Presented to the
LIBRARY of the
UNIVERSITY OF TORONTO
by
Hunter Rose Company
•3^
1
i
OEUVRES COMPLÈTES
D'ALEXANDRE DUMAS
LES FRÈRES CORSES
Ol- Il VUES COMPLETES D'ALEX ANDUE DUMAS
PUBLIÉES DANS l.A COLLECTION MICHEL LKVY
Arlr. . c
Anianry
Anse ''"«u
Asrniiio
Une Avcnlure da-
niODr
Avcnliires de Ji'lin
l'avys
Les llaleiiners . . .
Lell.liarilde W.mli'i'ii.
mark
Les Blancs el les
nieus
La Bouillie de la com-
lesse Berilie. . . -
La Boule de neige .
Bnc-à-Brac ....
In Cadet de famille
Le Capitaine Pampliilc
Le Capitaine Taul. .
Le Capitaine lUiiiio.
Le Capitaine lUclianl.
Catherine Blum. . .
Causeries
Côcile
Charles le Téiuéraire.
le Chassenr de Sauva-
pine
LcCliâteau d'Eppsiein
Le ClievalitT d'Har-
mental
Le Chevalier de Wai-
son-Rouge ....
LeCoUierde la reine.
La Colonilic. — ïaiire
Idam leCilabriis , , .
Los Compagnons de
J'IlQ
Le Comte de Monte-
Cristo
La Comtesse de
Charny
La Comtesse de Sa-
lisltury
les Confessions de la
marquise
Conscienr.e l'Inno-
cent
Criatiou et Rédenip-
tiot». — Le Itocteur
mystérieux. . . .
— La Filledu Marquis.
La Damede Monsoreau
La Lame de Volupté.
lesDeai Diane. . .
Les Deux Reines. .
Iiicn dispose. . . .
le Drame de 93 . .
Le-^Dramesdelamer.
lesDramcs galants.—
La Marquise d'Es-
conian
Emma Ljouna . . .
La Ifinnie au coHier
de velours. . . .
Fernande
Une Fille du régent
Filles, Lorcttes et
Courtisanes. . . .
Le Fils du lorcat . .
Les Frères corses. .
Sahricl Lamliert. . .
Li> liarilialdirns . .
Gaule et Franc*. . .
Georges
Un Gil Blas en Ca-
lifornie
Les Grands Hommes
enrohede chambre:
César
— Henri IV, Louis
XIII, Richelieu. .
La Guerre des femmes
Histoire d'un casse-
noisette
L'Homme aux contes,
les lioiumes de fer.
L'Horoscope ....
L'He de Feu. . . .
Impressionsde voyage-.
En Suisse 3
— Une Année à
Florence 1
— L'Arabie Heu-
reuse 3
— LesBordsduRhiii 2
— Le Capitaine
Arena 1
— Le Caucase. . . 3
— Le Corricolo.. . 2
— Le Midi de la
France 2
De Paris à Cadix.
Quinze jours au
SinaT
En Russie. . .
Le Speronare. .
Le Véloce.. • .
La Villa Palmieri.
Ingénue 2
l>aac Laqufdem. . . 2
Isahcl de Bavière. . 2
Italiens Cl Flamands. 2
Ivanhoe de Walter
Scott (iHdofiies) . . -2
Jacques Orlis. . . .
Jacquotsans Oreilles.
Jane
Jehanne la Pucelle. .
LouisXIVetsonSiècle
Louis XV et sa Coar. 2
Louis XVI et la Ré-
volution 2
Les Louves de Ma-
checoul 3
Madamede Chamlilay. 2
La Maison de çlace. S
Le Maître d'urîwcs.. 4
Les Mariages du père
Olifus f
Les Médicis. . . . l
Mes Mémoires. . . <0
Mènioiresdc Garibaldi î
Mémoires d'uneaveu-
gie a
Jlemoires d'un raé-
derin : Balsano. . 5
Le Meneur de loups, l
Les Mille et un Fan-
tômes 1
Les Mohicans de Paris *
Les .Morts vont vite, i
Napoléon l
Une Nuit à Florence. 1
Olympe de Clives. . S
Le l'âge du duc de
Savoie 2
Parisiens el Provin-
fiaux 2
Lel'asteurd'Ashbourn 2
Pimline et Pascal
llrnno 1
Un Pays inconnu. . 1
Le Père Gigogne . . 3
Le Père ta Ruine. . 1
Le Prince des Voleors S
Princesse de Monaco. S
La Princesse Flora.. I
l'ropos d'Art et de
Gni.sine 1
Les Quarante-Cinij. . 3
La Régence l
La Reine Margot . . 2
Robin Hond le Proscrit 1
La Route deVarcnnes. l
Le Saltéador. ... 1
Salvalor [solie des HoIjI-
taai de Paris] .... S
la San-Felice. ... 4
Souvenirs d'Anlony . 4
Souvenirs d'une I''a-
vnrite 4
Les Siuarts l
Sultanetta i
Sylvandire <
Terreur prussienne. 2
Le Testament de M.
Chauvelin 1
Théâtre complet. . . 25
Trois Maîtres. ... 1
Les Trois Mousque-
taires 2
Le Trou de l'enfer . *
La Tulipe noire. . . 1
Le Vicomte de Brage-
lonne 6
La Vie an Désert. . 2
Une Vie d'artiste . . I
Vingt Ans après. . 3
F. Aureau. — Imp. de Lagny.
LES
FRÈRES CORSES
PAR
ALEXANDRE DUMAS
NOUVELLE EDITION
t
f\b^
CALMANN LÉVY, ÉDITEUEl ^ ^^-t-^'Ct^ ^tVA^
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES tt'Y^^fit^
3, RUE AUBER, 3
1881
Droits de reproduction et de traduction réservés
LES
FRÈRES CORSES
Vers le commencement du mois de mars de l'année
1841, je voyageais en Corse.
Rien de plus pittoresque et de plus commode qu'un
voyage en Corse : on s'embarque à Toulon ; en vingt
heures, on est à Ajaccio, ou, en vingt-quatre heures, à
Bastia.
Là, on achète ou on loue un cheval : si on le loue,
on en est quitte pour cinq francs par jour; si on l'achète,
pour cent cinquante francs une fois payés. Et qu'on ne
rie pas de la modicité du prix ; ce cheval , loué ou
acheté, fait, comme ce fameux cheval du Gascon qui
sautait du pont Neuf dans la Seine, des choses que ne
feraient ni Prospero ni Nautilus, ces héros des courses
de Chantilly et du Champ de Mars.
1
% LES FRÈRES CORSES
11 passe par des chemins où Balmat lui-même eût
mis des crampons, et sur des ponts où Auriol deman-
derait un balanci'jr.
Quant au voyageur, il n'a qu'à fermer les yeux et à
laisser faire l'animal : le danger ne le regarde pas.
Ajoutons qu'avec ce cheval qui passe partout, on
peut faire une quinzaine de lieues tous les jours, sans
qu'il vous demande ni à boire ni à manger.
De temps en temps, quand on s'arrête pour visiter
un vieux château bâti par quelque seigneur, héros et
chef d'une tradition féodale, pour dessiner une vieille
tour élevée par les Génois , le cheval tond une touffe
d'herbe, écorce un arbre ou lèche une roche couverte
de mousse, et tout est dit.
Quant au logement de chaque nuit, c'est bien plus
simple encore : le voyageur arrive dans un village, tra-
verse la rue principale dans toute sa longueur, choisit
la maison qui lui convient et frappe à la porte. Un in-
stant après, le maître ou la maîtresse paraît sur le
seuil, invite le voyageur à descendre, lui offre la moitié
de son souper, son lit tout entier s'il n'en a qu'un, et,
le lendemain, en le reconduisant jusqu'à la porte, le
remercie de la préférence qu'il lui a donnée.
De rétribution quelconque, il est bien entendu qu'il
n'en est aucunement question : le maître regarderait
comme une insulte la moindre parole à ce sujet.- Si la
maison est servie par une jeune fille, on peut lui offi-ir
LES FRÈRES CORSES 3
quelque foulard, avec lequel elle se fera une coiffure
pittoresque lorsqu'elle ira à la fête de Calvi ou de Corte.
Si le domestique est mâle, il acceptera volontiers quel-
que couteau-poignard, avec lequel, s'il le re^ncontre, il
pourra tuer son ennemi.
Encore faut-il s'informer d'une chose, c'est si les ser^
viteurs de la maison, et cela arrive quelquefois, ne sont
point des parents du maître, moins favorisés de la for-
tune que lui, et qui alors lui rendent des services do-
mestiques en échange desquels ils veulent bien accep-
ter la nourriture, le logement, et une ou deux piastres
par mois.
Et qu'on ne croie pas que les maîtres qui sont servis
par leurs petits-neveux ou par leurs cousins, au quin-
zième ou vingtième degré, soient moins bien servis
pour cela. Non, il n'en est rien. La Corse est un dépar-
tement français ; mais la Corse est encore bien loin
d'être la France.
Quant aux voleurs, on n'en entend pas parler; des
bandits à foison, oui ; mais il ne faut pas confondre les
uns avec les autres.
Allez sans crainte à Ajaccio, à Bastia, une bourse
pleine d'or pendue à l'arçon de votre selle, et vous au-
rez traversé toute l'île sans avoir couru l'ombre d'un
danger ; mais n'allez pas d'Occana àLevaco, si vous avez
un ennemi qui vous ait déclaré la vendetta; car je ne
répondrais pas de vous pendant ce trajet de deux lieues.
4 LES 1M\ÈRES CORSES
J'étais donc en Corso, comme je l'ai dit , au com-
mencement de mars. J'y étais scui, Jadin étant resté à
Home.
J'y étais venu de l'île d'Elbe ; j'avais débarqué à Bas-
tia; j'avais acheté un cheval au prix susmentionné.
J'avais visité Corte et Ajaccio, et je parcourais pour
le moment la province de Sartène.
Ce jour-là, j'allais de Sartène à Sullacaro.
L'étape était courte : une dizaine de lieues peut-être,
à cause des détours, et d'un contre-fort de la chaîne
principale qui forme l'épine dorsale de Tile, et qu'il s'a-
gissait de traverser : aussi avais-je pris un guide, de
peur de m'égarer dans les maquis.
Vers les cinq heures, nous arrivâmes au sommet de
la colline qui domine à la fois Olmeto et Sullacaro.
Là, nous nous arrêtâmes un instant.
— Où Votre Seigneurie désire-t-elle loger? demanda
le guide.
Je jetai les yeux sur le village, dans les rues duquel
mon regard pouvait plonger, et qui semblait presque
désert : quelques femmes seulement apparaissaient ra-
res dans les rues ; encore marchaient-elles d'un pas ra-
pide et en regardant autour d'elles.
Comme, en vertu des règles d'hospitalité établies, et
dont j'ai dit un mot, j'avais le choix entre les cent ou
cent vingt maisons qui composent le village, je cher-
chai des yeux l'habitation qui semblait m'offrir le plus
LES FRÈRES CORSES S
de chance de confortable, et je m'arrêtai a une maison
carrée, bâtie en manière de forteresse, avec mâchicou-
lis en avant des fenêtres et au-dessus de la porte. •
C'était la première fois que je voyais ces fortifica-
tions domestiques ; mais aussi il faut dire que la pro-
vince de Sartène est la terre classique de la vendetta.
— Ah ! bon, me dit le guide suivant des yeux l'indi-
cation de ma main, nous allons chez madame Savilia
de Franchi. Allons, allons, Votre Seigneurie n'a pas
fait un mauvais choix, et l'on voit qu'elle ne manque
pas d'expérience.
N'oublions pas de dire que , dans ce quatre-vingt-
sfi[ième département de la France, on parle constam-
ment italien.
— Mais, demandai-je, n'y a-t-il pas d'inconvénient
à ce que j'aille demander l'hospitalité à une femme ?
car, si j'ai bien compris, cette maison appartient à une
femme.
— Sans doute, reprit-il d'un air étonné; mais quel
inconvénient Votre Seigneurie veut-elle qu'il y ait à
cela?
— Si cette femme est jeune, repris-je, mû par un
sentiment de convenance, ou peut-être, disons le mot,
d'amour-propre parisien, une nuit passée sous son toit
ne peut-elle pas la compromettre?
— La compromettre? répéta le guide cherchant évi-
demment le sens de ce mot que j'avais italianisé, avec
C LES FRÈRES CORSES
l'aplomb ordinaire qui nous caractérise, nous autres
Français, quand nous nous hasardons à parler uno
langue étrangère.
— Eh ! sans doute, repris-je commençant à m'im-
patienter; cette dame est veuve, n'est-ce pas?
— Oui, Excellence.
— Eh bien, recevra-t-olle chez elle un jeune homme?
En 1841, j'avais trente-six ans et demi, et je m'inti-
tulais encore jeune homme,
— Si elle recevra un jeune homme? répéta le guide.
Eh bien, qu'est-ce que cela peut donc lui laire, que vous
soyezjeune ou vieux?
Je vis que je n'en tirerais rien si je continuais à em-
ployer ce mode d'interrogation.
— Et quel âge a madame Savilia? demandai-je, •
— Quarante ans, à peu près.
— Ah 1 fis-je répondant toujours à mes propres pen-
sées, alors à merveille ; et des enfants, sans doute ?
— Deux fils, deux fiers jeunes gens,
— Les verrai-je ?
— Vous en verrez un, celui qui demeure avec elle,
— Et l'autre ?
— L'autre habite Paris,
— Et quel âge ont-ils?
— Vingt et un ans.
— Tous deux?
— Oui, ce sont des jumeaux;
LES FRÈRES CORSES 7
*— Et à quelle profession se destinent-ils?
— Celui qui est à Paris sera avocat.
— Et l'autre?
•=»- L'autre sera Corse.
«- Ah ! ah ! fis-je trouvant la réponse assez caracté-
ristique, quoiqu'elle eût été faite du ton le plus natu-
rel. Eh bien, va pour la maison de madarae Savilia de
Franchi.
Et nous nous remîmes en route.
Dix minutes après, nous entrâmes dans le village.
Alors je remarquai une chose que je n'avais pu voir
du haut de la montagne. C'est que chaque maison était
fortifiée comme celle de madame Savilia ; non point
avec des mâchicoulis, la pauvreté de leurs propriétaires
ne leur permettant sans doute pas ce luxe de fortifica-
tions, mais purement et simplement avec des madriers,
dont on avait garni les parties intérieures des fenêtres,
tout en ménageant des ouvertures pour passer des fu-
sils. D'autres fenêtres étaient fortifiées en briques rou-
ges, -
Je demandai à mon guide comment on nommait ces
meurtrières ; il me répondit que c'étaient des archères^
réponse qui me fit voir que les vendettes corses étaient
antérieures à l'invention des armes à feu,
A mesure que nous avancions dans les rues, le vil-
lage prenait un plus profond caractère de solitude et de
tristesse.
8 LES FRÈRES CORSES
Plusieurs maisons paraissaient avoir soutenu des sié
ges et étaient criblées de balles.
De temps en temps, à travers les meurtrières, nous
voyions étincelerun œil curieux qui nous regardait pas^
ser ; mais il était impossible de distinguer si cet œil^ap-
partenait à un homme ou à une femme.
Nous arrivâmes à la maison que j'avais désignée à
mon guide, et qui effectivement était la plus considéra-
ble du village.
Seulement, une chose me frappa • c'est que, fortifiée
en apparence par les mâchicoulis que j'avais remarqués,
elle ne l'était pas en réalité, c'est-à-dire que les fenê-
tres n'avaient ni madriers, ni briques, ni archères^ mais
de simples carreaux de vitre, que protégeaient, la nuit,
des volets de bois.
11 est vrai que ces volets conservaient des traces que
l'œil d'un observateur ne pouvait méconnaître pour des
hous de balle. Mais ces trous étaient anciens, et remon-
taient visiblement à une dizaine d'années.
A peine mon guide eut-il frappé, que sa porte s'ou-
vrit, non pas timidement, hésitante, entre-bailiée, mais
toute grande, et un valet parut...
Quand je dis un valet, je me trompe, j'aurais dû dire
un homme.
Ce qui fait le valet, c'est la livrée, et l'indivi'du qui
nous ouvrit était tout simplement vêtu d'une veste de
velours, d'une culotte de môme étoffe et de guêtres de
LES FRÈRES CORSES 9
peau. La culotte était serrée à la taille par une ceinture
de soie bariolée, de laquelle sortait le manche d'un cou-
teau de forme espagnole.
— Mon ami, lui dis-je, est-ce indiscret à un étran-
ger, qui ne connaît personne à Sullacaro, de venir de-
mander l'hospitalité à votre maîtresse ?
— Non, certainement, Excellence, répondit-il ; l'é-
tranger fait honneur à la maison devant laquelle il
s'arrête. — Maria , continua-t-il en se retournant du
côté d'une servante qui apparaissait derrière lui, préve-
nez madame Savilia que c'est un voyageur français qui
demande l'hospitalité^
En même temps, il descendit un escalier de huit
marches, roides comme les degrés d'une échelle, qui
conduisait à la porte d'entrée, et prit la bride de mon
cheval.
Je mis pied à terre.
— Que Votre Excellence ne s'inquiète de rien, dit-
il ; tout son bagage sera porté dans sa chambre.
Je profitai de cette gracieuse invitation à la paresse,
l'une des plus agréables que l'on puisse faire à un
voyageur.
II
Je me mis à escalader lestement l'échelle susdite, et
fis quelques pas davis l'intérieur.
10 LES FRftnES CORSES
Au détour du coiridoi", jo me trouvai en face d'une
femme de haute taille, vêtue de noir.
Je compris que cette femme, de trente-huit à qua-
rante ans, encore belle, était la maîtresse de la maison,
et je m'arrêtai devant elle.
— Madame, lui dis-jo en m'inclinant, vous devez
me trouver bien indiscret ; mais l'usage du pays
m'excuse et l'invitation de votre serviteur m'autorise.
— Vous êtes le bienvenu pour la mère, me répondit
madame de Franchi, et vous serez tout à l'heure bien-
venu pour le flls. A partir de ce moment, monsieur, la
maison vous appartient ; usez-en donc comme si elle
était la vôtre.
— Je viens vous demander l'hospitalité pour une
nuit seulement, madame. Demain matin, au point du
jour, je partirai.
— Vous êtes libre de faire ainsi qu'il vous convien-
dra, monsieur. Cependant, j'espère que vous chan-
gerez d'avis, et que nous aurons l'hoaneur de vous
posséder plus longtemps.
Je m'inclinai une seconde fois.
— Maria, continua madame de Franchi, conduisez
monsieur à la chambre de Louis. Allumez du feu à
l'instant môme, et portez de l'eau chaude. — Pardon,
continua-t-elle en se retournant de mon côté, tandis
que la servante s'apprêtait à suivre ses instructions, je
gais que le premier besoin du voyageur fatigué est l'eau
LES FRÈRES CORSES H
et le feu. Veuillez suivre cette fille, monsieur. Deman-
dez-lui les choses qui pourraient vous manquer. Nous
soupons dans une heure, et mon fils, qui sera rentré
d'ici là , aura, d'ailleurs, l'honneur de vous faire de-;
mander si vous êtes visible,
>=- Vous excuserez mon costume de voyage, madame.
"— Oui, monsieur, répondit-elle en souriant, mais à
la condition que, de votre côté, vous excuserez la rus-
ticité de la réception,
La servante montait l'escalier.
Je m'inclinai une dernière fois, et je la suivis.
La chambre était située au premier étage et donnait
sur le derrière; les fenêtres s'ouvraient sur un joli
jardin tout planté de myrtes et de lauriers-roses, tra-
versé en écharpe par un charmant ruisseau qui allait
se jeter dans le Tavaro.
Au fond, la vue était bornée par une espèce de baie
de sapins tellement rapprochés les uns des autres, qu'on
eût dit une muraille. Comme il en est de presque toutes
les chambres des maisons italiennes, les parois de
celle-ci étaient blanchies à la chaux et ornées de quel-
ques fresques représentant des paysages.
Je compris aussitôt qu'on m'avait donné cette cham-
bre, qui était celle du fils absent, comme la plus con-
fortal)le de la maison.
Alors il me prit l'envie, tandis que Maria allumait
mon feu et préparait mon eau, de dresser l'inventaire
Ï2 LES FRÈRES CORSES
de ma chambre et de me faire par l'ameublement une
idée du caractère de celui qui l'habitait.
Je passai aussitôt du projet à la réalisation, en pivo^
tant sur le talon gauche, et en exécutant ainsi un mou-
vement de rotation sur moi-même qui me permit de
passer en revue les uns après les autres les différents
objets dont j'étais entouré.
L'ameublement était tout moderne; ce qui, dans
cette partie de l'île où la civilisation n'est pas encore
parvenue, ne laisse pas que d'être une manifestation
de luxe assez rare. Il se composait d'un lit de fer, garni
de trois matelas et d'un oreiller, d'un divan, de quatre
fauteuils, de six chaises, d'un double corps de biblio-
thèque et d'un bureau ; le tout en bois d'acajou et sor-
tant évidemment de la boutique du premier ébéniste
d'Ajaccio.
Le divan, les fauteuils et les chaises, étaient recou-
verts d'indienne à fleurs, et des rideaux d'étoffe pa-
reille pendaient devant les deux fenêtres et envelop-
paient le lit.
J'en étais là de mon inventaire, lorsque Maria sortit
et me permit de pousser plus loin mon investigation.
J'ouvris la bibliothèque et je trouvai la collection de
tous nos grands poètes :
Corneille, Racine, Molière, La Fontaine , Ronsard,
"Victor Hugo et Lamartine.
Nos moralistes ;
LES FRÈRES CORSES !3
Montaigne, Pascal, Labruyère.
Nos historiens :
Mézeray, Chateaubriand, Augustin Thierry,
Nos savants :
Cuvier, Beudant, Élie de Beaumont.
Enfin quelques volumes de romans, parmi lesquels
je saluai avec un certain orgueil mes Impressions de
Voyage.
Les clefs étaient aux tiroirs du bureau ; j'en ou-
vris un.
J'y trouvai des fragments d'une histoire de la Corse,
un travail sui les moyens à employer pour abolir la
vendette, quelques vers français, quelques sonnets ita-
liens : le tout manuscrit. C'était plus qu'il ne m'en
fallait, et j'avais la présomption de croire que je n'avais
pas besoin de pousser plus loin mes recherches pour
me faire une opinion sur M. Louis de Franchi.
Ce devait être un jeune homme doux, studieux, et
partisan des réformes françaises. Je compris alors qu'il
fût parti pour Paris dans l'intention de se faire rece-
voir avocat.
Il y avait sans doute pour lui tout un avenir de civi-
lisation dans ce projet. Je faisais ces rétlexions tout en
m'habillant. Ma toilette, comme je l'avais dit à madame
de Franchi, quoique ne manquant pas de pittoresque,
avait besoin d'une certaine indulgence.
Elle se composait d'une veste de retours noir, ouverte
14 LES FRÈRES CORSES
aux coutures des manches, aûn de me donner de l'air
dans les heures chaudes do la journée, et oui, par ces
espèces de crevés à l'espagnole, laissait passer une
chemise de soie à raies; d'un pantalon pareil, pris de-
puis le genou jusqu'au bas de la jambe dans des guêtres
espagnoles fendues sur le côté et brodées en soie de
couleur, et d'un chapeau de feutre prenant toutes les
formes qu'on voulait lui donner, mais particulière-^
ment celle du sombrero.
J'achevais de revêtir cette espèce de costume, que jo
recommande aux voyageurs comme un des plus com-
modes que je connaisse, lorsque ma porte s'ouvrit, et
que le même homme qui m'avait introduit parut sur
le seuil.
Son entrée avait pour but de m'annoncer que son
jeune maître, M. Lucien de Franchi, arrivait à l'in-
stant même, et me faisait demander l'honneur, si toute-
fois j'étais visible, de venir me souhaiter la bien-
venue.
Je répondis que j'étais aux ordres de M. Lucien de
Franchi, et que tout l'honneur serait pour moi.
Un instant après, j'entendis le bruit d'un pas rapide,
et je me trouvai presque aussitôt en face de mon
hôte.
LES FRÈRES CORSES {K
III
C'était, comme me l'avait dit mon guide, un jeune
homme de vingt à vingt et un ans, aux cheveux et aux
yeux noirs, au teint bruni par le soleil, plutôt petit que
grand, mais admirablement bien fait.
Dans sa hâte àme présenter ses compliments, il était
monté comme il se trouvait, c'est-à-dire avec son cos-
tume de cheval, qui se composait d'une redingote de
drap vert, à laquelle une cartouchière qui serrait sa
ceinture donnait une certaine tournure militaire, d'un
pantalon de drap gris, garni intérieurement de cuir de
Russie, et de bottes à éperons ; une casquette dans le
genre de celle de nos chasseurs d'Afrique complétaient
son costume.
De chaque côté de sa cartouchière pendaient, d'un
côté une gourde, et de l'autre un pistolet.
En outre, il tenait à la main une carabine an-
glaise.
Malgré la jeunesse de mon hôte, dont la lèvre supé-
rieure était à peine ombragée par une légère mousta-
che, ilyffvaitdans toute sa personne un air d'indépen-
dance et de résolution qui me frappa.
On voyait l'homme élevé pour la lutte matérielle,
habitué à vivre au milieu du danger sans le craindre,
{Ci LES FnftHES CORSES
mais aussi sans le mépriser ; grave parce qu'il est soli-
taire, caime parce qu'il est fort.
D'un seul regard, il avait tout vu, mon nécessaire,
mes armes, l'habit que je venais de quitter, celui que
je portais.
Son coup d'œil était rapide et sûr comme celui de
tout homme dont la vie dépend parfois d'un coup d'œil.
— Vous m'excuserez si je vous dérange, monsieur, me
dit-il, mais je l'ai fait dans une bonne intention, celle
de m'informersivous ne manquez de rien. Ce n'est ja-
mais sans une certaine inquiétude que je vois arriver
chez nous un homme du continent ; car nous sommes
encore si sauvages, nous autres Corses, que ce n'est vrai-
ment qu'en tremblant que nous exerçons, vis-à-vis des
Français surtout, cette vieille hospitalité qui sera bien-
tôt, au reste, la seule tradition qui nous restera de nos
pères.
— Et vou«:avez tort de craindre, monsieur, répondis-
je; il est difficile de mieux aller au-devant de tous les
besoins d'un voyageur que ne l'a fait madame de Fran-
chi ; d'ailleurs, continuai-je en jetant à mon tour un
coup d'œil autour de l'appartement, ce n'est point ici
que je me plaindrai de celte prétendue sauvagerie que
vous me signalez avec un peu de bonne volonté, et, si
je ne voyais pas de mes fenêtres cet admirable paysage,
je pourrais me croire dans une chambre de la Chaussée-
d'Antin,
LES FRÈRES CORSES 17
— Oui, reprit le jeune homme, c'était une manie de
mon pauvre frère Louis: il aimait ànvre à la française;
mais je doute qu'en sortant de Paris, cette pauvre pa-
rodie de la civilisation qu'il quittera lui suffise comme
elle lui suffisait avant son départ.
— Et monsieur votre frère a quitté la Corse depuis
longtemps? demandai-je à mon jeune interlocuteur.
— Depuis dix mois, monsieur.
— Vous l'attendez bientôt?
~ Oh 1 pas avant trois ou quatre ans,
— C'est une absence bien longue pour deux frères
qui, sans doute, ne s'étaient jamais quittés?
— Oui , et surtout qui s'aimaient comme nous nous
aimions.
— Sans doute, il viendra vous voir avant la fin de
ses études ?
— Probablement : il nous l'a promis du moins.
— En tout cas, rien n'empêcherait que, de votre cô-
té, vous n'allassiez lui faire une visite?
— Non... moi, je ne quitte pas la Corse.
Il y avait, dans l'accent dont était faite cette réponse,
cet amour de la patrie qui confond le reste de l'univers
dans un même dédain.
le souris.
— Cela vous semble étrange, reprit-il en souriant à
son tour, qu'on ne veuille pas quitterun misérable pays
eomme le nôtre. Que voulez-vous ! je suis une espèce
18 LES FRÈHES CORSES.
de production do l'ilc, comme le chêne vert et le laurier^'
rose; il mo faut mon atmosphère imprégnée des par-
fums de la mer et des émanations do la montagne ; il
me faut mes torrents à traverser, mes rocs à gravir, mes
forêts à explorer ; il me faut l'espace , il mo faut la li-
berté ; si l'on me transportait dans une ville , il mo
semble que j'y mourrais.
— Mais comment y a-t-il donc une si grande diffé-
rence morale entre vous et votre frère ?
— Avec une si grande ressemblance physique, ajou
teriez-vous si vous le connaissiez.
— Vous vous ressemblez beaucoup*?
•-C'est au point que, lorsque nous étions enfants,
mon père et ma mère étaient forcés de mettre à nog
habits un signe pour nous distinguer l'un de l'autre,
— Et en grandissant? demandai-je.
— En grandissant, nos habitudes ont amené une lé-
gère différence de teint, voilà tout. Toujours enfermé,
toujours penché sur ses livres et sur ses dessins, mon
frère est devenu plus pâle, tandis qu'au contraire tou-
jours à l'air, toujours courant la montagne ou la plaine,
moi, j'ai bruni.
— J'espère, lui dis-je, que vous me ferez juge de cette
différence, en me chargeant de vos commissions nour
M. Louis de Franchi.
— Oui, certainement, et avec un grand plaisir, si
vous voulez bien avoir celte complaisance. Mais pardon
LES FRÈRES CORSES 19
je m'aperçois que vous êtes plus avancé que moi de^c^oaw
votre toilette, et que, dans un quart d'heure, on va se
mettre à table,
•^ Est-ce pour moi que vous allez prendre la peine
de changer de costume?
— Quand il en serait ainsi, vous n'auriez de reproche
à faire qu'à vous-même ; car vous m'auriez donné
l'exemple ; mais, en tout cas, je suis en costume de ca-
valier, etilfautque je me mette en costume de monta-'
gnard. J'ai, après le souper, une course à faire, dans
laquelle mes bottes et mes éperons me gêneraient fort,
— Vous sortez après le souper? lui demandai-je,
— Oui, reprit-il, un rendez-vous...
Je souris.
-^ Oh 1 pas dans le sens où vous le prenez ; c'est un
rendez-vous d'affaires.
— Me croyez-vous assez présomptueux pour croire que
j'aie droit à vos confidences?
— Pourquoi pas ? H faut vivre de manière à pouvoir
dire tout haut tout ce qu'on fait. Je n'ai jamais eu de
maîtresse, je n'en aurai jamais. Si mon frère se marie
et a des enfants, il est probable que je ne me marierai
même pas. Si, au contraire, il ne prend point de femme,
il faudra bien que j'en prenne une ; mais alors ce sera
pour que la race ne s'éteigne pas. Je vous l'ai dit, ajou-
ta-t-il en riant, je suis un véritable sauvage, et je suis
venu au monde cent ans trop tard. Mais je continue à
20 LES m fin ES CORSES
bavarder comme une corneille, et, à l'heure du souper,
je ne serai pas prêt.
— Mais nous pouvons continuer la conversation, re-
pris-je ; votre chambre n'est-elle pas en face de celle-
ci ? Laissez la porte ouverte et nous causerons.
— Faites mieux, venez chez moi; je m'habillerai
dans mon cabinet de toilette pendant ce temps... Vous
êtes amateur d'armes, ce me semble ; eh bien, vous
regarderez les miennes ; il y en a quelques-unes qui ont
une certaine valeur, historique s'entead.
IV
L'offre correspondait trop bien au désir que j'avais
de comparer les chambres des deux frères pour que je
ne l'acceptasse pas. Je m'empressai donc de suivre mon
hôte, qui, ouvrant la porte de son appartement, passa
devant moi pour me montrer le chemin.
Cette fois, je crus entrer dans un véritable arsenal.
Tous les meubles étaient du xv* et du xvi» siècle : le
lit sculpté à baldaquin, soutenu par de grandes colon-
nes torse? , était drapé en damas vert à fleurs d'or ; les
rideaux des fenêtres étaient de la même étoffe ; les mu-
railles étaient couvertes de cuir d'Espagne, et, dans tous
les intervalles, des meubles soutenaient des trophées
d'armes gothiques et modernes.
LES FRÈRES CORSES 2i
U n'y avait pas à se tromper sur les inclinations de
celui qui habitait cette chambre : elles étaient aussi
belliqueuses que celles de son frère étaient paisibles.
— Tenez, me dit-il en passant dans son cabinet de
toilette, vous voilà au milieu de trois siècles : regar-
dez. Moi, je m'habille en montagnard, je vous en ai
prévenu ; car, fiussitôt le souper, il faut que je sorte.
— Et quelles sont, parmi ces épées, ces arquebuses
et ces poignards, les armes historiques dont vous parlez?
— Il y en a trois ; procédons par ordre. Cherchez au
chevet de mon lit un poignard isolé à large coquille,
au pommeau formant un cachet,
— J'y suis. Eh bien ?
— C'est la dague de Sampietro.
— Du fameux Sampietro, l'assassin de Vanina?
— L'assassin ! non, le meurtrier.
^- C'est la même chose, il me semble.
— Dans le reste du monde peut-être, pas en Corse.
— Et ce poignard est authentique?
— Voyez ! il porte les armes de Sampietro ; seule-
ment, la fleur de lis de France n'y est point encore ;
vous savez que Sampietro n'a été autorisé à mettre la
fleur de lis dans son blason qu'après le siège de Perpi-
gnan.
— Non, j'ignorais cette circonstance. Et comment
ce poignard est-il passé en votre possession ?
r^ Oh 1 il est dans la famille depuis trois cents ans. U
2â LES FRÈRES CORSES
a été donné à un Napoléon do Franchi par Sampielro
lui-même.
— Et savez-vous à quelle occasion?
— Oui. Sampietro et mon aïeul tombèrent dans une
embuscade génoise et se défendirent comme des lions;
le casque de Sampietro se détacha, et un Génois à che-
val allait le frapper de sa masse, lorsque mon ancêtre
lui enfonça son poignard au défaut de la cuirasse; le
cavalier, se sentant blessé, piqua son cheval et s'enfuit
emportant le poignard de Napoleone, si profondément
enfoncé dans la blessure, que celui-ci ne put l'en arra-
cher ; or, comme mon aïeul tenait, à ce qu'il paraît, à
ce poignard, et qu'il regrettait de l'avoir perdd, Sam-
pietro lui donna le sien. Napoleone n'y perdit point, car
celui-ci est de fabrique espagnole, comme vous pouvez
voir, et perce deux pièces de cinq francs superposées.
— Puis-je tenter l'essai î
— Parfaitement.
Je mis deux pièces de cinq francs sur le parquet et
je frappai un coup vigoureux et sec.
Lucien ne m'avait pas trompé.
Lorsque je relevai le poignard, les deux pièces étaient
flxées à la pointe, percées de part en part.
— Allons, allons, dis-je, c'est bien le poignard de
Sampietro» Ce qui m'étonne seulement, c'est qu'ayant
une pareille arme, il se soit servi d'une corde pour
tuer sa femme.
LES FRÈRES CORSES 2à
— Il ne l'avait plus, me dit Lucien, puisqu'il l'avait
donné à mon aïeul.
•~- C'est juste.
— Sampietro avait plus de soixante ans lorsqu'il re-
vint exprès de Constantinople à Aix pour donner cette
grande leçon au monde, que ce n'est pas aux femmes
à se mêler des affaires d'État.
Je m'inclinai en signe d'adhésion et remis le poi-
gnard à sa place.
— Et maintenant, dis-je à Lucien, qui s'habillait
toujours, voici le poignard de Sampietro à son clou,
passons à un autre.
— Vous voyez deux portraits à côté Tun de l'autre?
=— Oui, Paoli et Napoléon.
«— Eh bien, près du portrait de Paoli est une épée.
— Parfaitement.
=— C'est la sienne.
■»- L'épée de Paoli! Et aussi authentique que le poi-
gnard de Sampietro?
— Au moins, car, comme lui, ella a été donnée, non
pas à un de mes aïeux, mais à une de mes aïeules,
— A une de vos aïeules?
— Oui. Peut-être avez-vous entendu parler de cette
femme qui, au moment de la guerre de l'indépendance,
vint se présenter à la tour de SuUacaro, accompagaéô
d'un jeune homme.
—-Non, dites-moi cette histoire.
24 LES l-nftRES COUSES
— Oh ! elle est courte.
— Tant pis.
— Nous n'avons pas le temps d'être bavards.
— J'écoute.
— Eh bien, cette femme et ce jeune homme se pré-
sentèrent donc à la tour de SuUacaro, demandant à
parler à Paoli. Mais, comme Paoli était occupé à écrire,
on leur refusa l'entrée, et, comme la femme insistait,
les deux sentinelles l'écartèrcnt. Cependant Paoli, qui
avait entendu du bruit, ouvrit la porte, et demanda
qui l'avait causé.
0 — C*«stmoi, dit cette femme, car je voulais te par-
léi'.
» — Et 411e venais-tu me dire?
» — Je venais te dire que j'avais deux fils. J'ai appris
hier que le premier avait été tué pour la défense de
la patrie, et j'ai fait vingt lieues pour t'amener le se-
cond.
— C'est une scène de Sparte que vous me racontez-là.
— Oui, cela y ressemble beaucoup.
— Et quelle était cette femme ?
— C'était mon aïeule. Paoli détacha son épée et la
lui donna.
— Tiens, j'aime assez cette façon de faire des excuses
à une femnxp
— Elle était digne de l'un et de l'autre, n'est-ce pas?
— Et maintenant, ce sabre?
LES FRÈRES CORSES 55
— Est celui que Bonaparte portait à la bataille des
Pyramides.
— Sans doute, il est entré dans votre famille de la
même manière que le poignard et l'épée?
— Absolument. Après la bataille, Bonaparte donna
l'ordre à mon grand-père, officier dans les guides, de
charger, avec une cinquantaine d'hommes, un noyau
de mamelucks qui tenaient encore autour d'un chef
blessé. Mon grand-père obéit, dispersa les mameluks et
ramena le chef au premier consul. Mais, lorsqu'il vou-
lut rengainer, la lame de son sabre était tellement ha-
chée par les damas des mamelucks, qu'elle ne put ja-
mais rentrer au fourreau. Mon grand-père alors jeta
loin de lui sabre et fourreau, comme devenus inutiles ;
ce que voyant Ronaparte, il lui donna le sien.
— Mais, dis-je, à votre place, j'aimerais autant avoir
le sabre de mon grand-père, tout haché qu'il était, que
celui du général en chef, tout intact qu'il s'est conservé.
— Aussi regardez en face et vous le trouverez. Le
premier consul le ramassa, fit incruster à la poignée le
diamant que vous y voyez, et le renvoya à ma famille
avec l'inscription que vous pouvez lire sur la lame.
Effectivement, entre les deux fenêtres, à moitié sorti
du fourreau où il ne pouvait plus rentrer, pendait le
sabre, haché et tordu, avec cette simple inscription
Bataille des Pyramides, 21 juillet 1798.
a
26 LES FRl^.RES CORSES
En ce moment, le même serviteur qui m'avait intro-
duit, et qui était venu m'annoncer l'anivée de son
jeune maître, reparut sur le seuil.
— Excellence, dit-il en s'adressant à Lucien, madame
de Franchi vous fait prévenir que le souper est servi.
— C'est bien, Griffo, répondit le jeune homme, dites
à ma mère que nous descendons.
En ce moment, il sortit du cabinet, habillé, comme
il le disait, en montagnard, c'est-à-dire avec une veste
ronde de velours, une culotte et des guêtres ; de son
autre costume, il n'avait gardé que la cartouchière qui
serrait sa taille.
11 me trouva occupé à regarder deux carabines pen-
dues en face l'une de l'autre, et portant toutes deux
cette date incrustée sur la crosse :
â< septembre -1819, — onze heures du matin.
— Et ces carabines, demandai-je, sont-ce aussi des
armes historiques?
— Oui, dit-il, pour nous, du moins. L'une est celle
de mon père.
11 s'arrêta.
— Et l'autre? demandai-je.
— Et l'autre, dit-il en riant, l'autre est celle de ma
mère. Mais descendons, vous savez qu'on nous attend.
Et, passant le premier pour m'indiquer le chemin, il
me fit signe de le suivre.
LES FRÈRES CORSES 27
J'avoue que je descendis préoccupé de celte dernière
phrase de Lucien : « Celle-ci, c'est la carabine de ma
mère. »
Cela me fit regarder, avec plus d'attention encore
que je ne l'avais fait à la première entrevue, madame
de Franchi.
Son fils, en entrant dans la salle à manger, lui baisa
respectueusement la main, et elle reçut cet hommage
avec la dignité d'une reine.
— Pardon, ma mère, dit Lucien ; mais je crains de
vous avoir fait attendre.
— En tout cas, ce serait ma faute, madame, dis-je
en m'inclinant ; M. Lucien m'a dit et montré des choses
si curieuses, que, par mes questions sans fin, je l'ai
mis en retard.
— Rassurez-vous, me dit-elle, je descends à l'instant
même; mais, continua-t-elle en s'adressant à son fils,
j'avais hâte de te voir pour te demander des nouvelles
de Louis.
— Votre fils serait-il souffrant? demandai-je à ma-
'dame de Franchi.
^ Lucien le craint, dit-elle;
28 LES FnftRES CORSES
— Vous avec reçu une lettre de votre frère? dcman-
dai-jo.
— Non, dit-il, et voilà surtout ce qui m'inquiète.
— Mais comment savez-vous qu'il est souffrant?
— Parce que, ces jours passés, j'ai souffert moi-
même.
— Pardon de ces éternelles questions, mais cela ne
m'explique pas...
— Ne savez-vous point que nous sommes jumeaux?
— Si fait, mon guide me l'a dit.
— Ne savez-vous pas que, lorsque nous sommes ve-
nus au monde, nous nous tenions encore par le côté?
— Non, j'ignorais cette circonstance.
— Eh bien, il a fallu un coup de scalpel pour nous
séparer; ce qui fait que, tout éloignés que nous som-
mes maintenant, nous avons toujours un même corps,
de sorte que l'impression, soit physique, soit morale,
que l'un de nous deux éprouve a son contre-coup sur
l'autre. Eh bien, ces jours-ci, sans motif aucun, j'ai
été triste, morose, sombre. J'ai ressenti des serrements
de cœur cruels : il est évident que mon frère éprouve
quelque profond chagrin.
Je regardai avec étonnement ce jeune homme, qu;
m'affirmait une chose si étrange sans paraître éprouver
aucun doute ; sa mère, au reste, semblait éprouver la
même conviction.
Madame de Franchi sourit triplement et dit :
LES FRÈRES CORSES 53
— Les absens sont dans la main de Dieu. Le prin-
cipal est que tu sois sûr qu'il vit.
— S'il était mort, dit tranquillement Lucien, je l'au-
rais revu. ♦
— Et tu me l'aurais dit, n'est-ce pas, mon fils?
— Oh! à l'instant même, je vous le jure, ma
mère.
— Bien... Pardon, monsieur, continua-t-elle en se
retournant de mon côté, de ne pas avoir su réprimer de-
vant vous mes inquiétudes maternelles : c'est que non-
seulement Louis et Lucien sont mes fils, mais encore
ce sont les derniers de notre nom... Veuillez vous as-
seoir à ma droite... Lucien, mets-toi là.
Et elle indiqua au jeune homme la place vacante à
sa gauche.
Nous nous assîmes à l'extrémité d'une longue table,
au bout opposé de laquelle étaient mis six autres cou-
verts, destinés à ce qu'on appelle en Corse la famille,
c'est-à-dire à ces personnages qui, dans les grandes
maisons, tiennent le milieu entre les maîtres et les
domestiques.
La table était copieusement servie.
Mais j'avoue que, quoique doué pour le moment
d'une faim dévorante, je me contentai de l'assouvir
matériellement, sans que mon esprit préoccupé ma
permît de savourer aucun des plaisirs délicats de la
gastronomie. En eff'et, il me semblait, en entrant dans
2.
30 LES FRÈRES CORSES
celte maison, être entré dans un monde étranger, où
je vivais coninio dans un rêve.
Qu'était-ce donc que cette femme qui avait sa cara-
bine comme un soldat ?
Qu'était-ce donc que ce frère qui éprouvait les mêmes
douleurs qu'éprouvait son autre frère, à trois cents
lieues de lui ?
Qu'était-ce que cette mère qui faisait jurer à son
iiJs que, s'il revoyait son autre fils mort , il le lui di-
rait?
Il y avait dans tout ce qui m'arrivait, on en convien-
dra, ample matière à rêverie.
Cependant, comme je m'aperçus que le silence que
je gardais était impoli, je relevai le front en secouant
la têtej'^comrae pour en écarter toutes ces idées.
La mère et le fils virent à l'instant même que je vou-
lais en revenir à la conversation.
— Et, me dit Lucien, comme s'il eût repris une con-
versation interrompue, vous vous êtes donc décidé à
venir en Corse ?
— Oui, vous le voyez : depuis longtemps, j'avais co
projet, et je l'ai enfin mis à exécution.
— Ma foi, vous avez bien fait de ne pas trop tarder;
car, dans quelques années, avec l'envahissement suc-
cessif des goûts et des mœurs français, ceux qui vien-
dront ici pour y chercher la Corse ne la trouveront
plus.
LES FRÈRES CORSES 31
— En tout cas, repris-je, si l'ancien esprit national
recule devant la civilisation et se réfugie dans quelque
coin de Tîle, ce sera certainement dans la province de
Sartène et dans la vallée du Tavaro.
— Vous croyez cela ? me dit en souriant le jeune
homme.
— Mais il me semble que ce que j'ai autour de moi,
ici même, et sous les yeux, est un beau et noble ta-
bleau des vieilles mœurs corses.
— Oui, et cependant, entre ma mère et moi, en face
de quatre cents ans de souvenirs, dans cette même
maison à créneaux et à mâchicoulis, l'esprit français
est venu chercher mon frère, nous l'a enlevé, l'a trans-
porté à Paris, d'où il va nous revenir avocat. Il habitera
Ajaccio au lieu d'habiter la maison de ses pères; il
plaidera; s'il a du talent, il sera nommé procureur
du roi peut-être ; alors il poursuivra les pauvres dia-
bles qui ont fait une peau, comme on dit dans le pays ;
il confondra l'assassin avec le meurtrier, comme vous
le faisiez tantôt vous-même ; il demandera, au nom de
la loi, la tête de ceux qui auront fait ce que leurs pères
regardaient comme un déshonneur de ne pas faire; il
substituera le jugement des hommes au jugement de
Dieu, et, le soir, quand il aura recruté une tête pour
le bourreau, il croira avoir servi le pays, avoir apporté
sa pierre au temple de la civilisation..., com,me dit
notre préfet... Ah ! mon Dieu 1 mon Dieu I
32 LrS FIIÈRRS COF\SES
Et le jeune homme leva les yeux au ciel comme dut
le faire Annibal après la bataille de Zama.
— Mais, lui répondis-je, vous voyez bien que Dieu a
voulu contre-balancer les choses, puisque, tout en fai-
sant votre frère sectateur des nouveaux principes, il
vous a fait, vous, partisan des vieilles habitudes.
— Oui ; mais qui me dit que mon frère ne suivra pas
l'exemple de son oncle au lieu de suivre le mien ? Kt
moi-môme, tenez, est-ce que je ne me laisse pas aller à
des choses indignes d'un de Franchi I
— Vous? m'écriai-je avec étonnement.
— Eh ! mon Dieu, oui, moi. Voulez-vous que je vous
dise ce que vous êtes venu chercher dans la province
de Sartène?
— Dites.
— Vous êtes venu avec votre curiosité d'homme du
monde, d'artiste ou de poète ; je ne sais pas ce que vous
êtes, je ne vous le demande pas ; vous nous le direz en
nous quittant, si cela vous fait plaisir ; sinon, notre
hôte, vous garderez le silence : vous êtes parfaitement
libre... Eh bien, vous êtes venu dans l'espoir de voir
quelque village en vendette, d'être mis en relation avec
quelque bandit bien original, comme ceux que M.Mé-
rimée a peints dans Colomba.
— Eh bien, il me semble que je ne suis pas si mal
tombé, répondis-je; ou j'ai mal vu, ou votre maison
est la seule dans le village qui ne soit pas fortifiée.
LES FRÈRES CORSES 33
— Ce qui prouve que, moi aussi, je dégénère ; mon
père, mon grand-père, mon aïeul, un de mes ancêtres
quelconque, eût pris parti pour l'une ou l'autre des
deux factions qui divisent le village depuis dix ans. Eh
bîen, moi, savez-vous ce que je suis dans tout cela, au
milieu des coups de fusil, au milieu des coups de stylet,
au milieu des coups de couteau? Je suis arbitre. Vous
êtes venu dans la province de Sartène pour voir des
bandits, n'est-ce pas? Eh bien, venez avec moi ce soir,
je vous en montrerai un.
— Commentl vous permettez que je vous accompagne?
— Oh I mon Dieu, oui, si cela peut vous amuser, il
ne tient qu'à vous.
— Par exemple, j'accepte, et avec grand plaisir.
— Monsieur est bien fatigué, dit madame de Franchi
en jetant un coup d'œil à son fils, comme si elle eût
partagé la honte qu'il éprouvait à voir la Corse dégé-
nérer ainsi.
— Non, ma mère, non, il faut qu'il vienne, au con-
traire; et, lorsque, dans quelque salon parisien, on par-
lera devant monsieur de ces terribles vendettes et de ces
implacables bandits corses qui font encore peur aux pe-
tits enfants de Bastia et d'Ajaccio, du moins il pourra
lever les épaules et dire ce qu'il en est.
— Mais pour quel motif était venue cette grande que-
relle qui, autant que j'en puis juger par ce que vous me
dites, est sur le point de s'éteindre.
34 LES FRÈRES CORSES
— Oh f dit Lucien, dans une querelle ce n'est pas le
motif qui fait quelque chose, c'est le résultat. Si uno
mouche, en volant de travers, a causé la mort d'un
homme, il n'y en a pas moins un homme mort.
Je vis qu'il hésitait lui-même à me dire la cause do
cette guerre terrible qui, depuis dix ans, désolait le vil-
lage de Siillacaro.
Mais, comme on le comprend bien, plus il se faisait
discret, plus je me fis exigeant.
— Cependant, dis-je, cette querelle a eu un motif. Ce
motif est-il un secret?
— Mon Dieu, non. La chose est née entre les Orlandl
et les Colona.
— A quelle occasion?
— Eh bien, une poule s'est échappée de la basse-cour
des Orlandi et s'est envolée dans celle des Colona.
» Les Orlandi ont été réclamer leur poule; les Colona
ont soutenu qu'elle était à eux ; les Orlandi ont menacé
les Colona de les conduire devant le juge de paix et de
leur déférer le serment.
» Alors la vieille mère, qui tenait la poule, lui a
tordu le cou et l'a jetée à la figure de sa voisine en
lui disant :
» — Eh bien, puisqu'elle est à toi, mange-la,
» Alors un Orlandi a ramassé la poule par les pattes,
et a voulu en frapper celle qui l'avait jetée à la figure
de sa sœur. Mais, au moment où il levait la main, un
LES FRÈRES CORSES 35
Colona, qui, par malheur, avait son fusil tout chargé,
lui a envoyé une balle à bout portant et l'a tué.
— Et combien d'existences ont payé cette rixe?
— Il y a ea neuf personnes tuées. ^
— Et cela pour une misérable poule qui valait douze
sous.
— Sans doute ; mais, je vous le disais tout à l'heure,
ce n'est pas la cause, c'est le résultat qu'il faut voir.
— Et parce qu'il y a eu neuf personnes de tuées, il
faut qu'il y en ait une dixième?
— Mais vous voyez bien que non, repiut Lucien,
puisque je me suis fait arbitre.
— Sans doute à la prière d'une des deux familles?
— Oh ! mon. Dieu, non : à celle de mon frère, à qui
on a parlé chez le garde des sceaux. Je vous demande
un peu de quoi diable ils se mêlent à Paris, de s'occu-
per de ce qui se passe dans un misérable village de la
Corse. C'est le préfet qui nous aura joué ce tour, en
écrivant à Paris que, si je voulais dire un mot, tout
cela finirait comme un vaudeville, par un mariage et
un couplet au public ; alors on se sera adressé à mon
frère, qui a pris la balle au bond, et qui m'a écrit en
disant qu'il avait donné sa parole pour moi. Que vou-
lez-vous! ajouta le jeune homme en relevant la tête,
on ne pouvait pas dire là-bas qu'un de Franchi avait
engagé la parole de son frère, et que son frère n'a pas
fkit honneur à l'engagement.
36 LES FRÈUES COUSES
— Alors vous avez tout arrangé ?
— J'en ai peur 1
— Et nous allons voir, ce soir, le chef de l'un des
deux partis, sans doute ?
— Justement; la nuit passée, j'ai été voir l'autre.
— Et est-ce à un Orlandi ou à un Colona que nous
allons faire visite?
— A un Orlandi.
— Le rendez-vous est loin d'ici ?
— Dans les ruines du château do Vicentello d'Istria.
— Ah ! c'est vrai !... on m'a dit que ces ruines étaient
dans les environs.
— A une lieue, à peu près.
— Ainsi, en trois quarts d'heure, nous y serons.
— Tout au plus trois quarts d'heure.
— Lucien, dit madame de Franchi, fais attention que
tu parles pour toi. A toi, montagnard, il faut trois
quarts d'heure à peine ; mais monsieur ne passera point
par les chemins où tu passes, toi.
— C'est vrai ; il nous faudra une heure et demie au
moins.
— 11 n'y a donc pas de temps à perdre, dit madame
de Franchi en jetant les yeux sur la pendule.
— Ma mère, dit Lucien, vous permettez que nous
vous quittions?
Elle lui tendit la main, que le jeune homme baisa
avec le même respect qu'il avait fait en arrivant.
LES FRÈRES CORSES 37
— Si cependant, reprit Lucien, vous préférez achever
tranquillement votre souper, remonter dans votre
chambre, et vous chauffer les pieds en fumant votre ci-
gare...
— Non pas! non pas! m'écriai-je. Diable I vous m'a
vez promis un bandit ; il me le faut.
— Eh bien, allons donc prendre nos fusils, et en
route !
Je saluai respectueusement madame de Franchi, et
nous sortîmes, précédés par Griffo, qui nous éclairait.
Nds préparatifs ne furent pas longs.
Je ceignis une ceinture de voyage que j'avais fait
faire avant de partir de Paris, à laquelle pendait une
espèce de couteau de chasse, et qui renfermait d'un
côté ma poudre, et de l'autre mon plomb.
Quant à Lucien, il reparut avec sa cartouchière, un
fusil à deux coups de Manton, et un bonnet pointu,
chef-d'œuvre de broderie sorti des mains de quelque
Pénélope de Sullacaro.
— Irai-je avec Votre Excellence? demanda Griffo.
— Non, c'est inutile, reprit Lucien ; seulement, lâche
Diamante ; il serait possible qu'il nous fît lever quelque
faisan, et , par ce clair de lune-là, on pourrait tirer
comme en plein jour.
Un instant après, un grand chien épagneul bondis-
sait sa hurlant de joie autour de nous.
Ni"^çs fîmes dix pas hors de la maison,
8
3X LES l<'i;ftRES COBSES
— A proDos, dit Lucien en se retournant, préviens
dans le village que, si l'on entend quelq''.es coups de
lusil dans la montagne, c'est nous qui les aurons tirés.
— Soyez tranquille. Excellence.
— Sans cette précaution, reprit Lucien, peut-être au-
wit-on pu croire que les hostilités étaient recommen-
cées, et aurions-nous entendu l'écho de nos fusils re-
tentir dans les rues de Sullacaro. Nous fîmes quelques
pas encore, puis nous prîmes à notre droite une petite
ruelle qui conduisait directement à la mcmtagne.
VI
Quoique nous fussions arrivés au commencement do
mars à peine, le temps éK'd magnifique, et l'on aurait
pu dire qu'il était chaud, sans une charmante brise qui,
tout en nous rafraîchissant, nous apportait cet acre et
/ivace parfum de la mer.
La lune se levait, claire et brillante, derrière le mont
de Gagna, et l'on eût dit qu'elle versait des cascades de
lumière sur tout le versant occidental qui sépare la Corse
en deux parties, et fait en quelque sorte, d'une seule île,
deux pays différents toujours en guerre, ou du moius
en haine l'un contre l'autre.
A mesure que nous montions, et que les gorges où
coule le Tavaro s'enfonçait dans une nuit dont l'œil
LES FRÈRES CORSES S9
cherchait en vain à pénéetrr l'obscurité, nous va fions la
Méditerranée calme, et pareille à un vaste miioir d'acier
bruni, se dérouler à l'horizon.
Certains bruits particuliers à la nuit, soit qu'ils dîs-
paraissent le jour sous d'autres bruits, soit qu'ils s'éveil-
lent véritablement avec les ténèbres, se faisaient enten-
dre, et produisaient, non pas sur Lucien, qui, familier
avec eux, pouvait les reconnaître, mais sur moi, à qui
ils étaient étrangers, des sensations de surprise singu-
lières et qui entretenaient dans mon esprit cette émo-
tion coiitinuelle qui donne un intérêt puissant à tout ce
qu'on voit.
Arrivés à une espèce de petit embranchement où la
route se divisait en deux, c'est-à-dire en un chemin qui
paraissait faire le tour de la montagne, et un sentier à
peine visible qui piquait droit sur elle, Lucien s'ar-
rêta.
— Voyons, me dit-il, avez-vous le pied montagnard?
— Le pied, oui, mais pas l'œil.
— C'est-à-dire que vous avez des vertiges?
— Oui; le vide m'attire irrésistiblement.
— Alors nous pouvons prendre par ce sentier, qui ne
nous offrira pas de précipices, mais seulement des dif-
ficultés de terrain.
— Oh ! pour les difTicultés de terrain, cela m'est égal.
— Prenons donc ce sentier, il nous épargne trois
quarlb d'heure de marche.
40 LES FRÈRES CORSES
— Prenons ce sentier.
Lucien s'engagea le premier à travt.'rs^ un petit boif
de chênes verts dans lequel je le suivis.
Diamante marchait à cinquante ou soixante pas de
nous, battant le bois à droite et à gauche, et, de temps
en temps, revenant par le sentier, remuant gaiement là
queue pour nous annoncer que nous pouvions, sans
danger et confiants dans son instinct, continuer tran-
quillement notre route.
On voyait que, comme les chevaux à deux fins de ces
demi-fashionables, agents de change le matin, lions le
soir, et qui veulent à la fois une bête de selle et de ca-
briolet, Diamante était dressé à chasser le bipède et le
quadrupède, le bandit et le sanglier.
Pour n'avoir pas l'air d'être tout à fait étranger aux
mœurs corses, je fis part de mon observation à Lucien.
— Vous vous trompez, dit-il; Diamante chasse effec-
tivement à la fois l'homme et l'animal ; mais l'homme
qu'il chasse n'est point le bandit, c'est la triple race du
gendarme, du voltigeur et du volontaire.-
— Comment, demandai-je, Diamante est donc un
chien de bandit?
— Comme vous le dites. Diamante appartenait à un
Orlandi , à qui j'envoyais quelquefois, dans la campa-
gne, du pain, de la poudre, des balles, les différentes
choses enfin dont un bandit a besoin. Il a été tué par un
Colona, etj'ai reçu le lendemain son chien, qui, ayant
LES FRÈRES CORSES 41
l'habitude de venir à la maison, m'a facilement pris en
amitié.
— Mais il me semble, dis-je, que, de ma chambre, ou
plutôt de celle de votre frère, j'ai aperçu un autre chien
que Diamante ?
— Oui, celui-là, c'est Brusco ; il a les mêmes qualités
que celui-ci ; seulement, il me vient d'un Colona qui a
été tué par un Orlandi : il en résulte que, lorsque je vais
faire visite à un Colona, je prends Brusco, et que,
quand, au contraire, j'ai affaire à un Orlandi, je déta-
che Diamante. Si on a le malheur de les lâcher tous
les deux en même temps, ils se dévorent. Aussi, conti-
nua Lucien en riant de son sourire amer, les hommes
peuvent se raccommoder, eux, faire la paix, communier
de la même hostie, les chiens ne mangeront jamais
dans la même écuelle.
— A la bonne heure, repris-je à mon tour en riant,
voilà deux vrais chiens corses ; mais il me semble que
Diamante, comme tous les cœurs modestes, se dérobe à
nos louanges; depuis que la conversation roule sur lui,
nous ne l'avons pas aperçu.
— Oh I que cela ne vous inquiète pas, dit Lucien.
Je sais où il est.
— Et où est-il sans indiscrétion?
— H est au Mucchio.
J'allais encore hasarder une question au risque de fa-
li^^acr mon interlocuteur, losqu'un hurlement se fit en-
42 LES FRERES CORSES
lendre, si triste, si prolongé et si lamentable, que je
tressaillis et que je m'arrêtai en portant la main sur ie
bras du jeune homme.
— Qu'est-ce que cela ? lui demandai-jo.
— Rien; c'est Diamante qui pleure.
— Et qui pleure-t-il?
— Son maître... Croyez-vous donc que les chiens
soient des hommes, pour oublier ceux qui les ont ai-
més?
— Ah ! je comprends, dis-je.
Diamante fit entendre un second hurlement plus "pro-
longé, plus triste et plus lamentable encore que le pre-
mier.
— Oui, continuai-je, son maître a été tué, m'avez-
vous dit, et nous approchons de l'endroit où il a été
tué.
— Justement, et Diamante nous a quittés pour aller
au Mucchio.
— Le Mucchio alors, c'est la tombe?
■=- Oui, c'est-à-dire le monument que chaque pas-
saut, en y jetant une pierre et une branche d'arbre,
dresse sur la fosse de tout homme assassiné. Il en ré-
sulte qu'au lieu de s'affaisser comme les autres fosses
sous les pas de ce grand niveleur qu'on appelle le temps,
le tombeau de la victime grandit toujours, symbole de
la vengeance qui doit lui survivre et grandir incessam-
ment au cœur de ses nlus proches parents.
LES FRÈRES CORSES «3
Dn troisième hurlement retentit, mais, cette fois, si
près de nous, que je ne pus m'erapêcher de frissonner,
quoique la cause me fût parfaitement connue.
En effet, au détour d'un sentier, je vis blanchir, aune
vingtaine de pas de nous, un tas de pierres formant une
pyramide de quatre ou cinq pieds de hauteur. C'était
le Mucchio.
Au pied de cet étrange monument, Diamante était
assis, le cou tendu, la gueule ouverte. Lucien ramassa
une pierre, et, ôtant son bonnet, s'approcha du Muc-
chio.
J'en fis autant, me modelant de tous points sur lui.
Arrivé près de la pyramide, il cassa une branche de
chêne vert, jeta d'abord la pierre, puis la branche; puis
enfin fit avec le pouce ce signe de croix rapide, habitude
corse s'il en fût, et qui échappait à Napoléon lui-même
en certaines cirronstances terribles.
Je l'imitai jusqu'au bout. ,
Puis nous nous remîmes en routée, silencieux et pen-
sifs.
Diamante resta en arrière.
Au bout de dix minutes, à peu près, nous entendî-
mes un dernier hurlement, et presque aussitôt Dia-
mante, la tête et la queue basses, passa près de nous,
piqua une pointe d'une centaine de pas, et se remit à
faire son métier d'éclaireur.
44 Li:s ['nrr.KS c.or.sKs
VII
Cependant nous avancions toujours, et, comme m'en
avait prévenu Lucien, le sentier devenait de plus en
plus escarpé.
Je mis mon fusil en bandoulière, car je vis que j'al-
lais bientôt avoir besoin de mes deux mains. Quant à
mon guide, il continuait de marcher avec la même ai-
sance, et ne paraissait même pas s'apercevoir de la dif-
ficulté du terrain.
Après quelques minutes d'escalade à travers les ro-
ches, et à l'aide de lianes et de racines, nous arrivâmes
sur une espèce de plate-forme dominée par quelques
murailles en ruines. Ces ruines étaient celles du châ-
teau de Vicentello d'Istria, qui formaient le but de notre
voyage.
Au bout de cinq minutes d'une nouvelle escalade,
plus difficile encore et plus escarpée que la première,
Lucien, arrivé sur la dernière terrasse, me tendit la
main et me tira à lui.
— Allons, allons, me dit-il, vous ne vous en tirez
pas mal pour un Parisien.
— Cela tient à ce que le Parisien que vous venez d'ai-
der à faire sa dernière enjambée a déjà fait quelques
excursions de ce genre.
LES FRÈRES CORSES 4$
— C'est vrai, dit Lucien en riant; n'avez-vous pas
près de Paris une montagne qu'on appelle Montmartre?
— Oui; mais, outre Montmartre, que je ne renie
pas, j'ai encore gravi quelques autres montagnes qu'on
appelle le Rigbi, le Faulborn, la Gemmi, le Vésuve,
Stromboli, l'Etna.
— Oh! mais, maintenant, voilà que, tout au con-
traire, c'est vous qui allez me mépriser de ce que je
n'ai jamais gravi que le monte Rotondo. En tout cas,
nous voici arrivés. Il y a quatre siècles,- mes aïeux vous
auraient ouvert leur porte, et vous auraient dit : « Soyez
le bienvenu dans notre châtoau. » Aujourd'hui, leur
descendant vous montre cette brèche et vous dit :
a Soyez le bienvenu dans nos ruines. »
— Ce château a-t-il donc appartenu à votre famille
depuis la mort de Vicentello d'Istria? demandai-je
alors, reprenant la conversation où nous l'avions
laissée.
— Non ; mais, avant sa naissance; c'était la demeure
de notre aïeule à tous, la fameuse Savilia, veuve de
Lucien de Franchi.
— N'y a-t-il pas dans Filippini une terrible histoire
sur cette femme?
— Oui... S'il faisait jour, vous pourriez encore /oir
d'ici les ruines du château Je Valle; c'est là qu'habi-
tait le seigneur de Giudice, aUssi haï qu'elle était ai-
mée, aussi laid qu'elle était belle. Il en devint amou-
M LES FRÈRKS CORSES
reux, et, comme elle ne se hàlait pas de répondre à cet
amour selon ses désirs, il la fit prévenir que, si elle ne
se décidait pas à l'accepter pour époux dans un temps
donné, il saurait bien l'enlever de force. Savilia lit
semblant de céder et invita Giudice à venir dîner avec
elle. Giudice, au comble de la joie et oubliant qu'il n'é-
tait parvenu à ce résultat flatteur qu'à l'aide de la me-
nace, se rendit à l'invitation, accompagné de quelques
serviteurs seulement. Derrière eux , on referma la
porte, et, cinq minutes après, Giudice, prisonnier,
était enfermé dans un cachot.
Je passai par le chemin indiqué, et je me trouvai
dans une espèce de cour carrée.
A travers les .ouvertures creusées par le temps, la
lune jetait sur le sol, jonché de décombres, de grandes
flaques de lumière. Toutes les autres portions de ter-
rain demeuraient dans l'ombre projetée par les mu-
railles restées debout.
Lucien tira sa montre.
— Ah 1 dit-il, nous sommes de vingt minutes en
avance. Asseyons-nous ; vous devez être fatigué.
Nous nous assîmes, ou plutôt nous nous couchâmes
sur une pente gazonneuse faisant face à une grande
brèche.
— Mais il me semble, dis-je à mon compagnon, que
vous ne m'avez pas raconté l'histoire entière.
— Non, continua Lucien ; car, tous les matins et
LES FRÈRES CORSES 47
tous les soirs, Savilia descendait dans le cachot atte-
nant à celui où était enfermé Giudice, et, là, séparée de
lui par une grille seulement, elle se déshabillait, et, se
montrant nue au captif :
B — Giudice, lui disait-8lle, comment un homme
aussi laid que toi a-t-il jamais pu croire qu'il possède^
ratit tout cela !
Ce supplice dura trois mois , se renouvelant deux
fois par jour. Mais, au bout de trois mois, grâce à une
femme de chambre qu'il séduisit, Giudice parvint à
s'enfuir. Il revint alors avec tous ses vassaux, beaucoup
plus nombreux que ceux de Savilia, prit le château
d'assaut, et, s'étant à son tour emparé de Savilia, l'ex-
posa nue dans une grande cage de fer, à un carrefour
de la forêt appelé Bocca di Cilaccia, offrant lui-même
la clef de cette cage à tous ceux que sa beauté tentait
en passant: au bout de trois jours de cette prostitution
publique, Savilia était morte.
— Eh bien, mais, remarquai -je, lime semble que vos
aïeux n'entendaient pas mal la vengeance, et qu'en se
tuant tout bonnement d'un coup de fusil ou d'un coup
de poignard , leurs descendants sont un peu dégé-
nérés.
— Sans compter qu'ils en arriveront à ne plus se tuer
du tout. Mais, au moins, reprit le jeune homme, cela
ne s'est point passé ainsi dans notre famille. Les deux
fils de Savilia, qui étaient à Ajaccio sous la garde de
48 LES FHÏ-RES CORSES
leur oncle, furent élevés comme de vrais Corses, et
continuèrent de faire la guerre aux fils de Giudice.
Cette guerre dura quatre siècles, et a fini seulement,
comme vous avez pu le voir sur les carabines de mon
père et de ma mère, le 21 septembre 1819, à onze heu-
res du matin.
— En effet, je me rappelle cette inscription, dont je
n'ai pas eu le temps de vous demander l'explication ;
car, au moment môme où je venais de la lire, nous des-
cendîmes pour dîner.
— La voici : De la famille des Giudice, il ne restait
plus, en 1 81 9, quedeux frères ; de la famille des Franchi,
il ne restait plus que mon père, qui avait épousé sa
cousine. Trois mois après ce mariage, les Giudice ré-
solurent d'en finir d'un seul coup avec nous. L'un des
frères s'embusqua sur la route d'Olmedo pour attendre
mon père , qui revenait de Sartène, tandis que l'autre,
profitantde cette absence, devait donner l'assaut ànotre
maison. La chose fut exécutée selon ce plan, mais
tourna tout autrement que ne s'y attendaient les agres-
seurs. Mon père, prévenu, se tint sur ses gardes ; ma
mère, avertie, rassembla nos bergers, de sorte qu'au
moment de cette double attaque chacun était en dé-
fense : mon père sur la montagne, ma mère dans ma
chambre môme. Or, au bout de cinq minutes de com-
bat, les deux frères Giudice tombaient, l'un frappé par
mon père, l'autre frappé par ma mère. En voyant choir
LES FRÈRES CORSES 49
son ennemi, mon père tira sa montre ; // était onze
heures! En voyant tomber son adversaire, iri mère se
retourna vers la pendule : // était onze heures! Tout
avait été fini dans la même minute , il n'existait plus
de Giudice, la race était détruite. La famille Franchi,
victorieuse , fut désormais tranquille , et, comme elle
avait dignement accompli son œuvre pendant celte
guerre de quatre siècles, elle ne se mêla plus de rien ;
seulement, mon père fit graver la date et l'heure de
cet étrange événement sur la crosse de chacune des ca-
rabines qui avaient fait le coup, et les accrocha de cha-
que côté de la pendule, à la même place où vous les
avez vues. Sept mois après, ma mère accoucha de deux
jumeaux, l'un desquels est votre serviteur, le Corse Lu-
cien, et l'autre le philantrophe Louis, son frère.
En ce moment, sur une des portions de terrain éclai-
rée par la lune, je vis se projeter l'ombre d'un homme
et celle d'un chien.
C'était l'ombre du bandit Orlandi et celle de notre
ami Diamante.
En même temps, nous entendîmes le timi)re de
l'horloge de SuUacaro qui sonnait lentement neuf
heures.
Maître Orlandi était, à ce qu'il paraît, de l'opinion
de Louis XV, qui avait, comme on le sait, pour maxime
que l'exactitude est la politesse des rois.
11 était impossible d'être plus exact que ne l'était ce
:;0 LES FRftiULS CORSES
roi de la montagne, au(|uel Lucien avait donné ren-
dez-vous à neuf heures sonnantes.
En l'apei'Cbvant, nous nous lovâmes tous doux.
VIII
— Vous n'êtes pes seul, monsieur Lucien? dit le
bandit.
— Ne vous inquiétez pas de cela. Orlandi ; monsieur
est un ami à moi qui a entendu parler de vous et qui
désirait vous faire visite. Je n'ai pas cru devoir lui re-
fuser ce plaisir.
— Monsieur est le bienvenu à la campagne, dit le
bandit en s'inclinant et en faisant ensuite quelques
pas vers nous.
Je lui rendis son salut avec la plus ponctuelle poli-
tesse.
— Vous devez déjà être arrivés depuis quelque
temps? continua Orlandi.
— Oui, depuis vingt minutes.
— C'est cela : j'ai entendu la voix de Diamante quv
hurlait au Mucchio, et déjà, depuis un quart d'heure,
il est venu me rejoindre. C'est une bonne et fidèle
bête, n'est-ce pas, monsieur Lucien?
— Oui, c'est le mot, Orlandi, bonne et fidèle, reprit
Lucien en caressant Diamante.
LES FRÉUES CORSES SI
— Mais , puisque vous saviez que M. Lucien était
là, demandai-je, pourquoi n'êtes-vous pas venu plus
tôt?
— Parce que nous n'avions rendez-vous qu'à neuf
heures, répondit le bandit, et que c'est être aussi
inexact d'arriver un quart d'heure plus tôt que d'arrv-
ver un quart d'heure plus tard.
— Est-ce un reproche que vous me faites ? Orlandi,
dit en riant Lucien.
— Non, monsieur ; vo'js pouviez avoir vos raisons
pour cela, vous ; d'ailleurs, vous êtes en compagnie,
et c'est probablement à cause de monsieur que vous
avec faussé vos habitudes ; car, vous aussi, monsieur
Lucien, vous êtes exact, et je le sais mieux que per-
sonne ; vous vous êtes, Dieu merci 1 dérangé assez sou-
vent pour moi.
— Ce n'est pas la peine de me remercier de '^ela,
Orlandi ; car cette fois-ci sera probablement la der-
nière.
— N'avons-nous pas quelques -mots à échanger à ce
sujet, monsieur Lucien? demanda le bandit,
-^ Oui, et, si vous voulez me suivre,, .
— A vos ordres.
Lucien se retourna vers moi.
— Vous m'excuserez, n'est-ce pas? me dit-il.
— Comment donc ! faites.
Tous deux s'éloignèrent, et, montant sur la brèche
52 LES FRÈRES CORSES
par laquelle Orlandi nous était apparu, s'arrêtèrent là
debout, se détachant en vigueur sur la lueur do la
lune, qui semblait baigner les contours de leurs deux
silhouettes sombres d'un fluide d'argent.
Alors seulement, je pus regarder Orlandi avec at-
tention.
C'était un homme de haute taille, portant la barbe
dans toute sa longueur et vêtu exactement de la même
façon que le jeune de Franchi, à l'exception cependant
que ses habits portaient la trace d'un fréquent contact
avec le maquis dans lequel vivait leur propriétaire, les
ronces à travers lesquels plus d'une fois il avait été
obligé de fuir, et la terre sur laquelle il couchait cha-
que nuit.
Je ne pouvais entendre ce qu'ils disaient, d'abord
parce qu'ils étaient à une vingtaine de pas de moi, en-
suite parce qu'ils parlaient le dialecte corse.
Mais je m'apercevais facilement à leurs gestes que le
bandit réfutait, avec une grande chaleur, une suite de
raisonnements que le jeune homme exposait avec un
calme qui faisait honneur à l'impartialité qu'il mettait
dans cette affaire.
Enfin, les gestes d'Orlandi devinrent moins fréquents
et plus énergiques; sa parole elle-même sembla s'alan-
guir; sur une dernière observation, il baissa la tète;
puis enfin, au bout d'un instant, tendit la main au
jeune homme.
LES FRÈRES CORSES 83
La conférence, selon toute probabilité^ était Cnie;
car tous deux revinrent vers moi.
— Mon cher hôte, me dit le jeune homme, voici
Orlandi qui désire vous serrer la main pour vous re-
mercier.
— Et de quoi ? lui demandai-je.
— Mais de vouloir bien être un de ses parrains. Je
me suis engagé pour vous.
— Si vous vous êtes engagé pour moi, vous com-
prenez que j'accepte sans même savoir de quoi il est
question.
Je tendis la main au bandit, qui me fit Thonneur de
la toucher du bout des doigts.
- De cette façon, continua Lucien, vous pourrez
dire à mon frère que tout est arrangé selon ses désirs,
et même que vous avez signé au contrat.
— n y a donc un mariage?
— Non, pas encore ; mais peut-être cela viendra -t-il.
Un sourire dédaigneux passa sur les lèvres du ban-
dit.
— La paix, dit-il, puisque vous la voulez absolu-
ment, monsieur Lucien, mais pas d'alliance : ceci n'est
point porté au traité.
— Non, dit Lucien, c'est seulement écrit, selon toute
probabilité, dans l'avenir. Mais parlons d'autre chose.
N'avez-vous rien entendu pendant que je causais avec
Orlandi ?
84 LES FRÈRES CORSES
— l)e ce que vous disiez?
— Non, mais de ce que disait un faisan dans les en-
virons d'ici.
— En effet, il me semble que j'ai entendu coqueter ;
mais j'ai cru que je me trompais.
— Vous ne vous trompiez pas : il y a un coq bran-
ché dans le grand châtaignier que vous savez, monsieur
Lucien, à cent pas d'ici. Je l'ai entendu tout à l'heure
en passant.
— Eh bien, mais, dit gaiement Lucien, il faut lo
manger demain.
~ Il serait déjà à bas, dit Orlandi, si je n'avais pas
craint qu'on ne crût au village que je tirais sur autre
chose qu'un faisan.
— J'ai prévenu, dit Lucien. A propos, ajouta-Hl en
se retournant vers moi et en rejetant sur son épaule
son fusil qu'il venait d'armer, à vous Fhonneur.
— Un instant! je ne suis pas si sûr que vous de mon
coup, moi; et je tiens beaucoup à manger ma part de
votre faisan : ainsi, tirez-le.
— Au fait, dit Lucien, vous n'avez pas comme nous
l'habitude de la chasse de nuit, et vous tireriez certai-
nement trop bas; d'ailleurs, si vous n'avez rien à faire
demain dans la journée, vous prendrez votre revanche.
LES FRÈRES CORSES 55
IX
Nous sortîmes des ruines par le côté opposé où nous
étions entrés, Lucien marchant le premier.
Au moment où nous meltiousle pied dans le maquis,
le faisan, se dénonçant lui-même, se mit à coqueler de
aouveau.
Il était à quatre-vingts pas de nous, à peu près, caché
dans les branches d'un châtaignier dont l'approche était
de tous côtés défendue par un épais maquis.
— Comment arriverez-vous à lui sans qu'il vous
entende? demandai-je à Lucien. Cela ne me paraît pas
facile.
— Non, me répondit- il ; si je pouvais seulement le
voir, je le tirerais d'ici.
— Comment d'ici ? avez-vous un fusil qui tue les
faisans à quatre-vingts pas ?
— A plomb, non; à balle, oui.
— Ah ! à balle, n'en parlons plus, c'e:t autre chose;
et vous avez bien fait de vous charger du coup.
— Voulez-vous le voir? demanda Orlandi.
— Oui, dit Lucien, j'avoue que cela me ferait plaisir.
— Attendez, alors.
Et Orlandi se mit à imiter le gloussement de la poule
faisane.
50 LES FRERES COnSES
Au môme instant, sans apercevoir le faisan, nous vî-
mes un mouvement dans les feuilles du chAlaignier
le faisan montait de branche en branche, tout en ré
pondant par son coquetage aux avances que lui faisai'
Orlandi.
Enfin, il parut à la cime de l'arbre parfaitement vi-
sible, et se détachant en vigueur sur le blanc mat du
ciel.
Orlandi se tut et le faisan demeura immobile.
Au même instant, Lucien abaissa son fusil, et, après
avoir ajusté une seconde, lâcha le coup.
Le faisan tomba comme une pelote.
— Va chercher I dit Lucien à Diamante.
Le chien s'élança dans le maquis, et, cinq minutes
après, revint le faisan dans la gueule.
La balle avait traversé le corps de celui-ci.
— Voilà un beau coup, dis-je, et dont je vous fais
mon compliment, surtout avec un fusil double.
— Oh I dit Lucien, il y a moins de mérite à ce que
j'ai fait que vous ne le pensez; un des canons est rayé
et porte la balle comme une carabine.
— N'importe! même avec une carabine le coup mé-
riterait encore une mention honorable.
— Bah 1 dit Orlandi, avec une carabine, M. Lucien
touche à trois cents pas une pièce 71e cinq francs.
— Et tirez-vous le pistolet aussi bien que le fusil?
— Mais, dit Lucien, à peu près; à vingt-cinq pas, je
LES FRÈRES CORSES 57'
couperai toujours six balles sur douze à la lame d'un
couteau.
J'ôtai mon chapeau et je saluai Lucien.
— Et votre frère, lui demandai-je, est-il de votre
force ?
— Mon frère? reprit-il. Pauvre Louis! il n'a jamais
touché ni un fusil ni un pistolet. Aussi ma crainte est-
elle toujours qu'il ne se fasse à Paris quelque mauvaise
affaire ; car, brave comme il est, et pour soutenir l'hon-
neur du pays, il se fej^ait tuer.
Et Lucien poussa le faisan dans la poche de sa
grande poche de velours.
— Maintenant, dit-il, mon cher Orlandi, à demain.
— A demain, monsieur Lucien.
— Je connais votre exactitude ; à dix heures, vous,
vos amis et vos parents, vous serez au bout de la rue,
n'est-ce pas? Du côté de la montagne, à la même heure,
te au bout opposé de la rue, Colona se trouvera de son
côté avec ses parents et ses amis. Nous, nous serons sur
les marches de l'église.
— C'est dit, monsieur Lucien; merci de la peine.
Et vous, monsieur, continua Orlandi en se tournant de
mon côté et en me saluant, merci de l'honneur.
Et, sur cet échange de compliments, nous nous sé-
parâmes. Orlandi, rentrant dans le maquis, et nous
reprenant le chemin du village.
Quant à Diamante, il resta un moment indécis entre
5S LKS rni^UKS COIISKS
Orlandi et nous, regarda ni alU'rnalivomcnt à droile et
à gauche. Après cinq mimitos d'hésitation, il nous fit
l'honneur de nous donner la préférence.
J'avoue que je n'avais pas été sans in(|uiétude, lors-
que j'escaladais la double muraille de roches dont j'ai
parlé, sur la manière dont jo descendrais ; la descente,
on le sait, étant, en général, bien autrement diflicilo
que la montée.
Je vis avec un certain plaisir que Lucien, devinant
sans doute ma pensée, prenait un autre chemin que
celui par lequel nous étions venus.
Cette route m'offrait encore un autre avantage, c'é-
tait celui de la conversation qu'interrompaient naturel-
lement les endroits escarpés.
Or, comme la pente était douce et le chemin facile,
je n'eus pas fait cinquante pas, que je me laissai aller
à mes interrogations habituelles.
— Ainsi, dis-je, la paix est faite?
— Oui, et, comme vous avez pu voir, ce n'est pas
sans peine. Enfin, je lui ai fait comprendre que toutes
les avances étaient faites par les Colona. D'abord, ils
avaient eu cinq hommes tués, tandis que les Orlandi
n'en avaient eu que quatre. Les Colona avaient con-
senti hier à la réconciliation, tandis que les Orlandi
l'y consentaient qu'aujourd'hui. Enfin, les Colona s'en-
gageaient à rendre publiquement une poule vivante
aux Orlandî, concession qui prouvait qu'ils reconnais-
LES FKÈRES CORSES 59
sent avoir eu tort. Cette dernière considération l'a
déterminé.
- Et c'est demain que cette touchante réconciliation
doit avoir lieu ?
— Demain, à dix heures. Vous voyez que vous n'ê-
tes pas encore trop malheureux. Vous espériez voir uno
vendette !
Le jeune homme reprit en riant d'un rire amer :
— Bah! la belle chose qu'une vendette. Depuis qua-
tre cents ans, en Corse, on n'entend parler que de cela.
Vous verrez une réconciliation, Ahl c'est bien autre-
ment rare qu'une vendette.
Je me mis à rire.
— Vous voyez bien, me dit-il, que vous riez de nous,
et vous avez raison ; nous sommes, en vérité, de drôles
de gens.
— Non, lui dis-je, je ris d'une chose ârange, c'est
de vous voir furieux contre vous-même d'avoir si bien
réuî-si.
— N'est-ce pas ? Ah 1 si vous aviez pu me compren-
dre, vous eussiez admiré mon éloquence. Mais revenez
dans dix ans, et, soyez tranquille, tout ce monde parlera
français.
— Vous êtes un excellent avocat.
— Non pas, entendons-nous, je suis arbitre. Que
diable voulez-vous! le devoir d'un arbitre, c'est la con-
ciliation. On me nommerait arbitre entre le bon Dieu
60 LES Fi;i:iîES CORSES
et Satan, que je tâcherais de les raccommoder, quoi-
qu'aii fond du cœwr je serais bien convaincu qu'en
m'écoutant, le bon Dieu ferait une sottise.
Comme je vis que ce genre d'entretien ne faisait
qu'aigrir mon compagnon de route, je laissai tomber
h conversation, et, comme, de son côté, il n'essaya pas
de la relever, nous arrivâmes à la maison sans avoir
prononcé un mot de plus.
X
Griffo attendait.
Avant que son maître lui adressât une parole, il
avait fouillé dans la poche de sa veste et en avait tiré
le faisan. Il avait entendu et reconnu le coup de fusil.
Madame de Franchi n'était pas encore couchée ; seu-
lement, elle s'était retirée dans sa chambre en char-
geant Griffo de prier son fils d'entrer chez elle avant
de se coucher.
Le jeune homme s'informa si je n'avais besoin de
rien, et, sur ma réponse négative, me demanda la per-
mission de se rendre aux ordres de sa mère.
Je lui donnai toute liberté et je montai dans ma
chambre.
Je la revis avec un certain orgueil. Mes études sur
les analogies ne m'avaient pas trompé, et j'étais lier
LES FRÈRES CORSES 61
d'avoir deviné le caractère de Louis comme j eusse de-
viné celui de Lucien.
Je me déshabillai donc lentement, et, après avoir pris
les Orientales de Victor Hugo dans la bibliothèque du
futur avocat, je me mis au lit, plein de la satisfaction
de moi-même.
Je venais de relire pour la centième fois le Feu du ciel
lorsque j'entendis des pas qui montaient l'escalier et qui
s'arrêtaient tout doucement à ma porte; je me doutai
que c'était mon hôte qui venait avec l'intention de me
souhaiter le bonsoir, mais qui, craignant sans doute
que je ne fusse déjà endormi, hésitait à ouvrir la porte.
— Entrez, dis-je en posant mon livre sur la table de
nuit.
Effectivement, la porte s'ouvrit et Lucien parut.
— Excusez, me dit-il, mais il me semble, en y réflé-
chissant, que j'ai été si maussade ce soir, que je n'ai
pas voulu me coucher sans vous faire mes excuses ; je
viens donc faire amende honorable, et, comme vous
paraissez encore avoir bon nombre de questions à mo
faire, me mettre à votre entière disposition.
— Merci cent fois, lui uis-je ; grâce à votre obli-
geance, aif contraire, je suis à peu près édifié sur tout
ce que je voulais savoir, et il ne me reste à apprendre
qu'une chose que je me suis promis de ne pas vous de-
mander.
— Puurauoi?
62 LES FRÈI\ES CORSES
— Parce qu'elle serait véritablement par trop indis-
crète. Cependant, je vous en préviens, no me pressez
pas ; je ne réponds pas de moi.
— Eh l)ien, alors, laissr'^-vous aller : c'est une mau-
vaise chose qu'une curiosité qui n'est point satisfaite ;
cela éveille naturellement des suppositions, et, sur trois
suppositions, il y en a toujours deux au moins qui sont
plus préjudiciables à celui qui en est l'objet que ne se-
rait la vérité.
— Rassurez-vous sur ce point : mes suppositions les
plus injurieuses à votre égard me mènent tout simple-
ment à croire que vous êtes sorcier.
Le jeune homme se mit à rire.
— Diable! dit-il vous allez me rendre aussi curieux
aue vous ; parlez-donc, c'est moi qui vous en prie.
— • Eh bien, vous avez eu la bonté d'éclaircir tout ce
qii était obscur pour moi, moins un seul point : vous
m'ivez montré ces belles armes historiques que je vous
dea anderai la permission de revoir avant mon départ.
— Et d'une.
— Vous m'avez expliqué ce que signifiait cette dou-
ble et semblable inscription sur la crosse des deux ca-
rabines.
— Et de deux.
— "Vous m'avez l'ait comprendre comment, grâce au
phénomène de votre naissance, vous éprouvez, quoique
à trois cents lieues de lui, les sensations que ressent
iES FRERES CORSES 63
votre frère, comme ae son côté, sans doute, il éprouve
les vôtres,
>— Et de trois,
— Mais, lorsque madame de Franchi, à propos de ce
sentiment de tristesse que vous avez éprouvé, et qui
vous l'ait croire â quelque événement fâcheux arrivé à
votre frère, vous a demandé si vous étiez sûr qu'il ne
fût pas mort , vous avez répondu : « Non, s'il était
mort, je l'aurais revu. »
— Oui, c'est vrai, j'ai répondu cela.
— Eh bien, si l'explication de ces paroles peut en-
trer dans une oreille profane, expliquez-les-moi, je vous
prie.
La figure du jeune homme avait pris, à mesure que
je parlais, une teinte si grave, que je prononçai les der-
niers mots en hésitant.
Il se fît même, après que j'eus cessé de parler, un
moment de silence entre nous deux.
— Tenez, lui dis-je, je vois bien que j'ai été indis-
cret; prenons que je n'ai rien dit.
— Non, me dit-il; seulement, vous êtes un homme
du monde, et, par conséquent, vous avez l'esprit quel-
que peu incrédule. Eh bien, je crains de vous voii'
traiter de superstition une ancienne tradition de familî^j
qui subsiste chez nous depuis quatre cents ans.
— Écoutez, lui dis-je, je vous jure une chose, c'est
que personne, sous le rapport des légendes et des tra-
64 LES FRÈRES COnSî-S
ditions, n'est plus crédule que moi, et il y a même des
choses auxquelles je crois tout particulièrement : c'est
aux choses impossibles.
— Ainsi, vous croiriez aux apparitions?
— Voulez-vous que je vous dise ce qui m'est arrive
à moi-même ?
— Oui, cela m'encouragera.
— Mon père est mort en 4807 ; par conséquent, je
n'avais pas encore trois ans et demi ; comme le méde-
cin avait annoncé la fin prochaine du malade, on m'a-
vait transporté chez une vieille cousine qui habitait une
maison entre cour et jardin.
» Elle m'avait dressé un lit en face du sien, m'y avai
couché à mon heure ordinaire, et, malgré le malheur
qui me menaçait et duquel je n'avais d'ailleurs pas la
conscience, je m'étais endormi; tout à coup on frappe
'^rois coups violents à la porle de notre chambre ; je me
réveille, je descends de mon lit et je m'achemine vers
la porte.
» — Où vas-tu? me demanda ma cousine.
» Réveillée comme moi par ces trois coups, elle ne
pouvait maîtriser une certaine terreur, sachant bien
que, puisque la première porte de la rue était fermée,
personne ne pouvait frapper à la porte de la chambre
où nous étions.
» — Je vais ouvrir à papa, qui vient me dire adieu,
répondis-je.
LES FRÈRES CORSES C5
» Ce fut elle alors qui sauta à bas du lit et qui me
recoucha malgré moi ; car je pleurais fort, criant tou-
jours :
» — Papa est à la porte, et je veux voir papa avant
qu'il s'en aille pour toujours,
— Et depuis, cette apparition s'est-elle renouvelée?
demanda Lucien.
— Non, quoique bien souvent je l'aie appelée; mais,
peut-être aussi, Dieu accorde-t-il à la pureté de l'en-
fant des privilèges qu'il refuse à la corruption do
l'homme.
— Eh bien, me dit en souriant Lucien, dans notre
famille, nous sommes plus heureux que vous.
— Vous revoyez vos parents morts ?
— Toutes les fois qu'un grand événement va s'accom-
plir ou s'est accompli.
— Et à quoi attribuez-vous ce privilège accordé à
votre famille ?
— Voici ce qui s'est conservé chez nous comme tradi-
tion : je vous ai dit que Savilia mourut laissant deux fils.
— Oui, je me le rappelle.
— Ces deux fils grandirent, s'aimant de tout l'amour
qu'ils eussent reporté sur leurs autres parents, si leurs
autres parents eussent vécu. Ils se jurèrent donc que
rien ne pourrait les séparer, pas même la mort ; et, à
la suite de je ne sais quelle puissante conjuration, ils
écrivirent, avec leur sang, sur un morceau de parche-
6« LES FUftRKS CORSES
min qu'ils échangèrent, lo serment réciproque que le
premier mort apparaîtrait à l'autre, d'abord au moment
de sa propre mort, puis ensuite dans tous les moments
suprêmes de sa vie. Trois mois après, l'un des deux
frères fut tue dans une embuscade, au moment même
où l'autre cachetait une lettre qui lui était destinée ;
mais, comme il venait d'appuyer sa bague sur la cire
encore brûlante, il entendit un soupir derrière lui, et,
se retournant, il vit son frère debout et la main ap-
puyée sur son épaule, quoiqu'il ne sentît pas celte main.
Alors, par un mouvement machinal, il lui tendit la
lettre qui lui était destinée ; l'autre prit la lettre et dis-
parut. La veille de sa mort, il le revit. Sans doute les
deux frères ne s'étaient pas seulement engagés pour
eux, mais encore pour leurs descendants ; car, depuis
cette époque, les apparitions se sont renouvelées, non-
seulement au moment de la mort de ceux qui trépas-
saient, mais encore à la veille de tous les grands évé-
nements.
— Et avez-vous jamais eu quelque apparition ?
— Non ; mais, comme mon père, pendant la nuit qui
a précédé sa mort, a été prévenu par son père qu'il al-
lait mourir, je présume que nous jouirons, mon frère
et moi, du privilège de nos ancêtres, n'ayant rien fait
pour démériter de cette faveur.
— Et ce privilège est accordé aux mâles de la famille
seulement?
LES FRÈRES CORSES M
— Oui.
— C'est étrange !
— C'est comme cela.
Je regardais ce jeune homme qui me disait, froid, ^
grave et calme, une chose regardée comme impossible,
et je répétais avec Hamlet :
There are more things in heav'n and earth, HoratiOj
Than are dreamt of in your philosophy.
A Paris, j'eusse pris ce jeune homme pour un mysti-
ficateur; mais, au fond de la Corse, dans un petit vil-
lage ignoré, il fallait tout bonnement le considérer ou ■
comme un fou qui se trompait de bonne foi, ou comme
un être privilégié plus heureux ou plus malheureux que
les autres hommes,
— Et, maintenant, me dit-il après un long silence,
savez-vous tout ce que vous voulez savoir?
— Oui, merci, répondis-je ; je suis touché de votre
confiance en moi, et je vous promets de garder le se-
cret.
— Oh 1 mon Dieu, me dit-il en souriant, il n'y a
point de secret là dedans, et le premier paysan du vil-
lage vous aurait raconté cette histoire comme je vous
la raconte î seulement, j'espère qu'à Paris mon frère
ne se sera point vanté de ce privilège, qui aurait pro-
bablement pour résultat de lui_ faire rire au nez par
C^ LES FnftKES CORSES
les h mmcs, et de donner des attaques de nerfs aux
femmes.
Et, à ces mots, il so leva, et, me souhaitant le bon-
soir, se retira dans sa chambre.
Quoique fatigué, j'eus quelque peine à m'endormir;
encore mon sommeil, une fois venu, fut-il agité.
Je revoyais confusément, dans mon rêve, tous les
personnages avec lesquels j'avais été mis en relation
pendant cette journée, mais formant entre eux une ac-
tion confuse et sans suite. Au jour seulement, je m'en-
dormis d'un sommeil réel, et ne me réveillai qu'au son
de la cloche qui semblait battre à mes oreilles.
Je tirai ma sonnette, car mon sensuel prédécesseur
avait poussé le luxe jusqu'à avoir à la portée de sa main
le cordon d'une sonnette , la seule sans doute qui
existât dans tout le village.
Aussitôt Griffo parut, de l'eau chaude à la main.
Je vis que M. Louis de Franchi avait assez bien
dressé cet espèce de valet de chambre.
Lucien avait déjà demandé deux fois si j'étais ré-
veillé, et avait déclaré qu'à neuf heures et demie, si je
ne remuais pas, il entrerait dans ma chambre.
Il était neuf heures vingt-cinq minutes, aussi ne tar-
dai-je pas à le voir paraître.
Cette fois, il était vêtu en Français, et même en Fran-
çais élégant. Il portait une redingote noire, un gilet de
fantaisie, et un pantalon blanc ; car, au commencement
LES FRÈRES CORSES fi9
de mars, on porte déjà depuis longtemps des pantalons
blancs en Corse.
Il vit que je le regardais avec une certaine sur-
prise.
— Vous admirez ma tenue, me dit-il ; c'est une nou-
velle preuve que je me civilise.
— Oui, ma foi, répondis-je, et je vous avoue que je
ne suis pas médiocrement étonné de trouver un tailleur
de cette force à Ajaccio. Mais, moi, avec mon costume
de velours, je vais avoir l'air de Jean de Paris auprès
de vous.
— Aussi, ma toilette est-elle de l'Humanntout pur;
rien que cela, mon cher hôte. Comme nous sommes,
mon frère et moi, absolument de la même taille, mon
frère m'a fait cette plaisanterie de m'envoyer une garde-
robe complète, que je n'endosse, comme vous le pen-
sez bien, que dans les grandes occasions : quand M. le
préfet passe; quand M. le général commandant le
quatre-vingt-sixième département fait sa tournée ; ou
bien encore quand je reçois un hôte comme vous, et
que ce bonheur se combine avec un événement aussi
solennel que celui qui va s'accomplir.
Il y avait dans ce jeune homme une ironie éternelle
conduite par un esprit supérieur, qui, tout en mettant
son interlocuteur mal à l'aise avec lui, ne dépassait ce-
pendant jamais les bornes d'une parfaite convenance.
Je me contentai donc de m'incliner en signe do re-
70 LES FRftnES CORSES
merciment, tandis qu'il passait, avec toutes les précau-
tions d'usage, un paire de gants jaunes moulés sur sa
main par Boivin ou par Rousseau.
Dans cette tenue, il avait véritablement l'air d'un
élégant Parisien.
Pendant ce temps, j'achevais moi-môme ma toi-
lette.
Dix heures moins un quart sonnèrent.
— Allons, médit Lucien, si vous voulez voir le spec-
tacle, je crois qu'il est temps que nous prenions nos
stalles; à moins, toutefois, que vous ne préfériez déjeu-
ner, ce qui serait bien plus raisonnable, ce me semble.
— Merci ; je mange rarement avant onze heures ou
midi ; je puis donc faire face aux deux opérations,
— Alors, venez.
Je pris mon charseau et je le suivis^
XI
Du haut de cet escalier de huit marches, par lequel
on arrivait à la porte du château fort habité par ma-
dame de Franchi et son fils, on dominait la place.
Cette place, tout au contraire de la veille, était cou-
verte de monde ; cependant toute cette foule se compo-
sait de femmes et d'enfants au-dessous de douze ans :
pas un homme ne paraissait.
LES FHÈRES COBSES 71
Sur la première marche de l'église se tenait un homme
solennellement ceint d'une écharpe tricolore : c'était le
maire.
Sous le portique, un antre homme vêtu de noir était
assis devant une table, un papier griffonné à portée de
sa main. Cet homme, c'était le notaire ; ce papier grif-
fonné, c'était l'acte de réconciliation.
Je pris place à l'un des côtes de la table avec les
parrains d'Orlandi. De l'autre côté étaient les parrains
de Colona ; derrière le notaire se plaça Lucien , qui
était également pour l'un et pour l'autre.
Au fond, dans le chœur de l'église, envoyait les prê-
tres prêts à dire la messe.
La pendule sonna dix heures.
Au même instant, un frémissement courut par la
foule, et les yeux se portèrent aux deux extrémités de
la rue, si l'on peut appeler rue Tintervalle inégal laissé
par le caprice d'une cinquantaine de maisons bâties à
la fantaisie de leurs propriétaires.
Aussitôt on vit apparaître, du côté de la montagne,
Orlandi, et, du côté du fleuve, Colona : chacun était
suivi de ses partisans; mais, selon le programme ar-
rêté , pas un seul ne portait ses armes ; on eût dit,
moins les figures quelque peu rébarbatives, d'honnêtes
marguilliers suivant un procession.
Les deux chefs des deux partis présentaient un con-
traste physique bien tranché.
72 LES l-'Hftl'.ES COUSES
Orlandi, comme je lai dit, était grand, mince, brun,
agile.
Colona était court, trapu, vigoureux ; il avait la
barbe et les cheveux roux ; barbe et cheveux étaient
courts et frisés.
Tous deux portaient à la main une branche d'oli-
vier, symbolique emblème de la paix qu'ils allaient
sceller, et qui était une poétique invention du maire.
Colona tenait, de plus, par les patt«s une poule
blanche, destinée à remplacer, à titre de dommages-in-
térêts, la poule qui , dix ans auparavant, avait donné
naissance à la querelle.
La poule était vivante.
Ce point avait été longtemps discuté et avait failli
faiie manquer l'affaire, Colona regardant comme une
double humiliation de rendre vivante cette poule que
sa tante avait jetée morte au visage de la cousine d 'Or-
landi.
Cependant, à force de logique, Lucien avait déter-
miné Colona à donner la poule, comme, à force de dia-
lectique, il avait déterminé Orlandi à la recevoir.
Au moment où parurent les deux ennemis, les clo-
ches, qui un instant avaient fait silence, sonnèrent à
toute volée.
En s'apercevant, Orlandi et Colona firent un même
mouvement, indiquant bien clairement une répulsion
léciproque; cepeudaut ils continuerijiit leur chemin.
LES FRÈRES CORSES 73
Juste en face de la porte de l'église, ils s'arrêtèrent à
quatre pas l'un de l'autre, à peu près.
Si, trois jours auparavant, ces deux hommes se fus-
sent rencontrés à cent pas de distance, l'un des deux
serait bien certainement resté sur la place.
Il se fit pendant cinq minutes, non-seulement dans
les deux groupes, mais encore dans toute la foule, un
silence qui, malgré le but conciliateur delà cérémonie,
n'avait rien de pacifique.
Alors M. le maire prit la parole.
— Eh bien, dit-il, Colona, ne savez- vous pas que
c'est à vous de parler le premier?
Colona fit un effort sur lui-même, et prononça quel-
ques mots en patois corse.
Je crus comprendre qu'il exprimait son regret d'avoir
été dix ans en vendette avec son bon voisin Orlandi, et
qu'il lui offrait en réparation la poule blanche qu'il te-
nait à la main.
Orlandi attendit que la phrase de son adversaire fût
bien nettement terminée, et répondit par quelques au-
tres mots corses qui étaient de sa part la promesse de
ne se souvenir de rien que de la réconciliation solen-
nelle qui avait lieu sous les auspices de M. le maire,
sous l'arbitrage de M. Lucien, et sous la r>k!action de
M. le notaire.
Puis tous deux gardèrent de nouveau le silence.
— Eh bien, messieurs, dit le maire, il était con-
s
74 LES FRÈRES CORSES
venu, ce me semble, qu'on se donnerait la main
Par un mouvement instinctif, les deux ennemis por-
tèrent leurs mains derrière leur dos.
Le maire descendit la marche sur laquelle il était
monté, alla chercher derrière son dos la main de Colo-
na, revint prendre derrière le sien la main d'Orlandi j
puis, après quelques efforts qu'il essayait de dissimuler
à ses administrés sous un sourire, il parvint à joindre
les deux mains.
Le notaire saisit le moment, il se leva et lut, tandis
que le maire tenait toujours ferme les deux mains,
qui firent d'abord ce qu'elles purent pour se dégager,
mais qui enfin se résignèrent à rester l'une dans l'au-
tre:
a Par-devant nous, Giuseppe-Ântonio Sarrola, no--
taire royal à Sullacaro, province de Sartène,
» Sur la grande place du village, en face de l'église,
en présence de M. le maire, des parrains et de toute la
population ;
» Entre Gaelano-Orso Orlandi, dit Orlandini;
» Et Marco-Vincenzio Colona, dit Schioppone ;
B A été arrêté solennellement ce qui suit :
» A partir de ce jourd'hui, 4 mars 1841, la vendette'
déclarée depuis dix ans entre eux cessera.
» A partir du même jour, ils vivrontenscmble en bons
voisins et conipeies, comme vivaient ieurb parents avant
f
LES FRÈRES CORSES 78
la malheureuse afiPaire qui a mis la désunion entre leurs
familles et leurs amis.
^ » En ioi de quoi, ils ont signé les présentes, sous le
portique de l'église du village, avec M. Polo Arbori,
maire de la commune, M. Lucien de Franchi, arbitre,
les parrains de chacun des deux contractants, et nous
notaire.
j) SuUacaro, ce 4 mars 1841. s ■"
Je vis avec admiration que, par excès de prudence, le
notaire /l'avait pas touché le moindre mot de la poule qui
mettait Colona en si mauvaise position devant Orlandi,
Aussi la Ggure de Colona s'éclaircît-elle en raison in-
verse de ce que la figure d'Orlandi se rembrunissait. Ce
dernier regarda la poule qu'il tenait à la main en hom-
me qui éprouvait visiblement une violente tentation de
l'envoyer à la figure de Colona. Mais un coup d'oeil de
Lucien de Franchi arrêta cette mauvaise intention dans
son germe.
Le maire vit qu'il n*y avait pas de temps à perdre ; il
Bâonta à reculons en tenant toujours les deux mains
l'une dans l'autre, et sans perdre un instant de vue les
nouveaux réconciliés.
Puis, pour prévenir un nouveau débat qui ne pou-
vait manquer d'arriver au moment de signer, vu que
chacun des deux adversaires regarderait évidemment
comme une concession de signer le premier , il prit
78 LES FKÈRES CORSES
la plume et signa lui-mcme, et, convertissant la honte
en honneur, passa la plume à Orlandi, qui la prit de
ses mains, signa et la passa à Lucien, lequel, usant
du même subterfuge paciflque. la passa à son tour à
Colona, qui fit sa croix.
Au moment même, les chants ecclésiastiques retenti-
rent, comme on chante le Te Deum après une victoire.
Nous signâmes tous ensuite, sans distinction de rang
ni de titre, comme la noblesse de France avait signé, cent
vingt-trois ans auparvant, la protestation contre M. le
duc du Maine.
Fuis les deux héros de la journée entrèrent dans l'é-
glise et allèrent s'agenouiller de chaque côté du chœur,
chacun à la place qui lui était destinée.
Je vis qu'à partir de ce moment. Lucien était parfai-
tement tranquille : tout était fini, la réconciliation était
jurée, non-seulement devant les hommes, mais encore
devant Dieu.
Le reste de l'ofïice divin s'écoula donc sans aucun
événement qui mérite d'être rapporté.
La messe terminée, Orlandi et Colona sortirent avec
le même cérémonial.
A la porte, sur l'invitation du maire, ils se touchè-
rent encore la main ; puis chacun reprit , avec son
corlége d'amis et de parents , le chemin de sa mai-
son, où, depuis trois ans, ni l'un ni l'autre n'était ren-
tré.
LES FRÈRES CORSES 77
Quant à Lucien et à moi, nous rentrâmes chez ma-
dame de Franchi, où le dîner nous attendait.
Il me fut facile de voir, au surcroît d'attentions dont
j'étais l'objet, que Lucien avait lu mon nom par-dessus
mon épaule au moment où je l'apposais au bas de l'acte,
et que ce nom ne lui était pas tout à fait inconnu.
Le matin, j'avais annoncé à Lucien ma résolution de
partir après le dîner ; j'étais impérieusement rappelé à
Paris par mes répétitions à.' un Mariage sous LouisXVy
et, malgré les instances de la mère et du fils, je persis-
tai dans ma première décision.
Lucien me demanda alors la permission d'user de
mon offre en écrivant à son frère, et madame de Fran-
chi, qui, sous sa force antiqiie,-n'en cachait pas moins
le cœur d'une mère, me fit promettre que je remettrais
moi-même cette lettre à son fils.
Le dérangement, au reste, n'était pas grand : Louis
de Franchi, en véritable Parisien qu'il était, demeurait
rue du Helder, n" 7.
Je demandai avoir une dernière fois la chambre de
Lucien, lequel m'y conduisit lui-même, et, me mon-
trant de la main tout ce qui en faisait partie :
— Vous savez, me dit-il, que, si quelque objet vous
agrée, il faut le prendre, car cet objet est à vous.
J'allai décrocher un petit poignard placé àaiV un
coin assez obscur pour m'indiquer qu'il n'avait aucune
valeur, et, comme j'avais vu Lucien jeter un regard do
78 LES FBftr.KS CORSES
curiosité sur ma ceinture do ''basse et en louer l'arran-
gement, je le priai de l'accepter : il eut le bon goût de
la prendre sans me taire répéter ma prière une seconde
fois.
En ce moment, GrifTo parut sur la porte.
H venait m'annoncer que le cheval était sellé et que
le guide m'attendait.
J'avais mis de côté l'offrande qneje destinais à Griffo;
c'était une espèce de couteau de chasse, avec deux pis-
tolets collés le long de la lame et dont les batteries
étaient cachées dans la poignée.
Je n'ai jamais vu ravissement pareil au sien.
Je descendis et je trouvai madame de Franchi au bas
de l'escalier; elle m'attendait, pour me souhaiter le bon
voyage, à la même place où elle m'avait souhaité la
bienvenue. Je lui baisai la main ; je me sentais un grand
respect pour cette femme si simple et en même temps
si digne.
Lucien me conduisit jusqu'à la porte.
— Dans un tout autre jour, dit-il, je sellerais mou
cheval et je vous reconduirais jusqu'au delà de la mon-
tagne ; mais, aujourd'hui, je n'ose pas quitter Sullacaro,
de peur que l'un ou l'autre de nos deux nouveaux amis!
ne fasse quelque sottise.
— Et vous faites bien, lui dis-je; quant à moi, croyez
que je me félicite d'avoir vu une cérémonie aussi nou-
velle en Corse que celle à laquelle je viens d'assister.
LES FRÈRES CORSES 79
—Oui, oui, dit-il, félicitez-vous-en; car vous avez vu
une chose qui a dû faire tressaillir nos aïeux dans leurs
tombeaux.
— Je comprends ; chez eux, la parole était assez sa-
crée pour qu'ils n'eussent pas eu besoin qu'un notaire
intervînt dans la réconciliation?
— Ceux-là ne se fussent pas réconciliés du tout.
Il me tendit la main.
— Ne me chargez-vous pas d'embrasser votre frère ?
lui dis-je.
— Oui, sans doute, si cela ne vous dérange pas trop.
— Eh bien, alors, embrassons-nous; je ne puis ren-
dre que ce que j'aurai reçu.
Nous nous embrassâmes.
— Ne vous reverrai -je pas un jour? lui dem.an-
dai-je.
— Oui, si vous revenez en Corse.
— Non, mais si vous venez à Paris, vousJ
■^ Je n'irai jamais, me répondit Lucien.
«—En tout cas, vous trouverez des cartes à mon nom
sur la cheminée de votre frère. N'oubliez pas l'adresse.
— Je vous promets que, si un événement quelconque
me conduisait sur le continent, vous auriez ma pre-
mière visite.
— Ainsi, c'est convenu.
Il me tendit une dernière fois la main, et nous nous
quittâmes; mais, tant qu'il put me voir descendant
80 LES FnÈRES CORSES
la rue qui conduisait à la rivière, il mo suivit des
yeux.
Tout était assez tranquille dans le village, quoiqu'on
y pût remarquer encore cette espèce d'agitation qui
suit les grands événements, et je m'éloignais en fixant,
à mesure que je passais devant elle, les yeux sur cha-
que porte, comptant toujours en voir sortir mon filleul
Orlandi, qui, en vérité, me devait bien un remerci-
mcnt et ne me l'avait pas fait.
Mais je dépassai la dernière maison du village, et je
m'avançai dans la campagne sans avoir rien vu qui lui
ressemblât.
Je croyais avoir été tout à fait oublié, et je dois dire
qu'au milieu des graves préoccupations que devait
éprouver Orlandi dans une pareille journée, je lui par-
donnais sincèrement cet oubli, quand, tout à coup, en
arrivant au maquis de Bicchisano, je vis sortir du
fourré un homme qui se plaça au milieu du chemin, et
que je reconnus à l'instant même pour celui que, dans
mon impatience française et dans mon habitude des
convenances parisiennes, je taxais d'ingratitude.
Je remarquai qu'il avait déjà eu le temps d'endosser
le même costume que celui sous lequel il m'était ap-
paru dans les ruines de Vicenlello, c'est-à-dire qu'il
portait sa cartouchière, à laquelle était accroché le pis-
tolet de rigueur, et qu'il était armé de son fusil.
Lorsque je fus à vingt pas de lui, il mit le chapean
LES TRÈRES CORSES 8i
à la main, tandis que, de mon côté, je donnais de
l'éperon à mon cheval pour ne pas le faire attendre.
— Monsieur, me dit-il, je n'ai pas voulu vous lais-
ser partir ainsi de SuUacaro sans vous remercier de
l'honneur que vous avez bien voulu faire à "in pauvre
paysan comme moi en lui servant de témoin; et,
comme, là-bas, je n'avais ni le cœur à l'aise ni la lan-
gue libre, je suis venu vous attendre ici,
— Je vous remercie, lui dis-je; mais il ne fallait pas
vous déranger de vos affaires pour cela, et tout l'hon-
neur a été pour moi.
— Et puis, continua le bandit , que voulez-vous,
monsieur 1 on ne perd pas en un instant l'habitude de
quatre ans. L'air de la montagne est terrible ; quand
on l'a respiré une fois, on étouffe partout. Tout à
l'heure dans ces misérables maisons, je croyais à cha-
que instant que le toit allait me tomber sur la tête.
— Mais, répondis-je, vous allez cependant reprendre
votre vie habituelle. Vous avez une maison, m'a-t-on
dit, un champ, une vigne?
— Oui, sans doute ; mais ma sœur gardait la mai-
son, et les Lucquois étaient là pour labourer mon
champ et vendanger mon raisin. Nous autres Corses,
nous ne travaillons pas.
— Que faites- vous, alors?
— Nous inspectons les travailleurs, nous nous pro-
menons le fusil sur l'épaule, nous chassons.
5w
82 LES FUftnES CORSES
— Eh bien, mon cher monsieur Orlandi, \\n dis-]o
en lui tendant la main, bonne chasse ! Mais rappelez-
vous que mon honneur, comme le vôtre, est engagé à
ce que vous ne tiriez désormais que sur les moulions,
les daims, les sangliers, les faisans et les perdrix, et
jamais sur Marco-Vicenzio Colona, ni sur personne do
sa famille.
— Ah ! Excellence, me répondit mon filleul avec
une expression de physionomie que je n'avais encore
remarquée que sur le visage des plaideurs normands, la
poule qu'il m'a rendue était bien maigre 1
Et, sans ajouter un mot de plus, il se jeta dans le
maquis, où il disparut.
Je continuai mon chemin en méditant sur cette cause
de rupture probable entre les Orlandi et les Colona.
Le soir, je couchai à Albiteccia. Le lendemain, j'ar-
rivai à Ajaccio.
Huit jours après, j'étais à Paris.
XII
Le jour même de mon arrivée, je me présentai chez
M. Louis de Franchi; il était sorti.
Je laissai ma carte, avec un petit mot qui lui annon-
çait que j'arrivais en droite ligne de Sullacaro, et que
j'étais chargé pour lui d'une lettre de M. Lucien^
LES FRÈRES CORSES 8d
gon frère. Je lui demandais son heur-e, ajoutant que
j'avais pris l'engagement de lui remettre cette lettre
à lui-même.
Pour me conduire au cabinet de son maître, où je
devais écrire ce billet, le domestique me fit succes-
sivement traverser la salle à manger et le salon.
Je jetai les yeux autour de moi, avec une curiosité
que l'on doit comprendre, et je reconnus les mêmes
goûts dont j'avais déjà eu un aperçu à SuUacaro ; seu-
lement, ces goûts étaient relevés de toute l'élégance
parisienne. M. Louis de Franchi me parut avoir un
charmant logement de garçon.
Le lendemain, comme je m'habiUais, c'est-à-dire
vers les onze heures du matin, mon domestique m'an-
nonça à son tour M. de Franchi. J'ordonnai de le faire
entrer au salon, de lui offrir les journaux, et de lui
annoncer que dans un instant j'étais à ses ordres.
En effet, cinq minutes après, j'entrais au salon.
Au bruit que je fis, M. de Franchi, qui, par cour-
toisie sans doute, s'était mis à lire un feuilleton de
moi, qui, à cette époque, paraissait dans la Presse,
leva la tête.
Je demeurai pétrifié de sa ressemblance avec son
frère.
Il se leva.
— Monsieur, me dit-il, j'avais peine à croire à ma
bonne fortune en lisant hier le petit billet que m'a re-
8t LES FftftRES CORSES
mis mdn domestique lorsque je suis rentré. Jo lui ai
fait répéter vingt fois votre signalement, afin de m'as-
surer qu'il était d'accord avec vos portraits ; enfin, ce
matin, dans ma double impatience de vous remercier
et d'avoir des nouvelles de ma famille, je me suis pré-
senté chez vous sans trop consulter l'heure ; ce qui me
fait craindre d'avoir été peut-être bien matinal.
— Pardon, lui répondis-je, si je ne réponds pas d'a-
bord à votre gracieux compliment; mais, je vous l'a-
voue , monsieur, je vous regarde et je me demande si
c'est à M. Louis ou à M. Lucien de Franchi que j'ai
l'honneur de parler.
- Oui, n'est-ce pas? la ressemblance est grande,
ajouta-t-il en souriant, et, lorsque j'étais encore à Sdl-
lacaro, il n'y avait guère que mon frère et moi qui pus-
sions ne pas nous y tromper; cependant, s'il n'a pas, de-
puis mon départ, fait abjuration de ses habitudes cor-
ses, vous avez dû le voir constamment dans un costume
qui met entre nous quelque différence.
— Et justement, repris-je, le hasard a fait que, lors-
que je l'ai quitté, il était, moins le pantalon blanc,
qui n'est pas encore de mise à Paris, vêtu exactement
comme vous l'êtes : il en résulte que je n'ai pas même,
pour séparer votre présence de son souvenir, cette dif-
férence de costume dont vous me parlez. Mais, conti-
nuai-je en tirant la lettre de mon portefeuille, je com-
prends que vous avez hâte d'avoir des nouvelles de
LES FRÈRES CORSES 83
votre famille; prenez donc cette lettre, que j'eusse
laissée chez vous hier si je n'eussse promis à madame
de Franchi de vous la remettre à vous-même.
— Et vous avez quitté tout le monde bien portant?
— Oui, mais dans l'inquiétude.
— Sur moi?
— Sur vous. Mais lisez cette lettre, je vous prie.
— Vous permettez ?
— Comment donc !...
M. de Franchi décacheta la lettre, tandis que je pré-
parais des cigarettes.
Cependani je le suivais des yeux pendant que son re-
gard parcourait rapidement l'épître fraternelle ; de
temps en temps, il souriait en murmurant :
— Ce cher Lucien I cette bonne mère 1... Oui... oui...
je comprends...
Je n'étais pas encore revenu de cette étrange ressem- -
blance; cependant, comme me l'avait dit Lucien, je
remarquais plus de blancheur dans le teint et une pro-
nonciation plus nette de la langue française.
— Eh bien, repris-je lorsqu'il eut fini, en lui pré-
sentant une cigarette qu'il alluma à la mienne ; vous
l'avez vu, comme je vous l'ai dit, votre famille était in-
quiète, et je vois avec bonheur que c'était à tort.
— Non, me dit-il avec tristesse, pas tout à fait. Je
n'ai point été malade, il est vrai ; mais j'ai eu un cha-
grm, assez violent même, lequel, je vous l'avoue, s'aug-
8C LES FRÈUES GOUSRS
mentait encore de l'idée qu'en soulTrant ici, je faisais
là-bas souffrir mon frère.
— M. Lucien m'avait déjà dit ce que vous me dites
là, monsieur; mais véritablement, pour que je crusse
qu'une chose aussi extraordinaire était la vérité et non
point une préoccupation de son esprit, il ne me fallait
pas moins que la preuve que j'en ai en ce moment;
ainsi, vous-même êtes convaincu, monsieur, que le
malaise qu'éprouvait là-bas votre frère dépendait de la
souffrance que vous ressentiez ici ?
— Oui, monsieur, parfaitement.
— Alors, repris-je, comme votre réponse affirmative
a pour résultat de m'intéresser doublement à ce qui
vous arrive, permettez-moi de vous demander, par in-
térêt et non par curiosité, si le chagrin dont vous me
parliez tout à l'heure est passé et si vdus êtes en voie
de consolation.
— Oh ! mon Dieu 1 vous le savez, monsieur, me dit-
il, les douleurs les plus vives s'engourdissent avec le
temps, et, si aucun accident ne vient envenimer la plaie
de mon cœur, eh bien, elle saignera encore quelque
temps, puis enfin elle se cicatrisera. En attendant, re-
cevez de nouveau tous mes remercîments, et accordez-
moi de temps en temps la permission de venir vous
parler de Sullacaro.
— Avec le plus grand plaisir, lui dis-je; mais pour-
quoi, dans ce moment môme, ne continuons-nous pa'3
LES FRÈRES CORSES 87
une conversation qui m'est aussi agréable qu'à vous?
Tenez, voici mon domestique qui vient m'annoncer que
le déjeuner est servi. Faites-moi lé plaisir de man-
ger une côtelette avec liioi, et alors nous causerons
tout à notre aise.
— Impossible, et à irioÈi grand regret. J'ai reçu hier
une lettre de M. le garde dés sceaux, qui me prie de
passer aujourd'hui, à midi, au ministère de la justice,
et vous comprenez bien que, moi, pauvre petit avocat en
herbe, je ne puis faire attendre un si grand personnage.
— Ah 1 mais c'est probablement pour l'affaire des
Orlandi et des Colona qu'il vous fait appeler.
— Je le présume, et, comme mon frère me dit que
la querelle est terminée...
— Par-devant notaire, je puis vous en donner des
nouvelles certaines ; j'ai signé au contrat comme par-
tain d'Orlandi.
— En effet, mon frère me dit quelques mots de cela.
— Écoutez, me dit-il en tirant sa montre, il est midi
moins quelques minutes ; je vais d'abord annoncer à
M. le garde des sceaux que mon frère a acquitté ma
parole.
— Oh ! religieusement, je vous en réponds.
— Ce cher Lucien I je savais bien que, quoique ce
ne fût pas dans ses sentiments, il le ferait.
— Oui, et il faut lui en savoir gré ; car, je vous en
répond, la chose mi a coûté.
88 LES FRl'HFS COnSES
— Nous reparlerons de tout cela plus tard ; car, vous
'e coniprenez bien, il y a un grand bonheur pour moi
à revoir, avec les yeux de la pensée, évoqués par vous,
ma mère, mon frère, mon paysl Ainsi, si vous voulez
bien me dire votre heure..,
— C'est assez difficile maintenant. Pendant les pre-
miers jours qui vont suivre mon retour, je vais être
quelque peu vagabond. Mais dites-moi vous-même où
je puis vous trouver.
— Écoutez, me dit-il, c'est demain la mi-carême,
n'est-ce pas?
— Demain?
— Oui.
— Eh bien?
— Allez-vous au bal de l'Opéra?
— Oui et non. Oui, si vous me demandez cela pour
m'y donner rendez-vous; non, si je n'ai aucun intérêt
à y aller.
— 11 faut que j'y aille, moi; je suis obligé d'y aller.
— Ah ! ah I fis-je en souriant, je vois bien, comme
vous le disiez tout à l'heure, que le temps engourdit
les plus vives douleurs, et que la plaie de votre cœur
se cicatrisera.
— Vous vous trompez; car j'y vais probablement
chercher de nouvelles angoisses.
— Alors, n'y allez pas.
— Eh 1 mon Dieu 1 fait-on ce qu'on veut dans ce
LES FRÈRES CORSES 89
monde "^ Je suis entraîné malgré moi; je vais où la fa-
talité me pousse. Il vaudrait mieux que je n'y allasse
pas, je le sais bien, et cependant j'irai.
— Ainsi donc, demain à l'Opéra ?
— Oui.
— A quelle heure?
— A minuit et demi, si vous le voulez.
— Où cela?
— Au foyer. A une heure, j'ai rendez-vous devant
la pendule.
— C'est convenu.
Nous nous serrâmes la main, et il sortit vivement.
Midi était près de sonner.
Quant à moi, j'occupai l'après-midi et toute la jour-
née du lendemain à ces courses indispensables à un
homme qui vient de faire un voyage de dix-huit mois.
Et Je soir, à minuit et demi, j'étais au rendez-vous.
Louis se fit attendre quelque temps ; il avait suivi
dans les corridors un masque qu'il avait cru reconnaî-
tre ; mais le masque s'était perdu dans la foule, et il
n'avait pu le rejoindre.
Je voulus parler de la Corse; mais Louis était trop
distrait pour suivre un si grave sujet de conversation;
ses yeux étaient constamment fixés sur la pendule, et
tout à coup il me quitta en s'écriant :
— Ah ! voilà mon bouquet de violettes, dit-il.
Et il fendit la foule pour arriver jusqu'à une femme
•JO LES FRÉUES COnSES
qui, effectivement, tenait un énorme bouquet de vio-
lettes à la main.
Comme, heureusement pour les promeneurs, il y
avait au foyer des bouquets de toute espèce, je fus bien-
tôt accosté moi-même par un bouquet de camellias qui
voulut bien m'adresser ses félicitations sur mon heu-
reux retour à Paris.
Au bouquet de camellias succéda un bouquet de ro-
ses-pompons.
Au bouquet de roses-pompons un bouquet d'hélio-
tropes.
Enfin, j'en étais à mon cinquième bouquet lorsque
je rencontrai D...
— Ah! c'est vous, mon cher, me dit-il, soyez le
bienvenu, car vous arrivez à merveille; nous soupons
ce soir chez moi avec un tel et un tel, — il me nomma
trois ou quatre de nos amis communs, — et nous
comptons sur vous.
■— Mille fois m,erci, très-cher, répondis-je; mais,
malgré mon grand désir d'accepter votre invitation, jo
ne le puis, attendu que je suis avec quelqu'un,
.— Mais il me semble qu'il va sans dire que tout le
monde aura le droit d'amener son quelqu'un; il est
parfaitement convenu qu'il y aura sur la table six ca-
rafes d'eau qui n'auront d'autre destination que de te-
nir les bouquets frais.
— Eh 1 cher ami, voilà ce qui vous trompe, je n'ai
LES FRÈRES CORSES 91
pas de bouquets à mettre dans vos carafes : je suis avec
un ami.
— Eh bien, mais vous savez le proverbe : « Les amis
de nos amis... »
•^ C'est Un jeune homme que vous ne connaissez pas.
— Eh bien, nous ferons connaissance.
— Je lui proposerai cette bonne fortune.
^— Oui, et, s'il refuse, amenez-le de force.
— Je ferai ce que je pourrai, je vous le promets...
Et à quelle heure se me1>-on à table?
— A trois heures; mais, comme on y restera jusqu'à
six, vous ave2 dé la marge.
— C'est bien.
Un bouquet de myosotis, qui peut-être avait entendu
la dernière partie de notre conversation, prit alors le
bras de D..., et s'éloigna avec lui.
Quelques instants après, je rencontrai Louis, qui, se-
lon toute probabilité, en avait fini avec son bouquet de
violettes.
Comme mon domino était doué d'un esprit assez mé-
diocre, je l'envoyai intriguer un de mes amis, et je re^
pris le bras de Louis.
— Eh bien, lui dis-je, avez-vous appris ce que vous
vouliez savoir?
— Ohl mon Dieu, oui : vous savez bien qu'en géné-
ral on ne nous dit au bal masqué que les choses qu'on
devrait nous laissçit" ignoter,
02 LES FIlftKES CORSES
— Mon pauvre ami, lui dis-je. Pardon de vous ap-
peler ainsi ; mais il me semble que je vous connais de-
puis que je connais votre frère... Voyons... Vous êtes
malheureux, n'est-ce pas?... Qu'y a-t-il donc?
— Ohl mon Dieu, rien qui vaille la peine d'ètro
redit.
Je vis qu'il voulait garder son secret, et je me tus.
Nous fimes deux ou trois tours en silence ; moi, as-
sez indifférent, car je n'attendais personne ; lui, l'œil
toujours au guet et examinant chaque domino qui pas-
sait à la portée de notre vue,
— Tenez, lui dis-je, savez-vous ce que vous devriez
faire?
11 tressaillit comme un homme qu'on arrache à ses
pensées.
— Moi?... Non!... Que dites-vous? Pardon...
— Je vous propose une distraction dont vous me pa-
raissez avoir besoin.
— Laquelle?
— Venez souper avec moi chez un amiJ
— Oh 1 non, par exemple... Je serais un trop maus-^
sade convive.
— Bah 1 on dira des folies, et cela vous égayera.
— D'ailleurs, je ne suis pas invité.
— C'est ce qui vous trompe : vous l'êtes.
— C'est fort gracieux à votre amphytrion ; mais, pa-
role d'honneur, je ne me sens pas digne...
LES FRÈRES CORSES 93
En ce moment, nous croisâmes D... Il paraissait fort
occupé de son bouquet de myosotis.
Cependant il me vit.
— Eh bien, me dit-il, c'est convenu, n'est-ce pas?
A trois heures.
— Moins convenu que jamais, cher ami ; je ne pui;
pas être des vôtres.
— Allez au diable, alors !
Et il continua son chemin.
— Quel est ce monsieur? me demanda Louis pour
me dire visiblement quelque chose.
— Mais c'est D..., un de nos amis, garçon de beau-
coup d'esprit, quoiqu'il soit gérant d'un de nos pre-
miers journaux.
— Monsieur D..,l s'écria Louis, monsieur D...1 vous
le connaissez?
— Sans doute ; je suis depuis deux ou trois ans en
relation d'intérêts et surtout d'amitié avec lui.
— Serait-ce chez lui que vous deviez souper ce
soir?
— Justement.
— Alors c'était chez lui que vous m'offriez de me
conduire?
— Oui.
~ En ce cas, c'est autre chose, j'accepte, oh ! j'ac-
cepte avec grand plaisir.
— A la bonne heure 1 ce n'est pas sans peme.
94 LES FHftHES CORSES
— Pcul-6tro ne dovrais-jo pas y ;iller, reprit Louis
en souriant avec tristesse ; mais vous savez ce que je
vous disais avant-hier : on ne va pas où l'on devrait al-
ler, on va où. le destin nous pousse; et la preuve, c'est
que j'aurais mieux fait de ne pas venir ce soir ici.
En ce moment, nous croisâmes de nouveau D...
— Mon cher ami, lui dis-je, j'ai changé d'avis.
— Et vous êtes des nôtres?
— Oui.
— Ahî bravo 1 Cependant, je dois vous prévenir
d'une chose.
— De laquelle?
— C'est que quiconque soupe avec nous ce soir doit
y souper encore après-demain.
— Et en vertu de quelle loi?
— En vertu d'un pari fait avec Château-Renaud.
Je sentis tressaillir vivement Louis, dont le bras était
passé sous le mien.
Je me retournai ; mais, quoiqu'il fût plus pâle qu'un
instant auparavant, son visage était resté impassible.
— Et quel est ce pari ? demandai-je à D...
— Oh ! ce serait trop longtemps à vous dire ici. Puis
il y a une personne intéressée dans ce pari qui pourrait
h lui faire perdre si elle en entendait parler.
— A merveille 1 A trois heures.
— A trois heures.
JSoubnousj séparâmes de nouveau ; en passant devant
LES FRÈRES CORSES 95
la pendule, je jetai les yeux sur le cadran : il était deux
heures trente-cinq minutes.
=— Connaissez-vous ce M. de Château-Renaud? me
demanda Louis avec une voix dont il essayait vaine»
ment de dissimuler l'émotion.
— De vue seulement; je l'ai rencontré parfois dans
le monde.
— Alors ce n'est pas un de vos amis ?
— Ce n'est pas même une simple connaissance,
— Ah ! tant mieux ! me dit Louis.
— Pourquoi cela?
— Pour rien.
— Mais, vous-même, le connaissez-vous?
— Indirectement.
Malgré l'évasif de la réponse, il me fut facile de voir
qu'il y avait entre M. de Franchi et M. de Château-Re-
naud quelqu'une de ces relations mystérieuses dont
une femme est le conducteur. Un sentiment instinctif
me fit comprendre alors qu'il vaudrait mieux pour mon
compagnon que nous rentrassions chacun chez nous.
— Tenez, lui dis-je, monsieur de Franchi, voulez-
Vous en croire mon conseil?
«—En quoi, dites?
««— N'allons pas souper chez D..."
— A quel propos? Ne nous attend-il pas, ou plutôt
ne lui avez-vous pas dit que vous lui ameniez un con-
ive?
96 LES ri\Èl\ES CORSES
— Si fait; ce n'est point pour cela.
~ Et pourquoi alors?
— Parce que je crois tout simplemcmcnt qu'il vaut
mieux que nous n'y allions pas.
— Mais enfin, vous avez une raison pour avoir
changé d'avis ; tout à l'heure vous insistiez pour m'y
conduire presque malgré moi.
— Nous n'aurions qu'à rencontrer M. de Château-
Ilenaud.
— Tant mieux 1 on le dit fort aimable, et je serais
enchanté de faire avec lui plus ample connaissance.
— Eh bien, soit, repris-je. Allons-y donc, puisque
vous le voulez.
— Nous descendîmes prendre nos paktots.
D... demeurait à deux pas de l'Opéra; il faisait beau :
je pensai que le grand air calmerait toujours quelque
peu l'esprit de mon compagnon. Je lui proposai d'aller
à pied : il accepta,
XIII
Nous trouvâmes au salon plusieurs de mes amis, des
habitués du foyer de l'Opéra, des locataires de la loge
infernale, de B..., L..., V..., A.... De plus, comme je
m'en étais douté, deux ou trois dominos démasqués qui
LES FRÈRES CORSES Ô7
tenaient leurs bouquets à la main en attendant le mo-
ment de les planter dans les carafes.
Je présentai Louis de Franchi aux uns et aux autres ;
il est inutile de dire qu'il fut gracieusement accueilli
des uns et des autres.
Dix minutes après, D... rentra à son tour, ramenant
le bouquet de myosotis, lequel se démasqua avec un
abandon et une facilité qui indiquaient la jolie femme
d'abord, et ensuite la femme habituée à ces sortes de
parties.
Je présentai M. de Franchi à D...
— Maintenant, dit de B..., si toutes les présentations
sont faites, je demande qu'on se mette à table.
— Toutes les présentations sont faites ; mais tous les
convives ne sont pas arrivés, répondit D...
— Et qui nous manque-t-il donc?
— n nous manque encore Château-Renaud.
— Ah 1 c'est juste. N'y a-t-il pas un pari, deman-
da V...?
— Oui, un pari pour un souper de douze personnes,
qu'il ne nous amène pas une certaine dame qu'il s'est
engagé à nous amener.
— Et quelle est donc cette dame, demanda le bou-
quet de myosotis, qui est si farouche, qu'on engage à
son endroit de semblables paris?
Je regardai de Franchi ; il était calme e,n apparence,
mais pâle comme la mort.
98 LES FIlÈllES CORSES
— Ma foi, répondit D,.., jo ne crois pas qu'il y ait
grande indiscrétion à vous nommor le masquo, d'au-
tant plus ^ue, selon toute probabilité, vous ne le con-
naissez pas. C'est madame...
Louis posa la main sur le bras do D...
— Monsieur, lui dit-il, en faveur de notre nouvello
onnaissance, accordez-moi une grâce.
— Laquelle, monsieur?
— Ne nommez pas la personne qui doit venir avec
M. de Chàteau-Ilenaud : vous savez que c'est une femme
mariée.
— Oui, mais dont le mari est à Smyrne, aux Indes,
dU Mexique, je ne sais où. Quand on a un mari si loin,
vous le savez, c'est comme si on n'en avait pas.
— Son mari revient dans quelques jours ; je le con-
nais; c'est un galant homme, et je voudrais, si c'est
possible , lui épargner le chagrin d'apprendre , à son
retour, que sa f.mme a fait une pareille inconsé-
quence.
— Alors, monsieur, excusez-moi, ditD... J'ignorais
que vous connussiez cette dame ; je doutais même qu'elle
fût mariée ; mais, puisque vous la con;^aissez, puisque
vous connaissez son mari..j
— Je les connais.
— Nous y mettrons la plus grande discrétion. Mes-
sieurs et mesdames, que Château-Renaud vienne ou ne
vienne pas, qu'il vienne seul ou accompagné, qu'il
I
LES FRÈRES CORSES 99
perde ou gagne son pari, je vous deman(^e le secret sur
toute cette aventure.
Le secret fut promis' d'une eu.a voix, non pas pro-
bablement par un sentiment bien profond des conve-
nances sociales, mais parce qu'on avait très-faim, et, par
conséquent, qu'on était pressé de se mettre à table.
— Merci, monsieur, dit de Franchi à D... en lui ten-
dant la main ; je vous assure que vous venez de laire
acte de galant homme.
On passa dans la salle à manger, et chacun prit sa
place. Deux places restèrent vacantes : c'étaient celles
de Château-Renaud et de la personne qu'il devait ame-
ner.
Le domestique voulut enlever les couverts.
— Non, dit le maître de la maison, laissez; Château-
Renaud a jusqu'à quatre heures. A quatre heures, vous
desservirez ; à quatre heures sonnantes, il aura perdu.
Je ne quittais pas du regard M. de Franchi ; je le vis
tourner les yeux vers la pendule ; elle marquait trois
heures quarante minutes.
— Allez-vous bien? demanda Louis froidement.
— Cela ne me regarde pas, dit en riant D... ; cela
regarde Château-Renaud, j'ai fait régler ma pendule
sur sa montre, afin qu'il ne se plaigne pas d'avoir été
surpris.
— Eh ! messieurs, dit le bouquet de myosotis, pour
Dieul puisqu'on ne peut pas parler de Château-Renaud
iOO LES FRÈnES CORSES
el de son inconnue, n'en parlons pas; car nous allons
lomber dans les symboles, dans les allégories et dans
les énigmes ; ce qui est mortellement ennuyeux.
— Vous avez raison, Est..., répondit V... ; il y a tant
de femmes dont on peut parler et qui ne demandent
pas mieux qu'on parle d'elles.
— A la santé de celles-là, dit D...
Et l'on commença à remplir les verres de Champagne
glacé. Chaque convive avait sa bouteille près de lui.
Je remarquai que Louis effleurait à peine son verre
de ses lèvres.
— Buvez donc, lui dis-je ; vous voyez bien qu'il ne
viendra pas.
— Il n'est encore que quatre heures moins un quart,
dit-il. A quatre heures, tout en retard que je serai, je
vous promets de rattraper celui qui sera le plus en
avance.
— A la bonne heure.
Pendant que nous échangions ces paroles à voix
basse, la conversation devenait générale et bruyante ;
de temps en temps, D... et Louis jetaient les yeux sur
la pendule, qui continuait à poursuivre sa marche im-
passible, malgré l'impatieaœ des deux personnes qui
consultaient son aiguille.
A quatre heures moins cinq minutes, je regardai
Louis.
— A votre santé 1 lui dis-je.
LES FÎIÊIIES CORSES 10<
Il prit son verre en souriant et le porta à ses lèvres.
Il en avait bu la moitié, à peu près, quand un coup
de sonnette retentit.
J'aurais cru qu'il ne pouvait pas devenir plus pâle, je
me trompais.
— C'est lui, d';-il.
— Oui; mais ce n'est peut-être pas elle, répondis-je.
— C'est ce que nous allons voir à l'instant.
Le coup de sonnette avait éveillé l'attention, de tout
le monde, et le silence le plus profond avait immédia-
tement succédé à la bruyante conversation qui courait
tout autour de la table et qui, de temps en temps, sau-
tait par-dessus.
On entendit alors comme un débat dans l'anticham-
bre.
D... se leva aussitôt et alla ouvrir la porte.
— J'ai reconnu sa voix, me dit Louis en me saisis-
sant le poignet qu'il serra avec force.
— Allons, allons, du courage, soyez homme, répon-
dis-je; il est évident que, si elle vient souper ainsi chez
un homme qu'elle ne connaît pas et avec des gens qu'ella
ne connaît pas davantage, c'est une catin, et une catin
n'est pas digne de l'amour d'un galant homme.
— Mais, je vous en supplie, madame, disait D... dans
l'antichambre, entrez donc; je vous assure que nous
sommes tout à fait entre amis.
— Mais entre donc, ma chère Emilie, disait M. de
iÛ2 LES l'KÈUES COTiSEfi
Château-Hcnaud ; tu ne te démasqueras pas si lu ve\i,
— Le misérable! murmura Louis de Franchi.
En ce moment, une femme entra, traînée .plutôt que
conduite par D..., qui croyait accomplir son ollice de
maître de majson, et par Château-Renaud.
— Quatre heures moins trois minutes , dit tout bas
Château-Renaud à D...
— Très-bien, mon cher, vous avez gagné.
— Pas encore, monsieur, dit lajeune femme incon-
nue en s'ad ressaut à Château -Renaud, et en se redres-
sant de toute sa hauteur; car je comprends votre insis-
tance maintenant... vous aviez parié de m'amcncr
souper ici, n'est-ce pas?
Château-Renaud se tut. Elle s'adressa àD..,
— Puisque cet homme ne répond pas, répondez,
vous, monsieur, dit-elle : n'est-ce pas que M. de Châ-
teau-Renaud avait parié qu'il m'amènerait souper chez
vous?
— Je ne puis pas vous cacher, madame, que M. do
Château-Renaud m'avait flatté de cet espoir,
— Eh bien, M. de Château-Renaud a perdu; car j'i-
gnorais où il nj3 conduisait et je croyais aller souper
chez une de mes amies; or, comme je ne suis pas venue
volontairement, M. de Château-Renaud doit;, ce me
semble, perdre le bénéflce de la gageure.
— Mais, maintenant que vous y êtes, chère Emilie,
reprit M. de Château-Renaud, vous resterez, n'est-r,e
LES FRÈRES CORSES 103
pas? Voyez, nous avons bonne compagnie en hommes
p.tjoyeuse compagnie en femmes.
— Maintenant que j'y suis, dit l'inconnue, je remer-
cierai monsieur, qui me paraît le maître de la maison,
du bon accueil qu'il veut bien me faire ; mais, comme
malheureusement je ne puis répondre à sa gracieuse
invitation, je prierai M. Louis de Franchi de me don-
ner le bras et de me reconduire chez moi,
Louis de Franchi ne fit qu'un bond, et se trouva, en
une seconde, entre M. de Château-Renaud et l'incon-
nue.
— Je vous ferai observer, madame, dit-il les dents
serrées par la colère, que c'est moi qui vous ai amenée,
et que, par conséquent, c'est à moi de vous reconduire^
— Messieurs, dit l'inconnue, vous êtes ici cinq nom-
mes, je me mets sous la sauvegarde de votre honneur;
vous empêcherez bien, je l'espère, M. de Château-Re-
naud de me faire violence.
Château -Renaud fit un mouvement; nous nous le-
vâmes tous.
— C'est bien, madame, dit-il, vous êtes libre ; je
sais à qui je dois m'en prendre.
— Si c'est à moi, monsieur, dit Louis de Franchi
avec un air de hauteur impossible à exprimer, vous me
trouverez demain toute la journée, rue d"j Helder
— C'est bien, monsieur; peut-être n'aurai-je pas
104 LES FUÈr.F.S COnSES
l'honneur de me présenter chez vous moi-même ; mais
j'espère qu'en mon lieu et place, vous voudrez hien re-
cevoir deux de mes amis.
— Il vous manquait, monsieur, dit Louis de Franchi
en haussant les épaules, de donner un pareil rendez-
vous devant une femme. Venez, madame, continua-t-il
en prenant le bras de l'inconnue, et croyez que je vous
remercie du fond du cœur de l'hoineur que vous me
faites.
Et tous deux sortirent au milieu d'un profond si-
lence.
— Eh bien, quoi, messieurs? dit Château-Renaud
quand la porte se fut refermée : j'ai perdu, voilà tout.
A après-demain soir, tous tant que nous sommes ici,
aux Frères-Provençaux.
Et il s'assit à l'une des deux places vides, et tendit
son verre à D..., qui le remplit bord à bord.
Cependant, comme on le comprend bien, malgré la
bruyante hilarité de M. de Château-Renaud, le reste du
souper fut assez maussade.
XIV
Le lendemain, ou plutôt le jour môme, j'étais à dix
heures du matin à la porte de M. Louis de Franchi.
Comme ]e montais l'escalier, je rencontrai deux jeu-
LES niÈHES CORSES 105
nés gens qui descendaient : l'un était évidemment un
homme du monde; l'autre, décoré de la Légion d'hon-
neur, paraissait, quoique habillé en bourgeois, être ua
militaire.
Je me doutai que ces deux messieurs sortaient de
chez M. Louis de Franchi, et je les suivis des yeux jus-
qu'au bas de l'escalier, puis je continuai mon chemin
et je sonnai.
Le domestique vint m'ouvrir; son maître était dans
son cabinet.
Lorsqu'il entra pour m'annoncer, Louis, qui était as-
sis et occupé à écrire, retourna la tête.
— Eh! justement, dit-il en tordant le billet com-
mencé et en le jetant au feu, ce billet était à votre in-
tention, et j'allais envoyer chez vous. C'est bien, Jo-
seph, je n'y suis pour personne.
Le domestique sortit.
— N'avez-vous pas rencontré deux messieurs sur
l'escalier? continua Louis en avançant un fauteuil.
— Oui, dont l'un est décoré.
— C'est cela môme.
— Je me suis douté qu'ils sortaient de chez vous.
— Et vous avez deviné juste.
— Venaient-ils de la paît de M. de Château-Renaud?
— Ce sont ses témoins.
— Ah! diable î il a pris la those au sérieux, à ce
qu'il paraît.
lOC LES FRÈRES CORSES
— Il ne pouvait guère faire autrement, vous en con-
viendrez, répondit Louis de Franchi.
— Et ils venaient?...
— Me prier de leur envoyer deux de mes amis pour
causer d'affaires avec eux; c'est alors que j'ai pense
à vous.
— Je sui-s très-honoré de votre souvenir ; mais je ne
puis me présenter seul chez eux.
— J'ai fait prier un de mes amis, le baron Giorda-
no MarteUi, de venir déjeuner avec moi. A onze heu-
res, il sera ici. Nous déjeunerons ensemble, et, à midi,
vous aurez la bonté de passer chez ces messieurs, qui
ont promis de se tenir chez eux jusqu'à trois heures.
Voici leurs noms et leurs adresses.
Louis me présenta deux cartes.
L'un s'appelait le baron René de Châtcaugrand,
l'autre M. Adrien de Boissy.
Le premier demeurait rue de la Paix, no 12;
Le second, qui, ainsi que je m'en étais douté, appar-
tenait à l'armée , était lieutenant aux chasseurs d'A-
frique, et demeurait rue de Lille, no 29.
Je tournai et retournai les cartes dans ma main.
— Eh bien, qu'y a-t-îl qui vous embarrasse? de-
manda Louis.
— Je voudrais savoir bien franchement de vous si
vous regardez cette affaire comme sérieuse. Vous com-
prenez que toute notre conduite se réglera là-dessus.
LES FRÈRES CORSES 107
— Comment donc 1 comme très-sérieuse 1 D'ailleurs,
vous avez dû l'entendre, je me suis mis à la disposition
de M. ao Château-Renaud, et c'est lui qui m'envoie
ses témoins. Je n'ai donc qu'à me laisser faire.
— Oui, certainement... mais enfin...
— Achevez donc, reprit Louis en souriant.
— Mais enfin... faudrait-il savoir pourquoi vous vous
battez. On ne peut pas voir deux hommes se couper la
gorge sans savoir au moins le motif du combat. Vous
le savez bien, la position du témoin est plus grave que
celle du combattant.
— Aussi je'vous dirai en deux mots la cause de cette
querelle. La voici :
» A mon arrivée à Paris, un de mes amis, capitaine
de frégate, me présenta à sa femme. Elle était belle,
elle était jeune; sa vue me fit une impression si pro-
fonde, que, craignant d'en devenir am.oureux, je pro-
fitai le plus rarement que je pus de la permission qui
m'était accordée de venir à toute heure dans la maison.
5) Mon ami se plaignait de mon indifférence, et alors
je lui dis franchement la vérité ; c'est-*-dire que sa
femme était trop charmante en tout pour que je m'ex-
posasse à la voir souvent. Il sourit, me tendit la main,
et exigea que je vinsse dîner avec lui le jour même.
B — Mon cher Louis, me dit-il au dessert, je pars
dans trois semaines pour le Mexi.|Uc ; peut-être rcste-
rai-je absent trois mois, peut-êtrfi six mois, peut-être
J08 LES FHÈIIES COUSES
plus longtemps. Nous autres marins, nous coiiiiaissons
quelquefois l'heure du départ, mais jamais celle du
retour. Je vous recommando Emilie en mon absence.
Emilie, je vous prie de traiter Louis de Franchi comme
votre frère.
» La jeune femme répondit en me tendant la main.
» J'étais stupéfait : je ne sus que répondre^ et je dus
paraître fort niais à ma future sœur.
» Trois semaines après, efleciivcment, mon ami
partit.
» Pendant ces trois semaines, il avait exigé que je
vinsse dîner en fimiille avec lui au moins une fois par
emaine.
» Emilie resta avec sa mère : je n'ai pas besoin de
dire que la confiance de son mari me l'avait rendue
sacrée, et que, tout en l'aimant plus que ne devait le
faire un frère, je ne la regardai jamais que comme une
sœur.
» Six mois s'écoulèren;..
» Emilie demeurait avec sa mère; et, en partant,
son mari avait exigé qu'elle continuât de recevoir. Mon
pauvre ami ne craignait rien tant que la réputation
d'homme jaloux : le fait est qu'il ad'^rait Emilie, et
qu'il avait entière confiance en elle.
» Emilie continua donc de recevoir. D'ailleurs, les
réceptions étaient intimes, et la présence de ta mère
ôtait aux plus mauvais esprits tout prétexte de Wùme ,
EES FRÈRES CORSES 109
atissi, personne ne s'avisa-t-il de dire un mot qui oût
porter atteinte à sa réputation.
» Il y a trois mois, à peu près, M. de Château-Re-
naud se fît présenter.
» Vous croyez aux pressentiments, n'est-ce pas ? A
son aspect, je tressaillis ; il ne m'adressa point la pa-
role ; il fut ce que doit être dans un salon un homme
du monde, et cependant, lorsqu'il sortit, je le haùissais
déjà.
» Pourquoi ? Je n'en savais rien moi-même.
» Ou plutôt je m'étais aperçu que cette impression
que j'avais éprouvée en voyant pour la première fois
Emilie, il l'avait éprouvée lui-même.
» De son côté, il me semblait qu'Emilie l'avait reçu
avec une coquetterie inaccoutumée. Sans doute je me
trompais ; mais, je vous l'ai dit, au fond da cœur, je
n'avais pas cessé d'aimer Emilie, et j'étais jaloux.
» Aussi, à la prochaine soirée, ne perdis-je pas do
vue M. de Château-Renaud : peut-être s'aperçut-il de
mon affectation à le suivre des yeux, et il me sembla
qu'en causant à demi-voix avec Emilie , il essayait da
me tourner en ridicule.
» Si je n'avais écouté que la voix de mon cœur, dès
ce soir-là, je lui eusse cherché une querelle sous un
prétexte quelconque et me fusse battu avec lui ; mais
je m -i contins en me répétant à moi-même qu'une telle
conduite serait absurde,
9
ifO LES FRl^.RES CORSES
» Que voulez-vous 1 chaque vendredi fut pour moi
désormais un supplice.
» M. de Château-Renaud est tout à fait un homme
du monde, un élégant, un lion ; je reconnaissais sous
beaucoup de rapports sa supériorité sur moi ; mais il
me semblait qu'Emilie le mettait encore plus haut qu'il
ne méritait d'être.
» Bientôt je crusremarquerqueje n'étais pointle seul
qui s'aperçût de cette préférence d'Emilie pour M. de
Château-Renaud , et cette préférence s'augmenta de
telle façon et devint enfin si visible, qu'un jour Gior-
dano, qui était comme moi un habitué de la maison,
m'en parla.
» Dès lors, mon parti fut pris ; je résolus d'en parler
à mon tour à Emilie, convaincu que j'étais encore
qu'il n'y avait de sa part que de l'inconséquence, et
que je n'avais qu'à lui ouvrir les yeux sur sa propre
conduite pour qu'elle en réformât tout ce qui, jusque-
là, avait pu la faire accuser de légèreté.
» Mais, à mon grand étonnement, Emilie prit mes
observations en plaisanterie, prétendant que j'étais fou,
et que ceux qui partageaient mes idées étaient aussi
fous que moi.
» J'insistai.
» Emilie me répondit qu'elle ne s*en rapporterait
pas à moi dans une pareille affaire, et qu'un homme
amoureux était nécessairement un juge prévenu.
LES FRÊKES CORSES Hi
» Je demeurai stupéfait; son mari lui avait tout dit.
» Dès lors, vous le comprenez, mon rôle, envi'^agé
sous le point de vue d'amant malheureux et jaloux,
devenait ridicule et presque odieux ; je cessai d'aller
chez Emilie.
» Quoique ayant cessé d'assister aux soirées d'Emilie,
je n'en avais pas moins de ses nouvelles ; je n'en sa-
vais pas moins ce qu'elle faisait, et je n'en étais pas
moins malheureux ; car on commençait à remarquer
les assiduités de M. de Château-Renaud près d'Emilie
et à en pai ier tout haut.
» Je mo résolus à lui écrire ; je le fis avec toute la
mesure dont j'étais capable, la suppliant, au nom de
son honneur compromis, au nom de son mari absent
et plein de confiance en elle, de veiller sévèrement sur
ce qu'elle faisait ; elle ne me répondit pas.
» Que voulez-vous 1 l'amour est indépendant de la
volonté ; la pauvre créature aimait, et, comme elle
aimait, elle était aveugle ou plutôt voulait absolument
l'être.
» Quelque temps après, j'entendis dire tout haut
qu'Emilie était la maîtresse de M. de Château-Renaud.
» Ce que je souffris ne peut pas s'exprimer.
» Ce fut alors que mon pauvre frère éprouva le con-
tre-coup de ma douleur.
B Cependant une douzaine de jours s'écoulèrent, et,
6ur ces entrefaites, vous arrivâtes.
HZ LiiS FRÈKIiS CORSES
» Le jour même où vous vous présentâtes chez moi,
j'avais reçu une lettre anonyme. Cette lettre était de
la part d'une dame inconnue qui me donnait rendez-
vous au bal de l'Opéra.
» Cette dame me disait qu'elle avait certains ren-
seignements à me communiquer sur une dame de mes
amies, dont elle se contentait pour le moment de me
dire le prénom,
» Ce prénom était Emilie.
» Je devais la reconnaître à un bouquet de violettes.
» Je vous dis alors que j'aurais dû ne ooint aller à ce
bal ; mais, je vous le répète, j'étais poussé par la fatalité.
» J'y vins; je trouvai mon domino à l'heure et à la
place indiquées. Il me confirma ce qu'on m'avait déjà
dit, que M. de Château-Renaud était l'amant d'Emilie,
et, comme j'en doutais, ou plutôt comme je faisais
semblant d'en douter, il me donna cette preuve que
M. de Château-Renaud avait parié qu'il conduirait sa
nouvelle maîtresse souper chez M. D...
» Le hasard a fait que vous connaissiez M. D...; que
vous étiez invité à ce souper ; que vous aviez la faculté
d'y mener un ami ; que vous avez proposé de m'y con-
duire, et que j'ai accepté.
» Vous savez le reste.
» Maintenant, que puis-je faire autrement sinon quo
d'attendre et d'accepter les propositions qui me seront
(ailes ?
LES FRÈRES CORSES !«
Il n'y avait rien à répondre à cela : j'inclinai donc
la tête.
— Mais, repris-je au bout d'un instant avec un sen-
timent de crainte, je crois me rappeler, je me trompe
j'espère, que votre frère m'a dit que vous n'aviez jamais
touché ni à un pistolet ni à une épée.
— C'est vrai.
— Mais alors vous êtes à la merci de votre adver-
saire.
— Que voulez-vous, Dieu y pourvoira !
XV
En ce moment, le valet de chambre annonça le baron
Giordano Martelli.
C'était, comme Louis de Franchi, un jeune Corse de
la province de Sartène ; il servait dans le 11' régiment,
où deux ou trois faits d'armes admirables l'avaient fait
nommer capitaine à l'âge de vingt-trois ans. Il va sans
dire qu'il était vêtu en bourgeois.
— Eh bien, lui dit-il. après m'avoir salué, la chose
en est donc arrivée enfm où elle en devait venir, et,
d'après ce que tu m'écris, la auras, selon toute proba-
bilité, la visite des témoins de M. de Château-Renaud
dans la journée.
— Jn l'ai eue, dit Louis.
H4 LES FRBRES CORSES
— Ces messieurs ont laissé leurs noms et leurs
adresses ?
— "Voici leurs cartes.
— Bien ! ton valet de chambre m'a dit que nous étions
servis ; déjeunons, et nous irons ensuite leur rendre
leur visite.
Nous passâmes dans la salle à manger, et il ne fut
plus question de l'affaire qui nous réunissait.
Ce fut alors seulement que Louis m'interrogea sur
mon voyage en Corse, et que je trouvai l'occasion de lui
raconter tout ce que le lecteur sait déjà.
A cette heure que l'esprit du jeune homme était calmé
par l'idée qu'il se battait le lendemain avec M. de Châ-
teau-Renaud, tous les senaments de patrie et de famille
lui revenaient au cœur.
II me fit vingt fois répéter ce que m'avaient dit son frère
et sa mère. 11 était surtout fort touché, connaissant les
mœurs véritablement corses de Lucien, des soins qu'il
avait mis à apaiser la querelle des Orlandi et des Co-
lona.
Midi sonna.
— Je crois, sans vous chasser le moins du monde,
messieurs, dit Louis, qu'il serait temps de rendre à
ces messieurs leur visite ; en tardant davantage, ils
pourraient croire que nous y mêlions de la négli-
gence.
— Oh 1 sur ce point, rassurez-vous, repartis-je; ils
LES FRÈRES CORSES liS
sortent d'ici il y a deux heures à peine, et il vous a fallu
le temps de nous prévenir.
— N'importe, dit le baron Giordano, Louis a raison;
— Maintenant, dis-je à Louis, il faut cependant que
nous sachions quelle arme vous préférez de l'épée ou
du pistolet.
— Oh ! mon Dieu, je vous l'ai dit, cela m'est parfai-
tement égal, attendu que je ne suis familier ni avec
l'une ni avec l'autre. D'ailleurs, M. de Château-Renaud
m'épargnera l'embarras du choix. Il se regardera sans
doute comme l'offensé, et, à ce titre, il pourra prendre
l'arme qui lui conviendra.
— ^ Cependant l'offense est discutable. Vous n'avez rien
fai^ cintre chose que présenter le bras qu'on réclamait
ne vous.
— Écoutez, me dit Louis : toute discussion, à mon avis,
pourrait prendre la tournure d'un désir d'arrangement.
J'ai des goûts fort paisibles, comme vous le savez ; je
suis loin d'être duelliste, puisque c'est la première affaire
que j'ai ; mais c'est justement à cause de toutes ces rai-
sons que je veux être beau joueur,
— Cela vous est bien aisé à dire, mon cher ; vous ne
jouez que votre vie, vous, et vous nous laissez à nous,
en fece de toute votre famille , la responsabilité de ce
qui arrivera.
— Oh ! quant à cela, soyez tranquilles, je connais ma
mère et mon frère. Ils vous demanderont ; « Louis
H6 LES rntnr? ronsES
s'cst-il conduit en galant homme?» et, quand vous
aurez répondu : « Oui, » ils diront ! « C'est bien. »
— Mais enfin, que diable! faut-il cependant que
nous sachions quelle arme vous préférez.
— Eh bien, si l'on propose le pistolet, acceptez-le
tout de suite.
— C'était mon avis aussi, dit le baron.'
— Va doncpour le pistolet, répondis-je, puisque c'est
votre avis à tous deux. Mais le pistolet est une vilaine
arme.
— Ai-je le temps d'apprendre à tirer l'épée d'ici à
demain ?
— Non. Cependant, avec une bonne leçon de Grisier,
peut-être arriveriez-vous à vous défendre.
Louis sourit.
— Croyez-moi, dit-il, ce qui arrivera de moi demain
matin est déjà écrit là-haut , et, quelque chose que
nous y puissions faire, vous et moi, nous n'y changerons
rien.
Sur ce, nous lui serrâmes la main et nous descen-
dîmes.
Notre première visite fut naturellement pour le té-
moin de notre adversaire qui se trouvait le plus proche
de nous.
Nous nous rendîmes donc cbez M. René de Châ-
teaugrand, qui demeurait, comrLC nous l'avons dit,
i-ue de la Paix, n° 12.
LES FRÈRES CORSES 117
La porte était interdite à quiconque ne se présente-
rait point de la part de M. Louis de Franchi.
Nous déclinâmes notre mission, présentâmes nos
cartes, et fûmes introduits à l'instant même.
Nous trouvâmes dans M. de Châteaugrand un hom-
me du monde parfaitement élégant. Il ne voulut point
que nous nous donnassions la peine de passer chez
M. de Boissy, nous disant qu'ils étaient convenus en-
semble que le premier chez lequel nous nous présente-
rions enverrait chercher l'autre.
Il envoya donc aussitôt son laquais prévenir M. Adrien
de Boissy que nous l'attendions chez lui.
Pendant ce moment d'attente, il ne fut pas une se-
conde question de l'affaire qui nous amenait. On parla
(Oourses, chasse, opéra.
M. de Boissy arriva au bout de dix minutes.
Ces messieurs ne mirent pas même en avant la pré-
tention du choix des armes . l'épée ou le pistolet étant
également familiers à M. de Châieau-Renaud,il s'en re-
mettaient du choix à M. de Franchi lui-même ou au ha-
sard. On jeta un louis en l'air, face pour l'épée, pile
pour le pistolet ; le louis retomba pile.
H fut donc décidé que le combat aurait lieu le lende-
main à neuf heures du matin, au bois de Vincennes;
que les adversaires seraient placés à vingt pas de dis-
taricè ; qu'on frapperait trois coups dans les mains, et
qu'au troisième coup, ils tireraient
%
148 LES FRÈRES CORSES
Nous allâmes rendre cette réponse à de Franchi.
Le môme soir, je trouvai en rentrant chez moi les
cartes de MM. de Châteaugrand et de Boissy,
XVI
Je m'étais présenté à huit heures du soir chez M. de
Franchi, pour lui demander s'il n'avait pas quelque
recommandation à me faire ; mais il m'avait prié
d'attendre au lendemain, en me répondant d'un air
étrange :
— La nuit porte conseil.
Le lendemain donc, au lieu d'aller le prendre à huit
heures, ce qui nous donnait encore marge suffisante
pour être au rendez- vous à neuf, j'étais chez Louis de
Franchi à sept heures et demie.
n était déjà dans son cabinet et écrivait.
Au bruit que je fis en ouvrant la porte, il so re-
tourna.
n était très-pâle.
— Pardon, me dit-il, j'achève d'écrire à ma mère ;
asseyez-vous, prenez un journal, si les journaux sont
arrivés ; tenez, la Presse^ par exemple, il y a un char-
mant feuilleton de M. Méry.
Je pris le journal indiqué et je m'assis?, regardant
avti**, étonneraent l'opposition que faisait c«tte pâleur
LES FRÈHES CORSES H9
presque livide du jeune homme avec sa voix douce,
grave et calme.
J'essayai de lire; mais je suivais des yeux les carac-
tères, sans qu'ils présenté^sent aucun sens distinct à
mon esprit.
Au bout de cinq minutes :
— J'ai fini, dit-il.
Et, sonnant aussitôt son valet de chambre :
— Joseph, je n'y suis pour personne, pas même pour
Giordano ; faites-le entrer au salon; je désire, sans être
interrompu par qui que ce soit, être dix minutes seul
avec monsieur.
Le valet referma la porte.
— Tenez, me dit-il, mon cher Alexandre, Giordano
est Corse, il a des idées corses ; je ne puis donc me
fier à lui dans ce que je désire; je lui demanderai le
secret, et voilà tout; quant à vous, il faut que vous me
promettiez d'exécuter de point en point mes instructions.
— Certainement 1 n'est-ce pas un devoir pour un té-
moin?
— Un devoir d'autant plus réel qu'ainsi vous épar-
gnerez peut-être à notre famille un second malheur.
— Un second malheur? demandai-je étonné.
— Tenez, me dit-il, voici ce que j'écris à ma mère;
lisez cette lettre.
Je pris la lettre des mains de Franchi, et ie Jus avec
un étonnement croissant ;
4!!>.'> LES FRÈRES C.ORSFS
a Ma bonne mèro,'
» Si je ne vous savais pas â la fois forte comme une
Spartiate et soumise comme une chrétienne, j'emploie-
rais tous les moyens possibles pour vous préparer à l'é-
vénement affreux qui va vous frapper; quand vous re-
cevrez cette lettre, vous n'aurez plus qu'un fils.
» Lucien, mon excellent frère, aime ma mère pour
nous deux!
» Avant-hier, j'ai été atteint d'une fièvre cérébrale,
j'ai fait peu d'attention aux premiers symptômes ; le mé-
decin est arrivé trop tard ! Ma bonne mère, il n'y a plus
d'espoir pour moi, à moins d'un miracle, et quel droit
ai-je d'espérer que Dieu fera ce miracle pour moi?
» Je vous écris dans un moment lucide; si je meurs,
cette lettre sera mise à la poste un quart d'heure après
ma mort; car, dans l'égoïsme de mon amour pour vous,
je veux que vous sachiez que je suis mort en ne re-
grettant du monde entier que votre tendresse et celle
de mon frère.
» Adieu, ma mère.
» N*^ pleurez pas; c'était l'âme qui vous aimait et non
pas le corps, et, partout où elle ira, l'âme continuera de
Tous aimer.
» Adieu, Lucien.
LES FRÈRES CORSES 121
» Ne quitte jamais notre mère, et songe qu'elle n'a
plus que toi.
» Votre fils,
D Ton frère,
» Louis de Franchi. »
Après ces derniers mots, je me retournai vers celui
qui les avait écrits.
— Eh bien, lui dis-je, qu'est-ce que cela signifie?
— Ne comprenez-vous pas? me demanda-t-il.
— Non.
— Je vais être tué à neuf heures dix minutes.
— Vous allez être tué ?
— Oui.
— Mais vous êtes fou ! Pourquoi vous frapper d'une
pareille idée ?
— Je ne suis ni fou ni frappé, mon cher ami... Je
suis prévenu, voilà tout.
— Prévenu? et par qui?
— Mon frère ne vous a-t-il pas raconté, demanda en
souriant Louis, que les mâles de notre famille jouissent
d'un singulier privilège?
— C'est vrai, répondis-je en frissonnant malgré moi ;
il m'a parlé d'apparitions.
— C'est cela. Eh bien, mon père m'est apparu cette
122 LES I- H fin ES CORSES
nuit ; c'est pour cela que vous m'avez trouvé si pâlo; la
vue des morts pâlit les vivants.
Je le regardai avec un étonnement qui n'était point
exempt de terreur.
— Vous avez vu votre père cette nuit, dites-vous?
— Oui,
•— Et il vous a parlé ?
— Il m'a annoncé ma mort.
— C'était quelque rêve terrible, dis-jc.
— C'était une terrible réalité.
— Vous dormiez ?
— Je veillais... Ne croyez- vous donc pas qu'un père
puisse visiter son fils ?
Je baissai la tête; car, au fond du cœur, moi-même,
je croyais à cette possibilité.
— Gomment cela s'est-il passé? demandai-je.
— Oh ! mon Dieu, de la façon le plus simple et la
plus naturelle. Je lisais, en attendant mon père; car je
savais que, si je courais quelque danger mon père m'ap-
paraîtrait, lorsque, à minuit, ma lampe a pâli d'elle-
même, la porte s'est ouverte lentement, et mon père a
paru.
— Mais comment? demandai-je.
— Mais comme de son vivant : vêtu de l'habit qu'il
portait habituellement-, seulement, il était très- pâle, et
ses yeux étaient sans regard.
— Oh! mon Dieu!...
LES FRÈRES CORSES <Î3
•— Alors, il s'approcha lentement de mon lit. Je me
soulevai sur le coude.
» — Soyez le bienvenu, mon père, lui dis-je.
» n s'approcha de moi, me regarda fixement, et il
me sembla que cet œil atone s'-animait par la force du
sentiment paternel.
— Continuez... c'est terrible!..;
— Alors, ses lèvres remuèrent, et, chose étrange,
quoique ses paroles ne produisissent aucun son, je les
entendais retentir au dedans de moi-même, distinctes
et vibrantes comme un écho.
— Et que vous a-t-il dit?
— n m'a dit :
» — Pense à Dieu, mon fils!
» — Je serai donc tué dans ce duel? demandai-
je.
» Je vis deux larmes couler de ces yeux sans regard
sur le visage pâle du spectre.
» — Et à quelle heure ?
» Il tourna le doigt vers la pendule. Je suivis la di-
rection indiquée. La pendule marquait neuf heures dix
minutes.
» — C'est bien, mon père, répondis-je alors. Que la
volonté de Dieu soit faite. Je quitte ma mère, c'est vrai,
mais pour vous rejoindre, vous.
» Alors un pâle sourire passa sur ses lèvres, et, me
faisant un signe d'adieu, il s'éloigna.
424 LES FRftRES CORSES
» La porto s'ouvrit d'ollc-mêmc devant lui... Il dis-
parut, et la porte se referma.
Ce récit étail si simplement et si naturellement fait,
qu'il était évident, ou que la scène que racontait do
Franchi avait eu lieu effectivement, ou qu'il avait été,
dans la préoccupation de son esprit, le jouet d'une il-
lusion qu'il avait prise pour la réalité, et qui, par con-
séquent, était aussi terrible qu'elle.
J'essuyai la sueur qui me coulait du front.
— Maintenant, continua Louis, vous connaissez mon
frère, n'est-ce pas?
— Oui.
— Que croyez-vous qu'il fasse s'il apprend que j'ai
été tué en duel?
— Il partira à l'instant même de Sullacaro pour venir
se battre avec celui qui vous aura tué.
— Justement, et, s'il est tué à son tour, ma mère sera
trois fois veuve, veuve de son mari, veuve de ses deux -
fils.
— Oh î je comprends, c'est affreux !
— Eh bien, c'est ce qu'il faut éviter. Voilà pourquoi
j'ai voulu écrire cette lettre. Croyant que je suis mort
d'une fièvre cérébrale, mon frère ne s'en prendra à
personne, et ma mère se consolera plus facilement, me
croyant atteint pi^r la volonté de Dieu, que, si elle me
sait frappé par la main des hommes. A moins que...
— A moins que?.,, répétai-je.
LES FRÈRES CORSES 125
— Oh ! non.,., reprit Louis, j'espère que ce ne sera
pas.
Je vis qu'il répondait à une crainte personnelle, et o
n'insistai point.
En ce moment, la porte s'entr'ouvrit.
— Mon cher de Franchi, dit le baron de Giordano,
j'ai respecté ta consigne tant que la chose a été possi-
ble ; mais il est huit heures; le rendez-vous esta neuf;
nous avons une lieue et demie à faire, il faut partir.
— Je suis prêt, mon très-cher, dit Louis. Entre
donc. J'ai dit à monsieur ce que j'avais à lui dire.
Il mit un doigt sur sa bouche en me regardant.
— Quant à toi, mon ami, continua-t-il en se retour-
r.ant vers la table et en y prenant une lettre cachetée ;
voici ton affaire. S'il m'arrivait malheur, lis ce billet,
et conforme-toi, je te prie, à ce que je te demande.
— A merveille!
— Vous vous étiez chargé des armes ?
— Oui, répondis-je. Mais, au moment de partir,
je me suis aperçu que l'un des chiens jouait mal. Nous
prendrons, en passant, une boîte de pistolets chez De-
visme.
Louis me regarda en souriant et me tendit la main.
Il avait compris que je ne voulais pas qu'il fût tué avec
mes pistolets.
— Avez-vous une voiture , demanda Louis, ou faut-
il que Joseph aille en chercher une ?
iS6 LES FUÈRES CORSES
• - J'ai mon coupé, dit le baron, et, en nous pressant
un peu, nous tiendrons trois. D'ailleurs, comme nous
sommes un peu en retard, nous irons toujours plus
vite avec mes chevaux qu'avec des chevaux de fiacre.
— Partons, dit Louis.
Nous descendîmes. A la porto, Joseph nous attendait.
— Irai-je avec monsieur? demanda-t-il.
— Non, Joseph, répondit Louis, non, c'est inutile,
je n'ai pas besoin de vous.
Puis, restant un peu en arrière :
— Tenez, mon ami, dit-il en lui mettant dans la
main an petit rouleau d'or; "et, si parfois, dans mes
moments de mauvaise humeur, je vous ai brusqué,
pardonnez-le-moi.
— Ohl monsieur, s'écria Joseph les larmes aux
yeux, qu'est-ce que cela signifie ?
— Chutl dit Louis.
Et, s'élançant dans la voiture, il se plaça entre nous
deux.
— C'était un bon serviteur, dit-il, en jetant un der-
nier regard sur Joseph, et, si vous pouvez lui être utile,
l'un ou l'autre, je vous en serai reconnaissant.
— Est-ce que tu le renvoies? demanda le baron.
— Non, dit en souriant Louis, je le quitte, voilà
tout.
Nous nous arrêtâmes à la porte de Devisme, juste le
temps nécessaire pour prendre une boîte de pistolets,
LES FRÈRES CORSES il7
de la poudre et des balles ; puis nous repartîmes au
^rand trot des chevaux.
XYTI
Nous étions à Vincennes à neuf heures moins cinq
minutes.
Une voiture arrivait en même temps que la nôtre :
c'était celle de M. de Château-Renaud.
Nous nous enfonçâmes dans le bois par deux routes
différentes. Nos cochers devaient se rejoindre dans la
grande allée.
Quelques instants après, nous étions au rendez-vous.
— Messieurs , dit Louis en descendant le premier ,
vous le savez, pas d'arrangement possible.
— Cependant..., dis -je en m'approchant.
— Oh ! mon cher, rappelez-vous qu'après la confi-
dence que je vous ai faite, vous avez moins que per-
sonne le droit d'en proposer ou d'en recevoir.
Je baissai la tète devant cette volonté absolue, qui,
pour moi, était une volonté suprême.
Nous laissâmes Louis près de la voiture et nous nous
avançâmes vers M. de Boissy et M. de Châteaugrand.
Le baron de Giordano tenait à la main la boîte de
pistolets.
Nous échangeâmes un salut.
m LES FRf.RES COUSES
— IVfessieurs, dit le baron Giordano, dans les cir-
constances pareilles à celles où nous nous trouvoiis,
les plus courts cr.npliments sont les meilleurs ; cac^
d'un moment à l'autre, nous pouvons être dérangés.
Nous nous étions chargés d'apporter les armes, les
voici ; veuillez les examiner, nous venons de les pren-
dre à l'instant même chez l'arquebusier, et nous vous
donnons notre parole que M. Louis de Franchi no les
a pas même vues.
— Cette parole était inutile, monsi'^nr, répondit le
vicomte de Châteaugrand ; nous savons à qui nous
avons affaire.
Et, prenant un pistolet, tandis que M. de Boissy
prenait l'autre, les deux témoins en firent jouer les res-
sorts tout en examinant le calibre.
— Ce sont des pistolets do tir ordinaire, et qui n'ont
jamais servi, dit le baron ; maintenant, sera-t-on libre
de se servir ou non de la double détente.
— Mais, dit M. de Boissy, mon avis est que chacun
doit faire comme il lui conviendra et selon son habitude.
— Soit, dit le baron Giordano. Toutes chances éga-
les sont agréables.
— Alors vous préviendrez M. de Franchi, et nous
préviendrons M. de Château-Renaud.
— C'est convenu ; maintenant, monsieur, c'est nous
qui avons apporté les armes, continua le baron rie
Gifl (dano, c'est à vous de ies charger.
LES FRÈRES CORSES 12»
Les deux jeunes gens prireni chacun un pistolet., me-
surèrent rigoureusement la même charge de poudre,
prirent au nasard deux balles, et les enfoncèrent dans
le canon avec le maillet.
Pendant cette opération, à laquelle je n'avais voulu
prendre aucune part, je m'approchai de Louis, qui me
reçut le sourire sur les lèvres,
— Vous n'oublierez rien de ce que je vous ai deman-
dé, me dit-il, et vous obtiendrez deGiordano, auquel je
le demande, au reste, par la lettre que je lui ai re-
mise, qu'il ne raconte rien, ni à ma mère, ni à mon
frère. "Veillez aussi à ce que les journaux ne parlent
point de cette affaire, ou, s'ils en parlent, à ce qu'ils ne
mettent point les noms.
— Vous êtes donc toujours dans cette terrible con-
viction que le duel vous sera fatal ? lui demandai-je.
— J'en suis plus convaincu que jamais; mais vous
me rendrez cette justice au moins, n'est-ce pas? que j'ai
regardé venir la mort en vrai Corse.
— Votre calme, mon cher de Franchi, est si grand,
qu'il me donne cet espoir que vous n'êtes pas bien con-
vaincu vous-même.
Louis tira sa montre.
— J'ai encore sept minutes à vivre, dit-il ; tenez,
voilà ma montre ; gardez-la, je vous prie, en souvenir
de moi : c'est une excellente B réguet.
Je pris la montre en serrant la main de Franchi,
130 LES FRÈRES CORSES
— Dans huit minutes, lui dis-je, j'espcre vous la rendre.
— Ne parlons plus de cela, me dit-il ; voici ces mes-
sieurs qui s'approchent.
— Messieurs, dit le vicomte de Châteaugrand, il doit
y avoir ici, à droite, une clairière que j'ai pratiquée
pour mon propre compte, l'an dernier; voulez-vous que
nous la cherchions? Nous serons mieux que dans uno
allée, où nous pouvons être vus et dérangés.
— Guidez-nous , monsieur dit le baron Giordano
Martelli ; nous vous suivons.
Le vicomte marcha le premier, et nous le suivîmes
en formant deux groupes séparés. Bientôt, en effet,
nous nous trouvâmes, après une trentaine de pas d'une
descente presque insensible, au milieu d'une clairière
qui avait autrefois, sans doute, été une mare dans le
genre de celle d'Auteuil, et qui, tout à fait desséchée,
formait une fondrière entourée de tous côtés d'une
espèce de talus; le terrain paraissait donc fait exprès
pour servir de théâtre à une scène dans le genre de
celle qui allait s'y passer.
•—Monsieur Martelli, dit le vicomte, voulez-vous
mesurer les pas avec moi ?
Le baron répondit par un salut d'assentiment ; puis,
allant se mettre côte à côte avec M. de Châteaugrand,
ils mesurèrent vingt pas ordinaires.
Je restai donc encore quelques secondes seul avec dô
Franchi.
LES FRÈBES CORSES 131
— A propos, me dit-il, vous trouverez mon testa-
ment sur la table où j'écrivais lorsque vous êtes entré.
— C'est bien, répondis-je, soyez tranquille.
— Messieurs, quand vous voudrez, dit le vicomte de
Châteaugrand.
— Me voici, répondit Louis. Adieu, cher amil merci
de toute la peine que je vous ai donnée, sans compter,
ajouta-t-il avec un sourire mélancolique, celle que je
vous donnerai encore.
Je lui pris la main ; elle était froide, mais sans au-
cune agitation.
— Voyons, lui dis-je, oubliez l'apparition de cette
nuit et visez de votre mieux.
— Vous rappelez-vous le Freysçhutz ?
— Oui.
— Eh bien, vous le savez, chaque balle a sa destina-
tion... Adieu.
11 rencontra sur sa route le baron Giordano, qui tenait
à la main le pistolet qui lui était destiné ; il le prit,
l'arma, et, sans même y jeter les yeux, alla se placer à
son poste indiqué par un mouchoir.
M. de Château-Renaud était déjà au sien.
Il y eut un instant de morne silence, pendant lequel
les deux jeunes gens saluèrent leurs témoins, puis ceux
de leurs adversaires, et enfin se saluèrent l'un l'autre.
M. de Château-Renaud paraissait parfaitement avoir
l'habitude de ce genre d'affaires, et il était souriant
132 LES FKÊKES COKSES
comme un homme sûr de son adresse. Peut-être sa-
vait-il, d'ailleure, que c'était la première fois que Louis
de Franchi touchait un pistolet.
Louis était calme et froid ; sa belle tôte avait l'air
d'un buste de marbre.
— Eh bien, messieurs, dit Château-Renaud, vous
le voyez, nous attendons.
Louis me jeta un dernier regard; puis, avec un sou-
rire, il leva les yeux au ciel..
— Allons, messieurs, dit Châteaugraud, préparez-
vous.
Puis, frappant ses mains l'une contre l'autre :
— Une fois... dit-il, deux fois... trois fois...
Les deux coups ne formèrent qu'une seule détona-
tion.
Au même instant, je vis Louis de Franchi faire deux
tours sur lui-même et tomber sur un genou.
M. de Château-Renaud resta debout ; le revers de sa
redingote seulement avait été traversé.
Je me précipitai vers Louis de Franchi.
— Vous êtes blessé ? lui dis-je.
Il essaya de me répondre, mais inutilement ; une
mousse sanglante parut sur ses lèvres.
En même temps, il laissa tomber lo pistolet et porta
la main au côté droit de sa poitrine.
A peine voyait-on sur la redingote un trou à fourrer
le bout du petit doigt.
LES FRÈRES CORSES 133
— Monsieur le baron, m'écriai-je, courez a la ca-
serne et amenez le chirurgien du régiment.
Mais de Franchi rassembla ses forces, et, arrêtant
Giordano, il lui fit signe de la tête que la chose était
inutile.
En même temps, il tomba sur le second genou.
M. de Château-Renaud s'éloigna aussitôt ; mais ses
deux témoins s'approchèrent du blessé.
Pendant ce temps, nous avions ouvert la redingote,
déchiré le gilet et la chemise.
La balle entrait au-dessous de la sixième côte droite,
et sortait un peu au-dessus de la hanche gauche.
A chaque expiration du moribond, le sang jaillissait
par les deux blessures.
Il était évident que la plaie était mortelle.
— Monsieur de Franchi, dit le vicomte de Château-
grand, nous sommes désolés, croyez-le bien, du résul-
tat de cette malheureuse affaire, et nous espérons que
vous êtes sans haine contre M. de Château-Renaud.
— Oui, oui..., murmura le blessé, oui, je lui par-
donne...; mais qu'il parte... qu'il parte...
Puis, se retournant avec effort de mon côté :
— Souvenez-vous de votre promesse, me dit-il.
— Oh ! je vous jure qu'il sera fait comme vous dé-
sirez.
— Et maintenant, dit-il en souriant, regardez la
montre.
8
134 LES FRÈRES COUSES
Et il rclninba en poussant un long soupir.
C'était rc dernier.
Je regardai la montre : il était juste neuf heures dix
minutes.
Puis je portai les yeux sur Louis de Franchi : il était
mort.
Nous ramenâmes le cadavre chez lui, et, tandis que
le baron de Giordano allait faire la déclaration au. com-
missaire de police du quartier, je le montai avec Jo-
seph dans sa chambre.
Le pauvre garçon pleurait à chaudes larmes.
En entrant, mes yeux se portèrent malgré moi sur
la pendule. Elle marquait neuf heures dix minutes.
Sans doute on avait oublié de la remonter, et elle
c'était arrêtée juste à celte heure.
Un instant après, le baron Giordano rentra avec les
gens de justice, qui, prévenus par lui, venaient mettre
les scellés.
Le baron voulait envoyer des lettres de faire part aux
amis et connaissances du défunt; mais je le priai, au-
paravant, de lire la lettre que lui avait remise Louis
de Franchi au moment de notre départ.
Cette lettre contenait la prière de cacher à Lucien la
cause de sa mort, et l'invitation, pour que personne ne
îût dans la confidence, de faire faire l'enterrement sans
aucune pompe et sans aucun bruit.
Le baron Giordano se chargea de tous ces détails, et
LES FRÈRES CORSES 43»
moi, j'allai faire à l'instant même une double visite à
MM. de Boissy et de Châteaugrand, pour les prier de
garder le siîence sur cette malheureuse affaire, et les
engager à inviter M. deChâteau-R-enaud, sans lui dire
pour quelle cause on sollicitait son départ, à quitter
Paris, au moins pour quelque temps.
Ils me promirent de seconder mon intention autant
qu'il serait en leur pouvoir, et, tandis qu'ils se ren-
daient chez M. de Château-Renaud, j'allai mettre à la
poste la lettre qui annonçait à madame de Franchi que
son fils venait de mourir d'une fièvre cérébrale.
XVIIl
Contre l'habitude de ces sortes d'affaires, ce duel fît
peu de bruit.
Les journaux eux-mêmes, ces éclatantes et fausses
trompettes de la publicité, se turent.
Quelques amis intimes seulement accompagnèrent le
corps du malheureux jeune homme au Père-Lachaise.
Seulement, quelques instances qu'on pût faire à M. de
Château-Renaud, il refusa de quitter Paris.
J'avais «iu un moment l'idée de faire suivre la lettre
de Louis à sa famille d'une lettre de moi; mais, quoi-
que le but fût excellent, ce mensonge à l'endroit de la
mort d'un fils et d'un frère m'avait répugné : ^'étais
13R LES FRÎ-RFS CORSES
convaineu qtio Louis lui-même avait combattu lonp:-
temps, et qu'il avait fallu, pour l'y décider, l'impor-
lance des raisons qu'il m'avait données. '
J'avais donc, au risque d'être accusé d'indifférence
ou même d'ingratitude, gardé le silence, et j'étais con-
vaincu que le baron Giordano en avait fait autant.
Cinq jours après l'événement, vers les onze heures
du soir, je travaillais devant ma table, au coin de mon
feu, seul, et dans une disposition d'esprit assez maus-
sade, lorsque mon domestique entra, referma la porte
vivement, et, d'une voix assez agitée, me dit que M. de
Franchi demandait à me parler.
.Je me retournai et le regardai fixement : il était fort
pâle.
— Que me dites-vous là, Victor? lui demandai-je.
— Oh 1 monsieur, reprit-il, en vérité, je n'en sais
rien moi-même.
— De quel M. de Franchi voulez-vous me parler ?
Voyons 1
— Mais de l'ami de monsieur... do celui que J'ai vu
venir une ou deux fois chez lui...
— Vous êtes fou, mon cher I Ne savez-vous pas qu'î
nous avons eu le malheur de 1*^ perdre il y a cinq
jours?
— Oui, monsieur ; et voilà pourquoi monsieur me
voit si troublé. Il a sonné; j'étais dans l'antichambre,
j'ai été ouvrir la porte. Aussitôt j'ai reculé en le voyant.
LES FRÈRES CORSES 137
Alors ïl est entré, a demandé si monsieur était chez
lui; j'étais tellement troublé, que j'ai répondu que
oui. Alors il m'a dit : « Allez lui annoncer que M. de
Franchi deraand)? 9 lui parler; » sur quoi, je suis
venu.
— Vous êtes fou, mon cher ! Tantichambre était mal
éclairée, sans doute, et vous avez mal vu ; vous étiez
tout endormi encore et vous avez mal entendu. Retour-
nez, et demandez une seconde fois le nom.
— Ohl c'est bien inutile, et je jure à monsieur que
je ne me trompe pas ; j'ai bien vu et bien entendu.
— Alors faites entrer.
Victor retourna tout tremblant vers la porte, l'ou-
vrit; puis, restant dans l'intérieur de ma chambre :
— Que monsieur prenne la peine d'entrer, dit-il.
Aussitôt j'entendis, malgré le tapis qui les assourdis-
sait, des pas qui traversaient le salon et qui s'appro-
chaient de ma chambre; puis, presque aussitôt, je vis
effectivement apparaître sur ma porte M. de Franchi .
J'avoue que mon premier sentiment fut un sen-
timent de terreur; je me levai et fis un pas en ar-
rière.
— Pardon de vous déranger à une pareille heure,
me dit M. de Franchi, mais je suis arrivé depuis dix
minutes, et vous comprenez que je n'ai pas voulu at-
tendre à demain pour venir causer avec vous.
— Oh I mon cher Lucien, m'écriai-je en courant à
f88 LES FRÈRES CORSES
lui et en le serrant dans mes bras ; c'est vous, c'est
donc vous 1
Et, malgré moi, quelques larmes s'échappèrent de
mes yeux.
— Oui, me dit-il, c'est moi.
Je calculai le temps écoulé : à peine si la lettre de-
vait être arrivée, je ne dirai pas à Sullacaro, mais à
Ajaccio.
— Oh ! mon Dieu 1 m'écriai-je ; mais alors vous ne
savez rieni
— Je sais tout, dit-il.
— Comment, tout?
— Oui.
— "Victor, dis-je en me retournant vers mon valet
de chambre, assez mal rassuré encore, laissez-nous,
ou plutôt revenez dans un quart d'heure, avec un pla-
teau tout servi ; vous souperez avec moi, Lucien, et
vous coucherez ici, n'est-ce pas?
— J'accepte tout cela, dit-il; je n'ai pas mangé depuis
Auxerre. Puis, comme personne ne me connaissait,
ou plutôt, ajouta-t-il avec un sourire profondément
triste, comme tout le monde semblait me reconnaître
chez mon pauvre frère, on n'a pas voulu m'ouvrir, et je
m'en suis allé laissant toute la maison en révolution.
— En effet, mon cher Lucien, votre ressemblance
avec Louis est si grande, que, moi-même, tout à
l'heure j'en ai été frappé.
LES FRÈRES CORSES 139
— Comment ! s'écria Victor, qui n'avait pas encore
pu prendre sur lui de s'éloigner, monsieur est donc le
frère... ?
— Oui ; mais allez, et servez-nous.
Victor sortit ; nons nous trouvâmes seuls.
Je pris Lucien par la main, je le conduisis à un fau-
teuil, et je m'assis près de lui.
— Mais, lui dis-je de plus en plus étonné de le
voir, vous étiez donc en route lorsque vous avez appris
la fatale nouvelle ?
— Non, j'étais à Sullacaro.
— Impossible 1 "la lettre de votre frère est à peine
arrivée maintenant.
— Vous avez oublié la ballade de Burger, mon cher
Alexandre ; les morts vont vite !
Je frissonnai.
— Que voulez-vous dire ? Exp"iquez-vous ; je ne com-
prends pas.
— Oubliez-vous ce que je vous ai raconté des appa-
ritions familières à notre famille ?
— Vous avez revu votre frère ? m'écriai-jeJ
— Oui.
— Et quand cela ?
— Pendant la nuit du 16 au 17.
— Et ii vous a tout dit?
— Tout.
— Ii vous a dit qu'il était mort?
140 f,ES FRÈRES CORSES
— 11 m'a dit qu'il avait été tué ; les morts ne men-
tent plus.
— 11 vous a dit comment?
— En duel.
— Par qui ?
— Par M. de Château-Renaud?
— Non, n'est-ce pas? non, lui dis-je; vous avez ap-
pris cela d'une autre façon?
— Croyez-vous que je sois en disposition de plaisan-
ter?
— Pardon 1 mais, en vérité, ce que vous me dites
est si étrange, et tout ce qui vous arrive, à vous et à
votre frère, est tellement en dehors de la loi de la na-
ture...
— Que vous ne voulez pas y croire, n'est-ce pas? je
comprends ! mais, tenez , me dit-il en ouvrant sa
chemise, et en me montrant une marque bleue em-
preinte sur sa peau, au-dessus de la sixième côte
droite, croirez-vous à cela?
— En vérité, m'écriai-je, c'est juste en cet endroit
que votre frère a été touché.
— Et la balle est sortie ici, n'est-ce pas?... continua
Lucien en posant le doigt au-dessus de la hanche
gauche.
— C'est miraculeux! m'écriai-je.
— Et maintenant, continua-t-il, voulez-vous que je
vous dise à quelle heure il est mort?
LES FRÈRES CORSES i41
— Dites!
— A neuf heures dix minutes.
— Tenez, Lucien, racontez-moi tout d'un seul trait :
mon esprit se perd à vous interroger et à écouter vos
réponses fantastiques ; j'aime mieux un récit.
XIX
Lucien s'accouda sur son fauteuil, me regarda fixe-
ment et continua :
— Ohl mon dieu, c'est bien simple. Le jour oii mon
frère a été tué, j'étais sorti de bon matin à cheval, et
j'allais visiter nos bergers du côté de Carboni, lorsqu'au
moment où, après avoir regardé l'heure, je mettais ma
montre dans mon gousset, je reçus un coup si violent
au côté, que je m'évanouis. Quand je rouvris les yeux,
j'étais couché à terre entre les bras d'Orlandini, qui
me jetait de l'eau au visage. Mon cheval était à quatre
pas, le nez étendu vers moi, soufflant et renâclant.
» — Eh bien, me dit Orlandini, que vous est-il donc
arrivé?
» — Mon Dieu, lui dis-je, je n'en sais rien moi-
même; mais n'avez-vous pas entendu un coup de feu?
» — Non.
» — C'est qu'il me semble que je viens de recevoir
une balle ici.
i42 LES FRftnP.S CORSES
» Et je lui montrai l'endroit où j'éprouvais la dou-
leur.
» — D'abord, reprit-il, il n'y a eu aucun coup de
fusil ni de pistolet tiré; ensuite, vous n'avez pas de
trou à votre redingote.
» — Alors, répondis-je, c'est mon frère qui vient
d'être tué.
» — Ah ! ceci, répondit-il, c'est autre chose.
» J'ouvris ma redingote, et je trouvai la marque que
je vous ai montrée tout à l'heure ; seulement, au pre-
mier abord, elle était vive et comme saignante.
» Un instant je fus tenté, tant je me sentais brisé par
la double douleur morale et physique que j'éprouvais,
de rentrer à SuUacaro ; mais je pensai à ma mère :
elle ne m'attendait que pour souper, il fallait donner
une raison à ce retour, et je n'avais pas de raison à lui
donner.
» D'un autre côté, je ne voulais pas, sans une plus
grande certitude, lui annoncer la mort de mon frère.
» Je continuai donc mon chemin, et rentrai seule-
ment à six heures du soir.
» Ma pauvre mère me reçut comme d'habitude ; il
était évident qu'elle ne se doutait de rien.
» Aussitôt le souper, je remontai dans ma chambre.
» En passant dans le corridor que vous connaissez,
le vent souffla ma bougie.
» J'a Hais descendre pour la rallumer, quand, par les
LES FRÈRES CORSES 149
fentes de la porte, je vis de la lumière dans ia chambre
de mon frère.
» Je crus que Griffo avait eu affaire dans cette cham-
bre et avait oublié d'emporter la lampe.
» Je poussai la porte : un cierge brûlait près du lit de
mon frère, et, sur ce lit, mon frère était c*uché, nu et
sanglant.
» Je restai, je l'avoue, un instant immobile de ter-»
»eur ; puis je m'approchai.
» Je le touchai... Il était déjà froid.
» Il avait reçu une balle au travers du corps, au
même endroit où j'avais ressenti le coup, et quelques
gouttes de sang tombaient des lèvres violettes de la plaie.
» Il était évident pour moi que mon frère avait été
tué.
» Je tombai à genoux, et, appuyant ma tête contre
le lit, je fis ma prière en fermant les yeux.
» Lorsque je les rouvris, j'étais dans l'obscurité la
plus profonde ; le cierge s'était éteint, la vision avait
disparu.
» Je tâtai le lit, il était vide.
» Écoutez, je l'avoue, je me crois aussi brave qu'un
autre ; mais, lorsque je sortis de la chambre, en tâton-
nant, j'avais les cheveux hérissés et la sueur sur le
front.
» Je descendis pour prendre une autre bougie ; ma
mère me vit et jeta un cri.
144 LES FRÈRES CORSES
» — Qu'as-lu donc, nie dit-elle, et pourquoi es-tu
si pâle?
» — Je n'ai rien, répoiidis-je.
» Et, prenant un autre chandelier, je remontai.
» Cette fois, la bougie ne s'éteignit point, ot ji
rentrai dans la chambre de mon frère... Elle étaii;
vide.
» Le cierge avait complètement disparu : aucun
poids n'avait affaissé les matelas du lit.
» A terre était ma première bougie, que je rallumai.
ù Malgré cette absence de nouvelles preuves, j'en
avais vu assez pour être convaincu.
» A neuf heures dix minutes du matin, mon frère
avait été tué. Je rentrai et je me couchai fort agité.
» Comme vous pouvez le penser, je fus longtemps à
m'endormir; enfin la fatigue l'emporta sur l'agitation,
et le sommeil s'empara de moi.
» Alors tout se continua dans la forme d'un rêve ; je
vis la scène comme elle s'était passée ; je vis l'homme
qui l'a tué ; j'entendis prononcer son nom : il s'appelle
M. de Château-Renaud.
— Hélas! tout cela n'est que trop vrai, rcpondis-je;
mais que venez-vous faire à Pari ;?
— Je viens tuer celui qui a tué mon frère.
— Le tuer?...
— Oh ! soyez tranquille, pas à la manière corse, der-
rière une haie ou par-dessus un mur : non, non, ù la
LES FRÈRES CORSES 143
manière française, avec des gauts blancs, un jabot et
des manchettes.
— Et madame de Franchi sait que vous êtes venu à
Paris dans cette intention?
— Oui.
— Et elle vous a laissé partir?
— Elle m'a embrassé au front et m'a dit : et Va I »
Ma mère est une vraie Corse.
-r- Et vous êtes venu l
— Me voici.
— Mais, de son vivant, votre frère ne voulait pas être
vengé.
— Eh bien, dit Lucien en souriant avec amertume,
il aura changé d'avis depuis qu'il est mort.
En ce moment, le valet de chambre entra portant le
souper : nous nous mîmes à table.
Lucien mangea comme un homme libre de toute
préoccupation.
Après le souper, je le conduisis à sa chambre. 11 me
remercia, me serra la main, et me souhaita une bonne
nuit.
C'était le calme qui suit, dans les âmes fortes, une
résolution inébraniablement prise.
Le lendemain, il entra chez moi aussitôt que mon
domestique lui dit que j'étais visible.
— Voulez-vous, me dit-il, m'accompagner jusqu'à
Vincennes? C'est un pieux pèlerinage que je compte
9
146 LES FRT-KRS CORSES
accomplir; si vous n'avez pas le temps, j'irai seul.
— Comment, seul ! et qui vous indiquera la place?
— Oh I je la reconnaîtrai bien ; ne vous ai-je pas dit
que je l'avais vue en rêve?
Je fus curieux de savoir jusqu'où irait cette singu-
lière intuition.
— C'est bien, je vous accompagnerai, lui dis-je.
— Eh bien, apprêtez-vous tandis que j'écrirai à
Giordano , vous me permettez de disposer de votre valet
de chambre pour faire porter une lettre, n'est-ce pas?
— Il est à vous.
— Merci. ,
Il sortit et rentra dix minutes après avec sa lettre,
qu'il recommanda à mon domestique.
J'avais envoyé chercher un cabriolet; nous y mon-
tâmes, et nous partîmes pour Vincennes.
En arrivant au carrefour :
— Nous approchons, n'est-ce pas ? dit Lucien.
— Oui, à vingt pas d'ici, nous serons à l'endroit où
nous entrâmes dans la forêt.
—- Nous y voilà, dit le jeune homme en arrêtant le
abriolet.
C'était à Tendroit même.
Lucien entra dans le bois sans hésitation, et comme
si déjà vingt fois il y était venu. 11 marcha droit à la
fondrière, et, quand il fut arrivé, s'orienta un instant;
puis, s'avançantjusqu'àla place où son frère était tombé,
Les frères corses a?
iî s'inclina vers le scî; et, voyant sur la terrreune place
rougeâtre :
— C'est ici, dit-i].
Alors il baissa lentement la tête et oaisa des lèvres
le gazon.
Puis, se relevant l'œil en flamme, et traversant toute
la profondeur^ de la fondrière pour atteindre la place
d'où avait tiré M. de Château-Renaud :
— C'est ici qu'il était, dit-il en frappant du pied;
c'est ici que vous le verrez couché demain.
— Comment, lui dis-je, demain ?
— Oui; ou il est un lâche, ou, demain, il me don-
nera ici ma revanche.
— Mais, mon cher Lucien, lui dis-je, l'habitude en
France, vou-s le savez, est qu'un duel n'entraîne pas
d'autres suites que les suites naturelles de ce duel.
M. de Château-Renaud s'est battu avec votre frère,
qu'il avait provoqué, mais il n'a rien à faire avec vous.
— Ah! vraiment, M. de Château-Renaud a eu le
droit de provoquer mon frère, parce que mon frère
offrait son appui aune femme qu'ilavait, lui, lâchement
trompée, et selon vous, il avait le droit -de provoquer
mon frère. M. de Château-Renaud a tué mon frère, qui
n'avait jamais touché un pistolet ; il l'a tué avec au-
tant de sécurité que s'il avait tiré sur ce chevreuil qui
nous regarde, et moi, moi, je n'aurais pas le droit de
provoquer M. de Château-Renaud? Allons donc!
148 LES FRÈr.RS CORSKS
Je baissai la tête sans répondre.
— D'ailleurs, continua-t-il, vous n'avez rien à faire
dans tout cela. Soyez tranquille, j'ai écrit ce matin à
Giordano, et, quand nous reviendrons à Piris, tout sera
arrangé. Croyez-vous donc que M. de Chiteau- Renaud
refusera ma proposition. ^ ,
— M. de Château-Renaud a malheureuacment une
réputation de courage qui ne me permet point, je l'a-
voue, d'élever le moindre doute à cet égard.
— Alors, tout est pour le mieux, dit Lucien. Al-
lons déjeuner.
Nous revînmes à l'allée, et nous remontâmes en ca-
briolet.
— Cocher, dis-je, rue de Rivoli.
— Non pas, dit Lucien, c'est moi qui vous emmène
déjeuner... Cocher, au café de Paris. M'est-ce point là
que dînait ordinairement mon frère ?
— Je le crois.
— C'est là, d'ailleurs, que j'ai donné rendez-vous
à Giordano.
— Alors, au café de Paris.
Une demi-heure après, nous étions à la porte du res-
taurant.
LES FRÈRES CORSES «49
XX
L'entrée de Lucien dans la salle fut une nouvelle
preuve de cette étrange ressemblance entre lui et son
frère.
Le bruit de la mort de Louis s'était répandu, peut-
être pas dans tous ses détails, c'est vrai, mais enfin il
s'était répandu, et l'apparition de Lucien sembla frap-
per tout le monde de stupeur.
Je demandai un cabinet, en prévoyant que le baron
Giordano devait venir nous rejoindre.
On nous donna alors la chambre du fond.
Lucien se mit à lire les journaux avec un sang-froid
qui ressemblait à de l'insensibilité.
Au milieu du déjeuner, Giordano entra.
Les deux jeunes gens ne s'étaient pas vus depuis
quatre ou cinq ans ; cependant, un serrement de main
fut la seule démonstration d'amitié qu'ils se donnè-
rent.
— Eh bien, tout est arrangé, dit-il.
— M. de Château-Renaud accepte?
— Oui, à la condition, cependant, qu'après vous on
le laissera tranquille.
— Oh ! qu'il se rassure : je suis le dernier des Fran-
chi. Est-ce lui que vous avez vu ou sont-ce les témoins?
150 LES FRftRES CORSES
— C'est lui-môme. Il s'est chargé de prévenir MM, do
Boissy et de Châteaugrand. Quant aux armes, à l'heure
et au lieu, ils seront les mêmes.
— A merveille... Mettez vous là, et déjeunez.
Le baron s'assit, et l'on parla d'autres choses.
Après le déjeuner, Lucien nous pria de le faire re-
connaître par le commissaire de police qui avait mis
les scellés, par le propriétaire de la maison qu'habitait
son frère. Il voulait passer dans la chambre même de
Louis cette dernière nuit qui le séparait de la ven-
geance.
Toutes ces démarches prirent une partie de la jour-
née, et ce ne fut que vers cinq heures du soir que Lu-
cien put entrer dans l'appartement de son frère. Nous
le laissâmes seul ; la douleur a sa pudeur qu'il faut res-
pecter.
Lucien nous donna rendez-vous pour le lendemain à
huit heures, en me priant de tâcher d avoir les mêmes
pistolets et de les acheter même s'ils étaient à vendre.
Je me rendis aussitôt chez Devisme, et le marché fut
conclu moyennant six cents francs. Le lendemain, à
huit heures moins un quart, j'étais chez Lucien.
Quand j'entrai, il était à la même place et écrivait à
la même table où j'avais trouvé son frère écrivant. 11
avait le sourire sur les lèvres, quoiqu'il fût fort pâle.
— Bonjour, me dit-il ; j'écris à ma mère.
— .l'espère que vous lui annoncez une nouvelle
\ LES FRERfcP CORSES 15V
moins douloureuse que celle qu'il y a aujourd'hui huit
iours lui annonçait votre frère,
— Je lui annonce qu'elle peut prier tranquillement
pour son fils et qu'il est vengé.
— Comment pouvez-vous parler avec cette certitude?
— Mon frère ne vous avait-il pas d'avance annoncé
sa mort? Moi, d'avance, je vous annonce celle de M. de
Château-Renaud.
11 se leva, et, en me touchant la tempe :
— Tenez, me dit-il, je lui mettrai ma balle là.
— Et vous ?
— Il ne me touchera même pas I
— Mais attendez au moins l'issue du duel pour en-
voyer cette lettre.
— C'est parfaitement inutile.
Il sonna. Le valet de chambre paruti
— Joseph, dit-il, portez cette lettre à la poste.
— Mais vous avez donc revu votre frère?
— Oui, me dit-il.
C'était une étrange chose que ces deux duels à la
suite l'un de l'autre, et dans lesquels, d'avance, un des
deux adversaires était condamné. Sur ces entrefaites,
le baron Giordano arriva. Il était huit heures. Nous
partîmes.
Lucien avait si grande hâte d'arriver et poussa tel-
lement le cocher, que nous étions au rendez-vous plus
de dLx minutes avant l'heure.
452 LFs rni'.HES consrs
Nos adversaires arrivèrent à neuf heures juste. Ils
étaient à cheval tous trois et suivis d'un domestique à
cheval aussi.
M. de Château-Renaud avait la main dans son habit,
el je crus d'abord qu'il portait son bras en écharpe.
A vingt pas de nous, ces messieurs descendirent et
jetèrent la bride de leurs chevaux aux domestiques.
M. de Château-Renaud resta en arrière, mais jeta
cependant les yeux sur Lucien ; tout éloigné que nous
étions de lui, je le vis pâlir. Use retourna, et, de la cra-
vache qu'il portait à la main gauche, s'amusa à couper
les petites fleurs qui poussaient sur le gazon.
— Nous voici, messieurs, dirent IMM. de Château-
grand et de Boissy. Mais vous savez nos conditions, c'est
que ce duel est le dernier, et que, quelle qu'en soit l'is-
sue, M. de Château-Renaud n'aura plus à répondre à
personne du double résultat.
— C'est convenu répondîmes-nous, Giordano et moi.
Lucien s'inclina en signe d'assentiment.
— Vous avez des armes, messieurs ? demanda le vi-
comte de Châteaugrand.
— Les mêmes.
— Et elles sont inconnues à M. de Franchi ?
— Beaucoup plus qu'à M. de Château-Renaud. M. de
Château-Renaud s'en est servi une fois. M. de Franchi
ne les a pas encore vues.
— C'est bien, messieurs. Viens, Château-Renaud.
LES FRÈRES CORSES -133
Aussitôt nous nous enfonçâmes dans le bois sans
prononcer une seule parole : chacun, à peine remis de la
scène dont nous allions revoir le théâtre, sentait que
quelque chose de non moins terrible allait se passer.
Nous arrivâmes à la fondrière.
M. de Château-Renaud, grâce à une grande puis-
sance sur }ui-même, paraissait calme ; mais ceux qui
l'avaient vu dans ces deux rencontres pouvaient cepen-
dant apprécier la différence.
De temps en temps, il jetait à la dérobée un regard
sur Lucien, et ce regard exprimait une inquiétude qui
ressemblait à de l'effroi.
Peut-être était-ce cette grande ressemblance des
deux frères qui le préoccupait, et croyait-il voir dans
Lucien l'ombre vengeresse de Louis.
Pendant qu'on chargeait les pistolets, je le vis enfin
tirer sa main de sa redingote ; sa main était enveloppée
d'un mouchoir mouillé qui devait en apaiser les mou-
vements fébriles.
Lucien attendait l'œil calme et fixe, en homme qui
est sûr de sa vengeance.
Sans qu'on lui indiquât sa place, Lucien alla pren-
dre celle qu'occupait son frère ; ce qui força naturelle-
ment M. de Château-Renaud à se diriger vers celle qu'il
avait déjà occupée.
Lucien reçut son arme avec un sourire de joie,
M. de Château-Benaud, en prenant la sienne, de
9.
4S4 LFP FnftHRS CORSES
pâle qu'il était, devint livide. Puis il passa sa main
entre sa cravate et son cou comme si sa cravate l'é-
toufTait.
On ne peut se faire une idée du sentiment de terreur
involontaire avec lequel je regardais ce jeune homme,
beau, riche, élégant, qui, la veille au matin, croyait
avoir encore de longues années à vivre, et qui, aujour-
d'hui, la sueur au front, l'angoisse au cœur, se sentait
condamné.
— Y êtes-vous, messieurs? demanda M. de Château-
grand.
— Oui, répondit Lucien.
M. de Château-Renaud fit un geste affîrmatif.
Quant à moi, n'osant envisager cette scène en face,
je me retournai.
J'entendis les deux coups frappés successivement
dans la main, et, au troisième, la détonation des deux
pistolets.
Je me retournai.
M. de Château-Renaud était étendu sur le sol, tué
roide, sans avoir poussé un soupir, sans avoir fait un
mouvement.
Je m'approchai du cadavre, mû par cette invincible
curiosité qui vous pousse à suivre jusqu'au bout une
catastrophe ; la balie lui était entrée à la tempe, à l'en-
droit même qu'avait indiqué Lucien.
Je courus à lui ; il était resté calme et immobile;
LES FF. En ES CORSES 155
mais, en me voyant à sa portée, il laissa tomber son
pistolet et se jeta dans mes bras.
— Oh! mon frère, mon pauvre frère 1 s'écria-t-il.
Et il éclata en sanglots.
C'étaient les premières larmes que le jeune homme
eût versées.
Wiy DES PRÉRES CORSES.
OTHON L'ARCHER
1
Vers la fin de l'année 13 îO, par une nuit froide mais
encore belle ae l'automne, un cavalier suivait le che-
min étroit qui côtoie la rive gauche du Rhin. On au-
rait pu croire, attendu l'heure avancée et le pas rapide
qu'il avait fait prendre à son cheval, si fatigué qu'il fût
de la longue journée déjà faite, qu'il allait s'arrêter au
moins pendant quelques heures dans la petite ville d'O-
berwinter, dans laquelle il venait d'entrer; mais, au
contraire , il s'engagea du même pas, et en homme à
qui elles sont familières, au milieu de rues étroites et
tortueuses qui pouvaient abréger de quelques minutes
son chemin, et reparut bientôt de l'autre côté de la
ville, sortant par la porte opposée à celle par laquelle
irj8 OTUON L'ARCIIEH
il était entré. Comme, au moment où l'on baissait la
herse derrière lui, la lune, voilée jusque-là, venait jus-
tement d'entrer dans un espace pur et brillant comme
un lac paisible, au milieu de cette mer de nuages qui
roulait au ciel ses flots fantastiques, nous profiterons
de ce rayonfugitif pou»' jeter un coup d'oeil rapide sur
le nocturne voyageur.
C'était un homme de quarante-huit à cinquante ans,
de moyenne taille, mais aux formes athlétiques et car-
rées, et qui semblait, tant ses mouvements étaient en
harmonie avec ceux de son cheval, avoir été taillé dans
le même bloc dérocher. Comme on était en pays ami et,
par conséquent, éloigné de tout danger, il avait accro-
ché son casque à l'arçon de sa selle, et n'avait, pour ga-
rantir sa tête de l'air humide de la nuit, qu'un petit ca-
puchon de mailles doublé de drap, qui, lorsque le cas-
que était en son lieu ordinaire, retombait en pointe en-
tre les deux épaules. Il est vrai qu'une longue et épaisse
chevelure qui commençait à grisonner rendait à son
maître le même service qu'aurait pu faire la coiffure la
plus confortable, enfermant, en outre, comme dans son
cadre naturel, sa figure à la fois grave et paisible comme
celle d'un lion.
Quant à sa qualité, ce n'eût été un secret que pour ît
peu de personnes qui à cette époque ignoraient la lan-
gue héraldique; car, en jetant les yeux sur son casque,
on en voyait sortir, à travers une couronne de comte
OTHON L'ARCHER 159
qui en formait le cimier, un bras nu levant une épée
nue, tandis que de l'autre côté de la selle brillaient,
sur fond de gueules, au bouclier attaché en regard, les
trois étoiles d'or posées deux et une de la maison de
Hombourg, l'une des plus vieilles et des plus considé-
rées de toute l'Allemagne,
Maintenant, si l'on veut en savoir davantage sur le
personnage que nous veoons de mettre en scène, nous
ajouterons que le comte Karl arrivait da Flandre, où il
était allé, sur l'ordre de l'empereur Louis V de Bavière,
' prêter le secours de sa vaillante épée à Edouard III d'An-
gleterre, nommé, dix-huit mois auparavant, vicaire gé-
néral de l'empire, lequel, grâce aux trêves d'un an
qu'il venait de signer avec Philippe de Valois par l'in-
tercession de madame Jeanne, sœur du roi de France
et mère du comte de Hainaut, lui avait rendu momen-
tanément sa liberté.
Parvenu à la hauteur du petit village de Melhem, le
voyageur quitta la route qu'il avait suivie depuis Co-
blence pour prendre un sentier qui entrait directement
dans les terres. Un instant le cheval et le cavalier s'en-
foncèrent dans un ravin , puis bientôt reparurent de
l'autre côté, suivant, à travers la plaine, un chemin
qu'ils semblaient bien connaître tous deux.
En effet, au bout de cinq minutes de marche, le
cheval releva la tête et hennit comme pour annoncer
son arrivée, et, cette fois, sans que son maître eût be-
ICO OTlIUiN L'AHCHER
soin de l'cxciier ni de la parole ni de l'éperon, il ré-
doubla d'ardeur, si bien qu'au bout d'un instant ils
laissèrent dans l'ombre, à leur gauche, le petit village
deGodesberg, perdu dans un massif d'arbres, et, quit-
tant le chemin qui conduit de Ilolandseck à Bone, en
prenant une seconde fois à gauche, ils s'avancèrent di-
rectement vers le château situé au haut d'une colline,
et qui porte le même nom que la ville, soit qu'il l'ait
reçu d'elle, soit qu'il le lui ait donné.
Il était dès- lors évident que le château de Godesberg
était le but de la route du comte Karl ; mais ce qui était
plus sûr encore, c'est qu'il allait arriver au lieu de sa
destination au milieu d'une fête. A mesure qu'il gra-
vissait le chemin en spirale qui partait du bas de la
montagne et aboutissait à la grande porte, il voyait
chaque façade à son tour jeter de la lumière par toutes
ses fenêtres; puis, derrière les tentures chaudement
éclairées, se mouvoir des ombres nombreuses dessinant
des groupes variés. Il n'en continua pas moins sa route,
quoiqu'il eût été facile de juger, au léger froncement
de ses sourcils, qu'il eût préféré tomber au milieu de
l'intimité de la famille que dans le tumulte d'un bal,
de sorte que, quelques minutes après, il franchissait la
porte du château.
La cour était pleine d'écuyers, de valets, de chevaux
et de litières ; car, ainsi que nous l'avons dit, il y avait
fête à Godesberg. Aussi à peine le comte Karl eut-il
OTHON L'ARCHER 161
mis pied à terre, qu'une troupe de valets et de servi-
teurs se présenta pour s'emparer de son cheval, et le
conduire dans les écuries. Mais le chevalier ne se sépa-
rait pas si facilement de son fidèle compagnon : aussi
n'en voulut-il confier la garde à personne, et, le pre-
nant lui-même par la bride, le conduisit-il dans une
écurie isolée, où Ton mettait les propres chevaux du
landgrave de Godesberg.
Les valets, quoique étonnés de cette hardiesse, le
laissèrent faire ; car le chevalier avait agi avec une telle
assurance, qu'il leur avait inspiré cette conviction qu'il
avait le droit de faire ainsi.
Lorsque Hans^ c'était le nom que le comte donnait à
son cheval, eut été attaché à l'une des places vacantes,
que sa litière eut été confortablement garnie de paille,
son auge d'avoine et son râtelier de foin, le chevalier
songea alors à lui-même, et, après avoir fait quelques
caresses encore au noble animal, qui interrompit son
repas déjà commencé pour répondre par un hennisse-
ment, il s'achemina vers le grand escalier, et, malgré
l'encombrement formé dans toutes les voies par les pa-
ges et les écuyers, il parvint jusqu'aux appartements où
se trouvait réunie pour le moment toute la noblesse des
environs.
Le comte Karl s'arrêta un instant à l'une des portes
du salon principal pour jeter un coup d'oeil sur l'en-
semble le plus brillant de la fête. Elle était animée et
162 OTHON L'AKCIIER
bruyante, toute bariolée de jeunes gens vêtus de ve-
lours et de nobles dames aux robes blason nées ; et ,
parmi ces jeunes gens et ces nobles dames, le plus beau
jeune homme était Othon, et la plus belle châtelaine
madame Emma, l'un le fils et l'autre la femme du
landgrave Ludwig de Godesberg, seigneur du château
et frère d'armes du bon chevalier qui venait d'ar-
river.
Au reste, l'apparition de celui-ci avait fait son effet :
seul au milieu detouslesinvités, il apparaissait, comme
Vilhelm à Lenore, tout couvert encore de son armure
de bataille dont l'acier sombre contrastait étrangement
avec les couleurs joyeuses et vives du velours et de
la soie. Aussi tous les yeux se tournèrent-ils aussitôt
de son côté, à l'exception cependant de ceux du
comte Ludwig, qui, debout à la porte opposée, pa-
raissait plongé dans une préoccupation si profonde, que
ses regards ne changèrent pas un instant de direc--
lion.
Karl reconnut son vieil ami, et, sans s'inquiéter au-
trement de la chose qui le préoccupait, il fit le tour par
les appartements voisins, et, après une lutte acharnée
mais victorieuse avec la foule, il atteignit cette cham-
bre reculée, à l'une des portes de laquelle il aperçut, en
entrant par l'autre, le comte Ludwig n'ayant point
changé d'attitude et toujours sombre et debout.
Karl s'arrêra de nouveau un instant pour examiner
OTHON L'ARCHER 163
cette étrange tristesse, plus étrange encore chez l'hôto
lui-même, qui semblait avoir donné aux autres toute
la joie et n'avoir gardé que les soucis; puis enfln il s'a-
vança, et, voyant qu'il était arrivé jusqu'à son ami sans
que le bruit de ses pas eût pu le tirer de sa préoccupa-
tion, il lui posa la main sur l'épaule. '
Le landgrave tressaillit et se retourna. Son esprit et sa
pensée étaient si profondément enfoncés dans un ordre
d'idées différent de celui qui venait le distraire, qu'il re-
garda quelque temps, et sans le reconnaître à visage dé-
couvert, celui que, dans un autre temps, il eût nommé,
visière baissée, au milieu de toute la cour de l'empe-
reur. Mais Rarl prononça le nom de Ludwig et tendit
les bras; le charme fut rompu, Ludwig se jeta sur la
poitrine db son frère d'armes, plutôt en homme qui y
cherche un refuge contre une grande douleur qu'en
ami joyeux de revoir un ami.
Cependant ce retour inattendu parut produire sur
l'hôte soucieux de cette joyeuse fête une heureuse dis-
traction. Il entraîna l'arrivant à l'autre extrémité de la
chambre, et, là, le faisant asseoir sur une large stalle de
chêne surmontée d'un dais de drap d'or, il prit place
près de lui ; et, tout en cachant sa tête dans l'ombre et
lui prenant la main, il lui demanda le récit de ce qui
lui était arrivé pendant cette longue absence de trois
ans qui les avait séparés l'un et l'autre.
Rarl lui raconta tout avec la prolixité guerrière d'un
f64 OTIION L'AUCHER
vieux soldat; comment les troupes anglaises, braban-
çonnes et impériales, conduites par Edouard III lui-
même, étaient venues mettre le siège devant Cambrai,
brûlant et ravageant tout ; comment les deux armées
s'étaient rencontrées à Buironfosse sans combattre ,
parce qu'un message du roi de Sicile, qui était très-sa-
vant en astrologie, était venu annoncer, au moment
d'en venir aux mains, à Philippe de Valois, que touto
bataille qu'il livrerait aux Anglais et dans laquelle
commanderait Edouard en personne lui serait fa-
tale (prédiction qui se réalisa plus tard à Crécy), et
comment enfin des trêves d'un an avaient été con-
clues entre les deux rois rivaux en la plaine d'Es-
plechîn , et cela, comme nous l'avons dit, à la requête
et prière de madame Jeanne de Valois, sœur du roi de
France.
Le landgrave avait écouté ce récit avec un silence qui
pouvait jusqu'à un certain point passer pour de l'at-
tention, quoique de temps en temps il se fût levé avec
une inquiétude visible pour aller jeter un coup d'œil
dans la salle de bal; mais, comme, à chaque fois, il était
revenu prendre sa place, le narrateur, momentanément
interrompu, n'en avait pas moins continué son récit,
comprenant cette nécessité dans laquelle se trouve un
maître de maison de suivre des yeux l'ordonnance do
la fête qu'il donne, afin que rien ne manque de ce
qui peut la rendre agréable aux convives invités.
OTHON L'ARCHER 16S
Cependant, attendu qu'à la dernière interruption le
landgrave, comme s'il eût oublié son ami, ne revenait
pas prendre place auprès de lui, celui-ci se leva ; il se
rapprocha de nouveau de la porte du bal par laquelle
entrait dans cette petite chambre retirée et sombre un
flot de lumière, et, cette fois, celui qu'il venait rejoin-
dre l'entendit, car il leva le bras sans détourner la
tête.
Le comte Karl prit la place indiquée par ce geste, et
le bras du landgrave retomba sur l'épaule de son
frère d'armes, qu'il serra convulsivement contre lui.
11 se passait évidemment une lutte terrible et se-
crète dans le cœur de cet homme, et néanmoins Karl
avait beau jeter les yeux sur cette foule joyeuse qui
tourbillonnait devant lui, il ne remarquait rien qui
pût indiquer la cause d'une pareille émotion; mais
elle était trop visible pour qu'un ami aussi dévoué que
le comte ne s'en aperçût pas et n'en prit point quelque
inquiétude. Cependant, celui-ci resta muet, compre-
nant que le premier devoir de l'amitié est la religion
du secret pour les choses qu'elle veut cacher; mais
aussi, dans les cœurs habitués à se deviner, il existe
un contact sympathique : de sorte que le landgrave,
comprenant ce silence intime, regarda son ami, passa
la main sur son front, poussa un soupir ; puis, après
un dernie^ moment d'hésitation :
— Karl, lui dit-il d'une voix sourde et en lui mon-
{é6 OTIION r'AUCIJER
liant du doigt son fils, ne trouvesr-tu pas qu'Othon res-
semble étrangement, à ce jeune seigneur qui danse avec
sa mère?
Le comte Karl tressaillit à son tour. Ce peu de pa-
roles était pour lui ce qu'est pour le voyageur perdu
dans le désert un éclair illuminant la nuit; à sa lueur
orageuse, si rapide qu'elle eût été, il avait vu le préci-
pice, et cependant, quelque amitié qu'il eût pour le
landgrave , la ressemblance était si frappante de l'a-
dolescent à l'homme, que le comte ne put s'empêcher
de lui répondre, quoiqu'il devinât l'importance de sa
réponse :
— C'est vrai, Ludwig, on dirait deux frères.
Cependant, à peine eut-il prononcé ces mots, que,
sentant un frisson courir par tout le corps de celui
contre lequel il était appuyé, il se hâta d'ajouter :
— Après tout, qu'est-ce que cela prouve?
— Rien, répondit le landgrave d'une voix sourde ;
seulement, j'étais bien aise d'avoir ton avis là-des-
sus. Maintenant, viens me raconter la fin de ta cam-
pagne.
Et il le ramena sur cette même stalle où Karl avait
comiflencé son récit, récit que le comte acheva, cette
fois, sans être interrompu.
A peine cessait-il de parler, qu'an homme parut à la
porte par laquelle Karl était entré. A sa vue, le land-
gave se leva vivement et s'avança vers lui. Les deux
OTHON L'ARCHER 167
hommes se parlèrent un instant à voix basse sans que
Karl pût rien entendre de ce qu'ils disaient. Cependant
il vit facilement, à leurs gestes, qu'il s'agissait d'une
communication de la plus haute importance, et il en
fut plus convaincu que jamais lorsqu'il vit revenir à
lui le landgrave avec un visage plus sombre qu'aupa-
ravant.
— Karl, dit Ludwig, mais sans s'asseoir celte fois,
tu dois, après une route aussi longue que celle quetu as
faite aujourd'hui, avoir plus besoin de repos que de
bals et de fêtes. Je vais te faire conduire à ton appar-
tement. Bonne nuit ; nous nous reverrons demain.
Karl vit que son ami désirait être seul ; il se leva
sans répondre, lui serra silencieusement ^a main, l'in-
terrogeant une dernière fois du regard ; mais le land-
grave ne lui répondit que par un de ces sourires tristes
qui indiquent au cœur que le moment n'est pas encore
venu de lui confier le dépôt sacré qu'il réclame. Karl
kii indiqua par un dernier serrement de main qu'à
toute heure il le trouverait, et se retira dans l'apparte-
ment qui lui était destiné et jusqu'où, tout éloigné
qu'il était, le bruit de la fête parvenait encore.
Le comte se coucha l'âme remplie d'idées tristes et
l'oreille pleine de sons joyeux; pendant quelque temps,
cet étrange contraste écarta le sommeil par sa lutte.
Mais enGn la fatigue l'emporta sur l'inquiétude, le
corps vainquit l'àme. Peu à peu, les pensées et les ob-
168 OTllON l,'AIUllli:H
jets devinrent moins distincts, ses sens s'cugoordireui.
et ses yeux se fermèrent. Il y eut encore entre ce mo-
ment de sommolence et le sommeil réel un intervalle
pareil à celui du crépuscule qui sépare le jour de la
nuit , intervalle bizarre et indescriptible pendant le-
quel la réalité se confond avec le rêve , de manière
qu'il n'y a ni rêve ni réalité ; puis un repos profond lui
succéda.
Il y avait si longtemps que le chevalier ne dormait
plus que sous une tente et dans son harnais do guerre,
qu'il céda avec volupté aux douceurs d'un bon lit, si bien
que, lorsqu'il se réveilla, il vit tout d'abord, au jour,
que la matinée devait être assez avancée. Mais aussitôt
un spectacle inattendu et qui lui rappelait toute la
scène de la veille s'oflrit à sa vue et attira toute son at-
tention. Le landgrave était assis dans un fauteuil^ im-
mobile et la tête inclinée sur sa poitrine, comme s'il
attendait le réveil de son ami, et cependant sa rêverie
était si profonde, qu'il ne s'était pas aperçu de ce réveil.
Le comte le regarda un instant en silence; puis, voyant
que deux larmes roulaient sur ses joues creuses et pâ-
lies, il n'y put tenir plus longtemps, et, tendant les bras
vers lui :
— Ludwig ! s'écria-t-il, au nom du ciel! qu'y a-t-il
donc?
— Hélas 1 hélas ! répondit le landgrave, il y a que jo
n'ai plus ni femme m filsl
OTHON L'ARCHER 169
Et, â ces mots, se levant avec effort, il vint, en chan-
celant comme un homme ivre, tomber dans les bras
que le comte ouvrait pour le recevoir.
11
Pour rintelligence des faits qui vont suivre, il faut
que nos lecteurs consentent à remonter avec nous dans
te- passé.
Il y avait seize ans que le landgrave était marié : il
avait épousé la fille du comte de Ronsdorf, qui avait été
tué en 1316, pendant les guerres entre Louis de Ba-
vière, pour lequel il avait pris parti, et Frédéric le Beau
'Autriche, et dont les propriétés étaient situées sur la
rive droite du Rhin, au delà et au pied de cette chaîne
de collines appelée les Sept Monts. La douairière de
Ronsdorf, femme d'une haute vertu et d'une réputa-
tion intacte, était alors restée veuve avec sa fille uni-
que âgée de cinq ans; mais, comme elle était de race
princière, elle avait soutenu pendant son veuvage la
splendeur primitive de sa maison, de sorte quesasuite
continua d'être une des plus élégantes des châteaux
environnants.
Quelque temps après la mort du comte, la maison de
la douairière de Ronsdorf s'augmenta d'un jeune page,
fils, disait-elle, d'une de ses amies morte sans fortune.
10
rro OTIION 1,'ARCHER
Citait im Ix'l en tant, plus âgé qu'Knima do trois ou
quatre ans à iHiiric ; et, danscetlo occasion, la comU'sso
no di^montit point sart'putation do {^^imi^rcuse bouté. Lo
petit orphelin fut reçu par elle comme un fils, élevé
près de sa fille, et partagea avec celle-ci les caresses do
la douairière, et cela d'une manière si égale, qu'il était
difilcilc de distinguer lequel des deux était l'enfant do
ses entrailles ou l'enfant de son adoption.
Ils grandirent ainsi l'un auprès de l'autre, et beau-
coup disnient l'un pour l'autre, lorsque, au grand élon-
noment de la noblesse des bords du Rhin, le jeune
comte Ludw'ig de Godesberg, âgé de dix-huit ans alors,
fut fiancé à la petite Emmade Ronsdorf, qui n'en avait
encore que dix ; seulement, il fut convenu entre levieux
margrave et la douairière que les fiancés attendraient
cinq ans encore avant d'être époux.
Pendant ce temps, Emma et Albert grandissaient ;
l'un devenait un beau chevalier et l'autre uuô gracieuse
jeune fille ; la comtesse de Ronsdorf avait, au reste,
surveillé avec un soin extrême les progrès de leur
amitié, et reconnu avec plaisir que, si vive que fût leur
affection, elle n'avait aucun des caractères ^e Tamour,
Cependant Emma avait treize ans et Albert dix-huit ;
leur cœur, comme une rose en bouton, allait s'ouvrir
au premier souffle de l'adolescence : c'était ce moment
que redoutait pour eux la comtesse. Malheureusement,
en ce moment même, elle tomba malade ; quelque temps
OTHON L'ARCHER 171
on espéra que la force de la jeunesse (la comtesse douai-
rière avait à peine trente-quatre ans) triompherait de
l'opiniâtreté de la maladie.
On se trompait, elle était mortellement atteinte. Elle
le sentit elle-même, fît venir son médecin, et l'inter-
rogea avec tant d'insistance et de fermeté, qu'il ne put
se refuser à lui dire que la science des hommes était
insuffisante, et qu'il n'y avait plus pour elle de secours
à attendre que du ciel. La comtesse reçut cette nouvelle
en chrétienne, fit venir Albert et Emma, leur ordonna
de s'agenouiller devant son lit, et, la voix basse, et sans
autre témoin que Dieu, elle leur révéla un secret que
personne n'entendit. Seulement, on remarqua avec
étonnement qu'à heure de l'agonie, au lieu que ce fût
la mourante qui bénît les enfants, ce furent les enfants
qui bénirent la mourante, et qu'ils eurent l'air de lui
pardonner d'avance sur la terre une faute dont elle al-
lait sans doute recevoir l'absolution dans le ciel.
Le même jour où cette confidence avait été faite, la
comtesse trépassa saintement, et Emma, qui avait en-
core une année à attendre avant de devenir, de fiancée,
épouse, alla passer cette année au couvent de Nonen-
werth, bâti au milieu du Rhin, sur l'île du même nom
situé en face du petit village de Honnef. Quant à Al-
bert, il resta à Ronsdorf, et la douleur qu'il montra do
la perte de sa bienfaitrice fat égale à celle qu'il eût
éprouvée pour une mère.
172 OTIIO?^ L'AUCHER
Le temps fixé s'écoula. Emma avait atteint sa quin-
zièm'" année, et elle avait continué de fleurir, au mi-
lieu de ses larmes, et dans son île sainte, comme une
de ces fraîches roses des eaux qui flottent à la surface
des lacs, tout étincclantes de rosée. Ludwig rappela au
■vieux landgrave l'engagement pris par la douairière et
ratifié par sa fille : c'est que, depuis un an, le jeune
homme avait constamment dirigé ses promenades vers
le Rolandwerth, jolie colline qui domine le fleuve et
du haut de laquelle on voit, étendue au-dessous de soi
et coupant le courant comme ferait la proue d'un vais-
seau, 111e gracieuse au milieu de laquelle s'élève en-
core aujourd'hui le monastère, devenu une auberge.
Là, il passait des heures entières les yeux fixés sur
îe cloître; car souvent une jeune fille, qu'il reconnais-
sait à son habit de novice qu'elle devait quitter bientôt,
venait elle-même s'asseoir sous les arbres qui bordent
le Rhin, et là, restait des heures entières immobile et
plongée dans une rêverie qui avait peut-être pour
cause le même objet qui attirait Ludwig. Il n'était donc
pas étonnant que le jeune homme se souvînt le premier
que le deuil était expiré, et qu'il rappelât au landgrave
que, par un hasard favorable, cette époque correspon-
dait avec celle fixée pour la célébration de son ma-
riage.
Par une espèce de convention tacite, chacun regar-
dait Albert, qui avait alors vint ans à peine, mais qui
OTFION L'ARCHEK 173
s'était toujours fait remarquer par une gravité au-des-
sus de son âge, comme le tuteur d'Emma; ce fut donc
à lui que le landgrave rappela que l'époque était venue
de remplacer les vêtements de deuil par les habits de
fête. Albert se rendit au couvent, prévint Emma que le
jeune Ludwig réclamait la promesse faite par sa mère.
Emma rougit et tendit la main à Albert en lui répon-
dant qu'elle était prête à le suivre partout où il la con-
duirait.
Le voyage n'était pas long, il n'y avait que la moitié
du Rhin à traverser et deuxlieues à faire le long deses
rives ; ce n'était donc point le trajet qui devait retarder
le moment tant désiré par le jeune comte. Aussi, trois
jours après l'expiration de sa quinzième année, Emma,
accompagnée d'une suite digne de l'héritière de Rons-
dorf, et conduite par Albert, fut-elle remise aux main
de son seigneur et maître le comte Ludwig de Godes-
berg.
Deux années, pendant lesquelles la jeune comtesse
mit au monde un fils qui fut appelé Othon, s'écoulèrent
dans un bonheur parfait. Albert, qui avait trouvé une
nouvelle famille, avait passé ces deux années tantôt à
Ronsdorf, tantôt à Godesberg, et, pendant ce temps,
avait atteint l'âge où un homme de noble race doit faire
ses pré-bières armes. Il avait, en conséquence, pris du
service comme écuyer parmi les troupes de Jean de
Luxembourg, roi de Bohême, l'un des plus braves che-
10.
174 OTIION l/ARCIiER
valiers de son époque, et l'avait suivi au siège de Cas-
sel, où il était venu donner bonne aide au roi Philippe
de Valois, qui avait entrepris de rétablir le comte Louis
do Crécy dans ses États, d'où il avait été chassé par les
bonnes gens de Flandre.
11 s'était donc trouvé à la bataille où ceux-ci furent
tai*ilés en pièces sous les murs de Cassel, et, pour son
coup d'essai, il avait l'aitune telle déconfiture de vilains,
que Jean de Luxembourg l'avait nommé chevalier sur
le champ de bataille. La victoire avait, au reste, été si
décisive, qu'elle avait terminé la campagne du coup,
et que, la Flandre se trouvant pacifiée, Albert était re-
venu au château de Godesberg, tout fier qu'il était de
de montrer à Emma sa chaîne d'or et ses éperons.
11 trouva le comte absent pour le service de l'empe-
reur ; les Turcs avaient fait une invasion en Hongrie,
et, à l'appel de Louis V, Ludwig était parti avec son
frère d'armes le comte Karl de Hombourg ; il n'en fut
pas moins bien reçu au château de Godesberg, où il
demeura près de six mois. Au bout de ce temps, fatigué
de son inaction et voyant les souverains de l'Europe
assez tranquilles entre eux, il était parti pour guerroyer
contre les Sarrasins d'Espagne, à qui Alphonse XI, roi
de Castille et de Léon, faisait la guerre. Là, il avait
fait des 'prodiges de valeur en combattant contre Muley-
Mohamed , mais, ayant été blessé grièvement devant
Grenade, il était revenu une seconde fois à Godesberg,
OTHON L'ARCHER !75
OÙ il avait retrouvé le mari d'Emma, qui venait de se
mettre en possession du titre et des biens du vieux land-
grave, lequel était passé de vie à trépas vers le com-
mencement de Tanné 4332.
Le jeune Othon grandissait; c'était un beau garçon
de cinq ans, à la tête blonde, aux joues roses et aux
yeux bleus. Le retour d'Albert fut une fête pour toute
la famille et surtout pour l'enfant, qui l'aimait beau-
coup. Albert et Ludwig se revirent avec plaisir ; tous
deux venaient de combattre contre les infidèles, l'un au
midi, l'autre au nord ; tous deux avaient été vainqueurs,
et tous deux rapportaient de nombreux récits pour les
longues soirées d'hiver: aussi une année s'écoula-t-elle
comme un jour ; mais, au bout de cette année, le ca-
ractère aventureux d'Albert l'emporta de nouveau, il
visita les cours de France et d'Angleterre, suivit le roi
Edouard dans sa campagne contre TÉcosse, rompit une
lance avec James Douglas ; puis, se retournant contre la
France, il était revenu prendre l'île de Cadsant avec
Gauthier de Mauny ; se retrouvant alors sur le conti-
nent, il en avait profité pour faire une visite à ses an-
ciens amis, et était rentré pour la troisième fois au
château de Godesberg, où il avait trouvé un nouvel
hôte.
C'était un des parens du landgrave, nommé Gode-
froy, qui, n'ayant rien à espérer de la fortune paternelle,
avait tenté de s'en faire une dans les armes. Lui aussi
\1(\ OTHON L'AIU.lIF.n
avait été rombaltre les infidèlos, mais en terre sainte ;
les liens do parente, le renonA qu'il avait acquis dans
la croisade, un certain luxe qui annonçait que sa foi
avait porté plutôt le caractère do l'exaftation que celui
du désintéressement, lui avaient ouvert les portes du
château de Godesberg comme à un hôte distingué ; puis
bientôt, Hombourg et Albert s'élant éloignés, il était
arrivé à rendre sa société à peu près indispensable au
landgrave Ludwig, qui l'avait retenu lorsqu'il avait
voulu s'en aller. Godefroy était donc établi au châ-
teau, non plus comme hôte, mais sur le pied de com-
mensal.
L'amitié a sa jalousie comme l'amour : soit préven-
tion, soit réalité, Albert crut voir que Ludwig le rece-
vait avec plus de froideur que de coutume ; il s'en
plaignit à Emma, qui lui dit que, de son côté, elle
s'apercevait de quelques changements dans les manières
de son mari à son égard.
Albert resta quinze jours à Godesberg ; puis, sous pré-
texte que Ronsdorf réclamait sa présence pour des ré-
parations indispensables, il traversa le fleuve et la petite
gorge de montagnes qui séparaient seuls un domaine
de l'autre, et quitta le château.
Au bout de quinze jours, il reçut des nouvelles
d'Emma. Elle ne comprenait rien au caractère de son
mari ; de doux et bienveillant qu'elle l'avait toujours
connu, il était devenu défiant et taciturne. 11 n'y avait
OTHON L'ARCHER 177.
pas jusqu'au jeune Othon qui n'eût à souffrir de ses
brusqueries inconnues jusqu'alors, et cela était d'au-
tant plus sensible à la mère et à l'enfant qu'ils avaient
élé jusqu'alors, de la part du landgrave, les objets de
l'affection la plus vive et la plus protonde. Au reste, à
mesure que cette affection diminuait, ajoutait Emnia,
Godefroy paraissait faire des progrès étranges dans la
confiance du landgrave, comme s'il héritait de cette
partie de sentiments que celui-ci enlevait à sa femme
et à son fils pour les reporter sur un homme qui lui
était presque étranger.
Albert plaignit du fond de son cœur cette haine de
soi-même qui fait que l'homme heureux, comme s'il
était tourmenté de son bonheur , cherche tous les
moyens de le modérer ou de l'éteindre comme il ferait
d'un feu trop violent auquel il craindrait de voir con-
sumer son cœur. Les choses en étaient arrivées à ce point
lorsqu'il reçut, comme toute la noblesse des environs,
une invitation pour se rendre au château de Godes-
berg, le landgrave donnant une fête pour l'anniversaire
de la naissance d'Othon, qui venait d'entrer dans sa
seizième année.
Cette fête, à la fin de laquelle nous avons introduit
nos lecteurs dans le château, produisait, comme nous
l'avons dit, un contraste singulier avec la tristesse de
celui qui la donnait; c'est que, dès le commencement
du bal, Godefroy avait fait remarquer au landgrave,
«78 OTFION I/AI\CHrU
romme une chose qui le frappait pour la première fois,
la ressemblance d'Othon avec Albert.
En effet, à l'exception de cette fleur de jeunesse qui
brillait sur le visage de l'adolescent et qu'avait brûlé
chez l'homme le soleil d'Espagne, c'étaient les mêmes
cheveux blonds, les mêmes yeux bleus, et il n'y avait
pas même jusqu'à certaines expressions de physionomie
dont la ressemblance indique le même sang qu'on ne
pût remarquer entre eux avec une attention un peu
soutenue.
Cette révélation avait été un coup de poignard pour
le landgrave; depuis longtemps, grâce à Godefroy, il
suspectait la pureté des relations d'Emma et d'Albert ;
mais l'idée que ces relations coupables existaient déjà
avant son mariage, l'idée plus poignante encore et à
laquelle cette ressemblance singulière donnait une
nouvelle force, qu'Othon, qu'il avait tant aimé, était
l'enfant de l'adultère, brisait son cœur et le rendait
presque insensé. Ce fut en ce moment, comme nous
l'avons raconté, qu'arriva le comte Rarl, et nous avons
vu que emporté parla vérité, celui-ci avait encore aug-
menté la douleur de son malheureux ami en avouant
que cette ressemblance d'Albert et d'Othon était incon-
testable ; cependant, comme nous l'avons vu, il s'était
retiré sans attacher à la tristesse de LuQ7.'^g toute
l'importance qu'elle avait acquise véritablement.
C'est que cet homme qui était venu parler si mysté-
OTHON L'ARCHER 179
rieuî^eixieat au landgrave, dans la petite chambre où il
s'était retiré avec Karl, était ce même Godet'roy dont la
présence avait fait naître dans l'heureuse famille le
premier trouble qui eût obscurci son bonheur. Il venait
lui dire qu'il croyait être sûr, d'après quelques paroles
qu'il avait entendues, qu'Emma avait accordé un ren-
dez-vous à Albert, qui devait partir dans la nuit même
pour l'Italie , où il allait commander un corps de
troupes qu'y envoyait l'empereur ; la certitude de cette
trahison était, au reste, facile à acquérir : le rendez-
vouri était donné à l'une des portes du château, et Emma
devait traverser tout le jardin pour s'y rendre.
Une fois entré dans la voie du soupçon, on ne s'arrête
plus ; aussi le landgrave, voulant, à quelque prix que
ce fût, acquérir une certitude, étouô'a-t-il ce sentiment
généreux et instinctif qui fait que tout homme de
cneur répugne à s'abaisser au métier d'espion ; il rentra
dans sa chambre avec Godefroy, et, entr'ouvrant la fe-
nêtre qui donnait sur le jardin, il attendit avec anxiété
celte dernière preuve qui devait amener chez lui une
décision encore incertaine. Godefroy ne s'était pas
trompé.
Vers les quatre heures du matin, Emma descendit le
perron, traversa furtivement le jardin et s'enfonça dans
un massif d'arbres qui cachait la porte. Cette dispari-
tion dura dix minutes, à peu près; puis elle revint
jusqu'au perron en compagnie d'Albert, au bras di-
ISA OTIION I/ARCIIKP.
quel elle était appuyée. A la lueur de la lune, le land-
grave les vit s'embrasser, et il lui sembla même dis-
tinguer sur le visage renversé de l'épouse les larmes
que lui faisait répandre le départ de son amant.
Dès lors il n'y eut plus de doute pour Ludwig, et il
prit aussitôt la résolution d'éloigner de lui l'épouse cou-
pable et l'enfant de Tadultère. Une lettre remise à Go-
defroy ordonnait à Emma de le suivre, et l'ordre fut
donné au chef des gardes d'arrêter Otbou au point du
jour et de le conduire à l'abbaye de Kirberg, près de
Cologne, où il changerait l'avenir brillant du chevalier
contre l'étroite cellule d'un moine.
Cet ordre venait û'ètre accompli, et Emma et Othon
étaient depuis une heure sortis du château, l'une pour
se rendre au monastère de Nonenwerth et l'autre à
l'abbaye de Kirberg, lorsque le comte Karl se réveilla,
et, comme nous Tavons raconté, trouva près de lui son
vieil ami, pareil à un chêne dont le vent a enlevé les
feuilles et la foudre brisé les branches.
Hombourg écouta avec une attention grave et aflfec-
tueuse le récit que Ludwig lui fit de tout ce qui s'était
passé. Puis, sans essayer de consoler ni le père ni l'é-
poux :
— Ce que je ferai sera bien fait, n'est-ce pas? lui
dit-il.
— Oui, répondit le landgrave; mai^^ que peux-tu
faire ?
OTHON L'ARCHER 181
— Cela me regarde, reprit le comte Karl.
Et, embrassant son ami, il s'habilla, ceignit son
épée, sortit de la chambre, descendit aux écuries, sella
lui-même son fidèle Hans, et reprit lentement, et dans
des idées bien différentes, le chemin en spirale que, la
veille, il avait franchi d'une course si rapide et dans un
espoir si doux.
Arrivé au bas de la colline, le comte Karl prit le che-
min de Ptolandseck, qu'il suivit lentement et plongé
dans une rêverie profonde, laissant à son cheval li-
berté entière de le conduire d'une course lente ou ra-
pide ; cependant, arrivé à un chemin creux au fond
duquel était une petite chapelle où priait un prêtre, il
regarda autour de lui, et, voyant probablement que le
lieu était tel qu'il pouvait le désirer, il s'arrêta.
En ce moment, le prêtre, qui sans doute avait fini sa
prière, se relevait et allait partir. Mais Karl Tarrêta,
lui demandant s'il n'y avait pas d'autre chemin pour
se rendre du couvent au château, et, sur sa réponse
négative, il le pria de s'arrêter, attendu que probable-
ment, avant qu'il fût longtemps, un homme allait avoir
besoin de son ministère. Le prêtre comprit, à la voix
calme du vieux chevalier, qu'il avait dit vrai, et, sans
demander qui était condamné, pria pour celui qui allait
mourir.
Le comte Karl était un de ces types de la vieille
chevalerie qui commençaient déjà à disparaître au
11
<82 OTÎTON L'ARCHER
xvc siècle, et que Froissard décrit avec iont l'amour-
que porte l'antiquaire à un débris des temps passés.
Pour lui, tout relevait de l'épée et dépendait de Dieu,
et, dans sa conscience, l'homme était certain de ne pas
errer en remettant chaque chose à son jugement. Or,
le récit du landgrave lui avait inspiré, sur les intentions
de Godefroy, des doutes que la réflexion avait presque
changés en certitude ; d'ailleurs, personne, excepté ce
conseiller funeste, n'avait jamais mis en doute l'amour
et la fidélité d'Emma pour son époux. 11 avait été l'ami
du comte de Ronsdorf comme il était celui du landgrave
de Godesberg. Leur honneur à tous deux faisait une
part du sien ; c'était donc à lui d'essayer de leur rendre
cette splendeur ternie un moment par un calomnia-
teur; en conséquence de cette résolution, il avait pris,
sans en rien dire à personne, le parti de venir l'atten-
dre sur le chemin qu'il devait suivre, et, là, de lui faire
avouer sa trahison ou de lui faire rendre l'âme, et, au
besoin même, de mener à bout cette double entre-
prise.
Alors il baissa la visière de son casque, fit arrêter
Hans au milieu de la route, et cheval et cavalier de-
meurèrent une heure immobiles comme une statue
équestre. Au bout de ce temps, il vit apparaître, à l'ex-
trémité du chemin creux, un chevalier armé de toutes
pièces. Celui-ci s'arrêla un instant, voyant le passage
gardé; mais, s'étant assuré que celui qui le gardait était
ÔTHOM L'ARCHEtl m
seul, il se contenta de s'asseoir sur ses arçons, de s'as-
surer que son épée sortait facilement du fourreau, et
continua sa route. Arrivé à quelques pas'du comte, et
voyant que celui-ci ne paraissait pas avoir l'intention
de se déranger, il s'arrêta à son tour.
— Messire chevalier, lui dit-il, êles-vous le seigneur
de céans, et votre intention est-elle de fermer le che-
min à tout voyageur qui passe?
— Non pas à tous, messire, répondit Karl, mais à un
seul, et celui-là est un lâche et un traître, à qui j'ai à
demander raison de sa trahison et de sa lâcheté.
— La chose alors ne pouvant me regarder, continua
Godefroy, je vous prierai de ranger votre cheval à
droite ou à gauche, afin qu'il y ait, sur le milieu de la
route, place pour deux hommes du même rang.
— Vous vous trompez, messire, répondit le comte
Karl avec la même tranquillité, et cela, au contraire,
ne regarde que vous; quant à partager le haut du pavé
avec un misérable calomniateur, c'est ce que ne fera ja-
mais un noble et loyal chevalier.
Le prêtre s'élança alors entre les deux hommes.
— Frères, leur dit-il, voudriez-vous vous égorger?
— Vous vous trompez, messire prêtre, répondit le
comte ; cet homme n'est pas mon Trère, et je ne tiens
pas précisément à ce qu'il meure. Qu'il avoue avoir ca-
lomnié la comtesse Ludwig de Godesberg, et je le laisse
libre d'aller l'aire pénitence où il voudra.
(84 OTIION L'ARCHER
— Il no lui manquait plus, comme preuve d'inno-
cence, dit en riant Godcfroy, qui prenait le cavalier
pour Albert, que d'être si bien défendue par son
amant.
— Vous vous trompez, répondit le chevalier en se-
couant sa tête masquée de fer, je ne suis pas celui que
vous croyez; je suis le comte Karl de Hombourg. Je
n'ai donc contre vous nue la haine que j'ai pour tout
traître, que le mépris que j'ai pour tout calomniateur.
Avouez que vous avez menti, et vous êtes libre.
— Ceci, répondit en riant Godefroy, est une affaire
qui ne regarde que Dieu et moi.
— Que Dieu la juge donc 1 s'écria le comte Karl en
se préparant au combat.
— Ainsi soit-il ! murmura Godefroy en abaissant
d'une main sa visière et en tirant de l'autre son
épée.
Le prêtre se remit en prières.
Godefroy était brave, et il avait donné plus d'une
preuve de son courage en Palestine ; mais alors il com-
battait pour Dieu, au lieu de combattre contre Dieu.
Aussi, quoique le combat fût long et acharné, quoiqu'il
fût un courageux et habile homme d'armes, il ne put
résister à la force que donnait au comte Karl la con-
science de son droit • il tomba percé d'un coup d'épée
qui était entré dans la cuirasse et avait profondément
pénétré dans la poitrine. Quant au cheval de Godefroy,
OTHON L'ARCHER IS5
effrayé de la chute de son maître, il reprit la route par
laquelle il était venu et disparut bientôt derrière le
sommet du chemin creux.
— Mon père, dit tranquillement le comte Karl au
prêtre tremblant de frayeur, je crois que vous n'avez
pas de temps à perdre pour accomplir votre sainte mis-
sion. Voilà la confession queje vous avais promise; hâ-
tez-vous de la recevoir.
Et, remettant son épée dans le fourreau, 11 reprit sa
monumentale immobilité.
Le prêtre s'approcha du moribond, qui s'était relevé
sur un genou et sur une main, mais qui n'avait pu faire
davantage. Il lui détacha son casque ; le blessé avait le
visage pâle et les lèvres pleines de sang. Karl crut un
instant qu'il ne pourrait point parler ; mais il se trom-
pait. Godefroy s'assit, et le prêtre, agenouillé près de lui,
écouta la confession qu'il lui fit d'une voix basse et en-
trecoupée. Aux derniers mots, le blessé sentit que sa fin
était proche, et, avec l'aide du prêtre, s'étant mis à
genoux, il leva les deux mains au ciel en disant à trois
reprises :
— Seigneur, Seigneur, pardonnez-moi !
Mais, à la troisième, il poussa un profond soupir et
retomba sans mouvement. Il était mort.
— Mon père, dit le comte Karl au prêtre, n'êtes vous
pas autorisé à révéler la confession qui vient de vous
être faite?
186 OTIION L'AI\CHEI\
— Oui, répondit lo prêtre, mais à une seule per-
sonne : au landgrave de Godesberg.
— Montez dDnc sur mon cheval, continua le cheva-
lier en mettant pied à terre, et allons le trouver.
— Que faites-vous, mon frère? répondit lo prêtre,
habitué à voyager d'une manière plus humble.
— Montez, montez, mon père , dit en insistant le
chevalier; il ne sera pas dit qu'un pauvre pécheur
comme moi ira à cheval, lorsque l'homme de Dieu
marchera à pied.
Et , à ces mots, il l'aida à se mettre en selle ; et,
quelque résistance que pût faire l'humble cavalier, il le
conduisit par la bride jusqu'au cliàleau de Godesberg.
Puis, arrivé là, il remit, contre son habitude, Hans aux
mains des valets, amena le prêtre devant le landgrave,
qu'il retrouva dans la même chambre, au môme en-
droit et assis dans le même fauteuil, quoique sept heu-
res se fussent écoulées depuis qu'il était sorti du châ-
teau. Au bruit que firent les arrivants, le landgrave
leva son front pâle et les regarda d'un air étonné.
— Tiens, frère, lui dit Karl, voilà un digne servi-
teur de Dieu, oui a une confession in extremis à te ré-
vêler.
— Qui donc est mort? s'écria le comte en devenant
plus pâle encore.
— Godefroy, répondit le chevalier.
— Et qui l'a tué ? murmura le landgrave.
OTHON L'ARCHER 18f
— Moi, dit Karl,
Et il se retira tranquillement, fermant la porte der^
rière lui et laissant le landgrave seul avec le prêtre.
Or, voici ce que raconta le prêtre au landgrave :
Gpdefroy avait connu en Palestine un chevalier al-
lemand des environs de Cologne , que l'on nommait
Ernest de Huningen : c'était un homme grave et sé-
vère, qui était entré depuis quinze ans dans l'ordre de
Malte, et que l'on renommait pour sa religion , sa
loyauté et son courage.
Godefroy et Ernest combattaient l'un près de l'autre
à Saint-Jean-d'Acre, lorsque Ernest fut blessé mortel-
lement. Godefroy le vit tomber, le fit emporter hors dp
la mêlée et revint à l'ennemi.
La bataille finie, il rentra sous sa tente pour changer
de vêtement; mais à peine y était-il, qu'on vint le pré-
venir que messire Ernest de Huningen était au plus
mal et désirait le voir avant que de mourir.
Il se rendit à ce désir, et trouva le blessé soutenu
par une fiève brûlante qui devait consumer en peu de
temps le reste de sa vie. Aussi, comme il sentait lui-
même sa position, Ernest lui expliqua en peu de mots
le service qu'il attendait de lui.
A l'âge de vingt ans, Ernest avait aimé une jeune
fille et en avait été aimé; mais, cadet de famille, sans
titre et sans fortune, il n'avait pu l'obtenir. Les amants,
au désespoir , oublièrent qu'ils ne pourraient jamais
188 OTIION L'ARCIIER
être épouX; et un fils naquit, qui ne pouvait porter îo
nom ni de l'un ni de l'autre.
Quelque temps après, la jeune fille avait été forcée
par ses parents d'épouser un seigneur noble et riche.
Ernest était parti, s'était arrête à Malte pour prononcer
des vœux, et, depuis ce temps, il combattait en Pales-
tme. Dieu avait récompensé son courage. Après avoir
vécu saintement, il mourait en martyr.
Ernest présenta un papier à Godefroy ; c'était la do-
nation de tout ce qu'il possédait à son fils Albert :
soixante mille florins, à peu près. Quant à la mère ,
comme elle était morte depuis six ans, il avait cru
pouvoir lui révéler son nom, pour que ce nom le
guidât dans ses recherches. C'était la comtesse de
Ronsdorf.
Godefroy était revenu en Allemagne dans l'intention
d'accomplir les dernières volontés de son ami. Mais,
en arrivant chez son parent le landgrave, en apprenant
la situation des choses , il vit du premier coup d'œil
tout le parti qu'il pouvait tirer du secret qu'il possé-
dait. Le landgrave n'avait qu'un fils, et, Othon et
Emma éloignés, Godefroy se trouvait le seul héritier
du comte.
Nous avons vu comment il avait mis ce projeta exé-
cution, au moment où il rencontra, dans le chemin
creux de Rolandswerth, le comte Karl de Hombourg.
— Karll Karll s'écria le landgrave en s'élançant
OTHON L'ARCHER 189
œrnme un insensé dans le corridor où l'altendait son
frère d'armes, Rarl! ce n'était pas son amant: c'était
son frère 1
Et aussitôt il donna l'ordre que l'on ramenât à Go-
desberg Emma et Othon. Deux messagers partirent,
l'un remontant le Rhin, l'autre le descendant.
Pendant la nuit, le premier revint; Emma, malheu-
reuse depuis longtemps, offensée de la veille, deman-
dait à finir sa vie dans le monastère où s'était écoulée
sa jeunesse, et faisait répondre qu'au besom elle invo-
querait l'inviolabilité du lieu.
Au point du jour, le second messager revint; il était
accompagné des hommes d'armes qui devaient con-
duire Othon à Rirberg; mais Othon n'était point parmi
eux. Comme ils descendaient nuitamment le Rhin ,
Othon, qui savait dans quelle intention on l'emmenait,
avait choisi le momentoù tout l'équipage était occupée
diriger la barque dans un courant rapide, s'était élancé
au plus profond du fleuve et avait disparu.
111
Cependant le malheur du landgrave n'était point
encore si grand qu'il le croyait. Olhon s'était élancé
dans le fleuve, pour y chercher non pas la mort, mais
la liberté. Eievé sur ses rives, le vieux Rhin eLut un
11.
190 OTHON L'ARCIIER
ami contre Irqr.ol il avnittrop souvent essayé ses jeunes
forces pour le craindre. Il plongea donc au plus pro-
fond, nagea sous l'eau tant que sa respiration lo lui
permit, et, lorsqu'il reparut à la surface pour reprendre
haleine, la barv|Ue était si éloignée et la nuit si noire,
que les gardes qui l'accompagnaient purent croire qu'il
était resté englouti dans le fleuve.
Plhon se hâta de gagner la rive. La nuit était froide,
ses habits étaient ruisselants, il avait besoin d'un feu
et d'un lit. Il se dirigea donc vers la première maison
dont il vit les fenêtres briller dans l'ombre, se présenta
comme un voyageur égaré, et, comme il était impos-
sible de reconnaître s'il était mouillé par la pluie du
ciel ou par l'eau du fleuve, il n'excita aucun soupçon,
et l'hospitalité lui fut accordée avec toute la franchise
et la discrétion allemandes.
Le lendemain, il partit au jour et so dirigea sur Co-
logne. C'était le saint jour du dimanche, et, comme il
y entrait à l'heure de la messe, il vit chacun se diriger
vers l'éghse. Il suivit la foule ; car lui aussi avait à prier
Dieu... d'abord pour son père à cause de l'erreur et de
l'isolement dans lesquels il l'avait laissé... puis pour sa
mèreenfermée dans un monastère... enfin pour lui, libre
ma'3 sans appui, et perdu dans cemonde immense, qui
ne lui avait encore montré pour tout horizon que celui
du châleau natal. Cependant il se cacha derrière une
colonne pour faire sa prière; si près de Godesberg, il
QTIION l'x\rcijf:r <91
pouvait être reconnu par qucîq]Lies-|ins des seigneurs
qui étaient venus à la fête de la veille, ou par ra]:'che-
vèque de Cologne lui-même, messire Walerand de Ju-
liers, qui était un des plus vieux et des plus fidèles
amis de son père.
Lorsque Othon eut fait sa prière, il regarda autour
de lui et vit avec étonnement qu'au nombre des spec-
tateurs se trouvait une si grande quantité d'archers de
différents pays, que sa première pensée fut que la messe
que Ton disait était célébrée en l'honneur de saint Sé-
bastien, protecteur (|e la corporation. Il s'en informa
aussitôt à celui (jui se trouvait le plus proche de lui, et
il apprit alors qu'ils se rendaient à la fête de l'arc, que
donnait tous les ans à la même époque le prince Adolphe
de Clèves, l'un 4es ?,eigneurs les plus riches et les plus
renommés parmi ceijx (|pnt les châteaux s'élèvent de-
puis Strasbourg jusqu'à Nimègue.
Othon sortit aussitôt de l'église, se fit indiquer le
tailleur le mieux ^ssorti de la ville, changea ses habits
de velours et de soie contre un justaucorps de drap
vert serré avec une ceinture de cuir, acheta un arc du
meilleur bois d'érable qu'il put trouver, choisit une
trousse garnie de ses douze flèches; puis, ayant demandé
à quelle hôtellerie se i.éunissaient plus particulièrement
les archers, et ayant ipjris que c'était au Héron d'or,
il se dirigea vers cclto & iberge, qui était située sur la
route de Verdingen, en dohors de la porte de l'Aigle,
102 OTIION L'ARCIIER
Il y trouva une trentaine d'archers réunis et faisant
grande clière. 11 s'assit au milieu d'eux, et, quoiqu'il
fût inconnu de tous, tous le reçurent bien, grâce à sa
jeunesse et à sa bonne mine. D'ailleurs, il avait été au-
devant d'un bienveillant accueil en disant tout d'abord
qu'il se rendait à Glèves pour la fête de l'arc et désirait
faire route avec d'aussi braves et aussi joyeux compa-
gnons. La proposition avait donc été reçue à l'unani-
mité.
Comme les archers avaient encore trois joure devant
eux, et comme le dimanche est un jour saint consacré
au repos, ils ne se mirent en route que le lendemain
au matin, suivant les rives du fleuve et devisantjoyeu-
sement de faits de chasse et de guerre.
Tout en faisant route, les archers remarquèrent
qu'Othon n'avait point de plume à sa toque, ce qui
était contre l'uniforme, chacun ayant une plume, dé-
pouille et trophée en même temps de queltjue oiseau
victime de son adresse, et ils le raillèrent sur son arc
neuf et ses flèches neuves. Olhon avoua en souriant
que ni arc ni flèches n'avaient encore servi, mais qu'à
la première occasion il tâcherait, grâce à eux, de se pro-
curer l'ornement indispensable qui manquait à son
chapeau. En ^conséquence, il banda sou arc. Chacun
attendit avec curiosité une occasion de juger l'adresse
de son nouveau camarade.
Les occasions ne manquaient pas ; un corbeau croas-
OTHON L'ARCHER 193
sait à la dernière branche desséchée d'un chêne, et les
archers montrèrent en riant ce but à Othon ; mais le
jeune homme répondit que le corbeau était un animal
immonde, dont les plumes étaient indignes d'orner la
toque d'un franc archer. La chose était vraie. Aussi les
joyeux voyageurs se contentèrent-ils de cette réponse.
Un peu plus loin, ils aperçurent un épervier immo-
bile à la pointe d'un rocher, et la même proposition fut
faite au jeune homme. Mais, cette fois, il répondit que
répervier était un oiseau de race, dont les hommes de
race avaient seuls le droit de disposer, et que lui, fils
d'un paysan, ne se permettrait pas de tuer un pareil
oiseau sur lesi terres d'un seigneur aussi puissant que
l'était le comte de Woringen, dont, en ce moment, ils
traversaient les propriétés. Quoiqu'il y eût du vrai au
fond de cette réponse, et que pas un des archers peut-
être n'eût osé se permettre l'action qu'ils conseillaient
à Othon, tous accueillirent cette réponse avec un sourire
plus ou moins moqueur ; car ils commençaient à pren-
dre cette idée, que le jeune camarade, peu sûr de son
adresse, cherchait à retarder le moment d'en donner
une preuve aussi décisive que celle qu'on lui de-
mandait.
Othon avait vu le sourire des archers et l'avait com-
pris ; mais il n'avait paru y fairv. aucune attention, et
continuait sa route, riant et causant, lorsque tout à coup,
à cinquante pas à peu près de la troupe bruyante, un
194 OTIION 1,'AnClIER
héron se leva dos bords du fleuve. Othon alors se re-
tourna vers l'archer qui était le plus près de lui et qu'on
lui avait désigné comme un des plus habiles tireurs.
— Frère, lui dit-il, j'aurais grande envie pour ma
toque d'une plume de cet oiseau; vous qui êtes le plus
habile parmi nous tous, rendez-moi donc le service do
l'abattre.
— Au vol ? répondit l'archer étonné.
— Sans doute, au vol, continua Othon ; voyez comme
il s'élève lourdement; à peine a-t-il fait dix pas depuis
qu'il a quitté la terre, et il n'est qu'à une demi-portée
de trait,
— Tire, Robert, tire! crièrent tous les archers.
Robert fit un signe de tête indiquant qu'il se rendait
à l'invitation générale plutôt par obéissance pour les or-
dres de l'honorable société que dans l'espoir de réussir;
Il n'en visa pas moins avec toute l'attention dont il était
capable, et la flèche, lancée par un bras robuste et par
un œil exercé, partit, suivie de tous les regards, et passa
si près de l'oiseau, qu'il en poussa un cri d'efTroi au-
quel répondirent les acclamations de tous les archers.
— Bien tiré! dit Othon. Maintenant, à vous, Her-
mann, ajouta-t-il en se tournant vers l'archer qui se
trouvait à sa gauche.
Soit que celui auquel il s'adressait se fût attendu à
cette invitation, soit qu'il eût été entraîné par l'exem-
ple, il était prêt au moment où Olhon lui adressa lapa-
OTHON L'ARCHER 195
rôle, et à peine avait-il achevé, qu'une autre flèche,
aussi habile et aussi rapide que la première, poursuivit
le fuyard, qui poussa un nouveau cri au sifflement que
fît entendre, en passant à quelques pouces seulement de
lui, ce second messager de mort. Les archers applaudi-
rent de nouveau.
— A mon tour, dit Othon.
Tous les regards se tournèrent de son côté ; car le
héron, sans être hors de portée, commençait à atteindre
une distance assez considérable, et, ayant d'air ce qu'il
fallait à se-s larges ailes, il filait avec une rapidité
qui devait bientôt le mettre hors de tout danger. Othon
avait sans doute aussi calculé tout cela ; car ce ne fut
qu'après avoir bien mesuré des yeux la distance qu'il
leva avec une attention lente sa flèche à la hauteur de
l'animal; puis, lorsqu'il l'eut amenée à la ligne de
l'œil, il retira la corde presque derrière sa tête, à la
manière des archers anglais, faisant plier son arc comme
une baguette de saule. Un instant, il demeura immo-
bile comme une statue; puis tout à coup, on entendit un
léger sifflement, car la flèche était partie si rapide, que
personne ne l'avait vue. Tous les yeux se portèrent sur
l'oiseau, qui s'arrêta comme si un éclair invisible l'eût
frappé, et qui tomba, percé de part en part, d'nne hau-
teur telle, qu'on n'eût pas môme cru que la flèche au-
rait pu l'y suivre.
Les archers étaient stupéfaits ; une pareille preuve
190 OTIION L'ARCIIEU
d'adresse clait à peine crojable pour eux-mômes;
quant à Olhon, qui s'était arrêté pour juger de l'ellet
du coup, à peine eut-il vutoml)er l'animal, qu'il se re-
mit en marche sans paraître remarquer l'étonnement
de ses compagnons. Arrivé au héron, il lui arracha du
cou ces plumes fines et élégantes qui forment une ai-
grette naturelle, et les attacha à son bonnet. Quant aux
archers, ils avaient compté la distance : l'oiseau était
tombé à trois cent vingt pas.
Cette fois, l'admiration n'avait point éclaté en ap-
plaudissements ; les archers s'étaient regardés les uns
les autres, étonnés d'une telle preuve d'adresse; puis ils
avaient compté les pas, comme nous l'avons dit, et,
lorsque Othon avait eu fini d'orner sa toque du bou-
quet de plumes si miraculeusement acquis, Frantz et
Hermann, les deux archers qui avaient tiré avant lui,
lui avaient tendu la main, mais avec un sentiment de
déférence qui indiquait que, non-seulement ils lu re-
connaissaient pour leur camarade, mais encore qu'ils
le regardaient comme leur maître.
La troupe voyageuse, qui ne s'était arrêtée à Wo-
ringen que pour déjeuner, arriva, vers les quatre heu-
res du soir, à Neufs. On dîna en toute hâte ; car, à trois
lieues de Neufs, était Veglise de Roche, près de la-
quelle de religieux archers ne pouvaient passer sans y
faire un pèlerinage. Uthou, qui avait adopté la vie et
les habitudes de ses nouveaux compagnons, les suivit
OTHON L'ARCHER 197
dans cette excursion, et, vers le jour tombant, ils arri-
vèrent à la roche sainte : c'était une immense pierre
ayant l'aspect d'une église.
C'est qu'autrefois cette pierre fut effectivement la pre-
mière église chrétienne bâtie sur les bords du Rhin par
un chef de la Germanie, qui mourut en odeur de sain-
teté, laissant sept filles belles et vertueuses pour prier
autour de son tombeau.
C'était le temps des grandes migrations barbares.
Des peuples inconnus, poussés par une main invisible,
descendaient des plateaux de l'Asie et venaient chan-
ger la face du monde européen. Une biche avait con-
duit Attila à travers les Palus-Méotides, et il descen-
dait vers l'Allemagne, précédé par la terreur qu'inspirait
son nom. Le Rhin, effrayé au bruit des pas de ces na-
tions fauves, hésitait à poursuivre son cours vers les
sables où il s'engloutit, et frémissait dans toute sa lon-
gueur comme un immense serpent. Bientôt les Huns
apparurent sur la rive droite, et, le même jour, on vit
l'incendie s'allumer sur tout l'horizon, c'est-à-dire de-
puis Colonra Agrippina (1) jusqu'à Aliso (2). Le danger
était instant ; il n'y avait aucune pitié à attendre de pa-
reils ennemis, et, le lendemain matin, au moment où
elles leur virent lancer à l'eau les radeaux qu'ils avaient
construits pendant la nuit avec les arbres d'une forêt
(ij Nom aiuuiue de Cotogn*.
(2) Wesel.
198 OTIION L'ARGUER
qui avait disparu, les jeunes filles se retirèrent dar/S
l'église et s'agenouillèrent autour du tombeau de leur
père, le priant, par le saint amour qu'il leur avait
porté pendant sa vie, de les protéger i::ème après sa
mort.
La journée et la nuit se passèrent en prières, et elles
espéraient déjà cire sauvées, lorsqu'au point du jour
elles entendirent les barbares s'approcher. Ils com-
mencèrent à frapper avec le pommeau de leurs épées
à la porte de chêne qni fermait l'église ; mais, voyant
qu'elle résistait, les uns retournèrent au bourg pour y
prendre des échelles afin d'escalader les fenêtres ; les
autres allèrent couper un sapin qu'ils dépouillèrent do
ses branches et dont il firent un bélier pour enfoncer
la porte. Puis, lorsqu'ils se furent procuré les instru-
ments nécessaires à leurs projets sacrilèges, ils s'ache-
minèrent avec eux vers l'église qui servait d'asile aux
sept sœurs; mais, lorsqu'ils arrivèrent près d'elle, il
n'y avait plus ni portes ni fenêtres. L'église était bien
encore là ; mais elle était devenue un rocher et s'était
faite toute de pierre ; seulement, du milieu de cette
masse de granit, on entendait sortir un chant bas, triste
et doux comme le chant des morts. C'était le cantique
d'actions de grâces des sept vierges qui remerciaient
le Seigneur.
Les archer^ firent leur prière à l'église de roche,
puis revinrent coucher à Strump.
OTHON L'ARCHER iÔD
Le lendemain, ils se remirent en route; la journée
se passa sans autre incident qu'un renfort successif.
Les archers venaient de toutes les parties de l'Alle-
magne à cette fête annuelle, dont le prix était, pour
cette fois , une toque de velours vert, entourée de
deux branches ie frêne en or, nouées par une agrafe
de diamant. Il devait être donné par la fille unique
du margrave lui-même, la jeune princesse Héléna,
qui venait d'entrer dans sa quatorzième année* Le
concours de tant d'adroits archers n'avait donc rien
d'étonnant.
La petite troupe, qui se montait maintenant à qua-
rante ou cinquante hommes, voulait arriver àClèvesle
lendemain matin, le tir devant commencer aussitôt la
dernière messe, c'est-à-dire à onze heures. En consé-
quence, les archers avaient résolu de venir coucher i
Kervenheim. La journée était forte, aussi s'arrêt^-t-on
à peine pour déjeuner et pour dîner. Cependant, quel-
que diligence que fissept les voyageurs, ils n'atteigni-
rent cette ville qu'après la fermeture des portes. Il s'a-
gissait de passer la nuit dehors, et le moins mal
possible ; on avisa un château en ruine sur une
montagne voisine ; c'était le château de Windeck.
Chacun fut d'avis de profiter de cette circonstance
favorable, excepté le plus vieux des ar»hers, qui s'y
opposa de tout son pouvoir ; ro.iis, comme il était seul
du son avis, sa voix n'eut aucune influence, et force lui
200 OTIION L'ARCHER
fut d'accompagner ses jeunes camarades sous peine de
rester seul ; il les suivit.
La nuit était sombre ; pas une étoile ne brillait au
ciel, des nuages lourds et chargés de pluie glissaient
au-dessus de la tête de nos voyageurs, comme les va-
gues d'une mer aérienne. Un pareil abri, si incomplet
qu'il fût, était donc un bienfait du ciel.
Les archers gravissaient la colline en silence, et
cependant, au bruit de leurs pas, ils entendaient, tout le
long du sentier, couvert de ronces, fuir les animaux
sauvages, dont la présence multipliée indiquait que ces
ruines solitaires étaient gardées contre la présence des
hommes par quelque superstitieuse terreur. Tout à
coup ceux qui marchaient en tête virent se dresser de-
vant eux comme un fantôme la première tour, senti-
nelle gigantesque chargée, en d'autres temps, de défen-
dre l'entrée du château.
Le vieil archer proposa de s'arrêter à cette tour et de
se contenter de son abri. En conséquence, on fît halte;
un des archers battit le briquet, alluma une branche
de sapin et franchit la porte.
Alors on s'aperçut que les toits s'étaient écroulés,
que les murailles seules étaient debout, et, comme la
nuit menaçait d'être pluvieuse, il n'y eut qu'une voix
pour continuer la route jusqu'au corps de logis ; ce-
pendant on laissa de nouveau le vieil archer libre de
s'arrêter en cetendroit. Mais il refusa une seconde fois,
OTHON L'ARCHER 201
préférant suivre ses compagnons partout où ils iraient
que de rester seul par une pareille nuit et dans un
semblable voisinage.
La troupe se remit donc en chemin ; seulement, pen-
dant cette halte de quelques minutes, chacun avait
brisé une branche de sapin et s'était fait une torche
résineuse, de sorte que la montagne, d'obscure qu'elle
était auparavant, était devenue tout à coup resplendis-
sante, et qu'on commençait à distinguer, à l'extrémité
du cercle de lumière, la masse triste, vague et sombre
du château, qui, à mesure qu'on approchait, se dessi-
nait d'une manière plus précise, montrant ses colonnes
massives et ses voûtes surbaissées, dont les premières
pierres avaient peut-être été posées par Charlemagne
lui-même, lorsqu'il étendait des montagnes pyrèncs aux
marais bataves cette ligne de forteresses destinées à
briser l'invasion des hommes du Nord.
A l'approche des archers et à la vue des flambeaux,
les hôtes du château s'enfuirent â leur tour : c'étaient
des hiboux et des oriraies au vol nocturne, qui, après
avoir fait deux ou trois cercles silencieux au-dessus de
la tête de ceux qui venaient les troubler, s'éloignèrent
en hurlant. A cette vue et à ces cris sinistres, les plus
braves ne furent pas exemots d'un mouvement de ter-
reur ; car ils savaient qu'il est certains dangers contre
lesquels ne peuvent rien ni le courage ni le nombre.
Ils n'en pénétièrent pas moins dans la première cour et
202 OTIION L'ARCHEtt
so trouvèrent au cenlrcd'un grand carré formé pardfiS
bâtiments dont quolques-uns tombaiont en ruine, tan-
dis que d'autres, au contraire, se trouvaient dans un
état de conservation d'autant plus remarqual\)e qu'ils
faisaient contraste avec les débris qui couvraient la
terre en face d'eux.
Les arcbers entrèrent dans le corps de bâtiment qui
leur paraissait le pins habitable, et se trouvèrent bien-
tôt dans une grande salle qui paraissait avoir été au-
trefois celle des gardes. Des débris de volets fermaient
les fenêtres de manière à briser la plus grande force du
vent. lOes bancs de chêne, adossés contre les murailles
et régnant tout autour de la chambre, pouvaient en-
core servir au même usage auquel ils avaient été des-
tinés. Enfin une immense cheminée leur ofFrait un
moyen d'éclairer et dcréchaufferà la fois leur sommeil.
C'était tout ce que pouvaient désirer des hommes faits
pour les durs travaux de la chasse et de la guerre, et
habitués à passer les nuits n'ayant pour tout oreiller
que les racines, et pour tout abri que les feuilles d'un
arbre.
Le pire de tout cela était de n'avoir point à souper.
La course avait été longue, et, depuis midi, le dîner
était loin ; mais c'était encore là nn de ces inconvé-
nients auxquels des chasseurs devaient être accoutu-
més. En conséquence, on serra la boucle des ceintu-
rons, on lit grand feu dans U cheminée, on se chauffa
OTHON L'ARGUER 203
largement ne pouvant faire mieux ; puis, le sommeil
commençant à descen'ire sur les voyageurs, chacun s'é-
tablit le plus conforlablement qu'il put pour passer la
nuit, après avoir toutefois pris la précaution, sur l'avis
du vieil archer, de faire veiller successivement quatre
personnes que désignerait le hasard, afin que le som-
meil du reste de la troupe fût tranquille. On tira au
sort, et le sort tomba sur Othon, sur Hermann, sur le
vieil archer et sur Frantz.
Les veilles furent fixées à deux heures chacune ; en
ce moment, neuf heures et demie sounaient à l'église
de Rervenheim ; Othon commença la sienne, et, au
bout d'un instant, il se trouva seul éveillé au milieu de
ses nouveaux camarades.
C'était le premier moment de tranquillité qu'il trou-
vait pour parler avec lui-même. Trois jours aupara-
vant, à la même heure, il était heureux et fier, faisant
les honneurs du château de Godesberg à la chevalerie
la plus noble des environs ; et maintenant, sans qu'il
fût poui rien dans le changement survenu, et dont il
ignorait presque la cause, il se trouvait déshérité de l'a-
mour paternel, banni sans savoir le terme de son ban-
nissement, et mêlé parmi une troupe d'hommes, braves
et loyaux sans doute, mais sans naissance etsans avenir,
et. veillant sur leur sommeil, lui, fils de prince, habitué
à dormir tandis qu'on veillait sur le sien !
Ces réfiexioiis lui firent paraître sa veillée caurle.
204 OTIION L'AnCIlEU
Dix heures, dix heures et demie et onze heures Fonnè
rent successivement sans qu'il se fût aperçu de In mar-
che du temps, et sans que rien fût venu troubler ses
réflexions. Cependant la fatigue physique commen-
çait à lutter avec la préoccupation morale, et, lorsque
onze heures et demie sonnèrcnl, il était temps qu'ar-
rivât la fin de sa veille; car ses yeux se fermaient mal-
gré lui.
En conséquence, il réveilla Hermann, qui devait lui
succéder, en lui annonçant que son tour ctnit venu.
Hermann se réveilla de fort mauvaise humeur : il rê-
vait qu'il faisait rôtir un chevreuil qu'il venait de tuer,
et, au moment de faire, du moins en rêve, un bon sou-
per, il se retrouvait àjeun, l'estomac vide et sans au-
cune chance de le remplir 1 Fidèle à la consigna don-
née, il n'en céda pas moins sa place à Othon et prit, la
sienne.
Othon se coucha ; sesyeux,àdemi ouverts, distinguè-
rent pendant quelque temps, d'une manière incertaine,
les objets qui l'entouraient, et, parmi ces objets, Her-
mann debout contre une des colonnes massives de la
cheminée ; bientôt tout se confondit dans une vapeur
grisâtre, où chaque chose perdit sa forme et sa cou-
leur ; enfin il ferma les yeux tout à fait et s'endor-
mit
Hermann était, comme nous l'avons dit, resté de-
bout contre un des supports massifs de la cheminée,
OTIION L'ARCHER 205
écoutant le bruit du vent dans les hautes tourelles et
plongeant, aux lueurs mourantes du feu, ses regards
dans les angles les plus sombres de l'appartement Ses
yeux étaient fixés sur une porte fermée et qui semblait
devoir conduire aux appartements intérieurs du châ-
teau, lorsque minuit sonna.
Hermann, tout brave qu'il était, compta avec un
certain frémissement intérieur, et les yeux tou|ours
fixés sur le même point, les onze coups du battant, lors-
qu'au moment où frappait le douzième, la porte s'ou-
vrit, et une jeune fille belle, pâle et silencieuse, parut
sur le seuil, éclairée par une lumière cachée derrière
elle. Hcrmnnn voulut appeler; mais, comme si elle eût
deviné son intention, la jeune fille porta un doigt à sa
bouche pour lui commander le silence, et, de l'autre
main, lui fit signe de la suivre.
IV
Hermann hésita un moment; mais, songeant aus-
sitôt qu'il était honteux à un homme de trembler de-
vant une femme, il fit quelques pas vers la mystérieuse
inconnue, qui, le voyant venir à elle, rentra dans la
chambre, prit une idmpe posée sur une table, alla ou-
vrir une autre porte, et, du seuil de celle-ci, se retourna
pour faire un nouveau signe à l'archer, resté debout à
12
206 OTIION L^ARCIIER
l'entrée de la seconde chambre. Le sic:ne était accom-
pagné d'un si gracieux sourire, que les dernières crain-
tes d'IIermann disparurent. Il s'élança derrière la jeune
fille, qui, entendant ses pas pressés, se retourna une der-
nière fois pour lui faire signe de marcher derrière elle
en conservant quelques pas de dislance. Hermann obéit.
Ils s'avancèrent ainsi en silence h travers une suite
d'appartements déserts et sombres, jusqu'à ce que enfin,
le guide mystérieux poussât la porte d'une chambre ar-
demment éclairée, dans laquelle était dressée une ta-
ble avec deux couverts. La jeune fille entra la première,
posa la lampe sur la cheminée et alla s'asseoir, sans
dire une parole, sur l'une des chaises qui attendaient
les convives. Puis, voyant que Hermann, intimidé et
hésitant, était resté debout sur le seuil de la porte :
— Soyez le bienvenu, lui dit-elle, au château de
"Windeck.
— Mais dois-je accepter l'honneur que vous m'of-
frez? répondit Hermann.
— N'avez-vous pas faim et soif, seigneur archer?
reprit la jeune fille. Mettez-vous à cette table, et buvez
et mangez; c'est moi qui vous y invit?.
— Vous êtes sans doute la châtelaine? dit Hermann
en s'asseyant.
— Oui, répondit avec un signe de tète la jeune fille.
— Et vous habitez seule ces ruines? continua l'ar-
cher en regardant autour de lui avec étonnement.
OTIION L'ARCHER 207
— Je suis seule.
— Et vos parents ?
La jenne fille lui montra du doigt deux portraits sus-
pendus à la muraille, l'un d'homme, l'autre de femme,
et dit à voix basse :
— Je suis la dernière de la famille.
Hermann la rcgnrda, sans savoir encore que penser
de Têtre étrange qu'il avait devant lui.
En ce moment, ses yeux rencontrèrent les yeux de la
jeune fille qui étaient humides de tendresse. Hermann
ne songeait plus à la faim ni à la soif; il voyait devant
lui, pauvre archer, une noble dame, oubliant sa nais-
sance et sa fierté pour le recevoir à sa table ; il était
jeune, il était beau, il ne manquait pas de confiance
en lui-même ; il crut que cette heure qui se présente,
dit-on, à tout homme de faire fortune une fois dans
sa vie se présentait à lui dans ce moment.
— Mangez donc, lui dit la jeune fille en lui servant
un morceau de la hure d'un sanglier. Buvez donc, dit
la jeune fille en lui versant un verre de vin vermeil
comme du sang.
— Comment vous nommez-vous, ma belle hôtesse ?
dit Hermann enhardi et levant son verre.
— Je me nomme Bertha.
— Eh bien, à votre santé, belle Bertha 1 continua
l'archer.
Et il but le vin d'un seul trait.
208 OTIION I/AI\CHEI\
Berlha ne répondit rien, mais sourit tristement.
L'efTet de la liqueur fut magique, les yeux d'Hermann
étincelèrent à leur tour, et, profilant de l'invitation de
la châtelaine, il attaqua le souper avec un acharnement
qui prouvait que ce n'était pas à un ingrat qu'il avait
été offert, et qui pouvait excuser l'oubli où il était tombé
en ne faisant pas le signe de la croix, comme c'était son
habitude de le faire chaque fois qu'il se mettait à table.
Berlha le regardait sans l'imiter.
— Et vous, lui dit-il, ne mangez-vous pas ?
Bertha fit signe que non, et lui versa une seconde
fois du vin. C'était déjà une habitude à cette époque
que les belles dames regardassent comme une chose
indigne d'elles de boire et de manger, et Hermann
avait vu souvent, dans les dîners auxquels il avait as-
sisté comme serviteur, les châtelaines rester ainsi,
tandis que les chevaliers mangeaient autour d'elles,
afin de iaire croire que, pareilles aux papillons et aux
fleurs dont elles avaient la légèreté et l'éclat, elles ne
vivaient que de parfums et de rosée. 11 crut qu'il en
était ainsi de Bertha, et continua de manger et de boire
comme si elle lui tenait entière compagnie. D'ailleurs,
sa gracieuse hôtei^^e ne restait pas inactive, et, voyant
que son verre riait vide, elle le lui remplit pour la
troisième fois.
Hermann n'éprouvait plus ni crainte ni embarras; le
vin était dehcieux et bien réel, car il faisait sur le cœur
OTHON L'ARCHER 209
du convive nocturne son effet accoutumé ; Hermann
se sentait plein de confiance en lui-même, et, en réca-
pitulant tous les mérites qu'il se trouvait à cette heure,
il ne s'étG.inait plus de la bonne fortune qui lui arri-
vait; et la seule chose qui l'étonnât, c'est qu'elle eût
tant tardé. Il était dans cette heureuse disposition
quand ses yeux tombèrent sur un luth posé sur une
chaise, comme si l'on s'en était servi dans la journée
même ; alors il pensa qu'un peu de musique ne gâte-
rait rîen à l'excellent repas qu'il venait de faire. En
conséquence, il invita gracieusement Bcrtha à prendre
son luth et à lui chanter quelque chose.
Bertha étenditla main, prit l'instrument, etentiraun
accord si vibrant, que Hermann sentit tressaillir jusqu'à
la dernière fibre de son cœur ; et il était à peine remis
de cette émotion lorsque, d'une voix douce et à la fois
profonde, la jeune fille commença une ballade dont les
paroles avaient avec la situation où il se trouvait une
telle analogie, qu'on eût pu croire que la mystérieuse
virtuose improvisait.
C'était une châtelaine amoureuse d'un archer.
L'allusion n'avait point échappé à Hermann, et, s'il
lui fût resté quelques doutes, la ballade les lui eût ôtés;
aussi, au dernier couplet, se leva-t-il, et, faisant le tour
de la table, il alla se placer derrière Bertha, et si près
d'elle, que, lorsque sa main glissa des cnr(^'>s de l'ins-
trument, elle tomba entre les mains d'Hermann. Her-
12.
210 OTIION L'APiCIlEU
mann tressaillit, car cette main était glacée; mais aus-
sitôt il se remit.
— Hélas ! lui dit-il, madame, je ne suis qu'un pau-
vre archer sans naissance et sans fortune ; mais, pour
aimer, j'ai le cœur d'un roi.
— Je ne demande qu'un cœur, répondit Bertha.
— Vous êtes donc libre? hasarda Hermann.
— Je suis libre, reprit la jeune fille.
— Je vous aime, dit Hermann.
— Je t'aime, répondit Bertha.
— Et vous consentez à m'épouser? s'écria Hermann.
Bertha se leva sans répondre, alla vers un meuble,
et, ouvrant un tiroir, elle y prit deux anneaux qu'elle
présenta à Hermann ; puis, revenant au meuble, <3lle
en tira, toujours en silence, une couronne de fleurs
d'oranger et un voile de fiancée. Alors elle attacha le
voile sur sa tête, l'y fixa avec la couronne, et, se re-
tournant :
— Je suis prête, dit-elle.
Hermann frissonna presque malgré lui ; cependant
il s'était trop avancé pour ne pas aller jusqu'au bout.
D'ailleurs, que risquait-il, lui, pauvre archer, qui ne
possédait pas un coin de terre, et pour qui la seule ar-
genterie armoriée dont la table était couverte eût été
une fortune?
Il tendit donc la main à sa fiancée, en lui faisant à
son tour signe de la tête qu'il était prêt à la suivre.
OTHON L'ARCHER %l{
Bertha prit de sa main froide la main brûlante d'Hoi-
mann, et, ouvrant une porte, elle entra dans un corri-
dor sombre, qui n'était plus éclairé que par la lueur
tjlafarde que la lune, sortie des nuages, projetait à tra-
vers les fenêtres 3troites placées de distance en distan-
ce. Puis, au bout du corridor, ils trouvèrent un escar
lier qu'ils descendirent dans des ténèbres complètes :
alors, Hermann, saisi d'un frisson involontaire, s'arrêta
et voulut retourner en arrière ; mais il lui senabla que
la main de Bertha serrait la sienne avec une force sur-
naturelle ; de sorte que, moitié honte, moitié entraîne-
ment, il continua de la suivre.
Cependant ils descendaient toujours : au bout d'un
instant, il sembla à Hermann, d'après l'impression hu-
mide qu'il éprouvait, qu'ils étaient dans une région
souterraine; bientôt il n'en douta plus; ils avaient cessé
de descendre, et ils marchaient sur un terrain yni, et
qu'il était facile de reconnaître pour le sol d'un caveau.
Au bout de dix pas, Bertha s'arrêta, et, se tournant
à droite :
— Venez, mon père, dit-elle.
Et elle se remit en marche.
Au bout de dix autres pas, elle s'arrêta de nouveau,
et, se tournant à gauche :
— Venez, ma mère, dit-elle.
Et elle continua sa route jusqu'à ce que, ayant fait
dix autres pas encore, Mie dit une troisième fois :
212 OTIION L'ARCIIER
— Vftnez, mes sœurs.
Et, quoique Hermann ne pût licn distinguer, il lui
sembla entendre derrière lui un biuitde pas et un fré-
missement de robes. En ce moment, Fa \v{v. toucha la
voûte; mais Bertha poussa la pierre du bout du doigt,
et la pierre se souleva.
Elle donnait entrée dans une église splendidement
éclairée ; ils sortaient d'une tombe et se trouvaient de-
vant un autel.
Au même moment, deux dalles se soulevèrent dans
le chœur, et Hermann vit paraître le père et la mère de
Bertha dans le même costume qu'ils portaient sur les
deux tableaux de la chambre où il avait soupe, et, der-
rière eux, dans la nef, sortir de la même manière les
nonnes de l'abbaye attenante au château, et qui, depuis
un siècle, tombait en ruine.
Tout était donc réuni pour le mariage, fiancés, pa-
rents et invités. Le prêtre seul manquait : Bertha fit
un signe, et un évêque de marbre couché sur son tom-
beau se leva lentement et vint se placer devant l'autel.
Hermann alors se repentit de son imprudence, et eût
donné bien des années de sa vie pour être dans la salle
des gardes et couché près de ses compagnons; mais il
était entraîné par une puissance surhumame, et pareil
à un homme en proie à un rêve affreux, et oui nencut
ni crier ni fuir.
Pendant ce temps, Othon s'était réveillé, et ses yeux
OTIION L'ARCHER 213
s'étaient portés tout natiirellement vers la place où de-
vait veiller Hermann ; Herraann n'y éta.t plus, et per-
sonne n'était debout à sa place ; Othon se leva ; un de
ses derniers souvenirs était, au moment où il s'endor-
mait, d'avoir vu vaguement une porte s'ouvrir et une
femme apparaître; il avait pris cela pour le commence-
ment d'un songe, mais l'absence d'Hermann donnait à
ce songe une apparence de réalité; ses yeux se tournè-
rent aussitôt vers la porte, qu'il se rappelait parfaite-
ment avoir vue fermée pendant que lui-même était en
sentinelle, et qu'il revoyait ouverte.
Cependant Hermann, fatigué, pouvait avoir cédé au
sommeil. Othon prit une branche de sapin, l'alluma au
foyer, alla d'un dormeur à l'autre, et ne reconnut pas
celui qu'il cherchait. Alors il réveilla le vieil archer,
dont c'était le tour de faire sentinelle ; Othon lui ra-
conta ce qui s'était passé, et le pria de veillertandis que
lui irait à la recherche de son compagnon perdu. Le
vieil archer secoua la tête, puis :
— Il aura vu la châtelaine de Windeck, dit-il ; en
ce cas, il est perdu.
Othon pressa le vieillard de s'expliquer ; mais celui-
ci n'en voulut pas dire davantage. Cependant ces quel-
ques paroles, au lieu d'éteindre chez Othon le désir de
tenter la recherche, lui donnèrent une nouvelle ardeur;
il voyait dans toute cette aventure quelque chose de
mystérieux et de surnaturel que son courage s'enor-
2J4 OTIION L'ARCHER
gueillissait d'avance d'approfondir ; d'ailleurs, il aimait
H-rmann ; les deux jours de marche qu'il avait faits
avec lui fe lui avaient révélé comme un brave et
joyeux comp.ignon qu'il était fâché de perdre i puis, en-
lin, il avait grande confiance en une médaille miracu-
leuse rapportée de Palestine par un de ses ancêtres qui
lui avait frut toucher le tombeau du Christ, don que sa
mère lui avait fait dans son enfance, et qu'il avait tou-
jours religieusement porté sur sa poitrine.
Quelque observation que pût lui faire le vieil archer,
Olhon n'en persista donc pas moins dans la résolution
prise, et, à la lueur de sa torche, il entra dans la cham-
bre voisine dont la porte était restée ouverte. Tout y
était dans son état habituel ; seulement, une seconde
porte était ouverte comme la première; il pensa que
Hermann, entré par l'une, était sorti par l'autre; il
prit la même route que lui, et, comme lui, traversa
cette longue suite d'appartements que Hermann avait
traversés. Elle se terminait par la salle du festin.
En approchant de cette salle, il lui sembla entendre
parler; il s'arrêta aussitôt, tendit l'oreille, et, après un
instant d'attention, ne conserva plus aucun doute ; seu-
lement, ce n'était pas la voix d'Hermanu ; mais, pen-
sant que ceux qui parlaient pourraient lui en donner
des nouvelles, il s'approcha de la porte.
Arrivé sur le seuil, il s'arrêta surpris par l'étrange
spectacle qui se présenta à ses yeux, La table était res-
OTHON L'ARCHER 21o
tée servie et illuminée ; seulement, les convives étaient
changés : les deux portraits s'étaient détachés de la toile,
étaient descendus de 1 jur cadre, et, assis de chaque côté
de la table, causaient gravement comme il convenait à
des personnes de leur âge et Je leur condition. Othon
crut que sa vue le trompait ; il avait sous les yeux des
personnages qui semblaient, par leurs habitudes, avoir
appartenu à une génération disparue depuis plus d'un
siècle, et qui parlaient l'allemand du temps de Karl le
Chauve. Othon n'en prêta qu'une attention plus pro-
fonde à ce qu'il voyait et à ce qu'il entendait.
— Malgré toutes vos raisons, mon cher comte, disait
la femme, je n'en soutiendrai pas moins que le mariage
que fait en ce moment notre fille Bertha est une mésa-
liance dont il n'y avait pas encore eu d'exemple dans
notre famille; fi donc! un archer...
— Madame, répondit le mari, vous avez raison*
mais, depuis plus de dix ans, personne n'était venu dans
ces ruines, et elle sert un maître moins difficile que
nous, et pour qui une âme est une âme... D'ailleurs,
on peut porter l'habit d'un arcber et n'être pas un vi-
lain pour cela. Témoin ce jeune Othon qui vient pour
s'opposer à leur union, qui nous écoute insolemment,
et que je vais pourfendre de mon épée s'il ne rejoint à
l'instant même ses camarades.
A ces mots, se tournant vers la porte où se tenait le
jeune homme muet et immobile d'élonnoment, il tira
216 OTHON L'ARCHER
son épée, et vint à lui d'un pas lent et automatiinie,
comme s'il marchait à l'aide de ressorts habilement
combinés, et non de muscles vivants.
Othon le regarda venir avec un effroi dont il n'était
pas le maître. Il n'en songeait pas moins à se mettre
en défense, et à soutenir le combat, quel que lût l'ad-
versaire. Cependant, voyant à quel étrange ennemi il
avait affaire, il comprit qu'il n'aurait pas trop pour se
défendre des armes spirituelles et temporelles; en con-
séquence, avant de tirer son épée, il fit le signe de la
croix.
Au même moment, les flambeaux s'éteignirent, la ta
ble disparut, et le vieux chevalier et son épouse s'éva-
nouirent comme des visions.
Othon resta un moment étourdi ; puis, ne voyant et
n'entendant plus rien, il entra dans la salle, tout à
'heure si pleine de lumière et maintenant si sombre,
et, à la lueur de sa torche de résine, il vit que les con-
vives fantastiques avaient repris leur place dans leur
cadre ; les yeux seuls du vieux chevalier semblaient
vivants encore et suivaient Othon en le menaçant.
Othon continua sa route. D'après ce qu'il avait en-
tendu, il jugeait qu'un danger pressant menaçait Her-
mann, et, voyant une porte ouverte, il suivit l'indica-
tion donnée et entra dans le corridor. Arrivé au bout
du passage, il atteignit l'escalier, descendit les premiè-
res marches, et bientôt se trouva de plain-pied avec le
OTIION L'ARCIIER SI7
cimetière de l'abbaye, au delà duquel il voyait l'église
illuminée ; une porte descendant aux souterrains était
ouverte et paraissait conduire aussi à l'église ; mais
Othon aima mieux passer à travers le cimetière que
sous le cimetière.
Il entra donc dans le cloître, et se dirigea vers l'é-
glise; la porte en était fermée; mais il n'eut qu'à la
pousser, et la serrure se détacha du chêne, tant la porte
tombait elle-même de vétusté.
Alors il se trouva dans l'église, il vit tout, les reli-
gieux, les fiancés, les parents, et, prêta passer au doigt
d'Hermann pâle et tremblant l'anneau nuptial, l'évê-
que de marbre qui venait de se lever du tombeau. Il
n'y avait pas de doute, c'était le mariage dont parlaient
le vieux chevalier et sa femme.
Othon étendit la main vers un bénitier ; puis, portant
ses doigts humides à son front, il fit le signe de la croix.
Au même instant, tout s'évanouit comme par magie,
évêque, fiancés, parents, religieuses; les flambeaux
s'éteignirent, l'église trembla comme si, en rentrant
dans leur tombe, les morts en ébranlaient les fonde-
ments ; un coup de tonnerre se fit entendre, un éclair
traversa le chœur, et, comme s'il était frappé de la fou-
dre, Hermann tomba sans connaissance sur l«g dalles
du sanctuaire.
Othon alla à lui, éclairé encore par sa torche près
de s'éteindre, et, le prenant sur son épaule, il essaya rie
13
S18 OTIJON I/AUCliliU
renipuilcr. En ce moment, la branche de lûsine élu il
arrivée à sa fin ; Olhon la jeta loin de lui el chercha
a regagner la porte ; mais l'obscurité était si profonde,
qu'il n'en put venir à bout, et qu'il s'en alla pendant
plus d'une demi-heure se heurtant de pilier en pilier,
le front couvert de sueur et les cheveux hérissés au
souvenir des choses infernales qu'il avait vues. Enfin
il trouva la porte tant cherchée.
Au moment où il mettait le pied dans le cloître, il
entendit son nom et celui d'Hcrmann répétés par plu-
sieurs voix; puis, au même instant, des torches élincc-
lèrent aux fenêtres du château, enfin quelques-unes
apparurent au bas de l'escalier et se répandirent sous
les arcades du cloître ; Othon répondit alors par un
seul cri, dans lequel s'éteignit le reste de ses forces,
et tomba épuisé près d'Hcrmann évanoui.
Les archers portèrent les deux jeunes gens dans la
salle des gardes, où bientôt il rouvrirent les yeux. Her-
raann et Othon racontèrent alors chacun à son tour ce
qui leur était arrivé ; quant au vieil archer, entendant
ce coup de tonnerre qui venait sans orage, il avait ré-
veillé à l'instant tous les dormeurs, et s'était mis à la
recherche des aventureux jeunes gens, qu'il avait re-
trouvés, comme nous l'avons vu, dans un état peu dif-
férent l'un de l'autre.
Nul ne se rendormit, et, aux premiers rayons du jour,
b trou; (■ sortit sileiicieuscrnent des ruin"- du f\i:"
OTHON L'ARCtlEîl 219
de Windeck, et reprit sa route pour Clèves, où elle ar-
riva sur les neuf heures du matin.
La lice préparée pour le tir de l'arc était une plaine
qui s'étendait du château de Clèves jusqu'aux bords du
Rhin. Du côté du château, une estrade était dressée ot
attendait le prince et sa suite ; de l'autre côté et sur la
rive, le peuple de tous les villages environnants était
déjà rangé, attendant le spectacle dont il allait jouir
et dont il était d'autant plus fier que le triomphateur
du jour devait sortir de ses rangs. Un groupe d'archers
arrivés des autres parties de l'Allemagne attendait déjà
à l'une des extrémités de la prairie, tandis qu'à l'autre,
h but que devait atteindre les flèches présentait à cent
cinquante pas de distance, au milieu d'une pancarte
blanche, un point noir entouré de deux cercles, l'un
rouge et l'autre bleu.
A dix heures, on entendit sonner les trompettes :
les portes du château s'ouvrirent, et une riche caval-
cade en sortit : elle se composait du p;ince Adolphe
de Clèves, de la princesse Héléna et du comte souve-
rain de Ravcnstein. Une suite nombreuse de pages et
de valeis à cheval comme leurs maîtres, quoique la
distance qui séparait le château de la prairie fût à peine
220 OTHON L'ARCHER
d'un dcmi-millc, suivait les seigneurs et semblait, en
se déroulant sur le sentier étroit qui descendait de la
colline à la plaine, un long serpent diapré qui venait
se désaltérer au fleuve.
De longues acclamations accueillirent le roi et la
reine de la fête au moment où ils montèrent sur l'es-
trade qui leur était préparée. Quant à Othon, ils avaient
déjà pris place, que pas un cri n'était encore sorti do
sa bouche, tant il était tombé dans une contemplation
muette et profonde à la vue de la jeune princesse Héléna.
C'était, en effet, une des plus gracieuses créations
que put produire cette Allemagne du Nord, si féconde
en types pâles et gracieux. Comme les plantes qui
poussent à l'ombre en trempant leurs racines dans un
sol humide, Héléna manquait peut-être de ces vives
couleurs de la jeunesse qui éclosent sous un soleil plus
ardent ; mais, en revanche, elle avait toute la souplesse
et toute la grâce de ces jolies fleurs des lacs que l'on
voit sortir de l'eau le jour pour regarder un instant
autour d'elles et prendre part à la fête de la vie, mais
qui se referment au crépuscule et se couchent la nuit
sur ces larges feuilles rondes aux tiges invisibles que
la nature feur a données pour berceau. Elle suivait son
père et était elle-même suivie par le comte de Ra-
venstein, qui devait, disait-on, recevoir bientôt le titre
de fiancé ; derrière eux marchaient des pages portant,
sur un coussin de velours rouge, la toque destinée à
/
OTHON L'ARCHER 221
servir de prix au vainqueur. Enfin, les officiers du
prince Adolphe achevèrent de remplir les places d'hon-
neur réservées sur l'estrade, et, après que la princesse
Héléna eut répondu par un gracieux signe de tête au
murmure d'admiration qui l'avait accueillie, son père
fit signe que l'on pouvait commencer.
Il y avait cent vingt archers, à peu près, et les con-
ditions étaient ainsi imposées :
Ceux qui, à la première épreuve, auraient man-
qué complètement la pancarte blanche devaient se re-
tirer immédiatement et renoncer à concourir ;
Ceux qui, à la seconde éprouve, auraient mis leurs
flèches hors du cercle rouge devaient se retirer à leur
tour;
Enfin , il ne devait rester pour la lutte définitive
que ceux qui, après la troisième épreuve, se seraient
maintenus dans le cercle bleu.
De cette manière, on évitait la confusion entre les
concurrents ; puis, ce qui était encore possible, que le
hasard, au lieu de l'adresse, ne fit un vainqueur d'un
médiocre archer.
Aussitôt le signal donné, tous les archers tendirent
leurs arcs et préparèrent leurs flèches. Chacun s'était
fait inscrire, et le rang avait été réglé par ordre alpha-
bétique. Un héraut appela les noms, et, selon qu'ils
étaient appelés, les tireurs s'avancèrent, et lancèrent
leurs flèches.
222 OTIION I/AnCIIER
Une vingtaine d'archers succombèrent h cette pre-
mière épreuve et se retirèrent, honteux et accompagnés
des rires des spectateurs, dans une enceinie réservée où
devaient bientôt les rejoindre de nouveaux cc/npagîions
d'infortune.
Au second tour, le nombre fut plus considérable en-
core, car plus la tâche devenait difficile, plus il devait
y avoir d'exclus. Enfin, au troisième, il ne resta pour
disputer le prix que onze tireurs, parmi lesquels se
trouvaient Frantz, Hermann et Othon. C'était l'élite
des archers depuis Strasbourg jusqu'à Nimègue. Aussi
l'attention redoubla-t-elle, et les tireurs eux-mêmes,
qui n'avaient plus droit à la lutte, oubliant leur défaite,
partagèrent-ils cette attente générale, faisant chacun
des vœux pour que le sort qui les avait abandonnés
protégeât un ami, un corwpatriote ou un frère.
Jne nouvelle convention fut faite alors entre les ar-
chers eux-mêmes, c'est qu'une quatrième épreuve al-
lait être tentée : toute flèche qui ne toucherait pas, cette
fois, le noir lui-même devait exclure son tireur et ré-
duire encore le nombre des concurrents. Sept tireurs
succombèrent; Frantz et Hermann avaient fait le coup
qu'en terme de tir on appelle baillet, c'est-à-dire qu'ils
avaient mis leurs flèches moitié noir. Mildar et Othon
avaient fait coup franc et en plein but.
Ce Mildar, que nous nommons pour la première fois,
éiaitun archer du conite de Bavenstein, dont la repu-
OTIJON L'ARCIIER 523
tation avait remonté le Rhin, depuis l'endroit où il se
perd dans les sables d'Ortrecht, jusqu'à celui où il sort
faible ruisseau de la chaîne du Sainf-Gothard ; de-
puis longtemps, Frantz et Hermann, qui avaient leur
renommée à soutenir, désiraient se rencontrer avec ce
terrible adversaire qu'on leur opposait toujours. Le
procès venait d'être jugé sans qu'ils fussent éconduits ;
l'avantage était resté à Mildar, qu'Othon seul avait
constamment balancé.
Plus le nombre des tireurs diminuait, plus l'intérêt
des spectateurs était augmenté. Aussi les quatre archers
qui restaient dans la lice étaient-ils le but de tous les
regards. Trois étaient déjà célèbres pour avoir disputé
et emporté bien des prix; mais le quatrième et le plus
jeune était complètement inconnu à tout le monde ;
chacun se demandait son nom, et nul ne pouvait en
faire connaître d'autre que celui qu'il avait choisi lui-
même : Othon l'archer.
Selon l'ordre alphabétique, Frantz devait tirer le
premier. Il s'avança jusqu'à la limite marquée par une
corde de gazon, choisit sa meilleure flèche, ajusta len-
tement en levant son arc de bas en haut, visa quelques
secondes avec toute l'attention dont il était capable,
puis lâcha la corde, et la flèche alla s'enfoncer en plein
noir. Des acclamations partirent de toutes parts : Frantz
se retira sur le côté pour faire place à ses camarades.
Henaann s'avança le second, prit les mêmes précau-
224 OTllON L'ARCFIER
lions que son devancier, et obtint le môme résultat.
C'était le tour de Mildar. Il vint prendre sa place au
milieu du silence le plus profond, choisit avec un soin
extrême une flèche dans sa trousse, la posa en équili-
bre sur son doigt, de macière à voir si le fer de la
pointe ne pesait pas plus que l'ivoire de l'encoche ; puis,
satisfait de l'examen, il l'ajusta sur la corde; en co
moment , le comte de Ravenstein son patron se leva,
et, tirant une bourse de sa poche :
— Mildar, lui dit-il, si tu touches plus près de la
broche que tes deux adversaires, cette bourse est à toi.
Pins il jeta la bourse, qui vint rouler aux pieds de
l'archer. Mais celui-ci était si préoccupé, qu'il sembla
faire à peine attention à ce que lui disait son maître.
La bourse tomba retentissante près de lui sans qu'il
détournât la tète ; quelques regards cherchèrent un
instant dans l'herbe cet or brillant au milieu des mail-
les de soie qui le renfermaient, puis se reportèrent
aussitôt vers Mildar.
L'attente du comte 'de Ravenstein ne fut pas trom-
pée; la flèche de Mildar brisa la broche elle-même, et
alla s'enfoncer au centre du but; un cri partit de tous
côtés ; le comte de Ravenstein battit des mains. Héléna,
au contraire, pâlit si visiblement, que son père, in-
quiet, se pencha vers elle en lui demandant si elle
souffrait; mais celle-ci, pour toute réponse, secoua a
blonde tête en souriant, et le prince Adolphe, rassuré,
OTIION L'ARCIIER 223
reporta les yeux vers les tireurs. Mildar ramassait la
bourse. ^
Restait Othon, que son nom avait rejeté le dernier
et à qui l'adresse de Mildar ne paraissait laisser aucune
chance. Cependant lui aussi avait souri comme la prin-
cesse, et, dans ce sourire, on avait pu voir qu'il ne se
regardait pas encore comme battu.
Mais ceux qui paraissaient prendre l'intérêt le plus vif
à cette lutte d'adresse étaient Frantz et Hermann. Frantz
et Hermann vaincus , avaient reporté tout leur espoir
sur leur jeune camarade. Eux n'avaient pas une bourse
d'or à jeter à ses pieds, comme l'avait fait le comte de Ra-
venstein, mais ils s'approchèrent d'Othon et lui serrèrent
la main.
— Songe à l'honneur des archers de Cologne, lui
dirent-ils, quoiqu'en conscience nous ne sachions pas
comment tu pourras le défendre.
— Je puis, répondit Othon, si l'on veut ôter la flèche
de Mildar, enfoncer la mienne dans le trou que la sienne
a fait.
Frantz et Hermann se regardèrent avec un étonnement
qui tenait de la stupéfaction. Othon avait fait cette propo-
sition d'un ton si calme et avec un tel sang-froid, qu'ils
ne doutaient pas, d'après les preuves d'adresse que leur
avait données Othon, qu'il ne fût en état de faire ce qu'il
avançait. Or, comme une grande rumeur courait âans
toute l'assemblée, ils firent signe qu'ils voulaient parlepp
13.
22G OTIION L'AUCIIER
et le silence se réiablit. Alors, Hermann, se lournant
vers reslrade où était le prince de Clèves, éleva la voix
et lui transmit la demande d'Othon. Elle était si juste et
si extraordinaire, qu'elle lui fut accordée à l'instant
même, et, cette fois, ce fut Mildar qui sourit, mais avec
un air de doute qui prouvait qu'il regardait la chose
comme impossible.
Alors Othon posa à terre sa toque, son arc et ses flè-
ches, et alla lui-même d'un pas lent et mesuré examiner
le coup; il était bien ainsi que le marqueur l'avait dit;
arrivé au but, Mildar, qui l'avaitsuivi, arracha lui-môme
sa flèche. Frantz et Hermann voulurent en faire autant,
mais Othon les arrêta d'un regard : ils comprirent que
leurjeune camarade désirait se servir de leurs traits
comme de deux guides, et répondirent par un signe
d'intelligence. Othon cueillit alors une petite margue-
rite des champs, l'enfonça dans la cavité formée par la
flèche de Mildar, afin, au milieu du rond noir, d'être
guidé par un point blanc; cette précaution prise, il revint
à sa place, sans humilité comme sans orgueil, convaincu
que, perdit-il le prix, il l'avait disputé assez longtemps
pour n'avoir pas de honte à le voir passer aux mains
d'un autre.
Arrivé à la limite, il attendit un instant que chacun
eût repris sa place. Puis, l'ordre rétabli, il ramassa son
arc, parut prendre au hasard une des flèches, quoiqu'un
œil exercé eût remarqué qu'il avait été chercher sous
OTIION L'ARCHER 2Û7
les autres celle qu'il avait prise, secoua la tête pour
écarter ses longs cheveux blonds, que le mouvement
qu'il avait fait avait ramenés sur ses yeux "puis, calme
et souriant comme l'Apollon Pythien, il posa sa flèche
sur son arc, la leva lentement à la hauteur du but et
de son œil, ramena sa main droite en arrière, jusqu'à
ce que la corde de l'arc touchât presque son épaule,
demtjra un instant immobile comme un archer de
pierre ; puis tout à coup on vit passer la flèche comme
un éclair et en même temps disparaître la margue-
rite. Othon avait tenu ce qu'il avait promis, et sa
flèche avait remplacé au centre du but la flèche de
Mildar.
Un cri de surprise sortit de toutes les bouches, la
chose tenait du miracle. Othon se tourna vers le prince
et salua. Héléna rougit de plaisir et Ravenstein de dépit.
Alors le pri.nce Adolphe de Clèves se leva et déclara
qu'à partir de ce moment il comptait deux vainqueurs,
que par conséquent il y aurait deux prix : l'un serait la
toque brodée par sa fille, l'autre, la chaîne d'or qu'il
portait lui-môme au cou. Cependant, comme cette lutte
d'adresse l'intéressait ainsi que toute l'assemblée, il dé-
sirait que chacun des adversaires proposât une dernière
épreuve à son choix, que l'autre serait obligé d'ad-
mellrft. Othon et Mildar acceptèrent en hommes qui
l'eussent demandée, si on ne la leur eût pas offerte, et
la foule, joyeuse de voir prolonger un spectacle si iuté-
228 OTIION I/AUCIIER
ressant pour elle, battit des mains par un mouvement
unanime, en remerciant le prince de sa générosité.
L'ordre alphabétique donnait à Mildar le choix de la
dernière épreuve. Il alla au bord du fleuve, coupa deux
branches de saule, revint en planter une à une demi-
dislance du but primitif; puis, s'étant rendu jusqu'à la
limite, il la fendit avec sa flèche.
Othon dressa l'autre et en fit autant.
C'était à son tour : il prit deux flèches, en passa une
à sa ceinture, posa l'autre sur son arc, la lança de ma-
nière à lui faire décrire un cercle, et, tandis que la pre-
mière retombait presque verticalement, il la brisa avec
la seconde.
La chose parut si miraculeuse à Mildar, qu'il déclara
que, ne s'étant jamais adonné à un pareil exercice, il
regardait comme impossible de réussir. En consé-
quence, il s'avouait vaincu, et laissait le choix à son
adversaire entre la toque brodée par la princesse Hé-
léna, ou la chaîne d'or du prince Adolphe de Clèves.
Othon choisit la toque, et alla s'agenouiller devant la
princesse, au milieu d'une triple acclamation delà mul-
titude.
NI
Lorsque Othon se releva, le front paré de la toquo
qu'il Yenatit de gagner, sou visage éluit rayonnant ^de
OTHON L'ARCHER 229
joie et de bonheur. Les cheveux d'Héléna avaient pres-
que touché les siens, leurs haleines s'étaient confon-
dues, c'était la première fois qu'il aspirait le souffle
d'une lemme.
Son justaucorps vert allait si bien à sa taille souple et
déliée, ses yeux étaient si brillants de ce premier or-
gueil qu'éprouve l'homme à son premier triomphe, il
était si beau et si fier de son bonheur enfin , que le
prince Adolphe de Clèves pensa à Tinslant même com-
bien il lui serait avantageux de s'attacher un pareil
serviteur. En conséquence, se tournant vers le jeune
homme, qui était prêt à redescendre les degrés de l'es-
trade :
— Un instant, mon jeune maître, lui dit-il, j'es-
père que nous ne quitterons point comme cela.
— Je suis aux ordres de Votre Seigneurie, répondit
le jeune homme.
— Comment vous nommez- vous?
— Je me nomme Othon, monseigneur.
— Eh bien, Othon, continua le prince, vous mécon-
naissez puisque vous êtes venu à la fête que je donne.
Vous savez que mes serviteurs et mes gens me considè-
rent comme un bon maître. Etes-vous sans condi-
tion?
— Je suis libre, monseigneur, répondit Othon.
— Eh bien, alors, voulez- vous entrer à mon ser-
vice?
230 O'iiiON i/Ai;(:nRi\
— En quelle qualilé? répondit le jeune homme.
— Mais en celle qui me paraît convenir à votre con-
dition et à votre adresse : comme archer.
Othon sourit avec une expression indéfinissable pour
ceux qui ne devaient voir en lui qu'un habile tireur
d'arc, et allait sans doute répondre selon son rang et
non selon son apparence, lorsqu'il vit les yeux d'Hé-
léna se fixer sur lui avec une telle expression d'anxiété,
que les paroles s'arrêtèrent sur ses lèvres. En même
temps, la jeune fille joignit les mains en signe de
prière ; Othon sentit son orgueil se fondre à ce premier
rayon d'amour, et, se tournant vers le prince :
— J'accepte, lui dit-il.
Un éclair de joie passa sur la figure d'Héléna.
— Eh bien, c'est chose dite, continua le prince ; à
compter de ce jour, vous êtes à mon service. Prenez
cette bourse, ce sont les arrhes du marché.
— Merci, monseigneur, répondit Othon en souriant,
j'ai encore quelque argent qui me vient de ma mère.
Lorsque je n'en aurai plus, je réclamerai de Votre Sei-
gneurie la paye qui me sera due en raison de mon ser-
vice. Seulement, puisque Votre Seigneurie est si bien
disposée pour moi, je réclamerai d'elle une autre grâce.
— Laquelle? dit le prince.
— C'est , reprit Othon , d'engager en même temps
que moi ce brave garçon que Votre Seigneurie voit
là-bas appuyé sur son arc, et qui s'appelle Hermann :
OTIION L'ARCHER 231
c'sst un bon camarade que je ne voudrais pas quitter.
— Eh bien, dit le prince, va lui faire, de ma part, la
même offre que je t'ai faite, et, s'il accepte, donne-lui
cette bourse dont tu n'as pas voulu ; il ne sera peut-être
pas si fier que toi, lui.
Othon salua le prince, descendit de l'estrade, et alla
offrir à Hermann la proposition et la bourse ; il reçut
l'une avec joie et l'autre avec reconnaissance ; puis aus-
sitôt les deux jeunes gens revinrent prendre place à la
suite du prince.
Cette fois, il ne donnait plus la main à sa fille ; c'était
le comte de Ravenstein qui avait sollicité cet honneur
et l'avait obtenu : le noble cortège fit quelques pas à
pied pour atteindre la place où étaient les chevaux; ce-
lui de la princesse Héléna était sous la garde d'un
simple valet, le page qui devait tenir l'étrier à la prin-
cesse érant resté plus longtemps qu'il n'aurait dû le
faire parmi la foule des spectateurs, où l'avait conduit
la curiosité.
Othon vit son absence, et, oubliant que c'était se
trahir, puisqu'un jeune homme noble devait seul rem-
plir la fonction de page ou d'écuyer, il s'élança pour le
remplacer.
— Il paraît, mon jeune maitre, lui dit le comte de
Ravenstein en l'écartant du bras, que la victoire te fait
oublier ton rang. Pour cette fois, nous te pardonne as
ton orgueil en faveur de ta bonne volonté.
232 OTIION L'ARCHER
Le sang monta au visage d'Olhon si rapidement, qu'il
lui passa comme une flamme devant les yeux ; mais il
comprit que dire un mot ou faire un signe, c'était se
perdre : il resta donc immobile et muet. Héléna le re-
mercia d'un coup d'œil. 11 y avait déjà entre ces deux
jeunes cœurs, qui venaient de se rencontrer à peine,
une intelligence aussi profonde et aussi sympathique
que s'ils eussent toujours été frères.
Le cheval du page était resté libre, et le valet le me-
nait en bride. Le prince l'aperçut, et derrière luiOthon,
qui venait avec Hermann.
— Othon, lui dit le prince, sais-tu monter achevai?
— Oui, monseigneur, répondit en souriant celui-ci.
— Eh bien, prends le cheval du page, il n'est pas
juste qu'un triomphateur marche à pied.
Othon salua de la tête, en signe d'obéissance et de
remercîment. Puis, s'approchant du coursier, il se mit
en selle sans l'aide de l'étrier, avec tant de justesse et
de grâce, qu'il était évident que ce nouvel exercice lui
était aussi familier que celui dans lequel il venait do
donner, il n'y avaitqu'un instant, une si grande preuve
d'adresse.
La cavalcade continua son chemin vers le château ;
arrivé à la porte d'entrée, Othon remarqua l'écusson
qui la surmontait, et sur lequel étaient sculptées et
peintes les armes de la maison de Cièves, qui étaient
d'azur à un cygne d'argent sur une nier de siuople ; il
OTHON L'ARCHER 233
se rappela alors que ce cygne se rattachait à une vieille
tradition de la maison de Clèves, qu'il avait souvent en-
tendu raconter dans son eniccnce; au-dessus de cette
porte était un balcon lourd et massif qu'on appelait le
balcon de la princesse Béatrix, et, entre la porte et le
balcon, une sculpture du commencement du xme siècle,
qui représentait un chevalier endormi dans une barque
traînée par un cygne; enfin, cette figure héraldique se
trouvait reproduite de tous côtés, s'enlaçant gracieuse-
ment à l'ornementation plus moderne de certaines par-
ties du château nouvellement bâties.
Le reste de la journée se passa en fêtes. Othon, en
sa qualité de vainqueur, fnt, pendant toute cette jour-
née, l'objet de l'attention générale; et, tandis que le
prince donnait de son côté un riche banquet, les ca-
marades d'Othon lui offrirent un dîner dont lui, Othon,
fut le prince. Mildar seul refusa d'y prendre part.
Le lendemain, on apporta à Othon un costume com-
plet d'archer aux ordres du prince. Othon regarda quel-
que temps cette livrée qui, toute militaire qu'elle était,
n'en restait pas moins une livrée; mais, en songeant à
Héléna, il prit courage, quitta les habits qu'il avait ffiit
faire à Cologne, et revêtit ceux qui lui étaient destinés
à l'avenir.
Le même jour, le service commença : c'était la garde
sur les tourelles et les galeries. Le tour d'Othon vint,
et le jeune archer fut placé en sentinelle sur une ler-
034 OTIION L'AUCIll-:n
nissc située en face des fenêtres du château. II remercia
le ciel de ce hasard"; à travers les fenêtres ouvertes pour
aspirer un rayon du soleil qui v^ait de percer les
nuages, il espérait apercevoir Héléna.
Son attente ne fut pas trompée : Héléna parut bien-
tôt avec son père et le comte de Ravenstein ; ils s'arrê-
tèrent à regarder le jeune archer; il sembla même à
Othon que les nobles seigneurs daignaient s'occuper
de lui. En effet, il était l'objet de leur entrelien. Le
prince Adolphe de Clèves faisait remarquer au comte
de Ravenstein la bonne mine de son nouveau serviteur,
et le comte de Ravenstein faisait observer au prince
Adolphe de Clèves que son nouvea': serviteur, au mé-
pris de toutes les lois divines et humaines, portait les
cheveux longs con^me m noble, tandis qu'il aurait dû
avoir des cheveux courti^ comme il convenait à un
homme d'obscure condition. Héléna hasarda un mot
pour sauver des ciseaux la chevelure blonde et bou-
clée de son protégé ; mais le prince Adolphe de Clèves,
frappé de la justesse de l'observation de son futur gen-
dre, jaloux des prérogatives réservées à la noblesse,
répondit que les autres archers auraient droit de se
plaindre si on s'écartait en faveur d'Othon d'une règle
à laquelle ils étaient soumis.
Othon était loin de se douter de ce qui se tramait â
cette heure contre cette parure aristocratique que sa
mère aimait tant; il passait et repassait devant les fe-
OTIION L'AUCIlEPc 233
nêtres, plongeant un regard avide dans l'intérieur des
appartements qu'habitait celle qu'il aimait déjà de toute
son âme : alors c'étaient des rêves de bonheur et des
projets de vengeance qui s'offraient ensemble à son
esprit, enlacés comme un serpent mortel à un arbre
chargé de fruits délicieux. Puis, de temps en temps
enfin, un souvenir de la colère paternelle obscurcissait
son front, et passait comme un nuage entre l'avenir et
le soleil naissant de son amour.
En descendant sa garde, Othon trouva le barbier du
château qui l'attendait : il était envoyé par le comte et
venait pour lui couper les cheveux.
Othon lui fit répéter deux fois cet ordre;. car, ne pou-
vant chasser les souvenirs si vivants de sa récente splen-
deur, il ne voulait pas croire que ce fût à lui que cet
ordre était adressé. Mais, en y réfléchissant, il comprit
que ce que le prince exigeait était tout simpie : pour le
prince, Othon n'était qu'un archer, plus adroit que les
autres, il est vrai, mais l'adresse n'anoblissait point,
et les nobles seuls avaient le droit de porter les cheveux
longs. Il fallait donc qu'Othon quittât le château ou
obéit.
Telle était l'importance que les jeunes seigneurs at-
tachaient alors à cette partie de leur p-^rure, qu'Othon
resta en suspens : il lui semblait que, pour son honneur
et celui de sa famille, il ne devait pas souffrir une telle
dégradation. D'ailleurs, du moment qu'il l'aurait souf-
23G OTIION 1/ ARCHER
lerte, aux yeux d'Héléna, il devenait véritableniftiit un
simple archer, et mieux valait penser à s'éloigner d'elle
que d'être ainsi classé devant elle. Il en était là de ses
réflexions, lorsque le prince passa donnant le bras à sa
mie.
Othon fit un mouvement vers le prince, et le prince,
qui vit que le jeune homme voulait lui parler, s'ar-
rêta.
— Monseigneur, dit le jeune archer, pardonnez-moi
si j'ose vous adresser une pareille question : mais est-ce
réellement par votre ordre que cet homme est venu
pour me couper les cheveux ?
— Sans doute, répondit le prince étonné. Pourquoi
cela?
— C'est que Votre Seigneurie ne m'a point parlé do
cette condition lorsqu'elle m'a offert de prendre du ser-
vice parmi ses archers.
— Je ne t'ai point parlé de cette condition, dit le
prince, parce que je n'ai pas pensé que tu eusses l'espé-
rance de conserver uue parure qui n'est point de ton
état. Es-tu d'origine noble pour porter des cheveux
longs comme un baron ou un chevalier ?
— Et cependant, dit le jeune homme éludant la
question, si j'eusse su que Votre Seigneurie exigeât de
moi un pareil sacrifice, peut-être eussé-je refusé ses
Dffres, quelque désir que j'eusse eu de les accepter.
— Il est encore temps de retourner en arrière, mon
OTHON L'ARCHER 23*
jeune maître, répondit le prince, qui commençait à
trouver étrange une pareille obstination de la part d'un
homme du peuple. Mais prends garde que cela ne te
serve pas à grand'chose, et que le premier seigneur sur
les terres duquel tu passeras n'exige le même sacrifice
sanst'offrir le même dédommagement.
— Pour tout autre que vous, monseigneur, répondit
Othon en souriant avec une expression de dédain qui
étonna le prince et fit trembler Héléna, ce serait chose
facile à entreprendre, mais difficile à mener à bien. Je
suis archer, et, continua-t-il en posant les mains sur
ses flèches, je porte, comme Votre Seigneurie peut le
voir, la vie de douze hommes à ma ceinture.
— Les portes du château sont ouvertes, répondit le
comte, reste ou pars, à ta volonté. Je n'ai rien à chan-
ger à l'ordre que j'ai donné; décide-toi librement. Tu
sais les conditions à cette heure, et tu ne pourras pas
dire que j'ai surpris ton engagement.
— Je suis décidé, monseigneur, répondit Othon en
s'inclinaat avec un respect mêlé de dignité, et en pro-
nonçant ces paroles avec un accent qui prouvait qu'en
effet sa résolution était pdse.
-- Tu pars? dit le prince.
Othon ouvrit la bouche pour répondre ; mais, avant
de prononcer les mots qui devaient le séparer pour ja-
mais d'Héléna, il voulut jeter un dernier regard sur
elle ; une larme tremblait dans les yeux de la jeune fille.
$3S OTIlOîs' L'Ar.CIIER
Ollion vit celle larme.
— Tu pars? reprit une seconde fois le prince,
étonné d'attendre si longtemps la réponse d'un de ses
serviteurs.
— Non, monseigneur, je reste, dit Ollion.
— C'est bien, dit le prince, je suis aise de te voir
plus raisonnable.
Et il continua son chemin.
Héléaa ne répondit rien; mais elle regarda Olhon
avec une telle expression de reconnaissance, que, lors-
que le père et la fille furent hors de sa vue, le jeune
homme se retourna joyeusement vers le barbier, qui
attendait sa réponse.
— Allons, mon maître, lui dit-il, à la besogne.
Et, le poussant dans la première chambre qu'il trouva
ouverte sur la galerie, il s'assit et livra sa tète au pauvre
frater, qui commença l'opération pour laquelle il avait
été mandé, sans rien comprendre à tout ce qui venait
de se passer devant lui. Il n'en procéda pas moins avec
une telle activité, qu'au bout d'un instant les dalles
étaient couvertes de cette charmante chevelure dont les
flots blonds et bouclés encadraient, cinq minutes aupa-
ravant, avec tant de grâce le visage du jeune homme.
Othon était resté seul, et, quel que fût son dévouement
aux moindres ordres d'Héléna, ilne pouvait regarder sans
regret les boucles soyeuses avec lesquelles aimait tant à
jouer sa mère, lorsqu'il crut entendre au bout du cor-
OTUOiN L'AKCllER 239
ridorun léger bruit; il prêta l'oreille, et reconnut le pas
de la jeune fille. Alors, quoique le sacrifice eût été fait
pour elle, il eut honte de se montrer à elle le front dé-
pouillé de ses cheveux, et se .jeta précipitamment dans
un renfoncement devant lequel pendait une tapisserie.
Il y était à peine, qu'il vit paraître Héléna; elle mar-
chait lentement et comme si elle eût cherché quelque
chose. En passant devant la porte, ses yeux se portè-
rent sur le parquet. Alors regardant autour d'elle et
voyant qu'elle était seule, elle s'arrêta un instant,
écouta ; puis, aussitôt, rassurée par le silence, elle entra
doucement, se baissa, toujours écoutant et regardant;
puis, ayant ramassé une boucle des cheveux du jeune
archer, elle la cacha dans sa poitrine et se sauva.
Quanta Othon, il était tombé à genoux devant la ta-
pisserie, la bouche ouverte et les mains jointes.
Deux heures après, et au moment oiî l'on s'y atten-
dait le moins, le comte de Ravenstein commanda
à sa suite de se tenir prête à quitter le lendemain
avec lui le château de Clèves. Chacun s'étonna de
cette résolution subite ; mais, le même soir, le bruit
Fe répandit, parmi les serviteurs du prince, que, pres-
sée par son père de répondre à la demande qui Ici
avait été faite de sa main, la jeune comtesse avait dé-
claré qu'elle préférait entrer dans un couvent plutôt
que d'être jamais la femme du comte de Ravenstein.
no OTIION L'ARCIIEIF,
YII
Huit jours après les événements que nous avons ra-
contés dans notre dernier chapitre, et au moment où
le prince Adolphe de Clèves allait se lever de table, on
annonça qu'un héraut du comte de llavenstcin venait
d'entrer dans la cour du château, apportant les défiances
de son maître. Le prince se tourna vers sa fille avec
une expression dans laquelle se mêlaient d'une ma-
nière profonde la tendresse et le reproche. Iléléna rou-
git et baissa les yeux ; puis, après un moment de si-
lence, le prince ordonna que le messager fût introduit.
Le héraut entra ; c'était un noble jeune homme,
vêtu aux couleurs du comte et portant ses armes sur la
poitrine; il salua profondément le prince, et, avec une
voix à la fois pleine de fermeté et de courtoisie, il ac-
complit sa mission de guerre.
Le comte de Ravenstein, sans indiquer les motifs de
sa déclaration, défiait le prince Adolphe partout où il
pourrait le rencontrer, soit seul à seul, soit vingt contre
vingt, soit armée contre armée, de jour ou de nuit, sur
la montagne ou dans la plaine.
Le prince écouta les défiances du comte, assis et cou-
vert; puis, lorsqu'elles furent faites, il se leva, prit sur
une stalle, où il était jeté, son propre manteau de velours
OTHON L'ARCHER §41
doublé d'hermine, l'ajusta sur les épaules du héraut,
détacha une chaîne d'or de son cou, la passa à celui du
messager, et recommanda qu'on lui fît faire grande
chère, afin qu'il quittât le château en disant que, chez le
prince Adolphe de Clèves, un défi de guerre était reçu
comme une invitation de fête.
Cependant le prince, sous cette apparente tranquil-
lité, cachait une inquiétude profonde. Il était arrivé
à cet âge où l'armure commence à peser aux épaules
du guerrier. Il n'avait ni fils ni neveu à qui confier la
défense de sa querelle; des amis seulement, parmi
lesquels, au milieu de ces temps de trouble où chacun
avait affaire, soit pour son propre compte, soit pour la
cause de l'empereur, il ne se dissimulait pas qu'il ob-
tiendrait difficilement, non pas sympathie, mais secours.
Il n'en n'envoya pas moins de tous côtés des lettres qui
en appelaient aux alliances et aux amitiés. Puis il s'oc-
cupa activement de réparer son château, d'en fortifier
les endroits faibles et d'y faire entrer le plus de vivres
possible.
De son côté, le comte de Ravenstein avait mis à
profit les huit jours d'avance qu'il avait eus sur son
adversaire. Aussi, quelques jours après le message
reçu, et avant que les alliés du prince de Clèves eussent
eu le temps d'arriver à son secours, on entendit tout
à coup une voix qui criait : « Aux armes ! » Cette voix
était celle d'Othon, aui se trouvait de garde sur les
242 OTIION L'AKGHER
murailles, et qui venait d'apercevoir à l'horizon, et
du côté de Nimègue, un nuage de poussière, au mi-
lieu duquel brillaient des armes, comme les étincelles
dans la fumée.
Le prince , sans penser que l'attaque serait si
prompte, se tenait cependant prêt à toute heure. Il ilt
fermer les portes, baisser les herses, et ordonna à la
garnison de monter sur les remparts. Quant h Héléna,
clic descendit dans la chapelle de la comtesse Béatrix
et se mit à prier.
Cependant, lorsque les troupes au comte de Raven-
stein ne furent plus qu'à une demie-lieue du château,
le même héraut, qui était déjà venu au nom de son
maitre, se détacha de l'armée précédé d'un trompette
et s'approcha jusqu'au pied des murailles. Arrivé Là,
le trompette sonna trois fois, et le héraut, de la part
du comte, défia de nouveau le prince en personne, ou
tout champion qui voudrait combattre à sa place, ac-
cordant trois jours, pendant lesquels il devait, chaque
matin, venir, dans la prairie qui séparait les remparts
du fleuve, requérir le combat singulier ; après lequel
temps, si son défi n'était pas tenu, il offrirait le com-
iat général ; puis, ce nouveau défi porté, il s'avança
jusqu'à la porte et cloua dans le chêne le gant du comte
avec son poignard.
Le prince, pour toute réponse, jeta le sien du haut
de la muraille. Puis, comme la nuit s'avançait, assiégés
OTIION L'A R CHER 243
et assiégeants firent leurs dispositions, les uns d'attaque
et les autres de défense.
Cependant Othon, relevé de son poste et voyant que
le danger n'était pas imminent, était descendu des
remparts dans le château ; car, en parcourant le quar-
tier réservé aux archers et aux serviteurs du princOi
il arrivait parfois qu'il apercevait Héléna dans quelque
corridor. Alors la jeune fille, quoiqu'elle ignorât qu'elle
eût été vue par le jeun*^ archer le jour où elle ramassait la
boucle de cheveux, souriait parfois et rougissait tou-
jours. Puis, sous un prétexte quelconque, elle adres-
sa/^ mais rarement, la parole à Othon : ces jours-là,
c'était fête dans le cœur de l'archer, et, aussitôt qu'elle
l'avait quitté, il allait se cacher dans quelque coin retiré
et solitaire du château, où il écoutait en souvenir les
pq,roles de la jeune châtelaine, et revoyait, en fermant
les yeux, le sourire ou la rougeur qui les avait accom-
pagnées.
Cette fois, ce fut en vain ; il eut beau plonger ses
regards à travers toutes les fenêtres, parcourir tous les
corridors, il ne la vit ni ne la rencontra. Se doutant
alors qu'elle priait dans l'église du château, il y des-
cendit; l'église était solitaire. Il ne restait plus que la
chapelle de la comtesse Béatrix où elle pût être ; mais
cette chapelle était la chapelle réservée, et les servi-
teurs n'y entraient jamais que lorsqu'ils y étaient ap-
pelés,
244 OTHON L'ARCHER
Othon hésita un instant à la suivre dans ce sanctuaire;
mais, pensant que la gravité des circonstances pouvait
lui servir d'excuse, il se dirigea enfin du côté où il
espérait la trouver, et, soulevant la tapisserie qui pen-
dait devant la porte, il aperçut Héléna agenouillée au
pied de l'autel.
Pour la première fois, Othon entrait dans cet ora-
toire : c'était une retraite obscure et religieuse où le
jour ne pénétrait qu'à travers les vitraux coloriés, et
où tout disposait l'àme à la prière. Une seule lampe
suspendue au-dessus de l'autel brûlait devant un tableau
qui représentait toujours cette même tradition d'un
chevalier traîné par un cygne; seulem.ent, ici, la tête
du chevalier était entourée d'une auréole brillante, et
aux deux colonnes qui encadraient le tableau étaient
suspendus, d'un côté, un glaive de croisé dont la poi-
gnée et le fourreau étaient d'or, et, de l'autre, un coi*
d'ivoire incrusté de perles et de rubis ; puis, entre les
colonnes et, au-dessus du tableau, comme c'est encore
aujourd'hui la coutume en Allemagne, était suspendu
un bouclier surmonté d'un casque : c'étaient le même
bouclier et le même casque que l'on voyait sur le ta-
bleau, et il était facile de les reconnaître; car, sur la
toile comme sur l'acier, on voyait briller le même bla-
son, qui était d'or à une croix de gueules couronnée
d'épines sur un mont de sinople. Ce glaive, ce C(jr, ce
casque et ce bouclier étaient donc tres-prohablement
OTIION L'AnCIIER 245
ceux du chevalier au cygne, et ce chevalier, sans aucun
doute, était un de ces anciens preux qui avaient pris
part aux croisades.
Othon s'approcha doucement de la jeune fille : elle
priait à voix basse devant le chevalier, comme elle au-
rait pu faire devant le Christ ou devant un martyr, et
tenait à la main un rosaire à grains d'ébène incrustés
de nacre, au bout duquel pendait une petite clochette
qui ne rendait plus aucun son, le battant s'en étant
détaché par vétusté sans doute et n'ayant point été rem-
placé.
Au bruit que fit Othon en heurtant une chaise, la
jeune fille se retourna, et, loin que sa figure marquât
aucun ressentiment d'avoir été suivie ainsi, elle le re-
garda avec un sourire triste mais doux.
— Vous le voyez, lui dit-elle, chacun de nous fait
selon l'esprit que Dieu a mis en lui. Mon père se pré-
pare à combattre, et, moi, je prie. Vous espérez triom-
pher par le sang; moi, j'espère vaincre par les
larmes.
— Et quel saint priez-vous? répondit Othon cédant
à la curiosité que lui inspirait la vue de cette image
reproduite ainsi, tantôt sur la pierre et tantôt sur la
toile. Est-ce saint Michel ou saint Georges? Dites-moi
son nom, que je puis'^e prier le même saint que vous.
— Ce n'est ni l'un ni l'autre, répondit la jeune fille;
c'est Rodolphe d'Alost; et le peintre s'est trom[)é lors-
246 OTHON L'AnCHER
qu'il lui a mis l'auréole ; c'était la palme qui lui appar-
tenait, car il était martyr ei non pas saint.
— Et cependant, reprit Othon, vous le priez commo
s'il était assis à la droite de Dieu ; que pouvez-vous
espérer de lui ?
— Un miracle comme celui qu'il a fait pour nulro
aïeule en occasion pareille. Mais, hélas 1 le rosaire de
la comtesse Béatrix est muet aujourd'hui, et le son de
la clochette bénite n'ira pas uue seconde fois réveiller
lîodolphe en terre sainte.
— Je ne puis vous donner ni crainte ni espoir, ré-
pondit Othon, car je ne sais ce que vous voulez dire.
— Ne connaissez-vous point cette tradition de notre v
famille? répondit Héléna.
— Je ne connais que ce que j'en vois : ce chevalier,
qui traverse le Rhin dans une barque conduite par un
cygne, a sans doute délivré la comtesse Béatrix ('e
quelque danger?
— D'un danger pareil à celui qui nous menace en
ce moment, et voilà pourquoi je le prie. Dans un autre
temps, je vous raconterai celte histoire, continua Hé-
iéna en se levant pour se retirer.
— Et pourquoi pas maintennt? répondit Othon en
faisant un geste respectueux paur arrêter la jeune fille.
Le temps et le lieu sont bien choisis pour une légende
guerrière et pour une tradition sainte.
— Asseyez-vous donc là, et écoutez, répondit la jeune
OTHON L'ARCHER 247
fille, qui ne demandait pas mieux que de trouver un
prétexte pour rester avec Othon.
Othon flt un signe de la tête, indiquant qu'il se rap-
pelait la distance qu'Héléna voulait bien oublier, et
resta debout auprès d'elle.
— Vous savez, dit la jeune fille, que Godefroy do
Bouillon était l'oncle do la princesse Béatrix de Clèves,
notre aïeule.
— Je sais cela, répondit en s'inclinant le jeune
homme.
— Mais, ce que vous ignorez, continua Héléna, c'est
que le prince Robert de Clèves, qui avait épousé la
sœur du héros brabançon, résolut de suivre son beau-
frère à la croisade, et, malgré les prières de sa fille
Béatrix, prépara tout pour accomplir cette sainte réso-
lution. Godefroy, si pieux qu'il fût, avait d'abord voulu
le détourner de ce projet, car, en partant pour la terre
sainte, Robert laissait seule et sans appui sa fille uni-
que, âgée de quatorze ans à peine. Mais rien ne put
arrêter le vieux soldat, et, à tout ce qu'on put lui dire,
il répondit par la devise qu'il avait déjà inscrite sur sa
bannière :
» Dieu le veut !
» Godefroy de Bouillon devait prendre, en passant,
son beau-frère : le chemin de la croisade était trace à
travers l'Allemagne et la Hongrie, et cela ne l'écartait
point de sa route ; d'ailleurs, il voulait dire adieu à sa
248 OTIION L'AUCIIEU
jeune nièco Béalrix. Il laissa donc son armée, qui sa
composait de dix mille hommes à cheval et de soixante
et dix mille fantassins, sous les ordres de tesfi.res
Eustache et Beaudoin, leur adjoignit pour ce comman-
dement provisoire son ami Rodolphe d'Alost, et des-
cendit le Rhin de Cologne à Clèves.
» Il n'avait pas vu la jeune Béatrix depuis six ans.
Pendant cette intervalle, elle était devenue, d'enfant,
jeune fille; on citait partout sa beauté naissante, qui
devint si merveilleuse par la suite, qu'aujourd'hui en-
core, lorsqu'on veut parler dans le pays d'une femme
accomplie sous ce rapport, on dit : a Belle comme la
» princesse Béatrix. »
» Godefroy tenta de nouveaux efforts auprès de son
beau-frère pour obtenir de lui qu'il restât près de son'
enfant. Mais ce fut en vain, le prince avait déjà pris
toutes les mesures pour accompagner le futur souve-
rain de Jérusalem. Un écuyer, nommé Gérard, re-
' nommé par sa force et son courage, et qui possédait
toute la confiance de son maître, fut choisi par lui pour
protéger la jeune princesse, et reçut à cet effet tous les
droits d'un tuteur et tout le pouvoir d'un mandataire.
» Quant à Godefroy, qui, dans un moment de pres-
cience sans doute, voyait avec peine tous ces arrange-
ments, il donna pour tout don à sa nièce un chaii'^let
que je tenais entre les mains ioisque vous êtes entré
tout à l'heure : il avait été rapporté de terre sainte par
OTIIOiN L'ARCHER 249
Pierrre l'Ermite lui-même ; il avait touché le saint
tombeau de Notre-Seigneur, et avait été béni par le ré'
vérend père gardien dr saint sépulcre. Pierre l'Ermite
l'avait donné à Godefroy de Bouillon comme un talis-
man sacré auquel étaient attachées des propriétés mi-
raculeuses, et Godefroy assura à la jeune fille que, si
quelque danger la menaçait, elle n'avait qu'à prendre
ce chapelet, dire avec lui sa prière d'un cœur religieux
et fervent, et qu'alors il entendrait, quelque part qu'il
fût, le son de la clochette qui y était attachée, fut-il sé-
paré d'elle par des montagnes et par des mers. Béatrix
reçut avec reconnaissance le précieux rosaire dont son
père, son oncle et elle connaissaient seuls la vertu, et
demanda au prince la permission de fonder une cha-
pelle qui renfermerait dignement dans son écrin de
marbre un aussi riche joyau. Je n'ai pas besoin de
vous dire que cette demande lui fut accordée.
» Les croisés partirent. Une inscriptiun que vous
verrez à la porte du château, et que l'on dit gravée par
la main de Godefroy lui-même, indique que ce fut le
3 septembre de l'année 1096. Ils traversèrent paisible-
ment et sans opposition l'Allemagne et la Hongrie, at-
teignirent les frontières de l'empire grec, et, après avoir
séjourné quelque temps à Constantinople, entrèrent en
Bilhynie. Ils se rendaient à Nicée, et il n'y avait pas à
se tromper de route , car la route leur était indiquée
par les ossements de deux armées qui avaient précédé
2oO OTHOIN L'ARCIIER
la leur, l'une conduite par Pierre l'Ermite, et l'autre
par Gaultier Sans-Argent.
» Ils arrivèrent devant Nicée. Vous connaissez les dé-
tails de ce siège. Au troisième assaut, le prince Robert
de Clèves fut tué. Cette nouven". mit six mois à traver-
ser l'espace et à venir habiller de deuil la jeune prin-
cesse Bcatrix.
» L'armée continua sa route marchant vers le midi,
au milieu dételles fatigues et de telles souffrances, que,
à chaque ville que les croisés apercevaient, ils deman-
daient si ce n'était point là enfin la cité de Jérusalem
où ils allaient; enfin la chaleur devint si grande, que
les chiens des seigneurs expiraient en laisse et que les
faucons mouraient sur le poing. En une seule halto,
cinq cents personnes trépassèrent, dit-on, par la grande
soif qu'elles éprouvaient et ne pouvaient apaiser. Dieu
ait leurs âmesl
» Pendant toute cette longue et douloureuse marche,
les souvenirs d'Occident revenaient aux malheureux
croisés, plus frais et plus chers que jamais. Ils avaient
clé ranimés chez Godefroy par la mort de son beau-
frère, Robert de Clèves. Aussi, peu de jours se pas-
saient-ils sans que le général chrétien parlât à son jeuno
ami, Robert d'Alost, de sa charmante nièce Béatrix.
Sur qu'elle ne disposerait pas de sa main sans sa per-
mission, il avait l'espoir, si l'entreprise sainte ne l'en-
chaînait pas en Palestine pour un trop long temps,
OTHON L'ARCHER 281
d'unir Rodolphe à Béatrix, et il avait sL souvent et si
ciiaudement parlé d'elle au jeune guerrier, que celui-
ci en était devenu amoureux sur le portrait qu'il lui en
avait fait, et que si, par hasard, pendant une journée,
Godefroy ne parlait pas de Béatrix à Rodolphe, c'était
Rodolphe qui en parlait à Godefroy.
0 On arriva enfin devant Antioche. Après un siège
de six mois, la ville fut prise ; mais aux marches sous
un soleil ardent, à la soif dans le désert, succéda bien-
tôt un autre fléau non moins terrible : la faim. Il n'y
avait pas moyen de rester plus longtemps dans cette
ville qu'on avait souhaitée comme un port. Jérusalem
était devenue non-seulement un but, mais encore une
nécessité. Les croisés sortirent d'Antioche en chantant
le psaume : Que le Seigneur se lève et que ses ennemis
soient dispersés j et marchèrent sur Jérusalem, qu'ils
aperçurent enfin en arrivant sur les hauteurs d'Erii-
maiis.
Ils étaient quarante mille seulement de neuf cent
mille qu'ils étaient partis.
» Le lendemain, le siège commença: trois assauts se
succédèrent sans résultat ; le dernier durait depuis trois
jours, lorsque, enfin, le vendredi 15 juillet 1099, au jour
et à l'heure mômes où Jésus-Christ fut crucifié, deux
hommes atteignirent le haut des remparts. Mais l'un
tomba et l'autre resta debout; celui qui resta debout fut
Godefroy de Bouillon, et celui qui. tomba, Rodolphe
252 OTIION L'AnClIEU
d'Alosl, le fiancé de Béatrix. Le rêve doré du vainqueur
était évanoui.
» Godefroy de Bouillon fut élu roi sans cependant
cesser d'être soldat. Au retour d'une expédition contre
le sultan de Damas, l'émir de Césarée vint à lui et lui
présenta des fruits de la Palestine. Godefroy prit une
pomme de cèdre et la mangea. Quatre jours après, le
18 juillet de l'an 1100, il expirait après onze mois de
règne et quatre ans d'absence.
» Il demanda que son tombeau fût élevé près du
tombeau de son jeune ami Rodolphe d'Alost, et ses der-
nières volontés furent exécutées.
Vin
0 Ces nouvelles venaient les unes après les autres
retentir en Occident, et, de tous les échos qu^clles éveil-
laient, le plus douloureux était celui qui pleurait au
cœur de Béatrix : elle avait tour à tour appris la mort
du prince de Clèves son père, de Rodolphe d'Alost son
fiancé, et de Godefroy de Bouillon son oncle. La moins
douloureuse de ces trois nouvelles était celle de la mort
de Rodolphe, qu'elle n'avait point connu ; mais les deux
autres morts la faisaient deux fois orpheline : en per-
dant Godefroy de Bouillon^ elle crut perdre un second
père.
OTHON L*ARCHER 253
fi Une nouvelle douleur vint se joindre à celle-ci :
pendant les cinq ans qui s'étaient écoulés depuis le dé-
part pour la croisade jusqu'à la mort de Godefroy,
Béatrix avait grandi en beauté : c'était alors une gra-
cieuse jeune fille de dix-neuf ans, et elle s'était aperçue
que cet écuyer auquel elle avait été confiée n'était point
insensible aux sentiments qu'elle inspirait à tous ceux
qui s'approchaient d'elle. Cependant, tant qu'il lui était
resté un défenseur, Gérard avait renfermé son amour
en son âme. Mais, dès qu'il vit Béatrix orpheline et
sans appui, il s'enhardit au point de lui déclarer qu'il
l'aimait. Béatrix reçut cet aveu comme devait le rece-
voir la fille A'un prince ; mais Gérard, avant de jeter le
masque, avait pris sa résolution : il répondit à la jeune
lille qu'il lui accordait un an et un jour pour son deuil,
mais que, passé ce temps, elle eût à se préparera le re-
cevoir pour époux.
» Une transformation complète s'était opérée : le ser-
viteur parlait en maître. Béatrix était faible, isolée et
sans défense : nul secours ne lui pouvait venir des
hommes, elle se réfugia en Dieu, et Dieu lui envoya,
sinon l'espérance, du moins la résignation. Quant è
Gérard, il fit, le même jour, fermer les portes du chi-
leau, et mit à chacune double garde, de peur qut
Béatrix ne tentât de s'échapper.
» Vous vous rappelez que Béatrix avait fait ûâtir ceu£
chap€lle prtur enfermer le rosaire miraculeux que lui
iâ
2H OTIlOlVi L'ARCHER
avait donné son oncle. Si Godefroy eût encore vécu,
elle eût été sans crainte; car elle avait le cœur plein de
foi, et il lui avait dit qu'en quelque lieu qu'il fût, sé-
paré par des montagnes ou par des mers, il entendrait
le bruit de la clochette sainte et viendrait â son secours,
mais Godefroy était mort, et, à chaque Pater, la clo-
chette avait beau sonner, il n'y avait plus d'espérance
que ce son amenât vers elle un défenseur.
» Les jours s'écoulèrent, puis les mois, puis l'année;
Gérard ne s'était point un instant relâché de sa garde,
de sorte que nul ne savait l'extrémité où était réduite
Béatrix. D'ailleurs, à cette époque, la fleur de la no-
blesse était en Orient, et à peine restait-il sur les bords
du Rhin deux ou trois chevaliers qui eussent osé, tant la
force et le courage de Gérard était connus, prendre la
défense de la belle captive.
» Le dernier jour s'était levé. Béatrix venait, ainsi
que d'habitude, d'achever sa prière; le soleil était
brillant et pur, comme si la lumière céleste n'éclairait
que du bonheur. La jeune fille vint s'asseoir sur son
balcon, et, delà, ses yeux se portèrent vers l'endroit du
rivage où elle avait perdu de vue son père et son oncle.
A ce même endcoit, ordinairement désert, il lui sem-
bla apercevoir un point mouvant dont elle ne pouvait,
à cause de l'éloignement, distinguer la forme ; mais, du
moment qu'elle l'eut aperçu, chose étrange, ri lui sem-
bla Que ce point se mouvait ainsi pour elle, et, avec cette
OTHON L'ARCHER S55
superstition que les affligés ont seuls, elle mit tout son
espoir, sans savoir quel espoir pouvait lui rester encore,
en ce point inconnu, qui, à mesure qu'il descendait le
Rhin, commençait à prendre une forme. Les yeux do
Béatrix étaient fixés sur lui avec tant de persistance,
que la fatigue plus encore que la douleur 4ui faisait
verser des larmes. Mais, à travers ces larmes, elle com-
mençait à distinguer une barque. Quelques instants
après, elle vit que cette barque était conduite par un
cygne et montée par un chevalier qui se tenait debout à
];i proue, le visage tourné vers elle, comme elle-même
ivait le visag9 tourné vers lui, tandis qu'à la poupe
1 unissait un cheval harnaché en guerre. A mesure
que la barque approchait, les détails devenaient visi-
bles : le cygne était attaché avec des chaînes d'or, le
chevalier était armé de toutes pièces, à l'exception de
son casque et de son bouclier, qui étaient posés près de
lui ; de sorte qu'il fut bientôt facile de voir que c'était
un beau jeune homme de vingt-cinq à vingt-huit ans,
au teint hâlé par le soleil d'Orient, mais dont les che-
veux blonds et flottants trahissaient l'origine septen-
trionale.
Hcatrix était tellement plongéedans la contemplation,
qu'elle n'avait point vu les remparts se garnir de sol-
dats, attirés comme elle par cet étrange spectacle, et
cette contemplation était d'autant plus profonde qu'il
n'y avait plus à s'y tromper à cette heure, la barque ve«
ne OTilON L' AU CHER
liait bien droit au château; car, aussitôt qu'eJo fut en
face, le cygne prit terre, le chevalier se couvrit la tête
de son casque, passa son écu au bras gauche, sauta sur
le rivage, tira son cheval après lui, s'élança en selle, et,
faisant un signe de la main à l'oiseau obéissant, il s'a-
vança vers le château, tandis que la barque reprenait,
en remontant le fleuve, la route qu'elle avait suivie en
le descendant.
» Arrivée cinquante pas de la porte principale, le
chevalier prit un cor d'ivoire qu'il portait en sautoir,
et, l'approchant de ses lèvres, il en tira trois sons puis-
sants et prolongés comme pour commander le silence ;
puis ensuite, d'une voix forte :
» — Moi, cria-t-il, soldat du Ciel et noble de la terre,
à toi Gérard, châtelain du château, ordonnons, au nom
des lois divines et humaines, de renoncer à tes préten-
tions sur la main de la princesse Béatrix, que tu tiens
prisonnière au mépris de sa naissance et de son rang,
et de quitter à l'instant même ce château, où tu es entré
comme serviteur et où tu oses commander en maître;
faute de quoi, nous te défions à outrance, à la lance et
à l'épée, à la hache et au poiijnard, comme un traître
et un déloyal que tu es, ce vjue nous prouverons avec
l'aide de Dieu et de Notre-Dame du mont Carmel ; en
signe de quoi, voici notre gant.
» Alors le chevalier tira son gant, qu'il jeta a terre,
et l'on vit briller à l'un de ses doigts le diamant que
OTIIOM L'ARCHER 2S7
vou* avez dû remarquer à la main de mon père, et qui
est si beau, qu'il vaut à lui seul la moitié d'une comté.
» Gérard était brave; aussi, pour toute réponse, la
porte principale s'ouvrit. Un page sortit qui vint ra-
masser le gant, et derrière le page s'avança le châte-
lain, revêtu de son armure de guerre et monté sur un
cheval de bataille.
» Pas une parole ne fut échangée entre les deux ad-
versaires. Le chevalier inconnu abaissa la visière de
son casque, Gérard en flt autant. Les champions pri-
rent chacun de son côté le champ qu'ils crurent néces-
saire, mirent leur lance en arrêt, et revinrent l'un
sur l'autre au galop de leurs chevaux.
» Gérard, je vous l'ai dit, passait pour un des hom-
mes les plus forts et les plus braves de l'Allemagno. Il
avait une cuirasse forgée par le meilleur ouvrier d(!
Cologne. Le fer de sa lance avait été trempé dans le
sang d'un taureau mis à mort par des chiens, au mo-
ment où ce sang bouillait encore des dernières agonies
de l'animal, et cependant sa lance se brisa comme du
verre contre l'écu du chevalier, tandis que la lance du
chevalier perçait du même coup le bouclier, la cuirasse
et le cœur d'^, son adversaire. Gérard tomba, sans pro-
noncer une seule parole, sans avoir le temps de se re-
pentir, et comme s'il eût été foudroyé ; le chevalier se
retourna vers Béatrix : elle était à genoux et remerciait
Dieu.
25« OTHON L'ARCHER
» Le combat avait étô si court et la stupéfaction qui
l'avait suivi si grande, que les hommes d'armes de Gé-
rard n'avaient pas même pensé, en voyant tomber leur
maître, à fermer la porte du château. Le chevalier en-
tra donc sans résistance dans la première cour, mit pied
à terre, passa la bride de son cheval à un crochet de fer,
et s'avança vers le perron ; au moment où il mettait le
pied sur la première' marche, Béatrix parut sur la der-
nière : elle venait au devant de son libérateur.
» — Ce château est à vous, chevalier, lui dit-elle ;
car vous venez de le conquérir. Regardez-le donc
comme vôtre. Plus longtemps vous y demeurerez, plus
ma reconnaissance sera grande.
» — Madame, répondit le chevalier, ce n'est pas moi,
c'est Dieu qu'il faut remercier; car c'est Dieu qui
m'envoie à votre aide. Quant à ce château, c'est la de-
meure de vos pères depuis dix siècles, et je désire qu'il
soit dix siècles encore celle de leurs descendants.
» Béatrix rougit, car elle était la dernière de sa fa-
mille.
» Cependant le chevalier avait accepté l'hospitalité of-
ferte : il était jeune, il était beau. Béatrix était seule
et maîtresse de son cœur. Au bout de trois mois, les
deux jeunes gens s'aperçurent qu'il y avait entre eux
d'un côté plus que de l'amitié, et de l'autre plus que do
la reconnaissance. Le chevalier parla d'amour, e1,
comme il paraissait d'une naissance élevée, quoiqu'on
OTHON L'ARCHER 2'd9
ne lui connût ni terres ni comté, Béatrix, riche pour
deux, heureuse de faire quelque chose pour celui qui
avait tant fait pour elle, lui offrit, avec sa main, cette
principauté qu'il lui avait conservée d'une manière si cou-
rageuse, et surtout si inattendue. Le chevalier tomba
aux pieds de Béatrix : la jeune fille voulut le relever.
» — Pardon, madame, dit le chevalier, car, ayant
besoin de votre indulgence, je resterai ainsi jusqu'à ce
que je l'obtienne.
» — Parlez, répondit Béatrix. Je vous écoule, prête à
vous obéir d'avance, comme si vous étiez déjà mon
maître et mon seigneur.
» — Hélas ! dit le chevalier, il va sans doute vous pa-
raître étrange que, recevant un si grand bonheur do
vous, je ne puisse l'accepter qu'à une condition.
» — Elle est accordée, répondit Béatrix. Maintenant,
quelle est-elle ?
» — C'est que jamais vous ne me demanderez ni
mon nom, ni d'où je viens, ni d'où j'avais appris le
danger dont vous étiez menacée ; car, si vous me le de-
mandiez, je vous aime tant, que je n'aurais point le cou-
rage de vous refuser, et, une fois que je vous l'aurais
dit, je ne pourrais plus demeurer près de vous et nous
serions séparés pour toujours. Telle est la loi qui m'est
imposée parla puissance qui m'a guidé à travers les
monts, les plaines et les mers, pendant le long voyage
que j'ai fait pour venir vous délivrer.
260 OTTTON I/ARCHER
):• — Qu'importe votre nom? qu'importe d'où vous
venez? qu'importe qui vous a dit que j'étais en péril?
J'abandonne le passé pour l'avenir. Votre nom, c'est
le chevalier du Cygne. Vous veniez d'une terre bénie, et
c'est Dieu qui vous envoyait. Qu'ai--je besoin de rien
savoir de plus? Voici ma main.
a Le chevalier la baisa avec transport, et, un mois
après, le chapelain les unissait dans ce même oratoire
où Béatrix, dans la crainte d'un autre mariage, avait,
pendant une année et un jour, tant prié ettant pleuré.
» Le ciel bénit cette union : en trois ans, Béatrix
rendit le chevalier père de trois fils, qui furent nommés
Robert, Godefroy et Rodolphe. Puis trois ans s'écoulè-
rent encore dans l'union la plus parfaite, et dans un
bonheur qui semblait appartenir à un autre monde que
celui-ci.
» — Ma mère, dit, un jour, le jeune Robert en ren-
trant au château, dis-moi donc le nom de mon père.
— Et pourquoi cela? répondit la mère en tressail-
lant.
» — Parce que le fils du baron d'A.speren me le de-
mande.
» — Ton père s'appelle le chevalier du Cygne, dit
Béatrix, et n'a point d'autre nom.
» L'enfant se contenta de cette réponse et retourna
jouer avec ses jeunes amis. Une année s'écoula encore,
non plus dans les transports de bonheur qui avaient
OTHON L'ARCTIER 261
accompagné les premières, mais dans ce doux repos qui
annonce l'intimité des âmes.
*) — Ma mère, dit, un jour, le jeune Godefroy, quand
il est arrivé en ce pays, dans une barque traînée par
un cygne, d'où venait mon père?
» — Et pourquoi cela? répondit la mère en soupi-
ant.
» " C'est que le fils du comte de Megen me l'a de-
mandé.
» — Il venait d'un pays lointain et inconnu, dit la
mère. Voilà tout ce que je sais.
» Cette réponse suffit à l'enfant, qui la transmit à
ses jeunes camarades et continua déjouer sur les bords
du fleuve avec l'insouciance de son âge.
» Une année s'écoula encore, mais pendant laquelle
le chevalier surprit plus d'une fois Béatrix rêveuse et
inquiète; cependant il ne parut pas s'en apercevoir et
redoubla pour elle de soins et de caresses.
„ — Ma mère, dit, un jour, le jeune Rodolphe, quand
il t'a délivrée du méchant Gérard, qui avait dit à mon
père que tu avas besoin de secours ?
» — Et pourquoi cela? répondit la mère en pleu-
rant.
» — C'est que le fils du margrave de Gorkum me l'a
demandé.
» — Dieu, répondit la mère ; Dieu, qui voit ceux qui
souffrent et qui leur envoie ses anges pour les secourip,
15.
2C2 OTHON L'ARCHKR
» L'enfant n'en demanda point davantage. On l'avait
habitué à regarder Dieu comme un père, et il ne s'é-
tonna point qu'un père fit pour son enfant co que Dieu
avait fait pour sa mère.
» Mais la princesse Béatrix envisageait les choses au-
trement : elle avait réfléchi que le premier trésor des
fils était le nom de leur père. Or, ses trois fils étaient
sans nom. Souvent la question que chacun d'eux lui
avait faite leur serait répétée par des hommes, et ils ne
pourraient répondre à des hommes ce qu'ils avaient
répondu à des enfants. Elle tomba donc dans une tris-
tesse profonde et continue; car, quelque chose qui pût
arriver, elle était décidée à exiger de son époux lo
secret qu'elle avait promis de ne jamais demander.
» Le chevalier vit cette mélancolie croissante, et en
devina la cause. Plus d'une fois, à l'aspect de Béatrix
si malheureuse, il fut sur le point de lui tout dire ;
mais, à chaque fois, il fut retenu par l'idée terrible que
cette confidence serait suivie d'une séparation éter-
nelle.
» Enfin Béatrix n'y put résister davantage, elle vint
trouver le chevalier, et, tombant à ses genoux, elle le sup-
plia, au nom de ses enfants, de lui dire qui il était, d'où
il venait ec qui l'avait envoyé.
» Le chevaUer pâlit, comme s'il était près de mourir;
puis, abaissant ses lèvres sur le iront de Béatrix et lui
donnant un baiser ;
OTHON L'ARCHER 263
t> — Hélas! cela devait être ainsi, murmura-t-il en
soupirant ; ce soir, je te dirai tout.
ÏX
» Il était six heures du soir, à peu près, lorsque îe
chevalier et sa femme vinrent s'asseoir sur le balcon.
Béatrix paraissait contrainte et embarrassée : le cheva-
lier était triste.
Tous deux demeurèrent quelques instants en silence,
et leurs regards se portèrent instincivement vers l'en-
droit où était apparu le chevalier, le jour de son com-
bat avec Gérard. Le même point se faisait apercevoir à
la même place. Béatrix tressaillit, le chevalier soupira.
Cette même impression qui frappait en même temps
leurs deux âmes, les ramena l'un à l'autre : leurs yeux
se rencontrèrent. Ceux du chevalier étaient humides et
exprimaient un sentiment de tristesse si profonde, que
Béatrix ne put le supporter et tomba à genoux.
» — Oh! nonl non 1 mon ami, lui dit-elle, pas un
mot de ce secret qui doit nous coûter si cher. Oublie
la demande que je t'ai faite, et, si tu ne laisses pas de
nom à nos fils, ils seront braves comme leur père et
s'en feront un.
» — Écoute, Béatrix, répondit le chevaher, toutes
choses sont prévues par le Seigneur, et, puisqu'il a
•54 CTIION L'ARClIliR
permis que tu mo fisses la demande que tu m'as faite,
c'est que mon jour est venu. J'ai passé neuf ans près
de toi, neuf ans d'un bonheur qui n'était pas fait pour
ce monde; c'est plus qu'aucun homme n'en a jamais
obteru. Remercie Dieu comme je le lais, et écoute ce
que je vais te dire.
» — Pas un mot! pas un mot! s'écria Béatrix; pas
un mot, je t'en supplie !
» Le chevalier étendit la main vers le point qui, de-
puis quelques minutes, commençait à devenir plus
distinct, et Béatrix reconnut la barque conduite par le
■ygne.
» — Tu vois bien qu'il est temps, dit-il ; écoute donc
ce que tu as eu si longtemps le désir secret d'apprendre,
et que je dois t'apprendre du moment que tu me l'as
demandé.
» Béatrix laissa tomber en sanglotant sa tête sur les
genoux du chevalier. Celui-ci la regarda avec une ex-
pression indéfinissable de tristesse et d'amour, et, lui
laissant tomber les mains sur les épaules :
» — Je suis, lui dit-il, le compagnon d'armes de
ton père, Robert de Clèves, l'ami de ton oncle Gode-
froy de Bouillon ; je suis le comte Rodolphe d'Alost,
tué au siège de Jérusalem.
» Béatrix jeta un cri, releva sa tète pâlie, et fixa sur
le chevalier des yeux effrayés et hagards. Elle voulut
parler; mais sa voix ne put proférer que des sons inar-
OTHON L'ARCHE II 263
ticulés, comme ceux qu'on laisse échapper pendant un
rêve.
» — Oui, je sais, continua le chevalier, ce que je te
dis la est inouï. Mais souviens-toi, Béatrix, que j'étais
tombé sur la terre des miracles. Le Seigneur fît pour
moi ce qu'il fit pour la fille de Jaïre et le frère de Ma-
deleine. Voilà tout!
» — Ah ! mon Dieu ! mon Dieu 1 s'écria Béatrix en
se relevant sur ses genoux, ce que vous dites là n'est
pas possible !
» — Je te croyais plus de foi, Béatrix, répondit le
chevalier.
» — Vous êtes Rodolphe d'Alost ? murmura la prin-
cesse.
» — Lui-même : Godefroy, tu le sais, m'avait laissé,
ainsi qu'à ses deux frères, le commandement de l'armée
pour venir chercher ton père. Lorsqu'il revint à nous,
il était tellement émerveillé de ta jeune beauté, que,
pendant toute la route, il ne parla que de toi. Si Gode-
froy t'aimait comme une fille, je puis dire qu'il m'ai-
mait comme un fils ; aussi, du moment où il t'avait
revue, une seule idée s'était emparée de lui, celle de
nous unir l'un à l'autre. J'avais vingt ans alors, une
àme vierge comme celle d'une jeune fille. Le portrait
qu'il me fit de toi enflamma mon cœur, et bientôt je
t'aimais aussi ardemment que si je t'eusse connue de-
puis mon enfance. Toutes choses étaient si bien conve-
2C.fl OTIION L'ARClinn
nues entre nous, qu'il ne m'appelait plus que son ne-
veu.
» Ton père fut tué ; je le pleurai comme s'il eût 6t(^
mon père. En mourant, il me donna sa bénédiction et
me renouvela son consentement. Dès lors je te regardai
comme mienne ; ton souvenir, inconnu mais toujours
présent, fleurit au milieu de toutes mes pensées ; ton
nom se mêla à toutes mes prières.
» Nous arrivâmes devant Jérusalem ; nous fûmes re-
poussés pendant trois assauts : le dernier dura soixante
heures. Il fallait renoncer à tout jamais à la cité sainte
ou l'emporter cette fois. Godefroy ordonna une der-
nière attaque. Nous prîmes ensemble la conduite d'une
colonne; nous marchâmes en tête; nous dressâmes
deux échelles, et nous montâmes côte à côte; enfin,
nous touchions au haut du rempart ; je levais le bras
pour saisir un créneau, lorsque je vis briller le fer
d'une lance : une douleur aiguë succéda à cette espèce
d'éclair, un frisson glacé me courut par tout le corps. Je
prononçai ton nom, puis je tombai à la renverse sans
plus rien sentir ni rien voir; j'étais tué.
» Je n'ai aucune idée du temps que je restai endormi
de ce sommeil sans rêve qu'on appelle la mort. Enfin,
un jour, il me sembla sentir une main qui se posait
sur mon épaule. Je crus vaguement que le jour de Jo-
saphat était arrivé. Un doigt toucha mes paupières,
j'ouvris les yeux, j'étais couché dans une tombe dont le
OTHON L'ARCHER 267
couvercle se tenait soulevé tout seul, et, devant moi de-
bout, était un homme que je reconnus pour Godefroy,
quoiqu'il eût un manteau de pourpre sur les épaules,
une couronne sur la tête et une auréole autour du
front ; il se pencha vers moi, me souffla sur la bouche,
et je sentis rentrer dans ma poitrine la vie et le senti-
ment. Cependant il me semblait encore être attaché au
sépulcre par des crampons de fer. Je voulus parler ;
mais mes lèvres remuèrent sans proférer aucun son.
« — Réveille-toi, Rodolphe, le seigneur le permet, »
dit Godefroy, « et écoule ce que je vais te dire. »
» Je fis alors un effort surhumain dans lequel se réu-
nirent toutes les forces naissantes de riia nouvelle vie,
et je prononçai ton num.
« — C'est d'elle que je viens te parler,» me dit Gode-
froy.
» — Mais, interrompit Béatrix, Godefroy était mort
aussi !
» — Oui, répondit Rodolphe, etvoici ce qui était arrivé :
» Godefroy était mort empoisonné et avait demandé,
avant de mourir, que son corps reposât près du mien ;
ses volontés avaient été suivies, il avait été inhumé dans
son costume royal ; seulement, au manteau de pourpre
et au diadème. Dieu avait ajouté une auréole. Godefroy
me raconta ces choses, qui étaient arrivées depuis ma
propre mort»à moi, et que, par conséquent, je ne pou-
vais savoir.
2fi8 OTIION L'ARCIIER
« — Et Béatrix? » lui dis-je.
a — Nous voici arrivés à ce qui la regarde, » me
répondit-il. «Je dormais donc, comme toi^ dans ma
» tombe, attendant Theure du jugement, lorsqu'il mo
"V sembla peu à peu, comme si je m'éveillais d'un som-
» raeil profond, revenir au sentiment et à la vie. Le
p premier sens qui s'éveilla en moi fut celui de l'ouïe:
T) je crus entendre le bruit d'une petite sonnette, et,
» à mesure que l'existence revenait en moi le son de-
» venait plus distinct. Bientôt je le reconnus pour celui
» de la clochette que j'avais donnée à Béatrix. En
» même temps, la mémoire me revint et je me rap-
» pelai la propriété miraculeuse attachée au rosaire
» rapporté par Pierre l'Ermite. Béatrix était en dan-
» ger, et le Seigneur avait permis que le son de la clo-
» chette sacrée pénétrât dans mon tombeau et me ré-
» veillât jusque dans les bras de la mort.
» J'ouvris les yeux et je me trouvai dans la nuit.
» Une crainte terrible s'empara alors de moi : comme
» je n'avais aucune conscience du temps écoulé, je
» crus avoir été enterré vivant; mais, au même in-
» stant une odeur d'encens parfuma le caveau. J'entendis
« des chants célestes, deux anges soulevèrent la pierre
» de ma tombe, et j'aperçus le Christ assis près de sa
» sainte mère, sur un trône de nuages.
» Je voulus me prosterner; mais je ne pus faire au-
«> cnn mouvement.
OTHON L'ARCHER 5fi9
» Cependant je sentis se dénouer les liens qui rete-
» naient ma langue et je m'écriai :
« _ Seigneur, Seigneur! que votre saint nom soit
» béni I »
« Le Christ ouvrit la bouche à son tour, et ses paroles
» arrivèrent à moi douces comme un chant.
« — Godefroy, mon noble et pieux serviteur, n'en-
» tends-tu rien? » me dit-il.
« — Hélas 1 monseigneur Jésus , » répondis-je ,
» j'entends le son de la clochette sainte, qui m'apprend
» que celle dont le père est mort pour vous , dont le
» fiancé est mort pour vous, et dont l'oncle est mor).
» pour vous, est en danger à cette heure et n'a plus
» que vous pour la secourir.
» — Eh bien, que puis-je faire pour toi ? » dit le
Christ. « Je suis le Dieu rémunérateur : demande, et
); ce que tu me demanderas te sera accordé.
» — 0 monseigneur Jésus 1 « répondis-je , » je n'ai
)) rien à demander pour moi-même ; car vous avez fait
» pour moi plus que pour personne. Vous m'avez choisi
» pour conduire la croisade et délivrer la ville sainte;
î vous m'avez donné la couronne d'or là où vous aviez
î porté la couronne d'épines, et vous avez permis que
» je mourusse dans votre grâce. Je n'ai donc rien à vous
» demander pour moi, ô monseigneur Jésus 1 mainte-
» nant surtout que de mes yeux mortels j'ai contemplé
X) votre divinité . Mais, si j 'osais vous prier pour u n autre. . .
270 OTHON L'ARCHER
» — Ne t'ai-je pas dit que ce que tQ demanderais te
» serait accordé? Après avoir cru à ma parole pendant
» ta vie, douteras-tu de ma parole après ta mort? »
» — Eh bien, monseigneur Jésus ! » lui répondis-je,
0 vous qui lisez au plus profond du cœur des hommes,
» vous savez avec quel regret je suis mort ; pendant
» quatre ans, j'avais nourri un espoir bien doux : c'é-
» tait d'unir celui que j'aime comme un frère à celle
» que j'aime comme une fille; la mort les a séparés.
» Rodolphe d'Alost est mort pour votre sainte cause.
» Eh bien , monseigneur Jésus, rendez-lui les jours
» qu'il devait vivre, et permettez qu'il aille au secours
» de sa fiancée, qu'un grand danger presse en ce mo-
» ment, si j'en crois le son de la clochette qui ne cesse
» de retentir, preuve qu'elle ne cesse de prier.
» — Qu'il soit fait ainsi que tu le désires, » dit le
Christ ; « que Rodolphe d'Alost se lève et aille au se-
» cours de sa fiancée. Je lui donne congé de la tombe
» jusqu'au jour oà sa femme lui demandera qui il est,
» d'où il vient et qui l'a envoyé. Ces trois questions
» seront le signe auquel il reconnaîtra que je le rap-
» pelle à moi.
» — Seigneur! Seigneur! » m'écriai-je une seconde
fois, « que votre saint nom soit béni.
» A peine avais-je prononcé ces paroles, qo'il passa
» comme un nuage entre moi et le ciel, et que tout clis-
» parut.
OTHON L'ARCHER 271
» Alors je me levai de ma tombe et je vins à la tienne.
» J'appuyai la main sur ton épaule pour t'éveiller de la
» mort. Je touchai du doigt tes paupières ponrt'ouvrirles
i) yeux ; je soufflai mon souffle sur tes lèvres pour te
» rendre la vie et la parole. Et maintenant, Rodolphe
» d'Alost, lève-toi ! car c'est la volonté du Christ que tu
» ailles au secours de Béatrix, et que tu restes près
» d'elle jusqu'au Jour où elle te demandera qui tu es,
» d'où tu viens, et quel est celui qui t'a envoyé. »
» Godefroy avait à peine cessé de parler, que je sentis
se rompre les liens qui m'attachaient au sépulcre. Je
me dressai dans ma tombe aussi plein de vie qu'avant
que j'eusse reçu le coup mortel, et, comme on m'avait
enseveli dans ma cuirasse, je me retrouvai tout armé, à
l'exception de mon épée, que j'avais laissée échapper en
tombant, et que probablement on n'avait pu retrouver.
» Alors Godefroy me ceignit de son propre glaive,
qui était d'or, me suspendit à l'épaule le cor dont il
avait l'habitude de se servir au milieu de la mêlée, et
passa à mon doigt l'anneau qui lui avait été donné par
l'empereur Alexis. Puis, m'ayant embrassé :
« _ Frère, » me dit-il, c< Dieu me rappelle à lui, je
» le sens. Remets sur moi la pierre de ma tombe, et, ce
» soin accompli, va, sans perdre un instant, au se-
» cours de Béatrix. »
» A ces mots, il se recoucha dans son sépulcre, ferma
les yeux et murmura une seconde fois :
272 OTIION L'ARCHER
,) — Seigneur, Seigneur! que voire saint nom soit
» béni.»
» Je me penchai sur lui pour l'embrasser encore une
fois ; mais il étail sans souffle et déjà endormi dans le
Seigneur.
» Je laissai retomber sur lui la pierre qu'un doigt
divin avait soulevée ; j'allai m'agenouiller à l'autel, je
fis ma prière, et, sans perdre un instant, je résolus de
venir à ton secours. Sous le porche de l'éghse, je trou-
vai un cheval tout caparaçonné ; une lance était dres-
sée contre le mur : je ne doutai point un instant que
l'un et l'autre ne fussent pour moi. Je pris la lance, je
montai à cheval, et, pensant que le Seigneur avait
confié à son instinct le soin de me conduire, je lui
jetai la bride sur le cou et lui laissai prendre la route
qui lui convenait.
» Je traversai la Syrie, la Cappadoce, la Turquie, la
Thrace, la Dalmatie, l'Italie et l'Allemagne; enfin, après
un an et un jour de voyage, j'arrivai sur les bords du
Rhin. Là, je trouvai une barque à laquelle était atta-
ché un cygne avec des chaînes d'or. Je montai dans la
barque et elle me conduisit en face du château. Tu sais
le reste, Béatrix.
» — Hélas ! s'écria Béatrix, voilà le cygne et la bar-
que qui abordent au même endroit où ils ont abordé
alors ; mais, cette fois, malheureuse que je suis, ils vien-
nent te reprendre. Rodolphe, Rodolphe, pardonne-moi!
OTHON L'ARCHER 273
a — Je n'ai rien à te pardonner, Béatrix, dit Ro-
dolphe en l'embrassant. Le temps est écoulé, Dieu me
rappelle, et voilà tout. Remercions-le des neuf années
dvj bonheur qu'il nous a accordées, et demandons-lui
des années pareilles pour notre paradis.
» Alors, il appela ses trois fils, qui jouaient dans la
prairie ; ils accoururent aussitôt. 11 embrassa d'abord
Robert, qui était l'aîné, lui donna son écu et son épée,
et le nomma son successeur. Puis il embrassa Gode-
froy, qui était le second, lui donna son cor et lui aban-
donna la comté de Louën ; enfin, il embrassa à son
tour Rodolphe, qui était le troisième, et lui donna l'an-
neau et le comté de Messe. Puis, ayant une dernière
fois serré Béatrix dans ses bras, il lui ordonna de de-
meurer où elle était, recommanda à ses trois fils de
consoler leur mère, qu'ils voyaient pleurer sans rien
comprendre à ses larmes; puis il descendit dans la
cour, où il retrouva son cheval tout sellé, traversa k
prairie, en se retournant à chaque pas, monta dans la
barque, qui reprit aussitôt le chemin par lequel elle
était venue, et disparut bientôt dans l'ombre nocturne
qui commençait à descendre du ciel.
» Depuis cette heure jusqu'à celle de sa mort, le
princesse Béatrix revint tous les jours sur le balcon ;
mais elle ne vit jamais reparaître ni la barque, ni lo
cygne, ni le chevalier.
» Et je venais prier Rodolphe d'Alost, continua Hé-
274 OTUON L'AKCHER
léna, de demander à Dieu qu'il fasse pour moi un mi-
racle pareil à celui que, dans sa miséricorde, il voulut
i)ieu faire pour la princesse Béatrix.
— Ainsi soit-il, répondit Othon en souriant.
X
Le comte de Ravenstein avait tenu sa promesse. Au
lever du soleil, on vit, dans la prairie qui séparait la
fleuve du château, flotter sa bannière sur sa tente dres-
sée. A la porte de sa tente était suspendu son écu, au
cœur duquel brillaient ses armes, qui étaient de gueu-
les à un lion d'or rampant sur un rocher d'argent; et,
d'heure en heure, un trompette, sortant de la tente et
se tournant successivement vers les quatre points de
l'horizon, faisait entendre une fanfare de défi.
La journée se passa sans que personne répondît à
l'appel du comte de Ravenstein ; car, ainsi que nous
l'avons dit, les amis, les alliés ou les parents du prince
Adolphe de Clèves en avaient été prévenus trop tard,
ou étaient occupés pour leur compte ou pour celui de
l'empereur, de sorte que pas uu n'était venu. Le vieux
guerrier se promenait d'un air soucieux sur les rem-
parts, Héléna priait dans la chapelle de la princesse
Béatrix, et Othon offrait de parier qu'il mettrait trois
ilèches de suite dans le lion rampant du comte de Ra-.
OTHON L'ARCHER 275
venstein. Quant à Hermann, il avait disparu sans que
l'ou sût pour quelle cause, et, à l'appel du matin, il
n'avait pas répondu, ni personne pour lui.
La nuit vint sans apporter aucun changement à la
situation respective des assiégés et des assiégeants. Hé-
léna n'osait lever les yeux sur son père. Ce n'était qu'à
cette heure que lui apparaissaient toutes les consé-
quences de son refus, et ce refus avait été si soudain
et si inattendu, qu'elle tremblait à tout moment que le
vieux prince ne lui en demandât les causes.
Le jour parut, aussi triste et aussi menaçant que la
veille, et, avec le jour, les fanfares du comte de Ra-
venstein se réveillèrent. Le vieux prince montait
d'heure en heure sur les remparts, se tournant comme
le trompette vers les quatre coins de l'horizon, et jurant
qu'au temps de sa jeunesse pareille chose ne fût pas
arrivée sans que dix champions se fussent déjà pré-
sentés pour défendre une cause aussi sacrée que l'était
la sienne. Héléna ne quittait point la chapelle de la
princesse Béatrix. Othon paraissait toujours calme et
insoucieux au milieu de l'inquiétude générale. Hermann
n'avait pas reparu.
La nuit se passa pleine d'inquiétude et de trouble.
l«5jour qui se levait était le dernier. Le lendemain,
allaient commencer les assauts et les escalades, et la
vie de plusieurs centaines d'hommes allait payer le ca-
price d'une jeune fille. Aussi, lorsque les premiers
276 OTUON L'AIJCIIER
rayons du jour parurent à l'orient, Hélcna. qui avait
passé toute la nuit à pleurer et à prier dans la chapelle,
était-elle résolue à se sacrifier pour terminer cette que-
relle.
Elle traversait donc la cour pour aller trouver son
père, qui était, lui avait-on dit, dans la salle d'armes,
lorsqu'elle apprit qu'à l'appel du matin, Othon avait
manqué à son tour, et que l'on croyait que, ainsi
qu'Hermann, il avait quitté le château. Cette nouvelle
porta le dernier coup à la résistance d'Héléna. Othon
abandonnant son père, Othon fuyant lorsque l'aide de
tout homme, et surtout d'un homme aussi adroit que
lui, était si nécessaire à la défense du château, c'était
une de ces choses qui ne s'étaient pas même présen-
tées à sou esprit, et qui devaient avoir sur sa détermi-
nation une influence rapide et décisive.
Elle trouva son père qui s'armait. Le vieux guerrier
c .vait appelé à ses souvenirs de jeunesse, et, confiant
en Dieu, il espérait que Dieu lui rendrait la force do
ses belles années : il était donc décidé à combattre lui-
même le comte de Ravenstein.
Héléna comprit, au premier coup d'oeil, toutce qu'une
résolution pareille pouvait amener de malheurs. Elle
tomba aux genoux de son père, lui disant qu'elle était
prête à épouser le comte. Mais, en disant cela, il y avait
tant de douleur dans sa voix et tant de larmes dans ses
yeux, que le vieux prince vit bien que mieux valait
OTHON I/AhCIIER 277
pour lui mourir que vivre, et voir sa fille unique souf-
frir éternellement une souffrance pareille à celle qu'elle
éprouvait à cette heure.
Au moment où le prince relevait Héléna et la pres-
sait sur son cœur, on entendit le défi que d'heure en
heure faisait retentir le comte de Ravenstein. Le père
et la fille tressaillirent en même temps et comme frap-
pés du même coup. Un silence de mort succéda à ce
bruit guerrier. Mais, cette fois, le silence fut court ; le
son d'un cor répondit à l'appel qui venait d'être fait. Le
prince et Héléna tressaillirent de nouveau, mais de joie.
11 leur arrivait un défenseur.
Tous deux montèrent au balcon de la princesse Béa-
Irix, pour voir, de quel côté leur arrivait ce secours ines-
péré ; et cela leur fut chose facile, car tous les bras et
tous les yeux étaient tendus vers la même direction.
Un chevalier, armé de toutes pièces et visière baissée,
descendait le Bhin dans une barque, ayant à ses côtés
sonécuyer, armé comme lui. Son cheval de guerre était
à la proue, tout couvert de fer comme son maître, et ré-
pondait par des hennissements au double appel guer-
rier qu'il venait d'entendre. A mesure qu'il avançait,
on pouvait distinguer ses armes, qui étaient de gueules
à un cygne d'argent. Héléna ne revenait pas de sa sur
prise. Rodolphe d'Alost avait-il entendu ses prières, et
un défenseur surnaturel renouvelait-il pour elle le mi-
racle que Dieu avait fait en faveur de la princesse Béatrixï
16
278 OTIION L'ARCHER
Quoi (|u'il en fût, la barque continuait d'avancer au
milieu de l'étonnement général. Enfin, elle prit terre à
l'endroit même où s'était arrêtée, deux siècles et demi
auparavant, celle du comte Rodolphe d'Alost. Le che-
valier inconnu sauta sur le rivage, tira son cheval après
lui, s'élança en selle, et, tandis que son écuyer restait
sur le bateau, il alla saluer le prince Adolphe et la prin-
cesse Héléna, et, montant droit à la tente du comte do
Ravenstein, il toucha son écu du fer de sa lance ; ce qui
était un signe qu'il le défiait à fer émoulu etàoutrance.
L'écuyer du comte de Ravenstein sortit aussitôt et re-
garda quelles étaient les armes du chevalier inconnu.
Il avait une lance à la main, une épée au côté, et une
hache pendue à l'arçon de sa selle ; de plus, il portait au
cou le petit poignard que l'on appelait le poignard do
merci. Cet examen fini, l'écuyer rentra dans la tente ;
quant au chevalier, après avoir salué une seconde fois
ceux qu'il venait secourir, il prit du champ ce qu'il lui
en fallait , et, s'arrêtant à cent pas de la tente, à peu
près, il attendit son adversaire.
L'attente ne fut pas longue : le comte se tenait tout
armé, de sorte qu'il n'avait que son casque à placer sur
sa tète pour être prêt à entrer en lice. Il sortit donc
bientôt de sa tente. On lui amena son cheval, et il s'é-
lança dessus avec une ardeur qui prouvait le désir
qu'il avait de ne pas retarder d'un instant le combat
que venait lui offrir d'une manière si inattendue le
OTHON L'ARCHER 279
chevalier au cygne d'argent. Cependant, si pressé qu'il
fût, il jeta un coup d'oeil sur son ennemi, afin de re-
connaître, s'il était possible, par quelque signe héral-
dique, à quel homme il avait affaire. Le chevalier por-
tait au cimier de son casque, pour toute marque dis-
tinctive , une petite couronne d'or dont les fleurons
étaient découpés en feuilles de vigne; ce qui indiquait
qu'il était prince ou fils de prince.
Il y eut alors un moment de silence, pendant lequel
chacun des deux champions apprêtait ses armes, et qui
fut employé par. les spectateurs à un examen rapide de
chacun d'eux.
Le comte de Ravenstein, âgé de trente à trente-cinq
ans, arrivé à toute la puissance de l'âge, carrément posé
sur son cheval de guerre, était le type de la force ma-
térielle. On sentait qu'on aurait autant de peine à l'ar-
racher de ses arçons qu'à déraciner un chêne, et qu'il
faudrait un rude bûcheron pour mener à bien une pa-
reille besogne.
Le chevalier inconnu, au contraire, autant qu'on en
pouvait juger par la grâce de ses mouvements, sortait
à peine de l'adolescence ; son- armure, si bien fermée
qu'elle fût, avait la souplesse d'une peau de serpent : on
sentait pour ainsi dire, sous ce fer élastique, circuler
un jGune sang : et, vainqueur ou vaincu, on compre-
nait qu'il devait attaquer ou se défeîidre par des
Ressources toutes différentes de celles que la nature
280 OTMOIV L'AIICIIER
avait mises à la disposition du comte de Ravensteiu.
La trompette du comte sonna; le cor du chevalier
inconnu y repondit, et le prince Adolphe de Clèvos,
qui, de son balcon, dominait le combat comme un jugo
du camp, emporté par les souvenirs de sa jeunesse, cria
d'une voix forte :
— Laissez aller 1
Au même instant, les deux adversaires s'élancèrent
l'un sur l'autre et se joignirent à peu près au milieu de
la distance qu'ils avaient choisie. La lance du comte
glissa sur le bord de l'écu du chevalier, et alla se briser
contre la targe qu'il portait suspendue au cou, tandis
que la lance du chevalier atteignit le cimier du casque
de son adversaire, brisa les courroies qui l'attachaient
sous le menton, et l'enleva du front du comte, qui resta
la tète nue et désarmée ; au même moment, quelques
gouttes de sang roulant sur son visage indiquèrent que
le fer de lance, en même temps qu'il lui arrachait son
masque, lui avait effleuré le crâne.
Le chevalier au cygne d'argent s'arrêta pour donner
au comte le temps de prendre un autre casque et une
autre lance, indiquant par là qu'il ne voulait pas profi-
ter d'un premier avantage et qu'il était prêt à recom-
mencer le combat avec des chances égales.
Le comte comprit cette courtoisie el hésita un instant
avant de se décider à en profiter. Cependant, comme
son adversaire lui avait donné la preuve, par cette pre-
OTIION L'ARCilRR ?,S1
mière rencontre, qu'il n'était pas un adversaire à dédai-
gner, il jeta le tronçon inutile, prit des mains de son
écuyer un casque nouveau, et, repoussant du bras la
lance qu'il lui présentait, il tira son épée, indiquant
qu'il préférait continuer le combat à cette arme. Aussi-
tôt le chevalier imita son ennemi en tout point, et, je-
tant à son tour sa lance et tirant son épée, il salua en
signe qu'il attendait son bon plaisir. Les trompettes re-
tentirent une seconde fois, et les deux adversaires se
précipitèrent l'un sur l'autre.
Dès les premiers coups, les spectateurs virent que
leurs prévisions ne les avaient pas trompés : l'un des
combattants comptait sur sa force et l'autre sur son
adresse. Chacun agissait donc en conséquence, le pre-
mier frappant d'estoc, le second de pointe; le comte de
Ravenstein essayant d'entamer l'armure de son adver-
saire, le chevalier inconnu cherchant tous les moyens
de fausser celle de son ennemi.
C'était une lutte terrible; le comte de Ravenstein,
frappant à deux mains comme un bûcheron, enlevait
à chaque coup quelques éclats de fer ; le cygne d'argent
avait complètement disparu, le bouclier tombait, mor-
ceau par morceau, la couronne d'or était brisée; de
son côté, le chevalier inconnu avait cherché toutes les
voies par lesquelles la mort pouvait se glisser jusqu'au
cœur de son adversaire ; et, du gorgerin de son casque,
des épaulières de sa cuirasse, des gouttes de sang coû-
te.
8^2 OTTTON L'ARCIIER
lant sur l'armure du comte indiquaient que la pointe
de répée avait pénétré par chaque ouverture qui lui
avait été oflerte. En continuant de cette sorte, l'issue
du combat devenait une question de temps. L'armure
du chevalier au cygne d'argent résisterait-elle jusqu'au
moment où le comte de Ravenstein perdrait ses forces
par les deux ou trois blessures qu'il paraissait avoir
déjà reçues? Voilà ce que chacun se demandait ea
voyant la lactique adoptée par chacun des combattants.
Enfin un dernier coup d'épée du comte de Ravenstein
brisa entièrement le cimier du casque de son adversaire
et lui laissa le haut de la tête à peu près désarmé. Dès
lors toutes les chances parurent devoir être pour le
comte : il y eut un instant d'angoisse terrible pour lo
prince etpourHéléna.
Mais leur crainte ne fut pas longue : leur jeune cham-
pion comprit qu'il était temps de changer de tactique ;
il cessa à l'instant même de porter des coups pour ne
plus s'occuper que de parer. Alors ou vit une joute
merveilleuse; le chevalier au cygne d'argent s'arrêta,
immobile comme une statue : son bras et son épée sem-
blaient seuls vivants, et, dès lors, i'épée de son adver-
saire, rencontrant partout la sienne, ne loucha pas une
eule fois son armure. Le comte était habile dans les
armes; mais toutes les ressources des armes parais-
saient être connues à son ennemi. Les deux lames se
suivaient comme si un aimant les eût attirées l'une vers
OTHON L'ARCHER 9l83
l'autre : c'était réclair croisant l'éclair, deux dards de
serpents qui jouent.
Cependant une pareille lutte ne pouvait durer ; les
blessures du comte, si légères qu'elles fussent, lais-
saient échapper du sang qui coulait jusque sur les
housses de son cheval ; le sang s'amassait dans le cas-
que, et, de temps en temps, le comte était obligé de
souffler par les trous de sa visière. Il sentit que ses for-
ces commençaient à diminuer et que ses regards se
troublaient; l'adresse de son adversaire lui était main-
tenant trop visiblement démontrée pour qu'il espérât
rien de son épée; aussi, prenant une résolution déses-
pérée, d'une main il jeta loin de lui l'arme inutile, et
de l'autre il arracha vivement la hache qui pendait à
l'arçon de sa selle. Le chevalier en fit autant avec une
justesse et une promptitude qui tenaient de la magie,
et les deux adversaires se retrouvèrent prêts à recom-
mencer un nouveau combat, qui, cette fois, ne pouvait
manquer d'être décisif.
Mais, aux premiers coups qu'ils se portèrent, les
deux champions s'aperçurent avec étonnement que les
choses avaient changé de face : c'était le comte de Ra-
venstein qui se tenait sur la défensive, et c'était le che-
valier au cygne d'argent qui attaquait à son tour, et cela
avec une telle lorce et une telle rapidité, qu'il était im-
possible de suivre des yeux l'arme courte et massive qui
flamboyait dans sa main. Le comte se montra ua in-
284 OTITON L'AP.rJlF.R
stanl digne de son nom et de sa renommée; mais enfin,
étant arrivé trop tard à la parade, un coup de l'arme
de son adversaire tomba d'aplomb sur son casque, brisa
le cimier et la couronne de comte, et, quoique la hache
ne pénétrât point jusqu'à la tête, elle fit l'effet d'une
massue. Le comte, étourdi, baissa la tête jusque sur le
cou de son cheval, qu'il saisit de ses deux mains, cher-
chant instinctivement un appui ; puis il laissa tomber
sa hache; et, vacillant un instant lui-même, il tomba à
son tour sans que son adversaire eût eu besoin de re-
doubler.
Ses écuyers accoururent et ouvrirent son casque : le
comte rendait le sang par le nez et par la bouche, et
était complètement évanoui. Ils le transportèrent dans
sa tente et, en le désarmant, lui trouvèrent, outre les
blessures de la tête, cinq autres blessures en différents
endroits du corps.
Quant au chevalier au cygne d'argent, il rattacha sa
hache à l'arçon de sa selle, remit son épée au four-
reau, reprit sa lance, et, s'avançant de nouveau vers
le balcon de la comtesse Béatrix, il salua le prince
Adolphe et sa fille ; puis, au moment où ils croyaient
que leur libérateur allait entrer au château, il se diri-
gea vers le rivage, descendit de cheval et rentra dans sa
barque, qui remonta aussitôt le fleuve, emportant le
vainqueur mystérieux.
Deux heures après, le comte, revenu à lui, ordonna
OTIION L'AIICHER 283
à l'instant môme de lever le camp et de reprendre le
chemin de Ravenstein.
Le soir, arriva le comte Karl de Hombourg avec une
vingtaine d'hommes d'armes. Il venait au secours du
prince Adolphe de Clèves, qui, ainsi que nous l'avons
dit, avait envoyé des messages à tous les amis et alliés
qu'il avait dans les environs.
Le secours était maintenant inutile ; mais le vieux
guerrier n'en fut pas moins grandement accueilli et
dignement fêté.
XI
Pendant que les événements que nous avons ra-
contés se passaient à Clèves, le landgrave Ludwig
n'ayant plus près de lui que son vieil ami le comte
Karl de Hombourg, était demeuré dans le château de
Godesberg pleurant Emma, qui ne voulait pas revenir
près de lui, et Othon, qu'il croyait mort. Vainement le
comte essayait de lui rendre un double espoir en lui
disant que sa femme lui pardonnerait et que son fils
s'était sans '^oute échappé à la nage ; le pauvre land-
grave ne voulait pas croire à cette parole d'espoir, et
disait qu'ayant condamné sans miséricorde, il était à son
tour condamné sans merci. Cet état violent ne pouvait
durer ; mais une mélancolie profonde lui succéda, et le
îSfl OTHON L'ARCHER
landgrave s'enferma dans les a{)partements les plus re-
rulés du château de Godesberg.
Hombourg était seul admis près de lui, et encore, des
jours se passaient-ils quelquefois tout entiers sans qu'il
pût parvenir jusqu'à son ami. Le bon chevalier ne sa-
vait plus que faire : tantôt il voulait aller rechercher
Emma au couvent de Nonenwerth, mais il craignait
qu'un nouveau refus ne redoublât les chagrins de l'c-
poux; tantôt il voulait se mettre en quête d'Othon, mais
tremblait qu'une recherche inutile ne portât au com-
ble les angoisses du père.
Ce fut sur ces entrefaites qu'arrivèrent au château
de Godesberg les dépèches du prince Adolphe de Clè-
ves. Dans toute autre circonstance, le landgrave Lud-
wig se fût empressé de se rendre en personne à cette
invitation de guerre ; mais il était tellement absorbe
dans sa douleur, qu'il donna ses pouvoirs à Hombourg,
et que le bon chevalier, après avoir lui-môme, selon
sa coutume, revêtu son ami Hans de son harnais de
bataille, se mit à la tête de vingt hommes d'armes et
s'achemina vers la principauté de Clèves, où il arriva
le soir même du jour où avait eu lieu, entre le che-
valier au cygne d'argent et le comte de Ravenstein, le
combat que nous avons décrit.
Le comte Karl avait été reQU comme un ancien com-
pagnon d'armes et avait trouvé le château en fête.
Une seule circonstance dont nul ne pouvait se rendre
OTHON L'ARCHER 287
compte venait jeter son ombre sur la joie du prince:
c'était la disparition du chevalier inconnu, qui s'était
éloigné d'une manière si inattendue et si rapide, que
le prince l'avait vu disparaître avant d'avoir trouvé
un moyen de le retenir. Il ne fut, pendant toute
la soirée, question que de cette étrange aventure,
et chacun se retira sans y avoir rien pu com-
prendre.
L'esprit du prince avait tellement été fixé sur une
seule pensée, depuis l'issue du combat, que ce ne fut
que lorsqu'il se retrouva seul qu'il se rappela la dispa-
rition de ses deux archers, Hermann et Othon. Une
conduite pareille au moment du danger lui parut si
étrange de la part de ces deux hommes, qu'il résolut,
s'ils reparaissaient au château sans pouvoir donner d'ex-
cuse valable, de les renvoyer honteusement aux yeux de
tous. En conséquence, l'ordre fut donné aux gardes de
nuit de prévenir le prince, dès le matin, dans le cas où
Othon et Hermann seraient rentrés pendant la nuit.
Le lendemain, au point du jour, un serviteur entra
dans la chambre du prince. Les deux déserteurs étaient
rentrés dans le quartier des gardes vers les deux heu-
res du matin.
Le prince s'habilla aussitôt, et ordonna que Ton fit
venir Othon.
Dix minutes après, le jeune archer se présenta de-
vant son maître. Il avait l'air aussi calme que s'il ne se
288 OTIJOX 1/AUCIJER
fût pas douté delà cause pour laquelle il était monté.
Le prince le regarda sévèrement ; mai^ le motif qui fit
baisser les yeux à Othon devant ce regard terrible fut
visiblement un sentiment de respect et non de honte.
Le prince ne comprenait rien à une pareille assu-
rance.
Alors il interrogea Othon, et le jeune homme répon-
dit à toutes les questions du prince avec respect, mais
avec fermeté ; il avait été occupé pendant toute celle
journée d'une affaire importante dans laquelle Her-
mann l'avait secondé : voilà tout ce qu'il pouvait dire.
Quant à la faute d'Hermann, il la prenait sur son
compte, attendu que c'était lui, Othon, qui avait usé
de son influence sur ce jeune homme, qui lui devait la
vie, pour le faire manquera ses devoirs.
Le prince ne comprenait rien à cette obstination ;
mais, comme à une faute contre les règles de la disci-
pline militaire elle ajoutait une désobéissance au pou-
voir seigneurial, il dità Othon qu'il regrettait de se sé-
parer d'un aussi adroit archer, mais qu'il était hors des
règles étaWies au château qu'un serviteur s'éloignât
ainsi, sans demander la permission de le faire, et ren-
trât sans vouloir dire d'où il venait; en conséquence,
le jeune archer pouvait se regarder comme libre et
prendre du service chez tel seigneur qui lui convien-
drait. Deux larmes parurent au bord des paupières d'O-
tHon, mais furent aussitôt séchées par la flamme qui iui
OTHON L'ARCHER 289
monta au visage; et, sans rien répondre, le jeune ar-
cher s'inclina et sortit.
Ce n'était pas sans peine que le prince avait pris une
pareille résolution, et il avait dû en appeler au senti-
ment de colère qu'avait éveillé en lui l'obstination du
coupable pour le punir aussi sévèrement. Aussi, pen-
sant que le jeune homme se repentirait, le prince alla
à la fenêtre qui donnait sur la cour que devait traver-
ser Othon pour se rendre au quartier des archers, et se
cacha derrière un rideau afin de n'être point aperçu,
certain qu'il était de le voir revenir sur ses pas. Mais
Othon s'éloigna lentement et sans détourner la tête ; et
le prince le suivait des yeux, perdant une espérance à
chaque pas que faisait le jeune homme, lorsqu'il aper-
çut du côté opposé de la cour le comte Karl de Hom-
bourg, qui venait de veiller lui-même à ce que le déjeu-
ner de Hans lui fût servi à son heure accoutumée. La
vieux comte et le jeune archer marchaient donc au-de-
vant l'un de l'autre, lorsqu'en levant les yeux l'un sur
l'autre, ils s'arrêtèrent tous deux comme frappés de la fou-
dre. Othon avait reconnu Karl; Karl avait reconnu Othon.
Le premier mouvement du jeune homme fut de s'é-
loigner ; mais Hombourg lui jeta les bras autour du
cou et le retint en l'appuyant contre son cœur avec toute
la force de la vieille amitié qui, depuis trente ans, l'u-
nissait à son père.
Le prince pensa que le bon chevalier devenait fou ^
17
290 OTIION L'ARCHER
un comte embrassant un archer lui paraissait un spec-
tacle si étrange, qu'il n'y pouvait croire : aussi ouvrit-
il sa fenêtre en appelant Karl de toutes ses forces. A
cette apparition, le jeune homme n'eut que le temps de
faire promettre au vieux chevalier qu'il lui garderait
le secret, et s'élança dans le quartier des gardes, tandis
que Hombourg se rendait à l'invitation du prince.
Le prince interrogea Hombourg ; mais ce fut Hom-
bourg qui à son tour ne voulut rien dire. Il se contenta
de répondre qu'Othon ayant été longtemps au service
du landgrave de Godesberg, il l'avait connu là tout en-
fant et s'était attaché à lui, de sorte que, lorsqu'il l'a-
vait rencontré, il n'avait pas été maître d'un premier
mouvement de joie : il convenait, au reste, avec la bon-
homie qui lui était habituelle, que ce premier mouve-
ment l'avait entraîné au delà des bornes du décorum.
Le prince, qui regrettait sa sévérité envers Othon parce
qu'il soupçonnait quelque mystère dans cette bizarre
absence, saisit cette occasion de revenir sur ce qu'il
avait fait r en conséquence, il appela un serviteur et lui
ordonna d'aller dire à son archer qu'il pouvait rester
au château, et qu'à la sollicitation du comte Karl de
Hombourg, le prince lui pardonnait ; mais le serviteur
revint en disant que le jeune homme avait disparu
avec Hermann, et que nul n'avait pu lui dire ce qu'ils
étaient devenus. Le prince fut quelque temps tellement
préoccupé de cette disparition, qu'il en oublia le com-
OTHON L'ARCHER 29î
bat de la veille; mais bientôt ce souvenir revint à son
esprit, et avec lui le regret de laisser sans récompense
le dévouement du chevalier inconnu. Il consulta le comte
Karl sur ce qu'il avait à faire à ce sujet, et le vieux
chevalier lui donna le conseil de proclamer que, la
main d'Héléna appartenant de droit à son défenseur, le
chevalier au cygne d'argent n'avait qu'à se présenter
pour recevoir une récompense que rendaient précieuse,
même pour un fils de roi, la beauté et la richesse d'Hé-
léna. Le même soir, le comte Karl quitta le château
malgré les instances du prince , des affaires de la der-
nière importance le rappelant, disait-il, auprès de son
vieil ami le landgrave de Godesberg.
Othon attendait le chevalier à Kerveinheim : ce fut
là qu'il apprit le désespoir du landgrave. Tout avait
disparu devant l'idée de son père souffrant et malheu-
reux, tout jusqu'à son amour pour Héléna. Aussi exigea-
t-il du comte qu'ils se remissent en route à l'instant
même. Mais le comte avait une autre espérance : c'était
de ramener à la fois au landgrave son épouse et son fils ;
car il espérait qu'un mot du fils obtiendrait de la mère
ce que n'avaient pu obtenir les prières de l'époux.
Hombourg ne se trompait pas : trois jours après, il
regardait, à travers des larmes de joie, son vieil ami ser-
rant entre ses bras sa femme et son enfant, qu'il avait
crus perdus pour toujours.
Cependant le château de ClèvôB paraissait vide et
29-2 OTIION L'ARCHER
OthoD, en partant, en avait enlevé la vie. Héléna priait
sans cesse dans la chapelle de la princesse Bcatrix, et le
prince Adolphe de Clèves ne cessait de regarder au
balcon s'il ne voyait pas revenir le chevalier au cygne
d'argent : le père et la fille ne se rassemblaient plus
qu'aux heures de repas. Chacun d'eux s'inquiétait de la
tristesse de l'autre ; enfin le prince Adolphe résolut de
mettre à exécution le conseil que lui avait donné le
comte de Hombourg. Et, un soir que Héléna avait prié
toute la journée et qu'elle se retirait pour prier encore,
son père l'arrêta au moment où elle allait franchir le
seuil de la porte,
— Héléna, lui dit-il, n'as-tu pas plus d'une fois, de-
puis le jour du combat qui t'a si heureusement délivrée
du comte de Ravenstein, pensé au chevalier inconnu?
— Si fait, monseigneur, répondit la jeune fille; car
je crois n'avoir pas adressé une prière à Dieu, depuis
ce jour, sans lui avoir demandé de le récompenser,
puisque vous ne pouvez le faire, vous.
— La seule récompense qui conviendrait à un aussi
noble jeune homme que celui-là paraissait être, c'est la
main de celle qu'il a sauvée, répondit le prince.
— Que dites-vous, mon pèreî s'écria Héléna en rou-
gissant.
— Je dis, répondit le prince reconnaissant dans
l'expression du visage de sa fille plus de surprise que
d'inquiétude, que '*^ regrette de n'avoir pas mis plus
OTHON L'ARCHER 293
tôt à exécution le conseil que m'a donné Hombourg.
— Et quel est ce conseil? demanda Héléna.
— Tu le sauras demain, répondit le comte.
Le lendemain, des hérauts partirent pour DordrecM
et pour Cologne, proclamant partout que le prince
Adolphe, n'ayant pas trouvé de plus noble récompense
à offrir à celui qui avait combattu pour sa fille que la
main même de sa fille, faisait prévenir le chevalier au
cygne d'argent que cette récompense l'attendait au
château de Clèves.
Vers la fin du septième jour, comme le prince et sa
fille étaient assis sur le balcon de la princesse Béatrix,
Héléna posa vivement une de ses mains sur le bras de
son père, tandis qu'elle lui montrait, de l'autre, un
point noir qui apparaissait sur le fleuve, à la pointe de
Dornick, c'est-à-dire à l'endroit même où avait disparu
Rodolphe d'Alost.
Bientôt ce point devint visible. Héléna reconnut la
première que c'était une barque montée par trois maî-
tres et six rameurs. Bientôt elle put distinguer que ces
hommes étaient revêtus d'armures, avaient la visière
baissée, et que celui qui se tenait au milieu des deux
autres, portait au bras gauche un écu armorié. Dès lors
ses yeux ne quittèrent plus le bouclier ; au bout d'un
instant, il n'y eut plus de doute : ce bouclier portait
pour armes un champ d'azur avec un cygne d'argent
îe prince lui-même, malgré sa vue afi"aiblie, commen-
294 OTIIOIN L'ARCHER
çait à le distinguer. Le prince ne pouvait contenir sa
joie ; Héléna tremblait de tous ses membres.
La barque prit terre : les trois chevaliers descendi-
rent sur le rivage et s'acheminèrent vers le château. Le
prince saisit Héléna par la main, et, la forçant de des-
cendre, il la conduisit presque de force au-devant de
son libérateur. Au haut du perron, les forces lui man-
quèrent, et le prince fut forcé de s'arrêter : en ce
moment, les trois chevaliers s'avancèrent dans la
cour.
— Soyez les bien reçus, qui que vous soyez, leur
cria le prince, et, si l'un de vous est véritablement le
brave chevalier qui est venu si courageusement à notre
aide, qu'il s'approche et lève la visière de son casque,
afin que je puisse l'embrasser à visage découvert.
Alors celui qui portait l'écu armorié s'arrêta un
instant lui-même, s'appuyant sur l'épaule des deux
chevaliers qui l'accompagnaient, car il paraissait aussi
tremblant que la jeune fille ; mais bientôt il sembla so
remettre, et, montant une à une les marches du perron,
toujours escorté de ses deux compagnons, il s'arrêta sur
l'avant-dernière, fléchit le genou devant Héléna, et
après un dernier moment d'hésitation, leva la visière
de son casque.
— Othon l'archer ! s'écria le prince stupéfait.
— J'en étais sûre, murmura la jeune fille en cachant
son visage dans la poitrine de son père.
OTHON L'ARCHER 295
— Mais qui t'avait donné le droit de porter un cas-
que couronné ? s'écria le prince.
— Ma naissance, répondit le jeune homme avec cette
voix douce et ferme que le père d'Héléna lui connaissait.
— Qui me l'attestera? continua Adolphe de Clèves
doutant encore de la parole de son archer.
— Moi, son parrain, dit le comte Karl deHombourg.
— Moi, son père, dit lelandgraveLudwigdeGodesberg.
Et tous deux, en disant ces mots, levèrent à leur tour
la visière de leur casque.
Hait jours après, les deux jeunes gens furent unis
dans la chapelle de la princesse Béatrix.
Voilà l'histoire d'Othon l'archer telle que je l'ai en-
tendu raconter sur les bords du Rhin,
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