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Full text of "Les frères corses"

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Presented  to  the 

LIBRARY  of  the 

UNIVERSITY  OF  TORONTO 

by 

Hunter  Rose  Company 


•3^ 


1 


i 


OEUVRES    COMPLÈTES 


D'ALEXANDRE   DUMAS 


LES  FRÈRES   CORSES 


Ol- Il  VUES  COMPLETES  D'ALEX  ANDUE  DUMAS 

PUBLIÉES  DANS   l.A   COLLECTION    MICHEL  LKVY 


Arlr.  .    c 

Anianry 

Anse  ''"«u 

Asrniiio 

Une    Avcnlure    da- 

niODr 

Avcnliires   de     Ji'lin 

l'avys 

Les  llaleiiners  .   .    . 
Lell.liarilde  W.mli'i'ii. 

mark 

Les    Blancs    el     les 

nieus 

La  Bouillie  de  la  com- 
lesse  Berilie.  .  .  - 
La  Boule  de  neige . 
Bnc-à-Brac  .... 
In  Cadet  de  famille 
Le  Capitaine  Pampliilc 
Le  Capitaine  Taul.  . 
Le  Capitaine  lUiiiio. 
Le  Capitaine lUclianl. 
Catherine  Blum.  .  . 

Causeries 

Côcile 

Charles  le  Téiuéraire. 
le  Chassenr  de  Sauva- 

pine 

LcCliâteau  d'Eppsiein 
Le    ClievalitT  d'Har- 

mental 

Le  Chevalier  de  Wai- 
son-Rouge  .... 
LeCoUierde  la  reine. 
La  Colonilic.  —  ïaiire 
Idam  leCilabriis  ,  ,  . 
Los   Compagnons  de 

J'IlQ 

Le  Comte  de  Monte- 
Cristo  

La      Comtesse      de 

Charny 

La  Comtesse  de  Sa- 

lisltury 

les  Confessions  de  la 

marquise 

Conscienr.e      l'Inno- 
cent   

Criatiou  et   Rédenip- 

tiot».  —  Le  Itocteur 

mystérieux.    .    .   . 

— La  Filledu  Marquis. 

La  Damede  Monsoreau 

La  Lame  de  Volupté. 

lesDeai  Diane.  .  . 

Les  Deux   Reines.  . 

Iiicn  dispose.    .   .    . 

le  Drame  de  93    .  . 

Le-^Dramesdelamer. 

lesDramcs  galants.— 

La  Marquise  d'Es- 

conian 

Emma  Ljouna  .  .  . 


La  Ifinnie  au  coHier 
de    velours.   .  .  . 

Fernande  

Une  Fille  du  régent 

Filles,  Lorcttes  et 
Courtisanes.   .    .    . 

Le  Fils  du  lorcat  .    . 

Les  Frères  corses.   . 

Sahricl  Lamliert.   .    . 

Li>  liarilialdirns  .    . 

Gaule  et  Franc*.   .  . 

Georges 

Un  Gil  Blas  en  Ca- 
lifornie  

Les  Grands  Hommes 
enrohede  chambre: 
César 

—  Henri  IV,  Louis 
XIII,   Richelieu.  . 

La  Guerre  des  femmes 

Histoire  d'un  casse- 
noisette 

L'Homme  aux  contes, 

les  lioiumes  de  fer. 

L'Horoscope  .... 

L'He  de   Feu.  .  .  . 

Impressionsde  voyage-. 

En  Suisse 3 

—  Une    Année   à 
Florence 1 

—  L'Arabie    Heu- 
reuse  3 

—  LesBordsduRhiii    2 

—  Le     Capitaine 
Arena 1 

—  Le  Caucase.    .  .    3 

—  Le  Corricolo..  .    2 

—  Le    Midi  de    la 
France 2 


De  Paris  à  Cadix. 
Quinze  jours  au 

SinaT 

En  Russie.  .  . 
Le  Speronare.  . 
Le  Véloce..  •  . 
La  Villa  Palmieri. 


Ingénue  2 

l>aac  Laqufdem.  .  .  2 
Isahcl  de  Bavière.  .  2 
Italiens  Cl  Flamands.  2 
Ivanhoe    de    Walter 

Scott  (iHdofiies) .  .     -2 
Jacques  Orlis.   .  .  . 
Jacquotsans  Oreilles. 

Jane 

Jehanne  la  Pucelle.  . 
LouisXIVetsonSiècle 
Louis  XV  et  sa  Coar.    2 
Louis  XVI  et  la  Ré- 
volution   2 

Les   Louves   de  Ma- 

checoul 3 

Madamede  Chamlilay.    2 


La  Maison  de  çlace.  S 

Le   Maître  d'urîwcs..  4 
Les  Mariages  du  père 

Olifus f 

Les    Médicis.    .  .  .  l 
Mes    Mémoires.    .  .  <0 

Mènioiresdc  Garibaldi  î 
Mémoires  d'uneaveu- 

gie a 

Jlemoires   d'un    raé- 

derin  :  Balsano.  .  5 
Le  Meneur  de  loups,  l 
Les  Mille  et  un  Fan- 
tômes   1 

Les  Mohicans de  Paris  * 

Les  .Morts  vont  vite,  i 

Napoléon l 

Une  Nuit  à  Florence.  1 

Olympe  de   Clives.  .  S 
Le  l'âge   du    duc  de 

Savoie 2 

Parisiens  el   Provin- 

fiaux 2 

Lel'asteurd'Ashbourn  2 
Pimline    et      Pascal 

llrnno 1 

Un  Pays    inconnu.  .  1 

Le  Père  Gigogne  .  .  3 

Le  Père  ta  Ruine.   .  1 

Le  Prince  des  Voleors  S 

Princesse  de  Monaco.  S 

La  Princesse  Flora..  I 
l'ropos  d'Art  et   de 

Gni.sine 1 

Les  Quarante-Cinij.  .  3 

La  Régence l 

La  Reine  Margot  .  .  2 

Robin  Hond  le  Proscrit  1 

La  Route  deVarcnnes.  l 

Le  Saltéador.    ...  1 
Salvalor  [solie  des  HoIjI- 

taai  de  Paris]  ....  S 

la  San-Felice.   ...  4 

Souvenirs  d'Anlony  .  4 
Souvenirs  d'une  I''a- 

vnrite 4 

Les  Siuarts l 

Sultanetta i 

Sylvandire < 

Terreur  prussienne.  2 
Le  Testament  de  M. 

Chauvelin 1 

Théâtre  complet.  .  .  25 
Trois  Maîtres.  ...  1 
Les  Trois   Mousque- 
taires   2 

Le  Trou  de  l'enfer  .  * 
La  Tulipe  noire.  .  .  1 
Le  Vicomte  de  Brage- 
lonne     6 

La  Vie  an  Désert.    .  2 

Une  Vie  d'artiste  .  .  I 

Vingt  Ans  après.  .  3 


F.  Aureau.  —  Imp.  de  Lagny. 


LES 


FRÈRES  CORSES 


PAR 


ALEXANDRE    DUMAS 


NOUVELLE   EDITION 


t 


f\b^ 


CALMANN  LÉVY,  ÉDITEUEl    ^    ^^-t-^'Ct^  ^tVA^ 
ANCIENNE  MAISON  MICHEL  LÉVY  FRÈRES  tt'Y^^fit^ 

3,     RUE    AUBER,     3 

1881 
Droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés 


LES 

FRÈRES  CORSES 


Vers  le  commencement  du  mois  de  mars  de  l'année 
1841,  je  voyageais  en  Corse. 

Rien  de  plus  pittoresque  et  de  plus  commode  qu'un 
voyage  en  Corse  :  on  s'embarque  à  Toulon  ;  en  vingt 
heures,  on  est  à  Ajaccio,  ou,  en  vingt-quatre  heures,  à 
Bastia. 

Là,  on  achète  ou  on  loue  un  cheval  :  si  on  le  loue, 
on  en  est  quitte  pour  cinq  francs  par  jour;  si  on  l'achète, 
pour  cent  cinquante  francs  une  fois  payés.  Et  qu'on  ne 
rie  pas  de  la  modicité  du  prix  ;  ce  cheval ,  loué  ou 
acheté,  fait,  comme  ce  fameux  cheval  du  Gascon  qui 
sautait  du  pont  Neuf  dans  la  Seine,  des  choses  que  ne 
feraient  ni  Prospero  ni  Nautilus,  ces  héros  des  courses 
de  Chantilly  et  du  Champ  de  Mars. 

1 


%  LES  FRÈRES  CORSES 

11  passe  par  des  chemins  où  Balmat  lui-même  eût 
mis  des  crampons,  et  sur  des  ponts  où  Auriol  deman- 
derait un  balanci'jr. 

Quant  au  voyageur,  il  n'a  qu'à  fermer  les  yeux  et  à 
laisser  faire  l'animal  :  le  danger  ne  le  regarde  pas. 

Ajoutons  qu'avec  ce  cheval  qui  passe  partout,  on 
peut  faire  une  quinzaine  de  lieues  tous  les  jours,  sans 
qu'il  vous  demande  ni  à  boire  ni  à  manger. 

De  temps  en  temps,  quand  on  s'arrête  pour  visiter 
un  vieux  château  bâti  par  quelque  seigneur,  héros  et 
chef  d'une  tradition  féodale,  pour  dessiner  une  vieille 
tour  élevée  par  les  Génois ,  le  cheval  tond  une  touffe 
d'herbe,  écorce  un  arbre  ou  lèche  une  roche  couverte 
de  mousse,  et  tout  est  dit. 

Quant  au  logement  de  chaque  nuit,  c'est  bien  plus 
simple  encore  :  le  voyageur  arrive  dans  un  village,  tra- 
verse la  rue  principale  dans  toute  sa  longueur,  choisit 
la  maison  qui  lui  convient  et  frappe  à  la  porte.  Un  in- 
stant après,  le  maître  ou  la  maîtresse  paraît  sur  le 
seuil,  invite  le  voyageur  à  descendre,  lui  offre  la  moitié 
de  son  souper,  son  lit  tout  entier  s'il  n'en  a  qu'un,  et, 
le  lendemain,  en  le  reconduisant  jusqu'à  la  porte,  le 
remercie  de  la  préférence  qu'il  lui  a  donnée. 

De  rétribution  quelconque,  il  est  bien  entendu  qu'il 
n'en  est  aucunement  question  :  le  maître  regarderait 
comme  une  insulte  la  moindre  parole  à  ce  sujet.-  Si  la 
maison  est  servie  par  une  jeune  fille,  on  peut  lui  offi-ir 


LES  FRÈRES  CORSES  3 

quelque  foulard,  avec  lequel  elle  se  fera  une  coiffure 
pittoresque  lorsqu'elle  ira  à  la  fête  de  Calvi  ou  de  Corte. 
Si  le  domestique  est  mâle,  il  acceptera  volontiers  quel- 
que couteau-poignard,  avec  lequel,  s'il  le  re^ncontre,  il 
pourra  tuer  son  ennemi. 

Encore  faut-il  s'informer  d'une  chose,  c'est  si  les  ser^ 
viteurs  de  la  maison,  et  cela  arrive  quelquefois,  ne  sont 
point  des  parents  du  maître,  moins  favorisés  de  la  for- 
tune que  lui,  et  qui  alors  lui  rendent  des  services  do- 
mestiques en  échange  desquels  ils  veulent  bien  accep- 
ter la  nourriture,  le  logement,  et  une  ou  deux  piastres 
par  mois. 

Et  qu'on  ne  croie  pas  que  les  maîtres  qui  sont  servis 
par  leurs  petits-neveux  ou  par  leurs  cousins,  au  quin- 
zième ou  vingtième  degré,  soient  moins  bien  servis 
pour  cela.  Non,  il  n'en  est  rien.  La  Corse  est  un  dépar- 
tement français  ;  mais  la  Corse  est  encore  bien  loin 
d'être  la  France. 

Quant  aux  voleurs,  on  n'en  entend  pas  parler;  des 
bandits  à  foison,  oui  ;  mais  il  ne  faut  pas  confondre  les 
uns  avec  les  autres. 

Allez  sans  crainte  à  Ajaccio,  à  Bastia,  une  bourse 
pleine  d'or  pendue  à  l'arçon  de  votre  selle,  et  vous  au- 
rez traversé  toute  l'île  sans  avoir  couru  l'ombre  d'un 
danger  ;  mais  n'allez  pas  d'Occana  àLevaco,  si  vous  avez 
un  ennemi  qui  vous  ait  déclaré  la  vendetta;  car  je  ne 
répondrais  pas  de  vous  pendant  ce  trajet  de  deux  lieues. 


4  LES  1M\ÈRES  CORSES 

J'étais  donc  en  Corso,  comme  je  l'ai  dit ,  au  com- 
mencement de  mars.  J'y  étais  scui,  Jadin  étant  resté  à 
Home. 

J'y  étais  venu  de  l'île  d'Elbe  ;  j'avais  débarqué  à  Bas- 
tia;  j'avais  acheté  un  cheval  au  prix  susmentionné. 

J'avais  visité  Corte  et  Ajaccio,  et  je  parcourais  pour 
le  moment  la  province  de  Sartène. 

Ce  jour-là,  j'allais  de  Sartène  à  Sullacaro. 

L'étape  était  courte  :  une  dizaine  de  lieues  peut-être, 
à  cause  des  détours,  et  d'un  contre-fort  de  la  chaîne 
principale  qui  forme  l'épine  dorsale  de  Tile,  et  qu'il  s'a- 
gissait de  traverser  :  aussi  avais-je  pris  un  guide,  de 
peur  de  m'égarer  dans  les  maquis. 

Vers  les  cinq  heures,  nous  arrivâmes  au  sommet  de 
la  colline  qui  domine  à  la  fois  Olmeto  et  Sullacaro. 

Là,  nous  nous  arrêtâmes  un  instant. 

— Où  Votre  Seigneurie  désire-t-elle  loger?  demanda 
le  guide. 

Je  jetai  les  yeux  sur  le  village,  dans  les  rues  duquel 
mon  regard  pouvait  plonger,  et  qui  semblait  presque 
désert  :  quelques  femmes  seulement  apparaissaient  ra- 
res dans  les  rues  ;  encore  marchaient-elles  d'un  pas  ra- 
pide et  en  regardant  autour  d'elles. 

Comme,  en  vertu  des  règles  d'hospitalité  établies,  et 
dont  j'ai  dit  un  mot,  j'avais  le  choix  entre  les  cent  ou 
cent  vingt  maisons  qui  composent  le  village,  je  cher- 
chai des  yeux  l'habitation  qui  semblait  m'offrir  le  plus 


LES  FRÈRES  CORSES  S 

de  chance  de  confortable,  et  je  m'arrêtai  a  une  maison 
carrée,  bâtie  en  manière  de  forteresse,  avec  mâchicou- 
lis en  avant  des  fenêtres  et  au-dessus  de  la  porte.  • 

C'était  la  première  fois  que  je  voyais  ces  fortifica- 
tions domestiques  ;  mais  aussi  il  faut  dire  que  la  pro- 
vince de  Sartène  est  la  terre  classique  de  la  vendetta. 

—  Ah  !  bon,  me  dit  le  guide  suivant  des  yeux  l'indi- 
cation de  ma  main,  nous  allons  chez  madame  Savilia 
de  Franchi.  Allons,  allons,  Votre  Seigneurie  n'a  pas 
fait  un  mauvais  choix,  et  l'on  voit  qu'elle  ne  manque 
pas  d'expérience. 

N'oublions  pas  de  dire  que ,  dans  ce  quatre-vingt- 
sfi[ième  département  de  la  France,  on  parle  constam- 
ment italien. 

—  Mais,  demandai-je,  n'y  a-t-il  pas  d'inconvénient 
à  ce  que  j'aille  demander  l'hospitalité  à  une  femme  ? 
car,  si  j'ai  bien  compris,  cette  maison  appartient  à  une 
femme. 

—  Sans  doute,  reprit-il  d'un  air  étonné;  mais  quel 
inconvénient  Votre  Seigneurie  veut-elle  qu'il  y  ait  à 
cela? 

—  Si  cette  femme  est  jeune,  repris-je,  mû  par  un 
sentiment  de  convenance,  ou  peut-être,  disons  le  mot, 
d'amour-propre  parisien,  une  nuit  passée  sous  son  toit 
ne  peut-elle  pas  la  compromettre? 

—  La  compromettre?  répéta  le  guide  cherchant  évi- 
demment le  sens  de  ce  mot  que  j'avais  italianisé,  avec 


C  LES  FRÈRES  CORSES 

l'aplomb  ordinaire  qui  nous  caractérise,  nous  autres 
Français,  quand  nous  nous  hasardons  à  parler  uno 
langue  étrangère. 

—  Eh  !  sans  doute,  repris-je  commençant  à  m'im- 
patienter;  cette  dame  est  veuve,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  Excellence. 

—  Eh  bien,  recevra-t-olle  chez  elle  un  jeune  homme? 
En  1841,  j'avais  trente-six  ans  et  demi,  et  je  m'inti- 
tulais encore  jeune  homme, 

— Si  elle  recevra  un  jeune  homme?  répéta  le  guide. 
Eh  bien,  qu'est-ce  que  cela  peut  donc  lui  laire,  que  vous 
soyezjeune  ou  vieux? 

Je  vis  que  je  n'en  tirerais  rien  si  je  continuais  à  em- 
ployer ce  mode  d'interrogation. 

—  Et  quel  âge  a  madame  Savilia?  demandai-je,      • 

—  Quarante  ans,  à  peu  près. 

—  Ah  1  fis-je  répondant  toujours  à  mes  propres  pen- 
sées, alors  à  merveille  ;  et  des  enfants,  sans  doute  ? 

—  Deux  fils,  deux  fiers  jeunes  gens, 

—  Les  verrai-je  ? 

—  Vous  en  verrez  un,  celui  qui  demeure  avec  elle, 

—  Et  l'autre  ? 

—  L'autre  habite  Paris, 

—  Et  quel  âge  ont-ils? 

—  Vingt  et  un  ans. 

—  Tous  deux? 

—  Oui,  ce  sont  des  jumeaux; 


LES  FRÈRES  CORSES  7 

*—  Et  à  quelle  profession  se  destinent-ils? 

—  Celui  qui  est  à  Paris  sera  avocat. 

—  Et  l'autre? 

•=»-  L'autre  sera  Corse. 

«-  Ah  !  ah  !  fis-je  trouvant  la  réponse  assez  caracté- 
ristique, quoiqu'elle  eût  été  faite  du  ton  le  plus  natu- 
rel. Eh  bien,  va  pour  la  maison  de  madarae  Savilia  de 
Franchi. 

Et  nous  nous  remîmes  en  route. 

Dix  minutes  après,  nous  entrâmes  dans  le  village. 

Alors  je  remarquai  une  chose  que  je  n'avais  pu  voir 
du  haut  de  la  montagne.  C'est  que  chaque  maison  était 
fortifiée  comme  celle  de  madame  Savilia  ;  non  point 
avec  des  mâchicoulis,  la  pauvreté  de  leurs  propriétaires 
ne  leur  permettant  sans  doute  pas  ce  luxe  de  fortifica- 
tions, mais  purement  et  simplement  avec  des  madriers, 
dont  on  avait  garni  les  parties  intérieures  des  fenêtres, 
tout  en  ménageant  des  ouvertures  pour  passer  des  fu- 
sils. D'autres  fenêtres  étaient  fortifiées  en  briques  rou- 
ges, - 

Je  demandai  à  mon  guide  comment  on  nommait  ces 
meurtrières  ;  il  me  répondit  que  c'étaient  des  archères^ 
réponse  qui  me  fit  voir  que  les  vendettes  corses  étaient 
antérieures  à  l'invention  des  armes  à  feu, 

A  mesure  que  nous  avancions  dans  les  rues,  le  vil- 
lage prenait  un  plus  profond  caractère  de  solitude  et  de 
tristesse. 


8  LES  FRÈRES  CORSES 

Plusieurs  maisons  paraissaient  avoir  soutenu  des  sié 
ges  et  étaient  criblées  de  balles. 

De  temps  en  temps,  à  travers  les  meurtrières,  nous 
voyions  étincelerun  œil  curieux  qui  nous  regardait  pas^ 
ser  ;  mais  il  était  impossible  de  distinguer  si  cet  œil^ap- 
partenait  à  un  homme  ou  à  une  femme. 

Nous  arrivâmes  à  la  maison  que  j'avais  désignée  à 
mon  guide,  et  qui  effectivement  était  la  plus  considéra- 
ble du  village. 

Seulement,  une  chose  me  frappa  •  c'est  que,  fortifiée 
en  apparence  par  les  mâchicoulis  que  j'avais  remarqués, 
elle  ne  l'était  pas  en  réalité,  c'est-à-dire  que  les  fenê- 
tres n'avaient  ni  madriers,  ni  briques,  ni  archères^  mais 
de  simples  carreaux  de  vitre,  que  protégeaient,  la  nuit, 
des  volets  de  bois. 

11  est  vrai  que  ces  volets  conservaient  des  traces  que 
l'œil  d'un  observateur  ne  pouvait  méconnaître  pour  des 
hous  de  balle.  Mais  ces  trous  étaient  anciens,  et  remon- 
taient visiblement  à  une  dizaine  d'années. 

A  peine  mon  guide  eut-il  frappé,  que  sa  porte  s'ou- 
vrit, non  pas  timidement,  hésitante,  entre-bailiée,  mais 
toute  grande,  et  un  valet  parut... 

Quand  je  dis  un  valet,  je  me  trompe,  j'aurais  dû  dire 
un  homme. 

Ce  qui  fait  le  valet,  c'est  la  livrée,  et  l'indivi'du  qui 
nous  ouvrit  était  tout  simplement  vêtu  d'une  veste  de 
velours,  d'une  culotte  de  môme  étoffe  et  de  guêtres  de 


LES  FRÈRES  CORSES  9 

peau.  La  culotte  était  serrée  à  la  taille  par  une  ceinture 
de  soie  bariolée,  de  laquelle  sortait  le  manche  d'un  cou- 
teau de  forme  espagnole. 

—  Mon  ami,  lui  dis-je,  est-ce  indiscret  à  un  étran- 
ger, qui  ne  connaît  personne  à  Sullacaro,  de  venir  de- 
mander l'hospitalité  à  votre  maîtresse  ? 

—  Non,  certainement,  Excellence,  répondit-il  ;  l'é- 
tranger fait  honneur  à  la  maison  devant  laquelle  il 
s'arrête.  —  Maria ,  continua-t-il  en  se  retournant  du 
côté  d'une  servante  qui  apparaissait  derrière  lui,  préve- 
nez madame  Savilia  que  c'est  un  voyageur  français  qui 
demande  l'hospitalité^ 

En  même  temps,  il  descendit  un  escalier  de  huit 
marches,  roides  comme  les  degrés  d'une  échelle,  qui 
conduisait  à  la  porte  d'entrée,  et  prit  la  bride  de  mon 
cheval. 

Je  mis  pied  à  terre. 

—  Que  Votre  Excellence  ne  s'inquiète  de  rien,  dit- 
il  ;  tout  son  bagage  sera  porté  dans  sa  chambre. 

Je  profitai  de  cette  gracieuse  invitation  à  la  paresse, 
l'une  des  plus  agréables  que  l'on  puisse  faire  à  un 
voyageur. 


II 


Je  me  mis  à  escalader  lestement  l'échelle  susdite,  et 
fis  quelques  pas  davis  l'intérieur. 


10  LES  FRftnES  CORSES 

Au  détour  du  coiridoi",  jo  me  trouvai  en  face  d'une 
femme  de  haute  taille,  vêtue  de  noir. 

Je  compris  que  cette  femme,  de  trente-huit  à  qua- 
rante ans,  encore  belle,  était  la  maîtresse  de  la  maison, 
et  je  m'arrêtai  devant  elle. 

—  Madame,  lui  dis-jo  en  m'inclinant,  vous  devez 
me  trouver  bien  indiscret  ;  mais  l'usage  du  pays 
m'excuse  et  l'invitation  de  votre  serviteur  m'autorise. 

—  Vous  êtes  le  bienvenu  pour  la  mère,  me  répondit 
madame  de  Franchi,  et  vous  serez  tout  à  l'heure  bien- 
venu pour  le  flls.  A  partir  de  ce  moment,  monsieur,  la 
maison  vous  appartient  ;  usez-en  donc  comme  si  elle 
était  la  vôtre. 

—  Je  viens  vous  demander  l'hospitalité  pour  une 
nuit  seulement,  madame.  Demain  matin,  au  point  du 
jour,  je  partirai. 

—  Vous  êtes  libre  de  faire  ainsi  qu'il  vous  convien- 
dra, monsieur.  Cependant,  j'espère  que  vous  chan- 
gerez d'avis,  et  que  nous  aurons  l'hoaneur  de  vous 
posséder  plus  longtemps. 

Je  m'inclinai  une  seconde  fois. 

—  Maria,  continua  madame  de  Franchi,  conduisez 
monsieur  à  la  chambre  de  Louis.  Allumez  du  feu  à 
l'instant  môme,  et  portez  de  l'eau  chaude.  —  Pardon, 
continua-t-elle  en  se  retournant  de  mon  côté,  tandis 
que  la  servante  s'apprêtait  à  suivre  ses  instructions,  je 
gais  que  le  premier  besoin  du  voyageur  fatigué  est  l'eau 


LES  FRÈRES  CORSES  H 

et  le  feu.  Veuillez  suivre  cette  fille,  monsieur.  Deman- 
dez-lui les  choses  qui  pourraient  vous  manquer.  Nous 
soupons  dans  une  heure,  et  mon  fils,  qui  sera  rentré 
d'ici  là ,  aura,  d'ailleurs,  l'honneur  de  vous  faire  de-; 
mander  si  vous  êtes  visible, 

>=-  Vous  excuserez  mon  costume  de  voyage,  madame. 

"—  Oui,  monsieur,  répondit-elle  en  souriant,  mais  à 
la  condition  que,  de  votre  côté,  vous  excuserez  la  rus- 
ticité de  la  réception, 

La  servante  montait  l'escalier. 

Je  m'inclinai  une  dernière  fois,  et  je  la  suivis. 

La  chambre  était  située  au  premier  étage  et  donnait 
sur  le  derrière;  les  fenêtres  s'ouvraient  sur  un  joli 
jardin  tout  planté  de  myrtes  et  de  lauriers-roses,  tra- 
versé en  écharpe  par  un  charmant  ruisseau  qui  allait 
se  jeter  dans  le  Tavaro. 

Au  fond,  la  vue  était  bornée  par  une  espèce  de  baie 
de  sapins  tellement  rapprochés  les  uns  des  autres,  qu'on 
eût  dit  une  muraille.  Comme  il  en  est  de  presque  toutes 
les  chambres  des  maisons  italiennes,  les  parois  de 
celle-ci  étaient  blanchies  à  la  chaux  et  ornées  de  quel- 
ques fresques  représentant  des  paysages. 

Je  compris  aussitôt  qu'on  m'avait  donné  cette  cham- 
bre, qui  était  celle  du  fils  absent,  comme  la  plus  con- 
fortal)le  de  la  maison. 

Alors  il  me  prit  l'envie,  tandis  que  Maria  allumait 
mon  feu  et  préparait  mon  eau,  de  dresser  l'inventaire 


Ï2  LES  FRÈRES  CORSES 

de  ma  chambre  et  de  me  faire  par  l'ameublement  une 
idée  du  caractère  de  celui  qui  l'habitait. 

Je  passai  aussitôt  du  projet  à  la  réalisation,  en  pivo^ 
tant  sur  le  talon  gauche,  et  en  exécutant  ainsi  un  mou- 
vement de  rotation  sur  moi-même  qui  me  permit  de 
passer  en  revue  les  uns  après  les  autres  les  différents 
objets  dont  j'étais  entouré. 

L'ameublement  était  tout  moderne;  ce  qui,  dans 
cette  partie  de  l'île  où  la  civilisation  n'est  pas  encore 
parvenue,  ne  laisse  pas  que  d'être  une  manifestation 
de  luxe  assez  rare.  Il  se  composait  d'un  lit  de  fer,  garni 
de  trois  matelas  et  d'un  oreiller,  d'un  divan,  de  quatre 
fauteuils,  de  six  chaises,  d'un  double  corps  de  biblio- 
thèque et  d'un  bureau  ;  le  tout  en  bois  d'acajou  et  sor- 
tant évidemment  de  la  boutique  du  premier  ébéniste 
d'Ajaccio. 

Le  divan,  les  fauteuils  et  les  chaises,  étaient  recou- 
verts d'indienne  à  fleurs,  et  des  rideaux  d'étoffe  pa- 
reille pendaient  devant  les  deux  fenêtres  et  envelop- 
paient le  lit. 

J'en  étais  là  de  mon  inventaire,  lorsque  Maria  sortit 
et  me  permit  de  pousser  plus  loin  mon  investigation. 

J'ouvris  la  bibliothèque  et  je  trouvai  la  collection  de 
tous  nos  grands  poètes  : 

Corneille,  Racine,  Molière,  La  Fontaine ,  Ronsard, 
"Victor  Hugo  et  Lamartine. 

Nos  moralistes  ; 


LES  FRÈRES  CORSES  !3 

Montaigne,  Pascal,  Labruyère. 

Nos  historiens  : 

Mézeray,  Chateaubriand,  Augustin  Thierry, 

Nos  savants  : 

Cuvier,  Beudant,  Élie  de  Beaumont. 

Enfin  quelques  volumes  de  romans,  parmi  lesquels 
je  saluai  avec  un  certain  orgueil  mes  Impressions  de 
Voyage. 

Les  clefs  étaient  aux  tiroirs  du  bureau  ;  j'en  ou- 
vris un. 

J'y  trouvai  des  fragments  d'une  histoire  de  la  Corse, 
un  travail  sui  les  moyens  à  employer  pour  abolir  la 
vendette,  quelques  vers  français,  quelques  sonnets  ita- 
liens :  le  tout  manuscrit.  C'était  plus  qu'il  ne  m'en 
fallait,  et  j'avais  la  présomption  de  croire  que  je  n'avais 
pas  besoin  de  pousser  plus  loin  mes  recherches  pour 
me  faire  une  opinion  sur  M.  Louis  de  Franchi. 

Ce  devait  être  un  jeune  homme  doux,  studieux,  et 
partisan  des  réformes  françaises.  Je  compris  alors  qu'il 
fût  parti  pour  Paris  dans  l'intention  de  se  faire  rece- 
voir avocat. 

Il  y  avait  sans  doute  pour  lui  tout  un  avenir  de  civi- 
lisation dans  ce  projet.  Je  faisais  ces  rétlexions  tout  en 
m'habillant.  Ma  toilette,  comme  je  l'avais  dit  à  madame 
de  Franchi,  quoique  ne  manquant  pas  de  pittoresque, 
avait  besoin  d'une  certaine  indulgence. 
Elle  se  composait  d'une  veste  de  retours  noir,  ouverte 


14  LES  FRÈRES  CORSES 

aux  coutures  des  manches,  aûn  de  me  donner  de  l'air 
dans  les  heures  chaudes  do  la  journée,  et  oui,  par  ces 
espèces  de  crevés  à  l'espagnole,  laissait  passer  une 
chemise  de  soie  à  raies;  d'un  pantalon  pareil,  pris  de- 
puis le  genou  jusqu'au  bas  de  la  jambe  dans  des  guêtres 
espagnoles  fendues  sur  le  côté  et  brodées  en  soie  de 
couleur,  et  d'un  chapeau  de  feutre  prenant  toutes  les 
formes  qu'on  voulait  lui  donner,  mais  particulière-^ 
ment  celle  du  sombrero. 

J'achevais  de  revêtir  cette  espèce  de  costume,  que  jo 
recommande  aux  voyageurs  comme  un  des  plus  com- 
modes que  je  connaisse,  lorsque  ma  porte  s'ouvrit,  et 
que  le  même  homme  qui  m'avait  introduit  parut  sur 
le  seuil. 

Son  entrée  avait  pour  but  de  m'annoncer  que  son 
jeune  maître,  M.  Lucien  de  Franchi,  arrivait  à  l'in- 
stant même,  et  me  faisait  demander  l'honneur,  si  toute- 
fois j'étais  visible,  de  venir  me  souhaiter  la  bien- 
venue. 

Je  répondis  que  j'étais  aux  ordres  de  M.  Lucien  de 
Franchi,  et  que  tout  l'honneur  serait  pour  moi. 

Un  instant  après,  j'entendis  le  bruit  d'un  pas  rapide, 
et  je  me  trouvai  presque  aussitôt  en  face  de  mon 
hôte. 


LES  FRÈRES  CORSES  {K 


III 


C'était,  comme  me  l'avait  dit  mon  guide,  un  jeune 
homme  de  vingt  à  vingt  et  un  ans,  aux  cheveux  et  aux 
yeux  noirs,  au  teint  bruni  par  le  soleil,  plutôt  petit  que 
grand,  mais  admirablement  bien  fait. 

Dans  sa  hâte  àme  présenter  ses  compliments, il  était 
monté  comme  il  se  trouvait,  c'est-à-dire  avec  son  cos- 
tume de  cheval,  qui  se  composait  d'une  redingote  de 
drap  vert,  à  laquelle  une  cartouchière  qui  serrait  sa 
ceinture  donnait  une  certaine  tournure  militaire,  d'un 
pantalon  de  drap  gris,  garni  intérieurement  de  cuir  de 
Russie,  et  de  bottes  à  éperons  ;  une  casquette  dans  le 
genre  de  celle  de  nos  chasseurs  d'Afrique  complétaient 
son  costume. 

De  chaque  côté  de  sa  cartouchière  pendaient,  d'un 
côté  une  gourde,  et  de  l'autre  un  pistolet. 

En  outre,  il  tenait  à  la  main  une  carabine  an- 
glaise. 

Malgré  la  jeunesse  de  mon  hôte,  dont  la  lèvre  supé- 
rieure était  à  peine  ombragée  par  une  légère  mousta- 
che, ilyffvaitdans  toute  sa  personne  un  air  d'indépen- 
dance et  de  résolution  qui  me  frappa. 

On  voyait  l'homme  élevé  pour  la  lutte  matérielle, 
habitué  à  vivre  au  milieu  du  danger  sans  le  craindre, 


{Ci  LES  FnftHES  CORSES 

mais  aussi  sans  le  mépriser  ;  grave  parce  qu'il  est  soli- 
taire, caime  parce  qu'il  est  fort. 

D'un  seul  regard,  il  avait  tout  vu,  mon  nécessaire, 
mes  armes,  l'habit  que  je  venais  de  quitter,  celui  que 
je  portais. 

Son  coup  d'œil  était  rapide  et  sûr  comme  celui  de 
tout  homme  dont  la  vie  dépend  parfois  d'un  coup  d'œil. 
— Vous  m'excuserez  si  je  vous  dérange, monsieur,  me 
dit-il,  mais  je  l'ai  fait  dans  une  bonne  intention,  celle 
de  m'informersivous  ne  manquez  de  rien.  Ce  n'est  ja- 
mais sans  une  certaine  inquiétude  que  je  vois  arriver 
chez  nous  un  homme  du  continent  ;  car  nous  sommes 
encore  si  sauvages,  nous  autres  Corses,  que  ce  n'est  vrai- 
ment qu'en  tremblant  que  nous  exerçons,  vis-à-vis  des 
Français  surtout,  cette  vieille  hospitalité  qui  sera  bien- 
tôt, au  reste,  la  seule  tradition  qui  nous  restera  de  nos 
pères. 

—  Et  vou«:avez  tort  de  craindre,  monsieur,  répondis- 
je;  il  est  difficile  de  mieux  aller  au-devant  de  tous  les 
besoins  d'un  voyageur  que  ne  l'a  fait  madame  de  Fran- 
chi ;  d'ailleurs,  continuai-je  en  jetant  à  mon  tour  un 
coup  d'œil  autour  de  l'appartement,  ce  n'est  point  ici 
que  je  me  plaindrai  de  celte  prétendue  sauvagerie  que 
vous  me  signalez  avec  un  peu  de  bonne  volonté,  et,  si 
je  ne  voyais  pas  de  mes  fenêtres  cet  admirable  paysage, 
je  pourrais  me  croire  dans  une  chambre  de  la  Chaussée- 
d'Antin, 


LES  FRÈRES  CORSES  17 

— Oui,  reprit  le  jeune  homme,  c'était  une  manie  de 
mon  pauvre  frère  Louis:  il  aimait  ànvre  à  la  française; 
mais  je  doute  qu'en  sortant  de  Paris,  cette  pauvre  pa- 
rodie de  la  civilisation  qu'il  quittera  lui  suffise  comme 
elle  lui  suffisait  avant  son  départ. 

—  Et  monsieur  votre  frère  a  quitté  la  Corse  depuis 
longtemps?  demandai-je  à  mon  jeune  interlocuteur. 

—  Depuis  dix  mois,  monsieur. 

—  Vous  l'attendez  bientôt? 

~  Oh  1  pas  avant  trois  ou  quatre  ans, 

—  C'est  une  absence  bien  longue  pour  deux  frères 
qui,  sans  doute,  ne  s'étaient  jamais  quittés? 

—  Oui ,  et  surtout  qui  s'aimaient  comme  nous  nous 
aimions. 

—  Sans  doute,  il  viendra  vous  voir  avant  la  fin  de 
ses  études  ? 

—  Probablement  :  il  nous  l'a  promis  du  moins. 

—  En  tout  cas,  rien  n'empêcherait  que,  de  votre  cô- 
té, vous  n'allassiez  lui  faire  une  visite? 

—  Non...  moi,  je  ne  quitte  pas  la  Corse. 

Il  y  avait,  dans  l'accent  dont  était  faite  cette  réponse, 
cet  amour  de  la  patrie  qui  confond  le  reste  de  l'univers 
dans  un  même  dédain. 

le  souris. 

—  Cela  vous  semble  étrange,  reprit-il  en  souriant  à 
son  tour,  qu'on  ne  veuille  pas  quitterun  misérable  pays 
eomme  le  nôtre.  Que  voulez-vous  !  je  suis  une  espèce 


18  LES  FRÈHES  CORSES. 

de  production  do  l'ilc,  comme  le  chêne  vert  et  le  laurier^' 
rose;  il  mo  faut  mon  atmosphère  imprégnée  des  par- 
fums de  la  mer  et  des  émanations  do  la  montagne  ;  il 
me  faut  mes  torrents  à  traverser,  mes  rocs  à  gravir,  mes 
forêts  à  explorer  ;  il  me  faut  l'espace  ,  il  mo  faut  la  li- 
berté ;  si  l'on  me  transportait  dans  une  ville ,  il  mo 
semble  que  j'y  mourrais. 

—  Mais  comment  y  a-t-il  donc  une  si  grande  diffé- 
rence morale  entre  vous  et  votre  frère  ? 

—  Avec  une  si  grande  ressemblance  physique,  ajou 
teriez-vous  si  vous  le  connaissiez. 

—  Vous  vous  ressemblez  beaucoup*? 

•-C'est  au  point  que,  lorsque  nous  étions  enfants, 
mon  père  et  ma  mère  étaient  forcés  de  mettre  à  nog 
habits  un  signe  pour  nous  distinguer  l'un  de  l'autre, 

—  Et  en  grandissant?  demandai-je. 

—  En  grandissant,  nos  habitudes  ont  amené  une  lé- 
gère différence  de  teint,  voilà  tout.  Toujours  enfermé, 
toujours  penché  sur  ses  livres  et  sur  ses  dessins,  mon 
frère  est  devenu  plus  pâle,  tandis  qu'au  contraire  tou- 
jours à  l'air,  toujours  courant  la  montagne  ou  la  plaine, 
moi,  j'ai  bruni. 

—  J'espère,  lui  dis-je,  que  vous  me  ferez  juge  de  cette 
différence,  en  me  chargeant  de  vos  commissions  nour 
M.  Louis  de  Franchi. 

—  Oui,  certainement,  et  avec  un  grand  plaisir,  si 
vous  voulez  bien  avoir  celte  complaisance.  Mais  pardon 


LES  FRÈRES  CORSES  19 

je  m'aperçois  que  vous  êtes  plus  avancé  que  moi  de^c^oaw 
votre  toilette,  et  que,  dans  un  quart  d'heure,  on  va  se 
mettre  à  table, 

•^  Est-ce  pour  moi  que  vous  allez  prendre  la  peine 
de  changer  de  costume? 

—  Quand  il  en  serait  ainsi,  vous  n'auriez  de  reproche 
à  faire  qu'à  vous-même  ;  car  vous  m'auriez  donné 
l'exemple  ;  mais,  en  tout  cas,  je  suis  en  costume  de  ca- 
valier, etilfautque  je  me  mette  en  costume  de  monta-' 
gnard.  J'ai,  après  le  souper,  une  course  à  faire,  dans 
laquelle  mes  bottes  et  mes  éperons  me  gêneraient  fort, 

—  Vous  sortez  après  le  souper?  lui  demandai-je, 

—  Oui,  reprit-il,  un  rendez-vous... 
Je  souris. 

-^  Oh  1  pas  dans  le  sens  où  vous  le  prenez  ;  c'est  un 
rendez-vous  d'affaires. 

—  Me  croyez-vous  assez  présomptueux  pour  croire  que 
j'aie  droit  à  vos  confidences? 

—  Pourquoi  pas  ?  H  faut  vivre  de  manière  à  pouvoir 
dire  tout  haut  tout  ce  qu'on  fait.  Je  n'ai  jamais  eu  de 
maîtresse,  je  n'en  aurai  jamais.  Si  mon  frère  se  marie 
et  a  des  enfants,  il  est  probable  que  je  ne  me  marierai 
même  pas.  Si,  au  contraire,  il  ne  prend  point  de  femme, 
il  faudra  bien  que  j'en  prenne  une  ;  mais  alors  ce  sera 
pour  que  la  race  ne  s'éteigne  pas.  Je  vous  l'ai  dit,  ajou- 
ta-t-il  en  riant,  je  suis  un  véritable  sauvage,  et  je  suis 
venu  au  monde  cent  ans  trop  tard.  Mais  je  continue  à 


20  LES  m  fin  ES  CORSES 

bavarder  comme  une  corneille,  et,  à  l'heure  du  souper, 

je  ne  serai  pas  prêt. 

—  Mais  nous  pouvons  continuer  la  conversation,  re- 
pris-je  ;  votre  chambre  n'est-elle  pas  en  face  de  celle- 
ci  ?  Laissez  la  porte  ouverte  et  nous  causerons. 

—  Faites  mieux,  venez  chez  moi;  je  m'habillerai 
dans  mon  cabinet  de  toilette  pendant  ce  temps...  Vous 
êtes  amateur  d'armes,  ce  me  semble  ;  eh  bien,  vous 
regarderez  les  miennes  ;  il  y  en  a  quelques-unes  qui  ont 
une  certaine  valeur,  historique  s'entead. 


IV 


L'offre  correspondait  trop  bien  au  désir  que  j'avais 
de  comparer  les  chambres  des  deux  frères  pour  que  je 
ne  l'acceptasse  pas.  Je  m'empressai  donc  de  suivre  mon 
hôte,  qui,  ouvrant  la  porte  de  son  appartement,  passa 
devant  moi  pour  me  montrer  le  chemin. 

Cette  fois,  je  crus  entrer  dans  un  véritable  arsenal. 

Tous  les  meubles  étaient  du  xv*  et  du  xvi»  siècle  :  le 
lit  sculpté  à  baldaquin,  soutenu  par  de  grandes  colon- 
nes torse? ,  était  drapé  en  damas  vert  à  fleurs  d'or  ;  les 
rideaux  des  fenêtres  étaient  de  la  même  étoffe  ;  les  mu- 
railles étaient  couvertes  de  cuir  d'Espagne,  et,  dans  tous 
les  intervalles,  des  meubles  soutenaient  des  trophées 
d'armes  gothiques  et  modernes. 


LES  FRÈRES  CORSES  2i 

U  n'y  avait  pas  à  se  tromper  sur  les  inclinations  de 
celui  qui  habitait  cette  chambre  :  elles  étaient  aussi 
belliqueuses  que  celles  de  son  frère  étaient  paisibles. 

—  Tenez,  me  dit-il  en  passant  dans  son  cabinet  de 
toilette,  vous  voilà  au  milieu  de  trois  siècles  :  regar- 
dez. Moi,  je  m'habille  en  montagnard,  je  vous  en  ai 
prévenu  ;  car,  fiussitôt  le  souper,  il  faut  que  je  sorte. 

—  Et  quelles  sont,  parmi  ces  épées,  ces  arquebuses 
et  ces  poignards,  les  armes  historiques  dont  vous  parlez? 

—  Il  y  en  a  trois  ;  procédons  par  ordre.  Cherchez  au 
chevet  de  mon  lit  un  poignard  isolé  à  large  coquille, 
au  pommeau  formant  un  cachet, 

—  J'y  suis.  Eh  bien  ? 

—  C'est  la  dague  de  Sampietro. 

—  Du  fameux  Sampietro,  l'assassin  de  Vanina? 

—  L'assassin  !  non,  le  meurtrier. 

^-  C'est  la  même  chose,  il  me  semble. 

—  Dans  le  reste  du  monde  peut-être,  pas  en  Corse. 

—  Et  ce  poignard  est  authentique? 

—  Voyez  !  il  porte  les  armes  de  Sampietro  ;  seule- 
ment, la  fleur  de  lis  de  France  n'y  est  point  encore  ; 
vous  savez  que  Sampietro  n'a  été  autorisé  à  mettre  la 
fleur  de  lis  dans  son  blason  qu'après  le  siège  de  Perpi- 
gnan. 

—  Non,  j'ignorais  cette  circonstance.  Et  comment 
ce  poignard  est-il  passé  en  votre  possession  ? 

r^  Oh  1  il  est  dans  la  famille  depuis  trois  cents  ans.  U 


2â  LES  FRÈRES  CORSES 

a  été  donné  à  un  Napoléon  do  Franchi  par  Sampielro 
lui-même. 

—  Et  savez-vous  à  quelle  occasion? 

—  Oui.  Sampietro  et  mon  aïeul  tombèrent  dans  une 
embuscade  génoise  et  se  défendirent  comme  des  lions; 
le  casque  de  Sampietro  se  détacha,  et  un  Génois  à  che- 
val allait  le  frapper  de  sa  masse,  lorsque  mon  ancêtre 
lui  enfonça  son  poignard  au  défaut  de  la  cuirasse;  le 
cavalier,  se  sentant  blessé,  piqua  son  cheval  et  s'enfuit 
emportant  le  poignard  de  Napoleone,  si  profondément 
enfoncé  dans  la  blessure,  que  celui-ci  ne  put  l'en  arra- 
cher ;  or,  comme  mon  aïeul  tenait,  à  ce  qu'il  paraît,  à 
ce  poignard,  et  qu'il  regrettait  de  l'avoir  perdd,  Sam- 
pietro lui  donna  le  sien.  Napoleone  n'y  perdit  point,  car 
celui-ci  est  de  fabrique  espagnole,  comme  vous  pouvez 
voir,  et  perce  deux  pièces  de  cinq  francs  superposées. 

—  Puis-je  tenter  l'essai  î 

—  Parfaitement. 

Je  mis  deux  pièces  de  cinq  francs  sur  le  parquet  et 
je  frappai  un  coup  vigoureux  et  sec. 

Lucien  ne  m'avait  pas  trompé. 

Lorsque  je  relevai  le  poignard,  les  deux  pièces  étaient 
flxées  à  la  pointe,  percées  de  part  en  part. 

—  Allons,  allons,  dis-je,  c'est  bien  le  poignard  de 
Sampietro»  Ce  qui  m'étonne  seulement,  c'est  qu'ayant 
une  pareille  arme,  il  se  soit  servi  d'une  corde  pour 
tuer  sa  femme. 


LES  FRÈRES  CORSES  2à 

—  Il  ne  l'avait  plus,  me  dit  Lucien,  puisqu'il  l'avait 
donné  à  mon  aïeul. 

•~-  C'est  juste. 

—  Sampietro  avait  plus  de  soixante  ans  lorsqu'il  re- 
vint exprès  de  Constantinople  à  Aix  pour  donner  cette 
grande  leçon  au  monde,  que  ce  n'est  pas  aux  femmes 
à  se  mêler  des  affaires  d'État. 

Je  m'inclinai  en  signe  d'adhésion  et  remis  le  poi- 
gnard à  sa  place. 

—  Et  maintenant,  dis-je  à  Lucien,  qui  s'habillait 
toujours,  voici  le  poignard  de  Sampietro  à  son  clou, 
passons  à  un  autre. 

—  Vous  voyez  deux  portraits  à  côté  Tun  de  l'autre? 
=—  Oui,  Paoli  et  Napoléon. 

«—  Eh  bien,  près  du  portrait  de  Paoli  est  une  épée. 

—  Parfaitement. 
=—  C'est  la  sienne. 

■»-  L'épée  de  Paoli!  Et  aussi  authentique  que  le  poi- 
gnard de  Sampietro? 

—  Au  moins,  car,  comme  lui,  ella  a  été  donnée,  non 
pas  à  un  de  mes  aïeux,  mais  à  une  de  mes  aïeules, 

—  A  une  de  vos  aïeules? 

—  Oui.  Peut-être  avez-vous  entendu  parler  de  cette 
femme  qui,  au  moment  de  la  guerre  de  l'indépendance, 
vint  se  présenter  à  la  tour  de  SuUacaro,  accompagaéô 
d'un  jeune  homme. 

—-Non,  dites-moi  cette  histoire. 


24  LES  l-nftRES  COUSES 

—  Oh  !  elle  est  courte. 

—  Tant  pis. 

—  Nous  n'avons  pas  le  temps  d'être  bavards. 

—  J'écoute. 

—  Eh  bien,  cette  femme  et  ce  jeune  homme  se  pré- 
sentèrent donc  à  la  tour  de  SuUacaro,  demandant  à 
parler  à  Paoli.  Mais,  comme  Paoli  était  occupé  à  écrire, 
on  leur  refusa  l'entrée,  et,  comme  la  femme  insistait, 
les  deux  sentinelles  l'écartèrcnt.  Cependant  Paoli,  qui 
avait  entendu  du  bruit,  ouvrit  la  porte,  et  demanda 
qui  l'avait  causé. 

0  —  C*«stmoi,  dit  cette  femme,  car  je  voulais  te  par- 
léi'. 

»  —  Et  411e  venais-tu  me  dire? 

»  —  Je  venais  te  dire  que  j'avais  deux  fils.  J'ai  appris 
hier  que  le  premier  avait  été  tué  pour  la  défense  de 
la  patrie,  et  j'ai  fait  vingt  lieues  pour  t'amener  le  se- 
cond. 

—  C'est  une  scène  de  Sparte  que  vous  me  racontez-là. 

—  Oui,  cela  y  ressemble  beaucoup. 

—  Et  quelle  était  cette  femme  ? 

—  C'était  mon  aïeule.  Paoli  détacha  son  épée  et  la 
lui  donna. 

—  Tiens,  j'aime  assez  cette  façon  de  faire  des  excuses 
à  une  femnxp 

—  Elle  était  digne  de  l'un  et  de  l'autre,  n'est-ce  pas? 

—  Et  maintenant,  ce  sabre? 


LES  FRÈRES  CORSES  55 

—  Est  celui  que  Bonaparte  portait  à  la  bataille  des 
Pyramides. 

—  Sans  doute,  il  est  entré  dans  votre  famille  de  la 
même  manière  que  le  poignard  et  l'épée? 

—  Absolument.  Après  la  bataille,  Bonaparte  donna 
l'ordre  à  mon  grand-père,  officier  dans  les  guides,  de 
charger,  avec  une  cinquantaine  d'hommes,  un  noyau 
de  mamelucks  qui  tenaient  encore  autour  d'un  chef 
blessé.  Mon  grand-père  obéit,  dispersa  les  mameluks  et 
ramena  le  chef  au  premier  consul.  Mais,  lorsqu'il  vou- 
lut rengainer,  la  lame  de  son  sabre  était  tellement  ha- 
chée par  les  damas  des  mamelucks,  qu'elle  ne  put  ja- 
mais rentrer  au  fourreau.  Mon  grand-père  alors  jeta 
loin  de  lui  sabre  et  fourreau,  comme  devenus  inutiles  ; 
ce  que  voyant  Ronaparte,  il  lui  donna  le  sien. 

—  Mais,  dis-je,  à  votre  place,  j'aimerais  autant  avoir 
le  sabre  de  mon  grand-père,  tout  haché  qu'il  était,  que 
celui  du  général  en  chef,  tout  intact  qu'il  s'est  conservé. 

—  Aussi  regardez  en  face  et  vous  le  trouverez.  Le 
premier  consul  le  ramassa,  fit  incruster  à  la  poignée  le 
diamant  que  vous  y  voyez,  et  le  renvoya  à  ma  famille 
avec  l'inscription  que  vous  pouvez  lire  sur  la  lame. 

Effectivement,  entre  les  deux  fenêtres,  à  moitié  sorti 
du  fourreau  où  il  ne  pouvait  plus  rentrer,  pendait  le 
sabre,  haché  et  tordu,  avec  cette  simple  inscription 

Bataille  des  Pyramides,  21  juillet  1798. 

a 


26  LES  FRl^.RES  CORSES 

En  ce  moment,  le  même  serviteur  qui  m'avait  intro- 
duit, et  qui  était  venu  m'annoncer  l'anivée  de  son 
jeune  maître,  reparut  sur  le  seuil. 

—  Excellence,  dit-il  en  s'adressant  à  Lucien,  madame 
de  Franchi  vous  fait  prévenir  que  le  souper  est  servi. 

—  C'est  bien,  Griffo,  répondit  le  jeune  homme,  dites 
à  ma  mère  que  nous  descendons. 

En  ce  moment,  il  sortit  du  cabinet,  habillé,  comme 
il  le  disait,  en  montagnard,  c'est-à-dire  avec  une  veste 
ronde  de  velours,  une  culotte  et  des  guêtres  ;  de  son 
autre  costume,  il  n'avait  gardé  que  la  cartouchière  qui 
serrait  sa  taille. 

11  me  trouva  occupé  à  regarder  deux  carabines  pen- 
dues en  face  l'une  de  l'autre,  et  portant  toutes  deux 
cette  date  incrustée  sur  la  crosse  : 

â<  septembre  -1819,  —  onze  heures  du  matin. 

—  Et  ces  carabines,  demandai-je,  sont-ce  aussi  des 
armes  historiques? 

—  Oui,  dit-il,  pour  nous,  du  moins.  L'une  est  celle 
de  mon  père. 

11  s'arrêta. 

—  Et  l'autre?  demandai-je. 

—  Et  l'autre,  dit-il  en  riant,  l'autre  est  celle  de  ma 
mère.  Mais  descendons,  vous  savez  qu'on  nous  attend. 

Et,  passant  le  premier  pour  m'indiquer  le  chemin,  il 
me  fit  signe  de  le  suivre. 


LES  FRÈRES  CORSES  27 


J'avoue  que  je  descendis  préoccupé  de  celte  dernière 
phrase  de  Lucien  :  «  Celle-ci,  c'est  la  carabine  de  ma 
mère.  » 

Cela  me  fit  regarder,  avec  plus  d'attention  encore 
que  je  ne  l'avais  fait  à  la  première  entrevue,  madame 
de  Franchi. 

Son  fils,  en  entrant  dans  la  salle  à  manger,  lui  baisa 
respectueusement  la  main,  et  elle  reçut  cet  hommage 
avec  la  dignité  d'une  reine. 

—  Pardon,  ma  mère,  dit  Lucien  ;  mais  je  crains  de 
vous  avoir  fait  attendre. 

—  En  tout  cas,  ce  serait  ma  faute,  madame,  dis-je 
en  m'inclinant  ;  M.  Lucien  m'a  dit  et  montré  des  choses 
si  curieuses,  que,  par  mes  questions  sans  fin,  je  l'ai 
mis  en  retard. 

—  Rassurez-vous,  me  dit-elle,  je  descends  à  l'instant 
même;  mais,  continua-t-elle  en  s'adressant  à  son  fils, 
j'avais  hâte  de  te  voir  pour  te  demander  des  nouvelles 
de  Louis. 

—  Votre  fils  serait-il  souffrant?  demandai-je  à  ma- 
'dame  de  Franchi. 

^  Lucien  le  craint,  dit-elle; 


28  LES  FnftRES  CORSES 

—  Vous  avec  reçu  une  lettre  de  votre  frère?  dcman- 
dai-jo. 

—  Non,  dit-il,  et  voilà  surtout  ce  qui  m'inquiète. 

—  Mais  comment  savez-vous  qu'il  est  souffrant? 

—  Parce  que,  ces  jours  passés,  j'ai  souffert  moi- 
même. 

—  Pardon  de  ces  éternelles  questions,  mais  cela  ne 
m'explique  pas... 

—  Ne  savez-vous  point  que  nous  sommes  jumeaux? 

—  Si  fait,  mon  guide  me  l'a  dit. 

—  Ne  savez-vous  pas  que,  lorsque  nous  sommes  ve- 
nus au  monde,  nous  nous  tenions  encore  par  le  côté? 

—  Non,  j'ignorais  cette  circonstance. 

—  Eh  bien,  il  a  fallu  un  coup  de  scalpel  pour  nous 
séparer;  ce  qui  fait  que,  tout  éloignés  que  nous  som- 
mes maintenant,  nous  avons  toujours  un  même  corps, 
de  sorte  que  l'impression,  soit  physique,  soit  morale, 
que  l'un  de  nous  deux  éprouve  a  son  contre-coup  sur 
l'autre.  Eh  bien,  ces  jours-ci,  sans  motif  aucun,  j'ai 
été  triste,  morose,  sombre.  J'ai  ressenti  des  serrements 
de  cœur  cruels  :  il  est  évident  que  mon  frère  éprouve 
quelque  profond  chagrin. 

Je  regardai  avec  étonnement  ce  jeune  homme,  qu; 
m'affirmait  une  chose  si  étrange  sans  paraître  éprouver 
aucun  doute  ;  sa  mère,  au  reste,  semblait  éprouver  la 
même  conviction. 

Madame  de  Franchi  sourit  triplement  et  dit  : 


LES  FRÈRES  CORSES  53 

—  Les  absens  sont  dans  la  main  de  Dieu.  Le  prin- 
cipal est  que  tu  sois  sûr  qu'il  vit. 

—  S'il  était  mort,  dit  tranquillement  Lucien,  je  l'au- 
rais revu.  ♦ 

—  Et  tu  me  l'aurais  dit,  n'est-ce  pas,  mon  fils? 

—  Oh!  à  l'instant  même,  je  vous  le  jure,  ma 
mère. 

—  Bien...  Pardon,  monsieur,  continua-t-elle  en  se 
retournant  de  mon  côté,  de  ne  pas  avoir  su  réprimer  de- 
vant vous  mes  inquiétudes  maternelles  :  c'est  que  non- 
seulement  Louis  et  Lucien  sont  mes  fils,  mais  encore 
ce  sont  les  derniers  de  notre  nom...  Veuillez  vous  as- 
seoir à  ma  droite...  Lucien,  mets-toi  là. 

Et  elle  indiqua  au  jeune  homme  la  place  vacante  à 
sa  gauche. 

Nous  nous  assîmes  à  l'extrémité  d'une  longue  table, 
au  bout  opposé  de  laquelle  étaient  mis  six  autres  cou- 
verts, destinés  à  ce  qu'on  appelle  en  Corse  la  famille, 
c'est-à-dire  à  ces  personnages  qui,  dans  les  grandes 
maisons,  tiennent  le  milieu  entre  les  maîtres  et  les 
domestiques. 

La  table  était  copieusement  servie. 

Mais  j'avoue  que,  quoique  doué  pour  le  moment 
d'une  faim  dévorante,  je  me  contentai  de  l'assouvir 
matériellement,  sans  que  mon  esprit  préoccupé  ma 
permît  de  savourer  aucun  des  plaisirs  délicats  de  la 
gastronomie.  En  eff'et,  il  me  semblait,  en  entrant  dans 

2. 


30  LES  FRÈRES  CORSES 

celte  maison,  être  entré  dans  un  monde  étranger,  où 
je  vivais  coninio  dans  un  rêve. 

Qu'était-ce  donc  que  cette  femme  qui  avait  sa  cara- 
bine comme  un  soldat  ? 

Qu'était-ce  donc  que  ce  frère  qui  éprouvait  les  mêmes 
douleurs  qu'éprouvait  son  autre  frère,  à  trois  cents 
lieues  de  lui  ? 

Qu'était-ce  que  cette  mère  qui  faisait  jurer  à  son 
iiJs  que,  s'il  revoyait  son  autre  fils  mort ,  il  le  lui  di- 
rait? 

Il  y  avait  dans  tout  ce  qui  m'arrivait,  on  en  convien- 
dra, ample  matière  à  rêverie. 

Cependant,  comme  je  m'aperçus  que  le  silence  que 
je  gardais  était  impoli,  je  relevai  le  front  en  secouant 
la  têtej'^comrae  pour  en  écarter  toutes  ces  idées. 

La  mère  et  le  fils  virent  à  l'instant  même  que  je  vou- 
lais en  revenir  à  la  conversation. 

—  Et,  me  dit  Lucien,  comme  s'il  eût  repris  une  con- 
versation interrompue,  vous  vous  êtes  donc  décidé  à 
venir  en  Corse  ? 

—  Oui,  vous  le  voyez  :  depuis  longtemps,  j'avais  co 
projet,  et  je  l'ai  enfin  mis  à  exécution. 

—  Ma  foi,  vous  avez  bien  fait  de  ne  pas  trop  tarder; 
car,  dans  quelques  années,  avec  l'envahissement  suc- 
cessif des  goûts  et  des  mœurs  français,  ceux  qui  vien- 
dront ici  pour  y  chercher  la  Corse  ne  la  trouveront 
plus. 


LES  FRÈRES  CORSES  31 

—  En  tout  cas,  repris-je,  si  l'ancien  esprit  national 
recule  devant  la  civilisation  et  se  réfugie  dans  quelque 
coin  de  Tîle,  ce  sera  certainement  dans  la  province  de 
Sartène  et  dans  la  vallée  du  Tavaro. 

—  Vous  croyez  cela  ?  me  dit  en  souriant  le  jeune 
homme. 

—  Mais  il  me  semble  que  ce  que  j'ai  autour  de  moi, 
ici  même,  et  sous  les  yeux,  est  un  beau  et  noble  ta- 
bleau des  vieilles  mœurs  corses. 

—  Oui,  et  cependant,  entre  ma  mère  et  moi,  en  face 
de  quatre  cents  ans  de  souvenirs,  dans  cette  même 
maison  à  créneaux  et  à  mâchicoulis,  l'esprit  français 
est  venu  chercher  mon  frère,  nous  l'a  enlevé,  l'a  trans- 
porté  à  Paris,  d'où  il  va  nous  revenir  avocat.  Il  habitera 
Ajaccio  au  lieu  d'habiter  la  maison  de  ses  pères;  il 
plaidera;  s'il  a  du  talent,  il  sera  nommé  procureur 
du  roi  peut-être  ;  alors  il  poursuivra  les  pauvres  dia- 
bles qui  ont  fait  une  peau,  comme  on  dit  dans  le  pays  ; 
il  confondra  l'assassin  avec  le  meurtrier,  comme  vous 
le  faisiez  tantôt  vous-même  ;  il  demandera,  au  nom  de 
la  loi,  la  tête  de  ceux  qui  auront  fait  ce  que  leurs  pères 
regardaient  comme  un  déshonneur  de  ne  pas  faire;  il 
substituera  le  jugement  des  hommes  au  jugement  de 
Dieu,  et,  le  soir,  quand  il  aura  recruté  une  tête  pour 
le  bourreau,  il  croira  avoir  servi  le  pays,  avoir  apporté 
sa  pierre  au  temple  de  la  civilisation...,  com,me  dit 
notre  préfet...  Ah  !  mon  Dieu  1  mon  Dieu  I 


32  LrS  FIIÈRRS  COF\SES 

Et  le  jeune  homme  leva  les  yeux  au  ciel  comme  dut 
le  faire  Annibal  après  la  bataille  de  Zama. 

—  Mais,  lui  répondis-je,  vous  voyez  bien  que  Dieu  a 
voulu  contre-balancer  les  choses,  puisque,  tout  en  fai- 
sant votre  frère  sectateur  des  nouveaux  principes,  il 
vous  a  fait,  vous,  partisan  des  vieilles  habitudes. 

—  Oui  ;  mais  qui  me  dit  que  mon  frère  ne  suivra  pas 
l'exemple  de  son  oncle  au  lieu  de  suivre  le  mien  ?  Kt 
moi-môme,  tenez,  est-ce  que  je  ne  me  laisse  pas  aller  à 
des  choses  indignes  d'un  de  Franchi  I 

—  Vous?  m'écriai-je  avec  étonnement. 

—  Eh  !  mon  Dieu,  oui,  moi.  Voulez-vous  que  je  vous 
dise  ce  que  vous  êtes  venu  chercher  dans  la  province 
de  Sartène? 

—  Dites. 

—  Vous  êtes  venu  avec  votre  curiosité  d'homme  du 
monde,  d'artiste  ou  de  poète  ;  je  ne  sais  pas  ce  que  vous 
êtes,  je  ne  vous  le  demande  pas  ;  vous  nous  le  direz  en 
nous  quittant,  si  cela  vous  fait  plaisir  ;  sinon,  notre 
hôte,  vous  garderez  le  silence  :  vous  êtes  parfaitement 
libre...  Eh  bien,  vous  êtes  venu  dans  l'espoir  de  voir 
quelque  village  en  vendette,  d'être  mis  en  relation  avec 
quelque  bandit  bien  original,  comme  ceux  que  M.Mé- 
rimée a  peints  dans  Colomba. 

—  Eh  bien,  il  me  semble  que  je  ne  suis  pas  si  mal 
tombé,  répondis-je;  ou  j'ai  mal  vu,  ou  votre  maison 
est  la  seule  dans  le  village  qui  ne  soit  pas  fortifiée. 


LES  FRÈRES  CORSES  33 

—  Ce  qui  prouve  que,  moi  aussi,  je  dégénère  ;  mon 
père,  mon  grand-père,  mon  aïeul,  un  de  mes  ancêtres 
quelconque,  eût  pris  parti  pour  l'une  ou  l'autre  des 
deux  factions  qui  divisent  le  village  depuis  dix  ans.  Eh 
bîen,  moi,  savez-vous  ce  que  je  suis  dans  tout  cela,  au 
milieu  des  coups  de  fusil,  au  milieu  des  coups  de  stylet, 
au  milieu  des  coups  de  couteau?  Je  suis  arbitre.  Vous 
êtes  venu  dans  la  province  de  Sartène  pour  voir  des 
bandits,  n'est-ce  pas?  Eh  bien,  venez  avec  moi  ce  soir, 
je  vous  en  montrerai  un. 

—  Commentl  vous  permettez  que  je  vous  accompagne? 

—  Oh  I  mon  Dieu,  oui,  si  cela  peut  vous  amuser,  il 
ne  tient  qu'à  vous. 

—  Par  exemple,  j'accepte,  et  avec  grand  plaisir. 

—  Monsieur  est  bien  fatigué,  dit  madame  de  Franchi 
en  jetant  un  coup  d'œil  à  son  fils,  comme  si  elle  eût 
partagé  la  honte  qu'il  éprouvait  à  voir  la  Corse  dégé- 
nérer ainsi. 

—  Non,  ma  mère,  non,  il  faut  qu'il  vienne,  au  con- 
traire; et,  lorsque,  dans  quelque  salon  parisien,  on  par- 
lera devant  monsieur  de  ces  terribles  vendettes  et  de  ces 
implacables  bandits  corses  qui  font  encore  peur  aux  pe- 
tits enfants  de  Bastia  et  d'Ajaccio,  du  moins  il  pourra 
lever  les  épaules  et  dire  ce  qu'il  en  est. 

—  Mais  pour  quel  motif  était  venue  cette  grande  que- 
relle qui,  autant  que  j'en  puis  juger  par  ce  que  vous  me 
dites,  est  sur  le  point  de  s'éteindre. 


34  LES  FRÈRES  CORSES 

—  Oh  f  dit  Lucien,  dans  une  querelle  ce  n'est  pas  le 
motif  qui  fait  quelque  chose,  c'est  le  résultat.  Si  uno 
mouche,  en  volant  de  travers,  a  causé  la  mort  d'un 
homme,  il  n'y  en  a  pas  moins  un  homme  mort. 

Je  vis  qu'il  hésitait  lui-même  à  me  dire  la  cause  do 
cette  guerre  terrible  qui,  depuis  dix  ans,  désolait  le  vil- 
lage de  Siillacaro. 

Mais,  comme  on  le  comprend  bien,  plus  il  se  faisait 
discret,  plus  je  me  fis  exigeant. 

—  Cependant,  dis-je,  cette  querelle  a  eu  un  motif.  Ce 
motif  est-il  un  secret? 

—  Mon  Dieu,  non.  La  chose  est  née  entre  les  Orlandl 
et  les  Colona. 

—  A  quelle  occasion? 

—  Eh  bien,  une  poule  s'est  échappée  de  la  basse-cour 
des  Orlandi  et  s'est  envolée  dans  celle  des  Colona. 

»  Les  Orlandi  ont  été  réclamer  leur  poule;  les  Colona 
ont  soutenu  qu'elle  était  à  eux  ;  les  Orlandi  ont  menacé 
les  Colona  de  les  conduire  devant  le  juge  de  paix  et  de 
leur  déférer  le  serment. 

»  Alors  la  vieille  mère,  qui  tenait  la  poule,  lui  a 
tordu  le  cou  et  l'a  jetée  à  la  figure  de  sa  voisine  en 
lui  disant  : 

»  —  Eh  bien,  puisqu'elle  est  à  toi,  mange-la, 

»  Alors  un  Orlandi  a  ramassé  la  poule  par  les  pattes, 
et  a  voulu  en  frapper  celle  qui  l'avait  jetée  à  la  figure 
de  sa  sœur.  Mais,  au  moment  où  il  levait  la  main,  un 


LES  FRÈRES  CORSES  35 

Colona,  qui,  par  malheur,  avait  son  fusil  tout  chargé, 
lui  a  envoyé  une  balle  à  bout  portant  et  l'a  tué. 

—  Et  combien  d'existences  ont  payé  cette  rixe? 

—  Il  y  a  ea  neuf  personnes  tuées.  ^ 

—  Et  cela  pour  une  misérable  poule  qui  valait  douze 
sous. 

—  Sans  doute  ;  mais,  je  vous  le  disais  tout  à  l'heure, 
ce  n'est  pas  la  cause,  c'est  le  résultat  qu'il  faut  voir. 

—  Et  parce  qu'il  y  a  eu  neuf  personnes  de  tuées,  il 
faut  qu'il  y  en  ait  une  dixième? 

—  Mais  vous  voyez  bien  que  non,  repiut  Lucien, 
puisque  je  me  suis  fait  arbitre. 

—  Sans  doute  à  la  prière  d'une  des  deux  familles? 

—  Oh  !  mon.  Dieu,  non  :  à  celle  de  mon  frère,  à  qui 
on  a  parlé  chez  le  garde  des  sceaux.  Je  vous  demande 
un  peu  de  quoi  diable  ils  se  mêlent  à  Paris,  de  s'occu- 
per de  ce  qui  se  passe  dans  un  misérable  village  de  la 
Corse.  C'est  le  préfet  qui  nous  aura  joué  ce  tour,  en 
écrivant  à  Paris  que,  si  je  voulais  dire  un  mot,  tout 
cela  finirait  comme  un  vaudeville,  par  un  mariage  et 
un  couplet  au  public  ;  alors  on  se  sera  adressé  à  mon 
frère,  qui  a  pris  la  balle  au  bond,  et  qui  m'a  écrit  en 
disant  qu'il  avait  donné  sa  parole  pour  moi.  Que  vou- 
lez-vous! ajouta  le  jeune  homme  en  relevant  la  tête, 
on  ne  pouvait  pas  dire  là-bas  qu'un  de  Franchi  avait 
engagé  la  parole  de  son  frère,  et  que  son  frère  n'a  pas 
fkit  honneur  à  l'engagement. 


36  LES  FRÈUES  COUSES 

—  Alors  vous  avez  tout  arrangé  ? 

—  J'en  ai  peur  1 

—  Et  nous  allons  voir,  ce  soir,  le  chef  de  l'un  des 
deux  partis,  sans  doute  ? 

—  Justement;  la  nuit  passée,  j'ai  été  voir  l'autre. 

—  Et  est-ce  à  un  Orlandi  ou  à  un  Colona  que  nous 
allons  faire  visite? 

—  A  un  Orlandi. 

—  Le  rendez-vous  est  loin  d'ici  ? 

—  Dans  les  ruines  du  château  do  Vicentello  d'Istria. 

—  Ah  !  c'est  vrai  !...  on  m'a  dit  que  ces  ruines  étaient 
dans  les  environs. 

—  A  une  lieue,  à  peu  près. 

—  Ainsi,  en  trois  quarts  d'heure,  nous  y  serons. 

—  Tout  au  plus  trois  quarts  d'heure. 

—  Lucien,  dit  madame  de  Franchi,  fais  attention  que 
tu  parles  pour  toi.  A  toi,  montagnard,  il  faut  trois 
quarts  d'heure  à  peine  ;  mais  monsieur  ne  passera  point 
par  les  chemins  où  tu  passes,  toi. 

—  C'est  vrai  ;  il  nous  faudra  une  heure  et  demie  au 
moins. 

—  11  n'y  a  donc  pas  de  temps  à  perdre,  dit  madame 
de  Franchi  en  jetant  les  yeux  sur  la  pendule. 

—  Ma  mère,  dit  Lucien,  vous  permettez  que  nous 
vous  quittions? 

Elle  lui  tendit  la  main,  que  le  jeune  homme  baisa 
avec  le  même  respect  qu'il  avait  fait  en  arrivant. 


LES  FRÈRES  CORSES  37 

—  Si  cependant,  reprit  Lucien,  vous  préférez  achever 
tranquillement  votre  souper,  remonter  dans  votre 
chambre,  et  vous  chauffer  les  pieds  en  fumant  votre  ci- 
gare... 

—  Non  pas!  non  pas!  m'écriai-je.  Diable I  vous  m'a 
vez  promis  un  bandit  ;  il  me  le  faut. 

—  Eh  bien,  allons  donc  prendre  nos  fusils,  et  en 
route  ! 

Je  saluai  respectueusement  madame  de  Franchi,  et 
nous  sortîmes,  précédés  par  Griffo,  qui  nous  éclairait. 

Nds  préparatifs  ne  furent  pas  longs. 

Je  ceignis  une  ceinture  de  voyage  que  j'avais  fait 
faire  avant  de  partir  de  Paris,  à  laquelle  pendait  une 
espèce  de  couteau  de  chasse,  et  qui  renfermait  d'un 
côté  ma  poudre,  et  de  l'autre  mon  plomb. 

Quant  à  Lucien,  il  reparut  avec  sa  cartouchière,  un 
fusil  à  deux  coups  de  Manton,  et  un  bonnet  pointu, 
chef-d'œuvre  de  broderie  sorti  des  mains  de  quelque 
Pénélope  de  Sullacaro. 

—  Irai-je  avec  Votre  Excellence?  demanda  Griffo. 

—  Non,  c'est  inutile,  reprit  Lucien  ;  seulement,  lâche 
Diamante  ;  il  serait  possible  qu'il  nous  fît  lever  quelque 
faisan,  et ,  par  ce  clair  de  lune-là,  on  pourrait  tirer 
comme  en  plein  jour. 

Un  instant  après,  un  grand  chien  épagneul  bondis- 
sait sa  hurlant  de  joie  autour  de  nous. 
Ni"^çs  fîmes  dix  pas  hors  de  la  maison, 

8 


3X  LES    l<'i;ftRES  COBSES 

—  A  proDos,  dit  Lucien  en  se  retournant,  préviens 
dans  le  village  que,  si  l'on  entend  quelq''.es  coups  de 
lusil  dans  la  montagne,  c'est  nous  qui  les  aurons  tirés. 

—  Soyez  tranquille.  Excellence. 

—  Sans  cette  précaution,  reprit  Lucien,  peut-être  au- 
wit-on  pu  croire  que  les  hostilités  étaient  recommen- 
cées, et  aurions-nous  entendu  l'écho  de  nos  fusils  re- 
tentir dans  les  rues  de  Sullacaro.  Nous  fîmes  quelques 
pas  encore,  puis  nous  prîmes  à  notre  droite  une  petite 
ruelle  qui  conduisait  directement  à  la  mcmtagne. 


VI 


Quoique  nous  fussions  arrivés  au  commencement  do 
mars  à  peine,  le  temps  éK'd  magnifique,  et  l'on  aurait 
pu  dire  qu'il  était  chaud,  sans  une  charmante  brise  qui, 
tout  en  nous  rafraîchissant,  nous  apportait  cet  acre  et 
/ivace  parfum  de  la  mer. 

La  lune  se  levait,  claire  et  brillante,  derrière  le  mont 
de  Gagna,  et  l'on  eût  dit  qu'elle  versait  des  cascades  de 
lumière  sur  tout  le  versant  occidental  qui  sépare  la  Corse 
en  deux  parties,  et  fait  en  quelque  sorte,  d'une  seule  île, 
deux  pays  différents  toujours  en  guerre,  ou  du  moius 
en  haine  l'un  contre  l'autre. 

A  mesure  que  nous  montions,  et  que  les  gorges  où 
coule  le  Tavaro  s'enfonçait  dans  une  nuit  dont  l'œil 


LES  FRÈRES  CORSES  S9 

cherchait  en  vain  à  pénéetrr  l'obscurité,  nous  va  fions  la 
Méditerranée  calme,  et  pareille  à  un  vaste  miioir  d'acier 
bruni,  se  dérouler  à  l'horizon. 

Certains  bruits  particuliers  à  la  nuit,  soit  qu'ils  dîs- 
paraissent  le  jour  sous  d'autres  bruits,  soit  qu'ils  s'éveil- 
lent véritablement  avec  les  ténèbres,  se  faisaient  enten- 
dre, et  produisaient,  non  pas  sur  Lucien,  qui,  familier 
avec  eux,  pouvait  les  reconnaître,  mais  sur  moi,  à  qui 
ils  étaient  étrangers,  des  sensations  de  surprise  singu- 
lières et  qui  entretenaient  dans  mon  esprit  cette  émo- 
tion coiitinuelle  qui  donne  un  intérêt  puissant  à  tout  ce 
qu'on  voit. 

Arrivés  à  une  espèce  de  petit  embranchement  où  la 
route  se  divisait  en  deux,  c'est-à-dire  en  un  chemin  qui 
paraissait  faire  le  tour  de  la  montagne,  et  un  sentier  à 
peine  visible  qui  piquait  droit  sur  elle,  Lucien  s'ar- 
rêta. 

—  Voyons,  me  dit-il,  avez-vous  le  pied  montagnard? 

—  Le  pied,  oui,  mais  pas  l'œil. 

—  C'est-à-dire  que  vous  avez  des  vertiges? 

—  Oui;  le  vide  m'attire  irrésistiblement. 

—  Alors  nous  pouvons  prendre  par  ce  sentier,  qui  ne 
nous  offrira  pas  de  précipices,  mais  seulement  des  dif- 
ficultés de  terrain. 

—  Oh  !  pour  les  difTicultés  de  terrain,  cela  m'est  égal. 

—  Prenons  donc  ce  sentier,  il  nous  épargne  trois 
quarlb  d'heure  de  marche. 


40  LES   FRÈRES   CORSES 

—  Prenons  ce  sentier. 

Lucien  s'engagea  le  premier  à  travt.'rs^  un  petit  boif 
de  chênes  verts  dans  lequel  je  le  suivis. 

Diamante  marchait  à  cinquante  ou  soixante  pas  de 
nous,  battant  le  bois  à  droite  et  à  gauche,  et,  de  temps 
en  temps,  revenant  par  le  sentier,  remuant  gaiement  là 
queue  pour  nous  annoncer  que  nous  pouvions,  sans 
danger  et  confiants  dans  son  instinct,  continuer  tran- 
quillement notre  route. 

On  voyait  que,  comme  les  chevaux  à  deux  fins  de  ces 
demi-fashionables,  agents  de  change  le  matin,  lions  le 
soir,  et  qui  veulent  à  la  fois  une  bête  de  selle  et  de  ca- 
briolet, Diamante  était  dressé  à  chasser  le  bipède  et  le 
quadrupède,  le  bandit  et  le  sanglier. 

Pour  n'avoir  pas  l'air  d'être  tout  à  fait  étranger  aux 
mœurs  corses,  je  fis  part  de  mon  observation  à  Lucien. 

—  Vous  vous  trompez,  dit-il;  Diamante  chasse  effec- 
tivement à  la  fois  l'homme  et  l'animal  ;  mais  l'homme 
qu'il  chasse  n'est  point  le  bandit,  c'est  la  triple  race  du 
gendarme,  du  voltigeur  et  du  volontaire.- 

—  Comment,  demandai-je,  Diamante  est  donc  un 
chien  de  bandit? 

—  Comme  vous  le  dites.  Diamante  appartenait  à  un 
Orlandi ,  à  qui  j'envoyais  quelquefois,  dans  la  campa- 
gne, du  pain,  de  la  poudre,  des  balles,  les  différentes 
choses  enfin  dont  un  bandit  a  besoin.  Il  a  été  tué  par  un 
Colona,  etj'ai  reçu  le  lendemain  son  chien,  qui,  ayant 


LES  FRÈRES  CORSES  41 

l'habitude  de  venir  à  la  maison,  m'a  facilement  pris  en 
amitié. 

—  Mais  il  me  semble,  dis-je,  que,  de  ma  chambre,  ou 
plutôt  de  celle  de  votre  frère,  j'ai  aperçu  un  autre  chien 
que  Diamante  ? 

— Oui,  celui-là,  c'est  Brusco  ;  il  a  les  mêmes  qualités 
que  celui-ci  ;  seulement,  il  me  vient  d'un  Colona  qui  a 
été  tué  par  un  Orlandi  :  il  en  résulte  que,  lorsque  je  vais 
faire  visite  à  un  Colona,  je  prends  Brusco,  et  que, 
quand,  au  contraire,  j'ai  affaire  à  un  Orlandi,  je  déta- 
che Diamante.  Si  on  a  le  malheur  de  les  lâcher  tous 
les  deux  en  même  temps,  ils  se  dévorent.  Aussi,  conti- 
nua Lucien  en  riant  de  son  sourire  amer,  les  hommes 
peuvent  se  raccommoder,  eux,  faire  la  paix,  communier 
de  la  même  hostie,  les  chiens  ne  mangeront  jamais 
dans  la  même  écuelle. 

—  A  la  bonne  heure,  repris-je  à  mon  tour  en  riant, 
voilà  deux  vrais  chiens  corses  ;  mais  il  me  semble  que 
Diamante,  comme  tous  les  cœurs  modestes,  se  dérobe  à 
nos  louanges;  depuis  que  la  conversation  roule  sur  lui, 
nous  ne  l'avons  pas  aperçu. 

—  Oh  I  que  cela  ne  vous  inquiète  pas,  dit  Lucien. 
Je  sais  où  il  est. 

—  Et  où  est-il  sans  indiscrétion? 

—  H  est  au  Mucchio. 

J'allais  encore  hasarder  une  question  au  risque  de  fa- 
li^^acr  mon  interlocuteur,  losqu'un  hurlement  se  fit  en- 


42  LES  FRERES  CORSES 

lendre,  si  triste,  si  prolongé  et  si  lamentable,  que  je 
tressaillis  et  que  je  m'arrêtai  en  portant  la  main  sur  ie 
bras  du  jeune  homme. 

—  Qu'est-ce  que  cela  ?  lui  demandai-jo. 

—  Rien;  c'est  Diamante  qui  pleure. 

—  Et  qui  pleure-t-il? 

—  Son  maître...  Croyez-vous  donc  que  les  chiens 
soient  des  hommes,  pour  oublier  ceux  qui  les  ont  ai- 
més? 

—  Ah  !  je  comprends,  dis-je. 

Diamante  fit  entendre  un  second  hurlement  plus  "pro- 
longé, plus  triste  et  plus  lamentable  encore  que  le  pre- 
mier. 

—  Oui,  continuai-je,  son  maître  a  été  tué,  m'avez- 

vous  dit,  et  nous  approchons  de  l'endroit  où  il  a  été 

tué. 
— Justement,  et  Diamante  nous  a  quittés  pour  aller 

au  Mucchio. 

—  Le  Mucchio  alors,  c'est  la  tombe? 

■=-  Oui,  c'est-à-dire  le  monument  que  chaque  pas- 
saut,  en  y  jetant  une  pierre  et  une  branche  d'arbre, 
dresse  sur  la  fosse  de  tout  homme  assassiné.  Il  en  ré- 
sulte qu'au  lieu  de  s'affaisser  comme  les  autres  fosses 
sous  les  pas  de  ce  grand  niveleur  qu'on  appelle  le  temps, 
le  tombeau  de  la  victime  grandit  toujours,  symbole  de 
la  vengeance  qui  doit  lui  survivre  et  grandir  incessam- 
ment au  cœur  de  ses  nlus  proches  parents. 


LES  FRÈRES  CORSES  «3 

Dn  troisième  hurlement  retentit,  mais,  cette  fois,  si 
près  de  nous,  que  je  ne  pus  m'erapêcher  de  frissonner, 
quoique  la  cause  me  fût  parfaitement  connue. 

En  effet,  au  détour  d'un  sentier,  je  vis  blanchir,  aune 
vingtaine  de  pas  de  nous,  un  tas  de  pierres  formant  une 
pyramide  de  quatre  ou  cinq  pieds  de  hauteur.  C'était 
le  Mucchio. 

Au  pied  de  cet  étrange  monument,  Diamante  était 
assis,  le  cou  tendu,  la  gueule  ouverte.  Lucien  ramassa 
une  pierre,  et,  ôtant  son  bonnet,  s'approcha  du  Muc- 
chio. 

J'en  fis  autant,  me  modelant  de  tous  points  sur  lui. 

Arrivé  près  de  la  pyramide,  il  cassa  une  branche  de 
chêne  vert,  jeta  d'abord  la  pierre,  puis  la  branche;  puis 
enfin  fit  avec  le  pouce  ce  signe  de  croix  rapide,  habitude 
corse  s'il  en  fût,  et  qui  échappait  à  Napoléon  lui-même 
en  certaines  cirronstances  terribles. 

Je  l'imitai  jusqu'au  bout. , 

Puis  nous  nous  remîmes  en  routée,  silencieux  et  pen- 
sifs. 

Diamante  resta  en  arrière. 

Au  bout  de  dix  minutes,  à  peu  près,  nous  entendî- 
mes un  dernier  hurlement,  et  presque  aussitôt  Dia- 
mante, la  tête  et  la  queue  basses,  passa  près  de  nous, 
piqua  une  pointe  d'une  centaine  de  pas,  et  se  remit  à 
faire  son  métier  d'éclaireur. 


44  Li:s  ['nrr.KS  c.or.sKs 


VII 


Cependant  nous  avancions  toujours,  et,  comme  m'en 
avait  prévenu  Lucien,  le  sentier  devenait  de  plus  en 
plus  escarpé. 

Je  mis  mon  fusil  en  bandoulière,  car  je  vis  que  j'al- 
lais bientôt  avoir  besoin  de  mes  deux  mains.  Quant  à 
mon  guide,  il  continuait  de  marcher  avec  la  même  ai- 
sance, et  ne  paraissait  même  pas  s'apercevoir  de  la  dif- 
ficulté du  terrain. 

Après  quelques  minutes  d'escalade  à  travers  les  ro- 
ches, et  à  l'aide  de  lianes  et  de  racines,  nous  arrivâmes 
sur  une  espèce  de  plate-forme  dominée  par  quelques 
murailles  en  ruines.  Ces  ruines  étaient  celles  du  châ- 
teau de  Vicentello  d'Istria,  qui  formaient  le  but  de  notre 
voyage. 

Au  bout  de  cinq  minutes  d'une  nouvelle  escalade, 
plus  difficile  encore  et  plus  escarpée  que  la  première, 
Lucien,  arrivé  sur  la  dernière  terrasse,  me  tendit  la 
main  et  me  tira  à  lui. 

—  Allons,  allons,  me  dit-il,  vous  ne  vous  en  tirez 
pas  mal  pour  un  Parisien. 

—  Cela  tient  à  ce  que  le  Parisien  que  vous  venez  d'ai- 
der à  faire  sa  dernière  enjambée  a  déjà  fait  quelques 
excursions  de  ce  genre. 


LES  FRÈRES  CORSES  4$ 

—  C'est  vrai,  dit  Lucien  en  riant;  n'avez-vous  pas 
près  de  Paris  une  montagne  qu'on  appelle  Montmartre? 

—  Oui;  mais,  outre  Montmartre,  que  je  ne  renie 
pas,  j'ai  encore  gravi  quelques  autres  montagnes  qu'on 
appelle  le  Rigbi,  le  Faulborn,  la  Gemmi,  le  Vésuve, 
Stromboli,  l'Etna. 

—  Oh!  mais,  maintenant,  voilà  que,  tout  au  con- 
traire, c'est  vous  qui  allez  me  mépriser  de  ce  que  je 
n'ai  jamais  gravi  que  le  monte  Rotondo.  En  tout  cas, 
nous  voici  arrivés.  Il  y  a  quatre  siècles,- mes  aïeux  vous 
auraient  ouvert  leur  porte,  et  vous  auraient  dit  :  «  Soyez 
le  bienvenu  dans  notre  châtoau.  »  Aujourd'hui,  leur 
descendant  vous  montre  cette  brèche  et  vous  dit  : 
a  Soyez  le  bienvenu  dans  nos  ruines.  » 

—  Ce  château  a-t-il  donc  appartenu  à  votre  famille 
depuis  la  mort  de  Vicentello  d'Istria?  demandai-je 
alors,  reprenant  la  conversation  où  nous  l'avions 
laissée. 

—  Non  ;  mais,  avant  sa  naissance;  c'était  la  demeure 
de  notre  aïeule  à  tous,  la  fameuse  Savilia,  veuve  de 
Lucien  de  Franchi. 

—  N'y  a-t-il  pas  dans  Filippini  une  terrible  histoire 
sur  cette  femme? 

—  Oui...  S'il  faisait  jour,  vous  pourriez  encore  /oir 
d'ici  les  ruines  du  château  Je  Valle;  c'est  là  qu'habi- 
tait le  seigneur  de  Giudice,  aUssi  haï  qu'elle  était  ai- 
mée, aussi  laid  qu'elle  était  belle.  Il  en  devint  amou- 


M  LES  FRÈRKS  CORSES 

reux,  et,  comme  elle  ne  se  hàlait  pas  de  répondre  à  cet 
amour  selon  ses  désirs,  il  la  fit  prévenir  que,  si  elle  ne 
se  décidait  pas  à  l'accepter  pour  époux  dans  un  temps 
donné,  il  saurait  bien  l'enlever  de  force.  Savilia  lit 
semblant  de  céder  et  invita  Giudice  à  venir  dîner  avec 
elle.  Giudice,  au  comble  de  la  joie  et  oubliant  qu'il  n'é- 
tait parvenu  à  ce  résultat  flatteur  qu'à  l'aide  de  la  me- 
nace, se  rendit  à  l'invitation,  accompagné  de  quelques 
serviteurs  seulement.  Derrière  eux  ,  on  referma  la 
porte,  et,  cinq  minutes  après,  Giudice,  prisonnier, 
était  enfermé  dans  un  cachot. 

Je  passai  par  le  chemin  indiqué,  et  je  me  trouvai 
dans  une  espèce  de  cour  carrée. 

A  travers  les  .ouvertures  creusées  par  le  temps,  la 
lune  jetait  sur  le  sol,  jonché  de  décombres,  de  grandes 
flaques  de  lumière.  Toutes  les  autres  portions  de  ter- 
rain demeuraient  dans  l'ombre  projetée  par  les  mu- 
railles restées  debout. 

Lucien  tira  sa  montre. 

—  Ah  1  dit-il,  nous  sommes  de  vingt  minutes  en 
avance.  Asseyons-nous  ;  vous  devez  être  fatigué. 

Nous  nous  assîmes,  ou  plutôt  nous  nous  couchâmes 
sur  une  pente  gazonneuse  faisant  face  à  une  grande 
brèche. 

—  Mais  il  me  semble,  dis-je  à  mon  compagnon,  que 
vous  ne  m'avez  pas  raconté  l'histoire  entière. 

—  Non,  continua  Lucien  ;  car,  tous  les  matins  et 


LES  FRÈRES   CORSES  47 

tous  les  soirs,  Savilia  descendait  dans  le  cachot  atte- 
nant à  celui  où  était  enfermé  Giudice,  et,  là,  séparée  de 
lui  par  une  grille  seulement,  elle  se  déshabillait,  et,  se 
montrant  nue  au  captif  : 

B  —  Giudice,  lui  disait-8lle,  comment  un  homme 
aussi  laid  que  toi  a-t-il  jamais  pu  croire  qu'il  possède^ 
ratit  tout  cela  ! 

Ce  supplice  dura  trois  mois ,  se  renouvelant  deux 
fois  par  jour.  Mais,  au  bout  de  trois  mois,  grâce  à  une 
femme  de  chambre  qu'il  séduisit,  Giudice  parvint  à 
s'enfuir.  Il  revint  alors  avec  tous  ses  vassaux,  beaucoup 
plus  nombreux  que  ceux  de  Savilia,  prit  le  château 
d'assaut,  et,  s'étant  à  son  tour  emparé  de  Savilia,  l'ex- 
posa nue  dans  une  grande  cage  de  fer,  à  un  carrefour 
de  la  forêt  appelé  Bocca  di  Cilaccia,  offrant  lui-même 
la  clef  de  cette  cage  à  tous  ceux  que  sa  beauté  tentait 
en  passant:  au  bout  de  trois  jours  de  cette  prostitution 
publique,  Savilia  était  morte. 

—  Eh  bien,  mais,  remarquai -je,  lime  semble  que  vos 
aïeux  n'entendaient  pas  mal  la  vengeance,  et  qu'en  se 
tuant  tout  bonnement  d'un  coup  de  fusil  ou  d'un  coup 
de  poignard ,  leurs  descendants  sont  un  peu  dégé- 
nérés. 

—  Sans  compter  qu'ils  en  arriveront  à  ne  plus  se  tuer 
du  tout.  Mais,  au  moins,  reprit  le  jeune  homme,  cela 
ne  s'est  point  passé  ainsi  dans  notre  famille.  Les  deux 
fils  de  Savilia,  qui  étaient  à  Ajaccio  sous  la  garde  de 


48  LES   FHÏ-RES  CORSES 

leur  oncle,  furent  élevés  comme  de  vrais  Corses,  et 
continuèrent  de  faire  la  guerre  aux  fils  de  Giudice. 
Cette  guerre  dura  quatre  siècles,  et  a  fini  seulement, 
comme  vous  avez  pu  le  voir  sur  les  carabines  de  mon 
père  et  de  ma  mère,  le  21  septembre  1819,  à  onze  heu- 
res du  matin. 

—  En  effet,  je  me  rappelle  cette  inscription,  dont  je 
n'ai  pas  eu  le  temps  de  vous  demander  l'explication  ; 
car,  au  moment  môme  où  je  venais  de  la  lire,  nous  des- 
cendîmes pour  dîner. 

—  La  voici  :  De  la  famille  des  Giudice,  il  ne  restait 
plus,  en  1 81 9,  quedeux  frères  ;  de  la  famille  des  Franchi, 
il  ne  restait  plus  que  mon  père,  qui  avait  épousé  sa 
cousine.  Trois  mois  après  ce  mariage,  les  Giudice  ré- 
solurent d'en  finir  d'un  seul  coup  avec  nous.  L'un  des 
frères  s'embusqua  sur  la  route  d'Olmedo  pour  attendre 
mon  père ,  qui  revenait  de  Sartène,  tandis  que  l'autre, 
profitantde  cette  absence,  devait  donner  l'assaut  ànotre 
maison.  La  chose  fut  exécutée  selon  ce  plan,  mais 
tourna  tout  autrement  que  ne  s'y  attendaient  les  agres- 
seurs. Mon  père,  prévenu,  se  tint  sur  ses  gardes  ;  ma 
mère,  avertie,  rassembla  nos  bergers,  de  sorte  qu'au 
moment  de  cette  double  attaque  chacun  était  en  dé- 
fense :  mon  père  sur  la  montagne,  ma  mère  dans  ma 
chambre  môme.  Or,  au  bout  de  cinq  minutes  de  com- 
bat, les  deux  frères  Giudice  tombaient,  l'un  frappé  par 
mon  père,  l'autre  frappé  par  ma  mère.  En  voyant  choir 


LES  FRÈRES  CORSES  49 

son  ennemi,  mon  père  tira  sa  montre  ;  //  était  onze 
heures!  En  voyant  tomber  son  adversaire,  iri  mère  se 
retourna  vers  la  pendule  :  //  était  onze  heures!  Tout 
avait  été  fini  dans  la  même  minute ,  il  n'existait  plus 
de  Giudice,  la  race  était  détruite.  La  famille  Franchi, 
victorieuse ,  fut  désormais  tranquille  ,  et,  comme  elle 
avait  dignement  accompli  son  œuvre  pendant  celte 
guerre  de  quatre  siècles,  elle  ne  se  mêla  plus  de  rien  ; 
seulement,  mon  père  fit  graver  la  date  et  l'heure  de 
cet  étrange  événement  sur  la  crosse  de  chacune  des  ca- 
rabines qui  avaient  fait  le  coup,  et  les  accrocha  de  cha- 
que côté  de  la  pendule,  à  la  même  place  où  vous  les 
avez  vues.  Sept  mois  après,  ma  mère  accoucha  de  deux 
jumeaux,  l'un  desquels  est  votre  serviteur,  le  Corse  Lu- 
cien, et  l'autre  le  philantrophe  Louis,  son  frère. 

En  ce  moment,  sur  une  des  portions  de  terrain  éclai- 
rée par  la  lune,  je  vis  se  projeter  l'ombre  d'un  homme 
et  celle  d'un  chien. 

C'était  l'ombre  du  bandit  Orlandi  et  celle  de  notre 
ami  Diamante. 

En  même  temps,  nous  entendîmes  le  timi)re  de 
l'horloge  de  SuUacaro  qui  sonnait  lentement  neuf 
heures. 

Maître  Orlandi  était,  à  ce  qu'il  paraît,  de  l'opinion 
de  Louis  XV,  qui  avait,  comme  on  le  sait,  pour  maxime 
que  l'exactitude  est  la  politesse  des  rois. 

11  était  impossible  d'être  plus  exact  que  ne  l'était  ce 


:;0  LES  FRftiULS  CORSES 

roi  de  la  montagne,  au(|uel  Lucien  avait  donné  ren- 
dez-vous à  neuf  heures  sonnantes. 
En  l'apei'Cbvant,  nous  nous  lovâmes  tous  doux. 


VIII 

—  Vous  n'êtes  pes  seul,  monsieur  Lucien?  dit  le 
bandit. 

—  Ne  vous  inquiétez  pas  de  cela.  Orlandi  ;  monsieur 
est  un  ami  à  moi  qui  a  entendu  parler  de  vous  et  qui 
désirait  vous  faire  visite.  Je  n'ai  pas  cru  devoir  lui  re- 
fuser ce  plaisir. 

—  Monsieur  est  le  bienvenu  à  la  campagne,  dit  le 
bandit  en  s'inclinant  et  en  faisant  ensuite  quelques 
pas  vers  nous. 

Je  lui  rendis  son  salut  avec  la  plus  ponctuelle  poli- 
tesse. 

—  Vous  devez  déjà  être  arrivés  depuis  quelque 
temps?  continua  Orlandi. 

—  Oui,  depuis  vingt  minutes. 

—  C'est  cela  :  j'ai  entendu  la  voix  de  Diamante  quv 
hurlait  au  Mucchio,  et  déjà,  depuis  un  quart  d'heure, 
il  est  venu  me  rejoindre.  C'est  une  bonne  et  fidèle 
bête,  n'est-ce  pas,  monsieur  Lucien? 

—  Oui,  c'est  le  mot,  Orlandi,  bonne  et  fidèle,  reprit 
Lucien  en  caressant  Diamante. 


LES  FRÉUES  CORSES  SI 

—  Mais ,  puisque  vous  saviez  que  M.  Lucien  était 
là,  demandai-je,  pourquoi  n'êtes-vous  pas  venu  plus 
tôt? 

—  Parce  que  nous  n'avions  rendez-vous  qu'à  neuf 
heures,  répondit  le  bandit,  et  que  c'est  être  aussi 
inexact  d'arriver  un  quart  d'heure  plus  tôt  que  d'arrv- 
ver  un  quart  d'heure  plus  tard. 

—  Est-ce  un  reproche  que  vous  me  faites  ?  Orlandi, 
dit  en  riant  Lucien. 

—  Non,  monsieur  ;  vo'js  pouviez  avoir  vos  raisons 
pour  cela,  vous  ;  d'ailleurs,  vous  êtes  en  compagnie, 
et  c'est  probablement  à  cause  de  monsieur  que  vous 
avec  faussé  vos  habitudes  ;  car,  vous  aussi,  monsieur 
Lucien,  vous  êtes  exact,  et  je  le  sais  mieux  que  per- 
sonne ;  vous  vous  êtes,  Dieu  merci  1  dérangé  assez  sou- 
vent pour  moi. 

—  Ce  n'est  pas  la  peine  de  me  remercier  de  '^ela, 
Orlandi  ;  car  cette  fois-ci  sera  probablement  la  der- 
nière. 

—  N'avons-nous  pas  quelques  -mots  à  échanger  à  ce 
sujet,  monsieur  Lucien?  demanda  le  bandit, 

-^  Oui,  et,  si  vous  voulez  me  suivre,, . 

—  A  vos  ordres. 

Lucien  se  retourna  vers  moi. 

—  Vous  m'excuserez,  n'est-ce  pas?  me  dit-il. 

—  Comment  donc  !  faites. 

Tous  deux  s'éloignèrent,  et,  montant  sur  la  brèche 


52  LES  FRÈRES  CORSES 

par  laquelle  Orlandi  nous  était  apparu,  s'arrêtèrent  là 
debout,  se  détachant  en  vigueur  sur  la  lueur  do  la 
lune,  qui  semblait  baigner  les  contours  de  leurs  deux 
silhouettes  sombres  d'un  fluide  d'argent. 

Alors  seulement,  je  pus  regarder  Orlandi  avec  at- 
tention. 

C'était  un  homme  de  haute  taille,  portant  la  barbe 
dans  toute  sa  longueur  et  vêtu  exactement  de  la  même 
façon  que  le  jeune  de  Franchi,  à  l'exception  cependant 
que  ses  habits  portaient  la  trace  d'un  fréquent  contact 
avec  le  maquis  dans  lequel  vivait  leur  propriétaire,  les 
ronces  à  travers  lesquels  plus  d'une  fois  il  avait  été 
obligé  de  fuir,  et  la  terre  sur  laquelle  il  couchait  cha- 
que nuit. 

Je  ne  pouvais  entendre  ce  qu'ils  disaient,  d'abord 
parce  qu'ils  étaient  à  une  vingtaine  de  pas  de  moi,  en- 
suite parce  qu'ils  parlaient  le  dialecte  corse. 

Mais  je  m'apercevais  facilement  à  leurs  gestes  que  le 
bandit  réfutait,  avec  une  grande  chaleur,  une  suite  de 
raisonnements  que  le  jeune  homme  exposait  avec  un 
calme  qui  faisait  honneur  à  l'impartialité  qu'il  mettait 
dans  cette  affaire. 

Enfin,  les  gestes  d'Orlandi  devinrent  moins  fréquents 
et  plus  énergiques;  sa  parole  elle-même  sembla s'alan- 
guir;  sur  une  dernière  observation,  il  baissa  la  tète; 
puis  enfin,  au  bout  d'un  instant,  tendit  la  main  au 
jeune  homme. 


LES  FRÈRES  CORSES  83 

La  conférence,  selon  toute  probabilité^  était  Cnie; 
car  tous  deux  revinrent  vers  moi. 

—  Mon  cher  hôte,  me  dit  le  jeune  homme,  voici 
Orlandi  qui  désire  vous  serrer  la  main  pour  vous  re- 
mercier. 

—  Et  de  quoi  ?  lui  demandai-je. 

—  Mais  de  vouloir  bien  être  un  de  ses  parrains.  Je 
me  suis  engagé  pour  vous. 

—  Si  vous  vous  êtes  engagé  pour  moi,  vous  com- 
prenez que  j'accepte  sans  même  savoir  de  quoi  il  est 
question. 

Je  tendis  la  main  au  bandit,  qui  me  fit  Thonneur  de 
la  toucher  du  bout  des  doigts. 

-  De  cette  façon,  continua  Lucien,  vous  pourrez 
dire  à  mon  frère  que  tout  est  arrangé  selon  ses  désirs, 
et  même  que  vous  avez  signé  au  contrat. 

—  n  y  a  donc  un  mariage? 

—  Non,  pas  encore  ;  mais  peut-être  cela  viendra -t-il. 
Un  sourire  dédaigneux  passa  sur  les  lèvres  du  ban- 
dit. 

—  La  paix,  dit-il,  puisque  vous  la  voulez  absolu- 
ment, monsieur  Lucien,  mais  pas  d'alliance  :  ceci  n'est 
point  porté  au  traité. 

—  Non,  dit  Lucien,  c'est  seulement  écrit,  selon  toute 
probabilité,  dans  l'avenir.  Mais  parlons  d'autre  chose. 
N'avez-vous  rien  entendu  pendant  que  je  causais  avec 
Orlandi  ? 


84  LES  FRÈRES  CORSES 

—  l)e  ce  que  vous  disiez? 

—  Non,  mais  de  ce  que  disait  un  faisan  dans  les  en- 
virons d'ici. 

—  En  effet,  il  me  semble  que  j'ai  entendu  coqueter  ; 
mais  j'ai  cru  que  je  me  trompais. 

—  Vous  ne  vous  trompiez  pas  :  il  y  a  un  coq  bran- 
ché dans  le  grand  châtaignier  que  vous  savez,  monsieur 
Lucien,  à  cent  pas  d'ici.  Je  l'ai  entendu  tout  à  l'heure 
en  passant. 

—  Eh  bien,  mais,  dit  gaiement  Lucien,  il  faut  lo 
manger  demain. 

~  Il  serait  déjà  à  bas,  dit  Orlandi,  si  je  n'avais  pas 
craint  qu'on  ne  crût  au  village  que  je  tirais  sur  autre 
chose  qu'un  faisan. 

—  J'ai  prévenu,  dit  Lucien.  A  propos,  ajouta-Hl  en 
se  retournant  vers  moi  et  en  rejetant  sur  son  épaule 
son  fusil  qu'il  venait  d'armer,  à  vous  Fhonneur. 

—  Un  instant!  je  ne  suis  pas  si  sûr  que  vous  de  mon 
coup,  moi;  et  je  tiens  beaucoup  à  manger  ma  part  de 
votre  faisan  :  ainsi,  tirez-le. 

—  Au  fait,  dit  Lucien,  vous  n'avez  pas  comme  nous 
l'habitude  de  la  chasse  de  nuit,  et  vous  tireriez  certai- 
nement trop  bas;  d'ailleurs,  si  vous  n'avez  rien  à  faire 
demain  dans  la  journée,  vous  prendrez  votre  revanche. 


LES  FRÈRES    CORSES  55 


IX 


Nous  sortîmes  des  ruines  par  le  côté  opposé  où  nous 
étions  entrés,  Lucien  marchant  le  premier. 

Au  moment  où  nous  meltiousle  pied  dans  le  maquis, 
le  faisan,  se  dénonçant  lui-même,  se  mit  à  coqueler  de 
aouveau. 

Il  était  à  quatre-vingts  pas  de  nous,  à  peu  près,  caché 
dans  les  branches  d'un  châtaignier  dont  l'approche  était 
de  tous  côtés  défendue  par  un  épais  maquis. 

—  Comment  arriverez-vous  à  lui  sans  qu'il  vous 
entende?  demandai-je  à  Lucien.  Cela  ne  me  paraît  pas 
facile. 

—  Non,  me  répondit- il  ;  si  je  pouvais  seulement  le 
voir,  je  le  tirerais  d'ici. 

—  Comment  d'ici  ?  avez-vous  un  fusil  qui  tue  les 
faisans  à  quatre-vingts  pas  ? 

—  A  plomb,  non;  à  balle,  oui. 

—  Ah  !  à  balle,  n'en  parlons  plus,  c'e:t  autre  chose; 
et  vous  avez  bien  fait  de  vous  charger  du  coup. 

—  Voulez-vous  le  voir?  demanda  Orlandi. 

—  Oui,  dit  Lucien,  j'avoue  que  cela  me  ferait  plaisir. 

—  Attendez,  alors. 

Et  Orlandi  se  mit  à  imiter  le  gloussement  de  la  poule 
faisane. 


50  LES   FRERES  COnSES 

Au  môme  instant,  sans  apercevoir  le  faisan,  nous  vî- 
mes un  mouvement  dans  les  feuilles  du  chAlaignier 
le  faisan  montait  de  branche  en  branche,  tout  en  ré 
pondant  par  son  coquetage  aux  avances  que  lui  faisai' 
Orlandi. 

Enfin,  il  parut  à  la  cime  de  l'arbre  parfaitement  vi- 
sible, et  se  détachant  en  vigueur  sur  le  blanc  mat  du 
ciel. 

Orlandi  se  tut  et  le  faisan  demeura  immobile. 

Au  même  instant,  Lucien  abaissa  son  fusil,  et,  après 
avoir  ajusté  une  seconde,  lâcha  le  coup. 

Le  faisan  tomba  comme  une  pelote. 

—  Va  chercher  I  dit  Lucien  à  Diamante. 

Le  chien  s'élança  dans  le  maquis,  et,  cinq  minutes 
après,  revint  le  faisan  dans  la  gueule. 
La  balle  avait  traversé  le  corps  de  celui-ci. 

—  Voilà  un  beau  coup,  dis-je,  et  dont  je  vous  fais 
mon  compliment,  surtout  avec  un  fusil  double. 

—  Oh  I  dit  Lucien,  il  y  a  moins  de  mérite  à  ce  que 
j'ai  fait  que  vous  ne  le  pensez;  un  des  canons  est  rayé 
et  porte  la  balle  comme  une  carabine. 

—  N'importe!  même  avec  une  carabine  le  coup  mé- 
riterait encore  une  mention  honorable. 

—  Bah  1  dit  Orlandi,  avec  une  carabine,  M.  Lucien 
touche  à  trois  cents  pas  une  pièce 71e  cinq  francs. 

—  Et  tirez-vous  le  pistolet  aussi  bien  que  le  fusil? 

—  Mais,  dit  Lucien,  à  peu  près;  à  vingt-cinq  pas,  je 


LES  FRÈRES  CORSES  57' 

couperai  toujours  six  balles  sur  douze  à  la  lame  d'un 
couteau. 
J'ôtai  mon  chapeau  et  je  saluai  Lucien. 

—  Et  votre  frère,  lui  demandai-je,  est-il  de  votre 
force  ? 

—  Mon  frère?  reprit-il.  Pauvre  Louis!  il  n'a  jamais 
touché  ni  un  fusil  ni  un  pistolet.  Aussi  ma  crainte  est- 
elle  toujours  qu'il  ne  se  fasse  à  Paris  quelque  mauvaise 
affaire  ;  car,  brave  comme  il  est,  et  pour  soutenir  l'hon- 
neur du  pays,  il  se  fej^ait  tuer. 

Et  Lucien  poussa  le  faisan  dans  la  poche  de  sa 
grande  poche  de  velours. 

—  Maintenant,  dit-il,  mon  cher  Orlandi,  à  demain. 

—  A  demain,  monsieur  Lucien. 

—  Je  connais  votre  exactitude  ;  à  dix  heures,  vous, 
vos  amis  et  vos  parents,  vous  serez  au  bout  de  la  rue, 
n'est-ce  pas?  Du  côté  de  la  montagne,  à  la  même  heure, 
te  au  bout  opposé  de  la  rue,  Colona  se  trouvera  de  son 
côté  avec  ses  parents  et  ses  amis.  Nous,  nous  serons  sur 
les  marches  de  l'église. 

—  C'est  dit,  monsieur  Lucien;  merci  de  la  peine. 
Et  vous,  monsieur,  continua  Orlandi  en  se  tournant  de 
mon  côté  et  en  me  saluant,  merci  de  l'honneur. 

Et,  sur  cet  échange  de  compliments,  nous  nous  sé- 
parâmes. Orlandi,  rentrant  dans  le  maquis,  et  nous 
reprenant  le  chemin  du  village. 

Quant  à  Diamante,  il  resta  un  moment  indécis  entre 


5S  LKS    rni^UKS  COIISKS 

Orlandi  et  nous,  regarda  ni  alU'rnalivomcnt  à  droile  et 
à  gauche.  Après  cinq  mimitos  d'hésitation,  il  nous  fit 
l'honneur  de  nous  donner  la  préférence. 

J'avoue  que  je  n'avais  pas  été  sans  in(|uiétude,  lors- 
que j'escaladais  la  double  muraille  de  roches  dont  j'ai 
parlé,  sur  la  manière  dont  jo  descendrais  ;  la  descente, 
on  le  sait,  étant,  en  général,  bien  autrement  diflicilo 
que  la  montée. 

Je  vis  avec  un  certain  plaisir  que  Lucien,  devinant 
sans  doute  ma  pensée,  prenait  un  autre  chemin  que 
celui  par  lequel  nous  étions  venus. 

Cette  route  m'offrait  encore  un  autre  avantage,  c'é- 
tait celui  de  la  conversation  qu'interrompaient  naturel- 
lement les  endroits  escarpés. 

Or,  comme  la  pente  était  douce  et  le  chemin  facile, 
je  n'eus  pas  fait  cinquante  pas,  que  je  me  laissai  aller 
à  mes  interrogations  habituelles. 

—  Ainsi,  dis-je,  la  paix  est  faite? 

—  Oui,  et,  comme  vous  avez  pu  voir,  ce  n'est  pas 
sans  peine.  Enfin,  je  lui  ai  fait  comprendre  que  toutes 
les  avances  étaient  faites  par  les  Colona.  D'abord,  ils 
avaient  eu  cinq  hommes  tués,  tandis  que  les  Orlandi 
n'en  avaient  eu  que  quatre.  Les  Colona  avaient  con- 
senti hier  à  la  réconciliation,  tandis  que  les  Orlandi 
l'y  consentaient  qu'aujourd'hui.  Enfin,  les  Colona  s'en- 
gageaient à  rendre  publiquement  une  poule  vivante 
aux  Orlandî,  concession  qui  prouvait  qu'ils  reconnais- 


LES  FKÈRES  CORSES  59 

sent  avoir  eu  tort.   Cette  dernière  considération  l'a 
déterminé. 

-  Et  c'est  demain  que  cette  touchante  réconciliation 
doit  avoir  lieu  ? 

—  Demain,  à  dix  heures.  Vous  voyez  que  vous  n'ê- 
tes pas  encore  trop  malheureux.  Vous  espériez  voir  uno 
vendette  ! 

Le  jeune  homme  reprit  en  riant  d'un  rire  amer  : 

—  Bah!  la  belle  chose  qu'une  vendette.  Depuis  qua- 
tre cents  ans,  en  Corse,  on  n'entend  parler  que  de  cela. 
Vous  verrez  une  réconciliation,  Ahl  c'est  bien  autre- 
ment rare  qu'une  vendette. 

Je  me  mis  à  rire. 

—  Vous  voyez  bien,  me  dit-il,  que  vous  riez  de  nous, 
et  vous  avez  raison  ;  nous  sommes,  en  vérité,  de  drôles 
de  gens. 

—  Non,  lui  dis-je,  je  ris  d'une  chose  ârange,  c'est 
de  vous  voir  furieux  contre  vous-même  d'avoir  si  bien 
réuî-si. 

—  N'est-ce  pas  ?  Ah  1  si  vous  aviez  pu  me  compren- 
dre, vous  eussiez  admiré  mon  éloquence.  Mais  revenez 
dans  dix  ans,  et,  soyez  tranquille,  tout  ce  monde  parlera 
français. 

—  Vous  êtes  un  excellent  avocat. 

—  Non  pas,  entendons-nous,  je  suis  arbitre.  Que 
diable  voulez-vous!  le  devoir  d'un  arbitre,  c'est  la  con- 
ciliation. On  me  nommerait  arbitre  entre  le  bon  Dieu 


60  LES  Fi;i:iîES  CORSES 

et  Satan,  que  je  tâcherais  de  les  raccommoder,  quoi- 
qu'aii  fond  du  cœwr  je  serais  bien  convaincu  qu'en 
m'écoutant,  le  bon  Dieu  ferait  une  sottise. 

Comme  je  vis  que  ce  genre  d'entretien  ne  faisait 
qu'aigrir  mon  compagnon  de  route,  je  laissai  tomber 
h  conversation,  et,  comme,  de  son  côté,  il  n'essaya  pas 
de  la  relever,  nous  arrivâmes  à  la  maison  sans  avoir 
prononcé  un  mot  de  plus. 


X 


Griffo  attendait. 

Avant  que  son  maître  lui  adressât  une  parole,  il 
avait  fouillé  dans  la  poche  de  sa  veste  et  en  avait  tiré 
le  faisan.  Il  avait  entendu  et  reconnu  le  coup  de  fusil. 

Madame  de  Franchi  n'était  pas  encore  couchée  ;  seu- 
lement, elle  s'était  retirée  dans  sa  chambre  en  char- 
geant Griffo  de  prier  son  fils  d'entrer  chez  elle  avant 
de  se  coucher. 

Le  jeune  homme  s'informa  si  je  n'avais  besoin  de 
rien,  et,  sur  ma  réponse  négative,  me  demanda  la  per- 
mission de  se  rendre  aux  ordres  de  sa  mère. 

Je  lui  donnai  toute  liberté  et  je  montai  dans  ma 
chambre. 

Je  la  revis  avec  un  certain  orgueil.  Mes  études  sur 
les  analogies  ne  m'avaient  pas  trompé,  et  j'étais  lier 


LES   FRÈRES   CORSES  61 

d'avoir  deviné  le  caractère  de  Louis  comme  j  eusse  de- 
viné celui  de  Lucien. 

Je  me  déshabillai  donc  lentement,  et,  après  avoir  pris 
les  Orientales  de  Victor  Hugo  dans  la  bibliothèque  du 
futur  avocat,  je  me  mis  au  lit,  plein  de  la  satisfaction 
de  moi-même. 

Je  venais  de  relire  pour  la  centième  fois  le  Feu  du  ciel 
lorsque  j'entendis  des  pas  qui  montaient  l'escalier  et  qui 
s'arrêtaient  tout  doucement  à  ma  porte;  je  me  doutai 
que  c'était  mon  hôte  qui  venait  avec  l'intention  de  me 
souhaiter  le  bonsoir,  mais  qui,  craignant  sans  doute 
que  je  ne  fusse  déjà  endormi,  hésitait  à  ouvrir  la  porte. 

—  Entrez,  dis-je  en  posant  mon  livre  sur  la  table  de 
nuit. 

Effectivement,  la  porte  s'ouvrit  et  Lucien  parut. 

—  Excusez,  me  dit-il,  mais  il  me  semble,  en  y  réflé- 
chissant, que  j'ai  été  si  maussade  ce  soir,  que  je  n'ai 
pas  voulu  me  coucher  sans  vous  faire  mes  excuses  ;  je 
viens  donc  faire  amende  honorable,  et,  comme  vous 
paraissez  encore  avoir  bon  nombre  de  questions  à  mo 
faire,  me  mettre  à  votre  entière  disposition. 

—  Merci  cent  fois,  lui  uis-je  ;  grâce  à  votre  obli- 
geance, aif  contraire,  je  suis  à  peu  près  édifié  sur  tout 
ce  que  je  voulais  savoir,  et  il  ne  me  reste  à  apprendre 
qu'une  chose  que  je  me  suis  promis  de  ne  pas  vous  de- 
mander. 

—  Puurauoi? 


62  LES  FRÈI\ES  CORSES 

—  Parce  qu'elle  serait  véritablement  par  trop  indis- 
crète. Cependant,  je  vous  en  préviens,  no  me  pressez 
pas  ;  je  ne  réponds  pas  de  moi. 

—  Eh  l)ien,  alors,  laissr'^-vous  aller  :  c'est  une  mau- 
vaise chose  qu'une  curiosité  qui  n'est  point  satisfaite  ; 
cela  éveille  naturellement  des  suppositions,  et,  sur  trois 
suppositions,  il  y  en  a  toujours  deux  au  moins  qui  sont 
plus  préjudiciables  à  celui  qui  en  est  l'objet  que  ne  se- 
rait la  vérité. 

—  Rassurez-vous  sur  ce  point  :  mes  suppositions  les 
plus  injurieuses  à  votre  égard  me  mènent  tout  simple- 
ment à  croire  que  vous  êtes  sorcier. 

Le  jeune  homme  se  mit  à  rire. 

—  Diable!  dit-il  vous  allez  me  rendre  aussi  curieux 
aue  vous  ;  parlez-donc,  c'est  moi  qui  vous  en  prie. 

— •  Eh  bien,  vous  avez  eu  la  bonté  d'éclaircir  tout  ce 
qii  était  obscur  pour  moi,  moins  un  seul  point  :  vous 
m'ivez  montré  ces  belles  armes  historiques  que  je  vous 
dea  anderai  la  permission  de  revoir  avant  mon  départ. 

—  Et  d'une. 

—  Vous  m'avez  expliqué  ce  que  signifiait  cette  dou- 
ble et  semblable  inscription  sur  la  crosse  des  deux  ca- 
rabines. 

—  Et  de  deux. 

—  "Vous  m'avez  l'ait  comprendre  comment,  grâce  au 
phénomène  de  votre  naissance,  vous  éprouvez,  quoique 
à  trois  cents  lieues  de  lui,  les  sensations  que  ressent 


iES  FRERES  CORSES  63 

votre  frère,  comme  ae  son  côté,  sans  doute,  il  éprouve 
les  vôtres, 
>—  Et  de  trois, 

—  Mais,  lorsque  madame  de  Franchi,  à  propos  de  ce 
sentiment  de  tristesse  que  vous  avez  éprouvé,  et  qui 
vous  l'ait  croire  â  quelque  événement  fâcheux  arrivé  à 
votre  frère,  vous  a  demandé  si  vous  étiez  sûr  qu'il  ne 
fût  pas  mort ,  vous  avez  répondu  :  «  Non,  s'il  était 
mort,  je  l'aurais  revu.  » 

—  Oui,  c'est  vrai,  j'ai  répondu  cela. 

—  Eh  bien,  si  l'explication  de  ces  paroles  peut  en- 
trer dans  une  oreille  profane,  expliquez-les-moi,  je  vous 
prie. 

La  figure  du  jeune  homme  avait  pris,  à  mesure  que 
je  parlais,  une  teinte  si  grave,  que  je  prononçai  les  der- 
niers mots  en  hésitant. 

Il  se  fît  même,  après  que  j'eus  cessé  de  parler,  un 
moment  de  silence  entre  nous  deux. 

—  Tenez,  lui  dis-je,  je  vois  bien  que  j'ai  été  indis- 
cret; prenons  que  je  n'ai  rien  dit. 

—  Non,  me  dit-il;  seulement,  vous  êtes  un  homme 
du  monde,  et,  par  conséquent,  vous  avez  l'esprit  quel- 
que peu  incrédule.  Eh  bien,  je  crains  de  vous  voii' 
traiter  de  superstition  une  ancienne  tradition  de  familî^j 
qui  subsiste  chez  nous  depuis  quatre  cents  ans. 

—  Écoutez,  lui  dis-je,  je  vous  jure  une  chose,  c'est 
que  personne,  sous  le  rapport  des  légendes  et  des  tra- 


64  LES   FRÈRES  COnSî-S 

ditions,  n'est  plus  crédule  que  moi,  et  il  y  a  même  des 
choses  auxquelles  je  crois  tout  particulièrement  :  c'est 
aux  choses  impossibles. 

—  Ainsi,  vous  croiriez  aux  apparitions? 

—  Voulez-vous  que  je  vous  dise  ce  qui  m'est  arrive 
à  moi-même  ? 

—  Oui,  cela  m'encouragera. 

—  Mon  père  est  mort  en  4807  ;  par  conséquent,  je 
n'avais  pas  encore  trois  ans  et  demi  ;  comme  le  méde- 
cin avait  annoncé  la  fin  prochaine  du  malade,  on  m'a- 
vait transporté  chez  une  vieille  cousine  qui  habitait  une 
maison  entre  cour  et  jardin. 

»  Elle  m'avait  dressé  un  lit  en  face  du  sien,  m'y  avai 
couché  à  mon  heure  ordinaire,  et,  malgré  le  malheur 
qui  me  menaçait  et  duquel  je  n'avais  d'ailleurs  pas  la 
conscience,  je  m'étais  endormi;  tout  à  coup  on  frappe 
'^rois  coups  violents  à  la  porle  de  notre  chambre  ;  je  me 
réveille,  je  descends  de  mon  lit  et  je  m'achemine  vers 
la  porte. 

»  —  Où  vas-tu?  me  demanda  ma  cousine. 

»  Réveillée  comme  moi  par  ces  trois  coups,  elle  ne 
pouvait  maîtriser  une  certaine  terreur,  sachant  bien 
que,  puisque  la  première  porte  de  la  rue  était  fermée, 
personne  ne  pouvait  frapper  à  la  porte  de  la  chambre 
où  nous  étions. 

»  —  Je  vais  ouvrir  à  papa,  qui  vient  me  dire  adieu, 
répondis-je. 


LES  FRÈRES  CORSES  C5 

»  Ce  fut  elle  alors  qui  sauta  à  bas  du  lit  et  qui  me 
recoucha  malgré  moi  ;  car  je  pleurais  fort,  criant  tou- 
jours : 

»  —  Papa  est  à  la  porte,  et  je  veux  voir  papa  avant 
qu'il  s'en  aille  pour  toujours, 

—  Et  depuis,  cette  apparition  s'est-elle  renouvelée? 
demanda  Lucien. 

—  Non,  quoique  bien  souvent  je  l'aie  appelée;  mais, 
peut-être  aussi,  Dieu  accorde-t-il  à  la  pureté  de  l'en- 
fant des  privilèges  qu'il  refuse  à  la  corruption  do 
l'homme. 

—  Eh  bien,  me  dit  en  souriant  Lucien,  dans  notre 
famille,  nous  sommes  plus  heureux  que  vous. 

—  Vous  revoyez  vos  parents  morts  ? 

—  Toutes  les  fois  qu'un  grand  événement  va  s'accom- 
plir ou  s'est  accompli. 

—  Et  à  quoi  attribuez-vous  ce  privilège  accordé  à 
votre  famille  ? 

—  Voici  ce  qui  s'est  conservé  chez  nous  comme  tradi- 
tion :  je  vous  ai  dit  que  Savilia  mourut  laissant  deux  fils. 

—  Oui,  je  me  le  rappelle. 

—  Ces  deux  fils  grandirent,  s'aimant  de  tout  l'amour 
qu'ils  eussent  reporté  sur  leurs  autres  parents,  si  leurs 
autres  parents  eussent  vécu.  Ils  se  jurèrent  donc  que 
rien  ne  pourrait  les  séparer,  pas  même  la  mort  ;  et,  à 
la  suite  de  je  ne  sais  quelle  puissante  conjuration,  ils 
écrivirent,  avec  leur  sang,  sur  un  morceau  de  parche- 


6«  LES  FUftRKS  CORSES 

min  qu'ils  échangèrent,  lo  serment  réciproque  que  le 
premier  mort  apparaîtrait  à  l'autre,  d'abord  au  moment 
de  sa  propre  mort,  puis  ensuite  dans  tous  les  moments 
suprêmes  de  sa  vie.  Trois  mois  après,  l'un  des  deux 
frères  fut  tue  dans  une  embuscade,  au  moment  même 
où  l'autre  cachetait  une  lettre  qui  lui  était  destinée  ; 
mais,  comme  il  venait  d'appuyer  sa  bague  sur  la  cire 
encore  brûlante,  il  entendit  un  soupir  derrière  lui,  et, 
se  retournant,  il  vit  son  frère  debout  et  la  main  ap- 
puyée sur  son  épaule,  quoiqu'il  ne  sentît  pas  celte  main. 
Alors,  par  un  mouvement  machinal,  il  lui  tendit  la 
lettre  qui  lui  était  destinée  ;  l'autre  prit  la  lettre  et  dis- 
parut. La  veille  de  sa  mort,  il  le  revit.  Sans  doute  les 
deux  frères  ne  s'étaient  pas  seulement  engagés  pour 
eux,  mais  encore  pour  leurs  descendants  ;  car,  depuis 
cette  époque,  les  apparitions  se  sont  renouvelées,  non- 
seulement  au  moment  de  la  mort  de  ceux  qui  trépas- 
saient, mais  encore  à  la  veille  de  tous  les  grands  évé- 
nements. 

—  Et  avez-vous  jamais  eu  quelque  apparition  ? 

—  Non  ;  mais,  comme  mon  père,  pendant  la  nuit  qui 
a  précédé  sa  mort,  a  été  prévenu  par  son  père  qu'il  al- 
lait mourir,  je  présume  que  nous  jouirons,  mon  frère 
et  moi,  du  privilège  de  nos  ancêtres,  n'ayant  rien  fait 
pour  démériter  de  cette  faveur. 

—  Et  ce  privilège  est  accordé  aux  mâles  de  la  famille 
seulement? 


LES  FRÈRES  CORSES  M 

—  Oui. 

—  C'est  étrange  ! 

—  C'est  comme  cela. 

Je  regardais  ce  jeune  homme  qui  me  disait,  froid,  ^ 
grave  et  calme,  une  chose  regardée  comme  impossible, 
et  je  répétais  avec  Hamlet  : 

There  are  more  things  in  heav'n  and  earth,  HoratiOj 
Than  are  dreamt  of  in  your  philosophy. 

A  Paris,  j'eusse  pris  ce  jeune  homme  pour  un  mysti- 
ficateur; mais,  au  fond  de  la  Corse,  dans  un  petit  vil- 
lage ignoré,  il  fallait  tout  bonnement  le  considérer  ou  ■ 
comme  un  fou  qui  se  trompait  de  bonne  foi,  ou  comme 
un  être  privilégié  plus  heureux  ou  plus  malheureux  que 
les  autres  hommes, 

—  Et,  maintenant,  me  dit-il  après  un  long  silence, 
savez-vous  tout  ce  que  vous  voulez  savoir? 

—  Oui,  merci,  répondis-je  ;  je  suis  touché  de  votre 
confiance  en  moi,  et  je  vous  promets  de  garder  le  se- 
cret. 

—  Oh  1  mon  Dieu,  me  dit-il  en  souriant,  il  n'y  a 
point  de  secret  là  dedans,  et  le  premier  paysan  du  vil- 
lage vous  aurait  raconté  cette  histoire  comme  je  vous 
la  raconte î  seulement,  j'espère  qu'à  Paris  mon  frère 
ne  se  sera  point  vanté  de  ce  privilège,  qui  aurait  pro- 
bablement pour  résultat  de  lui_  faire  rire  au  nez  par 


C^  LES  FnftKES  CORSES 

les  h  mmcs,  et  de  donner  des  attaques  de  nerfs  aux 
femmes. 

Et,  à  ces  mots,  il  so  leva,  et,  me  souhaitant  le  bon- 
soir, se  retira  dans  sa  chambre. 

Quoique  fatigué,  j'eus  quelque  peine  à  m'endormir; 
encore  mon  sommeil,  une  fois  venu,  fut-il  agité. 

Je  revoyais  confusément,  dans  mon  rêve,  tous  les 
personnages  avec  lesquels  j'avais  été  mis  en  relation 
pendant  cette  journée,  mais  formant  entre  eux  une  ac- 
tion confuse  et  sans  suite.  Au  jour  seulement,  je  m'en- 
dormis d'un  sommeil  réel,  et  ne  me  réveillai  qu'au  son 
de  la  cloche  qui  semblait  battre  à  mes  oreilles. 

Je  tirai  ma  sonnette,  car  mon  sensuel  prédécesseur 
avait  poussé  le  luxe  jusqu'à  avoir  à  la  portée  de  sa  main 
le  cordon  d'une  sonnette ,  la  seule  sans  doute  qui 
existât  dans  tout  le  village. 

Aussitôt  Griffo  parut,  de  l'eau  chaude  à  la  main. 

Je  vis  que  M.  Louis  de  Franchi  avait  assez  bien 
dressé  cet  espèce  de  valet  de  chambre. 

Lucien  avait  déjà  demandé  deux  fois  si  j'étais  ré- 
veillé, et  avait  déclaré  qu'à  neuf  heures  et  demie,  si  je 
ne  remuais  pas,  il  entrerait  dans  ma  chambre. 

Il  était  neuf  heures  vingt-cinq  minutes,  aussi  ne  tar- 
dai-je  pas  à  le  voir  paraître. 

Cette  fois,  il  était  vêtu  en  Français,  et  même  en  Fran- 
çais élégant.  Il  portait  une  redingote  noire,  un  gilet  de 
fantaisie,  et  un  pantalon  blanc  ;  car,  au  commencement 


LES  FRÈRES  CORSES  fi9 

de  mars,  on  porte  déjà  depuis  longtemps  des  pantalons 
blancs  en  Corse. 

Il  vit  que  je  le  regardais  avec  une  certaine  sur- 
prise. 

—  Vous  admirez  ma  tenue,  me  dit-il  ;  c'est  une  nou- 
velle preuve  que  je  me  civilise. 

—  Oui,  ma  foi,  répondis-je,  et  je  vous  avoue  que  je 
ne  suis  pas  médiocrement  étonné  de  trouver  un  tailleur 
de  cette  force  à  Ajaccio.  Mais,  moi,  avec  mon  costume 
de  velours,  je  vais  avoir  l'air  de  Jean  de  Paris  auprès 
de  vous. 

—  Aussi,  ma  toilette  est-elle  de  l'Humanntout  pur; 
rien  que  cela,  mon  cher  hôte.  Comme  nous  sommes, 
mon  frère  et  moi,  absolument  de  la  même  taille,  mon 
frère  m'a  fait  cette  plaisanterie  de  m'envoyer  une  garde- 
robe  complète,  que  je  n'endosse,  comme  vous  le  pen- 
sez bien,  que  dans  les  grandes  occasions  :  quand  M.  le 
préfet  passe;  quand  M.  le  général  commandant  le 
quatre-vingt-sixième  département  fait  sa  tournée  ;  ou 
bien  encore  quand  je  reçois  un  hôte  comme  vous,  et 
que  ce  bonheur  se  combine  avec  un  événement  aussi 
solennel  que  celui  qui  va  s'accomplir. 

Il  y  avait  dans  ce  jeune  homme  une  ironie  éternelle 
conduite  par  un  esprit  supérieur,  qui,  tout  en  mettant 
son  interlocuteur  mal  à  l'aise  avec  lui,  ne  dépassait  ce- 
pendant jamais  les  bornes  d'une  parfaite  convenance. 

Je  me  contentai  donc  de  m'incliner  en  signe  do  re- 


70  LES  FRftnES  CORSES 

merciment,  tandis  qu'il  passait,  avec  toutes  les  précau- 
tions d'usage,  un  paire  de  gants  jaunes  moulés  sur  sa 
main  par  Boivin  ou  par  Rousseau. 

Dans  cette  tenue,  il  avait  véritablement  l'air  d'un 
élégant  Parisien. 

Pendant  ce  temps,  j'achevais  moi-môme  ma  toi- 
lette. 

Dix  heures  moins  un  quart  sonnèrent. 

—  Allons,  médit  Lucien,  si  vous  voulez  voir  le  spec- 
tacle, je  crois  qu'il  est  temps  que  nous  prenions  nos 
stalles;  à  moins,  toutefois,  que  vous  ne  préfériez  déjeu- 
ner, ce  qui  serait  bien  plus  raisonnable,  ce  me  semble. 

—  Merci  ;  je  mange  rarement  avant  onze  heures  ou 
midi  ;  je  puis  donc  faire  face  aux  deux  opérations, 

—  Alors,  venez. 

Je  pris  mon  charseau  et  je  le  suivis^ 


XI 


Du  haut  de  cet  escalier  de  huit  marches,  par  lequel 
on  arrivait  à  la  porte  du  château  fort  habité  par  ma- 
dame de  Franchi  et  son  fils,  on  dominait  la  place. 

Cette  place,  tout  au  contraire  de  la  veille,  était  cou- 
verte de  monde  ;  cependant  toute  cette  foule  se  compo- 
sait de  femmes  et  d'enfants  au-dessous  de  douze  ans  : 
pas  un  homme  ne  paraissait. 


LES  FHÈRES  COBSES  71 

Sur  la  première  marche  de  l'église  se  tenait  un  homme 
solennellement  ceint  d'une  écharpe  tricolore  :  c'était  le 
maire. 

Sous  le  portique,  un  antre  homme  vêtu  de  noir  était 
assis  devant  une  table,  un  papier  griffonné  à  portée  de 
sa  main.  Cet  homme,  c'était  le  notaire  ;  ce  papier  grif- 
fonné, c'était  l'acte  de  réconciliation. 

Je  pris  place  à  l'un  des  côtes  de  la  table  avec  les 
parrains  d'Orlandi.  De  l'autre  côté  étaient  les  parrains 
de  Colona  ;  derrière  le  notaire  se  plaça  Lucien ,  qui 
était  également  pour  l'un  et  pour  l'autre. 

Au  fond,  dans  le  chœur  de  l'église,  envoyait  les  prê- 
tres prêts  à  dire  la  messe. 

La  pendule  sonna  dix  heures. 

Au  même  instant,  un  frémissement  courut  par  la 
foule,  et  les  yeux  se  portèrent  aux  deux  extrémités  de 
la  rue,  si  l'on  peut  appeler  rue  Tintervalle  inégal  laissé 
par  le  caprice  d'une  cinquantaine  de  maisons  bâties  à 
la  fantaisie  de  leurs  propriétaires. 

Aussitôt  on  vit  apparaître,  du  côté  de  la  montagne, 
Orlandi,  et,  du  côté  du  fleuve,  Colona  :  chacun  était 
suivi  de  ses  partisans;  mais,  selon  le  programme  ar- 
rêté ,  pas  un  seul  ne  portait  ses  armes  ;  on  eût  dit, 
moins  les  figures  quelque  peu  rébarbatives,  d'honnêtes 
marguilliers  suivant  un  procession. 

Les  deux  chefs  des  deux  partis  présentaient  un  con- 
traste physique  bien  tranché. 


72  LES   l-'Hftl'.ES  COUSES 

Orlandi,  comme  je  lai  dit,  était  grand,  mince, brun, 
agile. 

Colona  était  court,  trapu,  vigoureux  ;  il  avait  la 
barbe  et  les  cheveux  roux  ;  barbe  et  cheveux  étaient 
courts  et  frisés. 

Tous  deux  portaient  à  la  main  une  branche  d'oli- 
vier, symbolique  emblème  de  la  paix  qu'ils  allaient 
sceller,  et  qui  était  une  poétique  invention  du  maire. 

Colona  tenait,  de  plus,  par  les  patt«s  une  poule 
blanche,  destinée  à  remplacer,  à  titre  de  dommages-in- 
térêts, la  poule  qui ,  dix  ans  auparavant,  avait  donné 
naissance  à  la  querelle. 

La  poule  était  vivante. 

Ce  point  avait  été  longtemps  discuté  et  avait  failli 
faiie  manquer  l'affaire,  Colona  regardant  comme  une 
double  humiliation  de  rendre  vivante  cette  poule  que 
sa  tante  avait  jetée  morte  au  visage  de  la  cousine  d 'Or- 
landi. 

Cependant,  à  force  de  logique,  Lucien  avait  déter- 
miné Colona  à  donner  la  poule,  comme,  à  force  de  dia- 
lectique, il  avait  déterminé  Orlandi  à  la  recevoir. 

Au  moment  où  parurent  les  deux  ennemis,  les  clo- 
ches, qui  un  instant  avaient  fait  silence,  sonnèrent  à 
toute  volée. 

En  s'apercevant,  Orlandi  et  Colona  firent  un  même 
mouvement,  indiquant  bien  clairement  une  répulsion 
léciproque;  cepeudaut  ils  continuerijiit  leur  chemin. 


LES  FRÈRES  CORSES  73 

Juste  en  face  de  la  porte  de  l'église,  ils  s'arrêtèrent  à 
quatre  pas  l'un  de  l'autre,  à  peu  près. 

Si,  trois  jours  auparavant,  ces  deux  hommes  se  fus- 
sent rencontrés  à  cent  pas  de  distance,  l'un  des  deux 
serait  bien  certainement  resté  sur  la  place. 

Il  se  fit  pendant  cinq  minutes,  non-seulement  dans 
les  deux  groupes,  mais  encore  dans  toute  la  foule,  un 
silence  qui,  malgré  le  but  conciliateur  delà  cérémonie, 
n'avait  rien  de  pacifique. 

Alors  M.  le  maire  prit  la  parole. 

—  Eh  bien,  dit-il,  Colona,  ne  savez- vous  pas  que 
c'est  à  vous  de  parler  le  premier? 

Colona  fit  un  effort  sur  lui-même,  et  prononça  quel- 
ques mots  en  patois  corse. 

Je  crus  comprendre  qu'il  exprimait  son  regret  d'avoir 
été  dix  ans  en  vendette  avec  son  bon  voisin  Orlandi,  et 
qu'il  lui  offrait  en  réparation  la  poule  blanche  qu'il  te- 
nait à  la  main. 

Orlandi  attendit  que  la  phrase  de  son  adversaire  fût 
bien  nettement  terminée,  et  répondit  par  quelques  au- 
tres mots  corses  qui  étaient  de  sa  part  la  promesse  de 
ne  se  souvenir  de  rien  que  de  la  réconciliation  solen- 
nelle qui  avait  lieu  sous  les  auspices  de  M.  le  maire, 
sous  l'arbitrage  de  M.  Lucien,  et  sous  la  r>k!action  de 
M.  le  notaire. 

Puis  tous  deux  gardèrent  de  nouveau  le  silence. 

—  Eh  bien,  messieurs,  dit  le  maire,  il  était  con- 

s 


74  LES  FRÈRES   CORSES 

venu,  ce  me  semble,  qu'on  se  donnerait  la  main 

Par  un  mouvement  instinctif,  les  deux  ennemis  por- 
tèrent leurs  mains  derrière  leur  dos. 

Le  maire  descendit  la  marche  sur  laquelle  il  était 
monté,  alla  chercher  derrière  son  dos  la  main  de  Colo- 
na,  revint  prendre  derrière  le  sien  la  main  d'Orlandi  j 
puis,  après  quelques  efforts  qu'il  essayait  de  dissimuler 
à  ses  administrés  sous  un  sourire,  il  parvint  à  joindre 
les  deux  mains. 

Le  notaire  saisit  le  moment,  il  se  leva  et  lut,  tandis 
que  le  maire  tenait  toujours  ferme  les  deux  mains, 
qui  firent  d'abord  ce  qu'elles  purent  pour  se  dégager, 
mais  qui  enfin  se  résignèrent  à  rester  l'une  dans  l'au- 
tre: 

a  Par-devant  nous,  Giuseppe-Ântonio  Sarrola,  no-- 
taire  royal  à  Sullacaro,  province  de  Sartène, 

»  Sur  la  grande  place  du  village,  en  face  de  l'église, 
en  présence  de  M.  le  maire,  des  parrains  et  de  toute  la 
population  ; 

»  Entre  Gaelano-Orso  Orlandi,  dit  Orlandini; 

»  Et  Marco-Vincenzio  Colona,  dit  Schioppone  ; 

B  A  été  arrêté  solennellement  ce  qui  suit  : 

»  A  partir  de  ce  jourd'hui,  4  mars  1841,  la  vendette' 
déclarée  depuis  dix  ans  entre  eux  cessera. 

»  A  partir  du  même  jour,  ils  vivrontenscmble  en  bons 
voisins  et  conipeies,  comme  vivaient  ieurb  parents  avant 


f 


LES  FRÈRES  CORSES  78 

la  malheureuse  afiPaire  qui  a  mis  la  désunion  entre  leurs 
familles  et  leurs  amis. 

^  »  En  ioi  de  quoi,  ils  ont  signé  les  présentes,  sous  le 
portique  de  l'église  du  village,  avec  M.  Polo  Arbori, 
maire  de  la  commune,  M.  Lucien  de  Franchi,  arbitre, 
les  parrains  de  chacun  des  deux  contractants,  et  nous 
notaire. 

j)  SuUacaro,  ce  4  mars  1841.  s  ■" 

Je  vis  avec  admiration  que,  par  excès  de  prudence,  le 
notaire  /l'avait  pas  touché  le  moindre  mot  de  la  poule  qui 
mettait  Colona  en  si  mauvaise  position  devant  Orlandi, 

Aussi  la  Ggure  de  Colona  s'éclaircît-elle  en  raison  in- 
verse de  ce  que  la  figure  d'Orlandi  se  rembrunissait.  Ce 
dernier  regarda  la  poule  qu'il  tenait  à  la  main  en  hom- 
me qui  éprouvait  visiblement  une  violente  tentation  de 
l'envoyer  à  la  figure  de  Colona.  Mais  un  coup  d'oeil  de 
Lucien  de  Franchi  arrêta  cette  mauvaise  intention  dans 
son  germe. 

Le  maire  vit  qu'il  n*y  avait  pas  de  temps  à  perdre  ;  il 
Bâonta  à  reculons  en  tenant  toujours  les  deux  mains 
l'une  dans  l'autre,  et  sans  perdre  un  instant  de  vue  les 
nouveaux  réconciliés. 

Puis,  pour  prévenir  un  nouveau  débat  qui  ne  pou- 
vait manquer  d'arriver  au  moment  de  signer,  vu  que 
chacun  des  deux  adversaires  regarderait  évidemment 
comme  une  concession  de  signer  le  premier ,  il  prit 


78  LES   FKÈRES  CORSES 

la  plume  et  signa  lui-mcme,  et,  convertissant  la  honte 
en  honneur,  passa  la  plume  à  Orlandi,  qui  la  prit  de 
ses  mains,  signa  et  la  passa  à  Lucien,  lequel,  usant 
du  même  subterfuge  paciflque.  la  passa  à  son  tour  à 
Colona,  qui  fit  sa  croix. 

Au  moment  même,  les  chants  ecclésiastiques  retenti- 
rent, comme  on  chante  le  Te  Deum  après  une  victoire. 
Nous  signâmes  tous  ensuite,  sans  distinction  de  rang 
ni  de  titre,  comme  la  noblesse  de  France  avait  signé,  cent 
vingt-trois  ans  auparvant,  la  protestation  contre  M.  le 
duc  du  Maine. 

Fuis  les  deux  héros  de  la  journée  entrèrent  dans  l'é- 
glise et  allèrent  s'agenouiller  de  chaque  côté  du  chœur, 
chacun  à  la  place  qui  lui  était  destinée. 

Je  vis  qu'à  partir  de  ce  moment.  Lucien  était  parfai- 
tement tranquille  :  tout  était  fini,  la  réconciliation  était 
jurée,  non-seulement  devant  les  hommes,  mais  encore 
devant  Dieu. 

Le  reste  de  l'ofïice  divin  s'écoula  donc  sans  aucun 
événement  qui  mérite  d'être  rapporté. 

La  messe  terminée,  Orlandi  et  Colona  sortirent  avec 
le  même  cérémonial. 

A  la  porte,  sur  l'invitation  du  maire,  ils  se  touchè- 
rent encore  la  main  ;  puis  chacun  reprit ,  avec  son 
corlége  d'amis  et  de  parents ,  le  chemin  de  sa  mai- 
son, où,  depuis  trois  ans,  ni  l'un  ni  l'autre  n'était  ren- 
tré. 


LES   FRÈRES  CORSES  77 

Quant  à  Lucien  et  à  moi,  nous  rentrâmes  chez  ma- 
dame de  Franchi,  où  le  dîner  nous  attendait. 

Il  me  fut  facile  de  voir,  au  surcroît  d'attentions  dont 
j'étais  l'objet,  que  Lucien  avait  lu  mon  nom  par-dessus 
mon  épaule  au  moment  où  je  l'apposais  au  bas  de  l'acte, 
et  que  ce  nom  ne  lui  était  pas  tout  à  fait  inconnu. 

Le  matin,  j'avais  annoncé  à  Lucien  ma  résolution  de 
partir  après  le  dîner  ;  j'étais  impérieusement  rappelé  à 
Paris  par  mes  répétitions  à.' un  Mariage  sous  LouisXVy 
et,  malgré  les  instances  de  la  mère  et  du  fils,  je  persis- 
tai dans  ma  première  décision. 

Lucien  me  demanda  alors  la  permission  d'user  de 
mon  offre  en  écrivant  à  son  frère,  et  madame  de  Fran- 
chi, qui,  sous  sa  force  antiqiie,-n'en  cachait  pas  moins 
le  cœur  d'une  mère,  me  fit  promettre  que  je  remettrais 
moi-même  cette  lettre  à  son  fils. 

Le  dérangement,  au  reste,  n'était  pas  grand  :  Louis 
de  Franchi,  en  véritable  Parisien  qu'il  était,  demeurait 
rue  du  Helder,  n"  7. 

Je  demandai  avoir  une  dernière  fois  la  chambre  de 
Lucien,  lequel  m'y  conduisit  lui-même,  et,  me  mon- 
trant de  la  main  tout  ce  qui  en  faisait  partie  : 

—  Vous  savez,  me  dit-il,  que,  si  quelque  objet  vous 
agrée,  il  faut  le  prendre,  car  cet  objet  est  à  vous. 

J'allai  décrocher  un  petit  poignard  placé  àaiV  un 
coin  assez  obscur  pour  m'indiquer  qu'il  n'avait  aucune 
valeur,  et,  comme  j'avais  vu  Lucien  jeter  un  regard  do 


78  LES    FBftr.KS  CORSES 

curiosité  sur  ma  ceinture  do  ''basse  et  en  louer  l'arran- 
gement, je  le  priai  de  l'accepter  :  il  eut  le  bon  goût  de 
la  prendre  sans  me  taire  répéter  ma  prière  une  seconde 
fois. 

En  ce  moment,  GrifTo  parut  sur  la  porte. 

H  venait  m'annoncer  que  le  cheval  était  sellé  et  que 
le  guide  m'attendait. 

J'avais  mis  de  côté  l'offrande  qneje  destinais  à  Griffo; 
c'était  une  espèce  de  couteau  de  chasse,  avec  deux  pis- 
tolets collés  le  long  de  la  lame  et  dont  les  batteries 
étaient  cachées  dans  la  poignée. 

Je  n'ai  jamais  vu  ravissement  pareil  au  sien. 

Je  descendis  et  je  trouvai  madame  de  Franchi  au  bas 
de  l'escalier;  elle  m'attendait,  pour  me  souhaiter  le  bon 
voyage,  à  la  même  place  où  elle  m'avait  souhaité  la 
bienvenue.  Je  lui  baisai  la  main  ;  je  me  sentais  un  grand 
respect  pour  cette  femme  si  simple  et  en  même  temps 
si  digne. 

Lucien  me  conduisit  jusqu'à  la  porte. 

—  Dans  un  tout  autre  jour,  dit-il,  je  sellerais  mou 
cheval  et  je  vous  reconduirais  jusqu'au  delà  de  la  mon- 
tagne ;  mais,  aujourd'hui,  je  n'ose  pas  quitter  Sullacaro, 
de  peur  que  l'un  ou  l'autre  de  nos  deux  nouveaux  amis! 
ne  fasse  quelque  sottise. 

—  Et  vous  faites  bien,  lui  dis-je;  quant  à  moi,  croyez 
que  je  me  félicite  d'avoir  vu  une  cérémonie  aussi  nou- 
velle en  Corse  que  celle  à  laquelle  je  viens  d'assister. 


LES   FRÈRES  CORSES  79 

—Oui,  oui,  dit-il,  félicitez-vous-en;  car  vous  avez  vu 
une  chose  qui  a  dû  faire  tressaillir  nos  aïeux  dans  leurs 
tombeaux. 

—  Je  comprends  ;  chez  eux,  la  parole  était  assez  sa- 
crée pour  qu'ils  n'eussent  pas  eu  besoin  qu'un  notaire 
intervînt  dans  la  réconciliation? 

—  Ceux-là  ne  se  fussent  pas  réconciliés  du  tout. 
Il  me  tendit  la  main. 

—  Ne  me  chargez-vous  pas  d'embrasser  votre  frère  ? 
lui  dis-je. 

—  Oui,  sans  doute,  si  cela  ne  vous  dérange  pas  trop. 

—  Eh  bien,  alors,  embrassons-nous;  je  ne  puis  ren- 
dre que  ce  que  j'aurai  reçu. 

Nous  nous  embrassâmes. 

—  Ne  vous  reverrai -je  pas  un  jour?  lui  dem.an- 
dai-je. 

—  Oui,  si  vous  revenez  en  Corse. 

—  Non,  mais  si  vous  venez  à  Paris,  vousJ 
■^  Je  n'irai  jamais,  me  répondit  Lucien. 

«—En  tout  cas,  vous  trouverez  des  cartes  à  mon  nom 
sur  la  cheminée  de  votre  frère.  N'oubliez  pas  l'adresse. 

—  Je  vous  promets  que,  si  un  événement  quelconque 
me  conduisait  sur  le  continent,  vous  auriez  ma  pre- 
mière visite. 

—  Ainsi,  c'est  convenu. 

Il  me  tendit  une  dernière  fois  la  main,  et  nous  nous 
quittâmes;  mais,  tant  qu'il  put  me  voir  descendant 


80  LES  FnÈRES    CORSES 

la  rue  qui  conduisait  à  la  rivière,  il  mo  suivit  des 
yeux. 

Tout  était  assez  tranquille  dans  le  village,  quoiqu'on 
y  pût  remarquer  encore  cette  espèce  d'agitation  qui 
suit  les  grands  événements,  et  je  m'éloignais  en  fixant, 
à  mesure  que  je  passais  devant  elle,  les  yeux  sur  cha- 
que porte,  comptant  toujours  en  voir  sortir  mon  filleul 
Orlandi,  qui,  en  vérité,  me  devait  bien  un  remerci- 
mcnt  et  ne  me  l'avait  pas  fait. 

Mais  je  dépassai  la  dernière  maison  du  village,  et  je 
m'avançai  dans  la  campagne  sans  avoir  rien  vu  qui  lui 
ressemblât. 

Je  croyais  avoir  été  tout  à  fait  oublié,  et  je  dois  dire 
qu'au  milieu  des  graves  préoccupations  que  devait 
éprouver  Orlandi  dans  une  pareille  journée,  je  lui  par- 
donnais sincèrement  cet  oubli,  quand,  tout  à  coup,  en 
arrivant  au  maquis  de  Bicchisano,  je  vis  sortir  du 
fourré  un  homme  qui  se  plaça  au  milieu  du  chemin,  et 
que  je  reconnus  à  l'instant  même  pour  celui  que,  dans 
mon  impatience  française  et  dans  mon  habitude  des 
convenances  parisiennes,  je  taxais  d'ingratitude. 

Je  remarquai  qu'il  avait  déjà  eu  le  temps  d'endosser 
le  même  costume  que  celui  sous  lequel  il  m'était  ap- 
paru dans  les  ruines  de  Vicenlello,  c'est-à-dire  qu'il 
portait  sa  cartouchière,  à  laquelle  était  accroché  le  pis- 
tolet de  rigueur,  et  qu'il  était  armé  de  son  fusil. 

Lorsque  je  fus  à  vingt  pas  de  lui,  il  mit  le  chapean 


LES  TRÈRES  CORSES  8i 

à  la  main,  tandis  que,  de  mon  côté,  je  donnais  de 
l'éperon  à  mon  cheval  pour  ne  pas  le  faire  attendre. 

—  Monsieur,  me  dit-il,  je  n'ai  pas  voulu  vous  lais- 
ser partir  ainsi  de  SuUacaro  sans  vous  remercier  de 
l'honneur  que  vous  avez  bien  voulu  faire  à  "in  pauvre 
paysan  comme  moi  en  lui  servant  de  témoin;  et, 
comme,  là-bas,  je  n'avais  ni  le  cœur  à  l'aise  ni  la  lan- 
gue libre,  je  suis  venu  vous  attendre  ici, 

—  Je  vous  remercie,  lui  dis-je;  mais  il  ne  fallait  pas 
vous  déranger  de  vos  affaires  pour  cela,  et  tout  l'hon- 
neur a  été  pour  moi. 

—  Et  puis,  continua  le  bandit ,  que  voulez-vous, 
monsieur  1  on  ne  perd  pas  en  un  instant  l'habitude  de 
quatre  ans.  L'air  de  la  montagne  est  terrible  ;  quand 
on  l'a  respiré  une  fois,  on  étouffe  partout.  Tout  à 
l'heure  dans  ces  misérables  maisons,  je  croyais  à  cha- 
que instant  que  le  toit  allait  me  tomber  sur  la  tête. 

—  Mais,  répondis-je,  vous  allez  cependant  reprendre 
votre  vie  habituelle.  Vous  avez  une  maison,  m'a-t-on 
dit,  un  champ,  une  vigne? 

—  Oui,  sans  doute  ;  mais  ma  sœur  gardait  la  mai- 
son, et  les  Lucquois  étaient  là  pour  labourer  mon 
champ  et  vendanger  mon  raisin.  Nous  autres  Corses, 
nous  ne  travaillons  pas. 

—  Que  faites- vous,  alors? 

—  Nous  inspectons  les  travailleurs,  nous  nous  pro- 
menons le  fusil  sur  l'épaule,  nous  chassons. 


5w 


82  LES  FUftnES  CORSES 

—  Eh  bien,  mon  cher  monsieur  Orlandi,  \\n  dis-]o 
en  lui  tendant  la  main,  bonne  chasse  !  Mais  rappelez- 
vous  que  mon  honneur,  comme  le  vôtre,  est  engagé  à 
ce  que  vous  ne  tiriez  désormais  que  sur  les  moulions, 
les  daims,  les  sangliers,  les  faisans  et  les  perdrix,  et 
jamais  sur  Marco-Vicenzio  Colona,  ni  sur  personne  do 
sa  famille. 

—  Ah  !  Excellence,  me  répondit  mon  filleul  avec 
une  expression  de  physionomie  que  je  n'avais  encore 
remarquée  que  sur  le  visage  des  plaideurs  normands,  la 
poule  qu'il  m'a  rendue  était  bien  maigre  1 

Et,  sans  ajouter  un  mot  de  plus,  il  se  jeta  dans  le 
maquis,  où  il  disparut. 

Je  continuai  mon  chemin  en  méditant  sur  cette  cause 
de  rupture  probable  entre  les  Orlandi  et  les  Colona. 

Le  soir,  je  couchai  à  Albiteccia.  Le  lendemain,  j'ar- 
rivai à  Ajaccio. 

Huit  jours  après,  j'étais  à  Paris. 


XII 


Le  jour  même  de  mon  arrivée,  je  me  présentai  chez 
M.  Louis  de  Franchi;  il  était  sorti. 

Je  laissai  ma  carte,  avec  un  petit  mot  qui  lui  annon- 
çait que  j'arrivais  en  droite  ligne  de  Sullacaro,  et  que 
j'étais  chargé  pour   lui  d'une  lettre  de  M.  Lucien^ 


LES  FRÈRES  CORSES  8d 

gon  frère.  Je  lui  demandais  son  heur-e,  ajoutant  que 
j'avais  pris  l'engagement  de  lui  remettre  cette  lettre 
à  lui-même. 

Pour  me  conduire  au  cabinet  de  son  maître,  où  je 
devais  écrire  ce  billet,  le  domestique  me  fit  succes- 
sivement traverser  la  salle  à  manger  et  le  salon. 

Je  jetai  les  yeux  autour  de  moi,  avec  une  curiosité 
que  l'on  doit  comprendre,  et  je  reconnus  les  mêmes 
goûts  dont  j'avais  déjà  eu  un  aperçu  à  SuUacaro  ;  seu- 
lement, ces  goûts  étaient  relevés  de  toute  l'élégance 
parisienne.  M.  Louis  de  Franchi  me  parut  avoir  un 
charmant  logement  de  garçon. 

Le  lendemain,  comme  je  m'habiUais,  c'est-à-dire 
vers  les  onze  heures  du  matin,  mon  domestique  m'an- 
nonça à  son  tour  M.  de  Franchi.  J'ordonnai  de  le  faire 
entrer  au  salon,  de  lui  offrir  les  journaux,  et  de  lui 
annoncer  que  dans  un  instant  j'étais  à  ses  ordres. 

En  effet,  cinq  minutes  après,  j'entrais  au  salon. 

Au  bruit  que  je  fis,  M.  de  Franchi,  qui,  par  cour- 
toisie sans  doute,  s'était  mis  à  lire  un  feuilleton  de 
moi,  qui,  à  cette  époque,  paraissait  dans  la  Presse, 
leva  la  tête. 

Je  demeurai  pétrifié  de  sa  ressemblance  avec  son 
frère. 

Il  se  leva. 

—  Monsieur,  me  dit-il,  j'avais  peine  à  croire  à  ma 
bonne  fortune  en  lisant  hier  le  petit  billet  que  m'a  re- 


8t  LES  FftftRES  CORSES 

mis  mdn  domestique  lorsque  je  suis  rentré.  Jo  lui  ai 
fait  répéter  vingt  fois  votre  signalement,  afin  de  m'as- 
surer  qu'il  était  d'accord  avec  vos  portraits  ;  enfin,  ce 
matin,  dans  ma  double  impatience  de  vous  remercier 
et  d'avoir  des  nouvelles  de  ma  famille,  je  me  suis  pré- 
senté chez  vous  sans  trop  consulter  l'heure  ;  ce  qui  me 
fait  craindre  d'avoir  été  peut-être  bien  matinal. 

—  Pardon,  lui  répondis-je,  si  je  ne  réponds  pas  d'a- 
bord à  votre  gracieux  compliment;  mais,  je  vous  l'a- 
voue ,  monsieur,  je  vous  regarde  et  je  me  demande  si 
c'est  à  M.  Louis  ou  à  M.  Lucien  de  Franchi  que  j'ai 
l'honneur  de  parler. 

-  Oui,  n'est-ce  pas?  la  ressemblance  est  grande, 
ajouta-t-il  en  souriant,  et,  lorsque  j'étais  encore  à  Sdl- 
lacaro,  il  n'y  avait  guère  que  mon  frère  et  moi  qui  pus- 
sions ne  pas  nous  y  tromper;  cependant,  s'il  n'a  pas,  de- 
puis mon  départ,  fait  abjuration  de  ses  habitudes  cor- 
ses, vous  avez  dû  le  voir  constamment  dans  un  costume 
qui  met  entre  nous  quelque  différence. 

—  Et  justement,  repris-je,  le  hasard  a  fait  que,  lors- 
que je  l'ai  quitté,  il  était,  moins  le  pantalon  blanc, 
qui  n'est  pas  encore  de  mise  à  Paris,  vêtu  exactement 
comme  vous  l'êtes  :  il  en  résulte  que  je  n'ai  pas  même, 
pour  séparer  votre  présence  de  son  souvenir,  cette  dif- 
férence de  costume  dont  vous  me  parlez.  Mais,  conti- 
nuai-je  en  tirant  la  lettre  de  mon  portefeuille,  je  com- 
prends que  vous  avez  hâte  d'avoir  des  nouvelles  de 


LES  FRÈRES   CORSES  83 

votre  famille;  prenez  donc  cette  lettre,  que  j'eusse 
laissée  chez  vous  hier  si  je  n'eussse  promis  à  madame 
de  Franchi  de  vous  la  remettre  à  vous-même. 

—  Et  vous  avez  quitté  tout  le  monde  bien  portant? 

—  Oui,  mais  dans  l'inquiétude. 

—  Sur  moi? 

—  Sur  vous.  Mais  lisez  cette  lettre,  je  vous  prie. 

—  Vous  permettez  ? 

—  Comment  donc  !... 

M.  de  Franchi  décacheta  la  lettre,  tandis  que  je  pré- 
parais des  cigarettes. 

Cependani  je  le  suivais  des  yeux  pendant  que  son  re- 
gard parcourait  rapidement  l'épître  fraternelle  ;  de 
temps  en  temps,  il  souriait  en  murmurant  : 

—  Ce  cher  Lucien I  cette  bonne  mère  1...  Oui...  oui... 
je  comprends... 

Je  n'étais  pas  encore  revenu  de  cette  étrange  ressem-  - 
blance;  cependant,  comme  me  l'avait  dit  Lucien,  je 
remarquais  plus  de  blancheur  dans  le  teint  et  une  pro- 
nonciation plus  nette  de  la  langue  française. 

—  Eh  bien,  repris-je  lorsqu'il  eut  fini,  en  lui  pré- 
sentant une  cigarette  qu'il  alluma  à  la  mienne  ;  vous 
l'avez  vu,  comme  je  vous  l'ai  dit,  votre  famille  était  in- 
quiète, et  je  vois  avec  bonheur  que  c'était  à  tort. 

—  Non,  me  dit-il  avec  tristesse,  pas  tout  à  fait.  Je 
n'ai  point  été  malade,  il  est  vrai  ;  mais  j'ai  eu  un  cha- 
grm,  assez  violent  même,  lequel,  je  vous  l'avoue,  s'aug- 


8C  LES  FRÈUES  GOUSRS 

mentait  encore  de  l'idée  qu'en  soulTrant  ici,  je  faisais 
là-bas  souffrir  mon  frère. 

—  M.  Lucien  m'avait  déjà  dit  ce  que  vous  me  dites 
là,  monsieur;  mais  véritablement,  pour  que  je  crusse 
qu'une  chose  aussi  extraordinaire  était  la  vérité  et  non 
point  une  préoccupation  de  son  esprit,  il  ne  me  fallait 
pas  moins  que  la  preuve  que  j'en  ai  en  ce  moment; 
ainsi,  vous-même  êtes  convaincu,  monsieur,  que  le 
malaise  qu'éprouvait  là-bas  votre  frère  dépendait  de  la 
souffrance  que  vous  ressentiez  ici  ? 

—  Oui,  monsieur,  parfaitement. 

—  Alors,  repris-je,  comme  votre  réponse  affirmative 
a  pour  résultat  de  m'intéresser  doublement  à  ce  qui 
vous  arrive,  permettez-moi  de  vous  demander,  par  in- 
térêt et  non  par  curiosité,  si  le  chagrin  dont  vous  me 
parliez  tout  à  l'heure  est  passé  et  si  vdus  êtes  en  voie 
de  consolation. 

—  Oh  !  mon  Dieu  1  vous  le  savez,  monsieur,  me  dit- 
il,  les  douleurs  les  plus  vives  s'engourdissent  avec  le 
temps,  et,  si  aucun  accident  ne  vient  envenimer  la  plaie 
de  mon  cœur,  eh  bien,  elle  saignera  encore  quelque 
temps,  puis  enfin  elle  se  cicatrisera.  En  attendant,  re- 
cevez de  nouveau  tous  mes  remercîments,  et  accordez- 
moi  de  temps  en  temps  la  permission  de  venir  vous 
parler  de  Sullacaro. 

—  Avec  le  plus  grand  plaisir,  lui  dis-je;  mais  pour- 
quoi, dans  ce  moment  môme,  ne  continuons-nous  pa'3 


LES  FRÈRES  CORSES  87 

une  conversation  qui  m'est  aussi  agréable  qu'à  vous? 
Tenez,  voici  mon  domestique  qui  vient  m'annoncer  que 
le  déjeuner  est  servi.  Faites-moi  lé  plaisir  de  man- 
ger une  côtelette  avec  liioi,  et  alors  nous  causerons 
tout  à  notre  aise. 

—  Impossible,  et  à  irioÈi  grand  regret.  J'ai  reçu  hier 
une  lettre  de  M.  le  garde  dés  sceaux,  qui  me  prie  de 
passer  aujourd'hui,  à  midi,  au  ministère  de  la  justice, 
et  vous  comprenez  bien  que,  moi,  pauvre  petit  avocat  en 
herbe,  je  ne  puis  faire  attendre  un  si  grand  personnage. 

—  Ah  1  mais  c'est  probablement  pour  l'affaire  des 
Orlandi  et  des  Colona  qu'il  vous  fait  appeler. 

—  Je  le  présume,  et,  comme  mon  frère  me  dit  que 
la  querelle  est  terminée... 

—  Par-devant  notaire,  je  puis  vous  en  donner  des 
nouvelles  certaines  ;  j'ai  signé  au  contrat  comme  par- 
tain  d'Orlandi. 

—  En  effet,  mon  frère  me  dit  quelques  mots  de  cela. 

—  Écoutez,  me  dit-il  en  tirant  sa  montre,  il  est  midi 
moins  quelques  minutes  ;  je  vais  d'abord  annoncer  à 
M.  le  garde  des  sceaux  que  mon  frère  a  acquitté  ma 
parole. 

—  Oh  !  religieusement,  je  vous  en  réponds. 

—  Ce  cher  Lucien  I  je  savais  bien  que,  quoique  ce 
ne  fût  pas  dans  ses  sentiments,  il  le  ferait. 

—  Oui,  et  il  faut  lui  en  savoir  gré  ;  car,  je  vous  en 
répond,  la  chose  mi  a  coûté. 


88  LES   FRl'HFS   COnSES 

—  Nous  reparlerons  de  tout  cela  plus  tard  ;  car,  vous 
'e  coniprenez  bien,  il  y  a  un  grand  bonheur  pour  moi 
à  revoir,  avec  les  yeux  de  la  pensée,  évoqués  par  vous, 
ma  mère,  mon  frère,  mon  paysl  Ainsi,  si  vous  voulez 
bien  me  dire  votre  heure.., 

—  C'est  assez  difficile  maintenant.  Pendant  les  pre- 
miers jours  qui  vont  suivre  mon  retour,  je  vais  être 
quelque  peu  vagabond.  Mais  dites-moi  vous-même  où 
je  puis  vous  trouver. 

—  Écoutez,  me  dit-il,  c'est  demain  la  mi-carême, 
n'est-ce  pas? 

—  Demain? 

—  Oui. 

—  Eh  bien? 

—  Allez-vous  au  bal  de  l'Opéra? 

—  Oui  et  non.  Oui,  si  vous  me  demandez  cela  pour 
m'y  donner  rendez-vous;  non,  si  je  n'ai  aucun  intérêt 
à  y  aller. 

—  11  faut  que  j'y  aille,  moi;  je  suis  obligé  d'y  aller. 

—  Ah  !  ah  I  fis-je  en  souriant,  je  vois  bien,  comme 
vous  le  disiez  tout  à  l'heure,  que  le  temps  engourdit 
les  plus  vives  douleurs,  et  que  la  plaie  de  votre  cœur 
se  cicatrisera. 

—  Vous  vous  trompez;  car  j'y  vais  probablement 
chercher  de  nouvelles  angoisses. 

—  Alors,  n'y  allez  pas. 

—  Eh  1  mon  Dieu  1  fait-on  ce  qu'on  veut  dans  ce 


LES  FRÈRES  CORSES  89 

monde "^  Je  suis  entraîné  malgré  moi;  je  vais  où  la  fa- 
talité me  pousse.  Il  vaudrait  mieux  que  je  n'y  allasse 
pas,  je  le  sais  bien,  et  cependant  j'irai. 

—  Ainsi  donc,  demain  à  l'Opéra  ? 

—  Oui. 

—  A  quelle  heure? 

—  A  minuit  et  demi,  si  vous  le  voulez. 

—  Où  cela? 

—  Au  foyer.  A  une  heure,  j'ai  rendez-vous  devant 
la  pendule. 

—  C'est  convenu. 

Nous  nous  serrâmes  la  main,  et  il  sortit  vivement. 

Midi  était  près  de  sonner. 

Quant  à  moi,  j'occupai  l'après-midi  et  toute  la  jour- 
née du  lendemain  à  ces  courses  indispensables  à  un 
homme  qui  vient  de  faire  un  voyage  de  dix-huit  mois. 

Et  Je  soir,  à  minuit  et  demi,  j'étais  au  rendez-vous. 

Louis  se  fit  attendre  quelque  temps  ;  il  avait  suivi 
dans  les  corridors  un  masque  qu'il  avait  cru  reconnaî- 
tre ;  mais  le  masque  s'était  perdu  dans  la  foule,  et  il 
n'avait  pu  le  rejoindre. 

Je  voulus  parler  de  la  Corse;  mais  Louis  était  trop 
distrait  pour  suivre  un  si  grave  sujet  de  conversation; 
ses  yeux  étaient  constamment  fixés  sur  la  pendule,  et 
tout  à  coup  il  me  quitta  en  s'écriant  : 

—  Ah  !  voilà  mon  bouquet  de  violettes,  dit-il. 

Et  il  fendit  la  foule  pour  arriver  jusqu'à  une  femme 


•JO  LES  FRÉUES  COnSES 

qui,  effectivement,  tenait  un  énorme  bouquet  de  vio- 
lettes à  la  main. 

Comme,  heureusement  pour  les  promeneurs,  il  y 
avait  au  foyer  des  bouquets  de  toute  espèce,  je  fus  bien- 
tôt accosté  moi-même  par  un  bouquet  de  camellias  qui 
voulut  bien  m'adresser  ses  félicitations  sur  mon  heu- 
reux retour  à  Paris. 

Au  bouquet  de  camellias  succéda  un  bouquet  de  ro- 
ses-pompons. 

Au  bouquet  de  roses-pompons  un  bouquet  d'hélio- 
tropes. 

Enfin,  j'en  étais  à  mon  cinquième  bouquet  lorsque 
je  rencontrai  D... 

—  Ah!  c'est  vous,  mon  cher,  me  dit-il,  soyez  le 
bienvenu,  car  vous  arrivez  à  merveille;  nous  soupons 
ce  soir  chez  moi  avec  un  tel  et  un  tel,  —  il  me  nomma 
trois  ou  quatre  de  nos  amis  communs,  —  et  nous 
comptons  sur  vous. 

■—  Mille  fois  m,erci,  très-cher,  répondis-je;  mais, 
malgré  mon  grand  désir  d'accepter  votre  invitation,  jo 
ne  le  puis,  attendu  que  je  suis  avec  quelqu'un, 

.—  Mais  il  me  semble  qu'il  va  sans  dire  que  tout  le 
monde  aura  le  droit  d'amener  son  quelqu'un;  il  est 
parfaitement  convenu  qu'il  y  aura  sur  la  table  six  ca- 
rafes d'eau  qui  n'auront  d'autre  destination  que  de  te- 
nir les  bouquets  frais. 

—  Eh  1  cher  ami,  voilà  ce  qui  vous  trompe,  je  n'ai 


LES  FRÈRES  CORSES  91 

pas  de  bouquets  à  mettre  dans  vos  carafes  :  je  suis  avec 
un  ami. 

—  Eh  bien,  mais  vous  savez  le  proverbe  :  «  Les  amis 
de  nos  amis...  » 

•^  C'est  Un  jeune  homme  que  vous  ne  connaissez  pas. 

—  Eh  bien,  nous  ferons  connaissance. 

—  Je  lui  proposerai  cette  bonne  fortune. 
^—  Oui,  et,  s'il  refuse,  amenez-le  de  force. 

—  Je  ferai  ce  que  je  pourrai,  je  vous  le  promets... 
Et  à  quelle  heure  se  me1>-on  à  table? 

—  A  trois  heures;  mais,  comme  on  y  restera  jusqu'à 
six,  vous  ave2  dé  la  marge. 

—  C'est  bien. 

Un  bouquet  de  myosotis,  qui  peut-être  avait  entendu 
la  dernière  partie  de  notre  conversation,  prit  alors  le 
bras  de  D...,  et  s'éloigna  avec  lui. 

Quelques  instants  après,  je  rencontrai  Louis,  qui,  se- 
lon toute  probabilité,  en  avait  fini  avec  son  bouquet  de 
violettes. 

Comme  mon  domino  était  doué  d'un  esprit  assez  mé- 
diocre, je  l'envoyai  intriguer  un  de  mes  amis,  et  je  re^ 
pris  le  bras  de  Louis. 

—  Eh  bien,  lui  dis-je,  avez-vous  appris  ce  que  vous 
vouliez  savoir? 

—  Ohl  mon  Dieu,  oui  :  vous  savez  bien  qu'en  géné- 
ral on  ne  nous  dit  au  bal  masqué  que  les  choses  qu'on 
devrait  nous  laissçit"  ignoter, 


02  LES  FIlftKES  CORSES 

—  Mon  pauvre  ami,  lui  dis-je.  Pardon  de  vous  ap- 
peler ainsi  ;  mais  il  me  semble  que  je  vous  connais  de- 
puis que  je  connais  votre  frère...  Voyons...  Vous  êtes 
malheureux,  n'est-ce  pas?...  Qu'y  a-t-il  donc? 

—  Ohl  mon  Dieu,  rien  qui  vaille  la  peine  d'ètro 
redit. 

Je  vis  qu'il  voulait  garder  son  secret,  et  je  me  tus. 

Nous  fimes  deux  ou  trois  tours  en  silence  ;  moi,  as- 
sez indifférent,  car  je  n'attendais  personne  ;  lui,  l'œil 
toujours  au  guet  et  examinant  chaque  domino  qui  pas- 
sait à  la  portée  de  notre  vue, 

—  Tenez,  lui  dis-je,  savez-vous  ce  que  vous  devriez 
faire? 

11  tressaillit  comme  un  homme  qu'on  arrache  à  ses 
pensées. 

—  Moi?...  Non!...  Que  dites-vous?  Pardon... 

—  Je  vous  propose  une  distraction  dont  vous  me  pa- 
raissez avoir  besoin. 

—  Laquelle? 

—  Venez  souper  avec  moi  chez  un  amiJ 

—  Oh  1  non,  par  exemple...  Je  serais  un  trop  maus-^ 
sade  convive. 

—  Bah  1  on  dira  des  folies,  et  cela  vous  égayera. 

—  D'ailleurs,  je  ne  suis  pas  invité. 

—  C'est  ce  qui  vous  trompe  :  vous  l'êtes. 

—  C'est  fort  gracieux  à  votre  amphytrion  ;  mais,  pa- 
role d'honneur,  je  ne  me  sens  pas  digne... 


LES  FRÈRES  CORSES  93 

En  ce  moment,  nous  croisâmes  D...  Il  paraissait  fort 
occupé  de  son  bouquet  de  myosotis. 
Cependant  il  me  vit. 

—  Eh  bien,  me  dit-il,  c'est  convenu,  n'est-ce  pas? 
A  trois  heures. 

—  Moins  convenu  que  jamais,  cher  ami  ;  je  ne  pui; 
pas  être  des  vôtres. 

—  Allez  au  diable,  alors  ! 
Et  il  continua  son  chemin. 

—  Quel  est  ce  monsieur?  me  demanda  Louis  pour 
me  dire  visiblement  quelque  chose. 

—  Mais  c'est  D...,  un  de  nos  amis,  garçon  de  beau- 
coup d'esprit,  quoiqu'il  soit  gérant  d'un  de  nos  pre- 
miers journaux. 

—  Monsieur  D..,l  s'écria  Louis,  monsieur  D...1  vous 
le  connaissez? 

—  Sans  doute  ;  je  suis  depuis  deux  ou  trois  ans  en 
relation  d'intérêts  et  surtout  d'amitié  avec  lui. 

—  Serait-ce  chez  lui  que  vous  deviez  souper  ce 
soir? 

—  Justement. 

—  Alors  c'était  chez  lui  que  vous  m'offriez  de  me 
conduire? 

—  Oui. 

~  En  ce  cas,  c'est  autre  chose,  j'accepte,  oh  !  j'ac- 
cepte avec  grand  plaisir. 

—  A  la  bonne  heure  1  ce  n'est  pas  sans  peme. 


94  LES  FHftHES  CORSES 

—  Pcul-6tro  ne  dovrais-jo  pas  y  ;iller,  reprit  Louis 
en  souriant  avec  tristesse  ;  mais  vous  savez  ce  que  je 
vous  disais  avant-hier  :  on  ne  va  pas  où  l'on  devrait  al- 
ler, on  va  où.  le  destin  nous  pousse;  et  la  preuve,  c'est 
que  j'aurais  mieux  fait  de  ne  pas  venir  ce  soir  ici. 

En  ce  moment,  nous  croisâmes  de  nouveau  D... 

—  Mon  cher  ami,  lui  dis-je,  j'ai  changé  d'avis. 

—  Et  vous  êtes  des  nôtres? 

—  Oui. 

—  Ahî  bravo  1  Cependant,  je  dois  vous  prévenir 
d'une  chose. 

—  De  laquelle? 

—  C'est  que  quiconque  soupe  avec  nous  ce  soir  doit 
y  souper  encore  après-demain. 

—  Et  en  vertu  de  quelle  loi? 

—  En  vertu  d'un  pari  fait  avec  Château-Renaud. 

Je  sentis  tressaillir  vivement  Louis,  dont  le  bras  était 
passé  sous  le  mien. 

Je  me  retournai  ;  mais,  quoiqu'il  fût  plus  pâle  qu'un 
instant  auparavant,  son  visage  était  resté  impassible. 

—  Et  quel  est  ce  pari  ?  demandai-je  à  D... 

—  Oh  !  ce  serait  trop  longtemps  à  vous  dire  ici.  Puis 
il  y  a  une  personne  intéressée  dans  ce  pari  qui  pourrait 
h  lui  faire  perdre  si  elle  en  entendait  parler. 

—  A  merveille  1  A  trois  heures. 

—  A  trois  heures. 

JSoubnousj  séparâmes  de  nouveau  ;  en  passant  devant 


LES  FRÈRES  CORSES  95 

la  pendule,  je  jetai  les  yeux  sur  le  cadran  :  il  était  deux 
heures  trente-cinq  minutes. 

=—  Connaissez-vous  ce  M.  de  Château-Renaud?  me 
demanda  Louis  avec  une  voix  dont  il  essayait  vaine» 
ment  de  dissimuler  l'émotion. 

—  De  vue  seulement;  je  l'ai  rencontré  parfois  dans 
le  monde. 

—  Alors  ce  n'est  pas  un  de  vos  amis  ? 

—  Ce  n'est  pas  même  une  simple  connaissance, 

—  Ah  !  tant  mieux  !  me  dit  Louis. 

—  Pourquoi  cela? 

—  Pour  rien. 

—  Mais,  vous-même,  le  connaissez-vous? 

—  Indirectement. 

Malgré  l'évasif  de  la  réponse,  il  me  fut  facile  de  voir 
qu'il  y  avait  entre  M.  de  Franchi  et  M.  de  Château-Re- 
naud quelqu'une  de  ces  relations  mystérieuses  dont 
une  femme  est  le  conducteur.  Un  sentiment  instinctif 
me  fit  comprendre  alors  qu'il  vaudrait  mieux  pour  mon 
compagnon  que  nous  rentrassions  chacun  chez  nous. 

—  Tenez,  lui  dis-je,  monsieur  de  Franchi,  voulez- 
Vous  en  croire  mon  conseil? 

«—En  quoi,  dites? 

««—  N'allons  pas  souper  chez  D..." 

—  A  quel  propos?  Ne  nous  attend-il  pas,  ou  plutôt 
ne  lui  avez-vous  pas  dit  que  vous  lui  ameniez  un  con- 

ive? 


96  LES   ri\Èl\ES   CORSES 

—  Si  fait;  ce  n'est  point  pour  cela. 
~  Et  pourquoi  alors? 

—  Parce  que  je  crois  tout  simplemcmcnt  qu'il  vaut 
mieux  que  nous  n'y  allions  pas. 

—  Mais  enfin,  vous  avez  une  raison  pour  avoir 
changé  d'avis  ;  tout  à  l'heure  vous  insistiez  pour  m'y 
conduire  presque  malgré  moi. 

—  Nous  n'aurions  qu'à  rencontrer  M.  de  Château- 
Ilenaud. 

—  Tant  mieux  1  on  le  dit  fort  aimable,  et  je  serais 
enchanté  de  faire  avec  lui  plus  ample  connaissance. 

—  Eh  bien,  soit,  repris-je.  Allons-y  donc,  puisque 
vous  le  voulez. 

—  Nous  descendîmes  prendre  nos  paktots. 

D...  demeurait  à  deux  pas  de  l'Opéra;  il  faisait  beau  : 
je  pensai  que  le  grand  air  calmerait  toujours  quelque 
peu  l'esprit  de  mon  compagnon.  Je  lui  proposai  d'aller 
à  pied  :  il  accepta, 


XIII 

Nous  trouvâmes  au  salon  plusieurs  de  mes  amis,  des 
habitués  du  foyer  de  l'Opéra,  des  locataires  de  la  loge 
infernale,  de  B...,  L...,  V...,  A....  De  plus,  comme  je 
m'en  étais  douté,  deux  ou  trois  dominos  démasqués  qui 


LES    FRÈRES  CORSES  Ô7 

tenaient  leurs  bouquets  à  la  main  en  attendant  le  mo- 
ment de  les  planter  dans  les  carafes. 

Je  présentai  Louis  de  Franchi  aux  uns  et  aux  autres  ; 
il  est  inutile  de  dire  qu'il  fut  gracieusement  accueilli 
des  uns  et  des  autres. 

Dix  minutes  après,  D...  rentra  à  son  tour,  ramenant 
le  bouquet  de  myosotis,  lequel  se  démasqua  avec  un 
abandon  et  une  facilité  qui  indiquaient  la  jolie  femme 
d'abord,  et  ensuite  la  femme  habituée  à  ces  sortes  de 
parties. 

Je  présentai  M.  de  Franchi  à  D... 

—  Maintenant,  dit  de  B...,  si  toutes  les  présentations 
sont  faites,  je  demande  qu'on  se  mette  à  table. 

—  Toutes  les  présentations  sont  faites  ;  mais  tous  les 
convives  ne  sont  pas  arrivés,  répondit  D... 

—  Et  qui  nous  manque-t-il  donc? 

—  n  nous  manque  encore  Château-Renaud. 

—  Ah  1  c'est  juste.  N'y  a-t-il  pas  un  pari,  deman- 
da V...? 

—  Oui,  un  pari  pour  un  souper  de  douze  personnes, 
qu'il  ne  nous  amène  pas  une  certaine  dame  qu'il  s'est 


engagé  à  nous  amener. 


—  Et  quelle  est  donc  cette  dame,  demanda  le  bou- 
quet de  myosotis,  qui  est  si  farouche,  qu'on  engage  à 
son  endroit  de  semblables  paris? 

Je  regardai  de  Franchi  ;  il  était  calme  e,n  apparence, 
mais  pâle  comme  la  mort. 


98  LES   FIlÈllES   CORSES 

—  Ma  foi,  répondit  D,..,  jo  ne  crois  pas  qu'il  y  ait 
grande  indiscrétion  à  vous  nommor  le  masquo,  d'au- 
tant plus  ^ue,  selon  toute  probabilité,  vous  ne  le  con- 
naissez pas.  C'est  madame... 

Louis  posa  la  main  sur  le  bras  do  D... 

—  Monsieur,  lui  dit-il,  en  faveur  de  notre  nouvello 
onnaissance,  accordez-moi  une  grâce. 

—  Laquelle,  monsieur? 

—  Ne  nommez  pas  la  personne  qui  doit  venir  avec 
M.  de  Chàteau-Ilenaud  :  vous  savez  que  c'est  une  femme 
mariée. 

—  Oui,  mais  dont  le  mari  est  à  Smyrne,  aux  Indes, 
dU  Mexique,  je  ne  sais  où.  Quand  on  a  un  mari  si  loin, 
vous  le  savez,  c'est  comme  si  on  n'en  avait  pas. 

—  Son  mari  revient  dans  quelques  jours  ;  je  le  con- 
nais; c'est  un  galant  homme,  et  je  voudrais,  si  c'est 
possible ,  lui  épargner  le  chagrin  d'apprendre ,  à  son 
retour,  que  sa  f.mme  a  fait  une  pareille  inconsé- 
quence. 

—  Alors,  monsieur,  excusez-moi,  ditD...  J'ignorais 
que  vous  connussiez  cette  dame  ;  je  doutais  même  qu'elle 
fût  mariée  ;  mais,  puisque  vous  la  con;^aissez,  puisque 
vous  connaissez  son  mari..j 

—  Je  les  connais. 

—  Nous  y  mettrons  la  plus  grande  discrétion.  Mes- 
sieurs et  mesdames,  que  Château-Renaud  vienne  ou  ne 
vienne  pas,  qu'il  vienne  seul  ou  accompagné,   qu'il 


I 


LES  FRÈRES  CORSES  99 

perde  ou  gagne  son  pari,  je  vous  deman(^e  le  secret  sur 
toute  cette  aventure. 

Le  secret  fut  promis'  d'une  eu.a  voix,  non  pas  pro- 
bablement par  un  sentiment  bien  profond  des  conve- 
nances sociales,  mais  parce  qu'on  avait  très-faim,  et,  par 
conséquent,  qu'on  était  pressé  de  se  mettre  à  table. 

—  Merci,  monsieur,  dit  de  Franchi  à  D...  en  lui  ten- 
dant la  main  ;  je  vous  assure  que  vous  venez  de  laire 
acte  de  galant  homme. 

On  passa  dans  la  salle  à  manger,  et  chacun  prit  sa 
place.  Deux  places  restèrent  vacantes  :  c'étaient  celles 
de  Château-Renaud  et  de  la  personne  qu'il  devait  ame- 
ner. 

Le  domestique  voulut  enlever  les  couverts. 

—  Non,  dit  le  maître  de  la  maison,  laissez;  Château- 
Renaud  a  jusqu'à  quatre  heures.  A  quatre  heures,  vous 
desservirez  ;  à  quatre  heures  sonnantes,  il  aura  perdu. 

Je  ne  quittais  pas  du  regard  M.  de  Franchi  ;  je  le  vis 
tourner  les  yeux  vers  la  pendule  ;  elle  marquait  trois 
heures  quarante  minutes. 

—  Allez-vous  bien?  demanda  Louis  froidement. 

—  Cela  ne  me  regarde  pas,  dit  en  riant  D...  ;  cela 
regarde  Château-Renaud,  j'ai  fait  régler  ma  pendule 
sur  sa  montre,  afin  qu'il  ne  se  plaigne  pas  d'avoir  été 
surpris. 

—  Eh  !  messieurs,  dit  le  bouquet  de  myosotis,  pour 
Dieul  puisqu'on  ne  peut  pas  parler  de  Château-Renaud 


iOO  LES   FRÈnES  CORSES 

el  de  son  inconnue,  n'en  parlons  pas;  car  nous  allons 
lomber  dans  les  symboles,  dans  les  allégories  et  dans 
les  énigmes  ;  ce  qui  est  mortellement  ennuyeux. 

—  Vous  avez  raison,  Est...,  répondit  V...  ;  il  y  a  tant 
de  femmes  dont  on  peut  parler  et  qui  ne  demandent 
pas  mieux  qu'on  parle  d'elles. 

—  A  la  santé  de  celles-là,  dit  D... 

Et  l'on  commença  à  remplir  les  verres  de  Champagne 
glacé.  Chaque  convive  avait  sa  bouteille  près  de  lui. 

Je  remarquai  que  Louis  effleurait  à  peine  son  verre 
de  ses  lèvres. 

—  Buvez  donc,  lui  dis-je  ;  vous  voyez  bien  qu'il  ne 
viendra  pas. 

—  Il  n'est  encore  que  quatre  heures  moins  un  quart, 
dit-il.  A  quatre  heures,  tout  en  retard  que  je  serai,  je 
vous  promets  de  rattraper  celui  qui  sera  le  plus  en 
avance. 

—  A  la  bonne  heure. 

Pendant  que  nous  échangions  ces  paroles  à  voix 
basse,  la  conversation  devenait  générale  et  bruyante  ; 
de  temps  en  temps,  D...  et  Louis  jetaient  les  yeux  sur 
la  pendule,  qui  continuait  à  poursuivre  sa  marche  im- 
passible, malgré  l'impatieaœ  des  deux  personnes  qui 
consultaient  son  aiguille. 

A  quatre  heures  moins  cinq  minutes,  je  regardai 
Louis. 

—  A  votre  santé  1  lui  dis-je. 


LES  FÎIÊIIES  CORSES  10< 

Il  prit  son  verre  en  souriant  et  le  porta  à  ses  lèvres. 
Il  en  avait  bu  la  moitié,  à  peu  près,  quand  un  coup 

de  sonnette  retentit. 
J'aurais  cru  qu'il  ne  pouvait  pas  devenir  plus  pâle,  je 

me  trompais. 

—  C'est  lui,  d';-il. 

—  Oui;  mais  ce  n'est  peut-être  pas  elle,  répondis-je. 

—  C'est  ce  que  nous  allons  voir  à  l'instant. 

Le  coup  de  sonnette  avait  éveillé  l'attention,  de  tout 
le  monde,  et  le  silence  le  plus  profond  avait  immédia- 
tement succédé  à  la  bruyante  conversation  qui  courait 
tout  autour  de  la  table  et  qui,  de  temps  en  temps,  sau- 
tait par-dessus. 

On  entendit  alors  comme  un  débat  dans  l'anticham- 
bre. 

D...  se  leva  aussitôt  et  alla  ouvrir  la  porte. 

—  J'ai  reconnu  sa  voix,  me  dit  Louis  en  me  saisis- 
sant le  poignet  qu'il  serra  avec  force. 

—  Allons,  allons,  du  courage,  soyez  homme,  répon- 
dis-je; il  est  évident  que,  si  elle  vient  souper  ainsi  chez 
un  homme  qu'elle  ne  connaît  pas  et  avec  des  gens  qu'ella 
ne  connaît  pas  davantage,  c'est  une  catin,  et  une  catin 
n'est  pas  digne  de  l'amour  d'un  galant  homme. 

— Mais,  je  vous  en  supplie,  madame,  disait  D...  dans 
l'antichambre,  entrez  donc;  je  vous  assure  que  nous 
sommes  tout  à  fait  entre  amis. 

—  Mais  entre  donc,  ma  chère  Emilie,  disait  M.  de 


iÛ2  LES   l'KÈUES  COTiSEfi 

Château-Hcnaud  ;  tu  ne  te  démasqueras  pas  si  lu  ve\i, 

—  Le  misérable!  murmura  Louis  de  Franchi. 

En  ce  moment,  une  femme  entra,  traînée  .plutôt  que 
conduite  par  D...,  qui  croyait  accomplir  son  ollice  de 
maître  de  majson,  et  par  Château-Renaud. 

—  Quatre  heures  moins  trois  minutes  ,  dit  tout  bas 
Château-Renaud  à  D... 

—  Très-bien,  mon  cher,  vous  avez  gagné. 

—  Pas  encore,  monsieur,  dit  lajeune  femme  incon- 
nue en  s'ad  ressaut  à  Château -Renaud,  et  en  se  redres- 
sant de  toute  sa  hauteur;  car  je  comprends  votre  insis- 
tance maintenant...  vous  aviez  parié  de  m'amcncr 
souper  ici,  n'est-ce  pas? 

Château-Renaud  se  tut.  Elle  s'adressa  àD.., 

—  Puisque  cet  homme  ne  répond  pas,  répondez, 
vous,  monsieur,  dit-elle  :  n'est-ce  pas  que  M.  de  Châ- 
teau-Renaud avait  parié  qu'il  m'amènerait  souper  chez 
vous? 

—  Je  ne  puis  pas  vous  cacher,  madame,  que  M.  do 
Château-Renaud  m'avait  flatté  de  cet  espoir, 

—  Eh  bien,  M.  de  Château-Renaud  a  perdu;  car  j'i- 
gnorais où  il  nj3  conduisait  et  je  croyais  aller  souper 
chez  une  de  mes  amies;  or,  comme  je  ne  suis  pas  venue 
volontairement,  M.  de  Château-Renaud  doit;,  ce  me 
semble,  perdre  le  bénéflce  de  la  gageure. 

—  Mais,  maintenant  que  vous  y  êtes,  chère  Emilie, 
reprit  M.  de  Château-Renaud,  vous  resterez,  n'est-r,e 


LES  FRÈRES  CORSES  103 

pas?  Voyez,  nous  avons  bonne  compagnie  en  hommes 
p.tjoyeuse  compagnie  en  femmes. 

—  Maintenant  que  j'y  suis,  dit  l'inconnue,  je  remer- 
cierai monsieur,  qui  me  paraît  le  maître  de  la  maison, 
du  bon  accueil  qu'il  veut  bien  me  faire  ;  mais,  comme 
malheureusement  je  ne  puis  répondre  à  sa  gracieuse 
invitation,  je  prierai  M.  Louis  de  Franchi  de  me  don- 
ner le  bras  et  de  me  reconduire  chez  moi, 

Louis  de  Franchi  ne  fit  qu'un  bond,  et  se  trouva,  en 
une  seconde,  entre  M.  de  Château-Renaud  et  l'incon- 
nue. 

—  Je  vous  ferai  observer,  madame,  dit-il  les  dents 
serrées  par  la  colère,  que  c'est  moi  qui  vous  ai  amenée, 
et  que,  par  conséquent,  c'est  à  moi  de  vous  reconduire^ 

—  Messieurs,  dit  l'inconnue,  vous  êtes  ici  cinq  nom- 
mes, je  me  mets  sous  la  sauvegarde  de  votre  honneur; 
vous  empêcherez  bien,  je  l'espère,  M.  de  Château-Re- 
naud de  me  faire  violence. 

Château -Renaud  fit  un  mouvement;  nous  nous  le- 
vâmes tous. 

—  C'est  bien,  madame,  dit-il,  vous  êtes  libre  ;  je 
sais  à  qui  je  dois  m'en  prendre. 

—  Si  c'est  à  moi,  monsieur,  dit  Louis  de  Franchi 
avec  un  air  de  hauteur  impossible  à  exprimer,  vous  me 
trouverez  demain  toute  la  journée,  rue  d"j  Helder 

—  C'est  bien,   monsieur;  peut-être  n'aurai-je  pas 


104  LES    FUÈr.F.S    COnSES 

l'honneur  de  me  présenter  chez  vous  moi-même  ;  mais 
j'espère  qu'en  mon  lieu  et  place,  vous  voudrez  hien  re- 
cevoir deux  de  mes  amis. 

—  Il  vous  manquait,  monsieur,  dit  Louis  de  Franchi 
en  haussant  les  épaules,  de  donner  un  pareil  rendez- 
vous  devant  une  femme.  Venez,  madame,  continua-t-il 
en  prenant  le  bras  de  l'inconnue,  et  croyez  que  je  vous 
remercie  du  fond  du  cœur  de  l'hoineur  que  vous  me 
faites. 

Et  tous  deux  sortirent  au  milieu  d'un  profond  si- 
lence. 

—  Eh  bien,  quoi,  messieurs?  dit  Château-Renaud 
quand  la  porte  se  fut  refermée  :  j'ai  perdu,  voilà  tout. 
A  après-demain  soir,  tous  tant  que  nous  sommes  ici, 
aux  Frères-Provençaux. 

Et  il  s'assit  à  l'une  des  deux  places  vides,  et  tendit 
son  verre  à  D...,  qui  le  remplit  bord  à  bord. 

Cependant,  comme  on  le  comprend  bien,  malgré  la 
bruyante  hilarité  de  M.  de  Château-Renaud,  le  reste  du 
souper  fut  assez  maussade. 


XIV 

Le  lendemain,  ou  plutôt  le  jour  môme,  j'étais  à  dix 
heures  du  matin  à  la  porte  de  M.  Louis  de  Franchi. 
Comme  ]e  montais  l'escalier,  je  rencontrai  deux  jeu- 


LES  niÈHES  CORSES  105 

nés  gens  qui  descendaient  :  l'un  était  évidemment  un 
homme  du  monde;  l'autre,  décoré  de  la  Légion  d'hon- 
neur, paraissait,  quoique  habillé  en  bourgeois,  être  ua 
militaire. 

Je  me  doutai  que  ces  deux  messieurs  sortaient  de 
chez  M.  Louis  de  Franchi,  et  je  les  suivis  des  yeux  jus- 
qu'au bas  de  l'escalier,  puis  je  continuai  mon  chemin 
et  je  sonnai. 

Le  domestique  vint  m'ouvrir;  son  maître  était  dans 
son  cabinet. 

Lorsqu'il  entra  pour  m'annoncer,  Louis,  qui  était  as- 
sis et  occupé  à  écrire,  retourna  la  tête. 

—  Eh!  justement,  dit-il  en  tordant  le  billet  com- 
mencé et  en  le  jetant  au  feu,  ce  billet  était  à  votre  in- 
tention, et  j'allais  envoyer  chez  vous.  C'est  bien,  Jo- 
seph, je  n'y  suis  pour  personne. 

Le  domestique  sortit. 

—  N'avez-vous  pas  rencontré  deux  messieurs  sur 
l'escalier?  continua  Louis  en  avançant  un  fauteuil. 

—  Oui,  dont  l'un  est  décoré. 

—  C'est  cela  môme. 

—  Je  me  suis  douté  qu'ils  sortaient  de  chez  vous. 

—  Et  vous  avez  deviné  juste. 

—  Venaient-ils  de  la  paît  de  M.  de  Château-Renaud? 

—  Ce  sont  ses  témoins. 

—  Ah!  diable î  il  a  pris  la  those  au  sérieux,  à  ce 
qu'il  paraît. 


lOC  LES  FRÈRES  CORSES 

—  Il  ne  pouvait  guère  faire  autrement,  vous  en  con- 
viendrez, répondit  Louis  de  Franchi. 

—  Et  ils  venaient?... 

—  Me  prier  de  leur  envoyer  deux  de  mes  amis  pour 
causer  d'affaires  avec  eux;  c'est  alors  que  j'ai  pense 
à  vous. 

—  Je  sui-s  très-honoré  de  votre  souvenir  ;  mais  je  ne 
puis  me  présenter  seul  chez  eux. 

—  J'ai  fait  prier  un  de  mes  amis,  le  baron  Giorda- 
no  MarteUi,  de  venir  déjeuner  avec  moi.  A  onze  heu- 
res, il  sera  ici.  Nous  déjeunerons  ensemble,  et,  à  midi, 
vous  aurez  la  bonté  de  passer  chez  ces  messieurs,  qui 
ont  promis  de  se  tenir  chez  eux  jusqu'à  trois  heures. 
Voici  leurs  noms  et  leurs  adresses. 

Louis  me  présenta  deux  cartes. 

L'un  s'appelait  le  baron  René  de  Châtcaugrand, 
l'autre  M.  Adrien  de  Boissy. 

Le  premier  demeurait  rue  de  la  Paix,  no  12; 

Le  second,  qui,  ainsi  que  je  m'en  étais  douté,  appar- 
tenait à  l'armée ,  était  lieutenant  aux  chasseurs  d'A- 
frique, et  demeurait  rue  de  Lille,  no  29. 

Je  tournai  et  retournai  les  cartes  dans  ma  main. 

—  Eh  bien,  qu'y  a-t-îl  qui  vous  embarrasse?  de- 
manda Louis. 

—  Je  voudrais  savoir  bien  franchement  de  vous  si 
vous  regardez  cette  affaire  comme  sérieuse.  Vous  com- 
prenez que  toute  notre  conduite  se  réglera  là-dessus. 


LES  FRÈRES  CORSES  107 

—  Comment  donc  1  comme  très-sérieuse  1  D'ailleurs, 
vous  avez  dû  l'entendre,  je  me  suis  mis  à  la  disposition 
de  M.  ao  Château-Renaud,  et  c'est  lui  qui  m'envoie 
ses  témoins.  Je  n'ai  donc  qu'à  me  laisser  faire. 

—  Oui,  certainement...  mais  enfin... 

—  Achevez  donc,  reprit  Louis  en  souriant. 

— Mais  enfin...  faudrait-il  savoir  pourquoi  vous  vous 
battez.  On  ne  peut  pas  voir  deux  hommes  se  couper  la 
gorge  sans  savoir  au  moins  le  motif  du  combat.  Vous 
le  savez  bien,  la  position  du  témoin  est  plus  grave  que 
celle  du  combattant. 

—  Aussi  je'vous  dirai  en  deux  mots  la  cause  de  cette 
querelle.  La  voici  : 

»  A  mon  arrivée  à  Paris,  un  de  mes  amis,  capitaine 
de  frégate,  me  présenta  à  sa  femme.  Elle  était  belle, 
elle  était  jeune;  sa  vue  me  fit  une  impression  si  pro- 
fonde, que,  craignant  d'en  devenir  am.oureux,  je  pro- 
fitai le  plus  rarement  que  je  pus  de  la  permission  qui 
m'était  accordée  de  venir  à  toute  heure  dans  la  maison. 

5)  Mon  ami  se  plaignait  de  mon  indifférence,  et  alors 
je  lui  dis  franchement  la  vérité  ;  c'est-*-dire  que  sa 
femme  était  trop  charmante  en  tout  pour  que  je  m'ex- 
posasse à  la  voir  souvent.  Il  sourit,  me  tendit  la  main, 
et  exigea  que  je  vinsse  dîner  avec  lui  le  jour  même. 

B  —  Mon  cher  Louis,  me  dit-il  au  dessert,  je  pars 
dans  trois  semaines  pour  le  Mexi.|Uc  ;  peut-être  rcste- 
rai-je  absent  trois  mois,  peut-êtrfi  six  mois,  peut-être 


J08  LES   FHÈIIES  COUSES 

plus  longtemps.  Nous  autres  marins,  nous  coiiiiaissons 
quelquefois  l'heure  du  départ,  mais  jamais  celle  du 
retour.  Je  vous  recommando  Emilie  en  mon  absence. 
Emilie,  je  vous  prie  de  traiter  Louis  de  Franchi  comme 
votre  frère. 

»  La  jeune  femme  répondit  en  me  tendant  la  main. 

»  J'étais  stupéfait  :  je  ne  sus  que  répondre^  et  je  dus 
paraître  fort  niais  à  ma  future  sœur. 

»  Trois  semaines  après,  efleciivcment,  mon  ami 
partit. 

»  Pendant  ces  trois  semaines,  il  avait  exigé  que  je 
vinsse  dîner  en  fimiille  avec  lui  au  moins  une  fois  par 
emaine. 

»  Emilie  resta  avec  sa  mère  :  je  n'ai  pas  besoin  de 
dire  que  la  confiance  de  son  mari  me  l'avait  rendue 
sacrée,  et  que,  tout  en  l'aimant  plus  que  ne  devait  le 
faire  un  frère,  je  ne  la  regardai  jamais  que  comme  une 
sœur. 

»  Six  mois  s'écoulèren;.. 

»  Emilie  demeurait  avec  sa  mère;  et,  en  partant, 
son  mari  avait  exigé  qu'elle  continuât  de  recevoir.  Mon 
pauvre  ami  ne  craignait  rien  tant  que  la  réputation 
d'homme  jaloux  :  le  fait  est  qu'il  ad'^rait  Emilie,  et 
qu'il  avait  entière  confiance  en  elle. 

»  Emilie  continua  donc  de  recevoir.  D'ailleurs,  les 
réceptions  étaient  intimes,  et  la  présence  de  ta  mère 
ôtait  aux  plus  mauvais  esprits  tout  prétexte  de  Wùme , 


EES  FRÈRES  CORSES  109 

atissi,  personne  ne  s'avisa-t-il  de  dire  un  mot  qui  oût 
porter  atteinte  à  sa  réputation. 

»  Il  y  a  trois  mois,  à  peu  près,  M.  de  Château-Re- 
naud se  fît  présenter. 

»  Vous  croyez  aux  pressentiments,  n'est-ce  pas  ?  A 
son  aspect,  je  tressaillis  ;  il  ne  m'adressa  point  la  pa- 
role ;  il  fut  ce  que  doit  être  dans  un  salon  un  homme 
du  monde,  et  cependant,  lorsqu'il  sortit,  je  le  haùissais 
déjà. 

»  Pourquoi  ?  Je  n'en  savais  rien  moi-même. 

»  Ou  plutôt  je  m'étais  aperçu  que  cette  impression 
que  j'avais  éprouvée  en  voyant  pour  la  première  fois 
Emilie,  il  l'avait  éprouvée  lui-même. 

»  De  son  côté,  il  me  semblait  qu'Emilie  l'avait  reçu 
avec  une  coquetterie  inaccoutumée.  Sans  doute  je  me 
trompais  ;  mais,  je  vous  l'ai  dit,  au  fond  da  cœur,  je 
n'avais  pas  cessé  d'aimer  Emilie,  et  j'étais  jaloux. 

»  Aussi,  à  la  prochaine  soirée,  ne  perdis-je  pas  do 
vue  M.  de  Château-Renaud  :  peut-être  s'aperçut-il  de 
mon  affectation  à  le  suivre  des  yeux,  et  il  me  sembla 
qu'en  causant  à  demi-voix  avec  Emilie ,  il  essayait  da 
me  tourner  en  ridicule. 

»  Si  je  n'avais  écouté  que  la  voix  de  mon  cœur,  dès 
ce  soir-là,  je  lui  eusse  cherché  une  querelle  sous  un 
prétexte  quelconque  et  me  fusse  battu  avec  lui  ;  mais 
je  m -i  contins  en  me  répétant  à  moi-même  qu'une  telle 
conduite  serait  absurde, 

9 


ifO  LES  FRl^.RES  CORSES 

»  Que  voulez-vous  1  chaque  vendredi  fut  pour  moi 
désormais  un  supplice. 

»  M.  de  Château-Renaud  est  tout  à  fait  un  homme 
du  monde,  un  élégant,  un  lion  ;  je  reconnaissais  sous 
beaucoup  de  rapports  sa  supériorité  sur  moi  ;  mais  il 
me  semblait  qu'Emilie  le  mettait  encore  plus  haut  qu'il 
ne  méritait  d'être. 

»  Bientôt  je  crusremarquerqueje  n'étais pointle  seul 
qui  s'aperçût  de  cette  préférence  d'Emilie  pour  M.  de 
Château-Renaud  ,  et  cette  préférence  s'augmenta  de 
telle  façon  et  devint  enfin  si  visible,  qu'un  jour  Gior- 
dano,  qui  était  comme  moi  un  habitué  de  la  maison, 
m'en  parla. 

»  Dès  lors,  mon  parti  fut  pris  ;  je  résolus  d'en  parler 
à  mon  tour  à  Emilie,  convaincu  que  j'étais  encore 
qu'il  n'y  avait  de  sa  part  que  de  l'inconséquence,  et 
que  je  n'avais  qu'à  lui  ouvrir  les  yeux  sur  sa  propre 
conduite  pour  qu'elle  en  réformât  tout  ce  qui,  jusque- 
là,  avait  pu  la  faire  accuser  de  légèreté. 

»  Mais,  à  mon  grand  étonnement,  Emilie  prit  mes 
observations  en  plaisanterie,  prétendant  que  j'étais  fou, 
et  que  ceux  qui  partageaient  mes  idées  étaient  aussi 
fous  que  moi. 

»  J'insistai. 

»  Emilie  me  répondit  qu'elle  ne  s*en  rapporterait 
pas  à  moi  dans  une  pareille  affaire,  et  qu'un  homme 
amoureux  était  nécessairement  un  juge  prévenu. 


LES  FRÊKES  CORSES  Hi 

»  Je  demeurai  stupéfait;  son  mari  lui  avait  tout  dit. 

»  Dès  lors,  vous  le  comprenez,  mon  rôle,  envi'^agé 
sous  le  point  de  vue  d'amant  malheureux  et  jaloux, 
devenait  ridicule  et  presque  odieux  ;  je  cessai  d'aller 
chez  Emilie. 

»  Quoique  ayant  cessé  d'assister  aux  soirées  d'Emilie, 
je  n'en  avais  pas  moins  de  ses  nouvelles  ;  je  n'en  sa- 
vais pas  moins  ce  qu'elle  faisait,  et  je  n'en  étais  pas 
moins  malheureux  ;  car  on  commençait  à  remarquer 
les  assiduités  de  M.  de  Château-Renaud  près  d'Emilie 
et  à  en  pai  ier  tout  haut. 

»  Je  mo  résolus  à  lui  écrire  ;  je  le  fis  avec  toute  la 
mesure  dont  j'étais  capable,  la  suppliant,  au  nom  de 
son  honneur  compromis,  au  nom  de  son  mari  absent 
et  plein  de  confiance  en  elle,  de  veiller  sévèrement  sur 
ce  qu'elle  faisait  ;  elle  ne  me  répondit  pas. 

»  Que  voulez-vous  1  l'amour  est  indépendant  de  la 
volonté  ;  la  pauvre  créature  aimait,  et,  comme  elle 
aimait,  elle  était  aveugle  ou  plutôt  voulait  absolument 
l'être. 

»  Quelque  temps  après,  j'entendis  dire  tout  haut 
qu'Emilie  était  la  maîtresse  de  M.  de  Château-Renaud. 

»  Ce  que  je  souffris  ne  peut  pas  s'exprimer. 

»  Ce  fut  alors  que  mon  pauvre  frère  éprouva  le  con- 
tre-coup de  ma  douleur. 

B  Cependant  une  douzaine  de  jours  s'écoulèrent,  et, 
6ur  ces  entrefaites,  vous  arrivâtes. 


HZ  LiiS   FRÈKIiS  CORSES 

»  Le  jour  même  où  vous  vous  présentâtes  chez  moi, 
j'avais  reçu  une  lettre  anonyme.  Cette  lettre  était  de 
la  part  d'une  dame  inconnue  qui  me  donnait  rendez- 
vous  au  bal  de  l'Opéra. 

»  Cette  dame  me  disait  qu'elle  avait  certains  ren- 
seignements à  me  communiquer  sur  une  dame  de  mes 
amies,  dont  elle  se  contentait  pour  le  moment  de  me 
dire  le  prénom, 

»  Ce  prénom  était  Emilie. 

»  Je  devais  la  reconnaître  à  un  bouquet  de  violettes. 

»  Je  vous  dis  alors  que  j'aurais  dû  ne  ooint  aller  à  ce 
bal  ;  mais,  je  vous  le  répète,  j'étais  poussé  par  la  fatalité. 

»  J'y  vins;  je  trouvai  mon  domino  à  l'heure  et  à  la 
place  indiquées.  Il  me  confirma  ce  qu'on  m'avait  déjà 
dit,  que  M.  de  Château-Renaud  était  l'amant  d'Emilie, 
et,  comme  j'en  doutais,  ou  plutôt  comme  je  faisais 
semblant  d'en  douter,  il  me  donna  cette  preuve  que 
M.  de  Château-Renaud  avait  parié  qu'il  conduirait  sa 
nouvelle  maîtresse  souper  chez  M.  D... 

»  Le  hasard  a  fait  que  vous  connaissiez  M.  D...;  que 
vous  étiez  invité  à  ce  souper  ;  que  vous  aviez  la  faculté 
d'y  mener  un  ami  ;  que  vous  avez  proposé  de  m'y  con- 
duire, et  que  j'ai  accepté. 

»  Vous  savez  le  reste. 

»  Maintenant,  que  puis-je  faire  autrement  sinon  quo 
d'attendre  et  d'accepter  les  propositions  qui  me  seront 
(ailes  ? 


LES  FRÈRES   CORSES  !« 

Il  n'y  avait  rien  à  répondre  à  cela  :  j'inclinai  donc 
la  tête. 

—  Mais,  repris-je  au  bout  d'un  instant  avec  un  sen- 
timent de  crainte,  je  crois  me  rappeler,  je  me  trompe 
j'espère,  que  votre  frère  m'a  dit  que  vous  n'aviez  jamais 
touché  ni  à  un  pistolet  ni  à  une  épée. 

—  C'est  vrai. 

—  Mais  alors  vous  êtes  à  la  merci  de  votre  adver- 
saire. 

—  Que  voulez-vous,  Dieu  y  pourvoira  ! 


XV 


En  ce  moment,  le  valet  de  chambre  annonça  le  baron 
Giordano  Martelli. 

C'était,  comme  Louis  de  Franchi,  un  jeune  Corse  de 
la  province  de  Sartène  ;  il  servait  dans  le  11'  régiment, 
où  deux  ou  trois  faits  d'armes  admirables  l'avaient  fait 
nommer  capitaine  à  l'âge  de  vingt-trois  ans.  Il  va  sans 
dire  qu'il  était  vêtu  en  bourgeois. 

—  Eh  bien,  lui  dit-il.  après  m'avoir  salué,  la  chose 
en  est  donc  arrivée  enfm  où  elle  en  devait  venir,  et, 
d'après  ce  que  tu  m'écris,  la  auras,  selon  toute  proba- 
bilité, la  visite  des  témoins  de  M.  de  Château-Renaud 
dans  la  journée. 

—  Jn  l'ai  eue,  dit  Louis. 


H4  LES  FRBRES   CORSES 

—  Ces  messieurs  ont  laissé  leurs  noms  et  leurs 
adresses  ? 

—  "Voici  leurs  cartes. 

— Bien  !  ton  valet  de  chambre  m'a  dit  que  nous  étions 
servis  ;  déjeunons,  et  nous  irons  ensuite  leur  rendre 
leur  visite. 

Nous  passâmes  dans  la  salle  à  manger,  et  il  ne  fut 
plus  question  de  l'affaire  qui  nous  réunissait. 

Ce  fut  alors  seulement  que  Louis  m'interrogea  sur 
mon  voyage  en  Corse,  et  que  je  trouvai  l'occasion  de  lui 
raconter  tout  ce  que  le  lecteur  sait  déjà. 

A  cette  heure  que  l'esprit  du  jeune  homme  était  calmé 
par  l'idée  qu'il  se  battait  le  lendemain  avec  M.  de  Châ- 
teau-Renaud, tous  les  senaments  de  patrie  et  de  famille 
lui  revenaient  au  cœur. 

II  me  fit  vingt  fois  répéter  ce  que  m'avaient  dit  son  frère 
et  sa  mère.  11  était  surtout  fort  touché,  connaissant  les 
mœurs  véritablement  corses  de  Lucien,  des  soins  qu'il 
avait  mis  à  apaiser  la  querelle  des  Orlandi  et  des  Co- 
lona. 

Midi  sonna. 

—  Je  crois,  sans  vous  chasser  le  moins  du  monde, 
messieurs,  dit  Louis,  qu'il  serait  temps  de  rendre  à 
ces  messieurs  leur  visite  ;  en  tardant  davantage,  ils 
pourraient  croire  que  nous  y  mêlions  de  la  négli- 
gence. 

—  Oh  1  sur  ce  point,  rassurez-vous,  repartis-je;  ils 


LES  FRÈRES  CORSES  liS 

sortent  d'ici  il  y  a  deux  heures  à  peine,  et  il  vous  a  fallu 
le  temps  de  nous  prévenir. 

—  N'importe,  dit  le  baron  Giordano,  Louis  a  raison; 

—  Maintenant,  dis-je  à  Louis,  il  faut  cependant  que 
nous  sachions  quelle  arme  vous  préférez  de  l'épée  ou 
du  pistolet. 

—  Oh  !  mon  Dieu,  je  vous  l'ai  dit,  cela  m'est  parfai- 
tement égal,  attendu  que  je  ne  suis  familier  ni  avec 
l'une  ni  avec  l'autre.  D'ailleurs,  M.  de  Château-Renaud 
m'épargnera  l'embarras  du  choix.  Il  se  regardera  sans 
doute  comme  l'offensé,  et,  à  ce  titre,  il  pourra  prendre 
l'arme  qui  lui  conviendra. 

—  ^  Cependant  l'offense  est  discutable.  Vous  n'avez  rien 
fai^  cintre  chose  que  présenter  le  bras  qu'on  réclamait 
ne  vous. 

—  Écoutez,  me  dit  Louis  :  toute  discussion,  à  mon  avis, 
pourrait  prendre  la  tournure  d'un  désir  d'arrangement. 
J'ai  des  goûts  fort  paisibles,  comme  vous  le  savez  ;  je 
suis  loin  d'être  duelliste,  puisque  c'est  la  première  affaire 
que  j'ai  ;  mais  c'est  justement  à  cause  de  toutes  ces  rai- 
sons que  je  veux  être  beau  joueur, 

—  Cela  vous  est  bien  aisé  à  dire,  mon  cher  ;  vous  ne 
jouez  que  votre  vie,  vous,  et  vous  nous  laissez  à  nous, 
en  fece  de  toute  votre  famille  ,  la  responsabilité  de  ce 
qui  arrivera. 

— Oh  !  quant  à  cela,  soyez  tranquilles,  je  connais  ma 
mère  et  mon  frère.  Ils  vous  demanderont  ;   «  Louis 


H6  LES  rntnr?  ronsES 

s'cst-il  conduit  en  galant  homme?»  et,  quand  vous 

aurez  répondu  :  «  Oui,  »  ils  diront  !  «  C'est  bien.  » 

—  Mais  enfin,  que  diable!  faut-il  cependant  que 
nous  sachions  quelle  arme  vous  préférez. 

—  Eh  bien,  si  l'on  propose  le  pistolet,  acceptez-le 
tout  de  suite. 

—  C'était  mon  avis  aussi,  dit  le  baron.' 

— Va  doncpour  le  pistolet,  répondis-je,  puisque  c'est 
votre  avis  à  tous  deux.  Mais  le  pistolet  est  une  vilaine 
arme. 

—  Ai-je  le  temps  d'apprendre  à  tirer  l'épée  d'ici  à 
demain  ? 

—  Non.  Cependant,  avec  une  bonne  leçon  de  Grisier, 
peut-être  arriveriez-vous  à  vous  défendre. 

Louis  sourit. 

—  Croyez-moi,  dit-il,  ce  qui  arrivera  de  moi  demain 
matin  est  déjà  écrit  là-haut ,  et,  quelque  chose  que 
nous  y  puissions  faire,  vous  et  moi,  nous  n'y  changerons 
rien. 

Sur  ce,  nous  lui  serrâmes  la  main  et  nous  descen- 
dîmes. 

Notre  première  visite  fut  naturellement  pour  le  té- 
moin de  notre  adversaire  qui  se  trouvait  le  plus  proche 
de  nous. 

Nous  nous  rendîmes  donc  cbez  M.  René  de  Châ- 
teaugrand,  qui  demeurait,  comrLC  nous  l'avons  dit, 
i-ue  de  la  Paix,  n°  12. 


LES  FRÈRES   CORSES  117 

La  porte  était  interdite  à  quiconque  ne  se  présente- 
rait point  de  la  part  de  M.  Louis  de  Franchi. 

Nous  déclinâmes  notre  mission,  présentâmes  nos 
cartes,  et  fûmes  introduits  à  l'instant  même. 

Nous  trouvâmes  dans  M.  de  Châteaugrand  un  hom- 
me du  monde  parfaitement  élégant.  Il  ne  voulut  point 
que  nous  nous  donnassions  la  peine  de  passer  chez 
M.  de  Boissy,  nous  disant  qu'ils  étaient  convenus  en- 
semble que  le  premier  chez  lequel  nous  nous  présente- 
rions enverrait  chercher  l'autre. 

Il  envoya  donc  aussitôt  son  laquais  prévenir  M.  Adrien 
de  Boissy  que  nous  l'attendions  chez  lui. 

Pendant  ce  moment  d'attente,  il  ne  fut  pas  une  se- 
conde question  de  l'affaire  qui  nous  amenait.  On  parla 
(Oourses,  chasse,  opéra. 

M.  de  Boissy  arriva  au  bout  de  dix  minutes. 

Ces  messieurs  ne  mirent  pas  même  en  avant  la  pré- 
tention du  choix  des  armes  .  l'épée  ou  le  pistolet  étant 
également  familiers  à  M.  de  Châieau-Renaud,il  s'en  re- 
mettaient du  choix  à  M.  de  Franchi  lui-même  ou  au  ha- 
sard. On  jeta  un  louis  en  l'air,  face  pour  l'épée,  pile 
pour  le  pistolet  ;  le  louis  retomba  pile. 

H  fut  donc  décidé  que  le  combat  aurait  lieu  le  lende- 
main à  neuf  heures  du  matin,  au  bois  de  Vincennes; 
que  les  adversaires  seraient  placés  à  vingt  pas  de  dis- 
taricè  ;  qu'on  frapperait  trois  coups  dans  les  mains,  et 

qu'au  troisième  coup,  ils  tireraient 

% 


148  LES  FRÈRES  CORSES 

Nous  allâmes  rendre  cette  réponse  à  de  Franchi. 
Le  môme  soir,  je  trouvai  en  rentrant  chez  moi  les 
cartes  de  MM.  de  Châteaugrand  et  de  Boissy, 


XVI 

Je  m'étais  présenté  à  huit  heures  du  soir  chez  M.  de 
Franchi,  pour  lui  demander  s'il  n'avait  pas  quelque 
recommandation  à  me  faire  ;  mais  il  m'avait  prié 
d'attendre  au  lendemain,  en  me  répondant  d'un  air 
étrange  : 

—  La  nuit  porte  conseil. 

Le  lendemain  donc,  au  lieu  d'aller  le  prendre  à  huit 
heures,  ce  qui  nous  donnait  encore  marge  suffisante 
pour  être  au  rendez- vous  à  neuf,  j'étais  chez  Louis  de 
Franchi  à  sept  heures  et  demie. 

n  était  déjà  dans  son  cabinet  et  écrivait. 

Au  bruit  que  je  fis  en  ouvrant  la  porte,  il  so  re- 
tourna. 

n  était  très-pâle. 

—  Pardon,  me  dit-il,  j'achève  d'écrire  à  ma  mère  ; 
asseyez-vous,  prenez  un  journal,  si  les  journaux  sont 
arrivés  ;  tenez,  la  Presse^  par  exemple,  il  y  a  un  char- 
mant feuilleton  de  M.  Méry. 

Je  pris  le  journal  indiqué  et  je  m'assis?,  regardant 
avti**,  étonneraent  l'opposition  que  faisait  c«tte  pâleur 


LES  FRÈHES  CORSES  H9 

presque  livide  du  jeune  homme  avec  sa  voix  douce, 
grave  et  calme. 

J'essayai  de  lire;  mais  je  suivais  des  yeux  les  carac- 
tères, sans  qu'ils  présenté^sent  aucun  sens  distinct  à 
mon  esprit. 

Au  bout  de  cinq  minutes  : 

—  J'ai  fini,  dit-il. 

Et,  sonnant  aussitôt  son  valet  de  chambre  : 

—  Joseph,  je  n'y  suis  pour  personne,  pas  même  pour 
Giordano ;  faites-le  entrer  au  salon;  je  désire,  sans  être 
interrompu  par  qui  que  ce  soit,  être  dix  minutes  seul 
avec  monsieur. 

Le  valet  referma  la  porte. 

—  Tenez,  me  dit-il,  mon  cher  Alexandre,  Giordano 
est  Corse,  il  a  des  idées  corses  ;  je  ne  puis  donc  me 
fier  à  lui  dans  ce  que  je  désire;  je  lui  demanderai  le 
secret,  et  voilà  tout;  quant  à  vous,  il  faut  que  vous  me 
promettiez  d'exécuter  de  point  en  point  mes  instructions. 

—  Certainement  1  n'est-ce  pas  un  devoir  pour  un  té- 
moin? 

—  Un  devoir  d'autant  plus  réel  qu'ainsi  vous  épar- 
gnerez peut-être  à  notre  famille  un  second  malheur. 

—  Un  second  malheur?  demandai-je  étonné. 

—  Tenez,  me  dit-il,  voici  ce  que  j'écris  à  ma  mère; 
lisez  cette  lettre. 

Je  pris  la  lettre  des  mains  de  Franchi,  et  ie  Jus  avec 
un  étonnement  croissant  ; 


4!!>.'>  LES  FRÈRES  C.ORSFS 


a  Ma  bonne  mèro,' 

»  Si  je  ne  vous  savais  pas  â  la  fois  forte  comme  une 
Spartiate  et  soumise  comme  une  chrétienne,  j'emploie- 
rais tous  les  moyens  possibles  pour  vous  préparer  à  l'é- 
vénement affreux  qui  va  vous  frapper;  quand  vous  re- 
cevrez cette  lettre,  vous  n'aurez  plus  qu'un  fils. 

»  Lucien,  mon  excellent  frère,  aime  ma  mère  pour 
nous  deux! 

»  Avant-hier,  j'ai  été  atteint  d'une  fièvre  cérébrale, 
j'ai  fait  peu  d'attention  aux  premiers  symptômes  ;  le  mé- 
decin est  arrivé  trop  tard  !  Ma  bonne  mère,  il  n'y  a  plus 
d'espoir  pour  moi,  à  moins  d'un  miracle,  et  quel  droit 
ai-je  d'espérer  que  Dieu  fera  ce  miracle  pour  moi? 

»  Je  vous  écris  dans  un  moment  lucide;  si  je  meurs, 
cette  lettre  sera  mise  à  la  poste  un  quart  d'heure  après 
ma  mort;  car,  dans  l'égoïsme  de  mon  amour  pour  vous, 
je  veux  que  vous  sachiez  que  je  suis  mort  en  ne  re- 
grettant du  monde  entier  que  votre  tendresse  et  celle 
de  mon  frère. 

»  Adieu,  ma  mère. 

»  N*^  pleurez  pas;  c'était  l'âme  qui  vous  aimait  et  non 
pas  le  corps,  et,  partout  où  elle  ira,  l'âme  continuera  de 
Tous  aimer. 

»  Adieu,  Lucien. 


LES  FRÈRES  CORSES  121 

»  Ne  quitte  jamais  notre  mère,  et  songe  qu'elle  n'a 
plus  que  toi. 

»  Votre  fils, 
D  Ton  frère, 

»  Louis  de  Franchi.  » 

Après  ces  derniers  mots,  je  me  retournai  vers  celui 
qui  les  avait  écrits. 

—  Eh  bien,  lui  dis-je,  qu'est-ce  que  cela  signifie? 

—  Ne  comprenez-vous  pas?  me  demanda-t-il. 

—  Non. 

—  Je  vais  être  tué  à  neuf  heures  dix  minutes. 

—  Vous  allez  être  tué  ? 

—  Oui. 

—  Mais  vous  êtes  fou  !  Pourquoi  vous  frapper  d'une 
pareille  idée  ? 

—  Je  ne  suis  ni  fou  ni  frappé,  mon  cher  ami...  Je 
suis  prévenu,  voilà  tout. 

—  Prévenu?  et  par  qui? 

—  Mon  frère  ne  vous  a-t-il  pas  raconté,  demanda  en 
souriant  Louis,  que  les  mâles  de  notre  famille  jouissent 
d'un  singulier  privilège? 

—  C'est  vrai,  répondis-je  en  frissonnant  malgré  moi  ; 
il  m'a  parlé  d'apparitions. 

—  C'est  cela.  Eh  bien,  mon  père  m'est  apparu  cette 


122  LES  I- H  fin  ES  CORSES 

nuit  ;  c'est  pour  cela  que  vous  m'avez  trouvé  si  pâlo;  la 
vue  des  morts  pâlit  les  vivants. 

Je  le  regardai  avec  un  étonnement  qui  n'était  point 
exempt  de  terreur. 

—  Vous  avez  vu  votre  père  cette  nuit,  dites-vous? 

—  Oui, 

•—  Et  il  vous  a  parlé  ? 

—  Il  m'a  annoncé  ma  mort. 

—  C'était  quelque  rêve  terrible,  dis-jc. 

—  C'était  une  terrible  réalité. 

—  Vous  dormiez  ? 

—  Je  veillais...  Ne  croyez- vous  donc  pas  qu'un  père 
puisse  visiter  son  fils  ? 

Je  baissai  la  tête;  car,  au  fond  du  cœur,  moi-même, 
je  croyais  à  cette  possibilité. 

—  Gomment  cela  s'est-il  passé?  demandai-je. 

—  Oh  !  mon  Dieu,  de  la  façon  le  plus  simple  et  la 
plus  naturelle.  Je  lisais,  en  attendant  mon  père;  car  je 
savais  que,  si  je  courais  quelque  danger  mon  père  m'ap- 
paraîtrait,  lorsque,  à  minuit,  ma  lampe  a  pâli  d'elle- 
même,  la  porte  s'est  ouverte  lentement,  et  mon  père  a 
paru. 

—  Mais  comment?  demandai-je. 

—  Mais  comme  de  son  vivant  :  vêtu  de  l'habit  qu'il 
portait  habituellement-,  seulement,  il  était  très- pâle, et 
ses  yeux  étaient  sans  regard. 

—  Oh!  mon  Dieu!... 


LES  FRÈRES  CORSES  <Î3 

•—  Alors,  il  s'approcha  lentement  de  mon  lit.  Je  me 
soulevai  sur  le  coude. 

»  —  Soyez  le  bienvenu,  mon  père,  lui  dis-je. 

»  n  s'approcha  de  moi,  me  regarda  fixement,  et  il 
me  sembla  que  cet  œil  atone  s'-animait  par  la  force  du 
sentiment  paternel. 

—  Continuez...  c'est  terrible!..; 

—  Alors,  ses  lèvres  remuèrent,  et,  chose  étrange, 
quoique  ses  paroles  ne  produisissent  aucun  son,  je  les 
entendais  retentir  au  dedans  de  moi-même,  distinctes 
et  vibrantes  comme  un  écho. 

—  Et  que  vous  a-t-il  dit? 

—  n  m'a  dit  : 

»  —  Pense  à  Dieu,  mon  fils! 

»  —  Je  serai  donc  tué  dans  ce  duel?  demandai- 

je. 

»  Je  vis  deux  larmes  couler  de  ces  yeux  sans  regard 
sur  le  visage  pâle  du  spectre. 

»  —  Et  à  quelle  heure  ? 

»  Il  tourna  le  doigt  vers  la  pendule.  Je  suivis  la  di- 
rection indiquée.  La  pendule  marquait  neuf  heures  dix 
minutes. 

»  —  C'est  bien,  mon  père,  répondis-je  alors.  Que  la 
volonté  de  Dieu  soit  faite.  Je  quitte  ma  mère,  c'est  vrai, 
mais  pour  vous  rejoindre,  vous. 

»  Alors  un  pâle  sourire  passa  sur  ses  lèvres,  et,  me 
faisant  un  signe  d'adieu,  il  s'éloigna. 


424  LES  FRftRES  CORSES 

»  La  porto  s'ouvrit  d'ollc-mêmc  devant  lui...  Il  dis- 
parut, et  la  porte  se  referma. 

Ce  récit  étail  si  simplement  et  si  naturellement  fait, 
qu'il  était  évident,  ou  que  la  scène  que  racontait  do 
Franchi  avait  eu  lieu  effectivement,  ou  qu'il  avait  été, 
dans  la  préoccupation  de  son  esprit,  le  jouet  d'une  il- 
lusion qu'il  avait  prise  pour  la  réalité,  et  qui,  par  con- 
séquent, était  aussi  terrible  qu'elle. 

J'essuyai  la  sueur  qui  me  coulait  du  front. 

—  Maintenant,  continua  Louis,  vous  connaissez  mon 
frère,  n'est-ce  pas? 

—  Oui. 

—  Que  croyez-vous  qu'il  fasse  s'il  apprend  que  j'ai 
été  tué  en  duel? 

—  Il  partira  à  l'instant  même  de  Sullacaro  pour  venir 
se  battre  avec  celui  qui  vous  aura  tué. 

—  Justement,  et,  s'il  est  tué  à  son  tour,  ma  mère  sera 
trois  fois  veuve,  veuve  de  son  mari,  veuve  de  ses  deux  - 
fils. 

—  Oh  î  je  comprends,  c'est  affreux  ! 

—  Eh  bien,  c'est  ce  qu'il  faut  éviter.  Voilà  pourquoi 
j'ai  voulu  écrire  cette  lettre.  Croyant  que  je  suis  mort 
d'une  fièvre  cérébrale,  mon  frère  ne  s'en  prendra  à 
personne,  et  ma  mère  se  consolera  plus  facilement,  me 
croyant  atteint  pi^r  la  volonté  de  Dieu,  que,  si  elle  me 
sait  frappé  par  la  main  des  hommes.  A  moins  que... 

—  A  moins  que?.,,  répétai-je. 


LES   FRÈRES  CORSES  125 

—  Oh  !  non.,.,  reprit  Louis,  j'espère  que  ce  ne  sera 
pas. 

Je  vis  qu'il  répondait  à  une  crainte  personnelle,  et  o 
n'insistai  point. 
En  ce  moment,  la  porte  s'entr'ouvrit. 

—  Mon  cher  de  Franchi,  dit  le  baron  de  Giordano, 
j'ai  respecté  ta  consigne  tant  que  la  chose  a  été  possi- 
ble ;  mais  il  est  huit  heures;  le  rendez-vous  esta  neuf; 
nous  avons  une  lieue  et  demie  à  faire,  il  faut  partir. 

—  Je  suis  prêt,  mon  très-cher,  dit  Louis.  Entre 
donc.  J'ai  dit  à  monsieur  ce  que  j'avais  à  lui  dire. 

Il  mit  un  doigt  sur  sa  bouche  en  me  regardant. 

—  Quant  à  toi,  mon  ami,  continua-t-il  en  se  retour- 
r.ant  vers  la  table  et  en  y  prenant  une  lettre  cachetée  ; 
voici  ton  affaire.  S'il  m'arrivait  malheur,  lis  ce  billet, 
et  conforme-toi,  je  te  prie,  à  ce  que  je  te  demande. 

—  A  merveille! 

—  Vous  vous  étiez  chargé  des  armes  ? 

—  Oui,  répondis-je.  Mais,  au  moment  de  partir, 
je  me  suis  aperçu  que  l'un  des  chiens  jouait  mal.  Nous 
prendrons,  en  passant,  une  boîte  de  pistolets  chez  De- 
visme. 

Louis  me  regarda  en  souriant  et  me  tendit  la  main. 
Il  avait  compris  que  je  ne  voulais  pas  qu'il  fût  tué  avec 
mes  pistolets. 

—  Avez-vous  une  voiture ,  demanda  Louis,  ou  faut- 
il  que  Joseph  aille  en  chercher  une  ? 


iS6  LES  FUÈRES  CORSES 

•  -  J'ai  mon  coupé,  dit  le  baron,  et,  en  nous  pressant 
un  peu,  nous  tiendrons  trois.  D'ailleurs,  comme  nous 
sommes  un  peu  en  retard,  nous  irons  toujours  plus 
vite  avec  mes  chevaux  qu'avec  des  chevaux  de  fiacre. 

—  Partons,  dit  Louis. 

Nous  descendîmes.  A  la  porto,  Joseph  nous  attendait. 

—  Irai-je  avec  monsieur?  demanda-t-il. 

—  Non,  Joseph,  répondit  Louis,  non,  c'est  inutile, 
je  n'ai  pas  besoin  de  vous. 

Puis,  restant  un  peu  en  arrière  : 

—  Tenez,  mon  ami,  dit-il  en  lui  mettant  dans  la 
main  an  petit  rouleau  d'or; "et,  si  parfois,  dans  mes 
moments  de  mauvaise  humeur,  je  vous  ai  brusqué, 
pardonnez-le-moi. 

—  Ohl  monsieur,  s'écria  Joseph  les  larmes  aux 
yeux,  qu'est-ce  que  cela  signifie  ? 

—  Chutl  dit  Louis. 

Et,  s'élançant  dans  la  voiture,  il  se  plaça  entre  nous 
deux. 

—  C'était  un  bon  serviteur,  dit-il,  en  jetant  un  der- 
nier regard  sur  Joseph,  et,  si  vous  pouvez  lui  être  utile, 
l'un  ou  l'autre,  je  vous  en  serai  reconnaissant. 

—  Est-ce  que  tu  le  renvoies?  demanda  le  baron. 

—  Non,  dit  en  souriant  Louis,  je  le  quitte,  voilà 
tout. 

Nous  nous  arrêtâmes  à  la  porte  de  Devisme,  juste  le 
temps  nécessaire  pour  prendre  une  boîte  de  pistolets, 


LES  FRÈRES  CORSES  il7 

de  la  poudre  et  des  balles  ;  puis  nous  repartîmes  au 
^rand  trot  des  chevaux. 

XYTI 

Nous  étions  à  Vincennes  à  neuf  heures  moins  cinq 
minutes. 

Une  voiture  arrivait  en  même  temps  que  la  nôtre  : 
c'était  celle  de  M.  de  Château-Renaud. 

Nous  nous  enfonçâmes  dans  le  bois  par  deux  routes 
différentes.  Nos  cochers  devaient  se  rejoindre  dans  la 
grande  allée. 

Quelques  instants  après,  nous  étions  au  rendez-vous. 

—  Messieurs ,  dit  Louis  en  descendant  le  premier , 
vous  le  savez,  pas  d'arrangement  possible. 

—  Cependant...,  dis -je  en  m'approchant. 

—  Oh  !  mon  cher,  rappelez-vous  qu'après  la  confi- 
dence que  je  vous  ai  faite,  vous  avez  moins  que  per- 
sonne le  droit  d'en  proposer  ou  d'en  recevoir. 

Je  baissai  la  tète  devant  cette  volonté  absolue,  qui, 
pour  moi,  était  une  volonté  suprême. 

Nous  laissâmes  Louis  près  de  la  voiture  et  nous  nous 
avançâmes  vers  M.  de  Boissy  et  M.  de  Châteaugrand. 

Le  baron  de  Giordano  tenait  à  la  main  la  boîte  de 
pistolets. 

Nous  échangeâmes  un  salut. 


m  LES  FRf.RES   COUSES 

—  IVfessieurs,  dit  le  baron  Giordano,  dans  les  cir- 
constances pareilles  à  celles  où  nous  nous  trouvoiis, 
les  plus  courts  cr.npliments  sont  les  meilleurs  ;  cac^ 
d'un  moment  à  l'autre,  nous  pouvons  être  dérangés. 
Nous  nous  étions  chargés  d'apporter  les  armes,  les 
voici  ;  veuillez  les  examiner,  nous  venons  de  les  pren- 
dre à  l'instant  même  chez  l'arquebusier,  et  nous  vous 
donnons  notre  parole  que  M.  Louis  de  Franchi  no  les 
a  pas  même  vues. 

—  Cette  parole  était  inutile,  monsi'^nr,  répondit  le 
vicomte  de  Châteaugrand  ;  nous  savons  à  qui  nous 
avons  affaire. 

Et,  prenant  un  pistolet,  tandis  que  M.  de  Boissy 
prenait  l'autre,  les  deux  témoins  en  firent  jouer  les  res- 
sorts tout  en  examinant  le  calibre. 

—  Ce  sont  des  pistolets  do  tir  ordinaire,  et  qui  n'ont 
jamais  servi,  dit  le  baron  ;  maintenant,  sera-t-on  libre 
de  se  servir  ou  non  de  la  double  détente. 

—  Mais,  dit  M.  de  Boissy,  mon  avis  est  que  chacun 
doit  faire  comme  il  lui  conviendra  et  selon  son  habitude. 

—  Soit,  dit  le  baron  Giordano.  Toutes  chances  éga- 
les sont  agréables. 

—  Alors  vous  préviendrez  M.  de  Franchi,  et  nous 
préviendrons  M.  de  Château-Renaud. 

—  C'est  convenu  ;  maintenant,  monsieur,  c'est  nous 
qui  avons  apporté  les  armes,  continua  le  baron  rie 
Gifl  (dano,  c'est  à  vous  de  ies  charger. 


LES   FRÈRES   CORSES  12» 

Les  deux  jeunes  gens  prireni  chacun  un  pistolet.,  me- 
surèrent rigoureusement  la  même  charge  de  poudre, 
prirent  au  nasard  deux  balles,  et  les  enfoncèrent  dans 
le  canon  avec  le  maillet. 

Pendant  cette  opération,  à  laquelle  je  n'avais  voulu 
prendre  aucune  part,  je  m'approchai  de  Louis,  qui  me 
reçut  le  sourire  sur  les  lèvres, 

—  Vous  n'oublierez  rien  de  ce  que  je  vous  ai  deman- 
dé, me  dit-il,  et  vous  obtiendrez  deGiordano,  auquel  je 
le  demande,  au  reste,  par  la  lettre  que  je  lui  ai  re- 
mise, qu'il  ne  raconte  rien,  ni  à  ma  mère,  ni  à  mon 
frère.  "Veillez  aussi  à  ce  que  les  journaux  ne  parlent 
point  de  cette  affaire,  ou,  s'ils  en  parlent,  à  ce  qu'ils  ne 
mettent  point  les  noms. 

—  Vous  êtes  donc  toujours  dans  cette  terrible  con- 
viction que  le  duel  vous  sera  fatal  ?  lui  demandai-je. 

—  J'en  suis  plus  convaincu  que  jamais;  mais  vous 
me  rendrez  cette  justice  au  moins,  n'est-ce  pas?  que  j'ai 
regardé  venir  la  mort  en  vrai  Corse. 

—  Votre  calme,  mon  cher  de  Franchi,  est  si  grand, 
qu'il  me  donne  cet  espoir  que  vous  n'êtes  pas  bien  con- 
vaincu vous-même. 

Louis  tira  sa  montre. 

—  J'ai  encore  sept  minutes  à  vivre,  dit-il  ;  tenez, 
voilà  ma  montre  ;  gardez-la,  je  vous  prie,  en  souvenir 
de  moi  :  c'est  une  excellente  B  réguet. 

Je  pris  la  montre  en  serrant  la  main  de  Franchi, 


130  LES  FRÈRES  CORSES 

— Dans  huit  minutes,  lui  dis-je,  j'espcre  vous  la  rendre. 

—  Ne  parlons  plus  de  cela,  me  dit-il  ;  voici  ces  mes- 
sieurs qui  s'approchent. 

—  Messieurs,  dit  le  vicomte  de  Châteaugrand,  il  doit 
y  avoir  ici,  à  droite,  une  clairière  que  j'ai  pratiquée 
pour  mon  propre  compte,  l'an  dernier;  voulez-vous  que 
nous  la  cherchions?  Nous  serons  mieux  que  dans  uno 
allée,  où  nous  pouvons  être  vus  et  dérangés. 

—  Guidez-nous ,  monsieur  dit  le  baron  Giordano 
Martelli  ;  nous  vous  suivons. 

Le  vicomte  marcha  le  premier,  et  nous  le  suivîmes 
en  formant  deux  groupes  séparés.  Bientôt,  en  effet, 
nous  nous  trouvâmes,  après  une  trentaine  de  pas  d'une 
descente  presque  insensible,  au  milieu  d'une  clairière 
qui  avait  autrefois,  sans  doute,  été  une  mare  dans  le 
genre  de  celle  d'Auteuil,  et  qui,  tout  à  fait  desséchée, 
formait  une  fondrière  entourée  de  tous  côtés  d'une 
espèce  de  talus;  le  terrain  paraissait  donc  fait  exprès 
pour  servir  de  théâtre  à  une  scène  dans  le  genre  de 
celle  qui  allait  s'y  passer. 

•—Monsieur  Martelli,  dit  le  vicomte,  voulez-vous 
mesurer  les  pas  avec  moi  ? 

Le  baron  répondit  par  un  salut  d'assentiment  ;  puis, 
allant  se  mettre  côte  à  côte  avec  M.  de  Châteaugrand, 
ils  mesurèrent  vingt  pas  ordinaires. 

Je  restai  donc  encore  quelques  secondes  seul  avec  dô 
Franchi. 


LES  FRÈBES  CORSES  131 

—  A  propos,  me  dit-il,  vous  trouverez  mon  testa- 
ment sur  la  table  où  j'écrivais  lorsque  vous  êtes  entré. 

—  C'est  bien,  répondis-je,  soyez  tranquille. 

—  Messieurs,  quand  vous  voudrez,  dit  le  vicomte  de 
Châteaugrand. 

—  Me  voici,  répondit  Louis.  Adieu,  cher  amil  merci 
de  toute  la  peine  que  je  vous  ai  donnée,  sans  compter, 
ajouta-t-il  avec  un  sourire  mélancolique,  celle  que  je 
vous  donnerai  encore. 

Je  lui  pris  la  main  ;  elle  était  froide,  mais  sans  au- 
cune agitation. 

—  Voyons,  lui  dis-je,  oubliez  l'apparition  de  cette 
nuit  et  visez  de  votre  mieux. 

—  Vous  rappelez-vous  le  Freysçhutz  ? 

—  Oui. 

—  Eh  bien,  vous  le  savez,  chaque  balle  a  sa  destina- 
tion... Adieu. 

11  rencontra  sur  sa  route  le  baron  Giordano,  qui  tenait 
à  la  main  le  pistolet  qui  lui  était  destiné  ;  il  le  prit, 
l'arma,  et,  sans  même  y  jeter  les  yeux,  alla  se  placer  à 
son  poste  indiqué  par  un  mouchoir. 

M.  de  Château-Renaud  était  déjà  au  sien. 

Il  y  eut  un  instant  de  morne  silence,  pendant  lequel 
les  deux  jeunes  gens  saluèrent  leurs  témoins,  puis  ceux 
de  leurs  adversaires,  et  enfin  se  saluèrent  l'un  l'autre. 

M.  de  Château-Renaud  paraissait  parfaitement  avoir 
l'habitude  de  ce  genre  d'affaires,  et  il  était  souriant 


132  LES  FKÊKES  COKSES 

comme  un  homme  sûr  de  son  adresse.  Peut-être  sa- 
vait-il, d'ailleure,  que  c'était  la  première  fois  que  Louis 
de  Franchi  touchait  un  pistolet. 

Louis  était  calme  et  froid  ;  sa  belle  tôte  avait  l'air 
d'un  buste  de  marbre. 

—  Eh  bien,  messieurs,  dit  Château-Renaud,  vous 
le  voyez,  nous  attendons. 

Louis  me  jeta  un  dernier  regard;  puis,  avec  un  sou- 
rire, il  leva  les  yeux  au  ciel.. 

—  Allons,  messieurs,  dit  Châteaugraud,  préparez- 
vous. 

Puis,  frappant  ses  mains  l'une  contre  l'autre  : 

—  Une  fois...  dit-il,  deux  fois...  trois  fois... 

Les  deux  coups  ne  formèrent  qu'une  seule  détona- 
tion. 

Au  même  instant,  je  vis  Louis  de  Franchi  faire  deux 
tours  sur  lui-même  et  tomber  sur  un  genou. 

M.  de  Château-Renaud  resta  debout  ;  le  revers  de  sa 
redingote  seulement  avait  été  traversé. 

Je  me  précipitai  vers  Louis  de  Franchi. 

—  Vous  êtes  blessé  ?  lui  dis-je. 

Il  essaya  de  me  répondre,  mais  inutilement  ;  une 
mousse  sanglante  parut  sur  ses  lèvres. 

En  même  temps,  il  laissa  tomber  lo  pistolet  et  porta 
la  main  au  côté  droit  de  sa  poitrine. 

A  peine  voyait-on  sur  la  redingote  un  trou  à  fourrer 
le  bout  du  petit  doigt. 


LES  FRÈRES  CORSES  133 

—  Monsieur  le  baron,  m'écriai-je,  courez  a  la  ca- 
serne et  amenez  le  chirurgien  du  régiment. 

Mais  de  Franchi  rassembla  ses  forces,  et,  arrêtant 
Giordano,  il  lui  fit  signe  de  la  tête  que  la  chose  était 
inutile. 

En  même  temps,  il  tomba  sur  le  second  genou. 

M.  de  Château-Renaud  s'éloigna  aussitôt  ;  mais  ses 
deux  témoins  s'approchèrent  du  blessé. 

Pendant  ce  temps,  nous  avions  ouvert  la  redingote, 
déchiré  le  gilet  et  la  chemise. 

La  balle  entrait  au-dessous  de  la  sixième  côte  droite, 
et  sortait  un  peu  au-dessus  de  la  hanche  gauche. 

A  chaque  expiration  du  moribond,  le  sang  jaillissait 
par  les  deux  blessures. 

Il  était  évident  que  la  plaie  était  mortelle. 

—  Monsieur  de  Franchi,  dit  le  vicomte  de  Château- 
grand,  nous  sommes  désolés,  croyez-le  bien,  du  résul- 
tat de  cette  malheureuse  affaire,  et  nous  espérons  que 
vous  êtes  sans  haine  contre  M.  de  Château-Renaud. 

—  Oui,  oui...,  murmura  le  blessé,  oui,  je  lui  par- 
donne...; mais  qu'il  parte...  qu'il  parte... 

Puis,  se  retournant  avec  effort  de  mon  côté  : 

—  Souvenez-vous  de  votre  promesse,  me  dit-il. 

—  Oh  !  je  vous  jure  qu'il  sera  fait  comme  vous  dé- 
sirez. 

—  Et  maintenant,  dit-il  en  souriant,  regardez  la 

montre. 

8 


134  LES  FRÈRES  COUSES 

Et  il  rclninba  en  poussant  un  long  soupir. 

C'était  rc  dernier. 

Je  regardai  la  montre  :  il  était  juste  neuf  heures  dix 
minutes. 

Puis  je  portai  les  yeux  sur  Louis  de  Franchi  :  il  était 
mort. 

Nous  ramenâmes  le  cadavre  chez  lui,  et,  tandis  que 
le  baron  de  Giordano  allait  faire  la  déclaration  au. com- 
missaire de  police  du  quartier,  je  le  montai  avec  Jo- 
seph dans  sa  chambre. 

Le  pauvre  garçon  pleurait  à  chaudes  larmes. 

En  entrant,  mes  yeux  se  portèrent  malgré  moi  sur 
la  pendule.  Elle  marquait  neuf  heures  dix  minutes. 

Sans  doute  on  avait  oublié  de  la  remonter,  et  elle 
c'était  arrêtée  juste  à  celte  heure. 

Un  instant  après,  le  baron  Giordano  rentra  avec  les 
gens  de  justice,  qui,  prévenus  par  lui,  venaient  mettre 
les  scellés. 

Le  baron  voulait  envoyer  des  lettres  de  faire  part  aux 
amis  et  connaissances  du  défunt;  mais  je  le  priai,  au- 
paravant, de  lire  la  lettre  que  lui  avait  remise  Louis 
de  Franchi  au  moment  de  notre  départ. 

Cette  lettre  contenait  la  prière  de  cacher  à  Lucien  la 
cause  de  sa  mort,  et  l'invitation,  pour  que  personne  ne 
îût  dans  la  confidence,  de  faire  faire  l'enterrement  sans 
aucune  pompe  et  sans  aucun  bruit. 

Le  baron  Giordano  se  chargea  de  tous  ces  détails,  et 


LES  FRÈRES  CORSES  43» 

moi,  j'allai  faire  à  l'instant  même  une  double  visite  à 
MM.  de  Boissy  et  de  Châteaugrand,  pour  les  prier  de 
garder  le  siîence  sur  cette  malheureuse  affaire,  et  les 
engager  à  inviter  M.  deChâteau-R-enaud,  sans  lui  dire 
pour  quelle  cause  on  sollicitait  son  départ,  à  quitter 
Paris,  au  moins  pour  quelque  temps. 

Ils  me  promirent  de  seconder  mon  intention  autant 
qu'il  serait  en  leur  pouvoir,  et,  tandis  qu'ils  se  ren- 
daient chez  M.  de  Château-Renaud,  j'allai  mettre  à  la 
poste  la  lettre  qui  annonçait  à  madame  de  Franchi  que 
son  fils  venait  de  mourir  d'une  fièvre  cérébrale. 


XVIIl 

Contre  l'habitude  de  ces  sortes  d'affaires,  ce  duel  fît 
peu  de  bruit. 

Les  journaux  eux-mêmes,  ces  éclatantes  et  fausses 
trompettes  de  la  publicité,  se  turent. 

Quelques  amis  intimes  seulement  accompagnèrent  le 
corps  du  malheureux  jeune  homme  au  Père-Lachaise. 
Seulement,  quelques  instances  qu'on  pût  faire  à  M.  de 
Château-Renaud,  il  refusa  de  quitter  Paris. 

J'avais  «iu  un  moment  l'idée  de  faire  suivre  la  lettre 
de  Louis  à  sa  famille  d'une  lettre  de  moi;  mais,  quoi- 
que le  but  fût  excellent,  ce  mensonge  à  l'endroit  de  la 
mort  d'un  fils  et  d'un  frère  m'avait  répugné  :  ^'étais 


13R  LES  FRÎ-RFS  CORSES 

convaineu  qtio  Louis  lui-même  avait  combattu  lonp:- 
temps,  et  qu'il  avait  fallu,  pour  l'y  décider,  l'impor- 
lance  des  raisons  qu'il  m'avait  données.    ' 

J'avais  donc,  au  risque  d'être  accusé  d'indifférence 
ou  même  d'ingratitude,  gardé  le  silence,  et  j'étais  con- 
vaincu que  le  baron  Giordano  en  avait  fait  autant. 

Cinq  jours  après  l'événement,  vers  les  onze  heures 
du  soir,  je  travaillais  devant  ma  table,  au  coin  de  mon 
feu,  seul,  et  dans  une  disposition  d'esprit  assez  maus- 
sade, lorsque  mon  domestique  entra,  referma  la  porte 
vivement,  et,  d'une  voix  assez  agitée,  me  dit  que  M.  de 
Franchi  demandait  à  me  parler. 

.Je  me  retournai  et  le  regardai  fixement  :  il  était  fort 
pâle. 

—  Que  me  dites-vous  là,  Victor?  lui  demandai-je. 

—  Oh  1  monsieur,  reprit-il,  en  vérité,  je  n'en  sais 
rien  moi-même. 

—  De  quel  M.  de  Franchi  voulez-vous  me  parler  ? 
Voyons  1 

—  Mais  de  l'ami  de  monsieur...  do  celui  que  J'ai  vu 
venir  une  ou  deux  fois  chez  lui... 

—  Vous  êtes  fou,  mon  cher  I  Ne  savez-vous  pas  qu'î 
nous  avons  eu  le  malheur  de  1*^  perdre  il  y  a  cinq 
jours? 

—  Oui,  monsieur  ;  et  voilà  pourquoi  monsieur  me 
voit  si  troublé.  Il  a  sonné;  j'étais  dans  l'antichambre, 
j'ai  été  ouvrir  la  porte.  Aussitôt  j'ai  reculé  en  le  voyant. 


LES  FRÈRES  CORSES  137 

Alors  ïl  est  entré,  a  demandé  si  monsieur  était  chez 
lui;  j'étais  tellement  troublé,  que  j'ai  répondu  que 
oui.  Alors  il  m'a  dit  :  «  Allez  lui  annoncer  que  M.  de 
Franchi  deraand)?  9  lui  parler;  »  sur  quoi,  je  suis 
venu. 

—  Vous  êtes  fou,  mon  cher  !  Tantichambre  était  mal 
éclairée,  sans  doute,  et  vous  avez  mal  vu  ;  vous  étiez 
tout  endormi  encore  et  vous  avez  mal  entendu.  Retour- 
nez, et  demandez  une  seconde  fois  le  nom. 

—  Ohl  c'est  bien  inutile,  et  je  jure  à  monsieur  que 
je  ne  me  trompe  pas  ;  j'ai  bien  vu  et  bien  entendu. 

—  Alors  faites  entrer. 

Victor  retourna  tout  tremblant  vers  la  porte,  l'ou- 
vrit; puis,  restant  dans  l'intérieur  de  ma  chambre  : 

—  Que  monsieur  prenne  la  peine  d'entrer,  dit-il. 

Aussitôt  j'entendis,  malgré  le  tapis  qui  les  assourdis- 
sait, des  pas  qui  traversaient  le  salon  et  qui  s'appro- 
chaient de  ma  chambre;  puis,  presque  aussitôt,  je  vis 
effectivement  apparaître  sur  ma  porte  M.  de  Franchi . 

J'avoue  que  mon  premier  sentiment  fut  un  sen- 
timent de  terreur;  je  me  levai  et  fis  un  pas  en  ar- 
rière. 

—  Pardon  de  vous  déranger  à  une  pareille  heure, 
me  dit  M.  de  Franchi,  mais  je  suis  arrivé  depuis  dix 
minutes,  et  vous  comprenez  que  je  n'ai  pas  voulu  at- 
tendre à  demain  pour  venir  causer  avec  vous. 

—  Oh  I  mon  cher  Lucien,  m'écriai-je  en  courant  à 


f88  LES  FRÈRES  CORSES 

lui  et  en  le  serrant  dans  mes  bras  ;  c'est  vous,  c'est 

donc  vous  1 

Et,  malgré  moi,  quelques  larmes  s'échappèrent  de 
mes  yeux. 

—  Oui,  me  dit-il,  c'est  moi. 

Je  calculai  le  temps  écoulé  :  à  peine  si  la  lettre  de- 
vait être  arrivée,  je  ne  dirai  pas  à  Sullacaro,  mais  à 
Ajaccio. 

—  Oh  !  mon  Dieu  1  m'écriai-je  ;  mais  alors  vous  ne 
savez  rieni 

—  Je  sais  tout,  dit-il. 

—  Comment,  tout? 

—  Oui. 

—  "Victor,  dis-je  en  me  retournant  vers  mon  valet 
de  chambre,  assez  mal  rassuré  encore,  laissez-nous, 
ou  plutôt  revenez  dans  un  quart  d'heure,  avec  un  pla- 
teau tout  servi  ;  vous  souperez  avec  moi,  Lucien,  et 
vous  coucherez  ici,  n'est-ce  pas? 

—  J'accepte  tout  cela,  dit-il;  je  n'ai  pas  mangé  depuis 
Auxerre.  Puis,  comme  personne  ne  me  connaissait, 
ou  plutôt,  ajouta-t-il  avec  un  sourire  profondément 
triste,  comme  tout  le  monde  semblait  me  reconnaître 
chez  mon  pauvre  frère,  on  n'a  pas  voulu  m'ouvrir,  et  je 
m'en  suis  allé  laissant  toute  la  maison  en  révolution. 

—  En  effet,  mon  cher  Lucien,  votre  ressemblance 
avec  Louis  est  si  grande,  que,  moi-même,  tout  à 
l'heure  j'en  ai  été  frappé. 


LES  FRÈRES  CORSES  139 

—  Comment  !  s'écria  Victor,  qui  n'avait  pas  encore 
pu  prendre  sur  lui  de  s'éloigner,  monsieur  est  donc  le 
frère...  ? 

—  Oui  ;  mais  allez,  et  servez-nous. 
Victor  sortit  ;  nons  nous  trouvâmes  seuls. 

Je  pris  Lucien  par  la  main,  je  le  conduisis  à  un  fau- 
teuil, et  je  m'assis  près  de  lui. 

—  Mais,  lui  dis-je  de  plus  en  plus  étonné  de  le 
voir,  vous  étiez  donc  en  route  lorsque  vous  avez  appris 
la  fatale  nouvelle  ? 

—  Non,  j'étais  à  Sullacaro. 

—  Impossible  1  "la  lettre  de  votre  frère  est  à  peine 
arrivée  maintenant. 

—  Vous  avez  oublié  la  ballade  de  Burger,  mon  cher 
Alexandre  ;  les  morts  vont  vite  ! 

Je  frissonnai. 

— Que  voulez-vous  dire  ?  Exp"iquez-vous  ;  je  ne  com- 
prends pas. 

—  Oubliez-vous  ce  que  je  vous  ai  raconté  des  appa- 
ritions familières  à  notre  famille  ? 

—  Vous  avez  revu  votre  frère  ?  m'écriai-jeJ 

—  Oui. 

—  Et  quand  cela  ? 

—  Pendant  la  nuit  du  16  au  17. 

—  Et  ii  vous  a  tout  dit? 

—  Tout. 

—  Ii  vous  a  dit  qu'il  était  mort? 


140  f,ES   FRÈRES  CORSES 

—  11  m'a  dit  qu'il  avait  été  tué  ;  les  morts  ne  men- 
tent plus. 

—  11  vous  a  dit  comment? 

—  En  duel. 

—  Par  qui  ? 

—  Par  M.  de  Château-Renaud? 

—  Non,  n'est-ce  pas?  non,  lui  dis-je;  vous  avez  ap- 
pris cela  d'une  autre  façon? 

—  Croyez-vous  que  je  sois  en  disposition  de  plaisan- 
ter? 

—  Pardon  1  mais,  en  vérité,  ce  que  vous  me  dites 
est  si  étrange,  et  tout  ce  qui  vous  arrive,  à  vous  et  à 
votre  frère,  est  tellement  en  dehors  de  la  loi  de  la  na- 
ture... 

—  Que  vous  ne  voulez  pas  y  croire,  n'est-ce  pas?  je 
comprends  !  mais,  tenez ,  me  dit-il  en  ouvrant  sa 
chemise,  et  en  me  montrant  une  marque  bleue  em- 
preinte sur  sa  peau,  au-dessus  de  la  sixième  côte 
droite,  croirez-vous  à  cela? 

—  En  vérité,  m'écriai-je,  c'est  juste  en  cet  endroit 
que  votre  frère  a  été  touché. 

—  Et  la  balle  est  sortie  ici,  n'est-ce  pas?...  continua 
Lucien  en  posant  le  doigt  au-dessus  de  la  hanche 
gauche. 

—  C'est  miraculeux!  m'écriai-je. 

—  Et  maintenant,  continua-t-il,  voulez-vous  que  je 
vous  dise  à  quelle  heure  il  est  mort? 


LES  FRÈRES  CORSES  i41 

—  Dites! 

—  A  neuf  heures  dix  minutes. 

—  Tenez,  Lucien,  racontez-moi  tout  d'un  seul  trait  : 
mon  esprit  se  perd  à  vous  interroger  et  à  écouter  vos 
réponses  fantastiques  ;  j'aime  mieux  un  récit. 


XIX 

Lucien  s'accouda  sur  son  fauteuil,  me  regarda  fixe- 
ment et  continua  : 

— Ohl  mon  dieu,  c'est  bien  simple.  Le  jour  oii  mon 
frère  a  été  tué,  j'étais  sorti  de  bon  matin  à  cheval,  et 
j'allais  visiter  nos  bergers  du  côté  de  Carboni,  lorsqu'au 
moment  où,  après  avoir  regardé  l'heure,  je  mettais  ma 
montre  dans  mon  gousset,  je  reçus  un  coup  si  violent 
au  côté,  que  je  m'évanouis.  Quand  je  rouvris  les  yeux, 
j'étais  couché  à  terre  entre  les  bras  d'Orlandini,  qui 
me  jetait  de  l'eau  au  visage.  Mon  cheval  était  à  quatre 
pas,  le  nez  étendu  vers  moi,  soufflant  et  renâclant. 

»  —  Eh  bien,  me  dit  Orlandini,  que  vous  est-il  donc 
arrivé? 

»  — Mon  Dieu,  lui  dis-je,  je  n'en  sais  rien  moi- 
même;  mais  n'avez-vous  pas  entendu  un  coup  de  feu? 

»  —  Non. 

»  —  C'est  qu'il  me  semble  que  je  viens  de  recevoir 
une  balle  ici. 


i42  LES  FRftnP.S  CORSES 

»  Et  je  lui  montrai  l'endroit  où  j'éprouvais  la  dou- 
leur. 

»  —  D'abord,  reprit-il,  il  n'y  a  eu  aucun  coup  de 
fusil  ni  de  pistolet  tiré;  ensuite,  vous  n'avez  pas  de 
trou  à  votre  redingote. 

»  —  Alors,  répondis-je,  c'est  mon  frère  qui  vient 
d'être  tué. 

»  —  Ah  !  ceci,  répondit-il,  c'est  autre  chose. 

»  J'ouvris  ma  redingote,  et  je  trouvai  la  marque  que 
je  vous  ai  montrée  tout  à  l'heure  ;  seulement,  au  pre- 
mier abord,  elle  était  vive  et  comme  saignante. 

»  Un  instant  je  fus  tenté,  tant  je  me  sentais  brisé  par 
la  double  douleur  morale  et  physique  que  j'éprouvais, 
de  rentrer  à  SuUacaro  ;  mais  je  pensai  à  ma  mère  : 
elle  ne  m'attendait  que  pour  souper,  il  fallait  donner 
une  raison  à  ce  retour,  et  je  n'avais  pas  de  raison  à  lui 
donner. 

»  D'un  autre  côté,  je  ne  voulais  pas,  sans  une  plus 
grande  certitude,  lui  annoncer  la  mort  de  mon  frère. 

»  Je  continuai  donc  mon  chemin,  et  rentrai  seule- 
ment à  six  heures  du  soir. 

»  Ma  pauvre  mère  me  reçut  comme  d'habitude  ;  il 
était  évident  qu'elle  ne  se  doutait  de  rien. 

»  Aussitôt  le  souper,  je  remontai  dans  ma  chambre. 

»  En  passant  dans  le  corridor  que  vous  connaissez, 
le  vent  souffla  ma  bougie. 

»  J'a  Hais  descendre  pour  la  rallumer,  quand,  par  les 


LES  FRÈRES  CORSES  149 

fentes  de  la  porte,  je  vis  de  la  lumière  dans  ia  chambre 
de  mon  frère. 

»  Je  crus  que  Griffo  avait  eu  affaire  dans  cette  cham- 
bre et  avait  oublié  d'emporter  la  lampe. 

»  Je  poussai  la  porte  :  un  cierge  brûlait  près  du  lit  de 
mon  frère,  et,  sur  ce  lit,  mon  frère  était  c*uché,  nu  et 
sanglant. 

»  Je  restai,  je  l'avoue,  un  instant  immobile  de  ter-» 
»eur  ;  puis  je  m'approchai. 

»  Je  le  touchai...  Il  était  déjà  froid. 

»  Il  avait  reçu  une  balle  au  travers  du  corps,  au 
même  endroit  où  j'avais  ressenti  le  coup,  et  quelques 
gouttes  de  sang  tombaient  des  lèvres  violettes  de  la  plaie. 

»  Il  était  évident  pour  moi  que  mon  frère  avait  été 
tué. 

»  Je  tombai  à  genoux,  et,  appuyant  ma  tête  contre 
le  lit,  je  fis  ma  prière  en  fermant  les  yeux. 

»  Lorsque  je  les  rouvris,  j'étais  dans  l'obscurité  la 
plus  profonde  ;  le  cierge  s'était  éteint,  la  vision  avait 
disparu. 

»  Je  tâtai  le  lit,  il  était  vide. 

»  Écoutez,  je  l'avoue,  je  me  crois  aussi  brave  qu'un 
autre  ;  mais,  lorsque  je  sortis  de  la  chambre,  en  tâton- 
nant, j'avais  les  cheveux  hérissés  et  la  sueur  sur  le 
front. 

»  Je  descendis  pour  prendre  une  autre  bougie  ;  ma 
mère  me  vit  et  jeta  un  cri. 


144  LES  FRÈRES  CORSES 

»  —  Qu'as-lu  donc,  nie  dit-elle,  et  pourquoi  es-tu 
si  pâle? 

»  —  Je  n'ai  rien,  répoiidis-je. 

»  Et,  prenant  un  autre  chandelier,  je  remontai. 

»  Cette  fois,  la  bougie  ne  s'éteignit  point,  ot  ji 
rentrai  dans  la  chambre  de  mon  frère...  Elle  étaii; 
vide. 

»  Le  cierge  avait  complètement  disparu  :  aucun 
poids  n'avait  affaissé  les  matelas  du  lit. 

»  A  terre  était  ma  première  bougie,  que  je  rallumai. 

ù  Malgré  cette  absence  de  nouvelles  preuves,  j'en 
avais  vu  assez  pour  être  convaincu. 

»  A  neuf  heures  dix  minutes  du  matin,  mon  frère 
avait  été  tué.  Je  rentrai  et  je  me  couchai  fort  agité. 

»  Comme  vous  pouvez  le  penser,  je  fus  longtemps  à 
m'endormir;  enfin  la  fatigue  l'emporta  sur  l'agitation, 
et  le  sommeil  s'empara  de  moi. 

»  Alors  tout  se  continua  dans  la  forme  d'un  rêve  ;  je 
vis  la  scène  comme  elle  s'était  passée  ;  je  vis  l'homme 
qui  l'a  tué  ;  j'entendis  prononcer  son  nom  :  il  s'appelle 
M.  de  Château-Renaud. 

—  Hélas!  tout  cela  n'est  que  trop  vrai,  rcpondis-je; 
mais  que  venez-vous  faire  à  Pari  ;? 

—  Je  viens  tuer  celui  qui  a  tué  mon  frère. 

—  Le  tuer?... 

—  Oh  !  soyez  tranquille,  pas  à  la  manière  corse,  der- 
rière une  haie  ou  par-dessus  un  mur  :  non,  non,  ù  la 


LES  FRÈRES  CORSES  143 

manière  française,  avec  des  gauts  blancs,  un  jabot  et 
des  manchettes. 

—  Et  madame  de  Franchi  sait  que  vous  êtes  venu  à 
Paris  dans  cette  intention? 

—  Oui. 

—  Et  elle  vous  a  laissé  partir? 

—  Elle  m'a  embrassé  au  front  et  m'a  dit  :  et  Va  I  » 
Ma  mère  est  une  vraie  Corse. 

-r-  Et  vous  êtes  venu  l 

—  Me  voici. 

—  Mais,  de  son  vivant,  votre  frère  ne  voulait  pas  être 
vengé. 

—  Eh  bien,  dit  Lucien  en  souriant  avec  amertume, 
il  aura  changé  d'avis  depuis  qu'il  est  mort. 

En  ce  moment,  le  valet  de  chambre  entra  portant  le 
souper  :  nous  nous  mîmes  à  table. 

Lucien  mangea  comme  un  homme  libre  de  toute 
préoccupation. 

Après  le  souper,  je  le  conduisis  à  sa  chambre.  11  me 
remercia,  me  serra  la  main,  et  me  souhaita  une  bonne 
nuit. 

C'était  le  calme  qui  suit,  dans  les  âmes  fortes,  une 
résolution  inébraniablement  prise. 

Le  lendemain,  il  entra  chez  moi  aussitôt  que  mon 
domestique  lui  dit  que  j'étais  visible. 

—  Voulez-vous,  me  dit-il,  m'accompagner  jusqu'à 

Vincennes?  C'est  un  pieux  pèlerinage  que  je  compte 

9 


146  LES  FRT-KRS  CORSES 

accomplir;    si  vous  n'avez  pas  le  temps,  j'irai  seul. 

—  Comment,  seul  !  et  qui  vous  indiquera  la  place? 

—  Oh  I  je  la  reconnaîtrai  bien  ;  ne  vous  ai-je  pas  dit 
que  je  l'avais  vue  en  rêve? 

Je  fus  curieux  de  savoir  jusqu'où  irait  cette  singu- 
lière intuition. 

—  C'est  bien,  je  vous  accompagnerai,  lui  dis-je. 

—  Eh  bien,  apprêtez-vous  tandis  que  j'écrirai  à 
Giordano ,  vous  me  permettez  de  disposer  de  votre  valet 
de  chambre  pour  faire  porter  une  lettre,  n'est-ce  pas? 

—  Il  est  à  vous. 

—  Merci.    , 

Il  sortit  et  rentra  dix  minutes  après  avec  sa  lettre, 
qu'il  recommanda  à  mon  domestique. 

J'avais  envoyé  chercher  un  cabriolet;  nous  y  mon- 
tâmes, et  nous  partîmes  pour  Vincennes. 

En  arrivant  au  carrefour  : 

—  Nous  approchons,  n'est-ce  pas  ?  dit  Lucien. 

—  Oui,  à  vingt  pas  d'ici,  nous  serons  à  l'endroit  où 
nous  entrâmes  dans  la  forêt. 

—-  Nous  y  voilà,  dit  le  jeune  homme  en  arrêtant  le 
abriolet. 

C'était  à  Tendroit  même. 

Lucien  entra  dans  le  bois  sans  hésitation,  et  comme 
si  déjà  vingt  fois  il  y  était  venu.  11  marcha  droit  à  la 
fondrière,  et,  quand  il  fut  arrivé,  s'orienta  un  instant; 
puis,  s'avançantjusqu'àla  place  où  son  frère  était  tombé, 


Les  frères  corses  a? 

iî  s'inclina  vers  le  scî;  et,  voyant  sur  la  terrreune  place 
rougeâtre  : 

—  C'est  ici,  dit-i]. 

Alors  il  baissa  lentement  la  tête  et  oaisa  des  lèvres 
le  gazon. 

Puis,  se  relevant  l'œil  en  flamme,  et  traversant  toute 
la  profondeur^  de  la  fondrière  pour  atteindre  la  place 
d'où  avait  tiré  M.  de  Château-Renaud  : 

—  C'est  ici  qu'il  était,  dit-il  en  frappant  du  pied; 
c'est  ici  que  vous  le  verrez  couché  demain. 

—  Comment,  lui  dis-je,  demain  ? 

—  Oui;  ou  il  est  un  lâche,  ou,  demain,  il  me  don- 
nera ici  ma  revanche. 

—  Mais,  mon  cher  Lucien,  lui  dis-je,  l'habitude  en 
France,  vou-s  le  savez,  est  qu'un  duel  n'entraîne  pas 
d'autres  suites  que  les  suites  naturelles  de  ce  duel. 
M.  de  Château-Renaud  s'est  battu  avec  votre  frère, 
qu'il  avait  provoqué,  mais  il  n'a  rien  à  faire  avec  vous. 

—  Ah!  vraiment,  M.  de  Château-Renaud  a  eu  le 
droit  de  provoquer  mon  frère,  parce  que  mon  frère 
offrait  son  appui  aune  femme  qu'ilavait,  lui,  lâchement 
trompée,  et  selon  vous,  il  avait  le  droit  -de  provoquer 
mon  frère.  M.  de  Château-Renaud  a  tué  mon  frère,  qui 
n'avait  jamais  touché  un  pistolet  ;  il  l'a  tué  avec  au- 
tant de  sécurité  que  s'il  avait  tiré  sur  ce  chevreuil  qui 
nous  regarde,  et  moi,  moi,  je  n'aurais  pas  le  droit  de 
provoquer  M.  de  Château-Renaud?  Allons  donc! 


148  LES   FRÈr.RS   CORSKS 

Je  baissai  la  tête  sans  répondre. 

—  D'ailleurs,  continua-t-il,  vous  n'avez  rien  à  faire 
dans  tout  cela.  Soyez  tranquille,  j'ai  écrit  ce  matin  à 
Giordano,  et,  quand  nous  reviendrons  à  Piris,  tout  sera 
arrangé.  Croyez-vous  donc  que  M.  de  Chiteau- Renaud 
refusera  ma  proposition.  ^  , 

—  M.  de  Château-Renaud  a  malheureuacment  une 
réputation  de  courage  qui  ne  me  permet  point,  je  l'a- 
voue, d'élever  le  moindre  doute  à  cet  égard. 

—  Alors,  tout  est  pour  le  mieux,  dit  Lucien.  Al- 
lons déjeuner. 

Nous  revînmes  à  l'allée,  et  nous  remontâmes  en  ca- 
briolet. 

—  Cocher,  dis-je,  rue  de  Rivoli. 

—  Non  pas,  dit  Lucien,  c'est  moi  qui  vous  emmène 
déjeuner...  Cocher,  au  café  de  Paris.  M'est-ce  point  là 
que  dînait  ordinairement  mon  frère  ? 

—  Je  le  crois. 

—  C'est  là,  d'ailleurs,  que  j'ai  donné  rendez-vous 
à  Giordano. 

—  Alors,  au  café  de  Paris. 

Une  demi-heure  après,  nous  étions  à  la  porte  du  res- 
taurant. 


LES  FRÈRES  CORSES  «49 


XX 


L'entrée  de  Lucien  dans  la  salle  fut  une  nouvelle 
preuve  de  cette  étrange  ressemblance  entre  lui  et  son 
frère. 

Le  bruit  de  la  mort  de  Louis  s'était  répandu,  peut- 
être  pas  dans  tous  ses  détails,  c'est  vrai,  mais  enfin  il 
s'était  répandu,  et  l'apparition  de  Lucien  sembla  frap- 
per tout  le  monde  de  stupeur. 

Je  demandai  un  cabinet,  en  prévoyant  que  le  baron 
Giordano  devait  venir  nous  rejoindre. 

On  nous  donna  alors  la  chambre  du  fond. 

Lucien  se  mit  à  lire  les  journaux  avec  un  sang-froid 
qui  ressemblait  à  de  l'insensibilité. 

Au  milieu  du  déjeuner,  Giordano  entra. 

Les  deux  jeunes  gens  ne  s'étaient  pas  vus  depuis 
quatre  ou  cinq  ans  ;  cependant,  un  serrement  de  main 
fut  la  seule  démonstration  d'amitié  qu'ils  se  donnè- 
rent. 

—  Eh  bien,  tout  est  arrangé,  dit-il. 

—  M.  de  Château-Renaud  accepte? 

—  Oui,  à  la  condition,  cependant,  qu'après  vous  on 
le  laissera  tranquille. 

—  Oh  !  qu'il  se  rassure  :  je  suis  le  dernier  des  Fran- 
chi. Est-ce  lui  que  vous  avez  vu  ou  sont-ce  les  témoins? 


150  LES  FRftRES  CORSES 

—  C'est  lui-môme.  Il  s'est  chargé  de  prévenir  MM,  do 
Boissy  et  de  Châteaugrand.  Quant  aux  armes, à  l'heure 
et  au  lieu,  ils  seront  les  mêmes. 

—  A  merveille...  Mettez  vous  là,  et  déjeunez. 

Le  baron  s'assit,  et  l'on  parla  d'autres  choses. 

Après  le  déjeuner,  Lucien  nous  pria  de  le  faire  re- 
connaître par  le  commissaire  de  police  qui  avait  mis 
les  scellés,  par  le  propriétaire  de  la  maison  qu'habitait 
son  frère.  Il  voulait  passer  dans  la  chambre  même  de 
Louis  cette  dernière  nuit  qui  le  séparait  de  la  ven- 
geance. 

Toutes  ces  démarches  prirent  une  partie  de  la  jour- 
née, et  ce  ne  fut  que  vers  cinq  heures  du  soir  que  Lu- 
cien put  entrer  dans  l'appartement  de  son  frère.  Nous 
le  laissâmes  seul  ;  la  douleur  a  sa  pudeur  qu'il  faut  res- 
pecter. 

Lucien  nous  donna  rendez-vous  pour  le  lendemain  à 
huit  heures,  en  me  priant  de  tâcher  d  avoir  les  mêmes 
pistolets  et  de  les  acheter  même  s'ils  étaient  à  vendre. 

Je  me  rendis  aussitôt  chez  Devisme,  et  le  marché  fut 
conclu  moyennant  six  cents  francs.  Le  lendemain,  à 
huit  heures  moins  un  quart,  j'étais  chez  Lucien. 

Quand  j'entrai,  il  était  à  la  même  place  et  écrivait  à 
la  même  table  où  j'avais  trouvé  son  frère  écrivant.  11 
avait  le  sourire  sur  les  lèvres,  quoiqu'il  fût  fort  pâle. 

—  Bonjour,  me  dit-il  ;  j'écris  à  ma  mère. 

—  .l'espère  que  vous  lui  annoncez  une  nouvelle 


\  LES  FRERfcP   CORSES  15V 

moins  douloureuse  que  celle  qu'il  y  a  aujourd'hui  huit 
iours  lui  annonçait  votre  frère, 

—  Je  lui  annonce  qu'elle  peut  prier  tranquillement 
pour  son  fils  et  qu'il  est  vengé. 

—  Comment  pouvez-vous  parler  avec  cette  certitude? 

—  Mon  frère  ne  vous  avait-il  pas  d'avance  annoncé 
sa  mort?  Moi,  d'avance,  je  vous  annonce  celle  de  M.  de 
Château-Renaud. 

11  se  leva,  et,  en  me  touchant  la  tempe  : 

—  Tenez,  me  dit-il,  je  lui  mettrai  ma  balle  là. 

—  Et  vous  ? 

—  Il  ne  me  touchera  même  pas  I 

—  Mais  attendez  au  moins  l'issue  du  duel  pour  en- 
voyer cette  lettre. 

—  C'est  parfaitement  inutile. 

Il  sonna.  Le  valet  de  chambre  paruti 

—  Joseph,  dit-il,  portez  cette  lettre  à  la  poste. 

—  Mais  vous  avez  donc  revu  votre  frère? 

—  Oui,  me  dit-il. 

C'était  une  étrange  chose  que  ces  deux  duels  à  la 
suite  l'un  de  l'autre,  et  dans  lesquels,  d'avance,  un  des 
deux  adversaires  était  condamné.  Sur  ces  entrefaites, 
le  baron  Giordano  arriva.  Il  était  huit  heures.  Nous 
partîmes. 

Lucien  avait  si  grande  hâte  d'arriver  et  poussa  tel- 
lement le  cocher,  que  nous  étions  au  rendez-vous  plus 
de  dLx  minutes  avant  l'heure. 


452  LFs  rni'.HES  consrs 

Nos  adversaires  arrivèrent  à  neuf  heures  juste.  Ils 
étaient  à  cheval  tous  trois  et  suivis  d'un  domestique  à 
cheval  aussi. 

M.  de  Château-Renaud  avait  la  main  dans  son  habit, 
el  je  crus  d'abord  qu'il  portait  son  bras  en  écharpe. 

A  vingt  pas  de  nous,  ces  messieurs  descendirent  et 
jetèrent  la  bride  de  leurs  chevaux  aux  domestiques. 

M.  de  Château-Renaud  resta  en  arrière,  mais  jeta 
cependant  les  yeux  sur  Lucien  ;  tout  éloigné  que  nous 
étions  de  lui,  je  le  vis  pâlir.  Use  retourna,  et,  de  la  cra- 
vache qu'il  portait  à  la  main  gauche,  s'amusa  à  couper 
les  petites  fleurs  qui  poussaient  sur  le  gazon. 

—  Nous  voici,  messieurs,  dirent  IMM.  de  Château- 
grand  et  de  Boissy.  Mais  vous  savez  nos  conditions,  c'est 
que  ce  duel  est  le  dernier,  et  que,  quelle  qu'en  soit  l'is- 
sue, M.  de  Château-Renaud  n'aura  plus  à  répondre  à 
personne  du  double  résultat. 

—  C'est  convenu  répondîmes-nous,  Giordano  et  moi. 
Lucien  s'inclina  en  signe  d'assentiment. 

—  Vous  avez  des  armes,  messieurs  ?  demanda  le  vi- 
comte de  Châteaugrand. 

—  Les  mêmes. 

—  Et  elles  sont  inconnues  à  M.  de  Franchi  ? 

—  Beaucoup  plus  qu'à  M.  de  Château-Renaud.  M.  de 
Château-Renaud  s'en  est  servi  une  fois.  M.  de  Franchi 
ne  les  a  pas  encore  vues. 

—  C'est  bien,  messieurs.  Viens, Château-Renaud. 


LES  FRÈRES  CORSES  -133 

Aussitôt  nous  nous  enfonçâmes  dans  le  bois  sans 

prononcer  une  seule  parole  :  chacun,  à  peine  remis  de  la 

scène  dont  nous  allions  revoir  le  théâtre,  sentait  que 

quelque  chose  de  non  moins  terrible  allait  se  passer. 

Nous  arrivâmes  à  la  fondrière. 

M.  de  Château-Renaud,  grâce  à  une  grande  puis- 
sance sur  }ui-même,  paraissait  calme  ;  mais  ceux  qui 
l'avaient  vu  dans  ces  deux  rencontres  pouvaient  cepen- 
dant apprécier  la  différence. 

De  temps  en  temps,  il  jetait  à  la  dérobée  un  regard 
sur  Lucien,  et  ce  regard  exprimait  une  inquiétude  qui 
ressemblait  à  de  l'effroi. 

Peut-être  était-ce  cette  grande  ressemblance  des 
deux  frères  qui  le  préoccupait,  et  croyait-il  voir  dans 
Lucien  l'ombre  vengeresse  de  Louis. 

Pendant  qu'on  chargeait  les  pistolets,  je  le  vis  enfin 
tirer  sa  main  de  sa  redingote  ;  sa  main  était  enveloppée 
d'un  mouchoir  mouillé  qui  devait  en  apaiser  les  mou- 
vements fébriles. 

Lucien  attendait  l'œil  calme  et  fixe,  en  homme  qui 
est  sûr  de  sa  vengeance. 

Sans  qu'on  lui  indiquât  sa  place,  Lucien  alla  pren- 
dre celle  qu'occupait  son  frère  ;  ce  qui  força  naturelle- 
ment M.  de  Château-Renaud  à  se  diriger  vers  celle  qu'il 
avait  déjà  occupée. 

Lucien  reçut  son  arme  avec  un  sourire  de  joie, 

M.  de  Château-Benaud,  en  prenant  la  sienne,  de 

9. 


4S4  LFP  FnftHRS  CORSES 

pâle  qu'il  était,  devint  livide.  Puis  il  passa  sa  main 

entre  sa  cravate  et  son  cou  comme  si  sa  cravate  l'é- 

toufTait. 

On  ne  peut  se  faire  une  idée  du  sentiment  de  terreur 
involontaire  avec  lequel  je  regardais  ce  jeune  homme, 
beau,  riche,  élégant,  qui,  la  veille  au  matin,  croyait 
avoir  encore  de  longues  années  à  vivre,  et  qui,  aujour- 
d'hui, la  sueur  au  front,  l'angoisse  au  cœur,  se  sentait 
condamné. 

—  Y  êtes-vous,  messieurs?  demanda  M.  de  Château- 
grand. 

—  Oui,  répondit  Lucien. 

M.  de  Château-Renaud  fit  un  geste  affîrmatif. 

Quant  à  moi,  n'osant  envisager  cette  scène  en  face, 
je  me  retournai. 

J'entendis  les  deux  coups  frappés  successivement 
dans  la  main,  et,  au  troisième,  la  détonation  des  deux 
pistolets. 

Je  me  retournai. 

M.  de  Château-Renaud  était  étendu  sur  le  sol,  tué 
roide,  sans  avoir  poussé  un  soupir,  sans  avoir  fait  un 
mouvement. 

Je  m'approchai  du  cadavre,  mû  par  cette  invincible 
curiosité  qui  vous  pousse  à  suivre  jusqu'au  bout  une 
catastrophe  ;  la  balie  lui  était  entrée  à  la  tempe,  à  l'en- 
droit même  qu'avait  indiqué  Lucien. 

Je  courus  à  lui  ;  il  était  resté  calme  et  immobile; 


LES  FF.  En  ES   CORSES  155 

mais,  en  me  voyant  à  sa  portée,  il  laissa  tomber  son 
pistolet  et  se  jeta  dans  mes  bras. 

—  Oh!  mon  frère,  mon  pauvre  frère  1  s'écria-t-il. 

Et  il  éclata  en  sanglots. 

C'étaient  les  premières  larmes  que  le  jeune  homme 
eût  versées. 


Wiy    DES    PRÉRES     CORSES. 


OTHON  L'ARCHER 


1 


Vers  la  fin  de  l'année  13  îO,  par  une  nuit  froide  mais 
encore  belle  ae  l'automne,  un  cavalier  suivait  le  che- 
min étroit  qui  côtoie  la  rive  gauche  du  Rhin.  On  au- 
rait pu  croire,  attendu  l'heure  avancée  et  le  pas  rapide 
qu'il  avait  fait  prendre  à  son  cheval,  si  fatigué  qu'il  fût 
de  la  longue  journée  déjà  faite,  qu'il  allait  s'arrêter  au 
moins  pendant  quelques  heures  dans  la  petite  ville  d'O- 
berwinter,  dans  laquelle  il  venait  d'entrer;  mais,  au 
contraire ,  il  s'engagea  du  même  pas,  et  en  homme  à 
qui  elles  sont  familières,  au  milieu  de  rues  étroites  et 
tortueuses  qui  pouvaient  abréger  de  quelques  minutes 
son  chemin,  et  reparut  bientôt  de  l'autre  côté  de  la 
ville,  sortant  par  la  porte  opposée  à  celle  par  laquelle 


irj8  OTUON   L'ARCIIEH 

il  était  entré.  Comme,  au  moment  où  l'on  baissait  la 
herse  derrière  lui,  la  lune,  voilée  jusque-là,  venait  jus- 
tement d'entrer  dans  un  espace  pur  et  brillant  comme 
un  lac  paisible,  au  milieu  de  cette  mer  de  nuages  qui 
roulait  au  ciel  ses  flots  fantastiques,  nous  profiterons 
de  ce  rayonfugitif  pou»'  jeter  un  coup  d'oeil  rapide  sur 
le  nocturne  voyageur. 

C'était  un  homme  de  quarante-huit  à  cinquante  ans, 
de  moyenne  taille,  mais  aux  formes  athlétiques  et  car- 
rées, et  qui  semblait,  tant  ses  mouvements  étaient  en 
harmonie  avec  ceux  de  son  cheval,  avoir  été  taillé  dans 
le  même  bloc  dérocher.  Comme  on  était  en  pays  ami  et, 
par  conséquent,  éloigné  de  tout  danger,  il  avait  accro- 
ché son  casque  à  l'arçon  de  sa  selle,  et  n'avait,  pour  ga- 
rantir sa  tête  de  l'air  humide  de  la  nuit,  qu'un  petit  ca- 
puchon de  mailles  doublé  de  drap,  qui,  lorsque  le  cas- 
que était  en  son  lieu  ordinaire,  retombait  en  pointe  en- 
tre les  deux  épaules.  Il  est  vrai  qu'une  longue  et  épaisse 
chevelure  qui  commençait  à  grisonner  rendait  à  son 
maître  le  même  service  qu'aurait  pu  faire  la  coiffure  la 
plus  confortable,  enfermant,  en  outre,  comme  dans  son 
cadre  naturel,  sa  figure  à  la  fois  grave  et  paisible  comme 
celle  d'un  lion. 

Quant  à  sa  qualité,  ce  n'eût  été  un  secret  que  pour  ît 
peu  de  personnes  qui  à  cette  époque  ignoraient  la  lan- 
gue héraldique;  car,  en  jetant  les  yeux  sur  son  casque, 
on  en  voyait  sortir,  à  travers  une  couronne  de  comte 


OTHON  L'ARCHER  159 

qui  en  formait  le  cimier,  un  bras  nu  levant  une  épée 
nue,  tandis  que  de  l'autre  côté  de  la  selle  brillaient, 
sur  fond  de  gueules,  au  bouclier  attaché  en  regard,  les 
trois  étoiles  d'or  posées  deux  et  une  de  la  maison  de 
Hombourg,  l'une  des  plus  vieilles  et  des  plus  considé- 
rées de  toute  l'Allemagne, 

Maintenant,  si  l'on  veut  en  savoir  davantage  sur  le 
personnage  que  nous  veoons  de  mettre  en  scène,  nous 
ajouterons  que  le  comte  Karl  arrivait  da  Flandre,  où  il 
était  allé,  sur  l'ordre  de  l'empereur  Louis  V  de  Bavière, 
'  prêter  le  secours  de  sa  vaillante  épée  à  Edouard  III  d'An- 
gleterre, nommé,  dix-huit  mois  auparavant,  vicaire  gé- 
néral de  l'empire,  lequel,  grâce  aux  trêves  d'un  an 
qu'il  venait  de  signer  avec  Philippe  de  Valois  par  l'in- 
tercession de  madame  Jeanne,  sœur  du  roi  de  France 
et  mère  du  comte  de  Hainaut,  lui  avait  rendu  momen- 
tanément sa  liberté. 

Parvenu  à  la  hauteur  du  petit  village  de  Melhem,  le 
voyageur  quitta  la  route  qu'il  avait  suivie  depuis  Co- 
blence pour  prendre  un  sentier  qui  entrait  directement 
dans  les  terres.  Un  instant  le  cheval  et  le  cavalier  s'en- 
foncèrent dans  un  ravin ,  puis  bientôt  reparurent  de 
l'autre  côté,  suivant,  à  travers  la  plaine,  un  chemin 
qu'ils  semblaient  bien  connaître  tous  deux. 

En  effet,  au  bout  de  cinq  minutes  de  marche,  le 
cheval  releva  la  tête  et  hennit  comme  pour  annoncer 
son  arrivée,  et,  cette  fois,  sans  que  son  maître  eût  be- 


ICO  OTlIUiN    L'AHCHER 

soin  de  l'cxciier  ni  de  la  parole  ni  de  l'éperon,  il  ré- 
doubla d'ardeur,  si  bien  qu'au  bout  d'un  instant  ils 
laissèrent  dans  l'ombre,  à  leur  gauche,  le  petit  village 
deGodesberg,  perdu  dans  un  massif  d'arbres,  et,  quit- 
tant le  chemin  qui  conduit  de  Ilolandseck  à  Bone,  en 
prenant  une  seconde  fois  à  gauche,  ils  s'avancèrent  di- 
rectement vers  le  château  situé  au  haut  d'une  colline, 
et  qui  porte  le  même  nom  que  la  ville,  soit  qu'il  l'ait 
reçu  d'elle,  soit  qu'il  le  lui  ait  donné. 

Il  était  dès- lors  évident  que  le  château  de  Godesberg 
était  le  but  de  la  route  du  comte  Karl  ;  mais  ce  qui  était 
plus  sûr  encore,  c'est  qu'il  allait  arriver  au  lieu  de  sa 
destination  au  milieu  d'une  fête.  A  mesure  qu'il  gra- 
vissait le  chemin  en  spirale  qui  partait  du  bas  de  la 
montagne  et  aboutissait  à  la  grande  porte,  il  voyait 
chaque  façade  à  son  tour  jeter  de  la  lumière  par  toutes 
ses  fenêtres;  puis,  derrière  les  tentures  chaudement 
éclairées,  se  mouvoir  des  ombres  nombreuses  dessinant 
des  groupes  variés.  Il  n'en  continua  pas  moins  sa  route, 
quoiqu'il  eût  été  facile  de  juger,  au  léger  froncement 
de  ses  sourcils,  qu'il  eût  préféré  tomber  au  milieu  de 
l'intimité  de  la  famille  que  dans  le  tumulte  d'un  bal, 
de  sorte  que,  quelques  minutes  après,  il  franchissait  la 
porte  du  château. 

La  cour  était  pleine  d'écuyers,  de  valets,  de  chevaux 
et  de  litières  ;  car,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  il  y  avait 
fête  à  Godesberg.  Aussi  à  peine  le  comte  Karl  eut-il 


OTHON  L'ARCHER  161 

mis  pied  à  terre,  qu'une  troupe  de  valets  et  de  servi- 
teurs se  présenta  pour  s'emparer  de  son  cheval,  et  le 
conduire  dans  les  écuries.  Mais  le  chevalier  ne  se  sépa- 
rait pas  si  facilement  de  son  fidèle  compagnon  :  aussi 
n'en  voulut-il  confier  la  garde  à  personne,  et,  le  pre- 
nant lui-même  par  la  bride,  le  conduisit-il  dans  une 
écurie  isolée,  où  Ton  mettait  les  propres  chevaux  du 
landgrave  de  Godesberg. 

Les  valets,  quoique  étonnés  de  cette  hardiesse,  le 
laissèrent  faire  ;  car  le  chevalier  avait  agi  avec  une  telle 
assurance,  qu'il  leur  avait  inspiré  cette  conviction  qu'il 
avait  le  droit  de  faire  ainsi. 

Lorsque  Hans^  c'était  le  nom  que  le  comte  donnait  à 
son  cheval,  eut  été  attaché  à  l'une  des  places  vacantes, 
que  sa  litière  eut  été  confortablement  garnie  de  paille, 
son  auge  d'avoine  et  son  râtelier  de  foin,  le  chevalier 
songea  alors  à  lui-même,  et,  après  avoir  fait  quelques 
caresses  encore  au  noble  animal,  qui  interrompit  son 
repas  déjà  commencé  pour  répondre  par  un  hennisse- 
ment, il  s'achemina  vers  le  grand  escalier,  et,  malgré 
l'encombrement  formé  dans  toutes  les  voies  par  les  pa- 
ges et  les  écuyers,  il  parvint  jusqu'aux  appartements  où 
se  trouvait  réunie  pour  le  moment  toute  la  noblesse  des 
environs. 

Le  comte  Karl  s'arrêta  un  instant  à  l'une  des  portes 
du  salon  principal  pour  jeter  un  coup  d'oeil  sur  l'en- 
semble le  plus  brillant  de  la  fête.  Elle  était  animée  et 


162  OTHON   L'AKCIIER 

bruyante,  toute  bariolée  de  jeunes  gens  vêtus  de  ve- 
lours et  de  nobles  dames  aux  robes  blason  nées  ;  et , 
parmi  ces  jeunes  gens  et  ces  nobles  dames,  le  plus  beau 
jeune  homme  était  Othon,  et  la  plus  belle  châtelaine 
madame  Emma,  l'un  le  fils  et  l'autre  la  femme  du 
landgrave  Ludwig  de  Godesberg,  seigneur  du  château 
et  frère  d'armes  du  bon  chevalier  qui  venait  d'ar- 
river. 

Au  reste,  l'apparition  de  celui-ci  avait  fait  son  effet  : 
seul  au  milieu  detouslesinvités,  il  apparaissait,  comme 
Vilhelm  à  Lenore,  tout  couvert  encore  de  son  armure 
de  bataille  dont  l'acier  sombre  contrastait  étrangement 
avec  les  couleurs  joyeuses  et  vives  du  velours  et  de 
la  soie.  Aussi  tous  les  yeux  se  tournèrent-ils  aussitôt 
de  son  côté,  à  l'exception  cependant  de  ceux  du 
comte  Ludwig,  qui,  debout  à  la  porte  opposée,  pa- 
raissait plongé  dans  une  préoccupation  si  profonde,  que 
ses  regards  ne  changèrent  pas  un  instant  de  direc-- 
lion. 

Karl  reconnut  son  vieil  ami,  et,  sans  s'inquiéter  au- 
trement de  la  chose  qui  le  préoccupait,  il  fit  le  tour  par 
les  appartements  voisins,  et,  après  une  lutte  acharnée 
mais  victorieuse  avec  la  foule,  il  atteignit  cette  cham- 
bre reculée,  à  l'une  des  portes  de  laquelle  il  aperçut,  en 
entrant  par  l'autre,  le  comte  Ludwig  n'ayant  point 
changé  d'attitude  et  toujours  sombre  et  debout. 

Karl  s'arrêra  de  nouveau  un  instant  pour  examiner 


OTHON   L'ARCHER  163 

cette  étrange  tristesse,  plus  étrange  encore  chez  l'hôto 
lui-même,  qui  semblait  avoir  donné  aux  autres  toute 
la  joie  et  n'avoir  gardé  que  les  soucis;  puis  enfln  il  s'a- 
vança, et,  voyant  qu'il  était  arrivé  jusqu'à  son  ami  sans 
que  le  bruit  de  ses  pas  eût  pu  le  tirer  de  sa  préoccupa- 
tion, il  lui  posa  la  main  sur  l'épaule.     ' 

Le  landgrave  tressaillit  et  se  retourna.  Son  esprit  et  sa 
pensée  étaient  si  profondément  enfoncés  dans  un  ordre 
d'idées  différent  de  celui  qui  venait  le  distraire,  qu'il  re- 
garda quelque  temps,  et  sans  le  reconnaître  à  visage  dé- 
couvert, celui  que,  dans  un  autre  temps,  il  eût  nommé, 
visière  baissée,  au  milieu  de  toute  la  cour  de  l'empe- 
reur. Mais  Rarl  prononça  le  nom  de  Ludwig  et  tendit 
les  bras;  le  charme  fut  rompu,  Ludwig  se  jeta  sur  la 
poitrine  db  son  frère  d'armes,  plutôt  en  homme  qui  y 
cherche  un  refuge  contre  une  grande  douleur  qu'en 
ami  joyeux  de  revoir  un  ami. 

Cependant  ce  retour  inattendu  parut  produire  sur 
l'hôte  soucieux  de  cette  joyeuse  fête  une  heureuse  dis- 
traction. Il  entraîna  l'arrivant  à  l'autre  extrémité  de  la 
chambre,  et,  là,  le  faisant  asseoir  sur  une  large  stalle  de 
chêne  surmontée  d'un  dais  de  drap  d'or,  il  prit  place 
près  de  lui  ;  et,  tout  en  cachant  sa  tête  dans  l'ombre  et 
lui  prenant  la  main,  il  lui  demanda  le  récit  de  ce  qui 
lui  était  arrivé  pendant  cette  longue  absence  de  trois 
ans  qui  les  avait  séparés  l'un  et  l'autre. 

Rarl  lui  raconta  tout  avec  la  prolixité  guerrière  d'un 


f64  OTIION   L'AUCHER 

vieux  soldat;  comment  les  troupes  anglaises,  braban- 
çonnes et  impériales,  conduites  par  Edouard  III  lui- 
même,  étaient  venues  mettre  le  siège  devant  Cambrai, 
brûlant  et  ravageant  tout  ;  comment  les  deux  armées 
s'étaient  rencontrées  à  Buironfosse  sans  combattre  , 
parce  qu'un  message  du  roi  de  Sicile,  qui  était  très-sa- 
vant en  astrologie,  était  venu  annoncer,  au  moment 
d'en  venir  aux  mains,  à  Philippe  de  Valois,  que  touto 
bataille  qu'il  livrerait  aux  Anglais  et  dans  laquelle 
commanderait  Edouard  en  personne  lui  serait  fa- 
tale (prédiction  qui  se  réalisa  plus  tard  à  Crécy),  et 
comment  enfin  des  trêves  d'un  an  avaient  été  con- 
clues entre  les  deux  rois  rivaux  en  la  plaine  d'Es- 
plechîn ,  et  cela,  comme  nous  l'avons  dit,  à  la  requête 
et  prière  de  madame  Jeanne  de  Valois,  sœur  du  roi  de 
France. 

Le  landgrave  avait  écouté  ce  récit  avec  un  silence  qui 
pouvait  jusqu'à  un  certain  point  passer  pour  de  l'at- 
tention, quoique  de  temps  en  temps  il  se  fût  levé  avec 
une  inquiétude  visible  pour  aller  jeter  un  coup  d'œil 
dans  la  salle  de  bal;  mais,  comme,  à  chaque  fois,  il  était 
revenu  prendre  sa  place,  le  narrateur,  momentanément 
interrompu,  n'en  avait  pas  moins  continué  son  récit, 
comprenant  cette  nécessité  dans  laquelle  se  trouve  un 
maître  de  maison  de  suivre  des  yeux  l'ordonnance  do 
la  fête  qu'il  donne,  afin  que  rien  ne  manque  de  ce 
qui  peut  la  rendre  agréable  aux  convives  invités. 


OTHON    L'ARCHER  16S 

Cependant,  attendu  qu'à  la  dernière  interruption  le 
landgrave,  comme  s'il  eût  oublié  son  ami,  ne  revenait 
pas  prendre  place  auprès  de  lui,  celui-ci  se  leva  ;  il  se 
rapprocha  de  nouveau  de  la  porte  du  bal  par  laquelle 
entrait  dans  cette  petite  chambre  retirée  et  sombre  un 
flot  de  lumière,  et,  cette  fois,  celui  qu'il  venait  rejoin- 
dre l'entendit,  car  il  leva  le  bras  sans  détourner  la 
tête. 

Le  comte  Karl  prit  la  place  indiquée  par  ce  geste,  et 
le  bras  du  landgrave  retomba  sur  l'épaule  de  son 
frère  d'armes,  qu'il  serra  convulsivement  contre  lui. 

11  se  passait  évidemment  une  lutte  terrible  et  se- 
crète dans  le  cœur  de  cet  homme,  et  néanmoins  Karl 
avait  beau  jeter  les  yeux  sur  cette  foule  joyeuse  qui 
tourbillonnait  devant  lui,  il  ne  remarquait  rien  qui 
pût  indiquer  la  cause  d'une  pareille  émotion;  mais 
elle  était  trop  visible  pour  qu'un  ami  aussi  dévoué  que 
le  comte  ne  s'en  aperçût  pas  et  n'en  prit  point  quelque 
inquiétude.  Cependant,  celui-ci  resta  muet,  compre- 
nant que  le  premier  devoir  de  l'amitié  est  la  religion 
du  secret  pour  les  choses  qu'elle  veut  cacher;  mais 
aussi,  dans  les  cœurs  habitués  à  se  deviner,  il  existe 
un  contact  sympathique  :  de  sorte  que  le  landgrave, 
comprenant  ce  silence  intime,  regarda  son  ami,  passa 
la  main  sur  son  front,  poussa  un  soupir  ;  puis,  après 
un  dernie^  moment  d'hésitation  : 

—  Karl,  lui  dit-il  d'une  voix  sourde  et  en  lui  mon- 


{é6  OTIION   r'AUCIJER 

liant  du  doigt  son  fils,  ne  trouvesr-tu  pas  qu'Othon  res- 
semble étrangement,  à  ce  jeune  seigneur  qui  danse  avec 
sa  mère? 

Le  comte  Karl  tressaillit  à  son  tour.  Ce  peu  de  pa- 
roles était  pour  lui  ce  qu'est  pour  le  voyageur  perdu 
dans  le  désert  un  éclair  illuminant  la  nuit;  à  sa  lueur 
orageuse,  si  rapide  qu'elle  eût  été,  il  avait  vu  le  préci- 
pice, et  cependant,  quelque  amitié  qu'il  eût  pour  le 
landgrave ,  la  ressemblance  était  si  frappante  de  l'a- 
dolescent à  l'homme,  que  le  comte  ne  put  s'empêcher 
de  lui  répondre,  quoiqu'il  devinât  l'importance  de  sa 
réponse  : 

—  C'est  vrai,  Ludwig,  on  dirait  deux  frères. 
Cependant,  à  peine  eut-il  prononcé  ces  mots,  que, 

sentant  un  frisson  courir  par  tout  le  corps  de  celui 
contre  lequel  il  était  appuyé,  il  se  hâta  d'ajouter  : 

—  Après  tout,  qu'est-ce  que  cela  prouve? 

—  Rien,  répondit  le  landgrave  d'une  voix  sourde  ; 
seulement,  j'étais  bien  aise  d'avoir  ton  avis  là-des- 
sus. Maintenant,  viens  me  raconter  la  fin  de  ta  cam- 
pagne. 

Et  il  le  ramena  sur  cette  même  stalle  où  Karl  avait 
comiflencé  son  récit,  récit  que  le  comte  acheva,  cette 
fois,  sans  être  interrompu. 

A  peine  cessait-il  de  parler,  qu'an  homme  parut  à  la 
porte  par  laquelle  Karl  était  entré.  A  sa  vue,  le  land- 
gave  se  leva  vivement  et  s'avança  vers  lui.  Les  deux 


OTHON  L'ARCHER  167 

hommes  se  parlèrent  un  instant  à  voix  basse  sans  que 
Karl  pût  rien  entendre  de  ce  qu'ils  disaient.  Cependant 
il  vit  facilement,  à  leurs  gestes,  qu'il  s'agissait  d'une 
communication  de  la  plus  haute  importance,  et  il  en 
fut  plus  convaincu  que  jamais  lorsqu'il  vit  revenir  à 
lui  le  landgrave  avec  un  visage  plus  sombre  qu'aupa- 
ravant. 

—  Karl,  dit  Ludwig,  mais  sans  s'asseoir  celte  fois, 
tu  dois,  après  une  route  aussi  longue  que  celle  quetu  as 
faite  aujourd'hui,  avoir  plus  besoin  de  repos  que  de 
bals  et  de  fêtes.  Je  vais  te  faire  conduire  à  ton  appar- 
tement. Bonne  nuit  ;  nous  nous  reverrons  demain. 

Karl  vit  que  son  ami  désirait  être  seul  ;  il  se  leva 
sans  répondre,  lui  serra  silencieusement  ^a  main,  l'in- 
terrogeant une  dernière  fois  du  regard  ;  mais  le  land- 
grave ne  lui  répondit  que  par  un  de  ces  sourires  tristes 
qui  indiquent  au  cœur  que  le  moment  n'est  pas  encore 
venu  de  lui  confier  le  dépôt  sacré  qu'il  réclame.  Karl 
kii  indiqua  par  un  dernier  serrement  de  main  qu'à 
toute  heure  il  le  trouverait,  et  se  retira  dans  l'apparte- 
ment qui  lui  était  destiné  et  jusqu'où,  tout  éloigné 
qu'il  était,  le  bruit  de  la  fête  parvenait  encore. 

Le  comte  se  coucha  l'âme  remplie  d'idées  tristes  et 
l'oreille  pleine  de  sons  joyeux;  pendant  quelque  temps, 
cet  étrange  contraste  écarta  le  sommeil  par  sa  lutte. 
Mais  enGn  la  fatigue  l'emporta  sur  l'inquiétude,  le 
corps  vainquit  l'àme.  Peu  à  peu,  les  pensées  et  les  ob- 


168  OTllON    l,'AIUllli:H 

jets  devinrent  moins  distincts,  ses  sens  s'cugoordireui. 
et  ses  yeux  se  fermèrent.  Il  y  eut  encore  entre  ce  mo- 
ment de  sommolence  et  le  sommeil  réel  un  intervalle 
pareil  à  celui  du  crépuscule  qui  sépare  le  jour  de  la 
nuit ,  intervalle  bizarre  et  indescriptible  pendant  le- 
quel la  réalité  se  confond  avec  le  rêve ,  de  manière 
qu'il  n'y  a  ni  rêve  ni  réalité  ;  puis  un  repos  profond  lui 
succéda. 

Il  y  avait  si  longtemps  que  le  chevalier  ne  dormait 
plus  que  sous  une  tente  et  dans  son  harnais  do  guerre, 
qu'il  céda  avec  volupté  aux  douceurs  d'un  bon  lit,  si  bien 
que,  lorsqu'il  se  réveilla,  il  vit  tout  d'abord,  au  jour, 
que  la  matinée  devait  être  assez  avancée.  Mais  aussitôt 
un  spectacle  inattendu  et  qui  lui  rappelait  toute  la 
scène  de  la  veille  s'oflrit  à  sa  vue  et  attira  toute  son  at- 
tention. Le  landgrave  était  assis  dans  un  fauteuil^  im- 
mobile et  la  tête  inclinée  sur  sa  poitrine,  comme  s'il 
attendait  le  réveil  de  son  ami,  et  cependant  sa  rêverie 
était  si  profonde,  qu'il  ne  s'était  pas  aperçu  de  ce  réveil. 
Le  comte  le  regarda  un  instant  en  silence;  puis,  voyant 
que  deux  larmes  roulaient  sur  ses  joues  creuses  et  pâ- 
lies, il  n'y  put  tenir  plus  longtemps,  et,  tendant  les  bras 
vers  lui  : 

—  Ludwig  !  s'écria-t-il,  au  nom  du  ciel!  qu'y  a-t-il 
donc? 

—  Hélas  1  hélas  !  répondit  le  landgrave,  il  y  a  que  jo 
n'ai  plus  ni  femme  m  filsl 


OTHON  L'ARCHER  169 

Et,  â  ces  mots,  se  levant  avec  effort,  il  vint,  en  chan- 
celant comme  un  homme  ivre,  tomber  dans  les  bras 
que  le  comte  ouvrait  pour  le  recevoir. 


11 


Pour  rintelligence  des  faits  qui  vont  suivre,  il  faut 
que  nos  lecteurs  consentent  à  remonter  avec  nous  dans 
te- passé. 

Il  y  avait  seize  ans  que  le  landgrave  était  marié  :  il 
avait  épousé  la  fille  du  comte  de  Ronsdorf,  qui  avait  été 
tué  en  1316,  pendant  les  guerres  entre  Louis  de  Ba- 
vière, pour  lequel  il  avait  pris  parti,  et  Frédéric  le  Beau 
'Autriche,  et  dont  les  propriétés  étaient  situées  sur  la 
rive  droite  du  Rhin,  au  delà  et  au  pied  de  cette  chaîne 
de  collines  appelée  les  Sept  Monts.  La  douairière  de 
Ronsdorf,  femme  d'une  haute  vertu  et  d'une  réputa- 
tion intacte,  était  alors  restée  veuve  avec  sa  fille  uni- 
que âgée  de  cinq  ans;  mais,  comme  elle  était  de  race 
princière,  elle  avait  soutenu  pendant  son  veuvage  la 
splendeur  primitive  de  sa  maison,  de  sorte  quesasuite 
continua  d'être  une  des  plus  élégantes  des  châteaux 
environnants. 

Quelque  temps  après  la  mort  du  comte,  la  maison  de 
la  douairière  de  Ronsdorf  s'augmenta  d'un  jeune  page, 

fils,  disait-elle,  d'une  de  ses  amies  morte  sans  fortune. 

10 


rro  OTIION    1,'ARCHER 

Citait  im  Ix'l  en  tant,  plus  âgé  qu'Knima  do  trois  ou 
quatre  ans  à  iHiiric  ;  et,  danscetlo  occasion,  la  comU'sso 
no  di^montit  point  sart'putation  do  {^^imi^rcuse  bouté.  Lo 
petit  orphelin  fut  reçu  par  elle  comme  un  fils,  élevé 
près  de  sa  fille,  et  partagea  avec  celle-ci  les  caresses  do 
la  douairière,  et  cela  d'une  manière  si  égale,  qu'il  était 
difilcilc  de  distinguer  lequel  des  deux  était  l'enfant  do 
ses  entrailles  ou  l'enfant  de  son  adoption. 

Ils  grandirent  ainsi  l'un  auprès  de  l'autre,  et  beau- 
coup disnient  l'un  pour  l'autre,  lorsque,  au  grand  élon- 
noment  de  la  noblesse  des  bords  du  Rhin,  le  jeune 
comte  Ludw'ig  de  Godesberg,  âgé  de  dix-huit  ans  alors, 
fut  fiancé  à  la  petite  Emmade  Ronsdorf,  qui  n'en  avait 
encore  que  dix  ;  seulement,  il  fut  convenu  entre  levieux 
margrave  et  la  douairière  que  les  fiancés  attendraient 
cinq  ans  encore  avant  d'être  époux. 

Pendant  ce  temps,  Emma  et  Albert  grandissaient  ; 
l'un  devenait  un  beau  chevalier  et  l'autre  uuô  gracieuse 
jeune  fille  ;  la  comtesse  de  Ronsdorf  avait,  au  reste, 
surveillé  avec  un  soin  extrême  les  progrès  de  leur 
amitié,  et  reconnu  avec  plaisir  que,  si  vive  que  fût  leur 
affection,  elle  n'avait  aucun  des  caractères  ^e  Tamour, 
Cependant  Emma  avait  treize  ans  et  Albert  dix-huit  ; 
leur  cœur,  comme  une  rose  en  bouton,  allait  s'ouvrir 
au  premier  souffle  de  l'adolescence  :  c'était  ce  moment 
que  redoutait  pour  eux  la  comtesse.  Malheureusement, 
en  ce  moment  même,  elle  tomba  malade  ;  quelque  temps 


OTHON  L'ARCHER  171 

on  espéra  que  la  force  de  la  jeunesse  (la  comtesse  douai- 
rière avait  à  peine  trente-quatre  ans)  triompherait  de 
l'opiniâtreté  de  la  maladie. 

On  se  trompait,  elle  était  mortellement  atteinte.  Elle 
le  sentit  elle-même,  fît  venir  son  médecin,  et  l'inter- 
rogea avec  tant  d'insistance  et  de  fermeté,  qu'il  ne  put 
se  refuser  à  lui  dire  que  la  science  des  hommes  était 
insuffisante,  et  qu'il  n'y  avait  plus  pour  elle  de  secours 
à  attendre  que  du  ciel.  La  comtesse  reçut  cette  nouvelle 
en  chrétienne,  fit  venir  Albert  et  Emma,  leur  ordonna 
de  s'agenouiller  devant  son  lit,  et,  la  voix  basse,  et  sans 
autre  témoin  que  Dieu,  elle  leur  révéla  un  secret  que 
personne  n'entendit.  Seulement,  on  remarqua  avec 
étonnement  qu'à  heure  de  l'agonie,  au  lieu  que  ce  fût 
la  mourante  qui  bénît  les  enfants,  ce  furent  les  enfants 
qui  bénirent  la  mourante,  et  qu'ils  eurent  l'air  de  lui 
pardonner  d'avance  sur  la  terre  une  faute  dont  elle  al- 
lait sans  doute  recevoir  l'absolution  dans  le  ciel. 

Le  même  jour  où  cette  confidence  avait  été  faite,  la 
comtesse  trépassa  saintement,  et  Emma,  qui  avait  en- 
core une  année  à  attendre  avant  de  devenir,  de  fiancée, 
épouse,  alla  passer  cette  année  au  couvent  de  Nonen- 
werth,  bâti  au  milieu  du  Rhin,  sur  l'île  du  même  nom 
situé  en  face  du  petit  village  de  Honnef.  Quant  à  Al- 
bert, il  resta  à  Ronsdorf,  et  la  douleur  qu'il  montra  do 
la  perte  de  sa  bienfaitrice  fat  égale  à  celle  qu'il  eût 
éprouvée  pour  une  mère. 


172  OTIIO?^    L'AUCHER 

Le  temps  fixé  s'écoula.  Emma  avait  atteint  sa  quin- 
zièm'"  année,  et  elle  avait  continué  de  fleurir,  au  mi- 
lieu de  ses  larmes,  et  dans  son  île  sainte,  comme  une 
de  ces  fraîches  roses  des  eaux  qui  flottent  à  la  surface 
des  lacs,  tout  étincclantes  de  rosée.  Ludwig  rappela  au 
■vieux  landgrave  l'engagement  pris  par  la  douairière  et 
ratifié  par  sa  fille  :  c'est  que,  depuis  un  an,  le  jeune 
homme  avait  constamment  dirigé  ses  promenades  vers 
le  Rolandwerth,  jolie  colline  qui  domine  le  fleuve  et 
du  haut  de  laquelle  on  voit,  étendue  au-dessous  de  soi 
et  coupant  le  courant  comme  ferait  la  proue  d'un  vais- 
seau, 111e  gracieuse  au  milieu  de  laquelle  s'élève  en- 
core aujourd'hui  le  monastère,  devenu  une  auberge. 

Là,  il  passait  des  heures  entières  les  yeux  fixés  sur 
îe  cloître;  car  souvent  une  jeune  fille,  qu'il  reconnais- 
sait à  son  habit  de  novice  qu'elle  devait  quitter  bientôt, 
venait  elle-même  s'asseoir  sous  les  arbres  qui  bordent 
le  Rhin,  et  là,  restait  des  heures  entières  immobile  et 
plongée  dans  une  rêverie  qui  avait  peut-être  pour 
cause  le  même  objet  qui  attirait  Ludwig.  Il  n'était  donc 
pas  étonnant  que  le  jeune  homme  se  souvînt  le  premier 
que  le  deuil  était  expiré,  et  qu'il  rappelât  au  landgrave 
que,  par  un  hasard  favorable,  cette  époque  correspon- 
dait avec  celle  fixée  pour  la  célébration  de  son  ma- 
riage. 

Par  une  espèce  de  convention  tacite,  chacun  regar- 
dait Albert,  qui  avait  alors  vint  ans  à  peine,  mais  qui 


OTFION   L'ARCHEK  173 

s'était  toujours  fait  remarquer  par  une  gravité  au-des- 
sus de  son  âge,  comme  le  tuteur  d'Emma;  ce  fut  donc 
à  lui  que  le  landgrave  rappela  que  l'époque  était  venue 
de  remplacer  les  vêtements  de  deuil  par  les  habits  de 
fête.  Albert  se  rendit  au  couvent,  prévint  Emma  que  le 
jeune  Ludwig  réclamait  la  promesse  faite  par  sa  mère. 
Emma  rougit  et  tendit  la  main  à  Albert  en  lui  répon- 
dant qu'elle  était  prête  à  le  suivre  partout  où  il  la  con- 
duirait. 

Le  voyage  n'était  pas  long,  il  n'y  avait  que  la  moitié 
du  Rhin  à  traverser  et  deuxlieues  à  faire  le  long  deses 
rives  ;  ce  n'était  donc  point  le  trajet  qui  devait  retarder 
le  moment  tant  désiré  par  le  jeune  comte.  Aussi,  trois 
jours  après  l'expiration  de  sa  quinzième  année,  Emma, 
accompagnée  d'une  suite  digne  de  l'héritière  de  Rons- 
dorf,  et  conduite  par  Albert,  fut-elle  remise  aux  main 
de  son  seigneur  et  maître  le  comte  Ludwig  de  Godes- 
berg. 

Deux  années,  pendant  lesquelles  la  jeune  comtesse 
mit  au  monde  un  fils  qui  fut  appelé  Othon,  s'écoulèrent 
dans  un  bonheur  parfait.  Albert,  qui  avait  trouvé  une 
nouvelle  famille,  avait  passé  ces  deux  années  tantôt  à 
Ronsdorf,  tantôt  à  Godesberg,  et,  pendant  ce  temps, 
avait  atteint  l'âge  où  un  homme  de  noble  race  doit  faire 
ses  pré-bières  armes.  Il  avait,  en  conséquence,  pris  du 
service  comme  écuyer  parmi  les  troupes  de  Jean  de 
Luxembourg,  roi  de  Bohême,  l'un  des  plus  braves  che- 

10. 


174  OTIION   l/ARCIiER 

valiers  de  son  époque,  et  l'avait  suivi  au  siège  de  Cas- 
sel,  où  il  était  venu  donner  bonne  aide  au  roi  Philippe 
de  Valois,  qui  avait  entrepris  de  rétablir  le  comte  Louis 
do  Crécy  dans  ses  États,  d'où  il  avait  été  chassé  par  les 
bonnes  gens  de  Flandre. 

11  s'était  donc  trouvé  à  la  bataille  où  ceux-ci  furent 
tai*ilés  en  pièces  sous  les  murs  de  Cassel,  et,  pour  son 
coup  d'essai,  il  avait  l'aitune  telle  déconfiture  de  vilains, 
que  Jean  de  Luxembourg  l'avait  nommé  chevalier  sur 
le  champ  de  bataille.  La  victoire  avait,  au  reste,  été  si 
décisive,  qu'elle  avait  terminé  la  campagne  du  coup, 
et  que,  la  Flandre  se  trouvant  pacifiée,  Albert  était  re- 
venu au  château  de  Godesberg,  tout  fier  qu'il  était  de 
de  montrer  à  Emma  sa  chaîne  d'or  et  ses  éperons. 

11  trouva  le  comte  absent  pour  le  service  de  l'empe- 
reur ;  les  Turcs  avaient  fait  une  invasion  en  Hongrie, 
et,  à  l'appel  de  Louis  V,  Ludwig  était  parti  avec  son 
frère  d'armes  le  comte  Karl  de  Hombourg  ;  il  n'en  fut 
pas  moins  bien  reçu  au  château  de  Godesberg,  où  il 
demeura  près  de  six  mois.  Au  bout  de  ce  temps,  fatigué 
de  son  inaction  et  voyant  les  souverains  de  l'Europe 
assez  tranquilles  entre  eux,  il  était  parti  pour  guerroyer 
contre  les  Sarrasins  d'Espagne,  à  qui  Alphonse  XI,  roi 
de  Castille  et  de  Léon,  faisait  la  guerre.  Là,  il  avait 
fait  des 'prodiges  de  valeur  en  combattant  contre  Muley- 
Mohamed ,  mais,  ayant  été  blessé  grièvement  devant 
Grenade,  il  était  revenu  une  seconde  fois  à  Godesberg, 


OTHON  L'ARCHER  !75 

OÙ  il  avait  retrouvé  le  mari  d'Emma,  qui  venait  de  se 
mettre  en  possession  du  titre  et  des  biens  du  vieux  land- 
grave, lequel  était  passé  de  vie  à  trépas  vers  le  com- 
mencement de  Tanné  4332. 

Le  jeune  Othon  grandissait;  c'était  un  beau  garçon 
de  cinq  ans,  à  la  tête  blonde,  aux  joues  roses  et  aux 
yeux  bleus.  Le  retour  d'Albert  fut  une  fête  pour  toute 
la  famille  et  surtout  pour  l'enfant,  qui  l'aimait  beau- 
coup. Albert  et  Ludwig  se  revirent  avec  plaisir  ;  tous 
deux  venaient  de  combattre  contre  les  infidèles,  l'un  au 
midi,  l'autre  au  nord  ;  tous  deux  avaient  été  vainqueurs, 
et  tous  deux  rapportaient  de  nombreux  récits  pour  les 
longues  soirées  d'hiver:  aussi  une  année  s'écoula-t-elle 
comme  un  jour  ;  mais,  au  bout  de  cette  année,  le  ca- 
ractère aventureux  d'Albert  l'emporta  de  nouveau,  il 
visita  les  cours  de  France  et  d'Angleterre,  suivit  le  roi 
Edouard  dans  sa  campagne  contre  TÉcosse,  rompit  une 
lance  avec  James  Douglas  ;  puis,  se  retournant  contre  la 
France,  il  était  revenu  prendre  l'île  de  Cadsant  avec 
Gauthier  de  Mauny  ;  se  retrouvant  alors  sur  le  conti- 
nent, il  en  avait  profité  pour  faire  une  visite  à  ses  an- 
ciens amis,  et  était  rentré  pour  la  troisième  fois  au 
château  de  Godesberg,  où  il  avait  trouvé  un  nouvel 
hôte. 

C'était  un  des  parens  du  landgrave,  nommé  Gode- 
froy,  qui,  n'ayant  rien  à  espérer  de  la  fortune  paternelle, 
avait  tenté  de  s'en  faire  une  dans  les  armes.  Lui  aussi 


\1(\  OTHON    L'AIU.lIF.n 

avait  été  rombaltre  les  infidèlos,  mais  en  terre  sainte  ; 
les  liens  do  parente,  le  renonA  qu'il  avait  acquis  dans 
la  croisade,  un  certain  luxe  qui  annonçait  que  sa  foi 
avait  porté  plutôt  le  caractère  do  l'exaftation  que  celui 
du  désintéressement,  lui  avaient  ouvert  les  portes  du 
château  de  Godesberg  comme  à  un  hôte  distingué  ;  puis 
bientôt,  Hombourg  et  Albert  s'élant  éloignés,  il  était 
arrivé  à  rendre  sa  société  à  peu  près  indispensable  au 
landgrave  Ludwig,  qui  l'avait  retenu  lorsqu'il  avait 
voulu  s'en  aller.  Godefroy  était  donc  établi  au  châ- 
teau, non  plus  comme  hôte,  mais  sur  le  pied  de  com- 
mensal. 

L'amitié  a  sa  jalousie  comme  l'amour  :  soit  préven- 
tion, soit  réalité,  Albert  crut  voir  que  Ludwig  le  rece- 
vait avec  plus  de  froideur  que  de  coutume  ;  il  s'en 
plaignit  à  Emma,  qui  lui  dit  que,  de  son  côté,  elle 
s'apercevait  de  quelques  changements  dans  les  manières 
de  son  mari  à  son  égard. 

Albert  resta  quinze  jours  à  Godesberg  ;  puis,  sous  pré- 
texte que  Ronsdorf  réclamait  sa  présence  pour  des  ré- 
parations indispensables,  il  traversa  le  fleuve  et  la  petite 
gorge  de  montagnes  qui  séparaient  seuls  un  domaine 
de  l'autre,  et  quitta  le  château. 

Au  bout  de  quinze  jours,  il  reçut  des  nouvelles 
d'Emma.  Elle  ne  comprenait  rien  au  caractère  de  son 
mari  ;  de  doux  et  bienveillant  qu'elle  l'avait  toujours 
connu,  il  était  devenu  défiant  et  taciturne.  11  n'y  avait 


OTHON  L'ARCHER  177. 

pas  jusqu'au  jeune  Othon  qui  n'eût  à  souffrir  de  ses 
brusqueries  inconnues  jusqu'alors,  et  cela  était  d'au- 
tant plus  sensible  à  la  mère  et  à  l'enfant  qu'ils  avaient 
élé  jusqu'alors,  de  la  part  du  landgrave,  les  objets  de 
l'affection  la  plus  vive  et  la  plus  protonde.  Au  reste,  à 
mesure  que  cette  affection  diminuait,  ajoutait  Emnia, 
Godefroy  paraissait  faire  des  progrès  étranges  dans  la 
confiance  du  landgrave,  comme  s'il  héritait  de  cette 
partie  de  sentiments  que  celui-ci  enlevait  à  sa  femme 
et  à  son  fils  pour  les  reporter  sur  un  homme  qui  lui 
était  presque  étranger. 

Albert  plaignit  du  fond  de  son  cœur  cette  haine  de 
soi-même  qui  fait  que  l'homme  heureux,  comme  s'il 
était  tourmenté  de  son  bonheur ,  cherche  tous  les 
moyens  de  le  modérer  ou  de  l'éteindre  comme  il  ferait 
d'un  feu  trop  violent  auquel  il  craindrait  de  voir  con- 
sumer son  cœur.  Les  choses  en  étaient  arrivées  à  ce  point 
lorsqu'il  reçut,  comme  toute  la  noblesse  des  environs, 
une  invitation  pour  se  rendre  au  château  de  Godes- 
berg,  le  landgrave  donnant  une  fête  pour  l'anniversaire 
de  la  naissance  d'Othon,  qui  venait  d'entrer  dans  sa 
seizième  année. 

Cette  fête,  à  la  fin  de  laquelle  nous  avons  introduit 
nos  lecteurs  dans  le  château,  produisait,  comme  nous 
l'avons  dit,  un  contraste  singulier  avec  la  tristesse  de 
celui  qui  la  donnait;  c'est  que,  dès  le  commencement 
du  bal,  Godefroy  avait  fait  remarquer  au  landgrave, 


«78  OTFION   I/AI\CHrU 

romme  une  chose  qui  le  frappait  pour  la  première  fois, 
la  ressemblance  d'Othon  avec  Albert. 

En  effet,  à  l'exception  de  cette  fleur  de  jeunesse  qui 
brillait  sur  le  visage  de  l'adolescent  et  qu'avait  brûlé 
chez  l'homme  le  soleil  d'Espagne,  c'étaient  les  mêmes 
cheveux  blonds,  les  mêmes  yeux  bleus,  et  il  n'y  avait 
pas  même  jusqu'à  certaines  expressions  de  physionomie 
dont  la  ressemblance  indique  le  même  sang  qu'on  ne 
pût  remarquer  entre  eux  avec  une  attention  un  peu 
soutenue. 

Cette  révélation  avait  été  un  coup  de  poignard  pour 
le  landgrave;  depuis  longtemps,  grâce  à  Godefroy,  il 
suspectait  la  pureté  des  relations  d'Emma  et  d'Albert  ; 
mais  l'idée  que  ces  relations  coupables  existaient  déjà 
avant  son  mariage,  l'idée  plus  poignante  encore  et  à 
laquelle  cette  ressemblance  singulière   donnait  une 
nouvelle  force,  qu'Othon,  qu'il  avait  tant  aimé,   était 
l'enfant  de  l'adultère,  brisait  son  cœur  et  le  rendait 
presque  insensé.  Ce  fut  en  ce  moment,  comme  nous 
l'avons  raconté,  qu'arriva  le  comte  Rarl,  et  nous  avons 
vu  que  emporté  parla  vérité,  celui-ci  avait  encore  aug- 
menté la  douleur  de  son  malheureux  ami  en  avouant 
que  cette  ressemblance  d'Albert  et  d'Othon  était  incon- 
testable ;  cependant,  comme  nous  l'avons  vu,  il  s'était 
retiré  sans  attacher  à  la  tristesse  de  LuQ7.'^g  toute 
l'importance  qu'elle  avait  acquise  véritablement. 
C'est  que  cet  homme  qui  était  venu  parler  si  mysté- 


OTHON   L'ARCHER  179 

rieuî^eixieat  au  landgrave,  dans  la  petite  chambre  où  il 
s'était  retiré  avec  Karl,  était  ce  même  Godet'roy  dont  la 
présence  avait  fait  naître  dans  l'heureuse  famille  le 
premier  trouble  qui  eût  obscurci  son  bonheur.  Il  venait 
lui  dire  qu'il  croyait  être  sûr,  d'après  quelques  paroles 
qu'il  avait  entendues,  qu'Emma  avait  accordé  un  ren- 
dez-vous à  Albert,  qui  devait  partir  dans  la  nuit  même 
pour  l'Italie  ,  où  il  allait  commander  un  corps  de 
troupes  qu'y  envoyait  l'empereur  ;  la  certitude  de  cette 
trahison  était,  au  reste,  facile  à  acquérir  :  le  rendez- 
vouri  était  donné  à  l'une  des  portes  du  château,  et  Emma 
devait  traverser  tout  le  jardin  pour  s'y  rendre. 

Une  fois  entré  dans  la  voie  du  soupçon,  on  ne  s'arrête 
plus  ;  aussi  le  landgrave,  voulant,  à  quelque  prix  que 
ce  fût,  acquérir  une  certitude,  étouô'a-t-il  ce  sentiment 
généreux  et  instinctif  qui  fait  que  tout  homme  de 
cneur  répugne  à  s'abaisser  au  métier  d'espion  ;  il  rentra 
dans  sa  chambre  avec  Godefroy,  et,  entr'ouvrant  la  fe- 
nêtre qui  donnait  sur  le  jardin,  il  attendit  avec  anxiété 
celte  dernière  preuve  qui  devait  amener  chez  lui  une 
décision  encore  incertaine.  Godefroy  ne  s'était  pas 
trompé. 

Vers  les  quatre  heures  du  matin,  Emma  descendit  le 
perron,  traversa  furtivement  le  jardin  et  s'enfonça  dans 
un  massif  d'arbres  qui  cachait  la  porte.  Cette  dispari- 
tion dura  dix  minutes,  à  peu  près;  puis  elle  revint 
jusqu'au  perron  en  compagnie  d'Albert,  au  bras  di- 


ISA  OTIION   I/ARCIIKP. 

quel  elle  était  appuyée.  A  la  lueur  de  la  lune,  le  land- 
grave les  vit  s'embrasser,  et  il  lui  sembla  même  dis- 
tinguer sur  le  visage  renversé  de  l'épouse  les  larmes 
que  lui  faisait  répandre  le  départ  de  son  amant. 

Dès  lors  il  n'y  eut  plus  de  doute  pour  Ludwig,  et  il 
prit  aussitôt  la  résolution  d'éloigner  de  lui  l'épouse  cou- 
pable et  l'enfant  de  Tadultère.  Une  lettre  remise  à  Go- 
defroy  ordonnait  à  Emma  de  le  suivre,  et  l'ordre  fut 
donné  au  chef  des  gardes  d'arrêter  Otbou  au  point  du 
jour  et  de  le  conduire  à  l'abbaye  de  Kirberg,  près  de 
Cologne,  où  il  changerait  l'avenir  brillant  du  chevalier 
contre  l'étroite  cellule  d'un  moine. 

Cet  ordre  venait  û'ètre  accompli,  et  Emma  et  Othon 
étaient  depuis  une  heure  sortis  du  château,  l'une  pour 
se  rendre  au  monastère  de  Nonenwerth  et  l'autre  à 
l'abbaye  de  Kirberg,  lorsque  le  comte  Karl  se  réveilla, 
et,  comme  nous  Tavons  raconté,  trouva  près  de  lui  son 
vieil  ami,  pareil  à  un  chêne  dont  le  vent  a  enlevé  les 
feuilles  et  la  foudre  brisé  les  branches. 

Hombourg  écouta  avec  une  attention  grave  et  aflfec- 
tueuse  le  récit  que  Ludwig  lui  fit  de  tout  ce  qui  s'était 
passé.  Puis,  sans  essayer  de  consoler  ni  le  père  ni  l'é- 
poux : 

—  Ce  que  je  ferai  sera  bien  fait,  n'est-ce  pas?  lui 
dit-il. 

—  Oui,  répondit  le  landgrave;  mai^^  que  peux-tu 
faire  ? 


OTHON  L'ARCHER  181 

—  Cela  me  regarde,  reprit  le  comte  Karl. 

Et,  embrassant  son  ami,  il  s'habilla,  ceignit  son 
épée,  sortit  de  la  chambre,  descendit  aux  écuries,  sella 
lui-même  son  fidèle  Hans,  et  reprit  lentement,  et  dans 
des  idées  bien  différentes,  le  chemin  en  spirale  que,  la 
veille,  il  avait  franchi  d'une  course  si  rapide  et  dans  un 
espoir  si  doux. 

Arrivé  au  bas  de  la  colline,  le  comte  Karl  prit  le  che- 
min de  Ptolandseck,  qu'il  suivit  lentement  et  plongé 
dans  une  rêverie  profonde,  laissant  à  son  cheval  li- 
berté entière  de  le  conduire  d'une  course  lente  ou  ra- 
pide ;  cependant,  arrivé  à  un  chemin  creux  au  fond 
duquel  était  une  petite  chapelle  où  priait  un  prêtre,  il 
regarda  autour  de  lui,  et,  voyant  probablement  que  le 
lieu  était  tel  qu'il  pouvait  le  désirer,  il  s'arrêta. 

En  ce  moment,  le  prêtre,  qui  sans  doute  avait  fini  sa 
prière,  se  relevait  et  allait  partir.  Mais  Karl  Tarrêta, 
lui  demandant  s'il  n'y  avait  pas  d'autre  chemin  pour 
se  rendre  du  couvent  au  château,  et,  sur  sa  réponse 
négative,  il  le  pria  de  s'arrêter,  attendu  que  probable- 
ment, avant  qu'il  fût  longtemps,  un  homme  allait  avoir 
besoin  de  son  ministère.  Le  prêtre  comprit,  à  la  voix 
calme  du  vieux  chevalier,  qu'il  avait  dit  vrai,  et,  sans 
demander  qui  était  condamné,  pria  pour  celui  qui  allait 
mourir. 

Le  comte  Karl  était  un  de  ces  types  de  la  vieille 

chevalerie  qui  commençaient  déjà  à  disparaître  au 

11 


<82  OTÎTON   L'ARCHER 

xvc  siècle,  et  que  Froissard  décrit  avec  iont  l'amour- 
que  porte  l'antiquaire  à  un  débris  des  temps  passés. 
Pour  lui,  tout  relevait  de  l'épée  et  dépendait  de  Dieu, 
et,  dans  sa  conscience,  l'homme  était  certain  de  ne  pas 
errer  en  remettant  chaque  chose  à  son  jugement.  Or, 
le  récit  du  landgrave  lui  avait  inspiré,  sur  les  intentions 
de  Godefroy,  des  doutes  que  la  réflexion  avait  presque 
changés  en  certitude  ;  d'ailleurs,  personne,  excepté  ce 
conseiller  funeste,  n'avait  jamais  mis  en  doute  l'amour 
et  la  fidélité  d'Emma  pour  son  époux.  11  avait  été  l'ami 
du  comte  de  Ronsdorf  comme  il  était  celui  du  landgrave 
de  Godesberg.  Leur  honneur  à  tous  deux  faisait  une 
part  du  sien  ;  c'était  donc  à  lui  d'essayer  de  leur  rendre 
cette  splendeur  ternie  un  moment  par  un  calomnia- 
teur; en  conséquence  de  cette  résolution,  il  avait  pris, 
sans  en  rien  dire  à  personne,  le  parti  de  venir  l'atten- 
dre sur  le  chemin  qu'il  devait  suivre,  et,  là,  de  lui  faire 
avouer  sa  trahison  ou  de  lui  faire  rendre  l'âme,  et,  au 
besoin  même,  de  mener  à  bout  cette  double  entre- 
prise. 

Alors  il  baissa  la  visière  de  son  casque,  fit  arrêter 
Hans  au  milieu  de  la  route,  et  cheval  et  cavalier  de- 
meurèrent une  heure  immobiles  comme  une  statue 
équestre.  Au  bout  de  ce  temps,  il  vit  apparaître,  à  l'ex- 
trémité du  chemin  creux,  un  chevalier  armé  de  toutes 
pièces.  Celui-ci  s'arrêla  un  instant,  voyant  le  passage 
gardé;  mais,  s'étant  assuré  que  celui  qui  le  gardait  était 


ÔTHOM  L'ARCHEtl  m 

seul,  il  se  contenta  de  s'asseoir  sur  ses  arçons,  de  s'as- 
surer que  son  épée  sortait  facilement  du  fourreau,  et 
continua  sa  route.  Arrivé  à  quelques  pas'du  comte,  et 
voyant  que  celui-ci  ne  paraissait  pas  avoir  l'intention 
de  se  déranger,  il  s'arrêta  à  son  tour. 

—  Messire  chevalier,  lui  dit-il,  êles-vous  le  seigneur 
de  céans,  et  votre  intention  est-elle  de  fermer  le  che- 
min à  tout  voyageur  qui  passe? 

—  Non  pas  à  tous,  messire,  répondit  Karl,  mais  à  un 
seul,  et  celui-là  est  un  lâche  et  un  traître,  à  qui  j'ai  à 
demander  raison  de  sa  trahison  et  de  sa  lâcheté. 

—  La  chose  alors  ne  pouvant  me  regarder,  continua 
Godefroy,  je  vous  prierai  de  ranger  votre  cheval  à 
droite  ou  à  gauche,  afin  qu'il  y  ait,  sur  le  milieu  de  la 
route,  place  pour  deux  hommes  du  même  rang. 

—  Vous  vous  trompez,  messire,  répondit  le  comte 
Karl  avec  la  même  tranquillité,  et  cela,  au  contraire, 
ne  regarde  que  vous;  quant  à  partager  le  haut  du  pavé 
avec  un  misérable  calomniateur,  c'est  ce  que  ne  fera  ja- 
mais un  noble  et  loyal  chevalier. 

Le  prêtre  s'élança  alors  entre  les  deux  hommes. 

—  Frères,  leur  dit-il,  voudriez-vous  vous  égorger? 

—  Vous  vous  trompez,  messire  prêtre,  répondit  le 
comte  ;  cet  homme  n'est  pas  mon  Trère,  et  je  ne  tiens 
pas  précisément  à  ce  qu'il  meure.  Qu'il  avoue  avoir  ca- 
lomnié la  comtesse  Ludwig  de  Godesberg,  et  je  le  laisse 
libre  d'aller  l'aire  pénitence  où  il  voudra. 


(84  OTIION   L'ARCHER 

—  Il  no  lui  manquait  plus,  comme  preuve  d'inno- 
cence, dit  en  riant  Godcfroy,  qui  prenait  le  cavalier 
pour  Albert,  que  d'être  si  bien  défendue  par  son 
amant. 

—  Vous  vous  trompez,  répondit  le  chevalier  en  se- 
couant sa  tête  masquée  de  fer,  je  ne  suis  pas  celui  que 
vous  croyez;  je  suis  le  comte  Karl  de  Hombourg.  Je 
n'ai  donc  contre  vous  nue  la  haine  que  j'ai  pour  tout 
traître,  que  le  mépris  que  j'ai  pour  tout  calomniateur. 
Avouez  que  vous  avez  menti,  et  vous  êtes  libre. 

—  Ceci,  répondit  en  riant  Godefroy,  est  une  affaire 
qui  ne  regarde  que  Dieu  et  moi. 

—  Que  Dieu  la  juge  donc  1  s'écria  le  comte  Karl  en 
se  préparant  au  combat. 

—  Ainsi  soit-il  !  murmura  Godefroy  en  abaissant 
d'une  main  sa  visière  et  en  tirant  de  l'autre  son 
épée. 

Le  prêtre  se  remit  en  prières. 

Godefroy  était  brave,  et  il  avait  donné  plus  d'une 
preuve  de  son  courage  en  Palestine  ;  mais  alors  il  com- 
battait pour  Dieu,  au  lieu  de  combattre  contre  Dieu. 
Aussi,  quoique  le  combat  fût  long  et  acharné,  quoiqu'il 
fût  un  courageux  et  habile  homme  d'armes,  il  ne  put 
résister  à  la  force  que  donnait  au  comte  Karl  la  con- 
science de  son  droit  •  il  tomba  percé  d'un  coup  d'épée 
qui  était  entré  dans  la  cuirasse  et  avait  profondément 
pénétré  dans  la  poitrine.  Quant  au  cheval  de  Godefroy, 


OTHON  L'ARCHER  IS5 

effrayé  de  la  chute  de  son  maître,  il  reprit  la  route  par 
laquelle  il  était  venu  et  disparut  bientôt  derrière  le 
sommet  du  chemin  creux. 

—  Mon  père,  dit  tranquillement  le  comte  Karl  au 
prêtre  tremblant  de  frayeur,  je  crois  que  vous  n'avez 
pas  de  temps  à  perdre  pour  accomplir  votre  sainte  mis- 
sion. Voilà  la  confession  queje  vous  avais  promise;  hâ- 
tez-vous de  la  recevoir. 

Et,  remettant  son  épée  dans  le  fourreau,  11  reprit  sa 
monumentale  immobilité. 

Le  prêtre  s'approcha  du  moribond,  qui  s'était  relevé 
sur  un  genou  et  sur  une  main,  mais  qui  n'avait  pu  faire 
davantage.  Il  lui  détacha  son  casque  ;  le  blessé  avait  le 
visage  pâle  et  les  lèvres  pleines  de  sang.  Karl  crut  un 
instant  qu'il  ne  pourrait  point  parler  ;  mais  il  se  trom- 
pait. Godefroy  s'assit,  et  le  prêtre,  agenouillé  près  de  lui, 
écouta  la  confession  qu'il  lui  fit  d'une  voix  basse  et  en- 
trecoupée. Aux  derniers  mots,  le  blessé  sentit  que  sa  fin 
était  proche,  et,  avec  l'aide  du  prêtre,  s'étant  mis  à 
genoux,  il  leva  les  deux  mains  au  ciel  en  disant  à  trois 
reprises  : 

—  Seigneur,  Seigneur,  pardonnez-moi  ! 

Mais,  à  la  troisième,  il  poussa  un  profond  soupir  et 
retomba  sans  mouvement.  Il  était  mort. 

—  Mon  père,  dit  le  comte  Karl  au  prêtre,  n'êtes  vous 
pas  autorisé  à  révéler  la  confession  qui  vient  de  vous 
être  faite? 


186  OTIION    L'AI\CHEI\ 

—  Oui,  répondit  lo  prêtre,   mais  à  une  seule  per- 
sonne :  au  landgrave  de  Godesberg. 

—  Montez  dDnc  sur  mon  cheval,  continua  le  cheva- 
lier en  mettant  pied  à  terre,  et  allons  le  trouver. 

—  Que  faites-vous,  mon  frère?  répondit  lo  prêtre, 
habitué  à  voyager  d'une  manière  plus  humble. 

—  Montez,  montez,  mon  père ,  dit  en  insistant  le 
chevalier;  il  ne  sera  pas  dit  qu'un  pauvre  pécheur 
comme  moi  ira  à  cheval,  lorsque  l'homme  de  Dieu 
marchera  à  pied. 

Et ,  à  ces  mots,  il  l'aida  à  se  mettre  en  selle  ;  et, 
quelque  résistance  que  pût  faire  l'humble  cavalier,  il  le 
conduisit  par  la  bride  jusqu'au  cliàleau  de  Godesberg. 
Puis,  arrivé  là,  il  remit,  contre  son  habitude,  Hans  aux 
mains  des  valets,  amena  le  prêtre  devant  le  landgrave, 
qu'il  retrouva  dans  la  même  chambre,  au  môme  en- 
droit et  assis  dans  le  même  fauteuil,  quoique  sept  heu- 
res se  fussent  écoulées  depuis  qu'il  était  sorti  du  châ- 
teau. Au  bruit  que  firent  les  arrivants,  le  landgrave 
leva  son  front  pâle  et  les  regarda  d'un  air  étonné. 

—  Tiens,  frère,  lui  dit  Karl,  voilà  un  digne  servi- 
teur de  Dieu,  oui  a  une  confession  in  extremis  à  te  ré- 
vêler. 

—  Qui  donc  est  mort?  s'écria  le  comte  en  devenant 
plus  pâle  encore. 

—  Godefroy,  répondit  le  chevalier. 

—  Et  qui  l'a  tué  ?  murmura  le  landgrave. 


OTHON  L'ARCHER  18f 

—  Moi,  dit  Karl, 

Et  il  se  retira  tranquillement,  fermant  la  porte  der^ 
rière  lui  et  laissant  le  landgrave  seul  avec  le  prêtre. 

Or,  voici  ce  que  raconta  le  prêtre  au  landgrave  : 

Gpdefroy  avait  connu  en  Palestine  un  chevalier  al- 
lemand des  environs  de  Cologne ,  que  l'on  nommait 
Ernest  de  Huningen  :  c'était  un  homme  grave  et  sé- 
vère, qui  était  entré  depuis  quinze  ans  dans  l'ordre  de 
Malte,  et  que  l'on  renommait  pour  sa  religion ,  sa 
loyauté  et  son  courage. 

Godefroy  et  Ernest  combattaient  l'un  près  de  l'autre 
à  Saint-Jean-d'Acre,  lorsque  Ernest  fut  blessé  mortel- 
lement. Godefroy  le  vit  tomber,  le  fit  emporter  hors  dp 
la  mêlée  et  revint  à  l'ennemi. 

La  bataille  finie,  il  rentra  sous  sa  tente  pour  changer 
de  vêtement;  mais  à  peine  y  était-il,  qu'on  vint  le  pré- 
venir que  messire  Ernest  de  Huningen  était  au  plus 
mal  et  désirait  le  voir  avant  que  de  mourir. 

Il  se  rendit  à  ce  désir,  et  trouva  le  blessé  soutenu 
par  une  fiève  brûlante  qui  devait  consumer  en  peu  de 
temps  le  reste  de  sa  vie.  Aussi,  comme  il  sentait  lui- 
même  sa  position,  Ernest  lui  expliqua  en  peu  de  mots 
le  service  qu'il  attendait  de  lui. 

A  l'âge  de  vingt  ans,  Ernest  avait  aimé  une  jeune 
fille  et  en  avait  été  aimé;  mais,  cadet  de  famille,  sans 
titre  et  sans  fortune,  il  n'avait  pu  l'obtenir.  Les  amants, 
au  désespoir  ,  oublièrent  qu'ils  ne  pourraient  jamais 


188  OTIION  L'ARCIIER 

être  épouX;  et  un  fils  naquit,  qui  ne  pouvait  porter  îo 

nom  ni  de  l'un  ni  de  l'autre. 

Quelque  temps  après,  la  jeune  fille  avait  été  forcée 
par  ses  parents  d'épouser  un  seigneur  noble  et  riche. 
Ernest  était  parti,  s'était  arrête  à  Malte  pour  prononcer 
des  vœux,  et,  depuis  ce  temps,  il  combattait  en  Pales- 
tme.  Dieu  avait  récompensé  son  courage.  Après  avoir 
vécu  saintement,  il  mourait  en  martyr. 

Ernest  présenta  un  papier  à  Godefroy  ;  c'était  la  do- 
nation de  tout  ce  qu'il  possédait  à  son  fils  Albert  : 
soixante  mille  florins,  à  peu  près.  Quant  à  la  mère , 
comme  elle  était  morte  depuis  six  ans,  il  avait  cru 
pouvoir  lui  révéler  son  nom,  pour  que  ce  nom  le 
guidât  dans  ses  recherches.  C'était  la  comtesse  de 
Ronsdorf. 

Godefroy  était  revenu  en  Allemagne  dans  l'intention 
d'accomplir  les  dernières  volontés  de  son  ami.  Mais, 
en  arrivant  chez  son  parent  le  landgrave,  en  apprenant 
la  situation  des  choses ,  il  vit  du  premier  coup  d'œil 
tout  le  parti  qu'il  pouvait  tirer  du  secret  qu'il  possé- 
dait. Le  landgrave  n'avait  qu'un  fils,  et,  Othon  et 
Emma  éloignés,  Godefroy  se  trouvait  le  seul  héritier 
du  comte. 

Nous  avons  vu  comment  il  avait  mis  ce  projeta  exé- 
cution, au  moment  où  il  rencontra,  dans  le  chemin 
creux  de  Rolandswerth,  le  comte  Karl  de  Hombourg. 

—  Karll  Karll  s'écria  le  landgrave  en  s'élançant 


OTHON   L'ARCHER  189 

œrnme  un  insensé  dans  le  corridor  où  l'altendait  son 
frère  d'armes,  Rarl!  ce  n'était  pas  son  amant:  c'était 
son  frère  1 

Et  aussitôt  il  donna  l'ordre  que  l'on  ramenât  à  Go- 
desberg  Emma  et  Othon.  Deux  messagers  partirent, 
l'un  remontant  le  Rhin,  l'autre  le  descendant. 

Pendant  la  nuit,  le  premier  revint;  Emma,  malheu- 
reuse depuis  longtemps,  offensée  de  la  veille,  deman- 
dait à  finir  sa  vie  dans  le  monastère  où  s'était  écoulée 
sa  jeunesse,  et  faisait  répondre  qu'au  besom  elle  invo- 
querait l'inviolabilité  du  lieu. 

Au  point  du  jour,  le  second  messager  revint;  il  était 
accompagné  des  hommes  d'armes  qui  devaient  con- 
duire Othon  à  Rirberg;  mais  Othon  n'était  point  parmi 
eux.  Comme  ils  descendaient  nuitamment  le  Rhin , 
Othon,  qui  savait  dans  quelle  intention  on  l'emmenait, 
avait  choisi  le  momentoù  tout  l'équipage  était  occupée 
diriger  la  barque  dans  un  courant  rapide,  s'était  élancé 
au  plus  profond  du  fleuve  et  avait  disparu. 


111 


Cependant  le  malheur  du  landgrave  n'était  point 

encore  si   grand  qu'il  le  croyait.  Olhon  s'était  élancé 

dans  le  fleuve,  pour  y  chercher  non  pas  la  mort,  mais 

la  liberté.  Eievé  sur  ses  rives,  le  vieux  Rhin  eLut  un 

11. 


190  OTHON   L'ARCIIER 

ami  contre  Irqr.ol  il  avnittrop  souvent  essayé  ses  jeunes 
forces  pour  le  craindre.  Il  plongea  donc  au  plus  pro- 
fond, nagea  sous  l'eau  tant  que  sa  respiration  lo  lui 
permit,  et,  lorsqu'il  reparut  à  la  surface  pour  reprendre 
haleine,  la  barv|Ue  était  si  éloignée  et  la  nuit  si  noire, 
que  les  gardes  qui  l'accompagnaient  purent  croire  qu'il 
était  resté  englouti  dans  le  fleuve. 

Plhon  se  hâta  de  gagner  la  rive.  La  nuit  était  froide, 
ses  habits  étaient  ruisselants,  il  avait  besoin  d'un  feu 
et  d'un  lit.  Il  se  dirigea  donc  vers  la  première  maison 
dont  il  vit  les  fenêtres  briller  dans  l'ombre,  se  présenta 
comme  un  voyageur  égaré,  et,  comme  il  était  impos- 
sible de  reconnaître  s'il  était  mouillé  par  la  pluie  du 
ciel  ou  par  l'eau  du  fleuve,  il  n'excita  aucun  soupçon, 
et  l'hospitalité  lui  fut  accordée  avec  toute  la  franchise 
et  la  discrétion  allemandes. 

Le  lendemain,  il  partit  au  jour  et  so  dirigea  sur  Co- 
logne. C'était  le  saint  jour  du  dimanche,  et,  comme  il 
y  entrait  à  l'heure  de  la  messe,  il  vit  chacun  se  diriger 
vers  l'éghse.  Il  suivit  la  foule  ;  car  lui  aussi  avait  à  prier 
Dieu...  d'abord  pour  son  père  à  cause  de  l'erreur  et  de 
l'isolement  dans  lesquels  il  l'avait  laissé...  puis  pour  sa 
mèreenfermée  dans  un  monastère... enfin  pour  lui,  libre 
ma'3  sans  appui,  et  perdu  dans cemonde  immense,  qui 
ne  lui  avait  encore  montré  pour  tout  horizon  que  celui 
du  châleau  natal.  Cependant  il  se  cacha  derrière  une 
colonne  pour  faire  sa  prière;  si  près  de  Godesberg,  il 


QTIION  l'x\rcijf:r  <91 

pouvait  être  reconnu  par  qucîq]Lies-|ins  des  seigneurs 
qui  étaient  venus  à  la  fête  de  la  veille,  ou  par  ra]:'che- 
vèque  de  Cologne  lui-même,  messire  Walerand  de  Ju- 
liers,  qui  était  un  des  plus  vieux  et  des  plus  fidèles 
amis  de  son  père. 

Lorsque  Othon  eut  fait  sa  prière,  il  regarda  autour 
de  lui  et  vit  avec  étonnement  qu'au  nombre  des  spec- 
tateurs se  trouvait  une  si  grande  quantité  d'archers  de 
différents  pays,  que  sa  première  pensée  fut  que  la  messe 
que  Ton  disait  était  célébrée  en  l'honneur  de  saint  Sé- 
bastien, protecteur  (|e  la  corporation.  Il  s'en  informa 
aussitôt  à  celui  (jui  se  trouvait  le  plus  proche  de  lui,  et 
il  apprit  alors  qu'ils  se  rendaient  à  la  fête  de  l'arc,  que 
donnait  tous  les  ans  à  la  même  époque  le  prince  Adolphe 
de  Clèves,  l'un  4es  ?,eigneurs  les  plus  riches  et  les  plus 
renommés  parmi  ceijx  (|pnt  les  châteaux  s'élèvent  de- 
puis Strasbourg  jusqu'à  Nimègue. 

Othon  sortit  aussitôt  de  l'église,  se  fit  indiquer  le 
tailleur  le  mieux  ^ssorti  de  la  ville,  changea  ses  habits 
de  velours  et  de  soie  contre  un  justaucorps  de  drap 
vert  serré  avec  une  ceinture  de  cuir,  acheta  un  arc  du 
meilleur  bois  d'érable  qu'il  put  trouver,  choisit  une 
trousse  garnie  de  ses  douze  flèches;  puis,  ayant  demandé 
à  quelle  hôtellerie  se  i.éunissaient  plus  particulièrement 
les  archers,  et  ayant  ipjris  que  c'était  au  Héron  d'or, 
il  se  dirigea  vers  cclto  &  iberge,  qui  était  située  sur  la 
route  de  Verdingen,  en  dohors  de  la  porte  de  l'Aigle, 


102  OTIION    L'ARCIIER 

Il  y  trouva  une  trentaine  d'archers  réunis  et  faisant 
grande  clière.  11  s'assit  au  milieu  d'eux,  et,  quoiqu'il 
fût  inconnu  de  tous,  tous  le  reçurent  bien,  grâce  à  sa 
jeunesse  et  à  sa  bonne  mine.  D'ailleurs,  il  avait  été  au- 
devant  d'un  bienveillant  accueil  en  disant  tout  d'abord 
qu'il  se  rendait  à  Glèves  pour  la  fête  de  l'arc  et  désirait 
faire  route  avec  d'aussi  braves  et  aussi  joyeux  compa- 
gnons. La  proposition  avait  donc  été  reçue  à  l'unani- 
mité. 

Comme  les  archers  avaient  encore  trois  joure  devant 
eux,  et  comme  le  dimanche  est  un  jour  saint  consacré 
au  repos,  ils  ne  se  mirent  en  route  que  le  lendemain 
au  matin,  suivant  les  rives  du  fleuve  et  devisantjoyeu- 
sement  de  faits  de  chasse  et  de  guerre. 

Tout  en  faisant  route,  les  archers  remarquèrent 
qu'Othon  n'avait  point  de  plume  à  sa  toque,  ce  qui 
était  contre  l'uniforme,  chacun  ayant  une  plume,  dé- 
pouille et  trophée  en  même  temps  de  queltjue  oiseau 
victime  de  son  adresse,  et  ils  le  raillèrent  sur  son  arc 
neuf  et  ses  flèches  neuves.  Olhon  avoua  en  souriant 
que  ni  arc  ni  flèches  n'avaient  encore  servi,  mais  qu'à 
la  première  occasion  il  tâcherait,  grâce  à  eux,  de  se  pro- 
curer l'ornement  indispensable  qui  manquait  à  son 
chapeau.  En  ^conséquence,  il  banda  sou  arc.  Chacun 
attendit  avec  curiosité  une  occasion  de  juger  l'adresse 
de  son  nouveau  camarade. 

Les  occasions  ne  manquaient  pas  ;  un  corbeau  croas- 


OTHON  L'ARCHER  193 

sait  à  la  dernière  branche  desséchée  d'un  chêne,  et  les 
archers  montrèrent  en  riant  ce  but  à  Othon  ;  mais  le 
jeune  homme  répondit  que  le  corbeau  était  un  animal 
immonde,  dont  les  plumes  étaient  indignes  d'orner  la 
toque  d'un  franc  archer.  La  chose  était  vraie.  Aussi  les 
joyeux  voyageurs  se  contentèrent-ils  de  cette  réponse. 

Un  peu  plus  loin,  ils  aperçurent  un  épervier  immo- 
bile à  la  pointe  d'un  rocher,  et  la  même  proposition  fut 
faite  au  jeune  homme.  Mais,  cette  fois,  il  répondit  que 
répervier  était  un  oiseau  de  race,  dont  les  hommes  de 
race  avaient  seuls  le  droit  de  disposer,  et  que  lui,  fils 
d'un  paysan,  ne  se  permettrait  pas  de  tuer  un  pareil 
oiseau  sur  lesi  terres  d'un  seigneur  aussi  puissant  que 
l'était  le  comte  de  Woringen,  dont,  en  ce  moment,  ils 
traversaient  les  propriétés.  Quoiqu'il  y  eût  du  vrai  au 
fond  de  cette  réponse,  et  que  pas  un  des  archers  peut- 
être  n'eût  osé  se  permettre  l'action  qu'ils  conseillaient 
à  Othon,  tous  accueillirent  cette  réponse  avec  un  sourire 
plus  ou  moins  moqueur  ;  car  ils  commençaient  à  pren- 
dre cette  idée,  que  le  jeune  camarade,  peu  sûr  de  son 
adresse,  cherchait  à  retarder  le  moment  d'en  donner 
une  preuve  aussi  décisive  que  celle  qu'on  lui  de- 
mandait. 

Othon  avait  vu  le  sourire  des  archers  et  l'avait  com- 
pris ;  mais  il  n'avait  paru  y  fairv.  aucune  attention,  et 
continuait  sa  route,  riant  et  causant,  lorsque  tout  à  coup, 
à  cinquante  pas  à  peu  près  de  la  troupe  bruyante,   un 


194  OTIION    1,'AnClIER 

héron  se  leva  dos  bords  du  fleuve.  Othon  alors  se  re- 
tourna vers  l'archer  qui  était  le  plus  près  de  lui  et  qu'on 
lui  avait  désigné  comme  un  des  plus  habiles  tireurs. 

—  Frère,  lui  dit-il,  j'aurais  grande  envie  pour  ma 
toque  d'une  plume  de  cet  oiseau;  vous  qui  êtes  le  plus 
habile  parmi  nous  tous,  rendez-moi  donc  le  service  do 
l'abattre. 

—  Au  vol  ?  répondit  l'archer  étonné. 

—  Sans  doute,  au  vol,  continua  Othon  ;  voyez  comme 
il  s'élève  lourdement;  à  peine  a-t-il  fait  dix  pas  depuis 
qu'il  a  quitté  la  terre,  et  il  n'est  qu'à  une  demi-portée 
de  trait, 

—  Tire,  Robert,  tire!  crièrent  tous  les  archers. 
Robert  fit  un  signe  de  tête  indiquant  qu'il  se  rendait 

à  l'invitation  générale  plutôt  par  obéissance  pour  les  or- 
dres de  l'honorable  société  que  dans  l'espoir  de  réussir; 
Il  n'en  visa  pas  moins  avec  toute  l'attention  dont  il  était 
capable,  et  la  flèche,  lancée  par  un  bras  robuste  et  par 
un  œil  exercé,  partit,  suivie  de  tous  les  regards,  et  passa 
si  près  de  l'oiseau,  qu'il  en  poussa  un  cri  d'efTroi  au- 
quel répondirent  les  acclamations  de  tous  les  archers. 

—  Bien  tiré!  dit  Othon.  Maintenant,  à  vous,  Her- 
mann,  ajouta-t-il  en  se  tournant  vers  l'archer  qui  se 
trouvait  à  sa  gauche. 

Soit  que  celui  auquel  il  s'adressait  se  fût  attendu  à 
cette  invitation,  soit  qu'il  eût  été  entraîné  par  l'exem- 
ple, il  était  prêt  au  moment  où  Olhon  lui  adressa  lapa- 


OTHON  L'ARCHER  195 

rôle,  et  à  peine  avait-il  achevé,  qu'une  autre  flèche, 
aussi  habile  et  aussi  rapide  que  la  première,  poursuivit 
le  fuyard,  qui  poussa  un  nouveau  cri  au  sifflement  que 
fît  entendre,  en  passant  à  quelques  pouces  seulement  de 
lui,  ce  second  messager  de  mort.  Les  archers  applaudi- 
rent de  nouveau. 

—  A  mon  tour,  dit  Othon. 

Tous  les  regards  se  tournèrent  de  son  côté  ;  car  le 
héron,  sans  être  hors  de  portée,  commençait  à  atteindre 
une  distance  assez  considérable,  et,  ayant  d'air  ce  qu'il 
fallait  à  se-s  larges  ailes,  il  filait  avec  une  rapidité 
qui  devait  bientôt  le  mettre  hors  de  tout  danger.  Othon 
avait  sans  doute  aussi  calculé  tout  cela  ;  car  ce  ne  fut 
qu'après  avoir  bien  mesuré  des  yeux  la  distance  qu'il 
leva  avec  une  attention  lente  sa  flèche  à  la  hauteur  de 
l'animal;  puis,  lorsqu'il  l'eut  amenée  à  la  ligne  de 
l'œil,  il  retira  la  corde  presque  derrière  sa  tête,  à  la 
manière  des  archers  anglais,  faisant  plier  son  arc  comme 
une  baguette  de  saule.  Un  instant,  il  demeura  immo- 
bile comme  une  statue;  puis  tout  à  coup,  on  entendit  un 
léger  sifflement,  car  la  flèche  était  partie  si  rapide,  que 
personne  ne  l'avait  vue.  Tous  les  yeux  se  portèrent  sur 
l'oiseau,  qui  s'arrêta  comme  si  un  éclair  invisible  l'eût 
frappé,  et  qui  tomba,  percé  de  part  en  part,  d'nne  hau- 
teur telle,  qu'on  n'eût  pas  môme  cru  que  la  flèche  au- 
rait pu  l'y  suivre. 

Les  archers  étaient  stupéfaits  ;  une  pareille  preuve 


190  OTIION   L'ARCIIEU 

d'adresse  clait  à  peine  crojable  pour  eux-mômes; 
quant  à  Olhon,  qui  s'était  arrêté  pour  juger  de  l'ellet 
du  coup,  à  peine  eut-il  vutoml)er  l'animal,  qu'il  se  re- 
mit en  marche  sans  paraître  remarquer  l'étonnement 
de  ses  compagnons.  Arrivé  au  héron,  il  lui  arracha  du 
cou  ces  plumes  fines  et  élégantes  qui  forment  une  ai- 
grette naturelle,  et  les  attacha  à  son  bonnet.  Quant  aux 
archers,  ils  avaient  compté  la  distance  :  l'oiseau  était 
tombé  à  trois  cent  vingt  pas. 

Cette  fois,  l'admiration  n'avait  point  éclaté  en  ap- 
plaudissements ;  les  archers  s'étaient  regardés  les  uns 
les  autres,  étonnés  d'une  telle  preuve  d'adresse;  puis  ils 
avaient  compté  les  pas,  comme  nous  l'avons  dit,  et, 
lorsque  Othon  avait  eu  fini  d'orner  sa  toque  du  bou- 
quet de  plumes  si  miraculeusement  acquis,  Frantz  et 
Hermann,  les  deux  archers  qui  avaient  tiré  avant  lui, 
lui  avaient  tendu  la  main,  mais  avec  un  sentiment  de 
déférence  qui  indiquait  que,  non-seulement  ils  lu  re- 
connaissaient pour  leur  camarade,  mais  encore  qu'ils 
le  regardaient  comme  leur  maître. 

La  troupe  voyageuse,  qui  ne  s'était  arrêtée  à  Wo- 
ringen  que  pour  déjeuner,  arriva,  vers  les  quatre  heu- 
res du  soir,  à  Neufs.  On  dîna  en  toute  hâte  ;  car,  à  trois 
lieues  de  Neufs,  était  Veglise  de  Roche,  près  de  la- 
quelle de  religieux  archers  ne  pouvaient  passer  sans  y 
faire  un  pèlerinage.  Uthou,  qui  avait  adopté  la  vie  et 
les  habitudes  de  ses  nouveaux  compagnons,   les  suivit 


OTHON  L'ARCHER  197 

dans  cette  excursion,  et,  vers  le  jour  tombant,  ils  arri- 
vèrent à  la  roche  sainte  :  c'était  une  immense  pierre 
ayant  l'aspect  d'une  église. 

C'est  qu'autrefois  cette  pierre  fut  effectivement  la  pre- 
mière église  chrétienne  bâtie  sur  les  bords  du  Rhin  par 
un  chef  de  la  Germanie,  qui  mourut  en  odeur  de  sain- 
teté, laissant  sept  filles  belles  et  vertueuses  pour  prier 
autour  de  son  tombeau. 

C'était  le  temps  des  grandes  migrations  barbares. 
Des  peuples  inconnus,  poussés  par  une  main  invisible, 
descendaient  des  plateaux  de  l'Asie  et  venaient  chan- 
ger la  face  du  monde  européen.  Une  biche  avait  con- 
duit Attila  à  travers  les  Palus-Méotides,  et  il  descen- 
dait vers  l'Allemagne,  précédé  par  la  terreur  qu'inspirait 
son  nom.  Le  Rhin,  effrayé  au  bruit  des  pas  de  ces  na- 
tions fauves,  hésitait  à  poursuivre  son  cours  vers  les 
sables  où  il  s'engloutit,  et  frémissait  dans  toute  sa  lon- 
gueur comme  un  immense  serpent.  Bientôt  les  Huns 
apparurent  sur  la  rive  droite,  et,  le  même  jour,  on  vit 
l'incendie  s'allumer  sur  tout  l'horizon,  c'est-à-dire  de- 
puis Colonra  Agrippina  (1)  jusqu'à  Aliso  (2).  Le  danger 
était  instant  ;  il  n'y  avait  aucune  pitié  à  attendre  de  pa- 
reils ennemis,  et,  le  lendemain  matin,  au  moment  où 
elles  leur  virent  lancer  à  l'eau  les  radeaux  qu'ils  avaient 
construits  pendant  la  nuit  avec  les  arbres  d'une  forêt 

(ij  Nom  aiuuiue  de  Cotogn*. 
(2)  Wesel. 


198  OTIION  L'ARGUER 

qui  avait  disparu,  les  jeunes  filles  se  retirèrent  dar/S 

l'église  et  s'agenouillèrent  autour  du  tombeau  de  leur 

père,  le  priant,  par  le  saint  amour  qu'il  leur  avait 

porté  pendant  sa  vie,  de  les  protéger  i::ème  après  sa 

mort. 

La  journée  et  la  nuit  se  passèrent  en  prières,  et  elles 
espéraient  déjà  cire  sauvées,  lorsqu'au  point  du  jour 
elles  entendirent  les  barbares  s'approcher.  Ils  com- 
mencèrent à  frapper  avec  le  pommeau  de  leurs  épées 
à  la  porte  de  chêne  qni  fermait  l'église  ;  mais,  voyant 
qu'elle  résistait,  les  uns  retournèrent  au  bourg  pour  y 
prendre  des  échelles  afin  d'escalader  les  fenêtres  ;  les 
autres  allèrent  couper  un  sapin  qu'ils  dépouillèrent  do 
ses  branches  et  dont  il  firent  un  bélier  pour  enfoncer 
la  porte.  Puis,  lorsqu'ils  se  furent  procuré  les  instru- 
ments nécessaires  à  leurs  projets  sacrilèges,  ils  s'ache- 
minèrent avec  eux  vers  l'église  qui  servait  d'asile  aux 
sept  sœurs;  mais,  lorsqu'ils  arrivèrent  près  d'elle,  il 
n'y  avait  plus  ni  portes  ni  fenêtres.  L'église  était  bien 
encore  là  ;  mais  elle  était  devenue  un  rocher  et  s'était 
faite  toute  de  pierre  ;  seulement,  du  milieu  de  cette 
masse  de  granit,  on  entendait  sortir  un  chant  bas,  triste 
et  doux  comme  le  chant  des  morts.  C'était  le  cantique 
d'actions  de  grâces  des  sept  vierges  qui  remerciaient 
le  Seigneur. 

Les  archer^  firent  leur  prière  à  l'église  de  roche, 
puis  revinrent  coucher  à  Strump. 


OTHON   L'ARCHER  iÔD 

Le  lendemain,  ils  se  remirent  en  route;  la  journée 
se  passa  sans  autre  incident  qu'un  renfort  successif. 
Les  archers  venaient  de  toutes  les  parties  de  l'Alle- 
magne à  cette  fête  annuelle,  dont  le  prix  était,  pour 
cette  fois ,  une  toque  de  velours  vert,  entourée  de 
deux  branches  ie  frêne  en  or,  nouées  par  une  agrafe 
de  diamant.  Il  devait  être  donné  par  la  fille  unique 
du  margrave  lui-même,  la  jeune  princesse  Héléna, 
qui  venait  d'entrer  dans  sa  quatorzième  année*  Le 
concours  de  tant  d'adroits  archers  n'avait  donc  rien 
d'étonnant. 

La  petite  troupe,  qui  se  montait  maintenant  à  qua- 
rante ou  cinquante  hommes,  voulait  arriver  àClèvesle 
lendemain  matin,  le  tir  devant  commencer  aussitôt  la 
dernière  messe,  c'est-à-dire  à  onze  heures.  En  consé- 
quence, les  archers  avaient  résolu  de  venir  coucher  i 
Kervenheim.  La  journée  était  forte,  aussi  s'arrêt^-t-on 
à  peine  pour  déjeuner  et  pour  dîner.  Cependant,  quel- 
que diligence  que  fissept  les  voyageurs,  ils  n'atteigni- 
rent cette  ville  qu'après  la  fermeture  des  portes.  Il  s'a- 
gissait de  passer  la  nuit  dehors,  et  le  moins  mal 
possible  ;  on  avisa  un  château  en  ruine  sur  une 
montagne  voisine  ;   c'était  le   château  de    Windeck. 

Chacun  fut  d'avis  de  profiter  de  cette  circonstance 
favorable,  excepté  le  plus  vieux  des  ar»hers,  qui  s'y 
opposa  de  tout  son  pouvoir  ;  ro.iis,  comme  il  était  seul 
du  son  avis,  sa  voix  n'eut  aucune  influence,  et  force  lui 


200  OTIION    L'ARCHER 

fut  d'accompagner  ses  jeunes  camarades  sous  peine  de 
rester  seul  ;  il  les  suivit. 

La  nuit  était  sombre  ;  pas  une  étoile  ne  brillait  au 
ciel,  des  nuages  lourds  et  chargés  de  pluie  glissaient 
au-dessus  de  la  tête  de  nos  voyageurs,  comme  les  va- 
gues d'une  mer  aérienne.  Un  pareil  abri,  si  incomplet 
qu'il  fût,  était  donc  un  bienfait  du  ciel. 

Les  archers  gravissaient  la  colline  en  silence,  et 
cependant,  au  bruit  de  leurs  pas,  ils  entendaient,  tout  le 
long  du  sentier,  couvert  de  ronces,  fuir  les  animaux 
sauvages,  dont  la  présence  multipliée  indiquait  que  ces 
ruines  solitaires  étaient  gardées  contre  la  présence  des 
hommes  par  quelque  superstitieuse  terreur.  Tout  à 
coup  ceux  qui  marchaient  en  tête  virent  se  dresser  de- 
vant eux  comme  un  fantôme  la  première  tour,  senti- 
nelle gigantesque  chargée,  en  d'autres  temps,  de  défen- 
dre l'entrée  du  château. 

Le  vieil  archer  proposa  de  s'arrêter  à  cette  tour  et  de 
se  contenter  de  son  abri.  En  conséquence,  on  fît  halte; 
un  des  archers  battit  le  briquet,  alluma  une  branche 
de  sapin  et  franchit  la  porte. 

Alors  on  s'aperçut  que  les  toits  s'étaient  écroulés, 
que  les  murailles  seules  étaient  debout,  et,  comme  la 
nuit  menaçait  d'être  pluvieuse,  il  n'y  eut  qu'une  voix 
pour  continuer  la  route  jusqu'au  corps  de  logis  ;  ce- 
pendant on  laissa  de  nouveau  le  vieil  archer  libre  de 
s'arrêter  en  cetendroit.  Mais  il  refusa  une  seconde  fois, 


OTHON   L'ARCHER  201 

préférant  suivre  ses  compagnons  partout  où  ils  iraient 
que  de  rester  seul  par  une  pareille  nuit  et  dans  un 
semblable  voisinage. 

La  troupe  se  remit  donc  en  chemin  ;  seulement,  pen- 
dant cette  halte  de  quelques  minutes,  chacun  avait 
brisé  une  branche  de  sapin  et  s'était  fait  une  torche 
résineuse,  de  sorte  que  la  montagne,  d'obscure  qu'elle 
était  auparavant,  était  devenue  tout  à  coup  resplendis- 
sante, et  qu'on  commençait  à  distinguer,  à  l'extrémité 
du  cercle  de  lumière,  la  masse  triste,  vague  et  sombre 
du  château,  qui,  à  mesure  qu'on  approchait,  se  dessi- 
nait d'une  manière  plus  précise,  montrant  ses  colonnes 
massives  et  ses  voûtes  surbaissées,  dont  les  premières 
pierres  avaient  peut-être  été  posées  par  Charlemagne 
lui-même,  lorsqu'il  étendait  des  montagnes  pyrèncs  aux 
marais  bataves  cette  ligne  de  forteresses  destinées  à 
briser  l'invasion  des  hommes  du  Nord. 

A  l'approche  des  archers  et  à  la  vue  des  flambeaux, 
les  hôtes  du  château  s'enfuirent  â  leur  tour  :  c'étaient 
des  hiboux  et  des  oriraies  au  vol  nocturne,  qui,  après 
avoir  fait  deux  ou  trois  cercles  silencieux  au-dessus  de 
la  tête  de  ceux  qui  venaient  les  troubler,  s'éloignèrent 
en  hurlant.  A  cette  vue  et  à  ces  cris  sinistres,  les  plus 
braves  ne  furent  pas  exemots  d'un  mouvement  de  ter- 
reur ;  car  ils  savaient  qu'il  est  certains  dangers  contre 
lesquels  ne  peuvent  rien  ni  le  courage  ni  le  nombre. 
Ils  n'en  pénétièrent  pas  moins  dans  la  première  cour  et 


202  OTIION   L'ARCHEtt 

so  trouvèrent  au  cenlrcd'un  grand  carré  formé  pardfiS 
bâtiments  dont  quolques-uns  tombaiont  en  ruine,  tan- 
dis que  d'autres,  au  contraire,  se  trouvaient  dans  un 
état  de  conservation  d'autant  plus  remarqual\)e  qu'ils 
faisaient  contraste  avec  les  débris  qui  couvraient  la 
terre  en  face  d'eux. 

Les  arcbers  entrèrent  dans  le  corps  de  bâtiment  qui 
leur  paraissait  le  pins  habitable,  et  se  trouvèrent  bien- 
tôt dans  une  grande  salle  qui  paraissait  avoir  été  au- 
trefois celle  des  gardes.  Des  débris  de  volets  fermaient 
les  fenêtres  de  manière  à  briser  la  plus  grande  force  du 
vent.  lOes  bancs  de  chêne,  adossés  contre  les  murailles 
et  régnant  tout  autour  de  la  chambre,  pouvaient  en- 
core servir  au  même  usage  auquel  ils  avaient  été  des- 
tinés. Enfin  une  immense  cheminée  leur  ofFrait  un 
moyen  d'éclairer  et  dcréchaufferà  la  fois  leur  sommeil. 
C'était  tout  ce  que  pouvaient  désirer  des  hommes  faits 
pour  les  durs  travaux  de  la  chasse  et  de  la  guerre,  et 
habitués  à  passer  les  nuits  n'ayant  pour  tout  oreiller 
que  les  racines,  et  pour  tout  abri  que  les  feuilles  d'un 
arbre. 

Le  pire  de  tout  cela  était  de  n'avoir  point  à  souper. 
La  course  avait  été  longue,  et,  depuis  midi,  le  dîner 
était  loin  ;  mais  c'était  encore  là  nn  de  ces  inconvé- 
nients auxquels  des  chasseurs  devaient  être  accoutu- 
més. En  conséquence,  on  serra  la  boucle  des  ceintu- 
rons, on  lit  grand  feu  dans  U  cheminée,  on  se  chauffa 


OTHON  L'ARGUER  203 

largement  ne  pouvant  faire  mieux  ;  puis,  le  sommeil 
commençant  à  descen'ire  sur  les  voyageurs,  chacun  s'é- 
tablit le  plus  conforlablement  qu'il  put  pour  passer  la 
nuit,  après  avoir  toutefois  pris  la  précaution,  sur  l'avis 
du  vieil  archer,  de  faire  veiller  successivement  quatre 
personnes  que  désignerait  le  hasard,  afin  que  le  som- 
meil du  reste  de  la  troupe  fût  tranquille.  On  tira  au 
sort,  et  le  sort  tomba  sur  Othon,  sur  Hermann,  sur  le 
vieil  archer  et  sur  Frantz. 

Les  veilles  furent  fixées  à  deux  heures  chacune  ;  en 
ce  moment,  neuf  heures  et  demie  sounaient  à  l'église 
de  Rervenheim  ;  Othon  commença  la  sienne,  et,  au 
bout  d'un  instant,  il  se  trouva  seul  éveillé  au  milieu  de 
ses  nouveaux  camarades. 

C'était  le  premier  moment  de  tranquillité  qu'il  trou- 
vait pour  parler  avec  lui-même.  Trois  jours  aupara- 
vant, à  la  même  heure,  il  était  heureux  et  fier,  faisant 
les  honneurs  du  château  de  Godesberg  à  la  chevalerie 
la  plus  noble  des  environs  ;  et  maintenant,  sans  qu'il 
fût  poui  rien  dans  le  changement  survenu,  et  dont  il 
ignorait  presque  la  cause,  il  se  trouvait  déshérité  de  l'a- 
mour paternel,  banni  sans  savoir  le  terme  de  son  ban- 
nissement, et  mêlé  parmi  une  troupe  d'hommes,  braves 
et  loyaux  sans  doute,  mais  sans  naissance  etsans  avenir, 
et.  veillant  sur  leur  sommeil,  lui,  fils  de  prince,  habitué 
à  dormir  tandis  qu'on  veillait  sur  le  sien  ! 

Ces  réfiexioiis  lui  firent  paraître  sa  veillée  caurle. 


204  OTIION   L'AnCIlEU 

Dix  heures,  dix  heures  et  demie  et  onze  heures  Fonnè 
rent  successivement  sans  qu'il  se  fût  aperçu  de  In  mar- 
che du  temps,  et  sans  que  rien  fût  venu  troubler  ses 
réflexions.  Cependant  la  fatigue  physique  commen- 
çait à  lutter  avec  la  préoccupation  morale,  et,  lorsque 
onze  heures  et  demie  sonnèrcnl,  il  était  temps  qu'ar- 
rivât la  fin  de  sa  veille;  car  ses  yeux  se  fermaient  mal- 
gré lui. 

En  conséquence,  il  réveilla  Hermann,  qui  devait  lui 
succéder,  en  lui  annonçant  que  son  tour  ctnit  venu. 

Hermann  se  réveilla  de  fort  mauvaise  humeur  :  il  rê- 
vait qu'il  faisait  rôtir  un  chevreuil  qu'il  venait  de  tuer, 
et,  au  moment  de  faire,  du  moins  en  rêve,  un  bon  sou- 
per, il  se  retrouvait  àjeun,  l'estomac  vide  et  sans  au- 
cune chance  de  le  remplir  1  Fidèle  à  la  consigna  don- 
née, il  n'en  céda  pas  moins  sa  place  à  Othon  et  prit,  la 
sienne. 

Othon  se  coucha  ;  sesyeux,àdemi  ouverts,  distinguè- 
rent pendant  quelque  temps,  d'une  manière  incertaine, 
les  objets  qui  l'entouraient,  et,  parmi  ces  objets,  Her- 
mann debout  contre  une  des  colonnes  massives  de  la 
cheminée  ;  bientôt  tout  se  confondit  dans  une  vapeur 
grisâtre,  où  chaque  chose  perdit  sa  forme  et  sa  cou- 
leur ;  enfin  il  ferma  les  yeux  tout  à  fait  et  s'endor- 
mit 

Hermann  était,  comme  nous  l'avons  dit,  resté  de- 
bout contre  un  des  supports  massifs  de  la  cheminée, 


OTIION   L'ARCHER  205 

écoutant  le  bruit  du  vent  dans  les  hautes  tourelles  et 
plongeant,  aux  lueurs  mourantes  du  feu,  ses  regards 
dans  les  angles  les  plus  sombres  de  l'appartement  Ses 
yeux  étaient  fixés  sur  une  porte  fermée  et  qui  semblait 
devoir  conduire  aux  appartements  intérieurs  du  châ- 
teau, lorsque  minuit  sonna. 

Hermann,  tout  brave  qu'il  était,  compta  avec  un 
certain  frémissement  intérieur,  et  les  yeux  tou|ours 
fixés  sur  le  même  point,  les  onze  coups  du  battant,  lors- 
qu'au moment  où  frappait  le  douzième,  la  porte  s'ou- 
vrit, et  une  jeune  fille  belle,  pâle  et  silencieuse,  parut 
sur  le  seuil,  éclairée  par  une  lumière  cachée  derrière 
elle.  Hcrmnnn  voulut  appeler;  mais,  comme  si  elle  eût 
deviné  son  intention,  la  jeune  fille  porta  un  doigt  à  sa 
bouche  pour  lui  commander  le  silence,  et,  de  l'autre 
main,  lui  fit  signe  de  la  suivre. 


IV 


Hermann  hésita  un  moment;  mais,  songeant  aus- 
sitôt qu'il  était  honteux  à  un  homme  de  trembler  de- 
vant une  femme,  il  fit  quelques  pas  vers  la  mystérieuse 
inconnue,  qui,  le  voyant  venir  à  elle,  rentra  dans  la 
chambre,  prit  une  idmpe  posée  sur  une  table,  alla  ou- 
vrir une  autre  porte,  et,  du  seuil  de  celle-ci,  se  retourna 
pour  faire  un  nouveau  signe  à  l'archer,  resté  debout  à 

12 


206  OTIION   L^ARCIIER 

l'entrée  de  la  seconde  chambre.  Le  sic:ne  était  accom- 
pagné  d'un  si  gracieux  sourire,  que  les  dernières  crain- 
tes d'IIermann  disparurent.  Il  s'élança  derrière  la  jeune 
fille,  qui,  entendant  ses  pas  pressés,  se  retourna  une  der- 
nière fois  pour  lui  faire  signe  de  marcher  derrière  elle 
en  conservant  quelques  pas  de  dislance.  Hermann  obéit. 
Ils  s'avancèrent  ainsi  en  silence  h  travers  une  suite 
d'appartements  déserts  et  sombres,  jusqu'à  ce  que  enfin, 
le  guide  mystérieux  poussât  la  porte  d'une  chambre  ar- 
demment éclairée,  dans  laquelle  était  dressée  une  ta- 
ble avec  deux  couverts.  La  jeune  fille  entra  la  première, 
posa  la  lampe  sur  la  cheminée  et  alla  s'asseoir,  sans 
dire  une  parole,  sur  l'une  des  chaises  qui  attendaient 
les  convives.  Puis,  voyant  que  Hermann,  intimidé  et 
hésitant,  était  resté  debout  sur  le  seuil  de  la  porte  : 

—  Soyez  le  bienvenu,  lui  dit-elle,  au  château  de 
"Windeck. 

—  Mais  dois-je  accepter  l'honneur  que  vous  m'of- 
frez? répondit  Hermann. 

—  N'avez-vous  pas  faim  et  soif,  seigneur  archer? 
reprit  la  jeune  fille.  Mettez-vous  à  cette  table,  et  buvez 
et  mangez;  c'est  moi  qui  vous  y  invit?. 

—  Vous  êtes  sans  doute  la  châtelaine?  dit  Hermann 
en  s'asseyant. 

—  Oui,  répondit  avec  un  signe  de  tète  la  jeune  fille. 

—  Et  vous  habitez  seule  ces  ruines?  continua  l'ar- 
cher en  regardant  autour  de  lui  avec  étonnement. 


OTIION   L'ARCHER  207 

—  Je  suis  seule. 

—  Et  vos  parents  ? 

La  jenne  fille  lui  montra  du  doigt  deux  portraits  sus- 
pendus à  la  muraille,  l'un  d'homme,  l'autre  de  femme, 
et  dit  à  voix  basse  : 

—  Je  suis  la  dernière  de  la  famille. 

Hermann  la  rcgnrda,  sans  savoir  encore  que  penser 
de  Têtre  étrange  qu'il  avait  devant  lui. 

En  ce  moment,  ses  yeux  rencontrèrent  les  yeux  de  la 
jeune  fille  qui  étaient  humides  de  tendresse.  Hermann 
ne  songeait  plus  à  la  faim  ni  à  la  soif;  il  voyait  devant 
lui,  pauvre  archer,  une  noble  dame,  oubliant  sa  nais- 
sance et  sa  fierté  pour  le  recevoir  à  sa  table  ;  il  était 
jeune,  il  était  beau,  il  ne  manquait  pas  de  confiance 
en  lui-même  ;  il  crut  que  cette  heure  qui  se  présente, 
dit-on,  à  tout  homme  de  faire  fortune  une  fois  dans 
sa  vie  se  présentait  à  lui  dans  ce  moment. 

—  Mangez  donc,  lui  dit  la  jeune  fille  en  lui  servant 
un  morceau  de  la  hure  d'un  sanglier.  Buvez  donc,  dit 
la  jeune  fille  en  lui  versant  un  verre  de  vin  vermeil 
comme  du  sang. 

—  Comment  vous  nommez-vous,  ma  belle  hôtesse  ? 
dit  Hermann  enhardi  et  levant  son  verre. 

—  Je  me  nomme  Bertha. 

—  Eh  bien,  à  votre  santé,  belle  Bertha  1  continua 
l'archer. 

Et  il  but  le  vin  d'un  seul  trait. 


208  OTIION   I/AI\CHEI\ 

Berlha  ne  répondit  rien,  mais  sourit  tristement. 

L'efTet  de  la  liqueur  fut  magique,  les  yeux  d'Hermann 
étincelèrent  à  leur  tour,  et,  profilant  de  l'invitation  de 
la  châtelaine,  il  attaqua  le  souper  avec  un  acharnement 
qui  prouvait  que  ce  n'était  pas  à  un  ingrat  qu'il  avait 
été  offert,  et  qui  pouvait  excuser  l'oubli  où  il  était  tombé 
en  ne  faisant  pas  le  signe  de  la  croix,  comme  c'était  son 
habitude  de  le  faire  chaque  fois  qu'il  se  mettait  à  table. 
Berlha  le  regardait  sans  l'imiter. 

—  Et  vous,  lui  dit-il,  ne  mangez-vous  pas  ? 

Bertha  fit  signe  que  non,  et  lui  versa  une  seconde 
fois  du  vin.  C'était  déjà  une  habitude  à  cette  époque 
que  les  belles  dames  regardassent  comme  une  chose 
indigne  d'elles  de  boire  et  de  manger,  et  Hermann 
avait  vu  souvent,  dans  les  dîners  auxquels  il  avait  as- 
sisté comme  serviteur,  les  châtelaines  rester  ainsi, 
tandis  que  les  chevaliers  mangeaient  autour  d'elles, 
afin  de  iaire  croire  que,  pareilles  aux  papillons  et  aux 
fleurs  dont  elles  avaient  la  légèreté  et  l'éclat,  elles  ne 
vivaient  que  de  parfums  et  de  rosée.  11  crut  qu'il  en 
était  ainsi  de  Bertha,  et  continua  de  manger  et  de  boire 
comme  si  elle  lui  tenait  entière  compagnie.  D'ailleurs, 
sa  gracieuse  hôtei^^e  ne  restait  pas  inactive,  et,  voyant 
que  son  verre  riait  vide,  elle  le  lui  remplit  pour  la 
troisième  fois. 

Hermann  n'éprouvait  plus  ni  crainte  ni  embarras;  le 
vin  était  dehcieux  et  bien  réel,  car  il  faisait  sur  le  cœur 


OTHON   L'ARCHER  209 

du  convive  nocturne  son  effet  accoutumé  ;  Hermann 
se  sentait  plein  de  confiance  en  lui-même,  et,  en  réca- 
pitulant tous  les  mérites  qu'il  se  trouvait  à  cette  heure, 
il  ne  s'étG.inait  plus  de  la  bonne  fortune  qui  lui  arri- 
vait; et  la  seule  chose  qui  l'étonnât,  c'est  qu'elle  eût 
tant  tardé.  Il  était  dans  cette  heureuse  disposition 
quand  ses  yeux  tombèrent  sur  un  luth  posé  sur  une 
chaise,  comme  si  l'on  s'en  était  servi  dans  la  journée 
même  ;  alors  il  pensa  qu'un  peu  de  musique  ne  gâte- 
rait rîen  à  l'excellent  repas  qu'il  venait  de  faire.  En 
conséquence,  il  invita  gracieusement  Bcrtha  à  prendre 
son  luth  et  à  lui  chanter  quelque  chose. 

Bertha  étenditla  main,  prit  l'instrument,  etentiraun 
accord  si  vibrant,  que  Hermann  sentit  tressaillir  jusqu'à 
la  dernière  fibre  de  son  cœur  ;  et  il  était  à  peine  remis 
de  cette  émotion  lorsque,  d'une  voix  douce  et  à  la  fois 
profonde,  la  jeune  fille  commença  une  ballade  dont  les 
paroles  avaient  avec  la  situation  où  il  se  trouvait  une 
telle  analogie,  qu'on  eût  pu  croire  que  la  mystérieuse 
virtuose  improvisait. 

C'était  une  châtelaine  amoureuse  d'un  archer. 
L'allusion  n'avait  point  échappé  à  Hermann,  et,  s'il 
lui  fût  resté  quelques  doutes,  la  ballade  les  lui  eût  ôtés; 
aussi,  au  dernier  couplet,  se  leva-t-il,  et,  faisant  le  tour 
de  la  table,  il  alla  se  placer  derrière  Bertha,  et  si  près 
d'elle,  que,  lorsque  sa  main  glissa  des  cnr(^'>s  de  l'ins- 
trument, elle  tomba  entre  les  mains  d'Hermann.  Her- 

12. 


210  OTIION    L'APiCIlEU 

mann  tressaillit,  car  cette  main  était  glacée;  mais  aus- 
sitôt il  se  remit. 

—  Hélas  !  lui  dit-il,  madame,  je  ne  suis  qu'un  pau- 
vre archer  sans  naissance  et  sans  fortune  ;  mais,  pour 
aimer,  j'ai  le  cœur  d'un  roi. 

—  Je  ne  demande  qu'un  cœur,  répondit  Bertha. 

—  Vous  êtes  donc  libre?  hasarda  Hermann. 

—  Je  suis  libre,  reprit  la  jeune  fille. 

—  Je  vous  aime,  dit  Hermann. 

—  Je  t'aime,  répondit  Bertha. 

—  Et  vous  consentez  à  m'épouser?  s'écria  Hermann. 
Bertha  se  leva  sans  répondre,  alla  vers  un  meuble, 

et,  ouvrant  un  tiroir,  elle  y  prit  deux  anneaux  qu'elle 
présenta  à  Hermann  ;  puis,  revenant  au  meuble,  <3lle 
en  tira,  toujours  en  silence,  une  couronne  de  fleurs 
d'oranger  et  un  voile  de  fiancée.  Alors  elle  attacha  le 
voile  sur  sa  tête,  l'y  fixa  avec  la  couronne,  et,  se  re- 
tournant : 

—  Je  suis  prête,  dit-elle. 

Hermann  frissonna  presque  malgré  lui  ;  cependant 
il  s'était  trop  avancé  pour  ne  pas  aller  jusqu'au  bout. 
D'ailleurs,  que  risquait-il,  lui,  pauvre  archer,  qui  ne 
possédait  pas  un  coin  de  terre,  et  pour  qui  la  seule  ar- 
genterie armoriée  dont  la  table  était  couverte  eût  été 
une  fortune? 

Il  tendit  donc  la  main  à  sa  fiancée,  en  lui  faisant  à 
son  tour  signe  de  la  tête  qu'il  était  prêt  à  la  suivre. 


OTHON  L'ARCHER  %l{ 

Bertha  prit  de  sa  main  froide  la  main  brûlante  d'Hoi- 
mann,  et,  ouvrant  une  porte,  elle  entra  dans  un  corri- 
dor sombre,  qui  n'était  plus  éclairé  que  par  la  lueur 
tjlafarde  que  la  lune,  sortie  des  nuages,  projetait  à  tra- 
vers les  fenêtres  3troites  placées  de  distance  en  distan- 
ce. Puis,  au  bout  du  corridor,  ils  trouvèrent  un  escar 
lier  qu'ils  descendirent  dans  des  ténèbres  complètes  : 
alors,  Hermann,  saisi  d'un  frisson  involontaire,  s'arrêta 
et  voulut  retourner  en  arrière  ;  mais  il  lui  senabla  que 
la  main  de  Bertha  serrait  la  sienne  avec  une  force  sur- 
naturelle ;  de  sorte  que,  moitié  honte,  moitié  entraîne- 
ment, il  continua  de  la  suivre. 

Cependant  ils  descendaient  toujours  :  au  bout  d'un 
instant,  il  sembla  à  Hermann,  d'après  l'impression  hu- 
mide qu'il  éprouvait,  qu'ils  étaient  dans  une  région 
souterraine;  bientôt  il  n'en  douta  plus;  ils  avaient  cessé 
de  descendre,  et  ils  marchaient  sur  un  terrain  yni,  et 
qu'il  était  facile  de  reconnaître  pour  le  sol  d'un  caveau. 

Au  bout  de  dix  pas,  Bertha  s'arrêta,  et,  se  tournant 

à  droite  : 

—  Venez,  mon  père,  dit-elle. 
Et  elle  se  remit  en  marche. 

Au  bout  de  dix  autres  pas,  elle  s'arrêta  de  nouveau, 
et,  se  tournant  à  gauche  : 

—  Venez,  ma  mère,  dit-elle. 

Et  elle  continua  sa  route  jusqu'à  ce  que,  ayant  fait 
dix  autres  pas  encore,  Mie  dit  une  troisième  fois  : 


212  OTIION    L'ARCIIER 

—  Vftnez,  mes  sœurs. 

Et,  quoique  Hermann  ne  pût  licn  distinguer,  il  lui 
sembla  entendre  derrière  lui  un  biuitde  pas  et  un  fré- 
missement de  robes.  En  ce  moment,  Fa  \v{v.  toucha  la 
voûte;  mais  Bertha  poussa  la  pierre  du  bout  du  doigt, 
et  la  pierre  se  souleva. 

Elle  donnait  entrée  dans  une  église  splendidement 
éclairée  ;  ils  sortaient  d'une  tombe  et  se  trouvaient  de- 
vant un  autel. 

Au  même  moment,  deux  dalles  se  soulevèrent  dans 
le  chœur,  et  Hermann  vit  paraître  le  père  et  la  mère  de 
Bertha  dans  le  même  costume  qu'ils  portaient  sur  les 
deux  tableaux  de  la  chambre  où  il  avait  soupe,  et,  der- 
rière eux,  dans  la  nef,  sortir  de  la  même  manière  les 
nonnes  de  l'abbaye  attenante  au  château,  et  qui,  depuis 
un  siècle,  tombait  en  ruine. 

Tout  était  donc  réuni  pour  le  mariage,  fiancés,  pa- 
rents et  invités.  Le  prêtre  seul  manquait  :  Bertha  fit 
un  signe,  et  un  évêque  de  marbre  couché  sur  son  tom- 
beau se  leva  lentement  et  vint  se  placer  devant  l'autel. 
Hermann  alors  se  repentit  de  son  imprudence,  et  eût 
donné  bien  des  années  de  sa  vie  pour  être  dans  la  salle 
des  gardes  et  couché  près  de  ses  compagnons;  mais  il 
était  entraîné  par  une  puissance  surhumame,  et  pareil 
à  un  homme  en  proie  à  un  rêve  affreux,  et  oui  nencut 
ni  crier  ni  fuir. 

Pendant  ce  temps,  Othon  s'était  réveillé,  et  ses  yeux 


OTIION  L'ARCHER  213 

s'étaient  portés  tout  natiirellement  vers  la  place  où  de- 
vait veiller  Hermann  ;  Herraann  n'y  éta.t  plus,  et  per- 
sonne n'était  debout  à  sa  place  ;  Othon  se  leva  ;  un  de 
ses  derniers  souvenirs  était,  au  moment  où  il  s'endor- 
mait, d'avoir  vu  vaguement  une  porte  s'ouvrir  et  une 
femme  apparaître;  il  avait  pris  cela  pour  le  commence- 
ment d'un  songe,  mais  l'absence  d'Hermann  donnait  à 
ce  songe  une  apparence  de  réalité;  ses  yeux  se  tournè- 
rent aussitôt  vers  la  porte,  qu'il  se  rappelait  parfaite- 
ment avoir  vue  fermée  pendant  que  lui-même  était  en 
sentinelle,  et  qu'il  revoyait  ouverte. 

Cependant  Hermann,  fatigué,  pouvait  avoir  cédé  au 
sommeil.  Othon  prit  une  branche  de  sapin,  l'alluma  au 
foyer,  alla  d'un  dormeur  à  l'autre,  et  ne  reconnut  pas 
celui  qu'il  cherchait.  Alors  il  réveilla  le  vieil  archer, 
dont  c'était  le  tour  de  faire  sentinelle  ;  Othon  lui  ra- 
conta ce  qui  s'était  passé,  et  le  pria  de  veillertandis  que 
lui  irait  à  la  recherche  de  son  compagnon  perdu.  Le 
vieil  archer  secoua  la  tête,  puis  : 

—  Il  aura  vu  la  châtelaine  de  Windeck,  dit-il  ;  en 
ce  cas,  il  est  perdu. 

Othon  pressa  le  vieillard  de  s'expliquer  ;  mais  celui- 
ci  n'en  voulut  pas  dire  davantage.  Cependant  ces  quel- 
ques paroles,  au  lieu  d'éteindre  chez  Othon  le  désir  de 
tenter  la  recherche,  lui  donnèrent  une  nouvelle  ardeur; 
il  voyait  dans  toute  cette  aventure  quelque  chose  de 
mystérieux  et  de  surnaturel  que  son  courage  s'enor- 


2J4  OTIION   L'ARCHER 

gueillissait  d'avance  d'approfondir  ;  d'ailleurs,  il  aimait 
H-rmann  ;  les  deux  jours  de  marche  qu'il  avait  faits 
avec  lui  fe  lui  avaient  révélé  comme  un  brave  et 
joyeux  comp.ignon  qu'il  était  fâché  de  perdre  i  puis,  en- 
lin,  il  avait  grande  confiance  en  une  médaille  miracu- 
leuse rapportée  de  Palestine  par  un  de  ses  ancêtres  qui 
lui  avait  frut  toucher  le  tombeau  du  Christ,  don  que  sa 
mère  lui  avait  fait  dans  son  enfance,  et  qu'il  avait  tou- 
jours religieusement  porté  sur  sa  poitrine. 

Quelque  observation  que  pût  lui  faire  le  vieil  archer, 
Olhon  n'en  persista  donc  pas  moins  dans  la  résolution 
prise,  et,  à  la  lueur  de  sa  torche,  il  entra  dans  la  cham- 
bre voisine  dont  la  porte  était  restée  ouverte.  Tout  y 
était  dans  son  état  habituel  ;  seulement,  une  seconde 
porte  était  ouverte  comme  la  première;  il  pensa  que 
Hermann,  entré  par  l'une,  était  sorti  par  l'autre;  il 
prit  la  même  route  que  lui,  et,  comme  lui,  traversa 
cette  longue  suite  d'appartements  que  Hermann  avait 
traversés.  Elle  se  terminait  par  la  salle  du  festin. 

En  approchant  de  cette  salle,  il  lui  sembla  entendre 
parler;  il  s'arrêta  aussitôt,  tendit  l'oreille,  et,  après  un 
instant  d'attention,  ne  conserva  plus  aucun  doute  ;  seu- 
lement, ce  n'était  pas  la  voix  d'Hermanu  ;  mais,  pen- 
sant que  ceux  qui  parlaient  pourraient  lui  en  donner 
des  nouvelles,  il  s'approcha  de  la  porte. 

Arrivé  sur  le  seuil,  il  s'arrêta  surpris  par  l'étrange 
spectacle  qui  se  présenta  à  ses  yeux,  La  table  était  res- 


OTHON  L'ARCHER  21o 

tée  servie  et  illuminée  ;  seulement,  les  convives  étaient 
changés  :  les  deux  portraits  s'étaient  détachés  de  la  toile, 
étaient  descendus  de  1  jur  cadre,  et,  assis  de  chaque  côté 
de  la  table,  causaient  gravement  comme  il  convenait  à 
des  personnes  de  leur  âge  et  Je  leur  condition.  Othon 
crut  que  sa  vue  le  trompait  ;  il  avait  sous  les  yeux  des 
personnages  qui  semblaient,  par  leurs  habitudes,  avoir 
appartenu  à  une  génération  disparue  depuis  plus  d'un 
siècle,  et  qui  parlaient  l'allemand  du  temps  de  Karl  le 
Chauve.  Othon  n'en  prêta  qu'une  attention  plus  pro- 
fonde à  ce  qu'il  voyait  et  à  ce  qu'il  entendait. 

—  Malgré  toutes  vos  raisons,  mon  cher  comte,  disait 
la  femme,  je  n'en  soutiendrai  pas  moins  que  le  mariage 
que  fait  en  ce  moment  notre  fille  Bertha  est  une  mésa- 
liance  dont  il  n'y  avait  pas  encore  eu  d'exemple  dans 
notre  famille;  fi  donc!  un  archer... 

—  Madame,  répondit  le  mari,  vous  avez  raison* 
mais,  depuis  plus  de  dix  ans,  personne  n'était  venu  dans 
ces  ruines,  et  elle  sert  un  maître  moins  difficile  que 
nous,  et  pour  qui  une  âme  est  une  âme...  D'ailleurs, 
on  peut  porter  l'habit  d'un  arcber  et  n'être  pas  un  vi- 
lain pour  cela.  Témoin  ce  jeune  Othon  qui  vient  pour 
s'opposer  à  leur  union,  qui  nous  écoute  insolemment, 
et  que  je  vais  pourfendre  de  mon  épée  s'il  ne  rejoint  à 
l'instant  même  ses  camarades. 

A  ces  mots,  se  tournant  vers  la  porte  où  se  tenait  le 
jeune  homme  muet  et  immobile  d'élonnoment,  il  tira 


216  OTHON   L'ARCHER 

son  épée,  et  vint  à  lui  d'un  pas  lent  et  automatiinie, 
comme  s'il  marchait  à  l'aide  de  ressorts  habilement 
combinés,  et  non  de  muscles  vivants. 

Othon  le  regarda  venir  avec  un  effroi  dont  il  n'était 
pas  le  maître.  Il  n'en  songeait  pas  moins  à  se  mettre 
en  défense,  et  à  soutenir  le  combat,  quel  que  lût  l'ad- 
versaire. Cependant,  voyant  à  quel  étrange  ennemi  il 
avait  affaire,  il  comprit  qu'il  n'aurait  pas  trop  pour  se 
défendre  des  armes  spirituelles  et  temporelles;  en  con- 
séquence, avant  de  tirer  son  épée,  il  fit  le  signe  de  la 
croix. 

Au  même  moment,  les  flambeaux  s'éteignirent,  la  ta 
ble  disparut,  et  le  vieux  chevalier  et  son  épouse  s'éva- 
nouirent comme  des  visions. 

Othon  resta  un  moment  étourdi  ;  puis,  ne  voyant  et 
n'entendant  plus  rien,  il  entra  dans  la  salle,  tout  à 
'heure  si  pleine  de  lumière  et  maintenant  si  sombre, 
et,  à  la  lueur  de  sa  torche  de  résine,  il  vit  que  les  con- 
vives fantastiques  avaient  repris  leur  place  dans  leur 
cadre  ;  les  yeux  seuls  du  vieux  chevalier  semblaient 
vivants  encore  et  suivaient  Othon  en  le  menaçant. 

Othon  continua  sa  route.  D'après  ce  qu'il  avait  en- 
tendu, il  jugeait  qu'un  danger  pressant  menaçait  Her- 
mann,  et,  voyant  une  porte  ouverte,  il  suivit  l'indica- 
tion donnée  et  entra  dans  le  corridor.  Arrivé  au  bout 
du  passage,  il  atteignit  l'escalier,  descendit  les  premiè- 
res marches,  et  bientôt  se  trouva  de  plain-pied  avec  le 


OTIION   L'ARCIIER  SI7 

cimetière  de  l'abbaye,  au  delà  duquel  il  voyait  l'église 
illuminée  ;  une  porte  descendant  aux  souterrains  était 
ouverte  et  paraissait  conduire  aussi  à  l'église  ;  mais 
Othon  aima  mieux  passer  à  travers  le  cimetière  que 
sous  le  cimetière. 

Il  entra  donc  dans  le  cloître,  et  se  dirigea  vers  l'é- 
glise; la  porte  en  était  fermée;  mais  il  n'eut  qu'à  la 
pousser,  et  la  serrure  se  détacha  du  chêne,  tant  la  porte 
tombait  elle-même  de  vétusté. 

Alors  il  se  trouva  dans  l'église,  il  vit  tout,  les  reli- 
gieux, les  fiancés,  les  parents,  et,  prêta  passer  au  doigt 
d'Hermann  pâle  et  tremblant  l'anneau  nuptial,  l'évê- 
que  de  marbre  qui  venait  de  se  lever  du  tombeau.  Il 
n'y  avait  pas  de  doute,  c'était  le  mariage  dont  parlaient 
le  vieux  chevalier  et  sa  femme. 

Othon  étendit  la  main  vers  un  bénitier  ;  puis,  portant 
ses  doigts  humides  à  son  front,  il  fit  le  signe  de  la  croix. 

Au  même  instant,  tout  s'évanouit  comme  par  magie, 
évêque,  fiancés,  parents,  religieuses;  les  flambeaux 
s'éteignirent,  l'église  trembla  comme  si,  en  rentrant 
dans  leur  tombe,  les  morts  en  ébranlaient  les  fonde- 
ments ;  un  coup  de  tonnerre  se  fit  entendre,  un  éclair 
traversa  le  chœur,  et,  comme  s'il  était  frappé  de  la  fou- 
dre, Hermann  tomba  sans  connaissance  sur  l«g  dalles 
du  sanctuaire. 

Othon  alla  à  lui,  éclairé  encore  par  sa  torche  près 
de  s'éteindre,  et,  le  prenant  sur  son  épaule,  il  essaya  rie 

13 


S18  OTIJON   I/AUCliliU 

renipuilcr.  En  ce  moment,  la  branche  de  lûsine  élu  il 
arrivée  à  sa  fin  ;  Olhon  la  jeta  loin  de  lui  el  chercha 
a  regagner  la  porte  ;  mais  l'obscurité  était  si  profonde, 
qu'il  n'en  put  venir  à  bout,  et  qu'il  s'en  alla  pendant 
plus  d'une  demi-heure  se  heurtant  de  pilier  en  pilier, 
le  front  couvert  de  sueur  et  les  cheveux  hérissés  au 
souvenir  des  choses  infernales  qu'il  avait  vues.  Enfin 
il  trouva  la  porte  tant  cherchée. 

Au  moment  où  il  mettait  le  pied  dans  le  cloître,  il 
entendit  son  nom  et  celui  d'Hcrmann  répétés  par  plu- 
sieurs voix;  puis,  au  même  instant,  des  torches  élincc- 
lèrent  aux  fenêtres  du  château,  enfin  quelques-unes 
apparurent  au  bas  de  l'escalier  et  se  répandirent  sous 
les  arcades  du  cloître  ;  Othon  répondit  alors  par  un 
seul  cri,  dans  lequel  s'éteignit  le  reste  de  ses  forces, 
et  tomba  épuisé  près  d'Hcrmann  évanoui. 

Les  archers  portèrent  les  deux  jeunes  gens  dans  la 
salle  des  gardes,  où  bientôt  il  rouvrirent  les  yeux.  Her- 
raann  et  Othon  racontèrent  alors  chacun  à  son  tour  ce 
qui  leur  était  arrivé  ;  quant  au  vieil  archer,  entendant 
ce  coup  de  tonnerre  qui  venait  sans  orage,  il  avait  ré- 
veillé à  l'instant  tous  les  dormeurs,  et  s'était  mis  à  la 
recherche  des  aventureux  jeunes  gens,  qu'il  avait  re- 
trouvés, comme  nous  l'avons  vu,  dans  un  état  peu  dif- 
férent l'un  de  l'autre. 

Nul  ne  se  rendormit,  et,  aux  premiers  rayons  du  jour, 
b  trou;  (■  sortit  sileiicieuscrnent  des  ruin"-  du  f\i:" 


OTHON   L'ARCtlEîl  219 

de  Windeck,  et  reprit  sa  route  pour  Clèves,  où  elle  ar- 
riva sur  les  neuf  heures  du  matin. 


La  lice  préparée  pour  le  tir  de  l'arc  était  une  plaine 
qui  s'étendait  du  château  de  Clèves  jusqu'aux  bords  du 
Rhin.  Du  côté  du  château,  une  estrade  était  dressée  ot 
attendait  le  prince  et  sa  suite  ;  de  l'autre  côté  et  sur  la 
rive,  le  peuple  de  tous  les  villages  environnants  était 
déjà  rangé,  attendant  le  spectacle  dont  il  allait  jouir 
et  dont  il  était  d'autant  plus  fier  que  le  triomphateur 
du  jour  devait  sortir  de  ses  rangs.  Un  groupe  d'archers 
arrivés  des  autres  parties  de  l'Allemagne  attendait  déjà 
à  l'une  des  extrémités  de  la  prairie,  tandis  qu'à  l'autre, 
h  but  que  devait  atteindre  les  flèches  présentait  à  cent 
cinquante  pas  de  distance,  au  milieu  d'une  pancarte 
blanche,  un  point  noir  entouré  de  deux  cercles,  l'un 
rouge  et  l'autre  bleu. 

A  dix  heures,  on  entendit  sonner  les  trompettes  : 
les  portes  du  château  s'ouvrirent,  et  une  riche  caval- 
cade en  sortit  :  elle  se  composait  du  p;ince  Adolphe 
de  Clèves,  de  la  princesse  Héléna  et  du  comte  souve- 
rain de  Ravcnstein.  Une  suite  nombreuse  de  pages  et 
de  valeis  à  cheval  comme  leurs  maîtres,  quoique  la 
distance  qui  séparait  le  château  de  la  prairie  fût  à  peine 


220  OTHON   L'ARCHER 

d'un  dcmi-millc,  suivait  les  seigneurs  et  semblait,  en 
se  déroulant  sur  le  sentier  étroit  qui  descendait  de  la 
colline  à  la  plaine,  un  long  serpent  diapré  qui  venait 
se  désaltérer  au  fleuve. 

De  longues  acclamations  accueillirent  le  roi  et  la 
reine  de  la  fête  au  moment  où  ils  montèrent  sur  l'es- 
trade qui  leur  était  préparée.  Quant  à  Othon,  ils  avaient 
déjà  pris  place,  que  pas  un  cri  n'était  encore  sorti  do 
sa  bouche,  tant  il  était  tombé  dans  une  contemplation 
muette  et  profonde  à  la  vue  de  la  jeune  princesse  Héléna. 

C'était,  en  effet,  une  des  plus  gracieuses  créations 
que  put  produire  cette  Allemagne  du  Nord,  si  féconde 
en  types  pâles  et  gracieux.  Comme  les  plantes  qui 
poussent  à  l'ombre  en  trempant  leurs  racines  dans  un 
sol  humide,  Héléna  manquait  peut-être  de  ces  vives 
couleurs  de  la  jeunesse  qui  éclosent  sous  un  soleil  plus 
ardent  ;  mais,  en  revanche,  elle  avait  toute  la  souplesse 
et  toute  la  grâce  de  ces  jolies  fleurs  des  lacs  que  l'on 
voit  sortir  de  l'eau  le  jour  pour  regarder  un  instant 
autour  d'elles  et  prendre  part  à  la  fête  de  la  vie,  mais 
qui  se  referment  au  crépuscule  et  se  couchent  la  nuit 
sur  ces  larges  feuilles  rondes  aux  tiges  invisibles  que 
la  nature  feur  a  données  pour  berceau.  Elle  suivait  son 
père  et  était  elle-même  suivie  par  le  comte  de  Ra- 
venstein,  qui  devait,  disait-on,  recevoir  bientôt  le  titre 
de  fiancé  ;  derrière  eux  marchaient  des  pages  portant, 
sur  un  coussin  de  velours  rouge,  la  toque  destinée  à 


/ 


OTHON  L'ARCHER  221 

servir  de  prix  au  vainqueur.  Enfin,  les  officiers  du 
prince  Adolphe  achevèrent  de  remplir  les  places  d'hon- 
neur réservées  sur  l'estrade,  et,  après  que  la  princesse 
Héléna  eut  répondu  par  un  gracieux  signe  de  tête  au 
murmure  d'admiration  qui  l'avait  accueillie,  son  père 
fit  signe  que  l'on  pouvait  commencer. 

Il  y  avait  cent  vingt  archers,  à  peu  près,  et  les  con- 
ditions étaient  ainsi  imposées  : 

Ceux  qui,  à  la  première  épreuve,  auraient  man- 
qué complètement  la  pancarte  blanche  devaient  se  re- 
tirer immédiatement  et  renoncer  à  concourir  ; 

Ceux  qui,  à  la  seconde  éprouve,  auraient  mis  leurs 
flèches  hors  du  cercle  rouge  devaient  se  retirer  à  leur 
tour; 

Enfin ,  il  ne  devait  rester  pour  la  lutte  définitive 
que  ceux  qui,  après  la  troisième  épreuve,  se  seraient 
maintenus  dans  le  cercle  bleu. 

De  cette  manière,  on  évitait  la  confusion  entre  les 
concurrents  ;  puis,  ce  qui  était  encore  possible,  que  le 
hasard,  au  lieu  de  l'adresse,  ne  fit  un  vainqueur  d'un 
médiocre  archer. 

Aussitôt  le  signal  donné,  tous  les  archers  tendirent 
leurs  arcs  et  préparèrent  leurs  flèches.  Chacun  s'était 
fait  inscrire,  et  le  rang  avait  été  réglé  par  ordre  alpha- 
bétique. Un  héraut  appela  les  noms,  et,  selon  qu'ils 
étaient  appelés,  les  tireurs  s'avancèrent,  et  lancèrent 
leurs  flèches. 


222  OTIION    I/AnCIIER 

Une  vingtaine  d'archers  succombèrent  h  cette  pre- 
mière épreuve  et  se  retirèrent,  honteux  et  accompagnés 
des  rires  des  spectateurs,  dans  une  enceinie  réservée  où 
devaient  bientôt  les  rejoindre  de  nouveaux  cc/npagîions 
d'infortune. 

Au  second  tour,  le  nombre  fut  plus  considérable  en- 
core, car  plus  la  tâche  devenait  difficile,  plus  il  devait 
y  avoir  d'exclus.  Enfin,  au  troisième,  il  ne  resta  pour 
disputer  le  prix  que  onze  tireurs,  parmi  lesquels  se 
trouvaient  Frantz,  Hermann  et  Othon.  C'était  l'élite 
des  archers  depuis  Strasbourg  jusqu'à  Nimègue.  Aussi 
l'attention  redoubla-t-elle,  et  les  tireurs  eux-mêmes, 
qui  n'avaient  plus  droit  à  la  lutte,  oubliant  leur  défaite, 
partagèrent-ils  cette  attente  générale,  faisant  chacun 
des  vœux  pour  que  le  sort  qui  les  avait  abandonnés 
protégeât  un  ami,  un  corwpatriote  ou  un  frère. 

Jne  nouvelle  convention  fut  faite  alors  entre  les  ar- 
chers eux-mêmes,  c'est  qu'une  quatrième  épreuve  al- 
lait être  tentée  :  toute  flèche  qui  ne  toucherait  pas,  cette 
fois,  le  noir  lui-même  devait  exclure  son  tireur  et  ré- 
duire encore  le  nombre  des  concurrents.  Sept  tireurs 
succombèrent;  Frantz  et  Hermann  avaient  fait  le  coup 
qu'en  terme  de  tir  on  appelle  baillet,  c'est-à-dire  qu'ils 
avaient  mis  leurs  flèches  moitié  noir.  Mildar  et  Othon 
avaient  fait  coup  franc  et  en  plein  but. 

Ce  Mildar,  que  nous  nommons  pour  la  première  fois, 
éiaitun  archer  du  conite  de  Bavenstein,  dont  la  repu- 


OTIJON   L'ARCIIER  523 

tation  avait  remonté  le  Rhin,  depuis  l'endroit  où  il  se 
perd  dans  les  sables  d'Ortrecht,  jusqu'à  celui  où  il  sort 
faible  ruisseau  de  la  chaîne  du  Sainf-Gothard ;  de- 
puis longtemps,  Frantz  et  Hermann,  qui  avaient  leur 
renommée  à  soutenir,  désiraient  se  rencontrer  avec  ce 
terrible  adversaire  qu'on  leur  opposait  toujours.  Le 
procès  venait  d'être  jugé  sans  qu'ils  fussent  éconduits  ; 
l'avantage  était  resté  à  Mildar,  qu'Othon  seul  avait 
constamment  balancé. 

Plus  le  nombre  des  tireurs  diminuait,  plus  l'intérêt 
des  spectateurs  était  augmenté.  Aussi  les  quatre  archers 
qui  restaient  dans  la  lice  étaient-ils  le  but  de  tous  les 
regards.  Trois  étaient  déjà  célèbres  pour  avoir  disputé 
et  emporté  bien  des  prix;  mais  le  quatrième  et  le  plus 
jeune  était  complètement  inconnu  à  tout  le  monde  ; 
chacun  se  demandait  son  nom,  et  nul  ne  pouvait  en 
faire  connaître  d'autre  que  celui  qu'il  avait  choisi  lui- 
même  :  Othon  l'archer. 

Selon  l'ordre  alphabétique,  Frantz  devait  tirer  le 
premier.  Il  s'avança  jusqu'à  la  limite  marquée  par  une 
corde  de  gazon,  choisit  sa  meilleure  flèche,  ajusta  len- 
tement en  levant  son  arc  de  bas  en  haut,  visa  quelques 
secondes  avec  toute  l'attention  dont  il  était  capable, 
puis  lâcha  la  corde,  et  la  flèche  alla  s'enfoncer  en  plein 
noir.  Des  acclamations  partirent  de  toutes  parts  :  Frantz 
se  retira  sur  le  côté  pour  faire  place  à  ses  camarades. 

Henaann  s'avança  le  second,  prit  les  mêmes  précau- 


224  OTllON   L'ARCFIER 

lions  que  son  devancier,  et  obtint  le  môme  résultat. 

C'était  le  tour  de  Mildar.  Il  vint  prendre  sa  place  au 
milieu  du  silence  le  plus  profond,  choisit  avec  un  soin 
extrême  une  flèche  dans  sa  trousse,  la  posa  en  équili- 
bre sur  son  doigt,  de  macière  à  voir  si  le  fer  de  la 
pointe  ne  pesait  pas  plus  que  l'ivoire  de  l'encoche  ;  puis, 
satisfait  de  l'examen,  il  l'ajusta  sur  la  corde;  en  co 
moment ,  le  comte  de  Ravenstein  son  patron  se  leva, 
et,  tirant  une  bourse  de  sa  poche  : 

—  Mildar,  lui  dit-il,  si  tu  touches  plus  près  de  la 
broche  que  tes  deux  adversaires,  cette  bourse  est  à  toi. 

Pins  il  jeta  la  bourse,  qui  vint  rouler  aux  pieds  de 
l'archer.  Mais  celui-ci  était  si  préoccupé,  qu'il  sembla 
faire  à  peine  attention  à  ce  que  lui  disait  son  maître. 
La  bourse  tomba  retentissante  près  de  lui  sans  qu'il 
détournât  la  tète  ;  quelques  regards  cherchèrent  un 
instant  dans  l'herbe  cet  or  brillant  au  milieu  des  mail- 
les de  soie  qui  le  renfermaient,  puis  se  reportèrent 
aussitôt  vers  Mildar. 

L'attente  du  comte  'de  Ravenstein  ne  fut  pas  trom- 
pée; la  flèche  de  Mildar  brisa  la  broche  elle-même,  et 
alla  s'enfoncer  au  centre  du  but;  un  cri  partit  de  tous 
côtés  ;  le  comte  de  Ravenstein  battit  des  mains.  Héléna, 
au  contraire,  pâlit  si  visiblement,  que  son  père,  in- 
quiet, se  pencha  vers  elle  en  lui  demandant  si  elle 
souffrait;  mais  celle-ci,  pour  toute  réponse,  secoua  a 
blonde  tête  en  souriant,  et  le  prince  Adolphe,  rassuré, 


OTIION   L'ARCIIER  223 

reporta  les  yeux  vers  les  tireurs.  Mildar  ramassait  la 
bourse.  ^ 

Restait  Othon,  que  son  nom  avait  rejeté  le  dernier 
et  à  qui  l'adresse  de  Mildar  ne  paraissait  laisser  aucune 
chance.  Cependant  lui  aussi  avait  souri  comme  la  prin- 
cesse, et,  dans  ce  sourire,  on  avait  pu  voir  qu'il  ne  se 
regardait  pas  encore  comme  battu. 

Mais  ceux  qui  paraissaient  prendre  l'intérêt  le  plus  vif 
à  cette  lutte  d'adresse  étaient  Frantz  et  Hermann.  Frantz 
et  Hermann  vaincus ,  avaient  reporté  tout  leur  espoir 
sur  leur  jeune  camarade.  Eux  n'avaient  pas  une  bourse 
d'or  à  jeter  à  ses  pieds,  comme  l'avait  fait  le  comte  de  Ra- 
venstein,  mais  ils  s'approchèrent  d'Othon  et  lui  serrèrent 
la  main. 

—  Songe  à  l'honneur  des  archers  de  Cologne,  lui 
dirent-ils,  quoiqu'en  conscience  nous  ne  sachions  pas 
comment  tu  pourras  le  défendre. 

—  Je  puis,  répondit  Othon,  si  l'on  veut  ôter  la  flèche 
de  Mildar,  enfoncer  la  mienne  dans  le  trou  que  la  sienne 
a  fait. 

Frantz  et  Hermann  se  regardèrent  avec  un  étonnement 
qui  tenait  de  la  stupéfaction.  Othon  avait  fait  cette  propo- 
sition d'un  ton  si  calme  et  avec  un  tel  sang-froid,  qu'ils 
ne  doutaient  pas,  d'après  les  preuves  d'adresse  que  leur 
avait  données  Othon,  qu'il  ne  fût  en  état  de  faire  ce  qu'il 
avançait.  Or,  comme  une  grande  rumeur  courait  âans 
toute  l'assemblée,  ils  firent  signe  qu'ils  voulaient  parlepp 

13. 


22G  OTIION    L'AUCIIER 

et  le  silence  se  réiablit.  Alors,  Hermann,  se  lournant 
vers  reslrade  où  était  le  prince  de  Clèves,  éleva  la  voix 
et  lui  transmit  la  demande  d'Othon.  Elle  était  si  juste  et 
si  extraordinaire,  qu'elle  lui  fut  accordée  à  l'instant 
même,  et,  cette  fois,  ce  fut  Mildar  qui  sourit,  mais  avec 
un  air  de  doute  qui  prouvait  qu'il  regardait  la  chose 
comme  impossible. 

Alors  Othon  posa  à  terre  sa  toque,  son  arc  et  ses  flè- 
ches, et  alla  lui-même  d'un  pas  lent  et  mesuré  examiner 
le  coup;  il  était  bien  ainsi  que  le  marqueur  l'avait  dit; 
arrivé  au  but,  Mildar,  qui  l'avaitsuivi,  arracha  lui-môme 
sa  flèche.  Frantz  et  Hermann  voulurent  en  faire  autant, 
mais  Othon  les  arrêta  d'un  regard  :  ils  comprirent  que 
leurjeune  camarade  désirait  se  servir  de  leurs  traits 
comme  de  deux  guides,  et  répondirent  par  un  signe 
d'intelligence.  Othon  cueillit  alors  une  petite  margue- 
rite des  champs,  l'enfonça  dans  la  cavité  formée  par  la 
flèche  de  Mildar,  afin,  au  milieu  du  rond  noir,  d'être 
guidé  par  un  point  blanc;  cette  précaution  prise,  il  revint 
à  sa  place,  sans  humilité  comme  sans  orgueil,  convaincu 
que,  perdit-il  le  prix,  il  l'avait  disputé  assez  longtemps 
pour  n'avoir  pas  de  honte  à  le  voir  passer  aux  mains 
d'un  autre. 

Arrivé  à  la  limite,  il  attendit  un  instant  que  chacun 
eût  repris  sa  place.  Puis,  l'ordre  rétabli,  il  ramassa  son 
arc,  parut  prendre  au  hasard  une  des  flèches,  quoiqu'un 
œil  exercé  eût  remarqué  qu'il  avait  été  chercher  sous 


OTIION    L'ARCHER  2Û7 

les  autres  celle  qu'il  avait  prise,  secoua  la  tête  pour 
écarter  ses  longs  cheveux  blonds,  que  le  mouvement 
qu'il  avait  fait  avait  ramenés  sur  ses  yeux  "puis,  calme 
et  souriant  comme  l'Apollon  Pythien,  il  posa  sa  flèche 
sur  son  arc,  la  leva  lentement  à  la  hauteur  du  but  et 
de  son  œil,  ramena  sa  main  droite  en  arrière,  jusqu'à 
ce  que  la  corde  de  l'arc  touchât  presque  son  épaule, 
demtjra  un  instant  immobile  comme  un  archer  de 
pierre  ;  puis  tout  à  coup  on  vit  passer  la  flèche  comme 
un  éclair  et  en  même  temps  disparaître  la  margue- 
rite. Othon  avait  tenu  ce  qu'il  avait  promis,  et  sa 
flèche  avait  remplacé  au  centre  du  but  la  flèche  de 
Mildar. 

Un  cri  de  surprise  sortit  de  toutes  les  bouches,  la 
chose  tenait  du  miracle.  Othon  se  tourna  vers  le  prince 
et  salua.  Héléna  rougit  de  plaisir  et  Ravenstein  de  dépit. 

Alors  le  pri.nce  Adolphe  de  Clèves  se  leva  et  déclara 
qu'à  partir  de  ce  moment  il  comptait  deux  vainqueurs, 
que  par  conséquent  il  y  aurait  deux  prix  :  l'un  serait  la 
toque  brodée  par  sa  fille,  l'autre,  la  chaîne  d'or  qu'il 
portait  lui-môme  au  cou.  Cependant,  comme  cette  lutte 
d'adresse  l'intéressait  ainsi  que  toute  l'assemblée,  il  dé- 
sirait que  chacun  des  adversaires  proposât  une  dernière 
épreuve  à  son  choix,  que  l'autre  serait  obligé  d'ad- 
mellrft.  Othon  et  Mildar  acceptèrent  en  hommes  qui 
l'eussent  demandée,  si  on  ne  la  leur  eût  pas  offerte,  et 
la  foule,  joyeuse  de  voir  prolonger  un  spectacle  si  iuté- 


228  OTIION    I/AUCIIER 

ressant  pour  elle,  battit  des  mains  par  un  mouvement 
unanime,  en  remerciant  le  prince  de  sa  générosité. 

L'ordre  alphabétique  donnait  à  Mildar  le  choix  de  la 
dernière  épreuve.  Il  alla  au  bord  du  fleuve,  coupa  deux 
branches  de  saule,  revint  en  planter  une  à  une  demi- 
dislance  du  but  primitif;  puis,  s'étant  rendu  jusqu'à  la 
limite,  il  la  fendit  avec  sa  flèche. 

Othon  dressa  l'autre  et  en  fit  autant. 

C'était  à  son  tour  :  il  prit  deux  flèches,  en  passa  une 
à  sa  ceinture,  posa  l'autre  sur  son  arc,  la  lança  de  ma- 
nière à  lui  faire  décrire  un  cercle,  et,  tandis  que  la  pre- 
mière retombait  presque  verticalement,  il  la  brisa  avec 
la  seconde. 

La  chose  parut  si  miraculeuse  à  Mildar,  qu'il  déclara 
que,  ne  s'étant  jamais  adonné  à  un  pareil  exercice,  il 
regardait  comme  impossible  de  réussir.  En  consé- 
quence, il  s'avouait  vaincu,  et  laissait  le  choix  à  son 
adversaire  entre  la  toque  brodée  par  la  princesse  Hé- 
léna,  ou  la  chaîne  d'or  du  prince  Adolphe  de  Clèves. 

Othon  choisit  la  toque,  et  alla  s'agenouiller  devant  la 
princesse,  au  milieu  d'une  triple  acclamation  delà  mul- 
titude. 


NI 


Lorsque  Othon  se  releva,  le  front  paré  de  la  toquo 
qu'il  Yenatit  de  gagner,  sou  visage  éluit  rayonnant  ^de 


OTHON  L'ARCHER  229 

joie  et  de  bonheur.  Les  cheveux  d'Héléna  avaient  pres- 
que touché  les  siens,  leurs  haleines  s'étaient  confon- 
dues, c'était  la  première  fois  qu'il  aspirait  le  souffle 
d'une  lemme. 

Son  justaucorps  vert  allait  si  bien  à  sa  taille  souple  et 
déliée,  ses  yeux  étaient  si  brillants  de  ce  premier  or- 
gueil qu'éprouve  l'homme  à  son  premier  triomphe,  il 
était  si  beau  et  si  fier  de  son  bonheur  enfin ,  que  le 
prince  Adolphe  de  Clèves  pensa  à  Tinslant  même  com- 
bien il  lui  serait  avantageux  de  s'attacher  un  pareil 
serviteur.  En  conséquence,  se  tournant  vers  le  jeune 
homme,  qui  était  prêt  à  redescendre  les  degrés  de  l'es- 
trade : 

—  Un  instant,  mon  jeune  maître,  lui  dit-il,  j'es- 
père que  nous  ne  quitterons  point  comme  cela. 

—  Je  suis  aux  ordres  de  Votre  Seigneurie,  répondit 
le  jeune  homme. 

—  Comment  vous  nommez- vous? 

—  Je  me  nomme  Othon,  monseigneur. 

—  Eh  bien,  Othon,  continua  le  prince,  vous  mécon- 
naissez puisque  vous  êtes  venu  à  la  fête  que  je  donne. 
Vous  savez  que  mes  serviteurs  et  mes  gens  me  considè- 
rent comme  un  bon  maître.  Etes-vous  sans  condi- 
tion? 

—  Je  suis  libre,  monseigneur,  répondit  Othon. 

—  Eh  bien,  alors,  voulez- vous  entrer  à  mon  ser- 
vice? 


230  O'iiiON  i/Ai;(:nRi\ 

—  En  quelle  qualilé?  répondit  le  jeune  homme. 

—  Mais  en  celle  qui  me  paraît  convenir  à  votre  con- 
dition et  à  votre  adresse  :  comme  archer. 

Othon  sourit  avec  une  expression  indéfinissable  pour 
ceux  qui  ne  devaient  voir  en  lui  qu'un  habile  tireur 
d'arc,  et  allait  sans  doute  répondre  selon  son  rang  et 
non  selon  son  apparence,  lorsqu'il  vit  les  yeux  d'Hé- 
léna  se  fixer  sur  lui  avec  une  telle  expression  d'anxiété, 
que  les  paroles  s'arrêtèrent  sur  ses  lèvres.  En  même 
temps,  la  jeune  fille  joignit  les  mains  en  signe  de 
prière  ;  Othon  sentit  son  orgueil  se  fondre  à  ce  premier 
rayon  d'amour,  et,  se  tournant  vers  le  prince  : 

—  J'accepte,  lui  dit-il. 

Un  éclair  de  joie  passa  sur  la  figure  d'Héléna. 

—  Eh  bien,  c'est  chose  dite,  continua  le  prince  ;  à 
compter  de  ce  jour,  vous  êtes  à  mon  service.  Prenez 
cette  bourse,  ce  sont  les  arrhes  du  marché. 

—  Merci,  monseigneur,  répondit  Othon  en  souriant, 
j'ai  encore  quelque  argent  qui  me  vient  de  ma  mère. 
Lorsque  je  n'en  aurai  plus,  je  réclamerai  de  Votre  Sei- 
gneurie la  paye  qui  me  sera  due  en  raison  de  mon  ser- 
vice. Seulement,  puisque  Votre  Seigneurie  est  si  bien 
disposée  pour  moi,  je  réclamerai  d'elle  une  autre  grâce. 

—  Laquelle?  dit  le  prince. 

—  C'est ,  reprit  Othon ,  d'engager  en  même  temps 
que  moi  ce  brave  garçon  que  Votre  Seigneurie  voit 
là-bas  appuyé  sur  son  arc,  et  qui  s'appelle  Hermann  : 


OTIION  L'ARCHER  231 

c'sst  un  bon  camarade  que  je  ne  voudrais  pas  quitter. 

—  Eh  bien,  dit  le  prince,  va  lui  faire,  de  ma  part,  la 
même  offre  que  je  t'ai  faite,  et,  s'il  accepte,  donne-lui 
cette  bourse  dont  tu  n'as  pas  voulu  ;  il  ne  sera  peut-être 
pas  si  fier  que  toi,  lui. 

Othon  salua  le  prince,  descendit  de  l'estrade,  et  alla 
offrir  à  Hermann  la  proposition  et  la  bourse  ;  il  reçut 
l'une  avec  joie  et  l'autre  avec  reconnaissance  ;  puis  aus- 
sitôt les  deux  jeunes  gens  revinrent  prendre  place  à  la 
suite  du  prince. 

Cette  fois,  il  ne  donnait  plus  la  main  à  sa  fille  ;  c'était 
le  comte  de  Ravenstein  qui  avait  sollicité  cet  honneur 
et  l'avait  obtenu  :  le  noble  cortège  fit  quelques  pas  à 
pied  pour  atteindre  la  place  où  étaient  les  chevaux;  ce- 
lui de  la  princesse  Héléna  était  sous  la  garde  d'un 
simple  valet,  le  page  qui  devait  tenir  l'étrier  à  la  prin- 
cesse érant  resté  plus  longtemps  qu'il  n'aurait  dû  le 
faire  parmi  la  foule  des  spectateurs,  où  l'avait  conduit 
la  curiosité. 

Othon  vit  son  absence,  et,  oubliant  que  c'était  se 
trahir,  puisqu'un  jeune  homme  noble  devait  seul  rem- 
plir la  fonction  de  page  ou  d'écuyer,  il  s'élança  pour  le 
remplacer. 

—  Il  paraît,  mon  jeune  maitre,  lui  dit  le  comte  de 
Ravenstein  en  l'écartant  du  bras,  que  la  victoire  te  fait 
oublier  ton  rang.  Pour  cette  fois,  nous  te  pardonne  as 
ton  orgueil  en  faveur  de  ta  bonne  volonté. 


232  OTIION  L'ARCHER 

Le  sang  monta  au  visage  d'Olhon  si  rapidement,  qu'il 
lui  passa  comme  une  flamme  devant  les  yeux  ;  mais  il 
comprit  que  dire  un  mot  ou  faire  un  signe,  c'était  se 
perdre  :  il  resta  donc  immobile  et  muet.  Héléna  le  re- 
mercia d'un  coup  d'œil.  11  y  avait  déjà  entre  ces  deux 
jeunes  cœurs,  qui  venaient  de  se  rencontrer  à  peine, 
une  intelligence  aussi  profonde  et  aussi  sympathique 
que  s'ils  eussent  toujours  été  frères. 

Le  cheval  du  page  était  resté  libre,  et  le  valet  le  me- 
nait en  bride.  Le  prince  l'aperçut,  et  derrière  luiOthon, 
qui  venait  avec  Hermann. 

—  Othon,  lui  dit  le  prince,  sais-tu  monter  achevai? 

—  Oui,  monseigneur,  répondit  en  souriant  celui-ci. 

—  Eh  bien,  prends  le  cheval  du  page,  il  n'est  pas 
juste  qu'un  triomphateur  marche  à  pied. 

Othon  salua  de  la  tête,  en  signe  d'obéissance  et  de 
remercîment.  Puis,  s'approchant  du  coursier,  il  se  mit 
en  selle  sans  l'aide  de  l'étrier,  avec  tant  de  justesse  et 
de  grâce,  qu'il  était  évident  que  ce  nouvel  exercice  lui 
était  aussi  familier  que  celui  dans  lequel  il  venait  do 
donner,  il  n'y  avaitqu'un  instant,  une  si  grande  preuve 
d'adresse. 

La  cavalcade  continua  son  chemin  vers  le  château  ; 
arrivé  à  la  porte  d'entrée,  Othon  remarqua  l'écusson 
qui  la  surmontait,  et  sur  lequel  étaient  sculptées  et 
peintes  les  armes  de  la  maison  de  Cièves,  qui  étaient 
d'azur  à  un  cygne  d'argent  sur  une  nier  de  siuople  ;  il 


OTHON   L'ARCHER  233 

se  rappela  alors  que  ce  cygne  se  rattachait  à  une  vieille 
tradition  de  la  maison  de  Clèves,  qu'il  avait  souvent  en- 
tendu raconter  dans  son  eniccnce;  au-dessus  de  cette 
porte  était  un  balcon  lourd  et  massif  qu'on  appelait  le 
balcon  de  la  princesse  Béatrix,  et,  entre  la  porte  et  le 
balcon,  une  sculpture  du  commencement  du  xme  siècle, 
qui  représentait  un  chevalier  endormi  dans  une  barque 
traînée  par  un  cygne;  enfin,  cette  figure  héraldique  se 
trouvait  reproduite  de  tous  côtés,  s'enlaçant  gracieuse- 
ment à  l'ornementation  plus  moderne  de  certaines  par- 
ties du  château  nouvellement  bâties. 

Le  reste  de  la  journée  se  passa  en  fêtes.  Othon,  en 
sa  qualité  de  vainqueur,  fnt,  pendant  toute  cette  jour- 
née, l'objet  de  l'attention  générale;  et,  tandis  que  le 
prince  donnait  de  son  côté  un  riche  banquet,  les  ca- 
marades d'Othon  lui  offrirent  un  dîner  dont  lui,  Othon, 
fut  le  prince.  Mildar  seul  refusa  d'y  prendre  part. 

Le  lendemain,  on  apporta  à  Othon  un  costume  com- 
plet d'archer  aux  ordres  du  prince.  Othon  regarda  quel- 
que temps  cette  livrée  qui,  toute  militaire  qu'elle  était, 
n'en  restait  pas  moins  une  livrée;  mais,  en  songeant  à 
Héléna,  il  prit  courage,  quitta  les  habits  qu'il  avait  ffiit 
faire  à  Cologne,  et  revêtit  ceux  qui  lui  étaient  destinés 
à  l'avenir. 

Le  même  jour,  le  service  commença  :  c'était  la  garde 
sur  les  tourelles  et  les  galeries.  Le  tour  d'Othon  vint, 
et  le  jeune  archer  fut  placé  en  sentinelle  sur  une  ler- 


034  OTIION    L'AUCIll-:n 

nissc  située  en  face  des  fenêtres  du  château.  II  remercia 
le  ciel  de  ce  hasard";  à  travers  les  fenêtres  ouvertes  pour 
aspirer  un  rayon  du  soleil  qui  v^ait  de  percer  les 
nuages,  il  espérait  apercevoir  Héléna. 

Son  attente  ne  fut  pas  trompée  :  Héléna  parut  bien- 
tôt avec  son  père  et  le  comte  de  Ravenstein  ;  ils  s'arrê- 
tèrent à  regarder  le  jeune  archer;  il  sembla  même  à 
Othon  que  les  nobles  seigneurs  daignaient  s'occuper 
de  lui.  En  effet,  il  était  l'objet  de  leur  entrelien.  Le 
prince  Adolphe  de  Clèves  faisait  remarquer  au  comte 
de  Ravenstein  la  bonne  mine  de  son  nouveau  serviteur, 
et  le  comte  de  Ravenstein  faisait  observer  au  prince 
Adolphe  de  Clèves  que  son  nouvea':  serviteur,  au  mé- 
pris de  toutes  les  lois  divines  et  humaines,  portait  les 
cheveux  longs  con^me  m  noble,  tandis  qu'il  aurait  dû 
avoir  des  cheveux  courti^  comme  il  convenait  à  un 
homme  d'obscure  condition.  Héléna  hasarda  un  mot 
pour  sauver  des  ciseaux  la  chevelure  blonde  et  bou- 
clée de  son  protégé  ;  mais  le  prince  Adolphe  de  Clèves, 
frappé  de  la  justesse  de  l'observation  de  son  futur  gen- 
dre, jaloux  des  prérogatives  réservées  à  la  noblesse, 
répondit  que  les  autres  archers  auraient  droit  de  se 
plaindre  si  on  s'écartait  en  faveur  d'Othon  d'une  règle 
à  laquelle  ils  étaient  soumis. 

Othon  était  loin  de  se  douter  de  ce  qui  se  tramait  â 
cette  heure  contre  cette  parure  aristocratique  que  sa 
mère  aimait  tant;  il  passait  et  repassait  devant  les  fe- 


OTIION   L'AUCIlEPc  233 

nêtres,  plongeant  un  regard  avide  dans  l'intérieur  des 
appartements  qu'habitait  celle  qu'il  aimait  déjà  de  toute 
son  âme  :  alors  c'étaient  des  rêves  de  bonheur  et  des 
projets  de  vengeance  qui  s'offraient  ensemble  à  son 
esprit,  enlacés  comme  un  serpent  mortel  à  un  arbre 
chargé  de  fruits  délicieux.  Puis,  de  temps  en  temps 
enfin,  un  souvenir  de  la  colère  paternelle  obscurcissait 
son  front,  et  passait  comme  un  nuage  entre  l'avenir  et 
le  soleil  naissant  de  son  amour. 

En  descendant  sa  garde,  Othon  trouva  le  barbier  du 
château  qui  l'attendait  :  il  était  envoyé  par  le  comte  et 
venait  pour  lui  couper  les  cheveux. 

Othon  lui  fit  répéter  deux  fois  cet  ordre;. car,  ne  pou- 
vant chasser  les  souvenirs  si  vivants  de  sa  récente  splen- 
deur, il  ne  voulait  pas  croire  que  ce  fût  à  lui  que  cet 
ordre  était  adressé.  Mais,  en  y  réfléchissant,  il  comprit 
que  ce  que  le  prince  exigeait  était  tout  simpie  :  pour  le 
prince,  Othon  n'était  qu'un  archer,  plus  adroit  que  les 
autres,  il  est  vrai,  mais  l'adresse  n'anoblissait  point, 
et  les  nobles  seuls  avaient  le  droit  de  porter  les  cheveux 
longs.  Il  fallait  donc  qu'Othon  quittât  le  château  ou 
obéit. 

Telle  était  l'importance  que  les  jeunes  seigneurs  at- 
tachaient alors  à  cette  partie  de  leur  p-^rure,  qu'Othon 
resta  en  suspens  :  il  lui  semblait  que,  pour  son  honneur 
et  celui  de  sa  famille,  il  ne  devait  pas  souffrir  une  telle 
dégradation.  D'ailleurs,  du  moment  qu'il  l'aurait  souf- 


23G  OTIION   1/ ARCHER 

lerte,  aux  yeux  d'Héléna,  il  devenait  véritableniftiit  un 
simple  archer,  et  mieux  valait  penser  à  s'éloigner  d'elle 
que  d'être  ainsi  classé  devant  elle.  Il  en  était  là  de  ses 
réflexions,  lorsque  le  prince  passa  donnant  le  bras  à  sa 

mie. 

Othon  fit  un  mouvement  vers  le  prince,  et  le  prince, 
qui  vit  que  le  jeune  homme  voulait  lui  parler,  s'ar- 
rêta. 

—  Monseigneur,  dit  le  jeune  archer,  pardonnez-moi 
si  j'ose  vous  adresser  une  pareille  question  :  mais  est-ce 
réellement  par  votre  ordre  que  cet  homme  est  venu 
pour  me  couper  les  cheveux  ? 

—  Sans  doute,  répondit  le  prince  étonné.  Pourquoi 
cela? 

—  C'est  que  Votre  Seigneurie  ne  m'a  point  parlé  do 
cette  condition  lorsqu'elle  m'a  offert  de  prendre  du  ser- 
vice parmi  ses  archers. 

—  Je  ne  t'ai  point  parlé  de  cette  condition,  dit  le 
prince,  parce  que  je  n'ai  pas  pensé  que  tu  eusses  l'espé- 
rance de  conserver  uue  parure  qui  n'est  point  de  ton 
état.  Es-tu  d'origine  noble  pour  porter  des  cheveux 
longs  comme  un  baron  ou  un  chevalier  ? 

—  Et  cependant,  dit  le  jeune  homme  éludant  la 
question,  si  j'eusse  su  que  Votre  Seigneurie  exigeât  de 
moi  un  pareil  sacrifice,  peut-être  eussé-je  refusé  ses 
Dffres,  quelque  désir  que  j'eusse  eu  de  les  accepter. 

—  Il  est  encore  temps  de  retourner  en  arrière,  mon 


OTHON   L'ARCHER  23* 

jeune  maître,  répondit  le  prince,  qui  commençait  à 
trouver  étrange  une  pareille  obstination  de  la  part  d'un 
homme  du  peuple.  Mais  prends  garde  que  cela  ne  te 
serve  pas  à  grand'chose,  et  que  le  premier  seigneur  sur 
les  terres  duquel  tu  passeras  n'exige  le  même  sacrifice 
sanst'offrir  le  même  dédommagement. 

—  Pour  tout  autre  que  vous,  monseigneur,  répondit 
Othon  en  souriant  avec  une  expression  de  dédain  qui 
étonna  le  prince  et  fit  trembler  Héléna,  ce  serait  chose 
facile  à  entreprendre,  mais  difficile  à  mener  à  bien.  Je 
suis  archer,  et,  continua-t-il  en  posant  les  mains  sur 
ses  flèches,  je  porte,  comme  Votre  Seigneurie  peut  le 
voir,  la  vie  de  douze  hommes  à  ma  ceinture. 

—  Les  portes  du  château  sont  ouvertes,  répondit  le 
comte,  reste  ou  pars,  à  ta  volonté.  Je  n'ai  rien  à  chan- 
ger à  l'ordre  que  j'ai  donné;  décide-toi  librement.  Tu 
sais  les  conditions  à  cette  heure,  et  tu  ne  pourras  pas 
dire  que  j'ai  surpris  ton  engagement. 

—  Je  suis  décidé,  monseigneur,  répondit  Othon  en 
s'inclinaat  avec  un  respect  mêlé  de  dignité,  et  en  pro- 
nonçant ces  paroles  avec  un  accent  qui  prouvait  qu'en 
effet  sa  résolution  était  pdse. 

--  Tu  pars?  dit  le  prince. 

Othon  ouvrit  la  bouche  pour  répondre  ;  mais,  avant 
de  prononcer  les  mots  qui  devaient  le  séparer  pour  ja- 
mais d'Héléna,  il  voulut  jeter  un  dernier  regard  sur 
elle  ;  une  larme  tremblait  dans  les  yeux  de  la  jeune  fille. 


$3S  OTIlOîs'    L'Ar.CIIER 

Ollion  vit  celle  larme. 

—  Tu  pars?  reprit  une  seconde  fois  le  prince, 
étonné  d'attendre  si  longtemps  la  réponse  d'un  de  ses 
serviteurs. 

—  Non,  monseigneur,  je  reste,  dit  Ollion. 

—  C'est  bien,  dit  le  prince,  je  suis  aise  de  te  voir 
plus  raisonnable. 

Et  il  continua  son  chemin. 

Héléaa  ne  répondit  rien;  mais  elle  regarda  Olhon 
avec  une  telle  expression  de  reconnaissance,  que,  lors- 
que le  père  et  la  fille  furent  hors  de  sa  vue,  le  jeune 
homme  se  retourna  joyeusement  vers  le  barbier,  qui 
attendait  sa  réponse. 

—  Allons,  mon  maître,  lui  dit-il,  à  la  besogne. 
Et,  le  poussant  dans  la  première  chambre  qu'il  trouva 

ouverte  sur  la  galerie,  il  s'assit  et  livra  sa  tète  au  pauvre 
frater,  qui  commença  l'opération  pour  laquelle  il  avait 
été  mandé,  sans  rien  comprendre  à  tout  ce  qui  venait 
de  se  passer  devant  lui.  Il  n'en  procéda  pas  moins  avec 
une  telle  activité,  qu'au  bout  d'un  instant  les  dalles 
étaient  couvertes  de  cette  charmante  chevelure  dont  les 
flots  blonds  et  bouclés  encadraient,  cinq  minutes  aupa- 
ravant, avec  tant  de  grâce  le  visage  du  jeune  homme. 
Othon  était  resté  seul,  et,  quel  que  fût  son  dévouement 
aux  moindres  ordres  d'Héléna,  ilne  pouvait  regarder  sans 
regret  les  boucles  soyeuses  avec  lesquelles  aimait  tant  à 
jouer  sa  mère,  lorsqu'il  crut  entendre  au  bout  du  cor- 


OTUOiN  L'AKCllER  239 

ridorun  léger  bruit;  il  prêta  l'oreille,  et  reconnut  le  pas 
de  la  jeune  fille.  Alors,  quoique  le  sacrifice  eût  été  fait 
pour  elle,  il  eut  honte  de  se  montrer  à  elle  le  front  dé- 
pouillé de  ses  cheveux,  et  se  .jeta  précipitamment  dans 
un  renfoncement  devant  lequel  pendait  une  tapisserie. 
Il  y  était  à  peine,  qu'il  vit  paraître  Héléna;  elle  mar- 
chait lentement  et  comme  si  elle  eût  cherché  quelque 
chose.  En  passant  devant  la  porte,  ses  yeux  se  portè- 
rent sur  le  parquet.  Alors  regardant  autour  d'elle  et 
voyant  qu'elle  était  seule,  elle  s'arrêta  un  instant, 
écouta  ;  puis,  aussitôt,  rassurée  par  le  silence,  elle  entra 
doucement,  se  baissa,  toujours  écoutant  et  regardant; 
puis,  ayant  ramassé  une  boucle  des  cheveux  du  jeune 
archer,  elle  la  cacha  dans  sa  poitrine  et  se  sauva. 

Quanta  Othon,  il  était  tombé  à  genoux  devant  la  ta- 
pisserie, la  bouche  ouverte  et  les  mains  jointes. 

Deux  heures  après,  et  au  moment  oiî  l'on  s'y  atten- 
dait le  moins,  le  comte  de  Ravenstein  commanda 
à  sa  suite  de  se  tenir  prête  à  quitter  le  lendemain 
avec  lui  le  château  de  Clèves.  Chacun  s'étonna  de 
cette  résolution  subite  ;  mais,  le  même  soir,  le  bruit 
Fe  répandit,  parmi  les  serviteurs  du  prince,  que,  pres- 
sée par  son  père  de  répondre  à  la  demande  qui  Ici 
avait  été  faite  de  sa  main,  la  jeune  comtesse  avait  dé- 
claré qu'elle  préférait  entrer  dans  un  couvent  plutôt 
que  d'être  jamais  la  femme  du  comte  de  Ravenstein. 


no  OTIION  L'ARCIIEIF, 


YII 


Huit  jours  après  les  événements  que  nous  avons  ra- 
contés dans  notre  dernier  chapitre,  et  au  moment  où 
le  prince  Adolphe  de  Clèves  allait  se  lever  de  table,  on 
annonça  qu'un  héraut  du  comte  de  llavenstcin  venait 
d'entrer  dans  la  cour  du  château,  apportant  les  défiances 
de  son  maître.  Le  prince  se  tourna  vers  sa  fille  avec 
une  expression  dans  laquelle  se  mêlaient  d'une  ma- 
nière profonde  la  tendresse  et  le  reproche.  Iléléna  rou- 
git et  baissa  les  yeux  ;  puis,  après  un  moment  de  si- 
lence, le  prince  ordonna  que  le  messager  fût  introduit. 

Le  héraut  entra  ;  c'était  un  noble  jeune  homme, 
vêtu  aux  couleurs  du  comte  et  portant  ses  armes  sur  la 
poitrine;  il  salua  profondément  le  prince,  et,  avec  une 
voix  à  la  fois  pleine  de  fermeté  et  de  courtoisie,  il  ac- 
complit sa  mission  de  guerre. 

Le  comte  de  Ravenstein,  sans  indiquer  les  motifs  de 
sa  déclaration,  défiait  le  prince  Adolphe  partout  où  il 
pourrait  le  rencontrer,  soit  seul  à  seul,  soit  vingt  contre 
vingt,  soit  armée  contre  armée,  de  jour  ou  de  nuit,  sur 
la  montagne  ou  dans  la  plaine. 

Le  prince  écouta  les  défiances  du  comte,  assis  et  cou- 
vert; puis,  lorsqu'elles  furent  faites,  il  se  leva,  prit  sur 
une  stalle,  où  il  était  jeté,  son  propre  manteau  de  velours 


OTHON   L'ARCHER  §41 

doublé  d'hermine,  l'ajusta  sur  les  épaules  du  héraut, 
détacha  une  chaîne  d'or  de  son  cou,  la  passa  à  celui  du 
messager,  et  recommanda  qu'on  lui  fît  faire  grande 
chère,  afin  qu'il  quittât  le  château  en  disant  que,  chez  le 
prince  Adolphe  de  Clèves,  un  défi  de  guerre  était  reçu 
comme  une  invitation  de  fête. 

Cependant  le  prince,  sous  cette  apparente  tranquil- 
lité, cachait  une  inquiétude  profonde.  Il  était  arrivé 
à  cet  âge  où  l'armure  commence  à  peser  aux  épaules 
du  guerrier.  Il  n'avait  ni  fils  ni  neveu  à  qui  confier  la 
défense  de  sa  querelle;  des  amis  seulement,  parmi 
lesquels,  au  milieu  de  ces  temps  de  trouble  où  chacun 
avait  affaire,  soit  pour  son  propre  compte,  soit  pour  la 
cause  de  l'empereur,  il  ne  se  dissimulait  pas  qu'il  ob- 
tiendrait difficilement,  non  pas  sympathie,  mais  secours. 
Il  n'en  n'envoya  pas  moins  de  tous  côtés  des  lettres  qui 
en  appelaient  aux  alliances  et  aux  amitiés.  Puis  il  s'oc- 
cupa activement  de  réparer  son  château,  d'en  fortifier 
les  endroits  faibles  et  d'y  faire  entrer  le  plus  de  vivres 
possible. 

De  son  côté,  le  comte  de  Ravenstein  avait  mis  à 
profit  les  huit  jours  d'avance  qu'il  avait  eus  sur  son 
adversaire.  Aussi,  quelques  jours  après  le  message 
reçu,  et  avant  que  les  alliés  du  prince  de  Clèves  eussent 
eu  le  temps  d'arriver  à  son  secours,  on  entendit  tout 
à  coup  une  voix  qui  criait  :  «  Aux  armes  !  »  Cette  voix 
était  celle  d'Othon,  aui  se  trouvait  de  garde  sur  les 


242  OTIION   L'AKGHER 

murailles,  et  qui  venait  d'apercevoir  à  l'horizon,  et 
du  côté  de  Nimègue,  un  nuage  de  poussière,  au  mi- 
lieu duquel  brillaient  des  armes,  comme  les  étincelles 
dans  la  fumée. 

Le  prince  ,  sans  penser  que  l'attaque  serait  si 
prompte,  se  tenait  cependant  prêt  à  toute  heure.  Il  ilt 
fermer  les  portes,  baisser  les  herses,  et  ordonna  à  la 
garnison  de  monter  sur  les  remparts.  Quant  h  Héléna, 
clic  descendit  dans  la  chapelle  de  la  comtesse  Béatrix 
et  se  mit  à  prier. 

Cependant,  lorsque  les  troupes  au  comte  de  Raven- 
stein  ne  furent  plus  qu'à  une  demie-lieue  du  château, 
le  même  héraut,  qui  était  déjà  venu  au  nom  de  son 
maitre,  se  détacha  de  l'armée  précédé  d'un  trompette 
et  s'approcha  jusqu'au  pied  des  murailles.  Arrivé  Là, 
le  trompette  sonna  trois  fois,  et  le  héraut,  de  la  part 
du  comte,  défia  de  nouveau  le  prince  en  personne,  ou 
tout  champion  qui  voudrait  combattre  à  sa  place,  ac- 
cordant trois  jours,  pendant  lesquels  il  devait,  chaque 
matin,  venir,  dans  la  prairie  qui  séparait  les  remparts 
du  fleuve,  requérir  le  combat  singulier  ;  après  lequel 
temps,  si  son  défi  n'était  pas  tenu,  il  offrirait  le  com- 
iat  général  ;  puis,  ce  nouveau  défi  porté,  il  s'avança 
jusqu'à  la  porte  et  cloua  dans  le  chêne  le  gant  du  comte 
avec  son  poignard. 

Le  prince,  pour  toute  réponse,  jeta  le  sien  du  haut 
de  la  muraille.  Puis,  comme  la  nuit  s'avançait,  assiégés 


OTIION  L'A R CHER  243 

et  assiégeants  firent  leurs  dispositions,  les  uns  d'attaque 
et  les  autres  de  défense. 

Cependant  Othon,  relevé  de  son  poste  et  voyant  que 
le  danger  n'était  pas  imminent,  était  descendu  des 
remparts  dans  le  château  ;  car,  en  parcourant  le  quar- 
tier réservé  aux  archers  et  aux  serviteurs  du  princOi 
il  arrivait  parfois  qu'il  apercevait  Héléna  dans  quelque 
corridor.  Alors  la  jeune  fille,  quoiqu'elle  ignorât  qu'elle 
eût  été  vue  par  le  jeun*^  archer  le  jour  où  elle  ramassait  la 
boucle  de  cheveux,  souriait  parfois  et  rougissait  tou- 
jours. Puis,  sous  un  prétexte  quelconque,  elle  adres- 
sa/^ mais  rarement,  la  parole  à  Othon  :  ces  jours-là, 
c'était  fête  dans  le  cœur  de  l'archer,  et,  aussitôt  qu'elle 
l'avait  quitté,  il  allait  se  cacher  dans  quelque  coin  retiré 
et  solitaire  du  château,  où  il  écoutait  en  souvenir  les 
pq,roles  de  la  jeune  châtelaine,  et  revoyait,  en  fermant 
les  yeux,  le  sourire  ou  la  rougeur  qui  les  avait  accom- 
pagnées. 

Cette  fois,  ce  fut  en  vain  ;  il  eut  beau  plonger  ses 
regards  à  travers  toutes  les  fenêtres,  parcourir  tous  les 
corridors,  il  ne  la  vit  ni  ne  la  rencontra.  Se  doutant 
alors  qu'elle  priait  dans  l'église  du  château,  il  y  des- 
cendit; l'église  était  solitaire.  Il  ne  restait  plus  que  la 
chapelle  de  la  comtesse  Béatrix  où  elle  pût  être  ;  mais 
cette  chapelle  était  la  chapelle  réservée,  et  les  servi- 
teurs n'y  entraient  jamais  que  lorsqu'ils  y  étaient  ap- 
pelés, 


244  OTHON  L'ARCHER 

Othon  hésita  un  instant  à  la  suivre  dans  ce  sanctuaire; 
mais,  pensant  que  la  gravité  des  circonstances  pouvait 
lui  servir  d'excuse,  il  se  dirigea  enfin  du  côté  où  il 
espérait  la  trouver,  et,  soulevant  la  tapisserie  qui  pen- 
dait devant  la  porte,  il  aperçut  Héléna  agenouillée  au 
pied  de  l'autel. 

Pour  la  première  fois,  Othon  entrait  dans  cet  ora- 
toire :  c'était  une  retraite  obscure  et  religieuse  où  le 
jour  ne  pénétrait  qu'à  travers  les  vitraux  coloriés,  et 
où  tout  disposait  l'àme  à  la  prière.  Une  seule  lampe 
suspendue  au-dessus  de  l'autel  brûlait  devant  un  tableau 
qui  représentait  toujours  cette  même  tradition  d'un 
chevalier  traîné  par  un  cygne;  seulem.ent,  ici,  la  tête 
du  chevalier  était  entourée  d'une  auréole  brillante,  et 
aux  deux  colonnes  qui  encadraient  le  tableau  étaient 
suspendus,  d'un  côté,  un  glaive  de  croisé  dont  la  poi- 
gnée et  le  fourreau  étaient  d'or,  et,  de  l'autre,  un  coi* 
d'ivoire  incrusté  de  perles  et  de  rubis  ;  puis,  entre  les 
colonnes  et,  au-dessus  du  tableau,  comme  c'est  encore 
aujourd'hui  la  coutume  en  Allemagne,  était  suspendu 
un  bouclier  surmonté  d'un  casque  :  c'étaient  le  même 
bouclier  et  le  même  casque  que  l'on  voyait  sur  le  ta- 
bleau, et  il  était  facile  de  les  reconnaître;  car,  sur  la 
toile  comme  sur  l'acier,  on  voyait  briller  le  même  bla- 
son, qui  était  d'or  à  une  croix  de  gueules  couronnée 
d'épines  sur  un  mont  de  sinople.  Ce  glaive,  ce  C(jr,  ce 
casque  et  ce  bouclier  étaient  donc  tres-prohablement 


OTIION    L'AnCIIER  245 

ceux  du  chevalier  au  cygne,  et  ce  chevalier,  sans  aucun 
doute,  était  un  de  ces  anciens  preux  qui  avaient  pris 
part  aux  croisades. 

Othon  s'approcha  doucement  de  la  jeune  fille  :  elle 
priait  à  voix  basse  devant  le  chevalier,  comme  elle  au- 
rait pu  faire  devant  le  Christ  ou  devant  un  martyr,  et 
tenait  à  la  main  un  rosaire  à  grains  d'ébène  incrustés 
de  nacre,  au  bout  duquel  pendait  une  petite  clochette 
qui  ne  rendait  plus  aucun  son,  le  battant  s'en  étant 
détaché  par  vétusté  sans  doute  et  n'ayant  point  été  rem- 
placé. 

Au  bruit  que  fit  Othon  en  heurtant  une  chaise,  la 
jeune  fille  se  retourna,  et,  loin  que  sa  figure  marquât 
aucun  ressentiment  d'avoir  été  suivie  ainsi,  elle  le  re- 
garda avec  un  sourire  triste  mais  doux. 

—  Vous  le  voyez,  lui  dit-elle,  chacun  de  nous  fait 
selon  l'esprit  que  Dieu  a  mis  en  lui.  Mon  père  se  pré- 
pare à  combattre,  et,  moi,  je  prie.  Vous  espérez  triom- 
pher par  le  sang;  moi,  j'espère  vaincre  par  les 
larmes. 

—  Et  quel  saint  priez-vous?  répondit  Othon  cédant 
à  la  curiosité  que  lui  inspirait  la  vue  de  cette  image 
reproduite  ainsi,  tantôt  sur  la  pierre  et  tantôt  sur  la 
toile.  Est-ce  saint  Michel  ou  saint  Georges?  Dites-moi 
son  nom,  que  je  puis'^e  prier  le  même  saint  que  vous. 

—  Ce  n'est  ni  l'un  ni  l'autre,  répondit  la  jeune  fille; 
c'est  Rodolphe  d'Alost;  et  le  peintre  s'est  trom[)é  lors- 


246  OTHON   L'AnCHER 

qu'il  lui  a  mis  l'auréole  ;  c'était  la  palme  qui  lui  appar- 
tenait, car  il  était  martyr  ei  non  pas  saint. 

—  Et  cependant,  reprit  Othon,  vous  le  priez  commo 
s'il  était  assis  à  la  droite  de  Dieu  ;  que  pouvez-vous 
espérer  de  lui  ? 

—  Un  miracle  comme  celui  qu'il  a  fait  pour  nulro 
aïeule  en  occasion  pareille.  Mais,  hélas  1  le  rosaire  de 
la  comtesse  Béatrix  est  muet  aujourd'hui,  et  le  son  de 
la  clochette  bénite  n'ira  pas  uue  seconde  fois  réveiller 
lîodolphe  en  terre  sainte. 

—  Je  ne  puis  vous  donner  ni  crainte  ni  espoir,  ré- 
pondit Othon,  car  je  ne  sais  ce  que  vous  voulez  dire. 

—  Ne  connaissez-vous  point  cette  tradition  de  notre  v 
famille?  répondit  Héléna. 

—  Je  ne  connais  que  ce  que  j'en  vois  :  ce  chevalier, 
qui  traverse  le  Rhin  dans  une  barque  conduite  par  un 
cygne,  a  sans  doute  délivré  la  comtesse  Béatrix  ('e 
quelque  danger? 

—  D'un  danger  pareil  à  celui  qui  nous  menace  en 
ce  moment,  et  voilà  pourquoi  je  le  prie.  Dans  un  autre 
temps,  je  vous  raconterai  celte  histoire,  continua  Hé- 
iéna  en  se  levant  pour  se  retirer. 

—  Et  pourquoi  pas  maintennt?  répondit  Othon  en 
faisant  un  geste  respectueux  paur  arrêter  la  jeune  fille. 
Le  temps  et  le  lieu  sont  bien  choisis  pour  une  légende 
guerrière  et  pour  une  tradition  sainte. 

—  Asseyez-vous  donc  là,  et  écoutez,  répondit  la  jeune 


OTHON  L'ARCHER  247 

fille,  qui  ne  demandait  pas  mieux  que  de  trouver  un 
prétexte  pour  rester  avec  Othon. 

Othon  flt  un  signe  de  la  tête,  indiquant  qu'il  se  rap- 
pelait la  distance  qu'Héléna  voulait  bien  oublier,  et 
resta  debout  auprès  d'elle. 

—  Vous  savez,  dit  la  jeune  fille,  que  Godefroy  do 
Bouillon  était  l'oncle  do  la  princesse  Béatrix  de  Clèves, 
notre  aïeule. 

—  Je  sais  cela,  répondit  en  s'inclinant  le  jeune 
homme. 

—  Mais,  ce  que  vous  ignorez,  continua  Héléna,  c'est 
que  le  prince  Robert  de  Clèves,  qui  avait  épousé  la 
sœur  du  héros  brabançon,  résolut  de  suivre  son  beau- 
frère  à  la  croisade,  et,  malgré  les  prières  de  sa  fille 
Béatrix,  prépara  tout  pour  accomplir  cette  sainte  réso- 
lution. Godefroy,  si  pieux  qu'il  fût,  avait  d'abord  voulu 
le  détourner  de  ce  projet,  car,  en  partant  pour  la  terre 
sainte,  Robert  laissait  seule  et  sans  appui  sa  fille  uni- 
que, âgée  de  quatorze  ans  à  peine.  Mais  rien  ne  put 
arrêter  le  vieux  soldat,  et,  à  tout  ce  qu'on  put  lui  dire, 
il  répondit  par  la  devise  qu'il  avait  déjà  inscrite  sur  sa 
bannière  : 

»  Dieu  le  veut  ! 

»  Godefroy  de  Bouillon  devait  prendre,  en  passant, 
son  beau-frère  :  le  chemin  de  la  croisade  était  trace  à 
travers  l'Allemagne  et  la  Hongrie,  et  cela  ne  l'écartait 
point  de  sa  route  ;  d'ailleurs,  il  voulait  dire  adieu  à  sa 


248  OTIION    L'AUCIIEU 

jeune  nièco  Béalrix.  Il  laissa  donc  son  armée,  qui  sa 
composait  de  dix  mille  hommes  à  cheval  et  de  soixante 
et  dix  mille  fantassins,  sous  les  ordres  de  tesfi.res 
Eustache  et  Beaudoin,  leur  adjoignit  pour  ce  comman- 
dement provisoire  son  ami  Rodolphe  d'Alost,  et  des- 
cendit le  Rhin  de  Cologne  à  Clèves. 

»  Il  n'avait  pas  vu  la  jeune  Béatrix  depuis  six  ans. 
Pendant  cette  intervalle,  elle  était  devenue,  d'enfant, 
jeune  fille;  on  citait  partout  sa  beauté  naissante,  qui 
devint  si  merveilleuse  par  la  suite,  qu'aujourd'hui  en- 
core, lorsqu'on  veut  parler  dans  le  pays  d'une  femme 
accomplie  sous  ce  rapport,  on  dit  :  a  Belle  comme  la 
»  princesse  Béatrix.  » 

»  Godefroy  tenta  de  nouveaux  efforts  auprès  de  son 
beau-frère  pour  obtenir  de  lui  qu'il  restât  près  de  son' 
enfant.  Mais  ce  fut  en  vain,  le  prince  avait  déjà  pris 
toutes  les  mesures  pour  accompagner  le  futur  souve- 
rain de  Jérusalem.  Un  écuyer,  nommé  Gérard,  re- 
'  nommé  par  sa  force  et  son  courage,  et  qui  possédait 
toute  la  confiance  de  son  maître,  fut  choisi  par  lui  pour 
protéger  la  jeune  princesse,  et  reçut  à  cet  effet  tous  les 
droits  d'un  tuteur  et  tout  le  pouvoir  d'un  mandataire. 

»  Quant  à  Godefroy,  qui,  dans  un  moment  de  pres- 
cience sans  doute,  voyait  avec  peine  tous  ces  arrange- 
ments, il  donna  pour  tout  don  à  sa  nièce  un  chaii'^let 
que  je  tenais  entre  les  mains  ioisque  vous  êtes  entré 
tout  à  l'heure  :  il  avait  été  rapporté  de  terre  sainte  par 


OTIIOiN  L'ARCHER  249 

Pierrre  l'Ermite  lui-même  ;  il  avait  touché  le  saint 
tombeau  de  Notre-Seigneur,  et  avait  été  béni  par  le  ré' 
vérend  père  gardien  dr  saint  sépulcre.  Pierre  l'Ermite 
l'avait  donné  à  Godefroy  de  Bouillon  comme  un  talis- 
man sacré  auquel  étaient  attachées  des  propriétés  mi- 
raculeuses, et  Godefroy  assura  à  la  jeune  fille  que,  si 
quelque  danger  la  menaçait,  elle  n'avait  qu'à  prendre 
ce  chapelet,  dire  avec  lui  sa  prière  d'un  cœur  religieux 
et  fervent,  et  qu'alors  il  entendrait,  quelque  part  qu'il 
fût,  le  son  de  la  clochette  qui  y  était  attachée,  fut-il  sé- 
paré d'elle  par  des  montagnes  et  par  des  mers.  Béatrix 
reçut  avec  reconnaissance  le  précieux  rosaire  dont  son 
père,  son  oncle  et  elle  connaissaient  seuls  la  vertu,  et 
demanda  au  prince  la  permission  de  fonder  une  cha- 
pelle qui  renfermerait  dignement  dans  son  écrin  de 
marbre  un  aussi  riche  joyau.  Je  n'ai  pas  besoin  de 
vous  dire  que  cette  demande  lui  fut  accordée. 

»  Les  croisés  partirent.  Une  inscriptiun  que  vous 
verrez  à  la  porte  du  château,  et  que  l'on  dit  gravée  par 
la  main  de  Godefroy  lui-même,  indique  que  ce  fut  le 
3  septembre  de  l'année  1096.  Ils  traversèrent  paisible- 
ment et  sans  opposition  l'Allemagne  et  la  Hongrie,  at- 
teignirent les  frontières  de  l'empire  grec,  et,  après  avoir 
séjourné  quelque  temps  à  Constantinople,  entrèrent  en 
Bilhynie.  Ils  se  rendaient  à  Nicée,  et  il  n'y  avait  pas  à 
se  tromper  de  route ,  car  la  route  leur  était  indiquée 
par  les  ossements  de  deux  armées  qui  avaient  précédé 


2oO  OTHOIN   L'ARCIIER 

la  leur,  l'une  conduite  par  Pierre  l'Ermite,  et  l'autre 
par  Gaultier  Sans-Argent. 

»  Ils  arrivèrent  devant  Nicée.  Vous  connaissez  les  dé- 
tails de  ce  siège.  Au  troisième  assaut,  le  prince  Robert 
de  Clèves  fut  tué.  Cette  nouven".  mit  six  mois  à  traver- 
ser l'espace  et  à  venir  habiller  de  deuil  la  jeune  prin- 
cesse Bcatrix. 

»  L'armée  continua  sa  route  marchant  vers  le  midi, 
au  milieu  dételles  fatigues  et  de  telles  souffrances,  que, 
à  chaque  ville  que  les  croisés  apercevaient,  ils  deman- 
daient si  ce  n'était  point  là  enfin  la  cité  de  Jérusalem 
où  ils  allaient;  enfin  la  chaleur  devint  si  grande,  que 
les  chiens  des  seigneurs  expiraient  en  laisse  et  que  les 
faucons  mouraient  sur  le  poing.  En  une  seule  halto, 
cinq  cents  personnes  trépassèrent,  dit-on,  par  la  grande 
soif  qu'elles  éprouvaient  et  ne  pouvaient  apaiser.  Dieu 
ait  leurs  âmesl 

»  Pendant  toute  cette  longue  et  douloureuse  marche, 
les  souvenirs  d'Occident  revenaient  aux  malheureux 
croisés,  plus  frais  et  plus  chers  que  jamais.  Ils  avaient 
clé  ranimés  chez  Godefroy  par  la  mort  de  son  beau- 
frère,  Robert  de  Clèves.  Aussi,  peu  de  jours  se  pas- 
saient-ils sans  que  le  général  chrétien  parlât  à  son  jeuno 
ami,  Robert  d'Alost,  de  sa  charmante  nièce  Béatrix. 
Sur  qu'elle  ne  disposerait  pas  de  sa  main  sans  sa  per- 
mission, il  avait  l'espoir,  si  l'entreprise  sainte  ne  l'en- 
chaînait  pas  en  Palestine  pour  un  trop  long  temps, 


OTHON  L'ARCHER  281 

d'unir  Rodolphe  à  Béatrix,  et  il  avait  sL  souvent  et  si 
ciiaudement  parlé  d'elle  au  jeune  guerrier,  que  celui- 
ci  en  était  devenu  amoureux  sur  le  portrait  qu'il  lui  en 
avait  fait,  et  que  si,  par  hasard,  pendant  une  journée, 
Godefroy  ne  parlait  pas  de  Béatrix  à  Rodolphe,  c'était 
Rodolphe  qui  en  parlait  à  Godefroy. 

0  On  arriva  enfin  devant  Antioche.  Après  un  siège 
de  six  mois,  la  ville  fut  prise  ;  mais  aux  marches  sous 
un  soleil  ardent,  à  la  soif  dans  le  désert,  succéda  bien- 
tôt un  autre  fléau  non  moins  terrible  :  la  faim.  Il  n'y 
avait  pas  moyen  de  rester  plus  longtemps  dans  cette 
ville  qu'on  avait  souhaitée  comme  un  port.  Jérusalem 
était  devenue  non-seulement  un  but,  mais  encore  une 
nécessité.  Les  croisés  sortirent  d'Antioche  en  chantant 
le  psaume  :  Que  le  Seigneur  se  lève  et  que  ses  ennemis 
soient  dispersés j  et  marchèrent  sur  Jérusalem,  qu'ils 
aperçurent  enfin  en  arrivant  sur  les  hauteurs  d'Erii- 
maiis. 

Ils  étaient  quarante  mille  seulement  de  neuf  cent 
mille  qu'ils  étaient  partis. 

»  Le  lendemain,  le  siège  commença:  trois  assauts  se 
succédèrent  sans  résultat  ;  le  dernier  durait  depuis  trois 
jours,  lorsque,  enfin,  le  vendredi  15  juillet  1099,  au  jour 
et  à  l'heure  mômes  où  Jésus-Christ  fut  crucifié,  deux 
hommes  atteignirent  le  haut  des  remparts.  Mais  l'un 
tomba  et  l'autre  resta  debout;  celui  qui  resta  debout  fut 
Godefroy  de  Bouillon,  et  celui  qui.  tomba,  Rodolphe 


252  OTIION   L'AnClIEU 

d'Alosl,  le  fiancé  de  Béatrix.  Le  rêve  doré  du  vainqueur 
était  évanoui. 

»  Godefroy  de  Bouillon  fut  élu  roi  sans  cependant 
cesser  d'être  soldat.  Au  retour  d'une  expédition  contre 
le  sultan  de  Damas,  l'émir  de  Césarée  vint  à  lui  et  lui 
présenta  des  fruits  de  la  Palestine.  Godefroy  prit  une 
pomme  de  cèdre  et  la  mangea.  Quatre  jours  après,  le 
18  juillet  de  l'an  1100,  il  expirait  après  onze  mois  de 
règne  et  quatre  ans  d'absence. 

»  Il  demanda  que  son  tombeau  fût  élevé  près  du 
tombeau  de  son  jeune  ami  Rodolphe  d'Alost,  et  ses  der- 
nières volontés  furent  exécutées. 


Vin 

0  Ces  nouvelles  venaient  les  unes  après  les  autres 
retentir  en  Occident,  et,  de  tous  les  échos  qu^clles  éveil- 
laient, le  plus  douloureux  était  celui  qui  pleurait  au 
cœur  de  Béatrix  :  elle  avait  tour  à  tour  appris  la  mort 
du  prince  de  Clèves  son  père,  de  Rodolphe  d'Alost  son 
fiancé,  et  de  Godefroy  de  Bouillon  son  oncle.  La  moins 
douloureuse  de  ces  trois  nouvelles  était  celle  de  la  mort 
de  Rodolphe,  qu'elle  n'avait  point  connu  ;  mais  les  deux 
autres  morts  la  faisaient  deux  fois  orpheline  :  en  per- 
dant Godefroy  de  Bouillon^  elle  crut  perdre  un  second 
père. 


OTHON   L*ARCHER  253 

fi  Une  nouvelle  douleur  vint  se  joindre  à  celle-ci  : 
pendant  les  cinq  ans  qui  s'étaient  écoulés  depuis  le  dé- 
part pour  la  croisade  jusqu'à  la  mort  de  Godefroy, 
Béatrix  avait  grandi  en  beauté  :  c'était  alors  une  gra- 
cieuse jeune  fille  de  dix-neuf  ans,  et  elle  s'était  aperçue 
que  cet  écuyer  auquel  elle  avait  été  confiée  n'était  point 
insensible  aux  sentiments  qu'elle  inspirait  à  tous  ceux 
qui  s'approchaient  d'elle.  Cependant,  tant  qu'il  lui  était 
resté  un  défenseur,  Gérard  avait  renfermé  son  amour 
en  son  âme.  Mais,  dès  qu'il  vit  Béatrix  orpheline  et 
sans  appui,  il  s'enhardit  au  point  de  lui  déclarer  qu'il 
l'aimait.  Béatrix  reçut  cet  aveu  comme  devait  le  rece- 
voir la  fille  A'un  prince  ;  mais  Gérard,  avant  de  jeter  le 
masque,  avait  pris  sa  résolution  :  il  répondit  à  la  jeune 
lille  qu'il  lui  accordait  un  an  et  un  jour  pour  son  deuil, 
mais  que,  passé  ce  temps,  elle  eût  à  se  préparera  le  re- 
cevoir pour  époux. 

»  Une  transformation  complète  s'était  opérée  :  le  ser- 
viteur parlait  en  maître.  Béatrix  était  faible,  isolée  et 
sans  défense  :  nul  secours  ne  lui  pouvait  venir  des 
hommes,  elle  se  réfugia  en  Dieu,  et  Dieu  lui  envoya, 
sinon  l'espérance,  du  moins  la  résignation.  Quant  è 
Gérard,  il  fit,  le  même  jour,  fermer  les  portes  du  chi- 
leau,  et  mit  à  chacune  double  garde,  de  peur  qut 
Béatrix  ne  tentât  de  s'échapper. 
»  Vous  vous  rappelez  que  Béatrix  avait  fait  ûâtir  ceu£ 

chap€lle  prtur  enfermer  le  rosaire  miraculeux  que  lui 

iâ 


2H  OTIlOlVi   L'ARCHER 

avait  donné  son  oncle.  Si  Godefroy  eût  encore  vécu, 
elle  eût  été  sans  crainte;  car  elle  avait  le  cœur  plein  de 
foi,  et  il  lui  avait  dit  qu'en  quelque  lieu  qu'il  fût,  sé- 
paré par  des  montagnes  ou  par  des  mers,  il  entendrait 
le  bruit  de  la  clochette  sainte  et  viendrait  â  son  secours, 
mais  Godefroy  était  mort,  et,  à  chaque  Pater,  la  clo- 
chette avait  beau  sonner,  il  n'y  avait  plus  d'espérance 
que  ce  son  amenât  vers  elle  un  défenseur. 

»  Les  jours  s'écoulèrent,  puis  les  mois,  puis  l'année; 
Gérard  ne  s'était  point  un  instant  relâché  de  sa  garde, 
de  sorte  que  nul  ne  savait  l'extrémité  où  était  réduite 
Béatrix.  D'ailleurs,  à  cette  époque,  la  fleur  de  la  no- 
blesse était  en  Orient,  et  à  peine  restait-il  sur  les  bords 
du  Rhin  deux  ou  trois  chevaliers  qui  eussent  osé,  tant  la 
force  et  le  courage  de  Gérard  était  connus,  prendre  la 
défense  de  la  belle  captive. 

»  Le  dernier  jour  s'était  levé.  Béatrix  venait,  ainsi 
que  d'habitude,  d'achever  sa  prière;  le  soleil  était 
brillant  et  pur,  comme  si  la  lumière  céleste  n'éclairait 
que  du  bonheur.  La  jeune  fille  vint  s'asseoir  sur  son 
balcon,  et,  delà,  ses  yeux  se  portèrent  vers  l'endroit  du 
rivage  où  elle  avait  perdu  de  vue  son  père  et  son  oncle. 
A  ce  même  endcoit,  ordinairement  désert,  il  lui  sem- 
bla apercevoir  un  point  mouvant  dont  elle  ne  pouvait, 
à  cause  de  l'éloignement,  distinguer  la  forme  ;  mais,  du 
moment  qu'elle  l'eut  aperçu,  chose  étrange,  ri  lui  sem- 
bla Que  ce  point  se  mouvait  ainsi  pour  elle,  et,  avec  cette 


OTHON  L'ARCHER  S55 

superstition  que  les  affligés  ont  seuls,  elle  mit  tout  son 
espoir,  sans  savoir  quel  espoir  pouvait  lui  rester  encore, 
en  ce  point  inconnu,  qui,  à  mesure  qu'il  descendait  le 
Rhin,  commençait  à  prendre  une  forme.  Les  yeux  do 
Béatrix  étaient  fixés  sur  lui  avec  tant  de  persistance, 
que  la  fatigue  plus  encore  que  la  douleur  4ui  faisait 
verser  des  larmes.  Mais,  à  travers  ces  larmes,  elle  com- 
mençait à  distinguer  une  barque.  Quelques  instants 
après,  elle  vit  que  cette  barque  était  conduite  par  un 
cygne  et  montée  par  un  chevalier  qui  se  tenait  debout  à 
];i  proue,  le  visage  tourné  vers  elle,  comme  elle-même 
ivait  le  visag9  tourné  vers  lui,  tandis  qu'à  la  poupe 
1  unissait  un  cheval  harnaché  en  guerre.  A  mesure 
que  la  barque  approchait,  les  détails  devenaient  visi- 
bles :  le  cygne  était  attaché  avec  des  chaînes  d'or,  le 
chevalier  était  armé  de  toutes  pièces,  à  l'exception  de 
son  casque  et  de  son  bouclier,  qui  étaient  posés  près  de 
lui  ;  de  sorte  qu'il  fut  bientôt  facile  de  voir  que  c'était 
un  beau  jeune  homme  de  vingt-cinq  à  vingt-huit  ans, 
au  teint  hâlé  par  le  soleil  d'Orient,  mais  dont  les  che- 
veux blonds  et  flottants  trahissaient  l'origine  septen- 
trionale. 

Hcatrix  était  tellement  plongéedans la  contemplation, 
qu'elle  n'avait  point  vu  les  remparts  se  garnir  de  sol- 
dats, attirés  comme  elle  par  cet  étrange  spectacle,  et 
cette  contemplation  était  d'autant  plus  profonde  qu'il 
n'y  avait  plus  à  s'y  tromper  à  cette  heure,  la  barque  ve« 


ne  OTilON    L' AU  CHER 

liait  bien  droit  au  château;  car,  aussitôt  qu'eJo  fut  en 
face,  le  cygne  prit  terre,  le  chevalier  se  couvrit  la  tête 
de  son  casque,  passa  son  écu  au  bras  gauche,  sauta  sur 
le  rivage,  tira  son  cheval  après  lui,  s'élança  en  selle,  et, 
faisant  un  signe  de  la  main  à  l'oiseau  obéissant,  il  s'a- 
vança vers  le  château,  tandis  que  la  barque  reprenait, 
en  remontant  le  fleuve,  la  route  qu'elle  avait  suivie  en 
le  descendant. 

»  Arrivée  cinquante  pas  de  la  porte  principale,  le 
chevalier  prit  un  cor  d'ivoire  qu'il  portait  en  sautoir, 
et,  l'approchant  de  ses  lèvres,  il  en  tira  trois  sons  puis- 
sants et  prolongés  comme  pour  commander  le  silence  ; 
puis  ensuite,  d'une  voix  forte  : 

»  —  Moi,  cria-t-il,  soldat  du  Ciel  et  noble  de  la  terre, 
à  toi  Gérard,  châtelain  du  château,  ordonnons,  au  nom 
des  lois  divines  et  humaines,  de  renoncer  à  tes  préten- 
tions sur  la  main  de  la  princesse  Béatrix,  que  tu  tiens 
prisonnière  au  mépris  de  sa  naissance  et  de  son  rang, 
et  de  quitter  à  l'instant  même  ce  château,  où  tu  es  entré 
comme  serviteur  et  où  tu  oses  commander  en  maître; 
faute  de  quoi,  nous  te  défions  à  outrance,  à  la  lance  et 
à  l'épée,  à  la  hache  et  au  poiijnard,  comme  un  traître 
et  un  déloyal  que  tu  es,  ce  vjue  nous  prouverons  avec 
l'aide  de  Dieu  et  de  Notre-Dame  du  mont  Carmel  ;  en 
signe  de  quoi,  voici  notre  gant. 

»  Alors  le  chevalier  tira  son  gant,  qu'il  jeta  a  terre, 
et  l'on  vit  briller  à  l'un  de  ses  doigts  le  diamant  que 


OTIIOM    L'ARCHER  2S7 

vou*  avez  dû  remarquer  à  la  main  de  mon  père,  et  qui 
est  si  beau,  qu'il  vaut  à  lui  seul  la  moitié  d'une  comté. 

»  Gérard  était  brave;  aussi,  pour  toute  réponse,  la 
porte  principale  s'ouvrit.  Un  page  sortit  qui  vint  ra- 
masser le  gant,  et  derrière  le  page  s'avança  le  châte- 
lain, revêtu  de  son  armure  de  guerre  et  monté  sur  un 
cheval  de  bataille. 

»  Pas  une  parole  ne  fut  échangée  entre  les  deux  ad- 
versaires. Le  chevalier  inconnu  abaissa  la  visière  de 
son  casque,  Gérard  en  flt  autant.  Les  champions  pri- 
rent chacun  de  son  côté  le  champ  qu'ils  crurent  néces- 
saire, mirent  leur  lance  en  arrêt,  et  revinrent  l'un 
sur  l'autre  au  galop  de  leurs  chevaux. 

»  Gérard,  je  vous  l'ai  dit,  passait  pour  un  des  hom- 
mes les  plus  forts  et  les  plus  braves  de  l'Allemagno.  Il 
avait  une  cuirasse  forgée  par  le  meilleur  ouvrier  d(! 
Cologne.  Le  fer  de  sa  lance  avait  été  trempé  dans  le 
sang  d'un  taureau  mis  à  mort  par  des  chiens,  au  mo- 
ment où  ce  sang  bouillait  encore  des  dernières  agonies 
de  l'animal,  et  cependant  sa  lance  se  brisa  comme  du 
verre  contre  l'écu  du  chevalier,  tandis  que  la  lance  du 
chevalier  perçait  du  même  coup  le  bouclier,  la  cuirasse 
et  le  cœur  d'^,  son  adversaire.  Gérard  tomba,  sans  pro- 
noncer une  seule  parole,  sans  avoir  le  temps  de  se  re- 
pentir, et  comme  s'il  eût  été  foudroyé  ;  le  chevalier  se 
retourna  vers  Béatrix  :  elle  était  à  genoux  et  remerciait 
Dieu. 


25«  OTHON    L'ARCHER 

»  Le  combat  avait  étô  si  court  et  la  stupéfaction  qui 
l'avait  suivi  si  grande,  que  les  hommes  d'armes  de  Gé- 
rard n'avaient  pas  même  pensé,  en  voyant  tomber  leur 
maître,  à  fermer  la  porte  du  château.  Le  chevalier  en- 
tra donc  sans  résistance  dans  la  première  cour,  mit  pied 
à  terre,  passa  la  bride  de  son  cheval  à  un  crochet  de  fer, 
et  s'avança  vers  le  perron  ;  au  moment  où  il  mettait  le 
pied  sur  la  première' marche,  Béatrix  parut  sur  la  der- 
nière :  elle  venait  au  devant  de  son  libérateur. 

»  —  Ce  château  est  à  vous,  chevalier,  lui  dit-elle  ; 
car  vous  venez  de  le  conquérir.  Regardez-le  donc 
comme  vôtre.  Plus  longtemps  vous  y  demeurerez,  plus 
ma  reconnaissance  sera  grande. 

»  — Madame,  répondit  le  chevalier,  ce  n'est  pas  moi, 
c'est  Dieu  qu'il  faut  remercier;  car  c'est  Dieu  qui 
m'envoie  à  votre  aide.  Quant  à  ce  château,  c'est  la  de- 
meure de  vos  pères  depuis  dix  siècles,  et  je  désire  qu'il 
soit  dix  siècles  encore  celle  de  leurs  descendants. 

»  Béatrix  rougit,  car  elle  était  la  dernière  de  sa  fa- 
mille. 

»  Cependant  le  chevalier  avait  accepté  l'hospitalité  of- 
ferte :  il  était  jeune,  il  était  beau.  Béatrix  était  seule 
et  maîtresse  de  son  cœur.  Au  bout  de  trois  mois,  les 
deux  jeunes  gens  s'aperçurent  qu'il  y  avait  entre  eux 
d'un  côté  plus  que  de  l'amitié,  et  de  l'autre  plus  que  do 
la  reconnaissance.  Le  chevalier  parla  d'amour,  e1, 
comme  il  paraissait  d'une  naissance  élevée,  quoiqu'on 


OTHON  L'ARCHER  2'd9 

ne  lui  connût  ni  terres  ni  comté,  Béatrix,  riche  pour 
deux,  heureuse  de  faire  quelque  chose  pour  celui  qui 
avait  tant  fait  pour  elle,  lui  offrit,  avec  sa  main,  cette 
principauté  qu'il  lui  avait  conservée  d'une  manière  si  cou- 
rageuse, et  surtout  si  inattendue.  Le  chevalier  tomba 
aux  pieds  de  Béatrix  :  la  jeune  fille  voulut  le  relever. 

»  —  Pardon,  madame,  dit  le  chevalier,  car,  ayant 
besoin  de  votre  indulgence,  je  resterai  ainsi  jusqu'à  ce 
que  je  l'obtienne. 

»  —  Parlez,  répondit  Béatrix.  Je  vous  écoule,  prête  à 
vous  obéir  d'avance,  comme  si  vous  étiez  déjà  mon 
maître  et  mon  seigneur. 

»  —  Hélas  !  dit  le  chevalier,  il  va  sans  doute  vous  pa- 
raître étrange  que,  recevant  un  si  grand  bonheur  do 
vous,  je  ne  puisse  l'accepter  qu'à  une  condition. 

»  —  Elle  est  accordée,  répondit  Béatrix.  Maintenant, 
quelle  est-elle  ? 

»  —  C'est  que  jamais  vous  ne  me  demanderez  ni 
mon  nom,  ni  d'où  je  viens,  ni  d'où  j'avais  appris  le 
danger  dont  vous  étiez  menacée  ;  car,  si  vous  me  le  de- 
mandiez, je  vous  aime  tant,  que  je  n'aurais  point  le  cou- 
rage de  vous  refuser,  et,  une  fois  que  je  vous  l'aurais 
dit,  je  ne  pourrais  plus  demeurer  près  de  vous  et  nous 
serions  séparés  pour  toujours.  Telle  est  la  loi  qui  m'est 
imposée  parla  puissance  qui  m'a  guidé  à  travers  les 
monts,  les  plaines  et  les  mers,  pendant  le  long  voyage 
que  j'ai  fait  pour  venir  vous  délivrer. 


260  OTTTON    I/ARCHER 

):•  — Qu'importe  votre  nom?  qu'importe  d'où  vous 
venez?  qu'importe  qui  vous  a  dit  que  j'étais  en  péril? 
J'abandonne  le  passé  pour  l'avenir.  Votre  nom,  c'est 
le  chevalier  du  Cygne.  Vous  veniez  d'une  terre  bénie,  et 
c'est  Dieu  qui  vous  envoyait.  Qu'ai--je  besoin  de  rien 
savoir  de  plus?  Voici  ma  main. 

a  Le  chevalier  la  baisa  avec  transport,  et,  un  mois 
après,  le  chapelain  les  unissait  dans  ce  même  oratoire 
où  Béatrix,  dans  la  crainte  d'un  autre  mariage,  avait, 
pendant  une  année  et  un  jour,  tant  prié  ettant  pleuré. 

»  Le  ciel  bénit  cette  union  :  en  trois  ans,  Béatrix 
rendit  le  chevalier  père  de  trois  fils,  qui  furent  nommés 
Robert,  Godefroy  et  Rodolphe.  Puis  trois  ans  s'écoulè- 
rent encore  dans  l'union  la  plus  parfaite,  et  dans  un 
bonheur  qui  semblait  appartenir  à  un  autre  monde  que 
celui-ci. 

»  —  Ma  mère,  dit,  un  jour,  le  jeune  Robert  en  ren- 
trant au  château,  dis-moi  donc  le  nom  de  mon  père. 

—  Et  pourquoi  cela?  répondit  la  mère  en  tressail- 
lant. 

»  —  Parce  que  le  fils  du  baron  d'A.speren  me  le  de- 
mande. 

»  —  Ton  père  s'appelle  le  chevalier  du  Cygne,  dit 
Béatrix,  et  n'a  point  d'autre  nom. 

»  L'enfant  se  contenta  de  cette  réponse  et  retourna 
jouer  avec  ses  jeunes  amis.  Une  année  s'écoula  encore, 
non  plus  dans  les  transports  de  bonheur  qui  avaient 


OTHON  L'ARCTIER  261 

accompagné  les  premières,  mais  dans  ce  doux  repos  qui 
annonce  l'intimité  des  âmes. 

*)  —  Ma  mère,  dit,  un  jour,  le  jeune  Godefroy,  quand 
il  est  arrivé  en  ce  pays,  dans  une  barque  traînée  par 
un  cygne,  d'où  venait  mon  père? 

»  —  Et  pourquoi  cela?  répondit  la  mère  en  soupi- 
ant. 

»  "  C'est  que  le  fils  du  comte  de  Megen  me  l'a  de- 
mandé. 

»  —  Il  venait  d'un  pays  lointain  et  inconnu,  dit  la 
mère.  Voilà  tout  ce  que  je  sais. 

»  Cette  réponse  suffit  à  l'enfant,  qui  la  transmit  à 
ses  jeunes  camarades  et  continua  déjouer  sur  les  bords 
du  fleuve  avec  l'insouciance  de  son  âge. 

»  Une  année  s'écoula  encore,  mais  pendant  laquelle 
le  chevalier  surprit  plus  d'une  fois  Béatrix  rêveuse  et 
inquiète;  cependant  il  ne  parut  pas  s'en  apercevoir  et 
redoubla  pour  elle  de  soins  et  de  caresses. 

„  — Ma  mère,  dit,  un  jour,  le  jeune  Rodolphe,  quand 
il  t'a  délivrée  du  méchant  Gérard,  qui  avait  dit  à  mon 
père  que  tu  avas  besoin  de  secours  ? 

»  — Et  pourquoi  cela?  répondit  la  mère  en  pleu- 
rant. 

»  —  C'est  que  le  fils  du  margrave  de  Gorkum  me  l'a 
demandé. 

»  — Dieu,  répondit  la  mère  ;  Dieu,  qui  voit  ceux  qui 
souffrent  et  qui  leur  envoie  ses  anges  pour  les  secourip, 

15. 


2C2  OTHON   L'ARCHKR 

»  L'enfant  n'en  demanda  point  davantage.  On  l'avait 
habitué  à  regarder  Dieu  comme  un  père,  et  il  ne  s'é- 
tonna point  qu'un  père  fit  pour  son  enfant  co  que  Dieu 
avait  fait  pour  sa  mère. 

»  Mais  la  princesse  Béatrix  envisageait  les  choses  au- 
trement :  elle  avait  réfléchi  que  le  premier  trésor  des 
fils  était  le  nom  de  leur  père.  Or,  ses  trois  fils  étaient 
sans  nom.  Souvent  la  question  que  chacun  d'eux  lui 
avait  faite  leur  serait  répétée  par  des  hommes,  et  ils  ne 
pourraient  répondre  à  des  hommes  ce  qu'ils  avaient 
répondu  à  des  enfants.  Elle  tomba  donc  dans  une  tris- 
tesse profonde  et  continue;  car,  quelque  chose  qui  pût 
arriver,  elle  était  décidée  à  exiger  de  son  époux  lo 
secret  qu'elle  avait  promis  de  ne  jamais  demander. 

»  Le  chevalier  vit  cette  mélancolie  croissante,  et  en 
devina  la  cause.  Plus  d'une  fois,  à  l'aspect  de  Béatrix 
si  malheureuse,  il  fut  sur  le  point  de  lui  tout  dire  ; 
mais,  à  chaque  fois,  il  fut  retenu  par  l'idée  terrible  que 
cette  confidence  serait  suivie  d'une  séparation  éter- 
nelle. 

»  Enfin  Béatrix  n'y  put  résister  davantage,  elle  vint 
trouver  le  chevalier,  et,  tombant  à  ses  genoux,  elle  le  sup- 
plia, au  nom  de  ses  enfants,  de  lui  dire  qui  il  était,  d'où 
il  venait  ec  qui  l'avait  envoyé. 

»  Le  chevaUer  pâlit,  comme  s'il  était  près  de  mourir; 
puis,  abaissant  ses  lèvres  sur  le  iront  de  Béatrix  et  lui 
donnant  un  baiser  ; 


OTHON  L'ARCHER  263 

t>  —  Hélas!  cela  devait  être  ainsi,  murmura-t-il  en 


soupirant  ;  ce  soir,  je  te  dirai  tout. 


ÏX 


»  Il  était  six  heures  du  soir,  à  peu  près,  lorsque  îe 
chevalier  et  sa  femme  vinrent  s'asseoir  sur  le  balcon. 
Béatrix  paraissait  contrainte  et  embarrassée  :  le  cheva- 
lier était  triste. 

Tous  deux  demeurèrent  quelques  instants  en  silence, 
et  leurs  regards  se  portèrent  instincivement  vers  l'en- 
droit où  était  apparu  le  chevalier,  le  jour  de  son  com- 
bat avec  Gérard.  Le  même  point  se  faisait  apercevoir  à 
la  même  place.  Béatrix  tressaillit,  le  chevalier  soupira. 
Cette  même  impression  qui  frappait  en  même  temps 
leurs  deux  âmes,  les  ramena  l'un  à  l'autre  :  leurs  yeux 
se  rencontrèrent.  Ceux  du  chevalier  étaient  humides  et 
exprimaient  un  sentiment  de  tristesse  si  profonde,  que 
Béatrix  ne  put  le  supporter  et  tomba  à  genoux. 

»  —  Oh!  nonl  non  1  mon  ami,  lui  dit-elle,  pas  un 
mot  de  ce  secret  qui  doit  nous  coûter  si  cher.  Oublie 
la  demande  que  je  t'ai  faite,  et,  si  tu  ne  laisses  pas  de 
nom  à  nos  fils,  ils  seront  braves  comme  leur  père  et 
s'en  feront  un. 

»  —  Écoute,  Béatrix,  répondit  le  chevaher,  toutes 
choses  sont  prévues  par  le  Seigneur,  et,  puisqu'il  a 


•54  CTIION   L'ARClIliR 

permis  que  tu  mo  fisses  la  demande  que  tu  m'as  faite, 
c'est  que  mon  jour  est  venu.  J'ai  passé  neuf  ans  près 
de  toi,  neuf  ans  d'un  bonheur  qui  n'était  pas  fait  pour 
ce  monde;  c'est  plus  qu'aucun  homme  n'en  a  jamais 
obteru.  Remercie  Dieu  comme  je  le  lais,  et  écoute  ce 
que  je  vais  te  dire. 

»  —  Pas  un  mot!  pas  un  mot!  s'écria  Béatrix;  pas 
un  mot,  je  t'en  supplie  ! 

»  Le  chevalier  étendit  la  main  vers  le  point  qui,  de- 
puis quelques  minutes,  commençait  à  devenir  plus 
distinct,  et  Béatrix  reconnut  la  barque  conduite  par  le 
■ygne. 

»  —  Tu  vois  bien  qu'il  est  temps,  dit-il  ;  écoute  donc 
ce  que  tu  as  eu  si  longtemps  le  désir  secret  d'apprendre, 
et  que  je  dois  t'apprendre  du  moment  que  tu  me  l'as 
demandé. 

»  Béatrix  laissa  tomber  en  sanglotant  sa  tête  sur  les 
genoux  du  chevalier.  Celui-ci  la  regarda  avec  une  ex- 
pression indéfinissable  de  tristesse  et  d'amour,  et,  lui 
laissant  tomber  les  mains  sur  les  épaules  : 

»  —  Je  suis,  lui  dit-il,  le  compagnon  d'armes  de 
ton  père,  Robert  de  Clèves,  l'ami  de  ton  oncle  Gode- 
froy  de  Bouillon  ;  je  suis  le  comte  Rodolphe  d'Alost, 
tué  au  siège  de  Jérusalem. 

»  Béatrix  jeta  un  cri,  releva  sa  tète  pâlie,  et  fixa  sur 
le  chevalier  des  yeux  effrayés  et  hagards.  Elle  voulut 
parler;  mais  sa  voix  ne  put  proférer  que  des  sons  inar- 


OTHON   L'ARCHE  II  263 

ticulés,  comme  ceux  qu'on  laisse  échapper  pendant  un 
rêve. 

»  —  Oui,  je  sais,  continua  le  chevalier,  ce  que  je  te 
dis  la  est  inouï.  Mais  souviens-toi,  Béatrix,  que  j'étais 
tombé  sur  la  terre  des  miracles.  Le  Seigneur  fît  pour 
moi  ce  qu'il  fit  pour  la  fille  de  Jaïre  et  le  frère  de  Ma- 
deleine. Voilà  tout! 

»  —  Ah  !  mon  Dieu  !  mon  Dieu  1  s'écria  Béatrix  en 
se  relevant  sur  ses  genoux,  ce  que  vous  dites  là  n'est 
pas  possible  ! 

»  —  Je  te  croyais  plus  de  foi,  Béatrix,  répondit  le 
chevalier. 

»  —  Vous  êtes  Rodolphe  d'Alost  ?  murmura  la  prin- 
cesse. 

»  —  Lui-même  :  Godefroy,  tu  le  sais,  m'avait  laissé, 
ainsi  qu'à  ses  deux  frères,  le  commandement  de  l'armée 
pour  venir  chercher  ton  père.  Lorsqu'il  revint  à  nous, 
il  était  tellement  émerveillé  de  ta  jeune  beauté,  que, 
pendant  toute  la  route,  il  ne  parla  que  de  toi.  Si  Gode- 
froy t'aimait  comme  une  fille,  je  puis  dire  qu'il  m'ai- 
mait comme  un  fils  ;  aussi,  du  moment  où  il  t'avait 
revue,  une  seule  idée  s'était  emparée  de  lui,  celle  de 
nous  unir  l'un  à  l'autre.  J'avais  vingt  ans  alors,  une 
àme  vierge  comme  celle  d'une  jeune  fille.  Le  portrait 
qu'il  me  fit  de  toi  enflamma  mon  cœur,  et  bientôt  je 
t'aimais  aussi  ardemment  que  si  je  t'eusse  connue  de- 
puis mon  enfance.  Toutes  choses  étaient  si  bien  conve- 


2C.fl  OTIION    L'ARClinn 

nues  entre  nous,  qu'il  ne  m'appelait  plus  que  son  ne- 
veu. 

»  Ton  père  fut  tué  ;  je  le  pleurai  comme  s'il  eût  6t(^ 
mon  père.  En  mourant,  il  me  donna  sa  bénédiction  et 
me  renouvela  son  consentement.  Dès  lors  je  te  regardai 
comme  mienne  ;  ton  souvenir,  inconnu  mais  toujours 
présent,  fleurit  au  milieu  de  toutes  mes  pensées  ;  ton 
nom  se  mêla  à  toutes  mes  prières. 

»  Nous  arrivâmes  devant  Jérusalem  ;  nous  fûmes  re- 
poussés pendant  trois  assauts  :  le  dernier  dura  soixante 
heures.  Il  fallait  renoncer  à  tout  jamais  à  la  cité  sainte 
ou  l'emporter  cette  fois.  Godefroy  ordonna  une  der- 
nière attaque.  Nous  prîmes  ensemble  la  conduite  d'une 
colonne;  nous  marchâmes  en  tête;  nous  dressâmes 
deux  échelles,  et  nous  montâmes  côte  à  côte;  enfin, 
nous  touchions  au  haut  du  rempart  ;  je  levais  le  bras 
pour  saisir  un  créneau,  lorsque  je  vis  briller  le  fer 
d'une  lance  :  une  douleur  aiguë  succéda  à  cette  espèce 
d'éclair,  un  frisson  glacé  me  courut  par  tout  le  corps.  Je 
prononçai  ton  nom,  puis  je  tombai  à  la  renverse  sans 
plus  rien  sentir  ni  rien  voir;  j'étais  tué. 

»  Je  n'ai  aucune  idée  du  temps  que  je  restai  endormi 
de  ce  sommeil  sans  rêve  qu'on  appelle  la  mort.  Enfin, 
un  jour,  il  me  sembla  sentir  une  main  qui  se  posait 
sur  mon  épaule.  Je  crus  vaguement  que  le  jour  de  Jo- 
saphat  était  arrivé.  Un  doigt  toucha  mes  paupières, 
j'ouvris  les  yeux,  j'étais  couché  dans  une  tombe  dont  le 


OTHON  L'ARCHER  267 

couvercle  se  tenait  soulevé  tout  seul,  et,  devant  moi  de- 
bout, était  un  homme  que  je  reconnus  pour  Godefroy, 
quoiqu'il  eût  un  manteau  de  pourpre  sur  les  épaules, 
une  couronne  sur  la  tête  et  une  auréole  autour  du 
front  ;  il  se  pencha  vers  moi,  me  souffla  sur  la  bouche, 
et  je  sentis  rentrer  dans  ma  poitrine  la  vie  et  le  senti- 
ment. Cependant  il  me  semblait  encore  être  attaché  au 
sépulcre  par  des  crampons  de  fer.  Je  voulus  parler  ; 
mais  mes  lèvres  remuèrent  sans  proférer  aucun  son. 

«  —  Réveille-toi,  Rodolphe,  le  seigneur  le  permet,  » 
dit  Godefroy,  «  et  écoule  ce  que  je  vais  te  dire.  » 

»  Je  fis  alors  un  effort  surhumain  dans  lequel  se  réu- 
nirent toutes  les  forces  naissantes  de  riia  nouvelle  vie, 
et  je  prononçai  ton  num. 

« —  C'est  d'elle  que  je  viens  te  parler,»  me  dit  Gode- 
froy. 

»  —  Mais,  interrompit  Béatrix,  Godefroy  était  mort 
aussi  ! 

» — Oui,  répondit  Rodolphe,  etvoici  ce  qui  était  arrivé  : 

»  Godefroy  était  mort  empoisonné  et  avait  demandé, 
avant  de  mourir,  que  son  corps  reposât  près  du  mien  ; 
ses  volontés  avaient  été  suivies,  il  avait  été  inhumé  dans 
son  costume  royal  ;  seulement,  au  manteau  de  pourpre 
et  au  diadème.  Dieu  avait  ajouté  une  auréole.  Godefroy 
me  raconta  ces  choses,  qui  étaient  arrivées  depuis  ma 
propre  mort»à  moi,  et  que,  par  conséquent,  je  ne  pou- 
vais savoir. 


2fi8  OTIION   L'ARCIIER 

«  —  Et  Béatrix?  »  lui  dis-je. 

a  —  Nous  voici  arrivés  à  ce  qui  la  regarde,  »  me 
répondit-il.  «Je  dormais  donc,  comme  toi^  dans  ma 
»  tombe,  attendant  Theure  du  jugement,  lorsqu'il  mo 
"V  sembla  peu  à  peu,  comme  si  je  m'éveillais  d'un  som- 
»  raeil  profond,  revenir  au  sentiment  et  à  la  vie.  Le 
p  premier  sens  qui  s'éveilla  en  moi  fut  celui  de  l'ouïe: 
T)  je  crus  entendre  le  bruit  d'une  petite  sonnette,  et, 
»  à  mesure  que  l'existence  revenait  en  moi  le  son  de- 
»  venait  plus  distinct.  Bientôt  je  le  reconnus  pour  celui 
»  de  la  clochette  que  j'avais  donnée  à  Béatrix.  En 
»  même  temps,  la  mémoire  me  revint  et  je  me  rap- 
»  pelai  la  propriété  miraculeuse  attachée  au  rosaire 
»  rapporté  par  Pierre  l'Ermite.  Béatrix  était  en  dan- 
»  ger,  et  le  Seigneur  avait  permis  que  le  son  de  la  clo- 
»  chette  sacrée  pénétrât  dans  mon  tombeau  et  me  ré- 
»  veillât  jusque  dans  les  bras  de  la  mort. 

»  J'ouvris  les  yeux  et  je  me  trouvai  dans  la  nuit. 
»  Une  crainte  terrible  s'empara  alors  de  moi  :  comme 
»  je  n'avais  aucune  conscience  du  temps  écoulé,  je 
»  crus  avoir  été  enterré  vivant;  mais,  au  même  in- 
»  stant  une  odeur  d'encens  parfuma  le  caveau.  J'entendis 
«  des  chants  célestes,  deux  anges  soulevèrent  la  pierre 
»  de  ma  tombe,  et  j'aperçus  le  Christ  assis  près  de  sa 
»  sainte  mère,  sur  un  trône  de  nuages. 

»  Je  voulus  me  prosterner;  mais  je  ne  pus  faire  au- 
«>  cnn  mouvement. 


OTHON  L'ARCHER  5fi9 

»  Cependant  je  sentis  se  dénouer  les  liens  qui  rete- 
»  naient  ma  langue  et  je  m'écriai  : 

«  _  Seigneur,  Seigneur!  que  votre  saint  nom  soit 
»  béni  I  » 

«  Le  Christ  ouvrit  la  bouche  à  son  tour,  et  ses  paroles 
»  arrivèrent  à  moi  douces  comme  un  chant. 

«  —  Godefroy,  mon  noble  et  pieux  serviteur,  n'en- 
»  tends-tu  rien?  »  me  dit-il. 

«  —  Hélas  1  monseigneur  Jésus ,  »  répondis-je , 
»  j'entends  le  son  de  la  clochette  sainte,  qui  m'apprend 
»  que  celle  dont  le  père  est  mort  pour  vous ,  dont  le 
»  fiancé  est  mort  pour  vous,  et  dont  l'oncle  est  mor). 
»  pour  vous,  est  en  danger  à  cette  heure  et  n'a  plus 
»  que  vous  pour  la  secourir. 

»  —  Eh  bien,  que  puis-je  faire  pour  toi  ?  »  dit  le 
Christ.  «  Je  suis  le  Dieu  rémunérateur  :  demande,  et 
);  ce  que  tu  me  demanderas  te  sera  accordé. 

»  —  0  monseigneur  Jésus  1  «  répondis-je ,  »  je  n'ai 
))  rien  à  demander  pour  moi-même  ;  car  vous  avez  fait 
»  pour  moi  plus  que  pour  personne.  Vous  m'avez  choisi 
»  pour  conduire  la  croisade  et  délivrer  la  ville  sainte; 
î  vous  m'avez  donné  la  couronne  d'or  là  où  vous  aviez 
î  porté  la  couronne  d'épines,  et  vous  avez  permis  que 
»  je  mourusse  dans  votre  grâce.  Je  n'ai  donc  rien  à  vous 
»  demander  pour  moi,  ô  monseigneur  Jésus  1  mainte- 
»  nant  surtout  que  de  mes  yeux  mortels  j'ai  contemplé 
X)  votre  divinité .  Mais,  si  j 'osais  vous  prier  pour  u n  autre. . . 


270  OTHON   L'ARCHER 

»  —  Ne  t'ai-je  pas  dit  que  ce  que  tQ  demanderais  te 
»  serait  accordé?  Après  avoir  cru  à  ma  parole  pendant 
»  ta  vie,  douteras-tu  de  ma  parole  après  ta  mort?  » 

»  —  Eh  bien,  monseigneur  Jésus  !  »  lui  répondis-je, 
0  vous  qui  lisez  au  plus  profond  du  cœur  des  hommes, 
»  vous  savez  avec  quel  regret  je  suis  mort  ;  pendant 
»  quatre  ans,  j'avais  nourri  un  espoir  bien  doux  :  c'é- 
»  tait  d'unir  celui  que  j'aime  comme  un  frère  à  celle 
»  que  j'aime  comme  une  fille;  la  mort  les  a  séparés. 
»  Rodolphe  d'Alost  est  mort  pour  votre  sainte  cause. 
»  Eh  bien ,  monseigneur  Jésus,  rendez-lui  les  jours 
»  qu'il  devait  vivre,  et  permettez  qu'il  aille  au  secours 
»  de  sa  fiancée,  qu'un  grand  danger  presse  en  ce  mo- 
»  ment,  si  j'en  crois  le  son  de  la  clochette  qui  ne  cesse 
»  de  retentir,  preuve  qu'elle  ne  cesse  de  prier. 

»  —  Qu'il  soit  fait  ainsi  que  tu  le  désires,  »  dit  le 
Christ  ;  «  que  Rodolphe  d'Alost  se  lève  et  aille  au  se- 
»  cours  de  sa  fiancée.  Je  lui  donne  congé  de  la  tombe 
»  jusqu'au  jour  oà  sa  femme  lui  demandera  qui  il  est, 
»  d'où  il  vient  et  qui  l'a  envoyé.  Ces  trois  questions 
»  seront  le  signe  auquel  il  reconnaîtra  que  je  le  rap- 
»  pelle  à  moi. 

»  —  Seigneur!  Seigneur!  »  m'écriai-je  une  seconde 
fois,  «  que  votre  saint  nom  soit  béni. 

»  A  peine  avais-je  prononcé  ces  paroles,  qo'il  passa 
»  comme  un  nuage  entre  moi  et  le  ciel,  et  que  tout  clis- 
»  parut. 


OTHON  L'ARCHER  271 

»  Alors  je  me  levai  de  ma  tombe  et  je  vins  à  la  tienne. 
»  J'appuyai  la  main  sur  ton  épaule  pour  t'éveiller  de  la 
»  mort.  Je  touchai  du  doigt  tes  paupières  ponrt'ouvrirles 
i)  yeux  ;  je  soufflai  mon  souffle  sur  tes  lèvres  pour  te 
»  rendre  la  vie  et  la  parole.  Et  maintenant,  Rodolphe 
»  d'Alost,  lève-toi  !  car  c'est  la  volonté  du  Christ  que  tu 
»  ailles  au  secours  de  Béatrix,  et  que  tu  restes  près 
»  d'elle  jusqu'au  Jour  où  elle  te  demandera  qui  tu  es, 
»  d'où  tu  viens,  et  quel  est  celui  qui  t'a  envoyé.  » 

»  Godefroy  avait  à  peine  cessé  de  parler,  que  je  sentis 
se  rompre  les  liens  qui  m'attachaient  au  sépulcre.  Je 
me  dressai  dans  ma  tombe  aussi  plein  de  vie  qu'avant 
que  j'eusse  reçu  le  coup  mortel,  et,  comme  on  m'avait 
enseveli  dans  ma  cuirasse,  je  me  retrouvai  tout  armé,  à 
l'exception  de  mon  épée,  que  j'avais  laissée  échapper  en 
tombant,  et  que  probablement  on  n'avait  pu  retrouver. 
»  Alors  Godefroy  me  ceignit  de  son  propre  glaive, 
qui  était  d'or,  me  suspendit  à  l'épaule  le  cor  dont  il 
avait  l'habitude  de  se  servir  au  milieu  de  la  mêlée,  et 
passa  à  mon  doigt  l'anneau  qui  lui  avait  été  donné  par 
l'empereur  Alexis.  Puis,  m'ayant  embrassé  : 

«  _  Frère,  »  me  dit-il,  c<  Dieu  me  rappelle  à  lui,  je 
»  le  sens.  Remets  sur  moi  la  pierre  de  ma  tombe,  et,  ce 
»  soin  accompli,  va,  sans  perdre  un  instant,  au  se- 
»  cours  de  Béatrix.  » 

»  A  ces  mots,  il  se  recoucha  dans  son  sépulcre,  ferma 
les  yeux  et  murmura  une  seconde  fois  : 


272  OTIION   L'ARCHER 

,)  —  Seigneur,  Seigneur!  que  voire  saint  nom  soit 
»  béni.» 

»  Je  me  penchai  sur  lui  pour  l'embrasser  encore  une 
fois  ;  mais  il  étail  sans  souffle  et  déjà  endormi  dans  le 
Seigneur. 

»  Je  laissai  retomber  sur  lui  la  pierre  qu'un  doigt 
divin  avait  soulevée  ;  j'allai  m'agenouiller  à  l'autel,  je 
fis  ma  prière,  et,  sans  perdre  un  instant,  je  résolus  de 
venir  à  ton  secours.  Sous  le  porche  de  l'éghse,  je  trou- 
vai un  cheval  tout  caparaçonné  ;  une  lance  était  dres- 
sée contre  le  mur  :  je  ne  doutai  point  un  instant  que 
l'un  et  l'autre  ne  fussent  pour  moi.  Je  pris  la  lance,  je 
montai  à  cheval,  et,  pensant  que  le  Seigneur  avait 
confié  à  son  instinct  le  soin  de  me  conduire,  je  lui 
jetai  la  bride  sur  le  cou  et  lui  laissai  prendre  la  route 
qui  lui  convenait. 

»  Je  traversai  la  Syrie,  la  Cappadoce,  la  Turquie,  la 
Thrace,  la  Dalmatie,  l'Italie  et  l'Allemagne;  enfin,  après 
un  an  et  un  jour  de  voyage,  j'arrivai  sur  les  bords  du 
Rhin.  Là,  je  trouvai  une  barque  à  laquelle  était  atta- 
ché un  cygne  avec  des  chaînes  d'or.  Je  montai  dans  la 
barque  et  elle  me  conduisit  en  face  du  château.  Tu  sais 
le  reste,  Béatrix. 

»  —  Hélas  !  s'écria  Béatrix,  voilà  le  cygne  et  la  bar- 
que qui  abordent  au  même  endroit  où  ils  ont  abordé 
alors  ;  mais,  cette  fois,  malheureuse  que  je  suis,  ils  vien- 
nent te  reprendre.  Rodolphe, Rodolphe, pardonne-moi! 


OTHON   L'ARCHER  273 

a  —  Je  n'ai  rien  à  te  pardonner,  Béatrix,  dit  Ro- 
dolphe en  l'embrassant.  Le  temps  est  écoulé,  Dieu  me 
rappelle,  et  voilà  tout.  Remercions-le  des  neuf  années 
dvj  bonheur  qu'il  nous  a  accordées,  et  demandons-lui 
des  années  pareilles  pour  notre  paradis. 

»  Alors,  il  appela  ses  trois  fils,  qui  jouaient  dans  la 
prairie  ;  ils  accoururent  aussitôt.  11  embrassa  d'abord 
Robert,  qui  était  l'aîné,  lui  donna  son  écu  et  son  épée, 
et  le  nomma  son  successeur.  Puis  il  embrassa  Gode- 
froy,  qui  était  le  second,  lui  donna  son  cor  et  lui  aban- 
donna la  comté  de  Louën  ;  enfin,  il  embrassa  à  son 
tour  Rodolphe,  qui  était  le  troisième,  et  lui  donna  l'an- 
neau et  le  comté  de  Messe.  Puis,  ayant  une  dernière 
fois  serré  Béatrix  dans  ses  bras,  il  lui  ordonna  de  de- 
meurer où  elle  était,  recommanda  à  ses  trois  fils  de 
consoler  leur  mère,  qu'ils  voyaient  pleurer  sans  rien 
comprendre  à  ses  larmes;  puis  il  descendit  dans  la 
cour,  où  il  retrouva  son  cheval  tout  sellé,  traversa  k 
prairie,  en  se  retournant  à  chaque  pas,  monta  dans  la 
barque,  qui  reprit  aussitôt  le  chemin  par  lequel  elle 
était  venue,  et  disparut  bientôt  dans  l'ombre  nocturne 
qui  commençait  à  descendre  du  ciel. 

»  Depuis  cette  heure  jusqu'à  celle  de  sa  mort,  le 
princesse  Béatrix  revint  tous  les  jours  sur  le  balcon  ; 
mais  elle  ne  vit  jamais  reparaître  ni  la  barque,  ni  lo 
cygne,  ni  le  chevalier. 

»  Et  je  venais  prier  Rodolphe  d'Alost,  continua  Hé- 


274  OTUON    L'AKCHER 

léna,  de  demander  à  Dieu  qu'il  fasse  pour  moi  un  mi- 
racle pareil  à  celui  que,  dans  sa  miséricorde,  il  voulut 
i)ieu  faire  pour  la  princesse  Béatrix. 
—  Ainsi  soit-il,  répondit  Othon  en  souriant. 


X 


Le  comte  de  Ravenstein  avait  tenu  sa  promesse.  Au 
lever  du  soleil,  on  vit,  dans  la  prairie  qui  séparait  la 
fleuve  du  château,  flotter  sa  bannière  sur  sa  tente  dres- 
sée. A  la  porte  de  sa  tente  était  suspendu  son  écu,  au 
cœur  duquel  brillaient  ses  armes,  qui  étaient  de  gueu- 
les à  un  lion  d'or  rampant  sur  un  rocher  d'argent;  et, 
d'heure  en  heure,  un  trompette,  sortant  de  la  tente  et 
se  tournant  successivement  vers  les  quatre  points  de 
l'horizon,  faisait  entendre  une  fanfare  de  défi. 

La  journée  se  passa  sans  que  personne  répondît  à 
l'appel  du  comte  de  Ravenstein  ;  car,  ainsi  que  nous 
l'avons  dit,  les  amis,  les  alliés  ou  les  parents  du  prince 
Adolphe  de  Clèves  en  avaient  été  prévenus  trop  tard, 
ou  étaient  occupés  pour  leur  compte  ou  pour  celui  de 
l'empereur,  de  sorte  que  pas  uu  n'était  venu.  Le  vieux 
guerrier  se  promenait  d'un  air  soucieux  sur  les  rem- 
parts, Héléna  priait  dans  la  chapelle  de  la  princesse 
Béatrix,  et  Othon  offrait  de  parier  qu'il  mettrait  trois 
ilèches  de  suite  dans  le  lion  rampant  du  comte  de  Ra-. 


OTHON  L'ARCHER  275 

venstein.  Quant  à  Hermann,  il  avait  disparu  sans  que 
l'ou  sût  pour  quelle  cause,  et,  à  l'appel  du  matin,  il 
n'avait  pas  répondu,  ni  personne  pour  lui. 

La  nuit  vint  sans  apporter  aucun  changement  à  la 
situation  respective  des  assiégés  et  des  assiégeants.  Hé- 
léna  n'osait  lever  les  yeux  sur  son  père.  Ce  n'était  qu'à 
cette  heure  que  lui  apparaissaient  toutes  les  consé- 
quences de  son  refus,  et  ce  refus  avait  été  si  soudain 
et  si  inattendu,  qu'elle  tremblait  à  tout  moment  que  le 
vieux  prince  ne  lui  en  demandât  les  causes. 

Le  jour  parut,  aussi  triste  et  aussi  menaçant  que  la 
veille,  et,  avec  le  jour,  les  fanfares  du  comte  de  Ra- 
venstein  se  réveillèrent.  Le  vieux  prince  montait 
d'heure  en  heure  sur  les  remparts,  se  tournant  comme 
le  trompette  vers  les  quatre  coins  de  l'horizon,  et  jurant 
qu'au  temps  de  sa  jeunesse  pareille  chose  ne  fût  pas 
arrivée  sans  que  dix  champions  se  fussent  déjà  pré- 
sentés pour  défendre  une  cause  aussi  sacrée  que  l'était 
la  sienne.  Héléna  ne  quittait  point  la  chapelle  de  la 
princesse  Béatrix.  Othon  paraissait  toujours  calme  et 
insoucieux  au  milieu  de  l'inquiétude  générale.  Hermann 
n'avait  pas  reparu. 

La  nuit  se  passa  pleine  d'inquiétude  et  de  trouble. 
l«5jour  qui  se  levait  était  le  dernier.  Le  lendemain, 
allaient  commencer  les  assauts  et  les  escalades,  et  la 
vie  de  plusieurs  centaines  d'hommes  allait  payer  le  ca- 
price d'une  jeune  fille.   Aussi,  lorsque  les  premiers 


276  OTUON   L'AIJCIIER 

rayons  du  jour  parurent  à  l'orient,  Hélcna.  qui  avait 
passé  toute  la  nuit  à  pleurer  et  à  prier  dans  la  chapelle, 
était-elle  résolue  à  se  sacrifier  pour  terminer  cette  que- 
relle. 

Elle  traversait  donc  la  cour  pour  aller  trouver  son 
père,  qui  était,  lui  avait-on  dit,  dans  la  salle  d'armes, 
lorsqu'elle  apprit  qu'à  l'appel  du  matin,  Othon  avait 
manqué  à  son  tour,  et  que  l'on  croyait  que,  ainsi 
qu'Hermann,  il  avait  quitté  le  château.  Cette  nouvelle 
porta  le  dernier  coup  à  la  résistance  d'Héléna.  Othon 
abandonnant  son  père,  Othon  fuyant  lorsque  l'aide  de 
tout  homme,  et  surtout  d'un  homme  aussi  adroit  que 
lui,  était  si  nécessaire  à  la  défense  du  château,  c'était 
une  de  ces  choses  qui  ne  s'étaient  pas  même  présen- 
tées à  sou  esprit,  et  qui  devaient  avoir  sur  sa  détermi- 
nation une  influence  rapide  et  décisive. 

Elle  trouva  son  père  qui  s'armait.  Le  vieux  guerrier 
c  .vait  appelé  à  ses  souvenirs  de  jeunesse,  et,  confiant 
en  Dieu,  il  espérait  que  Dieu  lui  rendrait  la  force  do 
ses  belles  années  :  il  était  donc  décidé  à  combattre  lui- 
même  le  comte  de  Ravenstein. 

Héléna  comprit,  au  premier  coup  d'oeil,  toutce  qu'une 
résolution  pareille  pouvait  amener  de  malheurs.  Elle 
tomba  aux  genoux  de  son  père,  lui  disant  qu'elle  était 
prête  à  épouser  le  comte.  Mais,  en  disant  cela,  il  y  avait 
tant  de  douleur  dans  sa  voix  et  tant  de  larmes  dans  ses 
yeux,  que  le  vieux  prince  vit  bien  que  mieux  valait 


OTHON   I/AhCIIER  277 

pour  lui  mourir  que  vivre,  et  voir  sa  fille  unique  souf- 
frir éternellement  une  souffrance  pareille  à  celle  qu'elle 
éprouvait  à  cette  heure. 

Au  moment  où  le  prince  relevait  Héléna  et  la  pres- 
sait sur  son  cœur,  on  entendit  le  défi  que  d'heure  en 
heure  faisait  retentir  le  comte  de  Ravenstein.  Le  père 
et  la  fille  tressaillirent  en  même  temps  et  comme  frap- 
pés du  même  coup.  Un  silence  de  mort  succéda  à  ce 
bruit  guerrier.  Mais,  cette  fois,  le  silence  fut  court  ;  le 
son  d'un  cor  répondit  à  l'appel  qui  venait  d'être  fait.  Le 
prince  et  Héléna  tressaillirent  de  nouveau,  mais  de  joie. 
11  leur  arrivait  un  défenseur. 

Tous  deux  montèrent  au  balcon  de  la  princesse  Béa- 
Irix,  pour  voir,  de  quel  côté  leur  arrivait  ce  secours  ines- 
péré ;  et  cela  leur  fut  chose  facile,  car  tous  les  bras  et 
tous  les  yeux  étaient  tendus  vers  la  même  direction. 
Un  chevalier,  armé  de  toutes  pièces  et  visière  baissée, 
descendait  le  Bhin  dans  une  barque,  ayant  à  ses  côtés 
sonécuyer,  armé  comme  lui.  Son  cheval  de  guerre  était 
à  la  proue,  tout  couvert  de  fer  comme  son  maître,  et  ré- 
pondait par  des  hennissements  au  double  appel  guer- 
rier qu'il  venait  d'entendre.  A  mesure  qu'il  avançait, 
on  pouvait  distinguer  ses  armes,  qui  étaient  de  gueules 
à  un  cygne  d'argent.  Héléna  ne  revenait  pas  de  sa  sur 
prise.  Rodolphe  d'Alost  avait-il  entendu  ses  prières,  et 
un  défenseur  surnaturel  renouvelait-il  pour  elle  le  mi- 
racle que  Dieu  avait  fait  en  faveur  de  la  princesse  Béatrixï 

16 


278  OTIION    L'ARCHER 

Quoi  (|u'il  en  fût,  la  barque  continuait  d'avancer  au 
milieu  de  l'étonnement  général.  Enfin,  elle  prit  terre  à 
l'endroit  même  où  s'était  arrêtée,  deux  siècles  et  demi 
auparavant,  celle  du  comte  Rodolphe  d'Alost.  Le  che- 
valier inconnu  sauta  sur  le  rivage,  tira  son  cheval  après 
lui,  s'élança  en  selle,  et,  tandis  que  son  écuyer  restait 
sur  le  bateau,  il  alla  saluer  le  prince  Adolphe  et  la  prin- 
cesse Héléna,  et,  montant  droit  à  la  tente  du  comte  do 
Ravenstein,  il  toucha  son  écu  du  fer  de  sa  lance  ;  ce  qui 
était  un  signe  qu'il  le  défiait  à  fer  émoulu  etàoutrance. 
L'écuyer  du  comte  de  Ravenstein  sortit  aussitôt  et  re- 
garda quelles  étaient  les  armes  du  chevalier  inconnu. 
Il  avait  une  lance  à  la  main,  une  épée  au  côté,  et  une 
hache  pendue  à  l'arçon  de  sa  selle  ;  de  plus,  il  portait  au 
cou  le  petit  poignard  que  l'on  appelait  le  poignard  do 
merci.  Cet  examen  fini,  l'écuyer  rentra  dans  la  tente  ; 
quant  au  chevalier,  après  avoir  salué  une  seconde  fois 
ceux  qu'il  venait  secourir,  il  prit  du  champ  ce  qu'il  lui 
en  fallait ,  et,  s'arrêtant  à  cent  pas  de  la  tente,  à  peu 
près,  il  attendit  son  adversaire. 

L'attente  ne  fut  pas  longue  :  le  comte  se  tenait  tout 
armé,  de  sorte  qu'il  n'avait  que  son  casque  à  placer  sur 
sa  tète  pour  être  prêt  à  entrer  en  lice.  Il  sortit  donc 
bientôt  de  sa  tente.  On  lui  amena  son  cheval,  et  il  s'é- 
lança dessus  avec  une  ardeur  qui  prouvait  le  désir 
qu'il  avait  de  ne  pas  retarder  d'un  instant  le  combat 
que  venait  lui  offrir  d'une  manière  si  inattendue  le 


OTHON  L'ARCHER  279 

chevalier  au  cygne  d'argent.  Cependant,  si  pressé  qu'il 
fût,  il  jeta  un  coup  d'oeil  sur  son  ennemi,  afin  de  re- 
connaître, s'il  était  possible,  par  quelque  signe  héral- 
dique, à  quel  homme  il  avait  affaire.  Le  chevalier  por- 
tait au  cimier  de  son  casque,  pour  toute  marque  dis- 
tinctive ,  une  petite  couronne  d'or  dont  les  fleurons 
étaient  découpés  en  feuilles  de  vigne;  ce  qui  indiquait 
qu'il  était  prince  ou  fils  de  prince. 

Il  y  eut  alors  un  moment  de  silence,  pendant  lequel 
chacun  des  deux  champions  apprêtait  ses  armes,  et  qui 
fut  employé  par.  les  spectateurs  à  un  examen  rapide  de 
chacun  d'eux. 

Le  comte  de  Ravenstein,  âgé  de  trente  à  trente-cinq 
ans,  arrivé  à  toute  la  puissance  de  l'âge,  carrément  posé 
sur  son  cheval  de  guerre,  était  le  type  de  la  force  ma- 
térielle. On  sentait  qu'on  aurait  autant  de  peine  à  l'ar- 
racher de  ses  arçons  qu'à  déraciner  un  chêne,  et  qu'il 
faudrait  un  rude  bûcheron  pour  mener  à  bien  une  pa- 
reille besogne. 

Le  chevalier  inconnu,  au  contraire,  autant  qu'on  en 
pouvait  juger  par  la  grâce  de  ses  mouvements,  sortait 
à  peine  de  l'adolescence  ;  son-  armure,  si  bien  fermée 
qu'elle  fût,  avait  la  souplesse  d'une  peau  de  serpent  :  on 
sentait  pour  ainsi  dire,  sous  ce  fer  élastique,  circuler 
un  jGune  sang  :  et,  vainqueur  ou  vaincu,  on  compre- 
nait qu'il  devait  attaquer  ou  se  défeîidre  par  des 
Ressources  toutes  différentes  de  celles  que  la  nature 


280  OTMOIV   L'AIICIIER 

avait  mises  à  la  disposition  du  comte  de  Ravensteiu. 

La  trompette  du  comte  sonna;  le  cor  du  chevalier 
inconnu  y  repondit,  et  le  prince  Adolphe  de  Clèvos, 
qui,  de  son  balcon,  dominait  le  combat  comme  un  jugo 
du  camp,  emporté  par  les  souvenirs  de  sa  jeunesse,  cria 
d'une  voix  forte  : 

—  Laissez  aller  1 

Au  même  instant,  les  deux  adversaires  s'élancèrent 
l'un  sur  l'autre  et  se  joignirent  à  peu  près  au  milieu  de 
la  distance  qu'ils  avaient  choisie.  La  lance  du  comte 
glissa  sur  le  bord  de  l'écu  du  chevalier,  et  alla  se  briser 
contre  la  targe  qu'il  portait  suspendue  au  cou,  tandis 
que  la  lance  du  chevalier  atteignit  le  cimier  du  casque 
de  son  adversaire,  brisa  les  courroies  qui  l'attachaient 
sous  le  menton,  et  l'enleva  du  front  du  comte,  qui  resta 
la  tète  nue  et  désarmée  ;  au  même  moment,  quelques 
gouttes  de  sang  roulant  sur  son  visage  indiquèrent  que 
le  fer  de  lance,  en  même  temps  qu'il  lui  arrachait  son 
masque,  lui  avait  effleuré  le  crâne. 

Le  chevalier  au  cygne  d'argent  s'arrêta  pour  donner 
au  comte  le  temps  de  prendre  un  autre  casque  et  une 
autre  lance,  indiquant  par  là  qu'il  ne  voulait  pas  profi- 
ter d'un  premier  avantage  et  qu'il  était  prêt  à  recom- 
mencer le  combat  avec  des  chances  égales. 

Le  comte  comprit  cette  courtoisie  el  hésita  un  instant 
avant  de  se  décider  à  en  profiter.  Cependant,  comme 
son  adversaire  lui  avait  donné  la  preuve,  par  cette  pre- 


OTIION   L'ARCilRR  ?,S1 

mière  rencontre,  qu'il  n'était  pas  un  adversaire  à  dédai- 
gner, il  jeta  le  tronçon  inutile,  prit  des  mains  de  son 
écuyer  un  casque  nouveau,  et,  repoussant  du  bras  la 
lance  qu'il  lui  présentait,  il  tira  son  épée,  indiquant 
qu'il  préférait  continuer  le  combat  à  cette  arme.  Aussi- 
tôt le  chevalier  imita  son  ennemi  en  tout  point,  et,  je- 
tant à  son  tour  sa  lance  et  tirant  son  épée,  il  salua  en 
signe  qu'il  attendait  son  bon  plaisir.  Les  trompettes  re- 
tentirent une  seconde  fois,  et  les  deux  adversaires  se 
précipitèrent  l'un  sur  l'autre. 

Dès  les  premiers  coups,  les  spectateurs  virent  que 
leurs  prévisions  ne  les  avaient  pas  trompés  :  l'un  des 
combattants  comptait  sur  sa  force  et  l'autre  sur  son 
adresse.  Chacun  agissait  donc  en  conséquence,  le  pre- 
mier frappant  d'estoc,  le  second  de  pointe;  le  comte  de 
Ravenstein  essayant  d'entamer  l'armure  de  son  adver- 
saire, le  chevalier  inconnu  cherchant  tous  les  moyens 
de  fausser  celle  de  son  ennemi. 

C'était  une  lutte  terrible;  le  comte  de  Ravenstein, 
frappant  à  deux  mains  comme  un  bûcheron,  enlevait 
à  chaque  coup  quelques  éclats  de  fer  ;  le  cygne  d'argent 
avait  complètement  disparu,  le  bouclier  tombait,  mor- 
ceau par  morceau,  la  couronne  d'or  était  brisée;  de 
son  côté,  le  chevalier  inconnu  avait  cherché  toutes  les 
voies  par  lesquelles  la  mort  pouvait  se  glisser  jusqu'au 
cœur  de  son  adversaire  ;  et,  du  gorgerin  de  son  casque, 

des  épaulières  de  sa  cuirasse,  des  gouttes  de  sang  coû- 
te. 


8^2  OTTTON   L'ARCIIER 

lant  sur  l'armure  du  comte  indiquaient  que  la  pointe 
de  répée  avait  pénétré  par  chaque  ouverture  qui  lui 
avait  été  oflerte.  En  continuant  de  cette  sorte,  l'issue 
du  combat  devenait  une  question  de  temps.  L'armure 
du  chevalier  au  cygne  d'argent  résisterait-elle  jusqu'au 
moment  où  le  comte  de  Ravenstein  perdrait  ses  forces 
par  les  deux  ou  trois  blessures  qu'il  paraissait  avoir 
déjà  reçues?  Voilà  ce  que  chacun  se  demandait  ea 
voyant  la  lactique  adoptée  par  chacun  des  combattants. 
Enfin  un  dernier  coup  d'épée  du  comte  de  Ravenstein 
brisa  entièrement  le  cimier  du  casque  de  son  adversaire 
et  lui  laissa  le  haut  de  la  tête  à  peu  près  désarmé.  Dès 
lors  toutes  les  chances  parurent  devoir  être  pour  le 
comte  :  il  y  eut  un  instant  d'angoisse  terrible  pour  lo 
prince  etpourHéléna. 

Mais  leur  crainte  ne  fut  pas  longue  :  leur  jeune  cham- 
pion comprit  qu'il  était  temps  de  changer  de  tactique  ; 
il  cessa  à  l'instant  même  de  porter  des  coups  pour  ne 
plus  s'occuper  que  de  parer.  Alors  ou  vit  une  joute 
merveilleuse;  le  chevalier  au  cygne  d'argent  s'arrêta, 
immobile  comme  une  statue  :  son  bras  et  son  épée sem- 
blaient seuls  vivants,  et,  dès  lors,  i'épée  de  son  adver- 
saire, rencontrant  partout  la  sienne,  ne  loucha  pas  une 
eule  fois  son  armure.  Le  comte  était  habile  dans  les 
armes;  mais  toutes  les  ressources  des  armes  parais- 
saient être  connues  à  son  ennemi.  Les  deux  lames  se 
suivaient  comme  si  un  aimant  les  eût  attirées  l'une  vers 


OTHON   L'ARCHER  9l83 

l'autre  :  c'était  réclair  croisant  l'éclair,  deux  dards  de 
serpents  qui  jouent. 

Cependant  une  pareille  lutte  ne  pouvait  durer  ;  les 
blessures  du  comte,  si  légères  qu'elles  fussent,  lais- 
saient échapper  du  sang  qui  coulait  jusque  sur  les 
housses  de  son  cheval  ;  le  sang  s'amassait  dans  le  cas- 
que, et,  de  temps  en  temps,  le  comte  était  obligé  de 
souffler  par  les  trous  de  sa  visière.  Il  sentit  que  ses  for- 
ces commençaient  à  diminuer  et  que  ses  regards  se 
troublaient;  l'adresse  de  son  adversaire  lui  était  main- 
tenant trop  visiblement  démontrée  pour  qu'il  espérât 
rien  de  son  épée;  aussi,  prenant  une  résolution  déses- 
pérée, d'une  main  il  jeta  loin  de  lui  l'arme  inutile,  et 
de  l'autre  il  arracha  vivement  la  hache  qui  pendait  à 
l'arçon  de  sa  selle.  Le  chevalier  en  fit  autant  avec  une 
justesse  et  une  promptitude  qui  tenaient  de  la  magie, 
et  les  deux  adversaires  se  retrouvèrent  prêts  à  recom- 
mencer un  nouveau  combat,  qui,  cette  fois,  ne  pouvait 
manquer  d'être  décisif. 

Mais,  aux  premiers  coups  qu'ils  se  portèrent,  les 
deux  champions  s'aperçurent  avec  étonnement  que  les 
choses  avaient  changé  de  face  :  c'était  le  comte  de  Ra- 
venstein  qui  se  tenait  sur  la  défensive,  et  c'était  le  che- 
valier au  cygne  d'argent  qui  attaquait  à  son  tour,  et  cela 
avec  une  telle  lorce  et  une  telle  rapidité,  qu'il  était  im- 
possible de  suivre  des  yeux  l'arme  courte  et  massive  qui 
flamboyait  dans  sa  main.  Le  comte  se  montra  ua  in- 


284  OTITON    L'AP.rJlF.R 

stanl  digne  de  son  nom  et  de  sa  renommée;  mais  enfin, 
étant  arrivé  trop  tard  à  la  parade,  un  coup  de  l'arme 
de  son  adversaire  tomba  d'aplomb  sur  son  casque,  brisa 
le  cimier  et  la  couronne  de  comte,  et,  quoique  la  hache 
ne  pénétrât  point  jusqu'à  la  tête,  elle  fit  l'effet  d'une 
massue.  Le  comte,  étourdi,  baissa  la  tête  jusque  sur  le 
cou  de  son  cheval,  qu'il  saisit  de  ses  deux  mains,  cher- 
chant instinctivement  un  appui  ;  puis  il  laissa  tomber 
sa  hache;  et,  vacillant  un  instant  lui-même,  il  tomba  à 
son  tour  sans  que  son  adversaire  eût  eu  besoin  de  re- 
doubler. 

Ses  écuyers  accoururent  et  ouvrirent  son  casque  :  le 
comte  rendait  le  sang  par  le  nez  et  par  la  bouche,  et 
était  complètement  évanoui.  Ils  le  transportèrent  dans 
sa  tente  et,  en  le  désarmant,  lui  trouvèrent,  outre  les 
blessures  de  la  tête,  cinq  autres  blessures  en  différents 
endroits  du  corps. 

Quant  au  chevalier  au  cygne  d'argent,  il  rattacha  sa 
hache  à  l'arçon  de  sa  selle,  remit  son  épée  au  four- 
reau, reprit  sa  lance,  et,  s'avançant  de  nouveau  vers 
le  balcon  de  la  comtesse  Béatrix,  il  salua  le  prince 
Adolphe  et  sa  fille  ;  puis,  au  moment  où  ils  croyaient 
que  leur  libérateur  allait  entrer  au  château,  il  se  diri- 
gea vers  le  rivage,  descendit  de  cheval  et  rentra  dans  sa 
barque,  qui  remonta  aussitôt  le  fleuve,  emportant  le 
vainqueur  mystérieux. 
Deux  heures  après,  le  comte,  revenu  à  lui,  ordonna 


OTIION  L'AIICHER  283 

à  l'instant  môme  de  lever  le  camp  et  de  reprendre  le 
chemin  de  Ravenstein. 

Le  soir,  arriva  le  comte  Karl  de  Hombourg  avec  une 
vingtaine  d'hommes  d'armes.  Il  venait  au  secours  du 
prince  Adolphe  de  Clèves,  qui,  ainsi  que  nous  l'avons 
dit,  avait  envoyé  des  messages  à  tous  les  amis  et  alliés 
qu'il  avait  dans  les  environs. 

Le  secours  était  maintenant  inutile  ;  mais  le  vieux 
guerrier  n'en  fut  pas  moins  grandement  accueilli  et 
dignement  fêté. 


XI 


Pendant  que  les  événements  que  nous  avons  ra- 
contés se  passaient  à  Clèves,  le  landgrave  Ludwig 
n'ayant  plus  près  de  lui  que  son  vieil  ami  le  comte 
Karl  de  Hombourg,  était  demeuré  dans  le  château  de 
Godesberg  pleurant  Emma,  qui  ne  voulait  pas  revenir 
près  de  lui,  et  Othon,  qu'il  croyait  mort.  Vainement  le 
comte  essayait  de  lui  rendre  un  double  espoir  en  lui 
disant  que  sa  femme  lui  pardonnerait  et  que  son  fils 
s'était  sans  '^oute  échappé  à  la  nage  ;  le  pauvre  land- 
grave ne  voulait  pas  croire  à  cette  parole  d'espoir,  et 
disait  qu'ayant  condamné  sans  miséricorde,  il  était  à  son 
tour  condamné  sans  merci.  Cet  état  violent  ne  pouvait 
durer  ;  mais  une  mélancolie  profonde  lui  succéda,  et  le 


îSfl  OTHON   L'ARCHER 

landgrave  s'enferma  dans  les  a{)partements  les  plus  re- 
rulés  du  château  de  Godesberg. 

Hombourg  était  seul  admis  près  de  lui,  et  encore,  des 
jours  se  passaient-ils  quelquefois  tout  entiers  sans  qu'il 
pût  parvenir  jusqu'à  son  ami.  Le  bon  chevalier  ne  sa- 
vait plus  que  faire  :  tantôt  il  voulait  aller  rechercher 
Emma  au  couvent  de  Nonenwerth,  mais  il  craignait 
qu'un  nouveau  refus  ne  redoublât  les  chagrins  de  l'c- 
poux;  tantôt  il  voulait  se  mettre  en  quête  d'Othon,  mais 

tremblait  qu'une  recherche  inutile  ne  portât  au  com- 
ble les  angoisses  du  père. 

Ce  fut  sur  ces  entrefaites  qu'arrivèrent  au  château 
de  Godesberg  les  dépèches  du  prince  Adolphe  de  Clè- 
ves.  Dans  toute  autre  circonstance,  le  landgrave  Lud- 
wig  se  fût  empressé  de  se  rendre  en  personne  à  cette 
invitation  de  guerre  ;  mais  il  était  tellement  absorbe 
dans  sa  douleur,  qu'il  donna  ses  pouvoirs  à  Hombourg, 
et  que  le  bon  chevalier,  après  avoir  lui-môme,  selon 
sa  coutume,  revêtu  son  ami  Hans  de  son  harnais  de 
bataille,  se  mit  à  la  tête  de  vingt  hommes  d'armes  et 
s'achemina  vers  la  principauté  de  Clèves,  où  il  arriva 
le  soir  même  du  jour  où  avait  eu  lieu,  entre  le  che- 
valier au  cygne  d'argent  et  le  comte  de  Ravenstein,  le 
combat  que  nous  avons  décrit. 

Le  comte  Karl  avait  été  reQU  comme  un  ancien  com- 
pagnon d'armes  et  avait  trouvé  le  château  en  fête. 
Une  seule  circonstance  dont  nul  ne  pouvait  se  rendre 


OTHON  L'ARCHER  287 

compte  venait  jeter  son  ombre  sur  la  joie  du  prince: 
c'était  la  disparition  du  chevalier  inconnu,  qui  s'était 
éloigné  d'une  manière  si  inattendue  et  si  rapide,  que 
le  prince  l'avait  vu  disparaître  avant  d'avoir  trouvé 
un  moyen  de  le  retenir.  Il  ne  fut,  pendant  toute 
la  soirée,  question  que  de  cette  étrange  aventure, 
et  chacun  se  retira  sans  y  avoir  rien  pu  com- 
prendre. 

L'esprit  du  prince  avait  tellement  été  fixé  sur  une 
seule  pensée,  depuis  l'issue  du  combat,  que  ce  ne  fut 
que  lorsqu'il  se  retrouva  seul  qu'il  se  rappela  la  dispa- 
rition de  ses  deux  archers,  Hermann  et  Othon.  Une 
conduite  pareille  au  moment  du  danger  lui  parut  si 
étrange  de  la  part  de  ces  deux  hommes,  qu'il  résolut, 
s'ils  reparaissaient  au  château  sans  pouvoir  donner  d'ex- 
cuse valable,  de  les  renvoyer  honteusement  aux  yeux  de 
tous.  En  conséquence,  l'ordre  fut  donné  aux  gardes  de 
nuit  de  prévenir  le  prince,  dès  le  matin,  dans  le  cas  où 
Othon  et  Hermann  seraient  rentrés  pendant  la  nuit. 

Le  lendemain,  au  point  du  jour,  un  serviteur  entra 
dans  la  chambre  du  prince.  Les  deux  déserteurs  étaient 
rentrés  dans  le  quartier  des  gardes  vers  les  deux  heu- 
res du  matin. 

Le  prince  s'habilla  aussitôt,  et  ordonna  que  Ton  fit 
venir  Othon. 

Dix  minutes  après,  le  jeune  archer  se  présenta  de- 
vant son  maître.  Il  avait  l'air  aussi  calme  que  s'il  ne  se 


288  OTIJOX    1/AUCIJER 

fût  pas  douté  delà  cause  pour  laquelle  il  était  monté. 
Le  prince  le  regarda  sévèrement  ;  mai^  le  motif  qui  fit 
baisser  les  yeux  à  Othon  devant  ce  regard  terrible  fut 
visiblement  un  sentiment  de  respect  et  non  de  honte. 
Le  prince  ne  comprenait  rien  à  une  pareille  assu- 
rance. 

Alors  il  interrogea  Othon,  et  le  jeune  homme  répon- 
dit à  toutes  les  questions  du  prince  avec  respect,  mais 
avec  fermeté  ;  il  avait  été  occupé  pendant  toute  celle 
journée  d'une  affaire  importante  dans  laquelle  Her- 
mann  l'avait  secondé  :  voilà  tout  ce  qu'il  pouvait  dire. 
Quant  à  la  faute  d'Hermann,  il  la  prenait  sur  son 
compte,  attendu  que  c'était  lui,  Othon,  qui  avait  usé 
de  son  influence  sur  ce  jeune  homme,  qui  lui  devait  la 
vie,  pour  le  faire  manquera  ses  devoirs. 

Le  prince  ne  comprenait  rien  à  cette  obstination  ; 
mais,  comme  à  une  faute  contre  les  règles  de  la  disci- 
pline militaire  elle  ajoutait  une  désobéissance  au  pou- 
voir seigneurial,  il  dità  Othon  qu'il  regrettait  de  se  sé- 
parer d'un  aussi  adroit  archer,  mais  qu'il  était  hors  des 
règles  étaWies  au  château  qu'un  serviteur  s'éloignât 
ainsi,  sans  demander  la  permission  de  le  faire,  et  ren- 
trât sans  vouloir  dire  d'où  il  venait;  en  conséquence, 
le  jeune  archer  pouvait  se  regarder  comme  libre  et 
prendre  du  service  chez  tel  seigneur  qui  lui  convien- 
drait. Deux  larmes  parurent  au  bord  des  paupières  d'O- 
tHon,  mais  furent  aussitôt  séchées  par  la  flamme  qui  iui 


OTHON  L'ARCHER  289 

monta  au  visage;  et,  sans  rien  répondre,  le  jeune  ar- 
cher s'inclina  et  sortit. 

Ce  n'était  pas  sans  peine  que  le  prince  avait  pris  une 
pareille  résolution,  et  il  avait  dû  en  appeler  au  senti- 
ment de  colère  qu'avait  éveillé  en  lui  l'obstination  du 
coupable  pour  le  punir  aussi  sévèrement.  Aussi,  pen- 
sant que  le  jeune  homme  se  repentirait,  le  prince  alla 
à  la  fenêtre  qui  donnait  sur  la  cour  que  devait  traver- 
ser Othon  pour  se  rendre  au  quartier  des  archers,  et  se 
cacha  derrière  un  rideau  afin  de  n'être  point  aperçu, 
certain  qu'il  était  de  le  voir  revenir  sur  ses  pas.  Mais 
Othon  s'éloigna  lentement  et  sans  détourner  la  tête  ;  et 
le  prince  le  suivait  des  yeux,  perdant  une  espérance  à 
chaque  pas  que  faisait  le  jeune  homme,  lorsqu'il  aper- 
çut du  côté  opposé  de  la  cour  le  comte  Karl  de  Hom- 
bourg,  qui  venait  de  veiller  lui-même  à  ce  que  le  déjeu- 
ner de  Hans  lui  fût  servi  à  son  heure  accoutumée.  La 
vieux  comte  et  le  jeune  archer  marchaient  donc  au-de- 
vant l'un  de  l'autre,  lorsqu'en  levant  les  yeux  l'un  sur 
l'autre,  ils  s'arrêtèrent  tous  deux  comme  frappés  de  la  fou- 
dre. Othon  avait  reconnu  Karl;  Karl  avait  reconnu  Othon. 
Le  premier  mouvement  du  jeune  homme  fut  de  s'é- 
loigner ;  mais  Hombourg  lui  jeta  les  bras  autour  du 
cou  et  le  retint  en  l'appuyant  contre  son  cœur  avec  toute 
la  force  de  la  vieille  amitié  qui,  depuis  trente  ans,  l'u- 
nissait à  son  père. 

Le  prince  pensa  que  le  bon  chevalier  devenait  fou ^ 

17 


290  OTIION   L'ARCHER 

un  comte  embrassant  un  archer  lui  paraissait  un  spec- 
tacle si  étrange,  qu'il  n'y  pouvait  croire  :  aussi  ouvrit- 
il  sa  fenêtre  en  appelant  Karl  de  toutes  ses  forces.  A 
cette  apparition,  le  jeune  homme  n'eut  que  le  temps  de 
faire  promettre  au  vieux  chevalier  qu'il  lui  garderait 
le  secret,  et  s'élança  dans  le  quartier  des  gardes,  tandis 
que  Hombourg  se  rendait  à  l'invitation  du  prince. 

Le  prince  interrogea  Hombourg  ;  mais  ce  fut  Hom- 
bourg qui  à  son  tour  ne  voulut  rien  dire.  Il  se  contenta 
de  répondre  qu'Othon  ayant  été  longtemps  au  service 
du  landgrave  de  Godesberg,  il  l'avait  connu  là  tout  en- 
fant et  s'était  attaché  à  lui,  de  sorte  que,  lorsqu'il  l'a- 
vait rencontré,  il  n'avait  pas  été  maître  d'un  premier 
mouvement  de  joie  :  il  convenait,  au  reste,  avec  la  bon- 
homie qui  lui  était  habituelle,  que  ce  premier  mouve- 
ment l'avait  entraîné  au  delà  des  bornes  du  décorum. 
Le  prince,  qui  regrettait  sa  sévérité  envers  Othon  parce 
qu'il  soupçonnait  quelque  mystère  dans  cette  bizarre 
absence,  saisit  cette  occasion  de  revenir  sur  ce  qu'il 
avait  fait  r  en  conséquence,  il  appela  un  serviteur  et  lui 
ordonna  d'aller  dire  à  son  archer  qu'il  pouvait  rester 
au  château,  et  qu'à  la  sollicitation  du  comte  Karl  de 
Hombourg,  le  prince  lui  pardonnait  ;  mais  le  serviteur 
revint  en  disant  que  le  jeune  homme  avait  disparu 
avec  Hermann,  et  que  nul  n'avait  pu  lui  dire  ce  qu'ils 
étaient  devenus.  Le  prince  fut  quelque  temps  tellement 
préoccupé  de  cette  disparition,  qu'il  en  oublia  le  com- 


OTHON   L'ARCHER  29î 

bat  de  la  veille;  mais  bientôt  ce  souvenir  revint  à  son 
esprit,  et  avec  lui  le  regret  de  laisser  sans  récompense 
le  dévouement  du  chevalier  inconnu.  Il  consulta  le  comte 
Karl  sur  ce  qu'il  avait  à  faire  à  ce  sujet,  et  le  vieux 
chevalier  lui  donna  le  conseil  de  proclamer  que,  la 
main  d'Héléna  appartenant  de  droit  à  son  défenseur,  le 
chevalier  au  cygne  d'argent  n'avait  qu'à  se  présenter 
pour  recevoir  une  récompense  que  rendaient  précieuse, 
même  pour  un  fils  de  roi,  la  beauté  et  la  richesse  d'Hé- 
léna. Le  même  soir,  le  comte  Karl  quitta  le  château 
malgré  les  instances  du  prince ,  des  affaires  de  la  der- 
nière importance  le  rappelant,  disait-il,  auprès  de  son 
vieil  ami  le  landgrave  de  Godesberg. 

Othon  attendait  le  chevalier  à  Kerveinheim  :  ce  fut 
là  qu'il  apprit  le  désespoir  du  landgrave.  Tout  avait 
disparu  devant  l'idée  de  son  père  souffrant  et  malheu- 
reux, tout  jusqu'à  son  amour  pour  Héléna.  Aussi  exigea- 
t-il  du  comte  qu'ils  se  remissent  en  route  à  l'instant 
même.  Mais  le  comte  avait  une  autre  espérance  :  c'était 
de  ramener  à  la  fois  au  landgrave  son  épouse  et  son  fils  ; 
car  il  espérait  qu'un  mot  du  fils  obtiendrait  de  la  mère 
ce  que  n'avaient  pu  obtenir  les  prières  de  l'époux. 

Hombourg  ne  se  trompait  pas  :  trois  jours  après,  il 
regardait,  à  travers  des  larmes  de  joie,  son  vieil  ami  ser- 
rant entre  ses  bras  sa  femme  et  son  enfant,  qu'il  avait 
crus  perdus  pour  toujours. 

Cependant  le  château  de  ClèvôB  paraissait  vide  et 


29-2  OTIION   L'ARCHER 

OthoD,  en  partant,  en  avait  enlevé  la  vie.  Héléna  priait 
sans  cesse  dans  la  chapelle  de  la  princesse  Bcatrix,  et  le 
prince  Adolphe  de  Clèves  ne  cessait  de  regarder  au 
balcon  s'il  ne  voyait  pas  revenir  le  chevalier  au  cygne 
d'argent  :  le  père  et  la  fille  ne  se  rassemblaient  plus 
qu'aux  heures  de  repas.  Chacun  d'eux  s'inquiétait  de  la 
tristesse  de  l'autre  ;  enfin  le  prince  Adolphe  résolut  de 
mettre  à  exécution  le  conseil  que  lui  avait  donné  le 
comte  de  Hombourg.  Et,  un  soir  que  Héléna  avait  prié 
toute  la  journée  et  qu'elle  se  retirait  pour  prier  encore, 
son  père  l'arrêta  au  moment  où  elle  allait  franchir  le 
seuil  de  la  porte, 

—  Héléna,  lui  dit-il,  n'as-tu  pas  plus  d'une  fois,  de- 
puis le  jour  du  combat  qui  t'a  si  heureusement  délivrée 
du  comte  de  Ravenstein,  pensé  au  chevalier  inconnu? 

—  Si  fait,  monseigneur,  répondit  la  jeune  fille;  car 
je  crois  n'avoir  pas  adressé  une  prière  à  Dieu,  depuis 
ce  jour,  sans  lui  avoir  demandé  de  le  récompenser, 
puisque  vous  ne  pouvez  le  faire,  vous. 

—  La  seule  récompense  qui  conviendrait  à  un  aussi 
noble  jeune  homme  que  celui-là  paraissait  être,  c'est  la 
main  de  celle  qu'il  a  sauvée,  répondit  le  prince. 

—  Que  dites-vous,  mon  pèreî  s'écria  Héléna  en  rou- 
gissant. 

—  Je  dis,  répondit  le  prince  reconnaissant  dans 
l'expression  du  visage  de  sa  fille  plus  de  surprise  que 
d'inquiétude,  que  '*^  regrette  de  n'avoir  pas  mis  plus 


OTHON  L'ARCHER  293 

tôt  à  exécution  le  conseil  que  m'a  donné  Hombourg. 

—  Et  quel  est  ce  conseil?  demanda  Héléna. 

—  Tu  le  sauras  demain,  répondit  le  comte. 

Le  lendemain,  des  hérauts  partirent  pour  DordrecM 
et  pour  Cologne,  proclamant  partout  que  le  prince 
Adolphe,  n'ayant  pas  trouvé  de  plus  noble  récompense 
à  offrir  à  celui  qui  avait  combattu  pour  sa  fille  que  la 
main  même  de  sa  fille,  faisait  prévenir  le  chevalier  au 
cygne  d'argent  que  cette  récompense  l'attendait  au 
château  de  Clèves. 

Vers  la  fin  du  septième  jour,  comme  le  prince  et  sa 
fille  étaient  assis  sur  le  balcon  de  la  princesse  Béatrix, 
Héléna  posa  vivement  une  de  ses  mains  sur  le  bras  de 
son  père,  tandis  qu'elle  lui  montrait,  de  l'autre,  un 
point  noir  qui  apparaissait  sur  le  fleuve,  à  la  pointe  de 
Dornick,  c'est-à-dire  à  l'endroit  même  où  avait  disparu 
Rodolphe  d'Alost. 

Bientôt  ce  point  devint  visible.  Héléna  reconnut  la 
première  que  c'était  une  barque  montée  par  trois  maî- 
tres et  six  rameurs.  Bientôt  elle  put  distinguer  que  ces 
hommes  étaient  revêtus  d'armures,  avaient  la  visière 
baissée,  et  que  celui  qui  se  tenait  au  milieu  des  deux 
autres,  portait  au  bras  gauche  un  écu  armorié.  Dès  lors 
ses  yeux  ne  quittèrent  plus  le  bouclier  ;  au  bout  d'un 
instant,  il  n'y  eut  plus  de  doute  :  ce  bouclier  portait 
pour  armes  un  champ  d'azur  avec  un  cygne  d'argent 
îe  prince  lui-même,  malgré  sa  vue  afi"aiblie,  commen- 


294  OTIIOIN   L'ARCHER 

çait  à  le  distinguer.  Le  prince  ne  pouvait  contenir  sa 
joie  ;  Héléna  tremblait  de  tous  ses  membres. 

La  barque  prit  terre  :  les  trois  chevaliers  descendi- 
rent sur  le  rivage  et  s'acheminèrent  vers  le  château.  Le 
prince  saisit  Héléna  par  la  main,  et,  la  forçant  de  des- 
cendre, il  la  conduisit  presque  de  force  au-devant  de 
son  libérateur.  Au  haut  du  perron,  les  forces  lui  man- 
quèrent, et  le  prince  fut  forcé  de  s'arrêter  :  en  ce 
moment,  les  trois  chevaliers  s'avancèrent  dans  la 
cour. 

—  Soyez  les  bien  reçus,  qui  que  vous  soyez,  leur 
cria  le  prince,  et,  si  l'un  de  vous  est  véritablement  le 
brave  chevalier  qui  est  venu  si  courageusement  à  notre 
aide,  qu'il  s'approche  et  lève  la  visière  de  son  casque, 
afin  que  je  puisse  l'embrasser  à  visage  découvert. 

Alors  celui  qui  portait  l'écu  armorié  s'arrêta  un 
instant  lui-même,  s'appuyant  sur  l'épaule  des  deux 
chevaliers  qui  l'accompagnaient,  car  il  paraissait  aussi 
tremblant  que  la  jeune  fille  ;  mais  bientôt  il  sembla  so 
remettre,  et,  montant  une  à  une  les  marches  du  perron, 
toujours  escorté  de  ses  deux  compagnons,  il  s'arrêta  sur 
l'avant-dernière,  fléchit  le  genou  devant  Héléna,  et 
après  un  dernier  moment  d'hésitation,  leva  la  visière 
de  son  casque. 

—  Othon  l'archer  !  s'écria  le  prince  stupéfait. 

—  J'en  étais  sûre,  murmura  la  jeune  fille  en  cachant 
son  visage  dans  la  poitrine  de  son  père. 


OTHON  L'ARCHER  295 

—  Mais  qui  t'avait  donné  le  droit  de  porter  un  cas- 
que couronné  ?  s'écria  le  prince. 

—  Ma  naissance,  répondit  le  jeune  homme  avec  cette 
voix  douce  et  ferme  que  le  père  d'Héléna  lui  connaissait. 

—  Qui  me  l'attestera?  continua  Adolphe  de  Clèves 
doutant  encore  de  la  parole  de  son  archer. 

—  Moi,  son  parrain,  dit  le  comte  Karl  deHombourg. 
— Moi,  son  père,  dit lelandgraveLudwigdeGodesberg. 
Et  tous  deux,  en  disant  ces  mots,  levèrent  à  leur  tour 

la  visière  de  leur  casque. 

Hait  jours  après,  les  deux  jeunes  gens  furent  unis 
dans  la  chapelle  de  la  princesse  Béatrix. 

Voilà  l'histoire  d'Othon  l'archer  telle  que  je  l'ai  en- 
tendu raconter  sur  les  bords  du  Rhin, 


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TABLE 


Les  FnÈRFS  Cof<:i"<  .•••. i 


F.  iiureau.  —  Imprimerie  de  Lagny 


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