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GABRIEL SARRAZIN
LES GRANDS
POÈTES ROMANTIQUES
DE LA POLOGNE
MICKIEWICZ — SLOWACKI — KRAS1NSKI
Librairie académique PERRJN et O'
LES
SRANDS POÈTES ROMANTIQUES
DE LA POLOGNE
DU MEME AUTEUR
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GABRIEL SARRAZIN
LES
RANDS POÈTES ROMANTIQUES
DE LA POLOGNE
(ESSAIS DE LITTÉRATURE ET D'HISTOIRE)
MICKIEWICZ. — SLOWACKI. — KRASINSKI
•» Ge peuple martelé, scié en
,ieux, comme fut Isaïe, a pris
dans son supplice des ailes
prophétiques. Il ne marche
plus, mais il vole.. . Ses fils ont
écrit des poèmes sublimes...
MlCHELET.
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER
PERRIN ET Cie, LIRRAIRES-ÉDIÏEUUS
33, QUAI DES GRANDS -AOGUSTINS, 35
1906
Tous droits réservés.
A M ARIA N ZDZIECHOWSKI
Mon cher ami,
Je vous prie d'accepté?7 la dédicace de cet ouvrage.
J'aurais désiré qu'il eût quelque chose de l'élan
lyrique qui souleva les grands poètes de votre patrie,
et qu'on y sentit frémir par endroits leur dieu inté-
rieur. De la sorte, vous eussiez pris plaisir, je n'en
doute point, à cette lecture, et j'aurais trouvé là
ma récompense , car vous êtes vous-même, mon cher
Zdziechowski, l'un des hommes que j'admire le plus.
Combien j'ai toujours été frappé de vos étonnantes
facultés d'intuition, et de cette divination vraiment
extraordinaire grâce à laquelle vous lisez- d'avance
les arrêts du Destin! Une nation qui compte clés
fils tels que vous, des écrivains d'une intelligence
aussi perspicace et d'un aussi grand cœur, peut
avoir subi dans le passé les pires infortunes : elle
a pour elle V avenir.
G. S.
PREFACE
Ces Essais sur la grande période de la poésie
polonaise, je les ai écrits en l'honneur d'un peuple
héroïque et malheureux, et pour plusieurs raisons
que je tiens à exposer. Je me suis aperçu d'abord
que le sujet n'avait été traité que par fragments,
et jamais cl ensemble : il était donc comme neuf,
du moins chez nous. Mon ami Edouard Schuré
m'écrivait, à la date du 1er octobre 1904 : « A cha-
cune de vos nouvelles études sur les poètes
romantiques de Pologne, je suis frappé de la
puissance de ces poètes. Ils ont tous quelque chose
d'excessif et de presque forcené, mais ils sont
profondément originaux et d'une imagination
entraînante. Tous bardes, prophètes et vision-
naires. On se sent transporté avec eux — loin du
siècle des machines — à une époque où l'huma-
nité était plus sauvage, mais où la taille de l'homme
était plus haute, le héros plus grand, le poète
plus directement inspiré. Votre volume remettra
en honneur et à sa place la poésie polonaise. Car
elle n'est pas connue en France. Je doute que nos
meilleurs critiques en aient l'ombre d'une notion.
VIII PRÉFACE
C'est à peine s'ils connaissent le nom de Mickiewicz.
Mais de ses œuvres, de son génie? Rien. Je crois
donc que votre livre vient à point, pour bien des
motifs. A propos de Krasinski, dont vous me par-
lez, ne craignez pas de le traiter aussi largement
que les autres. Votre livre doit être une synthèse
de la Pologne, en ses trois bardes essentiels. »
C'est précisément, c'est en effet ce bardisme
grandiose et passionné qui m'avait fasciné, moi
aussi, il y a six ans, et au point que je me décidai
assez vite à écrire le présent ouvrage. La poésie polo-
naise de la période romantique manifeste le pre-
mier et le plus haut des caractères de l'inspiration,
j'entends cette liberté farouche de l'esprit créateur
qui ne relève que d'elle-même, abolit les règles et
conventions, réduit en poussière les canons des
âges trop policés, trop ratisses, trop usés, ceux
qui prennent l'artificiel pour l'Art, et sont déjà si
loin de la nature et du feu primordial de l'âme,
qu'ils ne pourraient pas même en soupçonner la
grandeur. « Cet élan de l'âme est naturel aux
peuples voisins de l'origine des choses, a dit Phi-
larète Chasles. Simplicité et sincérité du mouve-
ment, libre expansion des forces sympathiques de
l'humanité, tel est leur lyrisme, qui apparaît mêlé
de symbolisme oriental. Le cœur entier s'ouvre :
la poésie en jaillit... » Ces expressions, dont le cri-
tique s'est servi pour caractériser la poésie primi-
tive des races celtiques et de toutes les races du
PRÉFACE IX
Nord, peuvent s'appliquer avec une égale justesse
aux grands poètes romantiques de la Pologne : il
n'y a qu'à lire Mickiewicz pour se convaincre
qu'il est en vérité, et selon le mot de Renan,
« une sorte de géant lithuanien plein de la sève
des grandes races au lendemain de leur éveil,
fraîchement né de la terre » ; et, de même,
Slowacki et Krasinski, ses deux rivaux, sont des
bardes.
J'avais une autre raison de porter un intérêt
spécial à mon sujet. Outre Y extraordinaire gran-
deur du lyrisme, je constatais ici l'influence directe
et toute-puissante de la Poésie sur une nation.
Car il faut bien s'imaginer — et j'ajoute qu'on
n'a pas la moindre idée de la chose, dans l'Europe
occidentale — que la grande poésie de l'époque
romantique, en Pologne, « y est devenue, du fait
des circonstances, un élément important, sinon
le seul élément d'éducation nationale, pour la
jeunesse ». Là-dessus, je cède la parole à l'un des
publicistes polonais lesplus éminents du xixe siècle,
Julian Klaczko :
Dans un pays où la foi est tracassée et soupçonnée comme
symptôme de mauvaises dispositions; où les universités et
les écoles nationales ont été supprimées, où l'enseignement
se donne dans une langue étrangère; où une censure aussi
ombrageuse que craintive surveille toute pensée, toute
parole; où l'administration et la justice sont gérées par des
étrangers; où les mœurs et les coutumes du pays sont vio-
lemment déracinées; où tout souvenir du pays est détruit
X PREFACE
ou sévèrement puni; où la police est toujours aux aguets,
la menace et le châtiment toujours suspendus sur les têtes ' ;
dans un tel pays, la vie morale, qui, quoi qu'on puisse
dire, n'est autre que la vie nationale, ne trouve de refuge
que dans la religion et dans la poésie.
En Pologne, la poésie partage la direction des âmes
avec le catholicisme, si même elle n'empiète pas sur lui.
Les œuvres d'imagination n'y constituent pas, comme en
Occident, le charme de l'esprit; on ne les lit pas dans des
salons et on ne les discute pas en toute liberté de parole.
Ces poèmes ont été composés à l'étranger, par des exilés;
ils sont importés du dehors et dévorés dans le mystère,
dans la nuit, au milieu d'amis éprouvés de longue date et
qui ont juré le secret; les portes sont verrouillées, les volets
clos; un fidèle est aposté dans la rue pour donner au besoin
l'alarme. Après des lectures ainsi plusieurs fois répétées,
haletantes, fiévreuves, les pages sont livrées aux flammes ;
mais les vers se sont incrustés dans toutes les mémoires, et
rien ne les fera plus oublier. C'est ainsi que la pauvre
jeunesse entend le langage brûlant de ses poètes, le seul
qui lui parle de patrie, de liberté, d'espoir, d'avenir, de
vertu et de combat. Un écrivain polonais a fait la remarque,
profonde de vérité, que l'histoire ne saurait peut-être
montrer que deux peuples qui aient reçu une éducation
exclusivement poétique : la Grèce dans les temps anciens
et la Pologne au xixe siècle2.
Voilà, certes, une peinture qui serre le cœur :
1. Ces lignes, qui datent de 1862, étaient encore exactes en
janvier 1904. Mais, depuis, le gouvernement russe, contraint
par les événements, a légèrement desserré les liens et le bâillon
de sa victime. Des ukases récents ont reconnu à peu près com-
plètement la liberté de conscience en Pologne, permis, en certains
cas, l'enseignement de la langue polonaise dans les écoles, aboli
les règlements iniques auxquels était soumise la transmission
de la propriété foncière en Lithuanie. (Voir le Bulletin polonais
du 15 Juin 1900).
2. 11 y en eut un troisième : les Hébreux. A l'époque des infor-
tunes de Juda et pendant la captivité, Ton put savoir ce que
furent pour leur race les poètes-prophètes de la Bible. Il n'est
que les rois de l'inspiration pour conforter unpeuple.
PRÉFACE XI
quelle vie spirituelle étrange et poignante! Mais
se peut-il aussi rien de plus passionnant que
d'apprendre qu'il est encore un pays où la Poésie
joue ce magnifique rôle? Là-bas, me disais-je sans
cesse, tandis que je travaillais à ce livre, là-bas,
la Poésie enseigne! Là-bas, elle est reine et maî-
tresse des âmes1! Là-bas, elle est une croyance!
Et comme telle, elle est révérée, elle est honorée
d'un culte qui semble une gageure, un miracle,
au milieu d'un monde qui s'américanise partout
ailleurs, et n'a plus d'autre dieu que l'argent, le
hideux argent!
Ceux qui n'ont pas perdu de vue l'Idéalisme
obstiné de mes précédents ouvrages, s'explique-
ront maintenant que j'aie écrit ces études. Dirai-je
qu'elles m'ont donné beaucoup de mal ? Le lecteur
n'en doutera point, car il verra qu'il s'agissait de
mêler l'histoire à la littérature, ou plutôt de
fondre les deux dans une œuvre vivante, et, si
possible, artiste. Ce n'était pas une petite affaire.
J'ai eu la bonne fortune d'être conseillé et sou-
tenu par les personnes les plus compétentes. Mes
amis de l'émigration polonaise et de la Galicie
m'ont prodigué les renseignements. Je prie
MM. Marian Zdziechowski et Venceslas Gasztowtt,
entre autres, d'agréer l'expression de ma plus
1. « Sur la poitrine des soldats polonais tombés dans les plaines
de Mandchourie, on trouve le Livre des Pèlerins polonais. •>>
{Bulletin polonais du 15 juin 1905.)
XII PRÉFACE
sincère gratitude : je leur dois d'avoir pu mener
ma tâche jusqu'au bout. S'ils ne m'avaient sans
cesse encouragé, s'ils ne m'avaient aidé à tout
instant de leurs indications et de leurs travaux,
s'ils n'avaient dissipé mes doutes continuels, si,
enfin, ils ne m'avaient certifié à plusieurs reprises
que j'étais bien dans la bonne voie et que la vision
que j'ai essayé de donner ici delà Pologne roman-
tique ne s'éloignait pas trop de la vérité, peut-être
aurais-je trouvé le fardeau trop lourd pour mes
forces.
Je ne veux pas terminer cet avant-propos sans
rendre hommage à l'activité littéraire dont la
Pologne n'a cessé de faire preuve, depuis la mort
de ses grands poètes romantiques et jusquà nos
jours. La période contemporaine est même très
intéressante. Il semble que le malheur, au lieu
d'abattre l'énergie intellectuelle de la nation, n'ait
fait au contraire que la stimuler. Asnyk est
mort, mais Mme Konopnickavit toujours, et fona
célébré en 1902 les fêtes de son jubilé : avec elle,
des écrivains plus jeunes, Tetmayer, Jan Kaspro-
wicz, Przybyszewski, Stanislas Wyspianski con-
tinuent à représenter la poésie et le drame. Dans
le roman, un nom connu du monde entier :
Sienkiewicz; mais il ne faudrait pas oublier pour
cela Boleslas Prus, Mmc Orzeszko, Sieroszewski,
Zeromski. Je pourrais citer beaucoup d'autres noms:
mais il n'entre pas clans mon plan de m'occuper
PRÉFACE XIII
du tout des œuvres qui appartiennent à la seconde
moitié du xixc siècle ou au temps présent. Je me
borne, dans ce volume, à traiter de l'époque
romantique et des trois grands hommes qui Font
immortalisée. Elle restera la date capitale de
l'histoire littéraire du pays.
LES
GRANDS POÈTES ROMANTIQUES
DE LÀ POLOGNE
ADAM MICKIEWICZ
SA VIE, SON TEMPS, SES COMPATRIOTES
En 1794, — et à l'heure où la France se mesurait
avec l'Europe — sa vieille alliée du Nord, assaillie elle-
même, faisait d'abord tête avec désespoir, puis, en-
fermée dans un cercle de fer, pliant sous le nombre,
soudain s'affaissait sanglante, épuisée, prisonnière,
vouée désormais à un long martyre, impuissante à
conjurer l'horreur de son destin. Kosciuszko venait
d'être ramassé mourant sur le champ de bataille de
Maciejowice et emmené en captivité. L'épée de l'ange
exterminateur avait fauché dans Praga. Pour punir la
chevalerie polonaise de s'être réformée trop tard,
d'être restée sourde aux avertissements les plus pro-
phétiques, de n'avoir tenu compte ni des terribles
apostrophes de Skarga * ni de la tristesse du roi Jean-
Casimir prédisant un jour à la République sa perte et
son partage; d'avoir persisté dans les discordes civiles,
l'imprévoyance et l'anarchie ; de ne point s'être émue
de voir son armée permanente réduite à presque rien,
dès 1717; de ne pas s'être levée à temps, tout entière,
1. Surnommé le Chrysostome polonais. Il vivait au xvie siècle
et fut le plus grand orateur sacré de son pays.
I
2 LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
et ruée sur des ennemis qui ne cessaient de l'outrager,
de violer son sol, intervenaient sans cesse dans ses
affaires, mirent, en pleine paix, garnison dans ses
provinces et dans sa capitale, obligèrent ses assemblées
à délibérer sous les baïonnettes, — en expiation sans
doute de cette « immense inertie », de cette « insou-
ciance frivole», de ce «laisser aller honteux1 », le Ciel
avait déchaîné ses fléaux et permis que la nation fût
démembrée.
Mais l'instrument s'abuse toujours sur les desseins
du Seigneur. De l'arrêt mystérieux d'en haut il ne sait
lire que les premières syllabes, écrites en lettres de
feu; il n'en voit que ce qui satisfait son instinct de con-
voitise et de haine. Il n'était pas en la puissance
1. Ces expressions sont de l'émment patriote polonais Julian
Klaczko (la Poésie polonaise au XIX° siècle et le Poète anonyme).
Si je les répète, ce n'est certes point pour le plaisir, mais parce
qu'il me fallait faire allusion, au début de cette première étude,
à la période fâcheuse de l'histoire de Pologne, et qu'il y va delà
dignité de l'écrivain de ne jamais celer la vérité. La constitution
de la Pologne était mauvaise. La nation eut le tort d'y rester
attachée trop longtemps: de là, les malheurs de cet héroïque
pays. Quel peuple eût pu résister aux tempêtes continuelles que
suscitaient un idéal aussi violent de liberté individuelle et des
mœurs politiques orageuses à ce point? L'individualisme excessif
des gentilshommes de Pologne eut sa grandeur : il provenait de
l'intraitable fierté d'homme libre de chacun des membres de cette
République aristocratique. Mais c'est seulement par les conces-
sions entre citoyens, par l'union et par la sagesse, que les Etats
se conservent. «Le liberum veto, l'élection des rois, la fréquence
des confédérations, la prédominance de quelques familles, les
restrictions apportées aux droits des dissidents», et enfin, et sur-
tout, au xvin6 siècle, l'influence intolérable de la Russie: autant
de causes d'anarchie et de ruine que les historiens ont signalées
à juste titre. — Ceci dit, les Polonais ne se méprendront pas une
seconde sur les sentiments que leur porte l'auteur du présent
livre. Ces Essais ont justement pour but de glorifier le réveil de
la Pologne au xixe siècle, et de montrer avec quelle noblesse et
quel éclat elle sut se relever de sa décadence du xvnr.
ADAM MICKIEWICZ 3
des trois brigands couronnés d'aller jusqu'au bout de
leur désir et de percer le cœur de l'aigle blanc. Bien
qu'il l'eût touché de sa verge de fer, Dieu l'aimait, mal-
gré tout, le peuple de paladins qu'il avait si longtemps
préposé à la garde et au salut de l'Europe orientale. Au
lendemain même de la mort qu'ils croyaient avoir
infligée à la Pologne, presque aussitôt après l'orgie
de sang des cruelles funérailles, voici qu'un miracle se
produisit : la tombe enfanta, devint vivante. L'âme de
la nation ressuscita, souleva la pierre : une merveilleuse
floraison de poésie et de hauts faits s'épanouit. Une
foule de Polonais s'étaient réfugiés à l'Occident : ils
créèrent un nouveau chant national, qui remplaça l'an-
cien, et s'éploya au-dessus de la marche de leurs légions
napoléoniennes : «La Pologne n'est pas encore morte î »
De capitale en capitale, les strophes vengeresses vo-
lèrent, tournoyèrent en coup de sabre, s'abattirent en
1812 sur Moscou. Les héros succédèrent aux héros :1e
général Dombrowski, le glorieux prince Joseph, tant
d'autres sous leurs ordres, renouvelèrent les antiques
exploits de la race ; et, en 1798, naissait l'immortel
Adam Mickiewicz.
Il vint au monde en Lithuanie. C'est un peu la Bretagne
polonaise. Réunie au xve siècle à la République, elle
s'attacha fortement à celle-ci. Et elle lui prouva son
amour en lui donnant, aux jours néfastes, deux des
hommes qui devaient le plus l'honorer et la grandir
dans son infortune : Kosciuszko le chevalier, le croisé,
le saint dictateur, l'ami des pauvres, le père du peuple;
et l'autre, le sublime aède, l'homme qui ne désespéra
point en exil de la patrie écrasée une seconde fois; qui,
par le chant, lui remit Fâme debout, la retrempa d'es-
poir et de foi dans l'avenir.
Mickiewicz est le poète national de la Pologne. Et
non seulement il est une des plus hautes figures de son
4 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
pays, mais il est encore une des expressions les plus
caractéristiques, les plus frappantes, du grand Roman-
tisme. On ne saurait le séparer de son époque, et il est
d'ailleurs intéressant de voir à travers lui cette puis-
sante époque romantique. Je n'ai d'autre but, en cette
première étude, que de placer l'image du héros dans
son cadre, c'est-à-dire de brosser autour de son portrait
la physionomie de son temps et de ses compatriotes du
xixe siècle.
ANNEES D ENFANCE ET DE JEUNESSE
Adam Mickiewicz appartenait à la petite noblesse
lithuanienne. Il était le second fils d'un avocat de No-
wogrodek. Son père avait quatre enfants, n'était pas
riche, et se donnait beaucoup de mal pour nourrir sa
nichée. Pendant son enfance et son adolescence, Adam
entendit sans cesse parler causes, chicane, « dossiers » ;
il garda le souvenir du pittoresque judiciaire et sut le
rendre plus tard avec humour dans le Pan Tadeusz.
Mais il préférait sans peine les contes et légendes,
les chansons lithuaniennes, que sa bonne chantait en
compagnie des fîleuses et qu'il retenait par cœur. Elles
furent la substance de son génie.
Dans la classe à laquelle appartenait la famille
de Mickiewicz, la grande préoccupation, après celle du
pain quotidien, était la préoccupation patriotique. On
ne se consolait point de la perte de la liberté. Avec
quelle joie l'on apprenait chaque nouvelle victoire de
Napoléon! Car c'était de lui qu'on attendait la déli-
vrance.
ADAM MICKIEWICZ 5
Adam fat donc impressionné au plus haut point par
les événements de l'année 1812. On crut d'abord au
triomphe. Marchant sur Moscou, l'empereur traversait
la Lithuanie, et parmi les six cent mille hommes qui le
suivaient, marchaient les fameuses légions polonaises
et leurs glorieux chefs, DombroAVski, Kniaziewicz,
Giedroycz, Malachowski. Pour les yeux et le cœur de
l'enfant, ce fut une vision indicible. « Un ange descendu
du ciel dans une gloire n'aurait pas produit plus d'effet. »
Il a dépeint son extase d'alors dans le Pan Tadeusz : la
page est une des plus admirables de la poésie du
xixe siècle; c'est la voile au vent du matin, gonflée d'es-
pérance :
Année 1812! Oh! qui a pu te voir dans notre pays? Le
peuple t'appelle encore l'année d'abondance, le soldat,
l'année des combats; les vieillards aiment à s'entretenir,
les poètes à rêver de toi. Depuis longtemps, un prodige
céleste t'avait annoncée; de sourdes rumeurs couraient
parmi le peuple. A l'approche du soleil printanier,
d'étranges pressentiments avaient saisi Je cœur des Lithua-
niens, une attente joyeuse et mélancolique comme celle
de la fin du monde...
Des bandes de panaches et de bannières étincellent sur
les coteaux, se déroulent sur les prairies. C'est la cavalerie.
Etranges costumes. Armures nouvelles pour les yeux :
comme des torrents de neige fondue se précipitent par les
chemins les escadrons bardés de fer ; les shakos scintillent
dans les forêts, les baïonnettes étincellent; ce sont les
innombrables fourmilières de l'infanterie qui s'avancent.
Tous s'élancent vers le Nord : chevaux, hommes, canons,
aigles, défilent nuit et jour; dans le ciel des lueurs flam-
boient, la terre tremble, on entend comme des bruits de
tonnerre.
La guerre, la guerre! Il n'est pas un coin en Lithuanie
où sa rumeur n'ait pénétré ! La bataille ! Où? De quel côté ?
demandent les jeunes gens. Ils saisissent leurs armes; les
femmes élèvent les mains au ciel. Tous, sûrs de vaincre.
6 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
s'écrient en pleurant : « Dieu est avec Napoléon, Napoléon
est avec nous. »
0 printemps, heureux qui L'a vu dans notre pays, prin-
temps mémorable de la guerre, printemps de l'abondance.
0 printemps ! heureux qui t'a vu riche en blés, en verdure,
étincelant d'hommes, plein d'événements et gros d'espé-
rances. Je te vois encore, admirable rêve. Né dans l'escla-
vage, enchaîné dès le berceau, je n'ai connu qu'un tel prin-
temps dans ma vie ].
Tel avait été le rêve : on sait quel fut le réveil. Après
la fatale retraite, le grand-duché de Varsovie, cette créa-
tion si maigre de Napoléon, cette pauvre récompensede
la fidélité polonaise, disparut de la carte d'Europe.
Quelle que soit l'époque, il faut poursuivre sa vie.
L'aiguillon de la destinée personnelle, une ambition in-
définie, un vague et puissant désir, tels sontles éternels
ressorts de la jeunesse, même au milieu des vicissitudes
publiques et de l'anéantissement des espérances natio-
nales. Adam perdit son père ; la gêne se fit bientôt
sentir dans cette famille privée de son chef; et l'étudiant
pauvre s'en allait en 1815 continuer à l'Université de
Vilna les études commencées aux Dominicains de
Nowogrodek.
Il y pâlit sur les livres ; il y passa de brillants exa-
mens de littérature grecque et latine, qui lui permirent
de devenir professeur à Kowno un peu plus tard. Ceci,
c'est le début et la fin de bien des gens : passé l'heure
où ils conquirent le pain indispensable, ils n'ont plus
d'histoire. Adam était au contraire élu pour un grand
destin, et il en vit apparaître bientôt les signes avant-
coureurs. La grande poésie et le grand amour, le génie,
l'amitié, l'enthousiasme, mais aussi, mais presque aus-
sitôt, l'abandon de la bien-aimée, la douleur et le déses-
1. Traduction Louis Le»er.
ADAM MICKIEWICZ 7
poir, puis la persécution russe, puis l'exil, tout fondit
sur lui et lui pétrit l'âme en quelques années, pour
toujours.
Entrons dans quelques détails.
En 1817, les provinces polonaises de la Russie vivaient
sous un singulier régime. Alexandre Ier, souverain d'un
caractère généreux, libéral, quoique impressionnable
et changeant, avait octroyé une constitution à la Po-
logne proprement dite, c'est-à-dire aux régions de la
Vistule. Mais le lieutenant du Tsar à Varsovie, le grand-
duc Constantin, son frère, riait de la charte, la violait,
humiliait les officiers polonais, introduisait les coups
de bâton dans l'armée. A partir de 1820, on ne convoqua
plus la Diète, qui ne voulait point se réduire au rôle de
Chambre d'enregistrement des décisions de l'exécutif.
La Lithuanie n'était guère mieux traitée. Elle eut
quelques années de paix, grâce à l'influence dont jouis-
sait à Pétersbourg le plus puissant de ses magnats, le
prince Adam Czartoryski, ami d'enfance de l'empereur.
Puis, revenu sur la fin de son rèffne à l'autocratie
furieuse, Alexandre livra cette malheureuse province à
la tyrannie du sénateur Nowosiltzof.
C'était l'époque où l'Europe se creusait partout de
mines, d'associations patriotiques secrètes, destinées à
saper, puis à faire sauter la Sainte-Alliance et le sys-
tème de Metternich. Mickiewicz et cinq de ses cama-
rades de l'Université de Vilna, Thomas Zan, Jean
Czeczot, Malewski, Jezowski, Pietraszkiewicz, consti-
tuèrent dans l'ombre la société des Philomathes, ou
amants de la patrie. Les Philomathes s'engageaient
« à travailler toute leur vie au bien de leur pays, à cul-
tiver la science et la vertu, à entraîner par leur exemple
les autres jeunes gens » . Ce noble programme fut rempli .
11 se répandit peu à peu dans toute la Pologne et abou-
tit à l'insurrection de 1830. Le poète le résuma en une
8 LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
des maximes les plus idéalistes qu'on ait vues : « Aie
un cœur, et regarde au cœur. Proportionne ta force à
tes desseins, et non tes desseins à ta force. »
Il fut rempli non seulement en politique, mais en lit-
térature. L'époque était essentiellement fervente et
créatrice : elle bouillonnait. Un esprit nouveau sortait
de la cuve, écumant, fougueux, l'esprit romantique.
Bien qu'il faille se garder de restreindre ce terme à
l'art et qu'il s'applique à la vie entière de cette période,
c'est pourtant au sens littéraire que je l'écris en ce
moment. Suscité par la lecture de Gœthe et de Byron,
Mickiewicz s'annonçait en Pologne comme le chef des
novateurs. Ses émules, Alexandre Chodzko en tête,
l'appelaient « l'aigle ». A la grande colère des critiques
de Varsovie, les plus arriérés de l'Europe d'alors,
et qui s'indignaient qu'on osât écrire des poésies autre
part que dans la capitale, il imprimait ses premiers
poèmes à Yilna, rajeunissait la littérature polonaise,
se libérait des conventions classiques. Les beaux esprits
et les lettrés des salons le raillèrent et lui dénièrent
tout talent ; par contre, les étudiants lithuaniens et
jusqu'au peuple, jusqu'aux domestiques et femmes de
chambre, dévoraient ses livres dont ils se sentaient
frères, où ils se retrouvaient, eux et la sève même -de
leur sol, et leurs naïves croyances particulières.
L'esprit des légendes, le sentiment profond du ter-
roir, l'âme populaire respirée de partout, c'est de quoi
jeter l'ébauche d'un grand poète : pour le parfaire,
pour lui donner l'expression souffrante et sublime qui
prend les fibres profondes, arrache l'entière admira-
tion, il y faut la douleur. Mickiewicz s'éprit d'une jeune
Lithuanienne, Marie Wereszczaka; ils ne purent s'unir,
elle dut en épouser un autre; et le poète souffrit
jusqu'au désespoir.
Ils s'étaient connus en 1818, pendant les vacances,
ADAM MICKIEWICZ 9
au domaine de Tuhanowicze, où résidait la famille de
Marie. On souffrait moins de l'oppression russe au fond
des campagnes ; on y recevait, on y riait, on s'y amu-
sait à plein cœur. « Nulle part, a dit Mickiewicz, on
ne mène plus joyeuse vie que dans les villages et gen-
tilhommières de Lithuanie. C'est un échange ininter-
rompu de gaîté, d'amour et de félicité. » Les jeunes
filles causaient librement avec les jeunes gens; mais,
s'agissait-il de mariage, il ne leur fallait point songer
à se rebeller contre l'autorité de la famille. L'amour
d'Adam et de Maryla — c'est sous ce nom qu'il célèbre
son amie dans ses poèmes — était condamné d'avance.
Elle n'avait plus son père, et ses frères lui destinaient
pour époux un riche gentilhomme, Laurent Putkamer.
Elle aimait Adam, ses lettres en font foi, mais était
de ces natures timides qui ne savent pas lutter, qui
préfèrent céder et souffrir. C'est pour elles qu'est faite
la chanson française du xvine siècle, légère et douce
complainte de leur destinée :
Plaisir d'amour ne dure qu'un moment,
Chagrin d'amour dure toute la vie...
Maryla n'était pas belle ; elle avait simplement une
physionomie expressive. Elle adorait les lettres et avait
deviné l'extraordinaire génie de son ami. Une de ses
paroles eut sur l'œuvre d'Adam la plus profonde in-
fluence, et nous lui devons beaucoup pour l'avoir dite ;
lorsqu'une femme voit aussi juste, elle est doublement
l'inspiratrice d'un poète : elle l'est non seulement par
l'amour qui rayonne d'elle, mais parles vérités qu'elle
perçoit et l'intuition qu'elle a du grand art. Voici
comment Adam nous a transmis l'anecdote : « Marie,
après avoir écouté un pêcheur narrer un conte très
intéressant, s'écria en se tournant vers moi : «Voilà de
10 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
la poésie. Ecrivez donc quelque chose de pareil. » Je
me pénétrai profondément de ces paroles, et de cet
instant date ma direction poétique. »
Le jour vint où il fallut renoncer au rêve de l'infini
bonheur, à la douceur d'être unis à jamais, dans ce
monde et dans l'autre. La mort dans le cœur, Marie
épousa Putkamer, le 2 février 1821. Six mois aupara-
vant, elle avait donné rendez-vous à son poète dans le
parc de Tuhanowicze, à minuit, pour l'adieu suprême.
Une page déchirante des Aïeux nous a retracé la
scène :
C'était la plus belle des nuits, je m'en souviens encore...
juste au-dessus de moi brillait l'étoile de l'Orient : oh! je
la connais bien depuis lors, nous nous saluons chaque
jour. Je regarde en bas, vers l'allée : voici que, près du
berceau, je l'aperçois soudain ! Avec sa robp blanche, entre
les arbres sombres, elle se tenait immobile, semblable à
une colonne funéraire. Elle se mit ensuite à courir comme
une brise légère, les yeux baissés vers la terre, sans me
regarder, et le visage très pâle. Je me penche, je regarde
de côté, et je vois une larme dans ses yeux. — « Demain,
dis-je, je pars. — Adieu, répondit-elle tout bas (à peine
l'entendis-je). Oublie! » Moi, oublier! Ordonne donc, ma
bien-aimée, à ton ombre de disparaître à l'instant, et
d'oublier de courir après ton corps. C'est aisé à dire : ou-
blie !
Pour belle que soit cette expression de la dou-
leur d'un des plus grands poètes de tous les temps,
peut-être un billet en prose de la simple femme pro-
duit-il une impression aussi forte. L'art et la vie,
c'est tout un : ils se rejoignent et rivalisent sur les
sommets. Après le mariage de Maryla, Mickiewicz put
s'entretenir encore quelquefois avec elle ; puis il fut
déporté en Russie où il passa quelques années avant de
pouvoir s'échapper et se réfugier en France ; à partir
ADAM MICKIEWICZ 11
de 1824, il ne devait plus revoir sa patrie ni sa bien-
aimée. C'est à Rome qu'il reçut, en 1830, la dernière
lettre, si touchante, de l'amie lointaine:
Jamais, depuis notre séparation, je n'ai osé vous écrire.
Voilà qu'enhardie par mon cousin Zegota, je prends la
liberté de joindre quelques lignes à sa lettre, et vous
remercie pour le rosaire que vous avez eu la bonté de
m'envoyer. Je me suis d'autant plus réjouie en le recevant
que je ne m'attendais pas au bonheur d'exister encore dans
votre souvenir. Je croyais que le grand monde vous avait
fait oublier votre ancienne connaissance, tandis que votre
image est toujours présente dans mon esprit ; chaque
parole que j'ai entendue de vous résonne encore dans mon
cœur. Souvent, je crois vous voir, vous entendre, mais ce
sont des rêves de l'imagination. Oh! si je pouvais vous
voir encore une fois sans être vue, je n'en demande pas
davantage. Peut-être qu'à votre retour vous ne me trouve-
rez plus au nombre des vivants; gravez alors une croix sur
la pierre qui couvrira mon tombeau; je me ferai enterrer
avec mon rosaire que je porte toujours avec moi. Adieu, je
vous ai écrit plus que je ne devais écrire. Puissent ces
lignes vous trouver en parfaite santé et aussi content et
heureux que je vous le souhaite!
Marie.
Et maintenant, voici la conclusion : tout s'oublie,
tout passe... Les douleurs dont on a cru mourir peu
à peu se calment et s'éteignent. Il n'est vrai qu'un
moment, ce cri terrible, ce cri d'abîme du chantre
d'Elvire :
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé !
Tout se repeuple lentement : un jour, les morts vivants
s'étonnent de retrouver quelque douceur à respirer l'air
de cette vallée de larmes II faut bien qu'il en soit
12 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
ainsi : sinon, la vie serait vraiment trop amère. Peu à
peu, pour les deux amants, l'amour dont ils avaient
tant souffert ne fut plus qu'un lointain souvenir. La
femme resta au foyer, entourée et respectée des siens,
doucement mélancolique; l'homme mena la vie d'orage
du poète et du proscrit ; à tous deux, par delà les ruines
du sentiment passager, il restait du moins un amour
éternel, celui de la patrie captive. Ils avaient encore de
longues années à vivre et à souffrir pour elle. Maryla
mourut en 1863, Tannée même de la dernière insurrec-
tion polonaise. Sa mort attesta la noblesse et la beauté
de son âme. «Elle suppliait Dieu d'ajouter ses douleurs
à la somme de celles qu'il avait fixées pour la ran-
çon de la Pologne, et ses dernières paroles furent:
Pour mon pays, pour ses martyrs. »
Aimée du plus grand poète, non seulement de la
Pologne, mais de toute la race slave, sa mémoire est
immortelle : le nom de Maryla sera connu de la posté-
rité la plus reculée, au même titre que ceux de Laure
et de Béatrix, d'Eléonore d'Esté et d'Elvire.
II
LA DEPORTATION EN RUSSIE
Nous l'avons déjà dit, le répit qu'Alexandre Ier semblait
avoir accordé aux provinces de Pologne, en 1815,
ne pouvait être de longue durée. En 1823, quatre pro-
fesseurs de l'Université de Vilna, dont Mickiewicz, et
vingt étudiants, furent inculpés du crime de patriotisme
et arrêtés. Après jugement, tous furent déportés en
Russie.
ADAM M1CKIEWICZ 13
Quelques-uns des détails de leur procès sont instruc-
tifs, et il est bon de jeter un regard sur les figures de
la commission d'enquête. On avait affaire à de tout
jeunes gens ; on les chargea de chaînes et on les
knouta. Plusieurs furent pris de désespoir. Marian
Piasecki se précipita par la fenêtre et se cassa la
jambe ; Teraïewicz se coupa la gorge. On posait des
questions insidieuses, espérant tirer de la réponse une
dénonciation involontaire contre tel ou tel : c'est ainsi
que l'on demandait à Thomas Zan « où il avait appris
l'amour de la patrie » ? L'héroïqueethabile jeune homme
répondit : « Dans la grammaire de Kopczynski où le
cours de troisième classe cite cet exemple : « Saint
« amour delà patrie, tu n'es ressenti que parles cœurs
« honnêtes. » Les inquisiteurs restèrent coi : Kopczynski
était mort en 1816. Mais ils se vengèrent sur son livre,
dont on détruisit tous les exemplaires que l'on put
trouver. Les mêmes personnes jouaient le rôle de déla-
teurs et de juges. Enfin, les sentiments et la conduite
du recteur Pelikan et du procureur impérial Botwinko
achèveront de nous édifier sur le compte des séides de
Nowosiltzof : « Je puis dire », écrivait Pelikan dans
son rapport à l'autorité russe, « que je suis parvenu
par mes soins continuels à transformer tout à fait la
jeunesse étudiante; si, parmi mes élèves, il se trouve
quelqu'un de mal pensant, il est aussitôt dénoncé et
convaincu par ses collègues. Je cherche à remplir stric-
tement les instructions que Votre Excellence m'a don-
nées à ce sujet. » Botwinko n'était point en reste
de beauté morale avec Pelikan, ainsi qu'en témoigne
cette page de son existence : « Institué tuteur de
la fille mineure d'une bonne famille polonaise, il
s'empara de la fortune de sa pupille, la priva de tout
ce que son âge et son sexe demandaient et finit par la
faire disparaître. Elle était presque oubliée, lorsque,
14 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
en 1826, elle se retrouva par un hasard extraordinaire
à Smolensk, dans un convoi de gens partant pour la
colonisation de la Sibérie. Plusieurs bourgeois de Smo-
lensk lui donnèrent leur généreuse protection et pour-
suivirent Botwinko, qui, par suite de cette découverte,
fut destitué de sa charge de procureur. »
Ce qui précède n'est pas trop mal, mais il y aura
aussi bien et mieux à la même époque, en Russie,
avec l'atroce Araktcheïeff, auquel Alexandre a confié
le gouvernail de réaction. Puis Nicolas Ier surpassera
tout et tous : et rien n'égalera le supplice des prison-
niers polonais knoutés à mort à Cronstadt, en 1831,
sinon celui de leur compatriote Sierocinski et de ses
compagnons, martyrisés plus tard en Sibérie : l'arrêt
prononcé contre ces malheureux les condamnait à
recevoir chacun sept mille coups de bâton ! Nicolas
transplantera cinq mille familles du seul gouvernement
de Podolie, enverra les recrues polonaises levées de
force mourir en masse au Caucase, défendra aux
étudiants lithuaniens de parler leur langue, sous peine
de devenir soldats russes à vie, multipliera les confis-
cations de biens, ordonnera des persécutions atroces
contre les Uniates, qui refusaient de se séparer de
l'Eglise latine, fera enlever de force, et par milliers,
les enfants mâles de Pologne, orphelins ou pauvres,
âgés de sept ans à seize, et mettra aux enchères pu-
bliques leur transport dans les steppes ou aux monts
Ourals ! Ces pauvres innocents, arrachés à leurs mères,
folles de désespoir, moururent en masse sur le chemin.
Ce sont là des forfaits inexpiables : l'homme qui commit
tant d'horreurs sur un peuple, et poussa l'inconscience
jusqu'à se dire un monarque chrétien, doit être au con-
traire rangé parmi les émules modernes des plus féroces
despotes orientaux du Moyen Age et des temps an-
tiques : et ce n'est pas sans raison qu'on a pu le com-
ADAM M1CK1EW1CZ 15
parer « à ces tyrans d'Assyrie que les bas-reliefs nous
montrent chassant les bêtes fauves, saccageant les
cités, réduisant des populations entières en servitude
et leur imposant les travaux les plus durs, quand ils
ne les soumettent pas aux supplices les plus raf-
finés ' ».
Quel que fût le joug dont souffrît la Lithuanie, on s'y
sentait encore entre compatriotes. Après leur procès,
Mickiewicz et ses compagnons les Philomathes furent
relâchés et laissés pendant quelque temps en liberté
provisoire ; mais, le 22 octobre 1824, ils reçurent avis
de leur internement dans l'Empire des tsars et furent
invités à se mettre en route. Le poète traversa les
neiges de la Russie, et, chemin faisant, il examinait la
face de ce pays, il essayait d'en deviner l'âme; sa mé-
moire en enregistrait les aspects, que sa plume devait
plus tard fixer en traits d'eau-forte. L'acuité de son
regard est saisissante ; on en jugera par ces visions
rapides et nettes que je choisis au hasard, entre beau-
coup d'autres : « Voici la contrée nue, blanche et ou-
verte comme une page prête pour l'écriture; le doigt
de Dieu va-t-il y écrire et, se servant d'hommes bons
en guise de lettres, y tracer la vérité de la sainte foi :
à savoir que l'amour doit gouverner le genre humain
et que les trophées doivent être des sacrifices ? ou bien,
le vieil ennemi de Dieu viendra-t-il y graver de son
glaive que la race humaine doit être rivée à la chaîne,
et, pour trophées, avoir des knouts? » — « Sur les
plaines blanches, désertes, le vent en délire détache et
projette des monceaux de neige; néanmoins la mer de
neige ondule immaculée; à l'appel furieux du vent, elle
se soulève de son lit, et, de nouveau, retombe, comme
1. Ladislas Mickiewicz, Vie d'Adam Mickiewicz, 1 vol. P. 63.
Albert Savine, éditeur. 1888.
16 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
pétrifiée, immense dans son uniforme blancheur. »
— « Je rencontre des hommes : aux robustes épaules,
à la large poitrine, à l'épaisse encolure, ils sont, comme
les animaux et les arbres du Nord, pleins de verdeur,
de santé et de force. Mais le visage de chacun est
comme leur pays, plat, ouvert et sauvage ; et de leur
cœur, comme de volcans souterrains, le feu n'a pas
encore monté à leur visage, ni ne brûle sur leurs
lèvres enflammées, ni ne se refroidit dan? les sombres
rides de leur front, comme sur les visages des hommes
de l'Orient et de l'Occident, sur lesquels ont passé
tant de traditions et d'événements, de regrets et d'es-
pérances, que chaque visage y est le mémorial d'une
nation. » — « Ces routes, qui les parcourt? Ici, à
toutes brides, la cavalerie se précipite, couverte de
neige; et, de côté et d'autre, en rangs noirs, l'infan-
terie s'avance, massée entre les canons, les chariots,
et les kibitkas. Ces régiments, sur un ukase impérial,
arrivent de l'Orient pour combattre le Nord ; et ces autres
Vont du Nord au Caucase. Nul d'entre eux ne sait où
ni pourquoi il va; et nul ne le demande. Ici, l'on voit
le moujik au visage bouffi, aux petits yeux obliques.
Et là-bas, un pauvre paysan d'un village lithuanien,
pâle et triste, se traîne d'un pas maladif. Ici reluisent
des fusils anglais, là des arcs aux cordes gelées, que
portent des Kalmouks. Leurs officiers? Ici, un Alle-
mand, en calèche, tout en fredonnant une poésie senti-
mentale de Schiller, assène des coups de poing dans
le dos à des soldats qu'il rencontre; là, un Français,
tout en nasillant un air libéral, philosophe errant,
cherche carrière : le voilà qui cause avec un chef kal-
mouk des moyens d'acheter à meilleur compte des
vivres pour l'armée. Qu'importe s'ils font mourir de
faim la moitié de cette racaille ? Ils pourront piller la
moitié de la caisse, et s'ils s'y prennent adroitement,
k.
ADAM MICKIEWICZ 17
le ministre les élèvera d'une classe et le Tsar les déco-
rera pour l'économie de leur gestion '. »
Promené de ville en ville, selon le bon plaisir de
l'autocrate, interné successivement à Pétersbourg^ et à
Odessa, autorisé ensuite à résider à Moscou, puis à
revenir à Pétersbourg,lepoète n'adoucit son exil qu'en
se liant avec les proscrits polonais, les patriotes et les
poètes russes. Dans le sinistre empire de Nicolas, les
opposants se terraient et formaient des sociétés se-
crètes. Peu après son arrivée, Adam connut les prin-
cipaux Décembristes, petite élite de penseurs, de ju-
ristes, de républicains : ils représentaient l'éveil de la
Russie libérale, projetaient d'émanciper leur pays
et de saisir à cet effet la première occasion qui leur
paraîtrait favorable. Cette noble aristocratie intelle-
ctuelle échoua dans son entreprise de 1825 ; les chefs de
l'insurrection furent exécutés, les simples conspirateurs
envoyés en Sibérie ; et Nicolas inaugura son règne
d'une façon tout à fait digne de sa renommée future,
en déclarant, dans son manifeste du 13/25 juillet 1826,
« quil avait vu avec plaisir les plus proches parents
renier et livrera la justice les malheureux sur lesquels
planait le soupçon de complicité ».
Plus tard, échappé de Russie, Mickiewicz ne son-
geait jamais sans une angoisse à ce noble groupe des
Pestel, des Ryleev, des Bestoujev, des Mouraviev-
Apostol; il écrivait pour eux cette admirable pièce :
A mes amis russes
Vous, vous souvenez-vous de moi? Moi, je ne puis rêver à
ceux de mes amis qui sont ou morts, ou en exil, ou au fond des
1. Le Chemin de la Russie. Chefs-d'œuvre poétiques d'Adam
Mickiewicz. 1 vol. Charpentier. Traduction Ladislas Mickiewicz.
2
18 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
cachots, sans songer à vous : vos figures étrangères ont
droit de citoyenneté dans mes rêves.
Où êtes-vous, maintenant ? Le noble cou de Ryleev, que
je serrais fraternellement dans mes bras, a été, sur un ordre
du Tsar, suspendu à l'infâme gibet... Malédiction sur les
peuples qui lapident leurs prophètes !
Cette main que Bestoujev, poète et soldat, me tendait, —
plume et arme lui ont été arrachées, le Tsar l'a attelée à une
brouette ; aujourd'hui, elle pioche dans une mine, rivée à
côté d'une main polonaise.
D'autres ont peut-être été punis plus cruellement du ciel ;
peut-être l'un de vous, déshonoré par une fonction et une
croix, a-t-il pour des siècles troqué son âme libre contre la
faveur du Tsar; peut-être que, dans ma patrie, il se rougit
de mon sang et que, devant le Tsar, il s'enorgueillit, comme
de services, d'œuvres maudites.
Si, du sein des nations libres, ces chants plaintifs vous
parviennent jusque dans le Nord, et résonnent au-dessus
de vos têtes, dans la région des glaces, puissent-ils vous
augurer la liberté, comme les grues le printemps.
Vous me reconnaîtrez à ma voix !... Tant que j'étais dans
les fers, en rampant silencieusement, je trompais le despote ;
mais je vous dévoilais les replis de mes sentiments, et j'eus
toujours pour vous la simplicité de la colombe.
Maintenant, je déverse sur le monde cette coupe de
poison... L'amertume de ma parole est corrosive et brûlante;
c'est une amertume distillée du sang et des larmes de ma
patrie. Qu'elle corrode et consume, non pas vous, mais vos
fers.
Quiconque d'entre vous élèvera contre ceci une plainte,
sa plainte sera pour moi comme l'aboiement du chien, qui
s'habitue au collier qu'il a longtemps et patiemment porté,
à tel point qu'il finit par être prêt à mordre la main qui le
détache *.
Mickiewicz devinait juste, en cette dernière strophe.
La plainte qu'il avait prévue s'éleva : elle fut proférée
1. Traduction Ladislas Mickiewicz.
ADAM MICKIEWICZ 19
quelques années après par Pouchkine. Le plus grand
des poètes polonais et le plus grand des poètes russes
se connaissaient : on les avait présentés l'un à l'autre
à Pétersbourg ; ils s'étaient liés d'amitié et avaient fait
assaut d'admiration mutuelle. « Quel génie, quel feu
sacré ! » s'écriait l'auteur d'Eugène Oniégiiine, encore
sous le coup d'une des célèbres improvisations de son
rival. Et il ajoutait : « Que suis-je auprès d'un tel
homme! » Un jour, le rencontrant dans la rue, il
s'effaça : « Place à l'as », dit-il. « Le deux d'atout
coupe l'as », répliqua l'autre. Ils avaient les mêmes
aspirations libérales : un jour où ils se promenaient
ensemble et où ils avaient été assaillis par un orage,
près de la statue équestre de Pierre le Grand, Pou-
chkine abrita son confrère sous son manteau, en dé-
clamant contre la pose farouche du « Cavalier de
bronze ' ». Mais bientôt, le lyrique moscovite mit une
sourdine à son libéralisme : il s'était laissé circonvenir
par les flatteries de Nicolas. L'insurrection polonaise
de 1830 acheva de diviser les deux poètes. Russe
avant tout, Pouchkine applaudit aux victoires de
Paskévitch. Mickiewicz, par contre, cingla les bour-
reaux de son pays d'invectives juvénaliennes qui in-
disposèrent Pouchkine. Toutefois, ces deux grands
hommes avaient trop le respect de l'ancienne amitié
pour que celle-ci pût jamais tourner en haine. Lorsque
Pouchkine fut tué en duel, en 1837, le barde polonais
déplora sa mort dans un article ému.
On eût pu le taxer d'ingratitude, d'ailleurs, s'il ne se
fût point souvenu des nobles amis russes qui le proté-
gèrent contre leur propre gouvernement. L'un d'eux,
le prince Galitzine, le sauva d'un grand danger. Il
1. Intitulé de la pièce que Pouchkine écrivit plus tard sur
l'œuvre de Falconnet.
20 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
l'empêcha d'être envoyé aux confins de la Moscovie,
dans iin désert, et obtint qu'il fût attaché à sa chancel-
lerie de Moscou. Mickiewicz y vécut au milieu d'ad-
mirateurs qui le choyèrent: les poètes Joukovsky et
Kozlov, le prince Pierre Viazemsky, la princesse Vol-
konsky. Il y publia les Sonnets de Crimée, inspirés
par l'excursion qu'il avait faite dans la presqu'île
pendant son internement à Odessa. Ces bijoux poé-
tiques, qui resplendissent de tout l'éclat de la poé-
sie orientale, furent salués d'un cri d'admiration
unanime : Kozlov les traduisit en russe. Adam était, à
cette date, dans le plein épanouissement de sa glo-
rieuse jeunesse ; voici comment le dépeint Mme Eu-
doxie Rostopchine : « C'était, dit-elle, un jeune homme
brun, pâle, à la luxuriante chevelure noire, au regard
inspiré, au front rêveur ; il portait, écrit sur sa personne,
le présage d'un grand avenir, d'une destinée glorieuse
et exceptionnelle. C'était l'auteur déjà connu de Kon-
rad Wallenrod, qui était allé chercher en Crimée les
inspirations brûlantes de ses divins sonnets. C'était
Adam Mickiewicz, le poète devant qui tous les autresse
sont inclinés depuis. » Le publiciste Polevoï complète
ainsi ce portrait : « Quiconque a connu Mickiewicz, l'a
aimé, non pas comme un poète (bien peu étaient en état
délire ses poésies), mais comme un homme de rares qua-
lités intellectuelles ; il vous attirait par la hauteur de ses
vues, par l'étendue colossale de ses connaissances, et, en
particulier, par une sorte de bonhomie qui lui était parti-
culière. Son extérieur était plein de charme. De beaux
cheveux noirs couvraient sa tête merveilleusement mo-
delée; sous son large front marqué du sceau delà médi-
tation, des yeux noirs expressifs brillaient de l'éclat du
diamant ; son sourire était d'une douceur inexprimable. . .
Tel il était dans l'état normal ; mais, quand une dis-
cussion l'intéressait vivement, quand le sentiment de
ADAM MICKIEWICZ 21
quelque vérité, de quelque idée élevée voulait jaillir
de sa poitrine, alors sa figure prenait une tout autre
expression. Il devenait un véritable magicien. Il ravis-
sait ses auditeurs parle charme de ses improvisations,
bien que notre société, uniquement composée de Russes,
ne parlât habituellement que le français. »
Mais, nulle part, cette admiration qu'inspirait Mickie-
vviczà ses confrères de Moscou ne se traduisit d'une
façon plus touchante qu'au banquet d'adieu qu'ils lui
donnèrent et où ils lui offrirent, avec une coupe qui
portait leurs noms gravés, ces beaux vers mélan-
coliques :
En mémoire de ta séparation d'avec nous, nous t'offrons
une coupe enchantée : nos lèvres amies l'ont ensorcelée ;
un talisman s'y trouve au fond.
Quand, sous un autre ciel, dans le tumulte d'un banquet,
tu recouvriras de vin ce talisman, ne cherche point au fond
de la coupe la joie de l'ivresse ; tu y boiras les larmes des
jours écoulés.
Tu y sentiras nos regrets ; un vin mêlé de larmes ne grise
pas, le chant inspiré expire sur les lèvres, mais l'écho en
parvient à ceux des tiens amis dont le nom est gravé sur
cette coupe.
Lis ces noms, car, à ce même moment, nous aurons
frémi de ton inspiration, nous aurons partagé ta douleur ;
nos cœurs auront suivi les palpitations du tien.
Parfois la coupe sonnera d'elle-même comme une
montre, par la force du talisman. Ce sera notre pensée,
qui, s'élançant vers toi, aura de son aile effleuré la coupe.
Non, ce n'est point pour toujours que tu gémis dans le
malheur; peut-être Dieu réparera-t-il l'injustice; peut-être
même, sur la terre étrangère, tes rêves prophétiques seront-
ils suivis d'un heureux réveil?
Seulement, ne puise pas avec cette coupe aux eaux du
Lé thé, elle ne te permettra pas d'oublier ; notre coupe,
alors, grâce au talisman qui se trouve au fond, s'écrierait :
Souviens-toi de nous !
22 LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Cette pièce est comme une élégie : les poètes russes
avaient le pressentiment que l'hôte divin les quitterait
bientôt pour toujours. Ils devinaient que la Providence
allait libérer ce jeune homme, le prince de la poésie
slave et le plus illustre représentant des lettres dans
l'Europe orientale. Mickiewicz partait alors pour sa
dernière étape : il remontait à Pétersbourg, « la ville
du ciel vert pâle, du froid et du granit ^ ». Mais il ne
devait point s'y attarder. Bientôt il voguerait vers
l'Occident. Là, il reverrait le passé dans ses rêves :
ivre de la liberté reconquise, les heures mauvaises elles-
mêmes lui réapparaîtraient enchantées au fond de la
coupe des souvenirs ; il y boirait le vin de l'amitié loin-
taine et « les larmes des jours écoulés ».
Les soupçons qu'excita la publication de Konrad
Wallenrod le décidèrent en effet à brusquer les choses
et à lever l'ancre. 1} lança ce poème dans la capitale
des tsars, en 1826. C'était un acte d'une dangereuse
audace. Sous couleur de légende et de fiction, le
poète racontait l'histoire d'un Lithuanien qui s'est
glissé chez l'ennemi pour l'endormir peu à peu, gagner
sa confiance, puis le trahir et l'accabler. Heureusement,
la censure n'aperçut pas l'idée cachée sous le voile poé-
tique. Mais les patriotes polonais eurent le coup d'œil
meilleur. Ils saisirent fort bien le sens secret de Konrad
Wallenrod. Peu à peu, les bureaucrates qui avaient
donné Y imprimatur flairèrent « quelque chose » dans
cette œuvre, sans toutefois se rendre bien compte : dé-
fense fut faite aux journaux de Pologne de parler du
livre. Il était temps que Mickiewicz songeât à quitter
le sol russe. Grâce à ses amis, il obtint un passe-port
et s'embarqua, le 15 mai 1829, à Cronstadt, en grande
hâte.
1. Pouchkine.
ADAM MICKIEWICZ 23
Il était sauvé. Sa grande existence de héros de la
poésie et de la liberté se transportait à l'ouest de l'Eu-
rope, où il allait prendre part à ce célèbre mouvement
romantique dont on a tant parlé, mais dont le retentis-
sement dans Tordre de Faction n'a pas été suffisam-
ment précisé jusqu'ici : nous croyons combler une
lacune en mettant mieux en lumière ce dernier point,
au cours des pages qui vont suivre '.
111
DES CONSEQUENCES DU MOUVEMENT ROMANTIQUE
EN EUROPE : HÉROS ET VOYANTS (1820-1848)
Par certains côtés, cette période de vingt-huit ans
fut unique : l'enthousiasme et la grandeur d'âme y su-
rabondèrent. On vit rarement tant de noblesse, de dé-
sintéressement, de chevalerie. En 1792, la France seule
est debout, transfigurée par l'idée nouvelle : de 1820
à 1848, le dieu intérieur embrase l'Europe romantique.
Ce vocable me semble résumer non seulement l'âme
et le verbe, mais encore les « gestes2 » magnanimes
de cette glorieuse époque. On a disserté à perte de vue
sur le mot romantisme ; on a entassé livres sur livres
pour l'interpréter. Point n'était besoin de cette abon-
dante écriture. Si l'on s'était souvenu que la littérature
1. Dans son ouvrage intitulé : VEcole romantique en France,
Georges Brandès a indiqué les conséquences politiques du roman-
tisme : « Tout le courant romantique français », dit-il, « vient se
déverser dans la révolution de 1848 » (p. 364, traduction A. To-
pin). L'affirmation de Brandès est très exacte. Jenela connaissais
point lorsque j'écrivais, en 1899, le chapitre qui suit.
2. Il va sans dire que j'emploie ici ce mot au sens du vieux
français.
24 LÉS GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
et l'action s'accompagnent, se pénètrent, influent Tune
sur l'autre, on n'eût pas ainsi gâché le temps à d'inter-
minables gloses ; surtout, on n'eût pas commis l'erreur
de ne prendre le terme qu'au sens littéraire et de ne
voir dans le romantisme qu'un retour à l'enivrement
du chant et de la pensée, par fatigue de l'action. Loin
de se satisfaire d'un jugement aussi superficiel, l'on
eût procédé à la façon des poètes-philosophes : s'éle-
vant du vol hardi de l'intuition au-dessus de ce tiers
de siècle, on l'eût aperçu d'un coup d'œil et dans l'en-
semble. Et l'on eût jugé que l'activité romantique se
déploya magnifiquement dans toutes les directions, se
manifesta par les plus belles œuvres et les plus beaux
exploits, fit revivre en Europe la grande poésie, se
consuma d'efforts en faveur des nationalités esclaves et
prépara leur délivrance.
Creuser notre présente assertion sur le romantisme
et en démontrer la vérité dans le détail, nous n'y son-
geons point, car il nous faut aller vite, et nous ne pou-
vons jeter en ce chapitre que l'éclair d'un aperçu.
Aussi bien cette vue nous paraît-elle indiscutable,
car elle jaillit de l'histoire générale de l'époque et des
actes de ses plus illustres représentants. Dès qu'on
voit à l'œuvre des hommes comme Byron, Mazzini, Mi-
chelet, Quinet, Lamennais, Almeida Garrett, Kossuth,
Petœfi Sandor, et tant d'autres ; dès qu'on remarque à
quel point leur voix est puissante sur ces nations op-
primées qu'elle soulève, et combien elle encourage ou
suscite les fameuses prises d'armes auxquelles cer-
tains d'entre eux volèrent, brûlant d'y participer de
leur présence effective, soldats ou chefs, dictateurs ou
simples insurgés, plus de doute, alors : on est fixé sur
l'essence de ce temps. Tètes et bras sont d'accord et
visent au même but : l'affranchissement des peuples.
C'est Vesprit chevaleresque qui venait, non plus cette
ADAM MICKIEWICZ 25
fois au service de la religion, mais de la liberté : sous
le nom de romantisme, il rentre en scène et en bataille,
aussi bouillant qu'un preux des croisades, dressé sur
son cheval de guerre.
L'un des premiers, Mickiewicz, avec son coup d'œil
de voyant, perçut et définit l'évolution à laquelle il
allait prendre part : dans son Essai de 1824 sur Byron,
et dans son Apologie du romantisme de 1829, il pénétra
le nouvel « état d'âme », en glorifia la genèse, en pré-
vit le développement. Les deux écrits dont je viens de
citer le titre témoignent d'une intuition étonnante, mais
je n'y veux cueillir qu'une ou deux phrases significa-
tives, qu'il importe de relier entre elles, car elles
se complètent : « Ces poètes », dit-il (il parle des
romantiques du Moyen Age), « puisaient V inspiration
dans Vesprit chevaleresque, et c'est chez eux qu'il
y a lieu de chercher des œuvres strictement roman-
tiques mais, de même que, dans l'état actuel
de V Europe, nous voyons se conserver beaucoup d'opi-
nions, couver beaucoup de sentiments qui datent du
Moyen Âge, de même les œuvres contemporaines de
différents genres portent plus ou moins V empreinte
romantique. » Ces dernières lignes sont extraites de
X Apologie du romantisme ; dans son Etude sur Byron,
il avait déjà dit : « Personne na mieux représenté que
lord Byron les tourments de ces existences anor-
males qui ont marqué le passage entre le XVIIIe et
le XIXe siècle, ce voyage sans but, cette recherche
des aventures extraordinaires, ces élans vers un avenir
dont on n'avait encore aucune idée. » En 1842, l'on se
sera fait une idée nette de l'avenir, la voile s'orientera
vers un but précis, les aventures extraordinaires auront
revêtu la forme d'insurrections patriotiques ou répu-
blicaines, la voix des chefs du romantisme partout
retentira, clairon des foules, leur existence, loin d'être
26 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
individualiste ou anormale, sera devenue sociale ;
l'illustre poète, qui enseigne maintenant les littératures
slaves au Collège de France, pourra donc ajouter,
dans sa leçon du 13 décembre : « Chez les Grecs
même, la véritable poésie ne signifiait autre chose que
V action. Malheur aux poètes , s'ilsse bornaient seulement
à parler : c'est alors que la poésie leur jetterait cette
guirlande de feuilles mortes dont ils seraient condamnés
à s'amuser pendant toute leur vie. » De la première de
ces citations à la dernière, et en trois phrases de syn-
thèse, on voit le chemin parcouru : de 1820 à 1848, du
Lamartine légitimiste au Lamartine chef du Gouver-
nement provisoire, du Victor Hugo du Chant du Sacre
à celui de la Constituante, du Lamennais première
manière au fougueux adversaire de Rome, du Mickie-
wicz simple poète à l'organisateur des légions polo-
naises d'Italie, bref, de la poésie à l'action, toute l'évo-
lution de l'Europe romantique aura défilé devant
nous *.
Précisons le dessin de notre esquisse, isolons l'époque
d'un contour net, appuyons sur quelques-uns de ses
traits particuliers.
La phase romantique avait été précédée de l'épopée
révolutionnaire et de l'épopée impériale. Mais immé-
diatement, une différence importante va distinguer la
période nouvelle des deux périodes qui l'ont précédée.
1. C'était une évolution fatale. L'esprit romantique la contenait
en germe. Vainement pourrait-on entamer là-dessus une discus-
sion superficielle, et objecter que les premiers romantiques alle-
mands et français étaient furieusement réactionnaires par cer-
tains côtés. Ils n'en restaient pas moins révolutionnaires sans le
savoir, puisqu'ils préconisaient « une sorte de lyrisme furieux
qui ne reconnaît d'autre règle que le caprice de l'artiste et ap-
pliquaient à la littérature la philosophie de Fichte». De tels prin-
cipes devait surgir cet individualisme sentimental, poétique et
généreux, qui est l'un des caractères du romantisme.
ADAM MICKIEWICZ 27
Moins grandiose sans doute, moins retentissante du
fracas des armes, moins tumultueuse de masses
d'hommes et de chocs gigantesques — elle les domine
de sa supériorité littéraire. Elle recrée le grand art. Le
lyrisme reparaît, plus inspiré qu'en aucun temps. Cette
époque est non seulement poétique, mais poète ; elle a
conscience de son héroïsme et le célèbre ; la harpe des
bardes accompagne les insurrections de la liberté. La
Grèce se bat, mais Byron, Shelley, Victor Hugo, Casi-
mir Delavigne la chantent. L'Ode à la jeunesse, de
Mickiewicz, s'échappe des poitrines polonaises en 1830,
et tonne dans Varsovie insurgée. C'est une éloquence
shakespearienne que celle de Kossuth : un drame se
forgera par elle, et non des moindres, celui de la
Hongrie levée comme un seul homme en 1848, à l'appel
du dictateur, et engageant contre l'Autrichien et le
Russe une véritable lutte de géants. Almeida Garrett
fait le coup de feu contre le tyran Dom Miguel, est
proscrit, se réfugie à l'étranger : ce soldat de la cause
libérale est en même temps l'un des plus grands poètes
et l'un des plus grands orateurs de son pays. Chez
nous, Lamennais prépare l'explosion de 1848 et les
journées de Juin par la colère sacrée des Paroles d'un
croyant et du Livre du peuple, ces deux apostrophes
immortelles. En pleine Angleterre de 1840, la haute
pensée revêt ses méditations d'images poétiques plus
véhémentes et aussi sublimes qu'aux jours d'Elisabeth ;
dans ce pays, le plus pratique et le plus industriel du
monde, Carlyle fouaille la bassesse de la civilisation
utilitaire, lui oppose la grandeur des périodes pure-
ment religieuses et morales, érige la statue des vieux
héros conducteurs de peuples : ce sévère idéalisme
frappe ses compatriotes en dépit d'eux-mêmes ; ils
écoutent l'écrivain, se glorifient de lui, l'investissent
d'une haute autorité intellectuelle. Arrive le milieu du
28 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
siècle, et le romantisme d'idées*, battant son plein,
étalera l'impétueuse poussée de ses vagues ; le Collège
de France deviendra la tribune de l'Idéal moral, reten-
tira de l'enseignement le plus élevé et le plus généreux
qu'on ait vu : assisté de Quinet adroite, de Mickiewicz
à gauche, Michelet pourra dire ajuste titre que, lors de
sa plus fameuse leçon, professée devant un auditoire
composé de représentants de toutes les nationalités mar-
tyres, « il se sentit dans la poitrine une âme : celle de
l'Europe ».
Un second trait de la noble époque romantique est,
en même temps que l'originalité foncière et piquante
des tempéraments, le parfait désintéressement des
cœurs, l'absence des basses convoitises, des désirs de
profit personnel. C'est par ce désintéressement que ces
enthousiastes rejoignent les combattants de 1792 et
s'élèvent au-dessus des lieutenants de Napoléon. Le
Corse une fois empereur, les idées de la Révolution
passèrent au second plan, effacées par l'éclat des
batailles, reléguées derrière le souci de l'avancement
et des dotations : beaucoup d'anciens volontaires de la
République ne furent plus que d'ambitieux et chamarrés
soudards ; ils ne se battirent désormais que pour se
1. J'appelle ainsi le romantisme créateur d'idéal moral, par op-
position expresse à ce romantisme purement esthétique, qu'un
jeune philosophe de la plus haute intelligence, prématurément
enlevé aux lettres, Emile Hennequin, définissait d'une expression
ingénieuse en le dénommant romantisme versificateur. Le fait
est que les romantiques se scindèrent presque dès le début, et
qu'ils allèrent toujours en accentuant la différence de leurs con-
ceptions respectives. Je ne vois pas qu'il y ait eu d'artistes plus
opposés que ces deux grands artistes : Lamennais et Théophile
Gautier. Pour dépeindre comme je le sens le romantisme de
beauté verbale et d'art pur, qui fut celui de Gautier et de ses dis-
ciples, je proposerais, quant à moi, ce vocable qui ne prétend
point à la nouveauté, mais simplement à quelque justesse :
Romantisme delà Tour cV Ivoire.
ADAM MICKIEWICZ 29
battre et parvenir ; un seul homme absorba tout et
tous, à l'avantage de son grand jeu militaire et de sa
tyrannie.
Mais, à partir de 1813, les choses ont changé, le mot
de Gentz se vérifie : * Le mouvement révolutionnaire,
suspendu en France par Napoléon, reprend dans les
diverses nationalités européennes lasses de réaction et
d'absolutisme. » Les colères que les rois avaient déchaî-
nées contre l'Empereur font volte-face et se retournent
contre la Sainte-Alliance. « Grandis, liberté allemande,
au-dessus de nos cadavres ! » s'était écrié, peu avant sa
mort, le noble Kœrner. L'heure des peuples est venue,
en effet : la rameur européenne s'accentae d'année en
année ; l'insurrection éclate successivement en Grèce,
en Espagne, en Portugal, en Italie, en France, en
Pologne, en Belgique ; éteint sur un point, le feu se
rallume sur l'autre ; les chefs romantiques battent de
plus en plus le rappel et sonnent le tocsin ; et l'année 1848
verra la levée de boucliers générale.
L'amour des « aventures extraordinaires », si ancré
dans les cœurs napoléoniens et qu'exaltèrent encore les
poèmes de Byron, ne cesse donc point en 1815, et loin
de là : il est le trait d'union entre les deux périodes.
Seulement, il ne veut plus se satisfaire de la même
façon et s'est jeté par une autre route. 11 a hâte de
devenir bienfaisant, utile. Comme il n'y a plus de dic-
tateur impérial, d'héritier renégat de la Révolution
pour comprimer les volontés, l'individualité va s'épa-
nouir. Les hommes de 1820 déploient librement leur
âme avec leur drapeau, la laissant parfois flotter, comme
Byron, poésie au vent et jusqu'à l'excentricité tapageuse,
outrancière, quitte à se concentrer, à se raidir et à mourir,
au jour de la bataille. Le jeu s'est fait large, on peut
donner mille formes à son opposition et à sa fantaisie
belliqueuse : chanter, écrire, invectiver, professer du
30 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
haut d'une chaire retentissante, monter sur une barri-
cade, courir d'insurrection en insurrection, se mouvoir
au milieu des conspirations, des émeutes, des appels aux
peuples, des exils, de la lutte sans cesse reprise d'un
bout à l'autre de cette Europe où s'accentue d'année
en année le règne « des oppresseurs et des banquiers i » ;
où l'on voit, dans les pays absolutistes, les patriotes
suspendus aux gibets de Nicolas et de Metternich, et,
dans les contrées libérales, la classe bourgeoise et cen-
sitaire, ;< le pays légal », uniquement préoccupée de son
monopole électoral et de ses intérêts économiques,
n'ayant cure que d'augmenter ses richesses sous l'égide
de rois et de ministres en communion étroite avec elle.
Sur ce fond terne ou sinistre surgit l'Aventure roman-
tique ; elle débouche sans cesse, fonce ici ou là, nous
cache un moment la platitude des prudhommes et la
cruauté des autocrates, chasse de nos yeux ces visions
monotones, les repousse au fond de la scène de l'His-
toire. Elle affecte quelque chose de libre et d'éparpillé
dans l'allure ; autant d'hommes d'action, autant de
« corsaires », d'indépendants compagnons ou de chefs
de bandes dont plus d'un 2, par la fantaisie chevale-
resque ou la sombre audace, les raids d'une vaillance
folle, l'obstination dans les coups de main, l'inflexi-
bilité des convictions, l'indomptable courage, ne sera
point sans offrir quelque analogie avec tel ou tel capi-
taine des guerres de religion. Mais nul d'entre eux
n'aura le sans-pitié du xvie siècle, sa dureté d'airain.
1. Mot de Krasinski.
2. Santa Rosa, Blanqui, Barbes, Bem, Dembinski, Garibaldi,
Daniel Manin, etc., etc. 11 y en eut tant et tant ! Sans doute,
parmi les chevaliers romantiques de l'aventure et de l'action,
certains noms retentirent plus que d'autres. Il en est que l'écho
répète encore. Mais, connus ou inconnus, tous furent des héros.
Les Polonais se montrèrent particulièrement épiques, ainsi qu'on
le verra dans le chapitre suivant.
ADAM M1CKIEWICZ 31
L'intrépide caractère des nouveaux chevaliers de l'Aven-
ture, adouci par leur amour des hommes, se parera de
tendresse et de générosité. Leur annonciateur fut Schil-
ler. On dirait vraiment qu'il les attendait lorsqu'il créa
la figure du marquis de Posa dans Don Carlos, celle ae
Max Piccolomini dans Wallenstein, et enfin les person-
nages de Stauffacher et de Rudenz dans Guillaume
Tell. C'est ainsi que le grand artiste prévoit le grand
homme d'action, son frère, en dessine d'avance l'image,
et, ce faisant, peut-être le suscite.
Telle fut l'époque, vue à vol d'oiseau, en ses grandes
lignes panoramiques, en ses masses de lumière et
d'ombre. Elle fut non seulement « la période héroïque
et créatrice du xixe siècle », ainsi que la définissait en
une expression d'une absolue justesse le regretté poète
Emile Trolliet, mais une des périodes héroïques et
créatrices de l'histoire du monde. C'est dire qu'elle
avait un centre, un foyer : et voilà qu'en ce centre, en
ce foyer, je me prends à ranger, en une sorte de
cercle idéal, en une couronne de lumière incandes-
cente, un petit groupe d'inspirés, de figures essentiel-
lement « représentatives » de ce moment des siècles.
Des lèvres ardentes de quelques grands poètes irra-
diera sans cesse, sur les « iiancés de l'épée ' », le
verbe qui embrase et attise. Oui, c'est du verbe poé-
tique que tout sort ici-bas, c'est là la source, c'est de
là que jaillit le fleuve de feu de l'action. C'est bien
souvent dans la lecture des œuvres de Byron, de
Shelley, de Lamennais, de Mickiewicz, de Carlyle, de
Lamartine, de Victor Hugo, de George Sand, c'est au
pied des chaires de Michelet et d'Edgar Quinet que les
héroïques aventuriers dont nous parlions tout à l'heure
prirent leur élan ou retrempèrent leur courage : c'est
1. Je reprends une expression de Kœrner.
32 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
des quatre vents de l'Esprit qu'ils reçurent le souffle
et la flamme. Héros et voyants se faisaient écho, se
répondaient, communiaient non seulement dans les
mêmes aspirations et dans les mêmes désirs, mais
dans la même idée de la vie : ils se sentaient ici-bas
«en mission», ainsi que l'écrivit l'un d'eux1; et ces
spiritualistes, ces croyants — pour les définir du terme
dont un autre intitulait le plus fameux de ses livres2 —
brûlaient d'accomplir le mandat d'en haut.
Et voyez avec quelle puissance de fournaise il se
manifeste au style de ceux qui écrivirent, à quelle
chaleur intense et à quel éclat fulgurant on le recon-
naît, le signe de la mission inspiratrice, l'ordre reçu
Je Dieu d'appeler à l'action, aux armes! Comme ils
brûlent tous du feu qui dévore l'âme, ces grands poètes
de la poésie ou de la prose, depuis les précurseurs,
Rousseau, Schiller, Byron, Shelley, jusqu'à ceux de
la même lignée qui suivirent à peu de distance ! Ce
caractère s'accentua même chez certains de ces der-
niers : Carlyle, Mickiewicz, Lamennais, Hugo, Miche-
let surent retrouver cette véhémence d'inspiration et
de prophétie qu'on eût pu croire perdue depuis les
âges bardiques. Ils eurent la vision brusque et sublime,
l'apostrophe qui foudroie, l'axiome impérieux, irréfra-
gable. Ces hommes furent les descendants des géants
d'autrefois, des bardes du Nord ou des prophètes
d'Orient : avec eux reparut la «fureur poétique», le
lyrisme débordant et grandiose, l'inspiration imagée,
1. Mazzini. Voici ses fortes paroles à ce sujet : « L'antique reli-
gion de l'Inde avait défini la vie: contemplation; le christia-
nisme : expiation; le matérialisme du xvnr siècle, rétrogradant
de deux mille ans, avait répété la définition païenne : la vie est
la recherche du bien-être ; moi, je dis : la vie est une mission.»
{Lettres intimes de Joseph Mazzini. 1 vol. Paris, Perrin, 1895.)
2. Lamennais.
ADAM MICK1EWICZ 33
désordonnée, voceratrice, le verbe de tonnerre et
d'éclair. Leur tempérament les soulève : ils aspirent à
vaticiner devant tous, ils annoncent ce qui va venir,
ils voudraient s'adresser, dans la tempête de l'enthou-
siasme et du courroux, au peuple assemblé. L'un de
ceux que je viens de citer, Mickiewicz, réinstaure
même pleinement en sa personne l'antique modèle, la
haute, la surhumaine figure : ses compatriotes l'en-
tourent, et voilà que l'inspiration s'empare de son âme,
il se lève, il improvise : la puissance des vers qui
s'échappent alors de sa poitrine en strophes pressées
et brûlantes est si incroyable, que « certains de ceux
qui l'écoutent pleurent, d'autres ont des spasmes ner-
veux, d'autres tombent évanouis A ».
... Il n'est vision qui ne se dissipe : l'élite roman-
tique a cessé de défiler devant mes yeux, elle s'éloigne. . .
... En ce temps-là, les héros vécurent la poésie que
les voyants créèrent : et telle qu'elle fut, cette Poésie
d'où s'élança l'Action magnanime, telle qu'elle fut et
telle que je l'aurais évoquée dans ces pages — si ma
plume avait eu la puissance d'évocation qui distingua
les génies d'alors — je dis que les hommes n'en ont
jamais vu de plus grande.
1. Ladislas Mickiewicz, Vie d'Adam Mickiewicz, p. 197. A la
page 60 du même ouvrage, le fils du poète donne encore ce dé-
tail: «Il eut le don de l'improvisation à un degré extraordinaire,
mais il défendait qu'on tînt la plume lorsqu'il parlait, car cela
paralysait son inspiration. »
34 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
IV
LA POLOGNE DE 1830 I GUERRIERS, POETES, AMAZONES,
CHEVALIERS ERRANTS
Il n'est pas indispensable que je raconte par le menu
les pérégrinations de Mickiewicz à travers l'Europe
pendant les années 1829 et 1830. Les poètes ont soif
de voyages, car le voyage est une source inépuisable
d'extases. Sous la baguette féerique des sensations
nouvelles, surgies à tous les coins de rue d'une cité
célèbre, où bientôt la magie du passé, des ruines et
de l'histoire, vous enivre ainsi qu'un breuvage ou
qu'un songe ; en présence d'un chef-d'œuvre de musée,
parmi les salles d'un palais, ou sur la terrasse qui com-
mande un incomparable site; au pied de la statue
d'un grand homme ou devant quelque apparition fémi-
nine, irrésistible de noblesse et de grâce, entrevue à
la promenade, ou contemplée dans le monde, ou des-
cendant lentement les marches d'une église, — au sré
des mille enchantements de la vie errante, les poètes
ne cessent de s'arrêter ravis, perdus comme dans une
musique: leur âme n'est plus que mélodie et que rêve.
La fraîcheur des visions éveille en eux un divin cris-
tal : et l'écho du monde extérieur y résonne, en notes
lumineuses...
Ainsi se promena le barde polonais, de Berlin à
Weimar, et de Weimar à Bonn, à Coblentz, à Heidel-
berg, à Strasbourg, à Venise, et à Rome. Il faudrait —
si ce n'était impossible dans un Essai — donner de
nombreux détails sur son passage à Weimar et à
Venise. 11 voyageait avec son compatriote Edouard
ADAM MICKIEWICZ 35
Odyniec, dont les lettres remarquables font partie de
la littérature polonaise. Weimar, c'était pour les deux
Polonais, comme pour beaucoup d'Européens d'alors,
«la capitale de la poésie », puisque c'était Goethe
encore vivant; Venise, c'était Venise, et puis c'était le
souvenir de Byron : ces deux villes rappelaient à
Mickiewicz les plus fortes émotions littéraires de sa
première jeunesse.
A Weimar, ils trouvèrent le patriarche conforme à
sa légende. Laissons parler Odyniec :
Il a, sans exagération, quelque chose d'olympien, la
taille haute, des formes amples, le visage grave, imposant,
et le front... c'est précisément le front qui est olympien.
Sans diadème, il brille de majesté. Les cheveux, pas trop
blancs, se font rares au-dessus du front. Les yeux, couleur
de bière, clairs et vifs, se distinguent encore par une par-
ticularité, c'est une bordure qu'on dirait émaillée et qui
entoure chaque prunelle. Adam Ta comparée à l'anneau
de Saturne. Nous n'avons rien vu de pareil chez personne.
Pendant un dîner auquel les deux amis furent priés
chez la belle-fille de Goethe, en l'honneur de l'anniver-
saire de l'illustre vieillard, ils se sentirent dominés
par cette conversation des cimes, grandiose et un peu
froide, où se plaisait le roi des lettres européennes :
Gœthe, écrit encore l'ami de Mickiewicz, me domine
aujourd'hui comme le colosse de Rhodes, un pied sur la
vérité, l'autre sur la poésie ; et mes pauvres pensées, comme
les vagues agitées par le vent, tourbillonnent devant lui,
sans que je puisse même me le représenter clairement, ni
le saisir. Je cherche sous le poète le devin, sous le philo-
sophe l'idée et la vérité, sous l'homme le cœur et l'esprit.
Je cherche en lui ce que je vois en Adam ; ma vue se voile
et ma tête se trouble, lorsque, en me questionnant, je ne
peux dire de lui en conscience ce que je pense d'Adam.
Est-ce que, chez Gœthe, comme chez le colosse defRhodes,
36 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
la tête seule serait éclairée de cette lumière qui permet de
contempler sa gigantesque hauteur, mais qui n'élève pas
plus haut le regard du spectateur?
Odyniec se trompe : il ne situait pas encore Gœthe
assez haut dans l'espace. Gœthe était semblable au
condor de Leconte de Lisle,
Qui dort dans l'air glacé, les ailes toutes grandes.
Ce feu qui embrase autour de soi, qui tantôt élec-
trise et tantôt éblouit jusqu'à la stupeur, qui tient
de l'éclair et du simoun (on va voir tout à l'heure
à quel point ces images sont exactes), Odyniec avait
raison de le sentir chez son compatriote. Mickiewicz
représentait, lui aussi, la poésie immortelle, mais la
poésie de la flamme et de la chaleur, et non point la
Muse à la calme attitude, au trône dressé dans la
lumière d'argent des sommets. David d'Angers se
trouvait en ce moment à Weimar; il s'enthousiasma
du poète polonais et entreprit de modeler son médail-
lon : il le pria seulement de réciter des vers pendant la
pose. Adam déclama son Faris, dédié au comte Wen-
ceslas Rzewuski, qui vivait en Orient, au milieu de
tribus arabes dont il était devenu l'émir :
Qu'il est heureux, l'Arabe, lorsqu'il lance son coursier du
haut d'un rocher dans le désert, lorsque les pieds de son
cheval s'enfoncent dans le sable avec un bruit sourd,
comme l'acier rouge qu'on trempe dans l'eau ! Le voilà qui
nage dans l'Océan aride et coupe les ondes sèches de sa
poitrine de dauphin. Plus vite et plus vite, déjà il effleure à
peine la surface des sables, déjà il s'élance dans un tour-
billon de poussière. 11 est noir, mon coursier, comme un
nuage orageux. Il étale au vent sa crinière d'autruche, et
ses pieds blancs jettent des éclairs. Forêts, montagnes, place,
place !
ADAM MICKIEWICZ 37
« Sublime», s'écria David d'Angers, et pendant que
Mickiewicz déroulait la suite des strophes, il exécuta
sa remarquable effigie du poète. «Tout à coup le mé-
daillon, jusqu'alors invisible», raconte Théodore Pavie,
qui assistait à la scène, « se tourne de notre côté! C'est
bien Adam Mickiewicz, ses tempes, jeunes encore, déjà
sillonnées par l'orage; la fierté de sa lèvre, son œil bleu
qui semblait noir, cette expression rêveuse où l'inspi-
ration du poète et la foi du croyant confinaient à l'enthou-
siasme pour la patrie. »
Bien que la scène qui précède ait été révoquée en
doute par le fils du poète4, on peut, en somme, l'ad-
mettre. L'anecdote qui suit est plus étrange et nos
aïeux l'eussent prise pour un conte de sorcellerie :
Le 27 août 1829, veille de la fête de Gœthe, dit Holtei
dans ses Mémoires, je me trouvais à Weimar. Dans une
soirée donnée par Mme Ottilie de Gœthe, j'assistai à un fait
qui, je dois le confesser, me jeta dans un profond étonne-
ment. Mickiewicz fit circuler parmi les dames et les jeunes
filles un plat sur lequel chacune, à son gré, pouvait dépo-
ser sa bague, mais sous la condition de l'avoir toujours
portée pendant plusieurs années sans l'ôter. Lorsqu'une
quantité de bagues eût été ainsi entassée pêle-mêle, Mickie-
wicz alla dans un coin, les considéra attentivement, et,
tout à la ronde, les rendit une à une à leurs propriétaires
qui lui étaient complètement inconnues, en devinant en
même temps le nom de baptême et, je crois aussi, l'âge de
chacune. Il était devenu pâle comme la mort, et des
gouttes de sueur perlaient sur son front. Maintenant,
chaque fois que, dans les feuilles françaises, son nom se
trouve mêlé à des contes incroyables, soudain le pâle cher-
cheur de bagues de Weimar réapparaît devant moi.
1. Mélanges posthumes d'Adam Mickiewicz. M. Ladislas
Mickiewicz croit que son père ne se serait point prêté à cette
sorte de récitation théâtrale. Pourquoi pas? Un statuaire peut
être curieux de retrouver l'action lyrique surles traits d'unpoète,
et celui-ci se prêter sans «cahotinage » à ce genre de pose.
38 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGiNE
Cet esprit de divination fantastique, de rêverie
voyante, accompagnait partout Mickiewicz, et je tiens
à en citer un dernier témoignage. Le poète est cette fois
à Venise avec Odyniec, et celui-ci raconte d'une façon
délicieuse leur rêverie sous la lune :
Le crépuscule tombait tout à fait quand nous débar-
quâmes sur la rive. Nous étions partis exprès si tard pour
contempler au clair de lune ce lieu aux poétiques rémi-
niscences d'outre-tombe. La lune, en effet, ne nous faussa
pas compagnie. Elle était dans son plein. Au coucher du
soleil, elle se dessinait déjà sur le firmament, mais timide
et pale comme une jeune fille à la porte d'une salle de bal ;
à peine le soleil couché, elle fut aussi rayonnante qu'une
jeune fille qui danse, et, lorsque nous mîmes pied à terre,
elle illumina successivement devant nous d'abord la rive
sablonneuse et plate, puis des champs verdoyants et des
arbres, ensuite une série de légers monticules et une nou-
velle étendue de sables ; enfin, par delà, non'pluslalagune,
mais la pleine mer. L'Adriatique paraissait tranquille et
unie comme un miroir, et cependant le sourd grondement
des vagues, sans doute à raison de la marée montante, se
répercutait le long du rivage, au milieu du calme de la nuit
que nul autre bruit et pas même un souffle de vent ne
troublait. Tout à coup, du côté de la ville, commença à
nous arriver le tintement des cloches sonnant l'Angelus.
Nous étions sur un monticule dominant la plaine où sans
doute caracola souvent Byron. Je restais assis à terre.
Adam se tenait debout, appuyé contre un arbre. Je voyais
à son visage le sérieux de ses pensées. Tout à coup, il
appuya sa main sur mon épaule, et, me regardant dans les
yeux, il me demanda : « Sais-tu qui est avec nous? » Sans
ôter sa main de dessus mon épaule, il continua à parler.
Ce qu'il dit, je ne l'oublierai jamais, mais je regrette sin-
cèrement de n'être pas en état de le répéter. Il s'agissait
de Byron et de Napoléon, les deux noms de notre siècle.
« Tous deux, disait-il, avaient conscience de leur mission
dans une société souillée par le xvme siècle. Tous deux dé-
testaient le mal qu'ils voyaient autour d'eux et pressen-
ADAM MICK1EWICZ 39
taient le bien vers lequel ils auraient dû guider les hommes.
Ayant, chacun dans sa sphère, la force nécessaire, ils ne
remplirent ni l'un ni l'autre leur mission, parce que le sen-
timent de leur force, comparée à celle d'autrui, enfanta en
eux un orgueil qui tua l'amour, seul capable de vaincre
le mal. Byron ne fit qu'irriter et Napoléon que piétiner le
mal que tous deux devinaient au sein de l'humanité et vou-
laient extirper. Mais, tôt ou tard, d'autres envoyés viendront
qui, avec autant de lumière et de force qu'eux, mais dans
un autre esprit, esprit d'amour et d'humanité, pousseront
plus loin leur œuvre, car, si cette œuvre sera jamais ache-
vée avant la fin du monde, c'est ce qu'est seul à savoir Celui
qui est lui-même cet Esprit et qui en a donné l'exemple au
monde. >
Ainsi passaient les heures de songe fécond, d'entre-
tien avec les hommes et les choses de l'univers visible
et du monde d'outre-tombe. Sa dernière année d'in-
souciance et d'ivresse, Mickiewicz la passa à Rome,
en 1830. « Etre à Rome, disait-il, c'est le lot d'un petit
nombre. Dans ma jeunesse, j'osais à peine y penser. »
Il y vivait au milieu des artistes et dans la plus bril-
lante société mondaine. Il visitait l'atelier de Thorwald-
sen et celui d'Horace Vernet; il fréquentait chez la
princesse Zénaïde Voikonsky, chez Mme de Klustine,
chez ses compatriotes le comte et la comtesse Ankwicz,
dont il faillit épouser la fille. Il étudiait en détail et
avec amour la Ville Eternelle. «Rome, écrivait-il plus
tard, est, après Nowogrodek et Vilna, l'unique ville
que je connaisse beaucoup mieux que Paris. »
La réalité — et quelle terrible réalité! — l'arracha
brusquement au rêve. Le 29 novembre 1830, éclatait à
Varsovie la grande insurrection patriotique^ Deux jours
auparavant, le barde l'avait pressentie. 11 avait éprouvé
tout d'un coup un saisissement douloureux et écrit les
sombres strophes : A la mère polonaise . Il ne put tou-
tefois partir assez tôt ni prendre part à cette lutte de
40 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
géants de près d'une année. Son ami, le poète Etienne
Garczynski, lui avait emprunté son dernier argent pour
courir s'enrôler dans les rangs des volontaires pozna-
niens ; et, depuis, la Romagne soulevée interceptait
presque toute communication. Il se morfondit, n'arriva
à Dresde que le 19 avril 1831, ne put passer la fron-
tière, et ne vit que du bord, en spectateur atterré, l'une
des plus navrantes défaites de son pays : après une
série de victoires et de revers, les Polonais furent écra-
sés par les Russes, Varsovie emportée d'assaut, une
partie de l'armée nationale refoulée sur les territoires
de Prusse et d'Autriche où elle déposa les armes ;
l'émigration et la dispersion par le monde allaient
commencer...
Regardons d'un peu près cette formidable levée de
boucliers et ses conséquences, cette épopée à laquelle
participèrent jusqu'à des enfants de quinze ans : le spec-
tacle en vaut la peine. Elle est unique dans l'histoire du
noble peuple, cette date de 1830...
Voici que je feuillette l'ouvrage publié par Strasze-
wicz en 1832 : Polonais et Polonaises de V Insurrection.
Je lis le texte et regarde les figures : la vision m'en-
vahit, me pénètre, le temps héroïque m'apparaît! Le
voilà, ce peuple que Napoléon appelait «le vaillant
peuple», ce peuple de paladins qui fut le rempart de
l'Europe pendantplusieurs siècles, le voilà levé en masse
et en grand apparat militaire, ceint et raidi de pied en
cap pour un surhumain effort! Qu'ils sont imposants,
ces portraits de sénateurs et de nonces, de généraux,
de chefs d'insurgés, et ces amples manteaux qui drapent
l'uniforme avec une grâce cavalière î À la ceinture, les
crosses haut montantes de deux pistolets s'arrondissent
sur la tunique sanglée comme une taille de femme; la
cravate de 1830 s'enroule à larges plis autour du col.
Certains visages sont rasés : d'autres ont de grandes
ADAM MICKIEWICZ 41
chevelures et de puissantes moustaches retombantes.
Je distingue l'extraordinaire beauté du comte César
Plater, un visage de vierge guerrière; je l'avais pris
d'abord pour sa cousine Emilie, l'amazone lithuanienne,
commandant d'insurgés, «morte en regardant ses
armes». Le comte César a les cheveux bouclés; ses
traits, d'une délicatesse étrange, se virilisent dans la
pose, tout liers de leur expression mâle; un buste évasé,
merveilleux, achève l'image de cet être qu'on croirait un
personnage de Shelley, quelque Laon* libérateur des
peuples, une figure de lumière et de légende.
Raconter ici les batailles polonaises? Ne le croyez
point, ce n'est pas là mon plan, c'est simplement la
bravoure inouïe de ce peuple que je voudrais montrer.
Voici d'abord les vieux, les grognards de l'épopée impé-
riale : « Sowinski, âgé de quatre-vingts ans, s'empara
du fusil d'an soldat tué, et, faisant feu jusqu'à sa der-
nière cartouche, il se laissa acculer dans une petite
église où il lutta à la baïonnette jusqu'au moment
où il tomba percé de six coups. L'œil de ce vieillard
sans jambes et d'une stature de géant (dit un officier
russe) était encore animé du désir de la vengeance :
ses traits respiraient l'héroïsme, et nos soldats, en pas-
sant devant ce cadavre, ne pouvaient se défendre d'un
sentiment de respect et d'admiration. » Aux jeunes,
maintenant : « Le 25 février, Mycielski est atteint d'un
biscaïen qui lui enlève trois doigts de la main gauche.
A quelques minutes de là, une balle le frappe au pied
et lui fait une grave blessure. Il arrache sa cravate,
bande lui-même sa plaie et se précipite sur une bat-
terie russe. Déjà, il avait tué de sa main plusieurs
artilleurs et il enclouait le premier canon, lorsqu'arrive
un nouvel éclat de mitraille qui lui fracasse la mâchoire.
Un dernier coup de canon l'achève. Il était d'une force
1. Poèmes de Shelley. Laon and Cythna.
42 LES GKAMDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
de corps extraordinaire. » Ces lignes sont de la vie
réelle : il semble déjà que nous en sortions et que nous
soyons dans une autre planète guerrière avec le colo-
nel Jules Malachowski, le jeune héros mystique âgé
de vingt-neuf ans, un de ces visages au galbe antique,
éclairé d'yeux noirs où se reflétait la passion des
grandes choses. « Une mélancolie vague lui faisait
fuir à dix-huit ans ce qu'à cet âge recherchent les
autres. » La vie d'orage et d'éclair qu'il appelait, il la
trouva dix ans plus tard ; et c'est lui qui, les cartouches
épuisées, bondit à la tête de ses chasseurs et saisit la
faux d'un soldat tué à ses côtés : « A moi, camarades,
c'est avec cette arme que Kosciuszko combattait et
triomphait! A moi, camarades, en avant! » Sa voix ton-
nait; «il avait l'air d'un ange de mort moissonnant
autour de lui». Hélas! quelques minutes après, il était
fauché lui-même par un rival invisible et jaloux, par
Azraël l'exterminateur...
Montons d'un degré encore dans la féerie des batailles
avec l'émir Tadj-ul-Fekher, je veux dire le comte Wen-
ceslas Pizewuski, en l'honneur duquel Mickiewicz avait
composé son Faris 1 . L'émir Wenceslas est un véritable
héros de rêve. Il semble une apparition fantastique et
splendide : il étincelle et passe, vision équestre envolée
dans la lumière d'argent... Oh! ne regardez plus ce
tourbillon de vapeur lumineuse, là-bas, car s'ils ont
déjà fui, le glaive et le regard de cet archange des
steppes, la vision merveilleuse en vous s'est fixée, je
vous le dis, et ne cessera désormais de vous trembler au
cœur.
C'était en Ukraine qu'était né cet ardent chevalier
romantique, assoiffé d'aventures extraordinaires, et
dans la personne duquel on allait voir s'accentuer jus-
1. Faris veut dire en arabe chevalier.
ÀDÀM MÎCKIEWICZ 43
qu'au plus vif relief le type éclatant et fougeux de la
vieille noblesse de Pologne. Comme il arrive aux héros
du genre byronien, une fatalité pesa sur sa naissance
et sur la première partie de sa vie. Il était le fils d'un
des trois magnats néfastes, d'un des traîtres qui écra-
sèrent dans l'œuf la renaissance de leur pays, rejetèrent
la Constitution du 3 mai, annihilèrent par leur confédé-
ration sacrilège les efforts de la Diète et des patriotes
de Varsovie. C'est en 1792, à Targowitza, bien plus
qu'à Pétersbourg et à Berlin, que fut signé par les mains
les plus criminelles le second des démembrements de
la Pologne. Marqué d'opprobre à jamais, le comte
Séverin Rzewuski s'en fut à Vienne. Il s'y établit, et
voulut que son fils prît du service dans les rangs autri-
chiens. Wenceslas se battit donc contre ses compatriotes,
en 1809, c'est-à-dire l'année même de la plus brillante
des campagnes que firent les Polonais pendant les
guerresnapoléoniennes, sous les ordres dePoniatowski.
Pour comble, il était malheureux à son foyer ; son père
l'avait marié à une Lubomirska, fille de la princesse guil-
lotinée à Paris pendant la Terreur ; et il souffrait de l'es-
prit étroit et sec de sa femme. Telle était la vie de honte,
de trahison, et de misères domestiques, où le Destin
semblait enchaîner ce jeune homme doué de la plus
brillante fantaisie guerrière, dévoré du besoin d'exploits
incomparables !
Mais il était né dans l'Ukraine de Mazeppa : comme
l'hetman légendaire, il était de ceux dont les liens
tombent et qui « se relèvent rois ». Tout d'un coup, if
rompit ses entraves, quitta l'Europe, vola vers l'Orient.
11 apparut en Arabie, et, de sa seule présence,
éblouit le désert. Cavalier incomparable, centaure et
guerrier, les nomades le regardèrent comme un demi-
dieu. Pleines d'admiration et d'amour, douze tribus
l'élurent pour chef sous le nom de Tadj-ul-Fehher
44 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
(Couronne de Gloire). Il vécut pendant des années à leur
tête, enfin libre et prince, « respirant de toute la lar-
geur de ses poumons, regardant de toute l'étendue de
sa vue, secouant au vent la crinière d'autruche de son
coursier, dont le front noir portait une étoile, dont les
pieds blancs jetaient des éclairs ». Poésie vivante et
vivant symbole de son pays, d'une chevalerie si fou-
gueuse, à l'élan si romanesque ; brûlé, en outre, de
l'ardeur infinie de son extraordinaire époque, consumé
de passion, d'inquiétude et de rêve, idéaliste et mys-
tique jusqu'à l'impossible, soulevé par le désir inex-
tinguible, par l'aspiration sans limites, il était vrai-
ment le frère de ces grands inspirés de Pologne qui
devaient le célébrer dans leurs chants; il eût souhaité,
comme eux, « d'étreindre de ses bras l'univers, pendant
que sa pensée s'élancerait comme une flèche, toujours
plus haut et plus haut, jusque dans l'abîme du ciel ».
On dit que, dans cet Orient fasciné de sa valeur et
du galop de son cheval, une jeune fille vint à l'aimer
d'un amour plus fort que la mort. Ils se voyaient en
secret. Elle avait un poignard au manche d'or fin ; une
nuit, il la pria de lui laisser cette arme en souvenir,
car il allait s'éloigner pour toujours. « Oh! si tu pars,
rends-moi ce poignard, dit-elle, car je veux me
tuer. » — « Adieu, fille du désert, vis de longues
années. Ton poignard me mettra au tombeau. Lorsque
ce désert aura englouti tout mon passé, lorsque la vie
me pèsera, je me tuerai. J'ai une âme sauvage. 11 me
faut un poignard, il me faut prendre avec moi ton
poignard '. » Puis, comme son cheval allait l'em-
porter loin de la délaissée, il voulut jeter un dernier
regard vers le perron du harem : alors, la douleur
l'écrasa, car elle n'y était plus, mais, au-dessous de sa
1. Poésies de Slowacki. Duma sur Wenceslas Rzewuski.
ADAM MICKIEWICZ 45
fenêtre, l'eau s'était refermée sur un corps de femme
dont le voile flottait sur l'étang...
La fin du cavalier magique ne mentit point à sa vie :
elle acheva la merveille et couronna le poème. En 1831,
il reparut en Ukraine, leva un escadron de volontaires,
livra bataille aux Russes à Daszow, et disparut à ja-
mais au milieu du combat. On ne le revit point, on ne
retrouva pas sa dépouille ; nulle trace de son corps, ni
de sa tombe ; personne ne put dire s'il succomba sous
le fer ou s'il fut enlevé dans l'invisible, ravi vers Dieu
par les milices célestes. Alors, il devint aussi fabuleux
en Ukraine qu'en Arabie ; de la contrée s'éleva bientôt
un vol de légendes qui vinrent tournoyer autour de
son souvenir : on raconta que sa cavale favorite, Guldia,
l'avait dérobé à la mort en l'emportant au plus lointain
des steppes, couvert de sang et de blessures...
... Je m'éveille de pareils récits, comme du fond des
rêves... Vraiment, cela fut-il? Existèrent-ils, pas-
sèrent-ils à l'horizon de la planète, ces êtres d'une
beauté suprême, ces êtres de songe, un Shelley, un
Wenceslas Rzewuski? Vécurent-ils, ces songes de la
vie? Est-il vrai qu'ils apparurent ici-bas comme un
éclair, et quelqu'un les vit-il traverser l'espace ainsi
que des cavaliers ailés?... Des strophes de Robert
Browning ont chanté dans ma mémoire :
Ah! vîtes-vous donc un jour Shelley en face,
S'arrêta-t-il et vous parla-t-il,
Et vous, lui parlâtes-vous à votre tour?
Comme cela semble étrange et nouveau!
.... Je traversai une lande, avec un nom à elle,
Et une certaine utilité dans le monde, sans doute ;
A peine en brille-t-il pourtant large comme la main
Au centre des pâles lieues d'alentour.
46 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Car, là, je ramassai sur la bruyère
Et, là, je mis dans ma poitrine
Une plume de mue, une plume d'aigle !
Bien, j'oublie le reste.
Et pourtant, ces choses furent. La Pologne
touche à l'Orient : le libre steppe et ses songes y com-
mencent. L'imagination chaude et fantastique de l'Asie,
éblouissante et fuyante, aveuglante avec des effets de
mirage, vient parfois s'y jouer dans la vie réelle, pour
s'éloigner bientôt à toute vitesse et disparaître au
désert
La vie réelle, la réalité ! Il nous faut maintenant y
revenir, et nous allons la retrouver en Europe sous
sa forme la plus dure, accompagnée de la défaite,
de la misère physique et morale de l'exilé, du navrant
pèlerinage sur la terre étrangère. Qu'elle allait être
cruelle, la vie de cette émigration polonaise, de cette
armée qui venait de s'écouler hors des frontières de la
patrie, après avoir rendu à l'Europe libérale un service
immense ! A la vérité, l'Europe ne s'en souvient et ne
s'en soucie pas plus aujourd'hui que de cet autre bien-
fait dont l'insurrection polonaise de 1794 avantagea la
Révolution française en empêchant Catherine d'en-
voyer trop tôt ses Cosaques contre la Convention déjà
presque accablée sous le nombre : mais puisque, désor-
mais, et par ces jours de jolis sentiments, l'on n'est
pas loin de se piquer d'ingratitude, et qu'on se croit
d'esprit supérieur pour afficher l'imbécile et commode
pitrerie du cynisme et de l'indifférence, rappelons au
moins l'éminent service à ceux-là qui ne veulent point
oublier. Au lendemain des journées de Juillet, la'uto-
crate Russe avait lancé un manifeste des plus mena-
ADAM 3IICKIEWICZ 47
çants contre le mouvement français et le mouvement
belge de 1830 : or, « la résistance de la Pologne
assura le salut de la Révolution de Paris et de la
Révolution de Bruxelles, car, pendant que Paskévitch
opérait le passage de la Vistule, l'armée française
avait pu entrer en Belgique, chasser les troupes
hollandaises, et assurer ainsi l'indépendance du nou-
veau royaume' ».
Dispersés à travers l'Europe, mais résidant plus
particulièrement en France, les héroïques émigrés
de 1831 passèrent d'une période de fièvre et de bataille,
d'une période d'épopée, à un véritable état de stagna-
tion ou même de misère. Il y a des âmes et des époques
faites pour vivre dans la flamme. Les prédestinés de ces
heures de feu supporteront la faim, le froid, la mitraille,
l'agonie, la mort, pourvu quils se sentent vivre, même
d'une vie d'ouragan et de martyre. Tel fut le temps
romantique, dont les insurgés de 1830 et de 1848
furent le type vivant et, si j'ose dire, « le geste ». Et
de ces révoltés patriotes, soulevés par deux fois
dans toute l'Europe, de ces soldats des nationalités,
les Polonais peuvent être considérés comme l'expres-
sion idéale 2. Et tout a sa rançon. Les émigrés de '
1831, qui s'étaient plu à vivre dans l'héroïsme ainsi
que dans leur élément naturel, s'accommodèrent peu,
1. Lavisse et Rambaud, Histoire générale de V Europe, t. X,
p. 327.
2. Henri Heine et Mazzini l'ont vu et proclamé, cet héroïsme
supérieur des Polonais. « Il est étonnant, dit l'auteur de Vlnter-
mezzo, de voir quelle puissance exerce à lui tout seul sur les
Polonais le mot de liberté ; leurs âmes brûlent et s'entlamment en
apprenant que, quelque part, on combat pour elle: leurs yeux
brillent en regardant du côté de la Grèce et de l'Amérique du
Sud. » Mazzini : « Devons-nous sans cesse rougir en voyant les
Polonais, des hommes comme tous les autres en toutes choses,
mais ardents toujours pour leur pays et prêts à mourir pour
lui ? »
48 LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
par contre, de l'existence plate et famélique où il leur
fallut bientôt choir, après les dernières fleurs dont on
les couvrit, durant leur voyage de l'Est à l'Ouest, des
frontières de Prusse et d'Autriche à celles de France.
Bientôt, la faim les tenailla; les disputes, les jalousies,
les récriminations les rapetissèrent et les assombrirent.
On se partagea en cercles, en coteries politiques ; on
fut monarchiste ou républicain, aristocrate ou démo-
crate ; on passa le temps, suivant la mode des peuples
du Nord, en longs conciliabules nocturnes où l'on se
perdit en considérations sur les causes de la défaite, en
projets de régénération, en nouveaux plans de lutte;
et, les antipathies privées brochant sur le tout, l'on
se tira dessus d'un camp à l'autre, dans les feuilles de
l'émigration. Ce fut un peu la vieille anarchie polo-
naise, qui renaissait dans l'exil. L'amertume et le mal-
heur se soulageaient comme ils pouvaient.
Un certain nombre des héros de 1831 se résignèrent
à la sagesse, s'adaptèrent à la vie bourgeoise, sollici-
tèrent quelque place, vécurent de quelque industrie, se
marièrent dans leur pays d'adoption, s'établirent sur-
tout en France. D'autres restèrent fidèles à l'aventure,
au danger, aux courses à travers l'Europe, à toutes
les poésies de la vie; ils furent les don Quichotte
de l'indépendance des peuples et de la démocratie, les
chevaliers errants de la liberté. En 1848, ils contri-
buèrent à ébranler les trônes absolutistes, et l'on enten-
dit les coups de hache dont ils faillirent jeter à terre
celui des Habsbourg ; ils combattirent jusqu'à la Répu-
blique modérée du 4 septembre, et MM. Lavisse et
Rambaud ont constaté cette furia militante : « Les
généraux, les milliers d'officiers et de soldats polonais
réfugiés en Suisse, en France, en Angleterre, recueillis
et comme adoptés par les Etats à constitution libérale,
formèrent désormais une force redoutable de la Révo-
ADAM MICKIEW1CZ 40
lution universelle. On les retrouvera partout où il y
aura des luttes à soutenir pour la liberté bien ou mal
comprise, dans les émeutes de Paris, de Berlin, de
Vienne, dans les révolutions d'Italie, d'Allemagne, de
Hongrie, de Roumanie '. »
Il était naturel, en effet, que ce peuple de Pologne,
dont Thistoire n'avait été qu'une longue épopée géné-
reuse et qui, pendant tant de siècles, avait couvert
l'Europe de ses lances, il était naturel, dis-je, qu'un tel
peuple ne songeât point à garder le coin du feu dans
les âges suivants, ni de nos jours. Il n'avait cessé de
produire des preux, alors que ce rôle semblait déjà
rayé du monde, que les croisades étaient loin dans le
passé, et que Cervantes avait embaumé la chevalerie
errante dans son apologie mêlée de satire : Sobieski,
Pulawski, Kosciuszko avaient continué en Pologne la
lignée sainte, promené la bannière des paladins sous
les murs de Vienne et jusqu'en Amérique, volant au
secours des peuples menacés ou révoltés. Lorsque leur
terre fut devenue celle des exilés et des martyrs, les
légions de Pologne prirent place sous le drapeau de la
Révolution et de l'Empire, se firent hacher pour la
France, accomplirent de fabuleux exploits. Puis, à
partir de 1830, une troupe nouvelle de héros de l'émi-
gration allait encore renouer la chaîne et courir sus à
tous les tyrans de l'Europe. Car c'est surtout au
xixe siècle que se posa « la question des nationalités » ;
de nos jours, il ne s'agissait plus, pour les cœurs valeu-
reux, de délivrer le tombeau du Christ, mais la liberté,
nouvelle Andromède. Ces figures polonaises de la
glorieuse époque romantique sont peut-être un peu
distantes, un peu pâlies, les morts vont si vite ! Que
notre voix puisse arriver pourtant jusqu'à leur ombre
1. Histoire générale de V Europe ^ t. X, p. 328.
50 LES GHAISDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGiNE
déjà lointaine, et qu'à notre appel elle se retourne à
demi.
Deux de ces fantômes étincelants ont jadis rempli
l'Europe de l'éclat de leurs armes et du bruit de leurs
exploits : qu'ils étaient célèbres en 1848, Bem et Dem-
binski ! Ils avaient volé au secours de la Hongrie sou-
levée par Kossuth et avaient mis à son service leur
redoutable épée. Dembinski s'était illustré par sa
retraite de Lithuanie de 1831, aussi étonnante qu'au-
cune des fameuses retraites de l'histoire. Abandonné
à lui-même, il avait entrepris de tourner l'ennemi en
s'enfonçant dans les marais. 11 avait exécuté, avec
trois mille huit cents hommes et cinq pièces de cam-
pagne, cette manœuvre audacieuse au cours de laquelle,
sans argent, presque sans munitions, il pénétra cent
lieues plus avant dans le pays, et, poursuivi par des
forces triples, évita ou repoussa plusieurs corps, enleva
quelquefois leurs bagages et leurs détachements, passa
quatre fleuves navigables, se créa des ressources là où
tout manquait, puis, après vingt-six jours de marches
continuelles, rentra à Varsovie, ramenant ses blessés
et un gTand nombre de prisonniers. En récompense de
ce merveilleux exploit, ses compatriotes lui offrirent
un sabre portant sur la garde d'or les armes de la
Pologne et de la Lithuanie, avec l'inscription suivante :
« Dembinski, ton bras intrépide donnera à cet acier
une trempe nouvelle; il brillera, les chaînes tombe-
ront; et, par lui, l'aigle et le cavalier seront libres. »
C'était là le héros qui, deux fois, se vit attribuer
en 1849 le commandement en chef de l'armée hon-
groise, fut vaincu à Szoreg et succomba avec la Hon-
grie à Temeswar, mais ne dut peut-être ses défaites
qu'à la désobéissance et à la jalousie du brillant et
funeste Georgey.
Ce fut en 1848, pendant sa campagne de Hongrie,
ADAM MICKIEWICZ 51
que Bem conquit sa légende. Il avait des parties de
grand capitaine, et il eût probablement infligé à la
couronne de Saint-Etienne les plus terribles défaites,
sans l'intervention armée de l'autocrate russe. Général
d'artillerie, épris de science, grave, réfléchi, esprit
compréhensif et philosophique, Bem s'était distingué
à Ostrolenka et devant Varsovie, en 1831. En 1833, il
s'en était allé combattre en Portugal, sous dom Pedro.
En 1848, il reparut avec un commandement dans
Vienne insurgée, passa en Transylvanie, où il prit
Hermanstadt, Cronstadt, rejeta les Autrichiens en
Valachie, chassa Puchner du Banat et ne plia qu'écrasé
par le nombre, lors de l'apparition des armées russes.
Comme autrefois Charles XII, il dut passer en terri-
toire turc. Il s'y fit musulman sous le nom d'Amurath-
Pacha, pour échapper à l'extradition demandée par
le Tsar. Il fut suivi dans cette conversion plus ou
moins sincère par quelques autres capitaines polonais,
qui, non contents de devenir également pachas, ima-
ginèrent de pousser en vigueur le type de l'enfant
perdu et de s'accentuer à cet égard dans un étonnant
relief. Nous retrouverons, au cours d'un chapitre pro-
chain, leur profil curieux et presque trop aventuré dans
le pittoresque.
Michelet a consacré à Bem des lignes si féeriques,
si merveilleuses, que je me reprocherais de ne pas les
citer :
Nous l'avons connu ici, cet homme terrible, cet homme-
fée qui, sans armes, chassait les escadrons, les blessait du
regard, celui sur qui mollissaient les balles, celui devant
qui reculaient les boulets effrayés ; nous l'avons connu, le
général Bem.
Ici, il nous parut un homme doux et bon, rien de plus.
Sa figure, très peu militaire, était triste. Pour être gai, il
lui fallait la guerre, des combats, et terribles.
52 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Là, au milieu des balles, il devenait aimable, d'une bon-
homie joviale. La pluie de fer, de feu, était son élément:
alors, il avait l'air de nager dans les roses...
Sa légende est fondée au cœur des peuples, elle va flo-
rissant chaque jour, s'enrichissant de feuilles nouvelles et
de jeunes fleurs. Naguère encore, quand les volontaires de
Silésie, que leur cœur poussait au Midi, s'en allaient malgré
eux au Nord, sous le bâton des Prussiens : « Vous avez
beau faire, disaient-ils, Bem aura raison de vous tous. 11
vit et il vivra. Les cloches, depuis mille ans, ne font que
l'annoncer. Ecoutez-les : n'entendez-vous pas qu'elles
disent: Bem, Bem, Bem!.. Elles sonnent et sonneront son
nom éternellement.
La défaite des insurrections européennes de 1848 et
de 1849 ne découragea pas les chevaliers errants de la
nation polonaise. Après les glorieux vaincus dont nous
venons de parler — et auxquels il faudrait joindre le
baron Charles Dembowski, tué à la défense de Venise
en 1849, et le général Chrzanowski, commandant en
chef de l'armée piémontaise, battu à Novare la même
année — Ilauke-Bosak, Marian Langiewicz, Louis
Mieroslawski, reprenaient l'aventure guerrière là où
les autres l'avaient laissée. Officier dans l'armée russe,
allié auxRomanoff, Hauke-Bosak abandonnait sa situa-
tion pour passer en 1863 aux insurgés de Pologne, lut-
tait le dernier, prenait part en émigration au congrès
international de la paix, commandait en 1870 une divi-
sion dans le corps de Garibaldi, était tué sous Dijon ;
Marian Langiewicz, officier de l'armée prussienne, puis
garibaldien, professeur à l'école militaire de Cuméo,
était élu dictateur de l'insurrection de 1863, battait les
Russes en plusieurs rencontres, était interné en Gali-
cie ; enfin, la course à la guerre du général Louis Mie-
roslawski couvrait tout le champ qui s'étend entre 1830
et 1870.
Mais voici le vétéran de la grande époque et Tun de
ADAM MICKIEWICZ 53
ses derniers survivants, celui qui s'est retiré à Zurich
où il finit ses jours en ruminant ses souvenirs,
l'homme que j'appellerais volontiers « le dernier des
Romains », seule expression qui me semble assez sym-
bolique pour représenter ce type en haut relief d'une
période évanouie. J'ai nommé le colonel Sigismond
Milkowski, en littérature lez, car Milkowski fut
homme de plume en même temps qu'homme de
guerre. Je ne crois pas qu'il y ait de personnage de
cape et d'épée qui puisse rivaliser avec lez : en créant
cet homme et cette existence, la réalité traça la page
la plus incroyable, une page vraiment effarante par
l'interminable série de vicissitudes qu'elle déroule. Elle
s'achève cependant pour le mieux, et comme nous eus-
sions pu le désirer: le génie de l'Aventure termina bien
les choses. Dans cette histoire, il tint à montrer non
seulement la richesse de son invention et la variété de
ses ressources, mais aussi son tout-puissant caprice :
après s'être prodigué pour le héros dont je parle, après
avoir multiplié sur son chemin toutes les péripéties,
tous les imprévus, tous les drames, et jeté sur l'en-
semble de son épopée je ne sais quelle teinte du plus
étrange pittoresque, il voulut, en fin de compte, qu'un
homme pût sortir sain et sauf d'une pareille course à
la guerre, la plus assaillie de périls et la plus traversée
d'accidents qu'on ait vue, sans doute, au xixe siècle. Ce
serait peut-être aussi le moment de noter que, derrière
le décor prestigieux de leurs exploits, les chevaliers
errants ont parfois vécti, dans la coulisse, les heures les
plus navrantes, qu'ils ont connu la misère accablée,
atroce, la maladie dans le plus complet abandon, dans
l'indigence affreuse, et que leur désespoir a plus d'une
fois touché la mort : par quoi leur destin s'en vient cô-
toyer le nôtre, par quoi leur chevauchée se rapproche
du pèlerinage plus humble de tant de leurs frères en
54 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
existence, de tant de pauvres diables de toute condi-
tion et de tout acabit... Mais arrivons aux faits, qui
« parleront d'eux-mêmes » : voici cette étonnante car-
rière. Sigismoncl Milkowski naît en 1824, en Podolie,
d'une famille imbue de traditions patriotiques : sous les
ordres de Poniatowski et de Kosciuszko, son grand-
père avait fait la campagne de 1792, puis servi dans
l'armée du grand-duché de Varsovie et pris part
aux guerres napoléoniennes, de 1809 à 1813. Le pe-
tit-fils étudie à Kiew, et, à peine sorti de l'Université,
s'enrôle comme simple soldat dans la légion polo-
naise de Hongrie. Promu lieutenant à Miszkolcz, il
sort des rangs en haillons, sans chemise, mangé par
la vermine, le casque et les bottes troués, l'uni-
forme boutonné avec des aiguillettes en bois. Après
la capitulation de Georgey, il passe en Bulgarie ; on
l'interne à Choumla jusqu'au printemps de 1850. Le
gouvernement turc le relâche ; il part pour l'Angleterre
où il traverse une période de dénûment tel, qu'il lui
arrive de ne manger que deux fois en neuf jours. 11 finit
par trouver de l'ouvrage dans une fabrique de papiers
peints; il y est manœuvre, porte l'eau, nettoie les
chambres, mais, en même temps, s'affilie à la Société
démocratique polonaise et étudie l'art militaire dans les
traités spéciaux. Le Comité central de la démocratie
européenne, présidé par Mazzini, Ledru-Rollin et
autres, l'envoie comme agent en Moldavie, en 1851.
Survient le coup d'Etat de décembre, qui anéantit les
projets des démocrates: on oublie Milkowski. Il songe
alors à revoir ses parents et gagne la Podolie, déguisé
en paysan. En 1853, la guerre éclate entre les Russes
et les Turcs; lez est de retour en Moldavie, où il fait
venir ses deux frères ; ceux-ci sont bientôt arrêtés, l'un
d'eux est fusillé, l'autre extradé et déporté en Sibé-
rie; grâce à son passe-port anglais, lez échappe, tombe
ADAM MICKTEW1GZ 55
malade de désespoir, cherche asile dans une chaumière,
y reste pendant deux mois, puis obtient d'être attaché
à l'état-major d'Ismaïl-Pacha; mais, ayant appris que
les patriotes de Moldavie préparent une levée de bou-
cliers, il passe de nouveau dans ce pays. L'Autriche se
met en travers du mouvement, qui avorte. Obligé de
fuir la Moldavie et la Valachie, il essaie de se réfugier
en Serbie, mais on ne veut point l'y recevoir ; il s'ha-
bille alors en mendiant, traverse toute la Bulgarie dans
cet équipage, vivant d'aumônes, et arrive à Constanti-
nople, où il trouve une place d'agent dans la Compa-
gnie franco-grecque Durand et Cie. Deux de ses com-
patriotes, réfugiés eux aussi à Constantinople, les poètes
polonais Berwinski et Brzozowski, l'engagentà écrire;
il débute dans les lettres par ses Mémoires d'un
vagabond, envoie des correspondances d'Orient à la
Gazette de Varsovie, publie en 1857 un roman dirigé
contre le servage en Podolie, donne ensuite d'autres
ouvrages ayant trait à l'histoire de Pologne, à celle des
pays slaves, aux affaires hongroises. A cette époque, il
se peint ainsi : « J'écris, parce que, ne pouvant travail-
ler avec un sabre, je travaille avec une plume, et pour
remplacer l'œuvre du sabre ; je ne suis point un écri-
vain, mais le substitut d'un écrivain; car mon travail
m'attend, et j'attends mon travail. » Il n'aura pas à se
ronger trop longtemps, car l'occasion d'en découdre
se représente avec l'insurrection polonaise de 1863.
Milkowski a organisé en Roumanie la légion qu'il com-
mande; à peine est-il arrivé en Podolie qu'il est écrasé ;
il échappe aux Russes, revient à Constantinople, puis
gagne Bukarest et Paris. En 1864, le voici à Belgrade
avec femme et enfants, tous mourant de faim. On lui dit
que les épinards sont la nourriture la moins chère : il
achète des épinards ; comme les champignons sont
encore meilleur marché, la famille se nourrit de cham-
S6 LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
pignons : elle a le choléra. Milkowski est allé au mar-
ché vendre une casserole, afin d'avoir quelques sous
pour se procurer un remède : il s'évanouit en rentrant;
l'émotion qui secoue sa femme est telle qu'elle se trouve
rétablie du coup. En 1866, Milkowski part pour la
Suisse et se décide enfin à fixer sa vie : il s'établit à
Zurich où il vivra désormais de sa plume ; sa collabo-
ration à plusieurs journaux assure le pain de sa nom-
breuse famille. Son style est celui d'un soldat : inapte
à exprimer les émotions délicates, il n'a su peindre que
les caractères forts. Sa conception de la vie est démo-
cratique et positiviste : mais, en fait de fougue idéaliste
et romantique, en fait d'énergie fervente et agissante,
nul ne le dépassera, si tant est qu'on l'ait égalé. Dans
l'un de ses romans, dont s'enthousiasma la jeunesse
polonaise de 1880 et qui a pour titre : V Histoire de V ar-
rière-petit-fth, le héros du livre, — qui s'appelle lez,
tout comme l'auteur — rencontre à la campagne un
homme de lettres distingué, beau parleur qui se plaît à
représenter comme un Idéal ce qui est le devoir élé-
mentaire de tout patriote : lez lui donne un soufflet.
N'est-ce pas saisissant, untraitdecegenre? S'en peut-il
de plus idéaliste, de plus typique, de plus caractéristique
d'un homme et d'une époque? Qu'ajouterais-je qui pût
peindre aussi bien de tels hommes, qui pût rendre avec
une pareille vigueur une telle foi, créatrice d'une telle
furia? Je crois qu'il m'est permis de clore et qu'on aura
maintenant une idée de l'insurgé polonais au xixe siècle.
Reposons-nous des héros avec les femmes et les
poètes. Non pas que les femmes et les poètes de la
Pologne romantique aient été moins héroïques que les
capitaines d'aventures ; mais la destinée para leur hé-
roïsme d'une beauté mélancolique ; elle l'entoura d'une
sorte de halo doux au regard, et qui calme nos yeux
par trop obsédés, blessés de l'éclat du fer.
ADAM MICKIEWICZ u7
Comme dans les guerres saintes, j'entends les guerres
nationales, où tout le peuple estlà, combattant pour ses
autels et ses foyers, on avait vu des vierges guerrières
parmi les défenseurs de la Pologne, en 1830. Antoi-
nette Tomaszewska et Marie Roszanowicz gagnèrent
le grade d'officier sur les champs de bataille : mais la
plus illustre de ces amazones fut la comtesse Emilie
Plater. Après avoir fait toute la campagne de Lithua-
nie, et enduré les pires fatigues, elle mourut épuisée à
la fin de l'insurrection. Elle avait mis debout son dis-
trict; à la tête d'un escadron de volontaires, puis d'une
compagnie dont ses chefs l'avaient nommée capitaine,
elle s'était battue avec autant de sang-froid que de
folle bravoure, respectée et admirée, relevant les cou-
rages aux heures sombres, et, malgré sa douleur, son
peu d'espoir final, essayant jusqu'au bout de les rani-
mer de son ardeur patriotique et de sa grandeur d'âme.
Mais, plutôt que de se réfugier en territoire prussien
en même temps que les troupes de Chlapowski, et d'y
être désarmée, l'héroïne passa le Niémen avec son
amie, la douce et valeureuse Marie Roszanowicz, se
jeta à travers forêts et marécages, puis, terrassée par
les marches, les privations, les fatigues antérieures, se
coucha pour ne plus se relever. Elle rendit le dernier
soupir dans les bras de sa compagne, et voulut regar-
der jusqu'au bout ses armes, en priant qu'on les enter-
rât aussi dans sa tombe.
Contenez votre deuil, ô douces figures féminines de
Pologne : Emilie Plater est morte, les dés de la guerre
se sont prononcés, la Pologne succombe; et pourtant,
votre rôle est fini moins que jamais : on pourrait dire
qu'il commence. La plus rude partie de votre tâche
est devant vous. Il va falloir maintenant vivre les
mornes lendemains des jours tragiques, empêcher les
vôtres de sombrer dans les abîmes de la stupeur qui
58 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
suit la fièvre, consoler les proscrits et les condamnés.
Noble Eva Felinska, les déserts de la Sibérie vous
attendent; vous allez les parcourir dans l'horreur du
froid et du vide pour porter à ceux de vos compatriotes
qu'on y a scellés vivants ces paroles de réconfort que
vous savez dire et qui tomberont comme un éclair de
chaleur dans le sépulcre où frissonne leur longue et
misérable agonie; quant à vous, comtesse Claudine
Potocka, fille et femme de grands de Pologne, la desti-
née vous a élue pour continuer en Allemagne, en Suisse
et en France, cette vie de sœur de charité laïque, inau-
gurée à Varsovie au milieu des blessés et des cholé-
riques de l'insurrection. Vous vous déguiserez en do-
mestique pour aider les patriotes les plus compromis
à passer la frontière ; vous engagerez vos bijoux, ven-
drez ce qui vous appartient, visiterez les dépôts de
réfugiés pour distribuer aux plus pauvres d'entre eux
tout ce que vous avez, et passerez entre les bénédictions
des malheureux! Bien que votre santé soit des plus
faibles, et que vous souffriez d'un anévrisme, vous avez
congédié vos femmes de chambre, vous vous servez
vous-même, vous avez coupé votre chevelure, et, de-
puis la chute de Varsovie, l'on ne vous a plus vue
qu'en noir ; trois ans après le dernier souffle du poète
Etienne Garczynski, qui s'est éteint dans vos bras et
dans ceux de Mickiewicz, voici que vous vous éteignez
vous-même, ô sainte, à l'âge de trente-quatre ans, morte
de labeur et de douleur, et rappelée, après votre mis-
sion terrestre, au pays des ailes blanches, votre patrie
première !
Dans cette peinture rapide des personnages de la
Pologne romantique, qu'on n'oublie jamais Mickiewicz :
qu'il reste la figure centrale du tableau... Ceux et celles
que j'évoque tournent autour de leur barde, et jusqu'à
cacher parfois son image ; mais vous la sentez au mi-
ADAM MICKIEWICZ 59
lieu du cercle, n'est-ce pas, parfois invisible, toujours
présente... Ce n'est pas le moment de raconter que le
poète s'était fixé à Paris après 1830, qu'il y composa
en 1834 le seul poème épique du xixe siècle, le Pan
Tadeusz, où il fit revivre les mœurs et les types de son
pays et peignit en raccourci la Pologne ; qu'il se maria
la même année avec une de ses compatriotes, Céline
Szymanowska ; et qu'enfin, pour vivre, il accepta
en 1839 la chaire de littérature latine à l'Université de
Lausanne. Je reviendrai sur ces détails biographiques,
car, en ce chapitre-ci, je tiens simplement à l'entourer
de ses plus illustres compatriotes, parmi lesquels ses
frères enpoésiepolonaise,tous ces chanteurs enflammés
de l'époque, qui aimaient tant leur patrie malheureuse,
se dépensaient pour elle, et désiraient à juste titre
qu'une telle ardeur ne fût ni méconnue par leurs con-
temporains, ni dédaignée par la postérité.
Nulle part la floraison de poètes qui para toutes les
nations européennes pendant la période romantique ne
fut plus brillante qu'en Pologne. L'histoire générale,
qui abrège et simplifie, ne jette à la foule que les noms
des géants, ne se préoccupe que de ceux des littéra-
teurs qui sont en même temps pour elle des fils, c'est-
à-dire des personnages histoi-iques ; dans ses gros livres,
elle n'inscrivit guère que le poète national de la Po-
logne. Tout autre est la mission de l'histoire littéraire,
qui recueille au contraire pieusemeut les reliques, em-
baume et commémore toutes les œuvres méritantes, et
répare les injustices de sa grande sœur indifférente et
pressée, philistine et badaude, éprise du succès reten-
tissant bien plus que de la gloire discrète, bref, par-
faitement incompétente en littérature.
Nous savons donc, et par leurs œuvres et par l'his-
toire littéraire, les noms, les pensées et les rythmes de
ceux d'avant 1830 qui rêvèrent avec toute la Pologne
60 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
l'affranchissement prochain de leur pays, espérèrent
un moment — et de quelle espérance ! — que l'insur-
rection de Tannée fameuse allait réaliser leur désir, puis
déçus, navrés, inconsolables, ne perdirent cependant
pas courage, se penchèrent sur le lit de martyre où
l'oppresseur avait réenchaîné leur patrie toute san-
glante, et cherchèrent à la ranimer de leurs chants.
Malczewski avait eu le pressentiment du deuil pro-
chain ; mort l'année même où parut son poème de Marie,
il y avait dépeint avec un sens aigu des caractères les
divisions entre la grande et la petite noblesse, et son
cri fut celui du désespoir byronien : « Il tira son sabre
contre la société entière, dit Mickiewicz, parce qu'il
désespéra de la réussite des grands sentiments et des
grandes pensées. » Mais le chœur des sphères mélo-
dieuses ne se découragea point pour la disparition
d'une d'entre elles; les jeunes astres continuaient à
graviter autour de la Pologne, seul objet et seul amour
de leurs poèmes, et projetaient sur elle l'éclat de leur
musique. Ils ne ménageaient pourtant point à la patrie
tant aimée ses vérités : l'observation étoffait leurs vers,
et c'est toujours aux dissensions, aux luttes intestines,
à la vieille et funeste anarchie polonaise qu'ils en re-
viennent. Séverin Goszczynski raconta dans la langue
des dieux l'acharnement de la lutte entre Polonais et
Cosaques, « les injustices des uns, les révoltes des
autres, qui préparèrent la catastrophe nationale et
amenèrent la servitude commune ». Tel fut le sujet de
son « Château de Kaniow, où ses vers courent fougueux
et grands comme le Dnieper dans sa course ». Casimir
Brodzinski, « remarquable esthéticien, étudia les chants
populaires de Cracovie, et publia son poème de TP ies-
law ». Bohdan Zaleski, «aigle des steppes, pleura sur
son Ukraine, laquelle fut en quelque sorte la vallée
séculaire des invasions barbares qui passaient vers
ADAM MICK1EWICZ 61
l'Occident, puis le théâtre sanglant des combats qui
préludèrent aux calamités suprêmes ; il la vit en esprit
sur les monts Karpathes, faisant sa pénitence, entou-
rée de tous les rois et de tous les chefs slaves ».
Etienne Witwicki publia des Ballades pleines de charme.
Jules Slowacki et Sigismond Krasinski s'élevèrent si
haut dans leur vol qu'il y a lieu de les considérer
comme des émules de Mickiewicz,etqu'ils forment avec
lui l'immortelle triade de la poésie romantique en
Pologne.
Plusieurs des poètes que je viens de rappeler comp-
tèrent parmi les plus fidèles compagnons de Mickie-
wicz. Etienne Witwicki, Séverin Goszczynski, Bohdan
Zaleski, appartinrent même à son cercle intime de
Paris; ce fut Bohdan qui prononça sur la tombe du
poète national, en 1856, une oraison funèbre si émou-
vante qu'on y sent tout le malheur d'un peuple et qu'elle
bouleverse l'âme. Mais le grand ami de jeunesse
d'Adam fut le poète Etienne Garczynski, mort à vingt-
sept ans à Avignon, en 1833 ; son court et touchant
passage à travers le monde mérite d'être raconté.
« Ceux-là qui meurent jeunes sont aimés des Dieux »,
disaient les anciens. Par la beauté de sa vie et la mé-
lancolie de sa mort, Etienne Garczynski nous repré-
sente la fleur que la funèbre moissonneuse trouva trop
belle pour la laisser s'attrister et se flétrir à tous les
vents de la terre, et qu'elle voulut faucher au matin
dans sa fraîcheur parfaite.
11 y eut quelques destinées aussi poétiques que celle
du poète Etienne Garczynski : aucune ne le fut davan-
tage. Celui-ci se range parmi ces jeunes Tyrtées des
guerres d'indépendance nationale qui écrivirent leurs
poèmes sur des affûts, etlancèrent leurs strophes contre
l'ennemi de la même ardeur que leur sabre tournoyait
dans la bataille et que leurs éperons s'enfonçaient dans
62 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
le ventre de leur cheval. De la main, ils étreignaient leur
amoureuse ; puis, d'un geste, elle brillait dans l'air :
Semblable à une épousée, l'épée resplendit aux rayons
du soleil. Hurrah !
Allons, braves guerriers, votre cœur ne s'allume-t-il pas?
Saisissez tous l'épée, la bien-aimée. Hurrah !
Maintenant, pressez contre votre bouche les lèvres acé-
rées de Tépouse chérie. Maudit soit qui l'abandonne !
Hurrah !
Que la bien-aimée chante avec joie! Que de brillantes
étincelles jaillissent! La matinée de noces commence à
poindre. Hurrah! Voici l'épée sainte! Voici la fiancée!
Hurrah i !
Ensuite, ils périssent du feu de l'ennemi ou des
fatigues surhumaines qu'ils ont endurées : leur fin se
ressemble, comme leur âme ; et ils furent marqués
du même signe. Le volontaire poznanien endormi au
Seigneur en 1833 évoque le chasseur noir de Lûtzow
tombé en 1813, le cavalier magyar tué en 1849 : ils
forment un seul groupe dans le royaume des ombres, ces
trois inspirés de l'épée. Kœrner, Garczynski, Petœfi
Sandor ! Groupe unique, groupe d'un éclat d'archanges !
Réunion de trois héros ravis jeunes à la terre, et purs
entre les purs : car ils furent ceux dont on entendit la
voix sainte planer au-dessus des bataillons de toute
une patrie en armes, et qui moururent pour elle.
Garczynski était né dans la Grande Pologne, en 1806.
Il étudia a Berlin. Hegel y enseignait, et ses leçons
influencèrent vivement le jeune Polonais, dont l'esprit
se colora d'une teinte de haute culture philosophique
qui lui permit d'écrire son poème de Wenceslas2, mais
nuisit peut-être à ses chants guerriers. Ceux-ci, d'un
1. Kœrner, le Chanl de Vépée.
2. Sorte de Faust, moins métaphysique et plus humain.
ADAM M1CK1EWICZ 63
élan parfois superbe, ne sont point aussi irrésistibles
que ceux de Kœrner : ils n'arrivent pas comme l'ou-
ragan qui vous enlève: on y sent moins la trombe, le
souffle dévorant, l'haleine de feu du Dieu des batailles.
Les poésies de Kœrner sont vraiment parentes de cet
instinct des aèdes anonymes du Folklore qui semble
une force de la nature, une éruption de l'âme profonde
des peuples, et défie toute comparaison.
Souffrant des poumons, Garczynski gagna l'Italie en
1829, y rencontra Mickiewicz, et s'y lia avec lui d'une
étroite amitié. A la nouvelle de la Révolution de 1830,
il traversa l'Allemagne comme une flèche et s'enrôla
parmi les volontaires poznaniens. Il fit toute la cam-
pagne, en dépit de sa santé si frêle : mais « souvent,
sur les champs de bataille, après les combats du jour,"
il déposait sa lance et créait, au milieu des rumeurs
d'un camp, ces chants nationaux que notre jeunesse
aimait à répéter et qui restent, après lui, le plus beau
des souvenirs1 ». Il chantait la Prière au camp, le
Chant des volontaires poznaniens en marche vers la
Lithuanie, les Sonnets guerriers. Il y a des notes magni-
fiques dans la Prière au camp; j'en détache quelques
strophes :
Aujourd'hui, ne comptons pas nos prières sur les grains
du chapelet. Que les canons tonnent, que les sabres brillent,
et que parte des rangs, pour unique prière, le cri : en
Lithuanie, commandant, en Lithuanie !
Il n'est pas avec Dieu, celui qui met son ardeur à relire
les prières de son missel. Infailliblement, Dieu tient pour
celui qui agit dans la foi à la liberté. Que notre unique
prière soit donc : en Lithuanie, commandant, en Lithuanie !
Elles sont belles, les vallées du Niémen ; plus beaux sont
les cœurs des Lithuaniens; les Lithuaniens se joindront à
nous et le parjure cessera de vivre. Qu'aujourd'hui reten-
1. Mickiewicz.
G4 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
tissent nos communes prières : en Lithuanie, commandant,
en Lithuanie !
Nous élèverons l'autel de la foi, ce sera l'autel des autels,
devant lequel les potentats humilieront leur front, et
sur lequel nous sacrifierons le Tsar. Aujourd'hui, poursui-
vons l'ennemi. En Lithuanie, commandant, en Lithuanie!
Que là où les poteaux de Boleslas brisaient les vagues,
nos frères dressent notre église. J'y allumerai l'encens;
car je connais la prière de vos cœurs: en Lithuanie, en
Lithuanie !
La poussière que nous soulevons de notre sol est toute
palpitante des reliques de nos martyrs : qu'elle monte en
colonnes vers le ciel et que le ciel nous serve de témoin,
— ■ de témoin de la prière vengeresse du malheur de la
Pologne, du malheur de la Lithuanie !
La bonne cause noyée dans le sang, Garczynski put
gagner Dresde, où il vécut quelques mois en compa-
gnie de Mickiewicz. Puis il tomba gravement malade
delà poitrine : les médecins le dirigèrent sur le Léman
et sur l'Italie. Adam quitta Paris pour le rejoindre à
Bex, d'où ils s'acheminèrent vers Avignon à petites
journées. Garczynski s'y éteignit dans les bras de son
ami, qu'assistait Claudine Potocka, accourue, elle
aussi, au chevet d'agonisant du jeune poète de la
grande insurrection polonaise. « Notre Etienne nous a
quittés avant-hier, 22 septembre, à six heures du
matin », écrivait Mickiewicz, « il s'est légèrement
endormi pour les siècles. »
On l'enterra au cimetière d'Avignon, et son illustre
frère en poésie composa pour lui l'épitaphe suivante,
qu'il fît graver sur sa tombe, au-dessous d'une lyre et
d'une harpe qui se croisent :
ADAM MICKIEWICZ 65
D. 0. M.
STEPHANUS GARCZYNSKI
MILES
In bello contra Moscoviœ tyrannum
Equitum posnaniensium
Centurionis vices gessit
VATES
Polonorum arma virosque cecinit
Patria a tyranno oppressa
EXUL
Obiit Avenione
Annos natus XXVII
Ils résument à mes yeux la destinée de la Pologne
romantique, ces termes lapidaires d'un son si impo-
sant, d'une fierté si grave. Ils ont évoqué son héroïsme,
ses poèmes inspirés, son infortune : elle tient donc en
une seule inscription latine, la glorieuse époque des
insurgés, des amazones, des chevaliers errants, et des
poètes. Trois mots surtout s'y détachent, et d'une
beauté suprême : les armes, le chant, l'exil.
V
LES GRANDS JOURS DU COLLEGE DE FRANCE (1840-1846)
Il fut une date particulièrement émouvante et célèbre
dans la grande vie que nous racontons, une date où,
mêlé pour sa part au plus fameux enseignement du
siècle, Mickiewicz apparut à une tribune littéraire
66 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
illustre entre toutes, surgit devant l'Europe pensante,
et face à face avec un auditoire immense, au milieu de
l'émotion universelle, parla de la Pologne, symbole des
opprimés. A cette époque, « on le vit parfois plus
qu'un homme » ; il eut les accents et le délire des
poètes-prophètes de la Bible : il s'exprima sur le ton
où se haussaient ces inspirés, au temps des malheurs
de Juda. Qui n'a remarqué l'épisode des Cours du
Collège de France, parmi les événements qui se dé-
roulèrent sous le gouvernement de Juillet? Qui ne
connaît la communion et le triumvirat de pensée par
où trois grands esprits concentrèrent sur eux les re-
gards ? Qui ne sait le retentissement de leur voixd'alors?
Cousin venait de créer, dans l'antique établissement
de François Ier, la chaire de langues et de littératures
slaves, et y avait appelé le poète national de la Po-
logne. Bientôt, Mickiewicz alla droit à deux de ses
collègues qu'il reconnut immédiatement pour ses
frères, car ils haïssaient, eux aussi, l'égoïsme et la
compression, percevaient les souffrances du droit et
les angoisses de l'esprit, connaissaient les problèmes
vitaux des sociétés modernes, se sentaient de taille à
rendre les aspirations d'une grande masse d'hommes.
Michelet, Quinet, Mickiewicz, s'étaient enfin rencon-
trés; et ils réunirent leur puissance.
Leur verbe de tribuns lyriques s'alluma comme
une flamme éblouissante au milieu du règne de Louis-
Philippe. Investie du privilège politique, infatuée
d'être devenue « le pays légal », la bourgeoisie censi-
taire regardait le reste de la nation du haut de sa
morgue prudhommesque ; hormis sa prospérité, son
argent, ses intérêts matériels, son monopole électoral,
rien ne l'intéressait; elle craignait toute innovation,
toute générosité, toute justice, toute guerre, toute
aventure. Elle subissait sans broncher les affronts
ADAM MICKIEWICZ 67
continuels de l'Angleterre; et elle s'entendait merveil-
leusement avec le roi, qui, selon l'un de ses ministres,
faisait ainsi sa prière du matin : « Accordez-moi, mon
Dieu, la platitude quotidienne. »
Mais la vraie France s'ennuyait, s'impatientait,
bouillait dans cet air lourd. L'électricité latente se
condensait peu à peu, et bien des gens pressentaient
qu'un pareil régime serait tôt ou tard emporté par
l'orage. En bas, les prolétaires voulaient du pain et
des droits, réclamaient leur place au soleil; en haut,
les poètes et les philosophes cherchaient un meilleur
état social, écrivaient leurs magnifiques rêves, dé-
bordaient de foi dans un prochain avenir, attendaient
la rénovation universelle avec une confiance et un
désintéressement qu'on ne reverra plus. En un mot,
on approchait de la « Révolution du mépris», et les
hommes de 1848 se préparaient à prendre possession,
de la scène du monde; leur optimisme, leur naïveté,
leur beauté d'âme, sont passés en proverbe.
Parmi les idéalistes auxquels il fut donné de parler
en public à cette époque, Quinet, Michelet, Mickiewicz,
furent sans doute — avec Lamartine — les plus élo-
quents, les plus ardents, les plus magiques. Leur
tempérament les jetait à la fournaise. Ils aimaient
à brûler leur vie devant tous, à se dépenser sans
compter; ils étaient à la fois savants, poètes, orateurs,
hommes publics inspirés et littérateurs de combat.
Ils avaient un grand Idéal. Ils rêvaient d'une noble
politique et d'un christianisme épuré. Une large éman-
cipation intellectuelle, un patriotisme toujours en éveil,
une ligne de conduite aussi fière que généreuse, et
enfin l'effort sur soi-même, le perfectionnement moral,
le stoïcisme et l'héroïsme, voilà ce qu'ils prêchaient.
Ce grand Idéal est parfois dans l'air : si quelqu'un
sait alors l'exprimer en paroles de feu, d'une voix
68 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
magnétique et devant les hommes assemblés, il
embrase l'auditoire. Sous le couvert du haut ensei-
gnement des littératures et des institutions, les trois
professeurs parlèrent à ceux qui les écoutaient de l'état
social et politique contemporain. Ils plaidèrent pour
les nationalités esclaves, rappelèrent la France à son
rôle de libératrice des peuples, de chevalier de Dieu,
glorifièrent l'enthousiasme qui avait soulevé les com-
battants de 1792 et les avait lancés au delà des fron-
tières, non seulement pour leur liberté propre, mais
pour la liberté du monde. Leur parole cinglal'autocratie,
l'ultramontanisme, les jésuites, signala les déviations
de l'Eglise et de la Papauté, l'abandon par ces deux
puissances des voies du christianisme véritable.
Ce triple enseignement fut, avec l'apparition des
Girondins de Lamartine, l'événement spirituel le plus
retentissant des années qui courent entre 1840 et
1848 : il fut aussi le plus important, peut-être, si
l'on en juge par les conséquences d'ordre politique,
moral, social, qui en découlèrent. L'émotion qu'il
souleva ne se peut décrire: il défraya la presse pendant
plusieurs années, et tout Paris s'en entretint. Mais
c'est surtout au pied des chaires qu'il porta, c'est avant
tout sur les auditeurs qu'il eut une action vraiment
prodigieuse : ceux qui s'étaient donné rendez-vous au
Collège de France, pour entendre les trois voix
sublimes, gardèrent de ces leçons d'apôtres un sou-
venir indicible et sacrée II faut se représenter ces
grands jours de l'Esprit ; il faut voir cette foule « qui
encombre l'amphithéâtre, les couloirs, les galeries, les
cours, la rue, caria salle est trop étroite pour contenir
la multitude ». Quel frémissement, quel enthousiasme,
1 . On peut voir en quels termes en parlait à la fin du siècle dernier
M. de Mahy, qui, dans sa jeunesse, fut au nombre des auditeurs.
(Nouvelle Hevue du 15 août 1900 : Michèle/ et Quinet.)
ADAM MICKIEWICZ 69
et aussi quelles fureurs I Amis et ennemis font rage
dans l'enceinte ; cléricaux et jésuites sifflent, vocifèrent,
invectivent, menacent; libéraux et républicains ri-
postent par des ovations, par des applaudissements fré-
nétiques. A certains jours, la parole du maître est si
poignante que des femmes et des jeunes filles s'age-
nouillent; d'autres s'évanouissent; des proscrits se
lèvent en pleurant. Des représentants de tous les peuples
opprimés sont accourus; il y a là des Polonais, des
Italiens, des Hongrois, des Roumains, des Allemands,
des Espagnols, des Américains du Sud.
Quelques phrases de l'un des auditeurs, écrites alors,
résument l'impression produitepar ces leçons fameuses.
Elles peignent la ferveur des disciples et nous expli-
quent à grands traits la doctrine enseignée :
Il a été donné à trois hommes de renouveler la puis-
sance de la vie antique, alors que la parole exerçait la su-
prême magistrature et que renseignement s'élevait à la
hauteur d'un sacerdoce. Mickiewicz, Quinet et Michelet -
nous apparaissaient comme les pontifes et les consuls de
cette république des intelligences qui s'édifiait, en dépit
d'un matérialisme sordide, sous le règne de l'argent. En
leur présence, plus d'un disciple s'écriait comme le Théagès
de Platon : « Etais-je auprès de toi et mes vêtements tou-
chaient-ils les tiens, j'avançais plus encore en science et en
vertu. Et maintenant que je suis à ses côtés, je voudrais que
ma vie s'écoulât à t'entendre. » Ils reconstituaient la Patrie
parle dévouement et le sacrifice; ils formaient des citoyens
en réveillant la fierté et l'indépendance des caractères; ils
cimentaient l'alliance des âmes droites et fondaientla grande
fraternité... Ils enseignèrent la religion de justice, d'huma-
nité et d'amour, la religion du devoir. Leur doctrine con-
tient une morale plus pure, une fraternité plus vaste, une
charité plus universelle que celle de leurs adversaires. Elle
embrasse non seulement la secte, la tribu, mais la Patrie
et le genre humain. »
*iO LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
En méditant les lignes que je viens de transcrire,
non seulement on peut se rendre compte du sens d'un
tel enseignement, mais on en aperçoit le but, on en
mesure la portée. Les docteurs dont la voix s'élevait
dans les salles du Collège de France agissaient sur l'es-
sence active de l'homme, c'est-à-dire sur la conscience
et la volonté. A leur enseignement va donc se rattacher
une chaîne de fortes décisions et d'actions viriles: c'est
ici la plus noble école de vie publique que l'on ait con-
nue, au xixe siècle. Jls engendreront les hauts faits ; ils
forgeront des citoyens, des guerriers, des libérateurs,
des soldats du droit, des vainqueurs ou des vaincus,
mais de la grandeur d'àme, enfin. L'Europe de 1848,
couverte d'insurrections libérales, fut l'œuvre de ces
trois hommes et de quelques-uns de leurs pairs 1 ;
quantité de leurs disciples y tirent le coup de feu,
plusieurs de leurs amis menèrent le branle. Ils créèrent
donc de la vie héroïque; et ils donnèrent de la sorte
une magnifique allure à l'un des moments de la marche
humaine. Parmi les triomphes spirituels, c'est là le
plus fécond, le plus tangible; et ce souffle créateur du
génie moral, qui projette sur la scène de l'histoire
les figures d'épopée des grands jours, nous soulève
parfois d'admiration et de désir au même degré que
l'autre vent de l'Esprit, celui qui vient du génie esthé-
tique et nous apporte les représentations idéales des
grands artistes. Parfois même il nous brûle davantage
le cœur, du moins à ces moments où nous aurions be-
1. « Dans les trois camps, hongrois, slave et valaque », écrit
Micbelet en racontant un épisode de l'insurrection qui éclata en
Roumanie pour l'indépendance, en 1848, « nous avions des amis,
des élèves, presque des fils... Dans les trois camps, les écoles
de Paris étaient représentées. » Mais il en était de même dans
tous les autres camps insurrectionnels de l'Europe à cette époque;
j'ai dit plus haut que, parmi les auditeurs jtuJ}ollègejhî_ France,
il y~avaiV clés représentant s~"dë toutes les nationalités opprimées.
ADAM MICK1EWICZ 71
soin de vie vécue, de rêve réalisé... Les plus belles fic-
tions esthétiques ne sont peut-être, hélas! que d'admi-
rables fantômes et que la consolation d'une seconde ;
nous ne les sentons pas de chair et d'os; nous ne pou-
vons les étreindre et les coucher contre nous. Nobles
poèmes, vous que nous avons tant aimés, dites, oh !
dites! Fûtes-vous les songes avant-coureurs des âges
futurs, l'aube d'une humanité nouvelle... ou n'êtes-
vous qu'un chant qui va s'éteindre, l'illusion d'un jour?
D'où nous arrivent vos personnages et vos cadences?
Etes-vous quelque ressouvenir d'une ineffable vie?
Semblables à des anges, venez-vous des éloiles de la
félicité? Pour descendre vers nous, ont-elles franchi
soudain les espaces, vos ailes, vos blanches ailes, qui
parcouraient les univers où s'étend la splendeur? Votre
message était-il de nous dire qu'il nous fallait traver-
ser ici-bas la mer d'ombre, subir sans trêve notre âme
obscure, subir ses doutes, ses angoisses, ses tentations,
ses tâtonnements et ses ténèbres, et jusqu'à l'heure de
déboucher enfin dans la lumière, de faire voile sur
les mers où repose le Soleil des soleils? Poèmes, ô
notre seul amour! O nos seuls pilotes d'ici-bas ? Aussi
puissantes qu'une incantation, vos notes magiques pro-
jetaient devant notre barque une flèche éblouissante :
et vous nous avez éclairé la mer d'ombre... Mais, dites,
ô vous par qui notre âme fut consolée, nous serez-vous
jusqu'à la fin secourables ! Amis fidèles, vous tiendrez-
vous à notre chevet au moment suprême, à l'heure où
nous aurons vu l'ange de la mort s'asseoir au pied de
notre lit, les lèvres closes, les yeux mystérieux? Vous
pencherez-vous sur nous avec tendresse, pour nous
cacher un peu son pâle visage, et, dans notre mé-
moire vacillante, entendrons-nous chanter un de ces
vers qui soit pour nous comme la fenêtre du matin
qu'un doigt lumineux vient d'ouvrir, et par où l'âme
72 LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
s'envole, vers l'éternel jour ! Poèmes, ô chant des exi-
lés ! Appel de la patrie céleste!
... Heureux aussi, heureux celui qui put voir, lui vi-
vant, le frontde ses contemporains marqué de sa pensée
comme d'un sceau, et auquel il fut permis de saluer
ses disciples de cette apostrophe où il attestait qu'il leur
avait pétri l'âme : « Quand même tant d'ennemis qui se
concertent finiraient par nous briser avec cette chaire,
il est aujoud'hui trop tard! Cet esprit nouveau est en
vous! » Tel fut le mot d'Edgar Quinet, dans une de ses
leçons de 1845. Il affirmait ainsi les résultats de sa
parole; il la contemplait à l'œuvre dans le présent et
dans l'avenir ; il en lisait les conséquences écrites déjà
dans les cœurs de ceux quil'écoutaient, et reflétées par
leurs yeux en extase; et plus tard, son frère d'armes, le
merveilleux poète de notre histoire nationale, hanté sur
la fin de la vie par ces grands souvenirs et repassant les
journées immortelles, célébrait à son tour en ces termes
l'action du verbe créateur au sein de laToule d'autrefois,
de la foule enthousiaste et tumultueuse, si enfiévrée
d'émotion qu'elle attendait les fils d'Abélard en grondant
comme la mer, puis, les voyant paraître, soudain se
taisait, haletante :
Ce qui a caractérisé le nouvel enseignement, tel qu'il
parut au Collège de France, c'est la force de la foi, l'efl'ort
pour tirer de l'histoire non une doctrine, mais un principe
d'action, pour créer plus que des esprits, mais des âmes et des
volontés. Par un bonheur singulier et qui prouve que ces
pensées n'étaient pas proprement miennes, mais le génie
de notre âge, c'est que le même chemin fut suivi en même
temps par deux esprits éminents, Quinet et Mickiewicz,
venus des deux bouts du monde, d'imagination très diverse
et cependant concordant entre eux et avec moi par le sens
profond de la vie, de l'âme populaire. Dès longtemps, Qui-
net et moi nous marchions parallèlement sur des lignes
très rapprochées. Mickiewicz, sous des formes très diffé-
ADAM MICKIEWICZ 73
rentes, nous était uni par le cœur, par le fond de la pen-
sée même. En reconnaissant l'action des sauveurs et des
messies, ce qu'il croyait divin, c'était leur génie populaire.
Tous pouvaient devenir sauveurs de leur race, de leur
patrie. Donc, ce cours, oriental par le langage et les figures,
se rattachait intimement aux nôtres, à l'inspiration des
deux hommes d'Occident ; c'était l'appel à l'héroïsme, aux
grandes et hautes volontés, au sacrifice illimité. La diver-
sité extérieure n'en faisait que plus ressortir l'intérieure
unanimité. Mickiewicz fut forcé de percer son nuage
sombre pour cette France sympathique. Pour elle, il tirait
du cœur une lumière de révélation qui n'eût point jailli
peut-être clans les profondeurs obscures de son nord lithua-
nien. Nous l'avons vu quelquefois plus qu'un homme. Une
flamme vivante (sublime et douloureux spectacle), des
larmes mêlées d'éclairs erraient dans ses yeux sanglants.
Faut-il rappeler la guerre que nous faisait le clergé "? Cela n'en
vaut pas la peine. Ce qui l'irritait le plus, c'était notre sin-
cérité, notre foi paisible et forte. .. Nous conservions un grand
calme. Je recevais force lettres anonymes ; mes amis étaient
inquiets. Des Italiens, des Polonais, m'offraient de venir en
nombre. Tels m'offraient des armes. J'ai ri, mais j'eus beau-
coup mieux que des armes. Et ce jour du 11 mai 1843 fut
un des plus beaux jours de ma vie. Quinet et Mickiewicz,
l'un à droite, l'autre à gauche, assistèrent à ma leçon procla-
mant notre concorde et donnant à cette jeunesse (qui plus
tard put voir tant d'envies) le plus beau spectacle du monde,
celui de la grande amitié! Saint nom de l'harmonie des
cœurs, sous lequel heureusement nos pères mêlaient deux
choses, la fraternité d'hommes, la fraternité de patrie !
Entre la Pologne et la France, ayant près de moi, devant
moi, tant d'illustres étrangers, Italiens, Hongrois, Alle-
mands, je me sentais dans la poitrine une âme : celle de
l'Europe.
Les trois cours dont nous venons de résumer l'esprit
n'étaient pas pour plaire au Gouvernement de Juillet.
Non seulement il se souciait fort peu de voir l'enseigne-
ment public « tirer de l'histoire un principe d'action »
et s'efforcer « à créer des âmes et des volontés », mais
74 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
il craignait fort qu'il ne s'établît, à la longue, dans
l'esprit des foules, une comparaison entre sa sordide
politique et le haut idéal dévie publique prêché par de
grands citoyens à la voix retentissante. Sous prétexte
que les professeurs sortaient de leur programme, le
cours de Mickiewicz fut interdit en mai 1844, et celui de
Quinet en novembre 1846; Michelet vit à son tour ses
leçons suspendues en janvier 1848.
Mais, peu avant l'interdiction du cours de Quinet,
une députation d'étudiants vint haranguer le maître
à son domicile et lui remit une médaille que l'auditoire
lui offrait, à lui et à ses deux collègues. Le discours
des jeunes gens se terminait par ces mots : « Seuls,
vous n'avez pas déserté le grand enseignement des
grands jours de notre histoire, et, grâce à vous trois,
la tradition s'est renouée parmi nous. »
Sur la face de la médaille, se détachait le profil des
trois grands hommes, avec cette légende :
LA FRANCE ET LES AUDITEURS
DU COLLÈGE DE FRANCE
Une autre parole était inscrite sur le revers : elle
associait maîtres et disciples ; elle portait témoignage
qu'ils avaient vécu dans la communion idéale et que,
pour eux du moins, s'était réalisé ce rêve de l'harmonie
parfaite après laquelle tant d'âmes de notre terre sou-
pirent :
Ut omnes unum sint.
ADAM MICKIEWICZ
VI
LA MARCHE FUNEBRE
Reprenons d'un peu haut la biographie de Mickie-
wicz.
Nous avons vu qu'il s'était fixé à Paris en 1832. Il y
élut domicile définitif parce que cette ville est le cœur
des idées, que le sang- de la vie intellectuelle et morale
y afflue de partout, pour y battre de sa pulsation la
plus haute, et qu'il n'y a pas d'autre lieu d'où il puisse
être relancé avec la même force dans les artères du
monde. Il eût préféré, peut-être, quant à lui, d'autres
résidences; il aimait mieux Rome, où la rêverie remonte
à l'infini le cours des âges; il aurait encore habité vo-
lontiers près de la nature, à Lausanne, l'adorable
ville montueuse où il enseigna en 4839 et d'où il con-
templait l'azur du Léman et les Alpes neigeuses. Mais
il n'était pas libre d'agir à sa guise ; il se devait avant
tout au pays dont il était la voix ; et, sous la monarchie
de Juillet, la nation malheureuse n'avait pas de foyer de
sympathies plus actif et plus vivant que Paris. Répu-
blicains et catholiques libéraux y rivalisaient d'ardeur
pour la cause polonaise. Le poète de la Pologne y fut
reçu à bras ouverts par Lafayette, Béranger, Michelet,
et aussi par Chateaubriand et Montalembert.
La grande famille de l'émigration restait d'ailleurs
le centre de vie de Mickiewicz. L'autorité morale qu'il
acquit peu à peu sur ses compatriotes exilés devint
prodigieuse, surtout à partir du jour où il les enseigna
dans sa chaire du Collège de France, et avec l'éclat
que j'ai dit plus haut. C'est à leur adresse qu'il écrivit,
76 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
en 1833, une série d'articles qui parurent dans le jour-
nal : Le Pèlerin polonais. Il les adjurait d'en finir avec
leurs dissensions politiques, qui ne rimaient qu'à nuire
à leur cause. Il n'était pas plus riche que la plupart
d'entre eux et vit des jours très pénibles. « Les affaires
d'Adam sont en assez piètre état, écrivait en 1836
son éditeur, Eustache Januszkiewicz. Je l'ai inter-
rogé sur ses ressources. Il m'a répondu que Platon ou
je ne sais quel autre philosophe grec soutient que rien
n'abat l'àme autant que de songer au lendemain. Puis
il m'a enjoint de prendre exemple sur les oiseaux du
ciel, ainsi que l'ordonne l'Ecriture. » On voit qu'il pre-
nait bien les choses. Il fallut aviser pourtant, un peu
plus tard : car il s'était marié, et ne tarda pas à se
trouver père de famille. Il ne sortit de la gêne la plus
étroite que du jour où il professa près du Léman ou au
Collège de France.
Les fêtes intimes que lui donnèrent les émigrés, en
témoignage d'amour et de reconnaissance, portent
bien la marque de cette époque où la tristesse, toute dé-
primante qu'elle fût d'abord, modifiait vite ses effets,
et devenait la source de l'exaltation. On se reprenait
bientôt; on se tournait avec confiance vers l'avenir.
M. Ladislas Mickiewicz raconte les scènes suivantes :
Le 25 décembre 1840, à l'occasion d'un banquet offert au
poète par son éditeur, mon père se leva, et, dès les pre-
miers vers qui s'échappèrent de sa poitrine avec une force
torrentielle, chacun retint sa respiration. Lorsqu'il cessa,
les uns avaient des spasmes nerveux, d'autres pleuraient; il
fallut reconduire chez lui à moitié évanoui le comte Plater.
Personne ne nota cette improvisation ; mais tous les assis-
tants crurent voir le poète transfiguré et la proclamèrent
surhumaine. Ils signèrent leurs noms au bas d'un parche-
min, en commémoration d'un moment idéalement vécu et
dont ils tenaient à perpétuer la trace... Le 1er janvier 1841,
un nouveau banquet organisé par Eustache Januszkiewicz
ADAM MICKIEWICZ 77
rassembla les convives du 25 décembre, auxquels s'adjoi-
gnirent, Bohdan Zaleski et Etienne Witwicki. On offrit
au poète une coupe d'argent. Sur le couvercle, un
lion tient un écusson avec l'inscription : « A Adam Mic-
kiewicz, en souvenir du 25 décembre 1840. » Mickiewicz,
saisi d'un transport prophétique, se mit à dévoiler l'avenir
de la Pologne, affirmant qu'elle aurait ses prêtres, ses
généraux, ses rois... Le mot de roi détermina les protesta-
tions de quelques démocrates. Mickiewicz s'interrompit et
ne voulut plus reprendre Ja parole. Il exprima plus tard le
regret qu'on eût coupé le fil de ses pensées, parce que, des
yeux de l'âme, il était en train de lire à livre ouvert les des-
tinées de sa patrie.
Ainsi qu'on vient de le voir, l'improvisation du second
banquet se termine par une vision mystique brusque-
ment interrompue. Mickiewicz avait toujours penché
vers le mysticisme. Il y versa tout à fait sous l'influence
d'André Towianski, lequel, à cette date de 1840, arriva
de Lithuanie, pénétré de la mission prophétique dont
il se croyait investi par la Divinité. Le « Tovianisme »
est resté fameux dans les annales de l'émigration polo-
naise : il y joua un rôle considérable. Nous aurons à re-
parler de cette doctrine et de son fondateur dans un
autre Essai.
Une foi trop aveugle dans l'iutuition et dans la pro-
phétie risque d'encourir le démenti des faits, mais elle
a cette vertu de cuirasser l'àme et de la rendre invulné-
rable au découragement, quoi qu'il arrive. La réac-
tion brutale qui suivit 1848 affecta profondément les
idéalistes de la première moitié du xixe siècle: Mickie-
wicz demeura Tun des moins atteints dans ses forces
vives et dans ses espérances. 11 n'avait pourtant guère
lieu de se féliciter du cours des événements. Les illu-
sions dont il s'était bercé pendant les premiers mois
de l'année célèbre se dissipèrent l'une après l'autre : il
vit échouer une nouvelle entreprise guerrière, à laquelle
78 LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
il avait contribué, et qui avait pour but la libération de
son pays; d'autre part, la République française n'inter-
vint pas en faveur de la Pologne, et lui-même fut près
d'être inquiété. Au moment où éclata la Révolution de
février, il venait de partir pour Rome : il y était allé for-
mer une légion polonaise avec laquelle il avait traversé
l'Italie, haranguant les foules etacclamé par elles. Non
seulement cette légion n'atteignit pas la frontière russe,
mais elle ne put même franchir la frontière italienne.
Les compatriotes de. Mickiewicz durent rejoindre les
troupes de Charles-Albert, se battirent contre l'Au-
triche à Novare, aux côtés de l'armée piémontaise, et
partagèrent la défaite commune.
Mickiewicz n'était rentré à Paris qu'après les jour-
nées de Juin. Il n'avait point assisté, le 15 mai, à cette
grandiose manifestation de la Madeleine que Michelet
appelle, dans le Banquet, « la fête des nations, » et où
figuraient, à côté du drapeau de la Pologne, ceux de
l'Irlande et de l'Italie. Aussi bien, elles étaient déjàloin,
elles étaient désormais frappées à mort, ces espérances
qu'avait fait naître le bouleversement de février. Depuis
lors, la guerre civile avait éclaté; une atroce bataille
venait de se livrer entre les dirigeants et cette foule
ouvrière qui, dès le lendemain de la Révolution, s'était
mise à sonner de la crosse de ses fusils sur les pavés,
n'avait cessé de gronder, de menacer, de défier une
bourgeoisie qui n'entendait rien céder de ses privilèges
et de sa richesse. D'ailleurs, et de l'avis des plus éclai-
rés parmi les républicains d'alors, « le débat animé des
écoles socialistes sur les remèdes aux maux nouveaux
préparait un bien, mais, pour le moment, il était un
mal; il mettait un monde de doutes dans un peuple qui
devait agir et donnait à la Révolution l'apparence d'une
Babel ». Michelet n'avait que trop raison quand il écri-
vait ces lignes. La doctrine socialiste n'était encore
ADAM MICKIEWICZ 79
qu'un chaos d'utopies, d'extravagances, et de vérités
partielles ; elle attestait par là qu'elle sortait, elle aussi,
de l'énorme fournaise créatrice qu'avait été l'époque
romantique. En économie sociale, comme en poésie,
comme en histoire, cette période avait vomi des blocs
à sa taille, mais parfois terriblement frustes; point
d'homme d'Etat auquel le cœur ne faillît à l'idée de
refondre les systèmes récents et de les accommoder à
la vie pratique.
Après l'arrivée de Louis-Napoléon à la présidence,
Mickiewicz fut menacé d'expulsion par le ministre Du-
faure, lequel s'était ému d'une suite d'articles parus dans
la Tribune des peuples, journal fondé par le poète de
concert avec son ami Xavier Branicki. En janvier 1852,
un décret présidentiel lui enleva définitivement sa chaire
au Collège de France : on le révoquait, en même temps
queMicheletetQuinet. Heureusement il s'était lié, déjà
depuis plusieurs années, avec le prince Jérôme et avec
son fils : ceux-ci le couvrirent de leur protection et lui
obtinrent une petite place de bibliothécaire à l'Arsenal.
Tout autre que l'homme dont nous nous occuponseût
étédécouragé par tant de vicissitudes et d'insuccès. Mais
l'espérance et la foide celui-ciétaient invincibles. Après
chaque déboire, quelque fût le changement de régime
et en dépit même de la modification de l'esprit général,
il reprenait obstinément sa route vers le but invariable :
la délivrance de la Pologne. Non moins fidèle à la pen-
sée constante de la nation, les émigrés guettaient
l'occasion de rentrer en ligne contre les puissances co-
partageantes, et, à point nommé, réapparaissaient
parmi leurs adversaires. En 1855, éclatait la guerre de
Crimée. Aussitôt, le poète demanda une mission en
Orient ; elle lui fut accordée. On le chargeait d'étudier
l'état de la culture littéraire et scientifique chez les
peuples slaves soumis à la domination du sultan; mais
80 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
la pensée secrète de Mickiewicz était de se retrouver
au milieu des légions polonaises qui, sous le nom de
Cosaques ottomans, se reformaient en Turquie. Il dé-
barqua à Constantinople en septembre 1855, accom-
pagné de ses amis Armand Lévy et Henri Sluzalski,
et du jeune prince Ladislas Czartoryski.
La Turquie n'avait jamais reconnu le démembrement
de la Pologne. Les deux peuples avaient abjuré l'antique
haine depuis longtemps déjà; ayant compris, au cours du
xvine siècle, à quel point ils étaient menacés tous les deux
parla Russie, ils n'avaient cessé, à dater de cette époque,
de sympathiser et de s'aider contre l'ennemi commun.
Une foule de chefs et de soldats polonais s'étaient donc
réfugiés en territoire turc, après la défaite de cette insur-
rection hongroise de 1849 dont ils étaient venus grossir
les rangs et qui leur avait fourni une occasion nouvelle
d'affronter les armées de Nicolas. Ils avaient trouvé
bon accueil auprès du sultan Abdul-Medjid : plusieurs
d'entre eux avaient été pourvus de hauts commande-
ments dans l'armée turque, et, dès le début de la
guerre de Crimée, Skinder-Bey (le colonel Kuczynski)
s'était couvert de gloire par sa défense de Silistrie.
N'ayant que cinq mille hommes et quelques corps
volants, et protégé seulement par de faibles fortifica-
tions, il avait fait tête à cent vingt mille Russes et tenu
dans la ville pendant deux mois. L'un de ses émules,
le lieutenant Czaykowski, devenu Sadyk-Pacha, avait
aussi révélé des talents militaires hors ligne, opérant
en dehors de la place, trompant sans cesse l'ennemi
par des ruses de guerre, simulant des forces considé-
rables, et, enfin, donnant la main à son collègue et en-
trant dans la ville. Iskinder-Pacha (Ilinski), chef des
bachi-bouzouks et considéré comme l'un des premiers
généraux de l'armée turque, avait enfoncé les Russes à
Kalafat dans une charge folle.
ADAM MICKÏEWICZ 81
C'étaient d'étranges figures, Ilinski surtout. Us
étaient célèbres dans tout l'Orient, eux et quelques
autres de leurs compatriotes: on les appelait les Pachas
polonais. Plusieurs, parmi lesquels le plus remar-
quable de ces guerriers, l'illustre Bem, avait dû feindre
d'abjurer et de passer à l'Islam afin que le Sultan
pût opposer un ferme refus à la demande commina-
toire que Nicolas n'avait pas craint de faire parvenir à
la Sublime Porte : l'implacable autocrate exigeait qu'on
lui livrât comme sujets rebelles ceux des réfugiés po-
lonais qui s'étaient battus en Hongrie contre les
troupes de Paskévitch. C'est ainsi que Bem et ses
compagnons d'armes « avaient été amenés à embrasser
pour seul signe religieux l'épée qui pourrait combattre
l'envahisseur' ». Ils représentaient en haut relief le
héros byronien, lancé à corps perdu dans l'Aventure,
galopant, sabre au poing, dans une vie de roman des
plus incroyables, et parfois même des plus répréhen-
sibles, mais qui passe vraiment en fantaisie et en
risque-tout les inventions les plus osées d'Alexandre
Dumas et de Paul Féval. C'est merveille de voir à quel
point les grands poètes tels que Byron, c'est-à-dire
ceux-là même qu'on croit les moins objectifs, restent
fidèles à la réalité des choses et peignent souvent les
autres en ne croyant peut-être peindre que leur propre
1. C'est un passage à méditer que celui que je vais reproduire
dans cette note : il est extrait d'une lettre d'Armand Lévy, l'un
des compagnons de voyage de Mickiewicz. A la date du 27 sep-
tembre 1853, ce jeune homme écrivait de Constantinople au fils
du poète : « Puisque la Russie schismatique,la Prusse protestante,
et. la catholique Autriche ont partagé la Pologne et que le Saint-
Siège a maudit son insurrection, recommandant par le bref du
9 juin 1832 soumission des Polonais aux puissances légitimes,
des hommes de cœur ont été amenés à embrasser pour seul
signe religieux l'épée qui pourrait combattre l'envahisseur. En
réalité, ce ne sont pas eux qui ont délaissé l'Eglise, c'est l'Eglise
qui les a rejetés, eux et leur patrie. »
0
82 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
tempérament. Est-ce à dessein ou par divination, que
Fauteur de Lara, du Corsaire, du Giaour, a choisi
FOrient turc pour théâtre des exploits de certains de ses
personnages ? Toujours est-il qu'il ne pouvait les placer
dans un cadre plus approprié. Là-bas, tout n'a pas été
dompté par le pouvoir absolu, comme on pourrait le
croire; le despotisme y rencontre parfois — car les ex-
trêmes se touchent — des instincts d'indépendance effré-
née, des caractères d'une trempe unique, des résistances
de fer; il suscite d'indomptables héros. Il ne s'agit que
d'être de taille à secouer le joug, comme ces fiers Arma-
toles, chantés par le poète national de la Grèce moderne,
Aristote Valaoritis. Avec ces hommes et leurs pareils,
cette vie écrasée d'Orient se redresse : elle se déploie
en liberté et en beauté sauvage, puis se raidit en for-
titude, si le destin l'abandonne et la laisse tomber vi-
vante aux mains atroces du tyran qu'elle a combattu.
Il faut suivre, dans les mâles poésies de Valaoritis, la
lutte des premiers Palikares contre Ali de Tépélen, les
barbaries épouvantables de celui-ci, le courage surhu-
main de ceux-là, leur endurance au milieu des pires
supplices, et toute cette révolte, un peu ignorée en
Europe, d'où sortitla guerre dei'lndépendance grecque.
Enfin, il faut lire l'histoire de cette guerre. Il y eut
dans cet Orient, — qui ne donne sa pleine admira-
tion qu'à l'énergie bienfaisante ou funeste, qui n'ad-
met que la force, n'aime que la guerre, n'élève sur le
pavois que l'homme du sabre et du fusil, pacha, cor-
saire, chef de bande, ou simple partisan, — ■ des exis-
tences vraiment folles décourage et d'audace, et aussi
des scènes d'une horreur vraiment démoniaque.
Un pays où la bravoure et les talents guerriers sont
l'objet de l'admiration universelle, où la science de la
guerre est la vertu par excellence, un tel pays plaisait
infiniment aux Pachas polonais. Ce qu'il y a de débridé,
ADAM MICKIEWICZ 83
de sensuel et de violent dans les façons orientales n'était
point pour effaroucher certains d'entre eux. Le fameux
Ilinski, notamment, était devenu Turc jusqu'aux
moelles. Rien d'amusant comme l'existence de haut
goût qu'il menait là-bas, quoique certaines de ses fan-
taisies passassent un peu bien la mesure. Il donnait
carrière à ses vices avec une entière candeur. On ne le
vit jamais que se battant, buvant ou jouant : il joua
jusqu'au sabre enrichi de diamants qu'Abdul-Medjid
lui avait offert, après Kalafat. Il s'était converti à
l'Islam, qui défend de s'enivrer ; mais il était ingénieux.
Il emportait partout un Koran superbement relié et
qu'on le voyait embrasser avec ferveur : l'intérieur du
saint livre contenait d'excellente eau-de-vie, et, par une
ouverture imperceptible, désaltérait le fidèle. De telles
accolades lui faisaient vraiment perdre la tête, et à ce
point, qu'un jour, il pendit par les pieds à la poutrelle
du plafond un nègre qui le servait et se mit à le fusti-
ger à coups de tuyau de pipe : Sadyk-Pacha arriva
juste à temps pour couper la corde et accabla son
ami de reproches. « Puisque Sadyk-Pacha prétend
que je te maltraite, dit alors Ilinski à l'infortuné do-
mestique, va chercher un autre maître. » Mais le nègre
de déclarer qu'il n'en saurait trouver de meilleur, et
de se refuser à quitter la maison. De fait, ses servi-
teurs lui étaient aussi attachés que ses soldats, et pour-
tant il menait les uns et les autres avec la vigueur que
l'on vient de voir. Mais il savait prendre son monde :
il haranguait ses bachi-bouzouks, les faisait pleurer,
pleurait avec eux, et, au besoin, leur tranchait la tête,
si son éloquence ordinaire n'arrivait point à les con-
vaincre. Ses troupes refusent un jour de combattre
sans avoir fait les ablutions prescrites par le Koran. Il
leur dit alors : « Plongeons-nous vite dans le Danube,
ce sera plus tôt fait ; et marchons à l'ennemi I » Un sol-
84 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
dat murmure. Il le fait sortir des rangs, le décolle
séance tenante et ajoute : « Maintenant, les ablutions
sont faites : le sang a tout effacé. En avant! » Ce der-
nier trait, d'une couleur si tartare, enleva les bachi-
bouzouks, qui chargèrent et furent vainqueurs. Ils
adoraient ce pittoresque et redoutable aventurier mili-
taire, l'incarnation même du sabre, car il s'était battu
toute sa vie et dans tous les pays du monde, portait
une terrible entaille au front, avait un doigt coupé et
deux blessures au ventre. 11 avait commencé dès l'âge
de quinze ans contre les Russes, puis, contraint de fuir
la Pologne, s'était enrôlé dans les troupes de la reine
Christine, en Espagne, puis dans celles de dom Pedro,
en Portugal, avait assisté en 1838 au siège d'Iiérat,
rejoint Bem en Hongrie, en 1848, et commandait
maintenant l'un des corps d'élite de l'armée turque.
Au demeurant, le meilleur fils du monde.
Pour avancer les affaires de la Pologne et réjouir
le cœur des patriotes, il n'était pas absolument indis-
pensable que chacun des Polonais de la formation
d'Orient, en 1855, fût taillé sur le patron de ce sabreur.
On se sentait infiniment plus en famille au milieu des deux
régiments polonais qui s'exerçaient sous le comman-
dement de Sadyk-Pacha, que parmi les bachi-bouzouks
d'ilinski. C'est au camp de Bourgas que cesdeuxrégi-
ments se préparaient à entrer en lice contre les Russes :
Mickiewicz s'y rendit par mer, sur un navire d'Irlande,
le Patrick, au mât duquel on arbora le pavillon de
Pologne.
Les soldats de Sadyk-Pacha firent au barde une ré-
ception enthousiaste et cordiale : parmi eux, il retrou-
vait une foule d'amis et de connaissances. Ce camp de
Bourgas offrait les spectacles les plus pittoresques : on
y menait une vie mâle et fraîche, on y assistait à des
scènes pleines de poésie et de grandeur. C'était l'Orient
ADAM MICRIEWICZ 85
et TOccident mêlés : Sadyk y vivait entouré de ses co-
lonels, de ses officiers, de ses Kozaks, de ses buffles,
de ses lévriers, de ses dromadaires. La chasse et la
fantasia succédaient aux exercices : on essayait des
chevaux turcs, arabes, circassiens ; c'était à qui se dis-
tinguerait parlaplus brillante voltige. On y conservait
les coutumes patriarcales : tous les officiers s'as-
seyaient à la même table. Les sotnias cosaques y for-
maient une véritable association d'hommes et de che-
vaux ; chacun de ces derniers venait se mettre en ligne
au simple appel du cavalier, son ami. Les vieux chants
de guerre et d'amour égayaient les repas; et, les jours
de fête, on dansait les danses cosaques en faisant son-
ner les éperons.
On était venu de toutes les provinces de Pologne se
ranger sous le drapeau national. Les uns avaient vendu
leurs terres, d'autres quitté leur vie de mollesse, d'autres
leurs femmes et leurs enfants, pour la patrie. Au
matin retentissait la voix de l'Ataman, qui appelait aux
exercices: les cavaliers, coiffés du kolpak, manœu-
vraient dans leurs grands manteaux blancs, au-dessus
desquels flottait le reflet rouge de leur étendard. Le
dimanche, on entendait la messe dans le steppe, entre
deux lacs, non loin de la mer. Formés en carré, les
soldats inclinaient la tête sur leur sabre ; au-dessus
d'eux, des vols de pélicans traversaient l'espace; le si-
lence régnait dans l'infini delà plaine; des grues sau-
tillaient au pied de l'autel.
La noble poésie de ces tableaux, cette vie pleine de
couleur, à la fois variée et simple, imposante et fraîche,
réjouissaient grandement Mickiewicz. Il passa une
quinzaine de jours sous la tente hospitalière de Sadyk-
Pacha, — ravi de contempler Fun des spectacles qui
pouvaient le mieux l'émouvoir : ses compatriotes fai-
sant une fois de plus la veillée des armes. Par contre,
86 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
il fut attristé de voir se reproduire ces divisions endé-
miques, éternelles, qui ont, de tout temps, compromis
les affaires des Polonais : Sadyk désirait que l'on pro-
fitât de la première bonne occasion pour passer de
Turquie en Pologne, tandis que le comte Ladislas Za-
moyski insistait pour qu'on ne s'éloignât point de la
sphère d'aclion des armées alliées. Déjà l'un des deux
régiments passait à la solde de l'Angleterre.
Ce furent là les dernières joies et les derniers soucis
du poète : ses jours étaient comptés, et il n'avait plus
que quelques semaines à vivre. 11 était rentré à Cons-
tantinople à la fin d'octobre, et le choléra sévissait
dans cette ville. Le logement qu'il avait choisi — et qui
devint le rendez-vous de tous les émigrés alors en rési-
dence dans la capitale de la Turquie — se trouvait situé
dans une ruelle insalubre. Mickiewicz y fut pris d'une
indisposition qu'on crut d'abord peu grave. Le mal
empira tout à coup : c'était un cas de choléra foudroyant,
et, en quelques heures, le grand homme fut emporté.
Il mourut dans la soirée du 26 novembre 1855.
Comme il avait toujours manifesté le désir de reposer
en France — en attendant qu'on pût transporter ses
cendres dans sa patrie — Henri Sluzalski et Armand
Lévy décidèrent de faire embaumer le corps et de le
ramener à Paris. A raison des difficultés sanitaires, le
cercueil resta plus d'un mois dans la petite maison de
Péra. La veille du 1er janvier, deux cents Polonais,
officiers et soldats, commandés par le major Jagmin,
vinrent entourer le char funèbre : ils l'escortèrent jus-
qu'au quai d'embarquement. Cinquante hommes le pré-
cédaient ; puis venaient les prêtres, les clairons, et le
cercueil lui-même, entre deux rangées de soldats ; der-
rière, la foule; le reste de la troupe fermait la marche.
Il y a des fins d'une beauté suprême. Ce départ du
poète national de la Pologne pour le pays où ses com-
ADAM MICKIEWICZ 87
patriotes armaient une fois encore; ces visites aux
camps où l'on entendait la messe dans le steppe, près
des chevaux et des lances, et où l'on pouvait vraiment
se croire à l'ombre des anciens aigles blancs de
Pologne et près d'un autel de canons et de tambours ;
ces excursions guerrières terminées par une mort sou-
daine au milieu de la guerre ; ce cortège de soldats
suivant jusqu'au navire la dépouille mortelle de leur
barde, quels jours, quels derniers jours! L'aède s'en
allait au milieu de ceux qui l'avaient reconnu pour leur
porte-étendard. Les officiers et les soldats qui escor-
taient son cercueil symbolisaient cette foule innom-
brable dont il avait parlé dans l'un de ses plus fameux
poèmes : « Moi et la patrie, c'est tout un : je m'appelle
million, car j'aime et je souffre pour des millions
d'hommes! » C'était pour leur cause qu'il s'était levé
dès sa jeunesse, interpellant Dieu dans un accès de co-
lère inspirée, et se dressant déjà comme leur champion,
même contre le Ciel ; pour eux, il avait chanté, dans
la Redoute d'Ordon, l'héroïsme de leur résistance de
1830; pour eux, il avait fait retentir les échos du Collège
de France de ses passionnés appels à l'Europe. 11 était
allé organiser leurs légions d'Italie en 1848, et, quelques
années plus tard, il accourait à Constantinople, infa-
tigable, impatient d'animer de son souffle la prise
d'armes nouvelle. 11 leur avait tracé leur voie parmi les
tribulations de l'exil, il les avait tour à tour gourman-
des et confortés, à la façon des prophètes d'Israël ; et
pour bercer la tristesse de leur pèlerinage, il avait évo-
qué devant leurs yeux une vision rafraîchissante : son
Pan Tadeusz leur avait montré comme en un miroir les
paysages du pays natal, ses forêts, et les chères cou-
tumes des aïeux. Ce barde aux yeux fermés, aux lèvres
closes, cette marche funèbre et ce cortège en armes in-
carnaient non seulement un peuple, mais la poésie de
88 LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
ce peuple, et l'indicible beauté d'une des plus grandes
époques de sa malheureuse histoire. Ce qu'il y avait
autour de ce char, c'était la Pologne romantique tout
entière ; une troupe de fantômes étincelants, de guer-
riers et de martyrs, arrivait du royaume des ombres;
et, si l'on eût prêté l'oreille, on eût perçu des sons gran-
dioses venant du monde invisible : un chœur d'outre-
tombe accompagnait la procession funéraire... Ceux
dont les plaines sanglantes de 1830 avaient reçu le
dernier soupir, se relevaient de la mêlée lointaine et
venaient frôler les vivants, autour de ce cercueil: d'une
voix grave, d'une voix sépulcrale, ils entonnaient le
chant sombre et sublime autrefois composé pour le guer-
rier mourant par un autre grand inspiré de Pologne,
par l'homme dont la musique avait pleuré sur le sang
sacré des larmes immortelles, par ce Chopin déjà
couché, lui aussi, sous la terre, mais dont la voix res-
suscitait en ce jour, multipliée... Car elle avait passé
dans ces milliers de voix invisibles, dans ces milliers
de voix d'outre-tombe, qui, lentement... sur le mode
sépulcral des notes basses... reprenaient la Marche
funèbre
Le corps du barde une fois revenu en France, on
l'inhuma dans le cimetière de Montmorency. Cette petite
ville était pour les émigrés comme un coin de Pologne :
ils l'avaient toujours affectionnée. Certains des plus
illustres parmi les exilés, Niemcewicz, entre autres, et
le général Kniaziewicz, amis et compagnons de Kos-
ciuszko, y avaient vécu. Des groupes déjeunes gens
chargèrent sur leurs épaules le cercueil du héros natio-
nal et celui de Céline Mickiewicz, sa femme, morte quel-
ques années avant lui. Puis, au bord de la fosse, le poète
Bohdan Zaleski, l'un des plus chers amis du mort,
prononça une oraison funèbre où la douleur de la Po-
logne pleurait à sanglots. Il disait, à travers ses larmes :
ADAM MICKIEWICZ 89
Adam Mickiewicz, tu grandis à nos yeux dans l'éclat de
ton immortalité, avec ta harpe royale, aux cordes d'or, à
l'épaule, au point que moi qui te fus cher jadis, je n'ose
plus m'enhardir comme autrefois. Aveuglé par les pleurs,
tremblant d'émotion, comment réussirais-je à te gémir un
dernier adieu?
Notre Adam, je te dis adieu au nom de la Lithuanie ! Je
te dis adieu au nom de la Pologne tout entière, d'une mer
à l'autre ! Tu es son orgueil, sa gloire dans tous les temps!
Tu es son honneur devant les nations !
Les prêtres récitèrent Y Ave Maria sur la tombe ; à
cette prière, Bohdan ajouta l'invocation du Pan Tadeusz,
en modifiant le dernier vers :
Sainte Vierge, qui défends la brillante Gzenstochowa et
qui resplendis à Ostrobrama, toi, protectrice de Nowogro-
dek et de son peuple fidèle, par un miracle reconduis ton
poète dans sa patrie !
Le miracle ne devait se produire que trente-cinq ans
plus tard. Après Sadowa, la couronne de Saint-Etienne,
affaiblie et inquiète, se décida à rechercher les sym-
pathies de certains des peuples qu'elle avait jusqu'alors
opprimés. Elle accorda de larges libertés aux Polonais
de Galicie, et les traita désormais en confédérés. Le
moment vint où les cendres d'Adam Mickiewicz purent
être rapatriées à Cracovie, capitale antique de la Pologne
et sa cité sainte. En 1890,1e glorieux mort entra dans
la ville, au milieu d'un immense concours de peuple :
et la foule l'escorta jusqu'à la cathédrale du Wawel. On
l'ensevelit à côté des héros nationaux, à côté de Sigis-
mond, de Sobieski, de Poniatowski, et de Kosciuszko.
Puis, sa statue se dressa au cœur de toutes les grandes
villes de Pologne. Et en 1900, lors des fêtes du cin-
quième centenaire de l'Université de Cracovie, l'auteur
de ces lignes contemplait avec une émotion profonde
90 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
le bronze érigé sur l'imposant Rynek, ou Grande Place
de Cracovie. Le Rynek est un endroit admirable : Fart
et le souvenir y rivalisent de grandeur. Au milieu,
s'allonge la Halle aux draps, d'une élégante architec-
ture mi-gothique, mi-Renaissance ; toujours au centre,
et non loin de l'édifice dont je viens de parler, apparaît
une vieille tour, seul débris de l'ancien Hôtel de Ville;
deux autres tours rougeâtres, celles de Notre-Dame,
flanquent de coin la place, la dominent, complètent le
majestueux ensemble de pierre. Par ces jours de juin,
je me croyais là dans une cité d'Italie : le soleil palpi-
tait dans l'azur, et des vols de pigeons s'ébattaient
autour de l'église. C'était ici même, et parmi ces mo-
numents, que le peuple avait élu Kosciuszko dictateur,
en 1794. C'était également ici que venait d'avoir lieu
la scène la plus émouvante delà commémoration natio-
nale à laquelle j'avais assisté : le défilé du 7 juin 1900.
A l'intérieur de Notre-Dame, la nef resplendissait d'un
éclat extraordinaire, flambait comme un cœur rouge,
rutilait de la merveilleuse décoration pourpre et or de
Mateyko. Mais ces visions, qui me secouaient tour à
tour, me hantaient moins encore, cependant, que la
simple parole inscrite au socle de la statue du poète :
« a mickiewicz, la nation. » Plus je la relisais, et plus
elle me confirmait dans cette idée de toute ma vie,
qu'il n'y a de haute gloire littéraire que celle où le
Rêve est salué roi par l'Action, sa sœur. Mais pour
que la sœur couronne le frère, il faut qu'elle se recon-
naisse en lui comme en un miroir magique, qui lui
renvoie son image à la fois ressemblante et transfigu-
rée. C'étaitici lecas. Dans ses poèmes, Adam Mickiewicz
avait jeté la Pologne tout entière, idéale et réelle : il y
avait également jeté sa vie et son âme à lui, et s'était
perdu dans le tout. Ainsi s'était opérée l'une de ces
fusions prodigieuses qui se voient de loin en loin dans
ADAM MICKIEWICZ 91
Tliistoire et sont comme un miracle : et ce que saluait
l'inscription de ce piédestal, c'était, en même temps que
l'immortalité d'un homme et d'un peuple, l'hymen si
rare du génie individuel et de la conscience nationale.
PRINCIPAUX CARACTÈRES
DU
ROMANTISME POLONAIS
LE MESSIANISME. — L'APPEL AU GÉNIE
LE PROMÉTHÉISME CHRÉTIEN
Un matin de septembre 1841, l'intérieur de Notre-
Dame de Paris offrit un spectacle qui, même en pleine
période romantique et dans un âge si fécond en scènes
éclatantes ou pittoresques, était d'une physionomie
bien à part et d'une couleur vraiment originale. Au
pied d'un autel érigé dans le centre de l'église, une
partie de l'émigration polonaise, convoquée par Adam
Mickiewicz, assistait à une messe solennelle. Deux
hommes, notamment, priaient côte à côte avec ferveur,
l'illustre poète de la Pologne et un autre Polonais
jusqu'alors inconnu. La messe dite, le voisin de Mic-
kiewicz se leva et prononça une allocution dont j'extrais
les lignes suivantes :
1. 11 semblerait naturel, à première vue, que le chapitre con-
sacré à l'œuvre de Mickiewicz vint ici, au lieu de trouver sa
place plus loin et d'être séparé de la vie du poète par cet Essai
sur les principaux caractères du Romantisme polonais. Mais on
verra que le présent Essai projette un jour immédiat sur la poésie
des trois grands poètes romantiques de la Pologne et aide beau-
coup à saisir Vessence de cette poésie. J'ai donc jugé utile qu'il
précédât l'étude de l'œuvre des poètes et qu'il en lut en quelque
sorte l'ouverture, le prologue.
94 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Frères compatriotes,
En me présentant à vous pour la première fois, je dépose
d'abord devant Dieu mes humbles actions de grâces pour sa
miséricorde qui, malgré de nombreux obstacles, a daigné
m'amener auprès de vous et me permet de commencer
aujourd'hui ma vocation au milieu de vous, dans ce sanc-
tuaire, après la sainte communion qu'il m'a été donné, à moi
indigne, de recevoir.
Depuis longtemps, je portais dans mon âme l'ardent
désir de m'approcher de vous, chers compatriotes, et de
vous transmettre ce que j'ai reçu d'en haut pour vous,
mais ce n'est qu'à présent qu'a sonné pour cela l'heure de
Dieu... Par la volonté de Dieu, j'ai quitté ma terre natale,
et je viens à vous, mes compatriotes, vous apporter la
parole de joie et de consolation dont je suis chargé pour
vous ; je viens vous annoncer, à vous les premiers, que les
temps sont déjà accomplis et que l'heure de la miséricorde
de Dieu a sonné; je viens vous annoncer l'époque chré-
tienne supérieure, qui s'ouvre aujourd'hui dans le monde.
11 continua sur ce ton et finit en répétant :
Et maintenant, en vous conviant à la participation active
à laquelle je vous ai appelés par la volonté de Dieu, je
déclare, en présence de Dieu de qui j'accomplis la volonté,
que l'OEuvre de Dieu et l'époque chrétienne supérieure sont
commencées.
Puis il se jeta la face contre terre et, au milieu des
larmes et de l'émotion générale, se mit à pleurer lui-
même en remerciant Dieu.
L'homme qui s'annonçait ainsi comme un apôtre et
comme un messager du Ciel était un gentilhomme
lithuanien : il arrivait de sa province et s'appelait
André Towianski.
C'est une des figures de l'émigration polonaise. Né
ROMANTISME POLONAIS 95
en 1799, Towianski est mort à Zurich en 1878, chargé
de jours et célèbre parmi ses compatriotes. Il n'eut
pourtant qu'un moment d'éclat : son rôle baissa vite,
et il rentra peu à peu dans une sorte de pénombre.
Mais à l'heure de son apparition, il y a soixante-quatre
ans, il préoccupa tout le monde; sa venue aiguillonna les
langues et fit couler des flots d'encre ; il fut porté aux
nues par les uns, exécré et dénigré par les autres. En
fin de compte, il créa un mouvement mystique que l'on
appela de son nom : le Tovianisme ; et son influence fut
indéniable non seulement sur un petit noyau de disciples
souvent groupés en communauté spirituelle autour de
lui, mais sur des hommes d'action d'une haute noblesse
de caractère ', et sur quelques-uns des grands poètes
de son pays. Mickiewicz et Slowacki restèrent forte-
ment marqués de son sceau, et il est curieux, observe
M. Venceslas Gasztowtt, que le seul des trois grands
lyriques polonais qui ait refusé d'adhérer à la secte de
Towianski soit précisément Krasinski, dont les idées
se rapprochaient si fort de celles du nouvel apôtre2.
Que représentait au juste André Towianski ? Faut-il
voir en lui l'illuminé sans valeur que ses adversaires
ont lapidé de railleries ? Ce serait faire à sa mémoire
l'injure la plus inique. Ou bien le messager sauveur,
l'homme élu par Dieu pour renouveler la face du
monde, le prophète infaillible au gré de quelques-uns?
Il ne fut pas cela davantage, car il ne prophétisait rien
1. Le colonel Charles Rozycki, entre autres, chef de l'insurrec-
tion de Yolhynie en 1831. Towianski convertit également à
ses idées le général Skrzynecki, Félix Niemojewski, Michel
Kulwiec, etc.
2. Dans une des phrases de sa lettre à Lamartine, le Poète
anonyme reproduit en termes identiques la bonne nouvelle an-
noncée par son compatriote : « La domination du Christ, reléguée
pendant des siècles hors de ce monde, s'avance à grands pas pour
V envahir et y régner sans partage...»
96 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
moins que le proche avènement du règne de Dieu sur
la terre. Quant à la doctrine du mystique polonais,
c'était la pure et merveilleuse doctrine du Christ,
enseignée dans les termes mêmes du Maître et selon le
verbe de ceux qui furent ses disciples, depuis la prédi-
cation de l'Evangile jusqu'à nos jours. Toute sublime
qu'elle soit, et précisément parce qu'elle est sublime,
les hommes éprouvent rarement le besoin de la mettre
en pratique : et Towianski, bien qu'il réussît à l'enfon-
cer au cœur d'un petit nombre, n'obtint toutefois aucun
acte chrétien ni même aucune réponse des potentats
auxquels il ne cessait d'écrire. Les peuples lui don-
nèrent par hasard plus de satisfaction, et il leur arriva
de s'engager dans les voies qu'il préconisait : mais on
les en chassait vite ou bien eux-mêmes n'y persis-
taient guère. Les nombreuses déceptions du mystique
lithuanien l'affligèrent ; il eût pu se consoler un peu,
s'il eût médité le mot si profond du Christ : « Mon
royaume n'est pas de ce monde. » Les vrais chrétiens
n'ont jamais été que quelques gouttes d'eau perdues
dans la mer. Prenons-en notre parti : peut-être
seront-ils plus nombreux, à la consommation des
siècles.
D'ailleurs — et je le dis cette fois pour de bon —
Towianski fut un saint. Cela ressort à l'évidence de sa
biographie, écrite par un de ses plus vénérables dis-
ciples, M. le sénateur italien Tancrède Canonico '. Une
telle vie est tout à fait admirable. Plus on la lit, plus
elle impressionne et semble d'un bout à l'autre une
page de l'Evangile. La première partie surtout, celle
qui précéda le départ de Towianski pour l'Europe occi-
1. André Towianski, traduction française de l'italien. Impri-
merie Vincent Bona, Turin. Voir aussi Écrits- d'André Towianski,
Vincent Bona. Ces précieux volumes ne sont pas dans le com-
merce.
ROMANTISME POLONAIS 97
dentale, fait toucher du doigt le fond de sa nature.
Ayant choisi la carrière de magistrat, et nommé con-
seiller à la Cour suprême de Lithuanie, il se signala,
dans l'exercice de ses fonctions, par quelques traits de
la plus haute beauté morale. Celui-ci, entre autres :
malade d'une plaie à la jambe, et pouvant guérir len-
tement, par un traitement doux, mais sachant qu'un
jugement inique sera prononcé s'il ne se rend pas à
l'audience pour une affaire dont il est rapporteur, il
n'hésite pas à affronter la cautérisation la plus doulou-
reuse, afin de siéger au jour dit ; alors, la force de sa
parole fait éclater la lumière, et il empêche qu'une veuve
ne soit spoliée d'un héritage considérable. A la mort
de son père, il démissionne pour rentrer dans ses
domaines qu'il fait valoir : et il se conduit à l'égard de
ses paysans en véritable apôtre du Christ, les appelant
frères, les évangélisant, adoucissant leur sort. Pen-
dant la première moitié du xixe siècle, le paysan polo-
nais était encore serf, et certains nobles l'écrasaient de
travail, le déchiraient de coups de fouet, le sevraient
de nourriture, bref, transformaient leur terre en
géhenne. A force de grandeur d'âme, de puissance de
persuasion et de mansuétude, Towianski parvint à
modifier la nature de bête féroce d'un de ses voisins, et,
qui plus est, guérit nombre de serfs des vices de l'es-
clavage. Ici, je tiens à citer la scène qui met en pré-
sence tyrans et victimes, car j'ai la conviction que des
faits de ce genre furent décisifs sur l'âme de Towianski,
et que son succès en cette circonstance — ainsi qu'en
d'autres cas d'un haut intérêt — non seulement le per-
suada de sa vocation, mais le détermina à ne point
restreindre son apostolat à la Lithuanie et à l'étendre
au contraire à l'Europe :
Un jour que les paysans travaillaient dans le dcor, Lusz-
98 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
czuk porta à la cuisine des maîtres sa marmite, pour
réchauffer sa nourriture qui était gelée. Le tyran, Payant
aperçu, se mit en colère, saisit le fouet et dit : « Gomment
oses-tu, misérable, te familiariser ainsi avec moi? » A ces
clameurs, tous les travailleurs accourent, tombent à
genoux, et élèvent leurs mains vers Dieu. Puis, ils se
lèvent tous, Luszczuk le premier, et ils disent solennelle-
ment : « Non, maître, vous ne nous battrez plus, nous nous
sommes corrigés, nous vous sommes fidèles, nous travail-
lons pour vous, nous ne vous faisons aucun tort, vous ne
pouvez donc plus nous maltraiter. » Le tyran, devenu
encore plus furieux, crie : « Qui vous a enseigné, canailles,
à vous révolter contre voire seigneur ? » Les paysans, levant
les yeux au ciel, répondent : « Nous n'avons qu'un seul
Seigneur là-haut. » Et montrant ensuite les cheminées
blanches d'Antoszwincie, ils ajoutent : « Et là-bas, nous
avons notre frère et notre bienfaiteur. » Le tyran pâlit,
laissa tomber son fouet, partit, et, saisi d'une grave maladie,
il ne se montra pas pendant quelque temps. Après cela, il
changea et s'adoucit au point que, ces mêmes hommes qu'il
martyrisait auparavant, il les priait de faire ce qu'il y avait
à faire. Voilà, mon frère (c'est Towianski qui écrit à un de
ses amis), les miracles de l'Œuvre de Dieu; dès que les
opprimés se sont tournés vers Dieu, se sont appuyés sur
lui et se sont corrigés, Dieu les a pris sous sa garde ; les
colonnes du mal qui, auparavant, appuyaient le tyran, se
sont enfuies, et c'est pourquoi il a perdu son ancienne
force. Voilà le principe de la Révolution chrétienne *» »
Principe admirable et hasardeux qui, pour avoir
fait ses preuves dans l'histoire et dans la vie, n'est point
infaillible. A moins qu'elle n'ait apparu à l'heure du
destin, à cette heure où la lassitude infinie du monde
antique pleurait à la fois dans l'àme de l'esclave et dans
les vers de Virgile, à moins d'une chance aussi grande,
il se peut qu'une telle doctrine ne se réveille ici-bas
que pour constater son impuissance : et elle est sûre
1. André Towianski, par Tancrède Canonico. p. 246.
ROMANTISME POLONAIS 99
d'en gémir, si elle vient à se trouver en présence de ce
phénomène monstrueux, de cette gageure de Tenter
qui s'appelle le tyran asiatique. A lire la vie des dé-
mons de l'histoire et, spécialement, celle d'Ivan IV de
Piussie, l'un des plus effroyables monstres qui aient
souillé la lumière du ciel1, on apprend avec épouvante
qu'ils ne font que redoubler d'horreurs et de supplices
sur qui les implore et proteste à leurs genoux de son in-
nocence. Un autre, Nicolas 1er, se vit un jour supplié par
la princesse Sanguszko, qui demandait la grâce de
son époux, condamné à partir pour la Sibérie : il se fit
donner la sentence et y ajouta de sa main : « Il ira à
pied. » Toute la douceur du christianisme et toute la
pitié de la terre s'agenouilleraient en vain devant l'être
fou de sang ou d'orgueil. C'est l'excellente raison pour
laquelle une partie de l'émigration polonaise refusa
toujours d'adhérer à la doctrine de Towianski ou au
mysticisme un peu passif du grand poète Krasinski :
à l'endroit des tyrans, elle n'imaginait et n'approuvait
d'autre attitude que l'insurrection ; il n'y avait à ses
yeux que ce moyen de secouer le joug. « Suivre les
indications de nos mystiques, écrit M, Venceslas Gasz-
towtt, c'eût été ne vouloir lutter que par la prière et le
perfectionnement moral, tactique insuffisante, puisque
Dieu n'aide que ceux qui s'aident eux-mêmes2. »
Mais Towianski l'entendait d'une façon absolument
1. Dans le volume qu'il a récemment publié sur Ivan le Ter-
rible (Pion, 1904), M. Waliszewski s'évertue à prouver que son
trop fameux héros « n'a fait qu'outrer un peu l'atrocité commune
aux mœurs du xvr siècle. » Mais M. Waliszewski ne s'aperçoit
pas que divers de ses jugements de détail sur Ivan viennent
contredire ensuite, au cours du volume, cette assertion de la pré-
face. Le lecteur est mis par là même en défiance; on se demande
si la critique historique de M. Waliszewski est aussi solide qu'il
se l'imagine.
2. Le Poète polonais Jules Slowacki, p. 72.
100 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
contraire ; la résistance violente à la tyrannie repré-
sentait à ses yeux une hérésie capitale. Il ne cessa de
prêcher « qu'aucun effort terrestre, révolutionnaire, ne
réussirait à la Pologne » et « qu'elle devait attendre le
signe de Dieu dans l'humilité, l'amour et le sacrifice ' ».
Et sa prédication appuya sur la plus persuasive, sur la
plus émouvante des idées mystiques, dont l'influence
ne pouvait être qu'énorme sur de pauvres exilés aussi
attendris qu'exaltés par le malheur : il enseigna que
l'infortune delà Pologne venait avant tout de ses fautes
publiques et privées, qu'elle devait faire pénitence, et
que « cette pénitence amènerait peu à peu le recouvre-
ment de l'existence nationale indépendante ». C'était
l'accent des prophètes d'Israël : « Lavez-vous, purifiez-
vous, ôtez de devant mes yeux la malignité de vos
pensées ; cessez de faire le mal... et après cela, venez
et soutenez votre cause contre moi, dit le Seigneur2. »
Mais le mystique lithuanien y ajoutait la tendresse du
Nouveau Testament, l'obligation du pardon chrétien,
l'oubli des injures et de l'oppression : « C'est dans cet
esprit seulement, disait-il, que la Pologne peut agir
efficacement sur la Russie, non par la force de lahaine
et de la vengeance qui cherche la perte de l'oppresseur,
mais par la force de l'amour qui fait de l'ennemi un
frère, un ami en Jésus-Christ. Lorsque le Polonais
aura déposé devant Dieu, sur l'autel de la Patrie, son
désir pur que la volonté de Dieu soit accomplie par
toutes les nations du monde et qu'ainsi la Russie de-
vienne aussi grande et aussi heureuse que cela lui est
destiné par les décrets de Dieu... alors Dieu mettra fin
à la rude pénitence de la Pologne et élèvera la nation
martyre au poste de magistrat-chrétien pour le monde. »
1. Vie d'André Towianski, p. 26, 81, etc.
2. Tsaïe.
ROMANTISME POLONAIS 101
Towianski eut un moment assez de prise sur l'esprit
deMickiewicz pour lui faire adopter ces vues : le poète
national les promulgua du haut de sa chaire du Col-
lège de France et le verbe électrique de Michelet réil-
lumine à coups d'éclairs la scène émouvante :
Nous avons eu sous les yeux un miracle, un fait inouï,
prodigieux... et la sueur me vient d'y penser... le Collège
de France a été témoin de ces choses ; sa chaire en reste
sainte.
Je .parle du jour où nous vîmes le grand poète de la
Pologne, son illustre représentant par le génie et par le
cœur, consommer, par devant la France, l'immolation des
plus justes haines, et prononcer sur la Russie des paroles
fraternelles.
Les Russes qui étaient là furent foudroyés. Ils attachaien
les yeux à la terre.
Pour nous autres Français, ébranlés jusqu'au fond de
l'âme, à peine osions-nous regarder l'infortuné auditoire
polonais, assis près de nous sur ces bancs. Quelle douleur,
quelle misère manquait dans cette foule? Ah ! pas une. Le
mal du monde était là au complet. Exilés, proscrits, ruines
vivantes des vieux temps, des batailles ; pauvres femmes
âgées sous les habits du peuple, princesses hier, ouvrières
aujourd'hui ; tout perdu, rang, fortune, le sang, la vie ;
leurs maris, leurs enfants enterrés aux champs de bataille,
aux mines de Sibérie! Leur vue perçait le cœur! Quelle
force fallait-il pour leur parler ainsi, arracher d'eux l'oubli
et la clémence, leur ôter ce qui leur restait et leur dernier
trésor, la haine ! Ah ! pour risquer de les blesser encore,
une seule chose pouvait enhardir : être de tous le plus
blessé.
Cela était écrit et cela devait arriver. Il n'y a pas à dis-
cuter, ni à rien dire pour ou contre. Il était écrit et voulu
que la Pologne, s'arrachant la Pologne du cœur, perdant la
terre de vue, repoussant l'infini des douleurs, des haines et
des souvenirs, emporterait dans son vol au ciel jusqu'à la
la Russie elle-même.
102 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
C'est le mystère de l'aigle blanc, qui laisse pleuvoir son
sang et sauve l'aigle noir '.
Le style de Towianski ne ressemblait que de très
loin à celui de Michelet et de Mickiewiez ; il écrivait
un mauvais jargon mystique, terne, filandreux, mono-
tone, sans couleur et sans vie. Il se répète à tout bout
de champ ; c'est un supplice de le lire. 11 ne devient
intéressant que lorsqu'il relate des faits précis, tels que
ceux de son apostolat en Lithuanie et les supplices
infligés aux paysans par les mauvais seigneurs/ Son
coup d'œil est parfois juste ; il sait distinguer les évé-
nements significatifs, ceux qui témoignent en faveur de
son siècle et représentent ses heures de noblesse
morale, ses moments d'idéalisme. « C'est à de tels
éveils, écrit-il en 1861, qu'appartiennent le commence-
ment du pontificat de Pie IX, le commencement de
la Révolution Française de 1848 et la commotion uni-
verselle qui en fut la suite, le commencement du récent
affranchissement de plusieurs millions de serfs par le
Tsar Alexandre II, les événements d'Italie en 1859. A
ces mêmes éveils appartient aussi l'attitude de nos
compatriotes de Pologne en février dernier, etc. »
Le mystique lithuanien saisit également le caractère
des peuples ; sa psychologie du Français et de la
France du xixe siècle prouve qu'il a sondé nos erreurs
et qu'il connaît nos pertes morales. A côté de cela,l'illu-
minisme leplusbaroque ; il paraîtque « l'espritde Napo-
léon brille au delà de la terre comme une étoile pure » ;
il est devenu « serviteur fidèle et bras de Jésus-Christ,
ange de la vie, de l'action chrétienne, et il est de toute
importance pour nous de mériter l'aide et la protection
de l'esprit de Napoléon ». On se prend la tête à deux
1. Légendes démocratiques du Nord. p. 23 et 20.
ROMANTISME POLONAIS 103
mains pour chercher ce qu'il peut bien y avoir de com-
mun entre la douceur chrétienne etles tueries savantes
organisées par le César moderne, entre l'esprit de
non-résistance prêché par Towianski et la chevauchée
de fer et de sang de l'empereur. Foin de la logique !
les prophètes ont d'autres soucis ; que deviendrait-on
s'il fallait avoir cure de raisonner? Ailleurs, il associe
l'esprit céleste de Kosciuszko à l'esprit céleste de
Napoléon : « Les deux serviteurs de Dieu se sont unis
dans le monde invisible », dit-il. Il faut en effet que
cette alliance se soit conclue au Ciel, car elle ne se fit
point sur la terre ; au moment de l'expédition de Russie,
on put voir à quel point le héros polonais se méfiait
de l'impérial ambitieux. Toutefois, au sujet de Kos-
ciuszko, il est juste de dire que Towianski se rendit
très exactement compte, non seulement de ses talents
guerriers et de son héroïsme sur le champ de bataille,
mais aussi de son extraordinaire grandeur morale et
de la sainteté de sa vie entière ; il esquissa de lui un
portrait qui eût pu devenir magistral , s'il avait su peindre .
Du moins a-t-il indiqué les traits à rendre.
Avec ses limites et ses lacunes, en dépit du peu
d'étendue de son coup d'œil et du" peu de sûreté de
son jugement, Towianski produisait sur ceux qui
l'approchaient une impression des plus fortes. Se
trouvait-on en sa présence, un charme opérait et
l'infériorité relative de son esprit n'était pas percep-
tible. Elle se dérobait derrière le magnétisme de son
verbe et de son aspect. 11 devenait impossible d'envi-
sager simplement ses idées, et de les peser à leur juste
valeur dans d'exactes balances. On était pris par la
lumière qui émanait de son attitude ; on entendait « le
ton chrétien militant, semblable à celui de l'Evangile » .
1. Témoignage de l'abbé Dunski,
104 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Bref, l'homme rayonnait une beauté morale qui com-
muniquait à ses paroles les plus ordinaires une force
de persuasion tout à fait rare : il s'enveloppait de
l'éclat de son âme puissante et pure, à l'évangélisme
irrésistible. De là l'influence qu'il exerça sur les
hommes les plus éminents de la Pologne, et de là le
culte touchant que lui voua sa petite église1. Qui lui
avait rendu visite n'était pas loin de souscrire au por-
trait enthousiaste d'un écrivain suisse de l'époque,
Adolphe Lèbre :
J'ai vu Towianski : c'est un homme extraordinaire. Toutes
les idées du siècle sont en lui. Il est l'esprit incarné du
temps : il en a tous les instincts dans son grand cœur. Sa
science, sa clairvoyance sont surhumaines... Cet homme
est tout-puissant d'enthousiasme et d'élan : il tend d'une
aile superbe à des deux toujours plus hauts ; il est magni-
fique de commandement, de douceur et de modestie.. . Ce
geste souverain, ce calme, cette force, cet amour, cette
royale sérénité, ce front d'empereur, ce visage de vierge,
quel homme!
En résumé, la figure de Towianski semble une pre-
mière épreuve de celle de Tolstoï. Chez tous deux,
même ardeur morale et même sainteté. Mais le génie
intellectuel de l'apôtre russe n'échut point en partage
au grand chrétien polonais. Ni la profondeur, ni l'acuité
de l'observation ne lui furent dévolues, ni le don d'em-
brasser d'énormes ensembles, de retracer en vastes
1. De nombreux disciples venaient le voir à Zurich, où il
passa les trente dernières années de sa vie. Mais le groupe fidèle
et préféré se composa d'un certain nombre de parents et d'amis
intimes, parmi lesquels sa femme, sa sœur, ses enfants, son
beau-frère Ferdinand Gutt, son gendre Michel Kulwiec, et ses
amis Stanislas Falkowski, Jacques Malvesin, Tancrède Ganonico,
Charles Baykowski. Ces deux derniers sont parmi les vénérables
survivants de cette noble communion.
ROMANTISME POLONAIS 105
tableaux l'histoire publique et privée. Il ne connut pas
davantage l'art du portrait, ne créa pas d'individus
aussi réels que la vie et vraiment extraits de ses cadres.
Il ne soupçonna jamais ce pétrissement d'êtres et de
scènes sur lesquels se projette un merveilleux jour
évangélique et dont la toile fulgure, ainsi que sous une
poignée de rayons dardés dans les ténèbres. Or, d'être
ainsi représentées et rendues vivantes, cela propage
une doctrine et répand une morale aux quatre coins du
monde.
Nous nous sommes étendu sur la personnalité de
Towianski. Ce n'est pas sans dessein. Towianski fut
une manière de symbole. Si nous avons terminé l'es-
quisse de l'homme, nous n'en avons point fini avec
l'idée que cet homme incarnait à sa façon et sous un
aspect, du reste, très inférieur à cette idée. Car l'appari-
tion du mystique lithuanien ne fut qu'une des formes
visibles du caractère le plus frappant et le plus spécial
du Romantisme polonais : le Messianisme.
On n'avait guère vu l'idée messianique reparaître sur
la scène du monde depuis les malheurs du peuple de
Dieu. Mais voici que la même infortune qui s'était
autrefois appesantie sur Israël affligeait une des nations
de l'Europe moderne : à son tour, et vingt-cinq siècles
après, la Pologne était réduite en captivité. La simili-
tude de destinée recréa dans l'âme polonaise le phéno-
mène hébraïque.
Le second tiers du xixe siècle était l'heure des illu-
minés de tout genre. C'était la deuxième heure des
temps nouveaux; la cloche fraîche et fervente des écoles
saint-simoniennes répétait l'appel de 1789 : elle son-
nait dans l'aube avec une extase à jamais disparue.
Toutefois, les premiers socialistes ne désiraient qu'une
refonte de l'organisation économique, une répartition
plus juste des richesses de la planète entre tous ses
106 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
enfants : les mystiques polonais attendaient au con-
traire un idéal moral en chair et en os, la venue de
quelque Messie de l'âme, de quelque Saint de Dieu
dont le verbe renouvellerait, purifierait, transforme-
rait le monde, et, créant sur terre une société nouvelle
composée de justes, apporterait par là même sa déli-
vrance à la Pologne. C'est ce Sauveur qu'ils crurent
un moment voir apparaître sous les traits d'André
Towianski.
Pour expliquer ce fiévreux et douloureux état de
l'Ame en espoir de Messianisme, en attente d'une parole
et d'un homme et d'une révélation définitive, il n'est
que de considérer les plus exaltés et les plus pieux
parmi les pauvres proscrits de l'époque et de laisser la
parole à l'un d'eux, Stanislas Falkowski. A la vérité,
son style est un peu gauche, mais il est sincère et tou-
chant :
C'était une bien pénible épreuve de Dieu que notre exil !
Jetés sur une terre étrangère, au milieu du chaos des doc-
trines et des passions sociales et politiques qui y régnaient,
nous sentions, il est vrai, le devoir de tout sacrifier au salut
de notre patrie ; mais... entraînés dans ce tourbillon d'élé-
ments étrangers... nous avions accepté des principes con-
traires à notre esprit national, nous nous étions morcelés
en divers partis et nous cherchions la patrie chacun à sa
manière, dans les fausses voies de la diplomatie, des cons-
pirations, des révolutions, etc. En nous agitant ainsi pen-
dant des années, nous avions perdu nos forces, nous nous
étions enchaînés dans des doctrines et dans des raisonne-
ments ; notre trésor national, l'amour, le sentiment, s'étei-
gnait par degrés en nous ; nous ne pouvions nous accorder
en quoi que ce fût : la discorde, les accusations et les con-
damnations que nous nous lancions les uns aux autres, et
cela au nom du bien général, étaient devenues un fléau.
Enfin, après avoir épuisé tous les motifs d'illusion, car tout
nous avait trompés, nous nous trouvions abattus et épui-
sés, dans un vide et une sécheresse intérieure d'autant plus
ROMANTISME POLONAIS 107
tristes que peu d'entre nous voulaient reconnaître cet état
déplorable.
Dans cet état pénible, l'Occident civilisé ne pouvait nous
donner aucun réconfort, aucune consolation, car le maté-
rialisme, qui s'y étendait, glaçait tout sentiment et toute
tendance supérieure. Il est vrai que, dans ce temps, beau-
coup de faits surnaturels préparaient le monde à l'époque
chrétienne supérieure : l'apparition de la mère de Dieu, à
Paris, avait annoncé une effusion extraordinaire de la mi-
séricorde de Dieu sur le monde ; la médaille qui s'était
répandue en vertu de cette apparition, appuyait cette
annonce par de nombreux miracles ; des prophètes s'éle-
vaient, prédisant la manifestation prochaine et visible des
jugements et de la miséricorde de Dieu. Mais tout ce mou-
vement se produisait uniquement dans la sphère de la reli-
gion; il n'avait pas d'influence sur la vie sociale et encore
moins sur la vie politique...
Le premier rayon d'une espérance d'En Haut nous vint
par Adam Mickiewicz. Depuis sa jeunesse, il soutenait en
lui-même une pénible lutte, cherchant la solution de cette
question, la plus importante pour tout Polonais : « Faut-il
chercher la force terrestre, païenne, et, avec cette force,
soutenir la patrie? ou bien, faut-il se soumettre humble-
ment à Dieu, ne servir que Lui seul, et s'en remettre à sa
volonté quant à la patrie ? Au milieu de cette lutte, un rayon
de la grâce de Dieu toucha Mickiewicz, et il lui fut donné
de voir en esprit et de prédire àla Pologne l'Homme envoyé
de Dieu pour le salut de la Pologne et du monde. Quel Po-
lonais ne connaît les paroles prophétiques des Dziady1'?
Pendant un banquet donné en son honneur, en dé-
cembre 1840, par nos compatriotes les plus éminents, il
s'éleva en esprit, eut une vision, et, dans une improvisation
inspirée, déclara avce une certitude surhumaine que le
temps est proche où le serviteur de Dieu paraîtra au milieu
de nous, qu'il le voit venir, que, par lui, Jésus-Christ
triomphera sur la terre, que de lui sortira la patrie ser-
1. « Que vois-je? Ah! cet eDfant s'est sauvé I C'est le vengeur
qui doit ressusciter la Pologne, etc. » Voir tout le monologue de
l'abbé Pierre, dans la troisième partie du poème.
108 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
vante de Jésus-Christ, et qu'un ordre nouveau, divin, s'éta-
blira dans le monde, car les paroles et les actions de cet
homme seront pour le monde un modèle et une loi... Cette
prophétie, par son caractère surnaturel, émut vivement les
assistants et se répandit dans toute l'émigration : et c'est
dans cet état d'esprit que nous nous trouvions, lorsque se
répandit parmi nous la nouvelle de l'arrivée à Paris du ser-
viteur de Dieu. Mickiewicz, ayant à peine échangé quelques
paroles avec Tôwianski, reconnut en lui l'homme qu'il avait
prédit; il fut pénétré d'une foi si grande dans sa mission,
qu'ayant reçu de lui une parole d'espoir quant à la guérison
de sa femme, devenue folle, il en parla immédiatement
comme s'il avait vu ce miracle de ses propres yeux. La guéri-
son miraculeuse de la femme de Mickiewicz, le changement
extraordinaire opéré en lui-même, ce fut pour nous un
éveil subit. Quelque chose de bienheureux, de saint, s'était
répandu dans l'atmosphère; pour l'esprit élevé avait dis-
paru la terre sombre, le ciel semblait ouvert, et du ciel
semblait prêt à descendre sur la terre un monde nouveau,
serein et heureux; c'était comme si une armée invisible
arrivait soudainement au secours de ceux qui, avec leurs
dernières forces, soutenaient le combat, et les conduisait
aune victoire certaine1...
Sans en changer les termes, j'ai abrégé et resserré
— rapprochant les extraits utiles ~ cette citation si
caractéristique et qui dépeint l'état d'âme de l'émigra-
tion polonaise en 1840. Il en résulte, — aussi bien que
des autres documents de l'époque, — que Mickiewicz
avait proclamé l'idée messianiste avant l'arrivée de
Tôwianski. Et comme il avait été le héraut, l'annon-
ciateur de cette idée, de même, en dépit d'un commen-
cement de désillusion, il devait en rester l'apôtre.
Au début, il effaça sa grande personnalité devant
celle du mystique lithuanien. Il lui rendit hommage et
s'inclina devant lui. Mais les prophéties de Tôwianski
1. André Tôwianski, par le sénateur Tancrède Canonico, p. 9-13.
ROMANTISME POLONAIS J 09
ne se réalisèrent point, et, dès 1845, Bohdan Zaleski le
fît remarquer à son grand confrère. « Celui qui a in-
venté la poudre s'imagina qu'il ferait sauter le monde,
répondit Adam. Il ne Ta point fait sauter; mais la
poudre est restée en usage. Il en est de même de notre
vérité, qui est moindre que nous ne l'espérions, mais
qui n'en existe pas moins. »
C'était assez dire qu'il croyait aux idées plus qu'aux
hommes. En dépit de l'échec de Towianski, le Messia-
nisme ne voulait pas mourir dans l'âme polonaise. A
défaut d'un succès éblouissant dans l'ordre des faits et
d'une démonstration aussi merveilleuse que l'eût été
la délivrance soudaine de la Pologne par un héros de
l'action, Mickiewicz et, avec lui, les deux autres grands
poètes polonais de l'âge, le Poète anonyme et Slowacki,
s'ancrèrent à l'espérance : ils comptèrent sur l'avenir
pour justifier la nouvelle doctrine, par laquelle ils se
sentaient consolés. De sorte que la poésie romantique
de Pologne qui, sous l'aiguillon du malheur, avait
conçu le Messianisme, et dans l'air orageux de la pros-
cription et de l'exil en avait subitement crié la renais-
sance imminente, le recueillit encore une fois né et le
réchauffa tout frêle sur sa lyre. Elle s'attacha passion-
nément à lui, le para de son prestige et de son génie,
lui prêta sa grandeur, lui donna du souffle et de l'écho,
bref, en dilata la puissance, en centupla la portée, le
propagea tout autour d'elle et parmi son vibrant audi-
toire en cercles concentriques et sonores. Dujour où elle
avait commencé de résonner sur la terre, elle avait
rendu des sons mystiques et tristes : fille d'un pays
d'exilés et de captifs, elle levait les yeux vers le ciel.
Peu à peu, sa foi grandit et tint de l'extase : le regard
fixe et les mains jointes, elle s'immobilisa dans l'at-
tente. Comme autrefois Israël, la sublime poésie de
Pologne regardait au loin vers « l'élu messianique »,
110 LES GRAiNDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
vers celui qui devait venir pour délivrer son peuple et
sauver le monde.
Si je voulais citer nombre des inspirations par les-
quelles se manifesta le Messianisme, non seulement
j'allongerais indéfiniment ce chapitre, mais j'empié-
terais sur les chapitres suivants. 11 ne s'agit point de
cela dans la présente étude, mais simplement de com-
pléter l'exposé qui précède par telle formule significa-
tive des maîtres, voire par telle remarque utile des
commentateurs.
Dans son cours du Collège de France, Mickiewicz
émit à l'endroit de sa doctrine favorite des paroles très
importantes et qui constituent de véritables définitions.
11 enseigna de la sorte : « L'âme la mieux développée
est nécessairement chargée de conduire les hommes
qui se trouvent sur les degrés inférieurs. C'est le
dogme principal du Messianisme... Dieu parle par une
âme qui a toujours suivi sa loi, qui s'est développée en
observant les conditions requises parla Divinité, qui a
subi les épreuves et qui enfin s'est initiée à la sa-
gesse... Une âme qui travaille, qui s'élève, qui cherche
continuellement Dieu, reçoit ce qu'on appelle une pa-
role; et l'homme qui l'a reçue devient révélateur...
Cette lumière divine... se prouve par elle-même; elle
parle et se réalise en même temps : telle la vierge
d'Orléans, cette fille paysanne, qui se met à la tête
d'une armée parce qu'elle en a reçu l'ordre exprès de
Dieu, qui se présente devant les pouvoirs constitués
et qui les oblige à suivre l'inspiration.. Je crois, et
tout porte à le croire, que les peuples chrétiens mar-
cheront de plus en plus vers la réalisation de l'Evan-
gile, et qu'un jour ces âmes privilégiées, qui se trouvent
en état de recevoir les inspirations divines, serout
appelées à jouer des rôles qui, aujourd'hui peut-être,
ne seraient pas encore en rapport avec l'état actuel de
ROMANTISME POLONAIS 111
la société... Du reste, la même révélation qui guide
les peuples fait marcher aussi leurs littératures...
Comme les cadres et les lois entravaient continuelle-
ment le développement du christianisme, de même les
écoles, les théories, les journaux, arrêtent, étouffent
le développement du génie littéraire. Tout cela agit
pour empêcher les hommes de recevoir des révélations.
Voilà pourquoi les grands artistes ne sortent presque
jamais des écoles, et pourquoi ils s'inspirent toujours
de la grande vie qui anime le peuple '. » Ces paroles
sont du 13 décembre 1842; le 16 novembre 1843, il
disait : « Contre toutes nos oppressions, nous n'avons
qu'un seul remède, le même que contre n'importe
laquelle de nos misères, c'est de nous élever en esprit
aussi haut que possible, jusqu'à l'exaltation, jusqu'à la
folie, et dans ce bond, de saisir l'idée qu'il nous faut2. »
Enfin, en 1845, il condensait ainsi sa pensée sur le
point qui nous occupe : « La religion appliquée à la
politique, l'inspiration luttant contre la doctrine, l'in-
dividu appelant, avec l'aide de Dieu, les masses à
accomplir leur devoir et défiant son siècle : c'est le
type de l'avenir du monde. » Il n'interdisait d'ailleurs
à personne l'accès des sommets intellectuels et mo-
raux, car il croyait à la toute-puissance de la volonté :
« Chaque homme est créé pour devenir un grand
homme. Quiconque ne vise point à ce but ne travaille
pas au salut de son àme3. » Quelle logique dans le
développement de ce magnifique inspiré, et comme
1. Les Slaves. Cours professé au Collège de France par Adam
Mickiewicz, t. IV, p. 19-25.
2. Lettres et discours de Mickiewicz publiés après sa mort
sous ce titre : Coopération oTAdam Mickiewicz à Vœuvre d'André
Towianski.
3. Coopération d'Adam Mickiewicz à Vœuvre d'André Towianski,
t. I,p. 120.
112 LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
toutes les paroles de la fin de sa carrière sortent en
droite ligne de l'élan surhumain du début : « Aie un
cœur et regarde au cœur. Proportionne ta force à tes
desseins, et non pas tes desseins à ta force. »
En résumé, ditle fils du poète, M. LadislasMickiewicz,mon
père croyait à une série d'hommes inspirés comme devant
être les guides naturels des peuples en matière de religion,
de politique et de littérature. Et il était convaincu que l'ins-
piration serait de plus en plus fréquente, de plus en plus
générale, de plus en plus forte : il comptait qu'elle devien-
drait le pain quotidien des nations. C'était là l'idéal que le
peuple de Dieu avait entrevu, d'être conduit par des pro-
phètes, par des voyants immédiatement inspirés du Très-
Haut, — mais qu'il déserta maintes fois, car cela deman-
dait un effort difficile et continu : littérairement du moins,
il resta fidèle à cet idéal, puisqu'il n'admit en sa Bible
aucune parole qui ne fût marquée de l'inspiration divine ;
seulement, sa Bible est depuis deux mille ans pour lui un
livre clos K
Résumons davantage : et afin de ramasser en aussi
peu de mots que possible les tendances que nous venons
d'esquisser, empruntons encore à M. Ladislas Mickie-
wicz une bonne formule, une expression brève et pré-
cise. Qu'est-ce que tout cela, dit-il, sinon « Yappel au
génie ? » En effet, « l'appel au génie » devint le cri poi-
gnant de la grande poésie de Pologne. Au secours de
son malheureux peuple, elle appela de toute la force
de son désespoir l'antique pasteur et conducteur
d'hommes, à la fois guerrier, poète, grand juge, libé-
rateur, l'être surhumain, colossal, le Moïse. Mais elle
demandait en même temps que le peuple polonais mé-
ritât la venue du héros suprême par un effort moral qui
1. Mélanges posthumes cV Adam Mickiewicz, avec notes de
Ladislas Mickiewicz, p. 305.
ROMANTISME POLONAIS 113
haussât les cœurs jusqu'à leur guidée Telle fut la
magnanime conception de Mickiewicz et aussi de
Towianski, — bien qu'on la sente infiniment plus pâle,
plus étroite et comme ratatinée chez le second. Cette
vue de l'Idéal social est pleine de noblesse et de gran-
deur. Sans doute, elle a l'air aujourd'hui d'une chi-
mère, et il n'est point de théorie qui jure davantage
avec la période niveleuse et vulgaire, matérialiste et
corrompue, que nous avons le malheur de traverser2.
Mais ce n'est là qu'un mauvais tournant de la civilisa-
tion : il faut l'espérer du moins. Le dernier mot n'est peut-
être pas dit. Le fût-il, que les penseurs ne sauraient se
1. Je trouve, dans le Bulletin polonais du 15 mai 1902, quelques
lignes tout à fait remarquables, extraites dune des brochures du
grand ingénieur Szczepanowski, qui vient de mourir : « La
grandeur immortelle de Mickiewicz, véritable guide de la nation,
consiste à avoir compris le premier que la délivrance de la Po-
logne ne dépend nullement des combinaisons politiques, des
programmes conservateurs ou démocratiques, des complots ou
des conspirations de coteries, mais qu'elle sera due à la renais-
sance morale, et que cette renaissance commencera par celle
des individualités qui s'aggloméreront de plus en plus en foyers
croissant en nombre et en force, jusqu'à ce que toute la nation
s'enflamme delà chaleur de ces cœurs. L'heure de la délivrance
de la nation est fixée par la Providence. Ce que nous en pouvons
savoir aujourd'hui est qu'elle ne sonnera pas avant que nous ne
l'ayons mérité, avant que tous les descendants de la Pologne
déchue soient devenus en leurs âmes les citoyens de la Pologne
régénérée. »
2. L'histoire la connaîtra surtout comme la période de la course
à l'or et des brigandages financiers de tout genre, effectués sous
couleur d'entreprises d'intérêt général et souvent organisés ou
protégés par de soi-disant démocrates, qui sont surtout des hy-
pocrites. Les pays aristocratiques ne sont point en reste; ils
tiennent à ne pas laisser périmer leurs bonnes traditions d'avi-
dité et de cruauté : l'Angleterre entreprend l'odieuse guerre du
Transvaal ; le Tsarisme perpètre l'asservissement de la Finlande
et fait massacrer les prolétaires dans les rues de Pétersbourg;
la Prusse donne la schlague aux écoliers polonais de Wresznia
qui veulent prier dans la langue de leurs pères.
114 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
taire : ils n'ont pas às'incliner devant le fait brutal ; leur
voix est la protestation de l'ordre contre le désordre et
l'éternel avertissement de la sagesse immanente. Il ne
faudrait non plus s'imaginer qu'il n'y ait eu en ce siècle
que les représentants d'une nation exaltée et malheu-
reuse pour réclamer en faveur des grands hommes une
part d'influence effective dans les conseils de l'Etat :
Fun des plus illustres écrivains du pays pratique et
florissant entre tous, Carlyle, a fait entendre en Angle-
terre semblable revendication. En Amérique, Emerson
n'est pas éloigné du même désir, à voir le goût qu'il
professe pour « les hommes représentatifs », ainsi qu'il
dénomme les chefs de file des variétés humaines les
plus importantes. En France, l'un des rares hommes
de génie de notre littérature contemporaine, M. Edouard
Schuré, s'est fait Févocateur de quelques-unes des
figures demi-humaines et demi-divines, semi-légen-
daires, où s'incarna l'histoire spirituelle du monde : il
les a ressuscitées de son souffle puissant et de son
verbe inspiré, et c'est dans une série providentielle et
ininterrompue de ce genre qu'il voit le salut moral de
l'humanité, pour demain comme pour hier1.
Excelsior ! L'instinct irréfrénable de la grande
poésie, surtout aiguillonnée par le désir et la douleur,
c'est l'envolée sans limites. La poésie romantique
de Pologne tendait au plus haut des cieux. Elle ne
devait pas se contenter de croire à la mission du grand
homme sur la terre, ni d'attendre la venue de cet
Homme-Messie au sein de la patrie polonaise : elle crut
également à l'élection d'un Peuple-Messie parmi les
peuples et proclama la Pologne le peuple de Dieu.
C'était la renaissance intégrale de l'ancienne foi d'Israël.
1. Les Grands Initiés, par Edouard Schuré. Paris, Perrin
et Gic.
ROMANTISME POLONAIS 115
De même qu'il y avait des êtres marqués du signe, de
même il y avait des races choisies entre toutes pour
l'exemple de la souffrance et du martyre, du sacrifice
et du crucifiement. Mickiewicz appela sa pauvre patrie
«le Christ des nations». Déjà Brodzinski, le précurseur
des poètes de la grande période, l'avait dénommée « le
Copernic du monde moral». Slowacki vint ensuite, qui
la regarda comme «le Winkelried du monde». Aux
genoux de la mère douloureuse, tous les romantiques
polonais rivalisèrent d'adoration mystique : pour
tous, elle fut « la sainte Pologne, notre sainte1 ».
D'autres passages de leurs poèmes enchérirent sur les
expressions précédentes : certains vers y fulgurent
ainsi que des éclairs, projetant d'un seul coup la plus
douloureuse des images, faisant brusquement appa-
raître la vision littérale et saisissante de la Pologne
crucifiée. Au milieu d'une page fameuse des Lziady,
Mickiewicz vit soudain «la croix aux bras lons^s comme
l'Europe entière, formée de trois peuples desséchés,
comme de trois arbres morts ». Pour Slowacki, le nom
de la Pologne « fut la prière qui pleure et la foudre qui
gronde2 ». Mais l'une des visions les plus magnifiques
fut celle de Krasinski, dans Y Aube. Il aperçut sa
Pologne bien-aimée qui,
Pareille à un fantôme ressuscité, à un archange gigan-
tesque, surgissait tout à coup dans l'espace, au milieu d'un
vide lumineux, et sortait du fond des jours de l'avenir, vi-
sible comme si elle avait encore une enveloppe mortelle,
mais déjà divinisée pour l'éternité, immortelle !
Sa face brille comme le soleil : — à travers l'azur de
ses prunelles, ses regards sont des éclairs!
1. Cette dernière expression se trouve à la fois clans l'Enfer de
Piast Dantyszek, de Slowacki, et dans VAuhe, de Krasinski.
2. L'Enfer de Piast Dantyszek.
416 LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Au-dessus de sa tête parait l'auréole de sang, souvenir
du martyre; mais tous ses maux sont finis, l'esprit de Dieu
repose sur son front ; et, tout à l'entour, se lève un monde
nouveau.
Tous les peuples-esprits ont incliné profondément
latête devant elle Et ils sont tombés à genoux, et j'ai
entendu la voix clamant du hautdescieux : « Comme jadis
je leur ai donné mon fils, je te donne maintenant à eux, ô
Pologne ! Le Christ a été et sera unique, mais sa pensée vit
en toi : sois donc partout et toujours la vérité comme Lui,
toi que j'appelle ma fille ! Lorsque tu descendis dans la
tombe, tu n'étais qu'une parcelle de l'humanité ; mais
aujourd'hui, à l'heure de ton triomphe, ton nom est : Yhu-
manité entière! La terre t'est confiée pour que tu la con-
duises dans la voie de l'action, jusqu'à ce que l'Esprit ait
accompli son œuvre dans ces peuples. Par-dessus le gouffre
du passé, élance-toi dans l'immensité, etalors, tousces mil-
lions te suivront, toi, l'archange de cette planète. »
Et j'ai vu l'archange de blanc et de pourpre s'élevant
au-dessus des peuples agenouillés^
Un tel mysticisme, une telle foi dans la primauté
du pays dont on est fils peuvent surprendre les étran-
gers : et certains critiques polonais font senti. « L'aber-
ration messianique des poètes émigrés», déclare
M. Lorentowicz dans une page récente2. Reproche
d'ailleurs aussi outré que le rêve de Krasinski : la réac-
tion présente est beaucoup trop vive contre l'exagéra-
tion d'autrefois. «Cette divinisation de la Pologne pa-
raîtra peut-être étrange au lecteur français; ce n'est
qu'au sein des nations malheureuses que peut se mani-
fester un pareil amour de la patrie», écrivit Ladislas
Mickiewicz au bas d'une des pages de Y Aube dont
nous avons reproduit la traduction. Le fait est que la
prophétie du Poète anonyme demeure très hasardeuse :
1. Traduction Ladislas Mickiewicz.
2. Mercure de France, juin 1900. Lettres polonaises.
ROMANTISME POLONAIS 117
il ne suffît pas qu'une vision poétique soit de toute
beauté pour qu'elle se réalise et passe un jour dans
l'histoire. On ne saurait prendre celle de Y Aube au
pied delà lettre : peu importe au surplus, car il est rare
que tout soit faux dans une intuition de poète. Juste-
ment, Krasinski voyait mieux que personne les profon-
deurs morales et sociales : son œil fut extraordinaire à
cet égard. La vérité qu'il déforma dans X Aube — du fait
d'un rêve grandiose, et parce qu'il aperçut soudain sa
Pologne au sein des espaces, planant dans l'infini des
cieux, élevée au-dessus de tous les peuples par la grâce
des maux soufferts et préposée à tous comme leur
archange, leur pasteur et leur guide — cette vérité lui
réapparut d'une façon beaucoup plus terrestre et réelle,
au cours d'une lettre de protestation qu'il écrivit à Lamar-
tine en 1847 . Mal informé, le grand cygne venait d'appré-
cier la Pologne et son histoire en termes aussi fâcheux
qu'inexacts, dans ses Girondins. Le Poète anonyme lui
répondit :
Observez bien l'histoire de Pologne, consacrez quelques
instants de vos loisirs à l'étude sérieuse de la gloire toute
chrétienne et des malheurs inouïs dont elle se compose ;
votre génie en découvrira tout de suite le sens mystérieux
et profond... Vous reconnaîtrez tout de suite l'action pro-
videntielle dans l'inébranlable constance de tout un peuple
livré au supplice... C'est que toute l'histoire de l'Idée divine
doit être précédée d'une lutte, d'une souffrance, d'un mar-
tyre qui l'annonce et la rende possible ! La Pologne a été
choisie pour prêcher aux peuples, non par des paroles,
mais par des actions et des faits, le grand et saint principe
des nationalités terrestres, qui seules, en tant qu'invio-
lables et sacrées, peuvent arriver un jour à constituer une
Humanité harmonique et universelle ! La France a promené
par toute l'Europe, et au bout de ses baïonnettes, le don
de la liberté civile et de l'égalité des individus entre eux,
qu'elle apportait au monde ?... La Pologne n'a cessé de
118 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
souffrir et d'agir pour rapporter du fond de son sépulcre le
dogme du droit divin des nationalités, et celui de la frater-
nité religieuse de toutes les nations entre elles, c'est-à-dire
la loi du Christ réalisée dans la politique des empires hu-
mains... La France etlaPologne sontsœurs; elles marchent
toutes les deux vers l'avenir, ne reculant jamais : laFrance,
au nom de l'amour des hommes ; la Pologne, au nom de
l'amour de Dieu ! Ainsi se retrouvent dans les tendances
de ces deux peuples les deux commandements qui consti-
tuent l'unité de la Parole éternelle. Seulement, la Pologne se
souvient toujours qu'aucun de ces deux préceptes ne peut
rester complètement isolé de l'autre sans devenir à l'ins-
tant même, pour ainsi dire, un mensonge, et sans produire
un cruel fanatisme dans le cœur ou une aberration dans
l'esprit. La France l'a oublié plusieurs fois et l'oublie
encore. Elle s'imagine pouvoir se passer de Dieu en décla-
rant les droits de l'humanité; de même que le parti des
siècles qui ne sont plus pense pouvoir négliger l'humanité
en manifestant son adoration pour Dieu. Grave et déplo-
rable erreur de sentiment et de raisonnement! On ne peut
désunir ce que le Christ a uni.
Ce jugement si profond, ces vues si perçantes, ces
paroles magnifiques, remplissent pourtant l'âme de
tristesse, car on les dirait prononcées pour tous les
temps, pour aujourd'hui comme pour hier; et aussi
bien, hier comme aujourd'hui, semblent-elles un aver-
tissement inutile, une voix prêchant dans le désert. Quoi
qu'il en soit, dès 1847, elles établissaient d'une façon
irréfutable, au regard de tout homme de bonne foi, la
mission historique de la Pologne. Et elles témoignaient
en outre de l'instinct profond et de la conscience supé-
rieure du romantisme polonais, touchant les vérités
essentielles. Elles marquaient son but, ses conclusions.
« Toute victoire de l'Idée divine doit être précédée
d'une lutte, d'une souffrance, d'un martyre qui la rende
possible », disait Krasinski. «Marchez vers l'avenir au
nom de l'amour des hommes, au nom de l'amour
ROMANTISME POLONAIS 119
de Dieu... aucun de ces deux préceptes ne peut
rester complètement isolé de l'autre; on ne peut dé-
sunir ce que le Christ a uni », ajoutait-il. Et, en
même temps, s'effaçaient peu à peu chez ses illustres
rivaux les velléités individualistes et byroniennes du
début. La dernière étape parcourue par le romantisme
de Pologne a été très bien décrite par un brillant
essayiste de l'Université de Cracovie, M. le professeur
Marian Zdziechowski :
Mickiewicz, dit-il, exprima dans la troisième partie des
Dziady, avec une énergie incomparable, l'idée que le mal
ne vient pas de Dieu, comme Byron semble parfois prêt à le
supposer, mais qu'il est l'œuvre de l'homme, par consé-
quent qu'il pourrait être effacé par l'effort continu des
hommes de bonne volonté, inspirés d'une foi victorieuse
en l'immensité des forces de l'âme Slowacki finit par
arriver, lui aussi, mais moins vite, à une conception reli-
gieuse du monde Mais c'est Krasinski qui développa ces
idées sur un fond très large, embrassant le passé du genre
Immain et ses destinées futures. Dans Iridion, il créa un
héros du sacrifice qui serait une in carnation de l'individua-
lisme chrétien, s'il ne s'alliait avec Massinissa, le démonde
l'histoire, qui tend éternellement à l'anéantissement de
toute grande idée, en travaillante la réaliser au moyen de
la haine, de la dissimulation et de la force. Il faut donc
qu'Iridion expie son erreur et se purifie dans une vie nou-
velle'.
Enfin, dans un écrit plus récent, M. Zdziechowski
résume toutes ses idées sur ce sujet par les lignes sui-
vantes :
Jusqu'àprésent, c'est le romantisme polonaisseul (Mickie-
wicz, Slowacki, Krasinski) qui a su développer sur un fond
catholique l'idéal chrétien de l'âme délivrée du joug de la
1. Bulletin de V Académie de Cracovie, février 1801.
120 LES GRANDS POÈTES BOMANTIQUES DE LA POLOGNE
matière, emportée par le feu de la charité au-dessus du
niveau de l'homme, unie à Dieu et cherchant dans l'accom-
plissement de la volonté divine son bonheur et celui de l'hu-
manité. C'est le prométhéisme chrétien. Aujourd'hui, à notre
époque de renaissance idéaliste basée, malheureusement,
non sur le culte de l'homme uni à Dieu, mais bien sur celui
du moi, c'est-à-dire de l'homme séparé de Dieu, ce promé-
théisme chrétien de la poésiepolonaise devrait être particu-
lièrement goûté par les intelligences supérieures et opposé
à l'individualisme brutal et bismarckien de Nietzsche1.
Je m'arrête, car après cette définition synthétique et
lumineuse : le prométhéisme chrétien, tout commentaire
serait de trop. C'était donc à ce sommet moral : l'amour
des hommes et l'amour de Dieu fondus en un seul
amour, qui lui-même s'était traduit par la double ma-
nifestation de l'Action héroïque et du Verbe inspiré, —
c'était, dis-je, à ce sommet moral qu'était enfin parvenu
l'essor d'une des plus magnifiques poésies des temps
modernes, la poésie romantique de Pologne. Elle n'avait
voulu se reposer que sur une cime.
1. Réponse de M. Zdiechowski à la consultation ouverte, il y
a deux ans, par une jeune Revue française sur les Rapports de
l'Art et des Religions.
L'ŒUVRE DE MICKIEWICZ
Le moment est venu d'étudier d'un peu près et de
faire ressortir par des citations l'œuvre des trois grands
hommes qui représentèrent en haut relief la poésie
polonaise. Pourtant, je me garderai de me perdre dans
le détail, car ce livre est un livre de synthèse bien
plus que d'analyse. En entreprenant ces études, je n'ai
jamais eu d'autre but que d'esquisser un tableau de la
période romantique en Pologne. Cette période se tra-
duisit par une double épopée : épopée littéraire, épo-
pée d'action; c'est pourquoi l'histoire se mêle sans
cesse à la littérature au cours de ces Essais. Sans
doute, je désire que la littérature y ait la plus grande
place : toutefois, il n'est pas selon mon plan qu'elle y
soitseule représentée. Je m'étendrai sur certains poèmes
caractéristiques, j'en résumerai d'autres en quelques
lignes, je ne ferai que citer le titre de plusieurs. Je ne
parlerai point de la vie de Mickiewicz, quej'ai longue-
ment racontée, puisqu'elle fut l'une des vies les plus
typiques de son époque : c'est uniquement de son
œuvre que je compte entretenir le lecteur dans les
lignes qui suivent.
122 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
LA TERRE LITHUANIENNE ET LA SEVE PRIMITIVE
« Mickiewicz, une sorte de
géant lithuanien, plein de la
sève primitive des grandes
races au lendemain de leur
éveil... »
(Ernest Renan.)
Ces mots de Renan sont merveilleux de justesse.
Peut-être fallait-il l'œil d'un grand Breton pour voir
d'une façon aussi parfaite un grand Lithuanien. La
Lithuanie est à la Pologne ce que la Bretagne est à la
France. Bretagne et Lithuanie sont deux provinces à
l'âme naïve et grave, profondément croyante. De sem-
blables terres produisent aisément le Sublime : il en
sort des moissons de héros et de poètes. Duguesclin,
Surcouf, Duguay-Trouin, Bisson, Chateaubriand,
Lamennais, Brizeux, et tant d'autres, sont fils de la
Bretagne; Kosciuszko, Mickiewicz, Emilie Plater, de
la Lithuanie. Par leur destinée historique, ces deux
contrées présentent également quelque analogie. Parle
mariage d'Anne de Bretagne avec Louis XII, et de La-
dislas Jagellon avec la magnanime Hedwige, la Bre-
tagne s'unit à la France, et la Lithuanie à la Pologne ;
mais, de la province aînée sur la province cadette,
nulle mainmise, nul joug; entre les deux sœurs contrac-
tantes, il y eut libres épousailles, et don mutuel.
Rien de plus primitif que la sève bretonne ; rien de
plus primitif que la sève lithuanienne. Le passé bar-
dique et guerrier d'Armor s'enfonce derrière nous au
L ŒUVRE DE MICKIEWICZ 123
plus lointain des âges ; de bonne heure, un peuple
idéaliste et mâle y surgit du granit : la voix de la
harpe et de l'épée retentit entre les chênes et sur les
landes. Austère et rêveuse, comme la Bretagne, la
Lithuanie était aussi comme elle une terre de poésie
profonde et de brillant courage. Le paysage et les
origines de cette Bretagne polonaise ont été décrits
par un littérateur franco-polonais, Charles-Edmond
Chojecki ; la page est intéressante :
La Lithuanie possède un aspect unique en Europe.
Enfoncée dans ses sombres forêts séculaires, elle offre un
caractère mystérieux, impénétrable. Le voyageur qui s'y
aventure éprouve un sentiment de vague terreur, une émo-
tion qu'il ne peut s'expliquer ; il lui semble qu'à chaque pas
fait en avant, quelque chose de surnaturel va surgir devant
lui. Au fond de ces forêts où les jeunes chênes croissent
sur les squelettes des arbres renversés, il entrevoit des îlots
entourés de marais stagnants et hérissés de plantes aqua-
tiques. Là, jamais le pied de l'homme n'a pénétré ; la bête
même craint de s'y hasarder : le paysan en parle avec
terreur et les peuple de mille monstres créés par son ima-
gination. Plus loin se déroule un lac immense, bordé de
roseaux, de nénufars et de lis aquatiques, et dont la sur-
face, au milieu, est unie comme un miroir ; mais le pêcheur
n'ose y jeter ses filets, car des tourbillons cachés englou-
tissent sa nacelle. Tout ce qui entoure l'homme paraît sous
le charme d'un sortilège, tout nage dans une atmosphère
de vague tristesse et d'inquiétante rêverie Parfois, le
bison, maître de ces forêts, les seules qu'il habite en Europe,
en rompt le silence solennel de ses mugissements
Danslareligion des anciens Lithuaniens, tout respirait une
natureanimée ; lesdieuxarmésde la foudre habitaient lesfo-
rêts ; chaque source était remplie de nymphes et d'ondines ;
chaque rivière possédait un céleste protecteur ; toute fleur
presque avait sa place au Doungouss ,V Olympe des divinités li-
thuaniennes, llyavaitbien un dieu terrible, l'impitoyable Per-
kounas, qui déchaînait les orages, lançait la foudre, punis-
sait les méchants et surtout les sacrilèges de la terre ; mais
124 LES GRANDS TOÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
la mythologie lithuanienne ignorait ces affreux dieux Scan-
dinaves qui, pour toute jouissance, massacraient les géants
et buvaient le sang dans les crânes des vaincus. La plus
importante déité chez les Lithuaniens était Milda, la déesse
de l'amour, de la concorde et du plaisir. Cette déesse aux
cheveux d'or, aux yeux d'azur, embellissait les jours des
hommes par le plaisir, leurs nuits par les rêves dont elle
les berçait, et souvent, charmée par les attraits des mortels,
elle tombait du ciel elle-même, éprise d'amour, dans les
bras de quelque jeune Lithuanien. Au fond des forêts, sur
des autels de granit, brûlaientdesfeux éternels; les chœur»
des prêtres et des vierges vouées au culte entonnaient des
hymnes mélodieux, et l'encens brûlé sous les chênes sacrés
envoyait ses parfums jusqu'à la figure des dieux placés à
leur cime séculaire. Quand un Lithuanien mourait, on
mettait à ses côtés son cheval de bataille, ses faucons favoris,
ses lévriers ; et, alors, quelques serviteurs fidèles s'élan-
çaient sur le bûcher pour se réunir à leur maître et s'en
aller avec lui au pays du printemps sans fin et des chasses
éternelles. Les prêtres faisaient des libations de miel et de
lait sur le bûcher : le chœur commençait ses chants, et le
défunt s'en allait avec la fumée dans les airs. Les jeunes
gens, luttant de vitesse, tournaient à cheval autour du
bûcher ; et, après la joute, on distribuait aux vainqueurs les
armes du mort; et l'on tâchait, par des cris, d'éloigner les
mauvais génies qui pouvaient le retarder dans sa route
vers le Doungouss. Le Lithuanien considérait l'hospitalité
comme la première loi des dieux. Dans un coin de la ca-
bane, il plaçait ses divinités tutélaires, et nourrissait des
serpents apprivoisés qui, souvent, à l'heure de ses repas,
rampaient tranquillement sur la table, et, enlaçant les
coupes, s'abreuvaient de miel et de lait '.
La poésie de Mickiewicz sortit tout entière de cet
antique sol et de ces antiques mœurs, modifiées sans
doute par le christianisme, mais restées fraîches et
fortes, à travers leur évolution. Celte poésie fut comme
1. La Pologne captive et ses Trois Poètes, par Charles-Edmond
Chojecki. 1 vol. Paris, F. Vieweg, 1864.
L ŒUVRE DE MICKIEWICZ 125
un arbre géant de l'ordre spirituel : elle monta jus-
qu'aux cieux, et son feuillage étendit ses rameaux
jusqu'à couvrir l'étendue de la nation polonaise, tantôt
du bruissement léger, tantôt de la rafale de ses
branches. Toutefois, au rebours du lyrisme de ses
deux émules, dont le premier lui fut supérieur par l'in-
croyable originalité de son rêve, et le second par
l'acuité vraiment stupéfiante de sa vision de l'humanité
moderne, mais qui lui cédèrent infiniment en puis-
sance de timbre, en résonnance, et dont la voix est
bien moins éclatante et grondante, bien moins sem-
blable à la mer, — toutefois, dis-je, le chant de ce
chêne ne se fixa jamais définitivement à sa cime, d'où
il eût pu s'élancer et se perdre jusqu'en ces régions du
pur éther où ne respirent que les Shelleyetles Slowacki;
et, au contraire, remontant sans cesse des racines et
redescendant sans cesse aux racines, il ne voulut
retentir que pour la foule de têtes humaines mouton-
nante à son ombre. Ainsi font les aèdes portés d'accla-
mation sur le pavois par leurs compatriotes : ils
obéissent au sentiment infaillible qui guide leur lyre et
la maintient au diapason demandé par leur peuple. A
chaque instant, ils réaspirent les forces de la Nature
et s'assimilent les créations de l'instinct. Ils ne cessent
de se nourrir des sucs les plus puissants et de s'abreu-
ver aux sources les plus vives du terroir. Leur œuvre
pompe les croyances, légendes, chroniques, coutumes,
superstitions même, c'est-à-dire toute la tradition,
toute l'invention de la vie et de l'esprit poussée au
cours des âges avec l'inconscience et la facilité heu-
reuses des fleurs et des fruits. Leur œuvre est douceur,
fantaisie et grâce, mais elle est aussi force, colère,'
fureur, car elle ramène et charrie encore les passions
léonines, se gonfle du désordre bouillonnant et sauvage
du peuple à l'état de houle, se charge d'expansion fou-
126 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
gueuse et de violence, écume d'orgueil en tempête,
éclate en frénésies, en défis, en invectives juvénaliennes,
en clameurs formidables ; bref, se calme ou s'emporte,
module ou tonne ainsi que l'Océan. Une telle voix
s'appelle foule, et « million d'hommes », suivant le
mot du poète lui-même, dans le fameux monologue
de Conrad. Elle ne laisse pas pour cela d'être une
individualité, une unité, et la plus puissante de toutes :
mais cette unité, cette individualité se trouvent au point
central, au foyer de l'âme collective ; tout y converge,
tout s'y répercute, et, de la sorte, elle est bien plus
la voix de la collectivité que l'expression spéciale
d'un individu. Une telle œuvre est figurée à miracle
par une image célèbre de Victor Hugo :
Mon âme de cristal, que le Dieu que j'adore
Mit au centre de tout, comme un écho sonore.
Mickiewicz fut donc avant tout une âme-écho ; les
grands sentiments et les croyances profondes réson-
nèrent en sa poésie selon le timbre de l'imagination
du Nord et le cristal particulier du chant populaire
de Lithuanie. Il importe surtout de noter ce point;
il faut ne pas perdre de vue que le chant populaire est
toujours à la racine de l'œuvre du véritable poète
national. Et même, c'est merveille si l'art d'un tel
poète parvient à surpasser les meilleures produc-
tions du génie anonyme et inconscient : il n'est, au
mieux, que l'épanouissement de ce génie, sa fleur
suprême et la plus belle.
Le chant populaire ! mais c'est l'âme du peuple, son
idéal instinctif, sa création propre, sa littérature et sa
musique ; il est aussi nécessaire au peuple et lui est
plus accessible que les livres saints de sa religion ; et
pour l'homme qui doit être l'expression par excellence
L ŒUVRE DE MICKIEWICZ 127
et la voix éternelle d'une patrie, c'est là qu'est le
dépôt, les archives, l'histoire des sentiments et aspi-
rations, passions, joies et douleurs, de ses compatriotes ;
c'est là, dans le chant populaire, qu'il devra commen-
cer son éducation poétique et s'assimiler l'âme des
ancêtres. Au reste, Mickiewicz le comprenait et le
savait mieux que moi, et il l'a dit d'une bien autre
façon dans ces vers connus de toute la Pologne et qui
chantent le trésor spirituel, — trésor de guerre
aussi, — qu'il n'est au pouvoir d'aucun vainqueur de
prendre à main armée ni d'anéantir :
Légende populaire ! Arche d'alliance entre les temps
anciens et les temps nouveaux! Le peuple dépose en toi
l'arme de son héros, le tissu de ses pensées, la fleur de
ses sentiments !
Arche ! Nul coup ne peut te briser, tant que ton propre
peuple ne t'a point outragée. 0 chant populaire ! Tu veilles
en sentinelle sur les souvenirs de l'Eglise nationale, avec
les ailes et la voix de l'archange... parfois aussi, tu manies
le glaive de l'archange.
La flamme dévorera les peintures de l'histoire, les trésors
seront pillés par les brigands porte-glaive, le chant échap-
pera tout entier ; il parcourt la foule des hommes, et s'il
est des âmes viles qui ne sachent pas le nourrir de regrets,
l'abreuver d'espérance, il fuit aux montagnes, s'attache
aux ruines, et, de là, il redit les anciens temps. Tel un ros-
signol s'envole d'un toit envahi par le feu ; il se pose un
moment sur le toit ; quand le toit croule, il fuit aux forêts
et, de dessous les décombres et les tombeaux, sa gorge
sonore jette aux voyageurs un chant de deuiH.
Non seulement Mickiewicz s'était enivré, pendant
son enfance et sa jeunesse, des contes et des légendes
qu'il entendait raconter autour de lui, mais il n'eût pas
1. Traduction de M. Ladislas Mickiewicz. J'emprunte égale-
ment au fils du poète presque tous les fragments de traduction
cités au cours de cette étude.
128 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
été l'homme de la sève primitive s'il se fût contenté de
les savourer en dilettante et s'il n'y eût pas ajouté foi
dans une certaine mesure. On s'en rend compte dans
sa ballade intitulée : Romantisme, où il objurgue le
scepticisme des savants et prend nettement parti pour
la foi surnaturelle de la fiancée paysanne qui croit que
son amant sort de la tombe pour revenir près d'elle.
Les paysans de Lithuanie considéraient la vie visible
comme enveloppée sans cesse de la vie invisible,
comme hantée du vol des âmes défuntes, qui tour-
noyaient dans l'ombre autour de ceux qui étaient restés
sur la terre. En un mot, ils croyaient aux esprits et
aux revenants. Ils célébraient la fête des morts avec
des rites païens, maintenant ainsi le trait d'union entre
les conceptions chrétiennes et les cérémonies des vieux
âges : ils s'assemblaient ce soir-là dans des chapelles
ou des masures désertes, situées près des cimetières,
y dressaient un banquet composé de divers plats, de
boissons et de fruits, qu'ils offraient aux mânes. Un
guslarz, à la fois prêtre, poète et sorcier, évoquait les
ombres : à son appel, un enfant arrivait sous la forme
d'un ange, puis une jeune fille, puis un mauvais sei-
gneur hué par les oiseaux de nuit ; les paroles émises
par ces fantômes étaient répétées par le choeur des
villageois. Tel est le cadre tout indiqué pour la grande
poésie, tout neuf et tout local, à la fois mystique et
fantastique, dont Mickiewicz s'empare ; et il l'emplit
de vie réelle et palpitante, c'est-à-dire des plaintes de
l'amour désespéré. De la sorte, l'existence d'ici-bas
non seulement se meut avec la vie de X au-delà, mais
se confond avec elle : car le poète laisse un habile
clair-obscur, et veut évidemment que l'on ne cesse de
se demander si les lamentations du principal person-
nage viennent d'un revenant ou d'un être en chair et
en os ; ce fou d'amour, dont on ne sait au juste s'il
L ŒUVRE DE MICKIEWICZ 129
appartient au monde des vivants ou à celui des ombres,
impressionne plus à lui seul que tous les fantômes qui
l'entourent.
La première partie de cette trilogie des Aïeux, l'une
des productions les plus importantes de Mickiewicz,
est donc éclose de la terre lithuanienne ; mais Conrad
Wallenrod en sort également, à cela près qu'au
lieu d'être issu des mœurs et coutumes, c'est d'un
épisode du Moyen Age que naît cette tragique épo-
pée. Le poète appelle lui-même cette œuvre « une
légende historique », parce que, dit-il, « les principaux
personnages ainsi que les principaux événements y
sont tracés d'après l'histoire ». Mais, qu'il s'agisse des
plus antiques croyances ou des chroniques du sol,
Mickiewicz ne rompt jamais la chaîne ancestrale qui,
du fond des siècles, vient aboutir à sa poésie; voilà,
cette fois-ci, la manière de l'âge féodal et son amour
du récit chanté. Sans doute, le vol du poème est sou-
levé parle vent extraordinaire de l'époque romantique,
et, aussi, du génie individuel; la langue en est bien
autrement imagée et riche que celle d'autrefois;
nonobstant, le tour général rappelle les chansons de
geste ; à certains moments, et si l'on n'y regardait de
près, on penserait lire une œuvre des temps chevale-
resques. Car ce poème-ci est à la ibis tout en action et
tout en chant ; c'est celui d'un trouvère qui s'accom-
pagne de sa harpe devant une foule assemblée ; l'audi-
toire halète, pris par l'étrangeté sombre de l'histoire
et de la musique. 11 s'agit d'un jeune Lithuanien razzié
dans sa jeunesse par l'Ordre Teutonique, ennemi
héréditaire de la Pologne et de la Lithuanie ; incorporé
de force dans les rangs de ses ravisseurs, il y devient
un chevalier fameux et est même promu Grand Maître
de l'Ordre. Mais, dans sa vieillesse, la race et le
patriotisme se réveillent en lui avec violence, et il ruine
9
130 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
ceux dont il est le chef par la plus savante et la plus
machiavélique des trahisons.
Inutile d'insister sur le caractère d'atavisme foncier
que présente la poésie de Mickiewicz. Le poète est
tellement enraciné dans son sol et dans sa race, il y
tient à ce point par toutes ses fibres, que ce sol et cette
race lui fourniront encore, à la fin de sa vie, le seul
poème épique écrit au xixe siècle : Messire Thadee.
Nous consacrerons à cette œuvre le dernier chapitre
de la présente étude. Pour le moment, nous voudrions
montrer au lecteur quelques-unes des images où
s'épanouit le rêve inspiré du Nord. C'est ici Tune de
ces œuvres poétiques, où l'émotion, principe premier
de toute poésie, n'atteint son extrême intensité que si
elle émerge d'un fond de vision mystique et de rêve ;
où elle ne porte au cœur que si les images merveil-
leuses qui l'accompagnent et la traduisent, sillent
parmi des brumes qui soudain s'éclairent et resplen-
dissent du vol d'argent et d'or de leur troupe féerique ;
le voile de vapeur idéalise à son tour les ondulations
de lumière dont le pénètrent et le réchauffent les ailes
éblouissantes qui le traversent lentement... et mainte-
nant s'éloignent... Mais jugez-en plutôt par la pièce
que je vais transcrire :
LE SWIÏEZ
BALLADE LITHUANIENNE
Lorsque, aux environs de Nowogrodek, tu entres dans la
sombre forêt de Pluzyny, passant, souviens-toi d'arrêter tes
chevaux pour contempler le lac.
Le Svvitez étend en un grand cercle sa surface limpide ;
ses bords sont ombragés par une épaisse forêt, et il est
uni comme une nappe de glace.
Si tu t'en approches, la nuit, et que tu tournes vers ses
L ŒUVRE DE JVIICKIEWICZ 131
eaux ton visage, tu aperçois les étoiles au-dessus de toi, et
deux lunes.
Incertain si c'est la plaine de cristal qui s'élève de des-
sous tes pieds jusqu'au ciel, ou si c'est le ciel qui incline
jusque sous tes pieds sa voûte de cristal.
Alors que l'œil n'atteint pas les rives opposées et ne dis-
cerne la surface d'avec le fond, tu te croirais suspendu au
milieu de l'horizon comme dans un abîme d'azur.
Maintes fois, au milieu des eaux, il y a comme un bour-
donnement de ville, du feu et une épaisse fumée qui jail-
lissent, et un tumulte de combattants, et des cris de femmes,
et le tocsin des cloches, et le cliquetis des armes.
Le Seigneur de Pluzyny, dont les ancêtres possédaient
le Switez, depuis longtemps méditait et s'informait comment
pénétrer ce mystère.
Il ordonna des préparatifs dans la ville voisine et y con-
sacra de grosses sommes ; on fabriqua un filet profond de
deux cents pieds; on construisit des barques et des bateaux.
Le filet s'enfonce, il entraîne les flotteurs, tant l'eau est
profonde ; les cordes se tendent, le filet avance doucement.
Bien sûr, on n'aura rien pris.
Déjà on a rejeté sur le bord les deux extrémités du filet,
on en tire le reste. Dirai-je quel monstre fut amené ? Si je
le dis, personne ne le croira.
Et pourtant, je le dirai, ce n'était pas du tout un monstre :
une femme vivante se trouvait dans le filet. Elle avait le
teint clair, des lèvres de corail, et ses cheveux de lin ruis-
selaient d'eau.
Elle gagne la rive, et tandis que de terreur les uns restent
comme pétrifiés, et que les autres se disposent à la fuite,
elle leur dit d'une voix douce :
« Bien qu'une curiosité sans motif soit digne du châti-
ment, toutefois, puisque vous avez commencé au nom de
Dieu, Dieu vous dira par mes lèvres l'histoire de ce gouffre
enchanté.
« En cet endroit aujourd'hui ensablé, dans ces lieux où
poussent le jonc et le tsar ' et que vous parcourez à la
rame, s'élevait l'enceinte d'une belle ville.
1. Le tsar, sorte de lis des eaux.
132 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
« Switez, fameuse par les bras de ses guerriers et la beauté
de ses femmes, jadis gouvernée par les princes de Tuhan,
fut de longues années florissante. »
La dame, qui est de la race de Tuhan, raconte alors
qu'au temps jadis, Switez fut assiégée par le Tsar, et
que le prince, son père, avait dû quitter la ville avec
tous les guerriers, pour courir au secours du grand-
duc de Lithuanie, Mendog, également assiégé par une
autre armée russienne et à la veille d'être forcé dans
sa capitale. 11 ne restait donc à Switez que les femmes,
les enfants et les vieillards ; le massacre et la honte
les menaçaient, lorsque la fille de Tuhan, cette même
dame que le filet vient de ramener vivante du fond du
lac, où les eaux la gardent immortelle, s'écria :
« Maître des maîtres! Si nous ne pouvons échapper à
l'ennemi, nous implorons de toi la mort. Que, plutôt, la
foudre nous frappe, ou que la terre nous engloutisse tout
vivants !
« A ce moment, je ne sais quelle clarté m'enveloppe tout
à coup ; il me semble que le jour chasse la nuit sombre ; je
baisse vers la terre mes regards effrayés, la terre manque
sous mes pieds.
« C'est ainsi que nous échappâmes à la honte et au mas-
sacre ; tu vois ces plantes à l'entour, ce sont les femmes et
les filles de Switez que Dieu a changées en fleurs.
« Leurs calices blancs comme de blancs papillons se ba-
lancent au-dessus de l'abîme; leurs feuilles sont vertes
comme les aiguilles du pin légèrement blanchies par la neige.
« Après avoir été, de leur vivant, les images de l'innocente
vertu, elles en portent la couleur après la mort ; elles vivent
cachées, ne souffrent aucune souillure, et nulle main mor-
telle ne les touche.
<( Le Tsar l'éprouva avec sa tourbe de Russiens, quand,
ayant aperçu ces belles fleurs, l'un d'eux les arrachait et
en ornait son casque d'acier, pendant qu'un autre s'en tres-
sait des couronnes.
L ŒUVRE DE MICKIEWICZ 133
« Quiconque allongea la main au-dessus de l'abîme (si
terrible est le pouvoir de ces fleurs), un mal soudain le sai-
sit, et il fut frappé de mort subite.
« Quoique le temps ait effacé ces faits de la mémoire,
l'écho d'un châtiment retentit encore, et le peuple l'a
consacré dans ses contes, et il appelle ces fleurs des tsars. »
A ces mots, la dame s'éloigne lentement; barques et filets
sont engloutis; la forêt bruit et la vague soulevée se brise
avec fracas contre la rive.
Le lac s'entr'ouvre profondément comme un gouffre ; en
vain l'œil la poursuit ; elle a disparu sous la vague, et,
depuis, on ne l'a plus ni revue ni entendue.
II
LA NATION TRAGIQUE I RUGISSEMENTS DU LION VAINCU.
DÉSESPOIR ET SUPREME ELAN VERS LE CIEL
L'attache profonde au sol et à la race, le sens et
l'amour de la tradition, et le génie lyrique, telles sont
les conditions de la poésie nationale ; elles ne suffi-
raient cependant point à dresser devant l'avenir la
statue du poète national type, de celui que la voix du
peuple élève au-dessus de ses rivaux. A l'homme mar-
qué par le destin pour des honneurs uniques échoit la
chance la plus rare : il arrive à son heure. Ce n'est
même pas assez dire, lorsqu'il s'agit d'une nation tra-
gique comme Israël ou la Pologne. Car, soyez sûrs
alors que cet homme tombe au milieu d'événements
solennels1, et que l'heure est tragique aussi, qu'il vient
accompagner et sonner.
1. Est-ce assez évident pour le plus grand des poètes-prophètes
de Sion, Isaïe, et pour ses successeurs? Leur venue à tous coin-
134 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Cette voix qui soudain retentit, chacun l'attendait
obscurément la veille et la sentait en soi-même, mais
confuse, mais incohérente, mais inexpressive. Et la voilà
qui vibre dans l'air, nette, persuasive, dominatrice,
émouvante, entraînante. De même que le bras des
héros du passé avait rassemblé les provinces et créé le
lien matériel du pays, de même ce chant-ci fait tou-
jours l'unité dans les sentiments collectifs et parfois
même dans les sentiments de l'individu; il joint
tous les cœurs ; il ne se tait qu'après avoir réduit
au silence les quelques notes discordantes. Et donc,
si l'inspiré qui surgit de la sorte a l'extraordinaire
fortune — et aussi l'extraordinaire infortune — d'être
obligé par le démon intérieur d'exprimer un état
d'âme particulièrement poignant et terrible, s'il appa-
raît à l'heure du martyre de la nation, s'il lui faut vivre
et chanter ce martyre, si, enfin, sa lyre résonne par
surcroît des passions les plus innées et les plus fortes,
non pas seulement de la collectivité, mais de l'homme,
celles qui sont communes au roi et au pâtre, et
n'épargnent pas plus l'habitant des pays heureux que
celui des pays malheureux, alors un tel poète apparaît
comme un des plus grands poètes de tous les temps et
comme le génie ailé de la Patrie.
Ce fut le cas pour le jeune professeur lithuanien
dont les premiers essais poétiques firent tressaillir la
Pologne entière, dès 1822. L'un des représentants du
positivisme polonais contemporain, M. W.-M. Koz-
lowski, a exprimé en termes analytiques et précis les
idées que je viens d'émettre plus haut sous une autre
cide avec les malheurs de Juda. — De même, les premières poé-
sies de Mickiewicz précèdent de huit années l'une des plus
fameuses dates de l'histoire de Pologne; et cette terrible pièce :
A la mère polonaise, écrite en 1830 même, prédit toute l'horreur
du martyre qui va suivre la défaite de l'insurrection.
L ŒUVRE DE MICKIEWICZ 135
forme. Je trouve cette analyse dans une étude inédite
qu'il a bien voulu me communiquer, avec permission
de la citer ; c'est donc avec une véritable satisfaction
que je lui emprunte les lignes suivantes, qui énumèrent
et classent avec lucidité les sentiments et passions
communs à Mickiewicz et à ses compatriotes. M. Koz-
lowski l'ait toucher du doigt cette fusion intime, et, de
plus, pénètre en quelque sorte jusqu'au système osseux
qui soutient la chair et le sang de cette poésie :
Toute une génération avait grandi chez nous sous l'ins-
piration des luttes épiques soutenues par les légions polo-
naises qui combattaient dans les rangs de l'armée de Napo-
léon. Et quand, après tant d'héroïsme dépensé en pure
perte, le conflit armé devint impossible, les sentiments
patriotiques d'indignation, de haine et d'espoir, qui ne
trouvaient plus d'issue dans l'armée active, se concentrèrent
dans l'âme du peuple et firent explosion avec Mickiewicz.
(Slowacki et Krasinski complétèrent la triade.) Il y eut fu-
sion intime delà lyre et des aspirations du peuple, et cette
fusion reste, aujourd'hui même, l'un des moyens les plus
puissants de l'éducation nationale et l'évangile même de
notre patriotisme1.
A partir du jour où parut Mickiewicz, et à mesure que se
développa son œuvre, on put distinguer trois motifs dans
son activité poétique : sa passion pour Maryla; son amour
de la patrie, qui se manifeste en 1828 par Conrad Wallen-
1. Un autre critique polonais, M. Uorentowicz, s'exprime en
termes identiques dans le Mercure de France de juin 1900 :
« Cette poésie merveilleuse, nationale entre toutes, est devenue,
par la force des circonstances, un important, sinon le seul élé-
ment d'éducation nationale pour la jeunesse. Ua puissante lyre
romantique a remué la nation entière, a l'ait vibrer les cordes
intimes de son âme, lui a communiqué une vie nouvelle, l'a
préparée aux luttes futures, l'a transformée et aguerrie. Klaczko
fait cette remarque, qui n'est pas trop exagérée, que l'histoire
ne saurait peut-être montrer que deux peuples qui aient reçu
une éducation exclusivement poétique : la Grèce dans les temps
anciens, et la Pologne au xixe siècle. »
136 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
rod, écrit sur la terre d'oppression et de captivité; cet
amour atteint son apogée avec cette pièce déchirante : A
la mère polonaise, et aussi avec la Recloute cVOrdon, la troi-
sième partie des Aïeux, les invectives juvénaliennes contre
la Russie ; enfin, il puisa sa dernière inspiration dans la
source éternelle : l'attachement doux et paisible à la terre
natale, à cette Lithuanie d'où il était issu et dont il évoquait
en exil une image immortelle dans son poème de Messire
Thadée.
Ces trois motifs d'une poésie qui fut d'abord simplement
humaine, puis nationale, puis terrienne, se suivirent dans
un ordre successif et logique. Les Sonnets et les Romances
interprétèrent poétiquement les sentiments d'amour de
plusieurs générations qui y virent l'expression même de
ce qu'elles ressentaient; les Ballades rapprochèrent la poé-
sie artificielle des classes élevées (laquelle avait brillé d'un
certain éclat à la cour du dernier roi de Pologne, Stanis-
las-Auguste) de l'imagination populaire, et donnèrent à la
nation une manière unique de sentir le Beau. Les Aïeux
produisirent le même effet, eurent le même résultat : les
vieilles croyances du peuple s'y trouvent en opposition
avec les rites et dogmes de l'Eglise officielle ; le sentiment
violent de Conrad est en antagonisme avec les liens de con-
venance : Conrad est un Werther polonais. Enfin, Messire
Thadée est une épopée dans toute l'acception du mot : une
épopée tout à fait nationale et nullement classique.
Voilà, certes, une classification limpide, un excellent
résumé. J'ai relié, rapproché, abrégé en une seule cita-
tion divers des passages de M. Kozlowski; j'ai aussi
renforcé plusieurs de ses phrases de quelques expres-
sions à moi, le tout afin d'obtenir la cohésion, la con-
densation, et la clarté nécessaires; mais, en somme,
les idées précédentes appartiennent à l'auteur que je
viens de nommer, et elles sont parfaitement justes.
Il ne suffit pas cependant d'avoir une base exacte et
solide. Un fonds d'où tout sort, bien indiqué, bien cir-
conscrit, bien délimité par le critique, puis, les princi-
L ŒUVRE DE M1CKIEWICZ 137
paux germes de développement vigoureusement étreints
et montrés au lecteur, ce n'est que le début, ce n'est
que la racine. Il faut ensuite monter progressivement
le long de la tige et arriver à la fleur chantante, c'est-
à-dire à la voix glorieuse du poète, épanouie dans l'air
sonore et qui fond les âmes... ou bien, subitement
devenue rauque et convulsée, terrible, les retourne, les
secoue, les bouleverse. Oui, cette voix-ci tonnera, car
c'est la voix même de la nation tragique : et que n'a-t-
elle le pouvoir de relancer les siens sur l'oppresseur,
dans une de ces charges vertigineuses et ventre au sol,
où se déployait la fougue légendaire des cavaliers de
Pologne ! Du moins, va-t-elle enfler son souffle et
déchaîner sa colère, et cingler la face du tyran de la
juste fureur de ses imprécations, qui se sont précipitées
en tourbillon vers le Nord, ont forcé la porte de l'auto-
crate, se sont engouffrées dans la salle où il siège, l'ont
assailli sur son trône de leur trombe redoutable, avant-
courrière du vent indigné de l'Histoire :
Où est le monarque qui envoie ces martyrs à la bouche-
rie? Partage-t-il leur courage, expose-t-il sa poitrine? Non.
Il siège à cinq cents lieues dans sa capitale, souverain,
grand autocrate d'une moitié du monde. Il a froncé le
sourcil et aussitôt volent des milliers de kibitkas ; il a signé ;
et des milliers de mères pleurent leurs enfants; il a fait un
geste, et les knouts pleuvent du Niémen à Khiva. Monarque
puissant comme Dieu, pervers comme Satan ! Pendant que,
derrière les Balkans, tes canons épouvantent les Turcs,
pendant que l'ambassade de France te lèche les talons,
Varsovie seule brave ta puissance, lève la main sur toi et
arrache de ton front la couronne des Casimir et des Boles-
las : car tu l'as volée et ensanglantée, fils des Wasilil
On le voit, et, du reste, on l'avait deviné par le titre
du présent chapitre, c'est aux pièces patriotiques de la
poésie de Mickiewicz qu'il est consacré : ce sont les
138 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
rugissements du lion vaincu que j'évoque ici. Songez
quel éclat fut le leur après la défaite de l'insurrection
de 1830, de quels martyres, de quelles tortures, de
quelles larmes ils étaient l'écho, mais aussi quelles
ardeurs nouvelles leur répondirent, quels nouveaux
élans magnanimes, et quelle soif de juste vengeance
ils entretinrent. La nation tragique se retrouvait là
tout entière, crucifiée, suant son sang d'agonie, — et
cependant toujours vivante, immortelle sur sa croix.
Je pourrais accumuler citations sur citations ; je pour-
rais donner bien d'autres exemples de la terrible satire
de Mickiewicz, et de ses apostrophes vengeresses qui.
traverseront les siècles. Mais on en voit le ton général,
et je tiens maintenant à transcrire certains versets du
Livre de la Nation polonaise, afin de montrer sur quel
ton biblique a pu s'exprimer, de nos jours et le plus
naturellement du monde, l'homme inspiré, surgi des
entrailles d'une nation souffrante et qui se sentit au
milieu de ses compatriotes ainsi qu'un prophète conso-
lateur; prononcées pour le peuple dont une moitié se
voit réduite à vivre en exil, et l'autre en captivité, tom-
bant parmi ces infortunés de tout leur poids sacerdotal,
des paroles semblables à celles qui suivent furent crues
et révérées comme les tables mêmes de la loi :
Et les nations se corrompirent à ce point qu'au milieu
d'elles il ne se trouva qu'un seul homme citoyen et soldat.
Il conseillait qu'on cessât de guerroyer pour l'Intérêt et
qu'on défendît plutôt la liberté du prochain ; et il partit seul
à la guerre, vers la terre de la Liberté, en Amérique. Cet
homme s'appelle Lafayette. Il est le dernier des anciens
hommes d'Europe en qui est encore l'esprit de sacrifice, un
reste de l'esprit chrétien.
Cependant toutes les nations se courbèrent devant l'In-
térêt.
Seule, la nation polonaise ne se courba pas devant la
nouvelle idole : et elle n'avait pas dans sa langue d'exprès-
L ŒUVRE DE MICKIEWICZ 139
sion pour la consacrer en polonais, pas plus que pour en
baptiser ses adorateurs, qui, du français, s'appellent
égoïstes.
La nation polonaise adorait Dieu, sachant que celui qui
adore Dieu rend hommage à tout ce qui est bon.
Ses rois et ses chevaliers n'attaquèrent jamais une nation
fidèle, mais ils défendaient la chrétienté contre les païens,
le roi Ladislas jusqu'à Varna, et le roi Jean jusqu'à Vienne,
pour le salut de l'Orient et de l'Occident.
Jamais les rois et les chevaliers polonais ne s'emparèrent
violemment des terres de leurs voisins; mais ils recevaient
des nations dans leur fraternité, se les attachant par le
bienfait de la foi et de la liberté.
Les rois et les chevaliers recevaient dans leur fraternité
de plus en plus de monde; ils recevaient des légions
entières et des tribus entières.
Enfin, le 3 mai 1791, rois et chevaliers pensèrent à faire
de tous les Polonais des frères; d'abord les bourgeois, et
puis les paysans.
Et la Pologne dit enfin : Ceux qui viendront à moi seront
libres et égaux, car je suis la Liberté.
Mais les rois, ayant ouï cela, s'effrayèrent dans leurs
cœurs et dirent : Nous avons chassé de la terre la Liberté;
or, voici qu'elle revient dans la personne d'une nation juste,
qui ne se courbe point devant nos idoles. Allons, tuons
cette nation. Et ils machinèrent entre eux une trahison.
Le roi de Prusse s'approcha de la nation polonaise, la
baisa et la salua, disant : Mon alliée. Or, déjà il l'avait ven-
due pour trente villes de la Grande-Pologne, comme Judas
pour trente deniers d'argent.
Et les deux autres rois se jetèrent sur la nation polonaise
et la lièrent; or, le Gaulois était juge et il dit: En vérité, je
ne trouve rien de coupable dans cette nation; mais, mon
épouse, la France, femme craintive, est tourmentée de
mauvais rêves ; toutefois, saisissez-vous de cette nation et
faites-la périr. Et il se lava les mains.
Le ministre français a dit : Nous ne pouvons pas dépen-
ser notre sang et nos écus pour racheter cette innocente ;
car mon sang et mes écus m'appartiennent, et le sang et
les écus de mon pays appartiennent à mon pays.
140 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Ce ministre a ainsi proféré le dernier blasphème contre le
Christ; car le Christ enseignait que le sang du Fils de
l'homme appartient à tous les hommes, ses frères.
Ainsi ils firent périr la nation polonaise ; et les rois
s'écrièrent: Nous avons tué et enterré la Liberté.
Mais je n'insisterai pas sur ses colères de lion blessé,
car voici que gémit à mon oreille la note la plus sombre
qui se soit brisée dans sa poitrine, une vraie note
d'agonie... Sa douleur, son accablement, son désespoir
de nouveau Jérémie qui pleure sur l'indicible martyre
de sa tragique patrie sont tellement poignants dans
l'une de ses pièces les plus célèbres qu'il n'y a vraiment
rien au delà. Non, je ne crois pas qu'il y ait dans aucune
littérature quelque chose d'aussi déchirant, d'aussi ter-
rible que la poésie qui a pour titre : A la mère polo-
naise. Qu'est Dante lui-même, qu'est le frisson dan-
tesque, à côté de cela? Chaque fois que j'ai relu
cette pièce, je me suis senti pâle à mourir... Mais
arrière cette faiblesse, arrière! Relisons-la, ô mes amis,
il faut la relire, si nous voulons entretenir en nous l'in-
dignation vengeresse! Ah! relisons-la, et puis qu'un
cri nous échappe : A l'enfer, bourreaux de l'Histoire,
retournez à l'enfer qui vous avait vomis ! Soyez traînés
au dernier cercle de Dante ! Vous qui avez massacré,
supplicié, emprisonné, déporté des êtres humains par
dizaines de mille, désespéré les mères, confisqué les
biens, voilé de noir l'âme et la vie de toute une race!
Etres de crime, êtres de bronze, sinistres faces de
tourmenteurs, vous qui raffiniez sur les tortures, com-
mandeurs du knout et du gibet, démons dont l'ordre
implacable, dont le geste d'airain dicta tant de scènes
d'horreur et suscita cette vision trop vraie d'un poète,
et son angoisse mortelle, et sa lamentation affreuse, —
Catherine, Nicolas, Mourawiew, aux gémonies!
L ŒUVRE DE MICKIEWICZ 141
A LA MERE POLONAISE
0 mère polonaise, lorsque l'œil de ton fils brille de l'éclat
du génie, et que, sur son front d'enfant, se reflètent la fierté
et la noblesse des anciens Polonais ;
S'il quitte le groupe de ses camarades pour courir vers le
vieillard qui lui redit les chants d'autrefois; s'il écoute, la
tête penchée, quand on lui raconte les faits et gestes de ses
pères :
0 mère polonaise, ton fils se livre à de périlleux amuse-
ments... Agenouille-toi devant l'image de la mère des Dou-
leurs, et regarde le glaive qui lui ensanglante le cœur: d'un
coup pareil l'ennemi percera ton sein!
Car, que le monde entier jouisse de la paix, et que
s'unissent gouvernements, peuples et opinions, ton fils n'en
sera pas moins exposé à un combat sans gloire, à un mar-
tyre sans résurrection.
Hâte-toi de l'envoyer dans un antre solitaire, y méditer...
et, étendu sur la dure, y respirer un air humide et vicié, y
partager sa couche avec le reptile venimeux !
Il y apprendra à rentrer sous terre avec sa colère, à
rendre sa pensée insondable comme l'abîme et à empoi-
sonner tout doucement sa parole comme une exhalaison
putride, à se composer l'humble maintien d'un serpent
transi.
Notre Rédempteur, enfant à Nazareth, jouait avec la croix
sur laquelle il sauva le monde : ô mère polonaise, ton fils,
je l'amuserais avec ses jouets à venir.
De bonne heure, mets-lui des chaînes aux mains, fais-le
s'atteler à la brouette, afin qu'il ne pâlisse pas devant la
hache du bourreau ni ne rougisse à la vue de la corde.
Car il n'ira pas, comme les anciens chevaliers, planter la
croix triomphante sur Jérusalem, ou, comme les soldats du
monde moderne, labourer le champ de la liberté et de son
sang arroser la terre.
C'est d'un espion inconnu que lui viendra le défi ; c'est
un tribunal parjure qu'il devra combattre ; pour champ de
bataille, il aura un cachot sous terre ; et sa sentence, un
ennemi puissant la prononcera.
142 LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Vaincu, pour monument funéraire il lui restera le bois
desséché de la potence; pour toute gloire, quelques pleurs
de femme et les longs entretiens nocturnes de ses compa-
triotes.
A côté d'accents aussi terribles, les implorations du
barde-prêtre, à la fin du Livre des pèlerins polonais,
sont presque rassérénantes. Certes, la douleur qu'elles
exhalent est immense, mais leur appel monte vers le
trône du Dieu qui peut tout, et elles participent de la
majesté auguste et de l'apaisement de la prière :
Kyrie eleison, Christe eleison.
Notre Père, qui as tiré ton peuple de la servitude d'Egypte
et Tas ramené dans la Terre Sainte,
Ramène-nous dans notre patrie.
Fils de Dieu, notre Sauveur, qui as été martyrisé et cru-
cifié, puis qui es ressuscité et qui règne dans la gloire,
Réveille notre patrie d'entre les morts.
Mère de Dieu, que nos pères appelaient reine de Pologne
et de Lithuanie,
Sauve la Pologne et la Lithuanie.
De la servitude moscovite, autrichienne et prussienne,
Délivre-nous, Seigneur.
Par le martyre des trente mille guerriers de Bar,
Morts pour la foi et la liberté,
Délivre-nous, Seigneur.
Par le martyre des vingt mille citoyens de Praga,
Morts pour la foi et la liberté,
Délivre-nous, Seigneur.
Par le martyre des jeunes Lithuaniens tués sous le bâton,
morts dans les mines et en exil,
Délivre-nous, Seigneur.
Parle martyre des habitants d'Oszmiana, massacrés dans
es églises et dans les maisons,
Délivre-nous, Seigneur.
L ŒUVRE DE MICKIEW1CZ 143
Par le martyre des soldats knoutés à mort par les Mos-
covites, à Cronstadt,
Délivre-nous, Seigneur.
Par le sang de tous les soldats morts dans la guerre pour
la foi et la liberté,
Délivre-nous, Seigneur.
Par les blessures, les larmes et les souffrances de tous
les prisonniers, exilés et pèlerins polonais,
Délivre-nous, Seigneur.
Accorde-nous la guerre générale pour la liberté des peuples,
Nous t'en prions, Seigneur;
Des armes et nos aigles nationales,
Nous t'en prions, Seigneur;
Une mort heureuse sur le champ de bataille,
Nous t'en prions, Seigneur;
L'indépendance et l'intégrité de notre patrie,
Nous t'en prions, Seigneur.
Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit.
Amen.
Nous pouvons arrêter ici ce chapitre, car une prière
aussi fervente implique la foi absolue en Dieu ; et qu'af-
firme la foi absolue, sinon cette prophétie que nous
trouvons à la fin d'une des pages précédemment citées,
et que le poète ne cesse de répéter, en d'autres termes
ou dans les mêmes termes :
Mais les rois criaient sottement, car, en commettant le
dernier crime, ils comblaient la mesure de leurs iniquités,
et leur puissance finissait dans le temps qu'ils se réjouis-
saient davantage.
Car la nation polonaise n'est pas morte ; mais son âme
est descendue de la terre, c'est-à-dire de la vie publique
aux limbes, c'est-à-dire à la vie domestique des peuples
qui souffrent la servitude dans le pays et hors du pays, afin
qu'elle soit témoin de leurs souffrances.
Mais, le troisième jour, l'âme retournera au corps : la
nation ressuscitera et délivrera de la servitude tous les
peuples d'Europe.
144 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Et déjà, deux jours sont passés; le premier a fini après
la première prise de Varsovie, le second jour avec la
deuxième prise de Varsovie; et le troisième jour viendra,
mais il ne finira point.
Or, comme à la résurrection du Christ les sacrifices san-
glants cessèrent sur la terre entière, ainsi à la résurrection
de la nation polonaise les guerres cesseront dans la chré-
tienté.
III
UN EMULE DE DIEU
Je suis né créateur. »
(Mickiewicz, Monologue de
Conrad.)
Il n'est presque pas d'écrivain ou d'artiste qui ne
soigne assidûment sa vanité, et au point de se considé-
rer par moments comme le centre du monde. La chose
est assez bouffonne, mais elle n'est point méchante, car
notre homme entend au fond de lui-même une petite
voix qui le persifle ; elle lui dit que la terre n'a jamais
eu la moindre envie de tourner autour de sa personne.
Ah! la voix fâcheuse, la voix désagréable ! Mais, qu'y
faire? Elle a raison. Malgré sa parade devant la galerie
— parade qu'il continue pour n'en pas perdre l'habitude
— notre homme se résigne après force soupirs, et
reprend sans illusions son petit chemin ; en quoi il fait
preuve de judiciaire.
Mais il est aussi, parmi les artistes de second ordre,
écrivains ou poètes, peintres ou sculpteurs, des gens
de bonne volonté, lesquels sont d'allures simples, et
dont l'œuvre est utile ; et au-dessus d'eux, il y a les
grands poètes; et parmi les grands poètes, il y a les
L ŒUVRE DE MICKÎEWICZ lio
élus, les envoyés de Dieu, les hommes qui reçoivent
une mission d'une importance unique. Ces derniers
ont le droit d'être liers de leur grandeur, car elle ne
leur a été conférée qu'au prix des terribles soucis et
responsabilités qui sont également leur lot; et il faut
même qu'ils en soient fiers, s'ils veulent garder la
foi en eux-mêmes d'où naissent non seulement leur
pensée et leur poésie, mais leur ton, leur démarche,
leur attitude, bref, tout ce prestige extérieur sans lequel
ils ne sauraient acquérir sur la foule l'autorité néces-
saire à leur rôle.
De fait, et Guyau Ta noté, « le sentiment d'une mis-
sion religieuse et sociale de l'Art a caractérisé les grands
poètes du xixe siècle; s'il leur a inspiré parfois une
sorte d'orgueil naïf, cet orgueil n'en était pas moins
juste, en fin de compte ». L'orgueil du poète, nul n'en
a arrêté les lignes, nul n'en a sculpté les traits comme
Vigny. Ce sentiment affecte quelque chose d'hiératique
et d'absolu, dans l'œuvre de Fauteur des Destinées :
c'est de l'orgueil sacerdotal. Vigny s'est institué le
prêtre de la Poésie.
11 s'en est institué le prêtre, mais les initiés seuls
ont ratifié la juste consécration qu'il fit de sa personne
à la déesse. 11 n'est point entré dans le temple à la tête
de la foule, élu prince et pontife par l'acclamation una-
nime, couronné, porté sur le pavois. Il n'y eut, de nos
jours, qu'un homme pour avoir su, tout jeune encore,
rétablir la Poésie sur le trône où l'avaient fait asseoir
les civilisations primitives. Ce ne fut point Hugo : il
ne devint l'idole de la nation française que pendant la
dernière partie de sa vie. L'océan populaire en furie se
calma pendant une heure sous le geste et le verbe de
Lamartine ; puis les flots se retirèrent au loin de sa
parole, s'en allant sans retour vers d'autres rivages, et
laissant le grand cygne à sa mélancolie de vaincu et
10
146 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
d'abandonné. Au regard de son peuple, un seul, je le
répète, resta barde-roi sa vie durant : Mickiewicz.
Nous n'avons donc eu, nous autres modernes, de
notre temps et tout près de nous, qu'une seule image
en chair et en os du surhomme de la poésie, qu'un seul
exemplaire de cette antique espèce aussi perdue que le
mammouth : j'entends le barde aryen des forêts celtes
et germaines, ou encore le grand prophète sémite des
carrefours de Sion. Mais, de même qu'on n'a jamais
vu deux êtres absolument identiques, bien qu'apparte-
nant tous deux à la même variété,, de même on dis-
tingue entre les aèdes d'autrefois et le poète national de
la Pologne certaines différences qui offrent le plus haut
intérêt.
Le barde antique ne s'analysait jamais. Envahi par
l'émotion inspirée, et semblable à la pythie sur son
trépied, il laissait monter de son âme à ses lèvres le
verbe créateur, puis le dardait sur la foule, le plongeait
dans les âmes, les bouleversant, y soulevant les senti-
ments, y suscitant les actes. Et il n'y avait pas d'ins-
pirés que les bardes proprement dits : chacun pouvait
l'être à son heure et nul ne résistait au dieu qui, sou-
dain, s'emparait de lui. On se sentait pris du délire
divin : on s'abandonnait à une sorte de fureur poétique
assez semblable à celle des improvisations funéraires
encore en usage parmi les Corses au temps de Méri-
mée, et qui rend si poignante l'une des scènes de
Colomba; car certaines races, si elles conservent une
violence sauvage qui nous répugne à juste titre,
gardent, par contre, quelques-unes de ces fraîches
beautés de l'âme barbare aujourd'hui séchées parmi
nous, disparues de nos civilisations racornies et de nos
peuples trop vieux. Autrefois, le lyrisme instinctif et
l'image chantante, solennelle, prophétique, dominaient
les stands moments de la vie individuelle et de la vie
L ŒUVRE DE MICKIEW1CZ 147
générale, les festins, les combats, les jeux, les drames
publics et privés, l'agonie, la mort. Augustin Thierry
en cite un bien frappant exemple à propos de la terrible
Frédégonde elle-même, dont le remords fit un jour une
sorte de voceratrice émouvante et sauvage. Si l'on veut
remonter à une antiquité plus haute, qu'on se rappelle
le cantique d'Ezéchias, d'une inspiration sublime, et
par lequel le pieux roi remerciait le Seigneur de l'avoir
sauvé de la maladie et de la mort. Mais résumons tout
ce que dessus par une citation de Macaulay, dans son
Essai sa?- Milton : « A peine pouvons-nous concevoir
l'effet que produisait le poète sur nos grossiers
ancêtres, les agonies, les extases, la plénitude de
l'abandon et de la foi. Platon nous raconte que les rap-
sodes grecs pouvaient difficilement réciter Homère
sans tomber en convulsions ; le Mohawk sent à peine
le fer qui le scalpe, pendant qu'il chante son chant de
mort. L'influence que les anciens bardes de la Gaule
et de la Germanie exerçaient sur leurs auditeurs semble
presque miraculeuse au lecteur moderne. »
Telles étaient la puissance et l'action du barde
antique ; mais il ne suit pas de là qu'il se comprit et se
connût bien lui-même, qu'il aperçût en détail son être
poétique, qu'il eût une claire vision de chacune des
vagues de sa mer intérieure, une perception exacte de
chacun des éclairs de sa sensibilité, ni surtout qu'il fût
capable d'analyser et de définir les nuances de cette
perception en termes aussi précis qu'imagés et vivants.
On ne voit pas qu'il s'étudiât de près, qu'il descendît
en soi, qu'il y contemplât les éléments de son inspira-
tion et de sa force, qu'il y surprît les formes, les mou-
vements, les métamorphoses de sa pensée lyrique, qu'il
en épiât les élans, les bonds, les soubresauts ; il ne
semble point qu'il tressaillît à regarder poindre les
premières lueurs et les premières ondulations des idées
148 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
qu'il va vivifier presque instantanément de son souffle
embrasé, développer en larges accents et en larges
lumières, en images aussi brûlantes que des flammes ;
ni qu'il songeât à laisser tout d'un coup la contempla-
tion de ses mouvements spirituels pour se retirer dans
un sentiment fixe, unique, le sentiment de la patrie
malheureuse, sorte de synthèse et de forteresse de son
être, d'où il armera contre Dieu lui-même et tirera sur
ce Ponce-Pilate d'en haut qui s'est lavé les mains
du supplice de tant de millions d'hommes inno-
cents et malheureux : peut-être se fera-t-il sauter, lui
et sa poudrière, parmi la formidable explosion qu'il
prépare, mais il aura du moins ébranlé les colonnes
du ciel. (Ce disant, je viens de résumer le fameux mono-
logue de Conrad, qui fait partie des Aïeux, de Mic-
kiewicz, et représente l'un des plus fabuleux exploits
de toutes les littératures.) Non, à coup sûr, un en-
semble aussi complet d'opérations poétiques n'était
point à la portée d'un barde d'autrefois, trop primitif
et mal outillé encore ; mais un barde moderne, soutenu
partout l'acquit de la civilisation, peut jouer et gagner
pour une fois — car je ne lui conseillerais pas de ten-
ter de nouveau la chance — cette incroyable partie,
cette extraordinaire gageure ; ainsi fît au xixe siècle le
poète national de la Pologne.
Il me faut insister un peu et donner la raison de ce
haut fait de poésie. Il s'explique, après tout. Je viens
de le dire, Mickiewicz apparut au xixe siècle, l'époque
par excellence du 7v.ru crsauKrov. Il eut donc part à
cette vue de plus en plus lucide de notre vie intérieure
et de notre organisation spirituelle qui constitue le
caractère propre de l'Esprit de notre temps : en d'autres
termes, le lyrisme du xixe siècle, même le plus envolé,
sera presque toujours aussi psychologique que drama-
tique, métaphysique, ou pictural. Autant qu'à la syn-
L ŒUVRE DE MICKIEW1CZ 149
thèse confuse d'autrefois, au coup d'œil vaste et trouble
sur l'Univers, il excelle à l'analyse de l'âme humaine.
Et n'allez pas croire qu'une telle faculté soit indiffé-
rente, car elle est de la plus haute importance intellec-
tuelle, au contraire. Voyez plutôt le résultat nouveau
que le poète en recueille, le fruit littéraire inédit qu'il
obtient et nous offre. Dans ce monologue de Conrad
que nous allons transcrire à la fin de ce chapitre, Mic-
kiewicz, en nous ouvrant l'intérieur de son âme à
l'heure précise où le dieu s'empare d'elle, en étalant
sous nos regards son travail intérieur, nous montre
par là même l'état mental de tous les bardes passés,
présents et futurs, au moment où ils composent leurs
poèmes : il nous donne la seule image que je sache de
ï inspiration se prenant elle-même sur le fait, allant et
venant en tous sens dans l'âme du poète, poussant sa
navette et tissant sa trame, accrochant partout ses fils,
un peu en négligé sans doute, mais vêtue pourtant de
ce « beau désordre » qui reste, comme on sait, « un
effet de l'art ». Il ne suffirait pas cependant qu'elle s'exa-
minât pour la simple joie de se voir à l'œuvre, et encore
faut-il qu'elle découvre, avant tout, au fort de son tra-
vail de lumière, la principale cause de son influence
sur les hommes : justement, qu'a-t-elle vu qui l'arrête
et l'émeuve au dernier point, pendant son introspection
lyrique? Qu'a-t-elle aperçu tout au fond d'elle-même?
Que regarde-t-elle d'un œil fixe et d'où vient qu'elle
bondit, qu'elle s'exalte jusqu'au paroxysme? C'est, je
vous le dis, qu'elle contemple son principe de feu, la
raison de sa force enflammée! Voici qu'elle a décou-
vert la formidable puissance du sentiment, de ce senti-
ment dont les bardes demeurent, par la grâce de Dieu,
les élus, les dépositaires, et qui explique qu'on les ait
révérés jadis comme des dieux, puisque c'était par lui
qu'ils soulevaient les hommes et les races et les main-
150 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
tenaient frémissants, indomptés, parmi leurs ruines et
leurs catastrophes nationales, et pour les siècles! Au
prix du sentiment, que sont la sagesse, la science, la
pensée pure? Le monologue de Conrad nous dira son
dédain pour elles. Et nous le partagerons vite, ce dé-
dain, car nous aussi nous sommes persuadés, entraînés,
enlevés, dès le début de ce chant sublime. En présence
d'une aussi flamboyante illumination de l'âme, d'une
telle apothéose du sentiment, nous voilà muets de stu-
peur et comme s'il nous était donné de recevoir une ré-
vélation ; nous voilà tout yeux et tout oreilles, et nous ne
pouvons plus détourner les yeux de cet admirable spec-
tacle : le bouillonnement d'abord contenu de l'enthou-
siasme, la montée lente et majestueuse de l'âme lyrique,
les grandes vagues d'apostrophes et d'images. Long-
temps le poète avance par élans successifs, annonce — ou
presque — chacun de ses mouvements spirituels, nous dit
les notes qu'il attaque; etl'on sent qu'il pourrait continuer
de la sorte s'il n'aimait mieux, à la fin, se laisser débor-
der par l'agitation tumultueuse et l'émotion démontée,
jusqu'à ce que son délire devienne semblable au soulève-
ment des flots, au chaos de la mer en tempête. Mais
vraiment, tout cela nous semble si grandiose, si étonnant,
si miraculeux, tout cela nous subjugue et nous trans-
porte à un point tel, que nous en sommes certainement
aussi frappés que nos ancêtres pouvaient l'être de la
pose majestueuse de l'aède, de sa longue barbe
blanche, de sa voix et du son de sa harpe, et de ses
doigts promenés sur les cordes. Nos pères avaient la
cérémonie lyrique et la beauté du décor : nous avons
l'âme à nu du poète et la fête intérieure de son enfan-
tement. Oui, décidément oui, tout autant que « les
mots qui submergent la pensée et tremblent au-dessus
de la pensée, comme le sol sur un torrent englouti et
invisible... », Mickiewicz a raison d'admirer «la pen-
L ŒUVRE DE MICKIEWICZ loi
sée qui s'envole rapide de l'âme avant d'éclater en
mots...» Oui, oui, «au tremblement du sol, nous
avons découvert l'abîme du torrent » , votre chant nous
a découvert votre abîme intérieur, ô poète, nous y avons
jeté un regard... et c'est tout un monde, votre abîme!
Donc, la grandeur du monologue de Conrad a
d'abord comme source la puissance intellectuelle et
psychologique, repétrie par l'intuition bardique et
transformée en une effulguration d'images-éclairs dar-
dées de tous les coins de l'âme du poète et l'illuminant
toute; et ce, avec une puissance de jaillissement telle,
qu'on n'en avait point vu de semblable depuis les poètes-
prophètes de Judée. Ce n'est pourtant pas tout ce que
nous avons à relever dans ce monologue. Un second
point non moins important nous retient : la har-
diesse du sentiment exaspéré par la douleur et se
haussant jusqu'à Dieu, que le poète ne craint pas de
regarder en face, car son regard d'inspiré n'est pas le
faible regard d'un mortel que les rayons du Tout-
Puissant aveuglent, mais un regard de soleil fixant un
autre soleil. Il entend traiter avec Dieu de pair à égal;
et le véhément orgueil d'une si audacieuse prétention
manifeste un instant cette allégresse héroïque que
donnent seules la bonne cause et la conviction pro-
fonde. « Je suis né créateur », s'est écrié le barde, d'une
voix de triomphe; «je suis un émule de Dieu». Il
ajoute : « J'ai tiré mes forces d'où tu as tiré les tiennes ;
car toi, tu ne les a pas cherchées, tu les possèdes ; tu
ne crains pas de les perdre ; et moi, je ne le crains pas
non plus... » Et l'on continue, par parenthèse, à
remarquer avec émerveillement que l'imagination du
barde ne se fatigue pas une seconde et qu'il n'a pas la
moindre peine à dépeindre ses pouvoirs visionnaires
en figures aussi grandioses, aussi étonnantes que celles
dont la Bible se sert pour célébrer la toute-puissance
152 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
de Dieu : jugez-en plutôt en comparant, si vous voulez,
avec Isaïe : « Est-ce toi qui m'as donné, ou bien l'ai-je
ravi, là où tu l'as ravi toi-même, cet œil pénétrant,
puissant? Dans mes moments de puissance, si j'élève
les yeux vers les traces des nuages, si j'entends les
oiseaux voyageurs naviguer à perte de vue dans les
airs, je n'ai qu'à vouloir, et soudain je les retiens d'un
regard comme dans un filet : la nuée fait retentir un
chant d'alarme; mais avant que je la livre aux vents,
les vents ne l'ébranlerontpas. Si je regarde une comète
de toute la force de mon âme, tant que je la regarde,
elle ne bouge pas de place... » Pourtant, dit-il encore,
ce pouvoir que j'ai sur les étoiles et sur les oiseaux,
je ne l'ai pas sur les hommes, mes semblables, et
il conjure Dieu de lui déléguer une part de sa puis-
sance. Ceci, c'est fléchir le genou, c'est se contre-
dire et se rétracter, c'est reconnaître la supério-
rité divine. Mais l'illogisme n'est pas pour effrayer les
poètes; et d'ailleurs, un poète national peut braver le
Très-Haut, et essayer à la rigueur de le diminuer, s'il
y a lieu, dans l'esprit du peuple dont il est la voix et le
guide, mais il ne peut pas le nier, il ne saurait devenir
athée; nier Dieu, ce serait se nier soi-même; en niant
Dieu, l'on nierait toute création et, par conséquent, la
création poétique, seul et suprême espoir, dernière foi,
dernière incantation mystérieuse d'où peuvent sortir le
salut et la délivrance de la Pologne, maintenant que
l'insurrection de 1830 a été écrasée, et que les hommes
d'action ne peuvent plus rien ! Et voyez ici quelle coïn-
cidence entre un tel sentiment et le sentiment d'un
autre fameux inspiré du xixe siècle, Richard Wagner,
qui prononça plus tard ces paroles où fonce le : Go
ahead de la vie et de l'indomptable énergie créatrice :
« Là où le politique et le philosophe désespèrent, là
recommence l'artiste ! » — D'ailleurs, si le poète s'est
' L ŒUVRE DE MICKIEWICZ 153
contredit au milieu du monologue, s'il a courbé la tête
un moment, il n'a point abdiqué son orgueil, il n'a
point désarmé ; il se redresse bientôt, il somme Dieu
de partager avec lui son pouvoir et de lui donner
« l'empire des âmes », afin qu'il puisse, lui, le Poète,
lui, l'émule de Dieu, réparer l'injustice sur cette terre
et délivrer sa patrie, si l'orgueilleuse sagesse du Très-
Haut ne daigne s'abaisser à cette tâche : voyant que le
Ciel reste muet, il le prend à partie, le blasphème et
lui déclare la guerre.
Sans doute, cette interpellation de Dieu par la créa-
ture innocente et malheureuse n'était pas nouvelle.
Elle s'était produite dès la plus haute antiquité; le livre
de Job en est la preuve. Seulement, voici la différence
entre Job et Conrad, et elle est capitale.
Job accuse Dieu, mais il ne compte que sur Dieu ; il
ne compte ni sur les hommes ni sur lui-même. 11 a plu
à Dieu d'agir contre Job, soit qu'il ait eu des raisons
sérieuses et secrètes de le faire, soit qu'il ait simple-
ment voulu prouver sa toute-puissance en frappant
même un juste; mais, caprice ou dureté, Lui seul peut
revenir sur son erreur. Il est tout-puissant : Lui seul l'est ;
personne autre que Lui ne saurait sauver le pieux ser-
viteur sur lequel sa main s'est appesantie ; personne
autre que Lui ne saurait le rétablir dans sa prospérité
première. Le Dieu qu'implore Job est le Dieu des
Sémites : c'est Jéhovah, c'est Allah, c'est-à-dire le Dieu
grand et terrible; quelle abomination des abomina-
tions, et des plus folles, en outre, que de songer à
entrer en lutte avec lui! «C'était écrit», «Dieu est
grand», voilà les seules paroles qui conviennent en
présence de sa volonté. A-t-on ce cruel malheur d'en-
courir sa disgrâce, il ne reste rien d'autre à tenter,
sinon de se jeter devant lui la face contre terre, de
l'adorer, de le supplier de redresser ses voies ; et s'il
154 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
ne le fait, il n'y a plus qu'à s'abandonner au Destin.
Mais Mickiewicz est Aryen, et notre race n'est point
fataliste, au contraire. A la vérité, le génie sémite, par
un instinct obscur et en réaction contre la toute-puis-
sance de Jéhovah, créa Lucifer; mais Lucifer se révolte
en égoïste et pour son propre compte : il ne se pro-
clame pas le chevalier de l'Homme et son indomptable
défenseur, comme notre Prométhée. Nous sommes,
nous autres, une race de prométhéens. C'est là notre
gloire. Nous ne nous avouerons jamais vaincus, ni par
le Destin, ni même par Dieu : quelque adverse que
soit le sort, nous ne saurions désespérer de l'abattre ;
contre lui, nous recommencerons toujours. Dans le
monologue de Conrad, celui-ci réincarne à la fois
Lucifer et Prométhée : « Je suis le premier des anges
et des hommes * ... », dit-il. Il se hausse donc au rang
de symbole, ce poète Conrad, et il lui arrive ainsi la
même fortune qu'à un certain nombre de personnages
poétiques des autres littératures de la même époque,
lesquels sont plus ou moins ses cousins ; on en dis-
tingue là plusieurs qui forment l'avatar moderne de
l'antique Lucifer, de l'antique Prométhée. Et comme
le voilà plus émouvant dans nos temps modernes que
dans les temps antiques, cet éternel Prométhée, cet
éternel Lucifer, se débattant comme il fait au milieu
des plus formidables problèmes sociaux et voulant les
résoudre !
Mais, point de digressions, ne sortons pas du sujet ;
modelons-nous sur Mickiewicz et n'ayons cure que de
ce problème-ci, déjà bien assez poignant et ardu,
1. Je sais bien que, d'après le mythe, Prométhée est de la
race des Titans; mais, par son dévouement à cette race humaine
qu'il créa, il semble vouloir se' naturaliser en elle, si l'on peut
dire; dans ce sens, on peut donc le considérer « comme le pre-
mier des hommes ».
L ŒUVRE DE MICKIEWICZ 155
semble-t-il : la délivrance d'une nation martyre. Héias !
Mickiewicz lui-même n'y put rien, malgré tout son
génie ; mais l'incroyable puissance de son verbe accrut
à ce point la puissance de sentiment dans l'âme polo-
naise, il accumula aux profondeurs de son peuple de
telles provisions et de telles réserves d'amour de la
patrie, et aussi d'énergie, d'endurance, de résistance
active et passive, qu'il y en a maintenant pour des
siècles et des générations. Or, le monologue de Conrad
contient la quintessence de ce sombre enthousiasme et
de cette ardeur du désespoir : il est à base de dyna-
mite. Un mot encore avant de le transcrire : n'oublions
pas que le blasphème du barde polonais est en quelque
sorte sacré, car nous n'avons point affaire, en l'occur-
rence, aux apostrophes d'un individualisme à l'intelli-
gence pénétrante, redoutable, mais égoïste et sans
élévation morale : c'est celui de Nietzsche que je veux
dire ; et bien moins encore à des imprécations très infé-
rieures au défi nietzschéen, répulsives et basses en
dépit d'une rhétorique extraordinaire : j'ai désigné par
là certaines pièces du poète anglais Swinburne ; non,
non, ce n'est pas de cela qu'il s'agit, mais du plus grand
cri de douleur qui soit échappé à des innocents, à ceux
dont le devoir est de ne pas se résigner, — jamais ! Et
maintenant, écoutez :
MONOLOGUE DE CONRAD
Je suis seul! Et que m'importe la foule?... Suis-je poète
pour la foule?... Où est l'homme qui embrassera toute la
pensée de mes chants, qui saisira du regard tous les éclairs
de leur âme ? Malheur à qui épuise pour la foule sa voix ou
sa langue ! La langue ment à la voix et la voix ment aux
pensées... La pensée s'envole rapide de l'àme avant d'écla-
ter en mots, et les mots submergent la pensée et tremblent
au-dessus de la pensée, comme le sol sur un torrent
150 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
englouti et invisible. Au tremblement du sol, la foule
découvrira-t-elle l'abîme du torrent, devinera-t-elle le
secret de son cours ?
Le sentiment circule dans l'âme, il s'allume, il s'em-
brase comme le sang dans ses prisons profondes et invi-
sibles. Les hommes découvriront autant de sentiment dans
mes chants qu'ils verront de sang sur mon visage.
Mon chant, tu es une étoile au delà des confins du
monde. L'œil terrestre qui se lance à ta poursuite peut
étendre ses ailes... jamais il ne t'atteindra... il frappera
seulement la voix lactée... Il devinera qu'il y a là des
soleils, mais non quel est leur nombre et leur immensité !
A vous, mes chants, qu'importent les yeux et les oreilles
des hommes? Coulez dans les abîmes de mon âme; bril-
lez sur les hauteurs de mon âme comme des torrents sou-
terrains, comme des étoiles supracélestes.
Toi, Dieu! Toi, nature! écoutez-moi! Voici une musique
digne de vous, des chants dignes de vous ! Moi, grand-
maître, grand-maître, j'étends les mains, je les étends
jusqu'au ciel... Je pose les doigts sur les étoiles comme sur
les cercles de verre d'un harmonica.
Mon âme fait tourner les étoiles d'un mouvement tantôt
lent, tantôt rapide : des millions de tons en découlent; je les
connais tous, je les assemble, je les sépare, je les réunis, je
les tresse en arc-en-ciel, en accords, en strophes, je les
répands en sons et en rubans de flamme.
J'ai relevé les mains, je les ai dressées au-dessus des
arêtes du monde, et les cercles de l'harmonica ont cessé
de vibrer. Je chante seul, j'entends mes chants, longs, traî-
nants comme le soufile du vent; ils retentissent dans toute
l'immensité du monde, ils gémissent comme la douleur,
ils grondent comme des orages. Les siècles les accom-
pagnent sourdement. Chaque son retentit et étincelle à la
fois : il me frappe l'oreille, il me frappe l'œil ; c'est ainsi
que, quand le vent souffle sur les ondes, j'entends son vol
dans ses sifflements, je le vois dans son vêtement de
nuages.
Ce sont des chants dignes de Dieu, de la nature!... C'est
un chant grandiose, un chant créateur! Ce chant, c'est la
force, la puissance, ce chant, c'est l'immortalité !... Je sens
L ŒUVRE DE MICK1EW1CZ 157
l'immortalité, j'enfante l'immortalité... Que pourrais-tu
faire de plus grand, toi, Dieu ? Vois comme je tire mes
pensées de moi-même ; je les incarne en mots; elles volent,
se disséminent dans les cieux, roulent, jouent, étincellent...
Elles sont déjà loin, et je les sens encore; je savoure leurs
charmes ; je sens leurs contours dans la main, je devine
leurs mouvements par ma pensée ; je vous aime, mes
enfants poétiques I... mes pensées !... mes étoiles !... mes
sentiments!... mes orages!... Au milieu de vous, je me
tiens comme un père au sein de sa famille : vous m'appar-
tenez tous !...
Oui, je suis sensible, je suis puissant et fort de raison :
jamais je n'ai senti comme dans ces instants. Ce jour est
mon zénith, ma puissance atteindra aujourd'hui son apo-
gée. Aujourd'hui, je reconnaîtrai si je suis le plus grand
de tous... ou seulement un orgueilleux. Ce jour est l'ins-
tant de la prédestination. — J'étends plus puissamment
les ailes de mon àme. — C'est le moment de Samson quand,
aveugle et dans les fers, il méditait au pied d'une colonne.
Loin d'ici ce corps de boue ! esprit, je revêtirai des ailes.
Oui, je m'envolerai !... je m'envolerai de la sphère des
planètes et des étoiles, et je ne m'arrêterai que là où se
séparent le créateur et la nature.
Les voilà, les voilà, ces deux ailes... Elles suffiront... -je
les étendrai du couchant à l'aurore ; de la gauche je frap-
perai le passé, et, de la droite, l'avenir... je m'élèverai sur
les rayons du sentiment jusqu'à toi !... et mes yeux péné-
treront tes sentiments à toi, qui, dit-on, sens dans les cieux.
Me voilà, me voilà: tu vois quelle est ma puissance; — vois
où s'élèvent mes ailes ; je suis homme, et, là, sur la terre...
est resté mon corps!... C'est là que j'ai aimé, dans ma
patrie!... là que j'ai laissé mon cœur ; mais mon amour
dans le monde ne s'est pas reposé sur un seul être, comme
l'insecte sur une rose; il ne s'est reposé ni sur une famille,
ni sur un siècle !... Moi, j'aime toute une nation ; j'ai saisi
dans mes bras toutes ses générations passées et à venir; je
les ai pressées ici, sur le cœur, comme un ami, un amant,
un époux, comme un père. Je voudrais rendre à ma patrie
la vie et le bonheur; je voudrais en faire l'admiration du
monde. Les forces me manquent, et je viens ici, armé de
158 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
la toute-puissance de ma pensée, de cette pensée qui a ravi
aux cieuxla foudre, scruté la marche des planètes et sondé
les abîmes des mers. J'ai de plus cette force que ne donnent
pas les hommes, j'ai ce sentiment qui brûle intérieurement
comme un volcan, et qui parfois seulement fume en
paroles.
Et cette puissance, je ne l'ai puisée ni à l'arbre d'Eden,
dans le fruit de la connaissance du bien et du mal, ni dans
les livres, ni dans les récits, ni dans la solution des pro-
blèmes, ni dans les mystères de la magie. Je suis né créa-
teur. J'ai tiré mes forces d'où tu as tiré les tiennes; car,
toi, tu ne les as pas cherchées... tu les possèdes; tu ne
crains pas de les perdre... et moi, je ne le crains pas non
plus! Est-ce toi qui m'as donné, ou bien ai-je ravi, là où tu
l'as ravi toi-même, cet œil pénétrant, puissant ? Dans mes
moments de puissance, si j'élève les yeux vers les traces
des nuages, si j'entends les oiseaux voyageurs naviguer à
perte de vue dans les airs, je n'ai qu'à vouloir, et soudain
je les retiens d'un regard comme dans un filet ; la nuée
fait retentir un chant d'alarme; mais, avant que je la livre
aux vents, tes vents ne l'ébranleront pas. — Si je regarde
une comète de toute la puissance de mon âme, tant que je
la contemple, elle ne bouge pas de place... Les hommes
seuls, entachés de corruption, fragiles, mais immortels, ne
me servent pas, ne me connaissent pas... Ils nous ignorent
tous deux, moi et toi : moi, je viens ici chercher un moyen
infaillible, ici, dans le Ciel. Cette puissance que j'ai sur la
nature, je veux l'exercer sur les cœurs des hommes : d'un
geste, je gouverne les oiseaux et les étoiles; il faut que je
gouverne aussi mes semblables, non par les armes, l'arme
peut parer l'arme ; non par les chants, ils sont longs à se
développer; non par la science, elle est vite corrompue ;
non par les miracles, c'est trop éclatant; je veux les gou-
verner par le sentiment qui est en moi, je veux les gouver-
ner tous, comme toi, mystérieusement et pour l'éternité !
— Quelle que soit ma volonté, qu'ils la devinent et l'ac-
complissent, elle fera leur bonheur ; et, s'ils la méprisent,
qu'ils souffrent et succombent ! — Que les hommes
deviennent pour moi comme les pensées et les mots dont
je compose à ma volonté un édifice de chants : on dit que
L ŒUVRE DE M1CKIEWICZ 159
c'est ainsi que tu les gouvernes !... Tu sais que je n'ai pas
souillé ma pensée, que je n'ai pas dépensé en vain mes
paroles. Si tu me donnais sur les âmes un pareil pouvoir,
je recréerais ma nation comme un chant vivant, et je
ferais de plus grands prodiges que toi, j'entonnerais le
chant du bonheur!
Donne-moi l'empire des âmes. Je méprise tant cette
construction sans vie, nommée le monde et vantée sans
cesse, que je n'ai pas essayé si mes paroles ne suffiraient
pas pour la détruire; mais je sens que, si je comprimais et
faisais éclater d'un coup ma volonté, je pourrais éteindre
cent étoiles et en faire surgir cent autres... car je suis
immortel !... Oh ! dans la sphère de la création, il y a bien
d'autres immortels... mais je n'en ai pas rencontré de supé-
rieurs! Tu es le premier des êtres dans les cieux!... Je suis
venu te chercher jusqu'ici, moi le premier des êtres vivants
sur la vallée terrestre... Je ne t'ai pas encore rencontré. Je
devine que tu es. Montre-toi et fais-moi sentir ta supério-
rité... Moi, je veux de la puissance : donne-m'en ou montre-
m'en le chemin. J'ai appris qu'il exista des prophètes qui
possédaient l'empire des âmes... Je le crois... mais ce qu'ils
pouvaient, je le puis aussi ! Je veux une puissance égale à
la tienne ; je veux gouverner les âmes comme tu les gou-
vernes...
(Long silence; avec ironie.) Tu gardes le silence !... Tou-
jours le silence ! Je le vois. Je t'ai deviné, je comprends
qui tu es et comment tu exerces ta puissance ; il a menti,
celui qui t'a donné le nom d'Amour, tu n'es que Sagesse.
C'est la pensée et non le cœur qui dévoilera tes voies aux
hommes ; c'est par la pensée, non par le cœur, qu'ils
découvriront où tu as déposé tes armes. Celui cjui s'est
plongé dans les livres, dans les métaux, dans les nombres,
dans les cadavres, a seul réussi à s'approprier une partie
de ta puissance. Il reconnaîtra le poison, la poudre, la
vapeur; il reconnaîtra les éclairs, la fumée, la foudre ; il
reconnaîtra la légalité et la chicane contre les savants et
les ignorants. C'est aux pensées que tu as livré le monde,
tu laisses languir les cœurs dans une éternelle pénitence ;
tu m'as donné la plus courte vie et le sentiment le plus
puissant.
160 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
[Un moment de silence)
Qu'est mon sentiment ?
Ah ! rien qu'une étincelle.
Qu'est ma vie ?
Un instant.
Mais ces foudres qui gronderont demain, que sont-elles
aujourd'hui?
Une étincelle.
Qu'estlasérie entière des siècles que l'histoire nous révèle?
Un instant.
D'où sort chaque homme, ce petit monde?
D'une étincelle.
Qu'est lamort qui dissipera tous les trésors de mespensées?
Un instant.
Qu'était-il, Lui, quand il portait le monde dans son sein?
Une étincelle.
Et que sera l'éternité du monde quand il l'engloutira ?
Un instant.
VOIX DES DÉMONS VOIX DES ANGES
Je sauterai sur son âme comme Quel délire ! Défendons-le, dé-
sur un cheval. Marche, marche, fendons-le. De nos ailes couvrons-
au galop, au galop. lui les tempes !
Instant !... Etincelle!... quand il se prolonge, quand elle
s'enflamme, ils créent et détruisent... Courage!... Courage!.,
étendons, prolongeons cet instant! Courage !... courage !...
éveillons, enflammons cette étincelle... — Maintenant...
bien... oui... une fois encore je te défie ; en ami, je te dé-
voile mon âme... Tu gardes le silence. N'ai-je pas combattu
Satan en personne? Je te porte un défi solennel. Ne me
méprise pas!... seul je me suis élevé jusqu'ici. Pourtant, je
ne suis pas seul : je fraternise sur la terre avec un grand
peuple. J'ai pour moi les armées et les puissances, et les
trônes ; si je me fais blasphémateur, je te livrerai une ba-
taille plus sanglante que Satan; il te livrait un combat de
tête; entre nous ce sera un combat de cœur. J'ai souffert,
j'ai aimé, j'ai grandi entre les supplices et l'amour ; quand
tu m'eus ravi mon bonheur, j'ensanglantai dans mon
cœur ma propre main ; jamais je ne la levai contre toi.
L ŒUVRE DE MICKIEWICZ 161
LES DÉMONS LES ANGES
Coursier, je te changerai en L'astre tombe ; quel délire !... Il
oiseau; sur tes ailes d'aigle, va, se perd dans les abîmes,
monte, vole.
Mon âme est incarnée dans ma patrie; j'ai englouti dans
mon corps toute Pâme de ma patrie!... Moi, la patrie, ce
n'est qu'un. Je m'appelle Million, car j'aime et je souffre
pour des millions d'hommes. Je regardema patrie infortunée
comme un fils regarde son père livré au supplice de la roue ;
je sens les tourments de toute une nation, comme la mère
ressent dans son sein les souffrances de son enfant. Je
souffre ! je délire !... Et toi, gai, sage, tu gouvernes toujours,
tu juges toujours, et l'on dit que tu n'erres pas! Ecoute,
si c'est vrai ce que j'ai appris au berceau, ce que j'ai cru
avec une foi filiale ; si c'est vrai que tu aimes; si tu chéris-
sais le monde, en le créant; si tu as pour tes créatures un
amour de père ; si un cœur sensible était compris dans le
nombre des animaux que tu renfermas dans l'arche pour
les sauver du déluge ; si ce cœur n'est pas un monstre pro-
duit par le hasard et qui meurt avant l'âge; si, sous ton
empire, la sensibilité n'est pas une anomalie, si desmillions
d'infortunés criant : « Secours! » n'attirent pas tes yeux
autrement qu'une équation difficile à résoudre; si l'amour
est de quelque utilité dans ton univers, et s'il n'est pas de
ta part une erreur de calcul...
VOIX DES DÉMONS VOIX DES ANGES
Que l'aigle se fasse hydre ; je lui Comète vagabonde, issue d'un
arracherai les yeux. Au combat : brillant soleil, où est la fin de ton
marche !... Lafumée !... Le feu :... vol? Il est sans fin... sans fin...
Les rugissements :... Le ton-
nerre!...
Tu gardes le silence!... moi, je t'ai dévoilé les abîmes de
mon cœur. Je t'en conjure, donne-moi la puissance, une
part chétive, une part de ce que sur la terre a conquis
l'orgueil! Avec cette faible part, queje créerais de bonheur!
Tu gardes le silence !... Tu n'accordes rien aucœur, accorde
donc à la raison. Tu le vois, je suis le premier des hommes
et des anges, je te connais mieux que tes archanges, je suis
digne que tumecèdes la moitié de ta puissance... Réponds...
il
162 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Toujours le silence !... Je ne mens pas; tu gardes le silence
et tu te crois un bras puissant!... Ignores-tu que le senti
ment dévorera ce que n'a pu briser la pensée? Vois mon
brasier, mon sentiment : je le resserre pour qu'il brûle
avec plus de violence ; je le comprime dans le cercle de fer
demavolonté, comme la charge dans un canon destructeur...
VOIX DES DÉMONS VOIX DES ANGES
Feu!... Feu!... Pitié! repentir!...
Réponds, car je tire contre La nature; si je ne la réduis
pas en poudre, j'ébranlerai du moins toute l'étendue de tes
domaines; je lancerai ma voix jusqu'aux dernières limites
de la création; d'une voix qui retentira de génération en
génération, je m'écrierai que tu n'es pas le père du monde,
mais que tu en es...
VOIX DU DIABLE
Le Tsar!
(Conrad s arrête un instant, chancelle, et tombe.)
Il semble que tout autre cri de l'homme rentre dans
la gorge et s'étrangle, n'est-ce pas, foudroyé par celui
que nous venons d'entendre? Eh bien, non ! Car il est
un autre cri de l'homme, soulevé par l'enthousiasme de
l'Esprit pur, et qui, du fond de l'antiquité, donne la
réplique à Conrad : l'exclamation immortelle d'un sa-
vant vibre à travers les âges, et voici qu'à nos oreilles
qui frissonnent, et près de nos cheveux qui se dressent,
retentit et passe l'aspiration inouïe, le désir formidable,
la voix d'Archimède: « Donnez-moi un point d'appui, et
je soulève le monde! » Ah! comme il Ta cherché, le
poète nationalde la Pologne, avec quel soulèvement de
toute l'âme il l'a cherché, ce point d'appui, non pour sou-
lever le monde, mais pour affranchir son peuple ! « Vois
mon brasier, mon sentiment... » C'est dans ce feu —
car, loin d'en être consumées, ses forces s'y réparent
L'ŒUVRE DE MICK1EWICZ 163
et s'y décuplent — c'est dans ce feu qu'il se plante et
qu'il s'arc-boute.
Pourtant, il n'a pu réussir à délivrer son pays, dira-
t-on. C'est possible. Il n'en a pas moins fait une œuvre
d'une importance unique, et de conséquences incalcu-
lables. Dans « le brasier de son sentiment », brasier
tel qu'on n'en a jamais vu d'aussi intense, s'est forgée
sa poésie, ce pilier de bronze. Indestructible, le pilier
se dresse au milieu de la nation polonaise. Les com-
patriotes de MickieAvicz savent maintenant, eux aussi,
où s'arc-bouter pour l'éternelle résistance. L'œuvre de
leur barde, voilà pour eux le point d'appui d'Archi-
mède.
... Et pendant qu'ils ont trouvé cette aide inestimable,
d'autres prométhéens, fils d'autres nations, cherchent
de leur côté le point d'appui d'où il soulèveront la terre
« et renouvelleront sa face ». « Dieu est grand », disent
les fidèles d'Allah. Sans doute. L'homme aussi. Car il
est fils de Dieu.
IV
LA POESIE D ACTION
On a beaucoup discuté sur le fait de savoir si les
poètes ont raison ou tort de se jeter en pleine action poli-
tique et sociale, de se mêler aux luttes des partis, et de
payer de leur personne dans la grande bataille. Userait
peut-être bon de ne pas émettre à cet égard d'opinion
tranchante. Pour s'être mis à jouer avec éclat leur rôle
de citoyens, quelques poètes se sentirent vivre d'une vie
plus intense ; et ils ne furent pas déplacés dans la po-
litique. C'est donc affaire de tempérament. C'est en-
164 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
core affaire d'époque et de circonstances. Certaines
heures de la destinée des peuples sont passionnantes,
et telle scène du long drame qu'est leur existence vaut
vraiment la peine qu'on y prenne part : la chose advint
au temps romantique, âge de mouvement et de couleur,
d'esprit chevaleresque et de fantaisie, où la noblesse de
l'âme et la beauté du geste avaient droit de cité dans
la vie publique.
Nous pouvons encore ajouter: aussi bien, et s'il s'agit
de vrais poètes, ne vous mettez pas en peine pour eux
de la ligne à suivre ; car un instinct sûr les guide et
dicte à chacun la conduite qu'il doit tenir au milieu des
événements.
Ceci concédé de très bonne foi, et sans l'ombre de
réticence, je puis maintenant me risquer à dire qu'à
mon humble avis, et d'une façon générale, le poète est
impropre au maniement du réel. « La politique, c'est la
main à la pâte », disait rudement quelqu'un. Or, la vie
de rêverie et de méditation du poète, son amour des
hauteurs, son culte de l'idéal, son dédain des vulgari-
tés, ne le désignent guère pour pétrir cette pâte-là, qui
est très sale. Sans doute, ses désirs volent vers les
grands jours de l'Histoire, et les appellent; nul ne
s'enflamme d'une pareille ardeur pour les nobles causes ;
il est capable de s'y ruer d'un cœur de lion, et non
seulement de les chanter, mais de mourir pour elles :
Kœrner le fit bien voir en 1813, et Byron en 1824, et
Garczynski en 1830, et Petœfî Sandor en 1849. Néan-
moins, une fois l'accès d'héroïsme passé, le poète
redeviendra vite ce qu'il est foncièrement, c'est-à-dire
une créature mélodieuse et frissonnante, une harpe
éolienne qui gémit au moindre souffle, un être d'une ré-
sonnante infinie, mais inquiète, et dont l'âme, musi-
cale, variable, mobile, jamais lamême, s'émeut, s'agite,
s'envole, puis retombe à terre, se sent tour à tour des
L ŒUVRE DE MICKIEWICZ 165
ailes ou des chaînes, selon que le sentiment et la pen-
sée l'exaltent ou l'accablent, et qu'elle se perd joyeuse
dans l'infini du rêve ou s'affaisse désolée parmi l'abîme
de contradictions et d'énigmes qu'est notre vie ter-
restre. Tel m'apparaît le poète, même lorsqu'il ne
s'éloigne pas des parages calmes de l'existence; où que
ce soit, il a toujours l'air plus ou moins en exil; qu'ad-
viendra-t-il de lui s'il se risque en pleine lutte sociale ?
Il y sera comme une aiguille affolée. Déjà, lorsqu'il
accourait aux guerres d'indépendance, il s'y sentait plus
apte à exalter les courages qu'à les diriger : en aucune
bataille, on ne le vit aède et capitaine. Mais il ne pourra
manquer de se trouver tout à fait au-dessous de lui-
même dans les luttes du Forum. Il n'y acquerra pour
ainsi dire jamais le sang-froid ni le scepticisme néces-
saires à l'homme d'Etat. Il craindra les contacts, s'in-
dignera de la bassesse des appétits qui se dissimulent
sous les phrases, vomira le langage écœurant des ban-
quets politiques et des clubs. Puis, son amour des êtres
vivants, le chagrin qu'il éprouverait s'il lui fallait faire
du mal à quiconque1, triompheraient vite des préfé-
rences ou même des convictions qu'il peut avoir,
comme tout autre, sur la route à choisir et la direction
qui convient à la caravane humaine. S'agit-il même de
l'aventure épique et grandiose, et non point de patauger
dans le marécage des épigones et des décadents de
l'action, ses délicats scrupules, son extrême bonté
d'âme ne lui permettraient pas de faire cortège aux
héros nietzschéens et de suivre leur pas de fer qui
n'hésite pas à renouveler l'histoire en broyant la tête
des hommes.
Tout au plus le verra-t-on parfois manifester — en
1. « Je ne souhaite la souffrance d'aucune chose vivante.
(Shelley, Promet liée délivré.)
16G LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
admettant qu'il soit une exception et constitue parmi
les autres poètes, ses émules, un cas très rare — tout
au plus, dis-je, le verra-t-on manifester des parties
supérieures de prophète politique et de pilote des
peuples. Encore se montrera-t-il très inégal, très in-
complet, une fois arrivé au pouvoir et s'il se trouve, d'un
jour à l'autre, chef de gouvernement. Un exemple
typique est celui de Lamartine. Contrairement à l'opi-
nion reçue il y a une trentaine d'années, il est aujour-
d'hui bien établi parles travaux récents qu'à la tribune
parlementaire et sous la monarchie de Juillet, pas un
orateur n'eut des vues aussi fortes, aussi sûres, aussi
intuitives, sur la direction gouvernementale, la tour-
nure des événements, les menaces du lendemain, et
même sur les questions techniques et d'affaires. Lamar-
tine ne cessa d'avertir Guizot, que son fameux
« pays légal » était une ineptie autant qu'une injustice,
et qu'on devait gouverner pour tous, non pour une
caste, non pour une oligarchie censitaire. 11 prévint le
même Guizot, et, avec lui, Thiers, Mole, OdilonBarrot,
et tutti quanti, que le quatrième Etat, pour lequel ces
ministres à la Joseph Prudhomme ne voulaient rien
faire, entrerait en scène malgré et contre eux : et il leur
annonça « la Révolution du mépris ». Il avertit Louis-
Philippe que la cérémonie de la translation théâtrale des
cendres de Napoléon était une grave faute, car cette
apothéose posthume de l'homme qui avait représenté
la Force sans frein ni scrupules ne manquerait pas de
réveiller les instincts césariens ; et l'on pouvait ainsi,
sans le savoir, s'acheminer de nouveau vers l'Empire.
Il intervint contre Thiers, attardé dans l'amour des pa-
taches, en faveur de la locomotion nouvelle et des
chemins de fer; et, à l'endroit des conseillers ordi-
naires du régime, il eut encore raison sur d'autres
points. Vint la Révolution de 1848; il fut porté sur le
L ŒUVRE DE MICK1EWICZ 4G7
pavois et conjura l'anarchie par une apostrophe fulmi-
nante, immortelle. Mais là finirent ses exploits de
parole et de geste. A dater de la fameuse journée de
l'Hôtel de Ville, son génie l'abandonna. A son tour, il
ne vit pas que, de gratifier la France d'un suffrage uni-
versel aussi grossièrement organisé que celui dont nous
continuons à jouir, c'était restaurer l'Empire à l'avance.
Il ne fut pas moins aveugle sur la conduite à tenir à
l'égard du socialisme. 11 ne s'aperçut point que celui-ci
n'était pour le moment qu'un dangereux monstre et qu'il
eût fallu — par une diversion magnanime, du reste —
le maintenir le plus longtemps possible dans la période
de criticisme*. 11 n'y avait qu'un moyen de détourner
le péril : lancer la République au delà des frontières,
à la délivrance des nationalités qui partout se soule-
vaient, et attendaient en frémissant notre admirable
armée de cette époque2. De la sorte, 4848, au lieu de
représenter dans l'Histoire le premier avortement du
socialisme et le retour offensif de la réaction, eût sym-
bolisé, au contraire, l'ère delà délivrance politique des
peuples, libres de s'adonner désormais à l'étude des
1. L'expression est de Blanqui, et elle lui échappa vingt ans
après 1848.
2. Je sais que je vais ici à rencontre de l'opinion reçue. On
loue généralement Lamartine d'avoir rassuré l'Europe par le
manifeste qu'il adressa aux Puissances, en sa qualité de chef du
Gouvernement provisoire. Mais, parmi ceux qui assistèrent aux
événements de 1848, il en est qui persistent à ne pas approuver
le poète sur ce point : et il faudrait avoir lu une étude extrême-
ment intéressante, signée G. d'Orcet, et parue dans la Revue
Britannique de septembre 19C0. L'auteur affirme qu'une interven-
tion française en faveur des nationalités eût été, à la date dont
nous parlons, non seulement conforme à la générosité tradition-
nelle de la France, mais, en outre, d'une politique habile. Les
arguments dont il étaie son opinion sont solides et font réflé-
chir. Je regrette de ne pouvoir citer certains passages de son
travail.
168 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
questions sociales; et, cette année même, la France eût
repris sa mission historique de libératrice des nations.
Lamartine ne vit aucune de ces vérités, et il tomba,
exemple mémorable du poète homme d'Etat, c'est-à-
dire de l'intuition tantôt divinatrice et tantôt défail-
lante, de l'éclair qui passe et replonge dans la nuit.
Mais, s'il est vrai que le poète ne représente vrai-
ment que le Rêve, c'est-à-dire la moitié de l'activité
humaine et de l'Homme — la plus belle, il est vrai,
puisque le Rêve a seul le pouvoir de féconder l'Action
et d'engendrer l'Avenir, cet Avenir toujours paré à
nos yeux delà beauté laplus belle, j'entends celle qui est
à naître — s'il est vrai, dis-je, que le Poète ne repré-
sente vraiment que le Rêve, c'est une raison de plus
pour qu'il souffre du supplice de Tantale, pour qu'il se
voie dévoré de la soif de cette action qu'il sent tout
près de lui, et à laquelle son imagination ardente lui
dit à tort qu'il est aussi apte que quiconque. Combien
il s'afflige de voir une telle coupe s'éloigner de ses
lèvres ! Car il n'aime vraiment que ce qu'il n'a pas :
et il aime surtout l'Impossible et la Chimère.
Ce désir violent de l'Action, les poètes anglais, fils
d'une race particulièrement énergique, l'ont manifesté
plus que d'autres. « Il faut faire pour le monde
quelque chose de mieux que des livres », s'était écrié
Ëyron. Et il partit pour la Grèce. Walter Savage Lan-
dor ne voyait pas autrement : « Plus il y a de debaters
et moins on agit », disait-il. Et il avait bien prouvé,
lui aussi, qu'il tenait les paroles pour insuffisantes en
allant, pendant les guerres napoléoniennes, se battre
en Espagne contre les Français. « J'aime mieux celui
qui fait un poème en actions que celui qui le fait en
mots », déclara Carlyle, ce poète de la prose. Ses
livres respirent l'Action, encore l'Action, toujours
l'Action : tous ses personnages historiques sont de
L ŒUVRE DE MICKIEWICZ 169
grands hommes d'action. Shelley lui-même, le plus
spéculatif des rêveurs sublimes, écrivit son poème de
Laon et Cyllma, dont le héros est un libérateur des
peuples, un instaurateur en armes de la justice.
Pour des raisons qui n'étaient plus celles de leurs
émules d'Angleterre, les grands poètes polonais
pensèrent de même. Ils appartenaient à la nation mar-
tyre : à quoi tendraient bien les efforts de chacun des
enfants d'un tel peuple, sinon à susciter cette action
vengeresse qui affranchirait la Patrie? C'était pour
tous Yunique devoir. Mickiewicz, moins qu'aucun de
ses compatriotes, pouvait y faillir.
Ce qui n'avait pas l'Action pour but ne l'intéressait
pas, car, à son avis, les grands poèmes et les grands
livres étaient avant tout des actes. Il s'est exprimé là-
dessus d'une manière formelle dans une de ses leçons
du Collège de France que je regrette de ne pas citer
longuement, car elle est bien frappante. J'aurais des
réserves à faire sur l'esthétique qu'elle formule, car je
la trouve en partie vraie et en partie fausse, et quelque
peu outrée : il faudrait ici de la nuance, et le poète n'en
a pas mis. Toutefois, les lignes suivantes sont à peu
près justes : « Une littérature dont on occupe un public
sérieux doit être ce qu'elle a été dans les grandes
époques créatrices ; elle doit être tout ensemble reli-
gion et politique, force et action. Or, une telle litté-
rature existe, vit et agit chez les Slaves. C'est là qu'on
pourrait trouver des éclaircissements sur la manière
dont se produisirent les plus grands et les seuls vrais
ouvrages littéraires : les vers d'Homère, les strophes
des Niebelungen, les versets du Coran, et même les
versets de l'Evangile ■ . Les éléments d'une telle lit-
1. Il est certain que la phrase qu'on vient de lire contient des
affirmations d'une esthétique étroite et tout à fait inadmissible.
Une partie de la haute littérature se trouverait ainsi condamnée
170 LES GRANDS POETES ROM ANTIQUES DE LA POLOGNE
térature. déposés dans l'esprit de la race slave,
mûris par les travaux d'une vie intérieure qui a duré
des milliers d'années, viennent enfin de se manifester.
C'est dans ce sens que Kollar a dit que, tous les
peuples ayant dit leur mot, c'est maintenant à la race
slave à dire le sien. » De telles paroles, prononcées
en 1844, corroboraient son enseignement du 13 dé-
cembre 1842 :« La véritable poésie, chez les Grecs
môme, ne signifiait autre chose que l'action. Malheur
aux poètes, s'ils se bornaient à parler ! C'est alors
que la poésie leur jetterait cette guirlande de feuilles
mortes dont ils seraient condamnés à s'amuser pendant
toute leur vie. »
Voilà donc qui est entendu : la littérature est avant
tout Action. En somme, et quelles que soient les
réserves à propos d'une théorie de ce genre (je ne
pouvais les indiquer ici qu'en passant et par ma note
de tout à l'heure), en somme, dis-je, il est tout naturel
que Mickiewicz ait pensé de la sorte, et cette défmi-
et jetée à l'eau, sans raison, sans preuves. A coup sûr, certaines
œuvres écrites ont eu sur révolution générale une influence
directe et visible. D'autres n'ont eu qu'une influence indirecte.
Suit-il de là que les premières soient seules des œuvres litté-
raires? Ou bien irait-on jusqu'à nier l'influence des secondes,
parce qu'indirecte et obscure? Mais comment ne pas apercevoir
que personne n'a jamais su ni ne saura jamais si telle ou telle
œuvre, en apparence toute de beauté lointaine, n'a pas eu sur la
vie générale ou sur la vie individuelle infiniment plus d'action
qu'on ne pourrait le croire au premier abord? Qui a vu les
canaux mystérieux par où le fleuve immense de l'art et de la
pensée, composé de tant de sources réunies, déverse ses eaux
fécondantes sur une telle quantité d' âmes humaines? et, par con-
séquent, influe sur les actes des hommes? Mais alors, si toute
œuvre de pensée ou d'art véritable est utile, soit comme large
nappe, soit comme minuscule affluent, comment pouvoir dire
qu'il n'y a de vrais ouvrages littéraires que les vers d'Homère,
les strophes des Niebelungen, les versets du Coran, et les ver-
L ŒUVRE DE MICKIËWICZ 171
tion du grand Art est très logique dans la bouche d'un
poète national.
Du reste, il avait prêché d'exemple, avant de for-
muler le précepte : ce fut toujours une poésie d'action
que la sienne. Déjà Tune de ses premières œuvres,
c'est-à-dire son poème de Conrad Wallenrod, publié
en 1828, à Pétersbourg, sous les yeux de la censure
russe qui n'en vit pas le sens caché, n'avait point été
sans conséquences dans l'ordre des faits. J'en ai indi-
qué plus haut la fable, en quelques lignes : un Lithua-
nien, jadis razzié par l'ennemi héréditaire de son
pays, c'est-à-dire l'Ordre Teutonique, a été élevé dans
la foi chrétienne, et, devenu l'un des plus fameux
chevaliers de l'époque, s'est vu élire Grand-Maitre
des «Manteaux blancs ». Sur la fin de sa vie, il sent la
race et le patriotisme se réveiller en son âme avec vio-
lence; et il ruine son ordre adoptif au profit de son
pays d'origine parla plus machiavélique des trahisons.
Faites de même contre ceux qui nous ont dépecés —
si vous le pouvez et si les circonstances vous le per-
mettent — semblait insinuer le poète à ses compa-
triotes. Et l'œuvre avait pour épigraphe un mot de
Machiavel: « 11 faut être à la fois renard et lion. » Les
Polonais comprirent, et la leçon porta ses fruits sans
tarder. L'historien Mochnacki nous apprend que le
poème devint immédiatement le manuel de la conspi-
ration polonaise qui couvait et allait aboutir deux ans
plus tard à l'insurrection de 1830. « Déjeunes patriotes
enrégimentés dans l'armée que commandait à Varso-
vie le grand-duc Constantin se sentirent moralement
déliés de leur serment. » Ce ne fut pas tout; et dans
l'ordre de la pensée, comme dans celui de l'action, on
vit se créer une tendance aux voies ténébreuses et
violentes, un état d'esprit tragique et désespéré qu'on
dénomma ; Wallenrodisme, Dans Kordian, de Slowacki,
172 LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
le principal personnage du poème est un Polonais qui
se sent violemment attiré vers le régicide ; il voudrait
tuer Nicolas et délivrer ainsi la Pologne de son tyran :
mais c'est un rêveur romantique que soutient l'excita-
tion nerveuse et non l'énergie froide ; au moment d'ac-
complir son dessein, ce petit-fils d'Hamlet se sent
défaillir ; il s'évanouit. L'imagination de Slowacki n'en
resta pas moins hantée, comme celle de tant d'autres,
par l'idée des suites d'un poème tel que Conrad Wal-
lenrod : « Je jurerais souvent, dit-il un jour, qu'au lieu
d'un traître, cette œuvre en a fait des milliers 1 ». Bref,
l'obsession devint si générale et si forte qu'il n'y eut
jusqu'au grand chrétien que fut le Poète anonyme, qui,
dans Iridion, ne jugeât à propos de s'attaquer à la
terrible question dont se tourmentait la conscience de
tant de patriotes et par laquelle ils se demandaient si
l'emploi, même des armes les plus répugnantes, n'était
pas légitime en présence d'un forfait aussi noir que
le partage de leur pays ; il est vrai que Krasinski con-
damne nettement le système, on s'en aperçoit de reste,
et en dépit de la réelle grandeur dont il revêt son
personnage, autre héros de la trahison.
C'est qu'en effet, et malgré tout, on ne pouvait se
rallier d'un cœur léger au « Wallenrodisme » : il y
avait là de quoi inquiéter fortement une conscience
chrétienne. Celle de Mickiewicz fut touchée la pre-
mière par une observation qu'on lui communiqua.
« Une dame qui venait de lire Conrad Wallenrod
s'étonna que ce Lithuanien, converti à l'Evangile, et
enthousiaste au début des splendeurs de sa nouvelle
1. « Voici l'heure : levez-vous : luttez et empoisonnez les
armes ! » Cette phrase de Lilla Weneda, l'un des drames de Slo-
wacki, — laquelle termine une invocation à la terre polonaise,
semble également un écho du poème de Conrad Wallenrod.
L ŒUVRE DE MICKIEWICZ 173
religion, finît par se conduire en païen1. » Rien de
plus fort, en effet, comme objection.
Et c'est encore pourquoi certains essayistes polonais
contemporains, parmi lesquels des hommes d'une réelle
valeur, affirment que Conrad Wallenrod a un sens pro-
fond, qui n'est pas du tout celui qu'on avait cru d'abord :
la première explication, prétendent-ils, est superficielle.
Telle est l'opinion de MM. Tretiak, Spasowicz, et
Marian Zdziechowski. Ce dernier a développé les in-
terprétations nouvelles dans son ouvrage en deux
volumes : Byron et son Siècle. Il fait remarquer qu'il y
a chez Conrad Wallenrod un fond de mystère. Sans
doute, le grand-maître des Teutoniques marche à son
but : la trahison ; mais sans cesse il s'arrête en che-
min, cherche des raisons pour remettre à plus tard, ne
se décide qu'avec une sorte d'égarement dans les
paroles, le geste, l'attitude, la conduite. Il s'enivre,
entre en fureur, chante aux banquets sur un mode sau-
vage, et ne se meut enfin comme un ressort que poussé
par son ami le barde Halban, qui personnifie la force
magique de la Poésie, et qu'on sent si cher au cœur de
Mickiewicz. Puis, une fois les Allemands écrasés, se
réjouit-il? Point. « Ma jeunesse s'est passée dans d'in-
dignes déguisements... aujourd'hui, courbé par l'âge,
les trahisons m'ennuient; c'est assez de vengeance; les
Allemands aussi sont des hommes... », dit-il. Puis,
lorsqu'il meurt : « Voilà les péchés de ma vie »,
s'écrie-t-il en foulant aux pieds sa croix de grand-
maître. D'où viennent de telles indécisions et de tels
remords, remarquent les nouveaux commentateurs,
sinon du duel qui n'a cessé de se livrer dans l'âme de
Conrad? Duel entre le patriotisme exalté, désespéré,
qui préconise la vengeance par n'importe quels moyens,
1. Ladislas Mickiewicz, Adam Mickiewicz, sa Vie et son OEuvre.
174 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
et la conscience qui défend qu'on s'achemine par des
voies louches... même vers un noble but? Nous tenons
cette fois le vrai sens de Conrad Wallenrod, ajoute
M. Zdziechowski : le visage obscur du héros de l'œuvre
s'éclaire... Et quant à son créateur, quant à Mickiewicz,
si nous voulons savoir son opinion sur le terrible pro-
blème de conscience qu'il a soulevé, nous inclinerions
à croire qu'il n'ose en avoir une : il ne se prononce ni
pour ni contre la trahison.
J'en demande pardon au remarquable lettré dont je
m'honore d'être l'ami, mais, à mon gré, ce n'est point
tout à fait ainsi qu'il faudrait écrire le dernier membre
de phrase du précédent paragraphe : à lire et relire
le poème de Conrad 'Wallenrod, il me semble plutôt
que l'auteur se prononce tantôt pour et tantôt contre la
trahison. Il n'est point, je crois, trop subtil de recti-
fier de la sorte l'assertion de M. Zdziechowski : l'on
sentira la nuance, et elle a son intérêt, car elle est en
harmonie avec ces façons de penser, de dire et de faire,
si absolues, si tranchantes, si affirmatives, qui sont le
propre du jeune homme. Au moment où il écrivait Con-
rad Wallenrod, Mickiewicz était au fort de sa bouil-
lante et mélancolique jeunesse : captif chez l'ennemi
héréditaire, il se trouvait en proie à toute la fermenta-
tion intérieure, non seulement de son âge, mais de son
destin, et dans cet état de volcan comprimé où les pas-
sions, même les plus nobles, dévastent l'âme et ne se
soulagent que parla violence des conceptions poétiques.
« Je lis le Fiesque de Schiller et Machiavel », écri-
vait-il à ses amis de Lithuanie : cette phrase en dit
long sur son humeur d'alors. Qu'à la date en question
il ait cru que la sape et les menées secrètes étaient
permises en un cas aussi extraordinaire que celui de
son pays, voilà qui, pour moi, ne fait pas l'ombre d'un
doute. (Un tel état d'âme est d'ailleurs très facile à
L'ŒUVRE DE MICKIEWICZ 175
comprendre ; il suffit de se mettre à la place du poète
et de ses compatriotes.) Oui, que telle ait bien été la
disposition qui le jeta sur sa plume et le poussa irré-
sistiblement à écrire Conrad Wallenrod, c'est très
clair. N'y en eût-il pour preuve que l'ardente sympathie
dont l'auteur accompagne jusqu'au bout du poème le
barde Halban, son frère en poésie, son personnage
préféré, lequel ne cesse de pousser Conrad à la ven-
geance, cela suffirait.
Mais, d'autre part, et comme les poètes supérieurs,
Mickiewicz, tout génie violent et passionné qu'il était,
n'en demeurait pas moins en même temps un génie
profond et réfléchi. C'était en outre une âme profondé-
ment chrétienne. A mesure qu'il écrit son poème et
que l'œuvre avance, sa fable et son héros le gênent, la
chose est incontestable : il se sent mal à l'aise dans sa
conception. L'Idéal moral se dresse devant lui comme
un étincelant fantôme qui s'éteint et se rallume, paraît
et disparaît. Delà l'obscurité d'àme de son héros, ses
indécisions, ses façons bizarres, son détraquement, sa
fatigue, ses remords, et toute sa rêvasserie, toute sa
songerie inquiète et maladive où passe l'ombre d'Ham-
let et que je signalais plus haut, après tant d'autres.
Bref, le poète est pris dans les contradictions. Il se
peut d'ailleurs qu'il ne s'en soit rendu compte que par
lueurs, pendant qu'il jetait les vers sur le papier. Car
il ne faudrait pas croire que la création poétique con-
naisse toujours sa pensée secrète et la contemple avec
des yeux fixes, au moment où elle l'enfante : il n'en est
rien-, et ce serait plutôt le contraire qui serait vrai.
Mais, consciemment ou non, elle l'expulse en bloc
avec le reste, feu, fumée, lave, et tout, ainsi qu'en un
jet de volcan : c'est ensuite au lecteur à distinguer
chacun des éléments de l'explosion.
Ces réserves faites, et maintenant que j'ai indiqué à
176 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
mon tour ma nuance d'appréciation sur ce poème, tra-
gique entre tous parmi les grands poèmes de la litté-
rature polonaise, il ne me reste plus qu'à me rallier à
la conclusion fort juste de M. Zdziechowski :
En résumé, Conrad Wallenrod est le cri d'un déses-
poir sublime ; ce cri vient des profondeurs d'une âme
obsédée par un amour infini de la patrie, par un amour
sans mesure et sans bornes. Mais la situation de la patrie
est telle que, pour la sauver, il faut recourir à des moyens
contre lesquels se révolte ce qu'il y a de plus divin dans
l'âme d'un être d'élite : la Conscience. Alors, que faire?
Pas de réponse. Mais la question ainsi posée ren-
ferme le germe du Messianisme futur. Puisqu'il n'y a, pour
sauver la Patrie, d'autre moyen que l'alliance avec le Mal,
et puisque, cependant, cette alliance est repoussée par la
Conscience, il ne reste qu'un seul refuge : le Miracle ; forcer
Dieu à faire le miracle de la résurrection de la Patrie, en
s'élevant soi-même à cette hauteur et à cette puissance
morales, qui enfantent des miracles.
Il n'est pas inutile de noter que cette conclusion de
M. Zdziechowski sur Conrad Wallenrod rejoint juste-
ment une autre opinion de M. Kozlowski au sujet du
Conrad des Aïeux, et que, sans s'être donné le mot,
les deux écrivains s'expriment à peu près dans les
mêmes termes : « L'improvisation de Conrad, dit
M. Kozlowski, implique la force cruelle et inexplicable
de l'esprit de Dieu et la puissance créatrice de l'amour
dans l'homme. Il y a duel entre ces deux forces. Mais
le Messianisme est en germe dans cette improvisation. »
Donc, — et qu'il s'agisse de l'un ou de l'autre Conrad
— tout le monde est d'accord pour attester les noires
profondeurs d'où sortit le Messianisme : comme un
rayon de Rembrandt, il fulgura soudain parmi les plus
épaisses ténèbres qui se fussent accumulées dans
l'âme d'un peuple et dans celle de ses poètes. Il fallait
L ŒUVRE DE MICKIEWICZ 177
vraiment une lumière mystique d'un éclat inouï, d'une
incalculable puissance, pour ranimer la conscience na-
tionale et pour faire surgir « la résurrection et la vie »
d'une des agonies spirituelles les plus désespérées
qu'on eût vues. Autrement, « comment expliquer », dit
encore si bien M. Kozlowski, « que le brigandage com-
mis sur la Pologne, et l'immensité de ses souffrances,
et l'inutilité de ses luttes, comment expliquer que ces
faits navrants se fussent justement produits au moment
où ce pays se ressaisissait, corrigeait sa vieille constitu-
tion vicieuse, et prenait, au point de vue moral, la tête
des peuples de l'Europe orientale dans le même temps
que la France régénérait le monde à l'Occident »?
C'est sur ces mortelles angoisses et ces doutes que
le Messianisme projetait la consolante lumière de sa
réponse. La Pologne est le Christ de l'humanité. De
même qu'en 1789 la France avait proclamé la liberté
à la face de toutes les nations de la terre et pour tous
les hommes, de même, le 3 mai 1791, la Pologne avait
répété le cri de sa sœur, et s'était fait l'écho de la bonne
nouvelle, non seulement pour ses propres enfants, mais
aussi pour les nations de l'Europe orientale, ses voi-
sines. Mais celles-ci, viles esclaves éprises de leurs
chaînes, rejetèrent le nouvel Evangile : et elles cruci-
fièrent le peuple qui le leur apportait. Elles ne savaient
point que du sang de l'immortel martyr naîtrait, et
pour elles et pour celui qu'elles venaient de supplicier,
l'idée d'une liberté supérieure encore à la liberté qu'en-
tendait inaugurer 1789 : de même qu'au milieu des
convulsions de la fin du xvme siècle français commen-
çaientà s'élaborer ce nouvel ordre de choses et ces temps
nouveaux dont, aujourd'hui encore, nous n'avons guère
vu que le début.
Telle fut la doctrine messianiste. Sans la dévelop-
per davantage, — car c'est la seconde fois que j'en
1.2
178 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
parle, — je ne puis m'empêcher de remarquer que, dans
leurs soulèvements, la France et la Pologne appa-
raissent comme les seuls peuples qui pensèrent aux
autres autant qu'à eux-mêmes. La Marseillaise fut le
chant de la liberté du monde : de même, l'insurrection
polonaise de 1830 jeta aux Russes cet admirable cri,
devise de ses étendards : « Pour votre liberté et pour
la nôtre ! » On reconnaît à de tels élans le cœur des deux
seules nations chevaleresques qui furent : celle qu'on
vit à la tête de toutes les croisades, et cette autre qui,
pendant plusieurs siècles, couvrit l'Europe orientale
de son bouclier. Et il revenait aux poètes de ces peuples,
seuls héritiers de l'Evangile, aux Lamartine, aux Vic-
tor Hugo, aux Mickiewicz, auxKrasinski, de proclamer
l'idéal nouveau de l'humanité nouvelle : fraternité entre
les peuples, fraternité entre les hommes. Les autres
peuples n'y songèrent jamais. C'est à peine si de leurs
profondeurs s'échappatelle ou telle voix, qui, chez eux,
fut plutôt une exception, et comme un reproche à leur
égoïsme : la voix d'un Schiller, d'un Shelley, d'une
Elizabeth Browning.
« Aide-toi, le ciel t'aidera. » L'idée messianiste trou-
vée, il ne s'agissait point de s'en servir comme d'un
oreiller où reposer sa tête dans une molle consolation,
mais d'y voir un point lumineux de ralliement autour
duquel on viendrait se reformer pour repartir, et bon-
dir de plus belle au fort de l'action et dans la mêlée.
Des actes, encore des actes, toujours des actes : à l'éter-
nelle bataille ! Vienne pour MickieAvicz le moment où
la poésie écrite lui semble avoir donné toute la flamme
dont elle est capable, vienne l'heure où il se dira qu'il
faut chauffer l'âme de ses compatriotes dans une forge
encore plus ardente et au souffle embrasé de sa poi-
trine et de sa voix lançant les paroles de foudre, — et
ce sera l'heure des cours du Collège de France. Il revê-
L ŒUVRE DE MICKIEWICZ 179
tira le masque du tribun lyrique, reprendra les apos-
trophes des grands poètes de la Bible; il parlera — tel
Isaïe ou Ezéchiel — au peuple assemblé. Vienne 1848,
où le club et le journal rivalisent de cris et de tumulte,
où la littérature embarque sur des brûlots, alors on le
verra fonder la Tribune des Peuples, d'où il enverra des
articles exaspérés àlatête de ces nouveaux gouvernants,
soi-disant républicains, et qui pourtant n'ont pas honte
de se modeler sur leurs prédécesseurs en abandonnant
comme eux la Pologne :
Disons-le immédiatement : chaque système ne sera
qu'une utopie, si nous nous imaginons qu'on pourra le
faire adopter par voie paisible et sans offenser personne.
Vous admettrez pourtant que le monde se divise en serfs
et en exploiteurs, en victimes de la tyrannie et en bour-
reaux... Quand on parle de la société humaine, il est né-
cessaire d'embrasser un horizon plus large que les trente-
huit mille communes de France. La Révolution de Février
a ébranlé toute l'Europe, et le peuple français, qui la fit,
sentait bien comment elle devait être appliquée. C'est
pourquoi, le lendemain de la République, nous avons vu
ses aspirations ardentes à secourir les Italiens et à orga-
niser une croisade contre l'Autriche et la Russie. Le
gouvernement de la France ne comprit pas le sens de
ces aspirations, qui trouva son expression finale dans le
soulèvement du 15 mai en faveur delà Pologne, et bientôt
la République devait payer son esprit d'égoïsme par les
carnages de Juin et la victoire de la réaction.
Ce n'est pas tout, et, à cette même date de 1848, il
ne se contenta pas de parler ou d'écrire. La plupart
des nations opprimées se soulevaient : peut-être, et en
dépit de l'épouvantable répression qui avait suivi 1830,
la Pologne allait-elle tenter de nouveau la chance. Je
suis le Tyrtée de mon peuple, pensa-t-il : il me faut
marcher en tête de ses troupes. Le voilà donc parti en
180 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Italie, dès le 21 janvier delà fameuse année; il s'y
montre au premier rang" de la légion polonaise qui se
formait à Rome, et, de là, comptait pouvoir passer en
Pologne et soulever le pays. (Ce corps se fondit plus
tard dans l'armée sarde et combattit à Novare.) Pour
être membre de cette légion, il fallait avoir souscrit un
symbole, que rédigea le poète national. J'emprunte à
M. Kozlowski le résumé de ce document qui prouve à
l'évidence que, pour Mickiewicz, le républicanisme et
la démocratie n'étaient que de simples formes et le
moyen de s'acheminer au seul but véritable : un ordre
de choses humain et fraternel.
Il n'y a pas de pièce plus significative que ce symbole,
pour qui veut se représenter l'esprit de 1848 : le texte
est comme le miroir de l'époque, il la reflète à miracle.
11 contient quinze poimts. L'esprit duchristianismeyest
considéré comme la base de la législation future, et il
se manifeste dans la patrie polonaise, fille de l'Evangile.
La Pologne, libre, ressuscitée, tend la main aux peuples
slaves. La liberté de toutes les religions, de la parole
et de la presse, est proclamée dans la Pologne future.
Chaque peuple est déclaré citoyen de l'humanité, et
tous sont égaux. 11 y a égalité de droits entre les Polo-
nais et les Israélites, et fraternité à l'égard de ces der-
niers. Tout office est électif; à chaque famille est
attribué un champ particulier, sous la tutelle delà com-
mune; à chaque commune un champ commun, sous la
tutelle du peuple ; chaque propriété sera respectée et
rendue intacte au gouvernement national. (Dans ses
cours du Collège de France, Mickiewicz avait prôné la
communauté des terres, qui est la plus vieille tradi-
tion slave.) Assistance aux frères tchèques et russes;
assistance chrétienne à tout peuple, comme à son pro-
chain. Bref, c'était la politique de t avenir qu'inaugurait
ce symbole souscrit par Mickiewicz et ses légionnaires.
L ŒUVRE DE MICK1EWICZ 181
Je puis clore ici ce chapitre. Nous y avons clairement
vu que le grand h'omme, fidèle à l'instinct du vrai
poète national, lequel, si les circonstances le veulent
ainsi, devra s'affirmer le contraire d'un contemplatif,
n'avait, à mesure qu'il avançait dans la vie, cessé
d'accentuer le rôle d'action visible et directe qui faisait
partie de sa mission sur la terre; et ce, jusqu'à
s'élever, en 1848, au rang de législateur de légions en
marche. Ce rôle, digne couronnement de sa vie, il y
persévérera jusqu'à son dernier souffle. Car, sept ans
plus tard, nous le retrouverons visitant les légions
polonaises au service de la Turquie, pendant la guerre
de Crimée ; c'est à Constantinople qu'il rendra l'âme,
par suite d'une attaque de choléra ; et c'est entre deux
rangs de soldats polonais que son cercueil sera conduit
au quai d'embarquement. Obsèques uniques, en vérité,
seules dignes d'un combattant, d'un barde, d'an héros
national de Pologne.
THADEE SOPLITZA
« La, Pologne, cette Italie du Nord,
aux mœurs turbulentes et magni-
fiques... »
(Eugène-Melchior de Voôué,
le Roman russe, étude sur Gogol.)
Avez-vous été forcé de quitter votre patrie pour vous
en aller très loin, aux colonies ou ailleurs, ne fût-ce
qu'un ou deux ans? Si oui, vous avez compris le mot :
nostalgie; vous avez éprouvé la sensation de tristesse
particulière qu'il évoque. C'est une mélancolie tout à
182 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
fait indéfinissable. Il vous semble que vous avez changé
de planète, et que tout lien avec votre vie précédente
s'est rompu. Et lorsque votre éloignement s'accom-
pagne du bruit de la vague expirant au bout du monde,
sur une grève déserte, devant la mer vide de voiles
et dans le paysage solitaire, votre âme désemparée
s'affaisse un jour, en face d'une baie qui s'est offerte à
votre regard au cours d'une excursion, et que ferme à
angle droit la longue et triste montagne couverte de
bois sombres; vous cherchez alors un refuge dans le
souvenir des chers amis laissés à six mille lieues, et,
leur parlant à travers l'espace, vous gémissez cette
plainte, tracée du bout du crayon sur votre carnet :
Amilié, sainte amitié, consolatrice, divin trait d'union
des âmes... ô sœur, où est ton visage? J'ai dû m'arracher
de toi pour m'en aller vers les terres lointaines, et voici
que je languis de ce côté-ci des mers...
Pourtant, vous n'étiez, après tout, qu'exilé de votre
propre consentement; vous étiez parti pour gagner le
pain quotidien que votre pays ne vous accordait que
là-bas ; vous aviez l'espoir du retour, vous n'étiez point
un proscrit... Mais dans quel abîme de douleur eussiez-
vous sombré, si vous aviez été chassé de vos foyers par
la défaite de l'insurrection nationale et torturé de plus
par la vision du supplice de vos compatriotes, livrés
aux bourreaux en Pologne, dévorés de misère à
l'étranger? Quel désespoir, s'il ne vous eût pas été
donné, comme aux poètes de la nation tragique, de
soulager un peu votre âme en pratiquant le précepte
divin de Goethe : «Poésie, c'est délivrance?... » Ou,
tout au moins, de goûter autour de vos bardes à la
coupe d'oubli, de faire partie de leur auditoire, de vous
suspendre à leurs lèvres, de lire leur dernier poème au
fond de votre mansarde d'exilé?
L ŒUVRE DE MICKIEVVICZ 183
La nostalgie si douloureuse à laquelle nous devons
le poème que nous allons étudier dans ce dernier cha-
pitre, Mickiewicz l'avait eue de bonne heure pour
compagne et pour inspiratrice. Regardez : voici que la
Muse de l'exil a déjà levé son voile au milieu des
splendeurs d'Orient où sont éclos ces merveilleux
Sonnets de Crimée que le poète composa pendant son
internement en Russie; elle apparaît à sa jeunesse afin
qu'il se souvienne que les contrées et les climats
féeriques ne sont rien au prix de la terre natale :
Lithuanie, tes forêts bruissantes me chantaient plus har-
monieusement que les rossignols de Baïdar, que les vierges
du Salghir, et je foulais plus gaiement tes fondrières que
les mûriers de rubis et les ananas d'or...
Et pourtant, quelle splendeur dans ces Sonnets de
Crimée! Quelle vision de jeunesse et de paradis !
Quelle poésie ruisselante de lumière, quel embrase-
ment du ciel, de la terre et de l'âme, quel soleil
de l'Eden, quelles images envolées du cœur même de
l'astre au matin des premiers jours et venues jusqu'à
nous, portées sur des ailes de flamme! Quelle vierge
extase, et quelle merveille ! Mais écoutez :
ALOUCHTA, LA NUIT
Les vents fraîchissent, la chaleur du jour diminue, sur
les épaules du Tchatyr-Dah tombe le flambeau des mondes;
il se brise, répand des ruisseaux de feu et s'éteint. Le
pèlerin errant regarde autour de lui, il écoute...
Déjà les montagnes ont bruni ; dans les vallées, la nuit
est noire ; les sources murmurent comme en rêve sur leur
lit de bluets; l'air qui exhale des parfums, cette musique
des fleurs, parle au cœur un langage qui pour l'oreille est
un mystère.
Je m'endors sous les ailes du silence et de l'obscurité ;
184 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
tout à coup m'éveillent les lueurs éclatantes d'un météore;
un déluge d'or a inondé le ciel, la terre et les monts...
Ah! quelle splendeur ! Oui, c'est en vain que la Muse
mélancolique a levé de nouveau son voile et qu'elle
soupire, c'est en vain que, touché de regret, le poète
s'attriste et, près du tombeau d'une Potocka, morte
autrefois en Crimée, reprend conscience de son exil :
Dans le pays du printemps, au milieu des vergers volup-
tueux, tu t'es fanée, jeune rose ! car les instants du passé,
en s'envolant de toi, avaient déposé au fond de ton cœur
le ver du souvenir.
Là-bas, au nord, vers la Pologne, scintillent des myriades
d'étoiles...
Oui, c'est en vain qu'elle soupire. Rien ne peut
contre l'ardeur de la vie et contre la magie de la
nature ; il faut que le jeune aigle vive et s'envole, il le
faut, Dieu le veut! L'aspect d'une terre féerique a
ranimé son espérance et secoué son chagrin, et déjà,
du seul endroit prestigieux de la nouvelle Assyrie, de
la seule rive étincelante de cet empire à l'aspect de
bronze, ses ailes embrassent le ciel et se déploient dans
le soleil de l'avenir. En dépit de l'horizon changeant,
en dépit des lendemains orageux et des grandes dou-
leurs qui se rapprochent, en dépit des jours succédant
aux jours, et tous également chargés de nuées, de sou-
cis, de menaces, il faut vivre sa vie, il faut accomplir
son destin, il faut aller au-devant de sa gloire ; et voici
qu'il s'est écrié :
La tempête de ton cœur, ô jeune poète, après s'être
calmée, laissera des chants immortels ; et les siècles tres-
seront une couronne pour ton front '.
1. Tous les Sonnets de Crimée sont d'une poésie inouïe. Ils
foisonnent de ces images grandioses et fraîches qu'on ne trouve
L ŒUVRE DE MICKIEWICZ 185
Ah ! si les mots resplendissaient encore de leur
beauté première, s'ils ne s'étaient déflorés en fré-
quentant toutes sortes de lèvres, y aurait-il rien de
comparable à l'évocation produite par quelques vocables
très simples, d'où surgit toute la vie d'un Mickiewicz
et qui la contiennent toute, par ces seuls qualificatifs
où ressuscite Tune des destinées humaines les plus
douloureuses, mais aussi les plus rares et les plus
belles : il fut poète, il fut jeune, il fut captif, il fut pros-
crit ; il est immortel !
Je suis sorti de l'abîme intérieur et de l'absence
où m'avait plongé l'écho brusquement éveillé dans mon
âme par ces simples syllabes... qui donnent sur de si
larges étendues de rêve et représentèrent toutun drame
de réalité... Maintenant, il faut absolument revenir à la
surface des choses, regagner la rive et fouler de nouveau
la terre ferme, en causant sur le mode didactique avec le
lecteur. Donc, Mickiewicz voulut un jour se délivrer, au
moins pendant l'espace d'un poème, de sa nostalgie éter-
nelle; et, en 1834, à Paris, il publiait Thadée Soplitza ou
La Lithuanie en 1812. C'est un tableau poétique de cette
contrée : le poète y a peint et fait tenir tout son pays
natal, sites, coutumes, caractères '. Non seulement
que dans les bardes primitifs, et, au xixe siècle, chez deux ou
trois rivaux de Mickiewicz, Shelley entre autres. Voici, par
exemple, une ou deux de ces images empruntées à Mickiewicz
et qu'on croirait d'un de nos ancêtres aryens : « Je dépassai le
tonnerre assoupi dans son berceau de nuées... » « Le vent, le
vent ! Le navire se cabre... de son front il fend les nuages et sai-
sit le vent sous ses ailes. »
1. Nous devons à M. Venceslas Gasztowt une précieuse tra-
duction en vers de ce poème. Elle a d'abord paru dans les douze
numéros du Bulletin polonais de 1898; puis le traducteur a réuni
cette traduction des douze chants de l'œuvre en un volume pu-
blié chez Adolphe Reiff (Heymann et Guélis, successeurs), 3, rue du
Four, à Paris. Nul ne s'est donné plus de mal que M. Gasztowt pour
l'aire connaître à sa patrie d'adoption la littérature de sa patrie
186 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
l'exécution d'une œuvre aussi lumineuse et sereine dut
être à son âme un soulagement indicible, mais, en
jetant sur le papier les vers de ce poème, il fît encore
le plus grand bien à ses pauvres compagnons d'exil,
car il ne pouvait y avoir pour eux de lecture plus con-
solatrice. M. Ladislas Mickiewicz nous retrace en
paroles touchantes l'effet produit par cette publication:
« L'auteur revoit dans le miroir de son âme la Lithuanie
avec ses majestueuses forêts, ses humbles maisons, ses
mœurs patriarcales et ses habitants, qui ont souvent
mauvaise tête et toujours bon cœur, expansifs, hos-
pitaliers, et Polonais jusqu'au bout des ongles. Quel
bienfait ce fut que de créer un panorama permanent et
merveilleux, une série de tableaux non seulement
vivants, mais parlants ! Devant ces paysages, on
entend jusqu'au murmure des bois et des ruisseaux ; à
ces banquets, on perçoit le son des conversations et
souvent le cliquetis des sabres. Et ainsi, chaque fois
que le proscrit étouffe loin de sa patrie, il ouvre ce
poème, elle vient à lui, et l'enlace si intimement qu'en
fermant le livre il se trouve ne l'avoir quittée que de la
veille et n'être que l'exilé d'un jour. »
Un critique célèbre, Georges Brandès, a déclaré que
Thadée Soplitza était la seule épopée du xixe siècle. Le
mot est parfaitement juste. Mais il pique la curiosité;
il demande à être expliqué par des développements.
« Pourquoi », va-t-on se demander d'abord avec M. Koz-
lowski, « la nation polonaise est-elle la seule qui ait pro-
duit de notre temps une épopée nationale, originale et
nullement classique? » Il semblait si loin de nous, le
genre épique, et à jamais balayé par les nouvelles
formes littéraires qu'avait apportées le romantisme,
d'origine : car, outre Conrad \\ allenrod et Thadée Soplitza, il
a traduit en entier l'œuvre de Slowacki.
L ŒUVRE DE M1CKIEWICZ 187
dont Mickiewicz s'était affirmé, justement, l'un des
principaux coryphées?
La question est fort intéressante, et M. Kozlowski a
bien fait de se la poser, car elle lui a permis d'attirer
notre attention sur un point d'histoire des plus curieux
et des moins connus. 11 nous montre que le poème dont
nous nous occupons ne pouvait naître qu'au sujet d'une
province restée fidèle aux coutumes immémoriales, et
telle que la Lithuanie de 1812 :
Messire Thadée est une épopée dans toute l'acception
du mot; c'est la seule épopée du xixe siècle; une épopée
tout à fait nationale et nullement classique.
Gomment se fait-il que la nation polonaise soit la seule
qui ait produit, de notre temps, une épopée nationale et
originale ?
C'est qu'au sein de cette nation fermentait encore la vie
multicolore et originelle ; qu'on y voyait subsister une
structure sociale composée de divers éléments, lesquels
s'étaient peu à peu superposés les uns aux autres comme
les différents styles et ornements d'une vieille cathédrale;
structure d'après laquelle s'était modelée la constitution
de l'ancienne République de Pologne. La Révolution de
1791 avec la constitution libérale et royaliste du 3 mai; la
Révolution démocratique et égalitaire de 1794, en chan-
geant le fond des idées politiques et sociales, ne laissaient
pas moins survivre tout cet édifice d'institutions locales et de
coutumes qui s'était formé depuis des siècles. Il ne pouvait
pas non plus être détruit parla domination étrangère encore
très récente au moment où commence le poème. La Lithua-
nie possédait donc cet appareil décoratif dont une épopée
ne saurait se passer : richesse et diversité des éléments
sociaux, liberté individuelle immense, riche vie locale,
politique et sociale. Il ne fallait plus qu'un génie pour
profiter de ces éléments et les relier.
En décembre 1832, et au moment où Mickiewicz com-
mença son œuvre, il ne songea d'abord qu'à écrire un
poème idyllique, dans le genre de Hermann et Dorothée. Il
languissait loin de son pays natal. Il rassemblait les im-
188 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
pressions de son enfance et de sa jeunesse aux fins de leur
donner une forme poétique; il les renforçait des souvenirs
de ses compatriotes âgés, repassait traditions, coutumes,
caractères. Il avait encore présentes à la mémoire, et
toutes fraîches par ce qu'il entendait raconter autour
de lui, les luttes épiques soutenues par le peuple polonais
pour essayer de sauver son indépendance; le sujet s'élar-
gissait donc sans cesse dans son esprit, grâce à cet ensemble
de souvenirs, et tout l'entraînait irrésistiblement vers les
hauteurs d'une épopée. Mais, pour que le succès d'un tel
effort poétique, qui ne tendait à rien moins qu'à ressusci-
ter une forme morte, fût complet, il fallait que l'homme
de génie qui se risquait à cette rude tâche vécût à la li-
mite de deux époques ; et de telle sorte qu'appartenant à
la première par ses souvenirs, lesquels donnent un fond
réel à sa peinture, il pût néanmoins, vingt ans après, envi-
sager la vie lithuanienne de son enfance comme quelque
chose d'à jamais passé et de bien lointain. Il fallait encore,
pour qu'il pût la vêtir de formes épiques et lui donner un
contour idéal, que la mélancolie de l'exilé, en augmentant
la perspective du temps, le poussât vers ce sujet; il fallait
enfin que les accents tout récents des luttes nationales
retentissent dans son cœur.
Comme les insectes des époques anciennes, entourés
d'ambre, ont conservé jusqu'aux détails minimes de leur
structure, la vie polono-lithuanienne à la limite de deux
époques, débris de la vie de la Pologne ancienne, se
trouve vivante devant nos yeux, immortalisée par le charme
divin de la beauté. La vie de famille et la vie publique, les
travaux et les loisirs, la cuisine et la chasse, les batailles,
les diétines tumultueuses, la conspiration adroitement
menée et le soulèvement d'un peuple, nous y trouvons tout
cela, mais entremêlé d'incomparables descriptions de la
nature lithuanienne, tantôt sauvage dans ses forêts vierges,
tantôt cultivée dans les paysages doux et pittoresques des
campagnes. Et toutes ces scènes, toutes ces descriptions,
tous ces épisodes charmants, comiques ou tragiques, se
détachent sur l'arrière-fond sérieux et sublime d'une lutte
pour l'indépendance du pays. L'action commence par la
querelle héréditaire de deux familles et envahit peu à peu
L ŒUVRE DE M1CKIEWICZ 189
tous les éléments de la société locale ; l'ensemble est relié
par un moment du drame gigantesque de la lutte natio-
nale, et qui fait oublier tout, même les animosités invété-
rées.
11 me reste à raconter brièvement cette action, mais
les résumés de ce genre sont bien ce qu'il y a de plus
insipide; c'est besogne ingrate pour l'essayiste et
c'est mortel ennui pour le lecteur, car, au lieu d'un
poème étincelant, varié, vivant, familier, pittoresque,
plein d'humour et de naturel, foisonnant de paysages,
de descriptions admirables, et aussi de types, de
scènes originales, d'amusants dialogues, vous vous
voyez obligé de dresser des principaux événements un
procès-verbal aussi ennuyeux que le sont d'ordinaire
les comptes rendus de romans et de pièces de théâtre.
Et vous vous faites à vous-même l'effet de quelqu'un qui
s'évertuerait à dépouiller un thyrse de sa parure de
pampres, pour montrer à la place le plus vilain morceau
de bois sec. Pourtant, comme il est des lecteurs curieux
de connaître l'intrigue d'un récit poétique, je vais dire
un mot de celle-ci ; mais d'une façon ou de l'autre, et
que j'écourte ou développe, le lecteur ne pourra se
faire une idée suffisante d'un poème comme Thadee
Soplitza qu'en le lisant d'un bout à l'autre; il n'y a pas
d'autre moyen de bien comprendre et goûter une œuvre
de ce genre ; même une analyse détaillée serait de peu
de secours en la circonstance. Ceci bien entendu, voici
le squelette du sujet :
Le zajazd, ou expédition judiciaire, était une coutume
anarchique de Lithuanie, qui, à elle seule, symbolisait
en 1812, époque à laquelle on la voyait encore en vigueur,
les mœurs, les caractères, et l'état du pays. Les tribunaux
n'avaient ni police ni gendarmerie pour faire exécuter
leurs jugements ; si, d'aventure, un plaideur mécontent
190 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
d'avoir perdu son procès refusait décéder l'héritage ou
le terrain dont l'arrêt le dépossédait, il ne restait à la
partie gagnante d'autre ressource que de rassembler ses
amis, c'est-à-dire ceux des gentilshommes du voisinage
qui lui étaient dévoués ; tous s'armaient, suivaient
l'huissier, et l'on s'en allait ainsi prendre possession
violente des biens dont il s'agissait. 11 pouvait même
arriver que l'une ou l'autre des parties n'eût du tout
cure de la voie judiciaire et que, sans autre forme
d'instance, elle débutât en organisant simplement un
zajazd, c'est-à-dire conquît ou essayât de conquérir de
haute lutte l'objet de sa revendication. De toutes ma-
nières, les zajazdy causaient des guerres intestines et
des conflits sanglants; à considérer des coutumes de ce
genre, on ne se rappelle que trop l'antique maxime
polonaise : « La Pologne se conserve par l'anarchie »,
et qui finit par perdre la Pologne, bien loin de la con-
server.
Le poème entier de Thadée Soplitza tourne autour
du dernier zajazd. L'auteur suppose que deux puis-
santes familles de Lithuanie, les Horeszko et les
Soplitza, se disputent le château des Horeszko. Cette
demeure seigneuriale a été donnée à la seconde de ces
deux familles par les traîtres de la confédération de
Targowitza, qui se sont ainsi vengés de la résistance
que le panetier Horeszko opposa aux Russes, lorsqu'ils
envahirent la province, et dans laquelle il trouva la
mort. Nonobstant, un procès s'est engagé par la suite
au sujet du château, et le juge Soplitza espère qu'il se
terminera en faveur des siens. D'ailleurs, le comte Ho-
reszko, cousin éloigné du défunt magnat et dernier
représentant mâle de sa maison — dont il ne reste avec
lui que l'orpheline Sophie, petite-fille du panetier, éle-
vée par les Soplitza — consentirait volontiers à une
transaction par laquelle il céderait l'antique logis. Mais
L ŒUVRE DE MICKIEWICZ 191
un tel abandon révolte un vieux szlachcic1 attaché à la
maison des Horeszko et qui, dans cette affaire, est plus
royaliste que le roi, comme tous les vieux serviteurs ;
il apprend au comte que le panetier Horeszko n'a
point été tué par les Russes, comme on le croit géné-
ralement, mais assassiné par un Soplitza, lors du siège
du château, et que lui seul, Gervais, connaît le fait,
dont il a été témoin. En présence d'une telle révéla-
tion, le comte se pique d'honneur ; et, au lieu de tran-
siger, comme il inclinait d'abord à le faire, il se prend
de querelle avec l'autre partie au beau milieu d'un dîner
de chasse, qu'on a servi justement dans la demeure en
litige. Les têtes s'échauffent ; il y a rixe dans le châ-
teau même, puis, un peu plus tard, zajazd orga-
nisé par les Horeszko contre les Soplitza. Les premiers
sont vainqueurs, mais les Russes, maîtres de la Lithua-
nie, envoient des soldats pour rétablir l'ordre. Le déta-
chement étranger est battu parles deux clans polonais,
qui se réconcilient pour tomber sur l'ennemi commun ;
le moine lithuanien Robak est blessé à mort dans le
combat. Ce Robak est le grand caractère et la figure
centrale du poème. Il y joue un rôle fort important ; il
représente l'émissaire patriote, celui qui va par le
pays en réchauffant chez tous la foi dans la délivrance
prochaine de la patrie, en apprenant à ses compatriotes
ce qui se passe dans les pays voisins, en leur commu-
niquant aussi des nouvelles circonstanciées des légions
polonaises au service de Napoléon. A son lit d'agonie,
il fait à ceux qui le veillent le récit de son existence;
il leur découvre qu'il ne s'appelle point Robak, mais
1. Membre de la petite noblesse de Pologne. «On compare tou-
jours », disait Mickiewicz clans son cours au Collège de France, « la
noblesse polonaise à la noblesse française ou anglaise. Il faut au
contraire se figurer un spahi turc ou bien un homme franc du
temps des Mérovingiens.» {Les Slaves, IV, p. 490.)
192 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Jacek Soplitza, et que c'est lui qui a tué jadis le pane-
tier Horeszko, lequel n'avait point voulu lui donner
en mariage sa fille Eva, qu'il aimait et dont il était
aimé. 11 s'accuse aussi d'autres fautes très graves, puis
dit son repentir, raconte brièvement et à mots entre-
coupés les hauts faits de cet ardent patriotisme par
lequel il essaya d'expier sa vie première. D'un mariage
qu'il commit l'erreur de contracter autrefois, pendant
sa période mauvaise, et qui fut très malheureux du fait
de ses vices, il a eu un fils, Thadée Soplitza ; celui-ci
est en train de passer le Niémen pour échapper à la
vengeance des Russes, qui ne voudront pas rester sous
le coup de l'échec qu'ils subirent, lorsqu'ils intervinrent
pour arrêter le zajazd; mais il ne tardera pas à revenir
avec les légions polonaises de la Grande Armée, qui
entre peu après en Lithuanie. L'état-major polonais fait
halte à Soplitzow, et, pendant cette halte, on célébrera
le mariage du dernier Soplitza avec la dernière Ho-
reszko : ainsi prendra fin la querelle des deux familles.
Mais le mariage de Thadée avec Zosia est encore, par
sa date, l'une des plus jolies fleurs de la réjouissance
nationale, car il coïncide avec l'arrivée des Français; et
les fêtes nuptiales auront lieu parmi la joie indescrip-
tible d'un pays qui se croit à jamais délivré. Le bonheur
public et le bonheur privé fusionnent donc à Soplitzow
dans une sorte de délire, et l'épilogue est l'une des plus
belles expressions d'allégresse poétique qu'il soit pos-
sible d'imaginer.
Et maintenant, comment m'y prendre pour montrer
au lecteur quelques-unes des beautés poétiques de
l'œuvre, c'est-à-dire pour choisir entre tant de richesses?
La tâche devient impossible, à moins que je ne me ré-
signe à transcrire au hasard, et par courts fragments,
car je ne puis allonger indéfiniment cette étude. Voici
donc quelques bouts de descriptions, quelques bribes
l'œuvre de mickiewicz 193
de scènes, le tout emprunté à la traduction en vers de
M. Venceslas Gasztowtt.
C'est d'abord la musique du soir dans les champs ;
écoutons les notes du concert nocturne :
La chouette a d'abord gémi sur le toit noir,
Puis des chauves-souris les ailes frémissantes
Ont heurté du logis les vitres reluisantes ;
Plus bas, en bruissant, les phalènes, leurs sœurs,
Des robes vont frôler les confuses blancheurs;
Mais de Zosia, surtout, leur vol baise la joue :
Aux flammes de ses yeux leur fol essaim se joue.
Les insectes en chœur se groupent dans les airs ;
Et tous, en tournoyant, entonnent leurs concerts :
Des moucherons Zosia suit l'accord monotone
Et le faux demi-ton du cousin qui bourdonne.
Dans les champs le concert s'annonce seulement.
Tous accordent encor leur rustique instrument.
Le premier violon des prés, la bécassine,
A crié ; le butor d'une mare voisine
Lui répond; la bécasse, au fond du ciel serein,
Chante, et semble là-haut jouer du tambourin.
Contemplons maintenant la magnificence d'un lever
de soleil :
Comme des perles d'or dans l'eau, quelques étoiles
Brillaient au fond des cieux; avec ses blanches voiles
Un seul petit nuage au vol aérien
Se perdait dans l'azur, comme un ange gardien
Qu'ont longtemps des mortels retenu les prières,
Et qui bien vite au ciel court rejoindre ses frères.
Perles, étoiles, tout s'obscurcit et s'éteint ;
Le front du ciel blanchit d'un reflet incertain.
Son côté droit, posé sur un nuage obscur,
Reste sombre ; mais l'autre a rougi dans l'azur ;
13
194 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Et le soleil, qui semble une vaste paupière,
S'entr'ouvre et laisse voir dans un jet de lumière
La prunelle, l'iris... Bientôt jaillit, tremblant,
Un rayon, qui parcourt le ciel étincelant,
Et se fixe, trait d'or, dans le nuage blanc.
A ce signal, la flamme en faisceau d'or scintille
Et par tout l'horizon se croise et s'éparpille :
L'œil du soleil paraît. Encor presque endormi,
Il est voilé ; ses cils ne s'ouvrent qu'à demi ;
Enfin des sept couleurs à la fois il s'embrase,
Est saphir et rubis tout en restant topaze,
Puis se fond et s'éclaire en cristal blanchissant,
Et devient un brillant limpide, éblouissant,
Aussi grand que la lune, aussi vif que l'étoile :
Tel le soleil marchait, seul, dans le ciel sans voile.
Le passage qui va suivre est l'un des plus célèbres du
poème ; c'est le chant du cor, après une scène de chasse,
et lorsque l'ours vient d'être abattu ; je le donne en
entier :
Alors, à son côté, le Woïski prend joyeux
Son cor de buffle, long, tacheté, sinueux
Comme un boa ; ses mains le pressent à sa lèvre.
Son visage est gonflé ; ses yeux, rouges de fièvre,
Se ferment, et son ventre, à moitié renfoncé,
Envoie à ses poumons tout son souffle amassé.
Il joue alors. Le cor au bois, comme une trombe,
Lance son chant qui dans l'écho se double, et tombe.
Les chasseurs, les traqueurs écoutent, stupéfaits
De ces accords si purs, si forts et si parfaits.
Le vieillard renouvelle encore à leurs oreilles
De son art tant vanté les antiques merveilles ;
Il anime, il remplit les taillis et les bois.
On dirait que la meute y bondit à sa voix.
C'est la chasse : son bruit dans les airs gronde et plane ;
D'abord ce chant joyeux, vibrant : c'est la diane ;
Ces grognements, des chiens reproduisent le jeu ;
Ces tonnerres soudains, ce sont les coups de feu.
L ŒUVRE DE MICKEWICZ 195
Il cesse, mais il tient le cor; on s'imagine
Qu'il joue, et c'est l'écho de la forêt voisine.
Il souffle. Et Ton croit voir ce cor qui retentit
Devenir tour à tour plus gros ou plus petit
En imitant les cris d'animaux ; il s'allonge :
Un hurlement de loup éclate et se prolonge ;
Ensuite en gosier d'ours il s'ouvre largement
Et rugit... De l'auroch gronde le beuglement.
Il cesse, mais il tient le cor; on s'imagine
Qu'il joue, et c'est l'écho de la forêt voisine :
Elle admire les sons mélodieux du cor,
Que les chênes entre eux se répètent encor.
Il souffle. Dans le cor cent cors sonnent ensemble :
Le chant tout à la fois gronde, s'irrite et tremble.
On entend chiens, chasseurs, animaux; puis, levant
Le cor, il lance au ciel un hymne triomphant.
Il cesse, mais il tient le cor ; on s'imagine
Qu'il joue, et c'est l'écho de la forêt voisine.
Les arbres sont autant de cors au son vainqueur
Se transmettant le chant comme de chœur en chœur...
Je pourrais encore montrer tout ou partie de la fête
nuptiale, transcrire telle ou telle scène de ce dernier
festin à l'antique mode polonaise dont l'un des services
représente une diétine, et citer surtout le fameux épi-
sode musical où Jankiel symbolise par le jeu de son
tympanon l'époque la plus palpitante de l'histoire de
Pologne ; mais écartons vite ces tentations, car il faut
maintenant conclure.
La question qui se pose à nous, à la fin de ce cha-
pitre, est la suivante : en quoi Mickiewicz développa-
t-il inopinément son génie, lorsqu'il écrivit Thadée So-
plilza? Et d'où vient que l'agrandissement intellectuel
qu'il témoigna par cet acte poétique fut si remar-
496 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
quable et compléta d'une façon tout à fait extraordi-
naire une œuvre de poète déjà grande et glorieuse
entre toutes?
Vous trouverez la réponse à cette question, si vous
réfléchissez qu'il est extrêmement difficile aux poètes
lyriques d'obliger au silence, ne fût-ce que l'espace
d'un poème, cet éternel cri de l'âme qui, non seule-
ment constitue leur individualité si particulière, mais
donne à leur œuvre sa force poignante et sa prise sur
les hommes. Et, s'il en est ainsi, comment s'attendre à
ce que l'un d'entre eux s'avise brusquement d'exceller
dans l'observation, le récit, la peinture de mœurs, c'est-
à-dire qu'il se soit dépris de son être ordinaire au point
de manifester des qualités entièrementopposées à celles
qui semblaient faire le fond de son tempérament ? L'on
en est stupéfait ; on se demande comment abien pu s'opé-
rer un pareil changement à vue. Car, je ne saurais jamais
assez le répéter, rien n'est plus difficile à un lyrique
que de sortir de soi pour peindre — même poétique-
ment — des caractères : à tenter semblable aven-
ture, il risque de perdre l'élan intérieur et le mouve-
ment impétueux auxquels il doit presque entièrement
la puissance de ses créations. Et, aussi bien, le grand
battement du cœur ne saurait être ici que d'assez peu
de service, puisqu'il s'agit d'autre chose ; il faut désor-
mais que le poète figure la vie polyforme et grouillante,
anime des personnages nombreux et différents, et si
vivants que nous disions d'eux que nous les avons con-
nus ou que nous aurions pu les connaître. Non, il ne
s'agit plus d'être saisi de délire et dominé, soulevé par
son démon intérieur, mais de le dominer au contraire
et de le réduire au calme ; au lieu de la vision extatique
où, parmi les éclairs, flamboient les révélations aveu-
glantes dardées de l'Invisible, c'est l'évocation d'une
foule de souvenirs gracieux ou pittoresques, qui dé-
l'œuvre de MICKEWICZ 197
filent devant votre cerveau comme devant un miroir.
Bref, au lieu de jouer en acteur inspiré son propre
drame, celui de sa passion ou de sa conscience, on re-
garde la vie des autres en contemplateur qui sourit de
mille émotions douces, qui sourit, et qui peint.
C'est donc, en pareille circonstance, non plus de
fougue et de passion, mais de sérénité lucide que
l'œuvre sera faite ; et autant dire que le poète a su
se diriger vers l'autre pôle de l'Art. Toutefois, et s'il
n'écrit qu'une épopée, il s'arrête à mi-chemin, car cet
autre pôle n'appartient vraiment qu'au poète drama-
tique, qui n'a même plus congé, comme l'épique,
d'agrémenter son œuvre de légères digressions et de
se mêler quelque peu à ses personnages <, mais est
tenu de s'effacer derrière eux, et de marcher le plus
vite possible au dénouement.
Mickiewicz ne s'exerça pour ainsi dire pas dans le
drame; et point n'était besoin qu'il le fit; car, telle que
la voilà et que nous venons de la repasser, son œuvre
est stupéfiante. Grand poète lyrique et grand poète
épique tour à tour ! Je vous prie de vous imaginer quel
ensemble de dons cela suppose et de vous dire, en
outre, que si c'est déjà chose peu commune que de
rencontrer un grand génie littéraire, il est encore bien
plus rare de trouver chez le même homme la souplesse,
la flexibilité, la variété, c'est-à-dire le don de méta-
morphose. Cela, c'est la perle sans prix : tant d'artistes
n'ont qu'une seule note ! Mais de penser que, non seu-
lement un homme fut assez fort pour exprimer, avec une
puissance d'images et d'apostrophes inconnue depuis
les bardes antiques, la plus foudroyante et la plus su-
blime des protestations en faveur de la Justice et de
1. Homère ne le fait jamais, Mickiewicz le fait très peu, mais
Dante le fait très souvent. 11 n'y a pas de lois absolues des genres
pour les grands hommes.
198 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Tldéal moral violés dans la personne de son peuple, —
de penser, dis-je, que non seulement l'homme dont je
parle fut capable de donner au monde un tel spectacle,
mais que, de plus, et après cette explosion de son cœur,
il sut tracer une incomparable peinture de toute la vie
nationale et se montrer sans rival dans le récit poétique
et pittoresque de même que dans le lyrisme tragique,
cela confond à la lettre ; et je renonce à trouver des
mots pour dire l'admiration qu'une œuvre aussi vaste
m'inspire, au moment où je l'embrasse d'un dernier
coup d'œil et prends congé d'elle.
JULES SLOWACKI
VIE DE SLOWACKI
Jules Slowacki, l'un des plus grands poètes de la
Pologne et l'un des pins grands artistes littéraires
du xixe siècle, naquit en Volhynie, à Krzemieniec,
le 23 août 1809. Son père enseignait la littérature au
Lycée de cette ville. C'était un partisan zélé des clas-
siques : il écrivit deux tragédies, traduisit en vers les
chefs-d'œuvre de l'antiquité, et jusqu'à la Henriade.
En 1811, il obtint une chaire à l'Université de Vilna,
et mourut en 1814, à quarante-deux ans. Sa veuve,
Salomée Januszewska, femme d'un esprit supérieur,
prit le plus grand soin de l'éducation de Jules, qui re-
çut une forte culture classique. Le poète adorait sa
mère, et elle eut toujours sur lui la plus grande in-
fluence. De l'exil, il lui écrivit sans cesse, la consulta
sur toutes ses œuvres, et elle ne lui ménagea ni les
conseils, ni les critiques.
De solides connaissances servent au poète, mais
n'ont jamais créé chez personne la vocation poétique.
Il s'agit là d'un don mystérieux et divin. Certains signes
infaillibles l'annoncent : par quelques-unes de ses pa-
roles d'enfant, et par des émotions caractéristiques,
Slowacki révéla qu'il l'aurait au plus haut degré. A
huit ans, il demandait à Dieu « de le faire poète et de
lui donner la gloire après sa mort ». A neuf, il pleurait
200 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
en lisant la fameuse scène où le vieil Homère repré-
sente Priam aux pieds d'Achille. Lui-même s'est re\u
plus tard tel qu'il était à cette époque ; il a consigné
dans un de ses poèmes les souvenirs de son jeune
C'était un enfant pâle, aux sentiments de feu : il pré-
tait à ses aspirations les ailes de la pensée et vivait dans le
septième ciel, dans les régions de l'idéal... Il pressentait
qu'un jour ses rêves prendraient corps dans ses paroles,
et qu'il communiquerait avec les hommes par la pensée...
Brisé avant le temps par la douleur des sentiments, il
courait au fond des forêts, se couchait sur la hruyère sau-
vage, écoutait le murmure des sapins, et là, pendant que
lèvent agitait ses cheveux, ses pensées grandissaient, fortes,
sombres, mystérieuses, comme des astres traçant dans
le ciel des orbites immenses... Un souffle soulevait sa
poitrine ; sa chevelure, divisée sur son front, tombait sur
ses épaules et s'y déroulait en épaisses boucles noires. On
voyait que cette chevelure, peignée tous les jours de la
douce main des jeunes filles, devenait luisante comme les
cheveux de ses sœurs. Parfois, les hommes disaient devant
la mère : «Il ne vivra pas. «Alors, la mère regardait fixe-
ment les yeux de l'enfant et répondait: « Vous vous trom-
pez. )>
Le cœur maternel avait raison : Slowacki vécut.
Son passage sur la terre fut assez court, puisqu'il
mourut à quarante ans ; mais si jamais vie fut l'ardente
vie du poète, si jamais existence fut pleine, ce fut celle
que lui dévolut le destin.
Son premier amour fut malheureux, comme le pre-
mier amour de Mickiewicz; à peine sorti de l'enfance,
il s'était épris de Louise Sniadecka, fille et nièce de
deux savants illustres. Il n'oublia jamais cette passion,
et on peut voir en quels termes touchants et tristes il
en parle dans Anhelli. Mais l'épreuve individuelle
n'est qu'un des éléments d'inspiration de la poésie
JULES SLOWACKI 201
polonaise : c'est surtout dans la douleur commune que
ces poètes ont trempé leur génie.
A vingt ans, Slowacki partit pour Varsovie : à peine
s'était-il fixé dans cette ville, où le prince Lubecki
l'avait fait entrer au Ministère des Finances, que l'in-
surrection de 1830 éclata. Lepoète la salua de quelques
chants patriotiques qui commencèrent sa réputation,
puis fut chargé par le Gouvernement national d'une
mission en Angleterre. Il se préparait à revenir à
Varsovie, lorsqu'il apprit la prise de la capitale de la
Pologne par les Russes et la défaite de l'insurrection.
C'était désormais l'exil, et il ne devait point revoir sa
patrie.
Il se rendit à Paris et y passa quelque temps : ce
premier séjour dans la grande ville lui serra le cœur.
Il voyait de près le sort misérable de tant d'émigrés,
ses compatriotes, et s'en désolait en ces termes :
Ici erre le Polonais exilé : il est dans la misère, et le
frère ne secourt point son frère. Les saules pleureurs des
bords de la Seine sont aussi tristes pour nous que les
saules de l'Euphrate. Non, je ne ferai jamais connaître au
monde l'étendue de notre misère... Les visages sont de
marbre, et les cœurs sont de marbre ]...
Il quitta Paris en 1832, après y avoir publié deux
volumes de poésie, et nous le trouvons à Genève
en 1833. Il resta trois années près du Léman et s'éprit
d'une jeune Polonaise dont la famille visitait la Suisse.
Avec elle et ses parents, il fit dans les montagnes une
série d'excursions dont le souvenir lui resta bien cher.
Leur roman n'alla pas plus loin : elle repartit pour la
Pologne, et, en 1836, lui-même entreprenait un long
voyage en Orient. Il commença par l'Italie, et connut
1. Poésies de Slowacki. Paris.
202 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
à Rome Sigisrnond Krasinski, avec lequel il se lia d'une
amitié célèbre. Puis, il passa en Grèce, de là en
Egypte, vit Thèbes, remonta le Nil, s'en alla prier au
tombeau du Christ. La quarantaine qu'il dut subir à
El-Arish lui inspira l'un de ses plus parfaits poèmes :
la Peste au désert.
De retour en Europe, et après s'être arrêté à Flo-
rence pendant une partie de l'année 1838, il se décida
à rentrer à Paris pour y faire imprimer ses derniers
ouvrages : Anhelli, les Trois Poèmes et VEnfer de
Piast Dantyszek. L'année suivante, il donnait Balla-
dyna, Mazeppa, Lilla Weneda. Paris était devenu le
véritable centre de l'émigration : là bouillonnaient les
rêves et les projets des exilés polonais, là s'imprimaient
leurs journaux, s'organisaient leurs plans, se livraient
leurs batailles intestines. Mickiewicz régnait sur eux.
On venait de créer pour lui la chaire de langues et de
littératures slaves au Collège de France; et de là,
comme d'une tribune, il allait parler à ses compa-
triotes, à la France, à l'Europe. Il était à l'apogée de
sa gloire.
Mais c'était aussi la gloire que demandait Slowacki,
et celle-ci se faisait attendre. Il avait déjà publié un
grand nombre de poèmes — nul poète ne fut plus
fécond dans l'espace d'une aussi courte vie — et il ne
se trouvait encore que peu de lecteurs pour en recon-
naître le haut mérite. Presque seul, Sigisrnond Kra-
sinski professait pour son confrère une admiration
qu'il ne cessa de lui témoigner publiquement. Mi-
ckiewicz ne comprenait rien à cette œuvre poétique,
d'un génie si différent du sien. Une brouille éclatante
survint même entre eux. Au banquet polonais du 24 dé-
cembre 1840, où l'on célébra le double anniversaire
de la fête et de la naissance de Mickiewicz, Slowacki
consentit à improviser en l'honneur du poète national,
JULES SLOWACKI 203
mais comme on lui demandait ensuite de présenter à
celui-ci la coupe d'argent que lui offraient ses admira-
teurs, il crut qu'on l'invitait à faire acte de vasselage
et refusa net. On retrouve cette scène de sa vie dans
son poème de Benioioski ' , où il se dresse en face de
Fauteur des Aïeux, dont il se prétend l'égal. Le mor-
ceau eut d'ailleurs un vif succès et contribua beaucoup
à attirer sur lui l'attention du public.
Car il commençait à devenir célèbre, mais, au dé-
but, cette célébrité lui vint plutôt de ses allusions sati-
riques, des attaques auxquelles il se livra, de la part
qu'il prit au Tovianisme, aux querelles de l'émigra-
tion, bref, des luttes de partis où il se jeta, et des
agitations de ses dernières années, que de la grandeur
et de la beauté de son œuvre proprement dite. 11 ne
s'apaisa que sur le bord de la tombe. Sa santé chan-
celait; il avait la poitrine atteinte et il s'éteignait len-
tement, entouré de quelques intimes, le poète Cor-
neille Ujejski, le sculpteur Louis Norwid et Félix
Felinski, plus tard archevêque de Varsovie. L'an-
née 1848 le ranima ; il proposa à ses compatriotes un
plan de confédération : puis il partit pour Posen dans
l'espérance de faire accepter son projet par le Comité
national, et de prendre part à l'insurrection de la
Grande Pologne. La tentative des patriotes échoua ;
Slowacki dut se rendre à Breslau où sa mère vint le
rejoindre; il passa huit jours avec elle. Un ordre
d'expulsion de la police les obligea à retourner, elle
en Galicie, et lui à Paris, où il rentra mourant. « Les
six derniers mois de son existence », dit M. Venceslas
Gasztowt, « furent une longue agonie pour son corps
1. C'est une œuvre brillante, pleine de digressions et d'allu-
sions : pour l'allure et la composition, elle ressemble à certaines
œuvres bien connues de Byron et d'Alfred de Musset : Don Juan
ou Namouna.
204 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
épuisé, mais en même temps une époque de transfor-
mation et de perfectionnement pour son être moral : il
y avait en lui quelque chose d'idéal, et il répandait au-
tour de lui les sentiments de paix, de fraternité,
d'amour. Il ne vivait plus de la vie terrestre. » Le
3 avril 1849, il expirait, àl'âge de quarante ans. Il laissait
une œuvre considérable, écrite dans une langue si mer-
veilleuse, que son émule Sigismond Krasinski sem-
blait, dans une de ses lettres, ne pas trouver assez de
termes pour exprimer l'admiration qu'elle lui inspi-
rait. Et il caractérisait de la sorte les facultés de son
confrère :
Slowacki possède la langue polonaise comme on pos-
sède une amante, prête atout au moindre signal, à mourir
sur un ordre, à revivre sur un regard... elle semble le
supplier et lui dire : « Je suis toute à toi, fais de moi tout
ce qu'il te plaira. Veux-tu que je me durcisse en un bloc
inébranlable ? regarde, je suis devenue marbre ; veux-tu
que je m'évapore en un gaz aérien ? regarde comme je suis
bleue, puis livide, transparente, ffuide, presque anéantie,
et toujours ton esclave. » Ce poète a étendu sou empire
sur tous les horizons de l'imagination. Ce qui, chez
Mickiewicz, était une unité dure comme le granit, absor-
bant le monde entier, saisissant et resserrant l'univers
dans ses prises étroites, est devenu ici un épanouissement,
un retour à l'espace sans limites, à la fluidité de la lumière, au
jeu des couleurs, aux ondes de l'harmonie, au parfum des
fleurs, à tout ce qui veut éclater et se répandre de toutes
parts pour trouver l'introuvable divinité.
Cette œuvre poétique, dont un rival définissait ainsi
la forme, et dont Julian Klaczko reconnut à son tour,
dans sa fameuse étude de la Revue des Deux Mondes
sur le Poète anonyme, qu'elle dénotait « une puissance
de parole que personne n'avait égalée, pas même
Mickiewicz », — nous allons maintenant l'analyser.
JULES SLOWACKI 205
II
L AME EFFRENEE DU STEPPE : LIBRES GALOPS
ET LIBRES SONGES
Ce n'est point dans les premiers poèmes de Slowacki
qu'on peut découvrir sa vraie personnalité. Sans doute, il
est original entre tous : on ne saurait trouver tempéra-
ment plus à part. Mais il ne se dégagea que peuàpeu.Il
lui fallut plusieurs années d'essais poétiques et de tâton-
nements avant de s'affirmer distinct, et de s'accentuer
dans ses conceptions au point d'arriver à produire
l'œuvre la plus étrange, peut-être, de toutes les littéra-
ratures : le Roi-Esprit.
Pendant la première partie de sa vie, il subit très for-
tement l'influence de Byron, laquelle envahit l'Europe
ainsi qu'une vague triomphante, mais imprégna surtout
lésâmes slaves, écrasées par un despotisme deferetque
la privation complète d'indépendance prédisposait par
réaction à cette fantaisie effrénée, à cet orgueil sata-
nique, à cette révolte du désespoir, qu'on vit apparaître
avec les héros byroniens et qui nous font aujourd'hui
l'effet du plus usé des lieux communs de la période
romantique *. Ses premiers poèmes : Hugo, Jean Bie-
lechi, Mendog, Marie Stuart, Lambro, n'ont rien qui
doive nous retenir, si nous voulons chercher — et c'est
notre seul but — l'âme véritable du poète.
1. La domination exercée par Byron sur la littérature euro-
péenne et particulièrement sur les poètes slaves a fait l'objet
d'un des ouvrages les plus importants de la critique littéraire et
philosophique en Pologne : Byron et son Siècle, Etudes de littéra-
ture comparée, par M. Marian Zdziechowski. Cracovie, 2 vol.
1891-1897.
206 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Nous ne ferons exception que pour l'un d'entre eux :
Zmija. Sans doute, cette œuvre est encore très byro-
nienne par certains côtés; mais elle retrace en même
temps les anciennes mœurs de l'Ukraine et de ses hâ-
tants, les Cosaques Zaporogues, ces fameux alliés de
la République au xvie siècle. Dans ce poème, la face
orientale de la Pologne se montre et quelque chose du
tempérament polonais se retrouve ; un je ne sais quoi
d'excentrique et de singulièrement attirant nous fascine
et nous entraîne à sa suite. Le poète ne s'est point placé
au cœur de la Pologne, comme fit le Lithuanien Mi-
ckiewicz, dès ses débuts; par une sorte d'instinct, il
s'est jeté sur les frontières, sur les ailes, allais-je dire,
parmi les cavaliers lâchés à toute bride et les enfants
perdus.
Nulle théorie n'est plus hasardeuse que celle qui veut
chercher à toute force les racines d'une œuvre poé-
tique dans le sol qui vit naître un écrivain, et je n'attri-
bue pas le tour général de l'imagination du poète
dont je m'occupe à ce seul fait qu'il vint au monde en
Yolhynie et à l'entrée de l'Ukraine. Mais, — quelle
qu'en soit la cause, et qu'il s'agisse d'une simple coïn-
cidence ou d'un atavisme mystérieux, — le fait est
qu'il n'y eut jamais de cavalier du Rêve plus incroyable
que Slowacki. Dès la première lecture, on sent d'étroites
affinités entre le tempérament que manifeste une œuvre
pareille et celui de certains de ces Polonais du Sud,
mêlés sans cesse aux Cosaques et sur lesquels ceux-ci
déteignirent. Et plus on vérifie cette vue première, plus
on s'assure qu'il représenta dans le Rêve ce que de tels
compagnons, deux fois pétris par l'histoire, et sortis du
second moule avec des particularités si typiques et si
riches, avaient représenté dans la Vie : c'est-à-dire la
fantaisie et l'aventure effrénées. Slowacki fut l'imagina-
tion lancée au triple galop dans son steppe idéal, ivre
JULES SLOWACKI 207
des symphonies féeriques qu'elle y entendait et qui,
dans la même pièce, s'enroulent en serpents de fleurs
autour des plus sombres visions de drame1, créatrice
des symboles les plus audacieux et les plus démesu-
rés2, mais tout d'un coup s'abattant... plus pâle que la
neige sibérienne d'un de ses poèmes 3, brisée d'une
telle souffrance qu'on la croirait morte, succombant à
la plus noble des pensées qui la hantent, terrassée par
l'horreur du martyre national. Pâle et morte, ai-je dit?
Voici qu'elle se relève, voici qu'elle est debout et reine
au milieu du steppe ! Slowacki ! Mazeppa !
Pays poétique entre tous que ce steppe, — et je ne
parle plus du steppe de l'art, du steppe-fantôme, mais
de celui de la nature et de la vie, — que ces « Champs
Sauvages » qui inspirèrent plusieurs écrivains des pro-
vinces ruthéniennes 4. Le public d'Europe a entendu
parler de l'Ukraine et de ses habitants par deux livres
célèbres : Tarass Boulba. de Gogol, et Par le fer et
par le feu, de Sienkiewicz. Sans doute, ce sont là de
très beaux livres, des livres épiques, mais qui racontent
plutôt qu'ils ne chantent ; ni l'une ni l'autre de ces
œuvres n'est une œuvre de poète pur, enlevé par l'élan
lyrique et qui s'élance vers quelque figure merveilleuse,
d'une poésie unique, vers quelque héros d'une véritable
essence de soleil, que son art devine et cherche et vers
lequel il tend, comme à la fleur rarissime et suprême
qui le couronnera. Chose presque invraisemblable, il
sortit tout armé de la vie réelle, le chevalier de songe
de l'Ukraine : l'art ne le créa point et ne put que le
1. Balladyna.
2. Le Roi-Esprit.
3. Anhelli.
4. Parmi les écrivains polonais, Malczewski, Goszczynski,
Bohdan Zaleski, Czajkowski, Sienkiewicz; parmi les russes et
les ruthènes, Gogol et Chevtchenko.
208 LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
glorifier. Je parle du comte Venceslas Rzewuski dont
j'ai raconté la vie dans l'étude qui ouvre ce volume. Et
de même que j'avais tenu à faire admirer quelques
lignes de l'étonnant poème que lui consacra le poète
national de la Pologue, de même on lira plus loin l'élé-
gie célèbre où le génie de Slowacki ne craignit pas
d'évoquer à son tour le fascinant émir, et ne fut point
battu par Mickiewicz.
Voyageurs, poètes, essayistes, romanciers, ont dé-
peint le steppe1. Le steppe est la poésie même : c'est
le pays des libres galops et des libres songes. La so-
litude y règne en compagnie du silence ; elle s'étend et
se recule à l'infini sous le ciel. Au printemps, les hautes
herbes de la plaine se parent d'une multitude de
fleurs : le vent passe et les courbe : et l'on voit la plaine
onduler jusqu'aux confins de l'horizon. Parfois un aigle
sort de cette masse de verdure, monte dans l'espace,
plane sur sa proie... Aux saisons où l'herbe a disparu,
l'œil découvre des tombeaux de guerriers, des tumu-
lus ; et, de temps à autre, « ainsi qu'un roulement
sourd », retentit le galop des chevaux sauvages.
Le steppe engendra le Cosaque. Ou, plus exacte-
ment, il le recueillit, lui servit d'asile. C'est là, dans le
steppe immense, qu'accoururent et se réfugièrent, au
Moyen Age, le proscrit, le vagabond, l'homme sans
aveu : ennemis du joug, fugitifs, criminels, s'y trou-
vèrent à l'aise. Ils s'associèrent, formèrent des confé-
dérations, des républiques militaires, furent bientôt
connus sous le nom de Kozahs : pour certains philo-
logues, ce terme signifie voleur; pour d'autres, soldat
libre ; ce qui revient au même, ici.
Le type achevé du Kozak fut le Zaporogue. C'était un
1. Voir notamment l'admirable description de Gogol, dans
Tarass Boulba.
JULES SLOWACKI 209
être de fantaisie échevelée, d'ardeur violente, de fougue
sans frein, jouant avec la vie et méprisant la mort.
Tout autant que le Nortliman, il incarnait la liberté
sauvage et personnifiait l'Aventure. Lui-même s'intitu-
lait « frère du cheval, frère du faucon1 ». Et il était
non seulement chasseur et cavalier, mais pirate : il
écumait la terre et la mer2. Ces mots de Sienkiewicz
le résument : « Bohun servait le steppe ; il obéissait au
vent, à la guerre, à l'amour, à sa fantaisie. »
Sous cette agitation, — et comme avertissement obs-
cur d'avoir à rentrer en soi-même, comme rappel ins-
tinctif au vrai fond de la vie et de l'âme, — on distinguait
toutefois cette vague mélancolie que nous révèlent les
chants populaires du steppe, et ces mélodies cosaques
si célèbres parmi les Slaves. Le caractère général de
ce folklore a été défini par quelques lignes ingénieuses
de Charles-Edmond Chojecki : « La note de l'habitant
des steppes, ne rencontrant aucun obstacle, glisse sur
la rosée de la plaine, se propage au loin, s'effile à l'infini,
se fond dans l'espace, sans laisser de trace après elle.
De là, dans un tel chant, ce rappel des sons perdus, cette
mélancolie qui, dans la solitude, se plaît au ressouvenir
des douloureux instants de la vie, et enfin ces amères
voluptés de la souffrance s'enivrant d'elle-même. »
A lire Zmija, l'on sent combien elle plaît à Slowacki,
cette vie cosaque d'autrefois dont il a voulu ressusciter
quelques scènes. Il était attiré vers ces curieux bri-
gands, qui tenaient de l'Européen et de l'Asiatique, et
dont les types accentués manifestaient un si brillant
1. Cette expression revient constamment dans les chansons
d'Ukraine.
2. « Etrange spectacle! Le fils du steppe, le frère du cheval
vole s'unir à la mer. » Contes kozaks, par Czajkowski, p. 151.
L'Expédition contre Tzarogrod. 11 s'agit des barques cosaques,
qui descendent le Dnieper pour aller surprendre Constantinople.
14
210 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
mélange de fantaisie indigène et de pittoresque orien-
tal. Chez eux, tout n'était pas à reprendre; à l'occa-
sion, ils ne manquèrent ni de générosité ni de noblesse.
Ils constituaient une sorte de chevalerie autrement in-
téressante que le fameux ordre du Nord : les Teuto-
niques, fourbes hautains qui se masquaient de reli-
gion et, drapés dans leurs grands manteaux blancs,
chaussés d'éperons d'or, dissimulaient sous le vête-
ment du Croisé le cœur le plus cruel et le plus froid,
l'ambition la plus rapace, la politique la plus impi-
toyable. Les Zaporogues faisaient partie intégrante de
la communauté chrétienne ; ils s'allièrent de bonne
heure à la Pologne, qui remit à leur lietman un éten-
tard; tant que la République les traita bien, ils la dé-
fendirent contre les Tatars et les Turcs. Les sei-
gneurs polonais commirent une faute capitale, le jour
où ils cessèrent de respecter les franchises et les pri-
vilèges que les rois de Pologne avaient garantis à
d'aussi précieux alliés; et il n'est point dans l'histoire
polonaise de date plus fatale que celle où Yhetman za-
porogue Bogdan Chmielnitski fit appel au Tsar et se
mit sous sa protection. Il est vrai que la liberté cosaque
avait vécu par là même ; lorsqu'ils consentirent avec la
Russie le traité de Péreïaslavl, en 1654, les indomptés
du steppe se donnèrent des maîtres sans s'en douter.
L'un de leurs derniers héros, le Cosaque Sawa, sem-
bla vouloir expier, au xvme siècle, l'erreur commise
par les siens cent ans plus tôt; il se rangea parmi les
confédérés de Bar et mourut pour la Pologne en 1772 ',
A l'époque où Slowacki place son récit poétique de
1. On trouvera le détail de ses exploits dans l'ouvrage du
comte Henri Rzewuski : Récits d'un vieux gentilhomme polonais,
ce livre dune allure si vivante, ce chef-d'œuvre de naturel. Et
l'on se sentira remué par le courage extraordinaire et par la fin
émouvante de ce preux.
JULES SLOWACKI 211
Zmija, les Cosaques vivent encore dans leur pleine
indépendance du xvie siècle. Ils couvrent les frontières
de la République et se lèvent pour venger ses injures.
Leurs chevaux bondissent à la poursuite des barbares,
dont la nuée vient de fondre sur la Pologne. « Voici
Fhorizon qui s'embrase de l'incendie des villages ; les
Tatars chassent devant eux des milliers de prisonniers
polonais, les mains liées derrière le dos ; l'air retentit
des lamentations des femmes, des enfants et des
vieillards. Mais la communauté des Zaporogues s'est
élancée sur ses coursiers ; elle se précipite comme un
ouragan à travers le steppe, délivre les captifs et
jonche le sol des cadavres ennemis1. » Ou bien, ils
descendent vers la mer Noire, brûlent les villes
turques d'Anatolie et de Cilicie et s'aventurent jus-
qu'à Constantinople, où ils incendient les tours du
Bosphore et mettent le feu au faubourg de Péra : le
Sultan, effrayé, compose avec eux et achète leur re-
traite. L'Jietman a daigné conclure la paix avec le
Grand Seigneur, mais à trois conditions typiques :
pour la Cerkiew 2 de la Sicz 3, il exige un tableau bénit,
qui pleure de vraies larmes, et, plongé dans la mer,
soulève des tempêtes où sombrent les vaisseaux enne-
mis ; pour ses Cosaques, de l'or et des armures
d'Orient; pour lui-même, une aile du palais du Sultan,
aile qu'on abattra et dont chaque Kozak emportera une
pierre qu'il jettera plus tard sur la tombe de l'hetman
— le jour de ses funérailles et selon le rite ''.
1. Charles-Edmond Chojecki, la Pologne captive et ses trois
poètes.
2. Eglise.
3. Campement des Zaporogues.
4. L'épisode est historique. Dans ses Contes kozaks, Czajkowski
(celui-là même qui fut Sadyk-Pacha pendant la guerre de Crimée)
nous donne les propres termes — et combien brutaux et fa-
212 LÉS GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
11 faut écouter, dans Zmija, les paroles du chef des
corsaires dictant ce hautain et curieux traité ; de
même, il faut voir se succéder, toujours dans cette
œuvre, et aussi dans un autre poème à fond histo-
rique : Jean Bîelecki (il s'agît d'un gentilhomme polo-
nais qui savait le turc et le tartare, et qui embrassa
Tlslamisme ; nonobstant, l'un des plus grands rois de
Pologne, Etienne Batory, désirait le garder pour les
ambassades et le gratifia d'un domaine, mais les ma-
gnats de Podolie persécutèrent le protégé du roi, et
Bielecki passa aux Turcs), il faut, dis-je, voir se suc-
céder une foule de tableaux où le poète déploie cette
rouches! — de l'impérieuse apostrophe de l'hetman Szach à
l'ambassadeur du sultan Amurat. A propos des Contes kozaks,
dont la traduction, due à M. Ladislas Mickiewicz, parut en 1856,
chez Dentu, il est peut-être bon d'avertir le lecteur désireux de
connaître les faits et gestes du peuple d'Ukraine (c'est une
histoire aussi curieuse que celle des vieux Northmen et beaucoup
moins connue) qu'il n'est pas de livre plus intéressant en la
matière. La précision des détails y est tout à fait instructive.
Les récits intitulés : V Expédition contre Carogrod, Skalozub
dans le château des Sept Tours, VAtaman Kunicki, nous ren-
seignent sur la tactique des Kozaks ; nous y voyons leur manière
de combattre à l'intérieur de leurs tabors (camps de chariots) ou
de manœuvrer leurs czajki (pirogues de guerre) ; nous y admirons
le procédé par lequel ils arrivaient à rompre les chaînes de fer
dont les Turcs barraient l'embouchure du Dnieper : ils lançaient
des arbres au courant du fleuve et les poussaient devant leurs
embarcations, etc., etc. Un autre conte : les Fiançailles du Za-
porogue, nous retrace leurs fêtes et coutumes privées. — Czaj-
kowski était Ukrainien, et, pour écrire ses intéressants récits, il
avait non seulement lu les historiens orientaux, mais compulsé
les manuscrits petits-russiens et largement puisé dans la tra-
duction orale la plus autorisée. Il avait connu, notamment, le
vieux prêtre uniate Paul Niemolowski, ancien aumônier des
Zaporogues, chronique vivante des exploits des Kozaks, réper-
toire des contes et des chansons de l'Ukraine. Niemolowski avait
même pris soin de consigner dans un ouvrage intitulé : La Mer
Noire, le souvenir des principales courses de ses compatriotes. Il
laissa également des mémoires manuscrits.
JULES SLOYVACKI 213
vigueur pittoresque, ce riche coloris, cette fantaisie
brillante, tantôt plastique et somptueuse, tantôt aé-
rienne et musicale, qui font partie de son génie. Il
m'est difficile de bien montrer cette imagination
orientale, car je ne puis songer à réunir dans la même
page et à plaquer les unes à côté des autres une foule
de touches éparses dans le récit poétique — jetées ici
ou là, suivant le besoin de la peinture, et qui ne se
fondent que dans l'ensemble. Je donnerai simplement
un spécimen de cette fantaisie féerique que j'indiquais
tout à l'heure comme un des dons du poète :
Quelle belle vue que celle du Czertomelik, roi des Cent
Iles! L'eau a dérobé la terre; le château se mire dans
l'onde transparente qui vient briser contre la muraille ses
Ilots mugissants. Quand on le regarde, étrange illusion ! on
dirait que le château remonte le cours du fleuve. La brique
se revêt de l'éclat du corail, les piliers légers semblent
des roseaux; plusieurs meurtrières à la gueule menaçante
épient et guettent la Mer Noire ; vers le sommet de l'édifice,
des fenêtres de cristal étincellent et brillent comme l'au-
rore, et mille couleurs s'agitent dans le rayon qui en
revient. L'intérieur est habité par le seigneur du Czerto-
melik, le fier attaman, qui commande la Sicz... Dans les
pièces, ô prodige des prodiges! que de merveilles renferme
le château des Cent Iles ! Sur le fond d'azur des hautes
murailles, les lampes brillent comme des étoiles; les tapis
sont des prairies émaillées de fleurs, et ces fleurs sont aussi
fraîches que si on venait de les cueillir dans la rosée du
matin. Çà et là, le cristal a remplacé le mur; dans les
miroirs, le regard court et court encore et découvre sans
cesse de nouvelles salles, toutes illuminées des mêmes
lampes... Est-ce un enchantement? il semble que, par cette
route lumineuse, on pourrait aller jusqu'à Dieu! Le plan-
cher de la salle a été taillé dans le marbre ; un dauphin
d'or fait jaillir autour de lui un cristal liquide qui répand
une agréable fraîcheur, et les lumières brillent à travers la
transparence de l'eau. La vue de ces feux, de ce cristal et
214 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
de ces fleurs, jette les yeux dans un perpétuel éblouisse-
ment1...
Cependant, nous n'avons eu jusqu'ici que de la fan-
taisie : cette poésie est délicieuse, mais ce n'est pas de
la poésie de premier ordre. L'émotion profonde en est ab-
sente. Voilà pourquoi je n'insisterai point; et c'est aussi
pourquoi l'on ne me verra pas m'occuper de Beniowski,
œuvre pourtant très postérieure aux premières pro-
ductions de notre poète et qui date de la maturité de
son talent. Mais il faut remarquer du moins — c'est
ici le lieu — que Slowacki resta singulièrement fidèle
aux affinités de son tempérament, le jour où il fit choix
de ce personnage historique comme héros d'un de ses
poèmes. Beniowski fut encore un Polonais du Sud, et
l'un des plus étonnants parmi ceux de la même région
qui vécurent au xvme siècle : tel que va nous le pré-
senter le grand historien Rulhière, était-il assez fait pour
réjouir le cœur et fasciner l'imagination de l'aventureux
poète dont nous étudions le génie? Voyez plutôt la fantas-
tique odyssée de ce gentilhomme de Podolie : dirait-on
pas un rêve? Un rêve d'audace héroïque et qui court à
tous les dangers, protégée par une étoile :
Le comte Beniowski, d'une famille originairement hon-
groise, atteint d'un coup de canon dans les reins, et
échappé de ses fers en Russie même ; reconnu à Péters-
bourg, et d'abord accueilli, mais bientôt indigné des in-
fâmes propositions qu'il y reçut, pour racheter sa liberté par
la promesse de retourner parmi les confédérés et d'y
1. Traduction Venceslas Gasztowtt. C'est à cette traduction,
parue en 1870 à la librairie du Luxembourg, 16, rue de Tournon,
que j'emprunte presque toutes les citations qui se trouvent dans
cette étude. — On sait aussi que M. Gasztowtt a publié en 1881,
chez Galmann Lévy, un petit volume intitulé : le Poète polonais
Jules Slowacki. Cet excellent Essai m'a été fort utile, et j'y ai
puisé de nombreux renseignements.
JULES SLOWACKI 215
assassiner Pulawski ; transporté ensuite au Kamtchatka, à
l'extrémité orientale du continent, employé avec les plus
vils malfaiteurs à faire du charbon dans les forêts, y
trame une conspiration, y réunit cent cinquante hommes
audacieux et, sans autres armes que les instruments de leur
travail et quelques fusils de chasse, escalade une forteresse,
se rend maître d'une ville, fait prêter serment par les habi-
tants à la confédération de Pologne; et prévoyant l'impos-
sibilité de se soutenir dans cette capitale d'une province
russe, se jette avec sa troupe dans un mauvais navire, le
conduit avec habileté sur cette mer inconnue, cherche en
remontant vers le Nord ce passage de l'Europe à l'Asie,
objet de tant de voyages; repoussé bientôt par les glaces,
revient vers le Midi, découvre quelques îles, leur donne
son nom, livre plusieurs combats à des sauvages, aborde
au Japon, à l'île Formose, à la Chine ; parvient aux établis-
sements des Européens dans les Indes, ramène en Europe,
sur un vaisseau français, quatre-vingts compagnons de son
infortune et de son courage, parmi lesquels se trouvaient
deux Suédois, six Hongrois, dix Polonais, sept Prussiens,
deux Hollandais, un Suisse, deux Danois, plusieurs Alle-
mands, quelques Russes, des Kamtchadales, des gens des
frontières de la Chine, et un sauvage de l'Amérique; et
enfin, pour prix de l'accueil qu'il reçoit en France, y remet
entre les mains du ministre toutes les archives du Kam-
tchatka enlevées de cette province.
C'est vraiment miraculeux, vous dis-je, et nous ve-
nons d'admirer en ces lignes un prodige d'Aventure ;
mais, à son tour, notre poète n'eût pas été ce qu'il était,
c'est-à-dire un grand imaginatif né dans le sud de la
Pologne, si l'idée ne lui fût venue d'enjoliver un pareil
thème, et de broder là-dessus les mille et une varia-
tions et boutades de sa fantaisie poétique1. Ceci dit,
— et après nous être complu à ces facettes si bril-
lantes de son génie, — laissons les feux de pier-
1. Beniowski resta inachevé. Slowacki n'en composa que les
cinq premiers chants, qui parurent en 1841, à Paris.
216 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
reries ; laissons Zmija, laissons Benioivski ; prenons
congé de l'exquis et brillant virtuose. C'est désormais
le grand poète que je veux montrer dans l'œuvre de
Slowacki : il importe que sa haute image se révèle au
lecteur dès la fin de ce premier chapitre, et justement
à propos du pays d'Ukraine, terre de fantaisie, sans
doute, mais, en même temps, terre de fougue et de
mélancolie, terre de l'élan chevaleresque, du chant
bardique, du large vol. Voilà pourquoi je vais trans-
crire la pièce de Slowacki que j'appellerais volontiers
la chevauchée idéale du barde et du chevalier, telle-
ment le vers y complète l'aventure, marche du même
pas qu'elle et la scande, tant le poète y semble insépa-
rable du héros qu'il célèbre, tant ils ont l'air de deux
cavaliers qui passent, et s'en vont de compagnie vers
les exploits légendaires. Je fais allusion à la dumai
célèbre sur Venceslas Rzewuski. Vous allez entendre
la note épique et lyrique ; et au milieu de ce bruit
d'ailes dont le cheval sacré s'enveloppe alors qu'il s'en-
lève de terre et qu'il monte, parmi l'éclat d'un tel
essor et parmi le chant dont le poète accompagne cette
ascension lumineuse, vous distinguerez le je ne sais
quoi de passionné, de mystérieux et de poignant qui
vous annoncera que l'âme humaine est du voyage, et
qu'elle aussi bat du désir de dire les mots ineffables,
les paroles qui glorifient l'amour et la mort, et la vie
héroïque et le songe :
Duma sur Venceslas Rzewuski
Il vogua sur les mers, il fut jadis Farys, dormit sous le
palmier, sous le sombre cyprès; priant comme un Arabe,
il vit Ja Khaaba, visita le tombeau du prophète.
1. En Ukraine, on appelle duma tout chant historique ou légen-
daire colporté dans le pays par des rapsodes et céléhrant les
hauts faits des aïeux,
JULES SL0WACK1 217
Son cheval d'Arabie était d'un blanc sans tache. Sept
fois sur son cheval il traversa le désert de Gaza; il s'arrêta
devant le Saint-Sépulcre, inclina humblement le front
comme font les pèlerins à Jérusalem.
Les étoiles éclairaient sa route dans le désert; il avait
pour défenseur son épieu rapide comme le vent; errant par
le monde, il avait pour ami son poignard, et ce poignard
lui venait d'une jeune fille.
Une nuit qu'il quittait le perron d'un harem, pour cou-
per l'échelle de soie, il prit le poignard de son amante. Bien
que ce fût une arme de femme, l'acier était de Damas, il
était bien trempé, et le manche en était d'or fin.
Lorsqu'il parla de s'éloigner, elle pâlit et pleura, et
réclama le poignard, car elle voulait se tuer. « Vis de
longues années. Adieu, fille du désert, ton poignard me
mettra au tombeau.
« Car, lorsque ce désert aura englouti tout mon passé,
lorsque la vie me pèsera, alors, je me tuerai. J'ai une âme
sauvage. Il me faut un poignard, il me faut prendre avec
moi ton poignard. »
Les coursiers d'Arabie l'emportèrent accablé de tristesse,
car elle avait disparu du perron, car il avait vu dans
l'étang, sous la fenêtre, des cercles sur l'eau et un voile
blanc... 0 Polonais!...
Il était nuit quand il revit son cher pays natal ; la lune
s'élevait ronge au-dessus des steppes, et, par cette nuit,
un aveugle même eût reconnu ces steppes au parfum des
fleurs de la patrie.
Et la moisson dorée s'inclina devant lui, et il rêvait qu'un
ami fidèle viendrait à sa rencontre, mais ses amis n'étaient
plus... Ils s'étaient endormis danslatombe glacée, pendant
qu'il errait au désert.
218 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Il partit donc tout seul, inconnu de tout le monde, et en
quittant la cour et la porte de sa maison, il voulut détour-
ner son cheval et retourner dans les plaines où les Bédouins
passent rapides comme le vent.
Mais les sabots du cheval avaient été décloués par les
cailloux, et le cheval était fatigué... L'émir sauta à bas de
l'étrier et entra dans sa demeure sans serrure et sans vitre,
où les tentures avaient été vermoulues par la rosée.
Il se sentit revivre lorsqu'il aperçut ces rochers des rives
du Smotrycz, où vivait l'aigle blanc, où il faisait son nid.
Cet aigle était l'étoile de l'espérance, quand il planait dans
l'azur du ciel.
Pour son cheval, dans son jardin, il bâtit un berceau, il
fit dorer le râtelier, élever des murs de cristal. Devant les
soldats du Tsar, il pouvait, sur ce cheval aux pieds ailés,
s'enfuir bien loin et rester toujours libre.
Un jour, un messager arriva de Varsovie, et il s'écria :
« Le pays se soulève ! » Aussitôt l'émir Rzewuski s'élance
dans les sentiers des steppes, et, derrière lui, sur leurs
chevaux, des Kozaks turcs, vêtus de rouge et de blanc,
glissaient au milieu des steppes, à travers les tristes
sépulcres du passé.
Les Kozaks de l'émir, quand ils errent dans les bruyères,
savent chanter en chœur un chant triste et sauvage. L'écho
du tertre des steppes renvoie ce chant qui dit: « Ho ! hour-
rah! notre émir ! »
Il se rendit, comme les autres, dans les plaines de
Daszow, où notre cavalerie, au milieu du cliquetis des
sabres et de joyeuses clameurs, se rangea en une redou-
table muraille et fit flotter dans l'air un nuage de dra-
peaux.
Les nôtres eussent triomphé, bien que la lutte fût déses-
pérée; mais soudain, un commandant d'artillerie donna
JULES SLOWACKI 219
cet ordre à double sens: « La cavalerie sur les ailes! » Ils
tournèrent bride, s'éloignèrent et perdirent leur ardeur.
L'émir aussi, quand le feu des canons eut fait silence, se
retira avec désespoir, mais se retira le dernier. Qui contes-
terait son courage, alors que les brèches sont nombreuses
au tranchant de son sabre, comme les perles dans un
chapelet?
Et lorsqu'il s'éloignait de sa chère patrie, la lune repa-
rut rouge au-dessus des steppes... « Vole plus vite à tra-
vers la plaine ; tu te reposeras, mon cheval, quand nous
serons arrivés sur la terre de Turquie.
« 0 mon cheval, mon cheval, qu'as-tu fait de ta force? Tu
t'es peut-être déferré en écrasant les baïonnettes ? Peut-
être as-tu été brisé par le vent des balles? Arrête, mon
cheval, que je voie si tu n'as pas quelque part une balle
cachée? »
« Non, je ne vois rien... A la bonne heure... mais la route
est pénible la nuit. » Il aperçut alors dans les steppes une
chaumière abandonnée. Le cheval rongea les fleurs froides,
et l'émir, au milieu de la cabane, se coucha fatigué sur la
terre...
Il s'endormit profondément, — la lutte l'avait épuisé...
Un paysan payé par le Tsar le tua dans son sommeil, et, de
ses mains tremblantes, enfonça dans la poitrine de l'émir
le poignard delà jeune fille jusqu'au manche doré.
Oh ! pourquoi donc, émir, n'avoir pas rendu le poignard
à la jeune fille du désert, lorsqu'elle voulait se tuer?
Aujourd'hui elle dort dans les flots, mais son présent fatal
restera à jamais dans ton cœur.
A Moscou, on tira le canon sur le Mont des Saluts, et la
ville fut ébranlée par le chant de l'airain. C'était le Tsar
russe qui se réjouissait de ce que l'émir Rzewuski dormait
en paix dans le tombeau des steppes.
220 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
III
LE SANG DE L AIGLE BLANC SUR LA NEIGE
ET L'INFINIE DOULEUR
Le chant que nous venons d'écouter n'était qu'un
prélude. On peut le considérer comme le premier en
date de ceux des poèmes de Slowacki qui devaient faire
tressaillir l'âme de ses compatriotes et lui assurer sa
place parmi les trois bardes de la Pologne, au
xixe siècle. N'eût-il écrit que Zmija, ou, plus tard,
la tragédie de Balïadyna, ou encore ce court chef-
d'œuvre : la Peste au désert, personne n'eût pu nier
de bonne foi qu'il ne fût un grand artiste ; toutefois,
qui donc eût songé à voir en lui l'un des inspirés de
la patrie? Quel Polonais eût salué l'image de l'infor-
tune publique dans ces visions où se mirait le génie
individuel du poète Slowacki, mais qui ne reflétaient
ni la Pologne, ni son cruel destin, ni ses espérances
indéfectibles au milieu des pires malheurs ?
Mais tout poète digne de ce nom est doublé d'un
homme « auquel rien d'humain n'est étranger », selon
le vers de Térence. Ainsi qu'une aiguille suit un
cadran, la poésie suit la vie du poète, afin d'en rythmer
les heures : et il y a des chances pour que l'heure la
plus vibrante et la plus sonore d'une telle existence
soit celle où le poète s'est reconnu dans la vie des
autres, et, subitement, s'est fondu en elle. Alors l'ai-
guille inspirée retentit ainsi que la cloche des grands
jours : c'est la voix soudaine du bourdon. Avec une
ampleur auguste et profonde, elle s'épand au loin sur
les hommes. Dans cet appel de l'aède, ils reconnaissent
JULES SLOWACKI 221
la résonnance idéale et comme le timbre de leurs émo-
tions les plus fortes.
Cette vérité, Slowacki l'éprouva vite, et pour sa
gloire. Emigré de 1831, il se sentit écrasé de la même
douleur que ses compatriotes. A cette date, qu'y avait-il
d'autre en Pologne que l'émotion nationale ? Elle sub-
mergeait ou absorbait tout le reste. Elle était la somme
de toutes les émotions fortes, puisqu'il n'y avait pas
de famille qui ne fût captive sur le sol de la patrie, qui.
ne comptât un exilé ou un martyr, et que la souffrance
de tous ces gens était ce qu'il y avait de plus intense,
de plus terrible, et d'impérissable aussi, d'éternelle-
ment mémorable, dans la vie d'alors. L'obsession dou-
loureuse, la triste pensée quotidienne de chacun des
enfants d'un tel peuple devait donc s'emparer en maî-
tresse de l'âme de ses poètes et susciter leurs créations
les plus émouvantes.
Aussitôt après 1830, celui des poètes de Pologne
dont nous nous occupons en cette étude eut le pressen-
timent qu'il approchait de la source d'inspiration supé-
rieure, car, dès le premier acte de Kordian, on relève
ces lignes frappantes :
Que la foudre éclate sur ma tête et allume en moi quelque
grande pensée au milieu de la foule tumultueuse de mes
rêves... Mon Dieu! ôtez de mon cœur ces vagues inquié-
tudes, donnez une âme à ma vie, faites briller un but devant
les yeux de mon àme... Une grande pensée, une seule!
qu'elle me brûle de ses feux !
Il ne l'appelait pas en vain, cette pensée vitale : et elle
était déjà née dans son âme. C'étaitjustementau cours
de cette œuvre qu'il devait commencer à toucher la
corde profonde. Pour la première fois, son vers
renvoya l'écho de la commune douleur et de la préoc-
cupation universelle. La Pologne ! Agir pour la Po-
222 LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
logne ! Voilà, pour un Polonais, la vraie grande pen-
sée, la seule ! Et le second acte de Kordian se termine
encore par ce cri du héros :
Non, il me faut une grande pensée, qu'elle vienne de la
terre ou qu'elle vienne du ciel. Je vois du haut de mon
rocher l'ombre d'un guerrier se dresser au milieu des
glaces... C'est Winkelried, qui a réuni dans ses deux
mains les piques de ses ennemis et se les enfonce dans la
poitrine. Peuples, Winkelried n'est pas mort! La Pologne
est le Winkelried des nations!... A moi, Polonais!
Ce poème dramatique de Kordian met en scène un
jeune gentilhomme qui ressent d'abord la mélancolie
maladive et le fameux « vague à l'âme » des Werther,
des René, des Manfred, des Obermann, c'est-à-dire des
premiers héros romantiques, puis, peu à peu, se libère
de son désespoir fictif en considérant de plus près
les réalités de ce monde, et en essayant de se jeter dans
l'action violente pour servir sa patrie opprimée. 11 re-
tourne donc dans son pays (le poète suppose que l'his-
toire se passe avant 1830) et entre dans un complot
dont les affiliés méditent d'attenter à la vie du tsar
Nicolas, venu à Varsovie pour se faire couronner roi
de Pologne1. Une réunion secrète des conjurés a lieu
dans les caveaux de l'église Saint-Jean. Kordian y
prononce des paroles enflammées, et le morceau est
resté l'un des plus célèbres de la littérature polonaise.
Mais le président de la réunion, un vieil homme d'Etat
aussi habile à manier la parole et la plume que le sabre,
et qui a combattu jadis pour la liberté américaine aux
1. Il y eut en effet un complot de ce genre : Mochnacki l'a
raconté dans son Histoire de l'insurrection de 1830. Cette partie
du poème est à moitié historique.
JULES SLOWACKI 223
côtés de Pulawski et de Kosciuszko1, désapprouve le
régicide: ses objurgations impressionnent l'assemblée,
et, par un vote final, celle-ci renonce à son projet
d'assassiner l'empereur. Puisqu'il en est ainsi, Kordian
agira seul : il ne veut pas se soumettre à la décision de
la majorité. Il appartient à l'école des porte-enseignes et
il est de garde au Château le soir même : il se charge de
délivrer la Pologne de son tyran. Seulement, il n'a
rien de l'énergie froide du véritable homme d'action;
il y a en lui de l'Hamlet. Au moment d'entrer dans la
chambre du Tsar, il se trouble et tombe évanoui. L'auto-
crate, qui a entendu du bruit, se lève et sort de sa
chambre: dans le vestibule, son pied heurte le porte-
enseigne étendu sans connaissance ; il devine l'attentat
projeté sur sa personne. Le conspirateur va être con-
damné à mort. Mais, avant que sentence ne soit rendue,
le grand-duc Constantin, vice-roi de Pologne, person-
nage excentrique et terrible, mélange de singe, de
tigre, et de fou, somme Kordian défaire preuve de bra-
voure en présence du Tsar : il lui intime l'ordre de mon-
ter à cheval, d'enlever sa bête, et de sauter ainsi par-
dessus des baïonnettes dressées en faisceaux sur la
place de Saxe. Il le traite de lâche, s'il n'obéit. Le jeune
officier polonais bondit sous l'insulte, saute, et retombe
vivant de l'autre côté de la pyramide de carabines. Emer-
veillé de ce prodige équestre, le grand-duc arrache
à son frère la grâce du jeune homme au cours d'une
scène extrêmement remarquable, où la figure de Nico-
cas et celle de son aîné sont peintes de main de maître,
où les deux caractères sont des plus vivants, et qui
montre à quel point le poète était doué pour le théâtre.
Par malheur, Tordre de surseoir à l'exécution n'arrive
pas à temps : Kordian est déjà tombé sous les balles.
1. C'est évidemment Niemcewicz.
224 LES GKAKDS POÈTES -ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Tel est ce poème dramatique, dont nous tenons à
extraire le discours de Kordian aux conjurés et en re-
grettant beaucoup que la place nous manque pour
transcrire également la scène entre le Tsar et son
frère :
Je plonge mes regards dans les ténèbres du passé et j'y
vois l'ombre d'une femme en deuil. — Qui est-elle? — Je
tourne les yeux vers l'avenir, — et je vois devant moi des
millions d'étoiles : l'ombre du passé tend les bras vers ces
étoiles; ces étoiles, ce sont des poignards... cette ombre,
c'est l'ancienne Pologne.
La sagesse des hommes d'Etat a greffé sur le vieil arbre
la Pologne nouvelle ; toutes deux ont fleuri sur la même
tige, comme deux roses de diverse couleur sur un même
rosier : toutes deux sont comme deux chevaliers de même
taille dans la même armure, marchant poitrine contre poi-
trine et allant combattre l'ennemi... comme deux prières
émanées d'une même pensée se noyant dans le sein de Dieu;
comme deux essaims d'abeilles que le villageois enferme
ensemble dans une même ruche... — En ce temps-là! les
superbes Titans du Midi1 se révoltèrent contre Dieu, les
rois et l'esclavage. Dieu ne fit que sourire sur son trône de
saphir; mais les rois tombèrent comme les branches sous
la hache ; la guillotine, vêtue de lambeaux de crêpe, agitait
infatigablement son bras d'acier, et, à chaque geste qu'elle
faisait, la foule diminuait d'une tête. Tous les rois purentla
voir, car cette guillotine était la tragédie du peuple — et
les rois étaient spectateurs. Aussi, ils crièrent vengeance !
Une femme, à la fois tsar et courtisane, tenait fixé sur nous
son regard assassin ; elle nous jugeadignes de la couronne
du martyre, et inventa pour nous un martyre nouveau...
Piamassant le crâne tombé du cadavre des Bourbons, elle mit
cette tête sanglante et pâle sur les épaules de son amant2,
et nous donna pour roi cet homme à tête de mort. Puis
elle lui vola sous les yeux son héritage mortuaire sans
qu'il remuât la main... Le crêpe manquait pour le linceul
1. La Révolution française.
2. Stanislas-Auguste.
JULES SLOWACKI 225
de notre mère : on le coupa en trois. Et aujourd'hui — de-
mandez à l'oiseau qui revient de Sibérie combien de ci-
toyens gémissent dans les mines ? combien on en a égor-
gés? combien ont été avilis et transformés en traîtres?
Quant à nous, nous sommes tous enchaînés à un cadavre;
car cette terre est un cadavre. Le Tsar a eu peur de la rage
de son frère, et il l'a jeté sur la Pologne, pour la salir de
son écume, et la déchirer de sa dent furieuse. — Conjurés
et vengeurs! lorsque le Tsar, debout devant l'autel, mettait
la couronne sur son front, c'était alors qu'il fallait le per-
cer du glaive étincelant de nos rois, l'enterrer dans l'église,
puis la purifier comme si la peste y avait passé, en murer
les portes, et dire : « Dieu puissant, ayez pitié de ce pé-
cheur! » Voilà, et rien de plus... Maintenant, le Tsar est
assis à table, nos humbles satrapes courbent le front devant
lui; les rubis du vin étincellent dans des milliers de verres,
les flambeaux brillent, et la musique retentissante émiette-
les moulures de la muraille. Tout autour de la salle, des
femmes, épanouies, fraîches et embaumées comme des"
roses de Saron, appuient leurs fronts sur les épaules des
Moscovites. (Avec force. )-Entron s à ce banquet... et écrivons
en lettres de feu sur la muraille un aarêt de vengeance et
de destruction, l'arrêt de Baithazar. Le Tsar laissera tom-
ber de ses mains sa coupe à moitié pleine, et les paroles
tracées j?ar la lueur bleuâtre des glaives, ce sera la mort
qui les lui traduira, la mort plus sage encore que la voix
de Daniel. Ensuite — la liberté ! Ensuite — la clarté du
jour! La Pologne étend ses limites jusqu'aux deux mers,
et, après une nuit de tempête, elle respire, elle est vivante.
Vivante!... avez-vous bien sondé les profondeurs de ce
mot? Je ne sais... Mais dans ce seul mot je sens un cœur
qui bat; je le divise en sons, je le brise en lettres, et dans
chacun de ces sons j'entends toute une voix immense ! Le
jour de notre vengeance sera grand dans l'avenir, les
siècles en garderont la mémoire ! Dans la joie de ce pre-
mier jour de liberté, les hommes frapperont les airs deleurs
cris d'allégresse, puis ils mesureront par le souvenir les
ténèbres de l'esclavage passé, ils s'assoieront... se mettront
à pleurer à sanglots, comme des enfants, et l'on entendra
le grand cri de douleur de la résurrection.
226 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Si belle et grave que fût dans Korclian rémotion
patriotique, elle n'y descendait point en ces profon-
deurs de désespoir sublime où le poète s'est complu
dans Anhelli. On chercherait en vain dans l'œuvre des
rivaux du poète une suite de tableaux aussi impres-
sionnants et aussi sombres que ceux qui se déroulent
dans ce poème écrit en prose biblique1. Autant que
Mickiewicz, l'auteur a vécu le martyre de la Pologne;
et, lorsque nous pensons à de tels poèmes, lorsque
nous évoquons les jours d'affliction mortelle d'où on
les vit éclore ainsi que des fleurs désolées, nous sentons
alors notre cœur s'affaisser avec celui des bardes
de la nation captive : nous entendons la plainte de
leurs frères d'autrefois s'élever du fond des âges, et
gémir : « Nous avons suspendu nos harpes aux saules
de Babylone, et nous avons pleuré en nous souvenant
de Sion... » Toutefois, dans le monologue de Conrad,
la souffrance du patriote se tempère, si l'on peut dire,
de la joie du barde créateur, envahi, possédé, soulevé
d'une inspiration si puissante qu'il lui semble un
moment qu'il va faire rebrousser chemin au Destin, et
retourner la terre sur son axe. Une aussi magnifique illu-
sion n'existe pas dans Anhelli. C'est ici l'abîme de la
désolation et du deuil, d'où montent des accents pareils
à ces suspiria de profundis qui s'échappent, dans le
poème de Dante, des lèvres de ceux qui se virent con-
damnés à l'éternelle douleur. N'allez pas croire, au
reste, que le poète polonais ait imité Dante : il n'en est
rien. Il diffère du Florentin autant qu'il est possible.
Tout appartient en propre à Slowacki, dans son
poème : pensées, visions, images. Anhelli nous prend
à la lettre aux entrailles, car le frisson spécial au
1. J'allais oublier la vision intitulée : le Songe, dans le Poème
inachevé de Krasinski; peut-être, pourtant, l'impression est-elle
encore plus accablante dans Anhelli.
JULES SLOWACKl 227
xixe siècle court dans cette œuvre, et cette sensibilité
de poète est vraiment sœur de la nôtre; elle sait les
expressions qui nous bouleversent et nous anéan-
tissent... Oui, voici le poème et voici le lieu de l'an-
goisse mortelle, de la tristesse insondable. Quel décor!
C'est là-bas, en Sibérie, au sein des étendues maudites,
que le sang de l'aigle blanc s'écoule sur la neige, dans
l'infinie douleur. C'est là-bas que chemine tristement
le Polonais Anhelli, guidé par le Schaman, sorte de
barde-prêtre, qui, d'après la légende, représentait la vie
intellectuelle et morale chez les Sibériens. C'est là-bas
que le pauvre pèlerin retrouve sa douloureuse patrie,
coupée en trois tronçons dans la vie réelle, mais ra-
menée à l'unité par la fiction symbolique du poète et
située par elle en Sibérie : Slowacki suppose que la
Pologne condamnée à la déportation, la Pologne émigrée,
et la Pologne enchaînée sur le sol natal se donnent pour
ainsi dire rendez-vous dans l'enfer glacé du Nord et
s'y réunissent.
Le poème ne saurait se raconter : il se compose,
je le répète, d'une suite de visions déchirantes ou mélan-
coliques. Çà et là, le poète y sème quelques images
d'une grâce aérienne, et pareilles à des fleurs qu'on
effeuillerait sur une tombe. Pour donner au lecteur
quelque idée de l'ensemble, il ne servirait de rien de
citer tel verset gracieux :
Alors, sur l'appel de l'enfant, il sortit d'Anhelli un
esprit d'une éclatante beauté, orné de mille couleurs et
portant de blanches ailes sur ses épaules.
Puis, de faire suivre cette jolie image d'une image
terrible, prise quelques pages plus loin :
On suspendit aux croix ces hommes égarés, on leur
cloua les mains, et celui qui était à droite criait : « Ega-
228 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
lité », celui qui était à gauche criait : « Le sang », celui
qui était suspendu au milieu disait : « La foi ! »
Tout à coup, vers minuit, une aurore boréale s'étendit
sur la moitié du ciel, il en sortit des milliers de glaives
flamboyants ; et tout devint rouge, même ces croix et ces
martyrs.
Une telle méthode offrirait trop de décousu : mieux
vaut essayer de relier quelques passages de la fin du
poème et d'en faire une seule citation d'une longueur
suffisante. On verra que l'une et l'autre note s'y
trouvent fondues dans une tristesse au delà de laquelle
il n'y aurait rien, si un cri de sursaut n'éclatait à la fin
de l'œuvre :
I
Comme ils approchaient du cimetière, Anhelli enten-
dit l'hymne des tombeaux qui se lamentaient, de sorte
qu'on aurait dit une plainte des cendres contre Dieu.
Mais aussitôt que les gémissements s'élevèrent, un ange
assis au sommet de la colline agita ses ailes et les apaisa.
Trois fois il le fît, car à trois reprises pleurèrent les
tombeaux.
Anhelli demanda au Schaman : « Quel est cet ange aux
ailes blanches, portant une si triste étoile sur ses cheveux,
et devant qui s'apaisent les tombeaux ? »
Mais le vieillard ne lui fit aucune réponse ; il recouvrait
de neige les cadavres des morts, et il était occupé.
II
Peu après, le Schaman mourut dans les bras d'Anhelli,
qui l'emporta hors de la hutte, avec une jeune femme nom-
mée Ellenaï, qui avait jadis commis un grand crime.
Il ensevelit le vieillard dans laneige, et, se tournant vers
la jeune femme, lui dit : « Veux-tu de moi pour frère? Par-
tons ensemble. » Elle se jeta à ses pieds, en disant: « Mon
an se ! » •
JULES SLOWACKI 229
Anhelli la releva, et ils s'en allèrent tous deux vers le
Nord ; derrière eux marchaient les rennes du Schaman,
sachant bien qu'ils suivaient de nouveaux maîtres.
Anhelli se taisait, car il avait le cœur plein de larmes et
de douleur.
III
Anhelli, cette jeune femme et les rennes du Schaman s'en
allèrent dans un lointain désert du Nord ; ils y trouvèrent
une hutte déserte taillée dans la glace, et s'y établirent.
Après quelques jours passés sous le même toit, Anhelli
prit l'habitude d'appeler du nom de sœur cette pécheresse
et cette pénitente.
Elle lui tenait lieu de servante, elle faisait son lit de
feuilles, allait traire les rennes sur le soir, et, le matin,
les menait aux pâturages.
Son cœur, grâce à ses prières continuelles, se remplit
de larmes, de tristesses et d'espérances célestes, et son
corps se revêtit de la beauté de son âme.
Ses yeux devinrent radieux de lumière divine et de
sainte confiance ; ses cheveux grandirent, et, quand elle
s'en revêtait comme d'une longue robe, ils ressemblaient
à la tente d'un pauvre pèlerin.
Bientôt vint lejour sibérien ; le soleil ne se couchait pas,
mais courait par le ciel comme un cheval dans la lice, avec
une crinière en flammes et un front resplendissant de
blancheur.
La terrible lumière ne finissait jamais ; le bruit des
glaces était comme la voix de Dieu s'adressant des hau-
teurs du ciel aux hommes misérables et abandonnés.
La tristesse et la mélancolie finirent par amener la mort
de cette exilée ; elle se coucha sur son lit de feuilles, au
milieu de ses rennes, pour y mourir.
Tournant vers Anhelli ses yeux de saphir, inondés de
grandes larmes, Ellenaï lui dit : « Je t'ai aimé, mon frère,
et je te quitte.
« Je m'étais attachée à toi comme une sœur, comme une
mère, et quelque chose de plus encore... mais la tombe
finit tout...
230 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
« Ne m'oublie pas ; car qui pensera à moi après ma
mort, si ce n'est le renne que j'aimais à traire en versant
des larmes. »
Puis elle commença d'une voix mourante à réciter les
litanies de la Sainte Vierge, et en terminant ces mots :
« rose d'or », elle expira.
En signe de miracle, une rose vivante tomba sur la poi-
trine blanche de la morte, et y reposa, tandis que dans la
hutte se répandait un violent parfum de rose.
Anhelli n'osa pas toucher le corps de la morte, ni joindre
ses mains qui étaient restées étendues; mais, s'étant assis
au bout du lit, il pleura...
Vers trois heures après minuit, il entendit frapper à la
porte, qui était faite de glace ; et, ayant enlevé la pierre,
il sortit à la lune.
Il reconnut l'ange qui lui avait rappelé son amour pour la
femme et son premier amour sur terre ; il baissa donc la
tête devant lui et se tint silencieux.
Eloa lui dit ; « Apporte ici le corps de ta sœur, je la pren-
drai et l'ensevelirai avec pitié ; elle m'appartient. »
Anhelli retourna dans la hutte, prit le corps sur ses bras,
l'apporta et le déposa sur la neige, aux pieds de Fange.
Eloa, s'étant agenouillée au-dessus de cette femme en-
dormie, engagea au-dessous d'elle les deux extrémités de
ses ailes de cygne, et les attacha.
Puis, portant le cadavre dans ses ailes, elle se leva à la
lueur de la lune et partit.
Anhelli rentra dans la hutte déserte, et, en regardant
les murs, il gémit, car elle n'était plus là...
Anhelli, le dernier des trois malheureux, ne survit
guère au Schaman et à Ellenaï; une vision apocalyp-
tique et guerrière surgit aussitôt après sa mort, ainsi
qu'un appel de clairon :
Dans l'obscurité qui suivit, parut tout à coup une grande
aurore méridionale et comme un incendie de nuages.
La lune fatiguée descendait dans les flammes des cieux,
comme une blanche colombe s'abatlant le soir sur une
chaumière rougie par le soleil couchant.
JULES SLOWACKI 231
Elca était assise au-dessus du corps d'Anhelli, portant
une étoile mélancolique sur ses cheveux llottants.
Tout à coup, de l'aurore rayonnante elle vit s'élancer
sur son coursier un cavalier, armé de pied en cap, qui
volait à bruit terrible.
La neige cheminait devant lui et s'écartait devant le
poitrail de son cheval, comme la vague écumante devant la
barque.
Dans les mains du cavalier était un étendard, et sur
l'étendard brillaient trois lettres de feu.
Le cavalier, étant arrivé au-dessus du cadavre, se mit à
crier d'une voix tonnante : « Un soldat repose ici; qu'il
se lève !
« Qu'il saute sur mon cheval; je le transporterai, comme
dans un tourbillon, en un pays où il se réjouira dans le
feu.
« Les nations ressuscitent ! Les villes sont pavées de
cadavres ! Le peuple triomphe !
« Au bord des fleuves sanglants, sur les perrons des
palais, on voit, debout, les rois pâles pressant sur leur sein
leur vêtement de pourpre, pour abriterleur poitrine contre
la balle sifflante, et contre l'ouragan de la vengeance
populaire.
« Leurs couronnes s'envolent de leurs têtes, comme les
aigles du haut des rochers, et les crânes des rois sont à
découvert.
« Dieu jette ses foudres sur leurs têtes grises et leurs
fronts veufs de couronnes.
« Debout, quiconque a une âme ! Debout, il est temps de
vivre pour les hommes forts! »
Ainsi parla le cavalier, et Eloa, se levant d'au-dessus du
corps, lui dit: « Cavalier, ne le réveille pas, car il dort.
« Il était destiné au sacrifice, au sacrifice même de son
cœur. Cavalier ! vole plus loin, ne le réveille pas.
« Je suis cause en partie que son cœur n'était ni si pur
qu'une source cristalline, ni si parfumé que le lis du prin-
temps.
m Son corps m'appartient, et ce cœur était à moi. Cavalier!
ton cheval frappe du pied, continue ta course !... »
Le cavalier de feu partit au galop avec un bruit semblable
232 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
à celui d'une grande tempête, et Eloa s'assit au-dessus du
cadavre.
Elle se réjouit en voyant que le cœur d'Anhelli ne s'était
point réveillé à la vue du cavalier, et qu'il reposait déjà.
IV
LES DRAMES DE SLOWACKI
Le génie individuel ne perd jamais ses droits, et s'il
est évident qu'il n'acquiert toute sa vertu qu'en sympa-
thisant avec le sentiment général, il n'en tient pas
moins à sa liberté native. Il cherche avec ardeur les
conceptions et les formes qui porteront son empreinte
particulière, exprimeront ce qu'il a de plus caractéris-
tique et de plus inné. Tout grand lyrique qu'il fût, le
lyrisme ne suffisait pas à Slowacki, car il se sentait
aussi l'étoffe d'un poète dramatique. Et nous allons
voir qu'il était étonnamment doué pour le théâtre, ou
plutôt pour un certain genre de théâtre.
Chose vraiment étrange en effet, chose presque stu-
péfiante, ce fut aux sujets les plus noirs, les plus
monstrueux, les plus superbement horribles, qu'il
s'attaqua de préférence ; et avec une vigueur qu'on
n'eût point soupçonnée chez l'esprit le plus musical,
le plus aérien, le plus fluide et le plus fantastique delà
Pologne. Voilà certes de quoi faire réfléchir l'esthéti-
cien; mais ne se trouve-t-il pas — le souvenir en
remonte immédiatement à la mémoire et le rapproche-
ment s'impose — que le même fait s'était produit en
Angleterre une vingtaine d'années auparavant, dans
l'œuvre de Shelley? Cet angélique esprit, cet esprit
de céleste lumière, n'écrivit-il pas les Cenci, véri-
JULES SLOWACKI 233
table cauchemar qui rivalise avec les plus sombres
imaginations des plus sombres dramaturges de
l'époque d'Elisabeth ? Et ne se trouve-t-il pas aussi que
Slowacki fut fasciné par ce sujet des Cenci et qu'il en
fit un drame à son tour? On se sent incité à chercher
la raison de pareilles invraisemblances, qui pourtant
sont des faits réels de littérature : et il n'y a qu'à
creuser l'essence du génie des deux poètes pour la
trouver, car, en somme, la chose est plus simple qu'elle
ne parait au premier abord.
Ce qui constitue la marque spéciale du génie de
Shelley et de celui de Slowacki, ce n'est pas seulement
la faculté d'imagination, prépondérante chez tous les
grands poètes, mais suffisamment équilibrée chez la plu-
part d'entre eux parla fréquentation des hommes, parce
contact avec la vie réelle dont ils ne peuvent s'empê-
cher de cruellement souffrir, et qui toutefois les éclaire,
et fortifie leur âme, — ce n'est pas, dis-je, la faculté
d'imagination : c'est la faculté de Rêve, poussée à l'ex-
trême puissance, aux dernières limites. C'est la ten-
dance au rêve effréné, illimité, c'est le désir d'un vol
sans fin à travers des espaces toujours changeants et
des visions toujours différentes, c'est l'éloignement à
toutes ailes et la disparition dans l'éther, c'est l'ab-
sence et c'est l'illusion au plus loin de la terre et des
hommes. Je dirais volontiers qu'ils sont là deux princes
de l'Irréel, si le mot : irréel, signifiait quelque chose de
possible et de vrai, s'il avait un sens pour notre enten-
dement et s'il n'était pas une simple figure de lan-
gage, — à moins qu'il ne soit le vocable symbolique
destiné à indiquer ces réalités invisibles que l'âme
devine sans que l'œil puisse les apercevoir, ni la main
les dessiner, ni la poésie les rendre, et qui ne selaisse-
raient effleurer que par le vol, invisible lui-même, de
la musique. Quoiqu'il en soit, il est strictement exact
234 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
d'affirmer que ce sont là deux princes de l'invention
étrange, de celle qui semble couper les ponts derrière
elle et rompre toute attache avec la réalité terrestre,
tellement elle la dépasse et la déforme. Elle la dépasse,
soit en se perdant dans les lointains de l'Univers, au
delà de tout regard, soit en sublimisant la figure
humaine : c'est le cas pour Shelley; elle la déforme,
soit en s'enfonçant dans les lointains de l'antiquité
barbare, soit en outrant la figure humaine, et jusqu'à
la rendre fantasmatique ou démoniaque : c'est le cas
pour Slowacki. Je le répète, la faculté de Rêve
est extrêmement rare à ce degré, même chez les
poètes, car non seulement les conceptions poétiques
reposent d'ordinaire sur un solide fond de réalité, mais
j'ai toujours été diverti par l'opinion des bons bour-
geois sur la poésie, qu'ils croient « dans la lune » ou
« dans les nuages », suivant leur amusante expression,
et ce, sous le fallacieux prétexte que les poètes ont des
allures d'originaux et d'êtres absents. 11 serait vrai-
ment trop facile de démontrer que le sang de la terre
circule à travers les représentations poétiques les plus
audacieuses. Un « philistin », ou même un lettré à vue
courte, s'imaginera peut-être, en lisant le monologue
de Conrad, de Mickiewicz, que ce poète Conrad est un
être de pure chimère. Rien de plus faux : c'est un être
de réalité ; c'est un prophète hébreu, un brahme inspiré,
un barde-mage, analogue à ces hommes dont l'histoire
et la légende nous affirment également l'existence, et
qui dirigèrent les premières sociétés humaines. Et il
est même aussi réel aujourd'hui qu'autrefois : au
xixe siècle, Mickiewicz fut, de son vivant, accepté
comme tel par son peuple. Il y a mieux : chez un autre
peuple, idéaliste aussi celui-là, mais sceptique en
même temps, enthousiaste et railleur à la fois, le nôtre,
Lamartine et Victor Hugo jouèrent quelque chose de
JULES SLOWACKI 235
ce rôle. Si Mickiewicz tend à exagérer la puissance de
Conrad en se servant de quelques images d'où Ton
pourrait induire que celui-ci s'attribue des pouvoirs
au-dessus de l'homme et s'égale à Dieu, ce ri est Ici que
figure, et il n'invente pas du moins l'essentiel de sa
puissance : elle fut, cette puissance, elle est même
encore. Prenons un autre exemple et dans un autre
ordre d'idées. Les héros de Byron sont l'image du
révolté ; or, rien de plus réel ; l'histoire ne cessa d'en-
fanter des révoltés, le xixe siècle en foisonna. Byron
n'en a fourni que le modèle idéal : il n'a fait qu'accen-
tuer certains traits del'irrégulier, et que lui donner en
outre une sorte d'auréole, pour que le type en apparût
plus frappant et plus sympathique. Tout ceci revient à
dire que la poésie n'est le plus souvent qu'une projec-
tion, un agrandissement, une représentation plus puis-
sante de la réalité. Et il n'est pas inutile d'ajouter que
cette fille ailée et merveilleuse de la vie réelle ne sau-
rait se passer longtemps de sa mère : c'est au vaste
sein de celle-ci qu'elle replonge, lorsqu'elle se sent
épuisée; c'est là qu'elle se répare sans cesse et se réin-
vigore : et comme Antée touchait le sol, pour reprendre
des forces. Telle est la généralité des cas poétiques.
Mais il peut se faire que, tout à fait exceptionnelle-
ment, certains poètes aient la tête si surchauffée de
rêve et de fantaisie, de désirs « d'au-delà » et « d'ail-
leurs », qu'ils tendent à créer je ne sais quels mondes
supracélestes ou démoniaques, je ne sais quelle lumière
aveuglante ou spectrale, je ne sais quelles planètes
ou quelles créatures totalement différentes de notre
planète ou de notre espèce, je ne sais quels êtres non
pas seulement surhumains, mais extra-humains, si
l'on peut dire. Shelley, Slowacki, Edgar Poe, furent
de ces poètes. Ceux-ci sont, sur terre, l'Etranger. C'est
d'ailleurs le nom dont ils se définissent, car ils se con-
236 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
naissent. « Pendant qu'avec les accents d'une terre
inconnue, la triste Uranie examinait le visage de
l'Etranger », dit Shelley, dans Adonais. Il faudrait
transcrire tout ce passage et montrer la longue suite
d'originales métaphores qui lui servent à dépeindre
sa personne et son âme : « Un esprit semblable à un
léopard, un amour masqué de désolation, un pouvoir
ceint de faiblesse, etc. » Slowacki, de son côté, fait
cette déclaration véhémente, dans la préface de Lilla
Weneda, pièce dédiée au Poète anonyme : « Chaque
fois que je me heurte à la, réalité, mes ailes retombent
et je suis triste, comme si j'allais mourir, ou fu-
rieux*... »
De tels esprits sont merveilleusement doués pour le
lyrisme féerique et^métaphysique et pour le drame
étrange. J'indiquais tout à l'heure une ou deux des
lignes du portrait symbolique que Shelley nous laissa
de lui-même : j'avais gardé pour la fin le trait synthé-
tique et divinateur où le grand poète anglais dessine à
l'avance, et comme si son œil de visionnaire l'aperce-
vait dans l'avenir, la poésie de Slowacki. « Une fra-
gile forme, un fantôme sans compagnons, semblable à
la nuée de forage expirant dont le tonnerre est le
glas. » Lisez et relisez la seconde moitié de cette
phrase : tout est là, vous dis-je, pour Slowacki. Sa
1. Les essayistes contemporains attestent à leur tour la jus-
tesse du coup d'oeil que ces poètes surent jeter dans leurs pro-
fondeurs. Voici les dernières lignes par lesquelles M. André Che-
vrillon termine son Essai sur Shelley, dans ses Eludes anglaises:
« Cet Ariel n'est pas des nôtres. Etait-ce tout à fait un homme que
la sauvage créature de beauté miraculeuse, svelte et délicate,
à figure de vierge, aux grands yeux de songe, à la silencieuse
démarche de serpent, au geste glissant et si rapide? » En
Pologne, M. Marian Zdziechowski a signalé Slowacki comme
un exemplaire achevé de la fantaisie débordante et de l'imagi-
nation effrénée (Byron et son Siècle, t. I, chap. m).
JULES SLOWACKI 237
poésie expire en tonnerre et en glas. Elle expire en
drame.
C'était en effet à la création dramatique de ligures
absolument extraordinaires et monstrueuses que le
poète polonais devait en venir, s'il voulait essayer de
tromper la soif immense d'irréalité qui constituait le
fond de sa nature. Bien qu'il eût l'imagination triste et
désolée, parfois même livide et spectrale, il l'avait
aussi trop complexe, il l'avait en même temps trop
ardente, trop flamboyante, trop rouge, il l'avait sur-
tout trop étendue, trop vaste, trop inquiète, pour se
confiner dans le chimérique pur, dans le fantastique
absolu : il ne fit que se jouer à côté, que l'effleurer.
C'est d'ailleurs un genre assez monotone et limité : n'y
excellera qu'un génie complètement visionnaire, mais
qui verra ses rêves d'une façon extrêmement précise
et les rendra de même : ils paraîtront gravés comme
au burin. Dans l'histoire des lettres, il n'y eut pour
cela qu'un homme, et ce fut Poe. D'autre part,
Slowacki n'avait pas « contemplé la beauté nue de la
Nature » ; elle n'avait point levé devant lui son voile,
et il n'en connaissait pas les « profonds mystères »>. Il
ne sut jamais s'enfoncer dans ses lointains et dans ses
abîmes; il n'entendit ni ne chanta, comme l'Àriel du
xixe siècle, l'ineffable symphonie des mondes. Les
scènes féeriques dont il a semé sa tragédie de Balla-
dyna sont directement imitées de Shakespeare; et bien
que les images en soient neuves et délicieuses, on ne
saurait dire qu'aucune d'elles recouvre une de ces
intuitions védiques à la Shelley, un de ces éclairs de
pensée qui fulgurent pour illuminer l'Inconnu. Donc,
barré encore et peu doué du côté métaphysique, il ne
restait à Slowacki qu'une seule issue. La peinture de
la figure humaine en action, de la figure humaine
outrée, démesurée, devenait, sur la fin de sa vie,
238 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
l'unique soulagement possible de son instinct poétique,
maintenant qu'il avait touché le fond de la douleur na-
tionale et gémi, dans l'un de ses poèmes, l'élégie la plus
sombre qu'eût encore inspirée le sort de la Pologne.
11 aboutissait forcément au théâtre, mais au théâtre
dressé en toute liberté et en toute frénésie de rêve,
dans l'horrible, le farouche, le colossal, le fabuleux1.
L'énormité du barbare, du Titan, du démon, de l'être
de taille exceptionnelle ou de caractère effrayant, et
qui, de sa main de fer et de son poids atroce, écrase
autour de lui les autres êtres, voilà la vision drama-
tique chère à Slowacki; je veux bien que la tendance
générale de l'époque romantique, éprise des monstres,
ait contribué à l'accentuer dans l'esprit du poète ;
jamais toutefois l'apparition de bronze n'eût atteint dans
une œuvre poétique une aussi formidable stature, si
l'artiste n'avait pas été plus apte que quiconque à
fabriquer des êtres anormaux et gigantesques. Hormis
sa Béatrice Cenci — que le poète n'a point voulu d'un
métal dur et qu'on sent plutôt victime de la fatalité —
il n'est presque aucun des personnages de premier
plan du théâtre de Slowacki qui ne rentre dans cette
catégorie : Balladyna, Rosa Weneda, Gwinona, le
Palatin de Mazeppa, tous sont plus grands et plus
effrayants que nature. Et c'est pourquoi presque
aucune des pièces du poète polonais n'est largement
psychologique et humaine. Cependant, il est une cer-
taine réalité farouche que l'intuition du poète a su res-
tituer : le drame de Lilla Weneda reproduit évidem-
ment quelques-unes des scènes grandioses de l'antiquité
barbare. Mais c'est qu'aussi bien il s'agissait de temps
fabuleux, énormes, et que l'ensemble des personnages,
1. Le plus typique de ses drames — je ne dis pas le meilleur —
est Lilla Weneda.
JULES SL0WACK1 239
chefs, prophétesses, bardes, vierges douces et sublimes,
masses guerrières, participait à cette grandeur sau-
vage qui paraît avoir littéralement fasciné notre auteur
pendant les dix dernières années de sa vie.
Il faut lire ces drames. Il faut les lire ou les voir
jouer, car d'en raconter l'intrigue ne servirait guère,
et, quant à transcrire telle ou telle scène, ce serait
également de la besogne perdue, puisqu'une scène
n'a pas de valeur indépendante : pour se rendre
compte de la force dramatique et de la progres-
sion d'intérêt qu'elle représente, il est nécessaire de
connaître les scènes précédentes. Des quatre pièces
principales écrites par Slowacki, deux seulement sont
scéniques, et au plus haut degré, d'ailleurs : Mazeppa
et Béatrice Cencî. J'ai vu jouer Mazeppa au théâtre de
Cracovie, et il n'y a pas de drame plus poignant et
plus terrible. Les deux autres, Balladyna et Lilla
Weneda, appartiennent au genre du théâtre en liberté
et ne sont pas jouables : ce sont de vastes rêves drama-
tiques. L'épouvante, l'humour, la féerie, la fantaisie, s'y
mêlent ou s'y succèdent, mais ne s'y fondent pas dans un
tout vivant : il y a composition défectueuse et incohé-
rence. J'ai une autre critique à adresser à Balladyna : les
réminiscences shakespeariennes y abondent, et j'en ai
compté jusqu'à sept, bien caractérisées. Mais le terrible
dénouement est de la plus rare originalité. Cette Balla-
dyna, sorte de femme-démon, semblable à lady Macbeth,
mais plus effrayante encore et qui a marché à son but :
le trône, en écrasant sur son passage jusqu'à sa mère,
qu'elle a d'abord chassée, puis qu'elle laisse mettre à
la question et expirer dans les tortures, presque sous
ses yeux, — tout cela pour en arriver à être obligée
de se condamner elle-même quatre fois à mort, lorsque,
le premier jour de son règne et selon la coutume immé-
moriale du pays, elle siège comme justicier, — cette
240 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
figure de Balladyna vous laisse une impression de
théâtre absolument extraordinaire.
Plus farouche encore, plus grandiose, plus original,
plus vrai, et tout à fait colossal, en somme, est le
drame de Lilla Weneda. L'action se passe dans l'Eu-
rope du Nord, au début du Moyen Age, et retrace la
fin de la peuplade barbare des Vénèdes, écrasée par
l'invasion Léchite. Slowacki l'a résumée dans une pré-
face aussi poétique que le drame lui-même, selon le
mot du biographe et critique autorisé du poète,
M. Malecki. Voici quelques lignes de cette préface,
écrite sous forme de lettre à Krasinski :
En vérité, je te le dis, ce n'est pas moi qui ai amené
ces fantômes, ils sont venus d'eux-mêmes; la blanche
Lilla Weneda les a amenés avec elle; et moi, voyant cette
foule d'hommes, de harpes dorées, de casques, de boucliers
et de glaives au vent, entendant les voix confuses de ce
peuple écrasé depuis si longtemps, j'ai pris en main une
des harpes vénèdes, et j'ai promis aux esprits un récit
fidèle et nu, tel qu'il convient à des infortunes colossales...
Aperçois-tu ces visions? Voici une colline couverte d'un
vert gazon : sur lacolline s'élèvent douze pierres druidiques
et, treizième, un trône de granit revêtu de mousse ; voici
cette colline couronnée des douze bardes aux cheveux
blancs, et inondée de toutes parts comme d'un océan de
lueurs rougeâtres... Ce terrible miroir où se reflète la col-
line, c'est la défaite suprême, c'est le sang d'une nation...
Le chant des douze harpes se répand au-dessus d'un peuple
de cadavres et pénètre dans les bois de sapins déserts et
sonores, pour évoquer de nouveaux vengeurs. — Ne te sens-
tu pas triste? — Et, près des douze bardes, voici une prê-
tresse qui leur défend de désespérer, et qui, tout entière à
sa mission de terreur, marche sur des cœurs d'hommes et
les brise sous ses pieds... Euménide d'Eschyle criant : La
victoire! Cent cœurs d'hommes pour la victoire ! — N'as-tu
pas le frisson ?
JULES SLOVVACKI 241
Elle donne le frisson, en effet, et le poète a eu bien
raison de l'évoquer, cette Roza Weneda, prophétesse
effrayante de grandeur barbare, figure terrible et vraie
dans son patriotisme farouche, indomptable, et l'un
des personnages les plus impressionnants de Slowacki.
Sa sœur, la douce Lilla Weneda, lui fait pendant : elle
est touchante et délicieuse, mais je crains que le poète,
en la créant, ne se soit trop souvenu d'Antigone et de
Cordelia. Du reste, et moins les scènes falotes où
s'agitent les marionnettes fantastiques de Slaz et de
saint Gwalbert, les deux derniers actes sont d'une
beauté grandiose, absolue. Une scène, notamment, est
inouïe : celle où le vieux roi-barde Derwid, assis sur
son trône de granit et dominant la bataille suprême,
attend sa harpe d'or pour jouer le chant terrible que
lui seul sait, que nul n'a entendu depuis trois généra-
tions, qui doit décider la victoire en faveur de son
peuple — et trouve dans le coffre de cèdre, au lieu de
sa harpe, le corps de sa fille Lilla Weneda, assassinée.
Je ne connais rien de plus grand, même dans le théâtre
de Shakespeare ou dans celui des tragiques grecs.
Il m'est impossible de ne pas critiquer assez vive-
ment les scènes féeriques et fantastiques dont le poète
parsème ses pièces. Ce sont de simples imitations de
Shakespeare, et des imitations à contre-sens : les
scènes féeriques ne sont à leur place que dans les
féeries, et Shakespeare se fût bien gardé d'en intercaler
dans ses grands drames. L'humour de Slaz, dans Lilla
Weneda, est franchement mauvais : ce valet de saint
Gwalbert et saint Gwalbert lui-même sont des pan-
tins, et l'on se demande comment un poète de la force
de Slowacki ne s'en est point aperçu. Il n'en est pas de
même des êtres féeriques de Balladyna, dont le verbe
aussi original qu'ailé nous enchante ; et si l'on arrive à
secouer cette idée vraiment obsédante que les scènes
46
242 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
fantastiques de ce drame sont littéralement calquées
sur celles du Songe d'une nuit d'été, et que, sans le
souvenir de Bottom et de Titania, le poète polonais
n'eût jamais songé à faire figurer dans sa pièce la fée
Goplana ni le lutin Khoklik ; si Ton ne regarde que la
forme, si Ton s'en tient à considérer, non leur person-
nage, mais leur parler poétique, il est certain que ces
nouveaux esprits de la Nature, tout en ressemblant
comme des frères à ceux du grand Will et en tissant
comme eux les mille féeries de la terre, de l'air et des
eaux, n'empruntent leur façon de s'exprimer à per-
sonne. S'agit-il d'images, en un mot, la fantaisie de
Slowacki est immense, sans limites, sans rivale. Je ne
puis qu'indiquer telle figure exquise, la fée Goplana,
par exemple, « cette nymphe couronnée d'hirondelles
qui s'enfuient de sa chevelure au premier rayon du
soleil de mai » et la montrer passant dans les airs, à la
fin de Balladyna, « suspendue par les bras à la chaîne
des grues gémissant tristement dans les plaines du
ciel ». Et je veux encore transcrire, à propos de ces
créations fantastiques du poète, une vision vraiment
ineffable de quelques lignes : il s'agit de la hantise
d'un pauvre fou, amoureux d'une morte assassinée, la
malheureuse Aline, que sa sœur Balladyna a tuée par
jalousie pendant que toutes deux cueillaient au bois
des framboises :
Elle est sous la terre, comme la nymphe des eaux,
appuyée sur sa couche d'argile; sa cruche répand un flot de
framboises étoilées; entourée d'une guirlande rouge, sa
forme blanche se penche immobile sur ce ruisseau de fram-
boises... Et elle ne peut s'éveiller; ses yeux, jusqu'au jour
où ils sortiront de la tombe sous la forme de bleus myosotis,
regardent avec leurs étoiles d'azur le reflet de rubis de sa
tombe. Elle brille dans son tombeau.
JULES SLOWACKI 243
Quelles divines images de rêve, n'est-ce pas ? Et ne
dirait-on pas une vision qui vient d'apparaître au fond
d'un miroir d'enchanteur? Mais elles défilent par mil-
liers derrière le cristal de cette œuvre, ces divines
images ; un magicien les évoque une à une, et parmi
elles, regardez celle-ci qui s'arrête un moment devant
vous, étrange et pure, au milieu du drame de Béatrice
Cenci :
A la place où vous répandrez mon sang, élevez un autel
à la blanche pudeur, et sur cet autel une statue d'albâtre
diaphane. Autour de son cou tracez un cercle pourpre...
mais recouvrez-le de perles et de lis...
Oui, tout cela est magique. Et plus on avance dans
l'œuvre de Slowacki, plus on s'enfonce dans la magie
du rêve. Mais, peu à peu, Ton cesse de s'étonner de
cette vision toujours féerique et frissonnante, — bien
qu'elle tienne du prodige, — tellement on la sent natu-
relle à ce merveilleux poète. On s'aperçoitbientôt qu'elle
se lève du plus profond de son être, qu'à toute minute
elle frémit en son âme, et qu'elle le possède tout entier.
C'est ainsi, c'est au moyen de ces divines images qu'il
put raffiner sans les affaiblir les ardeurs de la passion
romantique; il voila le verbe de la Muse de 1830, en-
tremêla des notes de cristal et d'or à ses cris farouches,
posa sur son front violent une couronne de roses, et
mit sur ses lèvres des paroles d'une beauté suprême.
Et pourtant, quelles ailes de feu, quel vol embrasé ! Le
vers de Slowacki sillonne le monde moral, et tout
brûle : le cœur de l'homme est incendié, anéanti.
Comme il est torturant et tragique, l'amour de Zbi-
gniew pour Amélie, dans Mazeppa! Celui de Giani
pour Béatrice n'est pas moins dur, dans le drame de
Béatrice Cenci : combien souffrent ces amants et ces
244 LSS GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
amantes ! Mais le poète rafraîchit sans cesse cette
cruelle atmosphère de la pluie des expressions mer-
veilleuses, et des larmes de la pitié, et de l'effeuillaison
ininterrompue d'adorables fleurs de poésie encore tout
humides d'une rosée scintillante où se reflètent les
couleurs de l'arc-en-ciel. Ce chapitre est déjà long", et
il faut le clore : pour donner au lecteur un exemple de
ce mélange de passion et de suavité, je transcris l'ad-
juration de Mazeppa au noble et malheureux Zbigniew,
qui a conçu pour sa jeune belle-mère un amour sans
espoir1 :
Mon cher Zbigniew, toi qui soutiens contre ce misérable
monde la lutte d'un cœur généreux, mon cher, mon noble
ami ! Tu m'as plu tout d'abord — je t'ai vu briller dans ce
château comme un chevalier desanciens jours, etmon cœur
a volé vers toi: écoute — ta passion n'est encore qu'une étin-
celle, et déjàelle t'a dévoré, elle t'a flétri, desséché. Et pour-
tant, tu n'as encore à te reprocher aucune souillure, aucune
faute; — ton religieux amour a laissé jusqu'à ce jour dans
les yeux de saphir deta bien-aimée sa pureté angélique et
sa sérénité ; mais, cela ne peut durer toujours, cela ne peut
durer longtemps... Crois-moi, il faut que tu cèdes à ton
destin, car tu ne peux le dominer — non — cela est impos-
sible. Laisse-la seule ici : — semblable à un arbuste cou-
ronné de roses, qu'elle s'épanouisse et s'effeuille silencieu-
sement sous le soleil. Mais toi, prends la fuite : — déjà
s'approche, prêt à Remporter sur ses ailes, l'ange terrible
de la passion, — tu n'as plus qu'à prendre la fuite. Crois-
moi, il y a des amours sans ciel, sans Dieu, sans étoiles,
1. Mais il faudrait lire aussi la scène in de l'acte V. Rien de
plus déchirant que l'aveu si pudique, à mots si voilés, de cet
amour fatal. La situation est d'autant plus poignante qu1 il s'agit
dun amour partagé. (Voir la traduction de Mazeppa, par Venees-
las Gasztowtt : Bulletin polonais de septembre, octobre, no-
vembre, décembre 1900, et janvier 1901.) Cette traduction a éga-
lement paru en brochure (Heymann et Guélis, 3, rue du Four, à
Paris).
JULES SLOWACKI 245
qui réduisent bientôt le cœur en poussière et le rongent
si bien par l'ennui, le couvrent de tant de souillures, le
réveillent si souvent pour un effort inutile, le plongent
tant de fois dans leur sommeil énervant et stupide, que la
source du souvenir finit par se troubler : — c'est là ce qui
t'attend...
LE ROI-ESPRIT
Si j'avais voulu condenser en deux mots mes commen-
taires du chapitre précédent, j'aurais pu dire qu'en
écrivant les drames que je viens d'étudier, Slowacki
nous avait simplement offert des spectacles grandioses,
dont il avait, il est vrai, tenu à emprunter la sub-
stance au passé historique ou légendaire de son pays.
Le patriote avait tiré d'une vieille ballade polonaise sa
tragédie fantastique de Balladyna ; etil avait, jusqu'à un
certain point, symbolisé la chute de la Pologne par son
drame de Lilla Weneda: c'était tout. Son théâtre cons-
tituait donc une partie importante de son œuvre de
poète et d'artiste, mais l'auteur n'avait eu cure de
l'étoffer de philosophie mystique. 11 n'en va pas de
même de sa dernière création, le Roi-Esprit, et c'est
parce qu'une idée très voulue s'y exprime que cette
conception se différencie radicalement des précédentes.
Je dois même insister sur ce point, car il y aurait
vraiment à craindre que le lecteur ne fît une confusion.
Il lui serait très facile de se laisser aller à une impres-
sion fausse, s'il prêtait trop d'attention au lien spécieux
qu'il remarquera sans nul doute entre les drames et
l'œuvre dont nous allons nous occuper. Comme on est
très frappé dès l'abord de l'atroce grandeur de ce con-
246 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
quérant qui s'appelle le Roi-Esprit et qu'il semble par
là le vrai frère des personnages que nous venons de
passer en revue, on est tenté de le rattacher directe-
ment à ceux-ci et on peut se demander, en somme, si
ce dernier poème n'est point un simple prolongement
de la pensée du poète décidément hanté par le gigan-
tesque, une transposition du dramatique dans le lyrique
et l'épique, bref, une sorte de synthèse des principaux
personnages de son théâtre résumés cette fois en un
seul colosse.
Mais il faut se garder de tomber dans une telle er-
reur, et pour la raison que voici : il n'y a dans les
drames de Slowacki aucune idée particulière, aucune
thèse, comme on dirait aujourd'hui ; il s'agit simple-
ment de visions de la vie et de l'histoire ; visions très
spéciales, très particulières, mais visions, représenta-
tions, spectacles. Dans le Roi-Esprit, au contraire, il
y a non seulement une vision, mais une vue, une idée
mystique, une conception des origines providentielles
de l'histoire de Pologne. Et il ne s'agit de rien moins
que de l'idée la plus extraordinaire de la littérature
moderne. En outre, le poème manifeste une telle
puissance d'art, qu'il nous laisse sous une impres-
sion analogue à celle que nous éprouvâmes à la lecture
du monologue de Conrad : je le répète à dessein, il
n'est point d'idée plus originale, plus inattendue, plus
inouïe, que celle du Roi-Esprit.
Slowacki, s'étant souvenu d'un personnage de Pla-
ton, Er d'Arménie (celui-là même qui descendit aux
enfers et vint raconter ce qu'il y avait vu), s'empare de
cette figure. Il imagine qu'Er a été destiné à subir une
réincarnation et à vivre une nouvelle existence dans le
nord de l'Europe, aux temps légendaires delà Pologne.
Il s'y appellera Popiel, qui veut dire : fils des cendres.
Et la seconde naissance de ce héros singulier est si
JULES SLOWACKl 247
étrange qu'elle donne à deviner que sa seconde vie ne
sera pas moins extraordinaire : la cendre des morts a
fécondé RozaWeneda, la farouche prophétesse ; c'est
de la poussière du bûcher des derniers Vénèdes qu'elle
a conçu Popiel et Fa enfanté comme le vengeur de
son peuple, détruit par l'invasion Léchite. Popiel sera
le digne fils de sa mère. Son cœur ne respirera que ven-
geance : il aura le cerveau puissant, le bras implacable.
A lui seul, parmi les créatures de pur instinct dont se
composent à cette époque les tribus de la région, à lui
seul, parmi ces carnassiers, ces brutes et ces esclaves,
a été dévolu, non seulement le génie de Faction, mais
encore le désir intellectuel et métaphysique. Il est hanté
de Fidée suivante : savoir à tout pria) s'il est au-dessus
de la terre et au-dessus de la volonté humaine une
puissance et une volonté supérieures. Il a donc, être
unique en son temps et dans sa contrée, seul en cela de
son espèce, conçu l'hypothèse de V Esprit ; seul, il est
Roi-Esprit au milieu des barbares.
Il sait qu'il a, près de lui, deux génies invisibles et
qui lui sont subordonnés : l'un est « un ange d'or, l'ange
des nobles pensées », et l'autre, « un esprit de carnage
et de tempête ». Ce dernier ne tarde pas à avoir le
champ libre : préposé aux mauvaises passions de
l'étrange barbare, il balaie tout sur son passage et
comble ses instincts de trahison, de revanche, d'orgueil,
de domination, de cruauté. Toutefois, au milieu des
fureurs auxquelles il s'abandonne, Popiel ne perd pas
de vue l'hypothèse que j'ai dite : ses crimes ne font, au
contraire, qu'attiser son désir de la vérifier. Car, pins
il marche dans la voie sanglante, plus il se persuade
qu'il débouchera par ce sinistre chemin sur l'issue de
son doute. Sa volonté se tend et se raidit vers le but,
devient forcenée. Il avance, prenant figure de monstre,
et décidé à commettre des excès tels, que Dieu finisse
2i8 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
par se lasser — s'il existe — et que, s'il ne daigne se
montrer en personne à la terre, il fasse du moins appa-
raître au milieu du ciel quelque signe terrifiant, mes-
sager de son horreur et de sa colère, symbole de pitié
pour les hommes et de foudre imminente pour le fléau
qu'ils endurent. Et il avance toujours, de plus en plus
ensauvagé, de plus en plus provocateur, défiant et
souffletant sans répit le Ciel, pour voir s'il est inerte et
muet, ou si le tonnerre vengeur y réside : le mal auquel
il se livre devient indescriptible, inénarrable, et dépasse
tout ce qu'on avait vu. La terre se change en une im-
mense nappe de sang. Il a conquis l'Europe du Nord à
la tête de cent mille Germains, et les plus légendaires
des exterminateurs, les Attila, les Gengis-Khan, les
Tamerlan, font l'effet de pauvres glaives auprès de
lui. On dirait que, cette fois, la race humaine tout en-
tière va être fauchée. Hécatombes de vaincus, tortures
inouïes, bûchers s'élevant jusqu'au ciel et croulant sous
les victimes, il entasse les abominations jusqu'à l'im-
possible. 11 commet l'inexpiable même, fait de sa mère
une torche vivante, et prend surtout à tâche d'affoler
le peuple Lech, qui extermina les Vénèdes, ses pères,
et sur lequel il s'est abattu comme une trombe.
Cependant, Dieu reste muet, Dieu ne se montre pas.
Popiel va donc conclure à l'athéisme, ou plutôt à sa
propre divinité d'inexplicable monstre : « Le ciel est
vide, la terre n'est que poussière, l'humanité que pous-
sière; lui-même n'est qu'un glaive forgé parle hasard »
et se dressant au-dessus des têtes comme la loi san-
glante et terrible de toutes choses. 11 en est là, lorsque,
par un dernier geste de démence raisonnée, de défi
suprême à ces puissances célestes qui ne donnent pas
signe de vie, et, probablement, n'existent point, il or-
donne qu'on immole celui qu'il considère comme un
bienfaiteur et comme un père, le vieux Svityne, son
JULES SLOWACKI 249
meilleur général, qui s'efforce de racheter un peu l'in-
famie du tyran, combat ses ennemis, défend son em-
pire, étend ses frontières, et lui est aussi dévoué que
s'il était le meilleur des rois. Cette fois, c'en est trop :
le signe vengeur apparaît :
Ce disant, j'enfonçai mon épieu clans le mur et dis à mes
bourreaux : « Cette nuit encore à l'orgie! A demain le
châtiment pour moi qui ai ordonné, pour vous qui avez
exécuté ces crimes. » A ces mots, le château s'illumina,
comme une forge, d'affreuses lueurs rougeâtres... et, en-
touré de mon cortège de pâles criminels, je m'assis,
cadavre coloré de la rougeur fébrile de l'ivresse.
Nous festoyâmes à notre aise dans le château désert.
Nous nous servîmes des plats d'argent de Svityne, de ses
outres, de ses tapis, de ses coupes, de ses flambeaux et de
ses bancs, d'où l'odeur d'un sang encore chaud se mêlait
au parfum des cyprès. Les coupes nous étaient présentées
par les Crimes — spectres au visage verdâtre, vêtus de
manteaux ensanglantés, debout à nos côtés comme des
vampires rouges et distincts... quand nous les regardions,
ils disparaissaient.
Tout à coup, un page entra hors d'haleine et laissa tom-
ber de ses lèvres ces paroles rapides : « Seigneur, un signe
terrible vient d'apparaître ! Une longue traînée de feu brille
dans le ciel. » Je pâlis ; et, arrachant mon épieu de la mu-
raille, comme si j'avais vu un esprit ou un fantôme me
hurler à la face un présage funeste, j'en perçai de part en
part la poitrine de cet homme.
Je m'élançai moi-même sur le perron. De là, on voyait
toute la contrée ; l'azur scintillait d'un millier d'étoiles,
toutes enchaînées à une immense constellation... Ce mé-
250 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
téore, pareil à un glaive gigantesque sorti du fourreau, avait
sur sa poignée une escarboucle au reflet rouge, qui brillait
et changeait de couleur, comme un œil dans le visage in-
visible d'un esprit.
Alors, mes regards s'attachèrent fixement à cette étoile,
et je luttai contre elle comme contre un démon ; je la dé-
vorais des venins démon cœur; je la rongeais des poisons
corrosifs de mon âme. Tantôt c'était elle qui pâlissait, —
tantôt c'était moi. Mais enfin, je tombai sur un genou...
haletant... le cœur transpercé de ses rayons éblouissants,
comme dans un tournoi un chevalier meurt, percé d'une
lance.
Je crus voir dans l'étoile un nouveau jet de flammes...
un sourcillement de paupières, un rapide coup d'œil : et je
sentis que mon esprit était brisé pour des siècles par une
force étrange — terrible — et mystérieuse. Je tournai la
tête vers mes compagnons, et, leur montrant du doigt le
dragon enflammé qui faisait tourner dans le ciel sa queue
étincelante, je m'écriai : « Elle vientm'apporter la mort,
Cette comète { ! » Puis, de plus en plus pâle, et déjà
troublé, j'ajoutai d'une voix sombre : « J'ai vaincu le
monde ! et voici la preuve que je suis un esprit ayant sur
1. On raconte que, quelque temps avant la dernière maladie
d'Ivan le Terrible, une comète apparut, dont la queue était en
forme de croix, et qu'en la voyant, le monstre s'écria : « Voici
le présage de ma mort!» Ce n'est point d'ailleurs le seul fait
que Slowacki ait emprunté à l'histoire ou à la légende de ce
règne de sang : il est visible qu'il en a utilisé divers autres traits,
pour le présent poème. Il saute également aux yeux que l'épisode
de la mort et des funérailles de la jeune reine des Lechites, dans
le Roi-Esprit, reproduit avec des modifications la fameuse légende
polonaise de la reine Wanda.
JULES SLOWACRI 251
la nature une puissance réelle ! Les étoiles ont envoyé cette
étoile messagère s'informer si j'étais vivant, si, vêtu de la
pourpre, je faisais encore office de roi, d'homme, et de
meurtrier? Le Ciel a tremblé pour le monde. — Voici l'heure
de ma mort.
Allez, vous n'êtes plus les aveugles instruments de ma
fureur, vous êtes des guerriers retrempés dans le carnage.
J'ai racheté cette nation au prix de son propre sang... j'ai
versé ce sang à flots... mais au-dessus de ces flots, j'ai fait
planer l'esprit qui méprise la mort. Plus d'un villageois
charmera ses longues veillées en chantant mes forfaits, —
et son âme deviendra forte en pensant aux ancêtres qui
marchaient hardiment à la mort — sur un ordre de leur
roi !
Pour moi, je suis le fléau de Dieu, le fléau terrible, et je
vais subir les tortures qui me sont destinées. Mais, après
bien des siècles... je voulais continuer, quand mes os com-
mencèrent à se briser en moi. De mon capuchon de plomb
jaillissent mille étincelles... le fer et l'étain fondent sur
mon corps. Je voulais conserver ma fière attitude de sou-
verain, mais j'éclatais de toutes parts comme l'argile dans
le feu. Mes yeux se voilèrent d'un nuage ténébreux, et tout
mon esprit se concentra dans un seul atome.
Telle fut la fin de mon existence, longtemps chantée
dans le pays par les rhapsodes. Mais ils ne surent deviner
ni la véritable portée de mes actions, ni ce qui faisait ma
supériorité sur les Hérodes romains. Au-dessus de moi
était une idée éclatante, lumineuse, où me conduisaient
une multitude de degrés sombres et sanglants, surmontés
du temple où brillait mon but sublime : et j'y montais.,
comme un hardi guerrier, — les pieds dans le sang — et
sans effroi. »
252 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Cette dernière strophe est significative, et l'on peut
maintenant avoir une idée de cette conception extraor-
dinaire. Comme je regrette de ne pouvoir m'étendre, à
seule fin de montrer au lecteur les principaux détails
de l'exécution et de lui faire admirer surtout l'extrême
nouveauté des images, qui n'ont jamais un air de déjà
vu, de déjà connu, ce qui d'ailleurs est la règle dans
toute l'œuvre de Slowacki. Comme je suis fâché, —
j'insiste — de n'avoir pas la place nécessaire pour faire
défiler une à une ces images grandioses ou délicieuses
qui se lèvent de chaque strophe, soit que le poète veuille
peindre la laideur croissante du visage et de l'âme de
l'exterminateur, soit qu'il ait à évoquer telle figure toute
de douceur et de sublimité, un vieux barde dévoué jus-
qu'à la mort à son maître, une jeune reine, « étoile
vivante, divine maîtresse du chant et de la harpe »,
guerrière et prophétesse à la fois! Où trouver, dans
quel livre, des images d'une horreur aussi splendide
que celle-ci :
On s'agenouillait devant mon visage redoutable, en
voyant les deux ailes de mon casque pareilles à deux flam-
beaux, et, entre elles deux, suspendu au milieu, ce visage,
comme une lampe verte et, cadavéreuse. Mes paupières,
qu'on eût dit fendues par un couteau, brillaient de l'éclat
des rubis, et à travers leur peau sanglante, mon âme re-
gardait le monde...
Ou d'une suavité aussi aérienne :
Une fois, vers minuit, tandis que je dévorais ma colère,
je crus apercevoir tantôt une apparition blanche, tantôt
une forme noire et indécise, tantôt une étoile qui me jetait
son regard en filant. Et en effet, je voyais la ravissante
figure de la fille du roi dont un rayon de lumière, parti de
ses doigts de rose changés en rubis, perçait la pousssière
et les toiles d'araignée de mon cachot. Ses tresses d'or,
JULES SLOWACKI 253
roulant jusqu'à ses pieds, traînaient sur les dalles ver-
dâtres ; elles étaient fermées par deux épis dorés que sur-
montaient des fleurs de pierres précieuses... Le génie de
la mémoire me représente éternellement le pli de sa robe
et les deux épis d'or, et ses pieds blancs qui s'avançaient
vers moi comme deux croissants fantastiques...
Il me reste à émettre une ou deux remarques.
Par une route inattendue, par un chemin dantesque
et tout éclairé des lueurs de l'Enfer, — mais qui conve-
nait merveilleusement à son âme originale etfantaisiste,
à son âme de cavalier du Rêve et d'enfant perdu, —
Slowacki s'est dirigé vers l'Esprit. Et il aboutit à un
spiritualisme forcené, mais absolu, à un mysticisme
sauvage, mais sans limites. Rien de plus impression-
nant que cette apostrophe de Popiel où l'idée de patrie
vient se greffer en termes grandioses, et d'une façon
inopinée, sur celle de Dieu. Comme la voix du tyran
devient fatidique, lorsqu'il affirme qu'en habituant son
peuple au martyre, il l'a sauvé pour jamais ! « Allez,
vous n'êtes plus les aveugles instruments de ma royale
fureur, mais des guerriers retrempés dans le carnage.
J'ai racheté cette nation au prix de son propre sang...
j'ai versé ce sang à flots... mais au-dessus de ces flots
j'ai fait planer l'esprit qui méprise la mort !» Il y a là
une allusion au sort futur de la Pologne, et l'extermi-
nateur a vu se dérouler l'avenir. Il ne fut donc point un
bourreau vulgaire ; il eut conscience de sa « mission » ;
et, au moment d'aller expier en enfer son terrible rôle,
il se redressa de toute sa taille en pensant que, non
seulement il avait prouvé Dieu par l'inflexibilité de son
désir et de son vouloir, mais qu'encore il avait façonné
son peuple, l'avait pétri dans les tortures, endurci dans
les supplices, et qu'ainsi trempée, victorieuse à ce
degré de la douleur, une nation serait à l'épreuve, pour
l'éternité. Ecrire un tel poème, c'était fonder l'idée spi-
254 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
ritualiste et l'idée de patrie dans les pires horreurs,
mais c'était aussi joindre et cimenter ces deux idées ;
c'était avoir l'intuition que les peuples, semblables à
ces femmes qui s'attachent à leur amour en proportion
des peines qu'elles ont endurées pour lui, embrasseront
bien plus étroitement leurs autels et leurs foyers, s'ils
savent que le sang du pays n'a cessé de couler à tor-
rents pour bâtir ou sauver la nation. Cela, c'est une des
lois les plus touchantes et les plus fécondes de la na-
ture humaine.
D'autre part, il n'est pas moins intéressant de cons-
tater que la philosophie poétique de Slowacki ne tra-
verse cette épopée de sang que pour se raccorder à ce
prométhéisme chrétien dont j'ai déjà parlé dans deux
Essais, et qui fut si bien mis en lumière par l'un des
plus nobles et des plus profonds esprits de la Pologne
contemporaine, M. Marian Zdziechowski. Rien de plus
curieux que d'examiner comment cette philosophie
s'échappe des « steppes rouges » ; c'est un des points
les plus importants de mon sujet. M. Zdziechowski l'a
traité dans ses livres 1 ; et, il y a quelques mois, pen-
dant que je préparais cette étude, il revenait encore sur
la question, au cours des lettres qu'il m'écrivait : il la
précisait, l'élucidait. Son interprétation du fond de la
pensée du poète est trop remarquable pour que je n'en
fasse point part au lecteur; la voici, telle qu'elle ressort
de ses lettres, et la citation qu'on va lire la résume :
Nous n'arriverions pas à comprendre le dernier poème
de Slowacki, si nous nous en tenions au chant où il nous
a peint l'effrayante figure de Popiel. Je n'eusse jamais
rangé le poète dont vous vous occupez en ce moment
parmi les poètes du prométhéisme chrétien, si j'avais cru
1. Messianistes et Slavophiles. Cracovie, 1888; — Byron et son
siècle. Cracovie, 1897.
JULES SL0WACK1 255
qu'il tendît à enseigner que le fer et le sang sont les
moyens qui conviennent le mieux pour atteindre le but
souhaité. Mais vous n'ignorez pas que le Roi-Esprit devait
comprendre plusieurs rhapsodes. Au moment où la mort
surprit l'auteur, il n'avait encore exécuté que le premier ;
mais il avait aussi jeté l'ébauche de quelques-uns de ceux
qui devaient suivre. Or, ces fragments sont de la plus haute
importance, du moins pour qui veut saisir l'idée maîtresse
du poème entier ; celle-ci se dégage, non pas du premier
rhapsode, envisagé à part, mais du contraste qui existe
entre sa couleur violente et l'indicible charme des strophes
consacrées au roi Miecislas Ier, dans le rhapsode IV. (Les
fragments des rhapsodes II et III sont trop informes et trop
incohérents pour qu'on en puisse tirer quelque indication
que ce soit.) Miecislas est l'antithèse de Popiel. C'est un
chevalier mystique. Il habite, dès cette terre, la Jérusalem
céleste. Avec le portrait poétique de ce souverain (sous le
règne duquel la Pologne se convertit au christianisme),
reparaît cette face de l'âme de Slowacki que le poète
nous avait déjà révélée dans Anhelli. Le prince aux songes
sublimes, l'époux au cœur pur de la noble Dombrowka,
fille du duc Boleslas de Bohême, voilà le modèle idéal qu'il
propose à notre imitation, — et bien loin que ce soit Po-
piel, dont l'incroyable figure ne prouve que la nécessité
où notre rêveur se voyait de lâcher la bride à chacune des
fougues de son démon poétique, en laissant courir au gré
de sa fantaisie toujours folle, indomptable, jusqu'à ses
méditations poétiques sur les récits légendaires.
Si vous notez, de plus, la date où les aspirations à un
Idéal voisin de la pureté des anges ressuscitèrent dans
l'âme de Slowacki, vous verrez se préciser de plus en plus
la haute et pure signification que l'auteur eût désiré qu'on
attachât à son œuvre favorite. Ces inspirations revinrent le
hanter à l'époque où il l'écrivait, et pendant les dernières
années de son existence, qui se passaient au ciel bien plus
que sur la terre. Vivant presque seul, il était de plus en
plus la proie du rêve ; et ce grand rêveur, — en vérité, l'un
des plus grands rêveurs du monde — avait fini par se
croire le Roi-Esprit en personne, le Roi-Esprit précédem-
ment incarné en Popiel, en Miecislas, en d'autres encore,
256 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
et qui renaissait au xixe siècle, sous ses traits à lui, Slo-
wacki : le Roi-Esprit, c'est-à-dire l'Esprit de la Pologne, son
Génie, l'ange qui, de loin en loin, redescend des sphères
supérieures pour présider aux destinées de la nation et s'in-
carner dans ses grands hommes : le Roi-Esprit, c'est-à-dire
l'Elu et l'Envoyé de Dieu, le Médiateur entre le ciel et la
patrie. Oui, voici que ce Médiateur était cette fois un poète,
un homme qui, par la force et la pureté de son rêve, ra-
chèterait aux yeux du Tout-Puissant les bassesses des
autres hommes! Transporté par une telle illumination, par
cette révélation soudaine de sa mission divine et de son
rôle providentiel, il voulut l'exprimer dans unpoème ;mais,
pour que l'histoire des transformations successives du Roi-
Esprit y apparût complète, et dûment retracée, pour que ses
compatriotes connussent la série des métempsycoses qui
représentaient la carrière antérieure et les divers passages
sur la terre de ce Génie céleste dont le poète se croyait le
dernier avatar, il essaya de deviner et de rendre, par ins-
piration, les mystères de chacun de ces précédents avatars ;
dès qu'il croyait entrevoir ou pénétrer l'un d'entre eux, à
la lueur de l'intuition, — il insérait son acquisition nou-
velle dans le plan de son œuvre. Une pensée toujours la
même le poursuit pendant cette période de sa vie : l'obses-
sion de l'origine spirituelle et céleste de l'âme, et aussi
celle de la triste déchéance de l'homme, ange tombé qu'il
se croit la puissance de faire remonter à sa condition pre-
mière, ainsi que nous allons le voir. Dans une de ses
lettres écrite en 1845 à sa mère, nous lisons : « Nous
n'avons qu'un moyen d'améliorer l'humanité, c'est d'éveil-
ler chez les hommes la foi qu'ils sont des anges immortels,
des anges qui se sont salis comme des enfants... » Tou-
jours à la même époque, il compose les strophes merveil-
leuses consacrées à Miecislas Ier; elles sont pleines de
rêves surnaturels et mystiques et semblent émaner d'un
esprit descendu pour un instant des hauteurs du soleil : on
y sent une divine langueur, et l'ineffable désir de l'amour
sans fin. Les derniers vers qu'il écrivit ne sont pas moins
caractéristiques : il y affirme avant de mourir sa mission
divine; il y affirme aussi la certitude où il est qu'elle con-
tinuera d'agir après sa mort et finira par opérer la réno-
JULES SLOWACKI 257
vation des âmes : « Je laisserai derrière moi cette force
fatale, qui me fut inutile, tant que je vécus; mais, après
ma mort, — invisible elle vous tourmentera, jusqu'à ce
qu'elle vous transforme en anges, vous tous, mangeurs de
pain. )>
Grâce à cette explication, qui projette un véritable
jour sur ce tempérament de poète et nous fait voir le
fond de cette âme extraordinaire, nous apercevons
maintenant que la conception du Roi-Esprit se fût
élargie et développée de rhapsode en rhapsode, et jus-
qu'au point où l'on aurait pu l'embrasser d'une vue
d'ensemble et dans toute son étendue. Les divers chants
se seraient éclairés les uns les autres ; la lumière se
fût ajoutée sans cesse à l'ombre, pour construire les
tableaux de cette immense épopée où l'auteur eût enclos
l'histoire entière de la Pologne, représentée en haut
relief par une seule âme, etsymbolisée par elle. Entre-
prise colossale « et qui, peut-être, dépassait les forces
humaines», dit M. Venceslas Gasztowt, en dissertant
de son côté sur le projet de Slowacki.
Quoi qu'il en soit, et puisque le Roi-Esprit devait
rester inachevé, ne me sera-t-il pas permis de trouver,
en terminant, que, tout inachevée qu'elle demeure, et ré-
duite comme elle esta un seul chant, celui que j'étudiais
plus haut, — cette œuvre ne laisse pas de présenter un
véritable aspect de grandeur? De grandeur cruelle, de
grandeur nietzschéenne, dira-t-on. Sans doute, c'est
du nietzschéisme, mais relevé par le sentiment idéaliste
et mystique. « Rien n'est vrai, tout est permis », disait
dans le Moyen Age oriental le poignard des sicaires du
Vieux de la Montagne. « Rien n'est vrai, tout est per-
mis », répéta de nos jours une voix d'ange rebelle,
prônantlaforce et la matière, celle du tragique Nietzsche.
« Tout est permis si Dieu le juge utile, et rien n'est vrai
que Dieu », corrige Slowacki. Elle avait déjà frappé
17
2b8 LES GRANDS JP0ÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
notre oreille dans l'Histoire, cette réponse de foudre,
avant que nous l'eussions entendue gronder ici, dans
le génie d'un homme ; mais elle nous impressionne
peut-être davantage, renvoyée par tous les échos d'un
puissant poème, répercutée presque à chaque page
d'une œuvre effrayante : et nous écoutons encore rouler
au ciel de la pensée ce coup de tonnerre de l'intuition
bardique.
Slowacki fut un barde. Et aujourd'hui, s'il est encore
des poètes, il n'est plus guère de bardes. S'en trouvât-
il, qui donc les comprendrait, à notre époque de pygmées
matérialistes bien incapables de se hausser jusqu'à
leurs paroles, d'atteindre au sens de leurs poèmes? Le
barde est le surhomme de la poésie : le bardisme est
la citadelle de la révélation poétique. Parmi les vérités
essentielles commises à la garde du barde et du bar-
disme, figure la suivante : l'Esprit seul est réel, et la
matière n:est qu'apparence. Elle n'est que le voile im-
mense dont l'Esprit s'enveloppe. Toutes les manifesta-
tions de la matière aboutissent en dernière analyse à
la glorification de l'Esprit. Toutes les formes sensibles,
belles ou laides, bonnes ou mauvaises, ne servent qu'à
obombrer la splendeur insoutenable de cet Esprit qui
derrière elles fulgure : et II transparut au plus haut des
deux.
Slowacki fut un barde. 11 fut l'un de ces trois poètes
polonais qui, au même titre que quelques-uns de leurs
émules et contemporains des autres pays d'Europe,
surent prouver que la race des grands inspirés n'était
pas éteinte au xixe siècle, et continuèrent parmi nous
le chant magique auquel sont confiées les vérités éter-
nelles. Il n'est pas de mission plus auguste ici-bas.
LE POETE ANONYME
DE LA POLOGNE
(SIGISMOND KRASINSKI)
Voici, pour terminer, le génie le plus profond de la Po-
logne, celui qui ne signa jamais ses œuvres de son nom
et ne voulut s'appeler que le Poète anonyme. Ainsi l'y
obligea ce Destin au sujet duquel il a écrit des pages
si éloquentes et contre lequel il n'y a de recours que
dans la fortitude, la lutte contre soi-même, et surtout
la foi inébranlable à la Providence, celle-ci dût-elle
éprouver les croyants par un long martyre, reculer
l'époque de la réparation et de la justice, ajourner
indéfiniment la nouvelle ère chrétienne, le nouveau
« millénaire » .
Croyant jusqu'au martyre, il fallait l'être en effet
pour supporter le supplice intérieur qui ne cessa de tor-
turer l'âme de Sigismond Krasinski. La vie de ce héros
spirituel fut tragique entre toutes, et l'on ne saurait
trouver symbole plus saisissant du monde de douleurs
enfoui au plus profond de l'âme de l'infortunée nation.
Mais, en même temps, il y avait des réserves d'en-
durance inépuisables en ce grand gentilhomme ; il se
signala par un caractère d'une trempe unique. Il puisa
dans sa torture et dans sa foi des forces surhu-
maines, et au point de s'élever à l'héroïsme et à la
sublimité d'un chrétien de la primitive Eglise. Nous
verrons par la suite de cette étude combien cette com-
260 LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
paraison est juste; et, tout en sachant bien qu'à
l'époque où il vécut nombre de Polonais souffrirent
dans leur corps des supplices effroyables, tandis que
Krasinski restait du moins libre de sa personne, — je
ne me sens point démenti par ce fait et ne considère
pas le Poète anonyme comme inférieur à ces martyrs.
Car sa conscience ne permettait pas à Krasinski de
courir à la mort ; elle lui défendait tout élan, et il en
était réduit à la même passivité que ces fidèles aux-
quels les premiers évêques interdisaient de se préci-
piter au-devant des bourreaux ; lui non plus, du fait
de son destin étrange, n'eut pas le droit de sortir du
cercle d'airain du devoir obscur et du sacrifice ignoré.
Fils de magnats polonais, descendant d'une longue
lignée de guerriers, bouillant de courage, de passions,
de désirs, se sentant des facultés d'action et doué en
outre des plus hauts pouvoirs intellectuels, poète,
penseur, citoyen, homme complet en un mot, il ne put
ni combattre, ni agir, ni s'enivrer de cette gloire dont
il se sentait digne et qui est le vin des héros. 11 lui
fallut écrire dans l'ombre, publier dans l'ombre ;
encore ne le fit-il que d'un cœur timoré et avec des
scrupules.
Certes, il n'y a poète au monde pour qui la vie ne
soit souffrance, et ses deux émules souffrirent pour
leur patrie, eux aussi. Mais Mickiewicz s'aperçut vite
que son œuvre devenait l'un des principaux facteurs des
destinées de son pays, et, pour tout dire, la Bible de la
Pologne; en outre, par sa présence au milieu de l'émi-
gration et son immense prestige, il avait lui-même une
action continuelle et directe sur ses compatriotes; et
il lui fut donné de soulager ainsi sa douleur. On
s'étourdit, lorsqu'on se sent une sorte de demi-dieu
qui forge l'avenir. Slowacki fut tellement adonné à ses
rêves et perdu dans leur immensité, il eut une telle
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 26 1
foi dans sa mission poétique, son orgueil fut si âpre
et sa recherche de gloire si furieuse, qu'il ne put
qu'être absorbé — et jusqu'à un certain point calmé —
par cette furia même. Bref, la personnalité fut si forte
en ces deux poètes qu'ils vécurent pleinement leur vie,
tout en servant la nation. Toutefois, lorsqu'un poète
vit trop pleinement sa vie, lorsqu'il se lance au plus
fort de la lutte quotidienne, où l'aveuglent la poussière
et la fumée, il ne verra pas l'ensemble et la physiono-
mie de la bataille d'un œil aussi net que tel de ses
émules contraint de renoncer à prendre devant tous sa
place de militant; forcé, sinon de demeurer complète-
ment à l'écart, du moins de n'intervenir que de loin et
par quelque parole jetée à ceux qui combattent ; obligé,
pour tromper son angoisse, à noter les péripéties, la
nature et l'enjeu du combat. Voilà pourquoi le rôle de
témoin et d'avertisseur revint à Krasinski. 11 n'eut que
trop le loisir, l'infortuné grand homme! d'examiner du
bord la guerre politique et sociale propre à cet âge,
d'en reconnaître les caractères, et d'apprécier à leur
juste valeur les hommes et les choses du xixe siècle ;
il eut tout le temps voulu pour scruter notre civilisa-
tion, en voir le fond hideux, et formuler à son égard
l'un des jugements les plus remarquables et les plus
vrais que nous ayons. Ce grand poète fut également
un observateur sans rival : sa douloureuse solitude
l'avait soustrait à toute agitation et à toute impulsion
irréfléchies, c'est-à-dire aux principales chances d'er-
reur d'optique.
Cette vue rapide de l'œuvre et de la destinée du
Poète anonyme, — par laquelle j'ai tenu à projeter un
premier rayon sur mon sujet — un essayiste polonais,
Julian Klaczko, l'a longuement développée il y a qua-
rante ans dans une étude fameuse de la Revue des
Deux Mondes. Le travail de Julian Klaczko est un tra-
262 LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
vail complet, et je ne saurais avoir aujourd'hui la
prétention d'y ajouter quoi que ce soit, si la littérature
européenne ne s'était enrichie, en 1902, d'une incom-
parable correspondance restée jusqu'alors inédite. Ce
sont les lettres écrites par Krasinski à son ami Reeve,
de 1829 à 1837 ' . Le français en est remarquable, et je
ne connais pas de document plus vivant que celui-là.
On connaissait les idées de Krasinski, sa doctrine,
l'acuité de sa psychologie sociale, sa puissance poé-
tique, et ce je ne sais quoi de shakespearien qui donne
le frisson, dans ses drames allégoriques. Mais, comme
les héros des drames en question ne laissent qu'entre-
voir la personnalité de l'auteur et se gardent de la
livrer tout entière, on n'avait point vu jusqu'ici le poète
lui-même, tantôt se tordre et se raidir sous les coups
répétés du Destin et dans l'intolérable angoisse quo-
tidienne, tantôt se redresser parmi de rares éclairs de
bonheur. Ce que nous avons là, dans ces lettres, c'est
Yhomme même, qui se débat jour à jour au milieu de
ses fougues, de ses abattements, de ses douleurs, de
ses révoltes, de ses ivresses, de ses remords, bref, de
toutes les contradictions dont est pétrie la nature
humaine : il apparaît avec le bouillonnement et la
mêlée de son âme. C'est le sang de la vie morale qui
gicle et s'écoule, jusqu'à ce que la blessure se cicatrise
et se ferme, sous l'action de plus en plus efficace et de
plus en plus salutaire de ce divin remède : le christia-
nisme. Rien de plus poignant : l'on en jugera par
les quelques fragments épistolaires que j'aurai à citer
plus loin.
1. 2 vol. in-8, Delagrave, éditeur. Introduction par le professeur
Joseph Kallenbach.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 263
JEUNESSE DE KRASINSKI : LA TRAGEDIE D UNE AME
Ce n'était point pour le simple plaisir de suivre les
cours d'une Université étrangère que Sigismond Kra-
sinski se trouvait à Genève au mois de novembre de
Tannée 1829. L'étudiant venait d'arriver en Suisse,
après avoir quitté Varsovie sur Tordre de son père ;
en pleine adolescence, il avait reçu l'un de ces coups
dont on reste éternellement meurtri, si la vie ne
s'adoucit pas pour celui qu'elle a touché. Or, au lieu
de devenir moins cruel, le Destin s'acharna sur le
jeune homme.
Il était né en 1812, à Paris (il devait mourir dans
cette même ville en 1859) et appartenait à Tune des
plus grandes familles de Pologne. Sa mère était une
Radziwill. Il la perdit de bonne heure et elle lui dit à
son lit de mort : « Sois bon chrétien et bon Polonais. »
L'enfant n'oublia jamais la recommandation sacrée :
mais le père était d'un métal beaucoup moins pur que
les siens; et, bien qu'il aimât Sigismond, il se fît,
avec la plus rare inconscience, le fléau de son fils
unique.
Il avait pourtant marché dans la voie droite pendant
la première partie de sa vie, le général Vincent Kra-
sinski. Vieux soldat de Napoléon, il s'était illustré dans
les guerres de l'Empire. On le considérait comme
l'un des plus valeureux et l'un des plus brillants parmi
ces Polonais qui continuèrent à servir leur pays sous
le drapeau de la France ; le premier, il avait planté
264 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
l'aigle blanc à la cime de Somo-Sierra. Mais, après 1815,
il déserta la cause nationale. Caractère faible et vani-
teux, totalement dénué de courage civil, gonflé d'or-
gueil aristocratique, tremblant pour ses biens et pour
ses privilèges, aussi haineux à l'égard des idées libé-
rales qu'un séide de la Sainte-Alliance, il se rallia
nettement à la Russie. En avril 1857, et faisant partie
d'un tribunal devant lequel Nicolas traduisit des pa-
triotes polonais, il vota, seul de tous les juges, la mort
des accusés. L'indignation fut extrême dans la capitale
de la Pologne : il n'y eut qu'un tollé. Nonobstant, ce
même homme ne craignit pas, deux années après, de
braver de nouveau son pays. Il enjoignit à son fils,
étudiant à l'Université de Varsovie, de se rendre au
cours à l'heure même où toute la ville assistait aux
funérailles du sénateur Bielinski, lequel avait présidé
le tribunal polonais dont nous venons de parler, — et
dont l'attitude patriotique avait souligné, par le con-
traste même, la vilenie du comte Krasinski. Le jeune
homme obéit, la mort dans l'âme, se trouva seul au
cours... et, le lendemain, fut couvert d'outrages par
ses camarades. On faisait retomber sur l'innocent la
faute du coupable.
Il est dur d'avoir à connaître, dès l'âge de dix-huit
ans, l'injustice et la cruauté de ses semblables. Sigis-
mond partit pour Genève, car son père s'était hâté de
le soustraire aux persécutions. « La vie intellectuelle de
Genève », dit M. Joseph Kallenbach dans son Introduc-
tion à la Correspondance de Reeve et de Krasinski, « avait
alors une renommée universelle, et la vie de société y était
brillante. Des princes exilés y coudoyaient des hommes
célèbres; Ampère, Chateaubriand, Humboldt, Metter-
nich, y venaient souvent ; on y avait vu Byron, Talma,
Humphrey Davy. » Dans la vieille cité de Calvin, l'étu-
diant connut Bonstetten et Sismondi; il prit le goût delà
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 265
philosophie de l'histoire au cours de Rossi, et assou-
plit son français grâce à l'enseignement du professeur
Roget. Mais, au milieu des travaux qu'il poursuivit à
Genève et des distractions qu'il y rencontra, deux
événements surtout firent époque dans la vie intime du
jeune gentilhomme polonais : il s'éprit d'amitié pour un
étudiant anglais, Henry Reeve, et d'amour pour une des
compatriotes de son ami, Henriette Willan. Amour ro-
mantique entre tous, caries deux amants savaient que le
général Krasinski ne consentirait point à leur mariage,
qu'il renierait plutôt son fils et le maudirait, et que leurs
fiançailles n'auraient pas de fin. Lui-même n'avait jamais
songé à celle qu'il aimait comme à une épouse de la terre :
ainsi qu'un chevalier du Moyen Age, il l'avait choisie
pour dame et lui avait juré fidélité. « Veux-tu être ma
bien-aimée dans ce monde et ma fiancée dans l'éter-
nité?» lui avait-il dit. Elle avait consenti, avec cet
héroïque élan de la jeunesse, avec cette illusion exta-
tique et magnanime, avec cette ignorance et ce mépris
de la vie réelle qui furent le propre de beaucoup de
passions de ce temps. « Alors, elle s'agenouilla le jour
où mourut le Sauveur, et jura de m'aimer sans penser
à m'avoir. » Comment ne l'eût-elle pas élu pour
l'époux de son âme, à jamais9 Une splendeur émanait
du fils des chevaliers de Bar, de ce jeune homme aux
aspirations infinies, aux yeux de feu, et dont le seul
aspect disait l'attente fougueuse, la hâte de l'aigle qui
voudrait partir pour les grandes cjioses, monter vers
le soleil. Son portrait de cette époque fait contraste
avec celui de Reeve, grand, maigre, blond, fin, très
Anglais, ethereal, comme ils disent de l'autre côté de
la Manche.
Il attendait donc « s'épuisant d'amour et de grandes
pensées », en proie sans doute à la tristesse lorsque
Henriette Willan fut obligée de retourner en Angle-
266 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
terre, mais comptant la revoir et soutenu, malgré tout,
par l'espérance qui frissonne, par ce mystère des heures
inécloses et des horizons qui vont s'ouvrir, par cette
ardeur fiévreuse et semblable à celle d'un homme veil-
lant accoudé dans la nuit, les yeux fixés sur la fenêtre
où va poindre le jour, par ce désir ailé de l'inconnu du
lendemain, par cet envol de l'âme au-devant du ciel
matinal et de la triomphante aurore, qui, durant les
jours incomparables, durant les jours bienheureux de
notre jeunesse, nous ravissent à notre peine et nous
enivrent pour jamais du souvenir de leur félicité. Mais,
au lieu d'avoir un sourire bienveillant devant une telle
attente, le Destin frappa Sigismond d'un nouveau coup,
vrai coup de foudre, celui-là : en même temps qu'écla-
tait à Varsovie l'insurrection de 1830, le général Kra-
sinski consommait sa trahison : bien loin de réparer
ses fautes en se joignant à l'armée nationale, il courait
à Pétersbourg assurer Nicolas de sa fidélité.
Alors se passa dans l'âme du malheureux fils cet
épouvantable combat : sauter sur son sabre, gagner la
Pologne, se signaler par des prodiges de valeur, comme
ses ancêtres, et se faire tuer à l'ennemi, si sa mort était
écrite... mais réparer, réparer à tout prix la faute de
son père, effacer cette action qu'il n'osait juger dans sa
piété filiale et à laquelle il eût frémi de donner son vrai
nom. . . Partir, voler à Varsovie ! . . . Oui, mais c'était alors
une sorte de parricide, car le père se sentirait publi-
quement désavoué par ce fils qu'il adorait, n'ayant que
lui au monde : et il n'y survivrait point, il mourrait
désespéré, damné dès ici-bas, les yeux subitement
ouverts à l'horreur de son crime par l'éclair de cet
arrêt terrible, avant-coureur de l'arrêt d'en haut... Non,
c'était impossible. Il fallait se sacrifier, laisser dire et
laisser parler, rester à Genève... il le fallait. Quels que
fussent les jugements des hommes à son égard — dût-
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 267
il y perdre l'amour d'Henriette Willan — et il le perdit!
— quelques soupçons qu'on pût émettre sur son courage
— sur son courage ! lui, un Polonais ! lui, un Kra-
sinski! — il fallait boire en silence cette coupe de fiel,
ainsi le voulait le devoir... Après une effroyable lutte
intérieure — où il faillit succomber — la voix de la
conscience fut obéie, l'élan irrefrénable du tempéra-
ment polonais fut bridé par une volonté plus forte : le
héros spirituel refoula la tentation d'apparaître sur les
champs de bataille de son pays et d'y être salué parles
vivats de toute la Pologne.
On peut se sacrifier de la sorte, on peut prendre une
résolution aussi stoïque et s'y tenir : mais on en reste,
sinon anéanti, du moins triste à jamais. Grâce à sa
force d'âme, Sigismond Krasinski pourra persévérer
sur le chemin qui monte, monter encore, monter tou-
jours, monter... mais au Calvaire. Il pourra continuer
cette immolation silencieusede soi-même, s'ancrerdans
la conviction qu'il n'est pour la Pologne et pour ses fils
d'autre voie du salut que le pardon chrétien et la cons-
tance dans le martyre, d'autre moyen de toucher le
cœur de Dieu que la douceur pour les bourreaux et
l'espérance en l'éternelle justice; armé d'une foi
pareille, il pourra réussir à se faire l'âme d'un apôtre
inconnu, perdu dans l'ombre; il pourra se résigner à
n'apparaître que sous le voile, à n'être qu'une voix mys-
térieuse et lointaine, à signer : le Poète anonyme... Oui,
sans doute, il pourra tout cela, mais à quel prix! De
bonne heure, sa santé s'altère, il a bientôt les yeux
détruits par les larmes et les veilles, il vit presque tou-
jours loin de Pologne, l'existence de son père se pro-
longe et persiste à peser sur la sienne, et enfin, sup-
plice suprême, supplice indicible, il est une heure où
il éprouve que « ce sacrifice ignoré » lui devient mor-
tellement aride et qu'il lui faut une goutte de rosée,
268 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
qu'il hait sa vertu, tellement il a soif d'autre chose, tel-
lement il se sent exténué, vide, à bout, mourant... Et
alors, sous peine de rester écrasé sous sa croix, voici
qu'il la rejette, crie vers toutes les voluptés de l'âme et
du corps, vers tous les orgueils, reprend « sa couronne
de jeunesse et de délire »... La nature, la passion, la vie,
insatisfaites, veulent un moment de revanche, et c'est
l'heure du deuxième amour; il s'est épris jusqu'à la
folie d'une femme mariée, qui, elle aussi, l'adore ; il vit
d'une vie intense pendant quelques années, et tel est
son amour pour son amie qu'il voudrait qu'elle divorçât
afin qu'il pût l'épouser et qu'elle fût à jamais à lui,
mais son père se dresse encore devant eux et leur barre
le chemin. . . Puis le remords, puis la reprise de sa croix,
puis la montée définitive et désormais sans aucune
défaillance, puis l'arrivée aux plus hauts sommets du
christianisme et du génie poétique... puis la mort
en 1859, à quarante-sept ans, trois mois seulement
après son père... Quelle vie, quel spectacle, quelle
humanité î
Et maintenant, transcrivons ici plusieurs fragments
de cette correspondance qui nous a révélé la tragédie
d'une jeune âme. Suffiront-ils à donner au lecteur, dès les
premières pages de cette étude, une juste idée de la
qualité tout à fait extraordinaire de cette jeune âme et
de ce jeune esprit? Pourra- t-on apprécier comme il con-
viendrait toute la force de ce jeune esprit qui bouillonne
encore et pourtant est déjà si mûr par moments, avancé
comme il le fut par la souffrance, et aussi par une
extrême culture, et nourri de la moelle des lions?
A la vérité, j'en doute, car je ne puis citer longuement,
et, pour que le lecteur pût bien se rendre compte, il
faudrait qu'il lût d'un bout à l'autre ces deux gros
volumes de lettres. On y trouverait tour à tour — ou
pêle-mêle — poésie, passion, psychologie, profondeur
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 269
philosophique, stoïcisme et christianisme, vues d'his-
toire et d'esthétique, regards de prophète et de voyant.
Seulement, je le répète, il faudrait tout lire. Et pour
le présent Essai, je ne puis extraire que quatre ou cinq
passages, en me demandant si ce sont bien les plus
significatifs, tant est grand l'embarras du choix.
Voici, dès la première page, la note de 1830 : mais
elle résonne ici sur un ton d'église, imposant et comme
biblique; à la vérité, le jeune homme appelle sur lui
l'orage, le tonnerre, la passion, ce qui est toujours
téméraire : on se doute néanmoins, à l'accent de sa
voix, que, si jamais il est assailli par la tempête, il
saura se mesurer avec elle :
Ne vous avais-je pas écrit que Montreux est ennuyeux,
pesant? Je ne sais ce qu'il y a dans cette contrée, mais
mon cœur n'est pas là, comme dit Lamartine. Vous avez
raison : l'abeille qui bourdonne, le ruisseau qui fredonne
sur les cailloux, n'est point un digne accompagnement de
l'amour. Pour l'amour, il faut un majestueux nuage s'avan-
çant lentement dans l'azur, une montagne immobile et
énorme, un tonnerre retentissant de la voix du Seigneur,
un éclair inondant l'horizon, une vague furieuse s'élevant
de l'abîme des mers; tout ce qui est grand, terrible, sublime,
gigantesque, fera du bien à un cœur passionné, parce que
tout cela est de niveau avec lui ; mais ces demi-bruits, ces
tressaillements d'insectes, ces ailes de papillons, ces sou-
pirs de l'eau qui lutte avec un brin d'herbe ou une touffe
de mousse, ces dièses et ces bémols, pour ainsi dire, de la
nature, ne compatissent point avec l'amour, je veux dire
avec l'amour d'un jeune homme au xixe siècle, d'un jeune
homme qui ne mêle rien de terrestre à ses sentiments, et
pourtant a toute la force de la passion la plus effrénée. Il
lui faut, à lui, le bouleversement, et l'orage, et la tempête —
car son sein est une éternelle tempête, et la foudre du ciel
y trouve un fidèle écho '.
1. Correspondance de Sigismond Krasinski et de Henry Reeve,
t. I, p. 1. Lettre du 26 juin 1830.
270 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Et déjà, voici qu'il est en proie à de terribles an-
goisses : comme je l'ai raconté plus haut, il est cloué à
Genève parle destin, pendant qu'on se bat en Pologne
et qu'il y va du sort de son pays. Mais, déjà aussi, la
grandeur de sa résignation se fait jour, à travers
quelles larmes, lui seul pourrait le dire :
Skrzynecki a eu un échec. Mais, pendant la bataille, ses
détachements ont passé en Lithuanie. Rien n'est perdu.
Elle renaîtra, cette belle Pologne, et tous ses enfants se
réjouiront dans les rayons de sa splendeur, — hors un
seul, qui, isolé, ignoré peut-être, quand il sentira sa fin
approcher, prendra les sandales et le bâton du pèlerin pour
aller, inconnu, revoir encore la terre où s'élève le tombeau
de sa mère, mais où le tombeau de son père ne s'élèvera
jamais. Par un beau jour d'automne, il me sera peut-
être doux de mourir appuyé contre la grille du caveau
de ma mère, de cette mère qui, en expirant, ne me dit
que ces mots : « Sois bon chrétien et bon Polonais. »
Comme les idées changent! Il n'y a pas longtemps, j'aurais
voulu mourir sur une montagne, aux pieds de H... Aujour-
d'hui, il ne me reste que le seul moment de l'agonie pour
toucher de mes pieds le sol natal, moi qui, si les circons-
tances m'avaient servi, aurais fait tressaillir les os de mes
ancêtres en criant :,« Pologne I » et « En avant ! >-> Mais il est
indigne d'un homme de s'apitoyer sur lui-même. Coupons
court. Je ne demande que la pitié de Dieu : car lui seul
est au-dessus de moi. Pour les autres hommes, si mes ac-
tions ne sont rien auprès des leurs, mes pensées peuvent
m'élever au-dessus d'eux; et il sera un temps où nous
serons plus pensée et contemplation que corps et action.
Du reste, je vous le dis, peut-être n'aurez-vous pas besoin
toujours de baisser la voix pour prononcer mon nom1...
Maintenant, ce sont les heures noires, les heures
terribles. Pendant cette année 1831, il a souffert mort
t. Correspondance de Sigismond Krasinski et de Henry Reeve,
t. I, p. 95. Lettre du 12 juin 1831.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 271
et passion ; et la Pologne a été de nouveau murée vivante
dans sa tombe :
Henry, l'avez-vous entendu, le dernier cri de ma grande
nation? Les fers des chevaux vainqueurs résonnant sur les
pavés de Varsovie sont-ils parvenus à vos oreilles? Avez-
vous contemplé dans un rêve de désespoir le Satan de
l'orgueil et du crime s'élançant parmi les rangs d'une foule
consternée, faisant son entrée dans les rues d'une ville
expirante? car là est la mort où il n'y a plus de liberté.
Telle devait donc être la fin de cette noble Pologne qui,
depuis un demi-siècle, se traîne les armes à la main d'un
tombeau à l'autre — sans pouvoir mourir, car elle est
grande — sans pouvoir ressusciter, car la Providence ne
daigne point briser le Destin! Je ne parle plus d'avenir,
d'espérance. Je ne parle plus de honte. Tout a été roulé
dans la tombe immense que la postérité donnera pour
piédestal à la statue du Tsar. Nous sommes redevenus ce
que nous étions naguère, des hommes sans aucun attri-
but de l'humanité, des êtres destinés à errer çà et là à
la recherche d'un crâne blanchi, d'un ossement délaissé ;
à voir dans leur âge mûr l'oppresseur cueillir les moissons
sur les champs qu'ils ont arrosés de leur sang aux jours de
leur jeunesse; à parler bas et à courber la tête; à vivre
dans les siècles passés sans pouvoir s'identifier avec le pré-
sent ; à souffrir et à penser « vengeance » sans le murmurer
jamais ; à briser les cordes de notre lyre, les lames de nos
épées, et à nous asseoir auprès en silence, sans même
avoir au-dessus de nos têtes l'ombre des saules de Baby-
lone.
Le drame a été bien joué. Les débris de ses décors sont
des cadavres et des baïonnettes cassées. Il a passé loin de
moi. Je n'ai pas même eu, pour toute une vie d'esclavage,
une seule année de liberté. Que dirai-je, si jamais j'atteins
l'âge des cheveux blancs, à ceux qui me demanderont les
grands jours de ma jeunesse ?
Je passe et repasse la main sur. mon front. Ce cauche-
mar de délire, ce cauchemar d'une année, vient de se bri-
ser en éclats; tant de douleurs et tant d'espérances, tant
d'émotions fortes et tant d'enthousiasme sont arrivés à leur
272 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
fin. Je n'ai plus à lutter contre des obstacles, car la route
que je devais suivre a croulé dans l'abîme. Où est-elle? où
est-elle, cette Pologne d'un instant, ce météore de patrie1?
Sans doute, Tannée la plus terrible de sa vie inté-
rieure est révolue, elle vient de s'écouler; mais, quoi
qu'il en puisse dire et penser, le « cauchemar de délire »
ne finira jamais. 11 renaîtra sans cesse, et d'une cause
toujours la même : le martyre de la Pologne ! Eternel-
lement, cette réalité atroce le réengendrera dans le
cerveau du patriote, ainsi qu'en témoigne, cent pages
plus loin, cette lettre d'une si extraordinaire éloquence
et qui rappelle : A la mère polonaise, de Mickiewicz :
Henry, homme libre, homme né libre, tu ne comprends
point les sentiments d'un homme dont les ancêtres furent
aussi libres que toi, mais qui, lui, est un esclave opprimé.
Tu n'as jamais vu une femme belle et jeune pleurer à
chaudes larmes la perte de son honneur, arraché par la
brutalité d'un vainqueur. Tu n'as jamais entendu les
chaînes frémissantes autour des bras de tes compatriotes.
La nuit, des plaintes ne sont pas venues te réveiller en
sursaut, tu ne t'es pas appuyé sur ton oreiller, tu n'as pas
écouté, à demi endormi, les roues cahotantes sur le pavé,
les roues du chariot qui emmenait ton parent, ton ami,
une de tes connaissances, vers les neiges de la Sibérie. Le
jour, tu n'as pas vu de sanglantes exécutions, ni un tyran
en uniforme parcourir comme l'éclair les places publiques,
ses quatre chevaux tartares lancés à toute bride contre les
passants ; les passants étaient mes compatriotes ; lui était
Russe. Tu n'as pas été forcé d'entendre une langue dure et
rauque commander à un peuple qui ne la comprenait point.
Tu n'as pas senti l'abaissement que traîne la servitude à sa
suite, et tu n'as pas secoué tout ton corps dans un accès de
rage, comme un noble chien enchaîné. Tu n'as pas entrevu
les traits hâves de tes frères, à travers les barreaux d'une
1. Correspondance avec Reeve, t. I, p. 225. Lettre du 21 sep-
tembre 1831.
LE POETE ANONYME DE LA POLOGNE 273
prison. Auprès du foyer d'hiver, on ne t'a point raconté
comment celui-là disparut, comment l'autre a été con-
damné, comment ce village fut brûlé, cette ville saccagée,
et Praga tout entière noyée dans le sang de ses habitants,
les enfants jetés palpitants sur le sein glacé, raidi, de leurs
mères. On ne t'a pas entretenu d'ancienne gloire et de ven-
geance. On n'a pas étalé devant tes yeux de vieux drapeaux
déchirés, de pauvres aigles blancs disloqués, des armes
effacées, des noms chers et grands à demi effacés. Tu n'as
pas suivi sur la carte la désolation de ton pays, comment
il est allé se rétrécissant, s'appauvrissant, comment enfin
il s'est abîmé sous le poids des oppresseurs '...
Pourtant, il reste philosophe et poète, en dépit de
l'affreuse hantise ; la Nature l'a destiné à la pensée
aussi bien qu'au sentiment ; il faut qu'il vive sa vie
complète et qu'il exprime ses vues intellectuelles en
délicates ou fortes images. Voici sa conception du Des-
tin :
Vous m'avez mal compris, mon cher Henry : j'ai voulu
dire que, pour chaque poème où il y a un homme pour
héros, chaque poème à la Childe Harold doit être la lutte
de l'homme contre le Destin, — au-dessus duquel il y a
une Providence. Par le Destin, j'entends les volontés des
hommes ; la masse de ces volontés peut tourner contre moi,
contre un individu, car Dieu ayant donné àl'àme humaine
un libre arbitre, de là provient que la volonté de l'homme
est aussi une puissance et une puissance créatrice. Ainsi
donc, beaucoup de ces volontés rassemblées ensemble
peuvent créer un Destin à un individu, et ce Destin des
volontés humaines, créé certainement à leur insu (ou le
plus souvent du moins), est dur, cruel, inexorable ; ce sont
les circonstances de la vie, ce sont toutes les conditions
de vos rapports avec les hommes, enfin c'est tout ce qui
rejaillit des hommes à vous. Voilà donc le Destin. Mais ce
1. Correspondance avec Reeve, t. I, p. 317. Lettre du 18 no-
vembre 1831.
274 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
n'est plus celui des Grecs, car il était éternel, immuable ;
et celui-là est terrible, mais il est soumis à une puissance
plus élevée, — et long, si nous parlons de la terre,
mais n'est qu'une chaîne d'un moment, si nous parlons de
l'éternité. Et quelquefois dans la réalité (en poésie cela doit
être toujours), dans ce monde même les rayons de la Pro-
vidence viennent rompre la voûte froide et sombre du Des-
tin, étendu au-dessus de nos têtes. Représentez-vous un
océan de nuages, vu du sommet des Alpes ; représentez-
vous ce noir brouillard dérobant la vallée, attaché des deux
côtés à l'horizon, pendant au-dessus du front des hommes :
c'est le Destin. Puis, voyez ces rayons du soleil qui courent
çà et là, ces arcs-en-ciel qui glissent sur le dos des nuées
et travaillent de leurs ailes d'azur, d'argent et d'or, à
balayer ces tristes vapeurs : c'est la Providence '...
Mais il n'y a rien de plus pénétrant et de plus sûr
que son intuition de l'âme humaine ; voyez comme d'un
coup d'œil il a jugé les artistes et vu le fond de cette
race : le fragment de lettre qu'on va lire annonce le
grand peintre psychologue que nous verrons bientôt
peindre à pleine couleur les toiles émouvantes de la
Comédie non divine et de V Iridion :
Il y a des délices ineffables pour l'artiste; mais aussi, il
est destiné à souffrir plus que tout autre en ce monde. A
la vérité, son égoïsme est sublime; mais c'est toujours
de l'égoïsme. Et que fera-t-il quand il se trouvera dans
des positions où, pour être heureux, il faut n'être plus
heureux? Son enfer commence là. Il ne saura jamais ce
que c'est véritablement que l'amour d'une femme; car,
pour lui, tout est lui. Il fait tout : le monde, une statue, un
vers, une amante. Il aime ses chefs-d'œuvre; mais il
n'aime rien d'autre. Voilà pourquoi la réalité est un poi-
son pour lui. Voilà pourquoi il ne peut trouver nulle part
d'accomplissement à ses désirs, de fin à ses rêves. Tout ce
1. Correspondance avec Reeve, t. I, p. 233. Lettre du 29 sep-
tembre 1831.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 275
qui n'est pas lui le dégoûte et le désespère. Il vit au milieu
des hommes comme Caïn, portant une malédiction sur son
front. Et pourtant, il aime avec frénésie, il désire le bien,
il voudrait le bonheur du monde, quoique ce monde le
repousse à chaque pas. Mais, dès qu'il est seul, il est heu-
reux. Il est fort comme un demi-dieu. Voilà pourquoi un
grand artiste n'est jamais ni bon époux ni bon père. C'est
horrible!... Voilà ce qui a causé la haine de Byron contre
le monde; voilà ce qui nous dégoûte tous les deux, là où
beaucoup de gens trouvent plaisir et sagesse. On paye cher
de s'être mêlé des secrets des dieux. Une seule goutte tom-
bée d'en haut sur votre front vous rend incapable de vivre
ici-bas; et pourtant vous n'êtes pas devenu ange, vous êtes
resté homme, mais vous n'avez plus de frères L..
Enfin la lettre du 1er décembre 1831 nous conduit
tout droit au second chapitre de cette étude :
Notre civilisation n'a pas atteint le degré de celle de la
France et de l'Angleterre, et chez nous il y a encore des
sentiments poétiques d'honneur, de foi, d'indépendance
nationale, tandis qu'ici on ne pense plus qu'au bien-être,
qu'à la liberté intérieure, qu'à des institutions devant assu-
rer le bonheur matériel, qu'à une grande révolution, non
plus politique, mais sociale, qui fera passer la propriété, la
terre et les richesses, c'est-à-dire les bons lits, les bons
dîners, les bonnes cheminées, des mains de ceux qui
dorment bien, qui dînent bien, qui se chauffent, à ceux qui
veillent, qui grelottent de froid et souffrent de la faim. Et,
remarquez-la bien, cette éternelle vérité que plus l'homme
devient heureux, plus il se rabaisse. Dans le malheur seul
on est véritablement grand. La noblesse fut heureuse et
rassasiée de jouissances animales; elle tomba aux pieds du
tiers état qui était souffrant et plein de douleurs. Le tiers
état aujourd'hui s'étend mollement sur de soyeux sofas; le
peuple le jettera à bas ; car, lui, il a la force, la vigueur de
la torture. Chez nous, au contraire, en Pologne, malheur sur
malheur. Aussi nous ne visons point aux jouissances ma-
1. Corresp. avec Reeve, t. II, p. 44. Lettre du 1er mars 1833.
276 LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
térielles, mais à une gloire morale; point à un bien-
être intérieur, mais à une indépendance nationale. Car, si
je ne me trompe fort, viser au bien-être est d'un cœur
étroit, mais penser à la liberté nationale est d'une âme
noble. Mais tous ces nobles sentiments ont péri aujourd'hui
dans l'Europe occidentale. La patrie ne joue plus de rôle;
le bonheur matériel est tout; les uns, qui le possèdent, dé-
sirent le calme; ceux qui ne l'ont pas désirent la lutte pour
l'acquérir, et, comme partout où il y a lutte, il y a progrès,
ceux-ci sont les plus forts humainement parlant, ceux-ci
ont au moins une grandeur païenne ; mais ni les uns ni les
autres n'ont de grandeur chrétienne. Aussi, j'ai foi en une
vaste désolation. 11 faut que tout s'écroule en ruine, que
tout devienne cimetière, et alors seulement j'espère en une
régénération, mais pas avant. Nous, au contraire, Polonais,
nous sommes dans un autre cas. Notre esclavage n'est
qu'un accident momentané. Et si nous passons par tant
d'épreuves, c'est que Dieu a voulu quelque chose de nous.
Il nous corrige par la douleur, et, quand il nous aura épu-
rés, alors nous seuls nous aurons la force de nous lever et
de marcher, au milieu de tous ces vieux peuples qui, alors,
auront atteint Page de la décrépitude et des dernières con-
vulsions.
Il
LA COMEDIE NON DIVINE
C'est un fait bien extraordinaire que la sorte de
drame dont allaient être bouleversés les siècles dix-
neuvième et vingtième, et qui constitue l'un des
traits essentiels de l'époque où nous vivons, n'ait
frappé, vers 1830, presque aucun des grands poètes
d'alors, en tant que matière artistique, et qu'il ne se
soit trouvé qu'un seul d'entre eux pour l'introduire
parmi les visions fameuses du grand Art. Sans doute,
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 217
la lutte des prolétaires contre ceux qui possèdent n'était
point encore engagée : on ne la vit éclater qu'en 1848.
Mais, justement, le rôle des poètes est de prévoir, d'an-
noncer, de peindre ce qui va venir. On est donc stupéfait
de constater pareille lacune, pareille défaillance d'intui-
tion dans l'œuvre littéraire du Romantisme. Ceux des
grands écrivains de cette période qui eurent le senti-
ment que « toutes les solutions sociales étaient remises
en question * » et, pendant une minute, « prêtèrent
l'oreille au bruit sourd que font les révolutions encore
enfouies dans la sape », cessèrent-ils bientôt d'épier
avec angoisse la genèse de ce drame social qui allait
pénétrer le drame politique et, par moments, l'effacer,
le reléguer au second plan de la scène du monde? Ou
prirent-ils une opinion trop optimiste du conflit latent?
Crurent-ils que les deux adversaires y mettraient du
leur et se feraient des concessions pour éviter les hor-
reurs de la guerre civile? Eurent-ils, au contraire,
conscience qu'il s'agissait d'un long drame2, d'une
bataille acharnée, interminable, et que, pour en offrir
au public la puissante image anticipée, il fallait joindre
à la prévision intuitive les facultés du psychologue, du
penseur, du dramatiste, et fondre le tout dans une forte
peinture? Auquel cas il jugèrent à propos de se récu-
ser devant la difficulté de la tâche, et faute de l'en-
semble d'aptitudes nécessaire?... Toujours est-il qu'il
ne se trouva que le seul Krasinski pour tracer par
avance le saisissant tableau de la lutte nouvelle. Afin
1. Victor Hugo. Préface des Feuilles d'automne.
2. Lamartine eut le pressentiment de la durée de ce drame. 11
écrivait en 1831, dans la Politique rationnelle : « Plusieurs siècles
passeront sur nos tombes avant que l'idée de liberté et d'égalité
légales ait enfin trouvé sa vraie forme, mais tout indique qu'à
travers des flots de sang et de misères, elle la revêtira enfin;
alors le monde sera transformé. »
278 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
que la poésie ne cessât de mériter son antique renom
de voyante, l'un des trois grands poètes romantiques
de la Pologne écrivit sa vision inoubliable de la ter-
rible pièce dont nos pères virent le début et qui continue
sous nos yeux, qui continuera de même sous les yeux
de nos fils, et que Julian Klaczko dénommait en 1862 :
le drame de V avenir.
C'est en 1835, à la librairie polonaise Pinard, à Paris,
que parut cette vision de prophète, vision à la fois
psychologique, dramatique, héroïque, et d'une portée si
étendue, si lointaine, qu'aujourd'hui encore elle reste
aussi vraie, aussi actuelle qu'à l'époque où elle fut
jetée sur le papier. Divers écrits et divers événements
avaient frappé au plus haut degré l'esprit du jeune
gentilhomme polonais. Il avait Iules livres d'Owen, de
Saint-Simon, de Fourier. De Genève, il avait suivi
très attentivement l'insurrection lyonnaise de 1831^. Il
en avait perçu l'écho dans la région même du Léman,
et au cours de ses conversations avec les gens du
peuple. Il suffisait de s'arrêter dans une auberge pour
y entendre des réflexions menaçantes et des paroles de
haine contre les riches, pour y noter les sentiments
bas, les appétits, le désir de prendre, de jouir, de se
gorger et de tuer, qui ne se séparent guère des plus
légitimes revendications de la faim, et bientôt les
débordent. Combien ces rêves d'un bonheur immonde
étaient odieux à un jeune homme qui appelait de tous
ses vœux une meilleure organisation de la société, mais
ne comptait pour y atteindre que sur la vertu de la dou-
leur et du sacrifice, c'est encore ce que sa correspon-
dance nous apprend. Peu à peu ses impressions et ses
pensées au sujet du problème social se condensèrent
1. Voir Correspondance avecReeve,t. I, p. 347, 364, 379-382.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 279
puissamment en son âme ; et, de là, son premier poème :
la Comédie non divine^.
Penser à écrire un drame sur l'apparition de la dé-
mocratie — inévitablement flanquée de sa hideuse cari-
cature démagogique — et sur la lutte qu'elle allait en-
gager avec les privilégiés de la naissance et de l'argent,
c'était déjà chose bien curieuse en 1835, puisque aucun
autre que Krasinski ne s'en avisa; toutefois, ce n'est pas
là que gît la grande originalité du poète en l'espèce. Ceci
fut vraiment l'éclair de génie : le gentilhomme polonais
ne se paya ni de mots ni de mirages. 11 ne craignit pas
de faire comparaître devant lui les plus beaux rêves de
ses contemporains et l'idée même que les plus nobles
d'entre eux s'étaient forgée de l'avenir des hommes,
d'appeler au tribunal de sa pensée les promesses de
bonheur dont poètes et saint-simoniens enchantaient
leurs semblables, les riantes perspectives de paradis
terrestres où ils berçaient eux-mêmes et les autres, —
et de confronter rudement ce trésor de l'imagination
visionnaire avec la nature et la vie. En ce jeune voyant
à l'intuition redoutable, qui pressentait que, par suite
de la Révolution française, l'heure avait sonné de la
lutte des classes et que le drame social allait mainte-
nant dérouler ses péripéties, en ce jeune voyant il y
avait encore un remarquable observateur; celui-ci fixa
1. Ainsi intitulée pour bien marquer que le sujet de l'œuvre
est en ansolu contraste avec la conception mystique de Dante,
et qu'il n'y a rien de sacré dans cette Comédie-ci. Dans la Divine
Comédie, tout se modèle sur le plan divin, tel du moins que Dante
pouvait l'imaginer : les mondes s'y superposent, et l'intuition du
Florentin est comme une flèche de lumière qui ne plonge au
monde infernal que pour illuminer les profondeurs de la justice
de Dieu. Pour bien embrasser l'ensemble de la vision du grand
poète du Moyen Age, pour découvrir le vaste sens de son épopée
catholique et sa pensée entière, il faut s'élever au point de vue
où lui-même remonte, c'est-à-dire se placer sur les sommets divins,
là où rayonne la pure, l'éblouissante lumière du Paradis.
280 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
son œil aigu1 sur le monde où prenaient chair lesdeux
idées antagonistes des temps nouveaux, regarda les
foules et leurs meneurs, examina coryphées et com-
parses, scruta leur âme à tous, perça jusqu'au fond de
son époque, et lut le sinistre avenir. Dès 1835, on eût
dit qu'il devinait les terribles jacqueries dont fut en-
sanglantée la Pologne autrichienne, en 1846; il sem-
blait qu'il aperçût aussi, à l'occident de l'Europe, les
journées de Juin, la Commune, et tout ce que le ton-
nerre d'en bas peut receler de menace. Fils de la na-
tion tragique, et doué du seul sens de la tragédie, il ne
s'attarda point à rire de l'éternelle comédie politique,
pourtant si joyeuse : il laissa Tartuffe aux prises avec
Gléon, méprisa les boniments et les parades des deux
charlatans, ne prêta nulle attention à leurs suiveurs et
àleurs dupes grouillant sur le Forum, omit avec le plus
beau dédain toute cette pouillerie de l'Histoire : et il
alla droit aux grands jours du Drame, aux jours
de tempête et d'horreur. Sous les rouges éclairs de
sa plume, ceux-ci se levèrent brusquement et réap-
parurent : ressuscitant d'un passé très proche et d'où
voici que surgissait l'image du très proche avenir, ils
se dressèrent soudain en tumulte, hurlants, féroces,
hérissés de piques, grimaçant de faces de démons,
rauques de cris sauvages de tricoteuses, — passant
dans la rafale en visions effrayantes.
Le lecteur des œuvres de Krasinski sut alors ce qu'il
allait en advenir, au contact des hommes véritables, du
beau rêve des poètes et des philosophes, et la mortelle
1. Rien de plus frappant que le regard de Krasinski, dans le
portrait de 1843. Ce n'est plus du tout le regard de chimère, le
regard envolé des Romantiques. C'est un regard aussi pur que le
leur, mais plus pénétrant, plus perspicace. On sent qu'il est
braqué sur les choses humaines, et qu'il voit dans leurs profon-
deurs.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 281
offense que subiraient bientôt ces songes d'or, ces
beaux songes humanitaires et lyriques où se complai-
sait Târne du xixe siècle. Il fut prévenu que la théorie
est une chose et que la pratique en est une autre ; et
que ces idées généreuses, destinées par les plus purs
des hommes à préparer le bonheur de leurs semblables,
serviraient d'abord à édifier la fortune d'une foule de
drôles très experts à brailler sur la place publique et
à s'y proclamer les hérauts de la société future, mais
surtout inimitables dans l'art d'exploiter l'espèce hu-
maine et de se pousser à ses dépens, ne songeant in
■petto qu'à satisfaire leurs appétits, à se venger, à se
nantir, à se gaver, toujours au nom du progrès, de la
fraternité, de l'amélioration du sort des masses, du sou-
lagement des classes pauvres, et d'une plus juste ré-
partition des richesses. Bref, il apprit qu'une fois sor-
ties de la catégorie de l'Idéal, une fois descendues du
cœur et du cerveau du poète, les imaginations les plus
nobles sont livrées aux bêtes, tombent dans la mêlée,
dans la boue quotidienne, sont immédiatement salies,
déshonorées. Rien de plus triste qu'une telle révélation ;
et l'on pense que le jeune intuitif fut lui-même doulou-
reusement surpris de sa découverte, car il apercevait
la réalité juste à l'âge où les illusions sont la condition
de la vie, la pâture de l'enthousiasme, l'aliment de la
flamme poétique. Mais, autant que voyant et psycho-
logue, il était artiste né; sans reculer devant les scènes
qu'il évoquait, et sans que tremblât du tout sa main ni
son pinceau de grand peintre, il peignit sa vision,
comme un homme auquel le démon intérieur commande
et qui ne peut faire autrement que de fixer et de mon-
trer aux autres ce qu'il a vu.
Procéder de la sorte, c'était avoir, des hommes et
des choses, une vue shakespearienne, la plus rare de
toutes, mais aussi la plus féconde en vérités psycho-
282 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
logiques essentielles *. Et c'était là chose extraordi-
naire en 1835, où tout était lyrisme, lyrisme littéraire
ou lyrisme social2, où tout était poésie ardente, bouil-
lonnement d'aspirations et de désirs, foisonnement
d'idées nouvelles et de systèmes, mais où personne —
Balzac à part — ne se préoccupait de voir la nature
humaine telle qu'elle est, et, par conséquent, de pré-
voir le démenti que la bête, avec ses instincts et ses
appétits primordiaux — irréductibles à moins d'un mi-
1. Sans doute, ce n'est pas la vue la plus consolante, — et il
s'en faut ! — puisqu'une telle vue, qui naît de la psychologie,
soit intuitive, soit expérimentale, et qui nous renseigne sur le
fond de l'homme, n'aboutit par là même qu'à nous faire souffrir
davantage de l'écart que nous constatons entre l'Idéal moral et
la nature humaine. Que pouvons-nous là contre? Il n'est que
trop vrai qu'il y a plus d'Ahriman que d'Ormuzd dans l'homme.
Tout de même, la conscience peut trouver quelque adoucisse-
ment à se dire que la nature humaine peut s'amender et s'élever,
mais seulement par la pratique des préceptes évangéliques.
Krasinski, à l'époque romantique, et Tolstoï, de nos jours, ont
très bien vu cela.
2. Et c'est probablement parce que tout était lyrisme, à
l'époque, que le Romantisme échoua si complètement au théâtre.
Une époque lyrique à l'excès, et qui ne cesse de bouillonner, où
chacun est tout à la joie de l'émancipation récente et de la pleine
liberté du sentiment personnel, une telle époque ne se verra pas
vivre dans son ensemble et ne créera pas de drame. Il n'est
presque personne qui n'y soit ivre des enthousiasmes et des fu-
mées du Rêve, et au point de devenir incapable d'envelopper
l'humanité de ce coup d'oeil lucide et vaste sans lequel on ne
peut en jeter sur la scène une synthèse vivante. Le grand con-
templateur, le Drame, a besoin de concentration et de sang-froid.
J'ai expliqué ces choses dans un Essai sur les principaux carac-
tères du Romantisme, Essai publié en 1902 par la Revue Idéaliste
(N08du 15 janvier, 1er février et 15 février). En outre, le dramatiste
sera souvent un solitaire, c'est-à-dire un homme plus soustrait que
les autres aux pressions intellectuelles, et d'un coup d'oeil plus
impartial. Tel fut Krasinski. C'est en partie pour cette raison
qu'il faut voir en lui l'un des très rares shakespeariens du
xixe siècle. Ibsen, qui en fut un autre, est aussi un solitaire et
un contemplateur à l'àme aussi forte que triste.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 283
racle semblable à celui du christianisme primitif —
allait bientôt infliger à ce qui s'agite aussi de l'ange
en notre espèce. Krasinski surgissait donc comme un
tragique avertisseur, qui se dresse devant l'homme aux
jours de son orgueil, à l'heure où il se croit soulevé par
le souffle de l'Esprit, où il s'imagine qu'il a secoué sa
fange originelle et qu'il va désormais planer dans l'azur
comme un dieu. Rôle de Cassandre, au reste : personne
n'ajoutera créance aux prédictions du prophète de
malheur, et il gémira dans le désert.
Quoi qu'il en fût, cette vue shakespearienne du mou-
vement social et de la lutte des classes allait dramatiser
le sujet, l'affranchir du langage écœurant, des allures
bêtes et basses, de l'aspect hypocrite et vulgaire qu'il
affecte dans la politique de tous les jours, bref, le net-
toyer de sa crasse et de son odeur infecte, et lui per-
mettre de relever du grand Art. Le poète polonais sentit,
probablement d'une façon instinctive, et aussi parce qu'il
était tout de même de son époque par certains côtés et
que cette époque voyait tout en héroïque, — il sentit, dis-
je, qu'il fallait aussi représenterez héroïque, et toujours
à la Shakespeare, la bataille sauvage qui commençait
entre la société révolutionnaire et la classe aristocratique
dégénérée, mais puisant dans son désespoir la force
d'accepter le combat et d'essayer de soutenir l'assaut
jusqu'au bout. Il sentit de plus que, pour donner au sujet
tout son relief et toute sa grandeur ,il était important de
symboliser ces classes, c'est-à-dire de les résumer dans
la personne de leurs chefs, d'en incarner les passions,
les idées, la manière d'être, en de hautes et puissantes
figures, qui, tout en étanttypiques, demeurassent pour-
tant des individus, représentassent des personnalités
bien à part : tels, le comte Henri, chef des nobles, et
son adversaire Pancrace, dictateur des révolutionnaires,
qui tous deux dominent la Comédie non divine de leur
284 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
orgueil, de leur volonté, de leur génie. Ce n'était
pas tout encore, et il importait extrêmement de trouver
une forme, de composition à la fois large et souple, et
pouvant enfermer sans compression ni gêne, sans que
rien ne fût retranché ni rétréci delà pensée de Fauteur
et sans que sa liberté créatrice en fût le moins du monde
entravée, l'œuvre qui naîtrait d'une compréhension
aussi puissante et aussi juste du sujet. Un moule spé-
cial, un moule esthétique et philosophique à la fois,
devenait ici nécessaire, le théâtre pur pliant en général
sous le poids de la réflexion trop forte, — Hamlet n'est
qu'une gageure et une réussite exceptionnelle — et,
d'autre part, Krasinski se sentant bien trop puissant
par la méditation et par la profondeur pour pouvoir
faire de ce côté-là des sacrifices qui détruiraient par
avance la portée de son œuvre. Il se décida donc pour
la forme du drame allégorique, « la plus vaste et la
plus libre que puisse trouver l'inspiration », comme le
dit M. Klaczko.
C'est dans cette forme, et après avoir passé par la
série d'intuitions que je viens d'énumérer, qu'il écrivit
successivement la Comédie non divine et le poème
dramatique d'Iridion. Occupons-nous d'abord de la
Comédie non divine. Ce drame à peine écrit, l'auteur
en exposa les événements et les caractères dans l'une
de ses lettres à Reeve, et je ne puis mieux faire que de
lui laisser la parole à ce sujet :
Depuis cet été, j'ai écrit un drame traitant des affaires
présentes de ce monde, du principe aristocratique et popu-
laire. Le héros est comte et poète tout ensemble ; je l'ai
mis en contraste avec un chef populaire, un homme de
génie sorti de l'obscurité et s'avançant à la tète d'un million
de cordonniers et de paysans. J'ai introduit des scènes
convulsives sur les ruines de cathédrales abattues, des
chants de frénésie, des chœurs de juifs baptisés, de saint-
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 285
simoniens, de femmes libres, de prophètes de l'avenir, de
valets de chambre émancipés, de bouchers indifférents à
tout hors à la passion du sang, de clubs d'assassins. Puis,
au milieu de cela, j'ai montré le chef comprenant son
œuvre, et les prosélytes entraînés par l'enthousiasme, ne
comprenant rien. Et puis j'ai dessiné la figure du comte-
poète, allant défendre ses frères dans le dernier asile, un
château gothique. Il est égoïste comme poète, courageux
comme noble, et, comme poète encore, il a le sentiment du
sentiment ; il sent ce que c'est que d'être un bon mari,
et il a fait mourir sa femme de folie et de douleur, il
sent ce que c'est que d'être bon père, et son fils a hérité
de l'aliénation d'esprit de sa mère; ce fils, le pauvre
Georges, est devenu aveugle, et chante la prochaine des-
truction de sa caste; et encore le comte Henri est am-
bitieux ; il se réjouit d'être le chef de tant de barons
et de princes rassemblés pour périr; il entend dans les
caveaux du château des voix menaçantes; les anciennes
victimes féodales le menacent : « Tu n'as rien aimé, rien
adoré, hormis toi ; en toi est venu aboutir l'orgueil de ta
race, et, pour cela, après quelques jours de gloire encore,
tu périras sur le même rocher de douleur où nous avons
péri de la main de tes pères. N'aie d'espérance ni sur
la terre ni dans le ciel. » Lui pourtant combat en fu-
rieux, ne veut pas se rendre, se moque de ses frères,
comtes et barons qui veulent traiter; enfin, quand le châ-
teau est pris, il se jette des murailles, et ses derniers mots
sont: « Ah! ils ont couronné les tours; ils cherchent de
l'œil le comte Henri. Je suis ici ! Mais vous ne me jugerez
pas, car j'ai déjà pris ma route, je marche vers le jugement
de Dieu. (Il s'avance vers le bord du précipice.) Je la vois
toute ténébreuse, je la vois s'avancer vers moi à flots noirs
et immenses, mon Eternité à moi, sans bords, sans îles,
sans fin, et au milieu d'elle Dieu comme soleil qui brûle
éternellement, resplendit éternellement, mais n'éclaire rien
alentour. (Il fait encore un pas.) Ils courent; ils m'ont
aperçu, Jésus et Marie ! Poésie, sois maudite par tous les
siècles comme je le serai moi-même. Allez, mes bras, et
coupez ces flots. » Puis il se précipite.
286 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
La victoire est au peuple. Ceux qui ont espéré en sa mi-
séricorde sont envoyés à la mort. Et le chef, alors, accom-
pagné d'un prophète convulsionnaire, monte seul sur les
murailles, arrive par hasard à l'endroit où gisent le sabre
et la loque du comte, qu'il a jetés en sautant.
Léonard {le prophète, V enthousiaste, le jeune homme).
Maître, tu pâlis!
pancrace (le chef révolutionnaire)
Vois-tu là-bas, en haut, en haut...
Je vois un nuage sur ce rocher tout rouge des derniers
rayons du soleil.
PANCRACE
Là, il y a un signe terrible.
LÉONARD
Appuie-toi sur moi : tu pâlis de plus en plus.
PANCRACE
Un peuple entier m'écoutait il y a un instant : où est
mon peuple?
N'entends-tu pas ses cris? Il te demande, il t'attend. Dé-
tourne tes regards de ce rocher; tes yeux semblent se
mourir, attachés à son sommet.
PANCRACE
Elle est là immobile. Trois clous, trois étoiles resplen-
dissent sur ses côtés, ses bras sont comme deux éclairs.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 287
LÉONARD
Qui? où? Reprends tes forces !
PANCRACE
Galilœ, vicisti! (Il meurt.)
Il a vu la croix; et son ouvrage a été trouvé faux. Il est
vaincu au moment de sa victoire ; son édifice est brisé et
il meurt en répétant les derniers mots de Julien l'Apostat1.
Voilà comment il fait part de sa vision dramatique
à son ami ; mais ce qu'il ne lui dit point, et ce que nous
voyons en lisant la pièce, c'est l'extraordinaire puis-
sance de plusieurs scènes, lesquelles dénotent une
connaissance si terrible du cœur de l'homme, qu'elles
nous donnent un véritable frisson de conscience. Ce
qu'il ne dit pas non plus à Reeve, c'est l'impartialité
psychologique dont il fait preuve dans la peinture des
caractères, ne ménageant pas plus ceux du parti aris-
tocratique que les autres, le regard plus clairvoyant
et plus sévère encore pour les tenants des idées vers
lesquelles il penche que pour leurs adversaires poli-
tiques. Ce qu'il ne peut jeter dans sa correspondance,
ce sont ces éclairs de réprobation dont il illumine et
foudroie nos bas-fonds intérieurs, et au moment où,
nous complaisant dans les mensonges de notre orgueil
et d'une supériorité que nous nous prêtons ou qu'on
nous prête, nous accumulons autour de nous ruines
sur ruines, sans même nous douter de notre égoïsme
pervers et de notre snobisme, comme on dirait aujour-
d'hui. Si elle n'était pas si tragique et si atterrante, si
elle ne nous obligeait pas à rentrer en nous-mêmes,
1. Correspondance avec Reeve, t. II, p. 56. Lettre du 19 dé-
cembre 1833.
288 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
malades de honte et de remords, il n'y aurait pas
d'ironie plus atroce que l'ironie macabre de Krasinski.
Je l'ai déjà indiqué, la figure qui domine le drame est
celle du comte Henri, et l'on ne peut nier que son âme
ne soit forte, hautaine, dominatrice, héroïque même
par moments. Quelle misère, pourtant, quelle peti-
tesse, quel intellectualisme hideux ne se cachent pas
sous les brillants dehors de ce gentilhomme, qui se
croit poète et ne vit que de sensations ! Oui, ce
n'est qu'une âme de sensations, et de sensations
aussi ridicules que coupables : on se dit parfois
qu'il relèverait des auteurs comiques, sans les catas-
trophes dont il est cause, qu'il a préparées avec la plus
rare inconscience, et qui soudain éclatent sous son toit,
tuant les siens et assombrissant à jamais sa vie, Il
s'est marié ; sa femme est jolie, douce, aimante, elle
adore le comte : et lui, sous prétexte qu'elle n'est pas
assez « poétique », qu'elle n'est pas « celle qu'il a rê-
vée » que, depuis trop longtemps, « il dort près d'elle
du sommeil du bourgeois allemand près de sa femelle
allemande », il la délaisse pour des rêves saugrenus
et factices, pour je ne sais quelle sylphide-fantôme
dont il est hanté, et dans laquelle il croit reconnaître
une jeune fille aimée jadis, aujourd'hui ravie à la terre
et devenue l'un des esprits du monde invisible, d'où
elle revient sans cesse et lui réapparaît comme l'image
même de l'Idéal. Et plus l'hallucination se répète, plus
il se dégoûte de son admirable compagne; il n'a que
dédain pour elle, s'éloigne, la rudoie, quitte son foyer ;
la comtesse en devient folle, et voyez maintenant la
scène qui va se passer entre elle et lui dans la maison
de fous, où il est accouru bouleversé, dès qu'il a appris
l'internement de sa malheureuse femme :
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 289
Une chambre. — Fenêtre grillée. — Un lit. — La comtesse
étendue sur un canapé.
le comte henri [entrant)
Je désire rester seul avec elle.
la femme du médecin [derrière la porte)
Mon mari se fâcherait si...
LE COMTE
Je veux être seul, — laissez-moi, vous dis-je. [Il ferme la
yortc et s'avance vers sa femme.)
une voix [à travers le plafond)
Vous avez enchaîné Dieu. — Un Dieu est déjà mort sur
la croix, — l'autre Dieu, c'est moi, et je suis livré aux bour-
reaux !
une voix [à travers le plancher)
A la lanterne ! à la guillotine, les rois et les seigneurs !
C'est par moi que commence l'ère de la liberté des peuples!
une voix [à droite)
A genoux devant le roi, votre seigneur et maître, votre
souverain légitime?
[une voix [à gauche)
La comète apparaît déjà dans le ciel... le jour du terrible
jugement approche.
LE COMTE
Me reconnais-tu, Marie ?
19
290 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
LA COMTESSE
Ne t'ai-je pas juré fidélité jusqu'à la tombe?
LE COMTE
Viens, donne-rnoi la main... sortons d'ici.
LA COMTESSE
Je ne puis me soutenir... mon âme s'est retirée de mon
corps, — elle est concentrée tout entière dans ma tête.
LE COMTE
Laisse-moi Remporter.
LA COMTESSE
Encore quelques instants... etje deviendrai digne de toi.
LE COMTE
Comment?
LA COMTESSE
J'ai prié pendant trois nuits et Dieu m'a enfin exaucée !
LE COMTE
Je ne te comprends pas.
LA COMTESSE
Depuis que je t'ai perdu, un grand changement s'est
opéré en moi. « Seigneur ! » me suis-je écriée, — et je me
suis frappé la poitrine, — et j'ai posé sur mon sein un
cierge béni, j'ai fait pénitence et j'ai crié : — « Mon Dieu,
fais descendre sur moi la flamme de l'inspiration ! » et, le
troisième jour, je suis devenue poète.
LE COMTE
Marie !
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 291
LA COMTESSE
Henri, tune me dédaigneras plus, — je suis remplie d'ins-
piration, et, le soir venu, tu ne me quitteras plus.
LE COMTE
Ni le jour, ni la nuit.
LA COMTESSE
Vois maintenant si je ne suis pas devenue ton égale en
puissance! Il m'est donné de comprendre tout, de m'inspi-
rer, d'éclater en paroles, en chants de victoire. Je chanterai
les mers et la foudre, et les étoiles, oui, et les astres et les
orages! Un mot inconnu m'échappe encore : le combat, —
je dois voir le combat; conduis-moi au combat; — alors je
regarderai, — je décrirai tout, et les cadavres, et le suaire,
et la vague, et la rosée, et le cercueil...
Autour de moi se déroulera l'infini,
Et comme un oiseau planant dans l'espace,
Mes ailes fendront l'azur de l'immensité ;
Et sans cesse volant, je disparaîtrai
Dans le noir néant !
LE COMTE
Malédiction!
la comtesse (Ventourant de ses bras)
Mon Henri, que je suis heureuse !
voix {à travers le plancher)
J'ai tué de ma main trois rois, dix restent encore et cent
prêtres qui chantent la messe.
une voix {à gauche)
Le soleil va s'éteindre, — et dans leur marche les étoiles
commencent à chanceler, — malheur ! malheur !
292 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
LE COMTE
Il est venu déjà pour moi, le jour du jugement !
LA COMTESSE
Chasse le souci de ton front, car tu m'attristes, — que te
manque-t-il encore?... Ecoute, j'ai quelque chose à te
confier.
LE COMTE
Parle, je ferai ce que tu voudras.
LA COMTESSE
Ton fils sera poète.
LE COMTE
Que dis-tu?...
LA COMTESSE
En le baptisant, le prêtre d'abord lui a donné nom : Poète,
— et puis : Georges-Stanislas. — C'est mon œuvre, — je l'ai
béni, — j'ai ajouté une malédiction, et il sera poète ! Ah !
que je t'aime, Henri!
une voix (sortant du plafond)
Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font.
LA COMTESSE
Cet homme est atteint d'une étrange folie, n'est-ce pas?
LE COMTE.
Bien étrange, en effet.
LA COMTESSE
Il ne sait ce qu'il dit, mais moi je te dirai ce qui advien-
drait, si Dieu devenait fou. (Elle le prend par la main.) Les
mondes s'égarent dans l'espace, roulant sur les hau-
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 293
teurs, puis retombant dans l'abîme. Chaque créature,
chaque vermisseau crie : «Je suis Dieu! » et ils meurent
tous les uns après les autres, et les comètes et les soleils
s'éteignent aussi. Le Christ ne nous sauvera plus : à deux
mains il a pris sa croix et l'a jetée dans l'abîme. Entends-
tu cette croix, espoir de millions de générations, rebondir
en tombant d'étoile en étoile ? Elle éclate, elle se brise, et,
de sa poussière, elle obscurcit l'univers! — La très sainte
Vierge seule prie encore, et les étoiles, ses servantes, lui
seront encore fidèles, mais elle ira aussi où va le monde
entier.
LE COMTE
Marie, veux-tu revoir ton enfant?
LA COMTESSE
Je lui ai attaché des ailes et je l'ai envoyé à travers l'uni-
vers s'imprégner de tout ce qui est beau, grand et terrible,
— il reviendra un jour et t'apportera le bonheur ah!
LE COMTE
Tu souffres?
LA COMTESSE
Quelqu'un a suspendu une lampe dans ma tête, et cette
lampe se balance d'une manière atroce.
LE COMTE
Marie, ma bien-aimée, sois calme comme tu l'étais jadis '
LA COMTESSE
Lorsqu'on est poète, on ne vit pas longtemps !
LE COMTE
Holà ! du secours ! du secours!
(Plusieurs femmes entrent, suivies de la femme du médecin.)
294 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
LA FEMME DU MEDECIN
Des sinapismes!... des remèdes, — courez à la pharmacie.
— C'est vous, Monsieur, qui êtes cause de cet accident...
mon mari va me gronder.
LA COMTESSE
Adieu, Henri !
LA FEMME DU MÉDECL\
C'est donc vous qui êtes Monsieur le comte.
LE COMTE
Marie ! Marie ! (Il F embrasse et la couvre de caresses).
LA COMTESSE
Ami, je me trouve bien, car je meurs près de toi! (Sa
tête s'incline.)
LA FEMME DU MÉDECIN
Quelle rougeur sur sa figure ! le sang a monté au
cerveau ...
LE COMTE
Il n'y a pas de danger? ce ne sera rien, n'est-ce pas?....
(Le médecin entre et s'approche du canapé.)
LE MÉDECIN.
Vous l'avez dit, ce n'est déjà plus rien, elle est morte1 !
La voilà, l'œuvre du comte-poète, le voilà, le fruit
des rêveries à la lune de ce dilettante : elles sont là,
dans cette terrible scène, les conséquences d'un aussi
beau début dans la vie d'homme fait. Soyez sûr, d'ail-
leurs, que cela ne le corrigera point et qu'on le verra
recommencer à chasser à la sensation, non pas, il est
1. La Comédie non divine. Traduction Ladislas Mickiewicz.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 295
vrai, cette fois, au sujet d'amours vaporeuses, mais à
propos de guerre ; pour se donner un autre genre de
frisson, il se jettera dans la lutte sociale. Car, aujour-
d'hui, « Personne ne veut être ce qu'il est, chacun rêve
d'être un Napoléon... Tout ce sublime n'est que du
ridicule. L'imagination dévergondée plane au-dessus
de toutes les têtes; il y a peu de poitrines qui ren-
ferment un cœur. De là tout cet amas de niaiseries,
cette longue traînée d'ennui s'efïorçant de trouver une
occupation, ne voulant en accepter aucune, et alors se
jetant dans l'extraordinaire, dans le fantastique, s'y
vautrant sans but, ne créant rien de nouveau, car le
principe créateur, le cœur, n'est pas là... De là, chez
les hommes de notre temps, ce manque à'ari en poésie,
d' 'énergie en politique, de foi en croyance ' ... » Le comte
Henri n'aura point manqué toutefois — il faut en con-
venir — d'énergie en politique ; il a le coup d'œil aigu
du chef, le sens ferme, le don du commandement; mais
la foi, en croyance,\\\i aura fait totalement défaut ; aussi
son châtiment s'apprête, et ce sera le plus inouï des
châtiments. Ce ne sera point le supplice physique, ce
sera pire : ce sera la torture morale, et elle lui sera
infligée par l'être qu'il aime le plus et dont il est le
plus aimé, par son fils, ce pauvre petit Georges, qui
se ferait hacher pour le comte, mais qui est poète, lui,
poète pour de bon, puisque son père aimait tant la
poésie et que sa pauvre mère, au moment où elle al-
lait devenir folle, a supplié Dieu que son fils fût poète,
afin que celui qui l'avait engendré l'aimât, et ne le
repoussât point un jour comme il avait fait de l'épouse !
C'est donc un vrai poète, un voyant, un inspiré, que ce
pauvre petit Georges : il est atteint de cécité, mais il
voit par les yeux de l'âme, et, aux heures terribles, une
1. Correspondance avec Reeve, t. II, p. 61. Lettre CXXXIV.
296 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
force invincible l'oblige à communiquer les visions
intérieures dont il est assailli ; alors il prophétise, il
parle comme dans un rêve, comme dans le plus ef-
frayant des rêves ; il dit ce que je vais transcrire,
écoutez, car c'est peut-être ici la scène la plus tra-
gique de tout le théâtre du xixe siècle :
Les souterrains et cachots du château-fort de la Trinité, as-
siégé par les révolutionnaires, et dernier refuge du parti aristo-
cratique. — Grilles en fer, chaînes, instruments de torture brisés,
ossements d'anciennes victimes des temps d'autrefois, de l'âge
des seigneurs féodaux. — Le comte Henri tient une torche; il
est auprès d'une pierre sur laquelle Georges est debout.
LE COMTE
Retourne ; — je t'en supplie, viens avec moi.
GEORGES
N'entends-tu pas leurs voix? n'aperçois-tu pas leurs
formes?
LE COMTE
Le silence des tombeaux nous entoure, et la lumière de
la torche n'éclaire qu'à quelques pieds de nous.
GEORGES
Ils approchent... je les vois;— l'un après l'autre, ils
montent des étroites profondeurs, et là, au fond, ils vont
s'asseoir.
LE COMTE
Ta folie fait mon désespoir, — tu es fou, mon enfant, et
tu m'ôtes mes forces alors que j'en ai tant besoin !
GEORGES
Je vois en esprit leurs pâles figures, graves et sévères,
se réunissant pour un jugement terrible, — le coupable
avance morne comme un brouillard d'hiver.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 29'
CHŒUR DES VOIX.
Au nom du droit et de la force, que nous ont donnés nos
souffrances, nous, jadis enchaînés, frappés, torturés, brisés
sous les fers, abreuvés de poison, enfermés, murés tout
vivants dans la tombe, à notre tour, torturons, jugeons,
condamnons, et Satan sera le bourreau !
LE COMTE
Que vois-tu?
GEORGES
L'accusé, l'accusé qui s'avance avec un geste suppliant.
LE COMTE
Qui est-il?
GEORGES
Mon père!... Oh! mon père !
UNE VOIX
Avec toi finit la race maudite, — en toi elle a résumé
toutes ses forces, toutes ses passions et tout son orgueil,
mais c'est pour mourir !
CHŒUR DES VOIX
Pour n'avoir rien aimé, rien adoré que toi-même et tes
pensées, tu es damné, — damné pour l'éternité !
LE COMTE
Je ne vois rien, mais j'entends sous terre, dans l'air,
autour de moi, partout, des soupirs et des menaces.
Il a relevé la tête, comme toi, mon père, quand tu es
en colère, il répond par une parole arrogante comme toi,
quand tu méprises.
CHŒUR DES VOIX
C'est en vain, — c'est en vain, plus de salut pour lui, ni
sur la terre, ni dans le ciel.
298 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
UNE VOIX
Encore quelques jours de cette gloire terrestre et vaine,
dont tes ancêtres m'ont frustré, moi et mes frères, et tu
périras, toi et les tiens, sans sépulture, sans les cloches
qui sonnent le deuil, sans les larmes des amis et des
parents. — Votre mort sera comme la nôtre, triste et
affreuse, et sur ce même rocher de douleur.
Ah! je vous reconnais enfin, esprits maudits! (Il fait un
mouvement en avant.)
Mon père, n'avance pas plus loin. — Au nom du Christ, je
t'en conjure, mon père!
le comte (s arrête)
Dis, dis-moi qui tu vois ?
GEORGES
C'est la figure...
La figure de qui ?
le comte
GEORGES
C'est un autre toi-même, — affreusement pâle, — en-
chaîné, — maintenant ils te torturent, j'entends tes cris...
[Tombant à genoux.) Père, pardonne-moi... ma mère est
venue cette nuit et m'a ordonné... (Il s'évanouit.)
le comte (le prenant dans ses bras)
Ce dernier coup me manquait! ah! mon propre enfant
m'amène au seuil de l'enfer! Marie, esprit implacable!
Mon Dieu, et Toi, autre Marie, que j'ai invoqués tant de
fois !... Là commence l'infini de la douleur et des ténèbres,
— remontons à la lumière, — je dois encore combattre les
hommes, — puis viendra l'éternel combat. (Il entraîne son
fils.)
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 299
CHŒUR DES VOIX DANS LE LOINTAIN
Pour n'avoir rien aimé, rien adoré que toi, que toi-
même et tes pensées, tu es damné, damné pour l'éternité {
Je devrais clore ici ce chapitre, car la dernière scène
de la Comédie non divine dont je tienne à donner un
fragment rapide — bien que lapins fameuse de l'œuvre
et quoique de premier ordre, à coup sûr, — est pourtant
inférieure, à mon sens, à celle qu'on vient délire. Mais
c'est la scène centrale, et le poète y a rendu en traits
vivants, en mots de feu, ces passions sociales dont nous
habitons toujours la fournaise, ce drame du présent et
de l'avenir qui finira quand et comment?... La scène
en question retrace l'entrevue du dictateur des révolu-
tionnaires et du chef des aristocrates. La position du
comte Henri est désespérée : il va être forcé dans la
citadelle de la Trinité. Pancrace, qui ne peut se dé-
fendre d'un sentiment secret de grande admiration
pour son illustre adversaire, lui a fait demander un
sauf-conduit. Il veut le voir, lui parler, le convaincre
de l'inutilité de sa défense et lui offrir la vie sauve :
Une vaste salle. — Portraits de dames et de chevaliers. — Au
fond, un pilier auquel est suspendu un écusson portant des ar-
moiries. — Le comte est assis à une table de marbre. — Une
lampe, des pistolets, un sabre et une pendule devant lui. —
En face, une autre table, avec des coupes en argent et des am-
phores.
LE COMTE, PANCRACE
PANCRACE
Je suis venu à toi, car je voulais te connaître d'abord,
puis te sauver.
1. Traduction Ladislas Mickiewicz.
300 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
LE COMTE
Merci pour l'un; quanta l'autre, fie-toi à mon sabre.
PANCRACE
Ton sabre ! ton Dieu ! vains fantômes !
LE COMTE
Je te connais, toi et ton monde nouveau! J'ai vu dans
les ombres de la nuit les danses de ta populace, — de
ces hommes dont les têtes courbées te servent de marche-
pied. J'ai vu tous les crimes du vieux monde, habillés à
neuf, entonnant une chanson nouvelle, mais qui finira par
le refrain séculaire: De la chair, de l'or, et du sang! —
Mais toi, tu n'y étais pas, tu ne daignais pas descendre au
milieu de tes enfants, car tu les méprises au fond de ton
âme. Encore quelques moments, et, si tu gardes ta raison,
tu te mépriseras toi-même ! Va, laisse-moi ! (Il s'asseoit au
pied du pilier où pendent ses armoiries.)
PANCRACE
Mon monde n'a pas encore acquis son développement,
c'est vrai. — Ce géant n'a pas atteint sa croissance, il a
besoin de nourriture, de bien-être : mais les temps vien-
dront. (IZ se lève, s' approche du comte et s'appuie contre le pilier.)
Viendra le moment où ce monde aura conscience de lui-
même, et dira: — Je suis!... et pas une autre voix dans l'uni-
vers entier ne pourra répondre : — Je suis aussi!
LE COMTE
Et ensuite ?
PANCRACE
De cette génération, qui marche et se développe sous la
puissance de ma volonté, surgira une race nouvelle, défi-
nitive, toute-puissante. Pour la première fois de tels hommes
auront paru sur la terre. Ils seront libres et maîtres du
globe, d'un pôle à l'autre; — le monde ne sera qu'une seule
LE POETE ANONYME DE LA POLOGNE 301
cité florissante, une seule demeure de bonheur, un seul
atelier d'industrie et de richesse.
LE COMTE
Tes paroles mentent, — mais ton visage impassible et
froid ne ment pas, — l'enthousiasme n'y éclate point. (Il
montre les portraits de ses ancêtres.)
Vois ces figures : la pensée de la patrie, du foyer, de
l'honneur, pensée ennemie de la tienne, se lit dans les rides
de leurs fronts. Cette pensée qui fut en eux, vit aujourd'hui
en moi, — mais toi, homme de rien, dis-moi où es ton
foyer? — Chaque soir tu dresses ta tente sur les ruines
d'une maison étrangère, et tu la plies le matin pour aller
camper plus loin. Tu ne connais point de foyer, et tu n'en
connaîtras pas tant que je trouverai cent hommes qui répé-
teront après moi : « Gloire à nos pères ! »
PANCRACE
Oui, gloire à tes pères sur la terre et dans les cieux! En
vérité, ils peuvent se glorifier.
Vois ce staroste, il tirait aux vieilles femmes comme aux
moineaux, et, tout vivants, faisait griller les Juifs. — Celui-
là, avec les sceaux en main, grand chancelier, falsifiait les
actes, brûlait les archives, achetait les juges, et, par le poi-
son, hâtait les héritages ; de là tes terres, tes rentes et ta
puissance. — Cet autre, brun, aux yeux brillants, semait
l'adultère dans la maison de ses amis ; cet autre, avec la
Toison d'or et son casque italien, a servi l'étranger. Cette
belle châtelaine, pâle, aux cheveux noirs, se livrait à son
page, — cette autre lit une lettre de son amant, sourit et
attend la nuit. — Cette autre encore, avec cet épagneul
sur sa robe d'or, était la maîtresse d'un roi. — De là vos
généalogies non interrompues et sans tache. — J'aime ce
gaillard en justaucorps vert. Il ne faisait que boire et s'eni-
vrer avec les gentilshommes, ses frères, et envoyait ses
paysans en compagnie de ses chiens chasser le cerf. Folie
et oppression partout ! voilà votre sagesse et votre force !
Mais le jour du jugement est proche, et, en ce jour, je le
302 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
jure, je n'oublierai aucun de vous, aucun de vos ancêtres
et aucune de vos gloires !
LE COMTÉ
Tu te trompes, fils de manant! Toi et les tiens existeriez-
vous, si nos ancêtres ne vous avaient nourris de leur pain,
défendus de leurs bras ; et, lorsque d'un troupeau de brutes
vous devîntes des créatures humaines, ils vous construi-
sirent des églises et des écoles, partageant avec vous tout,
sauf les dangers de la guerre, parce qu'ils savaient que vous
n'étiez pas faits pour la guerre. Tes paroles, Pancrace,
se brisent contre leur vieille gloire, comme jadis le glaive
des païens se brisait contre leurs armures. Elles ne
troubleront même pas la paix de leurs cendres, elles se
perdront dans l'air, comme les hurlements d'un chien
enragé qui court en répandant sa bave et expire sur le
bord du chemin. — Et maintenant, il est temps de nous
quitter, — mon hôte, sors libre !
PANCRACE
Au revoir, sur les remparts de la Trinité, et lorsque
vous n'aurez plus ni poudre, ni balles...
Eh bien, nous nous rapprocherons à la distance de nos
épées. — Au revoir!
PANCRACE
Nous sommes deux aigles de la même espèce, mais ton
nid est brûlé par la foudre. (Il prend son manteau et son bon-
net rouge.) En quittant ce seuil, je laisse la malédiction due
à la sénilité, — je te voue, toi et ton fils, à la destruction !
LE COMTE
Holà, Jacob! (Jacob entre.) Reconduisez cet homme aux
avant-postes.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 303
JACOB
Ainsi Dieu me vienne en aide1 ! (Ils sortent.)
III
LE POÈME DRAMATIQUE D? Iridîon
Lorsqu'on vient d'achever la lecture de la Comédie
non divine, on s'acharne à creuser le sens de l'image
finale. Sans doute on a compris immédiatement qu'en
évoquant le symbole sacré, l'auteur a voulu condamner,
au nom du christianisme, l'œuvre purement matéria-
liste et athée de l'esprit révolutionnaire ; mais le poète
entend-il aussi que la religion de la Croix n'a pas dit
son dernier mot, qu'elle ne cessera pas de régner —
quel que soit l'amas des ruines sociales imminentes, —
qu'elle repoussera plus verte et plus fraîche de ces
ruines mêmes, et qu'après les destructions et les fu-
reurs, elle seule renouvellera le vieux monde, trou-
vera le remède aux maux de l'espèce humaine, et non
pas seulement aux maux spirituels?
11 est probable que tel est le sens — peut-être un peu
caché — de cette conclusion, et qu'elle dut s'esquisser
de la sorte au fond de la pensée de l'auteur; mais alors,
nous disons-nous par association d'idées, quelle besogne
ont donc bien pu faire les dix-huit siècles qui se sont
1. Traduction Ladislas Mickiewicz. — Je dois prévenir le lec-
teur que, pour cette scène, j'ai rapproché des parties du dialogue
qui, dans le texte, sont éloignées les unes des autres. Je suis
obligé parfois d'abréger, de resserrer, pour ne pas allonger indé-
finiment. Et cela, d'autant plus que j'ai multiplié les citations
au cours de ce volume.
304 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
écoulés depuis la venue de Jésus, et en sommes-nous à
ce point que rien — ou presque — n'ait encore été appli-
qué parmi nous des préceptes de l'Evangile? Et s'il en
est ainsi, si tout reste à faire, combien la tâche va être
rude, — mais rude à se sentir las d'avance — mainte-
nant qu'il ne s'agit plus seulement de mériter pour soi-
même le royaume des Cieux, déjà si dur à ravir, mais
encore de réaliser ici-bas l'idée de Justice et de donner
leur part des biens de la terre à ces masses souffrantes
qui grondent et ne désarmeront point qu'elles n'aient
été satisfaites?
Cela, c'est tout le problème d'aujourd'hui et de
demain. Krasinski ne cessa d'en être hanté, et d'une
obsession semblable à celle qui nous poursuit tous, à
l'heure présente. Pour s'en convaincre, il suffit de
lire celle de ses œuvres qui a pour titre : Le poème
inachevé ; il y travailla toute sa vie, ne parvint pas à
la finir, et elle ne fut publiée qu'après sa mort. Ce
long poème ne pouvait être écrit que par un homme
en qui fusionnèrent une culture immense et un grand
pouvoir poétique : l'histoire universelle s'y déroule en
une suite de visions dont quelques-unes sont merveil-
leuses ; et l'on y sent filtrer, même au travers des pires
drames, un peu de la lumière de ce Paraclet qui doit être
un jour le soleil de l'humanité. Mais, pour aider à son
avènement, nous n'avons que faire de la violence : con-
trairement aux affirmations d'autres prophètes-poètes ^,
1. La dernière partie du Poème inachevé renferme une allusion
très claire à Slowacki, dont l'imagination impressionnable fut
un moment conquise par l'esprit révolutionnaire. Krasinski dé-
signe son confrère sous le nom de Julinicz. Il avait été outré à
juste titre de se voir un jour attaqué d'une façon aussi injuste
que virulente par cet illustre rival qu'il avait été presque seul
à glorifier, alors que tout le monde méconnaissait son mérite.
Il est pénible d'avoir à blâmer les strophes intitulées : A V auteur
des trois Psaumes ; mais le ton en est répréhensible.
LE POETE ANONYME DE LA POLOGNE 305
elle ne peut que provoquer les réactions, détruire
les espérances, ajourner indéfiniment l'ère nouvelle.
La haine, la vengeance, la Révolution en un mot, telle
est Thérésie capitale, le monstre ; telle est la tare des
plus justes revendications, telle est la mauvaise racine
qu'il faut extirper ; on ne fondera nulle société frater-
nelle sur la destruction et sur l'athéisme. Il n'y a
d'autre moyen de préparer le règne de l'Esprit de
justice et d'amour que la régénération intérieure et le
perfectionnement moral : il n'y a d'autre route vers un
avenir meilleur que l'ascension spirituelle et la pratique
de la religion évangélique. Cela est bien, et tout semble
dit; reste une dernière angoisse, et combien cruelle!
reste l'énigme insoluble. Oui, j'en tombe d'accord avec
le poète, la question sociale est en dernière analyse une
question morale; sans doute, on aura résolu la ques-
tion sociale et balayé la misère lorsque les hommes au-
ront enfin compris et pratiqué l'antique et sublime pré-
cepte : «Aimez-vous les uns les autres.» Seulement...
comment arrivera-t-on à le leur faire comprendre et pra-
tiquer? Quel homme de tant soi peu d'expérience ne sera
frappé de cette pensée d'un moraliste : « L'amour a dans
l'égoïsme un rival à sa taille. » Pour que les cœurs
frissonnassent et se fondissent, il faudrait qu'un large
souffle passât de nouveau sur eux, souffle venu de quel
ciel ? Il faudrait une voix d'un timbre divin, qui portât
par toute la terre et fit couler des larmes de tous les
yeux, qui frappât au cœur de l'homme avec les paroles
justes et décisives et réussît à l'ouvrir pour la suite des
siècles... D'où viendra la voix céleste? Qui donnera, du
Sermon sur la montagne, une interprétation à l'usage du
monde moderne? D'où viendra, « d'où viendra la réno-
vation des âmes * » ?
1. L'expression est de M. Edouard Rod, dans l'un de ses derniers
romans : Un Vainqueur. L'auteur y dépeint la lutte d'un indus-
triel contre les lois ouvrières.
20
306 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Hélas, personne ne le sait, et les socialistes, qui
prétendent renouveler la face de la terre, sont vrai-
ment bien peu qualifiés pour cette tâche. Us se figurent
tout résoudre par le mécanisme. Ils pourront lais-
ser certaines lignes d'organisation matérielle, certains
cadres utiles : ils s'entendent à créer des groupe-
ments, des syndicats, à confectionner des lois ou-
vrières. Ceci dit, il est impossible de trouver plus
pauvres connaisseurs de l'âme humaine. Les socia-
listes ignorent le monde moral, si délicat, si immense,
si divin, rédemption de ce qu'il y eut de bas dans l'his-
toire et de ce qu'il y a de bas dans la vie, et auquel la
civilisation aboutit, comme à son couronnement. Si,
d'aventure, ils en soupçonnent l'existence, c'est pour
le dédaigner ou le haïr, pour exercer sur lui des re-
présailles, se venger sur lui des infamies dont les
bigots de toute époque essayèrent de le déshonorer,
sous prétexte de le défendre, — et se faire fanatiques
et persécuteurs à leur tour. C'est perdre sa peine que de
leur demander de réfléchir sur cet héritage de be-
soins intellectuels, esthétiques, religieux, qui consti-
tue l'acquit raffiné des siècles ; ils sont bien trop
aveugles pour se douter de l'attrait invincible qu'exerce
sur l'âme humaine la pensée de cet Inconnu d'outre-
tombe, dont elle est séparée par le grand voile qui fait
son désespoir ; comment leur persuader que l'homme
ne renoncera jamais à chercher au delà du mystère de
sa courte existence, dont la racine plonge dans les
abîmes, mais dont la fleur aspire à se détacher de sa
tige et à s'envoler vers une vie plus haute?... Jus-
qu'ici, les socialistes n'ont cessé de méconnaître l'essence
et le but de la vie1.
1. Ces lignes étaient écrites depuis plusieurs mois déjà, lorsque
je suis tombé sur certaines lignes de M. Gustave Deberme, qui,
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 307
Telles furent les pensées que Krasinski roula dans
sa tête, de 1830 à 1859, et les quelques réflexions qui
sont miennes, dans les pages précédentes, ne diffèrent
pas sensiblement de celles qu'il exprima ou qu'il eût
pu exprimer. Mais, en tout ceci, nous n'avons encore
parlé que de ceux des enseignements du poète qui
s'adressaient à l'humanité en général et non pas à tel
groupe humain en particulier; or, il existait une race
à laquelle Krasinski portait un amour d'autant plus
immense qu'il en était fils et qu'il n'y en avait pas
d'aussi malheureuse en ce monde : c'étaient les Polo-
nais. A ceux-là, le Poète anonyme devait léguer encore
les plus utiles paroles ; et c'est de ses avertissements
de patriote que nous avons à nous occuper pendant le
reste de ce travail.
Il les formula selon le mode des grands artistes,
c'est-à-dire par une fiction encore plus impression-
nante peut-être que la Comédie non divine ; le poème
dramatique d'Iridion allait signifier cette fois-ci qu'il
est coupable de vouloir atteindre un grand but par les
voies d'airain, et de s'y diriger avec la haine pour
seule compagne et seule inspiratrice, le mal pour seul
auxiliaire, en n'employant que le mensonge, la dissi-
mulation, la force, en n'hésitant pas même à broyer
sous un talon de fer les êtres les plus touchants et les
plus nobles. Puen d'extraordinaire à ce que le Grec
Iridion, dernier descendant de Philopœmen, voie se
déchirer la trame qu'il a ourdie avec tant d'adresse
pour venger l'asservissement de sa patrie et détruire
la Rome impériale ; car il y quelque chose de fatal et
de ce même point de vue moral où je viens de me placer, font
du socialisme la critique la plus juste et la plus frappante. Je
regrette de ne pouvoir citer ces lignes ; mais je suis heureux de
me rencontrer avec un homme aussi respecté pour sa vie toute
de dévouement et d'apostolat social.
308 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
de mystérieux dans l'échec des complots qui ne pro-
cèdent que d'un désir de revanche.
Vlridion parut en 1836 ; et l'avertissement patrio-
tique qui se dégageait de cette œuvre arrivait à son
heure, ainsi que Ta très bien dit Julian Klaczko. Je
tiens à citer la page où cet éminent esprit a peint
l'état d'âme créé chez ses infortunés compatriotes par
les affreuses persécutions de Nicolas ; elle éclaire, en
la soulignant de faits précis, la terrible pièce de Mic-
kiewicz : A la mère polonaise ; elle nous montre les
sinistres conséquences auxquelles peuvent aboutir les
forfaits d'un tyran, lequel est d'une telle malfai-
sance que non seulement il supplicie les corps, mais
que, de plus et par contre-coup, il empoisonne, dans
Tàrne d'une nation, jusqu'aux sources de la vie morale :
Le démembrement de la Pologne avait créé une situation
étrange, en dehors des règles ordinaires de la vie d'un
peuple, une situation constamment tendue, fiévreuse, dé-
létère, et qui minait à plus d'un égard la moralité de la
nation, qui menaçait de pervertir chez elle le sens du droit
et du juste. Ce n'est pas seulement par ce qu'elle se per-
met contre l'opprimé que la domination étrangère est
odieuse ; elle l'est encore bien plus par ce que l'opprimé
se croit permis contre elle. L'existence faite à la Pologne
par le triple joug se résumait, à l'intérieur, dans la né-
cessité de simuler et de dissimuler, dans la ruse élevée à
la hauteur d'un devoir civique, dans l'art de tromper les
maîtres devenu une vertu. A l'extérieur, pour les enfants
rejetés dans l'exil, elle créait la mission de lutter contre
l'ennemi sur tous les champs de bataille et par toutes les
voies. Le seul exemple de Bem suffit pour faire entrevoir
le péril que peut courir le sentiment intime d'une nation
dans une pareille lutte à outrance. Que le soldat glorieux
d Ostrolenka et de la Transylvanie ait embrassé la foi de'
Mahomet dans l'unique espoir de guerroyer contre les
Russes, certes cela peut démontrer à quelle éclipse de sens
moral est sujette parfois l'âme la plus héroïque. Mais que
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 309
le renégat illustre n'ait rien perdu pour cela de son pres-
tige auprès de la nation la plus fervente dans sa foi et dont
toute l'histoire ne fut qu'un combat sans relâche contre
l'Islamisme, que le paysan de Posen ait continué à entendre
et à saluer dans le son des cloches de son église le nom
toujours magique et vénéré de Bem, ceci est tout autre-
ment grave et montre de quels sentiments la nation est
animée pour ceux qui l'aiment. Et que dire de ces idées d'un
panslavisme vengeur qui commençaient à germer et à éga-
rer les esprits précisément à l'heure où le Poète anonyme
méditait sa seconde œuvre ? Que dire de cette doctrine
étrange, satanique, qui prêchait le suicide pour pouvoir
donner la mort, qui recommandait la servitude volontaire,
l'accord avec le plus cruel, mais aussi le plus fort des
adversaires, pour se venger des moins coupables, et se
complaisait dans l'espoir de préparer un nouvel Attila à ce
monde resté spectateur de la crucifixion d'un peuple'?...
Aux heureux de la terre, à ceux qui jouissent d'une patrie
indépendante et libre, il est difficile, il est presque impos-
sible de comprendre tout l'enfer de tentations, de supplices,
qui se résume pour un peuple subjugué dans ce seul mot :
l'esclavage ; mais le Poète anonyme comprit cet enfer et en
frémit. En se plongeant dans les profondeurs de « l'âme
polonaise », il y rencontra tout d'abord ce courant d'idées
sombres, farouches, « et il eut froid ». Il eut peur de
ce sentiment national qui ne se nourrissait que de haine
contre les dominateurs ; il eut peur de cet amour de la
patrie plus fort que la mort, mais qui n'avait que des pen-
sées de mort. Il voulut donner un avertissement à son
peuple, et il écrivit YlridionK
Suit l'analyse du poème, en quinze pages de la
Revue des Deux Mondes, et c'est un travail de pre-
mier ordre. Nous n'y avons relevé qu'une seule lacune :
M. Klaczko ne transcrit aucune scène de l'œuvre. Or,
il me semble qu'en mettant sous les yeux du lecteur
\. La Poésie polonaise an XIX' siècle et le Poète anonyme, par
Julian Klaczko (Revue des Deux Mondes, janvier 1862),
310 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
deux des plus émouvantes, nous pouvons, nous aussi,
faire entrevoir qu'il s'agit encore ici d'une création
vraiment splendide, moins vaste sans doute que la
Comédie non divine, mais supérieure au premier
drame en tant que vie et variété des caractères, et
aussi en tant que vie et variété des scènes, force de
mouvement, rapidité d'action. L'une des deux scènes
auxquelles je viens de faire allusion rivalise avec celle
que j'ai citée comme la plus poignante de la Comédie
non divine : elle se passe dans les Catacombes, entre
Iridion et la chrétienne Cornélia Métella. Mais, avant de
la transcrire, il est bon de donner du drame un crayon
rapide ; or, comme pour la Comédie non divine, nous
ne pouvons mieux faire que d'emprunter ce petit des-
sin à l'auteur lui-même, qui, son œuvre une fois ter-
minée, la résumait de la façon suivante, dans une de
ses lettres àReeve :
Je suis arrivé presque vers la fin de cet Iridion Amphilo-
chidès qui, trois fois déchiré, dix fois interrompu, soit par
mes souffrances, soit par mes passions, depuis trois ans
n'a cessé de torturer mon cerveau et d'y croître en se
dégageant par des accouchements successifs. Maintenant,
du chaos des Romains, des barbares et des premiers chré-
tiens, j'ai tiré la pensée qui me tenait tant à cœur; et,
cette pensée, je l'ai faite homme à ancêtre grec, cherchant,
au jour de la domination et de la corruption des Césars,
vengeance contre cette Rome qui avait trompé Athènes et
étouffé Corinthe. Il est seul ; son père est mort en lui
léguant sa haine contre l'Empire. Sa mère, prêtresse d'Odin,
enlevée jadis à la Chersonèse des Cimbres, s'est empoison-
née quand il était encore enfant. Une sœur lui est restée.
Il la livre à Héliogabale, pour qu'elle trouble ses esprits et,
de degré en degré, le mène à la démence. Ce point une
fois obtenu, il a maté l'empereur. Il devient son préfet du
prétoire, son maître absolu. Et alors, il lui persuade qu'il
faut que César, pour sauver César, conspire contre Rome,
l'Eternelle. Le pieux Eneas de mon Turnus, c'est Alexandre-
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 311
Sévère, le fils de la chrétienne Mammaea. L'un et l'autre
conspirent en même temps. Mais Alexandre veut détrôner
César et rendre à l'Empire sa force, tandis qu'Iridion veut,
d'un seul coup, abattre Rome par tout ce qu'il trouve sous
sa main, par César, par les prétoriens, par les chrétiens,
par les barbares. Sa puissante et frénétique pensée s'agite
comme par tourbillons de désespoir et de haine contre
tout ce qui est romain ; et, avec cela, il faut qu'il dissimule
nuit et jour. Les esclaves et les gladiateurs mangent le
pain de son palais. Il a trouvé deux vieux patriciens réduits
par la misère à combattre dans le cirque, et il leur a révélé
sa vengeance. Scipion et Verres, tous deux couverts de
haillons, ont souri à l'idée de poignarder Rome, cette Rome,
leur mère jadis, leur marâtre aujourd'hui.
Au milieu de toutes ces figures et de toutes ces passions,
s'élève l'image d'un vieillard africain, Massinissa. Sa
majesté est amère, comme chacune de ses paroles. Il semble
parfois qu'il ait vécu depuis des siècles, et qu'il ne mourra
jamais. Sa poitrine est brûlante, le sarcasme et l'orgueil en
sortent comme par flots de ténèbres. C'est lui qui est le
seul confident du conspirateur. Il l'excite à souffrir en
silence, en lui répétant qu'il y a une autre Rome par delà
la tombe, et qu'il faudra lutter contre elle des éternités.
Puis, il le pousse à séduire et à armer les Catacombes. Aux
Catacombes, il y a une vierge chrétienne, fanatique et pure,
qui devient folle d'amour. Ne pouvant pécher contre le
Christ par la révolte, elle tombe évanouie aux pieds d'iri-
dion, puis, en se réveillant, elle le prend pour le Christ,
qui est venu fonder son millénium. Tout jusqu'à ce moment
promet la victoire au héros de ces pages; mais, au jour mar-
qué, au moment où, de l'œil de Catilina triomphant, il
plonge un sombre regard sur la ville qu'il va dévouer aux
dieux infernaux, à l'instant où il lève la main pour allu-
mer le bûcher qui doit être le signal de l'incendie de
Rome, il est trahi par les chrétiens, que l'évèque de Rome
foudroie de ses anathèmes, quand, armés, ils s'élançaient
déjà du sein des Catacombes. Alors, lui, qui s'était fait
chrétien, revient aux dieux de sa mère, à l'implacable
Odin. Héliogabale et la divine Elsinoé, sa sœur infortunée,
périssent. Suit une lutte sanglante, désespérée, avec
312 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Alexandre-Sévère. Puis, quand il a tout perdu, quand
aucun javelot, aucune épée, n'a pu l'atteindre, il fuit au
loin comme Oreste vers le bord de la mer. Là, Massinissa
l'attend pour qu'il lui vende son âme. Le vaincu reconnaît
à son heure dernière qu'il n'a été qu'une idée prophétique
de la ruine de Rome, rien qu'une idée. Alors, il aban-
donne son âme au prince des ténèbres; mais il y met un
prix. Il veut, un jour au moins, contempler cette Rome,
qu'il a détestée, dans la boue et dans la honte. Massinissa
y consent, et l'endort dans une caverne des montagnes du
Latium. Le jour où il le réveillera, ce n'est pas le jour
d'Alaric ou le jour d'Attila, c'est une nuit de 1835, quand,
après avoir régné par la matière et par l'esprit, il ne reste
à Rome de la première que des ruines, du second qu'une
théologie décrépite.
L'introduction est en forme de poème, le reste est drama-
tique. La fin, le réveil, sera une ballade1.
Comme j'ai défini plus haut, en quelques termes,
les caractères esthétiques de Ylridion et la beauté de
vie et de mouvement que cette œuvre dégage, il me
semble superflu d'insister. J'ajouterai simplement
qu'il est regrettable que Krasinski n'ait point arrangé
le drame en vue de la rampe : nous aurions eu là une
pièce absolument hors pair. Et j'aurais tout dit, si je
n'avais jusqu'à présent omis à dessein de mentionner
le dernier trait, c'est-à-dire la délicatesse des femmes
de Krasinski, leur charme mélancolique, indicible.
Toutes, elles sont des saintes ou des sacrifiées : ainsi le
veulent les sujets traités par l'auteur. Mais qu'il s'agisse
de l'épouse du comte Henri, dans la Comédie non
divine, ou de Grimhild, de Cornélia, d'Elsinoé, dans
Iridion, un tendre et divin cœur de femme frissonne
dans leur poitrine à toutes. Elles sont si humaines, si
pitoyables, si prêtes à aimer, à consoler, à se dévouer !
1, Correspondance avec Reeve,t. II, p,90, Lettre 4u 3 juin 1835,
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 313
C'est encore par cette délicatesse de la touche, par cette
vérité de l'observation, par cette étude si fine de la
nature foncière de nos campagnes, que le Poète ano-
nyme de la Pologne est peut-être, de tous les auteurs
dramatiques de ce siècle, celui qui se rapproche le plus
du grand Will. Le lecteur en jugera par les deux scènes
qui suivent. La première se passe dans les Catacombes,
à l'heure où la pauvre Cornélia Métella, la vierge chré-
tienne, se sent prise dans les filets du cruel oiseleur
Iridion, qui, au risque de perdre l'âme d'unebienheureuse
— lui-même tremble et recule un moment devant un
pareil crime — a résolu de s'emparer d'elle et de la pétrir
au gré de ses desseins et de sa haine contre Rome.
Comme il sait l'immense ascendant qu'elle exerce sur
ses frères en religion par ses extases et sa sainteté, il
lui persuade qu'il est le Christ, revenu sur terre pour
le millénium, l'hypnotise, l'affole, se fait adorer d'elle
et, par ses artifices, obtient qu'elle soulève ces chrétiens
dont il entend se servir comme d'une arme aveugle et
sûre, celle-là même qui doit frapper Rome au cœur :
Les Catacombes. —Une lampe suspendue au milieu. — Sar-
cophages et galeries. — Les murs sont creusés de tombes super-
posées.
CORNÉLIA MÉTELLA, L'ÉVÊQUE VICTOR
IRIDION {ce dernier vient de sortir)
cornélia (à genoux)
Pauvre cœur! cœur qui n'est plus à moi! cœur que je ne
reconnais plus ! toi qui bats si violemment dans mon sein,
mon cœur, élance-toi vers le Christ ! — Seigneur, Seigneur,
daignez répondre à votre servante !... Jamais encore je
n'avais détourné mes yeux de la croix pour les porter sur
un visage mortel..., et, maintenant, ô Seigneur, deux yeux
314 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
me sont restés dans la mémoire, — ses yeux à lui, Sei-
gneur!... Et, comme un prophète, comme un saint, comme
un archange, il se dresse devant moi, il parle, et je l'écoute,
Seigneur!... je l'écoute et je voudrais mourir \...(Elle cache
sa tête clans ses mains.) Seigneur, ayez pitié de moi !
victor [entrant avec sa suite)
« Toutes les fois que vous vous réunirez en mon nom, je
serai au milieu de vous. » Pourquoi, ma fille, ne t'es-tu pas
souvenue de ces paroles ? Mes yeux n'ont aperçu parmi
nous ni toi, ni Simon de Corinthe, ni d'autres encore! —
Ma fille, laisse les sentiers solitaires aux hommes iniques,
détourne-toi de ceux qui, cachés derrière les tombes,
tiennent de perfides conseils.
CORNÉLIA
Mon père !
VICTOR
As-tu prié? t'es-tu unie à nous par la pensée?
CORNÉLIA
Je prie, mon père.
VICTOR
Étais-tu seule ici?
CORNÉLIA
Je suis seule, mon père.
VICTOR
Tu trembles comme une lumière qui va s'éteindre ;
qu'as-tu, Métella?
CORNÉLIA
Je cherche Dieu, et je ne puis le trouver.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 315
VICTOR
Des moments de doute sont venus aux plus grands
saints. C'est le signe que l'Ennemi est à tes côtés. — Prie et
veille, car l'esprit est prompt et la chair est faible! (Il va
pour sortir.)
CORNÉLIA
Mon père !
victor (s'arrêtant)
Que veux-tu?
CORNÉLIA
Le jour va-t-il bientôt paraître?
VICTOR
La nuit commence à peine.
CORNÉLIA
Et le jour du jugement dernier viendra-t-il bientôt,
mon père?
VICTOR
A chaque instant, le Fils de l'Homme peut nous appeler
à lui. — Pressens-tu quelque chose?
CORNÉLIA
Non..., mais je me sens si faible... Je voudrais savoir...
Aujourd'hui, j'offrirai encore pour toi le divin sacrifice.
Ton âme est malade ; ton corps est brisé par la pénitence.
Lève-toi, ne crains rien, et va te reposer, ma fille. (II sort.)
CORNÉLIA
Pourquoi n'ai-je pas retenu l'évêque? (Rentre Iridion.)
J'entends des pas légers, les pas du tentateur. (Elle se clé-
316 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
tourne.) Oh! il est beau, il est beau comme les anges!
■ — Victor! Victor!
IRIDION
Il ne t'entendra pas.
cornélia {entourant le sarcophage de ses bras)
Cendres des saints martyrs, gardez-moi cette nuit!
IRIDION
Que crains-tu?
GORNÉLIA
Ne vois-tu pas comme il fait sombre ? ne sens-tu pas comme
il fait froid? On dirait que tout le monde est mort et qu'il
ne reste plus sur la terre que nous deux, nous deux, dam-
nés ! — Eux, ils sont tous au ciel !
IRIDION
L'heure que je t'ai annoncée est trop lourde pour ton
cœur; elle le brisera.
GORNÉLIA
Tu te trompes ; moi qui ai soupiré après la palme du
martyre, tremblerai-je devant la victoire du Seigneur?
oh! non !... Mais quelque chose se détend dans mon âme,
quelque chose se mêle dans ma tête, quelque chose se
brise dans mon cœur...
IRIDION
Une femme n'a pas besoin d'action; une simple et douce
prière suffit pour la sauver. — Si elle ne se sent pas assez
forte, qu'elle s'éloigne de moi ! — Nos chemins vont se
séparer; toi, tu seras calme et heureuse comme par le
passé... Nous nous reverrons, mais ce ne sera plus sur cette
terre !
CORNÉLIA
Tu dis vrai. — 0 mes pieds! emportez mon âme loin
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 317
d'ici ! (Elle veut se lever, Irklion lui tend la main.) Ah! tu
m'as de nouveau clouée à ce sol ! je ne puis..., je ne puis...
Infortunée !
CORNÉLIA
Quelque chose d'immortel m'enlace et me retient; je me
sens entourée de deux bras invisibles.
IRIDION
Pour la dernière fois je te le dis : fuis!
CORNÉLIA
Non! — Ton erreur est mortelle; mais, tant que tu n'as
pas rendu le dernier soupir, tu es mon frère à la face du
Père céleste.
IRIDION
Ossements des morts, et toi, terre, ma mère, je vous
prends à témoin que j'ai voulu la sauver! — Elle seule!
— (Il se promène.) C'est ainsi que mon père a jadis perdu
l'âme innocente de la prêtresse... 0 puissance du Fatum,
tu triomphes de tout! (Il s'approche de Métella.) Cornélia!
Gornélia !
CORNÉLIA
Je prie pour toi... Mets-toi à genoux à mes côtés... Dé-
pouille ton orgueil, et répète après moi les paroles que
j'adresserai à Dieu!
Demain, après-demain commencera ma prière; mais
elle sera retentissante, ôma sœur! retentissante au milieu
des gémissements de mes ennemis.
DES VOIX DANS LE LOINTAIN
Aux armes ! — Hiéronimus !
318 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
IRIDION
J'y cours !
CORNÉLIA
C'est lui..., c'est Simon !
IRIDION
Oui! Et plus loin mille chrétiens frémissent d'impatience
et m'attendent... (Il arrache le voile de Cornélia.) Arrière ! toi
qui me caches l'âme de mon âme. (Il la prend dans ses bras.)
0 mes lèvres ! laissez sur ce front pâle la promesse d'un
avenir meilleur !
CORNÉLIA
Je suis damnée, damnée avec toi! (Elle s'évanouit.)
LES VOIX DERRIÈRE LE THEATRE
Viens ! Viens !
iridion (il prend son casque et ses armes et dit en se penchant
sur Cornélia)
Non, tu n'es pas morte ! (La pressant sur son cœur.)
Réveille-toi sur cette poitrine armée ! Réveille-toi, Cor-
nélia!... 0 Massinissa, sois maudit si tu ne rachètes sa
perte par la victoire!
CORNÉLIA
Qui m'appelle?
Celui duquel il est écrit: « Il viendra pour briser le pou-
voir des orgueilleux. »
CORNÉLIA
Je te vois, je te vois enfin ! — Tu as daigné te révéler à
ta fiancée !... Ah ! je t'ai attendu longtemps !
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 319
IRIDION
Lève la tête ! de ton regard perce ces voûtes sombres. ..là,
les échos chantent déjà l'hymne du triomphe : Résurrec-
tion ! résurrection!
CORNÉLIA
Seigneur, ta tête est ceinte de la gloire des batailles... tu
brilles de tout l'éclat de l'acier... Seigneur, où sont tes
plaies, que je les couvre de mes larmes.
IRIDION
Femme ! demain seront accomplies les promesses de la
croix.
Reste, Seigneur ; ne disparais pas au milieu de ces
ténèbres. Ils m'avaient bien dit que tu viendrais, et, main-
tenant, tu ne veux pas me prendre avec toi!... Dans ta
gloire, m'oublierais-tu, moi qui me suis vouée à toi ?
IRIDION
Lève-toi, infortunée ! ne pleure pas ! ne te désespère
pas L
CORNÉLIA
Que je m'anéantisse dans ta gloire, Seigneur, car je suis
morte déjà !
iridion (la relevant)
Femme ! encore quelques jours... adieu... Appelle tous
tes frères aux armes ! (Il sort.)
CORNÉLIA
Avez-vous entendu ses dernières paroles ? Il est venu
pour la seconde fois sur la terre, et cette fois un glaive
brûle dans sa droite. — Aux armes! Ossements des morts,
320 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
prêtres vivants, peuple de Dieu, criez avec moi : Aux
armes!... C'est lui-même qui l'a ordonné: Aux armes! Aux
armes A !
Elle n'est pas seule sacrifiée, l'innocente Cornélia
Métella ; et, d'ailleurs, elle ne s'en ira pas damnée de
ce monde, car le saint évêque Victor finira par l'ar-
racher — morte, il est vrai, car le cœur et la vie de
la vierge se brisent dans la douleur d'un tel effort —
par l'arracher au tentateur. La plus infortunée n'est
pas elle : la victime des victimes, c'est la pauvre Elsinoé,
sœur d'ridion, nouvelle Iphigénie qui s'est livrée en
holocauste à la cause de la Grèce, et, au lieu de vivre
et d'aimer, s'est dévouée à remplir l'âme d'Héliogabale
de terreur et de folie. Pauvre Elsinoé ! Fille d'Amphi-
loth le Grec et de Grimhild, prêtresse d'Odin, elle
pressent et prophétise, elle aussi, et voit sa mort
proche : et dans son divin cœur de femme où pleurent
déjà les larmes de la mort, dans ce cœur de martyre
où vient de naître un amour si pudique et si voilé
pour Alexandre-Sévère, voici qu'elle trouve, au bord
de la tombe, un sentiment de pitié pour Héliogabale
lui-même, le maudit :
Le palais d'Héliogabale. — Une salle ornée de piliers, de bas-
reliefs et de vases précieux. — Au milieu de la salle est un autel
consacré à Mithra. — Dans le fond, un rideau couvert de pier-
reries, derrière lequel Héliogabale, qui vient de sortir, s'est en-
dormi sur un lit de violettes.
IR1DION, ELSINOÉ
IRIDION
Veille sur Héliogabale jusqu'à mon retour ; alors tu
abandonneras pour toujours ces murs maudits.
1. Traduction Alexandre Lacaussade.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 321
ELSLXOÉ
Et lui, que deviendra-t-il?
Que m'importe sa vie ou sa mort! Ce qu'il a été (mon-
trant Vanneau impérial, signe de commandement, et que vient
de lui confier Héliogabale) le voici dans ma main ; ce qui
reste de lui ne vaut pas une pensée de moi.
Alors, approche-toi, plus près encore ; entends-tu ma
voix défaillante?
IRIDION
Qu'as-tu, ma sœur ? Que veux-tu de moi ? Ta main
tremble dans la mienne, et à travers mon armure je sens
les battements de ton cœur.
Que les yeux sous lesquels je me suis fanée s'éteignent!
Que les deux bras qui ont embrassé mon cou retombent
comme des vipères écrasées ! Que les lèvres qui une fois
ont osé toucher les miennes se consument au milieu des
flammes !
IRIDION
Il périra sur le bûcher où périra Sévère...
Non! non! Laisse-moi te dire ma dernière volonté..
Iridion, je sais la force de ton bras ; c'est pourquoi je
t'adresse cette suprême prière : épargne Alexandre sur le
champ de bataille; n'étends pas le voile de la mort sur ce
beau. front grec. — Lui seul a deviné... Ah! pourquoi dé-
tourner de moi ton visage !
21
LES GRANDS POETES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
Ne pense plus à lui... Il est le seul qui nie dispute encore
cette Rome, qui veuille l'arracher aux étreintes de ma
vengeance ! Les dieux l'envient aux hommes. Son arrêt est
prononcé.
ELSINOÉ
Encore une fois, presse ta sœur sur ton sein. Sens-tu
comme mon cœur bat ? Fils d'Amphiloth ! avant ton retour,
ce cœur sera brisé. Souviens-toi qu'Elsinoé ne t'a demandé
le sang de personne. — Vivez, vous tous ! Que le Syrien
lui-même, ce fils de l'opprobre, vive ! La fille de la prê-
tresse ne tachera de sang ni ses mains blanches, ni sa robe
de neige virginale. Toute sa vie n'a été qu'un long sacri-
fice ; jour et nuit ses rêves, ses désirs, son printemps se
consumaient dans son cœur comme le feu sacré sur
l'autel. Regarde, bientôt il ne restera d'elle qu'une vaine
fumée. L'heure est proche où son âme se détachera de son
corps comme le ruban se détache du cothurne. Il ne res-
tera d'Elsinoé qu'un souvenir amer, et son esprit, qui
deviendra une ombre immortelle.
VOIX EN DEHORS DU PALAIS
Par la fortune d'Iridion le Grec, en avant !
IRIDION
Arrière! ton deuil est insensé en ce moment où Némésis
tient dans chaque main une couronne de vengeance. La
victoire est àmoi!... Dans ce bruit, dans ces cris, est la pen-
sée de ma vie entière ; je renais dans ce moment suprême,
et toi, tu veux mourir ! Sois plutôt heureuse et fière, car ce
que ton père a imploré, ce que tant de siècles ont demandé
avec larmes aux dieux, arrive enfin comme la foudre ! —
Entends-tu ce tonnerre de cris qui retentit dans le loin-
tain?
LES VOIX
Iridion ! lridion !
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 323
IR1DION
Adieu !
ELSINOÉ
Va ! sois heureux et grand ; et si jamais tu visites les mers
de l'Archipel, jette un peu de mes cendres sur le rivage de
Gyare '.
IV
L AUBE DU TROISIEME JOUR ET LA PRIERE DU PSALMISTE
Dans les chapitres précédents, j'ai eu pour préoc-
cupation constante et presque unique de montrer aux
lecteurs à quel point l'œuvre de Krasinski plongeait
en pleine réalité. J'ai tenu à faire voir aussi clairement
que possible de quelle forte étreinte le poète avait su
saisir la vie et l'histoire, et non seulement les saisir,
mais les dramatiser, à la façon des grands écrivains
de théâtre, ou de ces illustres historiens de la période
romantique : Carlyle et Michelet, dont il s'était mon-
tré le rival en intuition et le vrai frère2. Mais ce
n'est pas là tout Krasinski : cet œil aigu qui voyait
si nettement les hommes, cet esprit qui apercevait l'en-
semble des siècles et dont on a pu dire « qu'il peut
réclamer sa place au sommet de cette humanité qu'il
1. Traduction Alexandre Lacaussade.
2. C'est un fait à noter que la vive admiration de Krasinski
pour les œuvres de Michelet, dès 1831. 11 exprime très souvent
cette admiration dans ses lettres à Reeve (Voyez t. I, p. 31, 307,
333, 362 ; et t. II, p. 30, 95). Il y avait entre ces deux esprits des
affinités et des ressemblances que le Poète anonyme avait senties
de bonne heure.
324 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
embrassait tout entière 1 », ce regard qui voyait si loin
et si juste, cessait à tout moment de considérer la
terre pour se fixer sur les réalités invisibles. Ce puis-
sant peintre, ce profond penseur, — le plus profond
de la Pologne, — nous apparaît en même temps comme
le plus ardent et le plus envolé des mystiques. Les
hymnes et psaumes dont il a parsemé ses œuvres
sont de véritables éjaculations de la foi. Dételles effu-
sions religieuses semblent d'un chrétien des anciens
jours : elles attestent une ferveur si grande, qu'on
songe d'abord à les rapprocher de celles des moines
inconnus auxquelles nous devons le Stabat Mater et
le Dies irœ. Mais, tout émue qu'elle soit, la voix du
Poète anonyme reste fière et maintient l'accent viril ;
ici, c'est un guerrier qui chante, c'est un chevalier qui
adore « en esprit et en vérité », — non point un homme
de l'an mil, ignorant et barbare bien que parfois
grand poète, dont les effrois et les supplications ne
sauraient s'exprimer qu'au moyen d'images redoutables,
d'ailleurs d'une concision et d'un relief uniques et
dont l'effet de terreur s'augmente encore des sonorités
verbales les plus impressionnantes 2. Krasinski, au
contraire, a quelque chose de la noblesse lyrique et
de la grandeur du Roi-Prophète. Lui-même, d'ailleurs,
1. Joseph Kallenbach, Préface de la correspondance de Kra-
sinski avec Reeve. Il faudrait, pour se rendre compte de l'étendue
de l'esprit de Krasinski, ajouter à la lecture de son œuvre celle
de son immense correspondance, dont quatre volumes ont déjà
paru, et qui, toutefois, n'est point encore publiée en entier.
Mais nous ne pouvions étudier ici que l'essence de son génie.
2. Qui ne se rappelle les accents du Dies iras : « Turbo, mirum
spargens sonum... » « Mors stupebit et natura... » — Il faut se
hâter d'ajouter que d'autres chants de l'hymnaire médiéval sont
d'une pensée haute et d'une spiritualité savante : YAdoro te, le
Fange, lingua, le Verbum supernum prodiens. Ces derniers furent
composés par saint Thomas d'Aquin.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 325
avait conscience de la magnificence simple et sublime
de ses inspirations religieuses, puisqu'il intitula
Psaumes ses derniers hymnes et ses dernières prières.
Mais les hymnes et les psaumes auxquels je viens
de faire allusion furent son chant du cygne, et avant
de parler de cette musique d'orgue qui fut pour lui
comme l'apaisement, l'ultime acte de foi, le dernier
élan vers Dieu avant de mourir, il n'est peut-être pas
inutile de faire observer que ses visions précédentes
baignaient déjà dans une intense atmosphère de mys-
ticisme. De tous côtés, — une ou deux des scènes que
j'ai citées plus haut en font foi, — elles sont envelop-
pées par le monde invisible. Le surnaturel chrétien
pénètre, menace, domine les personnages; aux
moments les plus intenses du drame, des chœurs d'es-
prits, des voix effrayantes et lointaines, des paroles
célestes aussi, frappent l'oreille de ceux qui rêvent ou
s'agitent ici-bas ; des enseignements ou des consola-
tions, des avertissements, des menaces, des sentences,
tombent d'en haut. L'intervention divine — qu'elle
se manifeste au moyen des esprits de lumière ou
qu'elle juge à propos de se faire sentir à rebours, et
à l'aide des esprits de ténèbres — s'unit d'une façon
si étroite aux péripéties purement humaines de la pièce,
qu'elle en centuple l'effet et nous donne parfois la chair
de poule; car ce monde surnaturel dont on voit soudain
briller la clarté ou dont on entend rouler le tonnerre
au-dessus de la scène, se dévoile juste au moment où
il semble qu'on l'attende pour compléter la terreur ou
susciter l'extase, — mais surtout dans le premier cas
et à cette heure où l'action se fait le plus tragique et
terrifiante.
Un pareil mélange du dramatique et du mystiqiïe,
une fusion si intime des choses d'en bas et des choses
d'en haut, une pénétration si impressionnante des pen-
326 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
sées et des actes des hommes par l'Éternité, est chose
peut-être unique dans le grand art du xixe siècle. Et il
est à observer à ce propos encore, que le don drama-
tique est vraiment l'essence du génie de Krasinski,
qu'il s'agisse des visions dont il entrecoupe ses drames,
ou de petits poèmes détachés qui rentrent dans on ne
sait quel genre et dont on ne peut dire que ce soit là
de la poésie lyrique, car un frisson d'anxiété, une
sorte de crainte et d'attente de quelque chose de mys-
térieux y court sur une trame de méditation et de rêve,
y passe sur un fond de douleur plaintive, puis d'espé-
rance et de joie qui s'exaltent; et cela jusqu'à un
dénouement qu'on cherche en vain à deviner, jusqu'à
ce cri de résignation sublime et de remerciement pour
la désillusion même, qui soudain éclate sur les lèvres
d'un patriote martyr, vainqueur de la pire souffrance à
l'heure suprême, et s'envole dans le sein de Dieu. En
écrivant la phrase qu'on vient de lire, je songeais à la
poignante poésie intitulée : le Dernier. Il s'agit d'un
poète polonais enseveli depuis longtemps en Sibérie,
dans les cachots du Tsar ; au moment où il touche à
la fin de sa vie et de son martyre, il a une vision : les
murailles de son cachot deviennent transparentes à ses
regards, et il aperçoit dans le lointain sa patrie délivrée.
Une troupe de cavaliers de son pays s'est élancée à
travers plaines et montagnes; elle avance du côté de
l'enfer glacé du Nord, elle vient briser les chaînes de
ses compatriotes. D'étape en étape, elle arrive à la der-
nière citadelle, la sienne, à la forteresse qui garde en
sa personne le dernier des condamnés politiques... 11
les a entendus venir, il perçoit le galop des chevaux,
mais, ô désespoir! les libérateurs tournent bride; ils
ont eu le tort d'en croire une tribu de pauvres sauvages
du pays, qui les a innocemment trompés, persuadée
qu'elle est elle-même qu'il n'y a dans cette prison que
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 327
des criminels de droit commun, des assassins. . . Seul, et
le dernier! il reste au fond de l'enfer terrestre ! Il va
maudire Dieu, repousser la vie future, demander la
grâce de plonger dans le néant après cette vie, lorsqu'un
dernier effort de conscience le soulève : puisque la
Pologne est libre, dit-il, tout est bien :
La Pologne, quoi, la Pologne est ressuscitée! Aujourd'hui
ma patrie n'attend plus, comme moi, la mort dans les fers !
Oh! Père! pardonne au désespoir d'un enfant qui, emporté
par un délire sauvage, a osé blasphémer. Pardonne-moi,
ô mon Dieu! Ce n'est pas l'amour égoïste qui m'enflam-
mait, — non, j'aimais la Pologne et toi, ô Seigneur ! Elle
est vivante sur la terre et toi au ciel ; — aussi je meurs
avec ton nom et celui de la Pologne sur ces lèvres qui
seront muettes dans quelques instants. Sainte est ta vo-
lonté ! Sainte ma longue captivité moscovite! Sainte l'hor-
reur de ma mort solitaire, puisque le pays de mes pères
est libre' !...
On voit combien une pareille pièce est impression-
nante, avec son tournant dramatique et son inattendu ;
mais le long fragment intitulé : le Songe, dans le
Poème inachevé', pour être d'essence moins concentrée
et pour agir d'une façon moins violente et moins
rapide sur notre cœur, nous donne d'abord une longue
émotion de pensée, puis nous bouleverse par le tableau
final. Le Songe est une traduction symbolique de la
civilisation du xixc siècle, « du siècle des oppresseurs
et des banquiers », ainsi que l'avait défini le Poète
anonyme, d'une phrase incisive, dans Tune de ses
lettres à Reeve. De même que Dante traverse l'enfer
catholique avec Virgile pour guide, de même Kra-
sinski suppose que le héros du Poème inachevé est
conduit par l'ombre de Dante à travers notre enfer
\. Traduction Constantin Gaszvnski.
328 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
social. Tous deux cheminent au milieu d'un monde
d'aspect sinistre, immense espace ceint de hautes
murailles grises. « Monde de granit» au milieu duquel
se ruent et s'écrasent des foules s'en allant toutes vers
un « fantôme de soleil, cloué à une paroi inclinée », et
dont l'éclat oblique et livide semble non la lumière,
mais « la maladie de la lumière » et symbolise l'unique
dieu de l'humanité moderne : l'Or. Sous ce soleil se
dresse une gigantesque estrade noire où siègent, sur
des trônes brillants, à l'heure de la Bourse et des
marchés, les princes de la banque et de l'industria-
lisme, devenus « les rois de la terre » ; et, sur le même
rang qu'eux ont pris place leurs vassaux et complices,
les souverains héréditaires. Chemin faisant, les deux
compagnons ont vu les soldats qui défendent les
trônes, pauvres brutes obligées d'obéir et qui ne
savent où on les envoie ni pourquoi ils se battent, ni
ce qu'ils défendent, qui passent leur vie à polir le
canon de leur fusil, ou à se tenir sous les armes
comme des rangs de statues, et n'ont plus rien de
commun avec « les dieux de la guerre d'autrefois,
avec ceux qui se battaient pour la foi et la liberté ».
Ils ont vu les descendants des croisés, chargés d'an-
tiques glaives et de vieilles armures, gravir les degrés
de l'estrade noire, puis s'arrêter à mi-route, et là,
sur un large gradin de marbre, briser les heaumes et
les boucliers, en arracher les turquoises et les dia-
mants, qu'ils tendent aux maîtres nouveaux en deman-
dant qu'on leur achète le plus cher possible ces ves-
tiges de l'ancienne gloire, et en suppliant qu'on leur
fasse ensuite la grâce de les admettre parmi les ban-
quiers et les rois, aux pieds desquels ils se couchent.
Ils ont vu les multitudes ouvrières peiner et suer dans
les entrailles de la terre, au fond d'un gouffre noir de
têtes humaines et qui représente les mines. La tem-
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 329
pête gronde dans le gouffre, ces déshérités vont tout à
l'heure escalader les murailles à pic qui les encerclent
et surgir à la lumière ; ils réclameront avec des cris
sauvages leur part de vie et de volupté, rugiront leur
appétit de jouissance etde vengeance; mais les légistes
et les démagogues, après les avoir déchaînés, après
les avoir poussés à crier : « Au nom des opprimés et
des misérables, le partage ou la mort! » les arrête-
ront, les calmeront par des mensonges, les trahiront,
pour peu qu'ils trouvent intérêt à se réconcilier avec
les puissances de ce monde, et vendront à celles-ci le
sang de leurs dupes. Mais je ne puis qu'indiquer
quelques-uns des traits de la dramatique peinture. La
vision finale de ce songe sinistre retrace le martyre de
la Pologne et donne le frisson; je tiens à la transcrire
en partie, car je crois qu'il n'en est pas d'aussi émou-
vante au monde, pas même dans l'œuvre des deux
grands émules de Krasinski :
Et il sembla au jeune homme que, de chaque sapin de
cette forêt sortait la forme d'un homme crucifié. Il vit
alors une multitude de corps suspendus en l'air, sanglants,
palpitants; — le nombre en augmentait sans cesse. A la
blême clarté de la lune, leurs rangs se succèdent, s'étendent,
se prolongent, là, là-bas, encore, plus loin, toujours, jusqu'à
l'horizon ! — tout l'espace est vivant, bruyant, expirant avec
eux. Et le jeune .homme reconnut que c'était une nation
entière étendue dans la passion du Christ, au-dessus de son
propre sol ; — et son regard s'inonda de larmes.
Et l'Ombre dit: a Regarde; malgré ton horreur, ne te dé-
tourne pas. Pour vaincre la souffrance, il faut la science
de la douleur. Vois comme dans cette forêt sans bornes,
par un travail prémédité et paissant, chaque arbre dépouillé
de ses branches est devenu une croix. Vois comme chaque
croix s'élève au-dessus d'un tertre de décombres amassés;
et ces décombres, ce sont les ossements des églises et des
châteaux jadis vivants! — Partout entre chaque tertre, des
330 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
intervalles égaux ; nulle part d'arbrisseaux ou de gazon.
Comme Ton transforme des blocs de rochers en une ville,
on a transformé ces forêts en un cimetière de tortures. Ce
n'est qu'un parfait bourreau qui mesure ainsi la douleur,
qui dispose ainsi la mort. »
Et le jeune homme regarda de nouveau, et il lui sembla
que, sur tous ces tertres, il apercevait comme des rubans
de brouillards argentés par la lune ; — et quoiqu'il n'y eût
ancunvent, — tantôt ils s'élevaient, tantôt ils s'abaissaient,
— comme s'ils souffraient aussi et étaient inquiets. Et le
jeune homme reconnut que c'étaient des rangées de
femmes et d'enfants, vêtus de blanc et debout sous les
croix. Et il voyait leurs mains levées vers le sommet des
arbres, on eût dit de blanches ailes qui voulaient et ne
pouvaient, dans leur vol, atteindre assez haut, — et qui,
d'impuissance, retombaient à terre. Alors commença un
chant de tressaillements et de prières qui s'absorbait dans
les larmes!
Et le sang ruisselait d'en haut sur ces foules neigeuses,
se déversait sur elles et coulait parmi les tertres, et on y
entendait comme le grondement de torrents qui enflent. Il
sembla de nouveau au jeune homme que l'Apparition
s'adressait à lui : « Ne te détourne pas de ces multitudes
qui fondent en fleuves de sang! Maintenant tous ces cruci-
fiés vont ressentir le frisson de la mort et de la transition;
— ils ne pourront expirer, mais ils seront livrés à l'agonie,
et il faut que tu le contemples! Je te l'ordonne, regarde! »
Et au même instant roula comme le tonnerre le cri de
tant de victimes, — et tous les arbres, jusqu'aux limites
extrêmes de la plaine, craquèrent; et ces voix déchirantes agi-
tèrent l'air comme un ouragan ! Tous les corps, comme saisis
d'un même soubresaut de douleur, se secouent et se débattent
sur leurs croix; — et comme après un coup de foudre la pluie
d'été, ainsi partout jaillissent des ruisseaux de sang plus
épais. Puis cette tempête de tortures s'apaise doucement,
— la plaine, graduellement, redevient silencieuse; — de
nouveau tout est muet, on entend seulement la chute inces-
sante du sang!...
... Soudain, là-haut, bien haut, au sommet de la sombre
voûte d'azur, il sembla que des profondeurs célestes des-
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 331
cendaient deux voies lactées formant une immense croix
blanche et lumineuse ; et, sur cette croix, on voyait étendue
une forme qui approchait de plus en plus. Ses bras étaient
déployés au-dessus du monde et leur arc s'élargissait et
grandissait à chaque instant. Et sur son front qui plongeait
dans les cieux, le jeune homme aperçut une couronne
d'épines, comme des foudres se consumant en silence, —
et dans le creux de ses mains et à ses pieds, il aperçut
trois blessures brillantes comme trois lunes rouges, — et
incessamment il en coulait comme des arcs-en-ciel de
sang, — et chaque arc-en-ciel, en tombant, s'éparpillait en
un essaim d'étoiles qui se dispersaient et éclairaient
l'espace. Et ainsi, dans la gloire et dans le sang, crucifiée
et créant continuellement, la figure s'abaissait toujours,
toujours plus bas, ensoleillant les abîmes devant soi, —
jusqu'à ce que les voies lactées qui la portaient de-
vinssent comme deux incommensurables anneaux d'ar-
gent, du levant au couchant et du midi au nord, encerclant
l'horizon ; — jusqu'à ce que du sang qui coulait il se créât un
million d'étoiles, comme un voile étoile qui la recouvrit
entièrement. Et seul, son regard perçait encore comme deux
éclairs vivants qui ne se dispersaient pas dans le monde
entier, mais allaient droit en bas, du ciel à la terre, et tom-
baient en plein sur la forêt des crucifiés.
Et dans ce regard divin se dessinèrent tous les corps
pâles et ensanglantés et toutes les têtes, à l'aspect cadavé-
rique et aux yeux éteints. Et il sembla au jeune homme
qu'il voyait toute la nation suppliciée nageant dans une
merde lumière céleste '...
Cette mer de lumière céleste remplit de nouveau
l'horizon dans V Aube, le plus admirable et le plus fa-
meux de ses poèmes purement lyriques. Il fut publié
en 1843. A dater de cette pièce, ce n'est plus, dans
l'œuvre de Krasinski, que proses, prières, psaumes,
cantiques, élévations religieuses. Comme Dante et
Michel-Ange, comme tous les grands mystiques qui
1. Le Poème inachevé. Traduction Ladislas Mickiewicz.
332 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
menèrent une vie grave et sainte, uniquement voués
à l'Art, à leurs frères mortels, et à Dieu, le Poète
anonyme se réfugia de plus en plus aux pieds de Celui
dont il attendait le salut du monde et le soulagement
de la terre. Il s'enfonça d'un coup d'aile éperdu dans
le divin Amour. Mais il ne s'éloigna point en mystique
égoïste et qui perd de vue le gouffre de misères d'où
il s'envole : s'il voulut être plus près du Dieu qui peut
tout, ce fut afin de mieux implorer de lui le redresse-
ment des griefs et des iniquités d'ici-bas. Dans les
magnifiques pages de V Aube, le poète a vu l'éternité
s'ouvrir, il a contemplé «le monde qui sera », il a senti
la parole incréée descendre dans son cœur ; et de ce
cœur brûlé d'enthousiasme et d'amour, voici qu'elle
s'échappe à flots et se répand en hymnes de flammes,
en hymnes ineffables :
Il me semble que je pourrais faire sortir de ces rocs la
voix de la vie, car la parole de Dieu déborde de mon cœur!
Partout des miracles, partout des merveilles, — je me sens
fondre dans l'infini ! Grâees à tout et à tous, grâces pour
toujours à Dieu, — aux hommes, — à toi, ô ma sœur!
Grâces éternelles à ceux qui dorment dans la tombe et
grâces aux vivants !
Tout ce qui est humain, tout ce qui est terrestre a dis-
paru. La pensée bondit déjà dans ces sphères où règne la
lumière universelle et l'amour sans fin. Dans ce moment
de transfiguration, j'ai sondé l'abîme ouvert de la destinée".
Alors, au sein de cette éternité où il est entré vivant
par l'extase, du haut de ces sphères éternelles « où
l'invisible, se faisant visible, se déroule comme un
océan au-dessus des abîmes », il annonce et salue les
jours à venir. L'heure de la réparation, de la justice,
1. L'Aube, chant VI. Traduction Constantin Gaszynski.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 333
de la résurrection sonnera : et non pas seulement dans
la vie future, dans la vie d'outre-tombe, mais dès cette
terre. Dieu ne veut pas que cette planète demeure à ja-
mais une vallée de larmes, ni que l'âme de l'homme
remonte à sa patrie céleste sans qu'elle ait vu briller
dans son lieu d'exil un éclair du monde supérieur :
l'aube du troisième jour approche, la troisième ère de
l'humanité s'apprête, les temps nouveaux vont fleu-
rir. Les peuples ont enfin édifié la cité de justice et
d'amour : délivrés de leurs misères, nettoyés de leurs
tares, ils vivent dans la paix fraternelle. Mais toutes
mes figures tiennent encore bien trop au sol et l'ex-
tase du poète polonais est autrement mystique, autre-
ment envolée que je ne saurais le dire : c'est en plein
ciel, en plein espace, en plein azur, en pleine immen-
sité que ses visions surgissent. Elles ont pour centre
un archange vêtu de blanc et de pourpre : c'est la
Pologne sortie de sa tombe ; et elle apparaît au milieu
de l'aurore dans la gloire de sa résurrection :
Pareille à un fantôme ressuscité, à un archange gigan-
tesque, elle sort tout à coup du fond des jours de l'avenir,
visible comme si elle avait encore une enveloppe mortelle,
et pourtant déjà divinisée pour l'éternité, — immortelle !
Sa face brille comme le soleil : — à travers l'azur de ses
prunelles, ses regards sont des éclairs!
Au-dessus de sa tête paraît l'auréole de sang, — souvenir
du martyre; — mais tous ses maux sont finis,— l'esprit de Dieu
repose sur son front; — et toutàl'entour se lève un monde
nouveau '...
Saisi lui-même de la vision éclatante et sublime,
transporté d'amour pour le Dieu qui permit une trans-
figuration pareille après les maux soufferts, le poète
1. L'Aube, chant VI. Traduction Constantin Gaszynski.
334 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
entonne dans le chant VII de cette même pièce son
cantique d'actions de grâces :
Dieu éternel! Dieu de nos pères! Toi qui, de loin et d'en
haut, descends toujours plus visible en nous, — et, pareil
à l'aurore, ne cesses de secouer du seuil de l'éternité dans
les abîmes du temps les étincelles de ta sagesse, jusqu'à la
consommation des siècles, — tu nous amènes aujourd'hui,
pour nous prouver ton amour, une aube nouvelle qui fera
tressaillir d'allégresse jusqu'aux ossements dans les
tombes!
' En vain, en vain nos ennemis blasphémaient, disant que
tu es sans cœur, que c'est Toi qui nous a assassinés. Tu as
jalonné pour les morts les voies qui mènent au ciel, où les
ressuscites deviendront des anges !
Pour les tourments du corps, pour les tourments de
l'âme, pour les souffrances séculaires, nous te rendons
grâces, ô Seigneur! Quoique nous soyons faibles, misé-
rables, infimes, c'est cependant par notre martyre qu'aura
commencé ton règne sur la terre !
Nous n'étions que poussière et cendres ; — tu nous as
fait passer à travers le crible du sépulcre en nous disant :
« A cette heure, Je fais sortir de vous une création toute
nouvelle. » Cendres, nous nous élançons déjà dans l'es-
pace, et, au milieu des tonnerres de Ta voix s'exclamant :
« Que la lumière soit! » les grains de poussière se sont déjà
changés en rayons ! Et vers ce monde qui se débat dans
l'agonie, tu nous a envoyés en messagers, afin qu'étincelles
émanées de ton sein, nous lui portions le témoignage de
l'avenir!
Dieu éternel, Dieu de nos pères, sois béni à jamais! Au
moment où ce siècle des siècles va se transfigurer, nos es-
prits tombent devant ton trône dans un abîme d'adoration
et d'humilité, — dans l'anéantissement devant Toi!
Hélas, la faiblesse de la condition humaine est telle
que notre plus haute extase est de peu de durée. La
terre nous réenveloppe bientôt de ses ombres ; et nous
nous retrouvons seuls, perdus dans les ténèbres de
LE POÈTE AINOiNYME DE LA POLOGNE 335
notre pensée, creusant notre anxiété et en quête des
desseins de Dieu, qui tardent... Après avoir écrit
VAube, Krasinski retomba dans ses tristesses. Il reprit
ses travaux et ses méditations. En 1846, la terrible
jacquerie de Galicie, les massacres de Rzeszow et de
Tarnow lui furent une grande douleur, que n'apai-
sèrent point les événements de 1848, car s'il tressail-
lait à chaque nouveau signe avant-coureur de la
« troisième ère », il savait toutefois que cette ère n'ap-
paraîtrait qu'après bien d'autres bouleversements.
Mais comme il demeurait convaincu qu'elle viendrait
pourtant à la fin, il continua à chanter aux pieds du
Très-Haut les psaumes qui entretenaient sa foi. Le
dernier qu'il composa — celui de la Bonne Volonté,
publié en 1848 — contient une prière dont le
lyrisme est plus imposant, plus solennel, et plus tou-
chant que jamais. Le poète y représente la Vierge
Marie, patronne et reine céleste de Pologne, intercé-
dant auprès de Dieu pour sa fille infortunée :
Regardez-la, ô Seigneur î Entourée d'un cortège d'àmes,
elle monte vers vous à travers les immensités. Toutes les
étoiles se sont penchées vers elle; toutes les forces qui
tourbillonnent dans l'univers se sont amollies sous le
charme d'un attendrissement soudain. Elle monte portée
par les ombres pâles de nos martyrs; elle traverse l'azur
et les voies lactées, elle passe au delà des soleils, elle monte
toujours plus haut et toujours plus blanchissante.
Regardez-la, ô Seigneur I La voilà maintenant agenouil-
lée au pied de votre trône, au milieu des séraphins. Sur
son front brille la couronne polonaise, et son manteau
bleu balaye les espaces tissus de rayons. Les sphères se
sont arrêtées et attendent. Elle prie à voix basse : derrière
elle pleurent les ombres de nos pères, et de ses deux
mains elle lève deux calices...
C'est votre propre sang, ô Seigneur, qu'elle vous pré-
336 LES GRANDS POÈTES ROMANTIQUES DE LA POLOGNE
sente ainsi dans le calice qu'elle tient haut dans sa main
droite, et dans l'autre, qui est plus bas, — plus bas, — vous
reconnaissez, ô Seigneur, le sang de ses sujets fidèles, le
sang de ceux qui sont crucifiés sur mille croix, le sang qui
coule sans cesse sous un triple glaive et sur trois terres
qui ne sont qu'une patrie!... Au nom du saint calice qui
déborde d'amour, elle implore votre miséricorde pour
l'autre qui est plus bas, — plus bas, — et elle prie pour
nous, Père! Fils, Esprit !
Elle prie pour nous, et nous prions avec elle, que vous
daigniez nous accorder la grâce des grâces. Ce n'est pas
l'espérance que nous vous demandons, ô Dieu ! elle tombe
sur nous comme une pluie de fleurs, — ni la mort de nos
oppresseurs, leur fin est écrite sur le nuage de demain; —
ce n'est pas de franchir le seuil de la mort : il est franchi;
ô Seigneur ; — ce ne sont pas des armes puissantes : les tem-
pêtes nous les apportent ; — ni des secours : le champ de
l'action est ouvert devant nous aujourd'hui. Mais aujour-
d'hui que votre jugement a commencé dans les cieux sur
les deux mille ans qu'a vécu la chrétienté, accordez-nous,
ô Seigneur, une volonté pure, accordez-nous une volonté
sainte, Père, Fils, Esprit1 !
Le dernier écrit du Poète anonyme fut un poème
intitulé : Resurrecturis . Il semblait, qu'avant de
s'éteindre, sa voix voulût répéter les syllabes qui con-
solaient le martyre de ses compatriotes... C'était la
parole de l'immortelle espérance ; c'était la même dont
l'âme de Michelet s'était sentie frémir, le jour où, sur
la tombe d'une femme, il avait vu flamboyer cette ins-
cription : Hinc surrectura...
Ah! quelle parole, et comme elle fait tressaillir, en
effet ! Comme elle exalte et transfigure ! Quelle autre
pourrais-je célébrer avec plus de ferveur, avant de
clore ce livre ! N'était-ce pas vers elle qu'était montée
l'auguste prière des trois grands hommes dont j'ai
1. Le Psaume delà Bonne Volonté. Traduction Julian Klaczko.
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE 337
pieusement étudié l'œuvre, au cours de ces pages ?
N'était-ce pas pour que ce mot brillât à jamais devant
les yeux de la patrie en extase que ces trois grands
poètes avaient composé la musique sublime de leurs
vers? Plus éblouissant et plus céleste qu'une rose de
cathédrale, plus magique que la voix de l'orgue, plus
enivrant qu'un chant de l'âme, et semblable à ces
notes ineffables qui vous transpercent soudain, vous
portent au cœur, vous font pâlir, il resplendissait au-
dessus de l'harmonie grandiose qui roulait en bas
ses tonnerres ; il était l'aurore qui va poindre, il était
la fenêtre du matin qu'un doigt lumineux vient ouvrir ;
vers lui seul priait et chantait la sublime poésie polo-
naise, elle montait vers lui seul !
Resiirrecturis ! Hinc surrectura ! 0 France du Nord,
ô notre sœur malheureuse ! ô chevaleresque Pologne !
Ainsi que tu Tas dit dans le chant national issu de tes
malheurs, tu n'es pas morte et tu ne mourras point,
car tu ne veux pas mourir ! Les barbares ont crut'en-
sevelir vivante dans la tombe, mais ton bras s'est
raidi sous la pierre ; nul effort n'a pu sceller le cou-
vercle de ce sépulcre, que tu tiens à jamais soulevé !
Un jour, la dalle volera d'elle-même en éclats, et tu
surgiras libre : tu reparaîtras transfigurée par le
martyre, illuminée de cette ardeur d'espérance et de
foi qui conservent la fraîcheur de l'âme et divinisent
le visage; tu reparaîtras noble et belle, jeune autant
que le sourire d'une amante, autant que le cœur d'un
poète, — belle, radieuse, bienheureuse.
FIN
•2-2
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Préface VII
CHAPITRE 1
ADAM MICKIEWICZ. — SA VIE, SON TEMPS, SES COMPATRIOTES
1. — Années d'enfance et de jeunesse 4
II, — La déportation en Russie 12
III. — Des conséquences du mouvement romantique en Eu-
rope : héros et voyants (1820-1848) 23
IV. — La Pologne de 1830 : guerriers, poètes, amazones,
chevaliers errants 34
V. — Les grands jours du Collège de France (1840-1846). . . 65
VI. — La marche funèbre 75
CHAPITRE II
PRINCIPAUX CARACTÈRES DU ROMANTISME POLONAIS 93
CHAPITRE III
L'OEUVRE DE MICKIEWICZ
1. — La terre lithuanienne et la sève primitive 122
II. — La nation tragique : rugissements du lion vaincu.
— Désespoir et suprême élan vers le ciel 133
11. — Un émule de Dieu 144
i V. — La poésie d'action 163
V. — Thadée Soplitza 181
340 TABLE DES MATIERES
CHAPITRE IV
JULES SLOWACKI
Pages.
1. — Vie de Slowacki. 199
II. — L'âme effrénée du steppe : libres galops et libres
songes 205
III. — Le sang de l'aigle blanc sur la neige et l'infinie
douleur 220
IV. — Les drames de Slowacki 232
V. — Le Roi-Esprit 245
CHAPITRE V
LE POÈTE ANONYME DE LA POLOGNE (S1GISMOND KRASINSKl)
I. — Jeunesse de Krasinski : la tragédie d'une âme 263
II. — La Comédie non divvne 276
III. — Le poème dramatique d'Iridion 303
IV. — L'aube du troisième jour et la prière du psalmiste. . 323
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