai pas pu vérifier, Landau, Qiiellen, p. 150.
Kc. Le vilain qui conquist paradis par plaît (III, 81). — Erzkh-
lungen de Keller, p. 97 ; Wie der molner in das hymmelrich
cjiiani, ane iinsers herren Godes holffe. Keller raj^proche les
Kinder-und Hausmarchen, n'^ S\, Cf. Zeitschrift fiïr roni. Phi-
lologie, VI, 137.
Le. Le vilain mire (III, 74). — Voyez, pour la bibliog-rahie
de ce fabliau, que Molière a rendu célèbre, Dunlop-Liebrecht,
p. 207, 274; les OEuvres de Molière dans l'édition des Grands
écrivains (t. VI, p. 9, ss.) : il a été étudié par Benfey, Pantcha-
tantra, § 212 ; (je réserve pour une occasion prochaine une critique
de ce travail) ; Grane, Exempla of Jacques de Vitry, p. 232.
Pour l'épisode du malade qui a une arête dans la gorg-e et que
le médecin guérit en le faisant rire, v. le Folk-lore du pays
basque^ par J. Vinson, p. 109, Paris, 1883. Le trait final (guéri-
son des malades accourus auprès du Vilain mire par la seule
menace qu'il tuera le plus malade d'entre eux et guérira les autres
en les « oignant de son sang ») se trouve dans un poème allemand
composé vers 1240 {der Pfaffe Amis, Erzkhlumjen und Schiv'ànke,
p. p. Hans Lambel, 1872, p. 46, ss.).
i.77 —
APPENDICE III
NOTES SUR LES AUTEURS DES EABLLVUX
1. Trouvèrc.'i qui ont clé considérés à tort comme des ailleurs de fabliaux.
J.-V. Le Clerc [Ilist. lilL, XXIII, p. 114) a dressé une liste de 36 auLeurs
de fabliaux. De cette liste, MM. de Montaig-lon et Rayiiaud ont écarté avec
raison ces noms : Adam de Ros, Gautier de Coinci, Jean de Saint-Quentin,
Paien cle Maisières, Raoul de lïoudenc, Richard de ITsle-Adam, Robert
Biket, Thibaut de Vernon. Tous ces trouvères avaient été accueillis dans
ce dénombrement par suite d'une définition trop larg-e du mot fabliau.
MM. de Montaif^lon et Raynaud conservaient encore dans leur collection
deux noms que M. Pilz [die Verfasser der fabliaux, Leipzig- et Goerlîtz,
1889) ajustement supprimés : Gerbert, Tauteur du « servenlois » de Gro-
(jnet el de Petil (MR, III, 56), et Iluon Archevesque,rauteur du <i dit moral »
de la Denl (v. ci-dessus, p. 34). Supprimons à notre tour de la liste de MM.
de Montaiglon et Raynaud Richard Bonnier, auteur du « conte dévot » du
Vilain qui donna son âme au diable (MR, VI, 141), Phclipot, auteur du DU
des Marcheans (II, 37),Guiot de Vaucresson, auteur des Vins dOuan (III,
41), et retranchons de la liste de M. Pilz Marie de France et Gautier le
Loup (MR, II, 40 ; voyez ci-dessous, au nom de Gautier le Long). Il faut
encore, à notre avis, eiïacer de la liste de J.-V. Le Clerc le nom de Cour-
tois d'Arras, et de la liste de M. Pilz, le nom de Boivin de Provins, que ce
critique substitue à celui de Courtois d'Arras U
Il faut enfin supprimer de la liste de MM. de Montaiglon et Raynaud
1. Voici ce qu'il eu est de colle menue question : l'un de nos fabliaux
(MR, V, 116) esl intitulé Boivin de Provins. Ou y raconte, avec beaucoup de
verve et de gaieté, le tour plaisant qu'un « bons lechierres », Boivin de Pro-
vins, a joué à une fdle de joie, Mabile. A la lin du poème, le héros va conter
sa joyeuse aventure au prévôt, qui en rit de bon cœur et l'héberge trois jours
entiers. Alors, au dernier vers du poème, à notre grande surprise, le héros
du fabliau en devient tout à coup l'auteur :
Boivins remest trois jours entiers;
Se li dona, de ses deniers,
Li provost dix sous a Boivin,
Qui cest fablel fist a Provins.
Dans tout le cours du poème, il est manifeste que l'autour ne raconte pas
une aventure personnelle, et je crois que ces derniers vers sont une addition
toute fantaisiste du copiste du ms. A; l'autre ms. ne contient pas cette
attribution du poème à Boivin. — En tout cas, qu'y a-t-il de commun entre
ce Boivin de Provins et Courtois d'Arras, auquel on attribue le très curieux
remaniement poétique de la Parabole de l'enfant prodigue, que Barbazan et
— i-78 —
Pierre cFAlphonse, à qui ils attribuent le fabliau du Chevalier (jul recouvra
r amour de sa (hune (VI, 106). 11 est très probable que Tauteur inconnu de ce
fabliau fait allusion à Fauteur de la Discipline de clerrjie^ lorsqu'il dit que
Pierre d'Anfol (( trouva premièrement » ce conte ; en effet, ce nom est une
traduction bien meilleure ([ue notre « Pierre Alphonse », du génitif d'adoj)-
tion Pelrus Alphonsi. — Mais il n'est pas moins certain que lauteur de
notre conte, en nommant Pierre d'Anfol, ne fait qu'alléguer une source,
réelle ou supposée, et que ce juif espagnol n'a point rimé de fabliaux fran-
çais.
Ce sont donc, en tout, dix-huit noms que nous effaçons des listes dres-
sées par J.-V. Le Clerc, par MM. de Montaiglon et Raynaud et par M. Pilz,
Voici les noms qui subsistent :
2. Auteurs de fabliaux dont les noms nous sont seuls parvenus :
Chariot le Juif, contemporain de Rutebeuf. Un de nos fabliaux nous le
montre disant des contes à Vincennes aux noces d'un certain Guillaume,
panetier du comte de Poitiers (v. Rutebeuf, éd. Kressner, p. 99, çs., 42i,
ss.). Son rival, le Barbier de Melun, est probablement un jongleur de la
mémo catégorie que Rutebeuf et lui.
Colin, Ilauvis, Hersent, Jetrus. Quulvc ménestrels diseurs de fal)liaux dont
Watriquet Brasscnel, leur contemporain, nous a laissé les noms (v. MR,
III, 73).
Jean de Journi. Chevalier picard, établi dans l'île de Chypre et qui
écrivait vers la fin du xiii*^ siècle. Il nous dit dans sa Dime de pénitence
(v. 23, cf. Pilz, p. 10) qu'il a composé jadis de « fans fabliaus » dont il se
repent.
Jean de Boves. Vojez ci-dessous, Jean Bedel.
Voici, maintenant, les renseignements que nous pouvons recueillir sur
les autres auteurs de fabliaux, dont les noms suivent par ordre ali)habé-
tique.
3. Auteurs qui nous ont laissé des fabliaux :
Bernier. [La Housse partie, MR, I, o). Nous ne savons plus rien de ce
jongleur, qui rêvait pourtant de vivre dans la mémoire des hommes :
Et cil qui après vivre veulent
Ne devroient ja estre oiseus...
Son poème est un de nos fabliaux les plus ingénieusement composés et
Méon (t. I, p. 356) ont publié ? Rien qu'on puisse imaginer, sinon qu'en 1581.
le président Fauchet a attribué ce fabliau intitulé Boivin à Courtois d'Arras.
Pourquoi? on l'ignore. Depuis 1585, la Croix du Maine, du Verdier, Caylus,
Ijegrand d'Aussy, Barbazan, Dinaux, P. Paris ont répété, comme de juste,
l'allégation de Fauchet : car une erreur une fois exprimée ne périt plus.
Pilz ne croit pas cette attribution légitime et, de fait, il est impossible de se
figurer un seul point de contact entre ces deux poèmes, ou même d'imaginer
pourquoi P'auchet les a rapprochés, sinon par une erreur de mémoire. M.
Pilz annonce pourtant qu'il démontrera bk?ntot la fausseté de cette attribu-
tion par la comparaison linguistique du lai de Courtois et du fahliou de
Boivin. Il ne devrait pas suffire pourtant qu'îi la fin du xvi<^ siècle un savant
ait commis une distraction pour que les érudits du xix^ siècle fissent à ce
lapsus calami l'honneur d'une réfutation qui ne peut pas supposer moins de
huit jours de travail !
— 479 —
le mérite en apparaît mieux, si nous le comparons à la très médiocre ver-
sion anonyme que nous avons conservée du même conte (MR, II, 30). Der-
nier vivait vers la lin du xiii^ siècle, ou le commencement du xiv*', comme
le prouvent des irrégularités nombreuses dans la déclinaison (v. notam-
ment V. 317, cf. Pilz, p. 17). Quant à sa patrie, elle reste incertaine. V. la
longue et peu probante étude de Pilz, p. 11-16. Il veut démontrer que
Bernier est « un Picard qui écrit sous rinfluence du dialecte francien ».
Les traits linguistiques qu'il range sous les n°^ 1, 2, 4, 6, 8, 9, 10 sont plus
généraux que le picard et le francien. Le n^* 3 (a nasal distingué de e nasal)
n'est pas appuyé par assez d'exemples pour qu'on sache si ce n'est pas le
hasard qui a associé des mots en a + \as. -\- confi., en les distinguant de
e + Nas. + cons. Au n^' 5, on peut remarquer que le poète dit fils au cas
régime : or, presque tous les textes picards disent fil. — La rime lie :
mie [n^ 7) n'est pas limitée au picard. — Enfin, au n" 12, l'auteur aurait dû
noter le grand nombre de rimes où s est distinguée de z (42, 56, 68, etc.),
ce qui contredit l'hypothèse picarde.
De quel pays était Bernier? Ce fabliau est de ceux dont M. Hermann
Suchier a bien voulu examiner spécialement les rimes avec moi ; il croyait
que Bernier était Parisien. Parisien ou Picard? Les rimes de ce poème
sont peut-être trop peu nombreuses pour que nous le sachions jamais
précisément, même quand notre connaissance des anciens dialectes sera
plus avancée. D'ailleurs, ce problème ne vaut pas la grande peine qu'il
coûterait à être élucidé. Les fabliaux non localisés par quelque indice géo-
graphique ne pourront jamais l'être assez précisément pour devenir des
témoins utiles de tel ou tel dialecte : au point de vue linguistique, la ques-
tion est donc peu importante ; au point de vue littéraire, elle est à peu près
nulle. Parisien ou Picard, Bernier restera toujours un inconnu.
Colin Malet, auteur de Jour/let (IV, 98). Il était Artésien (v. le vers 1).
Son fabliau se distingue entre tous par une originalité : il peut revendiquer
peut-être l'honneur d'être le plus parfaitement ignoble de tous. « Il suffirait,
dit J.-V. Le Clerc [Hist. lilt., XXIII, 205), pour faire comprendre quel sens
énergique était attaché dans la vieille France à ce mot : une vilenie. »
Legrand d'Aussy ayant eu l'idée bizarre d'identifier le héros de cette aven-
ture avec l'auteur du conte, M. Pilz annonce qu'il recherchera prochaine-
ment siJouglet est Colin Malet. Legrand d'Aussy et Dinaux (v. Pilz) attri-
buent encore, par pure fantaisie, à ce Jouglet, dont nous n'avons rien, le
fabliau anonyme du Sot chevalier. Cela n'est pas à discuter.
Courteharhe ou Cointebarhe (ms. C), auteur des Trois aveugles de Com-
piègne (MR, I, 4). Il appartenait certainement au Beauvaisis. Peut-être est-
il aussi l'auteur, très digne d'estime, du fabliau du Chevalier à la robe ver-
meille.
Durand, auteur des Trois bossus (I, 2). Inconnu. Il n'y a pas lieu de
s'arrêter aux fantaisies de Dinaux, Trouvères de la Flandre et du Cambrésis,
p. 149.
Enguerrand d'Oisi, auteur du Meunier d'Arleux (II. 28). Nous ne le
connaissons que par ces deux vers qui nous apprennent sa patrie et son
état (v. 404) :
Enguerrans, li clers, qui d'Oisi
A esté et nés et nourris..,
Estrées, Arleux, Palluel et Oisi sont quatre communes espacées sur une
— m) —
longueur d'un peu moins d'une lieue et demie entre Douai et Cambrai (cf.
les notes géographiques de l'édition Raynaud).
L'œuvre d'Enguerrand est d'une technique extrêmement primitive et
grossière; c'est un clerc qui rime comme un vilain illettré. Aucun fabliau
ne nous est parvenu sous une forme aussi fruste, soit que la forme originale
fût déjà aussi négligée, soit peut-être que la transmission orale l'ait cor-
rompue. Toujours est-il que les rimes inexactes, les vers faux, les asso-
nances vagues ne s'y comptent plus. Voici quelques exemples de ces
ii-j)eu-près : apielé '.entendez (o2); conforter : entendez (66); entresail : /mi-
mais (70); fenwie : parente (80 et 124); cf. vers 92, 96, 98, 102, 120, 136,
152, 186, 188, 190, 200, 218, 224, 230, 248, 232, 262, 268, 288, 296, 300, 304,
318, 328, 332, 354, 372, etc.
Eustache d'Amiens. A rimé le Boucher d'Abbeville (III, 84), Eustache
d'Amiens n'est connu que par cette unique pièce, ([ui nous renseigne sur sa
patrie et sur l'endroit où il a composé son fabliau.
Garin, Giierin. Cette signature est celle de six fabliaux, MR, III, 61, 86,
92; V, 124, 126; VI, 447. Avons-nous affaire ici à deux noms différents,
Garin, Guerin, et, si c'est un même nom, désigne-t-il un seul et même
trouvère? On ne sait. Il n'y a dans ces six fabliaux aucune indication géo-
graphique, sauf dans le Chevalier c/ui faisait parler les muets (VI, 147), où le
héros va de Provins à la Haye en Touraine, ce qui ne nous renseigne guère,
et dans la Grue (V, 426), où l'auteur dit avoir entendu conter son fabliau
(( à Vercelai, devant les changes ». — Sur ce Vercelai, cf. le Congé de
Baude Fastoul, Méon, I, vers 265, où on lit :
Sire Jehan de Vregelai
A vostre congié m'en irai...
Ou bien s'agit-il de Vézolay (Yonne)? M. Pilz [loc. cit.) annonce une élude
linguisti(|ue (jui décidera. Nous avons étudié de près les rimes de ces six
fabliaux; mais cette recherche ne nous a pas conduit à des résultats assez
assurés pour que nous osions les communiquer ici. Disons pourtant qu'il
n'est pas impossible que ces fabliaux aient tous été composés, sauf la Grue,
dans rile de France, vers le milieu du xiii*' siècle.
Gautier, auteur de Connebert, V, 428, et du Prêtre teint, VI, 139.
Le héros de Connebert est un prêtre né à Cocelestre (= Colchester, et
non Glocester, comme le veulent MM. de Montaiglon et Raynaud). Ce n'est
pas à dire que Gautier soit un poète d'outre-Manche : son fabliau ne pré-
sente aucun trait anglo-normand. Il appartenait à la classe des jongleurs
errants et nous donne quelques détails sur sa vie malheureuse. Il a com-
posé ses poèmes dans l'Orléanais (v. le Prêtre teint., v. 1-30).
Gautier le Long, auteur de la Veuve (II, 49). M. Foerster, à la première
page de sa préface du Chevalier as deus espées, déclare que ce Gautier est
certainement aussi l'auteur du Valet c/ui d'aise a jnalaise se met (II, 44).
M. G. Paris appuie cette affirmation [Lilt. fr. au moyen âge, 2^ éd., p. 412).
On aurait plaisir à adopter cette hypothèse : ces deux poèmes, qui sont des
tableaux de mœurs plutôt que des contes, sont, en effet, uniques dans notre
vieille littérature, pour la fmesse singulière des observations morales, très
réalistes et très pessimistes. De plus, ils sont l'un et l'autre manifestement
picards, et si fortement imprégnés de traits dialectaux qu'il est inutile d'en
faire ici une démonstration; l'examen le plus superficiel des rimes le
prouve; voyez, pour le Valet, les rimes 446, 422, 184, 214, 220, 278, 302,
— icSl —
316, 325, 334, les formes no, vo aux vers 47, 62, 82, 94, 122, 128, 148..., les
formes vir ^ (100), prisomes (119), voliemes (150), prendernns (105,
118), averoit ['209), etc., etc. (Cf. Foerster, Jahrhuch f. rom. ii. engl. PhiL,
N. F., t. I, p. 304-7). Voyez, de même, dans la Veuve, des rimes comme
porsiuue : siuiie (466), etc.. — J'ai pourtant une objection à présenter
contre l'attribution de ces deux pièces à un même auteur. Le Valet est
d'une facture infiniment plus grossière et néglig-ée; les rimes insuffisantes,
les véritables assonances y enti'ont en grande proportion. Voici le relevé,
pour les 100 premiers vers seulement: il y a 18 assonances contre 32 rimes,
c'est-à-dire qu'un tiers des vers n'est pas rimé [dos : esUiinfort, 6 ; che-
mises : aemplies 8; ait : caitis 20, cf. les vers 26, 32, 38, 50, 52, 54, 56, 58,
64, 68, 74, 84, 92, 96, 102). Comparez la Veuve : ici, au contraire, les rimes
sont pures, soignées, exactes. Sur 502 vers, je ne relève que deux rimes
incomplètes : estre, honeste, 240, despiliés : pitié, 488. Y a-t-il lieu d'attribuer
au même poète deux pièces d'une technique si différente"? — Quant à l'hypo-
thèse de M. Pilz, qui voudrait identifier Gautier le Long avec Gautier le
Loup (MR, II. 40), il n'y a pas lieu de la prendre en considération. Nous
n'avons heureusement pas à nous occuper de cet obscène jongleur. Une
autre conjecture de M. Pilz, selon laquelle Gautier le Loup aurait quelque
rapport avec l'auteur du fabliau anonyme de la Damoiselle qui aveine
demandoit, ne repose sur aucun fondement solide.
Guillaume. C'est le nom que porte l'auteur d'une des versions de la
Maie honte (IV, 90). MM. de Montaiglon et Raynaud l'appellent sans raison
Guillaume le Normand, pour l'identifier avec l'auteur du Prêtre et dWlison
(II, 31). J.-V. Le Clerc a fait de même avant eux. Pourtant on accordera
que deux hommes puissent s'appeler Guillaume, sans que tous deux s'ap-
pellent Guillaume le Normand. Et ces deux personnages, ils les ont iden-
tifiés avec Guillaume, Clerc de Normandie; sur cette attribution, vovez
l'article suivant.
Guillaume le Normand. C'est le nom que porte l'auteur du fabliau du
Prêtre et d'Àlison (11,31). Est-il, comme l'ont conjecturé plusieurs savants,
le même que Guillaume le Clerc de Normandie, auteur du Bestiaire (Famour,
du Besant Dieu, des Treis moz, des Joies Nostre Dame? Déjà, en 1869,
M. G. Paris repoussait cette identification [Revue critique, 1869, n^ 30;
cf. Reinsch, Zts. f. rom. PhiL, III, p. 200). Elle a été reprise pourtant par
M. E. Martin, dans son édition du Fergus (1872). Mais M. Adolf Schmidt
[Romanische Studien, IV, p. 497) a fait justice de cette hypothèse, en se
fondant surd'excellentes remarques dialectales : l'auteur du fabliauest, selon
lui, un Normand qui habitait l' Angleterre dans la seconde moitié du
xiii^ siècle. La dissertation de M. Seeger (Halle, 1881. cf. Ztz. f. rom. PhiL,
VI, 484) est une étude dialectale et métrique des poésies authentiques de
Guillaume le Clerc de Normandie et n'ajoute rien à la démonsti-at-on de
M. Adolf Schmidt.
Haiseau. Ce n'est guère que depuis 1890 que nous savons quelque
chose de ce jongleur. Au seul fabliau que nous possédions de lui
{VAjineau, III, 60), le tome VI de l'éd. Montaiglon a ajouté trois autres
contes, tirés du ms. de Berlin : les l^rois dames qui trouèrent Lanel au conte,
138; les Quatre prestres, 142; le Prestre et le mouton, 144, le plus court des
fabliaux conservés. Ses poèmes se distinguent entre tous par leur manière
rapide, fruste, brutale. Un vers de Haiseau nous permet de dire qu'il était
Normand : une de ses héroïnes (VI, 138, v. 47) jure, en effet, par « saint
Bédier. — Les Fabliaux. 31
— 482 —
Hindevertde Gournai », dont le sanctuaire ne devait pas être connu très loin
à la ronde. La petite ville de Gournai en Bray possède une église de saint
Hildevcrt, datant du xii*' siècle, et classée aujourd'hui parmi les monuments
historiques.
Henri cVAiideli. [Le lai cVArislole, V, 136). V. ci-dessus, p. 387. Cf. Augus-
tin, Sprachliche Uniersuchung ùber die Werke Henri d'Andelis [Ausrj. und
Ahh., pp. Stengel, Marbourg, 4885).
Jea/i, auteur à'Auherée. Inconnu.
Iliion le Roi est la signature que porte le charmant fabliau du Vair pale-
froi (I, 3).
Huon Piaucele est celle que portent les fabliaux d'Esionni (I, 19) et de
Sire Hain et dame Anieuse (I, 6).
Huon de Cambrai est celle de la Maie Honte (V, 120).
J.-V. Le Clerc est disposé à reconnaître un seul personnage sous ces trois
noms; nous n'aurions affaire qu'à un trouvère, qui aurait aussi composé la
Sene fiance de l'A, B, C (Jubinal, Nouveau recueil, II, 275), et la Description
des ordres religieux (Jubinal, Œuvres de Butebeuf, t. I, note T, p. 441 ; cf.
Dinaux, Trouvères artésiens, I, p. 188). Ces derniers poèmes sont signés
ainsi : le Roi de Cambrai. L'auteur unique de toutes ces pièces s'appellerait
donc Huon Piaucele le Roi de Cambrai; ce qui, au premier abord, semble être
un nom un peu long; mais il faudrait considérer le roi comme ne faisant pas
partie du nom propre : ce serait le titre- honorifique qu'ont porté tant de
présidents de puys et do corporations de ménestrels. — Il est évidemment
impossible de savoir si ces hypothèses sont fondées et si un seul trouvère
est l'auteur de nos quatre fabliaux et des poèmes publiés ou inédits qu'énu-
mèrent V Histoire littéraire et Jubinal. Mais l'examen des rimes des quatre
fabliaux amène à cette conclusion qu'ils ont tous quatre été composés dans
le même pays, qui est une province du Nord-Est de la France et qui peut
être le Cambrésis.
Voici les traits linguistiques les plus caractéristiques de ces poèmes :
A. Le Vair palefroi.
I. Réduction de la triphthongue iée dans les mots soumis à la loi de
Bartsch : engignie : compagnie (700); cf. 604, 860, 1166.
II. Confusion de s et de z. Forz : trésors (12); cf. 24, 112, 494, 1190.
III. Distinction constante, attestée par plus de trente rimes, de a + Nas. +
cons. et de e + Nas. + cons. (une seule exception, peut-être, au v. 40). —
Remarquez (v. 142) la rime : anciens : sens.
IV. C picard : bouche : douce (202), cf. 87, 362, 407, 496, 600, 668,
1337.
V. No, vo, auprès de nostre, vostre (vo terre, 468).
VI. L'e atone antétonique, sévèrement maintenu (9, 30, 118, etc.), tombe
parfois au participe passé : connu (1155) auprès de coné'us (56). On sait que
cette caducité plus rapide de l'e atone au participe est une particularité du
dialecte artésien.
Remarquez encore les rimes siue : Hue (1058), cntire : dire (354).
B. Estormi.
I. On ne trouve pas dans ce fabliau de preuves de la réduction de la
tripthongue iée à ie; mais les rimes sont trop peu nombreuses (78, 160,
184, 215, 238, 274, 418, 448, 588) pour qu'on puisse prononcer si ce n'est pas
le seul hasard qui sépare ici constamment les rimes en iée des rimes
en ie.
— 483 -
II. Confusion de s, z. Veniiz :jus (350); cf. 366, 482, 548, etc.
m. Distinction de a + nas. + cons. et de e + nas. + cons. Attestée par
plus de vingt rimes.
IV. C picard : force : popce (204 ; cf. 215.)
V. No, vo (107, 122, 442).
VI. Chute, au participe passé seulement, de l'e atone protonique : conus^
389 ; aperçus (566).
Remarquez en outre les rimes surtout picardes, saus {solidos) : sans (sal-
viis), sone : essoine (104); encore : Grigoire (219); aprueche : enfueche (400),
la forme mêlerai (63), qui se trouve dans Huon de Bordeaux^ poème arté-
sien.
C. Sire Hainet dame Anieuse.
I. Trois rimes seulement en ie (32, 355, 372) ne suffisent pas à nous ren-
seigner sur le phénomène I.
II. Confusion de z, s. Esperiz : requis (180, cf. 324.)
III. Distinction constante de a + nas. + cons. et de e -f- nas. -]- cons.
V. No, uo(121, 149, 160, 163).
VI. Chute, au participe passé seulement, de l'e atone pronotique : il a
anuit toute nuit plut (v. 66).
Remarquez, en outre, les rimes hastiue : tiue (tua) (120), caus : chaus
(260), ore : Grigore (340).
D. La Maie honte est, nous le savons, composée par Huon de Cambrai. Il
est donc inutile d'énumérer les rimes caractéristiques. Remarquez pour-
tant : la maie qui fu siue : nai mes talent que vo cort siue (v. 128). La rime
maintenant : malement serait unique en regard des cent rimes environ que
contiennent nos quatre fabliaux et où a nasal est séparé de e nasal. Mais c'est
une mauvaise leçon qu'ont adoptée MM. de Montaiglon et Raynaud. Il faut
lire avec le ms. B : Le roi apele isnelement : Sire, fet-il, trop malement..
Jacques de Baisieux. Auteur des Trois chevaliers et du chainse (III, 71) et
du Dit de la vescie au prestre (III, 69). Voir ci-dessus, chap. XIV.
Jean Bedel ou Jean Bodel. L'auteur du fabliau des Deux chevaux (I, 13)
nous apprend dans son prologue qu'il a déjà « trouvé » huit autres fabliaux ;
et, par une rencontre singulière, nous possédons tous les petits poèmes
auxquels il fait allusion.
Cil qui trova del Morteruel (IV, 95),
Et del mort vilain de Bailluel (IV, 108),
Et de Gombert et des deux clers (I, 22)
Que il mal a trait a son estre.
Et de Brunain, la vache au prestre (I, 10)
Que Blere amena, ce m'est vis,
Et trova le songe... (V, 131)
Et du leu que Voue déçut [Méon-Barb., III, p. 53)
Et des deus envieus cuivers (V, 135)
Et de Barat et de Travers
Et de lor compaignon Haimet, (IV, 97)
D'un autre fablel s'entremet,
Qu'il ne cuida mes entreprendre.
Quel est le nom de ce fécond trouvère? — L'auteur continue ainsi :
Ne por Mestre Jehan reprendre
De Boves, qui dist bien et bel,
N'entreprent il pas cest fablel,
— 484 —
Quar assés sont si dit resnable;
Mais, qui de fablel fait grant fable
N'a pas de troyer sens leg-ier.
De ces vers, plusieurs critiques ont conclu que Fauteur de ces huit
fabliaux et de la fable du Loup et de VOie était Mestre Jean de Boves.
L'abbé de la Rue [Bardes, t. III, p. 45) fait de lui, comme de juste, un poète
normand et découvre un Jean de Boves qui possédait, sous Philippe-
Auguste, de grands fiefs dans le pays de Caux, Dinaux [Trouv. artésiens,
p. 293) montre, au contraire, que le nom de Boves appartient à une grande
famille de TArtois ou du Cambrésis, et cite plusieurs personnages histo-
riques qui seraient les ancêtres ou les descendants de notre conteur. Mais,
outre qu'il a pu et dû exister, faute de noms de famille au moyen âge, un
nombre indéfini de Jean de Boves, le titre de înestre accolé à celui-ci suffit
à prouver qu'il n'appartenait pas à cette grande famille des de Boves.
Mais, qui pis est, les huit fabliaux ne lui appartiennent aucunement.
Et cette fausse attribution repose sur un contre-sens. Dans les vers
ci-dessus, l'auteur a-t-il dit qu'il s'appelât Jean de Boves? Non point; mais
il s'excuse de reprendre une matière déjà traitée par un certain Jean de
Boves. Ce Jean de Boves est donc un trouvère, sans doute artésien, et con-
temporain de l'auteur des huit fabliaux. Il a, lui aussi, conté le récit, très
médiocrement spirituel, des Deux chevaux ; mais son poème ne nous est
point parvenu ; ce n'est plus que le nom d'un inconnu.
Mais le véritable auteur des huit fabliaux, nous le connaissons : il nous
a dit son nom. Il avait composé, nous a-t-il dit tout à l'heure, le Souhait
desvé (V, 131) : or, à la fin de ce fabliau, l'auteur dit que le héros de cette
aventure l'a racontée à tout venant,
Tant que le sot Jehans Bediaus,
Uns rimoieres de fabliaus,
Et por ce qu'il li sanbla boens,
Si l'asenbla avoec les suens.
(V.,131, V. 209, ss.)
J.-V. Le Clerc (Hist. Litt., XXIIl, 115) s'est aperçu delà méprise et a rendu
à Jean Bedel ce qui n'appartenait pas à Jean de Boves. Cette méprise subsiste
encore dans l'édition Montaiglon-Raynaud. Tous ces fabliaux y portent en
titre l'indication : « par Jean de Boves, » et seul le fabliau du Sohait desvé
est attribué à Jean Bedel. Les éditeurs disent dans leurs notes (t. V,
p. 359) : « Ce Jehan Bedel est-il le même que le trouvère artésien Jehan
Bodel? La chose est probable. En tout cas, plutôt que de refuser, comme le
fait VHistoire littéraire, à Jehan de Boves la paternité des neuf fabliaux que
lui attribue le fabliau des Deux chevaux, ne peut-on admettre que Jehan de
Boves et Jehan Bedel ont traité l'un et l'autre le même sujet? » — Sans
doute, on doit l'admettre : Jean Bedel et Jean de Boves ont tous deux
traité le même sujet des Deux chevaux ; mais nous ne possédons que la
version de Jean Bedel, et les huit autres fabliaux n'ont rien à faire avec
Jean de Boves. — Ces explications étaient nécessaires, puisque M. Pilz
{op. cit., p. 8) suit encore l'erreur de M. de Montaiglon.
Mais ce Jean Bedel, qui est-il ? ne serait-il point Jean Bodel ?
La conjecture est séduisante. Ces neuf petits poèmes n'appartiendraient
pas à un inconnu, à un vague Guerin, à un Enguerrand d'Oisi impersonnel,
mais à l'original auteur du Jeu de Saint-Nicolas et de la chanson des Saisnes,
— 485 —
au misérable et touchant mesel des Congés. Cette hypothèse, F. Michel et
Montmerqué ravalent déjà proposée [Théâtre fr. au M. A., p. 669). J.-V. Le
Clerc la repousse bien vite, « parce que Jehan Bodel s'appellerait bien
modestement uns rimoieres de fabliaus. » Comme silexiii*^ siècle avait connu
la hiérarchie classique des genres ! Chapelain aurait sans doute cru déchoir
à écrire des contes légers, mais non Jean Bodel. Dans son étude sur les
Congés de Jehan Bodel [Rom.y t. IX, p. 218), M. G. Raynaud se pose à son
tour la question, et dit : a La chose nous paraît assez vraisemblable, et le
scribe du ms. de Berne auquel est emprunté le fabliau dont il s'agit n'est
pas assez soigneux pour qu'on ne puisse le rendre responsable d'un chan-
gement d'un o en un e. » Mais M. G. Raynaud, qui se proposait seulement
de donner une édition critique des Congés, n'a pas eu à examiner autrement
la question, et a écarté, pour la constitution de son texte, les renseigne-
ments linguistiques que pouvaient lui fournir les fabliaux. Cette étude, il
convient de l'entreprendre ici et, comparant la langue des huit fabliaux de
Jean Bodel à celle des Congés, de nous prononcer pour ou contre l'identi-
fication de Jean Bedel avec Jean Bodel.
Nous prenons pour base l'excellente étude de M. G. Raynaud sur la
langue des Congés et du Jeu de Saint-Nicolas ; nous suivons le même ordre
que lui et, pour chacun des traits phonétiques par lui marqués, nous rem-
plaçons les exemples tirés des rimes des Congés par des rimes analogues
des fabliaux ; on verra que toutes les observatlonsllnguistiques faites sur les
Congés valent aussi pour les fabliaux. — A la suite, nous énumèrerons les
rimes intéressantes qui n'auront pas trouvé place dans ce cadre ^.
I. 3 -|- i, dans la langue de Jean Bodel, est nettement distingué de è
(exception : ferne =r [fascinât).
De même, dans les fabliaux : B, 18, 46; 2 G, 98, 450, 206, etc., etc. Une
exception : asene : chaîne (S, 140).
II. ein se confond avec ain dans les formes masculines [frein : fain, 2 G,
48, serein : premerain, 2 G, 58, plein : pain F, 16, etc.. De même au
féminin : meine : demaine (B, 42) ; grevaine : aveine (2 G, 114).
III. Jean Bodel distingue -ana et -ania, aine et aigne. — Aucun exemple
contraire dans les fabliaux.
IV. lée n'est pas réduit à ie par Jean Bodel. De même, dans les fabliaux,
les mots comme mesnie, vie, endormie ne riment qu'entre eux (S 205, G
116, H 172) et les mots comme chauciée de même (H, 246).
Trois exceptions, dont une seule [folie : lie, V, 70) paraît devoir être rete-
nue. Les deux autres ne sont qu'apparentes, et nous avons des variantes
qui les font disparaître [carie : cangie; variante : marie, G, 97 ; — esclignie :
mie\ variantes : endormie, amie, H, 238).
V. Le suffixe iaus ne rime pas dans les Congés avec le suffixe aus. De
même dans les fabliaux : toitiaus : fabliaus (B, 64) ; cf. S, 210, F, 56, F, 78,
etc. '*
VI. 0 se note eu. Teus : honteus (G, 20), douteus : mortereus (F, 128).
VII. Dans les Congés, comme dans le Jeu de Saint-Nicolas, a nasal se
différencie absolument de e nasal. De même dans les fabliaux : phénomène
1. Abréviations : B =z Briinainf C ^=^ Le Convoiteux et l'envieux, 2 G = les
deux Chevaux, F = le Vilain de Farhu, G := Goinhert et les deux clercs, 11=^
Barat et Haimet, S = Le Souhait desveé. F = /e Vilain de BailleaL
— 486 —
attesté par une cinquantaine de rimes, contredit en apparence par talent :
cornant (H, 112) ; mais on a la variante : avant : cornant. Il ne faut pas con-
sidérer non plus tens=:{tempus : a/is(ll, 12), tens : Constanz (B, 32) la forme
tans étant commune à tous les dialectes.
VIII. VI devant une consonne était évidemment vocalisée au temps de
Jean Bodel. De même, dans les fabliaux [teus : honteus, C, 20).
Ajoutez les rimes comme remeinhrance : branche (H, 60, 355, 430, 260
leçon du ms. C ; 2 C, 118) ; — les formes no, vo (H, 143, 178, 428, 476; V,
43 ; B, 10, 15 ; 2 C, 73, etc..) ; — les formes atomes (H, 196), lessomes (H,
481, ms. B) ; — la confusion constante dans tous nos fabliaux de z, s, etc..
Comme conclusion, je crois presque assurée l'identification de Jean Bedel
et de Jean Bodel. Le très original Jean Bodel devrait donc tenir une place
dans notre chapitre XIV sur les auteurs des fabliaux. Mais nous n'avons pas
considéré cette identité comme assez évidente pour oser Ty faire figurer.
Jean de Condé. Voyez p. 375.
Jean le Chapelain. L'auteur du Dit du soucretain (VI, 150) était chevalier
(il s'appelle Sire Jehans li chapelains, v. 5) et normand (ainsi qu'il ressort
des vers 1-4). C'est tout ce que nous savons de ce personnage.
Jean le Galois d'Aubepierre, auteur de la Pleine bourse de sens (III, 67),
champenois.
Le maire du Hamiel, auteur, sans doute picard, du fragment intitulé Dan
Loussiet.
Milon d'Amiens [Le prêtre et le chevalier, II, 34), L'examen des rimes de
ce long fabliau prouve que ce jongleur écrivait dans la région même d'où il
tire son nom.
Philippe de Beaumanoir [La foie Largece, VI, 146), voir ci-dessus, chap.
XIV, p. 387, ss.
Rutebeuf, v. ci-dessus, chap. XIV.
Wairiquet Brassenel de Couvin, v. ci-dessus, chap. XIV; auteur des Trois
chanoinesses de Cologne (III, 71), et des Trois dames de Paris (III, 72).
INDEX ALPHABETIQUE
DES NOMS D'AUTEURS ET DES TITRES D'OUVRAGES ET DE
CONTES CITÉS AU COURS DE CE LIVRE
[Les chiffres renvoient aux pages; les lettres à V appendice II.)
Adam de la Halle, 375, 385, 446 (E).
Adjaibel Measer, 21 i .
Adrien L. R., Contes, 234.
Aimery de Narbonne, 372.
Aiol, 372.
Aloul, 329, 338, 347.
Ame (r) au vilain, 330, 342 (A).
Ancona (d'), v. Sercambi et NoveUino.
Anglais [les deux) et Vanel, 283, 312,
442 (C).
Anneau (/') magique, 35, 326, 328,
442 (B).
Anoupou, 321.
Antiochus, 117, 254.
Antoninus Liberalis, 110.
Anwâr-i Souhaili, 169.
Apologie p. Hérodote, v. Estienne.
ApoUore, 112.
Apulée, 109, 118, 451 (N).
Arahum proverbia (Freytag), 224.
Archevesque, 477.
Archiloque, 104, 105.
Aristénète, i94.
Aristote [Lai d'), 35, 132, 146, 158,
204-12, 347, 387-89, 446 (E).
Arlotto de Florence, 105, 451 (O),
451 (P), 468 (Ilb). 473 (Ac), 475
(Le).
Arnason, 267.
Asbjoernsen et Moe, 50, 267.
Athénée, 114.
Auberée, 136, 145, 352-7, 373, 383,
443-6 (D).
Aucassin et Nicolete, 364, 369.
Audigier, 363, 373.
Avadnnas, 211, 262, 463 (Va).
Aveugles de Compiègne, 252, 284,
316, 447 (F).
Avien, 93.
Babrius, 93, 98, 251.
Bahar-Danush, 170.
Bandello, 259, 290, 309, 450 (L), 452
(Q), 452 IB), 453 (X), 468 (Hb).
Barat et Haimet, 39, 312, 330, 448 (G).
Barbazan-Méon, passim.
Barlaam et Joasaph. 139.
Bartsch, Bomanzen, 331, 383.
Beaufort d'Auberval, Contes, 452 (P),
454 (Aa), 464 (W^a), 468 (la).
Beaumanoir (Philippe de), 387-9.
Benfey passim.
Berengier,39, 146, 151, 204, 448(11).
Bergmann, v. Siddhi-Kùr.
Bétâl Patchîsî, 177.
Bigarrures du s"" des Accords, 468
(Hb).
Boccace, 76, 88, 118, 153, 154, 165,
192, 194, 295, 448 (G), 449 (I), 449
(K), 449 (L), 454 (Aa), 458 (Ba),
462 (Na), 463 (Ta), 466 (Bb), 468
(Hb), 469 (Nb), 475 (Je).
Boivin de Provins, 325, 335, 348, 399,
449 (I).
Boi^deors [les deux) i^ibauz, 31, 39,
405.
Bossus [les trois) ménestrels, 137,
146, 236-50, 262, 449 (J).
Boucher [le) d'Abbeville, 336, 449
(K).
Bouchet, Serées, 447 (F).
Bourgeoise (la) d'Orléans, 39, 298-
30 i, 335, 449 (L).
— 488 —
Bourse (/a) pleine de sens, 34, 201,
348, 364, 451 (M).
Bozon (Nicole), 464 (Va).
Braga 252, v. Contes portugais.
Braies (les) au cordelier, 39, 120,
320, 335, 425, 451 (N).
Brantôme, 297, 298.
Bretin (Contes), 442 (B), 447 (F).
464 (Ua), 466 (Fb).
Brifaut, 312,330,451,(0).
Brockhaus, 75, 77, 109.
Browning (Bobert), 297.
Brunain, 312, 451 (P).
Brunetière, 317, 385.
Buch der Beispiele, 191.
Burnouî (Buddhisme indien), 160.
Caballero, Cuentos, 217.
Calila et Dimna. passim.
Campeggi, 171, 192.
Cappelletti, 458 (Ca), 461 (La), 462
(Na).
Carmina burana, 390-98.
Caylus (comte de), 26.
Celui qui bouta la pierre, 336, 452 (Q).
Cendrillon, 108.
Cent Nouvelles nouvelles, 192, 194,
197, 449 (L), 452 (Q), 452 (B), 453
(X), 453 (Y), 460 (la), 462 (Ba), 466
(Db), 468 (Kb), 473 (Zb).
Changeurs (les deux), 284, 324, 452
(R).,
Chanoinesses(les trois), 310, 328, 425.
Chastiement d'un père à son fils, 37,
133.
Chaucer, 318, 463 (Sa).
Chevalier (le) au chainse, 35, 256, 259,
260, 284, 291-98.
Chevalier (le) confesseur, 290, 327,
453 (X).
Chevalier (le) à la corbeille, 325, 327,
452 (U).
Chevalier (le), la dame et un clerc,
300, 327, 449 (L).
Chevalier (le) qui faisait parler les
muets, 453 (V).
Chevalier (le) qui recovra.., 35, 327,
364.
Chevalier (le) à la robe vermeille,
318, 327.
Chevaux (les deux), 312.
Clédat, voyez : Butebeiif.
Clerc (le) derrière Vescrin, 335, 453
(Y).
Clerc (le pauvre), 453 (Z).
Colin Malet, 399, 479.
Collier, Contes, 451 (N).
Comparetti, 78, 110, 113.
Comte Lucanor, 75, 451 (M), 46 i
(Xa).
Comptes du monde adventureux, 268,
451 (N), 468 (Hb), 469 (Mb).
Connebert, 331, 339, 369.
Constant du Ilamel, 146, 246, 331,
338, 454 (Aa).
Contes albanais (Dozon), 113, 153,
448 (G), 464 (Va).
Contes à rire et aventures plaisantes,
450 (L), 468 (Kb).
Contes de f Armagnac (Bladé), 473
(Ac).
Contes de Bretagne (Sébillot), 203,
466 (Db), 472 (Xb.
Contes de Basse-Bretagne (Luzel), 50.
Contes égyptiens [Maspéro), 107, 108,
321, 460 (la).
Contes de Gascogne (Bladé), 46, 203,
464 (Xa), 466 (Db).
Contes de la Grèce (Legrand), 113.
Contes de Kabylie (Bivière), 448 (G).
Contes de Lorraine (voy. Cosquin).
Contes nouveaux et plaisants, 238-43,
442 (B), 452 (Q), 453 (Z), 465 (Za).
Contes portugais (Braga), 203, 447
(F), 454 (Aa), 457, 469 (Mb).
Conteurs français du XVII^ siècle,
(Louandre), 453 (Z), 459 (Ga), 471
Conti pomiglianesi (Imbriani), 442 (B).
Convoiteux {le) et Venvieux, 314, 457.
Cosquin, 65, 68, 78, 79, 80, 100, 107,
110, 111, 162, 202-3, 275,451 (M).
453 (Z), 466 (Db), 469 (Mb).
Courtebarbe, 399, 479.
Crâne, v. Jacques de Vitry.
Çukasaptati, 194, 231, 234, 236.
Dame (la maie), 380,464 (Xa).
Dame {la) qui aveine demandoif, 28 t-,
326, 459 (Ga).
Dame {la) qui fist trois tours, 284-,
327, 336.
Dame la qui se vengea, 324, 327, 459
(Fa).
489 —
Dames {les trois) de Paris, 352, 425.
Dames {les t/^ois) à l'anneau, 197, 265-
71, 458 (Ea).
Darmesteter, (A.), 78.
Darmesteter (J.), 50, 57.
Dccaméron, voy. Boccace.
Demoiselle {la) qui sonjoit, 326, 380.
Demoiselle [la) qui ne pouvait oïr..,
460 (Ha).
Derenbourg, v. Directorium, Joël et
Pantchatantra.
Despériers, 448 (H), 475 Je).
Direciorium hum. vitae, 82, 132, 136-
39, 168, 204.
Disciplina clericalis, 83, 88, 119, 127,
133-35.
Dolopathos, 135, 360, 382.
Domenichi, 450 (L).
Boni, 453 (X), 461 (la).
Dunlop-Liebrecht,48, 447 (F), 449 (I),
451 (N), 452 (Q), 453 (X), 454 (Z),
465 (Ya), 467 (Fb), 468 (Ib), 476
(Le).
Ebeling, 443 (D) .
Ecureuil (l'), 284, 322, 461 (Ka).
Enfant {V) de neige, 398, 460 (la).
Enguerrand d'Oisi, 399, 479.
Epervier {lai de /'), 35, 145, 228-36,
327, 349, 364, 461 (La).
Esqhine, 118.
Estienne (Henri), 309, 334, 450 (L),
451 (N), 453 (U), 462 (La), 466 (Bb),
467 (Fb).
Estormi, 237, 240, 242, 462 (Ma).
Etienne de Bourbon, 47, 133, 451 (P),
458 (Ea), 466 (Eb), 470 (Qb).
Eulenspiegel, 447 (F).
Eustache d'Amiens, 480.
Evêque (/') qui bénit, 284, 328, 462
(Na).
Fabrizi,470(Nb).
Facétieux reveil-matin, 454 (Z), 460
(Fa).
Farces, 238, 428, 442 (A), 447 (F),
451 (N), 466 (Bb), 467 (Fb), 471
(Xb), 472 (Yb), 474 (Ee) .
Femme (la) qui cunqiesen baron, 344.
Femme {cVune seule) qui servoit cent
chevaliers, 324, 462 (Pa).
Fèvre de Creeil, 324, 462 (Qa).
Fiorentino, 449 (L).
Fleur lascive orientale, 220, 448 (H),
454 (Aa).
Foerster, 31, 383.
Folz(Hans), 267-70.
Forteguerri, 454 (Aa), 465 (Ab).
Frère Denise, 284, 328, 462 (Ra).
Freymond, 405, ss.
Frisehlin, 358, 453 (Y).
Gageure (la), 325.
Gaidoz, 18, 58, 60, 70, 71, 107, 110,
111, 113, 144, 285, 287.
Garin, Giierin, 480.
Garon {Entretien des bonnes compa-
gnies), 48, 474 (Gc).
Gauteron et Marion, 326.
Gautier (L.), 305, 399, 407, 432.
Gautier le Long, Gautier le Loup,
480.
Germania, 221, 265, 267, 446 (E),
451 (M), 453 (V), 453 (Z).
Gesammtabenteuer , 119, 123, 133,
134, 138, 165, 184, 193, 196, 211-13,
219, 237, 242, 294, 301, 446 (E),
449 (L), 451 (M), 452 (Q), 452 (U),
453 (V),453 (Z), 458 (Ba), 459 (Fa),
460 (la), 463 (Sa), 463 (Ta), 464
(Xa), 465 (Ya), 466 (Db), 466 (Fb),
469 (Lb), 475 (Je).
Gesta Romanorum, 117, 119, 156,
231, 235, 446 (E), 466 (Fb].
Gil Blas, 473 (Zb).
Giovanni, 452 (R).
Gombert et les deux clercs, 39, 318,
335, 463 (Sa).
Gonella, 447 (F).
Gréeourt, 461 (la).
Griesenbach, 462 (Oa).
Grimm, 50, 53-7, 94, 213-18, 219-22,
272, 460 (la).
Grue [la), 322, 325, 463 (Ta).
Gubernatis (de), 55, 68.
Guillaume, G., clere de Normandie,
481.
Guillaume au faucon, 35, 284, 350,
364.
Hagen (v. der) cf. Gesammtab.
Haîm (von), 55, 113.
Haiseau, 310, 379, 406, 481.
Hebel [Schatzkâstlein), 46, 217.
Henri d'Andeli, 41, 387-89.
Heptaméron, 184, 334, 463 (Ra).
490 —
Héron, v. Arche vesque et Henri
d'Andeli.
Hervieux, Fabulistes latins, 47, 122,
216, 473 (Ce).
Hésiode, 104.
Histoire littéraire de la France ,
passim.
Historia septem sapientum, 237,240.
Ilitopadésa, 88, 119, 165, 169, 231,
309, 467 (Fb).
Housse {la) partie, 34, 39, 201, 329,
364, 463 (Ua).
Hubatsch (Vagantenlieder), 390-93.
Huet (Daniel), 72, 73, 75, 96.
Huon Piaucele, H. le Roi, H. de
Cambrai, 482.
Jacobs [jEsop], 95-7, 104, 124.
Jacques de Baisieux, 291-94, 418, ss.
Jacques de Vitry, 47, 124, 133-39,
212, 267, 453 (X), 457, 458 (Ea), 470,
(Nb), 474 (Gc), 474 (le), 476 (Le).
Jâtakas, 98, 99, 102, 104, 105, 106.
Jean Bedel, 39, Jean Bodel, 375, 483-
87.
Jean le Chapelain, 486.
Jean de Condé, 40, 41, 38i, 418-26.
Jean de Journi, 388, 478.
Jean de VOurs, 64, 110.
Jeanroy, 31, 397.
Joël, 82.
Jouglet, 326, 373, 464 (Va).
Jubinal, passim.
Jugement [le), 277, 464 (Wa).
Jiilg, V. Siddhi-Kùr.
Julien (Stanislas), 154, v. Avadnnas.
Relier, O. [griech.Fahel), 94-104.
Relier (Ad. von,) altd. Erzahlungen),
47, 193,237, 240,267, 270, 449 (L),
453 (X), 453 (Z),454 (Aa), 476 (Rc).
Roehler (R), 50, 68, 77,80, 82, 85,
108, 109, 112, 165, 252,268.
Rressner, v. Ruteheuf.
KpuTTTào'.a, 442 (B), 448 (H), 449 (L),
451 (P),452 (S), 459 (Ga), 460cHa),
462 (Qa), 463 (Sa), 468 (Ib;, 468 (Jb),
473 (Zb).
La Fontaine, 118, 195, 199, 215, 266,
267, 290, 317, 449 (R), 449 (L),
462 (Na), 463 (Sa), 469 (Nb).
l.nmho\(Erzahlungen u. Se hw /in ko),
46'f (Ya), 476 (Le)
Landau, Quellen des Dekameron,
78, 118, 154, 165, 295, 446 (E),
449 (I), 463 (Ra), 466 (Ab), 470 (Nb),
470 (Sb).
Lang (Andrew), 6, 18,52, 57-71, 109,
144, 150, 162,213, 216, 217, 287.
Langlois, 317.
Largesse (la folle), 34, 376, 387-
89.
Lecheors (les), 33, 284, 404.
Le Clerc (J.-V.) 29, 252, 303, 327,
334, 405, 428.
Lenient, 317, 356-57.
Libre contra los engannos, 131, 220,
221, 457.
Liebrecht, 46, 77, 78, 151, 201, 214,
218, 221, 265, 267-72, 447 (F),
458 (Ea), 468 (Ib).
Liedersaal (Lassberg), 267, 451 (M),
458 (Ea), 463 (Ta), 463 (Ua),
464 (Xa).
J^ivre des lumières, 169,181.
Loiseleur- Deslongchamps , Fables
indiennes, 74, 75, 95, 165, 473 (Zb).
Luzel, 50, 78, 463 (Sa).
Mahabhâraia, 95, 154.
Mahâkâtjajana, 207, 458 (Ea).
Mârchen, griechische (Schmidt), 108,
112.
Maignien (le), 327, 373.
Maie honte (la), 39, 283, 311 .
Malespini, 452 (Q), 453 (X), 461 (la),
468 (Ib).
Mambriano, 121, 267, 269, 460 (Ha),
465 (Ab), 466 (Cb), 470 (Sb).
Mannhardt (Waldkulte), 53, 57-60,
113.
Mantel mal taillié (le), 35, 364, 465
(Ya).
Mari [le) confesseur, 284, 290.
Marie de France, 37, 40, 47, 112, 116,
122-25, 129, 216, 367.
Massinger, 171-73.
Matrone (la) cPEphèse, 120, 228,
462 (Oa).
Mélampos, 110.
Mélusine, 50, 53, 60, 71, 80, 107, 110,
111, 113, 120. 14i, 152, 215, 276,
460(Ia),465(Ya),47l (Xb).
Méon, passim.
I Mercier {le) pauvre, 28 't, 3rt-l."l.
1
m —
Méril (Ed. du), 330, 390, 393, 460 (la),
469 (Nb).
Meschine (les trois), 326, 465 (Za).
Meunier (le) (VArleiix, 465 (Ab).
Meyer (Paul), 300, 360, 363, 403,
460 (la), 464 (Va).
Mille et un Jours, 473 (Zb).
Mille et une Nuits, 73, 120, 147, 171,
220, 454 (Aa).
Milon d'Amiens, 486.
Molina (Tirso de), 267-70.
Montaiglon (de) et Raynaud, passim.
Morlini novellae, 446 (E), 447 (F),
451 (N), 453 (Y), 466 (Bb),
468(Ib), 474(Gc).
Mûller(Max), 54-6, 69-70, 78,80, 287.
Musset (Alf. de), 295-96.
Nasr'Eddin Hodja (Sottisier de),
453 (Z), 475 (Je).
Neveu (le petit) de Boccace, 459 (Ga),
463 (Ta).
Nicolas de Troyes (Parangon des
nouvelles), 442 (B).
Nogaret, Contes, 34, 454 (Aa), 457.
Nonnette (la), 328, 462 (Na), 466 (Bb).
Novellino, 462 (Na).
Nouveaux contes à rire, 268, 447 (F"),
449 (L), 451 (O), 452 (Q), 453 (Z),
459 (Ga), 466 (Cb), 466 (Db), 466
(Fb), 468 (Jb).
Oie (/') au chapelain, 337.
Orient und Occident, 11, 151, 448 (H),
474 (le), 475 (Je).
Ouville (d'), 48,268, 447 (F), 452(Q),
453 (Y), 453 (Z), 466 (Fb).
Pantchatantra, passim.
Paris (G.), 3, 21, 34, 41, 42, 68, 78,
79, 84, 87, 122-25, 143, 155, 156.
200,229-36,237, 283, 286. 298, 301,
308, 372, 378, 430, 431, 462 (Pa),
463 (Ua), 471 (Xb).
Parthénius, Narrations, 115, 117.
Pauli, Schimpf und Ernst, 46, 124,
447 (F), 453 (X), 457, 464 (Wa),
466 (Db), 466 (Eb), 473 (Zb) , 474
(Gc).
Pêcheur [le] de Pont-sur-Seine, 324,
336, 380, 466 (Eb).
Perdrix {les), 196, 202-3, 314, 398,
466 (Db).
Perrault {Contes], 213-22.
Petit dç Julleville, 37, 346, 428, 464
(Ua).
Pétrone, 120.
Phèdre, 93, 97, 98, 214, 473 (Ce).
Philippe de Vigneulles, 217, 221.
Pierre Alphonse , Pierre d'Anfol ,
127, 478, cf. Disciplina.
Pierre {saint) et le jongleur, 34, 284,
317, 349, 401, 471 (Vb).
Pilz (O.) 29, 30, 31, 33, 35, 37, 477,
479, 480, 481.
Pitre {racconti siciliani), 267, 447 (F),
469 (Mb), 470 (Nb).
Planté {la), 41, 313.
Pliçon{ditdu),ii9,iU,320,^QQ{¥h).
Pogge, 46, 232, 236, 449 (L), 451 (N),
473 (Zb).
Pré {le) tondu, 47, 125, 467 (Gb).
Prêtre {le) et Alison, 120, 325, 350,
468 (Hb).
Prêtre {le) et le chevalier, 330, 336.
348-50.
Prêtre {le) crucifié, 284, 468 (Ib).
Prêtre (le) et la dame, 266, 468 (Jb).
Prêtre {le) au /arc/ier,32, 338,470 (Qb).
Prêtre {le) et le loup, 339, 468 (Kb).
Prêtre {le) et le mouton, 379, 406.
Prêtre (le) aux mûres, 314, 398.
Prêtre {le) qui abevete, 266, 336,
469 (Nb).
Prêtre {le) qui dit la Passion, 314, 398.
Prêtre {le) qui eut mère a force, 301,
337,469 (Lb).
Prêtre {le) qiion porte, 32, 39, 339,
469 (Mb).
Prêtre [le) et les deux rihauz, 401.
Prêtre {le) teint, 325, 339.
Prêtres {les) quatre, 339, 470 (Pb).
Prim et Socin(f/. aramàische Dial).
448 (G), 453 (Z), 466 (Cb).
Pucelle {la) qui abreuva le poulain,
459 (Ga),470 (Rb).
Pucelle {la) qui vouloit voler, 284,
470 (Sb).
Psijché, 69, 108.
Rajna(Pio), 265, 268, 269-71, 466 (Db!,
469 (Nb).
Raynouard {Choix de poésies des
troub.), 299, 449 (L).
Benart, 121, 123, 259, 362, 363, 368,
371, 374,398, 442 (C).
— 492 —
Repues franches, 316, 447 (F),
Rhampsinit, 107, 448 (G).
Rhys-Davids (voy. Jâtakas).
Richeuf, 40, 41, 304-9, 325, 373.
Rorjer Bontemps, 448 (II), 4i9 (L),
452 (Q), 453 (Y), 453 (Z), 463 (Ua).
Rohde ((/. griech. Roman), 109-17.
Roi {le) iV Angleterre et le jonghur
f/>;/2/, 284,402, 470 (Tb).
Rolland (E.), Devinettes, 50,238,283,
cf. Mélusine.
Rose {roman de la), 362, 364, 369,
370, 371, 382.
Romania, 35, 51, 131, 230, 238, 267,
300, 330, 331, 360, 363, 397, 403,
442 (G), 451 (M),454(Aa), 461 (La),
468 (Kb).
Romulus, voy. Marie de France.
Rua (G.), 78, 252, v. Mamhriano et
Straparole.
Rntebeuf, 343, 399-409.
Sabadino, 451 (N).
Sacchetti, 34, 447 (F) , 451 (N) ,
468 (Ib).
Sachs (Ilans). 189-93, 453 (X), 463
(Ua), 472 (Yb).
Sacristine {la), 255, 257.
Schéler (Ang.), Trouv. belges, Jean
de Condé, passim.
Schiller, 297.
Schim'inke des 16 Jahrh., (Goedeke),
221.
Sénèqne le Rhéteur, 117, 156.
Sentier {le) battu, 284, 381, 471
(Wb).
Sept Sages {Roman des), Sindbad,
Syntipas, Cendubete , Sendabad,
Sandabar. Sette savi, passim.
Sercambi, 237, 240, 453 (Z).
Siddhi-Kûr,SO, 151, 176, 448(11).
Silvesire de Sacy, 4, 75, 76.
Singe [le) de La Fontaine, 192, 197,
334, 451 (N), 452 (Q), 468 (Ib),
473 (Zb).
Somadéva, 109, 177.
Sorisete [la], 284, 322.
Souhaits {les c/uatre) St-Martin, 34,
35, 120, 123,212-28,324, 471 (Xb).
Soùniou Breiz-Izel (Luzel), 50.
Straparole, 88, 238-50,' 447 (F),
452 (R),462(Ra),464 (Xa),468 (Ib),
472 (Yb).
Suchier, 22, 42, 389, 479.
ïabarin, 238-40.
Taine, 317.
Ten Brink, 78.
Testament (le) de rAne,32S, 473 (Zb).
Thresor des récréations, 467 (GIj),
475 (Je).
Tresses {les), 165-99.
Tylor, 5, 58, 60.
Vair {le) palefroi, 120, 284, 473 (Ce),
Valet {le) aux douze femmes, 32'*,
473 (De).
Valet {le) qui a malaise se met, 31,
473 (Ec).
Vedala cadai (Babing-ton), 178.
Verboquet, 171, ss ; 268, 458 (Ba),
459 (Ga).
Vessie [la) au prestre, 328, 425, 471
(Fc).
Vetâlapantchavinçâti, 175, ss ; 260.
Veuve {la), 349.
Vieille {la) qui oint..., 283, 310, 312,
474 (Fc).
Vieille {la) truande, 325, 351 , 474 (Ile).
Vilain {le) asnier, 146, 330, 474 (le).
Vilain {le) de Bailleul, 319, 336,
475 (Je).
Vilain {le) au buffet, 283, 331, 348.
Vilain (le) qui conquist Paradis, 34,
284, 476 (Kc).
Vilain [le) mire, 146, 316, 467 (Le).
Vinson, Fo/Zî-Zo/'e basque, 475 (Je),
476 (Le).
Wagener, 95,
\Yatriquet, 352, 379, 418, ss.
Weber, 77, 96, 109.
Vendunmuth, 221, 452 (Q). 453 (X),
462 (Ra), 465 (Ab), 466 (Fb).
Wright, 47, 337, 390, 391-3, 39i,
403, 461 [hx], 't71 (\Ybl
TABLE DES MATIERES
Avant-Propos de la deuxième édition vu
Introduction 1
CHAPITRE PRÉLIMINAIRE
qu'est-ce qu'un fabliau? DÉNOMBREMENT, RÉPARTITION CHRONOLOGIQUE
ET GÉOGRAPHIQUE DES FABLIAUX
I. La forme du mot : fabliau ou fableau ? 25
II. Définition du genre : Les fabliaux sont des contes à rire en
vers; dénombrement de nos contes fondé sur cette définition :
leur opposition aux autres genres narratifs du moyen âge, lais,
dits, romans, etc 28
III. Qu'il s'est perdu beaucoup de fabliaux : mais ceux qui nous sont
parvenus représentent suffisamment le genre 37
IV. Dates entre lesquelles ont fleuri les fabliaux : H59-1340 40
V. Essai de répaiHition géographique : que les fabliaux paraissent
avoir surtout fleuri dans la région picarde 42
PREMIERE PARTIE
LA QUESTION DE l'oRIGINE ET DE LA PROPAGATION DES FABLIAUX
CHAPITRE I
IDÉE GÉNÉRALE DES PRINCIPAUX SYSTÈMES EN PRÉSENCE
I. Position de la question : force singulière de persistance et de
diffusion que possèdent les fabliaux et, en général, toutes les
traditions populaires ; d'où ce problème : comment expliquer
la présence des mêmes traditions et, plus spécialement, des
mêmes contes, dans les temps et les pays les plus divers?, . . 45
H. Qu'on ne saurait séparer la question de l'origine des fabliaux du
problème plus compréhensif de l'origine des contes populaires
en général. C'est ce que montrera l'exposé des diverses théo-
ries actuellement en conflit 51
III. Théorie aryenne de Vorigine des contes : les contes populaires
modernes renferment des détritus d'une ancienne mythologie
aryenne 53
— 494 —
IV. Théorie anthropologique : ils renferment des survivances de
croyances, de mœurs abolies, dont l'anthropologie comparée ^
nous donne l'explication 57
V. Théories des coïncidences accidentelles 62
VI Théorie orientaliste : les contes dérivent, en grande majorité,
d'une source commune, qui est l'Inde des temps historiques.. 67
VII. Que cette dernière théorie seule nous intéresse directement :
car, seule, elle donne une solution au problème des fabliaux;
mais aucune des théories en présence ne peut la négliger : car,
vraie, elle les ruine toutes 69
CHAPITRE II
EXPOSÉ DE LA THÉORIE ORIENTALISTE ET PLAN d'uNE
CRITIQUE DE CETTE THÉORIE
I. Historique de la théorie : Ses humbles commencements de Huet
à Silvestre de Sacy; ses prétentions et son succès depuis
Théodore Benfey 72
II. Ses arguments sous sa forme actuelle : Les contes, soutient-elle,
nés dans l'Inde, sont parvenus en Europe, par voie littéraire
et par voie orale, au moyen âge. Car : 1° Absence de contes
populaires dans l'antiquité ; 2° Influence au moyen âge des
grands recueils orientaux traduits en des langues européennes ;
rôle des Byzantins, des Arabes, des Juifs; 3° Survivance de
croyances indiennes ou bouddhiques dans nos contes; 4° Les
versions occidentales de nos contes apparaissent comme des
remaniements des formes orientales 79
III. Plan d'une réfutation, qui reprendra, dans les chapitres suivants,
chacun de ces arguments , 86
CHAPITRE III
LES CONTES POPULAIRES DANS l'aNTIQUITÉ ET DANS
LE HAUT MOYEN AGE
91
I. Qu'il est téméraire de conclure de la non existence de collec-
tions de contes dans l'antiquité à la non existence des contes
eux-mêmes
II. Les fables dans Vantiquité. Résumé des théories émises sur leur
origine, destiné à mettre en relief cette vérité, trop souvent
méconnue par les indianistes, que, lorsqu'on a fixé les dates
des diverses versions d'un conte, on n'a rien fait encore pour
déterminer l'origine du conte lui-même 93
III. Exemples de contes merveilleux dhns Vantiquité : a) en Egypte;
b) en Grèce et à Rome : Midas, Psyché, les contes de l'Odys-
sée, Mélampos, Jean de l'Ours, le Dragon à sept têtes, le fils
du Pêcheur, Glaucos, etc 106
IV. Exemples de nouvelles et de fabliaux dans Vantiquité : Zaria-
drès. Les Fables Milésiaques. La comédie moyenne. Une nar-
ration de Parthénius. Silhon et Palléné. Contes d'Apulée,
— 495 —
d'Alhcnéc. Formes antiques des fabliaux du Pliçon, du Vair
palefroi, des Quatre souhaits Saint-Marlin, de la Veuve infidèle^
etc 113
V. Exemples de contes dans le haut moyen âge : examen de la collec-
tion dite le Romulus Mariae Gallicae 121
CHAPITRE IV
l'influence des recueils de contes orientaux
réduite a sa juste valeur
I. Que les fabliaux représentent la tradition orale, et que leurs
auteurs ne paraissent avoir rien emprunté, consciemment du
moins, aux recueils orientaux traduits en des langues euro-
péennes 127
II. Quels sont les contes que le moyen âge occidental pouvait
connaître par ces traductions de recueils orientaux, et quels
sont ceux qu'il leur a réellement empruntés ? Possibilité,
légitimité, utilité de cette recherche 130
III. Analyse de tous les recueils de contes du moyen âge traduits
ou imités des conteurs orientaux : 1° de la Discipline de clergie,
2° du Dolopathos, 3° et 4° des Romans des Sept Sages occidental
et oriental; 5° du Directorium humanae vitae', 6^ de Barlaam et
Joasaph. — Résultat de ce dépouillement : nombre dérisoire de
contes qui paraissent à la fois dans les recueils orientaux et
dans la tradition orale française. Comme contre-épreuve, grand
nombre de contes communs à des collections allemande et
française 133
IV. Portée assez restreinte de toute cette démonstration. Que, du
moins, nous avons dissipé un idolum libri, funeste à beaucoup
de folk-loris te s 1 43
CHAPITRE V
EXAMEN DES TRAITS PRÉTENDUS INDIENS OU BOUDDHIQUES
QUI SURVIVRAIENT, SELON LA THÉORIE ORIENTALISTE,
DANS LES CONTES POPULAIRES EUROPÉENS
I. Quelques contes où les orientalistes ont cru reconnaître des sur-
vivances de mœurs indiennes ou de croyances bouddhiques
montrent la vanité de cette prétention : 1° les épouses rivales
dans les récits populaires ; 2° le cycle des animaux reconnais-
sants envers l'homme ; 3° le fabliau de Berengier ; 4° un conte
albanais; 5° la nouvelle de Frederigo degli Alberighi et de
Monna Giovanna ; 6° le Meunier, son fds et Vane 149
II. Qu'il existe, à vrai dire, des contes spécifiquement indiens et
bouddhiques ; mais que ces contes restent dans l'Inde et
meurent dès qu'on veut les en retirer : histoire du tisserand
Somilaka ; histoire de la courtisane Vâsavadattâ, etc iS8
— 496 —
CHAPITRE VI
, MONOGRAPHIES DES FABLIAUX QUI SE RETROUVENT
SOUS FORME ORIENTALE.
LES FORMES ORIENTALES SONT-ELLES LES FORMES-MÈRES ?
Le fabliau des Tresses.
I. Les iwj^sions orientales, a) Le récit du Pantchaiantra; b)lcmême
récit dans divers remaniements du Calila; c) le même récit
plagié par divers conteurs modernes. — Dans toutes ces ver-
sions, le conte, copié de livre à livre, reste immuable; d) que
le germe du conte n'est point dans le Vetâlapanlchavinçâfi. ... 166
II. Les versions occidentales, a) Le fabliau comparé aux formes orien-
tales. Supériorité logique de la forme française. — b) Qu'il nous
est impossible, en fait, de décider laquelle est la primitive, de
la version sanscrite ou de la version française\ — Discussion de
la méthode qu'il convient d'employer pour ces comparaisons de
versions. — c) Les différentes versions européennes, toutes
indépendantes des formes indiennes. Mobilité, variété des élé-
ments du récit sous ses formes européennes, en contraste avec
l'immobilité des formes orientales 181
CHAPITRE VII
SUITE DE NOS ENQUETES SUR LES DIVERS FABLIAUX
ATTESTÉS DANS l'oRIENT
I. Fabliaux qu'il nous faut écarter [: la Housse partie, la Bourse
pleine de sens, le dit des Perdrix 20 1
II. Monographies des fabliaux qui se retrouvent sous quelque forme
orientale ancienne. Rejet aux appendices, pour éviter de fasti-
dieuses redites, des contes d'Auhet^ée, de Berengier, de Cons-
tant du Haniel, du Pliçon, du Vilain Asnier, du Vilain Mire. —
Etude spéciale de quatre fabliaux : A, le lai d'Aristote; B, les
Quatre souhaits Saint-Martin; C, le lai de VEpervier', D, les
Trois Bossus Ménestrels ' 203
CHAPITRE VIII
sous quelles CONDITIONS DES RECHERCHES SUR l'oRIGINE
ET LA PROPAGATION DES CONTES POPULAIRES
SONT-ELLES POSSIBLES ?
L L'hypothèse de l'origine indienne écartée, les contes procèdent-
ils pourtant d'un foyer commun ? Que peut-on savoir de leur
patrie, une ou diverse, et de leurs migrations? — Direction
incertaine et hésitante des recherches contemporaines 251
— 407 —
II. Que les contes dont on recherche désespérément l'origine et le
mode de propagation ne sont caractéristiques d'aucun temps,
d'aucun pays spécial 254
ni. Pour ces contes, que peut-on espérer des méthodes de compa-
raison actuellement en honneur? Critique de ces méthodes :
leur stérilité montrée par un dernier exemple, tiré de l'étude
du fabliau des Trois clames qui trouvèrent un anneau 201
IV, Conclusions générales 273
V. Que ces conclusions ne sont pas purement négatives 285
SECONDE PARTIE
ÉTUDE LITTÉRAIRE DES FABLIAUX
CHAPITRE IX
QUE CHAQUE RECUEIL DE CONTES ET CHAQUE VERSION
d'un CONTE RÉVÈLE UN ESPRIT DISTINCT,
SIGNIFICATIF d'uNE ÉPOQUE DISTINCTE
Projet de notre seconde partie. Chaque recueil de contes a sa phy-
sionomie propre : ainsi les novellistes italiens ont taché de sang
les gauloiseries des fabliaux ; d'où un intérêt dramatique supérieur. 289
Chaque version d'un même conte exprime, avec ses mille nuances,
les idées de chaque conteur et celle des hommes à qui le conteur
s'adresse. Exemples : le fabliau du Chevalier au Chainse. du xiii''
siècle français au xiv^ siècle allemand, du xiv*^ siècle à Brantôme et
à Schiller, de Brantôme à M. Ludovic Halévy 291
Etude similaire tentée pour le fabliau de la Bourgeoise d'Orléans. . . . 299
CHAPITRE X
l'esprit des fabliaux
I. Examen du plus ancien fabliau conservé, Richeut 304
II. L'intention des conteurs : un fabliau n'est qu'une « risée et un
gabet ». De quoi riait-on ? 309
III. Fabliaux qui supposent une gaieté extrêmement facile et super-
ficielle 311
IV. Fabliaux qui n'impliquent ({ue « l'esprit gaulois » : caractéris-
tique de cet esprit 313
V. Fabliaux qui, outre l'esprit gaulois, supposent le mépris profond
des femmes 319
VI. Fabliaux obscènes 325
Vil. Les fabliaux et l'esprit satirique. — Résumé 326
— 498 —
CHAPITRE XI
LA VEUSIFICATION, LA COMPOSITION ET LE STYLE DES FABLIAUX
Absence de toute prétention littéraire chez nos conteurs : leur effa-
cement devant le sujet à traiter 341
De là, les divers défauts de la mise en œuvre des fabliaux : négligence
de la versification; platitude et grossièreté du style 3i4
De là, aussi, ses diverses qualités : brièveté, vérité, naUiiel 347
Comment l'esprit des fabliaux a trouvé dans nos poèmes son expres-
sion adéquate 356
CHAPITRE XII
PLACE DES FABLIAUX DANS LA LITTÉRATURE DU XIII^ SIÈCLE
Que l'esprit des fabliaux représente l'une des faces des plus
significatives de l'esprit même du moyen âge 358
I. Littérature apparentée aux fabliaux 359
H. Littérature en contraste avec les fabliaux 364
III. Deux tendances contradictoires se disputent la poésie du xiii*^
siècle : comment concilier ces contraires? 368
CHAPITRE XIII
A QUEL PUBLIC s'aDRESSAIENT LES FABLIAUX
I. Les fabliaux naissent dans la classe bourgeoise, pour elle et par
elle 371
IL Pourtant, indistinction et confusion des publics : les plus aristo-
cratiques — d'où les femmes ne sont point exclues — se
plaisent aux plus grossiers fabliaux 376
III. Cette confusion des publics correspond à une confusion des
genres : l'esprit des fabliaux contamine les genres les plus
nobles 382
CHAPITRE XIV
LES AUTEURS DES FABLIAUX
I. Poètes amateurs : Henri d'Andeli, Philippe de Beaumanoir 387
IL Poètes professionnels : 1) les clercs errants 389
2) les jongleurs : Rutebeuf 399
3) les ménestrels attitrés à la cour des grands : Jean de Condé,
Watriquet de Couvin, Jacques de Baisieux 418
CHAPITRE XV
Conclusion 427
— 499 —
APPENDICE I
Liste alphabétique de tous les poèmes que nous considérons comme
des fabliaux 436
APPENDICE II
Notes comparatives sur les fabliaux j 442
APPENDICE III
Notes sur les auteurs des fabliaux 477
Index alphabétique 487
MAÇON, PROTAT FRERES, IMPRIMEURS
/
PONtfFrCAL INSTITUTS
OF MEOIAEVAL STUDItiS
5» QUEEN'S PA/TK
JoRONTo 5. Canada
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Bêdier, J. PQ
207
Les fabliaiix .BU