Skip to main content

Full text of "Les grands poètes romantiques de la Pologne : essais de littérature et d'histoire : Mickiewicz, Slowacki, Krasinski"

See other formats


mm 


... 


\ 


\ 


/ 


\ 


£>M 


sa 


< 


V  3o  Ù>Q   2.) 


r    J? 


UJi'  '11L 


7-- 


i>: 


'è 


3* 


JT   y 


>;  A 


f 


; 


.  Hi  1 J 

Bost 

Do  not  write 
pencil.      Penaltie 
Revised  Laws  of 

This  book   wa 
last    stamped    be 

on   Public    Library 

in  this  book  or  mark  it  with  pen  or 
s    for    so    doing    are    imposed    by    the 
the  Commonwealth  of  Massachusetts. 

s  issued  to   the  borrozver   on  the  date 
Jozu. 

— 

\ 

\ 

\ 

' 

^ 

~> 

j 

.  ^ 

B.P.L.  FORM  NO.   609:  5.2.41:  500M. 


-         Jl 


< 


■'Y 


/ 


GABRIEL    SARRAZIN 


LES   GRANDS 


POÈTES  ROMANTIQUES 


DE    LA   POLOGNE 


MICKIEWICZ    —    SLOWACKI    —    KRAS1NSKI 


Librairie  académique  PERRJN  et  O' 


LES 

SRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES 

DE  LA  POLOGNE 


DU  MEME   AUTEUR 

(même  librairie) 


CRITIQUE 


La  Renaissance  de  la  poésie  anglaise  (1798-1889;  (S.helley; 
Wordsworth  ;  Coleridge  ;  Tennyson  ;  Robert  Browning» 
Walt  Whitman).  1  vol.  in-18.  Ouvrage  couronné  par  l'Aca- 
démie française  (épuisé). 


ROMAN 


La  Montée.  1  vol.  in-16. 

Mémoires  d'un  Centaure.  1  vol.  in-16. 

Le  Roi  de  la  Mer.  1  vol.  in-16. 


LIBRAIRIE  PAUL  OLLENDORFF 

Poètes  modernes  de  l'Angleterre  (1885)  (Landor;  Shelley; 
Keats;  Elizabeth  Browning  ;  Rossetti;  Swinrurne).  1  vol. 
in-12.  Ouvrage  couronné  par  l'Académie  française  (épuisé). 


GABRIEL    SARRAZIN 


LES 


RANDS  POÈTES  ROMANTIQUES 


DE  LA  POLOGNE 


(ESSAIS    DE    LITTÉRATURE    ET    D'HISTOIRE) 


MICKIEWICZ.  —  SLOWACKI.  —  KRASINSKI 


•»  Ge  peuple  martelé,  scié  en 
,ieux,  comme  fut  Isaïe,  a  pris 
dans  son  supplice  des  ailes 
prophétiques.  Il  ne  marche 
plus,  mais  il  vole.. .  Ses  fils  ont 
écrit  des  poèmes  sublimes... 

MlCHELET. 


PARIS 

LIBRAIRIE    ACADÉMIQUE    DIDIER 

PERRIN    ET    Cie,    LIRRAIRES-ÉDIÏEUUS 

33,     QUAI     DES     GRANDS -AOGUSTINS,    35 

1906 

Tous  droits  réservés. 


A  M  ARIA  N  ZDZIECHOWSKI 


Mon  cher  ami, 

Je  vous  prie  d'accepté?7  la  dédicace  de  cet  ouvrage. 
J'aurais  désiré  qu'il  eût  quelque  chose  de  l'élan 
lyrique  qui  souleva  les  grands  poètes  de  votre  patrie, 
et  qu'on  y  sentit  frémir  par  endroits  leur  dieu  inté- 
rieur. De  la  sorte,  vous  eussiez  pris  plaisir,  je  n'en 
doute  point,  à  cette  lecture,  et  j'aurais  trouvé  là 
ma  récompense ,  car  vous  êtes  vous-même,  mon  cher 
Zdziechowski,  l'un  des  hommes  que  j'admire  le  plus. 
Combien  j'ai  toujours  été  frappé  de  vos  étonnantes 
facultés  d'intuition,  et  de  cette  divination  vraiment 
extraordinaire  grâce  à  laquelle  vous  lisez-  d'avance 
les  arrêts  du  Destin!  Une  nation  qui  compte  clés 
fils  tels  que  vous,  des  écrivains  d'une  intelligence 
aussi  perspicace  et  d'un  aussi  grand  cœur,  peut 
avoir  subi  dans  le  passé  les  pires  infortunes  :  elle 
a  pour  elle  V avenir. 

G.  S. 


PREFACE 


Ces  Essais  sur  la  grande  période  de  la  poésie 
polonaise,  je  les  ai  écrits  en  l'honneur  d'un  peuple 
héroïque  et  malheureux,  et  pour  plusieurs  raisons 
que  je  tiens  à  exposer.  Je  me  suis  aperçu  d'abord 
que  le  sujet  n'avait  été  traité  que  par  fragments, 
et  jamais  cl  ensemble  :  il  était  donc  comme  neuf, 
du  moins  chez  nous.  Mon  ami  Edouard  Schuré 
m'écrivait,  à  la  date  du  1er  octobre  1904  :  «  A  cha- 
cune de  vos  nouvelles  études  sur  les  poètes 
romantiques  de  Pologne,  je  suis  frappé  de  la 
puissance  de  ces  poètes.  Ils  ont  tous  quelque  chose 
d'excessif  et  de  presque  forcené,  mais  ils  sont 
profondément  originaux  et  d'une  imagination 
entraînante.  Tous  bardes,  prophètes  et  vision- 
naires. On  se  sent  transporté  avec  eux  —  loin  du 
siècle  des  machines  —  à  une  époque  où  l'huma- 
nité était  plus  sauvage,  mais  où  la  taille  de  l'homme 
était  plus  haute,  le  héros  plus  grand,  le  poète 
plus  directement  inspiré.  Votre  volume  remettra 
en  honneur  et  à  sa  place  la  poésie  polonaise.  Car 
elle  n'est  pas  connue  en  France.  Je  doute  que  nos 
meilleurs  critiques  en  aient  l'ombre  d'une  notion. 


VIII  PRÉFACE 

C'est  à  peine  s'ils  connaissent  le  nom  de  Mickiewicz. 
Mais  de  ses  œuvres,  de  son  génie?  Rien.  Je  crois 
donc  que  votre  livre  vient  à  point,  pour  bien  des 
motifs.  A  propos  de  Krasinski,  dont  vous  me  par- 
lez, ne  craignez  pas  de  le  traiter  aussi  largement 
que  les  autres.  Votre  livre  doit  être  une  synthèse 
de  la  Pologne,  en  ses  trois  bardes  essentiels.  » 

C'est  précisément,  c'est  en  effet  ce  bardisme 
grandiose  et  passionné  qui  m'avait  fasciné,  moi 
aussi,  il  y  a  six  ans,  et  au  point  que  je  me  décidai 
assez  vite  à  écrire  le  présent  ouvrage.  La  poésie  polo- 
naise de  la  période  romantique  manifeste  le  pre- 
mier et  le  plus  haut  des  caractères  de  l'inspiration, 
j'entends  cette  liberté  farouche  de  l'esprit  créateur 
qui  ne  relève  que  d'elle-même,  abolit  les  règles  et 
conventions,  réduit  en  poussière  les  canons  des 
âges  trop  policés,  trop  ratisses,  trop  usés,  ceux 
qui  prennent  l'artificiel  pour  l'Art,  et  sont  déjà  si 
loin  de  la  nature  et  du  feu  primordial  de  l'âme, 
qu'ils  ne  pourraient  pas  même  en  soupçonner  la 
grandeur.  «  Cet  élan  de  l'âme  est  naturel  aux 
peuples  voisins  de  l'origine  des  choses,  a  dit  Phi- 
larète  Chasles.  Simplicité  et  sincérité  du  mouve- 
ment, libre  expansion  des  forces  sympathiques  de 
l'humanité,  tel  est  leur  lyrisme,  qui  apparaît  mêlé 
de  symbolisme  oriental.  Le  cœur  entier  s'ouvre  : 
la  poésie  en  jaillit...  »  Ces  expressions,  dont  le  cri- 
tique s'est  servi  pour  caractériser  la  poésie  primi- 
tive des  races  celtiques  et  de   toutes  les   races  du 


PRÉFACE  IX 

Nord,  peuvent  s'appliquer  avec  une  égale  justesse 
aux  grands  poètes  romantiques  de  la  Pologne  :  il 
n'y  a  qu'à  lire  Mickiewicz  pour  se  convaincre 
qu'il  est  en  vérité,  et  selon  le  mot  de  Renan, 
«  une  sorte  de  géant  lithuanien  plein  de  la  sève 
des  grandes  races  au  lendemain  de  leur  éveil, 
fraîchement  né  de  la  terre  »  ;  et,  de  même, 
Slowacki  et  Krasinski,  ses  deux  rivaux,  sont  des 
bardes. 

J'avais  une  autre  raison  de  porter  un  intérêt 
spécial  à  mon  sujet.  Outre  Y  extraordinaire  gran- 
deur du  lyrisme,  je  constatais  ici  l'influence  directe 
et  toute-puissante  de  la  Poésie  sur  une  nation. 
Car  il  faut  bien  s'imaginer  —  et  j'ajoute  qu'on 
n'a  pas  la  moindre  idée  de  la  chose,  dans  l'Europe 
occidentale  —  que  la  grande  poésie  de  l'époque 
romantique,  en  Pologne,  «  y  est  devenue,  du  fait 
des  circonstances,  un  élément  important,  sinon 
le  seul  élément  d'éducation  nationale,  pour  la 
jeunesse  ».  Là-dessus,  je  cède  la  parole  à  l'un  des 
publicistes polonais  lesplus  éminents  du  xixe  siècle, 
Julian  Klaczko  : 


Dans  un  pays  où  la  foi  est  tracassée  et  soupçonnée  comme 
symptôme  de  mauvaises  dispositions;  où  les  universités  et 
les  écoles  nationales  ont  été  supprimées,  où  l'enseignement 
se  donne  dans  une  langue  étrangère;  où  une  censure  aussi 
ombrageuse  que  craintive  surveille  toute  pensée,  toute 
parole;  où  l'administration  et  la  justice  sont  gérées  par  des 
étrangers;  où  les  mœurs  et  les  coutumes  du  pays  sont  vio- 
lemment déracinées;  où  tout  souvenir  du  pays  est  détruit 


X  PREFACE 

ou  sévèrement  puni;  où  la  police  est  toujours  aux  aguets, 
la  menace  et  le  châtiment  toujours  suspendus  sur  les  têtes  '  ; 
dans  un  tel  pays,  la  vie  morale,  qui,  quoi  qu'on  puisse 
dire,  n'est  autre  que  la  vie  nationale,  ne  trouve  de  refuge 
que  dans  la  religion  et  dans  la  poésie. 

En  Pologne,  la  poésie  partage  la  direction  des  âmes 
avec  le  catholicisme,  si  même  elle  n'empiète  pas  sur  lui. 
Les  œuvres  d'imagination  n'y  constituent  pas,  comme  en 
Occident,  le  charme  de  l'esprit;  on  ne  les  lit  pas  dans  des 
salons  et  on  ne  les  discute  pas  en  toute  liberté  de  parole. 
Ces  poèmes  ont  été  composés  à  l'étranger,  par  des  exilés; 
ils  sont  importés  du  dehors  et  dévorés  dans  le  mystère, 
dans  la  nuit,  au  milieu  d'amis  éprouvés  de  longue  date  et 
qui  ont  juré  le  secret;  les  portes  sont  verrouillées,  les  volets 
clos;  un  fidèle  est  aposté  dans  la  rue  pour  donner  au  besoin 
l'alarme.  Après  des  lectures  ainsi  plusieurs  fois  répétées, 
haletantes,  fiévreuves,  les  pages  sont  livrées  aux  flammes  ; 
mais  les  vers  se  sont  incrustés  dans  toutes  les  mémoires,  et 
rien  ne  les  fera  plus  oublier.  C'est  ainsi  que  la  pauvre 
jeunesse  entend  le  langage  brûlant  de  ses  poètes,  le  seul 
qui  lui  parle  de  patrie,  de  liberté,  d'espoir,  d'avenir,  de 
vertu  et  de  combat.  Un  écrivain  polonais  a  fait  la  remarque, 
profonde  de  vérité,  que  l'histoire  ne  saurait  peut-être 
montrer  que  deux  peuples  qui  aient  reçu  une  éducation 
exclusivement  poétique  :  la  Grèce  dans  les  temps  anciens 
et  la  Pologne  au  xixe  siècle2. 

Voilà,  certes,  une  peinture  qui  serre  le  cœur  : 

1.  Ces  lignes,  qui  datent  de  1862,  étaient  encore  exactes  en 
janvier  1904.  Mais,  depuis,  le  gouvernement  russe,  contraint 
par  les  événements,  a  légèrement  desserré  les  liens  et  le  bâillon 
de  sa  victime.  Des  ukases  récents  ont  reconnu  à  peu  près  com- 
plètement la  liberté  de  conscience  en  Pologne,  permis,  en  certains 
cas,  l'enseignement  de  la  langue  polonaise  dans  les  écoles,  aboli 
les  règlements  iniques  auxquels  était  soumise  la  transmission 
de  la  propriété  foncière  en  Lithuanie.  (Voir  le  Bulletin  polonais 
du  15  Juin  1900). 

2.  11  y  en  eut  un  troisième  :  les  Hébreux.  A  l'époque  des  infor- 
tunes de  Juda  et  pendant  la  captivité,  Ton  put  savoir  ce  que 
furent  pour  leur  race  les  poètes-prophètes  de  la  Bible.  Il  n'est 
que  les  rois  de  l'inspiration  pour  conforter  unpeuple. 


PRÉFACE  XI 

quelle  vie  spirituelle  étrange  et  poignante!  Mais 
se  peut-il  aussi  rien  de  plus  passionnant  que 
d'apprendre  qu'il  est  encore  un  pays  où  la  Poésie 
joue  ce  magnifique  rôle?  Là-bas,  me  disais-je  sans 
cesse,  tandis  que  je  travaillais  à  ce  livre,  là-bas, 
la  Poésie  enseigne!  Là-bas,  elle  est  reine  et  maî- 
tresse des  âmes1!  Là-bas,  elle  est  une  croyance! 
Et  comme  telle,  elle  est  révérée,  elle  est  honorée 
d'un  culte  qui  semble  une  gageure,  un  miracle, 
au  milieu  d'un  monde  qui  s'américanise  partout 
ailleurs,  et  n'a  plus  d'autre  dieu  que  l'argent,  le 
hideux  argent! 

Ceux  qui  n'ont  pas  perdu  de  vue  l'Idéalisme 
obstiné  de  mes  précédents  ouvrages,  s'explique- 
ront maintenant  que  j'aie  écrit  ces  études.  Dirai-je 
qu'elles  m'ont  donné  beaucoup  de  mal  ?  Le  lecteur 
n'en  doutera  point,  car  il  verra  qu'il  s'agissait  de 
mêler  l'histoire  à  la  littérature,  ou  plutôt  de 
fondre  les  deux  dans  une  œuvre  vivante,  et,  si 
possible,  artiste.  Ce  n'était  pas  une  petite  affaire. 
J'ai  eu  la  bonne  fortune  d'être  conseillé  et  sou- 
tenu par  les  personnes  les  plus  compétentes.  Mes 
amis  de  l'émigration  polonaise  et  de  la  Galicie 
m'ont  prodigué  les  renseignements.  Je  prie 
MM.  Marian  Zdziechowski  et  Venceslas  Gasztowtt, 
entre   autres,   d'agréer   l'expression   de   ma   plus 

1.  «  Sur  la  poitrine  des  soldats  polonais  tombés  dans  les  plaines 
de  Mandchourie,  on  trouve  le  Livre  des  Pèlerins  polonais.  •>> 
{Bulletin  polonais  du  15  juin  1905.) 


XII  PRÉFACE 

sincère  gratitude  :  je  leur  dois  d'avoir  pu  mener 
ma  tâche  jusqu'au  bout.  S'ils  ne  m'avaient  sans 
cesse  encouragé,  s'ils  ne  m'avaient  aidé  à  tout 
instant  de  leurs  indications  et  de  leurs  travaux, 
s'ils  n'avaient  dissipé  mes  doutes  continuels,  si, 
enfin,  ils  ne  m'avaient  certifié  à  plusieurs  reprises 
que  j'étais  bien  dans  la  bonne  voie  et  que  la  vision 
que  j'ai  essayé  de  donner  ici  delà  Pologne  roman- 
tique ne  s'éloignait  pas  trop  de  la  vérité,  peut-être 
aurais-je  trouvé  le  fardeau  trop  lourd  pour  mes 
forces. 

Je  ne  veux  pas  terminer  cet  avant-propos  sans 
rendre  hommage  à  l'activité  littéraire  dont  la 
Pologne  n'a  cessé  de  faire  preuve,  depuis  la  mort 
de  ses  grands  poètes  romantiques  et  jusquà  nos 
jours.  La  période  contemporaine  est  même  très 
intéressante.  Il  semble  que  le  malheur,  au  lieu 
d'abattre  l'énergie  intellectuelle  de  la  nation,  n'ait 
fait  au  contraire  que  la  stimuler.  Asnyk  est 
mort,  mais  Mme  Konopnickavit  toujours,  et  fona 
célébré  en  1902  les  fêtes  de  son  jubilé  :  avec  elle, 
des  écrivains  plus  jeunes,  Tetmayer,  Jan  Kaspro- 
wicz,  Przybyszewski,  Stanislas  Wyspianski  con- 
tinuent à  représenter  la  poésie  et  le  drame.  Dans 
le  roman,  un  nom  connu  du  monde  entier  : 
Sienkiewicz;  mais  il  ne  faudrait  pas  oublier  pour 
cela  Boleslas  Prus,  Mmc  Orzeszko,  Sieroszewski, 
Zeromski.  Je  pourrais  citer  beaucoup  d'autres  noms: 
mais  il  n'entre  pas  clans  mon  plan  de  m'occuper 


PRÉFACE  XIII 

du  tout  des  œuvres  qui  appartiennent  à  la  seconde 
moitié  du  xixc  siècle  ou  au  temps  présent.  Je  me 
borne,  dans  ce  volume,  à  traiter  de  l'époque 
romantique  et  des  trois  grands  hommes  qui  Font 
immortalisée.  Elle  restera  la  date  capitale  de 
l'histoire  littéraire  du  pays. 


LES 

GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES 

DE  LÀ  POLOGNE 


ADAM  MICKIEWICZ 

SA  VIE,  SON  TEMPS,  SES  COMPATRIOTES 

En  1794,  —  et  à  l'heure  où  la  France  se  mesurait 
avec  l'Europe  —  sa  vieille  alliée  du  Nord,  assaillie  elle- 
même,  faisait  d'abord  tête  avec  désespoir,  puis,  en- 
fermée dans  un  cercle  de  fer,  pliant  sous  le  nombre, 
soudain  s'affaissait  sanglante,  épuisée,  prisonnière, 
vouée  désormais  à  un  long  martyre,  impuissante  à 
conjurer  l'horreur  de  son  destin.  Kosciuszko  venait 
d'être  ramassé  mourant  sur  le  champ  de  bataille  de 
Maciejowice  et  emmené  en  captivité.  L'épée  de  l'ange 
exterminateur  avait  fauché  dans  Praga.  Pour  punir  la 
chevalerie  polonaise  de  s'être  réformée  trop  tard, 
d'être  restée  sourde  aux  avertissements  les  plus  pro- 
phétiques, de  n'avoir  tenu  compte  ni  des  terribles 
apostrophes  de  Skarga  *  ni  de  la  tristesse  du  roi  Jean- 
Casimir  prédisant  un  jour  à  la  République  sa  perte  et 
son  partage;  d'avoir  persisté  dans  les  discordes  civiles, 
l'imprévoyance  et  l'anarchie  ;  de  ne  point  s'être  émue 
de  voir  son  armée  permanente  réduite  à  presque  rien, 
dès  1717;  de  ne  pas  s'être  levée  à  temps,  tout  entière, 

1.  Surnommé  le  Chrysostome  polonais.  Il  vivait  au  xvie  siècle 
et  fut  le  plus  grand  orateur  sacré  de  son  pays. 

I 


2       LES    GRANDS    POETES    ROMANTIQUES   DE    LA    POLOGNE 

et  ruée  sur  des  ennemis  qui  ne  cessaient  de  l'outrager, 
de  violer  son  sol,  intervenaient  sans  cesse  dans  ses 
affaires,  mirent,  en  pleine  paix,  garnison  dans  ses 
provinces  et  dans  sa  capitale,  obligèrent  ses  assemblées 
à  délibérer  sous  les  baïonnettes,  —  en  expiation  sans 
doute  de  cette  «  immense  inertie  »,  de  cette  «  insou- 
ciance frivole»,  de  ce  «laisser  aller  honteux1  »,  le  Ciel 
avait  déchaîné  ses  fléaux  et  permis  que  la  nation  fût 
démembrée. 

Mais  l'instrument  s'abuse  toujours  sur  les  desseins 
du  Seigneur.  De  l'arrêt  mystérieux  d'en  haut  il  ne  sait 
lire  que  les  premières  syllabes,  écrites  en  lettres  de 
feu;  il  n'en  voit  que  ce  qui  satisfait  son  instinct  de  con- 
voitise  et   de  haine.    Il  n'était  pas    en   la   puissance 


1.  Ces  expressions  sont  de  l'émment  patriote  polonais  Julian 
Klaczko  (la  Poésie  polonaise  au  XIX°  siècle  et  le  Poète  anonyme). 
Si  je  les  répète,  ce  n'est  certes  point  pour  le  plaisir,  mais  parce 
qu'il  me  fallait  faire  allusion,  au  début  de  cette  première  étude, 
à  la  période  fâcheuse  de  l'histoire  de  Pologne,  et  qu'il  y  va  delà 
dignité  de  l'écrivain  de  ne  jamais  celer  la  vérité.  La  constitution 
de  la  Pologne  était  mauvaise.  La  nation  eut  le  tort  d'y  rester 
attachée  trop  longtemps:  de  là,  les  malheurs  de  cet  héroïque 
pays.  Quel  peuple  eût  pu  résister  aux  tempêtes  continuelles  que 
suscitaient  un  idéal  aussi  violent  de  liberté  individuelle  et  des 
mœurs  politiques  orageuses  à  ce  point?  L'individualisme  excessif 
des  gentilshommes  de  Pologne  eut  sa  grandeur  :  il  provenait  de 
l'intraitable  fierté  d'homme  libre  de  chacun  des  membres  de  cette 
République  aristocratique.  Mais  c'est  seulement  par  les  conces- 
sions entre  citoyens,  par  l'union  et  par  la  sagesse,  que  les  Etats 
se  conservent.  «Le  liberum  veto,  l'élection  des  rois,  la  fréquence 
des  confédérations,  la  prédominance  de  quelques  familles,  les 
restrictions  apportées  aux  droits  des  dissidents»,  et  enfin,  et  sur- 
tout, au  xvin6  siècle,  l'influence  intolérable  de  la  Russie:  autant 
de  causes  d'anarchie  et  de  ruine  que  les  historiens  ont  signalées 
à  juste  titre.  —  Ceci  dit,  les  Polonais  ne  se  méprendront  pas  une 
seconde  sur  les  sentiments  que  leur  porte  l'auteur  du  présent 
livre.  Ces  Essais  ont  justement  pour  but  de  glorifier  le  réveil  de 
la  Pologne  au  xixe  siècle,  et  de  montrer  avec  quelle  noblesse  et 
quel  éclat  elle  sut  se  relever  de  sa  décadence  du  xvnr. 


ADAM    MICKIEWICZ  3 

des  trois  brigands  couronnés  d'aller  jusqu'au  bout  de 
leur  désir  et  de  percer  le  cœur  de  l'aigle  blanc.  Bien 
qu'il  l'eût  touché  de  sa  verge  de  fer,  Dieu  l'aimait,  mal- 
gré tout,  le  peuple  de  paladins  qu'il  avait  si  longtemps 
préposé  à  la  garde  et  au  salut  de  l'Europe  orientale.  Au 
lendemain  même  de  la  mort  qu'ils  croyaient  avoir 
infligée  à  la  Pologne,  presque  aussitôt  après  l'orgie 
de  sang  des  cruelles  funérailles,  voici  qu'un  miracle  se 
produisit  :  la  tombe  enfanta,  devint  vivante.  L'âme  de 
la  nation  ressuscita,  souleva  la  pierre  :  une  merveilleuse 
floraison  de  poésie  et  de  hauts  faits  s'épanouit.  Une 
foule  de  Polonais  s'étaient  réfugiés  à  l'Occident  :  ils 
créèrent  un  nouveau  chant  national,  qui  remplaça  l'an- 
cien, et  s'éploya  au-dessus  de  la  marche  de  leurs  légions 
napoléoniennes  :  «La  Pologne  n'est  pas  encore  morte  î  » 
De  capitale  en  capitale,  les  strophes  vengeresses  vo- 
lèrent, tournoyèrent  en  coup  de  sabre,  s'abattirent  en 
1812  sur  Moscou.  Les  héros  succédèrent  aux  héros  :1e 
général  Dombrowski,  le  glorieux  prince  Joseph,  tant 
d'autres  sous  leurs  ordres,  renouvelèrent  les  antiques 
exploits  de  la  race  ;  et,  en  1798,  naissait  l'immortel 
Adam  Mickiewicz. 

Il  vint  au  monde  en  Lithuanie.  C'est  un  peu  la  Bretagne 
polonaise.  Réunie  au  xve  siècle  à  la  République,  elle 
s'attacha  fortement  à  celle-ci.  Et  elle  lui  prouva  son 
amour  en  lui  donnant,  aux  jours  néfastes,  deux  des 
hommes  qui  devaient  le  plus  l'honorer  et  la  grandir 
dans  son  infortune  :  Kosciuszko  le  chevalier,  le  croisé, 
le  saint  dictateur,  l'ami  des  pauvres,  le  père  du  peuple; 
et  l'autre,  le  sublime  aède,  l'homme  qui  ne  désespéra 
point  en  exil  de  la  patrie  écrasée  une  seconde  fois;  qui, 
par  le  chant,  lui  remit  Fâme  debout,  la  retrempa  d'es- 
poir et  de  foi  dans  l'avenir. 

Mickiewicz  est  le  poète  national  de  la  Pologne.  Et 
non  seulement  il  est  une  des  plus  hautes  figures  de  son 


4   LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

pays,  mais  il  est  encore  une  des  expressions  les  plus 
caractéristiques,  les  plus  frappantes,  du  grand  Roman- 
tisme. On  ne  saurait  le  séparer  de  son  époque,  et  il  est 
d'ailleurs  intéressant  de  voir  à  travers  lui  cette  puis- 
sante époque  romantique.  Je  n'ai  d'autre  but,  en  cette 
première  étude,  que  de  placer  l'image  du  héros  dans 
son  cadre,  c'est-à-dire  de  brosser  autour  de  son  portrait 
la  physionomie  de  son  temps  et  de  ses  compatriotes  du 
xixe  siècle. 


ANNEES  D  ENFANCE  ET  DE  JEUNESSE 

Adam  Mickiewicz  appartenait  à  la  petite  noblesse 
lithuanienne.  Il  était  le  second  fils  d'un  avocat  de  No- 
wogrodek.  Son  père  avait  quatre  enfants,  n'était  pas 
riche,  et  se  donnait  beaucoup  de  mal  pour  nourrir  sa 
nichée.  Pendant  son  enfance  et  son  adolescence,  Adam 
entendit  sans  cesse  parler  causes,  chicane,  «  dossiers  »  ; 
il  garda  le  souvenir  du  pittoresque  judiciaire  et  sut  le 
rendre  plus  tard  avec  humour  dans  le  Pan  Tadeusz. 
Mais  il  préférait  sans  peine  les  contes  et  légendes, 
les  chansons  lithuaniennes,  que  sa  bonne  chantait  en 
compagnie  des  fîleuses  et  qu'il  retenait  par  cœur.  Elles 
furent  la  substance  de  son  génie. 

Dans  la  classe  à  laquelle  appartenait  la  famille 
de  Mickiewicz,  la  grande  préoccupation,  après  celle  du 
pain  quotidien,  était  la  préoccupation  patriotique.  On 
ne  se  consolait  point  de  la  perte  de  la  liberté.  Avec 
quelle  joie  l'on  apprenait  chaque  nouvelle  victoire  de 
Napoléon!  Car  c'était  de  lui  qu'on  attendait  la  déli- 
vrance. 


ADAM    MICKIEWICZ  5 

Adam  fat  donc  impressionné  au  plus  haut  point  par 
les  événements  de  l'année  1812.  On  crut  d'abord  au 
triomphe.  Marchant  sur  Moscou,  l'empereur  traversait 
la  Lithuanie,  et  parmi  les  six  cent  mille  hommes  qui  le 
suivaient,  marchaient  les  fameuses  légions  polonaises 
et  leurs  glorieux  chefs,  DombroAVski,  Kniaziewicz, 
Giedroycz,  Malachowski.  Pour  les  yeux  et  le  cœur  de 
l'enfant,  ce  fut  une  vision  indicible.  «  Un  ange  descendu 
du  ciel  dans  une  gloire  n'aurait  pas  produit  plus  d'effet.  » 
Il  a  dépeint  son  extase  d'alors  dans  le  Pan  Tadeusz  :  la 
page  est  une  des  plus  admirables  de  la  poésie  du 
xixe  siècle;  c'est  la  voile  au  vent  du  matin,  gonflée  d'es- 
pérance : 

Année  1812!  Oh!  qui  a  pu  te  voir  dans  notre  pays?  Le 
peuple  t'appelle  encore  l'année  d'abondance,  le  soldat, 
l'année  des  combats;  les  vieillards  aiment  à  s'entretenir, 
les  poètes  à  rêver  de  toi.  Depuis  longtemps,  un  prodige 
céleste  t'avait  annoncée;  de  sourdes  rumeurs  couraient 
parmi  le  peuple.  A  l'approche  du  soleil  printanier, 
d'étranges  pressentiments  avaient  saisi  Je  cœur  des  Lithua- 
niens, une  attente  joyeuse  et  mélancolique  comme  celle 
de  la  fin  du  monde... 

Des  bandes  de  panaches  et  de  bannières  étincellent  sur 
les  coteaux,  se  déroulent  sur  les  prairies.  C'est  la  cavalerie. 
Etranges  costumes.  Armures  nouvelles  pour  les  yeux  : 
comme  des  torrents  de  neige  fondue  se  précipitent  par  les 
chemins  les  escadrons  bardés  de  fer  ;  les  shakos  scintillent 
dans  les  forêts,  les  baïonnettes  étincellent;  ce  sont  les 
innombrables  fourmilières  de  l'infanterie  qui  s'avancent. 

Tous  s'élancent  vers  le  Nord  :  chevaux,  hommes,  canons, 
aigles,  défilent  nuit  et  jour;  dans  le  ciel  des  lueurs  flam- 
boient, la  terre  tremble,  on  entend  comme  des  bruits  de 
tonnerre. 

La  guerre,  la  guerre!  Il  n'est  pas  un  coin  en  Lithuanie 
où  sa  rumeur  n'ait  pénétré  !  La  bataille  !  Où?  De  quel  côté  ? 
demandent  les  jeunes  gens.  Ils  saisissent  leurs  armes;  les 
femmes  élèvent  les  mains  au  ciel.  Tous,  sûrs  de  vaincre. 


6   LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

s'écrient  en  pleurant  :  «  Dieu  est  avec  Napoléon,  Napoléon 
est  avec  nous.  » 

0  printemps,  heureux  qui  L'a  vu  dans  notre  pays,  prin- 
temps mémorable  de  la  guerre,  printemps  de  l'abondance. 
0  printemps  !  heureux  qui  t'a  vu  riche  en  blés,  en  verdure, 
étincelant  d'hommes,  plein  d'événements  et  gros  d'espé- 
rances. Je  te  vois  encore,  admirable  rêve.  Né  dans  l'escla- 
vage, enchaîné  dès  le  berceau,  je  n'ai  connu  qu'un  tel  prin- 
temps dans  ma  vie ]. 

Tel  avait  été  le  rêve  :  on  sait  quel  fut  le  réveil.  Après 
la  fatale  retraite,  le  grand-duché  de  Varsovie,  cette  créa- 
tion si  maigre  de  Napoléon,  cette  pauvre  récompensede 
la  fidélité  polonaise,  disparut  de  la  carte  d'Europe. 

Quelle  que  soit  l'époque,  il  faut  poursuivre  sa  vie. 
L'aiguillon  de  la  destinée  personnelle,  une  ambition  in- 
définie, un  vague  et  puissant  désir,  tels  sontles  éternels 
ressorts  de  la  jeunesse,  même  au  milieu  des  vicissitudes 
publiques  et  de  l'anéantissement  des  espérances  natio- 
nales. Adam  perdit  son  père  ;  la  gêne  se  fit  bientôt 
sentir  dans  cette  famille  privée  de  son  chef;  et  l'étudiant 
pauvre  s'en  allait  en  1815  continuer  à  l'Université  de 
Vilna  les  études  commencées  aux  Dominicains  de 
Nowogrodek. 

Il  y  pâlit  sur  les  livres  ;  il  y  passa  de  brillants  exa- 
mens de  littérature  grecque  et  latine,  qui  lui  permirent 
de  devenir  professeur  à  Kowno  un  peu  plus  tard.  Ceci, 
c'est  le  début  et  la  fin  de  bien  des  gens  :  passé  l'heure 
où  ils  conquirent  le  pain  indispensable,  ils  n'ont  plus 
d'histoire.  Adam  était  au  contraire  élu  pour  un  grand 
destin,  et  il  en  vit  apparaître  bientôt  les  signes  avant- 
coureurs.  La  grande  poésie  et  le  grand  amour,  le  génie, 
l'amitié,  l'enthousiasme,  mais  aussi,  mais  presque  aus- 
sitôt, l'abandon  de  la  bien-aimée,  la  douleur  et  le  déses- 


1.  Traduction  Louis  Le»er. 


ADAM    MICKIEWICZ  7 

poir,  puis  la  persécution  russe,  puis  l'exil,  tout  fondit 
sur  lui  et  lui  pétrit  l'âme  en  quelques  années,  pour 
toujours. 

Entrons  dans  quelques  détails. 

En  1817,  les  provinces  polonaises  de  la  Russie  vivaient 
sous  un  singulier  régime.  Alexandre  Ier,  souverain  d'un 
caractère  généreux,  libéral,  quoique  impressionnable 
et  changeant,  avait  octroyé  une  constitution  à  la  Po- 
logne proprement  dite,  c'est-à-dire  aux  régions  de  la 
Vistule.  Mais  le  lieutenant  du  Tsar  à  Varsovie,  le  grand- 
duc  Constantin,  son  frère,  riait  de  la  charte,  la  violait, 
humiliait  les  officiers  polonais,  introduisait  les  coups 
de  bâton  dans  l'armée.  A  partir  de  1820,  on  ne  convoqua 
plus  la  Diète,  qui  ne  voulait  point  se  réduire  au  rôle  de 
Chambre  d'enregistrement  des  décisions  de  l'exécutif. 
La  Lithuanie  n'était  guère  mieux  traitée.  Elle  eut 
quelques  années  de  paix,  grâce  à  l'influence  dont  jouis- 
sait à  Pétersbourg  le  plus  puissant  de  ses  magnats,  le 
prince  Adam  Czartoryski,  ami  d'enfance  de  l'empereur. 
Puis,  revenu  sur  la  fin  de  son  rèffne  à  l'autocratie 
furieuse,  Alexandre  livra  cette  malheureuse  province  à 
la  tyrannie  du  sénateur  Nowosiltzof. 

C'était  l'époque  où  l'Europe  se  creusait  partout  de 
mines,  d'associations  patriotiques  secrètes,  destinées  à 
saper,  puis  à  faire  sauter  la  Sainte-Alliance  et  le  sys- 
tème de  Metternich.  Mickiewicz  et  cinq  de  ses  cama- 
rades de  l'Université  de  Vilna,  Thomas  Zan,  Jean 
Czeczot,  Malewski,  Jezowski,  Pietraszkiewicz,  consti- 
tuèrent dans  l'ombre  la  société  des  Philomathes,  ou 
amants  de  la  patrie.  Les  Philomathes  s'engageaient 
«  à  travailler  toute  leur  vie  au  bien  de  leur  pays,  à  cul- 
tiver la  science  et  la  vertu,  à  entraîner  par  leur  exemple 
les  autres  jeunes  gens  » .  Ce  noble  programme  fut  rempli . 
11  se  répandit  peu  à  peu  dans  toute  la  Pologne  et  abou- 
tit à  l'insurrection  de  1830.  Le  poète  le  résuma  en  une 


8   LES  GRANDS  POETES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

des  maximes  les  plus  idéalistes  qu'on  ait  vues  :  «  Aie 
un  cœur,  et  regarde  au  cœur.  Proportionne  ta  force  à 
tes  desseins,  et  non  tes  desseins  à  ta  force.  » 

Il  fut  rempli  non  seulement  en  politique,  mais  en  lit- 
térature. L'époque  était  essentiellement  fervente  et 
créatrice  :  elle  bouillonnait.  Un  esprit  nouveau  sortait 
de  la  cuve,  écumant,  fougueux,  l'esprit  romantique. 
Bien  qu'il  faille  se  garder  de  restreindre  ce  terme  à 
l'art  et  qu'il  s'applique  à  la  vie  entière  de  cette  période, 
c'est  pourtant  au  sens  littéraire  que  je  l'écris  en  ce 
moment.  Suscité  par  la  lecture  de  Gœthe  et  de  Byron, 
Mickiewicz  s'annonçait  en  Pologne  comme  le  chef  des 
novateurs.  Ses  émules,  Alexandre  Chodzko  en  tête, 
l'appelaient  «  l'aigle  ».  A  la  grande  colère  des  critiques 
de  Varsovie,  les  plus  arriérés  de  l'Europe  d'alors, 
et  qui  s'indignaient  qu'on  osât  écrire  des  poésies  autre 
part  que  dans  la  capitale,  il  imprimait  ses  premiers 
poèmes  à  Yilna,  rajeunissait  la  littérature  polonaise, 
se  libérait  des  conventions  classiques.  Les  beaux  esprits 
et  les  lettrés  des  salons  le  raillèrent  et  lui  dénièrent 
tout  talent  ;  par  contre,  les  étudiants  lithuaniens  et 
jusqu'au  peuple,  jusqu'aux  domestiques  et  femmes  de 
chambre,  dévoraient  ses  livres  dont  ils  se  sentaient 
frères,  où  ils  se  retrouvaient,  eux  et  la  sève  même -de 
leur  sol,  et  leurs  naïves  croyances  particulières. 

L'esprit  des  légendes,  le  sentiment  profond  du  ter- 
roir, l'âme  populaire  respirée  de  partout,  c'est  de  quoi 
jeter  l'ébauche  d'un  grand  poète  :  pour  le  parfaire, 
pour  lui  donner  l'expression  souffrante  et  sublime  qui 
prend  les  fibres  profondes,  arrache  l'entière  admira- 
tion, il  y  faut  la  douleur.  Mickiewicz  s'éprit  d'une  jeune 
Lithuanienne,  Marie  Wereszczaka;  ils  ne  purent  s'unir, 
elle  dut  en  épouser  un  autre;  et  le  poète  souffrit 
jusqu'au  désespoir. 

Ils  s'étaient  connus  en  1818,  pendant  les  vacances, 


ADAM    MICKIEWICZ  9 

au  domaine  de  Tuhanowicze,  où  résidait  la  famille  de 
Marie.  On  souffrait  moins  de  l'oppression  russe  au  fond 
des  campagnes  ;  on  y  recevait,  on  y  riait,  on  s'y  amu- 
sait à  plein  cœur.  «  Nulle  part,  a  dit  Mickiewicz,  on 
ne  mène  plus  joyeuse  vie  que  dans  les  villages  et  gen- 
tilhommières de  Lithuanie.  C'est  un  échange  ininter- 
rompu de  gaîté,  d'amour  et  de  félicité.  »  Les  jeunes 
filles  causaient  librement  avec  les  jeunes  gens;  mais, 
s'agissait-il  de  mariage,  il  ne  leur  fallait  point  songer 
à  se  rebeller  contre  l'autorité  de  la  famille.  L'amour 
d'Adam  et  de  Maryla  —  c'est  sous  ce  nom  qu'il  célèbre 
son  amie  dans  ses  poèmes  —  était  condamné  d'avance. 
Elle  n'avait  plus  son  père,  et  ses  frères  lui  destinaient 
pour  époux  un  riche  gentilhomme,  Laurent  Putkamer. 
Elle  aimait  Adam,  ses  lettres  en  font  foi,  mais  était 
de  ces  natures  timides  qui  ne  savent  pas  lutter,  qui 
préfèrent  céder  et  souffrir.  C'est  pour  elles  qu'est  faite 
la  chanson  française  du  xvine  siècle,  légère  et  douce 
complainte  de  leur  destinée  : 

Plaisir  d'amour  ne  dure  qu'un  moment, 
Chagrin  d'amour  dure  toute  la  vie... 

Maryla  n'était  pas  belle  ;  elle  avait  simplement  une 
physionomie  expressive.  Elle  adorait  les  lettres  et  avait 
deviné  l'extraordinaire  génie  de  son  ami.  Une  de  ses 
paroles  eut  sur  l'œuvre  d'Adam  la  plus  profonde  in- 
fluence, et  nous  lui  devons  beaucoup  pour  l'avoir  dite  ; 
lorsqu'une  femme  voit  aussi  juste,  elle  est  doublement 
l'inspiratrice  d'un  poète  :  elle  l'est  non  seulement  par 
l'amour  qui  rayonne  d'elle,  mais  parles  vérités  qu'elle 
perçoit  et  l'intuition  qu'elle  a  du  grand  art.  Voici 
comment  Adam  nous  a  transmis  l'anecdote  :  «  Marie, 
après  avoir  écouté  un  pêcheur  narrer  un  conte  très 
intéressant,  s'écria  en  se  tournant  vers  moi  :  «Voilà  de 


10   LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

la  poésie.  Ecrivez  donc  quelque  chose  de  pareil.  »  Je 
me  pénétrai  profondément  de  ces  paroles,  et  de  cet 
instant  date  ma  direction  poétique.  » 

Le  jour  vint  où  il  fallut  renoncer  au  rêve  de  l'infini 
bonheur,  à  la  douceur  d'être  unis  à  jamais,  dans  ce 
monde  et  dans  l'autre.  La  mort  dans  le  cœur,  Marie 
épousa  Putkamer,  le  2  février  1821.  Six  mois  aupara- 
vant, elle  avait  donné  rendez-vous  à  son  poète  dans  le 
parc  de  Tuhanowicze,  à  minuit,  pour  l'adieu  suprême. 
Une  page  déchirante  des  Aïeux  nous  a  retracé  la 
scène  : 

C'était  la  plus  belle  des  nuits,  je  m'en  souviens  encore... 
juste  au-dessus  de  moi  brillait  l'étoile  de  l'Orient  :  oh!  je 
la  connais  bien  depuis  lors,  nous  nous  saluons  chaque 
jour.  Je  regarde  en  bas,  vers  l'allée  :  voici  que,  près  du 
berceau,  je  l'aperçois  soudain  !  Avec  sa  robp  blanche,  entre 
les  arbres  sombres,  elle  se  tenait  immobile,  semblable  à 
une  colonne  funéraire.  Elle  se  mit  ensuite  à  courir  comme 
une  brise  légère,  les  yeux  baissés  vers  la  terre,  sans  me 
regarder,  et  le  visage  très  pâle.  Je  me  penche,  je  regarde 
de  côté,  et  je  vois  une  larme  dans  ses  yeux.  —  «  Demain, 
dis-je,  je  pars.  —  Adieu,  répondit-elle  tout  bas  (à  peine 
l'entendis-je).  Oublie!  »  Moi,  oublier!  Ordonne  donc,  ma 
bien-aimée,  à  ton  ombre  de  disparaître  à  l'instant,  et 
d'oublier  de  courir  après  ton  corps.  C'est  aisé  à  dire  :  ou- 
blie ! 

Pour  belle  que  soit  cette  expression  de  la  dou- 
leur d'un  des  plus  grands  poètes  de  tous  les  temps, 
peut-être  un  billet  en  prose  de  la  simple  femme  pro- 
duit-il une  impression  aussi  forte.  L'art  et  la  vie, 
c'est  tout  un  :  ils  se  rejoignent  et  rivalisent  sur  les 
sommets.  Après  le  mariage  de  Maryla,  Mickiewicz  put 
s'entretenir  encore  quelquefois  avec  elle  ;  puis  il  fut 
déporté  en  Russie  où  il  passa  quelques  années  avant  de 
pouvoir  s'échapper  et  se  réfugier  en  France  ;    à  partir 


ADAM    MICKIEWICZ  11 

de  1824,  il  ne  devait  plus  revoir  sa  patrie  ni  sa  bien- 
aimée.  C'est  à  Rome  qu'il  reçut,  en  1830,  la  dernière 
lettre,  si  touchante,  de  l'amie  lointaine: 

Jamais,  depuis  notre  séparation,  je  n'ai  osé  vous  écrire. 
Voilà  qu'enhardie  par  mon  cousin  Zegota,  je  prends  la 
liberté  de  joindre  quelques  lignes  à  sa  lettre,  et  vous 
remercie  pour  le  rosaire  que  vous  avez  eu  la  bonté  de 
m'envoyer.  Je  me  suis  d'autant  plus  réjouie  en  le  recevant 
que  je  ne  m'attendais  pas  au  bonheur  d'exister  encore  dans 
votre  souvenir.  Je  croyais  que  le  grand  monde  vous  avait 
fait  oublier  votre  ancienne  connaissance,  tandis  que  votre 
image  est  toujours  présente  dans  mon  esprit  ;  chaque 
parole  que  j'ai  entendue  de  vous  résonne  encore  dans  mon 
cœur.  Souvent,  je  crois  vous  voir,  vous  entendre,  mais  ce 
sont  des  rêves  de  l'imagination.  Oh!  si  je  pouvais  vous 
voir  encore  une  fois  sans  être  vue,  je  n'en  demande  pas 
davantage.  Peut-être  qu'à  votre  retour  vous  ne  me  trouve- 
rez plus  au  nombre  des  vivants;  gravez  alors  une  croix  sur 
la  pierre  qui  couvrira  mon  tombeau;  je  me  ferai  enterrer 
avec  mon  rosaire  que  je  porte  toujours  avec  moi.  Adieu,  je 
vous  ai  écrit  plus  que  je  ne  devais  écrire.  Puissent  ces 
lignes  vous  trouver  en  parfaite  santé  et  aussi  content  et 
heureux  que  je  vous  le  souhaite! 

Marie. 

Et  maintenant,  voici  la  conclusion  :  tout  s'oublie, 
tout  passe...  Les  douleurs  dont  on  a  cru  mourir  peu 
à  peu  se  calment  et  s'éteignent.  Il  n'est  vrai  qu'un 
moment,  ce  cri  terrible,  ce  cri  d'abîme  du  chantre 
d'Elvire  : 

Un  seul  être  vous  manque,  et  tout  est  dépeuplé  ! 

Tout  se  repeuple  lentement  :  un  jour,  les  morts  vivants 
s'étonnent  de  retrouver  quelque  douceur  à  respirer  l'air 
de  cette  vallée  de   larmes II  faut  bien  qu'il  en  soit 


12       LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

ainsi  :  sinon,  la  vie  serait  vraiment  trop  amère.  Peu  à 
peu,  pour  les  deux  amants,  l'amour  dont  ils  avaient 
tant  souffert  ne  fut  plus  qu'un  lointain  souvenir.  La 
femme  resta  au  foyer,  entourée  et  respectée  des  siens, 
doucement  mélancolique;  l'homme  mena  la  vie  d'orage 
du  poète  et  du  proscrit  ;  à  tous  deux,  par  delà  les  ruines 
du  sentiment  passager,  il  restait  du  moins  un  amour 
éternel,  celui  de  la  patrie  captive.  Ils  avaient  encore  de 
longues  années  à  vivre  et  à  souffrir  pour  elle.  Maryla 
mourut  en  1863,  Tannée  même  de  la  dernière  insurrec- 
tion polonaise.  Sa  mort  attesta  la  noblesse  et  la  beauté 
de  son  âme.  «Elle  suppliait  Dieu  d'ajouter  ses  douleurs 
à  la  somme  de  celles  qu'il  avait  fixées  pour  la  ran- 
çon de  la  Pologne,  et  ses  dernières  paroles  furent: 
Pour  mon  pays,  pour  ses  martyrs.   » 

Aimée  du  plus  grand  poète,  non  seulement  de  la 
Pologne,  mais  de  toute  la  race  slave,  sa  mémoire  est 
immortelle  :  le  nom  de  Maryla  sera  connu  de  la  posté- 
rité la  plus  reculée,  au  même  titre  que  ceux  de  Laure 
et  de  Béatrix,  d'Eléonore  d'Esté  et  d'Elvire. 


II 


LA    DEPORTATION    EN    RUSSIE 

Nous  l'avons  déjà  dit,  le  répit  qu'Alexandre  Ier  semblait 
avoir  accordé  aux  provinces  de  Pologne,  en  1815, 
ne  pouvait  être  de  longue  durée.  En  1823,  quatre  pro- 
fesseurs de  l'Université  de  Vilna,  dont  Mickiewicz,  et 
vingt  étudiants,  furent  inculpés  du  crime  de  patriotisme 
et  arrêtés.  Après  jugement,  tous  furent  déportés  en 
Russie. 


ADAM    M1CKIEWICZ  13 

Quelques-uns  des  détails  de  leur  procès  sont  instruc- 
tifs, et  il  est  bon  de  jeter  un  regard  sur  les  figures  de 
la  commission  d'enquête.  On  avait  affaire  à  de  tout 
jeunes  gens  ;  on  les  chargea  de  chaînes  et  on  les 
knouta.  Plusieurs  furent  pris  de  désespoir.  Marian 
Piasecki  se  précipita  par  la  fenêtre  et  se  cassa  la 
jambe  ;  Teraïewicz  se  coupa  la  gorge.  On  posait  des 
questions  insidieuses,  espérant  tirer  de  la  réponse  une 
dénonciation  involontaire  contre  tel  ou  tel  :  c'est  ainsi 
que  l'on  demandait  à  Thomas  Zan  «  où  il  avait  appris 
l'amour  de  la  patrie  »  ?  L'héroïqueethabile  jeune  homme 
répondit  :  «  Dans  la  grammaire  de  Kopczynski  où  le 
cours  de  troisième  classe  cite  cet  exemple  :  «  Saint 
«  amour  delà  patrie,  tu  n'es  ressenti  que  parles  cœurs 
«  honnêtes.  »  Les  inquisiteurs  restèrent  coi  :  Kopczynski 
était  mort  en  1816.  Mais  ils  se  vengèrent  sur  son  livre, 
dont  on  détruisit  tous  les  exemplaires  que  l'on  put 
trouver.  Les  mêmes  personnes  jouaient  le  rôle  de  déla- 
teurs et  de  juges.  Enfin,  les  sentiments  et  la  conduite 
du  recteur  Pelikan  et  du  procureur  impérial  Botwinko 
achèveront  de  nous  édifier  sur  le  compte  des  séides  de 
Nowosiltzof  :  «  Je  puis  dire  »,  écrivait  Pelikan  dans 
son  rapport  à  l'autorité  russe,  «  que  je  suis  parvenu 
par  mes  soins  continuels  à  transformer  tout  à  fait  la 
jeunesse  étudiante;  si,  parmi  mes  élèves,  il  se  trouve 
quelqu'un  de  mal  pensant,  il  est  aussitôt  dénoncé  et 
convaincu  par  ses  collègues.  Je  cherche  à  remplir  stric- 
tement les  instructions  que  Votre  Excellence  m'a  don- 
nées à  ce  sujet.  »  Botwinko  n'était  point  en  reste 
de  beauté  morale  avec  Pelikan,  ainsi  qu'en  témoigne 
cette  page  de  son  existence  :  «  Institué  tuteur  de 
la  fille  mineure  d'une  bonne  famille  polonaise,  il 
s'empara  de  la  fortune  de  sa  pupille,  la  priva  de  tout 
ce  que  son  âge  et  son  sexe  demandaient  et  finit  par  la 
faire  disparaître.   Elle  était  presque  oubliée,    lorsque, 


14       LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

en  1826,  elle  se  retrouva  par  un  hasard  extraordinaire 
à  Smolensk,  dans  un  convoi  de  gens  partant  pour  la 
colonisation  de  la  Sibérie.  Plusieurs  bourgeois  de  Smo- 
lensk lui  donnèrent  leur  généreuse  protection  et  pour- 
suivirent Botwinko,  qui,  par  suite  de  cette  découverte, 
fut  destitué  de  sa  charge  de  procureur.  » 

Ce  qui  précède  n'est  pas  trop  mal,  mais  il  y  aura 
aussi  bien  et  mieux  à  la  même  époque,  en  Russie, 
avec  l'atroce  Araktcheïeff,  auquel  Alexandre  a  confié 
le  gouvernail  de  réaction.  Puis  Nicolas  Ier  surpassera 
tout  et  tous  :  et  rien  n'égalera  le  supplice  des  prison- 
niers polonais  knoutés  à  mort  à  Cronstadt,  en  1831, 
sinon  celui  de  leur  compatriote  Sierocinski  et  de  ses 
compagnons,  martyrisés  plus  tard  en  Sibérie  :  l'arrêt 
prononcé  contre  ces  malheureux  les  condamnait  à 
recevoir  chacun  sept  mille  coups  de  bâton  !  Nicolas 
transplantera  cinq  mille  familles  du  seul  gouvernement 
de  Podolie,  enverra  les  recrues  polonaises  levées  de 
force  mourir  en  masse  au  Caucase,  défendra  aux 
étudiants  lithuaniens  de  parler  leur  langue,  sous  peine 
de  devenir  soldats  russes  à  vie,  multipliera  les  confis- 
cations de  biens,  ordonnera  des  persécutions  atroces 
contre  les  Uniates,  qui  refusaient  de  se  séparer  de 
l'Eglise  latine,  fera  enlever  de  force,  et  par  milliers, 
les  enfants  mâles  de  Pologne,  orphelins  ou  pauvres, 
âgés  de  sept  ans  à  seize,  et  mettra  aux  enchères  pu- 
bliques leur  transport  dans  les  steppes  ou  aux  monts 
Ourals  !  Ces  pauvres  innocents,  arrachés  à  leurs  mères, 
folles  de  désespoir,  moururent  en  masse  sur  le  chemin. 
Ce  sont  là  des  forfaits  inexpiables  :  l'homme  qui  commit 
tant  d'horreurs  sur  un  peuple,  et  poussa  l'inconscience 
jusqu'à  se  dire  un  monarque  chrétien,  doit  être  au  con- 
traire rangé  parmi  les  émules  modernes  des  plus  féroces 
despotes  orientaux  du  Moyen  Age  et  des  temps  an- 
tiques :  et  ce  n'est  pas  sans  raison  qu'on  a  pu  le  com- 


ADAM    M1CK1EW1CZ  15 

parer  «  à  ces  tyrans  d'Assyrie  que  les  bas-reliefs  nous 
montrent  chassant  les  bêtes  fauves,  saccageant  les 
cités,  réduisant  des  populations  entières  en  servitude 
et  leur  imposant  les  travaux  les  plus  durs,  quand  ils 
ne  les  soumettent  pas  aux  supplices  les  plus  raf- 
finés '  ». 

Quel  que  fût  le  joug  dont  souffrît  la  Lithuanie,  on  s'y 
sentait  encore  entre  compatriotes.  Après  leur  procès, 
Mickiewicz  et  ses  compagnons  les  Philomathes  furent 
relâchés  et  laissés  pendant  quelque  temps  en  liberté 
provisoire  ;  mais,  le  22  octobre  1824,  ils  reçurent  avis 
de  leur  internement  dans  l'Empire  des  tsars  et  furent 
invités  à  se  mettre  en  route.  Le  poète  traversa  les 
neiges  de  la  Russie,  et,  chemin  faisant,  il  examinait  la 
face  de  ce  pays,  il  essayait  d'en  deviner  l'âme;  sa  mé- 
moire en  enregistrait  les  aspects,  que  sa  plume  devait 
plus  tard  fixer  en  traits  d'eau-forte.  L'acuité  de  son 
regard  est  saisissante  ;  on  en  jugera  par  ces  visions 
rapides  et  nettes  que  je  choisis  au  hasard,  entre  beau- 
coup d'autres  :  «  Voici  la  contrée  nue,  blanche  et  ou- 
verte comme  une  page  prête  pour  l'écriture;  le  doigt 
de  Dieu  va-t-il  y  écrire  et,  se  servant  d'hommes  bons 
en  guise  de  lettres,  y  tracer  la  vérité  de  la  sainte  foi  : 
à  savoir  que  l'amour  doit  gouverner  le  genre  humain 
et  que  les  trophées  doivent  être  des  sacrifices  ?  ou  bien, 
le  vieil  ennemi  de  Dieu  viendra-t-il  y  graver  de  son 
glaive  que  la  race  humaine  doit  être  rivée  à  la  chaîne, 
et,  pour  trophées,  avoir  des  knouts?  »  —  «  Sur  les 
plaines  blanches,  désertes,  le  vent  en  délire  détache  et 
projette  des  monceaux  de  neige;  néanmoins  la  mer  de 
neige  ondule  immaculée;  à  l'appel  furieux  du  vent,  elle 
se  soulève  de  son  lit,  et,  de  nouveau,  retombe,  comme 

1.  Ladislas  Mickiewicz,  Vie  d'Adam  Mickiewicz,  1  vol.   P.  63. 
Albert  Savine,  éditeur.  1888. 


16       LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

pétrifiée,  immense  dans  son  uniforme  blancheur.  » 
—  «  Je  rencontre  des  hommes  :  aux  robustes  épaules, 
à  la  large  poitrine,  à  l'épaisse  encolure,  ils  sont,  comme 
les  animaux  et  les  arbres  du  Nord,  pleins  de  verdeur, 
de  santé  et  de  force.  Mais  le  visage  de  chacun  est 
comme  leur  pays,  plat,  ouvert  et  sauvage  ;  et  de  leur 
cœur,  comme  de  volcans  souterrains,  le  feu  n'a  pas 
encore  monté  à  leur  visage,  ni  ne  brûle  sur  leurs 
lèvres  enflammées,  ni  ne  se  refroidit  dan?  les  sombres 
rides  de  leur  front,  comme  sur  les  visages  des  hommes 
de  l'Orient  et  de  l'Occident,  sur  lesquels  ont  passé 
tant  de  traditions  et  d'événements,  de  regrets  et  d'es- 
pérances, que  chaque  visage  y  est  le  mémorial  d'une 
nation.  »  —  «  Ces  routes,  qui  les  parcourt?  Ici,  à 
toutes  brides,  la  cavalerie  se  précipite,  couverte  de 
neige;  et,  de  côté  et  d'autre,  en  rangs  noirs,  l'infan- 
terie s'avance,  massée  entre  les  canons,  les  chariots, 
et  les  kibitkas.  Ces  régiments,  sur  un  ukase  impérial, 
arrivent  de  l'Orient  pour  combattre  le  Nord  ;  et  ces  autres 
Vont  du  Nord  au  Caucase.  Nul  d'entre  eux  ne  sait  où 
ni  pourquoi  il  va;  et  nul  ne  le  demande.  Ici,  l'on  voit 
le  moujik  au  visage  bouffi,  aux  petits  yeux  obliques. 
Et  là-bas,  un  pauvre  paysan  d'un  village  lithuanien, 
pâle  et  triste,  se  traîne  d'un  pas  maladif.  Ici  reluisent 
des  fusils  anglais,  là  des  arcs  aux  cordes  gelées,  que 
portent  des  Kalmouks.  Leurs  officiers?  Ici,  un  Alle- 
mand, en  calèche,  tout  en  fredonnant  une  poésie  senti- 
mentale de  Schiller,  assène  des  coups  de  poing  dans 
le  dos  à  des  soldats  qu'il  rencontre;  là,  un  Français, 
tout  en  nasillant  un  air  libéral,  philosophe  errant, 
cherche  carrière  :  le  voilà  qui  cause  avec  un  chef  kal- 
mouk  des  moyens  d'acheter  à  meilleur  compte  des 
vivres  pour  l'armée.  Qu'importe  s'ils  font  mourir  de 
faim  la  moitié  de  cette  racaille  ?  Ils  pourront  piller  la 
moitié  de  la  caisse,  et  s'ils  s'y  prennent  adroitement, 


k. 


ADAM    MICKIEWICZ  17 

le  ministre  les  élèvera  d'une  classe  et  le  Tsar  les  déco- 
rera pour  l'économie  de  leur  gestion  '.  » 

Promené  de  ville  en  ville,  selon  le  bon  plaisir  de 
l'autocrate,  interné  successivement  à  Pétersbourg^  et  à 
Odessa,  autorisé  ensuite  à  résider  à  Moscou,  puis  à 
revenir  à  Pétersbourg,lepoète  n'adoucit  son  exil  qu'en 
se  liant  avec  les  proscrits  polonais,  les  patriotes  et  les 
poètes  russes.  Dans  le  sinistre  empire  de  Nicolas,  les 
opposants  se  terraient  et  formaient  des  sociétés  se- 
crètes. Peu  après  son  arrivée,  Adam  connut  les  prin- 
cipaux Décembristes,  petite  élite  de  penseurs,  de  ju- 
ristes, de  républicains  :  ils  représentaient  l'éveil  de  la 
Russie  libérale,  projetaient  d'émanciper  leur  pays 
et  de  saisir  à  cet  effet  la  première  occasion  qui  leur 
paraîtrait  favorable.  Cette  noble  aristocratie  intelle- 
ctuelle échoua  dans  son  entreprise  de  1825  ;  les  chefs  de 
l'insurrection  furent  exécutés,  les  simples  conspirateurs 
envoyés  en  Sibérie  ;  et  Nicolas  inaugura  son  règne 
d'une  façon  tout  à  fait  digne  de  sa  renommée  future, 
en  déclarant,  dans  son  manifeste  du  13/25  juillet  1826, 
«  quil  avait  vu  avec  plaisir  les  plus  proches  parents 
renier  et  livrera  la  justice  les  malheureux  sur  lesquels 
planait  le  soupçon  de  complicité  ». 

Plus  tard,  échappé  de  Russie,  Mickiewicz  ne  son- 
geait jamais  sans  une  angoisse  à  ce  noble  groupe  des 
Pestel,  des  Ryleev,  des  Bestoujev,  des  Mouraviev- 
Apostol;  il  écrivait  pour  eux  cette  admirable  pièce  : 

A  mes  amis  russes 

Vous,  vous  souvenez-vous  de  moi?  Moi,  je  ne  puis  rêver  à 
ceux  de  mes  amis  qui  sont  ou  morts,  ou  en  exil,  ou  au  fond  des 

1.  Le  Chemin  de  la  Russie.  Chefs-d'œuvre  poétiques  d'Adam 
Mickiewicz.  1  vol.  Charpentier.  Traduction  Ladislas  Mickiewicz. 

2 


18   LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

cachots,  sans  songer  à  vous  :  vos  figures  étrangères  ont 
droit  de  citoyenneté  dans  mes  rêves. 

Où  êtes-vous,  maintenant  ?  Le  noble  cou  de  Ryleev,  que 
je  serrais  fraternellement  dans  mes  bras,  a  été,  sur  un  ordre 
du  Tsar,  suspendu  à  l'infâme  gibet...  Malédiction  sur  les 
peuples  qui  lapident  leurs  prophètes  ! 

Cette  main  que  Bestoujev,  poète  et  soldat,  me  tendait,  — 
plume  et  arme  lui  ont  été  arrachées,  le  Tsar  l'a  attelée  à  une 
brouette  ;  aujourd'hui,  elle  pioche  dans  une  mine,  rivée  à 
côté  d'une  main  polonaise. 

D'autres  ont  peut-être  été  punis  plus  cruellement  du  ciel  ; 
peut-être  l'un  de  vous,  déshonoré  par  une  fonction  et  une 
croix,  a-t-il  pour  des  siècles  troqué  son  âme  libre  contre  la 
faveur  du  Tsar;  peut-être  que,  dans  ma  patrie,  il  se  rougit 
de  mon  sang  et  que,  devant  le  Tsar,  il  s'enorgueillit,  comme 
de  services,  d'œuvres  maudites. 

Si,  du  sein  des  nations  libres,  ces  chants  plaintifs  vous 
parviennent  jusque  dans  le  Nord,  et  résonnent  au-dessus 
de  vos  têtes,  dans  la  région  des  glaces,  puissent-ils  vous 
augurer  la  liberté,  comme  les  grues  le  printemps. 

Vous  me  reconnaîtrez  à  ma  voix  !...  Tant  que  j'étais  dans 
les  fers,  en  rampant  silencieusement,  je  trompais  le  despote  ; 
mais  je  vous  dévoilais  les  replis  de  mes  sentiments,  et  j'eus 
toujours  pour  vous  la  simplicité  de  la  colombe. 

Maintenant,  je  déverse  sur  le  monde  cette  coupe  de 
poison...  L'amertume  de  ma  parole  est  corrosive  et  brûlante; 
c'est  une  amertume  distillée  du  sang  et  des  larmes  de  ma 
patrie.  Qu'elle  corrode  et  consume,  non  pas  vous,  mais  vos 
fers. 

Quiconque  d'entre  vous  élèvera  contre  ceci  une  plainte, 
sa  plainte  sera  pour  moi  comme  l'aboiement  du  chien,  qui 
s'habitue  au  collier  qu'il  a  longtemps  et  patiemment  porté, 
à  tel  point  qu'il  finit  par  être  prêt  à  mordre  la  main  qui  le 
détache  *. 

Mickiewicz  devinait  juste,  en  cette  dernière  strophe. 
La  plainte  qu'il  avait  prévue  s'éleva  :  elle  fut  proférée 

1.  Traduction  Ladislas  Mickiewicz. 


ADAM    MICKIEWICZ  19 

quelques  années  après  par  Pouchkine.  Le  plus  grand 
des  poètes  polonais  et  le  plus  grand  des  poètes  russes 
se  connaissaient  :  on  les  avait  présentés  l'un  à  l'autre 
à  Pétersbourg  ;  ils  s'étaient  liés  d'amitié  et  avaient  fait 
assaut  d'admiration  mutuelle.  «  Quel  génie,  quel  feu 
sacré  !  »  s'écriait  l'auteur  d'Eugène  Oniégiiine,  encore 
sous  le  coup  d'une  des  célèbres  improvisations  de  son 
rival.  Et  il  ajoutait  :  «  Que  suis-je  auprès  d'un  tel 
homme!  »  Un  jour,  le  rencontrant  dans  la  rue,  il 
s'effaça  :  «  Place  à  l'as  »,  dit-il.  «  Le  deux  d'atout 
coupe  l'as  »,  répliqua  l'autre.  Ils  avaient  les  mêmes 
aspirations  libérales  :  un  jour  où  ils  se  promenaient 
ensemble  et  où  ils  avaient  été  assaillis  par  un  orage, 
près  de  la  statue  équestre  de  Pierre  le  Grand,  Pou- 
chkine abrita  son  confrère  sous  son  manteau,  en  dé- 
clamant contre  la  pose  farouche  du  «  Cavalier  de 
bronze  '  ».  Mais  bientôt,  le  lyrique  moscovite  mit  une 
sourdine  à  son  libéralisme  :  il  s'était  laissé  circonvenir 
par  les  flatteries  de  Nicolas.  L'insurrection  polonaise 
de  1830  acheva  de  diviser  les  deux  poètes.  Russe 
avant  tout,  Pouchkine  applaudit  aux  victoires  de 
Paskévitch.  Mickiewicz,  par  contre,  cingla  les  bour- 
reaux de  son  pays  d'invectives  juvénaliennes  qui  in- 
disposèrent Pouchkine.  Toutefois,  ces  deux  grands 
hommes  avaient  trop  le  respect  de  l'ancienne  amitié 
pour  que  celle-ci  pût  jamais  tourner  en  haine.  Lorsque 
Pouchkine  fut  tué  en  duel,  en  1837,  le  barde  polonais 
déplora  sa  mort  dans  un  article  ému. 

On  eût  pu  le  taxer  d'ingratitude,  d'ailleurs,  s'il  ne  se 
fût  point  souvenu  des  nobles  amis  russes  qui  le  proté- 
gèrent contre  leur  propre  gouvernement.  L'un  d'eux, 
le  prince   Galitzine,  le  sauva    d'un   grand  danger.  Il 


1.  Intitulé  de  la  pièce  que   Pouchkine   écrivit    plus   tard   sur 
l'œuvre  de  Falconnet. 


20       LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

l'empêcha  d'être  envoyé  aux  confins  de  la  Moscovie, 
dans  iin  désert,  et  obtint  qu'il  fût  attaché  à  sa  chancel- 
lerie de  Moscou.  Mickiewicz  y  vécut  au  milieu  d'ad- 
mirateurs qui  le  choyèrent:  les  poètes  Joukovsky  et 
Kozlov,  le  prince  Pierre  Viazemsky,  la  princesse  Vol- 
konsky.  Il  y  publia  les  Sonnets  de  Crimée,  inspirés 
par  l'excursion  qu'il  avait  faite  dans  la  presqu'île 
pendant  son  internement  à  Odessa.  Ces  bijoux  poé- 
tiques, qui  resplendissent  de  tout  l'éclat  de  la  poé- 
sie orientale,  furent  salués  d'un  cri  d'admiration 
unanime  :  Kozlov  les  traduisit  en  russe.  Adam  était,  à 
cette  date,  dans  le  plein  épanouissement  de  sa  glo- 
rieuse jeunesse  ;  voici  comment  le  dépeint  Mme  Eu- 
doxie  Rostopchine  :  «  C'était,  dit-elle,  un  jeune  homme 
brun,  pâle,  à  la  luxuriante  chevelure  noire,  au  regard 
inspiré,  au  front  rêveur  ;  il  portait,  écrit  sur  sa  personne, 
le  présage  d'un  grand  avenir,  d'une  destinée  glorieuse 
et  exceptionnelle.  C'était  l'auteur  déjà  connu  de  Kon- 
rad  Wallenrod,  qui  était  allé  chercher  en  Crimée  les 
inspirations  brûlantes  de  ses  divins  sonnets.  C'était 
Adam  Mickiewicz,  le  poète  devant  qui  tous  les  autresse 
sont  inclinés  depuis.  »  Le  publiciste  Polevoï  complète 
ainsi  ce  portrait  :  «  Quiconque  a  connu  Mickiewicz,  l'a 
aimé,  non  pas  comme  un  poète  (bien  peu  étaient  en  état 
délire  ses  poésies),  mais  comme  un  homme  de  rares  qua- 
lités intellectuelles  ;  il  vous  attirait  par  la  hauteur  de  ses 
vues,  par  l'étendue  colossale  de  ses  connaissances,  et,  en 
particulier,  par  une  sorte  de  bonhomie  qui  lui  était  parti- 
culière. Son  extérieur  était  plein  de  charme.  De  beaux 
cheveux  noirs  couvraient  sa  tête  merveilleusement  mo- 
delée; sous  son  large  front  marqué  du  sceau  delà  médi- 
tation, des  yeux  noirs  expressifs  brillaient  de  l'éclat  du 
diamant  ;  son  sourire  était  d'une  douceur  inexprimable. . . 
Tel  il  était  dans  l'état  normal  ;  mais,  quand  une  dis- 
cussion l'intéressait   vivement,  quand  le  sentiment  de 


ADAM    MICKIEWICZ  21 

quelque  vérité,  de  quelque  idée  élevée  voulait  jaillir 
de  sa  poitrine,  alors  sa  figure  prenait  une  tout  autre 
expression.  Il  devenait  un  véritable  magicien.  Il  ravis- 
sait ses  auditeurs  parle  charme  de  ses  improvisations, 
bien  que  notre  société,  uniquement  composée  de  Russes, 
ne  parlât  habituellement  que  le  français.  » 

Mais,  nulle  part,  cette  admiration  qu'inspirait  Mickie- 
vviczà  ses  confrères  de  Moscou  ne  se  traduisit  d'une 
façon  plus  touchante  qu'au  banquet  d'adieu  qu'ils  lui 
donnèrent  et  où  ils  lui  offrirent,  avec  une  coupe  qui 
portait  leurs  noms  gravés,  ces  beaux  vers  mélan- 
coliques : 

En  mémoire  de  ta  séparation  d'avec  nous,  nous  t'offrons 
une  coupe  enchantée  :  nos  lèvres  amies  l'ont  ensorcelée  ; 
un  talisman  s'y  trouve  au  fond. 

Quand,  sous  un  autre  ciel,  dans  le  tumulte  d'un  banquet, 
tu  recouvriras  de  vin  ce  talisman,  ne  cherche  point  au  fond 
de  la  coupe  la  joie  de  l'ivresse  ;  tu  y  boiras  les  larmes  des 
jours  écoulés. 

Tu  y  sentiras  nos  regrets  ;  un  vin  mêlé  de  larmes  ne  grise 
pas,  le  chant  inspiré  expire  sur  les  lèvres,  mais  l'écho  en 
parvient  à  ceux  des  tiens  amis  dont  le  nom  est  gravé  sur 
cette  coupe. 

Lis  ces  noms,  car,  à  ce  même  moment,  nous  aurons 
frémi  de  ton  inspiration,  nous  aurons  partagé  ta  douleur  ; 
nos  cœurs  auront  suivi  les  palpitations  du  tien. 

Parfois  la  coupe  sonnera  d'elle-même  comme  une 
montre,  par  la  force  du  talisman.  Ce  sera  notre  pensée, 
qui,  s'élançant  vers  toi,  aura  de  son  aile  effleuré  la  coupe. 

Non,  ce  n'est  point  pour  toujours  que  tu  gémis  dans  le 
malheur;  peut-être  Dieu  réparera-t-il  l'injustice;  peut-être 
même,  sur  la  terre  étrangère,  tes  rêves  prophétiques  seront- 
ils  suivis  d'un  heureux  réveil? 

Seulement,  ne  puise  pas  avec  cette  coupe  aux  eaux  du 
Lé  thé,  elle  ne  te  permettra  pas  d'oublier  ;  notre  coupe, 
alors,  grâce  au  talisman  qui  se  trouve  au  fond,  s'écrierait  : 
Souviens-toi  de  nous  ! 


22       LES    GRANDS    POETES    ROMANTIQUES  DE    LA    POLOGNE 

Cette  pièce  est  comme  une  élégie  :  les  poètes  russes 
avaient  le  pressentiment  que  l'hôte  divin  les  quitterait 
bientôt  pour  toujours.  Ils  devinaient  que  la  Providence 
allait  libérer  ce  jeune  homme,  le  prince  de  la  poésie 
slave  et  le  plus  illustre  représentant  des  lettres  dans 
l'Europe  orientale.  Mickiewicz  partait  alors  pour  sa 
dernière  étape  :  il  remontait  à  Pétersbourg,  «  la  ville 
du  ciel  vert  pâle,  du  froid  et  du  granit  ^  ».  Mais  il  ne 
devait  point  s'y  attarder.  Bientôt  il  voguerait  vers 
l'Occident.  Là,  il  reverrait  le  passé  dans  ses  rêves  : 
ivre  de  la  liberté  reconquise,  les  heures  mauvaises  elles- 
mêmes  lui  réapparaîtraient  enchantées  au  fond  de  la 
coupe  des  souvenirs  ;  il  y  boirait  le  vin  de  l'amitié  loin- 
taine et  «  les  larmes  des  jours  écoulés  ». 

Les  soupçons  qu'excita  la  publication  de  Konrad 
Wallenrod  le  décidèrent  en  effet  à  brusquer  les  choses 
et  à  lever  l'ancre.  1}  lança  ce  poème  dans  la  capitale 
des  tsars,  en  1826.  C'était  un  acte  d'une  dangereuse 
audace.  Sous  couleur  de  légende  et  de  fiction,  le 
poète  racontait  l'histoire  d'un  Lithuanien  qui  s'est 
glissé  chez  l'ennemi  pour  l'endormir  peu  à  peu,  gagner 
sa  confiance,  puis  le  trahir  et  l'accabler.  Heureusement, 
la  censure  n'aperçut  pas  l'idée  cachée  sous  le  voile  poé- 
tique. Mais  les  patriotes  polonais  eurent  le  coup  d'œil 
meilleur.  Ils  saisirent  fort  bien  le  sens  secret  de  Konrad 
Wallenrod.  Peu  à  peu,  les  bureaucrates  qui  avaient 
donné  Y  imprimatur  flairèrent  «  quelque  chose  »  dans 
cette  œuvre,  sans  toutefois  se  rendre  bien  compte  :  dé- 
fense fut  faite  aux  journaux  de  Pologne  de  parler  du 
livre.  Il  était  temps  que  Mickiewicz  songeât  à  quitter 
le  sol  russe.  Grâce  à  ses  amis,  il  obtint  un  passe-port 
et  s'embarqua,  le  15  mai  1829,  à  Cronstadt,  en  grande 
hâte. 

1.  Pouchkine. 


ADAM    MICKIEWICZ  23 

Il  était  sauvé.  Sa  grande  existence  de  héros  de  la 
poésie  et  de  la  liberté  se  transportait  à  l'ouest  de  l'Eu- 
rope, où  il  allait  prendre  part  à  ce  célèbre  mouvement 
romantique  dont  on  a  tant  parlé,  mais  dont  le  retentis- 
sement dans  Tordre  de  Faction  n'a  pas  été  suffisam- 
ment précisé  jusqu'ici  :  nous  croyons  combler  une 
lacune  en  mettant  mieux  en  lumière  ce  dernier  point, 
au  cours  des  pages  qui  vont  suivre  '. 


111 


DES  CONSEQUENCES  DU  MOUVEMENT  ROMANTIQUE 
EN  EUROPE  :  HÉROS  ET  VOYANTS  (1820-1848) 

Par  certains  côtés,  cette  période  de  vingt-huit  ans 
fut  unique  :  l'enthousiasme  et  la  grandeur  d'âme  y  su- 
rabondèrent. On  vit  rarement  tant  de  noblesse,  de  dé- 
sintéressement, de  chevalerie.  En  1792,  la  France  seule 
est  debout,  transfigurée  par  l'idée  nouvelle  :  de  1820 
à  1848,  le  dieu  intérieur  embrase  l'Europe  romantique. 

Ce  vocable  me  semble  résumer  non  seulement  l'âme 
et  le  verbe,  mais  encore  les  «  gestes2  »  magnanimes 
de  cette  glorieuse  époque.  On  a  disserté  à  perte  de  vue 
sur  le  mot  romantisme  ;  on  a  entassé  livres  sur  livres 
pour  l'interpréter.  Point  n'était  besoin  de  cette  abon- 
dante écriture.  Si  l'on  s'était  souvenu  que  la  littérature 

1.  Dans  son  ouvrage  intitulé  :  VEcole  romantique  en  France, 
Georges  Brandès  a  indiqué  les  conséquences  politiques  du  roman- 
tisme :  «  Tout  le  courant  romantique  français  »,  dit-il,  «  vient  se 
déverser  dans  la  révolution  de  1848  »  (p.  364,  traduction  A.  To- 
pin).  L'affirmation  de  Brandès  est  très  exacte.  Jenela  connaissais 
point  lorsque  j'écrivais,  en  1899,  le  chapitre  qui  suit. 

2.  Il  va  sans  dire  que  j'emploie  ici  ce  mot  au  sens  du  vieux 
français. 


24   LÉS  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

et  l'action  s'accompagnent,  se  pénètrent,  influent  Tune 
sur  l'autre,  on  n'eût  pas  ainsi  gâché  le  temps  à  d'inter- 
minables gloses  ;  surtout,  on  n'eût  pas  commis  l'erreur 
de  ne  prendre  le  terme  qu'au  sens  littéraire  et  de  ne 
voir  dans  le  romantisme  qu'un  retour  à  l'enivrement 
du  chant  et  de  la  pensée,  par  fatigue  de  l'action.  Loin 
de  se  satisfaire  d'un  jugement  aussi  superficiel,  l'on 
eût  procédé  à  la  façon  des  poètes-philosophes  :  s'éle- 
vant  du  vol  hardi  de  l'intuition  au-dessus  de  ce  tiers 
de  siècle,  on  l'eût  aperçu  d'un  coup  d'œil  et  dans  l'en- 
semble. Et  l'on  eût  jugé  que  l'activité  romantique  se 
déploya  magnifiquement  dans  toutes  les  directions,  se 
manifesta  par  les  plus  belles  œuvres  et  les  plus  beaux 
exploits,  fit  revivre  en  Europe  la  grande  poésie,  se 
consuma  d'efforts  en  faveur  des  nationalités  esclaves  et 
prépara  leur  délivrance. 

Creuser  notre  présente  assertion  sur  le  romantisme 
et  en  démontrer  la  vérité  dans  le  détail,  nous  n'y  son- 
geons point,  car  il  nous  faut  aller  vite,  et  nous  ne  pou- 
vons jeter  en  ce  chapitre  que  l'éclair  d'un  aperçu. 
Aussi  bien  cette  vue  nous  paraît-elle  indiscutable, 
car  elle  jaillit  de  l'histoire  générale  de  l'époque  et  des 
actes  de  ses  plus  illustres  représentants.  Dès  qu'on 
voit  à  l'œuvre  des  hommes  comme  Byron,  Mazzini,  Mi- 
chelet,  Quinet,  Lamennais,  Almeida  Garrett,  Kossuth, 
Petœfi  Sandor,  et  tant  d'autres  ;  dès  qu'on  remarque  à 
quel  point  leur  voix  est  puissante  sur  ces  nations  op- 
primées qu'elle  soulève,  et  combien  elle  encourage  ou 
suscite  les  fameuses  prises  d'armes  auxquelles  cer- 
tains d'entre  eux  volèrent,  brûlant  d'y  participer  de 
leur  présence  effective,  soldats  ou  chefs,  dictateurs  ou 
simples  insurgés,  plus  de  doute,  alors  :  on  est  fixé  sur 
l'essence  de  ce  temps.  Tètes  et  bras  sont  d'accord  et 
visent  au  même  but  :  l'affranchissement  des  peuples. 
C'est  Vesprit  chevaleresque  qui  venait,  non  plus  cette 


ADAM    MICKIEWICZ  25 

fois  au  service  de  la  religion,  mais  de  la  liberté  :  sous 
le  nom  de  romantisme,  il  rentre  en  scène  et  en  bataille, 
aussi  bouillant  qu'un  preux  des  croisades,  dressé  sur 
son  cheval  de  guerre. 

L'un  des  premiers,  Mickiewicz,  avec  son  coup  d'œil 
de  voyant,  perçut  et  définit  l'évolution  à  laquelle  il 
allait  prendre  part  :  dans  son  Essai  de  1824  sur  Byron, 
et  dans  son  Apologie  du  romantisme  de  1829,  il  pénétra 
le  nouvel  «  état  d'âme  »,  en  glorifia  la  genèse,  en  pré- 
vit le  développement.  Les  deux  écrits  dont  je  viens  de 
citer  le  titre  témoignent  d'une  intuition  étonnante,  mais 
je  n'y  veux  cueillir  qu'une  ou  deux  phrases  significa- 
tives, qu'il  importe  de  relier  entre  elles,  car  elles 
se  complètent  :  «  Ces  poètes  »,  dit-il  (il  parle  des 
romantiques  du  Moyen  Age),  «  puisaient  V inspiration 
dans  Vesprit  chevaleresque,  et  c'est  chez  eux  qu'il 
y  a  lieu  de  chercher  des  œuvres  strictement  roman- 
tiques     mais,    de    même    que,    dans    l'état    actuel 

de  V Europe,  nous  voyons  se  conserver  beaucoup  d'opi- 
nions, couver  beaucoup  de  sentiments  qui  datent  du 
Moyen  Âge,  de  même  les  œuvres  contemporaines  de 
différents  genres  portent  plus  ou  moins  V empreinte 
romantique.  »  Ces  dernières  lignes  sont  extraites  de 
X Apologie  du  romantisme  ;  dans  son  Etude  sur  Byron, 
il  avait  déjà  dit  :  «  Personne  na  mieux  représenté  que 
lord  Byron  les  tourments  de  ces  existences  anor- 
males qui  ont  marqué  le  passage  entre  le  XVIIIe  et 
le  XIXe  siècle,  ce  voyage  sans  but,  cette  recherche 
des  aventures  extraordinaires,  ces  élans  vers  un  avenir 
dont  on  n'avait  encore  aucune  idée.  »  En  1842,  l'on  se 
sera  fait  une  idée  nette  de  l'avenir,  la  voile  s'orientera 
vers  un  but  précis,  les  aventures  extraordinaires  auront 
revêtu  la  forme  d'insurrections  patriotiques  ou  répu- 
blicaines, la  voix  des  chefs  du  romantisme  partout 
retentira,  clairon  des  foules,  leur  existence,  loin  d'être 


26       LES   GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE   LA    POLOGNE 

individualiste  ou  anormale,  sera  devenue  sociale  ; 
l'illustre  poète,  qui  enseigne  maintenant  les  littératures 
slaves  au  Collège  de  France,  pourra  donc  ajouter, 
dans  sa  leçon  du  13  décembre  :  «  Chez  les  Grecs 
même,  la  véritable  poésie  ne  signifiait  autre  chose  que 
V  action.  Malheur  aux  poètes ,  s'ilsse  bornaient  seulement 
à  parler  :  c'est  alors  que  la  poésie  leur  jetterait  cette 
guirlande  de  feuilles  mortes  dont  ils  seraient  condamnés 
à  s'amuser  pendant  toute  leur  vie.  »  De  la  première  de 
ces  citations  à  la  dernière,  et  en  trois  phrases  de  syn- 
thèse, on  voit  le  chemin  parcouru  :  de  1820  à  1848,  du 
Lamartine  légitimiste  au  Lamartine  chef  du  Gouver- 
nement provisoire,  du  Victor  Hugo  du  Chant  du  Sacre 
à  celui  de  la  Constituante,  du  Lamennais  première 
manière  au  fougueux  adversaire  de  Rome,  du  Mickie- 
wicz  simple  poète  à  l'organisateur  des  légions  polo- 
naises d'Italie,  bref,  de  la  poésie  à  l'action,  toute  l'évo- 
lution de  l'Europe  romantique  aura  défilé  devant 
nous  *. 

Précisons  le  dessin  de  notre  esquisse,  isolons  l'époque 
d'un  contour  net,  appuyons  sur  quelques-uns  de  ses 
traits  particuliers. 

La  phase  romantique  avait  été  précédée  de  l'épopée 
révolutionnaire  et  de  l'épopée  impériale.  Mais  immé- 
diatement, une  différence  importante  va  distinguer  la 
période  nouvelle  des  deux  périodes  qui  l'ont  précédée. 


1.  C'était  une  évolution  fatale.  L'esprit  romantique  la  contenait 
en  germe.  Vainement  pourrait-on  entamer  là-dessus  une  discus- 
sion superficielle,  et  objecter  que  les  premiers  romantiques  alle- 
mands et  français  étaient  furieusement  réactionnaires  par  cer- 
tains côtés.  Ils  n'en  restaient  pas  moins  révolutionnaires  sans  le 
savoir,  puisqu'ils  préconisaient  «  une  sorte  de  lyrisme  furieux 
qui  ne  reconnaît  d'autre  règle  que  le  caprice  de  l'artiste  et  ap- 
pliquaient à  la  littérature  la  philosophie  de  Fichte».  De  tels  prin- 
cipes devait  surgir  cet  individualisme  sentimental,  poétique  et 
généreux,  qui  est  l'un  des  caractères  du  romantisme. 


ADAM    MICKIEWICZ  27 

Moins  grandiose  sans  doute,  moins  retentissante  du 
fracas  des  armes,  moins  tumultueuse  de  masses 
d'hommes  et  de  chocs  gigantesques  —  elle  les  domine 
de  sa  supériorité  littéraire.  Elle  recrée  le  grand  art.  Le 
lyrisme  reparaît,  plus  inspiré  qu'en  aucun  temps.  Cette 
époque  est  non  seulement  poétique,  mais  poète  ;  elle  a 
conscience  de  son  héroïsme  et  le  célèbre  ;  la  harpe  des 
bardes  accompagne  les  insurrections  de  la  liberté.  La 
Grèce  se  bat,  mais  Byron,  Shelley,  Victor  Hugo,  Casi- 
mir Delavigne  la  chantent.  L'Ode  à  la  jeunesse,  de 
Mickiewicz,  s'échappe  des  poitrines  polonaises  en  1830, 
et  tonne  dans  Varsovie  insurgée.  C'est  une  éloquence 
shakespearienne  que  celle  de  Kossuth  :  un  drame  se 
forgera  par  elle,  et  non  des  moindres,  celui  de  la 
Hongrie  levée  comme  un  seul  homme  en  1848,  à  l'appel 
du  dictateur,  et  engageant  contre  l'Autrichien  et  le 
Russe  une  véritable  lutte  de  géants.  Almeida  Garrett 
fait  le  coup  de  feu  contre  le  tyran  Dom  Miguel,  est 
proscrit,  se  réfugie  à  l'étranger  :  ce  soldat  de  la  cause 
libérale  est  en  même  temps  l'un  des  plus  grands  poètes 
et  l'un  des  plus  grands  orateurs  de  son  pays.  Chez 
nous,  Lamennais  prépare  l'explosion  de  1848  et  les 
journées  de  Juin  par  la  colère  sacrée  des  Paroles  d'un 
croyant  et  du  Livre  du  peuple,  ces  deux  apostrophes 
immortelles.  En  pleine  Angleterre  de  1840,  la  haute 
pensée  revêt  ses  méditations  d'images  poétiques  plus 
véhémentes  et  aussi  sublimes  qu'aux  jours  d'Elisabeth  ; 
dans  ce  pays,  le  plus  pratique  et  le  plus  industriel  du 
monde,  Carlyle  fouaille  la  bassesse  de  la  civilisation 
utilitaire,  lui  oppose  la  grandeur  des  périodes  pure- 
ment religieuses  et  morales,  érige  la  statue  des  vieux 
héros  conducteurs  de  peuples  :  ce  sévère  idéalisme 
frappe  ses  compatriotes  en  dépit  d'eux-mêmes  ;  ils 
écoutent  l'écrivain,  se  glorifient  de  lui,  l'investissent 
d'une  haute  autorité  intellectuelle.  Arrive  le  milieu  du 


28       LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

siècle,  et  le  romantisme  d'idées*,  battant  son  plein, 
étalera  l'impétueuse  poussée  de  ses  vagues  ;  le  Collège 
de  France  deviendra  la  tribune  de  l'Idéal  moral,  reten- 
tira de  l'enseignement  le  plus  élevé  et  le  plus  généreux 
qu'on  ait  vu  :  assisté  de  Quinet  adroite,  de  Mickiewicz 
à  gauche,  Michelet  pourra  dire  ajuste  titre  que,  lors  de 
sa  plus  fameuse  leçon,  professée  devant  un  auditoire 
composé  de  représentants  de  toutes  les  nationalités  mar- 
tyres, «  il  se  sentit  dans  la  poitrine  une  âme  :  celle  de 
l'Europe  ». 

Un  second  trait  de  la  noble  époque  romantique  est, 
en  même  temps  que  l'originalité  foncière  et  piquante 
des  tempéraments,  le  parfait  désintéressement  des 
cœurs,  l'absence  des  basses  convoitises,  des  désirs  de 
profit  personnel.  C'est  par  ce  désintéressement  que  ces 
enthousiastes  rejoignent  les  combattants  de  1792  et 
s'élèvent  au-dessus  des  lieutenants  de  Napoléon.  Le 
Corse  une  fois  empereur,  les  idées  de  la  Révolution 
passèrent  au  second  plan,  effacées  par  l'éclat  des 
batailles,  reléguées  derrière  le  souci  de  l'avancement 
et  des  dotations  :  beaucoup  d'anciens  volontaires  de  la 
République  ne  furent  plus  que  d'ambitieux  et  chamarrés 
soudards  ;  ils  ne  se  battirent  désormais  que  pour  se 

1.  J'appelle  ainsi  le  romantisme  créateur  d'idéal  moral,  par  op- 
position expresse  à  ce  romantisme  purement  esthétique,  qu'un 
jeune  philosophe  de  la  plus  haute  intelligence,  prématurément 
enlevé  aux  lettres,  Emile  Hennequin,  définissait  d'une  expression 
ingénieuse  en  le  dénommant  romantisme  versificateur.  Le  fait 
est  que  les  romantiques  se  scindèrent  presque  dès  le  début,  et 
qu'ils  allèrent  toujours  en  accentuant  la  différence  de  leurs  con- 
ceptions respectives.  Je  ne  vois  pas  qu'il  y  ait  eu  d'artistes  plus 
opposés  que  ces  deux  grands  artistes  :  Lamennais  et  Théophile 
Gautier.  Pour  dépeindre  comme  je  le  sens  le  romantisme  de 
beauté  verbale  et  d'art  pur,  qui  fut  celui  de  Gautier  et  de  ses  dis- 
ciples, je  proposerais,  quant  à  moi,  ce  vocable  qui  ne  prétend 
point  à  la  nouveauté,  mais  simplement  à  quelque  justesse  : 
Romantisme  delà  Tour  cV Ivoire. 


ADAM    MICKIEWICZ  29 

battre  et  parvenir  ;  un  seul  homme  absorba  tout  et 
tous,  à  l'avantage  de  son  grand  jeu  militaire  et  de  sa 
tyrannie. 

Mais,  à  partir  de  1813,  les  choses  ont  changé,  le  mot 
de  Gentz  se  vérifie  :  *  Le  mouvement  révolutionnaire, 
suspendu  en  France  par  Napoléon,  reprend  dans  les 
diverses  nationalités  européennes  lasses  de  réaction  et 
d'absolutisme.  »  Les  colères  que  les  rois  avaient  déchaî- 
nées contre  l'Empereur  font  volte-face  et  se  retournent 
contre  la  Sainte-Alliance.  «  Grandis,  liberté  allemande, 
au-dessus  de  nos  cadavres  !  »  s'était  écrié,  peu  avant  sa 
mort,  le  noble  Kœrner.  L'heure  des  peuples  est  venue, 
en  effet  :  la  rameur  européenne  s'accentae  d'année  en 
année  ;  l'insurrection  éclate  successivement  en  Grèce, 
en  Espagne,  en  Portugal,  en  Italie,  en  France,  en 
Pologne,  en  Belgique  ;  éteint  sur  un  point,  le  feu  se 
rallume  sur  l'autre  ;  les  chefs  romantiques  battent  de 
plus  en  plus  le  rappel  et  sonnent  le  tocsin  ;  et  l'année  1848 
verra  la  levée  de  boucliers  générale. 

L'amour  des  «  aventures  extraordinaires  »,  si  ancré 
dans  les  cœurs  napoléoniens  et  qu'exaltèrent  encore  les 
poèmes  de  Byron,  ne  cesse  donc  point  en  1815,  et  loin 
de  là  :  il  est  le  trait  d'union  entre  les  deux  périodes. 
Seulement,  il  ne  veut  plus  se  satisfaire  de  la  même 
façon  et  s'est  jeté  par  une  autre  route.  11  a  hâte  de 
devenir  bienfaisant,  utile.  Comme  il  n'y  a  plus  de  dic- 
tateur impérial,  d'héritier  renégat  de  la  Révolution 
pour  comprimer  les  volontés,  l'individualité  va  s'épa- 
nouir. Les  hommes  de  1820  déploient  librement  leur 
âme  avec  leur  drapeau,  la  laissant  parfois  flotter,  comme 
Byron,  poésie  au  vent  et  jusqu'à  l'excentricité  tapageuse, 
outrancière,  quitte  à  se  concentrer,  à  se  raidir  et  à  mourir, 
au  jour  de  la  bataille.  Le  jeu  s'est  fait  large,  on  peut 
donner  mille  formes  à  son  opposition  et  à  sa  fantaisie 
belliqueuse  :  chanter,  écrire,  invectiver,   professer  du 


30       LES   GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

haut  d'une  chaire  retentissante,  monter  sur  une  barri- 
cade, courir  d'insurrection  en  insurrection,  se  mouvoir 
au  milieu  des  conspirations,  des  émeutes,  des  appels  aux 
peuples,  des  exils,  de  la  lutte  sans  cesse  reprise  d'un 
bout  à  l'autre  de  cette  Europe  où  s'accentue  d'année 
en  année  le  règne  «  des  oppresseurs  et  des  banquiers i  »  ; 
où  l'on  voit,  dans  les  pays  absolutistes,  les  patriotes 
suspendus  aux  gibets  de  Nicolas  et  de  Metternich,  et, 
dans  les  contrées  libérales,  la  classe  bourgeoise  et  cen- 
sitaire, ;<  le  pays  légal  »,  uniquement  préoccupée  de  son 
monopole  électoral  et  de  ses  intérêts  économiques, 
n'ayant  cure  que  d'augmenter  ses  richesses  sous  l'égide 
de  rois  et  de  ministres  en  communion  étroite  avec  elle. 
Sur  ce  fond  terne  ou  sinistre  surgit  l'Aventure  roman- 
tique ;  elle  débouche  sans  cesse,  fonce  ici  ou  là,  nous 
cache  un  moment  la  platitude  des  prudhommes  et  la 
cruauté  des  autocrates,  chasse  de  nos  yeux  ces  visions 
monotones,  les  repousse  au  fond  de  la  scène  de  l'His- 
toire. Elle  affecte  quelque  chose  de  libre  et  d'éparpillé 
dans  l'allure  ;  autant  d'hommes  d'action,  autant  de 
«  corsaires  »,  d'indépendants  compagnons  ou  de  chefs 
de  bandes  dont  plus  d'un  2,  par  la  fantaisie  chevale- 
resque ou  la  sombre  audace,  les  raids  d'une  vaillance 
folle,  l'obstination  dans  les  coups  de  main,  l'inflexi- 
bilité des  convictions,  l'indomptable  courage,  ne  sera 
point  sans  offrir  quelque  analogie  avec  tel  ou  tel  capi- 
taine des  guerres  de  religion.  Mais  nul  d'entre  eux 
n'aura  le  sans-pitié  du  xvie  siècle,  sa  dureté  d'airain. 

1.  Mot  de  Krasinski. 

2.  Santa  Rosa,  Blanqui,  Barbes,  Bem,  Dembinski,  Garibaldi, 
Daniel  Manin,  etc.,  etc.  11  y  en  eut  tant  et  tant  !  Sans  doute, 
parmi  les  chevaliers  romantiques  de  l'aventure  et  de  l'action, 
certains  noms  retentirent  plus  que  d'autres.  Il  en  est  que  l'écho 
répète  encore.  Mais,  connus  ou  inconnus,  tous  furent  des  héros. 
Les  Polonais  se  montrèrent  particulièrement  épiques,  ainsi  qu'on 
le  verra  dans  le  chapitre  suivant. 


ADAM    M1CKIEWICZ  31 

L'intrépide  caractère  des  nouveaux  chevaliers  de  l'Aven- 
ture, adouci  par  leur  amour  des  hommes,  se  parera  de 
tendresse  et  de  générosité.  Leur  annonciateur  fut  Schil- 
ler. On  dirait  vraiment  qu'il  les  attendait  lorsqu'il  créa 
la  figure  du  marquis  de  Posa  dans  Don  Carlos,  celle  ae 
Max  Piccolomini  dans  Wallenstein,  et  enfin  les  person- 
nages de  Stauffacher  et  de  Rudenz  dans  Guillaume 
Tell.  C'est  ainsi  que  le  grand  artiste  prévoit  le  grand 
homme  d'action,  son  frère,  en  dessine  d'avance  l'image, 
et,  ce  faisant,  peut-être  le  suscite. 

Telle  fut  l'époque,  vue  à  vol  d'oiseau,  en  ses  grandes 
lignes  panoramiques,  en  ses  masses  de  lumière  et 
d'ombre.  Elle  fut  non  seulement  «  la  période  héroïque 
et  créatrice  du  xixe  siècle  »,  ainsi  que  la  définissait  en 
une  expression  d'une  absolue  justesse  le  regretté  poète 
Emile  Trolliet,  mais  une  des  périodes  héroïques  et 
créatrices  de  l'histoire  du  monde.  C'est  dire  qu'elle 
avait  un  centre,  un  foyer  :  et  voilà  qu'en  ce  centre,  en 
ce  foyer,  je  me  prends  à  ranger,  en  une  sorte  de 
cercle  idéal,  en  une  couronne  de  lumière  incandes- 
cente, un  petit  groupe  d'inspirés,  de  figures  essentiel- 
lement «  représentatives  »  de  ce  moment  des  siècles. 
Des  lèvres  ardentes  de  quelques  grands  poètes  irra- 
diera sans  cesse,  sur  les  «  iiancés  de  l'épée  '  »,  le 
verbe  qui  embrase  et  attise.  Oui,  c'est  du  verbe  poé- 
tique que  tout  sort  ici-bas,  c'est  là  la  source,  c'est  de 
là  que  jaillit  le  fleuve  de  feu  de  l'action.  C'est  bien 
souvent  dans  la  lecture  des  œuvres  de  Byron,  de 
Shelley,  de  Lamennais,  de  Mickiewicz,  de  Carlyle,  de 
Lamartine,  de  Victor  Hugo,  de  George  Sand,  c'est  au 
pied  des  chaires  de  Michelet  et  d'Edgar  Quinet  que  les 
héroïques  aventuriers  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure 
prirent  leur  élan  ou  retrempèrent  leur  courage  :  c'est 

1.  Je  reprends  une  expression  de  Kœrner. 


32       LES    GRANDS     POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA   POLOGNE 

des  quatre  vents  de  l'Esprit  qu'ils  reçurent  le  souffle 
et  la  flamme.  Héros  et  voyants  se  faisaient  écho,  se 
répondaient,  communiaient  non  seulement  dans  les 
mêmes  aspirations  et  dans  les  mêmes  désirs,  mais 
dans  la  même  idée  de  la  vie  :  ils  se  sentaient  ici-bas 
«en  mission»,  ainsi  que  l'écrivit  l'un  d'eux1;  et  ces 
spiritualistes,  ces  croyants  —  pour  les  définir  du  terme 
dont  un  autre  intitulait  le  plus  fameux  de  ses  livres2  — 
brûlaient  d'accomplir  le  mandat  d'en  haut. 

Et  voyez  avec  quelle  puissance  de  fournaise  il  se 
manifeste  au  style  de  ceux  qui  écrivirent,  à  quelle 
chaleur  intense  et  à  quel  éclat  fulgurant  on  le  recon- 
naît, le  signe  de  la  mission  inspiratrice,  l'ordre  reçu 
Je  Dieu  d'appeler  à  l'action,  aux  armes!  Comme  ils 
brûlent  tous  du  feu  qui  dévore  l'âme,  ces  grands  poètes 
de  la  poésie  ou  de  la  prose,  depuis  les  précurseurs, 
Rousseau,  Schiller,  Byron,  Shelley,  jusqu'à  ceux  de 
la  même  lignée  qui  suivirent  à  peu  de  distance  !  Ce 
caractère  s'accentua  même  chez  certains  de  ces  der- 
niers :  Carlyle,  Mickiewicz,  Lamennais,  Hugo,  Miche- 
let  surent  retrouver  cette  véhémence  d'inspiration  et 
de  prophétie  qu'on  eût  pu  croire  perdue  depuis  les 
âges  bardiques.  Ils  eurent  la  vision  brusque  et  sublime, 
l'apostrophe  qui  foudroie,  l'axiome  impérieux,  irréfra- 
gable. Ces  hommes  furent  les  descendants  des  géants 
d'autrefois,  des  bardes  du  Nord  ou  des  prophètes 
d'Orient  :  avec  eux  reparut  la  «fureur  poétique»,  le 
lyrisme  débordant  et  grandiose,  l'inspiration  imagée, 


1.  Mazzini.  Voici  ses  fortes  paroles  à  ce  sujet  :  «  L'antique  reli- 
gion de  l'Inde  avait  défini  la  vie:  contemplation;  le  christia- 
nisme :  expiation;  le  matérialisme  du  xvnr  siècle,  rétrogradant 
de  deux  mille  ans,  avait  répété  la  définition  païenne  :  la  vie  est 
la  recherche  du  bien-être  ;  moi,  je  dis  :  la  vie  est  une  mission.» 
{Lettres  intimes  de  Joseph  Mazzini.  1  vol.  Paris,  Perrin,  1895.) 

2.  Lamennais. 


ADAM    MICK1EWICZ  33 

désordonnée,  voceratrice,  le  verbe  de  tonnerre  et 
d'éclair.  Leur  tempérament  les  soulève  :  ils  aspirent  à 
vaticiner  devant  tous,  ils  annoncent  ce  qui  va  venir, 
ils  voudraient  s'adresser,  dans  la  tempête  de  l'enthou- 
siasme et  du  courroux,  au  peuple  assemblé.  L'un  de 
ceux  que  je  viens  de  citer,  Mickiewicz,  réinstaure 
même  pleinement  en  sa  personne  l'antique  modèle,  la 
haute,  la  surhumaine  figure  :  ses  compatriotes  l'en- 
tourent, et  voilà  que  l'inspiration  s'empare  de  son  âme, 
il  se  lève,  il  improvise  :  la  puissance  des  vers  qui 
s'échappent  alors  de  sa  poitrine  en  strophes  pressées 
et  brûlantes  est  si  incroyable,  que  «  certains  de  ceux 
qui  l'écoutent  pleurent,  d'autres  ont  des  spasmes  ner- 
veux, d'autres  tombent  évanouis A  ». 

...  Il  n'est  vision  qui  ne  se  dissipe  :  l'élite  roman- 
tique a  cessé  de  défiler  devant  mes  yeux,  elle  s'éloigne. . . 

...  En  ce  temps-là,  les  héros  vécurent  la  poésie  que 
les  voyants  créèrent  :  et  telle  qu'elle  fut,  cette  Poésie 
d'où  s'élança  l'Action  magnanime,  telle  qu'elle  fut  et 
telle  que  je  l'aurais  évoquée  dans  ces  pages  —  si  ma 
plume  avait  eu  la  puissance  d'évocation  qui  distingua 
les  génies  d'alors  —  je  dis  que  les  hommes  n'en  ont 
jamais  vu  de  plus  grande. 

1.  Ladislas  Mickiewicz,  Vie  d'Adam  Mickiewicz,  p.  197.  A  la 
page  60  du  même  ouvrage,  le  fils  du  poète  donne  encore  ce  dé- 
tail: «Il  eut  le  don  de  l'improvisation  à  un  degré  extraordinaire, 
mais  il  défendait  qu'on  tînt  la  plume  lorsqu'il  parlait,  car  cela 
paralysait  son  inspiration.  » 


34       LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 


IV 


LA  POLOGNE  DE  1830  I  GUERRIERS,  POETES,  AMAZONES, 
CHEVALIERS  ERRANTS 

Il  n'est  pas  indispensable  que  je  raconte  par  le  menu 
les  pérégrinations  de  Mickiewicz  à  travers  l'Europe 
pendant  les  années  1829  et  1830.  Les  poètes  ont  soif 
de  voyages,  car  le  voyage  est  une  source  inépuisable 
d'extases.  Sous  la  baguette  féerique  des  sensations 
nouvelles,  surgies  à  tous  les  coins  de  rue  d'une  cité 
célèbre,  où  bientôt  la  magie  du  passé,  des  ruines  et 
de  l'histoire,  vous  enivre  ainsi  qu'un  breuvage  ou 
qu'un  songe  ;  en  présence  d'un  chef-d'œuvre  de  musée, 
parmi  les  salles  d'un  palais,  ou  sur  la  terrasse  qui  com- 
mande un  incomparable  site;  au  pied  de  la  statue 
d'un  grand  homme  ou  devant  quelque  apparition  fémi- 
nine, irrésistible  de  noblesse  et  de  grâce,  entrevue  à 
la  promenade,  ou  contemplée  dans  le  monde,  ou  des- 
cendant lentement  les  marches  d'une  église,  —  au  sré 
des  mille  enchantements  de  la  vie  errante,  les  poètes 
ne  cessent  de  s'arrêter  ravis,  perdus  comme  dans  une 
musique:  leur  âme  n'est  plus  que  mélodie  et  que  rêve. 
La  fraîcheur  des  visions  éveille  en  eux  un  divin  cris- 
tal :  et  l'écho  du  monde  extérieur  y  résonne,  en  notes 
lumineuses... 

Ainsi  se  promena  le  barde  polonais,  de  Berlin  à 
Weimar,  et  de  Weimar  à  Bonn,  à  Coblentz,  à  Heidel- 
berg,  à  Strasbourg,  à  Venise,  et  à  Rome.  Il  faudrait  — 
si  ce  n'était  impossible  dans  un  Essai  —  donner  de 
nombreux  détails  sur  son  passage  à  Weimar  et  à 
Venise.   11  voyageait  avec  son  compatriote    Edouard 


ADAM    MICKIEWICZ  35 

Odyniec,  dont  les  lettres  remarquables  font  partie  de 
la  littérature  polonaise.  Weimar,  c'était  pour  les  deux 
Polonais,  comme  pour  beaucoup  d'Européens  d'alors, 
«la  capitale  de  la  poésie  »,  puisque  c'était  Goethe 
encore  vivant;  Venise,  c'était  Venise,  et  puis  c'était  le 
souvenir  de  Byron  :  ces  deux  villes  rappelaient  à 
Mickiewicz  les  plus  fortes  émotions  littéraires  de  sa 
première  jeunesse. 

A  Weimar,  ils  trouvèrent  le  patriarche  conforme  à 
sa  légende.  Laissons  parler  Odyniec  : 

Il  a,  sans  exagération,  quelque  chose  d'olympien,  la 
taille  haute,  des  formes  amples,  le  visage  grave,  imposant, 
et  le  front...  c'est  précisément  le  front  qui  est  olympien. 
Sans  diadème,  il  brille  de  majesté.  Les  cheveux,  pas  trop 
blancs,  se  font  rares  au-dessus  du  front.  Les  yeux,  couleur 
de  bière,  clairs  et  vifs,  se  distinguent  encore  par  une  par- 
ticularité, c'est  une  bordure  qu'on  dirait  émaillée  et  qui 
entoure  chaque  prunelle.  Adam  Ta  comparée  à  l'anneau 
de  Saturne.  Nous  n'avons  rien  vu  de  pareil  chez  personne. 

Pendant  un  dîner  auquel  les  deux  amis  furent  priés 
chez  la  belle-fille  de  Goethe,  en  l'honneur  de  l'anniver- 
saire de  l'illustre  vieillard,  ils  se  sentirent  dominés 
par  cette  conversation  des  cimes,  grandiose  et  un  peu 
froide,  où  se  plaisait  le  roi  des  lettres  européennes  : 

Gœthe,  écrit  encore  l'ami  de  Mickiewicz,  me  domine 
aujourd'hui  comme  le  colosse  de  Rhodes,  un  pied  sur  la 
vérité,  l'autre  sur  la  poésie  ;  et  mes  pauvres  pensées,  comme 
les  vagues  agitées  par  le  vent,  tourbillonnent  devant  lui, 
sans  que  je  puisse  même  me  le  représenter  clairement,  ni 
le  saisir.  Je  cherche  sous  le  poète  le  devin,  sous  le  philo- 
sophe l'idée  et  la  vérité,  sous  l'homme  le  cœur  et  l'esprit. 
Je  cherche  en  lui  ce  que  je  vois  en  Adam  ;  ma  vue  se  voile 
et  ma  tête  se  trouble,  lorsque,  en  me  questionnant,  je  ne 
peux  dire  de  lui  en  conscience  ce  que  je  pense  d'Adam. 
Est-ce  que,  chez  Gœthe,  comme  chez  le  colosse  defRhodes, 


36       LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

la  tête  seule  serait  éclairée  de  cette  lumière  qui  permet  de 
contempler  sa  gigantesque  hauteur,  mais  qui  n'élève  pas 
plus  haut  le  regard  du  spectateur? 

Odyniec  se  trompe  :  il  ne  situait  pas  encore  Gœthe 
assez  haut  dans  l'espace.  Gœthe  était  semblable  au 
condor  de  Leconte  de  Lisle, 

Qui  dort  dans  l'air  glacé,  les  ailes  toutes  grandes. 

Ce  feu  qui  embrase  autour  de  soi,  qui  tantôt  élec- 
trise  et  tantôt  éblouit  jusqu'à  la  stupeur,  qui  tient 
de  l'éclair  et  du  simoun  (on  va  voir  tout  à  l'heure 
à  quel  point  ces  images  sont  exactes),  Odyniec  avait 
raison  de  le  sentir  chez  son  compatriote.  Mickiewicz 
représentait,  lui  aussi,  la  poésie  immortelle,  mais  la 
poésie  de  la  flamme  et  de  la  chaleur,  et  non  point  la 
Muse  à  la  calme  attitude,  au  trône  dressé  dans  la 
lumière  d'argent  des  sommets.  David  d'Angers  se 
trouvait  en  ce  moment  à  Weimar;  il  s'enthousiasma 
du  poète  polonais  et  entreprit  de  modeler  son  médail- 
lon :  il  le  pria  seulement  de  réciter  des  vers  pendant  la 
pose.  Adam  déclama  son  Faris,  dédié  au  comte  Wen- 
ceslas  Rzewuski,  qui  vivait  en  Orient,  au  milieu  de 
tribus  arabes  dont  il  était  devenu  l'émir  : 

Qu'il  est  heureux,  l'Arabe,  lorsqu'il  lance  son  coursier  du 
haut  d'un  rocher  dans  le  désert,  lorsque  les  pieds  de  son 
cheval  s'enfoncent  dans  le  sable  avec  un  bruit  sourd, 
comme  l'acier  rouge  qu'on  trempe  dans  l'eau  !  Le  voilà  qui 
nage  dans  l'Océan  aride  et  coupe  les  ondes  sèches  de  sa 
poitrine  de  dauphin.  Plus  vite  et  plus  vite,  déjà  il  effleure  à 
peine  la  surface  des  sables,  déjà  il  s'élance  dans  un  tour- 
billon de  poussière.  11  est  noir,  mon  coursier,  comme  un 
nuage  orageux.  Il  étale  au  vent  sa  crinière  d'autruche,  et 
ses  pieds  blancs  jettent  des  éclairs.  Forêts,  montagnes,  place, 
place  ! 


ADAM    MICKIEWICZ  37 

«  Sublime»,  s'écria  David  d'Angers,  et  pendant  que 
Mickiewicz  déroulait  la  suite  des  strophes,  il  exécuta 
sa  remarquable  effigie  du  poète.  «Tout  à  coup  le  mé- 
daillon, jusqu'alors  invisible»,  raconte  Théodore  Pavie, 
qui  assistait  à  la  scène,  «  se  tourne  de  notre  côté!  C'est 
bien  Adam  Mickiewicz,  ses  tempes,  jeunes  encore,  déjà 
sillonnées  par  l'orage;  la  fierté  de  sa  lèvre,  son  œil  bleu 
qui  semblait  noir,  cette  expression  rêveuse  où  l'inspi- 
ration du  poète  et  la  foi  du  croyant  confinaient  à  l'enthou- 
siasme pour  la  patrie.  » 

Bien  que  la  scène  qui  précède  ait  été  révoquée  en 
doute  par  le  fils  du  poète4,  on  peut,  en  somme,  l'ad- 
mettre. L'anecdote  qui  suit  est  plus  étrange  et  nos 
aïeux  l'eussent  prise  pour  un  conte  de  sorcellerie  : 

Le  27  août  1829,  veille  de  la  fête  de  Gœthe,  dit  Holtei 
dans  ses  Mémoires,  je  me  trouvais  à  Weimar.  Dans  une 
soirée  donnée  par  Mme  Ottilie  de  Gœthe,  j'assistai  à  un  fait 
qui,  je  dois  le  confesser,  me  jeta  dans  un  profond  étonne- 
ment.  Mickiewicz  fit  circuler  parmi  les  dames  et  les  jeunes 
filles  un  plat  sur  lequel  chacune,  à  son  gré,  pouvait  dépo- 
ser sa  bague,  mais  sous  la  condition  de  l'avoir  toujours 
portée  pendant  plusieurs  années  sans  l'ôter.  Lorsqu'une 
quantité  de  bagues  eût  été  ainsi  entassée  pêle-mêle,  Mickie- 
wicz alla  dans  un  coin,  les  considéra  attentivement,  et, 
tout  à  la  ronde,  les  rendit  une  à  une  à  leurs  propriétaires 
qui  lui  étaient  complètement  inconnues,  en  devinant  en 
même  temps  le  nom  de  baptême  et,  je  crois  aussi,  l'âge  de 
chacune.  Il  était  devenu  pâle  comme  la  mort,  et  des 
gouttes  de  sueur  perlaient  sur  son  front.  Maintenant, 
chaque  fois  que,  dans  les  feuilles  françaises,  son  nom  se 
trouve  mêlé  à  des  contes  incroyables,  soudain  le  pâle  cher- 
cheur de  bagues  de  Weimar  réapparaît  devant  moi. 

1.  Mélanges  posthumes  d'Adam  Mickiewicz.  M.  Ladislas 
Mickiewicz  croit  que  son  père  ne  se  serait  point  prêté  à  cette 
sorte  de  récitation  théâtrale.  Pourquoi  pas?  Un  statuaire  peut 
être  curieux  de  retrouver  l'action  lyrique  surles  traits  d'unpoète, 
et  celui-ci  se  prêter  sans  «cahotinage  »  à  ce  genre  de  pose. 


38       LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGiNE 

Cet  esprit  de  divination  fantastique,  de  rêverie 
voyante,  accompagnait  partout  Mickiewicz,  et  je  tiens 
à  en  citer  un  dernier  témoignage.  Le  poète  est  cette  fois 
à  Venise  avec  Odyniec,  et  celui-ci  raconte  d'une  façon 
délicieuse  leur  rêverie  sous  la  lune  : 


Le  crépuscule  tombait  tout  à  fait  quand  nous  débar- 
quâmes sur  la  rive.  Nous  étions  partis  exprès  si  tard  pour 
contempler  au  clair  de  lune  ce  lieu  aux  poétiques  rémi- 
niscences d'outre-tombe.  La  lune,  en  effet,  ne  nous  faussa 
pas  compagnie.  Elle  était  dans  son  plein.  Au  coucher  du 
soleil,  elle  se  dessinait  déjà  sur  le  firmament,  mais  timide 
et  pale  comme  une  jeune  fille  à  la  porte  d'une  salle  de  bal  ; 
à  peine  le  soleil  couché,  elle  fut  aussi  rayonnante  qu'une 
jeune  fille  qui  danse,  et,  lorsque  nous  mîmes  pied  à  terre, 
elle  illumina  successivement  devant  nous  d'abord  la  rive 
sablonneuse  et  plate,  puis  des  champs  verdoyants  et  des 
arbres,  ensuite  une  série  de  légers  monticules  et  une  nou- 
velle étendue  de  sables  ;  enfin,  par  delà,  non'pluslalagune, 
mais  la  pleine  mer.  L'Adriatique  paraissait  tranquille  et 
unie  comme  un  miroir,  et  cependant  le  sourd  grondement 
des  vagues,  sans  doute  à  raison  de  la  marée  montante,  se 
répercutait  le  long  du  rivage,  au  milieu  du  calme  de  la  nuit 
que  nul  autre  bruit  et  pas  même  un  souffle  de  vent  ne 
troublait.  Tout  à  coup,  du  côté  de  la  ville,  commença  à 
nous  arriver  le  tintement  des  cloches  sonnant  l'Angelus. 
Nous  étions  sur  un  monticule  dominant  la  plaine  où  sans 
doute  caracola  souvent  Byron.  Je  restais  assis  à  terre. 
Adam  se  tenait  debout,  appuyé  contre  un  arbre.  Je  voyais 
à  son  visage  le  sérieux  de  ses  pensées.  Tout  à  coup,  il 
appuya  sa  main  sur  mon  épaule,  et,  me  regardant  dans  les 
yeux,  il  me  demanda  :  «  Sais-tu  qui  est  avec  nous?  »  Sans 
ôter  sa  main  de  dessus  mon  épaule,  il  continua  à  parler. 
Ce  qu'il  dit,  je  ne  l'oublierai  jamais,  mais  je  regrette  sin- 
cèrement de  n'être  pas  en  état  de  le  répéter.  Il  s'agissait 
de  Byron  et  de  Napoléon,  les  deux  noms  de  notre  siècle. 
«  Tous  deux,  disait-il,  avaient  conscience  de  leur  mission 
dans  une  société  souillée  par  le  xvme  siècle.  Tous  deux  dé- 
testaient le  mal  qu'ils  voyaient  autour  d'eux  et  pressen- 


ADAM    MICK1EWICZ  39 

taient  le  bien  vers  lequel  ils  auraient  dû  guider  les  hommes. 
Ayant,  chacun  dans  sa  sphère,  la  force  nécessaire,  ils  ne 
remplirent  ni  l'un  ni  l'autre  leur  mission,  parce  que  le  sen- 
timent de  leur  force,  comparée  à  celle  d'autrui,  enfanta  en 
eux  un  orgueil  qui  tua  l'amour,  seul  capable  de  vaincre 
le  mal.  Byron  ne  fit  qu'irriter  et  Napoléon  que  piétiner  le 
mal  que  tous  deux  devinaient  au  sein  de  l'humanité  et  vou- 
laient extirper.  Mais,  tôt  ou  tard,  d'autres  envoyés  viendront 
qui,  avec  autant  de  lumière  et  de  force  qu'eux,  mais  dans 
un  autre  esprit,  esprit  d'amour  et  d'humanité,  pousseront 
plus  loin  leur  œuvre,  car,  si  cette  œuvre  sera  jamais  ache- 
vée avant  la  fin  du  monde,  c'est  ce  qu'est  seul  à  savoir  Celui 
qui  est  lui-même  cet  Esprit  et  qui  en  a  donné  l'exemple  au 
monde.  > 

Ainsi  passaient  les  heures  de  songe  fécond,  d'entre- 
tien avec  les  hommes  et  les  choses  de  l'univers  visible 
et  du  monde  d'outre-tombe.  Sa  dernière  année  d'in- 
souciance et  d'ivresse,  Mickiewicz  la  passa  à  Rome, 
en  1830.  «  Etre  à  Rome,  disait-il,  c'est  le  lot  d'un  petit 
nombre.  Dans  ma  jeunesse,  j'osais  à  peine  y  penser.  » 
Il  y  vivait  au  milieu  des  artistes  et  dans  la  plus  bril- 
lante société  mondaine.  Il  visitait  l'atelier  de  Thorwald- 
sen  et  celui  d'Horace  Vernet;  il  fréquentait  chez  la 
princesse  Zénaïde  Voikonsky,  chez  Mme  de  Klustine, 
chez  ses  compatriotes  le  comte  et  la  comtesse  Ankwicz, 
dont  il  faillit  épouser  la  fille.  Il  étudiait  en  détail  et 
avec  amour  la  Ville  Eternelle.  «Rome,  écrivait-il  plus 
tard,  est,  après  Nowogrodek  et  Vilna,  l'unique  ville 
que  je  connaisse  beaucoup  mieux  que  Paris.  » 

La  réalité  —  et  quelle  terrible  réalité!  —  l'arracha 
brusquement  au  rêve.  Le  29  novembre  1830,  éclatait  à 
Varsovie  la  grande  insurrection  patriotique^  Deux  jours 
auparavant,  le  barde  l'avait  pressentie.  11  avait  éprouvé 
tout  d'un  coup  un  saisissement  douloureux  et  écrit  les 
sombres  strophes  :  A  la  mère  polonaise .  Il  ne  put  tou- 
tefois partir  assez  tôt  ni  prendre  part  à  cette  lutte  de 


40   LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

géants  de  près  d'une  année.  Son  ami,  le  poète  Etienne 
Garczynski,  lui  avait  emprunté  son  dernier  argent  pour 
courir  s'enrôler  dans  les  rangs  des  volontaires  pozna- 
niens  ;  et,  depuis,  la  Romagne  soulevée  interceptait 
presque  toute  communication.  Il  se  morfondit,  n'arriva 
à  Dresde  que  le  19  avril  1831,  ne  put  passer  la  fron- 
tière, et  ne  vit  que  du  bord,  en  spectateur  atterré,  l'une 
des  plus  navrantes  défaites  de  son  pays  :  après  une 
série  de  victoires  et  de  revers,  les  Polonais  furent  écra- 
sés par  les  Russes,  Varsovie  emportée  d'assaut,  une 
partie  de  l'armée  nationale  refoulée  sur  les  territoires 
de  Prusse  et  d'Autriche  où  elle  déposa  les  armes  ; 
l'émigration  et  la  dispersion  par  le  monde  allaient 
commencer... 

Regardons  d'un  peu  près  cette  formidable  levée  de 
boucliers  et  ses  conséquences,  cette  épopée  à  laquelle 
participèrent  jusqu'à  des  enfants  de  quinze  ans  :  le  spec- 
tacle en  vaut  la  peine.  Elle  est  unique  dans  l'histoire  du 
noble  peuple,  cette  date  de  1830... 

Voici  que  je  feuillette  l'ouvrage  publié  par  Strasze- 
wicz  en  1832  :  Polonais  et  Polonaises  de  V Insurrection. 
Je  lis  le  texte  et  regarde  les  figures  :  la  vision  m'en- 
vahit, me  pénètre,  le  temps  héroïque  m'apparaît!  Le 
voilà,  ce  peuple  que  Napoléon  appelait  «le  vaillant 
peuple»,  ce  peuple  de  paladins  qui  fut  le  rempart  de 
l'Europe  pendantplusieurs  siècles,  le  voilà  levé  en  masse 
et  en  grand  apparat  militaire,  ceint  et  raidi  de  pied  en 
cap  pour  un  surhumain  effort!  Qu'ils  sont  imposants, 
ces  portraits  de  sénateurs  et  de  nonces,  de  généraux, 
de  chefs  d'insurgés,  et  ces  amples  manteaux  qui  drapent 
l'uniforme  avec  une  grâce  cavalière  î  À  la  ceinture,  les 
crosses  haut  montantes  de  deux  pistolets  s'arrondissent 
sur  la  tunique  sanglée  comme  une  taille  de  femme;  la 
cravate  de  1830  s'enroule  à  larges  plis  autour  du  col. 
Certains  visages  sont  rasés  :  d'autres  ont  de  grandes 


ADAM    MICKIEWICZ  41 

chevelures  et  de  puissantes  moustaches  retombantes. 
Je  distingue  l'extraordinaire  beauté  du  comte  César 
Plater,  un  visage  de  vierge  guerrière;  je  l'avais  pris 
d'abord  pour  sa  cousine  Emilie,  l'amazone  lithuanienne, 
commandant  d'insurgés,  «morte  en  regardant  ses 
armes».  Le  comte  César  a  les  cheveux  bouclés;  ses 
traits,  d'une  délicatesse  étrange,  se  virilisent  dans  la 
pose,  tout  liers  de  leur  expression  mâle;  un  buste  évasé, 
merveilleux,  achève  l'image  de  cet  être  qu'on  croirait  un 
personnage  de  Shelley,  quelque  Laon*  libérateur  des 
peuples,  une  figure  de  lumière  et  de  légende. 

Raconter  ici  les  batailles  polonaises?  Ne  le  croyez 
point,  ce  n'est  pas  là  mon  plan,  c'est  simplement  la 
bravoure  inouïe  de  ce  peuple  que  je  voudrais  montrer. 
Voici  d'abord  les  vieux,  les  grognards  de  l'épopée  impé- 
riale :  «  Sowinski,  âgé  de  quatre-vingts  ans,  s'empara 
du  fusil  d'an  soldat  tué,  et,  faisant  feu  jusqu'à  sa  der- 
nière cartouche,  il  se  laissa  acculer  dans  une  petite 
église  où  il  lutta  à  la  baïonnette  jusqu'au  moment 
où  il  tomba  percé  de  six  coups.  L'œil  de  ce  vieillard 
sans  jambes  et  d'une  stature  de  géant  (dit  un  officier 
russe)  était  encore  animé  du  désir  de  la  vengeance  : 
ses  traits  respiraient  l'héroïsme,  et  nos  soldats,  en  pas- 
sant devant  ce  cadavre,  ne  pouvaient  se  défendre  d'un 
sentiment  de  respect  et  d'admiration.  »  Aux  jeunes, 
maintenant  :  «  Le  25  février,  Mycielski  est  atteint  d'un 
biscaïen  qui  lui  enlève  trois  doigts  de  la  main  gauche. 
A  quelques  minutes  de  là,  une  balle  le  frappe  au  pied 
et  lui  fait  une  grave  blessure.  Il  arrache  sa  cravate, 
bande  lui-même  sa  plaie  et  se  précipite  sur  une  bat- 
terie russe.  Déjà,  il  avait  tué  de  sa  main  plusieurs 
artilleurs  et  il  enclouait  le  premier  canon,  lorsqu'arrive 
un  nouvel  éclat  de  mitraille  qui  lui  fracasse  la  mâchoire. 
Un  dernier  coup  de  canon  l'achève.  Il  était  d'une  force 

1.  Poèmes  de  Shelley.  Laon  and  Cythna. 


42   LES  GKAMDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

de  corps  extraordinaire.  »  Ces  lignes  sont  de  la  vie 
réelle  :  il  semble  déjà  que  nous  en  sortions  et  que  nous 
soyons  dans  une  autre  planète  guerrière  avec  le  colo- 
nel Jules  Malachowski,  le  jeune  héros  mystique  âgé 
de  vingt-neuf  ans,  un  de  ces  visages  au  galbe  antique, 
éclairé  d'yeux  noirs  où  se  reflétait  la  passion  des 
grandes  choses.  «  Une  mélancolie  vague  lui  faisait 
fuir  à  dix-huit  ans  ce  qu'à  cet  âge  recherchent  les 
autres.  »  La  vie  d'orage  et  d'éclair  qu'il  appelait,  il  la 
trouva  dix  ans  plus  tard  ;  et  c'est  lui  qui,  les  cartouches 
épuisées,  bondit  à  la  tête  de  ses  chasseurs  et  saisit  la 
faux  d'un  soldat  tué  à  ses  côtés  :  «  A  moi,  camarades, 
c'est  avec  cette  arme  que  Kosciuszko  combattait  et 
triomphait!  A  moi,  camarades,  en  avant!  »  Sa  voix  ton- 
nait; «il  avait  l'air  d'un  ange  de  mort  moissonnant 
autour  de  lui».  Hélas!  quelques  minutes  après,  il  était 
fauché  lui-même  par  un  rival  invisible  et  jaloux,  par 
Azraël  l'exterminateur... 

Montons  d'un  degré  encore  dans  la  féerie  des  batailles 
avec  l'émir  Tadj-ul-Fekher,  je  veux  dire  le  comte  Wen- 
ceslas  Pizewuski,  en  l'honneur  duquel  Mickiewicz  avait 
composé  son  Faris 1 .  L'émir  Wenceslas  est  un  véritable 
héros  de  rêve.  Il  semble  une  apparition  fantastique  et 
splendide  :  il  étincelle  et  passe,  vision  équestre  envolée 
dans  la  lumière  d'argent...  Oh!  ne  regardez  plus  ce 
tourbillon  de  vapeur  lumineuse,  là-bas,  car  s'ils  ont 
déjà  fui,  le  glaive  et  le  regard  de  cet  archange  des 
steppes,  la  vision  merveilleuse  en  vous  s'est  fixée,  je 
vous  le  dis,  et  ne  cessera  désormais  de  vous  trembler  au 
cœur. 

C'était  en  Ukraine  qu'était  né  cet  ardent  chevalier 
romantique,  assoiffé  d'aventures  extraordinaires,  et 
dans  la  personne  duquel  on  allait  voir  s'accentuer  jus- 

1.  Faris  veut  dire  en  arabe  chevalier. 


ÀDÀM    MÎCKIEWICZ  43 

qu'au  plus  vif  relief  le  type  éclatant  et  fougeux  de  la 
vieille  noblesse  de  Pologne.  Comme  il  arrive  aux  héros 
du  genre  byronien,  une  fatalité  pesa  sur  sa  naissance 
et  sur  la  première  partie  de  sa  vie.  Il  était  le  fils  d'un 
des  trois  magnats  néfastes,  d'un  des  traîtres  qui  écra- 
sèrent dans  l'œuf  la  renaissance  de  leur  pays,  rejetèrent 
la  Constitution  du  3  mai,  annihilèrent  par  leur  confédé- 
ration sacrilège  les  efforts  de  la  Diète  et  des  patriotes 
de  Varsovie.  C'est  en  1792,  à  Targowitza,  bien  plus 
qu'à  Pétersbourg  et  à  Berlin,  que  fut  signé  par  les  mains 
les  plus  criminelles  le  second  des  démembrements  de 
la  Pologne.  Marqué  d'opprobre  à  jamais,  le  comte 
Séverin  Rzewuski  s'en  fut  à  Vienne.  Il  s'y  établit,  et 
voulut  que  son  fils  prît  du  service  dans  les  rangs  autri- 
chiens. Wenceslas  se  battit  donc  contre  ses  compatriotes, 
en  1809,  c'est-à-dire  l'année  même  de  la  plus  brillante 
des  campagnes  que  firent  les  Polonais  pendant  les 
guerresnapoléoniennes,  sous  les  ordres  dePoniatowski. 
Pour  comble,  il  était  malheureux  à  son  foyer  ;  son  père 
l'avait  marié  à  une  Lubomirska,  fille  de  la  princesse  guil- 
lotinée à  Paris  pendant  la  Terreur  ;  et  il  souffrait  de  l'es- 
prit étroit  et  sec  de  sa  femme.  Telle  était  la  vie  de  honte, 
de  trahison,  et  de  misères  domestiques,  où  le  Destin 
semblait  enchaîner  ce  jeune  homme  doué  de  la  plus 
brillante  fantaisie  guerrière,  dévoré  du  besoin  d'exploits 
incomparables  ! 

Mais  il  était  né  dans  l'Ukraine  de  Mazeppa  :  comme 
l'hetman  légendaire,  il  était  de  ceux  dont  les  liens 
tombent  et  qui  «  se  relèvent  rois  ».  Tout  d'un  coup,  if 
rompit  ses  entraves,  quitta  l'Europe,  vola  vers  l'Orient. 

11  apparut  en  Arabie,  et,  de  sa  seule  présence, 
éblouit  le  désert.  Cavalier  incomparable,  centaure  et 
guerrier,  les  nomades  le  regardèrent  comme  un  demi- 
dieu.  Pleines  d'admiration  et  d'amour,  douze  tribus 
l'élurent  pour  chef   sous   le  nom  de  Tadj-ul-Fehher 


44       LES    GRANDS    POÈTES   ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

(Couronne  de  Gloire).  Il  vécut  pendant  des  années  à  leur 
tête,  enfin  libre  et  prince,  «  respirant  de  toute  la  lar- 
geur de  ses  poumons,  regardant  de  toute  l'étendue  de 
sa  vue,  secouant  au  vent  la  crinière  d'autruche  de  son 
coursier,  dont  le  front  noir  portait  une  étoile,  dont  les 
pieds  blancs  jetaient  des  éclairs  ».  Poésie  vivante  et 
vivant  symbole  de  son  pays,  d'une  chevalerie  si  fou- 
gueuse, à  l'élan  si  romanesque  ;  brûlé,  en  outre,  de 
l'ardeur  infinie  de  son  extraordinaire  époque,  consumé 
de  passion,  d'inquiétude  et  de  rêve,  idéaliste  et  mys- 
tique jusqu'à  l'impossible,  soulevé  par  le  désir  inex- 
tinguible, par  l'aspiration  sans  limites,  il  était  vrai- 
ment le  frère  de  ces  grands  inspirés  de  Pologne  qui 
devaient  le  célébrer  dans  leurs  chants;  il  eût  souhaité, 
comme  eux,  «  d'étreindre  de  ses  bras  l'univers,  pendant 
que  sa  pensée  s'élancerait  comme  une  flèche,  toujours 
plus  haut  et  plus  haut,  jusque  dans  l'abîme  du  ciel  ». 
On  dit  que,  dans  cet  Orient  fasciné  de  sa  valeur  et 
du  galop  de  son  cheval,  une  jeune  fille  vint  à  l'aimer 
d'un  amour  plus  fort  que  la  mort.  Ils  se  voyaient  en 
secret.  Elle  avait  un  poignard  au  manche  d'or  fin  ;  une 
nuit,  il  la  pria  de  lui  laisser  cette  arme  en  souvenir, 
car  il  allait  s'éloigner  pour  toujours.  «  Oh!  si  tu  pars, 
rends-moi  ce  poignard,  dit-elle,  car  je  veux  me 
tuer.  »  —  «  Adieu,  fille  du  désert,  vis  de  longues 
années.  Ton  poignard  me  mettra  au  tombeau.  Lorsque 
ce  désert  aura  englouti  tout  mon  passé,  lorsque  la  vie 
me  pèsera,  je  me  tuerai.  J'ai  une  âme  sauvage.  11  me 
faut  un  poignard,  il  me  faut  prendre  avec  moi  ton 
poignard  '.  »  Puis,  comme  son  cheval  allait  l'em- 
porter loin  de  la  délaissée,  il  voulut  jeter  un  dernier 
regard  vers  le  perron  du  harem  :  alors,  la  douleur 
l'écrasa,  car  elle  n'y  était  plus,  mais,  au-dessous  de  sa 

1.  Poésies  de  Slowacki.  Duma  sur  Wenceslas  Rzewuski. 


ADAM    MICKIEWICZ  45 

fenêtre,  l'eau  s'était  refermée  sur  un  corps  de  femme 
dont  le  voile  flottait  sur  l'étang... 

La  fin  du  cavalier  magique  ne  mentit  point  à  sa  vie  : 
elle  acheva  la  merveille  et  couronna  le  poème.  En  1831, 
il  reparut  en  Ukraine,  leva  un  escadron  de  volontaires, 
livra  bataille  aux  Russes  à  Daszow,  et  disparut  à  ja- 
mais au  milieu  du  combat.  On  ne  le  revit  point,  on  ne 
retrouva  pas  sa  dépouille  ;  nulle  trace  de  son  corps,  ni 
de  sa  tombe  ;  personne  ne  put  dire  s'il  succomba  sous 
le  fer  ou  s'il  fut  enlevé  dans  l'invisible,  ravi  vers  Dieu 
par  les  milices  célestes.  Alors,  il  devint  aussi  fabuleux 
en  Ukraine  qu'en  Arabie  ;  de  la  contrée  s'éleva  bientôt 
un  vol  de  légendes  qui  vinrent  tournoyer  autour  de 
son  souvenir  :  on  raconta  que  sa  cavale  favorite,  Guldia, 
l'avait  dérobé  à  la  mort  en  l'emportant  au  plus  lointain 
des  steppes,  couvert  de  sang  et  de  blessures... 

...  Je  m'éveille  de  pareils  récits,  comme  du  fond  des 
rêves...  Vraiment,  cela  fut-il?  Existèrent-ils,  pas- 
sèrent-ils à  l'horizon  de  la  planète,  ces  êtres  d'une 
beauté  suprême,  ces  êtres  de  songe,  un  Shelley,  un 
Wenceslas  Rzewuski?  Vécurent-ils,  ces  songes  de  la 
vie?  Est-il  vrai  qu'ils  apparurent  ici-bas  comme  un 
éclair,  et  quelqu'un  les  vit-il  traverser  l'espace  ainsi 
que  des  cavaliers  ailés?...  Des  strophes  de  Robert 
Browning  ont  chanté  dans  ma  mémoire  : 

Ah!  vîtes-vous  donc  un  jour  Shelley  en  face, 
S'arrêta-t-il  et  vous  parla-t-il, 
Et  vous,  lui  parlâtes-vous  à  votre  tour? 
Comme  cela  semble  étrange  et  nouveau! 


....  Je  traversai  une  lande,  avec  un  nom  à  elle, 
Et  une  certaine  utilité  dans  le  monde,  sans  doute  ; 
A  peine  en  brille-t-il  pourtant  large  comme  la  main 
Au  centre  des  pâles  lieues  d'alentour. 


46       LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 


Car,  là,  je  ramassai  sur  la  bruyère 
Et,  là,  je  mis  dans  ma  poitrine 
Une  plume  de  mue,  une  plume  d'aigle  ! 
Bien,  j'oublie  le  reste. 

Et  pourtant,  ces  choses  furent.   La  Pologne 

touche  à  l'Orient  :  le  libre  steppe  et  ses  songes  y  com- 
mencent. L'imagination  chaude  et  fantastique  de  l'Asie, 
éblouissante  et  fuyante,  aveuglante  avec  des  effets  de 
mirage,  vient  parfois  s'y  jouer  dans  la  vie  réelle,  pour 
s'éloigner  bientôt  à  toute  vitesse  et  disparaître  au 
désert 

La  vie  réelle,  la  réalité  !  Il  nous  faut  maintenant  y 
revenir,  et  nous  allons  la  retrouver  en  Europe  sous 
sa  forme  la  plus  dure,  accompagnée  de  la  défaite, 
de  la  misère  physique  et  morale  de  l'exilé,  du  navrant 
pèlerinage  sur  la  terre  étrangère.  Qu'elle  allait  être 
cruelle,  la  vie  de  cette  émigration  polonaise,  de  cette 
armée  qui  venait  de  s'écouler  hors  des  frontières  de  la 
patrie,  après  avoir  rendu  à  l'Europe  libérale  un  service 
immense  !  A  la  vérité,  l'Europe  ne  s'en  souvient  et  ne 
s'en  soucie  pas  plus  aujourd'hui  que  de  cet  autre  bien- 
fait dont  l'insurrection  polonaise  de  1794  avantagea  la 
Révolution  française  en  empêchant  Catherine  d'en- 
voyer trop  tôt  ses  Cosaques  contre  la  Convention  déjà 
presque  accablée  sous  le  nombre  :  mais  puisque,  désor- 
mais, et  par  ces  jours  de  jolis  sentiments,  l'on  n'est 
pas  loin  de  se  piquer  d'ingratitude,  et  qu'on  se  croit 
d'esprit  supérieur  pour  afficher  l'imbécile  et  commode 
pitrerie  du  cynisme  et  de  l'indifférence,  rappelons  au 
moins  l'éminent  service  à  ceux-là  qui  ne  veulent  point 
oublier.  Au  lendemain  des  journées  de  Juillet,  la'uto- 
crate  Russe  avait  lancé  un  manifeste   des  plus  mena- 


ADAM    3IICKIEWICZ  47 

çants  contre  le  mouvement  français  et  le  mouvement 
belge  de  1830  :  or,  «  la  résistance  de  la  Pologne 
assura  le  salut  de  la  Révolution  de  Paris  et  de  la 
Révolution  de  Bruxelles,  car,  pendant  que  Paskévitch 
opérait  le  passage  de  la  Vistule,  l'armée  française 
avait  pu  entrer  en  Belgique,  chasser  les  troupes 
hollandaises,  et  assurer  ainsi  l'indépendance  du  nou- 
veau royaume'  ». 

Dispersés  à  travers  l'Europe,  mais  résidant  plus 
particulièrement  en  France,  les  héroïques  émigrés 
de  1831  passèrent  d'une  période  de  fièvre  et  de  bataille, 
d'une  période  d'épopée,  à  un  véritable  état  de  stagna- 
tion ou  même  de  misère.  Il  y  a  des  âmes  et  des  époques 
faites  pour  vivre  dans  la  flamme.  Les  prédestinés  de  ces 
heures  de  feu  supporteront  la  faim,  le  froid,  la  mitraille, 
l'agonie,  la  mort,  pourvu  quils  se  sentent  vivre,  même 
d'une  vie  d'ouragan  et  de  martyre.  Tel  fut  le  temps 
romantique,  dont  les  insurgés  de  1830  et  de  1848 
furent  le  type  vivant  et,  si  j'ose  dire,  «  le  geste  ».  Et 
de  ces  révoltés  patriotes,  soulevés  par  deux  fois 
dans  toute  l'Europe,  de  ces  soldats  des  nationalités, 
les  Polonais  peuvent  être  considérés  comme  l'expres- 
sion idéale  2.  Et  tout  a  sa  rançon.  Les  émigrés  de  ' 
1831,  qui  s'étaient  plu  à  vivre  dans  l'héroïsme  ainsi 
que  dans  leur  élément  naturel,   s'accommodèrent  peu, 

1.  Lavisse  et  Rambaud,  Histoire  générale  de  V Europe,  t.  X, 
p.  327. 

2.  Henri  Heine  et  Mazzini  l'ont  vu  et  proclamé,  cet  héroïsme 
supérieur  des  Polonais.  «  Il  est  étonnant,  dit  l'auteur  de  Vlnter- 
mezzo,  de  voir  quelle  puissance  exerce  à  lui  tout  seul  sur  les 
Polonais  le  mot  de  liberté  ;  leurs  âmes  brûlent  et  s'entlamment  en 
apprenant  que,  quelque  part,  on  combat  pour  elle:  leurs  yeux 
brillent  en  regardant  du  côté  de  la  Grèce  et  de  l'Amérique  du 
Sud.  »  Mazzini  :  «  Devons-nous  sans  cesse  rougir  en  voyant  les 
Polonais,  des  hommes  comme  tous  les  autres  en  toutes  choses, 
mais  ardents  toujours  pour  leur  pays  et  prêts  à  mourir  pour 
lui  ?  » 


48   LES  GRANDS  POETES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

par  contre,  de  l'existence  plate  et  famélique  où  il  leur 
fallut  bientôt  choir,  après  les  dernières  fleurs  dont  on 
les  couvrit,  durant  leur  voyage  de  l'Est  à  l'Ouest,  des 
frontières  de  Prusse  et  d'Autriche  à  celles  de  France. 
Bientôt,  la  faim  les  tenailla;  les  disputes,  les  jalousies, 
les  récriminations  les  rapetissèrent  et  les  assombrirent. 
On  se  partagea  en  cercles,  en  coteries  politiques  ;  on 
fut  monarchiste  ou  républicain,  aristocrate  ou  démo- 
crate ;  on  passa  le  temps,  suivant  la  mode  des  peuples 
du  Nord,  en  longs  conciliabules  nocturnes  où  l'on  se 
perdit  en  considérations  sur  les  causes  de  la  défaite,  en 
projets  de  régénération,  en  nouveaux  plans  de  lutte; 
et,  les  antipathies  privées  brochant  sur  le  tout,  l'on 
se  tira  dessus  d'un  camp  à  l'autre,  dans  les  feuilles  de 
l'émigration.  Ce  fut  un  peu  la  vieille  anarchie  polo- 
naise, qui  renaissait  dans  l'exil.  L'amertume  et  le  mal- 
heur se  soulageaient  comme  ils  pouvaient. 

Un  certain  nombre  des  héros  de  1831  se  résignèrent 
à  la  sagesse,  s'adaptèrent  à  la  vie  bourgeoise,  sollici- 
tèrent quelque  place,  vécurent  de  quelque  industrie,  se 
marièrent  dans  leur  pays  d'adoption,  s'établirent  sur- 
tout en  France.  D'autres  restèrent  fidèles  à  l'aventure, 
au  danger,  aux  courses  à  travers  l'Europe,  à  toutes 
les  poésies  de  la  vie;  ils  furent  les  don  Quichotte 
de  l'indépendance  des  peuples  et  de  la  démocratie,  les 
chevaliers  errants  de  la  liberté.  En  1848,  ils  contri- 
buèrent à  ébranler  les  trônes  absolutistes,  et  l'on  enten- 
dit les  coups  de  hache  dont  ils  faillirent  jeter  à  terre 
celui  des  Habsbourg  ;  ils  combattirent  jusqu'à  la  Répu- 
blique modérée  du  4  septembre,  et  MM.  Lavisse  et 
Rambaud  ont  constaté  cette  furia  militante  :  «  Les 
généraux,  les  milliers  d'officiers  et  de  soldats  polonais 
réfugiés  en  Suisse,  en  France,  en  Angleterre,  recueillis 
et  comme  adoptés  par  les  Etats  à  constitution  libérale, 
formèrent  désormais  une  force  redoutable  de  la  Révo- 


ADAM  MICKIEW1CZ  40 

lution  universelle.  On  les  retrouvera  partout  où  il  y 
aura  des  luttes  à  soutenir  pour  la  liberté  bien  ou  mal 
comprise,  dans  les  émeutes  de  Paris,  de  Berlin,  de 
Vienne,  dans  les  révolutions  d'Italie,  d'Allemagne,  de 
Hongrie,  de  Roumanie  '.  » 

Il  était  naturel,  en  effet,  que  ce  peuple  de  Pologne, 
dont  Thistoire  n'avait  été  qu'une  longue  épopée  géné- 
reuse et  qui,  pendant  tant  de  siècles,  avait  couvert 
l'Europe  de  ses  lances,  il  était  naturel,  dis-je,  qu'un  tel 
peuple  ne  songeât  point  à  garder  le  coin  du  feu  dans 
les  âges  suivants,  ni  de  nos  jours.  Il  n'avait  cessé  de 
produire  des  preux,  alors  que  ce  rôle  semblait  déjà 
rayé  du  monde,  que  les  croisades  étaient  loin  dans  le 
passé,  et  que  Cervantes  avait  embaumé  la  chevalerie 
errante  dans  son  apologie  mêlée  de  satire  :  Sobieski, 
Pulawski,  Kosciuszko  avaient  continué  en  Pologne  la 
lignée  sainte,  promené  la  bannière  des  paladins  sous 
les  murs  de  Vienne  et  jusqu'en  Amérique,  volant  au 
secours  des  peuples  menacés  ou  révoltés.  Lorsque  leur 
terre  fut  devenue  celle  des  exilés  et  des  martyrs,  les 
légions  de  Pologne  prirent  place  sous  le  drapeau  de  la 
Révolution  et  de  l'Empire,  se  firent  hacher  pour  la 
France,  accomplirent  de  fabuleux  exploits.  Puis,  à 
partir  de  1830,  une  troupe  nouvelle  de  héros  de  l'émi- 
gration allait  encore  renouer  la  chaîne  et  courir  sus  à 
tous  les  tyrans  de  l'Europe.  Car  c'est  surtout  au 
xixe  siècle  que  se  posa  «  la  question  des  nationalités  »  ; 
de  nos  jours,  il  ne  s'agissait  plus,  pour  les  cœurs  valeu- 
reux, de  délivrer  le  tombeau  du  Christ,  mais  la  liberté, 
nouvelle  Andromède.  Ces  figures  polonaises  de  la 
glorieuse  époque  romantique  sont  peut-être  un  peu 
distantes,  un  peu  pâlies,  les  morts  vont  si  vite  !  Que 
notre  voix  puisse  arriver  pourtant  jusqu'à  leur  ombre 

1.  Histoire  générale  de  V  Europe  ^  t.  X,  p.  328. 


50       LES    GHAISDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGiNE 

déjà  lointaine,  et  qu'à  notre  appel  elle  se  retourne  à 
demi. 

Deux  de  ces  fantômes  étincelants  ont  jadis  rempli 
l'Europe  de  l'éclat  de  leurs  armes  et  du  bruit  de  leurs 
exploits  :  qu'ils  étaient  célèbres  en  1848,  Bem  et  Dem- 
binski  !  Ils  avaient  volé  au  secours  de  la  Hongrie  sou- 
levée par  Kossuth  et  avaient  mis  à  son  service  leur 
redoutable  épée.  Dembinski  s'était  illustré  par  sa 
retraite  de  Lithuanie  de  1831,  aussi  étonnante  qu'au- 
cune des  fameuses  retraites  de  l'histoire.  Abandonné 
à  lui-même,  il  avait  entrepris  de  tourner  l'ennemi  en 
s'enfonçant  dans  les  marais.  11  avait  exécuté,  avec 
trois  mille  huit  cents  hommes  et  cinq  pièces  de  cam- 
pagne, cette  manœuvre  audacieuse  au  cours  de  laquelle, 
sans  argent,  presque  sans  munitions,  il  pénétra  cent 
lieues  plus  avant  dans  le  pays,  et,  poursuivi  par  des 
forces  triples,  évita  ou  repoussa  plusieurs  corps,  enleva 
quelquefois  leurs  bagages  et  leurs  détachements,  passa 
quatre  fleuves  navigables,  se  créa  des  ressources  là  où 
tout  manquait,  puis,  après  vingt-six  jours  de  marches 
continuelles,  rentra  à  Varsovie,  ramenant  ses  blessés 
et  un  gTand  nombre  de  prisonniers.  En  récompense  de 
ce  merveilleux  exploit,  ses  compatriotes  lui  offrirent 
un  sabre  portant  sur  la  garde  d'or  les  armes  de  la 
Pologne  et  de  la  Lithuanie,  avec  l'inscription  suivante  : 
«  Dembinski,  ton  bras  intrépide  donnera  à  cet  acier 
une  trempe  nouvelle;  il  brillera,  les  chaînes  tombe- 
ront; et,  par  lui,  l'aigle  et  le  cavalier  seront  libres.  » 
C'était  là  le  héros  qui,  deux  fois,  se  vit  attribuer 
en  1849  le  commandement  en  chef  de  l'armée  hon- 
groise, fut  vaincu  à  Szoreg  et  succomba  avec  la  Hon- 
grie à  Temeswar,  mais  ne  dut  peut-être  ses  défaites 
qu'à  la  désobéissance  et  à  la  jalousie  du  brillant  et 
funeste  Georgey. 

Ce  fut  en  1848,  pendant  sa  campagne  de  Hongrie, 


ADAM    MICKIEWICZ  51 

que  Bem  conquit  sa  légende.  Il  avait  des  parties  de 
grand  capitaine,  et  il  eût  probablement  infligé  à  la 
couronne  de  Saint-Etienne  les  plus  terribles  défaites, 
sans  l'intervention  armée  de  l'autocrate  russe.  Général 
d'artillerie,  épris  de  science,  grave,  réfléchi,  esprit 
compréhensif  et  philosophique,  Bem  s'était  distingué 
à  Ostrolenka  et  devant  Varsovie,  en  1831.  En  1833,  il 
s'en  était  allé  combattre  en  Portugal,  sous  dom  Pedro. 
En  1848,  il  reparut  avec  un  commandement  dans 
Vienne  insurgée,  passa  en  Transylvanie,  où  il  prit 
Hermanstadt,  Cronstadt,  rejeta  les  Autrichiens  en 
Valachie,  chassa  Puchner  du  Banat  et  ne  plia  qu'écrasé 
par  le  nombre,  lors  de  l'apparition  des  armées  russes. 
Comme  autrefois  Charles  XII,  il  dut  passer  en  terri- 
toire turc.  Il  s'y  fit  musulman  sous  le  nom  d'Amurath- 
Pacha,  pour  échapper  à  l'extradition  demandée  par 
le  Tsar.  Il  fut  suivi  dans  cette  conversion  plus  ou 
moins  sincère  par  quelques  autres  capitaines  polonais, 
qui,  non  contents  de  devenir  également  pachas,  ima- 
ginèrent de  pousser  en  vigueur  le  type  de  l'enfant 
perdu  et  de  s'accentuer  à  cet  égard  dans  un  étonnant 
relief.  Nous  retrouverons,  au  cours  d'un  chapitre  pro- 
chain, leur  profil  curieux  et  presque  trop  aventuré  dans 
le  pittoresque. 

Michelet  a  consacré  à  Bem  des  lignes  si  féeriques, 
si  merveilleuses,  que  je  me  reprocherais  de  ne  pas  les 
citer  : 

Nous  l'avons  connu  ici,  cet  homme  terrible,  cet  homme- 
fée  qui,  sans  armes,  chassait  les  escadrons,  les  blessait  du 
regard,  celui  sur  qui  mollissaient  les  balles,  celui  devant 
qui  reculaient  les  boulets  effrayés  ;  nous  l'avons  connu,  le 
général  Bem. 

Ici,  il  nous  parut  un  homme  doux  et  bon,  rien  de  plus. 
Sa  figure,  très  peu  militaire,  était  triste.  Pour  être  gai,  il 
lui  fallait  la  guerre,  des  combats,  et  terribles. 


52       LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE  LA    POLOGNE 

Là,  au  milieu  des  balles,  il  devenait  aimable,  d'une  bon- 
homie joviale.  La  pluie  de  fer,  de  feu,  était  son  élément: 
alors,  il  avait  l'air  de  nager  dans  les  roses... 

Sa  légende  est  fondée  au  cœur  des  peuples,  elle  va  flo- 
rissant chaque  jour,  s'enrichissant  de  feuilles  nouvelles  et 
de  jeunes  fleurs.  Naguère  encore,  quand  les  volontaires  de 
Silésie,  que  leur  cœur  poussait  au  Midi,  s'en  allaient  malgré 
eux  au  Nord,  sous  le  bâton  des  Prussiens  :  «  Vous  avez 
beau  faire,  disaient-ils,  Bem  aura  raison  de  vous  tous.  11 
vit  et  il  vivra.  Les  cloches,  depuis  mille  ans,  ne  font  que 
l'annoncer.  Ecoutez-les  :  n'entendez-vous  pas  qu'elles 
disent:  Bem,  Bem,  Bem!..  Elles  sonnent  et  sonneront  son 
nom  éternellement. 

La  défaite  des  insurrections  européennes  de  1848  et 
de  1849  ne  découragea  pas  les  chevaliers  errants  de  la 
nation  polonaise.  Après  les  glorieux  vaincus  dont  nous 
venons  de  parler  —  et  auxquels  il  faudrait  joindre  le 
baron  Charles  Dembowski,  tué  à  la  défense  de  Venise 
en  1849,  et  le  général  Chrzanowski,  commandant  en 
chef  de  l'armée  piémontaise,  battu  à  Novare  la  même 
année  —  Ilauke-Bosak,  Marian  Langiewicz,  Louis 
Mieroslawski,  reprenaient  l'aventure  guerrière  là  où 
les  autres  l'avaient  laissée.  Officier  dans  l'armée  russe, 
allié  auxRomanoff,  Hauke-Bosak abandonnait  sa  situa- 
tion pour  passer  en  1863  aux  insurgés  de  Pologne,  lut- 
tait le  dernier,  prenait  part  en  émigration  au  congrès 
international  de  la  paix,  commandait  en  1870  une  divi- 
sion dans  le  corps  de  Garibaldi,  était  tué  sous  Dijon  ; 
Marian  Langiewicz,  officier  de  l'armée  prussienne,  puis 
garibaldien,  professeur  à  l'école  militaire  de  Cuméo, 
était  élu  dictateur  de  l'insurrection  de  1863,  battait  les 
Russes  en  plusieurs  rencontres,  était  interné  en  Gali- 
cie  ;  enfin,  la  course  à  la  guerre  du  général  Louis  Mie- 
roslawski couvrait  tout  le  champ  qui  s'étend  entre  1830 
et  1870. 

Mais  voici  le  vétéran  de  la  grande  époque  et  Tun  de 


ADAM    MICKIEWICZ  53 

ses  derniers  survivants,  celui  qui  s'est  retiré  à  Zurich 
où  il  finit  ses  jours  en  ruminant  ses  souvenirs, 
l'homme  que  j'appellerais  volontiers  «  le  dernier  des 
Romains  »,  seule  expression  qui  me  semble  assez  sym- 
bolique pour  représenter  ce  type  en  haut  relief  d'une 
période  évanouie.  J'ai  nommé  le  colonel  Sigismond 
Milkowski,  en  littérature  lez,  car  Milkowski  fut 
homme  de  plume  en  même  temps  qu'homme  de 
guerre.  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  de  personnage  de 
cape  et  d'épée  qui  puisse  rivaliser  avec  lez  :  en  créant 
cet  homme  et  cette  existence,  la  réalité  traça  la  page 
la  plus  incroyable,  une  page  vraiment  effarante  par 
l'interminable  série  de  vicissitudes  qu'elle  déroule.  Elle 
s'achève  cependant  pour  le  mieux,  et  comme  nous  eus- 
sions pu  le  désirer:  le  génie  de  l'Aventure  termina  bien 
les  choses.  Dans  cette  histoire,  il  tint  à  montrer  non 
seulement  la  richesse  de  son  invention  et  la  variété  de 
ses  ressources,  mais  aussi  son  tout-puissant  caprice  : 
après  s'être  prodigué  pour  le  héros  dont  je  parle,  après 
avoir  multiplié  sur  son  chemin  toutes  les  péripéties, 
tous  les  imprévus,  tous  les  drames,  et  jeté  sur  l'en- 
semble de  son  épopée  je  ne  sais  quelle  teinte  du  plus 
étrange  pittoresque,  il  voulut,  en  fin  de  compte,  qu'un 
homme  pût  sortir  sain  et  sauf  d'une  pareille  course  à 
la  guerre,  la  plus  assaillie  de  périls  et  la  plus  traversée 
d'accidents  qu'on  ait  vue,  sans  doute,  au  xixe  siècle.  Ce 
serait  peut-être  aussi  le  moment  de  noter  que,  derrière 
le  décor  prestigieux  de  leurs  exploits,  les  chevaliers 
errants  ont  parfois  vécti,  dans  la  coulisse,  les  heures  les 
plus  navrantes,  qu'ils  ont  connu  la  misère  accablée, 
atroce,  la  maladie  dans  le  plus  complet  abandon,  dans 
l'indigence  affreuse,  et  que  leur  désespoir  a  plus  d'une 
fois  touché  la  mort  :  par  quoi  leur  destin  s'en  vient  cô- 
toyer le  nôtre,  par  quoi  leur  chevauchée  se  rapproche 
du  pèlerinage  plus  humble  de  tant  de  leurs  frères  en 


54   LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

existence,  de  tant  de  pauvres  diables  de  toute  condi- 
tion et  de  tout  acabit...  Mais  arrivons  aux  faits,  qui 
«  parleront  d'eux-mêmes  »  :  voici  cette  étonnante  car- 
rière. Sigismoncl  Milkowski  naît  en  1824,  en  Podolie, 
d'une  famille  imbue  de  traditions  patriotiques  :  sous  les 
ordres  de  Poniatowski  et  de  Kosciuszko,  son  grand- 
père  avait  fait  la  campagne  de  1792,  puis  servi  dans 
l'armée  du  grand-duché  de  Varsovie  et  pris  part 
aux  guerres  napoléoniennes,  de  1809  à  1813.  Le  pe- 
tit-fils étudie  à  Kiew,  et,  à  peine  sorti  de  l'Université, 
s'enrôle  comme  simple  soldat  dans  la  légion  polo- 
naise de  Hongrie.  Promu  lieutenant  à  Miszkolcz,  il 
sort  des  rangs  en  haillons,  sans  chemise,  mangé  par 
la  vermine,  le  casque  et  les  bottes  troués,  l'uni- 
forme boutonné  avec  des  aiguillettes  en  bois.  Après 
la  capitulation  de  Georgey,  il  passe  en  Bulgarie  ;  on 
l'interne  à  Choumla  jusqu'au  printemps  de  1850.  Le 
gouvernement  turc  le  relâche  ;  il  part  pour  l'Angleterre 
où  il  traverse  une  période  de  dénûment  tel,  qu'il  lui 
arrive  de  ne  manger  que  deux  fois  en  neuf  jours.  11  finit 
par  trouver  de  l'ouvrage  dans  une  fabrique  de  papiers 
peints;  il  y  est  manœuvre,  porte  l'eau,  nettoie  les 
chambres,  mais,  en  même  temps,  s'affilie  à  la  Société 
démocratique  polonaise  et  étudie  l'art  militaire  dans  les 
traités  spéciaux.  Le  Comité  central  de  la  démocratie 
européenne,  présidé  par  Mazzini,  Ledru-Rollin  et 
autres,  l'envoie  comme  agent  en  Moldavie,  en  1851. 
Survient  le  coup  d'Etat  de  décembre,  qui  anéantit  les 
projets  des  démocrates:  on  oublie  Milkowski.  Il  songe 
alors  à  revoir  ses  parents  et  gagne  la  Podolie,  déguisé 
en  paysan.  En  1853,  la  guerre  éclate  entre  les  Russes 
et  les  Turcs;  lez  est  de  retour  en  Moldavie,  où  il  fait 
venir  ses  deux  frères  ;  ceux-ci  sont  bientôt  arrêtés,  l'un 
d'eux  est  fusillé,  l'autre  extradé  et  déporté  en  Sibé- 
rie; grâce  à  son  passe-port  anglais,  lez  échappe,  tombe 


ADAM    MICKTEW1GZ  55 

malade  de  désespoir,  cherche  asile  dans  une  chaumière, 
y  reste  pendant  deux  mois,  puis  obtient  d'être  attaché 
à  l'état-major  d'Ismaïl-Pacha;  mais,  ayant  appris  que 
les  patriotes  de  Moldavie  préparent  une  levée  de  bou- 
cliers, il  passe  de  nouveau  dans  ce  pays.  L'Autriche  se 
met  en  travers  du  mouvement,  qui  avorte.  Obligé  de 
fuir  la  Moldavie  et  la  Valachie,  il  essaie  de  se  réfugier 
en  Serbie,  mais  on  ne  veut  point  l'y  recevoir  ;  il  s'ha- 
bille alors  en  mendiant,  traverse  toute  la  Bulgarie  dans 
cet  équipage,  vivant  d'aumônes,  et  arrive  à  Constanti- 
nople,  où  il  trouve  une  place  d'agent  dans  la  Compa- 
gnie franco-grecque  Durand  et  Cie.  Deux  de  ses  com- 
patriotes, réfugiés  eux  aussi  à  Constantinople,  les  poètes 
polonais  Berwinski et  Brzozowski,  l'engagentà  écrire; 
il  débute  dans  les  lettres  par  ses  Mémoires  d'un 
vagabond,  envoie  des  correspondances  d'Orient  à  la 
Gazette  de  Varsovie,  publie  en  1857  un  roman  dirigé 
contre  le  servage  en  Podolie,  donne  ensuite  d'autres 
ouvrages  ayant  trait  à  l'histoire  de  Pologne,  à  celle  des 
pays  slaves,  aux  affaires  hongroises.  A  cette  époque,  il 
se  peint  ainsi  :  «  J'écris,  parce  que,  ne  pouvant  travail- 
ler avec  un  sabre,  je  travaille  avec  une  plume,  et  pour 
remplacer  l'œuvre  du  sabre  ;  je  ne  suis  point  un  écri- 
vain, mais  le  substitut  d'un  écrivain;  car  mon  travail 
m'attend,  et  j'attends  mon  travail.  »  Il  n'aura  pas  à  se 
ronger  trop  longtemps,  car  l'occasion  d'en  découdre 
se  représente  avec  l'insurrection  polonaise  de  1863. 
Milkowski  a  organisé  en  Roumanie  la  légion  qu'il  com- 
mande; à  peine  est-il  arrivé  en  Podolie  qu'il  est  écrasé  ; 
il  échappe  aux  Russes,  revient  à  Constantinople,  puis 
gagne  Bukarest  et  Paris.  En  1864,  le  voici  à  Belgrade 
avec  femme  et  enfants,  tous  mourant  de  faim.  On  lui  dit 
que  les  épinards  sont  la  nourriture  la  moins  chère  :  il 
achète  des  épinards  ;  comme  les  champignons  sont 
encore  meilleur  marché,  la  famille  se  nourrit  de  cham- 


S6   LES  GRANDS  POETES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

pignons  :  elle  a  le  choléra.  Milkowski  est  allé  au  mar- 
ché vendre  une  casserole,  afin  d'avoir  quelques  sous 
pour  se  procurer  un  remède  :  il  s'évanouit  en  rentrant; 
l'émotion  qui  secoue  sa  femme  est  telle  qu'elle  se  trouve 
rétablie  du  coup.  En  1866,  Milkowski  part  pour  la 
Suisse  et  se  décide  enfin  à  fixer  sa  vie  :  il  s'établit  à 
Zurich  où  il  vivra  désormais  de  sa  plume  ;  sa  collabo- 
ration à  plusieurs  journaux  assure  le  pain  de  sa  nom- 
breuse famille.  Son  style  est  celui  d'un  soldat  :  inapte 
à  exprimer  les  émotions  délicates,  il  n'a  su  peindre  que 
les  caractères  forts.  Sa  conception  de  la  vie  est  démo- 
cratique et  positiviste  :  mais,  en  fait  de  fougue  idéaliste 
et  romantique,  en  fait  d'énergie  fervente  et  agissante, 
nul  ne  le  dépassera,  si  tant  est  qu'on  l'ait  égalé.  Dans 
l'un  de  ses  romans,  dont  s'enthousiasma  la  jeunesse 
polonaise  de  1880  et  qui  a  pour  titre  :  V Histoire  de  V ar- 
rière-petit-fth,  le  héros  du  livre,  —  qui  s'appelle  lez, 
tout  comme  l'auteur  —  rencontre  à  la  campagne  un 
homme  de  lettres  distingué,  beau  parleur  qui  se  plaît  à 
représenter  comme  un  Idéal  ce  qui  est  le  devoir  élé- 
mentaire de  tout  patriote  :  lez  lui  donne  un  soufflet. 
N'est-ce  pas  saisissant,  untraitdecegenre?  S'en  peut-il 
de  plus  idéaliste,  de  plus  typique,  de  plus  caractéristique 
d'un  homme  et  d'une  époque?  Qu'ajouterais-je  qui  pût 
peindre  aussi  bien  de  tels  hommes,  qui  pût  rendre  avec 
une  pareille  vigueur  une  telle  foi,  créatrice  d'une  telle 
furia?  Je  crois  qu'il  m'est  permis  de  clore  et  qu'on  aura 
maintenant  une  idée  de  l'insurgé  polonais  au  xixe  siècle. 
Reposons-nous  des  héros  avec  les  femmes  et  les 
poètes.  Non  pas  que  les  femmes  et  les  poètes  de  la 
Pologne  romantique  aient  été  moins  héroïques  que  les 
capitaines  d'aventures  ;  mais  la  destinée  para  leur  hé- 
roïsme d'une  beauté  mélancolique  ;  elle  l'entoura  d'une 
sorte  de  halo  doux  au  regard,  et  qui  calme  nos  yeux 
par  trop  obsédés,  blessés  de  l'éclat  du  fer. 


ADAM    MICKIEWICZ  u7 

Comme  dans  les  guerres  saintes,  j'entends  les  guerres 
nationales,  où  tout  le  peuple  estlà,  combattant  pour  ses 
autels  et  ses  foyers,  on  avait  vu  des  vierges  guerrières 
parmi  les  défenseurs  de  la  Pologne,  en  1830.  Antoi- 
nette Tomaszewska  et  Marie  Roszanowicz  gagnèrent 
le  grade  d'officier  sur  les  champs  de  bataille  :  mais  la 
plus  illustre  de  ces  amazones  fut  la  comtesse  Emilie 
Plater.  Après  avoir  fait  toute  la  campagne  de  Lithua- 
nie,  et  enduré  les  pires  fatigues,  elle  mourut  épuisée  à 
la  fin  de  l'insurrection.  Elle  avait  mis  debout  son  dis- 
trict; à  la  tête  d'un  escadron  de  volontaires,  puis  d'une 
compagnie  dont  ses  chefs  l'avaient  nommée  capitaine, 
elle  s'était  battue  avec  autant  de  sang-froid  que  de 
folle  bravoure,  respectée  et  admirée,  relevant  les  cou- 
rages aux  heures  sombres,  et,  malgré  sa  douleur,  son 
peu  d'espoir  final,  essayant  jusqu'au  bout  de  les  rani- 
mer de  son  ardeur  patriotique  et  de  sa  grandeur  d'âme. 
Mais,  plutôt  que  de  se  réfugier  en  territoire  prussien 
en  même  temps  que  les  troupes  de  Chlapowski,  et  d'y 
être  désarmée,  l'héroïne  passa  le  Niémen  avec  son 
amie,  la  douce  et  valeureuse  Marie  Roszanowicz,  se 
jeta  à  travers  forêts  et  marécages,  puis,  terrassée  par 
les  marches,  les  privations,  les  fatigues  antérieures,  se 
coucha  pour  ne  plus  se  relever.  Elle  rendit  le  dernier 
soupir  dans  les  bras  de  sa  compagne,  et  voulut  regar- 
der jusqu'au  bout  ses  armes,  en  priant  qu'on  les  enter- 
rât aussi  dans  sa  tombe. 

Contenez  votre  deuil,  ô  douces  figures  féminines  de 
Pologne  :  Emilie  Plater  est  morte, les  dés  de  la  guerre 
se  sont  prononcés,  la  Pologne  succombe;  et  pourtant, 
votre  rôle  est  fini  moins  que  jamais  :  on  pourrait  dire 
qu'il  commence.  La  plus  rude  partie  de  votre  tâche 
est  devant  vous.  Il  va  falloir  maintenant  vivre  les 
mornes  lendemains  des  jours  tragiques,  empêcher  les 
vôtres  de  sombrer  dans  les   abîmes  de  la  stupeur  qui 


58       LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

suit  la  fièvre,  consoler  les  proscrits  et  les  condamnés. 
Noble  Eva  Felinska,  les  déserts  de  la  Sibérie  vous 
attendent;  vous  allez  les  parcourir  dans  l'horreur  du 
froid  et  du  vide  pour  porter  à  ceux  de  vos  compatriotes 
qu'on  y  a  scellés  vivants  ces  paroles  de  réconfort  que 
vous  savez  dire  et  qui  tomberont  comme  un  éclair  de 
chaleur  dans  le  sépulcre  où  frissonne  leur  longue  et 
misérable  agonie;  quant  à  vous,  comtesse  Claudine 
Potocka,  fille  et  femme  de  grands  de  Pologne,  la  desti- 
née vous  a  élue  pour  continuer  en  Allemagne,  en  Suisse 
et  en  France,  cette  vie  de  sœur  de  charité  laïque,  inau- 
gurée à  Varsovie  au  milieu  des  blessés  et  des  cholé- 
riques de  l'insurrection.  Vous  vous  déguiserez  en  do- 
mestique pour  aider  les  patriotes  les  plus  compromis 
à  passer  la  frontière  ;  vous  engagerez  vos  bijoux,  ven- 
drez ce  qui  vous  appartient,  visiterez  les  dépôts  de 
réfugiés  pour  distribuer  aux  plus  pauvres  d'entre  eux 
tout  ce  que  vous  avez,  et  passerez  entre  les  bénédictions 
des  malheureux!  Bien  que  votre  santé  soit  des  plus 
faibles,  et  que  vous  souffriez  d'un  anévrisme,  vous  avez 
congédié  vos  femmes  de  chambre,  vous  vous  servez 
vous-même,  vous  avez  coupé  votre  chevelure,  et,  de- 
puis la  chute  de  Varsovie,  l'on  ne  vous  a  plus  vue 
qu'en  noir  ;  trois  ans  après  le  dernier  souffle  du  poète 
Etienne  Garczynski,  qui  s'est  éteint  dans  vos  bras  et 
dans  ceux  de  Mickiewicz,  voici  que  vous  vous  éteignez 
vous-même,  ô  sainte,  à  l'âge  de  trente-quatre  ans,  morte 
de  labeur  et  de  douleur,  et  rappelée,  après  votre  mis- 
sion terrestre,  au  pays  des  ailes  blanches,  votre  patrie 
première  ! 

Dans  cette  peinture  rapide  des  personnages  de  la 
Pologne  romantique,  qu'on  n'oublie  jamais  Mickiewicz  : 
qu'il  reste  la  figure  centrale  du  tableau...  Ceux  et  celles 
que  j'évoque  tournent  autour  de  leur  barde,  et  jusqu'à 
cacher  parfois  son  image  ;  mais  vous  la  sentez  au  mi- 


ADAM    MICKIEWICZ  59 

lieu  du  cercle,  n'est-ce  pas,  parfois  invisible,  toujours 
présente...  Ce  n'est  pas  le  moment  de  raconter  que  le 
poète  s'était  fixé  à  Paris  après  1830,  qu'il  y  composa 
en  1834  le  seul  poème  épique  du  xixe  siècle,  le  Pan 
Tadeusz,  où  il  fit  revivre  les  mœurs  et  les  types  de  son 
pays  et  peignit  en  raccourci  la  Pologne  ;  qu'il  se  maria 
la  même  année  avec  une  de  ses  compatriotes,  Céline 
Szymanowska  ;  et  qu'enfin,  pour  vivre,  il  accepta 
en  1839  la  chaire  de  littérature  latine  à  l'Université  de 
Lausanne.  Je  reviendrai  sur  ces  détails  biographiques, 
car,  en  ce  chapitre-ci,  je  tiens  simplement  à  l'entourer 
de  ses  plus  illustres  compatriotes,  parmi  lesquels  ses 
frères  enpoésiepolonaise,tous  ces  chanteurs  enflammés 
de  l'époque,  qui  aimaient  tant  leur  patrie  malheureuse, 
se  dépensaient  pour  elle,  et  désiraient  à  juste  titre 
qu'une  telle  ardeur  ne  fût  ni  méconnue  par  leurs  con- 
temporains, ni  dédaignée  par  la  postérité. 

Nulle  part  la  floraison  de  poètes  qui  para  toutes  les 
nations  européennes  pendant  la  période  romantique  ne 
fut  plus  brillante  qu'en  Pologne.  L'histoire  générale, 
qui  abrège  et  simplifie,  ne  jette  à  la  foule  que  les  noms 
des  géants,  ne  se  préoccupe  que  de  ceux  des  littéra- 
teurs qui  sont  en  même  temps  pour  elle  des  fils,  c'est- 
à-dire  des  personnages  histoi-iques ;  dans  ses  gros  livres, 
elle  n'inscrivit  guère  que  le  poète  national  de  la  Po- 
logne. Tout  autre  est  la  mission  de  l'histoire  littéraire, 
qui  recueille  au  contraire  pieusemeut  les  reliques,  em- 
baume et  commémore  toutes  les  œuvres  méritantes,  et 
répare  les  injustices  de  sa  grande  sœur  indifférente  et 
pressée,  philistine  et  badaude,  éprise  du  succès  reten- 
tissant bien  plus  que  de  la  gloire  discrète,  bref,  par- 
faitement incompétente  en  littérature. 

Nous  savons  donc,  et  par  leurs  œuvres  et  par  l'his- 
toire littéraire,  les  noms,  les  pensées  et  les  rythmes  de 
ceux  d'avant  1830  qui  rêvèrent  avec  toute  la  Pologne 


60       LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

l'affranchissement  prochain  de  leur  pays,  espérèrent 
un  moment  —  et  de  quelle  espérance  !  —  que  l'insur- 
rection de  Tannée  fameuse  allait  réaliser  leur  désir,  puis 
déçus,  navrés,  inconsolables,  ne  perdirent  cependant 
pas  courage,  se  penchèrent  sur  le  lit  de  martyre  où 
l'oppresseur  avait  réenchaîné  leur  patrie  toute  san- 
glante, et  cherchèrent  à  la  ranimer  de  leurs  chants. 
Malczewski  avait  eu  le  pressentiment  du  deuil  pro- 
chain ;  mort  l'année  même  où  parut  son  poème  de  Marie, 
il  y  avait  dépeint  avec  un  sens  aigu  des  caractères  les 
divisions  entre  la  grande  et  la  petite  noblesse,  et  son 
cri  fut  celui  du  désespoir  byronien  :  «  Il  tira  son  sabre 
contre  la  société  entière,  dit  Mickiewicz,  parce  qu'il 
désespéra  de  la  réussite  des  grands  sentiments  et  des 
grandes  pensées.  »  Mais  le  chœur  des  sphères  mélo- 
dieuses ne  se  découragea  point  pour  la  disparition 
d'une  d'entre  elles;  les  jeunes  astres  continuaient  à 
graviter  autour  de  la  Pologne,  seul  objet  et  seul  amour 
de  leurs  poèmes,  et  projetaient  sur  elle  l'éclat  de  leur 
musique.  Ils  ne  ménageaient  pourtant  point  à  la  patrie 
tant  aimée  ses  vérités  :  l'observation  étoffait  leurs  vers, 
et  c'est  toujours  aux  dissensions,  aux  luttes  intestines, 
à  la  vieille  et  funeste  anarchie  polonaise  qu'ils  en  re- 
viennent. Séverin  Goszczynski  raconta  dans  la  langue 
des  dieux  l'acharnement  de  la  lutte  entre  Polonais  et 
Cosaques,  «  les  injustices  des  uns,  les  révoltes  des 
autres,  qui  préparèrent  la  catastrophe  nationale  et 
amenèrent  la  servitude  commune  ».  Tel  fut  le  sujet  de 
son  «  Château  de  Kaniow,  où  ses  vers  courent  fougueux 
et  grands  comme  le  Dnieper  dans  sa  course  ».  Casimir 
Brodzinski,  «  remarquable  esthéticien,  étudia  les  chants 
populaires  de  Cracovie,  et  publia  son  poème  de  TP  ies- 
law  ».  Bohdan  Zaleski,  «aigle  des  steppes,  pleura  sur 
son  Ukraine,  laquelle  fut  en  quelque  sorte  la  vallée 
séculaire  des  invasions    barbares  qui   passaient  vers 


ADAM    MICK1EWICZ  61 

l'Occident,  puis  le  théâtre  sanglant  des  combats  qui 
préludèrent  aux  calamités  suprêmes  ;  il  la  vit  en  esprit 
sur  les  monts  Karpathes,  faisant  sa  pénitence,  entou- 
rée de  tous  les  rois  et  de  tous  les  chefs  slaves  ». 
Etienne  Witwicki  publia  des  Ballades  pleines  de  charme. 
Jules  Slowacki  et  Sigismond  Krasinski  s'élevèrent  si 
haut  dans  leur  vol  qu'il  y  a  lieu  de  les  considérer 
comme  des  émules  de  Mickiewicz,etqu'ils  forment  avec 
lui  l'immortelle  triade  de  la  poésie  romantique  en 
Pologne. 

Plusieurs  des  poètes  que  je  viens  de  rappeler  comp- 
tèrent parmi  les  plus  fidèles  compagnons  de  Mickie- 
wicz.  Etienne  Witwicki,  Séverin  Goszczynski,  Bohdan 
Zaleski,  appartinrent  même  à  son  cercle  intime  de 
Paris;  ce  fut  Bohdan  qui  prononça  sur  la  tombe  du 
poète  national,  en  1856,  une  oraison  funèbre  si  émou- 
vante qu'on  y  sent  tout  le  malheur  d'un  peuple  et  qu'elle 
bouleverse  l'âme.  Mais  le  grand  ami  de  jeunesse 
d'Adam  fut  le  poète  Etienne  Garczynski,  mort  à  vingt- 
sept  ans  à  Avignon,  en  1833  ;  son  court  et  touchant 
passage  à  travers  le  monde  mérite  d'être  raconté. 

«  Ceux-là  qui  meurent  jeunes  sont  aimés  des  Dieux  », 
disaient  les  anciens.  Par  la  beauté  de  sa  vie  et  la  mé- 
lancolie de  sa  mort,  Etienne  Garczynski  nous  repré- 
sente la  fleur  que  la  funèbre  moissonneuse  trouva  trop 
belle  pour  la  laisser  s'attrister  et  se  flétrir  à  tous  les 
vents  de  la  terre,  et  qu'elle  voulut  faucher  au  matin 
dans  sa  fraîcheur  parfaite. 

11  y  eut  quelques  destinées  aussi  poétiques  que  celle 
du  poète  Etienne  Garczynski  :  aucune  ne  le  fut  davan- 
tage. Celui-ci  se  range  parmi  ces  jeunes  Tyrtées  des 
guerres  d'indépendance  nationale  qui  écrivirent  leurs 
poèmes  sur  des  affûts,  etlancèrent  leurs  strophes  contre 
l'ennemi  de  la  même  ardeur  que  leur  sabre  tournoyait 
dans  la  bataille  et  que  leurs  éperons  s'enfonçaient  dans 


62   LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

le  ventre  de  leur  cheval.  De  la  main,  ils étreignaient  leur 
amoureuse  ;  puis,  d'un  geste,  elle  brillait  dans  l'air  : 

Semblable  à  une  épousée,  l'épée  resplendit  aux  rayons 
du  soleil.  Hurrah  ! 

Allons,  braves  guerriers,  votre  cœur  ne  s'allume-t-il  pas? 
Saisissez  tous  l'épée,  la  bien-aimée.  Hurrah  ! 

Maintenant,  pressez  contre  votre  bouche  les  lèvres  acé- 
rées de  Tépouse  chérie.  Maudit  soit  qui  l'abandonne  ! 
Hurrah  ! 

Que  la  bien-aimée  chante  avec  joie!  Que  de  brillantes 
étincelles  jaillissent!  La  matinée  de  noces  commence  à 
poindre.  Hurrah!  Voici  l'épée  sainte!  Voici  la  fiancée! 
Hurrah  i  ! 

Ensuite,  ils  périssent  du  feu  de  l'ennemi  ou  des 
fatigues  surhumaines  qu'ils  ont  endurées  :  leur  fin  se 
ressemble,  comme  leur  âme  ;  et  ils  furent  marqués 
du  même  signe.  Le  volontaire  poznanien  endormi  au 
Seigneur  en  1833  évoque  le  chasseur  noir  de  Lûtzow 
tombé  en  1813,  le  cavalier  magyar  tué  en  1849  :  ils 
forment  un  seul  groupe  dans  le  royaume  des  ombres,  ces 
trois  inspirés  de  l'épée.  Kœrner,  Garczynski,  Petœfi 
Sandor  !  Groupe  unique,  groupe  d'un  éclat  d'archanges  ! 
Réunion  de  trois  héros  ravis  jeunes  à  la  terre,  et  purs 
entre  les  purs  :  car  ils  furent  ceux  dont  on  entendit  la 
voix  sainte  planer  au-dessus  des  bataillons  de  toute 
une  patrie  en  armes,  et  qui  moururent  pour  elle. 

Garczynski  était  né  dans  la  Grande  Pologne,  en  1806. 
Il  étudia  a  Berlin.  Hegel  y  enseignait,  et  ses  leçons 
influencèrent  vivement  le  jeune  Polonais,  dont  l'esprit 
se  colora  d'une  teinte  de  haute  culture  philosophique 
qui  lui  permit  d'écrire  son  poème  de  Wenceslas2,  mais 
nuisit  peut-être  à  ses  chants  guerriers.  Ceux-ci,  d'un 

1.  Kœrner,  le  Chanl   de  Vépée. 

2.  Sorte  de  Faust,  moins  métaphysique  et  plus  humain. 


ADAM    M1CK1EWICZ  63 

élan  parfois  superbe,  ne  sont  point  aussi  irrésistibles 
que  ceux  de  Kœrner  :  ils  n'arrivent  pas  comme  l'ou- 
ragan qui  vous  enlève:  on  y  sent  moins  la  trombe,  le 
souffle  dévorant,  l'haleine  de  feu  du  Dieu  des  batailles. 
Les  poésies  de  Kœrner  sont  vraiment  parentes  de  cet 
instinct  des  aèdes  anonymes  du  Folklore  qui  semble 
une  force  de  la  nature,  une  éruption  de  l'âme  profonde 
des  peuples,  et  défie  toute  comparaison. 

Souffrant  des  poumons,  Garczynski  gagna  l'Italie  en 
1829,  y  rencontra  Mickiewicz,  et  s'y  lia  avec  lui  d'une 
étroite  amitié.  A  la  nouvelle  de  la  Révolution  de  1830, 
il  traversa  l'Allemagne  comme  une  flèche  et  s'enrôla 
parmi  les  volontaires  poznaniens.  Il  fit  toute  la  cam- 
pagne, en  dépit  de  sa  santé  si  frêle  :  mais  «  souvent, 
sur  les  champs  de  bataille,  après  les  combats  du  jour," 
il  déposait  sa  lance  et  créait,  au  milieu  des  rumeurs 
d'un  camp,  ces  chants  nationaux  que  notre  jeunesse 
aimait  à  répéter  et  qui  restent,  après  lui,  le  plus  beau 
des  souvenirs1  ».  Il  chantait  la  Prière  au  camp,  le 
Chant  des  volontaires  poznaniens  en  marche  vers  la 
Lithuanie,  les  Sonnets  guerriers.  Il  y  a  des  notes  magni- 
fiques dans  la  Prière  au  camp;  j'en  détache  quelques 
strophes  : 

Aujourd'hui,  ne  comptons  pas  nos  prières  sur  les  grains 
du  chapelet.  Que  les  canons  tonnent,  que  les  sabres  brillent, 
et  que  parte  des  rangs,  pour  unique  prière,  le  cri  :  en 
Lithuanie,  commandant,  en  Lithuanie  ! 

Il  n'est  pas  avec  Dieu,  celui  qui  met  son  ardeur  à  relire 
les  prières  de  son  missel.  Infailliblement,  Dieu  tient  pour 
celui  qui  agit  dans  la  foi  à  la  liberté.  Que  notre  unique 
prière  soit  donc  :  en  Lithuanie,  commandant,  en  Lithuanie  ! 

Elles  sont  belles,  les  vallées  du  Niémen  ;  plus  beaux  sont 
les  cœurs  des  Lithuaniens;  les  Lithuaniens  se  joindront  à 
nous  et  le  parjure  cessera  de  vivre.  Qu'aujourd'hui  reten- 

1.  Mickiewicz. 


G4       LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

tissent  nos  communes  prières  :  en  Lithuanie,  commandant, 
en  Lithuanie  ! 

Nous  élèverons  l'autel  de  la  foi,  ce  sera  l'autel  des  autels, 
devant  lequel  les  potentats  humilieront  leur  front,  et 
sur  lequel  nous  sacrifierons  le  Tsar.  Aujourd'hui,  poursui- 
vons l'ennemi.  En  Lithuanie,  commandant,  en  Lithuanie! 

Que  là  où  les  poteaux  de  Boleslas  brisaient  les  vagues, 
nos  frères  dressent  notre  église.  J'y  allumerai  l'encens; 
car  je  connais  la  prière  de  vos  cœurs:  en  Lithuanie,  en 
Lithuanie  ! 

La  poussière  que  nous  soulevons  de  notre  sol  est  toute 
palpitante  des  reliques  de  nos  martyrs  :  qu'elle  monte  en 
colonnes  vers  le  ciel  et  que  le  ciel  nous  serve  de  témoin, 
— ■  de  témoin  de  la  prière  vengeresse  du  malheur  de  la 
Pologne,  du  malheur  de  la  Lithuanie  ! 

La  bonne  cause  noyée  dans  le  sang,  Garczynski  put 
gagner  Dresde,  où  il  vécut  quelques  mois  en  compa- 
gnie de  Mickiewicz.  Puis  il  tomba  gravement  malade 
delà  poitrine  :  les  médecins  le  dirigèrent  sur  le  Léman 
et  sur  l'Italie.  Adam  quitta  Paris  pour  le  rejoindre  à 
Bex,  d'où  ils  s'acheminèrent  vers  Avignon  à  petites 
journées.  Garczynski  s'y  éteignit  dans  les  bras  de  son 
ami,  qu'assistait  Claudine  Potocka,  accourue,  elle 
aussi,  au  chevet  d'agonisant  du  jeune  poète  de  la 
grande  insurrection  polonaise.  «  Notre  Etienne  nous  a 
quittés  avant-hier,  22  septembre,  à  six  heures  du 
matin  »,  écrivait  Mickiewicz,  «  il  s'est  légèrement 
endormi  pour  les  siècles.  » 

On  l'enterra  au  cimetière  d'Avignon,  et  son  illustre 
frère  en  poésie  composa  pour  lui  l'épitaphe  suivante, 
qu'il  fît  graver  sur  sa  tombe,  au-dessous  d'une  lyre  et 
d'une  harpe  qui  se  croisent  : 


ADAM    MICKIEWICZ  65 

D.  0.    M. 

STEPHANUS  GARCZYNSKI 

MILES 

In  bello  contra  Moscoviœ  tyrannum 
Equitum  posnaniensium 
Centurionis  vices  gessit 

VATES 

Polonorum  arma  virosque  cecinit 
Patria  a  tyranno  oppressa 

EXUL 

Obiit  Avenione 
Annos  natus  XXVII 

Ils  résument  à  mes  yeux  la  destinée  de  la  Pologne 
romantique,  ces  termes  lapidaires  d'un  son  si  impo- 
sant, d'une  fierté  si  grave.  Ils  ont  évoqué  son  héroïsme, 
ses  poèmes  inspirés,  son  infortune  :  elle  tient  donc  en 
une  seule  inscription  latine,  la  glorieuse  époque  des 
insurgés,  des  amazones,  des  chevaliers  errants,  et  des 
poètes.  Trois  mots  surtout  s'y  détachent,  et  d'une 
beauté  suprême  :  les  armes,  le  chant,  l'exil. 


V 

LES  GRANDS  JOURS  DU  COLLEGE  DE  FRANCE  (1840-1846) 

Il  fut  une  date  particulièrement  émouvante  et  célèbre 
dans  la  grande  vie  que  nous  racontons,  une  date  où, 
mêlé  pour  sa  part  au  plus  fameux  enseignement  du 
siècle,    Mickiewicz    apparut   à  une  tribune   littéraire 


66       LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

illustre  entre  toutes,  surgit  devant  l'Europe  pensante, 
et  face  à  face  avec  un  auditoire  immense,  au  milieu  de 
l'émotion  universelle,  parla  de  la  Pologne,  symbole  des 
opprimés.  A  cette  époque,  «  on  le  vit  parfois  plus 
qu'un  homme  »  ;  il  eut  les  accents  et  le  délire  des 
poètes-prophètes  de  la  Bible  :  il  s'exprima  sur  le  ton 
où  se  haussaient  ces  inspirés,  au  temps  des  malheurs 
de  Juda.  Qui  n'a  remarqué  l'épisode  des  Cours  du 
Collège  de  France,  parmi  les  événements  qui  se  dé- 
roulèrent sous  le  gouvernement  de  Juillet?  Qui  ne 
connaît  la  communion  et  le  triumvirat  de  pensée  par 
où  trois  grands  esprits  concentrèrent  sur  eux  les  re- 
gards ?  Qui  ne  sait  le  retentissement  de  leur  voixd'alors? 

Cousin  venait  de  créer,  dans  l'antique  établissement 
de  François  Ier,  la  chaire  de  langues  et  de  littératures 
slaves,  et  y  avait  appelé  le  poète  national  de  la  Po- 
logne. Bientôt,  Mickiewicz  alla  droit  à  deux  de  ses 
collègues  qu'il  reconnut  immédiatement  pour  ses 
frères,  car  ils  haïssaient,  eux  aussi,  l'égoïsme  et  la 
compression,  percevaient  les  souffrances  du  droit  et 
les  angoisses  de  l'esprit,  connaissaient  les  problèmes 
vitaux  des  sociétés  modernes,  se  sentaient  de  taille  à 
rendre  les  aspirations  d'une  grande  masse  d'hommes. 
Michelet,  Quinet,  Mickiewicz,  s'étaient  enfin  rencon- 
trés; et  ils  réunirent  leur  puissance. 

Leur  verbe  de  tribuns  lyriques  s'alluma  comme 
une  flamme  éblouissante  au  milieu  du  règne  de  Louis- 
Philippe.  Investie  du  privilège  politique,  infatuée 
d'être  devenue  «  le  pays  légal  »,  la  bourgeoisie  censi- 
taire regardait  le  reste  de  la  nation  du  haut  de  sa 
morgue  prudhommesque  ;  hormis  sa  prospérité,  son 
argent,  ses  intérêts  matériels,  son  monopole  électoral, 
rien  ne  l'intéressait;  elle  craignait  toute  innovation, 
toute  générosité,  toute  justice,  toute  guerre,  toute 
aventure.    Elle  subissait   sans   broncher   les    affronts 


ADAM    MICKIEWICZ  67 

continuels  de  l'Angleterre;  et  elle  s'entendait  merveil- 
leusement avec  le  roi,  qui,  selon  l'un  de  ses  ministres, 
faisait  ainsi  sa  prière  du  matin  :  «  Accordez-moi,  mon 
Dieu,  la  platitude  quotidienne.  » 

Mais  la  vraie  France  s'ennuyait,  s'impatientait, 
bouillait  dans  cet  air  lourd.  L'électricité  latente  se 
condensait  peu  à  peu,  et  bien  des  gens  pressentaient 
qu'un  pareil  régime  serait  tôt  ou  tard  emporté  par 
l'orage.  En  bas,  les  prolétaires  voulaient  du  pain  et 
des  droits,  réclamaient  leur  place  au  soleil;  en  haut, 
les  poètes  et  les  philosophes  cherchaient  un  meilleur 
état  social,  écrivaient  leurs  magnifiques  rêves,  dé- 
bordaient de  foi  dans  un  prochain  avenir,  attendaient 
la  rénovation  universelle  avec  une  confiance  et  un 
désintéressement  qu'on  ne  reverra  plus.  En  un  mot, 
on  approchait  de  la  «  Révolution  du  mépris»,  et  les 
hommes  de  1848  se  préparaient  à  prendre  possession, 
de  la  scène  du  monde;  leur  optimisme,  leur  naïveté, 
leur  beauté  d'âme,  sont  passés  en  proverbe. 

Parmi  les  idéalistes  auxquels  il  fut  donné  de  parler 
en  public  à  cette  époque,  Quinet,  Michelet,  Mickiewicz, 
furent  sans  doute  —  avec  Lamartine  —  les  plus  élo- 
quents, les  plus  ardents,  les  plus  magiques.  Leur 
tempérament  les  jetait  à  la  fournaise.  Ils  aimaient 
à  brûler  leur  vie  devant  tous,  à  se  dépenser  sans 
compter;  ils  étaient  à  la  fois  savants,  poètes,  orateurs, 
hommes  publics  inspirés  et  littérateurs  de  combat. 

Ils  avaient  un  grand  Idéal.  Ils  rêvaient  d'une  noble 
politique  et  d'un  christianisme  épuré.  Une  large  éman- 
cipation intellectuelle,  un  patriotisme  toujours  en  éveil, 
une  ligne  de  conduite  aussi  fière  que  généreuse,  et 
enfin  l'effort  sur  soi-même,  le  perfectionnement  moral, 
le  stoïcisme  et  l'héroïsme,  voilà  ce  qu'ils  prêchaient. 
Ce  grand  Idéal  est  parfois  dans  l'air  :  si  quelqu'un 
sait  alors  l'exprimer  en   paroles   de   feu,   d'une   voix 


68   LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

magnétique  et  devant  les  hommes  assemblés,  il 
embrase  l'auditoire.  Sous  le  couvert  du  haut  ensei- 
gnement des  littératures  et  des  institutions,  les  trois 
professeurs  parlèrent  à  ceux  qui  les  écoutaient  de  l'état 
social  et  politique  contemporain.  Ils  plaidèrent  pour 
les  nationalités  esclaves,  rappelèrent  la  France  à  son 
rôle  de  libératrice  des  peuples,  de  chevalier  de  Dieu, 
glorifièrent  l'enthousiasme  qui  avait  soulevé  les  com- 
battants de  1792  et  les  avait  lancés  au  delà  des  fron- 
tières, non  seulement  pour  leur  liberté  propre,  mais 
pour  la  liberté  du  monde.  Leur  parole  cinglal'autocratie, 
l'ultramontanisme,  les  jésuites,  signala  les  déviations 
de  l'Eglise  et  de  la  Papauté,  l'abandon  par  ces  deux 
puissances  des  voies  du  christianisme  véritable. 

Ce  triple  enseignement  fut,  avec  l'apparition  des 
Girondins  de  Lamartine,  l'événement  spirituel  le  plus 
retentissant  des  années  qui  courent  entre  1840  et 
1848  :  il  fut  aussi  le  plus  important,  peut-être,  si 
l'on  en  juge  par  les  conséquences  d'ordre  politique, 
moral,  social,  qui  en  découlèrent.  L'émotion  qu'il 
souleva  ne  se  peut  décrire:  il  défraya  la  presse  pendant 
plusieurs  années,  et  tout  Paris  s'en  entretint.  Mais 
c'est  surtout  au  pied  des  chaires  qu'il  porta,  c'est  avant 
tout  sur  les  auditeurs  qu'il  eut  une  action  vraiment 
prodigieuse  :  ceux  qui  s'étaient  donné  rendez-vous  au 
Collège  de  France,  pour  entendre  les  trois  voix 
sublimes,  gardèrent  de  ces  leçons  d'apôtres  un  sou- 
venir indicible  et  sacrée  II  faut  se  représenter  ces 
grands  jours  de  l'Esprit  ;  il  faut  voir  cette  foule  «  qui 
encombre  l'amphithéâtre,  les  couloirs,  les  galeries,  les 
cours,  la  rue,  caria  salle  est  trop  étroite  pour  contenir 
la  multitude  ».  Quel  frémissement,  quel  enthousiasme, 

1 .  On  peut  voir  en  quels  termes  en  parlait  à  la  fin  du  siècle  dernier 
M.  de  Mahy,  qui,  dans  sa  jeunesse,  fut  au  nombre  des  auditeurs. 
(Nouvelle  Hevue  du  15  août  1900  :  Michèle/  et  Quinet.) 


ADAM    MICKIEWICZ  69 

et  aussi  quelles  fureurs  I  Amis  et  ennemis  font  rage 
dans  l'enceinte  ;  cléricaux  et  jésuites  sifflent,  vocifèrent, 
invectivent,  menacent;  libéraux  et  républicains  ri- 
postent par  des  ovations,  par  des  applaudissements  fré- 
nétiques. A  certains  jours,  la  parole  du  maître  est  si 
poignante  que  des  femmes  et  des  jeunes  filles  s'age- 
nouillent; d'autres  s'évanouissent;  des  proscrits  se 
lèvent  en  pleurant.  Des  représentants  de  tous  les  peuples 
opprimés  sont  accourus;  il  y  a  là  des  Polonais,  des 
Italiens,  des  Hongrois,  des  Roumains,  des  Allemands, 
des  Espagnols,  des  Américains  du  Sud. 

Quelques  phrases  de  l'un  des  auditeurs,  écrites  alors, 
résument  l'impression produitepar ces  leçons  fameuses. 
Elles  peignent  la  ferveur  des  disciples  et  nous  expli- 
quent à  grands  traits  la  doctrine  enseignée  : 

Il  a  été  donné  à  trois  hommes  de  renouveler  la  puis- 
sance de  la  vie  antique,  alors  que  la  parole  exerçait  la  su- 
prême magistrature  et  que  renseignement  s'élevait  à  la 
hauteur  d'un  sacerdoce.  Mickiewicz,  Quinet  et  Michelet - 
nous  apparaissaient  comme  les  pontifes  et  les  consuls  de 
cette  république  des  intelligences  qui  s'édifiait,  en  dépit 
d'un  matérialisme  sordide,  sous  le  règne  de  l'argent.  En 
leur  présence,  plus  d'un  disciple  s'écriait  comme  le  Théagès 
de  Platon  :  «  Etais-je  auprès  de  toi  et  mes  vêtements  tou- 
chaient-ils les  tiens,  j'avançais  plus  encore  en  science  et  en 
vertu.  Et  maintenant  que  je  suis  à  ses  côtés,  je  voudrais  que 
ma  vie  s'écoulât  à  t'entendre.  »  Ils  reconstituaient  la  Patrie 
parle  dévouement  et  le  sacrifice;  ils  formaient  des  citoyens 
en  réveillant  la  fierté  et  l'indépendance  des  caractères;  ils 
cimentaient  l'alliance  des  âmes  droites  et  fondaientla  grande 
fraternité...  Ils  enseignèrent  la  religion  de  justice,  d'huma- 
nité et  d'amour,  la  religion  du  devoir.  Leur  doctrine  con- 
tient une  morale  plus  pure,  une  fraternité  plus  vaste,  une 
charité  plus  universelle  que  celle  de  leurs  adversaires.  Elle 
embrasse  non  seulement  la  secte,  la  tribu,  mais  la  Patrie 
et  le  genre  humain.  » 


*iO       LES    GRANDS    POETES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

En  méditant  les  lignes  que  je  viens  de  transcrire, 
non  seulement  on  peut  se  rendre  compte  du  sens  d'un 
tel  enseignement,  mais  on  en  aperçoit  le  but,  on  en 
mesure  la  portée.  Les  docteurs  dont  la  voix  s'élevait 
dans  les  salles  du  Collège  de  France  agissaient  sur  l'es- 
sence  active  de  l'homme,  c'est-à-dire  sur  la  conscience 
et  la  volonté.  A  leur  enseignement  va  donc  se  rattacher 
une  chaîne  de  fortes  décisions  et  d'actions  viriles:  c'est 
ici  la  plus  noble  école  de  vie  publique  que  l'on  ait  con- 
nue, au  xixe  siècle.  Jls  engendreront  les  hauts  faits  ;  ils 
forgeront  des  citoyens,  des  guerriers,  des  libérateurs, 
des  soldats  du  droit,  des  vainqueurs  ou  des  vaincus, 
mais  de  la  grandeur  d'àme,  enfin.  L'Europe  de  1848, 
couverte  d'insurrections  libérales,  fut  l'œuvre  de  ces 
trois  hommes  et  de  quelques-uns  de  leurs  pairs 1  ; 
quantité  de  leurs  disciples  y  tirent  le  coup  de  feu, 
plusieurs  de  leurs  amis  menèrent  le  branle.  Ils  créèrent 
donc  de  la  vie  héroïque;  et  ils  donnèrent  de  la  sorte 
une  magnifique  allure  à  l'un  des  moments  de  la  marche 
humaine.  Parmi  les  triomphes  spirituels,  c'est  là  le 
plus  fécond,  le  plus  tangible;  et  ce  souffle  créateur  du 
génie  moral,  qui  projette  sur  la  scène  de  l'histoire 
les  figures  d'épopée  des  grands  jours,  nous  soulève 
parfois  d'admiration  et  de  désir  au  même  degré  que 
l'autre  vent  de  l'Esprit,  celui  qui  vient  du  génie  esthé- 
tique et  nous  apporte  les  représentations  idéales  des 
grands  artistes.  Parfois  même  il  nous  brûle  davantage 
le  cœur,  du  moins  à  ces  moments  où  nous  aurions  be- 

1.  «  Dans  les  trois  camps,  hongrois,  slave  et  valaque  »,  écrit 
Micbelet  en  racontant  un  épisode  de  l'insurrection  qui  éclata  en 
Roumanie  pour  l'indépendance,  en  1848,  «  nous  avions  des  amis, 
des  élèves,  presque  des  fils...  Dans  les  trois  camps,  les  écoles 
de  Paris  étaient  représentées.  »  Mais  il  en  était  de  même  dans 
tous  les  autres  camps  insurrectionnels  de  l'Europe  à  cette  époque; 
j'ai  dit  plus  haut  que,  parmi  les  auditeurs jtuJ}ollègejhî_ France, 
il  y~avaiV clés  représentant  s~"dë  toutes  les  nationalités  opprimées. 


ADAM    MICK1EWICZ  71 

soin  de  vie  vécue,  de  rêve  réalisé...  Les  plus  belles  fic- 
tions esthétiques  ne  sont  peut-être,  hélas!  que  d'admi- 
rables fantômes  et  que  la  consolation  d'une  seconde  ; 
nous  ne  les  sentons  pas  de  chair  et  d'os;  nous  ne  pou- 
vons les  étreindre  et  les  coucher  contre  nous.  Nobles 
poèmes,  vous  que  nous  avons  tant  aimés,  dites,  oh  ! 
dites!  Fûtes-vous les  songes  avant-coureurs  des  âges 
futurs,  l'aube  d'une  humanité  nouvelle...  ou  n'êtes- 
vous  qu'un  chant  qui  va  s'éteindre,  l'illusion  d'un  jour? 
D'où  nous  arrivent  vos  personnages  et  vos  cadences? 
Etes-vous  quelque  ressouvenir  d'une  ineffable  vie? 
Semblables  à  des  anges,  venez-vous  des  éloiles  de  la 
félicité?  Pour  descendre  vers  nous,  ont-elles  franchi 
soudain  les  espaces,  vos  ailes,  vos  blanches  ailes,  qui 
parcouraient  les  univers  où  s'étend  la  splendeur?  Votre 
message  était-il  de  nous  dire  qu'il  nous  fallait  traver- 
ser ici-bas  la  mer  d'ombre,  subir  sans  trêve  notre  âme 
obscure,  subir  ses  doutes,  ses  angoisses,  ses  tentations, 
ses  tâtonnements  et  ses  ténèbres,  et  jusqu'à  l'heure  de 
déboucher  enfin  dans  la  lumière,  de  faire  voile  sur 
les  mers  où  repose  le  Soleil  des  soleils?  Poèmes,  ô 
notre  seul  amour!  O  nos  seuls  pilotes  d'ici-bas  ?  Aussi 
puissantes  qu'une  incantation,  vos  notes  magiques  pro- 
jetaient devant  notre  barque  une  flèche  éblouissante  : 
et  vous  nous  avez  éclairé  la  mer  d'ombre...  Mais,  dites, 
ô  vous  par  qui  notre  âme  fut  consolée,  nous  serez-vous 
jusqu'à  la  fin  secourables  !  Amis  fidèles,  vous  tiendrez- 
vous  à  notre  chevet  au  moment  suprême,  à  l'heure  où 
nous  aurons  vu  l'ange  de  la  mort  s'asseoir  au  pied  de 
notre  lit,  les  lèvres  closes,  les  yeux  mystérieux?  Vous 
pencherez-vous  sur  nous  avec  tendresse,  pour  nous 
cacher  un  peu  son  pâle  visage,  et,  dans  notre  mé- 
moire vacillante,  entendrons-nous  chanter  un  de  ces 
vers  qui  soit  pour  nous  comme  la  fenêtre  du  matin 
qu'un  doigt  lumineux  vient  d'ouvrir,  et  par  où  l'âme 


72   LES  GRANDS  POETES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

s'envole,  vers  l'éternel  jour  !  Poèmes,  ô  chant  des  exi- 
lés !  Appel  de  la  patrie  céleste! 

...  Heureux  aussi,  heureux  celui  qui  put  voir,  lui  vi- 
vant, le  frontde  ses  contemporains  marqué  de  sa  pensée 
comme  d'un  sceau,  et  auquel  il  fut  permis  de  saluer 
ses  disciples  de  cette  apostrophe  où  il  attestait  qu'il  leur 
avait  pétri  l'âme  :  «  Quand  même  tant  d'ennemis  qui  se 
concertent  finiraient  par  nous  briser  avec  cette  chaire, 
il  est  aujoud'hui  trop  tard!  Cet  esprit  nouveau  est  en 
vous!  »  Tel  fut  le  mot  d'Edgar  Quinet,  dans  une  de  ses 
leçons  de  1845.  Il  affirmait  ainsi  les  résultats  de  sa 
parole;  il  la  contemplait  à  l'œuvre  dans  le  présent  et 
dans  l'avenir  ;  il  en  lisait  les  conséquences  écrites  déjà 
dans  les  cœurs  de  ceux  quil'écoutaient,  et  reflétées  par 
leurs  yeux  en  extase;  et  plus  tard,  son  frère  d'armes,  le 
merveilleux  poète  de  notre  histoire  nationale,  hanté  sur 
la  fin  de  la  vie  par  ces  grands  souvenirs  et  repassant  les 
journées  immortelles,  célébrait  à  son  tour  en  ces  termes 
l'action  du  verbe  créateur  au  sein  de  laToule  d'autrefois, 
de  la  foule  enthousiaste  et  tumultueuse,  si  enfiévrée 
d'émotion  qu'elle  attendait  les  fils  d'Abélard  en  grondant 
comme  la  mer,  puis,  les  voyant  paraître,  soudain  se 
taisait,  haletante  : 

Ce  qui  a  caractérisé  le  nouvel  enseignement,  tel  qu'il 
parut  au  Collège  de  France,  c'est  la  force  de  la  foi,  l'efl'ort 
pour  tirer  de  l'histoire  non  une  doctrine,  mais  un  principe 
d'action,  pour  créer  plus  que  des  esprits,  mais  des  âmes  et  des 
volontés.  Par  un  bonheur  singulier  et  qui  prouve  que  ces 
pensées  n'étaient  pas  proprement  miennes,  mais  le  génie 
de  notre  âge,  c'est  que  le  même  chemin  fut  suivi  en  même 
temps  par  deux  esprits  éminents,  Quinet  et  Mickiewicz, 
venus  des  deux  bouts  du  monde,  d'imagination  très  diverse 
et  cependant  concordant  entre  eux  et  avec  moi  par  le  sens 
profond  de  la  vie,  de  l'âme  populaire.  Dès  longtemps,  Qui- 
net et  moi  nous  marchions  parallèlement  sur  des  lignes 
très  rapprochées.  Mickiewicz,  sous   des  formes  très  diffé- 


ADAM    MICKIEWICZ  73 

rentes,  nous  était  uni  par  le  cœur,  par  le  fond  de  la  pen- 
sée même.  En  reconnaissant  l'action  des  sauveurs  et  des 
messies,  ce  qu'il  croyait  divin,  c'était  leur  génie  populaire. 
Tous  pouvaient  devenir  sauveurs  de  leur  race,  de  leur 
patrie.  Donc,  ce  cours,  oriental  par  le  langage  et  les  figures, 
se  rattachait  intimement  aux  nôtres,  à  l'inspiration  des 
deux  hommes  d'Occident  ;  c'était  l'appel  à  l'héroïsme,  aux 
grandes  et  hautes  volontés,  au  sacrifice  illimité.  La  diver- 
sité extérieure  n'en  faisait  que  plus  ressortir  l'intérieure 
unanimité.  Mickiewicz  fut  forcé  de  percer  son  nuage 
sombre  pour  cette  France  sympathique.  Pour  elle,  il  tirait 
du  cœur  une  lumière  de  révélation  qui  n'eût  point  jailli 
peut-être  clans  les  profondeurs  obscures  de  son  nord  lithua- 
nien. Nous  l'avons  vu  quelquefois  plus  qu'un  homme.  Une 
flamme  vivante  (sublime  et  douloureux  spectacle),  des 
larmes  mêlées  d'éclairs  erraient  dans  ses  yeux  sanglants. 
Faut-il  rappeler  la  guerre  que  nous  faisait  le  clergé  "?  Cela  n'en 
vaut  pas  la  peine.  Ce  qui  l'irritait  le  plus,  c'était  notre  sin- 
cérité, notre  foi  paisible  et  forte. ..  Nous  conservions  un  grand 
calme.  Je  recevais  force  lettres  anonymes  ;  mes  amis  étaient 
inquiets.  Des  Italiens,  des  Polonais,  m'offraient  de  venir  en 
nombre.  Tels  m'offraient  des  armes.  J'ai  ri,  mais  j'eus  beau- 
coup mieux  que  des  armes.  Et  ce  jour  du  11  mai  1843  fut 
un  des  plus  beaux  jours  de  ma  vie.  Quinet  et  Mickiewicz, 
l'un  à  droite,  l'autre  à  gauche,  assistèrent  à  ma  leçon  procla- 
mant notre  concorde  et  donnant  à  cette  jeunesse  (qui  plus 
tard  put  voir  tant  d'envies)  le  plus  beau  spectacle  du  monde, 
celui  de  la  grande  amitié!  Saint  nom  de  l'harmonie  des 
cœurs,  sous  lequel  heureusement  nos  pères  mêlaient  deux 
choses,  la  fraternité  d'hommes,  la  fraternité  de  patrie  ! 
Entre  la  Pologne  et  la  France,  ayant  près  de  moi,  devant 
moi,  tant  d'illustres  étrangers,  Italiens,  Hongrois,  Alle- 
mands, je  me  sentais  dans  la  poitrine  une  âme  :  celle  de 
l'Europe. 

Les  trois  cours  dont  nous  venons  de  résumer  l'esprit 
n'étaient  pas  pour  plaire  au  Gouvernement  de  Juillet. 
Non  seulement  il  se  souciait  fort  peu  de  voir  l'enseigne- 
ment public  «  tirer  de  l'histoire  un  principe  d'action  » 
et  s'efforcer  «  à  créer  des  âmes  et  des  volontés  »,  mais 


74   LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

il  craignait  fort  qu'il  ne  s'établît,  à  la  longue,  dans 
l'esprit  des  foules,  une  comparaison  entre  sa  sordide 
politique  et  le  haut  idéal  dévie  publique  prêché  par  de 
grands  citoyens  à  la  voix  retentissante.  Sous  prétexte 
que  les  professeurs  sortaient  de  leur  programme,  le 
cours  de  Mickiewicz  fut  interdit  en  mai  1844,  et  celui  de 
Quinet  en  novembre  1846;  Michelet  vit  à  son  tour  ses 
leçons  suspendues  en  janvier  1848. 

Mais,  peu  avant  l'interdiction  du  cours  de  Quinet, 
une  députation  d'étudiants  vint  haranguer  le  maître 
à  son  domicile  et  lui  remit  une  médaille  que  l'auditoire 
lui  offrait,  à  lui  et  à  ses  deux  collègues.  Le  discours 
des  jeunes  gens  se  terminait  par  ces  mots  :  «  Seuls, 
vous  n'avez  pas  déserté  le  grand  enseignement  des 
grands  jours  de  notre  histoire,  et,  grâce  à  vous  trois, 
la  tradition  s'est  renouée  parmi  nous.  » 

Sur  la  face  de  la  médaille,  se  détachait  le  profil  des 
trois  grands  hommes,  avec  cette  légende  : 


LA  FRANCE  ET  LES  AUDITEURS 
DU  COLLÈGE  DE  FRANCE 

Une  autre  parole  était  inscrite  sur  le  revers  :  elle 
associait  maîtres  et  disciples  ;  elle  portait  témoignage 
qu'ils  avaient  vécu  dans  la  communion  idéale  et  que, 
pour  eux  du  moins,  s'était  réalisé  ce  rêve  de  l'harmonie 
parfaite  après  laquelle  tant  d'âmes  de  notre  terre  sou- 
pirent : 

Ut  omnes  unum  sint. 


ADAM    MICKIEWICZ 


VI 


LA    MARCHE     FUNEBRE 


Reprenons  d'un  peu  haut  la  biographie  de  Mickie- 
wicz. 

Nous  avons  vu  qu'il  s'était  fixé  à  Paris  en  1832.  Il  y 
élut  domicile  définitif  parce  que  cette  ville  est  le  cœur 
des  idées,  que  le  sang-  de  la  vie  intellectuelle  et  morale 
y  afflue  de  partout,  pour  y  battre  de  sa  pulsation  la 
plus  haute,  et  qu'il  n'y  a  pas  d'autre  lieu  d'où  il  puisse 
être  relancé  avec  la  même  force  dans  les  artères  du 
monde.  Il  eût  préféré,  peut-être,  quant  à  lui,  d'autres 
résidences;  il  aimait  mieux  Rome,  où  la  rêverie  remonte 
à  l'infini  le  cours  des  âges;  il  aurait  encore  habité  vo- 
lontiers près  de  la  nature,  à  Lausanne,  l'adorable 
ville  montueuse  où  il  enseigna  en  4839  et  d'où  il  con- 
templait l'azur  du  Léman  et  les  Alpes  neigeuses.  Mais 
il  n'était  pas  libre  d'agir  à  sa  guise  ;  il  se  devait  avant 
tout  au  pays  dont  il  était  la  voix  ;  et,  sous  la  monarchie 
de  Juillet,  la  nation  malheureuse  n'avait  pas  de  foyer  de 
sympathies  plus  actif  et  plus  vivant  que  Paris.  Répu- 
blicains et  catholiques  libéraux  y  rivalisaient  d'ardeur 
pour  la  cause  polonaise.  Le  poète  de  la  Pologne  y  fut 
reçu  à  bras  ouverts  par  Lafayette,  Béranger,  Michelet, 
et  aussi  par  Chateaubriand  et  Montalembert. 

La  grande  famille  de  l'émigration  restait  d'ailleurs 
le  centre  de  vie  de  Mickiewicz.  L'autorité  morale  qu'il 
acquit  peu  à  peu  sur  ses  compatriotes  exilés  devint 
prodigieuse,  surtout  à  partir  du  jour  où  il  les  enseigna 
dans  sa  chaire  du  Collège  de  France,  et  avec  l'éclat 
que  j'ai  dit  plus  haut.  C'est  à  leur  adresse  qu'il  écrivit, 


76       LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

en  1833,  une  série  d'articles  qui  parurent  dans  le  jour- 
nal :  Le  Pèlerin  polonais.  Il  les  adjurait  d'en  finir  avec 
leurs  dissensions  politiques,  qui  ne  rimaient  qu'à  nuire 
à  leur  cause.  Il  n'était  pas  plus  riche  que  la  plupart 
d'entre  eux  et  vit  des  jours  très  pénibles.  «  Les  affaires 
d'Adam  sont  en  assez  piètre  état,  écrivait  en  1836 
son  éditeur,  Eustache  Januszkiewicz.  Je  l'ai  inter- 
rogé sur  ses  ressources.  Il  m'a  répondu  que  Platon  ou 
je  ne  sais  quel  autre  philosophe  grec  soutient  que  rien 
n'abat  l'àme  autant  que  de  songer  au  lendemain.  Puis 
il  m'a  enjoint  de  prendre  exemple  sur  les  oiseaux  du 
ciel,  ainsi  que  l'ordonne  l'Ecriture.  »  On  voit  qu'il  pre- 
nait bien  les  choses.  Il  fallut  aviser  pourtant,  un  peu 
plus  tard  :  car  il  s'était  marié,  et  ne  tarda  pas  à  se 
trouver  père  de  famille.  Il  ne  sortit  de  la  gêne  la  plus 
étroite  que  du  jour  où  il  professa  près  du  Léman  ou  au 
Collège  de  France. 

Les  fêtes  intimes  que  lui  donnèrent  les  émigrés,  en 
témoignage  d'amour  et  de  reconnaissance,  portent 
bien  la  marque  de  cette  époque  où  la  tristesse,  toute  dé- 
primante qu'elle  fût  d'abord,  modifiait  vite  ses  effets, 
et  devenait  la  source  de  l'exaltation.  On  se  reprenait 
bientôt;  on  se  tournait  avec  confiance  vers  l'avenir. 
M.  Ladislas  Mickiewicz  raconte  les  scènes  suivantes  : 

Le  25  décembre  1840,  à  l'occasion  d'un  banquet  offert  au 
poète  par  son  éditeur,  mon  père  se  leva,  et,  dès  les  pre- 
miers vers  qui  s'échappèrent  de  sa  poitrine  avec  une  force 
torrentielle,  chacun  retint  sa  respiration.  Lorsqu'il  cessa, 
les  uns  avaient  des  spasmes  nerveux,  d'autres  pleuraient;  il 
fallut  reconduire  chez  lui  à  moitié  évanoui  le  comte  Plater. 
Personne  ne  nota  cette  improvisation  ;  mais  tous  les  assis- 
tants crurent  voir  le  poète  transfiguré  et  la  proclamèrent 
surhumaine.  Ils  signèrent  leurs  noms  au  bas  d'un  parche- 
min, en  commémoration  d'un  moment  idéalement  vécu  et 
dont  ils  tenaient  à  perpétuer  la  trace...  Le  1er  janvier  1841, 
un  nouveau  banquet  organisé  par  Eustache  Januszkiewicz 


ADAM    MICKIEWICZ  77 

rassembla  les  convives  du  25  décembre,  auxquels  s'adjoi- 
gnirent, Bohdan  Zaleski  et  Etienne  Witwicki.  On  offrit 
au  poète  une  coupe  d'argent.  Sur  le  couvercle,  un 
lion  tient  un  écusson  avec  l'inscription  :  «  A  Adam  Mic- 
kiewicz,  en  souvenir  du  25  décembre  1840.  »  Mickiewicz, 
saisi  d'un  transport  prophétique,  se  mit  à  dévoiler  l'avenir 
de  la  Pologne,  affirmant  qu'elle  aurait  ses  prêtres,  ses 
généraux,  ses  rois...  Le  mot  de  roi  détermina  les  protesta- 
tions de  quelques  démocrates.  Mickiewicz  s'interrompit  et 
ne  voulut  plus  reprendre  Ja  parole.  Il  exprima  plus  tard  le 
regret  qu'on  eût  coupé  le  fil  de  ses  pensées,  parce  que,  des 
yeux  de  l'âme,  il  était  en  train  de  lire  à  livre  ouvert  les  des- 
tinées de  sa  patrie. 

Ainsi  qu'on  vient  de  le  voir,  l'improvisation  du  second 
banquet  se  termine  par  une  vision  mystique  brusque- 
ment interrompue.  Mickiewicz  avait  toujours  penché 
vers  le  mysticisme.  Il  y  versa  tout  à  fait  sous  l'influence 
d'André  Towianski,  lequel,  à  cette  date  de  1840,  arriva 
de  Lithuanie,  pénétré  de  la  mission  prophétique  dont 
il  se  croyait  investi  par  la  Divinité.  Le  «  Tovianisme  » 
est  resté  fameux  dans  les  annales  de  l'émigration  polo- 
naise :  il  y  joua  un  rôle  considérable.  Nous  aurons  à  re- 
parler de  cette  doctrine  et  de  son  fondateur  dans  un 
autre  Essai. 

Une  foi  trop  aveugle  dans  l'iutuition  et  dans  la  pro- 
phétie risque  d'encourir  le  démenti  des  faits,  mais  elle 
a  cette  vertu  de  cuirasser  l'àme  et  de  la  rendre  invulné- 
rable au  découragement,  quoi  qu'il  arrive.  La  réac- 
tion brutale  qui  suivit  1848  affecta  profondément  les 
idéalistes  de  la  première  moitié  du  xixe siècle:  Mickie- 
wicz demeura  Tun  des  moins  atteints  dans  ses  forces 
vives  et  dans  ses  espérances.  11  n'avait  pourtant  guère 
lieu  de  se  féliciter  du  cours  des  événements.  Les  illu- 
sions dont  il  s'était  bercé  pendant  les  premiers  mois 
de  l'année  célèbre  se  dissipèrent  l'une  après  l'autre  :  il 
vit  échouer  une  nouvelle  entreprise  guerrière,  à  laquelle 


78       LES    GRANDS    POETES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

il  avait  contribué,  et  qui  avait  pour  but  la  libération  de 
son  pays;  d'autre  part,  la  République  française  n'inter- 
vint pas  en  faveur  de  la  Pologne,  et  lui-même  fut  près 
d'être  inquiété.  Au  moment  où  éclata  la  Révolution  de 
février,  il  venait  de  partir  pour  Rome  :  il  y  était  allé  for- 
mer une  légion  polonaise  avec  laquelle  il  avait  traversé 
l'Italie,  haranguant  les  foules  etacclamé  par  elles.  Non 
seulement  cette  légion  n'atteignit  pas  la  frontière  russe, 
mais  elle  ne  put  même  franchir  la  frontière  italienne. 
Les  compatriotes  de.  Mickiewicz  durent  rejoindre  les 
troupes  de  Charles-Albert,  se  battirent  contre  l'Au- 
triche à  Novare,  aux  côtés  de  l'armée  piémontaise,  et 
partagèrent  la  défaite  commune. 

Mickiewicz  n'était  rentré  à  Paris  qu'après  les  jour- 
nées de  Juin.  Il  n'avait  point  assisté,  le  15  mai,  à  cette 
grandiose  manifestation  de  la  Madeleine  que  Michelet 
appelle,  dans  le  Banquet,  «  la  fête  des  nations,  »  et  où 
figuraient,  à  côté  du  drapeau  de  la  Pologne,  ceux  de 
l'Irlande  et  de  l'Italie.  Aussi  bien,  elles  étaient  déjàloin, 
elles  étaient  désormais  frappées  à  mort,  ces  espérances 
qu'avait  fait  naître  le  bouleversement  de  février.  Depuis 
lors,  la  guerre  civile  avait  éclaté;  une  atroce  bataille 
venait  de  se  livrer  entre  les  dirigeants  et  cette  foule 
ouvrière  qui,  dès  le  lendemain  de  la  Révolution,  s'était 
mise  à  sonner  de  la  crosse  de  ses  fusils  sur  les  pavés, 
n'avait  cessé  de  gronder,  de  menacer,  de  défier  une 
bourgeoisie  qui  n'entendait  rien  céder  de  ses  privilèges 
et  de  sa  richesse.  D'ailleurs,  et  de  l'avis  des  plus  éclai- 
rés parmi  les  républicains  d'alors,  «  le  débat  animé  des 
écoles  socialistes  sur  les  remèdes  aux  maux  nouveaux 
préparait  un  bien,  mais,  pour  le  moment,  il  était  un 
mal;  il  mettait  un  monde  de  doutes  dans  un  peuple  qui 
devait  agir  et  donnait  à  la  Révolution  l'apparence  d'une 
Babel  ».  Michelet  n'avait  que  trop  raison  quand  il  écri- 
vait ces   lignes.  La  doctrine   socialiste  n'était    encore 


ADAM    MICKIEWICZ  79 

qu'un  chaos  d'utopies,  d'extravagances,  et  de  vérités 
partielles  ;  elle  attestait  par  là  qu'elle  sortait,  elle  aussi, 
de  l'énorme  fournaise  créatrice  qu'avait  été  l'époque 
romantique.  En  économie  sociale,  comme  en  poésie, 
comme  en  histoire,  cette  période  avait  vomi  des  blocs 
à  sa  taille,  mais  parfois  terriblement  frustes;  point 
d'homme  d'Etat  auquel  le  cœur  ne  faillît  à  l'idée  de 
refondre  les  systèmes  récents  et  de  les  accommoder  à 
la  vie  pratique. 

Après  l'arrivée  de  Louis-Napoléon  à  la  présidence, 
Mickiewicz  fut  menacé  d'expulsion  par  le  ministre  Du- 
faure,  lequel  s'était  ému  d'une  suite  d'articles  parus  dans 
la  Tribune  des  peuples,  journal  fondé  par  le  poète  de 
concert  avec  son  ami  Xavier  Branicki.  En  janvier  1852, 
un  décret  présidentiel  lui  enleva  définitivement  sa  chaire 
au  Collège  de  France  :  on  le  révoquait,  en  même  temps 
queMicheletetQuinet.  Heureusement  il  s'était  lié,  déjà 
depuis  plusieurs  années,  avec  le  prince  Jérôme  et  avec 
son  fils  :  ceux-ci  le  couvrirent  de  leur  protection  et  lui 
obtinrent  une  petite  place  de  bibliothécaire  à  l'Arsenal. 

Tout  autre  que  l'homme  dont  nous  nous  occuponseût 
étédécouragé  par  tant  de  vicissitudes  et  d'insuccès.  Mais 
l'espérance  et  la  foide  celui-ciétaient invincibles.  Après 
chaque  déboire,  quelque  fût  le  changement  de  régime 
et  en  dépit  même  de  la  modification  de  l'esprit  général, 
il  reprenait  obstinément  sa  route  vers  le  but  invariable  : 
la  délivrance  de  la  Pologne.  Non  moins  fidèle  à  la  pen- 
sée constante  de  la  nation,  les  émigrés  guettaient 
l'occasion  de  rentrer  en  ligne  contre  les  puissances  co- 
partageantes,  et,  à  point  nommé,  réapparaissaient 
parmi  leurs  adversaires.  En  1855,  éclatait  la  guerre  de 
Crimée.  Aussitôt,  le  poète  demanda  une  mission  en 
Orient  ;  elle  lui  fut  accordée.  On  le  chargeait  d'étudier 
l'état  de  la  culture  littéraire  et  scientifique  chez  les 
peuples  slaves  soumis  à  la  domination  du  sultan;  mais 


80       LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

la  pensée  secrète  de  Mickiewicz  était  de  se  retrouver 
au  milieu  des  légions  polonaises  qui,  sous  le  nom  de 
Cosaques  ottomans,  se  reformaient  en  Turquie.  Il  dé- 
barqua à  Constantinople  en  septembre  1855,  accom- 
pagné de  ses  amis  Armand  Lévy  et  Henri  Sluzalski, 
et  du  jeune  prince  Ladislas  Czartoryski. 

La  Turquie  n'avait  jamais  reconnu  le  démembrement 
de  la  Pologne.  Les  deux  peuples  avaient  abjuré  l'antique 
haine  depuis  longtemps  déjà;  ayant  compris,  au  cours  du 
xvine  siècle,  à  quel  point  ils  étaient  menacés  tous  les  deux 
parla  Russie,  ils  n'avaient  cessé,  à  dater  de  cette  époque, 
de  sympathiser  et  de  s'aider  contre  l'ennemi  commun. 
Une  foule  de  chefs  et  de  soldats  polonais  s'étaient  donc 
réfugiés  en  territoire  turc,  après  la  défaite  de  cette  insur- 
rection hongroise  de  1849  dont  ils  étaient  venus  grossir 
les  rangs  et  qui  leur  avait  fourni  une  occasion  nouvelle 
d'affronter  les  armées  de  Nicolas.  Ils  avaient  trouvé 
bon  accueil  auprès  du  sultan  Abdul-Medjid  :  plusieurs 
d'entre  eux  avaient  été  pourvus  de  hauts  commande- 
ments dans  l'armée  turque,  et,  dès  le  début  de  la 
guerre  de  Crimée,  Skinder-Bey  (le  colonel  Kuczynski) 
s'était  couvert  de  gloire  par  sa  défense  de  Silistrie. 
N'ayant  que  cinq  mille  hommes  et  quelques  corps 
volants,  et  protégé  seulement  par  de  faibles  fortifica- 
tions, il  avait  fait  tête  à  cent  vingt  mille  Russes  et  tenu 
dans  la  ville  pendant  deux  mois.  L'un  de  ses  émules, 
le  lieutenant  Czaykowski,  devenu  Sadyk-Pacha,  avait 
aussi  révélé  des  talents  militaires  hors  ligne,  opérant 
en  dehors  de  la  place,  trompant  sans  cesse  l'ennemi 
par  des  ruses  de  guerre,  simulant  des  forces  considé- 
rables, et,  enfin,  donnant  la  main  à  son  collègue  et  en- 
trant dans  la  ville.  Iskinder-Pacha  (Ilinski),  chef  des 
bachi-bouzouks  et  considéré  comme  l'un  des  premiers 
généraux  de  l'armée  turque,  avait  enfoncé  les  Russes  à 
Kalafat  dans  une  charge  folle. 


ADAM    MICKÏEWICZ  81 

C'étaient  d'étranges  figures,  Ilinski  surtout.  Us 
étaient  célèbres  dans  tout  l'Orient,  eux  et  quelques 
autres  de  leurs  compatriotes:  on  les  appelait  les  Pachas 
polonais.  Plusieurs,  parmi  lesquels  le  plus  remar- 
quable de  ces  guerriers,  l'illustre  Bem,  avait  dû  feindre 
d'abjurer  et  de  passer  à  l'Islam  afin  que  le  Sultan 
pût  opposer  un  ferme  refus  à  la  demande  commina- 
toire que  Nicolas  n'avait  pas  craint  de  faire  parvenir  à 
la  Sublime  Porte  :  l'implacable  autocrate  exigeait  qu'on 
lui  livrât  comme  sujets  rebelles  ceux  des  réfugiés  po- 
lonais qui  s'étaient  battus  en  Hongrie  contre  les 
troupes  de  Paskévitch.  C'est  ainsi  que  Bem  et  ses 
compagnons  d'armes  «  avaient  été  amenés  à  embrasser 
pour  seul  signe  religieux  l'épée  qui  pourrait  combattre 
l'envahisseur'  ».  Ils  représentaient  en  haut  relief  le 
héros  byronien,  lancé  à  corps  perdu  dans  l'Aventure, 
galopant,  sabre  au  poing,  dans  une  vie  de  roman  des 
plus  incroyables,  et  parfois  même  des  plus  répréhen- 
sibles,  mais  qui  passe  vraiment  en  fantaisie  et  en 
risque-tout  les  inventions  les  plus  osées  d'Alexandre 
Dumas  et  de  Paul  Féval.  C'est  merveille  de  voir  à  quel 
point  les  grands  poètes  tels  que  Byron,  c'est-à-dire 
ceux-là  même  qu'on  croit  les  moins  objectifs,  restent 
fidèles  à  la  réalité  des  choses  et  peignent  souvent  les 
autres  en  ne  croyant  peut-être  peindre  que  leur  propre 

1.  C'est  un  passage  à  méditer  que  celui  que  je  vais  reproduire 
dans  cette  note  :  il  est  extrait  d'une  lettre  d'Armand  Lévy,  l'un 
des  compagnons  de  voyage  de  Mickiewicz.  A  la  date  du  27  sep- 
tembre 1853,  ce  jeune  homme  écrivait  de  Constantinople  au  fils 
du  poète  :  «  Puisque  la  Russie  schismatique,la  Prusse  protestante, 
et.  la  catholique  Autriche  ont  partagé  la  Pologne  et  que  le  Saint- 
Siège  a  maudit  son  insurrection,  recommandant  par  le  bref  du 
9  juin  1832  soumission  des  Polonais  aux  puissances  légitimes, 
des  hommes  de  cœur  ont  été  amenés  à  embrasser  pour  seul 
signe  religieux  l'épée  qui  pourrait  combattre  l'envahisseur.  En 
réalité,  ce  ne  sont  pas  eux  qui  ont  délaissé  l'Eglise,  c'est  l'Eglise 
qui  les  a  rejetés,  eux  et  leur  patrie.  » 

0 


82       LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

tempérament.  Est-ce  à  dessein  ou  par  divination,  que 
Fauteur  de  Lara,  du  Corsaire,  du  Giaour,  a  choisi 
FOrient  turc  pour  théâtre  des  exploits  de  certains  de  ses 
personnages  ?  Toujours  est-il  qu'il  ne  pouvait  les  placer 
dans  un  cadre  plus  approprié.  Là-bas,  tout  n'a  pas  été 
dompté  par  le  pouvoir  absolu,  comme  on  pourrait  le 
croire;  le  despotisme  y  rencontre  parfois —  car  les  ex- 
trêmes se  touchent  —  des  instincts  d'indépendance  effré- 
née, des  caractères  d'une  trempe  unique,  des  résistances 
de  fer;  il  suscite  d'indomptables  héros.  Il  ne  s'agit  que 
d'être  de  taille  à  secouer  le  joug,  comme  ces  fiers  Arma- 
toles,  chantés  par  le  poète  national  de  la  Grèce  moderne, 
Aristote  Valaoritis.  Avec  ces  hommes  et  leurs  pareils, 
cette  vie  écrasée  d'Orient  se  redresse  :  elle  se  déploie 
en  liberté  et  en  beauté  sauvage,  puis  se  raidit  en  for- 
titude,  si  le  destin  l'abandonne  et  la  laisse  tomber  vi- 
vante aux  mains  atroces  du  tyran  qu'elle  a  combattu. 
Il  faut  suivre,  dans  les  mâles  poésies  de  Valaoritis,  la 
lutte  des  premiers  Palikares  contre  Ali  de  Tépélen,  les 
barbaries  épouvantables  de  celui-ci,  le  courage  surhu- 
main de  ceux-là,  leur  endurance  au  milieu  des  pires 
supplices,  et  toute  cette  révolte,  un  peu  ignorée  en 
Europe, d'où  sortitla  guerre dei'lndépendance  grecque. 
Enfin,  il  faut  lire  l'histoire  de  cette  guerre.  Il  y  eut 
dans  cet  Orient,  —  qui  ne  donne  sa  pleine  admira- 
tion qu'à  l'énergie  bienfaisante  ou  funeste,  qui  n'ad- 
met que  la  force,  n'aime  que  la  guerre,  n'élève  sur  le 
pavois  que  l'homme  du  sabre  et  du  fusil,  pacha,  cor- 
saire, chef  de  bande,  ou  simple  partisan,  — ■  des  exis- 
tences vraiment  folles  décourage  et  d'audace,  et  aussi 
des  scènes  d'une  horreur  vraiment  démoniaque. 

Un  pays  où  la  bravoure  et  les  talents  guerriers  sont 
l'objet  de  l'admiration  universelle,  où  la  science  de  la 
guerre  est  la  vertu  par  excellence,  un  tel  pays  plaisait 
infiniment  aux  Pachas  polonais.  Ce  qu'il  y  a  de  débridé, 


ADAM    MICKIEWICZ  83 

de  sensuel  et  de  violent  dans  les  façons  orientales  n'était 
point  pour  effaroucher  certains  d'entre  eux.  Le  fameux 
Ilinski,  notamment,  était  devenu  Turc  jusqu'aux 
moelles.  Rien  d'amusant  comme  l'existence  de  haut 
goût  qu'il  menait  là-bas,  quoique  certaines  de  ses  fan- 
taisies passassent  un  peu  bien  la  mesure.  Il  donnait 
carrière  à  ses  vices  avec  une  entière  candeur.  On  ne  le 
vit  jamais  que  se  battant,  buvant  ou  jouant  :  il  joua 
jusqu'au  sabre  enrichi  de  diamants  qu'Abdul-Medjid 
lui  avait  offert,  après  Kalafat.  Il  s'était  converti  à 
l'Islam,  qui  défend  de  s'enivrer  ;  mais  il  était  ingénieux. 
Il  emportait  partout  un  Koran  superbement  relié  et 
qu'on  le  voyait  embrasser  avec  ferveur  :  l'intérieur  du 
saint  livre  contenait  d'excellente  eau-de-vie,  et,  par  une 
ouverture  imperceptible,  désaltérait  le  fidèle.  De  telles 
accolades  lui  faisaient  vraiment  perdre  la  tête,  et  à  ce 
point,  qu'un  jour,  il  pendit  par  les  pieds  à  la  poutrelle 
du  plafond  un  nègre  qui  le  servait  et  se  mit  à  le  fusti- 
ger à  coups  de  tuyau  de  pipe  :  Sadyk-Pacha  arriva 
juste  à  temps  pour  couper  la  corde  et  accabla  son 
ami  de  reproches.  «  Puisque  Sadyk-Pacha  prétend 
que  je  te  maltraite,  dit  alors  Ilinski  à  l'infortuné  do- 
mestique, va  chercher  un  autre  maître.  »  Mais  le  nègre 
de  déclarer  qu'il  n'en  saurait  trouver  de  meilleur,  et 
de  se  refuser  à  quitter  la  maison.  De  fait,  ses  servi- 
teurs lui  étaient  aussi  attachés  que  ses  soldats,  et  pour- 
tant il  menait  les  uns  et  les  autres  avec  la  vigueur  que 
l'on  vient  de  voir.  Mais  il  savait  prendre  son  monde  : 
il  haranguait  ses  bachi-bouzouks,  les  faisait  pleurer, 
pleurait  avec  eux,  et,  au  besoin,  leur  tranchait  la  tête, 
si  son  éloquence  ordinaire  n'arrivait  point  à  les  con- 
vaincre. Ses  troupes  refusent  un  jour  de  combattre 
sans  avoir  fait  les  ablutions  prescrites  par  le  Koran.  Il 
leur  dit  alors  :  «  Plongeons-nous  vite  dans  le  Danube, 
ce  sera  plus  tôt  fait  ;  et  marchons  à  l'ennemi  I  »  Un  sol- 


84       LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

dat  murmure.  Il  le  fait  sortir  des  rangs,  le  décolle 
séance  tenante  et  ajoute  :  «  Maintenant,  les  ablutions 
sont  faites  :  le  sang  a  tout  effacé.  En  avant!  »  Ce  der- 
nier trait,  d'une  couleur  si  tartare,  enleva  les  bachi- 
bouzouks,  qui  chargèrent  et  furent  vainqueurs.  Ils 
adoraient  ce  pittoresque  et  redoutable  aventurier  mili- 
taire, l'incarnation  même  du  sabre,  car  il  s'était  battu 
toute  sa  vie  et  dans  tous  les  pays  du  monde,  portait 
une  terrible  entaille  au  front,  avait  un  doigt  coupé  et 
deux  blessures  au  ventre.  11  avait  commencé  dès  l'âge 
de  quinze  ans  contre  les  Russes,  puis, contraint  de  fuir 
la  Pologne,  s'était  enrôlé  dans  les  troupes  de  la  reine 
Christine,  en  Espagne,  puis  dans  celles  de  dom  Pedro, 
en  Portugal,  avait  assisté  en  1838  au  siège  d'Iiérat, 
rejoint  Bem  en  Hongrie,  en  1848,  et  commandait 
maintenant  l'un  des  corps  d'élite  de  l'armée  turque. 
Au  demeurant,  le  meilleur  fils  du  monde. 

Pour  avancer  les  affaires  de  la  Pologne  et  réjouir 
le  cœur  des  patriotes,  il  n'était  pas  absolument  indis- 
pensable que  chacun  des  Polonais  de  la  formation 
d'Orient,  en  1855,  fût  taillé  sur  le  patron  de  ce  sabreur. 
On  se  sentait  infiniment  plus  en  famille  au  milieu  des  deux 
régiments  polonais  qui  s'exerçaient  sous  le  comman- 
dement de  Sadyk-Pacha,  que  parmi  les  bachi-bouzouks 
d'ilinski.  C'est  au  camp  de  Bourgas  que  cesdeuxrégi- 
ments  se  préparaient  à  entrer  en  lice  contre  les  Russes  : 
Mickiewicz  s'y  rendit  par  mer,  sur  un  navire  d'Irlande, 
le  Patrick,  au  mât  duquel  on  arbora  le  pavillon  de 
Pologne. 

Les  soldats  de  Sadyk-Pacha  firent  au  barde  une  ré- 
ception enthousiaste  et  cordiale  :  parmi  eux,  il  retrou- 
vait une  foule  d'amis  et  de  connaissances.  Ce  camp  de 
Bourgas  offrait  les  spectacles  les  plus  pittoresques  :  on 
y  menait  une  vie  mâle  et  fraîche,  on  y  assistait  à  des 
scènes  pleines  de  poésie  et  de  grandeur.  C'était  l'Orient 


ADAM    MICRIEWICZ  85 

et  TOccident  mêlés  :  Sadyk  y  vivait  entouré  de  ses  co- 
lonels, de  ses  officiers,  de  ses  Kozaks,  de  ses  buffles, 
de  ses  lévriers,  de  ses  dromadaires.  La  chasse  et  la 
fantasia  succédaient  aux  exercices  :  on  essayait  des 
chevaux  turcs,  arabes,  circassiens  ;  c'était  à  qui  se  dis- 
tinguerait parlaplus  brillante  voltige.  On  y  conservait 
les  coutumes  patriarcales  :  tous  les  officiers  s'as- 
seyaient à  la  même  table.  Les  sotnias  cosaques  y  for- 
maient une  véritable  association  d'hommes  et  de  che- 
vaux ;  chacun  de  ces  derniers  venait  se  mettre  en  ligne 
au  simple  appel  du  cavalier,  son  ami.  Les  vieux  chants 
de  guerre  et  d'amour  égayaient  les  repas;  et,  les  jours 
de  fête,  on  dansait  les  danses  cosaques  en  faisant  son- 
ner les  éperons. 

On  était  venu  de  toutes  les  provinces  de  Pologne  se 
ranger  sous  le  drapeau  national.  Les  uns  avaient  vendu 
leurs  terres,  d'autres  quitté  leur  vie  de  mollesse,  d'autres 
leurs  femmes  et  leurs  enfants,  pour  la  patrie.  Au 
matin  retentissait  la  voix  de  l'Ataman,  qui  appelait  aux 
exercices:  les  cavaliers,  coiffés  du  kolpak,  manœu- 
vraient dans  leurs  grands  manteaux  blancs,  au-dessus 
desquels  flottait  le  reflet  rouge  de  leur  étendard.  Le 
dimanche,  on  entendait  la  messe  dans  le  steppe,  entre 
deux  lacs,  non  loin  de  la  mer.  Formés  en  carré,  les 
soldats  inclinaient  la  tête  sur  leur  sabre  ;  au-dessus 
d'eux,  des  vols  de  pélicans  traversaient  l'espace;  le  si- 
lence régnait  dans  l'infini  delà  plaine;  des  grues  sau- 
tillaient au  pied  de  l'autel. 

La  noble  poésie  de  ces  tableaux,  cette  vie  pleine  de 
couleur, à  la  fois  variée  et  simple, imposante  et  fraîche, 
réjouissaient  grandement  Mickiewicz.  Il  passa  une 
quinzaine  de  jours  sous  la  tente  hospitalière  de  Sadyk- 
Pacha,  —  ravi  de  contempler  Fun  des  spectacles  qui 
pouvaient  le  mieux  l'émouvoir  :  ses  compatriotes  fai- 
sant une  fois  de  plus  la  veillée  des  armes.  Par  contre, 


86       LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

il  fut  attristé  de  voir  se  reproduire  ces  divisions  endé- 
miques, éternelles,  qui  ont,  de  tout  temps,  compromis 
les  affaires  des  Polonais  :  Sadyk  désirait  que  l'on  pro- 
fitât de  la  première  bonne  occasion  pour  passer  de 
Turquie  en  Pologne,  tandis  que  le  comte  Ladislas  Za- 
moyski  insistait  pour  qu'on  ne  s'éloignât  point  de  la 
sphère  d'aclion  des  armées  alliées.  Déjà  l'un  des  deux 
régiments  passait  à  la  solde  de  l'Angleterre. 

Ce  furent  là  les  dernières  joies  et  les  derniers  soucis 
du  poète  :  ses  jours  étaient  comptés,  et  il  n'avait  plus 
que  quelques  semaines  à  vivre.  11  était  rentré  à  Cons- 
tantinople  à  la  fin  d'octobre,  et  le  choléra  sévissait 
dans  cette  ville.  Le  logement  qu'il  avait  choisi  —  et  qui 
devint  le  rendez-vous  de  tous  les  émigrés  alors  en  rési- 
dence dans  la  capitale  de  la  Turquie  —  se  trouvait  situé 
dans  une  ruelle  insalubre.  Mickiewicz  y  fut  pris  d'une 
indisposition  qu'on  crut  d'abord  peu  grave.  Le  mal 
empira  tout  à  coup  :  c'était  un  cas  de  choléra  foudroyant, 
et,  en  quelques  heures,  le  grand  homme  fut  emporté. 
Il  mourut  dans  la  soirée  du  26  novembre  1855. 

Comme  il  avait  toujours  manifesté  le  désir  de  reposer 
en  France  —  en  attendant  qu'on  pût  transporter  ses 
cendres  dans  sa  patrie  —  Henri  Sluzalski  et  Armand 
Lévy  décidèrent  de  faire  embaumer  le  corps  et  de  le 
ramener  à  Paris.  A  raison  des  difficultés  sanitaires,  le 
cercueil  resta  plus  d'un  mois  dans  la  petite  maison  de 
Péra.  La  veille  du  1er  janvier,  deux  cents  Polonais, 
officiers  et  soldats,  commandés  par  le  major  Jagmin, 
vinrent  entourer  le  char  funèbre  :  ils  l'escortèrent  jus- 
qu'au quai  d'embarquement.  Cinquante  hommes  le  pré- 
cédaient ;  puis  venaient  les  prêtres,  les  clairons,  et  le 
cercueil  lui-même,  entre  deux  rangées  de  soldats  ;  der- 
rière, la  foule;  le  reste  de  la  troupe  fermait  la  marche. 

Il  y  a  des  fins  d'une  beauté  suprême.  Ce  départ  du 
poète  national  de  la  Pologne  pour  le  pays  où  ses  com- 


ADAM    MICKIEWICZ  87 

patriotes  armaient  une  fois  encore;  ces  visites  aux 
camps  où  l'on  entendait  la  messe  dans  le  steppe,  près 
des  chevaux  et  des  lances,  et  où  l'on  pouvait  vraiment 
se  croire  à  l'ombre  des  anciens  aigles  blancs  de 
Pologne  et  près  d'un  autel  de  canons  et  de  tambours  ; 
ces  excursions  guerrières  terminées  par  une  mort  sou- 
daine au  milieu  de  la  guerre  ;  ce  cortège  de  soldats 
suivant  jusqu'au  navire  la  dépouille  mortelle  de  leur 
barde,  quels  jours,  quels  derniers  jours!  L'aède  s'en 
allait  au  milieu  de  ceux  qui  l'avaient  reconnu  pour  leur 
porte-étendard.  Les  officiers  et  les  soldats  qui  escor- 
taient son  cercueil  symbolisaient  cette  foule  innom- 
brable dont  il  avait  parlé  dans  l'un  de  ses  plus  fameux 
poèmes  :  «  Moi  et  la  patrie,  c'est  tout  un  :  je  m'appelle 
million,  car  j'aime  et  je  souffre  pour  des  millions 
d'hommes!  »  C'était  pour  leur  cause  qu'il  s'était  levé 
dès  sa  jeunesse,  interpellant  Dieu  dans  un  accès  de  co- 
lère inspirée,  et  se  dressant  déjà  comme  leur  champion, 
même  contre  le  Ciel  ;  pour  eux,  il  avait  chanté,  dans 
la  Redoute  d'Ordon,  l'héroïsme  de  leur  résistance  de 
1830;  pour  eux,  il  avait  fait  retentir  les  échos  du  Collège 
de  France  de  ses  passionnés  appels  à  l'Europe.  11  était 
allé  organiser  leurs  légions  d'Italie  en  1848,  et,  quelques 
années  plus  tard,  il  accourait  à  Constantinople,  infa- 
tigable, impatient  d'animer  de  son  souffle  la  prise 
d'armes  nouvelle.  11  leur  avait  tracé  leur  voie  parmi  les 
tribulations  de  l'exil,  il  les  avait  tour  à  tour  gourman- 
des et  confortés,  à  la  façon  des  prophètes  d'Israël  ;  et 
pour  bercer  la  tristesse  de  leur  pèlerinage,  il  avait  évo- 
qué devant  leurs  yeux  une  vision  rafraîchissante  :  son 
Pan  Tadeusz  leur  avait  montré  comme  en  un  miroir  les 
paysages  du  pays  natal,  ses  forêts,  et  les  chères  cou- 
tumes des  aïeux.  Ce  barde  aux  yeux  fermés,  aux  lèvres 
closes,  cette  marche  funèbre  et  ce  cortège  en  armes  in- 
carnaient non  seulement  un  peuple,  mais  la   poésie  de 


88   LES  GRANDS  POETES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

ce  peuple,  et  l'indicible  beauté  d'une  des  plus  grandes 
époques  de  sa  malheureuse  histoire.  Ce  qu'il  y  avait 
autour  de  ce  char,  c'était  la  Pologne  romantique  tout 
entière  ;  une  troupe  de  fantômes  étincelants,  de  guer- 
riers et  de  martyrs,  arrivait  du  royaume  des  ombres; 
et,  si  l'on  eût  prêté  l'oreille,  on  eût  perçu  des  sons  gran- 
dioses venant  du  monde  invisible  :  un  chœur  d'outre- 
tombe  accompagnait  la  procession  funéraire...  Ceux 
dont  les  plaines  sanglantes  de  1830  avaient  reçu  le 
dernier  soupir,  se  relevaient  de  la  mêlée  lointaine  et 
venaient  frôler  les  vivants, autour  de  ce  cercueil:  d'une 
voix  grave,  d'une  voix  sépulcrale,  ils  entonnaient  le 
chant  sombre  et  sublime  autrefois  composé  pour  le  guer- 
rier mourant  par  un  autre  grand  inspiré  de  Pologne, 
par  l'homme  dont  la  musique  avait  pleuré  sur  le  sang 
sacré  des  larmes  immortelles,  par  ce  Chopin  déjà 
couché,  lui  aussi,  sous  la  terre,  mais  dont  la  voix  res- 
suscitait en  ce  jour,  multipliée...  Car  elle  avait  passé 
dans  ces  milliers  de  voix  invisibles,  dans  ces  milliers 
de  voix  d'outre-tombe,  qui,  lentement...  sur  le  mode 
sépulcral  des  notes  basses...  reprenaient   la   Marche 

funèbre 

Le  corps  du  barde  une  fois  revenu  en  France,  on 
l'inhuma  dans  le  cimetière  de  Montmorency.  Cette  petite 
ville  était  pour  les  émigrés  comme  un  coin  de  Pologne  : 
ils  l'avaient  toujours  affectionnée.  Certains  des  plus 
illustres  parmi  les  exilés,  Niemcewicz,  entre  autres,  et 
le  général  Kniaziewicz,  amis  et  compagnons  de  Kos- 
ciuszko,  y  avaient  vécu.  Des  groupes  déjeunes  gens 
chargèrent  sur  leurs  épaules  le  cercueil  du  héros  natio- 
nal et  celui  de  Céline  Mickiewicz,  sa  femme,  morte  quel- 
ques années  avant  lui.  Puis,  au  bord  de  la  fosse,  le  poète 
Bohdan  Zaleski,  l'un  des  plus  chers  amis  du  mort, 
prononça  une  oraison  funèbre  où  la  douleur  de  la  Po- 
logne pleurait  à  sanglots.  Il  disait,  à  travers  ses  larmes  : 


ADAM    MICKIEWICZ  89 

Adam  Mickiewicz,  tu  grandis  à  nos  yeux  dans  l'éclat  de 
ton  immortalité,  avec  ta  harpe  royale,  aux  cordes  d'or,  à 
l'épaule,  au  point  que  moi  qui  te  fus  cher  jadis,  je  n'ose 
plus  m'enhardir  comme  autrefois.  Aveuglé  par  les  pleurs, 
tremblant  d'émotion,  comment  réussirais-je  à  te  gémir  un 
dernier  adieu? 

Notre  Adam,  je  te  dis  adieu  au  nom  de  la  Lithuanie  !  Je 
te  dis  adieu  au  nom  de  la  Pologne  tout  entière,  d'une  mer 
à  l'autre  !  Tu  es  son  orgueil,  sa  gloire  dans  tous  les  temps! 
Tu  es  son  honneur  devant  les  nations  ! 

Les  prêtres  récitèrent  Y  Ave  Maria  sur  la  tombe  ;  à 
cette  prière,  Bohdan  ajouta  l'invocation  du  Pan  Tadeusz, 
en  modifiant  le  dernier  vers  : 

Sainte  Vierge,  qui  défends  la  brillante  Gzenstochowa  et 
qui  resplendis  à  Ostrobrama,  toi,  protectrice  de  Nowogro- 
dek  et  de  son  peuple  fidèle,  par  un  miracle  reconduis  ton 
poète  dans  sa  patrie  ! 

Le  miracle  ne  devait  se  produire  que  trente-cinq  ans 
plus  tard.  Après  Sadowa,  la  couronne  de  Saint-Etienne, 
affaiblie  et  inquiète,  se  décida  à  rechercher  les  sym- 
pathies de  certains  des  peuples  qu'elle  avait  jusqu'alors 
opprimés.  Elle  accorda  de  larges  libertés  aux  Polonais 
de  Galicie,  et  les  traita  désormais  en  confédérés.  Le 
moment  vint  où  les  cendres  d'Adam  Mickiewicz  purent 
être  rapatriées  à  Cracovie,  capitale  antique  de  la  Pologne 
et  sa  cité  sainte.  En  1890,1e  glorieux  mort  entra  dans 
la  ville,  au  milieu  d'un  immense  concours  de  peuple  : 
et  la  foule  l'escorta  jusqu'à  la  cathédrale  du  Wawel.  On 
l'ensevelit  à  côté  des  héros  nationaux,  à  côté  de  Sigis- 
mond,  de  Sobieski,  de  Poniatowski,  et  de  Kosciuszko. 

Puis,  sa  statue  se  dressa  au  cœur  de  toutes  les  grandes 
villes  de  Pologne.  Et  en  1900,  lors  des  fêtes  du  cin- 
quième centenaire  de  l'Université  de  Cracovie,  l'auteur 
de  ces  lignes  contemplait  avec  une    émotion  profonde 


90   LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

le  bronze  érigé  sur  l'imposant  Rynek,  ou  Grande  Place 
de  Cracovie.  Le  Rynek  est  un  endroit  admirable  :  Fart 
et  le  souvenir  y  rivalisent  de  grandeur.  Au  milieu, 
s'allonge  la  Halle  aux  draps,  d'une  élégante  architec- 
ture mi-gothique,  mi-Renaissance  ;  toujours  au  centre, 
et  non  loin  de  l'édifice  dont  je  viens  de  parler,  apparaît 
une  vieille  tour,  seul  débris  de  l'ancien  Hôtel  de  Ville; 
deux  autres  tours  rougeâtres,  celles  de  Notre-Dame, 
flanquent  de  coin  la  place,  la  dominent,  complètent  le 
majestueux  ensemble  de  pierre.  Par  ces  jours  de  juin, 
je  me  croyais  là  dans  une  cité  d'Italie  :  le  soleil  palpi- 
tait dans  l'azur,  et  des  vols  de  pigeons  s'ébattaient 
autour  de  l'église.  C'était  ici  même,  et  parmi  ces  mo- 
numents, que  le  peuple  avait  élu  Kosciuszko  dictateur, 
en  1794.  C'était  également  ici  que  venait  d'avoir  lieu 
la  scène  la  plus  émouvante  delà  commémoration  natio- 
nale à  laquelle  j'avais  assisté  :  le  défilé  du  7  juin  1900. 
A  l'intérieur  de  Notre-Dame,  la  nef  resplendissait  d'un 
éclat  extraordinaire,  flambait  comme  un  cœur  rouge, 
rutilait  de  la  merveilleuse  décoration  pourpre  et  or  de 
Mateyko.  Mais  ces  visions,  qui  me  secouaient  tour  à 
tour,  me  hantaient  moins  encore,  cependant,  que  la 
simple  parole  inscrite  au  socle  de  la  statue  du  poète  : 
«  a  mickiewicz,  la  nation.  »  Plus  je  la  relisais,  et  plus 
elle  me  confirmait  dans  cette  idée  de  toute  ma  vie, 
qu'il  n'y  a  de  haute  gloire  littéraire  que  celle  où  le 
Rêve  est  salué  roi  par  l'Action,  sa  sœur.  Mais  pour 
que  la  sœur  couronne  le  frère,  il  faut  qu'elle  se  recon- 
naisse en  lui  comme  en  un  miroir  magique,  qui  lui 
renvoie  son  image  à  la  fois  ressemblante  et  transfigu- 
rée. C'étaitici  lecas.  Dans  ses  poèmes,  Adam  Mickiewicz 
avait  jeté  la  Pologne  tout  entière,  idéale  et  réelle  :  il  y 
avait  également  jeté  sa  vie  et  son  âme  à  lui,  et  s'était 
perdu  dans  le  tout.  Ainsi  s'était  opérée  l'une  de  ces 
fusions  prodigieuses  qui  se  voient  de  loin  en  loin  dans 


ADAM    MICKIEWICZ  91 

Tliistoire  et  sont  comme  un  miracle  :  et  ce  que  saluait 
l'inscription  de  ce  piédestal,  c'était,  en  même  temps  que 
l'immortalité  d'un  homme  et  d'un  peuple,  l'hymen  si 
rare  du  génie  individuel  et  de  la  conscience  nationale. 


PRINCIPAUX  CARACTÈRES 


DU 


ROMANTISME    POLONAIS 

LE  MESSIANISME.  —  L'APPEL  AU  GÉNIE 
LE  PROMÉTHÉISME  CHRÉTIEN 


Un  matin  de  septembre  1841,  l'intérieur  de  Notre- 
Dame  de  Paris  offrit  un  spectacle  qui,  même  en  pleine 
période  romantique  et  dans  un  âge  si  fécond  en  scènes 
éclatantes  ou  pittoresques,  était  d'une  physionomie 
bien  à  part  et  d'une  couleur  vraiment  originale.  Au 
pied  d'un  autel  érigé  dans  le  centre  de  l'église,  une 
partie  de  l'émigration  polonaise,  convoquée  par  Adam 
Mickiewicz,  assistait  à  une  messe  solennelle.  Deux 
hommes,  notamment,  priaient  côte  à  côte  avec  ferveur, 
l'illustre  poète  de  la  Pologne  et  un  autre  Polonais 
jusqu'alors  inconnu.  La  messe  dite,  le  voisin  de  Mic- 
kiewicz se  leva  et  prononça  une  allocution  dont  j'extrais 
les  lignes  suivantes  : 

1.  11  semblerait  naturel,  à  première  vue,  que  le  chapitre  con- 
sacré à  l'œuvre  de  Mickiewicz  vint  ici,  au  lieu  de  trouver  sa 
place  plus  loin  et  d'être  séparé  de  la  vie  du  poète  par  cet  Essai 
sur  les  principaux  caractères  du  Romantisme  polonais.  Mais  on 
verra  que  le  présent  Essai  projette  un  jour  immédiat  sur  la  poésie 
des  trois  grands  poètes  romantiques  de  la  Pologne  et  aide  beau- 
coup à  saisir  Vessence  de  cette  poésie.  J'ai  donc  jugé  utile  qu'il 
précédât  l'étude  de  l'œuvre  des  poètes  et  qu'il  en  lut  en  quelque 
sorte  l'ouverture,  le  prologue. 


94   LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 


Frères  compatriotes, 

En  me  présentant  à  vous  pour  la  première  fois,  je  dépose 
d'abord  devant  Dieu  mes  humbles  actions  de  grâces  pour  sa 
miséricorde  qui,  malgré  de  nombreux  obstacles,  a  daigné 
m'amener  auprès  de  vous  et  me  permet  de  commencer 
aujourd'hui  ma  vocation  au  milieu  de  vous,  dans  ce  sanc- 
tuaire, après  la  sainte  communion  qu'il  m'a  été  donné,  à  moi 
indigne,  de  recevoir. 

Depuis  longtemps,  je  portais  dans  mon  âme  l'ardent 
désir  de  m'approcher  de  vous,  chers  compatriotes,  et  de 
vous  transmettre  ce  que  j'ai  reçu  d'en  haut  pour  vous, 
mais  ce  n'est  qu'à  présent  qu'a  sonné  pour  cela  l'heure  de 
Dieu...  Par  la  volonté  de  Dieu,  j'ai  quitté  ma  terre  natale, 
et  je  viens  à  vous,  mes  compatriotes,  vous  apporter  la 
parole  de  joie  et  de  consolation  dont  je  suis  chargé  pour 
vous  ;  je  viens  vous  annoncer,  à  vous  les  premiers,  que  les 
temps  sont  déjà  accomplis  et  que  l'heure  de  la  miséricorde 
de  Dieu  a  sonné;  je  viens  vous  annoncer  l'époque  chré- 
tienne supérieure,  qui  s'ouvre  aujourd'hui  dans  le  monde. 

11  continua  sur  ce  ton  et  finit  en  répétant  : 

Et  maintenant,  en  vous  conviant  à  la  participation  active 
à  laquelle  je  vous  ai  appelés  par  la  volonté  de  Dieu,  je 
déclare,  en  présence  de  Dieu  de  qui  j'accomplis  la  volonté, 
que  l'OEuvre  de  Dieu  et  l'époque  chrétienne  supérieure  sont 
commencées. 

Puis  il  se  jeta  la  face  contre  terre  et,  au  milieu  des 
larmes  et  de  l'émotion  générale,  se  mit  à  pleurer  lui- 
même  en  remerciant  Dieu. 

L'homme  qui  s'annonçait  ainsi  comme  un  apôtre  et 
comme  un  messager  du  Ciel  était  un  gentilhomme 
lithuanien  :  il  arrivait  de  sa  province  et  s'appelait 
André  Towianski. 

C'est  une  des  figures  de  l'émigration  polonaise.  Né 


ROMANTISME    POLONAIS  95 

en  1799,  Towianski  est  mort  à  Zurich  en  1878,  chargé 
de  jours  et  célèbre  parmi  ses  compatriotes.  Il  n'eut 
pourtant  qu'un  moment  d'éclat  :  son  rôle  baissa  vite, 
et  il  rentra  peu  à  peu  dans  une  sorte  de  pénombre. 
Mais  à  l'heure  de  son  apparition,  il  y  a  soixante-quatre 
ans,  il  préoccupa  tout  le  monde;  sa  venue  aiguillonna  les 
langues  et  fit  couler  des  flots  d'encre  ;  il  fut  porté  aux 
nues  par  les  uns,  exécré  et  dénigré  par  les  autres.  En 
fin  de  compte,  il  créa  un  mouvement  mystique  que  l'on 
appela  de  son  nom  :  le  Tovianisme ;  et  son  influence  fut 
indéniable  non  seulement  sur  un  petit  noyau  de  disciples 
souvent  groupés  en  communauté  spirituelle  autour  de 
lui,  mais  sur  des  hommes  d'action  d'une  haute  noblesse 
de  caractère ',  et  sur  quelques-uns  des  grands  poètes 
de  son  pays.  Mickiewicz  et  Slowacki  restèrent  forte- 
ment marqués  de  son  sceau,  et  il  est  curieux,  observe 
M.  Venceslas  Gasztowtt,  que  le  seul  des  trois  grands 
lyriques  polonais  qui  ait  refusé  d'adhérer  à  la  secte  de 
Towianski  soit  précisément  Krasinski,  dont  les  idées 
se  rapprochaient  si  fort  de  celles  du  nouvel  apôtre2. 

Que  représentait  au  juste  André  Towianski  ?  Faut-il 
voir  en  lui  l'illuminé  sans  valeur  que  ses  adversaires 
ont  lapidé  de  railleries  ?  Ce  serait  faire  à  sa  mémoire 
l'injure  la  plus  inique.  Ou  bien  le  messager  sauveur, 
l'homme  élu  par  Dieu  pour  renouveler  la  face  du 
monde,  le  prophète  infaillible  au  gré  de  quelques-uns? 
Il  ne  fut  pas  cela  davantage,  car  il  ne  prophétisait  rien 

1.  Le  colonel  Charles  Rozycki,  entre  autres,  chef  de  l'insurrec- 
tion de  Yolhynie  en  1831.  Towianski  convertit  également  à 
ses  idées  le  général  Skrzynecki,  Félix  Niemojewski,  Michel 
Kulwiec,  etc. 

2.  Dans  une  des  phrases  de  sa  lettre  à  Lamartine,  le  Poète 
anonyme  reproduit  en  termes  identiques  la  bonne  nouvelle  an- 
noncée par  son  compatriote  :  «  La  domination  du  Christ,  reléguée 
pendant  des  siècles  hors  de  ce  monde,  s'avance  à  grands  pas  pour 
V envahir  et  y  régner  sans  partage...» 


96       LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

moins  que  le  proche  avènement  du  règne  de  Dieu  sur 
la  terre.  Quant  à  la  doctrine  du  mystique  polonais, 
c'était  la  pure  et  merveilleuse  doctrine  du  Christ, 
enseignée  dans  les  termes  mêmes  du  Maître  et  selon  le 
verbe  de  ceux  qui  furent  ses  disciples,  depuis  la  prédi- 
cation de  l'Evangile  jusqu'à  nos  jours.  Toute  sublime 
qu'elle  soit,  et  précisément  parce  qu'elle  est  sublime, 
les  hommes  éprouvent  rarement  le  besoin  de  la  mettre 
en  pratique  :  et  Towianski,  bien  qu'il  réussît  à  l'enfon- 
cer au  cœur  d'un  petit  nombre,  n'obtint  toutefois  aucun 
acte  chrétien  ni  même  aucune  réponse  des  potentats 
auxquels  il  ne  cessait  d'écrire.  Les  peuples  lui  don- 
nèrent par  hasard  plus  de  satisfaction,  et  il  leur  arriva 
de  s'engager  dans  les  voies  qu'il  préconisait  :  mais  on 
les  en  chassait  vite  ou  bien  eux-mêmes  n'y  persis- 
taient guère.  Les  nombreuses  déceptions  du  mystique 
lithuanien  l'affligèrent  ;  il  eût  pu  se  consoler  un  peu, 
s'il  eût  médité  le  mot  si  profond  du  Christ  :  «  Mon 
royaume  n'est  pas  de  ce  monde.  »  Les  vrais  chrétiens 
n'ont  jamais  été  que  quelques  gouttes  d'eau  perdues 
dans  la  mer.  Prenons-en  notre  parti  :  peut-être 
seront-ils  plus  nombreux,  à  la  consommation  des 
siècles. 

D'ailleurs  —  et  je  le  dis  cette  fois  pour  de  bon  — 
Towianski  fut  un  saint.  Cela  ressort  à  l'évidence  de  sa 
biographie,  écrite  par  un  de  ses  plus  vénérables  dis- 
ciples, M.  le  sénateur  italien  Tancrède  Canonico  '.  Une 
telle  vie  est  tout  à  fait  admirable.  Plus  on  la  lit,  plus 
elle  impressionne  et  semble  d'un  bout  à  l'autre  une 
page  de  l'Evangile.  La  première  partie  surtout,  celle 
qui  précéda  le  départ  de  Towianski  pour  l'Europe  occi- 

1.  André  Towianski,  traduction  française  de  l'italien.  Impri- 
merie Vincent  Bona,  Turin.  Voir  aussi  Écrits- d'André  Towianski, 
Vincent  Bona.  Ces  précieux  volumes  ne  sont  pas  dans  le  com- 
merce. 


ROMANTISME    POLONAIS  97 

dentale,  fait  toucher  du  doigt  le  fond  de  sa  nature. 
Ayant  choisi  la  carrière  de  magistrat,   et  nommé  con- 
seiller à  la  Cour  suprême  de  Lithuanie,  il  se  signala, 
dans  l'exercice  de  ses  fonctions,  par  quelques  traits  de 
la  plus  haute  beauté  morale.   Celui-ci,   entre  autres  : 
malade  d'une  plaie  à  la  jambe,  et  pouvant  guérir  len- 
tement, par  un  traitement  doux,  mais  sachant  qu'un 
jugement  inique  sera  prononcé  s'il  ne  se  rend  pas  à 
l'audience  pour  une  affaire  dont  il  est  rapporteur,  il 
n'hésite  pas  à  affronter  la  cautérisation  la  plus  doulou- 
reuse, afin  de  siéger  au  jour  dit  ;  alors,  la  force  de  sa 
parole  fait  éclater  la  lumière,  et  il  empêche  qu'une  veuve 
ne  soit  spoliée  d'un  héritage  considérable.  A  la  mort 
de  son  père,  il   démissionne    pour  rentrer  dans    ses 
domaines  qu'il  fait  valoir  :  et  il  se  conduit  à  l'égard  de 
ses  paysans  en  véritable  apôtre  du  Christ,  les  appelant 
frères,    les  évangélisant,   adoucissant  leur  sort.  Pen- 
dant la  première  moitié  du  xixe  siècle,  le  paysan  polo- 
nais était  encore  serf,  et  certains  nobles  l'écrasaient  de 
travail,  le  déchiraient  de  coups  de  fouet,  le  sevraient 
de    nourriture,    bref,    transformaient    leur    terre    en 
géhenne.  A  force  de  grandeur  d'âme,  de  puissance  de 
persuasion   et   de    mansuétude,   Towianski   parvint  à 
modifier  la  nature  de  bête  féroce  d'un  de  ses  voisins,  et, 
qui  plus  est,  guérit  nombre  de  serfs  des  vices  de  l'es- 
clavage. Ici,  je  tiens  à  citer  la  scène  qui  met  en  pré- 
sence tyrans  et  victimes,  car  j'ai  la  conviction  que  des 
faits  de  ce  genre  furent  décisifs  sur  l'âme  de  Towianski, 
et  que  son  succès  en  cette  circonstance  —  ainsi  qu'en 
d'autres  cas  d'un  haut  intérêt  —  non  seulement  le  per- 
suada de  sa  vocation,  mais  le  détermina   à  ne  point 
restreindre  son  apostolat  à  la  Lithuanie  et  à  l'étendre 
au  contraire  à  l'Europe  : 

Un  jour  que  les  paysans  travaillaient  dans  le  dcor,  Lusz- 


98       LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

czuk  porta  à  la  cuisine  des  maîtres  sa  marmite,  pour 
réchauffer  sa  nourriture  qui  était  gelée.  Le  tyran,  Payant 
aperçu,  se  mit  en  colère,  saisit  le  fouet  et  dit  :  «  Gomment 
oses-tu,  misérable,  te  familiariser  ainsi  avec  moi?  »  A  ces 
clameurs,  tous  les  travailleurs  accourent,  tombent  à 
genoux,  et  élèvent  leurs  mains  vers  Dieu.  Puis,  ils  se 
lèvent  tous,  Luszczuk  le  premier,  et  ils  disent  solennelle- 
ment :  «  Non,  maître,  vous  ne  nous  battrez  plus,  nous  nous 
sommes  corrigés,  nous  vous  sommes  fidèles,  nous  travail- 
lons pour  vous,  nous  ne  vous  faisons  aucun  tort,  vous  ne 
pouvez  donc  plus  nous  maltraiter.  »  Le  tyran,  devenu 
encore  plus  furieux,  crie  :  «  Qui  vous  a  enseigné,  canailles, 
à  vous  révolter  contre  voire  seigneur  ?  »  Les  paysans,  levant 
les  yeux  au  ciel,  répondent  :  «  Nous  n'avons  qu'un  seul 
Seigneur  là-haut.  »  Et  montrant  ensuite  les  cheminées 
blanches  d'Antoszwincie,  ils  ajoutent  :  «  Et  là-bas,  nous 
avons  notre  frère  et  notre  bienfaiteur.  »  Le  tyran  pâlit, 
laissa  tomber  son  fouet,  partit,  et,  saisi  d'une  grave  maladie, 
il  ne  se  montra  pas  pendant  quelque  temps.  Après  cela,  il 
changea  et  s'adoucit  au  point  que,  ces  mêmes  hommes  qu'il 
martyrisait  auparavant,  il  les  priait  de  faire  ce  qu'il  y  avait 
à  faire.  Voilà,  mon  frère  (c'est  Towianski  qui  écrit  à  un  de 
ses  amis),  les  miracles  de  l'Œuvre  de  Dieu;  dès  que  les 
opprimés  se  sont  tournés  vers  Dieu,  se  sont  appuyés  sur 
lui  et  se  sont  corrigés,  Dieu  les  a  pris  sous  sa  garde  ;  les 
colonnes  du  mal  qui,  auparavant,  appuyaient  le  tyran,  se 
sont  enfuies,  et  c'est  pourquoi  il  a  perdu  son  ancienne 
force.  Voilà  le  principe  de  la  Révolution  chrétienne  *»  » 

Principe  admirable  et  hasardeux  qui,  pour  avoir 
fait  ses  preuves  dans  l'histoire  et  dans  la  vie,  n'est  point 
infaillible.  A  moins  qu'elle  n'ait  apparu  à  l'heure  du 
destin,  à  cette  heure  où  la  lassitude  infinie  du  monde 
antique  pleurait  à  la  fois  dans  l'àme  de  l'esclave  et  dans 
les  vers  de  Virgile,  à  moins  d'une  chance  aussi  grande, 
il  se  peut  qu'une  telle  doctrine  ne  se  réveille  ici-bas 
que  pour  constater  son  impuissance  :  et  elle  est  sûre 

1.  André  Towianski,  par  Tancrède  Canonico.  p.  246. 


ROMANTISME    POLONAIS  99 

d'en  gémir,  si  elle  vient  à  se  trouver  en  présence  de  ce 
phénomène  monstrueux,  de  cette  gageure  de  Tenter 
qui  s'appelle  le  tyran  asiatique.  A  lire  la  vie  des  dé- 
mons de  l'histoire  et,  spécialement,  celle  d'Ivan  IV  de 
Piussie,  l'un  des  plus  effroyables  monstres  qui  aient 
souillé  la  lumière  du  ciel1,  on  apprend  avec  épouvante 
qu'ils  ne  font  que  redoubler  d'horreurs  et  de  supplices 
sur  qui  les  implore  et  proteste  à  leurs  genoux  de  son  in- 
nocence. Un  autre,  Nicolas  1er,  se  vit  un  jour  supplié  par 
la  princesse  Sanguszko,  qui  demandait  la  grâce  de 
son  époux,  condamné  à  partir  pour  la  Sibérie  :  il  se  fit 
donner  la  sentence  et  y  ajouta  de  sa  main  :  «  Il  ira  à 
pied.  »  Toute  la  douceur  du  christianisme  et  toute  la 
pitié  de  la  terre  s'agenouilleraient  en  vain  devant  l'être 
fou  de  sang  ou  d'orgueil.  C'est  l'excellente  raison  pour 
laquelle  une  partie  de  l'émigration  polonaise  refusa 
toujours  d'adhérer  à  la  doctrine  de  Towianski  ou  au 
mysticisme  un  peu  passif  du  grand  poète  Krasinski  : 
à  l'endroit  des  tyrans,  elle  n'imaginait  et  n'approuvait 
d'autre  attitude  que  l'insurrection  ;  il  n'y  avait  à  ses 
yeux  que  ce  moyen  de  secouer  le  joug.  «  Suivre  les 
indications  de  nos  mystiques,  écrit  M,  Venceslas  Gasz- 
towtt,  c'eût  été  ne  vouloir  lutter  que  par  la  prière  et  le 
perfectionnement  moral,  tactique  insuffisante,  puisque 
Dieu  n'aide  que  ceux  qui  s'aident  eux-mêmes2.  » 
Mais  Towianski  l'entendait  d'une  façon  absolument 


1.  Dans  le  volume  qu'il  a  récemment  publié  sur  Ivan  le  Ter- 
rible  (Pion,  1904),  M.  Waliszewski  s'évertue  à  prouver  que  son 
trop  fameux  héros  «  n'a  fait  qu'outrer  un  peu  l'atrocité  commune 
aux  mœurs  du  xvr  siècle.  »  Mais  M.  Waliszewski  ne  s'aperçoit 
pas  que  divers  de  ses  jugements  de  détail  sur  Ivan  viennent 
contredire  ensuite,  au  cours  du  volume,  cette  assertion  de  la  pré- 
face. Le  lecteur  est  mis  par  là  même  en  défiance;  on  se  demande 
si  la  critique  historique  de  M.  Waliszewski  est  aussi  solide  qu'il 
se  l'imagine. 

2.  Le  Poète  polonais  Jules  Slowacki,  p.  72. 


100    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

contraire  ;  la  résistance  violente  à  la  tyrannie  repré- 
sentait à  ses  yeux  une  hérésie  capitale.  Il  ne  cessa  de 
prêcher  «  qu'aucun  effort  terrestre, révolutionnaire,  ne 
réussirait  à  la  Pologne  »  et  «  qu'elle  devait  attendre  le 
signe  de  Dieu  dans  l'humilité,  l'amour  et  le  sacrifice  '  ». 
Et  sa  prédication  appuya  sur  la  plus  persuasive,  sur  la 
plus  émouvante  des  idées  mystiques,  dont  l'influence 
ne  pouvait  être  qu'énorme  sur  de  pauvres  exilés  aussi 
attendris  qu'exaltés  par  le  malheur  :  il  enseigna  que 
l'infortune  delà  Pologne  venait  avant  tout  de  ses  fautes 
publiques  et  privées,  qu'elle  devait  faire  pénitence,  et 
que  «  cette  pénitence  amènerait  peu  à  peu  le  recouvre- 
ment de  l'existence  nationale  indépendante  ».  C'était 
l'accent  des  prophètes  d'Israël  :  «  Lavez-vous,  purifiez- 
vous,  ôtez  de  devant  mes  yeux  la  malignité  de  vos 
pensées  ;  cessez  de  faire  le  mal...  et  après  cela,  venez 
et  soutenez  votre  cause  contre  moi,  dit  le  Seigneur2.  » 
Mais  le  mystique  lithuanien  y  ajoutait  la  tendresse  du 
Nouveau  Testament,  l'obligation  du  pardon  chrétien, 
l'oubli  des  injures  et  de  l'oppression  :  «  C'est  dans  cet 
esprit  seulement,  disait-il,  que  la  Pologne  peut  agir 
efficacement  sur  la  Russie,  non  par  la  force  de  lahaine 
et  de  la  vengeance  qui  cherche  la  perte  de  l'oppresseur, 
mais  par  la  force  de  l'amour  qui  fait  de  l'ennemi  un 
frère,  un  ami  en  Jésus-Christ.  Lorsque  le  Polonais 
aura  déposé  devant  Dieu,  sur  l'autel  de  la  Patrie,  son 
désir  pur  que  la  volonté  de  Dieu  soit  accomplie  par 
toutes  les  nations  du  monde  et  qu'ainsi  la  Russie  de- 
vienne aussi  grande  et  aussi  heureuse  que  cela  lui  est 
destiné  par  les  décrets  de  Dieu...  alors  Dieu  mettra  fin 
à  la  rude  pénitence  de  la  Pologne  et  élèvera  la  nation 
martyre  au  poste  de  magistrat-chrétien  pour  le  monde.  » 


1.  Vie  d'André  Towianski,  p.  26,  81,  etc. 

2.  Tsaïe. 


ROMANTISME    POLONAIS  101 

Towianski  eut  un  moment  assez  de  prise  sur  l'esprit 
deMickiewicz  pour  lui  faire  adopter  ces  vues  :  le  poète 
national  les  promulgua  du  haut  de  sa  chaire  du  Col- 
lège de  France  et  le  verbe  électrique  de  Michelet  réil- 
lumine à  coups  d'éclairs  la  scène  émouvante  : 

Nous  avons  eu  sous  les  yeux  un  miracle,  un  fait  inouï, 
prodigieux...  et  la  sueur  me  vient  d'y  penser...  le  Collège 
de  France  a  été  témoin  de  ces  choses  ;  sa  chaire  en  reste 
sainte. 

Je  .parle  du  jour  où  nous  vîmes  le  grand  poète  de  la 
Pologne,  son  illustre  représentant  par  le  génie  et  par  le 
cœur,  consommer,  par  devant  la  France,  l'immolation  des 
plus  justes  haines,  et  prononcer  sur  la  Russie  des  paroles 
fraternelles. 

Les  Russes  qui  étaient  là  furent  foudroyés.  Ils  attachaien 
les  yeux  à  la  terre. 

Pour  nous  autres  Français,  ébranlés  jusqu'au  fond  de 
l'âme,  à  peine  osions-nous  regarder  l'infortuné  auditoire 
polonais,  assis  près  de  nous  sur  ces  bancs.  Quelle  douleur, 
quelle  misère  manquait  dans  cette  foule?  Ah  !  pas  une.  Le 
mal  du  monde  était  là  au  complet.  Exilés,  proscrits,  ruines 
vivantes  des  vieux  temps,  des  batailles  ;  pauvres  femmes 
âgées  sous  les  habits  du  peuple,  princesses  hier,  ouvrières 
aujourd'hui  ;  tout  perdu,  rang,  fortune,  le  sang,  la  vie  ; 
leurs  maris,  leurs  enfants  enterrés  aux  champs  de  bataille, 
aux  mines  de  Sibérie!  Leur  vue  perçait  le  cœur!  Quelle 
force  fallait-il  pour  leur  parler  ainsi,  arracher  d'eux  l'oubli 
et  la  clémence,  leur  ôter  ce  qui  leur  restait  et  leur  dernier 
trésor,  la  haine  !  Ah  !  pour  risquer  de  les  blesser  encore, 
une  seule  chose  pouvait  enhardir  :  être  de  tous  le  plus 
blessé. 

Cela  était  écrit  et  cela  devait  arriver.  Il  n'y  a  pas  à  dis- 
cuter, ni  à  rien  dire  pour  ou  contre.  Il  était  écrit  et  voulu 
que  la  Pologne,  s'arrachant  la  Pologne  du  cœur,  perdant  la 
terre  de  vue,  repoussant  l'infini  des  douleurs,  des  haines  et 
des  souvenirs,  emporterait  dans  son  vol  au  ciel  jusqu'à  la 
la  Russie  elle-même. 


102  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

C'est  le  mystère  de  l'aigle  blanc,  qui  laisse  pleuvoir  son 
sang  et  sauve  l'aigle  noir  '. 


Le  style  de  Towianski  ne  ressemblait  que  de  très 
loin  à  celui  de  Michelet  et  de  Mickiewiez  ;  il  écrivait 
un  mauvais  jargon  mystique,  terne,  filandreux,  mono- 
tone, sans  couleur  et  sans  vie.  Il  se  répète  à  tout  bout 
de  champ  ;  c'est  un  supplice  de  le  lire.  11  ne  devient 
intéressant  que  lorsqu'il  relate  des  faits  précis,  tels  que 
ceux  de  son  apostolat  en  Lithuanie  et  les  supplices 
infligés  aux  paysans  par  les  mauvais  seigneurs/  Son 
coup  d'œil  est  parfois  juste  ;  il  sait  distinguer  les  évé- 
nements significatifs,  ceux  qui  témoignent  en  faveur  de 
son  siècle  et  représentent  ses  heures  de  noblesse 
morale,  ses  moments  d'idéalisme.  «  C'est  à  de  tels 
éveils,  écrit-il  en  1861,  qu'appartiennent  le  commence- 
ment du  pontificat  de  Pie  IX,  le  commencement  de 
la  Révolution  Française  de  1848  et  la  commotion  uni- 
verselle qui  en  fut  la  suite,  le  commencement  du  récent 
affranchissement  de  plusieurs  millions  de  serfs  par  le 
Tsar  Alexandre  II,  les  événements  d'Italie  en  1859.  A 
ces  mêmes  éveils  appartient  aussi  l'attitude  de  nos 
compatriotes  de  Pologne  en  février  dernier,  etc.  » 

Le  mystique  lithuanien  saisit  également  le  caractère 
des  peuples  ;  sa  psychologie  du  Français  et  de  la 
France  du  xixe  siècle  prouve  qu'il  a  sondé  nos  erreurs 
et  qu'il  connaît  nos  pertes  morales.  A  côté  de  cela,l'illu- 
minisme  leplusbaroque  ;  il  paraîtque  «  l'espritde  Napo- 
léon brille  au  delà  de  la  terre  comme  une  étoile  pure  »  ; 
il  est  devenu  «  serviteur  fidèle  et  bras  de  Jésus-Christ, 
ange  de  la  vie,  de  l'action  chrétienne,  et  il  est  de  toute 
importance  pour  nous  de  mériter  l'aide  et  la  protection 
de  l'esprit  de  Napoléon  ».  On  se  prend  la  tête  à  deux 

1.  Légendes  démocratiques  du  Nord.  p.  23  et  20. 


ROMANTISME    POLONAIS  103 

mains  pour  chercher  ce  qu'il  peut  bien  y  avoir  de  com- 
mun entre  la  douceur  chrétienne  etles  tueries  savantes 
organisées  par  le  César  moderne,  entre  l'esprit  de 
non-résistance  prêché  par  Towianski  et  la  chevauchée 
de  fer  et  de  sang  de  l'empereur.  Foin  de  la  logique  ! 
les  prophètes  ont  d'autres  soucis  ;  que  deviendrait-on 
s'il  fallait  avoir  cure  de  raisonner?  Ailleurs,  il  associe 
l'esprit  céleste  de  Kosciuszko  à  l'esprit  céleste  de 
Napoléon  :  «  Les  deux  serviteurs  de  Dieu  se  sont  unis 
dans  le  monde  invisible  »,  dit-il.  Il  faut  en  effet  que 
cette  alliance  se  soit  conclue  au  Ciel,  car  elle  ne  se  fit 
point  sur  la  terre  ;  au  moment  de  l'expédition  de  Russie, 
on  put  voir  à  quel  point  le  héros  polonais  se  méfiait 
de  l'impérial  ambitieux.  Toutefois,  au  sujet  de  Kos- 
ciuszko, il  est  juste  de  dire  que  Towianski  se  rendit 
très  exactement  compte,  non  seulement  de  ses  talents 
guerriers  et  de  son  héroïsme  sur  le  champ  de  bataille, 
mais  aussi  de  son  extraordinaire  grandeur  morale  et 
de  la  sainteté  de  sa  vie  entière  ;  il  esquissa  de  lui  un 
portrait  qui  eût  pu  devenir  magistral ,  s'il  avait  su  peindre . 
Du  moins  a-t-il  indiqué  les  traits  à  rendre. 

Avec  ses  limites  et  ses  lacunes,  en  dépit  du  peu 
d'étendue  de  son  coup  d'œil  et  du"  peu  de  sûreté  de 
son  jugement,  Towianski  produisait  sur  ceux  qui 
l'approchaient  une  impression  des  plus  fortes.  Se 
trouvait-on  en  sa  présence,  un  charme  opérait  et 
l'infériorité  relative  de  son  esprit  n'était  pas  percep- 
tible. Elle  se  dérobait  derrière  le  magnétisme  de  son 
verbe  et  de  son  aspect.  11  devenait  impossible  d'envi- 
sager simplement  ses  idées,  et  de  les  peser  à  leur  juste 
valeur  dans  d'exactes  balances.  On  était  pris  par  la 
lumière  qui  émanait  de  son  attitude  ;  on  entendait  «  le 
ton  chrétien  militant,  semblable  à  celui  de  l'Evangile  » . 

1.  Témoignage  de  l'abbé  Dunski, 


104  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

Bref,  l'homme  rayonnait  une  beauté  morale  qui  com- 
muniquait à  ses  paroles  les  plus  ordinaires  une  force 
de  persuasion  tout  à  fait  rare  :  il  s'enveloppait  de 
l'éclat  de  son  âme  puissante  et  pure,  à  l'évangélisme 
irrésistible.  De  là  l'influence  qu'il  exerça  sur  les 
hommes  les  plus  éminents  de  la  Pologne,  et  de  là  le 
culte  touchant  que  lui  voua  sa  petite  église1.  Qui  lui 
avait  rendu  visite  n'était  pas  loin  de  souscrire  au  por- 
trait enthousiaste  d'un  écrivain  suisse  de  l'époque, 
Adolphe  Lèbre  : 

J'ai  vu  Towianski  :  c'est  un  homme  extraordinaire.  Toutes 
les  idées  du  siècle  sont  en  lui.  Il  est  l'esprit  incarné  du 
temps  :  il  en  a  tous  les  instincts  dans  son  grand  cœur.  Sa 
science,  sa  clairvoyance  sont  surhumaines...  Cet  homme 
est  tout-puissant  d'enthousiasme  et  d'élan  :  il  tend  d'une 
aile  superbe  à  des  deux  toujours  plus  hauts  ;  il  est  magni- 
fique de  commandement,  de  douceur  et  de  modestie.. .  Ce 
geste  souverain,  ce  calme,  cette  force,  cet  amour,  cette 
royale  sérénité,  ce  front  d'empereur,  ce  visage  de  vierge, 
quel  homme! 

En  résumé,  la  figure  de  Towianski  semble  une  pre- 
mière épreuve  de  celle  de  Tolstoï.  Chez  tous  deux, 
même  ardeur  morale  et  même  sainteté.  Mais  le  génie 
intellectuel  de  l'apôtre  russe  n'échut  point  en  partage 
au  grand  chrétien  polonais.  Ni  la  profondeur,  ni  l'acuité 
de  l'observation  ne  lui  furent  dévolues,  ni  le  don  d'em- 
brasser d'énormes  ensembles,  de  retracer   en  vastes 


1.  De  nombreux  disciples  venaient  le  voir  à  Zurich,  où  il 
passa  les  trente  dernières  années  de  sa  vie.  Mais  le  groupe  fidèle 
et  préféré  se  composa  d'un  certain  nombre  de  parents  et  d'amis 
intimes,  parmi  lesquels  sa  femme,  sa  sœur,  ses  enfants,  son 
beau-frère  Ferdinand  Gutt,  son  gendre  Michel  Kulwiec,  et  ses 
amis  Stanislas  Falkowski,  Jacques Malvesin,  Tancrède  Ganonico, 
Charles  Baykowski.  Ces  deux  derniers  sont  parmi  les  vénérables 
survivants  de  cette  noble  communion. 


ROMANTISME    POLONAIS  105 

tableaux  l'histoire  publique  et  privée.  Il  ne  connut  pas 
davantage  l'art  du  portrait,  ne  créa  pas  d'individus 
aussi  réels  que  la  vie  et  vraiment  extraits  de  ses  cadres. 
Il  ne  soupçonna  jamais  ce  pétrissement  d'êtres  et  de 
scènes  sur  lesquels  se  projette  un  merveilleux  jour 
évangélique  et  dont  la  toile  fulgure,  ainsi  que  sous  une 
poignée  de  rayons  dardés  dans  les  ténèbres.  Or,  d'être 
ainsi  représentées  et  rendues  vivantes,  cela  propage 
une  doctrine  et  répand  une  morale  aux  quatre  coins  du 
monde. 

Nous  nous  sommes  étendu  sur  la  personnalité  de 
Towianski.  Ce  n'est  pas  sans  dessein.  Towianski  fut 
une  manière  de  symbole.  Si  nous  avons  terminé  l'es- 
quisse de  l'homme,  nous  n'en  avons  point  fini  avec 
l'idée  que  cet  homme  incarnait  à  sa  façon  et  sous  un 
aspect,  du  reste,  très  inférieur  à  cette  idée.  Car  l'appari- 
tion du  mystique  lithuanien  ne  fut  qu'une  des  formes 
visibles  du  caractère  le  plus  frappant  et  le  plus  spécial 
du  Romantisme  polonais  :  le  Messianisme. 

On  n'avait  guère  vu  l'idée  messianique  reparaître  sur 
la  scène  du  monde  depuis  les  malheurs  du  peuple  de 
Dieu.  Mais  voici  que  la  même  infortune  qui  s'était 
autrefois  appesantie  sur  Israël  affligeait  une  des  nations 
de  l'Europe  moderne  :  à  son  tour,  et  vingt-cinq  siècles 
après,  la  Pologne  était  réduite  en  captivité.  La  simili- 
tude de  destinée  recréa  dans  l'âme  polonaise  le  phéno- 
mène hébraïque. 

Le  second  tiers  du  xixe  siècle  était  l'heure  des  illu- 
minés de  tout  genre.  C'était  la  deuxième  heure  des 
temps  nouveaux;  la  cloche  fraîche  et  fervente  des  écoles 
saint-simoniennes  répétait  l'appel  de  1789  :  elle  son- 
nait dans  l'aube  avec  une  extase  à  jamais  disparue. 
Toutefois,  les  premiers  socialistes  ne  désiraient  qu'une 
refonte  de  l'organisation  économique,  une  répartition 
plus  juste  des  richesses  de  la  planète  entre  tous  ses 


106     LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

enfants  :  les  mystiques  polonais  attendaient  au  con- 
traire un  idéal  moral  en  chair  et  en  os,  la  venue  de 
quelque  Messie  de  l'âme,  de  quelque  Saint  de  Dieu 
dont  le  verbe  renouvellerait,  purifierait,  transforme- 
rait le  monde,  et,  créant  sur  terre  une  société  nouvelle 
composée  de  justes,  apporterait  par  là  même  sa  déli- 
vrance à  la  Pologne.  C'est  ce  Sauveur  qu'ils  crurent 
un  moment  voir  apparaître  sous  les  traits  d'André 
Towianski. 

Pour  expliquer  ce  fiévreux  et  douloureux  état  de 
l'Ame  en  espoir  de  Messianisme,  en  attente  d'une  parole 
et  d'un  homme  et  d'une  révélation  définitive,  il  n'est 
que  de  considérer  les  plus  exaltés  et  les  plus  pieux 
parmi  les  pauvres  proscrits  de  l'époque  et  de  laisser  la 
parole  à  l'un  d'eux,  Stanislas  Falkowski.  A  la  vérité, 
son  style  est  un  peu  gauche,  mais  il  est  sincère  et  tou- 
chant : 

C'était  une  bien  pénible  épreuve  de  Dieu  que  notre  exil  ! 
Jetés  sur  une  terre  étrangère,  au  milieu  du  chaos  des  doc- 
trines et  des  passions  sociales  et  politiques  qui  y  régnaient, 
nous  sentions,  il  est  vrai,  le  devoir  de  tout  sacrifier  au  salut 
de  notre  patrie  ;  mais...  entraînés  dans  ce  tourbillon  d'élé- 
ments étrangers...  nous  avions  accepté  des  principes  con- 
traires à  notre  esprit  national,  nous  nous  étions  morcelés 
en  divers  partis  et  nous  cherchions  la  patrie  chacun  à  sa 
manière,  dans  les  fausses  voies  de  la  diplomatie,  des  cons- 
pirations, des  révolutions,  etc.  En  nous  agitant  ainsi  pen- 
dant des  années,  nous  avions  perdu  nos  forces,  nous  nous 
étions  enchaînés  dans  des  doctrines  et  dans  des  raisonne- 
ments ;  notre  trésor  national,  l'amour,  le  sentiment,  s'étei- 
gnait par  degrés  en  nous  ;  nous  ne  pouvions  nous  accorder 
en  quoi  que  ce  fût  :  la  discorde,  les  accusations  et  les  con- 
damnations que  nous  nous  lancions  les  uns  aux  autres,  et 
cela  au  nom  du  bien  général,  étaient  devenues  un  fléau. 
Enfin,  après  avoir  épuisé  tous  les  motifs  d'illusion,  car  tout 
nous  avait  trompés,  nous  nous  trouvions  abattus  et  épui- 
sés, dans  un  vide  et  une  sécheresse  intérieure  d'autant  plus 


ROMANTISME    POLONAIS  107 

tristes  que  peu  d'entre  nous  voulaient  reconnaître  cet  état 
déplorable. 

Dans  cet  état  pénible,  l'Occident  civilisé  ne  pouvait  nous 
donner  aucun  réconfort,  aucune  consolation,  car  le  maté- 
rialisme, qui  s'y  étendait,  glaçait  tout  sentiment  et  toute 
tendance  supérieure.  Il  est  vrai  que,  dans  ce  temps,  beau- 
coup de  faits  surnaturels  préparaient  le  monde  à  l'époque 
chrétienne  supérieure  :  l'apparition  de  la  mère  de  Dieu,  à 
Paris,  avait  annoncé  une  effusion  extraordinaire  de  la  mi- 
séricorde de  Dieu  sur  le  monde  ;  la  médaille  qui  s'était 
répandue  en  vertu  de  cette  apparition,  appuyait  cette 
annonce  par  de  nombreux  miracles  ;  des  prophètes  s'éle- 
vaient, prédisant  la  manifestation  prochaine  et  visible  des 
jugements  et  de  la  miséricorde  de  Dieu.  Mais  tout  ce  mou- 
vement se  produisait  uniquement  dans  la  sphère  de  la  reli- 
gion; il  n'avait  pas  d'influence  sur  la  vie  sociale  et  encore 
moins  sur  la  vie  politique... 

Le  premier  rayon  d'une  espérance  d'En  Haut  nous  vint 
par  Adam  Mickiewicz.  Depuis  sa  jeunesse,  il  soutenait  en 
lui-même  une  pénible  lutte,  cherchant  la  solution  de  cette 
question,  la  plus  importante  pour  tout  Polonais  :  «  Faut-il 
chercher  la  force  terrestre,  païenne,  et,  avec  cette  force, 
soutenir  la  patrie?  ou  bien,  faut-il  se  soumettre  humble- 
ment à  Dieu,  ne  servir  que  Lui  seul,  et  s'en  remettre  à  sa 
volonté  quant  à  la  patrie  ?  Au  milieu  de  cette  lutte,  un  rayon 
de  la  grâce  de  Dieu  toucha  Mickiewicz,  et  il  lui  fut  donné 
de  voir  en  esprit  et  de  prédire  àla  Pologne  l'Homme  envoyé 
de  Dieu  pour  le  salut  de  la  Pologne  et  du  monde.  Quel  Po- 
lonais ne  connaît  les  paroles  prophétiques  des  Dziady1'? 

Pendant  un  banquet  donné  en  son  honneur,  en  dé- 
cembre 1840,  par  nos  compatriotes  les  plus  éminents,  il 
s'éleva  en  esprit,  eut  une  vision,  et,  dans  une  improvisation 
inspirée,  déclara  avce  une  certitude  surhumaine  que  le 
temps  est  proche  où  le  serviteur  de  Dieu  paraîtra  au  milieu 
de  nous,  qu'il  le  voit  venir,  que,  par  lui,  Jésus-Christ 
triomphera  sur  la  terre,  que  de   lui  sortira  la  patrie  ser- 


1.  «  Que  vois-je?  Ah!  cet  eDfant  s'est  sauvé  I  C'est  le  vengeur 
qui  doit  ressusciter  la  Pologne,  etc.  »  Voir  tout  le  monologue  de 
l'abbé  Pierre,  dans  la  troisième  partie  du  poème. 


108    LES    GRANDS    POÈTES     ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

vante  de  Jésus-Christ,  et  qu'un  ordre  nouveau,  divin,  s'éta- 
blira dans  le  monde,  car  les  paroles  et  les  actions  de  cet 
homme  seront  pour  le  monde  un  modèle  et  une  loi...  Cette 
prophétie,  par  son  caractère  surnaturel,  émut  vivement  les 
assistants  et  se  répandit  dans  toute  l'émigration  :  et  c'est 
dans  cet  état  d'esprit  que  nous  nous  trouvions,  lorsque  se 
répandit  parmi  nous  la  nouvelle  de  l'arrivée  à  Paris  du  ser- 
viteur de  Dieu.  Mickiewicz,  ayant  à  peine  échangé  quelques 
paroles  avec  Tôwianski,  reconnut  en  lui  l'homme  qu'il  avait 
prédit;  il  fut  pénétré  d'une  foi  si  grande  dans  sa  mission, 
qu'ayant  reçu  de  lui  une  parole  d'espoir  quant  à  la  guérison 
de  sa  femme,  devenue  folle,  il  en  parla  immédiatement 
comme  s'il  avait  vu  ce  miracle  de  ses  propres  yeux.  La  guéri- 
son  miraculeuse  de  la  femme  de  Mickiewicz,  le  changement 
extraordinaire  opéré  en  lui-même,  ce  fut  pour  nous  un 
éveil  subit.  Quelque  chose  de  bienheureux,  de  saint,  s'était 
répandu  dans  l'atmosphère;  pour  l'esprit  élevé  avait  dis- 
paru la  terre  sombre,  le  ciel  semblait  ouvert,  et  du  ciel 
semblait  prêt  à  descendre  sur  la  terre  un  monde  nouveau, 
serein  et  heureux;  c'était  comme  si  une  armée  invisible 
arrivait  soudainement  au  secours  de  ceux  qui,  avec  leurs 
dernières  forces,  soutenaient  le  combat,  et  les  conduisait 
aune  victoire  certaine1... 

Sans  en  changer  les  termes,  j'ai  abrégé  et  resserré 
—  rapprochant  les  extraits  utiles  ~  cette  citation  si 
caractéristique  et  qui  dépeint  l'état  d'âme  de  l'émigra- 
tion polonaise  en  1840.  Il  en  résulte,  —  aussi  bien  que 
des  autres  documents  de  l'époque,  —  que  Mickiewicz 
avait  proclamé  l'idée  messianiste  avant  l'arrivée  de 
Tôwianski.  Et  comme  il  avait  été  le  héraut,  l'annon- 
ciateur de  cette  idée,  de  même,  en  dépit  d'un  commen- 
cement de  désillusion,  il  devait  en  rester  l'apôtre. 

Au  début,  il  effaça  sa  grande  personnalité  devant 
celle  du  mystique  lithuanien.  Il  lui  rendit  hommage  et 
s'inclina  devant  lui.  Mais  les  prophéties  de  Tôwianski 

1.  André  Tôwianski,  par  le  sénateur  Tancrède  Canonico,  p.  9-13. 


ROMANTISME    POLONAIS  J 09 

ne  se  réalisèrent  point,  et,  dès  1845,  Bohdan  Zaleski  le 
fît  remarquer  à  son  grand  confrère.  «  Celui  qui  a  in- 
venté la  poudre  s'imagina  qu'il  ferait  sauter  le  monde, 
répondit  Adam.  Il  ne  Ta  point  fait  sauter;  mais  la 
poudre  est  restée  en  usage.  Il  en  est  de  même  de  notre 
vérité,  qui  est  moindre  que  nous  ne  l'espérions,  mais 
qui  n'en  existe  pas  moins.  » 

C'était  assez  dire  qu'il  croyait  aux  idées  plus  qu'aux 
hommes.  En  dépit  de  l'échec  de  Towianski,  le  Messia- 
nisme ne  voulait  pas  mourir  dans  l'âme  polonaise.  A 
défaut  d'un  succès  éblouissant  dans  l'ordre  des  faits  et 
d'une  démonstration  aussi  merveilleuse  que  l'eût  été 
la  délivrance  soudaine  de  la  Pologne  par  un  héros  de 
l'action,  Mickiewicz  et,  avec  lui,  les  deux  autres  grands 
poètes  polonais  de  l'âge,  le  Poète  anonyme  et  Slowacki, 
s'ancrèrent  à  l'espérance  :  ils  comptèrent  sur  l'avenir 
pour  justifier  la  nouvelle  doctrine,  par  laquelle  ils  se 
sentaient  consolés.  De  sorte  que  la  poésie  romantique 
de  Pologne  qui,  sous  l'aiguillon  du  malheur,  avait 
conçu  le  Messianisme,  et  dans  l'air  orageux  de  la  pros- 
cription et  de  l'exil  en  avait  subitement  crié  la  renais- 
sance imminente,  le  recueillit  encore  une  fois  né  et  le 
réchauffa  tout  frêle  sur  sa  lyre.  Elle  s'attacha  passion- 
nément à  lui,  le  para  de  son  prestige  et  de  son  génie, 
lui  prêta  sa  grandeur,  lui  donna  du  souffle  et  de  l'écho, 
bref,  en  dilata  la  puissance,  en  centupla  la  portée,  le 
propagea  tout  autour  d'elle  et  parmi  son  vibrant  audi- 
toire en  cercles  concentriques  et  sonores.  Dujour  où  elle 
avait  commencé  de  résonner  sur  la  terre,  elle  avait 
rendu  des  sons  mystiques  et  tristes  :  fille  d'un  pays 
d'exilés  et  de  captifs,  elle  levait  les  yeux  vers  le  ciel. 
Peu  à  peu,  sa  foi  grandit  et  tint  de  l'extase  :  le  regard 
fixe  et  les  mains  jointes,  elle  s'immobilisa  dans  l'at- 
tente. Comme  autrefois  Israël,  la  sublime  poésie  de 
Pologne  regardait  au  loin  vers  «  l'élu  messianique  », 


110    LES     GRAiNDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

vers  celui  qui  devait  venir  pour  délivrer  son  peuple  et 
sauver  le  monde. 

Si  je  voulais  citer  nombre  des  inspirations  par  les- 
quelles se  manifesta  le  Messianisme,  non  seulement 
j'allongerais  indéfiniment  ce  chapitre,  mais  j'empié- 
terais sur  les  chapitres  suivants.  11  ne  s'agit  point  de 
cela  dans  la  présente  étude,  mais  simplement  de  com- 
pléter l'exposé  qui  précède  par  telle  formule  significa- 
tive des  maîtres,  voire  par  telle  remarque  utile  des 
commentateurs. 

Dans  son  cours  du  Collège  de  France,  Mickiewicz 
émit  à  l'endroit  de  sa  doctrine  favorite  des  paroles  très 
importantes  et  qui  constituent  de  véritables  définitions. 
11  enseigna  de  la  sorte  :  «  L'âme  la  mieux  développée 
est  nécessairement  chargée  de  conduire  les  hommes 
qui  se  trouvent  sur  les  degrés  inférieurs.  C'est  le 
dogme  principal  du  Messianisme...  Dieu  parle  par  une 
âme  qui  a  toujours  suivi  sa  loi,  qui  s'est  développée  en 
observant  les  conditions  requises  parla  Divinité,  qui  a 
subi  les  épreuves  et  qui  enfin  s'est  initiée  à  la  sa- 
gesse... Une  âme  qui  travaille,  qui  s'élève,  qui  cherche 
continuellement  Dieu,  reçoit  ce  qu'on  appelle  une  pa- 
role; et  l'homme  qui  l'a  reçue  devient  révélateur... 
Cette  lumière  divine...  se  prouve  par  elle-même;  elle 
parle  et  se  réalise  en  même  temps  :  telle  la  vierge 
d'Orléans,  cette  fille  paysanne,  qui  se  met  à  la  tête 
d'une  armée  parce  qu'elle  en  a  reçu  l'ordre  exprès  de 
Dieu,  qui  se  présente  devant  les  pouvoirs  constitués 
et  qui  les  oblige  à  suivre  l'inspiration..  Je  crois,  et 
tout  porte  à  le  croire,  que  les  peuples  chrétiens  mar- 
cheront de  plus  en  plus  vers  la  réalisation  de  l'Evan- 
gile, et  qu'un  jour  ces  âmes  privilégiées,  qui  se  trouvent 
en  état  de  recevoir  les  inspirations  divines,  serout 
appelées  à  jouer  des  rôles  qui,  aujourd'hui  peut-être, 
ne  seraient  pas  encore  en  rapport  avec  l'état  actuel  de 


ROMANTISME    POLONAIS  111 

la  société...  Du  reste,  la  même  révélation  qui  guide 
les  peuples  fait  marcher  aussi  leurs  littératures... 
Comme  les  cadres  et  les  lois  entravaient  continuelle- 
ment le  développement  du  christianisme,  de  même  les 
écoles,  les  théories,  les  journaux,  arrêtent,  étouffent 
le  développement  du  génie  littéraire.  Tout  cela  agit 
pour  empêcher  les  hommes  de  recevoir  des  révélations. 
Voilà  pourquoi  les  grands  artistes  ne  sortent  presque 
jamais  des  écoles,  et  pourquoi  ils  s'inspirent  toujours 
de  la  grande  vie  qui  anime  le  peuple  '.  »  Ces  paroles 
sont  du  13  décembre  1842;  le  16  novembre  1843,  il 
disait  :  «  Contre  toutes  nos  oppressions,  nous  n'avons 
qu'un  seul  remède,  le  même  que  contre  n'importe 
laquelle  de  nos  misères,  c'est  de  nous  élever  en  esprit 
aussi  haut  que  possible,  jusqu'à  l'exaltation,  jusqu'à  la 
folie,  et  dans  ce  bond,  de  saisir  l'idée  qu'il  nous  faut2.  » 
Enfin,  en  1845,  il  condensait  ainsi  sa  pensée  sur  le 
point  qui  nous  occupe  :  «  La  religion  appliquée  à  la 
politique,  l'inspiration  luttant  contre  la  doctrine,  l'in- 
dividu appelant,  avec  l'aide  de  Dieu,  les  masses  à 
accomplir  leur  devoir  et  défiant  son  siècle  :  c'est  le 
type  de  l'avenir  du  monde.  »  Il  n'interdisait  d'ailleurs 
à  personne  l'accès  des  sommets  intellectuels  et  mo- 
raux, car  il  croyait  à  la  toute-puissance  de  la  volonté  : 
«  Chaque  homme  est  créé  pour  devenir  un  grand 
homme.  Quiconque  ne  vise  point  à  ce  but  ne  travaille 
pas  au  salut  de  son  àme3.  »  Quelle  logique  dans  le 
développement  de  ce  magnifique  inspiré,    et  comme 


1.  Les  Slaves.  Cours  professé  au  Collège  de  France  par  Adam 
Mickiewicz,  t.  IV,  p.  19-25. 

2.  Lettres  et  discours  de  Mickiewicz  publiés  après  sa  mort 
sous  ce  titre  :  Coopération  oTAdam  Mickiewicz  à  Vœuvre  d'André 
Towianski. 

3.  Coopération  d'Adam  Mickiewicz  à  Vœuvre  d'André  Towianski, 
t.  I,p.  120. 


112    LES    GRANDS    POETES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

toutes  les  paroles  de  la  fin  de  sa  carrière  sortent  en 
droite  ligne  de  l'élan  surhumain  du  début  :  «  Aie  un 
cœur  et  regarde  au  cœur.  Proportionne  ta  force  à  tes 
desseins,  et  non  pas  tes  desseins  à  ta  force.  » 

En  résumé,  ditle  fils  du  poète,  M.  LadislasMickiewicz,mon 
père  croyait  à  une  série  d'hommes  inspirés  comme  devant 
être  les  guides  naturels  des  peuples  en  matière  de  religion, 
de  politique  et  de  littérature.  Et  il  était  convaincu  que  l'ins- 
piration serait  de  plus  en  plus  fréquente,  de  plus  en  plus 
générale,  de  plus  en  plus  forte  :  il  comptait  qu'elle  devien- 
drait le  pain  quotidien  des  nations.  C'était  là  l'idéal  que  le 
peuple  de  Dieu  avait  entrevu,  d'être  conduit  par  des  pro- 
phètes, par  des  voyants  immédiatement  inspirés  du  Très- 
Haut, —  mais  qu'il  déserta  maintes  fois,  car  cela  deman- 
dait un  effort  difficile  et  continu  :  littérairement  du  moins, 
il  resta  fidèle  à  cet  idéal,  puisqu'il  n'admit  en  sa  Bible 
aucune  parole  qui  ne  fût  marquée  de  l'inspiration  divine  ; 
seulement,  sa  Bible  est  depuis  deux  mille  ans  pour  lui  un 
livre  clos  K 

Résumons  davantage  :  et  afin  de  ramasser  en  aussi 
peu  de  mots  que  possible  les  tendances  que  nous  venons 
d'esquisser,  empruntons  encore  à  M.  Ladislas  Mickie- 
wicz  une  bonne  formule,  une  expression  brève  et  pré- 
cise. Qu'est-ce  que  tout  cela,  dit-il,  sinon  «  Yappel  au 
génie  ?  »  En  effet,  «  l'appel  au  génie  »  devint  le  cri  poi- 
gnant de  la  grande  poésie  de  Pologne.  Au  secours  de 
son  malheureux  peuple,  elle  appela  de  toute  la  force 
de  son  désespoir  l'antique  pasteur  et  conducteur 
d'hommes,  à  la  fois  guerrier,  poète,  grand  juge,  libé- 
rateur, l'être  surhumain,  colossal,  le  Moïse.  Mais  elle 
demandait  en  même  temps  que  le  peuple  polonais  mé- 
ritât la  venue  du  héros  suprême  par  un  effort  moral  qui 

1.  Mélanges  posthumes  cV Adam  Mickiewicz,  avec  notes  de 
Ladislas  Mickiewicz,  p.  305. 


ROMANTISME    POLONAIS  113 

haussât  les  cœurs  jusqu'à  leur  guidée  Telle  fut  la 
magnanime  conception  de  Mickiewicz  et  aussi  de 
Towianski,  — bien  qu'on  la  sente  infiniment  plus  pâle, 
plus  étroite  et  comme  ratatinée  chez  le  second.  Cette 
vue  de  l'Idéal  social  est  pleine  de  noblesse  et  de  gran- 
deur. Sans  doute,  elle  a  l'air  aujourd'hui  d'une  chi- 
mère, et  il  n'est  point  de  théorie  qui  jure  davantage 
avec  la  période  niveleuse  et  vulgaire,  matérialiste  et 
corrompue,  que  nous  avons  le  malheur  de  traverser2. 
Mais  ce  n'est  là  qu'un  mauvais  tournant  de  la  civilisa- 
tion :  il  faut  l'espérer  du  moins.  Le  dernier  mot  n'est  peut- 
être  pas  dit.  Le  fût-il,  que  les  penseurs  ne  sauraient  se 


1.  Je  trouve,  dans  le  Bulletin  polonais  du  15  mai  1902,  quelques 
lignes  tout  à  fait  remarquables,  extraites  dune  des  brochures  du 
grand  ingénieur  Szczepanowski,  qui  vient  de  mourir  :  «  La 
grandeur  immortelle  de  Mickiewicz,  véritable  guide  de  la  nation, 
consiste  à  avoir  compris  le  premier  que  la  délivrance  de  la  Po- 
logne ne  dépend  nullement  des  combinaisons  politiques,  des 
programmes  conservateurs  ou  démocratiques,  des  complots  ou 
des  conspirations  de  coteries,  mais  qu'elle  sera  due  à  la  renais- 
sance morale,  et  que  cette  renaissance  commencera  par  celle 
des  individualités  qui  s'aggloméreront  de  plus  en  plus  en  foyers 
croissant  en  nombre  et  en  force,  jusqu'à  ce  que  toute  la  nation 
s'enflamme  delà  chaleur  de  ces  cœurs.  L'heure  de  la  délivrance 
de  la  nation  est  fixée  par  la  Providence.  Ce  que  nous  en  pouvons 
savoir  aujourd'hui  est  qu'elle  ne  sonnera  pas  avant  que  nous  ne 
l'ayons  mérité,  avant  que  tous  les  descendants  de  la  Pologne 
déchue  soient  devenus  en  leurs  âmes  les  citoyens  de  la  Pologne 
régénérée.  » 

2.  L'histoire  la  connaîtra  surtout  comme  la  période  de  la  course 
à  l'or  et  des  brigandages  financiers  de  tout  genre,  effectués  sous 
couleur  d'entreprises  d'intérêt  général  et  souvent  organisés  ou 
protégés  par  de  soi-disant  démocrates,  qui  sont  surtout  des  hy- 
pocrites. Les  pays  aristocratiques  ne  sont  point  en  reste;  ils 
tiennent  à  ne  pas  laisser  périmer  leurs  bonnes  traditions  d'avi- 
dité et  de  cruauté  :  l'Angleterre  entreprend  l'odieuse  guerre  du 
Transvaal  ;  le  Tsarisme  perpètre  l'asservissement  de  la  Finlande 
et  fait  massacrer  les  prolétaires  dans  les  rues  de  Pétersbourg; 
la  Prusse  donne  la  schlague  aux  écoliers  polonais  de  Wresznia 
qui  veulent  prier  dans  la  langue  de  leurs  pères. 


114  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

taire  :  ils  n'ont  pas  às'incliner  devant  le  fait  brutal  ;  leur 
voix  est  la  protestation  de  l'ordre  contre  le  désordre  et 
l'éternel  avertissement  de  la  sagesse  immanente.  Il  ne 
faudrait  non  plus  s'imaginer  qu'il  n'y  ait  eu  en  ce  siècle 
que  les  représentants  d'une  nation  exaltée  et  malheu- 
reuse pour  réclamer  en  faveur  des  grands  hommes  une 
part  d'influence  effective  dans  les  conseils  de  l'Etat  : 
Fun  des  plus  illustres  écrivains  du  pays  pratique  et 
florissant  entre  tous,  Carlyle,  a  fait  entendre  en  Angle- 
terre semblable  revendication.  En  Amérique,  Emerson 
n'est  pas  éloigné  du  même  désir,  à  voir  le  goût  qu'il 
professe  pour  «  les  hommes  représentatifs  »,  ainsi  qu'il 
dénomme  les  chefs  de  file  des  variétés  humaines  les 
plus  importantes.  En  France,  l'un  des  rares  hommes 
de  génie  de  notre  littérature  contemporaine,  M.  Edouard 
Schuré,  s'est  fait  Févocateur  de  quelques-unes  des 
figures  demi-humaines  et  demi-divines,  semi-légen- 
daires, où  s'incarna  l'histoire  spirituelle  du  monde  :  il 
les  a  ressuscitées  de  son  souffle  puissant  et  de  son 
verbe  inspiré,  et  c'est  dans  une  série  providentielle  et 
ininterrompue  de  ce  genre  qu'il  voit  le  salut  moral  de 
l'humanité,  pour  demain  comme  pour  hier1. 

Excelsior  !  L'instinct  irréfrénable  de  la  grande 
poésie,  surtout  aiguillonnée  par  le  désir  et  la  douleur, 
c'est  l'envolée  sans  limites.  La  poésie  romantique 
de  Pologne  tendait  au  plus  haut  des  cieux.  Elle  ne 
devait  pas  se  contenter  de  croire  à  la  mission  du  grand 
homme  sur  la  terre,  ni  d'attendre  la  venue  de  cet 
Homme-Messie  au  sein  de  la  patrie  polonaise  :  elle  crut 
également  à  l'élection  d'un  Peuple-Messie  parmi  les 
peuples  et  proclama  la  Pologne  le  peuple  de  Dieu. 
C'était  la  renaissance  intégrale  de  l'ancienne  foi  d'Israël. 


1.   Les    Grands  Initiés,    par    Edouard    Schuré.     Paris,    Perrin 
et  Gic. 


ROMANTISME    POLONAIS  115 

De  même  qu'il  y  avait  des  êtres  marqués  du  signe,  de 
même  il  y  avait  des  races  choisies  entre  toutes  pour 
l'exemple  de  la  souffrance  et  du  martyre,  du  sacrifice 
et  du  crucifiement.  Mickiewicz  appela  sa  pauvre  patrie 
«le  Christ  des  nations».  Déjà  Brodzinski,  le  précurseur 
des  poètes  de  la  grande  période,  l'avait  dénommée  «  le 
Copernic  du  monde  moral».  Slowacki  vint  ensuite,  qui 
la  regarda  comme  «le  Winkelried  du  monde».  Aux 
genoux  de  la  mère  douloureuse,  tous  les  romantiques 
polonais  rivalisèrent  d'adoration  mystique  :  pour 
tous,  elle  fut  «  la  sainte  Pologne,  notre  sainte1  ». 
D'autres  passages  de  leurs  poèmes  enchérirent  sur  les 
expressions  précédentes  :  certains  vers  y  fulgurent 
ainsi  que  des  éclairs,  projetant  d'un  seul  coup  la  plus 
douloureuse  des  images,  faisant  brusquement  appa- 
raître la  vision  littérale  et  saisissante  de  la  Pologne 
crucifiée.  Au  milieu  d'une  page  fameuse  des  Lziady, 
Mickiewicz  vit  soudain  «la  croix  aux  bras  lons^s  comme 
l'Europe  entière,  formée  de  trois  peuples  desséchés, 
comme  de  trois  arbres  morts  ».  Pour  Slowacki,  le  nom 
de  la  Pologne  «  fut  la  prière  qui  pleure  et  la  foudre  qui 
gronde2  ».  Mais  l'une  des  visions  les  plus  magnifiques 
fut  celle  de  Krasinski,  dans  Y  Aube.  Il  aperçut  sa 
Pologne  bien-aimée  qui, 

Pareille  à  un  fantôme  ressuscité,  à  un  archange  gigan- 
tesque, surgissait  tout  à  coup  dans  l'espace,  au  milieu  d'un 
vide  lumineux,  et  sortait  du  fond  des  jours  de  l'avenir,  vi- 
sible comme  si  elle  avait  encore  une  enveloppe  mortelle, 
mais  déjà  divinisée  pour  l'éternité,  immortelle  ! 

Sa  face  brille  comme  le  soleil  :  —  à  travers  l'azur  de 
ses  prunelles,  ses  regards  sont  des  éclairs! 


1.  Cette  dernière  expression  se  trouve  à  la  fois  clans  l'Enfer  de 
Piast  Dantyszek,  de  Slowacki,  et  dans  VAuhe,  de  Krasinski. 

2.  L'Enfer  de  Piast  Dantyszek. 


416    LES    GRANDS    POETES    ROMANTIQUES    DE    LA     POLOGNE 

Au-dessus  de  sa  tête  parait  l'auréole  de  sang,  souvenir 
du  martyre;  mais  tous  ses  maux  sont  finis,  l'esprit  de  Dieu 
repose  sur  son  front  ;  et,  tout  à  l'entour,  se  lève  un  monde 
nouveau. 

Tous    les  peuples-esprits  ont  incliné  profondément 

latête  devant  elle Et  ils  sont  tombés  à  genoux,  et  j'ai 

entendu  la  voix  clamant  du  hautdescieux  :  «  Comme  jadis 
je  leur  ai  donné  mon  fils,  je  te  donne  maintenant  à  eux,  ô 
Pologne  !  Le  Christ  a  été  et  sera  unique,  mais  sa  pensée  vit 
en  toi  :  sois  donc  partout  et  toujours  la  vérité  comme  Lui, 
toi  que  j'appelle  ma  fille  !  Lorsque  tu  descendis  dans  la 
tombe,  tu  n'étais  qu'une  parcelle  de  l'humanité  ;  mais 
aujourd'hui,  à  l'heure  de  ton  triomphe,  ton  nom  est  :  Yhu- 
manité  entière!  La  terre  t'est  confiée  pour  que  tu  la  con- 
duises dans  la  voie  de  l'action,  jusqu'à  ce  que  l'Esprit  ait 
accompli  son  œuvre  dans  ces  peuples.  Par-dessus  le  gouffre 
du  passé,  élance-toi  dans  l'immensité,  etalors,  tousces  mil- 
lions te  suivront,  toi,  l'archange  de  cette  planète.  » 

Et  j'ai  vu  l'archange  de  blanc  et  de  pourpre  s'élevant 
au-dessus  des  peuples  agenouillés^ 

Un  tel  mysticisme,  une  telle  foi  dans  la  primauté 
du  pays  dont  on  est  fils  peuvent  surprendre  les  étran- 
gers :  et  certains  critiques  polonais  font  senti.  «  L'aber- 
ration messianique  des  poètes  émigrés»,  déclare 
M.  Lorentowicz  dans  une  page  récente2.  Reproche 
d'ailleurs  aussi  outré  que  le  rêve  de  Krasinski  :  la  réac- 
tion présente  est  beaucoup  trop  vive  contre  l'exagéra- 
tion d'autrefois.  «Cette  divinisation  de  la  Pologne  pa- 
raîtra peut-être  étrange  au  lecteur  français;  ce  n'est 
qu'au  sein  des  nations  malheureuses  que  peut  se  mani- 
fester un  pareil  amour  de  la  patrie»,  écrivit  Ladislas 
Mickiewicz  au  bas  d'une  des  pages  de  Y  Aube  dont 
nous  avons  reproduit  la  traduction.  Le  fait  est  que  la 
prophétie  du  Poète  anonyme  demeure  très  hasardeuse  : 

1.  Traduction  Ladislas  Mickiewicz. 

2.  Mercure  de  France,  juin  1900.  Lettres  polonaises. 


ROMANTISME    POLONAIS  117 

il  ne  suffît  pas  qu'une  vision  poétique  soit  de  toute 
beauté  pour  qu'elle  se  réalise  et  passe  un  jour  dans 
l'histoire.  On  ne  saurait  prendre  celle  de  Y  Aube  au 
pied  delà  lettre  :  peu  importe  au  surplus,  car  il  est  rare 
que  tout  soit  faux  dans  une  intuition  de  poète.  Juste- 
ment, Krasinski  voyait  mieux  que  personne  les  profon- 
deurs morales  et  sociales  :  son  œil  fut  extraordinaire  à 
cet  égard.  La  vérité  qu'il  déforma  dans  X Aube  —  du  fait 
d'un  rêve  grandiose,  et  parce  qu'il  aperçut  soudain  sa 
Pologne  au  sein  des  espaces,  planant  dans  l'infini  des 
cieux,  élevée  au-dessus  de  tous  les  peuples  par  la  grâce 
des  maux  soufferts  et  préposée  à  tous  comme  leur 
archange,  leur  pasteur  et  leur  guide  —  cette  vérité  lui 
réapparut  d'une  façon  beaucoup  plus  terrestre  et  réelle, 
au  cours  d'une  lettre  de  protestation  qu'il  écrivit  à  Lamar- 
tine en  1847 .  Mal  informé,  le  grand  cygne  venait  d'appré- 
cier la  Pologne  et  son  histoire  en  termes  aussi  fâcheux 
qu'inexacts,  dans  ses  Girondins.  Le  Poète  anonyme  lui 
répondit  : 

Observez  bien  l'histoire  de  Pologne,  consacrez  quelques 
instants  de  vos  loisirs  à  l'étude  sérieuse  de  la  gloire  toute 
chrétienne  et  des  malheurs  inouïs  dont  elle  se  compose  ; 
votre  génie  en  découvrira  tout  de  suite  le  sens  mystérieux 
et  profond...  Vous  reconnaîtrez  tout  de  suite  l'action  pro- 
videntielle dans  l'inébranlable  constance  de  tout  un  peuple 
livré  au  supplice...  C'est  que  toute  l'histoire  de  l'Idée  divine 
doit  être  précédée  d'une  lutte,  d'une  souffrance,  d'un  mar- 
tyre qui  l'annonce  et  la  rende  possible  !  La  Pologne  a  été 
choisie  pour  prêcher  aux  peuples,  non  par  des  paroles, 
mais  par  des  actions  et  des  faits,  le  grand  et  saint  principe 
des  nationalités  terrestres,  qui  seules,  en  tant  qu'invio- 
lables et  sacrées,  peuvent  arriver  un  jour  à  constituer  une 
Humanité  harmonique  et  universelle  !  La  France  a  promené 
par  toute  l'Europe,  et  au  bout  de  ses  baïonnettes,  le  don 
de  la  liberté  civile  et  de  l'égalité  des  individus  entre  eux, 
qu'elle  apportait  au  monde  ?...  La  Pologne  n'a    cessé    de 


118    LES    GRANDS    POÈTES     ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

souffrir  et  d'agir  pour  rapporter  du  fond  de  son  sépulcre  le 
dogme  du  droit  divin  des  nationalités,  et  celui  de  la  frater- 
nité religieuse  de  toutes  les  nations  entre  elles,  c'est-à-dire 
la  loi  du  Christ  réalisée  dans  la  politique  des  empires  hu- 
mains... La  France  etlaPologne  sontsœurs;  elles  marchent 
toutes  les  deux  vers  l'avenir,  ne  reculant  jamais  :  laFrance, 
au  nom  de  l'amour  des  hommes  ;  la  Pologne,  au  nom  de 
l'amour  de  Dieu  !  Ainsi  se  retrouvent  dans  les  tendances 
de  ces  deux  peuples  les  deux  commandements  qui  consti- 
tuent l'unité  de  la  Parole  éternelle.  Seulement,  la  Pologne  se 
souvient  toujours  qu'aucun  de  ces  deux  préceptes  ne  peut 
rester  complètement  isolé  de  l'autre  sans  devenir  à  l'ins- 
tant même,  pour  ainsi  dire,  un  mensonge,  et  sans  produire 
un  cruel  fanatisme  dans  le  cœur  ou  une  aberration  dans 
l'esprit.  La  France  l'a  oublié  plusieurs  fois  et  l'oublie 
encore.  Elle  s'imagine  pouvoir  se  passer  de  Dieu  en  décla- 
rant les  droits  de  l'humanité;  de  même  que  le  parti  des 
siècles  qui  ne  sont  plus  pense  pouvoir  négliger  l'humanité 
en  manifestant  son  adoration  pour  Dieu.  Grave  et  déplo- 
rable erreur  de  sentiment  et  de  raisonnement!  On  ne  peut 
désunir  ce  que  le  Christ  a  uni. 

Ce  jugement  si  profond,  ces  vues  si  perçantes,  ces 
paroles  magnifiques,  remplissent  pourtant  l'âme  de 
tristesse,  car  on  les  dirait  prononcées  pour  tous  les 
temps,  pour  aujourd'hui  comme  pour  hier;  et  aussi 
bien,  hier  comme  aujourd'hui,  semblent-elles  un  aver- 
tissement inutile,  une  voix  prêchant  dans  le  désert.  Quoi 
qu'il  en  soit,  dès  1847,  elles  établissaient  d'une  façon 
irréfutable,  au  regard  de  tout  homme  de  bonne  foi,  la 
mission  historique  de  la  Pologne.  Et  elles  témoignaient 
en  outre  de  l'instinct  profond  et  de  la  conscience  supé- 
rieure du  romantisme  polonais,  touchant  les  vérités 
essentielles.  Elles  marquaient  son  but,  ses  conclusions. 
«  Toute  victoire  de  l'Idée  divine  doit  être  précédée 
d'une  lutte,  d'une  souffrance,  d'un  martyre  qui  la  rende 
possible  »,  disait  Krasinski.  «Marchez  vers  l'avenir  au 
nom    de    l'amour  des  hommes,    au    nom    de   l'amour 


ROMANTISME    POLONAIS  119 

de  Dieu...  aucun  de  ces  deux  préceptes  ne  peut 
rester  complètement  isolé  de  l'autre;  on  ne  peut  dé- 
sunir ce  que  le  Christ  a  uni  »,  ajoutait-il.  Et,  en 
même  temps,  s'effaçaient  peu  à  peu  chez  ses  illustres 
rivaux  les  velléités  individualistes  et  byroniennes  du 
début.  La  dernière  étape  parcourue  par  le  romantisme 
de  Pologne  a  été  très  bien  décrite  par  un  brillant 
essayiste  de  l'Université  de  Cracovie,  M.  le  professeur 
Marian  Zdziechowski  : 

Mickiewicz,  dit-il,  exprima  dans  la  troisième  partie  des 
Dziady,  avec  une  énergie  incomparable,  l'idée  que  le  mal 
ne  vient  pas  de  Dieu,  comme  Byron  semble  parfois  prêt  à  le 
supposer,  mais  qu'il  est  l'œuvre  de  l'homme,  par  consé- 
quent qu'il  pourrait  être  effacé  par  l'effort  continu  des 
hommes    de   bonne  volonté,  inspirés  d'une  foi  victorieuse 

en  l'immensité  des  forces   de  l'âme Slowacki  finit  par 

arriver,  lui  aussi,  mais  moins  vite,  à  une  conception  reli- 
gieuse du  monde Mais  c'est  Krasinski  qui  développa  ces 

idées  sur  un  fond  très  large,  embrassant  le  passé  du  genre 
Immain  et  ses  destinées  futures.  Dans  Iridion,  il  créa  un 
héros  du  sacrifice  qui  serait  une  in  carnation  de  l'individua- 
lisme chrétien,  s'il  ne  s'alliait  avec  Massinissa,  le  démonde 
l'histoire,  qui  tend  éternellement  à  l'anéantissement  de 
toute  grande  idée,  en  travaillante  la  réaliser  au  moyen  de 
la  haine,  de  la  dissimulation  et  de  la  force.  Il  faut  donc 
qu'Iridion  expie  son  erreur  et  se  purifie  dans  une  vie  nou- 
velle'. 

Enfin,  dans  un  écrit  plus  récent,  M.  Zdziechowski 
résume  toutes  ses  idées  sur  ce  sujet  par  les  lignes  sui- 
vantes : 

Jusqu'àprésent,  c'est  le  romantisme polonaisseul  (Mickie- 
wicz, Slowacki,  Krasinski)  qui  a  su  développer  sur  un  fond 
catholique  l'idéal  chrétien  de  l'âme  délivrée  du  joug  de  la 

1.  Bulletin  de  V Académie  de  Cracovie,  février  1801. 


120    LES    GRANDS    POÈTES    BOMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

matière,  emportée  par  le  feu  de  la  charité  au-dessus  du 
niveau  de  l'homme,  unie  à  Dieu  et  cherchant  dans  l'accom- 
plissement de  la  volonté  divine  son  bonheur  et  celui  de  l'hu- 
manité. C'est  le  prométhéisme  chrétien.  Aujourd'hui,  à  notre 
époque  de  renaissance  idéaliste  basée,  malheureusement, 
non  sur  le  culte  de  l'homme  uni  à  Dieu,  mais  bien  sur  celui 
du  moi,  c'est-à-dire  de  l'homme  séparé  de  Dieu,  ce  promé- 
théisme chrétien  de  la  poésiepolonaise  devrait  être  particu- 
lièrement goûté  par  les  intelligences  supérieures  et  opposé 
à  l'individualisme  brutal  et  bismarckien  de  Nietzsche1. 

Je  m'arrête,  car  après  cette  définition  synthétique  et 
lumineuse  :  le  prométhéisme  chrétien,  tout  commentaire 
serait  de  trop.  C'était  donc  à  ce  sommet  moral  :  l'amour 
des  hommes  et  l'amour  de  Dieu  fondus  en  un  seul 
amour,  qui  lui-même  s'était  traduit  par  la  double  ma- 
nifestation de  l'Action  héroïque  et  du  Verbe  inspiré,  — 
c'était,  dis-je,  à  ce  sommet  moral  qu'était  enfin  parvenu 
l'essor  d'une  des  plus  magnifiques  poésies  des  temps 
modernes,  la  poésie  romantique  de  Pologne.  Elle  n'avait 
voulu  se  reposer  que  sur  une  cime. 

1.  Réponse  de  M.  Zdiechowski  à  la  consultation  ouverte,  il  y 
a  deux  ans,  par  une  jeune  Revue  française  sur  les  Rapports  de 
l'Art  et  des  Religions. 


L'ŒUVRE  DE    MICKIEWICZ 


Le  moment  est  venu  d'étudier  d'un  peu  près  et  de 
faire  ressortir  par  des  citations  l'œuvre  des  trois  grands 
hommes  qui  représentèrent  en  haut  relief  la  poésie 
polonaise.  Pourtant,  je  me  garderai  de  me  perdre  dans 
le  détail,  car  ce  livre  est  un  livre  de  synthèse  bien 
plus  que  d'analyse.  En  entreprenant  ces  études,  je  n'ai 
jamais  eu  d'autre  but  que  d'esquisser  un  tableau  de  la 
période  romantique  en  Pologne.  Cette  période  se  tra- 
duisit par  une  double  épopée  :  épopée  littéraire,  épo- 
pée d'action;  c'est  pourquoi  l'histoire  se  mêle  sans 
cesse  à  la  littérature  au  cours  de  ces  Essais.  Sans 
doute,  je  désire  que  la  littérature  y  ait  la  plus  grande 
place  :  toutefois,  il  n'est  pas  selon  mon  plan  qu'elle  y 
soitseule  représentée.  Je  m'étendrai  sur  certains  poèmes 
caractéristiques,  j'en  résumerai  d'autres  en  quelques 
lignes,  je  ne  ferai  que  citer  le  titre  de  plusieurs.  Je  ne 
parlerai  point  de  la  vie  de  Mickiewicz,  quej'ai  longue- 
ment racontée,  puisqu'elle  fut  l'une  des  vies  les  plus 
typiques  de  son  époque  :  c'est  uniquement  de  son 
œuvre  que  je  compte  entretenir  le  lecteur  dans  les 
lignes  qui  suivent. 


122    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 


LA     TERRE     LITHUANIENNE     ET    LA     SEVE    PRIMITIVE 

«  Mickiewicz,  une  sorte  de 
géant  lithuanien,  plein  de  la 
sève  primitive  des  grandes 
races  au  lendemain  de  leur 
éveil...  » 

(Ernest  Renan.) 

Ces  mots  de  Renan  sont  merveilleux  de  justesse. 
Peut-être  fallait-il  l'œil  d'un  grand  Breton  pour  voir 
d'une  façon  aussi  parfaite  un  grand  Lithuanien.  La 
Lithuanie  est  à  la  Pologne  ce  que  la  Bretagne  est  à  la 
France.  Bretagne  et  Lithuanie  sont  deux  provinces  à 
l'âme  naïve  et  grave,  profondément  croyante.  De  sem- 
blables terres  produisent  aisément  le  Sublime  :  il  en 
sort  des  moissons  de  héros  et  de  poètes.  Duguesclin, 
Surcouf,  Duguay-Trouin,  Bisson,  Chateaubriand, 
Lamennais,  Brizeux,  et  tant  d'autres,  sont  fils  de  la 
Bretagne;  Kosciuszko,  Mickiewicz,  Emilie  Plater,  de 
la  Lithuanie.  Par  leur  destinée  historique,  ces  deux 
contrées  présentent  également  quelque  analogie.  Parle 
mariage  d'Anne  de  Bretagne  avec  Louis  XII,  et  de  La- 
dislas  Jagellon  avec  la  magnanime  Hedwige,  la  Bre- 
tagne s'unit  à  la  France,  et  la  Lithuanie  à  la  Pologne  ; 
mais,  de  la  province  aînée  sur  la  province  cadette, 
nulle  mainmise,  nul  joug;  entre  les  deux  sœurs  contrac- 
tantes, il  y  eut  libres  épousailles,  et  don  mutuel. 

Rien  de  plus  primitif  que  la  sève  bretonne  ;  rien  de 
plus  primitif  que  la  sève  lithuanienne.  Le  passé  bar- 
dique  et  guerrier  d'Armor  s'enfonce  derrière  nous  au 


L  ŒUVRE    DE    MICKIEWICZ  123 

plus  lointain  des  âges  ;  de  bonne  heure,  un  peuple 
idéaliste  et  mâle  y  surgit  du  granit  :  la  voix  de  la 
harpe  et  de  l'épée  retentit  entre  les  chênes  et  sur  les 
landes.  Austère  et  rêveuse,  comme  la  Bretagne,  la 
Lithuanie  était  aussi  comme  elle  une  terre  de  poésie 
profonde  et  de  brillant  courage.  Le  paysage  et  les 
origines  de  cette  Bretagne  polonaise  ont  été  décrits 
par  un  littérateur  franco-polonais,  Charles-Edmond 
Chojecki  ;  la  page  est  intéressante  : 

La  Lithuanie  possède  un  aspect  unique  en  Europe. 
Enfoncée  dans  ses  sombres  forêts  séculaires,  elle  offre  un 
caractère  mystérieux,  impénétrable.  Le  voyageur  qui  s'y 
aventure  éprouve  un  sentiment  de  vague  terreur,  une  émo- 
tion qu'il  ne  peut  s'expliquer  ;  il  lui  semble  qu'à  chaque  pas 
fait  en  avant,  quelque  chose  de  surnaturel  va  surgir  devant 
lui.  Au  fond  de  ces  forêts  où  les  jeunes  chênes  croissent 
sur  les  squelettes  des  arbres  renversés,  il  entrevoit  des  îlots 
entourés  de  marais  stagnants  et  hérissés  de  plantes  aqua- 
tiques. Là,  jamais  le  pied  de  l'homme  n'a  pénétré  ;  la  bête 
même  craint  de  s'y  hasarder  :  le  paysan  en  parle  avec 
terreur  et  les  peuple  de  mille  monstres  créés  par  son  ima- 
gination. Plus  loin  se  déroule  un  lac  immense,  bordé  de 
roseaux,  de  nénufars  et  de  lis  aquatiques,  et  dont  la  sur- 
face, au  milieu,  est  unie  comme  un  miroir  ;  mais  le  pêcheur 
n'ose  y  jeter  ses  filets,  car  des  tourbillons  cachés  englou- 
tissent sa  nacelle.  Tout  ce  qui  entoure  l'homme  paraît  sous 
le  charme  d'un  sortilège,  tout  nage  dans  une  atmosphère 

de  vague  tristesse  et  d'inquiétante  rêverie Parfois,   le 

bison,  maître  de  ces  forêts,  les  seules  qu'il  habite  en  Europe, 
en  rompt  le  silence  solennel  de  ses  mugissements 

Danslareligion  des  anciens  Lithuaniens,  tout  respirait  une 
natureanimée  ;  lesdieuxarmésde  la  foudre  habitaient  lesfo- 
rêts  ;  chaque  source  était  remplie  de  nymphes  et  d'ondines  ; 
chaque  rivière  possédait  un  céleste  protecteur  ;  toute  fleur 
presque  avait  sa  place  au  Doungouss ,V Olympe  des  divinités  li- 
thuaniennes, llyavaitbien  un  dieu  terrible, l'impitoyable  Per- 
kounas,  qui  déchaînait  les  orages,  lançait  la  foudre,  punis- 
sait les  méchants  et  surtout  les  sacrilèges  de  la  terre  ;  mais 


124  LES  GRANDS  TOÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

la  mythologie  lithuanienne  ignorait  ces  affreux  dieux  Scan- 
dinaves qui,  pour  toute  jouissance,  massacraient  les  géants 
et  buvaient  le  sang  dans  les  crânes  des  vaincus.  La  plus 
importante  déité  chez  les  Lithuaniens  était  Milda,  la  déesse 
de  l'amour,  de  la  concorde  et  du  plaisir.  Cette  déesse  aux 
cheveux  d'or,  aux  yeux  d'azur,  embellissait  les  jours  des 
hommes  par  le  plaisir,  leurs  nuits  par  les  rêves  dont  elle 
les  berçait,  et  souvent,  charmée  par  les  attraits  des  mortels, 
elle  tombait  du  ciel  elle-même,  éprise  d'amour,  dans  les 
bras  de  quelque  jeune  Lithuanien.  Au  fond  des  forêts,  sur 
des  autels  de  granit, brûlaientdesfeux  éternels;  les  chœur» 
des  prêtres  et  des  vierges  vouées  au  culte  entonnaient  des 
hymnes  mélodieux,  et  l'encens  brûlé  sous  les  chênes  sacrés 
envoyait  ses  parfums  jusqu'à  la  figure  des  dieux  placés  à 
leur  cime  séculaire.  Quand  un  Lithuanien  mourait,  on 
mettait  à  ses  côtés  son  cheval  de  bataille,  ses  faucons  favoris, 
ses  lévriers  ;  et,  alors,  quelques  serviteurs  fidèles  s'élan- 
çaient sur  le  bûcher  pour  se  réunir  à  leur  maître  et  s'en 
aller  avec  lui  au  pays  du  printemps  sans  fin  et  des  chasses 
éternelles.  Les  prêtres  faisaient  des  libations  de  miel  et  de 
lait  sur  le  bûcher  :  le  chœur  commençait  ses  chants,  et  le 
défunt  s'en  allait  avec  la  fumée  dans  les  airs.  Les  jeunes 
gens,  luttant  de  vitesse,  tournaient  à  cheval  autour  du 
bûcher  ;  et,  après  la  joute,  on  distribuait  aux  vainqueurs  les 
armes  du  mort;  et  l'on  tâchait,  par  des  cris,  d'éloigner  les 
mauvais  génies  qui  pouvaient  le  retarder  dans  sa  route 
vers  le  Doungouss.  Le  Lithuanien  considérait  l'hospitalité 
comme  la  première  loi  des  dieux.  Dans  un  coin  de  la  ca- 
bane, il  plaçait  ses  divinités  tutélaires,  et  nourrissait  des 
serpents  apprivoisés  qui,  souvent,  à  l'heure  de  ses  repas, 
rampaient  tranquillement  sur  la  table,  et,  enlaçant  les 
coupes,  s'abreuvaient  de  miel  et  de  lait  '. 

La  poésie  de  Mickiewicz  sortit  tout  entière  de  cet 
antique  sol  et  de  ces  antiques  mœurs,  modifiées  sans 
doute  par  le  christianisme,  mais  restées  fraîches  et 
fortes,  à  travers  leur  évolution.  Celte  poésie  fut  comme 

1.  La  Pologne  captive  et  ses  Trois  Poètes,  par  Charles-Edmond 
Chojecki.  1  vol.  Paris,  F.  Vieweg,  1864. 


L  ŒUVRE    DE    MICKIEWICZ  125 

un  arbre  géant  de  l'ordre  spirituel  :  elle  monta  jus- 
qu'aux cieux,  et  son  feuillage  étendit  ses  rameaux 
jusqu'à  couvrir  l'étendue  de  la  nation  polonaise,  tantôt 
du  bruissement  léger,  tantôt  de  la  rafale  de  ses 
branches.  Toutefois,  au  rebours  du  lyrisme  de  ses 
deux  émules,  dont  le  premier  lui  fut  supérieur  par  l'in- 
croyable originalité  de  son  rêve,  et  le  second  par 
l'acuité  vraiment  stupéfiante  de  sa  vision  de  l'humanité 
moderne,  mais  qui  lui  cédèrent  infiniment  en  puis- 
sance de  timbre,  en  résonnance,  et  dont  la  voix  est 
bien  moins  éclatante  et  grondante,  bien  moins  sem- 
blable à  la  mer,  —  toutefois,  dis-je,  le  chant  de  ce 
chêne  ne  se  fixa  jamais  définitivement  à  sa  cime,  d'où 
il  eût  pu  s'élancer  et  se  perdre  jusqu'en  ces  régions  du 
pur  éther  où  ne  respirent  que  les  Shelleyetles  Slowacki; 
et,  au  contraire,  remontant  sans  cesse  des  racines  et 
redescendant  sans  cesse  aux  racines,  il  ne  voulut 
retentir  que  pour  la  foule  de  têtes  humaines  mouton- 
nante à  son  ombre.  Ainsi  font  les  aèdes  portés  d'accla- 
mation sur  le  pavois  par  leurs  compatriotes  :  ils 
obéissent  au  sentiment  infaillible  qui  guide  leur  lyre  et 
la  maintient  au  diapason  demandé  par  leur  peuple.  A 
chaque  instant,  ils  réaspirent  les  forces  de  la  Nature 
et  s'assimilent  les  créations  de  l'instinct.  Ils  ne  cessent 
de  se  nourrir  des  sucs  les  plus  puissants  et  de  s'abreu- 
ver aux  sources  les  plus  vives  du  terroir.  Leur  œuvre 
pompe  les  croyances,  légendes,  chroniques,  coutumes, 
superstitions  même,  c'est-à-dire  toute  la  tradition, 
toute  l'invention  de  la  vie  et  de  l'esprit  poussée  au 
cours  des  âges  avec  l'inconscience  et  la  facilité  heu- 
reuses des  fleurs  et  des  fruits.  Leur  œuvre  est  douceur, 
fantaisie  et  grâce,  mais  elle  est  aussi  force,  colère,' 
fureur,  car  elle  ramène  et  charrie  encore  les  passions 
léonines,  se  gonfle  du  désordre  bouillonnant  et  sauvage 
du  peuple  à  l'état  de  houle,  se  charge  d'expansion  fou- 


126     LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

gueuse  et  de  violence,  écume  d'orgueil  en  tempête, 
éclate  en  frénésies,  en  défis,  en  invectives  juvénaliennes, 
en  clameurs  formidables  ;  bref,  se  calme  ou  s'emporte, 
module  ou  tonne  ainsi  que  l'Océan.  Une  telle  voix 
s'appelle  foule,  et  «  million  d'hommes  »,  suivant  le 
mot  du  poète  lui-même,  dans  le  fameux  monologue 
de  Conrad.  Elle  ne  laisse  pas  pour  cela  d'être  une 
individualité,  une  unité,  et  la  plus  puissante  de  toutes  : 
mais  cette  unité,  cette  individualité  se  trouvent  au  point 
central,  au  foyer  de  l'âme  collective  ;  tout  y  converge, 
tout  s'y  répercute,  et,  de  la  sorte,  elle  est  bien  plus 
la  voix  de  la  collectivité  que  l'expression  spéciale 
d'un  individu.  Une  telle  œuvre  est  figurée  à  miracle 
par  une  image  célèbre  de  Victor  Hugo  : 

Mon  âme  de  cristal,  que  le  Dieu  que  j'adore 
Mit  au  centre  de  tout,  comme  un  écho  sonore. 

Mickiewicz  fut  donc  avant  tout  une  âme-écho  ;  les 
grands  sentiments  et  les  croyances  profondes  réson- 
nèrent en  sa  poésie  selon  le  timbre  de  l'imagination 
du  Nord  et  le  cristal  particulier  du  chant  populaire 
de  Lithuanie.  Il  importe  surtout  de  noter  ce  point; 
il  faut  ne  pas  perdre  de  vue  que  le  chant  populaire  est 
toujours  à  la  racine  de  l'œuvre  du  véritable  poète 
national.  Et  même,  c'est  merveille  si  l'art  d'un  tel 
poète  parvient  à  surpasser  les  meilleures  produc- 
tions du  génie  anonyme  et  inconscient  :  il  n'est,  au 
mieux,  que  l'épanouissement  de  ce  génie,  sa  fleur 
suprême  et  la  plus  belle. 

Le  chant  populaire  !  mais  c'est  l'âme  du  peuple,  son 
idéal  instinctif,  sa  création  propre,  sa  littérature  et  sa 
musique  ;  il  est  aussi  nécessaire  au  peuple  et  lui  est 
plus  accessible  que  les  livres  saints  de  sa  religion  ;  et 
pour  l'homme  qui  doit  être  l'expression  par  excellence 


L  ŒUVRE    DE    MICKIEWICZ  127 

et  la  voix  éternelle  d'une  patrie,  c'est  là  qu'est  le 
dépôt,  les  archives,  l'histoire  des  sentiments  et  aspi- 
rations, passions,  joies  et  douleurs,  de  ses  compatriotes  ; 
c'est  là,  dans  le  chant  populaire,  qu'il  devra  commen- 
cer son  éducation  poétique  et  s'assimiler  l'âme  des 
ancêtres.  Au  reste,  Mickiewicz  le  comprenait  et  le 
savait  mieux  que  moi,  et  il  l'a  dit  d'une  bien  autre 
façon  dans  ces  vers  connus  de  toute  la  Pologne  et  qui 
chantent  le  trésor  spirituel,  —  trésor  de  guerre 
aussi,  —  qu'il  n'est  au  pouvoir  d'aucun  vainqueur  de 
prendre  à  main  armée  ni  d'anéantir  : 

Légende  populaire  !  Arche  d'alliance  entre  les  temps 
anciens  et  les  temps  nouveaux!  Le  peuple  dépose  en  toi 
l'arme  de  son  héros,  le  tissu  de  ses  pensées,  la  fleur  de 
ses  sentiments  ! 

Arche  !  Nul  coup  ne  peut  te  briser,  tant  que  ton  propre 
peuple  ne  t'a  point  outragée.  0  chant  populaire  !  Tu  veilles 
en  sentinelle  sur  les  souvenirs  de  l'Eglise  nationale,  avec 
les  ailes  et  la  voix  de  l'archange...  parfois  aussi,  tu  manies 
le  glaive  de  l'archange. 

La  flamme  dévorera  les  peintures  de  l'histoire,  les  trésors 
seront  pillés  par  les  brigands  porte-glaive,  le  chant  échap- 
pera tout  entier  ;  il  parcourt  la  foule  des  hommes,  et  s'il 
est  des  âmes  viles  qui  ne  sachent  pas  le  nourrir  de  regrets, 
l'abreuver  d'espérance,  il  fuit  aux  montagnes,  s'attache 
aux  ruines,  et,  de  là,  il  redit  les  anciens  temps.  Tel  un  ros- 
signol s'envole  d'un  toit  envahi  par  le  feu  ;  il  se  pose  un 
moment  sur  le  toit  ;  quand  le  toit  croule,  il  fuit  aux  forêts 
et,  de  dessous  les  décombres  et  les  tombeaux,  sa  gorge 
sonore  jette  aux  voyageurs  un  chant  de  deuiH. 

Non  seulement  Mickiewicz  s'était  enivré,  pendant 
son  enfance  et  sa  jeunesse,  des  contes  et  des  légendes 
qu'il  entendait  raconter  autour  de  lui,  mais  il  n'eût  pas 

1.  Traduction  de  M.  Ladislas  Mickiewicz.  J'emprunte  égale- 
ment au  fils  du  poète  presque  tous  les  fragments  de  traduction 
cités  au  cours  de  cette  étude. 


128     LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

été  l'homme  de  la  sève  primitive  s'il  se  fût  contenté  de 
les  savourer  en  dilettante  et  s'il  n'y  eût  pas  ajouté  foi 
dans  une  certaine  mesure.  On  s'en  rend  compte  dans 
sa  ballade  intitulée  :  Romantisme,  où  il  objurgue  le 
scepticisme  des  savants  et  prend  nettement  parti  pour 
la  foi  surnaturelle  de  la  fiancée  paysanne  qui  croit  que 
son  amant  sort  de  la  tombe  pour  revenir  près  d'elle. 
Les  paysans  de  Lithuanie  considéraient  la  vie  visible 
comme  enveloppée  sans  cesse  de  la  vie  invisible, 
comme  hantée  du  vol  des  âmes  défuntes,  qui  tour- 
noyaient dans  l'ombre  autour  de  ceux  qui  étaient  restés 
sur  la  terre.  En  un  mot,  ils  croyaient  aux  esprits  et 
aux  revenants.  Ils  célébraient  la  fête  des  morts  avec 
des  rites  païens,  maintenant  ainsi  le  trait  d'union  entre 
les  conceptions  chrétiennes  et  les  cérémonies  des  vieux 
âges  :  ils  s'assemblaient  ce  soir-là  dans  des  chapelles 
ou  des  masures  désertes,  situées  près  des  cimetières, 
y  dressaient  un  banquet  composé  de  divers  plats,  de 
boissons  et  de  fruits,  qu'ils  offraient  aux  mânes.  Un 
guslarz,  à  la  fois  prêtre,  poète  et  sorcier,  évoquait  les 
ombres  :  à  son  appel,  un  enfant  arrivait  sous  la  forme 
d'un  ange,  puis  une  jeune  fille,  puis  un  mauvais  sei- 
gneur hué  par  les  oiseaux  de  nuit  ;  les  paroles  émises 
par  ces  fantômes  étaient  répétées  par  le  choeur  des 
villageois.  Tel  est  le  cadre  tout  indiqué  pour  la  grande 
poésie,  tout  neuf  et  tout  local,  à  la  fois  mystique  et 
fantastique,  dont  Mickiewicz  s'empare  ;  et  il  l'emplit 
de  vie  réelle  et  palpitante,  c'est-à-dire  des  plaintes  de 
l'amour  désespéré.  De  la  sorte,  l'existence  d'ici-bas 
non  seulement  se  meut  avec  la  vie  de  X au-delà,  mais 
se  confond  avec  elle  :  car  le  poète  laisse  un  habile 
clair-obscur,  et  veut  évidemment  que  l'on  ne  cesse  de 
se  demander  si  les  lamentations  du  principal  person- 
nage viennent  d'un  revenant  ou  d'un  être  en  chair  et 
en  os  ;  ce  fou  d'amour,  dont  on  ne  sait  au  juste  s'il 


L  ŒUVRE    DE    MICKIEWICZ  129 

appartient  au  monde  des  vivants  ou  à  celui  des  ombres, 
impressionne  plus  à  lui  seul  que  tous  les  fantômes  qui 
l'entourent. 

La  première  partie  de  cette  trilogie  des  Aïeux,  l'une 
des  productions  les  plus  importantes  de  Mickiewicz, 
est  donc  éclose  de  la  terre  lithuanienne  ;  mais  Conrad 
Wallenrod  en  sort  également,  à  cela  près  qu'au 
lieu  d'être  issu  des  mœurs  et  coutumes,  c'est  d'un 
épisode  du  Moyen  Age  que  naît  cette  tragique  épo- 
pée. Le  poète  appelle  lui-même  cette  œuvre  «  une 
légende  historique  »,  parce  que,  dit-il,  «  les  principaux 
personnages  ainsi  que  les  principaux  événements  y 
sont  tracés  d'après  l'histoire  ».  Mais,  qu'il  s'agisse  des 
plus  antiques  croyances  ou  des  chroniques  du  sol, 
Mickiewicz  ne  rompt  jamais  la  chaîne  ancestrale  qui, 
du  fond  des  siècles,  vient  aboutir  à  sa  poésie;  voilà, 
cette  fois-ci,  la  manière  de  l'âge  féodal  et  son  amour 
du  récit  chanté.  Sans  doute,  le  vol  du  poème  est  sou- 
levé parle  vent  extraordinaire  de  l'époque  romantique, 
et,  aussi,  du  génie  individuel;  la  langue  en  est  bien 
autrement  imagée  et  riche  que  celle  d'autrefois; 
nonobstant,  le  tour  général  rappelle  les  chansons  de 
geste  ;  à  certains  moments,  et  si  l'on  n'y  regardait  de 
près,  on  penserait  lire  une  œuvre  des  temps  chevale- 
resques. Car  ce  poème-ci  est  à  la  ibis  tout  en  action  et 
tout  en  chant  ;  c'est  celui  d'un  trouvère  qui  s'accom- 
pagne de  sa  harpe  devant  une  foule  assemblée  ;  l'audi- 
toire halète,  pris  par  l'étrangeté  sombre  de  l'histoire 
et  de  la  musique.  11  s'agit  d'un  jeune  Lithuanien  razzié 
dans  sa  jeunesse  par  l'Ordre  Teutonique,  ennemi 
héréditaire  de  la  Pologne  et  de  la  Lithuanie  ;  incorporé 
de  force  dans  les  rangs  de  ses  ravisseurs,  il  y  devient 
un  chevalier  fameux  et  est  même  promu  Grand  Maître 
de  l'Ordre.  Mais,  dans  sa  vieillesse,  la  race  et  le 
patriotisme  se  réveillent  en  lui  avec  violence,  et  il  ruine 

9 


130  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

ceux  dont  il  est  le  chef  par  la  plus  savante  et  la  plus 
machiavélique  des  trahisons. 

Inutile  d'insister  sur  le  caractère  d'atavisme  foncier 
que  présente  la  poésie  de  Mickiewicz.  Le  poète  est 
tellement  enraciné  dans  son  sol  et  dans  sa  race,  il  y 
tient  à  ce  point  par  toutes  ses  fibres,  que  ce  sol  et  cette 
race  lui  fourniront  encore,  à  la  fin  de  sa  vie,  le  seul 
poème  épique  écrit  au  xixe  siècle  :  Messire  Thadee. 
Nous  consacrerons  à  cette  œuvre  le  dernier  chapitre 
de  la  présente  étude.  Pour  le  moment,  nous  voudrions 
montrer  au  lecteur  quelques-unes  des  images  où 
s'épanouit  le  rêve  inspiré  du  Nord.  C'est  ici  Tune  de 
ces  œuvres  poétiques,  où  l'émotion,  principe  premier 
de  toute  poésie,  n'atteint  son  extrême  intensité  que  si 
elle  émerge  d'un  fond  de  vision  mystique  et  de  rêve  ; 
où  elle  ne  porte  au  cœur  que  si  les  images  merveil- 
leuses qui  l'accompagnent  et  la  traduisent,  sillent 
parmi  des  brumes  qui  soudain  s'éclairent  et  resplen- 
dissent du  vol  d'argent  et  d'or  de  leur  troupe  féerique  ; 
le  voile  de  vapeur  idéalise  à  son  tour  les  ondulations 
de  lumière  dont  le  pénètrent  et  le  réchauffent  les  ailes 
éblouissantes  qui  le  traversent  lentement...  et  mainte- 
nant s'éloignent...  Mais  jugez-en  plutôt  par  la  pièce 
que  je  vais  transcrire  : 

LE  SWIÏEZ 

BALLADE    LITHUANIENNE 

Lorsque,  aux  environs  de  Nowogrodek,  tu  entres  dans  la 
sombre  forêt  de  Pluzyny,  passant,  souviens-toi  d'arrêter  tes 
chevaux  pour  contempler  le  lac. 

Le  Svvitez  étend  en  un  grand  cercle  sa  surface  limpide  ; 
ses  bords  sont  ombragés  par  une  épaisse  forêt,  et  il  est 
uni  comme  une  nappe  de  glace. 

Si  tu  t'en  approches,  la  nuit,  et  que  tu  tournes   vers  ses 


L  ŒUVRE    DE    JVIICKIEWICZ  131 

eaux  ton  visage,  tu  aperçois  les  étoiles  au-dessus  de  toi,  et 
deux  lunes. 

Incertain  si  c'est  la  plaine  de  cristal  qui  s'élève  de  des- 
sous tes  pieds  jusqu'au  ciel,  ou  si  c'est  le  ciel  qui  incline 
jusque  sous  tes  pieds  sa  voûte  de  cristal. 

Alors  que  l'œil  n'atteint  pas  les  rives  opposées  et  ne  dis- 
cerne la  surface  d'avec  le  fond,  tu  te  croirais  suspendu  au 
milieu  de  l'horizon  comme  dans  un  abîme  d'azur. 

Maintes  fois,  au  milieu  des  eaux,  il  y  a  comme  un  bour- 
donnement de  ville,  du  feu  et  une  épaisse  fumée  qui  jail- 
lissent, et  un  tumulte  de  combattants,  et  des  cris  de  femmes, 
et  le  tocsin  des  cloches,  et  le  cliquetis  des  armes. 

Le  Seigneur  de  Pluzyny,  dont  les  ancêtres  possédaient 
le  Switez,  depuis  longtemps  méditait  et  s'informait  comment 
pénétrer  ce  mystère. 

Il  ordonna  des  préparatifs  dans  la  ville  voisine  et  y  con- 
sacra de  grosses  sommes  ;  on  fabriqua  un  filet  profond  de 
deux  cents  pieds;  on  construisit  des  barques  et  des  bateaux. 

Le  filet  s'enfonce,  il  entraîne  les  flotteurs,  tant  l'eau  est 
profonde  ;  les  cordes  se  tendent,  le  filet  avance  doucement. 
Bien  sûr,  on  n'aura  rien  pris. 

Déjà  on  a  rejeté  sur  le  bord  les  deux  extrémités  du  filet, 
on  en  tire  le  reste.  Dirai-je  quel  monstre  fut  amené  ?  Si  je 
le  dis,  personne  ne  le  croira. 

Et  pourtant,  je  le  dirai,  ce  n'était  pas  du  tout  un  monstre  : 
une  femme  vivante  se  trouvait  dans  le  filet.  Elle  avait  le 
teint  clair,  des  lèvres  de  corail,  et  ses  cheveux  de  lin  ruis- 
selaient d'eau. 

Elle  gagne  la  rive,  et  tandis  que  de  terreur  les  uns  restent 
comme  pétrifiés,  et  que  les  autres  se  disposent  à  la  fuite, 
elle  leur  dit  d'une  voix  douce  : 

«  Bien  qu'une  curiosité  sans  motif  soit  digne  du  châti- 
ment, toutefois,  puisque  vous  avez  commencé  au  nom  de 
Dieu,  Dieu  vous  dira  par  mes  lèvres  l'histoire  de  ce  gouffre 
enchanté. 

«  En  cet  endroit  aujourd'hui  ensablé,  dans  ces  lieux  où 
poussent  le  jonc  et  le  tsar  '  et  que  vous  parcourez  à  la 
rame,  s'élevait  l'enceinte  d'une  belle  ville. 

1.  Le  tsar,  sorte  de  lis  des  eaux. 


132    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

«  Switez,  fameuse  par  les  bras  de  ses  guerriers  et  la  beauté 
de  ses  femmes,  jadis  gouvernée  par  les  princes  de  Tuhan, 
fut  de  longues  années  florissante.  » 

La  dame,  qui  est  de  la  race  de  Tuhan,  raconte  alors 
qu'au  temps  jadis,  Switez  fut  assiégée  par  le  Tsar,  et 
que  le  prince,  son  père,  avait  dû  quitter  la  ville  avec 
tous  les  guerriers,  pour  courir  au  secours  du  grand- 
duc  de  Lithuanie,  Mendog,  également  assiégé  par  une 
autre  armée  russienne  et  à  la  veille  d'être  forcé  dans 
sa  capitale.  11  ne  restait  donc  à  Switez  que  les  femmes, 
les  enfants  et  les  vieillards  ;  le  massacre  et  la  honte 
les  menaçaient,  lorsque  la  fille  de  Tuhan,  cette  même 
dame  que  le  filet  vient  de  ramener  vivante  du  fond  du 
lac,  où  les  eaux  la  gardent  immortelle,  s'écria  : 

«  Maître  des  maîtres!  Si  nous  ne  pouvons  échapper  à 
l'ennemi,  nous  implorons  de  toi  la  mort.  Que,  plutôt,  la 
foudre  nous  frappe,  ou  que  la  terre  nous  engloutisse  tout 
vivants  ! 

«  A  ce  moment,  je  ne  sais  quelle  clarté  m'enveloppe  tout 
à  coup  ;  il  me  semble  que  le  jour  chasse  la  nuit  sombre  ;  je 
baisse  vers  la  terre  mes  regards  effrayés,  la  terre  manque 
sous  mes  pieds. 

«  C'est  ainsi  que  nous  échappâmes  à  la  honte  et  au  mas- 
sacre ;  tu  vois  ces  plantes  à  l'entour,  ce  sont  les  femmes  et 
les  filles  de  Switez  que  Dieu  a  changées  en  fleurs. 

«  Leurs  calices  blancs  comme  de  blancs  papillons  se  ba- 
lancent au-dessus  de  l'abîme;  leurs  feuilles  sont  vertes 
comme  les  aiguilles  du  pin  légèrement  blanchies  par  la  neige. 

«  Après  avoir  été,  de  leur  vivant,  les  images  de  l'innocente 
vertu,  elles  en  portent  la  couleur  après  la  mort  ;  elles  vivent 
cachées,  ne  souffrent  aucune  souillure,  et  nulle  main  mor- 
telle ne  les  touche. 

<(  Le  Tsar  l'éprouva  avec  sa  tourbe  de  Russiens,  quand, 
ayant  aperçu  ces  belles  fleurs,  l'un  d'eux  les  arrachait  et 
en  ornait  son  casque  d'acier,  pendant  qu'un  autre  s'en  tres- 
sait des  couronnes. 


L  ŒUVRE    DE    MICKIEWICZ  133 

«  Quiconque  allongea  la  main  au-dessus  de  l'abîme  (si 
terrible  est  le  pouvoir  de  ces  fleurs),  un  mal  soudain  le  sai- 
sit, et  il  fut  frappé  de  mort  subite. 

«  Quoique  le  temps  ait  effacé  ces  faits  de  la  mémoire, 
l'écho  d'un  châtiment  retentit  encore,  et  le  peuple  l'a 
consacré  dans  ses  contes,  et  il  appelle  ces  fleurs  des  tsars.  » 

A  ces  mots,  la  dame  s'éloigne  lentement;  barques  et  filets 
sont  engloutis;  la  forêt  bruit  et  la  vague  soulevée  se  brise 
avec  fracas  contre  la  rive. 

Le  lac  s'entr'ouvre  profondément  comme  un  gouffre  ;  en 
vain  l'œil  la  poursuit  ;  elle  a  disparu  sous  la  vague,  et, 
depuis,  on  ne  l'a  plus  ni  revue  ni  entendue. 


II 


LA    NATION    TRAGIQUE     I    RUGISSEMENTS    DU     LION    VAINCU. 
DÉSESPOIR    ET    SUPREME    ELAN    VERS    LE    CIEL 

L'attache  profonde  au  sol  et  à  la  race,  le  sens  et 
l'amour  de  la  tradition,  et  le  génie  lyrique,  telles  sont 
les  conditions  de  la  poésie  nationale  ;  elles  ne  suffi- 
raient cependant  point  à  dresser  devant  l'avenir  la 
statue  du  poète  national  type,  de  celui  que  la  voix  du 
peuple  élève  au-dessus  de  ses  rivaux.  A  l'homme  mar- 
qué par  le  destin  pour  des  honneurs  uniques  échoit  la 
chance  la  plus  rare  :  il  arrive  à  son  heure.  Ce  n'est 
même  pas  assez  dire,  lorsqu'il  s'agit  d'une  nation  tra- 
gique comme  Israël  ou  la  Pologne.  Car,  soyez  sûrs 
alors  que  cet  homme  tombe  au  milieu  d'événements 
solennels1,  et  que  l'heure  est  tragique  aussi,  qu'il  vient 
accompagner  et  sonner. 


1.  Est-ce  assez  évident  pour  le  plus  grand  des  poètes-prophètes 
de  Sion,  Isaïe,  et  pour  ses  successeurs?  Leur  venue  à  tous  coin- 


134    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

Cette  voix  qui  soudain  retentit,  chacun  l'attendait 
obscurément  la  veille  et  la  sentait  en  soi-même,  mais 
confuse,  mais  incohérente,  mais  inexpressive.  Et  la  voilà 
qui  vibre  dans  l'air,  nette,  persuasive,  dominatrice, 
émouvante,  entraînante.  De  même  que  le  bras  des 
héros  du  passé  avait  rassemblé  les  provinces  et  créé  le 
lien  matériel  du  pays,  de  même  ce  chant-ci  fait  tou- 
jours l'unité  dans  les  sentiments  collectifs  et  parfois 
même  dans  les  sentiments  de  l'individu;  il  joint 
tous  les  cœurs  ;  il  ne  se  tait  qu'après  avoir  réduit 
au  silence  les  quelques  notes  discordantes.  Et  donc, 
si  l'inspiré  qui  surgit  de  la  sorte  a  l'extraordinaire 
fortune  —  et  aussi  l'extraordinaire  infortune  —  d'être 
obligé  par  le  démon  intérieur  d'exprimer  un  état 
d'âme  particulièrement  poignant  et  terrible,  s'il  appa- 
raît à  l'heure  du  martyre  de  la  nation,  s'il  lui  faut  vivre 
et  chanter  ce  martyre,  si,  enfin,  sa  lyre  résonne  par 
surcroît  des  passions  les  plus  innées  et  les  plus  fortes, 
non  pas  seulement  de  la  collectivité,  mais  de  l'homme, 
celles  qui  sont  communes  au  roi  et  au  pâtre,  et 
n'épargnent  pas  plus  l'habitant  des  pays  heureux  que 
celui  des  pays  malheureux,  alors  un  tel  poète  apparaît 
comme  un  des  plus  grands  poètes  de  tous  les  temps  et 
comme  le  génie  ailé  de  la  Patrie. 

Ce  fut  le  cas  pour  le  jeune  professeur  lithuanien 
dont  les  premiers  essais  poétiques  firent  tressaillir  la 
Pologne  entière,  dès  1822.  L'un  des  représentants  du 
positivisme  polonais  contemporain,  M.  W.-M.  Koz- 
lowski,  a  exprimé  en  termes  analytiques  et  précis  les 
idées  que  je  viens  d'émettre  plus  haut  sous  une  autre 


cide  avec  les  malheurs  de  Juda.  —  De  même,  les  premières  poé- 
sies de  Mickiewicz  précèdent  de  huit  années  l'une  des  plus 
fameuses  dates  de  l'histoire  de  Pologne;  et  cette  terrible  pièce  : 
A  la  mère  polonaise,  écrite  en  1830  même,  prédit  toute  l'horreur 
du  martyre  qui  va  suivre  la  défaite  de  l'insurrection. 


L  ŒUVRE    DE    MICKIEWICZ  135 

forme.  Je  trouve  cette  analyse  dans  une  étude  inédite 
qu'il  a  bien  voulu  me  communiquer,  avec  permission 
de  la  citer  ;  c'est  donc  avec  une  véritable  satisfaction 
que  je  lui  emprunte  les  lignes  suivantes,  qui  énumèrent 
et  classent  avec  lucidité  les  sentiments  et  passions 
communs  à  Mickiewicz  et  à  ses  compatriotes.  M.  Koz- 
lowski  l'ait  toucher  du  doigt  cette  fusion  intime,  et,  de 
plus,  pénètre  en  quelque  sorte  jusqu'au  système  osseux 
qui  soutient  la  chair  et  le  sang  de  cette  poésie  : 

Toute  une  génération  avait  grandi  chez  nous  sous  l'ins- 
piration des  luttes  épiques  soutenues  par  les  légions  polo- 
naises qui  combattaient  dans  les  rangs  de  l'armée  de  Napo- 
léon. Et  quand,  après  tant  d'héroïsme  dépensé  en  pure 
perte,  le  conflit  armé  devint  impossible,  les  sentiments 
patriotiques  d'indignation,  de  haine  et  d'espoir,  qui  ne 
trouvaient  plus  d'issue  dans  l'armée  active,  se  concentrèrent 
dans  l'âme  du  peuple  et  firent  explosion  avec  Mickiewicz. 
(Slowacki  et  Krasinski  complétèrent  la  triade.)  Il  y  eut  fu- 
sion intime  delà  lyre  et  des  aspirations  du  peuple,  et  cette 
fusion  reste,  aujourd'hui  même,  l'un  des  moyens  les  plus 
puissants  de  l'éducation  nationale  et  l'évangile  même  de 
notre  patriotisme1. 

A  partir  du  jour  où  parut  Mickiewicz,  et  à  mesure  que  se 
développa  son  œuvre,  on  put  distinguer  trois  motifs  dans 
son  activité  poétique  :  sa  passion  pour  Maryla;  son  amour 
de  la  patrie,  qui  se  manifeste  en  1828  par  Conrad  Wallen- 

1.  Un  autre  critique  polonais,  M.  Uorentowicz,  s'exprime  en 
termes  identiques  dans  le  Mercure  de  France  de  juin  1900  : 
«  Cette  poésie  merveilleuse,  nationale  entre  toutes,  est  devenue, 
par  la  force  des  circonstances,  un  important,  sinon  le  seul  élé- 
ment d'éducation  nationale  pour  la  jeunesse.  Ua  puissante  lyre 
romantique  a  remué  la  nation  entière,  a  l'ait  vibrer  les  cordes 
intimes  de  son  âme,  lui  a  communiqué  une  vie  nouvelle,  l'a 
préparée  aux  luttes  futures,  l'a  transformée  et  aguerrie.  Klaczko 
fait  cette  remarque,  qui  n'est  pas  trop  exagérée,  que  l'histoire 
ne  saurait  peut-être  montrer  que  deux  peuples  qui  aient  reçu 
une  éducation  exclusivement  poétique  :  la  Grèce  dans  les  temps 
anciens,  et  la  Pologne  au  xixe  siècle.  » 


136  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

rod,  écrit  sur  la  terre  d'oppression  et  de  captivité;  cet 
amour  atteint  son  apogée  avec  cette  pièce  déchirante  :  A 
la  mère  polonaise,  et  aussi  avec  la  Recloute  cVOrdon,  la  troi- 
sième partie  des  Aïeux,  les  invectives  juvénaliennes  contre 
la  Russie  ;  enfin,  il  puisa  sa  dernière  inspiration  dans  la 
source  éternelle  :  l'attachement  doux  et  paisible  à  la  terre 
natale,  à  cette  Lithuanie  d'où  il  était  issu  et  dont  il  évoquait 
en  exil  une  image  immortelle  dans  son  poème  de  Messire 
Thadée. 

Ces  trois  motifs  d'une  poésie  qui  fut  d'abord  simplement 
humaine,  puis  nationale,  puis  terrienne,  se  suivirent  dans 
un  ordre  successif  et  logique.  Les  Sonnets  et  les  Romances 
interprétèrent  poétiquement  les  sentiments  d'amour  de 
plusieurs  générations  qui  y  virent  l'expression  même  de 
ce  qu'elles  ressentaient;  les  Ballades  rapprochèrent  la  poé- 
sie artificielle  des  classes  élevées  (laquelle  avait  brillé  d'un 
certain  éclat  à  la  cour  du  dernier  roi  de  Pologne,  Stanis- 
las-Auguste) de  l'imagination  populaire,  et  donnèrent  à  la 
nation  une  manière  unique  de  sentir  le  Beau.  Les  Aïeux 
produisirent  le  même  effet,  eurent  le  même  résultat  :  les 
vieilles  croyances  du  peuple  s'y  trouvent  en  opposition 
avec  les  rites  et  dogmes  de  l'Eglise  officielle  ;  le  sentiment 
violent  de  Conrad  est  en  antagonisme  avec  les  liens  de  con- 
venance :  Conrad  est  un  Werther  polonais.  Enfin,  Messire 
Thadée  est  une  épopée  dans  toute  l'acception  du  mot  :  une 
épopée  tout  à  fait  nationale  et  nullement  classique. 

Voilà,  certes,  une  classification  limpide,  un  excellent 
résumé.  J'ai  relié,  rapproché,  abrégé  en  une  seule  cita- 
tion divers  des  passages  de  M.  Kozlowski;  j'ai  aussi 
renforcé  plusieurs  de  ses  phrases  de  quelques  expres- 
sions à  moi,  le  tout  afin  d'obtenir  la  cohésion,  la  con- 
densation, et  la  clarté  nécessaires;  mais,  en  somme, 
les  idées  précédentes  appartiennent  à  l'auteur  que  je 
viens  de  nommer,  et  elles  sont  parfaitement  justes. 

Il  ne  suffit  pas  cependant  d'avoir  une  base  exacte  et 
solide.  Un  fonds  d'où  tout  sort,  bien  indiqué,  bien  cir- 
conscrit, bien  délimité  par  le  critique,  puis,  les  princi- 


L  ŒUVRE    DE    M1CKIEWICZ  137 

paux  germes  de  développement  vigoureusement  étreints 
et  montrés  au  lecteur,  ce  n'est  que  le  début,  ce  n'est 
que  la  racine.  Il  faut  ensuite  monter  progressivement 
le  long  de  la  tige  et  arriver  à  la  fleur  chantante,  c'est- 
à-dire  à  la  voix  glorieuse  du  poète,  épanouie  dans  l'air 
sonore  et  qui  fond  les  âmes...  ou  bien,  subitement 
devenue  rauque  et  convulsée,  terrible,  les  retourne,  les 
secoue,  les  bouleverse.  Oui,  cette  voix-ci  tonnera,  car 
c'est  la  voix  même  de  la  nation  tragique  :  et  que  n'a-t- 
elle  le  pouvoir  de  relancer  les  siens  sur  l'oppresseur, 
dans  une  de  ces  charges  vertigineuses  et  ventre  au  sol, 
où  se  déployait  la  fougue  légendaire  des  cavaliers  de 
Pologne  !  Du  moins,  va-t-elle  enfler  son  souffle  et 
déchaîner  sa  colère,  et  cingler  la  face  du  tyran  de  la 
juste  fureur  de  ses  imprécations,  qui  se  sont  précipitées 
en  tourbillon  vers  le  Nord,  ont  forcé  la  porte  de  l'auto- 
crate, se  sont  engouffrées  dans  la  salle  où  il  siège,  l'ont 
assailli  sur  son  trône  de  leur  trombe  redoutable,  avant- 
courrière  du  vent  indigné  de  l'Histoire  : 

Où  est  le  monarque  qui  envoie  ces  martyrs  à  la  bouche- 
rie? Partage-t-il  leur  courage,  expose-t-il  sa  poitrine?  Non. 
Il  siège  à  cinq  cents  lieues  dans  sa  capitale,  souverain, 
grand  autocrate  d'une  moitié  du  monde.  Il  a  froncé  le 
sourcil  et  aussitôt  volent  des  milliers  de  kibitkas  ;  il  a  signé  ; 
et  des  milliers  de  mères  pleurent  leurs  enfants;  il  a  fait  un 
geste,  et  les  knouts  pleuvent  du  Niémen  à  Khiva.  Monarque 
puissant  comme  Dieu,  pervers  comme  Satan  !  Pendant  que, 
derrière  les  Balkans,  tes  canons  épouvantent  les  Turcs, 
pendant  que  l'ambassade  de  France  te  lèche  les  talons, 
Varsovie  seule  brave  ta  puissance,  lève  la  main  sur  toi  et 
arrache  de  ton  front  la  couronne  des  Casimir  et  des  Boles- 
las  :  car  tu  l'as  volée  et  ensanglantée,  fils  des  Wasilil 

On  le  voit,  et,  du  reste,  on  l'avait  deviné  par  le  titre 
du  présent  chapitre,  c'est  aux  pièces  patriotiques  de  la 
poésie  de  Mickiewicz  qu'il  est  consacré  :  ce  sont  les 


138    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

rugissements  du  lion  vaincu  que  j'évoque  ici.  Songez 
quel  éclat  fut  le  leur  après  la  défaite  de  l'insurrection 
de  1830,  de  quels  martyres,  de  quelles  tortures,  de 
quelles  larmes  ils  étaient  l'écho,  mais  aussi  quelles 
ardeurs  nouvelles  leur  répondirent,  quels  nouveaux 
élans  magnanimes,  et  quelle  soif  de  juste  vengeance 
ils  entretinrent.  La  nation  tragique  se  retrouvait  là 
tout  entière,  crucifiée,  suant  son  sang  d'agonie,  —  et 
cependant  toujours  vivante,  immortelle  sur  sa  croix. 

Je  pourrais  accumuler  citations  sur  citations  ;  je  pour- 
rais donner  bien  d'autres  exemples  de  la  terrible  satire 
de  Mickiewicz,  et  de  ses  apostrophes  vengeresses  qui. 
traverseront  les  siècles.  Mais  on  en  voit  le  ton  général, 
et  je  tiens  maintenant  à  transcrire  certains  versets  du 
Livre  de  la  Nation  polonaise,  afin  de  montrer  sur  quel 
ton  biblique  a  pu  s'exprimer,  de  nos  jours  et  le  plus 
naturellement  du  monde,  l'homme  inspiré,  surgi  des 
entrailles  d'une  nation  souffrante  et  qui  se  sentit  au 
milieu  de  ses  compatriotes  ainsi  qu'un  prophète  conso- 
lateur; prononcées  pour  le  peuple  dont  une  moitié  se 
voit  réduite  à  vivre  en  exil,  et  l'autre  en  captivité,  tom- 
bant parmi  ces  infortunés  de  tout  leur  poids  sacerdotal, 
des  paroles  semblables  à  celles  qui  suivent  furent  crues 
et  révérées  comme  les  tables  mêmes  de  la  loi  : 

Et  les  nations  se  corrompirent  à  ce  point  qu'au  milieu 
d'elles  il  ne  se  trouva  qu'un  seul  homme  citoyen  et  soldat. 

Il  conseillait  qu'on  cessât  de  guerroyer  pour  l'Intérêt  et 
qu'on  défendît  plutôt  la  liberté  du  prochain  ;  et  il  partit  seul 
à  la  guerre,  vers  la  terre  de  la  Liberté,  en  Amérique.  Cet 
homme  s'appelle  Lafayette.  Il  est  le  dernier  des  anciens 
hommes  d'Europe  en  qui  est  encore  l'esprit  de  sacrifice,  un 
reste  de  l'esprit  chrétien. 

Cependant  toutes  les  nations  se  courbèrent  devant  l'In- 
térêt. 

Seule,  la  nation  polonaise  ne  se  courba  pas  devant  la 
nouvelle  idole  :  et  elle  n'avait  pas  dans  sa  langue  d'exprès- 


L  ŒUVRE    DE    MICKIEWICZ  139 

sion  pour  la  consacrer  en  polonais,  pas  plus  que  pour  en 
baptiser  ses  adorateurs,  qui,  du  français,  s'appellent 
égoïstes. 

La  nation  polonaise  adorait  Dieu,  sachant  que  celui  qui 
adore  Dieu  rend  hommage  à  tout  ce  qui  est  bon. 

Ses  rois  et  ses  chevaliers  n'attaquèrent  jamais  une  nation 
fidèle,  mais  ils  défendaient  la  chrétienté  contre  les  païens, 
le  roi  Ladislas  jusqu'à  Varna,  et  le  roi  Jean  jusqu'à  Vienne, 
pour  le  salut  de  l'Orient  et  de  l'Occident. 

Jamais  les  rois  et  les  chevaliers  polonais  ne  s'emparèrent 
violemment  des  terres  de  leurs  voisins;  mais  ils  recevaient 
des  nations  dans  leur  fraternité,  se  les  attachant  par  le 
bienfait  de  la  foi  et  de  la  liberté. 

Les  rois  et  les  chevaliers  recevaient  dans  leur  fraternité 
de  plus  en  plus  de  monde;  ils  recevaient  des  légions 
entières  et  des  tribus  entières. 

Enfin,  le  3  mai  1791,  rois  et  chevaliers  pensèrent  à  faire 
de  tous  les  Polonais  des  frères;  d'abord  les  bourgeois,  et 
puis  les  paysans. 

Et  la  Pologne  dit  enfin  :  Ceux  qui  viendront  à  moi  seront 
libres  et  égaux,  car  je  suis  la  Liberté. 

Mais  les  rois,  ayant  ouï  cela,  s'effrayèrent  dans  leurs 
cœurs  et  dirent  :  Nous  avons  chassé  de  la  terre  la  Liberté; 
or,  voici  qu'elle  revient  dans  la  personne  d'une  nation  juste, 
qui  ne  se  courbe  point  devant  nos  idoles.  Allons,  tuons 
cette  nation.  Et  ils  machinèrent  entre  eux  une  trahison. 

Le  roi  de  Prusse  s'approcha  de  la  nation  polonaise,  la 
baisa  et  la  salua,  disant  :  Mon  alliée.  Or,  déjà  il  l'avait  ven- 
due pour  trente  villes  de  la  Grande-Pologne,  comme  Judas 
pour  trente  deniers  d'argent. 

Et  les  deux  autres  rois  se  jetèrent  sur  la  nation  polonaise 
et  la  lièrent;  or,  le  Gaulois  était  juge  et  il  dit:  En  vérité,  je 
ne  trouve  rien  de  coupable  dans  cette  nation;  mais,  mon 
épouse,  la  France,  femme  craintive,  est  tourmentée  de 
mauvais  rêves  ;  toutefois,  saisissez-vous  de  cette  nation  et 
faites-la  périr.  Et  il  se  lava  les  mains. 

Le  ministre  français  a  dit  :  Nous  ne  pouvons  pas  dépen- 
ser notre  sang  et  nos  écus  pour  racheter  cette  innocente  ; 
car  mon  sang  et  mes  écus  m'appartiennent,  et  le  sang  et 
les  écus  de  mon  pays  appartiennent  à  mon  pays. 


140    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

Ce  ministre  a  ainsi  proféré  le  dernier  blasphème  contre  le 
Christ;  car  le  Christ  enseignait  que  le  sang  du  Fils  de 
l'homme  appartient  à  tous  les  hommes,  ses  frères. 

Ainsi  ils  firent  périr  la  nation  polonaise  ;  et  les  rois 
s'écrièrent:  Nous  avons  tué  et  enterré  la  Liberté. 

Mais  je  n'insisterai  pas  sur  ses  colères  de  lion  blessé, 
car  voici  que  gémit  à  mon  oreille  la  note  la  plus  sombre 
qui  se  soit  brisée  dans  sa  poitrine,  une  vraie  note 
d'agonie...  Sa  douleur,  son  accablement,  son  désespoir 
de  nouveau  Jérémie  qui  pleure  sur  l'indicible  martyre 
de  sa  tragique  patrie  sont  tellement  poignants  dans 
l'une  de  ses  pièces  les  plus  célèbres  qu'il  n'y  a  vraiment 
rien  au  delà.  Non,  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  dans  aucune 
littérature  quelque  chose  d'aussi  déchirant,  d'aussi  ter- 
rible que  la  poésie  qui  a  pour  titre  :  A  la  mère  polo- 
naise. Qu'est  Dante  lui-même,  qu'est  le  frisson  dan- 
tesque, à  côté  de  cela?  Chaque  fois  que  j'ai  relu 
cette  pièce,  je  me  suis  senti  pâle  à  mourir...  Mais 
arrière  cette  faiblesse,  arrière!  Relisons-la,  ô  mes  amis, 
il  faut  la  relire,  si  nous  voulons  entretenir  en  nous  l'in- 
dignation vengeresse!  Ah!  relisons-la,  et  puis  qu'un 
cri  nous  échappe  :  A  l'enfer,  bourreaux  de  l'Histoire, 
retournez  à  l'enfer  qui  vous  avait  vomis  !  Soyez  traînés 
au  dernier  cercle  de  Dante  !  Vous  qui  avez  massacré, 
supplicié,  emprisonné,  déporté  des  êtres  humains  par 
dizaines  de  mille,  désespéré  les  mères,  confisqué  les 
biens,  voilé  de  noir  l'âme  et  la  vie  de  toute  une  race! 
Etres  de  crime,  êtres  de  bronze,  sinistres  faces  de 
tourmenteurs,  vous  qui  raffiniez  sur  les  tortures,  com- 
mandeurs du  knout  et  du  gibet,  démons  dont  l'ordre 
implacable,  dont  le  geste  d'airain  dicta  tant  de  scènes 
d'horreur  et  suscita  cette  vision  trop  vraie  d'un  poète, 
et  son  angoisse  mortelle,  et  sa  lamentation  affreuse,  — 
Catherine,  Nicolas,  Mourawiew,  aux  gémonies! 


L  ŒUVRE    DE    MICKIEWICZ  141 


A    LA    MERE    POLONAISE 


0  mère  polonaise,  lorsque  l'œil  de  ton  fils  brille  de  l'éclat 
du  génie,  et  que,  sur  son  front  d'enfant,  se  reflètent  la  fierté 
et  la  noblesse  des  anciens  Polonais  ; 

S'il  quitte  le  groupe  de  ses  camarades  pour  courir  vers  le 
vieillard  qui  lui  redit  les  chants  d'autrefois;  s'il  écoute,  la 
tête  penchée,  quand  on  lui  raconte  les  faits  et  gestes  de  ses 
pères  : 

0  mère  polonaise,  ton  fils  se  livre  à  de  périlleux  amuse- 
ments... Agenouille-toi  devant  l'image  de  la  mère  des  Dou- 
leurs, et  regarde  le  glaive  qui  lui  ensanglante  le  cœur:  d'un 
coup  pareil  l'ennemi  percera  ton  sein! 

Car,  que  le  monde  entier  jouisse  de  la  paix,  et  que 
s'unissent  gouvernements,  peuples  et  opinions,  ton  fils  n'en 
sera  pas  moins  exposé  à  un  combat  sans  gloire,  à  un  mar- 
tyre sans  résurrection. 

Hâte-toi  de  l'envoyer  dans  un  antre  solitaire,  y  méditer... 
et,  étendu  sur  la  dure,  y  respirer  un  air  humide  et  vicié,  y 
partager  sa  couche  avec  le  reptile  venimeux  ! 

Il  y  apprendra  à  rentrer  sous  terre  avec  sa  colère,  à 
rendre  sa  pensée  insondable  comme  l'abîme  et  à  empoi- 
sonner tout  doucement  sa  parole  comme  une  exhalaison 
putride,  à  se  composer  l'humble  maintien  d'un  serpent 
transi. 

Notre  Rédempteur,  enfant  à  Nazareth,  jouait  avec  la  croix 
sur  laquelle  il  sauva  le  monde  :  ô  mère  polonaise,  ton  fils, 
je  l'amuserais  avec  ses  jouets  à  venir. 

De  bonne  heure,  mets-lui  des  chaînes  aux  mains,  fais-le 
s'atteler  à  la  brouette,  afin  qu'il  ne  pâlisse  pas  devant  la 
hache  du  bourreau  ni  ne  rougisse  à  la  vue  de  la  corde. 

Car  il  n'ira  pas,  comme  les  anciens  chevaliers,  planter  la 
croix  triomphante  sur  Jérusalem,  ou,  comme  les  soldats  du 
monde  moderne,  labourer  le  champ  de  la  liberté  et  de  son 
sang  arroser  la  terre. 

C'est  d'un  espion  inconnu  que  lui  viendra  le  défi  ;  c'est 
un  tribunal  parjure  qu'il  devra  combattre  ;  pour  champ  de 
bataille,  il  aura  un  cachot  sous  terre  ;  et  sa  sentence,  un 
ennemi  puissant  la  prononcera. 


142     LES    GRANDS    POETES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

Vaincu,  pour  monument  funéraire  il  lui  restera  le  bois 
desséché  de  la  potence;  pour  toute  gloire,  quelques  pleurs 
de  femme  et  les  longs  entretiens  nocturnes  de  ses  compa- 
triotes. 


A  côté  d'accents  aussi  terribles,  les  implorations  du 
barde-prêtre,  à  la  fin  du  Livre  des  pèlerins  polonais, 
sont  presque  rassérénantes.  Certes,  la  douleur  qu'elles 
exhalent  est  immense,  mais  leur  appel  monte  vers  le 
trône  du  Dieu  qui  peut  tout,  et  elles  participent  de  la 
majesté  auguste  et  de  l'apaisement  de  la  prière  : 

Kyrie  eleison,  Christe  eleison. 

Notre  Père,  qui  as  tiré  ton  peuple  de  la  servitude  d'Egypte 
et  Tas  ramené  dans  la  Terre  Sainte, 

Ramène-nous  dans  notre  patrie. 
Fils  de  Dieu,  notre  Sauveur,  qui  as  été  martyrisé  et  cru- 
cifié, puis  qui  es  ressuscité  et  qui  règne  dans  la  gloire, 
Réveille  notre   patrie  d'entre  les  morts. 
Mère  de  Dieu,  que  nos  pères  appelaient  reine  de  Pologne 
et  de  Lithuanie, 

Sauve  la  Pologne  et  la  Lithuanie. 

De  la  servitude  moscovite,  autrichienne  et  prussienne, 

Délivre-nous,  Seigneur. 

Par  le  martyre  des  trente  mille  guerriers  de  Bar, 

Morts  pour  la  foi  et  la  liberté, 

Délivre-nous,  Seigneur. 

Par  le  martyre  des  vingt  mille  citoyens  de  Praga, 

Morts  pour  la  foi  et  la  liberté, 

Délivre-nous,  Seigneur. 

Par  le  martyre  des  jeunes  Lithuaniens  tués  sous  le  bâton, 

morts  dans  les  mines  et  en  exil, 

Délivre-nous,  Seigneur. 
Parle  martyre  des  habitants  d'Oszmiana,  massacrés  dans 
es  églises  et  dans  les  maisons, 

Délivre-nous,  Seigneur. 


L  ŒUVRE    DE    MICKIEW1CZ  143 

Par  le   martyre  des  soldats  knoutés  à  mort  par  les  Mos- 
covites, à  Cronstadt, 

Délivre-nous,  Seigneur. 
Par  le  sang  de  tous  les  soldats  morts  dans  la  guerre  pour 
la  foi  et  la  liberté, 

Délivre-nous,  Seigneur. 
Par  les  blessures,  les  larmes  et  les  souffrances  de  tous 
les  prisonniers,  exilés  et  pèlerins  polonais, 

Délivre-nous,  Seigneur. 
Accorde-nous  la  guerre  générale  pour  la  liberté  des  peuples, 
Nous  t'en  prions,  Seigneur; 
Des  armes  et  nos  aigles  nationales, 

Nous  t'en  prions,  Seigneur; 
Une  mort  heureuse  sur  le   champ  de  bataille, 

Nous  t'en  prions,  Seigneur; 
L'indépendance  et  l'intégrité  de  notre  patrie, 

Nous  t'en  prions,  Seigneur. 
Au  nom  du  Père,  et  du  Fils,  et  du  Saint-Esprit. 
Amen. 


Nous  pouvons  arrêter  ici  ce  chapitre,  car  une  prière 
aussi  fervente  implique  la  foi  absolue  en  Dieu  ;  et  qu'af- 
firme la  foi  absolue,  sinon  cette  prophétie  que  nous 
trouvons  à  la  fin  d'une  des  pages  précédemment  citées, 
et  que  le  poète  ne  cesse  de  répéter,  en  d'autres  termes 
ou  dans  les  mêmes  termes  : 

Mais  les  rois  criaient  sottement,  car,  en  commettant  le 
dernier  crime,  ils  comblaient  la  mesure  de  leurs  iniquités, 
et  leur  puissance  finissait  dans  le  temps  qu'ils  se  réjouis- 
saient davantage. 

Car  la  nation  polonaise  n'est  pas  morte  ;  mais  son  âme 
est  descendue  de  la  terre,  c'est-à-dire  de  la  vie  publique 
aux  limbes,  c'est-à-dire  à  la  vie  domestique  des  peuples 
qui  souffrent  la  servitude  dans  le  pays  et  hors  du  pays,  afin 
qu'elle  soit  témoin  de  leurs  souffrances. 

Mais,  le  troisième  jour,  l'âme  retournera  au  corps  :  la 
nation  ressuscitera  et  délivrera  de  la  servitude  tous  les 
peuples  d'Europe. 


144  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

Et  déjà,  deux  jours  sont  passés;  le  premier  a  fini  après 
la  première  prise  de  Varsovie,  le  second  jour  avec  la 
deuxième  prise  de  Varsovie;  et  le  troisième  jour  viendra, 
mais  il  ne  finira  point. 

Or,  comme  à  la  résurrection  du  Christ  les  sacrifices  san- 
glants cessèrent  sur  la  terre  entière,  ainsi  à  la  résurrection 
de  la  nation  polonaise  les  guerres  cesseront  dans  la  chré- 
tienté. 


III 


UN    EMULE    DE    DIEU 


Je  suis  né  créateur.  » 
(Mickiewicz,  Monologue  de 
Conrad.) 


Il  n'est  presque  pas  d'écrivain  ou  d'artiste  qui  ne 
soigne  assidûment  sa  vanité,  et  au  point  de  se  considé- 
rer par  moments  comme  le  centre  du  monde.  La  chose 
est  assez  bouffonne,  mais  elle  n'est  point  méchante,  car 
notre  homme  entend  au  fond  de  lui-même  une  petite 
voix  qui  le  persifle  ;  elle  lui  dit  que  la  terre  n'a  jamais 
eu  la  moindre  envie  de  tourner  autour  de  sa  personne. 
Ah!  la  voix  fâcheuse,  la  voix  désagréable  !  Mais,  qu'y 
faire?  Elle  a  raison.  Malgré  sa  parade  devant  la  galerie 

—  parade  qu'il  continue  pour  n'en  pas  perdre  l'habitude 

—  notre  homme  se  résigne  après  force  soupirs,  et 
reprend  sans  illusions  son  petit  chemin  ;  en  quoi  il  fait 
preuve  de  judiciaire. 

Mais  il  est  aussi,  parmi  les  artistes  de  second  ordre, 
écrivains  ou  poètes,  peintres  ou  sculpteurs,  des  gens 
de  bonne  volonté,  lesquels  sont  d'allures  simples,  et 
dont  l'œuvre  est  utile  ;  et  au-dessus  d'eux,  il  y  a  les 
grands  poètes;  et  parmi  les  grands  poètes,  il  y  a  les 


L  ŒUVRE    DE   MICKÎEWICZ  lio 

élus,  les  envoyés  de  Dieu,  les  hommes  qui  reçoivent 
une  mission  d'une  importance  unique.  Ces  derniers 
ont  le  droit  d'être  liers  de  leur  grandeur,  car  elle  ne 
leur  a  été  conférée  qu'au  prix  des  terribles  soucis  et 
responsabilités  qui  sont  également  leur  lot;  et  il  faut 
même  qu'ils  en  soient  fiers,  s'ils  veulent  garder  la 
foi  en  eux-mêmes  d'où  naissent  non  seulement  leur 
pensée  et  leur  poésie,  mais  leur  ton,  leur  démarche, 
leur  attitude,  bref,  tout  ce  prestige  extérieur  sans  lequel 
ils  ne  sauraient  acquérir  sur  la  foule  l'autorité  néces- 
saire à  leur  rôle. 

De  fait,  et  Guyau  Ta  noté,  «  le  sentiment  d'une  mis- 
sion religieuse  et  sociale  de  l'Art  a  caractérisé  les  grands 
poètes  du  xixe  siècle;  s'il  leur  a  inspiré  parfois  une 
sorte  d'orgueil  naïf,  cet  orgueil  n'en  était  pas  moins 
juste,  en  fin  de  compte  ».  L'orgueil  du  poète,  nul  n'en 
a  arrêté  les  lignes,  nul  n'en  a  sculpté  les  traits  comme 
Vigny.  Ce  sentiment  affecte  quelque  chose  d'hiératique 
et  d'absolu,  dans  l'œuvre  de  Fauteur  des  Destinées  : 
c'est  de  l'orgueil  sacerdotal.  Vigny  s'est  institué  le 
prêtre  de  la  Poésie. 

11  s'en  est  institué  le  prêtre,  mais  les  initiés  seuls 
ont  ratifié  la  juste  consécration  qu'il  fit  de  sa  personne 
à  la  déesse.  11  n'est  point  entré  dans  le  temple  à  la  tête 
de  la  foule,  élu  prince  et  pontife  par  l'acclamation  una- 
nime, couronné,  porté  sur  le  pavois.  Il  n'y  eut,  de  nos 
jours,  qu'un  homme  pour  avoir  su,  tout  jeune  encore, 
rétablir  la  Poésie  sur  le  trône  où  l'avaient  fait  asseoir 
les  civilisations  primitives.  Ce  ne  fut  point  Hugo  :  il 
ne  devint  l'idole  de  la  nation  française  que  pendant  la 
dernière  partie  de  sa  vie.  L'océan  populaire  en  furie  se 
calma  pendant  une  heure  sous  le  geste  et  le  verbe  de 
Lamartine  ;  puis  les  flots  se  retirèrent  au  loin  de  sa 
parole,  s'en  allant  sans  retour  vers  d'autres  rivages,  et 
laissant  le  grand  cygne  à  sa  mélancolie  de  vaincu  et 

10 


146    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

d'abandonné.  Au  regard  de  son  peuple,  un  seul,  je  le 
répète,  resta  barde-roi  sa  vie  durant  :  Mickiewicz. 

Nous  n'avons  donc  eu,  nous  autres  modernes,  de 
notre  temps  et  tout  près  de  nous,  qu'une  seule  image 
en  chair  et  en  os  du  surhomme  de  la  poésie,  qu'un  seul 
exemplaire  de  cette  antique  espèce  aussi  perdue  que  le 
mammouth  :  j'entends  le  barde  aryen  des  forêts  celtes 
et  germaines,  ou  encore  le  grand  prophète  sémite  des 
carrefours  de  Sion.  Mais,  de  même  qu'on  n'a  jamais 
vu  deux  êtres  absolument  identiques,  bien  qu'apparte- 
nant tous  deux  à  la  même  variété,,  de  même  on  dis- 
tingue entre  les  aèdes  d'autrefois  et  le  poète  national  de 
la  Pologne  certaines  différences  qui  offrent  le  plus  haut 
intérêt. 

Le  barde  antique  ne  s'analysait  jamais.  Envahi  par 
l'émotion  inspirée,  et  semblable  à  la  pythie  sur  son 
trépied,  il  laissait  monter  de  son  âme  à  ses  lèvres  le 
verbe  créateur,  puis  le  dardait  sur  la  foule,  le  plongeait 
dans  les  âmes,  les  bouleversant,  y  soulevant  les  senti- 
ments, y  suscitant  les  actes.  Et  il  n'y  avait  pas  d'ins- 
pirés que  les  bardes  proprement  dits  :  chacun  pouvait 
l'être  à  son  heure  et  nul  ne  résistait  au  dieu  qui,  sou- 
dain, s'emparait  de  lui.  On  se  sentait  pris  du  délire 
divin  :  on  s'abandonnait  à  une  sorte  de  fureur  poétique 
assez  semblable  à  celle  des  improvisations  funéraires 
encore  en  usage  parmi  les  Corses  au  temps  de  Méri- 
mée, et  qui  rend  si  poignante  l'une  des  scènes  de 
Colomba;  car  certaines  races,  si  elles  conservent  une 
violence  sauvage  qui  nous  répugne  à  juste  titre, 
gardent,  par  contre,  quelques-unes  de  ces  fraîches 
beautés  de  l'âme  barbare  aujourd'hui  séchées  parmi 
nous,  disparues  de  nos  civilisations  racornies  et  de  nos 
peuples  trop  vieux.  Autrefois,  le  lyrisme  instinctif  et 
l'image  chantante,  solennelle,  prophétique,  dominaient 
les  stands  moments  de  la  vie  individuelle  et  de  la  vie 


L  ŒUVRE    DE    MICKIEW1CZ  147 

générale,  les  festins,  les  combats,  les  jeux,  les  drames 
publics  et  privés,  l'agonie,  la  mort.  Augustin  Thierry 
en  cite  un  bien  frappant  exemple  à  propos  de  la  terrible 
Frédégonde  elle-même,  dont  le  remords  fit  un  jour  une 
sorte  de  voceratrice  émouvante  et  sauvage.  Si  l'on  veut 
remonter  à  une  antiquité  plus  haute,  qu'on  se  rappelle 
le  cantique  d'Ezéchias,  d'une  inspiration  sublime,  et 
par  lequel  le  pieux  roi  remerciait  le  Seigneur  de  l'avoir 
sauvé  de  la  maladie  et  de  la  mort.  Mais  résumons  tout 
ce  que  dessus  par  une  citation  de  Macaulay,  dans  son 
Essai  sa?-  Milton  :  «  A  peine  pouvons-nous  concevoir 
l'effet  que  produisait  le  poète  sur  nos  grossiers 
ancêtres,  les  agonies,  les  extases,  la  plénitude  de 
l'abandon  et  de  la  foi.  Platon  nous  raconte  que  les  rap- 
sodes grecs  pouvaient  difficilement  réciter  Homère 
sans  tomber  en  convulsions  ;  le  Mohawk  sent  à  peine 
le  fer  qui  le  scalpe,  pendant  qu'il  chante  son  chant  de 
mort.  L'influence  que  les  anciens  bardes  de  la  Gaule 
et  de  la  Germanie  exerçaient  sur  leurs  auditeurs  semble 
presque  miraculeuse  au  lecteur  moderne.  » 

Telles  étaient  la  puissance  et  l'action  du  barde 
antique  ;  mais  il  ne  suit  pas  de  là  qu'il  se  comprit  et  se 
connût  bien  lui-même,  qu'il  aperçût  en  détail  son  être 
poétique,  qu'il  eût  une  claire  vision  de  chacune  des 
vagues  de  sa  mer  intérieure,  une  perception  exacte  de 
chacun  des  éclairs  de  sa  sensibilité,  ni  surtout  qu'il  fût 
capable  d'analyser  et  de  définir  les  nuances  de  cette 
perception  en  termes  aussi  précis  qu'imagés  et  vivants. 
On  ne  voit  pas  qu'il  s'étudiât  de  près,  qu'il  descendît 
en  soi,  qu'il  y  contemplât  les  éléments  de  son  inspira- 
tion et  de  sa  force,  qu'il  y  surprît  les  formes,  les  mou- 
vements, les  métamorphoses  de  sa  pensée  lyrique,  qu'il 
en  épiât  les  élans,  les  bonds,  les  soubresauts  ;  il  ne 
semble  point  qu'il  tressaillît  à  regarder  poindre  les 
premières  lueurs  et  les  premières  ondulations  des  idées 


148    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES   DE    LA    POLOGNE 

qu'il  va  vivifier  presque  instantanément  de  son  souffle 
embrasé,  développer  en  larges  accents  et  en  larges 
lumières,  en  images  aussi  brûlantes  que  des  flammes  ; 
ni  qu'il  songeât  à  laisser  tout  d'un  coup  la  contempla- 
tion de  ses  mouvements  spirituels  pour  se  retirer  dans 
un  sentiment  fixe,  unique,  le  sentiment  de  la  patrie 
malheureuse,  sorte  de  synthèse  et  de  forteresse  de  son 
être,  d'où  il  armera  contre  Dieu  lui-même  et  tirera  sur 
ce  Ponce-Pilate  d'en  haut  qui  s'est  lavé  les  mains 
du  supplice  de  tant  de  millions  d'hommes  inno- 
cents et  malheureux  :  peut-être  se  fera-t-il  sauter,  lui 
et  sa  poudrière,  parmi  la  formidable  explosion  qu'il 
prépare,  mais  il  aura  du  moins  ébranlé  les  colonnes 
du  ciel.  (Ce  disant,  je  viens  de  résumer  le  fameux  mono- 
logue de  Conrad,  qui  fait  partie  des  Aïeux,  de  Mic- 
kiewicz,  et  représente  l'un  des  plus  fabuleux  exploits 
de  toutes  les  littératures.)  Non,  à  coup  sûr,  un  en- 
semble aussi  complet  d'opérations  poétiques  n'était 
point  à  la  portée  d'un  barde  d'autrefois,  trop  primitif 
et  mal  outillé  encore  ;  mais  un  barde  moderne,  soutenu 
partout  l'acquit  de  la  civilisation,  peut  jouer  et  gagner 
pour  une  fois  —  car  je  ne  lui  conseillerais  pas  de  ten- 
ter de  nouveau  la  chance  —  cette  incroyable  partie, 
cette  extraordinaire  gageure  ;  ainsi  fît  au  xixe  siècle  le 
poète  national  de  la  Pologne. 

Il  me  faut  insister  un  peu  et  donner  la  raison  de  ce 
haut  fait  de  poésie.  Il  s'explique,  après  tout.  Je  viens 
de  le  dire,  Mickiewicz  apparut  au  xixe  siècle,  l'époque 
par  excellence  du  7v.ru  crsauKrov.  Il  eut  donc  part  à 
cette  vue  de  plus  en  plus  lucide  de  notre  vie  intérieure 
et  de  notre  organisation  spirituelle  qui  constitue  le 
caractère  propre  de  l'Esprit  de  notre  temps  :  en  d'autres 
termes,  le  lyrisme  du  xixe  siècle,  même  le  plus  envolé, 
sera  presque  toujours  aussi  psychologique  que  drama- 
tique, métaphysique,  ou  pictural.  Autant  qu'à  la  syn- 


L  ŒUVRE    DE    MICKIEW1CZ  149 

thèse  confuse  d'autrefois,  au  coup  d'œil  vaste  et  trouble 
sur  l'Univers,  il  excelle  à  l'analyse  de  l'âme  humaine. 
Et  n'allez  pas  croire  qu'une  telle  faculté  soit  indiffé- 
rente, car  elle  est  de  la  plus  haute  importance  intellec- 
tuelle, au  contraire.  Voyez  plutôt  le  résultat  nouveau 
que  le  poète  en  recueille,  le  fruit  littéraire  inédit  qu'il 
obtient  et  nous  offre.  Dans  ce  monologue  de  Conrad 
que  nous  allons  transcrire  à  la  fin  de  ce  chapitre,  Mic- 
kiewicz,  en  nous  ouvrant  l'intérieur  de  son  âme  à 
l'heure  précise  où  le  dieu  s'empare  d'elle,  en  étalant 
sous  nos  regards  son  travail  intérieur,  nous  montre 
par  là  même  l'état  mental  de  tous  les  bardes  passés, 
présents  et  futurs,  au  moment  où  ils  composent  leurs 
poèmes  :  il  nous  donne  la  seule  image  que  je  sache  de 
ï  inspiration  se  prenant  elle-même  sur  le  fait,  allant  et 
venant  en  tous  sens  dans  l'âme  du  poète,  poussant  sa 
navette  et  tissant  sa  trame,  accrochant  partout  ses  fils, 
un  peu  en  négligé  sans  doute,  mais  vêtue  pourtant  de 
ce  «  beau  désordre  »  qui  reste,  comme  on  sait,  «  un 
effet  de  l'art  ».  Il  ne  suffirait  pas  cependant  qu'elle  s'exa- 
minât pour  la  simple  joie  de  se  voir  à  l'œuvre,  et  encore 
faut-il  qu'elle  découvre,  avant  tout,  au  fort  de  son  tra- 
vail de  lumière,  la  principale  cause  de  son  influence 
sur  les  hommes  :  justement,  qu'a-t-elle  vu  qui  l'arrête 
et  l'émeuve  au  dernier  point,  pendant  son  introspection 
lyrique?  Qu'a-t-elle  aperçu  tout  au  fond  d'elle-même? 
Que  regarde-t-elle  d'un  œil  fixe  et  d'où  vient  qu'elle 
bondit,  qu'elle  s'exalte  jusqu'au  paroxysme?  C'est,  je 
vous  le  dis,  qu'elle  contemple  son  principe  de  feu,  la 
raison  de  sa  force  enflammée!  Voici  qu'elle  a  décou- 
vert la  formidable  puissance  du  sentiment,  de  ce  senti- 
ment dont  les  bardes  demeurent,  par  la  grâce  de  Dieu, 
les  élus,  les  dépositaires,  et  qui  explique  qu'on  les  ait 
révérés  jadis  comme  des  dieux,  puisque  c'était  par  lui 
qu'ils  soulevaient  les  hommes  et  les  races  et  les  main- 


150     LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

tenaient  frémissants,  indomptés,  parmi  leurs  ruines  et 
leurs  catastrophes  nationales,  et  pour  les  siècles!  Au 
prix  du  sentiment,  que  sont  la  sagesse,  la  science,  la 
pensée  pure?  Le  monologue  de  Conrad  nous  dira  son 
dédain  pour  elles.  Et  nous  le  partagerons  vite,  ce  dé- 
dain, car  nous  aussi  nous  sommes  persuadés,  entraînés, 
enlevés,  dès  le  début  de  ce  chant  sublime.  En  présence 
d'une  aussi  flamboyante  illumination  de  l'âme,  d'une 
telle  apothéose  du  sentiment,  nous  voilà  muets  de  stu- 
peur et  comme  s'il  nous  était  donné  de  recevoir  une  ré- 
vélation ;  nous  voilà  tout  yeux  et  tout  oreilles,  et  nous  ne 
pouvons  plus  détourner  les  yeux  de  cet  admirable  spec- 
tacle :  le  bouillonnement  d'abord  contenu  de  l'enthou- 
siasme, la  montée  lente  et  majestueuse  de  l'âme  lyrique, 
les  grandes  vagues  d'apostrophes  et  d'images.  Long- 
temps le  poète  avance  par  élans  successifs,  annonce  —  ou 
presque  —  chacun  de  ses  mouvements  spirituels,  nous  dit 
les  notes  qu'il  attaque;  etl'on  sent  qu'il  pourrait  continuer 
de  la  sorte  s'il  n'aimait  mieux,  à  la  fin,  se  laisser  débor- 
der par  l'agitation  tumultueuse  et  l'émotion  démontée, 
jusqu'à  ce  que  son  délire  devienne  semblable  au  soulève- 
ment des  flots,  au  chaos  de  la  mer  en  tempête.  Mais 
vraiment,  tout  cela  nous  semble  si  grandiose,  si  étonnant, 
si  miraculeux,  tout  cela  nous  subjugue  et  nous  trans- 
porte à  un  point  tel,  que  nous  en  sommes  certainement 
aussi  frappés  que  nos  ancêtres  pouvaient  l'être  de  la 
pose  majestueuse  de  l'aède,  de  sa  longue  barbe 
blanche,  de  sa  voix  et  du  son  de  sa  harpe,  et  de  ses 
doigts  promenés  sur  les  cordes.  Nos  pères  avaient  la 
cérémonie  lyrique  et  la  beauté  du  décor  :  nous  avons 
l'âme  à  nu  du  poète  et  la  fête  intérieure  de  son  enfan- 
tement. Oui,  décidément  oui,  tout  autant  que  «  les 
mots  qui  submergent  la  pensée  et  tremblent  au-dessus 
de  la  pensée,  comme  le  sol  sur  un  torrent  englouti  et 
invisible...  »,  Mickiewicz  a  raison  d'admirer  «la  pen- 


L  ŒUVRE    DE    MICKIEWICZ  loi 

sée  qui  s'envole  rapide  de  l'âme  avant  d'éclater  en 
mots...»  Oui,  oui,  «au  tremblement  du  sol,  nous 
avons  découvert  l'abîme  du  torrent  » ,  votre  chant  nous 
a  découvert  votre  abîme  intérieur,  ô  poète,  nous  y  avons 
jeté  un  regard...  et  c'est  tout  un  monde,  votre  abîme! 
Donc,  la  grandeur  du  monologue  de  Conrad  a 
d'abord  comme  source  la  puissance  intellectuelle  et 
psychologique,  repétrie  par  l'intuition  bardique  et 
transformée  en  une  effulguration  d'images-éclairs  dar- 
dées de  tous  les  coins  de  l'âme  du  poète  et  l'illuminant 
toute;  et  ce,  avec  une  puissance  de  jaillissement  telle, 
qu'on  n'en  avait  point  vu  de  semblable  depuis  les  poètes- 
prophètes  de  Judée.  Ce  n'est  pourtant  pas  tout  ce  que 
nous  avons  à  relever  dans  ce  monologue.  Un  second 
point  non  moins  important  nous  retient  :  la  har- 
diesse du  sentiment  exaspéré  par  la  douleur  et  se 
haussant  jusqu'à  Dieu,  que  le  poète  ne  craint  pas  de 
regarder  en  face,  car  son  regard  d'inspiré  n'est  pas  le 
faible  regard  d'un  mortel  que  les  rayons  du  Tout- 
Puissant  aveuglent,  mais  un  regard  de  soleil  fixant  un 
autre  soleil.  Il  entend  traiter  avec  Dieu  de  pair  à  égal; 
et  le  véhément  orgueil  d'une  si  audacieuse  prétention 
manifeste  un  instant  cette  allégresse  héroïque  que 
donnent  seules  la  bonne  cause  et  la  conviction  pro- 
fonde. «  Je  suis  né  créateur  »,  s'est  écrié  le  barde,  d'une 
voix  de  triomphe;  «je  suis  un  émule  de  Dieu».  Il 
ajoute  :  «  J'ai  tiré  mes  forces  d'où  tu  as  tiré  les  tiennes  ; 
car  toi,  tu  ne  les  a  pas  cherchées,  tu  les  possèdes  ;  tu 
ne  crains  pas  de  les  perdre  ;  et  moi,  je  ne  le  crains  pas 
non  plus...  »  Et  l'on  continue,  par  parenthèse,  à 
remarquer  avec  émerveillement  que  l'imagination  du 
barde  ne  se  fatigue  pas  une  seconde  et  qu'il  n'a  pas  la 
moindre  peine  à  dépeindre  ses  pouvoirs  visionnaires 
en  figures  aussi  grandioses,  aussi  étonnantes  que  celles 
dont  la  Bible  se  sert  pour  célébrer  la  toute-puissance 


152  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

de  Dieu  :  jugez-en  plutôt  en  comparant,  si  vous  voulez, 
avec  Isaïe  :  «  Est-ce  toi  qui  m'as  donné,  ou  bien  l'ai-je 
ravi,  là  où  tu  l'as  ravi  toi-même,  cet  œil  pénétrant, 
puissant?  Dans  mes  moments  de  puissance,  si  j'élève 
les  yeux  vers  les  traces  des  nuages,  si  j'entends  les 
oiseaux  voyageurs  naviguer  à  perte  de  vue  dans  les 
airs,  je  n'ai  qu'à  vouloir,  et  soudain  je  les  retiens  d'un 
regard  comme  dans  un  filet  :  la  nuée  fait  retentir  un 
chant  d'alarme;  mais  avant  que  je  la  livre  aux  vents, 
les  vents  ne  l'ébranlerontpas.  Si  je  regarde  une  comète 
de  toute  la  force  de  mon  âme,  tant  que  je  la  regarde, 
elle  ne  bouge  pas  de  place...  »  Pourtant,  dit-il  encore, 
ce  pouvoir  que  j'ai  sur  les  étoiles  et  sur  les  oiseaux, 
je  ne  l'ai  pas  sur  les  hommes,  mes  semblables,  et 
il  conjure  Dieu  de  lui  déléguer  une  part  de  sa  puis- 
sance. Ceci,  c'est  fléchir  le  genou,  c'est  se  contre- 
dire et  se  rétracter,  c'est  reconnaître  la  supério- 
rité divine.  Mais  l'illogisme  n'est  pas  pour  effrayer  les 
poètes;  et  d'ailleurs,  un  poète  national  peut  braver  le 
Très-Haut,  et  essayer  à  la  rigueur  de  le  diminuer,  s'il 
y  a  lieu,  dans  l'esprit  du  peuple  dont  il  est  la  voix  et  le 
guide,  mais  il  ne  peut  pas  le  nier,  il  ne  saurait  devenir 
athée;  nier  Dieu,  ce  serait  se  nier  soi-même;  en  niant 
Dieu,  l'on  nierait  toute  création  et,  par  conséquent,  la 
création  poétique,  seul  et  suprême  espoir,  dernière  foi, 
dernière  incantation  mystérieuse  d'où  peuvent  sortir  le 
salut  et  la  délivrance  de  la  Pologne,  maintenant  que 
l'insurrection  de  1830  a  été  écrasée,  et  que  les  hommes 
d'action  ne  peuvent  plus  rien  !  Et  voyez  ici  quelle  coïn- 
cidence entre  un  tel  sentiment  et  le  sentiment  d'un 
autre  fameux  inspiré  du  xixe  siècle,  Richard  Wagner, 
qui  prononça  plus  tard  ces  paroles  où  fonce  le  :  Go 
ahead  de  la  vie  et  de  l'indomptable  énergie  créatrice  : 
«  Là  où  le  politique  et  le  philosophe  désespèrent,  là 
recommence  l'artiste  !  »  —  D'ailleurs,  si  le  poète  s'est 


'     L  ŒUVRE   DE    MICKIEWICZ  153 

contredit  au  milieu  du  monologue,  s'il  a  courbé  la  tête 
un  moment,  il  n'a  point  abdiqué  son  orgueil,  il  n'a 
point  désarmé  ;  il  se  redresse  bientôt,  il  somme  Dieu 
de  partager  avec  lui  son  pouvoir  et  de  lui  donner 
«  l'empire  des  âmes  »,  afin  qu'il  puisse,  lui,  le  Poète, 
lui,  l'émule  de  Dieu,  réparer  l'injustice  sur  cette  terre 
et  délivrer  sa  patrie,  si  l'orgueilleuse  sagesse  du  Très- 
Haut  ne  daigne  s'abaisser  à  cette  tâche  :  voyant  que  le 
Ciel  reste  muet,  il  le  prend  à  partie,  le  blasphème  et 
lui  déclare  la  guerre. 

Sans  doute,  cette  interpellation  de  Dieu  par  la  créa- 
ture innocente  et  malheureuse  n'était  pas  nouvelle. 
Elle  s'était  produite  dès  la  plus  haute  antiquité;  le  livre 
de  Job  en  est  la  preuve.  Seulement,  voici  la  différence 
entre  Job  et  Conrad,  et  elle  est  capitale. 

Job  accuse  Dieu,  mais  il  ne  compte  que  sur  Dieu  ;  il 
ne  compte  ni  sur  les  hommes  ni  sur  lui-même.  11  a  plu 
à  Dieu  d'agir  contre  Job,  soit  qu'il  ait  eu  des  raisons 
sérieuses  et  secrètes  de  le  faire,  soit  qu'il  ait  simple- 
ment voulu  prouver  sa  toute-puissance  en  frappant 
même  un  juste;  mais,  caprice  ou  dureté,  Lui  seul  peut 
revenir  sur  son  erreur.  Il  est  tout-puissant  :  Lui  seul  l'est  ; 
personne  autre  que  Lui  ne  saurait  sauver  le  pieux  ser- 
viteur sur  lequel  sa  main  s'est  appesantie  ;  personne 
autre  que  Lui  ne  saurait  le  rétablir  dans  sa  prospérité 
première.  Le  Dieu  qu'implore  Job  est  le  Dieu  des 
Sémites  :  c'est  Jéhovah,  c'est  Allah,  c'est-à-dire  le  Dieu 
grand  et  terrible;  quelle  abomination  des  abomina- 
tions, et  des  plus  folles,  en  outre,  que  de  songer  à 
entrer  en  lutte  avec  lui!  «C'était  écrit»,  «Dieu  est 
grand»,  voilà  les  seules  paroles  qui  conviennent  en 
présence  de  sa  volonté.  A-t-on  ce  cruel  malheur  d'en- 
courir sa  disgrâce,  il  ne  reste  rien  d'autre  à  tenter, 
sinon  de  se  jeter  devant  lui  la  face  contre  terre,  de 
l'adorer,  de  le  supplier  de  redresser  ses  voies  ;  et  s'il 


154    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

ne  le  fait,  il  n'y  a  plus  qu'à  s'abandonner  au  Destin. 
Mais  Mickiewicz  est  Aryen,  et  notre  race  n'est  point 
fataliste,  au  contraire.  A  la  vérité,  le  génie  sémite,  par 
un  instinct  obscur  et  en  réaction  contre  la  toute-puis- 
sance de  Jéhovah,  créa  Lucifer;  mais  Lucifer  se  révolte 
en  égoïste  et  pour  son  propre  compte  :  il  ne  se  pro- 
clame pas  le  chevalier  de  l'Homme  et  son  indomptable 
défenseur,  comme  notre  Prométhée.  Nous  sommes, 
nous  autres,  une  race  de  prométhéens.  C'est  là  notre 
gloire.  Nous  ne  nous  avouerons  jamais  vaincus,  ni  par 
le  Destin,  ni  même  par  Dieu  :  quelque  adverse  que 
soit  le  sort,  nous  ne  saurions  désespérer  de  l'abattre  ; 
contre  lui,  nous  recommencerons  toujours.  Dans  le 
monologue  de  Conrad,  celui-ci  réincarne  à  la  fois 
Lucifer  et  Prométhée  :  «  Je  suis  le  premier  des  anges 
et  des  hommes  * ...  »,  dit-il.  Il  se  hausse  donc  au  rang 
de  symbole,  ce  poète  Conrad,  et  il  lui  arrive  ainsi  la 
même  fortune  qu'à  un  certain  nombre  de  personnages 
poétiques  des  autres  littératures  de  la  même  époque, 
lesquels  sont  plus  ou  moins  ses  cousins  ;  on  en  dis- 
tingue là  plusieurs  qui  forment  l'avatar  moderne  de 
l'antique  Lucifer,  de  l'antique  Prométhée.  Et  comme 
le  voilà  plus  émouvant  dans  nos  temps  modernes  que 
dans  les  temps  antiques,  cet  éternel  Prométhée,  cet 
éternel  Lucifer,  se  débattant  comme  il  fait  au  milieu 
des  plus  formidables  problèmes  sociaux  et  voulant  les 
résoudre  ! 

Mais,  point  de  digressions,  ne  sortons  pas  du  sujet  ; 
modelons-nous  sur  Mickiewicz  et  n'ayons  cure  que  de 
ce   problème-ci,    déjà   bien   assez    poignant   et   ardu, 


1.  Je  sais  bien  que,  d'après  le  mythe,  Prométhée  est  de  la 
race  des  Titans; mais,  par  son  dévouement  à  cette  race  humaine 
qu'il  créa,  il  semble  vouloir  se' naturaliser  en  elle,  si  l'on  peut 
dire;  dans  ce  sens,  on  peut  donc  le  considérer  «  comme  le  pre- 
mier des  hommes  ». 


L  ŒUVRE    DE    MICKIEWICZ  155 

semble-t-il  :  la  délivrance  d'une  nation  martyre.  Héias  ! 
Mickiewicz  lui-même  n'y  put  rien,  malgré  tout  son 
génie  ;  mais  l'incroyable  puissance  de  son  verbe  accrut 
à  ce  point  la  puissance  de  sentiment  dans  l'âme  polo- 
naise, il  accumula  aux  profondeurs  de  son  peuple  de 
telles  provisions  et  de  telles  réserves  d'amour  de  la 
patrie,  et  aussi  d'énergie,  d'endurance,  de  résistance 
active  et  passive,  qu'il  y  en  a  maintenant  pour  des 
siècles  et  des  générations.  Or,  le  monologue  de  Conrad 
contient  la  quintessence  de  ce  sombre  enthousiasme  et 
de  cette  ardeur  du  désespoir  :  il  est  à  base  de  dyna- 
mite. Un  mot  encore  avant  de  le  transcrire  :  n'oublions 
pas  que  le  blasphème  du  barde  polonais  est  en  quelque 
sorte  sacré,  car  nous  n'avons  point  affaire,  en  l'occur- 
rence, aux  apostrophes  d'un  individualisme  à  l'intelli- 
gence pénétrante,  redoutable,  mais  égoïste  et  sans 
élévation  morale  :  c'est  celui  de  Nietzsche  que  je  veux 
dire  ;  et  bien  moins  encore  à  des  imprécations  très  infé- 
rieures au  défi  nietzschéen,  répulsives  et  basses  en 
dépit  d'une  rhétorique  extraordinaire  :  j'ai  désigné  par 
là  certaines  pièces  du  poète  anglais  Swinburne  ;  non, 
non,  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit,  mais  du  plus  grand 
cri  de  douleur  qui  soit  échappé  à  des  innocents,  à  ceux 
dont  le  devoir  est  de  ne  pas  se  résigner,  —  jamais  !  Et 
maintenant,  écoutez  : 

MONOLOGUE    DE  CONRAD 

Je  suis  seul!  Et  que  m'importe  la  foule?...  Suis-je  poète 
pour  la  foule?...  Où  est  l'homme  qui  embrassera  toute  la 
pensée  de  mes  chants,  qui  saisira  du  regard  tous  les  éclairs 
de  leur  âme  ?  Malheur  à  qui  épuise  pour  la  foule  sa  voix  ou 
sa  langue  !  La  langue  ment  à  la  voix  et  la  voix  ment  aux 
pensées...  La  pensée  s'envole  rapide  de  l'àme  avant  d'écla- 
ter en  mots,  et  les  mots  submergent  la  pensée  et  tremblent 
au-dessus   de    la   pensée,    comme   le   sol    sur   un  torrent 


150    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

englouti  et  invisible.  Au  tremblement  du  sol,  la  foule 
découvrira-t-elle  l'abîme  du  torrent,  devinera-t-elle  le 
secret  de  son  cours  ? 

Le  sentiment  circule  dans  l'âme,  il  s'allume,  il  s'em- 
brase comme  le  sang  dans  ses  prisons  profondes  et  invi- 
sibles. Les  hommes  découvriront  autant  de  sentiment  dans 
mes  chants  qu'ils  verront  de  sang  sur  mon  visage. 

Mon  chant,  tu  es  une  étoile  au  delà  des  confins  du 
monde.  L'œil  terrestre  qui  se  lance  à  ta  poursuite  peut 
étendre  ses  ailes...  jamais  il  ne  t'atteindra...  il  frappera 
seulement  la  voix  lactée...  Il  devinera  qu'il  y  a  là  des 
soleils,  mais  non  quel  est  leur  nombre  et  leur  immensité  ! 

A  vous,  mes  chants,  qu'importent  les  yeux  et  les  oreilles 
des  hommes?  Coulez  dans  les  abîmes  de  mon  âme;  bril- 
lez sur  les  hauteurs  de  mon  âme  comme  des  torrents  sou- 
terrains, comme  des  étoiles  supracélestes. 

Toi,  Dieu!  Toi,  nature!  écoutez-moi!  Voici  une  musique 
digne  de  vous,  des  chants  dignes  de  vous  !  Moi,  grand- 
maître,  grand-maître,  j'étends  les  mains,  je  les  étends 
jusqu'au  ciel...  Je  pose  les  doigts  sur  les  étoiles  comme  sur 
les  cercles  de  verre  d'un  harmonica. 

Mon  âme  fait  tourner  les  étoiles  d'un  mouvement  tantôt 
lent,  tantôt  rapide  :  des  millions  de  tons  en  découlent;  je  les 
connais  tous,  je  les  assemble,  je  les  sépare,  je  les  réunis,  je 
les  tresse  en  arc-en-ciel,  en  accords,  en  strophes,  je  les 
répands  en  sons  et  en  rubans  de  flamme. 

J'ai  relevé  les  mains,  je  les  ai  dressées  au-dessus  des 
arêtes  du  monde,  et  les  cercles  de  l'harmonica  ont  cessé 
de  vibrer.  Je  chante  seul,  j'entends  mes  chants,  longs,  traî- 
nants comme  le  soufile  du  vent;  ils  retentissent  dans  toute 
l'immensité  du  monde,  ils  gémissent  comme  la  douleur, 
ils  grondent  comme  des  orages.  Les  siècles  les  accom- 
pagnent sourdement.  Chaque  son  retentit  et  étincelle  à  la 
fois  :  il  me  frappe  l'oreille,  il  me  frappe  l'œil  ;  c'est  ainsi 
que,  quand  le  vent  souffle  sur  les  ondes,  j'entends  son  vol 
dans  ses  sifflements,  je  le  vois  dans  son  vêtement  de 
nuages. 

Ce  sont  des  chants  dignes  de  Dieu,  de  la  nature!...  C'est 
un  chant  grandiose,  un  chant  créateur!  Ce  chant,  c'est  la 
force,  la  puissance,  ce  chant,  c'est  l'immortalité  !...  Je  sens 


L  ŒUVRE    DE   MICK1EW1CZ  157 

l'immortalité,  j'enfante  l'immortalité...  Que  pourrais-tu 
faire  de  plus  grand,  toi,  Dieu  ?  Vois  comme  je  tire  mes 
pensées  de  moi-même  ;  je  les  incarne  en  mots;  elles  volent, 
se  disséminent  dans  les  cieux,  roulent,  jouent,  étincellent... 
Elles  sont  déjà  loin,  et  je  les  sens  encore;  je  savoure  leurs 
charmes  ;  je  sens  leurs  contours  dans  la  main,  je  devine 
leurs  mouvements  par  ma  pensée  ;  je  vous  aime,  mes 
enfants  poétiques  I...  mes  pensées  !...  mes  étoiles  !...  mes 
sentiments!...  mes  orages!...  Au  milieu  de  vous,  je  me 
tiens  comme  un  père  au  sein  de  sa  famille  :  vous  m'appar- 
tenez tous  !... 

Oui,  je  suis  sensible,  je  suis  puissant  et  fort  de  raison  : 
jamais  je  n'ai  senti  comme  dans  ces  instants.  Ce  jour  est 
mon  zénith,  ma  puissance  atteindra  aujourd'hui  son  apo- 
gée. Aujourd'hui,  je  reconnaîtrai  si  je  suis  le  plus  grand 
de  tous...  ou  seulement  un  orgueilleux.  Ce  jour  est  l'ins- 
tant de  la  prédestination.  —  J'étends  plus  puissamment 
les  ailes  de  mon  àme.  —  C'est  le  moment  de  Samson  quand, 
aveugle  et  dans  les  fers,  il  méditait  au  pied  d'une  colonne. 
Loin  d'ici  ce  corps  de  boue  !  esprit,  je  revêtirai  des  ailes. 
Oui,  je  m'envolerai  !...  je  m'envolerai  de  la  sphère  des 
planètes  et  des  étoiles,  et  je  ne  m'arrêterai  que  là  où  se 
séparent  le  créateur  et  la  nature. 

Les  voilà,  les  voilà,  ces  deux  ailes...  Elles  suffiront... -je 
les  étendrai  du  couchant  à  l'aurore  ;  de  la  gauche  je  frap- 
perai le  passé,  et,  de  la  droite,  l'avenir...  je  m'élèverai  sur 
les  rayons  du  sentiment  jusqu'à  toi  !...  et  mes  yeux  péné- 
treront tes  sentiments  à  toi,  qui,  dit-on,  sens  dans  les  cieux. 
Me  voilà,  me  voilà:  tu  vois  quelle  est  ma  puissance;  —  vois 
où  s'élèvent  mes  ailes  ;  je  suis  homme,  et,  là,  sur  la  terre... 
est  resté  mon  corps!...  C'est  là  que  j'ai  aimé,  dans  ma 
patrie!...  là  que  j'ai  laissé  mon  cœur  ;  mais  mon  amour 
dans  le  monde  ne  s'est  pas  reposé  sur  un  seul  être,  comme 
l'insecte  sur  une  rose;  il  ne  s'est  reposé  ni  sur  une  famille, 
ni  sur  un  siècle  !...  Moi,  j'aime  toute  une  nation  ;  j'ai  saisi 
dans  mes  bras  toutes  ses  générations  passées  et  à  venir; je 
les  ai  pressées  ici,  sur  le  cœur,  comme  un  ami,  un  amant, 
un  époux,  comme  un  père.  Je  voudrais  rendre  à  ma  patrie 
la  vie  et  le  bonheur;  je  voudrais  en  faire  l'admiration  du 
monde.  Les  forces  me  manquent,  et  je  viens  ici,  armé  de 


158    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

la  toute-puissance  de  ma  pensée,  de  cette  pensée  qui  a  ravi 
aux  cieuxla  foudre,  scruté  la  marche  des  planètes  et  sondé 
les  abîmes  des  mers.  J'ai  de  plus  cette  force  que  ne  donnent 
pas  les  hommes,  j'ai  ce  sentiment  qui  brûle  intérieurement 
comme  un  volcan,  et  qui  parfois  seulement  fume  en 
paroles. 

Et  cette  puissance,  je  ne  l'ai  puisée  ni  à  l'arbre  d'Eden, 
dans  le  fruit  de  la  connaissance  du  bien  et  du  mal,  ni  dans 
les  livres,  ni  dans  les  récits,  ni  dans  la  solution  des  pro- 
blèmes, ni  dans  les  mystères  de  la  magie.  Je  suis  né  créa- 
teur. J'ai  tiré  mes  forces  d'où  tu  as  tiré  les  tiennes;  car, 
toi,  tu  ne  les  as  pas  cherchées...  tu  les  possèdes;  tu  ne 
crains  pas  de  les  perdre...  et  moi,  je  ne  le  crains  pas  non 
plus!  Est-ce  toi  qui  m'as  donné,  ou  bien  ai-je  ravi,  là  où  tu 
l'as  ravi  toi-même,  cet  œil  pénétrant,  puissant  ?  Dans  mes 
moments  de  puissance,  si  j'élève  les  yeux  vers  les  traces 
des  nuages,  si  j'entends  les  oiseaux  voyageurs  naviguer  à 
perte  de  vue  dans  les  airs,  je  n'ai  qu'à  vouloir,  et  soudain 
je  les  retiens  d'un  regard  comme  dans  un  filet  ;  la  nuée 
fait  retentir  un  chant  d'alarme;  mais,  avant  que  je  la  livre 
aux  vents,  tes  vents  ne  l'ébranleront  pas.  —  Si  je  regarde 
une  comète  de  toute  la  puissance  de  mon  âme,  tant  que  je 
la  contemple,  elle  ne  bouge  pas  de  place...  Les  hommes 
seuls,  entachés  de  corruption,  fragiles,  mais  immortels,  ne 
me  servent  pas,  ne  me  connaissent  pas...  Ils  nous  ignorent 
tous  deux,  moi  et  toi  :  moi,  je  viens  ici  chercher  un  moyen 
infaillible,  ici,  dans  le  Ciel.  Cette  puissance  que  j'ai  sur  la 
nature,  je  veux  l'exercer  sur  les  cœurs  des  hommes  :  d'un 
geste,  je  gouverne  les  oiseaux  et  les  étoiles;  il  faut  que  je 
gouverne  aussi  mes  semblables,  non  par  les  armes,  l'arme 
peut  parer  l'arme  ;  non  par  les  chants,  ils  sont  longs  à  se 
développer;  non  par  la  science,  elle  est  vite  corrompue  ; 
non  par  les  miracles,  c'est  trop  éclatant;  je  veux  les  gou- 
verner par  le  sentiment  qui  est  en  moi,  je  veux  les  gouver- 
ner tous,  comme  toi,  mystérieusement  et  pour  l'éternité  ! 
—  Quelle  que  soit  ma  volonté,  qu'ils  la  devinent  et  l'ac- 
complissent, elle  fera  leur  bonheur  ;  et,  s'ils  la  méprisent, 
qu'ils  souffrent  et  succombent  !  —  Que  les  hommes 
deviennent  pour  moi  comme  les  pensées  et  les  mots  dont 
je  compose  à  ma  volonté  un  édifice  de  chants  :  on  dit  que 


L  ŒUVRE    DE    M1CKIEWICZ  159 

c'est  ainsi  que  tu  les  gouvernes  !...  Tu  sais  que  je  n'ai  pas 
souillé  ma  pensée,  que  je  n'ai  pas  dépensé  en  vain  mes 
paroles.  Si  tu  me  donnais  sur  les  âmes  un  pareil  pouvoir, 
je  recréerais  ma  nation  comme  un  chant  vivant,  et  je 
ferais  de  plus  grands  prodiges  que  toi,  j'entonnerais  le 
chant  du  bonheur! 

Donne-moi  l'empire  des  âmes.  Je  méprise  tant  cette 
construction  sans  vie,  nommée  le  monde  et  vantée  sans 
cesse,  que  je  n'ai  pas  essayé  si  mes  paroles  ne  suffiraient 
pas  pour  la  détruire;  mais  je  sens  que,  si  je  comprimais  et 
faisais  éclater  d'un  coup  ma  volonté,  je  pourrais  éteindre 
cent  étoiles  et  en  faire  surgir  cent  autres...  car  je  suis 
immortel  !...  Oh  !  dans  la  sphère  de  la  création,  il  y  a  bien 
d'autres  immortels...  mais  je  n'en  ai  pas  rencontré  de  supé- 
rieurs! Tu  es  le  premier  des  êtres  dans  les  cieux!...  Je  suis 
venu  te  chercher  jusqu'ici,  moi  le  premier  des  êtres  vivants 
sur  la  vallée  terrestre...  Je  ne  t'ai  pas  encore  rencontré.  Je 
devine  que  tu  es.  Montre-toi  et  fais-moi  sentir  ta  supério- 
rité... Moi,  je  veux  de  la  puissance  :  donne-m'en  ou  montre- 
m'en  le  chemin.  J'ai  appris  qu'il  exista  des  prophètes  qui 
possédaient  l'empire  des  âmes...  Je  le  crois...  mais  ce  qu'ils 
pouvaient,  je  le  puis  aussi  !  Je  veux  une  puissance  égale  à 
la  tienne  ;  je  veux  gouverner  les  âmes  comme  tu  les  gou- 
vernes... 

(Long  silence;  avec  ironie.)  Tu  gardes  le  silence  !...  Tou- 
jours le  silence  !  Je  le  vois.  Je  t'ai  deviné,  je  comprends 
qui  tu  es  et  comment  tu  exerces  ta  puissance  ;  il  a  menti, 
celui  qui  t'a  donné  le  nom  d'Amour,  tu  n'es  que  Sagesse. 
C'est  la  pensée  et  non  le  cœur  qui  dévoilera  tes  voies  aux 
hommes  ;  c'est  par  la  pensée,  non  par  le  cœur,  qu'ils 
découvriront  où  tu  as  déposé  tes  armes.  Celui  cjui  s'est 
plongé  dans  les  livres,  dans  les  métaux,  dans  les  nombres, 
dans  les  cadavres,  a  seul  réussi  à  s'approprier  une  partie 
de  ta  puissance.  Il  reconnaîtra  le  poison,  la  poudre,  la 
vapeur;  il  reconnaîtra  les  éclairs,  la  fumée,  la  foudre  ;  il 
reconnaîtra  la  légalité  et  la  chicane  contre  les  savants  et 
les  ignorants.  C'est  aux  pensées  que  tu  as  livré  le  monde, 
tu  laisses  languir  les  cœurs  dans  une  éternelle  pénitence  ; 
tu  m'as  donné  la  plus  courte  vie  et  le  sentiment  le  plus 
puissant. 


160    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

[Un  moment  de  silence) 

Qu'est  mon  sentiment  ? 

Ah  !  rien  qu'une  étincelle. 
Qu'est  ma  vie  ? 

Un  instant. 
Mais  ces  foudres  qui  gronderont   demain,  que  sont-elles 

aujourd'hui? 

Une  étincelle. 
Qu'estlasérie  entière  des  siècles  que  l'histoire  nous  révèle? 

Un  instant. 
D'où  sort  chaque  homme,  ce  petit  monde? 

D'une  étincelle. 
Qu'est  lamort qui  dissipera  tous  les  trésors  de  mespensées? 

Un  instant. 
Qu'était-il,  Lui,  quand  il  portait  le  monde  dans  son  sein? 

Une  étincelle. 
Et  que  sera  l'éternité  du  monde  quand  il  l'engloutira  ? 

Un  instant. 

VOIX   DES   DÉMONS  VOIX   DES   ANGES 

Je  sauterai  sur  son  âme  comme  Quel  délire  !  Défendons-le,  dé- 

sur  un  cheval.  Marche,  marche,       fendons-le.  De  nos  ailes  couvrons- 
au  galop,  au  galop.  lui  les  tempes  ! 

Instant  !...  Etincelle!...  quand  il  se  prolonge,  quand  elle 
s'enflamme,  ils  créent  et  détruisent...  Courage!...  Courage!., 
étendons,  prolongeons  cet  instant!  Courage  !...  courage  !... 
éveillons,  enflammons  cette  étincelle...  —  Maintenant... 
bien...  oui...  une  fois  encore  je  te  défie  ;  en  ami,  je  te  dé- 
voile mon  âme...  Tu  gardes  le  silence.  N'ai-je  pas  combattu 
Satan  en  personne?  Je  te  porte  un  défi  solennel.  Ne  me 
méprise  pas!...  seul  je  me  suis  élevé  jusqu'ici.  Pourtant,  je 
ne  suis  pas  seul  :  je  fraternise  sur  la  terre  avec  un  grand 
peuple.  J'ai  pour  moi  les  armées  et  les  puissances,  et  les 
trônes  ;  si  je  me  fais  blasphémateur,  je  te  livrerai  une  ba- 
taille plus  sanglante  que  Satan;  il  te  livrait  un  combat  de 
tête;  entre  nous  ce  sera  un  combat  de  cœur.  J'ai  souffert, 
j'ai  aimé,  j'ai  grandi  entre  les  supplices  et  l'amour  ;  quand 
tu  m'eus  ravi  mon  bonheur,  j'ensanglantai  dans  mon 
cœur  ma  propre  main  ;  jamais  je  ne  la  levai  contre  toi. 


L  ŒUVRE    DE    MICKIEWICZ  161 

LES  DÉMONS  LES  ANGES 

Coursier,  je   te   changerai    en  L'astre  tombe  ;  quel  délire  !...  Il 

oiseau;  sur  tes  ailes  d'aigle,  va,       se  perd  dans  les  abîmes, 
monte,  vole. 

Mon  âme  est  incarnée  dans  ma  patrie;  j'ai  englouti  dans 
mon  corps  toute  Pâme  de  ma  patrie!...  Moi,  la  patrie,  ce 
n'est  qu'un.  Je  m'appelle  Million,  car  j'aime  et  je  souffre 
pour  des  millions  d'hommes.  Je  regardema  patrie  infortunée 
comme  un  fils  regarde  son  père  livré  au  supplice  de  la  roue  ; 
je  sens  les  tourments  de  toute  une  nation,  comme  la  mère 
ressent  dans  son  sein  les  souffrances  de  son  enfant.  Je 
souffre  !  je  délire  !...  Et  toi,  gai,  sage,  tu  gouvernes  toujours, 
tu  juges  toujours,  et  l'on  dit  que  tu  n'erres  pas!  Ecoute, 
si  c'est  vrai  ce  que  j'ai  appris  au  berceau,  ce  que  j'ai  cru 
avec  une  foi  filiale  ;  si  c'est  vrai  que  tu  aimes;  si  tu  chéris- 
sais le  monde,  en  le  créant;  si  tu  as  pour  tes  créatures  un 
amour  de  père  ;  si  un  cœur  sensible  était  compris  dans  le 
nombre  des  animaux  que  tu  renfermas  dans  l'arche  pour 
les  sauver  du  déluge  ;  si  ce  cœur  n'est  pas  un  monstre  pro- 
duit par  le  hasard  et  qui  meurt  avant  l'âge;  si,  sous  ton 
empire,  la  sensibilité  n'est  pas  une  anomalie,  si  desmillions 
d'infortunés  criant  :  «  Secours!  »  n'attirent  pas  tes  yeux 
autrement  qu'une  équation  difficile  à  résoudre;  si  l'amour 
est  de  quelque  utilité  dans  ton  univers,  et  s'il  n'est  pas  de 
ta  part  une  erreur  de  calcul... 

VOIX  DES  DÉMONS  VOIX  DES  ANGES 

Que  l'aigle  se  fasse  hydre  ;  je  lui  Comète  vagabonde,  issue  d'un 

arracherai  les  yeux.  Au  combat  :       brillant  soleil,  où  est  la  fin  de  ton 
marche  !...  Lafumée  !...  Le  feu  :...       vol?  Il  est  sans  fin...  sans  fin... 
Les    rugissements  :...     Le    ton- 
nerre!... 

Tu  gardes  le  silence!...  moi,  je  t'ai  dévoilé  les  abîmes  de 
mon  cœur.  Je  t'en  conjure,  donne-moi  la  puissance,  une 
part  chétive,  une  part  de  ce  que  sur  la  terre  a  conquis 
l'orgueil!  Avec  cette  faible  part,  queje  créerais  de  bonheur! 
Tu  gardes  le  silence  !...  Tu  n'accordes  rien  aucœur,  accorde 
donc  à  la  raison.  Tu  le  vois,  je  suis  le  premier  des  hommes 
et  des  anges,  je  te  connais  mieux  que  tes  archanges,  je  suis 
digne  que  tumecèdes  la  moitié  de  ta  puissance...  Réponds... 

il 


162  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

Toujours  le  silence  !...  Je  ne  mens  pas;  tu  gardes  le  silence 
et  tu  te  crois  un  bras  puissant!...  Ignores-tu  que  le  senti 
ment  dévorera  ce  que  n'a  pu  briser  la  pensée?  Vois  mon 
brasier,  mon  sentiment  :  je  le  resserre  pour  qu'il  brûle 
avec  plus  de  violence  ;  je  le  comprime  dans  le  cercle  de  fer 
demavolonté,  comme  la  charge  dans  un  canon  destructeur... 

VOIX   DES    DÉMONS  VOIX   DES    ANGES 

Feu!...  Feu!...  Pitié!  repentir!... 

Réponds,  car  je  tire  contre  La  nature;  si  je  ne  la  réduis 
pas  en  poudre,  j'ébranlerai  du  moins  toute  l'étendue  de  tes 
domaines;  je  lancerai  ma  voix  jusqu'aux  dernières  limites 
de  la  création;  d'une  voix  qui  retentira  de  génération  en 
génération,  je  m'écrierai  que  tu  n'es  pas  le  père  du  monde, 
mais  que  tu  en  es... 

VOIX   DU   DIABLE 

Le  Tsar! 

(Conrad  s  arrête  un  instant,  chancelle,  et  tombe.) 

Il  semble  que  tout  autre  cri  de  l'homme  rentre  dans 
la  gorge  et  s'étrangle,  n'est-ce  pas,  foudroyé  par  celui 
que  nous  venons  d'entendre?  Eh  bien,  non  !  Car  il  est 
un  autre  cri  de  l'homme,  soulevé  par  l'enthousiasme  de 
l'Esprit  pur,  et  qui,  du  fond  de  l'antiquité,  donne  la 
réplique  à  Conrad  :  l'exclamation  immortelle  d'un  sa- 
vant vibre  à  travers  les  âges,  et  voici  qu'à  nos  oreilles 
qui  frissonnent,  et  près  de  nos  cheveux  qui  se  dressent, 
retentit  et  passe  l'aspiration  inouïe,  le  désir  formidable, 
la  voix  d'Archimède:  «  Donnez-moi  un  point  d'appui,  et 
je  soulève  le  monde!  »  Ah!  comme  il  Ta  cherché,  le 
poète  nationalde  la  Pologne,  avec  quel  soulèvement  de 
toute  l'âme  il  l'a  cherché,  ce  point  d'appui,  non  pour  sou- 
lever le  monde,  mais  pour  affranchir  son  peuple  !  «  Vois 
mon  brasier,  mon  sentiment...  »  C'est  dans  ce  feu  — 
car,  loin  d'en  être  consumées,  ses   forces  s'y  réparent 


L'ŒUVRE    DE    MICK1EWICZ  163 

et  s'y  décuplent  —  c'est  dans  ce  feu  qu'il  se  plante  et 
qu'il  s'arc-boute. 

Pourtant,  il  n'a  pu  réussir  à  délivrer  son  pays,  dira- 
t-on.  C'est  possible.  Il  n'en  a  pas  moins  fait  une  œuvre 
d'une  importance  unique,  et  de  conséquences  incalcu- 
lables. Dans  «  le  brasier  de  son  sentiment  »,  brasier 
tel  qu'on  n'en  a  jamais  vu  d'aussi  intense,  s'est  forgée 
sa  poésie,  ce  pilier  de  bronze.  Indestructible,  le  pilier 
se  dresse  au  milieu  de  la  nation  polonaise.  Les  com- 
patriotes de  MickieAvicz  savent  maintenant,  eux  aussi, 
où  s'arc-bouter  pour  l'éternelle  résistance.  L'œuvre  de 
leur  barde,  voilà  pour  eux  le  point  d'appui  d'Archi- 
mède. 

...  Et  pendant  qu'ils  ont  trouvé  cette  aide  inestimable, 
d'autres  prométhéens,  fils  d'autres  nations,  cherchent 
de  leur  côté  le  point  d'appui  d'où  il  soulèveront  la  terre 
«  et  renouvelleront  sa  face  ».  «  Dieu  est  grand  »,  disent 
les  fidèles  d'Allah.  Sans  doute.  L'homme  aussi.  Car  il 
est  fils  de  Dieu. 


IV 


LA    POESIE    D  ACTION 

On  a  beaucoup  discuté  sur  le  fait  de  savoir  si  les 
poètes  ont  raison  ou  tort  de  se  jeter  en  pleine  action  poli- 
tique et  sociale,  de  se  mêler  aux  luttes  des  partis,  et  de 
payer  de  leur  personne  dans  la  grande  bataille.  Userait 
peut-être  bon  de  ne  pas  émettre  à  cet  égard  d'opinion 
tranchante.  Pour  s'être  mis  à  jouer  avec  éclat  leur  rôle 
de  citoyens,  quelques  poètes  se  sentirent  vivre  d'une  vie 
plus  intense  ;  et  ils  ne  furent  pas  déplacés  dans  la  po- 
litique. C'est  donc  affaire   de  tempérament.    C'est  en- 


164  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

core  affaire  d'époque  et  de  circonstances.  Certaines 
heures  de  la  destinée  des  peuples  sont  passionnantes, 
et  telle  scène  du  long  drame  qu'est  leur  existence  vaut 
vraiment  la  peine  qu'on  y  prenne  part  :  la  chose  advint 
au  temps  romantique,  âge  de  mouvement  et  de  couleur, 
d'esprit  chevaleresque  et  de  fantaisie,  où  la  noblesse  de 
l'âme  et  la  beauté  du  geste  avaient  droit  de  cité  dans 
la  vie  publique. 

Nous  pouvons  encore  ajouter:  aussi  bien,  et  s'il  s'agit 
de  vrais  poètes,  ne  vous  mettez  pas  en  peine  pour  eux 
de  la  ligne  à  suivre  ;  car  un  instinct  sûr  les  guide  et 
dicte  à  chacun  la  conduite  qu'il  doit  tenir  au  milieu  des 
événements. 

Ceci  concédé  de  très  bonne  foi,  et  sans  l'ombre  de 
réticence,  je  puis  maintenant  me  risquer  à  dire  qu'à 
mon  humble  avis,  et  d'une  façon  générale,  le  poète  est 
impropre  au  maniement  du  réel.  «  La  politique,  c'est  la 
main  à  la  pâte  »,  disait  rudement  quelqu'un.  Or,  la  vie 
de  rêverie  et  de  méditation  du  poète,  son  amour  des 
hauteurs,  son  culte  de  l'idéal,  son  dédain  des  vulgari- 
tés, ne  le  désignent  guère  pour  pétrir  cette  pâte-là,  qui 
est  très  sale.  Sans  doute,  ses  désirs  volent  vers  les 
grands  jours  de  l'Histoire,  et  les  appellent;  nul  ne 
s'enflamme  d'une  pareille  ardeur  pour  les  nobles  causes  ; 
il  est  capable  de  s'y  ruer  d'un  cœur  de  lion,  et  non 
seulement  de  les  chanter,  mais  de  mourir  pour  elles  : 
Kœrner  le  fit  bien  voir  en  1813,  et  Byron  en  1824,  et 
Garczynski  en  1830,  et  Petœfî  Sandor  en  1849.  Néan- 
moins, une  fois  l'accès  d'héroïsme  passé,  le  poète 
redeviendra  vite  ce  qu'il  est  foncièrement,  c'est-à-dire 
une  créature  mélodieuse  et  frissonnante,  une  harpe 
éolienne  qui  gémit  au  moindre  souffle,  un  être  d'une  ré- 
sonnante infinie,  mais  inquiète,  et  dont  l'âme,  musi- 
cale, variable,  mobile,  jamais  lamême,  s'émeut,  s'agite, 
s'envole,  puis  retombe  à  terre,  se  sent  tour  à  tour  des 


L  ŒUVRE    DE    MICKIEWICZ  165 

ailes  ou  des  chaînes,  selon  que  le  sentiment  et  la  pen- 
sée l'exaltent  ou  l'accablent,  et  qu'elle  se  perd  joyeuse 
dans  l'infini  du  rêve  ou  s'affaisse  désolée  parmi  l'abîme 
de  contradictions  et  d'énigmes  qu'est  notre  vie  ter- 
restre. Tel  m'apparaît  le  poète,  même  lorsqu'il  ne 
s'éloigne  pas  des  parages  calmes  de  l'existence;  où  que 
ce  soit,  il  a  toujours  l'air  plus  ou  moins  en  exil;  qu'ad- 
viendra-t-il  de  lui  s'il  se  risque  en  pleine  lutte  sociale  ? 
Il  y  sera  comme  une  aiguille  affolée.  Déjà,  lorsqu'il 
accourait  aux  guerres  d'indépendance,  il  s'y  sentait  plus 
apte  à  exalter  les  courages  qu'à  les  diriger  :  en  aucune 
bataille,  on  ne  le  vit  aède  et  capitaine.  Mais  il  ne  pourra 
manquer  de  se  trouver  tout  à  fait  au-dessous  de  lui- 
même  dans  les  luttes  du  Forum.  Il  n'y  acquerra  pour 
ainsi  dire  jamais  le  sang-froid  ni  le  scepticisme  néces- 
saires à  l'homme  d'Etat.  Il  craindra  les  contacts,  s'in- 
dignera de  la  bassesse  des  appétits  qui  se  dissimulent 
sous  les  phrases,  vomira  le  langage  écœurant  des  ban- 
quets politiques  et  des  clubs.  Puis,  son  amour  des  êtres 
vivants,  le  chagrin  qu'il  éprouverait  s'il  lui  fallait  faire 
du  mal  à  quiconque1,  triompheraient  vite  des  préfé- 
rences ou  même  des  convictions  qu'il  peut  avoir, 
comme  tout  autre,  sur  la  route  à  choisir  et  la  direction 
qui  convient  à  la  caravane  humaine.  S'agit-il  même  de 
l'aventure  épique  et  grandiose,  et  non  point  de  patauger 
dans  le  marécage  des  épigones  et  des  décadents  de 
l'action,  ses  délicats  scrupules,  son  extrême  bonté 
d'âme  ne  lui  permettraient  pas  de  faire  cortège  aux 
héros  nietzschéens  et  de  suivre  leur  pas  de  fer  qui 
n'hésite  pas  à  renouveler  l'histoire  en  broyant  la  tête 
des  hommes. 

Tout  au  plus  le  verra-t-on  parfois  manifester   —  en 


1.  «  Je    ne   souhaite  la   souffrance  d'aucune   chose  vivante. 
(Shelley,  Promet  liée  délivré.) 


16G  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

admettant  qu'il  soit  une  exception  et  constitue  parmi 
les  autres  poètes,  ses  émules,  un  cas  très  rare  —  tout 
au  plus,  dis-je,  le  verra-t-on  manifester  des  parties 
supérieures  de  prophète  politique  et  de  pilote  des 
peuples.  Encore  se  montrera-t-il  très  inégal,  très  in- 
complet, une  fois  arrivé  au  pouvoir  et  s'il  se  trouve,  d'un 
jour  à  l'autre,  chef  de  gouvernement.  Un  exemple 
typique  est  celui  de  Lamartine.  Contrairement  à  l'opi- 
nion reçue  il  y  a  une  trentaine  d'années,  il  est  aujour- 
d'hui bien  établi  parles  travaux  récents  qu'à  la  tribune 
parlementaire  et  sous  la  monarchie  de  Juillet,  pas  un 
orateur  n'eut  des  vues  aussi  fortes,  aussi  sûres,  aussi 
intuitives,  sur  la  direction  gouvernementale,  la  tour- 
nure des  événements,  les  menaces  du  lendemain,  et 
même  sur  les  questions  techniques  et  d'affaires.  Lamar- 
tine ne  cessa  d'avertir  Guizot,  que  son  fameux 
«  pays  légal  »  était  une  ineptie  autant  qu'une  injustice, 
et  qu'on  devait  gouverner  pour  tous,  non  pour  une 
caste,  non  pour  une  oligarchie  censitaire.  11  prévint  le 
même  Guizot,  et,  avec  lui,  Thiers,  Mole,  OdilonBarrot, 
et  tutti  quanti,  que  le  quatrième  Etat,  pour  lequel  ces 
ministres  à  la  Joseph  Prudhomme  ne  voulaient  rien 
faire,  entrerait  en  scène  malgré  et  contre  eux  :  et  il  leur 
annonça  «  la  Révolution  du  mépris  ».  Il  avertit  Louis- 
Philippe  que  la  cérémonie  de  la  translation  théâtrale  des 
cendres  de  Napoléon  était  une  grave  faute,  car  cette 
apothéose  posthume  de  l'homme  qui  avait  représenté 
la  Force  sans  frein  ni  scrupules  ne  manquerait  pas  de 
réveiller  les  instincts  césariens  ;  et  l'on  pouvait  ainsi, 
sans  le  savoir,  s'acheminer  de  nouveau  vers  l'Empire. 
Il  intervint  contre  Thiers,  attardé  dans  l'amour  des  pa- 
taches,  en  faveur  de  la  locomotion  nouvelle  et  des 
chemins  de  fer;  et,  à  l'endroit  des  conseillers  ordi- 
naires du  régime,  il  eut  encore  raison  sur  d'autres 
points.  Vint  la  Révolution  de  1848;  il   fut  porté  sur  le 


L  ŒUVRE    DE    MICK1EWICZ  4G7 

pavois  et  conjura  l'anarchie  par  une  apostrophe  fulmi- 
nante, immortelle.  Mais  là  finirent  ses  exploits  de 
parole  et  de  geste.  A  dater  de  la  fameuse  journée  de 
l'Hôtel  de  Ville,  son  génie  l'abandonna.  A  son  tour,  il 
ne  vit  pas  que,  de  gratifier  la  France  d'un  suffrage  uni- 
versel aussi  grossièrement  organisé  que  celui  dont  nous 
continuons  à  jouir,  c'était  restaurer  l'Empire  à  l'avance. 
Il  ne  fut  pas  moins  aveugle  sur  la  conduite  à  tenir  à 
l'égard  du  socialisme.  11  ne  s'aperçut  point  que  celui-ci 
n'était  pour  le  moment  qu'un  dangereux  monstre  et  qu'il 
eût  fallu  —  par  une  diversion  magnanime,  du  reste  — 
le  maintenir  le  plus  longtemps  possible  dans  la  période 
de  criticisme*.  11  n'y  avait  qu'un  moyen  de  détourner 
le  péril  :  lancer  la  République  au  delà  des  frontières, 
à  la  délivrance  des  nationalités  qui  partout  se  soule- 
vaient, et  attendaient  en  frémissant  notre  admirable 
armée  de  cette  époque2.  De  la  sorte,  4848,  au  lieu  de 
représenter  dans  l'Histoire  le  premier  avortement  du 
socialisme  et  le  retour  offensif  de  la  réaction,  eût  sym- 
bolisé, au  contraire,  l'ère  delà  délivrance  politique  des 
peuples,  libres  de  s'adonner  désormais  à   l'étude   des 


1.  L'expression  est  de  Blanqui,  et  elle  lui  échappa  vingt  ans 
après  1848. 

2.  Je  sais  que  je  vais  ici  à  rencontre  de  l'opinion  reçue.  On 
loue  généralement  Lamartine  d'avoir  rassuré  l'Europe  par  le 
manifeste  qu'il  adressa  aux  Puissances,  en  sa  qualité  de  chef  du 
Gouvernement  provisoire.  Mais,  parmi  ceux  qui  assistèrent  aux 
événements  de  1848,  il  en  est  qui  persistent  à  ne  pas  approuver 
le  poète  sur  ce  point  :  et  il  faudrait  avoir  lu  une  étude  extrême- 
ment intéressante,  signée  G.  d'Orcet,  et  parue  dans  la  Revue 
Britannique  de  septembre  19C0.  L'auteur  affirme  qu'une  interven- 
tion française  en  faveur  des  nationalités  eût  été,  à  la  date  dont 
nous  parlons,  non  seulement  conforme  à  la  générosité  tradition- 
nelle de  la  France,  mais,  en  outre,  d'une  politique  habile.  Les 
arguments  dont  il  étaie  son  opinion  sont  solides  et  font  réflé- 
chir. Je  regrette  de  ne  pouvoir  citer  certains  passages  de  son 
travail. 


168  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

questions  sociales;  et,  cette  année  même,  la  France  eût 
repris  sa  mission  historique  de  libératrice  des  nations. 
Lamartine  ne  vit  aucune  de  ces  vérités,  et  il  tomba, 
exemple  mémorable  du  poète  homme  d'Etat,  c'est-à- 
dire  de  l'intuition  tantôt  divinatrice  et  tantôt  défail- 
lante, de  l'éclair  qui  passe  et  replonge  dans  la  nuit. 

Mais,  s'il  est  vrai  que  le  poète  ne  représente  vrai- 
ment que  le  Rêve,  c'est-à-dire  la  moitié  de  l'activité 
humaine  et  de  l'Homme —  la  plus  belle,  il  est  vrai, 
puisque  le  Rêve  a  seul  le  pouvoir  de  féconder  l'Action 
et  d'engendrer  l'Avenir,  cet  Avenir  toujours  paré  à 
nos  yeux  delà  beauté  laplus  belle,  j'entends  celle  qui  est 
à  naître  —  s'il  est  vrai,  dis-je,  que  le  Poète  ne  repré- 
sente vraiment  que  le  Rêve,  c'est  une  raison  de  plus 
pour  qu'il  souffre  du  supplice  de  Tantale,  pour  qu'il  se 
voie  dévoré  de  la  soif  de  cette  action  qu'il  sent  tout 
près  de  lui,  et  à  laquelle  son  imagination  ardente  lui 
dit  à  tort  qu'il  est  aussi  apte  que  quiconque.  Combien 
il  s'afflige  de  voir  une  telle  coupe  s'éloigner  de  ses 
lèvres  !  Car  il  n'aime  vraiment  que  ce  qu'il  n'a  pas  : 
et  il  aime  surtout  l'Impossible  et  la  Chimère. 

Ce  désir  violent  de  l'Action,  les  poètes  anglais,  fils 
d'une  race  particulièrement  énergique,  l'ont  manifesté 
plus  que  d'autres.  «  Il  faut  faire  pour  le  monde 
quelque  chose  de  mieux  que  des  livres  »,  s'était  écrié 
Ëyron.  Et  il  partit  pour  la  Grèce.  Walter  Savage  Lan- 
dor  ne  voyait  pas  autrement  :  «  Plus  il  y  a  de  debaters 
et  moins  on  agit  »,  disait-il.  Et  il  avait  bien  prouvé, 
lui  aussi,  qu'il  tenait  les  paroles  pour  insuffisantes  en 
allant,  pendant  les  guerres  napoléoniennes,  se  battre 
en  Espagne  contre  les  Français.  «  J'aime  mieux  celui 
qui  fait  un  poème  en  actions  que  celui  qui  le  fait  en 
mots  »,  déclara  Carlyle,  ce  poète  de  la  prose.  Ses 
livres  respirent  l'Action,  encore  l'Action,  toujours 
l'Action  :  tous    ses   personnages   historiques   sont  de 


L  ŒUVRE    DE    MICKIEWICZ  169 

grands  hommes  d'action.  Shelley  lui-même,  le  plus 
spéculatif  des  rêveurs  sublimes,  écrivit  son  poème  de 
Laon  et  Cyllma,  dont  le  héros  est  un  libérateur  des 
peuples,  un  instaurateur  en  armes  de   la  justice. 

Pour  des  raisons  qui  n'étaient  plus  celles  de  leurs 
émules  d'Angleterre,  les  grands  poètes  polonais 
pensèrent  de  même.  Ils  appartenaient  à  la  nation  mar- 
tyre :  à  quoi  tendraient  bien  les  efforts  de  chacun  des 
enfants  d'un  tel  peuple,  sinon  à  susciter  cette  action 
vengeresse  qui  affranchirait  la  Patrie?  C'était  pour 
tous  Yunique  devoir.  Mickiewicz,  moins  qu'aucun  de 
ses  compatriotes,  pouvait  y  faillir. 

Ce  qui  n'avait  pas  l'Action  pour  but  ne  l'intéressait 
pas,  car,  à  son  avis,  les  grands  poèmes  et  les  grands 
livres  étaient  avant  tout  des  actes.  Il  s'est  exprimé  là- 
dessus  d'une  manière  formelle  dans  une  de  ses  leçons 
du  Collège  de  France  que  je  regrette  de  ne  pas  citer 
longuement,  car  elle  est  bien  frappante.  J'aurais  des 
réserves  à  faire  sur  l'esthétique  qu'elle  formule,  car  je 
la  trouve  en  partie  vraie  et  en  partie  fausse,  et  quelque 
peu  outrée  :  il  faudrait  ici  de  la  nuance,  et  le  poète  n'en 
a  pas  mis.  Toutefois,  les  lignes  suivantes  sont  à  peu 
près  justes  :  «  Une  littérature  dont  on  occupe  un  public 
sérieux  doit  être  ce  qu'elle  a  été  dans  les  grandes 
époques  créatrices  ;  elle  doit  être  tout  ensemble  reli- 
gion et  politique,  force  et  action.  Or,  une  telle  litté- 
rature existe,  vit  et  agit  chez  les  Slaves.  C'est  là  qu'on 
pourrait  trouver  des  éclaircissements  sur  la  manière 
dont  se  produisirent  les  plus  grands  et  les  seuls  vrais 
ouvrages  littéraires  :  les  vers  d'Homère,  les  strophes 
des  Niebelungen,  les  versets  du  Coran,  et  même  les 
versets  de   l'Evangile  ■ .  Les  éléments   d'une  telle    lit- 

1.  Il  est  certain  que  la  phrase  qu'on  vient  de  lire  contient  des 
affirmations  d'une  esthétique  étroite  et  tout  à  fait  inadmissible. 
Une  partie  de  la  haute  littérature  se  trouverait  ainsi  condamnée 


170    LES   GRANDS    POETES    ROM  ANTIQUES     DE    LA    POLOGNE 

térature.  déposés  dans  l'esprit  de  la  race  slave, 
mûris  par  les  travaux  d'une  vie  intérieure  qui  a  duré 
des  milliers  d'années,  viennent  enfin  de  se  manifester. 
C'est  dans  ce  sens  que  Kollar  a  dit  que,  tous  les 
peuples  ayant  dit  leur  mot,  c'est  maintenant  à  la  race 
slave  à  dire  le  sien.  »  De  telles  paroles,  prononcées 
en  1844,  corroboraient  son  enseignement  du  13  dé- 
cembre 1842  :«  La  véritable  poésie,  chez  les  Grecs 
môme,  ne  signifiait  autre  chose  que  l'action.  Malheur 
aux  poètes,  s'ils  se  bornaient  à  parler  !  C'est  alors 
que  la  poésie  leur  jetterait  cette  guirlande  de  feuilles 
mortes  dont  ils  seraient  condamnés  à  s'amuser  pendant 
toute  leur  vie.  » 

Voilà  donc  qui  est  entendu  :  la  littérature  est  avant 
tout  Action.  En  somme,  et  quelles  que  soient  les 
réserves  à  propos  d'une  théorie  de  ce  genre  (je  ne 
pouvais  les  indiquer  ici  qu'en  passant  et  par  ma  note 
de  tout  à  l'heure),  en  somme,  dis-je,  il  est  tout  naturel 
que  Mickiewicz  ait  pensé  de  la  sorte,  et  cette  défmi- 


et  jetée  à  l'eau,  sans  raison,  sans  preuves.  A  coup  sûr,  certaines 
œuvres  écrites  ont  eu  sur  révolution  générale  une  influence 
directe  et  visible.  D'autres  n'ont  eu  qu'une  influence  indirecte. 
Suit-il  de  là  que  les  premières  soient  seules  des  œuvres  litté- 
raires? Ou  bien  irait-on  jusqu'à  nier  l'influence  des  secondes, 
parce  qu'indirecte  et  obscure?  Mais  comment  ne  pas  apercevoir 
que  personne  n'a  jamais  su  ni  ne  saura  jamais  si  telle  ou  telle 
œuvre,  en  apparence  toute  de  beauté  lointaine,  n'a  pas  eu  sur  la 
vie  générale  ou  sur  la  vie  individuelle  infiniment  plus  d'action 
qu'on  ne  pourrait  le  croire  au  premier  abord?  Qui  a  vu  les 
canaux  mystérieux  par  où  le  fleuve  immense  de  l'art  et  de  la 
pensée,  composé  de  tant  de  sources  réunies,  déverse  ses  eaux 
fécondantes  sur  une  telle  quantité  d' âmes  humaines?  et,  par  con- 
séquent, influe  sur  les  actes  des  hommes?  Mais  alors,  si  toute 
œuvre  de  pensée  ou  d'art  véritable  est  utile,  soit  comme  large 
nappe,  soit  comme  minuscule  affluent,  comment  pouvoir  dire 
qu'il  n'y  a  de  vrais  ouvrages  littéraires  que  les  vers  d'Homère, 
les  strophes  des  Niebelungen,  les  versets  du  Coran,  et  les  ver- 


L  ŒUVRE    DE    MICKIËWICZ  171 

tion  du  grand  Art  est  très  logique  dans  la  bouche  d'un 
poète  national. 

Du  reste,  il  avait  prêché  d'exemple,  avant  de  for- 
muler le  précepte  :  ce  fut  toujours  une  poésie  d'action 
que  la  sienne.  Déjà  Tune  de  ses  premières  œuvres, 
c'est-à-dire  son  poème  de  Conrad  Wallenrod,  publié 
en  1828,  à  Pétersbourg,  sous  les  yeux  de  la  censure 
russe  qui  n'en  vit  pas  le  sens  caché,  n'avait  point  été 
sans  conséquences  dans  l'ordre  des  faits.  J'en  ai  indi- 
qué plus  haut  la  fable,  en  quelques  lignes  :  un  Lithua- 
nien, jadis  razzié  par  l'ennemi  héréditaire  de  son 
pays,  c'est-à-dire  l'Ordre  Teutonique,  a  été  élevé  dans 
la  foi  chrétienne,  et,  devenu  l'un  des  plus  fameux 
chevaliers  de  l'époque,  s'est  vu  élire  Grand-Maitre 
des  «Manteaux blancs  ».  Sur  la  fin  de  sa  vie,  il  sent  la 
race  et  le  patriotisme  se  réveiller  en  son  âme  avec  vio- 
lence; et  il  ruine  son  ordre  adoptif  au  profit  de  son 
pays  d'origine  parla  plus  machiavélique  des  trahisons. 

Faites  de  même  contre  ceux  qui  nous  ont  dépecés  — 
si  vous  le  pouvez  et  si  les  circonstances  vous  le  per- 
mettent —  semblait  insinuer  le  poète  à  ses  compa- 
triotes. Et  l'œuvre  avait  pour  épigraphe  un  mot  de 
Machiavel:  «  11  faut  être  à  la  fois  renard  et  lion.  »  Les 
Polonais  comprirent,  et  la  leçon  porta  ses  fruits  sans 
tarder.  L'historien  Mochnacki  nous  apprend  que  le 
poème  devint  immédiatement  le  manuel  de  la  conspi- 
ration polonaise  qui  couvait  et  allait  aboutir  deux  ans 
plus  tard  à  l'insurrection  de  1830.  «  Déjeunes  patriotes 
enrégimentés  dans  l'armée  que  commandait  à  Varso- 
vie le  grand-duc  Constantin  se  sentirent  moralement 
déliés  de  leur  serment.  »  Ce  ne  fut  pas  tout;  et  dans 
l'ordre  de  la  pensée,  comme  dans  celui  de  l'action,  on 
vit  se  créer  une  tendance  aux  voies  ténébreuses  et 
violentes,  un  état  d'esprit  tragique  et  désespéré  qu'on 
dénomma  ;  Wallenrodisme,  Dans  Kordian,  de  Slowacki, 


172  LES  GRANDS  POETES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

le  principal  personnage  du  poème  est  un  Polonais  qui 
se  sent  violemment  attiré  vers  le  régicide  ;  il  voudrait 
tuer  Nicolas  et  délivrer  ainsi  la  Pologne  de  son  tyran  : 
mais  c'est  un  rêveur  romantique  que  soutient  l'excita- 
tion nerveuse  et  non  l'énergie  froide  ;  au  moment  d'ac- 
complir son  dessein,  ce  petit-fils  d'Hamlet  se  sent 
défaillir  ;  il  s'évanouit.  L'imagination  de  Slowacki  n'en 
resta  pas  moins  hantée,  comme  celle  de  tant  d'autres, 
par  l'idée  des  suites  d'un  poème  tel  que  Conrad  Wal- 
lenrod  :  «  Je  jurerais  souvent,  dit-il  un  jour,  qu'au  lieu 
d'un  traître,  cette  œuvre  en  a  fait  des  milliers  1  ».  Bref, 
l'obsession  devint  si  générale  et  si  forte  qu'il  n'y  eut 
jusqu'au  grand  chrétien  que  fut  le  Poète  anonyme,  qui, 
dans  Iridion,  ne  jugeât  à  propos  de  s'attaquer  à  la 
terrible  question  dont  se  tourmentait  la  conscience  de 
tant  de  patriotes  et  par  laquelle  ils  se  demandaient  si 
l'emploi,  même  des  armes  les  plus  répugnantes,  n'était 
pas  légitime  en  présence  d'un  forfait  aussi  noir  que 
le  partage  de  leur  pays  ;  il  est  vrai  que  Krasinski  con- 
damne nettement  le  système,  on  s'en  aperçoit  de  reste, 
et  en  dépit  de  la  réelle  grandeur  dont  il  revêt  son 
personnage,  autre  héros  de  la  trahison. 

C'est  qu'en  effet,  et  malgré  tout,  on  ne  pouvait  se 
rallier  d'un  cœur  léger  au  «  Wallenrodisme  »  :  il  y 
avait  là  de  quoi  inquiéter  fortement  une  conscience 
chrétienne.  Celle  de  Mickiewicz  fut  touchée  la  pre- 
mière par  une  observation  qu'on  lui  communiqua. 
«  Une  dame  qui  venait  de  lire  Conrad  Wallenrod 
s'étonna  que  ce  Lithuanien,  converti  à  l'Evangile,  et 
enthousiaste  au  début  des  splendeurs  de  sa  nouvelle 


1.  «  Voici  l'heure  :  levez-vous  :  luttez  et  empoisonnez  les 
armes  !  »  Cette  phrase  de  Lilla  Weneda,  l'un  des  drames  de  Slo- 
wacki, —  laquelle  termine  une  invocation  à  la  terre  polonaise, 
semble  également  un  écho  du  poème  de  Conrad  Wallenrod. 


L  ŒUVRE    DE  MICKIEWICZ  173 

religion,  finît  par   se  conduire  en  païen1.  »   Rien  de 
plus  fort,  en  effet,  comme  objection. 

Et  c'est  encore  pourquoi  certains  essayistes  polonais 
contemporains,  parmi  lesquels  des  hommes  d'une  réelle 
valeur,  affirment  que  Conrad  Wallenrod  a  un  sens  pro- 
fond, qui  n'est  pas  du  tout  celui  qu'on  avait  cru  d'abord  : 
la  première  explication,  prétendent-ils,  est  superficielle. 
Telle  est  l'opinion  de  MM.  Tretiak,  Spasowicz,  et 
Marian  Zdziechowski.  Ce  dernier  a  développé  les  in- 
terprétations nouvelles  dans  son  ouvrage  en  deux 
volumes  :  Byron  et  son  Siècle.  Il  fait  remarquer  qu'il  y 
a  chez  Conrad  Wallenrod  un  fond  de  mystère.  Sans 
doute,  le  grand-maître  des  Teutoniques  marche  à  son 
but  :  la  trahison  ;  mais  sans  cesse  il  s'arrête  en  che- 
min, cherche  des  raisons  pour  remettre  à  plus  tard,  ne 
se  décide  qu'avec  une  sorte  d'égarement  dans  les 
paroles,  le  geste,  l'attitude,  la  conduite.  Il  s'enivre, 
entre  en  fureur,  chante  aux  banquets  sur  un  mode  sau- 
vage, et  ne  se  meut  enfin  comme  un  ressort  que  poussé 
par  son  ami  le  barde  Halban,  qui  personnifie  la  force 
magique  de  la  Poésie,  et  qu'on  sent  si  cher  au  cœur  de 
Mickiewicz.  Puis,  une  fois  les  Allemands  écrasés,  se 
réjouit-il?  Point.  «  Ma  jeunesse  s'est  passée  dans  d'in- 
dignes déguisements...  aujourd'hui,  courbé  par  l'âge, 
les  trahisons  m'ennuient;  c'est  assez  de  vengeance;  les 
Allemands  aussi  sont  des  hommes...  »,  dit-il.  Puis, 
lorsqu'il  meurt  :  «  Voilà  les  péchés  de  ma  vie  », 
s'écrie-t-il  en  foulant  aux  pieds  sa  croix  de  grand- 
maître.  D'où  viennent  de  telles  indécisions  et  de  tels 
remords,  remarquent  les  nouveaux  commentateurs, 
sinon  du  duel  qui  n'a  cessé  de  se  livrer  dans  l'âme  de 
Conrad?  Duel  entre  le  patriotisme  exalté,  désespéré, 
qui  préconise  la  vengeance  par  n'importe  quels  moyens, 

1.  Ladislas  Mickiewicz,  Adam  Mickiewicz,  sa  Vie  et  son  OEuvre. 


174    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

et  la  conscience  qui  défend  qu'on  s'achemine  par  des 
voies  louches...  même  vers  un  noble  but?  Nous  tenons 
cette  fois  le  vrai  sens  de  Conrad  Wallenrod,  ajoute 
M.  Zdziechowski  :  le  visage  obscur  du  héros  de  l'œuvre 
s'éclaire...  Et  quant  à  son  créateur,  quant  à  Mickiewicz, 
si  nous  voulons  savoir  son  opinion  sur  le  terrible  pro- 
blème de  conscience  qu'il  a  soulevé,  nous  inclinerions 
à  croire  qu'il  n'ose  en  avoir  une  :  il  ne  se  prononce  ni 
pour  ni  contre  la  trahison. 

J'en  demande  pardon  au  remarquable  lettré  dont  je 
m'honore  d'être  l'ami,  mais,  à  mon  gré,  ce  n'est  point 
tout  à  fait  ainsi  qu'il  faudrait  écrire  le  dernier  membre 
de  phrase  du  précédent  paragraphe  :  à  lire  et  relire 
le  poème  de  Conrad  'Wallenrod,  il  me  semble  plutôt 
que  l'auteur  se  prononce  tantôt  pour  et  tantôt  contre  la 
trahison.  Il  n'est  point,  je  crois,  trop  subtil  de  recti- 
fier de  la  sorte  l'assertion  de  M.  Zdziechowski  :  l'on 
sentira  la  nuance,  et  elle  a  son  intérêt,  car  elle  est  en 
harmonie  avec  ces  façons  de  penser,  de  dire  et  de  faire, 
si  absolues,  si  tranchantes,  si  affirmatives,  qui  sont  le 
propre  du  jeune  homme.  Au  moment  où  il  écrivait  Con- 
rad Wallenrod,  Mickiewicz  était  au  fort  de  sa  bouil- 
lante et  mélancolique  jeunesse  :  captif  chez  l'ennemi 
héréditaire,  il  se  trouvait  en  proie  à  toute  la  fermenta- 
tion intérieure,  non  seulement  de  son  âge,  mais  de  son 
destin,  et  dans  cet  état  de  volcan  comprimé  où  les  pas- 
sions, même  les  plus  nobles,  dévastent  l'âme  et  ne  se 
soulagent  que  parla  violence  des  conceptions  poétiques. 
«  Je  lis  le  Fiesque  de  Schiller  et  Machiavel  »,  écri- 
vait-il à  ses  amis  de  Lithuanie  :  cette  phrase  en  dit 
long  sur  son  humeur  d'alors.  Qu'à  la  date  en  question 
il  ait  cru  que  la  sape  et  les  menées  secrètes  étaient 
permises  en  un  cas  aussi  extraordinaire  que  celui  de 
son  pays,  voilà  qui,  pour  moi,  ne  fait  pas  l'ombre  d'un 
doute.    (Un  tel  état  d'âme  est  d'ailleurs  très  facile  à 


L'ŒUVRE    DE    MICKIEWICZ  175 

comprendre  ;  il  suffit  de  se  mettre  à  la  place  du  poète 
et  de  ses  compatriotes.)  Oui,  que  telle  ait  bien  été  la 
disposition  qui  le  jeta  sur  sa  plume  et  le  poussa  irré- 
sistiblement à  écrire  Conrad  Wallenrod,  c'est  très 
clair.  N'y  en  eût-il  pour  preuve  que  l'ardente  sympathie 
dont  l'auteur  accompagne  jusqu'au  bout  du  poème  le 
barde  Halban,  son  frère  en  poésie,  son  personnage 
préféré,  lequel  ne  cesse  de  pousser  Conrad  à  la  ven- 
geance, cela  suffirait. 

Mais,  d'autre  part,  et  comme  les  poètes  supérieurs, 
Mickiewicz,  tout  génie  violent  et  passionné  qu'il  était, 
n'en  demeurait  pas  moins  en  même  temps  un  génie 
profond  et  réfléchi.  C'était  en  outre  une  âme  profondé- 
ment chrétienne.  A  mesure  qu'il  écrit  son  poème  et 
que  l'œuvre  avance,  sa  fable  et  son  héros  le  gênent,  la 
chose  est  incontestable  :  il  se  sent  mal  à  l'aise  dans  sa 
conception.  L'Idéal  moral  se  dresse  devant  lui  comme 
un  étincelant  fantôme  qui  s'éteint  et  se  rallume,  paraît 
et  disparaît.  Delà  l'obscurité  d'àme  de  son  héros,  ses 
indécisions,  ses  façons  bizarres,  son  détraquement,  sa 
fatigue,  ses  remords,  et  toute  sa  rêvasserie,  toute  sa 
songerie  inquiète  et  maladive  où  passe  l'ombre  d'Ham- 
let  et  que  je  signalais  plus  haut,  après  tant  d'autres. 
Bref,  le  poète  est  pris  dans  les  contradictions.  Il  se 
peut  d'ailleurs  qu'il  ne  s'en  soit  rendu  compte  que  par 
lueurs,  pendant  qu'il  jetait  les  vers  sur  le  papier.  Car 
il  ne  faudrait  pas  croire  que  la  création  poétique  con- 
naisse toujours  sa  pensée  secrète  et  la  contemple  avec 
des  yeux  fixes,  au  moment  où  elle  l'enfante  :  il  n'en  est 
rien-,  et  ce  serait  plutôt  le  contraire  qui  serait  vrai. 
Mais,  consciemment  ou  non,  elle  l'expulse  en  bloc 
avec  le  reste,  feu,  fumée,  lave,  et  tout,  ainsi  qu'en  un 
jet  de  volcan  :  c'est  ensuite  au  lecteur  à  distinguer 
chacun  des  éléments  de  l'explosion. 

Ces  réserves  faites,  et  maintenant  que  j'ai  indiqué  à 


176    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

mon  tour  ma  nuance  d'appréciation  sur  ce  poème,  tra- 
gique entre  tous  parmi  les  grands  poèmes  de  la  litté- 
rature polonaise,  il  ne  me  reste  plus  qu'à  me  rallier  à 
la  conclusion  fort  juste  de  M.  Zdziechowski  : 

En  résumé,  Conrad  Wallenrod  est  le  cri  d'un  déses- 
poir sublime  ;  ce  cri  vient  des  profondeurs  d'une  âme 
obsédée  par  un  amour  infini  de  la  patrie,  par  un  amour 
sans  mesure  et  sans  bornes.  Mais  la  situation  de  la  patrie 
est  telle  que,  pour  la  sauver,  il  faut  recourir  à  des  moyens 
contre  lesquels  se  révolte  ce  qu'il  y  a  de  plus  divin  dans 
l'âme  d'un  être  d'élite  :  la  Conscience.  Alors,  que  faire? 

Pas  de  réponse.  Mais  la  question  ainsi  posée  ren- 
ferme le  germe  du  Messianisme  futur.  Puisqu'il  n'y  a,  pour 
sauver  la  Patrie,  d'autre  moyen  que  l'alliance  avec  le  Mal, 
et  puisque,  cependant,  cette  alliance  est  repoussée  par  la 
Conscience,  il  ne  reste  qu'un  seul  refuge  :  le  Miracle  ;  forcer 
Dieu  à  faire  le  miracle  de  la  résurrection  de  la  Patrie,  en 
s'élevant  soi-même  à  cette  hauteur  et  à  cette  puissance 
morales,  qui  enfantent  des  miracles. 

Il  n'est  pas  inutile  de  noter  que  cette  conclusion  de 
M.  Zdziechowski  sur  Conrad  Wallenrod  rejoint  juste- 
ment une  autre  opinion  de  M.  Kozlowski  au  sujet  du 
Conrad  des  Aïeux,  et  que,  sans  s'être  donné  le  mot, 
les  deux  écrivains  s'expriment  à  peu  près  dans  les 
mêmes  termes  :  «  L'improvisation  de  Conrad,  dit 
M.  Kozlowski,  implique  la  force  cruelle  et  inexplicable 
de  l'esprit  de  Dieu  et  la  puissance  créatrice  de  l'amour 
dans  l'homme.  Il  y  a  duel  entre  ces  deux  forces.  Mais 
le  Messianisme  est  en  germe  dans  cette  improvisation.  » 

Donc,  —  et  qu'il  s'agisse  de  l'un  ou  de  l'autre  Conrad 
—  tout  le  monde  est  d'accord  pour  attester  les  noires 
profondeurs  d'où  sortit  le  Messianisme  :  comme  un 
rayon  de  Rembrandt,  il  fulgura  soudain  parmi  les  plus 
épaisses  ténèbres  qui  se  fussent  accumulées  dans 
l'âme  d'un  peuple  et  dans  celle  de  ses  poètes.  Il  fallait 


L  ŒUVRE  DE    MICKIEWICZ  177 

vraiment  une  lumière  mystique  d'un  éclat  inouï,  d'une 
incalculable  puissance,  pour  ranimer  la  conscience  na- 
tionale et  pour  faire  surgir  «  la  résurrection  et  la  vie  » 
d'une  des  agonies  spirituelles  les  plus  désespérées 
qu'on  eût  vues.  Autrement,  «  comment  expliquer  »,  dit 
encore  si  bien  M.  Kozlowski,  «  que  le  brigandage  com- 
mis sur  la  Pologne,  et  l'immensité  de  ses  souffrances, 
et  l'inutilité  de  ses  luttes,  comment  expliquer  que  ces 
faits  navrants  se  fussent  justement  produits  au  moment 
où  ce  pays  se  ressaisissait,  corrigeait  sa  vieille  constitu- 
tion vicieuse,  et  prenait,  au  point  de  vue  moral,  la  tête 
des  peuples  de  l'Europe  orientale  dans  le  même  temps 
que  la  France  régénérait  le  monde  à  l'Occident  »? 

C'est  sur  ces  mortelles  angoisses  et  ces  doutes  que 
le  Messianisme  projetait  la  consolante  lumière  de  sa 
réponse.  La  Pologne  est  le  Christ  de  l'humanité.  De 
même  qu'en  1789  la  France  avait  proclamé  la  liberté 
à  la  face  de  toutes  les  nations  de  la  terre  et  pour  tous 
les  hommes,  de  même,  le  3  mai  1791,  la  Pologne  avait 
répété  le  cri  de  sa  sœur,  et  s'était  fait  l'écho  de  la  bonne 
nouvelle,  non  seulement  pour  ses  propres  enfants,  mais 
aussi  pour  les  nations  de  l'Europe  orientale,  ses  voi- 
sines. Mais  celles-ci,  viles  esclaves  éprises  de  leurs 
chaînes,  rejetèrent  le  nouvel  Evangile  :  et  elles  cruci- 
fièrent le  peuple  qui  le  leur  apportait.  Elles  ne  savaient 
point  que  du  sang  de  l'immortel  martyr  naîtrait,  et 
pour  elles  et  pour  celui  qu'elles  venaient  de  supplicier, 
l'idée  d'une  liberté  supérieure  encore  à  la  liberté  qu'en- 
tendait inaugurer  1789  :  de  même  qu'au  milieu  des 
convulsions  de  la  fin  du  xvme  siècle  français  commen- 
çaientà  s'élaborer  ce  nouvel  ordre  de  choses  et  ces  temps 
nouveaux  dont,  aujourd'hui  encore,  nous  n'avons  guère 
vu  que  le  début. 

Telle  fut  la  doctrine  messianiste.  Sans  la  dévelop- 
per davantage,  —  car   c'est  la  seconde   fois   que  j'en 

1.2 


178  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

parle,  — je  ne  puis  m'empêcher  de  remarquer  que,  dans 
leurs  soulèvements,  la  France  et  la  Pologne  appa- 
raissent comme  les  seuls  peuples  qui  pensèrent  aux 
autres  autant  qu'à  eux-mêmes.  La  Marseillaise  fut  le 
chant  de  la  liberté  du  monde  :  de  même,  l'insurrection 
polonaise  de  1830  jeta  aux  Russes  cet  admirable  cri, 
devise  de  ses  étendards  :  «  Pour  votre  liberté  et  pour 
la  nôtre  !  »  On  reconnaît  à  de  tels  élans  le  cœur  des  deux 
seules  nations  chevaleresques  qui  furent  :  celle  qu'on 
vit  à  la  tête  de  toutes  les  croisades,  et  cette  autre  qui, 
pendant  plusieurs  siècles,  couvrit  l'Europe  orientale 
de  son  bouclier.  Et  il  revenait  aux  poètes  de  ces  peuples, 
seuls  héritiers  de  l'Evangile,  aux  Lamartine,  aux  Vic- 
tor Hugo,  aux  Mickiewicz,  auxKrasinski,  de  proclamer 
l'idéal  nouveau  de  l'humanité  nouvelle  :  fraternité  entre 
les  peuples,  fraternité  entre  les  hommes.  Les  autres 
peuples  n'y  songèrent  jamais.  C'est  à  peine  si  de  leurs 
profondeurs  s'échappatelle  ou  telle  voix,  qui,  chez  eux, 
fut  plutôt  une  exception,  et  comme  un  reproche  à  leur 
égoïsme  :  la  voix  d'un  Schiller,  d'un  Shelley,  d'une 
Elizabeth  Browning. 

«  Aide-toi,  le  ciel  t'aidera.  »  L'idée  messianiste  trou- 
vée, il  ne  s'agissait  point  de  s'en  servir  comme  d'un 
oreiller  où  reposer  sa  tête  dans  une  molle  consolation, 
mais  d'y  voir  un  point  lumineux  de  ralliement  autour 
duquel  on  viendrait  se  reformer  pour  repartir,  et  bon- 
dir de  plus  belle  au  fort  de  l'action  et  dans  la  mêlée. 
Des  actes,  encore  des  actes,  toujours  des  actes  :  à  l'éter- 
nelle bataille  !  Vienne  pour  MickieAvicz  le  moment  où 
la  poésie  écrite  lui  semble  avoir  donné  toute  la  flamme 
dont  elle  est  capable,  vienne  l'heure  où  il  se  dira  qu'il 
faut  chauffer  l'âme  de  ses  compatriotes  dans  une  forge 
encore  plus  ardente  et  au  souffle  embrasé  de  sa  poi- 
trine et  de  sa  voix  lançant  les  paroles  de  foudre,  —  et 
ce  sera  l'heure  des  cours  du  Collège  de  France.  Il  revê- 


L  ŒUVRE  DE  MICKIEWICZ  179 

tira  le  masque  du  tribun  lyrique,  reprendra  les  apos- 
trophes des  grands  poètes  de  la  Bible;  il  parlera  —  tel 
Isaïe  ou  Ezéchiel  —  au  peuple  assemblé.  Vienne  1848, 
où  le  club  et  le  journal  rivalisent  de  cris  et  de  tumulte, 
où  la  littérature  embarque  sur  des  brûlots,  alors  on  le 
verra  fonder  la  Tribune  des  Peuples,  d'où  il  enverra  des 
articles  exaspérés  àlatête  de  ces  nouveaux  gouvernants, 
soi-disant  républicains,  et  qui  pourtant  n'ont  pas  honte 
de  se  modeler  sur  leurs  prédécesseurs  en  abandonnant 
comme  eux  la  Pologne  : 

Disons-le  immédiatement  :  chaque  système  ne  sera 
qu'une  utopie,  si  nous  nous  imaginons  qu'on  pourra  le 
faire  adopter  par  voie  paisible  et  sans  offenser  personne. 
Vous  admettrez  pourtant  que  le  monde  se  divise  en  serfs 
et  en  exploiteurs,  en  victimes  de  la  tyrannie  et  en  bour- 
reaux... Quand  on  parle  de  la  société  humaine,  il  est  né- 
cessaire d'embrasser  un  horizon  plus  large  que  les  trente- 
huit  mille  communes  de  France.  La  Révolution  de  Février 
a  ébranlé  toute  l'Europe,  et  le  peuple  français,  qui  la  fit, 
sentait  bien  comment  elle  devait  être  appliquée.  C'est 
pourquoi,  le  lendemain  de  la  République,  nous  avons  vu 
ses  aspirations  ardentes  à  secourir  les  Italiens  et  à  orga- 
niser une  croisade  contre  l'Autriche  et  la  Russie.  Le 
gouvernement  de  la  France  ne  comprit  pas  le  sens  de 
ces  aspirations,  qui  trouva  son  expression  finale  dans  le 
soulèvement  du  15  mai  en  faveur  delà  Pologne,  et  bientôt 
la  République  devait  payer  son  esprit  d'égoïsme  par  les 
carnages  de  Juin  et  la  victoire  de  la  réaction. 

Ce  n'est  pas  tout,  et,  à  cette  même  date  de  1848,  il 
ne  se  contenta  pas  de  parler  ou  d'écrire.  La  plupart 
des  nations  opprimées  se  soulevaient  :  peut-être,  et  en 
dépit  de  l'épouvantable  répression  qui  avait  suivi  1830, 
la  Pologne  allait-elle  tenter  de  nouveau  la  chance.  Je 
suis  le  Tyrtée  de  mon  peuple,  pensa-t-il  :  il  me  faut 
marcher  en  tête  de  ses  troupes.  Le  voilà  donc  parti  en 


180  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

Italie,  dès  le  21  janvier  delà  fameuse  année;  il  s'y 
montre  au  premier  rang"  de  la  légion  polonaise  qui  se 
formait  à  Rome,  et,  de  là,  comptait  pouvoir  passer  en 
Pologne  et  soulever  le  pays.  (Ce  corps  se  fondit  plus 
tard  dans  l'armée  sarde  et  combattit  à  Novare.)  Pour 
être  membre  de  cette  légion,  il  fallait  avoir  souscrit  un 
symbole,  que  rédigea  le  poète  national.  J'emprunte  à 
M.  Kozlowski  le  résumé  de  ce  document  qui  prouve  à 
l'évidence  que,  pour  Mickiewicz,  le  républicanisme  et 
la  démocratie  n'étaient  que  de  simples  formes  et  le 
moyen  de  s'acheminer  au  seul  but  véritable  :  un  ordre 
de  choses  humain  et  fraternel. 

Il  n'y  a  pas  de  pièce  plus  significative  que  ce  symbole, 
pour  qui  veut  se  représenter  l'esprit  de  1848  :  le  texte 
est  comme  le  miroir  de  l'époque,  il  la  reflète  à  miracle. 
11  contient  quinze  poimts.  L'esprit  duchristianismeyest 
considéré  comme  la  base  de  la  législation  future,  et  il 
se  manifeste  dans  la  patrie  polonaise,  fille  de  l'Evangile. 
La  Pologne,  libre,  ressuscitée,  tend  la  main  aux  peuples 
slaves.  La  liberté  de  toutes  les  religions,  de  la  parole 
et  de  la  presse,  est  proclamée  dans  la  Pologne  future. 
Chaque  peuple  est  déclaré  citoyen  de  l'humanité,  et 
tous  sont  égaux.  11  y  a  égalité  de  droits  entre  les  Polo- 
nais et  les  Israélites,  et  fraternité  à  l'égard  de  ces  der- 
niers. Tout  office  est  électif;  à  chaque  famille  est 
attribué  un  champ  particulier,  sous  la  tutelle  delà  com- 
mune; à  chaque  commune  un  champ  commun,  sous  la 
tutelle  du  peuple  ;  chaque  propriété  sera  respectée  et 
rendue  intacte  au  gouvernement  national.  (Dans  ses 
cours  du  Collège  de  France,  Mickiewicz  avait  prôné  la 
communauté  des  terres,  qui  est  la  plus  vieille  tradi- 
tion slave.)  Assistance  aux  frères  tchèques  et  russes; 
assistance  chrétienne  à  tout  peuple,  comme  à  son  pro- 
chain. Bref,  c'était  la  politique  de  t  avenir  qu'inaugurait 
ce  symbole  souscrit  par  Mickiewicz  et  ses  légionnaires. 


L  ŒUVRE    DE    MICK1EWICZ  181 

Je  puis  clore  ici  ce  chapitre.  Nous  y  avons  clairement 
vu  que  le  grand  h'omme,  fidèle  à  l'instinct  du  vrai 
poète  national,  lequel,  si  les  circonstances  le  veulent 
ainsi,  devra  s'affirmer  le  contraire  d'un  contemplatif, 
n'avait,  à  mesure  qu'il  avançait  dans  la  vie,  cessé 
d'accentuer  le  rôle  d'action  visible  et  directe  qui  faisait 
partie  de  sa  mission  sur  la  terre;  et  ce,  jusqu'à 
s'élever,  en  1848,  au  rang  de  législateur  de  légions  en 
marche.  Ce  rôle,  digne  couronnement  de  sa  vie,  il  y 
persévérera  jusqu'à  son  dernier  souffle.  Car,  sept  ans 
plus  tard,  nous  le  retrouverons  visitant  les  légions 
polonaises  au  service  de  la  Turquie,  pendant  la  guerre 
de  Crimée  ;  c'est  à  Constantinople  qu'il  rendra  l'âme, 
par  suite  d'une  attaque  de  choléra  ;  et  c'est  entre  deux 
rangs  de  soldats  polonais  que  son  cercueil  sera  conduit 
au  quai  d'embarquement.  Obsèques  uniques,  en  vérité, 
seules  dignes  d'un  combattant,  d'un  barde,  d'an  héros 
national  de  Pologne. 


THADEE    SOPLITZA 


«  La,  Pologne,  cette  Italie  du  Nord, 
aux  mœurs  turbulentes  et  magni- 
fiques... » 

(Eugène-Melchior  de  Voôué, 
le  Roman  russe,  étude  sur  Gogol.) 


Avez-vous  été  forcé  de  quitter  votre  patrie  pour  vous 
en  aller  très  loin,  aux  colonies  ou  ailleurs,  ne  fût-ce 
qu'un  ou  deux  ans?  Si  oui,  vous  avez  compris  le  mot  : 
nostalgie;  vous  avez  éprouvé  la  sensation  de  tristesse 
particulière  qu'il  évoque.  C'est  une  mélancolie  tout  à 


182  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

fait  indéfinissable.  Il  vous  semble  que  vous  avez  changé 
de  planète,  et  que  tout  lien  avec  votre  vie  précédente 
s'est  rompu.  Et  lorsque  votre  éloignement  s'accom- 
pagne du  bruit  de  la  vague  expirant  au  bout  du  monde, 
sur  une  grève  déserte,  devant  la  mer  vide  de  voiles 
et  dans  le  paysage  solitaire,  votre  âme  désemparée 
s'affaisse  un  jour,  en  face  d'une  baie  qui  s'est  offerte  à 
votre  regard  au  cours  d'une  excursion,  et  que  ferme  à 
angle  droit  la  longue  et  triste  montagne  couverte  de 
bois  sombres;  vous  cherchez  alors  un  refuge  dans  le 
souvenir  des  chers  amis  laissés  à  six  mille  lieues,  et, 
leur  parlant  à  travers  l'espace,  vous  gémissez  cette 
plainte,  tracée  du  bout  du  crayon  sur  votre  carnet  : 

Amilié,  sainte  amitié,  consolatrice,  divin  trait  d'union 
des  âmes...  ô  sœur,  où  est  ton  visage?  J'ai  dû  m'arracher 
de  toi  pour  m'en  aller  vers  les  terres  lointaines,  et  voici 
que  je  languis  de  ce  côté-ci  des  mers... 

Pourtant,  vous  n'étiez,  après  tout,  qu'exilé  de  votre 
propre  consentement;  vous  étiez  parti  pour  gagner  le 
pain  quotidien  que  votre  pays  ne  vous  accordait  que 
là-bas  ;  vous  aviez  l'espoir  du  retour,  vous  n'étiez  point 
un  proscrit...  Mais  dans  quel  abîme  de  douleur  eussiez- 
vous  sombré,  si  vous  aviez  été  chassé  de  vos  foyers  par 
la  défaite  de  l'insurrection  nationale  et  torturé  de  plus 
par  la  vision  du  supplice  de  vos  compatriotes,  livrés 
aux  bourreaux  en  Pologne,  dévorés  de  misère  à 
l'étranger?  Quel  désespoir,  s'il  ne  vous  eût  pas  été 
donné,  comme  aux  poètes  de  la  nation  tragique,  de 
soulager  un  peu  votre  âme  en  pratiquant  le  précepte 
divin  de  Goethe  :  «Poésie,  c'est  délivrance?...  »  Ou, 
tout  au  moins,  de  goûter  autour  de  vos  bardes  à  la 
coupe  d'oubli,  de  faire  partie  de  leur  auditoire,  de  vous 
suspendre  à  leurs  lèvres,  de  lire  leur  dernier  poème  au 
fond  de  votre  mansarde  d'exilé? 


L  ŒUVRE    DE    MICKIEVVICZ  183 

La  nostalgie  si  douloureuse  à  laquelle  nous  devons 
le  poème  que  nous  allons  étudier  dans  ce  dernier  cha- 
pitre, Mickiewicz  l'avait  eue  de  bonne  heure  pour 
compagne  et  pour  inspiratrice.  Regardez  :  voici  que  la 
Muse  de  l'exil  a  déjà  levé  son  voile  au  milieu  des 
splendeurs  d'Orient  où  sont  éclos  ces  merveilleux 
Sonnets  de  Crimée  que  le  poète  composa  pendant  son 
internement  en  Russie;  elle  apparaît  à  sa  jeunesse  afin 
qu'il  se  souvienne  que  les  contrées  et  les  climats 
féeriques  ne  sont  rien  au  prix  de  la  terre  natale  : 

Lithuanie,  tes  forêts  bruissantes  me  chantaient  plus  har- 
monieusement que  les  rossignols  de  Baïdar,  que  les  vierges 
du  Salghir,  et  je  foulais  plus  gaiement  tes  fondrières  que 
les  mûriers  de  rubis  et  les  ananas  d'or... 

Et  pourtant,  quelle  splendeur  dans  ces  Sonnets  de 
Crimée!  Quelle  vision  de  jeunesse  et  de  paradis  ! 
Quelle  poésie  ruisselante  de  lumière,  quel  embrase- 
ment du  ciel,  de  la  terre  et  de  l'âme,  quel  soleil 
de  l'Eden,  quelles  images  envolées  du  cœur  même  de 
l'astre  au  matin  des  premiers  jours  et  venues  jusqu'à 
nous,  portées  sur  des  ailes  de  flamme!  Quelle  vierge 
extase,  et  quelle  merveille  !  Mais  écoutez  : 

ALOUCHTA,    LA    NUIT 

Les  vents  fraîchissent,  la  chaleur  du  jour  diminue,  sur 
les  épaules  du  Tchatyr-Dah  tombe  le  flambeau  des  mondes; 
il  se  brise,  répand  des  ruisseaux  de  feu  et  s'éteint.  Le 
pèlerin  errant  regarde  autour  de  lui,  il  écoute... 

Déjà  les  montagnes  ont  bruni  ;  dans  les  vallées,  la  nuit 
est  noire  ;  les  sources  murmurent  comme  en  rêve  sur  leur 
lit  de  bluets;  l'air  qui  exhale  des  parfums,  cette  musique 
des  fleurs,  parle  au  cœur  un  langage  qui  pour  l'oreille  est 
un  mystère. 

Je  m'endors  sous  les  ailes  du  silence   et  de  l'obscurité  ; 


184  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

tout  à  coup  m'éveillent  les  lueurs  éclatantes  d'un  météore; 
un  déluge  d'or  a  inondé  le  ciel,  la  terre  et  les  monts... 

Ah!  quelle  splendeur  !  Oui,  c'est  en  vain  que  la  Muse 
mélancolique  a  levé  de  nouveau  son  voile  et  qu'elle 
soupire,  c'est  en  vain  que,  touché  de  regret,  le  poète 
s'attriste  et,  près  du  tombeau  d'une  Potocka,  morte 
autrefois  en  Crimée,  reprend  conscience  de  son  exil  : 

Dans  le  pays  du  printemps,  au  milieu  des  vergers  volup- 
tueux, tu  t'es  fanée,  jeune  rose  !  car  les  instants  du  passé, 
en  s'envolant  de  toi,  avaient  déposé  au  fond  de  ton  cœur 
le  ver  du  souvenir. 

Là-bas,  au  nord,  vers  la  Pologne,  scintillent  des  myriades 
d'étoiles... 

Oui,  c'est  en  vain  qu'elle  soupire.  Rien  ne  peut 
contre  l'ardeur  de  la  vie  et  contre  la  magie  de  la 
nature  ;  il  faut  que  le  jeune  aigle  vive  et  s'envole,  il  le 
faut,  Dieu  le  veut!  L'aspect  d'une  terre  féerique  a 
ranimé  son  espérance  et  secoué  son  chagrin,  et  déjà, 
du  seul  endroit  prestigieux  de  la  nouvelle  Assyrie,  de 
la  seule  rive  étincelante  de  cet  empire  à  l'aspect  de 
bronze,  ses  ailes  embrassent  le  ciel  et  se  déploient  dans 
le  soleil  de  l'avenir.  En  dépit  de  l'horizon  changeant, 
en  dépit  des  lendemains  orageux  et  des  grandes  dou- 
leurs qui  se  rapprochent,  en  dépit  des  jours  succédant 
aux  jours,  et  tous  également  chargés  de  nuées,  de  sou- 
cis, de  menaces,  il  faut  vivre  sa  vie,  il  faut  accomplir 
son  destin,  il  faut  aller  au-devant  de  sa  gloire  ;  et  voici 
qu'il  s'est  écrié  : 

La  tempête  de  ton  cœur,  ô  jeune  poète,  après  s'être 
calmée,  laissera  des  chants  immortels  ;  et  les  siècles  tres- 
seront une  couronne  pour  ton  front  '. 

1.  Tous  les  Sonnets  de  Crimée  sont  d'une  poésie  inouïe.  Ils 
foisonnent  de  ces  images  grandioses  et  fraîches  qu'on  ne  trouve 


L  ŒUVRE    DE    MICKIEWICZ  185 

Ah  !  si  les  mots  resplendissaient  encore  de  leur 
beauté  première,  s'ils  ne  s'étaient  déflorés  en  fré- 
quentant toutes  sortes  de  lèvres,  y  aurait-il  rien  de 
comparable  à  l'évocation  produite  par  quelques  vocables 
très  simples,  d'où  surgit  toute  la  vie  d'un  Mickiewicz 
et  qui  la  contiennent  toute,  par  ces  seuls  qualificatifs 
où  ressuscite  Tune  des  destinées  humaines  les  plus 
douloureuses,  mais  aussi  les  plus  rares  et  les  plus 
belles  :  il  fut  poète,  il  fut  jeune,  il  fut  captif,  il  fut  pros- 
crit ;  il  est  immortel  ! 

Je  suis  sorti  de  l'abîme  intérieur  et  de  l'absence 

où  m'avait  plongé  l'écho  brusquement  éveillé  dans  mon 
âme  par  ces  simples  syllabes...  qui  donnent  sur  de  si 
larges  étendues  de  rêve  et  représentèrent  toutun  drame 
de  réalité...  Maintenant,  il  faut  absolument  revenir  à  la 
surface  des  choses,  regagner  la  rive  et  fouler  de  nouveau 
la  terre  ferme,  en  causant  sur  le  mode  didactique  avec  le 
lecteur.  Donc,  Mickiewicz  voulut  un  jour  se  délivrer,  au 
moins  pendant  l'espace  d'un  poème,  de  sa  nostalgie  éter- 
nelle; et,  en  1834,  à  Paris,  il  publiait  Thadée  Soplitza  ou 
La  Lithuanie  en  1812.  C'est  un  tableau  poétique  de  cette 
contrée  :  le  poète  y  a  peint  et  fait  tenir  tout  son  pays 
natal,    sites,    coutumes,    caractères  '.    Non  seulement 


que  dans  les  bardes  primitifs,  et,  au  xixe  siècle,  chez  deux  ou 
trois  rivaux  de  Mickiewicz,  Shelley  entre  autres.  Voici,  par 
exemple,  une  ou  deux  de  ces  images  empruntées  à  Mickiewicz 
et  qu'on  croirait  d'un  de  nos  ancêtres  aryens  :  «  Je  dépassai  le 
tonnerre  assoupi  dans  son  berceau  de  nuées...  »  «  Le  vent,  le 
vent  !  Le  navire  se  cabre...  de  son  front  il  fend  les  nuages  et  sai- 
sit le  vent  sous  ses  ailes.  » 

1.  Nous  devons  à  M.  Venceslas  Gasztowt  une  précieuse  tra- 
duction en  vers  de  ce  poème.  Elle  a  d'abord  paru  dans  les  douze 
numéros  du  Bulletin  polonais  de  1898;  puis  le  traducteur  a  réuni 
cette  traduction  des  douze  chants  de  l'œuvre  en  un  volume  pu- 
blié chez  Adolphe  Reiff  (Heymann  et  Guélis,  successeurs),  3,  rue  du 
Four,  à  Paris.  Nul  ne  s'est  donné  plus  de  mal  que  M.  Gasztowt  pour 
l'aire  connaître  à  sa  patrie  d'adoption  la  littérature  de  sa  patrie 


186    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

l'exécution  d'une  œuvre  aussi  lumineuse  et  sereine  dut 
être  à  son  âme  un  soulagement  indicible,  mais,  en 
jetant  sur  le  papier  les  vers  de  ce  poème,  il  fît  encore 
le  plus  grand  bien  à  ses  pauvres  compagnons  d'exil, 
car  il  ne  pouvait  y  avoir  pour  eux  de  lecture  plus  con- 
solatrice. M.  Ladislas  Mickiewicz  nous  retrace  en 
paroles  touchantes  l'effet  produit  par  cette  publication: 
«  L'auteur  revoit  dans  le  miroir  de  son  âme  la  Lithuanie 
avec  ses  majestueuses  forêts,  ses  humbles  maisons,  ses 
mœurs  patriarcales  et  ses  habitants,  qui  ont  souvent 
mauvaise  tête  et  toujours  bon  cœur,  expansifs,  hos- 
pitaliers, et  Polonais  jusqu'au  bout  des  ongles.  Quel 
bienfait  ce  fut  que  de  créer  un  panorama  permanent  et 
merveilleux,  une  série  de  tableaux  non  seulement 
vivants,  mais  parlants  !  Devant  ces  paysages,  on 
entend  jusqu'au  murmure  des  bois  et  des  ruisseaux  ;  à 
ces  banquets,  on  perçoit  le  son  des  conversations  et 
souvent  le  cliquetis  des  sabres.  Et  ainsi,  chaque  fois 
que  le  proscrit  étouffe  loin  de  sa  patrie,  il  ouvre  ce 
poème,  elle  vient  à  lui,  et  l'enlace  si  intimement  qu'en 
fermant  le  livre  il  se  trouve  ne  l'avoir  quittée  que  de  la 
veille  et  n'être  que  l'exilé  d'un  jour.  » 

Un  critique  célèbre,  Georges  Brandès,  a  déclaré  que 
Thadée  Soplitza  était  la  seule  épopée  du  xixe  siècle.  Le 
mot  est  parfaitement  juste.  Mais  il  pique  la  curiosité; 
il  demande  à  être  expliqué  par  des  développements. 
«  Pourquoi  »,  va-t-on  se  demander  d'abord  avec  M.  Koz- 
lowski,  «  la  nation  polonaise  est-elle  la  seule  qui  ait  pro- 
duit de  notre  temps  une  épopée  nationale,  originale  et 
nullement  classique?  »  Il  semblait  si  loin  de  nous,  le 
genre  épique,  et  à  jamais  balayé  par  les  nouvelles 
formes   littéraires   qu'avait   apportées  le  romantisme, 


d'origine  :  car,  outre    Conrad  \\ allenrod  et  Thadée  Soplitza,  il 
a  traduit  en  entier  l'œuvre  de  Slowacki. 


L  ŒUVRE   DE    M1CKIEWICZ  187 

dont  Mickiewicz   s'était  affirmé,  justement,   l'un  des 
principaux  coryphées? 

La  question  est  fort  intéressante,  et  M.  Kozlowski  a 
bien  fait  de  se  la  poser,  car  elle  lui  a  permis  d'attirer 
notre  attention  sur  un  point  d'histoire  des  plus  curieux 
et  des  moins  connus.  11  nous  montre  que  le  poème  dont 
nous  nous  occupons  ne  pouvait  naître  qu'au  sujet  d'une 
province  restée  fidèle  aux  coutumes  immémoriales,  et 
telle  que  la  Lithuanie  de  1812  : 

Messire  Thadée  est  une  épopée  dans  toute  l'acception 
du  mot;  c'est  la  seule  épopée  du  xixe  siècle;  une  épopée 
tout  à  fait  nationale  et  nullement  classique. 

Gomment  se  fait-il  que  la  nation  polonaise  soit  la  seule 
qui  ait  produit,  de  notre  temps,  une  épopée  nationale  et 
originale  ? 

C'est  qu'au  sein  de  cette  nation  fermentait  encore  la  vie 
multicolore  et  originelle  ;  qu'on  y  voyait  subsister  une 
structure  sociale  composée  de  divers  éléments,  lesquels 
s'étaient  peu  à  peu  superposés  les  uns  aux  autres  comme 
les  différents  styles  et  ornements  d'une  vieille  cathédrale; 
structure  d'après  laquelle  s'était  modelée  la  constitution 
de  l'ancienne  République  de  Pologne.  La  Révolution  de 
1791  avec  la  constitution  libérale  et  royaliste  du  3  mai;  la 
Révolution  démocratique  et  égalitaire  de  1794,  en  chan- 
geant le  fond  des  idées  politiques  et  sociales,  ne  laissaient 
pas  moins  survivre  tout  cet  édifice  d'institutions  locales  et  de 
coutumes  qui  s'était  formé  depuis  des  siècles.  Il  ne  pouvait 
pas  non  plus  être  détruit  parla  domination  étrangère  encore 
très  récente  au  moment  où  commence  le  poème.  La  Lithua- 
nie possédait  donc  cet  appareil  décoratif  dont  une  épopée 
ne  saurait  se  passer  :  richesse  et  diversité  des  éléments 
sociaux,  liberté  individuelle  immense,  riche  vie  locale, 
politique  et  sociale.  Il  ne  fallait  plus  qu'un  génie  pour 
profiter  de  ces  éléments  et  les  relier. 

En  décembre  1832,  et  au  moment  où  Mickiewicz  com- 
mença son  œuvre,  il  ne  songea  d'abord  qu'à  écrire  un 
poème  idyllique,  dans  le  genre  de  Hermann  et  Dorothée.  Il 
languissait  loin  de  son  pays  natal.  Il   rassemblait  les   im- 


188  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

pressions  de  son  enfance  et  de  sa  jeunesse  aux  fins  de  leur 
donner  une  forme  poétique;  il  les  renforçait  des  souvenirs 
de  ses  compatriotes  âgés,  repassait  traditions,  coutumes, 
caractères.  Il  avait  encore  présentes  à  la  mémoire,  et 
toutes  fraîches  par  ce  qu'il  entendait  raconter  autour 
de  lui,  les  luttes  épiques  soutenues  par  le  peuple  polonais 
pour  essayer  de  sauver  son  indépendance;  le  sujet  s'élar- 
gissait donc  sans  cesse  dans  son  esprit,  grâce  à  cet  ensemble 
de  souvenirs,  et  tout  l'entraînait  irrésistiblement  vers  les 
hauteurs  d'une  épopée.  Mais,  pour  que  le  succès  d'un  tel 
effort  poétique,  qui  ne  tendait  à  rien  moins  qu'à  ressusci- 
ter une  forme  morte,  fût  complet,  il  fallait  que  l'homme 
de  génie  qui  se  risquait  à  cette  rude  tâche  vécût  à  la  li- 
mite de  deux  époques  ;  et  de  telle  sorte  qu'appartenant  à 
la  première  par  ses  souvenirs,  lesquels  donnent  un  fond 
réel  à  sa  peinture,  il  pût  néanmoins,  vingt  ans  après,  envi- 
sager la  vie  lithuanienne  de  son  enfance  comme  quelque 
chose  d'à  jamais  passé  et  de  bien  lointain.  Il  fallait  encore, 
pour  qu'il  pût  la  vêtir  de  formes  épiques  et  lui  donner  un 
contour  idéal,  que  la  mélancolie  de  l'exilé,  en  augmentant 
la  perspective  du  temps,  le  poussât  vers  ce  sujet;  il  fallait 
enfin  que  les  accents  tout  récents  des  luttes  nationales 
retentissent  dans  son  cœur. 

Comme  les  insectes  des  époques  anciennes,  entourés 
d'ambre,  ont  conservé  jusqu'aux  détails  minimes  de  leur 
structure,  la  vie  polono-lithuanienne  à  la  limite  de  deux 
époques,  débris  de  la  vie  de  la  Pologne  ancienne,  se 
trouve  vivante  devant  nos  yeux,  immortalisée  par  le  charme 
divin  de  la  beauté.  La  vie  de  famille  et  la  vie  publique,  les 
travaux  et  les  loisirs,  la  cuisine  et  la  chasse,  les  batailles, 
les  diétines  tumultueuses,  la  conspiration  adroitement 
menée  et  le  soulèvement  d'un  peuple,  nous  y  trouvons  tout 
cela,  mais  entremêlé  d'incomparables  descriptions  de  la 
nature  lithuanienne,  tantôt  sauvage  dans  ses  forêts  vierges, 
tantôt  cultivée  dans  les  paysages  doux  et  pittoresques  des 
campagnes.  Et  toutes  ces  scènes,  toutes  ces  descriptions, 
tous  ces  épisodes  charmants,  comiques  ou  tragiques,  se 
détachent  sur  l'arrière-fond  sérieux  et  sublime  d'une  lutte 
pour  l'indépendance  du  pays.  L'action  commence  par  la 
querelle  héréditaire  de  deux  familles  et  envahit  peu  à  peu 


L  ŒUVRE    DE    M1CKIEWICZ  189 

tous  les  éléments  de  la  société  locale  ;  l'ensemble  est  relié 
par  un  moment  du  drame  gigantesque  de  la  lutte  natio- 
nale, et  qui  fait  oublier  tout,  même  les  animosités  invété- 
rées. 

11  me  reste  à  raconter  brièvement  cette  action,  mais 
les  résumés  de  ce  genre  sont  bien  ce  qu'il  y  a  de  plus 
insipide;  c'est  besogne  ingrate  pour  l'essayiste  et 
c'est  mortel  ennui  pour  le  lecteur,  car,  au  lieu  d'un 
poème  étincelant,  varié,  vivant,  familier,  pittoresque, 
plein  d'humour  et  de  naturel,  foisonnant  de  paysages, 
de  descriptions  admirables,  et  aussi  de  types,  de 
scènes  originales,  d'amusants  dialogues,  vous  vous 
voyez  obligé  de  dresser  des  principaux  événements  un 
procès-verbal  aussi  ennuyeux  que  le  sont  d'ordinaire 
les  comptes  rendus  de  romans  et  de  pièces  de  théâtre. 
Et  vous  vous  faites  à  vous-même  l'effet  de  quelqu'un  qui 
s'évertuerait  à  dépouiller  un  thyrse  de  sa  parure  de 
pampres,  pour  montrer  à  la  place  le  plus  vilain  morceau 
de  bois  sec.  Pourtant,  comme  il  est  des  lecteurs  curieux 
de  connaître  l'intrigue  d'un  récit  poétique,  je  vais  dire 
un  mot  de  celle-ci  ;  mais  d'une  façon  ou  de  l'autre,  et 
que  j'écourte  ou  développe,  le  lecteur  ne  pourra  se 
faire  une  idée  suffisante  d'un  poème  comme  Thadee 
Soplitza  qu'en  le  lisant  d'un  bout  à  l'autre;  il  n'y  a  pas 
d'autre  moyen  de  bien  comprendre  et  goûter  une  œuvre 
de  ce  genre  ;  même  une  analyse  détaillée  serait  de  peu 
de  secours  en  la  circonstance.  Ceci  bien  entendu,  voici 
le  squelette  du  sujet  : 

Le  zajazd,  ou  expédition  judiciaire,  était  une  coutume 
anarchique  de  Lithuanie,  qui,  à  elle  seule,  symbolisait 
en  1812,  époque  à  laquelle  on  la  voyait  encore  en  vigueur, 
les  mœurs,  les  caractères, et  l'état  du  pays.  Les  tribunaux 
n'avaient  ni  police  ni  gendarmerie  pour  faire  exécuter 
leurs  jugements  ;  si,  d'aventure,  un  plaideur  mécontent 


190  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

d'avoir  perdu  son  procès  refusait  décéder  l'héritage  ou 
le  terrain  dont  l'arrêt  le  dépossédait,  il  ne  restait  à  la 
partie  gagnante  d'autre  ressource  que  de  rassembler  ses 
amis,  c'est-à-dire  ceux  des  gentilshommes  du  voisinage 
qui  lui  étaient  dévoués  ;  tous  s'armaient,  suivaient 
l'huissier,  et  l'on  s'en  allait  ainsi  prendre  possession 
violente  des  biens  dont  il  s'agissait.  11  pouvait  même 
arriver  que  l'une  ou  l'autre  des  parties  n'eût  du  tout 
cure  de  la  voie  judiciaire  et  que,  sans  autre  forme 
d'instance,  elle  débutât  en  organisant  simplement  un 
zajazd,  c'est-à-dire  conquît  ou  essayât  de  conquérir  de 
haute  lutte  l'objet  de  sa  revendication.  De  toutes  ma- 
nières, les  zajazdy  causaient  des  guerres  intestines  et 
des  conflits  sanglants;  à  considérer  des  coutumes  de  ce 
genre,  on  ne  se  rappelle  que  trop  l'antique  maxime 
polonaise  :  «  La  Pologne  se  conserve  par  l'anarchie  », 
et  qui  finit  par  perdre  la  Pologne,  bien  loin  de  la  con- 
server. 

Le  poème  entier  de  Thadée  Soplitza  tourne  autour 
du  dernier  zajazd.  L'auteur  suppose  que  deux  puis- 
santes familles  de  Lithuanie,  les  Horeszko  et  les 
Soplitza,  se  disputent  le  château  des  Horeszko.  Cette 
demeure  seigneuriale  a  été  donnée  à  la  seconde  de  ces 
deux  familles  par  les  traîtres  de  la  confédération  de 
Targowitza,  qui  se  sont  ainsi  vengés  de  la  résistance 
que  le  panetier  Horeszko  opposa  aux  Russes,  lorsqu'ils 
envahirent  la  province,  et  dans  laquelle  il  trouva  la 
mort.  Nonobstant,  un  procès  s'est  engagé  par  la  suite 
au  sujet  du  château,  et  le  juge  Soplitza  espère  qu'il  se 
terminera  en  faveur  des  siens.  D'ailleurs,  le  comte  Ho- 
reszko, cousin  éloigné  du  défunt  magnat  et  dernier 
représentant  mâle  de  sa  maison —  dont  il  ne  reste  avec 
lui  que  l'orpheline  Sophie,  petite-fille  du  panetier,  éle- 
vée par  les  Soplitza  —  consentirait  volontiers  à  une 
transaction  par  laquelle  il  céderait  l'antique  logis.  Mais 


L  ŒUVRE    DE    MICKIEWICZ  191 

un  tel  abandon  révolte  un  vieux  szlachcic1  attaché  à  la 
maison  des  Horeszko  et  qui,  dans  cette  affaire,  est  plus 
royaliste  que  le  roi,  comme  tous  les  vieux  serviteurs  ; 
il  apprend  au  comte  que  le  panetier  Horeszko  n'a 
point  été  tué  par  les  Russes,  comme  on  le  croit  géné- 
ralement, mais  assassiné  par  un  Soplitza,  lors  du  siège 
du  château,  et  que  lui  seul,  Gervais,  connaît  le  fait, 
dont  il  a  été  témoin.  En  présence  d'une  telle  révéla- 
tion, le  comte  se  pique  d'honneur  ;  et,  au  lieu  de  tran- 
siger, comme  il  inclinait  d'abord  à  le  faire,  il  se  prend 
de  querelle  avec  l'autre  partie  au  beau  milieu  d'un  dîner 
de  chasse,  qu'on  a  servi  justement  dans  la  demeure  en 
litige.  Les  têtes  s'échauffent  ;  il  y  a  rixe  dans  le  châ- 
teau même,  puis,  un  peu  plus  tard,  zajazd  orga- 
nisé par  les  Horeszko  contre  les  Soplitza.  Les  premiers 
sont  vainqueurs,  mais  les  Russes,  maîtres  de  la  Lithua- 
nie,  envoient  des  soldats  pour  rétablir  l'ordre.  Le  déta- 
chement étranger  est  battu  parles  deux  clans  polonais, 
qui  se  réconcilient  pour  tomber  sur  l'ennemi  commun  ; 
le  moine  lithuanien  Robak  est  blessé  à  mort  dans  le 
combat.  Ce  Robak  est  le  grand  caractère  et  la  figure 
centrale  du  poème.  Il  y  joue  un  rôle  fort  important  ;  il 
représente  l'émissaire  patriote,  celui  qui  va  par  le 
pays  en  réchauffant  chez  tous  la  foi  dans  la  délivrance 
prochaine  de  la  patrie,  en  apprenant  à  ses  compatriotes 
ce  qui  se  passe  dans  les  pays  voisins,  en  leur  commu- 
niquant aussi  des  nouvelles  circonstanciées  des  légions 
polonaises  au  service  de  Napoléon.  A  son  lit  d'agonie, 
il  fait  à  ceux  qui  le  veillent  le  récit  de  son  existence; 
il  leur  découvre  qu'il  ne  s'appelle  point  Robak,  mais 


1.  Membre  de  la  petite  noblesse  de  Pologne.  «On  compare  tou- 
jours »,  disait  Mickiewicz  clans  son  cours  au  Collège  de  France,  «  la 
noblesse  polonaise  à  la  noblesse  française  ou  anglaise.  Il  faut  au 
contraire  se  figurer  un  spahi  turc  ou  bien  un  homme  franc  du 
temps  des  Mérovingiens.»  {Les  Slaves,  IV,  p.  490.) 


192    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

Jacek  Soplitza,  et  que  c'est  lui  qui  a  tué  jadis  le  pane- 
tier  Horeszko,  lequel  n'avait  point  voulu  lui  donner 
en  mariage  sa  fille  Eva,  qu'il  aimait  et  dont  il  était 
aimé.  11  s'accuse  aussi  d'autres  fautes  très  graves,  puis 
dit  son  repentir,  raconte  brièvement  et  à  mots  entre- 
coupés les  hauts  faits  de  cet  ardent  patriotisme  par 
lequel  il  essaya  d'expier  sa  vie  première.  D'un  mariage 
qu'il  commit  l'erreur  de  contracter  autrefois,  pendant 
sa  période  mauvaise,  et  qui  fut  très  malheureux  du  fait 
de  ses  vices,  il  a  eu  un  fils,  Thadée  Soplitza  ;  celui-ci 
est  en  train  de  passer  le  Niémen  pour  échapper  à  la 
vengeance  des  Russes,  qui  ne  voudront  pas  rester  sous 
le  coup  de  l'échec  qu'ils  subirent,  lorsqu'ils  intervinrent 
pour  arrêter  le  zajazd;  mais  il  ne  tardera  pas  à  revenir 
avec  les  légions  polonaises  de  la  Grande  Armée,  qui 
entre  peu  après  en  Lithuanie.  L'état-major  polonais  fait 
halte  à  Soplitzow,  et,  pendant  cette  halte,  on  célébrera 
le  mariage  du  dernier  Soplitza  avec  la  dernière  Ho- 
reszko :  ainsi  prendra  fin  la  querelle  des  deux  familles. 
Mais  le  mariage  de  Thadée  avec  Zosia  est  encore,  par 
sa  date,  l'une  des  plus  jolies  fleurs  de  la  réjouissance 
nationale,  car  il  coïncide  avec  l'arrivée  des  Français;  et 
les  fêtes  nuptiales  auront  lieu  parmi  la  joie  indescrip- 
tible d'un  pays  qui  se  croit  à  jamais  délivré.  Le  bonheur 
public  et  le  bonheur  privé  fusionnent  donc  à  Soplitzow 
dans  une  sorte  de  délire,  et  l'épilogue  est  l'une  des  plus 
belles  expressions  d'allégresse  poétique  qu'il  soit  pos- 
sible d'imaginer. 

Et  maintenant,  comment  m'y  prendre  pour  montrer 
au  lecteur  quelques-unes  des  beautés  poétiques  de 
l'œuvre,  c'est-à-dire  pour  choisir  entre  tant  de  richesses? 
La  tâche  devient  impossible,  à  moins  que  je  ne  me  ré- 
signe à  transcrire  au  hasard,  et  par  courts  fragments, 
car  je  ne  puis  allonger  indéfiniment  cette  étude.  Voici 
donc  quelques  bouts  de  descriptions,  quelques  bribes 


l'œuvre  de  mickiewicz  193 

de  scènes,  le  tout  emprunté  à  la  traduction  en  vers  de 
M.  Venceslas  Gasztowtt. 

C'est  d'abord  la  musique  du  soir  dans  les  champs  ; 
écoutons  les  notes  du  concert  nocturne  : 

La  chouette  a  d'abord  gémi  sur  le  toit  noir, 
Puis  des  chauves-souris  les  ailes  frémissantes 
Ont  heurté  du  logis  les  vitres  reluisantes  ; 
Plus  bas,  en  bruissant,  les  phalènes,  leurs  sœurs, 
Des  robes  vont  frôler  les  confuses  blancheurs; 
Mais  de  Zosia,  surtout,  leur  vol  baise  la  joue  : 
Aux  flammes  de  ses  yeux  leur  fol  essaim  se  joue. 

Les  insectes  en  chœur  se  groupent  dans  les  airs  ; 
Et  tous,  en  tournoyant,  entonnent  leurs  concerts  : 
Des  moucherons  Zosia  suit  l'accord  monotone 
Et  le  faux  demi-ton  du  cousin  qui  bourdonne. 

Dans  les  champs  le  concert  s'annonce  seulement. 

Tous  accordent  encor  leur  rustique  instrument. 

Le  premier  violon  des  prés,  la  bécassine, 

A  crié  ;  le  butor  d'une  mare  voisine 

Lui  répond;  la  bécasse,  au  fond  du  ciel  serein, 

Chante,  et  semble  là-haut  jouer  du  tambourin. 

Contemplons  maintenant  la  magnificence  d'un  lever 
de  soleil  : 

Comme  des  perles  d'or  dans  l'eau,  quelques  étoiles 
Brillaient  au  fond  des  cieux;  avec  ses  blanches  voiles 
Un  seul  petit  nuage  au  vol  aérien 
Se  perdait  dans  l'azur,  comme  un  ange  gardien 
Qu'ont  longtemps  des  mortels  retenu  les  prières, 
Et  qui  bien  vite  au  ciel  court  rejoindre  ses  frères. 

Perles,  étoiles,  tout  s'obscurcit  et  s'éteint  ; 
Le  front  du  ciel  blanchit  d'un  reflet  incertain. 
Son  côté  droit,  posé  sur  un  nuage  obscur, 
Reste  sombre  ;  mais  l'autre  a  rougi  dans  l'azur  ; 

13 


194  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

Et  le  soleil,  qui  semble  une  vaste  paupière, 
S'entr'ouvre  et  laisse  voir  dans  un  jet  de  lumière 
La  prunelle,  l'iris...  Bientôt  jaillit,  tremblant, 
Un  rayon,  qui  parcourt  le  ciel  étincelant, 
Et  se  fixe,  trait  d'or,  dans  le  nuage  blanc. 
A  ce  signal,  la  flamme  en  faisceau  d'or  scintille 
Et  par  tout  l'horizon  se  croise  et  s'éparpille  : 
L'œil  du  soleil  paraît.  Encor  presque  endormi, 
Il  est  voilé  ;  ses  cils  ne  s'ouvrent  qu'à  demi  ; 
Enfin  des  sept  couleurs  à  la  fois  il  s'embrase, 
Est  saphir  et  rubis  tout  en  restant  topaze, 
Puis  se  fond  et  s'éclaire  en  cristal  blanchissant, 
Et  devient  un  brillant  limpide,  éblouissant, 
Aussi  grand  que  la  lune,  aussi  vif  que  l'étoile  : 
Tel  le  soleil  marchait,  seul,  dans  le  ciel  sans  voile. 

Le  passage  qui  va  suivre  est  l'un  des  plus  célèbres  du 
poème  ;  c'est  le  chant  du  cor,  après  une  scène  de  chasse, 
et  lorsque  l'ours  vient  d'être  abattu  ;  je  le  donne  en 
entier  : 


Alors,  à  son  côté,  le  Woïski  prend  joyeux 

Son  cor  de  buffle,  long,  tacheté,  sinueux 

Comme  un  boa  ;  ses  mains  le  pressent  à  sa  lèvre. 

Son  visage  est  gonflé  ;  ses  yeux,  rouges  de  fièvre, 

Se  ferment,  et  son  ventre,  à  moitié  renfoncé, 

Envoie  à  ses  poumons  tout  son  souffle  amassé. 

Il  joue  alors.  Le  cor  au  bois,  comme  une  trombe, 

Lance  son  chant  qui  dans  l'écho  se  double,  et  tombe. 

Les  chasseurs,  les  traqueurs  écoutent,  stupéfaits 

De  ces  accords  si  purs,  si  forts  et  si  parfaits. 

Le  vieillard  renouvelle  encore  à  leurs  oreilles 

De  son  art  tant  vanté  les  antiques  merveilles  ; 

Il  anime,  il  remplit  les  taillis  et  les  bois. 

On  dirait  que  la  meute  y  bondit  à  sa  voix. 

C'est  la  chasse  :  son  bruit  dans  les  airs  gronde  et  plane  ; 

D'abord  ce  chant  joyeux,  vibrant  :  c'est  la  diane  ; 

Ces  grognements,  des  chiens  reproduisent  le  jeu  ; 

Ces  tonnerres  soudains,  ce  sont  les  coups  de  feu. 


L  ŒUVRE   DE  MICKEWICZ  195 

Il  cesse,  mais  il  tient  le  cor;  on  s'imagine 
Qu'il  joue,  et  c'est  l'écho  de  la  forêt  voisine. 

Il  souffle.  Et  Ton  croit  voir  ce  cor  qui  retentit 
Devenir  tour  à  tour  plus  gros  ou  plus  petit 
En  imitant  les  cris  d'animaux  ;  il  s'allonge  : 
Un  hurlement  de  loup  éclate  et  se  prolonge  ; 
Ensuite  en  gosier  d'ours  il  s'ouvre  largement 
Et  rugit...  De  l'auroch  gronde  le  beuglement. 

Il  cesse,  mais  il  tient  le  cor;  on  s'imagine 
Qu'il  joue,  et  c'est  l'écho  de  la  forêt  voisine  : 
Elle  admire  les  sons  mélodieux  du  cor, 
Que  les  chênes  entre  eux  se  répètent  encor. 

Il  souffle.  Dans  le  cor  cent  cors  sonnent  ensemble  : 
Le  chant  tout  à  la  fois  gronde,  s'irrite  et  tremble. 
On  entend  chiens,  chasseurs,  animaux;  puis,  levant 
Le  cor,  il  lance  au  ciel  un  hymne  triomphant. 

Il  cesse,  mais  il  tient  le  cor  ;  on  s'imagine 

Qu'il  joue,  et  c'est  l'écho  de  la  forêt  voisine. 

Les  arbres  sont  autant  de  cors  au  son  vainqueur 

Se  transmettant  le  chant  comme  de  chœur  en  chœur... 

Je  pourrais  encore  montrer  tout  ou  partie  de  la  fête 
nuptiale,  transcrire  telle  ou  telle  scène  de  ce  dernier 
festin  à  l'antique  mode  polonaise  dont  l'un  des  services 
représente  une  diétine,  et  citer  surtout  le  fameux  épi- 
sode musical  où  Jankiel  symbolise  par  le  jeu  de  son 
tympanon  l'époque  la  plus  palpitante  de  l'histoire  de 
Pologne  ;  mais  écartons  vite  ces  tentations,  car  il  faut 
maintenant  conclure. 

La  question  qui  se  pose  à  nous,  à  la  fin  de  ce  cha- 
pitre, est  la  suivante  :  en  quoi  Mickiewicz  développa- 
t-il  inopinément  son  génie,  lorsqu'il  écrivit  Thadée  So- 
plilza?  Et  d'où  vient  que  l'agrandissement  intellectuel 
qu'il  témoigna   par  cet  acte   poétique   fut    si  remar- 


496    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

quable  et  compléta  d'une  façon  tout  à  fait  extraordi- 
naire une  œuvre  de  poète  déjà  grande  et  glorieuse 
entre  toutes? 

Vous  trouverez  la  réponse  à  cette  question,  si  vous 
réfléchissez  qu'il  est  extrêmement  difficile  aux  poètes 
lyriques  d'obliger  au  silence,  ne  fût-ce  que  l'espace 
d'un  poème,  cet  éternel  cri  de  l'âme  qui,  non  seule- 
ment constitue  leur  individualité  si  particulière,  mais 
donne  à  leur  œuvre  sa  force  poignante  et  sa  prise  sur 
les  hommes.  Et,  s'il  en  est  ainsi,  comment  s'attendre  à 
ce  que  l'un  d'entre  eux  s'avise  brusquement  d'exceller 
dans  l'observation,  le  récit,  la  peinture  de  mœurs,  c'est- 
à-dire  qu'il  se  soit  dépris  de  son  être  ordinaire  au  point 
de  manifester  des  qualités  entièrementopposées  à  celles 
qui  semblaient  faire  le  fond  de  son  tempérament  ?  L'on 
en  est  stupéfait  ;  on  se  demande  comment  abien  pu  s'opé- 
rer un  pareil  changement  à  vue.  Car,  je  ne  saurais  jamais 
assez  le  répéter,  rien  n'est  plus  difficile  à  un  lyrique 
que  de  sortir  de  soi  pour  peindre  —  même  poétique- 
ment —  des  caractères  :  à  tenter  semblable  aven- 
ture, il  risque  de  perdre  l'élan  intérieur  et  le  mouve- 
ment impétueux  auxquels  il  doit  presque  entièrement 
la  puissance  de  ses  créations.  Et,  aussi  bien,  le  grand 
battement  du  cœur  ne  saurait  être  ici  que  d'assez  peu 
de  service,  puisqu'il  s'agit  d'autre  chose  ;  il  faut  désor- 
mais que  le  poète  figure  la  vie  polyforme  et  grouillante, 
anime  des  personnages  nombreux  et  différents,  et  si 
vivants  que  nous  disions  d'eux  que  nous  les  avons  con- 
nus ou  que  nous  aurions  pu  les  connaître.  Non,  il  ne 
s'agit  plus  d'être  saisi  de  délire  et  dominé,  soulevé  par 
son  démon  intérieur,  mais  de  le  dominer  au  contraire 
et  de  le  réduire  au  calme  ;  au  lieu  de  la  vision  extatique 
où,  parmi  les  éclairs,  flamboient  les  révélations  aveu- 
glantes dardées  de  l'Invisible,  c'est  l'évocation  d'une 
foule  de   souvenirs  gracieux  ou  pittoresques,  qui  dé- 


l'œuvre   de  MICKEWICZ  197 

filent  devant  votre  cerveau  comme  devant  un  miroir. 
Bref,  au  lieu  de  jouer  en  acteur  inspiré  son  propre 
drame,  celui  de  sa  passion  ou  de  sa  conscience,  on  re- 
garde la  vie  des  autres  en  contemplateur  qui  sourit  de 
mille  émotions  douces,  qui  sourit,  et  qui  peint. 

C'est  donc,  en  pareille  circonstance,  non  plus  de 
fougue  et  de  passion,  mais  de  sérénité  lucide  que 
l'œuvre  sera  faite  ;  et  autant  dire  que  le  poète  a  su 
se  diriger  vers  l'autre  pôle  de  l'Art.  Toutefois,  et  s'il 
n'écrit  qu'une  épopée,  il  s'arrête  à  mi-chemin,  car  cet 
autre  pôle  n'appartient  vraiment  qu'au  poète  drama- 
tique, qui  n'a  même  plus  congé,  comme  l'épique, 
d'agrémenter  son  œuvre  de  légères  digressions  et  de 
se  mêler  quelque  peu  à  ses  personnages  <,  mais  est 
tenu  de  s'effacer  derrière  eux,  et  de  marcher  le  plus 
vite  possible  au  dénouement. 

Mickiewicz  ne  s'exerça  pour  ainsi  dire  pas  dans  le 
drame;  et  point  n'était  besoin  qu'il  le  fit;  car, telle  que 
la  voilà  et  que  nous  venons  de  la  repasser,  son  œuvre 
est  stupéfiante.  Grand  poète  lyrique  et  grand  poète 
épique  tour  à  tour  !  Je  vous  prie  de  vous  imaginer  quel 
ensemble  de  dons  cela  suppose  et  de  vous  dire,  en 
outre,  que  si  c'est  déjà  chose  peu  commune  que  de 
rencontrer  un  grand  génie  littéraire,  il  est  encore  bien 
plus  rare  de  trouver  chez  le  même  homme  la  souplesse, 
la  flexibilité,  la  variété,  c'est-à-dire  le  don  de  méta- 
morphose. Cela,  c'est  la  perle  sans  prix  :  tant  d'artistes 
n'ont  qu'une  seule  note  !  Mais  de  penser  que,  non  seu- 
lement un  homme  fut  assez  fort  pour  exprimer,  avec  une 
puissance  d'images  et  d'apostrophes  inconnue  depuis 
les  bardes  antiques,  la  plus  foudroyante  et  la  plus  su- 
blime des  protestations    en  faveur  de  la  Justice  et  de 

1.  Homère  ne  le  fait  jamais,  Mickiewicz  le  fait  très  peu,  mais 
Dante  le  fait  très  souvent.  11  n'y  a  pas  de  lois  absolues  des  genres 
pour  les  grands  hommes. 


198  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

Tldéal  moral  violés  dans  la  personne  de  son  peuple,  — 
de  penser,  dis-je,  que  non  seulement  l'homme  dont  je 
parle  fut  capable  de  donner  au  monde  un  tel  spectacle, 
mais  que,  de  plus,  et  après  cette  explosion  de  son  cœur, 
il  sut  tracer  une  incomparable  peinture  de  toute  la  vie 
nationale  et  se  montrer  sans  rival  dans  le  récit  poétique 
et  pittoresque  de  même  que  dans  le  lyrisme  tragique, 
cela  confond  à  la  lettre  ;  et  je  renonce  à  trouver  des 
mots  pour  dire  l'admiration  qu'une  œuvre  aussi  vaste 
m'inspire,  au  moment  où  je  l'embrasse  d'un  dernier 
coup  d'œil  et  prends  congé  d'elle. 


JULES  SLOWACKI 


VIE    DE     SLOWACKI 

Jules  Slowacki,  l'un  des  plus  grands  poètes  de  la 
Pologne  et  l'un  des  pins  grands  artistes  littéraires 
du  xixe  siècle,  naquit  en  Volhynie,  à  Krzemieniec, 
le  23  août  1809.  Son  père  enseignait  la  littérature  au 
Lycée  de  cette  ville.  C'était  un  partisan  zélé  des  clas- 
siques :  il  écrivit  deux  tragédies,  traduisit  en  vers  les 
chefs-d'œuvre  de  l'antiquité,  et  jusqu'à  la  Henriade. 
En  1811,  il  obtint  une  chaire  à  l'Université  de  Vilna, 
et  mourut  en  1814,  à  quarante-deux  ans.  Sa  veuve, 
Salomée  Januszewska,  femme  d'un  esprit  supérieur, 
prit  le  plus  grand  soin  de  l'éducation  de  Jules,  qui  re- 
çut une  forte  culture  classique.  Le  poète  adorait  sa 
mère,  et  elle  eut  toujours  sur  lui  la  plus  grande  in- 
fluence. De  l'exil,  il  lui  écrivit  sans  cesse,  la  consulta 
sur  toutes  ses  œuvres,  et  elle  ne  lui  ménagea  ni  les 
conseils,  ni  les  critiques. 

De  solides  connaissances  servent  au  poète,  mais 
n'ont  jamais  créé  chez  personne  la  vocation  poétique. 
Il  s'agit  là  d'un  don  mystérieux  et  divin.  Certains  signes 
infaillibles  l'annoncent  :  par  quelques-unes  de  ses  pa- 
roles d'enfant,  et  par  des  émotions  caractéristiques, 
Slowacki  révéla  qu'il  l'aurait  au  plus  haut  degré.  A 
huit  ans,  il  demandait  à  Dieu  «  de  le  faire  poète  et  de 
lui  donner  la  gloire  après  sa  mort  ».  A  neuf,  il  pleurait 


200    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

en  lisant  la  fameuse  scène  où  le  vieil  Homère  repré- 
sente Priam  aux  pieds  d'Achille.  Lui-même  s'est  re\u 
plus  tard  tel  qu'il  était  à  cette  époque  ;  il  a  consigné 
dans   un  de   ses   poèmes  les   souvenirs  de   son  jeune 


C'était  un  enfant  pâle,  aux  sentiments  de  feu  :  il  pré- 
tait à  ses  aspirations  les  ailes  de  la  pensée  et  vivait  dans  le 
septième  ciel,  dans  les  régions  de  l'idéal...  Il  pressentait 
qu'un  jour  ses  rêves  prendraient  corps  dans  ses  paroles, 
et  qu'il  communiquerait  avec  les  hommes  par  la  pensée... 
Brisé  avant  le  temps  par  la  douleur  des  sentiments,  il 
courait  au  fond  des  forêts,  se  couchait  sur  la  hruyère  sau- 
vage, écoutait  le  murmure  des  sapins,  et  là,  pendant  que 
lèvent  agitait  ses  cheveux, ses  pensées  grandissaient, fortes, 
sombres,  mystérieuses,  comme  des  astres  traçant  dans 
le  ciel  des  orbites  immenses...  Un  souffle  soulevait  sa 
poitrine  ;  sa  chevelure,  divisée  sur  son  front,  tombait  sur 
ses  épaules  et  s'y  déroulait  en  épaisses  boucles  noires.  On 
voyait  que  cette  chevelure,  peignée  tous  les  jours  de  la 
douce  main  des  jeunes  filles,  devenait  luisante  comme  les 
cheveux  de  ses  sœurs.  Parfois,  les  hommes  disaient  devant 
la  mère  :  «Il  ne  vivra  pas.  «Alors,  la  mère  regardait  fixe- 
ment les  yeux  de  l'enfant  et  répondait:  «  Vous  vous  trom- 
pez. )> 

Le  cœur  maternel  avait  raison  :  Slowacki  vécut. 
Son  passage  sur  la  terre  fut  assez  court,  puisqu'il 
mourut  à  quarante  ans  ;  mais  si  jamais  vie  fut  l'ardente 
vie  du  poète,  si  jamais  existence  fut  pleine,  ce  fut  celle 
que  lui  dévolut  le  destin. 

Son  premier  amour  fut  malheureux,  comme  le  pre- 
mier amour  de  Mickiewicz;  à  peine  sorti  de  l'enfance, 
il  s'était  épris  de  Louise  Sniadecka,  fille  et  nièce  de 
deux  savants  illustres.  Il  n'oublia  jamais  cette  passion, 
et  on  peut  voir  en  quels  termes  touchants  et  tristes  il 
en  parle  dans  Anhelli.  Mais  l'épreuve  individuelle 
n'est  qu'un   des   éléments    d'inspiration  de  la  poésie 


JULES    SLOWACKI  201 

polonaise  :  c'est  surtout  dans  la  douleur  commune  que 
ces  poètes  ont  trempé  leur  génie. 

A  vingt  ans,  Slowacki  partit  pour  Varsovie  :  à  peine 
s'était-il  fixé  dans  cette  ville,  où  le  prince  Lubecki 
l'avait  fait  entrer  au  Ministère  des  Finances,  que  l'in- 
surrection de  1830  éclata.  Lepoète  la  salua  de  quelques 
chants  patriotiques  qui  commencèrent  sa  réputation, 
puis  fut  chargé  par  le  Gouvernement  national  d'une 
mission  en  Angleterre.  Il  se  préparait  à  revenir  à 
Varsovie,  lorsqu'il  apprit  la  prise  de  la  capitale  de  la 
Pologne  par  les  Russes  et  la  défaite  de  l'insurrection. 
C'était  désormais  l'exil,  et  il  ne  devait  point  revoir  sa 
patrie. 

Il  se  rendit  à  Paris  et  y  passa  quelque  temps  :  ce 
premier  séjour  dans  la  grande  ville  lui  serra  le  cœur. 
Il  voyait  de  près  le  sort  misérable  de  tant  d'émigrés, 
ses  compatriotes,  et  s'en  désolait  en  ces  termes  : 

Ici  erre  le  Polonais  exilé  :  il  est  dans  la  misère,  et  le 
frère  ne  secourt  point  son  frère.  Les  saules  pleureurs  des 
bords  de  la  Seine  sont  aussi  tristes  pour  nous  que  les 
saules  de  l'Euphrate.  Non,  je  ne  ferai  jamais  connaître  au 
monde  l'étendue  de  notre  misère...  Les  visages  sont  de 
marbre,  et  les  cœurs  sont  de  marbre  ]... 

Il  quitta  Paris  en  1832,  après  y  avoir  publié  deux 
volumes  de  poésie,  et  nous  le  trouvons  à  Genève 
en  1833.  Il  resta  trois  années  près  du  Léman  et  s'éprit 
d'une  jeune  Polonaise  dont  la  famille  visitait  la  Suisse. 
Avec  elle  et  ses  parents,  il  fit  dans  les  montagnes  une 
série  d'excursions  dont  le  souvenir  lui  resta  bien  cher. 
Leur  roman  n'alla  pas  plus  loin  :  elle  repartit  pour  la 
Pologne,  et,  en  1836,  lui-même  entreprenait  un  long 
voyage  en  Orient.  Il  commença  par  l'Italie,  et  connut 

1.  Poésies  de  Slowacki.  Paris. 


202  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

à  Rome  Sigisrnond  Krasinski,  avec  lequel  il  se  lia  d'une 
amitié  célèbre.  Puis,  il  passa  en  Grèce,  de  là  en 
Egypte,  vit  Thèbes,  remonta  le  Nil,  s'en  alla  prier  au 
tombeau  du  Christ.  La  quarantaine  qu'il  dut  subir  à 
El-Arish  lui  inspira  l'un  de  ses  plus  parfaits  poèmes  : 
la  Peste  au  désert. 

De  retour  en  Europe,  et  après  s'être  arrêté  à  Flo- 
rence pendant  une  partie  de  l'année  1838,  il  se  décida 
à  rentrer  à  Paris  pour  y  faire  imprimer  ses  derniers 
ouvrages  :  Anhelli,  les  Trois  Poèmes  et  VEnfer  de 
Piast  Dantyszek.  L'année  suivante,  il  donnait  Balla- 
dyna,  Mazeppa,  Lilla  Weneda.  Paris  était  devenu  le 
véritable  centre  de  l'émigration  :  là  bouillonnaient  les 
rêves  et  les  projets  des  exilés  polonais,  là  s'imprimaient 
leurs  journaux,  s'organisaient  leurs  plans,  se  livraient 
leurs  batailles  intestines.  Mickiewicz  régnait  sur  eux. 
On  venait  de  créer  pour  lui  la  chaire  de  langues  et  de 
littératures  slaves  au  Collège  de  France;  et  de  là, 
comme  d'une  tribune,  il  allait  parler  à  ses  compa- 
triotes, à  la  France,  à  l'Europe.  Il  était  à  l'apogée  de 
sa  gloire. 

Mais  c'était  aussi  la  gloire  que  demandait  Slowacki, 
et  celle-ci  se  faisait  attendre.  Il  avait  déjà  publié  un 
grand  nombre  de  poèmes  —  nul  poète  ne  fut  plus 
fécond  dans  l'espace  d'une  aussi  courte  vie  —  et  il  ne 
se  trouvait  encore  que  peu  de  lecteurs  pour  en  recon- 
naître le  haut  mérite.  Presque  seul,  Sigisrnond  Kra- 
sinski professait  pour  son  confrère  une  admiration 
qu'il  ne  cessa  de  lui  témoigner  publiquement.  Mi- 
ckiewicz ne  comprenait  rien  à  cette  œuvre  poétique, 
d'un  génie  si  différent  du  sien.  Une  brouille  éclatante 
survint  même  entre  eux.  Au  banquet  polonais  du 24  dé- 
cembre 1840,  où  l'on  célébra  le  double  anniversaire 
de  la  fête  et  de  la  naissance  de  Mickiewicz,  Slowacki 
consentit  à  improviser  en  l'honneur  du  poète  national, 


JULES    SLOWACKI  203 

mais  comme  on  lui  demandait  ensuite  de  présenter  à 
celui-ci  la  coupe  d'argent  que  lui  offraient  ses  admira- 
teurs, il  crut  qu'on  l'invitait  à  faire  acte  de  vasselage 
et  refusa  net.  On  retrouve  cette  scène  de  sa  vie  dans 
son  poème  de  Benioioski  ' ,  où  il  se  dresse  en  face  de 
Fauteur  des  Aïeux,  dont  il  se  prétend  l'égal.  Le  mor- 
ceau eut  d'ailleurs  un  vif  succès  et  contribua  beaucoup 
à  attirer  sur  lui  l'attention  du  public. 

Car  il  commençait  à  devenir  célèbre,  mais,  au  dé- 
but, cette  célébrité  lui  vint  plutôt  de  ses  allusions  sati- 
riques, des  attaques  auxquelles  il  se  livra,  de  la  part 
qu'il  prit  au  Tovianisme,  aux  querelles  de  l'émigra- 
tion, bref,  des  luttes  de  partis  où  il  se  jeta,  et  des 
agitations  de  ses  dernières  années,  que  de  la  grandeur 
et  de  la  beauté  de  son  œuvre  proprement  dite.  11  ne 
s'apaisa  que  sur  le  bord  de  la  tombe.  Sa  santé  chan- 
celait; il  avait  la  poitrine  atteinte  et  il  s'éteignait  len- 
tement, entouré  de  quelques  intimes,  le  poète  Cor- 
neille Ujejski,  le  sculpteur  Louis  Norwid  et  Félix 
Felinski,  plus  tard  archevêque  de  Varsovie.  L'an- 
née 1848  le  ranima  ;  il  proposa  à  ses  compatriotes  un 
plan  de  confédération  :  puis  il  partit  pour  Posen  dans 
l'espérance  de  faire  accepter  son  projet  par  le  Comité 
national,  et  de  prendre  part  à  l'insurrection  de  la 
Grande  Pologne.  La  tentative  des  patriotes  échoua  ; 
Slowacki  dut  se  rendre  à  Breslau  où  sa  mère  vint  le 
rejoindre;  il  passa  huit  jours  avec  elle.  Un  ordre 
d'expulsion  de  la  police  les  obligea  à  retourner,  elle 
en  Galicie,  et  lui  à  Paris,  où  il  rentra  mourant.  «  Les 
six  derniers  mois  de  son  existence  »,  dit  M.  Venceslas 
Gasztowt,  «  furent  une  longue  agonie  pour  son  corps 

1.  C'est  une  œuvre  brillante,  pleine  de  digressions  et  d'allu- 
sions :  pour  l'allure  et  la  composition,  elle  ressemble  à  certaines 
œuvres  bien  connues  de  Byron  et  d'Alfred  de  Musset  :  Don  Juan 
ou  Namouna. 


204    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

épuisé,  mais  en  même  temps  une  époque  de  transfor- 
mation et  de  perfectionnement  pour  son  être  moral  :  il 
y  avait  en  lui  quelque  chose  d'idéal,  et  il  répandait  au- 
tour de  lui  les  sentiments  de  paix,  de  fraternité, 
d'amour.  Il  ne  vivait  plus  de  la  vie  terrestre.  »  Le 
3  avril  1849,  il  expirait,  àl'âge  de  quarante  ans.  Il  laissait 
une  œuvre  considérable,  écrite  dans  une  langue  si  mer- 
veilleuse, que  son  émule  Sigismond  Krasinski  sem- 
blait, dans  une  de  ses  lettres,  ne  pas  trouver  assez  de 
termes  pour  exprimer  l'admiration  qu'elle  lui  inspi- 
rait. Et  il  caractérisait  de  la  sorte  les  facultés  de  son 
confrère  : 


Slowacki  possède  la  langue  polonaise  comme  on  pos- 
sède une  amante,  prête  atout  au  moindre  signal,  à  mourir 
sur  un  ordre,  à  revivre  sur  un  regard...  elle  semble  le 
supplier  et  lui  dire  :  «  Je  suis  toute  à  toi,  fais  de  moi  tout 
ce  qu'il  te  plaira.  Veux-tu  que  je  me  durcisse  en  un  bloc 
inébranlable  ?  regarde,  je  suis  devenue  marbre  ;  veux-tu 
que  je  m'évapore  en  un  gaz  aérien  ?  regarde  comme  je  suis 
bleue,  puis  livide,  transparente,  ffuide,  presque  anéantie, 
et  toujours  ton  esclave.  »  Ce  poète  a  étendu  sou  empire 
sur  tous  les  horizons  de  l'imagination.  Ce  qui,  chez 
Mickiewicz,  était  une  unité  dure  comme  le  granit,  absor- 
bant le  monde  entier,  saisissant  et  resserrant  l'univers 
dans  ses  prises  étroites,  est  devenu  ici  un  épanouissement, 
un  retour  à  l'espace  sans  limites,  à  la  fluidité  de  la  lumière,  au 
jeu  des  couleurs,  aux  ondes  de  l'harmonie,  au  parfum  des 
fleurs,  à  tout  ce  qui  veut  éclater  et  se  répandre  de  toutes 
parts  pour  trouver  l'introuvable  divinité. 

Cette  œuvre  poétique,  dont  un  rival  définissait  ainsi 
la  forme,  et  dont  Julian  Klaczko  reconnut  à  son  tour, 
dans  sa  fameuse  étude  de  la  Revue  des  Deux  Mondes 
sur  le  Poète  anonyme,  qu'elle  dénotait  «  une  puissance 
de  parole  que  personne  n'avait  égalée,  pas  même 
Mickiewicz  »,  —  nous  allons  maintenant  l'analyser. 


JULES    SLOWACKI  205 


II 


L  AME  EFFRENEE  DU  STEPPE  :  LIBRES  GALOPS 
ET  LIBRES  SONGES 

Ce  n'est  point  dans  les  premiers  poèmes  de  Slowacki 
qu'on  peut  découvrir  sa  vraie  personnalité.  Sans  doute,  il 
est  original  entre  tous  :  on  ne  saurait  trouver  tempéra- 
ment plus  à  part.  Mais  il  ne  se  dégagea  que  peuàpeu.Il 
lui  fallut  plusieurs  années  d'essais  poétiques  et  de  tâton- 
nements avant  de  s'affirmer  distinct,  et  de  s'accentuer 
dans  ses  conceptions  au  point  d'arriver  à  produire 
l'œuvre  la  plus  étrange,  peut-être,  de  toutes  les  littéra- 
ratures  :  le  Roi-Esprit. 

Pendant  la  première  partie  de  sa  vie,  il  subit  très  for- 
tement l'influence  de  Byron,  laquelle  envahit  l'Europe 
ainsi  qu'une  vague  triomphante,  mais  imprégna  surtout 
lésâmes  slaves,  écrasées  par  un  despotisme  deferetque 
la  privation  complète  d'indépendance  prédisposait  par 
réaction  à  cette  fantaisie  effrénée,  à  cet  orgueil  sata- 
nique,  à  cette  révolte  du  désespoir,  qu'on  vit  apparaître 
avec  les  héros  byroniens  et  qui  nous  font  aujourd'hui 
l'effet  du  plus  usé  des  lieux  communs  de  la  période 
romantique  *.  Ses  premiers  poèmes  :  Hugo,  Jean  Bie- 
lechi,  Mendog,  Marie  Stuart,  Lambro,  n'ont  rien  qui 
doive  nous  retenir,  si  nous  voulons  chercher  —  et  c'est 
notre  seul  but  —  l'âme  véritable  du  poète. 

1.  La  domination  exercée  par  Byron  sur  la  littérature  euro- 
péenne et  particulièrement  sur  les  poètes  slaves  a  fait  l'objet 
d'un  des  ouvrages  les  plus  importants  de  la  critique  littéraire  et 
philosophique  en  Pologne  :  Byron  et  son  Siècle,  Etudes  de  littéra- 
ture comparée,  par  M.  Marian  Zdziechowski.  Cracovie,  2  vol. 
1891-1897. 


206    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

Nous  ne  ferons  exception  que  pour  l'un  d'entre  eux  : 
Zmija.  Sans  doute,  cette  œuvre  est  encore  très  byro- 
nienne  par  certains  côtés;  mais  elle  retrace  en  même 
temps  les  anciennes  mœurs  de  l'Ukraine  et  de  ses  hâ- 
tants, les  Cosaques  Zaporogues,  ces  fameux  alliés  de 
la  République  au  xvie  siècle.  Dans  ce  poème,  la  face 
orientale  de  la  Pologne  se  montre  et  quelque  chose  du 
tempérament  polonais  se  retrouve  ;  un  je  ne  sais  quoi 
d'excentrique  et  de  singulièrement  attirant  nous  fascine 
et  nous  entraîne  à  sa  suite.  Le  poète  ne  s'est  point  placé 
au  cœur  de  la  Pologne,  comme  fit  le  Lithuanien  Mi- 
ckiewicz,  dès  ses  débuts;  par  une  sorte  d'instinct,  il 
s'est  jeté  sur  les  frontières,  sur  les  ailes,  allais-je  dire, 
parmi  les  cavaliers  lâchés  à  toute  bride  et  les  enfants 
perdus. 

Nulle  théorie  n'est  plus  hasardeuse  que  celle  qui  veut 
chercher  à  toute  force  les  racines  d'une  œuvre  poé- 
tique dans  le  sol  qui  vit  naître  un  écrivain,  et  je  n'attri- 
bue pas  le  tour  général  de  l'imagination  du  poète 
dont  je  m'occupe  à  ce  seul  fait  qu'il  vint  au  monde  en 
Yolhynie  et  à  l'entrée  de  l'Ukraine.  Mais,  —  quelle 
qu'en  soit  la  cause,  et  qu'il  s'agisse  d'une  simple  coïn- 
cidence ou  d'un  atavisme  mystérieux,  —  le  fait  est 
qu'il  n'y  eut  jamais  de  cavalier  du  Rêve  plus  incroyable 
que  Slowacki.  Dès  la  première  lecture,  on  sent  d'étroites 
affinités  entre  le  tempérament  que  manifeste  une  œuvre 
pareille  et  celui  de  certains  de  ces  Polonais  du  Sud, 
mêlés  sans  cesse  aux  Cosaques  et  sur  lesquels  ceux-ci 
déteignirent.  Et  plus  on  vérifie  cette  vue  première,  plus 
on  s'assure  qu'il  représenta  dans  le  Rêve  ce  que  de  tels 
compagnons,  deux  fois  pétris  par  l'histoire,  et  sortis  du 
second  moule  avec  des  particularités  si  typiques  et  si 
riches,  avaient  représenté  dans  la  Vie  :  c'est-à-dire  la 
fantaisie  et  l'aventure  effrénées.  Slowacki  fut  l'imagina- 
tion lancée  au  triple  galop  dans  son  steppe  idéal,  ivre 


JULES    SLOWACKI  207 

des  symphonies  féeriques  qu'elle  y  entendait  et  qui, 
dans  la  même  pièce,  s'enroulent  en  serpents  de  fleurs 
autour  des  plus  sombres  visions  de  drame1,  créatrice 
des  symboles  les  plus  audacieux  et  les  plus  démesu- 
rés2, mais  tout  d'un  coup  s'abattant...  plus  pâle  que  la 
neige  sibérienne  d'un  de  ses  poèmes 3,  brisée  d'une 
telle  souffrance  qu'on  la  croirait  morte,  succombant  à 
la  plus  noble  des  pensées  qui  la  hantent,  terrassée  par 
l'horreur  du  martyre  national.  Pâle  et  morte,  ai-je  dit? 
Voici  qu'elle  se  relève,  voici  qu'elle  est  debout  et  reine 
au  milieu  du  steppe  !  Slowacki  !  Mazeppa  ! 

Pays  poétique  entre  tous  que  ce  steppe,  —  et  je  ne 
parle  plus  du  steppe  de  l'art,  du  steppe-fantôme,  mais 
de  celui  de  la  nature  et  de  la  vie,  —  que  ces  «  Champs 
Sauvages  »  qui  inspirèrent  plusieurs  écrivains  des  pro- 
vinces ruthéniennes  4.  Le  public  d'Europe  a  entendu 
parler  de  l'Ukraine  et  de  ses  habitants  par  deux  livres 
célèbres  :  Tarass  Boulba.  de  Gogol,  et  Par  le  fer  et 
par  le  feu,  de  Sienkiewicz.  Sans  doute,  ce  sont  là  de 
très  beaux  livres,  des  livres  épiques,  mais  qui  racontent 
plutôt  qu'ils  ne  chantent  ;  ni  l'une  ni  l'autre  de  ces 
œuvres  n'est  une  œuvre  de  poète  pur,  enlevé  par  l'élan 
lyrique  et  qui  s'élance  vers  quelque  figure  merveilleuse, 
d'une  poésie  unique,  vers  quelque  héros  d'une  véritable 
essence  de  soleil,  que  son  art  devine  et  cherche  et  vers 
lequel  il  tend,  comme  à  la  fleur  rarissime  et  suprême 
qui  le  couronnera.  Chose  presque  invraisemblable,  il 
sortit  tout  armé  de  la  vie  réelle,  le  chevalier  de  songe 
de  l'Ukraine  :  l'art  ne  le  créa  point  et  ne  put  que  le 


1.  Balladyna. 

2.  Le  Roi-Esprit. 

3.  Anhelli. 

4.  Parmi  les  écrivains  polonais,  Malczewski,  Goszczynski, 
Bohdan  Zaleski,  Czajkowski,  Sienkiewicz;  parmi  les  russes  et 
les  ruthènes,  Gogol  et  Chevtchenko. 


208    LES    GRANDS    POETES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

glorifier.  Je  parle  du  comte  Venceslas  Rzewuski  dont 
j'ai  raconté  la  vie  dans  l'étude  qui  ouvre  ce  volume.  Et 
de  même  que  j'avais  tenu  à  faire  admirer  quelques 
lignes  de  l'étonnant  poème  que  lui  consacra  le  poète 
national  de  la  Pologue,  de  même  on  lira  plus  loin  l'élé- 
gie célèbre  où  le  génie  de  Slowacki  ne  craignit  pas 
d'évoquer  à  son  tour  le  fascinant  émir,  et  ne  fut  point 
battu  par  Mickiewicz. 

Voyageurs,  poètes,  essayistes,  romanciers,  ont  dé- 
peint le  steppe1.  Le  steppe  est  la  poésie  même  :  c'est 
le  pays  des  libres  galops  et  des  libres  songes.  La  so- 
litude y  règne  en  compagnie  du  silence  ;  elle  s'étend  et 
se  recule  à  l'infini  sous  le  ciel.  Au  printemps,  les  hautes 
herbes  de  la  plaine  se  parent  d'une  multitude  de 
fleurs  :  le  vent  passe  et  les  courbe  :  et  l'on  voit  la  plaine 
onduler  jusqu'aux  confins  de  l'horizon.  Parfois  un  aigle 
sort  de  cette  masse  de  verdure,  monte  dans  l'espace, 
plane  sur  sa  proie...  Aux  saisons  où  l'herbe  a  disparu, 
l'œil  découvre  des  tombeaux  de  guerriers,  des  tumu- 
lus  ;  et,  de  temps  à  autre,  «  ainsi  qu'un  roulement 
sourd  »,  retentit  le  galop  des  chevaux  sauvages. 

Le  steppe  engendra  le  Cosaque.  Ou,  plus  exacte- 
ment, il  le  recueillit,  lui  servit  d'asile.  C'est  là,  dans  le 
steppe  immense,  qu'accoururent  et  se  réfugièrent,  au 
Moyen  Age,  le  proscrit,  le  vagabond,  l'homme  sans 
aveu  :  ennemis  du  joug,  fugitifs,  criminels,  s'y  trou- 
vèrent à  l'aise.  Ils  s'associèrent,  formèrent  des  confé- 
dérations, des  républiques  militaires,  furent  bientôt 
connus  sous  le  nom  de  Kozahs  :  pour  certains  philo- 
logues, ce  terme  signifie  voleur;  pour  d'autres,  soldat 
libre  ;  ce  qui  revient  au  même,  ici. 

Le  type  achevé  du  Kozak  fut  le  Zaporogue.  C'était  un 


1.  Voir  notamment  l'admirable   description   de  Gogol,  dans 
Tarass  Boulba. 


JULES    SLOWACKI  209 

être  de  fantaisie  échevelée,  d'ardeur  violente,  de  fougue 
sans  frein,  jouant  avec  la  vie  et  méprisant  la  mort. 
Tout  autant  que  le  Nortliman,  il  incarnait  la  liberté 
sauvage  et  personnifiait  l'Aventure.  Lui-même  s'intitu- 
lait «  frère  du  cheval,  frère  du  faucon1  ».  Et  il  était 
non  seulement  chasseur  et  cavalier,  mais  pirate  :  il 
écumait  la  terre  et  la  mer2.  Ces  mots  de  Sienkiewicz 
le  résument  :  «  Bohun  servait  le  steppe  ;  il  obéissait  au 
vent,  à  la  guerre,  à  l'amour,  à  sa  fantaisie.  » 

Sous  cette  agitation,  —  et  comme  avertissement  obs- 
cur d'avoir  à  rentrer  en  soi-même,  comme  rappel  ins- 
tinctif au  vrai  fond  de  la  vie  et  de  l'âme,  —  on  distinguait 
toutefois  cette  vague  mélancolie  que  nous  révèlent  les 
chants  populaires  du  steppe,  et  ces  mélodies  cosaques 
si  célèbres  parmi  les  Slaves.  Le  caractère  général  de 
ce  folklore  a  été  défini  par  quelques  lignes  ingénieuses 
de  Charles-Edmond  Chojecki  :  «  La  note  de  l'habitant 
des  steppes,  ne  rencontrant  aucun  obstacle,  glisse  sur 
la  rosée  de  la  plaine,  se  propage  au  loin,  s'effile  à  l'infini, 
se  fond  dans  l'espace,  sans  laisser  de  trace  après  elle. 
De  là,  dans  un  tel  chant,  ce  rappel  des  sons  perdus,  cette 
mélancolie  qui,  dans  la  solitude,  se  plaît  au  ressouvenir 
des  douloureux  instants  de  la  vie,  et  enfin  ces  amères 
voluptés  de  la  souffrance  s'enivrant  d'elle-même.  » 

A  lire  Zmija,  l'on  sent  combien  elle  plaît  à  Slowacki, 
cette  vie  cosaque  d'autrefois  dont  il  a  voulu  ressusciter 
quelques  scènes.  Il  était  attiré  vers  ces  curieux  bri- 
gands, qui  tenaient  de  l'Européen  et  de  l'Asiatique,  et 
dont  les  types  accentués  manifestaient  un  si  brillant 

1.  Cette  expression  revient  constamment  dans  les  chansons 
d'Ukraine. 

2.  «  Etrange  spectacle!  Le  fils  du  steppe,  le  frère  du  cheval 
vole  s'unir  à  la  mer.  »  Contes  kozaks,  par  Czajkowski,  p.  151. 
L'Expédition  contre  Tzarogrod.  11  s'agit  des  barques  cosaques, 
qui  descendent  le  Dnieper  pour  aller  surprendre  Constantinople. 

14 


210  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

mélange  de  fantaisie  indigène  et  de  pittoresque  orien- 
tal. Chez  eux,  tout  n'était  pas  à  reprendre;  à  l'occa- 
sion, ils  ne  manquèrent  ni  de  générosité  ni  de  noblesse. 
Ils  constituaient  une  sorte  de  chevalerie  autrement  in- 
téressante que  le  fameux  ordre  du  Nord  :  les  Teuto- 
niques,  fourbes  hautains  qui  se  masquaient  de  reli- 
gion et,  drapés  dans  leurs  grands  manteaux  blancs, 
chaussés  d'éperons  d'or,  dissimulaient  sous  le  vête- 
ment du  Croisé  le  cœur  le  plus  cruel  et  le  plus  froid, 
l'ambition  la  plus  rapace,  la  politique  la  plus  impi- 
toyable. Les  Zaporogues  faisaient  partie  intégrante  de 
la  communauté  chrétienne  ;  ils  s'allièrent  de  bonne 
heure  à  la  Pologne,  qui  remit  à  leur  lietman  un  éten- 
tard;  tant  que  la  République  les  traita  bien,  ils  la  dé- 
fendirent contre  les  Tatars  et  les  Turcs.  Les  sei- 
gneurs polonais  commirent  une  faute  capitale,  le  jour 
où  ils  cessèrent  de  respecter  les  franchises  et  les  pri- 
vilèges que  les  rois  de  Pologne  avaient  garantis  à 
d'aussi  précieux  alliés;  et  il  n'est  point  dans  l'histoire 
polonaise  de  date  plus  fatale  que  celle  où  Yhetman  za- 
porogue  Bogdan  Chmielnitski  fit  appel  au  Tsar  et  se 
mit  sous  sa  protection.  Il  est  vrai  que  la  liberté  cosaque 
avait  vécu  par  là  même  ;  lorsqu'ils  consentirent  avec  la 
Russie  le  traité  de  Péreïaslavl,  en  1654,  les  indomptés 
du  steppe  se  donnèrent  des  maîtres  sans  s'en  douter. 
L'un  de  leurs  derniers  héros,  le  Cosaque  Sawa,  sem- 
bla vouloir  expier,  au  xvme  siècle,  l'erreur  commise 
par  les  siens  cent  ans  plus  tôt;  il  se  rangea  parmi  les 
confédérés  de  Bar  et  mourut  pour  la  Pologne  en  1772  ', 
A  l'époque  où  Slowacki  place  son  récit  poétique  de 

1.  On  trouvera  le  détail  de  ses  exploits  dans  l'ouvrage  du 
comte  Henri  Rzewuski  :  Récits  d'un  vieux  gentilhomme  polonais, 
ce  livre  dune  allure  si  vivante,  ce  chef-d'œuvre  de  naturel.  Et 
l'on  se  sentira  remué  par  le  courage  extraordinaire  et  par  la  fin 
émouvante  de  ce  preux. 


JULES   SLOWACKI  211 

Zmija,  les  Cosaques  vivent  encore  dans  leur  pleine 
indépendance  du  xvie  siècle.  Ils  couvrent  les  frontières 
de  la  République  et  se  lèvent  pour  venger  ses  injures. 
Leurs  chevaux  bondissent  à  la  poursuite  des  barbares, 
dont  la  nuée  vient  de  fondre  sur  la  Pologne.  «  Voici 
Fhorizon  qui  s'embrase  de  l'incendie  des  villages  ;  les 
Tatars  chassent  devant  eux  des  milliers  de  prisonniers 
polonais,  les  mains  liées  derrière  le  dos  ;  l'air  retentit 
des  lamentations  des  femmes,  des  enfants  et  des 
vieillards.  Mais  la  communauté  des  Zaporogues  s'est 
élancée  sur  ses  coursiers  ;  elle  se  précipite  comme  un 
ouragan  à  travers  le  steppe,  délivre  les  captifs  et 
jonche  le  sol  des  cadavres  ennemis1.  »  Ou  bien,  ils 
descendent  vers  la  mer  Noire,  brûlent  les  villes 
turques  d'Anatolie  et  de  Cilicie  et  s'aventurent  jus- 
qu'à Constantinople,  où  ils  incendient  les  tours  du 
Bosphore  et  mettent  le  feu  au  faubourg  de  Péra  :  le 
Sultan,  effrayé,  compose  avec  eux  et  achète  leur  re- 
traite. L'Jietman  a  daigné  conclure  la  paix  avec  le 
Grand  Seigneur,  mais  à  trois  conditions  typiques  : 
pour  la  Cerkiew  2  de  la  Sicz 3,  il  exige  un  tableau  bénit, 
qui  pleure  de  vraies  larmes,  et,  plongé  dans  la  mer, 
soulève  des  tempêtes  où  sombrent  les  vaisseaux  enne- 
mis ;  pour  ses  Cosaques,  de  l'or  et  des  armures 
d'Orient;  pour  lui-même,  une  aile  du  palais  du  Sultan, 
aile  qu'on  abattra  et  dont  chaque  Kozak  emportera  une 
pierre  qu'il  jettera  plus  tard  sur  la  tombe  de  l'hetman 
—  le  jour  de  ses  funérailles  et  selon  le  rite  ''. 


1.  Charles-Edmond  Chojecki,  la  Pologne  captive  et  ses  trois 
poètes. 

2.  Eglise. 

3.  Campement  des  Zaporogues. 

4.  L'épisode  est  historique.  Dans  ses  Contes  kozaks,  Czajkowski 
(celui-là  même  qui  fut  Sadyk-Pacha  pendant  la  guerre  de  Crimée) 
nous  donne   les  propres  termes  —   et   combien  brutaux  et  fa- 


212    LÉS    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

11  faut  écouter,  dans  Zmija,  les  paroles  du  chef  des 
corsaires  dictant  ce  hautain  et  curieux  traité  ;  de 
même,  il  faut  voir  se  succéder,  toujours  dans  cette 
œuvre,  et  aussi  dans  un  autre  poème  à  fond  histo- 
rique :  Jean  Bîelecki  (il  s'agît  d'un  gentilhomme  polo- 
nais qui  savait  le  turc  et  le  tartare,  et  qui  embrassa 
Tlslamisme  ;  nonobstant,  l'un  des  plus  grands  rois  de 
Pologne,  Etienne  Batory,  désirait  le  garder  pour  les 
ambassades  et  le  gratifia  d'un  domaine,  mais  les  ma- 
gnats de  Podolie  persécutèrent  le  protégé  du  roi,  et 
Bielecki  passa  aux  Turcs),  il  faut,  dis-je,  voir  se  suc- 
céder une  foule  de  tableaux  où  le  poète  déploie  cette 


rouches!  —  de  l'impérieuse  apostrophe  de  l'hetman  Szach  à 
l'ambassadeur  du  sultan  Amurat.  A  propos  des  Contes  kozaks, 
dont  la  traduction,  due  à  M.  Ladislas  Mickiewicz,  parut  en  1856, 
chez  Dentu,  il  est  peut-être  bon  d'avertir  le  lecteur  désireux  de 
connaître  les  faits  et  gestes  du  peuple  d'Ukraine  (c'est  une 
histoire  aussi  curieuse  que  celle  des  vieux  Northmen  et  beaucoup 
moins  connue)  qu'il  n'est  pas  de  livre  plus  intéressant  en  la 
matière.  La  précision  des  détails  y  est  tout  à  fait  instructive. 
Les  récits  intitulés  :  V Expédition  contre  Carogrod,  Skalozub 
dans  le  château  des  Sept  Tours,  VAtaman  Kunicki,  nous  ren- 
seignent sur  la  tactique  des  Kozaks  ;  nous  y  voyons  leur  manière 
de  combattre  à  l'intérieur  de  leurs  tabors  (camps  de  chariots)  ou 
de  manœuvrer  leurs  czajki  (pirogues  de  guerre)  ;  nous  y  admirons 
le  procédé  par  lequel  ils  arrivaient  à  rompre  les  chaînes  de  fer 
dont  les  Turcs  barraient  l'embouchure  du  Dnieper  :  ils  lançaient 
des  arbres  au  courant  du  fleuve  et  les  poussaient  devant  leurs 
embarcations,  etc.,  etc.  Un  autre  conte  :  les  Fiançailles  du  Za- 
porogue,  nous  retrace  leurs  fêtes  et  coutumes  privées.  —  Czaj- 
kowski  était  Ukrainien,  et,  pour  écrire  ses  intéressants  récits,  il 
avait  non  seulement  lu  les  historiens  orientaux,  mais  compulsé 
les  manuscrits  petits-russiens  et  largement  puisé  dans  la  tra- 
duction orale  la  plus  autorisée.  Il  avait  connu,  notamment,  le 
vieux  prêtre  uniate  Paul  Niemolowski,  ancien  aumônier  des 
Zaporogues,  chronique  vivante  des  exploits  des  Kozaks,  réper- 
toire des  contes  et  des  chansons  de  l'Ukraine.  Niemolowski  avait 
même  pris  soin  de  consigner  dans  un  ouvrage  intitulé  :  La  Mer 
Noire,  le  souvenir  des  principales  courses  de  ses  compatriotes.  Il 
laissa  également  des  mémoires  manuscrits. 


JULES    SLOYVACKI  213 

vigueur  pittoresque,  ce  riche  coloris,  cette  fantaisie 
brillante,  tantôt  plastique  et  somptueuse,  tantôt  aé- 
rienne et  musicale,  qui  font  partie  de  son  génie.  Il 
m'est  difficile  de  bien  montrer  cette  imagination 
orientale,  car  je  ne  puis  songer  à  réunir  dans  la  même 
page  et  à  plaquer  les  unes  à  côté  des  autres  une  foule 
de  touches  éparses  dans  le  récit  poétique  —  jetées  ici 
ou  là,  suivant  le  besoin  de  la  peinture,  et  qui  ne  se 
fondent  que  dans  l'ensemble.  Je  donnerai  simplement 
un  spécimen  de  cette  fantaisie  féerique  que  j'indiquais 
tout  à  l'heure  comme  un  des  dons  du  poète  : 

Quelle  belle  vue  que  celle  du  Czertomelik,  roi  des  Cent 
Iles!  L'eau  a  dérobé  la  terre;  le  château  se  mire  dans 
l'onde  transparente  qui  vient  briser  contre  la  muraille  ses 
Ilots  mugissants.  Quand  on  le  regarde,  étrange  illusion  !  on 
dirait  que  le  château  remonte  le  cours  du  fleuve.  La  brique 
se  revêt  de  l'éclat  du  corail,  les  piliers  légers  semblent 
des  roseaux;  plusieurs  meurtrières  à  la  gueule  menaçante 
épient  et  guettent  la  Mer  Noire  ;  vers  le  sommet  de  l'édifice, 
des  fenêtres  de  cristal  étincellent  et  brillent  comme  l'au- 
rore, et  mille  couleurs  s'agitent  dans  le  rayon  qui  en 
revient.  L'intérieur  est  habité  par  le  seigneur  du  Czerto- 
melik, le  fier  attaman,  qui  commande  la  Sicz...  Dans  les 
pièces,  ô  prodige  des  prodiges!  que  de  merveilles  renferme 
le  château  des  Cent  Iles  !  Sur  le  fond  d'azur  des  hautes 
murailles,  les  lampes  brillent  comme  des  étoiles; les  tapis 
sont  des  prairies  émaillées  de  fleurs,  et  ces  fleurs  sont  aussi 
fraîches  que  si  on  venait  de  les  cueillir  dans  la  rosée  du 
matin.  Çà  et  là,  le  cristal  a  remplacé  le  mur;  dans  les 
miroirs,  le  regard  court  et  court  encore  et  découvre  sans 
cesse  de  nouvelles  salles,  toutes  illuminées  des  mêmes 
lampes...  Est-ce  un  enchantement?  il  semble  que,  par  cette 
route  lumineuse,  on  pourrait  aller  jusqu'à  Dieu!  Le  plan- 
cher de  la  salle  a  été  taillé  dans  le  marbre  ;  un  dauphin 
d'or  fait  jaillir  autour  de  lui  un  cristal  liquide  qui  répand 
une  agréable  fraîcheur,  et  les  lumières  brillent  à  travers  la 
transparence  de  l'eau.  La  vue  de  ces  feux,  de  ce  cristal  et 


214  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

de  ces  fleurs,  jette  les  yeux  dans  un  perpétuel  éblouisse- 
ment1... 

Cependant,  nous  n'avons  eu  jusqu'ici  que  de  la  fan- 
taisie :  cette  poésie  est  délicieuse,  mais  ce  n'est  pas  de 
la  poésie  de  premier  ordre.  L'émotion  profonde  en  est  ab- 
sente. Voilà  pourquoi  je  n'insisterai  point;  et  c'est  aussi 
pourquoi  l'on  ne  me  verra  pas  m'occuper  de  Beniowski, 
œuvre  pourtant  très  postérieure  aux  premières  pro- 
ductions de  notre  poète  et  qui  date  de  la  maturité  de 
son  talent.  Mais  il  faut  remarquer  du  moins  —  c'est 
ici  le  lieu  —  que  Slowacki  resta  singulièrement  fidèle 
aux  affinités  de  son  tempérament,  le  jour  où  il  fit  choix 
de  ce  personnage  historique  comme  héros  d'un  de  ses 
poèmes.  Beniowski  fut  encore  un  Polonais  du  Sud,  et 
l'un  des  plus  étonnants  parmi  ceux  de  la  même  région 
qui  vécurent  au  xvme  siècle  :  tel  que  va  nous  le  pré- 
senter le  grand  historien  Rulhière,  était-il  assez  fait  pour 
réjouir  le  cœur  et  fasciner  l'imagination  de  l'aventureux 
poète  dont  nous  étudions  le  génie?  Voyez  plutôt  la  fantas- 
tique odyssée  de  ce  gentilhomme  de  Podolie  :  dirait-on 
pas  un  rêve?  Un  rêve  d'audace  héroïque  et  qui  court  à 
tous  les  dangers,  protégée  par  une  étoile  : 

Le  comte  Beniowski,  d'une  famille  originairement  hon- 
groise, atteint  d'un  coup  de  canon  dans  les  reins,  et 
échappé  de  ses  fers  en  Russie  même  ;  reconnu  à  Péters- 
bourg,  et  d'abord  accueilli,  mais  bientôt  indigné  des  in- 
fâmes propositions  qu'il  y  reçut,  pour  racheter  sa  liberté  par 
la  promesse   de    retourner  parmi    les   confédérés   et    d'y 

1.  Traduction  Venceslas  Gasztowtt.  C'est  à  cette  traduction, 
parue  en  1870  à  la  librairie  du  Luxembourg,  16,  rue  de  Tournon, 
que  j'emprunte  presque  toutes  les  citations  qui  se  trouvent  dans 
cette  étude.  —  On  sait  aussi  que  M.  Gasztowtt  a  publié  en  1881, 
chez  Galmann  Lévy,  un  petit  volume  intitulé  :  le  Poète  polonais 
Jules  Slowacki.  Cet  excellent  Essai  m'a  été  fort  utile,  et  j'y  ai 
puisé  de  nombreux  renseignements. 


JULES    SLOWACKI  215 

assassiner  Pulawski  ;  transporté  ensuite  au  Kamtchatka,  à 
l'extrémité  orientale  du  continent,  employé  avec  les  plus 
vils  malfaiteurs  à  faire  du  charbon  dans  les  forêts,  y 
trame  une  conspiration,  y  réunit  cent  cinquante  hommes 
audacieux  et,  sans  autres  armes  que  les  instruments  de  leur 
travail  et  quelques  fusils  de  chasse,  escalade  une  forteresse, 
se  rend  maître  d'une  ville,  fait  prêter  serment  par  les  habi- 
tants à  la  confédération  de  Pologne;  et  prévoyant  l'impos- 
sibilité de  se  soutenir  dans  cette  capitale  d'une  province 
russe,  se  jette  avec  sa  troupe  dans  un  mauvais  navire,  le 
conduit  avec  habileté  sur  cette  mer  inconnue,  cherche  en 
remontant  vers  le  Nord  ce  passage  de  l'Europe  à  l'Asie, 
objet  de  tant  de  voyages;  repoussé  bientôt  par  les  glaces, 
revient  vers  le  Midi,  découvre  quelques  îles,  leur  donne 
son  nom,  livre  plusieurs  combats  à  des  sauvages,  aborde 
au  Japon,  à  l'île  Formose,  à  la  Chine  ;  parvient  aux  établis- 
sements des  Européens  dans  les  Indes,  ramène  en  Europe, 
sur  un  vaisseau  français,  quatre-vingts  compagnons  de  son 
infortune  et  de  son  courage,  parmi  lesquels  se  trouvaient 
deux  Suédois,  six  Hongrois,  dix  Polonais,  sept  Prussiens, 
deux  Hollandais,  un  Suisse,  deux  Danois,  plusieurs  Alle- 
mands, quelques  Russes,  des  Kamtchadales,  des  gens  des 
frontières  de  la  Chine,  et  un  sauvage  de  l'Amérique;  et 
enfin,  pour  prix  de  l'accueil  qu'il  reçoit  en  France,  y  remet 
entre  les  mains  du  ministre  toutes  les  archives  du  Kam- 
tchatka enlevées  de  cette  province. 

C'est  vraiment  miraculeux,  vous  dis-je,  et  nous  ve- 
nons d'admirer  en  ces  lignes  un  prodige  d'Aventure  ; 
mais,  à  son  tour,  notre  poète  n'eût  pas  été  ce  qu'il  était, 
c'est-à-dire  un  grand  imaginatif  né  dans  le  sud  de  la 
Pologne,  si  l'idée  ne  lui  fût  venue  d'enjoliver  un  pareil 
thème,  et  de  broder  là-dessus  les  mille  et  une  varia- 
tions et  boutades  de  sa  fantaisie  poétique1.  Ceci  dit, 
—  et  après  nous  être  complu  à  ces  facettes  si  bril- 
lantes   de    son  génie,    —    laissons  les   feux  de  pier- 

1.  Beniowski  resta  inachevé.  Slowacki  n'en  composa  que  les 
cinq  premiers  chants,  qui  parurent  en  1841,  à  Paris. 


216  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

reries  ;  laissons  Zmija,  laissons  Benioivski  ;  prenons 
congé  de  l'exquis  et  brillant  virtuose.  C'est  désormais 
le  grand  poète  que  je  veux  montrer  dans  l'œuvre  de 
Slowacki  :  il  importe  que  sa  haute  image  se  révèle  au 
lecteur  dès  la  fin  de  ce  premier  chapitre,  et  justement 
à  propos  du  pays  d'Ukraine,  terre  de  fantaisie,  sans 
doute,  mais,  en  même  temps,  terre  de  fougue  et  de 
mélancolie,  terre  de  l'élan  chevaleresque,  du  chant 
bardique,  du  large  vol.  Voilà  pourquoi  je  vais  trans- 
crire la  pièce  de  Slowacki  que  j'appellerais  volontiers 
la  chevauchée  idéale  du  barde  et  du  chevalier,  telle- 
ment le  vers  y  complète  l'aventure,  marche  du  même 
pas  qu'elle  et  la  scande,  tant  le  poète  y  semble  insépa- 
rable du  héros  qu'il  célèbre,  tant  ils  ont  l'air  de  deux 
cavaliers  qui  passent,  et  s'en  vont  de  compagnie  vers 
les  exploits  légendaires.  Je  fais  allusion  à  la  dumai 
célèbre  sur  Venceslas  Rzewuski.  Vous  allez  entendre 
la  note  épique  et  lyrique  ;  et  au  milieu  de  ce  bruit 
d'ailes  dont  le  cheval  sacré  s'enveloppe  alors  qu'il  s'en- 
lève de  terre  et  qu'il  monte,  parmi  l'éclat  d'un  tel 
essor  et  parmi  le  chant  dont  le  poète  accompagne  cette 
ascension  lumineuse,  vous  distinguerez  le  je  ne  sais 
quoi  de  passionné,  de  mystérieux  et  de  poignant  qui 
vous  annoncera  que  l'âme  humaine  est  du  voyage,  et 
qu'elle  aussi  bat  du  désir  de  dire  les  mots  ineffables, 
les  paroles  qui  glorifient  l'amour  et  la  mort,  et  la  vie 
héroïque  et  le  songe  : 

Duma  sur  Venceslas  Rzewuski 

Il  vogua  sur  les  mers,  il  fut  jadis  Farys,  dormit  sous  le 
palmier,  sous  le  sombre  cyprès;  priant  comme  un  Arabe, 
il  vit  Ja  Khaaba,  visita  le  tombeau  du  prophète. 

1.  En  Ukraine,  on  appelle  duma  tout  chant  historique  ou  légen- 
daire colporté  dans  le  pays  par  des  rapsodes  et  céléhrant  les 
hauts  faits  des  aïeux, 


JULES    SL0WACK1  217 

Son  cheval  d'Arabie  était  d'un  blanc  sans  tache.  Sept 
fois  sur  son  cheval  il  traversa  le  désert  de  Gaza;  il  s'arrêta 
devant  le  Saint-Sépulcre,  inclina  humblement  le  front 
comme  font  les  pèlerins  à  Jérusalem. 

Les  étoiles  éclairaient  sa  route  dans  le  désert;  il  avait 
pour  défenseur  son  épieu  rapide  comme  le  vent;  errant  par 
le  monde,  il  avait  pour  ami  son  poignard,  et  ce  poignard 
lui  venait  d'une  jeune  fille. 

Une  nuit  qu'il  quittait  le  perron  d'un  harem,  pour  cou- 
per l'échelle  de  soie,  il  prit  le  poignard  de  son  amante.  Bien 
que  ce  fût  une  arme  de  femme,  l'acier  était  de  Damas,  il 
était  bien  trempé,  et  le  manche  en  était  d'or  fin. 

Lorsqu'il  parla  de  s'éloigner,  elle  pâlit  et  pleura,  et 
réclama  le  poignard,  car  elle  voulait  se  tuer.  «  Vis  de 
longues  années.  Adieu,  fille  du  désert,  ton  poignard  me 
mettra  au  tombeau. 

«  Car,  lorsque  ce  désert  aura  englouti  tout  mon  passé, 
lorsque  la  vie  me  pèsera,  alors,  je  me  tuerai.  J'ai  une  âme 
sauvage.  Il  me  faut  un  poignard,  il  me  faut  prendre  avec 
moi  ton  poignard.  » 

Les  coursiers  d'Arabie  l'emportèrent  accablé  de  tristesse, 
car  elle  avait  disparu  du  perron,  car  il  avait  vu  dans 
l'étang,  sous  la  fenêtre,  des  cercles  sur  l'eau  et  un  voile 
blanc...  0  Polonais!... 

Il  était  nuit  quand  il  revit  son  cher  pays  natal  ;  la  lune 
s'élevait  ronge  au-dessus  des  steppes,  et,  par  cette  nuit, 
un  aveugle  même  eût  reconnu  ces  steppes  au  parfum  des 
fleurs  de  la  patrie. 

Et  la  moisson  dorée  s'inclina  devant  lui,  et  il  rêvait  qu'un 
ami  fidèle  viendrait  à  sa  rencontre,  mais  ses  amis  n'étaient 
plus...  Ils  s'étaient  endormis  danslatombe  glacée,  pendant 
qu'il  errait  au  désert. 


218     LES    GRANDS  POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

Il  partit  donc  tout  seul,  inconnu  de  tout  le  monde,  et  en 
quittant  la  cour  et  la  porte  de  sa  maison,  il  voulut  détour- 
ner son  cheval  et  retourner  dans  les  plaines  où  les  Bédouins 
passent  rapides  comme  le  vent. 

Mais  les  sabots  du  cheval  avaient  été  décloués  par  les 
cailloux,  et  le  cheval  était  fatigué...  L'émir  sauta  à  bas  de 
l'étrier  et  entra  dans  sa  demeure  sans  serrure  et  sans  vitre, 
où  les  tentures  avaient  été  vermoulues  par  la  rosée. 

Il  se  sentit  revivre  lorsqu'il  aperçut  ces  rochers  des  rives 
du  Smotrycz,  où  vivait  l'aigle  blanc,  où  il  faisait  son  nid. 
Cet  aigle  était  l'étoile  de  l'espérance,  quand  il  planait  dans 
l'azur  du  ciel. 

Pour  son  cheval,  dans  son  jardin,  il  bâtit  un  berceau,  il 
fit  dorer  le  râtelier,  élever  des  murs  de  cristal.  Devant  les 
soldats  du  Tsar,  il  pouvait,  sur  ce  cheval  aux  pieds  ailés, 
s'enfuir  bien  loin  et  rester  toujours  libre. 

Un  jour,  un  messager  arriva  de  Varsovie,  et  il  s'écria  : 
«  Le  pays  se  soulève  !  »  Aussitôt  l'émir  Rzewuski  s'élance 
dans  les  sentiers  des  steppes,  et,  derrière  lui,  sur  leurs 
chevaux,  des  Kozaks  turcs,  vêtus  de  rouge  et  de  blanc, 
glissaient  au  milieu  des  steppes,  à  travers  les  tristes 
sépulcres  du  passé. 

Les  Kozaks  de  l'émir,  quand  ils  errent  dans  les  bruyères, 
savent  chanter  en  chœur  un  chant  triste  et  sauvage.  L'écho 
du  tertre  des  steppes  renvoie  ce  chant  qui  dit:  «  Ho  !  hour- 
rah!  notre  émir  !  » 

Il  se  rendit,  comme  les  autres,  dans  les  plaines  de 
Daszow,  où  notre  cavalerie,  au  milieu  du  cliquetis  des 
sabres  et  de  joyeuses  clameurs,  se  rangea  en  une  redou- 
table muraille  et  fit  flotter  dans  l'air  un  nuage  de  dra- 
peaux. 

Les  nôtres  eussent  triomphé,  bien  que  la  lutte  fût  déses- 
pérée; mais  soudain,    un    commandant  d'artillerie  donna 


JULES    SLOWACKI  219 

cet  ordre  à  double  sens:  «  La  cavalerie  sur  les  ailes!  »  Ils 
tournèrent  bride,  s'éloignèrent  et  perdirent  leur  ardeur. 

L'émir  aussi,  quand  le  feu  des  canons  eut  fait  silence,  se 
retira  avec  désespoir,  mais  se  retira  le  dernier.  Qui  contes- 
terait son  courage,  alors  que  les  brèches  sont  nombreuses 
au  tranchant  de  son  sabre,  comme  les  perles  dans  un 
chapelet? 

Et  lorsqu'il  s'éloignait  de  sa  chère  patrie,  la  lune  repa- 
rut rouge  au-dessus  des  steppes...  «  Vole  plus  vite  à  tra- 
vers la  plaine  ;  tu  te  reposeras,  mon  cheval,  quand  nous 
serons  arrivés  sur  la  terre  de  Turquie. 

«  0  mon  cheval,  mon  cheval,  qu'as-tu  fait  de  ta  force?  Tu 
t'es  peut-être  déferré  en  écrasant  les  baïonnettes  ?  Peut- 
être  as-tu  été  brisé  par  le  vent  des  balles?  Arrête,  mon 
cheval,  que  je  voie  si  tu  n'as  pas  quelque  part  une  balle 
cachée?  » 

«  Non,  je  ne  vois  rien...  A  la  bonne  heure...  mais  la  route 
est  pénible  la  nuit.  »  Il  aperçut  alors  dans  les  steppes  une 
chaumière  abandonnée.  Le  cheval  rongea  les  fleurs  froides, 
et  l'émir,  au  milieu  de  la  cabane,  se  coucha  fatigué  sur  la 
terre... 

Il  s'endormit  profondément,  —  la  lutte  l'avait  épuisé... 
Un  paysan  payé  par  le  Tsar  le  tua  dans  son  sommeil,  et,  de 
ses  mains  tremblantes,  enfonça  dans  la  poitrine  de  l'émir 
le  poignard  delà  jeune  fille  jusqu'au  manche  doré. 

Oh  !  pourquoi  donc,  émir,  n'avoir  pas  rendu  le  poignard 
à  la  jeune  fille  du  désert,  lorsqu'elle  voulait  se  tuer? 
Aujourd'hui  elle  dort  dans  les  flots,  mais  son  présent  fatal 
restera  à  jamais  dans  ton  cœur. 

A  Moscou,  on  tira  le  canon  sur  le  Mont  des  Saluts,  et  la 
ville  fut  ébranlée  par  le  chant  de  l'airain.  C'était  le  Tsar 
russe  qui  se  réjouissait  de  ce  que  l'émir  Rzewuski  dormait 
en  paix  dans  le  tombeau  des  steppes. 


220  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 


III 


LE    SANG    DE    L  AIGLE    BLANC    SUR    LA    NEIGE 
ET    L'INFINIE    DOULEUR 

Le  chant  que  nous  venons  d'écouter  n'était  qu'un 
prélude.  On  peut  le  considérer  comme  le  premier  en 
date  de  ceux  des  poèmes  de  Slowacki  qui  devaient  faire 
tressaillir  l'âme  de  ses  compatriotes  et  lui  assurer  sa 
place  parmi  les  trois  bardes  de  la  Pologne,  au 
xixe  siècle.  N'eût-il  écrit  que  Zmija,  ou,  plus  tard, 
la  tragédie  de  Balïadyna,  ou  encore  ce  court  chef- 
d'œuvre  :  la  Peste  au  désert,  personne  n'eût  pu  nier 
de  bonne  foi  qu'il  ne  fût  un  grand  artiste  ;  toutefois, 
qui  donc  eût  songé  à  voir  en  lui  l'un  des  inspirés  de 
la  patrie?  Quel  Polonais  eût  salué  l'image  de  l'infor- 
tune publique  dans  ces  visions  où  se  mirait  le  génie 
individuel  du  poète  Slowacki,  mais  qui  ne  reflétaient 
ni  la  Pologne,  ni  son  cruel  destin,  ni  ses  espérances 
indéfectibles  au  milieu  des  pires  malheurs  ? 

Mais  tout  poète  digne  de  ce  nom  est  doublé  d'un 
homme  «  auquel  rien  d'humain  n'est  étranger  »,  selon 
le  vers  de  Térence.  Ainsi  qu'une  aiguille  suit  un 
cadran,  la  poésie  suit  la  vie  du  poète,  afin  d'en  rythmer 
les  heures  :  et  il  y  a  des  chances  pour  que  l'heure  la 
plus  vibrante  et  la  plus  sonore  d'une  telle  existence 
soit  celle  où  le  poète  s'est  reconnu  dans  la  vie  des 
autres,  et,  subitement,  s'est  fondu  en  elle.  Alors  l'ai- 
guille inspirée  retentit  ainsi  que  la  cloche  des  grands 
jours  :  c'est  la  voix  soudaine  du  bourdon.  Avec  une 
ampleur  auguste  et  profonde,  elle  s'épand  au  loin  sur 
les  hommes.  Dans  cet  appel  de  l'aède,  ils  reconnaissent 


JULES    SLOWACKI  221 

la  résonnance  idéale  et  comme  le  timbre  de  leurs  émo- 
tions les  plus  fortes. 

Cette  vérité,  Slowacki  l'éprouva  vite,  et  pour  sa 
gloire.  Emigré  de  1831,  il  se  sentit  écrasé  de  la  même 
douleur  que  ses  compatriotes.  A  cette  date,  qu'y  avait-il 
d'autre  en  Pologne  que  l'émotion  nationale  ?  Elle  sub- 
mergeait ou  absorbait  tout  le  reste.  Elle  était  la  somme 
de  toutes  les  émotions  fortes,  puisqu'il  n'y  avait  pas 
de  famille  qui  ne  fût  captive  sur  le  sol  de  la  patrie,  qui. 
ne  comptât  un  exilé  ou  un  martyr,  et  que  la  souffrance 
de  tous  ces  gens  était  ce  qu'il  y  avait  de  plus  intense, 
de  plus  terrible,  et  d'impérissable  aussi,  d'éternelle- 
ment mémorable,  dans  la  vie  d'alors.  L'obsession  dou- 
loureuse, la  triste  pensée  quotidienne  de  chacun  des 
enfants  d'un  tel  peuple  devait  donc  s'emparer  en  maî- 
tresse de  l'âme  de  ses  poètes  et  susciter  leurs  créations 
les  plus  émouvantes. 

Aussitôt  après  1830,  celui  des  poètes  de  Pologne 
dont  nous  nous  occupons  en  cette  étude  eut  le  pressen- 
timent qu'il  approchait  de  la  source  d'inspiration  supé- 
rieure, car,  dès  le  premier  acte  de  Kordian,  on  relève 
ces  lignes  frappantes  : 

Que  la  foudre  éclate  sur  ma  tête  et  allume  en  moi  quelque 
grande  pensée  au  milieu  de  la  foule  tumultueuse  de  mes 
rêves...  Mon  Dieu!  ôtez  de  mon  cœur  ces  vagues  inquié- 
tudes, donnez  une  âme  à  ma  vie,  faites  briller  un  but  devant 
les  yeux  de  mon  àme...  Une  grande  pensée,  une  seule! 
qu'elle  me  brûle  de  ses  feux  ! 

Il  ne  l'appelait  pas  en  vain,  cette  pensée  vitale  :  et  elle 
était  déjà  née  dans  son  âme.  C'étaitjustementau  cours 
de  cette  œuvre  qu'il  devait  commencer  à  toucher  la 
corde  profonde.  Pour  la  première  fois,  son  vers 
renvoya  l'écho  de  la  commune  douleur  et  de  la  préoc- 
cupation universelle.    La   Pologne  !  Agir  pour  la  Po- 


222     LES    GRANDS    POETES    ROMANTIQUES    DE    LA   POLOGNE 

logne  !  Voilà,  pour  un  Polonais,  la  vraie  grande  pen- 
sée, la  seule  !  Et  le  second  acte  de  Kordian  se  termine 
encore  par  ce  cri  du  héros  : 


Non,  il  me  faut  une  grande  pensée,  qu'elle  vienne  de  la 
terre  ou  qu'elle  vienne  du  ciel.  Je  vois  du  haut  de  mon 
rocher  l'ombre  d'un  guerrier  se  dresser  au  milieu  des 
glaces...  C'est  Winkelried,  qui  a  réuni  dans  ses  deux 
mains  les  piques  de  ses  ennemis  et  se  les  enfonce  dans  la 
poitrine.  Peuples,  Winkelried  n'est  pas  mort!  La  Pologne 
est  le  Winkelried  des  nations!...  A  moi,  Polonais! 


Ce  poème  dramatique  de  Kordian  met  en  scène  un 
jeune  gentilhomme  qui  ressent  d'abord  la  mélancolie 
maladive  et  le  fameux  «  vague  à  l'âme  »  des  Werther, 
des  René,  des  Manfred,  des  Obermann,  c'est-à-dire  des 
premiers  héros  romantiques,  puis,  peu  à  peu,  se  libère 
de  son  désespoir  fictif  en  considérant  de  plus  près 
les  réalités  de  ce  monde,  et  en  essayant  de  se  jeter  dans 
l'action  violente  pour  servir  sa  patrie  opprimée.  11  re- 
tourne donc  dans  son  pays  (le  poète  suppose  que  l'his- 
toire se  passe  avant  1830)  et  entre  dans  un  complot 
dont  les  affiliés  méditent  d'attenter  à  la  vie  du  tsar 
Nicolas,  venu  à  Varsovie  pour  se  faire  couronner  roi 
de  Pologne1.  Une  réunion  secrète  des  conjurés  a  lieu 
dans  les  caveaux  de  l'église  Saint-Jean.  Kordian  y 
prononce  des  paroles  enflammées,  et  le  morceau  est 
resté  l'un  des  plus  célèbres  de  la  littérature  polonaise. 
Mais  le  président  de  la  réunion,  un  vieil  homme  d'Etat 
aussi  habile  à  manier  la  parole  et  la  plume  que  le  sabre, 
et  qui  a  combattu  jadis  pour  la  liberté  américaine  aux 


1.  Il  y  eut  en  effet  un  complot  de  ce  genre  :  Mochnacki  l'a 
raconté  dans  son  Histoire  de  l'insurrection  de  1830.  Cette  partie 
du  poème  est  à  moitié  historique. 


JULES  SLOWACKI  223 

côtés  de  Pulawski  et  de  Kosciuszko1,  désapprouve  le 
régicide:  ses  objurgations  impressionnent  l'assemblée, 
et,  par  un  vote  final,  celle-ci  renonce  à  son  projet 
d'assassiner  l'empereur.  Puisqu'il  en  est  ainsi,  Kordian 
agira  seul  :  il  ne  veut  pas  se  soumettre  à  la  décision  de 
la  majorité.  Il  appartient  à  l'école  des  porte-enseignes  et 
il  est  de  garde  au  Château  le  soir  même  :  il  se  charge  de 
délivrer  la  Pologne  de  son  tyran.  Seulement,  il  n'a 
rien  de  l'énergie  froide  du  véritable  homme  d'action; 
il  y  a  en  lui  de  l'Hamlet.  Au  moment  d'entrer  dans  la 
chambre  du  Tsar,  il  se  trouble  et  tombe  évanoui.  L'auto- 
crate, qui  a  entendu  du  bruit,  se  lève  et  sort  de  sa 
chambre:  dans  le  vestibule,  son  pied  heurte  le  porte- 
enseigne  étendu  sans  connaissance  ;  il  devine  l'attentat 
projeté  sur  sa  personne.  Le  conspirateur  va  être  con- 
damné à  mort.  Mais,  avant  que  sentence  ne  soit  rendue, 
le  grand-duc  Constantin,  vice-roi  de  Pologne,  person- 
nage excentrique  et  terrible,  mélange  de  singe,  de 
tigre,  et  de  fou,  somme  Kordian  défaire  preuve  de  bra- 
voure en  présence  du  Tsar  :  il  lui  intime  l'ordre  de  mon- 
ter à  cheval,  d'enlever  sa  bête,  et  de  sauter  ainsi  par- 
dessus des  baïonnettes  dressées  en  faisceaux  sur  la 
place  de  Saxe.  Il  le  traite  de  lâche,  s'il  n'obéit.  Le  jeune 
officier  polonais  bondit  sous  l'insulte,  saute,  et  retombe 
vivant  de  l'autre  côté  de  la  pyramide  de  carabines.  Emer- 
veillé de  ce  prodige  équestre,  le  grand-duc  arrache 
à  son  frère  la  grâce  du  jeune  homme  au  cours  d'une 
scène  extrêmement  remarquable,  où  la  figure  de  Nico- 
cas  et  celle  de  son  aîné  sont  peintes  de  main  de  maître, 
où  les  deux  caractères  sont  des  plus  vivants,  et  qui 
montre  à  quel  point  le  poète  était  doué  pour  le  théâtre. 
Par  malheur,  Tordre  de  surseoir  à  l'exécution  n'arrive 
pas  à  temps  :  Kordian  est  déjà  tombé  sous  les  balles. 

1.  C'est  évidemment  Niemcewicz. 


224     LES    GKAKDS    POÈTES   -ROMANTIQUES   DE    LA    POLOGNE 

Tel  est  ce  poème  dramatique,  dont  nous  tenons  à 
extraire  le  discours  de  Kordian  aux  conjurés  et  en  re- 
grettant beaucoup  que  la  place  nous  manque  pour 
transcrire  également  la  scène  entre  le  Tsar  et  son 
frère  : 

Je  plonge  mes  regards  dans  les  ténèbres  du  passé  et  j'y 
vois  l'ombre  d'une  femme  en  deuil.  —  Qui  est-elle?  —  Je 
tourne  les  yeux  vers  l'avenir,  —  et  je  vois  devant  moi  des 
millions  d'étoiles  :  l'ombre  du  passé  tend  les  bras  vers  ces 
étoiles;  ces  étoiles,  ce  sont  des  poignards...  cette  ombre, 
c'est  l'ancienne  Pologne. 

La  sagesse  des  hommes  d'Etat  a  greffé  sur  le  vieil  arbre 
la  Pologne  nouvelle  ;  toutes  deux  ont  fleuri  sur  la  même 
tige,  comme  deux  roses  de  diverse  couleur  sur  un  même 
rosier  :  toutes  deux  sont  comme  deux  chevaliers  de  même 
taille  dans  la  même  armure,  marchant  poitrine  contre  poi- 
trine et  allant  combattre  l'ennemi...  comme  deux  prières 
émanées  d'une  même  pensée  se  noyant  dans  le  sein  de  Dieu; 
comme  deux  essaims  d'abeilles  que  le  villageois  enferme 
ensemble  dans  une  même  ruche...  —  En  ce  temps-là!  les 
superbes  Titans  du  Midi1  se  révoltèrent  contre  Dieu,  les 
rois  et  l'esclavage.  Dieu  ne  fit  que  sourire  sur  son  trône  de 
saphir;  mais  les  rois  tombèrent  comme  les  branches  sous 
la  hache  ;  la  guillotine,  vêtue  de  lambeaux  de  crêpe,  agitait 
infatigablement  son  bras  d'acier,  et,  à  chaque  geste  qu'elle 
faisait,  la  foule  diminuait  d'une  tête.  Tous  les  rois  purentla 
voir,  car  cette  guillotine  était  la  tragédie  du  peuple  —  et 
les  rois  étaient  spectateurs.  Aussi,  ils  crièrent  vengeance  ! 
Une  femme,  à  la  fois  tsar  et  courtisane,  tenait  fixé  sur  nous 
son  regard  assassin  ;  elle  nous  jugeadignes  de  la  couronne 
du  martyre,  et  inventa  pour  nous  un  martyre  nouveau... 
Piamassant  le  crâne  tombé  du  cadavre  des  Bourbons,  elle  mit 
cette  tête  sanglante  et  pâle  sur  les  épaules  de  son  amant2, 
et  nous  donna  pour  roi  cet  homme  à  tête  de  mort.  Puis 
elle  lui  vola  sous  les  yeux  son  héritage  mortuaire  sans 
qu'il  remuât  la  main...  Le  crêpe  manquait  pour  le  linceul 

1.  La  Révolution  française. 

2.  Stanislas-Auguste. 


JULES   SLOWACKI  225 

de  notre  mère  :  on  le  coupa  en  trois.  Et  aujourd'hui  —  de- 
mandez à  l'oiseau  qui  revient  de  Sibérie  combien  de  ci- 
toyens gémissent  dans  les  mines  ?  combien  on  en  a  égor- 
gés? combien  ont  été  avilis  et  transformés  en  traîtres? 
Quant  à  nous,  nous  sommes  tous  enchaînés  à  un  cadavre; 
car  cette  terre  est  un  cadavre.  Le  Tsar  a  eu  peur  de  la  rage 
de  son  frère,  et  il  l'a  jeté  sur  la  Pologne,  pour  la  salir  de 
son  écume,  et  la  déchirer  de  sa  dent  furieuse.  —  Conjurés 
et  vengeurs!  lorsque  le  Tsar,  debout  devant  l'autel,  mettait 
la  couronne  sur  son  front,  c'était  alors  qu'il  fallait  le  per- 
cer du  glaive  étincelant  de  nos  rois,  l'enterrer  dans  l'église, 
puis  la  purifier  comme  si  la  peste  y  avait  passé,  en  murer 
les  portes,  et  dire  :  «  Dieu  puissant,  ayez  pitié  de  ce  pé- 
cheur! »  Voilà,  et  rien  de  plus...  Maintenant,  le  Tsar  est 
assis  à  table,  nos  humbles  satrapes  courbent  le  front  devant 
lui;  les  rubis  du  vin  étincellent  dans  des  milliers  de  verres, 
les  flambeaux  brillent,  et  la  musique  retentissante  émiette- 
les  moulures  de  la  muraille.  Tout  autour  de  la  salle,  des 
femmes,  épanouies,  fraîches  et  embaumées  comme  des" 
roses  de  Saron,  appuient  leurs  fronts  sur  les  épaules  des 
Moscovites.  (Avec  force. )-Entron s  à  ce  banquet...  et  écrivons 
en  lettres  de  feu  sur  la  muraille  un  aarêt  de  vengeance  et 
de  destruction,  l'arrêt  de  Baithazar.  Le  Tsar  laissera  tom- 
ber de  ses  mains  sa  coupe  à  moitié  pleine,  et  les  paroles 
tracées  j?ar  la  lueur  bleuâtre  des  glaives,  ce  sera  la  mort 
qui  les  lui  traduira,  la  mort  plus  sage  encore  que  la  voix 
de  Daniel.  Ensuite  —  la  liberté  !  Ensuite  —  la  clarté  du 
jour!  La  Pologne  étend  ses  limites  jusqu'aux  deux  mers, 
et,  après  une  nuit  de  tempête,  elle  respire,  elle  est  vivante. 
Vivante!...  avez-vous  bien  sondé  les  profondeurs  de  ce 
mot?  Je  ne  sais...  Mais  dans  ce  seul  mot  je  sens  un  cœur 
qui  bat;  je  le  divise  en  sons,  je  le  brise  en  lettres,  et  dans 
chacun  de  ces  sons  j'entends  toute  une  voix  immense  !  Le 
jour  de  notre  vengeance  sera  grand  dans  l'avenir,  les 
siècles  en  garderont  la  mémoire  !  Dans  la  joie  de  ce  pre- 
mier jour  de  liberté,  les  hommes  frapperont  les  airs  deleurs 
cris  d'allégresse,  puis  ils  mesureront  par  le  souvenir  les 
ténèbres  de  l'esclavage  passé,  ils  s'assoieront...  se  mettront 
à  pleurer  à  sanglots,  comme  des  enfants,  et  l'on  entendra 
le  grand  cri  de  douleur  de  la  résurrection. 


226     LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

Si  belle  et  grave  que  fût  dans  Korclian  rémotion 
patriotique,  elle  n'y  descendait  point  en  ces  profon- 
deurs de  désespoir  sublime  où  le  poète  s'est  complu 
dans  Anhelli.  On  chercherait  en  vain  dans  l'œuvre  des 
rivaux  du  poète  une  suite  de  tableaux  aussi  impres- 
sionnants et  aussi  sombres  que  ceux  qui  se  déroulent 
dans  ce  poème  écrit  en  prose  biblique1.  Autant  que 
Mickiewicz,  l'auteur  a  vécu  le  martyre  de  la  Pologne; 
et,  lorsque  nous  pensons  à  de  tels  poèmes,  lorsque 
nous  évoquons  les  jours  d'affliction  mortelle  d'où  on 
les  vit  éclore  ainsi  que  des  fleurs  désolées,  nous  sentons 
alors  notre  cœur  s'affaisser  avec  celui  des  bardes 
de  la  nation  captive  :  nous  entendons  la  plainte  de 
leurs  frères  d'autrefois  s'élever  du  fond  des  âges,  et 
gémir  :  «  Nous  avons  suspendu  nos  harpes  aux  saules 
de  Babylone,  et  nous  avons  pleuré  en  nous  souvenant 
de  Sion...  »  Toutefois,  dans  le  monologue  de  Conrad, 
la  souffrance  du  patriote  se  tempère,  si  l'on  peut  dire, 
de  la  joie  du  barde  créateur,  envahi,  possédé,  soulevé 
d'une  inspiration  si  puissante  qu'il  lui  semble  un 
moment  qu'il  va  faire  rebrousser  chemin  au  Destin,  et 
retourner  la  terre  sur  son  axe.  Une  aussi  magnifique  illu- 
sion n'existe  pas  dans  Anhelli.  C'est  ici  l'abîme  de  la 
désolation  et  du  deuil,  d'où  montent  des  accents  pareils 
à  ces  suspiria  de  profundis  qui  s'échappent,  dans  le 
poème  de  Dante,  des  lèvres  de  ceux  qui  se  virent  con- 
damnés à  l'éternelle  douleur.  N'allez  pas  croire,  au 
reste,  que  le  poète  polonais  ait  imité  Dante  :  il  n'en  est 
rien.  Il  diffère  du  Florentin  autant  qu'il  est  possible. 
Tout  appartient  en  propre  à  Slowacki,  dans  son 
poème  :  pensées,  visions,  images.  Anhelli  nous  prend 
à   la  lettre  aux   entrailles,  car   le  frisson   spécial  au 

1.  J'allais  oublier  la  vision  intitulée  :  le  Songe,  dans  le  Poème 
inachevé  de  Krasinski;  peut-être,  pourtant,  l'impression  est-elle 
encore  plus  accablante  dans  Anhelli. 


JULES    SLOWACKl  227 

xixe  siècle  court  dans  cette  œuvre,  et  cette  sensibilité 
de  poète  est  vraiment  sœur  de  la  nôtre;  elle  sait  les 
expressions  qui  nous  bouleversent  et  nous  anéan- 
tissent... Oui,  voici  le  poème  et  voici  le  lieu  de  l'an- 
goisse mortelle,  de  la  tristesse  insondable.  Quel  décor! 
C'est  là-bas,  en  Sibérie,  au  sein  des  étendues  maudites, 
que  le  sang  de  l'aigle  blanc  s'écoule  sur  la  neige,  dans 
l'infinie  douleur.  C'est  là-bas  que  chemine  tristement 
le  Polonais  Anhelli,  guidé  par  le  Schaman,  sorte  de 
barde-prêtre,  qui,  d'après  la  légende,  représentait  la  vie 
intellectuelle  et  morale  chez  les  Sibériens.  C'est  là-bas 
que  le  pauvre  pèlerin  retrouve  sa  douloureuse  patrie, 
coupée  en  trois  tronçons  dans  la  vie  réelle,  mais  ra- 
menée à  l'unité  par  la  fiction  symbolique  du  poète  et 
située  par  elle  en  Sibérie  :  Slowacki  suppose  que  la 
Pologne  condamnée  à  la  déportation, la  Pologne  émigrée, 
et  la  Pologne  enchaînée  sur  le  sol  natal  se  donnent  pour 
ainsi  dire  rendez-vous  dans  l'enfer  glacé  du  Nord  et 
s'y  réunissent. 

Le  poème  ne  saurait  se  raconter  :  il  se  compose, 
je  le  répète,  d'une  suite  de  visions  déchirantes  ou  mélan- 
coliques. Çà  et  là,  le  poète  y  sème  quelques  images 
d'une  grâce  aérienne,  et  pareilles  à  des  fleurs  qu'on 
effeuillerait  sur  une  tombe.  Pour  donner  au  lecteur 
quelque  idée  de  l'ensemble,  il  ne  servirait  de  rien  de 
citer  tel  verset  gracieux  : 

Alors,  sur  l'appel  de  l'enfant,  il  sortit  d'Anhelli  un 
esprit  d'une  éclatante  beauté,  orné  de  mille  couleurs  et 
portant  de  blanches  ailes   sur  ses  épaules. 

Puis,  de  faire  suivre  cette  jolie  image  d'une  image 
terrible,  prise  quelques  pages  plus  loin  : 

On  suspendit  aux  croix  ces  hommes  égarés,  on  leur 
cloua  les  mains,  et  celui  qui  était  à  droite  criait  :  «  Ega- 


228    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

lité  »,  celui  qui  était  à  gauche  criait  :  «  Le  sang  »,  celui 
qui  était  suspendu  au  milieu  disait  :  «  La  foi  !  » 

Tout  à  coup,  vers  minuit,  une  aurore  boréale  s'étendit 
sur  la  moitié  du  ciel,  il  en  sortit  des  milliers  de  glaives 
flamboyants  ;  et  tout  devint  rouge,  même  ces  croix  et  ces 
martyrs. 

Une  telle  méthode  offrirait  trop  de  décousu  :  mieux 
vaut  essayer  de  relier  quelques  passages  de  la  fin  du 
poème  et  d'en  faire  une  seule  citation  d'une  longueur 
suffisante.  On  verra  que  l'une  et  l'autre  note  s'y 
trouvent  fondues  dans  une  tristesse  au  delà  de  laquelle 
il  n'y  aurait  rien,  si  un  cri  de  sursaut  n'éclatait  à  la  fin 
de  l'œuvre  : 

I 

Comme  ils  approchaient  du  cimetière,  Anhelli  enten- 
dit l'hymne  des  tombeaux  qui  se  lamentaient,  de  sorte 
qu'on  aurait  dit  une  plainte  des  cendres  contre  Dieu. 

Mais  aussitôt  que  les  gémissements  s'élevèrent,  un  ange 
assis  au  sommet  de  la  colline  agita  ses  ailes  et  les  apaisa. 

Trois  fois  il  le  fît,  car  à  trois  reprises  pleurèrent  les 
tombeaux. 

Anhelli  demanda  au  Schaman  :  «  Quel  est  cet  ange  aux 
ailes  blanches,  portant  une  si  triste  étoile  sur  ses  cheveux, 
et  devant  qui  s'apaisent  les  tombeaux  ?  » 

Mais  le  vieillard  ne  lui  fit  aucune  réponse  ;  il  recouvrait 
de  neige  les  cadavres  des  morts,  et  il  était  occupé. 

II 

Peu  après,  le  Schaman  mourut  dans  les  bras  d'Anhelli, 
qui  l'emporta  hors  de  la  hutte,  avec  une  jeune  femme  nom- 
mée Ellenaï,  qui  avait  jadis  commis  un  grand  crime. 

Il  ensevelit  le  vieillard  dans  laneige,  et,  se  tournant  vers 
la  jeune  femme,  lui  dit  :  «  Veux-tu  de  moi  pour  frère?  Par- 
tons ensemble.  »  Elle  se  jeta  à  ses  pieds,  en  disant:  «  Mon 
an se  !  »     • 


JULES    SLOWACKI  229 

Anhelli  la  releva,  et  ils  s'en  allèrent  tous  deux  vers  le 
Nord  ;  derrière  eux  marchaient  les  rennes  du  Schaman, 
sachant  bien  qu'ils  suivaient  de  nouveaux  maîtres. 

Anhelli  se  taisait,  car  il  avait  le  cœur  plein  de  larmes  et 
de  douleur. 

III 

Anhelli,  cette  jeune  femme  et  les  rennes  du  Schaman  s'en 
allèrent  dans  un  lointain  désert  du  Nord  ;  ils  y  trouvèrent 
une  hutte  déserte  taillée  dans  la  glace,  et  s'y  établirent. 

Après  quelques  jours  passés  sous  le  même  toit,  Anhelli 
prit  l'habitude  d'appeler  du  nom  de  sœur  cette  pécheresse 
et  cette  pénitente. 

Elle  lui  tenait  lieu  de  servante,  elle  faisait  son  lit  de 
feuilles,  allait  traire  les  rennes  sur  le  soir,  et,  le  matin, 
les  menait  aux  pâturages. 

Son  cœur,  grâce  à  ses  prières  continuelles,  se  remplit 
de  larmes,  de  tristesses  et  d'espérances  célestes,  et  son 
corps  se  revêtit  de  la  beauté  de  son  âme. 

Ses  yeux  devinrent  radieux  de  lumière  divine  et  de 
sainte  confiance  ;  ses  cheveux  grandirent,  et,  quand  elle 
s'en  revêtait  comme  d'une  longue  robe,  ils  ressemblaient 
à  la  tente  d'un  pauvre  pèlerin. 

Bientôt  vint  lejour  sibérien  ;  le  soleil  ne  se  couchait  pas, 
mais  courait  par  le  ciel  comme  un  cheval  dans  la  lice,  avec 
une  crinière  en  flammes  et  un  front  resplendissant  de 
blancheur. 

La  terrible  lumière  ne  finissait  jamais  ;  le  bruit  des 
glaces  était  comme  la  voix  de  Dieu  s'adressant  des  hau- 
teurs du  ciel  aux  hommes  misérables  et  abandonnés. 

La  tristesse  et  la  mélancolie  finirent  par  amener  la  mort 
de  cette  exilée  ;  elle  se  coucha  sur  son  lit  de  feuilles,  au 
milieu  de  ses  rennes,  pour  y  mourir. 

Tournant  vers  Anhelli  ses  yeux  de  saphir,  inondés  de 
grandes  larmes,  Ellenaï  lui  dit  :  «  Je  t'ai  aimé,  mon  frère, 
et  je  te  quitte. 

«  Je  m'étais  attachée  à  toi  comme  une  sœur,  comme  une 
mère,  et  quelque  chose  de  plus  encore...  mais  la  tombe 
finit  tout... 


230    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

«  Ne  m'oublie  pas  ;  car  qui  pensera  à  moi  après  ma 
mort,  si  ce  n'est  le  renne  que  j'aimais  à  traire  en  versant 
des  larmes.  » 

Puis  elle  commença  d'une  voix  mourante  à  réciter  les 
litanies  de  la  Sainte  Vierge,  et  en  terminant  ces  mots  : 
«  rose  d'or  »,  elle  expira. 

En  signe  de  miracle,  une  rose  vivante  tomba  sur  la  poi- 
trine blanche  de  la  morte,  et  y  reposa,  tandis  que  dans  la 
hutte  se  répandait  un  violent  parfum  de  rose. 

Anhelli  n'osa  pas  toucher  le  corps  de  la  morte,  ni  joindre 
ses  mains  qui  étaient  restées  étendues;  mais,  s'étant  assis 
au  bout  du  lit,  il  pleura... 

Vers  trois  heures  après  minuit,  il  entendit  frapper  à  la 
porte,  qui  était  faite  de  glace  ;  et,  ayant  enlevé  la  pierre, 
il  sortit  à  la  lune. 

Il  reconnut  l'ange  qui  lui  avait  rappelé  son  amour  pour  la 
femme  et  son  premier  amour  sur  terre  ;  il  baissa  donc  la 
tête  devant  lui  et  se  tint  silencieux. 

Eloa  lui  dit  ;  «  Apporte  ici  le  corps  de  ta  sœur,  je  la  pren- 
drai et  l'ensevelirai  avec  pitié  ;  elle  m'appartient.  » 

Anhelli  retourna  dans  la  hutte,  prit  le  corps  sur  ses  bras, 
l'apporta  et  le  déposa  sur  la  neige,  aux  pieds  de  Fange. 

Eloa,  s'étant  agenouillée  au-dessus  de  cette  femme  en- 
dormie, engagea  au-dessous  d'elle  les  deux  extrémités  de 
ses  ailes  de  cygne,  et  les  attacha. 

Puis,  portant  le  cadavre  dans  ses  ailes,  elle  se  leva  à  la 
lueur  de  la  lune  et  partit. 

Anhelli  rentra  dans  la  hutte  déserte,  et,  en  regardant 
les  murs,  il  gémit,  car  elle  n'était  plus  là... 

Anhelli,  le  dernier  des  trois  malheureux,  ne  survit 
guère  au  Schaman  et  à  Ellenaï;  une  vision  apocalyp- 
tique et  guerrière  surgit  aussitôt  après  sa  mort,  ainsi 
qu'un  appel  de  clairon  : 

Dans  l'obscurité  qui  suivit,  parut  tout  à  coup  une  grande 
aurore  méridionale  et  comme  un  incendie  de  nuages. 

La  lune  fatiguée  descendait  dans  les  flammes  des  cieux, 
comme  une  blanche  colombe  s'abatlant  le  soir  sur  une 
chaumière  rougie  par  le  soleil  couchant. 


JULES    SLOWACKI  231 

Elca  était  assise  au-dessus  du  corps  d'Anhelli,  portant 
une  étoile  mélancolique  sur  ses  cheveux  llottants. 

Tout  à  coup,  de  l'aurore  rayonnante  elle  vit  s'élancer 
sur  son  coursier  un  cavalier,  armé  de  pied  en  cap,  qui 
volait  à  bruit  terrible. 

La  neige  cheminait  devant  lui  et  s'écartait  devant  le 
poitrail  de  son  cheval,  comme  la  vague  écumante  devant  la 
barque. 

Dans  les  mains  du  cavalier  était  un  étendard,  et  sur 
l'étendard  brillaient  trois  lettres  de  feu. 

Le  cavalier,  étant  arrivé  au-dessus  du  cadavre,  se  mit  à 
crier  d'une  voix  tonnante  :  «  Un  soldat  repose  ici;  qu'il 
se  lève  ! 

«  Qu'il  saute  sur  mon  cheval;  je  le  transporterai,  comme 
dans  un  tourbillon,  en  un  pays  où  il  se  réjouira  dans  le 
feu. 

«  Les  nations  ressuscitent  !  Les  villes  sont  pavées  de 
cadavres  !  Le  peuple  triomphe  ! 

«  Au  bord  des  fleuves  sanglants,  sur  les  perrons  des 
palais,  on  voit,  debout,  les  rois  pâles  pressant  sur  leur  sein 
leur  vêtement  de  pourpre,  pour  abriterleur  poitrine  contre 
la  balle  sifflante,  et  contre  l'ouragan  de  la  vengeance 
populaire. 

«  Leurs  couronnes  s'envolent  de  leurs  têtes,  comme  les 
aigles  du  haut  des  rochers,  et  les  crânes  des  rois  sont  à 
découvert. 

«  Dieu  jette  ses  foudres  sur  leurs  têtes  grises  et  leurs 
fronts  veufs  de  couronnes. 

«  Debout,  quiconque  a  une  âme  !  Debout,  il  est  temps  de 
vivre  pour  les  hommes  forts!  » 

Ainsi  parla  le  cavalier,  et  Eloa,  se  levant  d'au-dessus  du 
corps,  lui  dit:  «  Cavalier,  ne  le  réveille  pas,  car  il  dort. 

«  Il  était  destiné  au  sacrifice,  au  sacrifice  même  de  son 
cœur.  Cavalier  !  vole  plus  loin,  ne  le  réveille  pas. 

«  Je  suis  cause  en  partie  que  son  cœur  n'était  ni  si  pur 
qu'une  source  cristalline,  ni  si  parfumé  que  le  lis  du  prin- 
temps. 

m  Son  corps  m'appartient,  et  ce  cœur  était  à  moi.  Cavalier! 
ton  cheval  frappe  du  pied,  continue  ta  course  !...  » 

Le  cavalier  de  feu  partit  au  galop  avec  un  bruit  semblable 


232    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

à  celui  d'une  grande  tempête,  et  Eloa  s'assit  au-dessus  du 
cadavre. 

Elle  se  réjouit  en  voyant  que  le  cœur  d'Anhelli  ne  s'était 
point   réveillé  à  la  vue  du   cavalier,  et  qu'il  reposait  déjà. 


IV 


LES    DRAMES     DE     SLOWACKI 

Le  génie  individuel  ne  perd  jamais  ses  droits,  et  s'il 
est  évident  qu'il  n'acquiert  toute  sa  vertu  qu'en  sympa- 
thisant avec  le  sentiment  général,  il  n'en  tient  pas 
moins  à  sa  liberté  native.  Il  cherche  avec  ardeur  les 
conceptions  et  les  formes  qui  porteront  son  empreinte 
particulière,  exprimeront  ce  qu'il  a  de  plus  caractéris- 
tique et  de  plus  inné.  Tout  grand  lyrique  qu'il  fût,  le 
lyrisme  ne  suffisait  pas  à  Slowacki,  car  il  se  sentait 
aussi  l'étoffe  d'un  poète  dramatique.  Et  nous  allons 
voir  qu'il  était  étonnamment  doué  pour  le  théâtre,  ou 
plutôt  pour  un  certain  genre  de  théâtre. 

Chose  vraiment  étrange  en  effet,  chose  presque  stu- 
péfiante, ce  fut  aux  sujets  les  plus  noirs,  les  plus 
monstrueux,  les  plus  superbement  horribles,  qu'il 
s'attaqua  de  préférence  ;  et  avec  une  vigueur  qu'on 
n'eût  point  soupçonnée  chez  l'esprit  le  plus  musical, 
le  plus  aérien,  le  plus  fluide  et  le  plus  fantastique  delà 
Pologne.  Voilà  certes  de  quoi  faire  réfléchir  l'esthéti- 
cien; mais  ne  se  trouve-t-il  pas  —  le  souvenir  en 
remonte  immédiatement  à  la  mémoire  et  le  rapproche- 
ment s'impose  —  que  le  même  fait  s'était  produit  en 
Angleterre  une  vingtaine  d'années  auparavant,  dans 
l'œuvre  de  Shelley?  Cet  angélique  esprit,  cet  esprit 
de    céleste   lumière,    n'écrivit-il  pas   les   Cenci,   véri- 


JULES  SLOWACKI  233 

table  cauchemar  qui  rivalise  avec  les  plus  sombres 
imaginations  des  plus  sombres  dramaturges  de 
l'époque  d'Elisabeth  ?  Et  ne  se  trouve-t-il  pas  aussi  que 
Slowacki  fut  fasciné  par  ce  sujet  des  Cenci  et  qu'il  en 
fit  un  drame  à  son  tour?  On  se  sent  incité  à  chercher 
la  raison  de  pareilles  invraisemblances,  qui  pourtant 
sont  des  faits  réels  de  littérature  :  et  il  n'y  a  qu'à 
creuser  l'essence  du  génie  des  deux  poètes  pour  la 
trouver,  car,  en  somme,  la  chose  est  plus  simple  qu'elle 
ne  parait  au  premier  abord. 

Ce  qui  constitue  la  marque  spéciale  du  génie  de 
Shelley  et  de  celui  de  Slowacki,  ce  n'est  pas  seulement 
la  faculté  d'imagination,  prépondérante  chez  tous  les 
grands  poètes,  mais  suffisamment  équilibrée  chez  la  plu- 
part d'entre  eux  parla  fréquentation  des  hommes,  parce 
contact  avec  la  vie  réelle  dont  ils  ne  peuvent  s'empê- 
cher de  cruellement  souffrir,  et  qui  toutefois  les  éclaire, 
et  fortifie  leur  âme,  —  ce  n'est  pas,  dis-je,  la  faculté 
d'imagination  :  c'est  la  faculté  de  Rêve,  poussée  à  l'ex- 
trême puissance,  aux  dernières  limites.  C'est  la  ten- 
dance au  rêve  effréné,  illimité,  c'est  le  désir  d'un  vol 
sans  fin  à  travers  des  espaces  toujours  changeants  et 
des  visions  toujours  différentes,  c'est  l'éloignement  à 
toutes  ailes  et  la  disparition  dans  l'éther,  c'est  l'ab- 
sence et  c'est  l'illusion  au  plus  loin  de  la  terre  et  des 
hommes.  Je  dirais  volontiers  qu'ils  sont  là  deux  princes 
de  l'Irréel,  si  le  mot  :  irréel,  signifiait  quelque  chose  de 
possible  et  de  vrai,  s'il  avait  un  sens  pour  notre  enten- 
dement et  s'il  n'était  pas  une  simple  figure  de  lan- 
gage, —  à  moins  qu'il  ne  soit  le  vocable  symbolique 
destiné  à  indiquer  ces  réalités  invisibles  que  l'âme 
devine  sans  que  l'œil  puisse  les  apercevoir,  ni  la  main 
les  dessiner,  ni  la  poésie  les  rendre,  et  qui  ne  selaisse- 
raient  effleurer  que  par  le  vol,  invisible  lui-même,  de 
la  musique.  Quoiqu'il  en  soit,  il  est  strictement  exact 


234    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

d'affirmer  que  ce  sont  là  deux  princes  de  l'invention 
étrange,  de  celle  qui  semble  couper  les  ponts  derrière 
elle  et  rompre  toute  attache  avec  la  réalité  terrestre, 
tellement  elle  la  dépasse  et  la  déforme.  Elle  la  dépasse, 
soit  en  se  perdant  dans  les  lointains  de  l'Univers,  au 
delà  de  tout  regard,  soit  en  sublimisant  la  figure 
humaine  :  c'est  le  cas  pour  Shelley;  elle  la  déforme, 
soit  en  s'enfonçant  dans  les  lointains  de  l'antiquité 
barbare,  soit  en  outrant  la  figure  humaine,  et  jusqu'à 
la  rendre  fantasmatique  ou  démoniaque  :  c'est  le  cas 
pour  Slowacki.  Je  le  répète,  la  faculté  de  Rêve 
est  extrêmement  rare  à  ce  degré,  même  chez  les 
poètes,  car  non  seulement  les  conceptions  poétiques 
reposent  d'ordinaire  sur  un  solide  fond  de  réalité,  mais 
j'ai  toujours  été  diverti  par  l'opinion  des  bons  bour- 
geois sur  la  poésie,  qu'ils  croient  «  dans  la  lune  »  ou 
«  dans  les  nuages  »,  suivant  leur  amusante  expression, 
et  ce,  sous  le  fallacieux  prétexte  que  les  poètes  ont  des 
allures  d'originaux  et  d'êtres  absents.  11  serait  vrai- 
ment trop  facile  de  démontrer  que  le  sang  de  la  terre 
circule  à  travers  les  représentations  poétiques  les  plus 
audacieuses.  Un  «  philistin  »,  ou  même  un  lettré  à  vue 
courte,  s'imaginera  peut-être,  en  lisant  le  monologue 
de  Conrad,  de  Mickiewicz,  que  ce  poète  Conrad  est  un 
être  de  pure  chimère.  Rien  de  plus  faux  :  c'est  un  être 
de  réalité  ;  c'est  un  prophète  hébreu,  un  brahme  inspiré, 
un  barde-mage,  analogue  à  ces  hommes  dont  l'histoire 
et  la  légende  nous  affirment  également  l'existence,  et 
qui  dirigèrent  les  premières  sociétés  humaines.  Et  il 
est  même  aussi  réel  aujourd'hui  qu'autrefois  :  au 
xixe  siècle,  Mickiewicz  fut,  de  son  vivant,  accepté 
comme  tel  par  son  peuple.  Il  y  a  mieux  :  chez  un  autre 
peuple,  idéaliste  aussi  celui-là,  mais  sceptique  en 
même  temps,  enthousiaste  et  railleur  à  la  fois,  le  nôtre, 
Lamartine  et  Victor  Hugo  jouèrent  quelque  chose  de 


JULES    SLOWACKI  235 

ce  rôle.  Si  Mickiewicz  tend  à  exagérer  la  puissance  de 
Conrad  en  se  servant  de  quelques  images  d'où  Ton 
pourrait  induire  que  celui-ci  s'attribue  des  pouvoirs 
au-dessus  de  l'homme  et  s'égale  à  Dieu,  ce  ri  est  Ici  que 
figure,  et  il  n'invente  pas  du  moins  l'essentiel  de  sa 
puissance  :  elle  fut,  cette  puissance,  elle  est  même 
encore.  Prenons  un  autre  exemple  et  dans  un  autre 
ordre  d'idées.  Les  héros  de  Byron  sont  l'image  du 
révolté  ;  or,  rien  de  plus  réel  ;  l'histoire  ne  cessa  d'en- 
fanter des  révoltés,  le  xixe  siècle  en  foisonna.  Byron 
n'en  a  fourni  que  le  modèle  idéal  :  il  n'a  fait  qu'accen- 
tuer certains  traits  del'irrégulier,  et  que  lui  donner  en 
outre  une  sorte  d'auréole,  pour  que  le  type  en  apparût 
plus  frappant  et  plus  sympathique.  Tout  ceci  revient  à 
dire  que  la  poésie  n'est  le  plus  souvent  qu'une  projec- 
tion, un  agrandissement,  une  représentation  plus  puis- 
sante de  la  réalité.  Et  il  n'est  pas  inutile  d'ajouter  que 
cette  fille  ailée  et  merveilleuse  de  la  vie  réelle  ne  sau- 
rait se  passer  longtemps  de  sa  mère  :  c'est  au  vaste 
sein  de  celle-ci  qu'elle  replonge,  lorsqu'elle  se  sent 
épuisée;  c'est  là  qu'elle  se  répare  sans  cesse  et  se  réin- 
vigore  :  et  comme  Antée  touchait  le  sol,  pour  reprendre 
des  forces.  Telle  est  la  généralité  des  cas  poétiques. 

Mais  il  peut  se  faire  que,  tout  à  fait  exceptionnelle- 
ment, certains  poètes  aient  la  tête  si  surchauffée  de 
rêve  et  de  fantaisie,  de  désirs  «  d'au-delà  »  et  «  d'ail- 
leurs »,  qu'ils  tendent  à  créer  je  ne  sais  quels  mondes 
supracélestes  ou  démoniaques,  je  ne  sais  quelle  lumière 
aveuglante  ou  spectrale,  je  ne  sais  quelles  planètes 
ou  quelles  créatures  totalement  différentes  de  notre 
planète  ou  de  notre  espèce,  je  ne  sais  quels  êtres  non 
pas  seulement  surhumains,  mais  extra-humains,  si 
l'on  peut  dire.  Shelley,  Slowacki,  Edgar  Poe,  furent 
de  ces  poètes.  Ceux-ci  sont,  sur  terre,  l'Etranger.  C'est 
d'ailleurs  le  nom  dont  ils  se  définissent,  car  ils  se  con- 


236  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

naissent.  «  Pendant  qu'avec  les  accents  d'une  terre 
inconnue,  la  triste  Uranie  examinait  le  visage  de 
l'Etranger  »,  dit  Shelley,  dans  Adonais.  Il  faudrait 
transcrire  tout  ce  passage  et  montrer  la  longue  suite 
d'originales  métaphores  qui  lui  servent  à  dépeindre 
sa  personne  et  son  âme  :  «  Un  esprit  semblable  à  un 
léopard,  un  amour  masqué  de  désolation,  un  pouvoir 
ceint  de  faiblesse,  etc.  »  Slowacki,  de  son  côté,  fait 
cette  déclaration  véhémente,  dans  la  préface  de  Lilla 
Weneda,  pièce  dédiée  au  Poète  anonyme  :  «  Chaque 
fois  que  je  me  heurte  à  la,  réalité,  mes  ailes  retombent 
et  je  suis  triste,  comme  si  j'allais  mourir,  ou  fu- 
rieux*... » 

De  tels  esprits  sont  merveilleusement  doués  pour  le 
lyrisme  féerique  et^métaphysique  et  pour  le  drame 
étrange.  J'indiquais  tout  à  l'heure  une  ou  deux  des 
lignes  du  portrait  symbolique  que  Shelley  nous  laissa 
de  lui-même  :  j'avais  gardé  pour  la  fin  le  trait  synthé- 
tique et  divinateur  où  le  grand  poète  anglais  dessine  à 
l'avance,  et  comme  si  son  œil  de  visionnaire  l'aperce- 
vait dans  l'avenir,  la  poésie  de  Slowacki.  «  Une  fra- 
gile forme,  un  fantôme  sans  compagnons,  semblable  à 
la  nuée  de  forage  expirant  dont  le  tonnerre  est  le 
glas.  »  Lisez  et  relisez  la  seconde  moitié  de  cette 
phrase  :  tout  est  là,  vous  dis-je,  pour  Slowacki.  Sa 


1.  Les  essayistes  contemporains  attestent  à  leur  tour  la  jus- 
tesse du  coup  d'oeil  que  ces  poètes  surent  jeter  dans  leurs  pro- 
fondeurs. Voici  les  dernières  lignes  par  lesquelles  M.  André  Che- 
vrillon  termine  son  Essai  sur  Shelley,  dans  ses  Eludes  anglaises: 
«  Cet  Ariel  n'est  pas  des  nôtres.  Etait-ce  tout  à  fait  un  homme  que 
la  sauvage  créature  de  beauté  miraculeuse,  svelte  et  délicate, 
à  figure  de  vierge,  aux  grands  yeux  de  songe,  à  la  silencieuse 
démarche  de  serpent,  au  geste  glissant  et  si  rapide?  »  En 
Pologne,  M.  Marian  Zdziechowski  a  signalé  Slowacki  comme 
un  exemplaire  achevé  de  la  fantaisie  débordante  et  de  l'imagi- 
nation effrénée  (Byron  et  son  Siècle,  t.  I,  chap.  m). 


JULES    SLOWACKI  237 

poésie  expire  en  tonnerre  et  en  glas.  Elle  expire  en 
drame. 

C'était  en  effet  à  la  création  dramatique  de  ligures 
absolument  extraordinaires  et  monstrueuses  que  le 
poète  polonais  devait  en  venir,  s'il  voulait  essayer  de 
tromper  la  soif  immense  d'irréalité  qui  constituait  le 
fond  de  sa  nature.  Bien  qu'il  eût  l'imagination  triste  et 
désolée,  parfois  même  livide  et  spectrale,  il  l'avait 
aussi  trop  complexe,  il  l'avait  en  même  temps  trop 
ardente,  trop  flamboyante,  trop  rouge,  il  l'avait  sur- 
tout trop  étendue,  trop  vaste,  trop  inquiète,  pour  se 
confiner  dans  le  chimérique  pur,  dans  le  fantastique 
absolu  :  il  ne  fit  que  se  jouer  à  côté,  que  l'effleurer. 
C'est  d'ailleurs  un  genre  assez  monotone  et  limité  :  n'y 
excellera  qu'un  génie  complètement  visionnaire,  mais 
qui  verra  ses  rêves  d'une  façon  extrêmement  précise 
et  les  rendra  de  même  :  ils  paraîtront  gravés  comme 
au  burin.  Dans  l'histoire  des  lettres,  il  n'y  eut  pour 
cela  qu'un  homme,  et  ce  fut  Poe.  D'autre  part, 
Slowacki  n'avait  pas  «  contemplé  la  beauté  nue  de  la 
Nature  »  ;  elle  n'avait  point  levé  devant  lui  son  voile, 
et  il  n'en  connaissait  pas  les  «  profonds  mystères  »>.  Il 
ne  sut  jamais  s'enfoncer  dans  ses  lointains  et  dans  ses 
abîmes;  il  n'entendit  ni  ne  chanta,  comme  l'Àriel  du 
xixe  siècle,  l'ineffable  symphonie  des  mondes.  Les 
scènes  féeriques  dont  il  a  semé  sa  tragédie  de  Balla- 
dyna  sont  directement  imitées  de  Shakespeare;  et  bien 
que  les  images  en  soient  neuves  et  délicieuses,  on  ne 
saurait  dire  qu'aucune  d'elles  recouvre  une  de  ces 
intuitions  védiques  à  la  Shelley,  un  de  ces  éclairs  de 
pensée  qui  fulgurent  pour  illuminer  l'Inconnu.  Donc, 
barré  encore  et  peu  doué  du  côté  métaphysique,  il  ne 
restait  à  Slowacki  qu'une  seule  issue.  La  peinture  de 
la  figure  humaine  en  action,  de  la  figure  humaine 
outrée,    démesurée,   devenait,    sur  la  fin   de   sa   vie, 


238    LES    GRANDS   POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

l'unique  soulagement  possible  de  son  instinct  poétique, 
maintenant  qu'il  avait  touché  le  fond  de  la  douleur  na- 
tionale et  gémi,  dans  l'un  de  ses  poèmes,  l'élégie  la  plus 
sombre  qu'eût  encore  inspirée  le  sort  de  la  Pologne. 
11  aboutissait  forcément  au  théâtre,  mais  au  théâtre 
dressé  en  toute  liberté  et  en  toute  frénésie  de  rêve, 
dans  l'horrible,  le  farouche,  le  colossal,  le  fabuleux1. 
L'énormité  du  barbare,  du  Titan,  du  démon,  de  l'être 
de  taille  exceptionnelle  ou  de  caractère  effrayant,  et 
qui,  de  sa  main  de  fer  et  de  son  poids  atroce,  écrase 
autour  de  lui  les  autres  êtres,  voilà  la  vision  drama- 
tique chère  à  Slowacki;  je  veux  bien  que  la  tendance 
générale  de  l'époque  romantique,  éprise  des  monstres, 
ait  contribué  à  l'accentuer  dans  l'esprit  du  poète  ; 
jamais  toutefois  l'apparition  de  bronze  n'eût  atteint  dans 
une  œuvre  poétique  une  aussi  formidable  stature,  si 
l'artiste  n'avait  pas  été  plus  apte  que  quiconque  à 
fabriquer  des  êtres  anormaux  et  gigantesques.  Hormis 
sa  Béatrice  Cenci  —  que  le  poète  n'a  point  voulu  d'un 
métal  dur  et  qu'on  sent  plutôt  victime  de  la  fatalité  — 
il  n'est  presque  aucun  des  personnages  de  premier 
plan  du  théâtre  de  Slowacki  qui  ne  rentre  dans  cette 
catégorie  :  Balladyna,  Rosa  Weneda,  Gwinona,  le 
Palatin  de  Mazeppa,  tous  sont  plus  grands  et  plus 
effrayants  que  nature.  Et  c'est  pourquoi  presque 
aucune  des  pièces  du  poète  polonais  n'est  largement 
psychologique  et  humaine.  Cependant,  il  est  une  cer- 
taine réalité  farouche  que  l'intuition  du  poète  a  su  res- 
tituer :  le  drame  de  Lilla  Weneda  reproduit  évidem- 
ment quelques-unes  des  scènes  grandioses  de  l'antiquité 
barbare.  Mais  c'est  qu'aussi  bien  il  s'agissait  de  temps 
fabuleux,  énormes,  et  que  l'ensemble  des  personnages, 


1.  Le  plus  typique  de  ses  drames  — je  ne  dis  pas  le  meilleur  — 
est  Lilla  Weneda. 


JULES    SL0WACK1  239 

chefs,  prophétesses,  bardes,  vierges  douces  et  sublimes, 
masses  guerrières,  participait  à  cette  grandeur  sau- 
vage qui  paraît  avoir  littéralement  fasciné  notre  auteur 
pendant  les  dix  dernières  années  de  sa  vie. 

Il  faut  lire  ces  drames.  Il  faut  les  lire  ou  les  voir 
jouer,  car  d'en  raconter  l'intrigue  ne  servirait  guère, 
et,  quant  à  transcrire  telle  ou  telle  scène,  ce  serait 
également  de  la  besogne  perdue,  puisqu'une  scène 
n'a  pas  de  valeur  indépendante  :  pour  se  rendre 
compte  de  la  force  dramatique  et  de  la  progres- 
sion d'intérêt  qu'elle  représente,  il  est  nécessaire  de 
connaître  les  scènes  précédentes.  Des  quatre  pièces 
principales  écrites  par  Slowacki,  deux  seulement  sont 
scéniques,  et  au  plus  haut  degré,  d'ailleurs  :  Mazeppa 
et  Béatrice  Cencî.  J'ai  vu  jouer  Mazeppa  au  théâtre  de 
Cracovie,  et  il  n'y  a  pas  de  drame  plus  poignant  et 
plus  terrible.  Les  deux  autres,  Balladyna  et  Lilla 
Weneda,  appartiennent  au  genre  du  théâtre  en  liberté 
et  ne  sont  pas  jouables  :  ce  sont  de  vastes  rêves  drama- 
tiques. L'épouvante,  l'humour,  la  féerie,  la  fantaisie,  s'y 
mêlent  ou  s'y  succèdent,  mais  ne  s'y  fondent  pas  dans  un 
tout  vivant  :  il  y  a  composition  défectueuse  et  incohé- 
rence. J'ai  une  autre  critique  à  adresser  à  Balladyna  :  les 
réminiscences  shakespeariennes  y  abondent,  et  j'en  ai 
compté  jusqu'à  sept,  bien  caractérisées.  Mais  le  terrible 
dénouement  est  de  la  plus  rare  originalité.  Cette  Balla- 
dyna, sorte  de  femme-démon,  semblable  à  lady  Macbeth, 
mais  plus  effrayante  encore  et  qui  a  marché  à  son  but  : 
le  trône,  en  écrasant  sur  son  passage  jusqu'à  sa  mère, 
qu'elle  a  d'abord  chassée,  puis  qu'elle  laisse  mettre  à 
la  question  et  expirer  dans  les  tortures,  presque  sous 
ses  yeux,  —  tout  cela  pour  en  arriver  à  être  obligée 
de  se  condamner  elle-même  quatre  fois  à  mort,  lorsque, 
le  premier  jour  de  son  règne  et  selon  la  coutume  immé- 
moriale du  pays,  elle  siège  comme  justicier,  —  cette 


240     LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA  POLOGNE 

figure  de   Balladyna   vous   laisse   une  impression  de 
théâtre  absolument  extraordinaire. 

Plus  farouche  encore,  plus  grandiose,  plus  original, 
plus  vrai,  et  tout  à  fait  colossal,  en  somme,  est  le 
drame  de  Lilla  Weneda.  L'action  se  passe  dans  l'Eu- 
rope du  Nord,  au  début  du  Moyen  Age,  et  retrace  la 
fin  de  la  peuplade  barbare  des  Vénèdes,  écrasée  par 
l'invasion  Léchite.  Slowacki  l'a  résumée  dans  une  pré- 
face aussi  poétique  que  le  drame  lui-même,  selon  le 
mot  du  biographe  et  critique  autorisé  du  poète, 
M.  Malecki.  Voici  quelques  lignes  de  cette  préface, 
écrite  sous  forme  de  lettre  à  Krasinski  : 

En  vérité,  je  te  le  dis,  ce  n'est  pas  moi  qui  ai  amené 
ces  fantômes,  ils  sont  venus  d'eux-mêmes;  la  blanche 
Lilla  Weneda  les  a  amenés  avec  elle;  et  moi,  voyant  cette 
foule  d'hommes,  de  harpes  dorées,  de  casques,  de  boucliers 
et  de  glaives  au  vent,  entendant  les  voix  confuses  de  ce 
peuple  écrasé  depuis  si  longtemps,  j'ai  pris  en  main  une 
des  harpes  vénèdes,  et  j'ai  promis  aux  esprits  un  récit 
fidèle  et  nu,  tel  qu'il  convient  à  des  infortunes  colossales... 
Aperçois-tu  ces  visions?  Voici  une  colline  couverte  d'un 
vert  gazon  :  sur  lacolline  s'élèvent  douze  pierres  druidiques 
et,  treizième,  un  trône  de  granit  revêtu  de  mousse  ;  voici 
cette  colline  couronnée  des  douze  bardes  aux  cheveux 
blancs,  et  inondée  de  toutes  parts  comme  d'un  océan  de 
lueurs  rougeâtres...  Ce  terrible  miroir  où  se  reflète  la  col- 
line, c'est  la  défaite  suprême,  c'est  le  sang  d'une  nation... 
Le  chant  des  douze  harpes  se  répand  au-dessus  d'un  peuple 
de  cadavres  et  pénètre  dans  les  bois  de  sapins  déserts  et 
sonores,  pour  évoquer  de  nouveaux  vengeurs.  —  Ne  te  sens- 
tu  pas  triste?  —  Et,  près  des  douze  bardes,  voici  une  prê- 
tresse qui  leur  défend  de  désespérer,  et  qui,  tout  entière  à 
sa  mission  de  terreur,  marche  sur  des  cœurs  d'hommes  et 
les  brise  sous  ses  pieds...  Euménide  d'Eschyle  criant  :  La 
victoire!  Cent  cœurs  d'hommes  pour  la  victoire  !  —  N'as-tu 
pas  le  frisson  ? 


JULES   SLOVVACKI  241 

Elle  donne  le  frisson,  en  effet,  et  le  poète  a  eu  bien 
raison  de  l'évoquer,  cette  Roza  Weneda,  prophétesse 
effrayante  de  grandeur  barbare,  figure  terrible  et  vraie 
dans  son  patriotisme  farouche,  indomptable,  et  l'un 
des  personnages  les  plus  impressionnants  de  Slowacki. 
Sa  sœur,  la  douce  Lilla  Weneda,  lui  fait  pendant  :  elle 
est  touchante  et  délicieuse,  mais  je  crains  que  le  poète, 
en  la  créant,  ne  se  soit  trop  souvenu  d'Antigone  et  de 
Cordelia.  Du  reste,  et  moins  les  scènes  falotes  où 
s'agitent  les  marionnettes  fantastiques  de  Slaz  et  de 
saint  Gwalbert,  les  deux  derniers  actes  sont  d'une 
beauté  grandiose,  absolue.  Une  scène,  notamment,  est 
inouïe  :  celle  où  le  vieux  roi-barde  Derwid,  assis  sur 
son  trône  de  granit  et  dominant  la  bataille  suprême, 
attend  sa  harpe  d'or  pour  jouer  le  chant  terrible  que 
lui  seul  sait,  que  nul  n'a  entendu  depuis  trois  généra- 
tions, qui  doit  décider  la  victoire  en  faveur  de  son 
peuple  —  et  trouve  dans  le  coffre  de  cèdre,  au  lieu  de 
sa  harpe,  le  corps  de  sa  fille  Lilla  Weneda,  assassinée. 
Je  ne  connais  rien  de  plus  grand,  même  dans  le  théâtre 
de  Shakespeare  ou  dans  celui  des  tragiques  grecs. 

Il  m'est  impossible  de  ne  pas  critiquer  assez  vive- 
ment les  scènes  féeriques  et  fantastiques  dont  le  poète 
parsème  ses  pièces.  Ce  sont  de  simples  imitations  de 
Shakespeare,  et  des  imitations  à  contre-sens  :  les 
scènes  féeriques  ne  sont  à  leur  place  que  dans  les 
féeries,  et  Shakespeare  se  fût  bien  gardé  d'en  intercaler 
dans  ses  grands  drames.  L'humour  de  Slaz,  dans  Lilla 
Weneda,  est  franchement  mauvais  :  ce  valet  de  saint 
Gwalbert  et  saint  Gwalbert  lui-même  sont  des  pan- 
tins, et  l'on  se  demande  comment  un  poète  de  la  force 
de  Slowacki  ne  s'en  est  point  aperçu.  Il  n'en  est  pas  de 
même  des  êtres  féeriques  de  Balladyna,  dont  le  verbe 
aussi  original  qu'ailé  nous  enchante  ;  et  si  l'on  arrive  à 
secouer  cette  idée  vraiment  obsédante  que  les  scènes 

46 


242     LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

fantastiques  de  ce  drame  sont  littéralement  calquées 
sur  celles  du  Songe  d'une  nuit  d'été,  et  que,  sans  le 
souvenir  de  Bottom  et  de  Titania,  le  poète  polonais 
n'eût  jamais  songé  à  faire  figurer  dans  sa  pièce  la  fée 
Goplana  ni  le  lutin  Khoklik  ;  si  Ton  ne  regarde  que  la 
forme,  si  Ton  s'en  tient  à  considérer,  non  leur  person- 
nage, mais  leur  parler  poétique,  il  est  certain  que  ces 
nouveaux  esprits  de  la  Nature,  tout  en  ressemblant 
comme  des  frères  à  ceux  du  grand  Will  et  en  tissant 
comme  eux  les  mille  féeries  de  la  terre,  de  l'air  et  des 
eaux,  n'empruntent  leur  façon  de  s'exprimer  à  per- 
sonne. S'agit-il  d'images,  en  un  mot,  la  fantaisie  de 
Slowacki  est  immense,  sans  limites,  sans  rivale.  Je  ne 
puis  qu'indiquer  telle  figure  exquise,  la  fée  Goplana, 
par  exemple,  «  cette  nymphe  couronnée  d'hirondelles 
qui  s'enfuient  de  sa  chevelure  au  premier  rayon  du 
soleil  de  mai  »  et  la  montrer  passant  dans  les  airs,  à  la 
fin  de  Balladyna,  «  suspendue  par  les  bras  à  la  chaîne 
des  grues  gémissant  tristement  dans  les  plaines  du 
ciel  ».  Et  je  veux  encore  transcrire,  à  propos  de  ces 
créations  fantastiques  du  poète,  une  vision  vraiment 
ineffable  de  quelques  lignes  :  il  s'agit  de  la  hantise 
d'un  pauvre  fou,  amoureux  d'une  morte  assassinée,  la 
malheureuse  Aline,  que  sa  sœur  Balladyna  a  tuée  par 
jalousie  pendant  que  toutes  deux  cueillaient  au  bois 
des  framboises  : 

Elle  est  sous  la  terre,  comme  la  nymphe  des  eaux, 
appuyée  sur  sa  couche  d'argile;  sa  cruche  répand  un  flot  de 
framboises  étoilées;  entourée  d'une  guirlande  rouge,  sa 
forme  blanche  se  penche  immobile  sur  ce  ruisseau  de  fram- 
boises... Et  elle  ne  peut  s'éveiller;  ses  yeux,  jusqu'au  jour 
où  ils  sortiront  de  la  tombe  sous  la  forme  de  bleus  myosotis, 
regardent  avec  leurs  étoiles  d'azur  le  reflet  de  rubis  de  sa 
tombe.  Elle  brille  dans  son  tombeau. 


JULES    SLOWACKI  243 

Quelles  divines  images  de  rêve,  n'est-ce  pas  ?  Et  ne 
dirait-on  pas  une  vision  qui  vient  d'apparaître  au  fond 
d'un  miroir  d'enchanteur?  Mais  elles  défilent  par  mil- 
liers derrière  le  cristal  de  cette  œuvre,  ces  divines 
images  ;  un  magicien  les  évoque  une  à  une,  et  parmi 
elles,  regardez  celle-ci  qui  s'arrête  un  moment  devant 
vous,  étrange  et  pure,  au  milieu  du  drame  de  Béatrice 
Cenci  : 

A  la  place  où  vous  répandrez  mon  sang,  élevez  un  autel 
à  la  blanche  pudeur,  et  sur  cet  autel  une  statue  d'albâtre 
diaphane.  Autour  de  son  cou  tracez  un  cercle  pourpre... 
mais  recouvrez-le  de  perles  et  de  lis... 

Oui,  tout  cela  est  magique.  Et  plus  on  avance  dans 
l'œuvre  de  Slowacki,  plus  on  s'enfonce  dans  la  magie 
du  rêve.  Mais,  peu  à  peu,  Ton  cesse  de  s'étonner  de 
cette  vision  toujours  féerique  et  frissonnante,  —  bien 
qu'elle  tienne  du  prodige,  —  tellement  on  la  sent  natu- 
relle à  ce  merveilleux  poète.  On  s'aperçoitbientôt  qu'elle 
se  lève  du  plus  profond  de  son  être,  qu'à  toute  minute 
elle  frémit  en  son  âme,  et  qu'elle  le  possède  tout  entier. 
C'est  ainsi,  c'est  au  moyen  de  ces  divines  images  qu'il 
put  raffiner  sans  les  affaiblir  les  ardeurs  de  la  passion 
romantique;  il  voila  le  verbe  de  la  Muse  de  1830,  en- 
tremêla des  notes  de  cristal  et  d'or  à  ses  cris  farouches, 
posa  sur  son  front  violent  une  couronne  de  roses,  et 
mit  sur  ses  lèvres  des  paroles  d'une  beauté  suprême. 
Et  pourtant,  quelles  ailes  de  feu,  quel  vol  embrasé  !  Le 
vers  de  Slowacki  sillonne  le  monde  moral,  et  tout 
brûle  :  le  cœur  de  l'homme  est  incendié,  anéanti. 
Comme  il  est  torturant  et  tragique,  l'amour  de  Zbi- 
gniew  pour  Amélie,  dans  Mazeppa!  Celui  de  Giani 
pour  Béatrice  n'est  pas  moins  dur,  dans  le  drame  de 
Béatrice  Cenci  :  combien  souffrent  ces  amants  et  ces 


244    LSS    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA  POLOGNE 

amantes  !  Mais  le  poète  rafraîchit  sans  cesse  cette 
cruelle  atmosphère  de  la  pluie  des  expressions  mer- 
veilleuses, et  des  larmes  de  la  pitié,  et  de  l'effeuillaison 
ininterrompue  d'adorables  fleurs  de  poésie  encore  tout 
humides  d'une  rosée  scintillante  où  se  reflètent  les 
couleurs  de  l'arc-en-ciel.  Ce  chapitre  est  déjà  long",  et 
il  faut  le  clore  :  pour  donner  au  lecteur  un  exemple  de 
ce  mélange  de  passion  et  de  suavité,  je  transcris  l'ad- 
juration de  Mazeppa  au  noble  et  malheureux  Zbigniew, 
qui  a  conçu  pour  sa  jeune  belle-mère  un  amour  sans 
espoir1  : 

Mon  cher  Zbigniew,  toi  qui  soutiens  contre  ce  misérable 
monde  la  lutte  d'un  cœur  généreux,  mon  cher,  mon  noble 
ami  !  Tu  m'as  plu  tout  d'abord  —  je  t'ai  vu  briller  dans  ce 
château  comme  un  chevalier  desanciens  jours,  etmon  cœur 
a  volé  vers  toi:  écoute — ta  passion  n'est  encore  qu'une  étin- 
celle, et  déjàelle  t'a  dévoré,  elle  t'a  flétri,  desséché.  Et  pour- 
tant, tu  n'as  encore  à  te  reprocher  aucune  souillure,  aucune 
faute;  —  ton  religieux  amour  a  laissé  jusqu'à  ce  jour  dans 
les  yeux  de  saphir  deta  bien-aimée  sa  pureté  angélique  et 
sa  sérénité  ;  mais, cela  ne  peut  durer  toujours,  cela  ne  peut 
durer  longtemps...  Crois-moi,  il  faut  que  tu  cèdes  à  ton 
destin,  car  tu  ne  peux  le  dominer  —  non  — cela  est  impos- 
sible. Laisse-la  seule  ici  :  —  semblable  à  un  arbuste  cou- 
ronné de  roses,  qu'elle  s'épanouisse  et  s'effeuille  silencieu- 
sement sous  le  soleil.  Mais  toi,  prends  la  fuite  :  —  déjà 
s'approche,  prêt  à  Remporter  sur  ses  ailes,  l'ange  terrible 
de  la  passion,  —  tu  n'as  plus  qu'à  prendre  la  fuite.  Crois- 
moi,  il  y  a    des  amours  sans  ciel,  sans  Dieu,  sans   étoiles, 

1.  Mais  il  faudrait  lire  aussi  la  scène  in  de  l'acte  V.  Rien  de 
plus  déchirant  que  l'aveu  si  pudique,  à  mots  si  voilés,  de  cet 
amour  fatal.  La  situation  est  d'autant  plus  poignante  qu1  il  s'agit 
dun  amour  partagé.  (Voir  la  traduction  de  Mazeppa,  par  Venees- 
las  Gasztowtt  :  Bulletin  polonais  de  septembre,  octobre,  no- 
vembre, décembre  1900,  et  janvier  1901.)  Cette  traduction  a  éga- 
lement paru  en  brochure  (Heymann  et  Guélis,  3,  rue  du  Four,  à 
Paris). 


JULES    SLOWACKI  245 

qui  réduisent  bientôt  le  cœur  en  poussière  et  le  rongent 
si  bien  par  l'ennui,  le  couvrent  de  tant  de  souillures,  le 
réveillent  si  souvent  pour  un  effort  inutile,  le  plongent 
tant  de  fois  dans  leur  sommeil  énervant  et  stupide,  que  la 
source  du  souvenir  finit  par  se  troubler  :  —  c'est  là  ce  qui 
t'attend... 


LE    ROI-ESPRIT 


Si  j'avais  voulu  condenser  en  deux  mots  mes  commen- 
taires du  chapitre  précédent,  j'aurais  pu  dire  qu'en 
écrivant  les  drames  que  je  viens  d'étudier,  Slowacki 
nous  avait  simplement  offert  des  spectacles  grandioses, 
dont  il  avait,  il  est  vrai,  tenu  à  emprunter  la  sub- 
stance au  passé  historique  ou  légendaire  de  son  pays. 
Le  patriote  avait  tiré  d'une  vieille  ballade  polonaise  sa 
tragédie  fantastique  de  Balladyna  ;  etil  avait,  jusqu'à  un 
certain  point,  symbolisé  la  chute  de  la  Pologne  par  son 
drame  de  Lilla  Weneda:  c'était  tout.  Son  théâtre  cons- 
tituait donc  une  partie  importante  de  son  œuvre  de 
poète  et  d'artiste,  mais  l'auteur  n'avait  eu  cure  de 
l'étoffer  de  philosophie  mystique.  11  n'en  va  pas  de 
même  de  sa  dernière  création,  le  Roi-Esprit,  et  c'est 
parce  qu'une  idée  très  voulue  s'y  exprime  que  cette 
conception  se  différencie  radicalement  des  précédentes. 

Je  dois  même  insister  sur  ce  point,  car  il  y  aurait 
vraiment  à  craindre  que  le  lecteur  ne  fît  une  confusion. 
Il  lui  serait  très  facile  de  se  laisser  aller  à  une  impres- 
sion fausse,  s'il  prêtait  trop  d'attention  au  lien  spécieux 
qu'il  remarquera  sans  nul  doute  entre  les  drames  et 
l'œuvre  dont  nous  allons  nous  occuper.  Comme  on  est 
très  frappé  dès  l'abord  de  l'atroce  grandeur  de  ce  con- 


246  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

quérant  qui  s'appelle  le  Roi-Esprit  et  qu'il  semble  par 
là  le  vrai  frère  des  personnages  que  nous  venons  de 
passer  en  revue,  on  est  tenté  de  le  rattacher  directe- 
ment à  ceux-ci  et  on  peut  se  demander,  en  somme,  si 
ce  dernier  poème  n'est  point  un  simple  prolongement 
de  la  pensée  du  poète  décidément  hanté  par  le  gigan- 
tesque, une  transposition  du  dramatique  dans  le  lyrique 
et  l'épique,  bref,  une  sorte  de  synthèse  des  principaux 
personnages  de  son  théâtre  résumés  cette  fois  en  un 
seul  colosse. 

Mais  il  faut  se  garder  de  tomber  dans  une  telle  er- 
reur, et  pour  la  raison  que  voici  :  il  n'y  a  dans  les 
drames  de  Slowacki  aucune  idée  particulière,  aucune 
thèse,  comme  on  dirait  aujourd'hui  ;  il  s'agit  simple- 
ment de  visions  de  la  vie  et  de  l'histoire  ;  visions  très 
spéciales,  très  particulières,  mais  visions,  représenta- 
tions, spectacles.  Dans  le  Roi-Esprit,  au  contraire,  il 
y  a  non  seulement  une  vision,  mais  une  vue,  une  idée 
mystique,  une  conception  des  origines  providentielles 
de  l'histoire  de  Pologne.  Et  il  ne  s'agit  de  rien  moins 
que  de  l'idée  la  plus  extraordinaire  de  la  littérature 
moderne.  En  outre,  le  poème  manifeste  une  telle 
puissance  d'art,  qu'il  nous  laisse  sous  une  impres- 
sion analogue  à  celle  que  nous  éprouvâmes  à  la  lecture 
du  monologue  de  Conrad  :  je  le  répète  à  dessein,  il 
n'est  point  d'idée  plus  originale,  plus  inattendue,  plus 
inouïe,  que  celle  du  Roi-Esprit. 

Slowacki,  s'étant  souvenu  d'un  personnage  de  Pla- 
ton, Er  d'Arménie  (celui-là  même  qui  descendit  aux 
enfers  et  vint  raconter  ce  qu'il  y  avait  vu),  s'empare  de 
cette  figure.  Il  imagine  qu'Er  a  été  destiné  à  subir  une 
réincarnation  et  à  vivre  une  nouvelle  existence  dans  le 
nord  de  l'Europe,  aux  temps  légendaires  delà  Pologne. 
Il  s'y  appellera  Popiel,  qui  veut  dire  :  fils  des  cendres. 
Et  la  seconde  naissance  de   ce  héros  singulier  est  si 


JULES    SLOWACKl  247 

étrange  qu'elle  donne  à  deviner  que  sa  seconde  vie  ne 
sera  pas  moins  extraordinaire  :  la  cendre  des  morts  a 
fécondé  RozaWeneda,  la  farouche  prophétesse  ;  c'est 
de  la  poussière  du  bûcher  des  derniers  Vénèdes  qu'elle 
a  conçu  Popiel  et  Fa  enfanté  comme  le  vengeur  de 
son  peuple,  détruit  par  l'invasion  Léchite.  Popiel  sera 
le  digne  fils  de  sa  mère.  Son  cœur  ne  respirera  que  ven- 
geance :  il  aura  le  cerveau  puissant,  le  bras  implacable. 
A  lui  seul,  parmi  les  créatures  de  pur  instinct  dont  se 
composent  à  cette  époque  les  tribus  de  la  région,  à  lui 
seul,  parmi  ces  carnassiers,  ces  brutes  et  ces  esclaves, 
a  été  dévolu,  non  seulement  le  génie  de  Faction,  mais 
encore  le  désir  intellectuel  et  métaphysique.  Il  est  hanté 
de  Fidée  suivante  :  savoir  à  tout  pria)  s'il  est  au-dessus 
de  la  terre  et  au-dessus  de  la  volonté  humaine  une 
puissance  et  une  volonté  supérieures.  Il  a  donc,  être 
unique  en  son  temps  et  dans  sa  contrée,  seul  en  cela  de 
son  espèce,  conçu  l'hypothèse  de  V Esprit  ;  seul,  il  est 
Roi-Esprit  au  milieu  des  barbares. 

Il  sait  qu'il  a,  près  de  lui,  deux  génies  invisibles  et 
qui  lui  sont  subordonnés  :  l'un  est  «  un  ange  d'or,  l'ange 
des  nobles  pensées  »,  et  l'autre,  «  un  esprit  de  carnage 
et  de  tempête  ».  Ce  dernier  ne  tarde  pas  à  avoir  le 
champ  libre  :  préposé  aux  mauvaises  passions  de 
l'étrange  barbare,  il  balaie  tout  sur  son  passage  et 
comble  ses  instincts  de  trahison,  de  revanche,  d'orgueil, 
de  domination,  de  cruauté.  Toutefois,  au  milieu  des 
fureurs  auxquelles  il  s'abandonne,  Popiel  ne  perd  pas 
de  vue  l'hypothèse  que  j'ai  dite  :  ses  crimes  ne  font,  au 
contraire,  qu'attiser  son  désir  de  la  vérifier.  Car,  pins 
il  marche  dans  la  voie  sanglante,  plus  il  se  persuade 
qu'il  débouchera  par  ce  sinistre  chemin  sur  l'issue  de 
son  doute.  Sa  volonté  se  tend  et  se  raidit  vers  le  but, 
devient  forcenée.  Il  avance,  prenant  figure  de  monstre, 
et  décidé  à  commettre  des  excès  tels,  que  Dieu  finisse 


2i8   LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

par  se  lasser  —  s'il  existe  —  et  que,  s'il  ne  daigne  se 
montrer  en  personne  à  la  terre,  il  fasse  du  moins  appa- 
raître au  milieu  du  ciel  quelque  signe  terrifiant,  mes- 
sager de  son  horreur  et  de  sa  colère,  symbole  de  pitié 
pour  les  hommes  et  de  foudre  imminente  pour  le  fléau 
qu'ils  endurent.  Et  il  avance  toujours,  de  plus  en  plus 
ensauvagé,  de  plus  en  plus  provocateur,  défiant  et 
souffletant  sans  répit  le  Ciel,  pour  voir  s'il  est  inerte  et 
muet,  ou  si  le  tonnerre  vengeur  y  réside  :  le  mal  auquel 
il  se  livre  devient  indescriptible,  inénarrable,  et  dépasse 
tout  ce  qu'on  avait  vu.  La  terre  se  change  en  une  im- 
mense nappe  de  sang.  Il  a  conquis  l'Europe  du  Nord  à 
la  tête  de  cent  mille  Germains,  et  les  plus  légendaires 
des  exterminateurs,  les  Attila,  les  Gengis-Khan,  les 
Tamerlan,  font  l'effet  de  pauvres  glaives  auprès  de 
lui.  On  dirait  que,  cette  fois,  la  race  humaine  tout  en- 
tière va  être  fauchée.  Hécatombes  de  vaincus,  tortures 
inouïes,  bûchers  s'élevant  jusqu'au  ciel  et  croulant  sous 
les  victimes,  il  entasse  les  abominations  jusqu'à  l'im- 
possible. 11  commet  l'inexpiable  même,  fait  de  sa  mère 
une  torche  vivante,  et  prend  surtout  à  tâche  d'affoler 
le  peuple  Lech,  qui  extermina  les  Vénèdes,  ses  pères, 
et  sur  lequel  il  s'est  abattu  comme  une  trombe. 

Cependant,  Dieu  reste  muet,  Dieu  ne  se  montre  pas. 
Popiel  va  donc  conclure  à  l'athéisme,  ou  plutôt  à  sa 
propre  divinité  d'inexplicable  monstre  :  «  Le  ciel  est 
vide,  la  terre  n'est  que  poussière,  l'humanité  que  pous- 
sière; lui-même  n'est  qu'un  glaive  forgé  parle  hasard  » 
et  se  dressant  au-dessus  des  têtes  comme  la  loi  san- 
glante et  terrible  de  toutes  choses.  11  en  est  là,  lorsque, 
par  un  dernier  geste  de  démence  raisonnée,  de  défi 
suprême  à  ces  puissances  célestes  qui  ne  donnent  pas 
signe  de  vie,  et,  probablement,  n'existent  point,  il  or- 
donne qu'on  immole  celui  qu'il  considère  comme  un 
bienfaiteur  et  comme  un   père,    le   vieux  Svityne,  son 


JULES    SLOWACKI  249 

meilleur  général,  qui  s'efforce  de  racheter  un  peu  l'in- 
famie du  tyran,  combat  ses  ennemis,  défend  son  em- 
pire, étend  ses  frontières,  et  lui  est  aussi  dévoué  que 
s'il  était  le  meilleur  des  rois.  Cette  fois,  c'en  est  trop  : 
le  signe  vengeur  apparaît  : 

Ce  disant,  j'enfonçai  mon  épieu  clans  le  mur  et  dis  à  mes 
bourreaux  :  «  Cette  nuit  encore  à  l'orgie!  A  demain  le 
châtiment  pour  moi  qui  ai  ordonné,  pour  vous  qui  avez 
exécuté  ces  crimes.  »  A  ces  mots,  le  château  s'illumina, 
comme  une  forge,  d'affreuses  lueurs  rougeâtres...  et,  en- 
touré de  mon  cortège  de  pâles  criminels,  je  m'assis, 
cadavre  coloré  de  la  rougeur  fébrile  de  l'ivresse. 


Nous  festoyâmes  à  notre  aise  dans  le  château  désert. 
Nous  nous  servîmes  des  plats  d'argent  de  Svityne,  de  ses 
outres,  de  ses  tapis,  de  ses  coupes,  de  ses  flambeaux  et  de 
ses  bancs,  d'où  l'odeur  d'un  sang  encore  chaud  se  mêlait 
au  parfum  des  cyprès.  Les  coupes  nous  étaient  présentées 
par  les  Crimes  —  spectres  au  visage  verdâtre,  vêtus  de 
manteaux  ensanglantés,  debout  à  nos  côtés  comme  des 
vampires  rouges  et  distincts...  quand  nous  les  regardions, 
ils  disparaissaient. 


Tout  à  coup,  un  page  entra  hors  d'haleine  et  laissa  tom- 
ber de  ses  lèvres  ces  paroles  rapides  :  «  Seigneur,  un  signe 
terrible  vient  d'apparaître  !  Une  longue  traînée  de  feu  brille 
dans  le  ciel.  »  Je  pâlis  ;  et,  arrachant  mon  épieu  de  la  mu- 
raille, comme  si  j'avais  vu  un  esprit  ou  un  fantôme  me 
hurler  à  la  face  un  présage  funeste,  j'en  perçai  de  part  en 
part  la  poitrine  de  cet  homme. 


Je  m'élançai  moi-même  sur  le  perron.  De  là,  on  voyait 
toute  la  contrée  ;  l'azur  scintillait  d'un  millier  d'étoiles, 
toutes  enchaînées  à  une  immense  constellation...  Ce  mé- 


250  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

téore,  pareil  à  un  glaive  gigantesque  sorti  du  fourreau,  avait 
sur  sa  poignée  une  escarboucle  au  reflet  rouge,  qui  brillait 
et  changeait  de  couleur,  comme  un  œil  dans  le  visage  in- 
visible d'un  esprit. 


Alors,  mes  regards  s'attachèrent  fixement  à  cette  étoile, 
et  je  luttai  contre  elle  comme  contre  un  démon  ;  je  la  dé- 
vorais des  venins  démon  cœur;  je  la  rongeais  des  poisons 
corrosifs  de  mon  âme.  Tantôt  c'était  elle  qui  pâlissait,  — 
tantôt  c'était  moi.  Mais  enfin,  je  tombai  sur  un  genou... 
haletant...  le  cœur  transpercé  de  ses  rayons  éblouissants, 
comme  dans  un  tournoi  un  chevalier  meurt,  percé  d'une 
lance. 


Je  crus  voir  dans  l'étoile  un  nouveau  jet  de  flammes... 
un  sourcillement  de  paupières,  un  rapide  coup  d'œil  :  et  je 
sentis  que  mon  esprit  était  brisé  pour  des  siècles  par  une 
force  étrange  —  terrible  —  et  mystérieuse.  Je  tournai  la 
tête  vers  mes  compagnons,  et,  leur  montrant  du  doigt  le 
dragon  enflammé  qui  faisait  tourner  dans  le  ciel  sa  queue 
étincelante,  je  m'écriai  :  «  Elle  vientm'apporter  la  mort, 


Cette  comète  { !  »  Puis,  de  plus  en  plus  pâle,  et  déjà 
troublé,  j'ajoutai  d'une  voix  sombre  :  «  J'ai  vaincu  le 
monde  !  et  voici  la  preuve  que  je  suis  un  esprit  ayant  sur 

1.  On  raconte  que,  quelque  temps  avant  la  dernière  maladie 
d'Ivan  le  Terrible,  une  comète  apparut,  dont  la  queue  était  en 
forme  de  croix,  et  qu'en  la  voyant,  le  monstre  s'écria  :  «  Voici 
le  présage  de  ma  mort!»  Ce  n'est  point  d'ailleurs  le  seul  fait 
que  Slowacki  ait  emprunté  à  l'histoire  ou  à  la  légende  de  ce 
règne  de  sang  :  il  est  visible  qu'il  en  a  utilisé  divers  autres  traits, 
pour  le  présent  poème.  Il  saute  également  aux  yeux  que  l'épisode 
de  la  mort  et  des  funérailles  de  la  jeune  reine  des  Lechites,  dans 
le  Roi-Esprit,  reproduit  avec  des  modifications  la  fameuse  légende 
polonaise  de  la  reine  Wanda. 


JULES    SLOWACRI  251 

la  nature  une  puissance  réelle  !  Les  étoiles  ont  envoyé  cette 
étoile  messagère  s'informer  si  j'étais  vivant,  si,  vêtu  de  la 
pourpre,  je  faisais  encore  office  de  roi,  d'homme,  et  de 
meurtrier?  Le  Ciel  a  tremblé  pour  le  monde.  —  Voici  l'heure 
de  ma  mort. 


Allez,  vous  n'êtes  plus  les  aveugles  instruments  de  ma 
fureur,  vous  êtes  des  guerriers  retrempés  dans  le  carnage. 
J'ai  racheté  cette  nation  au  prix  de  son  propre  sang...  j'ai 
versé  ce  sang  à  flots...  mais  au-dessus  de  ces  flots,  j'ai  fait 
planer  l'esprit  qui  méprise  la  mort.  Plus  d'un  villageois 
charmera  ses  longues  veillées  en  chantant  mes  forfaits,  — 
et  son  âme  deviendra  forte  en  pensant  aux  ancêtres  qui 
marchaient  hardiment  à  la  mort  —  sur  un  ordre  de  leur 
roi  ! 


Pour  moi,  je  suis  le  fléau  de  Dieu,  le  fléau  terrible,  et  je 
vais  subir  les  tortures  qui  me  sont  destinées.  Mais,  après 
bien  des  siècles...  je  voulais  continuer,  quand  mes  os  com- 
mencèrent à  se  briser  en  moi.  De  mon  capuchon  de  plomb 
jaillissent  mille  étincelles...  le  fer  et  l'étain  fondent  sur 
mon  corps.  Je  voulais  conserver  ma  fière  attitude  de  sou- 
verain, mais  j'éclatais  de  toutes  parts  comme  l'argile  dans 
le  feu.  Mes  yeux  se  voilèrent  d'un  nuage  ténébreux,  et  tout 
mon  esprit  se  concentra  dans  un  seul  atome. 


Telle  fut  la  fin  de  mon  existence,  longtemps  chantée 
dans  le  pays  par  les  rhapsodes.  Mais  ils  ne  surent  deviner 
ni  la  véritable  portée  de  mes  actions,  ni  ce  qui  faisait  ma 
supériorité  sur  les  Hérodes  romains.  Au-dessus  de  moi 
était  une  idée  éclatante,  lumineuse,  où  me  conduisaient 
une  multitude  de  degrés  sombres  et  sanglants,  surmontés 
du  temple  où  brillait  mon  but  sublime  :  et  j'y  montais., 
comme  un  hardi  guerrier,  —  les  pieds  dans  le  sang  —  et 
sans  effroi.  » 


252    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

Cette  dernière  strophe  est  significative,  et  l'on  peut 
maintenant  avoir  une  idée  de  cette  conception  extraor- 
dinaire. Comme  je  regrette  de  ne  pouvoir  m'étendre,  à 
seule  fin  de  montrer  au  lecteur  les  principaux  détails 
de  l'exécution  et  de  lui  faire  admirer  surtout  l'extrême 
nouveauté  des  images,  qui  n'ont  jamais  un  air  de  déjà 
vu,  de  déjà  connu,  ce  qui  d'ailleurs  est  la  règle  dans 
toute  l'œuvre  de  Slowacki.  Comme  je  suis  fâché,  — 
j'insiste —  de  n'avoir  pas  la  place  nécessaire  pour  faire 
défiler  une  à  une  ces  images  grandioses  ou  délicieuses 
qui  se  lèvent  de  chaque  strophe,  soit  que  le  poète  veuille 
peindre  la  laideur  croissante  du  visage  et  de  l'âme  de 
l'exterminateur,  soit  qu'il  ait  à  évoquer  telle  figure  toute 
de  douceur  et  de  sublimité,  un  vieux  barde  dévoué  jus- 
qu'à la  mort  à  son  maître,  une  jeune  reine,  «  étoile 
vivante,  divine  maîtresse  du  chant  et  de  la  harpe  », 
guerrière  et  prophétesse  à  la  fois!  Où  trouver,  dans 
quel  livre,  des  images  d'une  horreur  aussi  splendide 
que  celle-ci  : 

On  s'agenouillait  devant  mon  visage  redoutable,  en 
voyant  les  deux  ailes  de  mon  casque  pareilles  à  deux  flam- 
beaux, et,  entre  elles  deux,  suspendu  au  milieu,  ce  visage, 
comme  une  lampe  verte  et,  cadavéreuse.  Mes  paupières, 
qu'on  eût  dit  fendues  par  un  couteau,  brillaient  de  l'éclat 
des  rubis,  et  à  travers  leur  peau  sanglante,  mon  âme  re- 
gardait le  monde... 

Ou  d'une  suavité  aussi  aérienne  : 

Une  fois,  vers  minuit,  tandis  que  je  dévorais  ma  colère, 
je  crus  apercevoir  tantôt  une  apparition  blanche,  tantôt 
une  forme  noire  et  indécise,  tantôt  une  étoile  qui  me  jetait 
son  regard  en  filant.  Et  en  effet,  je  voyais  la  ravissante 
figure  de  la  fille  du  roi  dont  un  rayon  de  lumière,  parti  de 
ses  doigts  de  rose  changés  en  rubis,  perçait  la  pousssière 
et  les  toiles  d'araignée  de  mon  cachot.  Ses  tresses  d'or, 


JULES    SLOWACKI  253 

roulant  jusqu'à  ses  pieds,  traînaient  sur  les  dalles  ver- 
dâtres  ;  elles  étaient  fermées  par  deux  épis  dorés  que  sur- 
montaient des  fleurs  de  pierres  précieuses...  Le  génie  de 
la  mémoire  me  représente  éternellement  le  pli  de  sa  robe 
et  les  deux  épis  d'or,  et  ses  pieds  blancs  qui  s'avançaient 
vers  moi  comme  deux  croissants  fantastiques... 

Il  me  reste  à  émettre  une  ou  deux  remarques. 

Par  une  route  inattendue,  par  un  chemin  dantesque 
et  tout  éclairé  des  lueurs  de  l'Enfer,  —  mais  qui  conve- 
nait merveilleusement  à  son  âme  originale  etfantaisiste, 
à  son  âme  de  cavalier  du  Rêve  et  d'enfant  perdu,  — 
Slowacki  s'est  dirigé  vers  l'Esprit.  Et  il  aboutit  à  un 
spiritualisme  forcené,  mais  absolu,  à  un  mysticisme 
sauvage,  mais  sans  limites.  Rien  de  plus  impression- 
nant que  cette  apostrophe  de  Popiel  où  l'idée  de  patrie 
vient  se  greffer  en  termes  grandioses,  et  d'une  façon 
inopinée,  sur  celle  de  Dieu.  Comme  la  voix  du  tyran 
devient  fatidique,  lorsqu'il  affirme  qu'en  habituant  son 
peuple  au  martyre,  il  l'a  sauvé  pour  jamais  !  «  Allez, 
vous  n'êtes  plus  les  aveugles  instruments  de  ma  royale 
fureur,  mais  des  guerriers  retrempés  dans  le  carnage. 
J'ai  racheté  cette  nation  au  prix  de  son  propre  sang... 
j'ai  versé  ce  sang  à  flots...  mais  au-dessus  de  ces  flots 
j'ai  fait  planer  l'esprit  qui  méprise  la  mort  !»  Il  y  a  là 
une  allusion  au  sort  futur  de  la  Pologne,  et  l'extermi- 
nateur a  vu  se  dérouler  l'avenir.  Il  ne  fut  donc  point  un 
bourreau  vulgaire  ;  il  eut  conscience  de  sa  «  mission  »  ; 
et,  au  moment  d'aller  expier  en  enfer  son  terrible  rôle, 
il  se  redressa  de  toute  sa  taille  en  pensant  que,  non 
seulement  il  avait  prouvé  Dieu  par  l'inflexibilité  de  son 
désir  et  de  son  vouloir,  mais  qu'encore  il  avait  façonné 
son  peuple,  l'avait  pétri  dans  les  tortures,  endurci  dans 
les  supplices,  et  qu'ainsi  trempée,  victorieuse  à  ce 
degré  de  la  douleur,  une  nation  serait  à  l'épreuve,  pour 
l'éternité.  Ecrire  un  tel  poème,  c'était  fonder  l'idée  spi- 


254  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

ritualiste  et  l'idée  de  patrie  dans  les  pires  horreurs, 
mais  c'était  aussi  joindre  et  cimenter  ces  deux  idées  ; 
c'était  avoir  l'intuition  que  les  peuples,  semblables  à 
ces  femmes  qui  s'attachent  à  leur  amour  en  proportion 
des  peines  qu'elles  ont  endurées  pour  lui,  embrasseront 
bien  plus  étroitement  leurs  autels  et  leurs  foyers,  s'ils 
savent  que  le  sang  du  pays  n'a  cessé  de  couler  à  tor- 
rents pour  bâtir  ou  sauver  la  nation.  Cela,  c'est  une  des 
lois  les  plus  touchantes  et  les  plus  fécondes  de  la  na- 
ture humaine. 

D'autre  part,  il  n'est  pas  moins  intéressant  de  cons- 
tater que  la  philosophie  poétique  de  Slowacki  ne  tra- 
verse cette  épopée  de  sang  que  pour  se  raccorder  à  ce 
prométhéisme  chrétien  dont  j'ai  déjà  parlé  dans  deux 
Essais,  et  qui  fut  si  bien  mis  en  lumière  par  l'un  des 
plus  nobles  et  des  plus  profonds  esprits  de  la  Pologne 
contemporaine,  M.  Marian  Zdziechowski.  Rien  de  plus 
curieux  que  d'examiner  comment  cette  philosophie 
s'échappe  des  «  steppes  rouges  »  ;  c'est  un  des  points 
les  plus  importants  de  mon  sujet.  M.  Zdziechowski  l'a 
traité  dans  ses  livres  1  ;  et,  il  y  a  quelques  mois,  pen- 
dant que  je  préparais  cette  étude,  il  revenait  encore  sur 
la  question,  au  cours  des  lettres  qu'il  m'écrivait  :  il  la 
précisait,  l'élucidait.  Son  interprétation  du  fond  de  la 
pensée  du  poète  est  trop  remarquable  pour  que  je  n'en 
fasse  point  part  au  lecteur;  la  voici,  telle  qu'elle  ressort 
de  ses  lettres,  et  la  citation  qu'on  va  lire  la  résume  : 

Nous  n'arriverions  pas  à  comprendre  le  dernier  poème 
de  Slowacki,  si  nous  nous  en  tenions  au  chant  où  il  nous 
a  peint  l'effrayante  figure  de  Popiel.  Je  n'eusse  jamais 
rangé  le  poète  dont  vous  vous  occupez  en  ce  moment 
parmi  les  poètes  du  prométhéisme  chrétien,  si  j'avais  cru 


1.  Messianistes  et  Slavophiles.  Cracovie,  1888;  —  Byron  et  son 
siècle.  Cracovie,  1897. 


JULES    SL0WACK1  255 

qu'il  tendît  à  enseigner  que  le  fer  et  le  sang  sont  les 
moyens  qui  conviennent  le  mieux  pour  atteindre  le  but 
souhaité.  Mais  vous  n'ignorez  pas  que  le  Roi-Esprit  devait 
comprendre  plusieurs  rhapsodes.  Au  moment  où  la  mort 
surprit  l'auteur,  il  n'avait  encore  exécuté  que  le  premier  ; 
mais  il  avait  aussi  jeté  l'ébauche  de  quelques-uns  de  ceux 
qui  devaient  suivre.  Or,  ces  fragments  sont  de  la  plus  haute 
importance,  du  moins  pour  qui  veut  saisir  l'idée  maîtresse 
du  poème  entier  ;  celle-ci  se  dégage,  non  pas  du  premier 
rhapsode,  envisagé  à  part,  mais  du  contraste  qui  existe 
entre  sa  couleur  violente  et  l'indicible  charme  des  strophes 
consacrées  au  roi  Miecislas  Ier,  dans  le  rhapsode  IV.  (Les 
fragments  des  rhapsodes  II  et  III  sont  trop  informes  et  trop 
incohérents  pour  qu'on  en  puisse  tirer  quelque  indication 
que  ce  soit.)  Miecislas  est  l'antithèse  de  Popiel.  C'est  un 
chevalier  mystique.  Il  habite,  dès  cette  terre,  la  Jérusalem 
céleste.  Avec  le  portrait  poétique  de  ce  souverain  (sous  le 
règne  duquel  la  Pologne  se  convertit  au  christianisme), 
reparaît  cette  face  de  l'âme  de  Slowacki  que  le  poète 
nous  avait  déjà  révélée  dans  Anhelli.  Le  prince  aux  songes 
sublimes,  l'époux  au  cœur  pur  de  la  noble  Dombrowka, 
fille  du  duc  Boleslas  de  Bohême,  voilà  le  modèle  idéal  qu'il 
propose  à  notre  imitation,  —  et  bien  loin  que  ce  soit  Po- 
piel, dont  l'incroyable  figure  ne  prouve  que  la  nécessité 
où  notre  rêveur  se  voyait  de  lâcher  la  bride  à  chacune  des 
fougues  de  son  démon  poétique,  en  laissant  courir  au  gré 
de  sa  fantaisie  toujours  folle,  indomptable,  jusqu'à  ses 
méditations  poétiques  sur  les  récits  légendaires. 

Si  vous  notez,  de  plus,  la  date  où  les  aspirations  à  un 
Idéal  voisin  de  la  pureté  des  anges  ressuscitèrent  dans 
l'âme  de  Slowacki,  vous  verrez  se  préciser  de  plus  en  plus 
la  haute  et  pure  signification  que  l'auteur  eût  désiré  qu'on 
attachât  à  son  œuvre  favorite.  Ces  inspirations  revinrent  le 
hanter  à  l'époque  où  il  l'écrivait,  et  pendant  les  dernières 
années  de  son  existence,  qui  se  passaient  au  ciel  bien  plus 
que  sur  la  terre.  Vivant  presque  seul,  il  était  de  plus  en 
plus  la  proie  du  rêve  ;  et  ce  grand  rêveur,  —  en  vérité,  l'un 
des  plus  grands  rêveurs  du  monde  —  avait  fini  par  se 
croire  le  Roi-Esprit  en  personne,  le  Roi-Esprit  précédem- 
ment incarné  en  Popiel,  en  Miecislas,  en  d'autres  encore, 


256    LES    GRANDS    POÈTES   ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

et  qui  renaissait  au  xixe  siècle,  sous  ses  traits  à  lui,  Slo- 
wacki  :  le  Roi-Esprit,  c'est-à-dire  l'Esprit  de  la  Pologne,  son 
Génie,  l'ange  qui,  de  loin  en  loin,  redescend  des  sphères 
supérieures  pour  présider  aux  destinées  de  la  nation  et  s'in- 
carner dans  ses  grands  hommes  :  le  Roi-Esprit,  c'est-à-dire 
l'Elu  et  l'Envoyé  de  Dieu,  le  Médiateur  entre  le  ciel  et  la 
patrie.  Oui,  voici  que  ce  Médiateur  était  cette  fois  un  poète, 
un  homme  qui,  par  la  force  et  la  pureté  de  son  rêve,  ra- 
chèterait aux  yeux  du  Tout-Puissant  les  bassesses  des 
autres  hommes!  Transporté  par  une  telle  illumination,  par 
cette  révélation  soudaine  de  sa  mission  divine  et  de  son 
rôle  providentiel,  il  voulut  l'exprimer  dans  unpoème  ;mais, 
pour  que  l'histoire  des  transformations  successives  du  Roi- 
Esprit  y  apparût  complète,  et  dûment  retracée,  pour  que  ses 
compatriotes  connussent  la  série  des  métempsycoses  qui 
représentaient  la  carrière  antérieure  et  les  divers  passages 
sur  la  terre  de  ce  Génie  céleste  dont  le  poète  se  croyait  le 
dernier  avatar,  il  essaya  de  deviner  et  de  rendre,  par  ins- 
piration, les  mystères  de  chacun  de  ces  précédents  avatars  ; 
dès  qu'il  croyait  entrevoir  ou  pénétrer  l'un  d'entre  eux,  à 
la  lueur  de  l'intuition,  —  il  insérait  son  acquisition  nou- 
velle dans  le  plan  de  son  œuvre.  Une  pensée  toujours  la 
même  le  poursuit  pendant  cette  période  de  sa  vie  :  l'obses- 
sion de  l'origine  spirituelle  et  céleste  de  l'âme,  et  aussi 
celle  de  la  triste  déchéance  de  l'homme,  ange  tombé  qu'il 
se  croit  la  puissance  de  faire  remonter  à  sa  condition  pre- 
mière, ainsi  que  nous  allons  le  voir.  Dans  une  de  ses 
lettres  écrite  en  1845  à  sa  mère,  nous  lisons  :  «  Nous 
n'avons  qu'un  moyen  d'améliorer  l'humanité,  c'est  d'éveil- 
ler chez  les  hommes  la  foi  qu'ils  sont  des  anges  immortels, 
des  anges  qui  se  sont  salis  comme  des  enfants...  »  Tou- 
jours à  la  même  époque,  il  compose  les  strophes  merveil- 
leuses consacrées  à  Miecislas  Ier;  elles  sont  pleines  de 
rêves  surnaturels  et  mystiques  et  semblent  émaner  d'un 
esprit  descendu  pour  un  instant  des  hauteurs  du  soleil  :  on 
y  sent  une  divine  langueur,  et  l'ineffable  désir  de  l'amour 
sans  fin.  Les  derniers  vers  qu'il  écrivit  ne  sont  pas  moins 
caractéristiques  :  il  y  affirme  avant  de  mourir  sa  mission 
divine;  il  y  affirme  aussi  la  certitude  où  il  est  qu'elle  con- 
tinuera d'agir  après  sa  mort  et  finira  par  opérer  la  réno- 


JULES    SLOWACKI  257 

vation  des  âmes  :  «  Je  laisserai  derrière  moi  cette  force 
fatale,  qui  me  fut  inutile,  tant  que  je  vécus;  mais,  après 
ma  mort,  —  invisible  elle  vous  tourmentera,  jusqu'à  ce 
qu'elle  vous  transforme  en  anges,  vous  tous,  mangeurs  de 
pain.  )> 

Grâce  à  cette  explication,  qui  projette  un  véritable 
jour  sur  ce  tempérament  de  poète  et  nous  fait  voir  le 
fond  de  cette  âme  extraordinaire,  nous  apercevons 
maintenant  que  la  conception  du  Roi-Esprit  se  fût 
élargie  et  développée  de  rhapsode  en  rhapsode,  et  jus- 
qu'au point  où  l'on  aurait  pu  l'embrasser  d'une  vue 
d'ensemble  et  dans  toute  son  étendue.  Les  divers  chants 
se  seraient  éclairés  les  uns  les  autres  ;  la  lumière  se 
fût  ajoutée  sans  cesse  à  l'ombre,  pour  construire  les 
tableaux  de  cette  immense  épopée  où  l'auteur  eût  enclos 
l'histoire  entière  de  la  Pologne,  représentée  en  haut 
relief  par  une  seule  âme,  etsymbolisée  par  elle.  Entre- 
prise colossale  «  et  qui,  peut-être,  dépassait  les  forces 
humaines»,  dit  M.  Venceslas  Gasztowt,  en  dissertant 
de  son  côté  sur  le  projet  de  Slowacki. 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  puisque  le  Roi-Esprit  devait 
rester  inachevé,  ne  me  sera-t-il  pas  permis  de  trouver, 
en  terminant,  que,  tout  inachevée  qu'elle  demeure,  et  ré- 
duite comme  elle  esta  un  seul  chant,  celui  que  j'étudiais 
plus  haut,  — cette  œuvre  ne  laisse  pas  de  présenter  un 
véritable  aspect  de  grandeur?  De  grandeur  cruelle,  de 
grandeur  nietzschéenne,  dira-t-on.  Sans  doute,  c'est 
du  nietzschéisme,  mais  relevé  par  le  sentiment  idéaliste 
et  mystique.  «  Rien  n'est  vrai,  tout  est  permis  »,  disait 
dans  le  Moyen  Age  oriental  le  poignard  des  sicaires  du 
Vieux  de  la  Montagne.  «  Rien  n'est  vrai,  tout  est  per- 
mis »,  répéta  de  nos  jours  une  voix  d'ange  rebelle, 
prônantlaforce  et  la  matière,  celle  du  tragique  Nietzsche. 
«  Tout  est  permis  si  Dieu  le  juge  utile,  et  rien  n'est  vrai 
que  Dieu  »,  corrige   Slowacki.  Elle  avait   déjà  frappé 

17 


2b8     LES    GRANDS    JP0ÈTES    ROMANTIQUES   DE    LA    POLOGNE 

notre  oreille  dans  l'Histoire,  cette  réponse  de  foudre, 
avant  que  nous  l'eussions  entendue  gronder  ici,  dans 
le  génie  d'un  homme  ;  mais  elle  nous  impressionne 
peut-être  davantage,  renvoyée  par  tous  les  échos  d'un 
puissant  poème,  répercutée  presque  à  chaque  page 
d'une  œuvre  effrayante  :  et  nous  écoutons  encore  rouler 
au  ciel  de  la  pensée  ce  coup  de  tonnerre  de  l'intuition 
bardique. 

Slowacki  fut  un  barde.  Et  aujourd'hui,  s'il  est  encore 
des  poètes,  il  n'est  plus  guère  de  bardes.  S'en  trouvât- 
il,  qui  donc  les  comprendrait,  à  notre  époque  de  pygmées 
matérialistes  bien  incapables  de  se  hausser  jusqu'à 
leurs  paroles,  d'atteindre  au  sens  de  leurs  poèmes?  Le 
barde  est  le  surhomme  de  la  poésie  :  le  bardisme  est 
la  citadelle  de  la  révélation  poétique.  Parmi  les  vérités 
essentielles  commises  à  la  garde  du  barde  et  du  bar- 
disme, figure  la  suivante  :  l'Esprit  seul  est  réel,  et  la 
matière  n:est  qu'apparence.  Elle  n'est  que  le  voile  im- 
mense dont  l'Esprit  s'enveloppe.  Toutes  les  manifesta- 
tions de  la  matière  aboutissent  en  dernière  analyse  à 
la  glorification  de  l'Esprit.  Toutes  les  formes  sensibles, 
belles  ou  laides,  bonnes  ou  mauvaises,  ne  servent  qu'à 
obombrer  la  splendeur  insoutenable  de  cet  Esprit  qui 
derrière  elles  fulgure  :  et  II  transparut  au  plus  haut  des 
deux. 

Slowacki  fut  un  barde.  11  fut  l'un  de  ces  trois  poètes 
polonais  qui,  au  même  titre  que  quelques-uns  de  leurs 
émules  et  contemporains  des  autres  pays  d'Europe, 
surent  prouver  que  la  race  des  grands  inspirés  n'était 
pas  éteinte  au  xixe  siècle,  et  continuèrent  parmi  nous 
le  chant  magique  auquel  sont  confiées  les  vérités  éter- 
nelles. Il  n'est  pas  de  mission  plus  auguste  ici-bas. 


LE  POETE  ANONYME 

DE  LA  POLOGNE 

(SIGISMOND  KRASINSKI) 


Voici,  pour  terminer,  le  génie  le  plus  profond  de  la  Po- 
logne, celui  qui  ne  signa  jamais  ses  œuvres  de  son  nom 
et  ne  voulut  s'appeler  que  le  Poète  anonyme.  Ainsi  l'y 
obligea  ce  Destin  au  sujet  duquel  il  a  écrit  des  pages 
si  éloquentes  et  contre  lequel  il  n'y  a  de  recours  que 
dans  la  fortitude,  la  lutte  contre  soi-même,  et  surtout 
la  foi  inébranlable  à  la  Providence,  celle-ci  dût-elle 
éprouver  les  croyants  par  un  long  martyre,  reculer 
l'époque  de  la  réparation  et  de  la  justice,  ajourner 
indéfiniment  la  nouvelle  ère  chrétienne,  le  nouveau 
«  millénaire  » . 

Croyant  jusqu'au  martyre,  il  fallait  l'être  en  effet 
pour  supporter  le  supplice  intérieur  qui  ne  cessa  de  tor- 
turer l'âme  de  Sigismond  Krasinski.  La  vie  de  ce  héros 
spirituel  fut  tragique  entre  toutes,  et  l'on  ne  saurait 
trouver  symbole  plus  saisissant  du  monde  de  douleurs 
enfoui  au  plus  profond  de  l'âme  de  l'infortunée  nation. 
Mais,  en  même  temps,  il  y  avait  des  réserves  d'en- 
durance inépuisables  en  ce  grand  gentilhomme  ;  il  se 
signala  par  un  caractère  d'une  trempe  unique.  Il  puisa 
dans  sa  torture  et  dans  sa  foi  des  forces  surhu- 
maines, et  au  point  de  s'élever  à  l'héroïsme  et  à  la 
sublimité  d'un  chrétien  de  la  primitive  Eglise.  Nous 
verrons  par  la  suite  de  cette  étude  combien  cette  com- 


260  LES  GRANDS  POETES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

paraison  est  juste;  et,  tout  en  sachant  bien  qu'à 
l'époque  où  il  vécut  nombre  de  Polonais  souffrirent 
dans  leur  corps  des  supplices  effroyables,  tandis  que 
Krasinski  restait  du  moins  libre  de  sa  personne,  —  je 
ne  me  sens  point  démenti  par  ce  fait  et  ne  considère 
pas  le  Poète  anonyme  comme  inférieur  à  ces  martyrs. 
Car  sa  conscience  ne  permettait  pas  à  Krasinski  de 
courir  à  la  mort  ;  elle  lui  défendait  tout  élan,  et  il  en 
était  réduit  à  la  même  passivité  que  ces  fidèles  aux- 
quels les  premiers  évêques  interdisaient  de  se  préci- 
piter au-devant  des  bourreaux  ;  lui  non  plus,  du  fait 
de  son  destin  étrange,  n'eut  pas  le  droit  de  sortir  du 
cercle  d'airain  du  devoir  obscur  et  du  sacrifice  ignoré. 
Fils  de  magnats  polonais,  descendant  d'une  longue 
lignée  de  guerriers,  bouillant  de  courage,  de  passions, 
de  désirs,  se  sentant  des  facultés  d'action  et  doué  en 
outre  des  plus  hauts  pouvoirs  intellectuels,  poète, 
penseur,  citoyen,  homme  complet  en  un  mot,  il  ne  put 
ni  combattre,  ni  agir,  ni  s'enivrer  de  cette  gloire  dont 
il  se  sentait  digne  et  qui  est  le  vin  des  héros.  11  lui 
fallut  écrire  dans  l'ombre,  publier  dans  l'ombre  ; 
encore  ne  le  fit-il  que  d'un  cœur  timoré  et  avec  des 
scrupules. 

Certes,  il  n'y  a  poète  au  monde  pour  qui  la  vie  ne 
soit  souffrance,  et  ses  deux  émules  souffrirent  pour 
leur  patrie,  eux  aussi.  Mais  Mickiewicz  s'aperçut  vite 
que  son  œuvre  devenait  l'un  des  principaux  facteurs  des 
destinées  de  son  pays,  et,  pour  tout  dire,  la  Bible  de  la 
Pologne;  en  outre,  par  sa  présence  au  milieu  de  l'émi- 
gration et  son  immense  prestige,  il  avait  lui-même  une 
action  continuelle  et  directe  sur  ses  compatriotes;  et 
il  lui  fut  donné  de  soulager  ainsi  sa  douleur.  On 
s'étourdit,  lorsqu'on  se  sent  une  sorte  de  demi-dieu 
qui  forge  l'avenir.  Slowacki  fut  tellement  adonné  à  ses 
rêves  et  perdu  dans  leur  immensité,  il  eut  une  telle 


LE    POÈTE    ANONYME  DE    LA   POLOGNE  26 1 

foi  dans  sa  mission  poétique,  son  orgueil  fut  si  âpre 
et  sa  recherche  de  gloire  si  furieuse,  qu'il  ne  put 
qu'être  absorbé  —  et  jusqu'à  un  certain  point  calmé  — 
par  cette  furia  même.  Bref,  la  personnalité  fut  si  forte 
en  ces  deux  poètes  qu'ils  vécurent  pleinement  leur  vie, 
tout  en  servant  la  nation.  Toutefois,  lorsqu'un  poète 
vit  trop  pleinement  sa  vie,  lorsqu'il  se  lance  au  plus 
fort  de  la  lutte  quotidienne,  où  l'aveuglent  la  poussière 
et  la  fumée,  il  ne  verra  pas  l'ensemble  et  la  physiono- 
mie de  la  bataille  d'un  œil  aussi  net  que  tel  de  ses 
émules  contraint  de  renoncer  à  prendre  devant  tous  sa 
place  de  militant;  forcé,  sinon  de  demeurer  complète- 
ment à  l'écart,  du  moins  de  n'intervenir  que  de  loin  et 
par  quelque  parole  jetée  à  ceux  qui  combattent  ;  obligé, 
pour  tromper  son  angoisse,  à  noter  les  péripéties,  la 
nature  et  l'enjeu  du  combat.  Voilà  pourquoi  le  rôle  de 
témoin  et  d'avertisseur  revint  à  Krasinski.  11  n'eut  que 
trop  le  loisir,  l'infortuné  grand  homme!  d'examiner  du 
bord  la  guerre  politique  et  sociale  propre  à  cet  âge, 
d'en  reconnaître  les  caractères,  et  d'apprécier  à  leur 
juste  valeur  les  hommes  et  les  choses  du  xixe  siècle  ; 
il  eut  tout  le  temps  voulu  pour  scruter  notre  civilisa- 
tion, en  voir  le  fond  hideux,  et  formuler  à  son  égard 
l'un  des  jugements  les  plus  remarquables  et  les  plus 
vrais  que  nous  ayons.  Ce  grand  poète  fut  également 
un  observateur  sans  rival  :  sa  douloureuse  solitude 
l'avait  soustrait  à  toute  agitation  et  à  toute  impulsion 
irréfléchies,  c'est-à-dire  aux  principales  chances  d'er- 
reur d'optique. 

Cette  vue  rapide  de  l'œuvre  et  de  la  destinée  du 
Poète  anonyme,  —  par  laquelle  j'ai  tenu  à  projeter  un 
premier  rayon  sur  mon  sujet  —  un  essayiste  polonais, 
Julian  Klaczko,  l'a  longuement  développée  il  y  a  qua- 
rante ans  dans  une  étude  fameuse  de  la  Revue  des 
Deux  Mondes.  Le  travail  de  Julian  Klaczko  est  un  tra- 


262  LES  GRANDS  POETES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

vail  complet,  et  je  ne  saurais  avoir  aujourd'hui  la 
prétention  d'y  ajouter  quoi  que  ce  soit,  si  la  littérature 
européenne  ne  s'était  enrichie,  en  1902,  d'une  incom- 
parable correspondance  restée  jusqu'alors  inédite.  Ce 
sont  les  lettres  écrites  par  Krasinski  à  son  ami  Reeve, 
de  1829  à  1837  ' .  Le  français  en  est  remarquable,  et  je 
ne  connais  pas  de  document  plus  vivant  que  celui-là. 
On  connaissait  les  idées  de  Krasinski,  sa  doctrine, 
l'acuité  de  sa  psychologie  sociale,  sa  puissance  poé- 
tique, et  ce  je  ne  sais  quoi  de  shakespearien  qui  donne 
le  frisson,  dans  ses  drames  allégoriques.  Mais,  comme 
les  héros  des  drames  en  question  ne  laissent  qu'entre- 
voir la  personnalité  de  l'auteur  et  se  gardent  de  la 
livrer  tout  entière,  on  n'avait  point  vu  jusqu'ici  le  poète 
lui-même,  tantôt  se  tordre  et  se  raidir  sous  les  coups 
répétés  du  Destin  et  dans  l'intolérable  angoisse  quo- 
tidienne, tantôt  se  redresser  parmi  de  rares  éclairs  de 
bonheur.  Ce  que  nous  avons  là,  dans  ces  lettres,  c'est 
Yhomme  même,  qui  se  débat  jour  à  jour  au  milieu  de 
ses  fougues,  de  ses  abattements,  de  ses  douleurs,  de 
ses  révoltes,  de  ses  ivresses,  de  ses  remords,  bref,  de 
toutes  les  contradictions  dont  est  pétrie  la  nature 
humaine  :  il  apparaît  avec  le  bouillonnement  et  la 
mêlée  de  son  âme.  C'est  le  sang  de  la  vie  morale  qui 
gicle  et  s'écoule,  jusqu'à  ce  que  la  blessure  se  cicatrise 
et  se  ferme,  sous  l'action  de  plus  en  plus  efficace  et  de 
plus  en  plus  salutaire  de  ce  divin  remède  :  le  christia- 
nisme. Rien  de  plus  poignant  :  l'on  en  jugera  par 
les  quelques  fragments  épistolaires  que  j'aurai  à  citer 
plus  loin. 


1.  2  vol.  in-8,  Delagrave,  éditeur.  Introduction  par  le  professeur 
Joseph  Kallenbach. 


LE    POÈTE    ANONYME   DE    LA    POLOGNE  263 


JEUNESSE    DE    KRASINSKI   :   LA    TRAGEDIE    D  UNE    AME 

Ce  n'était  point  pour  le  simple  plaisir  de  suivre  les 
cours  d'une  Université  étrangère  que  Sigismond  Kra- 
sinski  se  trouvait  à  Genève  au  mois  de  novembre  de 
Tannée  1829.  L'étudiant  venait  d'arriver  en  Suisse, 
après  avoir  quitté  Varsovie  sur  Tordre  de  son  père  ; 
en  pleine  adolescence,  il  avait  reçu  l'un  de  ces  coups 
dont  on  reste  éternellement  meurtri,  si  la  vie  ne 
s'adoucit  pas  pour  celui  qu'elle  a  touché.  Or,  au  lieu 
de  devenir  moins  cruel,  le  Destin  s'acharna  sur  le 
jeune  homme. 

Il  était  né  en  1812,  à  Paris  (il  devait  mourir  dans 
cette  même  ville  en  1859)  et  appartenait  à  Tune  des 
plus  grandes  familles  de  Pologne.  Sa  mère  était  une 
Radziwill.  Il  la  perdit  de  bonne  heure  et  elle  lui  dit  à 
son  lit  de  mort  :  «  Sois  bon  chrétien  et  bon  Polonais.  » 
L'enfant  n'oublia  jamais  la  recommandation  sacrée  : 
mais  le  père  était  d'un  métal  beaucoup  moins  pur  que 
les  siens;  et,  bien  qu'il  aimât  Sigismond,  il  se  fît, 
avec  la  plus  rare  inconscience,  le  fléau  de  son  fils 
unique. 

Il  avait  pourtant  marché  dans  la  voie  droite  pendant 
la  première  partie  de  sa  vie,  le  général  Vincent  Kra- 
sinski.  Vieux  soldat  de  Napoléon,  il  s'était  illustré  dans 
les  guerres  de  l'Empire.  On  le  considérait  comme 
l'un  des  plus  valeureux  et  l'un  des  plus  brillants  parmi 
ces  Polonais  qui  continuèrent  à  servir  leur  pays  sous 
le  drapeau  de  la  France  ;  le  premier,  il  avait  planté 


264   LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

l'aigle  blanc  à  la  cime  de  Somo-Sierra.  Mais,  après  1815, 
il  déserta  la  cause  nationale.  Caractère  faible  et  vani- 
teux, totalement  dénué  de  courage  civil,  gonflé  d'or- 
gueil aristocratique,  tremblant  pour  ses  biens  et  pour 
ses  privilèges,  aussi  haineux  à  l'égard  des  idées  libé- 
rales qu'un  séide  de  la  Sainte-Alliance,  il  se  rallia 
nettement  à  la  Russie.  En  avril  1857,  et  faisant  partie 
d'un  tribunal  devant  lequel  Nicolas  traduisit  des  pa- 
triotes polonais,  il  vota,  seul  de  tous  les  juges,  la  mort 
des  accusés.  L'indignation  fut  extrême  dans  la  capitale 
de  la  Pologne  :  il  n'y  eut  qu'un  tollé.  Nonobstant,  ce 
même  homme  ne  craignit  pas,  deux  années  après,  de 
braver  de  nouveau  son  pays.  Il  enjoignit  à  son  fils, 
étudiant  à  l'Université  de  Varsovie,  de  se  rendre  au 
cours  à  l'heure  même  où  toute  la  ville  assistait  aux 
funérailles  du  sénateur  Bielinski,  lequel  avait  présidé 
le  tribunal  polonais  dont  nous  venons  de  parler,  —  et 
dont  l'attitude  patriotique  avait  souligné,  par  le  con- 
traste même,  la  vilenie  du  comte  Krasinski.  Le  jeune 
homme  obéit,  la  mort  dans  l'âme,  se  trouva  seul  au 
cours...  et,  le  lendemain,  fut  couvert  d'outrages  par 
ses  camarades.  On  faisait  retomber  sur  l'innocent  la 
faute  du  coupable. 

Il  est  dur  d'avoir  à  connaître,  dès  l'âge  de  dix-huit 
ans,  l'injustice  et  la  cruauté  de  ses  semblables.  Sigis- 
mond  partit  pour  Genève,  car  son  père  s'était  hâté  de 
le  soustraire  aux  persécutions.  «  La  vie  intellectuelle  de 
Genève  »,  dit  M.  Joseph  Kallenbach  dans  son  Introduc- 
tion à  la  Correspondance  de  Reeve  et  de  Krasinski,  «  avait 
alors  une  renommée  universelle,  et  la  vie  de  société  y  était 
brillante.  Des  princes  exilés  y  coudoyaient  des  hommes 
célèbres;  Ampère,  Chateaubriand,  Humboldt,  Metter- 
nich,  y  venaient  souvent  ;  on  y  avait  vu  Byron,  Talma, 
Humphrey  Davy.  »  Dans  la  vieille  cité  de  Calvin,  l'étu- 
diant connut  Bonstetten  et  Sismondi;  il  prit  le  goût  delà 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA    POLOGNE  265 

philosophie  de  l'histoire  au  cours  de  Rossi,  et  assou- 
plit son  français  grâce  à  l'enseignement  du  professeur 
Roget.  Mais,  au  milieu  des  travaux  qu'il  poursuivit  à 
Genève  et  des  distractions  qu'il  y  rencontra,  deux 
événements  surtout  firent  époque  dans  la  vie  intime  du 
jeune  gentilhomme  polonais  :  il  s'éprit  d'amitié  pour  un 
étudiant  anglais,  Henry  Reeve,  et  d'amour  pour  une  des 
compatriotes  de  son  ami,  Henriette  Willan.  Amour  ro- 
mantique entre  tous,  caries  deux  amants  savaient  que  le 
général  Krasinski  ne  consentirait  point  à  leur  mariage, 
qu'il  renierait  plutôt  son  fils  et  le  maudirait,  et  que  leurs 
fiançailles  n'auraient  pas  de  fin.  Lui-même  n'avait  jamais 
songé  à  celle  qu'il  aimait  comme  à  une  épouse  de  la  terre  : 
ainsi  qu'un  chevalier  du  Moyen  Age,  il  l'avait  choisie 
pour  dame  et  lui  avait  juré  fidélité.  «  Veux-tu  être  ma 
bien-aimée  dans  ce  monde  et  ma  fiancée  dans  l'éter- 
nité?» lui  avait-il  dit.  Elle  avait  consenti,  avec  cet 
héroïque  élan  de  la  jeunesse,  avec  cette  illusion  exta- 
tique et  magnanime,  avec  cette  ignorance  et  ce  mépris 
de  la  vie  réelle  qui  furent  le  propre  de  beaucoup  de 
passions  de  ce  temps.  «  Alors,  elle  s'agenouilla  le  jour 
où  mourut  le  Sauveur,  et  jura  de  m'aimer  sans  penser 
à  m'avoir.  »  Comment  ne  l'eût-elle  pas  élu  pour 
l'époux  de  son  âme,  à  jamais9  Une  splendeur  émanait 
du  fils  des  chevaliers  de  Bar,  de  ce  jeune  homme  aux 
aspirations  infinies,  aux  yeux  de  feu,  et  dont  le  seul 
aspect  disait  l'attente  fougueuse,  la  hâte  de  l'aigle  qui 
voudrait  partir  pour  les  grandes  cjioses,  monter  vers 
le  soleil.  Son  portrait  de  cette  époque  fait  contraste 
avec  celui  de  Reeve,  grand,  maigre,  blond,  fin,  très 
Anglais,  ethereal,  comme  ils  disent  de  l'autre  côté  de 
la  Manche. 

Il  attendait  donc  «  s'épuisant  d'amour  et  de  grandes 
pensées  »,  en  proie  sans  doute  à  la  tristesse  lorsque 
Henriette  Willan  fut  obligée  de  retourner  en  Angle- 


266  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

terre,  mais  comptant  la  revoir  et  soutenu,  malgré  tout, 
par  l'espérance  qui  frissonne,  par  ce  mystère  des  heures 
inécloses  et  des  horizons  qui  vont  s'ouvrir,  par  cette 
ardeur  fiévreuse  et  semblable  à  celle  d'un  homme  veil- 
lant accoudé  dans  la  nuit,  les  yeux  fixés  sur  la  fenêtre 
où  va  poindre  le  jour,  par  ce  désir  ailé  de  l'inconnu  du 
lendemain,  par  cet  envol  de  l'âme  au-devant  du  ciel 
matinal  et  de  la  triomphante  aurore,  qui,  durant  les 
jours  incomparables,  durant  les  jours  bienheureux  de 
notre  jeunesse,  nous  ravissent  à  notre  peine  et  nous 
enivrent  pour  jamais  du  souvenir  de  leur  félicité.  Mais, 
au  lieu  d'avoir  un  sourire  bienveillant  devant  une  telle 
attente,  le  Destin  frappa  Sigismond  d'un  nouveau  coup, 
vrai  coup  de  foudre,  celui-là  :  en  même  temps  qu'écla- 
tait à  Varsovie  l'insurrection  de  1830,  le  général  Kra- 
sinski  consommait  sa  trahison  :  bien  loin  de  réparer 
ses  fautes  en  se  joignant  à  l'armée  nationale,  il  courait 
à  Pétersbourg  assurer  Nicolas  de  sa  fidélité. 

Alors  se  passa  dans  l'âme  du  malheureux  fils  cet 
épouvantable  combat  :  sauter  sur  son  sabre,  gagner  la 
Pologne,  se  signaler  par  des  prodiges  de  valeur,  comme 
ses  ancêtres,  et  se  faire  tuer  à  l'ennemi,  si  sa  mort  était 
écrite...  mais  réparer,  réparer  à  tout  prix  la  faute  de 
son  père,  effacer  cette  action  qu'il  n'osait  juger  dans  sa 
piété  filiale  et  à  laquelle  il  eût  frémi  de  donner  son  vrai 
nom. . .  Partir,  voler  à  Varsovie  ! . . .  Oui,  mais  c'était  alors 
une  sorte  de  parricide,  car  le  père  se  sentirait  publi- 
quement désavoué  par  ce  fils  qu'il  adorait,  n'ayant  que 
lui  au  monde  :  et  il  n'y  survivrait  point,  il  mourrait 
désespéré,  damné  dès  ici-bas,  les  yeux  subitement 
ouverts  à  l'horreur  de  son  crime  par  l'éclair  de  cet 
arrêt  terrible,  avant-coureur  de  l'arrêt  d'en  haut...  Non, 
c'était  impossible.  Il  fallait  se  sacrifier,  laisser  dire  et 
laisser  parler,  rester  à  Genève...  il  le  fallait.  Quels  que 
fussent  les  jugements  des  hommes  à  son  égard  —  dût- 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA    POLOGNE  267 

il  y  perdre  l'amour  d'Henriette  Willan —  et  il  le  perdit! 

—  quelques  soupçons  qu'on  pût  émettre  sur  son  courage 

—  sur  son  courage  !  lui,  un  Polonais  !  lui,  un  Kra- 
sinski!  —  il  fallait  boire  en  silence  cette  coupe  de  fiel, 
ainsi  le  voulait  le  devoir...  Après  une  effroyable  lutte 
intérieure  —  où  il  faillit  succomber  —  la  voix  de  la 
conscience  fut  obéie,  l'élan  irrefrénable  du  tempéra- 
ment polonais  fut  bridé  par  une  volonté  plus  forte  :  le 
héros  spirituel  refoula  la  tentation  d'apparaître  sur  les 
champs  de  bataille  de  son  pays  et  d'y  être  salué  parles 
vivats  de  toute  la  Pologne. 

On  peut  se  sacrifier  de  la  sorte,  on  peut  prendre  une 
résolution  aussi  stoïque  et  s'y  tenir  :  mais  on  en  reste, 
sinon  anéanti,  du  moins  triste  à  jamais.  Grâce  à  sa 
force  d'âme,  Sigismond  Krasinski  pourra  persévérer 
sur  le  chemin  qui  monte,  monter  encore,  monter  tou- 
jours, monter...  mais  au  Calvaire.  Il  pourra  continuer 
cette  immolation  silencieusede  soi-même,  s'ancrerdans 
la  conviction  qu'il  n'est  pour  la  Pologne  et  pour  ses  fils 
d'autre  voie  du  salut  que  le  pardon  chrétien  et  la  cons- 
tance dans  le  martyre,  d'autre  moyen  de  toucher  le 
cœur  de  Dieu  que  la  douceur  pour  les  bourreaux  et 
l'espérance  en  l'éternelle  justice;  armé  d'une  foi 
pareille,  il  pourra  réussir  à  se  faire  l'âme  d'un  apôtre 
inconnu,  perdu  dans  l'ombre;  il  pourra  se  résigner  à 
n'apparaître  que  sous  le  voile,  à  n'être  qu'une  voix  mys- 
térieuse et  lointaine,  à  signer  :  le  Poète  anonyme...  Oui, 
sans  doute,  il  pourra  tout  cela,  mais  à  quel  prix!  De 
bonne  heure,  sa  santé  s'altère,  il  a  bientôt  les  yeux 
détruits  par  les  larmes  et  les  veilles,  il  vit  presque  tou- 
jours loin  de  Pologne,  l'existence  de  son  père  se  pro- 
longe et  persiste  à  peser  sur  la  sienne,  et  enfin,  sup- 
plice suprême,  supplice  indicible,  il  est  une  heure  où 
il  éprouve  que  «  ce  sacrifice  ignoré  »  lui  devient  mor- 
tellement aride  et  qu'il  lui  faut  une  goutte  de  rosée, 


268  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

qu'il  hait  sa  vertu,  tellement  il  a  soif  d'autre  chose,  tel- 
lement il  se  sent  exténué,  vide,  à  bout,  mourant...  Et 
alors,  sous  peine  de  rester  écrasé  sous  sa  croix,  voici 
qu'il  la  rejette,  crie  vers  toutes  les  voluptés  de  l'âme  et 
du  corps,  vers  tous  les  orgueils,  reprend  «  sa  couronne 
de  jeunesse  et  de  délire  »...  La  nature,  la  passion,  la  vie, 
insatisfaites,  veulent  un  moment  de  revanche,  et  c'est 
l'heure  du  deuxième  amour;  il  s'est  épris  jusqu'à  la 
folie  d'une  femme  mariée,  qui,  elle  aussi,  l'adore  ;  il  vit 
d'une  vie  intense  pendant  quelques  années,  et  tel  est 
son  amour  pour  son  amie  qu'il  voudrait  qu'elle  divorçât 
afin  qu'il  pût  l'épouser  et  qu'elle  fût  à  jamais  à  lui, 
mais  son  père  se  dresse  encore  devant  eux  et  leur  barre 
le  chemin. . .  Puis  le  remords,  puis  la  reprise  de  sa  croix, 
puis  la  montée  définitive  et  désormais  sans  aucune 
défaillance,  puis  l'arrivée  aux  plus  hauts  sommets  du 
christianisme  et  du  génie  poétique...  puis  la  mort 
en  1859,  à  quarante-sept  ans,  trois  mois  seulement 
après  son  père...  Quelle  vie,  quel  spectacle,  quelle 
humanité  î 

Et  maintenant,  transcrivons  ici  plusieurs  fragments 
de  cette  correspondance  qui  nous  a  révélé  la  tragédie 
d'une  jeune  âme.  Suffiront-ils  à  donner  au  lecteur,  dès  les 
premières  pages  de  cette  étude,  une  juste  idée  de  la 
qualité  tout  à  fait  extraordinaire  de  cette  jeune  âme  et 
de  ce  jeune  esprit?  Pourra- t-on  apprécier  comme  il  con- 
viendrait toute  la  force  de  ce  jeune  esprit  qui  bouillonne 
encore  et  pourtant  est  déjà  si  mûr  par  moments,  avancé 
comme  il  le  fut  par  la  souffrance,  et  aussi  par  une 
extrême  culture,  et  nourri  de  la  moelle  des  lions? 
A  la  vérité,  j'en  doute,  car  je  ne  puis  citer  longuement, 
et,  pour  que  le  lecteur  pût  bien  se  rendre  compte,  il 
faudrait  qu'il  lût  d'un  bout  à  l'autre  ces  deux  gros 
volumes  de  lettres.  On  y  trouverait  tour  à  tour  —  ou 
pêle-mêle  —  poésie,  passion,  psychologie,  profondeur 


LE    POÈTE    ANONYME  DE    LA   POLOGNE  269 

philosophique,  stoïcisme  et  christianisme,  vues  d'his- 
toire et  d'esthétique,  regards  de  prophète  et  de  voyant. 
Seulement,  je  le  répète,  il  faudrait  tout  lire.  Et  pour 
le  présent  Essai,  je  ne  puis  extraire  que  quatre  ou  cinq 
passages,  en  me  demandant  si  ce  sont  bien  les  plus 
significatifs,  tant  est  grand  l'embarras  du  choix. 

Voici,  dès  la  première  page,  la  note  de  1830  :  mais 
elle  résonne  ici  sur  un  ton  d'église,  imposant  et  comme 
biblique;  à  la  vérité,  le  jeune  homme  appelle  sur  lui 
l'orage,  le  tonnerre,  la  passion,  ce  qui  est  toujours 
téméraire  :  on  se  doute  néanmoins,  à  l'accent  de  sa 
voix,  que,  si  jamais  il  est  assailli  par  la  tempête,  il 
saura  se  mesurer  avec  elle  : 

Ne  vous  avais-je  pas  écrit  que  Montreux  est  ennuyeux, 
pesant?  Je  ne  sais  ce  qu'il  y  a  dans  cette  contrée,  mais 
mon  cœur  n'est  pas  là,  comme  dit  Lamartine.  Vous  avez 
raison  :  l'abeille  qui  bourdonne,  le  ruisseau  qui  fredonne 
sur  les  cailloux,  n'est  point  un  digne  accompagnement  de 
l'amour.  Pour  l'amour,  il  faut  un  majestueux  nuage  s'avan- 
çant  lentement  dans  l'azur,  une  montagne  immobile  et 
énorme,  un  tonnerre  retentissant  de  la  voix  du  Seigneur, 
un  éclair  inondant  l'horizon,  une  vague  furieuse  s'élevant 
de  l'abîme  des  mers;  tout  ce  qui  est  grand,  terrible,  sublime, 
gigantesque,  fera  du  bien  à  un  cœur  passionné,  parce  que 
tout  cela  est  de  niveau  avec  lui  ;  mais  ces  demi-bruits,  ces 
tressaillements  d'insectes,  ces  ailes  de  papillons,  ces  sou- 
pirs de  l'eau  qui  lutte  avec  un  brin  d'herbe  ou  une  touffe 
de  mousse,  ces  dièses  et  ces  bémols,  pour  ainsi  dire,  de  la 
nature,  ne  compatissent  point  avec  l'amour,  je  veux  dire 
avec  l'amour  d'un  jeune  homme  au  xixe  siècle,  d'un  jeune 
homme  qui  ne  mêle  rien  de  terrestre  à  ses  sentiments,  et 
pourtant  a  toute  la  force  de  la  passion  la  plus  effrénée.  Il 
lui  faut,  à  lui,  le  bouleversement,  et  l'orage,  et  la  tempête  — 
car  son  sein  est  une  éternelle  tempête,  et  la  foudre  du  ciel 
y  trouve  un  fidèle  écho  '. 

1.  Correspondance  de  Sigismond  Krasinski  et  de  Henry  Reeve, 
t.  I,  p.  1.  Lettre  du  26  juin  1830. 


270    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE   LA   POLOGNE 

Et  déjà,  voici  qu'il  est  en  proie  à  de  terribles  an- 
goisses :  comme  je  l'ai  raconté  plus  haut,  il  est  cloué  à 
Genève  parle  destin,  pendant  qu'on  se  bat  en  Pologne 
et  qu'il  y  va  du  sort  de  son  pays.  Mais,  déjà  aussi,  la 
grandeur  de  sa  résignation  se  fait  jour,  à  travers 
quelles  larmes,  lui  seul  pourrait  le  dire  : 

Skrzynecki  a  eu  un  échec.  Mais,  pendant  la  bataille,  ses 
détachements  ont  passé  en  Lithuanie.  Rien  n'est  perdu. 
Elle  renaîtra,  cette  belle  Pologne,  et  tous  ses  enfants  se 
réjouiront  dans  les  rayons  de  sa  splendeur,  —  hors  un 
seul,  qui,  isolé,  ignoré  peut-être,  quand  il  sentira  sa  fin 
approcher,  prendra  les  sandales  et  le  bâton  du  pèlerin  pour 
aller,  inconnu,  revoir  encore  la  terre  où  s'élève  le  tombeau 
de  sa  mère,  mais  où  le  tombeau  de  son  père  ne  s'élèvera 
jamais.  Par  un  beau  jour  d'automne,  il  me  sera  peut- 
être  doux  de  mourir  appuyé  contre  la  grille  du  caveau 
de  ma  mère,  de  cette  mère  qui,  en  expirant,  ne  me  dit 
que  ces  mots  :  «  Sois  bon  chrétien  et  bon  Polonais.  » 
Comme  les  idées  changent!  Il  n'y  a  pas  longtemps,  j'aurais 
voulu  mourir  sur  une  montagne,  aux  pieds  de  H...  Aujour- 
d'hui, il  ne  me  reste  que  le  seul  moment  de  l'agonie  pour 
toucher  de  mes  pieds  le  sol  natal,  moi  qui,  si  les  circons- 
tances m'avaient  servi,  aurais  fait  tressaillir  les  os  de  mes 
ancêtres  en  criant  :,«  Pologne  I  »  et  «  En  avant  !  >->  Mais  il  est 
indigne  d'un  homme  de  s'apitoyer  sur  lui-même.  Coupons 
court.  Je  ne  demande  que  la  pitié  de  Dieu  :  car  lui  seul 
est  au-dessus  de  moi.  Pour  les  autres  hommes,  si  mes  ac- 
tions ne  sont  rien  auprès  des  leurs,  mes  pensées  peuvent 
m'élever  au-dessus  d'eux;  et  il  sera  un  temps  où  nous 
serons  plus  pensée  et  contemplation  que  corps  et  action. 
Du  reste,  je  vous  le  dis,  peut-être  n'aurez-vous  pas  besoin 
toujours  de  baisser  la  voix  pour  prononcer  mon  nom1... 

Maintenant,  ce  sont  les  heures  noires,  les  heures 
terribles.  Pendant  cette  année  1831,  il  a  souffert  mort 

t.  Correspondance  de  Sigismond  Krasinski  et  de  Henry  Reeve, 
t.  I,  p.  95.  Lettre  du  12  juin  1831. 


LE  POÈTE  ANONYME  DE  LA  POLOGNE        271 

et  passion  ;  et  la  Pologne  a  été  de  nouveau  murée  vivante 
dans  sa  tombe  : 

Henry,  l'avez-vous  entendu,  le  dernier  cri  de  ma  grande 
nation?  Les  fers  des  chevaux  vainqueurs  résonnant  sur  les 
pavés  de  Varsovie  sont-ils  parvenus  à  vos  oreilles?  Avez- 
vous  contemplé  dans  un  rêve  de  désespoir  le  Satan  de 
l'orgueil  et  du  crime  s'élançant  parmi  les  rangs  d'une  foule 
consternée,  faisant  son  entrée  dans  les  rues  d'une  ville 
expirante?  car  là  est  la  mort  où  il  n'y  a  plus  de  liberté. 
Telle  devait  donc  être  la  fin  de  cette  noble  Pologne  qui, 
depuis  un  demi-siècle,  se  traîne  les  armes  à  la  main  d'un 
tombeau  à  l'autre  —  sans  pouvoir  mourir,  car  elle  est 
grande  —  sans  pouvoir  ressusciter,  car  la  Providence  ne 
daigne  point  briser  le  Destin!  Je  ne  parle  plus  d'avenir, 
d'espérance.  Je  ne  parle  plus  de  honte.  Tout  a  été  roulé 
dans  la  tombe  immense  que  la  postérité  donnera  pour 
piédestal  à  la  statue  du  Tsar.  Nous  sommes  redevenus  ce 
que  nous  étions  naguère,  des  hommes  sans  aucun  attri- 
but de  l'humanité,  des  êtres  destinés  à  errer  çà  et  là  à 
la  recherche  d'un  crâne  blanchi,  d'un  ossement  délaissé  ; 
à  voir  dans  leur  âge  mûr  l'oppresseur  cueillir  les  moissons 
sur  les  champs  qu'ils  ont  arrosés  de  leur  sang  aux  jours  de 
leur  jeunesse;  à  parler  bas  et  à  courber  la  tête;  à  vivre 
dans  les  siècles  passés  sans  pouvoir  s'identifier  avec  le  pré- 
sent ;  à  souffrir  et  à  penser  «  vengeance  »  sans  le  murmurer 
jamais  ;  à  briser  les  cordes  de  notre  lyre,  les  lames  de  nos 
épées,  et  à  nous  asseoir  auprès  en  silence,  sans  même 
avoir  au-dessus  de  nos  têtes  l'ombre  des  saules  de  Baby- 
lone. 

Le  drame  a  été  bien  joué.  Les  débris  de  ses  décors  sont 
des  cadavres  et  des  baïonnettes  cassées.  Il  a  passé  loin  de 
moi.  Je  n'ai  pas  même  eu,  pour  toute  une  vie  d'esclavage, 
une  seule  année  de  liberté.  Que  dirai-je,  si  jamais  j'atteins 
l'âge  des  cheveux  blancs,  à  ceux  qui  me  demanderont  les 
grands  jours  de  ma  jeunesse  ? 

Je  passe  et  repasse  la  main  sur. mon  front.  Ce  cauche- 
mar de  délire,  ce  cauchemar  d'une  année,  vient  de  se  bri- 
ser en  éclats;  tant  de  douleurs  et  tant  d'espérances,  tant 
d'émotions  fortes  et  tant  d'enthousiasme  sont  arrivés  à  leur 


272    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES   DE    LA    POLOGNE 

fin.  Je  n'ai  plus  à  lutter  contre  des  obstacles,  car  la  route 
que  je  devais  suivre  a  croulé  dans  l'abîme.  Où  est-elle?  où 
est-elle,  cette  Pologne  d'un  instant,  ce  météore  de  patrie1? 

Sans  doute,  Tannée  la  plus  terrible  de  sa  vie  inté- 
rieure est  révolue,  elle  vient  de  s'écouler;  mais,  quoi 
qu'il  en  puisse  dire  et  penser,  le  «  cauchemar  de  délire  » 
ne  finira  jamais.  11  renaîtra  sans  cesse,  et  d'une  cause 
toujours  la  même  :  le  martyre  de  la  Pologne  !  Eternel- 
lement, cette  réalité  atroce  le  réengendrera  dans  le 
cerveau  du  patriote,  ainsi  qu'en  témoigne,  cent  pages 
plus  loin,  cette  lettre  d'une  si  extraordinaire  éloquence 
et  qui  rappelle  :  A  la  mère  polonaise,  de  Mickiewicz  : 

Henry,  homme  libre,  homme  né  libre,  tu  ne  comprends 
point  les  sentiments  d'un  homme  dont  les  ancêtres  furent 
aussi  libres  que  toi,  mais  qui,  lui,  est  un  esclave  opprimé. 
Tu  n'as  jamais  vu  une  femme  belle  et  jeune  pleurer  à 
chaudes  larmes  la  perte  de  son  honneur,  arraché  par  la 
brutalité  d'un  vainqueur.  Tu  n'as  jamais  entendu  les 
chaînes  frémissantes  autour  des  bras  de  tes  compatriotes. 
La  nuit,  des  plaintes  ne  sont  pas  venues  te  réveiller  en 
sursaut,  tu  ne  t'es  pas  appuyé  sur  ton  oreiller,  tu  n'as  pas 
écouté,  à  demi  endormi,  les  roues  cahotantes  sur  le  pavé, 
les  roues  du  chariot  qui  emmenait  ton  parent,  ton  ami, 
une  de  tes  connaissances,  vers  les  neiges  de  la  Sibérie.  Le 
jour,  tu  n'as  pas  vu  de  sanglantes  exécutions,  ni  un  tyran 
en  uniforme  parcourir  comme  l'éclair  les  places  publiques, 
ses  quatre  chevaux  tartares  lancés  à  toute  bride  contre  les 
passants  ;  les  passants  étaient  mes  compatriotes  ;  lui  était 
Russe.  Tu  n'as  pas  été  forcé  d'entendre  une  langue  dure  et 
rauque  commander  à  un  peuple  qui  ne  la  comprenait  point. 
Tu  n'as  pas  senti  l'abaissement  que  traîne  la  servitude  à  sa 
suite,  et  tu  n'as  pas  secoué  tout  ton  corps  dans  un  accès  de 
rage,  comme  un  noble  chien  enchaîné.  Tu  n'as  pas  entrevu 
les  traits  hâves  de  tes  frères,  à  travers  les  barreaux  d'une 


1.  Correspondance  avec  Reeve,  t.  I,   p.  225.    Lettre   du  21   sep- 
tembre 1831. 


LE    POETE    ANONYME   DE     LA    POLOGNE  273 

prison.  Auprès  du  foyer  d'hiver,  on  ne  t'a  point  raconté 
comment  celui-là  disparut,  comment  l'autre  a  été  con- 
damné, comment  ce  village  fut  brûlé,  cette  ville  saccagée, 
et  Praga  tout  entière  noyée  dans  le  sang  de  ses  habitants, 
les  enfants  jetés  palpitants  sur  le  sein  glacé,  raidi,  de  leurs 
mères.  On  ne  t'a  pas  entretenu  d'ancienne  gloire  et  de  ven- 
geance. On  n'a  pas  étalé  devant  tes  yeux  de  vieux  drapeaux 
déchirés,  de  pauvres  aigles  blancs  disloqués,  des  armes 
effacées,  des  noms  chers  et  grands  à  demi  effacés.  Tu  n'as 
pas  suivi  sur  la  carte  la  désolation  de  ton  pays,  comment 
il  est  allé  se  rétrécissant,  s'appauvrissant,  comment  enfin 
il  s'est  abîmé  sous  le  poids  des  oppresseurs  '... 

Pourtant,  il  reste  philosophe  et  poète,  en  dépit  de 
l'affreuse  hantise  ;  la  Nature  l'a  destiné  à  la  pensée 
aussi  bien  qu'au  sentiment  ;  il  faut  qu'il  vive  sa  vie 
complète  et  qu'il  exprime  ses  vues  intellectuelles  en 
délicates  ou  fortes  images.  Voici  sa  conception  du  Des- 
tin : 

Vous  m'avez  mal  compris,  mon  cher  Henry  :  j'ai  voulu 
dire  que,  pour  chaque  poème  où  il  y  a  un  homme  pour 
héros,  chaque  poème  à  la  Childe  Harold  doit  être  la  lutte 
de  l'homme  contre  le  Destin,  —  au-dessus  duquel  il  y  a 
une  Providence.  Par  le  Destin,  j'entends  les  volontés  des 
hommes  ;  la  masse  de  ces  volontés  peut  tourner  contre  moi, 
contre  un  individu,  car  Dieu  ayant  donné  àl'àme  humaine 
un  libre  arbitre,  de  là  provient  que  la  volonté  de  l'homme 
est  aussi  une  puissance  et  une  puissance  créatrice.  Ainsi 
donc,  beaucoup  de  ces  volontés  rassemblées  ensemble 
peuvent  créer  un  Destin  à  un  individu,  et  ce  Destin  des 
volontés  humaines,  créé  certainement  à  leur  insu  (ou  le 
plus  souvent  du  moins),  est  dur,  cruel,  inexorable  ;  ce  sont 
les  circonstances  de  la  vie,  ce  sont  toutes  les  conditions 
de  vos  rapports  avec  les  hommes,  enfin  c'est  tout  ce  qui 
rejaillit  des  hommes  à  vous.  Voilà  donc  le  Destin.  Mais  ce 


1.  Correspondance  avec  Reeve,  t.   I,  p.  317.    Lettre  du    18   no- 
vembre 1831. 


274    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

n'est  plus  celui  des  Grecs,  car  il  était  éternel,  immuable  ; 
et  celui-là  est  terrible,  mais  il  est  soumis  à  une  puissance 
plus  élevée,  —  et  long,  si  nous  parlons  de  la  terre, 
mais  n'est  qu'une  chaîne  d'un  moment,  si  nous  parlons  de 
l'éternité.  Et  quelquefois  dans  la  réalité  (en  poésie  cela  doit 
être  toujours),  dans  ce  monde  même  les  rayons  de  la  Pro- 
vidence viennent  rompre  la  voûte  froide  et  sombre  du  Des- 
tin, étendu  au-dessus  de  nos  têtes.  Représentez-vous  un 
océan  de  nuages,  vu  du  sommet  des  Alpes  ;  représentez- 
vous  ce  noir  brouillard  dérobant  la  vallée,  attaché  des  deux 
côtés  à  l'horizon,  pendant  au-dessus  du  front  des  hommes  : 
c'est  le  Destin.  Puis,  voyez  ces  rayons  du  soleil  qui  courent 
çà  et  là,  ces  arcs-en-ciel  qui  glissent  sur  le  dos  des  nuées 
et  travaillent  de  leurs  ailes  d'azur,  d'argent  et  d'or,  à 
balayer  ces  tristes  vapeurs  :  c'est  la  Providence  '... 

Mais  il  n'y  a  rien  de  plus  pénétrant  et  de  plus  sûr 
que  son  intuition  de  l'âme  humaine  ;  voyez  comme  d'un 
coup  d'œil  il  a  jugé  les  artistes  et  vu  le  fond  de  cette 
race  :  le  fragment  de  lettre  qu'on  va  lire  annonce  le 
grand  peintre  psychologue  que  nous  verrons  bientôt 
peindre  à  pleine  couleur  les  toiles  émouvantes  de  la 
Comédie  non  divine  et  de  V Iridion  : 

Il  y  a  des  délices  ineffables  pour  l'artiste;  mais  aussi,  il 
est  destiné  à  souffrir  plus  que  tout  autre  en  ce  monde.  A 
la  vérité,  son  égoïsme  est  sublime;  mais  c'est  toujours 
de  l'égoïsme.  Et  que  fera-t-il  quand  il  se  trouvera  dans 
des  positions  où,  pour  être  heureux,  il  faut  n'être  plus 
heureux?  Son  enfer  commence  là.  Il  ne  saura  jamais  ce 
que  c'est  véritablement  que  l'amour  d'une  femme;  car, 
pour  lui,  tout  est  lui.  Il  fait  tout  :  le  monde,  une  statue,  un 
vers,  une  amante.  Il  aime  ses  chefs-d'œuvre;  mais  il 
n'aime  rien  d'autre.  Voilà  pourquoi  la  réalité  est  un  poi- 
son pour  lui.  Voilà  pourquoi  il  ne  peut  trouver  nulle  part 
d'accomplissement  à  ses  désirs,  de  fin  à  ses  rêves.  Tout  ce 


1.  Correspondance  avec  Reeve,  t.  I,  p.  233.   Lettre    du   29    sep- 
tembre 1831. 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA    POLOGNE  275 

qui  n'est  pas  lui  le  dégoûte  et  le  désespère.  Il  vit  au  milieu 
des  hommes  comme  Caïn,  portant  une  malédiction  sur  son 
front.  Et  pourtant,  il  aime  avec  frénésie,  il  désire  le  bien, 
il  voudrait  le  bonheur  du  monde,  quoique  ce  monde  le 
repousse  à  chaque  pas.  Mais,  dès  qu'il  est  seul,  il  est  heu- 
reux. Il  est  fort  comme  un  demi-dieu.  Voilà  pourquoi  un 
grand  artiste  n'est  jamais  ni  bon  époux  ni  bon  père.  C'est 
horrible!...  Voilà  ce  qui  a  causé  la  haine  de  Byron  contre 
le  monde;  voilà  ce  qui  nous  dégoûte  tous  les  deux,  là  où 
beaucoup  de  gens  trouvent  plaisir  et  sagesse.  On  paye  cher 
de  s'être  mêlé  des  secrets  des  dieux.  Une  seule  goutte  tom- 
bée d'en  haut  sur  votre  front  vous  rend  incapable  de  vivre 
ici-bas;  et  pourtant  vous  n'êtes  pas  devenu  ange,  vous  êtes 
resté  homme,  mais  vous  n'avez  plus  de  frères  L.. 

Enfin  la  lettre  du  1er  décembre  1831  nous  conduit 
tout  droit  au  second  chapitre  de  cette  étude  : 

Notre  civilisation  n'a  pas  atteint  le  degré  de  celle  de  la 
France  et  de  l'Angleterre,  et  chez  nous  il  y  a  encore  des 
sentiments  poétiques  d'honneur,  de  foi,  d'indépendance 
nationale,  tandis  qu'ici  on  ne  pense  plus  qu'au  bien-être, 
qu'à  la  liberté  intérieure,  qu'à  des  institutions  devant  assu- 
rer le  bonheur  matériel,  qu'à  une  grande  révolution,  non 
plus  politique,  mais  sociale,  qui  fera  passer  la  propriété,  la 
terre  et  les  richesses,  c'est-à-dire  les  bons  lits,  les  bons 
dîners,  les  bonnes  cheminées,  des  mains  de  ceux  qui 
dorment  bien,  qui  dînent  bien,  qui  se  chauffent,  à  ceux  qui 
veillent,  qui  grelottent  de  froid  et  souffrent  de  la  faim.  Et, 
remarquez-la  bien,  cette  éternelle  vérité  que  plus  l'homme 
devient  heureux,  plus  il  se  rabaisse.  Dans  le  malheur  seul 
on  est  véritablement  grand.  La  noblesse  fut  heureuse  et 
rassasiée  de  jouissances  animales;  elle  tomba  aux  pieds  du 
tiers  état  qui  était  souffrant  et  plein  de  douleurs.  Le  tiers 
état  aujourd'hui  s'étend  mollement  sur  de  soyeux  sofas;  le 
peuple  le  jettera  à  bas  ;  car,  lui,  il  a  la  force,  la  vigueur  de 
la  torture.  Chez  nous,  au  contraire,  en  Pologne,  malheur  sur 
malheur.  Aussi  nous  ne  visons  point  aux  jouissances  ma- 

1.  Corresp.  avec  Reeve,  t.  II,  p.  44.  Lettre  du  1er  mars  1833. 


276     LES    GRANDS    POETES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

térielles,  mais  à  une  gloire  morale;  point  à  un  bien- 
être  intérieur,  mais  à  une  indépendance  nationale.  Car,  si 
je  ne  me  trompe  fort,  viser  au  bien-être  est  d'un  cœur 
étroit,  mais  penser  à  la  liberté  nationale  est  d'une  âme 
noble.  Mais  tous  ces  nobles  sentiments  ont  péri  aujourd'hui 
dans  l'Europe  occidentale.  La  patrie  ne  joue  plus  de  rôle; 
le  bonheur  matériel  est  tout;  les  uns,  qui  le  possèdent,  dé- 
sirent le  calme;  ceux  qui  ne  l'ont  pas  désirent  la  lutte  pour 
l'acquérir,  et,  comme  partout  où  il  y  a  lutte,  il  y  a  progrès, 
ceux-ci  sont  les  plus  forts  humainement  parlant,  ceux-ci 
ont  au  moins  une  grandeur  païenne  ;  mais  ni  les  uns  ni  les 
autres  n'ont  de  grandeur  chrétienne.  Aussi,  j'ai  foi  en  une 
vaste  désolation.  11  faut  que  tout  s'écroule  en  ruine,  que 
tout  devienne  cimetière,  et  alors  seulement  j'espère  en  une 
régénération,  mais  pas  avant.  Nous,  au  contraire,  Polonais, 
nous  sommes  dans  un  autre  cas.  Notre  esclavage  n'est 
qu'un  accident  momentané.  Et  si  nous  passons  par  tant 
d'épreuves,  c'est  que  Dieu  a  voulu  quelque  chose  de  nous. 
Il  nous  corrige  par  la  douleur,  et,  quand  il  nous  aura  épu- 
rés, alors  nous  seuls  nous  aurons  la  force  de  nous  lever  et 
de  marcher,  au  milieu  de  tous  ces  vieux  peuples  qui,  alors, 
auront  atteint  Page  de  la  décrépitude  et  des  dernières  con- 
vulsions. 


Il 


LA    COMEDIE    NON    DIVINE 

C'est  un  fait  bien  extraordinaire  que  la  sorte  de 
drame  dont  allaient  être  bouleversés  les  siècles  dix- 
neuvième  et  vingtième,  et  qui  constitue  l'un  des 
traits  essentiels  de  l'époque  où  nous  vivons,  n'ait 
frappé,  vers  1830,  presque  aucun  des  grands  poètes 
d'alors,  en  tant  que  matière  artistique,  et  qu'il  ne  se 
soit  trouvé  qu'un  seul  d'entre  eux  pour  l'introduire 
parmi  les  visions  fameuses  du  grand  Art.  Sans  doute, 


LE    POÈTE    ANONYME    DE  LA    POLOGNE  217 

la  lutte  des  prolétaires  contre  ceux  qui  possèdent  n'était 
point  encore  engagée  :  on  ne  la  vit  éclater  qu'en  1848. 
Mais,  justement,  le  rôle  des  poètes  est  de  prévoir,  d'an- 
noncer, de  peindre  ce  qui  va  venir.  On  est  donc  stupéfait 
de  constater  pareille  lacune,  pareille  défaillance  d'intui- 
tion dans  l'œuvre  littéraire  du  Romantisme.  Ceux  des 
grands  écrivains  de  cette  période  qui  eurent  le  senti- 
ment que  «  toutes  les  solutions  sociales  étaient  remises 
en  question  *  »  et,  pendant  une  minute,  «  prêtèrent 
l'oreille  au  bruit  sourd  que  font  les  révolutions  encore 
enfouies  dans  la  sape  »,  cessèrent-ils  bientôt  d'épier 
avec  angoisse  la  genèse  de  ce  drame  social  qui  allait 
pénétrer  le  drame  politique  et,  par  moments,  l'effacer, 
le  reléguer  au  second  plan  de  la  scène  du  monde?  Ou 
prirent-ils  une  opinion  trop  optimiste  du  conflit  latent? 
Crurent-ils  que  les  deux  adversaires  y  mettraient  du 
leur  et  se  feraient  des  concessions  pour  éviter  les  hor- 
reurs de  la  guerre  civile?  Eurent-ils,  au  contraire, 
conscience  qu'il  s'agissait  d'un  long  drame2,  d'une 
bataille  acharnée,  interminable,  et  que,  pour  en  offrir 
au  public  la  puissante  image  anticipée,  il  fallait  joindre 
à  la  prévision  intuitive  les  facultés  du  psychologue,  du 
penseur,  du  dramatiste,  et  fondre  le  tout  dans  une  forte 
peinture?  Auquel  cas  il  jugèrent  à  propos  de  se  récu- 
ser devant  la  difficulté  de  la  tâche,  et  faute  de  l'en- 
semble d'aptitudes  nécessaire?...  Toujours  est-il  qu'il 
ne  se  trouva  que  le  seul  Krasinski  pour  tracer  par 
avance  le  saisissant  tableau  de  la  lutte  nouvelle.  Afin 


1.  Victor  Hugo.  Préface  des  Feuilles  d'automne. 

2.  Lamartine  eut  le  pressentiment  de  la  durée  de  ce  drame.  11 
écrivait  en  1831,  dans  la  Politique  rationnelle  :  «  Plusieurs  siècles 
passeront  sur  nos  tombes  avant  que  l'idée  de  liberté  et  d'égalité 
légales  ait  enfin  trouvé  sa  vraie  forme,  mais  tout  indique  qu'à 
travers  des  flots  de  sang  et  de  misères,  elle  la  revêtira  enfin; 
alors  le  monde  sera  transformé.  » 


278    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

que  la  poésie  ne  cessât  de  mériter  son  antique  renom 
de  voyante,  l'un  des  trois  grands  poètes  romantiques 
de  la  Pologne  écrivit  sa  vision  inoubliable  de  la  ter- 
rible pièce  dont  nos  pères  virent  le  début  et  qui  continue 
sous  nos  yeux,  qui  continuera  de  même  sous  les  yeux 
de  nos  fils,  et  que  Julian  Klaczko  dénommait  en  1862  : 
le  drame  de  V avenir. 

C'est  en  1835,  à  la  librairie  polonaise  Pinard,  à  Paris, 
que  parut  cette  vision  de  prophète,  vision  à  la  fois 
psychologique,  dramatique,  héroïque,  et  d'une  portée  si 
étendue,  si  lointaine,  qu'aujourd'hui  encore  elle  reste 
aussi  vraie,  aussi  actuelle  qu'à  l'époque  où  elle  fut 
jetée  sur  le  papier.  Divers  écrits  et  divers  événements 
avaient  frappé  au  plus  haut  degré  l'esprit  du  jeune 
gentilhomme  polonais.  Il  avait  Iules  livres  d'Owen,  de 
Saint-Simon,  de  Fourier.  De  Genève,  il  avait  suivi 
très  attentivement  l'insurrection  lyonnaise  de  1831^.  Il 
en  avait  perçu  l'écho  dans  la  région  même  du  Léman, 
et  au  cours  de  ses  conversations  avec  les  gens  du 
peuple.  Il  suffisait  de  s'arrêter  dans  une  auberge  pour 
y  entendre  des  réflexions  menaçantes  et  des  paroles  de 
haine  contre  les  riches,  pour  y  noter  les  sentiments 
bas,  les  appétits,  le  désir  de  prendre,  de  jouir,  de  se 
gorger  et  de  tuer,  qui  ne  se  séparent  guère  des  plus 
légitimes  revendications  de  la  faim,  et  bientôt  les 
débordent.  Combien  ces  rêves  d'un  bonheur  immonde 
étaient  odieux  à  un  jeune  homme  qui  appelait  de  tous 
ses  vœux  une  meilleure  organisation  de  la  société,  mais 
ne  comptait  pour  y  atteindre  que  sur  la  vertu  de  la  dou- 
leur et  du  sacrifice,  c'est  encore  ce  que  sa  correspon- 
dance nous  apprend.  Peu  à  peu  ses  impressions  et  ses 
pensées  au  sujet  du  problème  social   se  condensèrent 

1.  Voir  Correspondance  avecReeve,t.  I,  p.  347,  364,  379-382. 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA    POLOGNE  279 

puissamment  en  son  âme  ;  et,  de  là,  son  premier  poème  : 
la  Comédie  non  divine^. 

Penser  à  écrire  un  drame  sur  l'apparition  de  la  dé- 
mocratie —  inévitablement  flanquée  de  sa  hideuse  cari- 
cature démagogique  —  et  sur  la  lutte  qu'elle  allait  en- 
gager avec  les  privilégiés  de  la  naissance  et  de  l'argent, 
c'était  déjà  chose  bien  curieuse  en  1835,  puisque  aucun 
autre  que  Krasinski  ne  s'en  avisa;  toutefois,  ce  n'est  pas 
là  que  gît  la  grande  originalité  du  poète  en  l'espèce.  Ceci 
fut  vraiment  l'éclair  de  génie  :  le  gentilhomme  polonais 
ne  se  paya  ni  de  mots  ni  de  mirages.  11  ne  craignit  pas 
de  faire  comparaître  devant  lui  les  plus  beaux  rêves  de 
ses  contemporains  et  l'idée  même  que  les  plus  nobles 
d'entre  eux  s'étaient  forgée  de  l'avenir  des  hommes, 
d'appeler  au  tribunal  de  sa  pensée  les  promesses  de 
bonheur  dont  poètes  et  saint-simoniens  enchantaient 
leurs  semblables,  les  riantes  perspectives  de  paradis 
terrestres  où  ils  berçaient  eux-mêmes  et  les  autres,  — 
et  de  confronter  rudement  ce  trésor  de  l'imagination 
visionnaire  avec  la  nature  et  la  vie.  En  ce  jeune  voyant 
à  l'intuition  redoutable,  qui  pressentait  que,  par  suite 
de  la  Révolution  française,  l'heure  avait  sonné  de  la 
lutte  des  classes  et  que  le  drame  social  allait  mainte- 
nant dérouler  ses  péripéties,  en  ce  jeune  voyant  il  y 
avait  encore  un  remarquable  observateur;  celui-ci  fixa 

1.  Ainsi  intitulée  pour  bien  marquer  que  le  sujet  de  l'œuvre 
est  en  ansolu  contraste  avec  la  conception  mystique  de  Dante, 
et  qu'il  n'y  a  rien  de  sacré  dans  cette  Comédie-ci.  Dans  la  Divine 
Comédie,  tout  se  modèle  sur  le  plan  divin,  tel  du  moins  que  Dante 
pouvait  l'imaginer  :  les  mondes  s'y  superposent,  et  l'intuition  du 
Florentin  est  comme  une  flèche  de  lumière  qui  ne  plonge  au 
monde  infernal  que  pour  illuminer  les  profondeurs  de  la  justice 
de  Dieu.  Pour  bien  embrasser  l'ensemble  de  la  vision  du  grand 
poète  du  Moyen  Age,  pour  découvrir  le  vaste  sens  de  son  épopée 
catholique  et  sa  pensée  entière,  il  faut  s'élever  au  point  de  vue 
où  lui-même  remonte,  c'est-à-dire  se  placer  sur  les  sommets  divins, 
là  où  rayonne  la  pure,  l'éblouissante  lumière  du  Paradis. 


280  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

son  œil  aigu1  sur  le  monde  où  prenaient  chair  lesdeux 
idées  antagonistes  des  temps  nouveaux,  regarda  les 
foules  et  leurs  meneurs,  examina  coryphées  et  com- 
parses, scruta  leur  âme  à  tous,  perça  jusqu'au  fond  de 
son  époque,  et  lut  le  sinistre  avenir.  Dès  1835,  on  eût 
dit  qu'il  devinait  les  terribles  jacqueries  dont  fut  en- 
sanglantée la  Pologne  autrichienne,  en  1846;  il  sem- 
blait qu'il  aperçût  aussi,  à  l'occident  de  l'Europe,  les 
journées  de  Juin,  la  Commune,  et  tout  ce  que  le  ton- 
nerre d'en  bas  peut  receler  de  menace.  Fils  de  la  na- 
tion tragique,  et  doué  du  seul  sens  de  la  tragédie,  il  ne 
s'attarda  point  à  rire  de  l'éternelle  comédie  politique, 
pourtant  si  joyeuse  :  il  laissa  Tartuffe  aux  prises  avec 
Gléon,  méprisa  les  boniments  et  les  parades  des  deux 
charlatans,  ne  prêta  nulle  attention  à  leurs  suiveurs  et 
àleurs  dupes  grouillant  sur  le  Forum, omit  avec  le  plus 
beau  dédain  toute  cette  pouillerie  de  l'Histoire  :  et  il 
alla  droit  aux  grands  jours  du  Drame,  aux  jours 
de  tempête  et  d'horreur.  Sous  les  rouges  éclairs  de 
sa  plume,  ceux-ci  se  levèrent  brusquement  et  réap- 
parurent :  ressuscitant  d'un  passé  très  proche  et  d'où 
voici  que  surgissait  l'image  du  très  proche  avenir,  ils 
se  dressèrent  soudain  en  tumulte,  hurlants,  féroces, 
hérissés  de  piques,  grimaçant  de  faces  de  démons, 
rauques  de  cris  sauvages  de  tricoteuses,  —  passant 
dans  la  rafale  en  visions  effrayantes. 

Le  lecteur  des  œuvres  de  Krasinski  sut  alors  ce  qu'il 
allait  en  advenir,  au  contact  des  hommes  véritables,  du 
beau  rêve  des  poètes  et  des  philosophes,  et  la  mortelle 


1.  Rien  de  plus  frappant  que  le  regard  de  Krasinski,  dans  le 
portrait  de  1843.  Ce  n'est  plus  du  tout  le  regard  de  chimère,  le 
regard  envolé  des  Romantiques.  C'est  un  regard  aussi  pur  que  le 
leur,  mais  plus  pénétrant,  plus  perspicace.  On  sent  qu'il  est 
braqué  sur  les  choses  humaines,  et  qu'il  voit  dans  leurs  profon- 
deurs. 


LE  POÈTE  ANONYME  DE  LA  POLOGNE        281 

offense  que  subiraient  bientôt  ces  songes  d'or,  ces 
beaux  songes  humanitaires  et  lyriques  où  se  complai- 
sait Târne  du  xixe  siècle.  Il  fut  prévenu  que  la  théorie 
est  une  chose  et  que  la  pratique  en  est  une  autre  ;  et 
que  ces  idées  généreuses,  destinées  par  les  plus  purs 
des  hommes  à  préparer  le  bonheur  de  leurs  semblables, 
serviraient  d'abord  à  édifier  la  fortune  d'une  foule  de 
drôles  très  experts  à  brailler  sur  la  place  publique  et 
à  s'y  proclamer  les  hérauts  de  la  société  future,  mais 
surtout  inimitables  dans  l'art  d'exploiter  l'espèce  hu- 
maine et  de  se  pousser  à  ses  dépens,  ne  songeant  in 
■petto  qu'à  satisfaire  leurs  appétits,  à  se  venger,  à  se 
nantir,  à  se  gaver,  toujours  au  nom  du  progrès,  de  la 
fraternité,  de  l'amélioration  du  sort  des  masses,  du  sou- 
lagement des  classes  pauvres,  et  d'une  plus  juste  ré- 
partition des  richesses.  Bref,  il  apprit  qu'une  fois  sor- 
ties de  la  catégorie  de  l'Idéal,  une  fois  descendues  du 
cœur  et  du  cerveau  du  poète,  les  imaginations  les  plus 
nobles  sont  livrées  aux  bêtes,  tombent  dans  la  mêlée, 
dans  la  boue  quotidienne,  sont  immédiatement  salies, 
déshonorées.  Rien  de  plus  triste  qu'une  telle  révélation  ; 
et  l'on  pense  que  le  jeune  intuitif  fut  lui-même  doulou- 
reusement surpris  de  sa  découverte,  car  il  apercevait 
la  réalité  juste  à  l'âge  où  les  illusions  sont  la  condition 
de  la  vie,  la  pâture  de  l'enthousiasme,  l'aliment  de  la 
flamme  poétique.  Mais,  autant  que  voyant  et  psycho- 
logue, il  était  artiste  né;  sans  reculer  devant  les  scènes 
qu'il  évoquait,  et  sans  que  tremblât  du  tout  sa  main  ni 
son  pinceau  de  grand  peintre,  il  peignit  sa  vision, 
comme  un  homme  auquel  le  démon  intérieur  commande 
et  qui  ne  peut  faire  autrement  que  de  fixer  et  de  mon- 
trer aux  autres  ce  qu'il  a  vu. 

Procéder  de  la  sorte,  c'était  avoir,  des  hommes  et 
des  choses,  une  vue  shakespearienne,  la  plus  rare  de 
toutes,  mais  aussi  la  plus  féconde  en  vérités  psycho- 


282    LES   GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE     LA    POLOGNE 

logiques  essentielles  *.  Et  c'était  là  chose  extraordi- 
naire en  1835,  où  tout  était  lyrisme,  lyrisme  littéraire 
ou  lyrisme  social2,  où  tout  était  poésie  ardente,  bouil- 
lonnement d'aspirations  et  de  désirs,  foisonnement 
d'idées  nouvelles  et  de  systèmes,  mais  où  personne  — 
Balzac  à  part  —  ne  se  préoccupait  de  voir  la  nature 
humaine  telle  qu'elle  est,  et,  par  conséquent,  de  pré- 
voir le  démenti  que  la  bête,  avec  ses  instincts  et  ses 
appétits  primordiaux —  irréductibles  à  moins  d'un  mi- 


1.  Sans  doute,  ce  n'est  pas  la  vue  la  plus  consolante,  —  et  il 
s'en  faut  !  —  puisqu'une  telle  vue,  qui  naît  de  la  psychologie, 
soit  intuitive,  soit  expérimentale,  et  qui  nous  renseigne  sur  le 
fond  de  l'homme,  n'aboutit  par  là  même  qu'à  nous  faire  souffrir 
davantage  de  l'écart  que  nous  constatons  entre  l'Idéal  moral  et 
la  nature  humaine.  Que  pouvons-nous  là  contre?  Il  n'est  que 
trop  vrai  qu'il  y  a  plus  d'Ahriman  que  d'Ormuzd  dans  l'homme. 
Tout  de  même,  la  conscience  peut  trouver  quelque  adoucisse- 
ment à  se  dire  que  la  nature  humaine  peut  s'amender  et  s'élever, 
mais  seulement  par  la  pratique  des  préceptes  évangéliques. 
Krasinski,  à  l'époque  romantique,  et  Tolstoï,  de  nos  jours,  ont 
très  bien  vu  cela. 

2.  Et  c'est  probablement  parce  que  tout  était  lyrisme,  à 
l'époque,  que  le  Romantisme  échoua  si  complètement  au  théâtre. 
Une  époque  lyrique  à  l'excès,  et  qui  ne  cesse  de  bouillonner,  où 
chacun  est  tout  à  la  joie  de  l'émancipation  récente  et  de  la  pleine 
liberté  du  sentiment  personnel,  une  telle  époque  ne  se  verra  pas 
vivre  dans  son  ensemble  et  ne  créera  pas  de  drame.  Il  n'est 
presque  personne  qui  n'y  soit  ivre  des  enthousiasmes  et  des  fu- 
mées du  Rêve,  et  au  point  de  devenir  incapable  d'envelopper 
l'humanité  de  ce  coup  d'oeil  lucide  et  vaste  sans  lequel  on  ne 
peut  en  jeter  sur  la  scène  une  synthèse  vivante.  Le  grand  con- 
templateur, le  Drame,  a  besoin  de  concentration  et  de  sang-froid. 
J'ai  expliqué  ces  choses  dans  un  Essai  sur  les  principaux  carac- 
tères du  Romantisme,  Essai  publié  en  1902  par  la  Revue  Idéaliste 
(N08du  15  janvier,  1er  février  et  15  février).  En  outre,  le  dramatiste 
sera  souvent  un  solitaire,  c'est-à-dire  un  homme  plus  soustrait  que 
les  autres  aux  pressions  intellectuelles,  et  d'un  coup  d'oeil  plus 
impartial.  Tel  fut  Krasinski.  C'est  en  partie  pour  cette  raison 
qu'il  faut  voir  en  lui  l'un  des  très  rares  shakespeariens  du 
xixe  siècle.  Ibsen,  qui  en  fut  un  autre,  est  aussi  un  solitaire  et 
un  contemplateur  à  l'àme  aussi  forte  que  triste. 


LE    POÈTE  ANONYME    DE    LA    POLOGNE  283 

racle  semblable  à  celui  du  christianisme  primitif  — 
allait  bientôt  infliger  à  ce  qui  s'agite  aussi  de  l'ange 
en  notre  espèce.  Krasinski  surgissait  donc  comme  un 
tragique  avertisseur,  qui  se  dresse  devant  l'homme  aux 
jours  de  son  orgueil,  à  l'heure  où  il  se  croit  soulevé  par 
le  souffle  de  l'Esprit,  où  il  s'imagine  qu'il  a  secoué  sa 
fange  originelle  et  qu'il  va  désormais  planer  dans  l'azur 
comme  un  dieu.  Rôle  de  Cassandre,  au  reste  :  personne 
n'ajoutera  créance  aux  prédictions  du  prophète  de 
malheur,  et  il  gémira  dans  le  désert. 

Quoi  qu'il  en  fût,  cette  vue  shakespearienne  du  mou- 
vement social  et  de  la  lutte  des  classes  allait  dramatiser 
le  sujet,  l'affranchir  du  langage  écœurant,  des  allures 
bêtes  et  basses,  de  l'aspect  hypocrite  et  vulgaire  qu'il 
affecte  dans  la  politique  de  tous  les  jours,  bref,  le  net- 
toyer de  sa  crasse  et  de  son  odeur  infecte,  et  lui  per- 
mettre de  relever  du  grand  Art.  Le  poète  polonais  sentit, 
probablement  d'une  façon  instinctive,  et  aussi  parce  qu'il 
était  tout  de  même  de  son  époque  par  certains  côtés  et 
que  cette  époque  voyait  tout  en  héroïque,  —  il  sentit,  dis- 
je,  qu'il  fallait  aussi  représenterez  héroïque,  et  toujours 
à  la  Shakespeare,  la  bataille  sauvage  qui  commençait 
entre  la  société  révolutionnaire  et  la  classe  aristocratique 
dégénérée,  mais  puisant  dans  son  désespoir  la  force 
d'accepter  le  combat  et  d'essayer  de  soutenir  l'assaut 
jusqu'au  bout.  Il  sentit  de  plus  que,  pour  donner  au  sujet 
tout  son  relief  et  toute  sa  grandeur  ,il  était  important  de 
symboliser  ces  classes,  c'est-à-dire  de  les  résumer  dans 
la  personne  de  leurs  chefs,  d'en  incarner  les  passions, 
les  idées,  la  manière  d'être,  en  de  hautes  et  puissantes 
figures, qui,  tout  en  étanttypiques,  demeurassent  pour- 
tant des  individus,  représentassent  des  personnalités 
bien  à  part  :  tels,  le  comte  Henri,  chef  des  nobles,  et 
son  adversaire  Pancrace,  dictateur  des  révolutionnaires, 
qui  tous  deux  dominent  la  Comédie  non  divine  de  leur 


284    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

orgueil,  de  leur  volonté,  de  leur  génie.  Ce  n'était 
pas  tout  encore,  et  il  importait  extrêmement  de  trouver 
une  forme,  de  composition  à  la  fois  large  et  souple,  et 
pouvant  enfermer  sans  compression  ni  gêne,  sans  que 
rien  ne  fût  retranché  ni  rétréci  delà  pensée  de  Fauteur 
et  sans  que  sa  liberté  créatrice  en  fût  le  moins  du  monde 
entravée,  l'œuvre  qui  naîtrait  d'une  compréhension 
aussi  puissante  et  aussi  juste  du  sujet.  Un  moule  spé- 
cial, un  moule  esthétique  et  philosophique  à  la  fois, 
devenait  ici  nécessaire,  le  théâtre  pur  pliant  en  général 
sous  le  poids  de  la  réflexion  trop  forte,  —  Hamlet  n'est 
qu'une  gageure  et  une  réussite  exceptionnelle  —  et, 
d'autre  part,  Krasinski  se  sentant  bien  trop  puissant 
par  la  méditation  et  par  la  profondeur  pour  pouvoir 
faire  de  ce  côté-là  des  sacrifices  qui  détruiraient  par 
avance  la  portée  de  son  œuvre.  Il  se  décida  donc  pour 
la  forme  du  drame  allégorique,  «  la  plus  vaste  et  la 
plus  libre  que  puisse  trouver  l'inspiration  »,  comme  le 
dit  M.  Klaczko. 

C'est  dans  cette  forme,  et  après  avoir  passé  par  la 
série  d'intuitions  que  je  viens  d'énumérer,  qu'il  écrivit 
successivement  la  Comédie  non  divine  et  le  poème 
dramatique  d'Iridion.  Occupons-nous  d'abord  de  la 
Comédie  non  divine.  Ce  drame  à  peine  écrit,  l'auteur 
en  exposa  les  événements  et  les  caractères  dans  l'une 
de  ses  lettres  à  Reeve,  et  je  ne  puis  mieux  faire  que  de 
lui  laisser  la  parole  à  ce  sujet  : 

Depuis  cet  été,  j'ai  écrit  un  drame  traitant  des  affaires 
présentes  de  ce  monde,  du  principe  aristocratique  et  popu- 
laire. Le  héros  est  comte  et  poète  tout  ensemble  ;  je  l'ai 
mis  en  contraste  avec  un  chef  populaire,  un  homme  de 
génie  sorti  de  l'obscurité  et  s'avançant  à  la  tète  d'un  million 
de  cordonniers  et  de  paysans.  J'ai  introduit  des  scènes 
convulsives  sur  les  ruines  de  cathédrales  abattues,  des 
chants  de  frénésie,  des  chœurs  de  juifs  baptisés,  de  saint- 


LE    POÈTE   ANONYME    DE    LA    POLOGNE  285 

simoniens,  de  femmes  libres,  de  prophètes  de  l'avenir,  de 
valets  de  chambre  émancipés,  de  bouchers  indifférents  à 
tout  hors  à  la  passion  du  sang,  de  clubs  d'assassins.  Puis, 
au  milieu  de  cela,  j'ai  montré  le  chef  comprenant  son 
œuvre,  et  les  prosélytes  entraînés  par  l'enthousiasme,  ne 
comprenant  rien.  Et  puis  j'ai  dessiné  la  figure  du  comte- 
poète,  allant  défendre  ses  frères  dans  le  dernier  asile,  un 
château  gothique.  Il  est  égoïste  comme  poète,  courageux 
comme  noble,  et,  comme  poète  encore,  il  a  le  sentiment  du 
sentiment  ;  il  sent  ce  que  c'est  que  d'être  un  bon  mari, 
et  il  a  fait  mourir  sa  femme  de  folie  et  de  douleur,  il 
sent  ce  que  c'est  que  d'être  bon  père,  et  son  fils  a  hérité 
de  l'aliénation  d'esprit  de  sa  mère;  ce  fils,  le  pauvre 
Georges,  est  devenu  aveugle,  et  chante  la  prochaine  des- 
truction de  sa  caste;  et  encore  le  comte  Henri  est  am- 
bitieux ;  il  se  réjouit  d'être  le  chef  de  tant  de  barons 
et  de  princes  rassemblés  pour  périr;  il  entend  dans  les 
caveaux  du  château  des  voix  menaçantes;  les  anciennes 
victimes  féodales  le  menacent  :  «  Tu  n'as  rien  aimé,  rien 
adoré,  hormis  toi  ;  en  toi  est  venu  aboutir  l'orgueil  de  ta 
race,  et,  pour  cela,  après  quelques  jours  de  gloire  encore, 
tu  périras  sur  le  même  rocher  de  douleur  où  nous  avons 
péri  de  la  main  de  tes  pères.  N'aie  d'espérance  ni  sur 
la  terre  ni  dans  le  ciel.  »  Lui  pourtant  combat  en  fu- 
rieux, ne  veut  pas  se  rendre,  se  moque  de  ses  frères, 
comtes  et  barons  qui  veulent  traiter;  enfin,  quand  le  châ- 
teau est  pris,  il  se  jette  des  murailles,  et  ses  derniers  mots 
sont:  «  Ah!  ils  ont  couronné  les  tours;  ils  cherchent  de 
l'œil  le  comte  Henri.  Je  suis  ici  !  Mais  vous  ne  me  jugerez 
pas,  car  j'ai  déjà  pris  ma  route,  je  marche  vers  le  jugement 
de  Dieu.  (Il  s'avance  vers  le  bord  du  précipice.)  Je  la  vois 
toute  ténébreuse,  je  la  vois  s'avancer  vers  moi  à  flots  noirs 
et  immenses,  mon  Eternité  à  moi,  sans  bords,  sans  îles, 
sans  fin,  et  au  milieu  d'elle  Dieu  comme  soleil  qui  brûle 
éternellement,  resplendit  éternellement,  mais  n'éclaire  rien 
alentour.  (Il  fait  encore  un  pas.)  Ils  courent;  ils  m'ont 
aperçu,  Jésus  et  Marie  !  Poésie,  sois  maudite  par  tous  les 
siècles  comme  je  le  serai  moi-même.  Allez,  mes  bras,  et 
coupez  ces  flots.  »  Puis  il  se  précipite. 


286    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

La  victoire  est  au  peuple.  Ceux  qui  ont  espéré  en  sa  mi- 
séricorde sont  envoyés  à  la  mort.  Et  le  chef,  alors,  accom- 
pagné d'un  prophète  convulsionnaire,  monte  seul  sur  les 
murailles,  arrive  par  hasard  à  l'endroit  où  gisent  le  sabre 
et  la  loque  du  comte,  qu'il  a  jetés  en  sautant. 

Léonard  {le  prophète,  V enthousiaste,  le  jeune  homme). 
Maître,  tu  pâlis! 

pancrace  (le  chef  révolutionnaire) 
Vois-tu  là-bas,  en  haut,  en  haut... 


Je  vois  un  nuage  sur  ce  rocher  tout  rouge  des  derniers 
rayons  du  soleil. 

PANCRACE 

Là,  il  y  a  un  signe  terrible. 

LÉONARD 

Appuie-toi  sur  moi  :  tu  pâlis  de  plus  en  plus. 

PANCRACE 

Un  peuple  entier  m'écoutait  il  y  a   un  instant  :    où  est 
mon  peuple? 


N'entends-tu  pas  ses  cris?  Il  te  demande,  il  t'attend.  Dé- 
tourne tes  regards  de  ce  rocher;  tes  yeux  semblent  se 
mourir,  attachés  à  son  sommet. 

PANCRACE 

Elle  est  là  immobile.  Trois  clous,  trois  étoiles  resplen- 
dissent sur   ses  côtés,  ses  bras  sont  comme  deux  éclairs. 


LE    POÈTE    ANONYME    DE   LA    POLOGNE  287 

LÉONARD 

Qui?  où?  Reprends  tes  forces  ! 

PANCRACE 

Galilœ,  vicisti!  (Il  meurt.) 

Il  a  vu  la  croix;  et  son  ouvrage  a  été  trouvé  faux.  Il  est 
vaincu  au  moment  de  sa  victoire  ;  son  édifice  est  brisé  et 
il  meurt  en  répétant  les  derniers  mots  de  Julien  l'Apostat1. 

Voilà  comment  il  fait  part  de  sa  vision  dramatique 
à  son  ami  ;  mais  ce  qu'il  ne  lui  dit  point,  et  ce  que  nous 
voyons  en  lisant  la  pièce,  c'est  l'extraordinaire  puis- 
sance de  plusieurs  scènes,  lesquelles  dénotent  une 
connaissance  si  terrible  du  cœur  de  l'homme,  qu'elles 
nous  donnent  un  véritable  frisson  de  conscience.  Ce 
qu'il  ne  dit  pas  non  plus  à  Reeve,  c'est  l'impartialité 
psychologique  dont  il  fait  preuve  dans  la  peinture  des 
caractères,  ne  ménageant  pas  plus  ceux  du  parti  aris- 
tocratique que  les  autres,  le  regard  plus  clairvoyant 
et  plus  sévère  encore  pour  les  tenants  des  idées  vers 
lesquelles  il  penche  que  pour  leurs  adversaires  poli- 
tiques. Ce  qu'il  ne  peut  jeter  dans  sa  correspondance, 
ce  sont  ces  éclairs  de  réprobation  dont  il  illumine  et 
foudroie  nos  bas-fonds  intérieurs,  et  au  moment  où, 
nous  complaisant  dans  les  mensonges  de  notre  orgueil 
et  d'une  supériorité  que  nous  nous  prêtons  ou  qu'on 
nous  prête,  nous  accumulons  autour  de  nous  ruines 
sur  ruines,  sans  même  nous  douter  de  notre  égoïsme 
pervers  et  de  notre  snobisme,  comme  on  dirait  aujour- 
d'hui. Si  elle  n'était  pas  si  tragique  et  si  atterrante,  si 
elle  ne  nous  obligeait  pas  à  rentrer  en  nous-mêmes, 


1.  Correspondance  avec  Reeve,  t.  II,   p.  56.    Lettre  du   19    dé- 
cembre 1833. 


288    LES    GRANDS   POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

malades  de  honte  et  de  remords,  il  n'y  aurait  pas 
d'ironie  plus  atroce  que  l'ironie  macabre  de  Krasinski. 
Je  l'ai  déjà  indiqué,  la  figure  qui  domine  le  drame  est 
celle  du  comte  Henri,  et  l'on  ne  peut  nier  que  son  âme 
ne  soit  forte,  hautaine,  dominatrice,  héroïque  même 
par  moments.  Quelle  misère,  pourtant,  quelle  peti- 
tesse, quel  intellectualisme  hideux  ne  se  cachent  pas 
sous  les  brillants  dehors  de  ce  gentilhomme,  qui  se 
croit  poète  et  ne  vit  que  de  sensations  !  Oui,  ce 
n'est  qu'une  âme  de  sensations,  et  de  sensations 
aussi  ridicules  que  coupables  :  on  se  dit  parfois 
qu'il  relèverait  des  auteurs  comiques,  sans  les  catas- 
trophes dont  il  est  cause,  qu'il  a  préparées  avec  la  plus 
rare  inconscience,  et  qui  soudain  éclatent  sous  son  toit, 
tuant  les  siens  et  assombrissant  à  jamais  sa  vie,  Il 
s'est  marié  ;  sa  femme  est  jolie,  douce,  aimante,  elle 
adore  le  comte  :  et  lui,  sous  prétexte  qu'elle  n'est  pas 
assez  «  poétique  »,  qu'elle  n'est  pas  «  celle  qu'il  a  rê- 
vée »  que,  depuis  trop  longtemps,  «  il  dort  près  d'elle 
du  sommeil  du  bourgeois  allemand  près  de  sa  femelle 
allemande  »,  il  la  délaisse  pour  des  rêves  saugrenus 
et  factices,  pour  je  ne  sais  quelle  sylphide-fantôme 
dont  il  est  hanté,  et  dans  laquelle  il  croit  reconnaître 
une  jeune  fille  aimée  jadis,  aujourd'hui  ravie  à  la  terre 
et  devenue  l'un  des  esprits  du  monde  invisible,  d'où 
elle  revient  sans  cesse  et  lui  réapparaît  comme  l'image 
même  de  l'Idéal.  Et  plus  l'hallucination  se  répète,  plus 
il  se  dégoûte  de  son  admirable  compagne;  il  n'a  que 
dédain  pour  elle,  s'éloigne,  la  rudoie,  quitte  son  foyer  ; 
la  comtesse  en  devient  folle,  et  voyez  maintenant  la 
scène  qui  va  se  passer  entre  elle  et  lui  dans  la  maison 
de  fous,  où  il  est  accouru  bouleversé,  dès  qu'il  a  appris 
l'internement  de  sa  malheureuse  femme  : 


LE    POÈTE     ANONYME    DE    LA   POLOGNE  289 

Une  chambre.  —  Fenêtre  grillée.  —  Un  lit.  —  La  comtesse 
étendue  sur  un  canapé. 

le  comte  henri   [entrant) 
Je  désire  rester  seul  avec  elle. 

la  femme  du  médecin  [derrière  la  porte) 
Mon  mari  se  fâcherait  si... 

LE    COMTE 

Je  veux  être  seul,  —  laissez-moi,  vous  dis-je.  [Il  ferme  la 
yortc  et  s'avance  vers  sa  femme.) 

une  voix  [à  travers  le  plafond) 

Vous  avez  enchaîné  Dieu.  —  Un  Dieu  est  déjà  mort  sur 
la  croix,  —  l'autre  Dieu,  c'est  moi,  et  je  suis  livré  aux  bour- 
reaux ! 

une  voix    [à  travers  le  plancher) 

A  la  lanterne  !  à  la  guillotine,  les  rois  et  les  seigneurs  ! 
C'est  par  moi  que  commence  l'ère  de  la  liberté  des  peuples! 

une  voix  [à  droite) 

A  genoux  devant  le  roi,  votre  seigneur  et  maître,  votre 
souverain  légitime? 

[une  voix  [à  gauche) 

La  comète  apparaît  déjà  dans  le  ciel... le  jour  du  terrible 
jugement  approche. 

LE    COMTE 

Me  reconnais-tu,  Marie  ? 

19 


290    LES    GRANDS   POÈTES     ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

LA    COMTESSE 

Ne  t'ai-je  pas  juré  fidélité  jusqu'à  la  tombe? 

LE  COMTE 

Viens,  donne-rnoi  la  main...  sortons  d'ici. 

LA    COMTESSE 

Je  ne  puis  me  soutenir...  mon  âme  s'est  retirée  de  mon 
corps,  —  elle  est  concentrée  tout  entière  dans  ma  tête. 

LE    COMTE 

Laisse-moi  Remporter. 

LA    COMTESSE 

Encore  quelques  instants...  etje  deviendrai  digne  de  toi. 

LE    COMTE 

Comment? 

LA    COMTESSE 

J'ai  prié  pendant  trois  nuits  et  Dieu  m'a  enfin  exaucée  ! 

LE  COMTE 

Je  ne  te  comprends  pas. 

LA    COMTESSE 

Depuis  que  je  t'ai  perdu,  un  grand  changement  s'est 
opéré  en  moi.  «  Seigneur  !  »  me  suis-je  écriée,  —  et  je  me 
suis  frappé  la  poitrine,  —  et  j'ai  posé  sur  mon  sein  un 
cierge  béni,  j'ai  fait  pénitence  et  j'ai  crié  :  —  «  Mon  Dieu, 
fais  descendre  sur  moi  la  flamme  de  l'inspiration  !  »  et,  le 
troisième  jour,  je  suis  devenue  poète. 

LE    COMTE 

Marie  ! 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA  POLOGNE  291 

LA    COMTESSE 

Henri,  tune  me  dédaigneras  plus,  — je  suis  remplie  d'ins- 
piration, et,  le  soir  venu,  tu  ne  me  quitteras  plus. 

LE    COMTE 

Ni  le  jour,  ni  la  nuit. 

LA    COMTESSE 

Vois  maintenant  si  je  ne  suis  pas  devenue  ton  égale  en 
puissance!  Il  m'est  donné  de  comprendre  tout,  de  m'inspi- 
rer,  d'éclater  en  paroles,  en  chants  de  victoire.  Je  chanterai 
les  mers  et  la  foudre,  et  les  étoiles,  oui,  et  les  astres  et  les 
orages!  Un  mot  inconnu  m'échappe  encore  :  le  combat,  — 
je  dois  voir  le  combat;  conduis-moi  au  combat;  —  alors  je 
regarderai,  —  je  décrirai  tout,  et  les  cadavres,  et  le  suaire, 
et  la  vague,  et  la  rosée,  et  le  cercueil... 

Autour  de  moi  se  déroulera  l'infini, 
Et  comme  un  oiseau  planant  dans  l'espace, 
Mes  ailes  fendront  l'azur  de  l'immensité  ; 
Et  sans  cesse  volant,  je  disparaîtrai 
Dans  le  noir  néant  ! 

LE    COMTE 

Malédiction! 

la  comtesse  (Ventourant  de  ses  bras) 
Mon  Henri,  que  je  suis  heureuse  ! 

voix  {à  travers  le  plancher) 

J'ai  tué  de  ma  main  trois  rois,  dix  restent  encore  et  cent 
prêtres  qui  chantent  la  messe. 

une  voix  {à  gauche) 

Le  soleil  va  s'éteindre,  —  et  dans  leur  marche  les  étoiles 
commencent  à  chanceler,  —  malheur  !  malheur  ! 


292    LES   GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

LE    COMTE 

Il  est  venu  déjà  pour  moi,  le  jour  du  jugement  ! 

LA    COMTESSE 

Chasse  le  souci  de  ton  front,  car  tu  m'attristes,  —  que  te 
manque-t-il  encore?...  Ecoute,  j'ai  quelque  chose  à  te 
confier. 

LE    COMTE 

Parle,  je  ferai  ce  que  tu  voudras. 

LA    COMTESSE 

Ton  fils  sera  poète. 

LE   COMTE 

Que  dis-tu?... 

LA    COMTESSE 

En  le  baptisant,  le  prêtre  d'abord  lui  a  donné  nom  :  Poète, 
—  et  puis  :  Georges-Stanislas.  —  C'est  mon  œuvre,  —  je  l'ai 
béni,  —  j'ai  ajouté  une  malédiction,  et  il  sera  poète  !  Ah  ! 
que  je  t'aime,  Henri! 

une   voix  (sortant  du  plafond) 
Père,  pardonnez-leur,  car  ils  ne  savent  ce  qu'ils  font. 

LA  COMTESSE 

Cet  homme  est  atteint  d'une  étrange  folie,  n'est-ce  pas? 

LE    COMTE. 

Bien  étrange,  en  effet. 

LA    COMTESSE 

Il  ne  sait  ce  qu'il  dit,  mais  moi  je  te  dirai  ce  qui  advien- 
drait, si  Dieu  devenait  fou.  (Elle  le  prend  par  la  main.)  Les 
mondes    s'égarent    dans   l'espace,   roulant  sur    les    hau- 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA    POLOGNE  293 

teurs,  puis  retombant  dans  l'abîme.  Chaque  créature, 
chaque  vermisseau  crie  :  «Je  suis  Dieu!  »  et  ils  meurent 
tous  les  uns  après  les  autres,  et  les  comètes  et  les  soleils 
s'éteignent  aussi.  Le  Christ  ne  nous  sauvera  plus  :  à  deux 
mains  il  a  pris  sa  croix  et  l'a  jetée  dans  l'abîme.  Entends- 
tu  cette  croix,  espoir  de  millions  de  générations,  rebondir 
en  tombant  d'étoile  en  étoile  ?  Elle  éclate,  elle  se  brise,  et, 
de  sa  poussière,  elle  obscurcit  l'univers!  —  La  très  sainte 
Vierge  seule  prie  encore,  et  les  étoiles,  ses  servantes,  lui 
seront  encore  fidèles,  mais  elle  ira  aussi  où  va  le  monde 
entier. 

LE     COMTE 

Marie,  veux-tu  revoir  ton  enfant? 

LA    COMTESSE 

Je  lui  ai  attaché  des  ailes  et  je  l'ai  envoyé  à  travers  l'uni- 
vers s'imprégner  de  tout  ce  qui  est  beau,  grand  et  terrible, 
—  il  reviendra  un  jour  et  t'apportera  le  bonheur ah! 

LE    COMTE 

Tu  souffres? 

LA  COMTESSE 

Quelqu'un  a  suspendu  une  lampe  dans  ma  tête,  et  cette 
lampe  se  balance  d'une  manière  atroce. 

LE  COMTE 

Marie,  ma  bien-aimée,  sois  calme  comme  tu  l'étais  jadis  ' 

LA    COMTESSE 

Lorsqu'on  est  poète,  on  ne  vit  pas  longtemps  ! 

LE  COMTE 

Holà  !  du  secours  !  du  secours! 
(Plusieurs  femmes  entrent,  suivies  de  la  femme  du  médecin.) 


294     LES    GRANDS    POÈTES   ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 


LA  FEMME    DU    MEDECIN 

Des  sinapismes!...  des  remèdes,  —  courez  à  la  pharmacie. 
—  C'est  vous,  Monsieur,  qui  êtes  cause  de  cet  accident... 
mon  mari  va  me  gronder. 

LA    COMTESSE 

Adieu,  Henri  ! 

LA  FEMME  DU  MÉDECL\ 

C'est  donc  vous  qui  êtes  Monsieur  le  comte. 

LE  COMTE 

Marie  !  Marie  !  (Il  F  embrasse  et  la  couvre  de  caresses). 

LA     COMTESSE 

Ami,  je  me  trouve  bien,  car  je  meurs  près  de  toi!    (Sa 
tête  s'incline.) 

LA    FEMME    DU   MÉDECIN 

Quelle  rougeur  sur   sa  figure  ! le  sang  a  monté  au 

cerveau  ... 

LE    COMTE 


Il  n'y  a  pas  de  danger? ce  ne  sera  rien,  n'est-ce  pas?.... 

(Le  médecin  entre  et  s'approche  du  canapé.) 

LE    MÉDECIN. 

Vous  l'avez  dit,  ce  n'est  déjà  plus  rien,  elle  est  morte1  ! 

La  voilà,  l'œuvre  du  comte-poète,  le  voilà,  le  fruit 
des  rêveries  à  la  lune  de  ce  dilettante  :  elles  sont  là, 
dans  cette  terrible  scène,  les  conséquences  d'un  aussi 
beau  début  dans  la  vie  d'homme  fait.  Soyez  sûr,  d'ail- 
leurs, que  cela  ne  le  corrigera  point  et  qu'on  le  verra 
recommencer  à  chasser  à  la  sensation,  non  pas,  il  est 

1.  La  Comédie  non  divine.  Traduction  Ladislas  Mickiewicz. 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA    POLOGNE  295 

vrai,  cette  fois,  au  sujet  d'amours  vaporeuses,  mais  à 
propos  de  guerre  ;  pour  se  donner  un  autre  genre  de 
frisson,  il  se  jettera  dans  la  lutte  sociale.  Car,  aujour- 
d'hui, «  Personne  ne  veut  être  ce  qu'il  est,  chacun  rêve 
d'être  un  Napoléon...  Tout  ce  sublime  n'est  que  du 
ridicule.  L'imagination  dévergondée  plane  au-dessus 
de  toutes  les  têtes;  il  y  a  peu  de  poitrines  qui  ren- 
ferment un  cœur.  De  là  tout  cet  amas  de  niaiseries, 
cette  longue  traînée  d'ennui  s'efïorçant  de  trouver  une 
occupation,  ne  voulant  en  accepter  aucune,  et  alors  se 
jetant  dans  l'extraordinaire,  dans  le  fantastique,  s'y 
vautrant  sans  but,  ne  créant  rien  de  nouveau,  car  le 
principe  créateur,  le  cœur,  n'est  pas  là...  De  là,  chez 
les  hommes  de  notre  temps,  ce  manque  à'ari  en  poésie, 
d' 'énergie  en  politique,  de  foi  en  croyance ' ...  »  Le  comte 
Henri  n'aura  point  manqué  toutefois  —  il  faut  en  con- 
venir —  d'énergie  en  politique  ;  il  a  le  coup  d'œil  aigu 
du  chef,  le  sens  ferme,  le  don  du  commandement;  mais 
la  foi,  en  croyance,\\\i  aura  fait  totalement  défaut  ;  aussi 
son  châtiment  s'apprête,  et  ce  sera  le  plus  inouï  des 
châtiments.  Ce  ne  sera  point  le  supplice  physique,  ce 
sera  pire  :  ce  sera  la  torture  morale,  et  elle  lui  sera 
infligée  par  l'être  qu'il  aime  le  plus  et  dont  il  est  le 
plus  aimé,  par  son  fils,  ce  pauvre  petit  Georges,  qui 
se  ferait  hacher  pour  le  comte,  mais  qui  est  poète,  lui, 
poète  pour  de  bon,  puisque  son  père  aimait  tant  la 
poésie  et  que  sa  pauvre  mère,  au  moment  où  elle  al- 
lait devenir  folle,  a  supplié  Dieu  que  son  fils  fût  poète, 
afin  que  celui  qui  l'avait  engendré  l'aimât,  et  ne  le 
repoussât  point  un  jour  comme  il  avait  fait  de  l'épouse  ! 
C'est  donc  un  vrai  poète,  un  voyant, un  inspiré,  que  ce 
pauvre  petit  Georges  :  il  est  atteint  de  cécité,  mais  il 
voit  par  les  yeux  de  l'âme,  et,  aux  heures  terribles,  une 

1.  Correspondance  avec  Reeve,  t.  II,  p.  61.  Lettre  CXXXIV. 


296     LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE  LA    POLOGNE 

force  invincible  l'oblige  à  communiquer  les  visions 
intérieures  dont  il  est  assailli  ;  alors  il  prophétise,  il 
parle  comme  dans  un  rêve,  comme  dans  le  plus  ef- 
frayant des  rêves  ;  il  dit  ce  que  je  vais  transcrire, 
écoutez,  car  c'est  peut-être  ici  la  scène  la  plus  tra- 
gique de  tout  le  théâtre  du  xixe  siècle  : 

Les  souterrains  et  cachots  du  château-fort  de  la  Trinité,  as- 
siégé par  les  révolutionnaires,  et  dernier  refuge  du  parti  aristo- 
cratique. —  Grilles  en  fer,  chaînes,  instruments  de  torture  brisés, 
ossements  d'anciennes  victimes  des  temps  d'autrefois,  de  l'âge 
des  seigneurs  féodaux.  —  Le  comte  Henri  tient  une  torche;  il 
est  auprès  d'une  pierre  sur  laquelle  Georges  est  debout. 

LE    COMTE 

Retourne  ;  —  je  t'en  supplie,  viens  avec  moi. 

GEORGES 

N'entends-tu  pas  leurs  voix?  n'aperçois-tu  pas  leurs 
formes? 

LE    COMTE 

Le  silence  des  tombeaux  nous  entoure,  et  la  lumière  de 
la  torche  n'éclaire  qu'à  quelques  pieds  de  nous. 

GEORGES 

Ils  approchent...  je  les  vois;—  l'un  après  l'autre,  ils 
montent  des  étroites  profondeurs,  et  là,  au  fond,  ils  vont 
s'asseoir. 

LE    COMTE 

Ta  folie  fait  mon  désespoir,  —  tu  es  fou,  mon  enfant,  et 
tu  m'ôtes  mes  forces  alors  que  j'en  ai  tant  besoin  ! 

GEORGES 

Je  vois  en  esprit  leurs  pâles  figures,  graves  et  sévères, 
se  réunissant  pour  un  jugement  terrible,  —  le  coupable 
avance  morne  comme  un  brouillard  d'hiver. 


LE     POÈTE    ANONYME    DE  LA    POLOGNE  29' 


CHŒUR   DES    VOIX. 

Au  nom  du  droit  et  de  la  force,  que  nous  ont  donnés  nos 
souffrances,  nous,  jadis  enchaînés,  frappés,  torturés,  brisés 
sous  les  fers,  abreuvés  de  poison,  enfermés,  murés  tout 
vivants  dans  la  tombe,  à  notre  tour,  torturons,  jugeons, 
condamnons,  et  Satan  sera  le  bourreau  ! 

LE  COMTE 

Que  vois-tu? 

GEORGES 

L'accusé,  l'accusé  qui  s'avance  avec  un  geste  suppliant. 

LE   COMTE 


Qui  est-il? 

GEORGES 

Mon  père!...  Oh!  mon  père  ! 


UNE  VOIX 


Avec  toi  finit  la  race  maudite,  —  en  toi  elle  a  résumé 
toutes  ses  forces,  toutes  ses  passions  et  tout  son  orgueil, 
mais  c'est  pour  mourir  ! 


CHŒUR  DES    VOIX 


Pour  n'avoir  rien  aimé,  rien  adoré  que  toi-même  et  tes 
pensées,  tu  es  damné,  —  damné  pour  l'éternité  ! 


LE    COMTE 


Je  ne    vois  rien,  mais  j'entends  sous  terre,   dans  l'air, 
autour  de  moi,  partout,  des  soupirs  et  des  menaces. 


Il  a  relevé  la  tête,  comme  toi,  mon  père,  quand  tu  es 
en  colère,  il  répond  par  une  parole  arrogante  comme  toi, 
quand  tu  méprises. 

CHŒUR    DES  VOIX 

C'est  en  vain,  —  c'est  en  vain,  plus  de  salut  pour  lui,  ni 
sur  la  terre,  ni  dans  le  ciel. 


298  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 


UNE  VOIX 

Encore  quelques  jours  de  cette  gloire  terrestre  et  vaine, 
dont  tes  ancêtres  m'ont  frustré,  moi  et  mes  frères,  et  tu 
périras,  toi  et  les  tiens,  sans  sépulture,  sans  les  cloches 
qui  sonnent  le  deuil,  sans  les  larmes  des  amis  et  des 
parents.  —  Votre  mort  sera  comme  la  nôtre,  triste  et 
affreuse,  et  sur  ce  même  rocher  de  douleur. 


Ah!  je  vous  reconnais  enfin,  esprits  maudits!  (Il  fait  un 
mouvement  en  avant.) 


Mon  père,  n'avance  pas  plus  loin.  —  Au  nom  du  Christ,  je 
t'en  conjure,  mon  père! 

le  comte  (s  arrête) 
Dis,  dis-moi  qui  tu  vois  ? 

GEORGES 


C'est  la  figure... 
La  figure  de  qui  ? 


le   comte 


GEORGES 


C'est  un  autre  toi-même,  —  affreusement  pâle,  —  en- 
chaîné, —  maintenant  ils  te  torturent,  j'entends  tes  cris... 
[Tombant  à  genoux.)  Père,  pardonne-moi...  ma  mère  est 
venue  cette  nuit  et  m'a  ordonné...  (Il  s'évanouit.) 

le  comte  (le  prenant  dans  ses  bras) 

Ce  dernier  coup  me  manquait!  ah!  mon  propre  enfant 
m'amène  au  seuil  de  l'enfer!  Marie,  esprit  implacable! 
Mon  Dieu,  et  Toi,  autre  Marie,  que  j'ai  invoqués  tant  de 
fois  !...  Là  commence  l'infini  de  la  douleur  et  des  ténèbres, 
—  remontons  à  la  lumière,  —  je  dois  encore  combattre  les 
hommes,  —  puis  viendra  l'éternel  combat.  (Il  entraîne  son 
fils.) 


LE  POÈTE  ANONYME  DE  LA  POLOGNE        299 

CHŒUR    DES  VOIX  DANS  LE   LOINTAIN 

Pour  n'avoir  rien  aimé,  rien  adoré  que  toi,  que  toi- 
même  et  tes  pensées,  tu  es  damné,  damné  pour  l'éternité  { 

Je  devrais  clore  ici  ce  chapitre,  car  la  dernière  scène 
de  la  Comédie  non  divine  dont  je  tienne  à  donner  un 
fragment  rapide  —  bien  que  lapins  fameuse  de  l'œuvre 
et  quoique  de  premier  ordre,  à  coup  sûr,  — est  pourtant 
inférieure,  à  mon  sens,  à  celle  qu'on  vient  délire.  Mais 
c'est  la  scène  centrale,  et  le  poète  y  a  rendu  en  traits 
vivants,  en  mots  de  feu,  ces  passions  sociales  dont  nous 
habitons  toujours  la  fournaise,  ce  drame  du  présent  et 
de  l'avenir  qui  finira  quand  et  comment?...  La  scène 
en  question  retrace  l'entrevue  du  dictateur  des  révolu- 
tionnaires et  du  chef  des  aristocrates.  La  position  du 
comte  Henri  est  désespérée  :  il  va  être  forcé  dans  la 
citadelle  de  la  Trinité.  Pancrace,  qui  ne  peut  se  dé- 
fendre d'un  sentiment  secret  de  grande  admiration 
pour  son  illustre  adversaire,  lui  a  fait  demander  un 
sauf-conduit.  Il  veut  le  voir,  lui  parler,  le  convaincre 
de  l'inutilité  de  sa  défense  et  lui  offrir  la  vie  sauve  : 

Une  vaste  salle.  —  Portraits  de  dames  et  de  chevaliers.  —  Au 
fond,  un  pilier  auquel  est  suspendu  un  écusson  portant  des  ar- 
moiries. —  Le  comte  est  assis  à  une  table  de  marbre.  —  Une 
lampe,  des  pistolets,  un  sabre  et  une  pendule  devant  lui.  — 
En  face,  une  autre  table,  avec  des  coupes  en  argent  et  des  am- 
phores. 

LE  COMTE,  PANCRACE 

PANCRACE 

Je  suis  venu  à  toi,  car  je  voulais  te  connaître  d'abord, 
puis  te  sauver. 

1.  Traduction  Ladislas  Mickiewicz. 


300    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

LE  COMTE 

Merci  pour  l'un;  quanta  l'autre,  fie-toi  à  mon  sabre. 

PANCRACE 

Ton  sabre  !  ton  Dieu  !  vains  fantômes  ! 

LE  COMTE 

Je  te  connais,  toi  et  ton  monde  nouveau!  J'ai  vu  dans 
les  ombres  de  la  nuit  les  danses  de  ta  populace,  —  de 
ces  hommes  dont  les  têtes  courbées  te  servent  de  marche- 
pied. J'ai  vu  tous  les  crimes  du  vieux  monde,  habillés  à 
neuf,  entonnant  une  chanson  nouvelle,  mais  qui  finira  par 
le  refrain  séculaire:  De  la  chair,  de  l'or,  et  du  sang!  — 
Mais  toi,  tu  n'y  étais  pas,  tu  ne  daignais  pas  descendre  au 
milieu  de  tes  enfants,  car  tu  les  méprises  au  fond  de  ton 
âme.  Encore  quelques  moments,  et,  si  tu  gardes  ta  raison, 
tu  te  mépriseras  toi-même  !  Va,  laisse-moi  !  (Il  s'asseoit  au 
pied  du  pilier  où  pendent  ses  armoiries.) 

PANCRACE 

Mon  monde  n'a  pas  encore  acquis  son  développement, 
c'est  vrai.  —  Ce  géant  n'a  pas  atteint  sa  croissance,  il  a 
besoin  de  nourriture,  de  bien-être  :  mais  les  temps  vien- 
dront. (IZ  se  lève,  s' approche  du  comte  et  s'appuie  contre  le  pilier.) 
Viendra  le  moment  où  ce  monde  aura  conscience  de  lui- 
même,  et  dira:  —  Je  suis!...  et  pas  une  autre  voix  dans  l'uni- 
vers entier  ne  pourra  répondre  :  —  Je  suis  aussi! 

LE   COMTE 

Et  ensuite  ? 

PANCRACE 

De  cette  génération,  qui  marche  et  se  développe  sous  la 
puissance  de  ma  volonté,  surgira  une  race  nouvelle,  défi- 
nitive, toute-puissante.  Pour  la  première  fois  de  tels  hommes 
auront  paru  sur  la  terre.  Ils  seront  libres  et  maîtres  du 
globe,  d'un  pôle  à  l'autre;  —  le  monde  ne  sera  qu'une  seule 


LE    POETE  ANONYME    DE    LA    POLOGNE  301 

cité  florissante,  une  seule  demeure  de  bonheur,  un  seul 
atelier  d'industrie  et  de  richesse. 


LE  COMTE 

Tes  paroles  mentent,  —  mais  ton  visage  impassible  et 
froid  ne  ment  pas,  —  l'enthousiasme  n'y  éclate  point.  (Il 
montre  les  portraits  de  ses  ancêtres.) 

Vois  ces  figures  :  la  pensée  de  la  patrie,  du  foyer,  de 
l'honneur,  pensée  ennemie  de  la  tienne,  se  lit  dans  les  rides 
de  leurs  fronts.  Cette  pensée  qui  fut  en  eux,  vit  aujourd'hui 
en  moi,  —  mais  toi,  homme  de  rien,  dis-moi  où  es  ton 
foyer?  —  Chaque  soir  tu  dresses  ta  tente  sur  les  ruines 
d'une  maison  étrangère,  et  tu  la  plies  le  matin  pour  aller 
camper  plus  loin.  Tu  ne  connais  point  de  foyer,  et  tu  n'en 
connaîtras  pas  tant  que  je  trouverai  cent  hommes  qui  répé- 
teront après  moi  :  «  Gloire  à  nos  pères  !  » 


PANCRACE 

Oui,  gloire  à  tes  pères  sur  la  terre  et  dans  les  cieux!  En 
vérité,  ils  peuvent  se  glorifier. 

Vois  ce  staroste,  il  tirait  aux  vieilles  femmes  comme  aux 
moineaux,  et,  tout  vivants,  faisait  griller  les  Juifs.  —  Celui- 
là,  avec  les  sceaux  en  main,  grand  chancelier,  falsifiait  les 
actes,  brûlait  les  archives,  achetait  les  juges,  et,  par  le  poi- 
son, hâtait  les  héritages  ;  de  là  tes  terres,  tes  rentes  et  ta 
puissance.  —  Cet  autre,  brun,  aux  yeux  brillants,  semait 
l'adultère  dans  la  maison  de  ses  amis  ;  cet  autre,  avec  la 
Toison  d'or  et  son  casque  italien,  a  servi  l'étranger.  Cette 
belle  châtelaine,  pâle,  aux  cheveux  noirs,  se  livrait  à  son 
page,  —  cette  autre  lit  une  lettre  de  son  amant,  sourit  et 
attend  la  nuit.  —  Cette  autre  encore,  avec  cet  épagneul 
sur  sa  robe  d'or,  était  la  maîtresse  d'un  roi.  —  De  là  vos 
généalogies  non  interrompues  et  sans  tache.  —  J'aime  ce 
gaillard  en  justaucorps  vert.  Il  ne  faisait  que  boire  et  s'eni- 
vrer avec  les  gentilshommes,  ses  frères,  et  envoyait  ses 
paysans  en  compagnie  de  ses  chiens  chasser  le  cerf.  Folie 
et  oppression  partout  !  voilà  votre  sagesse  et  votre  force  ! 

Mais  le  jour  du  jugement  est  proche,  et,  en  ce  jour,  je  le 


302  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

jure,  je  n'oublierai  aucun  de  vous,  aucun  de  vos  ancêtres 
et  aucune  de  vos  gloires  ! 

LE    COMTÉ 

Tu  te  trompes,  fils  de  manant!  Toi  et  les  tiens  existeriez- 
vous,  si  nos  ancêtres  ne  vous  avaient  nourris  de  leur  pain, 
défendus  de  leurs  bras  ;  et,  lorsque  d'un  troupeau  de  brutes 
vous  devîntes  des  créatures  humaines,  ils  vous  construi- 
sirent des  églises  et  des  écoles,  partageant  avec  vous  tout, 
sauf  les  dangers  de  la  guerre,  parce  qu'ils  savaient  que  vous 
n'étiez  pas  faits  pour  la  guerre.  Tes  paroles,  Pancrace, 
se  brisent  contre  leur  vieille  gloire,  comme  jadis  le  glaive 
des  païens  se  brisait  contre  leurs  armures.  Elles  ne 
troubleront  même  pas  la  paix  de  leurs  cendres,  elles  se 
perdront  dans  l'air,  comme  les  hurlements  d'un  chien 
enragé  qui  court  en  répandant  sa  bave  et  expire  sur  le 
bord  du  chemin.  —  Et  maintenant,  il  est  temps  de  nous 
quitter,  —  mon  hôte,  sors  libre  ! 

PANCRACE 

Au  revoir,  sur  les  remparts  de  la  Trinité,  et  lorsque 
vous  n'aurez  plus  ni  poudre,  ni  balles... 


Eh  bien,  nous  nous  rapprocherons  à  la  distance  de  nos 
épées.  —  Au  revoir! 

PANCRACE 

Nous  sommes  deux  aigles  de  la  même  espèce,  mais  ton 
nid  est  brûlé  par  la  foudre.  (Il  prend  son  manteau  et  son  bon- 
net rouge.)  En  quittant  ce  seuil,  je  laisse  la  malédiction  due 
à  la  sénilité,  —  je  te  voue,  toi  et  ton  fils,  à  la  destruction  ! 

LE    COMTE 

Holà,  Jacob!  (Jacob  entre.)  Reconduisez  cet  homme  aux 
avant-postes. 


LE    POÈTE    ANONYME   DE    LA    POLOGNE  303 

JACOB 

Ainsi  Dieu  me  vienne  en  aide1  !  (Ils  sortent.) 


III 

LE    POÈME    DRAMATIQUE    D?  Iridîon 

Lorsqu'on  vient  d'achever  la  lecture  de  la  Comédie 
non  divine,  on  s'acharne  à  creuser  le  sens  de  l'image 
finale.  Sans  doute  on  a  compris  immédiatement  qu'en 
évoquant  le  symbole  sacré,  l'auteur  a  voulu  condamner, 
au  nom  du  christianisme,  l'œuvre  purement  matéria- 
liste et  athée  de  l'esprit  révolutionnaire  ;  mais  le  poète 
entend-il  aussi  que  la  religion  de  la  Croix  n'a  pas  dit 
son  dernier  mot,  qu'elle  ne  cessera  pas  de  régner  — 
quel  que  soit  l'amas  des  ruines  sociales  imminentes, — 
qu'elle  repoussera  plus  verte  et  plus  fraîche  de  ces 
ruines  mêmes,  et  qu'après  les  destructions  et  les  fu- 
reurs, elle  seule  renouvellera  le  vieux  monde,  trou- 
vera le  remède  aux  maux  de  l'espèce  humaine,  et  non 
pas  seulement  aux  maux  spirituels? 

11  est  probable  que  tel  est  le  sens  — peut-être  un  peu 
caché  —  de  cette  conclusion,  et  qu'elle  dut  s'esquisser 
de  la  sorte  au  fond  de  la  pensée  de  l'auteur;  mais  alors, 
nous  disons-nous  par  association  d'idées,  quelle  besogne 
ont  donc  bien  pu  faire  les   dix-huit  siècles  qui  se  sont 


1.  Traduction  Ladislas  Mickiewicz.  —  Je  dois  prévenir  le  lec- 
teur que,  pour  cette  scène,  j'ai  rapproché  des  parties  du  dialogue 
qui,  dans  le  texte,  sont  éloignées  les  unes  des  autres.  Je  suis 
obligé  parfois  d'abréger,  de  resserrer,  pour  ne  pas  allonger  indé- 
finiment. Et  cela,  d'autant  plus  que  j'ai  multiplié  les  citations 
au  cours  de  ce  volume. 


304    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

écoulés  depuis  la  venue  de  Jésus,  et  en  sommes-nous  à 
ce  point  que  rien  —  ou  presque  —  n'ait  encore  été  appli- 
qué parmi  nous  des  préceptes  de  l'Evangile?  Et  s'il  en 
est  ainsi,  si  tout  reste  à  faire,  combien  la  tâche  va  être 
rude,  —  mais  rude  à  se  sentir  las  d'avance  —  mainte- 
nant qu'il  ne  s'agit  plus  seulement  de  mériter  pour  soi- 
même  le  royaume  des  Cieux,  déjà  si  dur  à  ravir,  mais 
encore  de  réaliser  ici-bas  l'idée  de  Justice  et  de  donner 
leur  part  des  biens  de  la  terre  à  ces  masses  souffrantes 
qui  grondent  et  ne  désarmeront  point  qu'elles  n'aient 
été  satisfaites? 

Cela,  c'est  tout  le  problème  d'aujourd'hui  et  de 
demain.  Krasinski  ne  cessa  d'en  être  hanté,  et  d'une 
obsession  semblable  à  celle  qui  nous  poursuit  tous,  à 
l'heure  présente.  Pour  s'en  convaincre,  il  suffit  de 
lire  celle  de  ses  œuvres  qui  a  pour  titre  :  Le  poème 
inachevé  ;  il  y  travailla  toute  sa  vie,  ne  parvint  pas  à 
la  finir,  et  elle  ne  fut  publiée  qu'après  sa  mort.  Ce 
long  poème  ne  pouvait  être  écrit  que  par  un  homme 
en  qui  fusionnèrent  une  culture  immense  et  un  grand 
pouvoir  poétique  :  l'histoire  universelle  s'y  déroule  en 
une  suite  de  visions  dont  quelques-unes  sont  merveil- 
leuses ;  et  l'on  y  sent  filtrer,  même  au  travers  des  pires 
drames,  un  peu  de  la  lumière  de  ce  Paraclet  qui  doit  être 
un  jour  le  soleil  de  l'humanité.  Mais,  pour  aider  à  son 
avènement,  nous  n'avons  que  faire  de  la  violence  :  con- 
trairement aux  affirmations  d'autres  prophètes-poètes  ^, 

1.  La  dernière  partie  du  Poème  inachevé  renferme  une  allusion 
très  claire  à  Slowacki,  dont  l'imagination  impressionnable  fut 
un  moment  conquise  par  l'esprit  révolutionnaire.  Krasinski  dé- 
signe son  confrère  sous  le  nom  de  Julinicz.  Il  avait  été  outré  à 
juste  titre  de  se  voir  un  jour  attaqué  d'une  façon  aussi  injuste 
que  virulente  par  cet  illustre  rival  qu'il  avait  été  presque  seul 
à  glorifier,  alors  que  tout  le  monde  méconnaissait  son  mérite. 
Il  est  pénible  d'avoir  à  blâmer  les  strophes  intitulées  :  A  V auteur 
des  trois  Psaumes  ;  mais  le  ton  en  est  répréhensible. 


LE    POETE    ANONYME  DE    LA    POLOGNE  305 

elle  ne  peut  que  provoquer  les  réactions,  détruire 
les  espérances,  ajourner  indéfiniment  l'ère  nouvelle. 
La  haine,  la  vengeance,  la  Révolution  en  un  mot,  telle 
est  Thérésie  capitale,  le  monstre  ;  telle  est  la  tare  des 
plus  justes  revendications,  telle  est  la  mauvaise  racine 
qu'il  faut  extirper  ;  on  ne  fondera  nulle  société  frater- 
nelle sur  la  destruction  et  sur  l'athéisme.  Il  n'y  a 
d'autre  moyen  de  préparer  le  règne  de  l'Esprit  de 
justice  et  d'amour  que  la  régénération  intérieure  et  le 
perfectionnement  moral  :  il  n'y  a  d'autre  route  vers  un 
avenir  meilleur  que  l'ascension  spirituelle  et  la  pratique 
de  la  religion  évangélique.  Cela  est  bien,  et  tout  semble 
dit;  reste  une  dernière  angoisse,  et  combien  cruelle! 
reste  l'énigme  insoluble.  Oui,  j'en  tombe  d'accord  avec 
le  poète,  la  question  sociale  est  en  dernière  analyse  une 
question  morale;  sans  doute,  on  aura  résolu  la  ques- 
tion sociale  et  balayé  la  misère  lorsque  les  hommes  au- 
ront enfin  compris  et  pratiqué  l'antique  et  sublime  pré- 
cepte :  «Aimez-vous  les  uns  les  autres.»  Seulement... 
comment  arrivera-t-on  à  le  leur  faire  comprendre  et  pra- 
tiquer? Quel  homme  de  tant  soi  peu  d'expérience  ne  sera 
frappé  de  cette  pensée  d'un  moraliste  :  «  L'amour  a  dans 
l'égoïsme  un  rival  à  sa  taille.  »  Pour  que  les  cœurs 
frissonnassent  et  se  fondissent,  il  faudrait  qu'un  large 
souffle  passât  de  nouveau  sur  eux,  souffle  venu  de  quel 
ciel  ?  Il  faudrait  une  voix  d'un  timbre  divin,  qui  portât 
par  toute  la  terre  et  fit  couler  des  larmes  de  tous  les 
yeux,  qui  frappât  au  cœur  de  l'homme  avec  les  paroles 
justes  et  décisives  et  réussît  à  l'ouvrir  pour  la  suite  des 
siècles...  D'où  viendra  la  voix  céleste?  Qui  donnera,  du 
Sermon  sur  la  montagne,  une  interprétation  à  l'usage  du 
monde  moderne?  D'où  viendra,  «  d'où  viendra  la  réno- 
vation des  âmes *  »  ? 

1.  L'expression  est  de  M.  Edouard  Rod,  dans  l'un  de  ses  derniers 
romans  :  Un  Vainqueur.  L'auteur  y  dépeint  la  lutte  d'un  indus- 
triel contre  les  lois  ouvrières. 

20 


306     LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE  LA    POLOGNE 

Hélas,  personne  ne  le  sait,  et  les  socialistes,  qui 
prétendent  renouveler  la  face  de  la  terre,  sont  vrai- 
ment bien  peu  qualifiés  pour  cette  tâche.  Us  se  figurent 
tout  résoudre  par  le  mécanisme.  Ils  pourront  lais- 
ser certaines  lignes  d'organisation  matérielle,  certains 
cadres  utiles  :  ils  s'entendent  à  créer  des  groupe- 
ments, des  syndicats,  à  confectionner  des  lois  ou- 
vrières. Ceci  dit,  il  est  impossible  de  trouver  plus 
pauvres  connaisseurs  de  l'âme  humaine.  Les  socia- 
listes ignorent  le  monde  moral,  si  délicat,  si  immense, 
si  divin,  rédemption  de  ce  qu'il  y  eut  de  bas  dans  l'his- 
toire et  de  ce  qu'il  y  a  de  bas  dans  la  vie,  et  auquel  la 
civilisation  aboutit,  comme  à  son  couronnement.  Si, 
d'aventure,  ils  en  soupçonnent  l'existence,  c'est  pour 
le  dédaigner  ou  le  haïr,  pour  exercer  sur  lui  des  re- 
présailles, se  venger  sur  lui  des  infamies  dont  les 
bigots  de  toute  époque  essayèrent  de  le  déshonorer, 
sous  prétexte  de  le  défendre,  —  et  se  faire  fanatiques 
et  persécuteurs  à  leur  tour.  C'est  perdre  sa  peine  que  de 
leur  demander  de  réfléchir  sur  cet  héritage  de  be- 
soins intellectuels,  esthétiques,  religieux,  qui  consti- 
tue l'acquit  raffiné  des  siècles  ;  ils  sont  bien  trop 
aveugles  pour  se  douter  de  l'attrait  invincible  qu'exerce 
sur  l'âme  humaine  la  pensée  de  cet  Inconnu  d'outre- 
tombe,  dont  elle  est  séparée  par  le  grand  voile  qui  fait 
son  désespoir  ;  comment  leur  persuader  que  l'homme 
ne  renoncera  jamais  à  chercher  au  delà  du  mystère  de 
sa  courte  existence,  dont  la  racine  plonge  dans  les 
abîmes,  mais  dont  la  fleur  aspire  à  se  détacher  de  sa 
tige  et  à  s'envoler  vers  une  vie  plus  haute?...  Jus- 
qu'ici, les  socialistes  n'ont  cessé  de  méconnaître  l'essence 
et  le  but  de  la  vie1. 


1.  Ces  lignes  étaient  écrites  depuis  plusieurs  mois  déjà,  lorsque 
je  suis  tombé  sur  certaines  lignes  de  M.  Gustave  Deberme,  qui, 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA    POLOGNE  307 

Telles  furent  les  pensées  que  Krasinski  roula  dans 
sa  tête,  de  1830  à  1859,  et  les  quelques  réflexions  qui 
sont  miennes,  dans  les  pages  précédentes,  ne  diffèrent 
pas  sensiblement  de  celles  qu'il  exprima  ou  qu'il  eût 
pu  exprimer.  Mais,  en  tout  ceci,  nous  n'avons  encore 
parlé  que  de  ceux  des  enseignements  du  poète  qui 
s'adressaient  à  l'humanité  en  général  et  non  pas  à  tel 
groupe  humain  en  particulier;  or,  il  existait  une  race 
à  laquelle  Krasinski  portait  un  amour  d'autant  plus 
immense  qu'il  en  était  fils  et  qu'il  n'y  en  avait  pas 
d'aussi  malheureuse  en  ce  monde  :  c'étaient  les  Polo- 
nais. A  ceux-là,  le  Poète  anonyme  devait  léguer  encore 
les  plus  utiles  paroles  ;  et  c'est  de  ses  avertissements 
de  patriote  que  nous  avons  à  nous  occuper  pendant  le 
reste  de  ce  travail. 

Il  les  formula  selon  le  mode  des  grands  artistes, 
c'est-à-dire  par  une  fiction  encore  plus  impression- 
nante peut-être  que  la  Comédie  non  divine  ;  le  poème 
dramatique  d'Iridion  allait  signifier  cette  fois-ci  qu'il 
est  coupable  de  vouloir  atteindre  un  grand  but  par  les 
voies  d'airain,  et  de  s'y  diriger  avec  la  haine  pour 
seule  compagne  et  seule  inspiratrice,  le  mal  pour  seul 
auxiliaire,  en  n'employant  que  le  mensonge,  la  dissi- 
mulation, la  force,  en  n'hésitant  pas  même  à  broyer 
sous  un  talon  de  fer  les  êtres  les  plus  touchants  et  les 
plus  nobles.  Puen  d'extraordinaire  à  ce  que  le  Grec 
Iridion,  dernier  descendant  de  Philopœmen,  voie  se 
déchirer  la  trame  qu'il  a  ourdie  avec  tant  d'adresse 
pour  venger  l'asservissement  de  sa  patrie  et  détruire 
la  Rome  impériale  ;  car  il  y  quelque  chose  de  fatal  et 


de  ce  même  point  de  vue  moral  où  je  viens  de  me  placer,  font 
du  socialisme  la  critique  la  plus  juste  et  la  plus  frappante.  Je 
regrette  de  ne  pouvoir  citer  ces  lignes  ;  mais  je  suis  heureux  de 
me  rencontrer  avec  un  homme  aussi  respecté  pour  sa  vie  toute 
de  dévouement  et  d'apostolat  social. 


308    LES    GRANDS   POÈTES    ROMANTIQUES    DE   LA    POLOGNE 

de  mystérieux  dans  l'échec  des  complots  qui  ne  pro- 
cèdent que  d'un  désir  de  revanche. 

Vlridion  parut  en  1836  ;  et  l'avertissement  patrio- 
tique qui  se  dégageait  de  cette  œuvre  arrivait  à  son 
heure,  ainsi  que  Ta  très  bien  dit  Julian  Klaczko.  Je 
tiens  à  citer  la  page  où  cet  éminent  esprit  a  peint 
l'état  d'âme  créé  chez  ses  infortunés  compatriotes  par 
les  affreuses  persécutions  de  Nicolas  ;  elle  éclaire,  en 
la  soulignant  de  faits  précis,  la  terrible  pièce  de  Mic- 
kiewicz  :  A  la  mère  polonaise  ;  elle  nous  montre  les 
sinistres  conséquences  auxquelles  peuvent  aboutir  les 
forfaits  d'un  tyran,  lequel  est  d'une  telle  malfai- 
sance  que  non  seulement  il  supplicie  les  corps,  mais 
que,  de  plus  et  par  contre-coup,  il  empoisonne,  dans 
Tàrne  d'une  nation,  jusqu'aux  sources  de  la  vie  morale  : 

Le  démembrement  de  la  Pologne  avait  créé  une  situation 
étrange,  en  dehors  des  règles  ordinaires  de  la  vie  d'un 
peuple,  une  situation  constamment  tendue,  fiévreuse,  dé- 
létère, et  qui  minait  à  plus  d'un  égard  la  moralité  de  la 
nation,  qui  menaçait  de  pervertir  chez  elle  le  sens  du  droit 
et  du  juste.  Ce  n'est  pas  seulement  par  ce  qu'elle  se  per- 
met contre  l'opprimé  que  la  domination  étrangère  est 
odieuse  ;  elle  l'est  encore  bien  plus  par  ce  que  l'opprimé 
se  croit  permis  contre  elle.  L'existence  faite  à  la  Pologne 
par  le  triple  joug  se  résumait,  à  l'intérieur,  dans  la  né- 
cessité de  simuler  et  de  dissimuler,  dans  la  ruse  élevée  à 
la  hauteur  d'un  devoir  civique,  dans  l'art  de  tromper  les 
maîtres  devenu  une  vertu.  A  l'extérieur,  pour  les  enfants 
rejetés  dans  l'exil,  elle  créait  la  mission  de  lutter  contre 
l'ennemi  sur  tous  les  champs  de  bataille  et  par  toutes  les 
voies.  Le  seul  exemple  de  Bem  suffit  pour  faire  entrevoir 
le  péril  que  peut  courir  le  sentiment  intime  d'une  nation 
dans  une  pareille  lutte  à  outrance.  Que  le  soldat  glorieux 
d  Ostrolenka  et  de  la  Transylvanie  ait  embrassé  la  foi  de' 
Mahomet  dans  l'unique  espoir  de  guerroyer  contre  les 
Russes,  certes  cela  peut  démontrer  à  quelle  éclipse  de  sens 
moral  est  sujette  parfois  l'âme  la  plus  héroïque.  Mais  que 


LE    POÈTE    ANONYME  DE    LA    POLOGNE  309 

le  renégat  illustre  n'ait  rien  perdu  pour  cela  de  son  pres- 
tige auprès  de  la  nation  la  plus  fervente  dans  sa  foi  et  dont 
toute  l'histoire  ne  fut  qu'un  combat  sans  relâche  contre 
l'Islamisme,  que  le  paysan  de  Posen  ait  continué  à  entendre 
et  à  saluer  dans  le  son  des  cloches  de  son  église  le  nom 
toujours  magique  et  vénéré  de  Bem,  ceci  est  tout  autre- 
ment grave  et  montre  de  quels  sentiments  la  nation  est 
animée  pour  ceux  qui  l'aiment.  Et  que  dire  de  ces  idées  d'un 
panslavisme  vengeur  qui  commençaient  à  germer  et  à  éga- 
rer les  esprits  précisément  à  l'heure  où  le  Poète  anonyme 
méditait  sa  seconde  œuvre  ?  Que  dire  de  cette  doctrine 
étrange,  satanique,  qui  prêchait  le  suicide  pour  pouvoir 
donner  la  mort,  qui  recommandait  la  servitude  volontaire, 
l'accord  avec  le  plus  cruel,  mais  aussi  le  plus  fort  des 
adversaires,  pour  se  venger  des  moins  coupables,  et  se 
complaisait  dans  l'espoir  de  préparer  un  nouvel  Attila  à  ce 
monde  resté  spectateur  de  la  crucifixion  d'un  peuple'?... 
Aux  heureux  de  la  terre,  à  ceux  qui  jouissent  d'une  patrie 
indépendante  et  libre,  il  est  difficile,  il  est  presque  impos- 
sible de  comprendre  tout  l'enfer  de  tentations,  de  supplices, 
qui  se  résume  pour  un  peuple  subjugué  dans  ce  seul  mot  : 
l'esclavage  ;  mais  le  Poète  anonyme  comprit  cet  enfer  et  en 
frémit.  En  se  plongeant  dans  les  profondeurs  de  «  l'âme 
polonaise  »,  il  y  rencontra  tout  d'abord  ce  courant  d'idées 
sombres,  farouches,  «  et  il  eut  froid  ».  Il  eut  peur  de 
ce  sentiment  national  qui  ne  se  nourrissait  que  de  haine 
contre  les  dominateurs  ;  il  eut  peur  de  cet  amour  de  la 
patrie  plus  fort  que  la  mort,  mais  qui  n'avait  que  des  pen- 
sées de  mort.  Il  voulut  donner  un  avertissement  à  son 
peuple,  et  il  écrivit  YlridionK 

Suit  l'analyse  du  poème,  en  quinze  pages  de  la 
Revue  des  Deux  Mondes,  et  c'est  un  travail  de  pre- 
mier ordre.  Nous  n'y  avons  relevé  qu'une  seule  lacune  : 
M.  Klaczko  ne  transcrit  aucune  scène  de  l'œuvre.  Or, 
il  me  semble  qu'en  mettant  sous  les  yeux  du  lecteur 


\.  La  Poésie  polonaise  an  XIX'  siècle  et  le  Poète  anonyme,  par 
Julian  Klaczko  (Revue  des  Deux  Mondes,  janvier  1862), 


310    LES    GRANDS  POÈTES    ROMANTIQUES    DE     LA    POLOGNE 

deux  des  plus  émouvantes,  nous  pouvons,  nous  aussi, 
faire  entrevoir  qu'il  s'agit  encore  ici  d'une  création 
vraiment  splendide,  moins  vaste  sans  doute  que  la 
Comédie  non  divine,  mais  supérieure  au  premier 
drame  en  tant  que  vie  et  variété  des  caractères,  et 
aussi  en  tant  que  vie  et  variété  des  scènes,  force  de 
mouvement,  rapidité  d'action.  L'une  des  deux  scènes 
auxquelles  je  viens  de  faire  allusion  rivalise  avec  celle 
que  j'ai  citée  comme  la  plus  poignante  de  la  Comédie 
non  divine  :  elle  se  passe  dans  les  Catacombes,  entre 
Iridion  et  la  chrétienne  Cornélia  Métella.  Mais,  avant  de 
la  transcrire,  il  est  bon  de  donner  du  drame  un  crayon 
rapide  ;  or,  comme  pour  la  Comédie  non  divine,  nous 
ne  pouvons  mieux  faire  que  d'emprunter  ce  petit  des- 
sin à  l'auteur  lui-même,  qui,  son  œuvre  une  fois  ter- 
minée, la  résumait  de  la  façon  suivante,  dans  une  de 
ses  lettres  àReeve  : 

Je  suis  arrivé  presque  vers  la  fin  de  cet  Iridion  Amphilo- 
chidès  qui,  trois  fois  déchiré,  dix  fois  interrompu,  soit  par 
mes  souffrances,  soit  par  mes  passions,  depuis  trois  ans 
n'a  cessé  de  torturer  mon  cerveau  et  d'y  croître  en  se 
dégageant  par  des  accouchements  successifs.  Maintenant, 
du  chaos  des  Romains,  des  barbares  et  des  premiers  chré- 
tiens, j'ai  tiré  la  pensée  qui  me  tenait  tant  à  cœur;  et, 
cette  pensée,  je  l'ai  faite  homme  à  ancêtre  grec,  cherchant, 
au  jour  de  la  domination  et  de  la  corruption  des  Césars, 
vengeance  contre  cette  Rome  qui  avait  trompé  Athènes  et 
étouffé  Corinthe.  Il  est  seul  ;  son  père  est  mort  en  lui 
léguant  sa  haine  contre  l'Empire.  Sa  mère,  prêtresse  d'Odin, 
enlevée  jadis  à  la  Chersonèse  des  Cimbres,  s'est  empoison- 
née quand  il  était  encore  enfant.  Une  sœur  lui  est  restée. 
Il  la  livre  à  Héliogabale,  pour  qu'elle  trouble  ses  esprits  et, 
de  degré  en  degré,  le  mène  à  la  démence.  Ce  point  une 
fois  obtenu,  il  a  maté  l'empereur.  Il  devient  son  préfet  du 
prétoire,  son  maître  absolu.  Et  alors,  il  lui  persuade  qu'il 
faut  que  César,  pour  sauver  César,  conspire  contre  Rome, 
l'Eternelle.  Le  pieux  Eneas  de  mon  Turnus,  c'est  Alexandre- 


LE    POÈTE    ANONYME  DE    LA    POLOGNE  311 

Sévère,  le  fils  de  la  chrétienne  Mammaea.  L'un  et  l'autre 
conspirent  en  même  temps.  Mais  Alexandre  veut  détrôner 
César  et  rendre  à  l'Empire  sa  force,  tandis  qu'Iridion  veut, 
d'un  seul  coup,  abattre  Rome  par  tout  ce  qu'il  trouve  sous 
sa  main,  par  César,  par  les  prétoriens,  par  les  chrétiens, 
par  les  barbares.  Sa  puissante  et  frénétique  pensée  s'agite 
comme  par  tourbillons  de  désespoir  et  de  haine  contre 
tout  ce  qui  est  romain  ;  et,  avec  cela,  il  faut  qu'il  dissimule 
nuit  et  jour.  Les  esclaves  et  les  gladiateurs  mangent  le 
pain  de  son  palais.  Il  a  trouvé  deux  vieux  patriciens  réduits 
par  la  misère  à  combattre  dans  le  cirque,  et  il  leur  a  révélé 
sa  vengeance.  Scipion  et  Verres,  tous  deux  couverts  de 
haillons,  ont  souri  à  l'idée  de  poignarder  Rome,  cette  Rome, 
leur  mère  jadis,  leur  marâtre  aujourd'hui. 

Au  milieu  de  toutes  ces  figures  et  de  toutes  ces  passions, 
s'élève  l'image  d'un  vieillard  africain,  Massinissa.  Sa 
majesté  est  amère,  comme  chacune  de  ses  paroles.  Il  semble 
parfois  qu'il  ait  vécu  depuis  des  siècles,  et  qu'il  ne  mourra 
jamais.  Sa  poitrine  est  brûlante,  le  sarcasme  et  l'orgueil  en 
sortent  comme  par  flots  de  ténèbres.  C'est  lui  qui  est  le 
seul  confident  du  conspirateur.  Il  l'excite  à  souffrir  en 
silence,  en  lui  répétant  qu'il  y  a  une  autre  Rome  par  delà 
la  tombe,  et  qu'il  faudra  lutter  contre  elle  des  éternités. 
Puis,  il  le  pousse  à  séduire  et  à  armer  les  Catacombes.  Aux 
Catacombes,  il  y  a  une  vierge  chrétienne,  fanatique  et  pure, 
qui  devient  folle  d'amour.  Ne  pouvant  pécher  contre  le 
Christ  par  la  révolte,  elle  tombe  évanouie  aux  pieds  d'iri- 
dion,  puis,  en  se  réveillant,  elle  le  prend  pour  le  Christ, 
qui  est  venu  fonder  son  millénium.  Tout  jusqu'à  ce  moment 
promet  la  victoire  au  héros  de  ces  pages;  mais,  au  jour  mar- 
qué, au  moment  où,  de  l'œil  de  Catilina  triomphant,  il 
plonge  un  sombre  regard  sur  la  ville  qu'il  va  dévouer  aux 
dieux  infernaux,  à  l'instant  où  il  lève  la  main  pour  allu- 
mer le  bûcher  qui  doit  être  le  signal  de  l'incendie  de 
Rome,  il  est  trahi  par  les  chrétiens,  que  l'évèque  de  Rome 
foudroie  de  ses  anathèmes,  quand,  armés,  ils  s'élançaient 
déjà  du  sein  des  Catacombes.  Alors,  lui,  qui  s'était  fait 
chrétien,  revient  aux  dieux  de  sa  mère,  à  l'implacable 
Odin.  Héliogabale  et  la  divine  Elsinoé,  sa  sœur  infortunée, 
périssent.    Suit    une     lutte    sanglante,    désespérée,    avec 


312   LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

Alexandre-Sévère.  Puis,  quand  il  a  tout  perdu,  quand 
aucun  javelot,  aucune  épée,  n'a  pu  l'atteindre,  il  fuit  au 
loin  comme  Oreste  vers  le  bord  de  la  mer.  Là,  Massinissa 
l'attend  pour  qu'il  lui  vende  son  âme.  Le  vaincu  reconnaît 
à  son  heure  dernière  qu'il  n'a  été  qu'une  idée  prophétique 
de  la  ruine  de  Rome,  rien  qu'une  idée.  Alors,  il  aban- 
donne son  âme  au  prince  des  ténèbres;  mais  il  y  met  un 
prix.  Il  veut,  un  jour  au  moins,  contempler  cette  Rome, 
qu'il  a  détestée,  dans  la  boue  et  dans  la  honte.  Massinissa 
y  consent,  et  l'endort  dans  une  caverne  des  montagnes  du 
Latium.  Le  jour  où  il  le  réveillera,  ce  n'est  pas  le  jour 
d'Alaric  ou  le  jour  d'Attila,  c'est  une  nuit  de  1835,  quand, 
après  avoir  régné  par  la  matière  et  par  l'esprit,  il  ne  reste 
à  Rome  de  la  première  que  des  ruines,  du  second  qu'une 
théologie  décrépite. 

L'introduction  est  en  forme  de  poème,  le  reste  est  drama- 
tique. La  fin,  le  réveil,  sera  une  ballade1. 

Comme  j'ai  défini  plus  haut,  en  quelques  termes, 
les  caractères  esthétiques  de  Ylridion  et  la  beauté  de 
vie  et  de  mouvement  que  cette  œuvre  dégage,  il  me 
semble  superflu  d'insister.  J'ajouterai  simplement 
qu'il  est  regrettable  que  Krasinski  n'ait  point  arrangé 
le  drame  en  vue  de  la  rampe  :  nous  aurions  eu  là  une 
pièce  absolument  hors  pair.  Et  j'aurais  tout  dit,  si  je 
n'avais  jusqu'à  présent  omis  à  dessein  de  mentionner 
le  dernier  trait,  c'est-à-dire  la  délicatesse  des  femmes 
de  Krasinski,  leur  charme  mélancolique,  indicible. 
Toutes,  elles  sont  des  saintes  ou  des  sacrifiées  :  ainsi  le 
veulent  les  sujets  traités  par  l'auteur.  Mais  qu'il  s'agisse 
de  l'épouse  du  comte  Henri,  dans  la  Comédie  non 
divine,  ou  de  Grimhild,  de  Cornélia,  d'Elsinoé,  dans 
Iridion,  un  tendre  et  divin  cœur  de  femme  frissonne 
dans  leur  poitrine  à  toutes.  Elles  sont  si  humaines,  si 
pitoyables,  si  prêtes  à  aimer,  à  consoler,  à  se  dévouer  ! 

1,  Correspondance  avec  Reeve,t.  II,  p,90,  Lettre  4u  3  juin  1835, 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA    POLOGNE  313 

C'est  encore  par  cette  délicatesse  de  la  touche,  par  cette 
vérité  de  l'observation,  par  cette  étude  si  fine  de  la 
nature  foncière  de  nos  campagnes,  que  le  Poète  ano- 
nyme de  la  Pologne  est  peut-être,  de  tous  les  auteurs 
dramatiques  de  ce  siècle,  celui  qui  se  rapproche  le  plus 
du  grand  Will.  Le  lecteur  en  jugera  par  les  deux  scènes 
qui  suivent.  La  première  se  passe  dans  les  Catacombes, 
à  l'heure  où  la  pauvre  Cornélia  Métella,  la  vierge  chré- 
tienne, se  sent  prise  dans  les  filets  du  cruel  oiseleur 
Iridion,  qui, au  risque  de  perdre  l'âme  d'unebienheureuse 
—  lui-même  tremble  et  recule  un  moment  devant  un 
pareil  crime  —  a  résolu  de  s'emparer  d'elle  et  de  la  pétrir 
au  gré  de  ses  desseins  et  de  sa  haine  contre  Rome. 
Comme  il  sait  l'immense  ascendant  qu'elle  exerce  sur 
ses  frères  en  religion  par  ses  extases  et  sa  sainteté,  il 
lui  persuade  qu'il  est  le  Christ,  revenu  sur  terre  pour 
le  millénium,  l'hypnotise,  l'affole,  se  fait  adorer  d'elle 
et,  par  ses  artifices,  obtient  qu'elle  soulève  ces  chrétiens 
dont  il  entend  se  servir  comme  d'une  arme  aveugle  et 
sûre,  celle-là  même  qui  doit  frapper  Rome  au  cœur  : 


Les  Catacombes.  —Une  lampe  suspendue  au  milieu.  —  Sar- 
cophages et  galeries.  —  Les  murs  sont  creusés  de  tombes  super- 
posées. 

CORNÉLIA   MÉTELLA,   L'ÉVÊQUE    VICTOR 
IRIDION  {ce  dernier  vient  de  sortir) 

cornélia  (à  genoux) 

Pauvre  cœur!  cœur  qui  n'est  plus  à  moi!  cœur  que  je  ne 
reconnais  plus  !  toi  qui  bats  si  violemment  dans  mon  sein, 
mon  cœur,  élance-toi  vers  le  Christ  !  —  Seigneur,  Seigneur, 
daignez  répondre  à  votre  servante  !...  Jamais  encore  je 
n'avais  détourné  mes  yeux  de  la  croix  pour  les  porter  sur 
un  visage  mortel...,  et,  maintenant,  ô  Seigneur,  deux  yeux 


314  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

me  sont  restés  dans  la  mémoire,  —  ses  yeux  à  lui,  Sei- 
gneur!... Et,  comme  un  prophète,  comme  un  saint,  comme 
un  archange,  il  se  dresse  devant  moi,  il  parle,  et  je  l'écoute, 
Seigneur!...  je  l'écoute  et  je  voudrais  mourir  \...(Elle  cache 
sa  tête  clans  ses  mains.)  Seigneur,  ayez  pitié  de  moi  ! 

victor  [entrant  avec  sa  suite) 

«  Toutes  les  fois  que  vous  vous  réunirez  en  mon  nom,  je 
serai  au  milieu  de  vous.  »  Pourquoi,  ma  fille,  ne  t'es-tu  pas 
souvenue  de  ces  paroles  ?  Mes  yeux  n'ont  aperçu  parmi 
nous  ni  toi,  ni  Simon  de  Corinthe,  ni  d'autres  encore!  — 
Ma  fille,  laisse  les  sentiers  solitaires  aux  hommes  iniques, 
détourne-toi  de  ceux  qui,  cachés  derrière  les  tombes, 
tiennent  de  perfides  conseils. 

CORNÉLIA 

Mon  père  ! 

VICTOR 

As-tu  prié?  t'es-tu  unie  à  nous  par  la  pensée? 

CORNÉLIA 

Je  prie,  mon  père. 

VICTOR 

Étais-tu  seule  ici? 

CORNÉLIA 

Je  suis  seule,  mon  père. 

VICTOR 

Tu  trembles  comme  une  lumière  qui  va  s'éteindre  ; 
qu'as-tu,  Métella? 

CORNÉLIA 

Je  cherche  Dieu,  et  je  ne  puis  le  trouver. 


LE    POÈTE  ANONYME    DE    LA    POLOGNE  315 

VICTOR 

Des  moments  de  doute  sont  venus  aux  plus  grands 
saints.  C'est  le  signe  que  l'Ennemi  est  à  tes  côtés.  —  Prie  et 
veille,  car  l'esprit  est  prompt  et  la  chair  est  faible!  (Il  va 
pour  sortir.) 

CORNÉLIA 

Mon  père  ! 

victor  (s'arrêtant) 
Que  veux-tu? 

CORNÉLIA 

Le  jour  va-t-il  bientôt  paraître? 

VICTOR 

La  nuit  commence  à  peine. 

CORNÉLIA 

Et  le  jour  du  jugement  dernier  viendra-t-il  bientôt, 
mon  père? 

VICTOR 

A  chaque  instant,  le  Fils  de  l'Homme  peut  nous  appeler 
à  lui.  —  Pressens-tu  quelque  chose? 

CORNÉLIA 

Non...,  mais  je  me  sens  si  faible...  Je  voudrais  savoir... 


Aujourd'hui,  j'offrirai  encore  pour  toi  le  divin  sacrifice. 
Ton  âme  est  malade  ;  ton  corps  est  brisé  par  la  pénitence. 
Lève-toi,  ne  crains  rien,  et  va  te  reposer,  ma  fille.  (II  sort.) 

CORNÉLIA 

Pourquoi  n'ai-je  pas  retenu  l'évêque?  (Rentre  Iridion.) 
J'entends  des  pas  légers,  les  pas  du  tentateur.  (Elle  se  clé- 


316    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

tourne.)  Oh!   il    est  beau,   il   est  beau   comme  les  anges! 
■ —  Victor!  Victor! 

IRIDION 

Il  ne  t'entendra  pas. 

cornélia  {entourant  le  sarcophage  de  ses  bras) 
Cendres  des  saints  martyrs,  gardez-moi  cette  nuit! 

IRIDION 

Que  crains-tu? 

GORNÉLIA 

Ne  vois-tu  pas  comme  il  fait  sombre  ?  ne  sens-tu  pas  comme 
il  fait  froid?  On  dirait  que  tout  le  monde  est  mort  et  qu'il 
ne  reste  plus  sur  la  terre  que  nous  deux,  nous  deux,  dam- 
nés !  —  Eux,  ils  sont  tous  au  ciel  ! 

IRIDION 

L'heure  que  je  t'ai  annoncée  est  trop  lourde  pour  ton 
cœur;  elle  le  brisera. 

GORNÉLIA 

Tu  te  trompes  ;  moi  qui  ai  soupiré  après  la  palme  du 
martyre,  tremblerai-je  devant  la  victoire  du  Seigneur? 
oh!  non  !...  Mais  quelque  chose  se  détend  dans  mon  âme, 
quelque  chose  se  mêle  dans  ma  tête,  quelque  chose  se 
brise  dans  mon  cœur... 

IRIDION 

Une  femme  n'a  pas  besoin  d'action;  une  simple  et  douce 
prière  suffit  pour  la  sauver.  —  Si  elle  ne  se  sent  pas  assez 
forte,  qu'elle  s'éloigne  de  moi  !  —  Nos  chemins  vont  se 
séparer;  toi,  tu  seras  calme  et  heureuse  comme  par  le 
passé...  Nous  nous  reverrons,  mais  ce  ne  sera  plus  sur  cette 
terre  ! 

CORNÉLIA 

Tu  dis  vrai.  —  0  mes  pieds!  emportez  mon  âme  loin 


LE    POÈTE    ANONYME    DE  LA    POLOGNE  317 

d'ici  !  (Elle  veut  se  lever,  Irklion  lui  tend  la  main.)  Ah!  tu 
m'as  de  nouveau  clouée  à  ce  sol  !  je  ne  puis...,  je  ne  puis... 


Infortunée  ! 

CORNÉLIA 

Quelque  chose  d'immortel  m'enlace  et  me  retient;  je  me 
sens  entourée  de  deux  bras  invisibles. 

IRIDION 

Pour  la  dernière  fois  je  te  le  dis  :  fuis! 

CORNÉLIA 

Non!  —  Ton  erreur  est  mortelle;  mais,  tant  que  tu  n'as 
pas  rendu  le  dernier  soupir,  tu  es  mon  frère  à  la  face  du 
Père  céleste. 

IRIDION 

Ossements  des  morts,  et  toi,  terre,  ma  mère,  je  vous 
prends  à  témoin  que  j'ai  voulu  la  sauver!  —  Elle  seule! 
—  (Il  se  promène.)  C'est  ainsi  que  mon  père  a  jadis  perdu 
l'âme  innocente  de  la  prêtresse...  0  puissance  du  Fatum, 
tu  triomphes  de  tout!  (Il  s'approche  de  Métella.)  Cornélia! 
Gornélia  ! 

CORNÉLIA 

Je  prie  pour  toi...  Mets-toi  à  genoux  à  mes  côtés...  Dé- 
pouille ton  orgueil,  et  répète  après  moi  les  paroles  que 
j'adresserai  à  Dieu! 


Demain,  après-demain  commencera  ma  prière;  mais 
elle  sera  retentissante,  ôma  sœur!  retentissante  au  milieu 
des  gémissements  de  mes  ennemis. 

DES   VOIX   DANS    LE    LOINTAIN 

Aux  armes  !  —  Hiéronimus  ! 


318    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

IRIDION 

J'y  cours  ! 

CORNÉLIA 

C'est  lui...,  c'est  Simon  ! 

IRIDION 

Oui!  Et  plus  loin  mille  chrétiens  frémissent  d'impatience 
et  m'attendent...  (Il  arrache  le  voile  de  Cornélia.)  Arrière  !  toi 
qui  me  caches  l'âme  de  mon  âme.  (Il  la  prend  dans  ses  bras.) 
0  mes  lèvres  !  laissez  sur  ce  front  pâle  la  promesse  d'un 
avenir  meilleur  ! 

CORNÉLIA 

Je  suis  damnée,  damnée  avec  toi!  (Elle  s'évanouit.) 

LES  VOIX  DERRIÈRE  LE  THEATRE 

Viens  !  Viens  ! 

iridion  (il  prend  son  casque  et  ses  armes  et  dit  en  se  penchant 
sur  Cornélia) 

Non,  tu  n'es  pas  morte  !  (La  pressant  sur  son  cœur.) 
Réveille-toi  sur  cette  poitrine  armée  !  Réveille-toi,  Cor- 
nélia!... 0  Massinissa,  sois  maudit  si  tu  ne  rachètes  sa 
perte  par  la  victoire! 

CORNÉLIA 

Qui  m'appelle? 


Celui  duquel  il  est  écrit:  «  Il  viendra  pour  briser  le  pou- 
voir des  orgueilleux.  » 

CORNÉLIA 

Je  te  vois,  je  te  vois  enfin  !  —  Tu  as  daigné  te  révéler  à 
ta  fiancée  !...  Ah  !  je  t'ai  attendu  longtemps  ! 


LE    POÈTE   ANONYME  DE  LA    POLOGNE  319 


IRIDION 

Lève  la  tête  !  de  ton  regard  perce  ces  voûtes  sombres. ..là, 
les  échos  chantent  déjà  l'hymne  du  triomphe  :  Résurrec- 
tion !  résurrection! 

CORNÉLIA 

Seigneur,  ta  tête  est  ceinte  de  la  gloire  des  batailles...  tu 
brilles  de  tout  l'éclat  de  l'acier...  Seigneur,  où  sont  tes 
plaies,  que  je  les  couvre  de  mes  larmes. 

IRIDION 

Femme  !  demain  seront  accomplies  les  promesses  de  la 
croix. 


Reste,  Seigneur  ;  ne  disparais  pas  au  milieu  de  ces 
ténèbres.  Ils  m'avaient  bien  dit  que  tu  viendrais,  et,  main- 
tenant, tu  ne  veux  pas  me  prendre  avec  toi!...  Dans  ta 
gloire,  m'oublierais-tu,  moi  qui  me  suis  vouée  à  toi  ? 

IRIDION 

Lève-toi,   infortunée  !  ne  pleure  pas  !  ne   te    désespère 

pas  L 

CORNÉLIA 

Que  je  m'anéantisse  dans  ta  gloire,  Seigneur,  car  je  suis 
morte  déjà  ! 

iridion  (la  relevant) 

Femme  !  encore  quelques  jours...  adieu...  Appelle  tous 
tes  frères  aux  armes  !  (Il sort.) 

CORNÉLIA 

Avez-vous  entendu  ses  dernières  paroles  ?  Il  est  venu 
pour  la  seconde  fois  sur  la  terre,  et  cette  fois  un  glaive 
brûle  dans  sa  droite.  —  Aux  armes!  Ossements  des  morts, 


320    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE   LA    POLOGNE 

prêtres  vivants,  peuple  de  Dieu,  criez  avec  moi  :  Aux 
armes!...  C'est  lui-même  qui  l'a  ordonné:  Aux  armes!  Aux 
armes A  ! 

Elle  n'est  pas  seule  sacrifiée,  l'innocente  Cornélia 
Métella  ;  et,  d'ailleurs,  elle  ne  s'en  ira  pas  damnée  de 
ce  monde,  car  le  saint  évêque  Victor  finira  par  l'ar- 
racher —  morte,  il  est  vrai,  car  le  cœur  et  la  vie  de 
la  vierge  se  brisent  dans  la  douleur  d'un  tel  effort  — 
par  l'arracher  au  tentateur.  La  plus  infortunée  n'est 
pas  elle  :  la  victime  des  victimes,  c'est  la  pauvre  Elsinoé, 
sœur  d'ridion,  nouvelle  Iphigénie  qui  s'est  livrée  en 
holocauste  à  la  cause  de  la  Grèce,  et,  au  lieu  de  vivre 
et  d'aimer,  s'est  dévouée  à  remplir  l'âme  d'Héliogabale 
de  terreur  et  de  folie.  Pauvre  Elsinoé  !  Fille  d'Amphi- 
loth  le  Grec  et  de  Grimhild,  prêtresse  d'Odin,  elle 
pressent  et  prophétise,  elle  aussi,  et  voit  sa  mort 
proche  :  et  dans  son  divin  cœur  de  femme  où  pleurent 
déjà  les  larmes  de  la  mort,  dans  ce  cœur  de  martyre 
où  vient  de  naître  un  amour  si  pudique  et  si  voilé 
pour  Alexandre-Sévère,  voici  qu'elle  trouve,  au  bord 
de  la  tombe,  un  sentiment  de  pitié  pour  Héliogabale 
lui-même,  le  maudit  : 

Le  palais  d'Héliogabale.  —  Une  salle  ornée  de  piliers,  de  bas- 
reliefs  et  de  vases  précieux.  —  Au  milieu  de  la  salle  est  un  autel 
consacré  à  Mithra.  —  Dans  le  fond,  un  rideau  couvert  de  pier- 
reries, derrière  lequel  Héliogabale,  qui  vient  de  sortir,  s'est  en- 
dormi sur  un  lit  de  violettes. 

IR1DION,  ELSINOÉ 

IRIDION 

Veille  sur  Héliogabale  jusqu'à  mon  retour  ;  alors  tu 
abandonneras  pour  toujours  ces  murs  maudits. 

1.  Traduction  Alexandre  Lacaussade. 


LE    POÈTE  ANONYME    DE    LA    POLOGNE  321 

ELSLXOÉ 

Et  lui,  que  deviendra-t-il? 


Que  m'importe  sa  vie  ou  sa  mort!  Ce  qu'il  a  été  (mon- 
trant Vanneau  impérial,  signe  de  commandement,  et  que  vient 
de  lui  confier  Héliogabale)  le  voici  dans  ma  main  ;  ce  qui 
reste  de  lui  ne  vaut  pas  une  pensée  de  moi. 


Alors,  approche-toi,  plus  près  encore  ;  entends-tu  ma 
voix  défaillante? 

IRIDION 

Qu'as-tu,  ma  sœur  ?  Que  veux-tu  de  moi  ?  Ta  main 
tremble  dans  la  mienne,  et  à  travers  mon  armure  je  sens 
les  battements  de  ton  cœur. 


Que  les  yeux  sous  lesquels  je  me  suis  fanée  s'éteignent! 
Que  les  deux  bras  qui  ont  embrassé  mon  cou  retombent 
comme  des  vipères  écrasées  !  Que  les  lèvres  qui  une  fois 
ont  osé  toucher  les  miennes  se  consument  au  milieu  des 
flammes  ! 

IRIDION 

Il  périra  sur  le  bûcher  où  périra  Sévère... 


Non!  non!  Laisse-moi  te  dire  ma  dernière  volonté.. 
Iridion,  je  sais  la  force  de  ton  bras  ;  c'est  pourquoi  je 
t'adresse  cette  suprême  prière  :  épargne  Alexandre  sur  le 
champ  de  bataille;  n'étends  pas  le  voile  de  la  mort  sur  ce 
beau. front  grec.  —  Lui  seul  a  deviné...  Ah!  pourquoi  dé- 
tourner de  moi  ton  visage  ! 

21 


LES    GRANDS    POETES    ROMANTIQUES    DE    LA  POLOGNE 


Ne  pense  plus  à  lui...  Il  est  le  seul  qui  nie  dispute  encore 
cette  Rome,  qui  veuille  l'arracher  aux  étreintes  de  ma 
vengeance  !  Les  dieux  l'envient  aux  hommes.  Son  arrêt  est 
prononcé. 

ELSINOÉ 

Encore  une  fois,  presse  ta  sœur  sur  ton  sein.  Sens-tu 
comme  mon  cœur  bat  ?  Fils  d'Amphiloth  !  avant  ton  retour, 
ce  cœur  sera  brisé.  Souviens-toi  qu'Elsinoé  ne  t'a  demandé 
le  sang  de  personne.  —  Vivez,  vous  tous  !  Que  le  Syrien 
lui-même,  ce  fils  de  l'opprobre,  vive  !  La  fille  de  la  prê- 
tresse ne  tachera  de  sang  ni  ses  mains  blanches,  ni  sa  robe 
de  neige  virginale.  Toute  sa  vie  n'a  été  qu'un  long  sacri- 
fice ;  jour  et  nuit  ses  rêves,  ses  désirs,  son  printemps  se 
consumaient  dans  son  cœur  comme  le  feu  sacré  sur 
l'autel.  Regarde,  bientôt  il  ne  restera  d'elle  qu'une  vaine 
fumée.  L'heure  est  proche  où  son  âme  se  détachera  de  son 
corps  comme  le  ruban  se  détache  du  cothurne.  Il  ne  res- 
tera d'Elsinoé  qu'un  souvenir  amer,  et  son  esprit,  qui 
deviendra  une  ombre  immortelle. 

VOIX   EN    DEHORS   DU    PALAIS 

Par  la  fortune  d'Iridion  le  Grec,  en  avant  ! 

IRIDION 

Arrière!  ton  deuil  est  insensé  en  ce  moment  où  Némésis 
tient  dans  chaque  main  une  couronne  de  vengeance.  La 
victoire  est  àmoi!...  Dans  ce  bruit,  dans  ces  cris,  est  la  pen- 
sée de  ma  vie  entière  ;  je  renais  dans  ce  moment  suprême, 
et  toi,  tu  veux  mourir  !  Sois  plutôt  heureuse  et  fière,  car  ce 
que  ton  père  a  imploré,  ce  que  tant  de  siècles  ont  demandé 
avec  larmes  aux  dieux,  arrive  enfin  comme  la  foudre  !  — 
Entends-tu  ce  tonnerre  de  cris  qui  retentit  dans  le  loin- 
tain? 

LES    VOIX 

Iridion  !  lridion  ! 


LE    POÈTE    ANONYME    DE  LA    POLOGNE  323 

IR1DION 

Adieu  ! 

ELSINOÉ 

Va  !  sois  heureux  et  grand  ;  et  si  jamais  tu  visites  les  mers 
de  l'Archipel,  jette  un  peu  de  mes  cendres  sur  le  rivage  de 
Gyare '. 


IV 


L  AUBE    DU   TROISIEME    JOUR    ET    LA    PRIERE    DU    PSALMISTE 

Dans  les  chapitres  précédents,  j'ai  eu  pour  préoc- 
cupation constante  et  presque  unique  de  montrer  aux 
lecteurs  à  quel  point  l'œuvre  de  Krasinski  plongeait 
en  pleine  réalité.  J'ai  tenu  à  faire  voir  aussi  clairement 
que  possible  de  quelle  forte  étreinte  le  poète  avait  su 
saisir  la  vie  et  l'histoire,  et  non  seulement  les  saisir, 
mais  les  dramatiser,  à  la  façon  des  grands  écrivains 
de  théâtre,  ou  de  ces  illustres  historiens  de  la  période 
romantique  :  Carlyle  et  Michelet,  dont  il  s'était  mon- 
tré le  rival  en  intuition  et  le  vrai  frère2.  Mais  ce 
n'est  pas  là  tout  Krasinski  :  cet  œil  aigu  qui  voyait 
si  nettement  les  hommes,  cet  esprit  qui  apercevait  l'en- 
semble des  siècles  et  dont  on  a  pu  dire  «  qu'il  peut 
réclamer  sa  place  au  sommet   de  cette  humanité  qu'il 

1.  Traduction  Alexandre  Lacaussade. 

2.  C'est  un  fait  à  noter  que  la  vive  admiration  de  Krasinski 
pour  les  œuvres  de  Michelet,  dès  1831.  11  exprime  très  souvent 
cette  admiration  dans  ses  lettres  à  Reeve  (Voyez  t.  I,  p.  31,  307, 
333,  362  ;  et  t.  II,  p.  30,  95).  Il  y  avait  entre  ces  deux  esprits  des 
affinités  et  des  ressemblances  que  le  Poète  anonyme  avait  senties 
de  bonne  heure. 


324  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

embrassait  tout  entière 1  »,  ce  regard  qui  voyait  si  loin 
et  si  juste,  cessait  à  tout  moment  de  considérer  la 
terre  pour  se  fixer  sur  les  réalités  invisibles.  Ce  puis- 
sant peintre,  ce  profond  penseur,  —  le  plus  profond 
de  la  Pologne,  —  nous  apparaît  en  même  temps  comme 
le  plus  ardent  et  le  plus  envolé  des  mystiques.  Les 
hymnes  et  psaumes  dont  il  a  parsemé  ses  œuvres 
sont  de  véritables  éjaculations  de  la  foi.  Dételles  effu- 
sions religieuses  semblent  d'un  chrétien  des  anciens 
jours  :  elles  attestent  une  ferveur  si  grande,  qu'on 
songe  d'abord  à  les  rapprocher  de  celles  des  moines 
inconnus  auxquelles  nous  devons  le  Stabat Mater  et 
le  Dies  irœ.  Mais,  tout  émue  qu'elle  soit,  la  voix  du 
Poète  anonyme  reste  fière  et  maintient  l'accent  viril  ; 
ici,  c'est  un  guerrier  qui  chante,  c'est  un  chevalier  qui 
adore  «  en  esprit  et  en  vérité  »,  — non  point  un  homme 
de  l'an  mil,  ignorant  et  barbare  bien  que  parfois 
grand  poète,  dont  les  effrois  et  les  supplications  ne 
sauraient  s'exprimer  qu'au  moyen  d'images  redoutables, 
d'ailleurs  d'une  concision  et  d'un  relief  uniques  et 
dont  l'effet  de  terreur  s'augmente  encore  des  sonorités 
verbales  les  plus  impressionnantes  2.  Krasinski,  au 
contraire,  a  quelque  chose  de  la  noblesse  lyrique  et 
de  la  grandeur  du  Roi-Prophète.  Lui-même,  d'ailleurs, 


1.  Joseph  Kallenbach,  Préface  de  la  correspondance  de  Kra- 
sinski avec  Reeve.  Il  faudrait,  pour  se  rendre  compte  de  l'étendue 
de  l'esprit  de  Krasinski,  ajouter  à  la  lecture  de  son  œuvre  celle 
de  son  immense  correspondance,  dont  quatre  volumes  ont  déjà 
paru,  et  qui,  toutefois,  n'est  point  encore  publiée  en  entier. 
Mais  nous  ne  pouvions  étudier  ici  que  l'essence  de  son  génie. 

2.  Qui  ne  se  rappelle  les  accents  du  Dies  iras  :  «  Turbo,  mirum 
spargens  sonum...  »  «  Mors  stupebit  et  natura...  »  —  Il  faut  se 
hâter  d'ajouter  que  d'autres  chants  de  l'hymnaire  médiéval  sont 
d'une  pensée  haute  et  d'une  spiritualité  savante  :  YAdoro  te,  le 
Fange,  lingua,  le  Verbum  supernum  prodiens.  Ces  derniers  furent 
composés  par  saint  Thomas  d'Aquin. 


LE    POÈTE    ANONYME   DE    LA    POLOGNE  325 

avait  conscience  de  la  magnificence  simple  et  sublime 
de  ses  inspirations  religieuses,  puisqu'il  intitula 
Psaumes  ses  derniers  hymnes  et  ses  dernières  prières. 

Mais  les  hymnes  et  les  psaumes  auxquels  je  viens 
de  faire  allusion  furent  son  chant  du  cygne,  et  avant 
de  parler  de  cette  musique  d'orgue  qui  fut  pour  lui 
comme  l'apaisement,  l'ultime  acte  de  foi,  le  dernier 
élan  vers  Dieu  avant  de  mourir,  il  n'est  peut-être  pas 
inutile  de  faire  observer  que  ses  visions  précédentes 
baignaient  déjà  dans  une  intense  atmosphère  de  mys- 
ticisme. De  tous  côtés,  —  une  ou  deux  des  scènes  que 
j'ai  citées  plus  haut  en  font  foi,  —  elles  sont  envelop- 
pées par  le  monde  invisible.  Le  surnaturel  chrétien 
pénètre,  menace,  domine  les  personnages;  aux 
moments  les  plus  intenses  du  drame,  des  chœurs  d'es- 
prits, des  voix  effrayantes  et  lointaines,  des  paroles 
célestes  aussi,  frappent  l'oreille  de  ceux  qui  rêvent  ou 
s'agitent  ici-bas  ;  des  enseignements  ou  des  consola- 
tions, des  avertissements,  des  menaces,  des  sentences, 
tombent  d'en  haut.  L'intervention  divine  —  qu'elle 
se  manifeste  au  moyen  des  esprits  de  lumière  ou 
qu'elle  juge  à  propos  de  se  faire  sentir  à  rebours,  et 
à  l'aide  des  esprits  de  ténèbres  —  s'unit  d'une  façon 
si  étroite  aux  péripéties  purement  humaines  de  la  pièce, 
qu'elle  en  centuple  l'effet  et  nous  donne  parfois  la  chair 
de  poule;  car  ce  monde  surnaturel  dont  on  voit  soudain 
briller  la  clarté  ou  dont  on  entend  rouler  le  tonnerre 
au-dessus  de  la  scène,  se  dévoile  juste  au  moment  où 
il  semble  qu'on  l'attende  pour  compléter  la  terreur  ou 
susciter  l'extase,  —  mais  surtout  dans  le  premier  cas 
et  à  cette  heure  où  l'action  se  fait  le  plus  tragique  et 
terrifiante. 

Un  pareil  mélange  du  dramatique  et  du  mystiqiïe, 
une  fusion  si  intime  des  choses  d'en  bas  et  des  choses 
d'en  haut,  une  pénétration  si  impressionnante  des  pen- 


326    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA    POLOGNE 

sées  et  des  actes  des  hommes  par  l'Éternité,  est  chose 
peut-être  unique  dans  le  grand  art  du  xixe  siècle.  Et  il 
est  à  observer  à  ce  propos  encore,  que  le  don  drama- 
tique est  vraiment  l'essence  du  génie  de  Krasinski, 
qu'il  s'agisse  des  visions  dont  il  entrecoupe  ses  drames, 
ou  de  petits  poèmes  détachés  qui  rentrent  dans  on  ne 
sait  quel  genre  et  dont  on  ne  peut  dire  que  ce  soit  là 
de  la  poésie  lyrique,  car  un  frisson  d'anxiété,  une 
sorte  de  crainte  et  d'attente  de  quelque  chose  de  mys- 
térieux y  court  sur  une  trame  de  méditation  et  de  rêve, 
y  passe  sur  un  fond  de  douleur  plaintive,  puis  d'espé- 
rance et  de  joie  qui  s'exaltent;  et  cela  jusqu'à  un 
dénouement  qu'on  cherche  en  vain  à  deviner,  jusqu'à 
ce  cri  de  résignation  sublime  et  de  remerciement  pour 
la  désillusion  même,  qui  soudain  éclate  sur  les  lèvres 
d'un  patriote  martyr,  vainqueur  de  la  pire  souffrance  à 
l'heure  suprême,  et  s'envole  dans  le  sein  de  Dieu.  En 
écrivant  la  phrase  qu'on  vient  de  lire,  je  songeais  à  la 
poignante  poésie  intitulée  :  le  Dernier.  Il  s'agit  d'un 
poète  polonais  enseveli  depuis  longtemps  en  Sibérie, 
dans  les  cachots  du  Tsar  ;  au  moment  où  il  touche  à 
la  fin  de  sa  vie  et  de  son  martyre,  il  a  une  vision  :  les 
murailles  de  son  cachot  deviennent  transparentes  à  ses 
regards,  et  il  aperçoit  dans  le  lointain  sa  patrie  délivrée. 
Une  troupe  de  cavaliers  de  son  pays  s'est  élancée  à 
travers  plaines  et  montagnes;  elle  avance  du  côté  de 
l'enfer  glacé  du  Nord,  elle  vient  briser  les  chaînes  de 
ses  compatriotes.  D'étape  en  étape,  elle  arrive  à  la  der- 
nière citadelle,  la  sienne,  à  la  forteresse  qui  garde  en 
sa  personne  le  dernier  des  condamnés  politiques...  11 
les  a  entendus  venir,  il  perçoit  le  galop  des  chevaux, 
mais,  ô  désespoir!  les  libérateurs  tournent  bride;  ils 
ont  eu  le  tort  d'en  croire  une  tribu  de  pauvres  sauvages 
du  pays,  qui  les  a  innocemment  trompés,  persuadée 
qu'elle  est  elle-même  qu'il  n'y  a  dans  cette  prison  que 


LE    POÈTE    ANONYME  DE    LA    POLOGNE  327 

des  criminels  de  droit  commun,  des  assassins. . .  Seul,  et 
le  dernier!  il  reste  au  fond  de  l'enfer  terrestre  !  Il  va 
maudire  Dieu,  repousser  la  vie  future,  demander  la 
grâce  de  plonger  dans  le  néant  après  cette  vie,  lorsqu'un 
dernier  effort  de  conscience  le  soulève  :  puisque  la 
Pologne  est  libre,  dit-il,  tout  est  bien  : 

La  Pologne,  quoi,  la  Pologne  est  ressuscitée!  Aujourd'hui 
ma  patrie  n'attend  plus,  comme  moi,  la  mort  dans  les  fers  ! 
Oh!  Père!  pardonne  au  désespoir  d'un  enfant  qui,  emporté 
par  un  délire  sauvage,  a  osé  blasphémer.  Pardonne-moi, 
ô  mon  Dieu!  Ce  n'est  pas  l'amour  égoïste  qui  m'enflam- 
mait, —  non,  j'aimais  la  Pologne  et  toi,  ô  Seigneur  !  Elle 
est  vivante  sur  la  terre  et  toi  au  ciel  ;  —  aussi  je  meurs 
avec  ton  nom  et  celui  de  la  Pologne  sur  ces  lèvres  qui 
seront  muettes  dans  quelques  instants.  Sainte  est  ta  vo- 
lonté !  Sainte  ma  longue  captivité  moscovite!  Sainte  l'hor- 
reur de  ma  mort  solitaire,  puisque  le  pays  de  mes  pères 
est  libre'  !... 

On  voit  combien  une  pareille  pièce  est  impression- 
nante, avec  son  tournant  dramatique  et  son  inattendu  ; 
mais  le  long  fragment  intitulé  :  le  Songe,  dans  le 
Poème  inachevé',  pour  être  d'essence  moins  concentrée 
et  pour  agir  d'une  façon  moins  violente  et  moins 
rapide  sur  notre  cœur,  nous  donne  d'abord  une  longue 
émotion  de  pensée,  puis  nous  bouleverse  par  le  tableau 
final.  Le  Songe  est  une  traduction  symbolique  de  la 
civilisation  du  xixc  siècle,  «  du  siècle  des  oppresseurs 
et  des  banquiers  »,  ainsi  que  l'avait  défini  le  Poète 
anonyme,  d'une  phrase  incisive,  dans  Tune  de  ses 
lettres  à  Reeve.  De  même  que  Dante  traverse  l'enfer 
catholique  avec  Virgile  pour  guide,  de  même  Kra- 
sinski  suppose  que  le  héros  du  Poème  inachevé  est 
conduit  par  l'ombre    de  Dante    à  travers  notre  enfer 

\.  Traduction  Constantin  Gaszvnski. 


328  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

social.  Tous  deux  cheminent  au  milieu  d'un  monde 
d'aspect  sinistre,  immense  espace  ceint  de  hautes 
murailles  grises.  «  Monde  de  granit»  au  milieu  duquel 
se  ruent  et  s'écrasent  des  foules  s'en  allant  toutes  vers 
un  «  fantôme  de  soleil,  cloué  à  une  paroi  inclinée  »,  et 
dont  l'éclat  oblique  et  livide  semble  non  la  lumière, 
mais  «  la  maladie  de  la  lumière  »  et  symbolise  l'unique 
dieu  de  l'humanité  moderne  :  l'Or.  Sous  ce  soleil  se 
dresse  une  gigantesque  estrade  noire  où  siègent,  sur 
des  trônes  brillants,  à  l'heure  de  la  Bourse  et  des 
marchés,  les  princes  de  la  banque  et  de  l'industria- 
lisme, devenus  «  les  rois  de  la  terre  »  ;  et,  sur  le  même 
rang  qu'eux  ont  pris  place  leurs  vassaux  et  complices, 
les  souverains  héréditaires.  Chemin  faisant,  les  deux 
compagnons  ont  vu  les  soldats  qui  défendent  les 
trônes,  pauvres  brutes  obligées  d'obéir  et  qui  ne 
savent  où  on  les  envoie  ni  pourquoi  ils  se  battent,  ni 
ce  qu'ils  défendent,  qui  passent  leur  vie  à  polir  le 
canon  de  leur  fusil,  ou  à  se  tenir  sous  les  armes 
comme  des  rangs  de  statues,  et  n'ont  plus  rien  de 
commun  avec  «  les  dieux  de  la  guerre  d'autrefois, 
avec  ceux  qui  se  battaient  pour  la  foi  et  la  liberté  ». 
Ils  ont  vu  les  descendants  des  croisés,  chargés  d'an- 
tiques glaives  et  de  vieilles  armures,  gravir  les  degrés 
de  l'estrade  noire,  puis  s'arrêter  à  mi-route,  et  là, 
sur  un  large  gradin  de  marbre,  briser  les  heaumes  et 
les  boucliers,  en  arracher  les  turquoises  et  les  dia- 
mants, qu'ils  tendent  aux  maîtres  nouveaux  en  deman- 
dant qu'on  leur  achète  le  plus  cher  possible  ces  ves- 
tiges de  l'ancienne  gloire,  et  en  suppliant  qu'on  leur 
fasse  ensuite  la  grâce  de  les  admettre  parmi  les  ban- 
quiers et  les  rois,  aux  pieds  desquels  ils  se  couchent. 
Ils  ont  vu  les  multitudes  ouvrières  peiner  et  suer  dans 
les  entrailles  de  la  terre,  au  fond  d'un  gouffre  noir  de 
têtes  humaines  et  qui  représente  les  mines.   La  tem- 


LE    POÈTE   ANONYME  DE    LA   POLOGNE  329 

pête  gronde  dans  le  gouffre,  ces  déshérités  vont  tout  à 
l'heure  escalader  les  murailles  à  pic  qui  les  encerclent 
et  surgir  à  la  lumière  ;  ils  réclameront  avec  des  cris 
sauvages  leur  part  de  vie  et  de  volupté,  rugiront  leur 
appétit  de  jouissance  etde  vengeance;  mais  les  légistes 
et  les  démagogues,  après  les  avoir  déchaînés,  après 
les  avoir  poussés  à  crier  :  «  Au  nom  des  opprimés  et 
des  misérables,  le  partage  ou  la  mort!  »  les  arrête- 
ront, les  calmeront  par  des  mensonges,  les  trahiront, 
pour  peu  qu'ils  trouvent  intérêt  à  se  réconcilier  avec 
les  puissances  de  ce  monde,  et  vendront  à  celles-ci  le 
sang  de  leurs  dupes.  Mais  je  ne  puis  qu'indiquer 
quelques-uns  des  traits  de  la  dramatique  peinture.  La 
vision  finale  de  ce  songe  sinistre  retrace  le  martyre  de 
la  Pologne  et  donne  le  frisson;  je  tiens  à  la  transcrire 
en  partie,  car  je  crois  qu'il  n'en  est  pas  d'aussi  émou- 
vante au  monde,  pas  même  dans  l'œuvre  des  deux 
grands  émules  de  Krasinski  : 

Et  il  sembla  au  jeune  homme  que,  de  chaque  sapin  de 
cette  forêt  sortait  la  forme  d'un  homme  crucifié.  Il  vit 
alors  une  multitude  de  corps  suspendus  en  l'air,  sanglants, 
palpitants;  — le  nombre  en  augmentait  sans  cesse.  A  la 
blême  clarté  de  la  lune,  leurs  rangs  se  succèdent,  s'étendent, 
se  prolongent,  là,  là-bas,  encore,  plus  loin,  toujours,  jusqu'à 
l'horizon  !  —  tout  l'espace  est  vivant,  bruyant,  expirant  avec 
eux.  Et  le  jeune  .homme  reconnut  que  c'était  une  nation 
entière  étendue  dans  la  passion  du  Christ,  au-dessus  de  son 
propre  sol  ;  —  et  son  regard  s'inonda  de  larmes. 

Et  l'Ombre  dit:  a  Regarde;  malgré  ton  horreur,  ne  te  dé- 
tourne pas.  Pour  vaincre  la  souffrance,  il  faut  la  science 
de  la  douleur.  Vois  comme  dans  cette  forêt  sans  bornes, 
par  un  travail  prémédité  et  paissant,  chaque  arbre  dépouillé 
de  ses  branches  est  devenu  une  croix.  Vois  comme  chaque 
croix  s'élève  au-dessus  d'un  tertre  de  décombres  amassés; 
et  ces  décombres,  ce  sont  les  ossements  des  églises  et  des 
châteaux  jadis  vivants!  —  Partout  entre  chaque  tertre,  des 


330    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE     LA    POLOGNE 

intervalles  égaux  ;  nulle  part  d'arbrisseaux  ou  de  gazon. 
Comme  Ton  transforme  des  blocs  de  rochers  en  une  ville, 
on  a  transformé  ces  forêts  en  un  cimetière  de  tortures.  Ce 
n'est  qu'un  parfait  bourreau  qui  mesure  ainsi  la  douleur, 
qui  dispose  ainsi  la  mort.  » 

Et  le  jeune  homme  regarda  de  nouveau,  et  il  lui  sembla 
que,  sur  tous  ces  tertres,  il  apercevait  comme  des  rubans 
de  brouillards  argentés  par  la  lune  ;  —  et  quoiqu'il  n'y  eût 
ancunvent,  —  tantôt  ils  s'élevaient,  tantôt  ils  s'abaissaient, 

—  comme  s'ils  souffraient  aussi  et  étaient  inquiets.  Et  le 
jeune  homme  reconnut  que  c'étaient  des  rangées  de 
femmes  et  d'enfants,  vêtus  de  blanc  et  debout  sous  les 
croix.  Et  il  voyait  leurs  mains  levées  vers  le  sommet  des 
arbres,  on  eût  dit  de  blanches  ailes  qui  voulaient  et  ne 
pouvaient,  dans  leur  vol,  atteindre  assez  haut,  —  et  qui, 
d'impuissance,  retombaient  à  terre.  Alors  commença  un 
chant  de  tressaillements  et  de  prières  qui  s'absorbait  dans 
les  larmes! 

Et  le  sang  ruisselait  d'en  haut  sur  ces  foules  neigeuses, 
se  déversait  sur  elles  et  coulait  parmi  les  tertres,  et  on  y 
entendait  comme  le  grondement  de  torrents  qui  enflent.  Il 
sembla  de  nouveau  au  jeune  homme  que  l'Apparition 
s'adressait  à  lui  :  «  Ne  te  détourne  pas  de  ces  multitudes 
qui  fondent  en  fleuves  de  sang!  Maintenant  tous  ces  cruci- 
fiés vont  ressentir  le  frisson  de  la  mort  et  de  la  transition; 

—  ils  ne  pourront  expirer,  mais  ils  seront  livrés  à  l'agonie, 
et  il  faut  que  tu  le  contemples!  Je  te  l'ordonne,  regarde!  » 

Et  au  même  instant  roula  comme  le  tonnerre  le  cri  de 
tant  de  victimes,  —  et  tous  les  arbres,  jusqu'aux  limites 
extrêmes  de  la  plaine,  craquèrent;  et  ces  voix  déchirantes  agi- 
tèrent l'air  comme  un  ouragan  !  Tous  les  corps,  comme  saisis 
d'un  même  soubresaut  de  douleur,  se  secouent  et  se  débattent 
sur  leurs  croix;  —  et  comme  après  un  coup  de  foudre  la  pluie 
d'été,  ainsi  partout  jaillissent  des  ruisseaux  de  sang  plus 
épais.  Puis  cette  tempête   de   tortures  s'apaise  doucement, 

—  la  plaine,  graduellement,  redevient  silencieuse;  —  de 
nouveau  tout  est  muet,  on  entend  seulement  la  chute  inces- 
sante du  sang!... 

...  Soudain,  là-haut,  bien  haut,  au  sommet  de  la  sombre 
voûte  d'azur,  il  sembla  que  des  profondeurs  célestes  des- 


LE  POÈTE  ANONYME  DE  LA  POLOGNE        331 

cendaient  deux  voies  lactées  formant  une  immense  croix 
blanche  et  lumineuse  ;  et,  sur  cette  croix,  on  voyait  étendue 
une  forme  qui  approchait  de  plus  en  plus.  Ses  bras  étaient 
déployés  au-dessus  du  monde  et  leur  arc  s'élargissait  et 
grandissait  à  chaque  instant.  Et  sur  son  front  qui  plongeait 
dans  les  cieux,  le  jeune  homme  aperçut  une  couronne 
d'épines,  comme  des  foudres  se  consumant  en  silence,  — 
et  dans  le  creux  de  ses  mains  et  à  ses  pieds,  il  aperçut 
trois  blessures  brillantes  comme  trois  lunes  rouges,  —  et 
incessamment  il  en  coulait  comme  des  arcs-en-ciel  de 
sang,  —  et  chaque  arc-en-ciel,  en  tombant,  s'éparpillait  en 
un  essaim  d'étoiles  qui  se  dispersaient  et  éclairaient 
l'espace.  Et  ainsi,  dans  la  gloire  et  dans  le  sang,  crucifiée 
et  créant  continuellement,  la  figure  s'abaissait  toujours, 
toujours  plus  bas,  ensoleillant  les  abîmes  devant  soi,  — 
jusqu'à  ce  que  les  voies  lactées  qui  la  portaient  de- 
vinssent comme  deux  incommensurables  anneaux  d'ar- 
gent, du  levant  au  couchant  et  du  midi  au  nord,  encerclant 
l'horizon  ;  —  jusqu'à  ce  que  du  sang  qui  coulait  il  se  créât  un 
million  d'étoiles,  comme  un  voile  étoile  qui  la  recouvrit 
entièrement.  Et  seul,  son  regard  perçait  encore  comme  deux 
éclairs  vivants  qui  ne  se  dispersaient  pas  dans  le  monde 
entier,  mais  allaient  droit  en  bas,  du  ciel  à  la  terre,  et  tom- 
baient en  plein  sur  la  forêt  des  crucifiés. 

Et  dans  ce  regard  divin  se  dessinèrent  tous  les  corps 
pâles  et  ensanglantés  et  toutes  les  têtes,  à  l'aspect  cadavé- 
rique et  aux  yeux  éteints.  Et  il  sembla  au  jeune  homme 
qu'il  voyait  toute  la  nation  suppliciée  nageant  dans  une 
merde   lumière  céleste '... 

Cette  mer  de  lumière  céleste  remplit  de  nouveau 
l'horizon  dans  V Aube,  le  plus  admirable  et  le  plus  fa- 
meux de  ses  poèmes  purement  lyriques.  Il  fut  publié 
en  1843.  A  dater  de  cette  pièce,  ce  n'est  plus,  dans 
l'œuvre  de  Krasinski,  que  proses,  prières,  psaumes, 
cantiques,  élévations  religieuses.  Comme  Dante  et 
Michel-Ange,  comme  tous  les  grands  mystiques    qui 

1.  Le  Poème  inachevé.  Traduction  Ladislas  Mickiewicz. 


332     LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE  LA    POLOGNE 

menèrent  une  vie  grave  et  sainte,  uniquement  voués 
à  l'Art,  à  leurs  frères  mortels,  et  à  Dieu,  le  Poète 
anonyme  se  réfugia  de  plus  en  plus  aux  pieds  de  Celui 
dont  il  attendait  le  salut  du  monde  et  le  soulagement 
de  la  terre.  Il  s'enfonça  d'un  coup  d'aile  éperdu  dans 
le  divin  Amour.  Mais  il  ne  s'éloigna  point  en  mystique 
égoïste  et  qui  perd  de  vue  le  gouffre  de  misères  d'où 
il  s'envole  :  s'il  voulut  être  plus  près  du  Dieu  qui  peut 
tout,  ce  fut  afin  de  mieux  implorer  de  lui  le  redresse- 
ment des  griefs  et  des  iniquités  d'ici-bas.  Dans  les 
magnifiques  pages  de  V Aube,  le  poète  a  vu  l'éternité 
s'ouvrir, il  a  contemplé  «le  monde  qui  sera  »,  il  a  senti 
la  parole  incréée  descendre  dans  son  cœur  ;  et  de  ce 
cœur  brûlé  d'enthousiasme  et  d'amour,  voici  qu'elle 
s'échappe  à  flots  et  se  répand  en  hymnes  de  flammes, 
en  hymnes  ineffables  : 

Il  me  semble  que  je  pourrais  faire  sortir  de  ces  rocs  la 
voix  de  la  vie,  car  la  parole  de  Dieu  déborde  de  mon  cœur! 
Partout  des  miracles,  partout  des  merveilles,  —  je  me  sens 
fondre  dans  l'infini  !  Grâees  à  tout  et  à  tous,  grâces  pour 
toujours  à  Dieu,  —  aux  hommes,  —  à  toi,  ô  ma  sœur! 
Grâces  éternelles  à  ceux  qui  dorment  dans  la  tombe  et 
grâces  aux  vivants  ! 

Tout  ce  qui  est  humain,  tout  ce  qui  est  terrestre  a  dis- 
paru. La  pensée  bondit  déjà  dans  ces  sphères  où  règne  la 
lumière  universelle  et  l'amour  sans  fin.  Dans  ce  moment 
de  transfiguration,  j'ai  sondé  l'abîme  ouvert  de  la  destinée". 

Alors,  au  sein  de  cette  éternité  où  il  est  entré  vivant 
par  l'extase,  du  haut  de  ces  sphères  éternelles  «  où 
l'invisible,  se  faisant  visible,  se  déroule  comme  un 
océan  au-dessus  des  abîmes  »,  il  annonce  et  salue  les 
jours  à  venir.  L'heure  de  la  réparation,  de  la  justice, 


1.  L'Aube,  chant  VI.  Traduction  Constantin  Gaszynski. 


LE    POÈTE    ANONYME    DE    LA  POLOGNE  333 

de  la  résurrection  sonnera  :  et  non  pas  seulement  dans 
la  vie  future,  dans  la  vie  d'outre-tombe,  mais  dès  cette 
terre.  Dieu  ne  veut  pas  que  cette  planète  demeure  à  ja- 
mais une  vallée  de  larmes,  ni  que  l'âme  de  l'homme 
remonte  à  sa  patrie  céleste  sans  qu'elle  ait  vu  briller 
dans  son  lieu  d'exil  un  éclair  du  monde  supérieur  : 
l'aube  du  troisième  jour  approche,  la  troisième  ère  de 
l'humanité  s'apprête,  les  temps  nouveaux  vont  fleu- 
rir. Les  peuples  ont  enfin  édifié  la  cité  de  justice  et 
d'amour  :  délivrés  de  leurs  misères,  nettoyés  de  leurs 
tares,  ils  vivent  dans  la  paix  fraternelle.  Mais  toutes 
mes  figures  tiennent  encore  bien  trop  au  sol  et  l'ex- 
tase du  poète  polonais  est  autrement  mystique,  autre- 
ment envolée  que  je  ne  saurais  le  dire  :  c'est  en  plein 
ciel,  en  plein  espace,  en  plein  azur,  en  pleine  immen- 
sité que  ses  visions  surgissent.  Elles  ont  pour  centre 
un  archange  vêtu  de  blanc  et  de  pourpre  :  c'est  la 
Pologne  sortie  de  sa  tombe  ;  et  elle  apparaît  au  milieu 
de  l'aurore  dans  la  gloire  de  sa  résurrection  : 

Pareille  à  un  fantôme  ressuscité,  à  un  archange  gigan- 
tesque, elle  sort  tout  à  coup  du  fond  des  jours  de  l'avenir, 
visible  comme  si  elle  avait  encore  une  enveloppe  mortelle, 
et  pourtant  déjà  divinisée  pour  l'éternité,  —  immortelle  ! 

Sa  face  brille  comme  le  soleil  :  —  à  travers  l'azur  de  ses 
prunelles,  ses  regards  sont  des  éclairs! 

Au-dessus  de  sa  tête  paraît  l'auréole  de  sang,  —  souvenir 
du  martyre; — mais  tous  ses  maux  sont  finis,—  l'esprit  de  Dieu 
repose  sur  son  front;  —  et  toutàl'entour  se  lève  un  monde 
nouveau  '... 

Saisi  lui-même  de  la  vision  éclatante  et  sublime, 
transporté  d'amour  pour  le  Dieu  qui  permit  une  trans- 
figuration  pareille  après  les  maux  soufferts,  le  poète 

1.  L'Aube,  chant  VI.  Traduction  Constantin  Gaszynski. 


334    LES    GRANDS    POÈTES    ROMANTIQUES    DE    LA  POLOGNE 

entonne  dans  le  chant  VII  de  cette  même  pièce  son 
cantique  d'actions  de  grâces  : 

Dieu  éternel!  Dieu  de  nos  pères!  Toi  qui,  de  loin  et  d'en 
haut,  descends  toujours  plus  visible  en  nous,  —  et,  pareil 
à  l'aurore,  ne  cesses  de  secouer  du  seuil  de  l'éternité  dans 
les  abîmes  du  temps  les  étincelles  de  ta  sagesse,  jusqu'à  la 
consommation  des  siècles,  —  tu  nous  amènes  aujourd'hui, 
pour  nous  prouver  ton  amour,  une  aube  nouvelle  qui  fera 
tressaillir  d'allégresse  jusqu'aux  ossements  dans  les 
tombes! 

'  En  vain,  en  vain  nos  ennemis  blasphémaient,  disant  que 
tu  es  sans  cœur,  que  c'est  Toi  qui  nous  a  assassinés.  Tu  as 
jalonné  pour  les  morts  les  voies  qui  mènent  au  ciel,  où  les 
ressuscites  deviendront  des  anges  ! 

Pour  les  tourments  du  corps,  pour  les  tourments  de 
l'âme,  pour  les  souffrances  séculaires,  nous  te  rendons 
grâces,  ô  Seigneur!  Quoique  nous  soyons  faibles,  misé- 
rables, infimes,  c'est  cependant  par  notre  martyre  qu'aura 
commencé  ton  règne  sur  la  terre  ! 

Nous  n'étions  que  poussière  et  cendres  ;  —  tu  nous  as 
fait  passer  à  travers  le  crible  du  sépulcre  en  nous  disant  : 
«  A  cette  heure,  Je  fais  sortir  de  vous  une  création  toute 
nouvelle.  »  Cendres,  nous  nous  élançons  déjà  dans  l'es- 
pace, et,  au  milieu  des  tonnerres  de  Ta  voix  s'exclamant  : 
«  Que  la  lumière  soit!  »  les  grains  de  poussière  se  sont  déjà 
changés  en  rayons  !  Et  vers  ce  monde  qui  se  débat  dans 
l'agonie,  tu  nous  a  envoyés  en  messagers,  afin  qu'étincelles 
émanées  de  ton  sein,  nous  lui  portions  le  témoignage  de 
l'avenir! 

Dieu  éternel,  Dieu  de  nos  pères,  sois  béni  à  jamais!  Au 
moment  où  ce  siècle  des  siècles  va  se  transfigurer,  nos  es- 
prits tombent  devant  ton  trône  dans  un  abîme  d'adoration 
et  d'humilité,  —  dans  l'anéantissement  devant  Toi! 

Hélas,  la  faiblesse  de  la  condition  humaine  est  telle 
que  notre  plus  haute  extase  est  de  peu  de  durée.  La 
terre  nous  réenveloppe  bientôt  de  ses  ombres  ;  et  nous 
nous  retrouvons  seuls,  perdus   dans  les   ténèbres  de 


LE    POÈTE    AINOiNYME    DE  LA    POLOGNE  335 

notre  pensée,  creusant  notre  anxiété  et  en  quête  des 
desseins  de  Dieu,  qui  tardent...  Après  avoir  écrit 
VAube,  Krasinski  retomba  dans  ses  tristesses.  Il  reprit 
ses  travaux  et  ses  méditations.  En  1846,  la  terrible 
jacquerie  de  Galicie,  les  massacres  de  Rzeszow  et  de 
Tarnow  lui  furent  une  grande  douleur,  que  n'apai- 
sèrent point  les  événements  de  1848,  car  s'il  tressail- 
lait à  chaque  nouveau  signe  avant-coureur  de  la 
«  troisième  ère  »,  il  savait  toutefois  que  cette  ère  n'ap- 
paraîtrait qu'après  bien  d'autres  bouleversements. 
Mais  comme  il  demeurait  convaincu  qu'elle  viendrait 
pourtant  à  la  fin,  il  continua  à  chanter  aux  pieds  du 
Très-Haut  les  psaumes  qui  entretenaient  sa  foi.  Le 
dernier  qu'il  composa  —  celui  de  la  Bonne  Volonté, 
publié  en  1848  —  contient  une  prière  dont  le 
lyrisme  est  plus  imposant,  plus  solennel,  et  plus  tou- 
chant que  jamais.  Le  poète  y  représente  la  Vierge 
Marie,  patronne  et  reine  céleste  de  Pologne,  intercé- 
dant auprès  de  Dieu  pour  sa  fille  infortunée  : 

Regardez-la,  ô  Seigneur  î  Entourée  d'un  cortège  d'àmes, 
elle  monte  vers  vous  à  travers  les  immensités.  Toutes  les 
étoiles  se  sont  penchées  vers  elle;  toutes  les  forces  qui 
tourbillonnent  dans  l'univers  se  sont  amollies  sous  le 
charme  d'un  attendrissement  soudain.  Elle  monte  portée 
par  les  ombres  pâles  de  nos  martyrs;  elle  traverse  l'azur 
et  les  voies  lactées,  elle  passe  au  delà  des  soleils,  elle  monte 
toujours  plus  haut  et  toujours  plus  blanchissante. 

Regardez-la,  ô  Seigneur  I  La  voilà  maintenant  agenouil- 
lée au  pied  de  votre  trône,  au  milieu  des  séraphins.  Sur 
son  front  brille  la  couronne  polonaise,  et  son  manteau 
bleu  balaye  les  espaces  tissus  de  rayons.  Les  sphères  se 
sont  arrêtées  et  attendent.  Elle  prie  à  voix  basse  :  derrière 
elle  pleurent  les  ombres  de  nos  pères,  et  de  ses  deux 
mains  elle  lève  deux  calices... 

C'est   votre  propre    sang,  ô  Seigneur,  qu'elle  vous  pré- 


336  LES  GRANDS  POÈTES  ROMANTIQUES  DE  LA  POLOGNE 

sente  ainsi  dans  le  calice  qu'elle  tient  haut  dans  sa  main 
droite,  et  dans  l'autre,  qui  est  plus  bas,  —  plus  bas,  —  vous 
reconnaissez,  ô  Seigneur,  le  sang  de  ses  sujets  fidèles,  le 
sang  de  ceux  qui  sont  crucifiés  sur  mille  croix,  le  sang  qui 
coule  sans  cesse  sous  un  triple  glaive  et  sur  trois  terres 
qui  ne  sont  qu'une  patrie!...  Au  nom  du  saint  calice  qui 
déborde  d'amour,  elle  implore  votre  miséricorde  pour 
l'autre  qui  est  plus  bas,  —  plus  bas,  —  et  elle  prie  pour 
nous,  Père!  Fils,  Esprit  ! 

Elle  prie  pour  nous,  et  nous  prions  avec  elle,  que  vous 
daigniez  nous  accorder  la  grâce  des  grâces.  Ce  n'est  pas 
l'espérance  que  nous  vous  demandons,  ô  Dieu  !  elle  tombe 
sur  nous  comme  une  pluie  de  fleurs,  —  ni  la  mort  de  nos 
oppresseurs,  leur  fin  est  écrite  sur  le  nuage  de  demain;  — 
ce  n'est  pas  de  franchir  le  seuil  de  la  mort  :  il  est  franchi; 
ô  Seigneur  ;  —  ce  ne  sont  pas  des  armes  puissantes  :  les  tem- 
pêtes nous  les  apportent  ;  —  ni  des  secours  :  le  champ  de 
l'action  est  ouvert  devant  nous  aujourd'hui.  Mais  aujour- 
d'hui que  votre  jugement  a  commencé  dans  les  cieux  sur 
les  deux  mille  ans  qu'a  vécu  la  chrétienté,  accordez-nous, 
ô  Seigneur,  une  volonté  pure,  accordez-nous  une  volonté 
sainte,  Père,  Fils,  Esprit1  ! 

Le  dernier  écrit  du  Poète  anonyme  fut  un  poème 
intitulé  :  Resurrecturis .  Il  semblait,  qu'avant  de 
s'éteindre,  sa  voix  voulût  répéter  les  syllabes  qui  con- 
solaient le  martyre  de  ses  compatriotes...  C'était  la 
parole  de  l'immortelle  espérance  ;  c'était  la  même  dont 
l'âme  de  Michelet  s'était  sentie  frémir,  le  jour  où,  sur 
la  tombe  d'une  femme,  il  avait  vu  flamboyer  cette  ins- 
cription :  Hinc  surrectura... 

Ah!  quelle  parole,  et  comme  elle  fait  tressaillir,  en 
effet  !  Comme  elle  exalte  et  transfigure  !  Quelle  autre 
pourrais-je  célébrer  avec  plus  de  ferveur,  avant  de 
clore  ce  livre  !  N'était-ce  pas  vers  elle  qu'était  montée 
l'auguste  prière  des   trois   grands  hommes   dont  j'ai 

1.  Le  Psaume  delà  Bonne  Volonté.  Traduction  Julian  Klaczko. 


LE    POÈTE  ANONYME    DE    LA    POLOGNE  337 

pieusement  étudié  l'œuvre,  au  cours  de  ces  pages  ? 
N'était-ce  pas  pour  que  ce  mot  brillât  à  jamais  devant 
les  yeux  de  la  patrie  en  extase  que  ces  trois  grands 
poètes  avaient  composé  la  musique  sublime  de  leurs 
vers?  Plus  éblouissant  et  plus  céleste  qu'une  rose  de 
cathédrale,  plus  magique  que  la  voix  de  l'orgue,  plus 
enivrant  qu'un  chant  de  l'âme,  et  semblable  à  ces 
notes  ineffables  qui  vous  transpercent  soudain,  vous 
portent  au  cœur,  vous  font  pâlir,  il  resplendissait  au- 
dessus  de  l'harmonie  grandiose  qui  roulait  en  bas 
ses  tonnerres  ;  il  était  l'aurore  qui  va  poindre,  il  était 
la  fenêtre  du  matin  qu'un  doigt  lumineux  vient  ouvrir  ; 
vers  lui  seul  priait  et  chantait  la  sublime  poésie  polo- 
naise, elle  montait  vers  lui  seul  ! 

Resiirrecturis !  Hinc  surrectura  !  0  France  du  Nord, 
ô  notre  sœur  malheureuse  !  ô  chevaleresque  Pologne  ! 
Ainsi  que  tu  Tas  dit  dans  le  chant  national  issu  de  tes 
malheurs,  tu  n'es  pas  morte  et  tu  ne  mourras  point, 
car  tu  ne  veux  pas  mourir  !  Les  barbares  ont  crut'en- 
sevelir  vivante  dans  la  tombe,  mais  ton  bras  s'est 
raidi  sous  la  pierre  ;  nul  effort  n'a  pu  sceller  le  cou- 
vercle de  ce  sépulcre,  que  tu  tiens  à  jamais  soulevé  ! 
Un  jour,  la  dalle  volera  d'elle-même  en  éclats,  et  tu 
surgiras  libre  :  tu  reparaîtras  transfigurée  par  le 
martyre,  illuminée  de  cette  ardeur  d'espérance  et  de 
foi  qui  conservent  la  fraîcheur  de  l'âme  et  divinisent 
le  visage;  tu  reparaîtras  noble  et  belle,  jeune  autant 
que  le  sourire  d'une  amante,  autant  que  le  cœur  d'un 
poète,  —  belle,  radieuse,  bienheureuse. 


FIN 


•2-2 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages. 
Préface VII 


CHAPITRE    1 

ADAM  MICKIEWICZ.    —  SA   VIE,    SON   TEMPS,    SES    COMPATRIOTES 

1.  —  Années  d'enfance  et  de  jeunesse 4 

II,  —  La  déportation  en  Russie 12 

III.  —  Des  conséquences  du  mouvement  romantique  en  Eu- 

rope :  héros  et  voyants  (1820-1848) 23 

IV.  —  La  Pologne  de  1830  :   guerriers,  poètes,   amazones, 

chevaliers  errants 34 

V.  —  Les  grands  jours  du  Collège  de  France  (1840-1846). . .       65 
VI.  —  La  marche  funèbre 75 


CHAPITRE    II 

PRINCIPAUX  CARACTÈRES   DU   ROMANTISME    POLONAIS  93 

CHAPITRE  III 

L'OEUVRE     DE    MICKIEWICZ 

1.  —  La  terre  lithuanienne  et  la  sève  primitive 122 

II.  —  La  nation  tragique  :  rugissements  du  lion  vaincu. 

—  Désespoir  et  suprême  élan  vers  le  ciel 133 

11.  —  Un  émule  de  Dieu 144 

i  V.  —  La  poésie  d'action 163 

V.  —  Thadée  Soplitza 181 


340  TABLE    DES    MATIERES 

CHAPITRE  IV 

JULES   SLOWACKI 

Pages. 

1.  —  Vie  de  Slowacki. 199 

II.  —  L'âme    effrénée   du  steppe  :    libres  galops  et  libres 

songes 205 

III.  —  Le    sang  de  l'aigle    blanc  sur  la   neige    et  l'infinie 

douleur 220 

IV.  —  Les  drames  de  Slowacki 232 

V.  —  Le  Roi-Esprit 245 

CHAPITRE  V 

LE    POÈTE    ANONYME    DE   LA    POLOGNE    (S1GISMOND   KRASINSKl) 

I.  —  Jeunesse  de  Krasinski  :  la  tragédie  d'une  âme 263 

II.  —  La  Comédie  non  divvne 276 

III.  —  Le  poème  dramatique  d'Iridion 303 

IV.  —  L'aube  du  troisième  jour  et  la  prière  du  psalmiste. .  323 


TOURS,    IMPRIMERIE   DESLIS   FRÈRES,    6,    RUE    GAMBETTA,   6. 


.  LIBRAIRIE    ACADÉMIQUE    PERRIN    ET    Cu 

BAUMANN  (Antoine).  —  La  Religion  positive.  1  volume  in-16..    3  fr.  50 

—  Le  Programme  politique  du  positivisme.  Brochure  in-16..     1  fr.    • 
BRUNE HÈRE  (F.),  de    l'Académie   française.  —  Discours   de  combat, 

ir»  série.  —  La  Renaissance  do  l'idéalisme.  —  L'Art  et  la  Morale.  —  L'Idée 
de  Patrie.  —  Les  Ennemis  de  l'âme  française.  —  La  Nation  et  l'Armée.  — 
Le  (it'mie  latin.  —  Le  Besoin  de  croire,  i  volume  in-16 3  fr.  50 

—  Discours  de  combat  (Nouvelle  série).  —  Les  Raison*  actuelles  de  croire. 

—  L'Idée  de  Solidarité.  —  L'Action  catholique.  —  L'Œuvre  de  Calvin.  — 
Les  Motifs  d'espérer.  —  L'Œuvre  critique  de  Taine.  —  Le  Progrès  reli- 
gieux. 1  volume  in-16 3  fi*.  50 

—  Cinq  Lettres  sur  Ernest  Renan,  i  brochure  in-1 6 1  fr.    » 

CHARDON  (Hknbi),  maître  des  requêtes  au  Conseil  d'État.  — Les  Travaux 

publics.  —  Étude  sur  le  fonctionnement  de  nos  administrations.  1   volume 

in-16 3  fr.  50 

FIDAO  (J.-E.).  —  Le   Droit  des   Humbles.  Études  de  politique  sociale. 

1  volume  in-16 3  fr.  50 

GODARD  (André).  —Les  Routes  d'Arles,  i  volume  in-16 3  fr.  50 

MAULDE  LA  CLAVIÈRE  (R.  de).  —  L'Art  delà  Vie.  —  La  Vie  intérieure. 

—  La  Vie  moyenne.  —  La  Fleur  de  la  Vie.  —  Les  Fruits  de  la  Vie.  —  La 
Vie  supérieure.  1  volume  in-16 3  fr.  50 

—  Les  Femmes  de  la  Renaissance.  —  I.  La  Vie  de  famille.  —  II.  La  Vie 
du  monde.  —  111.  V Influence  des  femmes.  1  volume  iu-8»  écu 5  fr.     » 

PIERRE- FÉLIX.  —  Profession  de  fol  du  Vicaire  Auvergnat.  1  volume 
in-16 3  fr.  50 

PIERRET  (Emile).  —  Le  Relèvement  national.  —  La  Patrie  en  danger. 
1  volume  in-16 3  fr.  50 

—  Le  Relèvement  national.  L'Esprit  moderne,  i  volume  in-16....    3  fr.  50 
RIPERT  (J.-B.),  député.  —  Politique  et  Religion.  —  Questions  du  temps 

présent.  1  vol.  in-16 3  fr.  50 

ROCHES  (Léon),  ancien  interprète  de  l'armée  d'Afrique,  ministre  pléni- 
potentiaire. —  Dix  ans  à  travers  l'Islam.  —  Nouvelle  édition  publiée 
avec  préface  et  épilogue  par  E.  Carraby.  i  volume  iu-8*  écu  avec  por- 
trait      5  fr.  » 

SGHURÉ  (Edouard).  —  Les  grands  Initiés.  —  Esquisse  de  l'histoire 
secrète  des  religions.  1  volume  in-16 3  fr.  50 

—  Les  grandes  Légendes  de  France.  1  volume  in-16 3  fr.  50 

—  Histoire  du  Drame  musical.  I  volume  in-16 3  fr.  50 

_  Le  Drame  musical.  Richard  Wagner,  son  œuvre  et  son  idée.   1    volume 

in-16 3  fr.  50 

—  Histoire  du  Lied  ou  la  Chanson  populaire  en  Allemagne,  i  volume 
in-16 3  fr.  50 

—  Précurseurs  et  Révoltés.  —  Prélude  au  xix»  siècle.  —  Les  Souffrants. 

—  Les  Chercheurs  d'avenir.  —  Prophètes  et  voyants.  1  vol.  in-16.    3  fr.  50 
STENGER  (Gilbert).  —La  Société  française  pendant  le  Consulat.  — 

lr»  série.  La  Renaissance  de  la  France,  i  volume  in-8°  écu 5  fr.    » 

—  2»  série.  Aristocrates  et  Républicains.  —  Les  Émigrés  et  les  Complots.  — 
Les  Hommes  du  Consulat,  i  volume  in-8*  écu 5  fr.    ■ 

TOLSTOÏ  (Comte  Léon).  —  Qu'est-ce  que  l'Art?  Traduit  et  précédé 
d'une  introduction  par  Teodor  de  Wyskwa.  1  volume  in-16 3  fr.  50 

—  Théâtre  complet.  Traduit  et  précédé  d'une  préface  par  T.  du  Wyzewa. 
1  volume  in-16 3  fr.  50 

—  Résurrection.  Traduit  par  T.  de  Wyzewa.  i  volume  in-16  (édition 
complète  en   i  volume) 3  fr.  50 


Pans.  —  Imp.  E.  Cahiouont  et  C>«,  rue  de  Seine,  87. 


V 


BOSTON  PUBLIC  LIBRARY 


3  9999 


i  un 

06563  717  3 


Boston  Public  Library 
Central  Library,  Copley  Square 

Division  of 
Référence  and  Research  Services 


The  Date  Due  Card  in  the  pocket  indi- 
cates  the  date  on  or  before  which  this 
book  should  be  returned  to  the  Library. 

Please  do  not  remove  cards  from  this 
pocket. 


fi 


•--• 


; 


y? 


-i  ■- 


* 


'«it.ï**v 


MO 


1. 


# 


*-      * 


»r