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Full text of "Les Flavy : roman du XVe siècle"

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LES  FLAVY. 


IMPRIMERIE  DE  E.  DL'VERGEP.  , 
rUK  DE  VERNEUIL,  Tt"  4. 


LES  FLAVY 


ROMiN  DU  XV^  SIÈCLE, 


Madame  DE  BAWR. 


TOME  PREMIER. 


^1 


PARIS 

LIBRAIRIE  DE  H.  FOURNIER  JEV>E, 

26,  RUE  DES  PETITS-AUGUSTINS. 

1858 


CABINET  DE  LECTURE. 


LiDraine  aiiciemie  el  moderne 

E.DESBOis&Fiis 

,R ue  Huque rie,70 -  B QRDE Alg. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witin  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/lesflavyromandux01bawr 


LES  FLAVY. 


CHAPITRE  PREMIER. 


Il  est  au  fond  des  cœurs  je  ne  sais  quel  désir 
De  voir  le  malheureux  que  la  mort  va  saisir, 
D'épier  sur  son  front  sa  dernière  pensée  ; 
Et  près  de  l'échafaud  cette  foule  entassée, 
Qui  peut-être  le  plaint  sans  vouloir  le  sauver, 
Fixe  les  yeux  sur  lui  comme  pour  observer, 
Dans  ces  traits  convulsifs  où  règne  la  souffrance. 
Ce  qui  reste  de  l'homme  à  qui  perd  l'espérance. 

AKCEI.OT. 


Par  une  des  plus  chaudes  journées  du  mois 
de  juin  1429,  la  plupart  des  habitants  de  Coni- 
piègne  venaient  de  déserter  leurs  maisons  pour 
se  porter  sur  !a  grande  place  de  la  ville.  Des 

I.  t 


2  LES  FLAVY. 

hommes ,  des  femmes,  des  enfants,  bravant  les 
rayons  du  soleil  de  midi  qui  dardait  sur  leur 
tête,  se  pressaient  autourd'unécliafaud  qu'on 
venait  de  dressera  la  hâte.  Tous  attendaient  im- 
patiemment l'horrible  jouissance  d'assister  à 
un  supplice ,  et  peut-être  nul  d'entre  eux  ne 
songeait-il  qu'à  cette  époque  sanglante  de  no- 
tre histoire  la  corde  ou  la  hache  du  bourreau 
menaçait  aussi  bien  toutes  les  têtes  que  le 
glaive  des  hommes  d'armes. 

On  allait  pendre  deux  malheureux  dont 
le  plus  grand  crime  était  de  ne  pouvoir  se 
réclamer  d'aucun  capitaine  connu;  car,  à 
vrai  dire,  leurs  méfaits  ne  différaient  en  rien 
de  ceux  que  se  permettaient  impunément 
chaque  jour  les  gens  de  guerre  qui  compo- 
saient les  armées  anglaise,  française  et  bour- 
guignonne ,  auxquelles  la  France  était  alors 
livrée.  Si  ces  deux  pillards  eussent  marché 
sous  la  bannière  du  duc  d'Yorck  ,  de  Xain- 
trailles  ou  de  Jean  deLuxembourg,  leurs  torts, 
qui  se  réduisaient  au  vol  dequclques  bestiaux, 


tES  FtAVY.  5 

ne  les  auraient  point  conduits  à  la  potence; 
mais  faisant  partie  d'une  troupe  peu  nom- 
breuse, qui  depuis  un  mois  dévastait  les  envi- 
rons de  Compiègne  sans  qu'on  pût  la  saisir,  et 
même  la  joindre  dans  ses  expéditions  subites 
et  nocturnes,  ils  avaient  eu  le  malheur  d'être 
atteints  dans  une  ferme,  au  moment  où  ils 
débarrassaient  l'étable  de  trois  vaches  qui  s'y 
trouvaient  encore.  Surpris  par  un  détache- 
ment d'Angiais,  plusieurs  s'étaient  échap- 
pés, à  la  faveur  de  la  nuit.  Les  deux  plus 
braves  avaient  tenu  bon  longtemps;  enfin, 
vaincus  par  le  nombre,  ils  avaient  été  garrot- 
tés, amenés  à  Compiègne,  où  sur-le-champ 
le  capitaine  anglais  ,  jugeant  en  dernier  res- 
sort, et  de  son  autorité  privée,  venait  de 
les  condamner  au  gibet. 

A  midi ,  heure  indiquée  pour  l'exécution  , 
un  murmure  général  annonça  l'approche  des 
deux  infortunés  ,  qui  voyaient  le  soleil  pour 
la  dernière  fois.  La  foule  s'ouvrit  pour  leur 
faire  passage.   Ils  marchaient  entourés  d'une 


4  '  LES  FLAVY. 

vingtaine  d'archers  anglais  et  précédés  du 
bourreau.  Ils  avaient  la  tête  nue  ,  les  mains 
liées  derrière  le  dos ,  et  tous  deux  étaient 
vêtus  d'une  sorte  de  casaque  que  les  gens 
de  guerre  à  pied,  nommés  piqiienaircs ,  por- 
taient alors  sur  le  haubert  léger. 

Rien  n'annonçait  cependant  qu'ils  appar- 
tinssent à   l'un  ou  à  l'autre    des  partis   qui 
déchiraient  le  royaume  ;    car   on    n'aperce- 
vait  sur  leurs  habits    ni  la  croix   de   Saint- 
André  ni  la  bande  blanche  des  Armagnacs. 
La  figure  de  celui   qui  s'avançait  le  premier 
était  féroce  et  repoussante,  et,  quoiqu'il  fût 
très  pâle ,  sa  vue  ne  put  inspirer  aucun   in- 
térêt à  la  multitude  qui   couvrait  la  place. 
Il  n'en  fut  pas  de  même  de  son  compagnon. 
Agé  de   vingt-quatre    ans  au  plus,    celui-ci 
joignait    à  une    taille  athlétique    des    traits 
agréables  et  réguliers;  il  portait  la  tête  haute, 
mais  ses  grands  yeux  pleins  de  feu  n'annon- 
çaient   à    ce    moment    suprême    ni    aucune 
impudence  ni  aucune   terreur  :  il  semblait 


LES  FLAVY.  5 

au  confraire  que  ses  regards  assurés  n'er- 
raient sur  la  foule  que  pour  y  rencontrer  le 
regard  d'un  ami.  «  C'est  Chariot  !  c'est  Char- 
lot  Boissard!  s'écrièrent  aussitôt  plus  de  cent 
voix.  —  Comment  se  trouve-t-il  ici  ?  Quel 
malheur  pour  sa  pauvre  mère  qui  n'a  plus 
d'autre  enfant!  Pauvre  Chariot!  pauvre  gar- 
çon !  »  disait  on  de  toutes  parts. 

A  ces  témoignages  de  pitié  unanime  le 
malheureux  jeune  homme  répondit  par  un 
sourire  triste  et  bienveillant  ;  mais  la  cou- 
leur de  ses  joues  resta  la  même,  et  la  fer- 
meté qu'il  montrait  ne  parut  aucunement 
ébranlée. 

-  Tel  était  cependant  l'intérêt  qu'il  inspi- 
rait à  tous  que  les  yeux  fixés  sur  lui  seul 
ne  se  détournèrent  point,  même  à  l'instant 
où  son  compagnon  passait  de  ce  monde  dans 
l'éternité.  Son  tour  était  venu  ;  d'un  pas  ré- 
solu il  moulait  déjà  sur  l'échafaud.  «  Arrê- 
tez !  arrêtez  !  s'écria  un  jeune  chevalier  qui, 
perçant   la   foule,    courut   au    chef  des  ar- 


♦\ 


6  LES  FLAVY. 

chers.  11  faut  absolument  que  je  parle  à  cet 
liomme.  » 

L'Anglais,  qui  reconnut  le  commandant 
d'une  troupe  bourguignonne  arrivée  de  la 
veille  à  Compiègne,  fit  signe  au  bourreau 
de  suspendre.  «  A  votre  bon  plaisir ,  sire  de 
Flavy  ,  dit  il.  Je  souhaite  que  le  drôle  vous 
en  dise  plus  qu'il  n'a  voulu  nous  en  dire  ,  car 
son  compagnon  et  lui  n'ont  pas  desserré  les 
d'  nts  depuis  hier  soir;  mais  faites  ,  je  vous 
prie,  que  nous  en  finissions  le  pins  lot  possi- 
ble. »  Après  avoir  dit  ces  mots  l'archer  fit 
descendre  le  malheureux  patient  et  le  laissa 
près  du  chevalier,  ayant  soin  de  ranger  sa 
troupe  autour  d'eux  de  manière  à  former 
un    lar2:e    cercle. 

«  Ne  me  reconnais-tu  pas,  Chariot?  dit 
le  jeune  chef  bourguignon,  d'un  air  attendri. 

— Vous  êtesbien  grandi  depuis  dix  ans  sans 
doute,  sire  Regnaull;  mais  dès  que  vous 
avez  paru  j'ai  remercié  Dieu  qui  m'accorde 
avant  de  mourir  la  joie  de  revoir  un  Flavy,  et 


LES  FLAVY.  7 

celui  que  ma  mère  a  nourri  de  son  lait,  celui 
qu'elle  n'oublie  ni  matin  ni  soir  dans  ses 
prières, 

—  La  bonne  Marthe  vit-elle  donc  toujours 
à  Vertbois?  demanda  le  chevalier. 

—  Oui,  si  le  chagrin  ne  l'a  pas  tuée  ce 
matin  ;  car  elle  sait  sans  doute  que  j'ai  été 
pris. 

—  Par  quel  malheureux  sort  es-tu  tombé 
dans  les  mains  des  nôtres?  Comment  as-tu 
quitté  mon  oncle  ? 

—  Parlez  bas,  reprit  le  jeune  homme  ;  ces 
gens-ci  ne  savent  pas  à  quelle  bannière  j'ap- 
partiens; ils  me  pendent  comme  un  simple 
voleur  de  vaches.  Il  est  bien  vrai  que  j'ai  à 
me  reprocher  plus  d'une  expédition  de  ce 
genre;  il  fallait  bien  nourrir  ma  troupe,  et 
nous  payons  pour  tous ,  moi  et  ce  pauvre 
Jacques ,  qui  fait  là  une  si  triste  figure , 
ajouta-l-il  en  regardant  l'échafaud. 

—  Ta  troupe  !  Es-tu  donc  chef  de  bande? 

—  J'en   aurais  long  à  vous   conter  si    les 


8  LES  FLAVY. 

Goddam  m'en  donnaient  le  temps  ;  mais  ils 
sont  plus  pressés  que  moi.  Maintenant  qu'ils 
n'espèrent  plus  me  faire  jaser,  il  faut  bien 
que  les  comptes  se  règlent  entre  nous.  J'ai 
perdu  la  partie,  je  paie,  c'est  fortune  de 
guerre.  Pauvre  fortune,  ajouta-t-il  avec  un 
triste  sourire,  que  d'être  pendu  à  vingt- 
quatre  ans  sur  la  place  de  sa  ville  natale  ! 

—  Tu  ne  le  seras  pas,  lui  dit  le  jeune  che- 
valier avec  feu,  ou  je  n'aurais  aucun  crédit 
sur  le  capitaine  anglais,  et  j'ai  tout  lieu  de 
penser  le  contraire.  Laissons-leur  croire  que 
tu  viens  de  me  faire  quelques  révélations  im- 
portantes, afin  que  j'obtienne  le  temps  né- 
cessaire pour  joindre  lord  Hackson.  Je  vais 
leur  parler.  Surtout ,  garde  à  toi  de  me  dé- 
mentir en  rien.  » 

Il  s'approcha  des  archers  :  «  Cet  homme 
sait  des  choses  qu'il  nous  importe  de  con- 
naître ,  dit-il;  tandis  que  je  vais  rendre 
compte  à  lord  Hackson  de  mon  entretien 
avec  lui,  contentez-vous  de  le  retenir  étroi- 


LES  FLAVY.  9 

tement  sur  cette  place  ,  jusqu'à  ce  que  nous 
ayons  décidé  de  son  sort. 

Et  l'ordre  quej'ai  reçu  pour  que  les  deux 

gaillards  soient  expédiés  le  plus  tôt  possible? 
répondit  l'archer. 

—  Je  prends  tout  sur  moi,  reprit  Regnault 
de  Flavy;  avant  un  quart  d'heure  le  gouver- 
neur vous  fera  savoir  ses  intentions.  » 

L'Anglais,  quoiqu'un  peu  contrarié  de  tous 
ces  retards,  s'inclina  sans  dire  un  mot  de 
plus  ;  car  le  jeune  chevalier,  outre  son  rang 
dans  l'armée  du  duc  de  Bourgogne,  avait 
encore  l'avantage  d'être  filleul  de  ce  prince 
et  son  protégé  reconnu.  Or,  le  temps  n'é- 
tait plus  où  les  Anglais  croyaient  pouvoir 
garder  la  France  sans  l'appui  de  Philippe , 
où  le  duc  de  Bedford  régent  disait  que 
le  duc  de  Bourgogne  pourrait  bien  s  en  aller 
en  Angleterre  boire  de  la  bière  plus  que  son 
saoul!  Les  affaires  du  roi  légitime  s'amélio- 
raient chaque  jour.  Depuis  trois  mois  un 
secours    inattendu,    d'autant    plus   puissant 


10  J^S  FLAVY. 

qu'on  le  croyait  envoyé  du  ciel,  ramenait 
sous  la  bannière  de  France  les  combattauts 
et  la  victoire,  Jeanne  la  Pucelle  ,  cette  sim- 
ple fille  sortie  du  village  de  Domreaiy,  s  e- 
tait  déjà  acquis  autant  de  gloire  que  les  plus 
vaillants  chevaliers.  Son  nom  seul  portait  la 
confiance  dans  l'armée  française ,  la  terreur 
dans  les  rangs  anglais.  Orléans  se  trouvait 
délivré,  Jargeau,  Meung,  la  Ferté-Hubert , 
Beaugency  étaient  repris,  et  la  bataille  de 
Patai  venait  de  livrer  comme  prisonniers  les 
plus  célèbres  capitaines  de  l'armée  anglaise, 
tels  que  lord  Talbot,  lord  Scales,  lord  Hun- 
gerford  et  beaucoup  d'autres.  Dans  de  pa- 
reilles circonstances,  ie  régent  anglais  ne 
reconnaissait  que  trop  combien  lui  était  né- 
cessaire la  puissante  assistance  du  duc  de 
Bourgogne.  Il  venait  d'envoyer  de  Paris  à  ce 
prince  une  ambassade  solennelle  pour  le 
presser  de  venir  le  joindre  avec  tout  ce  qu'il 
pourrait  rassembler  de  forces;  en  attendant, 
le  peu  d'hommes  de  guerre  bourguignons  qui 


LES  FLAVY.  1  1 

se  trouvaient  encore  mêlés  avec  l'armée 
anglaise  étaient  traités  comme  des  amis  dont 
on  a  besoin ,  et  les  ordres  étaient  donnés 
partout  pour  qu'on  leur  témoignât  les  plus 
grands  égards. 

Regnault  de  Flavy,  instruit  de  tous  ces 
détails  ,  en  tirait  l'heureux  augure  qu'il  ob- 
tiendrait la  grâce  de  son  frère  de  lait.  Après 
avoir  jeté  sur  Chariot  un  regard  plein  d'es- 
pérance ,  il  prit  d'un  pas  rapide  le  chemin 
du  château  royal  de  Compiègne.  En  bâtis- 
sant cette  belle  demeure  le  saint  roi  Louis 
était  loin  de  prévoir  sans  doute  que,  deux 
cents  ans  plus  tard,  un  simple  capitaine  du 
roi  d'Angleterre  viendrait  s'y  loger  en  maî- 
tre ;  mais  tel  était  le  fruit  des  discordes 
civiles,  tel  était  l'effet  de  la  haine  d'une 
femme  pour  l'enfant  sorti  de  son  sein ,  que 
le  fils  d'Isabelle  de  Bavière  et  de  Charles  VI 
ne  pouvait  plus  reposer  dans  les  palais  de 
ses  pères,  et  que  la  chambre  du  roi  de 
France  à  Compiègne  était  alors  habitée  par 


lÀ  LES  FLAVY. 

lord  Thomas  Hackson  ,  que  le  duc  de  Bed- 
ford  avait  commis  nouvellement  au  gouver- 
nement  de  la  ville  et  des  environs. 

Le  lord  se  promenait  sur  le  perron,  causant 
avec  un  bourgeois  quand  il  aperçut  notre 
jeune  chevalier;  il  s'avança  aussitôt  vers  lui 
de  l'air  le  plus  amical.  «  Je  suis  charmé  de 
vous  voir,  sire  de  Flavy,  dit-il  en  lui  serrant  la 
main  ;  j'espère  que  vous  êtes  satisfait  des  lo- 
gements que  j'avais  fait  préparer  pour  vous  et 
votre  monde?  Maître  Paulet ,  que  tous  ces 
.soins  regardent ,  ajouta-t-il  en  montrant  le 
bourgeois,  vient  de  me  dire  qu'il  avait  fait 
pour  le  mieux. 

—  Aussi  ne  devrais-je  vous  faire  ma  visite 
que  pour  vous  remercier,  sire  Thomas,  ré- 
pondit Kegnault;  je  viens  cependant  deman- 
der une  grâce,  une  grâce  que  vous  seul  pou- 
vez m'accorder,  et  dont  je  serai  reconnaissant 
jusqu'à  la  mort. 

—  Qu'est-ce  donc?  »  dit  l'Anglais  d'un  air 
gracieux. 


LES  FLAVY.  «  3 

Alors  le  jeune  chevalier  lui  apprit  en  peu  tle 
mots  comment  il  venait  de  retrouver,  dans 
celui  des  condamnés  qui  respirait  encore,  le 
fils  de  sa  nourrice  ,  le  compagnon  de  son  en- 
fance, et  il  le  supplia  de  lui  accorder  la  vie 
de  ce  malheureux. 

L'Anglais  fronça  le  sourcil.  «  Vous  a-t-on 
appris,  messire  de  Flavy,  dit-il,  que  cet 
homme  fait  partie  d'une  troupe  que  nous 
supposons  être  fort  nombreuse ,  dont  nous 
ignorons  l'asile,  et  qui,  depuis  un  mois,  pille 
les  environs  de  Compiègne  avec  une  audace 
vraiment  surprenante? 

—  Je  le  sais,  mylord  ;  mais  dans  le  mal- 
heureux temps  où  nous  vivons ,  le  vol  de  quel- 
ques bestiaux  est  un  léger  crime ,  bien  souvent 
commis  par  de  pauvres  gens  qui  meurent  de 
faim. 

—  Je  vois  que  vous  êtes  dans  l'erreur,  sire 
Regnault,  reprit  Hackson  ;  il  ne  s'agit  pas  ici 
de  misérables  paysans  qui  se  réunissent,  ainsi 
^ue  nous  le  voyons  tous  les  jours,  pour  trou- 


l4  tÈS  FLAvif. 

ver  le  moyen  de  vivre  à  quelque  prix  que  ce 
soit.  Tout  me  prouve  que  ces  deux  hommes , 
et  ceux  de  leurs  compagnons  que  ma  troupe 
n'a  pu  saisir,  sont  des  gens  de  guerre  et  ser- 
vent le  parti  de  ce  roi  de  Bourges,  qui  se  fait 
appeler  roi  de  France. 

—  Où  donc  se  cacherait  cette  compagnie 
prétendue,  mylord?  où  donc  se  cacherait 
son  capitaine?  Nous  sommes  maîtres  absolus 
de  toute  la  province  ,  et  je  viens  de  la  traver- 
ser avec  mes  Picards  sans  rencontrer  un  seul 
Armagnac. 

—  En  vous  accordant  que  ces  misérables 
soient  de  simples  pillards,  reprit  le  lord,  je 
n'en  dois  pas  moins  protéger  les  habitants  de 
ce  canton  et  leurs  propriétés.  Je  ne  puis  le 
faire  qu'en  montrant  dans  cette  occasion  la 
plus  grande  sévérité. 

—  Ainsi  donc  vous  me  refusez,  mylord, 
dit  Regnault  d'un  ton  qui  marquait  tout  son 
ressentiment,  et  vous  oubliez  que  sous  les 
murs  de  Guise  cette  main  a  paré  un  coup 


LES  PLAVY.  1 5 

de  hache  qui  allait  vous  fendre  en  deux?  i> 

L'Anglaisbaissalesyeux  d'un  air  embarrassé. 
«  Songez  que  les  habitants  de  Compiègne , 
les  sujets  de  mon  roi,  attendent  un  exemple. . .  » 
reprit-il  d'une  voix  basse. 

Jusque-là  le  bourgeois  avait  assisté  à  ce  dé- 
bat sans  paraître  y  prendre  le  moindre  intérêt, 
etsans  même  sembler  écouterla  conversation; 
mais  sur  les  derniers  mots  du  gouverneur: 
«  Je  crois,  dit-il  de  l'air  le  plus  indifférent 
en  s'approchant  de  Regnault  de  Flavy ,  je  crois 
avoir  entendu,  sire  chevalier,  que  l'un  de  ces 
deux  misérables  était  déjà  exécuté? 

—  Oui,»  répondit  Regnault  en  jetant  pour 
la  première  fois  les  yeux  sur  cet  homme,  un 
des  plus  beaux  que  l'on  pût  voir,  et  qui,  bien 
qu'il  n'eût  pas  encore  trente  ans,  portait  une 
écharpe  aux  couleurs  de  la  ville,  en  signe  de 
quelque  fonction  municipale*. 

(l)  La  ville  de  Compiègne  avait  été  mise  en  commune  par 
Louis  Vil  en  1513,  el  en  prévôté  par  Philippe  V  en  «319  j  mais 
d*après  une  ordonnance  de  Charles  VI ,  de  1414,  elle  se  trou- 


l6  LES  FLAVY. 

—  Eh  bien!  messire,  reprit  le  bourgeois, 
d'un  ton  aussi  tranquille,  laissez  exécuter  ce- 
lui-ci. Convient-il  que  le  noble  filleul,  l'ami 
du  duc  de  Bourgogne ,  se  fasse  le  champion 
d'un  voleur  de  poules  et  de  pourceaux  et  re- 
tire son  affection  à  un  brave  allié  pour  un  pa- 
reil sujet  ?  » 

Le  visage  de  Regnault  de  Flavy  devint  rouge 
comme  du  feu.  «Maître...  je  ne  sais  qui, 
dit-il  avec  un  accent  de  mépris,  mêlez-vous 
de  faire  balayer  les  rues  de  Compiègne ,  de 
faire  sonner  la  cloche  du  beffroi  pour  Ja  pro- 
cession, ou  remplissez  toute  autre  de  vos 
fonctions  bourgeoises;  mais  ne  vous  mettez 
pas  en  tiers  dans  un  entretien  entre  gentils- 
hommes lorsque  votre  opinion  n'est  pas  re- 
quise. C'est  assez  d'un  refus  auquel  j'étais  loin 
de  m'atlendre ,  sans  que  vous  y  joigniez  vos 
fades  remontrances.  » 

Il  allait  s'éloigner.  «  Écoutez ,  sire  Regnault, 

Tait  administrée,  à  l'époque  de  cette  histoire,  par  les  gouverneurs 
de  la  ville  et  doa?ç  Jjpurgeois  notables. 


LES  tLAVY.  fj 

écoutez ,  s'écria  l'Anglais,  vaincu  par  le  sou- 
venir du  siège  de  Guise  ou  par  celui  da  duc 
de  Bourgogne ,  dont  maître  Paulet  venait  de 
faire  mention  ;  il  ne  sera  pas  dit  que  Georges 
Hackson  ait  refusé  la  première  demande  que 
lui  fait  Regnault  de  Flavy.  Ce  misérable  vi-  ^ 
vra  jusqu'à  ce  qu'il  aille  se  faire  pendre  ail- 
leurs. »  Appelant  aussitôt  un  des  arbalétriers 
qui  se  promenaient  dans  les  cours  :  «  Cou- 
rez sur  la  place,  Robert,  continua-t-il  ,  et 
que  l'on  amène  ici  celui  des  condamnés  qui 
vit  encore.  » 

Le  soldat  obéit  aussitôt ,  et  le  jeune  cheva- 
lier, serrant  affectueusement  la  main  du  gou- 
verneur:«  Je  VOUS  rends  grâcecent  fois,  mylord, 
lui  dit-il;  jamais  ce  que  vous  faites  aujourd'hui 
pour  moi  ne  s'effacera  de  ma  mémoire. 

—  Mon  devoir  cède  à  l'amitié  que  je  vous 
dois,  répondit  Hackson;  mais,  à  la  moindre 
plainte   contre  celui  qui  vous   doit  la  vie... 

—  Il  resteraà  mon  service,  ou  quittera  le 
pays;  recevez-en  ma  parole.  » 

1.  2 


l8  LES  FLAVY. 

A  travers  sa  joie  ,  le  jeune  chevalier  ne  put 
s'empêcher  de  jeter  un  coup  d'œil  triomphant 
sur  l'homme  à  l'écharpe  ;  mais  celui-ci  ne  le 
vit  pas,  attendu  qu'il  se  promenait  alors  en 
long  et  en  large  sur  le  perron ,  sans  prendre 
la  moindre  part  à  ce  qui  venait  de  se  passer. 
Lord  Hackson,  qui  avait  suivi  le  regard  de  Re- 
gnault ,  le  prit  alors  sous  le  bras,  et,  baissant 
la  voix  : 

«Ce  bourgeois,  lui  dit-il,  que  vous  venez 
de  rudoyer  nous  est  infiniment  utile.  Il  jouit 
d'une  si  grande  considération  dansCompiègne 
que  tous  les  habitants  n'entendentet  ne  voient 
que  par  ses  yeux.  Outre  qu'il  est  chef  de  la 
milice ,  il  gouverne  entièrement  ses  collègues, 
les  autres  notables  ,  dont  j'ai  le  plus  grand 
besoin  d'être  appuyé. 

—  Je  gagerais  bien  mes  éperons  que  c'est 
un  fort  mauvais  homme,  répondit  Regnault. 

—  Je  me  soucie  peu  qu'il  soit  bon  pourvu 
qu'il  serve  la  bonne  cause ,  reprit  l'Anglais  ; 
sans  lui  nolro  petite  garnison  serait  insufii- 


LES  FLAVY.  t^ 

santé  pour  garder  la  ville,  car  beaucoup  de 
gens  ici  ne  demanderaient  pas  mieux  que 
d'ouvrir  les  portes  à  Charles.  Richard  Paulet 
les  surveille,  il  me  les  ferait  connaître  au  be- 
soin... 

—  De  pareils  hommes,  interrompit  Re- 
gnault  dédaigneusement,  se  paient  avec  de 
l'or  et  vous  tiennent  quittes  de  politesses. 

—  De  l'or!  il  en  a  plus  que  vous  et  moi. 
C'est  le  plus  riche  bourgeois  de  la  France,  et 
sa  grande  fortune  lui  fournit  tous  les  moyens 
d'aider  une  foule  de  pauvres  diables  dont  il 
dispose. 

—  Soit,  dit  Régna ult;  mais  Dieu  me  pré- 
serve de  traiter  jamais  avec  estime  celui  qui 
combat  la  pitié  jusque  dans  le  cœur  de  ses 
semblables  !  » 

Ils  causèrent  alors  entre  eux  de  l'état  des 
affaires.  C'était  avec  une  grande  joie  que 
l'Anglais  entendait  le  jeune  chevalier  affirmer 
que  le  duc  de  Bourgogne  ne  ferait  point  avec 
Charles  une  paix  «épnrée  ;  que,  selon  toute  ap- 


20  LV.S  ILAVY. 

parence,  au  contraire,  ce  prince  allait  avant 
peu  ramener  en  France  de  nombreuses  trou- 
pes et  soutenir  ses  alliés  plus  fortement  qu'il 
ne  l'avait  encore  fait.  Ces  propos  avaient  en- 
tièrement remis  le  capitaine  Anglais  en  belle 
humeur,  lorsque  son  envoyé  revint,  ame- 
nant avec  lui  quatre  archers  qui  conduisaient 
le  condamné. 

«  Approche ,  mauvais  garnement ,  dit  le 
lord  en  apercevant  son  prisonnier.  Voilà  no- 
tre frère  d'armes  >  le  sire  de  Flavy,  à  qui  je  te 
donne  en  toute  propriété,  pour  disposer  de 
toi  selon  son  bon  plaisir.  Remercie-le  d'avoir 
arrêté  la  corde  qui  te  serrait  déjà  le  cou,  et 
conduis-toi  de  manière  à  n'avoir  pas  besoin 
de  grâce  une  seconde  fois;  car,  par  mon  chef! 
à  ta  première  sottise,  le  bourreau  reprendra 
son  bien.  » 

Celui  auquel  s'adressait  cette  allocution, 
plus  énergique  que  flatteuse  ,  n'y  répondit 
qu'en  jetant  sur  son  frère  de  lait  un  regard 
plein  de  reconnaissance  et  d'affection.    «  Je 


LES  FLA\y.  2  1 

réponds  de  lui,  dit  Regnault  en  détachant 
les  liens  qni  gonflaient  les  poignets  du  pauvre 
jeune  homme.  Va  m'attendre  à  la  porte  des 
cours,  Chariot,»  conlinua-t-il  ;  et  Chariot, 
s'inclinant  d'un  air  assez  fier  devant  lordHack- 
son,  exécuta  cet  ordre  à  l'instant. 

Il  tardait  si  fort  au  jeune  chevalier  de  sui- 
vre son  protégé  qu'il  se  hâta  de  renouveler 
à  l'Anglais  tous  ses  remercîmenls.  Lui  promet- 
tant de  le  revoir  dans  la  journée  même,  il 
s'excusa  sur  quelques  ordres  à  donner  aux 
siens  pour  prendre  congé,  et  partit  sans  dai- 
gner honorer  d'un  dernier  coup  d'œil  le  chef 
de  milice,  dont  il  trouvait  que  lord  Hackson 
s'exagérait  beaucoup  l'importance. 


CHAPITRE  II. 


Parmi  tous  les  témoins  de  ma  première  aurore, 

Les  vieux  remparis,  les  cliam|)s  semblaient  m'aimer  encorC; 

Le  soleil  d'autrefois  brillait  sur  mon  chemin. 

Madame  Desbordes  V\lmore. 


A  peine  Chariot  Boissard  vit-il  paraître  son 
libéruleur  qu'il  courut  vers  lui.  «Que  Dieu  se 
charge,  dit-il,  de  payer  ma  dette,  si  je  n'ai 
pas  le  bonheur  de  verser  tout  mon  sang  pour 
vous!»  En  disant  cela  il  prit  la  main  de  Regnault 
et  voulut  la  porter  à  ses  lèvres;  mais  le  jeune 
chevalier  vivement  ému  le  serra  sur  son  cœur. 
Comme  cette  scène  attirail  l'attention  dessol- 
dals  anglais  et  de  quelques  passants:  «Sortons 
de  la  ville^dit  Regnault,  gagnons  la  forêt.  Tu 


LES  FLAVY.  l3 

dois  être  pressé  d'ailleuts  d'aller  consoler  ta 
mère.»  Et,  passant  par  la  porte  de  Pierrefonds, 
ils  prirent  aussitôt  le  chemin  de  Vertbois,  où 
tous  deux  avaient  reçu  la  naissance. 

Vertbois*,  un  des  plus  riches  fiefs  de  la  Pi- 
cardie, appartenait  de  temps  immémorial  à  la 
famille  de  Davenescouri.  Hélène  de  Dave- 
nescourt,  plus  de  cinquante  ans  avant  l'époque 
où  commence  notre  histoire  ,  l'avait  apporté 
en  dot  à  Robert  de  Flavy,  gentilhomme  pi- 
card. Cette  dame,  veuve  alors,  était  restée 
mère  de  six  fils,  qui  tous  venaient  d'ac- 
quérir une  triste  célébrité  dans  les  guerres 
civiles.  Jean,  Hector  et  Raoul  de  Flavy  avaient 
embrassé  le  parti  du  duc  de  Bourgogne  ; 
Guillaume,  Louis  et  Charles,  leurs  frères, 
soutenaient  le  parti  du  Dauphin,  en  sorte  que, 

dans  sa  vieillesse,  la  dame  de  Flavy  éprouvait 

(l)  Compiègne  faisait  alors  partie  delà  Picardie.  II  n'y  a  pas 
deux  cents  ans  que  celte  ville  et  tout  le  Noyonnais ,  le  Beauvoisis 
et  le  Saônais  ont  été  séparés  de  la  Picardie  pour  être  joints  à  l'Ile- 
de-France. 


24  LES  FLAVY. 

la  douleur  de  voir  la  moitié  de  ses  enfants  com- 
battre l'autre  moitié. 

Regnault,  avec  qui  le  lecteur  a  déjà  fait 
connaissance,  était  fils  unique  de  Jean  Flavy, 
l'aîné  dessix frères  dont  nous  parlons.  Sa  mère 
étant  morte  à  Vertbois  en  lui  donnantle  jour, 
la  dame  de  Flavy,  son  aïeule,  lui  avait  choisi 
pour  nourrice  Marthe  Boissard,  femme  du 
portier-concierge  de  Vertbois.  Marthe  avait 
donc  également  donné  son  lait  et  ses  soins 
à  l'enfant  de  ses  maîtres  et  à  Chariot,  son  pro- 
pre enfant,  ce  qui  établissait  entre  le  jeune 
seigneur  et  le  jeune  vassal  une  sorte  de  fra- 
ternité dont  Chariot,  ainsi  qu'on  l'a  vu  plus 
haut,  venait  d'éprouver  les  heureux  effets. 

«  Le  soleil  est  diablement  chaud  ce  matin, 
dit  Chariot  d'un  air  réjoui ,  comme  il  se  met- 
tait en  marche  ,  et  pourtant  ilme  semble  bon, 
lorsque  je  songe  qu'il  n'y  a  pas  une  heure  je 
lui  faisais  mes  adieux  pour  ne  plus  le  revoir. 

— Les  pensées  doivent  être  bien  tristes  dans 
unpareilmoment, réponditlejeune  chevalier. 


LES  FLAVY.  25 

—  Ma  foi  !  pour  vous  dire  la  vérité,  je  ne 
pensais  plus  guère.  Quand  ces  chiens  d'An- 
glais sonl  venus  nous  prendre  à  la  prison , 
le  pauvre  Jacques  et  moi ,  et  qu'il  nous  ont 
appris  de  quoi  il  s'agissait,  j'ai  recommandé 
mon  âme  à  Dieu.  Gela  fait,  j'ai  cherché  à 
m'étourdir  sur  ce  qui  allait  arriver  de  mon 
corps.  Après  tout,  dans  notre  métier  la  mort 
est  toujours  sur  nos  talons,  et  le  jour  qu'elle 
nous  saisit ,  peu  importe  qu'elle  se  serve  pour 
nous  expédier,  de  la  lance,  de  l'épée  ou 
de  la  corde.  Ce  pauvre  Jacques  était  plus 
fier;  j'avais  beau  le  raisonner  tout  le  long 
du  chemin ,  il  ne  pouvait  s'accoutumer  à 
l'idée  d'être  pendu.  11  me  faisait  peine  au 
point  que,  sur  sa  prière,  j'ai  obtenu  qu'ilserait 
exécuté  le  premier.  Et ,  par  le  ciel  !  cela  me 
fait  songer  que  sans  cette  complaisance  pour 
lui  je  n'aurais  pas  profité  du  bienheureux  ha- 
sard qui  vous  a  conduit  sur  la  place. 

—  Ce  n'était  point  un  hasard,  dit  Re- 
gnault. 


26  LES  FLAVY. 

—  Comment  !  vous  saviez  que  l'on  me 
pendait   ce  matin  ? 

—  Pas  précisément;  mais,  comme  je  sor- 
tais de  la  maison  que  j'habite  depuis  hier  soir, 
un  homme  fort  extraordinaire  s'est  approché 
de  moi  et  m'a  dit  que,  si  je  voulais  sauver 
un  de  mes  anciens  amis,  je  devais  courir  sans 
tarder  sur  la  grande  place  ;  puis  il  s'est  enfui 
précipitamment.  Quoiqueje  ne  dusse  pasajou- 
ter  beaucoup  de  foi  aux  paroles  d'un  être  aussi 
étrange,  je  ne  sais  quel  heureux  mouvement 
m'a  poussé  à  suivre  son  conseil  aussitôt,  et , 
grâce  au  ciel  !  je  suis  arrivé  à  temps  pour  te 
reconnaître. 

—  Qui  diable  peut  être  cet  homme-là?  dit 
Chariot. 

—  Je  ne  sais,  répondit  le  jeune  chevalier, 
mais  je  le  vois  encore  d'ici.  11  est  fort  petit 
de  taille,  fort  laid.  11  portait  des  bas  ronges 
et  une  plume  rouge  sur  un  chapeau  pointu. 

—  C'est  Daniel  le  sorcier  !  c'est  le  bon  petit 
Daniel  !   s'écria  Chariot. 


LESFLAVY.  27 

—  Mais ,  reprit  Regnault  de  Flavy,  qui 
donc  avait  pu  lui  apprendre  que  j'étais  arrivé 
à  Compiègne  et  que  nous  nous  connaissions 
tous  deux  ? 

—  Il  a  vraiment  bien  besoin  qu'on  lui 
apprenne  quelque  chose  !  lui  qui  pourrait 
vous  dire  à  toute  heure  ce  qui  se  passe 
dans  les  entrailles  de  la  terre,  qui  voit  clair  par 
la  nuit  la  plus  sombre  comme  nous  y  voyons 
maintenant,  et  qui  entend  de  l'église  de  Saint- 
Corneille  ce  qui  se  dit  sur  les  remparts. 

—  Habite-t-il  Compiègne  depuis  long- 
temps ?»  dit  Regnault;  car,  tout  aussi  cré- 
dule que  son  frère  de  lait ,  le  jeune  cheva- 
lier ne  mettait  point  en  doute  le  pouvoir  d'un 
sorcier. 

«  Il  s'y  est  établi  depuis  six  ans  à  peu  près. 
Il  venait  de  Noyon ,  où  les  échevins  lui  ont  dé- 
livré sa  patente  de  magicien,  magicien  de  ma- 
gie blanche,  bien  entendu. 

—  Pourquoi  donc  l'appelles-lu  sorcier  ? 

—  Parce  que  c'est  plus   tôt  dit,   répliqua 


s  8  LCS  FLAVY. 

Chariot.  Personne  ici  ne  le  nomme  autre- 
ment, d'ailleurs. 

—  Personne  ne  sait  donc ,  reprit  grave- 
ment Regnault,  que  les  sorciers  n'ont  pas 
déplus  mortel  ennemi  qu'un  savant  en  ma- 
gie blanche ,  qui  passe  sa  vie  à  défaire  leur 
ouvrage.  » 

Ils  arrivaient  alors  à  la  lisière  de  la  forêt.  En 
face  d'eux  se  présentait  un  large  sentier,  tracé 
h  travers  les  vieux  chênes,  dont  il  recevait 
l'ombrage.  Le  jeune  chevalier  s'arrôla  ;  une 
douce  joie  se  peignit  sur  sa  belle  et  noble  fi- 
gure. «Ici  je  me  reconnais  parfaitement,  Char- 
lot,  dit-il;  ou  tout  est  changé  depuis  mon 
départ,  ou  ce  sentier  doit  nous  conduire  à  la 
petite  porte  du  pourpris*de  Vertbois.  En  pre- 
nant ce  sentier,  combien  de  fois  sommes-nous 
sortis  tous  deux  par  cette  porte  ,  pour  aller 
jouer  dans  la  forêt? —  Mais  pour  aujour- 
d'hui, répondit  Chariot,  nous  sommes  bien 

(1)  L'enclos  d'un  inaiioir  seigneurial. 


LES  FLAW.  î^9 

sûrs  de  la  trouver  fermée.  Je  ne  pense  pas 
que  depuis  dix  ans  on  ait  osé  l'ouvrir  dix 
fois,  tant  il  est  prudent,  par  le  temps  qui 
court,   de  rester  claquemuré  chez   soi. 

—  N'importe,  répliqua  Regnault,  nous 
tournerons  à  gauche  pour  gagner  la  grande 
porte;  car  j'espère,  ajouta-t-il  d'un  ton  où 
perçait  un  peu  d'inquiétude,  qu'il  rae  sera 
permis  de  revoir  ma  bonne  aïeule.  Tout  zélé 
partisan  du  Dauphin  que  se  montre  mon 
oncle  Guillaume,  je  ne  pense  pas  qu'il  m'ait 
interdit  l'entrée  du  manoir  de  sa  mère ,  de 
celle  qui  a  pris  soin  de  mon  enfance  ? 

—  Je  ne  saurais  vous  dire  ce  qu'il  ferait 
s'il  se  trouvait  à  Vertbois ,  répondit  Chariot  ; 
mais  depuis  cinq  ans  que  Compiègne  a  été 
reprise  par  Robert  de  Saveuse  et  les  Anglais, 
monseigneur  Guillaume  n'a  pas  reuiis  les 
pieds  dans  le  canton ,  si  ce  n'est  en  secret 
et  pour  quelques  heures.  Il  est  vrai  que  la 
besogne  ne  lui  manquait  pas  autre  part. 
Sainte  Vierge  î  nous  a-t-il  fait  voir  du  pays! 


So  LES  FLAVY. 

avons-nous  brûlé  des  villages  ,  saisi  des  con- 
vois et  partagé  du  butin  !  car  tout  nous  réus- 
sissait jusqu'à  l'année  dernière.  C'est  alors 
que  la  chance  a  tourné  contre  nous.  Pen- 
dant que  nous  nous  défendions  dans  Beau- 
mont  contre  votre  Jean  de  Luxembourg, 
que  Dieu  confonde  !  le  duc  de  Bar  prenait 
Neuville ,  et  il  a  fait  démolir  la  forteresse. 
Ce  sont  deux  belles  places  de  moins  pour 
monseigneur  Guillaume ,  qui  vient  de  capi- 
tuler dansBeaumont ,  comme  vous  savez. 

—  Je  ne  sais  rien,  Chariot;  depuis  dix 
ans  que  j'ai  quitté  Vertbois  pour  rejoindre 
mon  père  dans  l'armée  bourguignonne,  un 
heureux  hasard  m'a  fait  éviter  toute  ren-^ 
contre  avec  ceux  de  ma  famille  qui  tien- 
nent le  parti  de  Charles.  La  guerre  que 
monseigneur  Philippe  faisait  dans  le  Hai- 
ûaut,  d'ailleurs,  vient  de  durer  trois  ans,  et 
je  l'ai  faite  avec  lui,  à  ma  grande  réjouis^ 
sance;  non-seulement  parce  que  j'y  ai  gagné 
mes  éperons  de  chevaher,  mais    parce  que 


LES  FLAVT.  3  1 

sv^r  celte   terre  de    l'étranger,   les    Français 
versaient  d'autre  sang  que  le  sang  français. 

—  Si  du  moins  ceux  qui  portent  le  môrae 
pom  n'avaient  pas  deux  cris  et  deux  ban- 
^ièr^s  !  reprit  Chariot;  mais  sur  six  frères 
il  faut  que  le  diable  en  ait  poussé  trois  à 
prendre  la  croix  rouge. 

—  Ou  qu'il  ait  poussé  les  trois  autres  à 
porter  la  bande  armagnac,  répliqua  le  jeune 
chevalier  d'un  air  dédaigneux. 

—  Ce  sera  comme  il  vous  plaira,  mon 
jeune  maître,  dit  Chariot,  qui  n'avait  point 
envie  de  disputer  avec  son  libérateur  sur 
un   point  dont  au  fond  il  se  souciait  peu  ; 

.ce  sera  comme  il  vous  plaira.  A  parler  vrai, 
je  n'ai  pas  plus  d'amitié  pour  Charles  de 
France  que  pour  Philippe  de  Bourgogne , 
vu  que  je  ne  les  connais  ni  l'un  ni  l'autre. 
Monseigneur  et  maître,  Guillaume  de  Flavy, 
se  bat  sous  la  bannière  blanche,  c'est  à  lui 
de  savoir  pourquoi  ;  toute  mon  affaire ,  à  moi 
Chariot,  c'est  de  me  battre  à  ses  côtés. 


^2  r,ES  FLAVY 

—  J'en  disais  autant  que  toi  ,  Chariot, 
lorsqu'après  le  perûde  assassinat  du  pont  de 
Montereaul  mon  père  m'envoya  l'ordre  de 
quitter  Vertbois  et  de  venir  le  joindre.  A 
quatorze  ans  que  j'avais  alors,  je  ne  jugeais 
pas  plus  ces  querelles  que  tu  ne  les  juges 
aujourd'hui  ;  je  ne  sentais  que  le  chagrin  de 
vous  quitter  tous ,  de  quitter  la  mère  que 
Dieu  m'avait  laissée.  Avec  quelle  joie  aussi  , 
en  arrivant  hier  à  Compiègne,  j'ai  appris  que 
ma  bonne  aïeule  vivait  encore  et  qu'elle  habi- 
tait toujours  Yertbois! 

—  Sans  doute  elle  l'habite  encore,  répliqua 
Chariot  ;  c'est  bien  le  moins  que  la  dame  de 
Flavy  vive  en  paix  avec  tous,  puisqu'elle  a  des 
enfants  dans  les  deux  partis.  Il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  plus  d'une  fois  elle  s'est  vue 
obligée  de  s'enfuir  avec  ses  deux  petites  filles 
pour  se  réfugier  dans  la  ville  chez  le  digne 

(i)  Ce  fut  en  1419  que  Jean  de  Bourgogne,  père  du  duc  Phi- 
lippe, fui  assassiné  sur  ce  pont  par  Tanegqi-Duchâtel ,  arai  du 
Dauphin. 


LES  FLAVY.  33 

abbé  de  Saint-Corneille  ;  car  messires  les  An- 
glais s'étaient  établis  à  Vertbois,  et  Dieu  sait 
comme  ils  ont  dévasté  cette  belle  maison! 
Elle  ne  ressemble  plus  guère  à  ce  que  vous 
l'avez  vue. 

—  Ce  doit  être  un  vrai  chagrin  pour  ma 
grand'mère ,  qui  se  plaisait  tant  dans  cette 
demeure  ? 

—  Joignez-y  ses  frayeurs  toutes  les  fois 
que  Compiègne  était  prise  par  les  uns,  reprise 
par  les  autres;  car  depuis  cette  maudite  guerre 
notre  ville  a  bien  souvent  changé  de  maîtres, 
et  vous  ne  serez  pas  étonné  d'apprendre  qu'à 
l'âge  avancé  de  la  noble  dame  son  esprit  est 
maintenant  aussi  faible  que  celui  d'un  enfant. 

—  Ah  î  pourquoi  ne  venait-elle  pas  cher- 
cher un  asile  chez  mon  père  ,  chez  l'aîné  de 
ses  fils  !  s'écria  llegnault  de  Flavy,  dans  une 
de  nos  places  fortes;  mon  père  l'aurait 
protégée,  je  la  protégerais  aujourd'hui. 

—  Il  lui  aurait  fallu  pour  cela  se  séparer 
I.  3 


^^'. 


34  LES  FLAVY. 

de  VOS  jeunes  cousines,  qu'elle  a  vues  naître, 
qui  ne  l'ont  jamais  quittée?  Oserait-elle  em- 
mener les  filles  de  messire  Guillaume  où 
messire  Guillaume  ne  les  envoie  pas?  Elle 
le  craint,  ma  foi  !  trop  pour  cela  ! 

—  Elle  craint  son  fils  ! 

—  Je  le  crois  bien,  vraiment  !  Il  faudrait, 
pour  ne  pas  le  craindre,  qu'elle  ne  l'eût 
jamais  vu  en  colère  ;  car  messire  Guillaume 
en  colère  et  le  diable,  c'est  tout  un.  Et  peu 
lui  importe  sur  qui  sa  fureur  le  pousse  ; 
grands  ou  petits,  tout  y  passe,  quoiqu'on 
dise  pourtant  que  les  loups  ne  se  mangent 
point  entre  eux. 

—  Qu'appelles-tu  les  loups?  nous  autres 
seigneurs  ?  dit  Regnault  en  souriant. 

—  Ne  sommes-nous  pas  autant  de  mou- 
tons que  tout  gentilhomme  peut  tondre  , 
peut  croquer  à  sou  bon  plaisir?  répliqua 
Chariot;  aussi  Dieu  bénira  ceux  d'entre  vous 
qui  protègent  les  pauvres  diables,  au  lieu 
de   les  écraser  (et  il  serrait  vigoureusement 


tES  FLAVY.  35 

la  main  du  jeune  chevalier);  inaisDieu  n'aura 
pas  beaucoup  de  besogne  de  ce  côté-là,  » 
ajouta-t-il  en  secouant  la  tête. 

Regnault  s'étant  mis  à  rire  de  manière  à 
encourager  le  babil  de  son  compagnon  : 
«  Quant  à  monseigneur  Guillaume  ,  continua 
Chariot,  je  ne  conseille  à  personnede  lui  dé- 
plaire ;  et  si  vous  vous  rappeliez  un  moment 
ses  façons  d'agir,  ses  yeux,  rien  que  le  son 
de  sa  voix,  vous  ne  seriez  plus  surpris  qu'on 
le  craigne  à  Vertbois  comme  partout  ailleurs. 

—  Je  ne  nie  pas,  répondit  Regnault,  que 
mon  oncle  Guillaume  m'ait  toujours  inspiré 
un  certain  effroi.  Il  n'est  pas  étonnant  que 
son  ton  brusque  et  dur  me  fît  peur,  à  moi 
qui  n'étais  qu'un  enfant;  mais  que  sa  mère... 

—  Sa  mère,  interrompit  Chariot,  sa  pau- 
vre femme,  ses  filles,  une  de  ses  filles  au 
moins,  ne  l'ont  jamais  vu  sans  trembler,  et 
j'ai  peut-être  un  peu  peur  moi-même  en  me 
permettant  de  parler  ainsi  de  ce  terrible 
homme  ,  quoiqu'il  n'y  ait  ici  pour  m'écouter 


T)6  LtS  1LA\  Y. 

que  vous  et  ces  chênes,  qui  -ionl  nos  vieut 
amis. 

—  Tout  restera  sous  leurs  feuilles,  Chariot; 
tn  peux  y  compter,  n^pondit  Regnault. 

—  Parlant  de  là,  reprit  Chariot,  je  vous 
dirai  donc  le  fond  de  la  chose.  Votre  bonne 
aïeule  ne  pouvait  pas  abandonner  ses  petites 
filles  au  sort  qui  les  attendait  chez  leur 
père ,  après  avoir  vu  mourir  la  jeune  dame 
de  Flavy  par  suite  des  mauvais  traitements 
que  lui  faisait  endurer  messire  Guillaume  , 
dès  qu'il  n'était  pas  à  la  guerre  ou  près  d'une 
maîtresse. 

—  Que  dis-tu  là,  Chariot?  s'écria  le  jeune 
chevalier. 

—  Ce  que  ma  mère  m'a  conté  vingt  fois, 
ma  mère  qui  est  une  brave  femme  ,  ma  mère 
qui  a  enseveli  la  pauvre  infortunée,  et  qui 
est  la  seule  avec  qui  notre  bonne  vieille  maî- 
tresse ose  parler  de  son  fils  à  cœur  ouvert. 

—  Mais,  autant  que  je  puis  me  le  rappe- 
ler, la  seconde  épouse  de  mon  oncle  était 


LES  FLAVY.  07 

d'iHie  beauté  remarquable;  comment  ne  l'au- 
rail-il  pas  aimée? 

—  Sans  doute  elle  était  belle,  aussi  belle 
que  sa  fille  Marie  l'est  aujourd'hui.  11  faut 
croire  pourtant  qu'il  ne  l'aimait  plus  quand 
il  l'a  fait  mourir  de  chagrin  et  des  coups  qu'il 
lui  a  donnés. 

—  Battre  une  femme  ! 

—  Par  saint  Antoine!  il  en  a  battu  bien 
d'autres!  dit  Chariot  en  riant.  Monseigneur 
Guillaume  a  la  main  leste,  quoiqu'il  l'ait 
diablement  pesante ,  ajouta-l-il  en  homme 
qui  pouvait  juger  du  fait  par  sa  propre  expé- 
rience. 

—  Et  peut-être  un  ressentiment  person- 
nel te  rend-il  injuste  envers  lui,  dit  Regnault 
dont  le  cœur  répugnait  à  penser  aussi  mal 
d'un  de  ses  plus  proches  parents. 

—  Du  ressentiment!  moi!  répondit  Char- 
iot; Dieu  lui  fasse  grâce  potir  tous  ses  méfaits 
comme  je  lui  pardonne  quelques  horions  qu'il 
a  pu   me  distribuer  par-ci  par-là!  car  je  suis 


58  LES  FLAVY. 

son  homme  de  guerre  ;  je  suis  son  vassal , 
après  tout ,  et  je  sais  bien  qu'il  pourrait  m'en- 
voyer  en  terre,  ainsi  qu'il  a  fait  à  Beaumont 
de  quelques-uns  de  nous,  sans  craindre  d'en 
recevoir  jamais  punition  dans  ce  monde  et 
sans  que  j'aie  le  droit  de  m'en  plaindre  dans 
l'autre, puisque  les  choses  ont  été  arrangées  de 
cette  façon  par  ceux  qui  vivaient  avant  nous.  » 

La  simplicité  d'esprit,  la  naïve  résignation 
qu'annonçaient  ces  dernières  paroles  de  Char- 
lot ,  imprimèrent  un  caractère  de  véracité  à 
tout  ce  qu'il  avait  dit  jusqu'alors.  Regnault 
tressaillit  à  l'idée  qu'un  homme  tel  qu'on  ve- 
nait de  lui  peindre  Guillaume  de  Flavy  était 
le  propre  frère  de  son  père,  qu'il  avait  perdu 
l'année  précédente  au  champ  d'honneur,  et 
dont  la  bonté  égalait  la  vaillance. 

Ils  tournaient  alors  le  mur  du  pourpris 
pour  arriver  à  la  grande  porte.  «  Mainte- 
nant ^  si  vous  m'en  croyez,  reprit  Chariot, 
nous  changerons  de  propos  ;  car  nous  allons 
entrer  dans  une  maison  où  chacun  a  grand 


LES  FLAVY.  3q 

soin  de  se  taire  sur  celui  dont  nous  parlons, 

—  Même  quand  il  est  absent?  dit  Re- 
gnault. 

—  Môme  quand  il  est  absent ,  et  cela  pour 
plus  d'une  raison  :  d'abord,  parce  que  ses 
filles  ont  été  élevées  dans  le  respect  qu'elles 
doivent  à  leur  père,  comme  disait  la  vieille 
dame  de  Flavy  quand  elle  avait  encore  sa 
tête  ;  je  puis  vous  répondre  que  la  demoiselle 
Germaine,  par  exemple,  prendrait  fort  mal 
le  plus  petit  mot  contre  lui;  ensuite  ,  parce 
que  ceux  qui  tiennent  maintenant  Compiè- 
gne  ne  sont  pas  ses  amis,  il  s'en  faut  terri- 
blement, et  enfin  parce  qu'il  lui  est  arrivé  plus 
d'une  fois  de  tomber  à  Vertbois  comme  un 
coup  de  tonnerre,  au  moment  oij  l'on  s'y  at- 
tend le  moins. 

—  Si  nous  allions  l'y  trouver.  Chariot?  dit 
le  jeune  chevalier,  en  souriant. 

—  Dieu  nous  en  préserve! 

—  Que  pourrais-tu  craindre  d'une  rencon- 
tre pacifique  entre  nous? 


4o  LES  FLAVY. 

—  Il  n'aime  pas  la  croix  rouge. 

—  Ne  suis-je  pas  le  fils  de  son  frère  ,  après 
tout?  son  unique  neveu? 

—  Il  n'aime  pas  la  croix  rouge,  »  répéta 
Chariot  d'une  voix  plus  basse  ;  car  il  appro- 
chait de  l'entrée  principale  du  manoir. 


CHAPITRE  III. 


Pour  calmer  sa  douleur  amère. 

Elle  priait,  la  pauvre  mère; 
Et^de  ce  temple  en  deuil,  sans  prêtre  et  sans  autel, 
La  voix  du  désespoir  s'élevait  jusqu'au  ciel. 
Anonyme. 


Quoique  vaste  et  bâti  avec  une  grande 
magnificence  pour  le  temps  dont  nous  par- 
lons, le  château  de  Vertbois,  n'étant  point 
fortifié,  n'offrait  aucun  moyen  de  défense  à 
ses  habitants  ,  et  peut-être  ce  seul  motif  le 
conservait-îi  à  ses  maîtres  pendant  la  guerre 
civile.  La  forêt  de  Compiègne  l'entourait  de 
toutes  parts,  à  l'exception  de  la  place  où  s'é- 
levait un  joli  village  qui  le  touchait  et  portait 
le  même  nom.  Jusqu'à  l'époque  où  l'héritière 


1^2  LES  FLAVT. 

des  Davenescourt,  devenue  douairière  de 
Flavy,  y  fixa  sa  demeure  ,  Vertbois  n'était 
qu'une  maison  de  plaisance  et  de  chasse  pour 
les  sires  de  Davenescourt,  qui,  lorsqu'ils  ne  ré- 
sidaient pas  dans  des  places  fortes,  préféraient 
habiter  Compiègne,  où  leur  famille  disputait 
le  premier  rang  à  celle  des  Flavy.  La  douai- 
rière ayant  fait  agrandir  les  jardins  et  bâtir 
le  surcroît  d'appartements  qui  lui  étaient  né- 
cessaires pour  recevoir  et  loger  sa  nombreuse 
famille,  le  séjour  de  Verlbois  était  devenu  d'au- 
tant plus  agréable  que  cette  demeure  touchait 
pour  ainsi  dire  les  remparts  de  la  ville. 

Une  longue  et  superbe  avenue,  dont  une 
partie  traversait  les  bois ,  conduisait  à  la 
grande  porte  du  château.  Pendant  bien  des 
années  cette  porte  s'était  ouverte  chaque 
jour  pour  donner  passage  à  de  brillantes  ca- 
valcades, composées  des  plus  nobles  dames 
et  des  chevaliers  les  plus  renommés  de  la 
Picardie;  mais  depuis  longtemps  il  était  ex- 
trêmement rare  qu'on  la  fît  tourner  sur  ses 


LES  FLAVY.  4^ 

larges  gonds,  si  ce  n'était  pour  introduire  ra- 
pidement une  mauvaise  charrette,  chargée  de 
quelquesprovisions.Une  autre  petite  porte,où 
ne  pouvaient  passer  que  des  piétons,  suffisait 
au  peu  de  rapports  que  les  craintifs  habitants 
de  Vertbois  entretenaient  avec  le  dehors; 
aussi,  la  plupart  du  temps,  la  mère  de  Chariot 
remplissait-elle  sans  aucun  aide  les  fonctions 
de  portier-concierge  qu'exerçait  jadis  son 
mari,  fonctions  qui  lui  avaient  été  conservées, 
de  même  que  son  logement,  à  l'époque  oii 
elle  était  restée  veuve. 

Le  jeune  chevalier  et  son  compagnon  s'é.- 
tant  approchés  de  la  petite  porte  dont  nous 
venons  de  parler.  Chariot  fut  très  surpris  de 
la  trouver  ouverte.  «  Il  faut,  dit-il ,  que  ma 
pauvre  mère  soit  bien  accablée  par  le  cha- 
grin pour  négliger  ainsi  son  service  ,  elle  qui 
est  toujours  si  soigneuse  !  » 

Regnault  se  félicita  que  ce  hasard  leur 
permît  de  préparer  sa  bonne  nourrice  à  la 
joie  de  revoir  son  fils,  et,  passant  le  premier, 


44  LES  FLAVY. 

après  avoir  dit  à  Chariot  de  marcher  à  quel- 
ques pas  de  lui,  il  se  trouva  bientôt  dans  la 
salle  qui  servait  de  cuisine  à  la  vieille  Marthe. 
Cette  première  pièce  était  déserte;  mais 
comme  Regnault  s'avançait  vers  la  seconde,  il 
s'arrêta  tout  à  coup  aux  accents  d'une  voix 
jeune  et  douce  qui  récitait  les  litanies.  «  On 
prie,  dit  fort  bas  le  jeune  chevalier  à  Chariot. 

—  Est-ce  ma  mère  ? 

—  Je  ne  le  pense  pas.   » 

Chariot  s'étant  approché  à  son  tour,  tous 
deux  entendirent  distinctement  :  «  Sancte 
Petre,  ora  pro  eo;  sancte  Faute,  orapro  eo. 

—  Ora  pro  eo,  répéta  la  voix  de  Marthe, 
altérée  par  les  sanglots.  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  ! 
daignez  recevoir  mon  pauvre  enfant  dans 
votre  miséricorde  !  »  Et  les  larmes  semblèrent 
la  suffoquer.  Regnault  alors  fit  signe  à  Chariot 
de  se  placer  de  manière  à  ne  pas  être  vu 
d'abord,  tandis  que  lui-même  ouvrait  douce- 
ment la  porte. 

Une    femme  qui  n'avait  pas  dix-neuf  ans, 


LES  fLÂVY.  .'ir) 

dont  la  beauté  égalait  la  beauté  des  anges, 
élait  agenouillée  devant  une  table,  sur  la- 
quelle se  trouvait  un  livre,  ouvert  aux  prières 
des  agonisants.  Marthe  était  placée  près  d'elle 
dans  la  même  position  ,  mais  la  tête  appuyée 
sur  ses  mains  jointes,  et  ses  vêtements  déchi- 
rés, ses  cheveux  épars,  que  ne  retenait  plus 
aucun  lien,  annonçaient  assez  que  ce  moment 
de  calme  succédait  pour  elle  à  des  heures 
d'angoisse  et  de  désespoir. 

Au  léger  bruit  que  fit  en  entrant  Regnault, 
la  jeune  inconnue  se  leva  précipitamment,  et, 
d'un  ton  où  se  montrait  plus  de  fierté  que 
d'effroi  :  «  Qui  êtes-vous  ?  dit-elle,  que  venez- 
vous  faire  ici?»  Puis  saisissant  le  bras  de 
Marthe,  qui,  accablée  par  sa  douleur,  n'avait 
rien  entendu,  elle  l'appela  doucement  en 
l'aidant  à  se  relever  aussi.  «  Qui  êtes-vous? 
répéta  Marthe  lorsqu'elle  put  à  travers  ses 
pleurs  distinguer  la  figure  d'un  étranger. 

—  Un  ami,  Marthe,  répondit  le  jeune  che- 
valier, un  ami  qui  vous  apporte  la  consolation. 


46  LES  FLAVY. 

—  II  est  donc  mort  en  bon  chrétien!  ré- 
pondit la  malheurese  mère;  vous  l'avez  donc 
vu  mourir  ? 

—  Je  ne  l'ai  pas  vu  mourir,  dit  Regnault 
en  prenant  la  main  de  la  pauvre  femme,  et 
peut-être  ne  mourra-t-il  pas. 

—  Que  dites-vous  ?  s'écria  Marthe  hors 
d'elle-même,  il  vivrait!  mon  enfant;  mon  cher 
enfant  me  serait  rendu  ! 

— Oui,  ma  mère  !  je  vis,  »  s'écria  Chariot  en 
s'élançantdans  la  chambre. 

A  la  vue  de  son  fils,  Marthe  poussa  un  cri 
de  bonheur  et  tomba  sur  un  siège,  sans  force 
et  sans  mouvement  ;  mais  reprenant  bientôt 
ses  sens,  la  pauvre  mère  se  mit  à  rire  et  à 
|)leurer  à  la  fois,  comme  entièrement  privée 
de  sa  raison.  Elle  entourait  de  ses  bras  Char- 
lot,  qui  s'était  agenouillé  devant  elle,  lui  pre- 
nait la  tête,  la  serrait  sur  son  cœur,  en  criant  : 
«  C'est  lui!  c'est  bien  lui!  les  anges  du  ciel 
ont  eu  pitié  de  moi! 

—  Et  cet  ange  dont  vous  ne  parlez  point, 


LES  FLAVY.  4? 

çoa  mère,  dit  Chariot  eu  se  levant  et  en  mon- 
trant le  jeune  chevalier^  celui  qui  vient  de 
me  sauver,  qui  m'a  fait  descendre  de  l'écha- 
faud,  regardez-le  bien  ;  ne  le  reconnaissez- 
vous  pas?  » 

A  ces  mots,  la  jeune  inconnue  laissa  percer 
une  émotion  si  vive  que  Regnault ,  dont  les 
regards  étaient  attachés  sur  elle,  ne  douta  pas 
qu'il  ne  revît  une  des  compagnes  de  son  en- 
fance, et  reconnut  aussitôt  tous  les  traits  de 
Germaine,  l'aînée  de  ses  cousines.  Quant  à 
Marthe ,  à  peine  avait-elle  entendu  les  der- 
nières paroles  de  son  fils  que,  se  précipitant 
dans  les  bras  du  jeune  chevalier  :  «  Regnault  ! 
Regnault  de  Flavy  !  s'écria-t-elle;  je  le  revois, 
je  les  revois  tous  deux,  et  l'enfant  de  mon 
lait  a  sauvé  mon  autre  enfant  !  0  mon  Dieu  ! 
c'est  trop  de  joie!  trop  de  joie!  »  Et  le  trem- 
blement de  tous  ses  membres,  la  pâleur  qui 
se  répandait  sur  ses  joues,  pouvaient  faire 
craindre  en  effet  qu'elle  n'y  succombât. 
Tandis  que  Regnault  pressait  contre  son 


4^  LES  FLAvy. 

cœur  sa  bonne  nourrice,  Germaine,  effrayée 
d'une  agitation  aussi  vive  pour  la  pauvre 
femme;  s'efforçait  de  la  faire  se  rasseoir.  «En- 
gagez votre  mère  à  se  calmer,  Chariot,  dit- 
elle,  Marthe  a  beaucoup  souffert  depuis  hier; 
elle  est  trop  faible  pour  supporter  tant  d'é- 
motions. Si  je  n'étais  pas  moi-même  aussi 
heureuse  de  vous  revoir,  mon  bon  Chariot, 
je  vous  gronderais  de  vous  être  montré  si 
vite.  »  Chariot  ne  prit  point  la  main  que  lui 
tendait  Germaine  en  parlant  ainsi  ;  mais  il 
baisa  respectueusement  le  bas  de  la  robe 
blanche  dont  elle  était  vêtue. 

«  Me  voilà  tranquille,  me  voilà  tranquille, 
ma  bonne  demoiselle,  dit  Marthe  en  s'as- 
seyant  entre  son  fils  et  le  jeune  chevalier;  et 
pourvu  que  je  puisse  les  regarder,  pourvu 
que  ce  cher  enfant  m'assure  que  mon  pauvre 
Chariot  ne  coure  plus  aucun  danger?... 

—  Le  capitaine  anglais  vient  de  m'accorder 
sa  grâce,  interrompit  Regnault  ;  à  l'avenir 
Chariot  ne  me  quittera  plus,  et  je  réponds  de 


LES  FLAVY.  /j() 

ses  jours  à  tous  ceux  qu'ils  intéressent.  » 
En  prononçant  ces  mots,  Regnault  de  Flavy 
jeta  un  regard  timide  sur  sa  jeune  parente, 
qui  venait  de  prendre  un  siège  voisin  du  sien  ; 
mais  qui  paraissait  résolue  à  ne  reconnaître 
en  lui,  ni  son  cousin,  ni  le  compagnon  de  ses 
premiers  jeux.  Aussi  éprouva-t-il  une  grande 
joie  quand  Germaine,  après  avoir  fixé  triste- 
ment ses  beaux  yeux  sur  la  croix  qu'il  portait, 
voulut  bien  enfin  lui  adresser  la  parole,  quoi- 
qu'elle sût  donner  à  son  accent  une  froideur 
glaciale.  «  Il  nous  est  doux  de  vous  devoir  \a 
vie  de  cet  honnête  garçon,  dit-elle,  sans  re- 
garder le  jeune  chevalier,  c'est  la  première 
fois  que  je  puisse  me  réjouir  de  voir  un  Flavy 
porter  d'autres  couleurs  que  celles  de  notre 
roi. 

—  Ah  !  demoiselle  Germaine  ,  dit  aussitôt 
la  vieille  Marthe,  n'allez  pas  le  gronder,  ce 
cher  enfant.  Qu'importe  qu'il  ait  sur  sa  poi- 
trine la  croix  rouge  ou  la  croix  blanche? 
JN'est-ce  pas  toujours  Regnault  de  Flavy,  le 
I.  4 


5o  LES  FLAVt. 

fils  du  frère  aîné  de  votre  père?  uq  bien  pro- 
che parent,   un  bien  bon  ami? 

—  L'ami  le  plus  tendre  et  le  plus  dévoué, 
dit  Regnault  avec  un  accent  qui  partait  du 
cœur.  Chère  Germaine  ,  vous  que  j'ai  si  long- 
temps appelée  ma  sœur,  voulez-vous  troubler 
l'heureux  moment  qui  nous  rejoint?  voulez- 
vous  avoir  d'autres  pensées  que  celle  des  doux 
liens  qui  ont  uni  notre  enfance?  » 

Germaine  paraissait  fortement  émue.  Elle 
leva  les  yeux  vers  le  ciel  en  poussant  un  pro- 
fond soupir  ;  mais  ,  vaincue  sans  doute  par 
le  souvenir  qu'invoquait  le  jeune  chevalier, 
elle  lui  tendit  la  main  ,  sur  laquelle  il  imprima 
ses  lèvres  avec  transport.  «  Vous  avez  raison , 
mon  cousin,  dit-elle  d'une  voix  altérée  ;  ils  ne 
reviendront  que  trop  tôt,  les  jours  qui  sépa- 
reront de  nouveau  Regnault  de  Flavy  des 
siens  !  Qu'il  nous  soit  permis  de  jouir  du  mo- 
ment de  trêve  que  le  ciel  accorde  aux  mal- 
heurs de  notre  famille.  Ma  grand'mère  vous 
reverra  avec  bien  de  la  joie ,  Regnault.  Corn- 


LES  FLAVY.  5 1 

bien  de  fois  avons-nous  parlé  de  vous  avec 
elle  ,  avec  ma  sœur  Marie  ! 

—  Et  moi,  Germaine,  combien  de  fois  me 
suis-je  transporté  en  imagination  dans  ce  cher 
Vertbois  !  près  de  vous,  de  ma  bonne  aïeule  , 
de  Marie!  J'ai  l'espoir  qu'aujourd'hui  môme 
ce  rêve  de  bonheur  va  devenir  une  réalité  ,  et 
que  je  vais  revoir  la  grande  salle,  la  galerie 
où  nous  avons  joué  si  souvent  ensemble. 

—  Il  faut  remettre  votre  visiJe  à  demain, 
répondit  Germaine.  J'ai  laissé  notre  mère 
plus  malade  que  de  coutume,  et  vous  ne 
jugerez  malheureusement  que  trop  combien 
la  moindre  émoLion  subite  peut  lui  nuire. 
Chariot  ira  vous  dire  à  quelle  heure  nous  vous 
attendrons.  Mais,  Regnault,  vous  le  trouverez 
bien  changé  ce  cher  Vertbois  ;  la  joie  n'y  rè- 
gne plus  comme  de  voire  temps.  Notre  mère 
a  beaucoup  soufl'ert ,  elle  est  bien  vieillie. 
Moi-même  je  ne  suis  plus  jeune,  ajoutâ- 
t-elle en  souriant  ;  le  temps  où  nous  vivons 
a  pesé  sur  ma  tête  de  dix-huit  ans. 


52  LlîS  FLAVY. 

—  Espérons  que  des  temps  plus  heureux 
viendront  bientôt,»  dit  Regnault  en  serrant 
la  main  de  sa  cousine  dans  les  siennes. 

Germaine  secoua  la  tête  avec  l'air  du 
doute.  «  Je  crois  superflu  de  vous  recomman- 
der de  venir  absolument  seul  demain  ,  reprit- 
elle.  La  paix  dont  nous  jouissons  pour  la  pre- 
mière fois  depuis  bien  longtemps  n'est  due 
qu'au  soin  que  nous  prenons  de  ne  point  sor- 
tir de  nos  murs,  de  n'éveiller  la  curiosité  de 
personne. 

—  Désormais,  répondit  Regnault,  vous 
pourrez  négliger  ces  tristes  précautions;  ma 
présence  dans  ce  pays  vous  répond  de  votre 
sécurité. 

—  Allez-vous  donc  commander  dans  Com- 
piègne  ? 

.  —  Non  ,  mais  je  commande  les  troupes  qui 
viennent  en  renforcer  la  garnison  ,  et  le  ca- 
pitaine anglais,  d'ailleurs,  s'empressera  de 
veiller  au  repos  de  ma  famille. 

—  Ah!  faites-nous  grâce,  je  vous  supplie  , 


LES  FL IV  Y.  53 

de  l'appui  des  Anglais,  dit  Germaine  d'un  air 
méprisant;  j'ai  le  courage  nécessaire  pour 
supporter  les  maux  qu'ils  nous  font  chaque 
jour,  je  n'aurais  pas  celui  de  me  trouver  pla- 
cée sous  leur  protection.  »  Ce  dernier  mot 
fut  accompagné  d'un  sourire  amer,  annonçant 
le  dédain  le  plus  prononcé. 

Regnault  n'entreprit  point  de  prendre  la 
défense  de  ses  alliés,  et  peut-être  l'amitié 
d'enfance  que  rappelait  dans  son  cœur  la  vue 
de  sa  jeune  parente  ne  fut  pas  l'unique  mo- 
tif qui  lui  fit  garder  le  silence.  La  beauté  de 
Germaine  ne  consistait  pas  seulement  dans 
la  régularité  de  ses  traits,  dans  la  noble  élé- 
gance de  sa  taille  ;  il  régnait  dans  toute  sa  per- 
sonne je  ne  sais  quoi  d'élevé  et  d'imposant 
qui  annonçait  une  âme  supérieure.  L'expres- 
sion si  calme  et  si  fière  de  ses  grands  yeux 
noirs  et  pénétrants,  un  léger  mouvement  dé- 
daigneux dont  sa  belle  bouche  semblait  avoir 
l'habitude,  loul,  dès  son  premier  aspecl,  fai- 
sait éprouver  la  crainte  de  lui  déplaire ,  le  dé- 


54  I"BS  FLAVY. 

sir  d'obtenir  d'elle  un  sourire  ,  un  mot  d'ap- 
probation. Regnault  se  trouvait  donc  soumis 
à  un  ascendant  irrésistible,  dont  pourtant  il  ne 
pouvait  s'expliquer  la  puissance  par  ces  émo- 
tions vives  qu'excitent  dans  le  cœur  d'un  jeune 
homme  la  présence  d'une  belle  femme;  car 
le  sentiment  qu'il  éprouvait,  quoique  doux 
et  profond,  était  grave  comme  les  regards  de 
celle  qui  le  lui  inspirait  et  ne  ressemblait  en 
rien  à  l'amour. 

Germaine,  ne  recevant  aucune  réponse  à 
ses  dernières  paroles,  craignit  sans  doute 
d'avoir  blessé  l'ami  de  son  enfance  en  lui  mon- 
trant toute  sa  haine  pour  la  cause  qu'il  ser- 
vait. Elle  tendit  la  main  à  Regnault,  et  sou- 
riant de  l'air  le  plus  gracieux  :  «  Il  n'en  est 
pas  de  même  de  votre  protection  ,  mon  cou- 
sin, dit-elle;  nous  placerons  avec  joie  Vert- 
bois  sous  votre  sauvegarde. 

—  Comme  je  verserais  avec  joie  tout  mon 
sang  pour  le  salut  de  ceux  qui  l'habitent!» 
s'écria  le  jeune  chevalier.  Et  il  imprima  vi- 


LES  PLAVY.  55 

vement  ses  lèvres  sur  la  main  qui  lui  était 
présentée. 

Une  légère  rougeur  couvrit  le  visage  de 
Germaine,  qui  se  leva  aussitôt.  «  Maintenant , 
mon  cousin,  dit-elle,  il  faut  que  j'aille  re- 
trouver notre  mère  et  la  préparer  à  vous  re- 
voir demain.  Chariot  peut-il  revenir  ce  soir 
à  Vertbois? 

■^—11  peut  y  rester  s'il  lui  plaît,  répondit 
Regnault.  J  ai  répondu  de  lui  à  lord  Hackson; 
moi  seul,  maintenant,  pourrai  lui  demander 
compte  de  ses  actions. 

-^  Vous  avez  répondu  de  lui ,  reprit  Ger- 
maine que  ce  mot  avait  fait  réfléchir  quelques 
instants.  Aucun  de  nous  ne  voudra  jamais  que  la 
parole  d'un  Flavy  ait  été  vaine ,  conlinua-tel!e 
aussitôt;  cette  parole  vous  rend  Bourguignon 
de  faitj  Chariot,  si  vous  ne  pouvez  l'être  de 
cœur.  Vous  resterez  près  de  mon  cousin ,  et 
je  vous  dégage,  au  nom  de  mon  père,  de  tous 
les  devoirs  qui  vous  liaient  à  nous  et  aux 
nôtres. 


56  LES  FLA.VY. 

—  Mais  je  pourrai  toujours  revenir  à  Vert- 
bois?  demanda  Chariot  avec  inquiétude. 

—  Voir  voire  mère?  sans  doute,  reprit  Ger- 
maine. A  peine  Marthe,  continua-t-elle  avec 
un  sourire ,  peut-elle  compter  pour  une  Ar- 
magnac. 

—  Hélas  !  répondit  la  bonne  nourrice  en 
attachant  des  regards  maternels  sur  le  jeune 
chevalier,  comment  êtr.e  franchement  d'un 
parti  quand  on  a  des  amis  dans  tous? 

—  Vous  avez  raison  ,  ma  bonne  mère  ,  ré- 
pliqua Regnault  ;  hors  du  champ  de  bataille 
on  ne  doit  plus  voir  les  bannières.| 

—  Quoi  !  pas  même  les  drapeaux  anglais 
qui  flottent  sur  nos  murailles?  dit  Germaine 
avec  un  accent  si  plein  d'amertume  que  Re- 
gnault s'étonna  de  voir  une  jeune  et  faible 
femme  porter  aussi  loin  la  haine  de  l'étranger. 

—  Germaine  ,  dit-il  après  quelques  mo- 
ments de  silence  et  en  saisissant  sa  main 
qu'elle  paraissait  d'abord  vouloir  retirer,  pro- 
mettez-moi ,  je  vous  en  supplie ,  que  votru 


LES  FLAVY.  67 

ressentiment  ne  me  confondra  jamais  avec 
ceux  que  vous  maudissez? 

—  ]\on,  jamais,  Regnault,  répondit-elle 
doucement.  Nesais-je  pas  bien  que  l'honneur 
vous  commande  de  combattre  dans  les  rangs 
où  combattait  votre  père  ?  qu'un  Flavy  ne 
peut  déserter  la  cause  qu'il  a  une  fois  em- 
brassée? Si  je  me  disais  tout  cela,  Regnault, 
même  quand  je  n'espérais  plus  retrouver  en 
vous  un  frère,  jugez  si  je  me  le  redis  aujour- 
d'hui. Mais  je  n'en  hais  que  plus  les  Anglais  , 
et  c'est  la  dernière  fois  que  nous  parlerons 
d'eux  ensemble ,  n'est-il  pas  vrai,  mon  cousin  ? 

—  J'en  prends  bien  volontiers  l'engage- 
ment formel ,  dit  en  souriant  le  jeune  che- 
valier. 

—  Adieu  donc.  Chariot  reviendra  ce  soir 
prendre  les  ordres  de  ma  mère  ,  et  selon 
toute  apparence  nous  nous  reverrons  de- 
main. »  En  achevant  ces  mots  Germaine  re- 
prit le  livre  de  prières  qu'elle  avait  reçu  de 
son  père  comme  un  présent  très  précieux  à 


58  LES  FLAVY. 

cette  époque ,  serra  la  main  de  Marthe  ,  fit 
un  signe  amical  à  Chariot ,  et  sortit,  non  sans 
avoir  jeté  le  regard  le  plus  affectueux  sur 
Regnault,  qui,  s'approchant  d'une  fenêtre, 
suivit  du  regard  la  marche  élégante  et  légère 
de  sa  belle  cousine  jusque  dans  la  seconde 
cour. 


CHAPITRE  IV. 


Diables  d'enfer,  horribles  et  cornus, 
Gros  et  menus ,  aux  regards  basiliques , 
Infâmes  ehiens,  qu'ètes-vous  devenus?   : 
Mystère  de  la  Nalivilé.  "^ 


Le  premier  soin  de  Chariot,  dès  qu'il  fut 
rentré  dans  Compiègne  avec  son  nouveau 
patron ,  fut  de  chercher  Daniel  ;  mais  il  s'é- 
coula du  temps  avant  qu'il  pût  parvenir  à  la 
demeure  du  petit  sorcier,  quoiqu'il  la  connût 
très  bien ,  vu  la  foule  de  gens  qui  l'arrêtaient 
à  chaque  pas  et  à  toutes  les  portes ,  pour  le 
regarder,  l'embrasser  et  le  féliciter  d'avoir  si 
heureusement  échappé  à  l'échafaud.  Enfin  il 


6o  LES  FI.VVY. 

arriva  devant  une  maisonnette  d'assez  mince 
apparence,  que  deux  baguettes  blanches, 
croisées  sur  la  porte ,  désignaient  comme 
l'habitation  de  celui  dont  la  science  avait  le 
pouvoir  de  mettre  en  fuite  tous  les  démons 
de  l'enfer. 

Il  frappa.  Une  fenêtre  s'ouvrit  au-dessus 
de  sa  tête  et  donna  passage  à  une  petite  fi- 
gure pleine  de  finesse  et  de  malice  sur  la- 
quelle sa  vue  fit  naître  aussitôt  l'expression 
de  la  joie. 

«  C'est  moi ,  maître  Daniel,  cria  Chariot; 
me  permettez- vous  d'entrer? 

—  Autrement  dit:  voulez-vous  m  ouvrir  la 
porte?  répondit,  le  petit  homme.  Attends, 
mon  garçon,  je  descends.  » 

A  peine  Chariot  fut-il  introduit  dans  l'allée 
la  plus  obscure  de  Compiègne  que,  se  pré- 
cipitant dans  les  bras  de  son  premier  libéra- 
teur, il  le  serra  sur  sa  poitrine  de  manière  à 
lui  faire  perdre  la  respiration.  «Doucement, 
doucement  donc,  dit  Daniel  en  se  dégageant 


LES  PLAVV.  (■>{ 

des  étreintes  de  son  robuste  ami  ;  à  qui  dia- 
ble en  as-lu? 

—  Je  sais  tout  ce  que  je  vous  dois,  maître 
Daniel ,  je  le  sais,  répondit  Chariot  voulant 
l'embrasser  de  nouveau. 

—  Là,  là,  reprit  Daniel  ;  et  il  fit  quelques 
pas  en  arrière.  Si  lu  le  sais,  à  la  bonne  heure  ; 
mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour  se  jeter 
ainsi  sur  un  homme  sans  le  prévenir.  Encore 
un  peu  tu  m'étouffais. 

—  Par  l'épée  de  Dunois!  dit  Chariot,  je  ne 
m'en  serais  jamais  consolé,  vous  à  qui  je  dois 
que  ma  têle  se  soutienne  encore  sur  mes 
épaules. 

—  Eh!  eh!  reprit  Daniel  en  riant,  il  est 
certain  que  les  Parques  étaient  sur  le  point 
de  couper  le  fil  ;  voulant  dire  par  là  que  tu  as 
vu  la  corde  de  près.  Ce  doit  être  une  rude 
angoisse  ;  mais  enfin ,  puisqu'elle  est  passée, 
si  tu  veux  monter  nous  boirons  un  coup  à  ta 
délivrance. 

—  Un  coup,  deux  coups,  trois  coups  si 


62  LES  FLAVY. 

VOUS  voulez,  maître  Daniel  ;  car  je  commence 
à  m'apercevoir  que  je  n'ai  ni  bu  ni  mangé  de- 
puis hier  matin. 

—  Pauvre  garçon  I  viens ,  viens ,  je  vais  te 
régaler,  moi.  Celte  maison-ci,  vois-tu,  est 
un  lieu  d'abondance;  c'est  à  qui  se  chargera 
de  fournir  ma  cave  el  ma  cuisine,  et  comme 
j'ai  toujours  pensé  que  le  premier  besoin  de 
l'homme  est  une  nourriture  saine  et  copieuse, 
je  laisse  faire  ces  braves  gens.  »  En  disant  ces 
mots  il  conduisit  Chariot  dans  une  salle  ,  au 
milieu  de  laquelle  une  table  se  trouvait  toute 
placée;  elle  était  couverte,  il  est  vrai,  de 
parchemins  sur  lesquels  on  avait  tracé  des 
figures  géométriques  et  de  divers  instruments, 
tels  que  compas,  équerres,  etc.  ;  mais  Daniel 
la  débarrassa  en  un  clin  d'œil  de  tout  cet 
attirail ,  pour  la  charger  d'un  énorme  pâté  , 
d'une  langue  de  cochon  et  d'une  gourde 
remplie  du  plus  excellent  vin  de  Bour- 
gogne. 

€  Allons,  place-toi  là,  »  dit-il  à  Chariot  en 


LES  PLAVY.  65 

Jiii  avançant  une  escabelle ,  dès  qu'il  eut 
opéré  ce  changement  de  décoration ,  avec 
une  prestesse  de  mouvement  qui  lui  était  par- 
ticulière et  le  faisait  ressembler  à  un  far- 
fadet. 

Chariot  ne  se  le  fit  pas  dire  deux  fois.  Sur 
l'invitation  de  son  hôte,  il  attaqua  le  pâté , 
auquel  il  fit  une  telle  entaille  que  Daniel 
s'empressa  d'en  prendre  un  morceau  pour 
lui-même,  dans  la  crainte  de  ne  pouvoir  en 
goûter  s'il  tardait  un  moment  de  plus.  «  Il 
doit  être  bon,  dit  le  petit  sorcier;  la  pâtis- 
sière de  la  Grande-Place  l'a  fait  elle-même 
pour  me  l'apporter.  » 

Chariot  fit  un  signe  affirmatif ,  l'active  oc- 
cupation qu'il  donnait  à  ses  mâchoires  le  pri- 
vant momentanément  de  la  parole,  a  Je  lui 
avais  rendu,  il  est  vrai,  un  bien  grand  service 
à  cette  bonne  femme,  continua  Daniel  ;  une 
légion  de  mauvais  esprits  s'étaient  établis  sous 
la  forme  de  rats  dans  la  salle  où  elle  tient 
ses  farines  ;  grâces  à  quelques  exorcismes  et 


64  LES  FLAVY. 

à  une  poudre  répandue  sur  des  boulettes  de 
viande  ,  je  l'en  ai  délivrée  totaiement.  Quant 
à  ce  vin  ,  que  nous  allons  goûter,  ajouta-t-ii 
en  remplissant  la  coupe  de  Chariot  et  la 
sienne,  c'est  un  présent  du  cabaretier  de  la 
rue  des  Célestins.  Le  pauvre  homme  ne  pou- 
vait garder  un  tonneau  plein  dans  sa  cave  ;  le 
diable  venait  en  soutirer  toutes  les  nuits.  J'ai 
passé  quelques  heures  dans  cette  cave,  où  j'ai 
fait  porter  mes  instruments  et  mes  livres  ;  le 
lendemain  j'ai  fait  boucher  par  un  maçon  un 
certain  trou  qui  communiquait  avec  la  maison 
voisine  ;  depuis  lors  le  diable  n'est  jamais  re- 
venu. 

—  Si  grands  que  soient  les  services  que 
vous  rendez  à  chacun,  maître  Daniel,  dit 
Chariot  dont  la  première  faim  était  apai- 
sée ,  ils  seront  toujours  loin  de  valoir  celui 
que  vous  m'avez  rendu.  Par  le  ciel  !  j'aime 
mieux  vous  avoir  vu  conserver  ma  tête  que 
tous  les  sacs  de  farine  et  tous  les  tonneaux  de 
yin  du  monde ,  quoique  vous  ayez  très  bien 


LKS   FLAVY.  65 

fait  de  sauver  ce  vin-ci ,  ajouta-t-il  en  ten- 
dant sa  coupe.  Mais,  sans  compter  que  vous 
voyez  respirer  un  ancien  ami,  qui  ne  respi- 
rerait plus  ,  je  puis  dire  que  vous  seul  pou- 
viez deviner  que  messire  de  Flavy  venait 
d'arriver  à  Compiègne  et  qu'il  était  mon  frère 
de  lait. 

—  J'en  ai  deviné  bien  d'autres!  dit  Daniel 
d'un  air  important. 

—  Je  ne  dis  pas  le  contraire  ,  reprit  Char- 
iot; cependant  ce  tour-là  est  fort,  et  messire 
Regnauit  en  est  resté  aussi  ébahi  que  moi. 

—  On  prétend  que  ce  Regnauit  de  Flavy 
n'a  pas  inventé  la  poudre?  répliqua  le  petit 
sorcier  d'un  air  indifférent. 

—  Inventé  la  poudre  !  répondit  Chariot 
en  ouvrant  de  grands  yeux.  Et  pourquoi  vou- 
lez-vous qu'il  l'ait  inventée? 

—  Tu  ne  me  comprends  pas.  On  se  sert  de 
ce  dicton  depuis  la  belle  découverte  qui  va 
faire  tuer  dix  hommes  au  lieu  d'un ,  quand 
on   veut  indiquer  poliment  le   manque  de 

I 


66  LES  FLAVY. 

puissance    intellectuelle    dans    un    individu 
quelconque. 

—  Que  je  meure,  maître  Daniel ,  si  je  vous 
comprends  davantage  ! 

—  Voulant  dire  par  là  que  ton  chevalier 
est  tout  simplement  un  jeune  brave. 

—  Ah  !  pour  brave,  répliqua  Chariot  ravi 
de  pouvoir  enfin  saisir  un  mot  qui  lui  peignît 
une  idée,  pour  brave,  les  Flavy  le  sont  tous  ; 
mais  tous  ne  sont  pas  aussi  bons  garçons  que 
lui. 

—  Ce  n'est  pourtant  pas  sans  une  juste  ré- 
pugnance que  je  me  suis  mis  en  rapport  avec 
ce  jeune  homme,  reprit  Daniel.  J'ai  cédé  au 
souvenir  de  quelques  bons  services  que  tu 
m'as  rendus,  à  l'ancienne  amitié  que  je  te 
porte ,  tout  en  me  disant  bien  néanmoins 
qu'il  serait  beaucoup  plus  prudent  de  te  lais- 
ser pendre. 

—  Par  saint  Jacques  !  pourquoi  vous  di- 
siez-vous  cela,  maître  Daniel?  s'écria  Char-? 
lot  d'un  air  stupéfait. 


LÈS  FLAVY.  67 

—  Parce  que  lu  t'es  fort  mal  tiré ,  j'en  suis 
certain,  de  l'interrogatoire  qu'a  dû  te  faire 
aubir  ton  libérateur. 

— '  Un  interrogatoire! 

-'—  Sans  doute.  Quand  Regnault  de  Flavy 
t'a  demandé  pour  quel  motif  tu  étais  venu  se- 
crètement dans  les  environs  de  Compiègne  , 
<ju'as-tu  répondu? 

—  Rien  ;  car  il  ne  m'a  fait  aucune  question 
là-^dessus.  Nous  avions  vraiment  bien  autre 
chose  à  nous  dire,  au  bout  de  dix  ans  que 
oous  ne  nous  étions  vus. 

-—  Et  de  quoi  donc  t'a-t-il  parlé? 

— '  De  Yertbois,  de  la  vieille  dame  de  Flavy, 
sa  grand'mère,  de  ses  cousines,  de  tout  ce  qui 
lui  touche  le  cœur,  enfin. 

—  De  sorte  que  tu  as  pu  répondre  à  toutes 
ses  questions  sans  aucun  embarras? 

—  Bien  mieux,  ma  foi!  que  s'il  m'avait  de- 
mandé pourquoi  je  me  tenais  caché  dans  la 
forêl,  puisque  je  ne  l'ai  jamais  su  moi- 
même. 


68  LES  FLAVY. 

—  II  est  bon  qu'il  ignore  aussi  que  messire 
Guillaume  te  l'avait  ordonné,  entends- tu 
bien?  Tâche,  à  la  première  occasion,  de  lui 
faire  quelque  conte  en  l'air  pour  expliquer 
autrement  ton  aventure.  Nous  ne  devons  pas 
oublier  que  Regnault  de  Flavy  est  l'homme 
du  duc  de  Bourgogne,  l'allié  des  Anglais,  et 
quoique,  grâce  au  ciel!  nous  ayons  affaire  en 
lui  à  un  bon  enfant... 

—  Ah!  tout  bon  enfant  qu'il  est,  inter- 
rompit Chariot,  je  ne  conseillerais  pas  à  nos 
gens  de  rester  longtemps  dans  son  voisinage. 
Je  venais  précisément  vous  consulter  sur  la 
manière  que  nous  pourrions  employer  pour 
leur  faire  savoir  qu'il  est  arrivé  deux  cents 
Picards,  qui  sans  doute  vont  courir  la  forêt 
et.... 

—  C'est  une  chose  faite  ,  dit  Daniel  ;  tes 
camarades  sont  en  sûreté.» 

Chariot  jeta  sur  le  petit  homme  un  regard 
de  surprise  mêlée  d'une  sorte  d'admiration; 
puis ,   poussant  un   profond  soupir  :  «  Mes 


LES  FLAVY.  69 

camarades!  dit-il.  Oui ,  hier  encore  ils  étaient 
mes  camarades,  et  si  je  reste  maintenant  au 
service  de  messire  Regnault,  comme  il  y  a 
toute  apparence,  il  faudra  me  battre  contre 
eux,  avec  les  Anglais  que  je  n'aime  guère. 
La  chèvre  ne  peut  brouter  qu'où  ou  l'attache, 
et  quand  votre  métier  est  de  donner  des  coups 
de  lance,  vous  n'êtes  pas  toujours  maître  de 
choisir  ceux  qui  les  reçoivent. 

—  Nous  voyons  de  nos  jours  plus  d'un 
grand  changer  de  bannière  ,  dit  Daniel,  sans 
pouvoir  en  donner  d'aussi  bonnes  raisons  que 
les  tiennes,  j'en  conviens.  Pourvu  qu'en  de- 
venant Bourguignon  on  oublie  les  secrets  des 
Armagnacs...»  Le  petit  sorcier  s'arrêta,  et 
tixa  sur  Chnrlot  un  regard  perçant. 

«  Par  le  ciel  !  s'écria  Chariot  rouge  comme 
Je  feu,  me  croyez-vous  capable  de  trahir  mon 
premier  maître?  de  livrer  aux  Anglais  mes 
amis,  mes  compagnons  d'armes  ?  iN'allais-je 
pas  me  laisser  pendre  ce  matin  plutôt  que  de 
parler?       ,.,.:,.^j 


68  LES  FLAVY. 

—  11  est  bon  qu'il  ignore  aussi  que  messire 
Guillaume  te  l'avait  ordonne,  entends- tu 
bien?  Tâche,  à  la  première  occasion,  de  lui 
faire  quelque  conte  en  l'air  pour  expliquer 
autrement  ton  aventure.  Nous  ne  devons  pas 
oublier  que  Regnault  de  Flavy  est  l'homme 
du  duc  de  Bourgogne,  l'allié  des  Anglais,  et 
quoique,  grâce  au  ciel!  nous  ayons  affaire  en 
lui  à  un  bon  enfant... 

—  Ah!  tout  bon  enfant  qu'il  est,  inter- 
rompit Chariot,  je  ne  conseillerais  pas  à  nos 
gens  de  rester  longtemps  dans  son  voisinage. 
Je  venais  précisément  vous  consulter  sur  la 
manière  que  nous  pourrions  employer  pour 
leur  faire  savoir  qu'il  est  arrivé  deux  cents 
Picards,  qui  sans  doute  vont  courir  la  forêt 
et.... 

—  C'est  une  chose  faite  ,  dit  Daniel  ;  tes 
camarades  sont  en  sûreté.» 

Chariot  jeta  sur  le  petit  homme  un  regard 
de  surprise  mêlée  d'une  sorte  d'admiration; 
puis ,   poussant  un   profond  soupir  :  «  Me$ 


LES  FLAVY.  69 

camarades!  dit-il.  Oui ,  hier  encore  ils  élaient 
mes  camarades,  et  si  je  reste  maintenant  au 
service  de  messire  Regnault,  comme  il  y  a 
toute  apparence ,  il  faudra  me  Lattre  contre 
eux,  avec  les  Anglais  que  je  n'aime  guère. 
La  chèvre  ne  peut  brouter  qu'où  on  l'attache, 
et  quand  votre  métier  est  de  donner  des  coups 
de  lance,  vous  n'êtes  pas  toujours  maître  de 
choisir  ceux  qui  les  reçoivent. 

—  Nous  voyons  de  nos  jours  plus  d'un 
grand  changer  de  bannière,  dit  Daniel,  sans 
pouvoir  en  donner  d'aussi  bonnes  raisons  que 
les  tiennes,  j'en  conviens.  Pourvu  qu'en  de- 
venant Bourguignon  on  oublie  les  secrets  des 
Armagnacs...»  Le  petit  sorcier  s'arrêta,  et 
fixa  sur  Chnriot  un  regard  perçant. 

«  Par  le  ciel  !  s'écria  Chariot  rouge  comme 
Je  feu,  me  croyez-vous  capable  de  trahir  mon 
premier  maître?  de  livrer  aux  Anglais  mes 
amis,  mes  compagnons  d'armes  ?  JN'allais-je 
pas  me  laisser  pendre  ce  matin  plutôt  que  de 
parler?       ,,.mv^ 


'j'2  LES  FLAVY. 

Chariot.  Tenez  ,  par  exemple ,  aucuns  de 
nous  ne  se  souciait  de  rester  caché  dans 
la  forêt  et  dans  les  masures  de  Pierre-Fond, 
au  risque  d'êlre  surpris  par  les  Anglais  ,  et 
pourtant  nul  n'a  osé  sortir  de  son  trou  ,  quoi- 
que  depuis  un  mois  il  nous  tienne  blottis 
comme  des  lièvres  dans  des  tanières,  sans 
que  nous  puissions  deviner  pourquoi.  » 

Le  petit  sorcier  sourit.  «  Vous  en  savez 
davantage,  vous,  maître  Daniel,  continua 
Chariot  ;  d'abord  parce  que  vous  savez  tout  ; 
ensuite  parce  que  messire  Guillaume  m'a 
commandé  de  n'agir  que  d'après  vos  ordres  , 
ce  qui  prouve 

—  Ce  qui  prouve,  interrompit  Daniel  , 
que,  s'ilj  t'échappait  involontairement  le  plus 
petit  mot  sur  cette  aflaire,  je  pourrais  bien 
aller  prendre  la  place  que  lu  occupais  ce 
matin  devant  l'Hôtel-de-Ville. 

—  Bonté  divine  !  s'écria  Chariot  ;  j'aimerais 
mieux  aller  la  reprendre  moi-même. 

—  Pour  en  revenir  à  Guillaume  de  Flavy, 


LES  FLA.VY.  j'S 

reprit  Daniel ,  j'ai  souvent  entendu  parler  de 
sa  cruauté  ,  mais  je  le  crois  loyal ,  et  le  plus 
intrépide  de  nos  hommes  de  guerre. 

— Oh!  pour  intrépide,  répondit  Chariot, 
nous  ne  verrons  jamais  son  pareil.  LesDunois, 
lesXaintraillesnesontquedespoiilesmouillées 
à  côté  de  ce  gaillard-là  ;  il  ne  tremblerait  pas 
devant  une  légion  de  diables.  Je  n'en  connais 
pas  moins  dans  le  monde  une  personne  dont 
il  a  peur. 

— Toi  !  peut-être  ? 

— Non  ,  par  ma  foi  !  dit  Chariot  en  riant  ; 
la  personne  dont  je  parle  .  c'est  sa  fille. 

—Sa  fille  ! 

— Oui,  celle  qu'il  a  eue  de  son  premier 
mariage,  la  demoiselle  Germaine.  Près  d'elle 
monseigneur  Guillaume  n'est  plus  le  même 
homme  ;  il  faut  le  voir  lui  parler  tout  dou- 
cement, tout  doucement,  la  consulter,  l'é- 
couter comme  un  oracle.  Cela  prouve  bien 
qu'il  n'y  a  pas  de  cœur  si  dur  qu'une  amitié  ne 
s'y  glisse  encore;  car,  je  ne  [vous  appren  Is 


^4  l'Es  FLAVY. 

rien ,  maître  Daniel ,  quand  je  dis  que  s'il  est 
bon  pour  sa  fille  ,  il  ne  l'a  guère  été  pour 
son  père. 

—  Comment?  dit  le  petit  sorcier  de  cet 
air  équivoque  qui  peut  faire  croire  que  l'on 
est  instruit. 

—  Sans  doute ,  reprit  Chariot  ;  vous  savez 
mieux  que  moi  que  le  vieux  sire  de  Flavy  est 
mort  dans  une  forteresse  où  monseigneur 
Guillaume  le  tenait  enfermé ,  et  qu'il  est  mort 
de  faim.  » 

Soit  que  Daniel  connût  réellement  ce  fait , 
soit  qu'il  en  entendît  parler  pour  la  première 
fois  ,  aucun  étonnement  ne  se  montra  sur  son 
visage  ;  il  se  contenta  de  demander  si  la  dame 
de  Flavy  pensait  avoir  perdu  son  mari  de  dette 
manière. 

«  Il  serait  bien  surprenant  qu'elle  l'igno- 
rât, répondit  Chariot,  tant  de  gens  le  savent. 
Vous  sientez  bien  que  ce  n'est  pas  une  mère 
qui  peut  parler  des  crimes  de  son  fils  ; 
mais  je  gagerais  qu'il  ne  faut  pas  chercher 


LES  FLAW.  75 

d'autre  cause  à  la  folie  de  la  pauvre   dame. 

— -Elle  a  pourtant  revu  son  fils  plusieurs  fois 
depuis. 

— C'est  vrai,  et  Dieu  sait  dans  quel  trem- 
blement elle  est  chaque  fois  qu'il  vient  à 
Vertbois  !  Si  la  demoiselle  Germaine  n'était  pas 
là,  qui  aime  son  père,  qui  le  croit  un  hon- 
nête homme... 

^-Tu  penses  donc ,  interrompit  Daniel  d'un 
air  inquiet  et  chagrin,  tu  penses  qu'il  confie 
à  cette  jeune  personne  des  affaires  sérieuses^ 
des  projets  importants  ? 

— Je  crois  qu'il  n'a  rien  de  caché  pour  elle 
quand  ils  vivent  ensemble;  mais  il  ne  l'a  pas 
vue  depuis  un  an  que  nous  venons  de  passer 
en  courses  et  à  Beauraont. 

— T'avait-il  ordonné  de  lui  dire  que  tu  restais 
dans  ces  environs  avec  tes  camarades  ? 

— Non  ;  je  ne  devais  me  confier  qu'à  vous, 
et  vous  devez  vous  rappeler  que  je  n'ai  parlé 
à  ma  mère  elle-même  que  d'après  votre  avis, 
et  au  moment  où  nous  avons  craint  de  mourir 


'j6  LES  FLAVY. 

de  faim  dans  nos  cachettes.  La  demoiselle 
Germaine  nous  croyait  sans  doute  près  de 
notre  maître  ;  mais  ce  matin  ,  dans  son  dé- 
sespoir ,  il  faut  que  ma  mère  lui  ait  parlé  ; 
car  je  les  ai  trouvées  ensemble  ,  qui  récitaient 
pour  moi  les  prières  des  agonisants. 

—  Diable  !  dit  Daniel  d'un  air  fort  contrarié, 
deux  femmes  dans  un  secret  !  c'est  au  moins 
une  de  trop.  Peux-tu  revoir  bientôt  cette 
Germaine  ? 

—  Je  vais  la  voir  tout  à  l'heure  ;  je  retourne 
ce  soir  à  Veribois. 

• — Tâche  de  lui  parler  en  particulier,  et 
dis-lui  que  la  moindre  indiscrétion  de  sa  part 
peut  d'un  moment  à  l'autre  exposer  la  vie  de 
son  père. 

— Vous  me  donneriez  mon  pesant  d'or  que 
je  ne  lui  dirais  pas  cela. 

—  Et  pourquoi ,  je  te  prie  ? 

—  Oh!  pourquoi?  parce  que  la  demoiselle 
Germaine  n'est  pas  de  ces  personnes  à  qui 
on  ose  faire  la  leçon;  qu(",  pour  la  prudence. 


LES  FLAVY.  ^7 

le  courage  ,  la  raison  ,  elle  en  remontrerait 
au  plus  habile,  et  que  d'ailleurs  je  ne  lui 
adresse  pas  aussi  facilement  la  parole  que 
vous  pourriez  le  croire. 

—  Elle  est  donc  bien  fière  ? 

—  Mais  pas  mal.  Et  puis  ce  n'est  pas  tout 
ça,  voyez-vous;  c'est  qu'elle  a  un  certain  air 

imposant,  un  certain  regard Enfin,  si  vous 

l'aviez  vue,  vous  me  comprendriez  tout  de 
suite.  » 

Daniel  leva  les  épaules  d'un  air  de  dédain 
et  de  mécontentement,  o  Maintenant ,  dit-il 
après  un  moment  de  silence,  notre  navire 
vogue  à  la  grâce  de  Dieu  ,  et  sans  ces  mau- 
dits Picards  il  allait  entrer  dans  le  port.  »  En 
murmurant  ces  mots  ,  qu'il  n'adressait  qu'à 
lui-même,  il  se  leva  et  se  mit  à  marcher 
dans  la  chambre. 

«  Ces  Picards!  dit  Chariot  en  riant;  ma 
foi  !  maître  Daniel ,  je  trouve  que ,  pour  mon 
compte  ,  ils  sont  arrivés  à  temps. 

— Sans    doute  ,   sans  doute,    répliqua   l« 


78  tES  FLAVT. 

petit  homme  d'un  air  distrait  et  préoccupé. 
Il  se  fait  tard  ;  je  ne  veux  pas  te  retenir  plus 
longtemps.  A  revoir,  mon  garçon ,  car  je 
compte  bien  que  tu  viendras  me  visiter 
quelquefois  pendant  le  séjour  que  fera  ici 
messire  Regnaull ,  séjour  qui  sera  long,  sans 
doute? 

— Messire  Regnault  vient  de  me  dire  que 
si  monseigneur  le  duc  de  Bourgogne  arrivait 
à  Paris,  où  il  est  attendu  avec  impatience, 
nous  quitterions  Gorapiègne  pour  aller  le 
rejoindre. 

— Dans  ce  cas,  bon  voyage,  dit  Daniel  avec 
gaîté.  En  attendant,  mon  brave  Chariot, 
je  me  réjouis  toujours  de  ne  t'avoir  pas  laissé 
pendre.  »  Et  le  petit  sorcier,  qui  paraissait 
avoir  repris  toute  sabelle  humeur,  le  conduisit 
jusqu'à  la  porte,  en  lui  recommandant  plu«- 
sieurs  fois  de  revenir  le  plus  tôt  possible. 


CHAPITRE  V. 


Je  t'avais  cru  quinze  ans,  tu  ne  les  avais  pas  ; 
L'enfance  au  front  de  lin  guidait  encor  tes  pas  ; 
Tu  courais,  non  voilée,  et  le  cœur  sans  mystère  ; 
Tu  ne  sus  à  mon  nom  que  rougir  et  te  taire. 
Sainte-Beuve,  Consolations. 


Ragnault  de  Flavy ,  à  qui  Germaine  avait 
fait  dire  qu'il  serait  le  bienvenu  dans  la  mati- 
née du  lendemain,  vit  à  peine  arriver  l'heure 
à  laquelle  il  lui  était  permis  de  se  présenter, 
que,  se  hâtant  de  monter  à  cheval ,  il  prit  le 
chemin  de  Vertbois.  La  journée  ne  pouvait 
être  plus  belle. 

«  Il  semble ,  disait  à  Chariot  le  jeune  che- 
valier en  traversant  la  forêt,  il  semble  que 
la  nature  partage  ma  joie  ;  jamais  je  n'ai  vu 


^O  LES  FLAVY. 

de  plus  beau  jour,  et  jamais  je  ne  me  suis  senti 
aussi  heureux!  » 

Marthe  les  attendait  sur  la  porte,  et  la  fi- 
gure de  la  bonne  femme  rayonna  de  plaisir 
à  la  vue  de  ses  deux  enfants,  comme  elle  les 
appelait.  Pour  celte  fois,  cependant,  Re- 
gnault  n'entama  pas  un  long  entretien  avec 
elle;  car,  à  peine  ses  lèvres  eurent-elles  ap- 
pliqué deux  ou  trois  baisers  sur  le  front  ridé 
de  sa  vieille  nourrice  que,  laissant  à  Chariot 
le  soin  de  s'occuper  des  chevaux ,  il  traversa 
seul  et  d'un  pas  rapide  ces  cours  et  ce  long 
vestibule  qu'il  avait  parcourus  si  souvent 
dans  son  enfance.  Une  vive  émotion  s'empa- 
rait de  son  âme  à  la  vue  de  lieux  si  chers  à 
sou  souvenir,  à  l'idée  qu'il  allait  revoir  une 
mère,  des  sœurs,  enfin  tout  ce  qu'il  avait 
aimé,  et  il  fut  contraint  de  s'arrêter  un  mo- 
ment, tant  le  cœur  lui  battait  avec  violence. 
Le  manoir  dans  lequel  il  rentrait  néan- 
moins ressemblait  à  peine  à  ce  qu'il  l'avait 
vu  dans  un  autre  temps.  Aussi  triste  ,  aussi  si- 


LESFLAVY.  8l 

lencieuse  qu'elle  était  délabrée,  cette  de- 
meure n'avait  rien  conservé  de  ce  qui  annon- 
çait autrefois  l'opulence  des  maîtres  qui 
l'habitaient.  Les  voix  bruyantes  d'une  foule 
de  valets  ne  retentissaient  plus  dans  ces  longs 
corridors,  dans  ces  grandes  salles  presque 
entièrement  démeublées,  et  Regnault  les 
traversa  sans  rencontrer  un  seul  serviteur 
qu'il  pût  charger  d'annoncer  sa  venue  à  la 
maîtresse  du  logis.  Il  soupira  à  la  vue  des 
tristes  effets  d'une  longue  guerre  civile. 
«  Hélas!  se  dit-il,  quel  est  donc  aujourd'hui  le 
sort  du  modeste  bourgeois,  du  malheureux 
paysan,  si  tel  est  celui  de  la  noble  et  riche 
châtelaine?  «Monté  au  premier  étage,  il  s'ap- 
procha d'une  chajubre  qu'il  savait  donner  sur 
les  jardins  et  dans  laquelle  il  crut  entendre 
parler.  Pensant  trouver  là  quelques  domes- 
tiques, il  ouvrit  la  porte. 

L'héritière  des  Davenescourt ,  la  dame  de 
Flavy,  douairière,  vieillie  par  le  temps,  par 
les  souffrances,  et  pâle  comme  un  lis,  était 
I,  6 


S'A  LES  FLAVt. 

placée  diins  un  grand  fauteuil,  causant  avec 
sa  petite -GUe  Gerniaine,  qui  lui  tenait  la 
main. 

«  C'est  Regnault,  ma  mère,»  dit  Germaine 
en  voyant  entrer  son  cousin. 

La  dariie  de  Flavy  ,  ou  plutôt  son  ombre  , 
ne  répondit  d'abord  qu'en  attachant  des  re- 
gards fixes  et  étonnés  sur  celui  qu'on  venait 
de  lui  annoncer  ;  puis ,  tout  à  coup ,  un  léger 
sourire  se  montra  sur  ses  lèvres  décolorées^ 
et,  poussant  un  cri  de  joie  :  «  Oui ,  oui,  s'é- 
cria-t-elle  ,  je  le  reconnais,  Germaine ,  je  le 
reconnais!  c'est  mon  cher  enfant,  c'est  Re- 
fijnault  !  Reviens-tu  pour  longtemps,  mon 
fils,  pour  bien  longtemps?  »  Et,  en  parlant 
ainsi,  elle  passait  ses  doigts  amaigris  dans  les 
cheveux  noirs  du  jeune  chevalier  ;  car  Re- 
gnault venait  de  s'agenouiller  devant  celle  qui 
l'avait  béni  le  jour  de  sa  naissance. 

«  Ûli !  ma  mère  ,  ma  vénérée  mère,  répon- 
dlt-il ,  que  ne  puis-je  vous  consacrer  rneë 
soins  jusqu'au  dernier  jour  de  ma  vie! 


Les  flavy.  83 

*-  Ou  du  moins  jusqu'au  dernier  jour  de 
la  mienne,  mon  (ils,  dit  la  dame  de  Flavy 
dont  les  idées  paraissaient  se  suivre  bien  mieux 
^ùe  de  coutume;  car  tu  n'es  qu'un  enfant, 
Regnault;  il  me  semble  que  c'est  hier  qu'on 
t'a  baptisé  dans  la  chapelle.  Cependant ,  je 
sais  bien  ,  ah  !  je  sais  bien  ,  répéta-t-elle  avec 
un  soupir ,  qu'il  s'est  passé  de  terribles  choses 
depuis  ta  naissance.  Mais  assieds  toi  donc 
près  de  moi,  mon  fils,  que  je  puisse  te  voir 
tout  à  mon  aise.  »  Et  le  jeune  chevalier  ayant 
pris  un  siège  entre  elle  et  Germaine  :  «  Vrai- 
tnent,  reprit-elle  en  relevant  la  tête  avec 
une  sorte  de  fierté  maternelle  ,  votre  cousine 
tn'a  dit  vrai,  Regnault,  et  vous  voilà  devenu 
un  grand  et  beau  chevalier. 

—  Hier  cependant,  interrompit  Germaine> 
s'efibrçant  de  dissimuler  son  embarras  sous 
lin  air  de  plaisanterie  ,  sur  les  premiers  mots 
dé  Chariot ,  j'ai  parfaitement  reconnu  le  petit 
garçon  qui  jouait  si  bien  avec  nous. 

^-^  Et  moi,  répliqua  Regnault,  il  ne  m'a 


84  LES  FLAVY. 

fallu  qu'un  coup  d'œil  pour  m'a.ssnrer  que  je 
revoyais  ma  belle  cousine. 

—  Mais  je  gagerais  bien  qu'il  ne  reconnaî- 
tra pas  Marie  ;  n'est-il  pas  vrai ,  ma  fille?  dll 
la  dame  de  Flavy.  Marie  avait  cinq  ans,  je 
crois,quand  il  nous  a  quittées,  et  maintenant... 
maintenant...  Quel  âge  a  Marie,  Germaine? 

—  Quinze  ans  dans  deux  mois. 

—  Oui,  ce  doit  être  cela.  Elle  est  belle, 
Marie  ,  blonde  comme  l'était  sa  pauvre  mère; 
elle  me  la  rappelle  bien  souvent.  Au  reste  , 
vous  l'allez  voir  tout  à  l'heure.  11  est  même 
étonnant  qu'elle  ne  soit  pas  ici;  car  ce  sont 
de  bonnes  filles  que  vos  cousines,  Regnault; 
elles  ne  s'ennuient  point  de  soigner  leur 
vieille  grand'mère.  Il  faut  que  Marie  soit  re- 
tenue quelque  part. 

—  Vous  l'avez  envoyée  cueillir  des  fleurs 
au  jardin,  ma  mère,  pour  fêter  la  bienvenue 
de  mon  cousin  ,  que  nous  n'attendions  pas 
d'aussi  bonne  heure. 

—  Il  me  semblait  pourtant  que  je  partais 


LES  FLA.VY.  85 

bien  tard,  répondit  Regnanlt.  Ah!  ma  mère! 
ah  !  Germaine  !  depuis  dix  ans  que  Tordre  de 
mon  père  nous  a  séparés ,  mon  cœur  n'a  pas 
cessé  d'être  près  de  vous. 

—  Ton  père  !  dit  la  dame  de  Fiavy  ;  c'est 
Jean,  n'est-il  pas  vrai?  mon  premier  né,  mon 
fils  chéri?  Et  pourquoi  n'est-il  pas  venu  avec 
avec  toi?  »  ajouta-l-elle. 

Sur  un  signe  que  lui  fit  Germaine,  Re- 
gnault  baissa  tristement  la  tête  sans  répon- 
dre; car  il  comprit  que  l'on  avait  caché  à  la 
pauvre  dame  la  mort  de  son  fils. 

«  Regnault  seul  pouvait  venir,  ma  mère, 
dit  Germaine.  Jouissez  du  bonheur  de  l'em- 
brasser. 

—  Ah  !  c'est  un  grand  bonheur!  répliqua 
la  bonne  aïeule ,  en  pressant  sur  son  sein  le 
jeune  chevalier. 

—  Ouvrez-moi  la  porte,  Germaine,  «  cria  du 
dehors  une  voix  presque  enfantine. 

Regnault  se  pressa  d'obéir  à  cet  ordre,  et 
se  trouvant  caché  d'abord  par  la  porte  qu'il 


86  LES  FLA.Vy. 

venait  d'ouvrir,  une  jeune  personne,  aussi 
fraîche  que  les  premières  roses  du  priatemps, 
s'élança  dans  la  salle,  les  deux  bras  chargés 
d'un  monceau  de  fleurs. 

«  J'en  apporte  de  quoi  garnir  tous  vos  va- 
ses, dit-elle  encore  essoufflée  de  sa  course  ; 
dépêchons-nous  de  les  placer. 

—  Voilà  d'ailleurs  notre  cousin  qui  pourra 
t'y  aider  lui-même,  )j  dit  Germaine  en  sou- 
riant. 

A  ces  mots,  et  à  la  vue  d'un  beau  jeune 
homme  dont  la  figure  lui  était  étrangère, 
Marie  laissa  tomber  ses  fleurs,  qui  s'éparpillè- 
rent à  droite  et  à  gauche,  et,  tout  en  atta- 
chant ses  grands  yeux  bleus  sur  le  chevalier, 
elle  se  rapprocha  de  sa  grand'mère  d'un  air 
d'embarras. 

Regnault  lui-même  se  trouvait  saisi  d'un 
accès  de  timidité,  tant  il  était  impossible  de 
reconnaître  dans  cette  ravissante  créature  la 
petite  fille  qu'il  avait  fait  jouer  sur  ses  ge- 
noux.  Marie  ,  sans  être  aussi  grande  que  sa 


LES  FLAVY.  87 

sœur,  avait  une  taille  charmante,  dont  tous 
les  mouvements  étaient  empreints  de  cette 
grâce  qui  appartient  à  l'enfance  et  n'aban- 
donne pas  encore  l'extrême  jeunesse.  Des 
traits  qu'un  statuaire  aurait  empruntés  pour 
représenter  Hébé  ,  des  yeux  bleus  et  purs 
comme  le  ciel,  brillant  sous  de  longues  pau- 
pières noires,  un  teint  de  neige  que  colorait 
la  moindre  émotion,  une  forêt  de  cheveux 
blonds  dont  les  boucles  ondées  retombaient 
néglisemment  sur  un  front,  sur  un  cou  d'al- 
bâtre,  tout  en  faisait  un  de  ces  êtres  que  l'on 
peut  avoir  rêvé,  mais  que  jamais  on  n'espère 
de  voir. 

«  Je  n'ose  pas  embrasser  Marie,  »  dit  Re- 
gnault;  et  s'approchant  d'elle  d'un  air  res- 
pectueux, il  prit  une  de  ses  jolies  mains  sur 
laquelle  il  imprima  ses  lèvres,  tandis  que  la 
jeune  fille  lui  souriait  avec  la  naïveté  d'un 
ange. 

Si  le  cœur  humain  n'était  pas  inexplicable, 
on  pourrait  dire  pourquoi  de  ce  moment  Re- 


88  LES  FLAVY. 

gnault  n'adressa  plus  la  parole  qu'à  la  dame 
de  Flavy  et  à  Germaine.  Assis  entre  elles  deux, 
à  peine,  durant  l'entretien  qui  suivit,  semblait- 
il  remarquer  la  présence  de  Marie,  qui  s'élait 
placée  sur  un  pliant  aux  pieds  de  sa  grand'- 
mère.  Celle  qu'il  paraissait  négliger  ainsi,  ce- 
pendant, faisait-elle  entendre  sa  douce  voix, 
il  s'interrompait  aussitôt,  attachait  sur  elle 
des  regards  troublés,  et  ne  reprenait  la  con- 
versation qu'après  avoir  attendu  longtemps 
que  Marie  dît  un  mot  de  plus. 

Regnault  ne  put  se  taire  sur  la  peine  que 
lui  faisait  l'état  de  privation  et  d'isolement 
dans  lequel  il  retrouvait  sa  chère  famille  ;  car, 
habitué  au  luxe  de  la  cour  de  Bourgogne,  la 
situation  de  ses  nobles  aieux  lui  semblait 
voisine  de  la  misère.  «  Que  sont  devenus  vos 
nombrueux  domestiques  ?  demanda-t-il  d'un 
air  chagrin. 

—  Plusieurs  sont  morts ,  répondit  Ger- 
maine, d'autres  suivent  mon  père.  Nous  n'a- 
vons près  de  nous  maintenant  que  deux  ser- 


LES  FLAVY.  Sg 

vantes,  le  vieux  Michel,  notre  sommelier  et 
son  fils. 

—  Michel  !  mon  ancien  ami?  dit  Regnaull. 

—  C'est  lui  qui  fait  encore  pousser  toutes 
ces  belles  fleurs,  répliqua  Marie  ;  mais  il  est 
devenu  bien  sourd. 

— Une  maison  plus  nombreuse  aurait  peut- 
être  quelquesinconvénients,  rcpritGermaine. 
Nous  n'avons  pas  la  prétention  de  défendre 
Vertbois  s'il  était  attaqué,  et  mieux  vaut  n'at- 
tirer l'attention  sous  aucun  rapport.  Je  vois 
bien,  mon  cousin,  ajouta-t-elle  avec  un  triste 
sourire,  que  vous  ne  vous  faites  pas  une 
idée  bien  juste  de  l'état  où  se  trouve  notre 
malheureux  pays  ,  des  dangers  auxquels  la 
demeure  du  riche,  comme  la  demeure  du 
pauvre  ,  est  sans  cesse  exposée ,  des  dangers 
que  nous-mêmes  nous  avons  courus. 

—  Ah  !  mon  Gis,  s'écria  la  dame  de  Flavy 
d'un  air  d'effroi, voussaurez,  voussaurez  toutce 
que  nous  avons  souflert,  comment  les  Auglais 
ont  traité  Compiègae  et  ses  environs.  uU'^  eu- 


QO  LES  FIAVY. 

fanls  vous  diront  cela;  car  pour  moi,  Regnault, 
quandjeveuxsongeràtant  de  joursd'angoisse, 
à  tant  de  jours  affreux  qu'il  m'a  fallu  passer!... 

—  Il  vaut  mieux  remercier  le  ciel  du  repos 
qu'il  nous  accorde,  ma  mère,  »  interrompit 
Germaine,  qui  s'empressa  de  donner  un  autre 
cours  à  l'entretien  en  parlant  d'un  temps 
plus  fortuné. 

Grâce  aux  heureux  souvenirs  qu'éveillait 
si  naturellement  la  présence  du  jeune  cheva- 
lier, le  sourire  se  montra  bientôt  sur  toutes 
les  lèvres.  La  bonne  aïeule  ,  par  un  effet 
ordinaire  de  l'état  d'enfance,  conservant  une 
mémoire  bien  plus  distincte  des  faits  éloi- 
gnés que  des  faits  récents  ,  prenait  une 
joyeuse  part  à  cette  douce  causerie.  Regnault 
se  reportait  avec  délices  aux  premières  jouis- 
sances de  sa  vie  ;  mais  un  charme  bien  plus 
vif  encore  se  faisait  sentir  à  son  âme  toutes  les 
fois  que  ses  discours  excitaient  la  gaîté  en- 
fantine de  Marie.  La  jeune  Glle  alors  l'invitait 
toujours  à  poursuivre,  soit  par  un  mot,  soit 


LES  FLAVY.  9' 

par  un  regard  d'amitié  qu'il  aurait  payé  'de 
mille  trésors.  La  pauvre  enfant,  charmée 
d'entendre  parler  de  joie,  trouvait  son  cousin 
le  plus  aimable  des  hommes,  et,  trop  ingénue 
pour  être  timide,  elle  traitait  déjà  en  frère 
celui  que  sa  grand'mère  appelait  mon  fils. 
Quant  à  Germaine,  il  était  heureux  qu'aucun 
observateur  habile  ne  fût  là  pour  remarquer 
le  changement  extraordinaire  qui  semblait 
s'être  opéré  subitement  dans  toute  sa  per- 
sonne ,  pour  voir  ce  beau  visage,  habituelle- 
ment si  grave,  s'animer,  rayonner  de  je  ne 
sais  quel  ravissement  secret  lorsque  Regnault 
attachait  ses  yeux  sur  elle  avec  une  aimable 
expression  de  tendresse,  et  pour  juger  enfin, 
à  son  sourire,  à  son  regard,  à  l'expression  de 
sa  voix,  des  vives  émotions  de  son  cœur. 

Cette  journée  s'écoula  donc  bien  rapide- 
ment, quoique  le  jeune  chevalier  ne  reprît  le 
chemin  de  Compiègne  qu'à  la  nuit  close. 
«  A  demain,  mon  fils,  lui  dit  la  dame  de 
Flavy,  qui  avait  voulu  le  voir  monter  à  che- 


9  a  LES  FLA.VY. 

val.  —  Demain,  après-demain,  tous  les  jours,  » 
lui  cria  Marie,  comme  il  s'éloignait.  Germaine 
ne  dit  rien. 

«Oui,  se  répétait  tout  bas  Regnault  en 
traversant  la  forêt  mystérieusement  éclairée 
par  les  rayons  de  la  lune,  demain!  tous  les 
jours!  »  Et  tout  occupé  de  se  retracer  la  ravis- 
sante figure  de  sa  jeune  cousine  ,  agité  d'une 
émotion  qu'il  n'avait  jamais  éprouvée  jusqu'a- 
lors,  il  semblait  ignoi*er  la  présence  de  Char- 
lot  qui  marchait  à  ses  côtés,  sifflant  l'air 
d'une  complainte  que  venait  de  lui  chanter 
la  vieille  Marthe. 

Germaine  élait  restée  seule  avec  son  aïeule, 
et  la  pauvre  dame,  retombée  dans  son  apathie 
ordinaire,  lui  laissa  bientôt  tonte  liberté  de 
s'abandonner  à  ses  réflexions.  Germaine  était 
habituée  à  passer  ainsi  des  heures  entières 
près  de  sa  grand'mère  ,  et  ces  heures  étaient 
souvent  les  plus  douces  de  sa  vie.  Occupée  de 
quelque  ouvrage  de  femme,  elle  vivait  alors 
seule   avec  ses  pensées ,  elle  se  livrait  à  la 


LES  FtAVÎ.  93 

jouissance  de  laisser  errer  son  esprit  sur  mille 
sujets,  et  ses  agréables  rêveries  ne  permet- 
taient jamais  à  l'ennui  de  l'atteindre.  £n  un 
mot,  Germaine  avait  de  l'imagination;  aussi, 
près  des  êtres  vulgaires  et  tout  matériels  dont 
elle  se  trouvait  environnée,  cette  belle  figure 
semblait-elle  une  poésie  vivante,  et  le  charme 
dominateur  qui  naît  de  l'intelligence  don- 
nait-il à  son  aspect,  à  ses  discours  une  puis- 
sance à  laquelle  nul  ne  résistait. 

Le  jour  dont  nous  parlons,  toutefois, 
une  seule  idée  préoccupait  la  belle  fille  ;  ja- 
mais trouble  pareil  n'avait  agité  son  cœur.  Les 
doux  regards  de  Regnault  la  poursuivaient 
comme  s'il  eût  encore  été  présent.  Elle  se 
redisait  tout  ce  qu'il  avait  dit,  et  croyait  tou- 
jours l'entendre  l'appeler  sa  bien-aimée  cou- 
sine. Effrayée  de  se  sentir  aussi  émue,  Ger- 
maine s'efîbrçait  vainement  d'éloigner  de  son 
esprit  le  souvenir  du  jeune  chevalier,  lorsque 
sa  grand'mère,  qui  depuis  trois  quarts  d'heure 
pu  moins  gardait  le  silence  en  portant  à  droite 


94  tES  FtAVt. 

et  à  gauche  des  regards  aussi  vagues  que  ses 
pensées,  saisit  sa  main.  «  Maintenant  que 
le  voilà  revenu  ,  lui  dit-elle  ,  j'espère  vivre 
encore  assez  pour  voir  votre  mariage.  » 

Germaine  tressaillit.  «  Quoi  !  ma  mère  i 
répondit-elle;  de  quel  mariage  parlez-vous? 

—  Mais  de  votre  mariage  avec  Regnault, 
mon  enfant.  Ne  lui  avez-Vous  pas  été  promise 
pourfemme  lejour  même  de  votre  naissance?» 

A  ces  mots,  prononcés  de  l'air  le  plus  affir- 
malif  et  le  plussensé^  qui  pourrait  dire  quel 
tumulte  s'éleva  dans  l'âme  de  Germaine  ?  Elle 
attacha  les  grands  yeux  bruns,  tout  brillants 
d'intelligence  et  d'amour,  sur  les  yeux  pâles  et 
éteints  de  celle  qui  venait  de  parler  ainsi,  et 
tremblant  que  cet  éclair  de  raison ,  comme  il 
arrivait  trop  souvent,  n'abandonnât  tout  à 
coup  la  dame  de  Flavy  :  «  Ne  dites-vous  pas 
que  je  devais  être  sa  femme  ,  ma  bien-aimée 
mère?  demanda-t-elle  d'une  voix  émue^  en 
serrant  la  main  de  son  aïeule. 

—  L'engagement  en  a  été  pris  devant  Dieu^ 


LES  «fLAvt.  ^5 

Gcrtttaine;  nous  étions  tous  réunis  dans  la 
chapelle,  qu'on  avait  parée  pour  ton  bap- 
tême. Je  vois  Jean,  qui  te  servait  de  parrain 
comme  moi  de  marraine  ,  te  prendre  dans  ses 
bras  et  dire  à  ton  père  :  Promets-moi,  Guil- 
laume, que  celui-ci  sera  son  mari?  Et  il  mon-' 
trait  Regnault,  qu'il  me  semble  voir  aussi , 
avec  ses  grands  yeUx  noirs ,  ses  cheveux  bou- 
clés, une  petite  robe  de  brocard... 

— ■  Mon  père  a  répondu?  dit  Germaine  qui 
respirait  à  peine. 

—  Ainsi  soit-il,  Jean;  je  le  promets.  Ah! 
c'était  un  beau  jour  que  celui-là,  ma  Ger- 
maine ;  mon  seigneur  et  maître  vivait  encore, 
je  ne  craignais  pas  mes  propres  enfants , 
ajouta-t-elle  d'une  voix  basse  et  d'un  air  mys- 
térieux; mais  depuis  que  j'ai  peur,  depuis 
qu'il  s'est  passé  de  si  terribles  choses!...  » 

En  prononçant  ces  dernières  paroles,  la 
dame  de  Flavy  parut  éprouver  une  terreur  su- 
bite, tous  ses  membres  tremblèrent;  elle  jeta 
autour  d'elle  des  regards  effarés  et   remplis 


96  L^:.S  FLAVY. 

d'eirtoi.  Pnis,  povissant  un  cri  lamentable, 
elle  se  rejeta  dans  le  fond  de  son  grand  fau- 
teuil, couvrit  son  visage  de  ses  deux  mains  et 
fondit  en  larmes. 

Germaine,  qui  n'avait  point  encore  vu  son 
aïeule  aussi  violemment  agitée,  se  précipita 
aux  genoux  de  la  pauvre  dame,  la  serra  dans 
ses  bras  en  s'eflbi  çant  de  dissiper  les  craintes 
chimériques  de  ce  faible  esprit.  «  Vos  Gis,  di- 
sait-elle, vos  fils  ,  si  malheureusement  divisés 
entre  eux,  sont  toujours  unis  dans  le  respect, 
dans  l'amour  qu'ils  vous  portent.  Ah!  ma 
mère!  ma  bonne  mère!  vivez  dans  celte  pen- 
sée ;  vivez  tranquille,  heureuse,  car  vos  en- 
fants vous  aiment.  Vous  le  savez  bien  qu'ils 
vous  aiment  ;  n'est-il  pas  vrai ,  ma  mère?  » 

La  vue  de  Regnauit  avait  ranimé  chez  la 
dame  de  Flavy  une  foule  de  souvenirs  doux 
ou  terribles.  INéanmoins,  les  violents  efforts 
qu'elle  s'était  imposés  longtemps  pour  ca- 
cher à  ses  pelites-ûlles  le  crime  épouvantable 
(ie  leur  père  avait  pour  ainsi  dire  effacé  de 


LES  FLAVY.  9^ 

sa  mémoire  la  nature  do  ce  crime.  Il  ne  lais- 
sait plus  dans  son  esprit  qu'une  trace  vague 
qui  suffisait  pourtant  pour  faire  de  son  fils 
Guillaume  l'objet  de  sa  terreur ,  et ,  comme  il 
lui  arrivait  fréquemment  de  perdre  totale- 
ment le  fil  de  ses  idées  ,  pour  s'attacher  à  l'i- 
dée qu'on  lui  présentait,  l'infortunée  parut 
bientôt  chercher  la  cause  de  l'angoisse  qu'elle 
venait  d'éprouver.  Ses  pleurs  s'arrêtèrent  ; 
«  Il  faut  donc  que  j'aie  rêvé  tout  cela  ,  dit-elJe 
à  sa  petite-fille,  de  cet  air  d'indifférence  qui 
caractérise  si  tristement  le  calme  des  insensés, 

—  Oui,  vous  l'avez  rêvé,  ma  mère,  vous 
l'avez  rêvé,  répondit  Germaine,  vous  savez 
que  bien  souvent  vous  vous  réveillez  tout  ef- 
frayée de  vos  songes. 

—  Celui-ci  était  affreux,  reprit  la  pauvre 
dame,  en  appuyant  sa  main  desséchée  sur  un 
front  qui  portait  déjà  les  couleurs  de  la  mort. 
Eh  bien!  ma  fille,  croirais-tu  que  mainte- 
nant il  m'est  impossible,  tout-à-fait  impossi- 
ble de  me  le  rappeler.  » 

J.  7 


98  LÈS  FLAvf . 

Germaine  se  liâta  de  la  distraire,  ea  l'ôccti- 
pant  de  mille  petits  riens  qui  n'avaient  aucun 
rapport  avec  sa  famille,  jusqu'au  moment  où 
Blarîe  revint,  annonçant  qu'il  était  heure  de 
se  mettre  au  lit.  Les  deux  sœurs  alors,  ainéi 
qu'elles  le  faisaient  tous  les  soirs,  conduisi- 
rent leur  aïeule  dans  sa  chambre,  et  ne  là 
quittèrent  qu'après  l'avoir  vue  tomber  dans 
iin  sommeil  qui  leur  parut  doux  et  tranquille. 


CHAPITRE  VI. 


Je  •vois,  je  réfléchis,  et  je  raisonne  un  peu. 
N'est-ce  pas  là  comnie  tout  se  devine 
Sans  qu'on  soit  ni  démon  ni  Dieu  ? 
Lehercier,  Piaule. 


En  arrivant  le  jour  suivant  à  Vertbois , 
Regnault  trouva  près  des  dames  de  Flavy 
une  de  ses  anciennes  connaissances.  Celait 
le  vieux  prêtre  qui,  de  son  temps,  venait 
dire  la  messe  les  dimanches  et  fêtes  dans  la 
chapelle  du  château ,  et  qu'il  avait  toujours 
vu  traité  avec  une  haute  considération  par 
toute  la  famille.  Maître  Joseph  Gauvain , 
quoique  né  à  Compiègne,  avait  fait  ses  étu- 
deâ  à  l'Université  de  Paris,  oii  il  s'était  fait 


lOO  LF.S  I-r.AVY. 

recevoir  docteur  en  théologie.  De  retour 
dans  sa  ville  natale  et  devenu  d'abord  sim- 
ple prêtre  habitué  de  la  paroisse  Saint-An- 
toine ,  ses  rapports  avec  les  habitants  de 
Verlbois  rattachèrent  si  fort  à  la  dame  de 
Flavy  et  à  ses  enfants  qu'il  ne  s'empressa 
point  de  demander  une  cure,  quelques  titres 
qu'il  eût  pour  l'obtenir.  Durant  les  funestes 
discussions  intérieures  qui  avaient  précédé 
et  préparé  l'invasion  anglaise,  Gompiègne 
qui  tenait  pour  Louis  d'Aquitaine,  Dauphin, 
alors  en  guerre  avec  son  père ,  ayant  été 
forcé  d'ouvrir  ses  portes  au  roi  Charles  VI, 
ce  fut  Joseph  Gauvain  que  l'on  choisit  pour 
prêcher  devant  le  monarque  et  pour  im- 
plorer sa  clémence  en  faveur  des  habitants , 
reçus  à  merci.  Grâce  à  la  beauté  du  sermon 
ou  grâce  à  la  bonté  de  Charles,  la  ville  en 
fut  quille  pour  la  perte  de  quelques  privi- 
lèges communaux,  ce  qui  parut  bien  doux, 
comparé  à  tout  ce  qu'on  avait  craint;  aussi 
le  bon  prêtre  n'avait-il  jamais  perdu  le  sou- 


LBS  FLAVY.  lOî 

venir  d'un  jour  si  glorieux  pour  lui  ;  on  doit 
mêine  avouer  qu'il  parlait  peut-être  un  peu 
trop  souvent  du  sermon  prêché  devant  Char- 
les YI.  Sans  nous  arrêter  pourtant  à  cette 
légère  faiblesse  de  maître  Joseph,  il  suffit 
de  dire  qu'on  le  nomma  aussitôt  curé  d'un  assez 
beau  village  voisin  de  Montdidier,  et  qui 
dépendait  de  l'abbaye  de  Saint-Corneille. 
L'espoir  d'adoucir  plus  de  maux  dans  les 
nouvelles  fonctions  qui  lui  étaient  confiées, 
que  dans  celles  qu'il  remplissait  à  Compiè- 
gne,  put  seul  lui  faire  abandonner,  quoiqu'à 
bien  grand  regret,  et  sa  ville  natale,  et  la 
noble  famille   qu'il  laissait  à  Verlbois. 

Pendant  quatre  ans  en  effet,  le  modesle 
coin  de  lerre  sur  lequel  Joseph  Gauvain 
exerçait  son  autorité  paternelle  échappa 
comme  par  miracle  à  la  désolation  générale. 
Grâce  au  soin  ,  à  la  prévoyance,  à  la  fermeté 
du  digne  pasteur,  on  vit  un  petit  nombre 
de  villageois  vivre  en  paix  ,  pour  ainsi  dire, 
au    sein   des   horreurs  de  la  guerre  civile, 


lOa  LESFLAVy. 

jusqu'au  jour  où  les  Anglais,  qui  venaient 
de  descendre  en  France  et  de  prendre  Har- 
fleur,  s'avancèrent  sur  les  bords  de  la  Somme, 
mettant  tout  à  feu  et  à  sang. 

A  la  lueur  des  flammes  qui  dévoraient  les 
chaumières  de  ses  ouailles,  le  malheureux 
curé  prit  le  chemin  de  Montdidier,  conduisant 
le  petit  nombre  d'infortunés  que  le  fer  anglais 
avait  épargnés.  Dans  cette  ville  et  dans  plusieurs 
châteaux  voisins,  il  implora  pour  eux  la  pitié 
avec  des  paroles  et  des  instances  si  touchantes 
qu'il  parvintà  placer  dans  différents  asiles  tous 
les  pauvres  gens  restés  sous  son  frêle  appu". 
Ce  devoir  rempli,  il  retourna  seul  à  Com- 
piègne  ,  où,  lame  navrée,  il  reprit  sa  mo- 
deste place  dans  le  chœur  de  l'église  de 
Saint-Antoine. 

Depuis  lors,  les  visites  de  Joseph  Gau- 
vain  au  château  de  Vertbois  devinrent  d'au- 
tant plus  fréquentes  que  la  douleur  régnait 
dans  cette  noble  demeure.  La  désunion  des 
sires  de  Fiavy,  armés  pour  deuj^  causes  dif- 


LES  FLAVY.  Iq5 

férentes,  le  départ  de  Regnault,  qui  n'avait 
précédé  que  d'un  mois  le  retour  du  bon 
prêtre  à  Compiègne,  les  dangers  qui  mena- 
çaient journellement  toutes  les  familles, 
avaient  répandu  l'affliclion  et  la  terregr  dans 
l'asiLe  de  la  douairière..  I^a  présence,  les 
conseils  d'un  homme  sage  et  dévoué  étaient 
plus  précieux  que  jamais  à  la  pauvre  dame  , 
privée  du  secours  de  tous  ses  fils,  et  dont 
l'esprit  d'ailleurs  s'affaiblissait  sensiblement; 
aussi  maître  Joseph  ne  tarda-t-il  pas  à  passer 
au  château  tous  les  moments  dont  ses  devoirs 
lui  permettaient  de  disposer.  Germaine  avait 
reçu  de  lui  une  instruction  fort  supérieure 
à  celle  des  femmes  de  cette  époque,  et  bien 
que  Marie  n'eût  pas  même  encore  montré 
l'ambition  d'apprendre  à  lire,  l'arrivée  de 
maître  Joseph  chaque  jour  n'en  était  pas 
moins  une  jouissance  pour  la  pauvre  enfant, 
condamnée  à  une  solitude  presque  absolue. 
Il  avait  donc  fallu  que,  la  veille  du  jour 
dont  nous  parlons  ,   le  vieux  prêtre  eût  été 


104  I^ES  FLAVY. 

retenu  dans  sa  paroisse  par  différentes  occu- 
pations pour  ne  s'être  pas  rencontré  avec  Re- 
gnault,  et  Germaine  n'avait  pas  encore  eu  le 
tempsdel'instruire  duretourd'un  Flavy  àCom- 
piègne  lorsque  le  jeune  chevalier  entra  dans 
la  salle.  Regnault  reconnut  aussitôt  l'ancien 
chapelain,  et  s'avançant  vers  lui  de  l'air  le  plus 
affable:  «Salut,  messire  le  curé,  dit-il  ;  j'ai 
grande  joie  de  vous  revoir.  » 

La  croix  de  Bourgogne  avait  surtout  frappé 
les  yeux  de  maître  Joseph,  qui,  sans  pren- 
dre la  main  qu'on  lui  présentait,  répondit  du 
ton  le  plus  froid  :  «  Vous  vous  méprenez 
sans  doute,  sire  chevalier;  car  les  litres  que 
vous  me  donnez  ne  sont  plusles  miens  depuis 
longtemps. 

— C'est  mon  cousin,  mon  cousin  Regnault, 
que  vous  avez  vu  si  jeune ,  mon  père  ,  »  se  hâla 
de  dire  Germaine. 

Le  vieillard  ne  répondit  rien. 

«Il  me  semble,  reprit  le  jeune  chevalier 
sans  remarquer  la  glace  de  l'accueil  qui  lui 


LES  FLAVY.  J  o5 

était  fait ,  il  me  semble  vous  avoir  vu  quitter 
Compiègne  pour  aller  remplir  la  cure  d'un 
village  dont  j'ai  oublié  le  nom  ,  mais  qui  n'é- 
tait point  éloigné  de  Monldidier? 

—  Ce  village  n'est  plus,  répondit  le  prêtre; 
j'ai  vu  les  Anglais  en  faire  de  la  cendre,  com- 
me, avec  l'aide  du  duc  de  Bourgogne,  ils  en 
feront  bientôt  de  toutes  lesvilles  du  royaume.» 

Regnault  devint  aussi  rouge  que  du  feu  et 
regarda  Germaine.  «  Maître  Joseph  a  beau- 
coup souffert,  »  dit-elle  doucement  et  en  bais- 
sant les  yeux;  car  Germaine  ne  pouvait  blâ- 
mer celui  qui  venait  d'exprimer  sa  propre  pen- 
sée ,  mais  elle  se  trouvait  sans  courage  contre 
Regnault.  Aussi,  bien  loin  de  seconder  la  sé- 
vérité de  son  vieux  ami,  elle  employa  tous 
les  moyens  pour  la  désarmer  en  faveur  de  son 
cousin  ,  et  si  elle  n'y  parvint  pas  complète- 
ment ,  au  moins  réussit-elle  à  maintenir  en- 
tre le  royaliste  et  le  Bourguijrnon  des  rapports 
qui  n  avaient  rien  d'oflVtisant  de  pari  ou 
d'autre.  ^ 


Io6  LES  FLAVY. 

Maître  Joseph  ne  tarda  point  néanmoins  à 
laisser  le  champ  libre  au  sire  de  Flavy,  en  re- 
fusant de  prendre  sa  part  du  dîner  qu'on  allait 
servir.  Il  regagna  la  ville,  l'âme  plus  attristée 
que  de  coutume  ,  car  la  vue,  la  société  d'un 
ami  des  Anglais  étaient  choses  qu'il  évitait 
avec  le  plus  grand  soin,  tant  il  lui  était  dilB- 
cile  de  les  supporter  patiemment.  Il  se  joi- 
gnait à  la  contrariété  de  cette  rencontre  le 
chagrin  de  penser  que  celui  qu'il  venait  de 
quitter  portait  le  nom  de  Flavy,  nom  qu'il  ai- 
mait et  respectait  par-dessus  tout.  «Qui  m'eût 
dit,  pensait-il,  lorsque  sa  naissance  a  répandu 
tant  d'allégresse  dans  le  château  de  Vertbois, 
lorsque  je  l'ai  baptisé  moi-même  dans  la  cha- 
pelle, qu'un  jour  il  porterait  la  croix  de  Bour- 
gogne, qu'il  prendrait  les  armes  contre  son 
roi  ?  » 

Il  marchait  à  pas  lents  et  la  tête  basse , 
plongé  dans  ses  pénibles  réflexions,  lorsqu'il 
s'entendit  saluer  par  une  voix  qui  lui  était 
étrangère  ,  et  fut  très  surpris  d'apercevoir  de- 


tES  FLAVY.  107 

vant  lui  l'exigu  personnage  qji'il  rencontrait 
souvent  dans  les  rues  de  Compiègne ,  mais 
qu'il  ne  connaissait  que  sous  le  nom  du  pe- 
tit sorcier.  Ne  sachant  ce  que  pouvait  lui  vou- 
loir cet  homme ,  qu'il  était  fort  tenté  de 
croire  en  rapport  direct  avec  le  diable ,  il  lui 
demanda  froidement  ce  qu'il  désirait  de  lui. 
Comme  la  timidité  n'était  point  le  défaut  de 
Daniel,  il  se  mit  à  marcher  près  du  bon  prê- 
tre, qui,  tout  peu  content  qu'il  était  d'avoir 
un  pareil  compagnon ,  ne  tarda  pas  à  l'écou- 
ter avec  intérêt  lorsqu'il  lui  parla  de  faire 
rendre  la  liberté  au  sonneur  de  cloches  de 
Saint-Antoine,  que  l'on  venait  de  mettre  en 
prison  comme  Dauphinois,  sur  quelques  pro- 
pos qu'il  avait  tenus. 

«  Je  serais  trop  heureux  que  l'on  pût  y 
réussir,  répondit  alors  fort  doucement  maî- 
tre Joseph  ;  mais  quels  moyens  avez-vous 
pour  cela? 

—  Un  de  nos  notables,  qui  peut  beaucoup 
sur  le  gouverneur,  m'a  promis  de  s'y  em- 


lo8  LESFLAVY. 

ployer,  pourvu  qu'une  personne  respectable 
réponde  qu'à  l'avenir  le  sonneur  retiendra  sa 
langue  ;  et  je  ne  doute  pas  que  si  maître  Jo- 
seph Gauvain  voulait.... 

—  Je  répondrai,  je  répondrai,  interrom- 
pit vivement  le  bon  prêtre.  Le  pauvre  Jacques 
se  taira;  je  le  lui  ferai  jurer  par  notre  vieille 
connaissance. 

—  C'est  tout  ce  qu'on  demande  ,  reprit 
Daniel;  qu'il  se  taise,  car  la  pensée  est  libre. 
Grâce  au  ciel,  ils  ne  pourront  jamais  empê- 
cher la  pensée  d'être  libre  !  c'est  la  seule 
consolation  qui  reste  encore  aux  bons  et 
loyaux  Français.  » 

Quoique  celte  dernière  phrase  eût  été 
prononcée  à  voix  basse ,  maître  Joseph  n'en 
perdit  pas  un  mot;  mais  s'il  ne  put  s'empê- 
cher d'y  répondre  par  un  regard  involontaire 
de  satisfaction  et  de  surprise,  sa  confiance 
dans  le  petit  homme  n'était  pas  assez  bien 
établie  pour  qu'il  maintînt  la  conversation 
sur  un  sujet  aussi  délicat.  Revenant  donc  h 


LES  FLAVY.  1 09 

l'affaire  du  prisonnier  ,  il  répliqua  simple- 
ment, mais  d'un  air  très  affable  :  «Puisque 
vous  avez  la  bonté  de  vous  intéresser  à  Jac- 
ques-le-Gris,  maître...  Pardon,  dit-il  en  s'in- 
terrompant;  je  ne  sais  pas  votre  nom. 

—  Daniel  Gorgius. 

—  Voilà  des  noms  qui  sentent  l'enfer  d'une 
lieue,  »  pensa  le  digne  prêtre  ,  ignorant  l'in- 
nocente métamorphose  que  Daniel  avait  cru 
devoir  faire  subir  au  nom  trop  simple  de 
Gorju.  «Eh  bien!  maître  Daniel,  reprit-il, 
puisque  vous  avez  la  bonté  de  vous  intéres- 
ser à  Jacques-le-Gris,  faites  sentir  combien 
son  âge  le  rend  peu  redoutable  à  tous  les  par- 
tis. Le  pauvre  homme  est  de  beaucoup  mon 
aîné  ;  je  crois  être  sûr  que  Jacques  avait 
soixante  ans  lorsque  en  i4i4  i^  ^  sonné  la 
messe  pour  le  roi  Charles  VI ,  le  jour  que 
j'ai  prêché  devant  ce  monarque. 

—  Un  sermon  que  devraient  savoir  par 
cœur  tous  les  habitants  de  Compiègne ,  dit 
Daniel  d'un  ton  d'enthousiasme,  etdontj'îd 


/ 


t  f  Ô  LES  FLAVt . 

le  chagrin  de  ne  connaître  que  le  texte  î  An- 
ditam  fac  mihi  mane  mlsericordiam  tuam  1.  ■ 

Maître  Joseph  s'arrêta.  «Je  ne  vous  croyais 
pas  de  Cofflpiègne ,  dit-il  à  son  compagnoQ 
avec  un  sourire  d'épanouissement. 

—  Aussi  n'en  suis-je  point  ;  mais  depuis 
huit  ans  je  suis  venu  m'y  établir,  et  j'y  exerce 
ma  profession.  » 

Ce  dernier  mot  fit  baisser  la  tête  au  bon 
prêtre,  qui  pendant  quelques  instants  garda 
lé  silence,  combattant  le  mouvement  affec- 
tueux qu'il  venait  d'éprouver  pour  le  petit 
homme.  Enfin,  prenant  son  parti:  «Je  vais 
vous  parler  avec  franchise,  maître  Daniel, 
dit-il,  et  je  vous  prie  de  me  répondre  de 
même.  Savez-vous  quel  nom  on  vous  donne 
dans  la  ville  ? 

—  Je  n'ignore  pas  ,  répliqua  Daniel  d'un 
air  affligé  ,  que  le  vulgaire  m'appelle  le  petit 
sorcier.  Tels  gens  n'ont  aucun  moyen  de  dis- 
tinguer ma  science  du  savoir  diabolique  ;  maïs 

\ 

(  l  )  Faites-moi  enteadre  demaio  la  voix  de  votre  miséricorde, 


LES  FLAVT.  I  1 I 

il  en  doit  être  bien  aulrement  de  maître  Jo- 
seph,  d'un  enfant  de  l'Université  de  Paris, 
qui  sans  doute  a  plus  d'une  fois  entendu  par- 
ler de  la  magie  blanche. 

-^  Sans  avoir  acquis  aucune  connaissance 
exacte  de  cette  science  ,  je  sais  qu'elle  existe, 
dit  le  prêtre  ,  et  qu'elle  est  reconnue  pour 
n'avoir  rien  dé  répféhensible. 

—  Depuis  vingt  ans  je  la  professe ,  reprit 
Daniel,  et  j'ose  me  flatter  d'être  aujourd'hui 
l'uQ  de  ses  plus  habiles  soutiens.  Je  délivre  de 
tout  charme,  enchantement ,  ensorcellement 
(Juiconque  à  recours  au  savoir  que  je  dois  à 
une  longue  étude.  Bien  loin  que  nous  jetions 
des  sorts ,  autant  un  sorcier  est  dangereux 
dans  ce  monde  et  damnable  dans  l'autre,  au- 
tant un  magicien  de  magie  blanche  devient 
utile  à  la  société.  Que  de  mal  n'avons  -  nous 
pas  empêché!  que  de  crimes  n'avons-nous 
pas  découverts  ! 

—  Fort  bien ,  fort  bien ,  dit  maître  Joseph  j 
mais  de  qui  tetiez-vous  cette  puissance? 


112  lESFLAVY, 

—  De  la  science  que  professaient  les  an- 
ciens mages  de  l'Orient.  Pour  l'apprendre, 
j'ai  séché  sur  des  livres  écrits  dans  ditiérentes 
langues,  j'ai  pâli  sur  des  figures  géométri- 
ques; enfin  ,  je  puis  en  remontrer  aux  plus 
habiles.  Autrement,  messiresles  échevins  de 
Noyon  ne  m'auraient  point  délivré  mes  let- 
tres, que  j'ai  payées  aussi  cher  que  celles 
d'un  docteur,  et  qui  me  donnent  le  même 
rang  à  la  procession. 

—  Vous  avez  le  rang  de  docteur  à  la  pro- 
cession !  s'écria  le  vieux  docteur  en  théolo- 
gie dont  tous  les  scrupules  cédaient  à  cette 
dernière  preuve  de  non-culpabilité  ;  je  vois 
bien  ,  maître  Daniel ,  que  l'on  vous  fait  ou- 
trage en  vous  appelant  d'un  nom  si  peu  mé- 
rité ;  qu'il  n'en  soit  plus  question  entre  nous. 
Mais,  dites-moi,  ajouta-t-il^  est-il  vrai  que 
vous  puissiez  savoir  ce  qui  se  passe  où  vous 
n'êtes  pas? 

—  La  moindre  entrave  déjoue  quelquefois 
les  plus  habiles  combiqai.sons ,  répondit  Da- 


'.6^l 


Î.KS  FLAVY.  I  1  0 

niel  ;  néanmoins,  j'ai  si  souvent  réussi  dans 
des  essais  de  ce  genre  que  j'en  entreprends 
volontiers  lorsque  le  cas  s'en  présente.  » 

En  pariant  ainsi  Daniel  ne  mentait  point 
positivement.  A  force  d'avoir  cherché  à  per- 
suader les  autres  de  sa  science ,  il  arrivait 
que,  par  moments,  il  en  était  persuadé  lui- 
môme  ,  au  point  d'attribuer  à  une  opération 
magique  le  résultat  de  sa  connaissance  des 
hommes  et  de  sa  ûnesse  d'esprit.  Heureu- 
sement pour  lui,  cependant,  il  n'eut  pas 
besoin  de  recourir  à  des  moyens  surnaturels 
pour  satisfaire  à  la  question  de  maître  Jo- 
seph, qui  se  contenta  de  demander  quelle 
personne  il  venait  de  laisser  dans  la  grande 
salle  de  Vertbois,  outre  les  dames  du'  châ- 
teau. 

Le  petit  homme  parut  réfléchir  assez  long- 
temps, regarda  le  ciel;  puis,  fixant  ses  yeux 
sur  la  terre  :  «  Vous  y  avez  laissé  un  jeune 
seigneur  picard,  homme  de  guerre  ,  ami  des 
Anglais  ;  je  le  crois  chevalier,   mais  je  n'en 


1  1 4  LES  FLAVt. 

suis  pas  bien  sûr,  parce  que  mes  instruments 
me  manquent. 

—  Il  est  chevalier!  s'écria  maître  Joseph 
dont  la  surprise  était  extrême. 

—  Ce  même  jeune  homme  a  déjà  passé 
la  journée  d'hier  à  Vertbois,  et  n'en  est  re- 
venu que  fort  tard. 

—  Rien  n'est  plus  exact ,  dit  le  bon  prêtre 
stupéfait;  voilà,  je  l'avoue,  un  art  qui  me 
semble  tenir  du  prodige. 

—  Que  serait-ce  donc  si  je  vous  parlais  de 
choses  plus  étonnantes,  qui  me  sont  tout  aussi 
faciles.  Ce  matin  ,  par  exemple,  il  m'a  pris  la 
fantaisie  d'interroger  les  astres  sur  messire 
Guillaume  de  Flavy 

—  Eh  bien  !  interrompit  vivement  maître 
Joseph,   qu'avez-vous  su?  qu'avez -vous  vu? 

—  Qu'il  serait  fort  heureux  pour  ce  sei- 
gneur qu'un  ami  pût  lui  faire  savoir  l'arri- 
vée des  Picards  et  lui  conseillât  de  s'éloigner. 

—  Est-il  donc  ici?  s'écria  le  vieux  prêtre, 
avec  effroi  ;  au  milieu  des  Anglais  et  des  Bour- 


Les  FLA.VY.  1 1 5 

guignons,  qui  n'ont  point  de  plus  grand  en- 
nemi, ce  serait  un  homme  perdu. 

—  Parlez  bas,  reprit  Daniel,  et  que  rien 
de  tout  ceci  ne  nous  passe.  J'aime  à  rendre 
service,  voyez-vous;  dès  que  mon  art  me  fait 
voir  un  brave  en  danger  ,  j'éprouve  le  besoin 
de  venir  à  son  secours.  J'ai  donc  pensé  que 
la  demoiselle  Germaine,  en  qui  messire  Guil- 
laume a  toute  confiance  ,  saurait  où  lui  faire 
parvenir  un  message. 

—  Je  crains  bien  qu'il  n'en  soit  autrement, 
répondit  maître  Joseph  toujours  plus  étonné 
de  trouver  le  petit  homme  aussi  bien  instruit. 
Mais  vous-même,  ne  pouvez-vous  nous  ap- 
prendre où  l'on  peut  le  trouver?» 

A  cette  question  si  naturelle  ,  le  sorcier 
se  mordit  la  lèvre  inférieure.  Sans  se  décon- 
certer le  moins  du  monde  néanmoins,  il  ré- 
pondit d'un  air  modeste  : 

c  Vous  savez  ,  maître  ,  que  toute  science 
humaine  ,  si  étendue  qu'elle  soit ,  a  ses  bor- 
nes. La  mienne  m'a  hi'^rj  appris  que  depuis 


1  l6  LES  FLAVY. 

deux  mois  le  sire  de  Flavy  a  très  £oiiv<iiit 
changé  de  résidence  ;  mais  il  m'a  été  impos- 
sible de  trouver  dans  mes  livres  le  nom  du 
lieu  qu'il  habite  maintenant;  d'un  moment  à 
l'autre  mes  recherches  peuvent  être  plus  heu- 
reuses. Cependant,  comme  le  temps  presse... 

—  Demain  matin  sa  fille  saura  tout ,  dit 
maître  Joseph. 

—  Sous  le  plus  grand  secret? 

—  Sous  le  plus  grand  secret.  Nous  vivons 
dans  un  temps,  maître  Daniel ,  où  les  plus 
jeunes  ont  appris  à  se  taire.  » 

Ils  approchaient  alors  des  murs  de  Com- 
piègne. 

«  Séparons-nous  ici,  mon  maître,  dit  le 
petit  homme;  il  est,  je  crois,  plus  prudent 
qu'on  ne  nous'voie  pas  entrer  ensemble  dans 
la  ville. 

—  J'espère  que  nous  nous  reverrons,  maî- 
tre Daniel  ,  dit  le  bon  prêtre  en  lui  serrant  la 
main.  Ou  je  me  trompe,  ou  je  ne  dois  pas 
voir  en  vous  l'ennemi  d'une  noble  cause ,  l'en- 


LES  FLAVY.  1  17 

nemi  de  celui  qu'on  n'ose  plus  nommer  que 
dans  ses  prières.  » 

Daniel  regarJa  fixement  le  vieillard,  et  ré- 
pondit d'un  ton  inspiré  : 

«  Ses  (Iroils  sacres  triompheront, 
L'oint  du  Seigneur  est  sur  son  front.  » 

Après  avoir  prononcé  ces  deux  vers  qui 
se  ressentaient  fort  de  l'impromptu,  il  prit 
le  devant  avec  une  extrême  vilesse,  laissant 
maître  Joseph  chercher  inutilement  le  sens 
de  ces  paroles,  qui  ne  pouvaient  s'appliquer 
au  Dauphin,  puisque  ce  prince  n'était  pas  roi. 


CHAPITRE  VII. 


Tout  son  être  que  l'œil  caresse 
N'est  qu'un  pressentiment  d'amour. 
Lamartine,  Harmonies. 


Des  devoirs  impt'rieux  purent  seuls  le  len- 
demain empêcher  maître  Joseph  de  partir 
dès  le  matin  pour  Verlbois,  tant  il  lui  tardait 
de  voir  Germaine  et  de  l'instruire  de  sa  ren- 
contre avec  Danie!.  Il  n'aurait  pas  été  aussi 
convaincu  qu'il  l'était  de  l'exlrême  habileté 
du  petit  docteur  en  magie  blanche,  qu'il  lui 
suffisait  de  le  croire  un  ami  secret  du  parti 
royal  pour  mettre  toute  confiance  dans  l'a- 
vertissemenl  qu'il  avnit  reçu  de  lui.  et  son 
opinion   à  cet  égard  fut  aussi  celle  de  Ger- 


f 

LES  FLAVY.  M  1  9 

maîne,  dès  qu'il  lui  devint  possible  de  s'en- 
tretenir avec  elle  sans  témoins. 

A  l'idée  que  Guillaume  de  Flavy  était  près 
de  Compiègne,  que,  d'un  moment  à  l'aulre, 
il  pouvait  tomber  aux  mains  des  Anglais,  ses 
ennemis  implacables,  Germaine  fut  saisie 
d'un  effroi  et  d'une  douleur  indicibles.  La 
charmante  fiile  chérissait  son  père,  bien 
qu'elle  fût  le  seul  être  au  monde  qui  pût 
aimer  le  sire  de  Flavy  ;  mais  dès  son  enfance, 
elle  se  voyait  l'objet  des  soins  et  de  la  ten- 
dresse de  cet  homme  endurci,  qui  semblait 
ne  porter  un  cœur  que  pour  elle.  Le  violent 
amour  que  messire  Guillaume  avait  eu  pour 
sa  première  femme,  que  la  mort  vint  lui  en- 
lever moins  d'un  an  après  leur  mariage,  la 
ressemblance  qui  existait  entre  lui  et  l'enfant 
qu'elle  lui  laissait;  car  messire  Guillaume, 
comme  tous  les  Flavy,  était  remarquablement 
beau  ,  et  plus  tard,  la  supériorité  de  l'esjirit, 
la  noblesse  et  la  force  d'âme  de  Germaine  , 
tout  l'avait  fait  concentrer  sur  sa  fille  la  faible 


I20  LES   FLAVT. 

dose  de  sentiment  affectueux  qu'il  tenait  de 
sa  nature  humaine.  Quoique  Germaine  eût 
souvent  gémi  de  la  rudesse  et  de  la  violence 
d'un  caractère  indomptable,  elle  en  était 
d'autant  plus  attendrie  de  voir  ce  caractère 
s'adoucir  pour  elle,  vaincu  par  un  attachement 
dont  elle  n'avait  jamais  cessé  de  recevoir  des 
preuves.  Toute  préférence  exclusive  d'ailleurs 
porte  avec  elle  un  grand  charme  pour  quicon- 
que en  est  l'objet,  et  peut-être  l'affection  de 
messire  Guillaume  touchait-elle  le  cœur  de 
sa  fille  comme  les  caresses  d'un  chien  har- 
gneux séduisent  le  maître  dont  il  n'écoute  que 
la  voix. 

Ce  qui  désespérait  surtout  Germaine,  était 
l'impossibilité  de  profiter  de  l'avis  qu'elle 
recevait.  Depuis  près  de  trois  mois,  aucun 
message  de  son  père  ne  lui  était  parvenu.  Elle 
venait  bien  en  effet  d'apprendre  par  Chariot 
la  prise  de  Beaumont;  mais  Chariot,  comme 
on  sait,  avait  été  détaché  de  la  garnison,  avec 
qnelques-uns  de  ses  camarades,  pour  l'expé- 


LES   FLAVY.  12  1 

dition  secrète  qui  venait  d'exposer  sa  tête,  et 
il  ignorait  complètement  vers  quelle  autre  de 
ses  places  fortes  le  sire  de  Flavy  s'était  ache- 
miné avec  le  reste  de  son  monde.  Toutefois, 
ce  séjour  mystérieux  de  Chariot  dans  le  pays 
donnait  la  plus  grande  importance  aux  paroles 
du  petit  sorcier.  «  Il  me  paraît  certain,  disait 
Germaine  à  son  vieux  ami,  que  mon  père 
méditait  un  coup  de  main.  Fasse  le  ciel  qu'il 
ne  tente  pas  de  l'exécuter  maintenant  que 
les  Anglais  sont  en  puissance  jusqu'à  plus  de 
dix  lieues  à  la  ronde  ! 

—  Et  que  ces  indignes  Picards  viennent  en- 
core de  les  renforcer,  ajouta  maître  Joseph. 

—  Si  le  malheur  voulait  que  mon  père  se 
montrât  dans  le  pays,  je  ne  puis  croire  que 
mon  cousin  intervînt  autrement  que  pour  le 
protéger,  répondit   Germaine  en  rougissant. 

—  Nous  voyons  tous  les  jours  le  frère  tom- 
ber sous  les  coups  de  son  frère,  repartit  le 
bon  prêtre;  la  voix  du  sang  en  France  n'est- 
elle  pas  devenue  muette  ? 


laa  LES  FLA.VT. 

—  Ou  je  m'abuse,  ou  Regnault  l'eplend 
encore,  mon  père.  Son  respect  pour  notre 
mère,  sa  tendresse  pour. . .  pour  Marie  el  moi, 
tout  me  semble  répondre  de  son  cœur.  Oui, 
poursuivit  la  belle  fille  avec  cet  accent  qui 
décèle  une  noble  tendresse  d'âme,  oui,  j'ose- 
rais m'adresser  à  Regnault  pour  sauver  un 
Flavy  ;  royaliste  ou  bourguignon,  il  n'importe, 
Regnault  le  sauverait,  je  n'en  doute  point.  » 

Joseph  Gauvain  secoua  tristement  la  tête.. 

«  Je  voudrais  pouvoir  vous  croire,  ma  fille, 
répondit-il;  cependant,  que  Dieu  me  par- 
donne ce  que  je  dis  là;  ma  haine  contre  les 
Anglais  me  fait  comprendre  les  plus  fortes 
haines. 

—  Mais  si  le  duc  de  Bourgogne  revena't  ^ 
son  roi?  s'il  faisailla  paix?  si  tous  les  Picards 
n'avaient  plus  qu'un  chef,  qu'une  bannière, 
et  marchaient  réunis  contre  l'étranger?» 

Les  mots  peindraient  mal  l'expression  d'en- 
thousiasme et  de  bonheur  qui  vint  embellir 
le  visage  de  Germain»;  à  cette  ravissante  sup- 


/x 


tES  FLAVY.  I  a3 

position.  La  froide  raison  du  vieux  prêtre  eut 
beau  s'attacher  longuement  à  lui  prouver  que 
jamais  la  paix  n'avait  été  moins  probable,  elle 
n'en  conserva  pas  moins  je  ne  sais  quelle  es- 
pérance vague,  qui  pour  la  première  fois  lui 
rendait  la  vie  chère  et  l'avenir  précieux. 

On  pourra  juger  si  les  douces  illusions  que 
se  faisait  Germaine  étaient  de  nature  à  se  réa- 
liserunjour,  quand  on  saura  ce  qui  se  passait 
dans  le  château  durant  son  entretien  secret 
avec  maître  Joseph. 

Reguault,  ayant  trouvé  la  grande  salle  dé- 
serte à  son  arrivée,  avait  eu  le  désir  de  revoir 
la  galerie  dans  laquelle  se  trouvaient  réunis, 
de  son  temps,  tous  les  portraits  de  la  famille. 
Une  curiosité  nouvelle,  d'ailleurs,  le  portait 
à  savoir  si  depuis  son  départ  on  y  avait  placé 
le  portrait  de  Marie.  Sa  surprise  fut  grande 
lorsqu'en  ouvrant  la  porte  il  aperçut,  au  lieu 
d'une  froide  peinture,  sa  jeune  cousine  elle- 
même  ,  debout,  les  bras  croisés,  et  les  yeux 
attachés  sur  la  toile  oij  Regnault  enfant  avait 


1  9,4  LES  FLAVY. 

été  représenté  par  un  peintre  habile.  Au  bruit 
qu'il  fit,  Marie  se  retourna,  et  sans  éprouver 
le  plus  léger  trouble:  «  Je  vous  regardais, 
mon  cousin  ,  dit-elle  en  souriant  au  jeune 
chevalier.  Vraiment  ce  portrait  vous  ressemble 
encore;  ce  sont  bien  vos  yeux,  tous  vos  traits; 
mais  je  n'y  trouve  pas  cet  air  de  bonté  qui 
vous  fait  aimer,  au  premier  coup  d'œil,de  tout 
le  monde. 

—  M'avez-vons  donc  aimé  ainsi,  Marie, 
dit  Regnault,  qui,  dans  sa  douce  émotion, 
prit  la  main  de  l'aimable  enfant  et  la  serra 
dans  les  siennes. 

—  Oui,  tout  de  suite;  Germaine  aussi; 
nous  le  disions  encore  ce  matin. 

—  Et  moi,  Marie,  vous  ne  savez  pas  ,  non  , 
vous  ne  pouvez  savoir  quel  effet  a  produit 
sur  mon  cœurvotre  premier  regard.  Marie  !...» 
Piegnault  s'arrêta;  le  respect  qu'il  devait  à 
tant  d'innocence  l'empêcha  d'ajouter  un  mot 
de  plus  et  Marie  n'entendait  point  les  regards. 

Elle  se  mit  aussitôt  à  parcourir  une  partie 


LESFLA.VY.  I  «?• 

de  la  galerie,  nommant  à  son  cousin  tous 
leurs  nobles  ancêtres;  mais  arrivée  devant  le 
portrait  de  Guillaume  de  Flavy  :  «  C'est  mon 
père,»dit-elle  d'unevoix  trèsbasseeteii  pâlis- 
sant; puis  elle  passa  rapidement,  comme  saisie 
d'une  sorte  de  terreur.  Regnault ,  qui  s'était 
arrêté  pour  reconnaître  son  oncle,  éprouva 
lui-môme  je  ne  sais  quel  sentiment  de  crainte 
à  l'aspect  de  ces  traits  sévères  et  de  ce  regard 
inflexible  qui  semblait  se  fixer  sur  lui. 

Il  venait  de  rejoindre  Marie;  mais  avant 
qu'il  pût  lui  dire  un  seul  mot  des  pensées  qui 
le  préoccupaient  alors,  la  jeune  fille  lui  saisit 
le  bras,  le  fit  reculer  de  quelques  pas  en 
étendant  son  autre  main  vers  un  cadre  riche- 
ment doré  qui  ornait  le  portrait  de  Germaine. 
«  La  voilà  !  dit-elle  avec  une  expression  de 
tendresse  qu'on  ne  saurait  rendre.  Vous  de- 
vez trouver  comme  moi  que  celte  peinture 
est  bien  imparfaite  ;  car  son  ame  n'est  pas  là 
pour  animer  ses  grands  yeux  noirs ,  et  ce- 
pendant quand  elle  me  quitte  pour  quelques 


1  26  LES  ^LÀVV. 

heures,  ce  qui  est  bien  rare,  je  viens  toujours 
la  voir  ici. 

—  Vous  aimez  donc  bien  votre  sœur?  »  dit 
le  jeune  chevalier. 

Marie  ne  répondit  qu'en  joignant  les  deux 
mains,  tandis  que  ses  yeux  humides  restaient 
attachés  sur  le  portrait. 

«  Je  la  crois  en  eÛ'et  aussi  bonne  que 
belle,  reprit  Regnault. 

—  Oui,  oui,  dit  vivement  Marie,  vous  n'a- 
vez pu  regarder  Germaine  sans  deviner  qu'elle 
était  bonne  ;  mais  si  vous  l'aviez  vue  comme 
moi,  depuis  que  le  malheur  nous  poursuit, 
nous  soutenir  de  son  courage  ,  de  sa  ten- 
dresse ,  nous  prodiguer  les  soins  sans  jamais 
se  lasser,  nous  donner  des  conseils  si  sages, 
des  consolations  si  douces!  Fallait-il  pren- 
dre la  fuite,  aucune  fatigue  ne  l'effrayait, 
pourvu  qu'elle  réussît  à  nous  en  épargner ,  et 
dès  qu'un  asile  ,  souvent  bien  peu  sûr,  nous 
était  ouvert ,  que  de  soins  ne  prenait-elle 
pas  pour  le  rendre  agréable  et  commode  à 


LES  PLAVY.  12^ 

ma  mère!  A  la  voir,  on  eût  cru  que  les 
dangers  ne  menaçaient  que  nous,  que  seules 
nous  étions  exposées  aux  périls ,  aux  priva- 
tions, tant  elle  semblait  ne  rien  craindre  et 
ne  rien  souffrir  pour  son  compte.  Si  résignée, 
si  douce  ,  si  calme ,  quand  Germaine  pleure  , 
c'est  sur  d'autres  malheurs  que  les  siens ,  et 
quand  elle  rit  c'est  pour  nous  consoler,  pour 
nous  distraire  ;  car  elle  est  bien  moins  gaie 
que  moi.  Mais  j'espère  qu'elle  •frst  heureuse; 
n'est-ce  pas,  Ilegnaull,  qu'elle  est  heureuse? 

—  Du  bonheur  des  anges,  dit  Regnault 
éri  portant  un  regard  respectueux  sur  le  por- 
trait de  sa  cousine. 

—  Depuis  un  an  que  la  santé  de  notre  mère 
est  très  affaiblie,  Germaine  seule  est  deve- 
nue son  médecin,  sa  garde;  elle  ne  m'a  ja- 
mais permis  de  passer  une  nuit  entière  près 
du  lit,  dont  elle  ne  s'est  éloignée  qu'une 
heure,  je  crois,  ma  mère  étant  malade  ,  parce 
qu'elle  voulait  aller  prier  avec  la  pauvre 
Marthe, 


128  LFS  FLAVY. 

—  Le  premier  jour  que  je  l'ai  revue  ? 

—  Oui.  Elle  quittait  un  êlre  souffrant 
pour  aller  en  soulager  un  autre  ;  telle  est  sa 
vie,  sa  vie  tout  entière.  Chère  sœur!»  Et 
Marie  joignit  pieusement  ses  deux  mains  ,  en 
levant  ses  grands  yeux  bleus  vers  le  ciel. 

«  Marie ,  dit  Regnault  vivement  ému  ,  nous 
la  chérirons ,  nous  la  bénirons  ensemble. 

—  Ah  !  comment  la  connaître  et  ne  pas  la  ^ 
chérir?  répliqua  Marie.  Mon  père,  mon  père 
lui-même  ne  la  chérit-il  pas?  Lorsqu'il  vient 
passer  quelques  jours  dans  sa  famille,  qui  de 
nous  oserait  lui  parler,  si  ce  n'était  Germaine? 
C'est  par  elle  que  ma  mère  et  moi  nous  fai- 
sons passer  nos  demandes,  nos  prières;  c'est 
elle  qui  l'apaise  quand  il  se  met  en  colère 
contre  nous  tous. 

—  Mais  vous,  Marie,  vous,  n'êtes-vous 
donc  pas  aimée  de  votre  père? 

—  Non,  mais  il  suffit  qu'il  aime  Germaine; 
Germaine  m'aime  tant  ! 

—  Il  ne  l'aime  pas!  il  ne  l'aime  pas!  s'écria 


I.KSFLAvy.  I>.g 

Regnault  le  cœur  plein  d'amertume  et  d'in- 
dignation ;  cet  homme  est  donc  de  bronze  ? 

—  Il  paraît,  reprit  Marie  en  soupirant,  que 
j'ai  le  malheur  de  ressembler  à  ma  mère,  à 
ma  pauvre  mère ,  que  personne  ici  n'oserait 
nommer  devant  lui.  Mon  père  ne  me  regarde 
jamais  qu'en  fronçant  le  sourcil.  » 

Regnault  se  rappela  ce  qu'il  avait  appris  de 
^jCharlot;  il  comprit  comment,  eneflet,  la  ravis- 
sante créature ,  dont  la  vue  charmait  ses  re- 
gards devait  être  pour  sire  Guillaume  un 
reproche  vivant  de  la  plus  affreuse  barbarie. 
Alors  le  souvenir  de  ce  qu'avait  souffert  l'in- 
fortunée qui  n'était  plus,  éveillant  en  lui  mille 
craintes  sur  l'avenir  de  Marie  ,  il  oublia  qu'un 
mur  d'airain  séparait  le  Bourguignon  de  la 
fille  de  l'Armagnac,  qu'il  s'était  juré  de  ca- 
cher à  tous  les  yeux  le  sentiment  passionné 
qu'il  éprouvait  pour  sa  cousine.  Peut-être  al- 
lait-il tomber  aux  pieds  du  petit  ange  ,  s'offrir 
pour  appui,  pour  protecteur,  pour  époux  , 
quand  la  voix  de  Germaine  se  fit  entendre. 

I.  9 


l3o  LESFLAVT. 

Marie  courut  aussitôt  au-devant  de  sa  sœur 
qui  rentrait  dans  la  salle  avec  maître  Joseph, 
et  Kegnault  garda  son  secret. 

11  s'en  applaudit  plus  d'une  fois  lorsque, 
revenu  de  son  trouble ,  il  songea  aux  senti- 
ments de  haine  que  nourrissait  messire  Guil- 
laume pour  tous  les  partisans  du  duc  de  Bour- 
gogne ,  sentiments  dont  un  pareil  homme 
était  loin  sans  doute  d'excepter  son  neveu. 
Une  heureuse  paix  qui  réunirait  les  familles 
pouvait  seule  permettre  àRegnauIt  d'espérer. 
Marie  était  beaucoup  trop  jeune  pour  que 
l'on  pût  songer  de  longtemps  à  la  marier.  En 
se  taisant  il  ne  risquait  point  de  compro- 
mettre son  avenir;  et  que  ne  promet  pas  l'a- 
venir quand  on  a  vingt-trois  ans  et  qu'on  est 
amoureux  ! 


CHAPITRE  VIII. 


J'étais  à  toi  peut-être  avant  de  t'avoir  vu, 
Ma  -vie  en  se  formant  fut  promise  à  la  tienne  ; 
Ton  nom  m'en  avertit  par  un  trouble  imprévu, 
Ton  âme  s'y  cactiait  pour  éveiller  la  mienne. 
Madame  Desbordes  Vàlmore. 


^ 


La  tendresse  et  l'admiration  avec  laquelle 
Marie  avait  parlé  de  sa  sœur  firent  naître 
dans  le  cœur  de  Regnault  une  si  vive  afiec- 
tion  pour  Germaine  qu'il  redoubla  de  soins 
pour  obtenir  J'amilié  de  celle  qui  déjà  ne  le 
trouvait  que  trop  aimable.  Non-seulement  il 
éprouvait  le  besoin  de  lui  faire  partager  le 
sentiment  fraternel  qu'elle  lui  inspirait,  mais, 
bien  persuadé  que  plaire  à  Germaine  était  un 
moyen  certain  de  plaire  à  Marie  ,  il  cherchait 


102  LES  FlAVY. 

son  approbation  ,  il  attendait  son  sourire  , 
comme  des  titres  près  de  l'aimable  enfant 
dont  il  devenait  tous  les  jours  plus  épris. 

Comment  Germaine  pouvait-elle  échapper 
à  sa  fatale  erreur,  quand  une  femme  qui  n'au- 
rait pas  été  aussi  belle,  une  femme  qui  n'au- 
rait point  aimé  elle-même,  s'y  serait  laissée 
cent  fois  abuser  ?  Regnault  ne  pouvait  plus 
vivre  qu  •'   Vertbois;  chaque  matin  le  voyait 
arrivi'       f.i^,  3  empressé,   plus  aimable,  plus 
teno  j       e  li  veille.  Marie  quittait  si  peu  sa 
sœur  que,  pour  être  sans  cesse  avec  elle,  il 
lui  suffisait  de  s'attacher  aux  pas  de  Germaine. 
Youlait-il  obtenir  que  Marie  chaulât,  il  en- 
gageait Germaine  à   chanter,   et  les    deux 
sœurs  mêlaient  leurs  jolies  voix.  Parlait-il  du 
chagrin    qu'il    aurait    quand    il    lui    faudrait 
quitter  ses  chères  cousines,  il   n'osait  serrer 
la  main  de  Marie  ,  mais  il  serrait  la  main  de 
Germaine ,  en  les  suppliant  toutes  deux  de  ne 
point  l'oublier,  de  l'aimer  encore,  tout  absent 
qu'il  serait  peut-être  bientôt.  Marie  répon- 


LES  FLAVY.  I  35 

(lait  à  cette  prière  sans  trouble,  sans  em- 
barras ;  Germaine  ,  le  cœur  palpitant,  la  rou- 
geur sur  les  joues  ,  se  livrait  en  secret  à  la  joie 
d'ôlre  aimée. 

Comme  elle  ne  doutait  pas  que  Regnault 
ne  dût  être  instruit  de  l'intention  qu'avaient 
eue  autrefois  leurs  parents  de  les  unir,  elle 
attribuait  naturellement  le  silence  qu'il  gar- 
dait surce  sujet  aux  tristes  circonstances  qui 
divisaient  si  cruellement  la  famille.  Regnault 
ue  pouvait  espérer  d'obtenir  pour  épouse  la 
fille  de  sire  Guillaume  qu'en  abandonnant  le 
parti  du  duc  de  Bourgogne  ,  auquel  il  était 
lié  par  les  serments,  par  son  respect  pour  la 
mémoire  d'un  père  ,  et  l'honneur  d'un  Flavy  ; 
l'honneur  de  Regnault  surtout  était  trop  ' 
cher  à  Germaine  pour  qu'elle  eût  voulu 
acheter  son  bonheur  à  ce  prix;  mais  chaque 
heure  passée  avec  son  cousin  amortissait  la 
haine  qu'elle  avait  nourrie  jusqu'alors  contre 
le  duc  de  Bourgogne.  Ce  prince  n'était  point 
Anglais  après  tout  ;  s'il  revenait  à  «on  roi  légi- 


l34  LES  FLAVY. 

lime,  on  verrait  bientôt  les  Français  réunis 
chasser  l'étranger ,  et  les  familles  réconciliées 
sceller  leur  paix  entre  elles  par  de  nouveaux 
iens  ! 

Germaine  vivait  donc  dans  celte  heureuae 
espérance  ,  et  Regnaiill  depuis  près  d'un  mois 
habitait  Compiègne  ,  lorsqu'un  malin  on  le  vit 
arriver  pour  annoncer  tristement  qu'il  venait 
faire  un  dernier  adieu  ,  et  que  dans  une  heure 
il  prenait  le  chemin  de  Paris. 

Celle  dont  le  cœur  fut  le  plus  ému  ,  le  plus 
déchiré  par  cetle  nouvelle,  fut  celle  qui  cacha 
sa  douleur.  Germaine  parvint  à  retenir  ses 
larmes;  mais  combien  elle  envia  la  dame  de 
Fiavy  et  Marie  ,  qui  se  mirent  franchement  à 
pleurer  !  Ah  !  si  Regnault  n'avait  été  pour 
elle  qu'un  parent,  elle  aurait  osé  pleurer  aussi, 
tandis  qu'il  lui  fallait  renfermer  l'expression 
d'un  sentiment  trop  tendre  pour  qu'il  pût  se 
montrer  sans  faire  rougir  son  front.  Elle  se 
tenait  debout  derrière  son  aïeule,  sentant  ses 
genoux  prêts  à  se  dérober  sous  elle  ,  quand 


LES  FLA.VY.  l35 

Regnault  s'approcha  et  lui  prit  la  main .  «  Puis- 
je  espérer  ,  dit-il  avec  une  douloureuse 
émolion,  puis-je  espérer  que  ma  bien-aiinée 
cousine  conservera  le  souvenir  de  l'ami  le  plus 
dévoué  qu'elle  ait  au  monde  ? 

—  Toujours!  toujours  !  »  répondit  Ger- 
maine,ne  pouvantplus  retenir  ses  pleurs;  car 
si  elle  avait  trouvé  jusqu'alors  assez  de  force 
pour  cacher  une  partie  de  sa  peine,  la  peine 
de  celui  qui  désormais  allait  disposer  de  sa 
destinée  lui  enlevait  tout  son  courage,  et 
Regnault  paraissait  accablé  par  une  douleur 
qui  surpassait  la  sienne. 

«  Quittez-vous  donc  Compiègne  pour  n'y 
plus. revenir?  reprit  Germaine  d'une  voix 
qu'on  entendait  à  peine, 

—  A  Dieu  nie  plaise!  s'écria  le  jeune  che- 
valier; je  puis  même  dire  que  j'emporte  la 
douce  espérance  de  vous  revoir  bientôt  et 
de  rester  longtemps  à  Veribois.  J'apprends 
que  le  duc  de  Bourgogne  vient  de  recevoir 
favorablement  les  nouveaux  envoyés  français, 


l36  LES  FLAVY. 

au  point  qu'on  ne  le  croit  pas  éloigné  de  faire 
sa  paix  avec  Charles.  Oh  !  Germaine  !  si  la  paix 
se  faisait  !  »  Et  Regnault  serra  la  main  de  la 
noble  fille  avec  transport. 

Ces  mots  portèrent  dans  le  cœur  de  Ger- 
maine tant  d'émotion  ,  tant  de  bonheur  , 
qu'elle  rougit  prodigieusement  ,  baissa  ses 
grands  yeux  vers  la  terre  ,  et  ne  vit  pas  Re- 
gnault attacher  ses  regards  sur  une  autre  que 
sur  elle. 

«  Entendez-vous,  ma  mère?  dit  Marie  en 
essuyant  ses  larmes  ;  il  espère  revenir  pour  ne 
plus  nous  quitter. 

—  Demain?  dit  la  dame  de  Flavy,  qui, 
sans  avoir  suivi  l'entretien  ,  souriait  parce 
qu'elle  voyait  sourire  ,  comme  elle  venait  de 
pleurer  pour  avoir  vu  pleurer  Marie. 

—  Bientôt  au  moins  ,  répondit  la  belle 
enfant;  maintenant  que  nous  l'avons  retrouvé, 
il  ne  restera  plus  si  longtemps  loin  de  nous  ; 
et  si  la  paix  a  lieu  ,  notre  mère  reverra  tous 
ses  enfants  autour  d'elle. 


LES  FLAVY.  1  5'] 

—  Que  le  ciel  nous  accorde  un  pareil  bon- 
heur !  »  dit  Germaine  avec  un  accent  qu'au- 
cuns mots  ne  sauraient  rendre. 

Cette  idée  que  la  paix  ne  se  montrait  plus 
impossible  ,  qu'au  contraire  elle  était  pro- 
bable,  vint  adoucir  le  peu  d'instants  qui  pré- 
cédaient une  aussi  pénible  séparation.  Cepen- 
dant la  troupe  que  devait  emmener  Regnanlt 
attendait  depuis  longtemps,  sans  qu'il  pût  se 
décider  à  prendre  congé,  à  prononcer  le  fatal 
adieu.  Enfin  il  se  leva ,  imprima  ses  lèvres  sur 
le  front  de  son  aïeule,  sur  la  main  de  Ger- 
maine ,  de  Marie  ,  et  s'élança  hors  de  la  salle. 

A  peine  entendit-on  dans  la  cour  le  pas 
d'un  cheval  qui  s'éloignait  que  Germaine, 
sous  un  léger  prétexte,  se  hâta  de  passer  chez 
elle,  tant  elle  avait  besoin  de  respirer  en  li- 
berté. Seule  avec  sa  douleur  alors,  bien  loin 
de  retrouver  ce  courage,  cette  force  d'âaie 
qui  la  distinguait  de  son  sexe,  la  fière  Ger- 
maine n'était  plus  qu'une  faible  fille  :  elle 
aimait.  Elle  aimait,  hélas!  plus  qu'on  n'a  jy- 


l38  '  LES  FLAVY. 

mais  aimé.  Pour  la  première  fois  de  sa  vie  , 
peut-être,  elle  pleurait  sur  elle-même  à  la 
funeste  pensée  que  Regnault  pouvait  l'avoir 
quittée  pour  toujours,  qu'elle  ne  reverrait 
plus  celui  dont  la  présence  seule  lui  avait  fait 
sentir  le  bonheur  d'exister.  Loin  de  craindre 
encore  qu'il  n'eût  deviné  son  secret,  elle  se 
reprochait  la  froideur  qu  elle  avait  affectée  si 
souvent.  Quand  sa  mère,  quand  Marie  témoi- 
gnaient leur  tendresse  pour  Regnault,  elle 
seule  avait  semblé  porter  un  cœur  de  glace; 
elle  seule  s'était  montrée  injuste,  ingrate  en- 
verslui!  oïl  ne  croira  pas  même  à  mon  amitié,» 
disait-elle,  et  tout  lui  semblait  préférable  à 
celte  cruelle  supposition. 

Bientôt,  à  la  vérité,  des  souvenirs  plus 
doux  venaient  sécher  les  pleurs  de  Germai- 
ne ;  pas  une  des  paroles  de  Regnault  n'était 
sortie  de  sa  mémoire;  elle  se  les  répétait 
cent  fois,  et  toutes  l'assuraient  qu'elle  était 
aimée,  toutes  remplissaient  son  âme  d'une 
joie  céleste.  L'exaltation  dont  son  esprit  n'é- 


LES  FLAVlF>.  1 59 

tait  que  trop  susceptible,  d'ailleurs,  jetait 
un  voile  religieux  et  saint  sur  le  sentiment 
passionné  qu'elle  éprouvait;  dès  le  jour  de 
sa  naissance  n'avait-elle  pas  été  nommée 
devant  Dieu  l'épouse  fortunée  de  Regnault 
de  Flavy  ?  Ne  serait-elle  pas  unie  à  son  cousin 
si  l'envahissement  de  l'étranger,  si  la  guerre 
civile  n'étaient  point  venus  briser  les  plus  dou- 
ces aflVctions,  renverser  les  plus  chères  es- 
pérances, détruire  le  bonheur  de  la  France 
et  le  sien?  «Maudits,  maudits  soient-ils,  s'é- 
cria-t-elle,  ceux  qui  ont  apporté  chez  nous 
la  discorde,  le  pillage,  la  désolation  !»  Et  sa 
haine  contre  les  Anglais  s'augmentait  encore, 
s'il  était  possible,  de  tout  son  amour  pour 
Regnault. 

Au  dîner  de  la  famille,  qui  jamais  n'avait 
été  plus  triste,  quoique  le  seul  ami  qui  res- 
tait fût  venu  le  partager,  Marie  demanda  à 
maître  Joseph  s'il  savait  ce  qu'était  devenu 
Chariot.  «  Marthe  vient  de  me  dire,  répon- 
dit le  docteur,  qu'il  a  suivi  son  nouveau  maî- 


l40  LESFLAVy. 

tre  et  qu'il  est  parti  avec  les  Picards.  Le  re- 
tour du  duc  de  Bourgogne  à  Paris  est  de  bien 
mauvais  augure,  ajouta-t-il  après  quelques 
instants  de  silence  ;  la  guerre  va  se  ranimer 
plus  terrible  que  jamais.  » 

La  dame  de  Flavy,  que  le  départ  de  son 
enfant  avait  replongée  dansune  léthargie  com- 
plète, ne  parut  pas  avoir  entendu  ces  paroles. 
Marie  pâlit  de  terreur;  Germaine  fut  la  seule 
qui  attacha  ses  yeux  noirs  sur  maître  Jo- 
seph, attendant  qu'il  appuyât  de  quelques 
motifs  cette  sinistre  prédiction;  mais  voyant 
qu'il  n'ajoutait  rien  :  «  Avez-vous  quelques 
renseignements  positifs  à  cet  égard ,  mon 
père?  lui  dit-elle. 

—  Pas  d'autres  que  la  supposition  natu- 
relle qu'on  doit  tirer  du  rapprochement  de 
deux  mauvais  hommes.  iN'avez-vous  pas  tou- 
jours vu  des  flots  de  sang  suivre  les  entre- 
tiens de  Bedford  et  de  Philippe  ? 

—  Vous  n'avez  donc  point  entendu  dire, 
reprit  Germaine  dune  voix  timide,  que  notre 


LES  PLAVV.  j4i 

roi  vient  d'envoyer  de  nouveau  des  ambassa- 
deurs à  Arras  et  que  ces  ambassadeurs  ont 
été  fort  bien  reçus  par  le  duc? 

—  i\on  ,  mais  je  sais  que  plus  d'une  fois 
déjà  Philippe  nous  a  leurrés  d'espérances  qu'il 
ne  songeait  point  à  réaliser.  11  feint  de  vou- 
loir la  paix,  il  signe  des  trêves;  car  dans  le 
moment  actuel,  ajouta  le  bon  prêtre  avec  un 
sourire  amer,  il  existe  encore  une  trêve  ; 
mais  Dieu  sait  si  nos  malheureux  habitants 
peuvent  s'en  douter  ! 

—  Je  le  croîs  bien,  dit  vivement  Germaine; 
les  Anglais  ne  sont-ils  pas  toujours  là? 

—  Et  celui  qui  les  a  lait  venir  ne  nous  ai- 
dera pas  à  les  chasser  !  reprit  maître  Joseph 
en  poussant  un  long  soupir. 

—  On  se  plaît  à  croire  ce  que  l'on  désire, 
murmura  doucement  Germaine. 

--  A  votre  âge,  ma  fillo,  il  est  vrai;  au 
mien,  on  n'espère  plus,  on  se  soumet.  » 

Germaine  changea  d'entretien  ;  car  chaque 
mot  de  ce  vieillard,  à   qui  l'expérience  et  le 


t^Q.  LES  FLAVir. 

malheur  avaient  enlevé  toute  illusion,  la  frap- 
pait au  cœur  en  la  désolant  à  la  fois  dans  son 
amour  pour  Regnault  et  dans  son  amour 
pour  la  France. 


CHAPITRE  IX. 


C'était  l'instant  funèbre  où  H  nuit  est  si  sombre 
Qu'on  tremble  à  chaque  pas  de  réveiller  dans  l'onabre 
Un  démon  ivre  encor  du  banquet  des  sabbats  ; 
Le  moment  où,  liant  à  peine  sa  prière, 
Le  voyageur  se  hâte  à  travers  la  clairière: 
C'était  l'heure  où  l'on  parle  bas. 

Victor  Hugo,  Odes. 


Le  lendemain  du  jour  où  Regnault  quitta 
Corapiègne ,  la  soirée  était  sombre  et  ora- 
geuse ,  au  point  que  Germaine  et  Marie  pres- 
saient maître  Joseph  de  passer  la  nuit  au 
château.  «  De  la  lumière  !  »  dit  la  dame  de 
Flavy  qui  paraissait  agitée  d'une  sorte  de  ter- 
reur. Marie  courut  appeler  une  servante  et  fit 
apporter  deux  flambeaux,   dont  la  brillante 


j44  tESFLAVY. 

lueur  neclairait  encore  qu'imparfaitement 
une  aussi  vaste  salle. 

La  nuit  la  plus  obscure  était  répandue  au 
dehors ,  lorsque  plusieurs  coups  de  tonnerre 
très  violents  vinrent  ébranler  les  murs  du 
vieux  manoir.  Germaine  et  le  vieux  prêtre 
s'efforçaient  inutilement  par  leurs  discours  de 
distraire  la  dame  de  Flavy,  sur  qui  l'orage  fai- 
sait toujours  une  vive  impression.  A  chaque 
éclair  ils  la  voyaient  tressaillir  et  joindre  les 
mains  dans  un  état  d'épouvante  qui  excitait  la 
pitié,  et  Marie,  ayant  toujours  eu  peur  du  ton- 
nerre ,  n'était  pas  éloignée  de  partager  son 
effroi.  Bientôt  la  violence  de  l'orage  redou- 
bla ;  un  vent  furieux  sifflait  le  long  des  vastes 
corridors,  une  pluie  battante  frappait  les  vi- 
traux peints  des  croisées,  et  l'on  eiit  pu  croire 
qu'aucun  des  arbres  de  la  forêt  de  Com- 
piègne  ne  résisterait  à  ce  terrible  ouragan. 

«  Germaine,  dit  la  pauvre  dame  d'une  voix 
tremblante,  regarde,  je  t'en  prie,  si  les  fe- 
nêtres sont  bien  fermées.  » 


'     LES  FLAVY.  l45 

Maître  Joseph  se  levait  pour  aller  s'en  as- 
surer; mais  la  dame  de  Flavy,  par  un  mouve- 
ment très  vif,  lui  prit  la  main  et  le  retint  près 
d'elle  ,  comme  si  la  protection  d'un  homme, 
et  surtout  la  protection  d'un  prêtre  ,  lui  sem- 
blait un  préservatif  contre  le  danger.  Ger- 
maine, après  avoir  assuré  sou  aïeule  que  tout 
était  parfaitement  clos,  ne  put  résister  au  dé- 
sir de  contempler  le  spectacle  imposant  et 
terrible  qu'offraient  ce  ciel  en  feu  et  ce  grand 
désordre  de  la  nature.  Debout  devant  la  fe- 
nêtre, tantôt  ses  yeux  se  portaient  sur  les 
gros  nuages  noirs  qui  lançaient  la  foudre, 
tantôt  sur  la  terre  inondée  du  jardin ,  lorsqu'à 
la  lueur  des  éclairs  qui  se  succédaient  sans 
relâche  elle  vit  deux  hommes  traverser  le 
petit  parterre  où  Marie  cultivait  ses  fleurs,  et 
se  diriger  rapidement  vers  la  porte  de  la  mai- 
son. Pour  se  trouver  à  cette  heure  dans  l'en- 
clos il  fallait  qu'ils  eussent  escaladé  le  mur. 
Germaine,  ayant  grand  soin  de  ne  point  ef- 
frayer la  daine  de  Flavy,  sortit  aussitôt  de  la 
h  10 


l46  LES  FLWY. 

salle  d'un  jDas  tranquille,  pour  s'assurer,  dil- 
elle,  que  tout  était  fermé  en  bas;  mais  à  peine 
fut-elle  dehors,  que  prenant  son  élan,  elle 
descendit  l'escalier  comme  un  trait,  et  courut 
vers  l'endroit  où  se  tenaient  le  soir  le  som- 
melier, son  fils  et  les  deux  servantes. 

tlN'avez-vous  pas  oublié,  dit-elle,  de  poser 
les  barres  à  la  porte  du  vestibule?  il  y  a  deux 
hommes  dans  le  pourpris. 

—  Deux  hommes  !  s'écria  Michel.  Donne- 
moi  ma  miséricorde,  Simon.»  Et  son  fils  déta- 
cha aussitôt  une  épée  courte  et  étroite  ,  dont 
plus  d'une  fois  déjà  le  brave  homme  s'était 
.servi  pour  défendre  le  manoir  de  ses  maîtres, 
et  qui,  dans  les  temps  de  calme  ,  restait  tou- 
jours altachée  au  manteau  de  la  cheminée. 
«Nous  trouverons  dans  le  vestibule  des  lances 
pour  toi,  Simon,  et  pour  vous  autres,  si  vous 
voulez  me  suivre  ,  a]oula-t-il  en  s'adressant 
aux  deux  servantes.  Quant  à  vous,  demoiselle 
Germaine,  remontez,  je  vous  prie,  et  laissez- 
nous  faire. 


LÉS  nàvt.  i47 

—  Non ,  Michel ,  non ,  répondit  Germaine, 
je  vais  avec  vous.  »  Et  elle  se  mit  à  marcher 
en  tête  de  la  petite  troupe,  après  avoir  bien 
recommandé  de  faire  silence. 

Tout  était  tranquille  dans  le  vestibule.  Mi- 
chel approcha  l'oreille  des  grosses  planchés 
solidement  serrées  qiii  le  séparaient  du  jardin, 
et  contre  lesquelles  il  ne  tarda  pas  à  enlendre 
frapper  plusieurs  coups  avec  violence.  «  Qui 
èst-là?  »  cria  le  vieux  sommelier  de  toute  la 
force  de  ses  poumons.  «  Qui  est-là?»  criè- 
rent Germaine  et  les  trois  autres. 

«  Par  le  tonnerre  du  diable!  voulez-vous 
ouvrir?  »  répondit  une  voix  de  Stentor  dont 
l'accent  élait  si  bien  connu  à  Verlbois  que 
Michel,  son  CIset  les  deux  servantes  se  préci- 
pitant sur  les  barres  de  fer  et  sur  les  verrous 
pour  obéir  à  cet  ordre,  Germaine  se  trouva 
aussitôt  dans  les  bras  de  son  père. 

«  Qui  est  ici ,  Germaine?  demanda  le  sire 
de  Flavy,  après  avoir  tendrement  serré  sa  fille 
sur  son  cœur. 


l48  LES  FLAVY. 

—  Ma  grand'mère,  le  père  Joseph ,  Marie 
et  moi,  répondit-elle. 

—  Vous  voyez  bien,  Louis,  reprit  messire 
Guillaume  en  s'adressant  au  plus  jeune  de 
ses  frères  qui  l'accompagnait,  que  mes 
renseignements  étaient  exacts  et  que  nous 
pouvions  simplement  frapper  à  la  grande 
porte,  sans  recevoir  des  torrents  de  pluie 
comme  nous  le  faisons  depuis  une  heure. 

— Par  où  donc  êtes-vous  venu,  mon  père? 
demanda  Germaine. 

—  Par  la'  porte  qui  donne  sur  la  forêt,  dont 
heureusement  j'avais  la  clef.  Nous  n'avons  pu 
l'ouvrir  qu'avec  beaucoup  de  peine  ;  et  j'es- 
père que  vous  l'avez  refermée?  »  ajouta-t-il 
en  regardant  son  frère. 

Louis  de  Flavy  ne  répondit  que  par  un  si- 
gne de  tête  affirmatif  ;  car  le  fait  est  que,  ne 
pouvant  retirer  cette  clef  rouillée  de  la  ser- 
rure ,  il  avait  suivi  son  frère,  quitte  à  venir 
refermer  la  maudite  porte  après  l'orage. 
«Maintenant,    Germaine,   reprit  messire 


LES  FLAVY.  l49 

Guillaume,  ce  qui  presse  le  plus  est  de  nous 
sécher  avec  un  bon  verre  de  vin  de  Bourgo- 
gne, si  les  Anglais  m'en  ont  laissé.  » 

Le  vieux  Michel  courut  à  la  cave,  qui  plus 
d'une  fois  en  effet  avait  été  dégarnie,  et  le 
sire  de  Flavy  prenait  le  chemin  de  la  galerie 
du  bas.  «Cet  appartement  n'est  plus  occupé, 
dit  Germaine  ;  nous  nous  sommes  retirées 
dans  les  seules  pièces  du  premier  qui  soient 
encore  habitables. 

—  Eh  bien!  montons. 

—  Permettez  que  je  vous  précède ,  reprit- 
elle  :  ma  grand'mère  est  souffrante  et  ne  s'at- 
tend pas... 

—  Oh!  que  de  cérémonies!  »  dit  messire 
Guillaume  d'un  ton  brusque  en  s'avançant 
vers  l'escalier;  mais  Germaine,  escaladant  les 
marches  comme  si  elle  eût  eu  des  ailes ,  ar- 
riva dans  la  salle  avant  lui,  assez  à  temps  pour 
serrer  la  dame  de  Flavy  dans  ses  bras ,  en  di- 
sant :  «  Mon  père  ;  c'est  mon  père  !  « 

Ce  peu  de  paroles  suffit  pour  ranimer  les 


|.^0  LES  FLàVT. 

esprits  de  l'infortunée  douairière,  pour  lui 
donner  la  force  de  se  lever  précipitamment 
de  son  siège  et  de  se  soutenir,  pâle  et  effarée, 
sur  ses  jambes  tremblantes.  Marie  et  maître 
Joseph  imitèrent  son  exemple  avec  tant  de 
rapidité  que  tout  le  monde  était  debout 
quand  le  terrible  seigneur  du  manoir  reparut 
au  milieu  des  siens. 

«  Dieu  vous  garde  !  »  dit-il  sans  s'adresser 
à  personne  d'une  manière  particulière;  et, 
prenant  une  escabelle,  il  s'assit. 

Germaine  alors  s'approcha  de  sa  mère  et 
voulut  la  replacer  sur  le  vieux  fauteuil  de  ve- 
lours qu'elle  venait  de  quitter.  «  Non  ,  non  ,  » 
dit  la  dame  de  Flavy  d'une  voix  altérée  par 
l'effroi.  A  cet  accent ,  raessire  Guillaume  porta 
ses  regards  sur  sa  malheureuse  mère.  «  Que 
diable  avez-vous  donc?  dit-il  d'un  ton  dur; 
on  dirait  que  vous  tremblez? 

—  Ma  grand'mère  est  malade ,  très  ma- 
lade,» répondit  Germaine. 

Les  yeux  de  messire  Guillaume  s'a|tachè- 


LES  FtÀvy.  i5i 

rent  aussitôt  sur  ceux  de  sa  fille  ;  il  put  en  voir 
tomber  une  larme:  «Asseyez-vous,  ma  mère, 
reprit-il  moinsbrusqueraent;  je  suis  j^ien  aise 
de  vous  revoir.  » 

Jamais  depuis  quinze  années  il  n'avait  fait 
entendre  à  la  pauvre  dame  des  paroles  aussi 
douces.  L'impression  qu'elles  produisirent  sur 
l'infortunée  fut  si  vive  que,  par  un  mouve- 
ment machinal,  elle  retint  un  instant  la  main 
que  son  fils  lui  présentait;  mais  elle  la  laissa 
retomber  en  pâlissant,  et  se  replaça  sur  son 
fauteuil  dans  une  complète  immobilité. 

«Allons,  allons,  dit  le  sire  de  Flavy, 
laissons  là  toutes  ces  émotions  de  femmes; 
diles-moi  plutôt  si  jamais  vous  ne  recevez  ici 
de  visites  imprévues,  et  si  l'on  peut  y  passer 
une  nuit  en  toute  sûreté. 

—  En  toute  sûreté,  je  l'espère,  répondit 
Germaine;  les  Anglais  ont  malheureusement 
autant  d'amis  que  d'ennemis  dans  notre  fa- 
mille et  nous  laissent  en  repos  depuis  long- 
temps. 


iBa  LES   FLAVY. 

—  Je  ne  leur  demande  que  cette  nuit, 
répliqua  messire  Guillaume;  car  demain  ma- 
tin de  bonne  heure  nous  verrons  nos  gens,  » 
ajouta-t-il  en  se  tournant  vers  Louis  de  Flavy, 
auquel  il  fit  signe  de  prendre  un  siège. 

Louis,  qui  s'était  en  vain  approché  de  sa 
mère,  dont  il  avait  baisé  les  mains  sans  qu'elle 
reconnût  en  lui  un  de  ses  enfants,  s'empressa 
de  s'asseoir  entre  ses  deux  nièces,  bien  qu'il 
n'osât  pourtant  leur  adresser  la  parole  autre- 
ment qu'à  voix  basse.  Tout  vaillant  homme 
de  guerre  qu'était  ce  jeune  Flavy,  messire 
Guillaume,  son  aîné  de  beaucoup,  lui  inspi- 
rait une  crainte  qu'il  ne  parvenait  à  vaincre 
que  lorsque  les  dangers  d'un  champ  de  ba- 
taille ou  de  quelque  entreprise  hardie  réta- 
blissaient entre  les  deux  frères  une  sorte  d'é- 
galité. 

Louis  de  Flavy  atteignait  à  peine  sa  vingt- 
troisième  année  ;  car  la  dame  de  Flavy  avait 
eu  ce  dernier  fils  longtemps  après  les  cinq 
aulres.   Placé  dès  son  enfance   sous  la  pro- 


LES  FLAVY.  1 53 

tection  el  sous  le  commandement  de  Guil- 
laume, il  ne  connaissait  que  la  vie  des  camps 
et  d'autres  jouissances  que  celle  d'illustrer 
le  nom  de  sa  famille,  dont  il  était  excessive- 
ment fier,  par  des  faits  d'armes  éclatants.  On 
citait  déjà  de  lui  plusieurs  traits  d'intrépidité 
qui  passaient  toute  croyance;  mais  celte  haute 
valeur  ne  le  rendait  pas  moins  timide  devan 
son  imposant  capitaine,  en  sorte  qu'il  existait, 
pour  ainsi  dire,  deux  hommes  en  lui  :  Louis 
de  Flavy  en  présence  de  messire  Guillaume,  et 
Louis  de  Flavy  délivré  de  cette  présence. 
Dans  ce  dernier  cas  il  se  montrait  jovial , 
brusque  et  hardi  ;  dans  l'autre  on  le  voyait 
craintif  et  silencieux,  uniquement  occupé  du 
soin  d'obéir  au  moindre  signe  de  son  frère. 

a  Eh  bien!  chapelain, quelles  nouvelles  de 
Compiègne?  reprit  messire  Guillaume  en  se 
versant  un  verre  du  vin  que  Michel  venait 
d'apporter.  S'y  réjouit-on  du  départ  des  Pi- 
cards ? 

—  Je  le  suppose,  répondit  maître  Joseph  ; 


l54  LES  FLAVY, 

mais  ici  comme  ailleurs  il  reste  toujours 
assez  de  cuirasses  pour  écraser  le  pauvre 
peuple,  et  les  Anglais  sont  encore  là. 

—  Bast!  une  centaine  de  goddam  dans  une 
ville  ne  sont  pas  une  affaire. 

—  Dans  l'état  actuel  c]es  choses,  reprit 
maître  Joseph ,  trois  suffiraient  pour  faire 
trembler  quatre  cents  bourgeois. 

—  On  pense  donc  ici  que  nos  affaires  ne 
sont  pas  en  bon  train?»  dit  le  sieur  de  Flavy 
d'un  ton  moqueur. 

Le  prêtre  ne  répondit  que  parun  gros  soupir. 

0  Et ,  selon  la  courageuse  coutume  de 
cette  canaille  que  vous  nommez  bourgeoisie, 
poursuivit  messire  Guillaume,  vos  habitants 
ne  songent  qu'à  vendre  leurs  laines  aussi 
cher  sous  Henri  VI  qu'ils  pourraient  la  ven- 
dre sous  Charles  VII. 

—  Depuis  longtemps ,  dit  Joseph  Gau- 
vain  avec  douceur,  il  ne  s'agit  plus  pour 
eux  de  vendre  leurs  laines,  mais  de  conserver 
leurs  vies. 


r- 


LES  FLAVY.  l65 

' —  A  qui  !a  faute  ?  s'écria  le  sieur  de  Flavy 
d'une  voix  de  tonnerre  qui  fit  tressaillir  sa 
mère  et  Marie.  Pourquoi  ont-ils  lâchement 
courbé  la  lête  sous  les  Anglais,  et  pourquoi, 
quand  les  serviteurs  du  roi  se  présentent  de- 
yaot  une  ville,  la  porte  leur  en  est-elle  fer- 
mée? Misérables!  qui  n'ont  pas  su  mourir 
avant  de  recevoir  garnison  anglaise  !  bien  di- 
gnes qu'ils  étaient  d'avoir  pour  roi  l'imbécile 
Charles  VI!  Je  les  verrais  tous  hachés  menus 
comme  des  grains  de  moutarde  sans  en  avoir 
pitié.  » 

Quoique  maître  Joseph  entendît  attaquer 
la  mémoire  de  son  monarque  chéri,  il  con- 
naissait trop  l'inutilité  dont  seraient  ses  ob- 
servations sur  l'homme  auquel  il  avait  à  faire 
pqur  répondre  un  seul  mol  à  cette  violente 
sortie.  Il  altendit  donc  en  silence  qu'une  voix 
plus  puissante  que  la  sienne  prît  la  défense 
du  pauvre  peuple  français. 

«  On  ne  peut  leur  souhaiter  plus  de  maux 
qu'ils  n'en  éprouvent,  dit  Germaine  d'un  Ion 


l56  LES FLAVY. 

terme.  Anglais,  Bourguignons,  Armagnacs, 
tous  les  îrappent ,  nuls  ne  les  protègent.  Les 
torts  de  ces  malheureux,  s'ils  en  ont  eus,  sont 
bien  loin  d'égaler  leur  misère. 

—  Eh  bien  !  quoi?  dit  Guillaume,  on  les 
pille,  on  les  vole,  on  les  brûle.  Pourquoi  dé- 
fendrions-nous leurs  bicoques?  ont-ils  défen- 
du nos  châteaux?  Ne  vous  attendrissez  pas 
sur  ces  vilains,  Germaine,  croyez-moi;  beau- 
coup d'entre  eux,  s'ils  me  tenaient  sans  armes, 
ne  me  ménageraient  guère^  je  vous  en  ré- 
ponds. 

—  Je  n'ai  pas  de  peine  à  le  croire,  »  se  dit 
tout  bas  le  bon  prêtre  ;  car  les  cruautés  qu'a- 
vait commises  lesieur  deFIavy  n'étaient  point 
ignorées  de  l'ancien  chapelain  de  Vertbois 
comme  elles  l'étaient  de  Germaine  et  de 
Marie,  qui  ne  voyaient  dans  messire  Guil- 
laume qu'un  homme  irascible  et  hautain  , 
ressemblant  beaucoup,  après  tout,  à  la  plu- 
part des  héros  de  cette  époque. 

a  Et  pourtant,  mon  père,  reprit  Germaine, 


LES  FLAVY  I  n'] 

VOUS  comptez  encore  des  amis  dans  Com- 
piègne  ! 

—  Dans  Compiègne!  peut-être,  répondit- 
il  en  regardant  sa  fille  d'un  air  surpris. 

—  De  toutes  les  villes  de  France,  dit  maître 
Joseph,  Compiègne  est  la  plus  attachée  à  son 
roi  légitime;  chacun  sait  avec  quel  regret  ses 
habitants  se  soumettent  à  l'étranger. 

—  Eh  !  par  le  diable  !  pourquoi  se  soumet- 
tent-ils ?  répondit  messire  Guillaume  avec 
colère.  Il  y  a  longtemps  qu'ils  seraient  déli- 
vrés s'ils  voulaient  l'être  ;  mais  ils  ne  savent 
s'armer  que  pour  défendre  leurs  poules  ou 
leurs  cochons.  Avec  leur  maison  de  ville,  leur 
commune,  et  ce  qu'ils  appellent  leurs  immu- 
nités, toutes  sottes  inventions  qui  n'ont  fait 
que  nuire  à  nous  autres  nobles ,  je  veux 
mourir  s'ils  n'ont  pas  porté  malheur  à  la 
France. 

—  Quant  à  cela,  reprit  tristement  Joseph 
Gauvain,  vous  n'ignorez  pas  que  Compiègne 
a  perdu  la  plus  grande  partie  de  ses  privilé- 


1  &8  tËS  Ft/ivt. 

ges,  le  jour  où  j'ai  eu  l'horineiir  de  prêchéi* 
devant  le  roi  Charles  VI... 

—  Grand  malheur,  vrainient,  qu'elle  ait 
perdu  des  priviléjes!  interrompit  le  sieur  de 
Flavy  ;  je  voudrais  bien  savoir  si  messieurs  les 
échevins  renverraient  aujourd'hui  le  roi  d'An- 
gleterre dans  son  île? 

—  Pas  plus  que  les  seigneurs  de  Créqui, 
de  Bélhune.  et  tant  d'autres  qui  ont  aban- 
donné le  parti  du  roi,  murmura  maître  Jo- 
seph entre  ses  dents. 

—  Et  pas  plus  que  les  Flavy,  qui  combat- 
lent  dans  l'armée  anglaise,  vouliez-vous  dire 
peut-être  ?  répliqua  brusquement  messirë 
Guillaume.  Allez,  maître,  allez,  ne  vous  gênez 
point;  personne  plus  que  moi  ne  maudit  ces 
traîtres,  le  duc  de  Bourgogne  en  tête  ;  mais 
quant  à  vos  chiens  de  bourgeois,  je  voudrais 
voir  à  leur  place  vingt  hommes  de  ma  com- 
pagnie; je  vous  réponds  que  cela  suffirait 
pour  jeter  dehors  les  cent  Anglais  qui  sont 
dans  Compiègne  ! 


LES  I^LAVY.  î  ^9 

—  Cent  Anglais!  répondit  le  prêtre,  et  les 
troupes  de  toutes  sortes  qui  se  renouvellent 
sans  cesse!  Ce  matin  encore  n'e^t-il  pas  parti 
deux  cents  Picards? 

—  A  propos,  dit  le  sire  de  Flavy  en  s'a- 
dressant  à  sa  mère  et  à  ses  filles,  j'ai  appris 
que  vous  aviez  vu  mon  neveu,  p 

La  dame  de  Flavy  ne  leva  pas  ses  yeux  que 
depuis  longtemps  elle  tenait  fixés  vers  la  terre, 
sans  prendre  aucune  part  à  l'entretien. 

Germaine  rougit  et  çesta  d'abord  si  inter- 
dite que  Marie  se  hasarda  à  répondre  qu'en 
eflfet  Regnault  était  venu  offrir  ses  services  à 
leur  mère. 

«  A-t-il  parlé  de  nous?  demanda  Louis  vi- 
vement. Vous  a-t-il  donné  quelques  nouvelles 
de  nos  frères  Hector  et  Raoul? 

—  Que  nous  importe  maintenant,  Louis, 
interrompit  messire  Guillaume  d'un  air  som- 
bre. Ils  ont  choisi  entre  le  roi  et  le  vassal, 
entre  leurs  frères  et  les  archers  bretons.  Ne 
faut-il  pas  les  plaindre  de  vivre  à  la  riche  cour 


l6o  LES  FLAVY. 

d'Arras,  dans  les  fêtes  et  les  touroois,  tandis 
que  nous  ne  savons  souvent  où  poser  notre 
tête  ;  car  vous  savez  sans  doute,  continua-t- 
il  en  s'adressant  à  tous,  qu'il  n'est  pas  une 
seule  de  mes  places  de  guerre  sur  laquelle  ne 
flotte  à  présent  le  drapeau  anglais?  »  En  pro- 
nonçant ces  mots  avec  une  fureur  concentrée, 
il  porta  sa  main  fermée  à  son  front;  puis,  se 
levant,  il  se  mit  à  marcher  dans  la  salle. 

Louis  saisit  ce  moment  pour  répéter  à  ses 
nièces  ses  premières  questions  sur  Regnault, 
et  Marie  ,  qu'aucun  trouble  secret  n'empê- 
chait d'y  répondre,  le  fit  de  la  manière  la  plus 
propre  à  disposer  le  cœur  d'un  Fiavy  en  fa- 
veur du  jeune  chevalier.  Germaine,  charmée 
de  trouver  l'aimable  enfant  aussi  éloquente, 
ne  disait  pas  un  mot,  et  se  contentait  de  l'ap- 
prouver d'un  sourire  ou  d'un  signe  de  tête. 
Cet  entretien,  qui  avait  lieu  à  voix  basse,  fut 
bientôt  interrompu  par  messire  Guillaume, 
qui  vint  reprendre  sa  place. 
«  De  quoi  parlez-vous?  dit-il. 


LES  FIAVY.  l6l 

—  De  Regnaull,  répondit  Louis. 

—  Elles  vous  racontaient  sans  cloute ,  re- 
prit le  sire  de  Flavy,  comment  le  duc  de  Bour- 
gogne l'avait  armé  chevalier  de  sa  main  sur  le 
champ  de  bataille?  Grand  bien  lui  fasse  un 
pareil  honneur!  mais  je  tiens  plutôt  à  savoir 
s'il  a  dit  adieu  à  Compiègne  pour  longtemps. 

—  Peut-être  pour  toujours,  répondit  Ger- 
maine d'une  voix  émue. 

—  Tant  mieux  !  »  répliqua  le  sire  de  l'Iavy 
lout  en  regardant  sa  fille  dont  le  trouble  et  la 
rougeur  le  frappèrent  aussitôt.  Il  allait  sans 
doute  ajouter  quelques  mots  pour  éciaircir  le 
rapide  soupçon  qu'il  venait  de  concevoir  lors- 
que la  porte  s'ouvrit,  et  Michel  entra  dans  la 
salle  pâle  comme  la  mort.  «  Des  Anglais!  des 
Anglais!  dit-il,  qui  demandent  à  monter  ici  !  » 

A  celte  effrayante  annonce  tout  le  monde 
quitta  son  siège.  Messire  Guillaume  et  son 
frère  portèrent  la  main  sur  leur  longue  épée; 
Germaine  se  précipita  entre  la  porte  et  son 
père,  imitée  dans  ce  mouvement  par  le  prêtre, 
I.  11 


162  LÇSFLAVy. 

et  Marie  se  jeta  dans  les  bras  de  la  dame  de 
Flavy  qui,  sortant  de  sa  stupeur,  criait  faible- 
menl,  mais  dans  la  plus  grande  épouvante  : 
«  Le  tonnerre,  le  tonnerre  est  tombé  1  » 

Le  sire  de  Flavy  imposa  silence  d'une  voix 
terrible,  et  s  adressant  à  Michel  :  «  Qui  sont 
ces  hommes?  demanda-t-il. 

—  Lord  Hacksou,  le  gouverneur  de  Com- 
piègne,  et  un  autre  chevalier.  11  paraît  qu'ils 
se  sont  égarés  à  la  chasse,  qu'ils  ont  vu  de  la 
lumière  ici... 

—  Pourquoi  Marthe  a-t-elle  ouvert?  s'é- 
cria Germaine. 

—  Mais  ils  n'arrivent  pas  par  là,  répondit 
Michel;  ils  étaient  dans  l'enclos. 

—  Parce  que  la  petite  porte  est  restée  ou- 
verte, dit  messire  Guillaume  en  lançant  un 
regard  foudroyant  à,  son  frère.  Enfin,  puisque 
les  voilà,  il  faut  les  recevoir.  Fais-les  monter, 
poursuivit-il  sans  s'inquiéter  de  l'elTroi  que 
faisait  naître  cette  résolution.  Dis-leur  que  les 
dames  de  Flavy  leur  offrent  un  asile  tant  que 


lES  FI.4VY.  l63 

durera  l'orage.  Garde-toi  bien  de  nommer 
mon  frère  ou  moi.  Nous  sommes  deux  amis 
de  la  famille,  voilà  tout.  Ce  lord  Hackson  ne 
nous  a  jamais  vus,  et  je  ne  lui  souhaite  pas  de 
nous  deviner.  » 

Michel  sortit  pour  exécuter  cet  ordre.  Un 
morne  silence  suivit  pendant  quelques  in- 
stants. La  dame  de  Flavy,  jetant  autour  d'elle 
des  regards  vagues,  venait  de  se  replacer  dans 
son  fauteuil.  »  Asseyez-vous  près  de  ma  mère, 
dit  messire  Guillaume  à  ses  filles,  et  recevez- 
les  avec  tous  les  égards  que  nous  devons  à  ce 
puissant  gouverneur.  » 

Le  sourire  sardonique  dont  il  accompagna 
ces  derniers  mois  fit  frémir  Germaine  et  maî- 
tre Joseph  lui-même,  tout  ardent  royaliste 
qu'il  était  ;  non  que  l'on  dût  craindre  un  guet- 
apens  (dans  son  orgueilleux  respect  pour  sa 
qualité  de  gentilhomme  et  pour  ses  éperons 
d'or  messire  Guillaume  n'assassinait  point  de 
chevaliers)  ;  mais  le  faire  tenir  dans  une 
même  chambre  avec  des  Anglais  sans  que 


l64  LES  PLAVT. 

mort  s'ensuivît  était  chose  si  difficile  que  le 
bon  prôtre  se  dit,  en  voyant  entrer  le  gouver- 
neur et  son  compagnon  :  «  Fasse  le  ciel  qu'ils 
sortent  vivants  !» 


CHAPITRE  X. 


A  ces  mots  prononcés  la  fureur  contenue , 
De  degrés  en  degrés  au  comble  parvenue, 
Éclate,  et  tous  ensemble  en  s'écriant  soudain 
Les  yeux  étincelants  de  pleurs  et  de  colère, 
Sur  leur  ceinture  armée  ils  ont  porté  la  main . 
Lebrun  ,  Voyage  en  Grèce. 


Lord  Hackson  et  son  ami,  portant  tous  deux 
un  faucon  sur  le  poing,  se  prtîsentèrent  avec 
l'air  tranquille  et  souriant  de  gens  qui  pen- 
sent entrer  chez  des  amis.  Arrivés  en  France 
avec  le  dernier  renfort,  ils  ne  connaissaient, 
de  la  nombreuse  famille  des  Flavy,  que  Re- 
gnault,  qui,  comme  on  peut  s'en  souve- 
nir ,  avait  recommandé  son  aïeule  au  gouver- 
neur, mais  sans  instruire  celui-ci  des  motils 


l66  LES  FLA.VY. 

qui  confinaient  ses  parentes  dans  Yertbois  et 
sans  nommer  messire  Guillaume.  Lord  Hack- 
on  croyait  donc  se  trouver  au  milieu  de  no- 
bles picards  tout  dévoués  à  la  cause  bourgui- 
gnonne, et  comme  il  était  rare  alors  qu'un 
manoir  ne  renfermât  pas  des  hommes  d'armes , 
la  vue  du  sire  de  Flavy  et  de  son  frère,  qui  se 
tenaient  debout  causant  ensemble  à  quelque 
distance,  ne  lui  causa  pas  plus  de  surprise  que 
d'ombrage. 

La  rare  beauté  de  Germaine  et  de  Marie, 
dèsle  premier  abord,  engagea  lesMeux  Anglais 
à  se  montrer  polis,  chose  qu'ils  négligeaient 
d'ordinaire  avec  les  habitants  d'un  malheu- 
reux royaume  qu'ils  traitaient  en  pays  conquis. 
ils  s'excusèrent  même  de  s'être  introduits 
chez  des  dames  avec  aussi  peu  de  cérémonies. 
«  Depuis  deux  heures,  dit  lordHackson,  sire 
Georges  et  moi  nous  nous  égarions  de  plus 
en  plus  dans  cette  maudite  forêt,  où  nous 
avons  été  mouillés  jusqu'aux  os.  Enfin  il  a  cru 
voir  briller  de  la  lumière  ici  ;  nous  soiùmes 


LÉS  FLA.VY.  16^ 

entrés  à  tout  hasard,  et  j'appt-ends  avec  plai- 
sir, de  ce  vieux  bonhomme,  qui  du  reste  né 
se  souciait  guère  de  nous  ouvrir,  que  je  suis 
chez  la  noble  dame  que  mon  aiiii  Regnault 
de  Flavy  m'a  prié  de  protéger.  » 

Au  mot  protéger,  si  messire  Guillaume 
n'eût  pas  été  placé  dans  l'ombre,  on  aurait 
vu  la  colère  et  l'indignation  se  peindre  sur 
tous  ses  traits. 

«  En  temps  de  guerre  comme  en  temps  de 
paix  _,  répondit  froidement  Germaine,  les 
droits  de  l'hospitalité  oui  été  respectés  à 
Vertbois.  »  Et,  en  prononçant  ces  paroles, 
elle  jela  un  regard  furtif  sur  son  père  qui  dé- 
tourna les  siens  d'un  air  sombre. 

«  Puisqu'il  en  est  ainsi ,  ma  belle  et  noble 
dame,  reprit  gaîment  lord  Hackson,  permet- 
tez qiië  nous  demandions  quelques  rafraîchis- 
semetils;  ne  (ût-ce  qu'un  flacon  d'eau  claire, 
nous  en  boirions  volontiers;  Georges  et  moi 
nous  mourohs  de  soif. 

— Montei  du  vin,  Michel,  dit  Germaine  ; 


l68  LES  FLàVY. 

car  le  vieux  sommelier  ne  s'était  point  pressé 
de  sortir,  pensant  peut-être  qu'un  homme 
de  plus  n'était  pas  de  trop  dans  un  moment 
pareil;  toutefois,  il  n'osa  point  exécuter  l'or- 
dre de  sa  jeune  maîtresse  avant  d'avoir  jeté  les 
yeux  sur  le  sire  de  Flavy,  qui  fit  un  mouve- 
ment de  tête  approbatif. 

Lord  Hackson  et  sire  Georges  posèrent 
alors  leurs  faucons  sur  un  bâton  placé  dans  la 
salle  pour  servir  à  cet  usage.  «  Voici  deux 
superbes  bêtes,  dit  Louis  de  Flavy,  que  son 
frère  venait  de  décider  à  s'approcher  des  An- 
glais afin  de  les  faire  jaser. 

—  Et  parfaitement  dressées,  répondit  lord 
Hackson,  quoiqu'elles  n'aient  pas  fait  aujour- 
d'hui bonne  chasse  ;  à  peine  avons-nous  trouvé 
l'occasion  de  les  lâcher  deux  fois. 

—  Vous  les  avez  apportés  d'Angleterre  , 
mylord  ? 

—  C'est  un  présent  que  vient  de  me  faire 
le  régent  de  France  à  mon  arrivée  ;  mais  je 
suppose  qu'ils  sont  de  notre  île.  » 


tES  PLAVY.  169 

Pendant  ce  court  entretien,  sire  Guillaume 
s'était  aussi  rapproché  de  ses  hôtes. 

«  Vous  n'êtes  donc  en  France  que  depuis 
peu,  mylord  ?  demanda-t-il. 

—  J'ai  amené  le  dernier  renfort  du  York- 
shirCj  répondit  sire  Thomas.  Nous  ne  sommes 
ici  que  depuis  trois  mois;  mais  j'avais  déjà 
séjourné  sur  le  continent  pendant  près  d'une 
année. 

— Année  drf)nl  les  partisans  de  Charles  doi- 
vent se  souvenir,  dit  sire  Georges  d'un  air 
avantageux. 

— Vraiment!  répliqua  messire  Guillaume 
en  toisant  l'Anglais  qu'il  aurait  étranglé  vo- 
lontiers. 

—  Il  est  vrai,  reprit  lord  Hackson;  Georges 
et  moi  nous  nous  trouvions  à  la  bataille  de 
Verneuil,  et ,  quelques  jours  après,  au  siège 
de  Guise.  On  n'avait,  ma  foi!  pas  alors  le 
temps  de  chasser  au  faucon. 

—  Mais  maintenant,  dit  sire  Guillaume  s'ef- 
forçant  de  dissimuler  la  rage   qu'excitait  en 


1^0  lÉiFtAVir. 

lui  le  souvenir  de  la  bataille  de  Verneuil,  où 
la  plupart  de  la  noblesse  française  avait  péri 
et  lui -môme  avait  été  blessé,  maintenant 
que  votre  monarque  règne  paisiblement  en 
France 

— Paisiblement  si  vous  voulez,  interrompit 
l'Anglais.  Ce  roi  de  Bourges  compte  encore 
pour  lui  plus  de  gens  que  je  ne  voudrais. 

— Bah  !  reprit  le  sire  de  Flavy  d'un  air  mo- 
queur, quelques  misérables  gentilshommes 
qui  s'entêtent  à  lever  des  compagnies,  et  que 
la  seule  vue  de  vos  archers  met  en  fuite. 

—  Il  est  vrai  que  nos  archers  sont  habiles 
et  qu'ils  viennent  prompteraent  à  bout  des 
Armagnacs,  répondit  lord  Hackson;  mais, 
ajouta-t-il ,  voulant  rendre  le  compliment 
adressé  à  sa  nation,  nous  ne  nous  en  trouvons 
pas  moins  très  bien  de  votre  aide,  et  je  me 
rappelle  qu'à  Verneuil  vous  nous  avez  donné 
un  fier  coup  de  main;  car  je  vous  crois  Pi- 
cards j  messires? 

-^  ^Jôus  le  sominefs  en  effet  j»  répondit  Louis. 


IE8FLAVY*  171 

Dans  ce  ttiometit  Michel  rentra ,  apportant 
des  verres  et  deux  Qacons  de  vin  qu'il  s'ap- 
prêtait à  servir,  lorsqu'un  geste  impérieux 
du  sire  de  Flavy  le  cotitraignit  à  quitter  la 
salle. 

Germaine,  qu'inquiétait  prodigieusement 
la  conversation  établie  entre  son  père  et  les 
Anglais,  invita  ces  derniers  à  se  rafraîchir. 
«  Oui,  oui,  continuait  lord  Hackson  en  se 
rapprochant  de  la  table,  il  est  dans  nos  inté- 
rêts tout  comme  dans  les  vôtres^  qu'aucune 
discorde  ne  survienne  entre  le  duc  de  Bedford 
et  le  duc  de  Bourgogne;  si  nous  restons  tou- 
jours unis,  avant  qu'il  soit  six  mois  je  ne 
veux  pas  voir  en  France  un  seul  partisan  du 
Dauphin  sur  pied.  A  la  mort  du  dernier!  s'é- 
eria-t-il,  en  élevant  son  verre. 

—  Ne  boit-on  pas  aux  dames  avant  tout, 
dit  maître  Joseph  qui  vit  le  feu  sortir  des 
yeux  des  deux  frères,  et  une  pâleur  mortelle 
se  répandre  sur  les  visages  de  Germaine  et  de 
Marie. 


172  LESFLAVY. 

—  Oh!  pardon,  répliqua  lord  Hackson  ;  il 
faut  que  ce  soit  un  prêtre  français  ,  Georges, 
qui  nous  donne  une  leçon  de  galanterie.  » 
Tout  quatre  alors  s'étant  inclinés  devant  la 
dame  de  Flavy  et  devant  ses  filles,  la  vieille 
châtelaine,  par  une  réminiscence  des  heureux 
temps  de  sa  vie,  leur  rendit  le  salut  d'un  air 
digne  et  gracieux  à  la  fois  ;  puis  elle  demanda 
tout  bas  à  Marie  qui  étaient  ces  chevaliers. 

Mais  le  coup  que  venait  de  parer  si  heureu- 
sement maître  Joseph  n'était  pas  le  seul  que 
l'on  dût  craindre.  Depuis  neuf  ans  que  les 
étrangers  imposaient  leur  joug  au  royaume  , 
tous  ceux  qui  tenaient  le  parti  de  Charles 
leur  pardonnaient  plus  volontiers  le  ravage 
et  la  désolation  de  la  France  que  le  dédain 
qu'ils  montraient  pour  cette  France  et  pour 
son  roi.  Or,  les  Anglais  qui  se  versaient  sou- 
vent à  boire  ,  s'échauffaient  peu  à  peu,  et, 
comme  ils  maintenaient  la  conversation  sur 
un  sujet  qu'ils  pensaient  être  aussi  intéres- 
sant pour  leurs  alliés  que  pour  eux,  chaque 


LES  PLAVY.  173 

mot  qu'ils  prononçaient ,  chaque  souvenir 
qu'ils  rappelaient  excitaient  une  haine  impla- 
cable dans  l'âme  de  leurs  auditeurs.  Il  leur 
échappait  à  tout  propos ,  contre  Charles  et 
contre  les  siens,  des  expressions  ironiques  ou 
méprisantes ,  qui  faisaient  tressaillir  de  rage 
le  sire  de  Flavy  et  son  frère.  Quant  à  Ger- 
maine, qui  était  elle-même  au  supplice,  elle 
ne  sentait  que  trop  combien  son  père  devait 
avoir  de  peine  à  se  contenir. 

La  situation  de  messire  Guillaume,  en  effet, 
lui  était  devenue  insupportable,  lorsque  lord 
Hackson,luifrappant  sur  l'épaule,  l'invita  ave- 
nir à  Compiègne  ;  car  l'Anglais  ne  remarquait 
pas  que  depuis  quelques  instants  il  parlait 
sans  que  personne  lui  répondît. 

«  N'est-il  pas  vrai  que  vous  y  viendrez  ?  ré- 
péta-t-il. 

—  C'est  mon  projet,  répliqua  le  sire  de 
Flavy,  portant  involontairement  la  main  sur 
la  poignée  de  son  glaive. 

—  Beau  château,  par  saint  Georges!  ma- 


1 74  l'Es  FLAVT. 

gnifique  château  que  le  roi  de  Bourges,  j'es- 
père ,  ne  reverra  pas. 

—  La  pluie  a  tout-à-fait  cessé,  dit  Germaine 
en  s'approchant  d'une  fenêtre.  Si  vous  le  dé- 
sirez ,  mylord,  nous  allons  vous  donner  un 
guide  jusqu'à... 

—  El  pourquoi,  interrompit  vivement  sire 
Guillaume,  qui  ne  pouvait  plus  supporter  l'i- 
dée de  laisser  partir  deux  hommes  aussi  odieux 
sans  avoir  obtenu  raison  de  leurs  outrages, 
pourquoi  ne  pas  offrir  un  lit  à  lord  Hackson 
et  à  ce  chevalier? 

—  Aucune  chambre  n'est  habitable,  répon- 
dit Germaine. 

—  D'ailleurs,  répliqua  l'Anglais,  je  ne  puis 
passer  une  nuit  hors  de  Compiègne.  La  gar- 
nison n'est  pas  nouibreuse,  et  la  ville  renferme 
encore  quelques  bons  Français ,  comme  ils 
s'appellent  entre  eux,  qu'il  est  bon  de  surveil- 
ler sans  cesse. 

—  A  leur  santé  !  »  s'écria  messire  Guillaume 
en  saisissant  un  verre  plein. 


LBS  FIAVT,  175 

Les  deux  Anglais  reculèrent  quelques  pas, 
croyant  toutefois  avoir  mal  entendu. 

«  Ou  si  vous  ne  voulez  pas  porter  celle-là, 
à  la  santé  de  Charles  VII,  roi  de  France,  qui 
vient  d'être  sacré  malgré  vous  dans  la  cathé- 
drale de  Reims  ! 

—  Qui  êtes-vous?  crièrent  lord  Hackson  et 
son  compagnon  en  tirant  leurs  épées. 

—  Guillaume  de  Flavy,  dit-il  d'une  voix  de 
tonnerre,  qui  vous  a  tué  plus  d'hommes  que 
'«îous  n'avez  de  secondes  à  vivre.  Défendez- 
vous.  » 

Au  nom  de  Guillaume  de  Flavy  la  douai- 
rière venait  de  lever  les  yeux  ;  elle  voit  le  fer 
menacerceux  qu'elle  a  portés  dans  ses  flancs. 
Une  lueur  de  raison  ranime  en  elle  cet  in- 
stinct de  mère  qui  survit  à  tout;  elle  se  pré- 
cipite en  criant  :  «  Mes  fils!  »  et  tombe  frappée 
du  coup  que  lord  Hackson  portait  à  son  pre- 
mier-né. 

Une  armée  entière  alors  eût  en  vain  essayé 
de  soustraire  lord  Hackson  à  la  rage  des  deux 


J']6  LES  FLAVY. 

frères.  Ils  le  renversent  bientôt,  baigné  dans 
son  sang,  et  se  ruent  sur  son  cadavre.  Sire 
Georges,  dont  Louis  de  Flavy  a  brisé  le  glaive, 
ne  peut  défendre  son  malheureux  capitaine; 
il  attend  lui-raême  la  mort.  Mais  aux  cris  qu'a 
fait  pousser  à  tous  cette  horrible  scène  ,  Mi- 
chel accourt.  Sire  Georges  saisit  l'instant  où 
la  porte  se  trouve  ouverte,  renverse  le  vieux 
sommelier  d'un  coup  de  poing,  et  s'élance  sur 
l'escalier  trop  rapidement  pour  que,  dans  le 
trouble  général,  on  s'aperçût  d'abord  de  sa 
fuite. 

Tout  ceci,  comme  on  le  pense  bien,  s'était 
passé  en  beaucoup  moins  de  temps  qu'il  n'en 
faut  pour  le  raconter.  Eien  assuré  que  le 
gouverneur  n'est  plus,  sir  Guillaume  cher- 
che sa  seconde  victime. 

«Qu'est  devenu  l'autre?»  s'écria-t-il  en- 
core altéré  de  sang  et  de  vengeance.  Mais  il 
n'entend  pour  réponse  que  des  sanglots  et 
des  gémissements.  La  dame  de  Flavy  était  ex- 
pirante ;  Germaine,  Marie, s'eflforçaient  en  vaia 


LES  FLAVY.  I  77 

d'arrêter  les  flots  de  sang  qui  coulaient  de 
son  sein.  Aidées  du  secours  de  Louis  et  de 
maître  Joseph ,  les  malheureuses  filles  ve- 
naient de  la  relever  et  de  la  placer  sur  un 
siège.  «  Ma  mère  ,  ma  mère  ,  ouvrez  les  yeux  , 
parlez-nous,  »  disaient-elles  en  sanglotant. 
La  fureur  du  sire  de  Flavy  céda  à  ce  triste  spec- 
tacle. Immobile ,  l'œil  fixe  ,  il  contempla  celle 
qui  lui  avait  donné  le  jour,  celle  qui  perdait 
la  vie  pour  lui.  «  Ma  mère,  dit-il  aussi  d'une 
voix^sombre ,  mais  altérée,  parlez  à  vos  en- 
fants; parlez-moi.  » 

L'infortunée  ouvrit  ses  yeux  éteints,  sourit 
tristement,  "et,  sentant  la  mort  approcher, 
elle  regarda  ses  petites-filles  en  faisant  de 
vains  eflbrts  pour  parler.  «  Ordonnez  ',  ordon- 
nez !  »  s'écria  Germaine  qui  se  penchait  sur 
elle  pour  saisir  un  son.  La  dame  de  Fiavy  prit 
la  main  de  la  noble  fille,  la  posa  sur  la  tête 
tie  Marie  et  rendit  le  dernier  soupir. 

«  Que  Dieu  reçoive  son  âme!  »  dit  solen- 
nellement maître  Joseph. 

1.  12 


178  LES  FLAVY. 

Ces  mots,  qui  annonçaient  aux  malheureu- 
ses sœurs  qu'elles  n'avaient  plus  de  mère,  ex- 
citèrent un  tel  désespoir  que  Marie  tomba 
sur  le  corps  de  la  dame  de  Flavy,  entièrement 
privée  de  connaissance.  Le  courage  de  Ger- 
maine alors  surmonta  sa  douleur  ;  elle  ne 
pensa  plus  qu'à  secourir  celle  qu'une  main 
mourante  venait  de  placer  sous  son  appui. 
Il  fallait  d'abord  arracher  la  pauvre  enfant 
au  triste  spectacle  qu'elle  n'avait  pu  suppor- 
ter. Germaine  la  prenait  dans  ses  bras  pour 
la  transporter  dans  une  autre  chambre,  avec 
le  secours  de  son  oncle,  lorsque  Marthe  ar- 
riva hors  d'haleine ,  annonçant  qu'un  homme, 
un  Anglais,  venait  de  se  présenter  tout  à  coup 
devant  elle  comme  elle  allait  se  mettre  au 
lit ,  et  l'avait  forcée  ,  le  poignard  sur  la  gorge, 
à  lui  ouvrir  la  porte  pour  qu'il  pût  sortir  du 
château. 

«  Fuyez!  messeigneurs,  fuyez  !  dit  maître 
Joseph;  sir  Georges,  arrivé  à  Compiègne,  ne 
tardera  pas  à  revenir  avec  des  forces  aux- 


LES  FLÂVT.  I  ^9 

queUes  il  vous  est  impossible    de   résister. 
—  Je  ne  pars  point  sans  ma  fille,  répondit 
le  sire  de  Flavy  ;  je  ne  laisserai  pas  Germaine 
exposée  à  de  s»  grands  dangers.  » 

Mais  dans  l'état  où  se  trouvait  Marie,  qui 
ne  revenait  point  de  son  évanouissement,  on 
ne  pouvait  songer  à  l'emmener,  et  Germaine 
aurait  bravé  mille  morts  avant  de  la  quitter 
Elle  la  serrait  contre  son  sein  et  repoussait 
son  père  qui  la  suppliait  de  monter  à  cheval 
et  de  fuir  avec  lui.  «  Partez,  s'écriait-elle ,  le 
danger  n'est  rien  pour  nous;  les  Anglais  ne 
nous  frapperont  pas  sur  le  corps  de  notre 
mère.  Mais,  au  nom  du  ciel ,  partez  l  » 

Louis  de  Flavy  assistait  en  silence  à  ce  ter- 
rible débat,  résolu  comme  il  était  à  partager 
le  sort  de  son  frère. 

Marthe ,  Michel ,  croyant  voir  de  minute 
en  minute  arriver  les  vengeurs  de  lord  Hack- 
son,  conjuraient  leurs  seigneurs  de  se  rendre 
aux  prières  de  ses  filles.  Maître  Joseph  s'effor- 
çait de  lui  prouver  que  sa  présence  exposait 


I  8o  LES  FLAVY. 

ses  filles,  bien  loin  de  les  protéger.  Enfin, 
Germaine,  le  voyant  résistera  toutes  les  in- 
stances, se  précipite  à  ses  pieds  hors  d'elle- 
même.  «  C'est  trop  de  douleur  !  s'écrie-t-elle 
avec  J'accent  d'un  désespoir  que  les  mots  ne 
peuvent  rendre  ;  par  pitié  pour  moi ,  mon 
père,  fuyez  !  qu'un  même  jour  ne  nous  rende 
pas  orphelines.  Fuyez,  ou  je  vais  mourir  ! 

—  Je  pars,  dit  aussitôt  le  sire  de  Flavy, 
effrayé  de  l'état  d'égarement  dans  lequel  il  la 
voit;  je  pars,  Germaine,  mais  pour  revenir 
avec  des  braves  qui  sauront  périr  ou  te  sau- 
ver. »  En  prononçant  ces  mots  avec  une  émo- 
tion plus  vive  qu'à  lui  n'appartenait,  il  rele- 
vait sa  fille  et  la  serrait  dans  ses  bras  à  plu- 
sieurs reprises.  Puis  ,  s'adressant  à  ses  gens  : 
«Enlevez  ce  misérable,  dit-il  en  poussant 
du  pied  le  cadavre  de  lord  Hackson.  Dès  que 
nous  serons  dehors  refermez  toutes  les  por- 
tes avec  soin.  Quoi  qu'il  arrive,  tâchez  de  ga- 
gner du  temps ,  quelques  heures  ;  je  ne  de- 
mande que  quelques  heures.  » 


LESFLAVY.  i8l 

Alors  il  embrassa  de  nouveau  sa  fille, 
jeta  un  dernier  regard  sur  le  corps  glacé  de 
sa  mère.  «A  revoir,  tueurs  de  femmes!  »  s'é- 
cria-t-il  d'une  voix  terrible,  et  il  sortit  préci- 
pitamment avec  Louis. 


CHAPITRE  XL 


Qu'ils  sont  doux ,  mais  qu'ils  sont  rapides 
les  moments'que  les  frères  et  les  sœurs  pas- 
sent dans  leurs  jeunes  années,  réunis  sous 
l'aile  de  leurs  vieux  parents!  La  famille  de 
l'homme  n'est  que  d'un  jour;  le  souffle  de 
Dieu  la  disperse  comme  une  fumée. 
Chateaubriam),  Bené, 


Marie  venait  enfin  de  reprendre  ses  sens  ; 
un  torrent  de  larmes  coulaient  de  ses  yeux 
et  soulageaient  son  cœur.  Germaine,  assise 
près  du  lit  sur  lequel  elle  l'avait  fait  poser, 
s'efforçait  de  surmonter  sa  propre  douleur 
pour  songer  aux  moyens  d'instruire  la  pau- 
vre enfant  des  nouveaux  dangers  qui  les  me- 
naçaient toutes  deux.  Prenant  grand  soin  de 


lES  FLAVY.  l83 

l'effrayer  le  moins  possible ,  elle  lui  apprit  le 
départ  de  leur  père,  la  fuite  de  sire  Georges, 
et  la  pressentit  sur  l'arrivée  des  gens  de  Com- 
piègne  ,  qui  sans  doute  aurait  lieu  avant  le 
jour.  «  Eh  !  pourquoi  les  attendre  ?  s'écria 
Marie  saisie  d'épouvante  ;  je  me  sens  mainte- 
nant assez  de  force  pour  te  suivre,  pour  ga- 
gner la  forêt. 

—  Hélas!  dit  Germaine,  comment  fuir, 
seules,  à  pied  ?  comment  traverser  la  forêt 
qu'ils  vont  certainement  visiter  pour  y  cher- 
cher notre  père? 

—  Il  est  vrai,  dit  la  pauvre  enfant  toute  en 
pleurs,  nous  sommes  seules,  seules  ! 

—  Et  pourtant,  dit  Germaine  en  prome- 
nant un  triste  regard  sur  la  chambre  où  elles 
se  trouvaient,  et  qu'avait  longtemps  habitée 
la  dame  de  Flavy,  ces  murs  ont  vu  naître 
une  bien  nombreuse  famille,  pour  nous  voir, 
si  jeunes,  appeler  en  vain  un  protecteur. 

— Ah  !  pourquoi  Regnault  n'est-il  plus  ici?» 
s'écria  Marie  les  yeux  levés  vers  le  ciel. 


I  S/^  LES  FLAVY.  * 

A  ce  nom  si  cher,  prononcé  inopinément, 
Germaine  sentit  son  cœur  se  briser.  «  Ne 
parlons  pas  de  Regnault  maintenant,  dit-elle, 
ne  parlons  pas  aujourd'hui  d'un  allié  des  An- 
glais! »  Et  elle  cacha  son  visage  dans  ses  deux 
mains. 

xMarie  prit  ce  mouvement  de  sa  sœur  pour 
l'effet  de  la  haine  que  celle-ci  avait  toujours 
portc'e  aux  partisans  du  duc  de  Bourgogne, 
haine  que  devait  tant  accroître  l'affreux  évé- 
nement de  ce  jour.  Aussi  ,  lorsqu'elle  vit 
Germaine  relever  lentement  la  tête,  les  yeux 
pleins  de  larmes ,  elle  la  supplia  de  lui  par- 
donner d'avoir  ajouté  involontairement  à  ses 
peines. 

0  Te  pardonner  !  s'écria  Germaine ,  ah  ! 
c'est  à  moi  qu'il  faut  que  tu  pardonnes  de 
pouvoir  un  instant  détourner  ma  pensée  de 
toi,  quand  je  suis  devenue  ton  seul  appui, 
quand  le  danger  te  menace  !  »  En  disant  ces 
mots  la  noble  fille  essuyait  ses  pleurs ,  em- 
brassait Marie  et  s'apprêtait  à  sortir. 


lES  FLAVY.  1  S5 

«  Espères-tu  donc  quelque  secours?  de- 
manda la  pauvre  enfant. 

—  Le  secours  du  ciel,  répondit-elle  ;  sois 
sûre  qu'il  te  protégera,  chère  Marie.  » 

Germaine  alors,  la  confiant  aux  soins  de 
Marthe,  courut  s'assurer  que  l'on  avait  exé- 
cuté ses  ordres.  Bien  loin  de  songer  à  une 
résistance  inutile,  elle  s'était  contentée  de 
placer  le  vieux  sommelier  dans  le  logis  de 
Marthe,  afin  qu'il  vînt  avertir  dès  qu'il  ver- 
rait paraître  les  gens  de  Compiègne  au  bout 
de  l'avenue.  Alors  maître  Gauvain,  qui  s'était 
offert  pour  cette  mission  de  paix,  devait  aller 
à  leur  rencontre,  les  informer  du  départ  de 
sire  Guillaume,  et  leur  offrir  de  visiter  tout 
le  manoir,  s'ils  n'en  croyaient  pas  sa  parole. 
Sire  Georges  lui-même,  témoin  de  la  mort 
de  son  capitaine,  ne  pouvait  la  venger  sur  un 
prêtre  et  sur  deux  jeunes  filles  innocentes 
sans  une  atrocité,  qui,  même  dans  ces  temps 
horribles,  n'avait  point  d'exemple. 

Après  s'être  assurée  que  Michel  était  à  son 


l86  lES  FIAVT. 

poste,  Germaine  se  rendit  dans  la  chambre 
où  l'on  avair  déposé  le  corps  de  la  dame  de 
Flavy,  près  duquel  maître  Joseph  était  en 
prières.  Elle  engagea  le  bon  prêtre  à  aller 
trouver  sa  sœur.  Restée  seule  alors,  elle  s'a- 
genouilla devant  le  cadavre  de  sa  pauvre  mère, 
etlà,enprésence  du  ciel,  elle  renouvela  le  vœu 
sacré  de  sacriGer  ses  jours,  s'il  le  fallait,  au 
repos  et  au  bonheur  de  Marie.  «  Ma  mère, 
dit-elle  en  imprimant  ses  lèvres  sur  la  main 
glacée  de  son  aïeule,  du  séjour  des  bienheu- 
reux tu  verras  si  je  remplirai  dignement  la 
place  que  tu  m'as  laissée  près  de  ton  enfant 
chérie! 

L'âme  exaltée  par  cette  abnégation  de  soi- 
même  qui  plaît  tant  aux  cœurs  élevés,  Ger- 
maine se  releva,  ayant  oublié  ses  propres 
dangers,  ayant  oublié  jusqu'à  son  amour;  car 
toutes  ses  pensées  alors  étaient  pour  la  pau- 
vre enfant  qui  n'avait  plus  qu'elle  ici-bas. 

La  nuit  était  fort  avancée.  Sur  l'avis  de 
maître  Gauvain ,  les  deux  sœurs,  après  s'être 


lES  FIAVY.  187 

revêtues  d'habits  de  deuil ,  se  rendirent  avec 
Marthe  dans  la  salle  où  se  prenaient  habituel- 
lement les  repas,  et  le  bon  prêtre  ne  tarda 
pas  à  les  y  rejoindre.  Réunis  ainsi  dans  le 
triste  asile  qu'on  ne  devait  pas  larder  à  en- 
vahir, tous  s'étonnaient  que  tant  d'heures  se 
fassent  écoulées  sans  amener  l'événement 
qu'ils  redoutaient ,  et  peut-être  commen- 
çaient-ils à  espérer  qu'un  motif  quelconque 
avait  empêché  sire  Georges  d'arriver  jusqu'à 
Compiègne  ;  mais  à  peine  les  premiers  rayons 
du  jour  commençaient-ils  à  s'introduire  à 
travers  les  vitraux  que  Michel  accourut,  di- 
sant qu'une  troupe  assez  nombreuse  d'hom- 
mes à  cheval  et  à  pied  se  montraient  au  bout 
de  l'avenue  et  se  dirigeait  vers  le  château. 

«  Ah!   nous  sommes  tous  perdus!  s'écria 
Marie. 

—  Du  calme,  du  calme,  dit  maître  Joseph  ; 
cène  sont  pas  des  femmes,  des  vieillards  qu'ils 
viennent  chercher  ici,  et  si  je  ne  puis  les  em 
pêcher  d'entrer,  n'ayons  surtout  pas  l'air  de 


l88  I.ES  FLAVY. 

craindre  pour  nous-mêmes.  »  En  achevant 
ces  mots  le  prêlre  sortit. 

Souvent,  pendant  cette  cruelle  guerre, 
maître  Joseph  avait  eu  occasion  de  s'adresser 
à  des  hommes  d'armes  de  tous  les  partis.  La 
sainteté  de  son  caractère  l'avait  toujours  mis 
à  l'abri  de  leurs  insultes,  et  il  espérait  encore 
s'en  faire  écouter,  surtout  si  les  Anglais  étaient 
accompagnés  de  quelques  habitants  de  Com- 
piègne,  qui  tous  connaissaient  le  prêtre  de 
Saint-Antoine  et  le  respectaient  beaucoup. 
Tandis  qu'il  traversait  les  cours  d'un  pas  aussi 
rapide  que  le  lui  permettait  son  âge,  il  son- 
geait, non  sans  quelque  satisfaction,  que, 
vraisemblablement,  sire  Georges  conduisait 
la  troupe  ;  et  ce  qui  le  portait  à  s'en  féliciter 
tient  à  une  circonstance  de  la  veille  qu'il  est 
temps  de  faire  connaître  au  lecteur ,  mais 
qui,  fort  heureusement,  était  ignorée  et  de- 
vait toujours  l'être  du  sire  de  Flavy.  Au  mo- 
ment où  le  compagnon  de  lord  Hackson  avait 
réussi  à  s'évader,  maître  Gauvain  se  trouvait 


LESFLAVY.  1 89 

placé  près  de  la  porte,  de  manière  qu'il  lui 
eût  été  possible  d'empêcher  la  fuite  de  l'An- 
glais, ou  pour  le  moins  de  donner  l'alarme. 
Toutefois,  l'horreur  du  sang  et  ce  sentiment 
de  charité  chrétienne  si  naturel  à  un  homme 
d'église  avaient  porté  le  prêtre,  non-seule- 
ment à  souffrir  qu'un  de  ses  mortels  ennemis 
s'échappât,  mais  à  se  ranger  pour  le  laisser 
passer.  Sire  Georges  ne  pouvait  avoir  perdu 
le  souvenir  de  ce  fait,  que  maître  Joseph 
d'ailleurs  se  promettait  bien  de  lui  rappeler 
en  intercédant  pour  celles  qu'on  laisserait  en 
reposj  s'il  n'eût  eu  pitié  de  son  semblable. 

Il  ne  fit  point  vingt  pas  hors  des  murs  sans 
se  trouver  en  face  de  sire  Georges,  d'une 
vingtaine  d'archers  anglais  et  de  nombreux 
miliciens  de  Compiègrie,  à  la  tête  desquels 
marchait  le  commandant  de  la  milice. 

«Halte-là,  dit  ce  dernier  ;  personne  ne  peut 
sortir  du  château  de  Vertbois. 

—  Aussi,  messires,  répondit  maître  Joseph, 
n'ai-je  pas  l'intention  de  m'en  éloigner;  mais 


190  LES  FLAVY. 

j'ai  cru  devoir  vous  instruire  que  les  sires  de 
Flavy  ont  profité  de  la  nuit  pour  s'éloigner, 
et  que  Vertbois  ne  renferme  plus  mainlenanl 
que  deux  infortunées  jeunes  dames  qui  n'aat 
point  d'autre  asile  et  desquelles  j'espère  que 
vous  aurez  pitié,  ne  pouvant  leur  imputer  au- 
cun crime. 

—  Sont-ce  les  filles  de  ce  Guillaume?  de- 
manda sire  Georges.  fi-  ^-    1 

—  Pour  leur  malheur,  répondît  le  prêtre. 
Déjà  les  pauvres  enfants  n'ont  plus  leur 
mère... 

—  Allez,  allez,  interrompit  l'Anglais,  le 
sang  de  cette  vieille  femme  n'a  que  trop  été 
vengé  ;  il  s'agît  de  venger  maintenant  celui  du 
plus  brave  capitaine  qui  ait  porté  cuirasse. 

—  Et  sur  qui?  sur  qui?  insista  maître  Jo- 
seph ;  je  vous  alBrme,  par  le  nom  de  Dieu,  que 
sire  Guillaume  et  son  frère  sont  depuis  long- 
temps loin  d'ici. 

—  Mais  d'autres!  s'écria  sire  Georges  avec 
colère.   Ce  manoir  ne  peut  renfermer  que 


LES  FI^AVY.  191 

des  Ârmagaacs  dont  il  faut  que  justice  soit 
faite. 

—  Un  vieux  sommelier,  son  fils  et  deux 
servantes,  c'est  tout  ce  que  vous  y  trouverez. 

—  Eh  bien!   allons,  reprit  l'Anglais;    et 
prenez  toujours  vos  précautions,  vous  autres.» 
En  prononçant  ces  mots,  qu'il  adressait  à  la 
troupe,  il  s'avança  vers  la  porte. 

«  Sire  Georges ,  dit  Josepli  Gauvain  en  se 
plaçant  entre  la  porte  et  |a  tête  du  cheval  de 
l'Anglais,  ne  me  reconnaissez-vous  pas? 

—  Je  vous  reconnais,  répondit  sire  Geor- 
ges avec  une  sorte  d'embarras. 

—  Souvenez-vous  qu'hier  votre  vie  dépen- 
dait d'un  cri  que  je  n'ai  pas  poussé.  Protégez 
aujourd'hui  de  pauvres  enfants  qui  n'ont  plus 
que  moi/ pour  appui.  Maintenant,  entrez, 
ajouta-t-il  en  ouvrant  la  porte  et  se  disposant 
à  le  précéder  ;  que  vos  gens  visitent  partout; 
mais  je  vais,  si  vous  le  voulez,  vous  conduire 
à  la  salle  où  sont  maintenant  rassemblés  tous 
les  habitants  de  Vertbois.  » 


1  92  LES  FLAVY. 

Sire  Georges,  sans  répondre  à  cet  offre,  des- 
cendit de  cheval  dès  qu'il  fut  dans  la  cour,  et 
les  archers  l'imitèrent.  La  partie  du  château 
qui  restait  sur  pied  était  si  peu  considérable, 
tout  annonçait  si  bien  l'impossibilité  de  s'y 
défendre,  que  l'inspection  d'un  premier  coup 
d'oeil  suffit  pour  convaincre  les  Anglais  et  les 
miliciens  que  le  prêtre  ne  les  trompait  point, 
et  que ,  fussent-ils  en  beaucoup  plus  petit 
nombre,  ils  n'avaient  rien  à  redouter. 

«Qu'est  devenu  le  corps  de  mon  pauvre 
ami?  dit  sire  Georges  que  l'aspect  de  ces 
cours,  qu'il  avait  traversées  si  rapidement  il  y 
avait  peu  d'heures,  sera])lait  émouvoir  extrê- 
mement. 

—  Je  l'ai  fait  placer  dans  une  salle  dont  j'ai 
la  clef,  répondit  maître  Joseph.  Personne  ici 
ne  pouvait  manquer  au  respect  que  l'on  doit 
aux  morts. 

—  Toutes  ces  masures  sont  désertes,  dit  un 
archer  qui  venait  de  faire  le  tour  de  la  cour 
avec  ses  camarades  et  quelques  miliciens. 


LES  PLAVY.  193 

—  J'étais  bien  sûr,  dît  le  chef  bourgeois 
avec  humeur,  j'étais  bien  sûr  que  nous  arrive- 
rions trop  tard  et  que  les  oiseaux  seraient  dé- 
nichés. Si  vous  n'aviez  pas  perdu  deux  heures 
à  retrouver  Compiègne,  messire  Georges. 

—  Et  si  vous  n'aviez  pas  perdu  deux  autres 
heures  à  mettre  vos  tortues  sous  les  armes, 
maître  Richard ,  répondit  sire  Georges  en 
montrant  les  miliciens. 

—  Enfin  il  était  écrit  là-haut  que  nous  n'au- 
rions pas  le  plaisir  de  faire  pendre  Guillaume 
de  Flavy  sur  la  place  de  Compiègne,  reprit 
Paulet. 

—  On  ne  pend  point  un  gentilhomme,  dit 
sire  Georges,  trop  fier  de  sa  naissance  pour 
q(ie  sa  haine  ne  cédât  pas  à  sa  vanité. 

—  On  fait  tout  ce  qu'on  vent  quand  on  est 
les  plus  forts,  répondit  brusquement  le  bour- 
g<^ois;  mais  ce  n'est  point  de  cela  qu'il  s'agit 
maintenant  ;  quoique  je  ne  pense  pas  que  les 
Armagnacs  soient  assez  fous  pour  nous  nvoir 
attendus  dans  cette  mauvaise  tour  qui  reste 

t.  13 


194  l^S  FLAVY. 

sur  pied,  je  n'en  dois  pas  moins  remplir  la 
mission  dont  le  conseil  de  la  tille  m'a  chargé  ; 
car  il  faut  que  je  fasse  mon  rapport  sur  l'état 
où  nous  avons  trouvé  le  château  et  sur  celui 
où  je  compte  le  laisser  pour  la  sûreté  de 
Compiègne.  Nous  allons  interroger  les  fem- 
mes dont  ce  prêtre  nous  a  parlé. 

—  Soit,  répondit  l'Anglais.  »  Et  maître  Gau- 
vain,  ravi  de  voir  les  choses  prendre  une  tour- 
nure légale,  se  pressa  d'ouvrir  la  porte. 

«  Visitez  tous  les  coins  de  ce  bâtiment, 
dit  Paulet  à  la  troupe  ;  il  suffit  que  six  d'entre 
vous  nous  accompagnent.  » 

Tout  en  montant  l'escalier,  maître  Joseph 
examinait  le  chef  des  miliciens  qu'il  avait 
reconnu  aussitôt,  quoiqu'il  ne  l'eût  rencon- 
tré que  deux  ou  trois  fois  dans  les  rues  de 
Compiègne  ,  pour  un  des  plus  riches  mar- 
chands de  bois  de  la  ville  et  pour  le  bour- 
geois qui  gouvernait  tout  le  conseil  des 
notables.  11  ne  doutait  pas  que  le  sort  de 
Yertbois  et  de  ses  habitants  ne  dépendît  en 


LES  FLAVY.  19$ 

grande  partie  de  la  volonté  de  cet  homme  , 
dont  le  crédit  auprès  des  Anglais  acquérait 
encore  plus  d'importance  par  la  mort  du  chef 
d'une  aussi  faible  garnison.  Maître  Richard 
Paulet  pouvait  avoir  trente  ans;  son  visage 
était  pâle,  tirant  même  un  peu  sur  le  jaune  , 
et  l'expression  d'une  mélancolie  profonde  se 
peignait  sur  tous  ses  traits,  les  plus  beaux  et 
les  plus  réguliers  que  l'on  puisse  voir  ;  sa  taille 
élevée  dominait  de  beaucoup  celle  de  ses 
compagnons.  Il  portait  un  costume  moitié 
militaire,  moitié  civil;  car  bien  qu'il  eût  sur 
la  tête  le  léger  casque  alors  en  usage  pour 
toutes  les  milices  de  la  France,  qu'il  tînt  à  la 
main  une  forte  hache,  et  qu'un  large  couteau 
de  chasse  fût  attaché  à  son  côté,  il  était  vctu 
d'un  pourpoint  noir  de  magnifique  drap  de 
Flandre,  sur  lequel  était  noué  négligemment 
une  écharpe  aux  couleurs  de  la  ville,  ce  qui 
n'empêchait  point  que  toute  sa  contenance 
n'eût  quelque  chose  de  martial  qui  semblait 
peu  d'accord  avec  des  fonctions  bourgeoises. 


rgS  LES  FLAVT. 

Plus  maître  Joseph  observait  le  nuage 
sombre  qui  obscurcissait  cette  belle  tête 
d'homme,  plus  le  boa  prêtre  pensait  voir, 
dans  ce  mauvais  Français,  un  être  mécontent 
de  lui-même  et  par  suite  mécontent  des  au- 
tres ,  et  plus  il  tremblait  pour  celles  dont 
maître  Paulet  avait  parlé  si  légèrement  de 
faire  pendre  le  père. 

Germaine  et  Marie,  en  proie  aux  plus  vives 
anxiétés,  parcouraient  la  salle,  s'arrêtaient, 
prêtant  l'oreille  au  raoindrebruit,  elcroyaient 
qu'une  heure  s'écoulait  entre  chaque  minute, 
lorsqii 'enfin  elles  entendirent  marcher  dans 
le  corridor  et  virentbientôt  paraître  sire  Geor- 
ges et  maître  Paulet,  suivis  des  archers  et 
de  maître  Joseph.  A  la  vue  de  sire  Georges 
Marie  tomba  sur  un  siège,  pâle,  tremblante, 
comme  si  déjà  le  glaive  eût  été  levé  sur  elle  et 
sur  sa  sœur;  mais  Germaine,  loin  de  pâlir,  rou- 
git d'horreur  et  de  ressentiment  à  l'aspect 
d'un  ami  du  meurtrier  de  sa  mère,  et  regarda 
d'un  œil   fier,  non-seulement  les  Anglais, 


LES  FLAVY.  197 

mais  l'indigne  Français  qui  les  accompagnait  et 
leur  prêtait  son  secours. 

Soit  que  le  bourgeois  eût  ou  non  remarqué 
le  regard  de  mépris  qu'elle  venait  de  lancer 
sur  lui,  il  s'approcha  d'un  air  sévère  et  de- 
manda s'il  parlait  aux  filles  de  Guillaume  de 
Flavy?  Germaine  ayant  fait  un  signe  affirmatif: 
«  Asseyez-vous  toutes  deux,  continua-t-il,  et 
répondez  avec  vérité  à  nos  questions.  » 

Sans  plus  de  cérémonie,  il  s'assit  lui-même 
ainsi  que  sire  Georges,  les  archers  et  maître 
Joseph  restant  seuls  debout. 

«  Est-il  vrai  que  votre  père  soit  parti?  re- 
prit-il en  attachant  sur  les  deux  sœurs  des 
yeux  perçants. 

—  Grâce  au  ciel!  répondit  Germaine,  les 
regards  élevés  vers  le  ciel. 

—  A  quelle  heure  vous  a-t-il  quittées? 

—  Peu  de  minutes  après  la  mort  de  notre 
malheureuse  mère,  qui  venait  de  tomber  sous 
les  coups  de  lord  Hackson. 

—  Et  ce  pauvre  Hackson,  s'écria  sire  Geor- 


igS  tES  FLAVT. 

ges,  ému  de  colère,  sous  quels  coups  est-il 
tombé  lui-même?  Osez  dire  qui  l'a  tué? 

—  Mon  père ,  répondit  Germaine  d'une 
voix  ferme. 

—  Vous  avouez  donc  que  votre  père  et  son 
compagnon  l'ont  assassiné?  dit  le  bourgeois. 

—  Mon  père  et  son  compagnon  sont  deux 
Flavy,  répliqua  Germaine  ,  ils  n'assassinent 
point;  ce  malheureux  combat  avait  lieu  à 
forces  égales. 

—  Votre  père  était  donc  venu  seul  à  Vert- 
bois  ?  reprit  Paulet. 

—  Seul  avec  mon  oncle. 

—  Et  depuis  quand  s'y  trouvait-il  ? 

—  Depuis  une  heure  à  peu  près. 

—  Quel  motif  l'y  avait  amené? 

—  Le  désir  d'embrasser  sa  mère  et  nous, 
sans  doute;  il  ne  nous  avait  point  vues  depuis 
un  an. 

—  En  quel  lieu  réside-t-il  donc  habituelle- 
ment? 

—  Ainsi  que  tous  les  capitaines  royalistes, 


LES  FLAVT.  I99 

dit  Germaine ,  il  habite  tour  à  tour  les  pro- 
vinces où  les  Français  sont  en  force. 

■ —  Ces  provinces  ne  sont  pas  nombreuses,  » 
répliqua  sire  Georges  d'un  air  moqueur. 

Germaine  venait  de  regarder  Marie  ,  qui, 
les  lèvres  pâles  comme  la  mort,  se  tenait  près 
d'elle  en  silence  ;  elle  ne  répondit  pas. 

«  Mais  du  moins,  reprit  le  milicien  ,  nous 
pourrons  savoir  de  vous  ou  de  vos  gens  quel 
chemin  il  a  pris  ? 

—  Nous  l'ignorons  tous,  dit  Germaine  d'un 
ton  simple  et  en  retenant  un  sourire  de  dé- 
dain. 

—  Savez-vous  qu'en  refusant  de  répondre 
sur  ce  point,  vous  vous  exposez  tous  à  ce  qu'à 
l'instant  même  je  vous  f;i.«se  conduire  dans 
les  prisons  de  Compiègne  ?  » 

Au  mot  de  prison,  Marie  se  jeta  sur  sa  sœur 
en  sanglotant.  «  Calme-toi,  calme-loi,  Marie, 
reprit  Germaine;  quels  hommes  pourraient 
être  assez  injustes  pour  emprisonner  de  mal- 
heureuses orphelines  qui  ne  leur  ont  fait  au- 


200  LES  FAVY. 

CHU  mal?  Quelqu'un  ici,  poursuivit-elle  e 
regardant  sire  Georges  et  le  bourgeois,  quel- 
qu'un ici  saurait  quel  chemin  a  pris  mon  père 
que  nul  de  nous  ne  serait  assez  lâche  pour 
vous  l'apprendre;  mais,  devant  Dieu  qui 
m'entend,  j'affirme  que  nous  l'ignorons.  » 

En  prononçant  ces  derniers  mots,  Ger- 
maine leva  ses  yeux  et  l'un  de  ses  bras  vers  le 
ciel,  tandis  que  de  l'autre  bras  elle  entourait 
la  taille  de  Marie.  Sa  figure  prit  alors  une 
expression  si  noble  et  si  touchante  qu'elle 
avait  quelque  chose  de  céleste. 

«  Que  je  sois  damné  si  j'ai  jamais  vu  une 
plus  belle  créature,  »  dit  tout  bas  sire  Georges 
au  chef  des  miliciens.  Celui-ci  se  leva,  et, 
conduisantl'Anglais  près  d'une  fenêtre  :  «  ÎN'al- 
lez-vous  pas  vous  attendrir  parce  qu'une 
femme  a  de  grands  yeux  noirs?  dit-il  d'un  ton 
dur.  Il  est  absolument  nécessaire  que  ces 
deux  filles  soient  surveillées,  et  que  la  garde 
de  Vertbois  soit  laissée  à  nos  gens. 
—C'était  bien  mou  idée,  répondit  sire  Geor- 


LES  FLAVY.  501 

ges;  mais  je  ne  suis  pas  d'avis  de  la  prison. 

—  li  suffira  que  nous  les  conduisions  près 
de  matante,  répondit Paulet;  elle  est  bonne 
Bourguignonne  et  saura  bien  les  empêcher 
de  correspondre  avec  ce  Guillaume  ou  tout 
autre  Armagnac. 

—  Votre  tante  habite-t-elle  Compiègne? 
demanda  l'Anglais,  qui  désirait  beaucoup  ne 
point  voir  disparaître  les  deux  sœurs. 

— Sans  doute,  répondit  Richard  Paulet; 
nous  logeons  ensemble. 

— J'approuve  le  plan,  dit  sire  Georges,  mais 
chargez-vous  de  les  décider  à  nous  suivre. 

—  Il  faudra  bien,  ma  foi  !  qu'elles  s'y  déci- 
dent ,  »  répliqua  le  bourgeois.  Et  se  rappro- 
chant de  Germaine  et  de  Marie.  «Vous  allez 
veniravec  nous,  leur  dit-il'd'un  ton  impérieux. 

—  Avec  vous!  répondit  Germaine  ;  et  dans 
quel  lieu? 

— A  Compiègne;  je  me  charge  de  vous  trou- 
ver un  asile  chez  une  de  mes  parentes. 

—  Et  qui  se  chargera  déporter  notre  mère 


302  lES  FtAVY. 

dans  sa  dernière  demeure?  s'écria  Germaine; 
si  vous  avez  quelque  pitié,  laissez-nous  lui 
rendre  les  derniers  devoirs,  laissez-nous  à 
Vertbois. 

—  N  avez-vous  pas  été  le  chapelain  de  la 
dame  de  Flavy?  »  dit  Paulet  en  s'adressant  à 
maître  Joseph. 

Celui-ci  ayant  répondu  par  un  si^ne  de  tête 
alfirmatif  : 

«  Restez  donc  ici  et  faites  rendre  à  la  terre 
ce  qui  appartient  à  la  terre  ;  dix  de  nos  hom- 
mes vont  se  loger  dans  ce  château  jusqu'au 
moment  où,  si  Ton  m'en  croit,  on  fermera  ses 
portes  pour  ne  plus  les  ouvrir. 

—  Il  y  a  longtemps,  dit  sire  Georges,  que 
toute  habitation  située  dans  la  forêt  et  voisine 
delavilie  devrait  être  démolis    ou  du  moins 

occupée  par  les  nôtres.  » 

Pendant  ce  colloque ,  les  deux  malheu- 
reuses sœurs  se  tenaient  immobiles  sur  leurs 
sièges,  aussi  effrayées  maintenant  de  rester  à 
Vertbois,  au  milieu  des  gens  d'armes   qu'on 


LES  FLAVY.  ao3 

allait  y  laisser,  que  de  se  rendre  à  Compiègne, 
lorsque  maître  Joseph,  saisissant  le  moment 
où  sire  Georges  donnait  l'ordre  de  rapporter 
à  la  ville  le  corps  de  lord  Hackson,  s'approcha 
d'elles  et  leur  dit  à  voix  basse  : 

«  Suivez-les  ;  Compiègne  est  plus  sûr  pour 
vous.  «Puis,  se  tournant  vers  le  milicien,  il  le 
pria  de  permettre  que  Marthe  et  le  sommelier 
pussent  rester  avec  lui  pour  l'aider  dans  les 
soins  dont  il  se  trouvait  chargé. 

a  Je  n'y  vois  point  d'inconvénient,  répon- 
dit le  bourgeois  après  avoir  jeté  un  regard 
sur  les  deux  vieilles  gens. 

—  Oh!  maître  Paulet,  dit  Marthe  d'une 
voix  entrecoupée  par  les  sanglots  ,  qui  m'au- 
rait dit,  quand  je  vous  ai  connu  tout  enfant, 
qu'un  jour  vous  viendriez  arracher  mes  jeunes 
maîtresses  de  leur  maison?  Quel  respect,  quel 
amour  votre  brave  homme  de  père  n'avait-il 
pas  pour  les  Flavy  !  » 

Le  prêtre  et  Marie  frémirent  en  enten- 
dant la  bonne  femme  parler  sur  ce  ton  à  celui 


2o4  JLES  FLAVY. 

que  les  Anglais  eux-mêmes  traitaient  avec  une 
si  grande  considération  ;  mais  le  chef  des  mi- 
liciens fixa  pendant  quelques  instants  sur  Mar- 
the des  yeux  qui  n'exprimaient  aucun  ressen- 
timent, et,  sans  lui  répondre  un  seul  mot,  il 
invita  brusquement  les  deux  sœurs  à  le  suivre. 
Germaine  se  leva,  et  s'adressant  à  lui  d'un  ton 
solennel  :  «Au  nom  de  ce  père  dont  Marthe 
vous  rappelle  le  souvenir,  dit-elle,  me  jurez- 
vous  que  vous  nous  conduisez  chez  votre  pa- 
rente ? 

—  Je  vous  le  jure,  »  répondit  le  bourgeois 
en  détournant  la  tête ,  comme  s'il  eût  voulu 
fuir  le  regard  de  celle  qui  lui  parlait. 

0  ]Nous  sommes  prêtes,  »  reprit  Germaine. 
Elle  couvrit  alors  sa  figure  de  son  voile  et  passa 
le  bras  de  Mariedanslesien.  o  Faites  ici,  mon 
père ,  continua-t-elle  en  serrant  la  main  du 
bon  prêtre  d'une  manière  très  significative , 
faites  ici  tout  ce  que  je  ferais  s'il  ^m'était  pos- 
sible de  restera  votre  place.  Michel  peut  vous 
seconder.  » 


LES  PLAVY.  ao5 

En  parlant  ainsi,  Germaine  pensait  sur- 
tout au  moyen  d'empêcher  que  son  père, 
revenant  ainsi  qu'il  l'avait  annoncé,  ne  tombât 
à  l'improviste  au  milieu  des  soldats  qui  res- 
taient. Maître  Joseph  la  comprit  si  bien  qu'il 
répondit  en  regardant  le  sommelier  :  «  Je 
compte  sur  lui,  ma  fille;  tout  sera  fait  pour  le 
mieux.  Vous  pouvez  partir  en  paix.  »  Alors , 
sire  Georges  et  maître  Paulet  ayant  choisi  les 
dix  hommes  à  qui  l'on  confiait  la  garde  de 
Vertbois,  le  reste  de  la  troupe  se  mit  en  roule 
pour  Compiègne,  les  deux  sœurs  marchant 
entourées  par  les  miliciens. 


CHAPITRE  XII. 

De  ceux  qu'on  reconnaît  voir  les  yeux  se  baisseï*, 
b'aiitres  se  détourner  de  peur  dé  vous  blesser. 
D'autres  nouveau-venus,  en  secouant  leurs  têtes. 
D'un  air  indifférent  demander  qui  vous  êtes. 
Lajiartiise,  Jocelyn. 


Dans  Fe  chemin  Marie  ne  cessa  point  de 
verser  des  larmes.  «Bienheureuse  notre  pau- 
vre mère ,  disait-elle ,  qui  ne  nous  voit  pas 
traînées  sur  la  voie  publique  ainsi  que  l'on 
conduit  les  criminels  !  »  Germaine  s'efforçait 
de  rassurer  sa  timide  compagne,  et  pourtant 


LES  FtAVY.  aÔ7 

elle-même  n'envisageait  qu'en  fréraissatit  leur 
affreuse  situation.  Quelle  confiance  pouvait-on 
prendre  dans  cet  homme  qu'il  leur  fallait 
suivre,  et  qui  désormais,  sans  doute,  allait 
disposer  de  leur  sort?  Quel  appui,  quel  se- 
cours pouvaient-elles  espérer  des  habitants  de 
Compiègne  qui,  tremblant  sous  le  joug  de  fer 
des  Anglais,  craindraient  même  de  manifester 
l'attachement  qu'ils  portaient  aux  Flavy?  De 
tous  les  anciens  amis  de  la  famille,  plusieurs 
avaient  fui  peut-être  ,  et  peut-être  aussi  quel- 
ques-uns, semblables  à  cet  indigne  bourgeois 
qui  prêtait  son  secours  aux  oppresseurs  de  la 
France  ,  persécuteraient  les  filles  de  l'Arma- 
gnac? Elles  n'avaient  donc  d'espoir  que  dans 
la  pitié  de  ces  odieux  étrangers,  dont  l'aspect 
seul  était  un  supplice.  Il  fallait  vivre  au  mi- 
lieu d'eux,  n'entendre  que  des  discours  aux- 
quels tout  Français  était  tenté  de  répondre 
avec  le  glaive  !  Ces  pensées  auraient  accablé 
Germaine ,  si  sa  première  pensée  alors  n'a- 
vait point  été  d'adoucir  le  désespoir  de  si. 


âo8  LES  PLAVY. 

sœur.  Aussi ,  bien  loin  de  confier  ses  craintes 
à  la  pauvre  enfant ,  elle  cachait  sous  un  front 
calme  l'angoisse  qui  déchirait  son  ârae.  «  J'ai 
bon  espoir,  Marie,  disait-elle,  puisqu'ils  ne 
nous  mènent  pas  en  prison  et  qu'ils  ne  nous 
séparent  point.  »  Mais  Marie ,  efifrayée  surtout 
de  marcher  au  milieu  d'hommes  armés,  ne 
répondait  que  par  des  soupirs  et  des  sanglots. 
A  peine  était-on  entré  dans  la  ville  par  la 
porte  de  Pierrefond  que  l'on  fit  halte.  Sire 
Georges  et  le  chef  des  miliciens  s'étant  dit 
quelques  mots ,   le   premier  s'approcha  des 
deux  sœurs.  «  Mon  devoir  m'oblige  à  retour- 
ner au  château  sans  retard,  dit-il,  s'adres- 
sant  principalement   à   Germaine.   Jusqu'au 
moment  où  j'irai  vous  ofifrir  tous  mes  services , 
je  vous  remets  aux  soins  de  maître  Paulet, 
à  qui  je  recommande  nos  belles  prisonniè- 
res. »  Le  bourgeois  gardant  le  silence  ,  cette 
galante  allocution  n'obtint  aucune  réponse; 
car  Germaine  était  encore  plus  efi'rayée  du 
ton  mielleux  et  des  tendres  regai-ds  de  l'An- 


tES  FLAVY.  209 

glaîs  que  de  l'air  indifférent  et  brutal  du  mi- 
licien. 

Sir  Georges  ,  suivi  des  Anglais  ,  prit  donc 
le  chemin  du  château  royal  qu'on  aperce- 
vait sur  la  droite.  «  Sommes-nous  encore  fort 
loin  du  lieu  où  vous  nous  conduisez?»  dit 
Germaine  à  maître  Paulet.  Car  Marie  ^  très 
fatiguée  de  la  route,  après  une  nuit  passée 
sans  sommeil,  s'appuyait  sur  elle  comme  ayant 
peine  à  se  soutenir. 

«  Dans  quelques  instants  vous  serez  chez 
ma  tante  ,  répondit  le  bourgeois  ;  nous  lo- 
geons près  des  bords  de  l'Oise,  » 

Quoique  le  chef  des  miliciens  eût  fait  cette 
réponse  sans  daigner  regarder  celle  qui  'in- 
terrogeait ,  l'accent  de  sa  voix  semblait  moins 
dur  qu'il  ne  l'avait  été  jusqu'alors.  Marie  elle- 
même  en  fit  aussitôt  la  remarque,  et  le  dit  tout 
bas  à  sa  sœur,  en  l'engageant  à  continuer  la 
conversation  ;  mais  ,  outie  que  Germaine  avait 
été  obligée  de  se  faire  effort  pour  adresser  la 
parole  ù  un  être  qu'elle  méprisait  profondé- 
I.  14 


210  L15S  FLAVT. 

ment,  maître  Paulet  reprenait  sa  place   en 
tête  et  se  remettait  en  marche. 

A  peine  entrait-on  dans  la  première  rue 
(ju'il  fallait  traverser  que  l'aspect  d'une  troupe 
de  milice,  conduisant  deux  femmes,  excita  la 
curiosité  générale.  De  toutes  parts  on  ou- 
vrit les  fenêtres,  ou  sortit  des  boutiques  et 
des  portes  pour  voir  de  plus  près  celles  qu'on 
jugeait  bien  être  des  prisonnières.  Marie  se 
bâta  de  croiser  son  voile  sur  sa  Ggure ,  aiin 
d'échapper  aux  regards  de  la  foule  ;  Germaine 
au  contraire  rejeta  le  sien  en  arrière.  «  Pour- 
quoi te  cacher  ?  dit-elle  à  sa  sœur  avec  amer- 
tume ;  je  me  réjouis  au  contraire  que  tous  ces 
bourgeois,  dont  les  pères  ont  peut-être  mangé 
le  pain  de  nos  pères,  voient  où  nous  a  ré- 
duites leur  lâcheté;  car  nul  n'oserait  élever 
la  voix  en  faveur  des  biles  d'un  Flavy.  » 

INul  ne  l'osait  en  eilèt;  mais  dès  qu'on  eut 
reconnu  les  deux  sœurs,  une  respectueuse 
pitié  se  peignit  sur  toutes  les  figures.  Chacun 
s'approchait  avec  intérêt,  demandant  timi- 


LES  FLAVT.  2  I  f 

dément  ce  qu'ayaient  fiait  ces  nobles  dem'OT- 
seHes  pour  être  arrachées  de  leur  manoffr. 
«  En  arrière  !  en  arrière  !  dit  maître  PauleE 
dnne  voix  haute ;•  je  réponds  d'elles  à  nos 
maîtres.  »  Et  deux  Anglais  passant  dan»  ce 
moment,  hommes  et  femmes  se  hâtèrent  é& 
rentrer  chez  eux. 

«  Nos  maîtres  !  pensa  Germaine  ;  ils  ne  le 
seraient  pas  sans  ce  vil  Français  et  ses  pa- 
reils. »  Cette  idée  redoui)lait  encore  son  aver- 
sion pour  le  chef  des  miliciens ,  lorsqu'elle 
le  vit  s'arrêter  devant  une  maison  de  fort  jo- 
lie apparence  ,  dont  une  servante  aussitôt  ou- 
vrit la  porte.  «  Vous  pouvez  maintenant  aller 
vous  reposer,  dit  maître  Paulet  en  congé- 
diant sa  troupe.  Ceux  qui  sont  de  garde  pour 
la  nuit  se  rendront  ce  soir  à  la  maison  de 
ville  comme  à  l'ordinaire.  » 

Les  bons  bourgeois  ne  se  le  firent  pas  dire 
deux  fois ,  et  tandis  que  chacun  d'eux  repre- 
nait isolément  le  chemin  de  son  logis,  leur 
chef,  après  avoir  fait  entrer  les  deux  sœurs , 


2  1  2  LES  FLAVY. 

referma  lui-même  la  porte  avec  soin  et  passa 
devant  elles,  non  sans  faire,  à  leur  grande 
surprise ,  une  légère  inclination.  Il  monta 
quelques  marches  et  les  introduisit  dans  un 
appartement  où  tout  annonçait  l'aisance  et 
même  la  richesse.  De  belles  tapisseries  de 
Beauvais  ornaient  les  murs ,  des  vitrages  blancs 
relevés  de  lacs  et  de  chiffres  en  couleurs  rem- 
plaçaient aux  fenêtres  les  châssis  de  toile  ci- 
rée ;  le  plancher  était  recouvert  de  carreaux 
peints  ,  et  ces  différents  ornements,  qui  pour 
l'époque  tenaient  de  la  magnificence,  répon- 
daient à  l'élégance  de  l'ameublement  ;  car  au 
lieu  des  bancs  et  des  escabelles  alors  en  usage 
chez  les  bourgeois,  et  même  chez  beaucoup 
de  nobles,  la  chambre  était  garnie  de  fau- 
teuils et  de  chaises  artistement  sculptés  et  re- 
couverts de  cuirs^ou  de  serge  verte. 

En  entrant  dans  un  lieu  qui  ressemblait  si 
peu  au  cachot  qu'elle  avait  craint  d'habiter, 
Marie  sentit  toutes  ses  terreurs  se  dissiper,  et 
la  vue  de  deux  femmes,  dont  l'aspect  n'avait 


LES  FLAVY.  2  f  3 

rien  que  de  rassurant,  rendit  aussi  quelque 
confiance  à  Germaine.  L'une  de  ces  femmes 
pouvait  avoir  cinquante  ans;  l'iiabit  de  veuve 
qu'elle  portait  faisait  contraste  avec  l'expres- 
sion de  sa  figure  ronde  et  réjouie  sur  laquelle 
il  ne  restait  d'autre  trace  que  celle  du  rire. 
L'autre ,  âgée  de  dix-sept  ans  au  plus ,  était 
aussi  jolie  qu'on  peut  l'être  lorsqn'avec  une 
taille  bien  prise,  des  traits  charmants,  une 
fraîcheur  éblouissante  ,  l'ensemble  de  la  per- 
sonne n'ofire  rien  de  très  distingué.  Elle  était 
vêtue  d'une  robe  verte  assez  courte ,  ouverte 
et  rejetée  en  châle  sur  ses  épaules ,  de  ma- 
nière à  laisser  voir  un  élégant  corset  rose,  lacé 
jusqu'à  sa  gorge  ,  que  recouvrait  modestement 
une  chemise  de  fine  batiste  plissée.  Ses  che- 
veux cendrés ,  séparés  sur  le  milieu  de  la 
tête,  formaient  plusieurs  nattes  retroussées 
avec  art  à  la  hauteur  des  oreilles.  Enfin,  si 
cette  toilette  n'était  point  un  indice  certain 
de  coquetterie ,  elle  annonçait  au  moins 
dans  la  jeune  fille  un  grand  soin  de  faire  res- 


a  l4  LES  FILkYY. 

siortir  les  avantages  qu'elle  avait  reças  de  4a 
aatirre. 

A  l'entrée  de  Richard  Pa«let.  conduisant 
Germaine  et  Marie  ,  les  deux  femmes  se  le- 
vèrent. «  Tante  Marguerite,  dit-il  à  la  plus 
âgée,  je  vous  amène  les  filles  du  seigneur  Guil- 
laume de  Flavy,  qui  doivent  habiter  celte  mai- 
soa  et  n'en  point  sortir,  mais  qu'il  nous  est 
permis  de  traiter  avec  tous  les  égards  que  l'on 
doit  à  l'infortune. 

—  Soyez  les  bienvenues  chez  nous,  dît 
la  vieille  dame  en  s'empressant  d'approcher 
des  sièges ,  soyez  les  bienvenues  dans  la  mai- 
son des  Paulet  ;  notre  bisaïeul  a  été  affranchi 
par  un  Flavy,  et  cela  sans  qu'il  eût  besoin  de 
débourser  un  sou.  Grâce  à  Dieu  ,  ses  descen* 
dantâ  sont  là  pour  payer  sa  dette  autant  qu'ils 
le  peuvent!  » 

C'est  surtout  lorsqu'il  est  tombé  dans  un 
état  de  dénuement  et  de  dépendance  qu'un 
être  fier  est  sensible  aux  témoignages  de  res- 
pect. La  réception  de  dame  Marguerite  ton- 


LESFtAVT.  2l5 

cha  Germaine  au  point  qu'elle  prit  la  màin  de 
la  bonne  femme  et  la  serra  dans  les  siennes 
avec  autant  d'affection  que  de  reconnais- 
sance, tout  en  jetant  un  regard  rapide  sur  le 
chef  des  miliciens,  qui  dans  ce  moment  at- 
tachait ses  yeux  sur  elle,  non  plus  avec  cet  air 
dur  et  menaçant  qu'il  avait  montré  jusqu'a- 
lors, mais  avec  l'expression  d'un  intérêt  qui 
semblait  aller  jusqu'à  l'émotion. 

«  Que  Dieu  vous  récompense ,  dit  Ger- 
maine employant  involontairement  et  sans  se 
faire  effort  les  termes  les  plus  humbles,  que 
Dieu  vous  récompense,  ma  chère  dame,  d'ac- 
cueillir ainsi  deux  pauvres  orphelines  qui 
n'ont  plus  d'espoir  que  dans  votre  pitié  ! 

—  Ne  parlez  pas  de  cette  manière,  ma 
belle  demoiselle,  répondit  Marguerite  qui 
s'assit  près  des  deux  sœurs.  Chacun  de  nous 
fera  ses  efforts  pour  que  vous  ne  regrettiez 
pas  Verlbois.  Ce  cher  Verlbois  !  que  je  l'ai  vu 
brillant  dans  mon  enfance  !  Combien  de  fois 
ai- je  été  danser  dans  ses  cours  ou  bien  admi- 


2  1  6  LES  FLAVY. 

rer  toutes  les  belles  choses  que  le  château 
renfermait! 

—  Il  ne  renferme  plus  maintenant  que  des 
tombes,  dit  Germaine.  Aujourd'hui,  à  cette 
heure  peut-être ,  on  y  place  notre  mère  dans 
la  sienne.  »  Et  Germaine,  qui  depuis  la  veille 
se  refusait  les  larmes,  cessa  de  les  retenir  et  les 
laissa  couler  sur  ses  joues. 

«La  dame  de  Flavy  est-elle  morte!  »   s'é- 
cria la  bonne  femme  en  joignant  les  mains. 

L'angoisse  des  deux  sœurs  ne  leur  permit 
pas  de  répondre  à  cette  question  ;  mais  dame 
Marguerite  ,  poussée  par  un  sentiment  cu- 
rieux habituel  aux  personnes  vulgaires,  allait 
sans  doute  insister  pour  obtenir  quelques  dé- 
tails, lorsque  son  neveu,  lui  frappant  douce- 
ment sur  l'épaule  ,  l'attira  dans  une  embra- 
sure de  fenêtre  et  lui  parla  d'une  voix  basse 
assez  longtemps.  Tandis  qu'il  semblait  lui 
donner  difl'érentes  instructions,  la  jeune  fille, 
restée  debout,  attachait  en  silence  sur  les 
deux  sœurs  des  regards  où  se  lisaient  une  vive 


^ 


LES  FLAVY.  2I7 

curiosité  et  une  nuance  de  mécontentement. 
Parfois  aussi  elle  regardait  le  milicien,  qui 
jusqu'alors  n'avait  pas  semblé  la  remarquer; 
mais  dès  qu'il  eut  quitté  dame  Marguerite  il 
s'approcha  d'elle  et  lui  demanda  si  Daniel 
n'était  point  venu. 

Au  nom  de  Daniel  Germaine  étonnée  re- 
leva la  tête,  espérant  apprendre  quelle  sorte 
de  rapports  pouvait  exister  entre  l'ami  des 
Anglais  et  le  petit  sorcier,  qu'elle  avait  lieu 
de  croire  ami  de  son  père.  Son  attente  fut 
trompée  ;  car,  sur  la  réponse  négative  de  la 
jeune  fille,  Pauiet  sortit  de  la  chambre,  et 
peu  d'instants  après  de  la  maison,  à  en  juger 
par  le  bruit  que  fit  la  porte  de  la  rue  qu'on 
entendit  s'ouvrir  et  se  refermer. 

«Allons,  allons,  Georgette,  dit  dame  Mar- 
guerite à  la  jeune  fille  dès  que  son  neveu  fut 
dehors,  il  faut  préparer  la  chambre  verte  et 
ta  chambre  pour  ces  nobles  demoiselles.  Tant 
que  nous  aurons  le  plaisir  de  les  garder  ici , 
tu  coucheras  près  de  moi.  » 


llS  LES  PtAVT. 

Sur  IWdre  de  céder  sa  chambre ,  ordre 
qu'elle  jugeait  bien  avoir  élé  donné  par  le 
maître  de  la  maison,  la  jeune  fille  fronça  le 
«sourcil,  puis  poussa  un  léger  soupir;  mais, 
avec  une  douceur  qui  semblait  former  le  fond 
de  son  caractère,  elle  n'en  i^pondit  pas  moins 
aussitôt  que  la  chambre  verte  était  toute 
prête  et  qu'elle  allait  retirer  ses  effets  de  la 
sienne. 

Elle  sortait,  lorsque  Germaine  l'arrêta, 
et  s'adressant  à  dame  Marguerite  :  «  Je  vous 
Supplie,  dit-elle,  de  ne  déranger  personne; 
une  seule  chambre  nous  suffit  parfaitement, 
car  tout  notre  désir  est  de  n'être  pas  séparées. 

—  Eh  bien  !  dit  dame  Marguerite  en  don- 
nant un  petit  soufflet,  par  manière  de  badi- 
nage  ,  sur  la  joue  vermeille  de  la  jeune  fille, 
la  petite  gardera  son  lit.  Je  conçois,  mes  chères 
demoiselles,  que  vous  désiriez  rester  ensem- 
ble ,  quoique  à  vrai  dire  nous  ne  souffrirons 
pas  que  vous  passiez  toute  la  journée  vis-à- 
vis  l'une  de  l'autre ,  ce  qui  ne  servirait  qu'à 


LES  FLAVT.  aig 

vous  affliger  «davantage.  Chagrin  contre  cha- 
grin ne  vautrieo,  comme  disait  mon  pauvre 
Phellipot ,  et  l'homme  qui  pleure  doit  aller 
chercher  l'homme  qui  rit.  » 

En  prononçant  ces  adages  dictés  par  une 
heureuse  philosophie,  s'ils  ne  Tétaient  point 
par  une  sensibilité  bien  profonde  ,  l'air  pres- 
que jovial  de  dame  Marguerite  témoignait 
a&sez  qu'elle  les  avait  toujours  mis  en  prati- 
que pour  son  compte. 

«  Sainte  Vierge  1  continua-t-elle  sans  re- 
prendre haleine,  où  donc  ai-je  la  tête  pour 
ne  point  vous  offrir  quelques  refraîchisse- 
ments?  Yous  devez  certainement  avoir  faim 
ou  soif.  Il  y  a  loin  de  Vertbois  ici ,  et  si  vous 
êtes  venues  à  pied 

—  Nous  vous  rendons  grâce,  répondit  Ger- 
maine; quelques  instants  de  repos  seulemeat 
nous  seraient  nécessaires ,  car  je  crois  ma 
sœur  très  faliguée.  » 

Marie  en  effet  était  fort  pâle  ç  cependant 
elle  ne  pkurait  plus^  tant  l'aspect  de  gea«  et 


220  LES  FLAVY. 

d'objets  nouveaux  parvient  à  distraire  la  jeu- 
nesse des  peines  les  plus  vives.  «  A  merveille  ! 
dit  dame  Marguerite;  point  de  gêne,  point 
de  gêne  ;  je  vais  vous  conduire  à  votre 
chambre,  dont  j'espère  que  vous  serez  con- 
tentes. » 

Faisant  signe  alors  à  Georgette  de  la  suivre, 
elle  précéda  les  deux  sœurs  le  long  d'un  grand 
corridor,  au  bout  duquel  elle  les  introduisit 
dans  une  vaste  pièce  tendue  d'une  tapisserie 
à  feuillage  et  plus  richement  meublée  qu'au- 
cune autre  partie  de  la  maison. 

«  Cette  chambre  ,  dit-elle  en  entrant ,  était 
celle  de  mon  pauvre  frère  et  de  sa  femme. 
Depuis  la  mort  de  tous  deux  ,  mon  neveu  n'a 
jamais  permis  que  personne  y  mît  les  pieds, 
si  ce  n'est  pour  l'entretenir  avec  soin;  et  je 
ne  croyais  guère  la  voir  habitée  par  d'autres 
que  par  Richard  lui-même,  s'il  venait  à  se 
marier. 

—  Appelez-vous  votre  neveu  Richard  ?  dit 
Germaine  intérieurement    surprise  d'un  tel 


LES  FLAVY.  22  1 

respect   filial    dans  un  homme  qui  lui  sem- 
blait aussi  grossier  que  méchant. 

—  Je  me  permets  cela,  répondit  dame 
Marguerite  en  souriant  d'un  air  d'orgueil  et 
de  satisfaction  ,  parce  qu'il  est  le  fils  de  mon 
propre  frère  ;  car  personne  dans  Compiègne 
ne  le  nomme  autrement  que  maître  Paulet; 
beaucoup  même  le  traitent  de  messire,  depuis 
qu'il  est  commandant  de  la  milice  et  l'un  des 
douze  notables  chargés  d'administrer  la  ville .» 

Germaine  gardant  le  silence  à  l'énuméra- 
lion  de  ces  litres  :  «J'espère,  reprit  la  digne 
femme,  que  rien  ici  ne  vous  manquera.»  Et 
tout  en  disant  cela  elle  soulevait  avec  un  peu 
d'affectation  une  riche  aiguière  et  une  tim- 
bale en  argent  posées  sur  une  petite  toilette, 
objets  qu'on  pouvait  en  effet  s'étonner  de 
trouver  à  cette  époque  dans  la  jiiaison  d'un 
bourgeois. 

«  Il  ne  nous  manque  que  les  moyens  de 
répondre  à  votre  bonté ,  dame  Marguerite , 
dit  Germaine  en  lui  prenantlamain,  à  moins 


ial  tES  FLAVT. 

qu'une  bien  vive  reconnaissance  ne  nôws  ac- 
quitte avec  vous. 

—  Et  de  reste,  et  de  reste,  mesdemoisel- 
les. Regardez-vous  ici  comme  chez  vous;  la 
prison  n'est  pas  dure  après  tout,  car,  moi  qui 
vous  parle,  je  ne  mets  jamais  le  pied'  dehors 
que  pour  aller  entendre  la  messe  à  Saint- 
Jacques  ou  à  Saint-Antoine,  les  dimanches  et 
fêtes  ;  ainsi  vous  pouvez  compter  sur  moi  pour 
vous  tenir  compagnie.  Maintenant  je  vous 
laisse^  je  vais  m'occuper  du  dîner  ;  je  veux 
que  vous  le  trouviez  bon.  Nous  dînons  à  onze 
heures  précises. 

—  Depuis  deux  jours,  répondit  Germaine, 
j'ai  cessé  de  compter  mes  tristes  heures;  j'i- 
gnore à  laquelle  nous  sommes  maintenant. 

—  Mais  je  n'en  sais  trop  rien  non  plus , 
dit  dame  Marguerite  en  se  retournant  vers 
la  jeune  fille  qui  restait  immobile  à  quel- 
que distance  ,  les  yeux  constamment  fixés 
sur  les  deux  sœurs,  et  principalement  sur 
Germaine.  Eh  bien!  Georgette,  poursuivit- 


LE»  ELAVY.  aa^ 

elle,  qu'as-tu  donc  fait  de  la  langue  aujour- 
d'hui? Toi  qui  babilles  souvent  plus  qu'il  ne 
faudrait,  ne  peux-tu  dire  quelle  heure  il  est 
quand  on  le  demande  ? 

—  Neuf  heures  viennent  de  sonner  à  la 
maison  de  ville,  répondit  Georgette. 

—  Ainsi,  mes  belles  demoiselles,  il  vous 
reste  deux  bonnes  heures  pour  vous  reposer. 
Si  vous  m'en  croyez,  vous  vous  jetterez  sur 
votre  lit  et  vous  ferez  un  petit  somme  ;  rien 
ne  remet  le  corps  et  l'esprit  comme  le  som- 
meil 'y  moi  qui  vous  parle,  dès  que  j'ai  du  cha- 
grin, je  dors.  Au  reste,  si  vous  désirez  quel- 
que chose,  il  suffit  que  vous  appeliez  sur  la 
porte  ;  vous  êtes  sûres  d'être  entendues  de 
Georgette  ou  de  moi.  » 

En  achevant  ces  mots,  elle  salua  d'un  air 
aussi  respectueux  que  bienveillant,  et  sortit 
de  la  chambre  suivie  de  la  jeune  fille. 

Le  premier  mouvement  des  deux  sœurs, 
aussitôt  qu'où  les  eut  laissées  seules,  fut  de 
se  jeter  dans  les  bras  l'une  de  l'autre.  «  Ger- 


224  lES  FIAVY. 

maine,  dit  Marie,  le  ciel  semble  avoir  pitié  de 
nous;  je  le  promets  maintenant  de  montrer 
autant  de  courage  que  toi.  » 

Germaine  la  serra  sur  son  cœur  sans  ré- 
pondre ;  car  elle  ne  voulait  lui  faire  partager 
ni  ses  craintes  ni  sa  douleur.  Une  vive  imasi- 
nation,  une   raison  plus  mûre  et  de  cruels 
souvenirs  ne  lui  permettaient  pas  de  s'aban- 
donner, comme  Marie,  à  l'heureuse  confiance 
du  jeune   âge  dans  l'avenir.    Les  jours   qui 
allaient  suivre  un    aussi  triste  jour  lui  sem- 
blaient devoir  ajouter  encore  à  son  malheur. 
Au   souvenir  de  son    infortunée  mère,   aux 
alarmes  qu'elle  éprouvait  sur  le  sort  du  sire 
de  Flavy,  se  joignait  l'horreur  de  se  trouver  à 
la  merci  des  Anglais  ou  de  i'iiomme  qui  leur 
était  tout  dévoué  .  et  cela  sans  entrevoir  au- 
cun terme  à  cette  situation,  plus  odieuse  pour 
elle  peut-être  que  la  mort.  Cependant  elle 
parvint  à  se  contraindre, ^à  éloigner  tant  de  ré- 
flexions funestes,  et,  s'asseyant  d'un  air  calme, 
elle  sourit  à  Marie  en  l'attirant  près  d'elle. 


LES  FLAVY.  aaÔ 

«J'espère  comme  toi,  dit -elle,  que  la 
bonté  de  dame  Marguerite  nous  sera  d'un 
grand  secours.  Faisons  tout  pour  conserver 
la  bienveillance  de  cette  digne  femme;  car 
nous  avons  besoin  de  protection  ,  grand  be- 
soin, ajoula-t-elle  en  retenant  une  larme 
prête  à  couler. 

—  Puisqu'ils  ne  nous  ont  pas  séparées,  ré- 
pliqua Marie,  je  n'ai  plus  peur;  tu  sais  si  bien 
tout  ce  qu'il  faut  dire  à  ces  mauvais  hommes 
pour  les  toucher  !  » 

Jamais,  en  effet,  ce  charme  qui  prend  sa 
source  dans  l'âme,  et  qui  s'attachait  au 
moindre  geste,  au  moindre  mot  de  Germaine, 
n'avait  autant  frappé  l'aimable  enfant  que 
dans  celle  journée,  où,  suspendue  au  bras 
de  sa  sœur,  elle  n'aurait  point  échangé  ce 
secours  contre  celui  du  bras  le  plus  vaillant. 
«  Notre  pauvre  mère  avait  bien  raison,  pour- 
suivit-elle, de  nous  répétersans cesse  :  Laissez 
parler  Germaine,  laissez  faire  Germaine  ;  car 
aujourd'hui,  sans  toi,  qu'allions-uous  devenir? 

«•  15 


âa6  £E8  FLAVT. 

Mais  tu  les  as  tous  désarioés  j  sire  Georges  lui- 
même,  malgré  su  colère,  ne  te  regardait  plus 
q^'^vec  admiration.  » 

Au  ûoui  de  sire  Georges  Germaine  tres- 
saillit. Bien  loin  que  les  regards  de  l'Anglais 
lui  eussent  échappé ,  peut-être  étaient-ils 
l'objet  de  ses  plus  vives  inquiétudes.  Cet 
homme ,  jeune  et  léger,  au  pouvoir  duquel 
elle  se  trouvait,  était  passé  trop  vite  du  res- 
sentiment à  la  bienveillance  pour  qu'elle  n'en 
fût  point  effrayée,  et  pour  qu'elle  ne  préfé- 
rât pas  cent  fois  sa  colère  aux.  intentions  ga- 
lantes qu'il  venait  de  témoigner.  Ne  pouvant 
toutefois  faire  part  de  ses  craintes  à  sa  jeune 
sœur  :  «Nous  devons  peu  compter  sur  l'appui 
d^  sire  Georges,  répondit-elle  simplement  ;  je 
n'ai  d'espoir  ici  que  dans  les  deux  femmes 
que  nous  venons  de  voir,  et,  si  tu  m'en  crois, 
tu  feras  tes  efforts  pour  obtenir  l'amitié  de  la 
fille  de  la  maison  ;  je  la  crois  à  peu  près  de 
ton  âge... 

— J'ai  cru  m'apercevoir,  interrompit  Marie 


LES  FLAVY.  2^'J 

que  cette  jeune  fille  ne  nous  voit  pas  arriver 
avec  plaisir. 

—  Je  le  pense  aussi,  reprit  Germaine, 
mais  c'est  à  nous  de  faire  les  avances.  Peut- 
être  est-elle  repoussée  par  l'idée  que  nous 
sommes  de  grandes  dames.  Hélas!  toutes 
grandeurs  sont  aujourd'hui  bien  loin  des 
Flavy  !  » 

GerQiaine  ne  put  prononcer  ce  nom  sans 
qu'il  éveillât  dans  son  âme  le  souvenir  de 
celui  qui  le  portait  aussi,  de  celui  dont  l'i- 
mage trop  chère  se  mêlait  à  toutes  ses  peines, 
et  qu'embellissait  encore  à  ses  yeux  l'aver- 
sion que  lui  inspiraient  sire  Georges  et  le 
commandant  de  la  milice.  Elle  se  plaisait  à 
comparer  Regnault  au  chevalier  anglais,  au 
jeune  bourgeois;  mais  bientôt,  comme  si 
Marie  eût  pu  lire  dans  sa  pensée,  sentant  une 
vive  rougeur  colorer  ses  joues,  elle  se  leva  et 
se  mit  à  marcher  dans  la  chambre. 

Tandis  qu'elle  essayait  ainsi  d*éloi«ner  une 
idée  trop  chère,  ses  yeux  se  portèrent  par 


228  LES  FLAVY. 

hasard  sur  un  tableau  suspendu  à  la  muraille. 
Il  représentait  un  homme  d'une  cinquantaine 
d'années  à  peu  près,  dont  les  vêtements  mo- 
destes annonçaient  un  bourgeois.  La  ressem- 
blance  de  ce  personnage  avec  Richard  Paulet 
était  si  frappante  que  Germaine  recula  de 
quelques  pas,  et  fit  involontairement  une 
exclamation  qui  attira  Marie  aussitôt.  Celle- 
ci  ayant  à  son  tour  regardé  le  tableau  :  a  Si  ce 
méchant  milicien,  dit-elle,  n'était  pas  un 
jeune  homme,  je  croirais  voir  son  portrait;  il 
faut  que  ce  soit  celui  de  son  père.  Mais  qu'y 
a-t-ild'écritsurle  cadre?  as-tu  lu,  Germaine?» 
Car  Marie,  durant  le  peu  de  jours  tranquilles 
qu'elle  avait  passés  dans  sa  courte  vie,  avait 
préféré  les  amusements  de  son  âge  à  l'étude, 
et,  n'ayant  point  profité  comme  sa  sœur  de  la 
bonne  volonté  de  maître  Joseph,  elle  ne  sa- 
vait pas  lire. 

Germaine,  distinguant  en  effet  quelques 
caractères  très  fins,  tracés  à  l'encre  rouge, 
s'approcha ,   et  lut  tout  haut  :  N'oublie  pas 


LES  PLAVT.  52  9 

le  vingt-huit  juillet  quatorze   cent  dix-neuf. 

•  Quatorze  cent  dix-neuf!  répéta  Marie; 
cela  se  rapporte  à  plus  de  dix  ans ,  ajouta-t- 
elle. 

—  Quelque  détail  de  famille  sans  doute  ,  « 
répliqua  Germaine.  Tout  en  disant  cela, 
elle  s'éloigna  lentement  du  tableau,  sans 
pourtant  en  détacher  ses  regards  ;  car  tout 
ce  qui  portait  l'empreinte  du  mystère  avait 
un  grand  empire  sur  son  imagination.  D'ail- 
leurs, comme  il  lui  fallait  vivre,  et  vivre  dans 
un  état  de  dépendance,  au  milieu  de  person- 
nes aveclesquelles,à  cette  époque,  les  femmes 
de  sa  classe  n'avaient  jamais  de  rapport,  rien  de 
ce  qui  pouvait  l'éclairer  sur  la  manière  d'être 
et  de  penser  des  bourgeois  ne  lui  semblait 
lout-à-fait  indifférent.  Elle  avait  déjà  remar- 
qué, quel  que  fût  son  ressentiment  contre 
Paulet,  que  cet  homme  était  au-dessus  du 
vulgaire  ;  peut-être  même  lui  aurait-elle  su 
gré  de  traiter  aussi  bien  des  prisonnières  sans 
l'idée  qu'il  ne  faisait  qu'exécuter  les  ordres 


a3o  LES  FLAVY. 

de  sire  Georges,  idée  qui  rendait  son  mépris 
pour  lui  égal  à  l'effroi  que  lui  inspirait  l'An- 
glais. 

En  dépit  de  ce  sentiment  néanmoins,  séS- 
regards  se  reportèrent  plus  d'une  fois  sur  le 
portrait  du  vieux  bourgeois  pendant  le  cours 
de  l'entretien  qui  suivit,  mais  qui  se  prolon- 
gea peu,  attendu  que  Marie,  accablée  de 
fatigue,  ayant  posé  sa  tête  sur  les  genotiî  de 
sa  sœur,  s'endormit  bientôt  profondément. 

Quant  à  Germaine,  elle  était  loin  de  croire 
que  le  sommeil  pût  approcher  de  ses  yeux  , 
tant  une  foule  de  pensées  déchirantes  assié- 
geaient son  esprit  !  Tanlôt  elle  se  représentait 
son  père  rentrant  à  Yertbois  pour  tomber 
entre  les  mains  des  Anglais;  tantôt  elle  re- 
voyait sa  malheureuse  aïeule,  baignée  dans 
son  sang,  attacher  sur  elle  des  yeux  éteints 
par  la  mort.  Puis  elle  repassait  dans  sa  mé- 
moire tous  les  malheurs,  tous  les  dangers  que 
le  sort  avait  déjà  accumulés  sur  sa  jeune 
existence,  et  se  demandait  pourquoi  Dieu 


l'avaîl  fftif  naître?  Lé  sollTenî^  de  Begnault 
venait-il  traverser  d'aussi  doutouretises  émo- 
tions, ce  souvenir  luJ-mêtné  était  encore  titiè 
douleur.  Séparée  de  son  cOusîn  pour  long- 
temps safli  doute,  ne  la  révéi-rait-il  pas  avéô 
indifférence?  hélas!  la  reVêrraît-il  jamaîà?  A 
cette  idée,  la  plus  cruelle  peut-être,  les  yeux 
de  Germaine  se  remplissaient  de  larmes.  Elle 
les  essuyait  avec  son  voile  pour  les  empêcher 
de  tomber  sur  cetle  figure  d'ange  qui  repo- 
sait près  d'elle,  souriant  par  moment  à  quel- 
que songe  fortuné.  «Dors,  dors,  chère  petite, 
dit-elle  en  regardant  Marie  avec  une  ten- 
dresse inexprimable.  Puisse  le  ciel  répandre 
sur  ta  tête  ce  bonheur  que  l'on  dit  exister, 
mais  que  je  n'ai  jamais  connu  !  Que  Dieu  te 
donne  ma  part,  Marie,  et  je  ne  me  plaindrai 
plus!  » 

L'âme  tout  entière  de  l'aimable   fille   fut 
bientôt  comme  absorbée  par  ce  doux  et  noble 
sentiment  qui  transporte  notre  existence  dans 
l'existence  d'un  autre.  Une  jouissance,  une 


232  LES  FLAVT. 

impression  consolante  vint  éloigner  le  déses- 
poir, et  comme  les  besoins  de  la  nature  re- 
prennent aisément  leurs  droits  sur  la  jeunesse, 
Germaine ,  les  yeux  fixés  sur  sa  sœur,  ne 
tarda  pas  à  tomber  dans  un  sommeil  qui 
suspendit  toutes  ses  peines. 


CHAPITRE  XIII. 


...  Le  glaive  se  promène  ; 
Plus  de  respect  pour  l'âge  ;  une  foule  inhumaine 
Égorge  le  vieillard  qui  se  traîne  au  tombeau 
Et  l'enfant  malheureux  couché  dans  son  berceau* 
Legouté,  trad.  de  ta  Pharsate, 


A.  peine  onze  heures  étaient-elles  sonnées 
que  dame  Marguerite  vint  elle-même  cher- 
cher les  deux  sœurs  pour  les  conduire  dans 
la  grande  salle  où  se  prenaient  les  repas.  Une 
grande  table  y  était  dressée,  couverte  de  mets 
en  telle  abondance  qu'ils  auraient  pu  suffire 
largement  à  satisfaire  l'appétit  de  vingt  con- 
vives. A  la  surprise  comme  à  la  satisfaction  de 
Germaine,  cependant,  il  ne  se  présenta  pour 


a54  lES  FLAVY. 

consommer  ce  surcroît  de  nourriture  que 
deux  grosses  servantes ,  dont  l'une  avait  sans 
doute  confectionné  cette  œuvre  culinaire,  vu 
qu'elle  ne  prit  place  au  bas  bout  de  la  table, 
près  de  sa  compagne,  qu'après  avoir  apporté 
et  posé  le  dernier  plat. 

a  Richard  ne  vient  point  dîner  aujourd'hui, 
dit  dame  Marguerite  dès  qu'elle  eut  fait  as- 
seoir les  deux  sœurs  entre  lesquelles  elle  se 
plaça.  Le  pauvre  garçon  a  tant  d'occupations 
qu'il  trouve  â  peine  le  tempà  de  manger  et  de 
dormir. 

—  Votre  neveu  loge  chez  vous,  à  ce  qu'il  me 
semble?  lui  demanda  Germaine. 

—  On  plutôt  nous  logeons  chez  lui,  répoa- 
dit-elle  en  servant  à  ses  voisines  une  énorme 
quantité  de  potage,  dont  Germaine  et  Marie 
mangèrent  quelques  cuillerées.  Le  teuipsn'est 
plus  où  MargueritePhellipot  avait  un  chez  soi, 
quoiqu'à  vrai  dire,  ajouta-t-elle  gaîraent,  au- 
tant que  la  maison  d'autrui  peut  être  la  nôtre, 
celle  d&£.icliard  est  la  mienne,  j'ordonne  ici; 


LES  FiAvY.  a35 

je  coupe ,  je  tranche  sans  qu'il  se  soit  jamais 
avisé  d'y  trouver  un  mol  à  dire  ;  et  c'est  tout 
simple  ;  vous  sentez  bien  qu'un  jeune  homme 
s'enlend  à  tenir  un  ménage  comme  moi  à  tirer 
les  canons  qu'on  vient  de  placer  sur  nos  rem- 
parts; il  est  donc  bien  heureux  qu'une  femme 
de  tête  s'en  charge  pour  lui.  Une  petite  goutte 
de  ce  vin,  mes  belles  demoiselles?  je  vous 
réponds  qu'il  remet  le  cœur.  Il  est  presque 
aussi  vieux  que  vous  ;  aussi  je  n'en  donne  pas 
à  tout  le  monde.  Allons,  passez-moi  vos  tasses, 
vous  autres,  »  continua-t-elle  ,  en  s'adressant 
aux  deux  servantes.  Dès  que,  par  complai- 
sance, Germaine  et  Marie  eurent  mouillé  leurs 
lèvres  de  cette  boisson  dont  elles  n'avaient 
point  l'habitude:  «Je  régale  tout  le  monde 
aujourd'hui  pour  fêter  l'arrivée  des  arrière- 
petites-filles  d'Eustache  de  Flavy  chez  Richard 
Paulet.  Atoi,  d'abord,  Georgette! 

—  Vous  savez  bien,  ma  tante,  dit  celle-ci > 
que  je  ne  bois  jamais  de  vin. 

■—Aussi  vouiais-je  te  faire  faire  un  extraor* 


236  lES  ?LAVT. 

dinaire ,  mais  libre  à  toi  de  me  refuser.  Je  ne 
suis  pas  embarrassée  de  placer  ma  marchan- 
dise. > 

A  ces  mots,  les  deux  servantes,  en  dépit  du 
respect  que  leur  imposait  la  présence  de  no- 
bles dames,  poussèrent  un  gros  rire  dont 
toute  la  salle  retentit,  et  chacune  d'elles  avala 
d'un  seul  trait  la  portion  qui  lui  fut  versée. 

<  Ce  vin  était  dans  la  cave,  reprit  dame 
Marguerite,  du  vivant  de  mon  pauvre  frère  ; 
depuis,  je  crois  qu'il  n'en  est  guère  entré  de 
pareil  en  France,  car  il  n'est  plus  question 
de  commercer  avec  ses  voisins  ;  le  Bourgui- 
gnon consomme  ses  récoltes  comme  nous 
consommons  les  nôtres  quand  les  hommes 
d'armes  nous  les  laissent  sur  pied.  Rien  ne  sort 
sans  les  plus  grands  risques  d'une  province, 
d'une  ville,  d'un  enclos.  On  prétend  que  nos 
pères  on  vu  les  routes  couvertes  de  chariots 
qui  transportaient  les  denrées  à  de  longues 
distances  ;  aujourd'hui ,  c'est  en  tremblant 
qu'un  malheureux  paysan  charge  quelques 


LES  FLAVT.  237 

choux  sur  un  âne  pour  les  porter  à  un  quart 
de  lieue  de  son  champ.  Que  de  mal,  mes 
chères  demoiselles,  que  de  mal  se  font  les 
hommes! 

—  Grâce  au  ciel,  du  moins,  dit  Germaine, 
vous  ne  me  paraissez  point  souffrir  de  la  mi- 
sère générale!  cette  maison... 

—  Cette  maison  sera  peut-être  démolie  ou 
hrûlée  demain,  interrompit  dame  Marguerite 
en  se  versant  à  boire  d'un  air  tranquille.  Ce 
ne  serait  pas  la  première  fois  que  je  coucherais 
dans  la  rue  ayant  couché  la  veille  dans  un  bon 
lit;  aussi  n'avons-nous  rien  de  mieux  à  faire 
que  de  profiter  des  bons  jours  que  Dieu  veut 
bien  nous  accorder  et  de  prendre  courage 
quand  arrivent  les  mauvais.  Un  petit  morceau 
de  cette  oie  farcie ,  mes  belles  demoiselles  , 
je  la  crois  bonne.  Si  le  petit  Daniel  était  venu 
dîner,  il  n'en  aurait  pas  laissé  sa  part  aux 
chiens,  car  c'est  son  plat  favori. 

—  Ce  Daniel  ne  s'occupe-t-il  pas  de  magie 
blanche?  demanda  Germaine. 


a  58  lES  FIAVTf. 

—  S'il  s'en  occupe,  sainte  Vierge!  je  croîs 
qu'il  en  remontrerait  à  celui  qui  a  inventé 
la  science.  Il  lit  dans  les  étoiles  aussi  facile- 
ment que  j'enfile  une  aiguille. 

—  Et  cela  le  conduit?...  dit  Germaine. 

'  — Gela  le  conduit  à  savoir  tout  ce  qui  se 
passe  sur  la  terre^  comme  nous  savons  main- 
tenant ce  qui  se  passe  dans  cette  chambre;  à 
deviner,  s'il  lui  plaît,  votre  pensée  la  plus  se- 
crète ;  et  pour  peu  qu'il  consente  à  regarder 
dans  un  certain  gros  livre  ,  il  va  vous  prédire 
au  plus  juste  ce  qui  doit  vous  arriver  dans 
l'année.  Georgette  en  sait  quelques  nou- 
velles, »  ajouta-t-elle  d'un  air  malin. 

La  jeune  fille  devint  rouge  comme  du  feu, 
en  jetant  sur  sa  tante  un  regard  suppliant. 

a  Non  ,  non,  reprit  dame  Marguerite  ,  sois 
tranquille,  je  ne  dirai  pas  ce  qu'il  t'a  pré- 
dit ;  il  suffit  que  tout  jusqu'ici  justifie  sa  pré- 
diction. 

—  Un  pareil  homme  doit  être  bien  souvent 
consulté ,  »  dit  Germaine,  ne  pouvant  malgré 


LES  FLAVY.  aSg 

ses  chagrins  retenir  un'  léger  sourire;  car 
son  bon  sens  naturel,  joint  à  divers  discours 
de  maître  Joseph ,  lui  laissait  peu  de  cré- 
dulité. 

t  S'il  consentait  à  faire  usage  de  son  gri- 
moire pour  tout  le  monde ,  répondit  dame 
Marguerite,  il  gagnerait  plus  d'argent  qu'il 
n'est  gros  ;  mais  la  crainte  que  l'on  ne  con- 
fonde sa  science  avec  la  sorcellerie  fait  qu'il 
n'aime  pas  à  s'expliquer  sur  l'avenir.  Je  l'ai 
tourmenté  plus  d'un  an  avant  d'obtenir  l'ho- 
roscope de  Georgette.  Il  a  beau  faire  cepen- 
dant, il  ne  peut  empêcher  que  beaucoup  de 
gens  de  Compiègue  ne  l'appellent  toujours  le 
petit  sorcier,  et  vous  soutiennent  bêtement 
qu'il  est  aidé  par  le  diable,  tandis  que  le 
pauvre  homme  est  aussi  bon  chrétien  que 
vous  et  mpi.  Ceux  qui  n'ont  pas  appris  la  ma- 
gie blanche,  il  est  vrai,  ne  peuvent  pas  com- 
prendre les  prodiges  qu'il  fait  tous  les  jours  ; 
mais  depuis  dix  ans  que  notre  horloge  est 
posée  sur  la  maison  de  ville,  je  ne  comprends 


a4o  lES  FIAVT. 

pas  non  plus  comment  elle  sonne  les  heures; 
irai-je  dire  pour  cela  que  c'est  le  diable  qui 
la  fait  marcher  ?  » 

En  parlant  ainsi ,  dame  Marguerite  dirigeait 
principalement  ses  regards  sur  les  deux  ser- 
vantes ,  qu'elle  savait  sans  doute  être  au  nom- 
bre de  ceux  qui  croyaient  le  petit  Daniel  en 
rapports  habituels  avec  l'enfer.  Néanmoins, 
quelle  que  fût  la  justesse  du  raisonnement 
qu'elle  venait  d'employer  pour  convaincre  les 
esprits  moins  forts  que  le  sien,  il  est  probable 
que  l'opinion  des  deux  grosses  filles  resta  pré- 
cisément la  même. 

Dès  que  dame  Marguerite  s'aperçut  que 
Germaine  et  Marie,  en  dépit  de  ses  instances, 
ne  mangeaient  plus  rien,  elle  se  leva  de  table, 
et  les  deux  sœurs,  dans  la  crainte  de  la  déso- 
bliger, la  suivirent,  ainsi  que  sa  nièce,  dans  la 
salle  où  elles  avaient  été  reçues  le  matin, 
quoique  toutes  deux  eussent  préféré  se  reti- 
rer tant  elles  se  sentaient  hors  d'état  de  sou- 
tenir la  conversation.   Heureusement,    leur 


LESFLAVY.  nfn 

secours  à  cet  égard  était  presque  inutile  à  la 
bonne  daine,  que  le  ciel  avait  douée  plus  que 
personne  au  monde  de  la  faculté  de  parler 
vite  et  longtemps. 

«  Allons,  allons,  mes  chères  demoiselles, 
leur  dit-elle  quand  on  se  fut  assis  autour  d'une 
table  sur  laquelle  se  trouvaient  différents  ou- 
vrages à  l'aiguille,  du  courage,  de  la  force 
d'âme.  Qui  de  nous  n'en  a  pas  besoin  dans  le 
temps  où  nous  vivons?  Si  vous  me  citiez  un 
seul  être  en  France  qui,  depuis  trente  ans,  ^ 
ait  passé  six  mois  sans  perdre  un  parent,  un 
ami,  sa  fortune  ou  sa  vie,  je  vous  permettrais 
de  vous  abandonner  à  votre  douleur;  mais 
quand  notre  sort  est  le  sort  de  tous ,  que 
voulez-vous? 

—  Avez-vous  donc  aussi  éprouvé  de  grands 
malheurs?  dit  Germaine  dont  les  regards  sur- 
pris s'attachaient  sur  la  figure  joviale  de  son 
hôtesse. 

—  Demaudez-moi  plutôt  quel  malheur  je 
n'ai  pas  éprouvé ,  répondit  dame  Marguerite 

I.  16 


2/^7.  lES  FLAVT. 

en  levant  les  yeux  au  ciel,  sans  que  pourtant 
aucun  de  ses  traits  pût  se  soumettre  à  pren- 
dre l'expression  de  la  tristesse.  De  sept  en- 
fants que  nous  étions,  je  reste  seule  aujour- 
d'hui ;  tous  les  autres  ont  péri  ou  par  le  fer 
ou  par  le  feu,  à  l'exception  d'une  de  mes 
sœurs,  la  mère  de  celte  pauvre  enfant,  conti- 
nua-t-elle  en  montrant  Georgette ,  qui  est 
morte  naturellement  ainsi  que  son  mari,  ne 
laissant  pour  toute  fortune  qu'un  Christ  que 
je  n'ai  jamais  pu  parvenir  à  vendre. 

—  Un  Christ  !  dit  Germaine  que  ce  babil 
commençait  à  distraire,  en  dépit  de  tout, 

—  Un  Christ  superbe,  à  la  vérité  ,  un  des 
plus  magnifiques  tableaux  qu'on  puisse  voir. 
Mon  beau-fière  était  le  premier  peintre  de 
Noyon,  et,  selon  lui,  qui  devait  s'y  connaître, 
le  premier  peintre  de  la  France  ;  aussi  n'a-t-îi 
jamais  voulu  s'abaisser  à  gagner  son  pain  et 
celui  de  sa  famille  en  peignant  des  petites  fi- 
gures d'un  pouce,  de  deux  pouces,  ou  des 
enluminures  sur  vélin.  Il  n'a  fait  dans  sa  vie 


LES  FLAVY.  243 

que  trois  tableaux ,  dont  le  moins  grand  ne 
tiendrait  pas  dans  celte  chambre. 

—  Ainsi  vous  avez  servi  de  mère  à  cette  jo- 
lie personne?  dit  Germaine  en  regardant 
Georgette  qui  travaillait  à  quelque  distance 
de  la  table  sans  paraître  écouter  la  conver- 
sation. 

—  Cettej'olie  personne,  puisqu'il  vous  plaît 
de  l'appeler  ainsi,  ma  belle  demoiselle,  n'a- 
vait pas  trois  ans  quand  je  l'ai  été  ciiercher  à 
Noyon,  dans  l'hospice,  ajouta  dame  Margue- 
rite en  baissant  la  voix,  pour  l'amener  à  Paris. 
Qui  a  {)arent  a  logement,  comme  disait  tou- 
jours mon  père  ;  et,  grâce  à  t)ieu,  j'avais  en- 
core alors  un  chez  moi,   où  l'entant  de  ma 
sœur  n'était  pas  de  trop.  Aussitôt  après  mon 
mariage  avec  Jérôme  Phellipot,  nous  avions 
été  nous  établir  dans  une  des  plus  belles  bou- 
tiques de  la  halle  au  linge,  et  mon  cher  Jé- 
rôme était  si  actif,   si  entendu,   que  notre 
commercé  prospérait  en   dépit  du   malheur 
des  temps.  Outre  que  nous  fournissions  les 


244  I-ES  FLAVY. 

plus  riches  maisons  de  Paris,  les  affaires  avec 
le  passant  allaient  encore  tant  bien  que  mai 
dans  les  moments  où  nous  pouvions  ouvrir 
notre  boutique. 

—  Et  qui  vous  forçait  à  la  fermer?  de- 
manda Germaine. 

—  Qui?  la  peurde  voir  emporter  nos  belles 
toiles  de  Cambrai  sans  avoir  la  peine  de  les 
auner.  Ne  fallait-il  pas  se  barricader  chez  soi 
pour  sauver  sa  marchandise  chaque  fois  que 
Paris  changeait  de  maître  et  que  les  soldats 
entraient  en  criant  :  Tuez  tout!  tuez  tout! 
ou  chaque  fois  que  l'on  s'égorgeait  dans  les 
rues,  que  le  menu  peuple  se  soulevait,  qu'il 
enfonçait  les  prisons  pour  massacrer  les  pri- 
sonniers, qu'il  pillait  les  boutiques,  et  mille 
autres  choses  de  ce  genre? 

—  Comment  pouviez-vous  vivre  ainsi?  dit 
Germaine  en  joignant  les  mains. 

—  Eh  !  dans  quel  endroit  de  la  France  vi- 
vait-on autrement?  répondit  dame  Marguerite. 
Depuis  que  cette  horrible  guerre  est  com- 


LES  FLAVY.  245 

mencée,  n'a-t-on  pas  vu  les  hommes  se  con- 
duire comme  des  loups  qui  se  dévorent  entre 
eux? 

—  Il  n'est  que  trop  vrai,  reprit  Germaine. 
Cependant  je  pensais  que  dans  Paris,  et  à 
l'époque  dont  vous  parlez,  le  roi  Charles  VI, 
que  l'on  disait  être  si  bon,  avait  des  gens 
d'armes  pour  protéger  les  habitants. 

—  Il  avait  des  gens  d'armes,  il  n'en  avait 
que  trop,  répliqua  dame  Marguerite  ;  car  c'é- 
taient eux  qui  nous  faisaient  payer  les  taxes, 
et  Dieu  sait  combien  de  taxes!  Mais  ces  gens 
d'armes  obéissaient  tantôt  au  duc  de  Bour- 
gogne, tantôt  au  connétable,  à  qui  le  pauvre 
roi  était  bien  obligé  d'obéir  lui-même.  On  s'est 
disputé  ce  malheureux  prince  et  son  royaume 
pendant  vingt  ans,  ma  chère  demoiselle,  jus- 
qu'au jour  où  l'Anglais  a  tout  pris  pour  nous 
mettre  d'accord. 

—  Jour  d'infortune  et  de  honte  !  dit  Ger- 
maine en  levant  les  yeux  au  ciel. 

—  Pour  mon  compte,  continua  dame  Mar- 


2/^6  LES  î-L^VT- 

guérite,  je  n'avais  plus  rien  à  perdre  quand  les 
Anglais  sont  arrivés.  Précisément  dans  la  pre- 
mière année  de  mon  veuvage,  les  Armagnacs 
avaient  pillé  les  toiles  chez  tous  les  marchands 
de  Paris,  sous  prétexte  de  faire  des  tentes  et 
des  pavillons  au  roi*^.  Ce  fut  une  triste  mati- 
née que  celle  où  je  vis  dégarnir  de  fond  en 
comhle  une  boutique  si  bien  achalandée,  où 
je  vis  emporter  par  ces  brigands  tout  ce  que 
je  possédais  daps  le  monde  !  Et  pourtant  je 
remerciai  Dieu  d'avoir  permis  que  mon  pau- 
vre mari,  puisqu'il  devait  mourir,  fût  mort  à 
temps  pour  n'être  pas  témoin  de  notre  ruine. 
Ce  cher  Jérôme  tenait  à  son  avoir;  il  s'était 
donné  tant  de  peine  pour  acquérir  notre  pe- 
tite fortune!  et  puis  il  était  fier,  voyez -vous; 
quand  il  se  serait  vu  sans  argent,  sans  pain, 
sans  asile... 

(f)  Le  Bourgeois  de  Paris,  dans  son  journal,  parle  de  ce  pil- 
lage, qui  eut  lieu  en  1418,  el  prélend qu'au  fondées  toiles  étaient 
destinées  à  faire  des  sacs  pour  noyer  les  femmes  du  parti  bour- 
guignon. 


LES  FLAVT.  ^47 

—  Mais  vous-même  ,  que  devîntes-vous  ? 
inleiTompil  Germaine  avec  un  vif  intérêt. 

—  OIj  !  pour  moi,  je  ne  perdis  pas  le  temps 
à  me  désespérer,  ma  belle  demoiselle.  A  quoi 
bon?  Il  ne  me  restait  qu'un  frère;  mais  c'é- 
tait justement  celui  qui  avait  fait  de  si  bonnes 
affaires  dans  le  commerce  de  bois  qu'on  l'ap- 
pelait à  Compiègne  le  riche  Paulet.  Il  man- 
geait, comme  on  dit,  à  deux  râleliers;  car  il 
chargeait  peut-être  chaque  mois  dix  bateaux 
surl'Oise  pour  fournir  sa  bûcherie  de  la  porte 
Saint-Antoine,  une  des  mieux  achalandées  de 
Paris,  comme  elle  l'est  encore  aujourd'hui 
qti'elle  appartient  à  Richard.  Je  pris  Geor- 
gette  d'une  main,  un  paquet  de  hardes  de 
l'autre,  et  je  me  rendis  à  la  bûcherie  dont  je 
vous  parle.  Le  bonheur  voulut  que  Paulet  fût 
à  la  ville.  «Me  voilà,  lui  dis-je  en  entrant.  On 
vient  de  piller  les  marchands  de  toiles;  il  faut 
maintenant  que  tu  nourrisses  la  petite  et  moi 
jusqu'au  jour  oii  l'on  pillera  les  marchands  de 
bois.— Soiit,  répondit  mon  frère  ;  il  y  a  encore 


248  lES  FLÀVY. 

ici  du  pain  pour  tous.»  Il  me  laissa  le  choix  de 
vivre  à  Paris  ou  à  Compiègne.  Je  choisis  Pa- 
ris, parce  que  là  je  pouvais  lui  être  utile  pen- 
dant ses  absences,  et  je  puis  dire,  sans  nie 
vanter,  qu'il  ne  s'est  pas  mal  trouvé  pour  son 
commerce  de  mon  séjour  chez  lui.  Ses  ser- 
vantes, ses  garçons  étaient  autrement  surveil- 
lés, vous  sentez  bien.  Je  m'étais  mise  à  la  tête 
de  tout;  j'aurais  bien  défié  qu'on  eût  pu  lui 
faire  tort  d'un  coterêt.  Aussi  c'était  une 
grande  joie  pour  moi  de  l'entendre  me  dire, 
quand  nous  faisions  nos  comptes  :  «  Garde 
donc  de  l'argent  pour  toi,  sœur  Marguerite; 
ne  le  gagnes-tu  pas  comme  moi  ?  Il  est  juste 
que  nous  partagions.  »  Hélas!  le  pauvre  cher 
frère  me  l'a  dit  encore  huit  jours  avant  de 
mourir ,  au  dernier  voyage  qu'il  a  fait  à 
Paris. 

—  Il  est  donc  mort  à  Compiègne?  dît  Ger- 
maine. 

—  Plût  à  Dieu  qu'il  fût  resté  à  Compiègne, 
répondit  dame  Marguerite,  il  vivrait  encore  !  n 


LES  FLAVY.  ^49 

Après  avoir  dit  ces  mots  qu'elle  accompagna 
d'un  profond  soupir,  la  bonne  dame  garda  le 
silence  en  affectant  je  ne  sais  quel  air  mysté- 
rieux. 

Quel  que  fût  l'intérêt  avec  lequel  les  deux 
sœurs  écoutaient  des  récits  tout  nouveaux 
pour  elles,  Germaine  était  trop  discrète  pour 
faire  une  seconde  question  à  dame  Margue- 
rite; mais  dame  Marguerite  elle-même  ne  put 
se  résoudre  à  laisser  échapper  la  jouissance 
d'adresser  la  parole  à  un  auditoire  attentif, 
jouissance  dont,  grâce  à  sa  loquacité  habi- 
tuelle, la  bonne  femme  était  souvent  privée. 
Elle  reprit  donc  d'une  voix  plus  basse  : 
«Pourvu  que  vous  me  promettiez,  mes  no- 
bles demoiselles ,  de  ne  jamais  parler  ni  de 
mon  frère  ni  de  sa  mort  devant  mon  neveu 
Richard,  je  vous  dirai  comment  les  Anglais 
l'ont  tué. 

—  Les  Anglais  l'ont  tué  !  s'écria  Germaine 
en  frappant  ses  mains  l'une  contre  l'autre,  et 
vous  le  cachez  à  votre  neveu  ? 


îiSo  LES  FLAVY, 

—  Il  ne  le  sait  que  trop,  répondit  dame 
Marguerite. 

—  Il  le  sait  !  B  dit  Germaine.  Et  l'expres- 
sion du  plus  profond  méprisse  peignit  sur  son 
beau  visage,  tandis  que  dame  Marguerite,  sans 
remarquer  l'effet  qu'avaient  produit  ses  der- 
nières paroles,  se  pressait  d'entamer  le  récit 
de  l'événement. 

«Vous  saurez  donc,  mes  belles  demoiselles, 
dit-elle,  que  les  Anglais,  sans  être  encore  les 
maîtres  de  la  France  comme  ils  le  sont  devenus 
depuis,  du  consentement  de  notre  pauvre  roi 
Charles  VI,  avaient  déjà  fait  bien  des  con- 
quêtes; ils  étaient  solidement  établis  dans  la 
Normandie  et  s'avançaient  grand  train  vers 
Paris.  Au  mois  de  juillet  i4f9  (car  je  n'ai  ja- 
mais oublié  celte  date-là),  comme  les  Arma- 
gnacs et  les  Bourguignons  venaient  de  signer 
la  paix  entre  eux  pour  la  dixième  fois,  je  crois, 
mon  frère  voulut  profiter  de  ce  petit  moment 
4e  rénit,  qui  permettait  de  voyager  un  peu 
plus  sûrement,  pour  aller  réclamer  d'un  mar- 


LES  FLAVY.  iSl 

cliand  de  Pontoise  une  forte  somme  qui  lui 
çtait  due.  Son  fils  Richard,  qui  avait  à  peine 
dix-neuf  ans  alors,  voulait  l'accompagner. 
Combien  de  fois,  mon  Dieu!  ai-je songé  qu'en 
refusant  d'y  consentir  il  avait  sauvé  la  vie  du 
pauvre  jeune  homme.  I!  partit  seul.  Le  matin 
du  jour  qu'il  nous  avait  fixé  pour  son  retour, 
nous  revenions  de  l'église,  mon  neveu  et  moi  ; 
car  on  chômait  ce  jour-là  la  fête  de  saint 
Germain.  Voilà  que  nous  trouvons  tout  notre 
quartier  en  émoi.  Le  peuple,  les  bourgeois 
couraient  dans  les  rues  comme  des  fous,  en 
criant  :  «  Ils  viennent  par  la  porte  Saint  -Denis  ! 
quel  malheur  !  quel  malheur  !  »  et  mille  autres 
cris  que  je  ne  pouvais  distinguer.  «  Dieu  nous 
soit  en  aide  !  dis-je,  la  paix  est  encore  une  fois 
rompue.  »  Mais  je  n'avais  pas  achevé  ces  pa- 
roles que  Richard  quitte  mon  bras.  «Ils  par- 
lent de  Pontoise  !  des  Anglais  !  »  s'écrie-l-il,et 
il  s'élance  si  vite  que  je  le  perds  de  vue  en 
un  instant.  Je  vous  demande  si,  sur  ce  noni 
de  Pontoise,  je  me  ipis  à  courir  aussi  du  côté 


202  LES  FLAVy. 

OÙ  se  portait  la  foule?  J'arrivai  toute  hors 
d'haleine  près  des  remparts.  Sainte  Vierge  ! 
quel  spectacle  !  quel  triste  spectacle  !  Figu- 
rez-vous plus  de  six  mille  malheureux,  les 
uns  blessés,  les  autres  dépouillés  de  leurs  vê- 
tements, si  bien  que  plusieurs  femmes  n'a- 
vaient plus  sur  elles  qu'une  misérable  chemise, 
et  tous  poussant  des  cris  et  des  gémissements 
à  fendre  le  cœur.  On  en  voyait  qui  gisaient 
sur  la  terre  sans  avoir  la  force  de  se  relever  ; 
d'autres  qui  se  traînaient  encore,  portant  des 
enfants  sur  leurs  bras  ou  dans  des  hottes  ; 
d'autres  qui  se  pâmaient  de  désespoir,  qui 
tombaient  de  fatigue,  de  chaleur,  de  faim,  si 
faibles,  si  pales ,  si  déconfortés  qu'ils  sem- 
blaient plutôt  des  morts  que  des  vivants.  Je 
m'approchai  d'une  pauvre  mère  qui,  toute  en 
larmes,  demandait  un  morceau  de  pain  pour 
le  petit  garçon  qu'elle  tenait  sur  ses  genoux. 
Je  l'interrogeai  en  tremblant.  Hélas!  mes 
chères  demoiselles,  tous  ces  malheureux  ve- 
naient de  Pontoise  ;  la  ville  avait  été  surprise 


LES  FLAVY.  ^53 

le  matin  même  par  les  Anglais.  Le  pillage,  le 
massacre  duraient  depuis  le  lever  du  soleil,  et 
mon  frère,  mon  malheureux  frère  était  là! 

—  Et  pourquoi,  mon  Dieu!  ne  pas  s'en- 
fuir avec  les  autres?  s  écria  Germaine  toujours 
prompte  à  s'émouvoir  de  pitié  pour  une  vic- 
time des  Anglais. 

—  Il  s'en  faut  bien  que  tout  le  monde  ait 
pu  s'enfuir,  reprit  dame  Marguerite.  Aussi  le 
seigneur  de  l'Isle-Adam  répondra-t-il  devant 
Dieu  de  tant  de  gens  qui  ont  péri  dans  cette 
journée,  puisqu'il  commandait  dans  la  ville  et 
qu'elle  a  été  prise  faute  de  guet.  Il  fut  réveillé 
au  point  du  jour  en  entendant  crier  :  «  Saint 
Georges!    saint  Georges!    ville  gagnée!  »  Il 
monta  aussitôt  à  cheval  avec  son  monde  ;  mais 
il  trouva  les  Anglais  déjà  entrés  en  si  grand 
nombre  qu'il  n'eut  que  le  temps  de  se  faire 
ouvrir  la  porte  devers  Paris  et  de  s'échapper 
avec  ses  gens  d'armes  et  ceux  des  bourgeois 
que  l'on  put  avertir  en  toute  hâte.   Mon  ne- 
veu et  moi,  après  avoir  parcouru  cette  foule 


^54  LÉS  FtAvt. 

de  malheureux  sans  y  trouver  celui  que  nous 
cherchions ,  après  avoir  demandé  vainement 
si  personne  n'avait  nouvelle  de  Paulet  de 
Corapiègiie,  nous  fûmes  trop  sûrs  que  mon 
pauvre  frère  n'était  pas  sorti  avec  la  troupe. 
«Tante,  me  dit  Richard,  nous  n'apprendrons 
plus  rien  ici,  retournons  au  logis;  je  veux  al- 
ler moi-même  à  Pontoise.»  Si  vous  connaissiez 
Richard,  mes  nobles  demoiselles,  vous  sau- 
riez qu'il  serait  plus  facile  d'arrêter  le  cours 
de  l'Oise  que  de  le  faire  changer  de  résolu- 
tion, et  dès  sa  plus  grande  jeunesse  il  était 
ainsi.  Il  était  donc  bien  inutile  de  le  tour- 
menter par  mes  prières,  surtout  dans  l'état  où 
je  le  voyais.  Le  pauvre  garçon  était  pâle  comme 
un  mort;  ses  lèvres  tremblaient,  ses  yeux 
avaient  quelque  chose  d'égaré,  et  pourtant  il 
ne  versait  pas  une  larme;  mais  depuis  ce  mo- 
ment je  crois  qu'on  ne  l'a  plus  vu  rire,  quoi- 
qu'il y  ait  de  cela  dix  ans.  » 

A  cet  endroit  du  récit  de  dame  Marguerite, 
un  profond  soupir  s'étant  fait  entendre,  Ger- 


LES  FIAVT.  «55 

maine  tourna  la  tête  et  vit  la  jeune  fille,  aussi 
pâle  que  celui  dont  on  parlait ,  tellement  ab- 
sorbée par  l'attention  qu'elle  prêtait  aux  dis- 
cours de  sa  tante  que  son  ouvrage  venait  de 
tomber  à  terre  sans  qu'elle  s'en  aperçût. 

Tout  entière  à  sa  narration  néanmoins, 
dame  Marguerite  ne  remarqua  rien  de  Teflet 
qu'elle  produisait  et  ne  la  suspendit  pas  un 
seul  instant.  «  Nous  emmenâmes  chez  nous, 
conlinua-t-elle,  deux  de  ces  pauvres  gens. 
Pendant  la  route  ils  nous  racontèrent  toutes 
les  cruautés  queles  Anglais  avaient  déjà  com- 
mises dans  Pontoise  avant  leur  départ.  Vous 
jugez  de  ce  que  devait  souffrir  Richard  !  Il 
pressait  le  pas  sans  prononcer  une  parole  ,  et, 
dès  que  nous  fûmes  arrivés  à  la  maison,  il  ne 
se  donna  que  le  temps  de  seller  un  cheval, 
de  ra'embrasser,  d'embrasser  Georgette,  qui 
pleurait  bien  fort,  toute  petite  qu'elle  était; 
puis ,  après  m'avoir  recommandé  d'avoir 
grand  soin  de  nos  malheureux  hôtes,  je  le  vis 
partir  pour  ce  lieu  de  désolation,  comme  cinq 


u> 


256  LES  FLAVY. 

jours  avant  j'avais  vu  partir  son  pauvre  père. 

—  Mais  du  moins  vous  avez  revu  votre  ne- 
veu !  dit  Marie. 

—  Grâce  au  ciel  !  répondit  la  bonne  femme, 
mais  longtemps,  bien  longtemps  après.  Pen- 
dant plus  d'une  semaine  d'abord  je  n'en  eus 
aucune  nouvelle.  Enfin  je  vis  arriver  un  des 
garçons  de  Compiègne  qui  m'apportait  une 
lettre  ;  car  il  faut  vous  dire  que  Richard  écrit 
comme  un  clerc;  mon  frère  n'avait  regardé  à 
rien  pour  son  éducation.  Je  l'ai  encore  cette 
lettre ,  mes  chères  demoiselles.  Quoique  je 
n'aie  pu  l'entendre  lire  qu'une  fois  par  un 
prêtre  habitué  de  Saint-Gervais,  qui  a  eu  la 
complaisance  de  me  la  <iéchiffrer,  je  ne  l'en 
ai  pas  moins  conservée  précieusement. 

—  Germaine  sait  lire,  »  dit  Marie. 

A  l'annonce  d'un  savoir  aussi  surprenant 
dans  une  femme,  dame  Marguerite  regarda 
Germaine  d'un  air  ébahi,  et,  se  levant,  elle 
alla  prendre  dans  un  petit  coffre  d'ébène  un 
morceau  de  parchemin  plié  avec  soin,  quiren- 


LES  FLAVY.  267 

fermait  la  lettre  que  Germaine  lut  tout  haut. 

«  Chère  tante, 

0  Priez  pour  lui!  je  n'ai  revu  que  son  ca- 
davre à  une  demi-lieue  de  Pontoise  ,  sur  la 
route.  Et  sachez  que  les  Anglais  l'avaient  reçu 
à  rançon,  lui  dixième!  qu'après  avoir  touché 
leur  somme  ils  l'avaient  laissé  sortir  de  la  ville 
avec  ses  malheureux  compagnons  ;  mais  ces 
mômes  Anglais-.,  que  la  vengeance  du  Ciel 
les  écrase  !  Dieu  avait  reçu  leur  parole,  Dieu 
les  a  vus  poursuivre  dix  pauvres  bourgeois 
sans  armes  qui  cheminaient  sur  la  foi  d'un 
traité  de  guerre!  il  les  a  vus  assassiner  ces  in- 
fortunés pour  s'emparer  du  reste  de  leurs  dé- 
pouilles! 

«  Chargez-vous  des  affaires  de  notre  com- 
merce, bonne  tante;  habitez  à  votre  choix  la 
maison  de  Paris  ou  celle  de  Compiègne.  Si 
dans  deux  ans  vous  ne  m'avez  pas  revu  ,  allez 
trouver  maître  Oudol ,  le  notaire  de  Com- 
piègne ;  il  vous  remettra  un  papier  que  j'ai 
I.  17 


a58  MES  FLàVTi 

signé  hier,  et  qui  tous  fait  héritière  de  tout 
le  bien  qu'avait  gagné  mon  pauvre  père. 
Adieu.  » 

«  Il  est  clair  que  ce  cher  enfant  voulait 
mourir,  dit  la  bonne  femme  avec  un  gros 
soupir. 

—  Il  est  clair  aussi ,  répondit  Germaine 
en  rendant  froidement  la  lettre,  que  ses  idées 
de  mort  et  de  vengeance  se  sont  promp- 
tement  évanouies,  puisqu'il  est  devenu  sitôt 
l'ami  et  l'agent  des  Anglais. 

—  Sitôt!  répartit  dame  Marguerite;  pen- 
dant plus  de  cinq  ans  nous  n'avons  point  en- 
tendu parler  de  lui,  et  j'ai  toujours  eu  là 
pensée  ,  ajouta-t-elle  à  voix  basse  ,  qu'il  avait 
passé  tout  ce  temps  sous  la  bannière  d  un  des 
seigneurs  qui  se  battaient  contre  l'étranger. 
Lorsque,  dix  mois  aprèsla  mort  de  mon  pauvre 
frère ,  notre  roi  Charles  VI  a  donné  sa  fille 
au  roi  d'Angleterre  ,  en  le  reconnaissant  pour 
héritier  du  royaume,  je  me  flattais  d'abord, 
comme  bien  d'autres ,  que  la  guerre  allait  finir 


LES  FLAVY.  aS^ 

et  que  nous  reverrious  Richard  ;  mais  lès  taois 
et  les  années  se  sont  passés  sans  qu'il  reparût. 
EnGn  un  jour  que  je  travaillais  dans  cette 
môme  chambre ,  car  j'avais  quitté  Paris  pour 
m'élablir  ici ,  où  ma  présence  élait  bien  plus 
nécessaire,  je  vois  entrer  un  grand  et  beau 
jeune  homme ,  qui  me  serre  dans  ses  braS 
en  «n'appelant  sa  tante.  Il  me  fallut  regarderce 
chej  enfant  à  deux  fois  pour  le  reconnaître  > 
taut  il  était  changé  à  son  avantage. 

—  Etait-il  habillé  en  homme  de  guerre? 
dit  Marie. 

—  Non  ,  et  même,  autant  que  je  puis  me 
le  rappeler ,  il  était  sans  artnes.  Il  avait  l'air 
grave,  triste,  et,  sur  les  premières  questions 
que  je  voulus  lui  faire,  il  me  conjura  de  ne 
jamais  parler  entre  nous  des  cinq  ans  qui 
venaient  de  s'écouler.  «  Qu'il  vous  suffise  de 
savoir,  ma  bonne  tante,  me  dit-il,  que  je  suis 
revenu  bien  décidéànem'occuperquede  mon 
commerce  et  à  vivre  tranquille.  »  Je  vous  de- 
mandc)  mes  chères  demoiselles,  si  je  l'encou*- 


aGo  LES  FLAVY. 

rageai  clans  cette  sage  résolution  ;  car ,  tout 
bien  considéré,  qu'avons-nous  de  mieux  à 
faire  ,  nous  autres  bourgeois  ,  que  de  rester 
étrangers  à  tous  les  partis  qui  déchirent  la 
France  ,  de  nous  soumettre  aux  Anglais 
quand  les  Anglais  sont  les  plus  forts  ,  et  de 
vendre  nos  marchandises  à  celui  qui  les  paie  , 
sans  demander  s'il  est  Armagnac  ou  Bour- 
guignon ? 

—  Grâce  au  ciel  ,  répliqua  Germaine  avec 
une  sorte  d'indignation  dont  elle  ne  fut  pas 
maîtresse,  cet  esprit  de  prudence  ne  guide 
pas  tous  les  Français. 

—  Je  conçois  bien  ,  reprit  tranquillement 
dame  Marguerite ,  aussi  peu  offensée  de  la 
remarque  que  du  ton  dont  elle  était  faite, 
je  conçois  bien  que  les  seigneurs  de  France 
se  mêlent  de  la  querelle.  Leur  affaire  est  de 
mettre  tel  ou  tel  prince  sur  le  trône,  vu  que 
ciiacun  d'eux  espère  y  trouver  son  compte; 
mais  pour  nous  peu  importe  qui  nous  gou- 
vernera, de  Charles,  de  Henri  ou  de  Philippe. 


LES  FLAVY.  l6l 

Quel  que  soit  celui  qui  restera  maître,  il  nous 
fera  payer  les  mêmes  taxes  ,  nous  serons 
soumis  aux  mêmes  vexations.  Le  j30uvoir  a 
changé  de  main  bien  des  fois  ;  Dieu  nous  a-t-il 
envoyé  un  seul  homme  qui  songeât  le  moins 
du  monde  à  soulager  la  misère  publique?  Bien 
dupes  seraient  les  gens  qu'on  écorche  ,  s'ils  se 
battaient  pour  choisir  l'écorcheurî 

—  Plus  ce  malheureux  peuple  a  souffert  , 
dit  Germaine  ,  et  plus  il  a  besoin  qu'une  main 
amie  guérisse  ses  maux.  Quelle  pitié  pourrait- 
il  attendre  d'un  roi  qui  n'estpas  né  parmi  nous? 

—  Et  quelle  pitié  a-t-il  trouvée  dans  tous 
ces  princes  français  qui  nous  font  pis  que  ne 
pourraient  nous  faire  des  Sarrazins  ?  Allez  , 
allez,  ma  chère  demoiselle,  ils  se  valent  tous, 
et  j'ai  vécu  trop  d'années  dans  ces  temps  de 
malédiction  pour  croire  à  la  pitié  des  hommes 
qui  portent  un  glaive.  » 

Germaine  baissa  la  tête  sans  répondre ,  en 
songeant  que  les  siens  eux-mêmes  devaient 
leur  renommée  à  la  dévastation. 


aÔa  lES  PLA.rï. 

«  Et  votre  neveu,  dit  Marie,  qui  craignait 
que  la  franchise  de  dame  Marguerite  ne 
finît  par  déplaire  à  sa  sœur  ,  votre  neveu  , 
depuis  lors  est  resté  près  de  vous  ? 

—  Sauf  les  voyages  qu'il  fait  à  Paris  pour 
son  commerce  ,  il  n'a  plus  quitté  Compiègne  , 
et  je  ne  crois  pas  qu'il  ait  envie  d'aller  jamais 
ailleurs,  maintenant  qu'il  se  voit  considéré 
dans  la  ville  pour  le  moins  autant  que  l'était 
son  père.  Il  n'y  a  pas  ici  un  habitant ,  riche  ou 
pauvre,  qui  ne  consulte  RichardPauletcomme 
un  oracle.  Lorsque ,  il  y  a  deux  ans  ,  on  a  élu 
parmi  nos  bourgeois  les  prud'hommes  qui 
font  les  affaires  de  Compiègne  ,  car  nous  n'a- 
Tons  plus  d'échevius  depuis  le  premier  siège, 
Richard  a  été  nommé  à  l'unanimité,  ce  qui  est 
assez  flatteur,  je  crois ,  pour  un  jeune  homme 
de  vingt-neuf  ans  ?  Aussi  n'épargne-t-il  pas 
ses  peines!  tout  roule  sur  lui  :  le  comman- 
dement de  la  milice  ,  la  police  des  rues,  du 
marché  ,  le  gouvernement  de  l'horloge  ,  que 
sais  -  je  ?   Les   autres    notables    sont   vieux  ; 


£E8  FLAVT.  265 

ils  se  croisent  les  bras  ;  et  d'ailleurs  >  ils  ont 
en  Richard  une  si  grande  confiance  qu'ils  ne 
feraient  pas  sonner  la  cloche  du  beffroi  en 
cas  d'incendie  avant  de  savoir  si  Richard 
est  d'avis  qu'on  la  sonne.  Ce  n'est  point  par 
orgueil  que  je  vous  dis  tout  cela,  mes  belles 
demoiselles,  continua  la  brave  femme,  s'a- 
busant  peut-être  un  peu  sur  le  sentiment 
qui  la  faisait  parler ,  mais  seulement  pour  vous 
convaincre  que  vous  êtes  parfaitement  en  sû- 
reté sous  notre  toit,  et  qu'aucune  protection 
dacis  Compiègne  ne  vaut  celle  de  mon  neveu. 
—  S'il  est  vrai  qu'il  nous  veut  du  bien  ,  dit 
Germaine  ,  ne  pouvait-il  donc  obtenir  qu'on 
nous  laissât  à  Vertbois ,  au  milieu  de  nos  ser- 
viteurs, près  du  cercueil  de  notre  mère? 
Ah  !  dame  Marguerite  ,  lorsque  demain  ,  si  les 
Anglais  le  permeltejnt,  on  rendra  les  derniers 
devoirs  à  notre  respectable  aïeule ,  ni  Marie 
ni  moi  ne  serons  là  pour  prier  !  »  En  pro- 
nonçant ces  mots,  Germaine  ressentit  si  vi- 
vement ses  peines  qu'elle  joignit  les  mains 


àéê^  LES  FLAVY. 

dans  une  sorte  d'angoisse  ,  et  ses  grands  yeux 
levés  vers  le  ciel  laissèrent  échapper  quel- 
ques larmes. 

c  Nous  prierons  ,  nous  prierons  cette  nuit, 
Germaine  !  s'écria  Marie  ,  effrayée  de  voir 
pleurer  sa  sœur  et  la  serrant  dans  ses  bras 
de  toute  sa  force  ;  Dieu  nous  entendra  comme 
il  nous  entendrait  de  la  chapelle! 

~  Qu'il  te  protège,  ce  Dieu,  chère  enfant  ! 
dit  Germaine  ,  dont  le  courage  revint  aussitôt. 
Je  t'afflige,  pauvre  Marie  ,  quand  je  devrais  te 
consoler.  Nous  avons  apporté  la  douleur  dans 
votre  joyeuse  maison  ,  dame  Marguerite  , 
ajouta-t-elle  en  essuyant  ses  pleurs  ;  peut- 
être  vous  lasserez-vous  bientôt  de  vos  tristes 
prisonnières?  » 

Dame  Marguerite  possédait  peu  de  sensibi- 
lité ;  elle  avait  vu  couler  tant  de  sang  et  tant  de 
larmes  que  depuis  longtemps  elle  avait  cessé 
de  s'appitoyer,  non-seulement  sur  autrui,  mais 
sur  elle-même.  Son  cœur  était  bon  cependant, 
quoiqu'un  peu  endurci,  et,  sans  pleurer  avec 


LES  FLAVY.  ^65 

les  malheureux  ,  elle  se  plaisait  à  soulager  le 
malheur  autant  qu'il  lui  était  possible.  Flattée 
intérieurement  d'ailleurs  de  se  voir  l'appui 
et  la  protectrice  des  dames  de  Flavy ,  elle  ne 
négligea  rien  pour  ramener  le  calme  et  l'es- 
pérance dans  l'âme  des  deux  sœurs ,  et  comme 
rien  n'y  était  plus  propre,  à  vrai  dire,  que  les 
témoignages  d'intérêt  et  d'affection  qu'elle 
leur  témoigna  durant  toute  cette  journée  , 
la  première  nuit  que  Germaine  et  Marie  pas- 
saient sous  un  toit  étranger  ne  s'écoula  pas 
entièrement  pour  elles  sans  repos. 


CHAPITRE  XIV. 


Caresse  du  bonheur  l'illusion  chérie^ 

De  ton  esprii  chasse  l'effroi; 
Ah  !  dors  iranquillemeut ,  dors,  ta  fidèle  amie 

Veille  alleniive  auprès  de  toi. 
ËLISA  Mercobdr. 


Le  lendemain  matin,  Germaine,  qui  depuis 
longtemps  s'était  levée  sans  bruit,  regardait 
dormir  sa  sœur,  laissant  errer  tristement  son 
esprit  sur  mille  sujets  de  crainte  ou  d'afflic- 
tion, lorsqu'elle  entendit  frapperdoucement 
à  la  porte.  Pensant  bien  qu'à  cette  heure,  ce 
ne  pouvait  être  que  dame  Marguerite,  elle 
s'empressa  d'aller  ouvrir,  non  sans  prendre 
toutes  les  précautions  nécessaires  pour  ne 
point  réveiller  Marie.  Elle  fut  peu  satisfaite 


LES  FLAVT.  ^67 

de  trouver  dans  la  pièce  qui  précëdait  sa 
chambre,  non  la  bonne  et  joyeuse  figure 
qu'elle  s'attendait  à  recevoir,  mais  le  joli  vi- 
sage de  Georgelte,  dont  l'air  lui  sembla  plus 
triste  et  plus  froid,  s'il  est  possible,  qu'il  n'é- 
tait la  veille. 

a  Je  vous  demande  pardon,  dit  la  jeune 
fille  en  saluant  gravement;  il  y  a  dans  la 
salle  basse  des  caisses  que  l'on  vient  d'appor- 
ter pour  vous  de  Verlbois  ;  il  y  a  aussi  un 
prêtre  qui  vous  demande. 

—  Maître  Joseph  !  s'écria  Germaine. 

—  C'est  le  nom  qu'il  m'a  dit. 

—  Béni  soit  Dieu  qui  nous  envoie  l'excel- 
lent homme  !  reprit  Germaine  ,  s'élançant 
déjà,  tremblante  de  joie  à  l'idée  qu'elle  allait 
revoir  les  traits  d'un  ami;  mais  songeant  aus- 
sitôt que  le  vieillard  apportait  peut-être  des 
nouvelles  funestes,  elle  s'arrôta.  Je  ne  vou- 
drais pas  éveiller  ma  sœur  avant  d'avoir  vu 
maître  Joseph,  dit-elle  à  Georgette,  et  pour- 
tant je  crains  de  la  laisser  seule. 


268  LES  FtA.VY. 

—  Je  puis  rester  près  d'elle,»  répondit  la 
jeune  fille.  Quoique  cette  ofifre  eût  été  faite 
d'un  Ion  glacial,  Germaine  serra  d'une  ma- 
nière toute  affectueuse  la  main  de  Georgette, 
et  se  hâta  de  courir  vers  la  salle  basse.  Geor- 
gette suivit  des  yeux  jusqu'au  bout  du  corri- 
dor la  démarche  élégante  de  la  grande  dame; 
puis,  poussant  un  profond  soupir,  elle  alla 
trouver  Marie. 

L'imagination  de  Germaine  avait  tellement 
agi,  pendant  le  peu  de  temps  qu'elle  mita  se 
rendre  auprès  de  maître  Joseph,  qu'elle  était 
plus  pâle  que  la  mort  quand  elle  ouvrit  la 
porte  de  la  chambre,  où  du  moins  elle  eut  le 
bonheur  de  le  trouver  seul. 

«  Ah  !  maître  Joseph  '.mon  père  est-il  tombé 
dans  leurs  mains?  demanda-t-elle  d'une  voix 
basse  et  tremblante  dès  qu'elle  eut  refermé 
la  porte.  Parlez,  parlez  vite. 

—  Dieu  nous  préserve  d'un  pareil  malheur  ! 
répondit  le  bon  prêtre  ;  le  roi  perdrait  sa 
meilleure  épée.  Non,  non,  mafille  ;  sire  Guil- 


LES  FLAVY.  5169 

laume  doit  êire  maintenant  en  sûreté.  S'ils 
l'ont  poursuivi,  ce^qui  est  fort  douteux,  ils  ne 
l'ont  point  atteint,  car  on  l'aurait  déjà  ra- 
mené à  Compiègne. 

—  Ne  peut-il  avoir  été  ramené  sans  que 
nous  le  sachions?  répliqua  Germaine. 

—  La  prise  ou  la  mort  d'un  ennemi  aussi 
formidable  serait  trop  favorable  aux  Anglais 
pour  qu'ils  en  fissent  mystère,  reprit  maître 
Joseph.  Personne  ici  d'ailleurs  n'est  indiffé- 
rent sur  le  sort  d'un  Flavy,  et  ceux  des  habi- 
tants à  qui  je  viens  de  parler  en  traversant  la 
ville  pensent  tous  que  sire  Gniilaurae  est 
déjà  bien  loin. 

—  Ah!  s'il  pouvait  du  moins  apprendre 
que  Vertbois  est  occupé  p;jr  les  Anglais  ! 

—  Il  doit  le  savoir  maintenant;  car  j'ai 
envoyé  Michel  hors  de  la  ville  en  répandre  la 
nouvelle  de  tous  côtés.  Bien  certainement 
votre  père  a  des  affidés  dans  le  canton. 

—  Il  faut  même  qu'il  en  ait  dans  Compiè- 
gne, dit  Germaine,  puisque  ce  Daniel  était  si 


270  LES  FLAVT. 

bien  instruit  de  ses  démarches.  Celte  idée  me 
rend  quelque  espérance.  Mon  père,  quand 
il  saura  que  nous  ne  courons  aucun  danger, 
ne  s'exposera  pas  inutilement  à  une  mort  cer- 
taine; ne  le  pensez-vous  pas?  » 

Le  vieux  prêtre  répondit  par  un  signe  de 
tête  afûrmatif,  et  Germaine  ;  délivrée  de  sa 
plus  grande  crainte,  l'ayant  fait  asseoir  près 
d'elle  :  «  Sans  doute,  vous  ne  seriez  point  ici, 
mon  père,  si  votre  saint  ministère  n'était  pas 
rempli  ?  dit-elle  avec  un  douloureux  soupir. 
En  quel  lieu  les  Anglais  ont-ils  déposé  les 
restes  de  leur  victime,  delà  mère  des  Flavy? 

—  Les  Anglais  ont  rendu  les  derniers  de- 
voirs à  leur  chef,  répondit  maître  Joseph.  J'ai 
été  chargé  seul  du  soin  de  conduire  le  corps 
de  votre  noble  mère  à  la  sépulture  de  ses 
ancêtres  ;  elle  repose  maintenant  près  d'eux. 

—  Ils  ont  permis  qu'on  la  portât  dans  l'é- 
glise des  Cordeliers? 

—  Oui,  et  c'eût  été  pour  vous  une  douce 
consolation  de  voir  quelle  foule  d'habitants 


tESPLA-YY*  371 

suivaient  ce  convoi,  quoiqu'il  ressemblât  au 
convoi  du  pauvre.  A  défaut  de  pages,  d'hom- 
mes d'armes  et  même  de  parents,  les  béné- 
dictions de  toute  la  ville  ont  accompagné 
celle  que  nous  pleurons; 

—  Quoi!  la  crainte  de  déplaire  à  leurs 
nouveaux  maîtres  ne  les  a  point  retenus?  dit 
Germaine.  Dieu  les  en  récompensé  !  je  les 
croyais  moins  courageux. 

—  Le  joug  anglais  est  plus  odieux  ici  que 
vous  ne  le  pensez,  répondit  maître  Joseph 
en  baissant  la  voix.  Trois  fois,  vous  le  savez, 
Compiègne  a  rouvert  ses  portes  aux  partisans 
de  Charles. 

—  Mais  aujourd'hui,  reprit  Germaine,  nous 
voyons  les  bourgeois  lever  une  milice  pour 
renforcer  la  garnison  étrangère  !  Et  ce  Richard 
Paulet  qui  la  commande,  croiriez-vous  que 
les  Anglais  ont  tué  son  père  ? 

—  Vanité  des  yanilés  et  tout  est  vanité,  a 
dit  Salomon.  Ce  Richard,  pour  être  riche, 
n'en  est  pas  moins  un  vilain;  il  est  flatté  de  se 


%'J2  LES   FLA.VY. 

voir  traité  en  égal  par  des  lords,  qui  pour  le 
moment  ont  besoin  de  lui.  Cet  homme,  si 
je  ne  me  trompe,  est  très  fier.  Sa  fortune,  l'é- 
ducation qu'il  a  reçue  le  placent  au-dessus 
des  gens  de  sa  classe;  il  se  peut  qu'il  ait  sou- 
vent envié  une  noble  origine,  je  suis  certain 
du  moins  qu'il  la  respecte  en  vous. 

—  Il  s'est  abstenu  de  nous  voir  depuis 
que  nous  habitons  sa  maison;  aucun  signe  de 
respect  ne  pouvait  me  plaire  davantage. 

—  Ce  matin  encore  il  a  donné  l'ordre  à 
Marthe  de  rassembler  tous  ceux  de  vos  effets 
qui  pouvaient  vous  être  utiles  ou  agréables,  et 
lui-même  vient  de  les  faire  apporter  chez  lui. 

—  Croit-i!  donc  que  celte  demeure  sera 
longtemps  la  nôtre?  dit  Germaine;  ont-ils 
décidé  entre  eux  de  nous  garder  prisonnières 
ici? 

—  Hélas  !  ma  chère  fille,  répondit  maître 
Joseph,  que  feriez-vons  de  votre  liberté?  En 
quel  lieu  trouver  un  asile,  maintenant  que 
votre  noble  mère  n'est  plus,  que  sire  GuiJ- 


LES  FLAVY.  273 

laume  et  vos  oncles  font  la  guerre  et  n'habi- 
tent pas  toujours  le  même  château  ou  la  même 
ville?  Jusqu'au  moment  où  le  ciel  daignera 
rendre  quelque  paix  à  ce  malheureux  pays,  je 
frémirais  bien  plus  de  vous  voir,  vous  et  votre 
sœur,  retourner  à  Yerlbois,  entourées  seule- 
ment de  quelques  serviteurs,  qui  ne  peuvent 
rien  pour  voire  défense  que  de  vous  savoir 
sous  le  toit  de  dame  Marguerite,  qui,  sans 
doute,  vous  traite  avec  tout  le  respect  qu'elle 
vous  doit? 

—  Dame  Marguerite  est  une  excellente 
femme,  répondit  Germaine,  et  si  elle  était 
seule  dans  la  maison... 

—  Quant  à  son  neveu,  interrompit  le  bon 
prêtre,  vous  le  verrez  vraisemblablement  peu. 
Trop  de  soins  l'occupent  dans  la  ville  pour 
qu'il  soitsouvcnlchez  lui;  mais  je  vous  engage, 
ma  chère  fille,  si  vous  vous  trouvez  ensemble, 
à  vaincre  la  répugnance  qu'il  vous  inspire  et  à 
lui  témoigner  quelques  égards.  Votre  sort  est 
pour  ainsi  dire  dans  ses  mains,  tant  qu'il  ré- 

I.  18 


274  l'Es  FLAVT. 

pondra  de  vous  au  nouveau  commandant  an- 
glais... 

—  Quel  digne  appui  le  ciel  veut  bien  nous 
accorder!  interrompit  Germaine  ,  avec  un 
sourire  amer. 

—  Votre  sœur  et  vous,  continua  maître 
Joseph  en  appuyant  avec  intention  sur  le 
premier  mot ,  votre  sœur  et  vous  ,  vivrez  du 
moins  tranquilles  dans  celte  maison. 

— J'espère  que  nous  le  verrons  peu,  se  con- 
tenta de  répondre  Germaine  en  poussant  un 
profond  soupir.  Mais  vous,  mon  père,  aurons- 
nous  le  bonheur  de  vous  voir  quelquefois? 
Pourrez-vous,  en  notre  faveur,  vaincre  la  ré- 
pugnance que  doivent  vous  inspirer  ceux  que 
vous  trouverez  ici? 

—  Je  vous  verrai  chaque  jour,  ma  fille.  Tout 
pénible  qu'il  me  sera  de  me  rencontrer  avec 
des  Anglais,  j'en  aurai  le  courage,  dans  l'espoir 
que  ma  présence  peut  vous  apporter  quelque 
consolation. 

—Elle  sera  ma  seule  joie,  s'écria  Germaine, 


LES  PLA.VY.  ^^76 

^ui  sentait  plus  qu'une  autre  toute  l'étendue 
du  sacriGce  que  lui  faisait  le  digne  vieillard  ; 
je  lui  devrai  la  force  de  vous  imiter ,  de  me 
souraeltre,  dans  l'intérêt  de  Marie,  à  tout  ce 
qui  m'est  le  plus  odieux.  Vous  vous  y  Sou- 
mettez bien  pour  nous,  mon  père!  »  Et  Ger- 
maine, en  achevant  ces  mots,  tendit  la  main  au 
bon  prêtre,  qui  la  serra  doucement  dans  les 
siennes  en  laissant  échapper  une  larme. 

L'entrée  de  dame  Marguerite  dans  la  cham- 
bre interrompit  cet  entretien,  a  Maître  Joseph 
Gauvain  étant,  dit-elle,  son  ancienne  connais- 
sance ,  elle  venait  l'inviter  à  n'avoir  point 
d'autre  table  que  la  sienne  tant  que  les  dames 
de  Flavy  habiteraient  sa  maison.  »  Suruncoup 
d'œil  de  Germaine  qui  équivalait  à  une  prière, 
maître  Joseph  accepta  l'offre  ,  au  moins  pour 
ce  jour-là,  et  après  quelques  politesses  réci- 
proques il  prit  congé ,  laissant  à  la  bonne 
dame  la  liberté  de  retourner  aux  affaires  de 
son  commerce  ,  qui  occupait  habituellement 
sa  matinée  entière. 


276  LES  FLAVY. 

Germaine  retourna  près  de  sa  sœur,  qu'elle 
trouva  levée  et  causant  avec  Georgette.  Le 
sommeil  avait  rendu  à  Marie  toute  sa  fraîcheur, 
et  ses  joues  vermeilles  n'offraient  plus  aucune 
trace  de  pleurs.  Pour  Georgette,  elle  reprit  à 
la  rentrée  de  Germaine  l'air  grave  etsilencieux 
qu'elle  semblait  avoir  quitté  avec  la  plus  jeune 
des  deux  sœurs.  Elle  ne  tarda  même  pas  à 
annoncer  l'intention  de  se  retirer,  sous  pré- 
texte que,  sa  tante  passant  une  grande  partie 
de  la  journée  à  la  bûcherie,  elle  se  trouvait 
chargée  de  tous  les  détails  du  ménage. 

«  Avant  de  nous  quitter,  dit  Marie  ,  appre- 
nez-nous, je  vous  prie ,  si  ce  portrait  est  celui 
du  père  de  votre  cousin  ? 

—  Oui,  répondit  la  jeune  fille. 

—  Et  que  veut  dire  ce  qui  est  écrit  sur  le 
cadre?  reprit  Marie. 

—  Je  ne  sais  point  lire,  répliqua  Georgette, 
qui  regarda  Germaine  en  rougissant  un  peu. 

—  Il  y  a  là,  dit  Germaine  :  N'oublie  pas  le 
vingt-huit  juillet  quatorze  cent  dix-neuf. 


LES  FLA.V\.  277 

—  J'ignore  ce  que  cela  signifie  reprit  Geor- 
gette,  mais  le  vingt-huit  juillet  est  le  jour  où 
mon  oncle  a  été  tué  parles  Anglais. 

—  Combien  alors,  s'écria  Germaine,  est-il 
surprenant  que  son  fils  en  ait  perdu  la  mé- 
moire ! 

— 11  en  a  si  peu  perdu  la  mémoire,  répon- 
dit la  jeune  fille  assez  sèchement,  que  nous 
allons  entendre  tous  les  ans,  à  Saint-Jacques, 
la  messe  qu'il  y  fait  dire  ce  jour-là  pour  le  re- 
pos de  l'âme  de  son  pauvre  père.  » 

Dans  ce  moment  une  des  servantes  appela 
Georgette  qui  se  hâta  de  quitter  la  chambre. 
<i  II  faut,  se  dit  Germaine  qui  continuait  à 
regarder  le  tableau  tout  en  se  rappelant  la 
pensée  de  maître  Joseph  ,  il  faut  que  la  va- 
nité de  ce  jeune  bourgeois  ait  été  bien  vive- 
ment flattée  de  ses  rapports  actuels  avec  les 
Anglais  pour  qu'il  puisse  oublier  ces  mots  que 
peut-être  il  a  écrits  lui-même.»  Mais  bientôt, 
sans  chercher  plus  longtemps  à  s'expliquer  la 
conduite  d'un  homme  qu'après  tout  on  ne 


378  LES  FLAvy. 

pouvait  que  mépriser,  elle  rendit  compte  à 
Marie  de  la  visite  de  maître  Joseph,  et  la  con- 
versation qu'elle  venait  d'avoir  avec  ce  digne 
ami  servit  de  base  à  l'entretien  des  deux  sœurs 
jusqu'à  l'heure  où  l'on  vint  les  chercher  pour 
le  repas  du  matin. 

Le  maître  de  la  maison  ne  s'y  montra  pas 
plus  qu'il  n'avait  fait  au  repas  de  la  veille,  ce  qui 
fit  espérer  à  Germaine  la  satisfaction  de  ne  voir 
à  dîner  que  maître  Joseph.  A  peine  cepen- 
dant,  quand  onze  heures  approchèrent,  le 
bon  prêtre  était-il  arrivé  que  Daniel  entra 
dans  la  salle  basse  où  l'on  venait  de  se  réunir. 
A  sa  vue  dame  Marguerite  parut  éprouver 
quelque  embarras,  dans  la  crainte  sans  doute 
que  l'homme  de  Dieu  ne  fût  pas  très  flatté  de 
se  trouver  assis  près  d'un  pareil  convive.  Aussi 
sa  figure  rayonna-t-elle  de  joie  lorsqu'elle  vit 
le  prêtre  s'approcher  du  pelit  homme  et  lui 
serrer  la  main  de  la  manière  la  plus  cordiale 
en  disant  :  0  Je  vous  remercie  de  tout  mon 
cœur,  maître  Daniel,  de  ce  que  vous  avez  fait 


LESFLAVY.  syg 

pour  notre  vieux  sonneur.  Il  est  en  liberté 
depuis  hier  et  a  repris  ses  fonctions  à  la  pa- 
roisse. 

—  C'était  la  moindre  chose,  répondit  Da- 
niel; il  n'a  fallu  qu'un  mot  de  RichardPaulet.» 

Le  costume,  la  laiile  exiguë,  la  figure  gro- 
tesque et  maligne  du  docteur  en  magie 
blanche  étaient  trop  extraordinaires  pour  ne 
point  attirer  l'attention  des  deux  sœurs.  Ger- 
maine surtout ,  instruite  de  l'intérêt  qu'il 
portait  à  son  père,  n'aurait  point  détaché  ses 
yeux  de  l'étrange  personnage,  si  lui-même 
n'avait  fixé  les  siens  sur  elle  avec  une  sorte 
d'affectation,  a  Richard  m'a  chargé,  dit-il  à 
dame  Marguerite ,  de  vous  engager  à  vous 
mettre  à  table  sans  lui;  il  se  peut  que  ses  af- 
faires qui  le  retiennent  dehors  l'empêchent 
de  rentrer  avant  la  nuit. 

—  Est-il  fou?  dit  la  bonne  femme  avec  hu- 
meur ;  il  ne  songe  donc  pas  qu'il  est  à  jeun 
depuis  cinq  heures  du  matin  que  Toinon  l'a 
vu  sortir. 


28o  LES  FLAVY. 

—  S'il  ne  dîne  pas  aujourd'hui,  reprit  en 
riant  le  petit  sorcier,  il  en  dînera  mieux  de- 
main. Quant  à  nous  ,  dame  Marguerite  ,  qui 
n'avons  rien  autre  chose  à  faire  qu'un  bon 
repas,  je  vous  prie  instamment  de  songer 
que  Je  meilleur  dîner,  pour  peu  qu'il  ait  at- 
tendu devient  détestable. 

—  Toujours  le  même,  dit  gaîment  dame 
Marguerite  se  levant  pour  passer  dans  la  salle 
à  manger;  la  table  avant  tout. 

—  Vraiment  oui,  répondit  le  petit  sorcier. 
La  table,  c'est  la  vie,  après  tout,  et  j'avoue 
que,  parmi  tant  d'espèces  de  morts  qui  me- 
nacent les  pauvres  humains,  la  plus  horrible 
pour  moi  serait  de  mourir  de  faim.  » 

Dès  qu'il  fut  assis,  en  effet,  entre  Geor- 
gette  et  dame  Marguerite  ,  il  se  conduisit  en 
homme  qui  se  met  complètement  à  l'abri 
d'un  pareil  événement,  Non-seulement  il  ne 
refusait  rien  de  ce  qu'on  lui  présentait ,  mais 
il  se  servait  lui-même,  ce  qui  lui  donna  l'oc- 
casion d'offrir   différents  mets   à  Germaine 


LES  FLAVY.  38 1 

ainsi  qu'à  Marie,  et,  sur  leur  refus,  se  gardant 
bien  d'insister,  il  se  contentait  de  dire  sans 
perdre  un  coup  de  dent  :  0  Ces  nobles  demoi- 
selles ne  mangent  rien.  » 

Le  repas  était  presque  achevé  lorsque  Ri- 
chard Paulet  arriva.  Sa  belle  figure  était  plus 
pâle  et  son  regard  plus  sombre  que  jamais.  Il 
salua  pourtant  les  dames  d'un  air  respec- 
tueux, et  quand  il  fut  placé  près  du  bon  prê- 
tre :  «  Je  vous  remercie,  maître  Joseph,  lui 
dit-il,  de  vouloir  bien  honorer  ma  maison  de 
votre  présence  aujourd'hui  ;  cela  me  portera 
bonheur.  »  Puis  il  se  mît  alors  à  manger  avec 
une  sorte  d'avidité  qui  ne  devait  pas  lui  être 
habituelle  ;  car  sa  tante  lui  dit  :  «  Je  gagerais, 
Richard,  que  vous  n'avez  rien  pris  depuis  hier  ? 

—  Il  est  vrai,  répondit-il  ;  je  suis  accablé  de 
fatigue  et  de  besoin, 

—  Yous  en  faites  trop,  beaucoup  trop ,  re- 
prit la  bonne  femme. 

—  Encore  est-il  bien  loin  d'en  faire  autant 
qu'il  voudrait,  »  dit  Daniel. 


aSa  IBS  FiAVT. 

Richard  ne  répondit  rien  à  ces  observa- 
tions et  continua  à  satisfaire  sa  faim  en  si- 
lence. A  son  exemple  chacun  se  taisait,  et 
Germaine  observait  à  la  dérobée  cet  homme 
dont  son  sort  et  celui  de  Marie  se  trouvait 
dépendre.  En  dépit  de  l'éloignement  qu'il 
lui  inspirait,  le  bourgeois  lui  semblait  porter 
une  de  ces  figures  qui  décèlent  aux  yeux  l'in- 
telligence et  la  bonté  d'âme  ;  aussi  n'était-elle 
point  surprise  de  voir  dame  Marguerite,  Da- 
niel et  surtout  Georgelle,  attacher  sur  lui  leur 
regard  avec  une  sorte  d'intérêt  respectueux. 

0  As-tu  vu  François  Lemaître?  dit-il  à  Da- 
niel. 

—  Oui,  répondit  celui-ci. 

—  Et  Nicolas  Bordeu,  Louis  Grandot, 
Michel  Gordier? 

—  Aussi. 

—  Eh  bien? 

—  A  merveille.  » 

Sur  cette  réponse,  Richard  porta  de  nou- 
veau quelques   morceaux  [à  sa  bouche,  puis 


LES  FLA.VY.  a85 

regardant  encore  Daniel  :  «  Il  est  temps ,  je 
crois,  dit-il ,  que  tu  retournes  là-bas. 

—  Donne-moi  donc  le  lemps  de  dîner, 
répondit  le  petit  sorcier  avec  un  peu  d'hu- 
meur. 

—  Tu  dois  avoir  fini,  reprit  Richard;  dans 
une  heure  il  serait  trop  tard. 

—  Aussi  vais  je  partir  dans  quelques  mi- 
nutes, quand  nous  aurons  bu  le  bon  ratafia 
de  dame  Marguerite. 

—  Au  diable  le  ratafia!  répliqua  Richard 
en  levant  les  épaules.  Tu  sais  bien  que  je  ne 
puis  pas  y  aller  moi-même  ;  d'ailleurs  j'at- 
tends sire  Georges,  autrement  je  ne  risquerais 
pas  de  laisser  passer  l'heure. 

—  J'y  vais,  j'y  vais  !  «ditle  petit  homme  qui 
voyait  le  plus  vif  mécontentement  se  peindre 
sur  le  visage  de  Richard.  En  achevant  ces 
mots  il  se  leva  de  table ,  et  comme  il  allait 
prendre  son  bonnet  dans  l'autre  salle  ,  Pau- 
let  le  suivit,  lui  parla  quelques  moments  tout 
bas;  après  quoi  Daniel  sortit  en  criant  : 


284  XES  FLAVY. 

«  Gardez -moi  du  ratafia,  dame  Margue- 
rite. » 

L'annonce  de  la  visite  de  sire  Georges  avait 
extrêmement  troublé  Germaine ,  et,  tout  en 
consultant  d'un  regard  maître  Joseph  sur  ce 
qu'il  fallait  faire,  elle  témoignait  à  dame  Mar- 
guerite le  désir  de  se  retirer  avec  sa  sœur 
avant  l'arrivée  de  l'Anglais. 

«  Un  instant  donc,  un  instant,  ma  belle  de- 
moiselle; à  peine  si  mon  neveu  a  eu  le  temps 
de  vous  saluer.  »  Dame  Marguerite,  en  disant 
cela,  la  fit  passer,  ainsi  que  les  autres,  dans  la 
salle  où  Paulet  était  resté,  et  semblait  absorbé 
dans  ses  réflexions. 

Maître  Joseph,  après  avoir  dit  quelques  mots 
tout  bas  à  Germaine,  s'approcha  du  bourgeois. 

«  Le  bon  accueil  que  vous  m'avez  fait, 
maître  Paulet,  dit-il,  m'encourage  à  vous  de- 
mander si  la  visite  de  sire  Georges,  que  vous 
attendez,  a  quelque  motif  qui  intéresse  le  sort 
de  ces  nobles  demoiselles. 

—  Nullement,  répondit  Richard jsire  Geor- 


'les  piavy.  285 

ges  vient  savoir  quels  renseignements  j'ai  pu 
prendre  sur  une  troupe  d'hommes  d'armes 
qu'on  a  vu  ce  matin  du  côté  de  Royallieu  et 
qui  nous  sont  suspects.  » 

En  entendant  ces  paroles,  Germaine  ne 
douta  pas  qu'il  ne  fût  question  de  son  père  ; 
elle  pâlit  et  fut  obligée  de  s'asseoir  sur  le  siège 
le  plus  voisin,  tandis  que  le  vieux  prêtre,  dé- 
sirant cacher  son  trouble,  continua  la  con- 
versation en  disant  d'un  air  d'indifférence  : 

«  Les  troupes  qui  gardent  les  bords  de 
l'Oise... 

—  A-t-on  placé  des  troupes  sur  les  bords 
de  l'Oise  ?  interrompit  vivement  Paulet. 

—  Je  n'en  ai  point  vu,  répondit  maître 
Joseph,  mais  je  suppose  que  la  garnison  suf- 
fit pour  mettre  tous  les  points  à  l'abri  d'un 
coup  de  main. 

—  Sans  doute ,  sans  doute ,  »  répliqua  Ri- 
chard, qui,  voyant  entrer  sire  Georges,  s'a- 
vança vers  lui. 

L'Anglais  s'approcha  d'abord  de  Germaine 


aSÔ  LES  FLAVY. 

et  de  Marie,  et  paraissait  beaucoup  plus  pressé 
de  leur  adresser  de  galants  compliments  que 
d'apprendre  du  bourgeois  ce  qu'il  venait  sa- 
voir; mais  celui-ci,  le  prenant  par  le  bras,  l'en- 
traîna dans  un  coin  de  la  chambre  où  tous 
deux  commencèrent  à  s'entretenir  d'une  voix 
si  basse  que  Germaine  ne  put  saisir  un  mot 
de  ce  qu'ils  se  disaient,  jusqu'au  moment  où 
l'Anglais  s'écria  d'un  ton  de  mauvaise  hu- 
meur : 

«Diable  soit  du  régent!  qui  n'imagine  pas 
de  laisser  dans  une  ville  aussi  importante  une 
garnison  suffisante. 

—  Ils  sont  peu  nombreux,  répliqua  le  bour- 
geois ,  il  suffira  que  vous  battiez  la  route  jus- 
qu'à Verberie  avec  une  vingtaine  d'hommes 
solides. 

—  Une  vingtaine  d'hommes  solides!  re- 
prit sire  Georges;  c'est  tout  au  plus  si  je  les 
trouverai.  J'ai  laissé  du  monde  à  Vertbois, 
on  ne  peut  pas  dégarnir  la  porte  de  Pierre- 
fond. 


LES  FLAVT.  ^87 

—  Nous  avons  la  milice,  dit  Richard,  que 
je  vais  rassembler  à  l'hôtel-de-ville. 

—  Il  faut  qu'elle  reste  surpied  toute  la  nuit, 
votre  milice. 

—  Cela  va  sans  dire. 

—  Quelle  heure  est-il? 

—  Une  heure  passée. 

—  Je  ne  puis  pas  monter  à  cheval  avant 
quatre.  Il  faut  que  je  réponde  à  des  dépêches 
qu'on  vient  de  recevoir  de  Paris  pour  ce  pau- 
vre Hackson,  dont  ils  ne  savent  pas  la  mort. 

—  Il  est  pourtant  bien  nécessaire  que  vous 
soyez  en  roule  avant  la  nuit ,  car  ils  ne  peu- 
vent rien  tenter  de  jour. 

—  Avant  la  nuit,  sans  doute;  mais  nous 
avons  du  temps.  Je  retourne  au  château,  et 
vous,  faites  armer  vos  tortues.  » 

Le  sourcil  du  bourgeois  se  fronça,  et  quoi- 
que ce  mouvement  fût  l'éclair,  il  n'échappa 
point  aux  regards  de  Germaine,  qui  aurait 
donné  de  son  sang  pour  que  la  mésintelli- 
gence pût  s'établir  entre  ces  deux  hommes 


288  LES  FLAVY. 

qu'elle    détestait   à   l'égal    l'un    de    l'autre. 

Sire  Georges  prit  congé  des  deux  sœurs  en 
les  assurant  qu'il  reviendrait  le  lendemain 
s'informer  en  détail  de  la  situation  de  ses 
belles  prisonnières. 

«  Ces  Anglais  sont-ils  malhonnêtes,  dit  dame 
Marguerite  dès  qu'il  fut  sorti;  il  pouvait  bien, 
je  pense,  saluer  ma  nièce  et  moi.  » 

Paulet,  sans  répondre  un  mot  à  l'observa- 
tion de  sa  tante,  s'approcha  de  maître  Joseph. 

a  Je  désirerais  vous  instruire  d'une  chose 
qui  vous  intéresse,  mon  père,  lui  dit-il;  vous 
est-il  possible  de  revenir  ici  ce  soir,  à  la  nuit 
lombaute  ,  et  de  m'attendre  si  je  ne  suis  pas 
encore  rentré? 

—  Je  reviendrai,  »  répondit  le  prêtre,  qui, 
persuadé  que  l'alarme  dont  ii  s'agissait  était 
donnée  par  sire  Guillaume,  quitta  la  maison 
peu  d'instants  après  le  départ  de  Paulet,  non 
sans  dire  tout  bas  à  Germaine  qu'il  allait  cher- 
cher des  nouvelles. 


CHAPITRE  XV. 


Ils  n'ont  de  nos  desseins  ni  lumière  ni  doute  ; 
Il  faut  qu'en  ce  repos  où  s'endort  leur  orgueil 
la  foudre  les  réveille  au  bord  de  leur  cercueil. 
Lafosse,  ManUus. 


Germaine  passa  les  heures  de  cette  journée 
dans  une  véritable  angoisse.  Sans  cesse  elle 
ouvrait  une  fenêtre  pour  s'assurer  que  tout 
était  tranquille  au  dehors.  La  ville  offrait  l'as- 
pect du  plus  grand  calme  ;  mais  elle  comp- 
tait en  frémissant  le  nombre  de  soldats  an- 
glais isolés  qu'elle  voyait  passer,  et  qu'elle 
supposait  devoir  suivre  sire  Georges  à  Royal- 
lieu,  où  sans  doute  son  père  n'avait  pu  ras- 
sembler que  peu  d'amis.  Richard  ne  revenait 


19 


agO  LES  FtAYT. 

point;  Daniel  lui-même  semblait  avoir  ou- 
blié le  rataûa  que  lui  gardait  dame  Margue- 
rite, ce  qui  devait  faire  présumer  qu'il  était 
retenu  par  des  affaires  importnntes.  Pensant 
qu'il  s'occupait  du  soin  d'avertir  plusieurs 
miliciens  de  se  tenir  prêts,  elle  ne  voyait  plus 
en  lui  maintenant  qu'un  ennemi  de  son  père, 
et  plus  les  ennemis  de  sire  Guillaume  se  mon- 
traient alarmés,  plus  elle  tremblait  pour  lui. 
Le  jour  commençait  à  baisser  lorsqu'elle  vit 
enfin  le  petit  sorcier  se  diriger  vers  la  maison. 
Pour  un  homme  dont  l'allure  habituelleétaitsi 
leste,  il  marchait  avec.uue  telle  lenteur  que  Ger- 
maine aurait  hésité  à  le  reconnaître  si  sa  petite 
personne  n'eût  pas  été  unique  dans  son  espèce. 
Germaine  se  hâta  de  descendre  chez  dame 
Marguerite,  près  de  laquelle  elle  avait  laissé 
Marie,  dans  l'ignorance  complète  du  danger 
qui  menaçait  leur  père.  Quand  elle  entra  dans 
la  salle  :  «Vous  arrivez  trop  tard,  disait  dame 
Marguerite  à  Daniel,  nous  avons  fait  la  col- 
lation du  soir. 


LES  FLAVT.  Stg  1 

— 'L^  bonne  petite  Georgette  me  trouvera 
bien  encore  quelques  restes  du  dîner,  ré- 
pondit-il; car  vous  pouvez  m'en  croire  quand 
je  vous  dis  que  je  tombe  d'inanition.  Si  vous 
aviez  fait  aujourd'hui  comme  moi  dix  lieues 
dans  la  ville... 

—  Dix  lieues  à  pied?  interrompit  la  bonne 
femme. 

—  Par  saint  Barnabe!  croyez-vous  que  les 
Anglais  ont  eu  la  complaisance  de  me  prêter 
un  cheval?  dit-il  en  riant.  IVon,  non,  j'ai  fait 
travailler  mes  petites  jambes.  Elles  sont  au 
service  de  mes  amis,  que  je  n'aide  point  vo- 
lontiers de  mon  bras,  je  l'avoue,  attendu  qu'un 
homme  fatigué  se  repose,  mais  qu'un  homme 
tué  ne  se  relève  pas. 

—  Est-ce  que  l'on  craint  une  attaque 
contre  la  ville?  demanda  Georgette  d'un  air 
effrayé. 

—  Bien  au  contraire  ,  répondit  Daniel  , 
puisque  sire  Georges  vient  de  quitter  la  ville 
pour  aller  attaquer.»  Et  le  petit  homme  ac- 


^92  LES  FLAVT. 

compagna  ces  mots  d'un  sourire  malicieux 
qui  lui  était  tout  particulier. 

«Est-il  parti?  dit  Germaine  d'une  voix 
émue. 

—  Je  l'ai  vu  monter  à  cheval,  il  y  a  plus 
d'une  heure  à  présent. 

—  Suivi  d'une  grande  troupe? 

—  Quarante  hommes,  dont  trente  archers. 

—  Quarante  !  répéta  Germaine  en  pâlis- 
sant. 

—  Et  c'est  beaucoup  moins  ,  beaucoup 
moins  que  je  n'aurais  voulues  reprit  le  petit 
homme. 

Ces  mots,  qui  faisaient  penser  à  Germaine 
que  son  père  ne  reparaissait  qu'avec  des  forces 
imposantes,  lui  rendirent  quelque  espoir,  et 
elle  s'apprêtait  à  faire  de  nouvelles  questions 
lorsque  maître  Joseph  entra. 

«Voici  un  nouveau  convive  qui  vous  arrive, 
dame  Marguerite,  dit  Daniel  en  approchant 
un  siège  au  bon  prêtre;  car  Richard  m'a  dit 
que  maître  Joseph  lui  avait  promis  d'attendre 


•«■. 


LES  FLAVY.  agS 

son  retour;  ce  qui  pourra  bien  nous  faire 
passer  la  nuit  entière  dans  votre  maison. 

—  Croyez -vous  donc  que  raon  cousin  ne 
rentrera  pas  ce  soir,  dit  Georgette,  qui  pa- 
raissait fort  inquiète. 

—  Qui  sait?  répondit  le  discret  personnage; 
Dieu  ne  dispose-t-il  pas  de  nous  selon  qu'il 
lui  plaît!  Il  se  peut  que  nous  revoyions  Ri- 
chard dans  quelques  heures ,  comme  il  se 
peut  que  nous  ne  le  revoyions  jamais. 

—  Ne  plaisantez  pas  ainsi,  maître  Daniel, 
interrompit  dame  Marguerite  avec  humeur; 
vous  savez  très  bien  que  vos  paroles  ne  sont 
pas  indifférentes  comme  peuvent  l'être  celles 
de  tout  autre  homme,  surtout  quand  vous 
parlez  d'un  ton  aussi  grave  que  si  vous  tiriez 
un  horoscope.  Ne  faites  pas  le  mystérieux  ; 
que  se  passe-t-il  dans  la  ville? 

—  Je  puis  vous  jurer,  dit  maître  Joseph, 
qu'il  ne  s'y  passe  rien  du  tout.  Depuis  que  je 
vous  ai  quittée,  j'ai  parcouru  Compiègne  d'un 
bout  à  l'autre  ;  chacun  était  aussi  tranquille 


■S 


i94  ^^^  riLvY. 

que  nous  le  sommes  ici.  Je  ne  conçois  rien 
aux  précautions  que  l'on  fait  prendre  à  sire 
Georges;  car  tout  le  monde  prétend  que  c'est 
une  fausse  alarme  et  qu'il  ne  s'est  pas  montré 
l'ombre  d'un  Armagnac  de  l'autre  côté  de 
i'Oise. 

—  Vous  l'entendez,  dit  Daniel;  eh  bien! 
je  vous  en  aurais  dit  autant,  si  je  n'avais  pas 
voulu  punir  Georgetle  du  peu  de  pitié  qu'elle 
montre  pour  moi,  quand  je  dis  que  je  meurs 
de  faim. 

—  C'était  bien  la  peine  de  la  renverser 
ainsi,  répliqua  dame  Marguerite;  la  pauvre 
enfant  est  toute  pâle  !  A  sa  place  je  vous  lais- 
serais jeûner.  » 

Daniel  ne  répondit  à  cette  menace  qu'en 
prenant  d'un  air  amical  la  main  de  la  jeune 
fille,  qui  le  suivit  en  riant  dans  l'autre  salle 
où,  sur  le  refus  de  maître  Joseph,  il  se  ré- 
gala d'un  très  bon  souper. 

Pour  que  la  conversation  ne  languît  point 
durant  cette  soirée,  il  était  fort  heureox  que 


LES  FiAVT.  agS 

dame  Marguerite  pût  se  passer  d'interlocu- 
teurs; car  chacun  l'écoutait  en  silence,  l'es- 
prit occupé  de  tout  autre  chose  que  de  ses 
discours.  Ce  qui  s'était  dit  jusqu'alors  n'avait 
passufG  pourbannir  les  craintes  de  Germaine, 
Georgette  s'inquiétait  de  na  pas  voir  ren- 
trer son  cousin.  Le  bon  prêtre  se  trouvait 
si  mal  à  l'aise  chez  les  amis  des  Anglais  qu'il 
se  faisait  effort  pour  prononcer  une  parole, 
et  le  petit  sorcier,  qui  s'était  enfin  décidé  à 
quitter  la  table,  devenait  de  plus  en  plus 
rêveur.  Marie  seule  se  livrait  doucement  à  la 
jouissance  de  se  trouver  sous  l'appui  de  gens 
bienveillants  pour  elle,  après  avoir  craint  la 
mort  ou  la  prison. 

Dame  Marguerite  venait  de  raconter  sa 
vingtième  histoire,  plus  ou  moins,  quand  elle 
suspendit  ses  récits  divers  pour  observer  qu'il 
était  étonnant  que  Richard  ne  revînt  pas  , 
attendu  qu'il  devait  être  fort  tard. 

«Je  crois  que  dix  heures  vitiujeiil  de  don- 
ner à  l'horloge,  dit  maître  Joseph. 


296  LES  flavy; 

— Dix  heures,  précisément,  répondit  Da- 
niel avec  une  expression  tout-à-fait  étrange. 

—  Il  m'est  impossible ,  ma  chère  dame, 
d'attendre  votre  neveu  plus  longtemps,  dit  le 
prêtre  en  se  levant;  je  reviendrai  savoir... 

—  Non,  non,  ne  sortez  pas,  s'écria  Daniel 
qui  quitta  son  siège  et  saisit  le  vieillard  par  le 
bras  ;  croyez-moi,  ne  sortez  pas. 

—  Pour  quelles  raisons  voulez-vous  m'era- 
pôcher  de  sortir? 

—  On  se  bat  à  présent  dans  la  ville,  »  ré- 
pondit Daniel. 

Au  même  instant  une  effroyable  rumeur, 
qui  semblait  encore  éloignée ,  se  fit  enten- 
dre, et  la  rue  retentit  du  bruit  des  portes,  des 
fenêtres  que  la  curiosité  ou  la  peur  faisait  ou- 
vrir ou  fermer  précipitamment. 

»  On  se  bat!  contre  qui?  demanda  Ger- 
maine ne  songeant  qu'à  son  père. 

—  Contre  les  Anglais. 

—  Sainte  Vierge  !  dit  dame  Marguerite,  la 
ville  est  donc  surprise? 


LES  FLA.VT.  297 

—  Surprise  par  nous,  par  nous ,  ma  chère 
dame  !  s'ëcria  Daniel  dans  un  état  d'agitation 
qu'on  ne  saurait  peindre.  Silence!  le  bruit 
approche  ;  on  vient  attaquer  la  tour.  Il  faut 
qu'ils  aient  pris  le  château.  Ah  !  Richard  ! 
mon  bon,  mon  brave  Richard ,  Dieu  te  pro- 
tège ! 

—  Richard  !  »  s'écrièrent  à  la  fois  Georgette 
et  dame  Marguerite,  et  la  jeune  fille  se  jeta  en 
sanglotant  dans  les  bras  de  sa  tante  tandis  que 
Germaine  s'élançait  pour  ouvrir  une  fenêtre. 

«  Au  nom  de  Dieu  !  gardez-vous  d'ouvrir, 
dit  le  petit  homme  qui  d'un  saut  se  plaça  de- 
vant elle.  Les  Anglais  sont  là;  une  flèche  peut 
arriver  jusqu'à  nous. 

—  Ah  !  nos  amis  y  sont  aussi,  dit  Germaine  ; 
écoutez  les  cris.  Et  mille  voix  en  effet  faisaient 
retentir  jusqu'au  ciel  ceux  de  Mort  aux  jdn- 
glais  !  vive  le  roi  Charles  Vil  ! 

—  Vive  le  roi  Charles  VII  !  s'écria  maître 
Joseph  emporté  par  sa  vive  émotion. 

—  Vive  le  roi  Charles  VII!  répéta  Daniel 


«9^  IJES  FIAVT. 

en  faisant  sauter  son  chapeau  jusqu'au  pla- 
fond de  la  salle.  A  présent,  nargue  de  la  pru- 
dence !  car  s'ils  ne  sont  pas  vainqueurs  nous 
sommes  tous  perdus.» 

Maître  Joseph  prit  la  main  du  petit  sorcier 
et  la  serra  dans  les  siennes  affectueusement  en 
signe  de  réparation.  Germaine  embrassait  sa 
sœur,  que  dame  Marguerite  s'efforçait  de  ras- 
surer en  lui  disant  :  «  JNe  craignez  rien ,  ma 
belle  demoiselle;  j'en  ai  vu  bien  d'autres!  et 
si  Richard  n'était  pas  là... 

—  Mais  il  y  est,  s'écria  Georgette,  et  vous, 
maître  Daniel,  comment  pouvez-vous  rester 
ici  quand  il  a  peut-être  besoin  du  secours  de 
tous  sesaiiiis?  Ah  !  si  je  n'étais  pas  une  femme! 

— -  Et  moi  si  j'étais  un  homme  de  cinq  pieds 
six  pouces,  réponditDaniel;  maisà  quoivoule2- 
VOU3  que  je  lui  sois  bon  dans  une  pareille  ba- 
garre ?  Les  petits  objets  sont  sujets  à  se  perdre, 
comme  on  dit,  et  Richard  est  soutenu  par  des 
gaillards  qui  valent  mieux  que  moi  quand  il 
s'agit  de  se  battre. 


lES  riAVT.  199 

— Par  mon  père,  je  n'en  doute  pas  !  dit  Ger- 
maine. Ah  !  si  mon  père  est  dans  Compiègne 
nous  pouvons  espérer. 

—  Il  y  est  avec  cinquante  hommes  à  lui, 
appuyés  par  nos  miliciens  ,  par  tous  nos  bour- 
geois ,  et  nous  n'avons  à  faire  qu'à  cent  Anglais 
tout  au  plus. 

—  Mais  sire  Georges  peut  revenir,  répliqua 
maître  Joseph. 

—  Sire  Georges  trouvera  la  ville  prise  et  les 
portes  fermées. 

—  Tu  l'entends,  Marie  ,  dit  Germaine  avec 
utte  joie  qui  jamais  encore  n'avait  rayonné 
sur  son  beau  visage ,  la  ville  est  à  notre  père, 
la  ville  est  au  roi.  Ah  !  maître  Daniel ,  je  vous 
fen  supplip,  souffrez  que  l'on  puisse  voir  ce  qui 
se  passe  dehors.  »  Mais  Daniel  fut  inexorable, 
et  Marie  se  joignit  à  lui  pour  conjurer  sa  sœur 
d'attendre  les  nouvelles  qu'on  leur  apporterait 
Sans  doute  avant  peu. 

Il  était  clair  que  l'on  se  battait  fort  près  de 
là  maison,  «si  près  que  Georgette,  une  ou  deux 


3oo  LES  FLAVY. 

fois,  soutint  qu'elle  entendait  la  voix  de  Ri- 
chard. Mais  le  plus  souvent  le  bruit  était  tel 
qu'il  devenait  même  impossible  de  distinguer 
quel  cri  poussait  les  combattants.  Enfin  tout 
à  coupla  lutte  parut  avoir  cessé.  On  n'entendit 
plus  que  le  murmure  confus  produit  par  la 
foule,  dont  une  partie  passait  sous  les  fenêtres 
et  reprenait  le  chemin  de  l'hôtel-de-ville  en 
criant  :  «  Vive  notre  roi  Charles  VII!  » 

«  Ils  sont  morts  î  ils  sont  tous  morts  !  dit 
Daniel ,  d'un  air  aussi  triomphant  que  s'il  en 
avait  tué  dix  pour  sa  part ,  car  on  ne  devait 
attaquer  la  tour  qu'après  avoir  expédié  ceux 
qui  gardaient  le  château.  Par  Saturne  !  voilà 
une  affaire  bien  conduite!  »  Et  le  petit  homme 
arpentait  la  salle,  les  poings  sur  les  hanches 
et  la  tête  haute. 

«  Mais  Richard  !  Richard  !  lui  criaient 
Georgette  et  dame  Marguerite. 

—  Richard  se  porte  aussi  bien  que  vous  et 
moi ,  dit  Daniel.  Des  gens  étaient  là  ,  que  j'a- 
vais chargés  de  venir  me  chercher  s'il  rece- 


LESFLAVY.  3oï 

vait  la  plus  légère  égratignuie;  point  de  nou- 
velles, bonnes  nouvelles,  c'était  mon  mot 
d'ordre;  et  je  vous  réponds  que  j'avais  du 
monde  dans  cette  affaire.  Sije  n'ai  pas  marché 
moi-même,  j'en  ai  fait  marcher  bien  d'autres.  » 
Quand  il  eut  assez  respiré  l'encens  qu'il 
croyait  devoir  accorder  à  sa  victoire,  il  con- 
sentit à  raconter  comment,  depuis  trois  mois, 
Richard  Paulet ,  sûr  d'avoir  établi  solidement 
son  pouvoir  dans  la  ville,  s'entendait  avec  sire 
Guillaume  pour  rendre  Compiègne  au  roi. 
«  Tout  serait  fait  depuis  longtemps  ,  dit-il ,  si 
l'on  n'avait  pas  eu  la  fatale  idée  de  renforcer 
la  garnison,  si  ce  maudit  Regnault  de  Flavy, 
que  Dieu  confonde... 

—  Regnault  est  notre  plus  proche  parent , 
maître  Daniel ,  dit  Germaine  avec  douceur  et 
en  rougissant  beaucoup. 

—  Je  le  sais,  ma  noble  demoiselle,  mais  il 
n'en  est  pas  moins  l'ami  du  duc  de  Bourgogne, 
et  par  suite  celui  des  Anglais.  » 

Germaine  ne  répondit  qu'en  poussant  un 


3oa  LES  FLAVY. 

profond  soupir ,  qui  n'échappapoint  à  Daaiel, 
déjà  surpris  de  l'avoir  vu  rougir  à  ce  point  au 
nom  du  jeune  chevalier. 

«  Ce  que  je  ne  conçois  pas  dans  tout  ceci, 
dit  dame  Marguerite,  c'est  comment  Richard 
vient  de  se  battre  pour  Charles  VII. 

— Ah  !  ne  l'accusezpas,  répondit  Germaine, 
quand  il  reprend  des  droits  à  l'estime  de  tous 
les  bons  Français.  Il  est  toujours  temps  de 
rentrer  dans  le  bon  chemin. 

— Croyez-vous  doncqu'ill'aitjamais  quitté, 
s'écria  vivement  Daniel ,  lorsque  pendant  trois 
ans  il  a  versé  son  sang  sur  les  champs  de  ba- 
taille ,  lorsqu'il  n'a  mis  bas  les  armes  qu'afia 
de  devenir  plus  utile  au  parti  du  roi?  Si  la 
dernière  conspiration  de  Paris  n'eût  pas 
échoué,  Charles  serait  au  Louvre  et  le  devrait 
à  Richard  Paulet  ;  mais  des  bavards  et  des  lâ- 
ches ont  failli  nous  faire  tous  pendre,  et  ne 
pouvant  plus  avoir  Paris,  nous  avons  pris  Com- 
piègue. 

—  Oui,  nous  avons  pris  Compiègne,  dit  Ri- 


LES  i-LATT.  3o3 

chard  qui  entrait  alors  dans  la  salle  suivi  de 
messire  Guillaume  et  de  Louis  de  Flavy.  Une 
fois  encore  j'ai  vengé  mon  père  ,  grâce  à  ces 
nobles  chevaliers,  ajouta-t-il  en  montrant  les 
deux  frères. 

— Quand  on  se  bat  comme  vous,  mon  brave, 
répliqua  Louis  en  frappant  sur  l'épaule  du 
jeune  bourgeois,  on  n'a  pas  beaucoup  besoin 
d'aide.  Je  n'ai  jamais  rien  vu  de  pareil,  con- 
linua-t-il  en  s'adressant  à  maître  Joseph.  Il 
ne  nous  en  laissait  pas  un  à  tuer.  » 

Le  sire  de  Flavy  avait  couru  à  sa  chère  Ger- 
maine ;  il  la  pressait  dans  ses  bras,  tout  couvert 
de  sang  qu'il  était.  Pour  Marie,  qui  se  tenait 
timidement  à  côté  de  sa  soeur,  il  ne  jeta  pas 
un  regard  sur  elle,  même  quand  il  crut  devoir 
adresser  quelques  mois  à  dame  Marguerite  sur 
les  soins  qu'elle  avait  pris  de  ses  filles. 

t  Tout  mon  désir  est  de  leur  continuer  ces 
soins,  monseigneur,  réponditlabonnefemme, 
tant  qu'il  leur  plaira  d'habiter  notre  maison. 

—  J'accepterai  cette  oJûfre  si  Germaine  y 


3o4  LES  FLAVY. 

consent,  répliqua  messire  Guillaume.  Dans 
l'espoir  que  notre  coup  de  main  réussirait,  le 
roi  m'a  nommé  gouverneur  de  Compiègne  ; 
je  vais  loger  au  château  avec  mes  gens  d'armes  ; 
deux  jeunes  filles  seraient  fort  mal  placées  là, 
et  je  ne  puis  les  laisser  seules  ni  à  Vertbois 
ni  dans  notre  hôtel  de  Compiègne. 

—  Maintenant  qne  je  sais  être  sous  le  toit 
d'un  ami,  dit  Germaine,  il  me  sera  doux  d'y 
rester.  »  Ces  mots  adressés  à  celui  qu'elle  se 
reprochait  d'avoir  méconnu  troublèrent  ex- 
traordinairement  Richard  Paulet.  Pour  la 
première  fois  le  regard  de  la  jeune  fille  s'ar- 
rêtait sur  lui  sans  ressentiment  et  même  avec 
afTeclion;  une  vive  rougeur  couvrit  les  joues 
du  jeune  bourgeois,  et  Georgette  devint  pâle 
comme  la  mort. 

Après  quelques  instants  donnés  au  plaisir 
de  se  revoir  tous,  raessire  Guillaume  et  son 
frère  retournèrent  au  château  et  sortirent,  sui- 
vis de  Richard ,  de  maître  Joseph  et  de  Daniel. 

La  nuit  était  fort  avancée ,  et  dame  Mar- 


LES  FLAVY.  3o5 

guérite  ne  tarda  pas  à  conseiller  aux  deux 
sœurs  d'aller  prendre  un  repos  'dont  elle- 
même  sentait  avoir  besoin.  Georgetle,  plus 
grave,  plus  triste  encore  que  de  coutume, 
n'avait  pas  ouvert  la  bouche  durant  le  court 
entretien  qui  suivit  le  départ  de  Richard  Pau- 
let.  a  Allons,  dit  dame  Marguerite  en  con- 
duisant Germaine  et  Marie  chez  elles  et  de  l'air 
d'indifférence  que  donnent  des  événements 
dont  on  a  l'habitude,  allons,  nous  dormirons 
celte  nuit  sous  d'autres  maîtres;  hier  l'Anglais 
Henri  VI,  aujourd'hui  Charles  VII,  et  peut- 
être  dans  quelques  jours... 

—  Ah!  ne  dites  pas  cela,  ma  chère  dame, 
interrompit  Germaine  ;  espérons  que  Com- 
piègne  restera  à  :on  véritable  maître,  et  que 
toute  la  France  suivra  l'exemple  de  Compiè- 
gne.  Ne  voulez-vous  pas,ajouta-t-e]le  en  sou- 
riant, devenir  aussi  bonne  Française  que  Ri- 
chard est  bon  Français? 

—  Richard  !  répliqua  dame  Marguerite 
d'un  air  satisfait;  vous  l'appelez  Richard,  ma 

i.  20 


3o6  LES  FLAVT. 

noble  demoiselle.  Je  suis  bien  cbarmée  que 
la  paix  soTt  faile  entre  vous. 

—  J'ai  bien  des  torts  à  réparer  envers  lui, 
répondit  Germaine.  Je  ne  me  pardonnerai  ja- 
mais de  l'avoir  aussi  mal  jugé,  mais  je  veux 
qu'il  me  pardonne  ,  qu'il  nous  aiine. 

—  Il  ne  l'aime  déjà  que  trop ,  »  se  dit  tout 
bas  Georgelte;  et  comme  on  était  alors  à  la 
porte  de  la  chambre  verte,  dame  Marguerite 
et  la  jeune  fille  laissèrent  aux  deux  sœurs  la 
liberté  de  reposer  pour  la  première  fois  dans 
celte  maison  s?is  i-ien  craindre  du  lende- 
main. 


CHAPITRE  XVI. 


Non  ;  ou  vous  me  croirez,  ou  bien  de  ce  malheur 
Ma  mort  m'épargnera  la  vue  et  là  douleur. 
On  ne  me  verra  point  survivre  à  voire  gloire 
Si  vous  allez  commettre  une  action  si  noire. 
lUciME,  Briiannicut. 


Jamais  depuis  longtemps  Germaine  n'avait 
joui  d'un  réveil  aussi  doux  que  celui  qui  suc- 
cédait pour  elle  aux  songes  les  plus  heureux, 
car  l'amour  qu'elle  portait  à  la  France  repo*- 
sait  en  grande  partie  sur  son  aiuour  pour 
Compiègne,  (^elte  ville,  qui  depuis  plusieurs 
siècles  avait  vu  naître  tous  les  siens,  l'avait: 
aussi  vu  naître  ;  ceux  de  ses  ancêtres  qui 
n'étaient  point  tombés  sur  un  champ  de  ha- 
taille   reposaient  encore  dans  l'enceinte  d« 


3o8  LES  FLAVY. 

l'église  des  Cordeliers  ,  et  mille  souvenirs  de 
son  enfance  s'attachaient  à  ces  murs,  à  ces 
monuments,  et  surtout  à  ces  demeures  bour- 
geoises ou  populaires  dont  presque  tous  les 
habitants  comptaient  dans  sa  famille  des  bien- 
faiteurs et  des  soutiens.  Avec  quelle  joie  ne 
voyait-elle  donc  pas  flotter  le  drapeau  fran- 
çais, le  drapeau  de  son  roi,  sur  cette  ville  ché- 
rie !  Avec  quelle  joie  ne  se  disait-elle  pas  : 
Co'.npiègne  est  délivrée  des  Anglais!  Un  au- 
tre intérêt  bien  vif  d'ailleurs  se  liait  à  cette 
délivrance;  chaque  pas  que  faisait  Charles 
pour  reconquérir  son  royaume  avançait  le 
moment  où  le  duc  de  Bourgogne  signerait  la 
paix  avec  son  maître  légitime,  et  c'était  seu- 
lement alors  qu'elle  pouvait  espérer  le 
bonheur  de  revoir  Regnault  et  de  s'unir  à  lui 
pour  toujours.  Encouragée  par  ce  premier 
succès,  tout  lui  semblait  possible ,  tout  lui 
semblait  prochain  ;  elle  entrevoyait  avec  ra- 
vissement le  jour  où  les  Flavy  réunis  et  ré- 
conciliés    renoueraient   ces    doux   liens    de 


LES  FLAVY.  509 

famille  dont  son  union  avec  Regnault  devien- 
drait le  gage.  Puis  alors  elle  se  retraçait  raille 
détails  chéris  qui  lui  donnaient  l'assurance 
de  l'amour  du  jeune  chevalier  pour  elle  ,  ces 
discours  ,  ces  regards  où  se  montrait  tant  de 
tendresse  ,  le  bonheur  dont  il  semblait  jouir 
près  d'elle  ;  et  tout  un  avenir  de  félicité  se. dé- 
roulait à  ses  yeux ,  et  faisait  tressaillir  son 
cœur  d'espérance  et  de  joie. 

Le  changement  survenu  dans  son  âme  in- 
fluait sur  toute  sa  personne  ;  Mario  ne  se  las- 
sait point  de  la  regarder,  surprise  et  ravie 
de  voir  enfin  le  sourire  animer  ce  charmant 
visage  habituellement  si  grave  et  si  mélanco- 
lique. Ne  pouvant  cacher  le  plaisir  qu'elle  en 
éprouvait,  la  petite  finit  par  sauter  au  cou  de 
sa  sœur  en  s'écriant  :  «Mais,  Germaine,  je  ne 
t'ai  jamais  vue  si  contente  et  si  belle  ;  »  et  Ger- 
maine l'embrassa  sans  répondre  ,  craignant 
de  mentir  ou  de  se  laisser  deviner. 

Tandis  que  les  deux  sœurs  passaient  en- 
semble les  premières  heures  paisibles  que  le 


3lO  LES  FEArï. 

sort  enfin  leur  accordait,  le  sire  de  Flavy  mar- 
quait son  arrivée  dans  Compiègne  par  les 
rigueurs  de  toute  espèce  qu'il  exerçait  contre 
les  habitants.  La  connaissance  qu'il  avait  des 
familles  et  des  individus  que  renfermait  cette 
▼ille  lui  donnait  les  moyens  d'assouvir  sa 
cruauté  habituelle  ,  non-seulement  sur  ceux 
qui  s'élaient  prononcés  en  faveur  des  Anglais, 
mais  encore  sur  une  foule  de  malheureux  à 
qui  la  peur  avait  arraché  quelques-unes  de 
ces  démonstrations  qu'on  n'ose  refuser  à 
des  vainqueurs.  Dès  le  point  du  jour  on  s'é- 
tait pressé  de  dresser  un  échafaud  sur  la 
place,  où  trois  personnes  avaient  été  pen- 
dues sans  autre  forme  de  procès,  et  déjà  les 
cachots  étaient  pleins  d'un  grand  nombre 
d'infortunés,  hommes  el  femmes,  qui  devaient 
s'attendre  au  même  sort;  car  la  crainte  d'atti- 
rer sur  soi-même  la  colère  du  terrible  sire 
Guillaume,  jointe  à  l'inutilité  de  loutesdémar- 
che&  pour  le  fléchir,  s'opposait  à  oe  qu'au- 
cune voi;?.  s'élevât  pow  denl^^nder  grâce. 


LBS  FIAVT.  3l  I 

Quand  Germaine  et  Marie  descendirent 
dans  la  salle  à  l'heure  du  déjeuner,  la  con- 
sternation était  peinte  sur  tous  les  visages; 
dame  Marguerite  elle-même  avait  perdu  soa 
air  riant,  Georgetle  se  tenait  tristement  près 
d'elle,  et  Richard  écoutait  d'un  air  sombre 
le  petit  sorcier,  qui  lui  contait  comment  pla- 
sieurs  bourgeois  de  leurs  amis  venaient  d'ê- 
tre arrachés  à  leurs  familles  et  conduits  en 
prison  par  les  soldats.  A  la  vue  des  deux  sœurs 
un  silence  profond  s'établit  ;  mais  à  peine  Ri- 
chard les  eut-il  saluées  que,  prenant  son 
écharpe,  il  dit  à  Daniel  d'une  voix  étouifée  : 
«  Je  vais  le  trouver,  iBoi. — Par  tous  les  saints, 
s'écria  dame  Marguerite  en  l'arrêtant,  n'allez 
pas  l'irriter  aussi  contre  vous.  Empêchez-le 
de  sortir,  je  vous  en  supplie,  ajouta-t-elle  en 
s'adressant  aux  deux  sœurs. 

—  Où  donc  voulez-vous  aller?»  dit  Ger- 
maine qui  se  plaça  devant  la  porte. 

Richard  ne  répondit  pas,  mais  fit  quelques 
pas  de  plus. 


3l2  LES  FLAVY. 

«  Il  veut  aller  trouver  messire  Guillaume, 
répondit  Daniel. 

—  Mon  père  !  Et  quel  risque  alors  peut-il 
courir? 

—  Ces  sortes  d'affaires  ne  regardent  que 
les  hommes,  dit  Richard  en  faisant  signe  au 
petit  sorcier  de  se  taire,  et  ne  doivent  se  trai- 
ter qu'entre  hommes. 

—  A  quoi  bon  tant  de  mystères?  reprit  Da- 
niel ;  ne  vaut-il  pas  mieux  s'adresser  à  cette 
noble  demoiselle  ,  dont  les  prières  pourraient 
arrêter  le  sang  qui  coule  et  retirer  nos  amis 
des  cachots. 

—  Le  sang  !  les  cachots  !  s'écria  Germaine, 
les  Anglais  sont-ils  donc  rentrés  dans  la  ville? 

—  Non,  répliqua  le  petit  homme;  mais 
les  Français ,  les  Français  à  qui  nous  avons 
ouvert  nos  portes,  nous  traitent  tout  aussi 
mal  qu'eux.  » 

Germaine  frémit  et  regarda  Richard,  qui 
lui  confirma  la  vérité  de  ces  paroles  en  lui 
contant  ce  qui  se  passait  dans  Compiègne. 


LES  FLAVY.  3 1  3 

Quand  le  jeune  bourgeois  en  vint  à  dire  que 
plusieurs  de  ses  amis  qu'il  nomma  venaient 
d'être  arrêtés  par  ordre  du  sire  de  Flavy , 
l'indignation  et  la  fureur  altérèrent  sa  voix  et 
ses  lèvres  pâlirent  de  colère  ;  mais  il  ne  se 
permit  contre  messire  Guillaume  aucun  mot 
insultant.  La  présence  de  Germaine  semblait 
contenir  son  ressentiment,  au  point  de  le 
concentrer  au  fond  de  son  âme.  «  J'espère, 
dit-il  en  terminant,  j'espère  faire  comprendre 
à  notre  gouverneur  que  nous  avons  cru  n'ou- 
vrir nos  portes  qu'à  nos  amis.  » 

Plus  d'une  fois  pendant  le  discours  de  Ri- 
chard Germaine  avait  pâli  ;  quand  il  se  tut , 
elle  baissa  son  voile  sur  sa  figure,  et ,  lui  ten- 
dant la  main  :  «  Voulez-vous  me  conduire  au 
château?  lui  dit-elle.  » 

—  Quoi!  Germaine-,  s'écria  Marie  en  Far- 
rêtant  par  le  bras,  songes-tu  qu'il  faut  traver- 
ser la  ville,  qui  est  pleine  d'hommes  d'armes? 

—  Personne  ne  peut  trouver  étrange,* ré- 
pondit Germaine,  que  je  traverse  la  ville  pour 


3l4  I-ÏS  FLAVT. 

aller  trouver  mon  père  ;  ce  moment  d'ailleurs 
n'est  pas  celui  des  convenances. 

—  Mais,  reprit  Marie  avec  effroi,  silesha- 
bitants  en  veulent  au  gouverneur  et  qu'ils 
te  reconnaissent  pour  sa  fille! 

—  Malheur  à  celui  qui  lui  manquerait  de 
respect  l  »  s'écria  Richard  d'une  voix  terrible. 
Et  les  regards  de  tendresse  et  d'admiration 
qu'il  attachait  sur  la  noble  fille  attestaient 
qu'il  ne  craindrait  pas  de  la  protéger,  fut-ce 
contre  l'enfer. 

«  Laissez -la  partir,  laissez-la  partir,  dit 
Daniel;  elle  seule  peut  obtenir  merci  pour 
une  foule  de  malheureux  qui  attendent  la 
mort.  » 

Germaine  et  son  compagnon  n'entendirent 
point  ces  dernières  paroles;  tous  deux  déjà 
descendaient  rapidement  l'escalier,  et  sor- 
taient de  la  maison. 

Durant  le  trajet,  Germaine  put  se  convain- 
cre par  elle-môme  que  la  slupeiir  et  TeÉTroi 
régnaient  dans  la  ville.  Bien  loin  que  ce  jour 


tES  FLAVY.  3 1 5 

parût  être  un  jour  de  triomphe  et  de  déli- 
vrance pour  les  malheureux  habitants  qui 
venaient  de  chasser  les  Anglais,  le  désespoir 
ou  l'inquiétude  se  montrait  sur  les  visages  de 
tous  les  bourgeois  qu'elle  rencontra.  De  nom- 
breux soldats  parcouraient  les  rues;  car  dans 
la  nuit  même  un  renfort  de  troupes  royales, 
envoyé  par  le  duc  d'Alençon,  était  arrivé  à 
sire  Guillaume,  ce  qui  rendait  la  garnison 
assez  formidable  pour  contenir  toute  espèce 
de  révolte  et  jusqu'au  moindre  murmure. 

Les  pensées  de  Germaine  élaient  trop  pé- 
nibles, l'indignation  de  Richard  était  trop 
grande  pour  qu'ils  pussent  se  confier  ce  qui 
se  passait  au  fond  de  leur  âme.  Tous  deux 
ffiarchaient  donc  en  silence  et  très  vite,  lors- 
que Paulet,  apercevant  à  plusieurs  portes  des 
soldats  placés  en  senliueile,  dit  enfm  avec  un 
accent  qu'étouÛTait  la  colère  :  a  Une  ville  prise 
d'assaut  n'est  pas  mieux  gardée  ;  elle  est  mieux 
traitée  ,  peut-ctre  ! 

-rr  Au  non*  du  ciel  !  r^posez-voius,  de  tout 


3l6  LESFLWY. 

sur  moi,  dit  Germaine;  croyez  que  je  vous 
comprends  et  que  je  souffre  aussi,  que  je 
souffre  beaucoup.  » 

Le  voile  transparent  que  portait  la  belle 
fille  permettait  de  voir  qu'en  effet  une  pâleur 
mortelle  couvrait  son  visage.  Richard,  ayant 
osé  la  regarder  tandis  qu'elle  parlait  ainsi, 
sentit  aussitôt  sa  fureur  se  calmer  pour  faire 
place  à  des  sentiments  tout  contraires  ,  en 
sorte  qu'il  répondit  du  ton  le  plus  doux  à  la 
douce  voix  qu'il  venait  d'entendre  :  «  J'obéi- 
rai à  tous  vos  ordres  ,  à  tous.  » 

Il  ne  put  ajouter  un  mot  de  plus  ;  car  ils 
arrivaient  alors  devant  l'abbaye  de  Saint-Cor- 
neille, où  se  passait  une  scène  de  désolation. 
Une  femme,  entourée  de  quelques  bourgeois 
et  de  quelques  gens  du  peuple,  se  tordait  les 
bras,  en  poussant  des  cris  de  désespoir.  «Les 
soldats  viennent  d'emmener  mon  fils!  criait- 
elle  en  sanglotant  ;  faites-moi  rendre  mon 
fils  !  faites-moi  rendre  mon  fils  !  » 

Germaine  quitta  tout  à  coup  le  bras  de  son 


LESFLAVY.  5\'J 

compagnon  et  s'approcha  de  la  malheureuse 
mère.  «  Comment  vous  nommez-vous?  lui 
dit-elle,  et  de  quoi  votre  fils  est-il  accusé? 

—  De  quoi  voulez-vous  qu'ils  l'accusent? 
s'écriala  femme  avec  courroux;  maîtrePaulet, 
j'espèrCj  peut  vous  dire  que  Marcel  Péroud 
est  un  des  plus  honnêtes  garçons  de  la  ville. 

—  Et  l'un  de  ceux  qui  ont  ouvert  hier  soir 
la  porte  de  Pierrefond  au  sire  de  Flavy,  dit 
Richard  vivement. 

— Je  ne  vous  questionne,  ma  pauvre  femme, 
reprit  Germaine,  que  dans  l'intention  de  vous 
être  utile,  soyez-en  bien'sûre.»  En  prononçant 
ces  mots  elle  leva  son  voile  pour  montrer  à 
l'infortunée  un  visage  d'ami  et  des  regards  de 
compassion. 

«  Répondez,  mère  Brigitte,  dit  un  vieux 
bourgeois;  la  dame  qui  vous  parle  est  une 
des  filles  du  gouverneur,  elle  peut  tout  pour 
vous. 

—  Oui,  oui,  s'écrièrent  différentes  voix, 
c'est  la  demoiselle  Germaine,  c'est  une  dame 


5t8  lis  FLAVT. 

de  Flavy.  bEI  tel  était  le  respect  que,  depuis 
des  siècles,  les  habitants  de  Cotnpiègne  por^ 
taicnl  à  ce  nom  que,  chacun  s  éloignant  d'un 
pas  ou  deux,  la  foule  forma  un  cercle  étroit 
au  milieu  duquel  se  trouvaient  placés  Ger- 
maine, la  mère  Brigitte  et  Richard. 

«  Ah!  s'il  est  vrai  que  vous  puissiez  me 
rendre  mon  fils,  disait  en  pleurant  la  pauvre 
femme  que  Germaine  ,  avec  beaucoup  de 
peine,  empêchait  de  se  jeter  à  genoux  devant 
elle,  si  vous  le  pouvez,  au  nom  de  tous  les 
saints,  ayez  pitié  de  moi  ! 

—  11  vous  sera  rendu,  n'en  doutez  pas,  ré- 
pondit Germaine  ;  mon  père  est  sans  doute 
trompé  par  un  faux  rapport... 

—  Il  n'y  a  pas  de  rapport,  ma  bonne  de- 
moiselle; ils  n'ont,  ma  foi!  pas  pris  le  temps  de 
faire  un  rapport. 

—  Dites  donc  comment  cela  s'est  fait,  in- 
terrompit Richard,  qui  voyait  avec  peine  le 
temps  s'écouler. 

—  Hélas!  sainte  Vierge  !  reprit-elle  d'une 


LES  FLAYT.  3ig 

Toîx  étouffée  pardes  larmes,  nous  étions,  mon 
fils  et  moi,  sur  la  porle  de  ma  boutique,  cette 
petite  boutique  d'images  et  de  chapelets  que 
vous  voyez  d'ici,  ma  belle  demoiselle,  quand 
le  malheur  a  fait  passer  par  ici  des  soMats  qui 
emjuenaieiit  Louis  Bérard,  qu'on  venait  d'ar- 
rêter. Alors  Marcel  a  dit...  ]\Iarcel  a  dit... 

—  Qu'a-t-ii  dit?  demanda  Germaine  avec 
douceur. 

—  il  a  dit:  «Autant  valait-il  garder  les  An- 
glais.» Ah  !  je  sais  bien  qu'il  a  eu  tort!  s'écria 
la  malheureuse  mère  en  faisant  de  nouveaux 
efforts  pour  se  jeter  aux  pieds  de  sa  protec- 
trice, lui  qui  est  si  bon  Français  !  qui  donne- 
rait son  sang  pour  le  roi!  mais  la  jeunesse... 
la  colère... 

—  Il  suffit,  dit  Germaine  en  reprenant  le 
bras  de  Richard  pour  gagner  le  château;  sui- 
vez-moi, ma  bonne  femme,  votre  fils  aura  sa 
liberté. 

—  Elles  autres!  et  les  autres!  ceux  qui 
n'ont  rien  fait,  qui  n'ont  rien  dit  !  s'écrièrent 


52Q  LESFLAVY. 

aussitôt  cent  voix  suppliantes  :  Pvoberl  Pé- 
rou !  Guinard  !  Potin!  »  Vingt  noms  alors  sor- 
tirent de  la  bouche  des  assistants. 

«  Aussi ,  aussi  ,  répondit  Germaine  qui  se 
remit  en  marche. 

— S'il  est  encore  temps,»  dit  Richard  à  voix 
basse. 

Germaine  serra  le  bras  du  jeune  bourgeois 
en  frémissant  et  pressa  le  pas.  On  aper- 
cevait déjà  les  tours  de  la  demeure  royale. 
La  foule  qui  suivait  la  noble  fille  à  quelque 
distance,  en  la  comblant  de  bénédictions, 
s'augmentait  sans  cesse  de  tous  les  citoyens 
qui  se  rencontraient  sur  la  route  ,  et  ce  ras- 
semblement était  devenu  fort  nombreux  lors- 
qu'on approcha  de  la  Iroupe  qui  gardait  le 
pont-levîs. 

«  Arrêtez -vous  ici,  mes  amis,  dit  Ger- 
maine en  se  tournant  vers  ceux  qui  mar- 
chaient derrière  elle;  attendez  mon  retour, 
j'espère  vous  rapporter  de  bonnes  nouvelles. 

—  Et  surtout,   ajouta  ilichard,   n'appro- 


lES  FLAVT.  321 

chez  pas  des  soldats,  éloignez-vous  s'ils  vous 
l'ordonnent  ;  enfin  ne  comptez  que  sur  cet 
ange  que  le  ciel  vous  envoie.  » 

Tous  deux  alors  s'approchèrent  des  fossés,  et 
Germaine  demanda  l'oiTicier  qui  commandait 
le  poste.  Le  hasard  voulut  que  celui-ci  fût  un 
de  ses  hommes  d'armes  en  qui  le  sire  de 
Flavy  avait  le  plus  de  confiance,  en  sorte  qu'il 
l'avait  chargé  peu  de  mois  auparavant  d'un 
message  pour  sa  fille.  La  figure  de  Germaine 
n'étant  pas  de  celles  que  l'on  oublie,  cet 
homme  lu  reconnut  aussitôt  et  s'empressa  de 
la  conduire  avec  Pvichard  à  l'appartement 
qu'occupait  sire  Guillaume. 

Prêt  à  se  trouver  en  face  de  celui  dont  lé 
manque  de  foi  et  la  cruauté  excitaient  à  un 
si  haut  point  son  ressentiment ,  le  jeune 
bourgeois  ne  pouvait  parvenir  à  surmonter  la 
colère  qui  s'emparait  de  son  âme.  Quel  que 
fût  l'eflbrt  qu'il  se  faisait  pour  paraître  calme, 
la  pâleur  de  son  front ,  les  éclairs  qui  sor- 
taient de  ses  yeux  et  le  mouvement  involon- 


21 


322  LES  FIAVY. 

lajre  de  ses  lèvres  décolorées  trahissaient  la 
pins  vive  éinolion.  Germaine,  ayant  jelé  un 
regard  sur  lui  comme  ils  arrivaient  dacs  une 
grande  salle  occupée  par  plusieurs  hommes 
d'armes,  et  qui  précédait  celle  où  se  tenait 
le  gouverneur,  lui  dit  tout  bas  :  a  Je  pense 
qu'il  vaut  mieux  que  je  parle  seule  à  mon 
père  et  que  vous  m'attendiez  ici?  » 

Richard  ne  répondit  à  ces  paroles  que  par 
une  inclination  ,  en  signe  d'acquiescement , 
et  Germaine  suivit  son  guide. 

Le  sire  de  Flavy,  assis  près  d'une  table,  s'oc- 
cupait alors  de  dicter  une  lettre  à  un  clerc  ;  à 
la  vue  de  sa  fille  il  se  leva  vivement,  courut  à 
elle,  et,  d'un  air  où  se  peignaient  la  surprise  et 
l'inquiétude,  il  lui  demanda  quel  motif  l'ame- 
nait près  de  lui.  «  Permettez  que  je  vous  parle 
sans  témoins,  je  vous  prie  ,  mon  père,  »  répon- 
dit-elle ;  et  sur  un  geste  de  mcssire  Guil- 
laume, le  clercet  l'homme  d'armes  quittèrent 
la  chambre. 

<  Qu'est-ce ,  Germaine  ,  qu'est-ce  ?  dit  le 


LES  FLAVY.  32$ 

sire  de  Flavy  dès  qu'ils  furent  seuls  ;  qu  est-il 
arrivé,  mon  enfant?  «Puis  approchant  un  siège 
à  sa  fille,  il  s'assit  près  d'elle.  «  Par  le  ciel! 
conlinua-t-il,  malheur  à  ceux  dont  tu  pourrais 
ayoir  à  te  plaindre  î 

—  Bien  loin  d'avoir  à  me  plaindre  des  ha- 
bitants de  Compiègne ,  dit  Germaine  ,  je  viens 
vous  supplier  de  faire  cesser  leurs  plaintes. 

—  Comment!  et  de  quoi  diable  se  plai- 
gnent-ils ? 

—  Ignorez-vous  donc  que  vos  soldats  par- 
courent les  maisons  pour  en  arracher  les  ci- 
toyens, qu'ils  jettent  dans  des  cachots,  et  que 
ce  matin  trois  malheureux  ont  péri  de  la 
main  du  bourreau  ? 

—  Quelles  balivernes  viennent-ils  te  cou»- 
ter  !  dit  le  sire  de  Flavy  d'un  air  d'indifférence; 
et  pourquoi  ces  vilains,  chez  lesquels  je  me 
repens  déjà  de  t'avoir  laissée,  osent-ils  trou- 
bler ta  paix  et  t'étourdir  les  oreilles  en  te 
parlant  de  quelques  misérables  que  j'ai  fait 
châtier  comme  ils  le  méritaient? 


3^4  I-KS  FLAVY. 

—  Quels  crimes  ont-ils  donc  commis? 

—  iNont-ils  pas  vécu  quatre  ans  sous  les 
Anglais  sans  faire  mine  de  résistance?  Ils  les 
servaientmieiixqu'ilsnenous  ont  jamais  servis. 

—  Et  moi,  moi,  s'écria  Germaine,  la  force 
nem'a-t-elle  pas  contrainte  à  vivre  comme  eux 
sous  les  Anglais?  Que  pouvaient  de  pauvres 
bourgeois  désarmés  contre  des  hommes  de 
guerre  ?  Mais  je  les  ai  vus  alors,  mon  père  ;  tous 
gémissaient  du  joug  qu'il  leur  fallait  porter, 
tous  regrettaient  leur  roi.  La  fidélité  des  gens 
de  Compiègne  ne  peut  se  mettre  en  doute  ; 
vous  en  avez  reçu  des  gages  trop  certains. 

—  Et  quels  gages? 

—  Les  clefs  de  leur  ville  dont  ils  venaient 
de  chasser  l'étranger. 

—  Que  tu  connais  peu  ces  bourgeois  et  ce 
menu  peuple,  Germaine,  dit  messire  Guil- 
laume souriant  avec  mépris,  si  tu  t'assures 
de  leur  loi  sur  un  caprice  qui  les  fait  agir  de 
telle  ou  telle  façon.  Leurs  têtes  sont  autant  de 
girouettes  qui  tournent  à  tous  les  vents.  Ils 


LES  FLAVY.  SaS 

criaient  vive  Henri  VI  aussi  haut  qu'ils  crieront 
vive  Charles  VII  dans  deux  jours,  qyiand  le 
roi  va  venir. 

—  Le  roi  vient!  dit  Germaine;  et  pensez- 
vous  qu'il  approuve  une  sévérité... 

—  Je  pense,  interrompit  messire  Guillaume 
avec  hauteur,  qu'il  ne  balancera  pas  à  juger 
comme  il  doit  le  faire  les  clameurs  d'une 
poignée  de  canaille  et  la  conduite  de  son 
plus  utile  serviteur. 

—  Mais  l'on  s'accorde  à  dire  que  Charles 
est  bon  ,  affable ,  populaire. 

—  Et  sa  bonté  pour  le  peuple  lui  réussit  à 
merveille!  dit  le  sire  de  Flavy  d'un  air  mo- 
queur. 

—  Croyez  qu'elle  fait  sa  force,  répondit 
Germaine;  on   l'aime,  on  le  désire,  chacun 

'sait  qu'il  n'est  jamais  entré  dans  une  ville  que 
le  pardon  à  la  main. 

—  C'est  pour  cela  qu'il  en  ressort  huit  jours 
après,  répliqua  messire  Guillaume,  Mon  sys- 
tème à  moi  est  tout  différent ,  el  je  m'étais 


526  LES   FLAVY. 

juré  de  ne  point  rentrer  dans  Compiègne  sans 
faire  des  exemples.  Tant  pis  pour  ceux  des 
habitants  qui  paieront  pour  tous  les  autres! 

—  Quoi  !  s'écria  Germaine  en  pâlissant 
d'horreur,  les  prenez-vous  ,  les  frappez-vous 
au  hasard  ?  Ne  cherche-l-on  pas  des  coupables , 
mais  seulement  des  victimes  ?»  En  disant  ces 
mots',  Germaine,  qui  était  assise  près  de  son 
père,  recula  son  siège  par  un  mouvement 
dont  elle  ne  fut  pas  maîtresse. 

L'âme  endurcie  de  messire  Guillaume  n'é- 
tait accessible  qu'à  une  seule  crainte,  celle  de 
perdre  l'afTection  de  sa  Glle  ;  aussi,  connais- 
sant les  sentiments  du  noble  et  généreux 
cœur  qu'il  tenait  à  conserver ,  avait-il  toujours 
eu  grand  soin  de  dissimuler  toute  la  cruauté 
du  sien.  Quand  un  malheureux  hasard  in- 
struisait Germaine  de  l'indilTérence  avec  la- 
quelle il  versait  le  sang  de  ses  semblables ,  ne 
pouvant  douter  du  mauvais  eCfL't  que  devait 
produire  Cette  découverte,  il  maudissait  inté- 
rieurement la  famille  Paulet  et  vouait  à  tous 


LES  FLAVY.  3  2^1 

les  supplices  ceux  des  habitants  de  Compiè- 
gnequ'il  tenait  dans  les  fers;  mais  il  n'en 
crut  pas  moins  devoir  s'excuser  aux  yeux  de 
celle  dont  il  ne  pouvait  supporter  l'indifférence 
ou  le  dédain,  en  disant  que  tous  ceux  qu'on 
venait  d'arrêter  étaient  plus  au  moins  cou- 
pables pour  avoir  refusé  leur  secours  à  la  gar- 
nison de  la  ville  quand  Robert  de  Saveuse  et 
lès  Anglais  l'avaient  reprise. 

0  Et  comment  ces  malheureux  pouvaient- 
ils  tenter  la  résistance  contre  des  forces  aussi 
considérables  ?  N'était-ce  pas  attirer  dans  leurs 
murs  le  massacre  et  le  pillage? 

—  Et  nous,  s'éCria  messire  Guillaume,  dé- 
voilant à  son  insu  ses  atroces  pensées,  qu'a- 
vons-ncus  besoin  de  nourrir  dans  notre  ville 
une  foule  de  poltrons  sur  lesquels  il  serait 
impossible  de  compter  si  l'ennemi  se  présen- 
tait? » 

Germaine  attacha  sur  lui  ses  grands  yeux 
noirs  d'une  telle  manière  que  le  terrible 
homme  baissa  leè  siens.  «  Ce  sont  donc  his 


OaS  LES  FLAYY. 

murs  de  Compiègne,  que  vous  voulez  rendre 
au  roi?  <iit-elle,  et  vous  oubliez  que  ces  mal- 
heureux ha])itants,  obligés  de  céder  au  nom- 
bre, n'en  ont  pas  moins  attendu  la  première 
occasion  favorable  pour  vous  appeler,  pour 
vous  ouvrir  leurs  portes?  Vous  les  accusez, 
vous  les  punissez,  vous!  vous!  et  c'est  hier 
qu  ils  ont  chassé  les  Anglais!» 

Il  y  avait  dans  l'accent  de  Germaine  ,  en 
prononçant  ces  derniers  mots,  une  telle  ex- 
pression de  reproches  et  de  blâme  que  le 
sire  de  Flavy  se  vit  à  jamais  perdu  dans  l'es- 
prit de  sa  noble  fille  s'il  n'accordait  rien  à  ses 
prières.  «  Eh  bien  !  dit-il ,  je  te  donne  la 
grâce  de  douze  d'entre  eux  ;  tu  peux  les  dé- 
signer à  ton  gré. 

—  Non,  non  !  s'écria  Germaine  ;  vous  ne  fe- 
rez pas  le  bien  à  demi  ;  il  faut  que  ma  joie  soit 
entière,  il  faut  que  j'obtienne  justice  pour  les 
innocents  et  grâce  pour  les  coupables. 

—  Tu  veux  donc  que  l'impunité  encou- 
raue  ces  canailles  à  nous  trahir  de  nouveau? 


LES  FLAVY.  320 

—  Je  veux,  répondit  Germaine  avec  cha- 
leur, que  votre  renommée  reste  pure,  que 
vous  ne  me  condamniez  pas  à  l'affreuse  dou- 
leur d'entendre  accuser  mon  père  de  cruauté, 
de  perfidie.  Tous  vous  ont  appelé  comme  un 
ami,  comme  un  protecteur,  tous  combat- 
taient cette  nuit  à  vos  côtés;  qu'ils  soient  tous 
libres.  Je  vous  en  supplie  au  nom  de  votre 
honneur,  au  nom  de  votre  tendresse  pour 
moi,  mon  père  !  »  Et  Germaine,  qui  en  par- 
lant ainsi  serrait  vivement  la  main  du  sire 
de  Flavy  dans  les  siennes,  finit  par  la  porter 
à  ses  lèvres,  ce  qu'elle  n'aurait  pu  faire  quel- 
ques minutes  plus  tôt. 

Messire  Guillaume,  ne  pouvant  se  décider 
à  céder,  s'efforçait  en  vain  de  résister  au  pou- 
voir qu'exerçait  une  jeune  fille  sur  son  cœur 
de  fer  ;  mais  Germaine  ne  répondait  plus  aux 
objections  qu'il  faisait  encore;  elle  avait  mis 
un  genou  enterre,  et,  les  mains  jointes,  elle 
attachait  sur  lui  ses  yeux  remplis  de  larmes. 
•  Lève-toi,  lève-toi,  dit-il  enfin,  et  que  tous 


53o  LES  FLAVY. 

ces  pourceaux  retournent  dans  leur  auge  ;  ils 
ne  peuvent  que  nuire  à  la  garde  de  Compiè- 
gne.  Mais  qu'importe ,  ajouta-t-il  en  l'em- 
brassant, je  n'ai  jamais  rien  su  te  refuser. 

—  Vous  allez  me  remettre  l'ordre  de  leur 
*  liberté,  dit  Germaine,  dont  la  confiance  en 

son  père  venait  de  s'ébranler  cruellement. 

—  Je  vais  le  donner  devant  toi.  »  Et  le 
sire  de  Flavy  fit  aussitôt  entrer  un  des  offi- 
ciers qui  se  tenaient  dans  la  chambre  voisine. 
«Que  tous  ïes  habitants  de  Coinpiègne  que 
l'on  a  arrêtés  depuis  hier,  lui  dit-il,  retour- 
nent chez  eux,  et  qu'on  les  laisse  en  paix. 

—  Tous?  dit  l'homme  d'armes  d'un  air 
surpris;  car  pour  la  première  fois  de  sa  vie 
le  sire  de  Flavy  faisait  grâce. 

—  Tous,  tous!  mes.^ire,  dit  Germaine  aus- 
sitôt;  n'avez -vous  donc  pas   entendu   mon 

père  ?  » 

Quel  que  fût  son  regret  de  ne  pouvoir  au 

moins  frapper   une   partie    de  ses  victimes, 
messire  Guillaume  fit  un  signe  de  tête  affir- 


matif,  et  l'officîer  sortît  pour  exécuter  son  or- 
dre. Alors  Germaine  s'appf*ôcha  de  lui  ;  son 
beau  visage  avait  repris  ses  couleurs  habituel- 
les. «  Que  tous  lessàirtts  vous  bénissent,  mon 
père,  lui  dit-elle  ,  pour  n'avoir  point  repoussé 
la  prière  de  totre  enfant  !  je  paierais  ce  mo- 
ihént  de  ma  vie. 

—  Tu  es  bien  femme  !  répondit  messire 
Guillaume  en  lui  donnant  un  petit  coup  sur 
la  joue,  et  si  l'on  était  aussi  faible  avec  tes 
pareilles  que  je  le  suis  avec  toi,  nos  derniers 
neveux  ne  verraient  pas  la  fin  <;Je  la  guerre 
que  nous  faisons. 

—  Cfoyez  bien  plutôt,  reprit  vivement 
Germaine,  que  la  barbarie,,  la  cruauté  de 
^ous  les  partis  qui  se  disputent  la  France  éter- 
nisent nos  malheurs.  Le  peuple,  le  peuple 
tout  entier  se  rangerait  bientôt  sous  la  ban- 
nière de  celui  qui  le  traiterait  humaine- 
ment.» 

Messire  Guillaume,  poiir  qui  le  mot  Iiu- 
maaité  était  un  mot  vide  de  sens,  mit  un  à 


33»  LES  FLAVT. 

cette  discussion  en  demandant  à  sa  fille  si 
elle  était  satisfaite  ou  non  de  son  séjour  chez 
les  Paulet,  et  Germaine  saisit  cette  occasion 
pour  assurer  à  cette  honnête  famille,  sinon 
la  reconnaissance,  au  moins  la  protection  de 
celui  qui  pouvait  tout  dans  Compiègne.  Avec 
un  autre  homme  que  le  sire  de  Flavy,  ce  que 
Richard  avait  fait  jusqu'alors  pour  le  parti 
royal  devait  acquérir  au  brave  jeune  homme 
la  bienveillance  d'un  chef  de  ce  parti;  mais 
Germaine,  à  sa  grande  douleur,  ne  voyait  plus 
son  père  avec  les  mêmes  yeux.  Tout  en  se 
défendant  de  réfléchir  à  ce  qui  venait  de  se 
passer,  dans  la  crainte  d'avoir  à  juger  trop 
sévèrement  l'auteur  de  ses  jours,  elle  ne  re- 
trouvait dans  son  cœur  ni  l'eslime  ni  la  con- 
fiance qu'elle  avait  eues  jusqu'à  ce  jour  pour 
messire  Guillaume,  et  lorsqu'elle  le  quitta 
pour  retourner  chez  les  bons  bourgeois,  elle 
éprouva  plutôt  un  soulagement  qu'un  regret. 
Le  sire  de  Flavy  la  conduisit  lui-même  à 
Paulet,  dont  elle  avait  dit  s'être  fait  accom- 


LES  FIAVY.  333 

pagner  jusqu'au  château.  11  se  montra  pour 
l'hôte  de  sa  fille  aussi  gracieux  qu'il  pouvait 
l'être  ;  mais  Richard  ne  put  répondre  à  cet 
accueil  que  par  une  froideur  glaciale,  laissant 
messire  Guillaume  attribuer  au  respect  ou  à 
l'embarras  l'effet  de  son  trop  juste  ressenti- 
ment. 


CHAPITRE  XVII. 


Jamais  de  deux  beaux  yeux  le  charme  en  un  moment 
N'a,  sans  vouloir  agir,  a^i  plus  puissamment, 
Ni  jamais  dans  un  cœur  l'amour  ne  prit  naissance 
Avec  tant  d'ascendant  et  si  peu  d'espérance. 
PiRON,  Gustave  Wasa. 


a  Ainsi  donc,  disait  Daniel  à  Richard,  se 
trouvant  le  lendemain  seul  avec  lui,  les  voilà 
tous  en  liberté,  et  un  mot  de  cette  belle  fille 
a  suffi. 

—  Cela  t'étonne!  répondit  le  jeune  bour- 
geois en  levant  les  yeux  au  ciel. 

—  Je  sais  très  bien  que  cela  ne  t'étonne 
pas,  toi  ;  aussi  voudrais-je  que  tous  les  Flavy, 
mâles  et  femelles,  fussent  bien  loin  de  Com- 
piègne.  » 


LES  FLAVY,  5^5 

Richard  rougit  ;  le  secret  qu'il  croyait  en- 
seveli dans  son  cœur  n'en  était  plus  un  pour 
Daniel.  Mais  Daniel  n'était-il  pas  un  autre 
lui-môme?  Sûr  du  dévouement  et  de  la  dis- 
crétion de  celui  qui  l'avait  deviné,  il  ne  put 
se  forcer  à  dissimuler  avec  un  tel  ami,  et  ne 
répondit  point. 

«Certes,  reprit  le  pelit  sorcier  d'un  ton 
d'humeur,  je  maudis  maintenant  notre  en- 
treprise, qui  l'a  fait  connaître  ces  chevaliers, 
et  surtout  ces  nobles  dames,  et  si  j'avais  pu 
prévoir  ce  qui  t'arrive... 

—  Tu  ne  m'aurais  point  aidé  à  chasser  les 
Anglais?  dit  Richard  en  souriant, 

—  Non,  par  le  Ciel!  répondit  Daniel. 

—  Eh  bien!  ami,  console-toi  ;  il  y  a  main- 
tenant trois  mois  que  j'ai  vu  Germaine  de 
Flavy  pour  la  première  fois,  et  qu'il  n'est  plus 
temps  de  détacher  ma  vie  de  son  souvenir. 

—  Trois  mois!  s'écria  Daniel,  fort  surpris 
que  cette  circonstance  eût  échappé  au  soin 
avec  lequel  il  surveillait ,  ou  pour  mieux  dire 


336  LES  FLAVY. 

il  espionnait  ce  qui  se  passait  autour  de  lui. 

—  Oui,  reprit  Richard.  Un  matin  que  je 
m'étais  rendu  chez  le  vénérable  abbé  de 
Saint-Corneille,  en  raa  qualité  de  notable, 
pour  je  ne  sais  quelle  affaire,  j'allais  frapper 
à  la  porte  de  l'abbaye  ,  lorsqu'il  en  sortit  une 
femme,  accompagnée  par  maître  Joseph ,  et 
que  le  digne  abbé  reconduisait  lui-même.  Je 
me  rangeai  de  côté  pour  les  laisser  passer; 
ils  s'arrêtèrent  quelques  instants,  et  cette 
femme  n'ayant  pas  encore  baissé  son  voile,  je 
la  vis.  » 

Le  jeune  bourgeois  cessa  de  parler,  tant 
avait  été  vive,  sans  doute,  l'impression  qui  se 
retraçait  à  sa  mémoire. 

«  C'était  Germaine  de  Flavy  ?  demanda  Da- 
niel. 

—  C'était  Germaine  de  Flavy  ,  répondit 
Richard.  Elle  venait  prier  le  vénérable  abbé 
d'intercéder  auprès  des  Anglais  en  faveur  de 
quelques  malheureux  de  Vertbois.  Daniel,  il 
ne  suffisait  pas,  pour  me  rendre  fou,  qu'elle 


LES  FLAVY.  35^ 

eût  la  beauté  des  anges,  il  fallait  qu'elle  en 
eût  la  bonté  ! 

—  Mais,  par  saint  Antoine!  counnent  ne 
te  disais-tu  pas  que  tu  ne  devais  jamais  la  revoir 
et  qu'il  fallait  l'oublier?  On  éloufte  ces  choses- 
là  tout  de  suite. 

—  L'oublier!  s'écria  Paulet,  quand  je  ne 
voulais  vivre  au  contraire  que  pour  me  rap- 
peler cet  être  ravissant ,  cet  être  céleste  qui 
venait  de  m'apparaîlre  !  Depuis  que  j'étais 
sorti  de  l'enfance  ,  je  n'avais  connu  que  des 
sentiments  de  vengeance  et  de  haine;  je  con- 
naissais enim  im  sentiment  d'amour!  je  me 
retraçais  avec  délice  la  noble  et  douce  figure 
que  j'avais  vu  sourire  une  fois.  Dans  la  soli- 
tude ,  dans  la  foule,  Germaine  de  Flavy  était 
toujours  là,  près  de  moi  ;  mes  yeux  la  revoyaient 
toujours,  ma  bouche  prononçait  tout  bas  son 
nom.  Le  désir  de  venger  mon  père  se  mêlait 
alors  à  celui  d'agir,  de  combattre  pour  un  parti 
qui  était  le  sien.  Enfin  je  t'avouerai  tout,  ami, 
quoique  je  doive  en  rougir  ;  quand  nos  projets 


22 


338  LES  FLAVY. 

ont  été  mûrs  et  que  j'ai  vu  approcher  l'instant 
de  rendre  Compiègne  au  roi  Charles ,  si  je 
vous  ai  fait  appeler  le  sire  de  Flavy  de  préfé- 
rence à  toul  autre  capitaine  pour  lui  remettre 
la  ville,  c'était  dans  un  vague  espoir  de  me 
rapprocher  d'elle. 

—  Ainsi  nous  devons  à  ton  bel  aniour  la 
présence  de  ce  loup  enragé  dans  nos  murs? 
dit  le  petit  sorcier. 

—  Écoute,  répondit  Richard;  on  m'avait 
souvent  peint  messire  Guillaume  comme  un 
homme  dur  et  sévère  ,  mais  toujours  comme 
un  homme  d'honneur. 

—  Et  ne  t'ai-je  pas  dit  que  j'avais  appris  de 
Chariot  qu'il  avait  assassiné  son  père? 

—  11  n'était  plus  temps  alors  de  rejeter  son 
appui  ;  l'instant  d'agir  approchait. 

—  Fort  bien  ;  mais  tu  conviendras  que 
c'est  acheter  cher  la  jouissance  de  loger  sa 
fille. 

—  Ah  !  que  ne  l'ai-je  plutôt  payée  de  tout 
mon  sang,  celte  jouissance  que  j'étais  si  loin 


l1^  tLivi.  3^9 

d'espëret  !  Ce  n'ëtait  pas  aIdrS  la  piàyer  trop 
cher. 

—  Insensé!  qui  he  Vois  pas  qiie  tu  t  enfon- 
ces de  plus  eh  plus  dans  un  chemin  qui  doit 
te  conduire  à  ta  Jjerte  ! 

—  Et  pourtant,  Daniel,  mon  bon  Da- 
niel, répondit  Richard,  je  ne  jouis  dé  la  vie, 
je  ne  connais  le  bonhedr  que  depuis  trois 
jours. 

—  Parce  que  tu  rêves ,  parce  que  tu  dors 
surle  penchant  d'un  abîine.  Qilëlle  espérance 
às-tu  ? 

—  Aucune, 

—  Cela  prouve  au  moins  que  ttî  n'es  pas 
encore  tout-à-fait  fou. 

—  Je  la  vois  ,  elle  nie  parle  ,  elle  nié  parle, 
Daniel!  c'est  assez.  Quelqiies  mois,  quelques 
Semaines  de  ce  bbnheur-là,  et  piils  inourir, 
je  ne  me  plaindrai  pas. 

—  Mourir!  antre  sotii.se!  et  cette  pauvre 
Georgette  mtJdrra  donc  aussi? 

—  Georgette  !  dit  Richard  d'un  air  surpris, 


34o  LES  FLAVY. 

Georgelte  n'a  jamais  été  pour  moi  qu'une  pa- 
rente que  j'aime  comme  ma  sœur. 

—  Hum  !  hum  1  il  était  clair  cependant  que 
tu  la  trouvais  bien  gentille  ,  et  je  ne  serais  pas 
surpris  qu'elle  crût  voir  en  toi  plutôt  un  mari 
qu'un  frère. 

—  Me  préserve  le  ciel  d'un  pareil  malheur! 
s'écria  Richard,  car  jamais  je  ne  me  marierai.» 

Pour  la  première  fois  de  sa  vie  Daniel  se 
trouvait  exercer  une  sorte  de  supériorité  sur 
son  ami  Richard,  supériorité  que  lui  donnait 
nécessairement  le  sang-froid  et  la  raison  qu'il 
opposait  au  délire  de  l'amour.  Soit  qu'il  se 
plût  à  jouir  de  l'avantage  momentané  qui  ré- 
sultait pour  lui  des  deux  positions,  soit  qu'il 
espérât  combattre  victorieusement  une  fai- 
blesse qu'il  maudissait,  il  crut  devoir  repren- 
dre la  parole  et  frapper  de  grands  coups  s'il 
était  nécessaire. 

«  Richard,  dit-il  avec  un  air  de  gravité  qu'il 
n'avait  jamais  pris  dans  ses  conversations  les 
plus  sérieuses  avec  le  jeune  bourgeois,  tu  sais 


LESFLAVY.  34! 

que  lu  n'as  pas  un  meilleur  ami  que  moi  ; 
que  si  tu  médisais  :  «Suis-moi,  Daniel,  je  vais 
au  bout  du  monde ,  je  te  suivrais.  » 

Richard  pour  toule  réponse  lui  serra  la 
main  avec  force. 

«  Eh  bien  !  ne  repousse  donc  pas  mes  con- 
seils et  réponds-moi  ;  je  ne  sache  pas  qu'il 
soit  jamais  arrivé  en  France  que  la  fille  d'un 
seigneur  ,  soit  devenue  la  femme  d'un  homme 
de  notre  classe? 

—  Aussi  ne  suis-je  pas  assez  insensé  pour 
me  créer  une  pareille  chimère  ,  répondit  Ri- 
chard avec  un  triste  sourire. 

—  Aujourd'hui  tu  dis  peut-être  vrai,  re- 
prit le  petit  sorcier  ;  le  bonheur  actuel  te  suf- 
fit, mais  bientôt  il  ne  te  suffira  plus;  car  l'a- 
mour ne  se  contente  pas  du  statu  quo ,  il  faut 
qu'il  recule  ou  qu'il  avance.  Grâce  au  ciel,  je 
n'ai  jamais  rien  eu  à  démêler  avec  lui,  mais  je 
l'ai  beaucoup  observé  dans  les  autres  et  je  veux 
que  lu  profites  de  mes  observations.  Tu  crois 
être  bien  sûr  que  tu  pourras  toujours  te  taire, 


5i^2  L^S  FLAVY. 

que  Gçrpaa^i^e  d,e  Flavy  ne  saura  jamî^is  que 
tu  1,'airaes?. .. 

— J'auraispîutôt  le  courage, s'écriaRichard, 
d'affroater  une  légion  de  diables  que  celui 
de  faire  à  cet  ange  un  pareil  aveu. 

—  Eh  bien  !  tw  te  trompes  ;  lu  parleras,  Ri- 
chard, tu  parleras;  alers  bienheureux  si  mal- 
gré ton  généreux  caractère  ,  ta  bravoure  ,  tant 
d,ç  ^,elles  qualUçs  qui  le  distinguent  des  au- 
tres jeunes  honimeSjtu  n'essuies  que  lesraille- 
i;ies  dç  la  noble  famille,  et  si  lu  ne  restes  pas 
e.n  bulte  à  leurs  pei^séciUioas, 

—  Je  ne  les  cxains  point,  dit  Richard  en 
relevant  fièrement  la  lôte.  Depuis  le  jour  où 
j'^i  pu  me  servir  d'une  arme,  je  me  bats 
com,rne  eux,  je  me  bats  pour  eux,  et  mon 
fiîn,g  a  cQulé  aussi  souvent  que  celui  de  ces 
çhçyaliers. 

—  Il  est  vrai,  mais  la  bonue  épée  ne  \,ç 
mellra  j)as  à  l'abri  du  dédain,  des  mépris  , 
des  ins^dles  el,  du  désespoir.  » 

P^n^ej  se  ti|t  ;  \es,  ^ç^ii^rsi  mots  dout  il  vj$.- 


LES  FLAVY.  34^ 

naît  de  se  servir  avaient  blessé  l'orgueil  du 
jeune  bourgeois  an  point  que  lui  aussi  garda 
le  silence  pendant  quelques  instants.  Puis, 
attachant  ses  regards  d'un  air  résolu  sur  le 
petit  sorcier  :  «  Tu  devrais  assez  me  connaî- 
tre, dit-il,  pour  savoir  que  je  puis  me  taire. 

—  Un  homme  amoureux  devient  un  autre 
homme ,  ami  ;  répond-on  de  sa  raison  quand 
on  a  la  fièvre  chaude  ?  Tu  parleras,  te  dis-je  , 
et  moi,  Daniel ,  j'aurai  la  douleur  de  voir  la 
fleur  de  notre  bourgeoisie ,  le  fier ,  le  noble 
Richard  devenir  la  risée  des  deux  nobles  filles 
et  de  Regnault  de  Flavy. 

—  Regnault  de  Flavy  !  dit  Richard  qu'un 
instinct  de  jalousie  fil  pâlir.  Pourquoi  le  nom- 
mer plutôt  qu'un  autre? 

—  Parce  qu'il  passait  sa  vie  à  Vertbois  pen- 
dant son  séjour  ici,  parce  qu'on  ne  peut  par- 
ler de  lui  devant  la  belle  Germaine  sans  la 
faire  rougir  comme  une  cerise,  enfin  parce 
que  certaines  gens  savent  dans  la  ville  qu'ils 
ont  été  fiancés  dès  leur  naissance.  » 


344  ^^^  FLA-VY. 

Chacune  de  ces  paroles  perçait  d'outre  en 
outre  le  cœur  du  malheureux  Richard;  les 
yeux  attachés  sur  Daniel,  la  bouche  ouverte, 
il  semblait  recevoir  le  coup  mortel,  tant  ses 
membres  étaient  immobiles  et  ses  joues  dé- 
colorées. Daniel  s'était  tû  depuis  longtemps, 
qu'il  écoutait  encore  comme  s'il  n'eût  pas 
assez  souflerl;  enfin  un  long  soupir  sortit  de 
sa  poitrine  étouffée.  «  Daniel ,  dit-il  à  voix 
basse  ,  nous  venons  d'en  parler  pour  la  der- 
nière fois.  »  Le  petit  sorcier  un  peu  interdit 
se  disposait  à  lui  répondre  ;  il  avait  quitté  la 
chambre. 

Daniel  essuya  ses  yeux  humides ,  rêva  quel- 
ques instants  d'un  air  soucieux;  puis,  secouant 
la  tête  :  t  Aux  grands  maux  les  grands  remè- 
des,  »  se  dit-il  tout  haut,  et  il  alla  rejoindre 
sa  protégée  Georgette  et  dame  Marguerite. 


CHAPITRE  XVIII. 


Je'connais  bien  letpeuple  et  ses  illusions-l 
Il  est  des  temps  d'opprobre  où,  pour  les'nations, 
Il  faut  un  souverain  entouré  de  prestiges, 
Qui  d'un  courage  ardent  réveille  les  prodiges^ 
Brifadt,  Poésies  diverses. . 


En  dépit  de  l'étude  constante  que  le  petit 
sorcier  se  mit  à  faire  des  paroles,  des  regards, 
des  gestes  du  jeune  bourgeois  en  présence  de 
Germaine,  il  lui  fut  impossible  de  savoir  ce 
qui  se  passait  dans  l'âme  qu'il  avait  déchirée 
avec  tout  le  courage  d'un  habile  chirurgien 
qui  veut  guérir  son  malade.  Richard  nemet- 
tait  aucune  différence  dans  le  respect  qu'il  té- 
moignait aux  deux  sœurs,  dans  les  soins  qu'il 
avait  pour  elles.  Sesyeux  ne  se  portaient  point 


346  LES  FLAVT. 

plus  souvent  sur  Germaine  que  sur  Marie.  Seu- 
lement, s'il  arrivait  que  la  première  lui  adressât 
la  parole  à  table  inopinément,  une  légère 
rougeur  colorait  parfois  son  visage.  Mais  cet 
effet  subit  était  si  fugitif  qu'il  fallait  toute  la 
perspicacité  de  Daniel  pour  l'apercevoir  et 
pour  s'en  inquiéter.  Du  reste,  quoique  ses 
manières  avec  Georgette  fassent  restées  celles . 
d'un  frère  avec  sa  sœur,  il  s'y  mêlait  beaucoup 
plus  de  gravilé  ;  on  ne  le  voyailplus  phiisanter 
avec  la  jeune  fille,  ainsi  qu'il  avait  fait  jusqu'a- 
lors. Cette  différence  était  si  marquée  que 
Daniel  se  repentait  beaucoup  de  n'avoir  pas 
gardé  le  silence  à  cet  égard  ,  surtout  lorsqu'il 
voyjiit  Georgette  semettreà  table  avec  lesyeux 
rouges  et  pousser  de  profonds  soupirs  tant  que 
durait  le  repas.  * 

Le  sire  de  Flavy  ne  pouvait  donner  que  très 
peu  d  instants  à  sa  fille.  Occupé  du  soin  de 
mettre  Compiègne  en  bon  état  de  défense,  il 
déployait  une  activité  fatale  à  ceux  qui  n'exé- 
cutaient point  ses  ordres  avec  assez  de  zèle  et 


les;  fiavt.  547 

de  prorapt itu(Je.  l,a  pUu  légère  f^ute  était 
punie  avec  une  sévérité  qui  dépassait  toutes 
les  bornes;  mais  là  s'arrêtait,  dans  la  ville,  la 
tyrannie  de  Hiessive  G\iiHaurae,^ant  U  crainte 
de  chagriner  Germaine  maîtrisait  ce  caractère 
féroce,  et  c'était  hors  des  murs,  dans  les  ex- 
cursions qu'il  faisait  fréquemment,  que  cet 
homme  sanguinaire  allait  exercer  son  brigan- 
dage et  son  penchant  à  la  cruauté. 

Le  sire  de  Flavy  n'arrivait  pas  chez  Paulet 
sans  que  chacun  aussitôt  ne  Içvâtte  siège  pour 
le  laisser  seul  avec  sa  fille  ;car,  à  l'exceplion  de 
Richa,rd,  que  sa  présence  n'intimidait  point, 
tous  les  habitants  de  la  maison,  et  Marie  sur- 
tout, éprouvaient  à  sa  vue  un  sentiment  de 
crainte  que  jamais  un  sourire,  un  regard  de 
bonté  ne  venait  détruire. 

SeSï  conversations  avec  Germaine  roulaient 
hahituelleuient  sur  les  nouvelles  qu'il  recevait 
du  roi,  dont  les  succès,  allaient  toujours  crois- 
sant, et  que  l'on  attendait  d^un  moment  à 
l'autre  à  Cpnapiègne.  ^^ 'arrivée  de  ce  m.on,ar- 


348  LES  FLAVT. 

que,  en  effet,  vint  bientôt  mettre  le  comble  à  la 
joie  que  les  habitants  ressentaient  de  leur  dé- 
livrance. Ce  qu'ils  avaient  souffert  sous  le  joug 
des  Anglais  leur  faisait  bénir  comme  le  plus 
grand  bienfait  du  ciel  le  retour  de  leur  prince. 
Dès  le  matin  toutes  les  maisons  étaient  pa- 
voisées,  les  rues  jonchées  de  fleurs  et  de  feuil- 
lage, et  les  notables  partis  pour  aller  attendre 
Charles  aux  portes  de  la  ville  dontRichard  était 
chargé  de  lui  présenter  les  clefs. 

«  C'est  bien  le  moins,  disait  Daniel  à  dame 
Marguerite,  que  ce  soit  votre  neveu  qui  les 
donne,  après  les  avoir  tirées  si  bravement  de  la 
poche  des  Anglais. 

—  Je  pense  bien  que  le  roi  lui  parlera,  ré- 
pondit-elle en  relevant  fièrement  la  tête. 

—  N'en  doutez  pas  ,  dit  maître  Joseph  dont 
ce  moment  réveillait  les  plus  chers  souvenirs. 
Tout  courroucé  qu'était  son  père  Charles  VI 
contre  les  habitants  de  Compiègne  lorsqu'il 
vint  en  i4i4>  '^  reçut  le  majeur  et  les  éche- 
vius  qui  administraient  alors,  non«seulemcnt 


LES  FLAVY.  ^49 

sans  colère  ,  mais  avec  une  bienveillance  qui 
nous  rassura  beaucoup.  Et  j'étais  à  peine  des- 
cendu (le  la  chaire,  où  je  venais  d'avoir  l'hon- 
neur de  prêcher  devant  lui,  qu'il  me  fit  appeler 
et  me  parla  de  mon  sermon  dans  les  termes  les 
plus  flatteurs. 

—  Vous  avez  prêché  devant  le  roi  Char- 
les VI,  maître  Joseph  Pet  sur  quel  sujet  avez- 
vous  parlé,  je  vous  prie?  demanda  dame  Mar- 
guerite ,  qui  ne  pouvait  faire  une  question 
plus  agréable  au  bon  prêtre. 

—  Sur  le  sujet  qui  occupait  tous  les  esprits , 
répondit  maître  Joseph  ;  j'avais  pris  pour 
texte.... 

—  Auditam  fac  mihi  manè  misericordiam 
iuam,  »  interrompit  le  petit  sorcier  que  sa  mé- 
moire ne  trahissait  jamais  lorsqu'il  s'agissait 
de  faire  une  malice. 

Dans  la  simplicité  de  son  cœur,  maître  Jo- 
seph le  remercia  par  un  sourire  de  cette  heu- 
reuse citation.  Elle  encourageait  l'ancien  pré- 
dicateur à  entamer  son    exorde ,  que  dame 


35g  les  FLiVY. 

Marguerite  écouta  avec  la  plus  grande  admi- 
ration, tandis  que  Daniel  souriait  assez  ironi-^ 
quement. 

«  Vous  savez  sans  doute  tout  le  .'^ermon  par 
cœur?  demanda-t-il  d'un  air  malirl  dans  un 
moment  où  le  bon  prêtre  reprenait  haleine. 

— Il  est  naturel,  dit  Germaine  très  grave- 
ment, que  l'on  se  souvienne  des  paroles  que 
Dieu  nous  inspirait  pour  le  salut  de  nos  sem- 
blables. » 

Il  était  assez  difficile  de  déconcerter  Daniel, 
habitué  à  reconnaître  sa  supériorité  sur  la 
plupart  des  gens  avec  lesquels  il  vivait  ;  tou- 
tefois la  leçon  que  lui  donnait  Germaine  ne 
fut  point  perdue;  mais  il  ne  s'excusa  que  par 
un  regard  adressé  à  la  belle  fille ,  attendu  que 
maître  Joseph  ne  se  doutait  point  du  tout 
qu'on  l'eût  persifïlé .  «  Elle  est  douée  d'u  n  sen- 
timent de  bonté  angélique ,  se  dit  le  petit 
sorcier;  car  je  gagerais  ma  tête  qu'elle  a  en- 
tendu vingt  foisce  sermon  ;  »  etplus  que  jamais 
il  trembla  Dour  son  cher  Richard. 


LES  FEÂVY.  35  I 

Maître  Joseph  en  était  arrivé  à  sa  péroraison 
lorsque  les  cris  de  Koël  !  qui  se  firent  entendre 
de  toutes  parts,  annoncèrent  l'approche  du 
roi.  Chacun  aussitôt  courut  aux  fenêtres 
pourvoir  passer  le  cortège,  et  pour  joindre 
ses  acclamations  à  celles  qui  fendaient  les 
airs. 

Charles ,  monté  surun  superbepalefroi,  mar- 
chait le  premier  ,  ayant  à  sa  droite  cette  fille 
miraculeuse  dont  la  venue  avait  ranimé  l'es- 
poir de  l'armée  française,  dont  la  seule  pré- 
sence encourasreait  les  chefs  comme  les  soldats 
et  faisait  trembler  les  Anglais  ;  simple  bergère 
que  l'on  croyait  envoyée  de  Dieu  pour  sauver 
la  France  et  pour  chasser  l'étranger.  Vêtue  de 
l'habit  des  chevaliers,  portant  son  étendard  de 
couleur  blanche,  semé  de  fleurs  de  lys  et  sur 
lequel  était  écrit  Jé-st/s,  Maria,  Jeanne,  si  cou- 
rageuse ,  si  terrible  dans  les  combats,  s'avan- 
çait d'un  air  modeste  à  côté  de  son  roi.  Les 
bénédictions  dontle  peuplela  comblait  à  haute 
voix  n'enflaient  point  son  orgueil;  car  Jeanne, 


35a  LES  FLAVY. 

pensant  accomplirune  mission  divine , ne  voyait 
en  elle  que  l'instrument  du  ciel ,  et  cette 
croyance  si  profondément  empreinte  dans  son 
esprit  contribuait  à  fortifier  la  croyance  géné- 
rale mieux  que  n'aurait  pu  le  faire  l'habileté 
la  plus  consommée. 

Le  roi,  qui  n'avait  pasencoretrenteans,  était 
bien  fait  et  d'une  figure  agréable.   Son   air 
affable  et  doux  rappelait  au  peuple   ce  bon 
Charles  VI ,  que  la  France  avait  pleuré  ,  tout 
insensé  qu'il  était  devenu  ,   et  les  manières 
civiles  et  bienveillantes  qu'il  conserva  toujours 
avec  les  grands    lui  gagnaient  le    cœur  des 
célèbres   capitaines  dont  le  bras  lui  restait 
fidèle,  en  dépit  de  sa  mauvaise  fortune.  Il 
fallait   que  ce  prince  fût  doué    de   qualités 
aimables,  attachantes,  pour  que  tant  de  braves 
serviteurs  ,  qui  depuis  sept  ans  versaient  leur 
sang  pour  sa  cause  avec  tant  de  désintéres- 
sement ,  pussent  lui  pardonner  l'espèce  de 
nonchalance   qu'il   avait  mise  jusqu'alors   à 
reconquérir  son  royaume;   faible  ,  indécis, 


LES  FL^VY.  353 

adonné  aux  plaisirs,  livré  à  la  volonté  des  fa- 
voris qui  se  succédaient  près  de  lui ,  sa  vail- 
lance ,  quoique  reconnue  de  tous,  avait  rare- 
ment secondé  la  vaillance  de  ses  partisans. 
Ce  n'était  que  depuis  l'époque  où  commence 
cette  histoire  que  ce  prince,  tiré  de  son  apathie 
par  les  conseils  et  les  discours  de  la  belle 
Agnès  Sorel,  avait  renoncé  aux  délices  de  sa 
petite  cour  et  s'était  résolu  enfin  à  tout  entre- 
prendre pour  arracher  sa  couronne  à  l'Anglais. 
Depuis  lors  aussi  non-seulement  le  dévoue- 
ment de  ses  amis  avait  redoublé  ,  mais  on 
avait  vu  les  gentilshommes  français  arriver  de 
toutes  les  parties  du  royaume  pour  se  ranger 
sous  sa  bannière.  Ceux  qui  n'avaient  point  le 
moyen  de  s'équiper  venaient  comme  cou- 
tilliers  ,  comme  simples  archers,  montés  sur 
de  petits  chevaux.  Partout  sur  la  route  de 
Reims  à  Crespy  les  portes  des  villes ,  des  châ- 
teaux s'étaient  ouvertes  devantlui,  et  il  entrait 
dans  Compiègne  entouré  de  l'élite  des  cheva- 
liers de   France ,  et  suivi  d'une  armée  assez 

1.  23 


354  ^^^  FLAVY. 

forte  pour  que  l'on  put  penser  à  marcher  sur 
Paris. 

Derrière  Dunois,  faTrimouille,  Xainlrailles 
et  beaucoup  d'autres  seigneurs  ,  on  distin- 
guait les  notables  de  la  ville  ,  qui  suivaient  k 
pied  celte  brillante  cavalcade.  Richard  Paulet 
se  faisait  si  bien  renmrqner  au  milieu  de  ses 
collègues  parla  noblesse  de  sa  taille  et  de  son 
visage,  que  dame  Marguerite  dit  à  sa  nièce 
d'un  air  fier  :  «  Sais-lu  qu'il  ne  manque  à 
ton  cousin  qu'un  cheval  pour  qu'il  tienne  sa 
place  à  merveille  parmi  tous  ces  chevaliers  ! 

—  J'aime  bien  mieuxque  lecheval  manque, 
que  Richard  soit  un  bourgeois,  lui  répondit 
tout  bas  Georgetle. 

—  Peut-être  as-tu  raison,  reprit  dame  Mar- 
guerite sans  deviner  ia  pensée  de  la  jeune  fille; 
qui  sait  combien  de  ces  seigneurs  ne  seront 
plus  en  vie  dans  un  mois  s'ils  vont  essayer  de 
prendre  Paris?  » 

Dans  ce  moment,  Richard,  suivant  le  mou- 
vement de  ceux  qui  marchaient  soit  devant 


LES  FLAVY.  555 

lui ,  soit  à  CCS  côtés  ,  venait  tlo  lever  les  yeux 
vers  la  fenêtre  où  se  tenaient  Germaine  et 
Marie, dont  la  beauté  attirait  tous  les  regards. 
Il  répondit  au  salut  affectueux  des  deux 
sœnrs  en  s'inclinant  respectueusement  devant 
elles  ;  mais  celte  légère  circonstance  eut  le 
pouvoir  de  le  troubler  au  point  qu'il  passa 
devant  sa  tante  et  Geor2;cllesans  les  voir.  «  A 
quoi  pense-t-il  donc?  dit  dame  Marguerite  ; 
j'aurais  voulu  qu'il  nous  saluât,  — Il  a  salué  ,  » 
répondit  Georgette  d'une  voix  étouffée  ;  et 
un  nuage  de  larmes  vint  obscurcir  la  vue  de 
la  pauvre  enfant  au  point  qu'elle  ne  distingua 
plus  rien  du  cortège  qui  continuait  à  s'achc- 
inrnervers  l'église  Saint-Jacques,  où  l'on  allait 
chanter  le  Te  Deiim. 

«Je  vaisà  Saint-Jacques,  dit  maître  Joseph 
dont  la  figure  était  radieuse. 

—  Allons  à   Saint-Jacques!»  répliqua  Da- 
niel. Et  tous  deux  sortirent. 

Une  douce  joie  se  peignait  sur  les  Iniils  de 
Germaine;  Marie,  accoutumée  à  ne  sentir. 


356  LES  FLAVY. 

à  ne  vivre  que  par  sa  sœur,  n'avait  jamais 
éprouvé  un  plus  vif  contentement  ;  quant  à 
dame  Marguerite  ,  satisfaite  du  rôle  que  son 
neveu  avait  joué  dans  toute  cette  affaire,  elle 
ne  tarissait  point  en  discours  propres  à  re- 
hausser l'estime  que  Richard  lui  semblait  mé- 
riter, et  qui,  bien  entendu,  devait  rejaillir  sur 
toute  la  famille.  La  bourgeoisie,  qui  à  cette 
é])oque  acquérait  chaque  jour  plus  d'impor- 
tance ,  commençait  à  connaître  un  orgueil  que 
justiliait  son  utilité  sociale,  bien  que  cet  or- 
gueil ne  portât  point  les  bourgeois  à  envier 
le  sort  des  nobles,  dont  l'état  des  choses  les 
tenait  encore  trop  éloignés. 

Georgeite  seule,  au  milieu  de  la  joie  gé- 
nérale, sentait  son  pauvre  cœur  serré  comme 
par  une  main  de  for.  Aridé(3  du  bonheur  dont 
elle  jouiisait  naguère,  lorsque  Richard  par- 
tageait son  temps  et  ses  soins  entre  elle  et 
dame  Marguerite  ,  de  ce  bonheur  qui  lui  était 
enlevé  sans  retour,  le  désespoir  s'emparait  de 
son  ame.    lille  maudissait   le   sort  qui  avait 


LES  FLA.VY.  357 

réuni  deux  êtres  destinés  à  vivre  si  loin  l'un 
de  l'autre  ;  car  elle  ne  doutait  pas  que  Richard 
n'eût  louché  le  cœur  de  Germaine.  On  croit 
si  facilement  qu'il  doit  plaire  ,  celui  qu'on 
aime  !  D'ailleurs  Richard  avait  toujours  été 
aux  yeux  de  la  jeune  fille  le  modèJe  de  la 
perfection  humaine.  Sa  bonté,  sa  bravoure  , 
la  supériorité  de  son  intelligence,  et,  pour 
tout  dire  enfin,  la  beauté  dont  l'avait  doué  la 
nature,  tout  pour  elle  faisait  de  son  cousin 
un  être  surhumain  qu'elle  aimait  de  toute  la 
puissance  de  son  âme,  mais  avec  une  sorte 
de  timidité.  Quoique  Georgelte  eût  souvent 
pensé  qu'elle  était  jolie,  près  de  Germaine  elle 
ne  voyait  plus  en  elle  qu'une  fille  commune, 
mal  vêtue ,  qui  ne  pouvait  espérer  un  regard. 
Alors  elle  se  rappelait  en  frissonnant  le  sen- 
timent d'admiration  mêlée  de  dépit  que  lui 
avait  fait  éprouver  la  première  vue  de  la  noble 
fille.  «  Ne  l'ai-je  pas  moi-même  trouvée  belle 
comme  les  anges?  se  demandait-elle  le  cœur 
navré  ;  ne  me  suis-je  pas  dit  :  Il  l'aimera  !  »  En    . 


55^8  LES  FLAVY. 

se  parlant  ainsi  Georgelte  leva  les  yeux  sur  les 
deux  sœurs  et  rencontra  les  yeux  de  Ger- 
maine, qui  lui  souriait  d'un  air  amical.  Elle 
ne  put  supporter  plus  longtemps  la  vue  des 
traits  charmants  qu'embellissait  encore  cette 
expression  de  bienveillance  ,  et  elle  sortit  pour 
cacher  ses  pleurs. 

Au  retour  de  Richard ,  on  apprit  que  les 
ambassadeurs  envoyés  par  le  roi  au  duc  de 
Bourgogne  non  -  seulement  revenaient  fort 
satisfaits  de  l'accueil  qu'ils  avaient  reçu  ,  mais 
qu'ils  ramenaient  avec  eux  des  ambassadeurs 
de  Philippe  ,  chargés  de  travailler  à  conclure 
la  paix.  Le  lendemain ,  en  effet ,  on  vit  arriver 
à  Compiègue  Jean  de  Luxembourg  ,  l'évêque 
d'Arras  et  les  sires  de  Brimeu  et  de  Charny , 
qui  apportaient  les  bases  d'un  traité  par  le- 
quel le  duc  s'engageait  à  reconnaître  Charles 
pour  roi  de  France. 

On  imagine  aisément  quelle  joie  celte  heu- 
reuse nouvelle  excita  dans  la  ville.  Mais  com- 
ment se  représenter  la  joie  de  Germaine  à 


LES  FLAVY.  ^5^ 

l'idée  que  tout  ce  qui  était  Français  allait  quit- 
ter les  rangs  de  l'étranger,  que  son  père  et 
Regnault  marclieraient  sous  la  lïîCme  ban- 
nière? Son  bonheurétait  si  grand  que,  nepou- 
vant  y  croire ,  elle  ne  se  lassait  point  de  faire 
répétera  sire  Guillaume,  à  Uicliard  ,  à  Da- 
niel ,  que  les  envoyés  de  Philippe  ne  quit- 
taient pas  le  roi ,  que  les  conférences  avaient 
lieu  chaque  jour ,  et  qu'on  en  espérait  la  meil- 
leure issue. 

Richard  observait  Germaine  ,  non  sans 
éprouver  je  ne  sais  quelle  émotion  pénible 
dont  il  n'était  pas  le  maître  ;  c'est  en  vain  qu'il 
appelait  la  raison  et  l'orgueil  à  son  secours; 
en  vain  qu'il  se  demandait  quelles  espérances 
étaient  renversées  pour  lui  qui  n'avait  jamais 
espéré  ?  Il  ignorait  combien  la  douceur  du  mo- 
ment présent  suffit  àramoun  Ne  pouvant  vain- 
cre le  sentiment  d'adoration  qui  était  devenu 
sa  vie,  il  avait  réduit  son  existence  au  bonheur 
de  vivre  près  de  Germaine,  de  lavoir,  d'enten- 
dre sa  voix.  Le  passé  n'importe  que  peu  à  ce- 


■>i 


36o  LES  FIAVY. 

lui  qui  se  contente  d'un  sort  privé  d'avenir  ; 
aussi,  depuis  son  entretien  avec  Daniel ,  cha- 
que jour  effaçait-il  de  plus  en  plusle  souvenir 
de  Piegnault  de  sa  pensée.  Il  n'en  était  plus 
de  même  maintenant  que  le  moment  appro- 
chait où  Kegnault  reviendrait  dans  sa  famille, 
reverrait  Germaine  et  réclamerait  ses  droits  à 
la  main  de  sa  cousine.  Peut-être  ne  se  passê- 
rait-il  pas  un  mois  avant  que  l'infortuné  Ri- 
chard soit  témoin  de  ce  mariage,  avant  que 
le  beau  chevalier  emmène  dans  son  manoir  sa 
noble  épouse.  Une  seule  pensée  douce  venait 
se  mêler  à  tant  de  pensées  déchirantes  :  Daniel 
ne  pouvait-il  passe  tromper?  Quand,  depuis 
son  enfance ,  Regnault  avait  embrassé  un 
parti  odieux  à  Germaine,  quand,  toujours  sé- 
parés, ils  ne  s'étaient  revus  que  pour  peu 
d'instants,  par  quelle  fatalité  l'amour  aurait-il 
vaincu  la  haine  que  la  noble  fille  portait  aux 
amis  de  l'étranger? 

Le  trouble  que  Daniel  disait  avoir  observé 
en  elle   au  seul  nom  de  Regnault   était  la 


U 


LES  PIAVY.  36 1 

seule  preuve  de  cet  amour.  Richard  pouvait- 
il  s'en  rapportera  un  indice  aussi  léger  quand 
il  s'agissait  pour  lui  de  vie  ou  de  mort?  Non 
sans  doute  ;  et  il  s'attachait  parfois  à  l'idée 
que  Germaine  n'aimait  point  son  cousin.  Alors 
son  cœur  battait  plus  librement,  il  renaissait 
au  bonheur  modeste ,  mais  ineffable,  d'aimer 
en  secret ,  d'aimer  en  silence,  et  d'un  amour 
si  pur  qu'il  aurait  pu  s'adresser  au  ciel. 

C'est  dans  cette  dernière  disposition  d'es- 
prit qu'il  était,  lorsque,  s'étant  rendu  dans 
la  salle  où  tout  le  monde  était  déjà  rassemblé, 
Germaine  l'accueillit  avec  plus  d'affection 
qu'elle  ne  l'avait  jamais  fait  encore. 

Daniel  n'oubliait  point,  le  dîner  fini,  de 
boire  à  la  paix  avec  l'excellent  ratafia  de  dame 
Marguerite.  Ce  jour-là  toute  la  compagnie  lui 
fit  raison ,  sans  en  excepter  les  deux  nobles 
sœurs,  qui,  vu  l'objet  de  cette  libation  ,  con- 
sentirent à  mouiller  leurs  lèvres  delà  douceli- 
queur.  «Alapaix  !»  s'écria  le  pelithomme,qui 
donnait  habituellement  le  signal  en  avalant  un 


36a  LES  FLAVY. 

plein  verre.  «  A  la  paix  !  qui  réunira  tous  les 
Français,  qui  réconciliera  toutesJes  familles!» 
ajouta  Germaine  avec  l'accent  du  bonheur. 

e  Nous  pourrons  enfin  prier  tout  haut  pour 
notre  roi ,  dit  maître  Joseph. 

—  Et  rejeter  pour  toujours  l'Anglais  dans 
son  île  !  s'écria  Richard. 

-r-  Alors  Marie  ,  reprit  Germaine,  nous  re- 
verrons notre  cher  Vertbois  ! 

—  Et  notre  cousin  Regnault!  «dit  la  petite. 
Germaine  ne  répondit  point,  mais  elle  serra 

Marie  dans  ses  bras  et  la  baisa  sur  le  front. 

A  la  vue  de  cet  innocent  transport ,  un  fris- 
son mortel  parcourait  les  membres  de  Ri- 
chard. Il  lui  sembla  s'éveiller  douloureuse- 
ment; l'heureux  songe  disparut ,  Daniel  avait 
dit  vrai! 


CHAPITRE  XIX. 


Te  servir  comme  une  esclave,  apprêter  ton 
repas  et  la  couclic  dans  quelque  coin  ignoré 
de  l'univers,  eût  clé  pour  moi  le  bonheur  su- 
prême, 

Cn\TEAlIDRIAND,  AlClla. 


Si  jeune  et  si  simple  que  soit  une  femme, 
nul  ne  lit  mieux  qu'elle  dans  le  cœur  de  celui 
qu'elle  aime,  et  l'angoisse  qu'éprouvait  Ri- 
chard n'échappa  point  à  l'œil  attentif  de 
Georgetle.  En  dépit  des  efforts  qu'il  faisait 
pour  paraître  calme,  tout  en  lui  décelait  une 
douleur  dont  la  jeune  fille  souffrait  avec  lui, 
sans  savoir  quel  motif  avait  pu  la  causer. 
Aussi  lorsque,  ne  pouvant  plus  supporter  la 


364  r.ES  PLAVY. 

contrainte  qu'il  s'imposait,  Richard  quitta  la 
chambre,  Georgette  écouta  selon  sa  coutume 
s'il  sortait  ou  non  de  la  maison,  et  n'ayant 
point  entendu  la  porte  s'ouvrir  et  retomber, 
elle  ne  tarda  pas  à  sortir  elle-même  dans  l'in- 
tention de  le  suivre. 

Sous  différents  prétextes  elle  entra  dans 
celles  des  Cambres  de  la  maison  où  il  pou- 
vait être  et  finit  par  le  trouver  dans  une  salle 
basse,  séparée  des  appartements  que  l'on  ha- 
bitait. Là,  le  jeune  bourgeois,  assis  sur  un 
banc,  la  tête  appuyée  dans  ses  deux  mains, 
était  si  profondément  livré  à  ses  pensées  qu'il 
n'entendit  pas  entrer  sa  cousine.  Georgette 
s'approcha,  lui  posa  la  main  sur  l'épaule  en 
prononçant  doucement  son  nom,  et  Richard 
ayant  levé  la  tête,  elle  lui  sourit  tristement. 

«Que  désirez-vous,  Georgette?  dit-il;  pou- 
quoi  quittez-vous  les  dames? 

—  Ne  me  prenez  pas  pour  une  effrontée  qui 
vient  trouver  un  garçon,  Richard,  répondit 
la  pauvre  enfant  dont  les  yeux  devinrent  hu- 


LES  FLWY.  365 

mldes;  vous  et  moi  ne  sommes-nous  pas  frère 
et  sœur? 

—  Oui,  ma  bonne  Georgette,  frère  et  sœur, 
reprit-il.  Eh  bien!  que  me  voulez- vous?  » 
Et  il  serra  la  jolie  main  de  la  petite  comme  il 
aurait  serré  celle  d'un  camarade. 

Georgette  s'assit  à  quelque  dislance  de  lui, 
assez  embarrassée  d'expliquer  sa  démarche. 

«Je  venais,  dit-elle,  puisque  vous  voulez 
le  savoir,  parce  que  j'étais  inquiète.  Je  vous 
ai  vu  tout  à  coup  devenir  si  pâle,  si  triste... 
Eles-vous malade,  Richard?...  souffrez-vous? 

—  Je  ne  suis  point  malade,  répondit -il, 
sans  oser  ajouter  qu'il  ne  souffrait  point. 

—  Pourquoi  donc  vous  tenez-vous  ici  tout 
seul,  avec  l'air  accablé  et  la  tôle  dans  vos  deux 
mains? 

—  Je  réfléchissais  aux  affaires  présentes, 
dit  Richard  en  aflectant  le  plus  grand  calme  ; 
quand  la  paix  va  se  faire,  j'ai  plus  d'une  chose 
à  penser  qui  concerne  mes  intérêts. 

—  La  paix!  répondit  Georgette  d'un  air 


366  LES  FLAVy. 

de  doute  ;  ou  en  a  bien  souvent  parlé  sans 
que  nous  l'ayons  vu  se  conclure  ;  par  mal- 
heur, je  crains  bien  qu'il  en  soit  de  même 
celte  fois  ;  aussi  vous  ne  me  voyez  pas  joyeuse 
comme  vous  tous.  • 

Ce  discours,  qu'une  fierté  féminine  inspi- 
rait à  la  jeune  fille  dans  l'intention  de  cacher 
les  motifs  de  sa  tristesse  habituelle,  alla  droit 
au  cœur  de  Richard  pour  y  porter,  sinon  l'es- 
poir, au  moins  une  consolation  momenta- 
née. 

«  Vous  ne  croyez  donc  pas  que  la  paix  se 
fasse,  Georgette?  dit- il  en  cachant  la  joie 
que  lut  causait  celle  supposition. 

—  Non.  Je  ne  sais  pourquoi  quelque  chose 
me  dit  qu'elle  n'aura  pas  lieu.  Je  m'en  afflige 
pour  vous,  Richard,  pour  ma  tante  et  pour 
ces  nobles  dames  que  vous  avez  prises  en  si 
grande  amitié...  » 

Georgette  s'arrêta.  C'était  la  première  fois 
qu'elle  osait  parler  de  Germaine  à  son  cou^ 
sîn;  mais  cet  instinct  qui  nous  porte  à  nous 


LES  FLAVY.  .  367 

assurer  de  notre  malheur  avait  dicté  ses  der- 
nières paroles. 

«Ces  nobles  dames  s'inquiètent  bien  moins 
de  notre  sort  que  nous  ne  nous  occupons  du 
leur,»  répondit  Richard;  et  l'espèce  d'aigreur 
qui  se  montrait  dans  ces  paroles  fut  loin  de 
déplaire  à  Georgelte.  «Le  sort  nous  a  placé 
si  loin  d'elles,  ajouta-t-il,  que  nos  intérêts  ne 
peuvent  avoir  rien  de  commun. 

•  — C'est  ce  que  je  me  suis  dit  bien  des  fois, 
répondit  la  jeune  fille  en  faisant  tous  ses  efforts 
pour  étouffer  un  soupir^  qu'il  avait  fallu  une 
réunion  de  circonstances  extraordinairespour 
loger  dans  notre  maison  les  filles  du  sireFlavy. 
—  Mais  maintenant  que  îa  paix  va  se  faire, 
sire  Reornault  reviendra  réclamer  ses  droits  à 
la  main  de  sa  cousine;  tous  deux  iront  ha- 
biter leur  noble  manoir.  Près  d'un  mari 
qu'elle  aime...  car  vous  avez  bien  vu  qu'elle 
l'aime,  Georgelte?  » 

Georgelte  ne  répondit  point. 

«La  demoiselle  Germaine  ,  continuu-t-il , 


368  lES  FLAVY. 

ne  conservera  pas  longtemps  le  souvenir  de 
nous  tous,  et  si  je  trouve  la  mort  en  com- 
battant contre  les  Anglais,  elle  ne  saura  pas 
même  que  l'obscur  bourgeois  est  tombé  au 
champ  d'honneur.  » 

La  tristesse  subite  de  Richard,  l'indiffé- 
rence qu'il  venait  d'affecter  d'abord  sur  le 
sort  des  deux  sœurs,  tout  alors  était  expliqué 
pour  la  pauvre  Georgette.   Non -seulement 
Richard  était  amoureux,  mais  Richard  était 
jaloux  de  Regnault  de  Flavy.  La  découverte 
de  ce  mystère  déchirait  le  cœur  de  celle  dont 
toutes  les    espérances  de  bonheur  s'écrou- 
laient. Toutefois  il  se  mêle  tant  de  dévoue- 
ment à  l'amour    d'une  femme  que   le  cha- 
grin qu'elle  éprouvait  laissait  place  à  sa  pitié 
pour  l'ingrat.  Tant  que  Richard  avait  parlé, 
l'altération  de  sa  voix,  de  ses  traits,  la  pâleur 
de  ses  lèvres  tremblantes  attestaient  la  dou- 
leur profonde  qu'il  éprouvait,  et  le  premier 
besoin  de  la  jeune  fille  fut  celui  de  le  consoler 
autant  qu'il  lui  était  possible  de  le  faire. 


LRS  l'LWY.  5G9 

«  La  paix  n'est  pas  encore  signée,  il  s'en  faut 
bien  ,  dit-elle  en  secouant  la  tête  de  l'air  le 
plus  naturel,  et  peut-être  ni  vous  ni  inoi 
ne  verrons  le  jour  où  les  amis  du  duc  de 
Bourgogne  donneront  la  main  aux  amis  du 
roi  Charles. 

— Tout  sera  décidé  sous  peu,»  dit  Richard; 
et  se  levant,  il  se  mit  à  marcher  dans  la  cham- 
,      bre  avec  une  extrême  agitation. 

«C'est  pour  cela  qu'il  faut  attendre  avant 
de  se  réjouir  ou  de  s'affliger,  reprit  Geor- 
gette;  pour  moi  tout  me  dit  que  pendant 
longtemps  encore  notre  position  ne  changera 
point.  » 

De  même  que  l'homme  qui  se  noie  s'ac- 
croche à  la  plus  faible  branche,  Richard  s'at- 
tachait au  pressentiment  d'une  jeune  fille 
pour  repousser  l'idée  de  voir  avant  peu 
Germaine  devenir  la  femme  d'un  autre,  et 
comme  tout  lui  semblait  doux  comparé  à  ce 
supplice,  une  sorte  de  calme  rentra  dans  son 
âme, 

i.  24 


•^7^  t'Es  FLAVY. 

«  Vous  avez  raison ,  GeoigeUe  ,  dil-il  en 
souriant  tristement;  quoique  plus  jeune  vous 
vous  êtes  toujours  montrée  bien  plus  sage 
que  moi ,  qui  depuis  mon  enfance  suis  le 
jouet  de  passions  extrêmes,  et  qui  ne  peux 
rien  sentir  modérément. 

— Moi ,  Richard  ! . . .  je  ne  suis  au  contraire 
qu'une  pauvre  fille  bien  faible ,  bien  inutile 
dans  ce  monde. 

—  INe  pariez  pas  ainsi,  bonne  cousine,  ré- 
pliqua Richard  en  prenant  la  main  de  Geor- 
gette,  dont  les  yeux  se  mouillaient  de  pleurs; 
ma  tante  et  moi  nous  ne  désirons  rien  tant 
que  votre  bonheur,  et  quel  que  soit  le  sort 
que  le  ciel  me  réserve,  tout  sera  fait  pour 
l'assurer.  » 

La  fin  de  ce  discours,  qui  pouvait  faire  croire 
que  Richard  pensait  à  mourir,  fit  pâlir  Geor- 
gette.  «Dites-vous  que  vous  ferez  tout,  Ri- 
chard? demanda- 1- elle  en  appuyant  sur  ce 
mot. 

,7— Tout,  répéta-t-il. 


LES  FLA.VY.  371 

— Je  vousverrai  donc  tranquille  et  content? 

—  Qui  peut  l'être  dans  le  temps  où  nous 
vivons?»  répondit  Richard,  croyant  ainsi  ca- 
cher son  secret,  tant  il  pensait  peu  que  l'in- 
nocente fille  l'eût  deviné. 

«  Et  pourtant,  je  vous  ai  vu  si  joyeux  quand 
vous  espériez  en  secret  chasser  les  Anglais  de 
Compiègne  !  Maintenant  qu'ils  n'y  sont  plus, 
vous  devriez  être  satisfait. 

—  Je  le  suis,  Georgette  ,  je  le  suis,  »  dit-il. 
Mais  cette  simple  observation  de  la  jeune  fille 
avait  fait  rougir  Richard  ;  elle  lui  rappelait  le 
temps  où  son  désir  était  de  venger  son  père, 
où  tous  ses  vœux  étaient  pour  la  France,  tan- 
dis qu'alors  il  souhaitait  au  fond  du  cœur  la 
continuation  de  la  guerre  et  des  malheurs  de 
son  pays.  «  Fasse  le  ciel,  reprit-il,  que  notre 
entreprise  sur  Paris  réussisse  ! 

— Notre  entreprise  !  Est-ce  que  vous  comp- 
tez accompagner  l'armée? 

—  Sans  doute  ;  j'ai  quelques  intelligences 
dans  la  ville,  qui  ne  seront  peut-être  pas  inu-' 


ù']2  I.V,-.  FfAV  Y. 

tiles.  D'ailleurs  que  iais-je  ici?  il   vaut  bien 
mieux  aller  se  battre. 

—  Se  faire  tuer  !  dit  Georgette  en  frisson- 
nant. Hélas  !  quand,  il  y  a  trois  jours,  je  voyais 
passer  sous  mes  fenêtres  tous  ces  beaux  che- 
valiers, j'avais  tant  de  plaisir  à  penser  que 
vous  n  étiez  qu'un  bourgeois!» 

Richard  tressaillit  :  aQu'un  bourgeois  !  dit- 
il.  Oui,  vous  avez  raison,  je  ne  puis  jamais 
être  autre  chose;  mais  un  bourgeois  peut 
verser  son  sang  pour  le  roi  avec  autant  de 
vaillance  qu'un  seigneur.  Le  mien  a  déjà  coulé 
bien  des  fois ,  Georgette ,  et  pourtant  je  ne 
suis  pas  mort.  » 

Ces  mots  furent  accompagnés  d'un  sourire 
si  triste  et  qui  exprimait  si  bien  le  regret  de 
vivre  encore  que  la  jeune  fille  ne  put  que 
pousser  un  long  soupir  et  lever  les  yeux  au 
:'■'  ciel  sans  répondre.  «  Maintenant,  Georgette, 
continua-t-il,  allez  retrouver  ma  tante  ;  je  ne 
larderai  pas  à  vous  suivre.  » 

Une  douleur  d'autant  plus  vive  qu'il  fallait 


LES  FLAVY.  7)']Ô 

la  dévorer  en  silence  déchirait  le  cœur  de  la 
pauvre  enfant.  Elle  se  leva  sans  regarder  celui 
qu'elle  s'était  flatté  de  voir  vivre  pour  elle  et 
qui  voulait  mourir  pour  une  autre,  et  elle 
sortit  lentement  de  la  chambre. 

Désirant  échapper  à  tous  les  regards,  elle 
gagna  le  petit  jardin  de  la  maison,  et  là  ses 
larmes  purent  enfin  couler  librement.  C'est 
en  vain  que  son  âme  était  à  la  fois  brisée  par 
l'amour,  la  honte  et  la  jalousie  ;  elle  pleurait 
moins  sur  elle  que  sur  Richard ,  elle  priait 
pour  lui.  «Qu'il  ne  meure  pas,  mon  Dieu! 
disait-elle,  qu'il  ne  meure  pas,  et  je  suppor- 
terai la  vue  de  cette  femme,  et  je  ne  la  mau- 
dirai plus,  pourvu  qu'il  vive,  pourvu  que  je  le 
voie  sourire.  »  C'est  ainsi  que  la  pauvre  Geor- 
gette  prenait  du  courage  contre  ses  douleurs 
présentes,  dans  la  crainte  d'une  douleur  qui 
les  aurait  toutes  surpassées.  ' 

Après  avoir  passé  cinq  jours  à  Compiègne, 
le  roi  parlait  le  lendemain.  Les  ambassadeurs 
du  duc  de  Bourgogne  devaient  le  suivre  ;  car 


3^4  I^S  FLAVY. 

la  paix  n'était  point  signée  ,  mais  simplement 
une  Irève  qui  devait  durer  jusqu'à  Noël,  et 
dont  Paris  était  excepté,  Charles  et  son  con- 
seil ne  renonçant  point  au  projet  de  marcher 
sans  tarder  contre  celte  ville. 

Le  soir  qui  précéda  ce  départ,  comme  on 
était  tous  rassemblés  dans  la  salle,  Richard 
annonça  la  résolution  qu'il  avait  prise  d'ac- 
compagner les  troupes  du  roi  jusque  sous  les 
murs  de  la  capitale. 

«  Sainte  Vierge  !  s'écria  dame  Marguerite 
en  joignant  les  mains,  qui  a  pu  vous  inspirer 
une  pareille  idée,  mon  cher  enfant? 

—  Son  mauvais  génie  sans  doute,  répliqua 
Daniel  d'un  air  grave  ;  autrement  aurait-il 
pensé  à  abandonner  sa  ville  natale  quand  elle 
a  si  grand  besoin  de  sa  présence  ? 

—  Ma  présence  est  inutile  à  Gompiègne, 
répondit  le  jeune  bourgeois;  mes  collègues 
les  notables  feront  ma  besogne  tout  aussi  bien 
que  je  pourrais  la  faire. 

—  Ils  empêcheront  le  pillage  organisé  des 


LES  FLAVÏ.  376 

soldats?  reprit  le  petit  sorcier;  ils  tireront  de 
leursmains  les  marchandises  de  la  mère  Clouet 
comme  tu  l'as  fait  ce  matin?  ou  la  fille  de  Tho- 
mas Putois,  comme  tu  l'as  fait  il  y  a  huit  jours? 
Tu  sais  bien  que  le  plus  brave  de  ces  vieux 
bourgeois  ne  peut  voir  un  homme  d'armes  en 
face  sans  trembler  de  tous  ses  membres.  Tu 
es  le  seul  ici  qui  leur  impose,  qui  ose  les  me- 
nacer de  sire  Guillaume,  et  qui  puisse  parler 
à  sire  Guillaume  s'il  le  fallait. 

—  Quoi!  dit  Germaine,  que  Daniel  avait 
regardée  en  terminant  son  discours ,  les 
bourgeois  ont-ils  encore  à  se  plaindre  de  la 
troupe  ? 

—  Peut-être  viendra-t-il  un  temps,  ma  no- 
ble demoiselle,  où  celui  qui  porte  un  glaive 
cessera  d'en  frapper  ceux  qui  n'en  portent 
point;  mais  par  saintBoniface!  il  s'en  faut  bien 
que  ce  temps-là  soit  le  nôtre,  vous  le  savez. 
Une  grande  partie  de  la  garnison,  d'ailleurs,  se 
compose  de  la  compagnie  de  messire  de  Flavy, 
et  les  compagnies  sont  une  terrible  chose  ; 


376  LES  FLAVY. 

soit  qu'elles  nous  attaquent  ou  qu'elles  nous 
protègent,  au  bout  du  compte  cela  revient  au 
même  ;  car  si  Ton  pendait  tous  les  brigands 
qu'elles  renferment,  il  en  est  beaucoup  oîi 
il  resterait  le  capitaine  ;  pas  toujours  encore, 
ajouta-t-il  entre  ses  dents. 

—  Et  Richard  veut  abandonner  la  maison 
quand  nous  avons  à  craindre  de  pareils  hom- 
mes !  dit  dame  Marguerite. 

—  lia  tort,  dit  Daniel  avec  force. 

—  Il  a  tort,  »  répéta  maître  Joseph,  ([ui  dé- 
sirait voir  Germaine  et  Marie  rester  sous  l'é- 
nergique protection  de  leur  hôte. 

D'après  ce  que  venait  de  dire  Daniel  et 
d'après  ce  qu'elle  savait  du  passé,  Germaine 
craignait  d'autant  plus  les  excès  auxquels  pou- 
vaient se  porter  les  soldats,  qu'à  son  grand  dé- 
sespoir leur  chef  était  surtout  l'objet  des 
craintes  générales  et  qu'elle  ne  l'ignorait 
point.  La  noblesse  et  la  fermeté  du  caractère 
de  Richard,  le   heureux  hasard  qui  leur  fai- 


LES  ir.Avv.  077 

sait  habiter  la  même  maison,  avaient  été  si 
propices  jusqu'alors  à  la  ville,  qu'elle  n'hésitai  i 
pas  à  plaider  aussi  la  cause  de  ses  pauvres  con- 
citoyens. 

«S'il  m'est  permis  de  parler  comme  fai- 
sant partie  de  la  famille  et  comme  une 
sœur  parle  à  son  frère,  dit-elle  en  tendant 
la  main  à  Richard,  je  pense  que  vous  vous 
devez  avant  tout  aux  habitants  de  Com- 
piègne. 

—  A  ses  amis,  dit  Daniel. 

—  A  ses  parents,  ajouta  dame  Margue- 
rite. 

—  Je  ne  partirai  pas,  s'écria  Richard;  elle 
ne  m'aura  pas  en  vain  appelé  son  frère,»  se 
dit-il  tout  bas. 

Pour  la  première  fois  Georgette  attacha 
sur  Germaine  un  doux  regard,  a  Puisqu'il 
reste,  je  ne  la  hais  plus  ,  »  pensa-t-elle. 

Quant  à  Daniel,  la  facilité  avec  laquelle  un 
mot  de  la  belle  fille  avait  suffi  pour  tout  ob- 


378  LES  FLàVY. 

tenir  lui  prouvait  trop  bien  que  Richard  était 
plus  amoureux,  plus  fou  que  jamais.  «  Peu 
importe,  se  disait-il  à  part  lui  ;  tout  vaut  mieux 
pour  ce  cher  garçon  qu'un  pan  des  murailles 
de  Paris  sur  le  crâne.  » 


na  DC  PREHIER  TOLUMI.