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LES FLAVY.
IMPRIMERIE DE E. DL'VERGEP. ,
rUK DE VERNEUIL, Tt" 4.
LES FLAVY
ROMiN DU XV^ SIÈCLE,
Madame DE BAWR.
TOME PREMIER.
^1
PARIS
LIBRAIRIE DE H. FOURNIER JEV>E,
26, RUE DES PETITS-AUGUSTINS.
1858
CABINET DE LECTURE.
LiDraine aiiciemie el moderne
E.DESBOis&Fiis
,R ue Huque rie,70 - B QRDE Alg.
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in 2010 witin funding from
University of Ottawa
Iittp://www.arcliive.org/details/lesflavyromandux01bawr
LES FLAVY.
CHAPITRE PREMIER.
Il est au fond des cœurs je ne sais quel désir
De voir le malheureux que la mort va saisir,
D'épier sur son front sa dernière pensée ;
Et près de l'échafaud cette foule entassée,
Qui peut-être le plaint sans vouloir le sauver,
Fixe les yeux sur lui comme pour observer,
Dans ces traits convulsifs où règne la souffrance.
Ce qui reste de l'homme à qui perd l'espérance.
AKCEI.OT.
Par une des plus chaudes journées du mois
de juin 1429, la plupart des habitants de Coni-
piègne venaient de déserter leurs maisons pour
se porter sur !a grande place de la ville. Des
I. t
2 LES FLAVY.
hommes , des femmes, des enfants, bravant les
rayons du soleil de midi qui dardait sur leur
tête, se pressaient autourd'unécliafaud qu'on
venait de dressera la hâte. Tous attendaient im-
patiemment l'horrible jouissance d'assister à
un supplice , et peut-être nul d'entre eux ne
songeait-il qu'à cette époque sanglante de no-
tre histoire la corde ou la hache du bourreau
menaçait aussi bien toutes les têtes que le
glaive des hommes d'armes.
On allait pendre deux malheureux dont
le plus grand crime était de ne pouvoir se
réclamer d'aucun capitaine connu; car, à
vrai dire, leurs méfaits ne différaient en rien
de ceux que se permettaient impunément
chaque jour les gens de guerre qui compo-
saient les armées anglaise, française et bour-
guignonne , auxquelles la France était alors
livrée. Si ces deux pillards eussent marché
sous la bannière du duc d'Yorck , de Xain-
trailles ou de Jean deLuxembourg, leurs torts,
qui se réduisaient au vol dequclques bestiaux,
tES FtAVY. 5
ne les auraient point conduits à la potence;
mais faisant partie d'une troupe peu nom-
breuse, qui depuis un mois dévastait les envi-
rons de Compiègne sans qu'on pût la saisir, et
même la joindre dans ses expéditions subites
et nocturnes, ils avaient eu le malheur d'être
atteints dans une ferme, au moment où ils
débarrassaient l'étable de trois vaches qui s'y
trouvaient encore. Surpris par un détache-
ment d'Angiais, plusieurs s'étaient échap-
pés, à la faveur de la nuit. Les deux plus
braves avaient tenu bon longtemps; enfin,
vaincus par le nombre, ils avaient été garrot-
tés, amenés à Compiègne, où sur-le-champ
le capitaine anglais , jugeant en dernier res-
sort, et de son autorité privée, venait de
les condamner au gibet.
A midi , heure indiquée pour l'exécution ,
un murmure général annonça l'approche des
deux infortunés , qui voyaient le soleil pour
la dernière fois. La foule s'ouvrit pour leur
faire passage. Ils marchaient entourés d'une
4 ' LES FLAVY.
vingtaine d'archers anglais et précédés du
bourreau. Ils avaient la tête nue , les mains
liées derrière le dos , et tous deux étaient
vêtus d'une sorte de casaque que les gens
de guerre à pied, nommés piqiienaircs , por-
taient alors sur le haubert léger.
Rien n'annonçait cependant qu'ils appar-
tinssent à l'un ou à l'autre des partis qui
déchiraient le royaume ; car on n'aperce-
vait sur leurs habits ni la croix de Saint-
André ni la bande blanche des Armagnacs.
La figure de celui qui s'avançait le premier
était féroce et repoussante, et, quoiqu'il fût
très pâle , sa vue ne put inspirer aucun in-
térêt à la multitude qui couvrait la place.
Il n'en fut pas de même de son compagnon.
Agé de vingt-quatre ans au plus, celui-ci
joignait à une taille athlétique des traits
agréables et réguliers; il portait la tête haute,
mais ses grands yeux pleins de feu n'annon-
çaient à ce moment suprême ni aucune
impudence ni aucune terreur : il semblait
LES FLAVY. 5
au confraire que ses regards assurés n'er-
raient sur la foule que pour y rencontrer le
regard d'un ami. « C'est Chariot ! c'est Char-
lot Boissard! s'écrièrent aussitôt plus de cent
voix. — Comment se trouve-t-il ici ? Quel
malheur pour sa pauvre mère qui n'a plus
d'autre enfant! Pauvre Chariot! pauvre gar-
çon ! » disait on de toutes parts.
A ces témoignages de pitié unanime le
malheureux jeune homme répondit par un
sourire triste et bienveillant ; mais la cou-
leur de ses joues resta la même, et la fer-
meté qu'il montrait ne parut aucunement
ébranlée.
- Tel était cependant l'intérêt qu'il inspi-
rait à tous que les yeux fixés sur lui seul
ne se détournèrent point, même à l'instant
où son compagnon passait de ce monde dans
l'éternité. Son tour était venu ; d'un pas ré-
solu il moulait déjà sur l'échafaud. « Arrê-
tez ! arrêtez ! s'écria un jeune chevalier qui,
perçant la foule, courut au chef des ar-
♦\
6 LES FLAVY.
chers. 11 faut absolument que je parle à cet
liomme. »
L'Anglais, qui reconnut le commandant
d'une troupe bourguignonne arrivée de la
veille à Compiègne, fit signe au bourreau
de suspendre. « A votre bon plaisir , sire de
Flavy , dit il. Je souhaite que le drôle vous
en dise plus qu'il n'a voulu nous en dire , car
son compagnon et lui n'ont pas desserré les
d' nts depuis hier soir; mais faites , je vous
prie, que nous en finissions le pins lot possi-
ble. » Après avoir dit ces mots l'archer fit
descendre le malheureux patient et le laissa
près du chevalier, ayant soin de ranger sa
troupe autour d'eux de manière à former
un lar2:e cercle.
« Ne me reconnais-tu pas, Chariot? dit
le jeune chef bourguignon, d'un air attendri.
— Vous êtesbien grandi depuis dix ans sans
doute, sire Regnaull; mais dès que vous
avez paru j'ai remercié Dieu qui m'accorde
avant de mourir la joie de revoir un Flavy, et
LES FLAVY. 7
celui que ma mère a nourri de son lait, celui
qu'elle n'oublie ni matin ni soir dans ses
prières,
— La bonne Marthe vit-elle donc toujours
à Vertbois? demanda le chevalier.
— Oui, si le chagrin ne l'a pas tuée ce
matin ; car elle sait sans doute que j'ai été
pris.
— Par quel malheureux sort es-tu tombé
dans les mains des nôtres? Comment as-tu
quitté mon oncle ?
— Parlez bas, reprit le jeune homme ; ces
gens-ci ne savent pas à quelle bannière j'ap-
partiens; ils me pendent comme un simple
voleur de vaches. Il est bien vrai que j'ai à
me reprocher plus d'une expédition de ce
genre; il fallait bien nourrir ma troupe, et
nous payons pour tous , moi et ce pauvre
Jacques , qui fait là une si triste figure ,
ajouta-l-il en regardant l'échafaud.
— Ta troupe ! Es-tu donc chef de bande?
— J'en aurais long à vous conter si les
8 LES FLAVY.
Goddam m'en donnaient le temps ; mais ils
sont plus pressés que moi. Maintenant qu'ils
n'espèrent plus me faire jaser, il faut bien
que les comptes se règlent entre nous. J'ai
perdu la partie, je paie, c'est fortune de
guerre. Pauvre fortune, ajouta-t-il avec un
triste sourire, que d'être pendu à vingt-
quatre ans sur la place de sa ville natale !
— Tu ne le seras pas, lui dit le jeune che-
valier avec feu, ou je n'aurais aucun crédit
sur le capitaine anglais, et j'ai tout lieu de
penser le contraire. Laissons-leur croire que
tu viens de me faire quelques révélations im-
portantes, afin que j'obtienne le temps né-
cessaire pour joindre lord Hackson. Je vais
leur parler. Surtout , garde à toi de me dé-
mentir en rien. »
Il s'approcha des archers : « Cet homme
sait des choses qu'il nous importe de con-
naître , dit-il; tandis que je vais rendre
compte à lord Hackson de mon entretien
avec lui, contentez-vous de le retenir étroi-
LES FLAVY. 9
tement sur cette place , jusqu'à ce que nous
ayons décidé de son sort.
Et l'ordre quej'ai reçu pour que les deux
gaillards soient expédiés le plus tôt possible?
répondit l'archer.
— Je prends tout sur moi, reprit Regnault
de Flavy; avant un quart d'heure le gouver-
neur vous fera savoir ses intentions. »
L'Anglais, quoiqu'un peu contrarié de tous
ces retards, s'inclina sans dire un mot de
plus ; car le jeune chevalier, outre son rang
dans l'armée du duc de Bourgogne, avait
encore l'avantage d'être filleul de ce prince
et son protégé reconnu. Or, le temps n'é-
tait plus où les Anglais croyaient pouvoir
garder la France sans l'appui de Philippe ,
où le duc de Bedford régent disait que
le duc de Bourgogne pourrait bien s en aller
en Angleterre boire de la bière plus que son
saoul! Les affaires du roi légitime s'amélio-
raient chaque jour. Depuis trois mois un
secours inattendu, d'autant plus puissant
10 J^S FLAVY.
qu'on le croyait envoyé du ciel, ramenait
sous la bannière de France les combattauts
et la victoire, Jeanne la Pucelle , cette sim-
ple fille sortie du village de Domreaiy, s e-
tait déjà acquis autant de gloire que les plus
vaillants chevaliers. Son nom seul portait la
confiance dans l'armée française , la terreur
dans les rangs anglais. Orléans se trouvait
délivré, Jargeau, Meung, la Ferté-Hubert ,
Beaugency étaient repris, et la bataille de
Patai venait de livrer comme prisonniers les
plus célèbres capitaines de l'armée anglaise,
tels que lord Talbot, lord Scales, lord Hun-
gerford et beaucoup d'autres. Dans de pa-
reilles circonstances, ie régent anglais ne
reconnaissait que trop combien lui était né-
cessaire la puissante assistance du duc de
Bourgogne. Il venait d'envoyer de Paris à ce
prince une ambassade solennelle pour le
presser de venir le joindre avec tout ce qu'il
pourrait rassembler de forces; en attendant,
le peu d'hommes de guerre bourguignons qui
LES FLAVY. 1 1
se trouvaient encore mêlés avec l'armée
anglaise étaient traités comme des amis dont
on a besoin , et les ordres étaient donnés
partout pour qu'on leur témoignât les plus
grands égards.
Regnault de Flavy, instruit de tous ces
détails , en tirait l'heureux augure qu'il ob-
tiendrait la grâce de son frère de lait. Après
avoir jeté sur Chariot un regard plein d'es-
pérance , il prit d'un pas rapide le chemin
du château royal de Compiègne. En bâtis-
sant cette belle demeure le saint roi Louis
était loin de prévoir sans doute que, deux
cents ans plus tard, un simple capitaine du
roi d'Angleterre viendrait s'y loger en maî-
tre ; mais tel était le fruit des discordes
civiles, tel était l'effet de la haine d'une
femme pour l'enfant sorti de son sein , que
le fils d'Isabelle de Bavière et de Charles VI
ne pouvait plus reposer dans les palais de
ses pères, et que la chambre du roi de
France à Compiègne était alors habitée par
lÀ LES FLAVY.
lord Thomas Hackson , que le duc de Bed-
ford avait commis nouvellement au gouver-
nement de la ville et des environs.
Le lord se promenait sur le perron, causant
avec un bourgeois quand il aperçut notre
jeune chevalier; il s'avança aussitôt vers lui
de l'air le plus amical. « Je suis charmé de
vous voir, sire de Flavy, dit-il en lui serrant la
main ; j'espère que vous êtes satisfait des lo-
gements que j'avais fait préparer pour vous et
votre monde? Maître Paulet , que tous ces
.soins regardent , ajouta-t-il en montrant le
bourgeois, vient de me dire qu'il avait fait
pour le mieux.
— Aussi ne devrais-je vous faire ma visite
que pour vous remercier, sire Thomas, ré-
pondit Kegnault; je viens cependant deman-
der une grâce, une grâce que vous seul pou-
vez m'accorder, et dont je serai reconnaissant
jusqu'à la mort.
— Qu'est-ce donc? » dit l'Anglais d'un air
gracieux.
LES FLAVY. « 3
Alors le jeune chevalier lui apprit en peu tle
mots comment il venait de retrouver, dans
celui des condamnés qui respirait encore, le
fils de sa nourrice , le compagnon de son en-
fance, et il le supplia de lui accorder la vie
de ce malheureux.
L'Anglais fronça le sourcil. « Vous a-t-on
appris, messire de Flavy, dit-il, que cet
homme fait partie d'une troupe que nous
supposons être fort nombreuse , dont nous
ignorons l'asile, et qui, depuis un mois, pille
les environs de Compiègne avec une audace
vraiment surprenante?
— Je le sais, mylord ; mais dans le mal-
heureux temps où nous vivons , le vol de quel-
ques bestiaux est un léger crime , bien souvent
commis par de pauvres gens qui meurent de
faim.
— Je vois que vous êtes dans l'erreur, sire
Regnault, reprit Hackson ; il ne s'agit pas ici
de misérables paysans qui se réunissent, ainsi
^ue nous le voyons tous les jours, pour trou-
l4 tÈS FLAvif.
ver le moyen de vivre à quelque prix que ce
soit. Tout me prouve que ces deux hommes ,
et ceux de leurs compagnons que ma troupe
n'a pu saisir, sont des gens de guerre et ser-
vent le parti de ce roi de Bourges, qui se fait
appeler roi de France.
— Où donc se cacherait cette compagnie
prétendue, mylord? où donc se cacherait
son capitaine? Nous sommes maîtres absolus
de toute la province , et je viens de la traver-
ser avec mes Picards sans rencontrer un seul
Armagnac.
— En vous accordant que ces misérables
soient de simples pillards, reprit le lord, je
n'en dois pas moins protéger les habitants de
ce canton et leurs propriétés. Je ne puis le
faire qu'en montrant dans cette occasion la
plus grande sévérité.
— Ainsi donc vous me refusez, mylord,
dit Regnault d'un ton qui marquait tout son
ressentiment, et vous oubliez que sous les
murs de Guise cette main a paré un coup
LES PLAVY. 1 5
de hache qui allait vous fendre en deux? i>
L'Anglaisbaissalesyeux d'un air embarrassé.
« Songez que les habitants de Compiègne ,
les sujets de mon roi, attendent un exemple. . . »
reprit-il d'une voix basse.
Jusque-là le bourgeois avait assisté à ce dé-
bat sans paraître y prendre le moindre intérêt,
etsans même sembler écouterla conversation;
mais sur les derniers mots du gouverneur:
« Je crois, dit-il de l'air le plus indifférent
en s'approchant de Regnault de Flavy , je crois
avoir entendu, sire chevalier, que l'un de ces
deux misérables était déjà exécuté?
— Oui,» répondit Regnault en jetant pour
la première fois les yeux sur cet homme, un
des plus beaux que l'on pût voir, et qui, bien
qu'il n'eût pas encore trente ans, portait une
écharpe aux couleurs de la ville, en signe de
quelque fonction municipale*.
(l) La ville de Compiègne avait été mise en commune par
Louis Vil en 1513, el en prévôté par Philippe V en «319 j mais
d*après une ordonnance de Charles VI , de 1414, elle se trou-
l6 LES FLAVY.
— Eh bien! messire, reprit le bourgeois,
d'un ton aussi tranquille, laissez exécuter ce-
lui-ci. Convient-il que le noble filleul, l'ami
du duc de Bourgogne , se fasse le champion
d'un voleur de poules et de pourceaux et re-
tire son affection à un brave allié pour un pa-
reil sujet ? »
Le visage de Regnault de Flavy devint rouge
comme du feu. «Maître... je ne sais qui,
dit-il avec un accent de mépris, mêlez-vous
de faire balayer les rues de Compiègne , de
faire sonner la cloche du beffroi pour Ja pro-
cession, ou remplissez toute autre de vos
fonctions bourgeoises; mais ne vous mettez
pas en tiers dans un entretien entre gentils-
hommes lorsque votre opinion n'est pas re-
quise. C'est assez d'un refus auquel j'étais loin
de m'atlendre , sans que vous y joigniez vos
fades remontrances. »
Il allait s'éloigner. « Écoutez , sire Regnault,
Tait administrée, à l'époque de cette histoire, par les gouverneurs
de la ville et doa?ç Jjpurgeois notables.
LES tLAVY. fj
écoutez , s'écria l'Anglais, vaincu par le sou-
venir du siège de Guise ou par celui da duc
de Bourgogne , dont maître Paulet venait de
faire mention ; il ne sera pas dit que Georges
Hackson ait refusé la première demande que
lui fait Regnault de Flavy. Ce misérable vi- ^
vra jusqu'à ce qu'il aille se faire pendre ail-
leurs. » Appelant aussitôt un des arbalétriers
qui se promenaient dans les cours : « Cou-
rez sur la place, Robert, continua-t-il , et
que l'on amène ici celui des condamnés qui
vit encore. »
Le soldat obéit aussitôt , et le jeune cheva-
lier, serrant affectueusement la main du gou-
verneur:« Je VOUS rends grâcecent fois, mylord,
lui dit-il; jamais ce que vous faites aujourd'hui
pour moi ne s'effacera de ma mémoire.
— Mon devoir cède à l'amitié que je vous
dois, répondit Hackson; mais, à la moindre
plainte contre celui qui vous doit la vie...
— Il resteraà mon service, ou quittera le
pays; recevez-en ma parole. »
1. 2
l8 LES FLAVY.
A travers sa joie , le jeune chevalier ne put
s'empêcher de jeter un coup d'œil triomphant
sur l'homme à l'écharpe ; mais celui-ci ne le
vit pas, attendu qu'il se promenait alors en
long et en large sur le perron , sans prendre
la moindre part à ce qui venait de se passer.
Lord Hackson, qui avait suivi le regard de Re-
gnault , le prit alors sous le bras, et, baissant
la voix :
«Ce bourgeois, lui dit-il, que vous venez
de rudoyer nous est infiniment utile. Il jouit
d'une si grande considération dansCompiègne
que tous les habitants n'entendentet ne voient
que par ses yeux. Outre qu'il est chef de la
milice , il gouverne entièrement ses collègues,
les autres notables , dont j'ai le plus grand
besoin d'être appuyé.
— Je gagerais bien mes éperons que c'est
un fort mauvais homme, répondit Regnault.
— Je me soucie peu qu'il soit bon pourvu
qu'il serve la bonne cause , reprit l'Anglais ;
sans lui nolro petite garnison serait insufii-
LES FLAVY. t^
santé pour garder la ville, car beaucoup de
gens ici ne demanderaient pas mieux que
d'ouvrir les portes à Charles. Richard Paulet
les surveille, il me les ferait connaître au be-
soin...
— De pareils hommes, interrompit Re-
gnault dédaigneusement, se paient avec de
l'or et vous tiennent quittes de politesses.
— De l'or! il en a plus que vous et moi.
C'est le plus riche bourgeois de la France, et
sa grande fortune lui fournit tous les moyens
d'aider une foule de pauvres diables dont il
dispose.
— Soit, dit Régna ult; mais Dieu me pré-
serve de traiter jamais avec estime celui qui
combat la pitié jusque dans le cœur de ses
semblables ! »
Ils causèrent alors entre eux de l'état des
affaires. C'était avec une grande joie que
l'Anglais entendait le jeune chevalier affirmer
que le duc de Bourgogne ne ferait point avec
Charles une paix «épnrée ; que, selon toute ap-
20 LV.S ILAVY.
parence, au contraire, ce prince allait avant
peu ramener en France de nombreuses trou-
pes et soutenir ses alliés plus fortement qu'il
ne l'avait encore fait. Ces propos avaient en-
tièrement remis le capitaine Anglais en belle
humeur, lorsque son envoyé revint, ame-
nant avec lui quatre archers qui conduisaient
le condamné.
« Approche , mauvais garnement , dit le
lord en apercevant son prisonnier. Voilà no-
tre frère d'armes > le sire de Flavy, à qui je te
donne en toute propriété, pour disposer de
toi selon son bon plaisir. Remercie-le d'avoir
arrêté la corde qui te serrait déjà le cou, et
conduis-toi de manière à n'avoir pas besoin
de grâce une seconde fois; car, par mon chef!
à ta première sottise, le bourreau reprendra
son bien. »
Celui auquel s'adressait cette allocution,
plus énergique que flatteuse , n'y répondit
qu'en jetant sur son frère de lait un regard
plein de reconnaissance et d'affection. « Je
LES FLA\y. 2 1
réponds de lui, dit Regnault en détachant
les liens qni gonflaient les poignets du pauvre
jeune homme. Va m'attendre à la porte des
cours, Chariot,» conlinua-t-il ; et Chariot,
s'inclinant d'un air assez fier devant lordHack-
son, exécuta cet ordre à l'instant.
Il tardait si fort au jeune chevalier de sui-
vre son protégé qu'il se hâta de renouveler
à l'Anglais tous ses remercîmenls. Lui promet-
tant de le revoir dans la journée même, il
s'excusa sur quelques ordres à donner aux
siens pour prendre congé, et partit sans dai-
gner honorer d'un dernier coup d'œil le chef
de milice, dont il trouvait que lord Hackson
s'exagérait beaucoup l'importance.
CHAPITRE II.
Parmi tous les témoins de ma première aurore,
Les vieux remparis, les cliam|)s semblaient m'aimer encorC;
Le soleil d'autrefois brillait sur mon chemin.
Madame Desbordes V\lmore.
A peine Chariot Boissard vit-il paraître son
libéruleur qu'il courut vers lui. «Que Dieu se
charge, dit-il, de payer ma dette, si je n'ai
pas le bonheur de verser tout mon sang pour
vous!» En disant cela il prit la main de Regnault
et voulut la porter à ses lèvres; mais le jeune
chevalier vivement ému le serra sur son cœur.
Comme cette scène attirail l'attention dessol-
dals anglais et de quelques passants: «Sortons
de la ville^dit Regnault, gagnons la forêt. Tu
LES FLAVY. l3
dois être pressé d'ailleuts d'aller consoler ta
mère.» Et, passant par la porte de Pierrefonds,
ils prirent aussitôt le chemin de Vertbois, où
tous deux avaient reçu la naissance.
Vertbois*, un des plus riches fiefs de la Pi-
cardie, appartenait de temps immémorial à la
famille de Davenescouri. Hélène de Dave-
nescourt, plus de cinquante ans avant l'époque
où commence notre histoire , l'avait apporté
en dot à Robert de Flavy, gentilhomme pi-
card. Cette dame, veuve alors, était restée
mère de six fils, qui tous venaient d'ac-
quérir une triste célébrité dans les guerres
civiles. Jean, Hector et Raoul de Flavy avaient
embrassé le parti du duc de Bourgogne ;
Guillaume, Louis et Charles, leurs frères,
soutenaient le parti du Dauphin, en sorte que,
dans sa vieillesse, la dame de Flavy éprouvait
(l) Compiègne faisait alors partie delà Picardie. II n'y a pas
deux cents ans que celte ville et tout le Noyonnais , le Beauvoisis
et le Saônais ont été séparés de la Picardie pour être joints à l'Ile-
de-France.
24 LES FLAVY.
la douleur de voir la moitié de ses enfants com-
battre l'autre moitié.
Regnault, avec qui le lecteur a déjà fait
connaissance, était fils unique de Jean Flavy,
l'aîné dessix frères dont nous parlons. Sa mère
étant morte à Vertbois en lui donnantle jour,
la dame de Flavy, son aïeule, lui avait choisi
pour nourrice Marthe Boissard, femme du
portier-concierge de Vertbois. Marthe avait
donc également donné son lait et ses soins
à l'enfant de ses maîtres et à Chariot, son pro-
pre enfant, ce qui établissait entre le jeune
seigneur et le jeune vassal une sorte de fra-
ternité dont Chariot, ainsi qu'on l'a vu plus
haut, venait d'éprouver les heureux effets.
« Le soleil est diablement chaud ce matin,
dit Chariot d'un air réjoui , comme il se met-
tait en marche , et pourtant ilme semble bon,
lorsque je songe qu'il n'y a pas une heure je
lui faisais mes adieux pour ne plus le revoir.
— Les pensées doivent être bien tristes dans
unpareilmoment, réponditlejeune chevalier.
LES FLAVY. 25
— Ma foi ! pour vous dire la vérité, je ne
pensais plus guère. Quand ces chiens d'An-
glais sonl venus nous prendre à la prison ,
le pauvre Jacques et moi , et qu'il nous ont
appris de quoi il s'agissait, j'ai recommandé
mon âme à Dieu. Gela fait, j'ai cherché à
m'étourdir sur ce qui allait arriver de mon
corps. Après tout, dans notre métier la mort
est toujours sur nos talons, et le jour qu'elle
nous saisit , peu importe qu'elle se serve pour
nous expédier, de la lance, de l'épée ou
de la corde. Ce pauvre Jacques était plus
fier; j'avais beau le raisonner tout le long
du chemin , il ne pouvait s'accoutumer à
l'idée d'être pendu. 11 me faisait peine au
point que, sur sa prière, j'ai obtenu qu'ilserait
exécuté le premier. Et , par le ciel ! cela me
fait songer que sans cette complaisance pour
lui je n'aurais pas profité du bienheureux ha-
sard qui vous a conduit sur la place.
— Ce n'était point un hasard, dit Re-
gnault.
26 LES FLAVY.
— Comment ! vous saviez que l'on me
pendait ce matin ?
— Pas précisément; mais, comme je sor-
tais de la maison que j'habite depuis hier soir,
un homme fort extraordinaire s'est approché
de moi et m'a dit que, si je voulais sauver
un de mes anciens amis, je devais courir sans
tarder sur la grande place ; puis il s'est enfui
précipitamment. Quoiqueje ne dusse pasajou-
ter beaucoup de foi aux paroles d'un être aussi
étrange, je ne sais quel heureux mouvement
m'a poussé à suivre son conseil aussitôt, et ,
grâce au ciel ! je suis arrivé à temps pour te
reconnaître.
— Qui diable peut être cet homme-là? dit
Chariot.
— Je ne sais, répondit le jeune chevalier,
mais je le vois encore d'ici. 11 est fort petit
de taille, fort laid. 11 portait des bas ronges
et une plume rouge sur un chapeau pointu.
— C'est Daniel le sorcier ! c'est le bon petit
Daniel ! s'écria Chariot.
LESFLAVY. 27
— Mais , reprit Regnault de Flavy, qui
donc avait pu lui apprendre que j'étais arrivé
à Compiègne et que nous nous connaissions
tous deux ?
— Il a vraiment bien besoin qu'on lui
apprenne quelque chose ! lui qui pourrait
vous dire à toute heure ce qui se passe
dans les entrailles de la terre, qui voit clair par
la nuit la plus sombre comme nous y voyons
maintenant, et qui entend de l'église de Saint-
Corneille ce qui se dit sur les remparts.
— Habite-t-il Compiègne depuis long-
temps ?» dit Regnault; car, tout aussi cré-
dule que son frère de lait , le jeune cheva-
lier ne mettait point en doute le pouvoir d'un
sorcier.
« Il s'y est établi depuis six ans à peu près.
Il venait de Noyon , où les échevins lui ont dé-
livré sa patente de magicien, magicien de ma-
gie blanche, bien entendu.
— Pourquoi donc l'appelles-lu sorcier ?
— Parce que c'est plus tôt dit, répliqua
s 8 LCS FLAVY.
Chariot. Personne ici ne le nomme autre-
ment, d'ailleurs.
— Personne ne sait donc , reprit grave-
ment Regnault, que les sorciers n'ont pas
déplus mortel ennemi qu'un savant en ma-
gie blanche , qui passe sa vie à défaire leur
ouvrage. »
Ils arrivaient alors à la lisière de la forêt. En
face d'eux se présentait un large sentier, tracé
h travers les vieux chênes, dont il recevait
l'ombrage. Le jeune chevalier s'arrôla ; une
douce joie se peignit sur sa belle et noble fi-
gure. «Ici je me reconnais parfaitement, Char-
lot, dit-il; ou tout est changé depuis mon
départ, ou ce sentier doit nous conduire à la
petite porte du pourpris*de Vertbois. En pre-
nant ce sentier, combien de fois sommes-nous
sortis tous deux par cette porte , pour aller
jouer dans la forêt? — Mais pour aujour-
d'hui, répondit Chariot, nous sommes bien
(1) L'enclos d'un inaiioir seigneurial.
LES FLAW. î^9
sûrs de la trouver fermée. Je ne pense pas
que depuis dix ans on ait osé l'ouvrir dix
fois, tant il est prudent, par le temps qui
court, de rester claquemuré chez soi.
— N'importe, répliqua Regnault, nous
tournerons à gauche pour gagner la grande
porte; car j'espère, ajouta-t-il d'un ton où
perçait un peu d'inquiétude, qu'il rae sera
permis de revoir ma bonne aïeule. Tout zélé
partisan du Dauphin que se montre mon
oncle Guillaume, je ne pense pas qu'il m'ait
interdit l'entrée du manoir de sa mère , de
celle qui a pris soin de mon enfance ?
— Je ne saurais vous dire ce qu'il ferait
s'il se trouvait à Vertbois , répondit Chariot ;
mais depuis cinq ans que Compiègne a été
reprise par Robert de Saveuse et les Anglais,
monseigneur Guillaume n'a pas reuiis les
pieds dans le canton , si ce n'est en secret
et pour quelques heures. Il est vrai que la
besogne ne lui manquait pas autre part.
Sainte Vierge î nous a-t-il fait voir du pays!
So LES FLAVY.
avons-nous brûlé des villages , saisi des con-
vois et partagé du butin ! car tout nous réus-
sissait jusqu'à l'année dernière. C'est alors
que la chance a tourné contre nous. Pen-
dant que nous nous défendions dans Beau-
mont contre votre Jean de Luxembourg,
que Dieu confonde ! le duc de Bar prenait
Neuville , et il a fait démolir la forteresse.
Ce sont deux belles places de moins pour
monseigneur Guillaume , qui vient de capi-
tuler dansBeaumont , comme vous savez.
— Je ne sais rien, Chariot; depuis dix
ans que j'ai quitté Vertbois pour rejoindre
mon père dans l'armée bourguignonne, un
heureux hasard m'a fait éviter toute ren-^
contre avec ceux de ma famille qui tien-
nent le parti de Charles. La guerre que
monseigneur Philippe faisait dans le Hai-
ûaut, d'ailleurs, vient de durer trois ans, et
je l'ai faite avec lui, à ma grande réjouis^
sance; non-seulement parce que j'y ai gagné
mes éperons de chevaher, mais parce que
LES FLAVT. 3 1
sv^r celte terre de l'étranger, les Français
versaient d'autre sang que le sang français.
— Si du moins ceux qui portent le môrae
pom n'avaient pas deux cris et deux ban-
^ièr^s ! reprit Chariot; mais sur six frères
il faut que le diable en ait poussé trois à
prendre la croix rouge.
— Ou qu'il ait poussé les trois autres à
porter la bande armagnac, répliqua le jeune
chevalier d'un air dédaigneux.
— Ce sera comme il vous plaira, mon
jeune maître, dit Chariot, qui n'avait point
envie de disputer avec son libérateur sur
un point dont au fond il se souciait peu ;
.ce sera comme il vous plaira. A parler vrai,
je n'ai pas plus d'amitié pour Charles de
France que pour Philippe de Bourgogne ,
vu que je ne les connais ni l'un ni l'autre.
Monseigneur et maître, Guillaume de Flavy,
se bat sous la bannière blanche, c'est à lui
de savoir pourquoi ; toute mon affaire , à moi
Chariot, c'est de me battre à ses côtés.
^2 r,ES FLAVY
— J'en disais autant que toi , Chariot,
lorsqu'après le perûde assassinat du pont de
Montereaul mon père m'envoya l'ordre de
quitter Vertbois et de venir le joindre. A
quatorze ans que j'avais alors, je ne jugeais
pas plus ces querelles que tu ne les juges
aujourd'hui ; je ne sentais que le chagrin de
vous quitter tous , de quitter la mère que
Dieu m'avait laissée. Avec quelle joie aussi ,
en arrivant hier à Compiègne, j'ai appris que
ma bonne aïeule vivait encore et qu'elle habi-
tait toujours Yertbois!
— Sans doute elle l'habite encore, répliqua
Chariot ; c'est bien le moins que la dame de
Flavy vive en paix avec tous, puisqu'elle a des
enfants dans les deux partis. Il n'en est pas
moins vrai que plus d'une fois elle s'est vue
obligée de s'enfuir avec ses deux petites filles
pour se réfugier dans la ville chez le digne
(i) Ce fut en 1419 que Jean de Bourgogne, père du duc Phi-
lippe, fui assassiné sur ce pont par Tanegqi-Duchâtel , arai du
Dauphin.
LES FLAVY. 33
abbé de Saint-Corneille ; car messires les An-
glais s'étaient établis à Vertbois, et Dieu sait
comme ils ont dévasté cette belle maison!
Elle ne ressemble plus guère à ce que vous
l'avez vue.
— Ce doit être un vrai chagrin pour ma
grand'mère , qui se plaisait tant dans cette
demeure ?
— Joignez-y ses frayeurs toutes les fois
que Compiègne était prise par les uns, reprise
par les autres; car depuis cette maudite guerre
notre ville a bien souvent changé de maîtres,
et vous ne serez pas étonné d'apprendre qu'à
l'âge avancé de la noble dame son esprit est
maintenant aussi faible que celui d'un enfant.
— Ah î pourquoi ne venait-elle pas cher-
cher un asile chez mon père , chez l'aîné de
ses fils ! s'écria llegnault de Flavy, dans une
de nos places fortes; mon père l'aurait
protégée, je la protégerais aujourd'hui.
— Il lui aurait fallu pour cela se séparer
I. 3
^^'.
34 LES FLAVY.
de VOS jeunes cousines, qu'elle a vues naître,
qui ne l'ont jamais quittée? Oserait-elle em-
mener les filles de messire Guillaume où
messire Guillaume ne les envoie pas? Elle
le craint, ma foi ! trop pour cela !
— Elle craint son fils !
— Je le crois bien, vraiment ! Il faudrait,
pour ne pas le craindre, qu'elle ne l'eût
jamais vu en colère ; car messire Guillaume
en colère et le diable, c'est tout un. Et peu
lui importe sur qui sa fureur le pousse ;
grands ou petits, tout y passe, quoiqu'on
dise pourtant que les loups ne se mangent
point entre eux.
— Qu'appelles-tu les loups? nous autres
seigneurs ? dit Regnault en souriant.
— Ne sommes-nous pas autant de mou-
tons que tout gentilhomme peut tondre ,
peut croquer à sou bon plaisir? répliqua
Chariot; aussi Dieu bénira ceux d'entre vous
qui protègent les pauvres diables, au lieu
de les écraser (et il serrait vigoureusement
tES FLAVY. 35
la main du jeune chevalier); inaisDieu n'aura
pas beaucoup de besogne de ce côté-là, »
ajouta-t-il en secouant la tête.
Regnault s'étant mis à rire de manière à
encourager le babil de son compagnon :
« Quant à monseigneur Guillaume , continua
Chariot, je ne conseille à personnede lui dé-
plaire ; et si vous vous rappeliez un moment
ses façons d'agir, ses yeux, rien que le son
de sa voix, vous ne seriez plus surpris qu'on
le craigne à Vertbois comme partout ailleurs.
— Je ne nie pas, répondit Regnault, que
mon oncle Guillaume m'ait toujours inspiré
un certain effroi. Il n'est pas étonnant que
son ton brusque et dur me fît peur, à moi
qui n'étais qu'un enfant; mais que sa mère...
— Sa mère, interrompit Chariot, sa pau-
vre femme, ses filles, une de ses filles au
moins, ne l'ont jamais vu sans trembler, et
j'ai peut-être un peu peur moi-même en me
permettant de parler ainsi de ce terrible
homme , quoiqu'il n'y ait ici pour m'écouter
T)6 LtS 1LA\ Y.
que vous et ces chênes, qui -ionl nos vieut
amis.
— Tout restera sous leurs feuilles, Chariot;
tn peux y compter, n^pondit Regnault.
— Parlant de là, reprit Chariot, je vous
dirai donc le fond de la chose. Votre bonne
aïeule ne pouvait pas abandonner ses petites
filles au sort qui les attendait chez leur
père , après avoir vu mourir la jeune dame
de Flavy par suite des mauvais traitements
que lui faisait endurer messire Guillaume ,
dès qu'il n'était pas à la guerre ou près d'une
maîtresse.
— Que dis-tu là, Chariot? s'écria le jeune
chevalier.
— Ce que ma mère m'a conté vingt fois,
ma mère qui est une brave femme , ma mère
qui a enseveli la pauvre infortunée, et qui
est la seule avec qui notre bonne vieille maî-
tresse ose parler de son fils à cœur ouvert.
— Mais, autant que je puis me le rappe-
ler, la seconde épouse de mon oncle était
LES FLAVY. 07
d'iHie beauté remarquable; comment ne l'au-
rail-il pas aimée?
— Sans doute elle était belle, aussi belle
que sa fille Marie l'est aujourd'hui. 11 faut
croire pourtant qu'il ne l'aimait plus quand
il l'a fait mourir de chagrin et des coups qu'il
lui a donnés.
— Battre une femme !
— Par saint Antoine! il en a battu bien
d'autres! dit Chariot en riant. Monseigneur
Guillaume a la main leste, quoiqu'il l'ait
diablement pesante , ajouta-l-il en homme
qui pouvait juger du fait par sa propre expé-
rience.
— Et peut-être un ressentiment person-
nel te rend-il injuste envers lui, dit Regnault
dont le cœur répugnait à penser aussi mal
d'un de ses plus proches parents.
— Du ressentiment! moi! répondit Char-
iot; Dieu lui fasse grâce potir tous ses méfaits
comme je lui pardonne quelques horions qu'il
a pu me distribuer par-ci par-là! car je suis
58 LES FLAVY.
son homme de guerre ; je suis son vassal ,
après tout , et je sais bien qu'il pourrait m'en-
voyer en terre, ainsi qu'il a fait à Beaumont
de quelques-uns de nous, sans craindre d'en
recevoir jamais punition dans ce monde et
sans que j'aie le droit de m'en plaindre dans
l'autre, puisque les choses ont été arrangées de
cette façon par ceux qui vivaient avant nous. »
La simplicité d'esprit, la naïve résignation
qu'annonçaient ces dernières paroles de Char-
lot , imprimèrent un caractère de véracité à
tout ce qu'il avait dit jusqu'alors. Regnault
tressaillit à l'idée qu'un homme tel qu'on ve-
nait de lui peindre Guillaume de Flavy était
le propre frère de son père, qu'il avait perdu
l'année précédente au champ d'honneur, et
dont la bonté égalait la vaillance.
Ils tournaient alors le mur du pourpris
pour arriver à la grande porte. « Mainte-
nant ^ si vous m'en croyez, reprit Chariot,
nous changerons de propos ; car nous allons
entrer dans une maison où chacun a grand
LES FLAVY. 3q
soin de se taire sur celui dont nous parlons,
— Même quand il est absent? dit Re-
gnault.
— Môme quand il est absent , et cela pour
plus d'une raison : d'abord, parce que ses
filles ont été élevées dans le respect qu'elles
doivent à leur père, comme disait la vieille
dame de Flavy quand elle avait encore sa
tête ; je puis vous répondre que la demoiselle
Germaine, par exemple, prendrait fort mal
le plus petit mot contre lui; ensuite , parce
que ceux qui tiennent maintenant Compiè-
gne ne sont pas ses amis, il s'en faut terri-
blement, et enfin parce qu'il lui est arrivé plus
d'une fois de tomber à Vertbois comme un
coup de tonnerre, au moment oij l'on s'y at-
tend le moins.
— Si nous allions l'y trouver. Chariot? dit
le jeune chevalier, en souriant.
— Dieu nous en préserve!
— Que pourrais-tu craindre d'une rencon-
tre pacifique entre nous?
4o LES FLAVY.
— Il n'aime pas la croix rouge.
— Ne suis-je pas le fils de son frère , après
tout? son unique neveu?
— Il n'aime pas la croix rouge, » répéta
Chariot d'une voix plus basse ; car il appro-
chait de l'entrée principale du manoir.
CHAPITRE III.
Pour calmer sa douleur amère.
Elle priait, la pauvre mère;
Et^de ce temple en deuil, sans prêtre et sans autel,
La voix du désespoir s'élevait jusqu'au ciel.
Anonyme.
Quoique vaste et bâti avec une grande
magnificence pour le temps dont nous par-
lons, le château de Vertbois, n'étant point
fortifié, n'offrait aucun moyen de défense à
ses habitants , et peut-être ce seul motif le
conservait-îi à ses maîtres pendant la guerre
civile. La forêt de Compiègne l'entourait de
toutes parts, à l'exception de la place où s'é-
levait un joli village qui le touchait et portait
le même nom. Jusqu'à l'époque où l'héritière
1^2 LES FLAVT.
des Davenescourt, devenue douairière de
Flavy, y fixa sa demeure , Vertbois n'était
qu'une maison de plaisance et de chasse pour
les sires de Davenescourt, qui, lorsqu'ils ne ré-
sidaient pas dans des places fortes, préféraient
habiter Compiègne, où leur famille disputait
le premier rang à celle des Flavy. La douai-
rière ayant fait agrandir les jardins et bâtir
le surcroît d'appartements qui lui étaient né-
cessaires pour recevoir et loger sa nombreuse
famille, le séjour de Verlbois était devenu d'au-
tant plus agréable que cette demeure touchait
pour ainsi dire les remparts de la ville.
Une longue et superbe avenue, dont une
partie traversait les bois , conduisait à la
grande porte du château. Pendant bien des
années cette porte s'était ouverte chaque
jour pour donner passage à de brillantes ca-
valcades, composées des plus nobles dames
et des chevaliers les plus renommés de la
Picardie; mais depuis longtemps il était ex-
trêmement rare qu'on la fît tourner sur ses
LES FLAVY. 4^
larges gonds, si ce n'était pour introduire ra-
pidement une mauvaise charrette, chargée de
quelquesprovisions.Une autre petite porte,où
ne pouvaient passer que des piétons, suffisait
au peu de rapports que les craintifs habitants
de Vertbois entretenaient avec le dehors;
aussi, la plupart du temps, la mère de Chariot
remplissait-elle sans aucun aide les fonctions
de portier-concierge qu'exerçait jadis son
mari, fonctions qui lui avaient été conservées,
de même que son logement, à l'époque oii
elle était restée veuve.
Le jeune chevalier et son compagnon s'é.-
tant approchés de la petite porte dont nous
venons de parler. Chariot fut très surpris de
la trouver ouverte. « Il faut, dit-il , que ma
pauvre mère soit bien accablée par le cha-
grin pour négliger ainsi son service , elle qui
est toujours si soigneuse ! »
Regnault se félicita que ce hasard leur
permît de préparer sa bonne nourrice à la
joie de revoir son fils, et, passant le premier,
44 LES FLAVY.
après avoir dit à Chariot de marcher à quel-
ques pas de lui, il se trouva bientôt dans la
salle qui servait de cuisine à la vieille Marthe.
Cette première pièce était déserte; mais
comme Regnault s'avançait vers la seconde, il
s'arrêta tout à coup aux accents d'une voix
jeune et douce qui récitait les litanies. « On
prie, dit fort bas le jeune chevalier à Chariot.
— Est-ce ma mère ?
— Je ne le pense pas. »
Chariot s'étant approché à son tour, tous
deux entendirent distinctement : « Sancte
Petre, ora pro eo; sancte Faute, orapro eo.
— Ora pro eo, répéta la voix de Marthe,
altérée par les sanglots. Mon Dieu ! mon Dieu !
daignez recevoir mon pauvre enfant dans
votre miséricorde ! » Et les larmes semblèrent
la suffoquer. Regnault alors fit signe à Chariot
de se placer de manière à ne pas être vu
d'abord, tandis que lui-même ouvrait douce-
ment la porte.
Une femme qui n'avait pas dix-neuf ans,
LES fLÂVY. .'ir)
dont la beauté égalait la beauté des anges,
élait agenouillée devant une table, sur la-
quelle se trouvait un livre, ouvert aux prières
des agonisants. Marthe était placée près d'elle
dans la même position , mais la tête appuyée
sur ses mains jointes, et ses vêtements déchi-
rés, ses cheveux épars, que ne retenait plus
aucun lien, annonçaient assez que ce moment
de calme succédait pour elle à des heures
d'angoisse et de désespoir.
Au léger bruit que fit en entrant Regnault,
la jeune inconnue se leva précipitamment, et,
d'un ton où se montrait plus de fierté que
d'effroi : « Qui êtes-vous ? dit-elle, que venez-
vous faire ici?» Puis saisissant le bras de
Marthe, qui, accablée par sa douleur, n'avait
rien entendu, elle l'appela doucement en
l'aidant à se relever aussi. « Qui êtes-vous?
répéta Marthe lorsqu'elle put à travers ses
pleurs distinguer la figure d'un étranger.
— Un ami, Marthe, répondit le jeune che-
valier, un ami qui vous apporte la consolation.
46 LES FLAVY.
— II est donc mort en bon chrétien! ré-
pondit la malheurese mère; vous l'avez donc
vu mourir ?
— Je ne l'ai pas vu mourir, dit Regnault
en prenant la main de la pauvre femme, et
peut-être ne mourra-t-il pas.
— Que dites-vous ? s'écria Marthe hors
d'elle-même, il vivrait! mon enfant; mon cher
enfant me serait rendu !
— Oui, ma mère ! je vis, » s'écria Chariot en
s'élançantdans la chambre.
A la vue de son fils, Marthe poussa un cri
de bonheur et tomba sur un siège, sans force
et sans mouvement ; mais reprenant bientôt
ses sens, la pauvre mère se mit à rire et à
|)leurer à la fois, comme entièrement privée
de sa raison. Elle entourait de ses bras Char-
lot, qui s'était agenouillé devant elle, lui pre-
nait la tête, la serrait sur son cœur, en criant :
« C'est lui! c'est bien lui! les anges du ciel
ont eu pitié de moi!
— Et cet ange dont vous ne parlez point,
LES FLAVY. 4?
çoa mère, dit Chariot eu se levant et en mon-
trant le jeune chevalier^ celui qui vient de
me sauver, qui m'a fait descendre de l'écha-
faud, regardez-le bien ; ne le reconnaissez-
vous pas? »
A ces mots, la jeune inconnue laissa percer
une émotion si vive que Regnault , dont les
regards étaient attachés sur elle, ne douta pas
qu'il ne revît une des compagnes de son en-
fance, et reconnut aussitôt tous les traits de
Germaine, l'aînée de ses cousines. Quant à
Marthe , à peine avait-elle entendu les der-
nières paroles de son fils que, se précipitant
dans les bras du jeune chevalier : « Regnault !
Regnault de Flavy ! s'écria-t-elle; je le revois,
je les revois tous deux, et l'enfant de mon
lait a sauvé mon autre enfant ! 0 mon Dieu !
c'est trop de joie! trop de joie! » Et le trem-
blement de tous ses membres, la pâleur qui
se répandait sur ses joues, pouvaient faire
craindre en effet qu'elle n'y succombât.
Tandis que Regnault pressait contre son
4^ LES FLAvy.
cœur sa bonne nourrice, Germaine, effrayée
d'une agitation aussi vive pour la pauvre
femme; s'efforçait de la faire se rasseoir. «En-
gagez votre mère à se calmer, Chariot, dit-
elle, Marthe a beaucoup souffert depuis hier;
elle est trop faible pour supporter tant d'é-
motions. Si je n'étais pas moi-même aussi
heureuse de vous revoir, mon bon Chariot,
je vous gronderais de vous être montré si
vite. » Chariot ne prit point la main que lui
tendait Germaine en parlant ainsi ; mais il
baisa respectueusement le bas de la robe
blanche dont elle était vêtue.
« Me voilà tranquille, me voilà tranquille,
ma bonne demoiselle, dit Marthe en s'as-
seyant entre son fils et le jeune chevalier; et
pourvu que je puisse les regarder, pourvu
que ce cher enfant m'assure que mon pauvre
Chariot ne coure plus aucun danger?...
— Le capitaine anglais vient de m'accorder
sa grâce, interrompit Regnault ; à l'avenir
Chariot ne me quittera plus, et je réponds de
LES FLAVY. /j()
ses jours à tous ceux qu'ils intéressent. »
En prononçant ces mots, Regnault de Flavy
jeta un regard timide sur sa jeune parente,
qui venait de prendre un siège voisin du sien ;
mais qui paraissait résolue à ne reconnaître
en lui, ni son cousin, ni le compagnon de ses
premiers jeux. Aussi éprouva-t-il une grande
joie quand Germaine, après avoir fixé triste-
ment ses beaux yeux sur la croix qu'il portait,
voulut bien enfin lui adresser la parole, quoi-
qu'elle sût donner à son accent une froideur
glaciale. « Il nous est doux de vous devoir \a
vie de cet honnête garçon, dit-elle, sans re-
garder le jeune chevalier, c'est la première
fois que je puisse me réjouir de voir un Flavy
porter d'autres couleurs que celles de notre
roi.
— Ah ! demoiselle Germaine , dit aussitôt
la vieille Marthe, n'allez pas le gronder, ce
cher enfant. Qu'importe qu'il ait sur sa poi-
trine la croix rouge ou la croix blanche?
JN'est-ce pas toujours Regnault de Flavy, le
I. 4
5o LES FLAVt.
fils du frère aîné de votre père? uq bien pro-
che parent, un bien bon ami?
— L'ami le plus tendre et le plus dévoué,
dit Regnault avec un accent qui partait du
cœur. Chère Germaine , vous que j'ai si long-
temps appelée ma sœur, voulez-vous troubler
l'heureux moment qui nous rejoint? voulez-
vous avoir d'autres pensées que celle des doux
liens qui ont uni notre enfance? »
Germaine paraissait fortement émue. Elle
leva les yeux vers le ciel en poussant un pro-
fond soupir ; mais , vaincue sans doute par
le souvenir qu'invoquait le jeune chevalier,
elle lui tendit la main , sur laquelle il imprima
ses lèvres avec transport. « Vous avez raison ,
mon cousin, dit-elle d'une voix altérée ; ils ne
reviendront que trop tôt, les jours qui sépa-
reront de nouveau Regnault de Flavy des
siens ! Qu'il nous soit permis de jouir du mo-
ment de trêve que le ciel accorde aux mal-
heurs de notre famille. Ma grand'mère vous
reverra avec bien de la joie , Regnault. Corn-
LES FLAVY. 5 1
bien de fois avons-nous parlé de vous avec
elle , avec ma sœur Marie !
— Et moi, Germaine, combien de fois me
suis-je transporté en imagination dans ce cher
Vertbois ! près de vous, de ma bonne aïeule ,
de Marie! J'ai l'espoir qu'aujourd'hui môme
ce rêve de bonheur va devenir une réalité , et
que je vais revoir la grande salle, la galerie
où nous avons joué si souvent ensemble.
— Il faut remettre votre visiJe à demain,
répondit Germaine. J'ai laissé notre mère
plus malade que de coutume, et vous ne
jugerez malheureusement que trop combien
la moindre émoLion subite peut lui nuire.
Chariot ira vous dire à quelle heure nous vous
attendrons. Mais, Regnault, vous le trouverez
bien changé ce cher Vertbois ; la joie n'y rè-
gne plus comme de voire temps. Notre mère
a beaucoup soufl'ert , elle est bien vieillie.
Moi-même je ne suis plus jeune, ajoutâ-
t-elle en souriant ; le temps où nous vivons
a pesé sur ma tête de dix-huit ans.
52 LlîS FLAVY.
— Espérons que des temps plus heureux
viendront bientôt,» dit Regnault en serrant
la main de sa cousine dans les siennes.
Germaine secoua la tête avec l'air du
doute. « Je crois superflu de vous recomman-
der de venir absolument seul demain , reprit-
elle. La paix dont nous jouissons pour la pre-
mière fois depuis bien longtemps n'est due
qu'au soin que nous prenons de ne point sor-
tir de nos murs, de n'éveiller la curiosité de
personne.
— Désormais, répondit Regnault, vous
pourrez négliger ces tristes précautions; ma
présence dans ce pays vous répond de votre
sécurité.
— Allez-vous donc commander dans Com-
piègne ?
. — Non , mais je commande les troupes qui
viennent en renforcer la garnison , et le ca-
pitaine anglais, d'ailleurs, s'empressera de
veiller au repos de ma famille.
— Ah! faites-nous grâce, je vous supplie ,
LES FL IV Y. 53
de l'appui des Anglais, dit Germaine d'un air
méprisant; j'ai le courage nécessaire pour
supporter les maux qu'ils nous font chaque
jour, je n'aurais pas celui de me trouver pla-
cée sous leur protection. » Ce dernier mot
fut accompagné d'un sourire amer, annonçant
le dédain le plus prononcé.
Regnault n'entreprit point de prendre la
défense de ses alliés, et peut-être l'amitié
d'enfance que rappelait dans son cœur la vue
de sa jeune parente ne fut pas l'unique mo-
tif qui lui fit garder le silence. La beauté de
Germaine ne consistait pas seulement dans
la régularité de ses traits, dans la noble élé-
gance de sa taille ; il régnait dans toute sa per-
sonne je ne sais quoi d'élevé et d'imposant
qui annonçait une âme supérieure. L'expres-
sion si calme et si fière de ses grands yeux
noirs et pénétrants, un léger mouvement dé-
daigneux dont sa belle bouche semblait avoir
l'habitude, loul, dès son premier aspecl, fai-
sait éprouver la crainte de lui déplaire , le dé-
54 I"BS FLAVY.
sir d'obtenir d'elle un sourire , un mot d'ap-
probation. Regnault se trouvait donc soumis
à un ascendant irrésistible, dont pourtant il ne
pouvait s'expliquer la puissance par ces émo-
tions vives qu'excitent dans le cœur d'un jeune
homme la présence d'une belle femme; car
le sentiment qu'il éprouvait, quoique doux
et profond, était grave comme les regards de
celle qui le lui inspirait et ne ressemblait en
rien à l'amour.
Germaine, ne recevant aucune réponse à
ses dernières paroles, craignit sans doute
d'avoir blessé l'ami de son enfance en lui mon-
trant toute sa haine pour la cause qu'il ser-
vait. Elle tendit la main à Regnault, et sou-
riant de l'air le plus gracieux : « Il n'en est
pas de même de votre protection , mon cou-
sin, dit-elle; nous placerons avec joie Vert-
bois sous votre sauvegarde.
— Comme je verserais avec joie tout mon
sang pour le salut de ceux qui l'habitent!»
s'écria le jeune chevalier. Et il imprima vi-
LES PLAVY. 55
vement ses lèvres sur la main qui lui était
présentée.
Une légère rougeur couvrit le visage de
Germaine, qui se leva aussitôt. « Maintenant ,
mon cousin, dit-elle, il faut que j'aille re-
trouver notre mère et la préparer à vous re-
voir demain. Chariot peut-il revenir ce soir
à Vertbois?
■^—11 peut y rester s'il lui plaît, répondit
Regnault. J ai répondu de lui à lord Hackson;
moi seul, maintenant, pourrai lui demander
compte de ses actions.
-^ Vous avez répondu de lui , reprit Ger-
maine que ce mot avait fait réfléchir quelques
instants. Aucun de nous ne voudra jamais que la
parole d'un Flavy ait été vaine , conlinua-tel!e
aussitôt; cette parole vous rend Bourguignon
de faitj Chariot, si vous ne pouvez l'être de
cœur. Vous resterez près de mon cousin , et
je vous dégage, au nom de mon père, de tous
les devoirs qui vous liaient à nous et aux
nôtres.
56 LES FLA.VY.
— Mais je pourrai toujours revenir à Vert-
bois? demanda Chariot avec inquiétude.
— Voir voire mère? sans doute, reprit Ger-
maine. A peine Marthe, continua-t-elle avec
un sourire , peut-elle compter pour une Ar-
magnac.
— Hélas ! répondit la bonne nourrice en
attachant des regards maternels sur le jeune
chevalier, comment êtr.e franchement d'un
parti quand on a des amis dans tous?
— Vous avez raison , ma bonne mère , ré-
pliqua Regnault ; hors du champ de bataille
on ne doit plus voir les bannières.|
— Quoi ! pas même les drapeaux anglais
qui flottent sur nos murailles? dit Germaine
avec un accent si plein d'amertume que Re-
gnault s'étonna de voir une jeune et faible
femme porter aussi loin la haine de l'étranger.
— Germaine , dit-il après quelques mo-
ments de silence et en saisissant sa main
qu'elle paraissait d'abord vouloir retirer, pro-
mettez-moi , je vous en supplie , que votru
LES FLAVY. 67
ressentiment ne me confondra jamais avec
ceux que vous maudissez?
— ]\on, jamais, Regnault, répondit-elle
doucement. Nesais-je pas bien que l'honneur
vous commande de combattre dans les rangs
où combattait votre père ? qu'un Flavy ne
peut déserter la cause qu'il a une fois em-
brassée? Si je me disais tout cela, Regnault,
même quand je n'espérais plus retrouver en
vous un frère, jugez si je me le redis aujour-
d'hui. Mais je n'en hais que plus les Anglais ,
et c'est la dernière fois que nous parlerons
d'eux ensemble , n'est-il pas vrai, mon cousin ?
— J'en prends bien volontiers l'engage-
ment formel , dit en souriant le jeune che-
valier.
— Adieu donc. Chariot reviendra ce soir
prendre les ordres de ma mère , et selon
toute apparence nous nous reverrons de-
main. » En achevant ces mots Germaine re-
prit le livre de prières qu'elle avait reçu de
son père comme un présent très précieux à
58 LES FLAVY.
cette époque , serra la main de Marthe , fit
un signe amical à Chariot , et sortit, non sans
avoir jeté le regard le plus affectueux sur
Regnault, qui, s'approchant d'une fenêtre,
suivit du regard la marche élégante et légère
de sa belle cousine jusque dans la seconde
cour.
CHAPITRE IV.
Diables d'enfer, horribles et cornus,
Gros et menus , aux regards basiliques ,
Infâmes ehiens, qu'ètes-vous devenus? :
Mystère de la Nalivilé. "^
Le premier soin de Chariot, dès qu'il fut
rentré dans Compiègne avec son nouveau
patron , fut de chercher Daniel ; mais il s'é-
coula du temps avant qu'il pût parvenir à la
demeure du petit sorcier, quoiqu'il la connût
très bien , vu la foule de gens qui l'arrêtaient
à chaque pas et à toutes les portes , pour le
regarder, l'embrasser et le féliciter d'avoir si
heureusement échappé à l'échafaud. Enfin il
6o LES FI.VVY.
arriva devant une maisonnette d'assez mince
apparence, que deux baguettes blanches,
croisées sur la porte , désignaient comme
l'habitation de celui dont la science avait le
pouvoir de mettre en fuite tous les démons
de l'enfer.
Il frappa. Une fenêtre s'ouvrit au-dessus
de sa tête et donna passage à une petite fi-
gure pleine de finesse et de malice sur la-
quelle sa vue fit naître aussitôt l'expression
de la joie.
« C'est moi , maître Daniel, cria Chariot;
me permettez- vous d'entrer?
— Autrement dit: voulez-vous m ouvrir la
porte? répondit, le petit homme. Attends,
mon garçon, je descends. »
A peine Chariot fut-il introduit dans l'allée
la plus obscure de Compiègne que, se pré-
cipitant dans les bras de son premier libéra-
teur, il le serra sur sa poitrine de manière à
lui faire perdre la respiration. «Doucement,
doucement donc, dit Daniel en se dégageant
LES PLAVV. (■>{
des étreintes de son robuste ami ; à qui dia-
ble en as-lu?
— Je sais tout ce que je vous dois, maître
Daniel , je le sais, répondit Chariot voulant
l'embrasser de nouveau.
— Là, là, reprit Daniel ; et il fit quelques
pas en arrière. Si lu le sais, à la bonne heure ;
mais ce n'est pas une raison pour se jeter
ainsi sur un homme sans le prévenir. Encore
un peu tu m'étouffais.
— Par l'épée de Dunois! dit Chariot, je ne
m'en serais jamais consolé, vous à qui je dois
que ma têle se soutienne encore sur mes
épaules.
— Eh! eh! reprit Daniel en riant, il est
certain que les Parques étaient sur le point
de couper le fil ; voulant dire par là que tu as
vu la corde de près. Ce doit être une rude
angoisse ; mais enfin , puisqu'elle est passée,
si tu veux monter nous boirons un coup à ta
délivrance.
— Un coup, deux coups, trois coups si
62 LES FLAVY.
VOUS voulez, maître Daniel ; car je commence
à m'apercevoir que je n'ai ni bu ni mangé de-
puis hier matin.
— Pauvre garçon I viens , viens , je vais te
régaler, moi. Celte maison-ci, vois-tu, est
un lieu d'abondance; c'est à qui se chargera
de fournir ma cave el ma cuisine, et comme
j'ai toujours pensé que le premier besoin de
l'homme est une nourriture saine et copieuse,
je laisse faire ces braves gens. » En disant ces
mots il conduisit Chariot dans une salle , au
milieu de laquelle une table se trouvait toute
placée; elle était couverte, il est vrai, de
parchemins sur lesquels on avait tracé des
figures géométriques et de divers instruments,
tels que compas, équerres, etc. ; mais Daniel
la débarrassa en un clin d'œil de tout cet
attirail , pour la charger d'un énorme pâté ,
d'une langue de cochon et d'une gourde
remplie du plus excellent vin de Bour-
gogne.
€ Allons, place-toi là, » dit-il à Chariot en
LES PLAVY. 65
Jiii avançant une escabelle , dès qu'il eut
opéré ce changement de décoration , avec
une prestesse de mouvement qui lui était par-
ticulière et le faisait ressembler à un far-
fadet.
Chariot ne se le fit pas dire deux fois. Sur
l'invitation de son hôte, il attaqua le pâté ,
auquel il fit une telle entaille que Daniel
s'empressa d'en prendre un morceau pour
lui-même, dans la crainte de ne pouvoir en
goûter s'il tardait un moment de plus. « Il
doit être bon, dit le petit sorcier; la pâtis-
sière de la Grande-Place l'a fait elle-même
pour me l'apporter. »
Chariot fit un signe affirmatif , l'active oc-
cupation qu'il donnait à ses mâchoires le pri-
vant momentanément de la parole, a Je lui
avais rendu, il est vrai, un bien grand service
à cette bonne femme, continua Daniel ; une
légion de mauvais esprits s'étaient établis sous
la forme de rats dans la salle où elle tient
ses farines ; grâces à quelques exorcismes et
64 LES FLAVY.
à une poudre répandue sur des boulettes de
viande , je l'en ai délivrée totaiement. Quant
à ce vin , que nous allons goûter, ajouta-t-ii
en remplissant la coupe de Chariot et la
sienne, c'est un présent du cabaretier de la
rue des Célestins. Le pauvre homme ne pou-
vait garder un tonneau plein dans sa cave ; le
diable venait en soutirer toutes les nuits. J'ai
passé quelques heures dans cette cave, où j'ai
fait porter mes instruments et mes livres ; le
lendemain j'ai fait boucher par un maçon un
certain trou qui communiquait avec la maison
voisine ; depuis lors le diable n'est jamais re-
venu.
— Si grands que soient les services que
vous rendez à chacun, maître Daniel, dit
Chariot dont la première faim était apai-
sée , ils seront toujours loin de valoir celui
que vous m'avez rendu. Par le ciel ! j'aime
mieux vous avoir vu conserver ma tête que
tous les sacs de farine et tous les tonneaux de
yin du monde , quoique vous ayez très bien
LKS FLAVY. 65
fait de sauver ce vin-ci , ajouta-t-il en ten-
dant sa coupe. Mais, sans compter que vous
voyez respirer un ancien ami, qui ne respi-
rerait plus , je puis dire que vous seul pou-
viez deviner que messire de Flavy venait
d'arriver à Compiègne et qu'il était mon frère
de lait.
— J'en ai deviné bien d'autres! dit Daniel
d'un air important.
— Je ne dis pas le contraire , reprit Char-
iot; cependant ce tour-là est fort, et messire
Regnauit en est resté aussi ébahi que moi.
— On prétend que ce Regnauit de Flavy
n'a pas inventé la poudre? répliqua le petit
sorcier d'un air indifférent.
— Inventé la poudre ! répondit Chariot
en ouvrant de grands yeux. Et pourquoi vou-
lez-vous qu'il l'ait inventée?
— Tu ne me comprends pas. On se sert de
ce dicton depuis la belle découverte qui va
faire tuer dix hommes au lieu d'un , quand
on veut indiquer poliment le manque de
I
66 LES FLAVY.
puissance intellectuelle dans un individu
quelconque.
— Que je meure, maître Daniel , si je vous
comprends davantage !
— Voulant dire par là que ton chevalier
est tout simplement un jeune brave.
— Ah ! pour brave, répliqua Chariot ravi
de pouvoir enfin saisir un mot qui lui peignît
une idée, pour brave, les Flavy le sont tous ;
mais tous ne sont pas aussi bons garçons que
lui.
— Ce n'est pourtant pas sans une juste ré-
pugnance que je me suis mis en rapport avec
ce jeune homme, reprit Daniel. J'ai cédé au
souvenir de quelques bons services que tu
m'as rendus, à l'ancienne amitié que je te
porte , tout en me disant bien néanmoins
qu'il serait beaucoup plus prudent de te lais-
ser pendre.
— Par saint Jacques ! pourquoi vous di-
siez-vous cela, maître Daniel? s'écria Char-?
lot d'un air stupéfait.
LÈS FLAVY. 67
— Parce que lu t'es fort mal tiré , j'en suis
certain, de l'interrogatoire qu'a dû te faire
aubir ton libérateur.
— ' Un interrogatoire!
-'— Sans doute. Quand Regnault de Flavy
t'a demandé pour quel motif tu étais venu se-
crètement dans les environs de Compiègne ,
<ju'as-tu répondu?
— Rien ; car il ne m'a fait aucune question
là-^dessus. Nous avions vraiment bien autre
chose à nous dire, au bout de dix ans que
oous ne nous étions vus.
-— Et de quoi donc t'a-t-il parlé?
— ' De Yertbois, de la vieille dame de Flavy,
sa grand'mère, de ses cousines, de tout ce qui
lui touche le cœur, enfin.
— De sorte que tu as pu répondre à toutes
ses questions sans aucun embarras?
— Bien mieux, ma foi! que s'il m'avait de-
mandé pourquoi je me tenais caché dans la
forêl, puisque je ne l'ai jamais su moi-
même.
68 LES FLAVY.
— II est bon qu'il ignore aussi que messire
Guillaume te l'avait ordonné, entends- tu
bien? Tâche, à la première occasion, de lui
faire quelque conte en l'air pour expliquer
autrement ton aventure. Nous ne devons pas
oublier que Regnault de Flavy est l'homme
du duc de Bourgogne, l'allié des Anglais, et
quoique, grâce au ciel! nous ayons affaire en
lui à un bon enfant...
— Ah! tout bon enfant qu'il est, inter-
rompit Chariot, je ne conseillerais pas à nos
gens de rester longtemps dans son voisinage.
Je venais précisément vous consulter sur la
manière que nous pourrions employer pour
leur faire savoir qu'il est arrivé deux cents
Picards, qui sans doute vont courir la forêt
et....
— C'est une chose faite , dit Daniel ; tes
camarades sont en sûreté.»
Chariot jeta sur le petit homme un regard
de surprise mêlée d'une sorte d'admiration;
puis , poussant un profond soupir : « Mes
LES FLAVY. 69
camarades! dit-il. Oui , hier encore ils étaient
mes camarades, et si je reste maintenant au
service de messire Regnault, comme il y a
toute apparence, il faudra me battre contre
eux, avec les Anglais que je n'aime guère.
La chèvre ne peut brouter qu'où ou l'attache,
et quand votre métier est de donner des coups
de lance, vous n'êtes pas toujours maître de
choisir ceux qui les reçoivent.
— Nous voyons de nos jours plus d'un
grand changer de bannière , dit Daniel, sans
pouvoir en donner d'aussi bonnes raisons que
les tiennes, j'en conviens. Pourvu qu'en de-
venant Bourguignon on oublie les secrets des
Armagnacs...» Le petit sorcier s'arrêta, et
tixa sur Chnrlot un regard perçant.
« Par le ciel ! s'écria Chariot rouge comme
Je feu, me croyez-vous capable de trahir mon
premier maître? de livrer aux Anglais mes
amis, mes compagnons d'armes ? iN'allais-je
pas me laisser pendre ce matin plutôt que de
parler? ,.,.:,.^j
68 LES FLAVY.
— 11 est bon qu'il ignore aussi que messire
Guillaume te l'avait ordonne, entends- tu
bien? Tâche, à la première occasion, de lui
faire quelque conte en l'air pour expliquer
autrement ton aventure. Nous ne devons pas
oublier que Regnault de Flavy est l'homme
du duc de Bourgogne, l'allié des Anglais, et
quoique, grâce au ciel! nous ayons affaire en
lui à un bon enfant...
— Ah! tout bon enfant qu'il est, inter-
rompit Chariot, je ne conseillerais pas à nos
gens de rester longtemps dans son voisinage.
Je venais précisément vous consulter sur la
manière que nous pourrions employer pour
leur faire savoir qu'il est arrivé deux cents
Picards, qui sans doute vont courir la forêt
et....
— C'est une chose faite , dit Daniel ; tes
camarades sont en sûreté.»
Chariot jeta sur le petit homme un regard
de surprise mêlée d'une sorte d'admiration;
puis , poussant un profond soupir : « Me$
LES FLAVY. 69
camarades! dit-il. Oui , hier encore ils élaient
mes camarades, et si je reste maintenant au
service de messire Regnault, comme il y a
toute apparence , il faudra me Lattre contre
eux, avec les Anglais que je n'aime guère.
La chèvre ne peut brouter qu'où on l'attache,
et quand votre métier est de donner des coups
de lance, vous n'êtes pas toujours maître de
choisir ceux qui les reçoivent.
— Nous voyons de nos jours plus d'un
grand changer de bannière, dit Daniel, sans
pouvoir en donner d'aussi bonnes raisons que
les tiennes, j'en conviens. Pourvu qu'en de-
venant Bourguignon on oublie les secrets des
Armagnacs...» Le petit sorcier s'arrêta, et
fixa sur Chnriot un regard perçant.
« Par le ciel ! s'écria Chariot rouge comme
Je feu, me croyez-vous capable de trahir mon
premier maître? de livrer aux Anglais mes
amis, mes compagnons d'armes ? JN'allais-je
pas me laisser pendre ce matin plutôt que de
parler? ,,.mv^
'j'2 LES FLAVY.
Chariot. Tenez , par exemple , aucuns de
nous ne se souciait de rester caché dans
la forêt et dans les masures de Pierre-Fond,
au risque d'êlre surpris par les Anglais , et
pourtant nul n'a osé sortir de son trou , quoi-
que depuis un mois il nous tienne blottis
comme des lièvres dans des tanières, sans
que nous puissions deviner pourquoi. »
Le petit sorcier sourit. « Vous en savez
davantage, vous, maître Daniel, continua
Chariot ; d'abord parce que vous savez tout ;
ensuite parce que messire Guillaume m'a
commandé de n'agir que d'après vos ordres ,
ce qui prouve
— Ce qui prouve, interrompit Daniel ,
que, s'ilj t'échappait involontairement le plus
petit mot sur cette aflaire, je pourrais bien
aller prendre la place que lu occupais ce
matin devant l'Hôtel-de-Ville.
— Bonté divine ! s'écria Chariot ; j'aimerais
mieux aller la reprendre moi-même.
— Pour en revenir à Guillaume de Flavy,
LES FLA.VY. j'S
reprit Daniel , j'ai souvent entendu parler de
sa cruauté , mais je le crois loyal , et le plus
intrépide de nos hommes de guerre.
— Oh! pour intrépide, répondit Chariot,
nous ne verrons jamais son pareil. LesDunois,
lesXaintraillesnesontquedespoiilesmouillées
à côté de ce gaillard-là ; il ne tremblerait pas
devant une légion de diables. Je n'en connais
pas moins dans le monde une personne dont
il a peur.
— Toi ! peut-être ?
— Non , par ma foi ! dit Chariot en riant ;
la personne dont je parle . c'est sa fille.
—Sa fille !
— Oui, celle qu'il a eue de son premier
mariage, la demoiselle Germaine. Près d'elle
monseigneur Guillaume n'est plus le même
homme ; il faut le voir lui parler tout dou-
cement, tout doucement, la consulter, l'é-
couter comme un oracle. Cela prouve bien
qu'il n'y a pas de cœur si dur qu'une amitié ne
s'y glisse encore; car, je ne [vous appren Is
^4 l'Es FLAVY.
rien , maître Daniel , quand je dis que s'il est
bon pour sa fille , il ne l'a guère été pour
son père.
— Comment? dit le petit sorcier de cet
air équivoque qui peut faire croire que l'on
est instruit.
— Sans doute , reprit Chariot ; vous savez
mieux que moi que le vieux sire de Flavy est
mort dans une forteresse où monseigneur
Guillaume le tenait enfermé , et qu'il est mort
de faim. »
Soit que Daniel connût réellement ce fait ,
soit qu'il en entendît parler pour la première
fois , aucun étonnement ne se montra sur son
visage ; il se contenta de demander si la dame
de Flavy pensait avoir perdu son mari de dette
manière.
« Il serait bien surprenant qu'elle l'igno-
rât, répondit Chariot, tant de gens le savent.
Vous sientez bien que ce n'est pas une mère
qui peut parler des crimes de son fils ;
mais je gagerais qu'il ne faut pas chercher
LES FLAW. 75
d'autre cause à la folie de la pauvre dame.
— -Elle a pourtant revu son fils plusieurs fois
depuis.
— C'est vrai, et Dieu sait dans quel trem-
blement elle est chaque fois qu'il vient à
Vertbois ! Si la demoiselle Germaine n'était pas
là, qui aime son père, qui le croit un hon-
nête homme...
^-Tu penses donc , interrompit Daniel d'un
air inquiet et chagrin, tu penses qu'il confie
à cette jeune personne des affaires sérieuses^
des projets importants ?
— Je crois qu'il n'a rien de caché pour elle
quand ils vivent ensemble; mais il ne l'a pas
vue depuis un an que nous venons de passer
en courses et à Beauraont.
— T'avait-il ordonné de lui dire que tu restais
dans ces environs avec tes camarades ?
— Non ; je ne devais me confier qu'à vous,
et vous devez vous rappeler que je n'ai parlé
à ma mère elle-même que d'après votre avis,
et au moment où nous avons craint de mourir
'j6 LES FLAVY.
de faim dans nos cachettes. La demoiselle
Germaine nous croyait sans doute près de
notre maître ; mais ce matin , dans son dé-
sespoir , il faut que ma mère lui ait parlé ;
car je les ai trouvées ensemble , qui récitaient
pour moi les prières des agonisants.
— Diable ! dit Daniel d'un air fort contrarié,
deux femmes dans un secret ! c'est au moins
une de trop. Peux-tu revoir bientôt cette
Germaine ?
— Je vais la voir tout à l'heure ; je retourne
ce soir à Veribois.
• — Tâche de lui parler en particulier, et
dis-lui que la moindre indiscrétion de sa part
peut d'un moment à l'autre exposer la vie de
son père.
— Vous me donneriez mon pesant d'or que
je ne lui dirais pas cela.
— Et pourquoi , je te prie ?
— Oh! pourquoi? parce que la demoiselle
Germaine n'est pas de ces personnes à qui
on ose faire la leçon; qu(", pour la prudence.
LES FLAVY. ^7
le courage , la raison , elle en remontrerait
au plus habile, et que d'ailleurs je ne lui
adresse pas aussi facilement la parole que
vous pourriez le croire.
— Elle est donc bien fière ?
— Mais pas mal. Et puis ce n'est pas tout
ça, voyez-vous; c'est qu'elle a un certain air
imposant, un certain regard Enfin, si vous
l'aviez vue, vous me comprendriez tout de
suite. »
Daniel leva les épaules d'un air de dédain
et de mécontentement, o Maintenant , dit-il
après un moment de silence, notre navire
vogue à la grâce de Dieu , et sans ces mau-
dits Picards il allait entrer dans le port. » En
murmurant ces mots , qu'il n'adressait qu'à
lui-même, il se leva et se mit à marcher
dans la chambre.
« Ces Picards! dit Chariot en riant; ma
foi ! maître Daniel , je trouve que , pour mon
compte , ils sont arrivés à temps.
— Sans doute , sans doute, répliqua l«
78 tES FLAVT.
petit homme d'un air distrait et préoccupé.
Il se fait tard ; je ne veux pas te retenir plus
longtemps. A revoir, mon garçon , car je
compte bien que tu viendras me visiter
quelquefois pendant le séjour que fera ici
messire Regnaull , séjour qui sera long, sans
doute?
— Messire Regnault vient de me dire que
si monseigneur le duc de Bourgogne arrivait
à Paris, où il est attendu avec impatience,
nous quitterions Gorapiègne pour aller le
rejoindre.
— Dans ce cas, bon voyage, dit Daniel avec
gaîté. En attendant, mon brave Chariot,
je me réjouis toujours de ne t'avoir pas laissé
pendre. » Et le petit sorcier, qui paraissait
avoir repris toute sabelle humeur, le conduisit
jusqu'à la porte, en lui recommandant plu«-
sieurs fois de revenir le plus tôt possible.
CHAPITRE V.
Je t'avais cru quinze ans, tu ne les avais pas ;
L'enfance au front de lin guidait encor tes pas ;
Tu courais, non voilée, et le cœur sans mystère ;
Tu ne sus à mon nom que rougir et te taire.
Sainte-Beuve, Consolations.
Ragnault de Flavy , à qui Germaine avait
fait dire qu'il serait le bienvenu dans la mati-
née du lendemain, vit à peine arriver l'heure
à laquelle il lui était permis de se présenter,
que, se hâtant de monter à cheval , il prit le
chemin de Vertbois. La journée ne pouvait
être plus belle.
« Il semble , disait à Chariot le jeune che-
valier en traversant la forêt, il semble que
la nature partage ma joie ; jamais je n'ai vu
^O LES FLAVY.
de plus beau jour, et jamais je ne me suis senti
aussi heureux! »
Marthe les attendait sur la porte, et la fi-
gure de la bonne femme rayonna de plaisir
à la vue de ses deux enfants, comme elle les
appelait. Pour celte fois, cependant, Re-
gnault n'entama pas un long entretien avec
elle; car, à peine ses lèvres eurent-elles ap-
pliqué deux ou trois baisers sur le front ridé
de sa vieille nourrice que, laissant à Chariot
le soin de s'occuper des chevaux , il traversa
seul et d'un pas rapide ces cours et ce long
vestibule qu'il avait parcourus si souvent
dans son enfance. Une vive émotion s'empa-
rait de son âme à la vue de lieux si chers à
sou souvenir, à l'idée qu'il allait revoir une
mère, des sœurs, enfin tout ce qu'il avait
aimé, et il fut contraint de s'arrêter un mo-
ment, tant le cœur lui battait avec violence.
Le manoir dans lequel il rentrait néan-
moins ressemblait à peine à ce qu'il l'avait
vu dans un autre temps. Aussi triste , aussi si-
LESFLAVY. 8l
lencieuse qu'elle était délabrée, cette de-
meure n'avait rien conservé de ce qui annon-
çait autrefois l'opulence des maîtres qui
l'habitaient. Les voix bruyantes d'une foule
de valets ne retentissaient plus dans ces longs
corridors, dans ces grandes salles presque
entièrement démeublées, et Regnault les
traversa sans rencontrer un seul serviteur
qu'il pût charger d'annoncer sa venue à la
maîtresse du logis. Il soupira à la vue des
tristes effets d'une longue guerre civile.
« Hélas! se dit-il, quel est donc aujourd'hui le
sort du modeste bourgeois, du malheureux
paysan, si tel est celui de la noble et riche
châtelaine? «Monté au premier étage, il s'ap-
procha d'une chajubre qu'il savait donner sur
les jardins et dans laquelle il crut entendre
parler. Pensant trouver là quelques domes-
tiques, il ouvrit la porte.
L'héritière des Davenescourt , la dame de
Flavy, douairière, vieillie par le temps, par
les souffrances, et pâle comme un lis, était
I, 6
S'A LES FLAVt.
placée diins un grand fauteuil, causant avec
sa petite -GUe Gerniaine, qui lui tenait la
main.
« C'est Regnault, ma mère,» dit Germaine
en voyant entrer son cousin.
La dariie de Flavy , ou plutôt son ombre ,
ne répondit d'abord qu'en attachant des re-
gards fixes et étonnés sur celui qu'on venait
de lui annoncer ; puis , tout à coup , un léger
sourire se montra sur ses lèvres décolorées^
et, poussant un cri de joie : « Oui , oui, s'é-
cria-t-elle , je le reconnais, Germaine , je le
reconnais! c'est mon cher enfant, c'est Re-
fijnault ! Reviens-tu pour longtemps, mon
fils, pour bien longtemps? » Et, en parlant
ainsi, elle passait ses doigts amaigris dans les
cheveux noirs du jeune chevalier ; car Re-
gnault venait de s'agenouiller devant celle qui
l'avait béni le jour de sa naissance.
« Ûli ! ma mère , ma vénérée mère, répon-
dlt-il , que ne puis-je vous consacrer rneë
soins jusqu'au dernier jour de ma vie!
Les flavy. 83
*- Ou du moins jusqu'au dernier jour de
la mienne, mon (ils, dit la dame de Flavy
dont les idées paraissaient se suivre bien mieux
^ùe de coutume; car tu n'es qu'un enfant,
Regnault; il me semble que c'est hier qu'on
t'a baptisé dans la chapelle. Cependant , je
sais bien , ah ! je sais bien , répéta-t-elle avec
un soupir , qu'il s'est passé de terribles choses
depuis ta naissance. Mais assieds toi donc
près de moi, mon fils, que je puisse te voir
tout à mon aise. » Et le jeune chevalier ayant
pris un siège entre elle et Germaine : « Vrai-
tnent, reprit-elle en relevant la tête avec
une sorte de fierté maternelle , votre cousine
tn'a dit vrai, Regnault, et vous voilà devenu
un grand et beau chevalier.
— Hier cependant, interrompit Germaine>
s'efibrçant de dissimuler son embarras sous
lin air de plaisanterie , sur les premiers mots
dé Chariot , j'ai parfaitement reconnu le petit
garçon qui jouait si bien avec nous.
^-^ Et moi, répliqua Regnault, il ne m'a
84 LES FLAVY.
fallu qu'un coup d'œil pour m'a.ssnrer que je
revoyais ma belle cousine.
— Mais je gagerais bien qu'il ne reconnaî-
tra pas Marie ; n'est-il pas vrai , ma fille? dll
la dame de Flavy. Marie avait cinq ans, je
crois,quand il nous a quittées, et maintenant...
maintenant... Quel âge a Marie, Germaine?
— Quinze ans dans deux mois.
— Oui, ce doit être cela. Elle est belle,
Marie , blonde comme l'était sa pauvre mère;
elle me la rappelle bien souvent. Au reste ,
vous l'allez voir tout à l'heure. 11 est même
étonnant qu'elle ne soit pas ici; car ce sont
de bonnes filles que vos cousines, Regnault;
elles ne s'ennuient point de soigner leur
vieille grand'mère. Il faut que Marie soit re-
tenue quelque part.
— Vous l'avez envoyée cueillir des fleurs
au jardin, ma mère, pour fêter la bienvenue
de mon cousin , que nous n'attendions pas
d'aussi bonne heure.
— Il me semblait pourtant que je partais
LES FLA.VY. 85
bien tard, répondit Regnanlt. Ah! ma mère!
ah ! Germaine ! depuis dix ans que Tordre de
mon père nous a séparés , mon cœur n'a pas
cessé d'être près de vous.
— Ton père ! dit la dame de Fiavy ; c'est
Jean, n'est-il pas vrai? mon premier né, mon
fils chéri? Et pourquoi n'est-il pas venu avec
avec toi? » ajouta-l-elle.
Sur un signe que lui fit Germaine, Re-
gnault baissa tristement la tête sans répon-
dre; car il comprit que l'on avait caché à la
pauvre dame la mort de son fils.
« Regnault seul pouvait venir, ma mère,
dit Germaine. Jouissez du bonheur de l'em-
brasser.
— Ah ! c'est un grand bonheur! répliqua
la bonne aïeule , en pressant sur son sein le
jeune chevalier.
— Ouvrez-moi la porte, Germaine, « cria du
dehors une voix presque enfantine.
Regnault se pressa d'obéir à cet ordre, et
se trouvant caché d'abord par la porte qu'il
86 LES FLA.Vy.
venait d'ouvrir, une jeune personne, aussi
fraîche que les premières roses du priatemps,
s'élança dans la salle, les deux bras chargés
d'un monceau de fleurs.
« J'en apporte de quoi garnir tous vos va-
ses, dit-elle encore essoufflée de sa course ;
dépêchons-nous de les placer.
— Voilà d'ailleurs notre cousin qui pourra
t'y aider lui-même, )j dit Germaine en sou-
riant.
A ces mots, et à la vue d'un beau jeune
homme dont la figure lui était étrangère,
Marie laissa tomber ses fleurs, qui s'éparpillè-
rent à droite et à gauche, et, tout en atta-
chant ses grands yeux bleus sur le chevalier,
elle se rapprocha de sa grand'mère d'un air
d'embarras.
Regnault lui-même se trouvait saisi d'un
accès de timidité, tant il était impossible de
reconnaître dans cette ravissante créature la
petite fille qu'il avait fait jouer sur ses ge-
noux. Marie , sans être aussi grande que sa
LES FLAVY. 87
sœur, avait une taille charmante, dont tous
les mouvements étaient empreints de cette
grâce qui appartient à l'enfance et n'aban-
donne pas encore l'extrême jeunesse. Des
traits qu'un statuaire aurait empruntés pour
représenter Hébé , des yeux bleus et purs
comme le ciel, brillant sous de longues pau-
pières noires, un teint de neige que colorait
la moindre émotion, une forêt de cheveux
blonds dont les boucles ondées retombaient
néglisemment sur un front, sur un cou d'al-
bâtre, tout en faisait un de ces êtres que l'on
peut avoir rêvé, mais que jamais on n'espère
de voir.
« Je n'ose pas embrasser Marie, » dit Re-
gnault; et s'approchant d'elle d'un air res-
pectueux, il prit une de ses jolies mains sur
laquelle il imprima ses lèvres, tandis que la
jeune fille lui souriait avec la naïveté d'un
ange.
Si le cœur humain n'était pas inexplicable,
on pourrait dire pourquoi de ce moment Re-
88 LES FLAVY.
gnault n'adressa plus la parole qu'à la dame
de Flavy et à Germaine. Assis entre elles deux,
à peine, durant l'entretien qui suivit, semblait-
il remarquer la présence de Marie, qui s'élait
placée sur un pliant aux pieds de sa grand'-
mère. Celle qu'il paraissait négliger ainsi, ce-
pendant, faisait-elle entendre sa douce voix,
il s'interrompait aussitôt, attachait sur elle
des regards troublés, et ne reprenait la con-
versation qu'après avoir attendu longtemps
que Marie dît un mot de plus.
Regnault ne put se taire sur la peine que
lui faisait l'état de privation et d'isolement
dans lequel il retrouvait sa chère famille ; car,
habitué au luxe de la cour de Bourgogne, la
situation de ses nobles aieux lui semblait
voisine de la misère. « Que sont devenus vos
nombrueux domestiques ? demanda-t-il d'un
air chagrin.
— Plusieurs sont morts , répondit Ger-
maine, d'autres suivent mon père. Nous n'a-
vons près de nous maintenant que deux ser-
LES FLAVY. Sg
vantes, le vieux Michel, notre sommelier et
son fils.
— Michel ! mon ancien ami? dit Regnaull.
— C'est lui qui fait encore pousser toutes
ces belles fleurs, répliqua Marie ; mais il est
devenu bien sourd.
— Une maison plus nombreuse aurait peut-
être quelquesinconvénients, rcpritGermaine.
Nous n'avons pas la prétention de défendre
Vertbois s'il était attaqué, et mieux vaut n'at-
tirer l'attention sous aucun rapport. Je vois
bien, mon cousin, ajouta-t-elle avec un triste
sourire, que vous ne vous faites pas une
idée bien juste de l'état où se trouve notre
malheureux pays , des dangers auxquels la
demeure du riche, comme la demeure du
pauvre , est sans cesse exposée , des dangers
que nous-mêmes nous avons courus.
— Ah ! mon Gis, s'écria la dame de Flavy
d'un air d'effroi, voussaurez, voussaurez toutce
que nous avons souflert, comment les Auglais
ont traité Compiègae et ses environs. uU'^ eu-
QO LES FIAVY.
fanls vous diront cela; car pour moi, Regnault,
quandjeveuxsongeràtant de joursd'angoisse,
à tant de jours affreux qu'il m'a fallu passer!...
— Il vaut mieux remercier le ciel du repos
qu'il nous accorde, ma mère, » interrompit
Germaine, qui s'empressa de donner un autre
cours à l'entretien en parlant d'un temps
plus fortuné.
Grâce aux heureux souvenirs qu'éveillait
si naturellement la présence du jeune cheva-
lier, le sourire se montra bientôt sur toutes
les lèvres. La bonne aïeule , par un effet
ordinaire de l'état d'enfance, conservant une
mémoire bien plus distincte des faits éloi-
gnés que des faits récents , prenait une
joyeuse part à cette douce causerie. Regnault
se reportait avec délices aux premières jouis-
sances de sa vie ; mais un charme bien plus
vif encore se faisait sentir à son âme toutes les
fois que ses discours excitaient la gaîté en-
fantine de Marie. La jeune Glle alors l'invitait
toujours à poursuivre, soit par un mot, soit
LES FLAVY. 9'
par un regard d'amitié qu'il aurait payé 'de
mille trésors. La pauvre enfant, charmée
d'entendre parler de joie, trouvait son cousin
le plus aimable des hommes, et, trop ingénue
pour être timide, elle traitait déjà en frère
celui que sa grand'mère appelait mon fils.
Quant à Germaine, il était heureux qu'aucun
observateur habile ne fût là pour remarquer
le changement extraordinaire qui semblait
s'être opéré subitement dans toute sa per-
sonne , pour voir ce beau visage, habituelle-
ment si grave, s'animer, rayonner de je ne
sais quel ravissement secret lorsque Regnault
attachait ses yeux sur elle avec une aimable
expression de tendresse, et pour juger enfin,
à son sourire, à son regard, à l'expression de
sa voix, des vives émotions de son cœur.
Cette journée s'écoula donc bien rapide-
ment, quoique le jeune chevalier ne reprît le
chemin de Compiègne qu'à la nuit close.
« A demain, mon fils, lui dit la dame de
Flavy, qui avait voulu le voir monter à che-
9 a LES FLA.VY.
val. — Demain, après-demain, tous les jours, »
lui cria Marie, comme il s'éloignait. Germaine
ne dit rien.
«Oui, se répétait tout bas Regnault en
traversant la forêt mystérieusement éclairée
par les rayons de la lune, demain! tous les
jours! » Et tout occupé de se retracer la ravis-
sante figure de sa jeune cousine , agité d'une
émotion qu'il n'avait jamais éprouvée jusqu'a-
lors, il semblait ignoi*er la présence de Char-
lot qui marchait à ses côtés, sifflant l'air
d'une complainte que venait de lui chanter
la vieille Marthe.
Germaine élait restée seule avec son aïeule,
et la pauvre dame, retombée dans son apathie
ordinaire, lui laissa bientôt tonte liberté de
s'abandonner à ses réflexions. Germaine était
habituée à passer ainsi des heures entières
près de sa grand'mère , et ces heures étaient
souvent les plus douces de sa vie. Occupée de
quelque ouvrage de femme, elle vivait alors
seule avec ses pensées , elle se livrait à la
LES FtAVÎ. 93
jouissance de laisser errer son esprit sur mille
sujets, et ses agréables rêveries ne permet-
taient jamais à l'ennui de l'atteindre. £n un
mot, Germaine avait de l'imagination; aussi,
près des êtres vulgaires et tout matériels dont
elle se trouvait environnée, cette belle figure
semblait-elle une poésie vivante, et le charme
dominateur qui naît de l'intelligence don-
nait-il à son aspect, à ses discours une puis-
sance à laquelle nul ne résistait.
Le jour dont nous parlons, toutefois,
une seule idée préoccupait la belle fille ; ja-
mais trouble pareil n'avait agité son cœur. Les
doux regards de Regnault la poursuivaient
comme s'il eût encore été présent. Elle se
redisait tout ce qu'il avait dit, et croyait tou-
jours l'entendre l'appeler sa bien-aimée cou-
sine. Effrayée de se sentir aussi émue, Ger-
maine s'efîbrçait vainement d'éloigner de son
esprit le souvenir du jeune chevalier, lorsque
sa grand'mère, qui depuis trois quarts d'heure
pu moins gardait le silence en portant à droite
94 tES FtAVt.
et à gauche des regards aussi vagues que ses
pensées, saisit sa main. « Maintenant que
le voilà revenu , lui dit-elle , j'espère vivre
encore assez pour voir votre mariage. »
Germaine tressaillit. « Quoi ! ma mère i
répondit-elle; de quel mariage parlez-vous?
— Mais de votre mariage avec Regnault,
mon enfant. Ne lui avez-Vous pas été promise
pourfemme lejour même de votre naissance?»
A ces mots, prononcés de l'air le plus affir-
malif et le plussensé^ qui pourrait dire quel
tumulte s'éleva dans l'âme de Germaine ? Elle
attacha les grands yeux bruns, tout brillants
d'intelligence et d'amour, sur les yeux pâles et
éteints de celle qui venait de parler ainsi, et
tremblant que cet éclair de raison , comme il
arrivait trop souvent, n'abandonnât tout à
coup la dame de Flavy : « Ne dites-vous pas
que je devais être sa femme , ma bien-aimée
mère? demanda-t-elle d'une voix émue^ en
serrant la main de son aïeule.
— L'engagement en a été pris devant Dieu^
LES «fLAvt. ^5
Gcrtttaine; nous étions tous réunis dans la
chapelle, qu'on avait parée pour ton bap-
tême. Je vois Jean, qui te servait de parrain
comme moi de marraine , te prendre dans ses
bras et dire à ton père : Promets-moi, Guil-
laume, que celui-ci sera son mari? Et il mon-'
trait Regnault, qu'il me semble voir aussi ,
avec ses grands yeUx noirs , ses cheveux bou-
clés, une petite robe de brocard...
— ■ Mon père a répondu? dit Germaine qui
respirait à peine.
— Ainsi soit-il, Jean; je le promets. Ah!
c'était un beau jour que celui-là, ma Ger-
maine ; mon seigneur et maître vivait encore,
je ne craignais pas mes propres enfants ,
ajouta-t-elle d'une voix basse et d'un air mys-
térieux; mais depuis que j'ai peur, depuis
qu'il s'est passé de si terribles choses!... »
En prononçant ces dernières paroles, la
dame de Flavy parut éprouver une terreur su-
bite, tous ses membres tremblèrent; elle jeta
autour d'elle des regards effarés et remplis
96 L^:.S FLAVY.
d'eirtoi. Pnis, povissant un cri lamentable,
elle se rejeta dans le fond de son grand fau-
teuil, couvrit son visage de ses deux mains et
fondit en larmes.
Germaine, qui n'avait point encore vu son
aïeule aussi violemment agitée, se précipita
aux genoux de la pauvre dame, la serra dans
ses bras en s'eflbi çant de dissiper les craintes
chimériques de ce faible esprit. « Vos Gis, di-
sait-elle, vos fils , si malheureusement divisés
entre eux, sont toujours unis dans le respect,
dans l'amour qu'ils vous portent. Ah! ma
mère! ma bonne mère! vivez dans celte pen-
sée ; vivez tranquille, heureuse, car vos en-
fants vous aiment. Vous le savez bien qu'ils
vous aiment ; n'est-il pas vrai , ma mère? »
La vue de Regnauit avait ranimé chez la
dame de Flavy une foule de souvenirs doux
ou terribles. INéanmoins, les violents efforts
qu'elle s'était imposés longtemps pour ca-
cher à ses pelites-ûlles le crime épouvantable
(ie leur père avait pour ainsi dire effacé de
LES FLAVY. 9^
sa mémoire la nature do ce crime. Il ne lais-
sait plus dans son esprit qu'une trace vague
qui suffisait pourtant pour faire de son fils
Guillaume l'objet de sa terreur , et , comme il
lui arrivait fréquemment de perdre totale-
ment le fil de ses idées , pour s'attacher à l'i-
dée qu'on lui présentait, l'infortunée parut
bientôt chercher la cause de l'angoisse qu'elle
venait d'éprouver. Ses pleurs s'arrêtèrent ;
« Il faut donc que j'aie rêvé tout cela , dit-elJe
à sa petite-fille, de cet air d'indifférence qui
caractérise si tristement le calme des insensés,
— Oui, vous l'avez rêvé, ma mère, vous
l'avez rêvé, répondit Germaine, vous savez
que bien souvent vous vous réveillez tout ef-
frayée de vos songes.
— Celui-ci était affreux, reprit la pauvre
dame, en appuyant sa main desséchée sur un
front qui portait déjà les couleurs de la mort.
Eh bien! ma fille, croirais-tu que mainte-
nant il m'est impossible, tout-à-fait impossi-
ble de me le rappeler. »
J. 7
98 LÈS FLAvf .
Germaine se liâta de la distraire, ea l'ôccti-
pant de mille petits riens qui n'avaient aucun
rapport avec sa famille, jusqu'au moment où
Blarîe revint, annonçant qu'il était heure de
se mettre au lit. Les deux sœurs alors, ainéi
qu'elles le faisaient tous les soirs, conduisi-
rent leur aïeule dans sa chambre, et ne là
quittèrent qu'après l'avoir vue tomber dans
iin sommeil qui leur parut doux et tranquille.
CHAPITRE VI.
Je •vois, je réfléchis, et je raisonne un peu.
N'est-ce pas là comnie tout se devine
Sans qu'on soit ni démon ni Dieu ?
Lehercier, Piaule.
En arrivant le jour suivant à Vertbois ,
Regnault trouva près des dames de Flavy
une de ses anciennes connaissances. Celait
le vieux prêtre qui, de son temps, venait
dire la messe les dimanches et fêtes dans la
chapelle du château , et qu'il avait toujours
vu traité avec une haute considération par
toute la famille. Maître Joseph Gauvain ,
quoique né à Compiègne, avait fait ses étu-
deâ à l'Université de Paris, oii il s'était fait
lOO LF.S I-r.AVY.
recevoir docteur en théologie. De retour
dans sa ville natale et devenu d'abord sim-
ple prêtre habitué de la paroisse Saint-An-
toine , ses rapports avec les habitants de
Verlbois rattachèrent si fort à la dame de
Flavy et à ses enfants qu'il ne s'empressa
point de demander une cure, quelques titres
qu'il eût pour l'obtenir. Durant les funestes
discussions intérieures qui avaient précédé
et préparé l'invasion anglaise, Gompiègne
qui tenait pour Louis d'Aquitaine, Dauphin,
alors en guerre avec son père , ayant été
forcé d'ouvrir ses portes au roi Charles VI,
ce fut Joseph Gauvain que l'on choisit pour
prêcher devant le monarque et pour im-
plorer sa clémence en faveur des habitants ,
reçus à merci. Grâce à la beauté du sermon
ou grâce à la bonté de Charles, la ville en
fut quille pour la perte de quelques privi-
lèges communaux, ce qui parut bien doux,
comparé à tout ce qu'on avait craint; aussi
le bon prêtre n'avait-il jamais perdu le sou-
LBS FLAVY. lOî
venir d'un jour si glorieux pour lui ; on doit
mêine avouer qu'il parlait peut-être un peu
trop souvent du sermon prêché devant Char-
les YI. Sans nous arrêter pourtant à cette
légère faiblesse de maître Joseph, il suffit
de dire qu'on le nomma aussitôt curé d'un assez
beau village voisin de Montdidier, et qui
dépendait de l'abbaye de Saint-Corneille.
L'espoir d'adoucir plus de maux dans les
nouvelles fonctions qui lui étaient confiées,
que dans celles qu'il remplissait à Compiè-
gne, put seul lui faire abandonner, quoiqu'à
bien grand regret, et sa ville natale, et la
noble famille qu'il laissait à Verlbois.
Pendant quatre ans en effet, le modesle
coin de lerre sur lequel Joseph Gauvain
exerçait son autorité paternelle échappa
comme par miracle à la désolation générale.
Grâce au soin , à la prévoyance, à la fermeté
du digne pasteur, on vit un petit nombre
de villageois vivre en paix , pour ainsi dire,
au sein des horreurs de la guerre civile,
lOa LESFLAVy.
jusqu'au jour où les Anglais, qui venaient
de descendre en France et de prendre Har-
fleur, s'avancèrent sur les bords de la Somme,
mettant tout à feu et à sang.
A la lueur des flammes qui dévoraient les
chaumières de ses ouailles, le malheureux
curé prit le chemin de Montdidier, conduisant
le petit nombre d'infortunés que le fer anglais
avait épargnés. Dans cette ville et dans plusieurs
châteaux voisins, il implora pour eux la pitié
avec des paroles et des instances si touchantes
qu'il parvintà placer dans différents asiles tous
les pauvres gens restés sous son frêle appu".
Ce devoir rempli, il retourna seul à Com-
piègne , où, lame navrée, il reprit sa mo-
deste place dans le chœur de l'église de
Saint-Antoine.
Depuis lors, les visites de Joseph Gau-
vain au château de Vertbois devinrent d'au-
tant plus fréquentes que la douleur régnait
dans cette noble demeure. La désunion des
sires de Fiavy, armés pour deuj^ causes dif-
LES FLAVY. Iq5
férentes, le départ de Regnault, qui n'avait
précédé que d'un mois le retour du bon
prêtre à Compiègne, les dangers qui mena-
çaient journellement toutes les familles,
avaient répandu l'affliclion et la terregr dans
l'asiLe de la douairière.. I^a présence, les
conseils d'un homme sage et dévoué étaient
plus précieux que jamais à la pauvre dame ,
privée du secours de tous ses fils, et dont
l'esprit d'ailleurs s'affaiblissait sensiblement;
aussi maître Joseph ne tarda-t-il pas à passer
au château tous les moments dont ses devoirs
lui permettaient de disposer. Germaine avait
reçu de lui une instruction fort supérieure
à celle des femmes de cette époque, et bien
que Marie n'eût pas même encore montré
l'ambition d'apprendre à lire, l'arrivée de
maître Joseph chaque jour n'en était pas
moins une jouissance pour la pauvre enfant,
condamnée à une solitude presque absolue.
Il avait donc fallu que, la veille du jour
dont nous parlons , le vieux prêtre eût été
104 I^ES FLAVY.
retenu dans sa paroisse par différentes occu-
pations pour ne s'être pas rencontré avec Re-
gnault, et Germaine n'avait pas encore eu le
tempsdel'instruire duretourd'un Flavy àCom-
piègne lorsque le jeune chevalier entra dans
la salle. Regnault reconnut aussitôt l'ancien
chapelain, et s'avançant vers lui de l'air le plus
affable: «Salut, messire le curé, dit-il ; j'ai
grande joie de vous revoir. »
La croix de Bourgogne avait surtout frappé
les yeux de maître Joseph, qui, sans pren-
dre la main qu'on lui présentait, répondit du
ton le plus froid : « Vous vous méprenez
sans doute, sire chevalier; car les litres que
vous me donnez ne sont plusles miens depuis
longtemps.
— C'est mon cousin, mon cousin Regnault,
que vous avez vu si jeune , mon père , » se hâla
de dire Germaine.
Le vieillard ne répondit rien.
«Il me semble, reprit le jeune chevalier
sans remarquer la glace de l'accueil qui lui
LES FLAVY. J o5
était fait , il me semble vous avoir vu quitter
Compiègne pour aller remplir la cure d'un
village dont j'ai oublié le nom , mais qui n'é-
tait point éloigné de Monldidier?
— Ce village n'est plus, répondit le prêtre;
j'ai vu les Anglais en faire de la cendre, com-
me, avec l'aide du duc de Bourgogne, ils en
feront bientôt de toutes lesvilles du royaume.»
Regnault devint aussi rouge que du feu et
regarda Germaine. « Maître Joseph a beau-
coup souffert, » dit-elle doucement et en bais-
sant les yeux; car Germaine ne pouvait blâ-
mer celui qui venait d'exprimer sa propre pen-
sée , mais elle se trouvait sans courage contre
Regnault. Aussi, bien loin de seconder la sé-
vérité de son vieux ami, elle employa tous
les moyens pour la désarmer en faveur de son
cousin , et si elle n'y parvint pas complète-
ment , au moins réussit-elle à maintenir en-
tre le royaliste et le Bourguijrnon des rapports
qui n avaient rien d'oflVtisant de pari ou
d'autre. ^
Io6 LES FLAVY.
Maître Joseph ne tarda point néanmoins à
laisser le champ libre au sire de Flavy, en re-
fusant de prendre sa part du dîner qu'on allait
servir. Il regagna la ville, l'âme plus attristée
que de coutume , car la vue, la société d'un
ami des Anglais étaient choses qu'il évitait
avec le plus grand soin, tant il lui était dilB-
cile de les supporter patiemment. Il se joi-
gnait à la contrariété de cette rencontre le
chagrin de penser que celui qu'il venait de
quitter portait le nom de Flavy, nom qu'il ai-
mait et respectait par-dessus tout. «Qui m'eût
dit, pensait-il, lorsque sa naissance a répandu
tant d'allégresse dans le château de Vertbois,
lorsque je l'ai baptisé moi-même dans la cha-
pelle, qu'un jour il porterait la croix de Bour-
gogne, qu'il prendrait les armes contre son
roi ? »
Il marchait à pas lents et la tête basse ,
plongé dans ses pénibles réflexions, lorsqu'il
s'entendit saluer par une voix qui lui était
étrangère , et fut très surpris d'apercevoir de-
tES FLAVY. 107
vant lui l'exigu personnage qji'il rencontrait
souvent dans les rues de Compiègne , mais
qu'il ne connaissait que sous le nom du pe-
tit sorcier. Ne sachant ce que pouvait lui vou-
loir cet homme , qu'il était fort tenté de
croire en rapport direct avec le diable , il lui
demanda froidement ce qu'il désirait de lui.
Comme la timidité n'était point le défaut de
Daniel, il se mit à marcher près du bon prê-
tre, qui, tout peu content qu'il était d'avoir
un pareil compagnon , ne tarda pas à l'écou-
ter avec intérêt lorsqu'il lui parla de faire
rendre la liberté au sonneur de cloches de
Saint-Antoine, que l'on venait de mettre en
prison comme Dauphinois, sur quelques pro-
pos qu'il avait tenus.
« Je serais trop heureux que l'on pût y
réussir, répondit alors fort doucement maî-
tre Joseph ; mais quels moyens avez-vous
pour cela?
— Un de nos notables, qui peut beaucoup
sur le gouverneur, m'a promis de s'y em-
lo8 LESFLAVY.
ployer, pourvu qu'une personne respectable
réponde qu'à l'avenir le sonneur retiendra sa
langue ; et je ne doute pas que si maître Jo-
seph Gauvain voulait....
— Je répondrai, je répondrai, interrom-
pit vivement le bon prêtre. Le pauvre Jacques
se taira; je le lui ferai jurer par notre vieille
connaissance.
— C'est tout ce qu'on demande , reprit
Daniel; qu'il se taise, car la pensée est libre.
Grâce au ciel, ils ne pourront jamais empê-
cher la pensée d'être libre ! c'est la seule
consolation qui reste encore aux bons et
loyaux Français. »
Quoique celte dernière phrase eût été
prononcée à voix basse , maître Joseph n'en
perdit pas un mot; mais s'il ne put s'empê-
cher d'y répondre par un regard involontaire
de satisfaction et de surprise, sa confiance
dans le petit homme n'était pas assez bien
établie pour qu'il maintînt la conversation
sur un sujet aussi délicat. Revenant donc h
LES FLAVY. 1 09
l'affaire du prisonnier , il répliqua simple-
ment, mais d'un air très affable : «Puisque
vous avez la bonté de vous intéresser à Jac-
ques-le-Gris, maître... Pardon, dit-il en s'in-
terrompant; je ne sais pas votre nom.
— Daniel Gorgius.
— Voilà des noms qui sentent l'enfer d'une
lieue, » pensa le digne prêtre , ignorant l'in-
nocente métamorphose que Daniel avait cru
devoir faire subir au nom trop simple de
Gorju. «Eh bien! maître Daniel, reprit-il,
puisque vous avez la bonté de vous intéres-
ser à Jacques-le-Gris, faites sentir combien
son âge le rend peu redoutable à tous les par-
tis. Le pauvre homme est de beaucoup mon
aîné ; je crois être sûr que Jacques avait
soixante ans lorsque en i4i4 i^ ^ sonné la
messe pour le roi Charles VI , le jour que
j'ai prêché devant ce monarque.
— Un sermon que devraient savoir par
cœur tous les habitants de Compiègne , dit
Daniel d'un ton d'enthousiasme, etdontj'îd
/
t f Ô LES FLAVt .
le chagrin de ne connaître que le texte î An-
ditam fac mihi mane mlsericordiam tuam 1. ■
Maître Joseph s'arrêta. «Je ne vous croyais
pas de Cofflpiègne , dit-il à son compagnoQ
avec un sourire d'épanouissement.
— Aussi n'en suis-je point ; mais depuis
huit ans je suis venu m'y établir, et j'y exerce
ma profession. »
Ce dernier mot fit baisser la tête au bon
prêtre, qui pendant quelques instants garda
lé silence, combattant le mouvement affec-
tueux qu'il venait d'éprouver pour le petit
homme. Enfin, prenant son parti: «Je vais
vous parler avec franchise, maître Daniel,
dit-il, et je vous prie de me répondre de
même. Savez-vous quel nom on vous donne
dans la ville ?
— Je n'ignore pas , répliqua Daniel d'un
air affligé , que le vulgaire m'appelle le petit
sorcier. Tels gens n'ont aucun moyen de dis-
tinguer ma science du savoir diabolique ; maïs
\
( l ) Faites-moi enteadre demaio la voix de votre miséricorde,
LES FLAVT. I 1 I
il en doit être bien aulrement de maître Jo-
seph, d'un enfant de l'Université de Paris,
qui sans doute a plus d'une fois entendu par-
ler de la magie blanche.
-^ Sans avoir acquis aucune connaissance
exacte de cette science , je sais qu'elle existe,
dit le prêtre , et qu'elle est reconnue pour
n'avoir rien dé répféhensible.
— Depuis vingt ans je la professe , reprit
Daniel, et j'ose me flatter d'être aujourd'hui
l'uQ de ses plus habiles soutiens. Je délivre de
tout charme, enchantement , ensorcellement
(Juiconque à recours au savoir que je dois à
une longue étude. Bien loin que nous jetions
des sorts , autant un sorcier est dangereux
dans ce monde et damnable dans l'autre, au-
tant un magicien de magie blanche devient
utile à la société. Que de mal n'avons - nous
pas empêché! que de crimes n'avons-nous
pas découverts !
— Fort bien , fort bien , dit maître Joseph j
mais de qui tetiez-vous cette puissance?
112 lESFLAVY,
— De la science que professaient les an-
ciens mages de l'Orient. Pour l'apprendre,
j'ai séché sur des livres écrits dans ditiérentes
langues, j'ai pâli sur des figures géométri-
ques; enfin , je puis en remontrer aux plus
habiles. Autrement, messiresles échevins de
Noyon ne m'auraient point délivré mes let-
tres, que j'ai payées aussi cher que celles
d'un docteur, et qui me donnent le même
rang à la procession.
— Vous avez le rang de docteur à la pro-
cession ! s'écria le vieux docteur en théolo-
gie dont tous les scrupules cédaient à cette
dernière preuve de non-culpabilité ; je vois
bien , maître Daniel , que l'on vous fait ou-
trage en vous appelant d'un nom si peu mé-
rité ; qu'il n'en soit plus question entre nous.
Mais, dites-moi, ajouta-t-il^ est-il vrai que
vous puissiez savoir ce qui se passe où vous
n'êtes pas?
— La moindre entrave déjoue quelquefois
les plus habiles combiqai.sons , répondit Da-
'.6^l
Î.KS FLAVY. I 1 0
niel ; néanmoins, j'ai si souvent réussi dans
des essais de ce genre que j'en entreprends
volontiers lorsque le cas s'en présente. »
En pariant ainsi Daniel ne mentait point
positivement. A force d'avoir cherché à per-
suader les autres de sa science , il arrivait
que, par moments, il en était persuadé lui-
môme , au point d'attribuer à une opération
magique le résultat de sa connaissance des
hommes et de sa ûnesse d'esprit. Heureu-
sement pour lui, cependant, il n'eut pas
besoin de recourir à des moyens surnaturels
pour satisfaire à la question de maître Jo-
seph, qui se contenta de demander quelle
personne il venait de laisser dans la grande
salle de Vertbois, outre les dames du' châ-
teau.
Le petit homme parut réfléchir assez long-
temps, regarda le ciel; puis, fixant ses yeux
sur la terre : « Vous y avez laissé un jeune
seigneur picard, homme de guerre , ami des
Anglais ; je le crois chevalier, mais je n'en
1 1 4 LES FLAVt.
suis pas bien sûr, parce que mes instruments
me manquent.
— Il est chevalier! s'écria maître Joseph
dont la surprise était extrême.
— Ce même jeune homme a déjà passé
la journée d'hier à Vertbois, et n'en est re-
venu que fort tard.
— Rien n'est plus exact , dit le bon prêtre
stupéfait; voilà, je l'avoue, un art qui me
semble tenir du prodige.
— Que serait-ce donc si je vous parlais de
choses plus étonnantes, qui me sont tout aussi
faciles. Ce matin , par exemple, il m'a pris la
fantaisie d'interroger les astres sur messire
Guillaume de Flavy
— Eh bien ! interrompit vivement maître
Joseph, qu'avez-vous su? qu'avez -vous vu?
— Qu'il serait fort heureux pour ce sei-
gneur qu'un ami pût lui faire savoir l'arri-
vée des Picards et lui conseillât de s'éloigner.
— Est-il donc ici? s'écria le vieux prêtre,
avec effroi ; au milieu des Anglais et des Bour-
Les FLA.VY. 1 1 5
guignons, qui n'ont point de plus grand en-
nemi, ce serait un homme perdu.
— Parlez bas, reprit Daniel, et que rien
de tout ceci ne nous passe. J'aime à rendre
service, voyez-vous; dès que mon art me fait
voir un brave en danger , j'éprouve le besoin
de venir à son secours. J'ai donc pensé que
la demoiselle Germaine, en qui messire Guil-
laume a toute confiance , saurait où lui faire
parvenir un message.
— Je crains bien qu'il n'en soit autrement,
répondit maître Joseph toujours plus étonné
de trouver le petit homme aussi bien instruit.
Mais vous-même, ne pouvez-vous nous ap-
prendre où l'on peut le trouver?»
A cette question si naturelle , le sorcier
se mordit la lèvre inférieure. Sans se décon-
certer le moins du monde néanmoins, il ré-
pondit d'un air modeste :
c Vous savez , maître , que toute science
humaine , si étendue qu'elle soit , a ses bor-
nes. La mienne m'a hi'^rj appris que depuis
1 l6 LES FLAVY.
deux mois le sire de Flavy a très £oiiv<iiit
changé de résidence ; mais il m'a été impos-
sible de trouver dans mes livres le nom du
lieu qu'il habite maintenant; d'un moment à
l'autre mes recherches peuvent être plus heu-
reuses. Cependant, comme le temps presse...
— Demain matin sa fille saura tout , dit
maître Joseph.
— Sous le plus grand secret?
— Sous le plus grand secret. Nous vivons
dans un temps, maître Daniel , où les plus
jeunes ont appris à se taire. »
Ils approchaient alors des murs de Com-
piègne.
« Séparons-nous ici, mon maître, dit le
petit homme; il est, je crois, plus prudent
qu'on ne nous'voie pas entrer ensemble dans
la ville.
— J'espère que nous nous reverrons, maî-
tre Daniel , dit le bon prêtre en lui serrant la
main. Ou je me trompe, ou je ne dois pas
voir en vous l'ennemi d'une noble cause , l'en-
LES FLAVY. 1 17
nemi de celui qu'on n'ose plus nommer que
dans ses prières. »
Daniel regarJa fixement le vieillard, et ré-
pondit d'un ton inspiré :
« Ses (Iroils sacres triompheront,
L'oint du Seigneur est sur son front. »
Après avoir prononcé ces deux vers qui
se ressentaient fort de l'impromptu, il prit
le devant avec une extrême vilesse, laissant
maître Joseph chercher inutilement le sens
de ces paroles, qui ne pouvaient s'appliquer
au Dauphin, puisque ce prince n'était pas roi.
CHAPITRE VII.
Tout son être que l'œil caresse
N'est qu'un pressentiment d'amour.
Lamartine, Harmonies.
Des devoirs impt'rieux purent seuls le len-
demain empêcher maître Joseph de partir
dès le matin pour Verlbois, tant il lui tardait
de voir Germaine et de l'instruire de sa ren-
contre avec Danie!. Il n'aurait pas été aussi
convaincu qu'il l'était de l'exlrême habileté
du petit docteur en magie blanche, qu'il lui
suffisait de le croire un ami secret du parti
royal pour mettre toute confiance dans l'a-
vertissemenl qu'il avnit reçu de lui. et son
opinion à cet égard fut aussi celle de Ger-
f
LES FLAVY. M 1 9
maîne, dès qu'il lui devint possible de s'en-
tretenir avec elle sans témoins.
A l'idée que Guillaume de Flavy était près
de Compiègne, que, d'un moment à l'aulre,
il pouvait tomber aux mains des Anglais, ses
ennemis implacables, Germaine fut saisie
d'un effroi et d'une douleur indicibles. La
charmante fiile chérissait son père, bien
qu'elle fût le seul être au monde qui pût
aimer le sire de Flavy ; mais dès son enfance,
elle se voyait l'objet des soins et de la ten-
dresse de cet homme endurci, qui semblait
ne porter un cœur que pour elle. Le violent
amour que messire Guillaume avait eu pour
sa première femme, que la mort vint lui en-
lever moins d'un an après leur mariage, la
ressemblance qui existait entre lui et l'enfant
qu'elle lui laissait; car messire Guillaume,
comme tous les Flavy, était remarquablement
beau , et plus tard, la supériorité de l'esjirit,
la noblesse et la force d'âme de Germaine ,
tout l'avait fait concentrer sur sa fille la faible
I20 LES FLAVT.
dose de sentiment affectueux qu'il tenait de
sa nature humaine. Quoique Germaine eût
souvent gémi de la rudesse et de la violence
d'un caractère indomptable, elle en était
d'autant plus attendrie de voir ce caractère
s'adoucir pour elle, vaincu par un attachement
dont elle n'avait jamais cessé de recevoir des
preuves. Toute préférence exclusive d'ailleurs
porte avec elle un grand charme pour quicon-
que en est l'objet, et peut-être l'affection de
messire Guillaume touchait-elle le cœur de
sa fille comme les caresses d'un chien har-
gneux séduisent le maître dont il n'écoute que
la voix.
Ce qui désespérait surtout Germaine, était
l'impossibilité de profiter de l'avis qu'elle
recevait. Depuis près de trois mois, aucun
message de son père ne lui était parvenu. Elle
venait bien en effet d'apprendre par Chariot
la prise de Beaumont; mais Chariot, comme
on sait, avait été détaché de la garnison, avec
qnelques-uns de ses camarades, pour l'expé-
LES FLAVY. 12 1
dition secrète qui venait d'exposer sa tête, et
il ignorait complètement vers quelle autre de
ses places fortes le sire de Flavy s'était ache-
miné avec le reste de son monde. Toutefois,
ce séjour mystérieux de Chariot dans le pays
donnait la plus grande importance aux paroles
du petit sorcier. « Il me paraît certain, disait
Germaine à son vieux ami, que mon père
méditait un coup de main. Fasse le ciel qu'il
ne tente pas de l'exécuter maintenant que
les Anglais sont en puissance jusqu'à plus de
dix lieues à la ronde !
— Et que ces indignes Picards viennent en-
core de les renforcer, ajouta maître Joseph.
— Si le malheur voulait que mon père se
montrât dans le pays, je ne puis croire que
mon cousin intervînt autrement que pour le
protéger, répondit Germaine en rougissant.
— Nous voyons tous les jours le frère tom-
ber sous les coups de son frère, repartit le
bon prêtre; la voix du sang en France n'est-
elle pas devenue muette ?
laa LES FLA.VT.
— Ou je m'abuse, ou Regnault l'eplend
encore, mon père. Son respect pour notre
mère, sa tendresse pour. . . pour Marie el moi,
tout me semble répondre de son cœur. Oui,
poursuivit la belle fille avec cet accent qui
décèle une noble tendresse d'âme, oui, j'ose-
rais m'adresser à Regnault pour sauver un
Flavy ; royaliste ou bourguignon, il n'importe,
Regnault le sauverait, je n'en doute point. »
Joseph Gauvain secoua tristement la tête..
« Je voudrais pouvoir vous croire, ma fille,
répondit-il; cependant, que Dieu me par-
donne ce que je dis là; ma haine contre les
Anglais me fait comprendre les plus fortes
haines.
— Mais si le duc de Bourgogne revena't ^
son roi? s'il faisailla paix? si tous les Picards
n'avaient plus qu'un chef, qu'une bannière,
et marchaient réunis contre l'étranger?»
Les mots peindraient mal l'expression d'en-
thousiasme et de bonheur qui vint embellir
le visage de Germain»; à cette ravissante sup-
/x
tES FLAVY. I a3
position. La froide raison du vieux prêtre eut
beau s'attacher longuement à lui prouver que
jamais la paix n'avait été moins probable, elle
n'en conserva pas moins je ne sais quelle es-
pérance vague, qui pour la première fois lui
rendait la vie chère et l'avenir précieux.
On pourra juger si les douces illusions que
se faisait Germaine étaient de nature à se réa-
liserunjour, quand on saura ce qui se passait
dans le château durant son entretien secret
avec maître Joseph.
Reguault, ayant trouvé la grande salle dé-
serte à son arrivée, avait eu le désir de revoir
la galerie dans laquelle se trouvaient réunis,
de son temps, tous les portraits de la famille.
Une curiosité nouvelle, d'ailleurs, le portait
à savoir si depuis son départ on y avait placé
le portrait de Marie. Sa surprise fut grande
lorsqu'en ouvrant la porte il aperçut, au lieu
d'une froide peinture, sa jeune cousine elle-
même , debout, les bras croisés, et les yeux
attachés sur la toile oij Regnault enfant avait
1 9,4 LES FLAVY.
été représenté par un peintre habile. Au bruit
qu'il fit, Marie se retourna, et sans éprouver
le plus léger trouble: « Je vous regardais,
mon cousin , dit-elle en souriant au jeune
chevalier. Vraiment ce portrait vous ressemble
encore; ce sont bien vos yeux, tous vos traits;
mais je n'y trouve pas cet air de bonté qui
vous fait aimer, au premier coup d'œil,de tout
le monde.
— M'avez-vons donc aimé ainsi, Marie,
dit Regnault, qui, dans sa douce émotion,
prit la main de l'aimable enfant et la serra
dans les siennes.
— Oui, tout de suite; Germaine aussi;
nous le disions encore ce matin.
— Et moi, Marie, vous ne savez pas , non ,
vous ne pouvez savoir quel effet a produit
sur mon cœurvotre premier regard. Marie !...»
Piegnault s'arrêta; le respect qu'il devait à
tant d'innocence l'empêcha d'ajouter un mot
de plus et Marie n'entendait point les regards.
Elle se mit aussitôt à parcourir une partie
LESFLA.VY. I «?•
de la galerie, nommant à son cousin tous
leurs nobles ancêtres; mais arrivée devant le
portrait de Guillaume de Flavy : « C'est mon
père,»dit-elle d'unevoix trèsbasseeteii pâlis-
sant; puis elle passa rapidement, comme saisie
d'une sorte de terreur. Regnault , qui s'était
arrêté pour reconnaître son oncle, éprouva
lui-môme je ne sais quel sentiment de crainte
à l'aspect de ces traits sévères et de ce regard
inflexible qui semblait se fixer sur lui.
Il venait de rejoindre Marie; mais avant
qu'il pût lui dire un seul mot des pensées qui
le préoccupaient alors, la jeune fille lui saisit
le bras, le fit reculer de quelques pas en
étendant son autre main vers un cadre riche-
ment doré qui ornait le portrait de Germaine.
« La voilà ! dit-elle avec une expression de
tendresse qu'on ne saurait rendre. Vous de-
vez trouver comme moi que celte peinture
est bien imparfaite ; car son ame n'est pas là
pour animer ses grands yeux noirs , et ce-
pendant quand elle me quitte pour quelques
1 26 LES ^LÀVV.
heures, ce qui est bien rare, je viens toujours
la voir ici.
— Vous aimez donc bien votre sœur? » dit
le jeune chevalier.
Marie ne répondit qu'en joignant les deux
mains, tandis que ses yeux humides restaient
attachés sur le portrait.
« Je la crois en eÛ'et aussi bonne que
belle, reprit Regnault.
— Oui, oui, dit vivement Marie, vous n'a-
vez pu regarder Germaine sans deviner qu'elle
était bonne ; mais si vous l'aviez vue comme
moi, depuis que le malheur nous poursuit,
nous soutenir de son courage , de sa ten-
dresse , nous prodiguer les soins sans jamais
se lasser, nous donner des conseils si sages,
des consolations si douces! Fallait-il pren-
dre la fuite, aucune fatigue ne l'effrayait,
pourvu qu'elle réussît à nous en épargner , et
dès qu'un asile , souvent bien peu sûr, nous
était ouvert , que de soins ne prenait-elle
pas pour le rendre agréable et commode à
LES PLAVY. 12^
ma mère! A la voir, on eût cru que les
dangers ne menaçaient que nous, que seules
nous étions exposées aux périls , aux priva-
tions, tant elle semblait ne rien craindre et
ne rien souffrir pour son compte. Si résignée,
si douce , si calme , quand Germaine pleure ,
c'est sur d'autres malheurs que les siens , et
quand elle rit c'est pour nous consoler, pour
nous distraire ; car elle est bien moins gaie
que moi. Mais j'espère qu'elle •frst heureuse;
n'est-ce pas, Ilegnaull, qu'elle est heureuse?
— Du bonheur des anges, dit Regnault
éri portant un regard respectueux sur le por-
trait de sa cousine.
— Depuis un an que la santé de notre mère
est très affaiblie, Germaine seule est deve-
nue son médecin, sa garde; elle ne m'a ja-
mais permis de passer une nuit entière près
du lit, dont elle ne s'est éloignée qu'une
heure, je crois, ma mère étant malade , parce
qu'elle voulait aller prier avec la pauvre
Marthe,
128 LFS FLAVY.
— Le premier jour que je l'ai revue ?
— Oui. Elle quittait un êlre souffrant
pour aller en soulager un autre ; telle est sa
vie, sa vie tout entière. Chère sœur!» Et
Marie joignit pieusement ses deux mains , en
levant ses grands yeux bleus vers le ciel.
« Marie , dit Regnault vivement ému , nous
la chérirons , nous la bénirons ensemble.
— Ah ! comment la connaître et ne pas la ^
chérir? répliqua Marie. Mon père, mon père
lui-même ne la chérit-il pas? Lorsqu'il vient
passer quelques jours dans sa famille, qui de
nous oserait lui parler, si ce n'était Germaine?
C'est par elle que ma mère et moi nous fai-
sons passer nos demandes, nos prières; c'est
elle qui l'apaise quand il se met en colère
contre nous tous.
— Mais vous, Marie, vous, n'êtes-vous
donc pas aimée de votre père?
— Non, mais il suffit qu'il aime Germaine;
Germaine m'aime tant !
— Il ne l'aime pas! il ne l'aime pas! s'écria
I.KSFLAvy. I>.g
Regnault le cœur plein d'amertume et d'in-
dignation ; cet homme est donc de bronze ?
— Il paraît, reprit Marie en soupirant, que
j'ai le malheur de ressembler à ma mère, à
ma pauvre mère , que personne ici n'oserait
nommer devant lui. Mon père ne me regarde
jamais qu'en fronçant le sourcil. »
Regnault se rappela ce qu'il avait appris de
^jCharlot; il comprit comment, eneflet, la ravis-
sante créature , dont la vue charmait ses re-
gards devait être pour sire Guillaume un
reproche vivant de la plus affreuse barbarie.
Alors le souvenir de ce qu'avait souffert l'in-
fortunée qui n'était plus, éveillant en lui mille
craintes sur l'avenir de Marie , il oublia qu'un
mur d'airain séparait le Bourguignon de la
fille de l'Armagnac, qu'il s'était juré de ca-
cher à tous les yeux le sentiment passionné
qu'il éprouvait pour sa cousine. Peut-être al-
lait-il tomber aux pieds du petit ange , s'offrir
pour appui, pour protecteur, pour époux ,
quand la voix de Germaine se fit entendre.
I. 9
l3o LESFLAVT.
Marie courut aussitôt au-devant de sa sœur
qui rentrait dans la salle avec maître Joseph,
et Kegnault garda son secret.
11 s'en applaudit plus d'une fois lorsque,
revenu de son trouble , il songea aux senti-
ments de haine que nourrissait messire Guil-
laume pour tous les partisans du duc de Bour-
gogne , sentiments dont un pareil homme
était loin sans doute d'excepter son neveu.
Une heureuse paix qui réunirait les familles
pouvait seule permettre àRegnauIt d'espérer.
Marie était beaucoup trop jeune pour que
l'on pût songer de longtemps à la marier. En
se taisant il ne risquait point de compro-
mettre son avenir; et que ne promet pas l'a-
venir quand on a vingt-trois ans et qu'on est
amoureux !
CHAPITRE VIII.
J'étais à toi peut-être avant de t'avoir vu,
Ma -vie en se formant fut promise à la tienne ;
Ton nom m'en avertit par un trouble imprévu,
Ton âme s'y cactiait pour éveiller la mienne.
Madame Desbordes Vàlmore.
^
La tendresse et l'admiration avec laquelle
Marie avait parlé de sa sœur firent naître
dans le cœur de Regnault une si vive afiec-
tion pour Germaine qu'il redoubla de soins
pour obtenir J'amilié de celle qui déjà ne le
trouvait que trop aimable. Non-seulement il
éprouvait le besoin de lui faire partager le
sentiment fraternel qu'elle lui inspirait, mais,
bien persuadé que plaire à Germaine était un
moyen certain de plaire à Marie , il cherchait
102 LES FlAVY.
son approbation , il attendait son sourire ,
comme des titres près de l'aimable enfant
dont il devenait tous les jours plus épris.
Comment Germaine pouvait-elle échapper
à sa fatale erreur, quand une femme qui n'au-
rait pas été aussi belle, une femme qui n'au-
rait point aimé elle-même, s'y serait laissée
cent fois abuser ? Regnault ne pouvait plus
vivre qu •' Vertbois; chaque matin le voyait
arrivi' f.i^, 3 empressé, plus aimable, plus
teno j e li veille. Marie quittait si peu sa
sœur que, pour être sans cesse avec elle, il
lui suffisait de s'attacher aux pas de Germaine.
Youlait-il obtenir que Marie chaulât, il en-
gageait Germaine à chanter, et les deux
sœurs mêlaient leurs jolies voix. Parlait-il du
chagrin qu'il aurait quand il lui faudrait
quitter ses chères cousines, il n'osait serrer
la main de Marie , mais il serrait la main de
Germaine , en les suppliant toutes deux de ne
point l'oublier, de l'aimer encore, tout absent
qu'il serait peut-être bientôt. Marie répon-
LES FLAVY. I 35
(lait à cette prière sans trouble, sans em-
barras ; Germaine , le cœur palpitant, la rou-
geur sur les joues , se livrait en secret à la joie
d'ôlre aimée.
Comme elle ne doutait pas que Regnault
ne dût être instruit de l'intention qu'avaient
eue autrefois leurs parents de les unir, elle
attribuait naturellement le silence qu'il gar-
dait surce sujet aux tristes circonstances qui
divisaient si cruellement la famille. Regnault
ue pouvait espérer d'obtenir pour épouse la
fille de sire Guillaume qu'en abandonnant le
parti du duc de Bourgogne , auquel il était
lié par les serments, par son respect pour la
mémoire d'un père , et l'honneur d'un Flavy ;
l'honneur de Regnault surtout était trop '
cher à Germaine pour qu'elle eût voulu
acheter son bonheur à ce prix; mais chaque
heure passée avec son cousin amortissait la
haine qu'elle avait nourrie jusqu'alors contre
le duc de Bourgogne. Ce prince n'était point
Anglais après tout ; s'il revenait à «on roi légi-
l34 LES FLAVY.
lime, on verrait bientôt les Français réunis
chasser l'étranger , et les familles réconciliées
sceller leur paix entre elles par de nouveaux
iens !
Germaine vivait donc dans celte heureuae
espérance , et Regnaiill depuis près d'un mois
habitait Compiègne , lorsqu'un malin on le vit
arriver pour annoncer tristement qu'il venait
faire un dernier adieu , et que dans une heure
il prenait le chemin de Paris.
Celle dont le cœur fut le plus ému , le plus
déchiré par cetle nouvelle, fut celle qui cacha
sa douleur. Germaine parvint à retenir ses
larmes; mais combien elle envia la dame de
Fiavy et Marie , qui se mirent franchement à
pleurer ! Ah ! si Regnault n'avait été pour
elle qu'un parent, elle aurait osé pleurer aussi,
tandis qu'il lui fallait renfermer l'expression
d'un sentiment trop tendre pour qu'il pût se
montrer sans faire rougir son front. Elle se
tenait debout derrière son aïeule, sentant ses
genoux prêts à se dérober sous elle , quand
LES FLA.VY. l35
Regnault s'approcha et lui prit la main . « Puis-
je espérer , dit-il avec une douloureuse
émolion, puis-je espérer que ma bien-aiinée
cousine conservera le souvenir de l'ami le plus
dévoué qu'elle ait au monde ?
— Toujours! toujours ! » répondit Ger-
maine,ne pouvantplus retenir ses pleurs; car
si elle avait trouvé jusqu'alors assez de force
pour cacher une partie de sa peine, la peine
de celui qui désormais allait disposer de sa
destinée lui enlevait tout son courage, et
Regnault paraissait accablé par une douleur
qui surpassait la sienne.
« Quittez-vous donc Compiègne pour n'y
plus. revenir? reprit Germaine d'une voix
qu'on entendait à peine,
— A Dieu nie plaise! s'écria le jeune che-
valier; je puis même dire que j'emporte la
douce espérance de vous revoir bientôt et
de rester longtemps à Veribois. J'apprends
que le duc de Bourgogne vient de recevoir
favorablement les nouveaux envoyés français,
l36 LES FLAVY.
au point qu'on ne le croit pas éloigné de faire
sa paix avec Charles. Oh ! Germaine ! si la paix
se faisait ! » Et Regnault serra la main de la
noble fille avec transport.
Ces mots portèrent dans le cœur de Ger-
maine tant d'émotion , tant de bonheur ,
qu'elle rougit prodigieusement , baissa ses
grands yeux vers la terre , et ne vit pas Re-
gnault attacher ses regards sur une autre que
sur elle.
« Entendez-vous, ma mère? dit Marie en
essuyant ses larmes ; il espère revenir pour ne
plus nous quitter.
— Demain? dit la dame de Flavy, qui,
sans avoir suivi l'entretien , souriait parce
qu'elle voyait sourire , comme elle venait de
pleurer pour avoir vu pleurer Marie.
— Bientôt au moins , répondit la belle
enfant; maintenant que nous l'avons retrouvé,
il ne restera plus si longtemps loin de nous ;
et si la paix a lieu , notre mère reverra tous
ses enfants autour d'elle.
LES FLAVY. 1 5']
— Que le ciel nous accorde un pareil bon-
heur ! » dit Germaine avec un accent qu'au-
cuns mots ne sauraient rendre.
Cette idée que la paix ne se montrait plus
impossible , qu'au contraire elle était pro-
bable, vint adoucir le peu d'instants qui pré-
cédaient une aussi pénible séparation. Cepen-
dant la troupe que devait emmener Regnanlt
attendait depuis longtemps, sans qu'il pût se
décider à prendre congé, à prononcer le fatal
adieu. Enfin il se leva , imprima ses lèvres sur
le front de son aïeule, sur la main de Ger-
maine , de Marie , et s'élança hors de la salle.
A peine entendit-on dans la cour le pas
d'un cheval qui s'éloignait que Germaine,
sous un léger prétexte, se hâta de passer chez
elle, tant elle avait besoin de respirer en li-
berté. Seule avec sa douleur alors, bien loin
de retrouver ce courage, cette force d'âaie
qui la distinguait de son sexe, la fière Ger-
maine n'était plus qu'une faible fille : elle
aimait. Elle aimait, hélas! plus qu'on n'a jy-
l38 ' LES FLAVY.
mais aimé. Pour la première fois de sa vie ,
peut-être, elle pleurait sur elle-même à la
funeste pensée que Regnault pouvait l'avoir
quittée pour toujours, qu'elle ne reverrait
plus celui dont la présence seule lui avait fait
sentir le bonheur d'exister. Loin de craindre
encore qu'il n'eût deviné son secret, elle se
reprochait la froideur qu elle avait affectée si
souvent. Quand sa mère, quand Marie témoi-
gnaient leur tendresse pour Regnault, elle
seule avait semblé porter un cœur de glace;
elle seule s'était montrée injuste, ingrate en-
verslui! oïl ne croira pas même à mon amitié,»
disait-elle, et tout lui semblait préférable à
celte cruelle supposition.
Bientôt, à la vérité, des souvenirs plus
doux venaient sécher les pleurs de Germai-
ne ; pas une des paroles de Regnault n'était
sortie de sa mémoire; elle se les répétait
cent fois, et toutes l'assuraient qu'elle était
aimée, toutes remplissaient son âme d'une
joie céleste. L'exaltation dont son esprit n'é-
LES FLAVlF>. 1 59
tait que trop susceptible, d'ailleurs, jetait
un voile religieux et saint sur le sentiment
passionné qu'elle éprouvait; dès le jour de
sa naissance n'avait-elle pas été nommée
devant Dieu l'épouse fortunée de Regnault
de Flavy ? Ne serait-elle pas unie à son cousin
si l'envahissement de l'étranger, si la guerre
civile n'étaient point venus briser les plus dou-
ces aflVctions, renverser les plus chères es-
pérances, détruire le bonheur de la France
et le sien? «Maudits, maudits soient-ils, s'é-
cria-t-elle, ceux qui ont apporté chez nous
la discorde, le pillage, la désolation !» Et sa
haine contre les Anglais s'augmentait encore,
s'il était possible, de tout son amour pour
Regnault.
Au dîner de la famille, qui jamais n'avait
été plus triste, quoique le seul ami qui res-
tait fût venu le partager, Marie demanda à
maître Joseph s'il savait ce qu'était devenu
Chariot. « Marthe vient de me dire, répon-
dit le docteur, qu'il a suivi son nouveau maî-
l40 LESFLAVy.
tre et qu'il est parti avec les Picards. Le re-
tour du duc de Bourgogne à Paris est de bien
mauvais augure, ajouta-t-il après quelques
instants de silence ; la guerre va se ranimer
plus terrible que jamais. »
La dame de Flavy, que le départ de son
enfant avait replongée dansune léthargie com-
plète, ne parut pas avoir entendu ces paroles.
Marie pâlit de terreur; Germaine fut la seule
qui attacha ses yeux noirs sur maître Jo-
seph, attendant qu'il appuyât de quelques
motifs cette sinistre prédiction; mais voyant
qu'il n'ajoutait rien : « Avez-vous quelques
renseignements positifs à cet égard , mon
père? lui dit-elle.
— Pas d'autres que la supposition natu-
relle qu'on doit tirer du rapprochement de
deux mauvais hommes. iN'avez-vous pas tou-
jours vu des flots de sang suivre les entre-
tiens de Bedford et de Philippe ?
— Vous n'avez donc point entendu dire,
reprit Germaine dune voix timide, que notre
LES PLAVV. j4i
roi vient d'envoyer de nouveau des ambassa-
deurs à Arras et que ces ambassadeurs ont
été fort bien reçus par le duc?
— i\on , mais je sais que plus d'une fois
déjà Philippe nous a leurrés d'espérances qu'il
ne songeait point à réaliser. 11 feint de vou-
loir la paix, il signe des trêves; car dans le
moment actuel, ajouta le bon prêtre avec un
sourire amer, il existe encore une trêve ;
mais Dieu sait si nos malheureux habitants
peuvent s'en douter !
— Je le croîs bien, dit vivement Germaine;
les Anglais ne sont-ils pas toujours là?
— Et celui qui les a lait venir ne nous ai-
dera pas à les chasser ! reprit maître Joseph
en poussant un long soupir.
— On se plaît à croire ce que l'on désire,
murmura doucement Germaine.
-- A votre âge, ma fillo, il est vrai; au
mien, on n'espère plus, on se soumet. »
Germaine changea d'entretien ; car chaque
mot de ce vieillard, à qui l'expérience et le
t^Q. LES FLAVir.
malheur avaient enlevé toute illusion, la frap-
pait au cœur en la désolant à la fois dans son
amour pour Regnault et dans son amour
pour la France.
CHAPITRE IX.
C'était l'instant funèbre où H nuit est si sombre
Qu'on tremble à chaque pas de réveiller dans l'onabre
Un démon ivre encor du banquet des sabbats ;
Le moment où, liant à peine sa prière,
Le voyageur se hâte à travers la clairière:
C'était l'heure où l'on parle bas.
Victor Hugo, Odes.
Le lendemain du jour où Regnault quitta
Corapiègne , la soirée était sombre et ora-
geuse , au point que Germaine et Marie pres-
saient maître Joseph de passer la nuit au
château. « De la lumière ! » dit la dame de
Flavy qui paraissait agitée d'une sorte de ter-
reur. Marie courut appeler une servante et fit
apporter deux flambeaux, dont la brillante
j44 tESFLAVY.
lueur neclairait encore qu'imparfaitement
une aussi vaste salle.
La nuit la plus obscure était répandue au
dehors , lorsque plusieurs coups de tonnerre
très violents vinrent ébranler les murs du
vieux manoir. Germaine et le vieux prêtre
s'efforçaient inutilement par leurs discours de
distraire la dame de Flavy, sur qui l'orage fai-
sait toujours une vive impression. A chaque
éclair ils la voyaient tressaillir et joindre les
mains dans un état d'épouvante qui excitait la
pitié, et Marie, ayant toujours eu peur du ton-
nerre , n'était pas éloignée de partager son
effroi. Bientôt la violence de l'orage redou-
bla ; un vent furieux sifflait le long des vastes
corridors, une pluie battante frappait les vi-
traux peints des croisées, et l'on eiit pu croire
qu'aucun des arbres de la forêt de Com-
piègne ne résisterait à ce terrible ouragan.
« Germaine, dit la pauvre dame d'une voix
tremblante, regarde, je t'en prie, si les fe-
nêtres sont bien fermées. »
' LES FLAVY. l45
Maître Joseph se levait pour aller s'en as-
surer; mais la dame de Flavy, par un mouve-
ment très vif, lui prit la main et le retint près
d'elle , comme si la protection d'un homme,
et surtout la protection d'un prêtre , lui sem-
blait un préservatif contre le danger. Ger-
maine, après avoir assuré sou aïeule que tout
était parfaitement clos, ne put résister au dé-
sir de contempler le spectacle imposant et
terrible qu'offraient ce ciel en feu et ce grand
désordre de la nature. Debout devant la fe-
nêtre, tantôt ses yeux se portaient sur les
gros nuages noirs qui lançaient la foudre,
tantôt sur la terre inondée du jardin , lorsqu'à
la lueur des éclairs qui se succédaient sans
relâche elle vit deux hommes traverser le
petit parterre où Marie cultivait ses fleurs, et
se diriger rapidement vers la porte de la mai-
son. Pour se trouver à cette heure dans l'en-
clos il fallait qu'ils eussent escaladé le mur.
Germaine, ayant grand soin de ne point ef-
frayer la daine de Flavy, sortit aussitôt de la
h 10
l46 LES FLWY.
salle d'un jDas tranquille, pour s'assurer, dil-
elle, que tout était fermé en bas; mais à peine
fut-elle dehors, que prenant son élan, elle
descendit l'escalier comme un trait, et courut
vers l'endroit où se tenaient le soir le som-
melier, son fils et les deux servantes.
tlN'avez-vous pas oublié, dit-elle, de poser
les barres à la porte du vestibule? il y a deux
hommes dans le pourpris.
— Deux hommes ! s'écria Michel. Donne-
moi ma miséricorde, Simon.» Et son fils déta-
cha aussitôt une épée courte et étroite , dont
plus d'une fois déjà le brave homme s'était
.servi pour défendre le manoir de ses maîtres,
et qui, dans les temps de calme , restait tou-
jours altachée au manteau de la cheminée.
«Nous trouverons dans le vestibule des lances
pour toi, Simon, et pour vous autres, si vous
voulez me suivre , a]oula-t-il en s'adressant
aux deux servantes. Quant à vous, demoiselle
Germaine, remontez, je vous prie, et laissez-
nous faire.
LÉS nàvt. i47
— Non , Michel , non , répondit Germaine,
je vais avec vous. » Et elle se mit à marcher
en tête de la petite troupe, après avoir bien
recommandé de faire silence.
Tout était tranquille dans le vestibule. Mi-
chel approcha l'oreille des grosses planchés
solidement serrées qiii le séparaient du jardin,
et contre lesquelles il ne tarda pas à enlendre
frapper plusieurs coups avec violence. « Qui
èst-là? » cria le vieux sommelier de toute la
force de ses poumons. « Qui est-là?» criè-
rent Germaine et les trois autres.
« Par le tonnerre du diable! voulez-vous
ouvrir? » répondit une voix de Stentor dont
l'accent élait si bien connu à Verlbois que
Michel, son CIset les deux servantes se préci-
pitant sur les barres de fer et sur les verrous
pour obéir à cet ordre, Germaine se trouva
aussitôt dans les bras de son père.
« Qui est ici , Germaine? demanda le sire
de Flavy, après avoir tendrement serré sa fille
sur son cœur.
l48 LES FLAVY.
— Ma grand'mère, le père Joseph , Marie
et moi, répondit-elle.
— Vous voyez bien, Louis, reprit messire
Guillaume en s'adressant au plus jeune de
ses frères qui l'accompagnait, que mes
renseignements étaient exacts et que nous
pouvions simplement frapper à la grande
porte, sans recevoir des torrents de pluie
comme nous le faisons depuis une heure.
— Par où donc êtes-vous venu, mon père?
demanda Germaine.
— Par la' porte qui donne sur la forêt, dont
heureusement j'avais la clef. Nous n'avons pu
l'ouvrir qu'avec beaucoup de peine ; et j'es-
père que vous l'avez refermée? » ajouta-t-il
en regardant son frère.
Louis de Flavy ne répondit que par un si-
gne de tête affirmatif ; car le fait est que, ne
pouvant retirer cette clef rouillée de la ser-
rure , il avait suivi son frère, quitte à venir
refermer la maudite porte après l'orage.
«Maintenant, Germaine, reprit messire
LES FLAVY. l49
Guillaume, ce qui presse le plus est de nous
sécher avec un bon verre de vin de Bourgo-
gne, si les Anglais m'en ont laissé. »
Le vieux Michel courut à la cave, qui plus
d'une fois en effet avait été dégarnie, et le
sire de Flavy prenait le chemin de la galerie
du bas. «Cet appartement n'est plus occupé,
dit Germaine ; nous nous sommes retirées
dans les seules pièces du premier qui soient
encore habitables.
— Eh bien! montons.
— Permettez que je vous précède , reprit-
elle : ma grand'mère est souffrante et ne s'at-
tend pas...
— Oh! que de cérémonies! » dit messire
Guillaume d'un ton brusque en s'avançant
vers l'escalier; mais Germaine, escaladant les
marches comme si elle eût eu des ailes , ar-
riva dans la salle avant lui, assez à temps pour
serrer la dame de Flavy dans ses bras , en di-
sant : « Mon père ; c'est mon père ! «
Ce peu de paroles suffit pour ranimer les
|.^0 LES FLàVT.
esprits de l'infortunée douairière, pour lui
donner la force de se lever précipitamment
de son siège et de se soutenir, pâle et effarée,
sur ses jambes tremblantes. Marie et maître
Joseph imitèrent son exemple avec tant de
rapidité que tout le monde était debout
quand le terrible seigneur du manoir reparut
au milieu des siens.
« Dieu vous garde ! » dit-il sans s'adresser
à personne d'une manière particulière; et,
prenant une escabelle, il s'assit.
Germaine alors s'approcha de sa mère et
voulut la replacer sur le vieux fauteuil de ve-
lours qu'elle venait de quitter. « Non , non , »
dit la dame de Flavy d'une voix altérée par
l'effroi. A cet accent , raessire Guillaume porta
ses regards sur sa malheureuse mère. « Que
diable avez-vous donc? dit-il d'un ton dur;
on dirait que vous tremblez?
— Ma grand'mère est malade , très ma-
lade,» répondit Germaine.
Les yeux de messire Guillaume s'a|tachè-
LES FtÀvy. i5i
rent aussitôt sur ceux de sa fille ; il put en voir
tomber une larme: «Asseyez-vous, ma mère,
reprit-il moinsbrusqueraent; je suis j^ien aise
de vous revoir. »
Jamais depuis quinze années il n'avait fait
entendre à la pauvre dame des paroles aussi
douces. L'impression qu'elles produisirent sur
l'infortunée fut si vive que, par un mouve-
ment machinal, elle retint un instant la main
que son fils lui présentait; mais elle la laissa
retomber en pâlissant, et se replaça sur son
fauteuil dans une complète immobilité.
«Allons, allons, dit le sire de Flavy,
laissons là toutes ces émotions de femmes;
diles-moi plutôt si jamais vous ne recevez ici
de visites imprévues, et si l'on peut y passer
une nuit en toute sûreté.
— En toute sûreté, je l'espère, répondit
Germaine; les Anglais ont malheureusement
autant d'amis que d'ennemis dans notre fa-
mille et nous laissent en repos depuis long-
temps.
iBa LES FLAVY.
— Je ne leur demande que cette nuit,
répliqua messire Guillaume; car demain ma-
tin de bonne heure nous verrons nos gens, »
ajouta-t-il en se tournant vers Louis de Flavy,
auquel il fit signe de prendre un siège.
Louis, qui s'était en vain approché de sa
mère, dont il avait baisé les mains sans qu'elle
reconnût en lui un de ses enfants, s'empressa
de s'asseoir entre ses deux nièces, bien qu'il
n'osât pourtant leur adresser la parole autre-
ment qu'à voix basse. Tout vaillant homme
de guerre qu'était ce jeune Flavy, messire
Guillaume, son aîné de beaucoup, lui inspi-
rait une crainte qu'il ne parvenait à vaincre
que lorsque les dangers d'un champ de ba-
taille ou de quelque entreprise hardie réta-
blissaient entre les deux frères une sorte d'é-
galité.
Louis de Flavy atteignait à peine sa vingt-
troisième année ; car la dame de Flavy avait
eu ce dernier fils longtemps après les cinq
aulres. Placé dès son enfance sous la pro-
LES FLAVY. 1 53
tection el sous le commandement de Guil-
laume, il ne connaissait que la vie des camps
et d'autres jouissances que celle d'illustrer
le nom de sa famille, dont il était excessive-
ment fier, par des faits d'armes éclatants. On
citait déjà de lui plusieurs traits d'intrépidité
qui passaient toute croyance; mais celte haute
valeur ne le rendait pas moins timide devan
son imposant capitaine, en sorte qu'il existait,
pour ainsi dire, deux hommes en lui : Louis
de Flavy en présence de messire Guillaume, et
Louis de Flavy délivré de cette présence.
Dans ce dernier cas il se montrait jovial ,
brusque et hardi ; dans l'autre on le voyait
craintif et silencieux, uniquement occupé du
soin d'obéir au moindre signe de son frère.
a Eh bien! chapelain, quelles nouvelles de
Compiègne? reprit messire Guillaume en se
versant un verre du vin que Michel venait
d'apporter. S'y réjouit-on du départ des Pi-
cards ?
— Je le suppose, répondit maître Joseph ;
l54 LES FLAVY,
mais ici comme ailleurs il reste toujours
assez de cuirasses pour écraser le pauvre
peuple, et les Anglais sont encore là.
— Bast! une centaine de goddam dans une
ville ne sont pas une affaire.
— Dans l'état actuel c]es choses, reprit
maître Joseph , trois suffiraient pour faire
trembler quatre cents bourgeois.
— On pense donc ici que nos affaires ne
sont pas en bon train?» dit le sieur de Flavy
d'un ton moqueur.
Le prêtre ne répondit que parun gros soupir.
0 Et , selon la courageuse coutume de
cette canaille que vous nommez bourgeoisie,
poursuivit messire Guillaume, vos habitants
ne songent qu'à vendre leurs laines aussi
cher sous Henri VI qu'ils pourraient la ven-
dre sous Charles VII.
— Depuis longtemps , dit Joseph Gau-
vain avec douceur, il ne s'agit plus pour
eux de vendre leurs laines, mais de conserver
leurs vies.
r-
LES FLAVY. l65
' — A qui !a faute ? s'écria le sieur de Flavy
d'une voix de tonnerre qui fit tressaillir sa
mère et Marie. Pourquoi ont-ils lâchement
courbé la lête sous les Anglais, et pourquoi,
quand les serviteurs du roi se présentent de-
yaot une ville, la porte leur en est-elle fer-
mée? Misérables! qui n'ont pas su mourir
avant de recevoir garnison anglaise ! bien di-
gnes qu'ils étaient d'avoir pour roi l'imbécile
Charles VI! Je les verrais tous hachés menus
comme des grains de moutarde sans en avoir
pitié. »
Quoique maître Joseph entendît attaquer
la mémoire de son monarque chéri, il con-
naissait trop l'inutilité dont seraient ses ob-
servations sur l'homme auquel il avait à faire
pqur répondre un seul mol à cette violente
sortie. Il altendit donc en silence qu'une voix
plus puissante que la sienne prît la défense
du pauvre peuple français.
« On ne peut leur souhaiter plus de maux
qu'ils n'en éprouvent, dit Germaine d'un Ion
l56 LES FLAVY.
terme. Anglais, Bourguignons, Armagnacs,
tous les îrappent , nuls ne les protègent. Les
torts de ces malheureux, s'ils en ont eus, sont
bien loin d'égaler leur misère.
— Eh bien ! quoi? dit Guillaume, on les
pille, on les vole, on les brûle. Pourquoi dé-
fendrions-nous leurs bicoques? ont-ils défen-
du nos châteaux? Ne vous attendrissez pas
sur ces vilains, Germaine, croyez-moi; beau-
coup d'entre eux, s'ils me tenaient sans armes,
ne me ménageraient guère^ je vous en ré-
ponds.
— Je n'ai pas de peine à le croire, » se dit
tout bas le bon prêtre ; car les cruautés qu'a-
vait commises lesieur deFIavy n'étaient point
ignorées de l'ancien chapelain de Vertbois
comme elles l'étaient de Germaine et de
Marie, qui ne voyaient dans messire Guil-
laume qu'un homme irascible et hautain ,
ressemblant beaucoup, après tout, à la plu-
part des héros de cette époque.
a Et pourtant, mon père, reprit Germaine,
LES FLAVY I n']
VOUS comptez encore des amis dans Com-
piègne !
— Dans Compiègne! peut-être, répondit-
il en regardant sa fille d'un air surpris.
— De toutes les villes de France, dit maître
Joseph, Compiègne est la plus attachée à son
roi légitime; chacun sait avec quel regret ses
habitants se soumettent à l'étranger.
— Eh ! par le diable ! pourquoi se soumet-
tent-ils ? répondit messire Guillaume avec
colère. Il y a longtemps qu'ils seraient déli-
vrés s'ils voulaient l'être ; mais ils ne savent
s'armer que pour défendre leurs poules ou
leurs cochons. Avec leur maison de ville, leur
commune, et ce qu'ils appellent leurs immu-
nités, toutes sottes inventions qui n'ont fait
que nuire à nous autres nobles , je veux
mourir s'ils n'ont pas porté malheur à la
France.
— Quant à cela, reprit tristement Joseph
Gauvain, vous n'ignorez pas que Compiègne
a perdu la plus grande partie de ses privilé-
1 &8 tËS Ft/ivt.
ges, le jour où j'ai eu l'horineiir de prêchéi*
devant le roi Charles VI...
— Grand malheur, vrainient, qu'elle ait
perdu des priviléjes! interrompit le sieur de
Flavy ; je voudrais bien savoir si messieurs les
échevins renverraient aujourd'hui le roi d'An-
gleterre dans son île?
— Pas plus que les seigneurs de Créqui,
de Bélhune. et tant d'autres qui ont aban-
donné le parti du roi, murmura maître Jo-
seph entre ses dents.
— Et pas plus que les Flavy, qui combat-
lent dans l'armée anglaise, vouliez-vous dire
peut-être ? répliqua brusquement messirë
Guillaume. Allez, maître, allez, ne vous gênez
point; personne plus que moi ne maudit ces
traîtres, le duc de Bourgogne en tête ; mais
quant à vos chiens de bourgeois, je voudrais
voir à leur place vingt hommes de ma com-
pagnie; je vous réponds que cela suffirait
pour jeter dehors les cent Anglais qui sont
dans Compiègne !
LES I^LAVY. î ^9
— Cent Anglais! répondit le prêtre, et les
troupes de toutes sortes qui se renouvellent
sans cesse! Ce matin encore n'e^t-il pas parti
deux cents Picards?
— A propos, dit le sire de Flavy en s'a-
dressant à sa mère et à ses filles, j'ai appris
que vous aviez vu mon neveu, p
La dame de Flavy ne leva pas ses yeux que
depuis longtemps elle tenait fixés vers la terre,
sans prendre aucune part à l'entretien.
Germaine rougit et çesta d'abord si inter-
dite que Marie se hasarda à répondre qu'en
eflfet Regnault était venu offrir ses services à
leur mère.
« A-t-il parlé de nous? demanda Louis vi-
vement. Vous a-t-il donné quelques nouvelles
de nos frères Hector et Raoul?
— Que nous importe maintenant, Louis,
interrompit messire Guillaume d'un air som-
bre. Ils ont choisi entre le roi et le vassal,
entre leurs frères et les archers bretons. Ne
faut-il pas les plaindre de vivre à la riche cour
l6o LES FLAVY.
d'Arras, dans les fêtes et les touroois, tandis
que nous ne savons souvent où poser notre
tête ; car vous savez sans doute, continua-t-
il en s'adressant à tous, qu'il n'est pas une
seule de mes places de guerre sur laquelle ne
flotte à présent le drapeau anglais? » En pro-
nonçant ces mots avec une fureur concentrée,
il porta sa main fermée à son front; puis, se
levant, il se mit à marcher dans la salle.
Louis saisit ce moment pour répéter à ses
nièces ses premières questions sur Regnault,
et Marie , qu'aucun trouble secret n'empê-
chait d'y répondre, le fit de la manière la plus
propre à disposer le cœur d'un Fiavy en fa-
veur du jeune chevalier. Germaine, charmée
de trouver l'aimable enfant aussi éloquente,
ne disait pas un mot, et se contentait de l'ap-
prouver d'un sourire ou d'un signe de tête.
Cet entretien, qui avait lieu à voix basse, fut
bientôt interrompu par messire Guillaume,
qui vint reprendre sa place.
« De quoi parlez-vous? dit-il.
LES FIAVY. l6l
— De Regnaull, répondit Louis.
— Elles vous racontaient sans cloute , re-
prit le sire de Flavy, comment le duc de Bour-
gogne l'avait armé chevalier de sa main sur le
champ de bataille? Grand bien lui fasse un
pareil honneur! mais je tiens plutôt à savoir
s'il a dit adieu à Compiègne pour longtemps.
— Peut-être pour toujours, répondit Ger-
maine d'une voix émue.
— Tant mieux ! » répliqua le sire de l'Iavy
lout en regardant sa fille dont le trouble et la
rougeur le frappèrent aussitôt. Il allait sans
doute ajouter quelques mots pour éciaircir le
rapide soupçon qu'il venait de concevoir lors-
que la porte s'ouvrit, et Michel entra dans la
salle pâle comme la mort. « Des Anglais! des
Anglais! dit-il, qui demandent à monter ici ! »
A celte effrayante annonce tout le monde
quitta son siège. Messire Guillaume et son
frère portèrent la main sur leur longue épée;
Germaine se précipita entre la porte et son
père, imitée dans ce mouvement par le prêtre,
I. 11
162 LÇSFLAVy.
et Marie se jeta dans les bras de la dame de
Flavy qui, sortant de sa stupeur, criait faible-
menl, mais dans la plus grande épouvante :
« Le tonnerre, le tonnerre est tombé 1 »
Le sire de Flavy imposa silence d'une voix
terrible, et s adressant à Michel : « Qui sont
ces hommes? demanda-t-il.
— Lord Hacksou, le gouverneur de Com-
piègne, et un autre chevalier. 11 paraît qu'ils
se sont égarés à la chasse, qu'ils ont vu de la
lumière ici...
— Pourquoi Marthe a-t-elle ouvert? s'é-
cria Germaine.
— Mais ils n'arrivent pas par là, répondit
Michel; ils étaient dans l'enclos.
— Parce que la petite porte est restée ou-
verte, dit messire Guillaume en lançant un
regard foudroyant à, son frère. Enfin, puisque
les voilà, il faut les recevoir. Fais-les monter,
poursuivit-il sans s'inquiéter de l'elTroi que
faisait naître cette résolution. Dis-leur que les
dames de Flavy leur offrent un asile tant que
lES FI.4VY. l63
durera l'orage. Garde-toi bien de nommer
mon frère ou moi. Nous sommes deux amis
de la famille, voilà tout. Ce lord Hackson ne
nous a jamais vus, et je ne lui souhaite pas de
nous deviner. »
Michel sortit pour exécuter cet ordre. Un
morne silence suivit pendant quelques in-
stants. La dame de Flavy, jetant autour d'elle
des regards vagues, venait de se replacer dans
son fauteuil. » Asseyez-vous près de ma mère,
dit messire Guillaume à ses filles, et recevez-
les avec tous les égards que nous devons à ce
puissant gouverneur. »
Le sourire sardonique dont il accompagna
ces derniers mois fit frémir Germaine et maî-
tre Joseph lui-même, tout ardent royaliste
qu'il était ; non que l'on dût craindre un guet-
apens (dans son orgueilleux respect pour sa
qualité de gentilhomme et pour ses éperons
d'or messire Guillaume n'assassinait point de
chevaliers) ; mais le faire tenir dans une
même chambre avec des Anglais sans que
l64 LES PLAVT.
mort s'ensuivît était chose si difficile que le
bon prôtre se dit, en voyant entrer le gouver-
neur et son compagnon : « Fasse le ciel qu'ils
sortent vivants !»
CHAPITRE X.
A ces mots prononcés la fureur contenue ,
De degrés en degrés au comble parvenue,
Éclate, et tous ensemble en s'écriant soudain
Les yeux étincelants de pleurs et de colère,
Sur leur ceinture armée ils ont porté la main .
Lebrun , Voyage en Grèce.
Lord Hackson et son ami, portant tous deux
un faucon sur le poing, se prtîsentèrent avec
l'air tranquille et souriant de gens qui pen-
sent entrer chez des amis. Arrivés en France
avec le dernier renfort, ils ne connaissaient,
de la nombreuse famille des Flavy, que Re-
gnault, qui, comme on peut s'en souve-
nir , avait recommandé son aïeule au gouver-
neur, mais sans instruire celui-ci des motils
l66 LES FLA.VY.
qui confinaient ses parentes dans Yertbois et
sans nommer messire Guillaume. Lord Hack-
on croyait donc se trouver au milieu de no-
bles picards tout dévoués à la cause bourgui-
gnonne, et comme il était rare alors qu'un
manoir ne renfermât pas des hommes d'armes ,
la vue du sire de Flavy et de son frère, qui se
tenaient debout causant ensemble à quelque
distance, ne lui causa pas plus de surprise que
d'ombrage.
La rare beauté de Germaine et de Marie,
dèsle premier abord, engagea lesMeux Anglais
à se montrer polis, chose qu'ils négligeaient
d'ordinaire avec les habitants d'un malheu-
reux royaume qu'ils traitaient en pays conquis.
ils s'excusèrent même de s'être introduits
chez des dames avec aussi peu de cérémonies.
« Depuis deux heures, dit lordHackson, sire
Georges et moi nous nous égarions de plus
en plus dans cette maudite forêt, où nous
avons été mouillés jusqu'aux os. Enfin il a cru
voir briller de la lumière ici ; nous soiùmes
LÉS FLA.VY. 16^
entrés à tout hasard, et j'appt-ends avec plai-
sir, de ce vieux bonhomme, qui du reste né
se souciait guère de nous ouvrir, que je suis
chez la noble dame que mon aiiii Regnault
de Flavy m'a prié de protéger. »
Au mot protéger, si messire Guillaume
n'eût pas été placé dans l'ombre, on aurait
vu la colère et l'indignation se peindre sur
tous ses traits.
« En temps de guerre comme en temps de
paix _, répondit froidement Germaine, les
droits de l'hospitalité oui été respectés à
Vertbois. » Et, en prononçant ces paroles,
elle jela un regard furtif sur son père qui dé-
tourna les siens d'un air sombre.
« Puisqu'il en est ainsi , ma belle et noble
dame, reprit gaîment lord Hackson, permet-
tez qiië nous demandions quelques rafraîchis-
semetils; ne (ût-ce qu'un flacon d'eau claire,
nous en boirions volontiers; Georges et moi
nous mourohs de soif.
— Montei du vin, Michel, dit Germaine ;
l68 LES FLàVY.
car le vieux sommelier ne s'était point pressé
de sortir, pensant peut-être qu'un homme
de plus n'était pas de trop dans un moment
pareil; toutefois, il n'osa point exécuter l'or-
dre de sa jeune maîtresse avant d'avoir jeté les
yeux sur le sire de Flavy, qui fit un mouve-
ment de tête approbatif.
Lord Hackson et sire Georges posèrent
alors leurs faucons sur un bâton placé dans la
salle pour servir à cet usage. « Voici deux
superbes bêtes, dit Louis de Flavy, que son
frère venait de décider à s'approcher des An-
glais afin de les faire jaser.
— Et parfaitement dressées, répondit lord
Hackson, quoiqu'elles n'aient pas fait aujour-
d'hui bonne chasse ; à peine avons-nous trouvé
l'occasion de les lâcher deux fois.
— Vous les avez apportés d'Angleterre ,
mylord ?
— C'est un présent que vient de me faire
le régent de France à mon arrivée ; mais je
suppose qu'ils sont de notre île. »
tES PLAVY. 169
Pendant ce court entretien, sire Guillaume
s'était aussi rapproché de ses hôtes.
« Vous n'êtes donc en France que depuis
peu, mylord ? demanda-t-il.
— J'ai amené le dernier renfort du York-
shirCj répondit sire Thomas. Nous ne sommes
ici que depuis trois mois; mais j'avais déjà
séjourné sur le continent pendant près d'une
année.
— Année drf)nl les partisans de Charles doi-
vent se souvenir, dit sire Georges d'un air
avantageux.
— Vraiment! répliqua messire Guillaume
en toisant l'Anglais qu'il aurait étranglé vo-
lontiers.
— Il est vrai, reprit lord Hackson; Georges
et moi nous nous trouvions à la bataille de
Verneuil, et , quelques jours après, au siège
de Guise. On n'avait, ma foi! pas alors le
temps de chasser au faucon.
— Mais maintenant, dit sire Guillaume s'ef-
forçant de dissimuler la rage qu'excitait en
1^0 lÉiFtAVir.
lui le souvenir de la bataille de Verneuil, où
la plupart de la noblesse française avait péri
et lui -môme avait été blessé, maintenant
que votre monarque règne paisiblement en
France
— Paisiblement si vous voulez, interrompit
l'Anglais. Ce roi de Bourges compte encore
pour lui plus de gens que je ne voudrais.
— Bah ! reprit le sire de Flavy d'un air mo-
queur, quelques misérables gentilshommes
qui s'entêtent à lever des compagnies, et que
la seule vue de vos archers met en fuite.
— Il est vrai que nos archers sont habiles
et qu'ils viennent prompteraent à bout des
Armagnacs, répondit lord Hackson; mais,
ajouta-t-il , voulant rendre le compliment
adressé à sa nation, nous ne nous en trouvons
pas moins très bien de votre aide, et je me
rappelle qu'à Verneuil vous nous avez donné
un fier coup de main; car je vous crois Pi-
cards j messires?
-^ ^Jôus le sominefs en effet j» répondit Louis.
IE8FLAVY* 171
Dans ce ttiometit Michel rentra , apportant
des verres et deux Qacons de vin qu'il s'ap-
prêtait à servir, lorsqu'un geste impérieux
du sire de Flavy le cotitraignit à quitter la
salle.
Germaine, qu'inquiétait prodigieusement
la conversation établie entre son père et les
Anglais, invita ces derniers à se rafraîchir.
« Oui, oui, continuait lord Hackson en se
rapprochant de la table, il est dans nos inté-
rêts tout comme dans les vôtres^ qu'aucune
discorde ne survienne entre le duc de Bedford
et le duc de Bourgogne; si nous restons tou-
jours unis, avant qu'il soit six mois je ne
veux pas voir en France un seul partisan du
Dauphin sur pied. A la mort du dernier! s'é-
eria-t-il, en élevant son verre.
— Ne boit-on pas aux dames avant tout,
dit maître Joseph qui vit le feu sortir des
yeux des deux frères, et une pâleur mortelle
se répandre sur les visages de Germaine et de
Marie.
172 LESFLAVY.
— Oh! pardon, répliqua lord Hackson ; il
faut que ce soit un prêtre français , Georges,
qui nous donne une leçon de galanterie. »
Tout quatre alors s'étant inclinés devant la
dame de Flavy et devant ses filles, la vieille
châtelaine, par une réminiscence des heureux
temps de sa vie, leur rendit le salut d'un air
digne et gracieux à la fois ; puis elle demanda
tout bas à Marie qui étaient ces chevaliers.
Mais le coup que venait de parer si heureu-
sement maître Joseph n'était pas le seul que
l'on dût craindre. Depuis neuf ans que les
étrangers imposaient leur joug au royaume ,
tous ceux qui tenaient le parti de Charles
leur pardonnaient plus volontiers le ravage
et la désolation de la France que le dédain
qu'ils montraient pour cette France et pour
son roi. Or, les Anglais qui se versaient sou-
vent à boire , s'échauffaient peu à peu, et,
comme ils maintenaient la conversation sur
un sujet qu'ils pensaient être aussi intéres-
sant pour leurs alliés que pour eux, chaque
LES PLAVY. 173
mot qu'ils prononçaient , chaque souvenir
qu'ils rappelaient excitaient une haine impla-
cable dans l'âme de leurs auditeurs. Il leur
échappait à tout propos , contre Charles et
contre les siens, des expressions ironiques ou
méprisantes , qui faisaient tressaillir de rage
le sire de Flavy et son frère. Quant à Ger-
maine, qui était elle-même au supplice, elle
ne sentait que trop combien son père devait
avoir de peine à se contenir.
La situation de messire Guillaume, en effet,
lui était devenue insupportable, lorsque lord
Hackson,luifrappant sur l'épaule, l'invita ave-
nir à Compiègne ; car l'Anglais ne remarquait
pas que depuis quelques instants il parlait
sans que personne lui répondît.
« N'est-il pas vrai que vous y viendrez ? ré-
péta-t-il.
— C'est mon projet, répliqua le sire de
Flavy, portant involontairement la main sur
la poignée de son glaive.
— Beau château, par saint Georges! ma-
1 74 l'Es FLAVT.
gnifique château que le roi de Bourges, j'es-
père , ne reverra pas.
— La pluie a tout-à-fait cessé, dit Germaine
en s'approchant d'une fenêtre. Si vous le dé-
sirez , mylord, nous allons vous donner un
guide jusqu'à...
— El pourquoi, interrompit vivement sire
Guillaume, qui ne pouvait plus supporter l'i-
dée de laisser partir deux hommes aussi odieux
sans avoir obtenu raison de leurs outrages,
pourquoi ne pas offrir un lit à lord Hackson
et à ce chevalier?
— Aucune chambre n'est habitable, répon-
dit Germaine.
— D'ailleurs, répliqua l'Anglais, je ne puis
passer une nuit hors de Compiègne. La gar-
nison n'est pas nouibreuse, et la ville renferme
encore quelques bons Français , comme ils
s'appellent entre eux, qu'il est bon de surveil-
ler sans cesse.
— A leur santé ! » s'écria messire Guillaume
en saisissant un verre plein.
LBS FIAVT, 175
Les deux Anglais reculèrent quelques pas,
croyant toutefois avoir mal entendu.
« Ou si vous ne voulez pas porter celle-là,
à la santé de Charles VII, roi de France, qui
vient d'être sacré malgré vous dans la cathé-
drale de Reims !
— Qui êtes-vous? crièrent lord Hackson et
son compagnon en tirant leurs épées.
— Guillaume de Flavy, dit-il d'une voix de
tonnerre, qui vous a tué plus d'hommes que
'«îous n'avez de secondes à vivre. Défendez-
vous. »
Au nom de Guillaume de Flavy la douai-
rière venait de lever les yeux ; elle voit le fer
menacerceux qu'elle a portés dans ses flancs.
Une lueur de raison ranime en elle cet in-
stinct de mère qui survit à tout; elle se pré-
cipite en criant : « Mes fils! » et tombe frappée
du coup que lord Hackson portait à son pre-
mier-né.
Une armée entière alors eût en vain essayé
de soustraire lord Hackson à la rage des deux
J']6 LES FLAVY.
frères. Ils le renversent bientôt, baigné dans
son sang, et se ruent sur son cadavre. Sire
Georges, dont Louis de Flavy a brisé le glaive,
ne peut défendre son malheureux capitaine;
il attend lui-raême la mort. Mais aux cris qu'a
fait pousser à tous cette horrible scène , Mi-
chel accourt. Sire Georges saisit l'instant où
la porte se trouve ouverte, renverse le vieux
sommelier d'un coup de poing, et s'élance sur
l'escalier trop rapidement pour que, dans le
trouble général, on s'aperçût d'abord de sa
fuite.
Tout ceci, comme on le pense bien, s'était
passé en beaucoup moins de temps qu'il n'en
faut pour le raconter. Eien assuré que le
gouverneur n'est plus, sir Guillaume cher-
che sa seconde victime.
«Qu'est devenu l'autre?» s'écria-t-il en-
core altéré de sang et de vengeance. Mais il
n'entend pour réponse que des sanglots et
des gémissements. La dame de Flavy était ex-
pirante ; Germaine, Marie, s'eflforçaient en vaia
LES FLAVY. I 77
d'arrêter les flots de sang qui coulaient de
son sein. Aidées du secours de Louis et de
maître Joseph , les malheureuses filles ve-
naient de la relever et de la placer sur un
siège. « Ma mère , ma mère , ouvrez les yeux ,
parlez-nous, » disaient-elles en sanglotant.
La fureur du sire de Flavy céda à ce triste spec-
tacle. Immobile , l'œil fixe , il contempla celle
qui lui avait donné le jour, celle qui perdait
la vie pour lui. « Ma mère, dit-il aussi d'une
voix^sombre , mais altérée, parlez à vos en-
fants; parlez-moi. »
L'infortunée ouvrit ses yeux éteints, sourit
tristement, "et, sentant la mort approcher,
elle regarda ses petites-filles en faisant de
vains eflbrts pour parler. « Ordonnez ', ordon-
nez ! » s'écria Germaine qui se penchait sur
elle pour saisir un son. La dame de Fiavy prit
la main de la noble fille, la posa sur la tête
tie Marie et rendit le dernier soupir.
« Que Dieu reçoive son âme! » dit solen-
nellement maître Joseph.
1. 12
178 LES FLAVY.
Ces mots, qui annonçaient aux malheureu-
ses sœurs qu'elles n'avaient plus de mère, ex-
citèrent un tel désespoir que Marie tomba
sur le corps de la dame de Flavy, entièrement
privée de connaissance. Le courage de Ger-
maine alors surmonta sa douleur ; elle ne
pensa plus qu'à secourir celle qu'une main
mourante venait de placer sous son appui.
Il fallait d'abord arracher la pauvre enfant
au triste spectacle qu'elle n'avait pu suppor-
ter. Germaine la prenait dans ses bras pour
la transporter dans une autre chambre, avec
le secours de son oncle, lorsque Marthe ar-
riva hors d'haleine , annonçant qu'un homme,
un Anglais, venait de se présenter tout à coup
devant elle comme elle allait se mettre au
lit , et l'avait forcée , le poignard sur la gorge,
à lui ouvrir la porte pour qu'il pût sortir du
château.
« Fuyez! messeigneurs, fuyez ! dit maître
Joseph; sir Georges, arrivé à Compiègne, ne
tardera pas à revenir avec des forces aux-
LES FLÂVT. I ^9
queUes il vous est impossible de résister.
— Je ne pars point sans ma fille, répondit
le sire de Flavy ; je ne laisserai pas Germaine
exposée à de s» grands dangers. »
Mais dans l'état où se trouvait Marie, qui
ne revenait point de son évanouissement, on
ne pouvait songer à l'emmener, et Germaine
aurait bravé mille morts avant de la quitter
Elle la serrait contre son sein et repoussait
son père qui la suppliait de monter à cheval
et de fuir avec lui. « Partez, s'écriait-elle , le
danger n'est rien pour nous; les Anglais ne
nous frapperont pas sur le corps de notre
mère. Mais, au nom du ciel , partez l »
Louis de Flavy assistait en silence à ce ter-
rible débat, résolu comme il était à partager
le sort de son frère.
Marthe , Michel , croyant voir de minute
en minute arriver les vengeurs de lord Hack-
son, conjuraient leurs seigneurs de se rendre
aux prières de ses filles. Maître Joseph s'effor-
çait de lui prouver que sa présence exposait
I 8o LES FLAVY.
ses filles, bien loin de les protéger. Enfin,
Germaine, le voyant résistera toutes les in-
stances, se précipite à ses pieds hors d'elle-
même. « C'est trop de douleur ! s'écrie-t-elle
avec J'accent d'un désespoir que les mots ne
peuvent rendre ; par pitié pour moi , mon
père, fuyez ! qu'un même jour ne nous rende
pas orphelines. Fuyez, ou je vais mourir !
— Je pars, dit aussitôt le sire de Flavy,
effrayé de l'état d'égarement dans lequel il la
voit; je pars, Germaine, mais pour revenir
avec des braves qui sauront périr ou te sau-
ver. » En prononçant ces mots avec une émo-
tion plus vive qu'à lui n'appartenait, il rele-
vait sa fille et la serrait dans ses bras à plu-
sieurs reprises. Puis , s'adressant à ses gens :
«Enlevez ce misérable, dit-il en poussant
du pied le cadavre de lord Hackson. Dès que
nous serons dehors refermez toutes les por-
tes avec soin. Quoi qu'il arrive, tâchez de ga-
gner du temps , quelques heures ; je ne de-
mande que quelques heures. »
LESFLAVY. i8l
Alors il embrassa de nouveau sa fille,
jeta un dernier regard sur le corps glacé de
sa mère. «A revoir, tueurs de femmes! » s'é-
cria-t-il d'une voix terrible, et il sortit préci-
pitamment avec Louis.
CHAPITRE XL
Qu'ils sont doux , mais qu'ils sont rapides
les moments'que les frères et les sœurs pas-
sent dans leurs jeunes années, réunis sous
l'aile de leurs vieux parents! La famille de
l'homme n'est que d'un jour; le souffle de
Dieu la disperse comme une fumée.
Chateaubriam), Bené,
Marie venait enfin de reprendre ses sens ;
un torrent de larmes coulaient de ses yeux
et soulageaient son cœur. Germaine, assise
près du lit sur lequel elle l'avait fait poser,
s'efforçait de surmonter sa propre douleur
pour songer aux moyens d'instruire la pau-
vre enfant des nouveaux dangers qui les me-
naçaient toutes deux. Prenant grand soin de
lES FLAVY. l83
l'effrayer le moins possible , elle lui apprit le
départ de leur père, la fuite de sire Georges,
et la pressentit sur l'arrivée des gens de Com-
piègne , qui sans doute aurait lieu avant le
jour. « Eh ! pourquoi les attendre ? s'écria
Marie saisie d'épouvante ; je me sens mainte-
nant assez de force pour te suivre, pour ga-
gner la forêt.
— Hélas! dit Germaine, comment fuir,
seules, à pied ? comment traverser la forêt
qu'ils vont certainement visiter pour y cher-
cher notre père?
— Il est vrai, dit la pauvre enfant toute en
pleurs, nous sommes seules, seules !
— Et pourtant, dit Germaine en prome-
nant un triste regard sur la chambre où elles
se trouvaient, et qu'avait longtemps habitée
la dame de Flavy, ces murs ont vu naître
une bien nombreuse famille, pour nous voir,
si jeunes, appeler en vain un protecteur.
— Ah ! pourquoi Regnault n'est-il plus ici?»
s'écria Marie les yeux levés vers le ciel.
I S/^ LES FLAVY. *
A ce nom si cher, prononcé inopinément,
Germaine sentit son cœur se briser. « Ne
parlons pas de Regnault maintenant, dit-elle,
ne parlons pas aujourd'hui d'un allié des An-
glais! » Et elle cacha son visage dans ses deux
mains.
xMarie prit ce mouvement de sa sœur pour
l'effet de la haine que celle-ci avait toujours
portc'e aux partisans du duc de Bourgogne,
haine que devait tant accroître l'affreux évé-
nement de ce jour. Aussi , lorsqu'elle vit
Germaine relever lentement la tête, les yeux
pleins de larmes , elle la supplia de lui par-
donner d'avoir ajouté involontairement à ses
peines.
0 Te pardonner ! s'écria Germaine , ah !
c'est à moi qu'il faut que tu pardonnes de
pouvoir un instant détourner ma pensée de
toi, quand je suis devenue ton seul appui,
quand le danger te menace ! » En disant ces
mots la noble fille essuyait ses pleurs , em-
brassait Marie et s'apprêtait à sortir.
lES FLAVY. 1 S5
« Espères-tu donc quelque secours? de-
manda la pauvre enfant.
— Le secours du ciel, répondit-elle ; sois
sûre qu'il te protégera, chère Marie. »
Germaine alors, la confiant aux soins de
Marthe, courut s'assurer que l'on avait exé-
cuté ses ordres. Bien loin de songer à une
résistance inutile, elle s'était contentée de
placer le vieux sommelier dans le logis de
Marthe, afin qu'il vînt avertir dès qu'il ver-
rait paraître les gens de Compiègne au bout
de l'avenue. Alors maître Gauvain, qui s'était
offert pour cette mission de paix, devait aller
à leur rencontre, les informer du départ de
sire Guillaume, et leur offrir de visiter tout
le manoir, s'ils n'en croyaient pas sa parole.
Sire Georges lui-même, témoin de la mort
de son capitaine, ne pouvait la venger sur un
prêtre et sur deux jeunes filles innocentes
sans une atrocité, qui, même dans ces temps
horribles, n'avait point d'exemple.
Après s'être assurée que Michel était à son
l86 lES FIAVT.
poste, Germaine se rendit dans la chambre
où l'on avair déposé le corps de la dame de
Flavy, près duquel maître Joseph était en
prières. Elle engagea le bon prêtre à aller
trouver sa sœur. Restée seule alors, elle s'a-
genouilla devant le cadavre de sa pauvre mère,
etlà,enprésence du ciel, elle renouvela le vœu
sacré de sacriGer ses jours, s'il le fallait, au
repos et au bonheur de Marie. « Ma mère,
dit-elle en imprimant ses lèvres sur la main
glacée de son aïeule, du séjour des bienheu-
reux tu verras si je remplirai dignement la
place que tu m'as laissée près de ton enfant
chérie!
L'âme exaltée par cette abnégation de soi-
même qui plaît tant aux cœurs élevés, Ger-
maine se releva, ayant oublié ses propres
dangers, ayant oublié jusqu'à son amour; car
toutes ses pensées alors étaient pour la pau-
vre enfant qui n'avait plus qu'elle ici-bas.
La nuit était fort avancée. Sur l'avis de
maître Gauvain , les deux sœurs, après s'être
lES FIAVY. 187
revêtues d'habits de deuil , se rendirent avec
Marthe dans la salle où se prenaient habituel-
lement les repas, et le bon prêtre ne tarda
pas à les y rejoindre. Réunis ainsi dans le
triste asile qu'on ne devait pas larder à en-
vahir, tous s'étonnaient que tant d'heures se
fassent écoulées sans amener l'événement
qu'ils redoutaient , et peut-être commen-
çaient-ils à espérer qu'un motif quelconque
avait empêché sire Georges d'arriver jusqu'à
Compiègne ; mais à peine les premiers rayons
du jour commençaient-ils à s'introduire à
travers les vitraux que Michel accourut, di-
sant qu'une troupe assez nombreuse d'hom-
mes à cheval et à pied se montraient au bout
de l'avenue et se dirigeait vers le château.
« Ah! nous sommes tous perdus! s'écria
Marie.
— Du calme, du calme, dit maître Joseph ;
cène sont pas des femmes, des vieillards qu'ils
viennent chercher ici, et si je ne puis les em
pêcher d'entrer, n'ayons surtout pas l'air de
l88 I.ES FLAVY.
craindre pour nous-mêmes. » En achevant
ces mots le prêlre sortit.
Souvent, pendant cette cruelle guerre,
maître Joseph avait eu occasion de s'adresser
à des hommes d'armes de tous les partis. La
sainteté de son caractère l'avait toujours mis
à l'abri de leurs insultes, et il espérait encore
s'en faire écouter, surtout si les Anglais étaient
accompagnés de quelques habitants de Com-
piègne, qui tous connaissaient le prêtre de
Saint-Antoine et le respectaient beaucoup.
Tandis qu'il traversait les cours d'un pas aussi
rapide que le lui permettait son âge, il son-
geait, non sans quelque satisfaction, que,
vraisemblablement, sire Georges conduisait
la troupe ; et ce qui le portait à s'en féliciter
tient à une circonstance de la veille qu'il est
temps de faire connaître au lecteur , mais
qui, fort heureusement, était ignorée et de-
vait toujours l'être du sire de Flavy. Au mo-
ment où le compagnon de lord Hackson avait
réussi à s'évader, maître Gauvain se trouvait
LESFLAVY. 1 89
placé près de la porte, de manière qu'il lui
eût été possible d'empêcher la fuite de l'An-
glais, ou pour le moins de donner l'alarme.
Toutefois, l'horreur du sang et ce sentiment
de charité chrétienne si naturel à un homme
d'église avaient porté le prêtre, non-seule-
ment à souffrir qu'un de ses mortels ennemis
s'échappât, mais à se ranger pour le laisser
passer. Sire Georges ne pouvait avoir perdu
le souvenir de ce fait, que maître Joseph
d'ailleurs se promettait bien de lui rappeler
en intercédant pour celles qu'on laisserait en
reposj s'il n'eût eu pitié de son semblable.
Il ne fit point vingt pas hors des murs sans
se trouver en face de sire Georges, d'une
vingtaine d'archers anglais et de nombreux
miliciens de Compiègrie, à la tête desquels
marchait le commandant de la milice.
«Halte-là, dit ce dernier ; personne ne peut
sortir du château de Vertbois.
— Aussi, messires, répondit maître Joseph,
n'ai-je pas l'intention de m'en éloigner; mais
190 LES FLAVY.
j'ai cru devoir vous instruire que les sires de
Flavy ont profité de la nuit pour s'éloigner,
et que Vertbois ne renferme plus mainlenanl
que deux infortunées jeunes dames qui n'aat
point d'autre asile et desquelles j'espère que
vous aurez pitié, ne pouvant leur imputer au-
cun crime.
— Sont-ce les filles de ce Guillaume? de-
manda sire Georges. fi- ^- 1
— Pour leur malheur, répondît le prêtre.
Déjà les pauvres enfants n'ont plus leur
mère...
— Allez, allez, interrompit l'Anglais, le
sang de cette vieille femme n'a que trop été
vengé ; il s'agît de venger maintenant celui du
plus brave capitaine qui ait porté cuirasse.
— Et sur qui? sur qui? insista maître Jo-
seph ; je vous alBrme, par le nom de Dieu, que
sire Guillaume et son frère sont depuis long-
temps loin d'ici.
— Mais d'autres! s'écria sire Georges avec
colère. Ce manoir ne peut renfermer que
LES FI^AVY. 191
des Ârmagaacs dont il faut que justice soit
faite.
— Un vieux sommelier, son fils et deux
servantes, c'est tout ce que vous y trouverez.
— Eh bien! allons, reprit l'Anglais; et
prenez toujours vos précautions, vous autres.»
En prononçant ces mots, qu'il adressait à la
troupe, il s'avança vers la porte.
« Sire Georges , dit Josepli Gauvain en se
plaçant entre la porte et |a tête du cheval de
l'Anglais, ne me reconnaissez-vous pas?
— Je vous reconnais, répondit sire Geor-
ges avec une sorte d'embarras.
— Souvenez-vous qu'hier votre vie dépen-
dait d'un cri que je n'ai pas poussé. Protégez
aujourd'hui de pauvres enfants qui n'ont plus
que moi/ pour appui. Maintenant, entrez,
ajouta-t-il en ouvrant la porte et se disposant
à le précéder ; que vos gens visitent partout;
mais je vais, si vous le voulez, vous conduire
à la salle où sont maintenant rassemblés tous
les habitants de Vertbois. »
1 92 LES FLAVY.
Sire Georges, sans répondre à cet offre, des-
cendit de cheval dès qu'il fut dans la cour, et
les archers l'imitèrent. La partie du château
qui restait sur pied était si peu considérable,
tout annonçait si bien l'impossibilité de s'y
défendre, que l'inspection d'un premier coup
d'oeil suffit pour convaincre les Anglais et les
miliciens que le prêtre ne les trompait point,
et que , fussent-ils en beaucoup plus petit
nombre, ils n'avaient rien à redouter.
«Qu'est devenu le corps de mon pauvre
ami? dit sire Georges que l'aspect de ces
cours, qu'il avait traversées si rapidement il y
avait peu d'heures, sera])lait émouvoir extrê-
mement.
— Je l'ai fait placer dans une salle dont j'ai
la clef, répondit maître Joseph. Personne ici
ne pouvait manquer au respect que l'on doit
aux morts.
— Toutes ces masures sont désertes, dit un
archer qui venait de faire le tour de la cour
avec ses camarades et quelques miliciens.
LES PLAVY. 193
— J'étais bien sûr, dît le chef bourgeois
avec humeur, j'étais bien sûr que nous arrive-
rions trop tard et que les oiseaux seraient dé-
nichés. Si vous n'aviez pas perdu deux heures
à retrouver Compiègne, messire Georges.
— Et si vous n'aviez pas perdu deux autres
heures à mettre vos tortues sous les armes,
maître Richard , répondit sire Georges en
montrant les miliciens.
— Enfin il était écrit là-haut que nous n'au-
rions pas le plaisir de faire pendre Guillaume
de Flavy sur la place de Compiègne, reprit
Paulet.
— On ne pend point un gentilhomme, dit
sire Georges, trop fier de sa naissance pour
q(ie sa haine ne cédât pas à sa vanité.
— On fait tout ce qu'on vent quand on est
les plus forts, répondit brusquement le bour-
g<^ois; mais ce n'est point de cela qu'il s'agit
maintenant ; quoique je ne pense pas que les
Armagnacs soient assez fous pour nous nvoir
attendus dans cette mauvaise tour qui reste
t. 13
194 l^S FLAVY.
sur pied, je n'en dois pas moins remplir la
mission dont le conseil de la tille m'a chargé ;
car il faut que je fasse mon rapport sur l'état
où nous avons trouvé le château et sur celui
où je compte le laisser pour la sûreté de
Compiègne. Nous allons interroger les fem-
mes dont ce prêtre nous a parlé.
— Soit, répondit l'Anglais. » Et maître Gau-
vain, ravi de voir les choses prendre une tour-
nure légale, se pressa d'ouvrir la porte.
« Visitez tous les coins de ce bâtiment,
dit Paulet à la troupe ; il suffit que six d'entre
vous nous accompagnent. »
Tout en montant l'escalier, maître Joseph
examinait le chef des miliciens qu'il avait
reconnu aussitôt, quoiqu'il ne l'eût rencon-
tré que deux ou trois fois dans les rues de
Compiègne , pour un des plus riches mar-
chands de bois de la ville et pour le bour-
geois qui gouvernait tout le conseil des
notables. 11 ne doutait pas que le sort de
Yertbois et de ses habitants ne dépendît en
LES FLAVY. 19$
grande partie de la volonté de cet homme ,
dont le crédit auprès des Anglais acquérait
encore plus d'importance par la mort du chef
d'une aussi faible garnison. Maître Richard
Paulet pouvait avoir trente ans; son visage
était pâle, tirant même un peu sur le jaune ,
et l'expression d'une mélancolie profonde se
peignait sur tous ses traits, les plus beaux et
les plus réguliers que l'on puisse voir ; sa taille
élevée dominait de beaucoup celle de ses
compagnons. Il portait un costume moitié
militaire, moitié civil; car bien qu'il eût sur
la tête le léger casque alors en usage pour
toutes les milices de la France, qu'il tînt à la
main une forte hache, et qu'un large couteau
de chasse fût attaché à son côté, il était vctu
d'un pourpoint noir de magnifique drap de
Flandre, sur lequel était noué négligemment
une écharpe aux couleurs de la ville, ce qui
n'empêchait point que toute sa contenance
n'eût quelque chose de martial qui semblait
peu d'accord avec des fonctions bourgeoises.
rgS LES FLAVT.
Plus maître Joseph observait le nuage
sombre qui obscurcissait cette belle tête
d'homme, plus le boa prêtre pensait voir,
dans ce mauvais Français, un être mécontent
de lui-même et par suite mécontent des au-
tres , et plus il tremblait pour celles dont
maître Paulet avait parlé si légèrement de
faire pendre le père.
Germaine et Marie, en proie aux plus vives
anxiétés, parcouraient la salle, s'arrêtaient,
prêtant l'oreille au raoindrebruit, elcroyaient
qu'une heure s'écoulait entre chaque minute,
lorsqii 'enfin elles entendirent marcher dans
le corridor et virentbientôt paraître sire Geor-
ges et maître Paulet, suivis des archers et
de maître Joseph. A la vue de sire Georges
Marie tomba sur un siège, pâle, tremblante,
comme si déjà le glaive eût été levé sur elle et
sur sa sœur; mais Germaine, loin de pâlir, rou-
git d'horreur et de ressentiment à l'aspect
d'un ami du meurtrier de sa mère, et regarda
d'un œil fier, non-seulement les Anglais,
LES FLAVY. 197
mais l'indigne Français qui les accompagnait et
leur prêtait son secours.
Soit que le bourgeois eût ou non remarqué
le regard de mépris qu'elle venait de lancer
sur lui, il s'approcha d'un air sévère et de-
manda s'il parlait aux filles de Guillaume de
Flavy? Germaine ayant fait un signe affirmatif:
« Asseyez-vous toutes deux, continua-t-il, et
répondez avec vérité à nos questions. »
Sans plus de cérémonie, il s'assit lui-même
ainsi que sire Georges, les archers et maître
Joseph restant seuls debout.
« Est-il vrai que votre père soit parti? re-
prit-il en attachant sur les deux sœurs des
yeux perçants.
— Grâce au ciel! répondit Germaine, les
regards élevés vers le ciel.
— A quelle heure vous a-t-il quittées?
— Peu de minutes après la mort de notre
malheureuse mère, qui venait de tomber sous
les coups de lord Hackson.
— Et ce pauvre Hackson, s'écria sire Geor-
igS tES FLAVT.
ges, ému de colère, sous quels coups est-il
tombé lui-même? Osez dire qui l'a tué?
— Mon père , répondit Germaine d'une
voix ferme.
— Vous avouez donc que votre père et son
compagnon l'ont assassiné? dit le bourgeois.
— Mon père et son compagnon sont deux
Flavy, répliqua Germaine , ils n'assassinent
point; ce malheureux combat avait lieu à
forces égales.
— Votre père était donc venu seul à Vert-
bois ? reprit Paulet.
— Seul avec mon oncle.
— Et depuis quand s'y trouvait-il ?
— Depuis une heure à peu près.
— Quel motif l'y avait amené?
— Le désir d'embrasser sa mère et nous,
sans doute; il ne nous avait point vues depuis
un an.
— En quel lieu réside-t-il donc habituelle-
ment?
— Ainsi que tous les capitaines royalistes,
LES FLAVT. I99
dit Germaine , il habite tour à tour les pro-
vinces où les Français sont en force.
■ — Ces provinces ne sont pas nombreuses, »
répliqua sire Georges d'un air moqueur.
Germaine venait de regarder Marie , qui,
les lèvres pâles comme la mort, se tenait près
d'elle en silence ; elle ne répondit pas.
« Mais du moins, reprit le milicien , nous
pourrons savoir de vous ou de vos gens quel
chemin il a pris ?
— Nous l'ignorons tous, dit Germaine d'un
ton simple et en retenant un sourire de dé-
dain.
— Savez-vous qu'en refusant de répondre
sur ce point, vous vous exposez tous à ce qu'à
l'instant même je vous f;i.«se conduire dans
les prisons de Compiègne ? »
Au mot de prison, Marie se jeta sur sa sœur
en sanglotant. « Calme-toi, calme-loi, Marie,
reprit Germaine; quels hommes pourraient
être assez injustes pour emprisonner de mal-
heureuses orphelines qui ne leur ont fait au-
200 LES FAVY.
CHU mal? Quelqu'un ici, poursuivit-elle e
regardant sire Georges et le bourgeois, quel-
qu'un ici saurait quel chemin a pris mon père
que nul de nous ne serait assez lâche pour
vous l'apprendre; mais, devant Dieu qui
m'entend, j'affirme que nous l'ignorons. »
En prononçant ces derniers mots, Ger-
maine leva ses yeux et l'un de ses bras vers le
ciel, tandis que de l'autre bras elle entourait
la taille de Marie. Sa figure prit alors une
expression si noble et si touchante qu'elle
avait quelque chose de céleste.
« Que je sois damné si j'ai jamais vu une
plus belle créature, » dit tout bas sire Georges
au chef des miliciens. Celui-ci se leva, et,
conduisantl'Anglais près d'une fenêtre : « ÎN'al-
lez-vous pas vous attendrir parce qu'une
femme a de grands yeux noirs? dit-il d'un ton
dur. Il est absolument nécessaire que ces
deux filles soient surveillées, et que la garde
de Vertbois soit laissée à nos gens.
—C'était bien mou idée, répondit sire Geor-
LES FLAVY. 501
ges; mais je ne suis pas d'avis de la prison.
— li suffira que nous les conduisions près
de matante, répondit Paulet; elle est bonne
Bourguignonne et saura bien les empêcher
de correspondre avec ce Guillaume ou tout
autre Armagnac.
— Votre tante habite-t-elle Compiègne?
demanda l'Anglais, qui désirait beaucoup ne
point voir disparaître les deux sœurs.
— Sans doute, répondit Richard Paulet;
nous logeons ensemble.
— J'approuve le plan, dit sire Georges, mais
chargez-vous de les décider à nous suivre.
— Il faudra bien, ma foi ! qu'elles s'y déci-
dent , » répliqua le bourgeois. Et se rappro-
chant de Germaine et de Marie. «Vous allez
veniravec nous, leur dit-il'd'un ton impérieux.
— Avec vous! répondit Germaine ; et dans
quel lieu?
— A Compiègne; je me charge de vous trou-
ver un asile chez une de mes parentes.
— Et qui se chargera déporter notre mère
302 lES FtAVY.
dans sa dernière demeure? s'écria Germaine;
si vous avez quelque pitié, laissez-nous lui
rendre les derniers devoirs, laissez-nous à
Vertbois.
— N avez-vous pas été le chapelain de la
dame de Flavy? » dit Paulet en s'adressant à
maître Joseph.
Celui-ci ayant répondu par un si^ne de tête
alfirmatif :
« Restez donc ici et faites rendre à la terre
ce qui appartient à la terre ; dix de nos hom-
mes vont se loger dans ce château jusqu'au
moment où, si Ton m'en croit, on fermera ses
portes pour ne plus les ouvrir.
— Il y a longtemps, dit sire Georges, que
toute habitation située dans la forêt et voisine
delavilie devrait être démolis ou du moins
occupée par les nôtres. »
Pendant ce colloque , les deux malheu-
reuses sœurs se tenaient immobiles sur leurs
sièges, aussi effrayées maintenant de rester à
Vertbois, au milieu des gens d'armes qu'on
LES FLAVY. ao3
allait y laisser, que de se rendre à Compiègne,
lorsque maître Joseph, saisissant le moment
où sire Georges donnait l'ordre de rapporter
à la ville le corps de lord Hackson, s'approcha
d'elles et leur dit à voix basse :
« Suivez-les ; Compiègne est plus sûr pour
vous. «Puis, se tournant vers le milicien, il le
pria de permettre que Marthe et le sommelier
pussent rester avec lui pour l'aider dans les
soins dont il se trouvait chargé.
a Je n'y vois point d'inconvénient, répon-
dit le bourgeois après avoir jeté un regard
sur les deux vieilles gens.
— Oh! maître Paulet, dit Marthe d'une
voix entrecoupée par les sanglots , qui m'au-
rait dit, quand je vous ai connu tout enfant,
qu'un jour vous viendriez arracher mes jeunes
maîtresses de leur maison? Quel respect, quel
amour votre brave homme de père n'avait-il
pas pour les Flavy ! »
Le prêtre et Marie frémirent en enten-
dant la bonne femme parler sur ce ton à celui
2o4 JLES FLAVY.
que les Anglais eux-mêmes traitaient avec une
si grande considération ; mais le chef des mi-
liciens fixa pendant quelques instants sur Mar-
the des yeux qui n'exprimaient aucun ressen-
timent, et, sans lui répondre un seul mot, il
invita brusquement les deux sœurs à le suivre.
Germaine se leva, et s'adressant à lui d'un ton
solennel : «Au nom de ce père dont Marthe
vous rappelle le souvenir, dit-elle, me jurez-
vous que vous nous conduisez chez votre pa-
rente ?
— Je vous le jure, » répondit le bourgeois
en détournant la tête , comme s'il eût voulu
fuir le regard de celle qui lui parlait.
0 ]Nous sommes prêtes, » reprit Germaine.
Elle couvrit alors sa figure de son voile et passa
le bras de Mariedanslesien. o Faites ici, mon
père , continua-t-elle en serrant la main du
bon prêtre d'une manière très significative ,
faites ici tout ce que je ferais s'il ^m'était pos-
sible de restera votre place. Michel peut vous
seconder. »
LES PLAVY. ao5
En parlant ainsi, Germaine pensait sur-
tout au moyen d'empêcher que son père,
revenant ainsi qu'il l'avait annoncé, ne tombât
à l'improviste au milieu des soldats qui res-
taient. Maître Joseph la comprit si bien qu'il
répondit en regardant le sommelier : « Je
compte sur lui, ma fille; tout sera fait pour le
mieux. Vous pouvez partir en paix. » Alors ,
sire Georges et maître Paulet ayant choisi les
dix hommes à qui l'on confiait la garde de
Vertbois, le reste de la troupe se mit en roule
pour Compiègne, les deux sœurs marchant
entourées par les miliciens.
CHAPITRE XII.
De ceux qu'on reconnaît voir les yeux se baisseï*,
b'aiitres se détourner de peur dé vous blesser.
D'autres nouveau-venus, en secouant leurs têtes.
D'un air indifférent demander qui vous êtes.
Lajiartiise, Jocelyn.
Dans Fe chemin Marie ne cessa point de
verser des larmes. «Bienheureuse notre pau-
vre mère , disait-elle , qui ne nous voit pas
traînées sur la voie publique ainsi que l'on
conduit les criminels ! » Germaine s'efforçait
de rassurer sa timide compagne, et pourtant
LES FtAVY. aÔ7
elle-même n'envisageait qu'en fréraissatit leur
affreuse situation. Quelle confiance pouvait-on
prendre dans cet homme qu'il leur fallait
suivre, et qui désormais, sans doute, allait
disposer de leur sort? Quel appui, quel se-
cours pouvaient-elles espérer des habitants de
Compiègne qui, tremblant sous le joug de fer
des Anglais, craindraient même de manifester
l'attachement qu'ils portaient aux Flavy? De
tous les anciens amis de la famille, plusieurs
avaient fui peut-être , et peut-être aussi quel-
ques-uns, semblables à cet indigne bourgeois
qui prêtait son secours aux oppresseurs de la
France , persécuteraient les filles de l'Arma-
gnac? Elles n'avaient donc d'espoir que dans
la pitié de ces odieux étrangers, dont l'aspect
seul était un supplice. Il fallait vivre au mi-
lieu d'eux, n'entendre que des discours aux-
quels tout Français était tenté de répondre
avec le glaive ! Ces pensées auraient accablé
Germaine , si sa première pensée alors n'a-
vait point été d'adoucir le désespoir de si.
âo8 LES PLAVY.
sœur. Aussi , bien loin de confier ses craintes
à la pauvre enfant , elle cachait sous un front
calme l'angoisse qui déchirait son ârae. « J'ai
bon espoir, Marie, disait-elle, puisqu'ils ne
nous mènent pas en prison et qu'ils ne nous
séparent point. » Mais Marie , efifrayée surtout
de marcher au milieu d'hommes armés, ne
répondait que par des soupirs et des sanglots.
A peine était-on entré dans la ville par la
porte de Pierrefond que l'on fit halte. Sire
Georges et le chef des miliciens s'étant dit
quelques mots , le premier s'approcha des
deux sœurs. « Mon devoir m'oblige à retour-
ner au château sans retard, dit-il, s'adres-
sant principalement à Germaine. Jusqu'au
moment où j'irai vous ofifrir tous mes services ,
je vous remets aux soins de maître Paulet,
à qui je recommande nos belles prisonniè-
res. » Le bourgeois gardant le silence , cette
galante allocution n'obtint aucune réponse;
car Germaine était encore plus efi'rayée du
ton mielleux et des tendres regai-ds de l'An-
tES FLAVY. 209
glaîs que de l'air indifférent et brutal du mi-
licien.
Sir Georges , suivi des Anglais , prit donc
le chemin du château royal qu'on aperce-
vait sur la droite. « Sommes-nous encore fort
loin du lieu où vous nous conduisez?» dit
Germaine à maître Paulet. Car Marie ^ très
fatiguée de la route, après une nuit passée
sans sommeil, s'appuyait sur elle comme ayant
peine à se soutenir.
« Dans quelques instants vous serez chez
ma tante , répondit le bourgeois ; nous lo-
geons près des bords de l'Oise, »
Quoique le chef des miliciens eût fait cette
réponse sans daigner regarder celle qui 'in-
terrogeait , l'accent de sa voix semblait moins
dur qu'il ne l'avait été jusqu'alors. Marie elle-
même en fit aussitôt la remarque, et le dit tout
bas à sa sœur, en l'engageant à continuer la
conversation ; mais , outie que Germaine avait
été obligée de se faire effort pour adresser la
parole ù un être qu'elle méprisait profondé-
I. 14
210 L15S FLAVT.
ment, maître Paulet reprenait sa place en
tête et se remettait en marche.
A peine entrait-on dans la première rue
(ju'il fallait traverser que l'aspect d'une troupe
de milice, conduisant deux femmes, excita la
curiosité générale. De toutes parts on ou-
vrit les fenêtres, ou sortit des boutiques et
des portes pour voir de plus près celles qu'on
jugeait bien être des prisonnières. Marie se
bâta de croiser son voile sur sa Ggure , aiin
d'échapper aux regards de la foule ; Germaine
au contraire rejeta le sien en arrière. « Pour-
quoi te cacher ? dit-elle à sa sœur avec amer-
tume ; je me réjouis au contraire que tous ces
bourgeois, dont les pères ont peut-être mangé
le pain de nos pères, voient où nous a ré-
duites leur lâcheté; car nul n'oserait élever
la voix en faveur des biles d'un Flavy. »
INul ne l'osait en eilèt; mais dès qu'on eut
reconnu les deux sœurs, une respectueuse
pitié se peignit sur toutes les figures. Chacun
s'approchait avec intérêt, demandant timi-
LES FLAVT. 2 I f
dément ce qu'ayaient fiait ces nobles dem'OT-
seHes pour être arrachées de leur manoffr.
« En arrière ! en arrière ! dit maître PauleE
dnne voix haute ;• je réponds d'elles à nos
maîtres. » Et deux Anglais passant dan» ce
moment, hommes et femmes se hâtèrent é&
rentrer chez eux.
« Nos maîtres ! pensa Germaine ; ils ne le
seraient pas sans ce vil Français et ses pa-
reils. » Cette idée redoui)lait encore son aver-
sion pour le chef des miliciens , lorsqu'elle
le vit s'arrêter devant une maison de fort jo-
lie apparence , dont une servante aussitôt ou-
vrit la porte. « Vous pouvez maintenant aller
vous reposer, dit maître Paulet en congé-
diant sa troupe. Ceux qui sont de garde pour
la nuit se rendront ce soir à la maison de
ville comme à l'ordinaire. »
Les bons bourgeois ne se le firent pas dire
deux fois , et tandis que chacun d'eux repre-
nait isolément le chemin de son logis, leur
chef, après avoir fait entrer les deux sœurs ,
2 1 2 LES FLAVY.
referma lui-même la porte avec soin et passa
devant elles, non sans faire, à leur grande
surprise , une légère inclination. Il monta
quelques marches et les introduisit dans un
appartement où tout annonçait l'aisance et
même la richesse. De belles tapisseries de
Beauvais ornaient les murs , des vitrages blancs
relevés de lacs et de chiffres en couleurs rem-
plaçaient aux fenêtres les châssis de toile ci-
rée ; le plancher était recouvert de carreaux
peints , et ces différents ornements, qui pour
l'époque tenaient de la magnificence, répon-
daient à l'élégance de l'ameublement ; car au
lieu des bancs et des escabelles alors en usage
chez les bourgeois, et même chez beaucoup
de nobles, la chambre était garnie de fau-
teuils et de chaises artistement sculptés et re-
couverts de cuirs^ou de serge verte.
En entrant dans un lieu qui ressemblait si
peu au cachot qu'elle avait craint d'habiter,
Marie sentit toutes ses terreurs se dissiper, et
la vue de deux femmes, dont l'aspect n'avait
LES FLAVY. 2 f 3
rien que de rassurant, rendit aussi quelque
confiance à Germaine. L'une de ces femmes
pouvait avoir cinquante ans; l'iiabit de veuve
qu'elle portait faisait contraste avec l'expres-
sion de sa figure ronde et réjouie sur laquelle
il ne restait d'autre trace que celle du rire.
L'autre , âgée de dix-sept ans au plus , était
aussi jolie qu'on peut l'être lorsqn'avec une
taille bien prise, des traits charmants, une
fraîcheur éblouissante , l'ensemble de la per-
sonne n'ofire rien de très distingué. Elle était
vêtue d'une robe verte assez courte , ouverte
et rejetée en châle sur ses épaules , de ma-
nière à laisser voir un élégant corset rose, lacé
jusqu'à sa gorge , que recouvrait modestement
une chemise de fine batiste plissée. Ses che-
veux cendrés , séparés sur le milieu de la
tête, formaient plusieurs nattes retroussées
avec art à la hauteur des oreilles. Enfin, si
cette toilette n'était point un indice certain
de coquetterie , elle annonçait au moins
dans la jeune fille un grand soin de faire res-
a l4 LES FILkYY.
siortir les avantages qu'elle avait reças de 4a
aatirre.
A l'entrée de Richard Pa«let. conduisant
Germaine et Marie , les deux femmes se le-
vèrent. « Tante Marguerite, dit-il à la plus
âgée, je vous amène les filles du seigneur Guil-
laume de Flavy, qui doivent habiter celte mai-
soa et n'en point sortir, mais qu'il nous est
permis de traiter avec tous les égards que l'on
doit à l'infortune.
— Soyez les bienvenues chez nous, dît
la vieille dame en s'empressant d'approcher
des sièges , soyez les bienvenues dans la mai-
son des Paulet ; notre bisaïeul a été affranchi
par un Flavy, et cela sans qu'il eût besoin de
débourser un sou. Grâce à Dieu , ses descen*
dantâ sont là pour payer sa dette autant qu'ils
le peuvent! »
C'est surtout lorsqu'il est tombé dans un
état de dénuement et de dépendance qu'un
être fier est sensible aux témoignages de res-
pect. La réception de dame Marguerite ton-
LESFtAVT. 2l5
cha Germaine au point qu'elle prit la màin de
la bonne femme et la serra dans les siennes
avec autant d'affection que de reconnais-
sance, tout en jetant un regard rapide sur le
chef des miliciens, qui dans ce moment at-
tachait ses yeux sur elle, non plus avec cet air
dur et menaçant qu'il avait montré jusqu'a-
lors, mais avec l'expression d'un intérêt qui
semblait aller jusqu'à l'émotion.
« Que Dieu vous récompense , dit Ger-
maine employant involontairement et sans se
faire effort les termes les plus humbles, que
Dieu vous récompense, ma chère dame, d'ac-
cueillir ainsi deux pauvres orphelines qui
n'ont plus d'espoir que dans votre pitié !
— Ne parlez pas de cette manière, ma
belle demoiselle, répondit Marguerite qui
s'assit près des deux sœurs. Chacun de nous
fera ses efforts pour que vous ne regrettiez
pas Verlbois. Ce cher Verlbois ! que je l'ai vu
brillant dans mon enfance ! Combien de fois
ai- je été danser dans ses cours ou bien admi-
2 1 6 LES FLAVY.
rer toutes les belles choses que le château
renfermait!
— Il ne renferme plus maintenant que des
tombes, dit Germaine. Aujourd'hui, à cette
heure peut-être , on y place notre mère dans
la sienne. » Et Germaine, qui depuis la veille
se refusait les larmes, cessa de les retenir et les
laissa couler sur ses joues.
«La dame de Flavy est-elle morte! » s'é-
cria la bonne femme en joignant les mains.
L'angoisse des deux sœurs ne leur permit
pas de répondre à cette question ; mais dame
Marguerite , poussée par un sentiment cu-
rieux habituel aux personnes vulgaires, allait
sans doute insister pour obtenir quelques dé-
tails, lorsque son neveu, lui frappant douce-
ment sur l'épaule , l'attira dans une embra-
sure de fenêtre et lui parla d'une voix basse
assez longtemps. Tandis qu'il semblait lui
donner difl'érentes instructions, la jeune fille,
restée debout, attachait en silence sur les
deux sœurs des regards où se lisaient une vive
^
LES FLAVY. 2I7
curiosité et une nuance de mécontentement.
Parfois aussi elle regardait le milicien, qui
jusqu'alors n'avait pas semblé la remarquer;
mais dès qu'il eut quitté dame Marguerite il
s'approcha d'elle et lui demanda si Daniel
n'était point venu.
Au nom de Daniel Germaine étonnée re-
leva la tête, espérant apprendre quelle sorte
de rapports pouvait exister entre l'ami des
Anglais et le petit sorcier, qu'elle avait lieu
de croire ami de son père. Son attente fut
trompée ; car, sur la réponse négative de la
jeune fille, Pauiet sortit de la chambre, et
peu d'instants après de la maison, à en juger
par le bruit que fit la porte de la rue qu'on
entendit s'ouvrir et se refermer.
«Allons, allons, Georgette, dit dame Mar-
guerite à la jeune fille dès que son neveu fut
dehors, il faut préparer la chambre verte et
ta chambre pour ces nobles demoiselles. Tant
que nous aurons le plaisir de les garder ici ,
tu coucheras près de moi. »
llS LES PtAVT.
Sur IWdre de céder sa chambre , ordre
qu'elle jugeait bien avoir élé donné par le
maître de la maison, la jeune fille fronça le
«sourcil, puis poussa un léger soupir; mais,
avec une douceur qui semblait former le fond
de son caractère, elle n'en i^pondit pas moins
aussitôt que la chambre verte était toute
prête et qu'elle allait retirer ses effets de la
sienne.
Elle sortait, lorsque Germaine l'arrêta,
et s'adressant à dame Marguerite : « Je vous
Supplie, dit-elle, de ne déranger personne;
une seule chambre nous suffit parfaitement,
car tout notre désir est de n'être pas séparées.
— Eh bien ! dit dame Marguerite en don-
nant un petit soufflet, par manière de badi-
nage , sur la joue vermeille de la jeune fille,
la petite gardera son lit. Je conçois, mes chères
demoiselles, que vous désiriez rester ensem-
ble , quoique à vrai dire nous ne souffrirons
pas que vous passiez toute la journée vis-à-
vis l'une de l'autre , ce qui ne servirait qu'à
LES FLAVT. aig
vous affliger «davantage. Chagrin contre cha-
grin ne vautrieo, comme disait mon pauvre
Phellipot , et l'homme qui pleure doit aller
chercher l'homme qui rit. »
En prononçant ces adages dictés par une
heureuse philosophie, s'ils ne Tétaient point
par une sensibilité bien profonde , l'air pres-
que jovial de dame Marguerite témoignait
a&sez qu'elle les avait toujours mis en prati-
que pour son compte.
« Sainte Vierge 1 continua-t-elle sans re-
prendre haleine, où donc ai-je la tête pour
ne point vous offrir quelques refraîchisse-
ments? Yous devez certainement avoir faim
ou soif. Il y a loin de Vertbois ici , et si vous
êtes venues à pied
— Nous vous rendons grâce, répondit Ger-
maine; quelques instants de repos seulemeat
nous seraient nécessaires , car je crois ma
sœur très faliguée. »
Marie en effet était fort pâle ç cependant
elle ne pkurait plus^ tant l'aspect de gea« et
220 LES FLAVY.
d'objets nouveaux parvient à distraire la jeu-
nesse des peines les plus vives. « A merveille !
dit dame Marguerite; point de gêne, point
de gêne ; je vais vous conduire à votre
chambre, dont j'espère que vous serez con-
tentes. »
Faisant signe alors à Georgette de la suivre,
elle précéda les deux sœurs le long d'un grand
corridor, au bout duquel elle les introduisit
dans une vaste pièce tendue d'une tapisserie
à feuillage et plus richement meublée qu'au-
cune autre partie de la maison.
« Cette chambre , dit-elle en entrant , était
celle de mon pauvre frère et de sa femme.
Depuis la mort de tous deux , mon neveu n'a
jamais permis que personne y mît les pieds,
si ce n'est pour l'entretenir avec soin; et je
ne croyais guère la voir habitée par d'autres
que par Richard lui-même, s'il venait à se
marier.
— Appelez-vous votre neveu Richard ? dit
Germaine intérieurement surprise d'un tel
LES FLAVY. 22 1
respect filial dans un homme qui lui sem-
blait aussi grossier que méchant.
— Je me permets cela, répondit dame
Marguerite en souriant d'un air d'orgueil et
de satisfaction , parce qu'il est le fils de mon
propre frère ; car personne dans Compiègne
ne le nomme autrement que maître Paulet;
beaucoup même le traitent de messire, depuis
qu'il est commandant de la milice et l'un des
douze notables chargés d'administrer la ville .»
Germaine gardant le silence à l'énuméra-
lion de ces litres : «J'espère, reprit la digne
femme, que rien ici ne vous manquera.» Et
tout en disant cela elle soulevait avec un peu
d'affectation une riche aiguière et une tim-
bale en argent posées sur une petite toilette,
objets qu'on pouvait en effet s'étonner de
trouver à cette époque dans la jiiaison d'un
bourgeois.
« Il ne nous manque que les moyens de
répondre à votre bonté , dame Marguerite ,
dit Germaine en lui prenantlamain, à moins
ial tES FLAVT.
qu'une bien vive reconnaissance ne nôws ac-
quitte avec vous.
— Et de reste, et de reste, mesdemoisel-
les. Regardez-vous ici comme chez vous; la
prison n'est pas dure après tout, car, moi qui
vous parle, je ne mets jamais le pied' dehors
que pour aller entendre la messe à Saint-
Jacques ou à Saint-Antoine, les dimanches et
fêtes ; ainsi vous pouvez compter sur moi pour
vous tenir compagnie. Maintenant je vous
laisse^ je vais m'occuper du dîner ; je veux
que vous le trouviez bon. Nous dînons à onze
heures précises.
— Depuis deux jours, répondit Germaine,
j'ai cessé de compter mes tristes heures; j'i-
gnore à laquelle nous sommes maintenant.
— Mais je n'en sais trop rien non plus ,
dit dame Marguerite en se retournant vers
la jeune fille qui restait immobile à quel-
que distance , les yeux constamment fixés
sur les deux sœurs, et principalement sur
Germaine. Eh bien! Georgette, poursuivit-
LE» ELAVY. aa^
elle, qu'as-tu donc fait de la langue aujour-
d'hui? Toi qui babilles souvent plus qu'il ne
faudrait, ne peux-tu dire quelle heure il est
quand on le demande ?
— Neuf heures viennent de sonner à la
maison de ville, répondit Georgette.
— Ainsi, mes belles demoiselles, il vous
reste deux bonnes heures pour vous reposer.
Si vous m'en croyez, vous vous jetterez sur
votre lit et vous ferez un petit somme ; rien
ne remet le corps et l'esprit comme le som-
meil 'y moi qui vous parle, dès que j'ai du cha-
grin, je dors. Au reste, si vous désirez quel-
que chose, il suffit que vous appeliez sur la
porte ; vous êtes sûres d'être entendues de
Georgette ou de moi. »
En achevant ces mots, elle salua d'un air
aussi respectueux que bienveillant, et sortit
de la chambre suivie de la jeune fille.
Le premier mouvement des deux sœurs,
aussitôt qu'où les eut laissées seules, fut de
se jeter dans les bras l'une de l'autre. « Ger-
224 lES FIAVY.
maine, dit Marie, le ciel semble avoir pitié de
nous; je le promets maintenant de montrer
autant de courage que toi. »
Germaine la serra sur son cœur sans ré-
pondre ; car elle ne voulait lui faire partager
ni ses craintes ni sa douleur. Une vive imasi-
nation, une raison plus mûre et de cruels
souvenirs ne lui permettaient pas de s'aban-
donner, comme Marie, à l'heureuse confiance
du jeune âge dans l'avenir. Les jours qui
allaient suivre un aussi triste jour lui sem-
blaient devoir ajouter encore à son malheur.
Au souvenir de son infortunée mère, aux
alarmes qu'elle éprouvait sur le sort du sire
de Flavy, se joignait l'horreur de se trouver à
la merci des Anglais ou de i'iiomme qui leur
était tout dévoué . et cela sans entrevoir au-
cun terme à cette situation, plus odieuse pour
elle peut-être que la mort. Cependant elle
parvint à se contraindre, ^à éloigner tant de ré-
flexions funestes, et, s'asseyant d'un air calme,
elle sourit à Marie en l'attirant près d'elle.
LES FLAVY. aaÔ
«J'espère comme toi, dit -elle, que la
bonté de dame Marguerite nous sera d'un
grand secours. Faisons tout pour conserver
la bienveillance de cette digne femme; car
nous avons besoin de protection , grand be-
soin, ajoula-t-elle en retenant une larme
prête à couler.
— Puisqu'ils ne nous ont pas séparées, ré-
pliqua Marie, je n'ai plus peur; tu sais si bien
tout ce qu'il faut dire à ces mauvais hommes
pour les toucher ! »
Jamais, en effet, ce charme qui prend sa
source dans l'âme, et qui s'attachait au
moindre geste, au moindre mot de Germaine,
n'avait autant frappé l'aimable enfant que
dans celle journée, où, suspendue au bras
de sa sœur, elle n'aurait point échangé ce
secours contre celui du bras le plus vaillant.
« Notre pauvre mère avait bien raison, pour-
suivit-elle, de nous répétersans cesse : Laissez
parler Germaine, laissez faire Germaine ; car
aujourd'hui, sans toi, qu'allions-uous devenir?
«• 15
âa6 £E8 FLAVT.
Mais tu les as tous désarioés j sire Georges lui-
même, malgré su colère, ne te regardait plus
q^'^vec admiration. »
Au ûoui de sire Georges Germaine tres-
saillit. Bien loin que les regards de l'Anglais
lui eussent échappé , peut-être étaient-ils
l'objet de ses plus vives inquiétudes. Cet
homme , jeune et léger, au pouvoir duquel
elle se trouvait, était passé trop vite du res-
sentiment à la bienveillance pour qu'elle n'en
fût point effrayée, et pour qu'elle ne préfé-
rât pas cent fois sa colère aux. intentions ga-
lantes qu'il venait de témoigner. Ne pouvant
toutefois faire part de ses craintes à sa jeune
sœur : «Nous devons peu compter sur l'appui
d^ sire Georges, répondit-elle simplement ; je
n'ai d'espoir ici que dans les deux femmes
que nous venons de voir, et, si tu m'en crois,
tu feras tes efforts pour obtenir l'amitié de la
fille de la maison ; je la crois à peu près de
ton âge...
— J'ai cru m'apercevoir, interrompit Marie
LES FLAVY. 2^'J
que cette jeune fille ne nous voit pas arriver
avec plaisir.
— Je le pense aussi, reprit Germaine,
mais c'est à nous de faire les avances. Peut-
être est-elle repoussée par l'idée que nous
sommes de grandes dames. Hélas! toutes
grandeurs sont aujourd'hui bien loin des
Flavy ! »
GerQiaine ne put prononcer ce nom sans
qu'il éveillât dans son âme le souvenir de
celui qui le portait aussi, de celui dont l'i-
mage trop chère se mêlait à toutes ses peines,
et qu'embellissait encore à ses yeux l'aver-
sion que lui inspiraient sire Georges et le
commandant de la milice. Elle se plaisait à
comparer Regnault au chevalier anglais, au
jeune bourgeois; mais bientôt, comme si
Marie eût pu lire dans sa pensée, sentant une
vive rougeur colorer ses joues, elle se leva et
se mit à marcher dans la chambre.
Tandis qu'elle essayait ainsi d*éloi«ner une
idée trop chère, ses yeux se portèrent par
228 LES FLAVY.
hasard sur un tableau suspendu à la muraille.
Il représentait un homme d'une cinquantaine
d'années à peu près, dont les vêtements mo-
destes annonçaient un bourgeois. La ressem-
blance de ce personnage avec Richard Paulet
était si frappante que Germaine recula de
quelques pas, et fit involontairement une
exclamation qui attira Marie aussitôt. Celle-
ci ayant à son tour regardé le tableau : a Si ce
méchant milicien, dit-elle, n'était pas un
jeune homme, je croirais voir son portrait; il
faut que ce soit celui de son père. Mais qu'y
a-t-ild'écritsurle cadre? as-tu lu, Germaine?»
Car Marie, durant le peu de jours tranquilles
qu'elle avait passés dans sa courte vie, avait
préféré les amusements de son âge à l'étude,
et, n'ayant point profité comme sa sœur de la
bonne volonté de maître Joseph, elle ne sa-
vait pas lire.
Germaine, distinguant en effet quelques
caractères très fins, tracés à l'encre rouge,
s'approcha , et lut tout haut : N'oublie pas
LES PLAVT. 52 9
le vingt-huit juillet quatorze cent dix-neuf.
• Quatorze cent dix-neuf! répéta Marie;
cela se rapporte à plus de dix ans , ajouta-t-
elle.
— Quelque détail de famille sans doute , «
répliqua Germaine. Tout en disant cela,
elle s'éloigna lentement du tableau, sans
pourtant en détacher ses regards ; car tout
ce qui portait l'empreinte du mystère avait
un grand empire sur son imagination. D'ail-
leurs, comme il lui fallait vivre, et vivre dans
un état de dépendance, au milieu de person-
nes aveclesquelles,à cette époque, les femmes
de sa classe n'avaient jamais de rapport, rien de
ce qui pouvait l'éclairer sur la manière d'être
et de penser des bourgeois ne lui semblait
lout-à-fait indifférent. Elle avait déjà remar-
qué, quel que fût son ressentiment contre
Paulet, que cet homme était au-dessus du
vulgaire ; peut-être même lui aurait-elle su
gré de traiter aussi bien des prisonnières sans
l'idée qu'il ne faisait qu'exécuter les ordres
a3o LES FLAVY.
de sire Georges, idée qui rendait son mépris
pour lui égal à l'effroi que lui inspirait l'An-
glais.
En dépit de ce sentiment néanmoins, séS-
regards se reportèrent plus d'une fois sur le
portrait du vieux bourgeois pendant le cours
de l'entretien qui suivit, mais qui se prolon-
gea peu, attendu que Marie, accablée de
fatigue, ayant posé sa tête sur les genotiî de
sa sœur, s'endormit bientôt profondément.
Quant à Germaine, elle était loin de croire
que le sommeil pût approcher de ses yeux ,
tant une foule de pensées déchirantes assié-
geaient son esprit ! Tanlôt elle se représentait
son père rentrant à Yertbois pour tomber
entre les mains des Anglais; tantôt elle re-
voyait sa malheureuse aïeule, baignée dans
son sang, attacher sur elle des yeux éteints
par la mort. Puis elle repassait dans sa mé-
moire tous les malheurs, tous les dangers que
le sort avait déjà accumulés sur sa jeune
existence, et se demandait pourquoi Dieu
l'avaîl fftif naître? Lé sollTenî^ de Begnault
venait-il traverser d'aussi doutouretises émo-
tions, ce souvenir luJ-mêtné était encore titiè
douleur. Séparée de son cOusîn pour long-
temps safli doute, ne la révéi-rait-il pas avéô
indifférence? hélas! la reVêrraît-il jamaîà? A
cette idée, la plus cruelle peut-être, les yeux
de Germaine se remplissaient de larmes. Elle
les essuyait avec son voile pour les empêcher
de tomber sur cetle figure d'ange qui repo-
sait près d'elle, souriant par moment à quel-
que songe fortuné. «Dors, dors, chère petite,
dit-elle en regardant Marie avec une ten-
dresse inexprimable. Puisse le ciel répandre
sur ta tête ce bonheur que l'on dit exister,
mais que je n'ai jamais connu ! Que Dieu te
donne ma part, Marie, et je ne me plaindrai
plus! »
L'âme tout entière de l'aimable fille fut
bientôt comme absorbée par ce doux et noble
sentiment qui transporte notre existence dans
l'existence d'un autre. Une jouissance, une
232 LES FLAVT.
impression consolante vint éloigner le déses-
poir, et comme les besoins de la nature re-
prennent aisément leurs droits sur la jeunesse,
Germaine , les yeux fixés sur sa sœur, ne
tarda pas à tomber dans un sommeil qui
suspendit toutes ses peines.
CHAPITRE XIII.
... Le glaive se promène ;
Plus de respect pour l'âge ; une foule inhumaine
Égorge le vieillard qui se traîne au tombeau
Et l'enfant malheureux couché dans son berceau*
Legouté, trad. de ta Pharsate,
A. peine onze heures étaient-elles sonnées
que dame Marguerite vint elle-même cher-
cher les deux sœurs pour les conduire dans
la grande salle où se prenaient les repas. Une
grande table y était dressée, couverte de mets
en telle abondance qu'ils auraient pu suffire
largement à satisfaire l'appétit de vingt con-
vives. A la surprise comme à la satisfaction de
Germaine, cependant, il ne se présenta pour
a54 lES FLAVY.
consommer ce surcroît de nourriture que
deux grosses servantes , dont l'une avait sans
doute confectionné cette œuvre culinaire, vu
qu'elle ne prit place au bas bout de la table,
près de sa compagne, qu'après avoir apporté
et posé le dernier plat.
a Richard ne vient point dîner aujourd'hui,
dit dame Marguerite dès qu'elle eut fait as-
seoir les deux sœurs entre lesquelles elle se
plaça. Le pauvre garçon a tant d'occupations
qu'il trouve â peine le tempà de manger et de
dormir.
— Votre neveu loge chez vous, à ce qu'il me
semble? lui demanda Germaine.
— On plutôt nous logeons chez lui, répoa-
dit-elle en servant à ses voisines une énorme
quantité de potage, dont Germaine et Marie
mangèrent quelques cuillerées. Le teuipsn'est
plus où MargueritePhellipot avait un chez soi,
quoiqu'à vrai dire, ajouta-t-elle gaîraent, au-
tant que la maison d'autrui peut être la nôtre,
celle d&£.icliard est la mienne, j'ordonne ici;
LES FiAvY. a35
je coupe , je tranche sans qu'il se soit jamais
avisé d'y trouver un mol à dire ; et c'est tout
simple ; vous sentez bien qu'un jeune homme
s'enlend à tenir un ménage comme moi à tirer
les canons qu'on vient de placer sur nos rem-
parts; il est donc bien heureux qu'une femme
de tête s'en charge pour lui. Une petite goutte
de ce vin, mes belles demoiselles? je vous
réponds qu'il remet le cœur. Il est presque
aussi vieux que vous ; aussi je n'en donne pas
à tout le monde. Allons, passez-moi vos tasses,
vous autres, » continua-t-elle , en s'adressant
aux deux servantes. Dès que, par complai-
sance, Germaine et Marie eurent mouillé leurs
lèvres de cette boisson dont elles n'avaient
point l'habitude: «Je régale tout le monde
aujourd'hui pour fêter l'arrivée des arrière-
petites-filles d'Eustache de Flavy chez Richard
Paulet. Atoi, d'abord, Georgette!
— Vous savez bien, ma tante, dit celle-ci >
que je ne bois jamais de vin.
■—Aussi vouiais-je te faire faire un extraor*
236 lES ?LAVT.
dinaire , mais libre à toi de me refuser. Je ne
suis pas embarrassée de placer ma marchan-
dise. >
A ces mots, les deux servantes, en dépit du
respect que leur imposait la présence de no-
bles dames, poussèrent un gros rire dont
toute la salle retentit, et chacune d'elles avala
d'un seul trait la portion qui lui fut versée.
< Ce vin était dans la cave, reprit dame
Marguerite, du vivant de mon pauvre frère ;
depuis, je crois qu'il n'en est guère entré de
pareil en France, car il n'est plus question
de commercer avec ses voisins ; le Bourgui-
gnon consomme ses récoltes comme nous
consommons les nôtres quand les hommes
d'armes nous les laissent sur pied. Rien ne sort
sans les plus grands risques d'une province,
d'une ville, d'un enclos. On prétend que nos
pères on vu les routes couvertes de chariots
qui transportaient les denrées à de longues
distances ; aujourd'hui , c'est en tremblant
qu'un malheureux paysan charge quelques
LES FLAVT. 237
choux sur un âne pour les porter à un quart
de lieue de son champ. Que de mal, mes
chères demoiselles, que de mal se font les
hommes!
— Grâce au ciel, du moins, dit Germaine,
vous ne me paraissez point souffrir de la mi-
sère générale! cette maison...
— Cette maison sera peut-être démolie ou
hrûlée demain, interrompit dame Marguerite
en se versant à boire d'un air tranquille. Ce
ne serait pas la première fois que je coucherais
dans la rue ayant couché la veille dans un bon
lit; aussi n'avons-nous rien de mieux à faire
que de profiter des bons jours que Dieu veut
bien nous accorder et de prendre courage
quand arrivent les mauvais. Un petit morceau
de cette oie farcie , mes belles demoiselles ,
je la crois bonne. Si le petit Daniel était venu
dîner, il n'en aurait pas laissé sa part aux
chiens, car c'est son plat favori.
— Ce Daniel ne s'occupe-t-il pas de magie
blanche? demanda Germaine.
a 58 lES FIAVTf.
— S'il s'en occupe, sainte Vierge! je croîs
qu'il en remontrerait à celui qui a inventé
la science. Il lit dans les étoiles aussi facile-
ment que j'enfile une aiguille.
— Et cela le conduit?... dit Germaine.
' — Gela le conduit à savoir tout ce qui se
passe sur la terre^ comme nous savons main-
tenant ce qui se passe dans cette chambre; à
deviner, s'il lui plaît, votre pensée la plus se-
crète ; et pour peu qu'il consente à regarder
dans un certain gros livre , il va vous prédire
au plus juste ce qui doit vous arriver dans
l'année. Georgette en sait quelques nou-
velles, » ajouta-t-elle d'un air malin.
La jeune fille devint rouge comme du feu,
en jetant sur sa tante un regard suppliant.
a Non , non, reprit dame Marguerite , sois
tranquille, je ne dirai pas ce qu'il t'a pré-
dit ; il suffit que tout jusqu'ici justifie sa pré-
diction.
— Un pareil homme doit être bien souvent
consulté , » dit Germaine, ne pouvant malgré
LES FLAVY. aSg
ses chagrins retenir un' léger sourire; car
son bon sens naturel, joint à divers discours
de maître Joseph , lui laissait peu de cré-
dulité.
t S'il consentait à faire usage de son gri-
moire pour tout le monde , répondit dame
Marguerite, il gagnerait plus d'argent qu'il
n'est gros ; mais la crainte que l'on ne con-
fonde sa science avec la sorcellerie fait qu'il
n'aime pas à s'expliquer sur l'avenir. Je l'ai
tourmenté plus d'un an avant d'obtenir l'ho-
roscope de Georgette. Il a beau faire cepen-
dant, il ne peut empêcher que beaucoup de
gens de Compiègue ne l'appellent toujours le
petit sorcier, et vous soutiennent bêtement
qu'il est aidé par le diable, tandis que le
pauvre homme est aussi bon chrétien que
vous et mpi. Ceux qui n'ont pas appris la ma-
gie blanche, il est vrai, ne peuvent pas com-
prendre les prodiges qu'il fait tous les jours ;
mais depuis dix ans que notre horloge est
posée sur la maison de ville, je ne comprends
a4o lES FIAVT.
pas non plus comment elle sonne les heures;
irai-je dire pour cela que c'est le diable qui
la fait marcher ? »
En parlant ainsi , dame Marguerite dirigeait
principalement ses regards sur les deux ser-
vantes , qu'elle savait sans doute être au nom-
bre de ceux qui croyaient le petit Daniel en
rapports habituels avec l'enfer. Néanmoins,
quelle que fût la justesse du raisonnement
qu'elle venait d'employer pour convaincre les
esprits moins forts que le sien, il est probable
que l'opinion des deux grosses filles resta pré-
cisément la même.
Dès que dame Marguerite s'aperçut que
Germaine et Marie, en dépit de ses instances,
ne mangeaient plus rien, elle se leva de table,
et les deux sœurs, dans la crainte de la déso-
bliger, la suivirent, ainsi que sa nièce, dans la
salle où elles avaient été reçues le matin,
quoique toutes deux eussent préféré se reti-
rer tant elles se sentaient hors d'état de sou-
tenir la conversation. Heureusement, leur
LESFLAVY. nfn
secours à cet égard était presque inutile à la
bonne daine, que le ciel avait douée plus que
personne au monde de la faculté de parler
vite et longtemps.
« Allons, allons, mes chères demoiselles,
leur dit-elle quand on se fut assis autour d'une
table sur laquelle se trouvaient différents ou-
vrages à l'aiguille, du courage, de la force
d'âme. Qui de nous n'en a pas besoin dans le
temps où nous vivons? Si vous me citiez un
seul être en France qui, depuis trente ans, ^
ait passé six mois sans perdre un parent, un
ami, sa fortune ou sa vie, je vous permettrais
de vous abandonner à votre douleur; mais
quand notre sort est le sort de tous , que
voulez-vous?
— Avez-vous donc aussi éprouvé de grands
malheurs? dit Germaine dont les regards sur-
pris s'attachaient sur la figure joviale de son
hôtesse.
— Demaudez-moi plutôt quel malheur je
n'ai pas éprouvé , répondit dame Marguerite
I. 16
2/^7. lES FLAVT.
en levant les yeux au ciel, sans que pourtant
aucun de ses traits pût se soumettre à pren-
dre l'expression de la tristesse. De sept en-
fants que nous étions, je reste seule aujour-
d'hui ; tous les autres ont péri ou par le fer
ou par le feu, à l'exception d'une de mes
sœurs, la mère de celte pauvre enfant, conti-
nua-t-elle en montrant Georgette , qui est
morte naturellement ainsi que son mari, ne
laissant pour toute fortune qu'un Christ que
je n'ai jamais pu parvenir à vendre.
— Un Christ ! dit Germaine que ce babil
commençait à distraire, en dépit de tout,
— Un Christ superbe, à la vérité , un des
plus magnifiques tableaux qu'on puisse voir.
Mon beau-fière était le premier peintre de
Noyon, et, selon lui, qui devait s'y connaître,
le premier peintre de la France ; aussi n'a-t-îi
jamais voulu s'abaisser à gagner son pain et
celui de sa famille en peignant des petites fi-
gures d'un pouce, de deux pouces, ou des
enluminures sur vélin. Il n'a fait dans sa vie
LES FLAVY. 243
que trois tableaux , dont le moins grand ne
tiendrait pas dans celte chambre.
— Ainsi vous avez servi de mère à cette jo-
lie personne? dit Germaine en regardant
Georgette qui travaillait à quelque distance
de la table sans paraître écouter la conver-
sation.
— Cettej'olie personne, puisqu'il vous plaît
de l'appeler ainsi, ma belle demoiselle, n'a-
vait pas trois ans quand je l'ai été ciiercher à
Noyon, dans l'hospice, ajouta dame Margue-
rite en baissant la voix, pour l'amener à Paris.
Qui a {)arent a logement, comme disait tou-
jours mon père ; et, grâce à t)ieu, j'avais en-
core alors un chez moi, où l'entant de ma
sœur n'était pas de trop. Aussitôt après mon
mariage avec Jérôme Phellipot, nous avions
été nous établir dans une des plus belles bou-
tiques de la halle au linge, et mon cher Jé-
rôme était si actif, si entendu, que notre
commercé prospérait en dépit du malheur
des temps. Outre que nous fournissions les
244 I-ES FLAVY.
plus riches maisons de Paris, les affaires avec
le passant allaient encore tant bien que mai
dans les moments où nous pouvions ouvrir
notre boutique.
— Et qui vous forçait à la fermer? de-
manda Germaine.
— Qui? la peurde voir emporter nos belles
toiles de Cambrai sans avoir la peine de les
auner. Ne fallait-il pas se barricader chez soi
pour sauver sa marchandise chaque fois que
Paris changeait de maître et que les soldats
entraient en criant : Tuez tout! tuez tout!
ou chaque fois que l'on s'égorgeait dans les
rues, que le menu peuple se soulevait, qu'il
enfonçait les prisons pour massacrer les pri-
sonniers, qu'il pillait les boutiques, et mille
autres choses de ce genre?
— Comment pouviez-vous vivre ainsi? dit
Germaine en joignant les mains.
— Eh ! dans quel endroit de la France vi-
vait-on autrement? répondit dame Marguerite.
Depuis que cette horrible guerre est com-
LES FLAVY. 245
mencée, n'a-t-on pas vu les hommes se con-
duire comme des loups qui se dévorent entre
eux?
— Il n'est que trop vrai, reprit Germaine.
Cependant je pensais que dans Paris, et à
l'époque dont vous parlez, le roi Charles VI,
que l'on disait être si bon, avait des gens
d'armes pour protéger les habitants.
— Il avait des gens d'armes, il n'en avait
que trop, répliqua dame Marguerite ; car c'é-
taient eux qui nous faisaient payer les taxes,
et Dieu sait combien de taxes! Mais ces gens
d'armes obéissaient tantôt au duc de Bour-
gogne, tantôt au connétable, à qui le pauvre
roi était bien obligé d'obéir lui-même. On s'est
disputé ce malheureux prince et son royaume
pendant vingt ans, ma chère demoiselle, jus-
qu'au jour où l'Anglais a tout pris pour nous
mettre d'accord.
— Jour d'infortune et de honte ! dit Ger-
maine en levant les yeux au ciel.
— Pour mon compte, continua dame Mar-
2/^6 LES î-L^VT-
guérite, je n'avais plus rien à perdre quand les
Anglais sont arrivés. Précisément dans la pre-
mière année de mon veuvage, les Armagnacs
avaient pillé les toiles chez tous les marchands
de Paris, sous prétexte de faire des tentes et
des pavillons au roi*^. Ce fut une triste mati-
née que celle où je vis dégarnir de fond en
comhle une boutique si bien achalandée, où
je vis emporter par ces brigands tout ce que
je possédais daps le monde ! Et pourtant je
remerciai Dieu d'avoir permis que mon pau-
vre mari, puisqu'il devait mourir, fût mort à
temps pour n'être pas témoin de notre ruine.
Ce cher Jérôme tenait à son avoir; il s'était
donné tant de peine pour acquérir notre pe-
tite fortune! et puis il était fier, voyez -vous;
quand il se serait vu sans argent, sans pain,
sans asile...
(f) Le Bourgeois de Paris, dans son journal, parle de ce pil-
lage, qui eut lieu en 1418, el prélend qu'au fondées toiles étaient
destinées à faire des sacs pour noyer les femmes du parti bour-
guignon.
LES FLAVT. ^47
— Mais vous-même , que devîntes-vous ?
inleiTompil Germaine avec un vif intérêt.
— OIj ! pour moi, je ne perdis pas le temps
à me désespérer, ma belle demoiselle. A quoi
bon? Il ne me restait qu'un frère; mais c'é-
tait justement celui qui avait fait de si bonnes
affaires dans le commerce de bois qu'on l'ap-
pelait à Compiègne le riche Paulet. Il man-
geait, comme on dit, à deux râleliers; car il
chargeait peut-être chaque mois dix bateaux
surl'Oise pour fournir sa bûcherie de la porte
Saint-Antoine, une des mieux achalandées de
Paris, comme elle l'est encore aujourd'hui
qti'elle appartient à Richard. Je pris Geor-
gette d'une main, un paquet de hardes de
l'autre, et je me rendis à la bûcherie dont je
vous parle. Le bonheur voulut que Paulet fût
à la ville. «Me voilà, lui dis-je en entrant. On
vient de piller les marchands de toiles; il faut
maintenant que tu nourrisses la petite et moi
jusqu'au jour oii l'on pillera les marchands de
bois.— Soiit, répondit mon frère ; il y a encore
248 lES FLÀVY.
ici du pain pour tous.» Il me laissa le choix de
vivre à Paris ou à Compiègne. Je choisis Pa-
ris, parce que là je pouvais lui être utile pen-
dant ses absences, et je puis dire, sans nie
vanter, qu'il ne s'est pas mal trouvé pour son
commerce de mon séjour chez lui. Ses ser-
vantes, ses garçons étaient autrement surveil-
lés, vous sentez bien. Je m'étais mise à la tête
de tout; j'aurais bien défié qu'on eût pu lui
faire tort d'un coterêt. Aussi c'était une
grande joie pour moi de l'entendre me dire,
quand nous faisions nos comptes : « Garde
donc de l'argent pour toi, sœur Marguerite;
ne le gagnes-tu pas comme moi ? Il est juste
que nous partagions. » Hélas! le pauvre cher
frère me l'a dit encore huit jours avant de
mourir , au dernier voyage qu'il a fait à
Paris.
— Il est donc mort à Compiègne? dît Ger-
maine.
— Plût à Dieu qu'il fût resté à Compiègne,
répondit dame Marguerite, il vivrait encore ! n
LES FLAVY. ^49
Après avoir dit ces mots qu'elle accompagna
d'un profond soupir, la bonne dame garda le
silence en affectant je ne sais quel air mysté-
rieux.
Quel que fût l'intérêt avec lequel les deux
sœurs écoutaient des récits tout nouveaux
pour elles, Germaine était trop discrète pour
faire une seconde question à dame Margue-
rite; mais dame Marguerite elle-même ne put
se résoudre à laisser échapper la jouissance
d'adresser la parole à un auditoire attentif,
jouissance dont, grâce à sa loquacité habi-
tuelle, la bonne femme était souvent privée.
Elle reprit donc d'une voix plus basse :
«Pourvu que vous me promettiez, mes no-
bles demoiselles , de ne jamais parler ni de
mon frère ni de sa mort devant mon neveu
Richard, je vous dirai comment les Anglais
l'ont tué.
— Les Anglais l'ont tué ! s'écria Germaine
en frappant ses mains l'une contre l'autre, et
vous le cachez à votre neveu ?
îiSo LES FLAVY,
— Il ne le sait que trop, répondit dame
Marguerite.
— Il le sait ! B dit Germaine. Et l'expres-
sion du plus profond méprisse peignit sur son
beau visage, tandis que dame Marguerite, sans
remarquer l'effet qu'avaient produit ses der-
nières paroles, se pressait d'entamer le récit
de l'événement.
«Vous saurez donc, mes belles demoiselles,
dit-elle, que les Anglais, sans être encore les
maîtres de la France comme ils le sont devenus
depuis, du consentement de notre pauvre roi
Charles VI, avaient déjà fait bien des con-
quêtes; ils étaient solidement établis dans la
Normandie et s'avançaient grand train vers
Paris. Au mois de juillet i4f9 (car je n'ai ja-
mais oublié celte date-là), comme les Arma-
gnacs et les Bourguignons venaient de signer
la paix entre eux pour la dixième fois, je crois,
mon frère voulut profiter de ce petit moment
4e rénit, qui permettait de voyager un peu
plus sûrement, pour aller réclamer d'un mar-
LES FLAVY. iSl
cliand de Pontoise une forte somme qui lui
çtait due. Son fils Richard, qui avait à peine
dix-neuf ans alors, voulait l'accompagner.
Combien de fois, mon Dieu! ai-je songé qu'en
refusant d'y consentir il avait sauvé la vie du
pauvre jeune homme. I! partit seul. Le matin
du jour qu'il nous avait fixé pour son retour,
nous revenions de l'église, mon neveu et moi ;
car on chômait ce jour-là la fête de saint
Germain. Voilà que nous trouvons tout notre
quartier en émoi. Le peuple, les bourgeois
couraient dans les rues comme des fous, en
criant : « Ils viennent par la porte Saint -Denis !
quel malheur ! quel malheur ! » et mille autres
cris que je ne pouvais distinguer. « Dieu nous
soit en aide ! dis-je, la paix est encore une fois
rompue. » Mais je n'avais pas achevé ces pa-
roles que Richard quitte mon bras. «Ils par-
lent de Pontoise ! des Anglais ! » s'écrie-l-il,et
il s'élance si vite que je le perds de vue en
un instant. Je vous demande si, sur ce noni
de Pontoise, je me ipis à courir aussi du côté
202 LES FLAVy.
OÙ se portait la foule? J'arrivai toute hors
d'haleine près des remparts. Sainte Vierge !
quel spectacle ! quel triste spectacle ! Figu-
rez-vous plus de six mille malheureux, les
uns blessés, les autres dépouillés de leurs vê-
tements, si bien que plusieurs femmes n'a-
vaient plus sur elles qu'une misérable chemise,
et tous poussant des cris et des gémissements
à fendre le cœur. On en voyait qui gisaient
sur la terre sans avoir la force de se relever ;
d'autres qui se traînaient encore, portant des
enfants sur leurs bras ou dans des hottes ;
d'autres qui se pâmaient de désespoir, qui
tombaient de fatigue, de chaleur, de faim, si
faibles, si pales , si déconfortés qu'ils sem-
blaient plutôt des morts que des vivants. Je
m'approchai d'une pauvre mère qui, toute en
larmes, demandait un morceau de pain pour
le petit garçon qu'elle tenait sur ses genoux.
Je l'interrogeai en tremblant. Hélas! mes
chères demoiselles, tous ces malheureux ve-
naient de Pontoise ; la ville avait été surprise
LES FLAVY. ^53
le matin même par les Anglais. Le pillage, le
massacre duraient depuis le lever du soleil, et
mon frère, mon malheureux frère était là!
— Et pourquoi, mon Dieu! ne pas s'en-
fuir avec les autres? s écria Germaine toujours
prompte à s'émouvoir de pitié pour une vic-
time des Anglais.
— Il s'en faut bien que tout le monde ait
pu s'enfuir, reprit dame Marguerite. Aussi le
seigneur de l'Isle-Adam répondra-t-il devant
Dieu de tant de gens qui ont péri dans cette
journée, puisqu'il commandait dans la ville et
qu'elle a été prise faute de guet. Il fut réveillé
au point du jour en entendant crier : « Saint
Georges! saint Georges! ville gagnée! » Il
monta aussitôt à cheval avec son monde ; mais
il trouva les Anglais déjà entrés en si grand
nombre qu'il n'eut que le temps de se faire
ouvrir la porte devers Paris et de s'échapper
avec ses gens d'armes et ceux des bourgeois
que l'on put avertir en toute hâte. Mon ne-
veu et moi, après avoir parcouru cette foule
^54 LÉS FtAvt.
de malheureux sans y trouver celui que nous
cherchions , après avoir demandé vainement
si personne n'avait nouvelle de Paulet de
Corapiègiie, nous fûmes trop sûrs que mon
pauvre frère n'était pas sorti avec la troupe.
«Tante, me dit Richard, nous n'apprendrons
plus rien ici, retournons au logis; je veux al-
ler moi-même à Pontoise.» Si vous connaissiez
Richard, mes nobles demoiselles, vous sau-
riez qu'il serait plus facile d'arrêter le cours
de l'Oise que de le faire changer de résolu-
tion, et dès sa plus grande jeunesse il était
ainsi. Il était donc bien inutile de le tour-
menter par mes prières, surtout dans l'état où
je le voyais. Le pauvre garçon était pâle comme
un mort; ses lèvres tremblaient, ses yeux
avaient quelque chose d'égaré, et pourtant il
ne versait pas une larme; mais depuis ce mo-
ment je crois qu'on ne l'a plus vu rire, quoi-
qu'il y ait de cela dix ans. »
A cet endroit du récit de dame Marguerite,
un profond soupir s'étant fait entendre, Ger-
LES FIAVT. «55
maine tourna la tête et vit la jeune fille, aussi
pâle que celui dont on parlait , tellement ab-
sorbée par l'attention qu'elle prêtait aux dis-
cours de sa tante que son ouvrage venait de
tomber à terre sans qu'elle s'en aperçût.
Tout entière à sa narration néanmoins,
dame Marguerite ne remarqua rien de Teflet
qu'elle produisait et ne la suspendit pas un
seul instant. « Nous emmenâmes chez nous,
conlinua-t-elle, deux de ces pauvres gens.
Pendant la route ils nous racontèrent toutes
les cruautés queles Anglais avaient déjà com-
mises dans Pontoise avant leur départ. Vous
jugez de ce que devait souffrir Richard ! Il
pressait le pas sans prononcer une parole , et,
dès que nous fûmes arrivés à la maison, il ne
se donna que le temps de seller un cheval,
de ra'embrasser, d'embrasser Georgette, qui
pleurait bien fort, toute petite qu'elle était;
puis , après m'avoir recommandé d'avoir
grand soin de nos malheureux hôtes, je le vis
partir pour ce lieu de désolation, comme cinq
u>
256 LES FLAVY.
jours avant j'avais vu partir son pauvre père.
— Mais du moins vous avez revu votre ne-
veu ! dit Marie.
— Grâce au ciel ! répondit la bonne femme,
mais longtemps, bien longtemps après. Pen-
dant plus d'une semaine d'abord je n'en eus
aucune nouvelle. Enfin je vis arriver un des
garçons de Compiègne qui m'apportait une
lettre ; car il faut vous dire que Richard écrit
comme un clerc; mon frère n'avait regardé à
rien pour son éducation. Je l'ai encore cette
lettre , mes chères demoiselles. Quoique je
n'aie pu l'entendre lire qu'une fois par un
prêtre habitué de Saint-Gervais, qui a eu la
complaisance de me la <iéchiffrer, je ne l'en
ai pas moins conservée précieusement.
— Germaine sait lire, » dit Marie.
A l'annonce d'un savoir aussi surprenant
dans une femme, dame Marguerite regarda
Germaine d'un air ébahi, et, se levant, elle
alla prendre dans un petit coffre d'ébène un
morceau de parchemin plié avec soin, quiren-
LES FLAVY. 267
fermait la lettre que Germaine lut tout haut.
« Chère tante,
0 Priez pour lui! je n'ai revu que son ca-
davre à une demi-lieue de Pontoise , sur la
route. Et sachez que les Anglais l'avaient reçu
à rançon, lui dixième! qu'après avoir touché
leur somme ils l'avaient laissé sortir de la ville
avec ses malheureux compagnons ; mais ces
mômes Anglais-., que la vengeance du Ciel
les écrase ! Dieu avait reçu leur parole, Dieu
les a vus poursuivre dix pauvres bourgeois
sans armes qui cheminaient sur la foi d'un
traité de guerre! il les a vus assassiner ces in-
fortunés pour s'emparer du reste de leurs dé-
pouilles!
« Chargez-vous des affaires de notre com-
merce, bonne tante; habitez à votre choix la
maison de Paris ou celle de Compiègne. Si
dans deux ans vous ne m'avez pas revu , allez
trouver maître Oudol , le notaire de Com-
piègne ; il vous remettra un papier que j'ai
I. 17
a58 MES FLàVTi
signé hier, et qui tous fait héritière de tout
le bien qu'avait gagné mon pauvre père.
Adieu. »
« Il est clair que ce cher enfant voulait
mourir, dit la bonne femme avec un gros
soupir.
— Il est clair aussi , répondit Germaine
en rendant froidement la lettre, que ses idées
de mort et de vengeance se sont promp-
tement évanouies, puisqu'il est devenu sitôt
l'ami et l'agent des Anglais.
— Sitôt! répartit dame Marguerite; pen-
dant plus de cinq ans nous n'avons point en-
tendu parler de lui, et j'ai toujours eu là
pensée , ajouta-t-elle à voix basse , qu'il avait
passé tout ce temps sous la bannière d un des
seigneurs qui se battaient contre l'étranger.
Lorsque, dix mois aprèsla mort de mon pauvre
frère , notre roi Charles VI a donné sa fille
au roi d'Angleterre , en le reconnaissant pour
héritier du royaume, je me flattais d'abord,
comme bien d'autres , que la guerre allait finir
LES FLAVY. aS^
et que nous reverrious Richard ; mais lès taois
et les années se sont passés sans qu'il reparût.
EnGn un jour que je travaillais dans cette
môme chambre , car j'avais quitté Paris pour
m'élablir ici , où ma présence élait bien plus
nécessaire, je vois entrer un grand et beau
jeune homme , qui me serre dans ses braS
en «n'appelant sa tante. Il me fallut regarderce
chej enfant à deux fois pour le reconnaître >
taut il était changé à son avantage.
— Etait-il habillé en homme de guerre?
dit Marie.
— Non , et même, autant que je puis me
le rappeler , il était sans artnes. Il avait l'air
grave, triste, et, sur les premières questions
que je voulus lui faire, il me conjura de ne
jamais parler entre nous des cinq ans qui
venaient de s'écouler. « Qu'il vous suffise de
savoir, ma bonne tante, me dit-il, que je suis
revenu bien décidéànem'occuperquede mon
commerce et à vivre tranquille. » Je vous de-
mandc) mes chères demoiselles, si je l'encou*-
aGo LES FLAVY.
rageai clans cette sage résolution ; car , tout
bien considéré, qu'avons-nous de mieux à
faire , nous autres bourgeois , que de rester
étrangers à tous les partis qui déchirent la
France , de nous soumettre aux Anglais
quand les Anglais sont les plus forts , et de
vendre nos marchandises à celui qui les paie ,
sans demander s'il est Armagnac ou Bour-
guignon ?
— Grâce au ciel , répliqua Germaine avec
une sorte d'indignation dont elle ne fut pas
maîtresse, cet esprit de prudence ne guide
pas tous les Français.
— Je conçois bien , reprit tranquillement
dame Marguerite , aussi peu offensée de la
remarque que du ton dont elle était faite,
je conçois bien que les seigneurs de France
se mêlent de la querelle. Leur affaire est de
mettre tel ou tel prince sur le trône, vu que
ciiacun d'eux espère y trouver son compte;
mais pour nous peu importe qui nous gou-
vernera, de Charles, de Henri ou de Philippe.
LES FLAVY. l6l
Quel que soit celui qui restera maître, il nous
fera payer les mêmes taxes , nous serons
soumis aux mêmes vexations. Le j30uvoir a
changé de main bien des fois ; Dieu nous a-t-il
envoyé un seul homme qui songeât le moins
du monde à soulager la misère publique? Bien
dupes seraient les gens qu'on écorche , s'ils se
battaient pour choisir l'écorcheurî
— Plus ce malheureux peuple a souffert ,
dit Germaine , et plus il a besoin qu'une main
amie guérisse ses maux. Quelle pitié pourrait-
il attendre d'un roi qui n'estpas né parmi nous?
— Et quelle pitié a-t-il trouvée dans tous
ces princes français qui nous font pis que ne
pourraient nous faire des Sarrazins ? Allez ,
allez, ma chère demoiselle, ils se valent tous,
et j'ai vécu trop d'années dans ces temps de
malédiction pour croire à la pitié des hommes
qui portent un glaive. »
Germaine baissa la tête sans répondre , en
songeant que les siens eux-mêmes devaient
leur renommée à la dévastation.
aÔa lES PLA.rï.
« Et votre neveu, dit Marie, qui craignait
que la franchise de dame Marguerite ne
finît par déplaire à sa sœur , votre neveu ,
depuis lors est resté près de vous ?
— Sauf les voyages qu'il fait à Paris pour
son commerce , il n'a plus quitté Compiègne ,
et je ne crois pas qu'il ait envie d'aller jamais
ailleurs, maintenant qu'il se voit considéré
dans la ville pour le moins autant que l'était
son père. Il n'y a pas ici un habitant , riche ou
pauvre, qui ne consulte RichardPauletcomme
un oracle. Lorsque , il y a deux ans , on a élu
parmi nos bourgeois les prud'hommes qui
font les affaires de Compiègne , car nous n'a-
Tons plus d'échevius depuis le premier siège,
Richard a été nommé à l'unanimité, ce qui est
assez flatteur, je crois , pour un jeune homme
de vingt-neuf ans ? Aussi n'épargne-t-il pas
ses peines! tout roule sur lui : le comman-
dement de la milice , la police des rues, du
marché , le gouvernement de l'horloge , que
sais - je ? Les autres notables sont vieux ;
£E8 FLAVT. 265
ils se croisent les bras ; et d'ailleurs > ils ont
en Richard une si grande confiance qu'ils ne
feraient pas sonner la cloche du beffroi en
cas d'incendie avant de savoir si Richard
est d'avis qu'on la sonne. Ce n'est point par
orgueil que je vous dis tout cela, mes belles
demoiselles, continua la brave femme, s'a-
busant peut-être un peu sur le sentiment
qui la faisait parler , mais seulement pour vous
convaincre que vous êtes parfaitement en sû-
reté sous notre toit, et qu'aucune protection
dacis Compiègne ne vaut celle de mon neveu.
— S'il est vrai qu'il nous veut du bien , dit
Germaine , ne pouvait-il donc obtenir qu'on
nous laissât à Vertbois , au milieu de nos ser-
viteurs, près du cercueil de notre mère?
Ah ! dame Marguerite , lorsque demain , si les
Anglais le permeltejnt, on rendra les derniers
devoirs à notre respectable aïeule , ni Marie
ni moi ne serons là pour prier ! » En pro-
nonçant ces mots, Germaine ressentit si vi-
vement ses peines qu'elle joignit les mains
àéê^ LES FLAVY.
dans une sorte d'angoisse , et ses grands yeux
levés vers le ciel laissèrent échapper quel-
ques larmes.
c Nous prierons , nous prierons cette nuit,
Germaine ! s'écria Marie , effrayée de voir
pleurer sa sœur et la serrant dans ses bras
de toute sa force ; Dieu nous entendra comme
il nous entendrait de la chapelle!
~ Qu'il te protège, ce Dieu, chère enfant !
dit Germaine , dont le courage revint aussitôt.
Je t'afflige, pauvre Marie , quand je devrais te
consoler. Nous avons apporté la douleur dans
votre joyeuse maison , dame Marguerite ,
ajouta-t-elle en essuyant ses pleurs ; peut-
être vous lasserez-vous bientôt de vos tristes
prisonnières? »
Dame Marguerite possédait peu de sensibi-
lité ; elle avait vu couler tant de sang et tant de
larmes que depuis longtemps elle avait cessé
de s'appitoyer, non-seulement sur autrui, mais
sur elle-même. Son cœur était bon cependant,
quoiqu'un peu endurci, et, sans pleurer avec
LES FLAVY. ^65
les malheureux , elle se plaisait à soulager le
malheur autant qu'il lui était possible. Flattée
intérieurement d'ailleurs de se voir l'appui
et la protectrice des dames de Flavy , elle ne
négligea rien pour ramener le calme et l'es-
pérance dans l'âme des deux sœurs , et comme
rien n'y était plus propre, à vrai dire, que les
témoignages d'intérêt et d'affection qu'elle
leur témoigna durant toute cette journée ,
la première nuit que Germaine et Marie pas-
saient sous un toit étranger ne s'écoula pas
entièrement pour elles sans repos.
CHAPITRE XIV.
Caresse du bonheur l'illusion chérie^
De ton esprii chasse l'effroi;
Ah ! dors iranquillemeut , dors, ta fidèle amie
Veille alleniive auprès de toi.
ËLISA Mercobdr.
Le lendemain matin, Germaine, qui depuis
longtemps s'était levée sans bruit, regardait
dormir sa sœur, laissant errer tristement son
esprit sur mille sujets de crainte ou d'afflic-
tion, lorsqu'elle entendit frapperdoucement
à la porte. Pensant bien qu'à cette heure, ce
ne pouvait être que dame Marguerite, elle
s'empressa d'aller ouvrir, non sans prendre
toutes les précautions nécessaires pour ne
point réveiller Marie. Elle fut peu satisfaite
LES FLAVT. ^67
de trouver dans la pièce qui précëdait sa
chambre, non la bonne et joyeuse figure
qu'elle s'attendait à recevoir, mais le joli vi-
sage de Georgelte, dont l'air lui sembla plus
triste et plus froid, s'il est possible, qu'il n'é-
tait la veille.
a Je vous demande pardon, dit la jeune
fille en saluant gravement; il y a dans la
salle basse des caisses que l'on vient d'appor-
ter pour vous de Verlbois ; il y a aussi un
prêtre qui vous demande.
— Maître Joseph ! s'écria Germaine.
— C'est le nom qu'il m'a dit.
— Béni soit Dieu qui nous envoie l'excel-
lent homme ! reprit Germaine , s'élançant
déjà, tremblante de joie à l'idée qu'elle allait
revoir les traits d'un ami; mais songeant aus-
sitôt que le vieillard apportait peut-être des
nouvelles funestes, elle s'arrôta. Je ne vou-
drais pas éveiller ma sœur avant d'avoir vu
maître Joseph, dit-elle à Georgette, et pour-
tant je crains de la laisser seule.
268 LES FtA.VY.
— Je puis rester près d'elle,» répondit la
jeune fille. Quoique cette ofifre eût été faite
d'un Ion glacial, Germaine serra d'une ma-
nière toute affectueuse la main de Georgette,
et se hâta de courir vers la salle basse. Geor-
gette suivit des yeux jusqu'au bout du corri-
dor la démarche élégante de la grande dame;
puis, poussant un profond soupir, elle alla
trouver Marie.
L'imagination de Germaine avait tellement
agi, pendant le peu de temps qu'elle mita se
rendre auprès de maître Joseph, qu'elle était
plus pâle que la mort quand elle ouvrit la
porte de la chambre, où du moins elle eut le
bonheur de le trouver seul.
« Ah ! maître Joseph '.mon père est-il tombé
dans leurs mains? demanda-t-elle d'une voix
basse et tremblante dès qu'elle eut refermé
la porte. Parlez, parlez vite.
— Dieu nous préserve d'un pareil malheur !
répondit le bon prêtre ; le roi perdrait sa
meilleure épée. Non, non, mafille ; sire Guil-
LES FLAVY. 5169
laume doit êire maintenant en sûreté. S'ils
l'ont poursuivi, ce^qui est fort douteux, ils ne
l'ont point atteint, car on l'aurait déjà ra-
mené à Compiègne.
— Ne peut-il avoir été ramené sans que
nous le sachions? répliqua Germaine.
— La prise ou la mort d'un ennemi aussi
formidable serait trop favorable aux Anglais
pour qu'ils en fissent mystère, reprit maître
Joseph. Personne ici d'ailleurs n'est indiffé-
rent sur le sort d'un Flavy, et ceux des habi-
tants à qui je viens de parler en traversant la
ville pensent tous que sire Gniilaurae est
déjà bien loin.
— Ah! s'il pouvait du moins apprendre
que Vertbois est occupé p;jr les Anglais !
— Il doit le savoir maintenant; car j'ai
envoyé Michel hors de la ville en répandre la
nouvelle de tous côtés. Bien certainement
votre père a des affidés dans le canton.
— Il faut même qu'il en ait dans Compiè-
gne, dit Germaine, puisque ce Daniel était si
270 LES FLAVT.
bien instruit de ses démarches. Celte idée me
rend quelque espérance. Mon père, quand
il saura que nous ne courons aucun danger,
ne s'exposera pas inutilement à une mort cer-
taine; ne le pensez-vous pas? »
Le vieux prêtre répondit par un signe de
tête afûrmatif, et Germaine ; délivrée de sa
plus grande crainte, l'ayant fait asseoir près
d'elle : « Sans doute, vous ne seriez point ici,
mon père, si votre saint ministère n'était pas
rempli ? dit-elle avec un douloureux soupir.
En quel lieu les Anglais ont-ils déposé les
restes de leur victime, delà mère des Flavy?
— Les Anglais ont rendu les derniers de-
voirs à leur chef, répondit maître Joseph. J'ai
été chargé seul du soin de conduire le corps
de votre noble mère à la sépulture de ses
ancêtres ; elle repose maintenant près d'eux.
— Ils ont permis qu'on la portât dans l'é-
glise des Cordeliers?
— Oui, et c'eût été pour vous une douce
consolation de voir quelle foule d'habitants
tESPLA-YY* 371
suivaient ce convoi, quoiqu'il ressemblât au
convoi du pauvre. A défaut de pages, d'hom-
mes d'armes et même de parents, les béné-
dictions de toute la ville ont accompagné
celle que nous pleurons;
— Quoi! la crainte de déplaire à leurs
nouveaux maîtres ne les a point retenus? dit
Germaine. Dieu les en récompensé ! je les
croyais moins courageux.
— Le joug anglais est plus odieux ici que
vous ne le pensez, répondit maître Joseph
en baissant la voix. Trois fois, vous le savez,
Compiègne a rouvert ses portes aux partisans
de Charles.
— Mais aujourd'hui, reprit Germaine, nous
voyons les bourgeois lever une milice pour
renforcer la garnison étrangère ! Et ce Richard
Paulet qui la commande, croiriez-vous que
les Anglais ont tué son père ?
— Vanité des yanilés et tout est vanité, a
dit Salomon. Ce Richard, pour être riche,
n'en est pas moins un vilain; il est flatté de se
%'J2 LES FLA.VY.
voir traité en égal par des lords, qui pour le
moment ont besoin de lui. Cet homme, si
je ne me trompe, est très fier. Sa fortune, l'é-
ducation qu'il a reçue le placent au-dessus
des gens de sa classe; il se peut qu'il ait sou-
vent envié une noble origine, je suis certain
du moins qu'il la respecte en vous.
— Il s'est abstenu de nous voir depuis
que nous habitons sa maison; aucun signe de
respect ne pouvait me plaire davantage.
— Ce matin encore il a donné l'ordre à
Marthe de rassembler tous ceux de vos effets
qui pouvaient vous être utiles ou agréables, et
lui-même vient de les faire apporter chez lui.
— Croit-i! donc que celte demeure sera
longtemps la nôtre? dit Germaine; ont-ils
décidé entre eux de nous garder prisonnières
ici?
— Hélas ! ma chère fille, répondit maître
Joseph, que feriez-vons de votre liberté? En
quel lieu trouver un asile, maintenant que
votre noble mère n'est plus, que sire GuiJ-
LES FLAVY. 273
laume et vos oncles font la guerre et n'habi-
tent pas toujours le même château ou la même
ville? Jusqu'au moment où le ciel daignera
rendre quelque paix à ce malheureux pays, je
frémirais bien plus de vous voir, vous et votre
sœur, retourner à Yerlbois, entourées seule-
ment de quelques serviteurs, qui ne peuvent
rien pour voire défense que de vous savoir
sous le toit de dame Marguerite, qui, sans
doute, vous traite avec tout le respect qu'elle
vous doit?
— Dame Marguerite est une excellente
femme, répondit Germaine, et si elle était
seule dans la maison...
— Quant à son neveu, interrompit le bon
prêtre, vous le verrez vraisemblablement peu.
Trop de soins l'occupent dans la ville pour
qu'il soitsouvcnlchez lui; mais je vous engage,
ma chère fille, si vous vous trouvez ensemble,
à vaincre la répugnance qu'il vous inspire et à
lui témoigner quelques égards. Votre sort est
pour ainsi dire dans ses mains, tant qu'il ré-
I. 18
274 l'Es FLAVT.
pondra de vous au nouveau commandant an-
glais...
— Quel digne appui le ciel veut bien nous
accorder! interrompit Germaine , avec un
sourire amer.
— Votre sœur et vous, continua maître
Joseph en appuyant avec intention sur le
premier mot , votre sœur et vous , vivrez du
moins tranquilles dans celte maison.
— J'espère que nous le verrons peu, se con-
tenta de répondre Germaine en poussant un
profond soupir. Mais vous, mon père, aurons-
nous le bonheur de vous voir quelquefois?
Pourrez-vous, en notre faveur, vaincre la ré-
pugnance que doivent vous inspirer ceux que
vous trouverez ici?
— Je vous verrai chaque jour, ma fille. Tout
pénible qu'il me sera de me rencontrer avec
des Anglais, j'en aurai le courage, dans l'espoir
que ma présence peut vous apporter quelque
consolation.
—Elle sera ma seule joie, s'écria Germaine,
LES PLA.VY. ^^76
^ui sentait plus qu'une autre toute l'étendue
du sacriGce que lui faisait le digne vieillard ;
je lui devrai la force de vous imiter , de me
souraeltre, dans l'intérêt de Marie, à tout ce
qui m'est le plus odieux. Vous vous y Sou-
mettez bien pour nous, mon père! » Et Ger-
maine, en achevant ces mots, tendit la main au
bon prêtre, qui la serra doucement dans les
siennes en laissant échapper une larme.
L'entrée de dame Marguerite dans la cham-
bre interrompit cet entretien, a Maître Joseph
Gauvain étant, dit-elle, son ancienne connais-
sance , elle venait l'inviter à n'avoir point
d'autre table que la sienne tant que les dames
de Flavy habiteraient sa maison. » Suruncoup
d'œil de Germaine qui équivalait à une prière,
maître Joseph accepta l'offre , au moins pour
ce jour-là, et après quelques politesses réci-
proques il prit congé , laissant à la bonne
dame la liberté de retourner aux affaires de
son commerce , qui occupait habituellement
sa matinée entière.
276 LES FLAVY.
Germaine retourna près de sa sœur, qu'elle
trouva levée et causant avec Georgette. Le
sommeil avait rendu à Marie toute sa fraîcheur,
et ses joues vermeilles n'offraient plus aucune
trace de pleurs. Pour Georgette, elle reprit à
la rentrée de Germaine l'air grave etsilencieux
qu'elle semblait avoir quitté avec la plus jeune
des deux sœurs. Elle ne tarda même pas à
annoncer l'intention de se retirer, sous pré-
texte que, sa tante passant une grande partie
de la journée à la bûcherie, elle se trouvait
chargée de tous les détails du ménage.
« Avant de nous quitter, dit Marie , appre-
nez-nous, je vous prie , si ce portrait est celui
du père de votre cousin ?
— Oui, répondit la jeune fille.
— Et que veut dire ce qui est écrit sur le
cadre? reprit Marie.
— Je ne sais point lire, répliqua Georgette,
qui regarda Germaine en rougissant un peu.
— Il y a là, dit Germaine : N'oublie pas le
vingt-huit juillet quatorze cent dix-neuf.
LES FLA.V\. 277
— J'ignore ce que cela signifie reprit Geor-
gette, mais le vingt-huit juillet est le jour où
mon oncle a été tué parles Anglais.
— Combien alors, s'écria Germaine, est-il
surprenant que son fils en ait perdu la mé-
moire !
— 11 en a si peu perdu la mémoire, répon-
dit la jeune fille assez sèchement, que nous
allons entendre tous les ans, à Saint-Jacques,
la messe qu'il y fait dire ce jour-là pour le re-
pos de l'âme de son pauvre père. »
Dans ce moment une des servantes appela
Georgette qui se hâta de quitter la chambre.
<i II faut, se dit Germaine qui continuait à
regarder le tableau tout en se rappelant la
pensée de maître Joseph , il faut que la va-
nité de ce jeune bourgeois ait été bien vive-
ment flattée de ses rapports actuels avec les
Anglais pour qu'il puisse oublier ces mots que
peut-être il a écrits lui-même.» Mais bientôt,
sans chercher plus longtemps à s'expliquer la
conduite d'un homme qu'après tout on ne
378 LES FLAvy.
pouvait que mépriser, elle rendit compte à
Marie de la visite de maître Joseph, et la con-
versation qu'elle venait d'avoir avec ce digne
ami servit de base à l'entretien des deux sœurs
jusqu'à l'heure où l'on vint les chercher pour
le repas du matin.
Le maître de la maison ne s'y montra pas
plus qu'il n'avait fait au repas de la veille, ce qui
fit espérer à Germaine la satisfaction de ne voir
à dîner que maître Joseph. A peine cepen-
dant, quand onze heures approchèrent, le
bon prêtre était-il arrivé que Daniel entra
dans la salle basse où l'on venait de se réunir.
A sa vue dame Marguerite parut éprouver
quelque embarras, dans la crainte sans doute
que l'homme de Dieu ne fût pas très flatté de
se trouver assis près d'un pareil convive. Aussi
sa figure rayonna-t-elle de joie lorsqu'elle vit
le prêtre s'approcher du pelit homme et lui
serrer la main de la manière la plus cordiale
en disant : 0 Je vous remercie de tout mon
cœur, maître Daniel, de ce que vous avez fait
LESFLAVY. syg
pour notre vieux sonneur. Il est en liberté
depuis hier et a repris ses fonctions à la pa-
roisse.
— C'était la moindre chose, répondit Da-
niel; il n'a fallu qu'un mot de RichardPaulet.»
Le costume, la laiile exiguë, la figure gro-
tesque et maligne du docteur en magie
blanche étaient trop extraordinaires pour ne
point attirer l'attention des deux sœurs. Ger-
maine surtout , instruite de l'intérêt qu'il
portait à son père, n'aurait point détaché ses
yeux de l'étrange personnage, si lui-même
n'avait fixé les siens sur elle avec une sorte
d'affectation, a Richard m'a chargé, dit-il à
dame Marguerite , de vous engager à vous
mettre à table sans lui; il se peut que ses af-
faires qui le retiennent dehors l'empêchent
de rentrer avant la nuit.
— Est-il fou? dit la bonne femme avec hu-
meur ; il ne songe donc pas qu'il est à jeun
depuis cinq heures du matin que Toinon l'a
vu sortir.
28o LES FLAVY.
— S'il ne dîne pas aujourd'hui, reprit en
riant le petit sorcier, il en dînera mieux de-
main. Quant à nous , dame Marguerite , qui
n'avons rien autre chose à faire qu'un bon
repas, je vous prie instamment de songer
que Je meilleur dîner, pour peu qu'il ait at-
tendu devient détestable.
— Toujours le même, dit gaîment dame
Marguerite se levant pour passer dans la salle
à manger; la table avant tout.
— Vraiment oui, répondit le petit sorcier.
La table, c'est la vie, après tout, et j'avoue
que, parmi tant d'espèces de morts qui me-
nacent les pauvres humains, la plus horrible
pour moi serait de mourir de faim. »
Dès qu'il fut assis, en effet, entre Geor-
gette et dame Marguerite , il se conduisit en
homme qui se met complètement à l'abri
d'un pareil événement, Non-seulement il ne
refusait rien de ce qu'on lui présentait , mais
il se servait lui-même, ce qui lui donna l'oc-
casion d'offrir différents mets à Germaine
LES FLAVY. 38 1
ainsi qu'à Marie, et, sur leur refus, se gardant
bien d'insister, il se contentait de dire sans
perdre un coup de dent : 0 Ces nobles demoi-
selles ne mangent rien. »
Le repas était presque achevé lorsque Ri-
chard Paulet arriva. Sa belle figure était plus
pâle et son regard plus sombre que jamais. Il
salua pourtant les dames d'un air respec-
tueux, et quand il fut placé près du bon prê-
tre : « Je vous remercie, maître Joseph, lui
dit-il, de vouloir bien honorer ma maison de
votre présence aujourd'hui ; cela me portera
bonheur. » Puis il se mît alors à manger avec
une sorte d'avidité qui ne devait pas lui être
habituelle ; car sa tante lui dit : « Je gagerais,
Richard, que vous n'avez rien pris depuis hier ?
— Il est vrai, répondit-il ; je suis accablé de
fatigue et de besoin,
— Yous en faites trop, beaucoup trop , re-
prit la bonne femme.
— Encore est-il bien loin d'en faire autant
qu'il voudrait, » dit Daniel.
aSa IBS FiAVT.
Richard ne répondit rien à ces observa-
tions et continua à satisfaire sa faim en si-
lence. A son exemple chacun se taisait, et
Germaine observait à la dérobée cet homme
dont son sort et celui de Marie se trouvait
dépendre. En dépit de l'éloignement qu'il
lui inspirait, le bourgeois lui semblait porter
une de ces figures qui décèlent aux yeux l'in-
telligence et la bonté d'âme ; aussi n'était-elle
point surprise de voir dame Marguerite, Da-
niel et surtout Georgelle, attacher sur lui leur
regard avec une sorte d'intérêt respectueux.
0 As-tu vu François Lemaître? dit-il à Da-
niel.
— Oui, répondit celui-ci.
— Et Nicolas Bordeu, Louis Grandot,
Michel Gordier?
— Aussi.
— Eh bien?
— A merveille. »
Sur cette réponse, Richard porta de nou-
veau quelques morceaux [à sa bouche, puis
LES FLA.VY. a85
regardant encore Daniel : « Il est temps , je
crois, dit-il , que tu retournes là-bas.
— Donne-moi donc le lemps de dîner,
répondit le petit sorcier avec un peu d'hu-
meur.
— Tu dois avoir fini, reprit Richard; dans
une heure il serait trop tard.
— Aussi vais je partir dans quelques mi-
nutes, quand nous aurons bu le bon ratafia
de dame Marguerite.
— Au diable le ratafia! répliqua Richard
en levant les épaules. Tu sais bien que je ne
puis pas y aller moi-même ; d'ailleurs j'at-
tends sire Georges, autrement je ne risquerais
pas de laisser passer l'heure.
— J'y vais, j'y vais ! «ditle petit homme qui
voyait le plus vif mécontentement se peindre
sur le visage de Richard. En achevant ces
mots il se leva de table , et comme il allait
prendre son bonnet dans l'autre salle , Pau-
let le suivit, lui parla quelques moments tout
bas; après quoi Daniel sortit en criant :
284 XES FLAVY.
« Gardez -moi du ratafia, dame Margue-
rite. »
L'annonce de la visite de sire Georges avait
extrêmement troublé Germaine , et, tout en
consultant d'un regard maître Joseph sur ce
qu'il fallait faire, elle témoignait à dame Mar-
guerite le désir de se retirer avec sa sœur
avant l'arrivée de l'Anglais.
« Un instant donc, un instant, ma belle de-
moiselle; à peine si mon neveu a eu le temps
de vous saluer. » Dame Marguerite, en disant
cela, la fit passer, ainsi que les autres, dans la
salle où Paulet était resté, et semblait absorbé
dans ses réflexions.
Maître Joseph, après avoir dit quelques mots
tout bas à Germaine, s'approcha du bourgeois.
« Le bon accueil que vous m'avez fait,
maître Paulet, dit-il, m'encourage à vous de-
mander si la visite de sire Georges, que vous
attendez, a quelque motif qui intéresse le sort
de ces nobles demoiselles.
— Nullement, répondit Richard jsire Geor-
'les piavy. 285
ges vient savoir quels renseignements j'ai pu
prendre sur une troupe d'hommes d'armes
qu'on a vu ce matin du côté de Royallieu et
qui nous sont suspects. »
En entendant ces paroles, Germaine ne
douta pas qu'il ne fût question de son père ;
elle pâlit et fut obligée de s'asseoir sur le siège
le plus voisin, tandis que le vieux prêtre, dé-
sirant cacher son trouble, continua la con-
versation en disant d'un air d'indifférence :
« Les troupes qui gardent les bords de
l'Oise...
— A-t-on placé des troupes sur les bords
de l'Oise ? interrompit vivement Paulet.
— Je n'en ai point vu, répondit maître
Joseph, mais je suppose que la garnison suf-
fit pour mettre tous les points à l'abri d'un
coup de main.
— Sans doute , sans doute , » répliqua Ri-
chard, qui, voyant entrer sire Georges, s'a-
vança vers lui.
L'Anglais s'approcha d'abord de Germaine
aSÔ LES FLAVY.
et de Marie, et paraissait beaucoup plus pressé
de leur adresser de galants compliments que
d'apprendre du bourgeois ce qu'il venait sa-
voir; mais celui-ci, le prenant par le bras, l'en-
traîna dans un coin de la chambre où tous
deux commencèrent à s'entretenir d'une voix
si basse que Germaine ne put saisir un mot
de ce qu'ils se disaient, jusqu'au moment où
l'Anglais s'écria d'un ton de mauvaise hu-
meur :
«Diable soit du régent! qui n'imagine pas
de laisser dans une ville aussi importante une
garnison suffisante.
— Ils sont peu nombreux, répliqua le bour-
geois , il suffira que vous battiez la route jus-
qu'à Verberie avec une vingtaine d'hommes
solides.
— Une vingtaine d'hommes solides! re-
prit sire Georges; c'est tout au plus si je les
trouverai. J'ai laissé du monde à Vertbois,
on ne peut pas dégarnir la porte de Pierre-
fond.
LES FLAVT. ^87
— Nous avons la milice, dit Richard, que
je vais rassembler à l'hôtel-de-ville.
— Il faut qu'elle reste surpied toute la nuit,
votre milice.
— Cela va sans dire.
— Quelle heure est-il?
— Une heure passée.
— Je ne puis pas monter à cheval avant
quatre. Il faut que je réponde à des dépêches
qu'on vient de recevoir de Paris pour ce pau-
vre Hackson, dont ils ne savent pas la mort.
— Il est pourtant bien nécessaire que vous
soyez en roule avant la nuit , car ils ne peu-
vent rien tenter de jour.
— Avant la nuit, sans doute; mais nous
avons du temps. Je retourne au château, et
vous, faites armer vos tortues. »
Le sourcil du bourgeois se fronça, et quoi-
que ce mouvement fût l'éclair, il n'échappa
point aux regards de Germaine, qui aurait
donné de son sang pour que la mésintelli-
gence pût s'établir entre ces deux hommes
288 LES FLAVY.
qu'elle détestait à l'égal l'un de l'autre.
Sire Georges prit congé des deux sœurs en
les assurant qu'il reviendrait le lendemain
s'informer en détail de la situation de ses
belles prisonnières.
« Ces Anglais sont-ils malhonnêtes, dit dame
Marguerite dès qu'il fut sorti; il pouvait bien,
je pense, saluer ma nièce et moi. »
Paulet, sans répondre un mot à l'observa-
tion de sa tante, s'approcha de maître Joseph.
a Je désirerais vous instruire d'une chose
qui vous intéresse, mon père, lui dit-il; vous
est-il possible de revenir ici ce soir, à la nuit
lombaute , et de m'attendre si je ne suis pas
encore rentré?
— Je reviendrai, » répondit le prêtre, qui,
persuadé que l'alarme dont ii s'agissait était
donnée par sire Guillaume, quitta la maison
peu d'instants après le départ de Paulet, non
sans dire tout bas à Germaine qu'il allait cher-
cher des nouvelles.
CHAPITRE XV.
Ils n'ont de nos desseins ni lumière ni doute ;
Il faut qu'en ce repos où s'endort leur orgueil
la foudre les réveille au bord de leur cercueil.
Lafosse, ManUus.
Germaine passa les heures de cette journée
dans une véritable angoisse. Sans cesse elle
ouvrait une fenêtre pour s'assurer que tout
était tranquille au dehors. La ville offrait l'as-
pect du plus grand calme ; mais elle comp-
tait en frémissant le nombre de soldats an-
glais isolés qu'elle voyait passer, et qu'elle
supposait devoir suivre sire Georges à Royal-
lieu, où sans doute son père n'avait pu ras-
sembler que peu d'amis. Richard ne revenait
19
agO LES FtAYT.
point; Daniel lui-même semblait avoir ou-
blié le rataûa que lui gardait dame Margue-
rite, ce qui devait faire présumer qu'il était
retenu par des affaires importnntes. Pensant
qu'il s'occupait du soin d'avertir plusieurs
miliciens de se tenir prêts, elle ne voyait plus
en lui maintenant qu'un ennemi de son père,
et plus les ennemis de sire Guillaume se mon-
traient alarmés, plus elle tremblait pour lui.
Le jour commençait à baisser lorsqu'elle vit
enfin le petit sorcier se diriger vers la maison.
Pour un homme dont l'allure habituelleétaitsi
leste, il marchait avec.uue telle lenteur que Ger-
maine aurait hésité à le reconnaître si sa petite
personne n'eût pas été unique dans son espèce.
Germaine se hâta de descendre chez dame
Marguerite, près de laquelle elle avait laissé
Marie, dans l'ignorance complète du danger
qui menaçait leur père. Quand elle entra dans
la salle : «Vous arrivez trop tard, disait dame
Marguerite à Daniel, nous avons fait la col-
lation du soir.
LES FLAVT. Stg 1
— 'L^ bonne petite Georgette me trouvera
bien encore quelques restes du dîner, ré-
pondit-il; car vous pouvez m'en croire quand
je vous dis que je tombe d'inanition. Si vous
aviez fait aujourd'hui comme moi dix lieues
dans la ville...
— Dix lieues à pied? interrompit la bonne
femme.
— Par saint Barnabe! croyez-vous que les
Anglais ont eu la complaisance de me prêter
un cheval? dit-il en riant. IVon, non, j'ai fait
travailler mes petites jambes. Elles sont au
service de mes amis, que je n'aide point vo-
lontiers de mon bras, je l'avoue, attendu qu'un
homme fatigué se repose, mais qu'un homme
tué ne se relève pas.
— Est-ce que l'on craint une attaque
contre la ville? demanda Georgette d'un air
effrayé.
— Bien au contraire , répondit Daniel ,
puisque sire Georges vient de quitter la ville
pour aller attaquer.» Et le petit homme ac-
^92 LES FLAVT.
compagna ces mots d'un sourire malicieux
qui lui était tout particulier.
«Est-il parti? dit Germaine d'une voix
émue.
— Je l'ai vu monter à cheval, il y a plus
d'une heure à présent.
— Suivi d'une grande troupe?
— Quarante hommes, dont trente archers.
— Quarante ! répéta Germaine en pâlis-
sant.
— Et c'est beaucoup moins , beaucoup
moins que je n'aurais voulues reprit le petit
homme.
Ces mots, qui faisaient penser à Germaine
que son père ne reparaissait qu'avec des forces
imposantes, lui rendirent quelque espoir, et
elle s'apprêtait à faire de nouvelles questions
lorsque maître Joseph entra.
«Voici un nouveau convive qui vous arrive,
dame Marguerite, dit Daniel en approchant
un siège au bon prêtre; car Richard m'a dit
que maître Joseph lui avait promis d'attendre
•«■.
LES FLAVY. agS
son retour; ce qui pourra bien nous faire
passer la nuit entière dans votre maison.
— Croyez -vous donc que raon cousin ne
rentrera pas ce soir, dit Georgette, qui pa-
raissait fort inquiète.
— Qui sait? répondit le discret personnage;
Dieu ne dispose-t-il pas de nous selon qu'il
lui plaît! Il se peut que nous revoyions Ri-
chard dans quelques heures , comme il se
peut que nous ne le revoyions jamais.
— Ne plaisantez pas ainsi, maître Daniel,
interrompit dame Marguerite avec humeur;
vous savez très bien que vos paroles ne sont
pas indifférentes comme peuvent l'être celles
de tout autre homme, surtout quand vous
parlez d'un ton aussi grave que si vous tiriez
un horoscope. Ne faites pas le mystérieux ;
que se passe-t-il dans la ville?
— Je puis vous jurer, dit maître Joseph,
qu'il ne s'y passe rien du tout. Depuis que je
vous ai quittée, j'ai parcouru Compiègne d'un
bout à l'autre ; chacun était aussi tranquille
■S
i94 ^^^ riLvY.
que nous le sommes ici. Je ne conçois rien
aux précautions que l'on fait prendre à sire
Georges; car tout le monde prétend que c'est
une fausse alarme et qu'il ne s'est pas montré
l'ombre d'un Armagnac de l'autre côté de
i'Oise.
— Vous l'entendez, dit Daniel; eh bien!
je vous en aurais dit autant, si je n'avais pas
voulu punir Georgetle du peu de pitié qu'elle
montre pour moi, quand je dis que je meurs
de faim.
— C'était bien la peine de la renverser
ainsi, répliqua dame Marguerite; la pauvre
enfant est toute pâle ! A sa place je vous lais-
serais jeûner. »
Daniel ne répondit à cette menace qu'en
prenant d'un air amical la main de la jeune
fille, qui le suivit en riant dans l'autre salle
où, sur le refus de maître Joseph, il se ré-
gala d'un très bon souper.
Pour que la conversation ne languît point
durant cette soirée, il était fort heureox que
LES FiAVT. agS
dame Marguerite pût se passer d'interlocu-
teurs; car chacun l'écoutait en silence, l'es-
prit occupé de tout autre chose que de ses
discours. Ce qui s'était dit jusqu'alors n'avait
passufG pourbannir les craintes de Germaine,
Georgette s'inquiétait de na pas voir ren-
trer son cousin. Le bon prêtre se trouvait
si mal à l'aise chez les amis des Anglais qu'il
se faisait effort pour prononcer une parole,
et le petit sorcier, qui s'était enfin décidé à
quitter la table, devenait de plus en plus
rêveur. Marie seule se livrait doucement à la
jouissance de se trouver sous l'appui de gens
bienveillants pour elle, après avoir craint la
mort ou la prison.
Dame Marguerite venait de raconter sa
vingtième histoire, plus ou moins, quand elle
suspendit ses récits divers pour observer qu'il
était étonnant que Richard ne revînt pas ,
attendu qu'il devait être fort tard.
«Je crois que dix heures vitiujeiil de don-
ner à l'horloge, dit maître Joseph.
296 LES flavy;
— Dix heures, précisément, répondit Da-
niel avec une expression tout-à-fait étrange.
— Il m'est impossible , ma chère dame,
d'attendre votre neveu plus longtemps, dit le
prêtre en se levant; je reviendrai savoir...
— Non, non, ne sortez pas, s'écria Daniel
qui quitta son siège et saisit le vieillard par le
bras ; croyez-moi, ne sortez pas.
— Pour quelles raisons voulez-vous m'era-
pôcher de sortir?
— On se bat à présent dans la ville, » ré-
pondit Daniel.
Au même instant une effroyable rumeur,
qui semblait encore éloignée , se fit enten-
dre, et la rue retentit du bruit des portes, des
fenêtres que la curiosité ou la peur faisait ou-
vrir ou fermer précipitamment.
» On se bat! contre qui? demanda Ger-
maine ne songeant qu'à son père.
— Contre les Anglais.
— Sainte Vierge ! dit dame Marguerite, la
ville est donc surprise?
LES FLA.VT. 297
— Surprise par nous, par nous , ma chère
dame ! s'ëcria Daniel dans un état d'agitation
qu'on ne saurait peindre. Silence! le bruit
approche ; on vient attaquer la tour. Il faut
qu'ils aient pris le château. Ah ! Richard !
mon bon, mon brave Richard , Dieu te pro-
tège !
— Richard ! » s'écrièrent à la fois Georgette
et dame Marguerite, et la jeune fille se jeta en
sanglotant dans les bras de sa tante tandis que
Germaine s'élançait pour ouvrir une fenêtre.
« Au nom de Dieu ! gardez-vous d'ouvrir,
dit le petit homme qui d'un saut se plaça de-
vant elle. Les Anglais sont là; une flèche peut
arriver jusqu'à nous.
— Ah ! nos amis y sont aussi, dit Germaine ;
écoutez les cris. Et mille voix en effet faisaient
retentir jusqu'au ciel ceux de Mort aux jdn-
glais ! vive le roi Charles Vil !
— Vive le roi Charles VII ! s'écria maître
Joseph emporté par sa vive émotion.
— Vive le roi Charles VII! répéta Daniel
«9^ IJES FIAVT.
en faisant sauter son chapeau jusqu'au pla-
fond de la salle. A présent, nargue de la pru-
dence ! car s'ils ne sont pas vainqueurs nous
sommes tous perdus.»
Maître Joseph prit la main du petit sorcier
et la serra dans les siennes affectueusement en
signe de réparation. Germaine embrassait sa
sœur, que dame Marguerite s'efforçait de ras-
surer en lui disant : « JNe craignez rien , ma
belle demoiselle; j'en ai vu bien d'autres! et
si Richard n'était pas là...
— Mais il y est, s'écria Georgette, et vous,
maître Daniel, comment pouvez-vous rester
ici quand il a peut-être besoin du secours de
tous sesaiiiis? Ah ! si je n'étais pas une femme!
— - Et moi si j'étais un homme de cinq pieds
six pouces, réponditDaniel; maisà quoivoule2-
VOU3 que je lui sois bon dans une pareille ba-
garre ? Les petits objets sont sujets à se perdre,
comme on dit, et Richard est soutenu par des
gaillards qui valent mieux que moi quand il
s'agit de se battre.
lES riAVT. 199
— Par mon père, je n'en doute pas ! dit Ger-
maine. Ah ! si mon père est dans Compiègne
nous pouvons espérer.
— Il y est avec cinquante hommes à lui,
appuyés par nos miliciens , par tous nos bour-
geois , et nous n'avons à faire qu'à cent Anglais
tout au plus.
— Mais sire Georges peut revenir, répliqua
maître Joseph.
— Sire Georges trouvera la ville prise et les
portes fermées.
— Tu l'entends, Marie , dit Germaine avec
utte joie qui jamais encore n'avait rayonné
sur son beau visage , la ville est à notre père,
la ville est au roi. Ah ! maître Daniel , je vous
fen supplip, souffrez que l'on puisse voir ce qui
se passe dehors. » Mais Daniel fut inexorable,
et Marie se joignit à lui pour conjurer sa sœur
d'attendre les nouvelles qu'on leur apporterait
Sans doute avant peu.
Il était clair que l'on se battait fort près de
là maison, «si près que Georgette, une ou deux
3oo LES FLAVY.
fois, soutint qu'elle entendait la voix de Ri-
chard. Mais le plus souvent le bruit était tel
qu'il devenait même impossible de distinguer
quel cri poussait les combattants. Enfin tout
à coupla lutte parut avoir cessé. On n'entendit
plus que le murmure confus produit par la
foule, dont une partie passait sous les fenêtres
et reprenait le chemin de l'hôtel-de-ville en
criant : « Vive notre roi Charles VII! »
« Ils sont morts î ils sont tous morts ! dit
Daniel , d'un air aussi triomphant que s'il en
avait tué dix pour sa part , car on ne devait
attaquer la tour qu'après avoir expédié ceux
qui gardaient le château. Par Saturne ! voilà
une affaire bien conduite! » Et le petit homme
arpentait la salle, les poings sur les hanches
et la tête haute.
« Mais Richard ! Richard ! lui criaient
Georgette et dame Marguerite.
— Richard se porte aussi bien que vous et
moi , dit Daniel. Des gens étaient là , que j'a-
vais chargés de venir me chercher s'il rece-
LESFLAVY. 3oï
vait la plus légère égratignuie; point de nou-
velles, bonnes nouvelles, c'était mon mot
d'ordre; et je vous réponds que j'avais du
monde dans cette affaire. Sije n'ai pas marché
moi-même, j'en ai fait marcher bien d'autres. »
Quand il eut assez respiré l'encens qu'il
croyait devoir accorder à sa victoire, il con-
sentit à raconter comment, depuis trois mois,
Richard Paulet , sûr d'avoir établi solidement
son pouvoir dans la ville, s'entendait avec sire
Guillaume pour rendre Compiègne au roi.
« Tout serait fait depuis longtemps , dit-il , si
l'on n'avait pas eu la fatale idée de renforcer
la garnison, si ce maudit Regnault de Flavy,
que Dieu confonde...
— Regnault est notre plus proche parent ,
maître Daniel , dit Germaine avec douceur et
en rougissant beaucoup.
— Je le sais, ma noble demoiselle, mais il
n'en est pas moins l'ami du duc de Bourgogne,
et par suite celui des Anglais. »
Germaine ne répondit qu'en poussant un
3oa LES FLAVY.
profond soupir , qui n'échappapoint à Daaiel,
déjà surpris de l'avoir vu rougir à ce point au
nom du jeune chevalier.
« Ce que je ne conçois pas dans tout ceci,
dit dame Marguerite, c'est comment Richard
vient de se battre pour Charles VII.
— Ah ! ne l'accusezpas, répondit Germaine,
quand il reprend des droits à l'estime de tous
les bons Français. Il est toujours temps de
rentrer dans le bon chemin.
— Croyez-vous doncqu'ill'aitjamais quitté,
s'écria vivement Daniel , lorsque pendant trois
ans il a versé son sang sur les champs de ba-
taille , lorsqu'il n'a mis bas les armes qu'afia
de devenir plus utile au parti du roi? Si la
dernière conspiration de Paris n'eût pas
échoué, Charles serait au Louvre et le devrait
à Richard Paulet ; mais des bavards et des lâ-
ches ont failli nous faire tous pendre, et ne
pouvant plus avoir Paris, nous avons pris Com-
piègue.
— Oui, nous avons pris Compiègne, dit Ri-
LES i-LATT. 3o3
chard qui entrait alors dans la salle suivi de
messire Guillaume et de Louis de Flavy. Une
fois encore j'ai vengé mon père , grâce à ces
nobles chevaliers, ajouta-t-il en montrant les
deux frères.
— Quand on se bat comme vous, mon brave,
répliqua Louis en frappant sur l'épaule du
jeune bourgeois, on n'a pas beaucoup besoin
d'aide. Je n'ai jamais rien vu de pareil, con-
linua-t-il en s'adressant à maître Joseph. Il
ne nous en laissait pas un à tuer. »
Le sire de Flavy avait couru à sa chère Ger-
maine ; il la pressait dans ses bras, tout couvert
de sang qu'il était. Pour Marie, qui se tenait
timidement à côté de sa soeur, il ne jeta pas
un regard sur elle, même quand il crut devoir
adresser quelques mois à dame Marguerite sur
les soins qu'elle avait pris de ses filles.
t Tout mon désir est de leur continuer ces
soins, monseigneur, réponditlabonnefemme,
tant qu'il leur plaira d'habiter notre maison.
— J'accepterai cette oJûfre si Germaine y
3o4 LES FLAVY.
consent, répliqua messire Guillaume. Dans
l'espoir que notre coup de main réussirait, le
roi m'a nommé gouverneur de Compiègne ;
je vais loger au château avec mes gens d'armes ;
deux jeunes filles seraient fort mal placées là,
et je ne puis les laisser seules ni à Vertbois
ni dans notre hôtel de Compiègne.
— Maintenant qne je sais être sous le toit
d'un ami, dit Germaine, il me sera doux d'y
rester. » Ces mots adressés à celui qu'elle se
reprochait d'avoir méconnu troublèrent ex-
traordinairement Richard Paulet. Pour la
première fois le regard de la jeune fille s'ar-
rêtait sur lui sans ressentiment et même avec
afTeclion; une vive rougeur couvrit les joues
du jeune bourgeois, et Georgette devint pâle
comme la mort.
Après quelques instants donnés au plaisir
de se revoir tous, raessire Guillaume et son
frère retournèrent au château et sortirent, sui-
vis de Richard , de maître Joseph et de Daniel.
La nuit était fort avancée , et dame Mar-
LES FLAVY. 3o5
guérite ne tarda pas à conseiller aux deux
sœurs d'aller prendre un repos 'dont elle-
même sentait avoir besoin. Georgetle, plus
grave, plus triste encore que de coutume,
n'avait pas ouvert la bouche durant le court
entretien qui suivit le départ de Richard Pau-
let. a Allons, dit dame Marguerite en con-
duisant Germaine et Marie chez elles et de l'air
d'indifférence que donnent des événements
dont on a l'habitude, allons, nous dormirons
celte nuit sous d'autres maîtres; hier l'Anglais
Henri VI, aujourd'hui Charles VII, et peut-
être dans quelques jours...
— Ah! ne dites pas cela, ma chère dame,
interrompit Germaine ; espérons que Com-
piègne restera à :on véritable maître, et que
toute la France suivra l'exemple de Compiè-
gne. Ne voulez-vous pas,ajouta-t-e]le en sou-
riant, devenir aussi bonne Française que Ri-
chard est bon Français?
— Richard ! répliqua dame Marguerite
d'un air satisfait; vous l'appelez Richard, ma
i. 20
3o6 LES FLAVT.
noble demoiselle. Je suis bien cbarmée que
la paix soTt faile entre vous.
— J'ai bien des torts à réparer envers lui,
répondit Germaine. Je ne me pardonnerai ja-
mais de l'avoir aussi mal jugé, mais je veux
qu'il me pardonne , qu'il nous aiine.
— Il ne l'aime déjà que trop , » se dit tout
bas Georgelte; et comme on était alors à la
porte de la chambre verte, dame Marguerite
et la jeune fille laissèrent aux deux sœurs la
liberté de reposer pour la première fois dans
celte maison s?is i-ien craindre du lende-
main.
CHAPITRE XVI.
Non ; ou vous me croirez, ou bien de ce malheur
Ma mort m'épargnera la vue et là douleur.
On ne me verra point survivre à voire gloire
Si vous allez commettre une action si noire.
lUciME, Briiannicut.
Jamais depuis longtemps Germaine n'avait
joui d'un réveil aussi doux que celui qui suc-
cédait pour elle aux songes les plus heureux,
car l'amour qu'elle portait à la France repo*-
sait en grande partie sur son aiuour pour
Compiègne, (^elte ville, qui depuis plusieurs
siècles avait vu naître tous les siens, l'avait:
aussi vu naître ; ceux de ses ancêtres qui
n'étaient point tombés sur un champ de ha-
taille reposaient encore dans l'enceinte d«
3o8 LES FLAVY.
l'église des Cordeliers , et mille souvenirs de
son enfance s'attachaient à ces murs, à ces
monuments, et surtout à ces demeures bour-
geoises ou populaires dont presque tous les
habitants comptaient dans sa famille des bien-
faiteurs et des soutiens. Avec quelle joie ne
voyait-elle donc pas flotter le drapeau fran-
çais, le drapeau de son roi, sur cette ville ché-
rie ! Avec quelle joie ne se disait-elle pas :
Co'.npiègne est délivrée des Anglais! Un au-
tre intérêt bien vif d'ailleurs se liait à cette
délivrance; chaque pas que faisait Charles
pour reconquérir son royaume avançait le
moment où le duc de Bourgogne signerait la
paix avec son maître légitime, et c'était seu-
lement alors qu'elle pouvait espérer le
bonheur de revoir Regnault et de s'unir à lui
pour toujours. Encouragée par ce premier
succès, tout lui semblait possible , tout lui
semblait prochain ; elle entrevoyait avec ra-
vissement le jour où les Flavy réunis et ré-
conciliés renoueraient ces doux liens de
LES FLAVY. 509
famille dont son union avec Regnault devien-
drait le gage. Puis alors elle se retraçait raille
détails chéris qui lui donnaient l'assurance
de l'amour du jeune chevalier pour elle , ces
discours , ces regards où se montrait tant de
tendresse , le bonheur dont il semblait jouir
près d'elle ; et tout un avenir de félicité se. dé-
roulait à ses yeux , et faisait tressaillir son
cœur d'espérance et de joie.
Le changement survenu dans son âme in-
fluait sur toute sa personne ; Mario ne se las-
sait point de la regarder, surprise et ravie
de voir enfin le sourire animer ce charmant
visage habituellement si grave et si mélanco-
lique. Ne pouvant cacher le plaisir qu'elle en
éprouvait, la petite finit par sauter au cou de
sa sœur en s'écriant : «Mais, Germaine, je ne
t'ai jamais vue si contente et si belle ; » et Ger-
maine l'embrassa sans répondre , craignant
de mentir ou de se laisser deviner.
Tandis que les deux sœurs passaient en-
semble les premières heures paisibles que le
3lO LES FEArï.
sort enfin leur accordait, le sire de Flavy mar-
quait son arrivée dans Compiègne par les
rigueurs de toute espèce qu'il exerçait contre
les habitants. La connaissance qu'il avait des
familles et des individus que renfermait cette
▼ille lui donnait les moyens d'assouvir sa
cruauté habituelle , non-seulement sur ceux
qui s'élaient prononcés en faveur des Anglais,
mais encore sur une foule de malheureux à
qui la peur avait arraché quelques-unes de
ces démonstrations qu'on n'ose refuser à
des vainqueurs. Dès le point du jour on s'é-
tait pressé de dresser un échafaud sur la
place, où trois personnes avaient été pen-
dues sans autre forme de procès, et déjà les
cachots étaient pleins d'un grand nombre
d'infortunés, hommes el femmes, qui devaient
s'attendre au même sort; car la crainte d'atti-
rer sur soi-même la colère du terrible sire
Guillaume, jointe à l'inutilité de loutesdémar-
che& pour le fléchir, s'opposait à oe qu'au-
cune voi;?. s'élevât pow denl^^nder grâce.
LBS FIAVT. 3l I
Quand Germaine et Marie descendirent
dans la salle à l'heure du déjeuner, la con-
sternation était peinte sur tous les visages;
dame Marguerite elle-même avait perdu soa
air riant, Georgetle se tenait tristement près
d'elle, et Richard écoutait d'un air sombre
le petit sorcier, qui lui contait comment pla-
sieurs bourgeois de leurs amis venaient d'ê-
tre arrachés à leurs familles et conduits en
prison par les soldats. A la vue des deux sœurs
un silence profond s'établit ; mais à peine Ri-
chard les eut-il saluées que, prenant son
écharpe, il dit à Daniel d'une voix étouifée :
« Je vais le trouver, iBoi. — Par tous les saints,
s'écria dame Marguerite en l'arrêtant, n'allez
pas l'irriter aussi contre vous. Empêchez-le
de sortir, je vous en supplie, ajouta-t-elle en
s'adressant aux deux sœurs.
— Où donc voulez-vous aller?» dit Ger-
maine qui se plaça devant la porte.
Richard ne répondit pas, mais fit quelques
pas de plus.
3l2 LES FLAVY.
« Il veut aller trouver messire Guillaume,
répondit Daniel.
— Mon père ! Et quel risque alors peut-il
courir?
— Ces sortes d'affaires ne regardent que
les hommes, dit Richard en faisant signe au
petit sorcier de se taire, et ne doivent se trai-
ter qu'entre hommes.
— A quoi bon tant de mystères? reprit Da-
niel ; ne vaut-il pas mieux s'adresser à cette
noble demoiselle , dont les prières pourraient
arrêter le sang qui coule et retirer nos amis
des cachots.
— Le sang ! les cachots ! s'écria Germaine,
les Anglais sont-ils donc rentrés dans la ville?
— Non, répliqua le petit homme; mais
les Français , les Français à qui nous avons
ouvert nos portes, nous traitent tout aussi
mal qu'eux. »
Germaine frémit et regarda Richard, qui
lui confirma la vérité de ces paroles en lui
contant ce qui se passait dans Compiègne.
LES FLAVY. 3 1 3
Quand le jeune bourgeois en vint à dire que
plusieurs de ses amis qu'il nomma venaient
d'être arrêtés par ordre du sire de Flavy ,
l'indignation et la fureur altérèrent sa voix et
ses lèvres pâlirent de colère ; mais il ne se
permit contre messire Guillaume aucun mot
insultant. La présence de Germaine semblait
contenir son ressentiment, au point de le
concentrer au fond de son âme. « J'espère,
dit-il en terminant, j'espère faire comprendre
à notre gouverneur que nous avons cru n'ou-
vrir nos portes qu'à nos amis. »
Plus d'une fois pendant le discours de Ri-
chard Germaine avait pâli ; quand il se tut ,
elle baissa son voile sur sa figure, et , lui ten-
dant la main : « Voulez-vous me conduire au
château? lui dit-elle. »
— Quoi! Germaine-, s'écria Marie en Far-
rêtant par le bras, songes-tu qu'il faut traver-
ser la ville, qui est pleine d'hommes d'armes?
— Personne ne peut trouver étrange,* ré-
pondit Germaine, que je traverse la ville pour
3l4 I-ÏS FLAVT.
aller trouver mon père ; ce moment d'ailleurs
n'est pas celui des convenances.
— Mais, reprit Marie avec effroi, silesha-
bitants en veulent au gouverneur et qu'ils
te reconnaissent pour sa fille!
— Malheur à celui qui lui manquerait de
respect l » s'écria Richard d'une voix terrible.
Et les regards de tendresse et d'admiration
qu'il attachait sur la noble fille attestaient
qu'il ne craindrait pas de la protéger, fut-ce
contre l'enfer.
« Laissez -la partir, laissez-la partir, dit
Daniel; elle seule peut obtenir merci pour
une foule de malheureux qui attendent la
mort. »
Germaine et son compagnon n'entendirent
point ces dernières paroles; tous deux déjà
descendaient rapidement l'escalier, et sor-
taient de la maison.
Durant le trajet, Germaine put se convain-
cre par elle-môme que la slupeiir et TeÉTroi
régnaient dans la ville. Bien loin que ce jour
tES FLAVY. 3 1 5
parût être un jour de triomphe et de déli-
vrance pour les malheureux habitants qui
venaient de chasser les Anglais, le désespoir
ou l'inquiétude se montrait sur les visages de
tous les bourgeois qu'elle rencontra. De nom-
breux soldats parcouraient les rues; car dans
la nuit même un renfort de troupes royales,
envoyé par le duc d'Alençon, était arrivé à
sire Guillaume, ce qui rendait la garnison
assez formidable pour contenir toute espèce
de révolte et jusqu'au moindre murmure.
Les pensées de Germaine élaient trop pé-
nibles, l'indignation de Richard était trop
grande pour qu'ils pussent se confier ce qui
se passait au fond de leur âme. Tous deux
ffiarchaient donc en silence et très vite, lors-
que Paulet, apercevant à plusieurs portes des
soldats placés en senliueile, dit enfm avec un
accent qu'étouÛTait la colère : a Une ville prise
d'assaut n'est pas mieux gardée ; elle est mieux
traitée , peut-ctre !
-rr Au non* du ciel ! r^posez-voius, de tout
3l6 LESFLWY.
sur moi, dit Germaine; croyez que je vous
comprends et que je souffre aussi, que je
souffre beaucoup. »
Le voile transparent que portait la belle
fille permettait de voir qu'en effet une pâleur
mortelle couvrait son visage. Richard, ayant
osé la regarder tandis qu'elle parlait ainsi,
sentit aussitôt sa fureur se calmer pour faire
place à des sentiments tout contraires , en
sorte qu'il répondit du ton le plus doux à la
douce voix qu'il venait d'entendre : « J'obéi-
rai à tous vos ordres , à tous. »
Il ne put ajouter un mot de plus ; car ils
arrivaient alors devant l'abbaye de Saint-Cor-
neille, où se passait une scène de désolation.
Une femme, entourée de quelques bourgeois
et de quelques gens du peuple, se tordait les
bras, en poussant des cris de désespoir. «Les
soldats viennent d'emmener mon fils! criait-
elle en sanglotant ; faites-moi rendre mon
fils ! faites-moi rendre mon fils ! »
Germaine quitta tout à coup le bras de son
LESFLAVY. 5\'J
compagnon et s'approcha de la malheureuse
mère. « Comment vous nommez-vous? lui
dit-elle, et de quoi votre fils est-il accusé?
— De quoi voulez-vous qu'ils l'accusent?
s'écriala femme avec courroux; maîtrePaulet,
j'espèrCj peut vous dire que Marcel Péroud
est un des plus honnêtes garçons de la ville.
— Et l'un de ceux qui ont ouvert hier soir
la porte de Pierrefond au sire de Flavy, dit
Richard vivement.
— Je ne vous questionne, ma pauvre femme,
reprit Germaine, que dans l'intention de vous
être utile, soyez-en bien'sûre.» En prononçant
ces mots elle leva son voile pour montrer à
l'infortunée un visage d'ami et des regards de
compassion.
« Répondez, mère Brigitte, dit un vieux
bourgeois; la dame qui vous parle est une
des filles du gouverneur, elle peut tout pour
vous.
— Oui, oui, s'écrièrent différentes voix,
c'est la demoiselle Germaine, c'est une dame
5t8 lis FLAVT.
de Flavy. bEI tel était le respect que, depuis
des siècles, les habitants de Cotnpiègne por^
taicnl à ce nom que, chacun s éloignant d'un
pas ou deux, la foule forma un cercle étroit
au milieu duquel se trouvaient placés Ger-
maine, la mère Brigitte et Richard.
« Ah! s'il est vrai que vous puissiez me
rendre mon fils, disait en pleurant la pauvre
femme que Germaine , avec beaucoup de
peine, empêchait de se jeter à genoux devant
elle, si vous le pouvez, au nom de tous les
saints, ayez pitié de moi !
— 11 vous sera rendu, n'en doutez pas, ré-
pondit Germaine ; mon père est sans doute
trompé par un faux rapport...
— Il n'y a pas de rapport, ma bonne de-
moiselle; ils n'ont, ma foi! pas pris le temps de
faire un rapport.
— Dites donc comment cela s'est fait, in-
terrompit Richard, qui voyait avec peine le
temps s'écouler.
— Hélas! sainte Vierge ! reprit-elle d'une
LES FLAYT. 3ig
Toîx étouffée pardes larmes, nous étions, mon
fils et moi, sur la porle de ma boutique, cette
petite boutique d'images et de chapelets que
vous voyez d'ici, ma belle demoiselle, quand
le malheur a fait passer par ici des soMats qui
emjuenaieiit Louis Bérard, qu'on venait d'ar-
rêter. Alors Marcel a dit... ]\Iarcel a dit...
— Qu'a-t-ii dit? demanda Germaine avec
douceur.
— il a dit: «Autant valait-il garder les An-
glais.» Ah ! je sais bien qu'il a eu tort! s'écria
la malheureuse mère en faisant de nouveaux
efforts pour se jeter aux pieds de sa protec-
trice, lui qui est si bon Français ! qui donne-
rait son sang pour le roi! mais la jeunesse...
la colère...
— Il suffit, dit Germaine en reprenant le
bras de Richard pour gagner le château; sui-
vez-moi, ma bonne femme, votre fils aura sa
liberté.
— Elles autres! et les autres! ceux qui
n'ont rien fait, qui n'ont rien dit ! s'écrièrent
52Q LESFLAVY.
aussitôt cent voix suppliantes : Pvoberl Pé-
rou ! Guinard ! Potin! » Vingt noms alors sor-
tirent de la bouche des assistants.
« Aussi , aussi , répondit Germaine qui se
remit en marche.
— S'il est encore temps,» dit Richard à voix
basse.
Germaine serra le bras du jeune bourgeois
en frémissant et pressa le pas. On aper-
cevait déjà les tours de la demeure royale.
La foule qui suivait la noble fille à quelque
distance, en la comblant de bénédictions,
s'augmentait sans cesse de tous les citoyens
qui se rencontraient sur la route , et ce ras-
semblement était devenu fort nombreux lors-
qu'on approcha de la Iroupe qui gardait le
pont-levîs.
« Arrêtez -vous ici, mes amis, dit Ger-
maine en se tournant vers ceux qui mar-
chaient derrière elle; attendez mon retour,
j'espère vous rapporter de bonnes nouvelles.
— Et surtout, ajouta ilichard, n'appro-
lES FLAVT. 321
chez pas des soldats, éloignez-vous s'ils vous
l'ordonnent ; enfin ne comptez que sur cet
ange que le ciel vous envoie. »
Tous deux alors s'approchèrent des fossés, et
Germaine demanda l'oiTicier qui commandait
le poste. Le hasard voulut que celui-ci fût un
de ses hommes d'armes en qui le sire de
Flavy avait le plus de confiance, en sorte qu'il
l'avait chargé peu de mois auparavant d'un
message pour sa fille. La figure de Germaine
n'étant pas de celles que l'on oublie, cet
homme lu reconnut aussitôt et s'empressa de
la conduire avec Pvichard à l'appartement
qu'occupait sire Guillaume.
Prêt à se trouver en face de celui dont lé
manque de foi et la cruauté excitaient à un
si haut point son ressentiment , le jeune
bourgeois ne pouvait parvenir à surmonter la
colère qui s'emparait de son âme. Quel que
fût l'eflbrt qu'il se faisait pour paraître calme,
la pâleur de son front , les éclairs qui sor-
taient de ses yeux et le mouvement involon-
21
322 LES FIAVY.
lajre de ses lèvres décolorées trahissaient la
pins vive éinolion. Germaine, ayant jelé un
regard sur lui comme ils arrivaient dacs une
grande salle occupée par plusieurs hommes
d'armes, et qui précédait celle où se tenait
le gouverneur, lui dit tout bas : a Je pense
qu'il vaut mieux que je parle seule à mon
père et que vous m'attendiez ici? »
Richard ne répondit à ces paroles que par
une inclination , en signe d'acquiescement ,
et Germaine suivit son guide.
Le sire de Flavy, assis près d'une table, s'oc-
cupait alors de dicter une lettre à un clerc ; à
la vue de sa fille il se leva vivement, courut à
elle, et, d'un air où se peignaient la surprise et
l'inquiétude, il lui demanda quel motif l'ame-
nait près de lui. « Permettez que je vous parle
sans témoins, je vous prie , mon père, » répon-
dit-elle ; et sur un geste de mcssire Guil-
laume, le clercet l'homme d'armes quittèrent
la chambre.
< Qu'est-ce , Germaine , qu'est-ce ? dit le
LES FLAVY. 32$
sire de Flavy dès qu'ils furent seuls ; qu est-il
arrivé, mon enfant? «Puis approchant un siège
à sa fille, il s'assit près d'elle. « Par le ciel!
conlinua-t-il, malheur à ceux dont tu pourrais
ayoir à te plaindre î
— Bien loin d'avoir à me plaindre des ha-
bitants de Compiègne , dit Germaine , je viens
vous supplier de faire cesser leurs plaintes.
— Comment! et de quoi diable se plai-
gnent-ils ?
— Ignorez-vous donc que vos soldats par-
courent les maisons pour en arracher les ci-
toyens, qu'ils jettent dans des cachots, et que
ce matin trois malheureux ont péri de la
main du bourreau ?
— Quelles balivernes viennent-ils te cou»-
ter ! dit le sire de Flavy d'un air d'indifférence;
et pourquoi ces vilains, chez lesquels je me
repens déjà de t'avoir laissée, osent-ils trou-
bler ta paix et t'étourdir les oreilles en te
parlant de quelques misérables que j'ai fait
châtier comme ils le méritaient?
3^4 I-KS FLAVY.
— Quels crimes ont-ils donc commis?
— iNont-ils pas vécu quatre ans sous les
Anglais sans faire mine de résistance? Ils les
servaientmieiixqu'ilsnenous ont jamais servis.
— Et moi, moi, s'écria Germaine, la force
nem'a-t-elle pas contrainte à vivre comme eux
sous les Anglais? Que pouvaient de pauvres
bourgeois désarmés contre des hommes de
guerre ? Mais je les ai vus alors, mon père ; tous
gémissaient du joug qu'il leur fallait porter,
tous regrettaient leur roi. La fidélité des gens
de Compiègne ne peut se mettre en doute ;
vous en avez reçu des gages trop certains.
— Et quels gages?
— Les clefs de leur ville dont ils venaient
de chasser l'étranger.
— Que tu connais peu ces bourgeois et ce
menu peuple, Germaine, dit messire Guil-
laume souriant avec mépris, si tu t'assures
de leur loi sur un caprice qui les fait agir de
telle ou telle façon. Leurs têtes sont autant de
girouettes qui tournent à tous les vents. Ils
LES FLAVY. SaS
criaient vive Henri VI aussi haut qu'ils crieront
vive Charles VII dans deux jours, qyiand le
roi va venir.
— Le roi vient! dit Germaine; et pensez-
vous qu'il approuve une sévérité...
— Je pense, interrompit messire Guillaume
avec hauteur, qu'il ne balancera pas à juger
comme il doit le faire les clameurs d'une
poignée de canaille et la conduite de son
plus utile serviteur.
— Mais l'on s'accorde à dire que Charles
est bon , affable , populaire.
— Et sa bonté pour le peuple lui réussit à
merveille! dit le sire de Flavy d'un air mo-
queur.
— Croyez qu'elle fait sa force, répondit
Germaine; on l'aime, on le désire, chacun
'sait qu'il n'est jamais entré dans une ville que
le pardon à la main.
— C'est pour cela qu'il en ressort huit jours
après, répliqua messire Guillaume, Mon sys-
tème à moi est tout différent , el je m'étais
526 LES FLAVY.
juré de ne point rentrer dans Compiègne sans
faire des exemples. Tant pis pour ceux des
habitants qui paieront pour tous les autres!
— Quoi ! s'écria Germaine en pâlissant
d'horreur, les prenez-vous , les frappez-vous
au hasard ? Ne cherche-l-on pas des coupables ,
mais seulement des victimes ?» En disant ces
mots', Germaine, qui était assise près de son
père, recula son siège par un mouvement
dont elle ne fut pas maîtresse.
L'âme endurcie de messire Guillaume n'é-
tait accessible qu'à une seule crainte, celle de
perdre l'afTection de sa Glle ; aussi, connais-
sant les sentiments du noble et généreux
cœur qu'il tenait à conserver , avait-il toujours
eu grand soin de dissimuler toute la cruauté
du sien. Quand un malheureux hasard in-
struisait Germaine de l'indilTérence avec la-
quelle il versait le sang de ses semblables , ne
pouvant douter du mauvais eCfL't que devait
produire Cette découverte, il maudissait inté-
rieurement la famille Paulet et vouait à tous
LES FLAVY. 3 2^1
les supplices ceux des habitants de Compiè-
gnequ'il tenait dans les fers; mais il n'en
crut pas moins devoir s'excuser aux yeux de
celle dont il ne pouvait supporter l'indifférence
ou le dédain, en disant que tous ceux qu'on
venait d'arrêter étaient plus au moins cou-
pables pour avoir refusé leur secours à la gar-
nison de la ville quand Robert de Saveuse et
lès Anglais l'avaient reprise.
0 Et comment ces malheureux pouvaient-
ils tenter la résistance contre des forces aussi
considérables ? N'était-ce pas attirer dans leurs
murs le massacre et le pillage?
— Et nous, s'éCria messire Guillaume, dé-
voilant à son insu ses atroces pensées, qu'a-
vons-ncus besoin de nourrir dans notre ville
une foule de poltrons sur lesquels il serait
impossible de compter si l'ennemi se présen-
tait? »
Germaine attacha sur lui ses grands yeux
noirs d'une telle manière que le terrible
homme baissa leè siens. « Ce sont donc his
OaS LES FLAYY.
murs de Compiègne, que vous voulez rendre
au roi? <iit-elle, et vous oubliez que ces mal-
heureux ha])itants, obligés de céder au nom-
bre, n'en ont pas moins attendu la première
occasion favorable pour vous appeler, pour
vous ouvrir leurs portes? Vous les accusez,
vous les punissez, vous! vous! et c'est hier
qu ils ont chassé les Anglais!»
Il y avait dans l'accent de Germaine , en
prononçant ces derniers mots, une telle ex-
pression de reproches et de blâme que le
sire de Flavy se vit à jamais perdu dans l'es-
prit de sa noble fille s'il n'accordait rien à ses
prières. « Eh bien ! dit-il , je te donne la
grâce de douze d'entre eux ; tu peux les dé-
signer à ton gré.
— Non, non ! s'écria Germaine ; vous ne fe-
rez pas le bien à demi ; il faut que ma joie soit
entière, il faut que j'obtienne justice pour les
innocents et grâce pour les coupables.
— Tu veux donc que l'impunité encou-
raue ces canailles à nous trahir de nouveau?
LES FLAVY. 320
— Je veux, répondit Germaine avec cha-
leur, que votre renommée reste pure, que
vous ne me condamniez pas à l'affreuse dou-
leur d'entendre accuser mon père de cruauté,
de perfidie. Tous vous ont appelé comme un
ami, comme un protecteur, tous combat-
taient cette nuit à vos côtés; qu'ils soient tous
libres. Je vous en supplie au nom de votre
honneur, au nom de votre tendresse pour
moi, mon père ! » Et Germaine, qui en par-
lant ainsi serrait vivement la main du sire
de Flavy dans les siennes, finit par la porter
à ses lèvres, ce qu'elle n'aurait pu faire quel-
ques minutes plus tôt.
Messire Guillaume, ne pouvant se décider
à céder, s'efforçait en vain de résister au pou-
voir qu'exerçait une jeune fille sur son cœur
de fer ; mais Germaine ne répondait plus aux
objections qu'il faisait encore; elle avait mis
un genou enterre, et, les mains jointes, elle
attachait sur lui ses yeux remplis de larmes.
• Lève-toi, lève-toi, dit-il enfin, et que tous
53o LES FLAVY.
ces pourceaux retournent dans leur auge ; ils
ne peuvent que nuire à la garde de Compiè-
gne. Mais qu'importe , ajouta-t-il en l'em-
brassant, je n'ai jamais rien su te refuser.
— Vous allez me remettre l'ordre de leur
* liberté, dit Germaine, dont la confiance en
son père venait de s'ébranler cruellement.
— Je vais le donner devant toi. » Et le
sire de Flavy fit aussitôt entrer un des offi-
ciers qui se tenaient dans la chambre voisine.
«Que tous ïes habitants de Coinpiègne que
l'on a arrêtés depuis hier, lui dit-il, retour-
nent chez eux, et qu'on les laisse en paix.
— Tous? dit l'homme d'armes d'un air
surpris; car pour la première fois de sa vie
le sire de Flavy faisait grâce.
— Tous, tous! mes.^ire, dit Germaine aus-
sitôt; n'avez -vous donc pas entendu mon
père ? »
Quel que fût son regret de ne pouvoir au
moins frapper une partie de ses victimes,
messire Guillaume fit un signe de tête affir-
matif, et l'officîer sortît pour exécuter son or-
dre. Alors Germaine s'appf*ôcha de lui ; son
beau visage avait repris ses couleurs habituel-
les. « Que tous lessàirtts vous bénissent, mon
père, lui dit-elle , pour n'avoir point repoussé
la prière de totre enfant ! je paierais ce mo-
ihént de ma vie.
— Tu es bien femme ! répondit messire
Guillaume en lui donnant un petit coup sur
la joue, et si l'on était aussi faible avec tes
pareilles que je le suis avec toi, nos derniers
neveux ne verraient pas la fin <;Je la guerre
que nous faisons.
— Cfoyez bien plutôt, reprit vivement
Germaine, que la barbarie,, la cruauté de
^ous les partis qui se disputent la France éter-
nisent nos malheurs. Le peuple, le peuple
tout entier se rangerait bientôt sous la ban-
nière de celui qui le traiterait humaine-
ment.»
Messire Guillaume, poiir qui le mot Iiu-
maaité était un mot vide de sens, mit un à
33» LES FLAVT.
cette discussion en demandant à sa fille si
elle était satisfaite ou non de son séjour chez
les Paulet, et Germaine saisit cette occasion
pour assurer à cette honnête famille, sinon
la reconnaissance, au moins la protection de
celui qui pouvait tout dans Compiègne. Avec
un autre homme que le sire de Flavy, ce que
Richard avait fait jusqu'alors pour le parti
royal devait acquérir au brave jeune homme
la bienveillance d'un chef de ce parti; mais
Germaine, à sa grande douleur, ne voyait plus
son père avec les mêmes yeux. Tout en se
défendant de réfléchir à ce qui venait de se
passer, dans la crainte d'avoir à juger trop
sévèrement l'auteur de ses jours, elle ne re-
trouvait dans son cœur ni l'eslime ni la con-
fiance qu'elle avait eues jusqu'à ce jour pour
messire Guillaume, et lorsqu'elle le quitta
pour retourner chez les bons bourgeois, elle
éprouva plutôt un soulagement qu'un regret.
Le sire de Flavy la conduisit lui-même à
Paulet, dont elle avait dit s'être fait accom-
LES FIAVY. 333
pagner jusqu'au château. 11 se montra pour
l'hôte de sa fille aussi gracieux qu'il pouvait
l'être ; mais Richard ne put répondre à cet
accueil que par une froideur glaciale, laissant
messire Guillaume attribuer au respect ou à
l'embarras l'effet de son trop juste ressenti-
ment.
CHAPITRE XVII.
Jamais de deux beaux yeux le charme en un moment
N'a, sans vouloir agir, a^i plus puissamment,
Ni jamais dans un cœur l'amour ne prit naissance
Avec tant d'ascendant et si peu d'espérance.
PiRON, Gustave Wasa.
a Ainsi donc, disait Daniel à Richard, se
trouvant le lendemain seul avec lui, les voilà
tous en liberté, et un mot de cette belle fille
a suffi.
— Cela t'étonne! répondit le jeune bour-
geois en levant les yeux au ciel.
— Je sais très bien que cela ne t'étonne
pas, toi ; aussi voudrais-je que tous les Flavy,
mâles et femelles, fussent bien loin de Com-
piègne. »
LES FLAVY, 5^5
Richard rougit ; le secret qu'il croyait en-
seveli dans son cœur n'en était plus un pour
Daniel. Mais Daniel n'était-il pas un autre
lui-môme? Sûr du dévouement et de la dis-
crétion de celui qui l'avait deviné, il ne put
se forcer à dissimuler avec un tel ami, et ne
répondit point.
«Certes, reprit le pelit sorcier d'un ton
d'humeur, je maudis maintenant notre en-
treprise, qui l'a fait connaître ces chevaliers,
et surtout ces nobles dames, et si j'avais pu
prévoir ce qui t'arrive...
— Tu ne m'aurais point aidé à chasser les
Anglais? dit Richard en souriant,
— Non, par le Ciel! répondit Daniel.
— Eh bien! ami, console-toi ; il y a main-
tenant trois mois que j'ai vu Germaine de
Flavy pour la première fois, et qu'il n'est plus
temps de détacher ma vie de son souvenir.
— Trois mois! s'écria Daniel, fort surpris
que cette circonstance eût échappé au soin
avec lequel il surveillait , ou pour mieux dire
336 LES FLAVY.
il espionnait ce qui se passait autour de lui.
— Oui, reprit Richard. Un matin que je
m'étais rendu chez le vénérable abbé de
Saint-Corneille, en raa qualité de notable,
pour je ne sais quelle affaire, j'allais frapper
à la porte de l'abbaye , lorsqu'il en sortit une
femme, accompagnée par maître Joseph , et
que le digne abbé reconduisait lui-même. Je
me rangeai de côté pour les laisser passer;
ils s'arrêtèrent quelques instants, et cette
femme n'ayant pas encore baissé son voile, je
la vis. »
Le jeune bourgeois cessa de parler, tant
avait été vive, sans doute, l'impression qui se
retraçait à sa mémoire.
« C'était Germaine de Flavy ? demanda Da-
niel.
— C'était Germaine de Flavy , répondit
Richard. Elle venait prier le vénérable abbé
d'intercéder auprès des Anglais en faveur de
quelques malheureux de Vertbois. Daniel, il
ne suffisait pas, pour me rendre fou, qu'elle
LES FLAVY. 35^
eût la beauté des anges, il fallait qu'elle en
eût la bonté !
— Mais, par saint Antoine! counnent ne
te disais-tu pas que tu ne devais jamais la revoir
et qu'il fallait l'oublier? On éloufte ces choses-
là tout de suite.
— L'oublier! s'écria Paulet, quand je ne
voulais vivre au contraire que pour me rap-
peler cet être ravissant , cet être céleste qui
venait de m'apparaîlre ! Depuis que j'étais
sorti de l'enfance , je n'avais connu que des
sentiments de vengeance et de haine; je con-
naissais enim im sentiment d'amour! je me
retraçais avec délice la noble et douce figure
que j'avais vu sourire une fois. Dans la soli-
tude , dans la foule, Germaine de Flavy était
toujours là, près de moi ; mes yeux la revoyaient
toujours, ma bouche prononçait tout bas son
nom. Le désir de venger mon père se mêlait
alors à celui d'agir, de combattre pour un parti
qui était le sien. Enfin je t'avouerai tout, ami,
quoique je doive en rougir ; quand nos projets
22
338 LES FLAVY.
ont été mûrs et que j'ai vu approcher l'instant
de rendre Compiègne au roi Charles , si je
vous ai fait appeler le sire de Flavy de préfé-
rence à toul autre capitaine pour lui remettre
la ville, c'était dans un vague espoir de me
rapprocher d'elle.
— Ainsi nous devons à ton bel aniour la
présence de ce loup enragé dans nos murs?
dit le petit sorcier.
— Écoute, répondit Richard; on m'avait
souvent peint messire Guillaume comme un
homme dur et sévère , mais toujours comme
un homme d'honneur.
— Et ne t'ai-je pas dit que j'avais appris de
Chariot qu'il avait assassiné son père?
— 11 n'était plus temps alors de rejeter son
appui ; l'instant d'agir approchait.
— Fort bien ; mais tu conviendras que
c'est acheter cher la jouissance de loger sa
fille.
— Ah ! que ne l'ai-je plutôt payée de tout
mon sang, celte jouissance que j'étais si loin
l1^ tLivi. 3^9
d'espëret ! Ce n'ëtait pas aIdrS la piàyer trop
cher.
— Insensé! qui he Vois pas qiie tu t enfon-
ces de plus eh plus dans un chemin qui doit
te conduire à ta Jjerte !
— Et pourtant, Daniel, mon bon Da-
niel, répondit Richard, je ne jouis dé la vie,
je ne connais le bonhedr que depuis trois
jours.
— Parce que tu rêves , parce que tu dors
surle penchant d'un abîine. Qilëlle espérance
às-tu ?
— Aucune,
— Cela prouve au moins que ttî n'es pas
encore tout-à-fait fou.
— Je la vois , elle nie parle , elle nié parle,
Daniel! c'est assez. Quelqiies mois, quelques
Semaines de ce bbnheur-là, et piils inourir,
je ne me plaindrai pas.
— Mourir! antre sotii.se! et cette pauvre
Georgette mtJdrra donc aussi?
— Georgette ! dit Richard d'un air surpris,
34o LES FLAVY.
Georgelte n'a jamais été pour moi qu'une pa-
rente que j'aime comme ma sœur.
— Hum ! hum 1 il était clair cependant que
tu la trouvais bien gentille , et je ne serais pas
surpris qu'elle crût voir en toi plutôt un mari
qu'un frère.
— Me préserve le ciel d'un pareil malheur!
s'écria Richard, car jamais je ne me marierai.»
Pour la première fois de sa vie Daniel se
trouvait exercer une sorte de supériorité sur
son ami Richard, supériorité que lui donnait
nécessairement le sang-froid et la raison qu'il
opposait au délire de l'amour. Soit qu'il se
plût à jouir de l'avantage momentané qui ré-
sultait pour lui des deux positions, soit qu'il
espérât combattre victorieusement une fai-
blesse qu'il maudissait, il crut devoir repren-
dre la parole et frapper de grands coups s'il
était nécessaire.
« Richard, dit-il avec un air de gravité qu'il
n'avait jamais pris dans ses conversations les
plus sérieuses avec le jeune bourgeois, tu sais
LESFLAVY. 34!
que lu n'as pas un meilleur ami que moi ;
que si tu médisais : «Suis-moi, Daniel, je vais
au bout du monde , je te suivrais. »
Richard pour toule réponse lui serra la
main avec force.
« Eh bien ! ne repousse donc pas mes con-
seils et réponds-moi ; je ne sache pas qu'il
soit jamais arrivé en France que la fille d'un
seigneur , soit devenue la femme d'un homme
de notre classe?
— Aussi ne suis-je pas assez insensé pour
me créer une pareille chimère , répondit Ri-
chard avec un triste sourire.
— Aujourd'hui tu dis peut-être vrai, re-
prit le petit sorcier ; le bonheur actuel te suf-
fit, mais bientôt il ne te suffira plus; car l'a-
mour ne se contente pas du statu quo , il faut
qu'il recule ou qu'il avance. Grâce au ciel, je
n'ai jamais rien eu à démêler avec lui, mais je
l'ai beaucoup observé dans les autres et je veux
que lu profites de mes observations. Tu crois
être bien sûr que tu pourras toujours te taire,
5i^2 L^S FLAVY.
que Gçrpaa^i^e d,e Flavy ne saura jamî^is que
tu 1,'airaes?. ..
— J'auraispîutôt le courage, s'écriaRichard,
d'affroater une légion de diables que celui
de faire à cet ange un pareil aveu.
— Eh bien ! tw te trompes ; lu parleras, Ri-
chard, tu parleras; alers bienheureux si mal-
gré ton généreux caractère , ta bravoure , tant
d,ç ^,elles qualUçs qui le distinguent des au-
tres jeunes honimeSjtu n'essuies que lesraille-
i;ies dç la noble famille, et si lu ne restes pas
e.n bulte à leurs pei^séciUioas,
— Je ne les cxains point, dit Richard en
relevant fièrement la lôte. Depuis le jour où
j'^i pu me servir d'une arme, je me bats
com,rne eux, je me bats pour eux, et mon
fiîn,g a cQulé aussi souvent que celui de ces
çhçyaliers.
— Il est vrai, mais la bonue épée ne \,ç
mellra j)as à l'abri du dédain, des mépris ,
des ins^dles el, du désespoir. »
P^n^ej se ti|t ; \es, ^ç^ii^rsi mots dout il vj$.-
LES FLAVY. 34^
naît de se servir avaient blessé l'orgueil du
jeune bourgeois an point que lui aussi garda
le silence pendant quelques instants. Puis,
attachant ses regards d'un air résolu sur le
petit sorcier : « Tu devrais assez me connaî-
tre, dit-il, pour savoir que je puis me taire.
— Un homme amoureux devient un autre
homme , ami ; répond-on de sa raison quand
on a la fièvre chaude ? Tu parleras, te dis-je ,
et moi, Daniel , j'aurai la douleur de voir la
fleur de notre bourgeoisie , le fier , le noble
Richard devenir la risée des deux nobles filles
et de Regnault de Flavy.
— Regnault de Flavy ! dit Richard qu'un
instinct de jalousie fil pâlir. Pourquoi le nom-
mer plutôt qu'un autre?
— Parce qu'il passait sa vie à Vertbois pen-
dant son séjour ici, parce qu'on ne peut par-
ler de lui devant la belle Germaine sans la
faire rougir comme une cerise, enfin parce
que certaines gens savent dans la ville qu'ils
ont été fiancés dès leur naissance. »
344 ^^^ FLA-VY.
Chacune de ces paroles perçait d'outre en
outre le cœur du malheureux Richard; les
yeux attachés sur Daniel, la bouche ouverte,
il semblait recevoir le coup mortel, tant ses
membres étaient immobiles et ses joues dé-
colorées. Daniel s'était tû depuis longtemps,
qu'il écoutait encore comme s'il n'eût pas
assez souflerl; enfin un long soupir sortit de
sa poitrine étouffée. « Daniel , dit-il à voix
basse , nous venons d'en parler pour la der-
nière fois. » Le petit sorcier un peu interdit
se disposait à lui répondre ; il avait quitté la
chambre.
Daniel essuya ses yeux humides , rêva quel-
ques instants d'un air soucieux; puis, secouant
la tête : t Aux grands maux les grands remè-
des, » se dit-il tout haut, et il alla rejoindre
sa protégée Georgette et dame Marguerite.
CHAPITRE XVIII.
Je'connais bien letpeuple et ses illusions-l
Il est des temps d'opprobre où, pour les'nations,
Il faut un souverain entouré de prestiges,
Qui d'un courage ardent réveille les prodiges^
Brifadt, Poésies diverses. .
En dépit de l'étude constante que le petit
sorcier se mit à faire des paroles, des regards,
des gestes du jeune bourgeois en présence de
Germaine, il lui fut impossible de savoir ce
qui se passait dans l'âme qu'il avait déchirée
avec tout le courage d'un habile chirurgien
qui veut guérir son malade. Richard nemet-
tait aucune différence dans le respect qu'il té-
moignait aux deux sœurs, dans les soins qu'il
avait pour elles. Sesyeux ne se portaient point
346 LES FLAVT.
plus souvent sur Germaine que sur Marie. Seu-
lement, s'il arrivait que la première lui adressât
la parole à table inopinément, une légère
rougeur colorait parfois son visage. Mais cet
effet subit était si fugitif qu'il fallait toute la
perspicacité de Daniel pour l'apercevoir et
pour s'en inquiéter. Du reste, quoique ses
manières avec Georgette fassent restées celles .
d'un frère avec sa sœur, il s'y mêlait beaucoup
plus de gravilé ; on ne le voyailplus phiisanter
avec la jeune fille, ainsi qu'il avait fait jusqu'a-
lors. Cette différence était si marquée que
Daniel se repentait beaucoup de n'avoir pas
gardé le silence à cet égard , surtout lorsqu'il
voyjiit Georgette semettreà table avec lesyeux
rouges et pousser de profonds soupirs tant que
durait le repas. *
Le sire de Flavy ne pouvait donner que très
peu d instants à sa fille. Occupé du soin de
mettre Compiègne en bon état de défense, il
déployait une activité fatale à ceux qui n'exé-
cutaient point ses ordres avec assez de zèle et
les; fiavt. 547
de prorapt itu(Je. l,a pUu légère f^ute était
punie avec une sévérité qui dépassait toutes
les bornes; mais là s'arrêtait, dans la ville, la
tyrannie de Hiessive G\iiHaurae,^ant U crainte
de chagriner Germaine maîtrisait ce caractère
féroce, et c'était hors des murs, dans les ex-
cursions qu'il faisait fréquemment, que cet
homme sanguinaire allait exercer son brigan-
dage et son penchant à la cruauté.
Le sire de Flavy n'arrivait pas chez Paulet
sans que chacun aussitôt ne Içvâtte siège pour
le laisser seul avec sa fille ;car, à l'exceplion de
Richa,rd, que sa présence n'intimidait point,
tous les habitants de la maison, et Marie sur-
tout, éprouvaient à sa vue un sentiment de
crainte que jamais un sourire, un regard de
bonté ne venait détruire.
SeSï conversations avec Germaine roulaient
hahituelleuient sur les nouvelles qu'il recevait
du roi, dont les succès, allaient toujours crois-
sant, et que l'on attendait d^un moment à
l'autre à Cpnapiègne. ^^ 'arrivée de ce m.on,ar-
348 LES FLAVT.
que, en effet, vint bientôt mettre le comble à la
joie que les habitants ressentaient de leur dé-
livrance. Ce qu'ils avaient souffert sous le joug
des Anglais leur faisait bénir comme le plus
grand bienfait du ciel le retour de leur prince.
Dès le matin toutes les maisons étaient pa-
voisées, les rues jonchées de fleurs et de feuil-
lage, et les notables partis pour aller attendre
Charles aux portes de la ville dontRichard était
chargé de lui présenter les clefs.
« C'est bien le moins, disait Daniel à dame
Marguerite, que ce soit votre neveu qui les
donne, après les avoir tirées si bravement de la
poche des Anglais.
— Je pense bien que le roi lui parlera, ré-
pondit-elle en relevant fièrement la tête.
— N'en doutez pas , dit maître Joseph dont
ce moment réveillait les plus chers souvenirs.
Tout courroucé qu'était son père Charles VI
contre les habitants de Compiègne lorsqu'il
vint en i4i4> '^ reçut le majeur et les éche-
vius qui administraient alors, non«seulemcnt
LES FLAVY. ^49
sans colère , mais avec une bienveillance qui
nous rassura beaucoup. Et j'étais à peine des-
cendu (le la chaire, où je venais d'avoir l'hon-
neur de prêcher devant lui, qu'il me fit appeler
et me parla de mon sermon dans les termes les
plus flatteurs.
— Vous avez prêché devant le roi Char-
les VI, maître Joseph Pet sur quel sujet avez-
vous parlé, je vous prie? demanda dame Mar-
guerite , qui ne pouvait faire une question
plus agréable au bon prêtre.
— Sur le sujet qui occupait tous les esprits ,
répondit maître Joseph ; j'avais pris pour
texte....
— Auditam fac mihi manè misericordiam
iuam, » interrompit le petit sorcier que sa mé-
moire ne trahissait jamais lorsqu'il s'agissait
de faire une malice.
Dans la simplicité de son cœur, maître Jo-
seph le remercia par un sourire de cette heu-
reuse citation. Elle encourageait l'ancien pré-
dicateur à entamer son exorde , que dame
35g les FLiVY.
Marguerite écouta avec la plus grande admi-
ration, tandis que Daniel souriait assez ironi-^
quement.
« Vous savez sans doute tout le .'^ermon par
cœur? demanda-t-il d'un air malirl dans un
moment où le bon prêtre reprenait haleine.
— Il est naturel, dit Germaine très grave-
ment, que l'on se souvienne des paroles que
Dieu nous inspirait pour le salut de nos sem-
blables. »
Il était assez difficile de déconcerter Daniel,
habitué à reconnaître sa supériorité sur la
plupart des gens avec lesquels il vivait ; tou-
tefois la leçon que lui donnait Germaine ne
fut point perdue; mais il ne s'excusa que par
un regard adressé à la belle fille , attendu que
maître Joseph ne se doutait point du tout
qu'on l'eût persifïlé . « Elle est douée d'u n sen-
timent de bonté angélique , se dit le petit
sorcier; car je gagerais ma tête qu'elle a en-
tendu vingt foisce sermon ; » etplus que jamais
il trembla Dour son cher Richard.
LES FEÂVY. 35 I
Maître Joseph en était arrivé à sa péroraison
lorsque les cris de Koël ! qui se firent entendre
de toutes parts, annoncèrent l'approche du
roi. Chacun aussitôt courut aux fenêtres
pourvoir passer le cortège, et pour joindre
ses acclamations à celles qui fendaient les
airs.
Charles , monté surun superbepalefroi, mar-
chait le premier , ayant à sa droite cette fille
miraculeuse dont la venue avait ranimé l'es-
poir de l'armée française, dont la seule pré-
sence encourasreait les chefs comme les soldats
et faisait trembler les Anglais ; simple bergère
que l'on croyait envoyée de Dieu pour sauver
la France et pour chasser l'étranger. Vêtue de
l'habit des chevaliers, portant son étendard de
couleur blanche, semé de fleurs de lys et sur
lequel était écrit Jé-st/s, Maria, Jeanne, si cou-
rageuse , si terrible dans les combats, s'avan-
çait d'un air modeste à côté de son roi. Les
bénédictions dontle peuplela comblait à haute
voix n'enflaient point son orgueil; car Jeanne,
35a LES FLAVY.
pensant accomplirune mission divine , ne voyait
en elle que l'instrument du ciel , et cette
croyance si profondément empreinte dans son
esprit contribuait à fortifier la croyance géné-
rale mieux que n'aurait pu le faire l'habileté
la plus consommée.
Le roi, qui n'avait pasencoretrenteans, était
bien fait et d'une figure agréable. Son air
affable et doux rappelait au peuple ce bon
Charles VI , que la France avait pleuré , tout
insensé qu'il était devenu , et les manières
civiles et bienveillantes qu'il conserva toujours
avec les grands lui gagnaient le cœur des
célèbres capitaines dont le bras lui restait
fidèle, en dépit de sa mauvaise fortune. Il
fallait que ce prince fût doué de qualités
aimables, attachantes, pour que tant de braves
serviteurs , qui depuis sept ans versaient leur
sang pour sa cause avec tant de désintéres-
sement , pussent lui pardonner l'espèce de
nonchalance qu'il avait mise jusqu'alors à
reconquérir son royaume; faible , indécis,
LES FL^VY. 353
adonné aux plaisirs, livré à la volonté des fa-
voris qui se succédaient près de lui , sa vail-
lance , quoique reconnue de tous, avait rare-
ment secondé la vaillance de ses partisans.
Ce n'était que depuis l'époque où commence
cette histoire que ce prince, tiré de son apathie
par les conseils et les discours de la belle
Agnès Sorel, avait renoncé aux délices de sa
petite cour et s'était résolu enfin à tout entre-
prendre pour arracher sa couronne à l'Anglais.
Depuis lors aussi non-seulement le dévoue-
ment de ses amis avait redoublé , mais on
avait vu les gentilshommes français arriver de
toutes les parties du royaume pour se ranger
sous sa bannière. Ceux qui n'avaient point le
moyen de s'équiper venaient comme cou-
tilliers , comme simples archers, montés sur
de petits chevaux. Partout sur la route de
Reims à Crespy les portes des villes , des châ-
teaux s'étaient ouvertes devantlui, et il entrait
dans Compiègne entouré de l'élite des cheva-
liers de France , et suivi d'une armée assez
1. 23
354 ^^^ FLAVY.
forte pour que l'on put penser à marcher sur
Paris.
Derrière Dunois, faTrimouille, Xainlrailles
et beaucoup d'autres seigneurs , on distin-
guait les notables de la ville , qui suivaient k
pied celte brillante cavalcade. Richard Paulet
se faisait si bien renmrqner au milieu de ses
collègues parla noblesse de sa taille et de son
visage, que dame Marguerite dit à sa nièce
d'un air fier : « Sais-lu qu'il ne manque à
ton cousin qu'un cheval pour qu'il tienne sa
place à merveille parmi tous ces chevaliers !
— J'aime bien mieuxque lecheval manque,
que Richard soit un bourgeois, lui répondit
tout bas Georgetle.
— Peut-être as-tu raison, reprit dame Mar-
guerite sans deviner ia pensée de la jeune fille;
qui sait combien de ces seigneurs ne seront
plus en vie dans un mois s'ils vont essayer de
prendre Paris? »
Dans ce moment, Richard, suivant le mou-
vement de ceux qui marchaient soit devant
LES FLAVY. 555
lui , soit à CCS côtés , venait tlo lever les yeux
vers la fenêtre où se tenaient Germaine et
Marie, dont la beauté attirait tous les regards.
Il répondit au salut affectueux des deux
sœnrs en s'inclinant respectueusement devant
elles ; mais celte légère circonstance eut le
pouvoir de le troubler au point qu'il passa
devant sa tante et Geor2;cllesans les voir. « A
quoi pense-t-il donc? dit dame Marguerite ;
j'aurais voulu qu'il nous saluât, — Il a salué , »
répondit Georgette d'une voix étouffée ; et
un nuage de larmes vint obscurcir la vue de
la pauvre enfant au point qu'elle ne distingua
plus rien du cortège qui continuait à s'achc-
inrnervers l'église Saint-Jacques, où l'on allait
chanter le Te Deiim.
«Je vaisà Saint-Jacques, dit maître Joseph
dont la figure était radieuse.
— Allons à Saint-Jacques!» répliqua Da-
niel. Et tous deux sortirent.
Une douce joie se peignait sur les Iniils de
Germaine; Marie, accoutumée à ne sentir.
356 LES FLAVY.
à ne vivre que par sa sœur, n'avait jamais
éprouvé un plus vif contentement ; quant à
dame Marguerite , satisfaite du rôle que son
neveu avait joué dans toute cette affaire, elle
ne tarissait point en discours propres à re-
hausser l'estime que Richard lui semblait mé-
riter, et qui, bien entendu, devait rejaillir sur
toute la famille. La bourgeoisie, qui à cette
é])oque acquérait chaque jour plus d'impor-
tance , commençait à connaître un orgueil que
justiliait son utilité sociale, bien que cet or-
gueil ne portât point les bourgeois à envier
le sort des nobles, dont l'état des choses les
tenait encore trop éloignés.
Georgeite seule, au milieu de la joie gé-
nérale, sentait son pauvre cœur serré comme
par une main de for. Aridé(3 du bonheur dont
elle jouiisait naguère, lorsque Richard par-
tageait son temps et ses soins entre elle et
dame Marguerite , de ce bonheur qui lui était
enlevé sans retour, le désespoir s'emparait de
son ame. lille maudissait le sort qui avait
LES FLA.VY. 357
réuni deux êtres destinés à vivre si loin l'un
de l'autre ; car elle ne doutait pas que Richard
n'eût louché le cœur de Germaine. On croit
si facilement qu'il doit plaire , celui qu'on
aime ! D'ailleurs Richard avait toujours été
aux yeux de la jeune fille le modèJe de la
perfection humaine. Sa bonté, sa bravoure ,
la supériorité de son intelligence, et, pour
tout dire enfin, la beauté dont l'avait doué la
nature, tout pour elle faisait de son cousin
un être surhumain qu'elle aimait de toute la
puissance de son âme, mais avec une sorte
de timidité. Quoique Georgelte eût souvent
pensé qu'elle était jolie, près de Germaine elle
ne voyait plus en elle qu'une fille commune,
mal vêtue , qui ne pouvait espérer un regard.
Alors elle se rappelait en frissonnant le sen-
timent d'admiration mêlée de dépit que lui
avait fait éprouver la première vue de la noble
fille. « Ne l'ai-je pas moi-même trouvée belle
comme les anges? se demandait-elle le cœur
navré ; ne me suis-je pas dit : Il l'aimera ! » En .
55^8 LES FLAVY.
se parlant ainsi Georgelte leva les yeux sur les
deux sœurs et rencontra les yeux de Ger-
maine, qui lui souriait d'un air amical. Elle
ne put supporter plus longtemps la vue des
traits charmants qu'embellissait encore cette
expression de bienveillance , et elle sortit pour
cacher ses pleurs.
Au retour de Richard , on apprit que les
ambassadeurs envoyés par le roi au duc de
Bourgogne non - seulement revenaient fort
satisfaits de l'accueil qu'ils avaient reçu , mais
qu'ils ramenaient avec eux des ambassadeurs
de Philippe , chargés de travailler à conclure
la paix. Le lendemain , en effet , on vit arriver
à Compiègue Jean de Luxembourg , l'évêque
d'Arras et les sires de Brimeu et de Charny ,
qui apportaient les bases d'un traité par le-
quel le duc s'engageait à reconnaître Charles
pour roi de France.
On imagine aisément quelle joie celte heu-
reuse nouvelle excita dans la ville. Mais com-
ment se représenter la joie de Germaine à
LES FLAVY. ^5^
l'idée que tout ce qui était Français allait quit-
ter les rangs de l'étranger, que son père et
Regnault marclieraient sous la lïîCme ban-
nière? Son bonheurétait si grand que, nepou-
vant y croire , elle ne se lassait point de faire
répétera sire Guillaume, à Uicliard , à Da-
niel , que les envoyés de Philippe ne quit-
taient pas le roi , que les conférences avaient
lieu chaque jour , et qu'on en espérait la meil-
leure issue.
Richard observait Germaine , non sans
éprouver je ne sais quelle émotion pénible
dont il n'était pas le maître ; c'est en vain qu'il
appelait la raison et l'orgueil à son secours;
en vain qu'il se demandait quelles espérances
étaient renversées pour lui qui n'avait jamais
espéré ? Il ignorait combien la douceur du mo-
ment présent suffit àramoun Ne pouvant vain-
cre le sentiment d'adoration qui était devenu
sa vie, il avait réduit son existence au bonheur
de vivre près de Germaine, de lavoir, d'enten-
dre sa voix. Le passé n'importe que peu à ce-
■>i
36o LES FIAVY.
lui qui se contente d'un sort privé d'avenir ;
aussi, depuis son entretien avec Daniel , cha-
que jour effaçait-il de plus en plusle souvenir
de Piegnault de sa pensée. Il n'en était plus
de même maintenant que le moment appro-
chait où Kegnault reviendrait dans sa famille,
reverrait Germaine et réclamerait ses droits à
la main de sa cousine. Peut-être ne se passê-
rait-il pas un mois avant que l'infortuné Ri-
chard soit témoin de ce mariage, avant que
le beau chevalier emmène dans son manoir sa
noble épouse. Une seule pensée douce venait
se mêler à tant de pensées déchirantes : Daniel
ne pouvait-il passe tromper? Quand, depuis
son enfance , Regnault avait embrassé un
parti odieux à Germaine, quand, toujours sé-
parés, ils ne s'étaient revus que pour peu
d'instants, par quelle fatalité l'amour aurait-il
vaincu la haine que la noble fille portait aux
amis de l'étranger?
Le trouble que Daniel disait avoir observé
en elle au seul nom de Regnault était la
U
LES PIAVY. 36 1
seule preuve de cet amour. Richard pouvait-
il s'en rapportera un indice aussi léger quand
il s'agissait pour lui de vie ou de mort? Non
sans doute ; et il s'attachait parfois à l'idée
que Germaine n'aimait point son cousin. Alors
son cœur battait plus librement, il renaissait
au bonheur modeste , mais ineffable, d'aimer
en secret , d'aimer en silence, et d'un amour
si pur qu'il aurait pu s'adresser au ciel.
C'est dans cette dernière disposition d'es-
prit qu'il était, lorsque, s'étant rendu dans
la salle où tout le monde était déjà rassemblé,
Germaine l'accueillit avec plus d'affection
qu'elle ne l'avait jamais fait encore.
Daniel n'oubliait point, le dîner fini, de
boire à la paix avec l'excellent ratafia de dame
Marguerite. Ce jour-là toute la compagnie lui
fit raison , sans en excepter les deux nobles
sœurs, qui, vu l'objet de cette libation , con-
sentirent à mouiller leurs lèvres delà douceli-
queur. «Alapaix !» s'écria le pelithomme,qui
donnait habituellement le signal en avalant un
36a LES FLAVY.
plein verre. « A la paix ! qui réunira tous les
Français, qui réconciliera toutesJes familles!»
ajouta Germaine avec l'accent du bonheur.
e Nous pourrons enfin prier tout haut pour
notre roi , dit maître Joseph.
— Et rejeter pour toujours l'Anglais dans
son île ! s'écria Richard.
-r- Alors Marie , reprit Germaine, nous re-
verrons notre cher Vertbois !
— Et notre cousin Regnault! «dit la petite.
Germaine ne répondit point, mais elle serra
Marie dans ses bras et la baisa sur le front.
A la vue de cet innocent transport , un fris-
son mortel parcourait les membres de Ri-
chard. Il lui sembla s'éveiller douloureuse-
ment; l'heureux songe disparut , Daniel avait
dit vrai!
CHAPITRE XIX.
Te servir comme une esclave, apprêter ton
repas et la couclic dans quelque coin ignoré
de l'univers, eût clé pour moi le bonheur su-
prême,
Cn\TEAlIDRIAND, AlClla.
Si jeune et si simple que soit une femme,
nul ne lit mieux qu'elle dans le cœur de celui
qu'elle aime, et l'angoisse qu'éprouvait Ri-
chard n'échappa point à l'œil attentif de
Georgetle. En dépit des efforts qu'il faisait
pour paraître calme, tout en lui décelait une
douleur dont la jeune fille souffrait avec lui,
sans savoir quel motif avait pu la causer.
Aussi lorsque, ne pouvant plus supporter la
364 r.ES PLAVY.
contrainte qu'il s'imposait, Richard quitta la
chambre, Georgette écouta selon sa coutume
s'il sortait ou non de la maison, et n'ayant
point entendu la porte s'ouvrir et retomber,
elle ne tarda pas à sortir elle-même dans l'in-
tention de le suivre.
Sous différents prétextes elle entra dans
celles des Cambres de la maison où il pou-
vait être et finit par le trouver dans une salle
basse, séparée des appartements que l'on ha-
bitait. Là, le jeune bourgeois, assis sur un
banc, la tête appuyée dans ses deux mains,
était si profondément livré à ses pensées qu'il
n'entendit pas entrer sa cousine. Georgette
s'approcha, lui posa la main sur l'épaule en
prononçant doucement son nom, et Richard
ayant levé la tête, elle lui sourit tristement.
«Que désirez-vous, Georgette? dit-il; pou-
quoi quittez-vous les dames?
— Ne me prenez pas pour une effrontée qui
vient trouver un garçon, Richard, répondit
la pauvre enfant dont les yeux devinrent hu-
LES FLWY. 365
mldes; vous et moi ne sommes-nous pas frère
et sœur?
— Oui, ma bonne Georgette, frère et sœur,
reprit-il. Eh bien! que me voulez- vous? »
Et il serra la jolie main de la petite comme il
aurait serré celle d'un camarade.
Georgette s'assit à quelque dislance de lui,
assez embarrassée d'expliquer sa démarche.
«Je venais, dit-elle, puisque vous voulez
le savoir, parce que j'étais inquiète. Je vous
ai vu tout à coup devenir si pâle, si triste...
Eles-vous malade, Richard?... souffrez-vous?
— Je ne suis point malade, répondit -il,
sans oser ajouter qu'il ne souffrait point.
— Pourquoi donc vous tenez-vous ici tout
seul, avec l'air accablé et la tôle dans vos deux
mains?
— Je réfléchissais aux affaires présentes,
dit Richard en aflectant le plus grand calme ;
quand la paix va se faire, j'ai plus d'une chose
à penser qui concerne mes intérêts.
— La paix! répondit Georgette d'un air
366 LES FLAVy.
de doute ; ou en a bien souvent parlé sans
que nous l'ayons vu se conclure ; par mal-
heur, je crains bien qu'il en soit de même
celte fois ; aussi vous ne me voyez pas joyeuse
comme vous tous. •
Ce discours, qu'une fierté féminine inspi-
rait à la jeune fille dans l'intention de cacher
les motifs de sa tristesse habituelle, alla droit
au cœur de Richard pour y porter, sinon l'es-
poir, au moins une consolation momenta-
née.
« Vous ne croyez donc pas que la paix se
fasse, Georgette? dit- il en cachant la joie
que lut causait celle supposition.
— Non. Je ne sais pourquoi quelque chose
me dit qu'elle n'aura pas lieu. Je m'en afflige
pour vous, Richard, pour ma tante et pour
ces nobles dames que vous avez prises en si
grande amitié... »
Georgette s'arrêta. C'était la première fois
qu'elle osait parler de Germaine à son cou^
sîn; mais cet instinct qui nous porte à nous
LES FLAVY. . 367
assurer de notre malheur avait dicté ses der-
nières paroles.
«Ces nobles dames s'inquiètent bien moins
de notre sort que nous ne nous occupons du
leur,» répondit Richard; et l'espèce d'aigreur
qui se montrait dans ces paroles fut loin de
déplaire à Georgelte. «Le sort nous a placé
si loin d'elles, ajouta-t-il, que nos intérêts ne
peuvent avoir rien de commun.
• — C'est ce que je me suis dit bien des fois,
répondit la jeune fille en faisant tous ses efforts
pour étouffer un soupir^ qu'il avait fallu une
réunion de circonstances extraordinairespour
loger dans notre maison les filles du sireFlavy.
— Mais maintenant que îa paix va se faire,
sire Reornault reviendra réclamer ses droits à
la main de sa cousine; tous deux iront ha-
biter leur noble manoir. Près d'un mari
qu'elle aime... car vous avez bien vu qu'elle
l'aime, Georgelte? »
Georgelte ne répondit point.
«La demoiselle Germaine , continuu-t-il ,
368 lES FLAVY.
ne conservera pas longtemps le souvenir de
nous tous, et si je trouve la mort en com-
battant contre les Anglais, elle ne saura pas
même que l'obscur bourgeois est tombé au
champ d'honneur. »
La tristesse subite de Richard, l'indiffé-
rence qu'il venait d'affecter d'abord sur le
sort des deux sœurs, tout alors était expliqué
pour la pauvre Georgette. Non -seulement
Richard était amoureux, mais Richard était
jaloux de Regnault de Flavy. La découverte
de ce mystère déchirait le cœur de celle dont
toutes les espérances de bonheur s'écrou-
laient. Toutefois il se mêle tant de dévoue-
ment à l'amour d'une femme que le cha-
grin qu'elle éprouvait laissait place à sa pitié
pour l'ingrat. Tant que Richard avait parlé,
l'altération de sa voix, de ses traits, la pâleur
de ses lèvres tremblantes attestaient la dou-
leur profonde qu'il éprouvait, et le premier
besoin de la jeune fille fut celui de le consoler
autant qu'il lui était possible de le faire.
LRS l'LWY. 5G9
« La paix n'est pas encore signée, il s'en faut
bien , dit-elle en secouant la tête de l'air le
plus naturel, et peut-être ni vous ni inoi
ne verrons le jour où les amis du duc de
Bourgogne donneront la main aux amis du
roi Charles.
— Tout sera décidé sous peu,» dit Richard;
et se levant, il se mit à marcher dans la cham-
, bre avec une extrême agitation.
«C'est pour cela qu'il faut attendre avant
de se réjouir ou de s'affliger, reprit Geor-
gette; pour moi tout me dit que pendant
longtemps encore notre position ne changera
point. »
De même que l'homme qui se noie s'ac-
croche à la plus faible branche, Richard s'at-
tachait au pressentiment d'une jeune fille
pour repousser l'idée de voir avant peu
Germaine devenir la femme d'un autre, et
comme tout lui semblait doux comparé à ce
supplice, une sorte de calme rentra dans son
âme,
i. 24
•^7^ t'Es FLAVY.
« Vous avez raison , GeoigeUe , dil-il en
souriant tristement; quoique plus jeune vous
vous êtes toujours montrée bien plus sage
que moi , qui depuis mon enfance suis le
jouet de passions extrêmes, et qui ne peux
rien sentir modérément.
— Moi , Richard ! . . . je ne suis au contraire
qu'une pauvre fille bien faible , bien inutile
dans ce monde.
— INe pariez pas ainsi, bonne cousine, ré-
pliqua Richard en prenant la main de Geor-
gette, dont les yeux se mouillaient de pleurs;
ma tante et moi nous ne désirons rien tant
que votre bonheur, et quel que soit le sort
que le ciel me réserve, tout sera fait pour
l'assurer. »
La fin de ce discours, qui pouvait faire croire
que Richard pensait à mourir, fit pâlir Geor-
gette. «Dites-vous que vous ferez tout, Ri-
chard? demanda- 1- elle en appuyant sur ce
mot.
,7— Tout, répéta-t-il.
LES FLA.VY. 371
— Je vousverrai donc tranquille et content?
— Qui peut l'être dans le temps où nous
vivons?» répondit Richard, croyant ainsi ca-
cher son secret, tant il pensait peu que l'in-
nocente fille l'eût deviné.
« Et pourtant, je vous ai vu si joyeux quand
vous espériez en secret chasser les Anglais de
Compiègne ! Maintenant qu'ils n'y sont plus,
vous devriez être satisfait.
— Je le suis, Georgette , je le suis, » dit-il.
Mais cette simple observation de la jeune fille
avait fait rougir Richard ; elle lui rappelait le
temps où son désir était de venger son père,
où tous ses vœux étaient pour la France, tan-
dis qu'alors il souhaitait au fond du cœur la
continuation de la guerre et des malheurs de
son pays. « Fasse le ciel, reprit-il, que notre
entreprise sur Paris réussisse !
— Notre entreprise ! Est-ce que vous comp-
tez accompagner l'armée?
— Sans doute ; j'ai quelques intelligences
dans la ville, qui ne seront peut-être pas inu-'
ù']2 I.V,-. FfAV Y.
tiles. D'ailleurs que iais-je ici? il vaut bien
mieux aller se battre.
— Se faire tuer ! dit Georgette en frisson-
nant. Hélas ! quand, il y a trois jours, je voyais
passer sous mes fenêtres tous ces beaux che-
valiers, j'avais tant de plaisir à penser que
vous n étiez qu'un bourgeois!»
Richard tressaillit : aQu'un bourgeois ! dit-
il. Oui, vous avez raison, je ne puis jamais
être autre chose; mais un bourgeois peut
verser son sang pour le roi avec autant de
vaillance qu'un seigneur. Le mien a déjà coulé
bien des fois , Georgette , et pourtant je ne
suis pas mort. »
Ces mots furent accompagnés d'un sourire
si triste et qui exprimait si bien le regret de
vivre encore que la jeune fille ne put que
pousser un long soupir et lever les yeux au
:'■' ciel sans répondre. « Maintenant, Georgette,
continua-t-il, allez retrouver ma tante ; je ne
larderai pas à vous suivre. »
Une douleur d'autant plus vive qu'il fallait
LES FLAVY. 7)']Ô
la dévorer en silence déchirait le cœur de la
pauvre enfant. Elle se leva sans regarder celui
qu'elle s'était flatté de voir vivre pour elle et
qui voulait mourir pour une autre, et elle
sortit lentement de la chambre.
Désirant échapper à tous les regards, elle
gagna le petit jardin de la maison, et là ses
larmes purent enfin couler librement. C'est
en vain que son âme était à la fois brisée par
l'amour, la honte et la jalousie ; elle pleurait
moins sur elle que sur Richard , elle priait
pour lui. «Qu'il ne meure pas, mon Dieu!
disait-elle, qu'il ne meure pas, et je suppor-
terai la vue de cette femme, et je ne la mau-
dirai plus, pourvu qu'il vive, pourvu que je le
voie sourire. » C'est ainsi que la pauvre Geor-
gette prenait du courage contre ses douleurs
présentes, dans la crainte d'une douleur qui
les aurait toutes surpassées. '
Après avoir passé cinq jours à Compiègne,
le roi parlait le lendemain. Les ambassadeurs
du duc de Bourgogne devaient le suivre ; car
3^4 I^S FLAVY.
la paix n'était point signée , mais simplement
une Irève qui devait durer jusqu'à Noël, et
dont Paris était excepté, Charles et son con-
seil ne renonçant point au projet de marcher
sans tarder contre celte ville.
Le soir qui précéda ce départ, comme on
était tous rassemblés dans la salle, Richard
annonça la résolution qu'il avait prise d'ac-
compagner les troupes du roi jusque sous les
murs de la capitale.
« Sainte Vierge ! s'écria dame Marguerite
en joignant les mains, qui a pu vous inspirer
une pareille idée, mon cher enfant?
— Son mauvais génie sans doute, répliqua
Daniel d'un air grave ; autrement aurait-il
pensé à abandonner sa ville natale quand elle
a si grand besoin de sa présence ?
— Ma présence est inutile à Gompiègne,
répondit le jeune bourgeois; mes collègues
les notables feront ma besogne tout aussi bien
que je pourrais la faire.
— Ils empêcheront le pillage organisé des
LES FLAVÏ. 376
soldats? reprit le petit sorcier; ils tireront de
leursmains les marchandises de la mère Clouet
comme tu l'as fait ce matin? ou la fille de Tho-
mas Putois, comme tu l'as fait il y a huit jours?
Tu sais bien que le plus brave de ces vieux
bourgeois ne peut voir un homme d'armes en
face sans trembler de tous ses membres. Tu
es le seul ici qui leur impose, qui ose les me-
nacer de sire Guillaume, et qui puisse parler
à sire Guillaume s'il le fallait.
— Quoi! dit Germaine, que Daniel avait
regardée en terminant son discours , les
bourgeois ont-ils encore à se plaindre de la
troupe ?
— Peut-être viendra-t-il un temps, ma no-
ble demoiselle, où celui qui porte un glaive
cessera d'en frapper ceux qui n'en portent
point; mais par saintBoniface! il s'en faut bien
que ce temps-là soit le nôtre, vous le savez.
Une grande partie de la garnison, d'ailleurs, se
compose de la compagnie de messire de Flavy,
et les compagnies sont une terrible chose ;
376 LES FLAVY.
soit qu'elles nous attaquent ou qu'elles nous
protègent, au bout du compte cela revient au
même ; car si Ton pendait tous les brigands
qu'elles renferment, il en est beaucoup oîi
il resterait le capitaine ; pas toujours encore,
ajouta-t-il entre ses dents.
— Et Richard veut abandonner la maison
quand nous avons à craindre de pareils hom-
mes ! dit dame Marguerite.
— lia tort, dit Daniel avec force.
— Il a tort, » répéta maître Joseph, ([ui dé-
sirait voir Germaine et Marie rester sous l'é-
nergique protection de leur hôte.
D'après ce que venait de dire Daniel et
d'après ce qu'elle savait du passé, Germaine
craignait d'autant plus les excès auxquels pou-
vaient se porter les soldats, qu'à son grand dé-
sespoir leur chef était surtout l'objet des
craintes générales et qu'elle ne l'ignorait
point. La noblesse et la fermeté du caractère
de Richard, le heureux hasard qui leur fai-
LES ir.Avv. 077
sait habiter la même maison, avaient été si
propices jusqu'alors à la ville, qu'elle n'hésitai i
pas à plaider aussi la cause de ses pauvres con-
citoyens.
«S'il m'est permis de parler comme fai-
sant partie de la famille et comme une
sœur parle à son frère, dit-elle en tendant
la main à Richard, je pense que vous vous
devez avant tout aux habitants de Com-
piègne.
— A ses amis, dit Daniel.
— A ses parents, ajouta dame Margue-
rite.
— Je ne partirai pas, s'écria Richard; elle
ne m'aura pas en vain appelé son frère,» se
dit-il tout bas.
Pour la première fois Georgette attacha
sur Germaine un doux regard, a Puisqu'il
reste, je ne la hais plus , » pensa-t-elle.
Quant à Daniel, la facilité avec laquelle un
mot de la belle fille avait suffi pour tout ob-
378 LES FLàVY.
tenir lui prouvait trop bien que Richard était
plus amoureux, plus fou que jamais. « Peu
importe, se disait-il à part lui ; tout vaut mieux
pour ce cher garçon qu'un pan des murailles
de Paris sur le crâne. »
na DC PREHIER TOLUMI.