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Full text of "Les fleurs du mal"

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LES 


FLEURS  DU  MAL 


Les  Édi  leurs  Je  cet  Ouvrage  se  réservent  le  droit  de  le  faire 
traduire  dans  toutes  les  langues.  Ils  poursuivront,  en  vertu  des 
T^ois,  Décrets  et  Traités  internationaux  ,  toutes  contrefa^ns  et 
toutes  traductions  faites  au  mépris  de  leurs  droits. 

Toutes  les  formalités  prescrites  par  les  traités  ont  été  remplies 
dans  les  divers  Etats  avec  lesquels  la  France  u  conclu  des  con- 
ventions littéraires. 


ALESÇUN  —  liiipriiiM^rii-  il.'  Pch'letSI\i.*s«s  et  Dt  Knoisi;. 


LES 


FLEURS  DU  MAL 


CHARLES  HAUDELAÏRE 


Ob  <tt  qu'a  fut  cool»  Vm  tucnblM  cboM* 

DaM  le  pas  de  r«idia  et  M  tqMiIelm  enrlosos 
■t  fw  fwta  ceeriiele  Ml  reniscité 
l^eelm  les  wam  de  la  piMtérité , 

Hait  le  Tke  n'«  point  pour  mère  la  «ciencf , 
Bt  U  terta  n'«t  pw  fllle  4e  llgnorance. 

AcaiFV*  aAcwGnÉ,  Le*  TragiçMet,  Ht.  II.) 


PARIS 

P0ULET-M.\USS1S  ET  DE  BROISE 

LIBR Al BKS- ÉDITEURS 

4  ,  rae  de  Buci. 
1857 


JllN  11  1968 


AU  POETE  IMPECCABLE 

AC    fARFAIT    MAfilCIEN    È8    I.A>I6VB    FRAMÇAISE 
A  M«iN  TRÈS-CHEK  ET  TRÈS-VÉMÉRÉ 

MAITRE  ET  AMI 

THÉOPHILE  GAUTIER 

kVK  u*  tBmuan* 
DE  LA  PLCS  PBOFO!«>E  HD1IILITÉ 

«:ES  KI.EIÎIIS  MAL<^DlVR!i 


YLEljm  DU  MAL 


AU  LECTEUR 


La  sottise ,  Terreur,  le  péché ,  la  iéâioe 
Occupent  nos  esprits  et  travaillent  nos  corps , 
Et  nous  alimentons  nos  aimables  remords , 
Comme  les  mendiants  nourrissent  leur  vermine. 

Nos  péchés  sont  têtus ,  nos  repentirs  sont  lâches  ; 
Nous  nous  faisons  payer  grassement  nos  aveux , 
Et  nous  rentrons  gahnent  dans  le  chemin  bourbeux , 
Croyant  par  de  vils  pleurs  laver  toutes  nos  taches. 

Sur  l'oreiller  du  mal  c'est  Satan  Trismégiste 
Qui  berce  longuement  notre  esprit  enchanté , 
Et  le  riche  métal  de  notre  volonté 
Est  tout  vaporisé  par  ce  savant  chimiste. 


6  LKS    FLEURS   OU    MAL 

C'est  It;  Diable  qui  tient  les  fils  qui  nous  remuent  ! 
Aux  objets  répugnants  nous  trouvons  des  appas  ; 
Chaque  jour  vers  l'Enfer  nous  descendons  d'un  pas, 
Sans  horreur,  à  travers  des  ténèbres  qui  puent. 

Ainsi  qu'un  débauché  pauvre  qui  baise  et  mange 

Lo  sein  martyrisé  d'une  antique  catin , 

Nous  volons  au  passage  un  plaisir  clandestin 

Que  nous  pressons  bien  fort  comme  une  vieille  orange. 

Dans  nos  cerveaux  malsains,  comme  un  million  d'helminthes, 
Grouille ,  chante  et  ripaille  un  peuple  de  Démons , 
Et,  quand  nous  respirons,  la  Mort  dans  nos  poumons 
S'engouffre,  comme  un  fleuve,  avec  de  sourdes  plaintes. 

Si  le  viol ,  le  poison ,  le  poignard ,  l'incendie 
N'ont  pas  encor  brodé  de  leurs  plaisants  dessins 
Le  canevas  banal  de  nos  piteux  destins, 
C'est  que  notre  âme ,  hélas  !  n'est  pas  assez  hardie. 

Mais  i)armi  les  chacals,  les  panthères,  les  lyces, 
Les  singes,  les  scorpions,  les  vautours,  les  serpents. 
Les  monstres  glapissants,  hurlants,  grognants,  rampants, 
Dans  la  ménagerie  infâme  de  nos  vices 

Il  en  est  un  plus  laid,  plus  méchant,  plus  immonde! 
Quoiqu'il  ne  fasse  ni  grands  gestes  ni  grands  cris. 
Il  ferait  volontiers  de  la  terre  un  débris 
Et  dans  un  bâillement  avalerait  le  monde  ; 


LES   FLEURS    DU    MA.L 

C'est  l'Ennui!  — l'œil  char^  d'un  pleur  involontaire, 

n  rêve  d'échafauds  en  fumant  son  houka. 

Tu  le  connais,  lecteur,  ce  monstre  délicat, 

—  Hypocrite  lecteur,  —  mon  semblable,  —  mon  frère  ! 


SPLEEN  ET  IDEAL 


BÉNÉDICTION 


Loi^que,  par  un  décret  des  puissances  suprêmes, 
Le  Poète  apparaît  en  ce  monde  ennuyé  , 
Sa  mère  épouvantée  et  pleine  de  blasphèmes 
Crispe  ses  poings  vers  Dieu  qui  la  prend  en  piUé  : 

—  c  Âh  !  que  n'ai-je  mis  bas  tout  im  nœud  ae  vipères , 
Plutôt  que  de  nourrir  cette  dérision  ! 
Maudite  soit  la  nuit  aux  plaisirs  éphémères 
Où  mon  ventre  a  conçu  mon  expiation  ! 


1i  LES   FLEURS  DU    MAL 

Puisque  tu  m'as  choisie  entre  toutes  les  femmes 
Pour  être  le  dégoût  de  mon  triste  mari , 
Et  que  je  ne  puis  pas  rejeter  dans  les  flammes , 
Comme  un  billet  d'amour,  ce  monstre  rabougri . 

Je  ferai  rejaillir  ta  haine  qui  m'accable 
Sur  l'instrument  maudit  de  tes  méchancetés . 
Et  je  tordrai  si  bien  cet  arbre  misérable 
Qu'il  ne  pourra  pousser  ses  boutons  empestés  !  » 

Elle  ravale  ainsi  l'écume  de  sa  haine, 
Et ,  ne  comprenant  pas  les  desseins  éternels , 
Elle-même  prépare  au  fond  de  la  Géhenne 
Les  bûchers  consacrés  aux  crimes  maternels. 

Pourtant,  sous  la  tutelle  invisible  d'un  Ange, 
L'Enfant  déshérité  s'enivre  de  soleil , 
Et  dans  tout  ce  qu'il  boit  et  dans  tout  ce  qu'il  mange 
Retrouve  l'ambroisie  et  le  nectar  vermeil. 

Il  joue  avec  le  vent ,  cause  avec  le  nuage , 
Et  s'enivre  en  chantant  du  chemin  de  la  croix, 
Et  l'Esprit  qui  le  suit  dans  son  pèlerinage 
Pleure  de  le  voir  gai  comme  un  oiseau  des  bois. 

Tous  ceux  qu'il  veut  aimer  l'observent  avec  crainte, 
Ou  bien,  s'enhardissent  de  sa  tranquillité. 
Cherchent  à  qui  saura  lui  tirer  une  plainte , 
Et  font  sur  lui  l'essai  de  leur,  férocité. 


LES  FLEURS   OU   MAL  13 

Dans  le  pain  et  le  vin  destinés  à  sa  bouche 
Ils  mêlent  de  la  cendre  avec  d'impurs  crachats  ; 
Avec  hypocrisie  ils  jettent  ce  qu'il  touche , 
Et  s'accusent  d'avoir  mis  leurs  pieds  dans  ses  pas. 

Sa  femme  va  criant  sur  les  places  publiques  : 
«  Puisqu'il  me  trouve  belle  et  qu'il  veut  m'adorer. 
Je  ferai  le  métier  des  idoles  antiques , 
Que  souvent  il  fallait  repeindre  et  redorer  ; 

Et  je  veux  me  soûler  de  nard ,  d'encens,  de  myrrhe , 
De  génuflexions,  de  viandes  et  de  \ius , 
Pour  savoir  si  je  puis  dans  un  cœur  qui  m'admire 
Usurper  en  riant  les  hommages  divins  ! 

Et  quand  je  m'ennuierai  de  ces  farces  impies. 
Je  poserai  sur  lui  ma  frêle  et  forte  main  ; 
Et  mes  ongles ,  pareils  aux  ongles  des  harpies , 
Sauront  jusqu'à  son  cœur  se  frayer  un  chemin. 

Conmie  im  tout  jeune  oiseau  qui  tremble  et  qui  palpite, 

J'arracherai  ce  cœur  tout  rouge  de  son  sein  , 

Et ,  pour  rassasier  ma  bête  favorite , 

Je  le  lui  jeterai  par  terre  avec  dédain  !  » 

Vers  le  Gel ,  où  son  œil  voit  un  trône  splendide , 
Le  Poète  serein  lève  ses  bras  pieux , 
Et  les  vastes  éclairs  de  son  esprit  lucide 
Lui  dérobent  l'aspect  des  peuples  furieux  : 


li  LES   FLEURS   DU    MAL 

—  «  Soyez  béni ,  mon  Dieu ,  qui  donnez  la  souffiauce 
r/)mme  un  divin  remède  à  nos  impuretés , 
Et  comme  la  meilleure  et  la  plus  pure  essence 
Qui  prépare  les  forts  aux  saintes  voluptés  ! 

Je  sais  que  vous  gardez  une  place  au  Poète 
Dans  les  rangs  bienheureux  des  saintes  Légions, 
Et  que  vous  l'invitez  à  l'étornelle  fête 
Des  Trônes ,  des  Vertus ,  des  Dominations. 

Je  sais  que  la  douleur  est  la  noblesse  unique 
Où  ne  mordront  jamais  la  terre  et  les  enfers , 
Et  qu'il  faut  pour  tresser  ma  couronne  mystique 
Imposer  tous  les  temps  et  tous  les  univers. 

Mais  les  bijoux  perdus  de  l'antique  Palmyre, 
I.«s  métaux  inconnus,  les  perles  de  la  mer, 
Montés  par  votre  main ,  ne  pourraient  pas  suffire 
A  ce  beau  diadème  éblouissant  et  clair  ; 

Car  il  ne  sera  fait  que  de  pure  lumière , 

Puisée  au  foyer  saint  des  rayons  primitifs , 

Et  dont  les  yeux  mortels,  dans  leur  splendeur  entière, 

Ne  sont  que  des  miroirs  obscurcis  et  plaintifs  1  » 


Il 


LE  SOLEIL 


Le  long  du  vieux  fauboui^,  où  pendent  aux  masures 
Les  persiennes,  abri  des  secrètes  luxures, 
Quand  le  soleil  cruel  frappe  à  traits  redoublés 
Sor  la  ville  et  les  champs,  sur  les  toits  et  les  blés , 
Je  vais  m'exercer  seul  à  ma  fantasque  escrime , 
Flairant  dans  tous  les  coins  les  hasards  de  la  rime, 
Trébuchant  sur  les  mots  comme  sur  les  pavés. 
Heurtant  parfois  des  vers  depuis  long-temps  rôvés. 


I()  LES    FLEURS   OU   MAL 

Ce  pèi-e  nourricier,  ennemi  des  chloroses, 
Éveille  dans  les  champs  les  vers  comme  les  roses  ; 
Il  fait  s'évaporer  les  soucis  vers  le  ciel , 
Et  remplit  les  cerveaux  et  les  ruches  de  miel. 
C'est  lui  qui  rajeunit  les  porteurs  de  béquilles 
Et  les  rend  gais  et  doux  comme  des  jeunes  Pilles, 
Et  commande  aux  moissons  de  croître  et  de  mûrir 
Dans  le  cœur  immortel  qui  toujours  veut  fleurir  ! 

Quand ,  ainsi  qu'un  poète ,  il  descend  dans  les  villes , 
Il  ennoblit  le  sort  des  choses  les  plus  viles, 
Et  s'introduit  en  roi ,  sans  bruit  et  sans  valets, 
Dans  tous  les  hôpitaux  et  dans  tous  les  palais. 


UI 


ÉLÉVATION 


Au-dessus  des  étangs,  au-dessus  des  vallées , 
Des  moDtagnes ,  des  bois ,  des  nuages ,  des  niers , 
Par-delà  le  soleil ,  par-delà  les  éthers , 
Par-delà  les  confins  des  sphères  éloilées, 

Mon  esprit,  tu  te  meus  avec  agilité, 

El ,  comme  un  bon  nageur  qui  se  pâme  dans  l'onde , 

Tu  sillonnes  galment  l'immensité  profonde 

Avec  une  indicible  et  mâle  volupté. 


18  LES  FLEURS   DU   MAL 

Envole-toi  bien  loin  de  ces  miasmes  morbides  ; 
Va  te  purifier  dans  l'air  supérieur, 
Et  bois ,  comme  une  pure  et  divine  liqueur, 
Le  feu  clair  qui  remplit  les  espaces  limpides. 

Derrière  les  ennuis  et  les  sombres  chagrins 
Qui  chaînent  de  leur  poids  l'existence  brumeuse , 
Heureux  celui  qui  peut  d'une  aile  vigoureuse 
S'élancer  vers  les  champs  lumineux  et  sereins  ; 

Celui  dont  les  pensers,  comme  des  alouettes. 
Vers  les  cieux  le  matin  prennent  un  libre  essor, 
—  Qui  plane  sur  la  vie,  et  comprend  sans  effort 
Le  langage  des  fleurs  et  des  choses  muettes  ! 


IV 


CORRESPONDANCES     X 


La  Nature  est  un  temple  où  de  vivants  piliers 
Laissent  parfois  sortir  de  confuses  paroles  ; 
L'homme  y  passe  à  travers  des  forêts  de  symboles 
Qui  Tobeervent  avec  des  regards  familiers. 

Comme  de  longs  échos  qui  de  loin  se  confondent , 

Dans  une  ténébreuse  et  profonde  unité, 

Vaste  comme  la  nuit  et  comme  la  clarté, 

Les  parfums,  les  couleurs  et  les  sons  se  répondent. 


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iO  LES   FLEUR^   DU    MAL      V*'^-'  0^ 

11  est  des  parfums  frais  cpnime  des  chairs  d'enfants  > 
Doux  comme  les  hautbois,  verts  comme  les  prairies , 
—  Et  d'autres,  corrompus,  riches  et  triomphants , 

Ayant  l'expansion  des  choses  infinies. 

Comme  l'ambre,  le  musc,  le  benjoin  et  l'encens, 

Qui  chantent  les  transports  de  l'esprit  et  des  sens. 


J'aime  le  souvenir  de  ces  époques  nues , 

Dont  le  soleil  se  plaît  à  dorer  les  statues. 

Alors  rhomme  et  la  femme  en  leur  agilité 

Jouissaient  sans  mensonge  et  sans  aniiété, 

Et ,  le  ciel  amoureux  leur  caressant  l'échiné, 

Exerçaient  la  santé  de  leur  noble  machine. 

Cybèle  alors ,  fertile  en  produits  généreux , 

Ne  trouvait  point  ses  fils  un  poids  trop  onéreux , 

Mais,  louve  au  cœur  gonflé  de  tendresses  communes . 

Abreuvait  l'univers  à  ses  tétines  brunes. 

L'homme  élégant,  robuste  et  fort,  avait  le  droit 

D'être  fier  des  beautés  dont  il  était  le  roi , 

Fniits  purs  de  tout  outrage  et  vierges  de  gerçures, 

Dont  la  chair  lisse  et  ferme  appelait  les  morsures! 


22  LES  FLEUHS  DU   MAL 

i^  poète  aujourd'hui ,  quand  il  veut  concevoir 

(!es  natives  grandeurs,  aux  lieux  où  se  font  voir 

1^  nudité  de  l'homme  et  celle  de  la  femme , 

Sent  un  froid  ténébreux  envelopper  son  àme 

A  l'aspect  du  tableau  plein  d'épouvantement 

Des  monstruosités  que  voile  un  vêtement  ; 

Des  visages  manques  et  plus  laids  que  des  masques  ; 

De  tous  ces  pauvres  corps,  maigres ,  ventrus  ou  flasques. 

Que  le  Dieu  de  l'utile ,  implacable  et  serein , 

Enfants,  emmaillotta  dans  ses  langes  d'airain , 

De  ces  femmes,  hélas!  paies  comme  des  ciei^s, 

Que  ronge  et  que  nourrit  la  honte,  et  de  ces  vierçes 

Du  vice  maternel  traînant  l'hérédité 

Et  toutes  les  hideurs  de  la  fécondité  ! 

Nous  avons ,  il  est  vrai ,  nations  corrompues , 
Aux  peuples  anciens  des  beautés  inconnues  : 
Des  visages  rongés  par  les  chancres  du  cœur. 
Et  comme  qui  dirait  des  beautés  de  langueur  ; 
Mais  ces  inventions  de  nos  muses  tardives 
N'empêcheront  jamais  les  races  maladives 
De  rendre  à  la  jeunesse  un  hommage  profond , 
—  A  la  sainte  jeunesse,  à  l'air  simple,  au  doux  front, 
A  l'œil  limpide  et  clair  ainsi  qu'une  eau  courante , 
Et  qui  va  répandant  sur  tout,  insouciante 
Comme  l'azur  du  ciel ,  les  oiseaux  et  les  fleurs. 
Ses  parfums ,  ses  chansons  et  ses  douces  chaleurs  1 


VI 


LES  PHARES 


Rubens ,  fleuve  d'oubli ,  jardin  de  la  paresse , 
Oreiller  de  chair  fraîche  où  l'on  ne  peut  aimer, 
Mais  où  la  vie  afflue  et  s'agite  sans  cesse , 
Comme  l'air  dans  le  ciel  et  la  mer  dans  la  mer  ; 

Léonard  de  Vinci ,  —  miroir  profond  et  sombre , 
Où  des  anges  charmants,  avec  un  doux  souris 
Tout  chargé  de  mystère,  apparaissent  à  l'ombre 
Des  glaciers  et  des  pins  qui  ferment  leur  pays; 


24  LES  FLEURS   DU   MAL 

Rembrandt,  —  triste  hôpital  tout  rempli  de  murmures , 
Et  d'un  grand  cruciBx  décoré  seulement , 
Où  la  prière  en  pleurs  s'exhale  des  ordures, 
Ft  d'un  rayon  d'hiver  traversé  brusquement  ; 

Michel-Ange ,  —  lieu  vague  où  l'on  voit  des  Hercules 
Se  mêler  à  des  Christs,  et  se  lever  tout  droits 
Des  fantômes  puissants ,  qui  dans  les  crépuscules 
Déchirent  leur  suaire  en  étirant  leurs  doigts  ; 

(tolères  de  boxeur,  impudences  de  faune, 
Toi  qui  sus  ramasser  la  beauté  des  goujats, 
Grand  cœur  gonflé  d'oi^eil ,  homme  débile  et  jaune , 
Puget,  mélancolique  empereur  des  forçats; 

Watteau ,  —  ce  carnaval ,  oîi  bien  des  cœurs  illustres , 
Comme  des  papillons,  errent  en  flamboyant , 
Décors  frais  et  légers  éclairés  par  des  lustres 
Qui  versent  la  folie  à  ce  bal  tournoyant  : 

Goya ,  —  cauchemar  plein  de  choses  inconnues, 
De  fœtus  qu'on  fait  cuire  au  milieu  des  sabbats, 
De  vieilles  au  miroir  et  d'enfants  toutes  nues 
Pour  tenter  les  Démons  ajustant  bien  leurs  bas  ; 

Delacroix ,  —  lac  de  sang  hanté  des  mauvais  anges , 
Ombragé  par  un  bois  de  sapins  toujours  vert , 
Oïli ,  sous  un  ciel  chagrin ,  des  fanfares  étranges 
Passent,  comme  un  soupir  étouffé  de  Weber  ; 


LES   PLEURS   DU    VAL  25 

Ces  malédictions,  ces  blasphèmes,  ces  plaintes, 
Ces  extases,  ces  cris,  ces  pleurs,  ces  Te  Deum, 
Sont  un  écho  redit  par  mille  labyrinthes  ; 
C'est  pour  les  cœurs  mortels  un  divin  opium. 

C'est  un  cri  répété  par  mille  sentinelles, 

Un  ordre  renvoyé  par  mille  porte-voix  ; 

C'est  un  phare  allumé  sur  mille  citadelles, 

Un  appel  de  chasseurs  perdus  dans  les  grands  bois  ! 

Car  c'est  vraiment,  Seigneur,  le  meilleur  témoignage 
Que  nous  puissions  donner  de  notre  dignité 
Que  ce  long  hurlement  qui  roule  d'âge  en  âge , 
Et  vient  mourir  au  bord  de  votre  éternité  ! 


VII 


LA  MUSE  MALADE 


Ma  pauvre  muse ,  hélas  I  qu'as-tu  donc  ce  matin  ? 
Tes  yeux  creux  sont  peuplés  de  visions  nocturnes, 
Et  je  vois  tour  à  tour  réfléchis  sur  ton  teint 
La  folie  et  l'horreur,  froides  et  taciturnes. 

Le  succube  verdàtre  et  le  rose  lutin 
T'ont-ils  versé  la  peur  et  l'amour  de  leurs  urnes? 
Le  cauchemar,  d'un  poing  despotique  et  mutin  , 
T'a-t-il  noyée  au  fond  d'un  fabuleux  Minturnes? 


LES    FLEUKS    DU    MAL  S7 

Je  voudrais  qu'exhalant  l'odeur  de  la  santé 
Ton  sein  de  pensera  forts  fût  toujours  fréquenté. 
Et  que  ton  sang  chrétien  coulât  à  flots  rythmiques. 

Comme  les  sons  nombreux  des  syllabes  antiques, 
Où  régnent  tour  à  tour  le  père  des  chansons, 
Phœbus,  et  le  grand  Pan,  le  seigneur  des  moissons. 


vm 


U  MUSE  VÉNALE 


O  muse  de  mon  cœur,  amante  des  palais, 
Auras- tu  quand  Janvier  lâchera  ses  Borées, 
Durant  les  noirs  ennuis  des  neigeuses  soirées , 
Un  tison  pour  chauffer  tes  deux  pieds  violets? 

Ranimeras- tu  donc  tes  épaules  marbrées 
Aux  nocturnes  rayons  qui  percent  les  volets? 
Sentant  ta  bourse  à  sec  autant  que  ton  palais, 
Réc«lteras-tu  l'or  des  voûtes  azurées? 


LES   FLEURS    DU    MAL  29 

n  te  faut,  pour  gagner  ton  pain  de  chaque  soir, 
Comme  un  enfant  de  choeur,  jouer  de  l'encensoir, 
Chanter  des  Te  Deum  auxquets  tu  ne  crois  guères, 

./u,  saltimbanque  à  jeun,  étaler  tes  appas 

Et  ton  rire  trempé  de  pleurs  qu'on  ne  voit  pas, 

Pour  faire  épanouir  la  rate  du  vulgaire. 


IX 


LE  MAUVAIS  MOINE 


Les  cloîtres  anciens  sur  leurs  grandes  murailles 
Etalaient  en  tableaux  la  sainte  Vérité, 
Dont  l'effet  réchauffant  les  pieuses  entrailles 
Tempérait  la  froideur  de  leur  austérité. 

En  ces  temps  où  du  Christ  florissaient  les  semailles , 
Plus  d'un  illustre  moine,  aujourd'hui  peu  cité, 
Prenant  pour  atelier  le  champ  des  funérailles, 
Glorifiait  la  Mort  avec  simplicité. 


LES   FEURS   OU   MAL  3| 

—  Mon  àme  est  un  tombeau  que,  mauvais  cénobite , 
Depuis  l'éternité  je  parcours  et  j'habite  ; 
Rien  n'embellit  les  murs  de  ce  cloître  odieux. 


0  moine  fainéant  !  quand  saurai-je  donc  faire 

Du  spectacle  vivant  de  ma  triste  misère 

Le  travail  de  mes  mains  et  l'amour  de  mes  yeux! 


L'ENNEMI 


Ma  jeunesse  ne  fut  qu'un  ténébreux  orage. 
Traversé  çà  et  là  par  de  brillants  soleils; 
Le  tonnerre  et  la  pluie  ont  fait  un  tel  ravage 
Qu'il  reste  en  mon  jardin  bien  peu  de  frmts  vermeds. 

Voilà  que  j'ai  touché  l'automne  des  idées, 

Et  qu'il  faut  employer  la  pelle  et  les  râteaux 

Pour  rassembler  à  neuf  les  terres  inondées, 

Où  l'eau  creuse  des  trous  grands  comme  des  tombeaux. 


LES  FLEURS  DU   MAL  33 

Et  qui  sait  si  les  fleurs  nouvelles  que  je  rêve 
Trouveront  dans  ce  sol  lavé  comme  une  g^è^  e 
Le  mystique  aliment  qui  ferait  leur  vigueur? 

— 0  douleur  !  ô  douleur  !  Le  Temps  mange  la  vie, 
Et  l'obscur  Ennemi  qui  nous  ronge  le  cœur 
Du  sang  que  nous  perdons  croît  et  se  fortifie  ! 


XI 


LE  GUIGNON 


Pour  soulever  un  poids  si  lourd, 
Sisyphe,  il  faudrait  ton  courage! 
Bien  qu'on  ait  du  cœur  à  l'ouvrage, 
L'Art  est  long  et  le  Temps  est  court. 

Loin  des  sépultures  célèbres, 
Vers  un  cimetière  isolé, 
Mon  cœur,  comme  un  tambour  voilé. 
Va  battant  des  marches  funèbres. 


LES    FLEURS   DU   MAL  35 


—  Maint  joyau  dort  enseveli 

Dans  les  ténèbres  el  l'oubli, 

Bien  loin  des  pioches  et  des  sondes  ; 

Mainte  Qeur  épanche  à  regret 
Son  parfum  doux  comme  un  secret 
Dans  les  solitudes  profondt^. 


XIÏ 


LA  VIE  ANTÉRIEURE 


J'ai  long-temps  habité  sous  de  vastes  portiques 
Que  les  soleils  marins  teignaient  de  mille  feux, 
Et  que  leurs  grands  piliers,  droits  et  majestueux, 
Rendaient  pareils,  le  soir,  aux  grottes  basaltiques. 

Les  houles,  en  roulant  les  images  des  cieux, 
Mêlaient  d'une  façon  solennelle  et  mystique 
I^  tout  puissants  accords  de  leur  riche  musique 
Aux  couleurs  du  couchant  reflété  par  mes  yeux. 


LES    FLEURS   DU    MAL  87 

C'esl  là  que  j'ai  vécu  dans  les  voluptés  calmes, 
Au  milieu  de  l'azur,  des  flots  et  des  splendeurs. 
Et  des  esclaves  nus,  tout  imprégnés  d'odeurs, 

Qui  me  rafratcbissaient  le  front  avec  des  |>almes, 
Et  dont  Tunique  soin  était  d'approfondir 
Le  secret  dwiloureux  qui  me  faisait  lan°:uir. 


XIII 


BOHÉMIENS  EN  VOYAGE 


La  tribu  prophétique  aux  prunelles  ardentes 
Hier  s'est  mise  en  route,  emportant  ses  petits 
Sur  son  dos,  ou  livrant  à  leurs  fiers  appétits 
Le  tn'îsor  toujours  prêt  des  mamelles  pendantes. 

r^es  hommes  vont  à  pied  sous  leurs  armes  luisantes 
ï.e  long  des  chariots  où  les  leurs  sont  blottis. 
Promenant  sur  le  ciel  des  yeux  appesantis 
Par  le  morne  reçret  des  chimères  absentes. 


LES    FLEURS    DU    MAL  39 

Du  fond  de  son  réduit  sablonneux,  le  grillon, 
Les  regardant  passer,  redouble  sa  chanson; 
Cybèle,  qui  les  aime,  augmente  ses  verdures, 

Fait  couler  le  rocher  et  fleurir  le  désert 
Devant  ces  voyageurs,  pour  lesquels  est  ouvert 
L'empire  familier  des  ténèbres  futures. 


XIV 


L'HOMME  ET  LA  MER 


Homme  libre,  toujours  tu  chériras  la  mer  ! 
La  mer  est  ton  miroir;  tu  contemples  ton  âme 
Dans  le  déroulement  infini  de  sa  lame, 
Et  ton  esprit  n'est  pas  un  gouffre  moins  amor. 

Tu  te  plais  à  plonger  au  sein  de  ton  image  ; 

Tu  l'embrasses  des  yeux  et  des  bras,  et  ton  cœur 

Se  distrait  quelquefois  de  sa  propre  rumeur 

Au  bruit  de  cette  plainte  indomptable  et  sauvage. 


LES   FLEURS   DU   MAL  41 

Vous  êles  toiw  les  deux  ténébreux  et  discrets  ; 
Homme,  nul  ne  connaît  le  fond  de  tes  abîmes: 
0  mer,  nul  ne  connaît  tes  richesses  intimes, 
Tant  vous  êtes  jaloux  de  garder  vos  secrets  1 

Et  cependant  voilà  des  siècles  innombrables 
Que  ^ous  vous  combattez  sans  pitié  ni  remonl, 
Tellement  ^ous  aimez  le  carnage  et  la  mort, 
0  lutteurs  éternels,  ô  frères  implacables  ! 


XV 


DON  JUAN  AUX  ENFER.S 


Quand  Don  Juan  descendit  vers  l'onde  souterraine , 
Et  lorsqu'il  eut  donné  son  obole  à  Charon , 
Un  sombre  mendiant,  l'œil  fier  comme  Antisthène, 
D'un  bras  vengeur  et  fort  saisit  chaque  aviron. 

Montrant  leurs  seins  pendants  et  leurs  robes  ouvertes , 
Des  femmes  se  tordaient  sous  le  noir  firmament , 
Et,  comme  un  grand  troupeau  de  victimes  offertes. 
Derrière  lui  traînaient  un  long  mugissement. 


LES    FLEURS   DU    MAL  43 

^anarelle  en  riant  lui  réclamait  ses  gages, 
Tandis  que  Don  Luis  avec  un  doigt  tremblant 
Montrait  à  tous  les  morts  errants  sur  le  rivage 
Le  fils  audacieux  qui  railla  son  front  blanc. 

Frissonnant  sous  son  deuil ,  la  chaste  et  maigre  Elvire , 
Près  de  l'époux  perfide  et  qui  fut  son  amant , 
Semblait  lui  réclamer  un  suprême  sourire 
Où  brillât  la  douceur  de  son  premier  serment. 

Tout  droit  dans  son  armure ,  un  grand  homme  de  pierre 
Se  tenait  à  la  barre  et  coupait  le  flot  noir  ; 
Mais  le  calme  héros  courbé  sur  sa  rapière 
Regardait  le  sillage  et  ne  daignait  rien  voir. 


XVI 


CHATIMENT  DE  l/ORGUEIL 


En  ces  temps  merveilleux  où  la  Théologie 

Fleurit  avec  le  plus  de  sève  et  d'énergie, 

On  raconte  qu'un  jour  un  docteur  des  plus  grands, 

—  Après  avoir  forcé  les  cœurs  indifférents , 

Les  avoir  remués  dans  leurs  profondeurs  noires , 

Après  avoir  franchi  vers  les  célestes  gloires 

Des  chemins  singuliers  à  lui-même  inconnus , 

Où  les  purs  Esprits  seuls  peut-être  étaient  venus, 

—Comme  un  homme  monté  trop  haut,  pris  de  panique, 

S'écria,  transporté  d'un  orgueil  satanique  : 


LES   FLEURS    DU    MAL  41 

«  Jésus,  petit  JésTis!  je  t'ai  porté  bien  haut! 
Mais  si  j'avais  voulu  l'attaquer  au  défaut 
De  l'armure ,  ta  honte  égalerait  ta  gloire , 
Et  tu  ne  serais  plus  qu'un  fœtus  dérisoire!  » 

Immédiatement  sa  raison  s'en  alla. 
L'éclat  de  ce  soleil  d'un  crêpe  se  voila  ; 
Tout  le  chaos  roula  dans  cette  intelligence, 
Temple  autrefois  vivant ,  plein  d'ordre  et  d'opulence , 
Sous  les  plafonds  duquel  tant  de  pompe  avait  lui. 
Le  silence  et  la  nuit  s'installèrent  en  lui , 
Comme  dans  un  caveau  dont  la  clef  est  perdue. 
Dès  lors  il  fut  semblable  aux  bêtes  de  la  rue , 
Et  quand  il  s'en  allait  sans  rien  voir,  à  travers 
Les  champs,  sans  distinguer  les  étés  des  hivers, 
Sale,  inutile  et  laid  comme  une  chose  usée , 
H  faisait  des  enfants  la  joie  et  la  risée. 


XVII 


U  BEAl'TE 


Je  suis  belle,  ô  mortels,  comme  un  rêve  de  pierre, 
El  mon  sein,  où  chacun  s'est  meurtri  tour  à  tour, 
Est  fait  pour  inspirer  au  poète  un  amour 
Éternel  et  muet  ainsi  que  la  matière. 

Je  trône  dans  l'azur  comme  un  sphinx  incompris; 
J'unis  un  cœur  de  neige  à  la  blancheur  des  cygnes  ; 
Je  hais  le  mouvement  qui  déplace  les  lignes , 
Et  jamais  je  ne  pleure  et  jamais  je  ne  ris. 


LES  JTLEURS   DL'   MAL  47 

Les  poètes  devant  mes  grandes  altitudes, 

Qu'on  dirait  que  j'emprunte  aux  plus  fiers  monuments , 

Consumeront  leurs  jours  en  d'austères  études  ; 

Car  j'ai  pour  fasciner  ces  dociles  amants 

De  purs  miroirs  qui  font  les  étoiles  plus  belles  : 

Mes  yeux,  mes  larçes  yeux  aux  clartés  éternelles  ! 


XVIK 


L'IDEAL 


(>  ne  seront  jamais  ces  beautés  de  vignettes . 
Produits  avariés ,  nés  d'un  siècle  vaurien , 
Ces  pieds  à  brodequins ,  ces  doigts  à  castagnettes , 
Qui  sauront  satisfaire  un  cœur  comme  le  mien. 

Je  laisse  à  Gavarni ,  poète  des  chloroses. 
Son  troupeau  gazouillant  de  beautés  d'hôpital  ; 
Or  je  ne  puis  trouver  parmi  ces  pâles  roses 
Une  fleur  qui  ressemble  à  mon  rouge  idéal. 


LES   FLEUKS    UU    MAL  49 

Ce  qu'il  faut  à  ce  cœur  profond  comme  un  abime , 
C'est  vous,  Lady  Macbeth,  àme  puissante  au  crime. 
Béve  d'Eschyle  éclos  au  climat  des  autans; 

Ou  bien  toi,  grande  Nuit,  fille  de  Michel-Ange, 
Qui  tors  paisiblement  dans  Ane  pose  étrange 
.Tes  appas  façonnés  aux  bouches  des  Titans  ! 


xcx 


lA  GEANTE 


Du  temps  que  la  Nature  en  sa  verve  puissante 
Concevait  chaque  jour  des  enfants  monstrueux , 
J'eusse  aimé  vivre  auprès  d'une  jeune  géante, 
Comme  aux  pieds  d'une  reine  un  chat  voluptueux. 

J'eusse  aimé  voir  son  corps  fleurir  avec  son  âme 
Et  grandir  librement  dans  ses  terribles  jeux , 
Deviner  si  son  cœur  couve  une  sombre  flamme 
Aux  humides  brouillards  qui  nagent  dans  ses  yeux , 


LES  FLEURS  DU   MAL  51 

Parcourir  à  loisir  ses  magnifiques  formes, 
Ramper  sur  le  versant  de  ses  genoux  énormes, 
Et  parfois  en  été ,  quand  les  soleils  malsains , 

Lasse ,  la  font  s'étendre  à  travers  la  campagne, 
Dormir  nonchalanmient  à  l'ombre  de  ses  seins, 
Comme  un  hameau  paisible  au  pied  d'une  montagne. 


XX 


LES  BIJOUX 


La  très-chère  était  nue,  et,  connaissant  mon  cœur, 
Elle  n'avait  gardé  que  ses  bijoux  sonores, 
Dont  le  riche  attirail  lui  donnait  l'air  vainqueur 
Qu'ont  dans  leurs  jours  heureux  les  esclaves  des  Maures. 

Quand  il  jette  en  dansant  son  bruit  vif  et  moqueur, 
t2e  monde  rayonnant  de  métal  et  de  pierre 
Me  ravit  en  extase,  et  j'aime  avec  fureur 
Les  choses  où  le  son  se  mêle  à  la  lumière. 


LES   FLEURS    DU    MAL  58 

Elle  était  donc  couchée ,  et  se  laissait  airaer, 
Et  du  haut  du  divan  elle  souriait  d'aise 
A  mon  amour  profond  et  doux  comme  la  mer 
Qui  vers  elle  montait  comme  vers  sa  falaise. 

Les  yeux  fixés  sur  moi,  conome  un  tigre  dompté, 
D'un  air  vague  et  rêveur  elle  essayait  des  poses , 
Et  la  candeur  unie  à  la  lubricité 
Donnait  un  charme  neuf  à  ses  métamorphoses. 

Et  son  bras  et  sa  jambe ,  et  sa  cuisse  et  ses  reins , 
Polis  comme  de  l'huile ,  onduleux  comme  un  cygne , 
Passaient  devant  mes  yeux  clairvoyants  et  sereins  ; 
Et  son  ventre  et  ses  seins,  ces  grappes  de  ma  vigne , 

S'avançaient  plus  câlins  que  les  anges  du  mal , 
Pour  troubler  le  repos  où  mon  âme  était  mise , 
Et  pour  la  déranger  du  rocher  de  cristal, 
Où  calme  et  solitaire  elle  s'était  assise. 

Je  croyais  voir  unis  par  un  nouveau  dessin 

Les  hanches  de  l'Antiope  au  buste  d'un  imberbe , 

Tant  sa  taille  faisait  ressortir  son  bassin. 

Sur  ce  teint  fauve  et  brun  le  fard  était  superbe  î 

—  Et  la  lampe  s'élant 'résignée  à  mourir, 
Comme  le  foyer  seul  illuminait  la  chambre , 
Chaque  fois  qu'il  poussait  un  flamboyant  soupir, 
D  inondait  de  sang  cette  peau  couleur  d'ambre  ! 


XXI 


PARFUM  EXOTIQUE 


Quand,  les  deux  yeux  fermés,  en  un  soir  chaud  d'automne, 
Je  respire  l'odeur  de  ton  sein  chaleureux , 
Je  vois  se  dérouler  des  rivages  heureux 
Qu'éblouissent  les  feux  d'un  soleil  monotone  : 

Une  île  paresseuse  où  la  nature  donne 
Des  arbres  singuliers  et  des  fruits  savoureux  ; 
Des  hommes  dont  le  corps  est  mince  et  vigoureux , 
Et  des  femmes  dont  l'œil  par  sa  franchise  étonne. 


LES   KI.EURS   DU    MAL  55 

Guidé  par  ton  odeur  vers  de  charmantâ  climal:i , 
Je  vois  un  port  rempli  de  voiles  et  de  mâts 
Encor  tout  fatigués  par  la  vague  marine , 

Pendant  que  le  parfum  des  verts  tamariniers , 

Qui  circule  dans  l'air  et  m'enfle  la  narine, 

Se  mêle  dans  mon  âme  au  chant  des  mariniers. 


XX  [I 


.1»*  t'adore  à  l'égal  de  la  voûte  nocturne , 

0  vase  de  tristesse,  ô  grande  taciturne, 

Et  t'aime  d'autant  plus,  belle,  que  tu  me  fuis. 

Et  que  tu  me  parais ,  ornement  de  mes  nuits , 

Plus  ironiquement  accumuler  les  lieues 

Qui  séparent  mes  bras  des  immensités  bleues. 

Je  m'avance  à  l'attaque ,  et  je  grimpe  aux  assauts, 
Comme  après  un  cadavre  un  chœur  de  vermisseaux , 
Et  je  chéris ,  ô  bête  implacable  et  cruelle , 
Jusqu'à  cette  froideur  par  où  tu  m'es  plus  belle! 


xxin 


Tu  mettrais  l'univers  entier  dans  ta  ruelle , 
Femme  impure  1  L'ennui  rend  ton  âme  cruelle. 
Pour  exercer  tes  dents  à  ce  jeu  singulier, 
Il  te  faut  chaque  jour  un  cœur  au  râtelier. 
Tes  yeux  illuminés  ainsi  que  des  boutiques 
Et  des  ifs  flamboyants  dans  les  fêles  publiques 
Usent  insolemment  d'un  pouvoir  emprunté , 
Sans  connaître  jamais  la  loi  de  leur  beauté. 

Machine  aveugle  et  sourae  en  cruautés  féconde  ! 
Salutaire  instrument  buveur  du  sang  du  monde , 
Comment  n'as-tu  pas  honte ,  et  comment  n'as-tu  pas 
Devant  tous  les  miroirs  vu  pâlir  tes  appas  ? 


58  LES   FLEURS   DU    MAL 

La  grandeur  de  ce  mal  où  tu  te  crois  savante 
Ne  t'a  donc  jamais  fait  reculer  d'épouvante, 
Quand  la  nature,  grande  en  ses  desseins  cachés , 
De  toi  se  sert,  ô  femme,  ô  reine  des  péchés , 
—  De  toi ,  vil  animal ,  —  pour  pétrir  un  génie"? 

0  fangeuse  grandeur,  sublime  ignominie  ! 


XXIV 


SED  NON  SATIATA 


Bizarre  déité,  brune  comme  les  nuits, 
Au  parfum  mélangé  de  musc  .et  de  havane, 
Œuvre  de  quelque  obi,  le  Faust  de  la  savane. 
Sorcière  au  flanc  d'ébène,  enfant  des  noirs  minuits, 

Je  préfère  au  constance,  à  l'opium,  au  nuits, 
L'élixir  de  ta  bouche  où  l'amour  se  pavane  ; 
Quand  vers  toi  mes  désirs  partent  en  caravane, 
Tes  veux  sont  la  citerne  où  boivent  mes  ennuis. 


rtO  LES    FLEURS    Dl'    MAI, 

Par  ces  deux  grands  yeux  noirs,  soupiraux  de  ton  Ame, 
0  démon  sans  pitié,  verse  moi  moins  de  flamme  ; 
Je  ne  suis  pas  le  Styx  pour  t'embrasser  neuf  fois , 

Hélas  !  et  je  ne  puis,  Mégère  libertine, 

Pour  briser  ton  courage  et  te  mettre  aux  abois, 

Dans  l'enfer  de  ton  lit  devenir  Proserpine  ! 


XXV 


Avec  ses  vêtements  ondoyants  et  nacrés, 
Même  quand  elle  niarche,  on  croirait  qu'elle  danse, 
Comme  ces  longs  serpents  que  les  jongleurs  sacrés 
Au  bout  de  leurs  bâtons  agitent  en  cadence. 

Comme  le  sable  morne  et  l'azur  des  déserts, 
Insensibles  tous  deux  à  l'humaine  souffrance. 
Comme  les  longs  réseaux  de  la  houle  des  mers. 
Elle  se  développe  avec  indifférence. 


(ii  LES   FLEURS  DU   MAL 

Ses  yeux  polis  sont  faits  de  minéraux  charmants, 
Kt  dans  cette  nature  étrange  et  symbolique 
Où  l'ange  inviolé  se  mêle  au  sphinx  antique, 

Où  tout  n'est  qu'or,  acier,  lumière  et  diamants, 
Resplendit  à  jamais,  comme  un  astre  inutile, 
La  l'roide  majesté  de  la  femme  stérile. 


XXVI 


LE  SERPEiNT  QUI  DANSE 


Que  j'aime  voir,  chère  indolente, 
i)e  ton  corps  si  beau, 

Comme  une  étofife  vacillante. 
Miroiter  la  peau  1 

Sur  ta  chevelure  profonde 

Aux  acres  parfums, 
Mer  odorante  et  vagabonde 

Aux  flots  bleus  et  bruns. 


♦>>  LES   FLEURS   DU   MAL 

Comme  un  navire  qui  s'éveille 

Au  vent  du  malin, 
Mon  âme  rêveuse  appareille 

Pour  un  ciel  lointain. 


Tes  yeux,  où  rien  ne  se  révèle 

De  doux  ni  d'amer. 
Sont  deux  bijoux  froids  où  se  mêle 

L'or  avec  le  fer. 

A  te  voir  marcher  en  cadence, 

Belle  d'abandon, 
On  dirait  un  serpent  qui  danse 

Au  bout  d'un  bâton , 

Sous  le  fardeau  de  ta  paresse 

Ta  tête  d'enfant 
Se  balance  avec  la  mollesse 

D'un  jeune  éléphant, 

Et  ton  corps  se  penche  et  s'allonge 
Comme  un  fin  vaisseau 

Qui  roule  bord  sur  bord,  et  plonge 
Ses  vergues  dans  l'eau. 

Comme  un  flot  grossi  par  la  fonte 
Des  glaciers  grondants, 

Quand  ta  salive  exquise  monte 
Au  bord  de  tes  dents, 


LES    KLEUtt»   DU    MAL  6-) 


Je  crois  boire  un  v4n  de  Bohème, 

Amer  et  vainqueur, 
Un  ciel  liquide  qui  parsème 

D'étoiles  mon  cœur  ! 


XXVII 


UNE  CHAROGNE 


Rappelez-vous  l'objet  que  nous  vîmes,  mon  âme, 

Ce  beau  matin  d'été  si  doux  : 
Au  détour  d'un  sentier  une  charogne  infâme 

Sur  un  lit  semé  de  cailloux, 

Les  jambes  en  l'air,  comme  une  femme  lubrique, 

Brûlante  et  suant  les  poisons. 
Ouvrait  d'une  façon  nonchalante  et  cynique 

Son  ventre  plein  d'exhalaisons. 


LES   FLEURS  DU    MAL  67 

LJè  soleil  rayonnait  sur  cette  pourriture, 

Comme  afin  de  la  cuire  à  point, 
Et  de  rendre  au  centuple  à  la  grande  Nature 

Tout  ce  qu'ensemble  elle  avait  joint. 

Kt  le  ciel  regardait  la  carcasse  superbe 

Comme  une  fleur  s'épanouir  ; 
—  La  puanteur  était  si  forte  que  sur  l'herbe 

Vous  crûtes  vous  évanouir  ;  — 

Les  mouches  bourdonnaient  sur  ce  ventre  putride, 

D'où  sortaient  de  noirs  bataillons 
De  larves  qui  coulaient  comme  un  épais  liquide 

Le  long  de  ces  vivants  haillons. 

Tout  cela  descendait,  montait  comme  une  vague, 

Où  s'élançait  en  pétillant  ; 
On  eut  dit  que  le  corps ,  enflé  d'un  souffle  vague . 

Vivait  en  se  multipliant 

Et  ce  monde  rendait  une  étrange  musique 

Comme  l'eau  courante  et  le  vent, 
Ou  le  grain  qu'un  vanneur  d'un  mouvement  rythmique 

Agite  et  tourne  dans  son  van. 

Les  formes  s'effaçaient  et  n'étaient  plus  qu'un  rêve, 

Une  ébauche  lente  à  venir. 
Sur  la  toile  oubliée,  et  que  l'artiste  achève 

Seulement  par  le  souvenir. 


1)8  LES  FLEURS   DU    MAL 

Derrière  les  rochers  une  chienne  inquiète 

Nous  regardait  d'un  œil  fâché, 
épiant  le  moment  de  reprendre  au  squelette 

Le  morceau  qu'elle  avait  lâché. 

—  Et  pourtant  vous  serez  semblable  à  cette  ordure, 

A  cette  horrible  infection, 
Étoile  de  mes  yeux,  soleil  de  ma  nature, 

Vous,  mon  ange  et  ma  passion  ! 

Oui,  telle  vous  serez,  ô  la  reine  des  grâces. 

Après  les  derniers  sacrements. 
Quand  vous  irez  sous  l'herbe  et  les  floraisons  grasses 

Moisir  parmi  les  ossements. 

Alors,  ô  ma  beauté,  dites  à  la  vermine 

Qui  vous  mangera  de  baisers 
Que  j'ai  gardé  la  forme  et  l'essence  divine 

De  mes  amours  décomposés  ! 


XXVIIl 


1)£  PROFUNDIS  CUMAVl 


J'implore  ta  pitié,  Toi,  l'unique  que  j'aime. 

Du  fond  du  gouffre  obscur  où  mon  cœur  est  tombé. 

C'est  un  univers  morne  à  l'horizon  plombé, 

Où  nagent  dans  la  nuit  l'horreur  et  le  blasphème  ; 

Un  soleil  sans  chaleur  plane  au-dessus  six  mois. 
Et  les  six  autres  mois  la  nuit  couvre  la  terre  . 
C'est  un  pays  plus  nu  que  la  terre  polaire  ; 
— Ni  bêtes,  ni  ruisseaux,  ni  verdure,  ni  bois  1 


70  LES  FLEURS  DU   MAL 

Or  il  n'est  pas  d'horreur  au  monde  qui  surpasse 

I^  froide  cruauté  de  ce  soleil  de  glace, 

Et  cette  immense  nuit  semblable  au  vieux  Chaos  ; 


Je  jalouse  le  sort  des  plus  vils  animaux 

Qui  peuvent  se  plonger  dans  un  sommeil  slupide, 

Tant  l'écheveau  du  temps  lentement  se  dévide! 


XXIX 


LE  VAMPIKE 


Toi  qui,  comme  un  coup  de  couteau. 
Dans  mon  cœur  plaintif  es  entrée, 
Toi  qui,  comme  un  hideux  troupeau 
De  démons,  vins,  folle  et  parée, 

De  mon  esprit  humilié 
Faire  ton  lit  et  ton  domaine, 
—  Infâme  à  qui  je  suis  lié 
Comme  le  forçat  à  la  chaîne, 


LES    FLEDRS    DU    MAL 

Cunnneaujeu  le  joueur  têtu, 
Comme  à  la  bouteille  l'ivrogne, 
«'omme  aux  vermines  la  charogne, 
—  Maudite,  maudite  sois-tu  ! 

J'ai  prié  le  glaive  rapide 
De  conquérir  ma  liberté, 
Et  j'ai  dit  au  poison  perfide 
De  secourir  ma  lâcheté. 

Hélas!  le  poison  et  le  glaive 
M'ont  pris  en  dédain  et  m'ont  dit  : 
«  Tu  n'es  pas  digne  qu'on  t'enlève 
A  ton  esclavage  maudit, 

Imbécile  !  —  de  son  empire 
Si  nos  efforts  te  délivraient. 
Tes  baisers  ressusciteraient 
Le  cadavre  de  ton  vampire  !  » 


XXX 


LELÉTHÉ 


Viens  sur  mon  cœur,  âme  cruelle  et  sourde, 
Tigre  adoré,  monstre  aux  airs  indolents  ; 
Je  veux  longtemps  plonger  mes  doigts  tremblants 
Dans  l'épaisseur  de  ta  crinière  lourde  ; 

Dans  tes  jupons  remplis  de  ton  parfum 
Ensevelir  ma  tête  endolorie, 
Et  respirer,  comme  une  fleur  flétrie, 
Le  doux  relent  de  mon  amour  défunt. 


74  LES    FLEURS    DU    MAL 

Je  veux  dormir  !  dormir  plutôt  que  vivre  ! 
Dans  un  sommeil,  douteux  comme  la  mort. 
J'étalerai  mes  baisers  sans  remord 
Sur  ton  beau  corps  poli  comme  le  cuivre. 

Pour  engloutir  mes  sanglots  apaisés 
Rien  ne  me  vaut  l'abîme  de  ta  couche  ; 
L'oubli  puissant  habite  sur  ta  bouche, 
Et  le  Léthé  coulo  dans  tes  baisers. 


A  mon  destin,  désormais  mon  délice, 
J'obéirai  comme  un  prédestiné  , 
Martyr  docile,  innocent  condamné, 
Dont  la  ferveur  attise  le  supplice. 

Je  sucerai,  pour  noyer  ma  rancœur. 
Le  népenthès  et  la  bonne  cigUe 
Aux  bouts  charmants  de  cette  gorge  aiguë 
Qui  n'a  jamais  emprisonné  de  cœur. 


XXXI 


Une  nuit  que  j'étais  près  d'une  affreuse  juive. 
Comme  au  long  d'un  cadavre  un  cadavre  étendu, 
Je  me  pris  à  songer  près  de  ce  corps  vendu 
A  la  triste  beauté  dont  mon  désir  se  prive. 

Je  me  représentai  sa  majesté  native. 
Son  r^ard  de  vigueur  et  de  grâces  armé, 
Ses  cheveux  qui  lui  font  un  casque  parfumé, 
Et  dont  le  souvenir  pour  l'amour  me  ravive. 


-jj  LKS   FLEURS   DU    MAL 

Car  .eusse  avec  ferveur  baisé  ton  noble  corps, 
Ft  depuis  les  pieds  frais  jusqu'à  tes  noires  tresses 
l^érouié  le  trésor  «ies  profondes  caresses, 

Si,  quelque  soir,  d'un  pleur  obtenu  sans  effort 
Tu  pouvais  seulement,  ô  reine  des  cruelles 
Obiurcir  la  splendeur  de  tes  froides  prunelles. 


XXXII 


REMORDS  POSTHUME 


Lorsque  tu  dormiras,  ma  belle  ténébreuse, 
Au  fond  d'un  monument  construit  en  marbre  noir. 
Et  lorsque  tu  n'auras  pour  alcôve  et  manoir 
Qu'un  caveau  pluvieux  et  qu'une  fosse  creuse  ; 

Quand  la  pierre,  opprimant  ta  poitrine  peureuse 
Et  tes  flancs  qu'assouplit  un  charmant  nonchaloir. 
Empêchera  ton  cœur  de  battre  et  de  vouloir, 
Et  tes  pieds  de  courir  leur  course  aventureuse. 


78  LES    FLEURS   DU    MAL 

Le  tombeau,  confident  dé  mon  rêve  infini, 

—  Car  le  tombeau  toujours  comprendra  le  poète,  — 
Durant  ces  grandes  nuits  d'où  le  somme  est  banni , 

Te  dira  :  «  Que  vous  sert ,  courtisane  imparfaite, 
De  n'avoir  pas  connu  ce  que  pleurent  les  morts?  » 

—  Et  le  ver  rongera  ta  peau  comme  un  remords. 


XXXllI 


LE  CHAT 


Viens,  mou  beau  chat,  sur  mon  cœur  amoureux; 

Re liens  les  griffes  de  ta  patte, 
Et  laisse-moi  plonger  dans  tes  beaux  yeux 

Mêlés  de  métal  et  d'agate. 

Lorsque  mes  doigts  caressent  à  loisir 

Ta  tête  et  ton  dos  élasticpie, 
Et  que  ma  main  s'enivre  du  plaisir 

De  palper  ton  corps  électrique, 


HO  LES    FLELIRS  DU   MAL 

Je  vois  ma  femme  eu  esprit;  son  r^rd, 

Comme  le  tien ,  aimable  bête, 
Profond  et  froid,  coupe  et  fend  comme  un  dard , 

Et  des  pieds  jusques  à  la  tête , 
Un  air  subtil ,  un  dangereux  parfum 
Nagent  autour  de  son  corps  brun. 


XXXIV 


LE  BALCON 


Mère  des  souvenirs,  maîtresse  des  maîtresses, 

—  0  toi ,  tous  mes  plaisirs,  ô  toi ,  tous  mes  devoirs  !  — 

Tu  te  rappelleras  la  beauté  des  caresses, 

La  douceur  du  foyer  et  le  charme  des  soirs , 

Mère  des  souvenirs,  maîtresse  des  maîtresses  ! 

Les  soirs  illuminés  par  l'ardeur  du  charbon, 
Et  les  soirs  au  balcon ,  voilés  de  vapeurs  roses  ; 
Que  ton  sein  m'était  doux  1  que  ton  cœur  m'était  bon  ! 
Nous  avons  dit  souvent  d'impérissables  choses 
Les  soirs  illuminés  par  l'ardeur  du  charbon. 


Ai  LES   FLEURS    DU    MAL 

Que  les  soleils  sont  beaux  dans  les  chaudes  soirées  ! 
Que  l'espace  est  profond!  que  le  cœur  est  puissant! 
Fn  me  penchant  vers  toi ,  reine  des  adorées, 
Je  croyais  respirer  le  parfum  de  ton  sang. 
Que  les  soleils  sont  beaux  dans  les  chaudes  soirées  ! 

La  nuit  s'épaississait  ainsi  qu'une  cloison , 

Et  mes  yeux  dans  le  noir  devinaient  tes  prunelles, 

Et  je  buvais  ton  souffle ,  ô  douceur,  ô  poison  ! 

Et  tes  pieds  s'endormaient  dans  mes  mains  fraternelles  ; 

La  nuit  s'épaississait  ainsi  qu'une  cloison. 

Je  sais  l'art  d'évoquer  les  minutes  heureuses, 

Et  revis  mon  passé  blotti  dans  les  genoux. 

Car  à  quoi  bon  chercher  tes  beautés  langoureuses 

Ailleurs  qu'en  ton  cher  corps  et  qu'en  ton  copur  si  doux? 

Je  sais  l'art  d'évoquer  les  minutes  heureuses  1 

Ces  serments,  ces  parfums,  ces  baisers  infinis. 
Renaîtront-ils  d'un  gouffre  interdit  à  nos  sondes, 
Comme  tnontent  au  ciel  les  soleils  rajeunis 
Après  s'être  lavés  au  fond  des  mers  profondes  ? 
—  0  serments  !  ô  parfums  !  ô  baisers  infinis  ! 


XXXV 


Je  te  donne  ces  vers  afin  que,  si  mon  nom 
Aborde  heureusement  aux  époques  lointaines, 
El,  navire  poussé  par  un  grand  aquilon , 
Fait  travailler  un  soir  les  cervelles  humaines. 

Ta  mémoire,  pareille  aux  fables  incertames, 
Fatigue  le  lecteur  ainsi  qu'un  tympanon , 
Et  par  un  fraternel  et  mystique  chaînon 
Reste  comme  pendue  à  mes  rimes  hautaines  ; 


8i  LES    FLEURS    DIF   MAL 

fitre  inaudil  à  qui  de  Tabîme  profond , 

Jusqu'au  plus  haut  du  ciel  rien ,  hors  moi ,  ne  répond  ; 

—  O  toi  qui ,  comme  une  ombre  à  la  trace  éphémère , 

Foules  d'un  pied  léger  et  d'un  regard  serein 
I-es  stupides  mortels  qui  t'ont  jugée  amère, 
Statue  aux  yeux  de  jais,  grand  ange  au  front  d'airain  ! 


XXXVl 


TOIT  ENTIERE 


Le  Démon,  dans  ma  chambre  haute. 
Ce  matin  est  venu  me  voir, 
Et,  tâchant  de  me  prendre  en  faute. 
M'a  dit  :  a  Je  voudrais  bien  savoir, 

Parmi  toutes  les  belles  choses 
Dont  est  fait  son  enchantement, 
Parmi  les  objets  noirs  ou  roses 
Qui  composent  son  corps  charmant. 


SH  LES   FLEURS   DU    MAL 

Quel  est  le.plus  doux.  »  —  0  mon  âme. 
Tu  répondis  à  l'Abhorré  : 
l*uisqu'en  Elle  tout  est  dictame, 
Rien  ne  peut  être  préféré. 

Lorsque  tout  me  ravit ,  j'ignore 
Si  quelque  chose  me  séduit. 
Elle  éblouit  comme  l'Aurore 
Et  console  comme  la  Nuit  ; 

Et  l'harmonie  est  trop  exquise, 
Qui  gouverne  tout  son  beau  corps , 
Pour  que  l'impuissante  analyse 
En  note  les  nombreux  accords. 

0  métamorphose  mystique 
De  tous  mes  sens  fondus  en  un  ! 
Son  haleine  fait  la  musique , 
Comme  sa  voix  fait  le  parfum. 


XXXVII 


Que  dii-as-tu  ce  soir,  pauvre  âme  solitaire, 
Que  diras-tu,  mon  cœur,  cœur  autrefois  flétri , 
A  la  très-belle,  à  la  très-bomie,  à  la  très-chère, 
Dont  le  regard  divin  t'a  soudain  refleuri  ? 

—  Nous  mettrons  notre  orgueil  à  chanter  ses  louanges  : 
Rien  ne  vaut  la  douceur  de  son  autorité; 
Sa  chair  spirituelle  a  le  parfum  des  Anges, 
Et  son  œil  nous  revêt  d'un  habit  de  clarté. 


88  LES   FLEURS   DU    MAL 

Que  ce  soit  dans  la  nuit  et  dans  la  solitude, 
Que  ce  soit  dans  la  rue  et  dans  la  multitude , 
Son  fantôme  dans  l'air  danse  comme  un  flambeau 


Parfois  il  parle  et  dit  :  «  Je  suis  belle ,  et  j'ordonne 
Que  pour  l'amour  de  moi  vous  n'aimiez  que  le  Beau. 
Je  suis  l'Ange  Gardien,  la  Muse  et  la  Madone.  » 


xxxvrii 


LE  FLMIBEAL  VIVANT 


Ils  marclient  devant  moi,  ces  yeux  pleins  de  lumières, 
Qu'un  Ange  très-savant  a  sans  doute  aimantés  ; 
Ils  marchent,  ces  divins  frères  qui  sont  mes  frères, 
Suspendant  mon  regard  à  leurs  feux  diamanîés. 

Me  sauvant  de  tout  piège  et  de  tout  péché  grave. 
Ils  conduisent  mes  pas  dans  la  route  du  Beau  : 
Ils  sont  mes  serAiteurs  et  je  suis  leur  esclave  ; 
Tout  mon  être  obéit  à  re  vivant  (lambeau. 


(),)  LES   FLEURS   DU    MAL 

CUannanls  Yeux,  vous  brillez  de  la  clarté  mystique 
Qu'ont  les  cierges  brûlant  en  plein  jour  ;  le  soleil 
Rougit ,  mais  n'éteint  pas  leur  flamme  fantastique  ; 

Us  célèbrent  la  Mort ,  vous  chantez  le  Réveil  ; 
Vous  marchez  en  chantant  le  réveil  de  mon  âme, 
Astres  dont  le  soleil  ne  peut  flétrir  la  flamme  ! 


XXX IX 


A  CELLE  QUI  EST  TROP  (lAIK 


Ta  tête,  ton  geste,  ton  air 

Sont  beaux  comme  un  beau  paysage , 

Le  rire  joue  en  ton  visage 

Comme  un  vent  frais  dans  un  ciel  clair. 

Le  passant  chagrin  que  tu  frôles 
Est  ébloui  par  la  santé 
Qui  jaillit  comme  une  clarté 
De  tes  bras  et  de  tes  épaules. 


9i  LES   FLELRS    DU    MAL 

Les  retentissantes  couleurs 
Dont  tu  parsèmes  tes  toilettes 
Jettent  dans  l'esprit  des  poètes 
L'image  d'un  ballet  de  fleurs. 

Ces  robes  folles  sont  remblême 

De  ton  esprit  bariolé  ; 

Folle  dont  je  suis  affolé , 

Je  te  hais  autant  que  je  t'aime  ! 

Quelquefois  dans  un  beau  jardin, 
Où  je  traînais  mon  atonie, 
J'ai  senti  comme  une  ironie 
F^  soleil  déchirer  mon  sein  ; 

Et  le  printemps  et  la  verdure 
Ont  tant  humilié  mon  cœur 
Que  j'ai  puni  sur  une  fleur 
L'insolence  de  la  nature. 

Ainsi,  je  voudrais,  une  nuit, 
Quand  l'heure  des  voluptés  sonne , 
Vers  les  trésors  de  ta  personne 
Comme  un  lâche  ramper  sans  bruit, 

Pour  châtier  ta  chair  joyeuse , 
Pour  meurtrir  ton  sein  pardonné, 
Et  faire  à  ton  flanc  étonné 
Une  blessure  large  et  creuse, 


LES  PLEURS   DU    MAL  93 


Et ,  vertigineuse  douceur  ! 
A  travers  ces  lèvres  nouvelles, 
Plus  éclatantes  et  plus  belles, 
T'infiiser  mon  venin ,  ma  sœur  ! 


XL 


RÉVERSIBILITÉ 


Ange  plein  de  galté,  connaissez- vous  l'angoisse , 

La  honte,  les  remords,  les  sanglots,  les  ennuis, 

Et  les  vagues  terreurs  de  ces  affreuses  nuits 

Qui  compriment  le  cœur  comme  un  papier  qu'on  froisse? 

Ange  plein  de  gaîté,  connaissez-vous  l'angoisse? 

Ange  plein  de  bonté,  connaissez-vous  la  haine, 

Les  poings  crispés  dans  l'ombre  et  les  larmes  de  fiel, 

Quand  la  Vengeance  bat  son  infernal  rappel, 

Et  de  nos  facultés  se  fait  le  capitaine  ? 

Ange  plein  de  bonté,  connaissez-vous  la  haine? 


LES  FLEURS   DU    MAL  9ô 

Ange  plein  de  santé,  connaissez-vous  les  Fièvres. 
Qui,  le  long  des  grands  murs  de  l'hospice  blafard 
Comme  des  exilés,  s'en  vont  d'un  pied  traînard, 
Cherchant  le  soleil  rare  et  remuant  les  lèvres? 
Ange  plein  de  santé,  connaissez-vous  les  FièvresV 

Ange  plein  de  beauté,  connaissez- vous  les  rides, 

Et  la  peur  de  vieillir,  et  ce  hideux  tourment 

De  lire  la  secrète  horreur  du  dévouement 

Dans  des  yeux  où  longtemps  burent  nos  yeux  avides? 

Ange  plein  de  beauté,  connaissez-vous  les  rides? 

Ange  plein  de  bonheur,  de  joie  et  de  lumières, 

David  mourant  aurait  demandé  la  santé 

Aux  émanations  de  ton  corps  enchanté  ! 

—  Mais  de  toi  je  n'implore ,  ange ,  que  tes  prières . 

Ange  plein  de  bonheur,  de  joie  et  de  lumières  ! 


XLl 


(lOÎ^FESSION 


Une  fois,  «ne  seule,  aimable  el  douce  femme, 

A  mon  bras  votre  bras  poli 
S'appuya  ;  —  sur  le  fond  ténébreux  de  mon  âme 

Ce  souvenir  n'est  point  pâli. 

Jl  était  tard;  ainsi  qu'une  médaille  neuve 

Ka  pleine  lune  s'étalait, 
Et  la  solennité  de  la  nuit,  comme  un  Heuve. 

Sur  Paris  dormant  ruisselait. 


LES   FLEURS   DU   MAL  97 

Et  le  long  des  maisons,  sous  les  portes  cochères, 

Des  chats  passaient  furtivement, 
L'oreille  au  guet ,  —  ou  bien ,  comme  des  ombres  chères, 

Nous  accompagnaient  lentement. 

Tout-à-coup,  au  milieu  de  l'intimité  libre 

Éclose  à  la  pâle  clarté, 
De  vous,  —  riche  et  sonore  instrtmient  où  ne  vibre 

Que  la  radieuse  gaîté , 

De  vous,  claire  et  joyeuse  ainsi  qu'une  fanfare 

Dans  le  matin  étincelant, 
—  Une  note  plaintive,  une  note  bizarre 

S'échappa,  —  tout  en  chancelant 

Comme  une  enfant  chétive,  horrible,  sombre,  immonde, 

Dont  sa  famille  rougirait, 
Et  qu'elle  aurait  long- temps,  pour  la  cacher  au  monde, 

Dans  un  caveau  mise  au  secret. 

Pauvre  ange,  elle  cnantait,  votre  note  criarde, 

«  Que  rien  ici-bas  n'est  certain. 
Et  que  toujours,  avec  quelque  soin  qu'il  se  farde, 

Se  trahit  l'égoïsme  humain  ; 

Que  c'est  un  dur  métier  que  d'être  belle  femme, 

—  Qu'il  ressemble  au  travail  banal 
De  la  danseuse  folle  et  froide  qui  se  pâme 

Dans  un  sourire  machinal  ; 


98  LES   FLEURS   DU    MAL 

Que  bàlif  sur  les  cœurs  est  une  chose  sotte, 
—  Que  tout  craque,  amour  et  l)eauté, 

.lusc^u'à  ce  que  l'Oubli  les  jette  dans  sa  hotte 
Pour  les  rendre  à  l'Éternité  !  « 


J'ai  souvent  évoqué  celte  lune  enchantée, 
Ce  silence  et  celte  langueur, 

Et  cette  confidence  horrible  chuchotée 
Au  confessionnal  du  cœur. 


XLII 


L'AUBE  SPIRITUELLE 


Quand  chez  les  débauchés  l'aube  blanche  et  vermeille 
Entre  en  société  de  l'Idéal  rongeur, 
Par  l'opération  d'un  mystère  vengeur 
Dans  la  brute  assoupie  un  ange  se  réveille  ; 

—  Des  Cieux  Spirituels  l'inaccessible  azur. 
Pour  l'homme  terrassé  qui  rêve  encore  et  souffre. 
S'ouvre  et  s'enfonce  avec  l'attirance  du  gouffre. 
Ainsi,  chère  Déesse,  Être  lucide  et  pur, 


100  LES    FLËUHS   DU    MAL 

Sur  les  débris  fumeux  des  stupides  orgies, 

Ton  souvenir  plus  clair,  plus  rose,  plus  charmant, 

À  mes  veux  agrandis  voltige  incessamment. 


Le  soleil  a  noirci  les  flammes  des  bougies  ; 

—  Ainsi,  toujours  vainqueur,  ton  fantôme  est  pareil, 

Ame  resplendissante,  à  l'immortel  soleil  ! 


XLUI 


HARMONIE  DU  SOIR 


Voici  venir  les  temps  où  \'ibrant  sur  sa  tige 
Chaque  fleur  s'évapore  ainsi  qu'un  encensoir  ; 
Les  sons  et  les  parfums  tournent  dans  l'air  du  soir, 

—  Valse  mélancolique  et  langoureux  vertige  !  — 

Chaque  fleur  s'évapore  ainsi  qu'un  encensoir  : 
Le  violon  frémit  comme  un  cœur  qu'on  afflige  ; 

—  Valse  mélancolique  et  langoureux  vertige  î  — 

Le  ciel  est  triste  et  beau  comme  un  grand  reposoir. 


j0<2  LES   FLEURS   DU    MAL 

Le  violon  frémit  comme  un  cœur  qu'on  afflige, 
Un  cœur  tendre,  qui  hait  le  néant  vaste  et  noir  ! 
-  Le  ciel  est  triste  et  beau  comme  un  grand  reposoir; 
Le  soleil  s'est  noyé  dans  son  sang  qui  se  fige. 

Un  cœur  tendre  qui  hait  le  néant  vaste  et  noir 
Du  passé  lumineux  recueille  tout  vestige  ; 
—  Le  soleil  s'est  noyé  dans  son  sang  qui  se  fige  ; 
Ton  souvenir  en  moi  luit  comme  un  ostensoir  l 


XLIV 


LE  FLACON 


li  est  de  forts  parfums  pour  qui  toute  matière 
Est  poreuse  ;  —  on  dirait  qu'ils  pénètrent  le  verre. 
Quelquefois  en  ouvrant  un  coffre  d'Orient 
Dont  la  serrure  grince  et  rechigne  en  criant, 

Ou  dans  une  maison  déserte  quelque  armoire, 
Sentant  l'odeur  d'un  siècle,  arachnéenne  et  noire 
On  trouve  un  vieux  flacon  jauni  qui  se  souvient, 
D'où  jaillit  toute  vive  une  âme  qui  revient. 


)04  LES   FLEURS  DU   MAL 

Mille  pensers  dormaient,  —  chrysalides  funèbres, 
Frémissant  doucement  dans  les  lourdes  ténèbres,  — 
Qui  dégagent  leur  aile  et  prennent  leur  essor, 
Teintés  d'azur,  —  glacés  de  rose,  —  lamés  d'or. 

Voilà  le  souvenir  enivrant  qui  voltige 

Dans  l'air  troublé  ;  —  les  yeux  se  ferment  ;  le  vertige 

Saisit  l'âme  vaincue  et  la  pousse  à  deux  mains 

Vers  un  gouffre  où  l'air  est  plein  de  parfums  humains. 

Il  la  terrasse  au  bord  d'un  gouffre  séculaire. 
Où,  —  Lazare  odorant  déchirant  son  suaire,  — 
Se  meut  dans  son  réveil  le  cadavre  spectral 
D'un  ^ieil  amour  ranci,  charmant  et  sépulcral. 

Ainsi,  quand  je  serai  perdu  dans  la  mémoire 
Des  hommes,  —  dans  le  coin  d'une  sinistre  armoire 
Quand  on  m'aura  jeté,  vieux  flacon  désolé. 
Décrépit,  poudreux,  sale,  abject,  visqueux,  fêlé, 

Je  serai  ton  cercueil,  aimable  pestilence  1 
Le  témoin  de  ta  force  et  de  ta  virulence, 
Cher  poison  préparé  par  les  anges  !  liqueur 
Qui  me  ronge,  ô  la  vie  et  la  mort  de  mon  cœur  ! 


XLV 


LE  POISON 


Le  vin  sait  revêtir  le  plxis  sordide  bouge 

D'un  luxe  miraculeux, 
Et  fait  surgir  plus  d'un  portique  fabuleux 

Dans  l'or  de  sa  vapeur  rouge, 
<}omrae  un  soleil  couchant  dans  un  ciel  nébuleux. 

Lopium  agrandit  ce  qui  n'a  pas  de  bornes. 

Projette  l'illimité, 
Approfondit  le  temps,  creuse  la  volupté, 

El  de  plaisirs  noirs  et  mornes 
Remplit  l'âme  au-delà  de  sa  capacité. 


jOft  LES   FLEURS   DU   MAL 

Tout  cela  ne  n  aut  pas  le  poison  qui  découle 

De  tes  yeux,  de  tes  yeux  verts, 
Lacs  où  mon  âme  tremble  et  se  voit  à  l'envers  ; 

—  Mes  songes  viennent  en  foule 
Pour  se  désaltérer  à  ces  gouffres  amers. 

Tout  cela  ne  vaut  pas  le  terrible  prodige 

De  fa  salive  qui  mord, 
Qui  plonge  dans  l'oubli  mon  âme  sans  remord. 

Et ,  charriant  le  vertige, 
La  roule  défaillante  aux  rives  de  la  mort  1 


XLVI 


CIEL  BROUILLÉ 


On  dirait  ton  regard  d'une  vapeur  couvert  ; 
Ton  œil  mystérieux,  —  est-il  bleu,  gris  ou  vert  ? 
Alternativement  tendre,  doux  et  cruel, 
Réfléchit  l'indolence  et  la  pâleur  du  ciel. 

Tu  rappelles  ces  jours  blancs,  tièdes  et  voilés, 
Qui  font  se  fondre  en  pleurs  les  cœurs  ensorcelés, 
Quand,  agités  d'un  mal  inconnu  qui  les  tord, 
Les  nerfs  trop  éveillés  raillent  l'esprit  qui  dort. 


IQg  LES   FEURS   DU    MAL 

Tu  ressembles  parfois  à  ces  beaux  horizons 
Qu'allument  les  soleils  des  brumeuses  saisons; 
_  Comme  tu  resplendis,  paysage  momllé 
Qu'enflamment  les  rayons  tombant  d'un  ciel  brou.llél 

0  femme  dangereuse  l  ô  séduisants  climats  ! 
Âdorerai-je  aussi  ta  neige  et  vos  frimas, 
Et  saurai-je  tirer  de  l'implacable  hiver 
Des  plaisirs  plus  aigus  que  la  glace  et  le  fer? 


XLVII 


LE  CHAT 


Dans  ma  cervelle  se  promène , 
Ainsi  qu'en  son  appartement, 
Un  beau  chat ,  fort,  doux  et  charmant  ; 
Quand  il  miaule,  on  l'entend  à  peine, 

Tant  son  timbre  est  tendre  et  discret  ; 
Mais  que  sa  voix  s'apaise  ou  gronde , 
Elle  est  toujours  suave  et  profonde. 
C'est  là  son  charme  et  son  secret. 


110  LES   FLEURS   DU  MAL 

Cette  voix,  qui  perle  et  qui  filtre 
Dans  mon  fonds  le  plus  ténébreux , 
Me  remplit  comme  un  vers  nombreux 
Et  me  pénètre  comme  un  philtre. 

Elle  endort  les  plus  cruels  maux 
Et  contient  toutes  les  extases  ; 
Pour  dire  les  plus  longues  phrases , 
Elle  n'a  pas  besoin  de  mots. 

Non ,  il  n'est  pas  d'archet  qui  morde 
Sur  mon  cœur,  parfait  instrument, 
Et  fasse  plus  royalement 
Chanter  sa  plus  vibrante  corde 

Que  ta  voix,  chat  mystérieux, 
Chat  séraphique,  chat  étrange. 
En  qui  tout  est,  comme  en  un  ange, 
Aussi  subtil  qu'harmonieux. 

—  De  sa  fourrure  blonde  et  brune 
Sort  au  parfum  si  doux  qu'un  soir 
J'en  fus  embaumé ,  pour  l'avoir 
Caressée  une  fois ,  rien  qu'une. 

C'est  l'esprit  familier  du  lieu  ; 
Il  juge ,  il  préside ,  il  inspire 
Toutes  choses  dans  son  empire  ; 
Peut-être  est-il  fée,  est-il  dieu? 


LES   FLEURS   DU    MAL  111 

Quand  mes  yeux  vers  ce  chat  que  j'aime , 

Tirés  comme  par  un  aimant , 

Se  retournent  docilement , 

Et  que  je  regarde  en  moi-même , 

Je  vois  avec  étonnement 
Le  feu  de  ses  prunelles  pâles , 
Clairs  fanaux,  vivantes  opales, 
Qui  me  contemplent  fixement. 


XLVIII 


LE  BEAU  NAVIRE 


Je  veux  te  raconter,  ô  molle  enchanteresse, 
Les  diverses  beautés  qui  parent  ta  jeunesse  ; 

Je  veux  te  peindre  ta  beauté, 
Où  l'enfance  s'allie  à  la  maturité. 

Quand  lu  vas  balayant  l'air  de  ta  jupe  large, 

Tu  fais  l'effet  d'un  beau  vaisseau  qui  prend  le  large , 

Chargé  de  toile,  et  va  roulant 
Suivant  un  rythme  doux,  et  paresseux,  et  lent. 


LES   FLEURS   DU    MAL  113 

Sur  ton  cou  large  et  rond ,  sur  tes  épaules  grasses , 
Ta  tète  se.  pavane  avec  d'étranges  grâces  ; 

D'un  air  placide  et  triomphant 
Tu  passes  ton  chemin ,  majestueuse  enfant. 

Je  veux  te  raconter,  ô  molle  enchanteresse , 
Les  diverses  beautés  qui  parent  ta  jeunesse  ; 

Je  veux  te  peindre  ta  beauté 
Où  l'enfance  s'allie  à  la  maturité. 

Ta  gorge  qui  s'avance  et  qui  pousse  la  moire , 
Ta  gorge  triomphante  est  une  belle  armoire 

Dont  les  panneaux  bombés  et  clairs 
Comme  les  boucliers  accrochent  des  éclairs; 

Boucliers  provoquants,  armés  de  pointes  roses  ! 
Armoire  à  doux  secrets,  pleine  de  bonnes  choses. 

De  vins,  de  parfums,  de  liqueurs 
Qui  feraient  délirer  les  cerveaux  et  les  cœurs! 

Quand  tu  vas  balayant  l'air  de  ta  jupe  larçe, 

Tu  fais  l'effet  d'un  beau  vaisseau  qui  prend  le  lar^, 

Chai^  de  toile ,  et  va  roulant 
Suivant  un  rythme  doux,  et  paresseux,  et  lent. 

Tes  nobles  jambes  sous  les  volants  qu'elles  chassent 
Tourmentent  les  désirs  obscurs  et  les  agacent , 

Comme  deux  sorcières  qui  font 
Tourner  un  philtre  noir  dans  un  vase  profond. 


H  4  LES   FLEURS   DU   MAL 

Tes  bras  qui  se  joueraient  des  précoces  hercules 
Sont  des  boas  luisants  les  solides  émules, 

Faits  pour  serrer  obstinément, 
Comme  pour  l'imprimer  dans  ton  cœur,  ton  amant. 

Sur  ton  cou  large  et  rond,  sur  tes  épaules  grasses , 
Ta  tête  se  pavane  avec  d'étranges  grâces  ; 

D'un  air  placide  et  triomphant 
Tu  passes  ton  chemin ,  majestueuse  enfant. 


XLIX 


L'INVITATION  AU  VOYAGE 


Mon  enfant,  ma  soeur, 

Songe  à  la  douceur 
D'aller  là-bas  vivre  ensemble  ; 

—  Aimer  à  loisir, 

Aimer  et  mourir 
Au  pays  qui  te  ressemble  ! 

Les  soleils  mouillés 

De  ces  ciels  brouillés 
Pour  mon  esprit  ont  les  charmes 

Si  mystérieux 

De  tes  traîtres  yeux, 
Brillant  à  travers  leurs  larmes 


H  H  LES   FLEURS    DU    MAL 

Là,  tout  n'est  qu'ordre  et  beauté, 
I.uxe,  calme  et  volupté. 


!)es  meubles  luisants, 

Polis  par  les  ans , 
Décoreraient  notre  chambre  ; 

Les  plus  rares  fleurs 

Mêlant  leurs  odeurs 
Aux  vagues  senteurs  de  l'ambre, 

I^es  riches  plafonds, 

Les  miroirs  profonds, 
La  splendeur  orientale, 

Tout  y  parlerait 

A  l'âme  en  secret 
Sa  douce  langue  natale. 

Là,  tout  n'est  qu'ordre  et  beauté. 
Luxe,  calme  et  volupté. 

Vois  sur  ces  canaux 

Dormir  ces  vaisseaux 
Dont  l'humeur  est  vagabonde  ; 

C'est  pour  assouvir 

Ton  moindre  désir 
Qu'ils  viennent  du  bout  du  monde. 

—  Les  soleils  couchants 

Revêtent  les  champs. 
Les  canaux,  la  ville  entière, 

D'hvacinthe  et  d'or  ; 


LES   FLEUHS   DU    MAL  Ul 


—  Le  munde  s'endort 
Dans  une  chaude  lumière. 

Là,  tout  n'est  qu*oi*dre  et  beauté, 
Luxe,  calme  et  volupté. 


L'IRRÉPARABLE 


Pouvon&-nous  étouffer  le  vieux,  le  long  Remords, 

Qui  vit,  s'agite  et  se  tortille, 
Et  se  nourrit  de  nous  comme  le  ver  des  morts, 

Comme  du  chêne  la  chenille? 
Pouvons-nous  étouffer  l'implacable  Remords? 

Dans  quel  philtre,  dans  quel  vin,  dans  quelle  tisane 

Noierons-nous  ce  vieil  ennemi, 
Destructeur  et  gourmand  comme  la  courtisane. 

Patient  comme  la  fourmi? 
Dans  quel  philtre?  —  dans  quel  vin? — dans  quelle  tisane? 


LES  FLEURS  DU   MAL  H 9 

Dis-le,  belle  sorcière,  oh  !  dis,  si  tu  le  sais, 

A  cet  esprit  comblé  d'angoisse 
Et  pareil  au  mourant  qu'écrasent  les  blessés, 

Que  le  sabot  du  cheval  froisse, 

—  Dis-le,  belle  sorcière,  oh  !  dis,  si  tu  le  sais. 

A  cet  agonisant  que  déjà  le  loup  flaire 
Et  que  surveille  le  corbeau, 

—  A  ce  soldat  brisé,  —  s'il  faut  qu'il  désespère 

D'avoir  sa  croix  et  son  tombeau  ; 
Ce  pauvre  agonisant  que  déjà  le  loup  flaire! 

Peut-on  illuminer  un  ciel  bourbeux  et  noir? 

Peut-on  déchirer  des  ténèbres 
Plus  denses  que  la  poix,  sans  matin  et  sans  soir, 

Sans  astres,  sans  éclairs  funèbres? 
Peut-on  illuminer  un  ciel  bourbeux  et  noir  ? 

L'Espérance  qui  brille  aux  carreaux  de  l'Auberge 

Est  soufflée,  est  morte  à  jamais  ! 
Sans  lune  et  sans  rayons  trouver  où  l'on  héberge 

Les  martyrs  d'un  chemin  mauvais  ! 

—  Le  Diable  a  tout  éteint  aux  carreaux  de  l'Âubei^e. 

Adorable  sorcière,  aimes-tu  les  damnés? 

Dis,  connais-tu  l'irrémissible? 
Connais-tu  le  Remords,  aux  traits  empoisonnés. 

A  qui  notre  cœur  sert  de  cible  ? 
Adorable  sorcière,  aimes-tu  les  damnés? 


120  LES   FLEURS   OU   MAL 

L'Irréparable  ronge  avec  sa  dent  maudite 

Notre  âme,  —  honteux  monument,  — 
Et  souvent  il  attaque,  ainsi  que  le  termite, 

Par  la  base  le  bâtiment. 
L'Irréparable  ronge  avec  sa  dent  maudite  I 

—  .Vai  vu  parfois,  au  fond  d'un  théâtre  banal 

Qu'enflammait  l'orchestre  sonore, 
Une  fée  allumer  dans  un  ciel  infernal 

Une  miraculeuse  aurore  ; 
J'ai  vu  parfois,  au  fond  d'un  théâtre  banal. 

Un  être  qui  n'était  que  lumière,  or  et  gaze. 

Terrasser  l'énorme  Satan  ; 
Mais  mon  cœur  que  jamais  ne  visite  l'extase 

Est  un  théâtre  où  l'on  attend 
Toujours,  —  toujours  en  vain,  —  l'Être  aux  ailes  de  gaze  I 


LI 


CArSERlE 


Vous  êtes  un  beau  ciel  d'automne,  clair  et  rose  ! 
Mais  la  tristesse  en  moi  monte  comme  la  mer , 
Et  laisse,  en  refluant,  sur  ma  lèvre  morose 
I^  souvenir  cuisant  de  son  limon  amer. 

—  Ta  main  se  glisse  en  vain  sur  mon  sein  qui  se  pâme  ; 

Ce  qu'elle  cherche ,  amie ,  est  un  lieu  saccagé 

Par  la  griffe  et  la  dent  féroce  de  la  femme.  — 

Ne  cherchez  plus  mon  cœur  ;  des  monstres  l'uni  mangé. 


M'i  LES   FLEURS   DU   MAL 

Mon  cœur  esl  un  palais  flétri  par  la  cohue  ; 

On  s'y  soûle,  on  s'y  tue,^  on  s'y  prend  aux  cheveux 

—  Un  parfum  nage  autour  de  votre  gorçe  nue  !  — 

0  Beauté ,  dur  fléau  des  âmes!  tu  le  veuxl 
Avec  tes  yeux  de  feu,  brillants  comme  des  fêtes, 
Calcine  ces  lambeaux  qu'ont  épargnés  les  bêtes  ! 


m 


UHEAUTONTIMOROUMENOS 


Je  te  frapperai  sans  colère 

Et  sans  haine,  —  comme  un  boucher  ! 

Comme  Moïse  le  rocher, 

—  Et  je  ferai  de  ta  paupière , 

Pour  abreuver  mon  Saharah , 
Jaillir  les  eaux  de  la  soufiFrance . 
Mon  désir  gonflé  d'espérance 
Sur  tes  pleurs  salés  nagera 


^24  LES  FLEURS  DU   MAL 

Comme  un  vaisseau  qui  prend  le  large, 
Et  dans  mon  cœur  qu'ils  soûleront 
Tes  chers  sanglots  retentiront 
Comme  un  tambour  qui  bat  la  charge  l 

Ne  suis-je  pas  un  faux  acconi 
Dans  la  divine  symphonie, 
Grâce  à  la  vorace  Ironie 
Qui  me  secoue  et  qui  me  mord? 

Elle  est  dans  ma  voix,  la  criai-de! 
C'est  tout  mon  sang ,  ce  poison  noir . 
Je  suis  le  sinistre  miroir 
Où  la  mégère  se  regarde. 

Je  suis  la  plaie  et  le  couteau! 

Je  suis  le  soufflet  et  la  joue  1 
Je  suis  les  membres  et  la  roue. 
Et  la  victime  et  le  bourreau! 

Je  suis  de  mon  coeur  le  vampire, 
_  Un  de  ces  grands  abandonnés 
Au  rire  étemel  condamnés. 
Et  qui  ne  peuvent  plus  sourire! 


Lni 


FRAiNCISCLE  MM  UUDES 


vM»  cxmrutm  mm;«  vn  hodistc  ucmtc  et  bsvoTt. 


Mr  MMbie-l-il  imu  mi  tecteur,  coouue  à  moi,  que  ut  laiigue  de  la  «leruièrr  drca- 
deace  ItUiie,  —  saprtme  «oapir  d'une  penonne  roboste  déjk  tniufoniiée  et  préparer 
pour  la  vie  tpinlueUe,  —  est  «ingulièrement  propre  à  exprimer  la  paitiou  telle  que 
Ta  compriie  et  sentie  le  monde  poétique  moderne  ?  La  mysticité  est  l'autre  pôle  de  cet 
aimant  dont  Catulle  et  sa  bande,  poètes  brutaux  et  purement  épidermiques,  n'ont 
connu  qne  le  pOle  sensualité  Dans  cette  merveilleuse  langue,  le  solécisme  et  le  bar- 
barisme me  paraissent  rendre  les  négligences  forcées  d  une  passion  qui  s'oublie  et  sr 
moque  des  règles  Les  mot*,  pris  dans  une  acception  nouvelle,  révèlent  la  maladresse 
charmante  du  barliare  du  nord  agenouillé  devant  la  beauté  romaine  Le  calembour 
loi-miUK,  quaod  il  traverse  o-s  pédanteMpies  bégaiements,  ne  joue-t-il  pa»  la  grAre 
sanvagr  el  hamiue  de  l'enfance? 


Novis  te  cantabo  chordis, 
0  novelletum  quod  ludis 
In  solitudine  cordis. 


126  LES  FLEURS  DU   MAL 

Eslo  sertis  implicata, 

0  femina  delicata , 

Per  quam  solvuntui  peccata  ! 


Sicut  beneficum  Lethe , 
Hauriam  oscula  de  te , 
Quse  imbuta  es  magnete. 

Quum  vitiorum  tempestas 
Turbabat  omnes  semitas , 
Apparuisli,  Deltas, 

Velut  Stella  salutaris 
In  naufragiis  amaris. 
—  Suspendam  cor  tuis  ans  ! 


Piscina  plena  virtutis , 
Fons  aeternae  juventutis , 
Labris  vocem  redde  motis  î 

Quod  erat  spurcum,  cremasti  ; 
Quod  rudius,  exaequasti  ; 
Quod  débile,  confirmasti. 

In  famé  mea  taberna , 
In  nocte  mea  lucerna , 
Reote  me  semper  guberna 


LES  PLBURS   DU    MAL  127 


Adde  Hunc  vires  viribus , 
Dulce  balneum  suavibus 
Unguentatum  odoribiis  ! 

Meos  circa  lumbos  mica , 
0  castitatis  lorica, 
Âqua  tincta  seraphica  ; 

Paiera  gemmis  corusca , 
Panis  salsus ,  mollis  esca , 
Divinum  vinum ,  Francisca  ! 


uv 


A  UNE  DAME  CRÉOLE 


Au  pays  parfumé  que  le  soleil  caresse, 
rai  ^nnu  BOUS  un  dais  d'arbres  verts  et  dorés 
Et  de  palmiers,  d'où  pleut  sur  les  yeux  la  paresse , 
Une  dame  créole  aux  charmes  ignorés. 

Son  t^int  est  pâle  et  chaud;  la  brune- enchanteresse. 
A  dans  le  cou  des  airs  noblement  maniérés; 
oitl  ^.velte  en  .Mrchan.  comme  une  chasseres« 
Son  sourire  est  tranquille  et  ses  yeux  assurés. 


LES   FLEURS  DU   MAL  129 

Si  vous  alliez ,  Madame ,  au  vrai  pays  de  gioire , 
Sur  les  bords  de  la  Seiae  ou  de  la  verte  Loire, 
Belle  digne  d'orner  les  antiques  manoirs , 

Vous  feriez ,  à  l'abri  des  ombreuses  retraites , 
Germer  mille  sonnets  dans  le  cœur  des  poètes 
Que  vos  grands  yeux  rendraient  plus  soumis  que  vos  noirs. 


LV 


MŒSTA  ET  ERRABUNDA 


Dis-moi ,  ton  cœur  parfois  s'envole-t-il ,  Agathe, 
Loin  du  noir  océan  de  l'immonde  cité, 
Vers  un  autre  océan  où  la  splendeur  éclate , 
Bleu ,  clair,  profond,  ainsi  que  la  virginité? 
Dis-moi,  ton  cœur  parfois  s'envole-t-il ,  Agathe/ 

La  mer  la  vaste  mer  console  nos  labeurs  ! 

_  Que!  démon  a  doté  la  mer,-  rauque  chanteuse 

Qu'accompagne  l'immense  orgue  des  vents  grondeurs, 

De  cette  fonction  sublime  de  berceuse? 

ï^  mer,  la  vaste  mer  console  nos  labeurs! 


LES  FLEURS  DU  UAL  431 

Emporte-moi ,  wagon  !  enlève-moi,  frégate  ! 

Loin  1  —  loin  l  —  ici  la  boue  est  faite  de  nos  pleurs  ! 

—  E8t41  vrai  que  parfois  le  triste  cœur  d'Agathe 
Dise  :  Loin  des  remords,  des  crimes ,  des  douleurs, 
Emporte-moi ,  wagon ,  enlève-moi ,  fr^ate  ? 

Comme  vous  êtes  loin,  paradis  parfumé, 
Où  sous  un  clair  azur  tout  n'est  qu'amour  et  joie , 
Où  tout  ce  que  l'on  aime  est  digne  d'être  aimé , 
Où  dans  la  volupté  pure  le  coeur  se  noie  ! 
Comme  vous  êtes  loin ,  paradis  parfumé  ! 

Biais  le  vert  paradis  des  amours  enfantines , 

Les  courses ,  les  chansons,  les  baisers ,  les  bouquets, 

Les  \iolons  mourant  derrière  les  collines. 

Avec  les  brocs  de  vin,  le  soir,  dans  les  bosquets, 

—  Mais  le  vert  paradis  des  amours  enfantines , 

L'innocent  paradis ,  plein  de  plaisirs  furtiCs , 
Est-il  déjà  plus  loin  que  l'Inde  et  que  la  Chine? 

—  Peut-on  le  rappeler  avec  des  cris  plaintifs 
Et  l'animer  encore  d'une  voix  ai^ntine , 
L'innocent  paradis  plein  de  plaisirs  furtifs? 


LVI 


liES  CHATS 


Los  amoureux  fervents  et  les  savants  austères 
Aiment  t^alement  dans  leur  mûre  saison 
Les  chats  puissants  et  doux ,  orgueil  de  la  maison 
Oui  comme  eux  sont  frileux  et  comme  eux  sédentaires. 

Amis  de  la  science  et  de  la  volupté , 
Ils  cherchent  le  silence  et  l'horreur  des  ténèbres  ; 
L'Erèbe  les  eût  pris  pour  ses  coursiers  funèbres, 
S'ils  pouvaient  au  servage  incliner  leur  fierté. 


LES   FLEURS   DU    MAL  iH4 

Ils  prennent  t-u  songeant  les  nobles  attitudes; 
Des  grands  sphinx  allongés  au  fond  des  solitudes , 
Qui  semblent  s'endormir  dans  un  rêve  sans  fin  ; 

I>eurs  reins  féconds  sont  pleins  d'étincelles  magiques , 
Et  des  parcelles  d'or,  ainsi  qu'un  sable  fin, 
Etoilenl  vaguement  leurs  pninelles  mystiques. 


Lvn 


LES  HIBOUX 


Sous  les  ifs  noire  qui  les  abritent , 
Les  hiboux  se  tiennent  rangés , 
Ainsi  que  des  dieux  étrangers, 
Dardant  leur  œil  rouge.  Ds  méditent. 

Sans  remuer  ils  se  tiendront 
Jusqu'à  l'heure  mélancolique 
Où,  poussant  le  soleil  oblique 
Les  ténèbres  s'établiront. 


LES    FLEUKS    DU    MAL  135 


Leur  altitude  au  sage  enseigne 
Qu'il  faut  en  ce  monde  qu'il  craigne 
Le  tumulte  et  le  mouvement  : 

L'homme  ivre  d'une  ombre  qui  passe 
Porte  toujours  le  châtiment 
D'avoir  voulu  changer  de  place. 


LVID 


U  CLOCHE  FÊLÉE 


Il  est  amer  et  doux ,  pendant  les  nuits  d'hiver, 
D'écouter  près  du  feu  qui  palpite  et  qui  fume 
I.es  souvenirs  lointains  lentement  s'élever 
Au  bruit  des  carillons  qui  chantent  dans  la  brume. 

Bienheureuse  la  cloche  au  gosier  vigoureux 

Qui ,  malgré  sa  vieillesse ,  alerte  et  bien  portante , 

Jette  fidèlement  son  cri  religieux , 

Ainsi  qu'un  vieux  soldat  qui  veille  sousi  la  tente  1 


LES   FLEURS   DU   MAL  Sîft 

Moi ,  mon  àiiie  esl  fêlée ,  et  lorsqu'en  ses  eiuiuis 
Elle  veut  de  ses  chants  peupler  l'air  froid  des  nuits , 
n  arrive  souvent  que  sa  voix  affaiblie 


Semble  le  râle  épais  d'un  blessé  qu'on  oublie 

Au  bord  d'un  lac  de  sang ,  sous  un  grand  tas  de  morts , 

Et  qui  meurt,  sans  bouger,  dans  d'immenses  efforts. 


LIX 


SPLEEN 


Pluviôse  irrité  contre  la  ville  entière 

De  son  urne  à  grand  flots  verse  un  froid  ténébreux 

Aux  pâles  habitants  du  voisin  cimetière 

Et  la  mortalité  sur  les  faubourgs  brumeux. 

Mon  chat  sur  le  carreau  cherchant  une  litière 
Agite  sans  repos  son  corps  maigre  et  galeux  ; 
L'ombre  d'un  vieux  poète  erre  dans  la  gouttière 
Avec  la  triste  voix  d'un  fantôme  frileux. 


LES    FLEURS    DU    MAL  139 

Le  bourtlon  se  lamente ,  et  la  bûche  entumée 
Accompagne  en  fausset  la  pendule  enrhumée , 
Cependant  qu'en  un  jeu  plein  de  sales  parfums , 

Héritage  fatal  d'une  vieille  hydropique , 
Le  beau  \-alet  de  cœur  et  la  dame  de  pique 
Causent  sinistrement  de  leurs  amours  défunts. 


LX 


SPLEEN 


J'ai  plus  (le  souvenirs  que  si  j'avais  raille  ans. 

Un  gros  meuble  à  tiroirs  encombré  de  bilans, 

De  vers,  de  billets  doux,  de  procès,  de  romances, 

Avec  de  lourds  cheveux  roulés  dans  des  quittances , 

Cache  moins  de  secrets  que  mon  triste  cerveau. 

(Vest  une  pyramide,  un  immense  caveau. 

Qui  contient  plus  de  morts  que  la  fosse  commune. 

—  Je  suis  un  cimetière  abhorré  de  la  lune, 


LES  FLEURS   DU    MAL  141 

Où  comme  des  remords  se  traînent  de  longs  vers 
Qui  s'acharnent  toujours  sur  mes  morts  les  plus  ohers. 
Je  suis  un  vieux  boudoir  plein  de  roses  fanées , 
OVi  gît  tout  un  fouillis  de  modes  surannées, 
Où  les  pastels  plaintifs  et  les  pâles  Boucher 
Hument  le  vieux  pai-fum  d'un  flacon  débouché. 

Rien  n'égale  en  longueur  les  boiteuses  journées , 
Quand  sous  les  lourds  flocons  des  neigeuses  années 
L'ennui ,  fruit  de  la  morne  incuriosité , 
Prend  les  proportions  de  l'immortalité. 
—  Désormais  tu  n'es  plus,  ô  matière  vivante, 
Qu'un" granit  entouré  d'une  vague  épouvante, 
Assoupi  dans  le  fond  d'un  Saharah  brumeux , 
— Un  vieux  sphinx  ignoré  du  monde  insoucieux . 
Oublié  sur  la  carte,  et  dont  l'humeur  farouche 
Ne  chante  qu'aux  rayons  du  soleil  qui  se  couche. 


LXI 


SPLEEN 


Je  suis  comme  le  roi  d'un  pays  pluvieux  , 

Riche,  mais  impuissant,  jeune  et  pourtant  très-vieux, 

Qui  de  ses  précepteurs  méprisant  les  courbettes, 

S'ennuie  avec  ses  chiens  comme  avec  d'autres  bêtes. 

Rien  ne  peut  l'égayer,  ni  gibier,  ni  faucon, 

Ni  son  peuple  mourant  en  face  du  balcon. 

Du  bouffon  favori  la  grotesque  ballade 

Ne  distrait  plusle  front  de  ce  cruel  malade  ; 

Son  lit  fleurdelisé  se  transforme  en  tombeau, 

Et  les  dames  d'atour,  pour  qui  tout  prince  est  beau. 


LES  FLEURS  DU  MAL  143 

Ne  savent  plus  trouver  d'impudique  toilette 

Pour  tirer  un  souris  de  ce  jeune  squelette. 

Le  savant  qui  lui  Hait  de  l'or  n'a  jamais  pu 

De  son  être  extirper  l'élément  corrompu, 

Et  dans  ces  bains  de  sang  qui  des  Romains  nous  viennent, 

Et  dont  sur  leurs  vieux  jours  les  puissants  se  souviennent, 

Il  n'a  pas  réchauffé  ce  cadavre  hébété 

Où  coule  au  lieu  de  sang  l'eau  verte  du  Léthé. 


LXII 


SPIJ.EN 


Quand  le  ciel  bas  et  lourd  pèse  comme  un  couvercle 
Sur  l'esprit  gémissant  en  proie  aux  longs  ennuis, 
Et  que  de  l'horizon  embrassant  touHe  cercle 
Il  nous  fait  un  jour  noir  plus  triste  que  les  nuits  ; 

Quand  la  terre  est  changée  en  un  cachot  humide , 
Où  l'Espérance ,  comme  une  chauve-souris, 
S'en  va  battant  les  murs  de  son  aile  timide, 
Et  se  cognant  la  tête  à  des  plafonds  pourris  : 


LKS    FLEUKS   DU    MAL  U5 

Quand  la  pluie  étalant  ses  immenses  traînées 
D'une  vaste  prison  imite  les  barreaux, 
Et  qu'un  peuple  muet  d'horribles  araignées 
Vient  tendre  ses  filets  au  fond  de  nos  cerveaux, 

Des  clocbes  tout-à-coup  sautent  avec  furie 
Et  lancent  vers  le  ciel  un  affreux  hurlement, 
Ainsi  que  des  esprits  errants  et  sans  patrie 
Qui  se  mettent  à  geindre  opiniâtrement. 

—  Et  d'anciens  corbillards,  sans  tambours  ni  musique. 
Défilent  lentement  dans  mon  âme  ;  et,  l'Esjwir 
Pleurant  comme  un  vaincu,  l'Angoisse  despotique 
Sur  mon  crâne  incliné  plante  son  drapeau  noir. 


LXIIT 


BRUMES  ET  PLUIES 


0  fins  d'automne,  hivers,  printemps  trempés  de  boue, 
Endormeuses  saisons  !  je  vous  aime  et  vous  loue 
D'envelopper  ainsi  mon  cœur  et  mon  cerveau 
D'tm  linceul  vaporeux  et  d'un  biumeux  tombeau. 

Dans  cette  grande  plaine  où  l'autan  froid  se  joue , 
Où  par  les  longues  nuits  la  girouette  s'enroue, 
Mon  âme  mieux  qu'au  temps  du  tiède  renouveau 
Ouvrira  largement  ses  ailes  de  corbeau. 


LES    FLEURS    DU    MAL  147 

Rien  n'est  plus  doux  au  cœur  plein  de  choses  funèbres, 
Et  sur  qui  dès  long-temps  descendent  les  frimas, 
0  blafardes  saisons,  reines  de  nos  climats  ! 

Que  l'aspect  permanent  de  vos  pâles  ténèbres, 
—  Si  ce  n'est  par  un  soir  sans  lune,  deux  à  deux. 
D'endormir  la  douleur  sur  un  lit  hasardeux. 


LXIV 


L'IRREMEDIABLE 


Une  Idée,  une  Forme,  un  Être 
Parti  de  l'azur  et  tombé 
Dans  un  Styx  bourbeux  et  plombé 
Où  nul  œil  du  Ciel  ne  pénètre  ; 

Un  Ange,  imprudent  voyageur 
Qu'a  tenté  l'amour  du  difforme, 
Au  fond  d'un  cauchemar  énorme 
Se  débattant  comme  un  nageur, 


LES   FLEURS    DU    MAL  <49 


Et  luttant ,  angoisses  funèbres  ! 
Contre  un  gigantesque  remous 
Qui  va  chantant  comme  les  fous 
Et  pirouettant  dans  les  ténèbres  ; 

Un  malheureux  ensorcelé 
Dans  ses  tâtonnements  futiles, 
Pour  fuir  d'un  lieu  plein  de  reptiles, 
Cherchant  la  lumière  et  la  clé  ; 

Un  damné  descendant  sans  lampe, 
Au  bord  d'un  gouffre  dont  l'odeur 
Trahit  l'humide  profondeur, 
D'éternels  escaliers  sans  rampe, 

Où  veillent  des  monstres  visqueux 
Dont  les  larges  yeux  de  phosphore 
Font  une  nuit  plus  noire  encore 
Et  ne  rendent  visibles  qu'eux  ; 

Un  navire  pris  dans  le  pôle. 
Comme  en  un  piège  de  cristal, 
Cherchant  par  quel  détroit  fatal 
Il  est  tombé  dans  cette  geôle  ; 

—  Emblèmes  nets,  tableau  parfait 
D'une  fortune  irrémédiable, 
Qui  donne  à  penser  que  le  Diable 
Fait  toujours  bien  tout  ce  qu'il  fait  ! 


^50  LES   FLEURS   DU    MAL 

Tète-à-têt«  sombre  et  limpide 
Qu'un  cœur  devenu  son  miroir  1 
Puits  de  Vérité,  clair  et  noir, 
Où  tremble  une  étoile  livide, 

Un  phare  ironique,  infernal, 
Flambeau  des  grâces  sataniques, 
Soulagement  et  gloire  uniques, 
La  conscience  dans  le  Mail 


LXV 


A  UNE  MENDIANTE  ROUSSE 


Ma  blanchette  aux  cheveux  roux, 
Dont  la  robe  par  ses  trous 
Laisse  voir  la  pauvreté 
Et  la  beauté, 

Pour  moi ,  poète  chétif, 
Ton  jeune  corps  maladif 
Plein  de  taches  de  rousseur 
A  sa  douceur  ; 


15ï  LES   FLKURS   DU    MAL 

Tu  portes  plus  galamment 
Qu'une  pipeuse  d'amant 
Ses  brodequins  de  velours 
Tes  sabots  lourds. 

Au  lieu  d'un  haillon  trop  court, 
Qu'un  superbe  habit  de  cour 
Traîne  à  plis  bruyants  et  longs 
Sur  tes  talons  ; 

En  place  de  bas  troués, 
Que  pour  les  yeux  des  roués 
Sur  ta  jambe  un  poignard  d'or 
Reluise  encor  ; 

Que  des  nœuds  mal  attachés 
Dévoilent  pour  nos  péchés 
Ton  sein  plus  blanc  que  du  lait 
Tout  nouveiel  ; 

Que  pour  te  déshabiller 
Tes  bras  se  fassent  prier 
Et  chassent  à  coups  mutins 
Les  doigts  lutins  ; 

—  Perles  de  la  plus  belle  eau  > 
Sonnets  de  maître  Belleau 
Par  tes  galants  mis  aux  fers 
Sans  cesse  offerts, 


LES   FLEURS   DU   MAL  153 


Valetaille  de  rimeurs 
Te  dédiant  leurs  primeurs 
Et  reluquant  ton  soulier 
Sous  l'escalier, 

Maint  page  ami  du  hasard, 
Maint  seigneur  et  maint  Ronsard 
Épieraient  pour  le  déduit 
Ton  frais  réduit. 

Tu  compterais  dans  tes  lits 
Plus  de  baisers  que  de  lis, 
Et  rangerais  sous  tes  lois 
Plus  d'un  Valois  1 

—  Cependant  tu  vas  gueusant 
Quelque  vieux  débris  gisant 
Au  seuil  de  quelque  Véfour 
De  carrefour  ; 

Tu  vas  lorgnant  en  dessous 
Des  bijoux  de  vingt-neuf  sous 
Dont  je  ne  puis,  oh  !  pardon  ! 
Te  faire  don  ; 

Va  donc,  sans  autre  ornement, 
Parfum,  perles,  diamant. 
Que  ta  maigre  nudité, 
0  ma  beauté  ! 


LXVI 


LE  JEU 


Dans  des  fauteuils  fanés  des  courtisanes  vieilles, 
— Fronts  poudrés,  sourcils  peints  sur  des  regards  d'acier,  - 
Qui  s'en  vont  brimbalant  à  leurs  maigres  oreilles 
Un  cruel  et  blessant  tic-tac  de  balancier  ; 

Autour  des  verts  tapis  des  visages  sans  lèvre, 
Des  lèvres  sans  couleur,  des  mâchoires  sans  dent, 
Et  des  doigts  convulsés  d'une  infernale  fièvre. 
Fouillant  la  poche  vide  ou  le  sein  palpitant  ; 


LES  FLEURS  DU   MAL  155 

Sous  de  sales  plafonds  un  rang  de  pâles  lustres 
Et  d'énormes  quinquets  projetant  leurs  lueurs 
Sur  des  fronts  ténébreux  de  poètes  illustres 
Qui  viennent  gaspiller  leurs  sanglantes  sueurs  : 

—  Voilà  le  noir  tableau  qu'en  un  rêve  nocturne 
Je  vis  se  dérouler  sous  mon  œil  clairvoyant  ; 
Moi-même,  dans  un  coin  de  l'antre  taciturne, 
Je  me  vis  accoudé,  froid,  muet,  enviant, 

Knviant  de  ces  gens  la  passion  tenace, 
De  ces  vieilles  putains  la  funèbre  gaité. 
Et  tous  gaillardement  trafiquant  à  ma  face, 
L'un  de  son  vieil  honneur,  l'autre  de  sa  beauté  ! 

Et  mon  cœur  s'efifraya  d'envier  le  pauvre  homme 
Qui  court  avec  ferveur  à  l'abîme  béant, 
Et,  soùlé  de  son  sang,  préférerait  en  somme 
La  douleur  à  la  mort  et  l'enfer  au  néant  ! 


LXVIÏ 


LE  CRÉPUSCULE  DU  SOIR 


Voici  le  soir  charmant,  ami  du  criminel  ; 

Il  vient  comme  un  complice,  à  pas  de  loup  ;  —  le  ciel 

Se  ferme  lentement  comme  une  grande  alcôve, 

Et  l'homme  impatient  se  change  en  béte  fauve. 

0  soir,  aimable  soir,  désiré  par  celui 
Dont  les  bras,  sans  mentir,  peuvent  dire  :  Aujourd'hui 
Nous  avons  travaillé  1  —  C'est  le  soir  qui  soulage 
'.■es  esprits  que  dévore  une  douleur  sauvage, 
e  savant  obstiné  dont  le  front  s'alourdit, 
l'ouvrier  courbé  qui  regagne  son  lit. 


LES   FLEURS  DU   MAL  157 

CependanI  des  démons  malsaiiis  dans  l'almosphère 

S'éveillent  lourdement,  comme  des  gens  d'affaire, 

Et  cognent  en  volant  les  volets  et  l'auvent. 

A  travers  les  lueurs  que  tourmente  le  vent 

La  Prostitution  s'allume  dans  les  rues  ; 

Comme  une  fourmilière  elle  ouvre  ses  issues  ; 

Partout  elle  se  fraye  un  occulte  chemin, 

Ainsi  que  l'ennemi  qui  tente  un  coup  de  main  ; 

Elle  remue  au  sein  de  la  cité  de  fange 

Ck)mme  un  ver  qui  dérobe  à  l'Homme  ce  qu'il  manj^e. 

On  entend  çà  et  là  les  cuisines  siffler, 

Les  théâtres  glapir,  les  orchestres  ronfler; 

Les  tables  d'hôte ,  dont  le  jeu  fait  les  délices , 

S'emplissent  de  catins  et  d'escrocs,  leurs  complices* 

Et  les  voleurs  ,  qui  n'ont  ni  trêve  ni  merci , 

Vont  bientôt  commencer  leur  travail,  eux  aussi. 

Et  forcer  doucement  les  portes  et  les  caisses 

Pour  vivre  quelques  jours  et  vêtir  leurs  maîtresses. 

Recueil  le- toi,  mon  âme,  en  ce  grave  moment. 
Et  ferme  ton  oreille  à  ce  rugissement. 
C'est  l'heure  où  les  douleurs  des  malades  s'aigrissent  î 
La  sombre  Nuit  les  prend  à  la  gorge  ;  —  ils  finissent 
Leur  destinée  et  vont  vers  le  gouffre  commun  ; 
L'hôpital  se  remplit  de  leurs  soupirs.  —  Plus  d'un 
Ne  \iendra  plus  chercher  la  soupe  parfumée , 
Au  coin  du  feu,  le  soir,  auprès  d'une  âme  aimée. 

Encore  la  plupart  n'ont-ils  jamais  connu 
La  douceur  du  foyer  et  n'ont  jamais  vécu  î 


Lxvni 


LE  (mEPllSCULE  DU  MATIN 


La  diane  chantait  dans  les  cours  des  casernes, 
Et  le  vent  du  matin  soufflait  sur  les  lanternes. 

(tétait  l'heure  où  l'essaim  des  rêves  malfaisants 
Tord  sur  leurs  oreillers  les  bruns  adolescents  ; 
Où,  comme  un  œil  sanglant  qui  palpite  et  qui  bouge, 
La  lampe  sur  le  jour  fait  une  tache  rouge  ; 
Où  l'âme,  sous  le  poids  du  corps  revêché  et  lourd. 
Imite  les  combats  de  la  lampe  et  du  jour. 


LES   FLEURS    DU    MIL  159 

Comme  un  visage  en  pleurs  que  les  brises  essuient, 
L'air  est  plein  du  frisson  des  choses  qui  s'enfuient, 
Et  l'homme  est  las  d'écrire  et  la  femme  d'aimer. 

Les  maisons  çà  et  là  commençaient  à  fumer. 
Les  femmes  de  plaisir,  la  paupière  livide, 
Bouche  ouverte,  dormaient  de  leur  sommeil  stupide  ; 
Les  pauvresses,  traînant  leurs  seins  maigres  et  froids, 
Soufflaient  sur  leurs  tisons  et  souÔlaient  sur  leurs  doigts. 
C'était  l'heure  où  parmi  le  froid  et  la  lésine 
S'a^ravent  les  douleurs  des  femmes  en  gésine  ; 
Cx>mme  un  sanglot  coupé  par  un  sang  écumeux 
Le  chant  du  coq  au  loin  déchirait  l'air  brumeux . 
Une  mer  de  brouillards  baignait  les  édifices. 
Et  les  agonisants  dans  le  fond  des  hospices 
Poussaient  leur  dernier  râle  en  hoquets  inégaux. 
Les  débauchés  rentraient,  brisés  par  leurs  travaux. 

L'aurore  grelottante  en  robe  rose  et  verte 
S'avançait  lentement  sur  la  Seine  déserte. 
Et  le  sombre  Paris,  en  se  frottant  les  yeux, 
Empoignait  ses  outils,  —  vieillard  laborieux  1 


LXIX 


La  servante  au  grand  cœur  dont  vous  étiez  jalouse 
—  Dort-elle  son  sommeil  sous  une  humble  pelouse?  — 
Nous  aurions  déjà  dû  lui  porter  quelques  fleurs. 
Les  morts,  les  pauvres  morts  ont  de  grandes  douleurs , 
Et  quand  Octobre  souffle,  émondeur  des  vieux  arbres, 
Son  vent  mélancolique  à  l'entour  de  leurs  marbres, 
Orte,  ils  doivent  trouver  les  vivants  bien  ingrats , 
A  dormir,  comme  ils  font,  chaudement  dans  leurs  draj)s, 
Tandis  que,  dévorés  de  noires  songeries. 
Sans  compagnon  de  lit,  sans  bonnes  causeries, 


LES  FLEURS   DU   MAL  161 

Vieux  squelettes  gelés  travaillés  par  le  ver, 
Ils  sentent  s'égoutter  les  neiges  de  l'hiver, 
Et  l'éternité  fuir  sans  qu'amis  ni  famille 
Remplacent  les  lambeaux  qui  pendent  à  leur  grille. 

Lorsque  la  bûche  siffle  et  chante,  si  le  soir, 
Calme,  dans  le  fauteuil  elle  venait  s'asseoir, 
Si  par  une  nuit  bleue  et  froide  de  décembre, 
Je  la  trouvais  tapie  en  un  coin  de  ma  chambre, 
Grave,  et  venant  du  fond  de  son  lit  éternel 
Couver  l'enfant  grandi  de  son  œil  maternel , 
Que  pourais-je  répondre  à  cette  âme  pieuse 
Voyant  tomber  des  pleurs  de  sa  paupière  creuse? 


LXX 


Je  n'ai  pas  oublié,  voisine  de  la  ville, 

Notre  blanche  maison,  petite  mais  tranquille, 

Sa  Pomone  de  plâtre  et  sa  vieille  Vénus 

Dans  un  bosquet  chétif  cachant  leurs  membres  nus  ; 

—  Et  le  soleil,  le  soir,  ruisselant  et  superbe, 

Qui,  derrière  la  vitre  où  se  brisait  sa  gerbe, 


LES   FLEURS    DU    MAL  163 

Semblait,  grand  œil  ouvert  dans  le  ciel  curieux , 
Contempler  nos  dîners  longs  et  silencieux, 
Et  versait  laidement  ses  beaux  reflets  de  cierge 
Sur  la  nappe  frugale  et  les  rideaux  de  sei^e. 


LXXI 


LE  TONNEAU  DE  LA  HAINE 


La  Haine  est  le  tonneau  des  pâles  Danaïdes; 

La  Vengeance  éperdue  aux  bras  rouges  et  forts 

A  beau  précipiter  dans  ses  ténèbres  vides 

l)e  grands  seaux  pleins  du  sang  et  des  larmes  des  morts, 

(^  Démon  fait  des  trous  secrets  à  ces  abimes, 
Far  où  fuiraient  mille  ans  de  sueurs  et  d'efforts, 
Quand  même  elle  saurait  allonger  ses  victimes, 
Et  pour  les  resaigner  galvaniser  leurs  corps. 


LES    l' LEURS    DU    MAL  165 

La  Haine  est  un  ivrogne  au  fond  d'une  taverne . 
Qui  sent  toujours  la  soif  naître  de  la  liqueur 
Et  se  multiplier  comme  l'hydre  de  Lerne. 

—  Mais  les  buveurs  heureux  connaissent  leur  vainqueur. 
Et  la  Haine  est  vouée  à  ce  sort  lamentable 
De  ne  jwuvoir  jamais  s'cndonnir  sous  la  table. 


LXXU 


LE  REVENANT 


Comme  les  anges  à  l'œil  fauve, 
Je  reviendrai  dans  ton  alcôve 
Et  vers  toi  glisserai  sans  bruit 
Avec  les  ombres  de  la  nuit  ; 

Et  je  te  donnerai ,  ma  brune , 
Des  baisers  froids  comme  la  lune 
Et  des  caresses  de  serpent 
Autour  d'une  fosse  rampant. 


LES  FLEURS   Dl-    MAL  167 


Quand  viendra  le  matin  livide , 
Tu  trouveras  ma  place  vide, 
Où  jusqu'au  soir  il  fera  froid. 

Comme  d'autres  par  la  tendresse, 
Sur  ta  vie  et  sur  ta  jeunesse. 
Moi,  je  veux  régner  par  l'eftroi. 


LXXIII 


1.E  MORT  JOYEUX 


Dans  une  terre  grasse  et  pleine  d'escargots 

Je  veux  creuser  moi-môme  une  fosse  profonde, 

Où  je  puisse  à  loisir  étaler  mes  vieux  os 

Et  dormir  dans  l'oubli  comme  un  requin  dans  l'onde. 

Je  hais  les  testaments  et  je  bais  les  tombeaux  ; 
Plutôt  que  d'implorer  une  larme  du  monde, 
Vivant ,  j'aimerais  mieux  inviter  les  corbeaux 
A  saigner  tous  les  bouts  de  ma  carcasse  immonde. 


LES   FLEURS   DU    MAL  169 

— 0  vers!  noirs  compagnons  sans  oreille  et  sans  yeux, 
Voyez  venir  à  vous  un  mort  libre  et  joyeux  ; 
Philosophes  viveurs,  fils  de  la  pourriture, 

A  travers  ma  ruine  allez  donc  sans  remords, 

Et  dites-moi  s'il  est  encor  quelque  torture 

Pour  ce  vieux  corps  sans  âme  et  mort  laxm  les  morts  r 


LXXIV 


SEPULTURE 


Si  par  une  nuit  lourde  et  sombre 
Un  bon  chrétien,  par  charité, 
Derrière  quelque  vieux  décombre 
Enterre  votre  corps  vanté , 

A  l'heure  où  les  chastes  étoiles 
Ferment  leurs  yeux  appesantis , 
L'araignée  y  fera  ses  toiles, 
Et  la  vipère  ses  petits  ; 


LES   PLEURS   DU   MAL  I7i 


Vous  entendrez  toute  l'année 
Sur  votre  tête  condamnée 
Ijea  cris  lamentables  des  lou})s 

Et  des  sorcières  faméliques, 
I^es  ébats  des  vieillards  lubriques 
Kt  les  complots  des  noirs  filous. 


LXXV 


TRISTESSES  DE  U  LUNE 


Ce  soir,  la  lune  rêve  avec  plus  de  paresse  ; 
Ainsi  qu'une  beauté,  sur  de  nombreux  coussins, 
Qui  d'une  main  distraite  et  légère  caresse , 
Avant  de  s'endormir,  le  contour  de  ses  sems, 

Sur  le  dos  satiné  des  molles  avalanches, 
Mourante,  elle  se  livre  aux  longues  pâmoisons, 
Et  piomène  ses  yeux  sur  les  visions  blanches 
Qui  montent  dans  l'azur  comme  des  noraisons. 


LES   FLEURS   DU   MAL  173 

Quand  parfois  sur  ce  globe,  en  sa  langueur  oisive, 
Elle  laisse  filer  une  larme  furtive, 
Un  poète  pieux,  ennemi  du  sommeil , 


Dans  le  creux  de  sa  main  prend  cette  larme  pâle. 
Aux  reflets  irisés  comme  un  fragment  dopale. 
Et  la  met  dans  son  cœur  loin  des  veux  du  soleil. 


LXXVl 


lA  MUSIQUE 


La  musique  parfois  me  prend  comme  une  mer  ! 

Vers  ma  pâle  étoile, 
Sous  un  plafond  de  brume  ou  dans  un  pur  éther. 

Je  mets  à  la  voile  : 

La  poitrine  eu  avant  et  gonflant  mes  poumons 

De  toile  pesante, 
Je  monte  et  je  descends  sur  le  dos  des  grands  monte 

D'eau  retentissante; 


LES   FLEURS   DU   MAL  175 

Je  sens  vibrer  en  moi  toutes  les  passions 

D'un  vaisseau  qui  souflre  : 
\^  bon  vent .  la  tempête  et  ses  con\-ul8ionp 

Sur  le  sombre  gouffre 
Me  bercent,  et  parfois  le  calme,  —  grand  miroir 
De  mon  désespoir  ! 


LXXVLI 


LA  PIPE 


Je  guis  la  pipe  d'un  auteur; 
On  voit,  à  contempler  ma  mine 
D'abyssinienne,  ou  de  cafrine, 
Que  mon  maître  est  un  grand  fumeur. 

Quand  il  est  comblé  de  douleur, 
Je  fume  comme  la  chaumine 
Où  se  prépare  la  cuisine 
Pour  le  retour  du  laboureur 


LES   FLEURS   DU    MAL  ^77 


J'enlace  et  je  berce  son  âme 
Dans  le  réseau  mobile  et  bleu 
Qui  monte  de  ma  bouche  en  feu , 

Et  je  roule  un  puissant  dictame 
Qui  charme  son  cœur  et  guérit 
De  ses  fatigues  son  esprit. 


FLËUHS  DU  MAL 


Lxxvin 


lA  DESTRUCTION 


Sans  cesse  à  mes  côtés  s'agite  le  Démon  ; 
n  nage  autour  de  moi  comme  un  air  impalpable  : 
Je  l'avale  et  le  sens  qui  brûle  mon  poumon, 
Et  l'emplit  d'un  désir  étemel  et  coupable. 

Parfois  il  prend,  sachant  mon  grand  amour  de  l'Art, 
La  forme  de  la  plus  séduisante  des  femmes, 
Et,  sous  de  spécieux  prétextes  de  cafard. 
Accoutume  ma  lèvre  à  des  philtres  infâmes. 


189  LES    FLEURS   DU    MAL 

Il  me  conduit  ainsi,  loin  du  regard  de  Dieu, 

Haletant  et  brisé  de  fatigue,  au  milieu 

Des  plaines  de  l'Ennui,  profondes  et  désertes, 

Et  jette  dans  mes  yeux  pleins  de  confusion 
Des  vêtements  souillés,  des  blessures  ouvertes, 
Et  l'appareil  sanglant  de  la  Destruction  ! 


i.xxrx 


UNE  MARTYRE 


DBSMK  OUN  HATr»   mCONNU 


Au  milieu  des  flacons,  des  étoffes  lamées 

Et  des  meubles  voluptueux, 
Des  marbres,  des  tableaux,  des  robes  parfumées. 

Qui  traînent  à  plis  paresseux, 

Dans  une  chambre  tiède  où,  comme  en  une  serre. 

L'air  est  dangereux  et  fatal, 
Où  des  bouquets  mourants  dans  leurs  cercueils  de  verre 

Exhalent  leur  soupir  final, 


184  LES  FLEURS  DU   MAL 

Un  cadavre  sans  tête  épanche,  comme  un  fleuve, 

Sur  l'oreiller  désaltéré 
Un  sang  rouge  et  vivant,  dont  la  toile  s'abreuve 

Avec  l'avidité  d'un  pré. 

Semblable  aux  visions  pâles  qu'enfante  l'ombre 
Et  qui  nous  enchaînent  les  yeux, 

La  tête,  avec  l'amas  de  sa  crinière  sombre 
Et  de  ses  bijoux  précieux, 

Sur  la  table  de  nuit,  comme  une  renoncule , 

Repose,  et,  vide  de  pensers. 
Un  regard  vague  et  blanc  comme  le  crépuscule 

S'échappe  des  yeux  révulsés. 

Sur  le  lit,  le  tronc  nu  sans  scrupules  étale 

Dans  le  plus  complet  abandon 
La  secrète  splendeur  et  la  beauté  fatale 

Dont  la  nature  lui  fit  don  ; 

Un  bas  rosâtre,  orné  de  coins  d'or,  à  la  jambe 
Comme  un  souvenir  est  resté  ; 

La  jarretière,  ainsi  qu'un  œil  vigilant,  flambe 
Et  darde  un  regard  diamanté. 

Le  singulier  aspect  de  cette  solitude 
Et  d'un  grand  portrait  langoureux. 

Aux  yeux  provocateurs  comme  son  attitude, 
Révèle  un  amour  ténébreux, 


LES  FLEURS  DU  MAL  185 

Une  coupable  joie  et  des  fêtes  étranges 

Pleines  de  baisers  infernaux, 
Dont  se  réjouissait  l'essaim  des  mauvais  anges 

Nageant  dans  les  plis  des  rideaux  ; 

Et  cepenaant,  à  voir  la  maigreur  élégante 

De  l'épaule  au  contour  heurté, 
La  hanche  un  peu  pointue  et  la  taille  fringante 

Ainsi  qu'un  reptile  irrité , 

Elle  est  bien  jeime  encor!  —  Son  âme  exaspérée 

Et  ses  sens  par  l'ennui  mordus 
S'étaient-ils  entr'ouverts  à  la  meute  altérée 

Des  désirs  errants  et  perdus? 

L'homme  vindicatif  que  tu  n'as  pu,  vivante, 

Malgré  tant  d'amour,  assouvir, 
Combla-t-il  sur  ta  chair  inerte  et  complaisante 

L'immensité  de  son  désir? 

Réponds,  cadavre  impur  î  et  par  tes  tresses  roides 

Te  soulevant  d'un  bras  fiévreux, 
Dis-moi,  tête  effrayante,  a-t-il  sur  tes  dents  froides 

Collé  les  suprêmes  adieux  ? 

—  Loin  du  monde  railleur,  loin  de  la  foule  impure. 

Loin  des  magistrats  curieux. 
Dors  en  paix,  dors  en  paix,  étrange  créature. 

Dans  ton  tombeau  mystérieux  ; 


186  LES  FLEURS  DU   MAL 

Ton  époux  court  le  monde,  et  ta  forme  immortelle 

Veille  près  de  lui  quand  il  dort  ; 
Autant  que  toi  sans  doute  il  te  sera  fidèle, 

Et  constant  jusquesà  la  mort. 


LXXX. 


liESBOS 


Mère  des  jeux  latins  et  des  voluptés  grecques, 
Lesbos,  où  les  baisers  languissants  ou  joyeux, 
Chauds  comme  les  soleils,  frais  comme  les  pastèques, 
Font  l'omement  des  nuits  et  des  jours  glorieux, 
—  Mère  des  jeux  latins  et  des  voluptés  grecques, 

Lesbos,  où  les  baisers  sont  comme  les  cascades 
Qui  se  jettent  sans  peur  dans  les  gouffres  sans  fonds 
Et  courent,  sanglotant  et  gloussant  par  saccades, 
— Orageux  et  secrets,  fourmillants  et  profonds; 
Lesbos,  où  les  baisers  sont  comme  les  cascades  ! 


188  LES   FLEURS   DU    MAL 

Lesbos  où  les  Phrynés  l'une  l'autre  s'attirent, 

Où  jamais  un  soupir  ne  resta  sans  écho, 

A  l'égal  dePaphos  les  étoiles  t'admirent, 

Et  Vénus  à  bon  droit  peut  jalouser  Sapho  ! 

—  Lesbos  où  les  Phrynés  l'une  l'autre  s'attirent , 

Lesbos,  terre  des  nuits  chaudes  et  langoureuses, 
Qui  font  qu'à  leurs  miroirs,  stérile  volupté, 
Les  filles  aux  yeux  creux,  de  leurs  corps  amoureuses, 
Caressent  les  fruits  mûrs  de  leur  nubilité , 
Lesbos,  terre  des  nuits  chaudes  et  langoureuses. 

Laisse  du  vieux  Platon  se  froncer  l'œil  austère  ; 
Tu  tires  ton  pardon  de  l'excès  des  baisers, 
lleine  du  doux  empire,  aimable  et  noble  terre. 
Et  des  raflfinements  toujours  inépuisés. 
Laisse  du  vieux  Platon  se  froncer  l'œil  austère. 

Tu  tires  ton  pardon  de  l'étemel  martyre 
Infligé  sans  relâche  aux  cœurs  ambitieux 
Qu'attire  loin  de  nous  le  radieux  sourire 
Entrevu  vaguement  au  bord  des  autres  cieux  ; 
Tu  tires  ton  pardon  de  l'éternel  martyre  ! 

Qui  des  Dieux  osera,  Lesbos,  être  ton  juge. 
Et  condamner  ton  front  pâli  dans  les  travaux. 
Si  ses  balances  d'or  n'ont  pesé  le  déluge 
De  larmes  qu'à  la  mer  ont  versé  tes  ruisseaux? 
Qui  des  Dieux  osera,  Lesbos,  être  ton  juge? 


LES   FLEURS   DU    MAL  489 

Que  nous  veulent  les  lois  du  juste  et  de  l'injuste? 
Vierges  au  cœur  sublime,  honneur  de  l'archipel , 
Votre  religion  comme  une  autre  est  auguste, 
Et  l'amour  se  rira  de  l'enfer  et  du  ciel  1 

—  Que  nous  veulent  les  lois  du  juste  et  de  l'injuste? 

Car  Lesbos  entre  tous  m'a  choisi  sur  la  terre 
Pour  chanter  le  secret  de  ses  vierges  en  fleur, 
Et  je  fus  dès  l'enfance  admis  au  noir  mystère 
Des  rires  effrénés  mêlés  au  sombre  pleur  ; 
Car  Lesbos  entre  tous  m'a  choisi  sur  la  terre, 

Et  depuis  lors  je  veille  au  sommet  de  Leucate, 
Comme  une  sentinelle,  à  l'œil  perçant  et  sûr, 
Qui  guette  nuit  et  jour  brick,  tartane  ou  frégate, 
Dont  les  formes  au  loin  frissonnent  dans  l'azur, 

—  Et  depuis  lors  jô  veille  au  sommet  de  Leucate 

Pour  savoir  si  la  mer  est  indulgente  et  bonne. 
Et  parmi  les  sanglots  dont  le  roc  retentit 
Un  soir  ramènera  vers  Lesbos  qui  pardonne 
Le  cadavre  adoré  de  Sapho  qui  partit 
Pour  savoir  si  la  mer  est  indulgente  et  bonne  ! 

De  la  mâle  Sapho,  l'amante  et  le  poète , 
Plus  belle  que  Vénus  par  ses  mornes  pâleurs  ! 

—  L'œil  d'azur  est  vaincu  par  l'œil  noir  que  tachètt» 
Le  cercle  ténébreux  tracé  par  les  douleurs 

De  la  mâle  Sapho,  l'amante  et  le  poète  ! 


190  LES  FLEURS  DU    MAL 

—  Plus  belle  que  Vénus  se  dressant  sur  le  monde 
Kt  versant  les  trésors  de  sa  sérénité 

Et  le  rayonnement  de  sa  jeunesse  blonde 

Sur  le  vieil  Océan  de  sa  fille  enchanté  ; 

Plus  belle  que  Vénus  se  dressant  sur  le  monde  ! 

—  De  Sapho  qui  mourut  le  jour  de  son  blasphème, 
Quand ,  insultant  le  rite  et  le  culte  inventé, 

Elle  fit  son  beau  corps  la  pâture  suprême 
D'un  brutal  dont  l'orgueil  punit  l'impiété 
De  Sapho  qui  mourut  le  jour  de  son  blasphème. 

Et  c'est  depuis  ce  temps  que  Lesbos  se  lamente, 
Et,  malgré  les  honneurs  que  lui  rend  l'univers. 
S'enivre  chaque  nuit  du  cri  de  la  tourmente 
Que  poussent  vers  les  cieux  ses  rivages  déserts. 
Et  c'est  depuis  ce  temps  que  Lesbos  se  lamente  ! 


LXXXI 


FEMMES  DAMNEES 


A  la  pâle  clarté  des  lampes  languissantes. 
Sur  de  profonds  coussins  tout  imprégnés  d'odeur. 
Hippolyte  rêvait  aux  caresses  puissante 
Qui  levaient  le  rideau  de  sa  jeune  candeur. 

Elle  cherchait  d'un  œil  troublé  par  la  tempête 
De  sa  naïveté  le  ciel  déjà  lointain , 
Ainsi  qu'un  voyageur  qui  retourne  la  tète 
Vers  les  horizons  bleus  dépassés  le  matin. 


192  LES   FLEURS    DU   MAL 

De  ses  yeux  amortis  les  paresseuses  larmes, 
L'air  brisé,  la  stupeur,  la  morne  volupté , 
Ses  bras  vaincus,  jetés  comme  de  vaines  armes, 
Tout  servait,  tout  parait  sa  fragile  beauté. 

Etendue  à  ses  pieds,  calme  et  pleine  de  joie 
Delphine  la  couvait  aVec  des  yeux  ardents , 
Comme  un  animal  fort  qui  surveille  une  proie 
Après  l'avoir  d'abord  marquée  avec  les  dents. 

Beauté  forte  à  genoux  devant  la  beauté  frêle , 
Superbe ,  elle  humait  voluptueusement 
Le  vin  de  son  triomphe ,  et  s'allongeait  vers  elle 
Comme  pour  recueillir  un  doux  remercîment. 

Elle  cherchait  dans  l'œil  de  sa  pâle  victime 

Le  cantique  muet  que  chante  le  plaisir 

Et  cette  gratitude  inBnie  et  sublime 

Qui  sort  de  la  paupière  ainsi  qu'un  long  soupir  : 

—  «  Hippolyte,  cher  cœur,  que  ais-tu  rie  ces  choses? 
Comprends-tu  maintenant  qu'il  ne  faut  pas  offrir 
L'holocauste  sacré  de  tes  premières  roses 
Aux  souffles  violents  qui  pourraient  les  flétrir? 

Mes  baisers  sont  légers  comme  ces  éphémères 
Qui  caressent  le  soir  les  grands  lacs  transparents , 
Et  ceux  de  ton  amant  creuseront  leurs  ornières 
(^lomme  des  chariots  ou  des  socs  déchirants  ; 


LES   FLEURS   DU    MAL  193 

Ils  passeront  sur  toi  comme  un  lourd  attelage 
De  che\aux  cl  de  bœufs  aux  sabots  sans  pitié. . . . 
llippolyte,  ô  ma  sœur  !  tourne  donc  ton  visage, 
Toi ,  mon  àrae  et  mon  cœur,  mon  tout  et  ma  moitié, 


Tourne  vers  moi  tes  yeux  pleins  d'azur  et  d'étoiles  ! 
Pour  un  de  ces  regards  charmants,  baume  divin , 
Des  plaisirs  plus  obscurs  je  lèverai  les  voiles , 
Et  je  t'endormirai  dans  un  rêve  sans  fin  !  » 

Mais  Hippolyte  alors ,  levant  sa  jeune  tète  : 
—  «  Je  ne  suis  pomt  ingrate  et  ne  me  repens  pas , 
Ma  Delphine ,  je  souffre  et  je  suis  inqxùèle , 
Comme  après  un  nocturne  et  terrible  repas. 

Je  sens  fondre  sur  moi  de  lourdes  épouvantes 
Et  (le  noirs  bataillons  de  fantômes  épars , 
Qui  veulent  me  conduire  en  des  routes  mouvantes 
Qu'un  horizon  sanglant  ferme  de  toutes  parts. 

Avons-nous  donc  commis  une  action  étrange  ; 
Explique ,  si  tu  peux ,  mon  trouble  et  mon  effroi  : 
Je  frissonne  de  peur  quand  tu  me  dis  ;  mon  ange  ! 
Et  cependant  je  sens  ma  bouche  aller  vers  toi. 

Ne  me  regarde  pas  ainsi ,  toi ,  ma  pensée , 
Toi  que  j'aime  à  jamais,  ma  sœur  d'élection , 
Quand  même  tu  serais  une  embûche  dressée , 
Et  le  commencement  de  ma  perdition  !  » 


194  LES   FLEURS  MJ   MAL 

Delphine  secouant  sa  crinière  tragique , 
Et  comme  trépignant  sur  le  trépied  de  fer, 
L'œil  fatal ,  répondit  d'une  voix  despotique  : 
—  «  Qui  donc  devant  l'amour  ose  parler  d'enfer? 

Maudit  soit  à  jamais  le  rêveur  inutile, 
Qui  voulut  le  premier  dans  sa  stupidité , 
S'éprenant  d'un  problême  insoluble  et  stérile , 
Aux  choses  de  l'amour  mêler  l'honnêteté  ! 

t'elui  qui  veut  unir  dans  un  accord  mystique 
L'ombre  avec  la  chaleur,  la  nuit  avec  le  jour, 
Ne  chauffera  jamais  son  corps  paralytique 
A  ce  rouge  soleil  que  l'on  nomme  l'amour  ! 

Va,  si  tu  veux ,  chercher  un  fiancé  stupide  ; 
Cours  offrir  un  cœur  vierge  à  ses  cruels  baisers  ; 
Et,  pleine  de  remords  et  d'horreur,  et  livide , 
Tu  me  rapporteras  tes  seins  stigmatisés  ; 

On  ne  peut  ici  bas  contenter  qu'un  seul  maître!  » 
Mais  l'enfant,  épanchant  une  immense  douleur, 
Cria  soudain  :  —  «  Je  sens  s'élargir  dans  mon  être 
Un  abîme  béant  ;  cet  abîme  est  mon  cœur, 

Brûlant  comme  un  volcan ,  profond  comme  le  vide  ; 

Rien  ne  rassasiera  ce  monstre  gémissant 

Et  ne  rafraîchira  la  soif  de  l'Euménide , 

Qui,  la  torche  à  la  main,  le  brûle  jusqu'au  sang. 


LES  FLEURS   DU   MAL  195 

Que  nos  rideaux  fermés  nous  séparent  du  monde , 

Et  que  la  lassitude  amène  le  repos  ! 

Je  veux  m'anéanlir  dans  ta  gorge  profonde , 

Fi  trouver  sur  ton  sein  la  fraîcheur  des  tombeaux.  >> 


Descendez,  descendez,  lamentables  victimes, 
Descendez  le  chemin  de  l'enfer  étemel  ; 
Plongez  au  plus  profond  du  gouffre  où  tous  les  crimes , 
Flagellés  par  un  vent  qui  ne  vient  pas  du  ciel , 

Bouillonnent  pêle-mêle  avec  un  bruit  d'orage  ; 
Ombres  folles ,  courez  au  but  de  vos  désirs; 
Jamais  vous  ne  pourrez  assouvir  votre  rage , 
Kl  votre  châtiment  naîtra  de  vos  plaisirs. 

Jamais  un  rayon  frais  n'éclaira  vos  cavernes  ; 
Par  les  fentes  des  murs  des  miasmes.  fîé\Teux 
Filent  en  s'enflammant  ainsi  que  des  lanternes 
Et  pénètrent  vos  corps  de  leurs  parfums  affreux. 

L'àpre  stérilité  de  votre  jouissance 

Altère  votre  soif  et  roidit  votre  peau  , 

Et  le  vent  furibond  de  la  concupiscence 

Fait  claquer  votre  chair  ainsi  qu'un  vieux  drapeau. 

Loin  des  peuples  vivants ,  errantes,  condamnées , 
A  travers  les  déserts  courez  comme  les  loups  ; 
Faites  votre  destin,  âmes  désordonnées, 
Et  fuyez  l'infini  que  vous  portez  en  vous  ! 


LXXXII 


FEMMES  DAMNÉES 


Comine  un  bétail  pensif  sur  le  sable  couchées, 
Elles  tournent  leurs  yeux  vers  l'horizon  des  ^ers, 
ElTeui^  pieds  se  cherchant  et  leurs  mmns  rapprochées 
Ont  de  douces  langueurs  et  des  frissons  amers  : 

l.es  unes,  cœurs  épris  des  longues  confidences, 
Dans  le  fond  des  bosquets  où  jasent  les  ruisseaux . 
Vont  épelant  l'amour  des  craintives  enfances 
Et  creusent  le  bois  vert  des  jeunes  arbrisseaux  ; 


LES    FLEURS   DU   MAL  197 

D autres,  conmie  dis  sœurs,  marchent  lentes  et  j^raxcs 
A  travers  les  rocliei-s  pleins  d'apparitions, 
Où  saint  Antoine  a  \  ii  surgir  comme  des  laves 
Les  seins  nus  et  pourprés  de  ses  tentations  ; 

H  en  est,  auv  lueui^s  des  résines  croulantes, 
Qui  dans  le  d'eux  muet  des  vieux  antres  païens 
T'appellent  au  sfcoiu-s  de  leurs  fièvres  hurlanl«s . 
0  Bacchus .  cndormeur  des  remords  anciens  ! 

Et  d'autres,  dont  la  gorge  aime  les  scapulaircs. 
Qui,  recelant  un  louel  sous  leurs  longs  vêtements, 
Mêlent  dans  le  bois  sombre  et  les  nuits  solitaires 
Lécume  du  plaisir  aux  larmes  des  tourments. 

0  vierges,  ù  démons,  ù  monstres,  ô  martyres, 
De  la  réalité  grands  esprits  contempteurs , 
Chercheuses  d'infini .  dévotes  et  satyres , 
Tantôt  pleines  de  cris,  tantôt  pleines  de  pleurs, 

Vous  que  dans  voire  enfer  mon  âme  a  poursuivies . 
Pauvres  sœui-s,  je  vous  aime  autant  que  je  vous  plains. 
Pour  vos  mornes  douleurs ,  vos  soifs  inassomies, 
Et  les  urnes  d'amours  dont  \os  grands  cœurs  sont  pleins! 


LXXXIll 


LES  DEUX  BONNES  SŒURS 


La  Débauche  et  la  Mort  sont  deux  aimables  filles, 
Prodigues  de  baisers ,  robustes  de  santé , 
Dont  le  fianc  U,ujours  vierge  et  drapé  de  guemlles 
Sous  l'éternel  labeur  n'a  jamais  enfanté. 

Au  poète  sinistre,  ennemi  des  familles, 

Favori  de  l'enfer,  courtisan  mal  rente, 

Tombeaux  et  lupanars  montrent  sous  leurs  charmdl.>. 

Un  lit  que  le  remords  n'a  jamais  fréquenté. 


LES   FLEURS  l)U   MAL  199 

Et  la  bière  et  Talcùve  en  blasphèmes  fécondes 

Nous  offrent  tour  à  tour,  comme  deux  bonnes  sœurs. 

De  terribles  plaisirs  ei  d'affreuses  douceurs. 

<}uand  veux-tu  m'enlerrer,  Débauche  aux  bras  immondes? 
O  Mort ,  quand  viendras-tu ,  sa  rivale  en  attraits , 
Sursesmyri«s  infecta  enter  tes  noirs  cyprès? 


LXXXIV 


LA  FONTAINE  DE  SANG 


Il  me  semble  parfois  que  mon  sang  coule  à  flotsi, 
Ainsi  qu'une  fontaine  aux  rhythmiques  sanglots. 
Je  l'entends  bien  qui  coule  avec  un  long  murmure, 
Mais  je  me  tâte  en  vain  pour  trouver  la  blessure. 

A  tra\  ère  la  cité ,  comme  dans  un  champ  clos , 
11  s'en  va ,  transformant  les  pavés  en  îlots , 
Désaltérant  la  soif  de  chaque  créature , 
Et  partout  colorant  en  rouge  la  nature. 


LES   FLEURIS   DU    MAL  204 

J'ai  demandé  souvent  à  des  vins  captieux 
D'endormir  pour  un  jour  la  terreur  qui  me  mine  ; 
Le  vin  rend  l'œil  plus  clair  et  l'oreille  plus  fine  ! 

J'ai  cherché  dans  l'amour  un  sommeil  oublieux , 
Mais  l'amour  n'est  pour  moi  qu'un  matelas  d'aiguilles 
Fait  pour  donner  à  boire  à  ces  cruelles  filles! 


LXXXV 


ALLÉGORIE 


C'est  une  femme  belle  et  de  riche  encolure , 

Qui  laisse  dans  son  vin  traîner  sa  chevelure. 

Les  griffes  de  l'amour,  les  poisons  du  tripot , 

Tout  glisse  et  tout  s'émousse  au  granit  de  sa  peau. 

Elle  rit  à  la  mort  et  nargue  la  débauche , 

Ces  monstres  dont  la  main ,  qui  toujours  gratte  et  fauche, 

Dans  ses  jeux  destructeurs  a  pourtant  respecté 

De  ce  corps  ferme  et  droit  la  rude  majesté. 

Elle  marche  en  déesse  et  repose  en  sultane  ; 

Elle  a  dans  le  plaisir  la  foi  mahométane , 


LES   FLEURS    UL    MAL  203 

El  dans  ses  bras  ouverls,  que  remplissi'nl  ses  seins, 

Klle  appelle  des  yeux  la  race  des  humains. 

Elle  croit,  elle  sait,  cette  vierge  inféconde 

Kt  pourtant  nécessaire  à  la  marche  du  monde , 

(^iie  la  beauté  du  corps  est  un  sublime  don 

Qui  de  toute  infamie  arrache  le  pardon  : 

Klle  ignore  lenfer  comme  le  purgatoire, 

Et,  quand  l'heure  \iendra  dentrer  dans  la  Nuit  noire. 

Elle  regardera  la  face  de  la  Mort, 

Ainsi  qu'un  nouveau-né.  —  sans  haine  et  sans  remord. 


LXXXVI 


LA  BEATRICE 


Dans  des  terrains  cendreux,  calcinés,  sans  \er(iuiv 
Comme  je  me  plaignais  un  jour  à  la  nature , 
Et  que  de  ma  pensée,  en  vaguant  au  hasard, 
.l'aiguisais  lentement  sur  mon  cœur  le  poignard , 
Je  vis  en  plein  midi  descendre  sur  ma  tête 
Un  nuage  funèbre  et  gros  d'une  tempête, 
Qui  portait  un  troupeau  de  démons  vicieux , 
Semblables  à  des  nains  cruels  et  curieux. 
A  me  considérer  froidement  ils  se  mirent, 


LES   FLEURS   Di:    MAL  iUo 

Et,  comme  des  passants  sur  un  fou  qu'ils  admirent , 

Je  les  entendis  rire  et  chuchoter  entre  eux , 

En  échangeant  maint  signe  et  maint  cUgnement  d'yeux 

—  «  Contemplons  à  loisir  cette  caricature 
Et  cette  ombre  d'Hamlet  imitant  sa  posture, 
Le  regard  indécis  et  les  cheveux  au  vent. 
N'est-ce  pas  grand  pitié  de  voir  ce  bon  Mvant, 
Ce  gueux ,  cet  histrion  en  vacances ,  ce  drôle , 
Parcequ'il  sait  jouer  artistement  son  rôle. 
Vouloir  intéresser  au  chant  de  ses  douleurs 

Les  aigles ,  les  grillons ,  les  ruisseaux  et  les  fleurs . 
Et  même  à  nous ,  auteurs  de  ces  vieilles  rubriques . 
Réciter  en  hurlant  ses  tirades  publiques?  » 

J'aurais  pu  —  mon  orçueil  aussi  haut  que  les  monts 
Recevrait  sans  bouger  le  choc  de  cent  démons  1  — 
Détourner  froidement  ma  tête  souveraine , 
Si  je  n'eusse  pas  \ii  parmi  leur  troupe  obscène 

—  Crime  qui  n'a  pas  fait  chanceler  le  soleil  !  — 
La  reine  de  mon  cœur  au  regard  nonpareil . 
Qui  riait  avec  eux  de  ma  sombre  détresse 

El  leur  versait  parfois  quelque  sale  caresse. 


LXXXVII 


LES  METAMORPHOSES  DU  VAMPIRE 


La  femme  cependant  de  sa  bouche  de  fraise, 
En  se  tordant  ainsi  qu'un  serpent  sur  la  braise, 
Et  pétrissant  ses  seins  sur  le  fer  de  son  buse, 
Laissait  couler  ces  mots  tout  imprégnés  de  musc  : 
—  «  Moi,  j'ai  la  lèvre  humide,  et  je  sais  la  science 
De  perdre  au  fond  d'un  lit  l'antique  conscience. 
Je  sèche  tous  les  pleurs  sur  mes  seins  triomphants 
Et  fais  rire  les  vieux  du  rire  des  enfants. 
Je  remplace ,  pour  qui  me  voit  nue  et  sans  voiles, 
U  lune,  le  £oleil,  le  ciel  et  les  étoiles! 


LES    FLELWS    DU   MAL  507 

Je  suis,  mon  cher  savant,  si  docte  aux  voluptés. 

Lorsque  j'étouffe  un  homme  en  mes  bras  veloutés . 

Ou  lorsque  j'abandonne  aux  morsures  mon  buste, 

Timide  et  libertine,  et  fragile  et  robuste , 

Que  sur  ces  matelas  qui  se  pâment  d'émoi 

Les  Anges  impuissants  se  damneraient  pour  moi  '  » 

Quand  elle  eut  de  mes  os  sucé  toute  la  moelle, 
Et  que  languissamment  je  me  tournai  vers  elle 
Pour  lui  rendre  un  baiser  d'amour,  je  ne  vis  plus 
Qu'une  outre  aux  flancs  gluants,  toute  pleine  de  pus  ! 
Je  fermai  les  deux  yeux  dans  ma  froide  épouvante. 
Et,  quand  je  les  rouvris  à  la  clarté  vivante, 
A  mes  côtés,  au  lieu  du  mannequin  puissant 
Qui  semblait  avoir  fait  provision  de  sang , 
Tremblaient  confusément  des  débris  de  squelette, 
Qui  d'eux-mêmes  rendaient  le  cri  d'une  girouette 
Ou  d'une  enseigne ,  au  bout  d'une  tringle  de  fer. 
Que  balance  le  vent  pendant  les  nuits  d'hiver. 


LXXXVIII 


UN  VOYAGE  A  GYTHERE 


Mon  cœur  se  balançait  comme  un  ange  joyeux 
Et  planait  librement  à  l'entour  des  cordages  ; 
Le  navire  roulait  sous  un  ciel  sans  nuages, 
Comme  un  ange  enivré  d'un  soleil  radieux. 

Quelle  est  cette  île  triste  et  noire?  —  C'est  Cythère. 
Nous  dit-on,  un  pays  fameux  dans  les  chansons. 
Eldorado  banal  de  tous  les  vieux  garçons. 
Regardez,  après  tout,  c'est  une  pauvre  terre. 


LES   FLKURS   DU    MAL  2U9 

—  Ile  des  dous  secret*  et  des  fêtes  du  cœur  î 
De  ran»'"»ie  Vénus  le  superbe  fantôme 
Au-dessus  de  tes  mers  plane  comme  un  arôme. 
Et  charge  les  esprits  d'amour  et  de  langueur. 

Belle  île  aux  myrtes  verts,  pleine  de  fleurs  éeloses. 
Vénérée  à  jamais  par  toute  nation. 
Où  les  soupirs  des  cœurs  en  adoration 
Roulent  comme  ler.cens sur  un  jardin  de  roses 

Ou  le  .oucoulement  éternel  d'un  ramier  ! 

—  C    hère  n'était  plus  qu'un  terrain  des  plus  maigres, 
Un  désert  rocailleux  troublé  par  des  cris  aigres. 
Tentrevoyai-J  oourtant  un  objet  singulier  : 

Ce  n'était  ras  un  temple  aux  ombres  bocagères, 
Où  la  jeune  prêtresse,  amoureuse  des  fleurs. 
Allait,  le  corps  brûlé  do  secrètes  chaleurs, 
Entre-bàillant  sa  robe  aux  brises  passagères  ; 

Mais  voilà  qu'en  rasant  la  côte  d'assez  près 
Pour  troubler  les  oiseaux  avec  nos  voiles  blanches 
Nous  vîmes  que  c'était  un  gibet  à  trois  branches. 
Du  ciel  se  détachant  en  noir,  comme  un  cyprès. 

De  féroces  oiseaux  perchés  sur  leur  pâture 
Détruisaient  avec  rage  un  pendu  déjà  mùr, 
Chacun  plantant,  comme  un  outil,  son  bec  impur 
Dans  tous  les  coins  saignants  de  celte  pourriture  : 


i\0  LES   FLEURS   DU    MAL 

Les  yeux  étaient  deux  trous,  et  du  ventre  effondré 
Les  intestins  pesants  lui  coulaient  sur  les  cuisses, 
Et  ses  bourreaux  gorgés  de  hideuses  délices 
L'avaient  à  coups  de  bec  absolument  châtré. 

Sous  les  pieds,  un  troupeau  de  jaloux  quadrupèdes. 
Le  museau  relevé,  tournoyait  et  rôdait  ; 
Une  plus  grande  béte  au  milieu  s'agitait 
Comme  un  exécuteur  entouré  de  ses  aides. 

Habitant  de  Cythère,  enfant  d'un  ciel  si  beau , 
Silencieusement  tu  souffrais  ces  insultes 
En  expiation  de  tes  infâmes  cultes 
Rt  des  péchés  qui  t'ont  interdit  le  tombeau. 

Kidicule  pendu,  tes  douleurs  sont  les  miennes  ! 
Je  sentis  à  l'aspect  de  tes  membres  flottants, 
Comme  un  vomissement,  remonter  vers  mes  dents 
Le  long  fleuve  de  flel  des  douleurs  anciennes  ; 

Devant  toi,  pauvre  diable  au  souvenir  si  cher, 
J'ai  senti  tous  les  becs  et  toutes  les  mâchoires 
Des  corbeaux  lancinants  et  des  panthères  noires 
Qui  jadis  aimaient  tant  à  triturer  ma  chair. 

—  Le  ciel  était  charmant,  la  mer  était  unie  ; 
Pour  moi  tout  était  noir  et  sanglant  désormais, 
Hélas  !  et  j'avais,  comme  en  un  suaire  épais. 
Le  cœur  enseveli  dans  cette  allégorie. 


LUS»   FLEURS   DU    MAL  il  I 

Daiis  Ion  île,  à  Vénus,  je  n'ai  trouvé  debout 
Qu'un  gibet  symbolique  où  pendait  mon  image. 
—  Ah  !  Seigneur  !  donnez-moi  la  force  et  le  courage 
De  contempler  mon  cœiu-  et  mon  corps  sans  dégortl  ! 


LXXXIX 


i;amoiir  et  le  grane 


VIRl'X  ClîL-DE-r-AMHK 


L'Amour  est  assis  sur  le  cràne 

De  l'Humanité, 
Et  sur  ce  trône  le  profane, 

Au  rire  effronté 

Soutîle  gainient  des  bulles  rondes 
Qui  montent  dans  l'air, 

(lomme  pour  rejoindre  les  mondes 
Au  fond  de  l'éther. 


LES    FLEUHS    DU    VAL 

Le  îilobe  lumineux  et  fréle 

Prend  un  grand  essor, 
r.ri've  et  crache  son  âme  grêle 

C-omme  un  songe  d'or 

J'entends  le  crâne  à  chaque  bulle 

Prier  et  gémir  : 
—  «  Ce  jeu  féroce  et  ridicule, 

Quand  doit-il  finir? 

Car  ce  <iue  ta  bouche  cruelle 

Eparpille  en  l'air. 
Monstre  assassin,  c'est  ma  oenelle, 

Mon  sang  et  ma  chair  !  » 


REVOLTE 


Faniii  Irs  murrejuii  iMiivauU,  le  plus  cwactériié  a  déji  para  dans  on  de*  priucitNux 
recoeils  lit>énire«  de  Parit,  où  il  n'a  été  considéré ,  dn  moiiu  par  les  gens  d'eapril , 
que  pour  ce  qu'il  est  véritablt^meat  .  le  pastiche  des  raisoonemenls  de  l'ignorance  et 
de  la  foreur  Fidèle  à  aoo  douloureux  programme,  l'auteur  des  Flevri  du  Mal  a  dû, 
>-D  parfait  cooinlif  n,  façonner  son  esprit  k  tous  le*  sophisme* comme  k  toute*  le*  cor- 
ruptions. Cette  dmlamtioo  candide  n'empècbera  pas  sans  doute  les  critique*  honnêtes 
ilf  le  ranger  panni  \n  tliéologiens  de  la  populace  et  de  l'accuser  dsTOir  regretté  pour 
notre  Saorenr  Jésus-Clirist,  pour  la  Victime  étemelle  et  volontaire,  le  râle  d'un  conqué- 
rant, d'im  Attila  égali taire  et  dévastateur  Plus  d'un  adressera  sans  doute  an  del  le* 
ai-tSons  de  grâcm  habituelles  du  Pliarisien  :  •  Merci,  mon  Dieu,  qui  n'avei  pas  permi* 
qne  je  fosse  «fnblahle  ii  n>  poète  infâme!  • 


xc 


m  KENIEMENT  DE  SAINT  PIEKRE 


C)u'est-ce  quf  Dieu  fait  donc  de  ce  flot  d"analfièiuw 
Qui  nwnte  tous  les  jours  vers  ses  chers  Séraphin** 
Cx)nime  un  tyran  gorgé  de  viandes  et  <le  vins, 
Il  s'endort  aux  doux  bruit  de  nos  affreux  blasphèmes. 

I.,es  sanglots  des  martyrs  et  des  suppliciés 
Sont  une  symphonie  enivrante  sans  doute, 
Puisque,  malgré  le  sang  que  leur  volupté  coûl<», 
l.es  Cieux  ne  s'en  sont  point  encor  rassa.<iés. 


248  LES  FLEURS  DU   MAL 

—  Ah  î  Jésus  !  souviens-toi  du  Jardin  des  Olives  ! 

Dans  ta  simplicité  tu  priais  à  genoux 

Olui  qui  dans  son  ciel  riait  au  bruit  des  clous 

Que  d'ignobles  bourreaux  plantaient  dans  tes  chairs  vives 

Loi-sque  tu  vis  cracher  sur  ta  divinité 
La  crapule  du  corps-de-garde  et  des  cuisines, 
Et  lorsque  tu  sentis  s'enfoncer  les  épines 
Dans  ton  crâne  où  vivait  l'immense  Humanité; 

Quand  de  ton  corps  brisé  la  pesanteur  horrible 
Allongeait  tes  deux  bras  distendus,  que  ton  sang 
Et  ta  sueur  coulaient  de  ton  front  pâlissant, 
Quand  tu  fus  devant  tous  posé  comme  une  cible, 

Révais-tu  de  ces  jours  si  brillants  et  si  beaux 
Où  tu  vins  pour  remplir  l'étemelle  promesse, 
Où  tu  foulais,  monté  sur  une  douce  ânesse. 
Des  chemins  tout  jonchés  de  fleurs  et  de  rameaux, 

Où,  le  cœur  tout  gonflé  d'espoir  et  de  vaillance. 
Tu  fouettais  tous  ces  vils  marchands  à  tour  de  bras, 
Où  tu  fus  maître  enfin?  Le  remords  n'a-t-il  pas 
Pénétré  dans  ton  flanc  plus  avant  que  la  lance  ? 

—  Certes,  je  sortirai,  quant  à  moi,  satisfait 
D'un  monde  où  l'action  n'est  pas  la  sœur  dû  rêve  ; 
Puissé-je  user  du  glaive  et  périr  par  le  glaive  ! 

—  Saint  Pierre  a  renié  Jésus. . .  il  a  bien  fait  ! 


XCI 


XWA.  ET  GAIN 


Kace  d'Abel,  dors,  bois  et  mange  : 
Dieu  te  sourit  complaisamment, 

Race  de  Oïn,  dans  ia  fange 
Rampe  et  meurs  misérablement. 

Race  d'Abel,  ton  sacrifice 
Flatte  le  nez  du  Séraphin  ! 


iiO  LES   FLKURS   OU    MAL 

Race  de  Caïn,  ton  supplice 
Aura-t-il  jamais  «ne  fin  ? 

Hac€  d'Abel,  vois  les  semailles 
Et  ton  bétail  venir  à  bien  ; 

Kace  de  Caïn,  tes  entrailles 

Hurlent  la  faim  comme  un  vieux  chien. 

Race  d'Abel,  chauffe  ton  ventre 
A  ton  foyer  patriarcal  ; 

Kac«  de  Caïn,  dans  ton  antre 
Tremble  de  froid ,  pauvre  chacal  I 

Kace  d'Abel,  sans  peur  pullule  : 
r/argent  fait  aussi  ses  petits  ; 

Race  de  Caïn,  ton  cœur  brûle  ; 
Eteins  ces  cruels  appétits. 

Race  d'Abel,  lu  crois  et  broutes 
(^mme  les  punaises  des  bois  ! 

Race  de  Caïn,  sur  les  routes 
Traîne  ta  famille  aux  abois. 

—  Ah  !  race  d'Abel,  la  charogne 
Engraissera  le  sol  fumant! 


LES   FLEURS    I)L    M  A  F.  22< 


lUce  de  Gain,  ta  besogne 
N'est  pas  fait^  suffisamment  ; 

Race  dAbel,  voici  ta  liont«  : 
Le  fer  est  vaincu  par  l'épieu  ! 

Race  de  Caïn.  au  ciel  monte, 
Et  sur  la  terre  jette  Dieu  î 


XC[I 


IJiS  LITANIES  DE  SATAN 


0  toi,  le  plus  savant  et  le  plus  beau  des  Anges, 
Dieu  trahi  par  le  sort  et  privé  de  louanges, 

0  Salan,  prends  pitié  de  ma  longue  misère  ! 

0  Prince  de  l'exil,  à  qui  l'on  a  fait  tort, 

Et  qui,  vaincu,  toujours  t«  redresses  plus  fort, 

0  Satan,  prends  pitié  de  ma  longue  misère  ! 


LES  FLEURS   OU    MAL  233 

Toi  qui  sais  lout,  grand  roi  des  choses  souterraines, 
Aimable  niédecin  des  angoisses  humaines, 

0  Satan,  prends  pitié  de  ma  longue  misère  ! 

Qui  même  aux  parias,  ces  animaux  maudits , 
Enseignes  par  l'amour  le  goût  du  Paradis, 

0  Satan,  prends  pitié  de  ma  longue  misère! 

0  toi,  qui  de  la  Mort ,  ta  vieille  et  forte  amante, 
Engendras  l'Espérance,  —  une  folle  charmante  ! 

0  Satan,  prends  pitié  de  ma  longue  misère  ! 

Toi  qui  peux  octroyer  ce  regard  calme  et  haut 
Qui  damne  tout  un  peuple  autour  d'un  échafaud , 

0  Satan,  prends  pitié  de  ma  longue  misère  ! 

Toi  qui  sais  en  quels  coins  des  terres  envieuses 
Le  Dieu  jaloux  cacha  les  pierres  précieuses, 

0  Satan,  prends  pitié  de  ma  longue  misère  ! 

Toi  dont  l'oeil  clair  connaît  les  secrets  arsenaux 
Où  dort  enseveli  le  peuple  des  métaux, 

0  Satan,  prends  pitié  de  ma  longue  misère! 


ii4  LES    FLEURS    DU    MAL 

Toi  dont  la  lar^e  main  cache  les  précipices 
Au  somnamlnïle  errant  au  bord  des  édifices, 

0  Salan,  prends  pitié  de  ma  longue  misère  ! 

Toi  qui  Crottes  de  baume  et  d'huile  les  vieux  os 
De  l'ivrogne  attardé  foulé  par  les  ch-^vaux, 

(»  Salan.  prends  pitié  de  ma  longue  misère! 

Toi  qui,  pour  consoler  l'homme  frêle  qui  souffre, 
Nous  appris  à  mêler  le  salpêtre  et  le  soufre, 

0  Satan,  prends  pitié  de  ma  longue  misère  ! 

Toi  qui  mets  ton  paraphe,  ô  complice  subtil , 
Sui  le  front  du  banquier  impitoyable  et  vil, 

()  Satan,  prends  pitié  de  ma  longue  misère! 

Toi  qui  mets  dans  les  yeux  et  dans  le  cœur  des  filles 
I^  culte  de  la  plaie  et  l'amour  des  guenilles  ! 

O  Satan,  prends  pitié  de  ma  longue  misère  ! 

Bâton  des  exilés,  lampe  des  inventeurs. 
Confesseur  des  pendus  et  des  conspira teiu'S. 

O  Satan,  prends  pitié  de  ma  longue  misère  ! 


LES   KLEI  RS    OU    MAI.  225 


Fere  adoptif  de  ceux  qu'en  sa  noire  colère 
Du  paradis  terresti-e  a  chassés  Dieu  le  Père , 

0  Satan,  prends  pi  lié  de  mn  longue  misère  ! 


Gloire  et  louauge  à  toi,  Salan,  dans  les  hauteurs 
Du  Qel,  où  tn  régnas,  et  dans  les  profondeurs 
Di"  l'Enfer  où,  fécond,  tu  couves  le  silence  ! 
Fais  que  mon  âme  un  jour,  sous  l'Arbre  de  Science. 
Près  de  toi  se  repose ,  à  l'heure  où  sur  ton  front 
('x)mine  un  Temple  nouveau  ses  rameaux  s'épandront  ! 


LE  VIN 


XCIfl 


LAME  nu  \1N 


Un  soir,  laine  du  vin  chantait  àAD&  les  liouteilU^  : 
—  «  Homme,  vers  toi  je  pousse,  ô  cher  déshérité. 
Sous  ma  prison  de  verre  et  mes  cires  vemieille?;. 
Vn  olianl  plein  de  lumière  et  de  fraternité  ! 

Je  sais  combien  il  faut,  sur  la  colline  en  namuM*. 
I)e  peine,  de  sueur  et  de  soleil  cuisani 
Pour  engendrer  ma  vie  et  pour  me  donner  l'àme  : 
Mais  je  no  .«vrai  point  ingrat  ni  malfaisant. 


230  LES   FLEURS   DU   MAL 

Car  j'éprouve  une  joie  immense  quand  je  tombe 
Dans  le  gosier  d'un  homme  usé  par  ses  travaux , 
Kt  sa  chaude  poitrine  est  une  douce  tombe 
Où  je  me  plais  bien  mieux  que  dans  mes  froids  caveaux. 

Entends-tu  retentir  les  refrains  des  dimanches 
Et  l'espoir  qui  gazouille  en  mon  sein  palpitant? 
Les  Coudes  sur  la  table  et  retroussant  tes  manches, 
Tu  me  glorifieras  et  tu  seras  content  : 

J'allumerai  les  yeux  de  ta  femme  ravie; 
A  ton  fils  je  rendrai  sa  force  et  ses  couleurs 
Et  serai  pour  ce  frêle  athlète  de  la  vie 
L'huile  qui  raffermit  les  muscles  des  lutteurs. 

En  toi  je  tomberai,  végétale  ambroisie, 
Grain  précieux  jeté  par  l'étemel  Semeur, 
Pour  que  de  notre  amour  naisse  la  poésie 
Qui  jaillira  vers  Dieu  comme  une  rare  fleur  !  » 


LCIV 


LE  VIN  DES  CHIFFONNIERS 


Souvent,  à  la  clarté  rouge  d'un  réverbère 
Dont  le  vent  bat  la  flamme  et  tourmente  le  verre, 
Au  cœur  d'un  vieux  faubourg,  labyrinthe  fangeux , 
Où  l'humanité  grouille  en  ferments  orageux  . 

On  voit  un  chiffonnier  qui  vient,  hochant  la  tèle, 
Buttant,  et  se  cognant  aux  murs  comme  un  poète, 
Et,  sans  prendre  souci  des  mouchards,  ses  sujets, 
Epanche  tout  son  cceilr  en  glorieux  projets. 


'i'M  LES    FLEURS    DU    MAL 

Il  |)rète  des  serments,  dicte  des  lois  sublimes, 
Terrasse  les  méchants,  relève  les  victimes , 
Et  sous  le  firmament,  comme  un  dais  suspendu 
S'enivre  des  splendeurs  de  sa  propre  vertu. 

Oui.  ces  gens  harcelés  de  chagrins  de  ménage, 
Moulus  par  le  travail  et  tourmentés  par  l'âge, 
Ije  dos  martyrisé  sous  de  hideux  débris , 
Trouble  vomissement  du  fastueux  Paris, 

Reviennent,  parfumés  d'une  odeur  de  futailles. 
Suivis  de  compagnons  blanchis  dans  les  batailles, 
Dont  la  moustache  pend  comme  les  vieux  drapeaux 
[-es  bannières,  les  fleurs  et  les  arcs  triomphaux 

Se  dressent  devant  eux,  solennelle  magie! 
Kt  dans  l'étourdissante  et  lumineuse  orgie 
Des  clairons,  du  soleil ,  des  cris  et  du  tambour, 
Ils  apportent  la  gloire  au  peuple  ivre  d'amour  ! 

(Vest  ainsi  qu'à  travers  l'Humanité  frivole 
Le  vin  roule  de  l'or,  éblouissant  Pactole  ; 
Par  le  gosier  de  l'homme  il  chante  ses  exploits 
Et  règne  par  ses  dons  ainsi  que  les  vrais  rois. 

Poiu"  noyer  la  rancœur  et  bercer  l'indolence 
De  tous  ces  vieux  maudits  qui  meurent  en  silence , 
Dieu,  saisi  de  remords,  avait  fait  le  sommeil  ; 
L'Homme  ajouta  le  Vin,  fils  sacré  du  Soleil  ! 


xcv 


LE  VIN  DE  L'ASSAÎisSlN 


Ma  femme  est  morte,  je  suis  libre  î 
Je  puis  donc  isoire  tout  mon  saoul. 
Lorsque  je  rentrais  sans  un  sou, 
Ses  pleurs  me  déchiraient  la  fibre. 

AutanI  41»  un  roi  je  suis  he^ireux  ; 
l/air  est  piu-,  le  liel  admirable. 
—  Nous  avions  un  été  aembliible 
lx)rsque  j'en  de\  ins  amoureux  '. 


Î34  LES   FLEURS   DU    MAL 

—  L'horrible  soif  qui  me  déchire 
Aurait  besoin  pour  s'assouvir 
D'autant  de  vin  qu'en  peut  tenir 

Son  tombeau  ;  —  ce  n'e«t  pas  peu  dire  : 

Je  l'ai  jetée  au  fond  d'un  puits, 
Et  j'ai  même  poussé  sur  elle 
Tous  les  pavés  de  la  margelle. 

—  Je  l'oublierai  si  je  le  puis  ! 

Au  nom  des  serments  de  tendresse, 

Dont  rien  ne  peut  nous  délier, 

Et  pour  nous  réconcilier 

Comme  au  beau  temps  de  notre  ivresse, 

J'implorai  d'elle  un  rendez-vous. 

Le  soir,  sur  une  route  obscure, 

Elle  y  vint!  folle  créature! 

—  Nous  sommes  tous  plus  ou  moins  fous 

Elle  était  encore  jolie. 
Quoique  bien  fatiguée!  et  moi. 
Je  l'aimais  trop  ;  —  voilà  pourouoi 
Je  lui  dis  :  sors  de  cette  vie  ! 

Nul  ne  peut  me  comprendre.  Un  seul 
Parmi  ces  ivrognes  stupides 
Songea-t-il  dans  ses  nuits  turpides 
A  faire  du  vin  un  linceul? 


LES    FLEURS    DU    MAL  235 


Cette  crapale  invulnérable 
Comme  les  machines  de  fer 
Jamais,  ni  l'été  ni  l'hiver, 
N'a  connu  l'amour  véritable, 

Avec  ses  noirs  enchantements, 
Son  cortège  infernal  d'alarmes, 
Ses  Soles  de  poison,  ses  larmes. 
Ses  bniits  de  chaîne  et  d'ossements  î 

—  Me  voilà  libre  et  solitaire  ! 
Je  serai  ce  soir  ivre-mort  ; 
Alors,  sans  peur  et  sans  remord, 
Je  me  coucherai  sur  la  terre, 

Kt  je  dormirai  comme  un  chien  ! 
Le  chariot  aux  lourdes  roues 
Chargé  de  pierres  et  de  boues, 
f^e  vagon  enragé  peut  bien 

Kcrascr  ma  tête  coupable 
Ou  me  couper  par  le  milieu, 
Je  m'en  moque  comme  de  Dieu, 
Dti  Diable  ou  de  la  Sainte  Table  ! 


XCVl 


LE  VIN  DU  SOLITAIRE 


1^  regard  singulier  d'une  femme  galante 
Qui  se  glisse  vers  nous  comme  le  rayon  blanc 
Que  la  lune  onduleuse  envoie  au  lac  tremblant, 
Quand  elle  y  veut  baigner  sa  beauté  nonchalante , 

Le  dernier  sac  d'écus  dans  les  doigts  d'un  joueur, 
Un  baiser  libertin  de  la  maigre  Adeline, 
Les  sons  d'une  musique  énervante  et  câline, 
Semblable  au  cri  lointain  de  l'humaine  douleur, 


LKS    KLKURS    DU    MAI.  ^37 

Tuut  cela  ne  vaut  pai».  i\  bouteille  profonde, 
lx?8  baumes  pénétrants  que  ta  panse  férorolt* 
(iarde  au  cœur  altéré  fin  poète  pieux  ; 

Tu  lui  verses  l'espuir,  la  jeiuiesse  el  la  vie, 

—  Et  l'orgueil,  ce  trésor  de  toute  gueuserie, 

Qui  nous  rewl  triomphants  et  semblables  aux  l>i«*ux  ! 


XCVII 


IJE  VIN  DES  AMANTS 


Aujourd'liui  l'espace  est  splendide  ! 
Sans  mors,  sans  éperons,  sans  bride, 
Partons  à  cheval  sur  le  vin 
Pour  \m  ciel  féerique  et  divin  ! 

Comme  deux  anges  que  torture 
Une  implacable  calenture, 
Dans  le  bleu  cristal  du  matin 
Suivons  le  mirage  lointain  1 


LES   FLRlJRS   DU    MAL  239 


Mollement  balancés  sur  ]'aile 
Du  tourbillon  intelligent, 
Dans  un  délire  parallèle, 

Ma  sœur,  côte  à  côte  nageant, 
Nous  fuirons  sans  repos  ni  trêves 
Vers  le  Paradis  de  mes  rAves  ! 


JA  MORT 


xcvur 


LA  MORT  DES  AMAN'l-S 


Nous  aurons  des  lits  pleins  d'odeurs  légértv . 
Des  divans  profonds  comme  des  tombeaux, 
Et  d'étranges  fleurs  sur  des  étagèivs. 
Ecloses  pour  nous  sous  des  cieux  plus  beaux. 

Usant  à  l'envi  leurs  chaleurs  dernières. 
Nos  deux  cœurs  seront  deux  vastes  flanibeaitx. 
Qui  réfléchiront  leurs  doubles  lumières 
Dans  nos  deux  esprits,  ces  miroirs  jumeaux. 


'Hi  LES   PLEUnS   DV    MAL 

Un  soir  plein  de  rose  et  de  bleu  mystique, 

Nous  échangerons  un  éclair  unique, 

Comme  un  lonssanglot.  tout  chargé  d'adieux 


Et  bientôt  un  Ange,  entr'ouvrant  les  portes. 

Viendra  ranimer,  fidèle  et  joyeux, 

I.es  miroirs  ternis  et  les  flammes  mortes. 


XCIX 


LA  MORT  DES  PAUVRJ';S 


C'est  la  Mort  qui  console  et  la  Mort  qui  fait  vivre 
C'est  le  but  de  la  vie,  et  c'est  le  seul  espoir 
Qui,  divin  élixir,  nous  monte  et  nous  enivre, 
Et  nous  donne  le  cœur  de  marcher  jusqu'au  soir: 

A  travers  la  tempête,  et  la  neige  et  le  gi\re, 
C'est  la  clarté  vibrante  à  notre  horizon  nwr  : 
C'est  l'auberge  fameuse  inscrite  sur  le  livre. 
Où  l'on  pourra  manger,  et  dormir  et  s'asseoir 


H{\  LES   FLEURS   DU    MAL 

C'est  un  Ange  qui  tient  dans  ses  doigts  magnétiques 
I.e  sommeil  et  le  don  des  rêves  extatiques, 
VA  qui  refait  le  lit  des  gens  pauvres  et  nus  ; 

C'est  la  gloire  des  Dieux ,  c'est  le  grenier  mystique , 
C'est  la  bourse  du  pauvre  et  sa  patrie  antique, 
C'est  le  portique  ouvert  sur  les  Cieux  inconnus  ! 


U  MORT  m^  ARTISTES 


(:x>iubiei)  faut-il  de  fois  secouer  mes  grelots 
El  baiser  ton  front  bas,  morne  caricature? 
Pour  piquer  dans  le  but,  mystique  quadratui-e, 
i]ombien,  ô  mon  carquois,  perdre  de  javelor.*»'* 

Nous  userons  notre  àme  en  de  subtils  complots, 
Kt  nous  démolirons  mainte  lourde  armaluiv , 
Avant  de  contempler  la  grande  Créature 
Dont  l'infernal  désir  nous  remplit  de  sanglots  ! 


i48  LES   FLEURS   DU    MAL 

Il  (Ml  est  qui  jamais  n'ont  connu  leur  Idole , 

Ef  ces  sculpteui-s  damnés  et  marqués  d'un  affiront , 

Qui  vont  se  martelant  la  poitrine  et  le  front, 

N'ont  qu'un  espoir,  étrange  et  sombre  Capitole  ! 
r.'e^t  que  la  Mort,  planant  comme  un  Soleil  nouveau, 
Fora  s'épanouir  les  fleurs  de  leur  cerveau  ! 


TABLE 


DÉDICACE.  4 

AU  I-ECTEIR.  5 

SPI,KKN  ET  IDEM. 

BÉ>ÉUICT10.>.  U 

LE    SOl£IL.  45 

ÉLÉVATION.  il 

COBRESPONDAXCE^^  49 

J'aime  le  souvenir  de  ces  éi>ot|uos  niu»s. . .  f  I 

LES  PjlARES.  33 

LA    MUSE   MALADE.  36 

LA    MrSB    VÉNALE.  S8 

le  mauvais  moine.  30 

l'ennemi.  ^  33 

LE  GCIGNON .  34 

LA    VIE   ANTÉRlErKE.  36 

bohémiens  en  voyauf..  38 

l'homme  et  la  mer.  40 

DON  JIAN  Al'X  ENFERS.  4? 

CHATIMENT  DE  LORCl  EU..  43 

LA  BE.U'TÉ.  46 

l'idéal  .  48 

IJi  GÉANTE.  50 

LES    BIJOl-X.  53 

PARFTM  EXOTIQIE.  54 

M. 


> 


TAHLK 

Je  t'adore  à  l'égal  de  la  voûte  nocturne. . 
Tu  mettrais  l'univers  entier  dans  ta  ruelle. . . 

SED    N0\    S.\TIATA. 

Avec  ses  vêtements  ondoyants  et  narrés. . . 

LE  SERPENT    QUI    DANSE. 
UNE    CHAROGNE.    Q 
DE   PROFUNDIS   C.MMAVI. 
LE  VAHPIRE. 
LE  LETHÉ. 

Une  nuit  que  j'étais  près  d'une  afireuse  .luive. . . 

REMORDS  POSTHUME. 
LE  CHAT. 
LE  BALCON. 

Je  te  donne  res  vers  afin  que  si  mon  nom . . . 

TOUT  ENTIÈRE. 

Que  diras-tu  ce  soir,  pauvre  âme  solitaire. . . 

LE  FLA.MBEAU   VIVANT. 

A  CELLE   QUI    EST   TROP  GAIK. 

RÉVERSIBILITÉ. 

CONFESSION  . 

l'aube   SPIRITUELLE. 

HARMONIE   DU  SOIR. 

LE  FLACON. 

LE    POISON. 

CIEL     BROUILLÉ . 

LE  CHAT. 

le  beau  navire, 
l'invit.ation  au  voyage.    0 
l'irréparable, 
causerie. 


TABLF. 

L'ilEAlTOiVriUOROUMENOS.  423 

PRA.NUSCï:  MELE  LAUDES .  125 

A  UNE  DAME  CREOLE.  1SH 

NOeSTA  ET  ERRABUNDA.  13U 

LES   CHATS.  13Î 

LES   HIBOUX.  LU 

LA    CLOi:ilE   FÊLÉE.    Ô                     ^     .  136 

SPLEEN  :  Pluviôse  irrité...^      '      wt»-"'  ^38 

SPLBBK  :  J'ai  plus  de  souvenirs. . .  UU 

SPLEEN  :  Je  suis  tomme  le  roi .  I  i2 

V  SPLEEN  :  Quand  le  ciel  bas  et  lourd. . .  144 

brumes  bt  pluies.  146 

l'irrémédiable.  HH 

A   UNE  ME\DIA.\TE  ROUSSE.  Wtl 

LE  JEl'.  I5i 

LE  CRÉPUSa'LE  DU  SOIR.  1  iifi 

LE  CRÉPUSCULE  DU  MATIN.  158 

I^  sen ante  au  grand  cœur  dont  vous  étiez  jaIo«.>îe ...    1 60 

Je  n'ai  {«s  oublié ,  voisine  de  la  ville ...  1 6i 

LE  TONNE.\l     DE  LA  HAINE.  I6i 

LE  REVENANT.  166 

LE  MORT  JOVEUX.  168 

SÉPULTURE.  170 

TRISTESSES  DK  LA  LUNK.  I7i 

LA  MUSlyUK.                                                                          '  17  i 

iJi  PIPK.  I7fi 

FLIÎURS  DU  MAI. 

I-A    DESTRUCTION.  181 

UNE  MARTÎRE.  183 


X 


TABLK 

LKSBOS.  4H7 

KËMMËS  OAM.NÉES  :  A  la  paie  ilarlé ...  1 91 

FEMMES  DAM xÉES  :  Comme  un  bétail  jM-nsif. ..  I9t) 

l-ËS  DEIX   HO.V.XES  SOELliS  I9H 

^J^.  FO.VTAINE   DE   SAXG .  Î0(» 

ALLÉGORIE.  20% 

LA    DÉATRICE.  i()i 

LES  MÉTAMORPHOSES  DU    VAMl'IRK.  iO<> 

IX  VOYAGE  A  CYTIIÈRE.  20« 

l'aMOIR  ET  LECRANE.  212 

BÉVOLTE 

LE  HEMEME.\T    DE  SAINT  PIERRE.  217 

ABEL  ET  «AKX.  219 

LES  LITAMES  DE  SATAN.  222 


LE  VJN 


1.  AME  DU  Vl.\. 
LE  VI.\  DES  CHIFFONNIERS. 
LE  M\  DE  l'assassin. 
LE  VIX   DU   SOLITAIRE .  . 
LE  VIX  DES  AMANTS. 


LA  ftlORT 


LA  MORT  DES  AMANTS. 
lA  MORT  DES  PAUVRES. 
LA  MORT  DF^  ARTISTES.