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Full text of "Les idéologues : essai sur l'histoire des idées et des théories scientifiques, philosophiques, religieuses, etc. en France depuis 1799"

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LES  IDÉOLOGUES 


I 


LES 


IDÉOLOGUES 

ESSAI    SIR    l/mSTOIRE   DES    IDÉES   ET    DES   THÉORIES 

SCIENTIFIQUES,     I' 111 1.OSO  l>H  I  Q  U  ES  ,    RELIGIEUSES,    ETC. 

EN    FRANCE    DEPUIS    1789 


TA  K 


FR.     PICAVET 

Dmifur  es  loltrcs.  agiT>,'r  de  phildsoiihio 

•Maille  df  conférciiocs  à  lÉrolc  dos  hiuilcs  r'iiKios 

Lauréat  de  l'Inslilut 


PARIS  ^V^^    ^ 


-*) 


ANCIENNE    LIBRAIRIE   GEP..MEI'.   BAILLIÈRE    ET   C'« 

FÉLIX  ALGAN,  ÉBLLEUR 

108,    BOULEVARD    SAINT-GERMAIN.     108 

1891 
Tous  droits  rcscrïôs. 


A  MONSIEUR  PAUL  JANET 


A  MONSIEUR  ERNEST  LAVISSE 


TEMOIG.NAGK    DF    VIVK    RECONNAISSANCE 
ET   d'affection   PROFONDE 

1-.    1' 


AVKKTTSSEMENT 


Pourquoi,  dii'a  le  lecloiir.  iiii  livn»  cl  un  ^tos  livre  sur  los 
ItU'olo^'UOs  ?  C'osi  0(M|iu'jc  vais  lirii'vomcMil  c\|ili(iiiiM'. 

En  lisant  le  (it'uie  du  f'/tris/ia/u's/fte,  que  loul  bon  élève  des 
écoles  priinaii'es  reei^vail  en  pi'ix  au  moins  une  fois,  j'avais 
tDUJours  été  iVaiqn'  de  voii-  ;ivee  (|nel  mépris,  avee  (jnel 
dédain  Chateaidjriand  parlait  des  ld(''olo;,'nes,  doid  eependaiil 
il  eond)attail  sans  cesse  les  ddcirines,  commi^  le  pins  puis- 
sant t>l)stacl(»  an  li-ionqdie  de  son  néo-calhulicisme.  Puis  les 
historiens  me  inonli'aicnl,  en  Napoléon,  un  adversaire  ipii, 
'^ontro  les  Idéoloj^nes,  employait  non  seidement  les  armes  du 
despotisme,  nmis  encore  la  raillerie  et  l'inveclive.  Même  ils 
me  laissaient  ci'oire  que  leur  opposition  avait  conlrihni' 
presque  autant  à  la  cliule  de  l'enqùre  (pTà  la  foiidatiou  du 
consulat. 

Dans  le  domaiFie  spt'cidalil",  je  voyais  sans  cesse  revenir 
leurs  noms.  Lavoisiei'  ne  semlilc  avoir  l'ail  une  révolution 
en  chimie,  que  parce  (pi'il  a  ap|di(im''  la  UK-lhode  décrite 
par  Condillac.  Les  travaux  de  IMnel  sui-  la  iS'nsnloijie  ou  sur 
V Aliénatinit  mciifnh'  oïd  la  même  origine.  Darwin  et  Iheckel 
renvoient  à  Lamarck  comme  à  un  ancêtre.  Spencer  s'est 
appuyé,  en  lui  donnant  une  force  nouvelle,  sur  l'hypothèse 
de  Laplace.  Lecaictd  des  fu-obabilité's  ramené  à  [.a[»lace  et  à 
Condoi'cet.  S'agit-il  de  la  philosophie  jiositive?  Les  sources 
en  sont  dans  \'Enriiiiiqn;<lif,  mais  aussi  dans  les  idées  déve- 
lop[Ȏes  j)ar  les  successeurs  des  Encyclopi'disles  et  deve- 
nues vivantes,  pour  ainsi  dire,  à  l'Institut  et  à  TEcole  poly- 
technique. De  même  l'utopie  idéologiqiu'  de  Condorcet  parait 
le  point  de  départ  de  toutes  les  explications  historiques  ou 
|)Olitiques  parle  progrès  ou  la  perfectibilité,  aussi  bien  que 
des  théories  socialistes  ou  humanitaires  ((ui  ont  voulu,  dès 
cette  vie,  donner  à  riiumanitê  perfection  et  bonheur.  Chez 
les  économistes  reviennent  souvent  les  noms  de  J.-IÎ.  Say  et 
de  D.  de  Tracy.  Les  philologues  critiquent  les  travaux  de 
Volney,  de  D.  de  Tracy  et  de  Thurot  ;  Alexandre  Bain  renvoie 
à  la  Grammaive.  à  YIdêoloyie  et  à  la  Lo'ji(ine  du   second. 


VIII  AVERTISSEMENT 

Sluart  Mill  défend  ëner-^iqucment  contre  HamiUon,  Bi'own 
que  Jouffi'oy  présente  comme  ayant  transporté  en  Ecosse 
les  doctrines  de  D.  de  Tracy.  Scliopenliauer  cite,  parmi  ses 
inspirateurs,  Lavoisier,  Cabanis  et  Bicliat.  Est-il  question  de 
théories  sur  l'éducation  ou  de  l'organisation  de  renseigne- 
ment? Les  livres,  les  journaux,  les  discours  politiques  rap- 
pellent les  travaux  de  Cabanis  (Mirabeau)  et  de  Talieyrand, 
de  Condorcet,  de  Lakanal,  de  Daunou,  etc.  Parle-t-on  de  pro- 
fesseurs éloquents,  de  Cousin  et  de  Caro?  ils  ont  été  pré- 
cédés par  Garât  et  Laromiguière.  Augustin  Thierry  compare 
même  Cousin  et  Daunou.  Vante-t-on  la  philosophie  classique 
de  Royer-Collard,  de  Biran,  de  Cousin,  de  JoufiCroy  ?  M.  Taine 
répond  que  le  premier  ouvrage  de  Biran,  le  Traité  de  l'In- 
fincnre  de,  /' Habitude,  restera,  parce  que  son  auteur  était 
contenu  par  D.  de  Tracy,  et  il  complète  la  critique  des  spiri- 
tiuilistes  et  des  éclecti(iues  par  l'éloge  des  Idéologues  et 
surtout  de  Laromiguière. 

Sainte-Beuve,  en  ses  jours  de  réaction,  traite  les  Idéologues 
comme  eût  pu  le  faii'e  Bonaparte  {Condorcet,  Daanou,  Vol- 
ney,  Rœderer,  etc.).  Mais  alors  même,  il  s'étend  avec  com- 
plaisance sur  leur  personne,  sur  leur  œuvre,  et  fait  encore 
une  part  à  Téloge.  Dans  d'autres  cas,  il  obéit,  en  homme 
d'opposition,  à  une  inspiration  contraire  et  se  présente  lui- 
même  comme  leur  disciple  et  leur  continuateur:  il  écrit  ainsi 
ses  articles  sur  Biot,  sur  Amiière  et  surtout  sa  belle  mono- 
graphie de  Fauriel  où,  hjuant  Cabanis  et  D.  de  Tracy,  il  fait 
de  l'ami  filial  du  premier  le  prédécesseur  de  Cousin  dans 
l'histoire  de  la  philosophie  et  Finspirateur  de  Stendhal,  de 
Mérimée  et  de  J.-J.  Ampère.  Enfin,  à  ceux  qui  cherchent  la 
psychologie  chez  Stuart  Mill  et  Lewes,  Bain  et  Spencer, 
Taine  et  Ribot,  M.  Paul  Janet  dit  :  «  Quiconque  voudra  étu- 
dier avec  soin  récole  idéologique...  y  trouvera  maintes  pi'o- 
positions  qui  nous  reviennent  aujourd'hui  d'Angleterre  ». 

Ainsi  «  Toujours  eaj\  ea.r  partout  »,  pourrait-on  dire, 
en  leur  appliquant  ce  que  V.  Hugo  disait  de  leur  gi'and 
adversaire.  Qu'étaient-ce  donc  que  les  Idéologues?  à  qui 
faut-il  appliquer  ce  nom?  quelles  doctrines  scientifiques, 
philosophiques,  sociales,  religieuses  ou  littéraires  ont-ils 
professées  en  commun  ?  quelle  influence  ont-ils  exercée  sur 
leurs  contemporains  et  leurs  successeurs? 

Il  était  moins  facile  de  résoudre  ces  questions  que  de  les 
poser.  Cousin  et  Damiron  se  sont  proposé  d'être  impartiaux, 
mais  le  plus  souvent  ils  se  sont  bornés  à  énumérer  les 
passages  qui  leur  semblaient  les  plus  répréhensibles,  pour 


AVKKÏISSKMKNT  i\ 

enlèvera  leurs  lecteurs  toute  envie  de  devenir  idéologues." 
Mii,'net  donne  des  renseiii-neinents  fort  intéressants  sur 
Caltanis  et  D.  de  Traev,  sur  Ixtederer  et  Sievès.  sur  Lakanal 
et  DaiMiou,  Laronii^uière  et  De^'érande).  Mais  souvent  on  ne 
s'a|»er(;oil  delà  valeur  des  doeuuients,  fondus  dans  des  foi- 
inules  ^'éuérales.  (jue  loi'Siju'on  les  a  soi-uiènie  eonsultt's.  Ku 
outre,  CCS  .\nfires,  t-oiuposéi's  à  des  époques  fort  dilleivutes, 
se  ressentent  des  préoeeupations  politiques  de  Tauteu!' et  de 
ses  amis.  Entin  elles  sonl  duu  liouuue  qui  aimait  à  (eiiir  un 
juste  milieu  entre  le  inysticisme  et  le  se/tst/a/isnie,  comme 
entre  la  démocratie  et  le  despotisme.  Si  M.  de  Uémusat  s'est 
occupé  de  D.  de  Tracy  et  de  Cabanis,  c'est  bien  plus  pour  les 
combattre  que  |»our  les  faire  connaître.  Oiiant  au  lUrfinji- 
nnire  jjhilnstqiliiqiie  de  M.  Franck,  il  contient  surtout  des 
Tïillcles  polémiques,  où  l'oli  combat  les  doctrines  de  l'école, 
en  lui  enlevant  tpKdques-uns  de  ses  représentants  et  non 
toujours  des  moins  célèbres.  Il  fautentin,  chez  Sainte-Beuve, 
relier  les  indications  sur  l'école  et  ses  représentants,  réunir 
les  doctrines  et  les  hounnes  sur  les(|uels  il  a  porté  des  juj^e- 
ments  si  divers. 

C'est  chose  d'ailleurs  à  peu  près  C(Uivciau',  en  iM'ance  et 
à  rétrani,'ei'.  de  laisser  de  côté,  dans  Thistoire  de  la  philoso- 
phie, les  Idcoloj^ues.  Si  I.ewes  dit  quchpu's  mots  dû  Cabanis 
et  tie  D.  de  Tracy,  l'eberweg  traite,  en  douze  lignes,  de  Saint- 
Lambert,  de  Volney,  de  Comhu'cet,  et  n'en  donnait  que  cin(( 
à  Cabanis.  1).  de  Tracy  et  Lai-omiguicre.  avant  (jue  M.  Paul 
Janet  lui  eût  envoyé,  sur  les  deux  premiers,  une  notice  i)lus 
substantielle.  Kuno  Fischer ,  dans  Ikiio  iind  seine  Nai-li- 
lol'jern,  ne  mentionne  aucun  des  Idéologiu's.  En  Fran(rc, 
.M.  Fouillée  place  Condorcet  à  la  suite  de  Turgot  pai'mi  les 
jdiiloS(qdM's  du  wni"  siècle.  S'il  cite  Laromiguii're,  c'est  jtour 
iudi(pier  en  quoi  il  s'est  séj)aré  de  Condillac.  Il  ne  traite  nulle 
part  de  Fécole  idéologique.  Incidennncnt  toutefois,  il  fait 
d'Auguste  Comte  un  successeur  de  Cabanis  et  de  Broussais, 
de  sorte  que,  après  avoir  lu  son  livre,  on  peut  ignorer  qu'il 
y  a  eu,  de  1789  à  1820.  un  nujuvement  philosophiriuc  d'une 
importance  telle  (pie,  même  après  avoir  été  arrêté  par  la 
réaction  politi(|ue  et  religieuse,  il  a  contribué  à  former 
A.  Comte  et  Saint-Simon,  Fourier,  Leroux.  Reynaud,  etc.  ! 

Fort  intéressante  comme  fort  i)eu  connue,  l'école  idéolo- 
gique prt'sentait  une  rude  tache  à  ([ui  voulait  ne  pas  répéter 
des  assertions  inexactes  ou  laisser  subsister  des  lacunes 
considérables.  Il  fallait  faire  la  bibliograi)hie  du  sujet,  cher- 
cher   et   réunir   les    documents    inq)riun''s  ou    manuscrits. 


X  AVEUTISSEMENT 

qu'on  ne  trouve  nulle  pari  indiqués  en  leur  cnsenible.  J'ai 
exploré  les  quais  et  consulté  les  catalogues,  visité  les  bihlio- 
tlièques  et  demandé  des  renseignements  à  tous  ceux  que  je 
croyais  capables  de  m'en  fournir.  De  Paris,  de  la  i)roYiiico. 
de  rétranger  me  sont  venues  de  bien  précieuses  indications. 
MM.  Caro,  Beaussire,  Ludovic  Carrau  et  Ribot  ont  encou- 
ragé mes  recherches.  M.  Paul  Janet  a  mis  à  ma  disposi- 
tion sa  riche  bibliothèque,  son  érudition  sans  égale  et  ses 
précieux  conseils.  M.  Gazier  m'a  communiqué  les  pièces 
curieuses  qui,  dans  sa  collection  si  importante,  ont  rapport 
à  mon  sujet. 

M.  Jules  Simon  m'a  permis  de  consulter  les  manuscrits  de 
TAcadémie  des  sciences  morales  el  politi(pics,  dont  M.  l'in- 
gard  m'a  fort  obligeannnent  facililé  Tacccs.  M.  Léon  Say  a 
recherché,  dans  ses  papiers  de  famille,  s'il  ne  subsistait 
aucune  trace  des  relations  de  son  grand  oncle  avec  les  Idéo- 
logues. M.  Henri  Joly  m'a  signalé  des  ouvrages  dont  j'igno- 
rais l'existence.  M.  Jules  Gautier  a  demandé  pour  moi,  dans 
sa  Revue,  des  renseignements  sur  les  écoles  centrales  et  en 
a  mis  lui-même  h  ma  disjjosition.  MM.  Rebut  professeur  à 
Tours,  Sieur  à  Niort,  Ronnerot  à  Angoulème,  Feuvrier  à  Dôle, 
Xambeu  professeur  honoraire,  Illnglais  proviseur  du  lycée 
de  Rodez,  m'ont  envoyé  des  documents  qu'ils  ont  eu  bien 
de  la  peine  souvent  à  se  procurer.  M.  Saphary  (ils,  à  la 
prière  de  M.  Caldemaison,  m'a  transmis  des  lettres  où  j'ai 
pu  connaître,  d'une  façon  plus  exacte,  les  derniers  repré- 
sentants de  l'école.  M.  Séguy,  surveillant  général  au  lycée 
d'Albi,  a  retrouvé,  chez  la  veuve  de  M.  Crozes,  rexécuteur 
testamentaire  de  l'abbé  Roipies,  des  FrfKjinen/s  et  des 
Lefircs  de  Laromiguière,  dont  rexistence  m'avait  été  révélée 
par  M.  Conq)ayré.  MM.  Rourdcni  et  Walil  ont  consulté  pour 
moi  les  bibliothèques  d'Allemagne  et  le  Rristish  Muséum. 

D'Italie,  M.  Louis  Ferri,  directeur  de  la  Rivista  diFiloso- 
fia  itaiiana  et  professeur  h  l'université  de  Rome ,  a  bien 
voulu  compléter  pour  moi  son  Esaal  .sur  l'Histoire  de  la 
philosophie  en  Italie  au  AYA'"  siècle,  en  me  renseignant  sur 
les  rapports  de  la  philosophie  française  et  italieime,  au 
xviii"  et  au  xix"  siècle.  M.  Credaro.  professeur  à  l'université 
de  Padone,  m'a  fait  parvenir  deux  opuscules  qui-  ont  jeté 
plus  de  clarté  sur  quelques-unes  des  questions  que  j'ai  trai- 
tées. M.  Robertson,  directeur  du  Mind  et  auteur  d'un  Hobbes 
bien  connu  en  France,  s'est  enquis,  auprès  de  M.  Veitch,  de 
ce  que  pouvait  être  devenue  la  correspondance  de  Dugald- 
Stewart  avec    les  Idéologues.  Enfin  M.  Ernest  Naville,  de 


AVKKTISSE.MKM  xi 

Geiù've,  m'a  l'ail  |)arvonir,  dès  le  début  do  mon  travail,  loiis 
les  maïuiscrits  de  Biraii  et  sa  eorrespoiulaiiee  inédite  avee 
D.  de  Traey,  Cabanis,  ete.  Non  seulement  il  m'a  donné  des 
doeunuMils  d'un  jj^rand  prix,  ijue  je  n"ani';us  pu  me  pi'oeurer, 
mais  il  m'a  fourni  le  moyen  d'en  eliereber  et  d'en  trouver 
d'autres  aussi  piveienx. 

Commenijant  i)ar  le  wu""  et  h-  wiii'"  sièele,  j'ai,  volume  à 
volume  et  ligne  par  lii^ne,  lu  ou  relu,  analysé  et  annoté  les 
œuvres  .des  philosoidies  et  des  savants,  en  eomparanl  les 
résultats  auxquels  j'arrivais  à  eeux  (pi'avaienl' obtenus  mes 
prédéeesseurs.  J'ai  proeédé  de  même  pour  les  manuserits, 
les  livi'es,  les  jiun-naux  et  les  reeueils  postérieurs  à  17SU. 
Prolitant  des  imlieations  bibliograpliicpies  cpie  me  fournissait 
eliacun  d'eux,  j"ai,  progressivement  et  sûrement,  étendu  le 
domaine  de  mes  reelierelies.  La  colleelion  de  la  Ih-rade  m'a 
fait  connaître  pres(iue  tous  les  représentants  de  l'école,  les 
{dus  obscurs  connue  les  plus  illustres,  et  ni"a  servi  à  en 
tracer  les  cadres.  Elle  m'a  éclairé  sur  les  relations  des 
Idéologues  eidiv  eux,  et  avec  les  savants  ou  les  philosophes 
étrangers,  avec  B.  de  Saint-Pierre  et  avec  P)Onaparte;  sui' 
la  guerre  faite  à  la  philosophie  au  sortir  de  la  Terreur, 
sous  le  Directoire  et  le  Consulat.  Des  documents,  (pu  n'ont 
été  nulle  part  utilisés  ou  cités,  ont  jeté  un  jour  nouveau 
sur  l'importance  de  Carat,  de  Pwederer,  cl  surtout  de  Con- 
dorcel  dans  la  première,  de  Cabanis  dans  la  seconde  généra- 
lion  d'idéologues,  sur  l'origine  des  doctriiu^s  professées  |t<ii' 
Saint-Simon,  Comte  et  Littré.  Le  Cnnsen:a/enr  el  le  L.yrt'^  m'ont 
rendu,  dans  une  mesure  moiiulre,  des  sei'vices  analogues. 

Dans  les  papiers  de  l'Instilid  j'ai  découvert  une  lettre 
curieuse  de  Lancelin,  les  deux  Mr'nioires  surr//«A////^/p,(pron 
croyait  de[)uis  lon:,demps  perdus,  et  qui  ont  une  im]»ortance 
capitale  pour  TiHude  des  rapports  de  Biran  avec  Cabanis  et 
D.  de  Traey.  Le  rapprochement  d'un  Mémoire  et  d'une  lettre 
de  Rey-Régis  avec  son  llixlouf  na/urelle  de  l'Aine^  Texa- 
men  des  Mémoires  envoyés  par  tous  les  concurrents,  m'ont 
convaincu  (pie  la  seconde  classe  de  l'Institut  a  provoipu'  un 
véritable  nujuvement  [)hilosophi(iue.A  Versailles,  j'ai  ti'ouvé  un 
important  travail  manuscj'it,  rédigé  par  Cabanis  sous  la  direc- 
tion de  Dubreuil  et  dont  la  lecture  m'a  nettement  explifiué, 
non  seulement  comment  l'auteur  des  Rappoiis  a  pu  écrire  la 
Lettre  sur  les  Causes  premières ,  mais  encore  comment  l'éclec- 
tisme moderne  se  rattache  à  Téclectisme  grec  et  romain. 

Ainsi  les  Idéologues  sont  pour  moi  redevenus  vivants,  avec 
le  milieu  même  où  ils  ont  produit  leurs  doctrines. 


Xii  AVERTISSEMENT 

Généraux,  orateurs  et  politiques,  prêtres  et  magistrats, 
romanciers  et  poètes,  littérateurs  et  critiques,  professeurs  et 
journalistes,  administrateurs  et  diplomates,  ingénieurs  et 
médecins,  mathématiciens  et  naturalistes,  physiciens  et  mo- 
ralistes, historiens  des  hommes,  des  institutions  et  des  idées, 
économistes  et  philologues,  psychologues  et  métai)hysiciens, 
ils  m'ont  apparu  comme  les  héritiers  des  savants  et  des  phi- 
losophes du  xvii"  et  du  xviii"  siècle,  comme  nos  maîtres  et 
nos  initiateurs  dans  les  matières  où  nous  croyons  que  le  xix*^ 
siècle  a  été  surtout  original. 

Restait  à  les  étudier  de  plus  près  ainsi  que  leurs  prédé- 
cesseurs et  leurs  adversaires.  C'était  long,  puisqu'il  s'agis- 
sait de  miniers  de  volumes;  c'était  dillicile,  i)uisque  la  plu- 
part n'étaient  plus  en  librairie  ;  mais  c'était  possible.  Je  l'ai 
fait  avec  soin  (1). 

La  mise  en  œuvre  des  documents  ainsi  réunis  m'a  donné  un 
volume  qu'il  s'est  agi  ensuite  de  réduire  considérablement.  J'ai 
fait,  défait  et  refait,  (pielquefois  à  plusieurs  reprises,  les 
différents  chapitres,  soit  pour  utiliser  des  documents  nou- 
veaux, soit  pour  donner  à  l'exposition  une  forme  plus  précise 
et  plus  brève,  plus  exacte  et  plus  rapide  (2). 

Les  professeurs  de  la  Faculté  des  lettres  de  Paris  et 
MM.  Dumont,  puis  Liard,  à  qui  je  dois  d'avoir  été  chargé 
des  fonctions  de  secrétaire-bibliothécaire  des  conférences  de 
philosophie  et  de  langues  vivantes  à  la  Sorbonne,  ont  favorisé 
des  recherches  qui  ailleurs  n'auraient  pu  aboutir.  L'Académie 
des  sciences  morales  et  politiques,  par  les  prix  qu'elle  m'a 
décernés,  m'a  permis  de  continuer  sans  interruption  mes 
multiples  travaux.  Puisse  le  présent  ouvrage,  i)Our  lequel  je 
n'ai  épargné  ni  temps,  ni  argent,  ni  peine  et  où  je  n'ai  cher- 
ché qu'à  être  vrai  et  juste,  exact  et  impartial,  prouver  à 
tous  ceux  qui  ont  bien  voulu  s'y  intéresser  qu'ils  n'ont  pas  eu 
tort  de  contribuer  k  en  rendre  l'exécution  possible  et  moins 
défectueuse  ! 

Paris,  l''  octobre  1890. 

,^1)  J'ai  cousultéles  revues  et  les  livres  qui  parc-yssaicut  en  Frauco  et  à  l'étranger 
pour  en  L'xtraiic,  le  cas  édn/ant.  (1rs  doiuments  nouveaux.  Cf.  patshn. 

(2)  Jeu  ai  détaché  une  Histoire  du  siepticisme  dans  l'antiquité  et  daHS  les  tenij» 
modernes,  une  Histoire  de  la  philosophie  en  France  depuis  le  ix"  siècle,  outre  les 
volumes  ou  opuscules  que  j'ai  fait  paraître,  Instruction  morale  et  civique.  Philo- 
sophie de  Condillac.  de  Cicéron,  La  Meltrie,  etc.  J'ai  exposé  d'une  façon  plus 
complète  la  méUiode  que  j'ai  suivie  dans  V Histoire  de  la  philosophie,  ce  qu'elle 
a  été,  ce  qu'elle  peut  être  et  dans  Vllisloire  des  rapports  de  la  philosophie  et  de 
la  thêo/oi/ie. 


LES   IDÉOLOGUES 


INTUOmCïlON 

LES  UUKil.NKS  DE  L  1DÉ0L0(.1E  AU  \VI1«  ET  AU  Wlllo  SIECLE 


1 


Descartes  entreprit  de  se  défaire  de  toutes  ses  opinions,  en 
dehors  et  au-dessus  desquelles  il  plaçait  les  vérités  de  la  foi,  cl 
dédaigna,  en  mettant  au  jour  une  philosophie  nouvelle,  do 
savoir  s'il  y  avait  eu  des  hommes  avant  lui.  El,  en  fait,  quelques 
cssemhlances  (jne  Foucher,  Sorhiùre  et  Boulllaud,  Leibnilz  et 
Huet,  Ogier  et  les  défenseurs  de  la  scolastique,  aient  cru  Iroiiver 
entre  les  doctrines  générales  de  Descartes,  et  certaines  théories 
de  Platon  et  des  Académiciens,  de  Démocrite  et  d'Kpicure, 
d'Arislote  et  des  stoïciens,  de  Roger  et  de  François  Bacon,  de 
Péreira,  de  Charron  et  de  G.  Bruno  ^1),  on  peut,  en  cherchant  ce 
qu'il  a  lu  et  connu  des  philosophes  antérieurs,  en  examinant 
sa  propre  doctrine  pour  déterminer  ce  (lu'il  a  i)uisé  chez  les 
scolastiques,  chez  les  philosophes  de  la  Renaissance,  chez  les 
stoïciens,  les  sce|)ti([ues  et  les  acataleptiques  {"ï),  conclure 
cependant  que,  malgré  ces  réminiscences,  la  philosophie  de 
Descartes  est  essentiellement  originale. 

Les  successeurs  de  Descartes  ont  souvent  été  tentés  de  l'imi- 

il)  Bailk-t,  Vie  de  Descaries,  viii,  10;  Ferraz,  l'sijcftolof/ie  de  saint  Auf)usUn- 
Fonciu,  A  propos  d'un  aulofjraphe  de  Descaries  et  d'un  document  inédit  sur  le 
«  Cofjilo  erqo  sum  n,  [Mém.  de  ta  soc.  des  arts  et  des  se.  de  Carcassonne,  t.  IV, 
p.  3.) 

(■2)  H.uiréau,  Histoire  de  la  philosophie  scolastique  et  Histoire  littéraire  du 
Maine;  WatMiiiïton,  Ramiis,  sa  vie,  ses  écrits  et  ses  opinions  ;  Saisset,  De  varia 
S.  Anseimi  in  Proslof/io  arfiumenti  forluna;  Essais  de  philosophie  relirpeuse; 
Précurseurs  et  successeurs  de  Descartes;  F.  IJonillier,  Histoire  de  la  philosophie 
cartésienne  ;  R.  I*lii/.aii>iki,  Essai  sur  la  jihiloso/jhie  de  Dans  Scot.  —  M.  Liant 
a  établi  qui-  Descaites  a  surtout  été  orii,'iiial  par  sa  plillosophie  des  sciences.  Nous 
sommes  arrivés  au  même  résultat,  eu  étudiant,  aux  Hautes-Etudes,  saint  Anselme 
et  Descartes. 

PlCAVET.  1 


â  LES  IDÉOLOGUES 

ter.  Ils  ont  insisté  sur  les  doctrines  par  lesquelles  ils  se  sépa- 
raient de  leur  prédécesseur  et  quelquefois  oublié  de  reconnaître 
qu'ils  ne  faisaient  que  le  continuer  par  d'autres  théories,  dont  le 
rôle  était  capital  dans  leur  système.  Trop  souvent  aussi,  les 
historiens  ont  cru  que  le  mouvement  philosophique  procédait 
par  des  révolutions,  dont  chacune  a  pour  résultat  de  faire 
table  rase  du  passé,  de  donner  naissance  à  un  système  qui  est 
en  opposition  absolue  avec  celui  qu'il  remplace.  C'est  ainsi 
qu'ils  ont  présenté  la  philosophie  du  xvni^  siècle,  à  tort  per- 
sonnifiée dans  Condillac,  comme  essentiellement  contraire  à 
celle  de  Descartes  et  qu'ils  ont  vu  dans  la  philosophie,  née  en 
France  au  commencement  de  ce  siècle,  une  réaction  contre 
celle  du  xvm",  un  retour  à  celle  du  xvn^  (1),  Est-il  vrai,  pour 
nous  en  tenir  actuellement  à  la  première  de  ces  deux  opinions, 
que  la  philosophie  du  xvm°  siècle  soit  absolument  opposée  à 
celle  de  Descartes,  ou,  pour  parler  d'une  façon  plus  précise,  est- 
il  vrai  que  Voltaire,-  Buffon,  Condillac,  La  Mettrie,  Diderot, 
d'Alembert,  Condorcet,  Cabanis,  D.  de  Tracy,  Laromiguière, 
Thurot,  etc.,  aient  traité  Descartes  et  les  théories  cartésiennes, 
comme  le  fondatem-  de  la  philosophie  française  a  traité  ses  pré- 
décesseurs et  leurs  doctrines  ? 

Voltaire  a  mis  à  la  mode  en  France  la  philosophie  de  Locke  et 
la  physique  de  Newton  ;  il  a  raillé  les  tourbillons  (2),  le  plein,  la 
transmission  instantanée  de  la  lumière,  la  définition  de  la 
matière,  les  idées  innées  (3).  Plus  d'une  fois,  il  a  fait  payer  à 
Descartes  la  condamnation  des  Lettres  anrjlaises  et  le  privilège 
refusé  parle  cartésien  d'Aguesseau  aux  Eléments  de  la  philoso- 
phie de  Newton.  Mais  il  le  considère  comme  le  premier  génie  de 
son  siècle  et  trouve  qu'il  a  ouvert  une  route  devenue  immense, 
qu'il  a  appris  aux  hommes  de  son  temps  à  raisonner  et  à  se  ser- 
vir contre  lui-même  de  ses  propres  armes  (4).  Il  a  souvent,  trop 

(1)  Cf.  les  ouvrages  de  Cousin  et  de  ses  disciples. 

(2)  Il  les  avait  d'abord  acceptés  et  chaatait  Descartes  dans  la  l'c  édition  de  la 
Benriade  :  '  m 

Descartes,  répandant  sa  lumière  féconde, 
Franchit  d'un  vol  hardi  les  limites  du  monde. 

(3)  M.  Bouillier  remarque,  avec  raison,  qu'à  prendre  les  idées  innées  dans  leur 
vrai  sens,  Voltaire  s'éloigne  de  Locke  et  se  rapproche  de  Descartes.-.,  que  nul  n'a 
peut-être  mieux  que  Voltaire  réfuté  la  j)aiiie  du  premier  livre  de  YEssai  sur  l'En- 
tendement aii  Locke  combat  l'innéité  de  la  justice  (II,  oG6). 

(4)  Lettres  sur  les  Anglais,  XIV.  Voyez  encore  les  lettres  du  1""  mai  1731,  du  21 
février  1733.  de  novembre  1733  (Beucbot,  123},  le  Dictionnaire  philosophique,  art. 
'Cartésianisme  ;  le  Catalogue  des  écrivains  du  siècle  de  Louis  XIV,  etc. 


LES  OUI(.INF.S  DE  LIDKOLOCIE  M    \\\t  SIÈCLE  J 

souvent,  avouo-t-il  à  Maiian  {[),  inaltraitt^  Malehraiulu',  mais 
c'est  un  grand  philosophe  qui  entrevit  la  philoso[)hie  des  qua- 
lités occultes,  ce  que  l'antiquité  a  produit  de  plus  sage  et  de 
plus  vrai,  et  qui  eiU  été  le  plus  grand  ou  plutôt  le  seul  nié- 
ta[)hysicien,  si,  après  avoir  l'rappé,  dans  ses  deux  premiers 
livres,  au.v  portes  de  la  vérité,  il  avait  pu  s'arrêter  sur  le  bord 
de  l'ahiiiie  (i).  Spinoza  lui-même  l'attire,  connue  une  énigme 
qu'on  n'a  pas  encore  réussi  à  deviner,  comme  le  plus  grand  île 
tous  ceux  qui  ont  soutenu  un  système  auquel  il  ue  croit  pas. 

Pour  Maupertuis,  partisan,  avant  Voltaire,  de  l'attraction 
newtonienne.  Descartes  est  un  grand  philosophe  auquel  la  géo- 
métrie doit  beaucoup.  La  >Ieltrie  se  croit  ohjigi'  de  faire  une 
aidhenti(iue  réparation  à  Descartes  pour  les  petits  philosophes, 
mauvais  [)laisants  ol  mauvais  singes  de  Locke  qui,  au  lieu  de 
rire  inqiudemmenl  au  nez  de  Descartes,  feraient  nueux  de  senlir 
que,  sans  lui,  le  chanq)  de  la  philosophie  serait  peut-être  encore 
en  friche  ;  il  lui  fait  un  mérite  d'avoir  conmi  la  machine  ani- 
male, d'avoir  le  premier  parfaitement  démontré  (jue  les  animaux 
sont  de  pures  machines  (3).  Butfon  ([ui  était  plein,  comme  l'a 
dit  Klourens,  de  la  philosophie  de  Descartes,  le  suit  en  ce  qui 
concerne  l'intelligence  humaine  et  s'en  l'approche  beaucoiq) 
quand  il  parle  desbétes  (ij.  Montescpiieu  caractérise  admirable- 
ment, dans  les  Lettres  pr-rsanes,  mm  qu'a  d'r)riginal  et  de  fécond 
la  physicpie  de  Descarlcs  ;  il  eu  vante  les  lois  générales, 
inmmahles,  éternelles,  ([ui  s'observent  sans  aucune  exception, 
avec  un  ordre,  une  régularité  et  une  prom[)titude  infinis  dans 
1  immensité  des  espaces.  Il  sendile  bien  avoir  trouvé,  en  réllé- 
chissant  aux  théories  de  Descartes,  sinon  dans  Descartes  lui- 
même  (o),  sa  célèbre  délinition  des  lois. 

L'Académie  française  (G)  proposait  pour  sujet  de  prix,  en  IIG^, 
l'éloge  de  Descartes.  Voltaire  avait  lancé  toutes  ses  critiques, 
Montesquieu  était  mort,  ainsi  que  Maupertuis  et  La   Mettrie  ; 

(l)  Beuchot,  lettre  12.]. 

(2,  Comni"iitaire  sur  Malcbranche  et  lettre  o48o,  édit.  Beuchot.  Voyez  encore 
F.  Bouillier,  II,  :J67. 

(3)  t7/omme-m(/cAj«e,  Amsterdam,  17Gi,  p.  71. 

(4;  Flourens,  Bu/fori,  hisb/m;  de  nés  idées  et  de  ses  travaux.  Voyez  Cnudillae, 
Traité  des  animaux;  V.  l'ii.net,  P/nlosoij/iiede  Conddlac  (Introd.  au  Traité  des 
gensaliijns). 

'5j  Voyez  Boutrouv,  tluse  hiliue  sur  DesiMrtes. 

(6)  L'Académie  éUiit  déjà  a  la  discrétion  des  philosophes.  Voyez  L.  Bruuel,  tes 
Philosophes  el  l'Académie  française. 


i  LES  IDEOLOGUES 

Condillac  avait  donné  YOrigine  des  connaissances,  le  Traité  des 
Systèmes,  le  Traité  des  sensations  et  le  Traité  des  animaux.  Le 
discours  préliminaire  de  rEncyclopédie  et  les  volumes  les  plus 
controversés  étaient  publiés  ;  Helvétius  avait,  depuis  quatre 
ans,  été  obligé  de  se  rétracter  pour  son  ouvrage  de  YEsprit. 
L'Académie,  qui  avait  déjà  couronné  le  jésuite  Guénard  pour  un 
Discours  sur  l'Esprit  philosophique,  où  il  avait  introduit  un 
éloge  enthousiaste  de  Descartes,  donna  le  prix  à  Thomas,  dont 
le  ton  est  trop  emphatique,  mais  qui  apprécie  assez  exactement 
la  philosophie  cartésienne  et  les  rapports  qui  l'unissent  au 
xvm*  siècle  (1). 

Laissons  de  côté  les  cartésiens  fidèles  :  Fontenelle  qui,  en 
1752,  défend  encore  les  tourbillons  sans  accepter  la  métaphy- 
sique cartésienne,  le  cardinal  de  Polignac,qui  chante  la  physique 
et  la  métaphysique  de  Descartes,  d'Aguesseauqui  réfute  Hobhes 
et  refuse  un  privilège  aux  Eléments  de  la  philosophie  de 
Newton,  Terrasson  qui,  en  disciple  de  Descartes,  développe  une 
doctrine  d'une  importance  capitale  au  xvm«  siècle  (2),Kéranflech 
et  un  certain  nombre  de  penseurs  qui  méritent,  comme  Ta  bien 
montré  M.  Bouillier,  d'être  lus  par  ceux  qui  cherchent  à  se 
rendre  compte  de  la  direction  de  la  pensée  au  xvni"  siècle.  Mais 
il  faut  insister  sur  quelques-uns  de  ceux  que  d'ordinaire  on  se 
représente  comme  des  adversaires  de  Descartes,  sur  Condillac, 
en  qui  l'on  voit  le  véritable  chef  de  la  philosophie  du  xvni^  siècle, 
sur  Diderot  et  d'Alembert,  qui  ont  loué  Bacon  tout  au  moins 
autant  que  Voltaire  avait  vanté  Locke  et  Newton.  Si  l'on  exa- 
mine la  doctrine  de  Condillac  et  ce  qu'il  dit  de  Descartes  ou  des 
cartésiens,  on  verra  que  ce  qu'il  a  conservé  du  cartésianisme 
est  de  beaucoup  plus  considérable  que  ce  qu'il  en  a  supprimé  ou 
modifié  ;  qu'il  est  resté  cartésien,  sans  s'en  rendre  compte  lui- 
môme  toujours  bien  clairement,  parce  qu'il  était  plus  occupé  de 
mettre  en  lumière  ce  qui  le  distinguait  de  son  prédécesseur  que 
d'indiquer  ce  qu'il  lui  devait.  La  distinction  de  l'àme  et  du  corps, 
les  théories  sur  l'occasionalisme,  la  liaison  des  idées,  la^méthode 

(1)  «  Descartes,  disait  Thomas,  a  des  vues  aussi  nouvelles  et  bien  plus  étendues 
que  Bacon...  il  a  eu  l'éclat  et  l'immensité  du  génie  de  Leibnilz,  maïs  bien  plus  de 
consistance  et  de  réalité  dans  sa  grandeur;  enfin  il  a  mérité  d'être  mis  à  côté  de 
New  ton,  parce  qu'il  a  créé  une  partie  de  Newton  et  qu'il  n'a  été  créé  que  par  lui- 
même...  Il  n'est  plus,  mais  son  esprit  vit  encore.  Cet  esprit  est  immortel,  11  se 
répand  de  nation  en  nation  et  de  siècle  en  siècle.  » 

(2)  La  doctrine  du  progrès.  Voyez  F.  Bouillier,  Histoire  de  la  philoaophie  carté- 
sienne, vol.  11. 


LKS  OIUCI.NKS  l)K  I.  IDKOlJUIlK  AI    WIT  SIÈCLE  Ti 

et  la  substitution  des  hypothèses  ou  des  suppositions  (1)  t\ 
l'observation  des  faits  uiontieul  en  lui  un  philosophe  (pii  a  pu 
essayer  d'oublier  Descaites  elMalebranche,  après  les  avoir  lus,— 
en  quoi  encore  il  les  imitait,  —  mais  qui  en  a  conservé  les  doctrines 
les  plus  originales  et  les  plus  essentielles.  11  reconnaît  d'ailleurs 
que  nous  avons  de  grandes  obligations  ù  Descartes  ;  s'il  place 
Malebranche  au-dessous  de  Locke,  c'est  pour  lui  un  des  plus 
beaux  esprits  ilu  dernier  siècle,  auquel  personne  ne  peut  être 
comparé  qnaml  il  saisit  la  vérité.  Il  expose  avec  exactitude  la 
première  partie  de  VEthique,  sans  lancer  contre  Spinoza  une 
seule  injure,  et  criti([ue  avec  vivacité  Leibnitz,  mais  le  défend 
contre  les  adversaires  superficiels,  qui  lui  attribuent  des  contra- 
dictions grossières. 

Diderot,  dont  la  mobile  pensée  s'est  laissé  successivement 
séduire  par  tant  de  systèmes  divers,  a  étudié  de  Descaries  les 
ouvrages  (pi'on  lit  ordinairement  le  moins  (2);  il  fait  de  lîacon 
le  fondateur  de  l'éclectisme  moderne,  de  Descartes  un  grand 
éclectique  :  «  Le  génie,  dii-il  ailleurs,  s'élève  diui  vol  d'aigle 
vers  une  vérité  lumineuse,  source  de  mille  vérités  auxquelles 
parviendra  i)ar  la  suite  en  ranq^ant  la  foule  timide  des  sages 
observateurs;  le  génie  anima  les  Platon,  les  Descartes,  les  Male- 
branche, les  Bacon,  les  Leibnitz...  Descartes  a  été  le  vrai  restau- 
rateur du  raisonnement,  le  premier  ([iii  a  amené  une  nouvelle 
méthode  de  raisonner,  beaucoup  plus  estimable  que  sa  philoso- 
phie, dont  une  bonne  partie  se  trouve  fausse  ou  fort  incertaine 
selon  les  règles  mêmes  qu'il  nous  a  apprises  (3).  » 

D'Alembert  place,  parmi  les  principaux  génies  que  l'esprit 
humain  doit  regarder  comme  ses  maîtres  et  à  qui  la  Grèce  eût 
élevé  des  statues,  parmi  les  grands  hommes  qui  préparaient  do 
loin,  dans  l'ombre  et  le  silence,  la  lumière  dont  le  monde  devait 
être  éclairé  peu  à  peu  et  par  degrés  insensibles.  Bacon,  Descartes, 


(n  Desrarles  ■construit"  le  monde,  li'S  animaux  et  l'homme;  Malebranrhe 
aflirme  que  toute  supposition,  pouvant  saUsfaire  à  la  résolution  de  toutes  les  difli- 
cultés  que  rou  peut  former,  doit  passer  pourunpriudpe  incontestable  [Rech.  de  la 
vérité,  II,  chap.  vit,  S  Ij.  Personne  n'a,  aussi  bien  (|ue  M.  Taine,  mis  en  lumière 
les  rapports  étroits  qui  unissent  les  deux  sitcles.  [Ancien  Régime,  III,  1.) 

(2)  Lettre  sur  les  Aveugles  :  «  Descartes  a  rapporté  dans  sa  Dioplrirjuele?,  phé- 
nomènes de  lu  vue  à  ceux  du  touclier.  »  Uiilerot  a  remarqué  ainsi,  lon!^teni[)s 
avant  Mahatly 'Descartes,  Coll.  forenglish  Readers)  que  Descartes  est  le  premier 
auteur  de  la  théorie  de  la  vision,  attribuée  à  Berkeli-y. 

{'■ij  Art.  Génie,  Logique,  \uyez  encore  les  arUcIes  consacrés  à  la  philosophie  arabe 
et  à  Malebranche. 


(j  LES  IDÉOLOGUES 

Newton  et  Locke.  Il  considère  Descartes  comme  géomètre  cl 
comme  philosophe.  «  Ce  qui  a  surtout,  dit-il,  immortalisé  le 
nom  de  ce  grand  homme,  c'est  l'application  qu'il  a  su  faire  de 
l'algèbre  à  la  géométrie,  idée  des  plus  vastes  et  des  plus  heu- 
reuses que  l'esprit  ait  jamais  eues  et  qui  sera  toujours  la  clef 
des  plus  profondes  recherches,  non  seulement  dans  la  géomé- 
trie sublime,  mais  dans  toutes  les  sciences  physico-mathéma- 
tiques. »  Comme  philosophe,  d'Alembert  estime  que  Descartes  a 
peut-être  été  aussi  grand,  sans  avoir  été  aussi  heureux  ;  mais  il 
s'en  faut  de  beaucoup,  selon  ^ui,  que  les  sciences  lui  doivent 
aussi  peu  que  le  prétendent  ses  adversaires  ;  sa  Méthode  seule 
aurait  suffi  pour  le  rendre  immortel,  sa  Dioptrique  est  la  plus 
grande  et  la  plus  belle  application  qu'on  eût  encore  faite  de  la 
géométrie  à  la  physique  ;  on  voit  enfin  dans  ses  ouvrages,  môme 
les  moins  lus  maintenant,  briller  la  flamme  du  génie.  S'il  s'est 
trompé  en  métaphysique  lorsqu'il  a  admis  les  idées  innées,  il  a 
du  moins  conduit  les  bons  esprits  à  secouer  le  joug  de  la  sco- 
lastique,  de  l'opinion,  de  l'autorité  ;  il  a  rendu  à  la  philosophie 
un  service  plus  essentiel  peut-être  que  tous  ceux  qu  elle  doit  à 
ses  illustres  successeurs.  Et  d'Alembert  conclut,  dans  une  phrase 
qui  n'a  peut-être  pas  été  assez  remarquée  (1),  quel'  «Angleterre 
nous  doit  la  naissance  de  cette  philosophie  que  nous  avons  reçue 
d'elle  ». 

Ces  exemples,  dont  il  serait  facile  d'augmenter  le  nombre  (2), 
sont  plus  que  suffisants  pour  établir  que  Descartes  a  été  connu 
et  apprécié  par  les  hommes  les  plus  marquants  du  xvm®  siècle. 
Mais  on  a  soutenu  que,  dans  la  tourmente  révolutionnaire,  la  phi- 
losophie de  Condillac  avait  seule  échappé  au  naufrage  et  que  la 
chaîne  de  la  tradition  cartésienne  n'avait  été  renouée  que  par 
Royer-Collard  et  Victor  Cousin  (3).  Quelcjues  faits  caj^actéristiques 

(1)  Discours  préliminaire  de  l'EncYclopédiç,  dans  les  Mélanf/es  de  litlératirre, 
d'histoire  et  de  philosophie,  Amsterdam,  1768,  vol.  I,  p.  124  à  144.  — D'Alembert 
défend  même  les  tourbillons  devenus,  dit-il,  aujourd'hui  presque  ridicules,  et  trouve 
que  cette  explication  de  la  pesanteur  est  uue  des  plus  belles  et  des  plus'ins-énieuses 
hypothèses  que  la  philosophie  ait  jamais  imaginées  (p.  133)  ;  il  dit  ailleurs  [Mé- 
langes, IV,  p.  228-229)  que  la  philosophie  ancienne  et  moderne  n'a  peut-être  rien 
imag-iné  de  plus  simple  en  apparence  et  de  plus  naturel  que  l'hypothèse  des  tour- 
billons. 11  loue  Montesquieu,  en  disant  quïl  a  été  parmi  nous,  pour  Tétude  des  lois, 
ce  que  Descartes  a  été  pour  l'étude  de  la  philosophie. 

(2)  On  pourrait  citer  le  P.  Buffier,  qui  essaie  de  concilier  Descartes  et  Locke  ; 
Helvétius,  qui  emprunte  à  Descartes  le  point  de  départ  de  sa  doctrine,  le  cite  par- 
tout comme  un  grand  homme,  et  le  suit  en  môme  temps  que  Locke,  Turgot,  etc. 

(3)  F.  Bouillier,  op.  cit.,  II,  ch.  xxxu,  p.  645. 


LES  ORIGINES  DE  LIDEOLOCIE  AU  XVIP  SIÈCLE  7 

iiiontroront  que  la  tratlilion  cartésionno  s'est  coiitliuiéo  pendant- 
et  après  la  Révolution  (l).  I^  2  octobre  1793,  M.-J.  Chénior  fai- 
sait un  rapport  à  la  Convention  sur  la  translation  au  Panthéon 
des  cendres  de  Descartes  :  dans  le  discours  qu'il  y  joint,  il  range 
Descartes  parmi  les  hommes  prodigieux  qui  ontreculé  les  bornes 
de  la  raison  publique  et  dont  le  génie  libéral  est  un  domaine 
(le  l'esprit  humain.  Le  premier,  il  a  parcouru  le  cercle  entier 
de  la  philosophie,  dont  Kepler  et  Galilée  n'avaient  embrassé 
qu'une  partie,  et  donné  à  tout  son  siècle  une  impulsion  forte 
et  rapide.  C'est  un  profond  penseur  qui  a  posé,  pour  ainsi 
dire ,  un  flambeau  sur  la  route  des  siècles  et  dont  l'existence 
est  une  époque  remarquable  dans  l'histoire  du  génie  des 
hommes  (2). 

A  peu  prés  à  l'époque  où  la  majorité  triomphante  de  la  Con- 
vention décrétait  la  Iranslalion'des  cendres  de  Descartes  au 
Panthéon,  un  des  membres  de  la  minorité,  Condorcet,  accusé  et 
mis  hors  la  loi,  composait,  dans  une  retraite  précaire,  son  Es- 
quisse dun  tableau  historique  des  proc/rès  de  l'esprit  humain. 
Il  y  marquait,  mieux  encore  peut-être  que  d'Alembertet  Chénier, 
le  rôle  de  Descartes  dans  le  développement  de  la  philosophie 
et  des  sciences.  Avec  Bacon  et  Galilée  il  forme  le  passage  de  la 
VHP  à  la  IX*^  époque,  mais  il  a  imprimé  aux  esprits  le  mouve- 
ment que  Bacon  avec  sa  philosophie  plus  sage,  Galilée  avec  sa 
marche  plus  sûre,  n'avaient  pu  leur  donner,  et  il  a  réuni,  au 
domaine  de  la  raison,  la  philosophie  générale  que  Locke  a  ren- 
fermée dans  ses  limites  légitimes  (3). 

En  1790,  l'Institut,  composé  en  majorité  d'idéologues  (i), 
demandait  aux  Cinq-Cents  l'exécution  du  décret  de  la  Con- 
vention. Cabanis  rappelait,  dans  son  premier  Mémoire,  que 
les  erreurs  de  Descai-tes  ne  doivent  pas  faire  oublier  les  immor- 
tels services  qu'il  a  rendus  aux  sciences  et  à  la  raison  humaine 

(l)  On  pourrait  directement  comhattre  la  seconde  partie  de  Tassertion.  Royer- 
Collard,  dans  son  discours  d'ouverture,  a  fort  maltraité  Descartes,  au  nom  de  la 
réaction  religieuse  et  politiiiue  <pii,  par  haine  de  la  Révolution  et  de  ses  doctrines, 
en  vint  a'vec  Lamennais  à  condamner  toute  philosophie.  (Cf.  Paul  Janet,  Lamennais.) 
On  a  souvent  accusé  Victor  Cousin  d'avoir  amoindri  Descartes  et  faussé  sa  véritable 
pensée.  Voyez  ch.  vu,  §  4.  Quoi  qu'il  en  soit  d'ailleurs  de  ces  critiques.  Cousin  ne 
l'a  pas  ju^'é  avec  plus  de  bienveillance  que  ses  prédécesseurs,  Goudorcet,  Cabanis, 
et  D.  de  fracy,  ou  que  son  maître  Laromiguiére. 

(2j  Œuvres  de  Chénier.  Du[.ont,  1829,  t.  V,  p.  108  sqq. 

(3)  II  faut  lire  la  vin'  épO(iue  tout  enUére,  pour  juirer  avec  quelle  larf^eur  de  vues 
et  quelle  si'ireté  de  critique,  Con<lorcet  a  apprécié  Descartes, 

(4)  Voyez  ch.  i,  §  3. 


8  LES  IDÉOLOGUES 

et  il  le  saluait  comme  un  de  ses  prédécesseurs  (1).  Thurol, 
dans  le  Discours  préliminaire  à  la  traduction  de  Harris,  mar- 
quait, par  le  Discours  de.  la  Méthode,  ré|)0(iue  d'une  véritable  et 
heureuse  révolution  dans  les  idées  en  France  (2).  Deslutt  de 
Tracy  va  plus  loin  encore  :  il  met  Descartes  au-dessus  de 
Bacon  et  ne  trouve  «  dans  toute  la  Grande  Rénovation  rien  d'aussi 
précis,  d'aussi  profond  et  d'aussi  juste  »  que  les  quatre  règles 
de  la  méthode  cartésienne.  Le  Je  pense,  donc  je  suis,  est  le 
mot  le  plus  profond  qui  ait  jamais  été  dit  et  le  seul  vrai  début 
de  toute  saine  philosophie.  La  Logique  et  la  Grammaire  géné- 
rale de  MM.  de  Port  Royal,  continuateurs  de  Descartes,  ont  fait 
naître  Locke.  Aussi  D.  de  Tracy  préfère  l'ensemble  de  la  philo- 
sophie de  Descartes,  qui  a  toujours  eu  pour  principe  d'employer 
l'expérience  et  l'observation,  à  celle  de  Leibnitz,  qui  donné  plus 
à  Timagination  et  aux  conjectures  (3). 

Si  l'on  voulait  montrer,  d'une  façon  précise  et  complète,  l'in- 
fluence de  Descartes  sur  tous  ces  philosophes  du  xviii"  siècle 
dont  l'admiration  pour  lui  a  été  si  vive,  il  faudrait  déterminer  en 
quelle  mesure  les  cartésiens  ont  contribué  à  créer  la  philoso- 
phie de  Locke,  à  préparer  le  progrès  des  sciences  mathématiques, 
physiques  et  naturelles  qui  ont,  en  grande  partie,  nourri  la  pen- 
sée philosophique  au  xvm"  siècle  (4).  Nous  nous  bornerons  à 
rappeler  brièvement  quelques-unes  des  doctrines  dont  l'impor- 
tance au  xvm"  siècle  n'est  niée  par  personne  et  qui  lui  ont  été 
transmises  à  coup  si1r  par  Descartes  et  ses  disciples.  L'école  car- 
tésienne tout  entière  avec  Pascal,  Arnauld,  Nicole,  Malebranche, 
Perrault  et  La  Motte,  joint  au  mépris  du  passé  (o),  la  confiance 
dans  l'avenir  et  l'espoir  d'un  progrès  futur  pour  l'humanité.  Des- 

(1)  Voyez  ch.  iv,  §  1. 

(2)  Aux  Ecoles  normales,  Garât  était  obligé  d'expliquer  pourquoi  il  omettait  Des- 
cartes dans  la  liste  des  grands  analystes  (eh.  i,  §  v). 

C-i)  Mé}770>)-es  de  t  Institut  national,  se.  mov.  et  polit.,  IV  ;  Logique,  Discours  pré- 
liminaire; Grammaire,  Introduction  ;  Seconde  partie  du  Traité  de  la  volonté,  ch.  i. 
Il  faudrait  encore  citer  le  jugement  de  Garât  (Séances  des  Ecoles  Normales,  nou- 
velle édition,  Paris,  1800,  I,  p.  225  sqq.)  ;  celui  de  Degéraudo,  dans  Vllisloire  com- 
parée des  Systèmes  de  philosophie,  1804,  II,  p.  23  sqfj.,  qui  se  proclame  d'ail- 
leurs disciple  de  Goudillac  ;  celui  de  Thurot  dans  un  article  de  la  Décade  (10 
fruct.  an  XIII);  celui  de  Laromiguière,  dans  le  Discours  d'ouverture  de  1811  et 
dans  les  Leçons,  &\(i.  (Cf.  ch.  i,  v,  vi,  viii.) 

(4)  Voyez  §  3. 

(5)  Bouillier,  I,  ch.  xxiii,  et  Rigaut,  la  Querelle  des  anciens  et  des  modernes. 
—  Malebranche  va  jusqu'à  dire  que  ce  serait  uu  bien  petit  malheur  si  le  feu 
venait  à  brûler,  non  seulement  tous  les  philosophes,  mais  encore  tous  les  poètes 
ancieias. 


LES  OKIGl.NES  DE  L'IDKOLtHUE  AU  Wll    SIKCLK  !» 

taries,  pour  nous  on  fouir  au  uiaîtrodans  cette  revue  souiuiaire, 
oroit  ((u'oupeut  trouver  uue  philosophie  praliipit», ..  par  laquelle 
eoniiaissaut  la  force  et  les  actions  du  l'eu,  de  l'aii-,  des  astres, 
descieux:  et  de  tous  les  autres  corps([ui  nous  enviroiuuMit,  aussi 
distinctenient  que  nous  connaissons  les  divers  métiers  des  aiti- 
sans,  nous  les  pourrions  enq)loyer  en  même  façon  à  tous  les 
usages  auxquels  ils  sont  propi-es  et  ainsi  nous  rendre  comme 
maîtres  et  possesseurs  de  la  nature...,  qu'on  doit  chercher  dans  la 
médecine  (1)  un  moyen  de  rendre  communément  les  hommes  |)lus 
sageset  plus  habiles...,  ([non  se  pourrait  exempter  dune  inlhiilé 
de  maladies,  tant  du  corps  (pu^  de  l'esprit,  et  mémo  aussi  peut- 
être  de  raffaihlissement  de  la  vieillesse,  si  on  avait  assez  de 
connaissance  de  leurs  causes  et  de  tous  les  remèdes  dont  la 
nature  nous  a  pourvus...  ;  (pi'il  a  rencontré  un  cliemin  tel,  qu'on 
doit  infaillihiement  trouver,  en  le  suivant,  celte  science  si 
nécessaire,  à  moins  ipi'ou  n'eu  soit  empêché  ou  i)ar  la  Inièveté 
«le  la  vie  ou  par  le  défaut  d(^s  expériences  »  (:2).  En  matière  pliilo- 
sopliiipie  et  scientithpie,  Descartes  inaugure,  par  la  première 
règle  de  la  méthode,  la  liberté  d'examen  que  le  xvni"  siècle  por- 
tera dans  le  domaine  de  la  religion  et  de  la  politiijue.  Il  accorde 
une  importance  considérable  à  la  melhode  et  fait  du  Co(/it.o, 
err/osum,  le  fondement  de  la  science  ;  il  distingue  profondément 
le  monde  intellectuel  du  monde  physique,  et  explique  par  le 
mécanisme  les  phénomènes  matériels  et  vitaux  (;j  .  Il  cherche 
enfin  dans  la  médecine  le  moyen  de  rendre  les  hommes  plus 
sages  et  plus  habiles,  parce  que  l'esprit  dépend  du  tempérament 
et  de  la  disposition  des  organes  du  corps.  Malebranche  va  plus 
loin  et,  dans  la  partie  de  la  Recherche  de  la  vérité  qu'admirait 
tant  le  xvm"  siècle,  il  explique,  par  la  liaison  des  traces  du  cer- 
veau, la  liaison  des  idées  les  unes  avec  les  autres,  «  qui  n'est  pas 
seulement  le  fondement  de  toutes  les  figures  de  la  rhétorique, 
mais  encore  dune  infinité  d'autres  choses  de  la  plus  grande 
conséquence  dans  la  morale,  dans  la  politique  et  généralement 
dans  toutes  les  sciences  qui  ont  quelque  rapport  à  l'homme  ». 
Par  elle  encore  il  explique  la  mémoire  et  les  habitudes.  Par  les 
différences  constitutives  des  fibres  cérébrales,  il  rend  compte 

(1)  Cabanis  et  Deg-éran.lu  reproduisent  cette  assertion  de  Descartes. 

(2)  Discours  de  la  Méthode,  vi. 

(3)  Voir  surtout  les  Passions  de  l'âme,  le  Traité  de  la  formation  du  fœtus,  le 
Traité  de  l'homme,  dans  la  conclusion  duquel  se  trouve  une  curieuse  phrase  qui  per- 
mettrait de  faire  remonter  à  Descartes  la  théorie  de  loccasionalisme. 


10  LES  IDÉOLOGUES 

fies  différences  intellectuelles  de  riionime  et  de  la  femme,  de  l'en- 
fant, de  riiomme  mûr  et  du  vieillard;  par  elles  aussi  de  la  folie, 
de  Taction  qu'exercent  certains  hommes  sur  leurs  semblables,  de 
la  croyance  aux  sorciers  et  aux  loups-garous,  des  passions  diffé- 
rentes qui  agitent  les  jeunes  gens,  les  sanguins  et  les  bilieux,  les 
vieillards,  les  mélancoliques  et  les  flegmatiques,  de  l'extension 
aux  choses  qui  ont  quelque  rapport  avec  un  objet,  de  l'amour  ou 
de  la  haine  qu'on  porte  à  cet  objet  (1). 

En  lisant  donc,  après  les  œuvres  deDescartes  et  de  ses  disciples 
plus  ou  moins  fidèles,  VEsquisse  de  Condorcet,  les  ouvrages 
où  Condillac  fait  jouer  un  si  grand  rôle  à  la  liaison  des  idées, 
VHonmie  machine  deLa  Mettrie,les  écrits  de  Bonnet, les /?<7/?/?<9rif.s 
du  phydque  et  dumoral  de  Cabanis,  on  ne  mettra  plus  en  doute 
l'influence  exercée  par  le  cartésianisme  sur  toutes  les  grandes 
productions  philosophiques  du  xvni'  siècle,  mais  on  se  deman- 
dera quelles  sont  les  influences  rivales  qui  l'ont  modifié  de 
manière  à  le  rendre  inacceptable  pour  les  fidèles  disciples  de 
Descartes. 


II 


La  spéculation  indépendante  de  la  théologie  est  loin,  en  effet, 
d'être  cartésienne  en  son  ensemble.  Elle  marche  dans  trois 
autres  directions,  qui  parfois  se  confondent  avec  le  cartésia- 
nisme, mais  plus  souvent  s'en  séparent.  Les  uns  recommandent 
le  doute,  comme  Descartes,  mais  n'estiment  nullement  que  le 
Cofjito,  ergo  sum  soit  un  fondement  solide  pour  les  affirmations 
métaphysiques.  Ils  reproduisent  les  anciens  sceptiques  et  aca- 
talep tiques  (2)  ou  se  réclament  de  Montaigne  et  de  Charron  (3), 

(1)  Recherche  de  la  Vérilé,  71.  Coosulter  OUé-Laprune,  la  Philosophie  de 
Malebranche ;  Paul  Jariet,  les  Maîtres  de  la  pensée  moderne;  Léchalas,  l'Œuvre 
scienlifique  de  Malebranche  {R.ph.,  xviii).  — Voir  surtout  l'auteur  et  se  deman- 
der s'il  n'y  aurait  pas  lieu  de  faire  de  Malebranche,  au  lieu  de  Hume,  avec  Pillon 
et  Renouvier,  ou  de  Hartley,  avec  Ribot,  le  fondateur  après  Aristote  de  l'associa- 
tionisme. 

{±)  Estienne  et  Hervetus  éditent  et  traduisent  Sextus  Empiricus  ;  Méuaïe  le  vante  ; 
Pierre  Valence  dit  que  ses  écrits  sont  entre  les  mains  de  tout  le  monde  ;  Foucher 
remet  en  honneur  la  >'ouvelle  Académie. 

(3;  >'otre  manuscrit  contenait  les  preuves  détaillées  de  toutes  les  assertions  résu- 
mées dans  cette  Introduction.  —  M.  Paul  Janet,  qui  les  a  trouvées  suffisantes,  nous 
a  engagé  à  les  supprimer  pour  alléger  Touvrage  :  nous  avons  suivi  son  conseil  et 
réduit  à  20  les  200  pages  où  étaient  exposées  et  justifiées  des  affirmations  fort  oppo- 
sées à  tout  ce  qu'on  lit  dans  la  plupart  des  Histoires  des  philosophies. 


LKS  ORir.INKS  Ut:  L  IhKOLOCME  AU  WIl    SIKCLE  H 

qui  jamais  n'eurent  plus  (it>  lertours  et  d'admirateurs.  Ils 
deviennent  de  plus  en  plus  nombreux',  de  plus  on  plus  puissants: 
La  Mothe  Le  Vayer  est  sui\i  par  Huet.  Pour  liayie,  la  suspen- 
sion du  jugement  s'impose  dans  toutes  les  questions  niétapby- 
sicpies,  sur  lesquelles  ni  les  tluHiloi;:iens  ni  les  philosophes  ne 
peuvent  donner  une  certitude  absolue.  Mais  son  univre  n'est  pas 
purement  néj;ative  :  il  demandt»  la  toh'rance,  limite  la  physique 
à  l'expérienco  et  aux  hypothi^ses  probables,  et  sépare  la  morale 
de  la  nuHaphysique  (1).  Avec  les  sceptiques,  d'autres  philosophes 
concourent  à  ruiner  la  métaphysique  cartésienne.  Bacon,  sur 
lequel  s'est  formée  une  légende  non  moins  injustifiée  que  celle 
dont  il  a  été  précédemment  question  à  propos  de  Descartes,  a 
été  vanté  et  lu  au  xvui"  siècle,  fort  sainement  apprécié  au  xvu% 
comme  l'éloquent  auxiliaire  des  savants  qui  pratiquaient  la 
nit'thode  expérimentab'  (-2).  Gassendi  combat  Aristote  et  Des- 
cartes, renouvelle  la  philosophie  d'Kpicure  et  inspire  Locke.  Il 
est  l'allié  des  savants  et  des  sceptiques,  en  tant  que  les  uns  elles 
autres  sont  partisans  de  l'expérience  ou  de  l'observation  des 
phénomènes.  Sa  philosophie  prend  une  importance  de  plus  en 
|)lus  grande,  quand  on  persécute  le  cartésianisme,  quand  Mo- 
lière et  Dernier  donnent  à  la  doctrine  leur  célébrité  de  poète  et 
de  voyageur  (3).  A  côté  de  Gassendi,  les  purs  épicuriens,  qui  se 
réunissent  chez  Ninon  ou  à  Aulenil,  à  Xeuilly,  etc.  (-4),  répandent 
moins  le  goi'it  de  l'expérience  qu'une  morale  fondée  sur  le  plaisir 
ou  l'intérêt,  à  hicpiclle  La  Rochefoucauld  donne  mie  forme  bien 
propre  ù  la  populariser,  tandis  que  Ilobbes  la  présente  avec  une 
ap()arence  rigoureuse  qui  la  fera  accepter  par  ceux  qui  lai- 
sonnent  {:'>). 

Les  savants  observent,  expérimentent,  induisent.  Peu  à  peu 
ils  séparent  la  détermination  des  phénomènes  ou  de  leurs  lois 
de  la  recherche  des  causes  et  des  spéculations  métaphysiques. 

(1)  Cf.  F.  Piravet.  art.  Bayle  {Grande  Encyclopédie),  ei  la  bibliojraiiliie  (jui  y  est 
joiritr^ 

(Jj  Voyez  les  ouvrages  de  Descartes,  de  Gassendi,  de  Malebratiche,  de  Spinoza, 
de  Bayle,  de  Baillet,  de  Huet,  etc.,  etc. 

{'V)  Sur  Molière,  traducteur  de  Lucrèce  et  disciple  de  Gassendi,  cf.  Larroumet, 
Eludes  sur  Molière;  sur  Gassendi  jugé  par  le  xvii«  siècle,  cf.  Isaac  Uri,  U7i 
Cerrle  savant  au  XVII*  siècle  et  François  Gwjel;  sur  Gassendi,  cf.  Duval-Jouve, 
Dictionnaire  philosophique  et  Félix  Thomas  (thèse  française  sur  Gassendi),  «lui 
doit  prociiainemcnt  exposer  les  relations  de  Gassendi  avec  ses  contemporains  ;  sur 
Bernier,  cf.  F.  Picavet,  Grande  Encyclopédie. 

(4;  Diderot,  art.  Epicuréisme. 

(■j)  G.  Cr.  P.ohertson,   Ifohhes. 


12  LES  IDEOLOGUES 

L'astronomie,  la  première,  prend  un  prodigieux  développement 
et  ses  découvertes  détruisent  par  la  iMse  le  système  d"Aristotc, 
puis  un  peu  plus  tard  les  tourbillons  cartésiens.  La  géométrie 
et  l'algèbre,  la  mécanique  et  les  sciences  physiques,  les  sciences 
naturelles,  cultivées  par  les  philosophes  et  les  savants,  ne  réa- 
lisent pas  des  progrès  moindres:  l'homme,  selon  le  mot  de 
Pascal,  se  voit  jeté  entre  un  infiniment  grand  et  un  infiniment 
petit,  dont  les  anciens  n'avaient  pas  soupçonné  l'existence. 
Comment  auraient-ils  donc  pu  donner  une  bonne  explication 
métaphysique  d'un  univers  qu'ils  ne  connaissaient  pas?  De  plus 
en  plus  on  a  confiance  dans  l'expérience  scientifique  et  on  se 
défie  des  théories  qui  expliquent  l'origine,  la  nature,  la  desti- 
née de  l'univers,  où  chaque  jour  la  science  montre  des  phéno- 
mènes inconnus,  des  lois  ignorées  (1). 

Locke  (2)  conserve,  de  Descartes,  de  Gassendi  et  de  leurs  dis- 
ciples, ce  qui  était  surtout  resté  en  honneur  dans  leur  système 
et  continue  Montaigne  et  Bayle.  Avec  lui,  la  philosophie  est  de 
plus  en  plus  une  auxiliaire  des  sciences,  et  la  psychologie,  la 
logique,  la  morale,  la  politique  et  la  science  de  l'éducation  s'en- 
gagent dans  une  voie  pratique  et  positive.  Aussi  devient-il,  pour 
le  xvm^  siècle,  un  chef  dont  se  réclament  presque  tous  les  pen- 
seurs. Ce  qui  n'implique  nullement  d'ailleurs  que  Descartes  et 
ses  disciples,  les  philosophes  partisans  de  l'expérience,  Gassendi, 
Bacon  et  Hobbes,  les  sceptiques  et  les  savants  de  tout  ordre, 
n'aient  contribué,  en  des  proportions  diverses,  mais  considé- 
rables, à  l'éclosion  des  théories  dont  l'ensemble  constitue  ce 
qu'on  appelle  la  philosophie  du  xmui^  siècle. 


111 

Si  Descartes  n'est  pas  le  seul  maître  du  xvn'  siècle,  Condillac 
est  bien  moins  encore  le  seul  métaphysicien  et  surtout  le  seul 
philosophe  du  xv^I^ 

(1)  Fonteaelle  et  Cuvier,  Elof/es  des  Savants;  Bailly,  Histoire  de  l' Astronomie; 
Arag-o,  Astronomie  populaire  ;  Bertrand,  les  Fondateurs  de  l'Astronomie;  Mon- 
tucla,  Histoire  des  Mathématiques;  Hœfer,  Histoires  des  Mathématiques,  de 
l'Astronomie,  des  Sciences  physiques,  de  la  Zoologie,  de  la  Botanique,  etc., 
(collection  Duruy,  Hachette)  ;  Sprengei,  Histoire  de  la  Médecine  ;  Huxley ,  les 
Sciences  naturelles,  etc.,  etc.,  etc. 

(2)  Cousin,  J'inlasophie  de  Locke;  Ch.  de  Rémusat,  Revue  des  Deux  Mondes; 
Paul  Janet,  Histoire  de  la  Science  politique  ;  Fox  Bourne,  The  Life  of  John  Locke  ; 
-Marion,  Locke  ;  etc. 


LES  CRU. INES  DE  L'IDÉOLOGIE  AU  XYIII*'  SIÈCLE  13 

Le  seepticisiiie,  ériulit  ou  littéraire  (1),  combat  toujours  les 
solutions  métaphysiques,  et,  avec  la  science,  concourt  à  faire  de 
l'étude  des  phénomènes  le  centre  des  recherches  philosophiques. 
De  plus  en  plus  l'astronomie  est  positive.  Los  mathématiques 
continuent  leur  marche  en  avant,  mais  font  toutefois  des 
progrés  moindres  que  la  physique,  dont  l'empire  sur  la  na- 
ture devient  de  plus  en  plus  étendu,  de  plus  en  plus  assuré. 
La  chimie  est  au  premier  rang,  dés  sa  naissance.  Les  sciences 
naturelles,  envahissant  à  la  fois  toutes  les  parties  de  leur 
vaste  domaine,  se  divisent  en  une  nudtitude  de  sciences  par- 
ticulières d3nt  chacune  occupe  des  centaines  de  chercheurs. 
Tandis  que  VEncijclopêdie  enregistre  des  résultats  bientôt 
dépassés,  des  audacieux,  savants  ou  philosophes,  s'aventurent 
sur  un  terrain  qu'ils  disputent  à  la  métapiiysique.  La  philoso- 
phie des  sciences  s'essaye  par  les  hypollièses,  bien  peu  justifiées 
alors,  de  Maupertuis,  de  Buftbn,  de  de  Maillet,  de  Robinet  et  de 
Bonnet.  Plus  encore  qu'au  xvu«  siècle,  les  philosophes  sont  des 
savants  qui  distinguent  la  science  de  la  métaphysique  et  s'ac- 
cordent pour  accepter  tout  système  qui  apporte  une  explication 
nouvelle  et  satisfaisante  des  phénomènes,  pour  l'abandonner 
quand  les  faits  le  démentent  ou  quand  apparaît  un  système  plus 
fécond,  plus  simple  et  plus  près  de  la  vérité  phénoménale. 

En  tenant  conq)te  de  la  chronologie  et  du  développement  des 
doclrines,  on  peut  ranger  les  philosophes  du  XYin-^  siècle  en 
trois  catégories  :  la  première  comprendrait  Fontenelle,  Montes- 
quieu et  Voltaire  (2);  la  seconde,  leurs  continuateurs  (3)  ;  la  troi- 
sième, les  philosophes  étrangers  qui  ont  pris  ou  donné  des  idées 
aux  penseurs  français  (4j. 

Fontenelle  encourage  ses  contemporains  à  étudier  les  science^ 
et  leur  transmet,  avec  l'usage  de  la  méthode  cartésienne,  la 

(1)  Fabricius  donne  de  Sextus  une  édition  définitive  ;  le  niatliématicicii  Huart  t  a- 
duit  en  français  les  Ilypolyposes.  Sur  l'influence  de  Bayle  à  cette  époque,  voyez  es 
références  de  notre  article  précédemment  cité. 

(2)  On  devrait  joindre  à  Fontenelle  les  cartésiens  fidèles,  Boursier,  André,  d'Agues- 
seau,  Terrasson,  Poli^'iiac,  Kéranflech  et  de  Lignac  ;  les  cartésiens  lockistes,  Buffler, 
Dumarsais  ;  les  savants  philosophes,  Maupertuis  et  S'Gravesaude. 

(:i)  On  y  comprendrait  Condillac,  Vauvenari^ues,  La  Mettrie,  Buffon  et  de  Brosses, 
d'Alembert,  Diderot,  de  Jaucourt,  Fabbé  de  Prades,  Helvétius,  Rousseau  et  Raynal, 
d'Holbach  et  Grimm  ;  les  économistes,  Turi,'ot,  Ouesnay,  Gournay,  Necker;  les  com- 
munistes, Mably,  Morelly,  dom  Deschamps,  etc.,  etc. 

(i)  Dun  côté  les  philosophes  qui  se  rattachent  à  l'Académie  de  Berlin,  Frédéric  II, 
Forint-y,  de  Béjuelin,  Merlan,  Sulzer,  Beausobre,  d'Argens,  Prémontval,  Toussaint, 
LeCatt,  Wéguelln,  Euler,  Lambert,  de  Castillou,  les  Ancillon,  Mendelssohn,  Kant,  etc.; 
d'un  autre  côté,  les  Genevois,  Bonnet,  Lesage,  Sennebier,  Prévost;  les  Italiens, Geno- 


U  LES  IDÉOLOGUES 

croyance  au  progrès  et  le  respect  pour  le  maître,  l'amour  de  la 
tolérance  et  une  tendance  marquée  vers  le  scepticisme.  Mon- 
tesquieu, qui  loue  Descartes  et  Newton,  donne  une  philosophie 
de  l'histoire  romaine  et  une  philosophie  politique,  dont  on  sinspi- 
rera  souvent  par  la  suite.  Plus  original  qu'on  n'a  coutume  de  le 
dire  en  notre  pays  (1),  Voltaire  sépare  de  plus  en  plus  la  science 
de  la  métaphysique.  Il  préconise  la  religion  naturelle,  qu'il  fonde 
sur  le  sentiment  et  identifie  avec  la  morale.  Par  lui,  l'Europe  est 
gagnée  à  la  cause  de  la  tolérance,  la  France  à  celle  de  la  liberté 
politique  ;  la  philosophie  est  mise,  pour  le  présent,  en  honneur, 
mais  pour  l'avenir,  en  péril. 

Condillac,  spirituahste  et  théiste,  mais  phénoméniste,  pour 
parler  un  langage  tout  moderne  qui  résume,  sans  trop  d'inexac- 
titude, sa  métaphysique,  applique  l'analyse  à  l'étude  de  l'his- 
toire, de  l'économie  politique,  de  la  grammaire  et  des  mathéma- 
tiques. En  psychologie,  il  tente  une  systématisation  des  phéno- 
mènes qui,  après  avoir  paru  le  dernier  mot  de  la  science,  ne 
saurait  plus  être  acceptée,  quoique  bien  des  détails  méritent  d'eu 
être  conservés  (2).  Vauvenargues,  s'il  eût  vécu,  eût  peut-être  été, 
comme  dit  Sainte-Beuve,  un  Locke  concis,  élégant  et  éclatant, 
avec  des  hauteurs  d'âme  inconnues  à  l'autre.  Au  contraire,  La 
Mettrie  tire,  des  connaissances  scientifiques,  un  matérialisme 
tantôt  cartésien,  tantôt  stoïcien  (3). 

Buffon  qui,  avec  Linné,  attire  l'attention  sur  les  sciences  natu- 
relles, se  rattache,  par  sa  philosophie,  à  Leibnitz  et  à  Aristote  : 
la  nature  marche,  selon  lui,  par  des  gradations  inconnues  d'une 
espèce  à  une  autre,  par  des  nuances  imperceptibles  d'un  genre  à 
un  autre  genre.  De  Brosses,  son  ami,  expose,  de  la  formation 
mécanique  du  langage,  une  théorie  en  partie  épicurienne,  en  plus 
grande  partie  originale. 

D'Alembert  explique  la  généalogie  des  sciences,  écrit  l'his- 
toire philosophique  des  progrès  de  l'esprit  humain  et  remplace, 
dans  ses  Éléments  de  philosophie,  l'ancienne  logique  et  l'an- 

vesi,  Pagano,  Filang'ieri,  Beccaria,  Galiani  ;  enfin  les  Anglais  et  Américains,  Hume, 
Smith,  Reid,  Hartley,  Bentliam,  Dugald-Stewart  ,  Franl<lin,  etc.  —  Cf.  Barthol- 
mèss,  Histoire  de  l'Académie  de  Berlin  ;  Louis  Ferri,  fa  Philosophie  en  Italie 
au  XIX'  siècle;  Ernest  Lavisse,  la  Jeunesse  du  Grand  Frédéric,  etc. 

(1)  F.  Picavet,  Rev.  ph.,  xxvi,  621  et  Notes  (13  et  IC)  à  la  traduction  de  la  Critique 
de  la  Raison  jjratique. 

(2)  F.  Picavet,  Introduction  au  Traité  des  Sensations. 

(3)  Cf.  F,  Picavet,  La  Mettrie  et  la  Critique  allemande.  La  bibliographie  du 
sujet  y  est  indiquée. 


LES  ORIGINES  DE  L'IDÉOLOGIE  AU  XVIII   SIÈCLE  15. 

cienne  métaphysique  par  la  philosophie  des  mathématiques  et 
delà  physique,  par  la  morale,  la  grammaire  et  l'art  de  conjec- 
turer. Diilerot  altirme  dahord  qu'il  n'y  a  point  de  vertu  sans  reli- 
iîion  et  voit  ensuite  ses  ouvrages  condamnés  au  l'eu  comme  irré- 
ligieux. Il  voudrait  qu'on  étudiât  les  aveugles  et  les  sourds-muets 
pour  avancer  la  connaissance  de  l'homme;  il  lait  à  la  philoso- 
phie et  à  l'histoire  de  la  philosophie  une  place  considérable  dans 
VEncyclupidw.  Déiste,  puis  panthéiste  plutôt  qu'athée  ,  bientôt 
matérialiste,  il  aborde  et  résout  de  façons  diverses,  selon  les 
époques,  la  plupart  des  questions  qui  ont  rapport  à  la  philosophie 
des  sciences  et  à  la  métaphysique.  De  Jaucourt,  son  collabora- 
teur, étudie  Leibniiz  ;  l'abbé  de  Prades  soutient  une  thèse  célèbre 
qui  montre  quelle  était  alors  l'inlluence  de  la  [)hilosoi)hie  (1). 

Helvélius  expose  une  morale  l'ondée  sur  l'intérêt,  conqDose  un 
Catéchisme  de  probiti'  et  expliipie,  par  la  dillérence  de  l'éduca- 
tion, l'inégalité  des  esprits.  Pour  faire  diparaîlre  cette  dernière, 
il  propose  de  substituer,  aux  langues  anciennes  et  à  la  poésie,  la 
langue  nationale,  la  physiciue,  les  mathématiques  et  l'enseigne- 
ment professionnel;  à  la  théologie  et  à  la  scolaslique,  la  méta- 
physi(jue  fondée  sur  l'observation.  Les  tendances  matérialistes 
et  athées  d'Helvétius  sont  combattues  par  Rousseau,  qui  donne  à 
la  religion  naturelle,  célébrée  par  Voltaire,  plus  de  rigueur, 
mais  moins  de  largeur  et  de  tolérance.  Après  Montesquieu,  il 
esquisse  une  i)hilosophie  politique  où  il  déduit  en  cartésien,  do 
l'idée  de  la  société,  les  principes  absolus  qui  expriment  les  con- 
ditions essentielles  de  son  existence.  Après  Locke  et  Helvétius, 
il  fait  une  théorie  de  l'éducation.  Tout  en  construisant  a  priori 
Ihomme  de  la  nature,  il  voit  fort  bien  qu'un  Montesquieu,  mi 
BuUon,  un  d'Alembert,  un  Diderot,  un  Condillac,  observant 
l'homme,  dans  les  pays  civilisés  et  les  pays  sauvages,  feraient 
connaître  un  monde  tout  nouveau. 

D'Holbach,  matérialiste,  fataliste,  athée,  combat  les  théolo- 
giens et  les  métaphysiciens,  la  religion  naturelle  comme  les  reli- 
gions révélées.  Il  résume,  anjpliûe,  complète  et  systématise  les 
objections  de  Hobbes,    de  Bayle,  de  Spinoza,  de  ïoland,  de 

(0  Sur  Tabbé  de  Prades,  oii  peut  consulter  F.  Bouillier,  Revue  fileue,  M  octobre 
1884,  mais  surtout  Gazier,  Revue  Crilirjue,  1883.  —  Sur  d'Alembert  ou  peut  con- 
sulter le  réceut  ouvra^re  de  M.  Bertrand  (Collection  des  grands  Écrivains  français). 
—  M.  Honuenjt,  Rev.  de  l'Ens.  sec.  et  si/p.,  la  décembre  1890,  a  ra|(i)elé,  après 
Viuet,  que  le  rôle  de  d'.\lembert,  comuie  littérateur,  est  trop  sacrifié.  Ou  peut  en 
dire  autant  du  philosophe. 


16  LES  IDÉOLOGUES 

Collins,  et  veut  foncier  la  morale,  la  législation,  la  politique, 
l'éducation ,  sur  Fétude  physiologique  de  rhomme  (1).  Son 
compatriote  Grimm  se  rapproche  assez,  en  morale  et  en  poli- 
tique, de  Hobhes;  mais  c'est,  en  métaphysique,  un  sceptique  dé- 
terminé (2j.  Au  contraire,  Turgot,  avec  lequel  on  put  croire  un 
moment  que  la  Révolution  se  ferait  pacifiquement,  vante  les 
bienfaits  du  christianisme.  En  même  temps  que  d'Alembert,  il 
signale  les  progrès  successifs  de  Tesprit  humain  et,  plus  claire- 
ment qu'Helvétius,  entrevoit  la  loi  des  trois  états  en  ce  qu'elle 
a  d'incontestable.  Partisan  de  la  tolérance  comme  Voltaire,  Une 
la  défend  que  par  d'excellentes  raisons.  Spiritualiste,  il  se  dis- 
tingue de  Condillac,  au  point  de  vue  expérimental,  en  admettant 
un  sixième  sens,  le  sens  intérieur  ou  vital  et  en  inclinant  à 
croire  que  la  distance  nous  est  donnée  par  tous.  Métaphysicien, 
il  écrit  l'article  Existence,  admiré  tour  à  tour  par  Condorcet  et 
Cousin.  Économiste,  il  concilie,  complète  et  applique  les  théo- 
ries de  Quesnay  et  de  Gournay.  Il  est  combattu  par  Necker  qui 
attaque  en  môme  temps  le  projet,  avancé  par  Helvétius  et 
dHolbach,  par  Voltaire  et  d'Alembert,  d'un  catéchisme  purement 
moral,  où  il  n'y  aurait  aucune  place  pour  les  idées  religieuses  (3). 
En  opposition  aux  économistes,  Mably,  Morelly,  Dom  Des- 
champs veulent  supprimer  la  propriété  et  réclament  la  commu- 
nauté des  biens  et  même  celle  des  femmes  (4). 


IV 


Il  n*y  a  plus  au  xviii®  siècle  de  frontière  pour  l'intelligence. 
Les  philosophes  français  sont  en  relation  étroite  avec  ceux 
d'Allemagne,  de  Suisse,  d'Angleterre,  dltalie,  leur  donnent  des 
idées  et  en  reçoivent.  En  Allemagne,  Formey  corrige  Rousseau 
et  célèbre  Descartes;  3Iérian  recommande  l'observation,  l'expé- 
rience à  ceux  qui  travaillent  à  Ihistoire  naturelle  de  l'âme,  et  il 

(1)  Cf.  Laage,  Geschichte  des  Materialismus  ;  F.  Picavet,  Arch.  f.  Gesch. 
der  Ph^ . 

(2)  Cf.  Sainte-Beuve,  Lundis,  VII  ;  Paul  Jauet,  Histoire  de  la  science  poli- 
tique . 

(3)  Cf.  Coudorcet,  Vie  de  Turgot;  Foucin,  l'Administration  de  Turgot;  Léon 
Say,  Turgot;  Paul  Janet,  op.  cit.,  etc. 

(4)  Cf.  Paul  Janet,  op.  cit.;  Beaussire,  les  Antécédents  de  l'hégélianisme  en 
France;  sur  l'influence  prodigieuse  de  Mably,  cf.  Birau,  Pensées  (1794). 


LES  OIUGINES  DE  L'IDÉOLOCIE  AU  XVIIF  SIÈCLE  17 

pense  à  une  psycliométrie  ou  art  de  mesurer  les  Ames.  Beausobre 
étudie  la  folie,  les  songes,  le  pressenlimeut,  les  idées  obscures, 
lenthousiasme;  dArgens  relève  de  Bayle  et  de  Gassendi;  Le 
Catt  veut  compléter  Condillac,  par  son  Traité  des  sensations  et 
des  passions  en  général.  \Véguelin  traduit  d'Alembert;  Lambert 
continue  Leibnilz  et  précède  Kant;  Louis  Ancillon  combat  Vol- 
taire et  Hume,  loue  Locke,  mais  revient  aussi  à  Leibnitz  ;  Engel 
réduit  ridée  de  force  au  nisiis,  à  la  tendance,  au  sens  muscu- 
laire. A  IT'niversité  de  Strasbourg  on  s'occupe  de  Bonnet  et  de 
Maupertuis,  de  Kant  et  de  Hume,  de  Condillac  et  de  d'Alem- 
bert (1). 

En  Suisse,  Bonnet  imagine,  comme  Condillac,  une  statue  vi- 
vante, lient  compte,  connue  Turgot,  des  sensations  oi'ganiques  et 
comme  de  Maillet,  Rutï'on,  Robinet,  expose  des  théories  trans- 
formistes (2).  Son  ami  Lesage  a  pour  disciple  Sennebier  et  pour 
successeur  Prévost.  En  Italie,  on  suit  Condillac,  on  traduit  Hel- 
vétius;  Beccaria  et  Galiani  inspirent  les  philosophes  et  les 
économistes  français  (3).  De  même  on  met  en  français  les 
(puvres  de  Berkeley,  de  Hume,  de  Robertson,  d'Adam  Smith, 
de  Hartley,  de  Reid,  etc.  Hume,  Smith,  Dugald-Stewart  visitent 
à  plusieurs  reprises  la  France  ;  Voltaire,  Montesquieu,  Helvétius, 
Rousseau  vont  en  Angleterre;  Bentham  se  réclame  d'Helvétius^ 
Reid  reproduit  Bulïier. 

Après  les  noms,  rappelons  les  doctrines,  en  suivant  les  éléments 
de  métaphysique  de  nos  programmes.  On  a  discuté  au  xvm^  siècle 
la  valeur  objective  de  la  connaissance  (4)  et  l'existence  du 
monde  extérieur  (o).  On  a  examiné  les  questions  que  soulèvent 
la  nature,  la  matière  et  la  vie  (6;,  exposé  et  criti([ué  des  doc- 
trines matérialistes  et  spiritualistes  (7).  On  s'est  occupé  avec 
passion,  quelquefois  avec  profondeur,  de  l'existence  de  Dieu  et 

(Ij  Bartliolmèss,  l'Académie  de  Berlin  ;  F.  Picavet,  lutroductions  à  la  Critique 
de  la  Raison  pratique  et  au  Mémoire  sur  l'habitude. 

il)  F.  Picavet,  art.  Bonnet  [Grande  Encyclopédie). 

(3  Cf.  Louis  Ferri,  Histoire  de  la  philosophie  en  Italie  au  XIX'  siècle;  Caro, 
Etudes  sur  le  XV III'  siècle  ;  Paul  Jaoet,  les  Causes  finales,  etc. 

(4)  Les  sceptiques,  les  savants,  Fonteuelle,  Buffier,  S'Gravesaude,  Voltaire,  Con- 
dillac, d'Alembert,  Diderot,  Grimm,  Tursot,  d'Aryens,  Aucillou,  Eogel,  Hume,  Pieid 
et  Kant. 

(■j;  D'Alembert,  Diderot,  Turi:ot,  Hume  et  Reid. 

!fJi  MdU[iPrtuis,  de  Maillel,  Buft'on ,  Robinet,  La  Mettrie,  Diilerot,  d'Holbach, 
Dom  Desciiamps,  Lambert,  Bonnet,  etc. 

(7)  Condillac,  Diderot,  de  Polijnac  et  de  Liguac,  La  .Mettrie,  Helvétius,  d'Holbach, 
Hume.  Rousseau,  Mérian.  Hartley.  Reid,  etc. 

Picavet.  2. 


18  LES  IDÉOLOGUES 

de  la  religion  naturelle  (1).  Le  problème  du  mal  a  toute  une 
littérature  (2).  On  a  afûrmé  et  nié  l'immortalité  de  Tàme  (3), 
pris  parti  pour  le  fatalisme  ou  la  liberté  (4).  Jamais  la  question 
de  l'origine  des  idées  n'a  été  plus  vivement  discutée  (5).  Com- 
ment donc  affu-mer  que  Condillac  est  le  premier  et  presque  le 
seul  métaphysicien  du  xvm"  siècle? 

Ce  n'est  pas  tout.  On  aborde  alors  la  philosophie  des  mathé- 
matiques (6) ,  celle  des  sciences  physiques  et  naturelles  (7). 
On  travaille  à  constituer  une  psychologie  expérimentale,  qui 
n'est  pas  toujours  séparée  de  la  métaphysique  (8),  une  psy- 
chologie physiologique  (9) ,  animale  (10) ,  morbide  (11)  et 
ethnique  (12).  La  grammaire  est  rattachée  à  la  psychologie  et 
à  la  philosophie  du  langage  (13).  On  développe  la  philosophie  de 
l'histoire,  de  l'économie  polilique  et  de  la  politique  (14).  La  mo- 
rale, la  science  de  l'éducation  et  l'esthétique  tendent  à  se  consti- 
tuer en  sciences  ind.épendantes  (13),  l'histoire  de  ia  philosophie 
et  des  sciences  prend  une  importance  de  plus  en  plus  grande  (16). 

Les  sciences  et  la  philosophie  sont  complètement  unies  :  il 
n'y  a  pas  une  théorie,  une  hypothèse  contemporaine  qui  n'ait 
été  ou  exposée,  ou  entrevue,  ou  préparée  au  xvm°  siècle.  Le 
mouvement  entraîne  ceux  même  qui  sembleraient  devoir  lui 
être  hostdes,  des  professeurs  en  Sorbonne  et  des  jésuites,  des 
doctrinaires  et  des  oratoriens,  des  prêtres  et  des  sulpiciens.  Et 
pour  compléter  l'esquisse  de  ce  siècle,  rappelons  que  Marmon- 

(1)  Maupertuis,  Voltaire,  Condillac,  La  MeUiie,  Diderot,  d'Holbach,  Rousseau, 
Grimm,  Meudelssohn,  Bonnet,  Huuie,  etc. 

(2)  Maupertuis,  Voltaire,  Rousseau,  d'Holbach,  etc. 

(3)  Voltaire,  Condillac,  La  Mettrie,  Diderot,  Helvétius  et  Rousseau,  d'Holbach, 
Mendelssohn,  Bonnet,  etc. 

(4)  Frédéric  U  et  Voltaire,  Condillac,  La  Mettrie,  Rousseau  et  d'Holbach,  Griimn, 
Hume,  Reid,  Kaiit,  etc. 

(5)  Voltaire,   Condillac,  La  Mettrie,  Hume,  Reid,  Kant. 

(6)  Euler,  Lagranse,  S'Gravesande,  d'Alembert,  Clairaut,  Maupertuis,  Lambert. 
(i)  Buflou,    Pallas,  Haller,   Bordeu ,   Brown,    Barthez,    Bonnet,    les   Jussieu, 

Linné,  etc. 

(8)  Diderot,  Condillac,  La  Mettrie,  Bonnet,  Buffou,  Turgot,  Le  Catt,  Reid,  etc. 

(9)  D'Holbach  et  Bonnet. 

(10)  BufFon,  Condillac,  Réaumur,  Georges  Leroy. 

(11)  Diderot. 

(12)  Bulfou,  Maupertuis,  Rousseau. 

(i;<)  Buffier,  Dumarsais,  Maupertuis,  Condillac,  de  Brosses,  d'Alembert,  Turgot, 
Smith. 

(14)  Voltaire,  Fontenelle,  Montesquieu,  Condillac,  d'Alembert,  Raynal,  Turgot, 
Mably,  Beccaria,  Hume,  Rousseau,  Smith. 

(15)  Voltaire,  Helvétius,  Rousseau,  d'Holbach,  Beutham,  Turgot,  Formey,  le  P. 
André,  Diderot,  etc. 

(16)  Fontenelle,  Brucker,  Condillac,  d'Alembert,  Diderot,  de  Jaucourt,  Turgot. 


I 


LES  ORIGINES  DE  L'IDÉOLOCIE  AU  XVII^  SIÈCLE  10 

tel,  coiulainiu''  pour  ses  hardiesses  tlu^ologiques,  analyse  YOrcja- 
non  et  défeiui  Aristote  contre  Port-Royal,  que  les  Bénédictins 
commencent  une  Histoire  littéraire  de  la  France,  dont  se  moque 
Voltaire  et  qui  sera  continuée  par  Ginguené,  Daunou,  Fauriel, 
Littré  et  Renan;  que  Rey-Régis  (1)  expose  en  1789  des  théories 
avec  lesquelles  on  combattra  par  la  suite  toute  la  philosophie 
du  xvm*  siècle. 

(l)  Paul  Jaaet,  un  Précurseur  de  Bir an.  (/Jeu., /j/i.,  XIV,  p.  368.) 


CHAPITRE   PREMIER 

LES  IDÉOLOGUES  :  LEURS  RELATIONS  POLITIQUES  ET  PRIVÉES, 
UNIVERSITAIRES,  SCIENTIFIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

Cen'estpas  chose  facile  que  de  déterminer  quels  philosophes 
on  doit  comprendre  parmi  les  «  idéologues  »,  Ouvrez  le  Diction- 
naire de  r Académie  et  vous  y  trouvez  des  définitions  bien  peu 
précises  : 

Idéologie.  Science  des  idées,  système  sur  l'origine  et  la  formation  des 
idées  :  Traité  cVidéologle. 

Idéologue.  Celui  qui  réduit  toutela  philosophie  à  l'idéologie  :  Un  pro- 
fond idéologue.  On  dit  quelquefois  aussi  idéologiste. 

Consultez-vous  Littré  qui,  par  ses  affinités  philosophiques  (1) 
pourrait  être  a  priori  considéré  comme  tout  à  fait  pi'éparé  h  nous 
renseigner  exactement?  Voici  ce  que  nous  lisons  dans  son  Dic- 
tionnaire : 

Idéologie.  1°  Science  des  idées  considérées  en  elles-mêmes,  c'est-à-dire 
comme  pliénomènesde  l'esprit  humain  :  Leibnitz,  qui  trouvait  Locke 
si  faible  en  idéologie  (Chateaubriand,  Génie  du  Christianisme,  III,  ii, 
2)  ;  2°  en  un  sens  plus  restreint,  science  qui  traite  de  la  foi-mation 
des  idées,  puis  système  philosophique  d'après  lequel  la  sensation 
est  la  source  unique  de  nos  connaissances  et  le  principe  unique  de 
nos  facultés  ;  3°  théorie  des  idées  suivant  Platou. 

Idéologiqle.  Qui  a  rapport,  qui  appartient  à  l'idéologie  :  Connaissances, 
vérités  idéologiques. 

Idéologiste.  Synonyme  d'idéologue  :  IVos  idéologistes  modernes  sont 
tombés  dans  Vathéisme.  (B.  de  Saint-Pierre,  Harm.,  V.  6.) 

Idéologue.  1°  Celui  qui  s'occupe  d'idéologie  :  un  profond  idéologue. 
Tel  ou  tel  écrivain  sera  un  subtil  idéologue  (Chateaubriand,  Génie 
du  Christianisme,  III,  ii,  2)  ;  particulièrement  celui  qui  est  de  l'école 
de  Condillac,  en  général,  métaphysicien;  2°  en  un  sens  défavorable, 
rêveur  philosophique  et  politique. 

(1)  Cf.  ch.  vu  et  Appendice. 


LEl'RS  DIVERSES  RELATIONS  21 

Littré  ne  cite  que  des  adversaires  de  ridtHilooie  poiii-  délevniiner 
le  sens  de  chacun  de  ces  mots.  H  ne  iinMilioniu'  iiuMnc  pas  D.  de 
Tracy,  l'inventeur  du  mot  u  idéologie  »  et  ne  disliiigut'  pas  Vidéo- 
iogfsti\  terme  employé  par  Tracy  et  Cabanis,  de  Vidro/or/ifP,  que 
méprisent  Chateaubriand  et  Xapoléon.  Enlin  il  semble  appli([uer 
Tune  et  l'autre  expressions  à  ceux  qui  sont  de  l'école  de  Condillac. 

C'est  à  ce  dernier  point  de  vue  que  s'est  plac('>  également 
Damiron.  Cabanis,  D.  deïracy.  Garât,  Volney,  Lanceliu,  Hrous- 
sais,  Gall  et  Azaïs  sont  rangés  par  lui  «  dans  l'école  de  la  sensa- 
tion, dans  l'école  sensualiste  ou  parmi  les  défenseurs  de  l'idéo- 
logie et  les  disciples  de  Condillac,  dont  l'Institut  a  développé  les 
doctrines».  L'auteur  de  l'article  Idro/ot/ir  du  l)icti<Hui<ùroj)Jiilo- 
sophiqite,  définit  l'idéologie,  .<  la  science  des  idées  considérées 
en  elTés^mémes,  c'est-à-dire  comme  simples  phénomènes  de 
l'esprit  humain  ".Mais  pour  lui  aussi,  l'idéologie,  au  sens  res- 
treint du  mot,  est',  la  science  des  idées,  telle  que  l'entendait 
l'école  de  Condillac  ».  Et  faisant  entrer  dans  l'école  D.  de  Tracy, 
Cabanis,  Garât,  Volney,  il  estime  qu'à  peine  Laromiguière  peut 
être  appelé  un  idéologue,  que  Degérando  et  Biran  ne  l'ont  été 
qu'un  instant.  Toutefois  il  voit  bien  que  l'idéologie  «  alliée  de 
la  Révolution  française,  nait  et  grandit  avec  elle»;  que  leurs 
représentants  sont  les  mêmes  à  la  Convention  et  à  l'Institut; 
qu'ils  se  retrouvent  pour  la  plupart  à  Auteuil  chez  M""  Helvétius. 

Qu'entendait  donc  D.  de  Tracy  parJ^idéologie?J)aiis  son  [uv- 
inîêrlIemônTrîI^i^traTtTiûe  la  connaissance  de  la  génération 
de  nos  idées  est  le  fondement  de  la  grammaire,  de  la  logique, 
de  l'instruction  et  de  l'éducation,  delà  morale  et  de  la  politique. 
Puis,  critiquant  la  formule  «  analyse  des  sensations  et  des 
idées  »,  les  mots  -<  métaphysique  »  et«  psychologie  »,  il  propo- 
sait de  désigner  la  science  dont  s'occupait  spécialement  la 
seconde  classe  par  le  mot  idéologie,  traduction  littérale  de 
science  des  idées.  Ainsi,  disait-il,  on  indiquerait  qu'on  cherche 
la  connaissance  de  l'homme,  uniquement  dans  l'analyse  de  ses 
facultés,  et  que  l'on  consent  à  ignorer  tout  ce  qu'elle  ne  nous 
découvre  pas.  Et  il  ajoutait  qu'en  composant  la  première  sec- 
tion d'analystes  et  de  physiologistes,  on  avait  voulu  faire  exami- 
ner ces  facultés  sous  tous  les  rapports,  ce  qui  se  fût  mieux 
réalisé  encore,  s'il  y  avait  eu  avec  eux  des  grammairiens  (1). 

(1)  Mémoires  de   l'Institut  national,  Se.  mor.et  polit.,  I,  p.  287,  323  sqq. 


22  LES  IDÉOLOGUES 

Rien  dans  ces  explications  n'autorise  à  identifier  les  doctrines 
des  idéologues  avec  celles  de  Condiilac.  Serait-il  possible  cepen- 
dant de  compléter,  en  ce  sens,  la  définition  de  D.  de  Tracy  ? 

Qu'on  ne  puisse  voir,  dans  les  philosophes  devenus  célèbres, 
surtout  à  partir  de  1789,  des  disciples  de  Condiilac,  c'est  ce 
qu'on  pensera  a  priori,  si  l'on  se  souvient  que  Condiilac  n'a  pas 
été  —  et  nous  croyons  l'avoir  prouvé  —  le  seul  philosophe  du 
xvm«  siècle.  Si  Cabanis  semble  indiquer  que  Garât,  de  Tracy, 
Lancelin,  Degérando,  Laromiguière,  Jacquemont,  Biran   sont 
des  disciples  de  Condiilac,  il  ne  faut  pas  oublier  que  Cabanis__ 
critique   Condiilac,  et  se  réclame  lui-même  ailleurs  d'HelvéJius 
etdeBuffon,  de  Bonne^et  des  Encyclopédistes,  ('_qui,oiit  pré- 
paré le  règne  de  la  vraie  morale,  et  l'affranchissement  du  genre 
humain  ».  En  outre,  comme  l'a  fort  bien  vu  Sainte-Beuve  (1), 
Cabanis  composait  cette  préface  vers  1802,  et  mettait  en  avant 
Condiilac  qui,  n'ayant  jamais  écrit  contre  l'âme  ni  contre  Dieu, 
était  un  maître  plus  ostensible  et  plus  avouable  que  d'Holbach, 
Diderot  et  même  Condorcet.  Un  peu  plus   tard  d'ailleurs,  D.  de 
Tracy  s'expliquait  sur  ce  sujet  avec  une  clarté  qui  ne  laisse  abso- 
lument rien  à  désirer  :  «  Les  Allemands,  disait-il  en  examinant 
la  philosophie  de  Kant,  nous  croient  tous,  en  métaphysique, 
disciples  de  Condiilac  comme  ils  sont  disciples  de  Kant  ou  de 
Leibnitz...Ils  ne  savent  pas  que,  parmi  ceux  qui  se  restreignent 
comme  lui  à  l'examen  des  idées  et  de  leurs  signes,  à  la  recherche 
de  leurs  propriétés  dont  ils  tirent  quelques  conséquences,  il  n'y 
en  a  peut-être  pas  un  seul  qui  adopte  sans  restriction  les  prin- 
cipes de  grammaire  de  Condiilac,  ou  qui  soit  pleinement  satis- 
fait de  la  manière  dont  il  analyse  nos  facultés  intellectuelles,  ou 
qui  ne  trouve  rien  à  reprendre  à  ce  qu'il  dit  sur  le  raisonnement(2) 
...  C'est  de  la  méthode  et  non  des  décisions  de  Condiilac  que 
nous  faisons  grand  cas...  Cette  méthode  nous  montre  pourquoi 
nous  ne  pouvons  pas  faire  de  système...  Elle  consiste  à  observer 
les  faits  avec  le  plus  grand  scrupule,  à  n'en  tirer  des  consé- 
quences qu'avec  pleine   assurance,  à  ne  jamais    donner  à  de 
simples  suppositions  la  consistance  des  faits,  à  n'entreprendre 
de  lier  entre  elles  les  vérités  que  quand  elles  s'enchaînent  tout 
\     naturellement  et  sans  lacune,  à  avouer  franchement  ce  qu'on  ne 

(1)  Portraits  littéraires,  I,  p.  243  ;  II,  p.  298.  Voyez  en  outre  nos  chapitres  sur 
Cabanis. 

(2)  Pour  la  justification  de  ces  assertions  voyez  toute  la  suite  de  notre  travail. 


LEURS  DIVEUSES  RELATIONS  23 

sait  pas  et  ;\  préférer  constaininent  l'ignorance  absolue  à  loulo 
assertion  qui  n'est  que  vraisemblable...  Aujourcriiui  nous 
autres  Français,  dans  les  sciences  idéologiques,  morales  et  poli- 
tiques, nous  n'avons  aucun  cbel"  de  secte,  nous  ne  suivons  la 
bannière  de  qui  que  ce  soit.  Cliacun  de  ceux  qui  s'en  occupent  a 
ses  opinions  personnelles  très  indépendantes,  et  s'ils  s'accoident 
sur  beaucoup  de  points,  c'est  toujours  sans  en  avoir  le  projet, 
souvent  sans  le  savoir  et  quebiuel'ois  même  sans  le  croire  autant 
que  cela  est  (1).  » 

On  ne  saurait  demander  à  Napolé'on,  qui  a  conliibué  à  popu- 
lariser le  mot,  une  délinilion  précise  de  l'idéologue.  Car  Napo- 
léon se  servait  de  cette  épitlièle  ou  de  celle  de  «  métaphysicien 
nébuleux  »pour  désigner  ceux  qui  essayaient  do  défendre  contre 
lui  la  liberté  (2).  S'il  disait  à  ïalleyrand,  comme  on  l'a  affirmé  (3), 
au  sujet  du  cours  inauguré  par  Uoyer-Collard  :  «  Savez-vous 
qu'il  s'élève,  dans  mou  l'niversité,  une  nouvelle  philosophie 
très  curieuse,  cpii  pourra  bien  nous  faire  honneur  etnous  débar- 
rasser tout  à  fait  tles  idéologues,  en  les  luant  sur  place  parle 
raisonnement  »,  nous  né  trouvons,  dans  cette  assertion,  aucune 
indication  nouvelle,  puisque  Royer-Collard  exposait  Reid,  criti- 
quait Condillac  et  même  Descaries,  quelquefois  Locke  et  Helvé- 
tius,  mais  ne  parlait  point  des  contemporains  aux(iu(is  iNapoléon 
faisait  allusion.  Nous  savons  toutefois  qu'à  une  irception  ofli- 
ciellcl'empereurs'approcha  de  Fontanes  et  lui  dit:  «  Fontanes,... 
grand  maître  de  l'Université...,  du  positif...,  du  monarchique..., 
pas  de  billevesées  métaphysiques...,  idéologiques  »,  ajoula-t-il 
en  lançant  un  regard  à  Destutt  de  Tracy  (i).  Nous  sommes  donc 
ramenés  à  I).  de  ïracy  et  obligés  de  faire  rentrer  dans  l'école 
tous  ceux  qui  acceptent  le  mot  nouveau  et  la  science  qu'il 
désigne,  tous  ceux  qui  continuent  les  traditions  philosophiques 
du  xvm"  siècle,  tel  que  nous  avons  essayé  de  le  faire  connaître. 

Ainsi  à  coté  de  D.  de  Tracy,  se  placeront  Volney  et  Garât,  Dau- 


(1)  Voyez  les  chapitres  sur  D.  de  Tracy. 

(2)  Taillandier,  Documents  bioyraitldqueH  sur  Daunou,  2»édit.  ,p.  108.  «  Ce 
mot  d'idtiolo^'ie,  dit  .Vrnpére  {Ph'Uosoitlùe  des  Deux  Ampère,  p.  3),  tombait  sur  les 
D'utiles  ditliyrainbes  spiritualistes  de  M™«  de  Staël,  et  sur  les  aualyses  mesquines  et 
errouées  où  se  plaisaient  les  dcbiles  héritiers  de  Condillac.  »  Voyez  encore  Daunou, 
Notice  sur  Laromiguiere .  yaixAùim  trouve  même  trop  «  d'idéologie  »  à  l'empereur 
Alexandre. 

(3)  Sicard,  l'Éducation  morale  et  civique  avant  et  pendant  la  Révolution, 
p.  d'j:i. 

(4)  Thurot,  Mélanges,  p.  638. 


24  LES  IDÉOLOGUES 

iiou  et  Cabanis,  Laromigiii<''re,  Rœderer  et  Sieyès,  ceux  qui 
appartiennent  à  l'Institut  dès  sa  formation,  qui  y  entrent  par  la 
suite  pour  travailler  «  à  la  science  des  idées  >  ou  qui,  dans  une 
classe  voisine,  collaborent  à  l'œuvre  commune;  puis  ceux  qui 
concourent  pour  les  questions  proposées  par  la  seconde  classe, 
Degérando  etLancelin,  Prévost,  Ampère  et  Biran;  enfin  ceux  qui 
ont  fait  connaître,  conservé  ou  défendu,  quand  elles  étaient  atta- 
quées, les  doctrines  émises  par  Cabanis,  de  ïracy  et  leurs  con- 
temporains, c'est-à-dire  Thurot,  Fauriel,  Broussais,  Cardaillac, 
Valette,  Saphary,  Stendhal,  etc.,  etc.  Fort  peu  de  ceuxdont  nous 
parlerons  auraient  repoussé  le  nom  d'idéologiste  —  auquel 
nous  préférons  cependant  celui  d'idéologue,  qui  est  aujourd'hui 
plus  usité.  —  Nous  donnerons,  pour  chacun  des  hommes  à  pro- 
pos desquels  l'appellation  peut  paraître  d'abord  inopportune,  les 
raisons  qui  nous  ont  engagé  à  la  lui  appliquer. 

Mais  avant  de  passer  àTétude  des  individus  auxquels  nous 
accorderons  une  mention  spéciale,  nous  croyons  utile  d'indiquer 
rapidement  quelle  influence  i)olitique  ont  exercée  ces  philosophes 
dont  les  doctrines,  nées  avec  la  Révolution,  ont  grandi  avec  elle, 
quelles  sociétés  particulières  ils  avaient  formées  entre  eux, 
comment  fonctionnèrent  rinstitut  «  qui  développa  les  théories 
idéologiques  »,  les  Écoles  centrales  chargées  d'enseigner  les  arts 
et  les  sciences  «  perfectionnés  par  l'Institut  »,  les  Écoles  spé- 
ciales qui  reçurent  les  élèves  des  Écoles  centrales,  les  Écoles 
normales  créées  pour  leur  fournir  des  professeurs;  enfin  com- 
ment les  doctrines  furent  propagées,  défendues  par  les  jour- 
naux et  surtout  parla  Décade  philosophique,  qui  pour  l'école  fut 
dans  la  presse  ce  qu'était  l'Institut  parmi  les  sociétés  savantes. 


1 


Faire  l'histoire  des  assemblées  politiques  qui  se  sont  succédé 
pendant  la  Révolution,  et  des  constitutions  qu'elles  ontproposées 
à  la  France,  ce  serait  tout  à  la  fois  montrer  l'influence,  à  cette 
époque,  des  philosophes  du  xvni^  siècle  et  le  rôle  de  leurs  suc- 
cesseurs, les  idéologues.  Sieyès,  Volney,  Garât,  Talleyrand, 
Rœderer,  D.  de  Tracy,  Grégoire,  Dupont  de  Nemours,  Brillât- 
Savarin,  etc.,  siègent  à  la  Constituante.  Sieyès,  Mounier  qui 
défendra  plus  tard  la  philosophie,  Talleyrand,  font  partie  du  Co- 


LES  ASSEMRLHlES  POI.lTlUl'ES  -2:i 

mité  de  ccmslitiilioii;  Rœdercr,  Talleyrand,  Dupont  do  Nemours, 
du  Comité  de  contribution,  (-abanis  est  l'ami  •'[  U^  médecin 
de  Mirabeau,  Oaunou  présente  un  plan  d'éducation  à  lAssem- 
blée,  Condorcet  collabore  à  h\  Hihliotlirque  de  rhomwo  piihlir 
et  à  la  Feuille  villdc/eoise.  Cabanis  compose  i)()iir  Mirabeau  ^ 
un  travail  sur  l'instruction  publique,  et  Talleyrand  est  l'au- 
teur d'un  célèbre  lapport  sur  le  même  objet. 

La  Déclaration  des  droits  témoigne,  en  la  raison  il  la  vérité,  une 
confiance  qui  rappelle  Descartes  et  le  xvui*  siècle.  «  L'ignorance, 
y  est-il  dit,  l'oubli  ou  le  mépris  des  droits  de  l'homme  sont  les 
seules  causes  des  malheurs  publics  et  de  la  corruption  des_. 
gouvernemenT>;'.>rEn  disciples  de  Descartes  et  de  Condillac,  les 
ConstituàîitSTOulent  que  les  réclamations  des  citoyens  soient 
fondées  «  sur  des  princi[)es  simples  et  incontestables  »;  avec  Hel- 
vétius  et  d'Holbach  «  qu'elles  toiu-nent...  au  bonheur  de  tous  ».  "^ 
Mais  ils  suivent  Voltaire  et  Rousseau,  quand  ils  «  reconnaissent 
les  droits  de  l'homme,  en  présence  et  sous  les  auspices  de  l'Être 
suprême  ».  Avec  Helvétius  etd'Holbacb,  ils  affirment  encore  que 
«  les  distinctions  sociales  ne  piMivent  (Mn^  fondi-es  (m{^  sin-l'uti- 
litt-çiilliiiuine  ■>.  Connue  Uonsscaii,  ils  placent  la  souveraincti'; 
dansïïi  nation,  et  la  déclarent  «  ime,  i/idirisiôle,  imprescriptible, 
initlii'imble  ».  Ils  proclament  la  liberté  religieuse  et  celle  du  tra- 
vail, réclamées  par  Voltaire,  Montesquieu  et  Turgot,  établissent 
«des  peines  strictement  et  évidemment  nécessaires  »,  comme 
l'avaient  demandt-  Montesquieu,  Voltaire,  Helvétius  et  Beccaria. 
Après  Turgot,  ils  suppriment  les  jurandes  elles  corporations. 
Ils  séparent  les  pouvoirs  à  la  fa^on  de  Montesquieu,  et  décident 
que  la  Constitution  sera  représentative.  Louis  XVI  parle  lui- 
même  comme  un  disciple  de  Rousseau,  de  d'Holbach  et  d'Helvé- 
Jiusj.«  Il  ne  pouvait  plus  reconnaître/^  caractère  de  la  volonté 
générale  dans  des  lois  qu'il  voyait  partout  sans  force  et  sans 
exécution...  ;  il  avait  conçu  le  \iYo']Qi  d assurer  le  bonheur  des 
peuples  sur  des  bases  constantes.  »  (Lettre  à  l'Assemblée,  1791.) 

A  la  Législative  entrent  François  de Neufchâteau  et  Condorcet, 
qui  y  fait  son  rapport  sur  l'instruction  publique.  Rœderer  est 
procureur-général  syndic  de  la  Seine,  Daunou  vicaire  épisco- 
pal  d'Arras,  puis  vicaire  métropolitain  de  Paris,  Sieyès  membre 
du  directoire  de  la  Seine,  Talleyrand  membre  de  ce  même  direc- 
toire et  ambassadeur  en  Angleterre.  D.  de  Tracy  commande  la 
cavalerie  à  l'armée  de  la  Fayette.  Dans  la  Convention  figurent 


20  LES  IDÈOLOr.OES 

Condorcet,  Sieyès,  Chénier,  Lakanal,  Daunou,  Diipiiis,  etc.  Con- 
dorcet  propose  le  16  février  1793,  au  nom  du  Comité  de  constilu- 
tion,  un  projet  de  déclaration  des  droits  et  d'acte  constitutionnel 
qui,  modifié  après  le  jugement  de  Louis  XVI  et  le  procès  des 
Girondins,  devint  la  constitution  de  1793.  Hérault,  dans  son  rap- 
port, dit  comme  les  Constituants,  mais  en  sinspirant  de  Male- 
branclie  autant  que  de  Descartes  ou  de  Condillac,  que  «  plus  un 
peuple  est  agité,  plus  il  importe  de  n'offrir  à  son  assentiment  que 
les  axiomes  de  la  raison  ou  au  moins  que  les  premières  consé- 
quences de  ces  axiomes  irrésistibles  et  purs  comme  la  lumière 
dont  ils  éinanent».  Il  essaie  de  concilier  Rousseau  avec  Montes- 
quieu en  affirmant  «  que  la  constitution  n'est  pas  moins  démo- 
cratique que  représentative  »,  et  s'estiuîerait  heureux  s'il  avait 
résolu  le  problème  posé  par  Rousseau  cherchant  un  gouveine- 
ment"  qui  se  resserrât  à  mesure  que  l'État  s'agrandit  «.Plus  que 
jamais  on  parle,  avec  une  assurance  inébranlable,  de  la  puissance 
de  la  raison.  Ce  n'est  plus  seulement  de  la  corruption  des  gou- 
vernements, c'est  des  malheurs  du  monde  que  sont  seules  causes 
l'oubli  et  le  mépris  des  droits  naturels  de  Ihomme.  Aussi  déclare- 
t-on  que  l'instruction  est  le  besoin  de  tous,  que  la  société  doit 
favoriser,  de  tout  son  pouvoir,  les  progrès  de  la  raison  publique 
et  mettre  l'instruction  à  la  portée  de  tous  les  citoyens.  Les 
comités  de  Salut  public  et  de  Sûreté  générale,  lalfirmation  si  sou- 
vent répétée,  «  tout  devient  légitime  et  môme  vertueux  pour  le 
salut  public  »  rappellent  Helvétius.  Les  définitions  de  la  liberté, 
des  peines,  de  la  souveraineté  nous  reportent  à  Voltaire,  'a  Mon- 
tesquieu, à  Rousseau  et  à  Beccaria.  L'article  par  lequel  on  sti- 
pule que  les  «  garnisons  des  villes  où  il  y  aura  des  mouvements 
contre-révolutionnaires  seront  payées  et  entretenues  par  les 
riches  de  ces  villes  jusqu'à  la  paix  »,  les  réquisitions,  le  maxi- 
mum font  songer  à  Mably  et  aux  autres  théoriciens  socialistes. 
Pendant  la  Terreur,  Garât,  en  qualité  de  ministre  de  la  justice, 
lut  à  Louis  XVI  l'arrêt  qui  le  condamnait  à  mort  ;  Volney,  Daunou 
furent  emprisonnés,  Suard  médita,  dans  sa  prison,  le  manuscrit 
de  la  Langue  des  Calculs,  D.  de  Tracy  y  systématisa  ses  idées, 
Ginguené  y  philosopha.  Talleyrand  fut  mis  en  accusation, 
Rœderer  obligé  de  se  cacher,  Cabanis  se  tint  à  l'écart  dans 
les  commissions  des  hôpitaux,  Sieyès  se  contenta  de  vivre, 
M.-J.  Chénier  ne  put  sauver  son  frère  et  Condorcet  n'échappa 
à  l'échafaud  qu'en  prenant  du  poison. 


LKS  AS8EMBLKES  POLITIQUES  27 

Après  le  9  thermidor,  Dnmion,  Chc'Miior,  Lakanal,  Sioyôs, 
au  comité  d'instruclioii  publique,  créent  des  écoles  primaires, 
les  Écoles  normales  et  centrales,  lÉcole  des  Langues  orien- 
tales vivantes,  le  bureau  des  longitudes  et  rinslilut.  Baudin, 
Boissy  d'Anglas,  Creuzé-Latouclie,  Dauuou,  Lanjuinais,  La 
Réveillére-Lépeaux  siègent  au  comité  chargé  de  reviser  la  cons- 
titution de  l"0o.  Dauimu  lait,  avec  Barras,  partie  de  la  couunis- 
sion  qni  dirige  la  lutte  au  13  vendémiaire  contrôles  sections  révol- 
tées. Dans  la  constitution  de  Tan  III,  on  voit  que  l'expérience 
a  dimiiuié  la  conliance.  L'ignorance,  Toubli  et  le  mépris  des  droits 
ne  sont  plus  les  seules  causes  de  nos  maux  :  le  culte  rendu  à  la 
Déesse  a  refroidi  ceux  qui  attendaient  tout  de  la  Raison.  Bien 
plus,  les  législateurs  croient  nécessaire  de  rappeler  les  devoirs 
de  l'homme,  après  avoir  énuméré  ses  droits  ;  parce  que  «  si  la 
déclaration  des  droits  contient  les  obligations  des  législateurs, 
le  maintien  de  la  société  demande  que  ceux  qui  la  composent 
connaissent  et  remplissent  également  leurs  devoirs  ».  Et  ils 
insistent  sur  la  nécessité  d'être  soumis  aux  lois  (art.  3,  o,  6,7),  et 
de  respecter  les  propriétés,  tant  le  peuple,  mis  cinq  ans  aupara- 
vant en  possession  de  ses  droits,  semble  avoir  bien  vite  appris  à 
négliger  ses  devoirs  !  C'est  à  Rousseau  et  à  Voltaire,  mais  aussi  au 
christianisme  qu'ils  empruntent  «  les  deux  principes  gravés  par 
la  nature  dans  tous  les  cœurs  »  et  dont  dérivent  tous  les  devoirs 
de  l'homme  et  du  citoyen  :  Xe  /'ailes  pas  à  autrui  ce  que  vous 
ne  voudripz  pas  qu'on  vous  fit.  Faites  constamment  aux  autres 
le  bien  que  vous  voudriez  en  recevoir.  Toutefois  ils  reproduisent 
les  déhnitions  précédemment  données  de  la  liberté,  de  la  loi, 
des  peines,  de  la  souveraineté,  invoquent  l'utilité  générale,  le 
bonheur  du  peuple  et  insistent  sur  la  séparation  des  pouvoirs. 
Sils  restent  les  disciples  de  Rousseau,  ils  semblent  voir  qu'il  fau- 
drait réclamer  de  l'électeur  certaines  garanties  de  capacité  et  s'as- 
surer, d'un  autre  côté,  que,  pouvant  se  suffire  par  son  travail,  il 
n'est  pas  tenté  de  chercher  des  moyens  d'existence  dans  le  trafic 
de  ses  droits.  Les  jeunes  gens  (art.  16)  ne  peuvent  être  inscrits  sur 
le  registre  civique,  s'ils  ne  prouvent  qu'ils  savent  lire  et  exercer 
une  des  professions  mécaniques,  parmi  lesquelles  rentrent  les 
opérations  de  l'agriculture  (1). 

Sous  le  Directoire  a  lieu  l'organisation  de  l'Institut,  des  écoles 

fl)  Cet  article  n'est  applicable  qu'à  partir  de  l'an  XII. 


28  LES  IDÉOLOGIES 

centrales  et  spéciales.  La  Réveillère-Lépeaux,  François  de  \euf- 
chàteau,  Sieyôs  furent  directeurs;  Talleyrand,  ministre  des  rela- 
tions extérieures  ;  Sieyès,  Garât,  Ginguené,  Dannon,  Lakanal, 
envoyés  en  mission.  Dans  les  deux  Conseils  siégèrent  Daunou, 
Chénier,  Cabanis,  Camille  Jordan,  Portails,  Biran,  Ginguené, 
Dupuis,  Lakanal. 

Au  18  brumaire,  B.  Constant  rapprocbe  Sieyès  et  Roederer,  qui 
sert,  avec  Talleyrand,  d'intermédiaire  entre  le  premier  et  Bona- 
parte ;  Volney  agit  activement  auprès  de  Cabanis,  de  Cliénier  et 
des  autres  républicains  dAuteuil.  La  commission  executive  con- 
sulaire est  composée  de  Bonaparte,  de  Sieyès  et  de  Roger  Ducos. 
Daunou,  Chénier,  Cabanis,  Garât  entrent  aux  commissions  légis- 
latives et  aux  sections  chargées  de  préparer  la  constitution. 
Dans  le  gouvernement  qui  sortit  du  18  brumaire.  Garât,  Sieyès, 
Volnoy,  D.  de  Tracy,  Cabanis,  Grégoire,  plus  tard  Rœderer, 
siègent  au  Sénat;  Biran,  Dupuis,  puis  Gallois,  au  Corps  législatif; 
Benjamin  Constant,  Daunou,  Laromiguière,  Chénier,  Ginguené, 
Desrenaudes,  Jacquemont,  Gallois,  J.-B.  Say,  au  Tribunat; 
Portails  dirige  les  cultes,  Rœdorer,  l'instruction  publique, 
Desrenaudes  est,  avec  Legendre,  Kmery,  Cuvier  et  de  Ronald, 
Noël  et  Villar  au  Conseil  de  l'Université.  Ampère,  Royer-Collard, 
Leprévost  dliay,  Izarn  sont  inspecteurs  généraux.  Degérando, 
d'abord  secrétaire  généi-al  du  ministère  de  l'Intérieur,  remplit 
diverses  fonctions  administratives. 

En  examinant  la  Constitution  de  1799  et  les  modifications 
qu'elle  subit  jusqu'en  1814,  Ihistorien  s'aperçoit  que  la  Révolu- 
tion suit  une  marche  inverse  à  celle  de  ses  premières  années. 
En  l'an  VIII,  on  se  borne  à  dire  que  la  constitution  est  fondée 
sur  les  vrais  principes  du  gouvernement  représentatif,  sur  les 
droits  sacrés  de  la  propriété,  de  l'égalité,  de  la  liberté;  mais  on 
s'attache,  déjà  et  surtout,  à  établir  des  pouvoirs  forts  et  stables, 
tels  qu'ils  doivent  être  pour  garantir  les  droits  des  citoyens  et 
les  intérêts  de  l'État.  La  Déclaration  des  droits  disparaît.  Le  Séna- 
tus-consulte  du  14  thermidor  an  X  manifeste,  d'une  manière 
éclatante,  la  reconnaissance  nationale  envers  le  héros  vainqueur 
et  pacificateur,  donne  au  gouvernement  toute  la  stabilité  néces- 
saire à  l'indépendance,  à  la  prospérité  et  à  la  gloire  de  la  Répu- 
blique. Le  premier  consul  nomme  les  présidents  des  assemblées 
de  canton,  des  collèges  électoraux,  jure  de  maintenir  la  consti- 
tution, de  respecter  la  liberté  des  consciences,  et  de  s'opposer 


LES  ASSEMBLÉES  POLlTlQliES  29   , 

au  retour  des  institutious  féodales,  de  ne  jamais  faire  la  guerre 
que  pour  la  défense  et  la  gloire  de  la  République,  de  n'euqiloyer 
le  pouvoir  dont  il  sera  revêtu  que  pour  le  bouhein-  du  peuple, 
de  qui  et  pour  qui  il  la  reçu.  Il  a  le  droit  de  nommer  au  Sénat 
des  citoyens  distingués  par  leurs  services,  leurs  talents  et  non 
présentés  parles  collèges  des  départements;  il  a  le  droit  de  faire 
grûce.  Le  ïrihunat  est  réduit  à  cinquante  membres.  En  l'an  XII, 
Napoléon  est  empereur  des  Français  :  la  dignité  iuq)ériale  est 
hrri'ditniri'  dans  sa  descendance  directe,  naturelle  et  légitime,  de 
mâle  en  mâle,  par  ordre  de  priuiogéniture,  et  à  l'exclusion  per- 
pétuelle des  femmes  et  de  leur  descendance.  Il  y  a  des  princes 
français,  membres  du  Sénat  et  du  Conseil  d'État  i'i  dix-huit  ans, 
des  palais  impériaux,  des  grands  dignitaires  qui  sont  sénateurs 
et  conseillers  d'état  :  grand  électeur,  archichanceliers  de  l'Em- 
pire et  d'État,  architrésorier,  connétable,  grand  amiral  ;   des 
grands  ofliciers  qui  sont  inamovibles.  L'empereui-  jure  de  main- 
tenir l'intégrité  du  territoire  de  la  République,  de  respecter  et 
de  faire  respecter  les  lois  du  Concordat  et  la  liberté  des  cultes, 
de  respecter  et  faire  respecter  l'égalité  des  droits,  la  liberté  poli- 
tique et  civile,  l'irrévocabilité  des  ventes  des  biens  nationaux, 
de  ne  lever  aucun  impôt,  de  n'établir  aucune  taxe  qu'en  vertu 
de  la  loi,  de  maintenir  l'institution  de  la  Légion  dhonneur,  de 
gouverner  dans  la  seule  vue  de  l'intérêt,  du  bonheur  et  de  la 
gloire  du  peuple  français.  Il  fait  sénateurs  «  ceux  qu'il  juge  con- 
venable d'élever  à  celte  dignité  ».    S'il  y  a  une   commission 
sénatoriale  de  la  liberté  iiulividuelle,  elle  ne  prend  connaissance 
des  arrestations  que  sur  la  communication  qui  lui  en  est  donnée 
par  les  ministres  (1).  De  même  la  commission  sénatoriale  de  la 
liberté  de  la  presse  n'a  pas,  dans  son  attribution,  les  ouviages 
qui  s'impriment  et  se  distribuent  par  abonnement  et   à   des 
époques  périodiques.  Enfin  on  introduit,  en  tête  des  expéditions 
exécutoires  des  jugements,  des  lois  promulguées,  la  formule 
célèbre  :  «  par  la  grâce  de  Dieu  et  les  constitutions  de  la  répu- 
blifjue  (2),  N...,  empereur  des  Français,  à  tous  présents  et  à 
venir,  salut  ». 

Aussi  ne  sommes-nous  pas  trop  surpris,  après  la  chute  de 
l'empereur,  auquel  les  idéologues,  républicains  et  royalistes, 
comme  D.  de  Tracy,  Biran,  etc.,  n'avaient  pas  pardonné  ses  ten- 

(1)  Voyez  ch.  vu,  §  a,  ce  que  dit  Jacquemont. 

(2)  Voyez  la  leUre  adressée  par  Napoléou  à  Daunou  en  180j,  ch.  vu,  §  1, 


30  LES  IDÉOLOGUES 

(lances  absolutistes,  do  voir  Louis  XVIIl  sïnlitulcr  roi  de 
France  et  de  Navarre  par  la  grâce  de  Dieu,  tout  en  garantissant 
un  certain  nombre  des  droits  proclamés  par  la  Constituante 
et  violés  par  Napoléon  :  impôt  librement  consenti,  liberté 
publique  et  individuelle,  liberté  de  la  presse  et  des  cultes,  res- 
ponsabilité des  ministres,  indépendance  du  corps  judiciaire,  etc. 
La  charte  de  1814  débute  par  une  déclaration  du  droit  public 
des  Français.  Quoique  restrictive  en  bien  des  points,  et  pré- 
sentée, comme  «  une  concession»,  «  un  octroi  »  faits  volontaire- 
ment et  par  le  libre  exercice  de  l'autorité  royale,  elle  montre 
combien  il  fallait  compter  avec  les  idées  qui  avaient  triomphé 
en  1789.  C'est  aussi  ce  qu'indique  l'Acte  additionnel  aux  Cons- 
titutions de  l'empire.  Destiné  à  accroître  la  prospérité  de  la 
France  par  l'affermissement  de  la  liberté  publique,  il  contient  un 
titre  spécial,  où  sont  énumérés  les  droits  des  citoyens. 

Mentionnons  encore,  pour  compléter  le  tableau  des  péripé- 
ties diverses  par  lesquelles  ont  passé  les  idées  élaborées  au 
xvm°  siècle,  la  loi  concernant  les  droits  de  la  nation  française, 
votée  par  les  Chambres  en  1815.  Nous  y  voyons  reparaître  la  sou- 
veraineté du  peuple,  la  division  des  pouvoirs,  la  responsabilité* 
des  ministres,  la  liberté  de  la  presse  et  des  cultes,  l'instruction  pri- 
maire «  indispensable  pour  la  connaissance  des  droits  et  des 
devoirs  de  l'homme  en  société,  mise  gratuitement  à  la  portée  de 
toutes  les  classes  du  peuple  »,  la  garantie  du  droit  de  pétition, 
des  secours  publics,  etc. 

On  sait  d'ailleurs  que  c'est  sur  l'initiative  de  D.  de  ïracy  que 
fut  prononcée  la  déchéance  de  Napoléon,  que  c'est  sur  la  pro- 
position de  La  Fayette  que  la  Chambre  se  déclara  en  permanence. 

Pendant  la  Restauration,  D.  de  Tracy,  Volney  restent  à  la 
Chambre  des  Pairs;  Benjamin  Constant,  Biran,  Daunou,  Camille 
Jordan,  Grégoire  sont  députés.  Talleyrand  dirige  les  négocia- 
lions  qui  suivirent  la  chute  de  Napoléon;  Degérando  est  conseil- 
ler d'État  ;  Laromiguière  continue  de  professer  à  la  faculté  des 
lettres,  où  il  a  ïhurot  pour  adjoint.  Ampère  fait  des  cours  à 
la  faculté  des  lettres,  au  Collège  de  France,  où  professent  aussi 
Andrieux  et  Daunou,  qui  y  défendent  l'école  contre  les  attaques 
de  Cousin  et  de  ses  disciples. 

La  révolution  de  1830  fut  saluée  avec  joie  par  Daunou,  D.  de 
Tracy,  Thurot,  Lakanal  et  Jacquemont.  Les  survivants  de  l'an- 
cienne Académie  des  sciences  morales  assistent  à  son  rétablis- 


AlTEl  IL  Kl   LA  UL  K  DU  BAC  31  • 

sèment:  0.  de  Tracy,  Broussais,  Lnroiniguière,  Daunou,  Rœde- 
rer,  Talleyrand,  Degéraiulo,  Droz,  Lakaual,  y  détemleiit  l'idéo- 
logie. 

Nous  ivliouvons  Daunou  à  la  Chambre  des  députés,  D.de  Tra- 
cy, Degérando  à  la  Chambre  des  pairs.  Lintluence  politiiiue  de 
l'école  se  fait  encore  sentir  en  18't8:  Armand  Marrast  occupe  une 
place  importante  dans  l'histoire  de  la  seconde  Hépubli(iue. 

Outre  leurs  réunions  politi(iues,  les  idéologues  en  tenaient 
encore,  notamment  à  Auteuil  et  à  la  rue  du  Bac,  où  ils  abor- 
daient, dans  leurs  entretiens,  toutes  les  questions  littéraires, 
artistitpies,  philosophiques  et  sociales  ([ui  avaient  passionné 
les  philosophes  du  xvm«  siècle  et  qui  intéressaient  encore  leurs 
contemporains. 

A  Auteuil  (1),  M'"^Helvétius  réunit,  après  la  mort  de  son  mari, 
d'Alembert,  Thomas,  Condillac,  Turgot,  Franklin,  Malesherbes, 
Condorcet,  d'Holbach,  Chaud'orl,  Morellet,  Cabanis,  D.  de  Tracy, 
Ihurot,  Volney,  Garât,  Chénier,  Ginguené,  Daunou.  C'est  chez 
elle  que  Franklin  disait  à  Cabanis  et  à  Volney,  tous  deux  jeunes 
et  pleins  d'ardeur  :«  A  cet  âge,  l'àme  est  en  dehors,  au 
mien  elle  est  en  dedans,  elle  regarde  par  la  fenêtre  le  bruit  des 
passants  sans  prendre  part  à  leurs  querelles.  »  M'""  Helvélius 
laissa  sa  maison  ii  Cabanis,  quand  elle  mouiut  en  1800.  Avec  le 
maître  de  la  maison,  qui  était  l'Ame  de  ces  assemblées,  se  réunis- 
saient I).  de  Tracv  etVoinev,  Garai  et  Sieyès,  Laromiguière  et 
Daunou,  Degérando.  Thurot  et  Andrieux,  Ginguené  et  Fauriel, 
quelquefois,  quand  ils  étaient  à  Paris,  Biran,  Droz,  Ampère  et 
Manzoni,  le  petit-fils  de  Beccaria. 

Sous  le  Directoire,  Garât,  Cabanis,  de  Tracy,  Thurot,  Gallois, 
Jacquemont,  Le  Breton,  Laromiguière,  Chénier,  Andrieux, 
Ginguené,  Benjamin  Constant,  Daunou  dînaient,  le  tridi  de 
chaque  semaine,  chez  un  restaurateur  de  la  rue  du  Bac,  et  y 
parlaient  politique,  littérature  ou  métaphysique.  En  1802,  Ca- 
banis et  Chénier  s'entendaient,  par  l'intermédiaire  de  Jacque- 
mont, alors  chef  du  bureau  des  sciences  au  ministère  de  l'in- 
térieur, avec  Moreau  pour  renverser  le  premier  consul  qui  déjà 
avait  détruit  presque  entièrement  la  liberté.  Fouché,  mis  sur 
les  traces  de  ce  complot,  fit  dire  à  Cabanis  et  à  ses  amis  qu'il  en 

(1)  Miimet,  \olices  historiques,  I,  p.  271;  Sainte-Beuve,  passim.  —  Il  faut  se 
rappeier"  qu'il  y  avait  eu  déjà  au  xvii»  siècle  à  Auteuil  des  réunions  d'épicuneus;  cf. 
Introduction,  §  2. 


32  LES  IDÉOLOGUES 

était  instruit.  Les  dîners  du  tridi  cessèrent  (1)  et  les  amis  ne  se 
virent  plus  régulièrement  qu'aux  réunions  d'Auteuil. 


II 


La  Convention  voulant,  comme  le  dit  Lakanal, détruire  l'inéga- 
lité des  lumières  en  appliquant  l'analyse  à  tous  les  genres  d'idée 
et  dans  toutes  les  écoles,  avait  créé,  à  l'avance,  des  Écoles  normales 
pour  «  former  un  très  grand  nombre  d'instituteurs  capables 
d'être  les  exécuteurs  d'un  plan  qui  a  pour  but  la  régénération  de 
l'entendement  bumain  ».  On  devait  apprendre,  non  les  sciences, 
mais  l'art  de  les  enseigner.  Dans  «  ce  séminaire  de  la  nature,  de 
la  vérité,  de  la  raison  et  de  la  pbilosopbie  »,  les  plus  éminents 
en  tout  genre  de  sciences  et  de  talents,  desliommes  d'une  renom- 
mée européenne  seraient  les  «  premiers  maîtres  d'école  d'un 
peuple  ».  Des  citoyeiis,  désignés  par  les  autorités  constituées, 
«  déjà  pleins  d'amour  pour  la  science  qu'ils  posséderont  »,  ajou- 
tait Lakanal,  viendront  recevoir  ces  grandes  leçons.  Aussitôt 
que  seront  terminés  à  Paris  ces  cours  de  Fart  d'enseigner 
les  connaissances  humaines,  ils  iront  les  répéter  à  leur  tour 
dans  toutes  les  parties  où  la  République  ouvrira  des  écoles  nor- 
males. La  raison  bumaine,  cultivée  partout  avec  une  industrie 
également  éclairée,  disait  encore  Lakanal,  produira  partout  les 
mêmes  résultats,  et  ces  résultats  seront  la  «  recréation  »  de  l'en- 
tendement humain  chez  un  peuple  qui  va  devenir  l'exemjple  et 
le  modèle  du  monde. 

Les  professeurs  étaient  tous  des  hommes  distingués,  quelques- 
uns  des  savants  de  premier  ordre.  Volney  enseignait  l'histoire, 
B.  de  Saint-Pierre  la  morale,  Sicard  la  grammaire,  Garât  l'analyse 
de  l'entendement,  La  Harpe  la  littérature,  Buaclie  et  Mentelle  la 
géographie,  Daubenton  l'histoire  naturelle,  Haiiy  la  physique, 
Berthollet  la  chimie,  Laplace  et  Lagrange  les  mathématiques, 
Monge  la  géométrie  descriptive. 

Chaque  enseignement  comprenait  des  cours,  dans  lesquels 
les  professeurs  «  ayant  préparé  leurs  idées,  mais  non  leurs 
discours  »  devaient  «  parler  leurs  idées  »  ;  des  conférences,  où 
les  auditeurs  soumettaient  à  leurs  maîtres  des  difficultés  que 

• 

(l)  TaiUaudier,  Documents  biographiques  siu'  Daunou,  p.  122  et  206. 


} 


LES  ÉCOLES  NORMALES  33 

ceux-ci  résolvaient  siir-le-cliamp  ou  leur  faisaient  des  questions 
auxquelles  ils  donnaient  une  réponse  immédiate.  «  Le  but  des 
Écoles  normales,  est-il  dit  dans  rAverlissement  qui  se  trouve 
en  tête  des  Séances  recueillies  par  des  sténographes,  c'est  l'ins- 
truction des  citoyens  d'une  république  où  la  parole  exercera 
une  grande  influence  et  même  une  puissance.  >>  L'ouverture  de 
ces  écoles,  installées  aux  Jacobins  de  la  rue  Saint-Honoré,  eut 
lieu  le  1"  pluviôse,  à  l'amphithéâtre  du  Muséum  d'histoire 
naturelle,  sous  la  présidence  de  Lakanal  et  de  Deleyre.  Elles 
furent  fermées  le  30  floréal. 

Les  Écoles  normales  ont  été  fort  sévèrement  jugées,  connue  la 
plupart  des  institutions  de  la  Convention.  «  Les  leçons,  a  dit 
Cousin,  étaient  plutôt  des  discours  académiques  que  des  confé- 
rences propres  à  instruire.  »  —  «  Transporter  à  Paris,  dit  M.  Albert 
Duruy,  quatorze  cents  jeunes  gens  de  tout  âge,  de  toute  prove- 
nance, sans  leur  avoir  fait  subir  un  examen  sérieux,  c'était  déjà 
bien  scabreux.  Les  laisser  libresde  suivre  ou  de  ne  pas  suivre  les 
cours,  c'était  s'exposer  à  ne  plus  avoir  que  quelques  auditeurs  de 
bonne  volonté.  D'ailleurs,  ajoute-t-U,  la  plupart  des  cours  n'étaient 
guère  faits  pour  attirer  des  jeunes  gens  dont  la  première  instruc- 
tion se  bornait,  en  général,  h  quelques  notions  de  grammaire  et 
d'arithmétique.  Sous  le  rapport  de  l'enseignement  conune  sous 
celui  de  la  discipline,  conclut-il  enfin,  l'École  normale  de  l'an  III 
ne  répondait  donc  en  aucune  façon  à  la  pensée  dont  elle  était 
née;  elle  eût  peut-être  à  la  longue  suscité  quelques  vocations 
scientifiques,  elle  était  incapable  de  donner  à  la  République  les 
instituteurs  dont  elle  avait  besoin.  » 

Il  faudrait,  pour  porter  un  jugement  définitif  et  exact,  avoir, 
avec  les  douze  volumes  qui  contiennent  les  cours  et  les  confé- 
rences, la  liste  des  quatorze  cents  élèves  des  départements,  avec 
une  biographie  de  chacun  d'eux  assez  détaillée  pour  détermi- 
ner ce  qu'il  savait  en  arrivant  aux  Écoles  normales,  ce  qu'il  a  fait 
par  la  suite.  On  pourrait  juger  les  leçons  et  les  discussions  en 
elles-mêmes,  les  apprécier  ensuite  en  tenant  compte  des  audi- 
teurs auxquels  s'adressaient  les  professeurs,  enfin  essayer  de 
montrer  quelle  influence  elles  ont  exercée  sur  leur  développe- 
ment intellectuel. 

Sans  entreprendre  ce  travail,  qui  nous  ferait  sortir  du  cadre 
que  nous  nous  sommes  tracé,  nous  remarquerons,  d'abord,  que 
Cousin  et  Albert  Duruy  sont  des  adversaires  politiques  et  philo- 

PlCAVET.  3 


di  LES  IDÉOLOGUES 

sopliiques,  dont  il  faut  examiner  et  contrôler  le  jugement.  Les- 
contemporains  ont  laissé  des  appréciations  toutes  différentes. 
Ginguené  annonce,  dans  la  Décade,  que  Garât,  quia  jeté  au  Lycée 
rhistoire  dans  un  cadre  nouveau,  paraît  destiné  à  s'élever  encore 
davantage  et  peut-être  à  reculer  les  bornes  d'une  carrière  où  il 
entre  après  tant  de  grands  hommes.  Et  Tlmrot  disait,  dans  son 
Discours  préliminaire  à  la  traduction  de  V Hermès  de  Harris,  qu'il 
avait  puisé,  aux  leçons  de  Garât,  le  germe  de  l'importante  vérité 
qu'il  y  développait.  Prévost  de  Genève,  dont  le  témoignage  est 
tout  à  fait  désintéressé,  parlait  de  même  et  vengeait,  comme  le 
dit  Ginguené,  les  Écoles  normales  de  la  froideur  et  de  l'injustice 
dont  ce  bel  établissement  eut  presque  également  à  se  plaindre. 
Daunou,  sur  lequel  on  s'est  appuyé  quelquefois  pour  les  con- 
damner, en  parle  dans  les  termes  les  plus  élogieux  :  «  Dans  cette 
vaste  et  célèbre  école,  dit-il,  des  professeurs,  presque  tous  d'un 
ordre  éminent,  comptaient  parmi  leurs  nombreux  auditeurs, 
beaucoup  d'hommes  de  lettres  et  de  savants  fort  distingués  ; 
plusieurs  de  ces  élèves  (car  on  leur  donnait  ce  nom)  avaient 
honorablement  cultivé,  même  étendu  certaines  sciences  ;  ils 
étaient  déjà  ou  pouvaient  devenir  de  très  habiles  maîtres  »  (1). 
De  même  Cabanis  disait  que  cette  Flcole,où  l'on  entendit  à  la  fois 
les  Lagrange,  les  Laplace,  les  Berthollet,  les  Monge,  les  Garât, 
les  Volney,  les  Hauy,  etc.,  fut  un  véritable  phénomène  lors  de 
sa  création  et  qu  elle  ferait  époque  dans  l'histoire  des  sciences  (2). 
Biot,  loué  plus  tard,  comme  un  chrétien  des  premiers  temps,  par 
le  comte  de  Chambord,  écrivait  en  l'an  IX  (30  floréal),  dans  la 
Décade^  que  «  depuis  quelques  années,  l'enseignement  des 
sciences  a  tout  à  fait  changé  de  face  et  que  c'est  à  l'École  nor- 
male qu'on  doit  cette  amélioration.  »  Saint-Martin  môme,  qu'on 
a  trop  souvent  présenté  comme  un  adversaire  de  Garât,  sans 
tenir  compte  de  son  admiration  pour  la  Révolution,  trouvait  que 
c'était  un  honneur  pour  lui  d'avoir  été  envoyé  par  son  district  à 
l'École  normale  et  «  s'honorait  d'un  emploi  si  neuf  dans  l'his- 
toii'e  des  peuples,  d'une  carrière  d'où  peut  dépendre  le  bonheur 
de  tant  de  générations  ».  S'il  est  plus  sévère  par  la  suite,  c'est 
qu'il  «  voit  le  spiritus  miindi  tout  pur  et  celui  qui  se  cache  sous 
ce  manteau,  c'est  qu'il  ne  peut,  chaque  mois,  parler  qu'une  ou 
deux  fois,  et  cinq  ou  six  minutes  devant  deux  mille  personnes  à 

(1)  Notice  sur  Thurot, 

(2)  Préface  des  Rapports,  p.  xn. 


LES  ÉCOLES  NORMALES  35 

(|ui  il  faiulrait  refaire  les  oreilles.  »  Bien  plus,  on  a  dit,  non  sans 
raison  ,  que  Saint-Martin  à  FF-cole  normale  devint  meilleur 
philosophe  qu'il  ne  pensait  i^l).  Et  lui-même,  songeant  un  instant 
à  demander  une  chaire  d'histoire  à  l'école  centrale  de  Tours,  ne 
semble  avoir  été  rien  moins  qu'un  critique  du  système  d'ensei- 
gnement organisé  ù  cette  époque. 

Enfin,  dans  un  journal  universitaire,  le  Lycro,  qui  volon- 
tiers fait  l'éloge  de  Royer-Collard  et  de  Cousin,  nous  ren- 
controns l'appréciation  suivante:  «  Les  écoles  centrales,  frag- 
ment d'un  édilice  idéal  dont  les  fondements  n'avaient  pas  été 
posés...  la  première  École  normale  surtout,  sortie  du  sein  même 
de  la  Révolution,  toute  brillante  de  génie  et  de  lumière,  comme 
le  soleil  du  sein  du  chaos  et  de  la  nuit,  attestent  suflîsamment 
que  l'époque  dont  nous  parlons  ne  fut  point  si  étrangère  aux 
besoins  supérieurs  de  l'esprit,  ni  aux  plus  hautes  conceptions  de 
l'intelligence  (i).  » 

Personne  n'a  songé,  que  nous  sachions,  à  contester  la  valeur 
des  professeurs.  Rappelons  toutefois  que  Monge  y  exposa,  pour 
la  première  fois,  des  idées  qu'il  avait  dû  jusque-là,  par  patrio- 
tisme, tenir  cachées;  que  Laplace  y  fit  connaître  les  résultats 
auxquels  il  était  arrivé  pour  le  calcul  des  probabilités.  Quant  aux 
élèves,  ils  devaient  être  âgés  au  moins  de  vingt  et  un  ans,  et 
comme  ledit  Daunou,  beaucoup  d'entre  eux  étaient  des  hommes 
de  lettres  et  des  savants  fort  distingués.  Parmi  ceux  dont 
les  noms  sont  omis  dans  le  compte  rendu  des  séances,  nous  en 
rencontrons  qui  objectent  à  Haûy  (24)  qu'il  est  contraire  à  la 
marche  analytique  de  donner  des  principes  au  commencement, 
citent  Montesquieu  à  Sicard  (108),  pour  établir  que  le  sourd-muet 
n'est  pas  l'homme  de  la  nature,  et  demandent  à  la  Harpe  si 
l'époque  des  modernes  commence  pour  les  Français  à  Descartes 
ou  à  Corneille  (11  i).  D'autres  regrettent  de  ne  point  trouver  Des- 
cartes parmi  les  grands  analystes  de  l'esprit  humain  et  citent 
Hume  à  Volney  (165),  croient  trouver  une  contradiction  entre  ce 
que  dit  Sicard  et  ce  qu'a  écrit  Condillac  (414),  ou  invoquent,  à 
propos  du  tutoiement,  Condillac  et  Gedike  de  l'Académie  de 
Berlin.  Nous  connaissons  Mure  et  Teyssèdre  qui  défend  la  mé- 
thode et  la  doctrine  de  Descartes,  Duhamel  qui  fait  des  objec- 
tions à  Ihomme-statue  de  Condillac,  et  Géruzezqui  arrête  Monge 

(1)  Matter,  Saint-Martin,  le  philosophe  inconnu,  ch.  xvi. 

(2)  IV,  jj.  47.J. 


36  LES  IDÉOLOGUES 

par  une  objection  tirée  de  Condillac  ;  Roullet ,  directeur  de 
l'École  polysophique  de  Nantes  et  plus  tard  professeur  à  l'École 
centrale  de  Vannes;  J.-J.-G.  Lévesque  qui,  avant  la  fermeture 
des  écoles,'  publie  un  Essai  sur  la  manière  d'écrire  et  cVètudier 
r histoire;  Jeudi-Dugour  qui  donne,  à  la  même  époque,  une  His- 
toire de  Cro?nwell,  Thurot  et  Laromiguière,  Saint-Martin  et 
Bougainville,  «  sexagénaire  et  doyen  d'âge  de  tous  ceux  qu'a- 
vaient envoyés  les  districts,  ancien  chef  d'escadre  qui  avait  fait 
trois  fois  le  tour  du  monde  et  découvert  l'île  d'Otaïii.  »  Si  l'on 
admet  que,  pour  l'enseignement,  la  distinction  des  maîtres  et 
celle  des  condisciples  est  plus  propre  que  les  leçons  elles-mêmes 
à  exciter  les  élèves  et  à  développer  leur  esprit,  on  sera  fort  dis- 
posé à  croire  que  les  Écoles  normales,  si  vite  fermées,  exercèrent 
une  influence  profonde  et  dont  on  exagérerait  difficilement  l'im- 
portance, sur  la  culture  intellectuelle  dans  notre  pays. 

Il  semble  en  outre  que  bon  nombre  des  élèves  des  Écoles  nor- 
males devinrent  professeurs  aux  écoles  centrales.  Nous  en 
sommes  sûrs  pour  Géruzez,  Roullet,  Jeudi-Dugour,  Laromi- 
guière,  Duhamel,  Biot,  ïhurot,  etc.  En  outre,  Daubenton  publiait 
son  Tableau  méthodique  des  minéraux,  en  le  faisant  suivre 
d'une  lettre  «  du  professeur  des  anciennes  Écoles  normales  i\  un 
professeur  d'histoire  naturelle  d'une  école  centrale.  »  Biot  affir- 
mait, comme  nous  l'avons  vu,  que  les  progrès  réalisés  depuis 
quelques  années  dans  l'enseignement  des  sciences  étaient  dus  à 
l'École  normale.  Il  faut  donc,  pour  juger  les  Écoles  normales, 
examiner  aussi  ce  que  furent  les  écoles  centrales. 

Remarquons  cependant  encore  qu'il  est  plus  qu'étrange  de  voir 
des  admirateurs  de  l'École  normale  instituée  par  Napoléon  con- 
damner celle  qui  l'a  précédée  !  Les  professeurs,  qui  sont  ceux  des 
facultés  des  sciences  et  des  lettres,  sont  ou  les  maîtres  des  an- 
ciennes Écoles  normales,  Haiiy  par  exemple,  ou  leurs  disciples 
et  successeurs,  Lacroix,  Geoffroy  Saint-Hilaire,  Biot,  Larorni- 
guière,  ou  des  hommes  qui  n'ont  pas  laissé  une  réputation 
plus  grande,  Dinet,  Francœur,  Desfontaines,  Millon,  Lacre- 
telle,  etc.  Quant  aux  élèves,  ils  entraient  dans  la  section  des 
lettres  sans  avoir  fait  de  philosophie  (1),  sans  avoir  étudié  les 
sciences  ou  l'histoire,  et  l'on  s'explique  ainsi  les  lacunes  que 
présente  l'œuvre  de  ceux  d'entre  eux  dont  on  a  retenu  les 

(1)  Voyez  p.  62. 


LES  ÉCOLES  CENTRALES  37 

noms  l).  Sils  savaient  du  laliii  et  da  grec,  aucun  deux  n'en 
savait  à  coup  si\r  plus  que  Jeudi-Dugour,  Uoullet,  LaromiguiOre 
ou  Tliurot. 

Les  Écoles  normales,  disait  Lakanal,  ont  annoncé  à  la  France 
le  complément  de  l'instruction  ([ui  ne  peut  être  que  dans  les 
écoles  centrales.  Le  décret  du  7  ventôse  établissait  une  école  par 
trois  cent  mille  habitants  ;  il  lui  attribuait  des  professeurs  de  ma- 
thématiques, de  physique  et  de  chimie  expérimentales,  d'histoire 
naturelle,  d'agriculture  et  de  commerce,  de  méthode  des  sciences 
ou  logi([ue  et  d'analyse  des  sensations  (:2)  et  des  idées,  d'économie 
politique  et  de  législation,  de  l'histoire  philosophi(|U('  des  peuples, 
dhygiéne,  il'arts  et  métiers,  de  grammaire  générale  et  de  belles- 
lettres,  lie  langues  anciennes,  de  langues  vivantes  et  de  dessin. 
Par  les  décrets  du  11  ventôse  et  du  18  germinal,  cinq  écoles 
centrales  devaient  être  fondées  à  Paris  et  quatre-vingt-seize  dans 
les  départements.  La  loi  du  3  brumaire  an  IV  institua  une  école 
centrale  par  département.  L'enseignement  est  divisé  en  3  sections  : 
la  première  comprenantle  dessin,  l'histoire  naturelle,  les  langues 
anciennes  et  les  langues  vivantes  ;  la  seconde,  les  mathématiques, 
la  physique  et  la  chimie;  la  troisième,  la  grammaire  générale, 
les  belles-lettres,  l'histoire  et  la  législation.  Les  professeurs 
sont  assimilés,  pour  le  traitement,  au.x  administrateurs  de  dé- 
partement. 

Pas  plus  que  les  Écoles  normales,  les  écoles  centrales  ne  sau- 
raient être  actuellement  jugées  avec  impartialité.  Comme  elles, 
attaquées  avec  excès  par  les  adversaires,  et  vantées  sans  me- 
sure par  les  partisans  de  la  Révolution,  elles  n'ont  jamais  encore 
été  étudiées  avec  des  informations  suffisantes.  Nous  n'avons  pas, 
pour  chacune  d'elles,  la  liste  des  professeurs  qui  y  ont  enseigné. 
Nous  ignorons  ce  que  savait  et  ce  que  valait  chacun  d'eux,  ce 
qu'il  était  avant  l'institution  de  ces  écoles,  et  ce  qu'il  est  devenu 
après  leur  suppression.  Nous  manquons  de  renseignements  pour 
les  élèves  qui  les  ont  fréquentées,  nous  ne  savons  quelle  influence 
a  exercée,  sur  la  formation  de  leur  esprit  et  de  leur  caractère, 
l'enseignement  qu'ils  y  ont  reçu.  Grâce  à  l'obligeance  de  M.  Jules 

(1)  Voyez  ce  que  M.  Paul  Janet  dit  de  Cousiu  (Viclor  Cousin,  p.  G).  Cf.  éga- 
lement Damiron,  Souvenirs  de  vingt  ans  d'enseignement. 

(2)  Des  documents  que  nous  devons  à  l'obligeance  de  M.  Rebut,  professeur  au 
lycée  de  Tours  et  qui  ont  étij  puisés  aux  Archives  de  la  pr(;fecture,  nous  ont  appris 
qu'il  y  avait  eu  à  Tours  un  professeur  {Bourgius)  et  un  suppléant  (Baillot)  pour  les 
cours  d'analyse  des  sensations. 


38  LES  IDÉOLOGUES 

Gautier,  nous  avons  pu,  par  la  Revue  de  renseir/nement  secon- 
daire et  supérieur,  adresser  un  appel  qui  n'est  pas  resté  sans 
réponses.  Malheureusement  les  personnes  qui  se  sont  mises  en 
quête  de  renseignements  n'ont  pas  toujours  été  aidées  dans  leur 
lâche  par  des  archivistes,  ou  peu  au  courant  des  documents  qui 
concernent  la  période  révolutionnaire,  ou  peu  disposés  à  laisser 
utiliser  des  pièces  que  d'ailleurs  ils  ne  pubUent  pas  eux-mêmes. 
Incapable  d'écrire  l'histoire  complète  des  écoles  centrales,  nous 
pouvons  toutefois,  avec  les  indications  que  nous  avons  recueil- 
lies, ou  qui  nous  ont  été  transmises,  montrer,  par  des  exemples 
pris  dans  des  régions  diverses,  et  où  nos  lycées  ont  eux-mêmes 
une  importance  très  diverse,  que,  dans  leur  ensemble,  les 
écoles  centrales  font  honneur  à  leurs  fondateurs,  et  surtout 
qu'elles  auraient  pu,  si  elles  n'avaient  pas  été  détruites,  faire 
triompher  les  idées  chères  aux  idéologues. 

Les  départements  qui  forment  lAcadémie  actuelle  de  Lille 
comptaient  cinq  écoles  centrales  :  celles  de  Soissons,  de  Mé- 
zières,  d'Amiens;  celle  du  >'ord  qui,  fixée  d'abord  à  Maubeuge 
(3  brumaire  an  VI),  fut  transportée  à  Lille  le  7  avril  1796  (1),  celle 
du  Pas-de-Calais  qui  était  à  Arras.  A  ces  écoles  on  peut  joindre 
celles  de  Bruxelles  (Dyle),  de  Gand  (Escaut),  de  Luxembourg  (les 
Forêts),  de  Mons  (Jemmapes),  de  Bruges  (Lys),  de  Maeslricht 
(Meuse-Inférieure),  d'Anvers  (Deux-^Settes),  de  Liège  (Ourlhes), 
de  Namur  (Sambre-et-Meuse).  Il  n'existe  aucun  ouvrage,  à  notre 
connaissance,  où  l'on  ait  essayé  de  déterminer  quels  furent  les 
professeurs  et  l'enseignement  donné  dans  ces  diverses  écoles. 
La  Décade,  qu'on  ne  saurait  trop  recommander  à  tous  ceux  qui 
s'occupent  de  l'histoire  des  idées  et  des  hommes  pendant  la  pé- 
riode révolutionnaire,  nous  a  fourni  un  certain  nombre  de  ren- 
seignements qui  ne  sont  pas  sans  intérêt.  Ainsi  Gufifroy-Vau- 
ghelle,  professeur  de  belles-lettres,  prononça  à  la  clôture   des 
écoles  centrales  en  l'an  VI  un  discours  qu'elle  crut  devoir  repro- 
duire (20  vend,  an  VII),  et  dans  lequel  il  gourmandait  «  les  jeunes 
citoyens  que  l'indifférence  ou  la  paresse  éloignait  de  l'école  ».  Un 

(1)  Van  Hende,  Histoire  de  Lille  de  620  à  1S0-'>.  Il  faut  se  défier  des  documents 
puisés  à  Paris  sur  les  écoles  centrales  de  province.  Ainsi  M.  Albert  Duruj'  donne 
un  tableau  dressé  par  le  chef  de  la  première  division  et  présenté  au  ministre  le  19 
messidor  an  VI,  dans  lequel  Laon  et  Douai  sont  indiqués  comme  pourvus  d'écoles 
centrales.  Et  M.  A.  Duruy  dit  lui-même  au  haut  de  la  page  que  l'école  centrale  de 
l'Aisne  était  installée  dans  les  bâtiments  de  la  ci-devant  intendance  de  Soissons 
et  il  en  donne  deux  pages  plus  loin  la  situation  en  l'an  VI. 


LES  ÉCOLES  CENTRALES  39 

autre  professeur  de  Lille,  dout  le  souvenir  est  demeuré  popu- 
laire, Lestihoudois,  donne  un  Abrcgc  élémentaire  de  rHisloirc 
naturelle  des  animaujc [an  VII),  une  Botanographie  belgique  où 
il  affirme  que  la  méthode  analytique  est  le  moyen  le  plus  facile 
etle  plus  commode  pour  satisfaire  à  l'impatience  qu'ont  les  élèves 
de  connaître  les  plantes.  Il  a  tenté,  et  avec  succès,  croit-il,  de 
remplir  les  vœux  que  formait  J.-J.  Rousseau  pour  laccord  des 
nomenclatures. 

M.  Albert  Duruy  a  fait  connaître  la  situation  de  l'école  cen- 
trale de  Soissons  en  lan  VI  :  dessin,  vingt  élèves;  langues  an- 
ciennes, huit;  histoire  naturelle,  sept;  mathématiques,  sept; 
autres  cours,  zéro.  Nous  ne  connaissons  guère  que  de  nom  Mares- 
chal,  le  professeur  dliistoire,  dont  la  Décade  a  publié  une  lettre, 
où  il  réclame  «  qu'on  blanchisse  les  dortoirs  elles  salles  d'études  ». 
3Iais  le  jjrofesseur  de  grammaire  générale,  Benoni  Debrun,  est 
l'auteur  d'un  Cours  depsgchologie,  en  38:2 pages,  dont  la  première 
parti'\  consacrée  à  l'analyse  des  sensations  et  des  idées,  avait 
pour  but  de  modifier,  en  le  perfectionnant,  le  système  de  Con- 
dillac,  tandis  que  la  seconde  formait  un  traité  de  grammaire.  De 
Poiret,  le  professeur  d'histoire  naturelle,  la  Décade  insérait  une 
lettre  où  il  proposait  que  les  professeurs  fussent  payés  par  l'Etat. 
Il  obtenait,  en  l'an  VIII,  cent  quatre-vingts  sufi'rages  à  l'Institut, 
presque  autant  que  Kant,  et  faisait  paraître  des  Observations  sur 
la  tourbe  pyriteuse  des  environs  de  Soisso?is,  et  en  l'an  IX,  un 
travail  sur  les  Coquilles  fluviatiles  et  terrestres,  observées  dans 
le  département  de  V Aisne  et  aux  environs  de  Paris ^  dont  la 
Décade  donnait  un  extrait  (1).  Le  professeur  de  langues  an- 
ciennes des  Ardennes,  Grancher,  est  l'auteur  de  Poésies  annon- 
cées par  la  Décade.  L'administration  centrale  de  la  Somme  don- 
nait avis,  par  le  môme  journal,  que,  le  13  prairial  an  VII,  il  serait 
procédé  à  la  nomination  des  professeurs  de  législation  et  d'his- 
toire naturelle.  Bourgeois,  chargé  d'enseigner  la  grammaire 
générale,  faisait  paraître,,  en  l'an  IX,  une  Méthode  analytique 
pour  apprendre  la  langue  anglaise.  A  Bruxelles,  Rouillé  et 
Lesbroussart,  professeurs  de  belles-lettres  et  de  langues  an- 
ciennes, prononçaient,  en  l'an  VI,  le  discours  de  clôture.  La  Dé- 
cade, dont  le  rédacteur  avait  sous  les  yeux  les  discours  auxquels 
étaient  joints  des  procès-verbaux  et  des  relations,   trouve  que 

(1;  La  Décade  de  Taa  X  ,20  vend.)  dit  :  «  L'Ecole  jusqu'à  présent  peu  active  de 
boissons  vient  aussi  de  soumettre  uu  projet  de  règlement  au  Préfet,  n 


40  LES  IDÉOLOGUES 

«  rien  n'est  d'un  plus  heureux  présage  pour  l'avenir  ».  Rozin, 
professeur  cVliistoire  naturelle  à  la  môme  école,  est  l'auteur  d'un 
Essai  sur  l'étude  de  la  minéralogie  en  Belgique.  Loneux,  qui 
professe  à  Liège,  publie,  en  l'an  VIII,  une  Grammaire  générale 
appUquée'à  la  langue  française (3A0 pa^es).  Thomeret,  àMons, 
écrite  la  Décade  une  lettre  sur  un  article  du  nouveau  projet  de 
Code  civil  (30  floréal  an  IX).  Hang,  à  Maestriclit,  publie, en  1  vol. 
in-8,  des  Principes  de  droit  public  français.  Van  Hulthem,  pro- 
fesseur de  bibliographie  et  d'histoire  littéraire  à  Gand,  fait  pa- 
raître un  programme  qui,  «  si  l'on  juge  par  lui  de  toutes  les 
parties  des  études,  permet  d'affirmer  quelles  ne  laissent  rien  à 
désirer  ». 

A  l'Académie  actuelle  de  Nancy,  on  peut  rattacher  les  écoles 
centrales  de  Nancy,  de  Bar-sur-Ornain,  de  Metz,  de  Colmar,  de 
Strasbourg,  dÉpinal.Mongin,  à  Nancy,  donne  en  l'an  Wl,\xne  Phi- 
losophie élémentaire  :  «  Il  y  a,  dit  la  Décade  en  Tannonçant,  une 
espèce  de  courage  à  publier  aujourd'hui  sous  ce  titre  un  traité 
important  de  métaphysique  et  de  grammaire.  »  Un  autre  profes- 
seur de  la  même  école,  Willemet,  lit  à  la  Société  de  santé  de  Nancy 
un  Mémoire  pour  servir  à  l'histoire  naturelle  générale  des  in- 
sectes. Dans  la  Décade,  Dupont,  professeur  de  belles-lettres  de 
la  Meuse,  signale,  chez  Delille,  une  réminiscence  singulière  de 
l'abbé  du  Resnel.  La  bibliothèque  de  l'école  du  Bas-Rhin  est 
considérable  :  elle  contient  plus  de  cent  bibliothèques  recueillies 
dans  le  département  et  elle  est  riche  en  incunables.  Escher, 
professeui-  de  grammaire  générale,  y  fait  soutenir  des  Exercices 
publics  d'idéologie  et  de  logique.  Haussner  publie,  en  l'an  VII, 
sous  le  litre  de  A?iglo-Germanica,  cinquante  mille  phrases  tirées 
des  auteurs  anglais  et  traduites  en  allemand.  Butenschoen,  pro- 
fesseur d'histoire  dans  le  Haut-Rhin,  communiquait  à  la  Décade 
une  lettre  par  laquelle  il  faisait  connaître  que  Gall  se  servait  de 
son  immense  collection  de  crânes  pour  son  cours  de  craniologie, 
un  des  plus  intéressants  et  des  plus  instructifs  dont  peut-être 
jamais  docteur  se  soit  avisé.  «  II  excite,  disait-il,  puissamment  la 
curiosité  de  ses  nombreux  auditeurs...  il  assigne  à  chaque  faculté 
intellectuelle  et  à  chaque  passion  une  partie  du  crâne  »  (20  mess, 
an  IX).  Puis  il  essayait  de  montrer  (30  therm.),  en  citant  le  com- 
mentaire sur  les  Politiques  d'Aristote,  que  ce  n'est  pas  de  Ma- 
chiavel, accusé  souvent  d'avoir  été  le  professeur  de  tyrannie  de 
Robespierre,  mais  de  saint  Thomas  d'Aquin,  que  ce  dernier  a 


LES  ÉCOLES  CENTRALES  ^^l 

pris  des  leçons.  Enfin  il  denuuKle  qu'on  fasse  surtout  étudier  en 
grec  HoniCre  et  qu'on  prenne  pour  livie  éléuientaire  VAnabasc. 
Un  autre  professeur,  membre  de  l'Institut,  réclame  plus  lard  (20 
prair.  an  \I)  l'enseignement  du  grec  :  «  Abandonner,  dit-il, 
l'élude  du  grec  pour  celle  du  latin,  c'est  déserter  l'école  des 
maîtres  pour  celle  des  élèves.  »  «  Les  programmes  du  Haut- 
Hliin.  lit-on  tians  la  Décade  du  20  vendémiaire  an  \,  i)rouvent 
combien  chacun  des  professeurs  connaît  la  science  qu'il  enseigne, 
sait  en  perfectionner  les  méthodes  et  en  parler  le  langage.  Ils 
ont  divisé  tous  les  cours  en  six  classes;  l'élève  passe  de  l'une  ù 
l'autre  en  subissant  toujours,  pour  ce  passage,  un  examen  propre 
à  constater  qu'il  a  proiité  des  leçons  précédentes  et  peut  recevoir 
avec  fruit  celles  qui  vont  suivre.  Ils  ont  ajouté  aux  langues  an- 
ciennes renseignement  de  l'allemand  et  créé  un  pensionnat  qu'ils 
dirigent  eux-mêmes.  Ils  ont  adopté  les  dispositions  principales 
du  règlement  de  l'école  de  l'Oise  (1).  Les  élèves  devront,  autant 
que  possible,  avoir  une  année  au  moins  de  mathématiques  et  de 
physique,  avant  d'être  admis  au  cours  de  grammaire  générale, 
<(  cette  dernière  science  ayant  pour  base  les  principes  de  l'analyse 
auxquels  les  deux  autres  ollrent  de  continuelles  applications». 
Ajoutons  enlln  que  Godfroy,  professeur  de  grannnaire  générale 
dans  la  Moselle,  publiait  en  1797  un  Nouvel  Abréi/é  de  gram- 
maire /"raiiçaise  (12o  pages). 

Faisons  un  peu  [)lus  lapidement  le  reste  de  notre  tour  de 
France.  On  s'accorde  à  reconnaître  que  l'école  de  Besançon  jouit 
d'une  grande  prospérité  (2).  Droz,  le  professeur  le  plus  célèbre  et 
le  maître  de  Nodier,  membre  de  l'Académie  française  et  de  la 
seconde  Académie  des  sciences  morales  et  politiques,  fut  en  re- 
lations étroites  avec  D.de  Tracyet  Cabanis  (3)  «  un  de  ces  philo- 
sophes delà  Grèce  qui,  sous  de  verts  ombrages,  instruisaient  des 
'lisciples  avides  de  les  entendre.  »  Mais  il  convient  d'insister 
su»  une  école  voisine  dont  nous  savons  l'histoire  depuis  peu  de 
t^^jrps. 

L'école  centrale  du  Jura  fut  ouverte  le  2  floréal  an  V  dans 
les  bâtiments  du  collège  de  l'Arc.  La  bibliothèque  contenait 
15,000  volumes  ;  on  acheta  des  instruments  pour  le  cabinet  de 
physique,  des  modèles  et  des  bosses  pour  l'enseignement  du 

(1)  Cf.  p.  61. 

(2)  Albert  Duruy,  ouvi:  cité,  pp.  189,  192,  107. 

{3j  Saiutt-Beuve,  Lundis,  III,  ii«  édiUoa,  p.  171  et  ch.  vir,  §5. 


^*2  LES  IDÉOLOGUES 

dessin  ;  on  créa  un  jardin  botanique.  Trois  anciens  professeurs 
du  collège  royal,  Jantet,  Requet,  Rouhier,  furent  chargés  des 
mathématiques,  des  belles-lettres  et  de  la  bibliothèque.  Les 
autres  professeurs  étaient  Rosset  pour  le  dessin,  de  Sampans, 
ancien  médecin  à  Besançon,  pour  Thistoire  naturelle,  Stergue 
pour  l'histoire  ancienne  (1),  Dalloz  pour  la  physique  et  la  chimie, 
Abbey  pour  la  grammaire,  RoUin  pour  l'histoire,  Pierre-Ignace 
Bulle  de  Dôle,  plus  tard  président  du  tribunal  civil,  puis  député 
(1815),  pour  la  législation.  Génisset  de  Mont-sous  Vaudrey,  l'un 
des  chefs  du  parti  révolutionnaire  dans  le  Jura,  y  professa,  avant 
d'être  chargé  de  la  rhétorique  aulycée,  puis  delà  littérature  latine 
à  la  faculté  de  Besançon.  L'école  fut  florissante  :  «  Toutes  lespar- 
ties  de  l'enseignement,  disait  en  l'an  V  l'administration  centrale 
du  Jura,  sont  confiées  à  des  professeurs  dont  les  talents  égalent 
le  zèle,  le  dévouement  et  le  civisme.  Près  de  quatre  cents  élèves 
suivent  les  différents  cours  ;  ils  ont  déjà  fait  preuve,  dans  un  exer- 
cice public  (2),  de  progrès  rapides;  leur  exactitude  aux  leçons,  la 
douce  sollicitude  et  TaiOfection  complaisante  des  professeurs  pour 
les  élèves  leur  assurent  de  nouveaux  succès.  »  Lannéé  suivante, 
le  ministre  de  l'intérieur  écrivait  à  l'administration  centrale  qu'il 
était  satisfait  de  l'excellente  situation  de  l'école.  Fermée  en  1802, 
elle  avait  déjà  compté  parmi  ses  élèves  quelques-uns  des  hommes 
dont  les  Dôlois  conservent  avec  fierté  le  souvenir. 

De  même  il  faut  signaler,  dans  l'académie  actuelle  de  Dijon, 
l'école  centrale  d'Auxerre,  sur  laquelle  on  n'a  jamais,  que  nous 
sachions,  appelé  l'attention.  Les  exercices  publics  (3),  dont  nous 
donnons  quelques  extraits,  propres  à  montrer  ce  quêtaient  les 
cours,  prouvent  surabondamment  que  l'école  avait  des  pro- 
fesseurs tels  que  le  collège  actuel  n'en  a  guère  vu  de  meilleurs, 
et  des  élèves  dignes  de  leurs  maîtres.  Ces  élèves  lisaient 
la  Décade  et  quelquefois  critiquaient,  dans  des  lettres  fort 
sensées,  des  ouvrages  classiques  :  les  professeurs,  Dcville  ou 
Fontaine,  y  écrivaient  pour  annoncer  un  fait  intéressant  les 
naturalistes,  ou  pour  demander,  à  propos  de  la  traduction  d'un 

(1)  Ne  faudrait-il  pas  lire  langues  anciennes  ?  demanderons-nous  à  M.  Feuvrier 
(le  Collège  de  l'Arc  à  Dôle).  —  Sur  cet  excellent  ouvrage,  voyez  ce  que  nous  avons 
dit  dans  la  Revue  de  l'enseignement  secondaire  et  supérieur  [i.  IX,  229). 

(2)  Il  serait  à  désirer  que  M.  Feuvrier  retrouvât  et  publiât  cet  «  exercice  public  » 
qu'on  faisait  presque  toujours  imprimer.  Rien  n'est  plus  propre  que  de  tels  docu- 
ments à  nous  renseigner  sur  les  études  des  écoles  centrales. 

(3)  L'École  de  l'Yonne  [Décade  an  X)  a  ajouté  à  l'exercice  un  examen  général  et 
public  des  élèves  qui  a  duré  six  jours  entiers.  —  Voyez  appendice  I. 


LES  ECOLES  CENTRALES  43 

passage  de  Silius  Italiens  par  Cournaïul,  professeur  au  ColK'ge 
de  France,  qu'on  n'altérât  pas  la  langue  «  superbe  »  des  Racine, 
des  Voltaire,  des  Fénelon,  des  Rousseau,  des  Ruffon.  Un  élève 
de  l'école  centrale  de  la  Nièvre  donne,  de  l'épitaphe  latine  de 
Desaix,  une  traduction  en  prose  que  distingue  la  Décade. 

Ampère  fut  professeur  de  physique  et  de  chimie  à  Rourg  «  où 
il  trouva  assez  de  ressources  pour  les  différentes  expériences  » 
et  où  il  prononça  en  1801  un  discours  qui  contient  le  germe  et 
comme  une  première  ébauche  de  \  Essai  sur  la  philosophie  des 
sciences  (l").  A  Lyon  même  figurait,  parmi  les  professeurs  de 
l'école,  un  membre  de  l'Institut  dont  la  Décade  inséra  des  vers 
plus  intéressants  par  le  fond  que  par  la  forme  : 

Toi  de  qui  tout  est  né,  toi  de  qui  tout  dépend, 
Toi  qu'où  uoinme  Destin,  Nature,  Providence, 
Suprême  créateur  !  Dieu  très  bon.  Dieu  très  graml, 
Augmente,  aug-mente  eueor  le  bohiieur  de  la  France  ! 

A  Grenoble,  ReiTiat-Saint-Prix,  Gattel,  Dubois-Fontanelle, 
Villar,  membre  de  l'Institut,  enseignaient  l'histoire,  la  grammaire 
générale,  les  belles-lettres  et  l'histoire  naturelle.  Le  Lycée  des 
sciences  et  des  arts,  dont  ils  faisaient  partie,  et  qui  avait  en  cinq 
ans  (an  IX),  publié  cent  vingt  mémoires,  discours,  dissertations  ou 
pièces  détachées,  mit  au  concoiys  la  question  suivante  :  «  Quels 
sont  les  moyens  de  perfectionner  l'éducation  physique  et  morale 
des  enfants?»  et  reçut  treizemémoires.  Sur  le  rapport  deGattcl,le 
prix  est  décerné,  en  l'an  XI,  à  Perrier,  né  à  Villeneuve-sur-Yonne, 
et  employé  au  Rureau  de  la  guerre  à  Paris.  C'est  en  suivant  les 
cours  de  l'école  centrale,  dit  Sainte-Reuve,  que  Stendhal  com- 
mença à  se  former  et  à  s'émanciper.  Nous  savons  même  qu'il  en 
fut  un  des  plus  brillants  élèves  {i). 

AChambéry,  Raymond,  professeur  d'histoire,  public  en  l'an  IX 
un  ouvrage  de  la  Peinture  considérée  dans  ses  effets  sur  l'homme 
en  fjénéraf  puis  en  l'an  X  un  Essai  sur  V éducation  dans  V ordre 
social  et  son  application  à  Véducation,  mentionné  honorable- 
ment par  l'Institut.  A  Vaucluse,  Sabatier  de  Cavailloii  réclame 
des  vers  attribués  à  Voltaire  dans  la  Décade. 

(1)  Bertrand,  L'/i  Discours  inédit  de  André-Marie  Ampère.  (Annuaire  de  la  faculté 
des  lettres  de  Lyon;  3'  année,  Paris,  Lerou.v,  1885:  cf.  ch.  vu,  §  4.) 

(2)  Journal  de  Stendhal  publié  par  Stryienski  et  François  de  Mon,  p.  iv.  «  A  son 
premier  voyage  à  Paris,  il  écrivit  cela  avec  deux  /  dans  une  lettre  ofGcielle... 
M.  Pierre  Daru,  le  parent  et  le  protecteur  de  Beyle,  s'écria  :  Voilà  donc  ce  brillant 
humaniste  qui  a  remporté  tous  les  prix  dans  son  endroit  !  »  De  ce  jugement  il  résulte 
au  moins  que  l'on  faisait  de  bonnes  humanités  à  Grenoble.  Cf.  ch.  vu,  §  '6. 


44  LES  IDÉOLOGUES 

On  ne  conteste  guère  que  l'école  de  Montpellier  ait  eu  un  grand 
succès  (1).  M.  Albert  Duruy  a  cité  des  chiffres  qui  valent  la 
peine  d'être  rappelés.  En  l'an  VI  il  y  avait  soixante  élèves  en 
dessin,  trente  en  mathématiques,  vingt  en  histoire  naturelle, 
vingt-cinq  en  histoire,  vingt  en  langues  anciennes,  quinze  en 
législation,  quatre-vingts  en  physique  et  chimie,  quatre-vingts  en 
grammaire  générale.  Albisson  fut  présenté  par  l'Institut  pour  la 
section  de  législation.  Carney  publia  un  mémoire  sur  un  premier 
méridien  et  sur  lère  universelle  à  laquelle  il  se  lierait.  Drapar- 
naud  (2),  qui  semble  avoir  professé  tout  à  la  fois  l'histoire  natu- 
relle et  la  grammaire  générale,  est  candidat  à  la  section  d'idéo- 
logie contre  Prévost  etDegérando.  En  Tan  X,  quand  on  pouvait 
déjà  avoir  des  craintes  pour  la  liberté  politique  et  pour  le  ré- 
gime scolaire,  un  autre  professeur,  Guillaume,  prononçait  au 
li  juillet  un  discours  «  plein  d'énergie  et  de  chaleur,  dit  la 
Décade,  dans  lequel  il  rappelait  les  circonstances  mémorables 
qui  signalèrent  les  premiers  jours  de  notre  liberté  ». 

L'école  de  Perpignan  résistait  encore  en  l'an  X  à  tous  les 
motifs  de  découragement  :  chaque  année  elle  perfectionnait  ses 
méthodes,  étendait  la  sphère  de  l'enseignement  et  obtenait  des 
succès  plus  grands. 

Nous  nous  contenterons  de  rappeler  le  succès  incontesté  de 
l'école  de  Toulouse  (3),  et  les  publications  de  Chantreau,  profes- 
seur dans  le  Gers  (4).  Estarac  et  Baradère,  professeurs  de  gram- 
maire générale  à  Pau  (5)  sont  les  «  auteurs  d'excellents  cours  » 
qui,  lus  probablement  par  D.  de  Tracy,  firent  du  premier  un 
candidat  à  la  section  d'idéologie  en  même  temps  que  Lasalle, 
Prévost,  Degérando,  du  second  un  candidat  à  la  place  de  cor- 
respondant obtenue  auparavant  par  ce  dernier.  Daube,  pro- 
fesseur dans  les  Hautes-Pyrénées,  donne  un  Essai  d  Idéologie 

(1)  Albert  Duruy,  ouvr.  cité,  p.  189. 

(2)  Ch.  VII,  §  3. 

(3)  Albert  Duruy,  loc.cit. 

(4)  Un  Rudimenl  de  l'histoire  ou  Traité  complet  des  connaissances  qu'il  faut 
acquérir  avant  d'étudier  l'histoire  (an  VI),  une  Traduction  des  tables  chrono- 
logiques de  Blair,  un  Système  analytique  des  notions  qu'il  faut  acquérir  pour 
connaître  compl'etement  l'histoire  d'une  nation  et  le  plan  à  suivre  pour  l'écrire, 
des  Observations  sur  quelques  points  essentiels  de  l'Instruction  publique,  un 
Tableau  analytique  et  raisonné  des  matières  contenues  dans  tes  70  vol.  in-S  des 
Œuvres  de  Voltaire. 

(5)  La  Décade  du  20  pluviôse  an  VIII  indique  Estarac  comme  professeur  à  l'école 
des  Basses-Pyrénées  ;  celle  du  10  vendémiaire  an  IX  parle  de  Baradère  «  professeur 
de  grammaire  générale  à  Pau  ». 


LES  ÉCOLES  CENTRALES  45 

sur  lequel  nous  reviendrons  (1).  Canard,  professeur  de  nialhé- 
matiques  à  Moulins,  est  couronné  par  l'Institut  en  l'an  IX  ponr 
un  mémoire  qui  devint  les  Principes  d'économie  politique. 
Mathieu  de  Nancy,  professeur  de  physique  et  de  chimie  dans  la 
Corréze,  pubHe  chez  Janet-Lebrim  un  Dictionu/iire  des  rimes  et 
des  prononciations.  Lacoste  de  Plaisance,  professeur  dans  le 
Puy-de-Dôme,  est  l'auteur  d'Observations  sur  les  volcans  de 
l'Auvergne. 

Laissons  de  côté  l'école  de  Loir-et-Cher,  plus  iVéciiienlée, 
et  qui  a  de  plus  grands  succès  en  l'an  X,  à  cause  du  pensionnat 
qui  y  est  annexé;  celle  de  Périgneux,  à  côté  de  laquelle  se  trouve 
un  pensionnat  aussi  llorissant  qu'elle-même;  celle  de  Bourges 
qui,  organisée  depuis  l'origiiu*,  constamment  en  pleine  acli- 
vité,  voit  chaque  année  s'augmenter,  se  consolider  son  succès, 
(pii  fait  marcher  d'un  pas  égal  et  par  d'excellentes  méthodes,  les 
sciences  mathéinati(]ues,  physiques  et  morales  (2).  Mais  il  l'aul 
insister  sur  celles  de  Saint-Sever,  de  Rodez,  de  Cahors,  de  Niort, 
de  Saintes,  de  Tours,  sur  lesquelles  nous  avons  des  documents 
précis.  Elles  eurent  des  professeurs  et  des  élèves  dont  les 
noms  et  le  nombre  supportent  foi-t  bien ,  i)our  ne  pas  dire 
plus,  la  comparaison  avec  ceux  des  établissements  qui  leur  oui 
succédé. 

M.  Xambeu  n'a  trouvé  à  Sahit-Sever  aucune  pièce,  aucun  do- 
cument relatif  aux  cours  professés  à  l'école  centrale  et  au  nombre 
des  élèves  qui  les  suivaient.  L'école,  installée  le  1" messidor 
an  IV,  eut  pour  professeurs  Messier,  Morcau,  Maigné  ou  Magniez, 
Duplantier,  Dufour,  Bertrand,  Lubet-Barbon,  Lannelongue,  Bas- 
quiat  (3).  Moreau,  Magniez,  Bertrand,  qui  avaient  déjà  professé  à 
Aire,  puis  à  Saint-Sever,  le  naturaliste  Dufour,  pour  ne  parler  que 
de  ceux  sur  lesqiuds  nous  avons  des  renseignements  précis, 
semblent  avoir  été  suffisamment  préparés  à  enseigner  les  langues 
anciennes,  la  grammaire  générale,  l'histoire  et  l'histoire  natu- 
relle. L'école  fut  supprimée  le  11  floréal  an  X,  après  avoir  souf- 


(1)  Voyez  ch.  vin,  §  4. 

(2)  Décade,  20  vemltimiaire  an  X, 

(3j  .Moreau,  .MaL,'uiez,  Bertrand,  nous  écrit  M.  Xambeu  dans  une  note  quil  a  bien 
voulu  joindre  à  son  Histoire  du  Collège  de  Sainl-Sever,  étaient  venus  dans  les  Landes 
•en  1791,  envoyés  fde  Paris,  dit-on)  par  Tévèque  Saurine.  On  trouve  un  Lanneloni(ue 
parmi  les  bénédictins  de  Saint-Sever  qui  jurèrent  en  1791  fidélité  à  la  Constitution. 
Basquiat  était  de  Saint-Sever  où  sa  famille  a  tenu  un  rang  important;  le  D'  Dufour, 
célèbre  naturaliste,  était  médecin  à  Saint-Sever. 


/*C  LES  IDÉOLOGUES 

fert,  semble-t-il,  des  querelles  politiques  qui  provoquaient  trop 
souvent  des  changements  d'administrateurs  (1).  Mais  la  Dé- 
cade nous  apprend  en  outre  (20  vend,  an  Vil)  que  l'école 
centrale  dé  Saint-Sever  a  terminé  l'année  scolaire  par  des 
exercices  publics  dans  lesquels  les  élèves  «  dont  le  nombre 
a  presque  quadruplé  »  ont  fait  des  réponses  satisfaisantes. 

A  Rodez,  l'école  centrale  fut  inaugurée  le  16  mai  1796.  Il 
est  douteux,  dit  avec  raison  M.  Lunel,  qu'aucune  autre  école 
centrale  en  France  ait  pu  produire,  au  public,  le  jour  de  son 
ouverture,  un  pareil  ensemble  de  professeurs.  Bonnaterre 
était  chargé  de  l'histoire  naturelle,  Chalret,  de  la  chimie  et 
de  la  physique  expérimentale,  Clausol  de  Coussergues,  des 
belles-lettres,  Balsac,  de  la  législation,  Cabantous,  des  langues 
anciennes;  Monteil-Bellecombe  enseignait  l'histoire,  Fabre  la 
grammaire  générale,  Tédenat  les  mathématiques.  Fabre,  ancien 
doctrinaire  et  prociu"eur-gérant  au  collège  de  la  Flèche,  était 
alors  administrateur-  du  département.  Chalret  avait  composé 
un  traité  de  mathématiques  et  longtemps  enseigné  dans  l'uni- 
versité de  Toulouse.  Balsac  fut  plus  tard  chargé  d'une  chaire 
de  droit  à  Aix,  et  mourut  doyen  de  cette  faculté.  Monteil-Belle- 
combe est  l'auteur  d'une  Description  de  rAveyron,  dont  la 
Décade  annonça  l'apparition,  et  d'une  Histoire  des  Français  des 
divers  états  aux  XiP,  XV%  XVI%  XVIP  et  XVIIP  siècles  qui, 
publiée  grâce  à  la  générosité  délicate  de  Laromiguière  (2),  lo 
rendit  célèbre.  Clausel  de  Coussergues,  prédicateur  ordinaire  du 
roi  et  aumônier  de  la  duchesse  d'Angoulôme  sous  la  Restaura- 
tion, devint  évoque  de  Chartres.  Cabantous,  professeur  de  littéra- 
ture française  en  1824  à  la  faculté  de  Toulouse,  mourut  en  1840 
doyen  de  cette  faculté.  Quant  à  Tédenat  et  à  Bonnaterre,  ils 
étaient  déjà  célèbres  :  le  premier,  compris  parmi  les  associés  dès 
la  formation  de  l'Institut,  mourut  recteur  de  l'académie  de 
Nîmes  (3).  Le  second,  protégé  par  Raynal,  collabora  à  YEncy- 

fl)  Voyez  Xambeu,  ojiy/*.  c(7é,  p.  23.  — La  Décade  du  6  septembre  1797  annonce 
le  procès-verbal  dressé  par  l'administration  des  Landes  des  exercices  publics  qui 
ont  eu  lieu  à  Saint-Sever  à  la  clôture  de  l'année  scolaire  et  elle  njoute,  »  que  là, 
comme  dans  tous  les  départements,  les  jjrofesseurs  n'ont  pu  exercer  leur  louable 
ministère  qu'au  milieu  des  privations  de  tout  genre  », 

(2)  Voyez  notre  chapitre  sur  Laromiguière,  §  3. 

(3)  Il  publia  en  l'an  VH  des  Leeo/is  élémentaires  d'anthmétique  et  d'algèbre, Tpuis 
des  Leçons  élémentaires  de  géotnétrie  et  de  trigonométrie,  commamqua  à  l'Institut, 
la  démonstration  d'un  théorème  de  géométrie  sur  l'évaluation  de  la  solidité  de  la 
voûte  hémisphérique  de  Viviaui. 


LES  ÉCOLES  CENTRALES  47 

clopédie  méthodique  pour  quatre  toinos  cVornilhologio,  deux 
d'ophiologie,  deux  de  cétologie  et  un  d'astrologie.  Membre  de 
plusieurs  Académies,  il  est  cité  par  1).  de  Tracy,  par  Biran 
dans  son  premier  ouvrage,  comme  «  un  maître  sur  le  témoi- 
gnage duquel  il  aime  à  s'appuyer  »  (1). 

Aussi  l'école  de  Rodez  fut-elle  florissante  :  elle  compta  deux 
cent  quarante-huit  élèves  (an  VI),  trois  cent  vingt  et  un  (an  VII), 
trois  cent  quatre-vingt-six  ^an  X)  t^^j,  et  Fourcroy,  peu  disposé  à 
la  bienveillance  pour  les  écoles  centrales,  écrivait  au  préfet  de 
l'Aveyron  en  1802  que  la  situation  de  celle  de  Rodez  était  bril- 
lante. Il  faut  remar([uer  d'ailleurs  que  les  autorités  départemen- 
tales tirent  tout  ce  «pii  dépendait  d'elles  pour  assurer  le  succès 
du  nouvel  établissement.  Elles  assistent  à  l'inauguration,  aux 
exercices  publics  et  aux  distributions  de  prix  ;  elles  accordent 
des  encouragements  aux  professeurs  pour  des  publications,  des 
recherches,  des  fouilles  de  monuments  celtiques.  Elles  com- 
mencent la  collection  dite  OEiiiTes  des  auteurs  ?ics  dans 
rAcei/ron,  réorganisent  la  bibliothèque,  forment  un  jardin  d'his- 
toire naturelle  et  mettent  à  la  disposition  de  l'école  les  objets  de 
l'ancien  cabinet  de  physique  et  de  chimie  du  collège. 

L'école  de  Cahors  fut  une  des  premières  organisées.  Dès  l'an  IV 
Rouziès,  qui  avait  enseigné  dans  les  collèges  et  «  qu'un  goût 
naturel  avait  ai)pelé  de  bonne  heure  vers  le  genre  d'enseigne- 
ment adopté  depuis  peu  »,  était  nomme  professeur  de  gram- 
maire générale.  Agar,  plus  tard  confident  de  Murât,  comte  de 
Mosbourg  et  pair  de  France,  était  chargé  d'enseigner  l'anglais  et 
l'italien,  puis  les  belles-lettres.  Poncet-Delpech  et  ensuite  Rivière 
professaient  la  législation.  La  Décade  publiait  en  1796  un  extrait 
du  discours  prononcé  par  Poncet  à  l'ouverture  de  son  cours,  et 
Rivière  faisait  soutenir  publiquement,  par  ses  élèves,  une  discus- 
sion sur  les  institutions  du  droit  civil  français  (3).  Les  hommes 
choisis  étaient,  dit  M.  Baudel,  des  esprits  d'élite  et  des  profes- 

(l)  Biran  parle  de  la  Notice  historique  sur  le  Sauvar/e  de  l'Aveyron  et  con- 
sidère à  tort  l'auteur  comme  professeur  de  grammaire  générale.  (Cousin,  I, 
p.  39.) 

(2j  II  faut  remarquer,  avec  M.  Lunel  {Histoire  du  Collèr/e  de  Rodez,  1881)  auquel 
nous  empruntons  la  plupart  de  ces  détails,  que  le  nombre  des  élèves  du  Ijcée  était 
de  cent  soixante-trois  en  1811  et  de  trois  cent  vingt-quatre  en  1880.  Jamais  rétablis- 
sement n'a  été  aussi  prospère,  à  ce  point  de  vue,  qu'en  l'an  X;  cf.  Appendice  IL 

(3)  Il  serait  à  désirer  que  M.  Baudel,  proviseur  du  lycée  d'Albi,  qui  a  donné  des 
notes  et  documents  fort  intéressants  sur  récole  centrale  du  Lot,  publi.U  les  vingt 
pages  de  questions  que  comprend  cet  «  Exercice  [)ublic  ».  —  Voyez  outre  l'ouvrage 
de  Baudel,  la  Décade  des  20  brumaire  an  VI,  20  vendémiaire  an  X,  etc. 


48  LES  IDÉOLOGUES 

seurs  éminents.  »  En  l'an  VI  l'école  comptaiL  cent  huit  élèves 
dont  trente  suivaient  le  j  cours  de  grammaire  générale.  Les 
professeurs  s'étaient  tracé  un  plan  général  d'études  et  avaient 
réclamé  renseignement  des  arts  mécaniques  en  se  mettant  sous 
le  patronage  de  Rousseau:  «  Emile,  disaient-ils,  sois  notre  modèle  ! 
quel  père  de  famille  ne  serait  pas  enorgueilli  d'avoir  un  fils  qui 
te  ressemblât?  »  En  l'an  VII  il  y  a  cent  vingt-huit  élèves,  dont 
vingt  au  cours  de  grammaire  générale.  Ladministration  dépar- 
tementale pouvait  répondre  que  l'école  était  florissante  et  qu'il 
ne  lui  manquait  que  le  professeur  de  langues  vivantes.  Dès  l'an 
VIIÏ,  le  conseil  général  lui  est  hostile.  Cependant  elle  comptait 
deux  cent  trois  élèves  en  l'an  X.  La  Décade  constatait  que  c'était 
une  des  écoles  les  plus  fréquentées,  que  les  succès  répondaient 
au  zèle  et  aux  talents  des  professeurs,  mais  ajoutait  quelle  avait 
été  en  hutte  à  des  attaques  qui  «allaient  jusqu'à  l'indécence  ». 
En  l'an  XI,  l'école  a  encore  cent  quatre-vingt-quatre  élèves.  Ses 
professeurs,  qui  avaient  donné  leur  adhésion  complète  à  la  Révo- 
lution, furent  obligés  .de  renoncera  l'enseignement. 

Un  admirateur  de  Royer-Collard  écrivait  en  18i8  (1)  dans  une 
notice  sur  Mazure,  inspecteur,  recteur  d'Angers  sous  lEmpire, 
inspecteur  général  sous  la  Restauration,  qu'en  1796  un  jnouve- 
ment  remarquable  s'opérait  dans  les  esprits,  que  les  écoles  cen- 
trales devinrent  en  peu  de  temps  un  foyer  de  lumières,  que  «  la 
foule  se  pressait  autour  de  ces  chaires  nouvellement  érigées  ». 
Il  ajoutait  que  M.  Mazure,  dont  le  témoignage  ne  saurait  être 
suspect,  rappelait  avec  plaisir  et  comme  une  singularité  de 
l'époque,  la  pompe  extraordinaire  qui  accompagnait  les  solen- 
nités de  l'école  centrale  et  les  hommages  universels  dont  lui- 
même  fut  l'objet,  lorsque,  adolescent,  mais  poète  lauréat,  il  se 
vit  le  héros  d'une  fête  municipale  (2). 

M.  Xamheu  a  exposé  d'une  façon  précise  l'organisation  de 
l'école  centrale  de  Saintes.  Elle  avait  comme  professeurs  :  Jupin 
(langues  anciennes),  Jacquin  (histoire),  Delusse  (dessin),  Van- 
derquand  (grammaire  générale),  Villebrune  (histoire  naturelle), 
Forget  (belles-lettres),  Lesueur  (mathématiques),  Métivier  (légis- 
lation), Méaume  (physique  et  chimie),  Muraire  ibibliothécaire). 


(1)  L(/cée,  IV,p.  473. 

(2)  Le  20  décembre  1797,  la  Décade  aonouce  V Almanach  des  Muses  de  l'École 
centrale  du  département  des  Deux-Sèvres,  «  recueil  des  meilleures  productions  eu 
vers  et  en  prose  des  élèves  du  professeur  de  belles-lettres  ».  Cf.  appendice  III. 


LES  ÉCOLES  CENTRALES  49 

Ouverte  le  oO  frimaire  an  VI,   elle  fut  fermée  à  la    fin   de 
raiinée   scolaire   1801-180:2.  Jupiii  avait   été  sous-priiieipal  et 
principal  du  collège  ;  Forget,  professeur  de  seconde,  sous-prin- 
cipal,  puis  professeur  de    philosophie.  Delusse  fut  plus  lard 
directeur  de  l'école  municipale  de  dessin  et  conservateur  du 
musée   d'-Vngers,    Méaume   inspecteur  d'académie  à  Amiens, 
Lesueur  professeur  de  navigation  à  Rochefort,  Métivier  profes- 
seur de  procédure  civile  à  Poitiers.  Vanderquand,  prêtre  comme 
Jacquin,  appartient  à  une  famille  dorigine  hollandaise,  dont  les 
descendants   occupent  aujourtlhui  encore   des  situations  fort 
honorahles  à  Saintes  et  dans  les  environs.  Villehrune  (1),  doc- 
teur en  médecine,  avait  étudié  tous  les  idiomes  connus  de  l'Eu- 
rope et  de  l'Asie.  Conservateur  de  la  Bibliothèque  nationale  et 
professeur  de  littérature  grecque  au  Collège  de  France,  il  avait 
été  destitué  parle  Directoire  pour  avoir  écrit  que  la  France  avait 
besoin  d'un  chff.   Les  programmes  qu'a  réunis  M.  Xambeu  et 
dont  nous  donnons,  en  appendice,  quelques  citations,  montrent 
que  les  professeurs  avaient  utilisé,  pour  l'enseignement  nouveau, 
leurs  connaissances  antérieures.  Celui  du  professeur  de  gram- 
maire générale,  dont  le  cours  est  conservé  à  la  bibliothèque  de 
Saintes  et  qui  voit,  comme  D.  de  Tracy,  dans  la  science  qu'il 
cultive,  «  l'histoire  naturelle  de  la  pensée  >,  mérite  tout  particu- 
lièrement d'attirer  l'attention  (2).  Ceux  de  langues  anciennes  et 
d'histoire  sont  tels,  qu'après  les  avoir  parcourus,  on  sera  disposé 
à  mettre  en  doute  plus  d'une  assertion  d»'s  adversaires  passion- 
nés des  écoles  centrales.  Aussi  n'est-il  pas  étonnant  que  iestime 
publique  ait  entouré  les  professeurs  dont  le  dévouement  et  la 
science  assurèrent  le  succès  de  l'école  3  . 

((  L'école  de  Tours,  disait  en  l'an  X  la  Décade,  eut  vingt-quatre 
élèves  la  première  année;  elle  en  a  maintenant  cent  soixante, 
quoiqu'elle  soit  environnée  des  grands  établissements  delà  Flè- 
che, Pontlevoix,  Vendôme.  »  Organisée  en  179G,  elle  eut,  comme 
professeurs,  Saint-Marc  Corneille  pour  la  grammaire  générale, 
Leroux,  puis  Baignoux  et  Veau-Delaunay  pour  la  législation  et  la 
morale,  Dreux  pour  l'histoire.  Veau-Delaunay  avait  traduit  un 

(1)  H  est  r auteur  de  nombreux  ouvrages  et  traductions  d'ouvrages  de  médecine, 
auxquels  il  faut  joindre  les  traductions  dWtliéuée,  du  Manuel  d'Épictète,  du  Tableau 
de  Cébes. 

(2)  Voyez  Xambeu,  Histoire  du  Collège  de  Saintes,  2"  fascicule,  Saintes,  1886,  et 
Appendice  IV. 

(3)  Xambeu,  p.  72. 

PiCAVET.  * 


50  LES  IDÉOLOGUES 

ouvrage  de  Priestley  (An  essay  on  the  first  principles  of  go- 
vernment,  and  on  the  nature  ofpolitical,  civil  and  religions 
Liberty),  commencé  une  traduction  de  Beccaria  et  il  publia  des 
Recherches' sur  les  moyens  de  donner  une  îiouvelle  activité  à 
r étude  de  la  langue  et  de  la  grammaire  latine.  Le  programme 
de  grammaire  générale  ou  plutôt  la  série  de  questions  posées  à 
l'examen  public  en  l'an  VIII,  le  Tableau  analytique  du  cours 
de  morale  et  de  législation  que  nous  publions  en  appendice 
prouvent  que  les  professeurs,  auxquels  en  l'an  VII  on  n'attribue 
que  trois  et  sept  élèves  (1)  n'étaient  pas  inférieurs  à  la  tâche  qui 
leur  était  confiée.  Et  il  semble  bien  aussi  que  les  élèves  savaient 
mettre  à  profit  les  leçons  de  leurs  maîtres,  puisque  la  Décade 
publiait,  en  l'an  VIII,  une  traduction  en  vers  français  faite  par 
l'un  d'eux  de  lépitaphe  latine  de  Desaix. 

La  région  qui  s'étend  de  Nantes  à  Cherbourg  devrait,  en  raison 
même  des  événements  dont  elle  a  été  le  théâtre,  nous  présenter 
des  résultats  moins  satisfaisants.  Cependant  nous  savons  que 
les  maîtres  de  Vannés  furent  admirablement  choisis.  Le  profes- 
seur de  dessin,  Jamet  de  Kergouët,  était  greffier  du  tribunal  civil, 
et  qui  mieux  est,  un  artiste  et  un  homme  de  goût.  Aubry,  qui 
enseignait  lliistoirc  naturelle,  était  un  docteur  de  Montpellier, 
médecin  en  chef  de  Ihôpital  militaire  de  Vannes,  président  du 
district  en  1793  et  membre  du  directoire  du  district  en  l'an  III. 
Il  a  laissé,  entre  autres  ouvrages,  un  Essai  de  flore  morbihan- 
naise,  Lamy-RouUet,  qui  enseignait  les  lettres  anciennes,  avait 
été  élève  de  l'université  de  Paris,  directeur  de  l'école  polyso- 
phique  de  Nantes  et  envoyé  à  l'École  normale.  Il  s'était  présenté 
aux  administrateurs  avec  des  recommandations  ou  des  certi- 
ficats de  Gail,  de  Ginguené,  de  Champagne,  de  Dumouchel,  etc. 
Yzarn,  en  physique,  avait  professé  à  Cahors,  puis  suivi  des  cours 
de  Chaptal,  de  Libes,  de  Fourcroy.  Il  présentait  une  attestation 
des  membres  de  l'Institut,  Fourcroy,  Ventina,  Parmentier,  qui  le 
déclaraient  «  très  capable  de  remplir  les  fonctions  qu'il  sollici- 
tait ».  Arrachard  enseignait  la  grammaire  générale:  ancien  pro- 
fesseur de  rhétorique  dans  l'Eure,  il  avait  un  certificat  de  Gail. 
Le  Fortier,  élève  de  Louis-le-Grand,  maître  de  rhétorique  au 
collège  du  Plessis,  reçu  à  l'école  de  santé  et  médecin  aux  armées 
pendant  quelque    temps,  était  recommandé   par  Champagne, 

(1)  Il  faut  corriger  le  tableau  donné  par  M.  Albert  Duruy,  avec  les  indications  que 
nous  a  fournies  la  Décade.  Cf.  Appendice  V. 


LES  ÉCOLES  CENTRALES  51 

membre  de  l'Iiistitiit  et  directeur  de  Louis-le-Grand,  devenu  l'In- 
stitut central  des  Boursiers  de  TÉgalité.  Après  avoir  lu  le 
discours  prononcé  en  l'an  VI  à  l'ouverture  du  cours  de  belles- 
lettres  parce  u  littérateur  qui  lui  était  complètement  étranger  », 
la  Décade  aflirmait  que  les  départements  renferment  des  talents 
capables  de  former  «  l'esprit  de  la  jeunesse  dans  les  lettres  et  la 
philosophie,  qu'il  ne  faut  pas  tant  désespérer  de  l'instruction 
publique  qu'on  le  fait  quelquefois  ».  Lalande  enseignait  l'histoire, 
après  avoir  fait  de  brillantes  études  au  collège  dllarcourt  et  à 
l'École  polytechnique.  En  malhémati(iues  se  trouvait  Marot  qui 
avait  obtenu  deux  prix  à  l'Académie  des  sciences  (1).  L'école  eut 
cent  soixante-trois  élèves  en  l'an  VI,  cent  treize  en  l'au  VII, 
soixante-huit  en  l'an  VIII,  et  fut  fermée  en  l'an  XI. 

La  Décade  insère  des  lettres  de  Bucquet,  professeur  d'histoire 
naturelle  dans  la  3Iayenne  (10  frimaire  an  VIII),  à  propos  d'un 
feu  de  bruyère  pris  pour  un  volcan  entre  Fougères  et  Vitré  ;  de 
Lemaout,  professeur  dans  les  Côtes-du-Nord,  sur  une  secousse 
•de  tremblement  de  terre  ;  de  Villier,  en  Maine-et-Loire,  sur  la 
navigation  iutérieure.  A  l'école  de  Rennes,  Lanjuinais  ensei- 
gnait la  législation,  Mainguy,  bibliothécaire  en  chef,  professeur 
de  bibliographie  et  d'histoire  littéraire,  prononçait,  comme  pré- 
sident de  l'Institut  de  Rennes,  un  discours  sur  les  Académies 
des  différents  siècles  et  des  différentes  nations  de  l'Europe. 

L'école  centrale  de  Rouen  fut  installée  à  la  place  du  collège 
et  du  séminaire  de  Joyeuse  au  commencement  de  1796.  Parmi 
les  professeurs,  Bignon,  qui  enseignait  la  grammaire  générale, 
avait  été,  de  1791  à  1794,  le  principal  du  Collège  royal  ;  parmi  les 
élèves  se  trouvait  le  futur  physicien  Dulong  (2).  Des  documents 
publiés  récemment  par  M.  A.  Gautier,  il  résulte  que  le  professeur 
de  physique  et  de  chimie  expérimentales  manquait  des  moyens 
matériels  nécessaires  à  son  enseignement.  Les  traitements  n'é- 
taient point  payés  régulièrement;  il  y  avait  eu  en  l'an  VII  une 
augmentation  sensible  dans  le  nombre  des  élèves,  mais  ceux- 
ci  refusaient  de  recevoir  des  prix  dans  les  cérémonies  «  en  mai- 
quant  par  là  une  sorte  de  mépris  insultant  pour  tout  ce  qui  tient 
à  la  République  »  (3).  Cependant  la  Décade,  qui  possédait  les 


(1)  Mauricet,  V École  centrale  du  Morbihan.  {^Rev ,  de  l'enseirpiemenl  secondaire 
.et  supérieur,  l^r  juin  1889.) 

(2)  A.  GauUer,  le  Collège  de  Rouen,  aujourd'hui  lycée  Corneille.  Paris,  1876. 

(3)  Revue  de  l' Enseignement  secondaire  et  aupérieur,  t.  IV,  188j-8C. 


52  LES  IDEOLOGUES 

procès-verbaux  et  les  relations  de  clôture  des  écoles  centrales 
en  l'an  VI,  qui  cite  les  discours  prononcés  à  Rouen  parDelaislre 
et  Ducastel,  professeur  de  législation,  ajoute  :  «  Rien  n'est  plus 
touchant,  rien  n'est  d'un  plus  heureux  présage  pour  l'avenir.  » 
Et  quatre  ans  plus  tard,  elle  mentionne,  parmi  les  membres  de 
la  Société  d'émulation  de  Rouen,  Auber  et  Guersant,  professeurs 
à  l'école  centrale. 

Dans  la  Décade  encore,  nous  lisons  des  lettres  de  Robinet,  pro- 
fesseur à  Avranches,  sur  les  principes  de  NeAvton,  la  lumière  et 
les  couleurs  ;  du  professeur  de  belles-lettres  de  l'Orne,  qui  signale 
un  plagiat  de  Corneille  à  l'égard  de  Malherbe.  A  Caen,  le  profes- 
seur d'histoire  naturelle  traite  de  météorologie,  de  minéralogie,  de 
botanique,  de  zoologie  ;  celui  de  langues  anciennes  «  emploie  le 
moins  possible  les  méthodes  métaphysiques  »  et  s'adresse  aux 
auteurs,  à  Homère  {Iliade,  I),  à  Horace  (Odes)  et  h  Tacite  [Vie 
d'Afji'lcola).  En  mathématiques,  on  aborde  les  équations,  l'appli- 
cation de  l'algèbre  à  l'aritiimétique  et  à  la  géométrie,  la  statique. 
En  physique  et  chimie,  en  grammaire  générale,  les  progranjmes 
ne  manquent  ni  d'ampleur,  ni  de  sens  pratique.  Celui  de  légis- 
lation mérite  d'être  cité  en  en  lier  : 

1"  Éléments  du  droit  naturel,  puisés  dans  l'examen  de  la  na- 
ture de  l'homme  et  de  ses  facultés,  et  fondés  sur  son  intérêt  et 
le  désir  invincible  qu'il  a  d'être  heureux. 

2"  Application  de  ces  principes  à  l'organisation  du  corps  poli- 
tique, au  droit  public,  intérieur  et  extérieur,  c'est-à-dire  le  droit 
civil,  criminel,  l'économie  poHtique  et  le  droit  des  gens  ou  des 
nations  (1). 

Mais  dans  cette  région,  c'est  surtout  l'École  centrale  de  l'Eure 
qui  mérite  d'être  signalée.  Le  20  prairial  an  VII,  la  Décade  con- 
state que  le  mouvement  imprimé  à  l'Instruction  publique  par  le 
ministre  de  l'intérieur  se  comnumique  aux  départements  mômes 
qui  avaient  montré  jusque-là  le  moins  d'empressement  et  elle 
annonce  l'inauguration  de  l'école  de  l'Eure,  pour  laquelle  on 
avait  rassemblé  «  les  bustes  de  Rrutus,  de  Guillaume  Tell,  de 
Rousseau  et  de  Voltaire.  Elle  eut  lieu  au  son  des  cloches  et  au 
bruit  du  canon   »  (2).  En  l'an  IX,  les  professeurs  de  l'école 

(l)  A.  Bénet,  École  centrale  du  Calvados,  exercice  public  el  distributioji solen- 
nelle des  prix,  au  VII  [Revue  de  l'Enseignement  secondaire  et  supérieur,  \,  213). 

{■2)  Revue  de  l'Enseiç/nement  secondaire  et  supérieur,  V,  p.  550.  Procès-verbal 
de  la  célébration  de  la  fêle  de  la  jeunesse.  Il  est  regrettable  que  la  Revue  n'ait  pas 
publié  «  les  discours  fort  intéressants  >>  qui  y  furent  prononcés. 


LES  ÉCOLES  CENTRALES  33 

prennent  sur  leurs  traitements  les  sommes  nécessaires  pour 
rentretien  de  six  élèves  dont  les  pensions  avaient  été  suppri- 
mées. En  l'an  X,  l'école  voit  progressivement  accroître  sa  con- 
sistance et  ses  succès  :  elle  organise  les  excursions  de  vacances 
pour  les  élèves  couronnés  ou  mentionnés  honorablement.   Un 
chariot  porte  le  bagage  et  les  tentes  destinées  au  campement  ; 
on  fait  halte  dans  un  emplacement  communal;  on  dresse  les 
tentes.  La  petite  troupe  qui  a  marché  jusque-là   comme  une 
compagnie  de  soldats,  se  répand  autour  du  camp,   les  natura- 
listes avec  leurs  boîtes,  leurs  outils  et  leurs  sacs,  les  géomètres 
avec  leurs  instruments  d'arpentage,  les  géographes  avec  ce  qu'il 
leur  faut  pour  lever  des  plans  exacts  et  dresser  des  cartes  topo- 
graphiques ;  les  historiens  interrogent  les  habitants  des  villages 
sur  l'origine  du  lieu,  les  événements  qui  s'y  sont  accomplis,  les 
hommes  remarquables  qui  y  sont  nés  ou  y  ont  vécu,  et  rédigent 
ensuite  chacun  à  sa  manière,  ces  matériaux  historiques.  «  Nous 
voudrions,  disait  avec  raison  Ginguené,  que  cette  ingénieuse 
institution  fût  plus  connue  et  qu'elle  fût  adoptée  dans  les  autres 
écoles  centrales  (1).  » 

On  voit  s'il  est  juste  de  dire,  après  avoir  ])arcouru  cette  es- 
quisse où  nous  avons  laissé  de  côté  Paris  et  les  écoles  voisines, 
qu'on  n'apprenait  guère  dans  la  plupart  des  classes,  dites  de 
langues  anciennes,  que  les  éléments  du  latin;  que  l'enseigne- 
ment de  la  grammaire  générale,  delhistoire,  de  la  législation  et 
des  belles-lettres  était  à  peu  près  nul  ;  que  si  les  écoles  centrales 
avaient  duré,  elles  auraient  peut-être  formé  des  générations 
sachant  très  bien  le  dessin  linéaire,  mais  qu'il  est  au  moins  dou- 
teux qu'elles  eussent  produit  beaucoup  de  savants  et(leleltrés(2). 

Quelques  indications  sur  les  écoles  de  l'Académie  de  Paris, 
une  revue  rapide  de  l'Université  impériale  nous  permettront  de 
voir  plus  exactement  quel  degré  de  prospérité  avait  acquis  l'en- 
seignement nouveau,  avec  quelle  énergie  il  fut  défendu,  com- 
ment des  relations  tendaient  à  s'établir  entre  tous  ceux  qui 
étaient  chargés  de  le  donner  et  enfin  qu'il  n'était  pas  inférieur 
à  celui  par  lequel  on  le  remplaça. 

C'est  le  8  prairial  an  IV  qu'eut  lieu  l'ouverture  des  écoles  cen- 
trales de  la  Seine  :  Garât,  membre,  avec  Lagrange  et  Laplace,  du 
jury  d'instruction  publique,  parla  d'abondance  et  fort  bien.  A  la 

(n  Décade,  20  vend,  an  X. 

(2)  Albert  Duruy,  op.  cil.,  p.  196,  197. 


5i  LES  IDÉOLOGUES 

rentrée  du  1"  brumaire  an  V,  Joubert,  Déparcieux,  Fontanes, 
Lenoir-Larocbe,  prononçaient  des  discours.  La  distribution  des 
prix  eut  lieu  le  27  thermidor  :  deux  écoles  sur  cinq,  celles  du 
Panthéon  et  des  Quatre-Nations,  étaient  en  activité.  Le  président 
du  département  (on  était  à  la  veille  du  coup  d'État  de  fruc- 
tidor), fit  l'éloge  des  anciennes  études  et  de  leur  vénérable 
mère  l'Université  de  Paris,  «  lille  des  rois  ».  Boisjolin  lut  le  rap- 
port qui  rendait  compte  des  travaux  scolaires  et  de  la  méthode 
suivie  par  les  professeurs  ;  Mentelle  et  Sélis  proclamèrent  les  prix. 
Le  29  et  le  30  thermidor  avait  lieu  l'examen  des  élèves  de  Seine- 
et-Marne  qui  donnait  «  les  résultats  les  plus  satisfaisants  et  les 
plus  surprenants  »,  Deux  mois  plus  tard,  Mentelle  dans  des 
Considérations  sur  les  Ecoles  primaires  et  centrales  «  étran- 
gères aux  divers  cultes  religieux  »,  réclamait  que  l'enseignement 
fût  dirigé  surtout  vers  la  science,  les  devoirs  et  les  mœurs,  que 
les  instituteurs  publics  devinssent  des  officiers  de  morale  et 
remplissent  même  dans  les  campagnes  quelques-unes  des  fonc- 
tions bienfaisantes  auxquelles  les  ministres  du  culte  étaient 
autrefois  appelés.  Au  1"  brumaire,  une  troisième  école,  celle 
de  la  rue  Antoine,  s'ajoutait  aux  deux  ouvertes  en  l'an  IV. 
A  la  distribution  des  prix  du  27  thermidor  an  VI,  il  y  avait  un 
discours  de  Joubert,  président  du  département.  Millin  rendait 
compte  du  cours  d'études.  On  donnait  en  prix,  pour  la  grammaire 
générale,  Locke,  Condillac,  Dumarsais,  Court  de  Gébelin,  de 
Brosses,  Harris  ;  pour  la  législation  et  la  morale,  la  Politique 
d'Aristote,  traduite  par  Champagne,  Cicéron,  Montesquieu,  Bec- 
caria,  Rousseau,  Filangieri,  d'Holbach,  Saint-Lambert,  Smith. 
Dans  les  trois  écoles  de  Paris,  les  cours  des  trois  sections  sont 
suivis  dès  l'ouverture  «  avec  affluence  ».  La  Décade^  qui  nous 
fournit  ces  renseignements,  rappelle  que  la  tin  de  l'an  VI  a  pré- 
senté un  tableau  digne  du  siècle,  qui  a  perfectionné  l'esprit 
humain  et  préparé  le  plus  grand  bonheur  des  peuples. 

François  (de  Neufchàteau),  ministre  de  l'Intérieur,  établit  un' 
Conseil  d'instruction  publique,  chargé  d'examiner  les  livres  élé- 
mentaires, imprimés  ou  manuscrits,  les  cahiers,  les  vues  des- 
professeurs, et  occupé  sans  cesse  des  moyens  de  perfectionner 
l'éducation  républicaine.  Palissot  et  Domergue,  Daunou,  Garât, 
Jacquemont,  Le  Breton,  plus  tard  Destutt  de  Tracy  (1),  Lagrange 

(1)  Voyez  ch.  vu,  g  3, 


LES  ÉCOLES  CENTRALES  53 

et  Darcet  constituaient  ce  Conseil,  aussi  intelligemment  composé^ 
que  tous  ceux  que  nous  avons  tus  depuis. 

La  Décade  rappelle  qu'on  a  établi,  pour  Tan  VU,  un  concours 
entre  toutes  les  classes  de  toutes  les  écoles  et  que  les  amis  des 
lettres  ont  dû  se  féliciter  des  résultats  qu'ont,  en  général,  pré- 
senté les  exercices  publics  à  la  fin  de  l'année  précédente.  Le  30 
messidor,  elle  insère  une  Ode  en  vers  latins  d'un  élève  du  Pan- 
théon et  constate  que  l'étude  des  langues  anciennes  n'est  pas 
aussi  négligée  qu'on  pourrait  le  croire.  La  distribution  des  prix 
a  lieu  en  présence  du  jury  d'instruction  publique,  comprenant 
Lagrange,  Laplace  et  Chénier.  Duhamel,  professeur  de  gram- 
maire générale  au  Panthéon,  traite  de  «  l'esprit,  du  caractère  et 
des  résultats  de  l'instruction  publique  perfectionnée.  »  La  ren- 
trée est  caractérisée  par  un  discours  de  Lecoutculx  qui  loue 
Baudin  «  mort  pour  n'avoir  su  résister  à  la  joie  imprévue  que 
lui  a  causée  la  nouvelle  de  l'arrivée  de  Bonaparte  »,  et  par  celui 
de  Mahérault  qui  fait  l'éloge  de  Déparcieux. 

On  s'aperçoit  bien  vite,  après  le  18  brumaire,  que  les  écoles 
centrales,  comme  toutes  les  autres  institutions  de  la  Bévolution, 
sont  menacées  et  sur  le  point  d'être  détruites. 

Dans  la  Décade  du  20  messidor  an  VIIT,  un  professeur 
demandait  au  gouvernement  de  modifier,  de  perfectionner 
ces  établissements,  mais  non  de  les  détruire.  «  Les  écoles 
centrales,  disait-il,  sont  une  institution  philosophique  et  digne 
du  xviii°  siècle  à  plusieurs  égards;  cependant  l'instruction  n'y 
a  pas  assez  d'ensemble  et  d'unité.  La  loi  a  réglé  ce  qu'il  faut 
y  enseigner,  elle  n'a  pas  dit  comment  il  faut  l'enseigner.  Il  fau- 
drait, sans  supprimer  aucune  science,  sans  déplacer  aucun  pro- 
fesseur, établir  un  plan  d'instraction  qui  réunît  les  avantages 
de  l'ancien  et  du  nouveau  système.  On  pourrait  charger  six 
professeurs  d'enseigner,  concurremment  avec  le  latin,  l'un  la 
mythologie,  le  second  l'histoire  ancienne,  le  troisième  l'histoire 
moderne,  le  quatrième  la  morale  naturelle,  le  cinquième  les 
belles-lettres,  le  sixième  la  grammaire  générale.  On  proscrirait, 
dans  les  trois  ou  quatre  premiers  cours,  l'usage  barbare  des 
thèmes,  on  se  bornerait  pour  le  latin,  comme  pour  l'anglais, 
l'italien,  l'allemand,  à  la  traduction  et  à  l'explication  des  au- 
teurs. On  étudierait  la  langue  française,  non  dans  des  grammaires 
sèches  et  rebutantes,  mais  dans  les  Provinciales  de  Pascal,  les 
Oraisons  funèbres  de  Bossuet,  les  Mondes  de  Fontenelle,  les 


o6  LES  IDÉOLOGUES 

'écrits  choisis  de  Voltaire,  de  Rousseau,  de  Boileau,  de  Racine. 
Le  jeune  homme,  en  sortant  des  écoles  centrales,  n'aurait  pas 
toutes  les  connaissances  possibles,  mais  il  aurait  la  léritable 
science,  celle  de  s'instruire  lui-même.  » 

«  On  devrait,  disait-il  encore,  favoriser  les  études  en  accordant 
aux  écoles  centrales  quelques  avantages  analogues  à  ceux  dont 
jouissaient  les  collèges,  l'exemption  du  service  militaire,  par 
exemple.  D'un  côté  la  conscription  a  enlevé  plusieurs  jeunes 
gens  qui  auraient  été  plus  utiles  à  la  République  dans  la  carrière 
des  sciences  que  dans  celle  des  armes.  De  l'autre,  le  désir  de 
nous  assimiler  aux  Romains  et  aux  Grecs,  chez  lesquels  per- 
sonne n'était  exempt  du  service  militaire,  mais  qui  diffèrent  de 
nous  parles  lois,  par  la  population,  l'étendue  du  territoire  et  par 
le  commerce,  est  en  grande  partie  la  source  de  nos  plus  grands 
écarts  depuis  la  Révolution.  Les  mathématiques  sont  trop  favo- 
risées; il  faudrait  soccuper  des  sciences  philosophiques,  en  for- 
mant une  grande  école  où  seraient  enseignées  la  littérature,  la 
morale  publique  et  particulière,  car  les  sciences  philosophiques 
et  httéraires  sont,  dans  la  paix,  ce  que  les  sciences  mathématiques 
sont  dans  la  guerre,  elles  font  la  gloire  dune  grande  nation, 
et  si  elles  sont  aussi  négligées  qu'elles  l'ont  été  jusqu'ici,  on 
peut,  sans  exagération,  prévoir  que,  dans  quelques  années,  nous 
n'aurons  ni  littérateurs,  ni  philosophes,  ni  bons  écrivains.  » 

Un  des  professeurs,  en  continuant  d'enseigner,  veillerait  sur 
les  élèves  et  maintiendrait  le  règlement  donné  parle  gouverne- 
ment. La  dénomination  d'écoles  centrales  pourrait  être  changée 
en  celle  de  collèges  centraux  ;  mais  il  ne  faudrait  pas,  comme  le 
voulait  Champagne,  en  réduire  le  nombre. 

Quant  au  grec,  il  suffirait  d'en  donner  les  premiers  principes 
aux  jeunes  gens,  pour  les  mettre  en  état  de  faire  usage  des  ra- 
cines et  de  trouver  les  étymologies  de  beaucoup  de  mots  fran- 
çais ;  il  y  aurait,  dans  quelques  villes,  des  chaires  spéciales  pour 
ceux  qui  voudraient  approfondir  cette  langue. 

Une  autre  lettre  poursuit  le  même  but  par  des  moyens  diffé- 
rents :  «  Tous  les  savants  du  pays  se  réunissent  pour  demander 
le  rétablissement  des  collèges...  On  passera  six  ans  à  apprendre 
le  latin,  on  fera  ensuite  deux  ans  de  philosophie.  La  première 
année,  on  argumentera  en  latin  sur  Vens  per  se,  sur  l'universel 
de  la  part  de  la  chose,  etc.,  etc.,  ce  qui  donnera  beaucoup  de 
justesse  à  l'esprit;  la  deuxième  année,  on  verra  la  physique,  on 


LES  ÉCOLES  CENTRALES  :i7 

apprendra  que  les  acides  sont  composés  d'un  amas  de  petites 
épées,  les  alcalis  d'un  amas  de  petits  fourreaux,  ce  qui  fait  qu'en 
mêlant  un  acide  à  un  alcali,  les  épées  entrent  dans  ces  four- 
reaux, comme  chacun  sait,  et  l'on  a  un  sel  neutre  ;  apr(:>s  toutes 
ces  belles  choses,  les  quinze  derniers  jours  de  l'année  scolaire, 
on  apprendra  les  mathématiques.  «  (20  thermidor.) 

A  la  distribution  des  prix,  en  l'an  VIII,  Lacroix,  membre  de 
l'Institut  et  professeur  aux  Quatre-Nations,  répond  à  ceux  qui 
attaquent  les  écoles  centrales  :  «  En  parcourant,  disait-il,  les 
annales  de  la  philosophie  et  des  lettres,  on  trouvera  les  germes 
de  tout  ce  qui  s'est  fait  de  beau,  de  grand  dans  la  Révolution. 
Les  bases  du  système  actuel  d'instruction  publi(iue  ont  été  indi- 
quées depuis  longtemps  par  les  hommes  qui  ont  fait  le  plus 
d'honneur  à  leur  siècle.  Montaigne,  Bacon,  Locke,  Condillac, 
d'Alembert,  Voltaire,  Rousseau  ont  répandu,  sur  l'instruction  de 
la  jeunesse,  des  lumières  repoussées  alors  par  des  hommes  que 
leur  médiocrité  a  plongés  dans  l'oubU,  et  qui  employaient  à  dé- 
fendre la  routine  les  arguments  que  l'on  répète  aujourd'hui  pour 
la  ressusciter.  »  Rapidement  il  retraçait  les  progrès  que  l'ensei- 
gnement a  faits  depuis  la  Renaissance,  les  améliorations  intro- 
duites dans  les  collèges  quelque  temps  avant  la  Révolution,  et 
montrait  combien  il  restait  encore  de  vices  dans  ces  établisse- 
ments, combien  était  préférable  le  système  organisé  par  la  loi 
du  3  brumaire  :  «  C'est  avec  raison,  disait-il,  qu'on  s'est  écarté 
du  plan  des  anciens  collèges.  En  faisant  marcher  l'enseignement 
des  sciences  physiques  et  mathématiques,  parallèlement  à  celui 
des  lettres,  auquel  succède  celui  des  sciences  morales  et  poli- 
tiques, et  en  réunissant  l'étude  des  sciences  qui  fondent  la  théorie 
des  arts  chimiques  et  mécaniques  avec  celle  du  dessin  qui  sert 
aussi  de  base  à  un  grand  nombre  d'arts,  et  qui  est  si  propre  à 
développer  en  nous  le  sentiment  du  beau,  on  n'a  fait  que  se 
conformer  aux  progrès  des  lumières.  Ces  écoles  remplissent  les 
conditions  que  l'on  désirait  dans  les  anciens  établissements, 
puisqu'elles  présentent  une  instruction  complète,  dont  toutes  les 
parties  sont  utiles  et  peuvent  être  réunies  ou  séparées  à  volonté, 
et  ce  sont  ces  avantages  qui  constituent  vraiment  linstitutlon. 
La  forme  de  l'enseignement,  les  subdivisions  des  cours,  sont  des 
accessoires  purement  réglementaires  qui  tiennent  plus  aux 
hommes  qu'à  la  chose.  » 

Là  où  ces  écoles  n'ont  fait  aucun  progrès,  ajoutait-il,  les  dispo- 


58  LES  IDEOLOGUES 

sitions  fondamentales  de  la  loi  n'eu  sont  nullement  cause  ;  mais 
l'incertitude  occasionnée  par  les  projets  de  changement  sans 
cesse  mis  en  avant,  et  spécialement  par  les  derniers,  leur  a 
porté  un  coup  sensible  dont  les  cours  de  l'année  se  sont  res- 
sentis. A  ceux  qui  ne  les  trouvent  pas  assez  multipliées,  il  répond 
que  les  villes  qui  possédaient  autrefois  des  collèges  ont  la 
faculté  d'établir  à  leurs  frais  des  écoles  supplémentaires.  A  ceux 
pour  qui  elles  ne  se  rattachent  pas  immédiatement  aux  écoles 
primaires,  il  dit  que  des  enfants  sachant  lire,  écrire,  chiffrer, 
sont  capables  d'étudier  le  dessin,  le  latin  en  commençant  par  les 
déclinaisons  et  les  conjugaisons,  les  mathématiques  et  l'histoire 
naturelle,  pourvu  que  le  professeur  se  règle,  comme  il  le  fait  en 
général,  sur  le  degré  d'intelligence  et  d'instruction  de  ses  élèves. 
Quant  à  ceux  qui  se  plaignent  que  les  cours  ne  sont  que  des 
cours  oraux,  ils  assimilent,  sans  les  connaître,  ces  cours  à  ceux 
de  quelques  établissements  ouverts  avant  la  Révolution  aux  gens 
du  monde  pour  remplir  le  vide  que  laissait  l'éducation  des 
anciens  collèges,  ou  bien  ils  réclament  des  classes  et  non  des 
cours,  oubliant  que  les  anciennes  études  comprenaient  deux 
cours,  subdivisés  en  classes,  et  qu'il  a  bien  fallu  nommer  cours, 
dans  les  écoles  centrales,  les  divers  enseignements  dont  l'objet 
est  distinct. 

Lacroix  montrait  fort  bien  le  but  qu'on  s'était  proposé,  les 
liens  intimes  qui  rattachaient  ces  écoles  à  l'Institut  et  aux  con- 
ceptions philosophiques  du  temps.  Il  répondait  aux  objections 
de  leurs  adversaires,  sans  nier  cependant  la  possibilité  d'y  intro- 
duire des  modifications  avantageuses. 

Ginguené,  en  rendant  compte  de  cet  ouvrage  (30  nivôse  an  IX)^ 
disait  :  «  Si  l'on  peut  faire  encore  d'autres  objections,  on  y  peut 
faire  aussi  d'autres  réponses.  Nous  avons  déjà  dit  que  nous  étions 
en  fonds  pour  cela:  un  grand  nombre  de  professeurs  nous  y  ont 
mis  parleur  correspondance.  Mais  il  semble  que,  depuis  quelque 
temps,  les  efforts  de  leurs  adversaires  sontralentis,  que  des  pro- 
jets annoncés  comme  devant  avoir  une  exécution  prochaine  sont 
ajournés.  Si  la  paix  n'est  pas  faite,  il  y  a  du  moins  armistice;  et 
nous  croyons  devoir  garder  ces  munitions  de  réserve  pour  le 
cas  où  l'on  reprendrait  les  hostilités.  » 

Le  10  brumaire,  une  lettre  d'Auxerre  combat  la  suppression 
projetée  des  chaires  de  morale  et  de  législation,  en  affirmant 
«  que  le  gouvernement  est  trop  éclairé  et  trop  ami  des  principes» 


1 


LES  ÉCOLES  CENTRALES  59 

pour  porter  à  l'insti-uclion  publique  uue  atteinte  si  meurtrière  ». 
Le  numéro  suivant  donne  le  Si/stè)7ic  nouveau  d'instruction 
publique  de   Chaptal.  Le  20  frimaire,  Dumas,  professeur  de 
belles-lettres,   défend  les   écoles   centrales   contre  un  rapport 
fait  au   Conseil  général   de  la  Seine,   même   contre  celui  de 
Chaptal   el  le  plan  qu'il  a  proposé.  Le  10  germinal  la  Décade 
donne  la  circulaire  de  Chaptal  :  «  Une  école  centrale  par  dépar- 
tement, disait-il,  ne  suffit  pas  à  l'instruction  publique.  Depuis 
dix  ans,  on  réclame  de  toutes  parts  le  rétablissement  de  ces  col- 
lèges florissants,  où  une  jeunesse  nombreuse  trouvait  une  ins- 
truction facile  et  suffisante.  »  Et  Chaptal  demandait  tout  à  la  fois 
des  renseignements   sur   les  établissements  d'instruction  pu- 
blique avant   la  Révolution,  et  l'opinion  des  conseils  d'arron- 
dissement sur  les  avantages  de  ces  maisons  d'éducation.  «  Nous 
ignorons,  disait  la  Décade,  si  l'on  réclame  de  toutes  parts  depuis 
dix   ans  le  rétablissement  de  ces  collèges  florissants...  ce  que 
*  nous  savons  bien  et  ce  que  le  ministre   doit  savoir  beaucoup 
mieux  que  nous,  c'est  que  l'éducation  des  collèges  n'était  ni 
facile,  puisqu'on  y  consacrait  huit  ou  neuf  années  à  y  apprendre 
seulement  le  latin,  ni  suffisante,  puisqu'on  n'y  apprenait  que  le 
latin  et  pas  autre  chose...   Revenir  tout  simplement  à  ces  col- 
lèges dont  Molière  a  dit  ironiquement  et  comme  une  contre- 
vérité  :  Vivent  les  collèges  d'où  l'on  sort  si  savant  !  —  ce  serait 
rendre  un  médiocre  service  à  la  génération  qui  s'élève.  » 

Biot,  professeur  dans  l'Oise,  avait  annoncé,  dans  la  Décade^ 
deux  ouvrages  de  Lacroix,  le  Calcul  intégral  et  différentiel,  les 
Éléments  de  géométrie,  à  propos  desquels  il  disait  que  Lacroix 
considérait  comme  une  véritable  synthèse  la  méthode  employée 
par  les  métaphysiciens  :  «  Si  la  métaphysique  a  fait  tant  de  pro- 
grès entre  les  mains  de  Locke  et  de  Condillac,  ce  n'est  pas  qu'ils 
aient  employé  l'analyse,  c'est  qu'ils  ont  senti  qu'ils  devaient 
chercher  dans  la  nature  les  fondements  d'une  théorie  nouvelle.  » 
Professeur  au  Collège  de  France,  il  signalait,  le  30  floréal 
an  W^'Applicationde  V  algèbre  ci  la  ^^'o??i^=/y'«e  par  Puissant,  pro- 
fesseur à  Agen  :  «  C'est  une  chose  singulière,  ajoutait-il,  que  de 
voir  ces  pauvres  écoles  dont  on  dit  tant  de  mal,  donner  nais- 
sance à  un  gi-and  nombre  de  bons  livres  élémentaires,  que  sou- 
yent  les  étrangers  s'empressent  de  traduire  et  d'adopter.  »  Et  le 
même  jour  la  Décade,  parlant  des  rapports  des  préfets,  où  l'on  a 
puisé  tant  d'arguments  contre  les  écoles  centrales,  se  demandait 


60  LES  IDÉOLOGUES 

comment  des  hommes,  à  peine  arrivés  dans  des  pays  qui,  le 
plus  souvent,  leur  étaient  entièrement  inconnus,  pouvaient  ainsi 
en  former  le  tableau  statistique  ! 

Le  20  thermidor  la  Décade  signale  les  Eléments  de  législation 
naturelle  diQ  Perreau.  J.  -B.  Say,  qui  en  donne  un  extrait,  fait 
remarquer  que  c'est  là  encore  un  excellent  ouvrage  sorti  de  ces 
écoles  centrales  dont  certaines  gens  affectent  de  dire  tant  de 
mal.  Dans  le  numéro  suivant,  on  accepte  sans  réserve  l'opinion 
deD.  de  Tracy:  avec  quelques  légères  améliorations,  les  écoles 
centrales  seraient  parfaitement  appropriées  au  but  que  le  législa- 
teur a  dû  se  proposer  en  les  instituant. 

A  la  distribution  solennelle  des  prix,  Chénier  est  choisi  parles 
professeurs  pour  prendre  la  parole:  «  Ceux  qui  seraient  portés, 
dit  le  rédacteur  de  la  Décade,  à  craindre  pour  les  progrès  de  la 
philosophie  et  de  la  liberté  un  mouvement  rétrograde  dans  l'opi- 
nion publique,  auraient  pu  se  rassurer  en  voyant  un  pareil  effet 
de  l'éloquence  philosophique  et  répubhcaine  produit  sur  cette 
réunion  de  personnes  des  deux  sexes,  de  tout  âge  et  de  tout 
état.  »  Chénier  prenait  l'offensive  :  «  Que  signifient,  disait-il, 
ces  vœux  ardents  d'un  petit  nombre  d'hommes  pour  le  rétabhs- 
sement  des  collèges?  Quel  est  l'objet  de  ces  regrets?  Les  langues 
anciennes  ?  Mais  le  grec  était  à  peine  enseigné,  le  latin  était 
appris  par  six  ans  de  routine,  la  rhétorique  était  reconnue  insuf- 
fisante par  RoUin  lui-môme...  Les  deux  années  de  philosophie, 
oîi  tant  de  connaissances  diverses  étaient  enseignées  par  le 
même  professeur?  Ces  cahiers  latins  de  logique,  cette  logique, 
vaine  dans  ses  recherches,  gothique  dans  ses  formes,  barbare 
dans  son  langage?..  Cette  métaphysique  nébuleuse,  ce  cours 
indigeste  de  physique  et  de  mathématiques,  ces  trois  années  de 
théologie?  Le  régime  intérieur  (vraie  geôle  de  jeunesse  captive)?» 
Il  invoquait  Voltaire  et  Montesquieu,  Rousseau  et  d'Alembert, 
Dumarsais  et  Condillac,  Helvétius  et  Condorcet,  La  Chalotais, 
dont  le  plan  se  rapprochait  beaucoup  de  celui  des  écoles  cen- 
trales. Il  s'indignait  qu'on  osât  combattre  la  gratuité  de  l'en- 
seignement et  poser  en  principe  que,  pour  le  bien  de  la  société 
même,  l'ignorance  doit  être  à  jamais  le  partage  de  la  multi- 
tude! Et  il  plaçait  dans  la  r.„^partition  plus  étendue,  plus  égale 
des  lumières,  la  supériorité  du  xviii*  siècle  sur  les  âges  précé- 
dents. 

Dans  le  numéro  suivant,  la  Décade  donnait  l'analyse  raisonnée 


\ 


LES  ÉCOLES  CENTRALES  Cl 

du  plan  d'études  adopté  par  les  prolesseurs  de  FOiso,  approuvé 
par  D.  de  ïracy  et  le  ministre  de  lintérieur  (1). 

Au  début  de  Tan  X,  la  Décade  fait  une  revue  des  écoles  cen- 
trales et  donne,  sur  la  situation  de  chacune  d'elles,  les  renseigne- 
ments que  nous  avons  utilisés.  Elle  signale  une  Correspondance 
des  écoles  centrales  et  de  l'instruction  publique  en  (jénéral, 
que  les  professeurs  de  Seine-et-Oise  se  proposent  de  centraliser. 
Ils  entendent  bien,  en  s'inspirant  de  la  loi  du  3  brumaire  an  IV, 
se  rattacher  à  l'Institut:  «^  Vous  êtes,  écrivaient-ils^  les  pères  de 
l'instruction  publique...  Vous  formez  un  foyer  de  lumière,  per- 
mettez que  nous  en  sollicitions  quelques  rayons  pour  notre 
correspondance;  elle  ne  doit  pas  vous  être  étrangère,  carn'ètes- 
vous  pas  les  chefs  de  l'instruction  (:2)?  » 

Le  10  floréal  an  X,  la  Décade,  après  avoir,  dans  ses  précédents 
miméros,  souhaité  que  les  écoles  imitassent  l'exemple  donné 
par  celle  de  l'Eure  en  son  voyage  de  vacances  et  reproduit  la 
proclamation  par  laquelle  les  Consuls  invitaient  les  Français  «  à 
associer  aux  lumières  qui  nous  éclairent  les  vertus  qu'exige  la 
religion  à  laquelle  l'Europe  doit  sa  civilisation  »,  mais  en  faisant 
remanjuer  ensuite  que  ^Vashington  ne  reconnaissait,  dans  son 
testament,  aucune  religion  positive,  annonçait  l'amnistie  pour  les 
émigrés  et  l'adoption,  au  Trihunat,  du  projet  de  loi  sur  l'inslruc- 
tion  publique  par  quatre-vingts  voix  contre  neuf.  C'était  la 
mort,  immédiate  ou  prochaine,  de  toutes  les  écoles  centrales. 

Or  parmi  les  professeurs  de  l'Académie  de  Paris,  nous  trouvons 
les  noms  des  hommes  dont  aujourd'hui  encore  on  aimerait  à 
voir  les  émules  dans  nos  lycées:  Laharpe  et  Fontanes,  Gin- 
guené  et  Rœderer,  Cabanis  et  Laromiguière,  Guéroult  et  Binet, 
Daunou  et  Saussure,  Cuvier  et  Déparcieux,  Brisson,  Boisjolin  et 
Sélis,  Mentelle  et  Saint-Ange,  Dieudonné-Thiébault,  de  l'Aca- 
démie de  Berlin,  Labey,  le  traducteur  d'Euler  (3),  Genty  du 
Loiret,  qui  traite  de  l'Influence  de  Fermât  sur  son  siècle,  Boin- 
villiersde  l'Oise,  qui  entre  à  l'Institut,  Duhamel,  l'ancien  coila- 

(1)  Le  mHtiii,  premier  cours,  langues  anciennes;  deuxième  cours,  histoire  et 
langues  anciennes;  troisième  cours,  grammaire  générale  et  langues  anciennes; 
quatrième,  belles-lettres  et  langues  anciennes  ;  cinquième,  législation.  Vers  midi, 
tous  les  deux  jours,  dessin  ;  les  soirs  tous  les  deux  jours,  histoire  naturelle,  mathéma- 
tiques, physique  et  cliiniie.  —  Signé  Géruzez,  professeur  de  grammaire  générale. 

(2)  Lettres  inédites  du  4  vendémiaire  et  du  12  brumaire  an  X,  signées  par  Doli- 
vieux  (Ir^),  par  Dolivieux  et  Leuhitte  (2').  (Papiers  de  l'Académie  des  sciences 
morales,  carton  n^  2.) 

(3)  C'est  le  maître  de  Lancelin,  ch.  vu,  §  2. 


G2  LES  IDÉOLOGUES 

Lorateur  de  Sieyès  et  de  Condorcet,  Baudin,  Biot  et  Lacrok, 
Antoine  Leblanc,  l'auteur  de  Manco-Capac,  des  Druides,  d'une 
traduction  çn  vers  de  Lucrèce,  Perreau,  Chénier,  Libes  et 
•Géruzez,  etc.  On  choisissait  pour  professeurs  les  hommes  dont 
les  travaux  promettaient  des  maîtres  excellents.  Les  écoles  cen- 
trales durent  leur  succès  incontesté  dans  l'Académie  de  Paris, 
à  ce  mode  de  recrutement  où  Ton  tenait  bien  plus  compte  des 
intérêts  des  élèves  que  des  prétentions  des  professeurs. 

Si  nous  ouvrons  Y Almanach  de  l'université  impériale  {VèVi  et 
1812),  nous  retrouvonsquelques-uns  des  hommesque  nous  venons 
de  mentionner  :  Fontanes,  Cuvier,  Guéroult,  Joubert,  Ampère, 
Leprévost  dlray,  Yzarn,  Lacroix  et  Biot,  Laromiguière,  Dumas, 
Labey,  Duhamel,  Libes  et  Binel  (Paris),  Laporte  (Auxerre),  Lavau 
(Versailles),  Mazure  (Angers),  Génisset  (Besançon),  Van  Hultem 
(Bruxelles),  Lacoste  (Clermont),  Corneille  Saint-Marc  (Moulins), 
Berriat  Saint-Prix,  Dubois-Fontanelle  (Grenoble),  Raymond 
(Chambéry),  Cabantous,  GuiTroy-Vaughelle  (Clermont),  Butens- 
choen  (Mayence),  Mohgin  (Metz),  Carney,  Dumas  (Montpellier), 
Tédenat  (Nîmes),  Métivier  (Poitiers),  Mainguy  (Rennes),  Arra- 
€hart  (Rouen),  Picot-Lapeyrouse  (Toulouse),  etc.,  etc.  Presque 
tous  occupent  des  situations  bien  supérieures  à  celles  qu'ils 
avaient  auparavant. 

Les  programnes  suivis  constituent  un  recul  sur  ceux  des 
écoles  centrales.  Il  n'y  a  plus  de  chaire  de  morale  et  de  législa- 
tion, il  n'y  a  plus,  même  dans  tous  les  lycées  de  Paris,  de  profes- 
seur d'histoire.  Le  professeur  de  grammaire  générale  est  rem- 
placé par  le  professeur  de  philosophie.  Mais  l'on  sait  que  le 
plan  primitif  ne  comportait  pas  d'enseignement  philosophique  (1) 
et  là  où  il  fut  organisé,  il  resta,  ce  semble,  absolument  faculta- 
tif. Cousin  entre  à  l'École  normale  sans  avoir  fait  de  philosophie. 
C'est  par  hasard  que  M.  de  Rémusat,  en  seconde,  va  dans  la  classe 
de  Fercoc  et  s'enthousiasme  pour  le  condillacisme.  Mignet  et 
Thiers  quittent  le  lycée  de  Marseille  sans  avoir  fait  de  philoso- 
phie. Rien  d'étonnant  d'ailleurs  à  ce  qu'il  en  fût  ainsi.  Ce  qu'on 
s'est  proposé,  c'est  de  faire  renaître  l'étude  des  lettres  latines (2), 

(1)  Le  décret  de  1808  dit  que  les  lycées  sont  pour  les  langues  anciennes,  l'histoire, 
la  rliùtorifiue,  la  logique  et  les  éléments  des  sciences  mathématiques  et  physiques. 
Cf.  ch.  VIII,  §  3. 

(2)  Discours  latindeBurnouf  ;Ua  distribution  des  prix  du  Concours  général  eu  1812: 
Ergo  renascitur  lingua  Romanorum. 


LES  ÉCOLES  CENTRALES  63 

considérées,  avec  les  lettres  grecques,  comme  la  source  de 
toute  bonne  instruction  (1).  Aussi  le  discours  latin  tient-il  la 
place  d'honneur  au  concours  général,  où  il  est  suivi  par  le 
discours  français,  le  vers  latin,  la  version  latine,  la  version 
grecque.  Dans  la  seconde  classe  dhunianités  ligurent  version 
latine ,  thème  latin ,  vers  latins ,  version  grecque  ;  dans  la 
première  année,  version  latine,  thème  latin,  version  grecque; 
dans  les  deux  années  de  grammaire,  la  version  et  le  thème 
latins,  la  version  grecque.  C'est  seulement  ensuite  que  viennent 
la  philosophie,  les  sciences  physiques,  les  mathématiques  spé- 
ciales et  élémentaires  (:2).  Ce  n'est  pas  uniquement  d'ailleurs  pour 
les  é^^ves  que  Ton  donne  la  première  place  au  latin.  Km  1810 
u  pour  célébrer  solennellement  Talliance  auguste  qui  se  fonde 
sur  le  repos  des  générations  futures  et  rétablir  l'usage  de  la 
langue  latine...  qu'il  sied  peut-être  de  parler  quand  nos  lois  et 
nos  armes  s'étendent  au  loin  »  (3),  les  professeurs  de  rhéto- 
rique furent  invités  à  prononcer,  le  1"  jeudi  du  mois  de  juin,  un 
discours  latin  sur  le  mariage  de  S.  M.  l'Empereur  et  Roi  avec 
S.  A.  I.  et  R.  l'archiduchesse  Marie-Louise.  Tous  les  professeurs, 
dont  les  discours  avaient  été  transmis  au  grand-maître,  «  parurent 
dignes  de  leurs  nobles  fonctions  »  ;  plusieurs  «  firent  preuve 
d'un  véritable  talent  ».  Luce  de  Lancival  obtint  le  prix,  et  Napo- 
léon dut  trouver  que  les  louanges  lui  avaient  été  largement 
distribuées.  Mais  il  était  plus  réservé  encore  que  Fontancs,  afQr- 
mant  en  1812  que  les  «  hommes  de  Plutarque  ollïent  moins 
de  sujets  à  leur  adnùration  que  cet  homme  unique  et  prodi- 

(1)  Discours  de  FoDtanes,  1812. 

(2)  Ou  sapen;oil  aisùaitut  ijue  l'instruction  des  élè/es  n'est  pas  le  but  poursuivi 
par  Napoléon  :  «  Toutes  les  écoles  df  l'Université  impériale  prendront  pour  hase  de 
leur  enseif^uement  :  !<>  les  préceptes  de  la  reliirion  catholique  ;  2»  la  fidélité  à  l'Em- 
pereur, à  la  monarchie  impériale,  dépositaire  du  bonheur  des  peuples,  et  à  la  dynastie 
napoléouieime,  conservatrice  ie  l'unité  de  la  France  et  ib-  toutes  les  idées  libérales 
proclamées  par  les  constitutions  ;  3°  l'obéissance  aux  statuts  du  corps  enseignant  qui 
ont  pour  objet  l'uniformité  de  l'instruction  et  qui  tendent  à  former  pour  l'état  des 
citoyens  attachés  à  leur  relijion,  à  leur  prince,  à  leur  patrie  et  à  leur  famille  ; 
4°  tous  les  professeurs  de  théologie  seront  tenus  de  se  conformer  aux  dispositions 
de  ledit  de  1682,  concernant  les  quatre  propositions  contenues  en  la  Déclaration 
du  clergé  de  France  de  ladite  année.  »  (Décret  de  1808,  titre  V.)  —  Si  l'on  supprime 
les  idées  libérales  qui  ne  sont  là  que  pour  la  forme,  on  trouvera  sans  doute  que 
l'histoire,  lidéologie,  la  morale  et  la  législation,  telles  que  les  avait  comprises  le 
xvinc  siècle,  ne  pouvaient  que  nuire  lorsqu'il  s'agissait  d'atteindre  le  but  ainsi  tracé. 
—  A  remarquer  encore  la  recommandation  de  «  veiller  surtout  à  ce  que  l'ensei- 
gnement des  sciences  soit  toujours  au  niveau  des  connaissances  acquises  et  à  ce 
ique  l'esprit  de  système  ne  puisse  jamais  en  arrêter  les  progrès  ». 

•   (3)  Sur  les  prétentions  de  Napoléon  à  être  le  successeur  de  Charlemagne,  voyez 
Ernest  Lavisse  (Journal  des  Débats,  des  11  juillet  et  22  août  1890). 


64 


LES  IDÉOLOGUES 


gieuxpour  qui  tous  les  parallèles  sont  désormais  impossibles  ». 
Parmi  les  professeurs  de  grammaire  générale,  nous  trouvions 
Thiébault,  Laromiguière,  Duhamel,  Perreau,  Dàunoii,  Benoni- 
Debrun.  Bourgeois,  Loneux,  Mongin,  Escher,  Godfroy,  Abbey, 
Fontaine,  Gattel,  Draparnaud,  Estarac,  Baradère,  Daube,  Fabre, 
Rouziès,  Vanderquand,  Saint-Marc  Corneille,  Arracbard,  Géru- 
sez,  etc.,  etc.,  dont  il  nous  était  possil)le  de  constater  l'aptitude 
et  les  connaissances.  Par  ce  que  nous  savions  des  autres  écoles, 
les  professeurs  de  grammaire  générale  semblaient  capables 
de  s'acquitter  de  la  tâche  qui  leur  était  confiée.  En  1811 
et  1812,  nous  rencontrons  comme  professeurs  de  philoso- 
phie (1)  : 


Maugras  (Lycée  Impérial). 

Fercoc  (Napoléon). 

Desfontaines,  puis  Cardaillac  (Bo- 
naparte). 

Millon  (Charlemagne). 

Macquart  (Reims). 

M.  de  Faria,  ensuite  Denaus  (Mar- 
seille). 

Flotte  (Amiens). 

Héron  (Angers). 

Topin  (Aix). 

Bouvier  (Chàteau-Gontier). 

Sartre  (Laval). 

Lemercier  (Le  Mans). 

Demoy  (Besançon),  et  Ordinaire. 

Desèze  et  Toucas  de  Poyen  (Bor- 
deaux). 

Bussat  (Annecy). 

De  Valrivière  (Limoges). 

Landry  (Mayenne). 

Mongin  (Metz) . 

Basse  (Montpellier). 

Dregel  et  Jacquemain  (Nancy). 

De  Champeaux  et  Rousseau  (Or- 
léans). 


De  Bellissens  et  Bcrnadeau  (Poi- 
tiers). 

Lebart  (Napoléonville). 

Caro  (logique,  Vannes). 

Cardaillac  (Montauban). 

De  Laporte-Lalannc  et  Bréant 
(Rouen). 

Laroque  et  Saurin  (Toulouse). 

Blondeau  (Bourges). 

Landre ville  (Bruxelles). 

Jacquard  (Tournay). 

Tyrar  de  Long-Champs  (Caen). 

Caron  (Versailles). 

Lainez  (Avranches). 

Desaux  (Cahors). 

Pages  (Auch). 

Aufauvre  (Clermont). 

Giraldon,  puis  Avit  (Saint-Flour). 

Colombot  (Dijon). 

De  l'Étoile  (Douai). 

Lesbros  (Grenoble). 

Suarez  (Chambéry). 

Astier  (Liège). 

Heuser  (logique,  Cologne). 

Girard  (Rodez). 


(l)  Il  n'y  en  a  pas  à  Auxerre,  à  GantJ,  à  Bruges,  à  Troyes,  à  Chartres,  à  Fontaine- 
bleau et  à  Melun,  à  Toulon,  à  Laon  et  à  Saint-Queutin  (il  n'y  a  même  plus  de 
collège  àSoissons),  àBeauvais,  à  Dôle,  à  Vesoul,  à  Angoulèrne,  à  Périgueux,  à  Chà- 
teauroux,  à  Nevers,  à  Mons,  à  Courtray,  à  Anvers,  à  Alençon,  à  Agen,  au  Puy,  à 
Ghaumont  et  à  Langres,  à  Autuu,  à  Lille,  à  Arras,  à  Valence,  à  Namur,  à  Tulle,  à 
Guéret,  à  Belley,  à  Saint-Etienne  et  à  Montbrison,  à  Charleville  et  à  Sedan,  à  Carcas- 
sonne,  à  Bar-sur  Ornain,  àÉpinal,  àMende,  à  Tours,  à  Saint-Sever,à  Tarbes,  à  Saintes, 
à  Niort,  il  Fontenay-le-Gomte,  à  Saiat-Brieuc,  à  Evreux,  à  Golmar,  à  Foix,  etc. 


LES  ÉCOLES  CENTRALES  65 

Verdier  (Perpignan).  Ollitrault  (logique,  Quimpei). 

Raynal  (Niriies).  Saiithier  (Strasbourg). 

Eliçagaray  (Pau).  (iourju  (Lyon). 

Molle  (Uouon).  Raynalil  (Albi). 

Poirrier  (Nantes).  Giraudeau  de  la  Noue  (Rlois). 

On  ne  donne  pas  de  prix  de  pliilosophie  en  1812  à  Amiens,  ù 
Avignon  on  l'on  décerne  nn  prix  de  mémoire,  à  Besançon  et  à  Bor- 
deanx,  à  Bourges  et  à  Bruxelles,  à  Caen,  à  Caliors,  à  Clermont,  h 
Dijon  et*4Douai,  à  Limoges,  à  Lyon,  à  Montpellier, -ii  Moulins,  îi 
Nancy,  à  Nantes,  à  Nîmes,  au  lycée  Gharlemagne  et  an  lycée  Bo- 
naparte, à  Pau,  à  Poitiers,  à  Rennes,  à  Rouen,  à  Strasbourg,  ù 
Toulouse.  Seuls  les  lycées  d'Angers  (prix  uni(iiie),  de  Grenoble 
(id.),  de  Marseille  (id.),  de  Mayence  (id.),  de  Metz  (deux),  de 
Napoléonville  (deux),  d'Orléans  (deux),  le  lycée  Impérial  (deux), 
et  le  lycée  Napoléon  (deux),  ceux  de  Reims  (deux)  et  de  Rodez 
(un),  c'est-à-dire  en  tout  onze  lycées  sur  soixante  avaient 
assez  d'élèves  en  philosophie  pour  leur  distribuer  des  prix  ou 
même  un  seul  !  Quel  dommage,  diraient  les  défenseurs  des  écoles 
centrales,  qu'on  n'ait  pu,  en  1814,  dresser  des  tableaux  statis- 
tiques analogues  à  ceux  de  lan  VIII  !  ils  nous  fourniraient  à 
coup  sar  les  moyens  de  juger  sévèrement  l'Université  impé- 
riale (1). 

Et  les  professeurs?  Mettons  à  part  Desèze  (s'il  s'agit  toutefois 
de  l'auteur  des  Becherc/iPs  phi/siologir/ues  et  philosopldques 
sur  la  sensibilUf')  (-2),  Mongin,  que  nous  connaissons  déjà,  Caro, 
dont  nous  avons  un  Cours  rb' ment  a  ire  de  philosophie;  Cardail- 
lac  sur  lequel  nous  reviendrons,  môme  Fercoc  que  nous  voulons 
bien  apprécier  comme  M.  de  Rémusat.  Ce  sont  des  professeurs 
suffisants.  Nous  n'avons,  pour  les  autres,  aucun  moyen  de 
savoir  ce  qu'ils  valaient,  ou  même  nous  sommes  obligés  de 
les  juger  assez  sévèrement.  Desfontaines  est  absolument  incon- 
nu, Maugras  a  laissé  des  ouvrages  volumineux  que  l'on  peut 
lire  sans  aucun  profit  (3).  Millon,  devenu  professeur  à  la  faculté 
de  Paris,  a  été  une  véritable  énigme  pour  ceux  qui  ont  cher- 
ché à  en  faire  l'histoire.  Remarquons  en  outre  que  Flotte  est 
secrétaire  de  la  faculté  des  lettres,  professeur  de  philosophie 
à  la  faculté  et  au  lycée  ;  Ordinaire,  recteur,  doyen  de  la  faculté 

(i)  Toutes  ces  indications  soat  prises   à  VAlmanach  de  L'Université  impériale. 
.(2)  Paris,  Prault,  1786. 
{3)  Cf.  ch.  VIII,  §3. 

PiCAVET.  5 


GG  LES  IDÉOLOGUES 

des  lettres  et  professeur  de  pliilosopliie  ;  Desèze,  recteur  et 
doyen;  ïoucas  de  Poyen,  suppléant  de  Desèze  à  la  faculté  et 
professeur  " au  lycée;  Blondeau,  doyen,  professeur  de  philo- 
sophie à  la  faculté  des  lettres  et  au  lycée  ;  Tyrar  de  Long- 
Champs,  doyen,  professeur  à  la  faculté  et  au  lycée;  Desaux, 
Aufauvre,  professeurs  à  la  faculté  et  au  lycée  ;  Colomhot,  profes- 
seur et  secrétaire  à  la  faculté,  professeur  au  lycée  ;  de  L'Étoile, 
Lesbros,  de  Valrivière  sont  au  lycée  et  à  la  faculté;  Gourju  est 
doyen,  professeur  à  la  faculté  et  au  lycée,  Basse  est  à  la  faculté 
et  au  lycée  ;  Dregel,  recteur,  doyen  et  professeur  à  la  faculté  ;  Jac- 
quemain,  secrétaire  et  suppléant  à  la  faculté,  professeur  au  lycée  ; 
Raynal  est  à  la  faculté  et  au  lycée.  De  Champeaux  est  recteur, 
doyen  et  professeur  à  la  faculté  ;  Rousseau,  son  suppléant,  est 
professeur  au  lycée;  Eliçagaray  est  recteur,  doyen,  pj'ofesseur 
à  la  faculté  et  proviseur  du  lycée  ;  de  Bellissens  est  recteur  et 
professeur  de  philosophie  à  la  faculté  ;  Molle  est  au  lycée  et  à  la 
faculté,  de  Laporte-Lalanne  est  recteur,  doyen  et  professeur  à  la 
faculté;  son  suppléant  Bréant  est  professeur  au  lycée  (peut-être 
aumônier).  Sauthier,  sur  lequel  nous  avons  des  renseignements 
qui  laissent  voir  comment  FUniversitô  recrutait  quelquefois  ses 
membres  (1),  est  à  la  faculté  et  au  lycée;  Laroque  est  doyen  et 
professeur  suppléé  à  la  faculté,  en  exercice  au  lycée  1  On  avait 
conçu  l'idée  de  séparer  l'enseignement  secondaire  et  l'enseigne- 
ment supérieur,  mais  en  chargeant  les  mêmes  hommes  de  l'un 
et  de  l'autre,  on  réussit  fort  bien,  ce  semble,  pour  la  pliilosophie 
tout  au  moins,  à  enlever  aux  maîtres  leurs  élèves  et  à  les  rendre 
eux-mêmes  incapables  de  s'acquitter  convenablement  de  leurs 

fonctions. 

Aux  Écoles  normales  et  centrales,  il  convient  d'ajouter  les 
Écoles  spéciales.  La  Convention  transforma  le  Jardin  des  plantes 
en  Muséum  d'histoire  naturelle.  Daubenton,  Fourcroy,  Bron- 
gniart,  Jussieu,  Lamarck,  Geoffroy  Saint-Hilaire,  Haiiy,  plus  tard 
Cuvier,  furent  chargés  de  l'enseignement.  Elle  créa  l'École  des 

(1)  Voyez  Appendice,  la  lettre  de  Haffner.  Pour  se  convaincre  que  cette  lettre 
ne  doit  pas  être  considérée  comme  la  critique  partiale  d'un  adversaire,  relire 
celle  de  Fontanes  citée  par  Sainte-Beuve  {Chateaubriand,  II,  page  3o2)  ;  «  Plus 
j'examine  celte  composition  des  Lycées,  et  plus  je  la  trouve  incoliérente.  »  —  Sur 
rintroduction  des  prêtres  comme  Sautiller  dans  l'Uûiversité,  voyez  le  Discours  de 
Fontanes  à  l'instaliatioa  des  facultés  de  théologie,  des  sciences  et  des  lettres  de 
Paris  :  «  Les  études  théoloijiques  ont  servi...  plus  qu'on  ne  croit  à  tous  les  déve- 
loppements des  facultés  humaines...  Un  grand  monarque  a  formé  du  débris  des 
universités  et  des  congrégations  anciennes  un  seul  corps  enseignant.  » 


LES  ÉCOLES  SPÉCL\LES  67 

langues  orientales  vivantes  «  d'une  utilité  reconnue  pour  la  poli- 
tique et  le  commerce  »  qui  comprit  l'étude  de  l'arabe,  du  turc, 
du  tartare  de  Crimée,  du  persan  et  du  malais.  De  môme  elle 
établit  des  Écoles  de  santé  à  Paris,  à  Montpellier,  à  Slrasbour?:. 
Les  élèves  de  l'école  de  Paris  fondent  une  société  médicale 
d'émulatiojQ^qui  se  propose,  à  l'imitation  de  Cabanis  et  suivant 
le  conseil  de  Diderot,  d'allier  la  médecine  et  la  pbilosopbie.  Les 
mémoires  de  cette  société  contiennent  des  travaux  do  Bicliat, 
de  Pinel  sur  le  traitement  moral  des  aliénés,  de  Riclierand  sur 
le  degré  de  certitude  de  la  métapbysique,  de  Butet  sur  les  sym- 
pathies, de  Roussel  sur  les  rapports  de  la  médecine  avec  les 
sciences  physiques  et  morales.  Dumas,  professeur^  Montpellier, 
indique  dans  \' Introduction  à  la  science  philosophique,  expé- 
rimentale et  médicale  de  Vhomme  vivant,  l'influence  heureuse 
qu'exerceraient  sur  la  science  de  l'homme  une  pliysiologio  et  une 
idéologie  comparées.  Moreau  se  réclame  de  Condorcet.  Cabanis 
groupe  autour  de  lui  les  meilleurs  élèves  de  la  faculté  de  Paris, 
Richerand  et  Alibert,  qui  se  placent  au  rang  des  maîtres  par  des 
travaux  dans  lesquels  la  philosophie  est  loin  d'être  absente. 
Thouret  se  dispose  à  faire  connaître  «  la  philosophie,  la  sage 
hardiesse  et  l'imposante  simplicité  de  la  doctrine  d'Hippo- 
crate  »  (1). 

L'École  polytechnique,  organisée  en  l'an  III,  eut  pour  profes- 
seurs les  savants  les  plus  illustres,  Lagrange,  Prony,  Monge, 
Berthollet,  Fourcroy,  Chaptal,  Vauquelin  et  Guyton  de  Morveau. 
Elle  devait  former  des  ingénieurs  civils  et  militaires,  enseigner 
les  principes  généraux  des  sciences.  Les  maîtres  rattachaient 
leur  enseignement  aux  doctrines  philosophiques  qui  prédomi- 
naient dans  les  assemblées  politiques,  aux  Ecoles  normales  et 
centrales,  à  l'Institut,  et  qui  auraient  été  professées  à  l'école 
spéciale  des  sciences  morales,  dont  on   demanda  à  plusieurs 
reprises  la  création  :  «  J'ai  commencé,  disait  Prony,  par  rassem- 
bler et  classer  les  idées  abstraites  qu'on  peut  regarder  comme 
les  bases  de  la  science...  Les  opérations  de  l'entendement  dont 
ces  idées  sont  le  résultat  doivent  avoir  été  faites  d'avance  chez 
ceux  qui  veulent  se  livrer  à  l'étude  de  la  mécanique,  et  l'on  peut 
en  dire  autant  de  toute  autre  science...  En  général  je  n'ai  négligé 
aucune  occasion  de  rapprocher  les  spéculations  géométriques 

(1)  Voyez  ch.  iv,  §  4. 


68  LES  IDÉOLOGUES 

des  préceptes  de  l'art  de  penser  et  de  raisonner,  et  j'ai  surtout 
insisté  souvent  sur  les  ressources  qu'une  langue  bien  faite  offre 
à  l'esprit  et  au  génie  (i).  » 

C'est  à  l'École  polytechnique  qu"Andrieux  commence,  après  la 
suppression  de  la  seconde  classe  de  l'Institut  et  des  écoles  cen- 
trales, un  cours  de  grammaire  générale,  destiné  à  continuer  la 
tradition  ailleurs  interrompue,  et  dont  Destutt  de  Tracy  attend 
les  meilleurs  résultats.  C'est  là  aussi  que  plus  tard  A.  Comte,  le 
compatriote  de  Draparnaud,  retrouvera  les  doctrines  scientifiques 
et  philosophiques  du  xvm«  siècle  qui  contribueront,  pour  une 
grande  part,  à  l'éclosion  de  la  philosophie  positive. 

En  pédagogie  comme  en  philosophie,  les  idéologues  ont 
ouvert  les  voies  où  nous  nous  essayons  à  marcher.  Pour  l'ensei- 
gnement supérieur,  Talleyrand  et  Condorcet,  Daunou,  Lakanal 
et  surtout,  comme  Ta  bien  vu  M.  Liard,  Cabanis  sont  demeurés 
nos  inspirateurs.  Nous  avons  conservé  le  Muséum  et  l'École  des 
langues  orientales,  les  Écoles  de  médecine  et  l'École  polytech- 
nique. L'École  d'administration  de  1848,  l'École  des  sciences 
politiques,  plus  récente  et  plus  heureuse,  n'ont  réalisé  qu'en 
partie  les  souhaits  des  idéologues.  Par  la  nouvelle  organisation 
qu'a  reçue  l'enseignement  supérieur,  on  s'est  de  plus  en  plus 
approché  de  l'idéal  qu'ils  s'étaient  proposé  :  les  lettres  et  l'his- 
toire, les  sciences  et  la  philosophie  ont  des  maîtres  et  des 
élèves  (2). 

L'enseignement  secondaire,  plus  lent  dans  son  évolution,  n'a 
pas  encore  résolu  les  problèmes  que  déjà  se  posaient  nos  pères. 
Toutes  les  innovations,  tentées  depuis  vingt  ans,  ont  ét^  indi- 
quées ou  mises  en  pratique  dans  les  institutions  scolaires  de  la 
Révolution.  Alors,  en  effet,  on  a  voulu  enseigner  les  lettres  et 
les  sciences,  les  langues  vivantes  et  leslangues  anciennes,  l'éco- 
nomie politique  et  la  législation  usuelle,  on  a  recommandé  les 
excursions  de  vacances,  les  exercices  physiques  et  les  travaux 
manuels,  même  le  choix  des  directeurs  par  et  parmi  les  profes- 
seurs. On  a  fait  plus,  car  fort  souvent  on  a  réussi  à  mettre  en 
pratique  ce  que  la  théorie  avait  suggéré. 

Par  contre,  notre  époque  a  fait  ce  qui,  malgré  les  efforts  les 
plus  énergiques,  n'avait  pu  être  réalisé  par  les  hommes  de  la 
Révolution.  Si  quelques-uns  d'entre  eux  ont  eu  une  vue  assez 

(1)  Elirait  d'un  cours  complet  de  mécanique  [Journal  de  l'École,  o^  cahier). 

(2)  Cf.  Ernest  Lavisse,  Questions  d'enseignement  national. 


à 


L'INSTITUT  69 

nette  de  ce  que  doit  être  l'enseignement  primaire,  et  si,  partant, 
il  est  utile  encore  de  les  consulter  en  cette  matière,  ils  n'eurent 
nilesressoiirdM^s,  ni  surtout  les  maîtres  expérimentés  et  savants, 
dont  les  conseils  et  les  livres  ont  rendu  possible  et  leconde 
l'éducation  populaire. 


m 

Chamfort  avait  préparé,  pour  Mirabeau,  un  décret  et  un  dis- 
cours proposant  la  suppression  des  anciennes  Académies.  Elles 
eussent  été  remplacées  par  une  Académie  nationale,  avec  une 
section  philosopliiquc,  une  section  littéraire  et  une  section 
scientitique,  qui  se  serait  complétée  par  une  Académie  des  beaux- 
arts.  Talleyrand  songea  à  un  Institut,  dont  l'une  des  sections 
comprendrait  les  sciences  pbilosopliiques,  les  belles-lettres  et 
les  beaux-arts,  dont  l'autre  réunirait  les  sciences  malbémaliques, 
physiques  et  les  arts.  Condorcet  voulait  une  Société  nationale 
des  sciences  et  des  arts,  chargée  de  recueillir,  d'encourager, 
d'appliquer  et  de  répandre  les  découvertes  utiles.  Elle  eût  été 
composée  de  quatre  classes,  correspondant  aux  sciences  mathé- 
matiques et  physiques,  aux  sciences  morales  et  politiques,  à  la 
médecine,  aux  arts  mécaniques,  à  l'agriculture,  à  la  navigation, 
enfln  à  la  granunaire,  aux  arts  d'agrément,  aux  lettres  et  à 
l'érudition.  Le  3  brumaire  an  IV,  la  Convention  adoptait,  sur  le 
rapport  de  Daunou,  la  loi  célèbre  qui  organisait  l'instruction 
publique.  L/Jnstitut  national  était  chargé  de  perfectionner  les 
sciences  et  les  arts,  de  suivre  les  travaux  scientifiques  et  litté- 
raires qui  auraient  en  vue  l'utilité  générale  et  la  gloire  de  la 
République.  Renfermant  des  représentants  de  toutes  les  con- 
naissances humaines  (i),  réunissant  les  hommes  les  plus  mar- 

(1)  11  comprenait,  dans  une  première  classe,  celle  des  sciences  physiques  et  mathé- 
matiques, dix  sections,  mathématiques,  arts  mécaniques,  astronomie,  physique 
expérimentale,  chimie,  liistoire  naturelle  et  minéralogie,  botanique  et  physique 
végétale,  anatomie  et  zoologie,  médecine  et  chirurgie,  économie  rurale  et  arts  vété- 
rinaires. La  seconde  classe,  celle  des  sciences  morales  et  politiques,  en  avait  six: 
analyse  des  sensations  et  des  idées,  morale,  science  sociale  et  législation,  économie 
politique,  histoire  et  géographie.  La  troisième  classe,  celle  de  la  littérature  et  des 
beaux-arts,  en  comptait  huit  :  grammaire,  langues  anciennes,  poésie,  antiquités  et 
monuments,  peinture,  sculpture,  architecture,  musique  et  déclamation.  Aux  cent 
quarante-quatre  membres  résidant  à  Paris,  se  joignaient  des  associés,  en  nombre 
égal,  pris  dans  toutes  les  parties  de  la  République,  et  vingt -quatre  associés 
étrangers. 


70  LES  IDÉOLOGUES 

quants  clans  les  sciences  et  dans  les  arts,  il  constituait,  en  réalité, 
une  Encyclopédie  vivante  (1),  propre  à  réaliser,  par  ses  travaux, 
les  progrès  que  Descartes  et  ses  disciples,  que  Turgot,  Condillac 
et  Condorcet  avaient  annoncés  à  l'humanité  !  La  création  de  la 
seconde  classe  était,  non  moins  que  l'obligation  pour  tous  les 
membres,  de  travailler  au  perfectionnement  des  sciences  et  des 
arts,  un  des  résultats  de  l'influence  exercée  par  la  philosophie 
du  xvni*'  siècle.  Voltaire  et  Condillac,  Turgot,  Helvétius.  Rous- 
seau, Condorcet  et  leurs  disciples  encore  vivants,  avaient  voulu 
donner  aux  sciences  morales  un  développement  égal  à  celui 
des  sciences  mathématiques,  physiques  et  naturelles.  Associer 
leurs  représentants  à  ceux  des  sciences  qui  avaient  grandi 
avant  elles,  c'était  assurer  le  succès  de  l'œuvre  entreprise. 

Le  4  avril  1796,  l'Institut  tenait  sa  première  séance  en  pré- 
sence des  cinq  Directeurs.  Daunou  glorifia  l'idée  qu'avait  eue  la 
Convention  de  créer  une  classe  des  sciences  morales  et  poli- 
tiques :  «LaRépubUque  nous  appelle,  dit-il,  pour  rassembler  et 
raccorder  toutes  les  branches  de  l'instruction,  reculer  les  limites 
des  connaissances  et  rendre  leurs  éléments  moins  obscurs  et 
plus  accessibles,  provoquer  les  efforts  des  talents  et  récompenser 
leurs  succès,  recueillir  et  manifester  les  découvertes,  recevoir, 
renvoyer  et  répandre  toutes  les  lumières  de  la  pensée,  tous  les 
trésors  du  génie  (2).  » 

La  seconde  classe  de  l'Institut  a-t-elle  fait,  pendant  les  sept 
années  qu'elle  a  vécu,  honneur  à  la  philosophie,  ou,  pour  parler 
d'une  façon  plus  précise,  a-t-elle  produit  des  travaux  en  rapport, 
par  leur  nombre  et  leur  importance,  avec  le  but  qu'on  s'était 
proposé  et  avec  l'idée  qu'on  se  fait  d'ordinaire  d'une  école  phi- 
losophique? M.  de  Tocqueville  l'a  nié  en  quelques  lignes  où  il  a 
accumulé,  comme  le  dit  M.  Jules  Simon,  les  injustices  et  les 
erreurs.  M.  Jules  Simon  a  excellemment  montré  que  le  pro- 
gramme tracé  par  les  fondateurs  de  l'Institut,  a  été  rempli 
d'une  façon  supérieure  par  les  philosophes  et  les  économistes, 
d'une  façon  au  moins  convenable  par  les  autres  sections. 
Après  lui,  nous  insisterons  sur  les  travaux  que  l'Institut  a 
produits  ou  suggérés  dans  le  domaine  qui  nous  intéresse  spécia- 
lement. 

La  section  de  l'analyse  des  sensations  et  des  idées  a  compté 

({)  Expression  de  Daunou,  reprise  par  Lémontey. 

(2]  Taillandier,  Documents  biographiques  sur  Daunou,  p.  102  sqq. 


LINSTITIT  71 

parmi  ses  niembfWi  résitlents  Yolney,  Garât,  Gingucné,  Le 
Breton,  Cabanis,  Deleyre,  ïonlongeon  ;  parmi  ses  associés  Des- 
tutt  de  Tra(\\ .  de  Sèze,  Laroniigiii(>re,  Jacqucmont,  Sicard, 
l*révost  de  Genève,  Cafarelli  du  Falga,  Degérando.  La  section  de 
morale  avait  ponr  membres  résidents  B.  de  Saint-Pierre,  Louis- 
Sébastien  Mercier,  Grégoire,  La  Réveillére-Lépeaux,  Lakanal  et 
Naigeon;  pour  associés  Labéne,  Roussel,  Villeterque,  Saint-Jean 
Crévecœur,  Ferlus,  Ricard  et  Gandin.  La  troisième  section  com- 
prit Daunou,  Cainbacérès,  Merlin,  Pastoret,  Garran-Coulon  et 
Baudin  ;  Legrand  deLaleu,Houard,  Ramond,  Reymont,  Bigot  de 
Préameneu,  Massa,  Grouvelle  et  Chami^agnc.  La  quatrième, 
Sieyès  et  Dupont  de  Nemours,  Lacuée  et  Talleyrand,  Rœderer 
et  Creuzé-Lalouche,  Lebrun  et  Gallois,  Forbonnais  et  Roumc, 
Garnier,  Duvillard  et  Diannyère.  La  cinquième, compta,  parmi  ses 
résidents  ou  ses  associés,  Pierre-Charles  Lévéque,  de  Liste  de 
Sales  etRaynal,  Roucbaud  et  Dacier,  Legrand  d'Aussy  et  Poirier, 
Anquetil  et  Kocb,  Gudin  et  J.-J.  Garnier,  Gaillard  et  Papon,  Gau- 
tier de  Sibert  et  Sennebier;  la  sixième,  Buache  et  Mentelle, 
Rheinhard  et  Fleurieu,  Gosselin  et  Bougainville,  Beaucbamp  et 
Barthélémy,  Lescalier,  Coquebert  de  Montbret,  Bourgoing,  Ver- 
dun de  la  Crenne  et  le  Michaud  d'Arçon.  Que  de  noms  illustres, 
•que  d'hommes  d'une  réelle  valeur,  à  côté  de  quelques  individus 
dont  le  choix  a  pu  être  déterminé  parles  circonstances! 

Quant  aux  travaux,  nous  mentionnerons  seulement  ceux  qui 
présentent  un  intérêt  immédiat  pour  notre  sujet.  Dans  la  séance 
publique  du  lo  germinal  an  IV,  Cabanis  indique  le  plan  et  le  but 
de  ses  Rftpparts  surjejpjii/siqiie  et  le  moral.  Le  Breton  lit  une 
Notice  sur  la  vie  elles  ouvrages  de  Raynal,  «  qui  vivait  avec 
Voltaire,  Rousseau,  Helvétius,  Diderot,  d'Alembert,  Condillac  et 
avec  beaucoup  d'autres  écrivains  d'un  ordre  distingué, -quoi- 
qu'ils ne  fussent  que  du  second.  »  Les  7  pluviôse,  thermidor  et 
fructidor,  Cabanis  communique  les  trois  premiers  mémoires  de 
son  grand  ouvrage.  Anquetil,  le  22  ventôse,  les  mentionne  et 
parle  des  bases  sur  lesquelles  vont  s'élever  les  grands  édifices 
de  la  morale,  de  la  science  sociale  et  de  l'économie  politique. 
Lévesque  lit,  le  2  ventôse,  des  Considérations  sur  l'homme 
observé  dans  la  vie  sauvage^  dans  la  vie  pastorale  et  dans  la 
vie  policée.  Ne  mettant  dans  l'homme,  comme  Condillac,  que  la 
sensibilité  et  le  besoin,  il  croit  que  la  nature  lui  inspirera  d'elle- 
même  l'accent  du  désir,  de  la  crainte,  de  la  joie,  de  la  douleur, 


72  LES  IDÉOLOGUES 

et  que  quelques  gestes,  enrichissant  le  langage  el  naissant  des 
nouveaux  besoins,  suffiront  aux  hommes,  quand  ils  se  seront 
associés.  MAis,  en  môme  temps,  il  fait  de  la  perfectibilité  leur 
qualité  distinctive.  Le  12  prairial,  il  expose  des  Considérations 
sur  les  obstacles  que  les  anciens  philosophes  ont  apportés 
aux  progrès  de  la  saine  philosophie.  Elles  ne  sont  pas  sans 
intérêt  :  «  Dans  l'antiquité,  dit-il  assez  raisonnablement,  on  ne 
connaissait  qu'un  coin  de  terre  et  Ton  fit  des  <îosmographies  ; 
on  ne  connaissait  même  pas  la  composition  du  coin  de  terre  que 
Ton  habitait,  pas  môme  la  formation  de  la  première  croûte  dont 
il  était  revêtu  et  l'on  fit  des  cosmogonies.  Pythagore  contribua 
le  plus,  parmi  les  philosophes,  à  égarer  la  raison  humaine... 
Socrate  mérita  le  titre  de  philosophe  en  se  bornant  à  rechercher 
les  vérités  morales...  Avec  Platon,  tout  fut  envahi  par  le  jar- 
gon métaphysique...  Aristote,  né  avec  un  esprit  vif,  juste  et 
étendu,  eut  le  malheur  de  faire  de  la  physique  avec  de  la  méta- 
physique au  lieu  d'en  faire  avec  des  observations,  tout  en  ob- 
servant une  fois  et  en  faisant  un  chef-d'œuvre  estimé  encore 
aujourd'hui,  son  Histoire  des  animaux.  » 

Le  2  floréal  et  le  2  messidor,  D.  de  Tracy  lisait  le  commence- 
ment de  son  Mémoire  sur  la  faculté  de  penser.  Laromiguière 
en  donnait  un  sur  la  Déterminatioii  des  mots  Analyse  des  sen- 
sations, et  un  autre  sur  celle  du  mot  Idée.  Baudin  introduisait 
la  philosophie  dans  un  Mémoire  sur  les  clubs.  Grégoire,  à  la 
séance  publique  du  7  germinal,  proclamait  le  droit  inné  de  tous 
les  hommes  à  la  liberté  comme  au  bonheur,  et  affirmait  que  le 
doute  méthodique  a  déblayé  les  préjugés,  émoussé  le  glaive  de 
l'intolérance,  éteint  les  bûchers  de  l'inquisition  et  affranchi  les 
nègres.  Il  soutenait  qu'on  ne  conçoit  pas  une  morale  qui  ne 
serait  pas  républicaine  et  espérait  que  la  souveraineté  nationale, 
retournant  à  sa  source,  reconstruirait  l'édifice  social  dans 
diverses  contrées  des  deux  mondes,  que  «  la  république  des 
lettres  enfanterait  des  républiques  ».  Bonaparte,  supprimant  la 
seconde  classe  de  l'Institut,  se  souvint  sans  doute  de  cette  lec- 
ture de  Grégoire. 

Rœderer,  à  côté  de  Mémoires  politiques  sur  la  Composition  de 
la  force  publique  dans  unEtat  républicain,  sur  la  Majorité  natio- 
nale, sur  les  Institutions  funéraires  convenables  dans  une  répu- 
blique, en  présentait  d'autres  ?>\m  les  deux  Éléments  principaux 
de  Vamour,  sur  les  deux  Eléments  de  la  sociabilité  humaine,  l'i- 


L'INSTITUT  '3 

mitation  et  V habitude.  Cambacérôs  s'occupait  de  science  sociale. 
Dupont  de  Nemours  exposait  un  panthéisme  assez  vagueetassez 
l)izaiTe,  avant  de  s'occuper  des  nègres  et  des  Courbes  politiques. 
Delisle  de  Sales  donnait  un  Examen  critique  des  philosophes 
qui  ont  rèvê  sur  le  bonheur,  où  il  citait  et  critiquait  Platon,  Cicé- 
ron,  Plutarque,  Maupertuis,  Helvétius;  puis  des  Pensées  philo- 
sophiques sur  la  raison,  où,  appelant  Rousseau  le  ?sewton  de  la 
morale,  il  proposait  trois  sujets  d'étude  :  Dieu,  Ihommc  et  la 
nature.  Avant  de  réunir  ces  mémoires  dans  les  Apophtheqmes 
sur  le  Bonheur,  Delisle  de  Sales  lisait  X Eloge  de  la  Fontaine. 
Avec  une  ignorance  de  la  chronologie,  assez  plaisante  chez 
un  homme  qui  prétendait  à  la  science  universelle  (1),  il  soutenait 
que  La  Fontaine  a  combattu  le  fameux  pyrrhonisme  de  Ber- 
keley (2).  Puis  il  commençait  un  curieux  Mémoire  sur  la  Philo- 
sophie d'un  homme  libre  et  un  autre  sur  llnstitut  national  et 
les  Académies.  A  la  classe  de  littérature,  on  entendait  Sicard 
sur  le  mode  d'instruction  du  sourd-muet,  et  un  mémoire  de 
Bitaubé,  a  composé  dans  une  prison  robespierrienne  »  sur  la  Po- 
litique d'Aristote. 

Les_dix  mois  pendant  lesquels  fonctionna  l'Institut  avaient 
été  bien  remplis.  La  seconde  année  ne  le  fut  pas  moins  bien. 
Cabanis  étudia  IJinflnence  des  âges  sur  les  idées  et  les  affections 
morales,  celle  des  sexes  sur  le  caractère  de  ces  idées  et  de  ces 
affections,  celle  des  tempéraments  sur  la  formation  des  unes  et 
des  autres.  D.  de  Tracy  continua  ses  recherches  sur  la  faculté  de 
penser.  D.  de  Sales,  qui  appelait  Brucker  la  hibUothèque  des 
philosophes,  faisait  léloge  de  Bailly  ;  Le  Breton,  celui  de  Deleyre, 
le  bibliothécaire  de  l'infant  élevé  par  Condillac  et  l'ami  de 
Rousseau,  l'auteur  à: m\Q  Analyse  de  Bacon  et  de  l'article  Fana- 
tisme de  X Encyclopédie,  de  romances  mises  en  musique  par 
Rousseau  et  dune  traduction  en  vers  inédite  de  Lucrèce.  La 
Réveillère-Lépeaux  qui,  sans  être  théophilanthrope,  croyait  en 
Dieu,  communiquait  des  Réflexions  sur  le  culte  et  les  cérémonies 
civiles.  Baudin  s'occupait  de  la  loi.  Talleyrand  lisait  deux  mé- 

(1)  n  avait  placé  sur  son  buste  l'inscription  suivante  :  «  Dieu,  la  nature  et 
l'homme,  il  a  tout  expliqué  >-,  au-dessous  de  laquelle  Andrieux  ajouta  :  «  Mais 
personne  avant  lui  ne  l'avait  remarqué.  » 

(2)  La  Fontaine  publia  en  1678  le  livre  Vll  qui  contenait  V Animal  dans  la  Lune 
et  mourut  en  1693,  quand  Beriveley,  qui  donna  en  1709  son  premier  ouvrage,  avait 
dix  ans.  La  Fontaine  avait  probablement  en  vue  Malebranche,  dont  la  Recfierche  sur 
la  vénlé  da.le  de  1673. 


li  LES  IDÉOLOGUES 

moires  sur  les  relations  commerciales  des  États-Unis  avec  l'An- 
gleterre et  s.ur  les  avantages  à  retirer  des  colonies  nouvelles. 
Comme  Condillac,  Talleyrand  condamne  l'esprit  de  système  et 
vante  l'analyse  :  «  Un  voyage  en  Amérique,  dit-il,  est  une  sorte 
d'analyse  pratique  et  vivante  de  l'origine  des  peuples  et  desÉtats  ; 
on  part  de  l'ensemble  le  plus  composé  pour  arriver  aux  éléments 
les  plus  simples,  à  chaque  journée  on  perd  de  vue  quelques- 
unes  de  ces  inventions  que  nos  besoins,  en  se  multipliant,   ont 
rendues  nécessaires,  et  il  semble  que  l'on  voyage  en  arrière 
dans  l'histoire  des  progrès  de  l'esprit  humain.  »  On  croirait,  dans 
ces  dernières  lignes,  entendre  Rousseau  et  Condorcet.  Ailleurs 
Talleyrand  affirme  comme  Helvétius,  Volney  ou  Saint-Lambert, 
que  l'intérêt  domine  la  volonté.  Sicard  rend  compte  de  la  Gram- 
maire de  Harris  mise  en  français  par  Thurot.   Champagne  offre 
une  traduction  de  la  Politique  d'Aristote,  Camus  perfectionne 
sa  traduction  de  V Histoire  naturelle  et  s'occupe  du  De  mirabi- 
Ubus  auscultis.  La  première  section  propose  une  seconde  fois,  ^ 
pour  le  prix,  la  détermination  de  l'influence  des  signes  sur  lai    ■; 
formation  des  idées  ;  la  seconde  demande  de  rechercher  quelles 
sont  les  institutions  les  plus  propres  à  fonder  la  morale  d'un 
peuple;  la  quatrième  proroge  la  question  des  emprunts  publics. 
L'an    VI,   la  seconde  classe  examine    des    essais  ingénieux 
sur  la  pasigraphie    ou  le  système   d'une  langue   universelle, 
fondée  surtout  sur  l'uniformité  des  signes,  un  système  de  lexico- 
logie qui  tend  à  rectifier  les  idées  par  le  perfectionnement  dulan- 
gage.  Elle  rédige  une  série  de  questions  pour  l'Institut  dEgypte 
et  ouvre  un  concours  sur  les  moyens  de  rétablir  la  décence  et  la 
solennité  des  funérailles.  Elle  couronne  Mulot,  Amaury  Duval  et 
réussit,  par  son  exemple,  par  ses  encouragements  et  sans  faire 
appel  aux  idées  religieuses,  à  détruire  un  scandale  qui  avait  pris 
des  proportions  inouïes.  Tandis  que  les  exécuteurs  testamen- 
taires de  Mably  annoncent  la  publication  d'une  nouvelle  édition 
de  Condillac  corrigée,  augmentée  et  comprenant  un   ouvrage 
inédit,  la  Langue  des  Calculs,  l'Institut  décerne  le  prix  proposé 
l  par  la  section  de  l'analyse  des  sensations.  Degérando  l'obtient  ; 
Lancelin  et  Prévost  sont  mentionnés.  Dix  mémoires  avaient  été 
envoyés  et  Biran  avait  réuni  des  notes  sur  la  question.  A  la  fin 
de  l'an  VI  paraît  le  premier  volume  des  mémoires  de  la  seconde 
classe.  Outre  des  travaux  philosopbiques  de  Rœderer,   de  Du- 
pont de  Nemours,  de  Cambacérès,  de  Pierre-Charles  Lévesque, 


L'LNSTITLT 


/.> 


lie  Grégoire,  île  Delisle  de  Sales,  la  Notice  de  Rayiial  par  Le 
Breton,  il  comprenait  des  Considérations  générales  sur  l'étude 
de  rhomme  et  sur  les  rapports  de  son  organisation  physique 
avec  ses  facultés  intellectuelles  et  morales,  une  Histoire  p/tg- 
siologique  des  sensations,  par  Cabanis.  D.  de  Tracy  y  figurait 
pour  la  Faculté  de  penser,  Laromigiiière  pour  la  Détermination 
des  mots  Analyse  des  sensations  et  un  extrait  du  mémoire  sur 
la  détermination  du  mot  Idée  (1). 

Aux  lecteurs  sérieux,  Cabanis  apparaissait  commole  philosophe 
le  plus  marquant  de  la  section,  Deslutt  de  Tracy  comme  le  plus 
pénétrant  et  le  plus  apte  ù  discuter  les  questions  idéologiques, 
Laromiguière,  comme  le  plus  clair  et  le  plus  capable  de  rendre 
ses  doctrines  accessibles  à  tous. 

Dans  le  premier  trimestre  de  l'an  VII ,  Rœderer  traita  des 
Institutions  propres  à  fonder  la  morale  cliez  un  peuple,  "ïovi- 
lougeon  de  la  liberté  individuelle,  de  Sales  de  la  liberté  des 
suffrages,  Grégoire  de  la  traite  et  de  l'esclavage  des  nègres. 
Villeterque,  s'appuynnt  sur  Locke,  Hobbes  et  Condorcet,  proposa 
de  donner  aax  pères  et  aux  mères  des  droits  égaux,  modifiés 
seulement  par  la  diversité  des  devoirs,  sur  l'éducation  des 
enfants.  Mercier  soutint  que,  si  c'est  l'àme  et  la  vie  qui  font  le 
beau,  c'est  l'expression  de  la  vie  morale,  sentimentale  et  virtuelle 
qui  fait  la  beauté  (:2). 

Daunou,  secrétaire  de  la  classe  pour  le  second  trimestre, 
signale  des  mémoires  de  D.  de  Sales  sur  Platon,  «  le  prince 
des  philosophes,  »  de  Mercier,  contenant  des  vues  morales  et 
pohtico-morales.  Thouret  et  Haûy,  Garât,  Lebreton,  Mercier  et 
Halle  assistèrent  à  l'opération  d'un  aveugle-né  âgé  de  vingt- 
quatre  ans.  Garât  et  Lebreton  constatèrent  qu'il  n'était  pas  sans 
idée  des  couleurs  :  une  vive  lumière  formait  pour  lui  un  faible 
crépuscule,  insuffisant  pour  lui  faire  distinguer  les  objets. 
Placé  obliquement  à  la  lumière,  il  reconnut  la  couleur  écarlate 
du  gilet  de  Garât  et  appela  une  espèce  de  rouge  la  couleur  rose 
d'une  bobine.  Un  membre  de  Tlnstitut,  professeur  à  l'école 
centrale  de  Lyon,  composa  un  hymne  à  TÉternel  où  nous 
avons  relevé  (3),  pour  montrer  qu'il  n'y  avait,  parmi  la  majorité 

(1)  Le  Tolume  contient  x\vi-642  pages.  Cabanis   en  occupe  172,  D.  de  Tracy  168, 
Laromiguière  24. 

(2)  Notice  par  Lacuée,  Décade  ph.  du  30  nivôse  an  VII. 

(3)  Cf.  p.  43. 


76  LES  IDÉOLOGUES 

des  membres,  aucmie  hostilité  contre  la  croyance  en  Dieu,  des 
vers  qu'il  faut  rapprocher  de  ce  que  nous  avons  dit  déjà  de 
Dupont  de  Nemours,  de  Delisle  de  Sales,  de  La  Réveillère. 

Dans  les  deux  derniers  trimestres,  Rœderer  s'occupa  de  la  pasi- 
graphie  comme  écriture  et  commelangae,  critiqua  la  théoriedeDo- 
mergue  sur  la  proposition,  à  laquelle  il  préférait  la  nomenclature 
de  Condillac  et  traita  de  la  rédaction  d'un  Catéchisme  de  morale, 
en  citant  avec  éloges  d'Holbach,  Saint-Lambert  et  Volney.  Mer- 
cier combattit  Locke  en  invoquant  la  grande  loi  non  écrite  et  se 
prononça  ouvertement  et  avec  force  pour  les  idées  innées  (1). 
La  classe  mit  au  concours  la  question  de  l'habitude  et  y  remit 
celle  de  l'étendue  et  des  limites  de  l'autorité  du  père  de  famille. 
Le  second  volume  de  ses  mémoires  paraissait  en  fructidor. 
Avec  des  travaux  de  Lévesque,  de  Baudin,  de  Talleyrand,  qui 
touchent,  en  plus  d'un  endroit,  à  la  philosophie,  il  contient  les 
mémoires  de  Cabanis  sur  les  âges,  les  sexes,  les  tempéra- 
ments (2).  Après  l'apparition  de  ce  volume,  qui  suivait  de  près  la 
publication,  dans  la  Décade,  d'une  importante  lettre  de  Cabanis 
sur  la  perfectibilité  humaine,  ce  dernier  se  montrait  de  plus  en 
plus  comme  le  plus  considérable,  sinon  comme  le  chef,  des  phi- 
losophes que  comptait  la  seconde  classe. 

Baudin  mourut  subitement  et  de  joie,  en  apprenant  le  débar- 
quement de  Bonaparte.  D.  de  Tracy  établit  par  de  nouvelles 
preuves  que  c'est  à  la  sensation  de  résistance  que  nous  devons 
la  connaissance  des  corps,  et  combattit  les  hypothèses  de  Male- 
branche  et  de  Berkeley  sur  l'existence. Pour  de  Sales, la  république 
la  plus  parfaite  est  celle  qui  aurait  le  bonheur  de  remettre  à  un 
grand  homme  le  soin  de  diriger  une  constitution  propre  à  favo- 
riser le  calme  intérieur.  Néron  Forbonnais  entrevoyait,  dans  les 
institutions  du  Consulat,  l'aurore  d'un  beau  jour  pour  l'économie 
politique.  Champagne  regrettait  que  Baudin  fût  mort  avant 
d'avoir  vu  «  que  le  héros  dont  il  invoquait  le  nom,  à  son  dernier 
moment,  a  réalisé  toutes  ses  espérances  !  »  Ginguené  faisait  un 
remarquable  rapport  sur  le  concours  de  morale,  analysait  les 
ouvrages  qui  ne  méritaient  pas  le  prix  et  proposait  de  substituer 
un  autre  sujet,  VÉmulation  est-elle  un  bon  moyen  d' éducation? 
à  celui  qu'on  n'avait  pas  traité.  Daunou  recherchait  en  quoi  con- 
siste le  vœu  général.  Toulongeon  ramenait  le  droit  naturel  à  la 

(1)  Décade  philosophique ,  10  thermidor  an  VII. 

(2)  Le  volume  comprend  699  pages,  les  mémoires  de  Cabanis  en  occupent  181. 


L'INSTITUT  77 

libre  disposition  de  soi  et  de  ce  qui  est  à  soi.  B.  de  Saint-Pierre 
s'occupait  du  régime  diététique  et  des  observations  nautiques  à 
suivre  dans  les  voyages  de  long  cours.  Mais  les  mémoires  les 
plus  intéressants,  sinon  en  eux-mêmes,  du  moins  au  point  de 
vue  de  l'état  des  esprits,  sont  ceux  de  Mercier,  combattant 
Terreur  «  sophistique  »  de  Locke  qui  a  voulu  détruire  les  idées 
innées.  Le  compte  rendu  de  Lévesque  se  borne  à  indiquer  que, 
selon  Mercier,  notre  être  s'aperçoit  lui-même,  notre  pensée  est 
un  éclair  de  l'existence  éternelle,  une  communication  de  la  divi- 
nité, un  aperçu  du  premier  principe,  une  des  différences  infinies 
de  concevoir  la  vérité  première,  de  concevoir  une  vérité  connue 
ou  inconnue  (1).  Mais  nous  avons  à  ce  sujet  des  renseignements 
plus  précis.  Mercier,  qui  avait  combattu  au  Lycée  le  système 
astronomique  de  Newton,  prit,  dix  jours  à  l'avance,  l'engagement 
de  détrôner  Locke  et  même  Condillac  au  profit  du  système  des 
idées  innées.  Le  7  ventôse,  il  y  avait  un  nombreux  public  h  l'Insti- 
tut. Mercier  loua  Platon  et  Socrate,Cicéron,  Pythagore  et  même 
Proclus,  combattit  l'ennuyeux  et  illisible  Locke,  YEncycloprdic, 
Condillac,  et  1  Institut  qui  se  rendait  la  fable  et  la  risée  de 
l'Européen  rejetant  les  idées  innées  (:2).  En  terminant  il  s'enga- 
geait à  prouver  dans  dix  jours,  avec  la  même  évidence,  que  nous 
connaissons  les  objets  extérieurs  et  que  nous  acquérons  des 
idées  par  intuition,  c'est-à-dire  par  le   sens  interne.   Il  y  avait 

(1)  Décade  ph.,  30  ventôse  an  VIII. 

(2)  Un  auditeur  de  Mercier  communiqua  deux  lettres  à  la  Décade  (30  germinal, 
10  et  20  floréal].  Nous  en  extrayons  quelques  phrases  rapportées  textuellement: 
«  J'admets  les  idées  innées  et  j'obéis  en  cela  à  ma  conviction  intime...  J'entends 
par  idée  la  représentation  ou  la  vision  spirituelle  des  èlres...  L'être  est  constitué 
par  trois  choses  distinctes  quoique  indivisibles,  l'essence,  l'existence  et  la  forme  ;  à 
Tétat  naturel,  il  n'a  que  des  formes  spirituelles.  L'homme  pense  indépendamment 
des  objets,  indépenf'.amment  des  sens...  L'émanation  divine  est  en  nous,  voilà  l'ori- 
gine de  nos  idées.  Comment  ne  pas  percevoir  l'idée  innée  qui  se  dit  à  soi-même,  je 
suis?...  On  peut  s'appuyer  sur  Tautorité  de  Platon,  de  Socrate,  de  Cicéron,  pour 
soutenir  qu'apprendre  n'est  que  se  souvenir,  que  notre  àme  renferme,  dès  notre 
naissance,  toutes  les  idées  qui  ne  fout  ensuite  que  se  développer...  Les  prétendus 
métaphysiciens  de  nos  jours  ont  voulu  traiter  par  lanalyse  un  objet  simple,  faire 
sur  ridée  ce  que  l'anatomiste  fait  sur  le  corps  humain.  Locke  ne  parle  jamais  du 
sentiment...,  c'est  l'amour  qui  a  créé  la  science  et  non  la  science  qui  a  produit 
l'amour...  La  statue  ou  plutôt  la  poupée  de  Condillac  est  une  sottise,  une  folie... 
Platon  doit  rétablir,  parmi  nous  les  idées  innées,  système  grand,  vrai,  consolateur. 
Locke  se  méprit  en  intitulant  son  livre  Essai  philosophique  sur  l'entendement 
humain,  car  il  n'y  a  pas  fait  un  pas  dans  la  connaissance  de  l'entendement...  Il  n'y 
a  de  vrai  daas  son  livre  que  l'analyse  grammaticale...  Voltaire...  logea  le  nom  de 
Locke  dans  ses  hémistiches  :  de  là  la  réputation  de  cet  eunuyeux  et  illisible 
Locke...  Toutes  ces  folies  que  j'ai  réfutées  et  qui  ont  été  prônées  par  Locke,  par  Con- 
dillac et  leurs  disciples  ont  été  entassées  dans  cette  Encyclopédie,  écume  empoi- 
sonnée des  plus  monstrueuses   erreurs   et  c'est  là  que  nos  sopliistes  vont  les  puiser 


78  LES  IDÉOLOGUES 

plus  de  monde  encore  à  la  séance  du  17  qu'à  celle  du  7.  Mercier 
soutint  que  la  pensée  est  un  éclair  de  la  puissance  éternelle, 
invoqua  le  sentiment  religieux,  affirma  que  l'existence  du  Créa- 
teur se  manifeste  en  nous  par  l'intuition,  que  la  pensée  atteste 
les  causes  finales,  que  Tâme  préexiste  au  corps  et  que  le  système 
des  idées  innées  et  de  l'intuition  par  le  sens  intime  a  pom'  lui 
Descartes  et  Malebranche ,  Bonnet  et  «  la  Sagesse  qui,  sous 
le  nom  de  Kant,  remplit  d'admiration  toute  l'Allemagne  ». 
Ainsi  Mercier  a  pu,  au  milieu  des  admirateurs  de  Locke  et  de 
Condillac,  les  attaquer  avec  une  vivacité  extrême.  Il  a,  bien  avant 
Cousin,  vanté  Platon,  Proclus  et  Kant,  sans  être  interrompu  par 
aucun  des  confrères  dont  il  froissait  les  convictions.  Nous  nous 
croyons,  par  cela  même,  autorisé  à  révoquer  en  doute  une 
anecdote  célèbre,  qui  tendrait  à  attribuer  une  intolérance  singu- 
lière aux  membres  les  plus  éminenls  de  l'Institut  (1). 

Signalons  encore,  pendant  l'an  VIII,  les  mémoires  de  Dégé- 
rando  et  de  D.  de  Tràcy  sur  la  pasigraphie,  de  Merlin  sur  la 
nécessité  d'un  code  universel  et  uniforme  pour  la  République. 
«  Ce  CQ^e,  disait-il,  sera  le  plus  bel  ouvrage  de  la  paix  honorable 
et  solide  que  promettent  le  génie  et  la  fortune  de  notre  héros, 
le  courage  des  généraux ,  la  valeur  des  citoyens  armés  pour 
notre  cause,  les  champs  de  Marengo  et  le  vœu  que  nous  faisons 
tous  d'être  amis  de  tous  les  hommes,  de  toutes  les  nations, 

aujourd'hui.  L'Institut  est  le  seul  endroit  de  l'Europe  où  Ton  ose  encore  les  sou- 
tenir... ».  Deuxième  Mémoire:...  «Tout  ce  qui  est  hors  de  la  pensée  est  dans  le 
néaut...  L'idée  est  ce  qui  est. . .  La  pressiou  des  esprits  sur  Tidée  produit  la  pensée... 
Une  pensée  est  une  lumière  de  l'esprit...  Une  pensée,  dans  l'ordre  infini,  est  tou- 
jours la  clef  d'une  autre  pensée...  L'intuition  ne  s'épuise  point,  voilà  pourquoi  le 
sauvage  peut  s'élever  jusqu'à  l'idée  de  Dieu,  parce  qu'il  le  connaît  par  l'intuition... 
Je  pense,  donc  j'existe.  Bien  plus  quand  je  dis  :  je  doute,  j'existe  à  l'infini...  Dès 
qu'on  uie  les  idées  innées,  ou  fait  de  l'âme  un  être  complexe...  Quand  l'anatomiste  a 
rencontré  le  nerf,  le  tendon,  la  fibrille,  il  a  tout  fait...  Ly.qji*  n'est  pas  plus  avancé 
que  Tanatomiste.  Qui  expliquera  le  sentiment  religieux,  cet  instinct  divin,  salutaire, 
cette  religion  naturelle  à  laquelle  tous  les  hommes  ont  donné  leur  assentiment?  Les 
mots  Dieu  et  bon  ne  sont-ils  pas  synonymes  pour  les  sauvages?...  L'idée  de  Dieu 
est  une  idée  innée,  d'autant  plus  sûre  qu'elle  ne  dérive  pas  de  nos  institutions...  Si 
notre  intelligence  n'était  pas  hébétée  par  nos  passions,  nous  n'aurions  point  de 
plaisir  plus  vif  que  cette  intuition.  (Voyez  L.  Carrau,  Conclusion  de  la  Philosophie 
religieuse  en  Angleterre). ..Yons  \ou\ei  connaître  l'intelligence  et  vouslauiez,  quand 
vous  l'avez  soumise  à  votre  implacable  scalpel,  vous  lavez  détruite,  vous  l'avez  tuée... 
Pourquoi  chercher  la  lumière  dans  la  mort,  dans  la  matière,  tandis  qu'elle  existe 
en  nous,  dans  lame,  dans  la  pensée?»  (Voyez  F.  Rd\R'issoa,  la  Philosophie  en  France 
au  XIX'  siècle.)...  Ou  peut  rapprocher  de  ces  mémoires  de  .Mercier  un  mémoire 
antilockisle  sur  les  signes,  du  médecin  Rey-Cazillac,  qui  écrivait  en  Tan  VII  à 
rinstitut  pour  établir  que  le  nihil  est  in  intellectu  est  un  très  faux  préjugé,  une 
ancienne  erreur.  [Documents  inédits  de  l'Institut,  Introd.,  p.  16.) 
.     {\.)  Gh.  IV,  §  ii. 


LINSTITUT  7Î>. 

de  tous  les  princes  qui  ne  voudront  pas  être  nos  ennemis.  >■> 
En  l'an  I\,  Cabanis  traite  de  l'inHuence  des  maladies  sur  la 
formation  des  idées  et  sur  les  atTections  morales,  Daunou,  delà 
classilkation  d'une  bibliotht'que,  Toulongeon,  de  l'esprit,  Degé- 
rando.  de  la  philosophie  de  Kant,  Bouchaud,  du  système  de 
Hobbes  et  de  la  morale  de  Cicéron.  La  seconde  classe  décerne  le 
prix  sur  l'émulation  h  Feuillet  et  mentionne  quatre  autres 
mémoires,  dont  un  en  allemand.  Le  IIP  Tolumc  de  ses  Mé- 
moires contient,  outre  un  travail  de  Lévesque  sur  Quelques 
acceptions  du  mot  Xdture,  une  Notice  historique  de  Bougain- 
ville  sur  les  Sauvac/es  de  r Amérique  septentrioiale,  trois  Mé- 
moires de  D.  de  Tracy  sur  la  Sensation  de  résistance,  sur  les 
Hypothèses  de  Malvbranche  et  de  Berkeley,  sur  les  Projets  de 
pasigrapltie.  D.  de  Tracy,  ([ui  allait  publier  ses  Éléments 
d'idéologie,  promettait  de  mener  à  bonne  fin  l'étude  idéologique 
de  l'homme,  en  complétant  létude  plus  physiologique  qu'avait 
entreprise  Cabanis.  Tous  deux  pouvaient  être  considérés  comme 
les  maîtres  de  la  philosophie  française. 

Il  nous  reste  à  mentionner,  pour  terminer  cette  histoire  som- 
maire de  la  seconde  classe,  les  mémoires  de  Mercier  sur  la  Philo- 
sophie de  Kant,  sur  la  Comparaison  de  la  philosophie  de  Kant 
avec  celle  de  Fichte,  ceux  de  D.  de  Tracy  sur  la  Philosophie  de 
Kant  (1)  et  de  Degérando,  sur /e  Sauvage  de  VAveyron,  de  D.  de 
Sales  sur  Dieu,  de  Lévesque  sur  la  Sympathie  morale  qui 
dénote  rinduence  de  Cabanis;  ceux  de  Bouchaud  surSénèque  et 
sur  Épictète  à  propos  duquel  il  combat  la  doctrine  des  idées 
innées,  etc.,  etc.  Il  faut  encore  rappeler  les  concours  sur  l'habi- 
tude, où  Biran  fut  d'abord  mentionné,  puis  couronné;  celui 
sur  la  décomposition  de  la  pensée,  jugé  après  la  réorganisation  ^ 
de  l'Institut.  Enûn  D.  de  Tracy  communiqua  une  partie  de  sa  v 
grammaire  générale.  Quant  aux  deux  derniers  volumes  de  K 
la  classe,  le  premier,  publié  en  l'an  XI,  débutait  par  un  éloge 
enthousiaste  du  18  Brumaire,  «  jour  à  jamais  mémorable  dans 
les  fastes  de  la  France,  dans  ceux  de  l'Institut,  qui  avait  four- 
ni au  gouvernement  le  premier  consul,  Bonaparte,  le  second, 
Cambacérès  et  appelé  à  lui  le  troisième,  Charles  François 
Lebrun  ».  Le  ¥*=  parut  en  l'an  XII,  après  la  suppression  des 
écoles   centrales   et   de  la  seconde  classe,   quand  Napoléon 

(1)  Voyez  chapitre  vi,  §  3. 


80  LES  IDÉOLOGUES 

qui  avait  mutilé  le  Tribunat,  était  consul  à  vie.  L'idéologie 
n'est  plus  en  faveur  et  les  mémoires  imprimés  portent  presque 
tous  sur  l'histoire  ancienne  ou  sur  l'histoire  de  France  antérieure 
aux  temps  modernes. 

En  résumé,  la  seconde  classe  qui  ne  fonctionna  guère  que 
sept  années,  a  occasionné  un  mouvement  philosophique  consi- 
dérable. Les  Rapparia  du  physique  et  du  moral  de  Cabanis, 
Yldf'ologie  de  D.  de  Tracy,  les  travaux  sur  les  signes  de  Degé- 
rando  et  de  Prévost,  de  Biran  sur  l'habitude  et  sur  la  décom- 
position de  la  pensée,  en  sont  des  preuves  plus  que  suffisantes. 
Les  nombreux  Mémoires,  sur  Kant  établissent  que  l'on  ne  se 
désintéressait  en  aucune  façon  des  œuvres  qui  paraissaient  à 
l'étranger. 

Nous  avons  vu  déjà,  en  citant  Bitaubé  et  auparavant  Biot, 
Lacroix,  Chénier,  Pinel,  Lamarck,  Dupuis,  que  les  trois  classes 

*  de  l'Institut  «  constituaient  une  Encyclopédie  vivante  »  et  faisaient 
chacune  une  place  aux  recherclTës~pïïirosopïiïques  qui  complé- 
taient leurs  travaux  positifs.  Cela  est  vrai  de  ceux  même  qui 
devinrent  bientôt  les  ennemis  de  la  philosophie.  Si  Carat,  dans 
la  séance  publique  du  15  nivôse  an  VI,  louait  Bonaparte  de  ses 
goûts  tranquilles,  de  ses  connaissances  variées  et  de  son  talent 
d'observateur,  ajoutant  qu'il  serait,  après  avoir  terminé  ses  tra- 
vaux, considéré  comme  «  un  philosophe  qui  aurait  paru  un  ins- 
tant à  la  tête  des  armées  »,  Bonaparte  répondait  de  manière  à 
montrer  qu'il  faisait  grand  cas  de  cet  éloge  :  «  Les  vraies  con- 
quêtes, disait-il,  les  seules  qui  ne  donnent  aucun  regret,  sont 
celles  que  l'on  fait  sur  l'ignorance.  L'occupation  la  plus  hono- 
\  rable  comme  la  plus  utile,  c'est  de  contribuer  à  l'extension  des 
idées  humaines.  La  vraie  puissance  de  la  République  française 
doit  consister  désormais  à  ne  pas  permettre   qu'il  existe  une 

i  seule  idée  nouvelle  qu'elle  ne  lui  appartienne  »  (1).  Non  seule- 
ment Bonaparte,  qui  devait  plus  tard  poursuivre  partout  l'idéo- 
logie, mais  Cuvier  qui,  dans  ^q?,  Eloges,  n'a  pas  assez  de  railleries 
pour  la  philosophie,  pense  comme  D.  de  Tracy  ou  Cabanis  : 
«  C'est  au  moment  où  l'orage  gronde,  dit-il  en  l'an  VIII,  c'est 
lorsque  le  nom  seul  d'homme  instruit  est  un  crime  aux  yeux  de 
quelques  ennemis  de  la  France,  c'est  lorsqu'une  croisade  s'est 
formée  contre  les  sciences  et  la  philosophie  que  l'Institut  national 

(1)  Décade  du  9  janvier  1798. 


LES  SOCIK TKS  SAVANTES  81 

se  consacre,  avec  une  constance  inébranlable,  à  répandre  Tins- 
truction,  à  perfectionner  les  sciences  et  àpropagcr  la  philoso- 
phie (1).  » 

Il  ne  faudrait  pas  croire  d'ailleurs  que  la  suppression  de  la 
seconde  classe  ait  fait  disparaître  complètement  la  philosophie 
de  rinstitut.  La  classe  d'histoire  et  de  littérature  ancienne  décerne 
le  prix  sur  la  Décomposition  de  la  pensée.  Elle  entend  la  lecture 
des  Mémoires  de  Dupont  de  Nemours  sur /«  Liberté  morale,  où  il 
soutient  en  1S13  que  «  sans  liberté  il  n'y  a  point  de  morale  »,  de 
Degérando  sur  V Histoire  des  méthodes  intellectuelles.  A  la  séance 
du  21  décembre  1808,  Andrieux  fait  l'éloge  deFénelon  pour  arri- 
ver à  celui  de  Cabanis,  D.  de  Tracy  vante  et  la  philosophie  et 
l'ami  (ju'il  a  perdu;  de  Ségur  est  amené  à  parler  lui-même 
d'idéologie,  sans  en  dire  trop  de  mal.  La  philosophie  tenait 
encore,  après  1808,  une  place  considérable  à  l'Institut  recons- 
titué, dans  les  rapports  de  Degérando,  de  Suard  et  de  Chénier  (2), 
dans  le  célèbre  mémoire  de  Daunou  sur  le  Destin. 

Enfin  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques  faisait 
revivre,  en  1833,1a  seconde  classe.  D.  de  Tracy  et  Laromiguière, 
Droz  et  Degérando,  Sieyès,  Lakanal  et  Talleyrand,  Rœderer  et 
Garât,  Daunou  et  Broussais,  Dunoyer  et  Charles  Comte  y  repré- 
sentaient l'idéologie.  Les  notices  les  plus  intéressantes  et  les 
mieux  venues  de  Mignet  ont  été,  pendant  près  de  vingt  ans, 
celles  qu'il  a  consacrées  aux  idéologues. 

L'Institut  national  formait  le  couronnement  des  institutions 
consacrées  par  la  Convention  à  l'Instruction  publique.  Ce  n'é- 
taient pas  seulement  les  professeurs  des  écoles  centrales, 
c'étaient  aussi  ceux  de  toutes  les  écoles  spéciales  qui  auraient 
pu  voir  dans  ses  membres  «  les  chefs  de  l'enseignement  ».  En 
dehors  de  l'Institut,  mais  travaillant  comme  lui  au  développe- 
ment des  sciences,  des  arts  et  des  lettres,  qu'elles  ne  séparent 
pas  de  celui  de  la  philosophie,  se  forment  une  foule  de  sociétés 
savantes  dont  nous  ne  mentionnerons  que  les  plus  importantes. 
L'Institut  d'Egypte  ne  fut  guère  moins  célèbre  que  l'Institut  de 
France,  qui  lui  avait  d'ailleurs  fourni  ses  meilleures  recrues. 
Celui  de  Ligurie  comprend  une  section  consacrée  à  l'art  de  rai- 
sonner et  à  l'analyse  des  opérations  de  l'entendement. 
A  Paris,  la  Société  médicale  d'émulation,  dont  nous  avons 

(1)  Décade  du  20  brumaire. 

(2)  Cf.  ch.  vu,  §  1. 

PiCAVET.  g 


82  LES  IDÉOLOGUES 

parlé  déjà,  se  propose  d'allier  la  médecine  à  la  philosophie.  Au 
Lycée  républicain,  devenu  plus  tard  l'Athénée,  La  Harpe  attaque 
Toussaint,    Helvétius,    Diderot,    Rousseau,    le    Système  de  la 
Nature,  mais  parle  avec  éloges  de  Fontenelle,  de  Buffon,  de 
Montesquieu,  de  d'Alembert  et  de  Condillac.  Rœderery  enseigne 
l'économie  politique.  Mercier  critique  Condillac  et  Locke,  Garât 
fait  l'histoire  de  l'Egypte,  Degérando  donne  un  cours  de  philoso- 
phie morale  et  traite  des  sensations  ;  A.  Leroy  lit  diverses  disser- 
tations sur /'£'^i<c«^/o«jo/#,y.çiç'z<^  des  enfants,  sur/e.ç  Sensations 
et  les  habitudes.  Moreau  de  la  Sarthe  traite  des  caractères,  des 
variétés  de  l'espèce  humaine,  des  dégradations  auxquelles  elle 
est  sujette.  Ginguené,   Sicard,  Biot,  Demaimieux,  professent  ou 
font    des  lectures.   La  Harpe  et   Sue,  Desmoutiers  et  Thurot 
enseignent  au  Lycée  des  étrangers.  La  Société  des  Observateurs 
de  l'homme  a  pour  but  de  démontrer  l'importance  de  l'examen 
attentif  des  facultés  physiques,  intellectuelles  et  morales,  d'éta- 
blir ce  qui  est  fait  et  ce  qui  reste  à  faire,  de  tracer  la  ligne  où 
les  certitudes  finissent  et  où  les  conjectures  commencent.  Elle 
compte  parmi  ses  membres,  Demaimieux,  l'auteur  d'un  système 
de  pasigraphie,  Cuvier,  Degérando,  Pinel,  Portalis,  Moreau  de  la 
Sarthe,  Jauffret,  Patrin  et  le  capitaine  Baudin.  Pour  ce  dernier, 
partant  pour  la  Nouvelle-Hollande,  Cuvier  écrit  des  Considéra- 
tions sur  les  méthodes  à  suivre  pour  l'observation  de  l'homme 
physique,  et  Degérando  sur  l'Observation  des  peuples  sauvages, 
Moreau  de  la  Sarthe  énumère  les  objets  qui  pourraient  entrer  au 
Muséum  dont  la  Société  a  conçu  le  projet.  On  propose  comme 
prix  une  médaille  de  bronze  et  six  cents  francs  à  qui  traitera 
le  mieux  la  question  suivante  :  «  Déterminer  par  l'observation 
journalière  d'un  ou  de  plusieurs  enfants  au  berceau,  l'ordre  dans 
lequel  les  facultés  physiques,  intellectuelles  et  morales  se  déve- 
loppent et  jusqu'à  quel  point  ce  développement  est  secondé  ou 
contrarié  par  linfluence  des  objets  dont  l'enfant  est  environné, 
et  par  celle  plus  grande  encore  des  personnes  qui  communiquent 
avec  lui.   »    Pinel  donne  des  observations  sur  les   aliénés  et 
leurs  divisions  en  espèces  distinctes,  Patrin  sur  les  mœurs,  les 
usages  des  Russes  Sibériens  et  des  Tartares  de  Casan,  Leblond, 
sur  un  jeune  Chinois  qui  était  à  Paris.   Portalis  communique 
des  fragments  de  son  Esprit  philosophique.  On  lit  un  mémoire 
sur  un  moyen   nouveau  et  facile  d'apprendre  à  articuler  aux 
sourds-muets  de  naissance.  Massieu,  le  célèbre  élève  de  Sicard, 


LES  SOCIÉTÉS  SAVANTES  83 

vient  exprimer  par  signes,  son  enfance  quil  a  d'abord  écrite  (1). 

Le  Lycée  des  arts  organise  une  pompe  funèbre  en  mémoire  de 
l'illustre  et  infortuné  Lavoisier.  Au  Portique  républicain, Laroche, 
ami  d'Helvétius  et  traducteur  d'Horace,  présente  un  buste  de 
ce  philosophe.  LÉcole  et  la  société  polymalique  a  des  profes- 
seurs qui  s'occupent,  d'une  manière  spéciale,  du  perfectionne- 
ment, de  la  transmission  des  connaissances  et  de  l'analyse  de 
l'entendement  appliqué  à  l'art  d'apprendre  et  d'enseigner  (2). 
Sicard  Ut,  à  la  Société  philotechnique,  un  mémoire  sur  le  méca- 
nisme de  la  parole  (3).  La  Société  philomaliqiie  n'admet  que  les 
mémoires  qui  renferment  des  faits,  des  observations  ou  des 
idées  intéressantes  et  nouvelles  (4).  La  Société  d'encouragement 
pour  l'industrie  nationale  compte,  parmi  ses  membres,  plus 
d'un  idéologue,  comme  Degérando  ou  J.-B.  Say,  et  ne  recule  pas 
devant  l'examen  des  questions  philosophiques. 

A  la  Société  des  sciences  et  des  arts  de  Douai,  on  porte  des 
toasts  à  Bonaparte,  à  l'Institut  de  France  et  d'Egypte,  aux  phi- 
losophes qui  ont  illustré  le  xvm*  siècle,  à  Condorcet,  à  Bailly,  à 
Malesherbes,  à  Lavoisier  et  aux  autres  victimes  du  «  vanda- 
hsmc  »  ;  on  propose,  pour  sujet  de  prix,  un  Parallèle  entre  le 
xvm«  siècle  et  celui  de  Louis  XIV,  considérés  au  point  de  vue 
des  sciences  et  des  arts{o).  La  Société  d'agriculture,  sciences  et 
arts  de  Chàlons  étudie  les  moyens  d'extirper  la  mendicité.  Nancy 
a  une  Société  de  santé,  une  Société  d'émulation  qui  compte, 
parmi  ses  membres,  le  fils  du  célèbre  helléniste  Schweighauser. 
On  y  étudie  le  livre  de  Job  et  on  fait  l'éloge  de  Gessner  (6).  La 
Société  d'agriculture,  sciences  et  arts  du  Bas-Rhin  propose, 
comme  sujet  de  prix,  la  question  suivante  :  Quels  sont  les  moyens 
de  propager  la  connaissance  et  V usage  de  la  langue  française 
parmi  les  habitants  de  toutes  les  classes  des  départements  de  la 
République  où  la  langue  vulgaire  est  V allemand}  (7).  Noël, 
ancien  commissaire-adjoint  à  l'instruction  publique,  ministre  à 
Venise,  en  Hollande,  tribun  et  futur  inspecteur  général  de  l'Uni- 
versité, forme  à  Colmar,  où  il  est  préfet,  une  Société  d'émulation 

(1)  Décade  philosophique,  30  thermidor  an  yili  et  30  hrumaire  an  IX 

(2)  kl,  30  brumaire  an  IX. 

(3)  Id.,  10  frimaire  an  X. 

(4)  Id.,  10  floréal  an  X. 

(5)  Id.,  20  ventôse  an  IX,  20  floréal  an  X. 

(6)  /d.,10  germinal  au  XII. 

(7)  Id.,  20  messidor  an  XI. 


84  LES  IDÉOLOGUES 

dont  le  but  principal  est  de  répandre  les  lumières,  de  favoriser 
les  progrès  de  l'industrie,  d'encourager  le  mérite,  de  faire  con- 
naître les  richesses,  les  besoins  et  les  ressources  de  toutes  les 
parties  du  département.  Pfessel,  auteur  de  poésies  allemandes, 
François,  professeur  de  mathématiques  à  l'École  centrale,  en 
sont  vice-président  et  secrétaire.  La  Décade^  pour  montrer  les 
avantages  de  cette  société,  rappelle  que  son  vice-président  a, 
dès  l'an  IV,  formé  un  plan  de  géographie  industrielle  qui  em- 
brassait le  tableau  des  matières  premières  dont  l'industrie  natio- 
nale s'alimente,  en  y  joignant  le  projet  d'un  cabinet  d'histoire 
naturelle,  où  seraient  conservés  des  échantillons  de  toutes  les 
matières  premières,  à  côté  de  ceux  des  différentes  productions 
de  l'industrie  dun  pays  (1). 

Grenoble  avait  un  Lycée  des  sciences  et  des  arts  qui,  en  cinq 
ans,  avait  produit  cent  vingt  mémoires,  discours,  dissertations 
ou  pièces  détachées.  Les  professeurs  à  l'École  centrale,  Gattel, 
Berriat  Saint-Prix,  Dubois-Fontanelle  en  font  partie.  A  l'une 
de  ses  séances  publiques  assistent  l'évéque  de  Grenoble  et  Petit, 
le  célèbre  médecin  lyonnais,  Bonnot,  l'élève  de  Rousseau,  le 
neveu  de  Condillacet  de  Mably.  Au  concours  sur  la  question  de 
savoir  comment  il  convient  de  perfectionner  l'éducation  phy- 
sique et  morale  des  enfants,  on  envoie  treize  mémoires.  Celui 
qui  est  couronné  porte  une  épigraphe  empruntée  à  Bacon  et 
souvent  reproduite  à  cette  époque  :  //  faut  refaire  V entende- 
ment (2).  Marseille  a  son  Lycée  des  sciences  et  arts;  Montpel- 
lier, sa  Société,  où  figurent  Carney  et  Draparnaud  (3)  ;  Toulon, 
sa  Société  libre  d'émulation.  L'Académie  du  Gard  publie  une  tra- 
duction par  Trélis  d'un  fragment  de  Platon  retrouvé  sous  les 
ruines  d'Agrigente,  et  propose  en  prix  l'éloge  de  Malesherbes. 
La  Société  des  sciences  et  des  arts  de  Montauban  couronne  un 
mémoire  qui  traite  du  meilleur  genre  d'éducation  propre  pour 
les  femmes  à  rendre  les  hommes  heureux  en  société.  A  l'Athé- 
née du  Gers,  Vidaud  s'occupe  de  l'amitié  et  de  son  influence  sur 
les  actions  et  le  bonheur  des  hommes  (4).  Il  y  a,  à  Bourges,  une 
Société  d'agriculture,  de  commerce  et  des  arts,  un  Lycée  d'ému- 
lation. Au  moment  où  l'on  rétablit  pour  Fouché  le  ministère  de 


(1)  Décade,  30  floréal  an  IX. 

(2)  30  floréal  an  IX,  30  fructidor  an  XI. 

(3)  Cf.  ch .  VII,  §  3. 

(4)  Décade,  10  et  20  thermidor  an  XI. 


LES  JOURNAUX  85 

la  police  générale,  la  Décade  annonce  les  mémoires  du  lycée  do 
l'Yonne  et  les  procès-verbaux  des  séances  publiques  de  l'Athé- 
née de  Poitiers,  qui  lui  fournissent  «  des  motifs  de  consolation 
et  d'espoir  contre  le  retour  des  temps  d'ignorance  et  d'abrutis- 
sement. »  Rappelons  enfin  la  Société  d'émulation  de  Rouen, 
mentionnée  à  propos  des  écoles  centrales,  et  le  Lycée  des 
sciences,  lettres  et  arts  d'Alençon,  qui  a  pour  correspondants 
Dupais  et  Volney. 


IV 


Une  école  qui  voulait  faire  triompher  ses  idées  en  politique, 
en  éducation,  en  morale  et  en  législalion,  en  économie  politique 
et  en  littérature  devait  chercher  à  les  répandre  par  les  journaux, 
devenus  si  nombreux  depuis  la  réunion  des  États  généraux. 
Sans  insister  sur  les  pubUcalions  entièrement  politiques,  comme 
le  Journal  de  Paris,  où  écrivent  Lalande,  Rœderer,  Garât, 
Volney,  ConûorceUle Mo7iitcifr,  où  figurent  des  articles  de  D.  de 
Tracy,  de  Fontanes,  nous  en  signalerons  un  certain  nombre 
dont  le  caractère  nous  semble  plus  complètement  idéologique. 
Condorcet,  Sieyès  et  Duhamel  fondèrent  un  Journal  d'instruc- 
tion sociale.  Le  Journal  des  Savants  reparut  avec  Camus,  Lan- 
glès,  Silvestre  de  Sacy,  Daunou,  etc.  ;  la  Clef  du  cabinet  des 
souverains,  de  Panckouke,  eut  pour  rédacteurs  Daunou,  Garât, 
Fontanes,  Roussel.  Sarrette  fonda,  sur  l'invitation  de  Talleyrand, 
le  Conservateur,  auquel  ce  dernier  donnait  des  nouvelles  de 
l'étranger;  Garât,  des  articles  de  politique  étrangère;  Daunou, 
de  politique  générale  ou  de  philosophie.  Chénier  et  Boisjolin  y 
traitaient  de  littérature,  Cabanis,  de  la  littérature  étrangère. 
Sieyès  avait  promis  sa  collaboration,  mais  resta  étranger  au  jour- 
nal (i).  Un  autre  Conservateur,  publié  en  l'an  VIII  par  François 
(de  Neut'chàteau),  est  un  des  recueils  les  plus  curieux  de  l'époque 
révolutionnaire  (2).  Mais  ce  qui  nous  en  semble  le  plus  intéres- 

(1)  Taillandier,  Documents  sur  Daunou.  pages  110-119  ;  Décade,  27  août,  6  sep- 
tembre 1797. 

(2)  On  y  trouve  les  traductions  de  Virgile  que  Turgot  avait  tentées  en  vers  mé- 
triques et  hexamètres;  des  lettres  de  Buflou  à  Fabbé  Bexon  et  le  rapport  secret  de 
Bailly  sur  le  mesmérisme  ;  VEspvit  des  bibliothèques,  par  Leclerc,  et  une  adresse 
sur  rordre  naturel  et  social,  considéré  par  rapport  au  bien  universel,  lue  devant 
la  société  des  Tammany  à  Philadelphie,  par  Georges  Logan  ;  une  Ode  sur  le 
mariage  des  prêtres,   suivie   de  notes  historiques  et  philosophiques  ;  des  lettres 


86  LES  IDÉOLOGUES 

sant  peut-être,  ce  sont  les  pièces  qui  ont  rapport  à  la  philosophie 
de  Kant  (1).  Enfin  Daunou  faisait  pour  les  Annales  patriotiques 
et  littéraires  de  Mercier,  les  articles  Convention.  Domergue  et 
Thurot  fondent  le  Journal-de  la  langue  françaUe,  etc. 

Mais  la  Décade  fut  l'organe  le  plus  marqnant  de  l'école.  Elle 
parut  en  floréal  de  Tan  II,  au  moment  où  Rohespierre,  débar- 
rassé des  hébertisles  et  des  dantonistes,  faisait  proclamer  par 
la  Convention  que  la  terreur  et  toutes  les  vertus  étaient  à  Tordre 
du  jour.  Fondée  par  une  société  de  répii])licains,  elle  voulait 
montrer  que  la  lumière  et  la  morale  {%)  sont  aussi  nécessaires 
au  maintien  de  la  République  que  le  fut  le  courage  pour  la  con- 
quérir. Le  but  que  s'étaient  proposé  les  auteurs  a  été  mis  en 
lumière,  lorsque,  par  suite  de  la  réaction  politique  et  religieuse,, 
son  titre  parut  une  protestation  contre  les  tendances  domi- 
nantes. «  11  y  a  six  ans,  écrivaient-ils  le  20  fructidor  an  VIII,  que 
ce  journal  fut  entrepris  par  une  société  de  gens  de  lettres  pour 
opposer  une  digue  à  l'ignorance,  qui  menaçait  de  détruire  tous 
les  monuments  du  génie  et  des  arts.  Chamfort,  l'un  des  entre- 
preneurs, périt;  un  autre  homme  de  lettres,  principal  auteur  de 
l'entreprise,  fut  jeté  dans  les  prisons  delà  Terreur...  Le  plan  en  a 
été  étendu  et  l'exécution  améliorée...  Notre  titre,  ajoutaient-ils, 
nous  défend  de  négliger  les  sciences  philosophiques,  il  nous 
ordonne  de  résister,  selon  notre  pouvoir,  aux  tentatives  de 
quelques  personnes  pour  faire  rétrograder  l'esprit  humain  vers 
la  barbarie  et  les  préjugés  dont  tant  de  grands  écrivains  ont 
cherché  à  l'affranchir.  La  plus  noble  des  tâches  est  main- 
tenant d'achever  ce  qu'ils  ont  commencé.  »  Le  vrai  fondateur 
en  fut  Ginguené  qui  regrettait,  au  sortir  des  prisons  de  la 
Terreur,  de  n'avoir  pas  eu  le  temps  d'exploiter  une  mine  de 
philosophie  épurée  par  la  méditation  et  la  vertu.  Ambassadeur 

de  J.-J.  Rousseau  à  Coudorcet  et  à  la  maréchale  de  Luxembourg,  une  Notice  sur 
un  exemplaire  des  Œuvres  de  Voltaire,  donné  par  lui  à  Helvétius  et  les  Essais 
jooe'/zg'Mes  d'Helvétius  avec  les  remarques  de  Voltaire  ;  enfin  un  portrait  de  Fénelon 
par  d'Aguesseau,  des  pièces  relatives  à  l'enterrement  de  Molière  et  de  Voltaire,  etc. 

(1)  Choix  de  divers  morceaux  propres  à  donner  une  idée  de  la  philosophie  de 
Kant  qui  fait  tant  de  bruit  en  Allemagne  :  Notice  littéraire,  sur  Emmanuel  Kant  et 
sur  rétat  de  la  métaphysique  en  Allemagne  au  moment  où  ce  philosophe  a  com- 
mencé à  y  faire  sensation,  tirée  du  Spectateur  du  Nord,  la  traduction  d'une  Idée  de 
ce  que poui'rait  être  une  histoire  universelle  dans  les  vues  d'un  citoyen  du  monde,. 
par  M.  Kant,  celle  de  sa  Théorie  de  la  pure  religion  morale,  considérée  dans  ses 
rapports  avec  le  jjur  christianisme  et  des  Éclaircissements  sur  la  théorie  de  la 
religion  morale,  avec  des  considérations  générales  sur  la  philosophie  de  Kant 
(98  pages).   Cf.  Notre  Introduction  à  la  Critique  de  la  Raison  pratique. 

(2)  N'est-ce  pas  notre  République  athénienne? 


t 


LA  DÉCADE   PHILOSOPHIQUE  87 

à  Turin  pendant  une  partie  de  l'an  VI  et  de  l'an  Vil,  il  l'iiL  rcni-  ' 
placé,  pour  la  rédaction,  par  Boisjolin  et,  dans  la  direction,  par 
J.-B.  Say;  puis  rentra  à  Va  Décade  en  thermidor  de  l'an  VII  et  on 
reprit  la  direction  quand  Say  fut  appelé  au  Tribunal.  Quels  étaient, 
avec  Say  et  Ginguené,  les  autres  fondateurs  de  la  Z)t^c«û?e  ?  En 
1801,  la  plupart  étaient  membres  de  l'Institut. 

Vers  la  fin  de  l'an  X,  la  Dt'cade  fut  désignée  comme  le  plus 
triste  des  pamphlets  périodiques  dont  puisse  s'aviser  un  écrivain 
mercenaire,  comme  un  hlasphème  décadaire  contre  la  langue, 
un  libelle  contre  le  bon  sens.  Les  rédacteurs,  ajoutait-on,  ont 
transformé  le  langage  des  anciens  coryphées  de  la  philosophie, 
qui  avait  séduit  par  sa  magie,  en  un  patois  ignoble  d'une  méta- 
physi(pie  populacière,  et  l'on  croit  que  dans  la  bande  de  ces 
jeunes  Vandales  se  trouve  l'auteur  du  scandaleux  placard  inti- 
tulé les  Aventures  de  J-Ç.  Les  auteurs  de  la  Décade  se  défendi- 
rent avec  vivacité  et  donnèrent  déplus  amples  renseignements  : 
«  Notre  association  se  forma,  disaient-ils,  il  y  a  bientôt  neuf  ans, 
au  commencement  de  l'an  II.  Nous  eûmes  pour  objet  de  nous 
opposer  précisément  à  ce  vandalisme,  à  ce  ton  populacier,  à  ce 
mépris  de  la  langue,  des  principes  littéraires  et  des  modules,  à  ces 
vices  qui  régnaient  alors  et  dont  notre  calomniateur  ose  nous  ac- 
cuser aujourd'hui...  Nous  étions  six...,  les  cinq  autres  ne  se  décou- 
ragèrent pas,  la  Décade  ^m'wi  sans  interruption...  elle  fut,  sur- 
tout pendant  les  premières  années,  le  seul  journal  littéraire  qui 
défendit,  par  amour  et  avec  connaissance  de  cause,  ce  que  ces 
nouveaux  venus  en  littérature  feignent  de  défendre  aujoui'd'hui, 
par  esprit  de  parti  et  sans  y  rien  entendre...  La  langue  et  les 
règles  du  goût  y  furent  toujours  respectées,  le  bon  sens  fut  notre 
règle...  Si  la  philosophie  française,  qui  n'est  point  de  la  méta- 
physique, mais  qui  a  démontré  les  vices  d'une  métaphysique 
embrouillée,  est  pourtant  une  métaphysique  populacière,  nous 
avouons  que  c'est  la  nôtre..  Nous  fûmes  si  loin  d'être  des  écri- 
vains mercenaires  que  nous  soutînmes  plus  d'une  fois  cette 
entreprise  sans  produit  pécuniaire,  du  moins  pour  nous, 
seulement  en  considération  de  l'utilité  dont  elle  pouvait  être  et 
pour  répondre  aux  encouragements  que  nous  donnaient  les  amis 
des  lettres,  ceux  de  la  saine  philosophie  et  d'une  sage  liberté... 
Nous  ne  sommes  pas  plus  une  société  de  jeunes  gens  que  nous 
ne  sommes  une  bande  de  Vandales...  des  gaietés  de  ce  genre  (/es 


88  LES  IDÉOLOGUES 

Aventures  de  J-C.)  ne  s'accordent  ni  avec  notre  Age,  ni  avec 
notre  caractère,  ni  avec  l'étal  ou  la  position  d'aucun  de  nous.  Si 
notre  accusateur,  qui  cache  son  nom,  veut  le  dire,  nous  dirons  les 
nôtres;  il  n'y  en  a  aucun  dont  un  honnête  homme  ait  à  rougir.  » 
La  Décade  ne  revint  point  sur  ce  sujet,  et  nous  ne  savons 
pas  exactement  les  noms  des  six  fondateurs  :  toutefois  nous 
connaissons  Amaury  Duval,  que  Sainte-Beuve  appelle  l'ancien 
rédacteur  en  chef,  et,  parmi  les  collahorateurs  ordinaires 
ou  accidentels,  Joachim  le  Breton,  Sélis,  Boisjolin,  Fauriel, 
qui  y  publie  de  curieux  articles  sur  M"'*  de  Staël  et  Villers  ; 
Horace  Say,  dont  J.-B.  Say  déplore  la  mort  prématurée,  Thurot 
qui  y  signale  les  ouvrages  de  Cabanis  et  de  D.  de  ïracy,  M.-J. 
Chénier  et  Andrieux,  B.  de  Saint-Pierre,  dont  elle  insère 
les  lettres  et  les  discours,  Rœderer  qui  discute  grammaire  avec 
Domergue  et  défend,  contre  Rivarol,  la  philosophie  moderne, 
Draparnaud  et  Dupont  de  Nemours,  Richerand  etMoreaude  la 
Sarthe,  Biot  et  Humboldt,  Salaville  et  Roume,  Butenschoen, 
Desrenaudes  et  Eymard.  Cabanis  lui  adressait  une  importante 
lettre  sur  la  doctrine  de  la  perfectibilité  ;  Cuvier  songeait  à  y 
analyser  l'ouvrage  de  Villers. 

La  Dt'cade  eut  une  existence  assez  difficile.  On  lit  fréquem- 
ment, à  la  fin  d'un  numéro,  qu'il  y  a  augmentation  du  prix 
d'abonnement,  i\  cause  du  renchérissement  énorme  des  matières 
premières,  du  papier,  de  la  main  d'œuvre,  du  timbre.  A  la  fin  de 
1798,  le  Directoire  menace  de  la  supprimer  parce  que,  dans  les 
articles  de  politique,  elle  critique,  quoique  avec  décence  et 
ménagement,  quebiues  opérations  diplomatiques  qui  eurent 
les  suites  les  plus  funestes.  Mais  la  situation  devint  plus  dif- 
ficile encore  quand  la  réaction  politique  et  religieuse,  encouragée 
par  Bonaparte,  attaqua  avec  succès  toutes  les  idées  que  la  Z)^'c«rfe 
s'était  donné  pour  tâche  de  défendre.  Nous  avons  signalé  déjà 
les  injures  auxquelles  elle  crut  devoir  répondre.  En  ther- 
midor, \ Observâtes  des  spectacles  lui  conseille  de  changer  de 
titre.  Elle  ne  tient  point,  dit-elle,  à  ce  titre  par  esprit  d'opposition 
aux  désirs  actuels  du  public,  mais,  connue  en  France  et  à  l'étran- 
ger, elle  eût  fait  croire,  en  le  changeant,  que  les  opinions  des 
rédacteurs,  ou  les  rédacteurs,  n'étaient  plus  les  mômes  :  «  Un 
journal  qui  a  quelque  réputation,  ajoute-t-elle,  n'abandonne 
point  impunément  son  litre.  »  Mais  quand  Napoléon  eut  sup- 
primé les  écoles  centrales,  la  classe  des  sciences  morales  et  poli- 


LA  DKCADE  PIllLOSOPUlUrE  89 

tiques  et  le  Tribiinat,  quand  il  vit  dans  les  «  idéologues  »  ses 
pires  ennemis,  Ja /)(^r«f/?  ne  put  ni  inqirimef  librement  ce  que 
pensaient  ses  rédacteurs,  ni  continuer  de  remplir  la  tâche  qu'elle 
s'était  assignée. 

Tant  qu'elle  exista,  elle  défendit  vaillamment  la  plililosophie, 
telle  que  l'avait  comprise  le  xvm"  siècle  et  telle  que  l'entendaient 
les  idéologues.  Elle  annonce,  le  10  septembre  1796,  les  Vosges, 
poème  de  François  (de  Neufchàteau)  qui,  emprisonné  longtemps, 
privé  de  ses  papiers,  continue  à  aimerson  payset  la  République: 
<»  Bel  exemple,     dit-elle,  pour   ceux  qui,   après  avoir  préco- 
nisé la  philosophie  toute  leur  vie...  la  dénigrent,  la  calomnient 
en  lui  impulant  toutes  les  horreurs  qui  ont  souillé  la  Révolution, 
comme  si  Voltaire,  Montesquieu,    Buiïoii,    Helvétius^JlMderoL. 
d'Alembert,  Rousseau,  Raynal  avaient  pl-éché"le  crune,  fait  l'apo- 
logie du  brigandage  et  réduit  l'assassinat  en  préceptes!  »  Trois 
mois  plus   tard,  elle  se   demande,  en  signalant  l'appaiition   du 
Spectateur  du  Nord,  pourquoi  les  croyants  disent  que  l'abomi- 
nable philosophie  du  xvni''  siècle  prêche  la  révolte  contre  toute 
autorité,  le   mépris  de  tous  les   devoirs  et  l'oubli  de  tous  les 
sentiments,  qu'elle  a  instruit  et   excité  les   monstres  qui  ont 
dévasté  la   France,   (jue   Robespierre,    CoUot,    Lebou,    Carrier 
étaient  des  philosophes  !  A  propos  de  la  brochure  de  Creuzé- 
Latouche  sur  l'intolérance  philosophique  et  religieuse,  elle  rap- 
pelle que  la  philosophie  a  été  un  des  premiers  objets  des  fureurs 
du  gouvernement  révolutionnaire.  Marat  fut  préféré  à  Priestley 
par  les  électeurs  de  Paris,  le  buste  d'Helvétius  mis  en  pièces  par 
les  Jacobins.  Condorcet,   Bailly  et  Lavoisier  furent  des  victimes 
du  gouvernement  révolutionnaire.  Le  jour  même  où  elle  écrit 
qu'elle  a  reçu  des  vers  k  la  louange  de  Bonaparte,  assez  pour  en 
remplir  un  numéro  (-20  décembre  1797),   elle  afQrme  que   «la 
Révolution,  créée  par  la  philosophie,   doit  être  conservée  par 
elle  ».  Klje  rpvipnl,&mi.Je^livre  de  Marat,  qui  traitait  d'ignorants 
Locke,   Condillac,   Helvétius  et  autres.  Rœderer  y  défend  la 
philosophie  contre  Rivarol   et  rappelle  que  Robespierre,  pré- 
senté comme  le  plus  obscur  satellite   de  la  philosophie  mo- 
derne, en  fut  le  détracteur  et  l'ennemi  des  philosophes,  qui 
pour  lui  n'étaient  que  des  charlatans  ambitieux.   La  Décade 
signale  le  discours  où  Cuvier   combat   la   croisade   qui  s'est 
formée  contre  les  sciences  et  la  philosophie  et  constate  que 
Touvrage  De  V Influence  de  la  philosophie  sur  la  religion,  «  par 


90  LES  IDÉOLOGUES 

un  officier  de  cavalerie  »,  est  de  quelqu'un  qui  ne  connaît  pas  du 
tout  la  philosophie  et  qui  connaît  très  mal  la  Révolution.  Elle 
relève  raccusation  de  philosophie  et  d'attachement  à  tel  et  tel 
principe  ou  idée  libérale  «  que  maintenant  il  est  reçu  de 
ridiculiser  pour  parvenir  ensuite  plus  sûrement  à  les  faire 
proscrire  »,  quand  vient  de  paraître  Atala  et  quand  on  songe 
à  supprimer  les  écoles  centrales.  Elle  insère  le  discours  de  Ché- 
nier  qui  défend  ces  dernières  et  fait  l'éloge  du  xvm^  siècle  et 
de  sa  philosophie;  puis  elle  signale  le  livre  de  Mounier,  De  l'in- 
flupiice  attribuée  mix philosophes,  aux  francs-maçons  et  aux 
illuminés  sur  la  Révolution  de  France  :  »  On  a  voulu,  dit  le 
rédacteur  anonyme,  envelopper  dans  un  commun  anathème  la 
cause  des  lumières  etcelle  delà  liberté...  on  a  imaginé  des  cons- 
pirations de  philosophes  (1);...  on  a  voulu  donner  à  la  philoso- 
phie, sur  les  écarts  de  la  Révolution,  linfluence  qu'elle  n'a  eue 
que  sur  ses  principes,  pour  la  rendre  également  odieuse  à  tous 
les  gouvernements  et  à  tous  les  peuples...  Mounier  a  fait  justice 
de  tous  ces  systèmes,  fait  sortir  intacte  et  pure,  du  sein  de  notre 
histoire  et  au  milieu  de  nos  disputes,  cette  sublime  alliance  de 
la  philosophie  et  de  la  liberté,  aussi  ancienne  que  la  pensée, 
aussi  durable  que  la  raison.  »  Et  dans  le  même  numéro,  annon- 
çant que  Degérando  a  été  couronné  par  l'Académie  de  Berlin  et 
nommé  correspondant  par  celles  de  Genève  et  de  Turin,  elle 
ajoute  :  «  Ceci  prouve  au  moins  que  la  doctrine  de  Locke  et  de 
Condillac  réunit  aujourd'hui  les  sufFragos  des  sociétés  savantes 
les  plus  éclairées  de  l'Europe.  «  Quand  Despaze  adresse  à  l'abbé 
Sicard  une  satire  littéraire,  morale  et  politique  où  il  montre 
qu'au  xYui"  siècle 

...ratliéisme  en  paix  proclamant  ses  maximes 
ÉtoutTe  les  remords  pour  enhardir  les  crimes, 

la  Décade  cite  le  vers  de  Voltaire  : 

Si  Dieu  n'existait  pas,  il  faudrait  l'inventer. 

C'est  avec  plaisir  qu'elle  rapporte  les  paroles  de  B;  de  Saint- 
Pierre  au  lycée  de  Paris  (16  brumaire  an  X)  :  «  Chacun  raisonne 
d'après  son  état,  sa  religion,  sa  nation  et  surtout  son  éducation, 
qui  donne  la  première  et  la  dernière  teinture  à  notre  juge- 
ment. Le  philosophe  seul  accorde  sa  raison  sm*  la  raison  géné- 

(1)  On  pouvait  s'autoriser  de   quelques   passages   de   Cabanis,  cf.   ch.    iv,  §  2, 


LA  DÉCADE  PIllLOSOPIllQUE  01 

raie  de  l'univers,  comme  on  rùgle  sa  montre  sur  le  soleil.  » 
En  annonçant  que  la  question  Napolt'on  Bonaparte  sera-t-il 
consul  à  vie  ?  a  été  décidée  à  l'unanimité  dans  le  département 
de  la  Seine,  elle  fait  remarquer,  d'après  le  catalogue  de  la  der- 
nière foire  de  Leipzig,  que  «  les  Allemands  (et  leurs  livres  le 
prouvent)  estiment  encore  les  sciences,  les  beaux-arts  et  la  phi- 
losophie !...  Honneur,  ajoute-t-elle,  à  la  nation  germanique!  «  En 
rendant  compte  du  Gi'nie  du  christianisme,  Ginguené  s'indigne 
contre  l'esprit  de  parti  qui  a  dicté  ces  sorties  contre  la  philoso- 
phie, accusée  de  tout  le  mal  suscité  pour  empêcher  le  bien  qu'elle 
voulait  faire,  accusée  même  d'être  mortelle  aux  véritables  attraits 
des  femmes,  et  de  n'être  ni  moins  cruelle  ni  moins  sanguinaire 
que  le  fanatisme  !  Il  y  a  une  espèce  de  courage,  dit-elle  en  l'an  XII, 
en  signalant  la  Philosophie  l'irmentaire  de  Mongin,  à  publier 
aujourd'hui,  sous  le  titre  de  Philosophie,  un  traité  impor- 
tfint  de  métaphysique  et  de  grammaire.  Non  seulement,  en  effet 
M""'  de  Genlis  vante  le  temps  de  Louis  XIV  et  travaille  «  avec  té- 
nacité à  avilir  et  à  dénigrer  la  mémoire  de  tous  ceux  qui  ont  pu 
appartenir  à  ce  que  l'auteur  appelle  la  secte  philosophique  )),mais 
Voltaire  est  accusé  d'athéisme,  on  est  menacé  «  du  retour  des 
temps  (î'ignorance  et  d'abrutissement»;  Napoléon  est  déclaré  em- 
pereur héréditaire  et  Fouché  installé  au  ministère  de  la  police, 
rétabli  après  la  condamnation  de  Moreau  et  de  ses  complices! 
Aussi  la  Di'cade  fait-elle  grand  cas  des  philosophes  du 
xvHi*  siècle.  Elle  invoque  l'aiitorité  de  Locke,  d'Helvétius,  de  Con-  .tL- 
dillac  pour  affirmer  que  l'analyse  seule  nous  permet  de  pénétrer 
avec  assurance  dans  le  sanctuaire  de  la  science.  Elle  loue  Sicard 
d'avoir  appliqué  à  l'art  d'enseigner  à  lire,  les  vérités  découvertes 
par  Locke  et  Condillac.  Pour  donner  un  échantillon  du  caractère 
de  Locke  à  ceux  qui  admirent  déjà  ses  ouvrages,  elle  traduit  la 
lettre  à  Molyneux,  modèle  de  simplicité  et  de  modestie;  M™"  de 
Genlis  est  renvoyée  au  Gouvernement  civil.  Andrieux  le  célèbre 
en  vers  ;  Deguerle  le  vante  à  Saint-Cyr  et  le  place  à  côté  de  Bacon, 
Dumarsais  et  Condillac.  C'est  sur  Locke  et  Condillac  que  s'ap- 
puient Dorsch  pour  appeler  l'attention  sur  Kant,  Horace  Say  pour 
entreprendre  un  ouvrage  sur  l'entendement  humain,  Lacroix  et 
Biot  (Ij  pour  expliquer  les  progrès  de  la  métaphysique. 

(1)  III,  p.  462,  29  janvier  1797;  20  frucUdor  an  IX,  VI[=  vol.,  p.  3.j7;  F.  Picavet. 
la  Philosophie  de  Kant  en  France  de  1773  à  1814  ;  Décade,  30  messidor  au  VIII, 
20  fructidor  an  IX. 


-f 


02  LES  IDp::OLOr.UES 

En  août  1797,  elle  annonce  la  nouvelle  édition  de  Condillac, 
qui  comprendra  vingt-deux  ou  vingt-trois  volumes,  et  déclare 
qu'elle  voit  toujours  avec  intérêt  se  multiplier  les  éditions  d'un 
ouvrage  élémentaire  qui,  jusqu'à  présent,  est  le  meilleur.  De 
même,  elle  s[g^nale  l'édition  des  Œuvres  com^è/es^'HelvéiiiLS, 
qui  contient  des  choses  nouvelles,  dignes  de  l'attention  des  phi- 
losophes et  elle  le  défend  avec  vivacité  contre  les  attaques  de 
La  Harpe  et  de  ceux  auxquels  il  s'était  joint  (1). 

Elle  est  sévère  pour  Diderot,  «  qui  a  raconté  en  termes  gros- 
siers des  histoires  sales  »  dans  Jacques^  le  Falaliste  et  les 
Bijoux  indiscrets,  quoiqu'elle  trouve  la  Relirjieuse  un  monument 
éternel  de  la  turpitude  des  cloîtres  et  qu'elle  cite  Diderot  comme 
un  précurseur  de  Cahanis,  comme  lathlète  le  plus  vigoureux 
qu'on  puisse  opposer  aux  adversaires  des  pi-incipes  philoso- 
phiques. Mais  elle  annonce  avec  plaisir  les  Œuvres  jposthwnes 
de  d'Alemhert,  la  traduction,  par  Lasalle,  de  Bacon  «  ce  grand 
homme  auquel  la  philosophie  et  les  sciences  auront  d'éter- 
nelles obligations  ».  Pour  parler  de  Montesquieu,  comme  l'a 
fait  La  Harpe,  il  n'est  pas  nécessaire,  selon  un  de  ses  rédac- 
teurs, de  l'avoir  lu.  Thomas  lui-même  semble,  à  cause  de 
son  Marc-Aurèle  et  de  son  Essai  sur  les  Élofjes,  devoir  être 
placé  î'i  côté  de  Montesquieu  et  de  Rousseau.  De  Voltaire 
cependant,  la  Décade  ne  rappelle  guère  que  le  vers  déjà 
cité.  Mais  pour  qu'elle  semble  refléter  tout  le  siècle,  même  en 
ce  qu'il  a  aujourd'hui  de  plus  contesté,  elle  parle  du  «  grand 
Mably  qui  fit  à  Robertson  l'honneur  d'être  du  nombre  de  ses  cri- 
tiques »  (2). 

Condorcet  est  un  des  philosophes  pour  lesquels  les  auteurs  de 
la  Décade  éprouvent  le  plus  d'estime  et  d'admiration.  Dès  l'an  III, 
elle  donne  des  détails  sur  sa  mort;  la  même  année  Ginguené 
annonce  YEsquisse  d'un  tableau  historique  des  progrès  de  l'es- 
prit humain  et  ne  craint  pas  de  mettre  la  belle  page  qui  le 

(1)  «  Helv(Hius,  dit-elle,  n'eut  contre  lui,  pendant  sa  vie,  que  la  persécution  des 
fanatiques,  les  diatribes  des  sots  et,  après  sa  mort,  les  coups  de  pied  de  Robes- 
pierre, <pii  brisa  (tubliquement  son  buste,  et  les  critiques  renouvelées  depuis  peu 
du  Journal  chrétien  et  de  la  Gazette  ecclésiastique  par  un  théologien  de  fabrique 
nouvelle  qui,  de  l'école  de  Voltaire,  a  émigré  sur  ses  vieux  jours  dans  celle  de 
Nonotte  et  de  frère  Berthier.  Il  est  probaljle  que  ces  modernes  homélies  auront  le 
sort  des  anciennes  et  qu'il  y  aura  toujours  un  peu  plus  de  gloire  à  se  ranger  sous 
l'étendard  de  Voltaire  et  d'Helvétius  qu'à  suivre,  un  bandeau  sur  les  yeux,  ceux 
de  Berthier  et  de  Nonotte.  » 

(2)  Sur  l'influence  de  Mably,  voyez  la  fin  de  l'Introduction. 


s 


LA  DKCADE  PIlILOSOPIllQUE  93 

termine,  à  côté  de  ce  que  les  philosophes  anciens  ont  laissé 
de  plus  suhlinie.   Si  le   30  ventôse  an  VII,    le  rédacteur  des 
affaires  de  l'Intérieur  dit,  avec  un  certain  dédain,  que  les  doc- 
teurs de   u  l'école  de  la  perfectibilité  de  l'esprit  humain  »  ne 
songent  pas  que  les  quatre-vingt-dix-neuf  centièmes  des  hommes 
ne  sont  point  des  métaphysiciens  et  ne  s'en  trouvent  pas  plus 
mal,  la  Décade  croit,  à  propos  de  cet  article  qui  a  mécontenté 
justement  quelques  amis  de  la  philosophie,  devoir  à  son  titre, 
à  l'esprit  qui  l'a  toujours  animée,  à  la  constance  et  à  la  fermeté 
de   ses  principes,  de   s'expliquer  clairement  et  franchement  : 
^(  Si  les  partisans  de  la  pei-fectibilité  de  l'esprit  humain  forment, 
dit-elle,  une  école,   ils  ne  prétendent  point  être  des  docteurs. 
Cette  école  a  eu  pour  l'un  de  ses  principaux  chefs  une   des 
victimes  les  plus  regrettables  de  la  barbarie  de  1793,  dont  aucune 
désignation  injurieuse  ne  doit  insulter  le  souvenir.  Les  amis  de 
sa   mémoire,   attachés  aux  mêmes  opinions,    sont  en   général 
d'assez  bons  esprits  et  d'assez  bons  républicains  pour  qu'en  leur 
upposant  même  des  erreurs,   on  les  traite  avec  plus  d'égards... 
Si  les  quatre-vingt-dix-neuf  centièmes  des  hommes  ne  sont  point 
des  métaphysiciens  et  ne    s'en  trouvent  pas   plus  mal,  ils  se 
trouveraient  peut-être  moins  mal  encore,  si  le  dernier  centième 
chargé  de  conduire,   d'éclairer,  de  régir,   de  soumettre  à  de 
bonnes  lois  les  quatre-vingt-dix-neuf  autres  était  un  peu  meil- 
leur métaphysicien,  non  pas  selon  la  vieille  acception  de   ce 
mot,  mais  dans  le  sens  de  la  nouvelle  école...  Les  hommes  ac- 
cusés de  croire  l'esprit  humain  perfectible  à  un  degré  qu'il  leur 
paraît  difficile  et  téméraire  de  fixer,  ont  été  les  premiers  à  pen- 
ser, à  dire  et  à  écrire  que  les  grandes  institutions  propres  à 
frapper  les  sens  et  le  cœur  étaient  celles  dont  on  devait  le  plus 
s'occuper,  si  l'on  voulait  régénérer  le  peuple,  et  il  leur  est  dur 
de  joindre  à  la  douleur  de  n'avoir  pu  encore  faire  entendre  ce 
langage,  celle  de  s'en  entendre  reprocher  un  tout  contraire.  » 
A  la  suite  de  cet  article,  Cabanis  écrivait  t\  la  Décade  une  belle 
et  curieuse  lettre  dans  laquelle  il  défendait  tout  à  la  fois  la 
philosophie  issue  de  Locke,  de  Condillac,  d'Helvétius  et  la  doc- 
trine de  la  perfectibilité.  Fauriel  remarque,  en  analysant  la  Litté- 
rature de  M'""  de  Staël,  qu'elle  rapporte  au  système  de  la  perfec- 
tibilité indéfinie  de  l'espèce  humaine,  pour  le  développer  et  le 
confirmer,  la  plupart  de  ses  réflexions,  de  ses  idées,  de  ses  ob- 
servations sur  l'état  antérieur  et  présent  de  l'esprit  humain  dans 


94  LES  iOtOLlK.LES 

la  carrière  des  oonaaissances  (1).  Dans  la  seconde  édition  de  soa 
ouvrage,  >1^*  Ue  Staël  disait  qu'en  parlant  ainsi,  elle  ne  faisait 
nullement  allusion  aux  rêveries  de  quelques  penseurs  siu"  un 
avenu-  sans  vraisemblance,  mais  aux  progrès  successifs  de  la 
civilisation  dans  toutes  les  classes  et  dans  tous  les  pays.  Et  le 
i"édacteui"  de  la  Décade  aflii'mait  que  cette  opinion,  ainsi  préci- 
sée, a  été  celle  de  tous  les  philosophes  éclairés  depuis  cinquante 
ans,  chez  les  nations  voisines  comme  chez  nous  [2).  Pour  Moreau 
de  la  Sarthe,  le  xix'  siècle  est  Tépoqne,  désignée  par  Condorcet 
où  les  sciences,  devenues  la  consolation  et  la  providence  de 
l'humanité,  doivent  consaci*er  lem"s  nobles  efforts  à  lUniinuer  la 
somme  des  maux  et  à  augmenter  celle  des  bienfaits  de  la  cirili- 
sation(3).  La  doctrine  de  la  perfectibilité  a  été,  selon  J.-B.  Sala- 
ville,  celle  de  tous  les  philosophes  de  lantiqiiité,  elle  a  été  pro- 
fessée, dans  les  derniei-s  siècles,  par  tous  les  écrivains  amis 
de  l'humanité  et  zélés  poiu'  les  intéi-éts  de  la  morale.  C'est  la 
faculté  de  passer  du  connu  à  l'inconnu  et  ce  qui  le  conduit  à 
douter  du  principe  de  Locte  et  de  Condillac,  qui  place  dans  la 
sensibilité  la  source  ou  l'occasion  de  l'intelligence  1,4;.  Ginguené 
reproche  vivement  à  Palissot  d'appeler  philosophisme  la  philo- 
sophie de  Condorcet.  Il  rappelle  cette  ébauche  d'un  chef-d'œuvre, 
qui  est  elle-même  un  chef-il'œuvi-e  et  qui,  «*  sous  la  hache  des 
prose ripteurs,  occupa  les  derniers  moments  d'ime  vie  employée 
tout  entièi"e  à  la  recherche  du  vrai,  à  la  propagation  de  ce  qui 
pouvait  rendre  les  hommes  plus  heiuvux  en  les  rendant  meil- 
leitfs,  cette  Esquisse ^  monument  d'une  force  d'esprit  qui  étonne, 
d'une  étendue  de  connaissances  et  de  rues  qui  impose  et  ^'one 
bonté  d'àme  qui  attendrit  »  5j. 

Les  successeurs  de  Locke,  de  Condillac,  d'Helvétius  et  de  Con- 
dorcet ne  sont  pas  moins  bien  traités.  Les  ouvrages  de  Cabanis 
et  de  D.  de  Tracy,^é^Yoîney  et  de  Degérando,  de  Thurot  et  de 
Dupuis,  de  Saint-Lambert  et  de  Laplace,  de  Lacroix,  de  François 
(de  Neuf  château),  de  M"^*  de  Staèl,  de  Richerand,  d'Andrieux. 
de  M'"'-'  de  Condorcet  et  de  J.-B.  Sav,  de  Chamfort  et  de  B.  Cons- 
tant,  sont  analysés  arec  soin,  de  manière  à  en  faire  bien  ressortir 
la  râleur  et  l'originalité.  De  Traey  et  Degérando,  Thurot  et  snr- 

({)  li  pniîrial  ait  Vm. 
(2)  ^Oi  bramaire  aa  fX. 
(:})  m  fna^tidor  aa  IX. 

(4)  30  bramaire  am  X. 

(5)  SO  ^enuinal  aa  XL 


LA  DÈCAlfE  PHILOSOPHK^LE  «S 

'ottt  Voloer,  CabsLiiis  «l  Garât  sont  très  fréquemmieut  et  élo-  ' 
tdeasemeot  cilés  (ijj. 

Toutes  les  insfitutioiis qui  i^lèFeut  des âoctrmies  pUIiD^opLl q  ues 
du  xTm*  sîédie  on  coostîtueot  un  moy^o  heureux  de  les  propa- 
ger et  de  les  Caire  aioier  sont  Tivement  louées.  La.  Décade  rend 
compte  de  ronverture  de  l'École  normale,  <»  couroimemeiil  d'un 
raste  édifice  et  sommet  de  renseignement  ».  Elle  en  signale  les 
'rours  et  ^écialement  celui  de  Garât.  Gîngueoé,  à  propos  de 
la  traduction  par  Prérost  des  Estais  d'Adam  SuiltliL,  cite  aTec 
plaisir  le  traducteur  qui  venge  nos  Écoles  normales  de  la  froi- 
deur et  de  l'injustice  dont  ce  lîel  éitabUssemeat  eut  presqiiie 
également  à  se  plaindre.  Elle  ne  porte  pas  mo'ms  d  mtérêt  aux 
écoles  centrales.  Chaque  année  elle  donne  le  compile  i^ndu  de  la 
séance  d'ouverture  ou  de  rentrée  de  ceEes  de  la  Seine  et  d'un  cer- 
tain nombre  de  départem^its  ;  elle  signale  les  exeicices  puhlics, 
les  examens  qui  terminent  Tannée  scolaire,  les  ourrages  de  leurs 
professeurs  et  les  traTaux  des  élèves,  les  discussions  que  soo- 
lêveni l'organisation  et  l'existence  de  ces  écoles.  Elle  rend  compte 
d'un  vovage  de  vacances  et  annonce  les  concours  pour  les  chsdres. 
Elle  combat  avec  vivacité  ceux  qui  demandent  le  l'éîahlisseiDeat 
des  collèges,  est  heureuse  de  faire  remarquer  que  nos  dépante- 
ments  renferment  des  talents  capables  de  fonner  Fesprit  de  la 
jeunesse  et  qu'il  ne  faut  pas  désespérer  de  rinstruction  publique. 
Elle  fait  valoir  les  réclamations  des  professeurs  et  insistant  au- 
près des  gouvernants  pour  qu'on  paie  les  traitements  en  reïaixl, 
indique  que,  dans  la  séance  même  ou  l'on  a  agité  cette  question, 
ceux  des  représentants  du  j^uple  ont  été  portés  à  près  de 
douze  mille  francs  par  an.  D'une  iâç<>n  générale,  eile  s'intéresse  à 
tout  ce  qui  concerne  Tinstruction  puljlique  :  elle  signale  l'ouver- 
ture des  cours  de  TËcoLe  polytechnique  et  demande  qu'on  fasse, 
pour  les  sciences  morales,  ce  qu'on  a  fait  pour  les  sciences  phy- 
siques, qu'on  établisse  une  école  qui  devienne  la  pépinière  d'où 

(11)   A  PaB5i.trt  ,  GiurtKité  re^jrodhe   d'avoir  o<aî>ljé,  pannâ  les  -râTamls,  CêtbaoÎB 
^■H  we  faîlaât  pas  reléraer,  pwir  ihïâ  dire,  daitf  ^^  '  -   'a  et  daits  ime  note  àe 

Tailie&e   Mctllèrt   a^-e.'-  «-"j  »T:caIleiit  OHTriur*  «or  *  du  physigue  -et  du 

mtand',  AapvK.  qxd  ■•gtie  dans  réraditioii  et    dans  ia  ptiQoBopliie  par  sou 

^1  mil  «■wtage  sur  ^  ......,';  de  iou%  ic*  culieb  ;  Gamt,  (jne   in»  oratears  £st  luos 

^akawphes  fAxeioS,  aa  piemier  ran^  ;  de  TratT",  qxd  a  j^orté,  dans  les  Éléments 
trUéologâe^  WMB  dUrtié  «&  ii^ae  iBéâSiede  juiiaihiagQes  qui  Ibut  disparaître,  de  cette 
sôeace  CBone  BMnrctta,  toad.ee  ipCtSks  psavaii  -d^mr  mi  de  vag-ae  &a  d'obsicor;  Viol- 
we^,  qn  a  papokarisé,  par  T^asumemes  ide  ses  Baitmee,  «e  goe  Iàoj»ii[îs  ff^aîi  éiaUli  par 
rf I  MMliMii  et  '<fsi  suemîk  gioiiie  de  TteB*  esHËnBcr,  par  mi»s  «ayants  reTeuns  d'£g^)tË„ 
tiiMslcs  £ûl£  qm"^  avait  scaoïcÉs  et  iaUÈiEi  ie&  caoyeielbnnK  qm'il  Bv.ail  fcmnkéeîL 


96  LES  IDÉOLOGUES 

seront  lires  les  professeurs,  les  adniinislrateurs,  les  ambassa- 
deurs (1).  Elle  rapporte  en  1796  le  résultat  de  Texamen  où  cent 
treize  candidats  sur  trois  cent  quatre  ont  été  admis,  et  constate 
que  linstruction  n"a  pas  été  aussi  négligée  en  France  qu'on  le 
croit  généralement  ;  elle  donne  des  extraits  du  journal  que  publie 
lécole.  D'importants  articles  sont  consacrés  à  l'instruction 
publique  pendant  la  Constituante,  la  Législative  et  la  Conven- 
tion. La  formation  du  Conseil  de  l'instruction  publique  est  an- 
noncée, les  cours  publics  faits  à  l'ancien  Lycée,  au  Lycée 
républicain  et  au  Collège  de  France  sont  indiqués  et  quelquefois 
analvsés. 

La  Décade  publie  la  liste  générale  des  membres  de  l'Institut 
et  les  Notices  des  travaux  de  chacune  des  classes  ;  elle  rend 
compte  des  séances  publiques  et  des  ouvrages  couronnés.  De 
même  elle  fait  connaître  les  travaux  de  l'Institut  du  Caire  et  de 
l'Académie  de  Berlin  ;  la  formation  et  quelquefois  les  recherches 
des  nombreuses  sociétés  qui  s'élevaient  alors  dans  toutes  les 
parties  de  la  France  et  qui  voulaient,  à  l'imitation  de  l'Institut, 
travailler  au  progrès  des  lettres  et  des  sciences.  L'apparition 
des  journaux,  Dc'cade  égyptienne,  Décade  cisalpine.  Conserva- 
teur, Clef  du  cabinet,  etc.,  qui  poursuivent  le  même  but  que 
ses  propres  rédacteurs ,  lui  semble  devoir  être  signalée  à  ses 
lecteurs. 

Si  la  Décade  a  ses  préférences  en  philosophie,  en  politique, 
en  littérature,  elle  n'est  ni  exclusive  ni  intolérante.  Toujours 
prêts  à  combattre  le  fanatisme,  ses  rédacteurs  considèrent 
l'athéisme  comme  une  religion  qu'ils  n'adoptent  pas,  mais  pour 
laquelle  ils  réclament  la  liberté.  C'est  avec  satisfaction  qu'ils 
constatent  qu'on  a  effacé  les  inscriptions  apposées  depuis  quel- 
ques années  sur  le  frontispice  des  temples  :  «  C'était  en  effet, 
ajoutent-ils,  un  scandale,  pour  les  catholiques,  de  lire  sur  la 
porte  du  lieu  où  ils  célèbrent  leurs  mystères,  ces  mots,  à  la 
Raison,  au  Génie,  à  la  Paix,  etc.  Depuis  que  les  temples  sont 
redevenus  des  églises,  ces  inscriptions  se  trouvaient  tout  à  fait 
déplacées.  »  Elle  insère  une  lettre  curieuse,  écrite  de  Philadel- 
phie par  Romme,  agent  du  gouvernement  français  à  Saint-Do- 


(l)  Il  faut  remarquer  encore  une  fois  le  sens  pratique  de  ces  hommes  dont  on  a 
si  souvent  critiqué  les  tendances  utopistes  :  il  n'a  pas  dépendu  d'eux  (voyez  aussi 
le  chapitre  sur  D.  de  Tracy)  que  nous  n'eussions  plus  tôt  en  France  une  école  plus 
complète,  sinon  plus  prospère  que  celle  qu'a  réussi  à  instituer  M.  Boutmy. 


LA  OKC'.Ahi:   IMllLOSOnilUl  K  97 

mingue:  «  Je  voulais  véritior,  dil-il,  sil  est  vrai  que  les  peuples 
grossiers  de  TAfrique  n'eussent  aucune  idée  ni  de  l'Être  su- 
priMne,  ni  de  la  spiritualité  et  de  l'imniortalité  del'àme,  enfin  s'il 
estvrai  qu'ils  adorent  des  bètes  et  des  fétiches.  Je  fus  bien  moins 
surpris  encore  qu'enchanté  de  trouver  chez  ces  malheureux  cul- 
tivateurs (^Mandougues  à  Haïti)  les  connaissances  les  plus  claires 
de  Dieu,  créateur  et  conservateur  de  l'univers,  de  l'âme  unie 
au  corps  luimain  pendant  la  vie  et  passant  par  la  mort  à  lim- 
mortalité,  des  bonnes  âmes  devenant  alors  anges  et  des  mau- 
vaises réduites  à  l'état  de  démons  (1).  «  De  même  s'ils  trouvent 
que  le  -21  janvier  a  été  un  événement  d'une  grande  impor- 
tance politique,  ils  estiment  que  c'est  un  événement  affligeant 
pour  la  philosophie  et  l'humanité,  et  se  demandent  s'il  ne  vau- 
drait pas  mieux  célébrer  une  naissance,  celle  de  la  République 
au  1"  vendémiaire,  qu'une  mort.  La  harangue  de  Bonaparte 
aux  soldats  de  l'armée  d'Italie  leur  semble  sublime,  et  ils 
impriment  quelques-uns  des  vers  latins,  français,  italiens,  espa- 
gnols qu'on  leur  envoie  en  son  honneur,  comme  ils  pensent 
qu'avant  le  IS  brumaire  la  République  penchait  vers  sa  ruine. 
Mais  ils  défendent  énergiquement  les  écoles  centrales  et  toutes 
les  institutions  de  la  Convention.  Ils  se  plaignent  que  les  émi- 
grés abondent  à  Pai'is,  sollicitent  leur  radiation  et  se  llattent 
avec  impudeur  de  l'obtenir.  Ils  trouvent  étrange  (i)  que  le 
Journal  de  Paris  accuse  les  membres  de  l'Institut  d'avoir  man- 
qué de  respect  au  gouvernement  en  lui  adressant  un  discours 
où  ils  parlaient  au  chef  de  l'État  «  en  confrères  aussi  chers  que 
respectés  »  et  rappellent,  à  ce  sujet,  le  rapport  de  Lucien  Bona- 
parte qui  avait,  en  l'an  VIII,  fait  supprimer  V Ami  des  Lois  pour 
avoir  versé  le  ridicule  et  le  sarcasme  sur  une  réunion  d'hommes 
qui  honorent  la  République  par  leurs  lumières  et  qui  étendent 
-chaque  jour  le  cercle  des  connaissances  humaines.  »  Enfin  s'ils 
admirent  Sieyès  et  le  suivent  avec  un  intérêt  marqué  jusqu'au 
18  brumaire,  ils  estiment,  après  qu'il  a  reçu  comme  récompense 
nationale  le  domaine  de  Crosne  (vingt-cinq  mille  francs  de 
rente),  que  ces  sortes  de  donation  sont  d'un  dangereux  exemple, 
discréditent  le  désintéressement  et  recommandent  la  richesse, 
quelles  peuvent  dégénérer  en  habitude  et  en  abus.  Ne  dirait-on 
pas  qu'ils  prévoient  l'usage,  dangereux  pour  la  liberté,  queiNapo- 

(1)  9  mai  1797,  20  frimaire  an  X,  10  irerminal  au  X. 

{2<  29  janvier  1797  ;  30  messidor  au  VIII,  30  fructidor  an  IX,  10  nivôse  an  VIII. 

PiCAVET.  7 


98  LES  IDÉOLOGUES 

léon  va  faire  de  ce  procédé,  auquel  surent  résister  bien  peu  de 
ceux  avec  qui  il  l'employait? 

Ainsi  encore  la  Décade  donne  un  Extrait  et  une  analyse  du 
Coîirs  de  logique  de  Pinglin,  qui,  combattant  Locke  et  Condillac, 
«  a  acquis,  en  méditant,  le  droit  d'avoir  une  opinion  à  lui  ».  C'est 
elle  qui  nous  a  conservé  les  leçons  de  Mercier  contre  Locke  et 
Condillac,  elle  encore  qui  trouve  méthodiques,  étendues, 
appuyées  sur  des  faits  nouveaux,  sur  des  observations  person- 
nelles les  réfutations  que  fait,  de  Sicard  et  de  Condillac,  Lebou- 
vyer  des  Mortiers.  C'est  elle  enfin  qui  dit  de  l'ouvrage  de  Daube, 
dont  elJe  signale  les  attaques  contre  Locke,  Bonnet,  Condillac, 
qu'il  rendra  un  service  réel  (1). 

Jamais  un  journal  français,  et  c'est  là  une  des  causes  du 
succès  de  la  Décade  en  France  et  à  l'étranger,  n'a  fourni  à  ses 
lecteurs  des  indications  plus  étendues,  plus  variées,  plus  exactes 
sur  le  mouvement  philosophique,  scientifique  et  littéraire.  Nous 
l'avons  montré  pour  la  France  ;  il  nous  suffira  de  quelques 
lignes  pour  les  pays  étrangers.  En  ce  qui  concerne  l'Angle- 
terre, avec  laquelle  il  y  eut  presque  toujours  guerre  à  cette 
époque,  ou  lAmérique  avec  laquelle  les  relations  se  tendent 
quand  Adams  devient  président,  elle  fait  connaître  tout  ce  qui 
peut  intéresser  les  littérateurs,  les  politiques,  les  philosophes  (2). 
Elle  publie  une  lettre  de  >'aples  sur  les  manuscrits  d'Hercula- 
num,  des  vers  espagnols  et  italiens,  en  particulier  un  fragment 
du  poème  Gli  Aniinali  parlanti.  Elle  tient  ses  lecteurs  au 
courant  des  travaux  de  Volta,  l'appelle,  à  propos  de  la  mort  de 
Beccaria,  que  son  traité  a  été  traduit  dans  toutes  les  langues  et 
que  son  nom  sera  longtemps  en  honneur  chez  tous  les  amis  de 
l'humanité.  A  l'occasion  des  Œuvres  de  V.  Alfieri,  elle  insère 
une  lettre  de  Bonafide.  Après  avoir  tenté  de  rattacher  Robes- 
pierre à  saint  Thomas  dAquin,  au  lieu  de  voir  en  lui  un  disciple 

(1)  Messidor  an  III,  20  messidor  an  VIII,  20  vendémiaire  an  XII. 

(2)  Elle  insère  une  leUre  (en  anglais)  écrite  par  un  membre  de  Topposition  ;i 
Lucien  Bonaparte  et  une  traduction  d'un  fr'agnient  des  Mémoires  de  Franklin, 
qu'elle  annonce  ensuite  quand  ils  ont  été  traduits  par  Castéra;  des  Notices  sur  la 
vie  et  les  écrits  du  célèbre  orientaliste  William  Jones,  sur  Arthur  Young;  une  lettre 
de  Priestley  et  une  traduction  de  \ Essai  sur  la  danse,  comme  art  d'i?ni(ufiûn, 
de  Smith;  un  fragment  d'Ossian  et  de  Sacountala,  conte  oriental,  d'après  William 
Jones.  Elle  annonce  la  mort  de  Gibbon  et  donne  un  extrait  de  ses  Mémoires,  celle 
de  Piobertson  «  qui  n'a  été  surpassé  par  aucun  historien  du  siècle  »  ;  de  Thomas 
Reid,  connu  par  un  très  bon  ouvrage  sur  les  facultés  intellectuelles  et  morales  de 
rame  humaine.  Elle  analyse  ou  signale  les  traductions  par  Roucher,  puis  par  Blavet, 
enfin  par  Garnier  de  l'Essai  sur  la  richesse  des  yialions,  d'Adam  Smith;  puis 


LA  DÉCADE  PlIILOSOPIIIOrE  99 

de  Machiavel,  elle  lait  connaître  la  traduction  par  Guiraudet  dos 
Œuvres  du  philosophe  italien.  C'est  h  la  Décade  que  Mellendez 
Valdez  adresse,  comme  un  hommage  à  la  France,  ses  Poésies, 
où  pour  la  première  fois  la  philosophie  a  parlé  en  Espagne  le 
langage  de  la  poésie. 

Mais  c'est  surtout  sur  l'Allemagne  que  la  Décade  est  exacte- 
ment renseignée.  Par  les  indications  qu'elle  nous  a  fournies, 
nous  savons  que  Rant  avait  été,  avant  M™^  de  Staël  et  Victor 
Cousin,  très  attentivement  étudié  (1)  en  France  par  les  idéologues. 
De  même  elle  donne  une  exposition  de  la  doctrine  de  Gall,lejour 
où  elle  relate  la  découverte  par  Cuvier  de  nouveaux  os  fossiles, 
entretient  ses  lecteurs  du  catalogue  de  la  foire  de  Leipzig  et  des 
cours  d'Iéna,  de  Swedenborg,  des  Mémoires  de  l'Académie  de 
Berlin,  de  la  proscription  qui  frappe  à  Vienne  les  ouvrages  de 
philosophie  et  la  Décade  elle-même,  d'une  lettre  de  Humboldt 
à  Fourcroy,  de  l'Académie  de  Gœttingue,  etc.  Elle  signale  et 
même  analyse  les  traductions  en  français,  en  espagnol,  en  italien 
de  Werther;  celle  du  Théâtre  complet  de  Kotzebuepar  Weiss  et 
Jauffret  ;  celle  du  Wilhem  Meister,  à'Hermann  et  Dorothée  de 
Gœthe  ;  celle  du  Théâtre  de  Schiller  et  celle,  par  Van  der  Bourg, 
du  Laocoon  de  Lessing.  Elle  publie  des  traductions  de  Klopstock 
[le  Lac  de  Zurich),  de  Rabener  [Moyens  de  découvrir  à  des 
signes  extérieurs  les  sentiments  secrets),  de  Kotzebue  (la  Vie  de 
mon  père),  de  Herder  [le  Juge  prudent),  de  Wieland  [Obéron 
et  Agalhon),  des  imitations  de  Wieland  et  de  Gœthe,  une  Notice 
sur  la  vie  et  une  Défense  de  Wieland  ;  des  Anecdotes  sur  la  vie 
de  Gœthe  que  J.-B.  Say  traduit  du  Monthlg-Magazine.  Elle 
signale  la  Lessi?ig's  Briefwechsel  mit  Gleim,  qui  ne  saurait  être 
sans  intérêt,  et  peut  écrire  en  l'an  XI [  :  «  Nous  sommes  à  peu 
près  au  courant  de  la  littérature  allemande.  »  «  A  peu  près  » 
semblera  assurément  trop  modeste  à  ceux  qui  se  seront,  comme 

celles  que  donnent  Thurot  de  l'Hermès  d'Harris  et  de  la  Vie  de  Laurent  de  Médicis 
par  Roscoë,  M™"  de  Condorcet,  de  la  Théorie  des  senlimenls  moraux  de  Smilh 
et  Prévost,  des  Essais  philosophiques  de  Smilh  précédi's  d'un  Récil  de  sa  vie 
et  de  ses  écrils  pax  Dugald-Stewart;  Berlin,  des  Satires  d'Yoam^;  Baour-Lornilan, 
(ïOssian,  «  qu'elle  croit  une  invention  de  Macpherson  »  ;  Musset-Pathaj^,  d'un 
Abrégé  de  l  histoire  grecque  de  Goldsmith.  Enfin  elle  analyse  le  Testament  de 
Washinirton,  donne  une  lettre  de  Philadelphie  qui  fournit  des  renseiçnements  sur 
Volney  occupé  à  visiter  la  Caroline  et  les  établissements  de  rOhio,  fait  connaître 
les  ouvra:.'es  publiés  dans  la  Nouvelle  collection  des  classiques  anglais,  les  Leçons 
de  rhétorique  et  de  belles-lettres  de  Hujh  Blair. 

(1)  F.  Picavet,  la  Philosophie  de  Kant  en  France  de  1773  à  1814  (Introduc- 
tion à  une  nouvelle  traduction  de  la  Critique  de  la  Raison  pratique). 


100  LES  IDÉOLOGUES 

nous,  donné  le  plaisir  de  parcourir  la  poudreuse  et  trop  ignorée 
collection  des  volumes  de  la  Di^cade. 

Enfin  elle  s'occupe  de  1" Académie  de  Copenhague  et  de  la  lit- 
térature de  la  Russie. 

Elle  ne  nous  fournit  pas  seulement  des  indications  précieuses 
sur  les  idéologues,  sur  le  mouvement  pl]ilosoi)liique,  scientifique 
et  littéraire  auquel  ils  ont  été  mêlés,  sur  linflnence  exercée  par 
les  philosophes  du  xvm^  siècle;  elle  nous  aide  à  comprendre  la 
philosophie  qui  va  suivre.  Lisez  par  exemple  la  lettre  que  M.  Lit- 
tré  lui  adresse  et  replacez-la  dans  le  milieu  où  elle  s'est  pro- 
duite (1),  vous  comprendrez  bien  plus  aisément  l'œuvre  histo- 
rique   et    philosophique    de    notre    contemporain.    Voyez  les 
mentions  fréquentes  que  fait  la  Drcade  du  docteur  Burdin  el 
rappelez-vous  qu'elle  a  grande  estime  pour  Cabanis  et  tous  ceux 
qui  marchent  dans  la  môme  voie,  vous  verrez  que  les  doctrines 
de  Saint-Simon  et  d'A.  Comte,  qui  se  sont  réclamés  de  ce  savant 
dont  le  nom  ne  disait  rien  à  la  plupart  des  contemporains,  se 
rattachent  à  celles  des  idéologues  qu'elles  développent,  repro- 
duisent, complètent  ou  mutilent  (2).  Enfin  lisez  le  compte  rendu 
de  la   Vie  du  UrjUlatour  des  clirrtiens  sans  lacunes  et  sans 
miracles  (20  germinal  an  XI)  «  qu'aucun  journal  n'a  osé  annon- 
cer ».  Il  y  est  question  de  l'odyssée  de  Jésus  et  de  ce  qu'elle  a 
de  trop   humain.  «  C'est  par  le  charme  de  l'éloquence  et  dune 
belle  figure^  par  la  bienfaisance,  par  une  vertu  sans  exagération, 
mais  qui  ne  se  dément  point,  par  le  contraste  de  sa  doctrine  avec 
la  législation  féroce  de  Mo'ise,  que  le  législateur  des  chrétiens 
séduisit  la  Judée.  »  Ne  croirait-on  pas  déjà  lire  un  compte  rendu 
de  la  Vie  de  Jésus  de  M.  Renan  ? 

(1)  Voyez  Appendice. 

(2)  Voyez  ch.  vu,  §  4. 


CHAPITRE    II 

LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATRIN  D'IDÉOLOGUES 

Il  faut  distinguer  trois  générations  d'idéologues.  La  première 
comprend  ceux  qui,  avant  la  fin  du  siècle,  sont  morts  ou  ont 
acquis  leur  plus  grande  célébrité.  Avec  la  seconde  viennent  ceux 
qui,  dans  l'école  et  pour  l'opinion  publique,  ont  occupé  la  pre- 
mière place  sous  le  Directoire,  sous  le  Consulat  et  auxquels  d'or- 
dinaire on  donne  surtout  le  nom  iVidéologîies.  Dans  la  troisième 
enfin  prennent  place  ceux  qui,  déjà  connus  à  l'une  ou  à  l'autre 
des  deux  époques,  conservent  ou  exercent,  grâce  à  leurs  doc- 
trines moins  éloignées  de  celles  qui  triomphent  à  la  fin  de  l'Em- 
pire ou  sous  la  Restauration,  une  influence  considérable  sur 
leurs  contemporains.  DegérandoetLaromiguière  sontles  hommes 
les  plus  marquants  de  cette  dernière  période.  C'est  autour  de 
Cabanis,  de  Destutt  de  Tracy,  de  Daunou  que  nous  grouperons 
les  penseurs  de  la  seconde,  la  plus  florissante  et  la  plus  origi- 
nale. Nous  mettrons  en  tête  de  la  première  génération,  Comior- 
cet,  dont  se  réclamejiLPestutJdeJTraçxililabanis/Puîs  vîend 
Sîéyès7Tlœderë7et  Lakanal  qui  ont,  comme  Condorcet,  joué  un 
i'ôlej}oli.lique  ;  Volney,  dont  l'influence  a  été_croissant  jusqu'au 
18  brumaire;  DÙpuis,  Maréchal  et  Naïgeon  qui  se  rattachent  à 
Volney.  Enfln  nous  étudierons  Saint-Lambert  qui,  après  un  long 
silence,  reparaît  avec  une  œuvre  dont  le  succès  a  été  grand, 
môme  après  sa  mort;  Garât,  dont  le  cours  aux  écoles  normales 
excita  un  véritable  enthousiasme;  Laplaceet  Pinel,  qui  publient 
avant  le  xix*  siècle  leurs  ouvrages  les  plus  importants. 

I 

Marie-Jean-Antoine-Nicolas  Caritat,  marquis  de  Condorcet, 
naquit  à  Ribemont,  le  17  septembre  1743.  Il  avait  quatre  ans  à 
la  mort  de  son  père.  Sa  mère,  très  pieuse,  le  voua  au  blanc  jus- 
qu'à onze  ans.  D'elle  peut-être,  il  tint  cette  foi  ardente  dont 


102  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  DlDÉOLOf.lES 

lobjet  n'était  4)lus  le  chrislianisDie,  mais  l'Évangile  des  temps 
modernes,  la  doctrine  de  la  perfectibilité.  Son  oncle  paternel, 
évéqiie  de  Gap,  d'Auxerre,  de  Lisieux,  le  conlia  à  un  jésuite. 
Élève  à  tleims,  puis  au  collège  de  >'avarre,  il  soutint,  à  seize 
ans,  une  thèse  à  laquelle  assistaient  Clairaut,  d'Alembert,  Fon- 
taine et,  pom-  se  livrer  à  l'étude  des  mathématiques,  renonça  à 
la  carrière  des  armes. 

Un  Essai  sur  le  calcul  intégral  (1764),  un  Mimoire  sur  le 
problème  des  trois  corps  (1767),  réunis  en  1768  comme  Essais 
d analyse,  le  firent  entrer  à  l'Académie  des  sciences.  En  1770,  il 
va  chez  Voltaire  avec  d'Alembert.  Les  Éloges  de  quelques  aca- 
démiciens morts  depuis  1666  jusqu'il  1669  (1773\  le  font 
choisir  pour  secrétaire  perpétuel.  En  tète  de  ce  livre,  d'Alembert 
écrit  :  v  Justice,  justesse,  savoir,  clarté,  précision,  goût,  élé- 
gance et  noblesse.  » 

L'année  précédente,  Condorcet  avait  publié  les  Le  lires  d'un 
théologien,  où  en  disciple  de  Voltah-e  et  en  allié  des  Encyclopé- 
distes, il  faisait  la  guerre  aux  institutions  sociales  et  rehgieuses. 
Pour  lui  déjà.  Descartes  est  le  restaurateur  de  la  vraie  méthode 
de  philosopher;  Gassendi,  qui  avait  un  esprit  très  philosophique, 
mais  non  le  génie  des  découvertes,  est  inférieur  à  Descartes  et  à 
Bacon;  Yauvenargues  a  eu  l'idée  hardie  délever  une  morale 
philosophique,  indépendante  de  tout  système,  comme  de  toute 
révélation. 

En  1776,  Condorcet  donnait,  avec  une  édition  des  Pensées,  un 
Éloge  de  Pascal,  à  propos  duquel  Voltaire  écrivait  :  ^  L' Anti- 
Pascal,  d'un  homme  très  supérieur  à  Pascal,  a  le  succès  qu'il 
mérite  auprès  des  gens  de  bien  qui  ont  eu  le  bonhem'  de  le  Vwe.  » 
Et  d'Alembert  répondait  à  Voltaii-e  :  «  Je  suis  bien  persuadé, 
comme  vous,  que  le  Pascal-Condorcet  vaudra  beaucoup  mieux 
que  le  Pascal  janséniste  et  qu'il  est  destiné  à  jouer  le  rôle  le  plus 
distingué  dans  les  sciences  et  dans  les  lettres  (i).  »  Disciple  de 
Voltaire,    Condorcet   continue    ses    travaux    scientifiques.    Sa 
Théorie  des  comètes  est  com'onnée   (1777)  par  l'Académie  de 
Berlin.  Ami  de  Turgot,  il  aborde  les  questions  économiques.  A 
la  mort  de  Maurepas.  d'Alembert  pose  sa  candidature  à  l'Aca- 
démie française.  Il  obtient  seize  voix,  Bailly  quinze.  Ce  fut,  dit 
Grimm,  une  des  plus  grandes  batailles  que  d'Alembert  ait  ga- 

(1)  Beuchot,  72G0  et  7290. 


CONDOUCET  I'>:î 

gnées  contre  31.  de  liiilloii  (1).  Dans  son  discours  de  réceplioii, 
Condorcet  insiste  snr  les  avantages  que  la  société  peut  letiicr 
de  la  réunion  des  sciences  pliysi([ucs  et  des  sciences  morales  : 
le  xvni"  siècle,  disait-il,  a  tellement  perfectionné  le  système 
général  des  connaissances  humaines  «[u'il  n'est  plus  au  pouvoir 
des  hommes   déteindre   celte   grande  Inmière. 

L'année  suivante  d'Alemhert  meurt  et  désigne  Condorcet  pour 
son  exécuteur  testamentaire.  L'activité  de  ce  dernier,  de  1780  à 
1794,  est  prodigieuse.  Il  s'occupe  de  l'application  du  calcul  des 
prohahilités  aux  choses  de  l'ordre  moral  (2).  Tout  en  écrivant, 
comme  secrétaire  perpétuel,  les  éloges  d'Euler,  de  Bezout,  de 
d'Alemhert,  de  Mac(iuer,  de  Bergman,  de  Cassini,  de  l'ahhé 
du  Gua,  de  BulTon,  de  Franklin,  etc.,  il  fait  paraître  une  Vie 
de  Tur(jot  (17H6),  une  Vie  de  Voltaire  (.n'ai),  traduites  en  an- 
glais et  en  allemand.  Avec  Lacroix  il  édite  les  Lettres  à  une 
princesse  d'Allemagne  d'Euler.  Il  annote  un  volume  de  la 
traduction  de  Smith  par  Koucher,  compose  des  mémoires  pour 
les  Académies  de  Berlin,  de  Saint-Pétershourg,  de  Turin,  pour 
l'Institut  de  Bologne,  et  collahore  à  la  Bibliothèque  de  lltomme 
public,  à  la  Feuille  villar/eoisc,  au  Journal  d Instruction  pu- 
blique, etc. 

Nommé  à  la  Législative  par  les  électeurs  de  Paris,  Condorcet 
en  fut  président  et  présenta  son  céléhre  projet  sur  V histruction 
publique.  Le  département  de  l'Aisne  l'envoya  à  la  Convention. 
Dès  le  il  octohre,  il  fit  partie  du  comité  de  constitution  avec  Bris- 
sot,  Vergniaud,  Gensonné,  Sieyès,  Danton,  Barrère,  Thomas 
Payneet  Pétion.  Quand  on  jugea  le  roi,  il  proposa  que  son  sort  fût 
décidé  par  des  députations  des  départements,  puis  reconnut 
Louis  XVI  coupable  et  réclama  l'appel  au  peuple,  vota  la 
peine  la  plus  grave  qui  ne  fût  pas  la  mort,  et  enfin  demanda 
qu'il  y  eût  sursis  à  l'exécution.  Après  le  31  mai,  il  combattit  les 
idées  soutenues  par  le  nouveau  comité  de  constitution  et  fut 
dénoncé  par  Chahot.  La  Convention  accepta  les  propositions  du 
comité  qui  concluait  à  l'arrestation  de  Condorcet  et  à  sa  tra- 

(1)  Cf.  aussi  Lucien  Brunel,  les  Philosophes  et  l'Académie  française,   p.    280 
et  sqq. 

(2)  Il  publie  ou  compose  V Essai  sur  l'application  de  l'analyse  à  la  probabilité 
des  dérisions  rendues  à  la  pluralité  des  voix  (178'J  ,  qui  devieriflra  plus  tard  les 

"  Éléments  du  calcul  des  probaOililés  et  son  application  aux  jeux  de  hasard,  à 
la  loterie  et  au  jufiement  des  hommes  (1804j,  et  le  Moyen  d'apprendre  à  compter 
sûrement  et  avec  facilité  (an  VIII). 


iOi  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D'IDÉOLOGUES 

cUiction  à  la  barre,  puis  le  décréta  d'accusation  et  le  mit  hors 
la  loi.  Pendant  huit  mois,  il  resta  chez  M™°  Vernet  (1)  et  y  com- 
posa, sans  livres,  ï Esquisse  dont  il  remettait  chaque  soir  les 
feuilles  à  son  hôtesse.  Quand  la  Convention  eut  édicté  la  peine 
de  mort  contre  toute  personne  qui  donnerait  asile  à  un  proscrit, 
il  quitta  Paris.  Arrêté  dans  un  cabaret  de  Clamart,  il  fut  conduit 
à  la  prison  de  Bourg-la-Reine.  Le  lendemain  matin,  quand  on 
vint  le  chercher  pour  linterroger,  on  ne  trouva  qu'un  cadavre  : 
il  avait  pris  le  poison  que  toujours  il  portait  sur  lui. 

Condorcet  n'appartient  pas  que  par  son  dernier  ouvrage  à 
l'histoire  de  la  philosophie  (2).  Sans  doute  il  y  a  résumé  toutes 
les  doctrines  auxquelles  l'avaient  conduit  ses  recherches,  mais 
il  faut  interroger  ses  autres  œuvres  pour  avoir  une  idée  exacte 
et  précise  de  la  place  qu'il  doit  occuper  dans  l'histoire  de  la 
spéculation.  Toutes  présenteraient  d'utiles  indications.  Nous  en 
tirerons  quelques-unes  ùqs  Éloges  et  des  Vies,  avant  de  montrer 
ce  qu'il  a  fait  pour  le  calcul  des  probabilités,,  ce  qu'il  a  projeté 
pour  l'instruction  publique,  ce  qu'il  a  espéré  pour  l'humanité. 

Dans  Y  Éloge  d'Euler,  Condorcet  rappelle  que  Totleben  paya 
au-dessus  de  sa  valeur  une  métairie  pillée  par  ses  soldats,  et 
que  l'impératrice  Elisabeth  y  joignit  un  don  de  quatre  mille 
florins,  preuve,  ajoute-t-il,  de  ce  progrés  humain  que  quelques 
écrivains  s'obstinent  à  nier  encore,  apparemment  pour  éviter 
qu'on  ne  les  accuse  d'en  avoir  été  les  complices.  En  parlant  de 
du  Gua,  le  traducteur  de  Berkeley,  il  vante  tout  à  la  fois  \Ency- 
clopi''die,  monument  honorable  pour  la  nation,  pour  le  siècle,  et 
Deseartes  qui  mérite  que  la  reconnaissance  de  tous  les  savants, 
de  tous  les  amis  de  l'humanité  veille  éternellement  sur  sa  gloire. 
Berkeley,  dit-il,  n'eût  pas  blessé  les  oreilles  des  philosophes, 
sans  moins  étonner  le  vulgaire,  s'il  avait  affirmé  que  notre  con- 
viction de  l'existence  et  de  la  réalité  des  corps  ne  peut  être 
appuyée  que  sur  la  permanence  observée  dans  certains  groupes 
de  sensations  et  la  constante  régularité  des  lois  auxquelles  sont 
assujettis  les  phénomènes  successifs  que  ces  groupes  perma- 
nents nous  présentent.  Franklin,  dit-il  ailleurs,  pyrrhonien 
même  en  morale,  admit  ensuite  l'existence  de  Dieu,  limmorta- 

(1)  Une  plaque  placée  au  n»  13  de  la  rue  Servandoni,  entre  le  premier  et  le  second 
étage,  rappelle  le  séjour  de  Condorcet  :  «  En  1793  et  1794,  Condorcet,  proscrit, 
trouva  un  asile  dans  cette  maison,  où  il  composa  sa  dernière  œuvre,  l'Esquisse  des. 
progrès  de  l'esprit  humain.  » 

(2)  C'est  ce  qu'on  lit  dans  le  Dictionnaire  j^hilosophique  de  Franck. 


CONDORCET  105 

lité  (le  l'àuie  et  ne  méprisa  pas  les  pratiques  extérieures  :  toutes  . 
les  reiigious  lui  paraissaient  également  bonnes,  pourvu  qu'une 
tolérance  universelle  en  fût  le  principe  et  qu  elles  ne  privassent 
point  des  lécompenses  de  la  vertu  ceux  qui,  en  la  pratiquant, 
suivaient  une  autre  croyance,  ou  n'en  professaient  aucune.  Et  a 
propos  de  IHospilal,  Condorcet  trouve  que  si  la  vertu  ne  suffit 
pas  pour  assurer  le  bonheur,  elle  est,  pour  tous  les  hommes, 
le  moyen  d'être  le  moins  malheureux.  En  combattant  Pascal, 
il  affn-me  que  si  de  longues  erreurs  ont  abruti  et  corrompu 
l'honune,  il  ne  faut  pas  désespérer  trop  tôt  de  lui  rendre,  en 
l'éclairant,  le  courage  de  devenir  meilleur  et  plus  heureux;  il  ne 
peut  se  dispenser  de  regarder  comme  un  génie  profond  et  une 
âme  sublime  l'inventeur  de  la  morale  stoïcienne  (1). 

A  d  Alend)ert,  Condorcet  joint  Diderot  dont  il  fait  un  éloge 
enthousiaste  (2;.  Dans  le  Discours  préliminaire  à  rEnajclopé- 
die,  il  trouve,  connue  chez  Turgot,  le  germe  des  idées  qu'il  déve- 
loppa plus  lard  :  «  C'est,  dit-il,  un  tableau  précis  de  la  marche 
des  sciences  depuis  leur  renouvellement,  de  leurs  richesses 
à  lépoque  où  d'Alembert  en  traçait  l'histoire  et  des  progrès 
qu'elles  devaient  espérer  encore...  Un  de  ces  ouvrages  précieux 
que  deux  ou  trois  hommes  au  plus  dans  chacjue  siècle  sont  en 
état  d'exécuter.  » 

S'il  écrit  la  vie  de  Turgot,  c'est  que  l'histoire  d'un  tel  homme 
intéresse  tous  les  âges  et  toutes  les  nations.  Les  Discours  de 
1750  sont  un  monument  singulier,  moins  encore  par  l'étendue 
des  connaissances  qu'ils  supposent,  que  par  une  philosophie  et 
des  vues  propres  à  l'auteur.  Smith  a  peut-être  trouvé,  dans 
l'article  Fondation,  le  germe  de  son  ouvrage.  Le  plan  de  gouver- 
nement que  s'était  formé  Turgot,  suppose  que  Thistruction 
morale  du  peuple  est  absolument  séparée  des  opinions  reli- 
gieuses et  des  cérémonies  du  culte.  La  suppression  des  reli- 
gieux des  deux  sexes  rendrait  à  la  nation  des  biens  immenses  ; 


(i)  Cf.  Cahauis,  rh.  iv. 

(2)  «  Homme  d'un  esprit  étendu,  d'une  imagination  vaste  et  brillante,  dont  le 
*coup  d'œil  embrassait  ;ï  la  fois  les  sciences,  les  lettres  et  les  arts,  également 
passionné  pour  le  vrai  et  pour  le  beau,  également  propre  à  pénétrer  les  vérités  abs- 
traites de  la  philosophie,  à  discuter  avec  finesse  les  principes  des  arts  et  à  peindre  leurs 
effets  avec  enthousiasme,  philosophe  ingénieux,  et  souvent  profond,  écrivain  à  la  fois 
agréable  et  éloquent,  hardi  dans  son  style  comme  dans  ses  idées,  instruisant  ses 
lecteurs,  mais  surtout  leur  inspirant  le  désir  d'apprendre  à  penser  et  faisant  toujours 
aimer  la  vérité  même  lorsque,  entraîné  par  son  imagination,  il  avait  le  malheur  de 
la  méconnaître.  » 


106  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D'IDÉOLOGUES 

en  appointant  les  évoques  et  les  curés,  on  détruirait  les  dîmes, 
on  ferait  une  grande  économie  ,  «  puisqu'ils  doivent  donner 
l'exemple  delà  simplicité  et  du  désintéressement  ». 

Condorcet  entreprend  ensuite  de  faire  connaître  toutes  les 
idées  de  Turgot  (1).  Avec  lui  il  considère  comme  seul  fondement 
de  la  certitude,  la  supposition  qu'il  existe  des  lois  constantes 
pour  tous  les  phénomènes  ;  il  croit  que  l'être  capable  de  se  per- 
fectionner peut,  après  la  mort,  éprouver  des  modiflcations  dont 
sont  causes  celles  qu'il  a  reçues  pendant  la  vie.  Sur  la  liberté  et 
la  propriété,  sur  les  conditions  auxquelles  doivent  répondre  les 
lois,  Condorcet  s'exprime  en  termes  que  reproduiront  presque 
littéralement  les  Dt' dur  citions  des  Droits.  La  seule  méthode 
pour  trouver  des  vérités  précises,  c"es^t  J'analyse  d^s  idées; 
la  seule  source  du  bonheur  public,  c'est  la  connaissance  de 
la  vérité  à  laquelle  on  conforme  l'ordre  de  la~ société,  c^t 
l'extension  et  la  divulgation  des  lumières.  Sans  vouloir  détruire 
l'inégalité  d'intelligence  ou  de  lumières,  il  pense  déjà  qu'il  est 
possible  d'instruire  tous  les  hommes,  assez  pour  qu'ils  ne  soient 
pas  sous  la  dépendance  de  ceux  qui  leur  sont  supérieurs. 

La  Constitution  républicaine  est  la  meilleure  de  toutes  ;  les 
républiques  fédératives  sont  les  plus  propres  à  garantir  un  État 
contre  les  invasions  (2).  Au  moment  d'une  réforme,  le  législateur 
ne  peut  être  rigoureusement  juste,  il  est  réduit  à  ne  faire  que 
des  lois  dont  il  résulte  une  moindre  injustice.  Et  Condorcet  finit 
•la  Vie  de  Turrjot  en  exposant,  à  grands  traits,  les  idées  de  YEs- 
quisse.  La  perfectibilité  indéfinie  est  une  desqualités  distinctives 
de  l'espèce  humaine.  Elle  appartient  au  genre  humain  en  géné- 
ral et  à  chaque  individu  en  particulier.  Les  progrès  des  connais- 
sances physiques,  de  l'éducation  et  de  la  méthode  scientifique 
contribueront  à  perfectionner  l'organisation,  à  rendre  les  hommes 
capables  de  réunir  plus  d'idées  dans  leur  mémoire  et  d'en  mul- 
tiplier les  combinaisons,  ainsi  qu'à  perfectionner  le  sens  moral. 


(1)  Sur  l'àine  humaine,  l'ordre  de  l'univers  et  l'Être  suprême,  les  principes  des 
sociétés  et  les  droits  des  hommes,  les  constitutions  politiques,  la  législation  et 
l'administration ,  l'éducaiion  physique  et  les  moyens  de  perfectionner  l'espèce 
humaine,  relativement  au  progrès  et  à  l'emploi  de  ses  forces,  au  bonheur  dont  elle 
est  susceptible,  à  retendue  des  connaissances  où  elle  peut  s'élever,  à  la  certitude,  à 
la  clarté  et  à  la  simplicité  des  principes  de  conduite,  à  la  déhcatesse  et  à  la  pureté 
des  sentiments  qui  naissent  et  se  développent  dans  les  âmes,  aux  vertus  dont  elles 
sont  capables. 

(2)  N'est-ce  pas  là  une  des  causes  du  reproche  de  «  fédéralisme  »  adressé  aux 
Girondins  ? 


CONDORCET  1"7 

Les  erreurs  seront  anéanties  et  remplacées  par  des  vérités  noii- 
\  elles,  le  progrés  croîtra  toujours  de  siècle  en  siècle,  sans  avoir  de 
terme  assignable  en  l'état  actuel  de  nos  lumières.  Les  hommes 
deviendront  moillenrs  à  mesure  qu'ils  seront  plus  éclairés,  les  na- 
tions tendront  à  se  rapprocher,  les  peuples  finiront  par  reconnaître 
les  mêmes  principes,  par  se  réunir  pour  les  progrès  de  la  raison 
et  du  bonheur  commun.  La  politique,  fondée  sur  l'observation  et 
le  raisonnement  ,  se  perfectionnera.  L'histoire  rontirme  la 
croyance  à  la  perfectibiUté  indéfinie:  aucun  objet  d'étude  ne  doit 
donc  être  négligé,  aucune  spéculation  n'est  inutile.  «  Turgot, 
disait  enfin  Condorcet,  est  un  des  hommes  les  plus  extraordi 
naires  que  la  nature  ait  produits,  celui  qui,  peut-être,  a  été  le 
moins  éloigné  de  la  perfection  à  laquelle  la  nature  humaine 
peut  s'élever.  > 

La  Vie  de  Voltaire  est  essentiellement  aussi  une  œuvre  desti- 
née par  Condorcet  à  préparer  le  succès  des  doctrines  qui  lui 
sont  chères.  C'est  l'histoire  des  progrès  que  les  arts  ont  dus  à 
son  génie,  du  pouvoir  qu'il  a  exercé  sur  les  opinions  de  son 
siècle,  enfin,  de  cette  longue  guerre  contre  les  préjugés,  déclarée 
dès  sa  jeunesse,  et  soutenue  jusqu'à  ses  derniers  moments. 
«  Voltaire,  dit-il,  conçut  le  grand  projet  d'être  le  bienfaiteur  de 
tout  un  peuple  en  l'arrachant  à  ses  préjugés,  jura  d'y  consacrer 
sa  vie  et  tint  parole.  »  Les  Lettres  sur  les  Anglais  ont  produit 
en  France  une  révolution.  Les  ouvrages  scientifiques  de  Voltaire, 
sans  lui  donner  une  place  parmi  les  savants,  ont  fait  connaître 
:^'ewton,  le  véritable  système  du  monde  et  les  principaux  phéno- 
mènes de  l'optique.  Bien  plus,  ils  ont  servi  son  talent  pour  la 
poésie;  car  l'étude  des  sciences,  dit  Condorcet,  que  sembleraient 
avoir  lu  André  Chénier  et  Sully-Prudhomme,  agrandit  la  sphère 
des  idées  poétiques  et  enrichit  les  vers  de  nouvelles  images. 
Alzire  et  Mahomet  sont  des  monuments  éternels  de  la  hauteur 
à  laquelle  le  génie  de  la  poésie  et  l'esprit  philosophique  peuvent 
élever  la  tragédie.  Les  Discours  sur  Chomme  offrent  des  traits 
d'une  philosophie  profonde,  qui  paraît  simple  et  populaire,  parce 
'qu'elle   est  presque  toujours  exprimée   en   sentiments  ou  en 
images. 

Voltah-e,  aux  Délices  et  à  Ferney,  est  abandonné  à  ses  passions 
dominantes  et  durables,  l'amour  de  la  gloire,  le  besoin  de  pro- 
duire et  le  zèle  pour  la  destruction  des  préjugés,  la  plus  forte  et 
la  plus  active  de  toutes  celles  qu'il  a  connues.  Sa  vie  est  embellie 


108  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D  IDÉOLOGUES 

par  lexercice  d'une  bienfaisance  qui  s'occupe  des  individus  et 
de  l'humanité.  Même  l'auteur  de  la  Pucelle  est,  pour  Condorcel, 
«  lennemi  de  l'hypocrisie  et  de  la  superstition.  »   La  Loi  natu- 
relle est  le  plus  bel  hommage  que  l'homme  ait  rendu  à  la  Divi- 
nité ;  Candide,  un  chef-d'œuvre  dans  le  genre  des  romans  philo- 
sophiques, Y  Essai  sur  les  mœurs  et  l'esprit  des  nations  est  une 
lecture  délicieuse  pour  les  hommes  qui  exercent  leur  raison. 
Voyant  dans  VEncyclopt^die  le   coup   le   plus  terrible   qu'on 
pùl  porter  aux  préjugés,  il  se  fit  le  chef* des  philosophes  et  des 
Encyclopédistes.  En  plaidant  la  cause  des  Calas,  il  défendit  la 
tolérance  et  ramena,  sur  les  crimes  de  l'intolérance  et  la  néces- 
sité de  les  prévenir,  les  regards  de  la  France  et  de  l'Europe. 
VEtnile  augmenta  son  zèle  contre  une  religion  qu'il  regardait 
comme  la  cause  du  fanatisme  qui  avait  désolé  l'Europe,  de  la 
superstition  qui  l'avait  abrutie:  n  Je  suis  las,  disait-il  un  jour, 
de  leur  entendre  répéter  que  douze  hommes  ont  sufli  pour  éta- 
blir le  christianisme,  et  j'ai  envie  de  leur  prouver  qu'il  n'en  faut 
qu'un  pour  le  détruire.  »  Ses  livres  se  répandant  partout,  les 
libres  penseurs  se  multiplièrent  dans  toutes  les  classes  et  dans 
tous  les  pays.   L'Europe  fut  étonnée  de  se  trouver  incrédule, 
tandis  que  ceux  qui  auraient  dû  défendre  le  christianisme,  hon- 
teux de  partager  avec  le  peuple  une  croyance  aussi  décriée, 
se  bornaient  à  soutenir  l'utilité  politique  de  la  religion.  Alors 
les  tragédies  de  Voltaire  contiennent  des  idées  pbilosophiques 
et  profondes,  ses  Contes  deviennent  une  école  de  morale  et  de 
raison,  ses  Épttres  renferment  une  philosophie  plus  usuelle  et 
plus  libre.  Si  Voltaire  se  prononce  pour  les  Russes  contre  les 
Turcs,  Condorcet  demande  que  les  hommes  soient  libres  et  que 
chaque  pays  jouisse  des  avantages  que  lui  a  donnés  la  nature: 
c'est  là,   dit-il,  ce  que  réclame  l'intérêt  commun   de  tous  les 
peuples.  Et  il  ajoute,  comme  s'il  prévoyait  que  la  Révolution 
ne  sera  pas  pacifique  :  Qu'importe,  auprès  de  ces  grands  objets 
et  des  biens  éternels  qui  naîtraient  de  cette  grande  révolution, 
la  ruine  de  quelques  hommes  avides  qui  avaient  fondé  leur  for- 
tune sur  les  larmes   et  le  sang  de  leurs  semblables  !   Ainsi, 
dit-il  encore,  devait  penser  Voltaire,  ainsi  pensait  Turgot.  C'est 
avec  un  plaisir  visible  qu'il  signale  la  réponse  de  Voltaire  au 
curé  qui  voulait  lui  faire  reconnaître  la  divinité  de  Jésus-Christ  : 
«  Au  nom  de  Dieu,  ne  me  parlez  plus  de  cet  homme-là,  et  lais- 
sez-moi mourir  en  repos.  »   Voltaire  est  pour  lui  «  l'homme 


COXDORCET  10!) 

dont  la  main  paissante  ébranlait  les  aniiqnes  colonnes  du 
temple  de  la  superstition,  et  qui  aspirait  à  changer  en  hommes 
ces  vils  troupeaux  qui  gémissaient  depuis  si  longtemps  sous  la 
verge  sacerdotale!  »  Dans  ses  ouvrages,  Condorcet  signale  une 
fonle  de  maximes  d'une  ]diilosophie  profonde  et  vraie  ;  il  a 
uni  la  poésie  et  l'histoire  à  la  philosophie,  séparé  la  morale  de 
la  religion,  embrassé,  dans  ses  vœux  et  dans  ses  travaux,  tous  les 
intérêts  de  l'homme,  combattu  tontes  les  erreurs  et  toutes  les 
oppressions,  défendu  el  répandu  toutes  les  vérités  utiles. 

Comme  le  diront  plus  tard  les  Di'clarations  des  droits:,  Con- 
dorcet estime  que  l'erreur  et  l'ignorance  sont  la  cause  des 
malheurs  du  gem-e  humain,  que  les  erreurs  superstitieuses  sont 
les  plus  funestes,  parce  qu'elles  corrompent  toutes  les  sources 
de  la  raison,  et  que  leur  fatal  enthousiasme  instruit  à  commettre 
le  crime  sans  remords.  N'avertissons  pas,  dit-il  en  termes  dont 
on  se  souviendra  plus  tard  au  temps  de  la  Sainte-Alliance,  les 
oppresseurs  de  former  une  ligue  contre  la  raison,  cachons-leur 
l'étroite  et  nécessaire  union  des  lumières  et  de  la  liberté,  ne 
leur  apprenons  point  d'avance  qu'un  peuple  sans  préjugés  est 
bientôt  un  peuple  libre.  Puis  viennent  des  conseils  sur  la  néces- 
sité de  demander  aux  progrès  des  lumières  et  non  à  une  révolu- 
tion violente  le  changement  des  institutions  :  «  Pourquoi,  dit-il, 
acheter  par  des  torrents  de  sang,  par  des  bouleversements  inévi- 
tables, et  livrer  au  hasard  ce  que  le  temps  doit  amener  sûrement 
et  sans  sacrifice?»  Le  philosophe  attaquera  la  superstition  et 
montrera  aux  gouvernements  la  paix,  la  lichesse,  la  puissance, 
comme  l'infaillible  récompense  des  lois  qui  assurent  la  liberté 
religieuse;  il  les  éclairera  sur  tout  ce  qu'ils  ont  à  craindre  des 
prêtres  (1). 

Les  recherches  sur  le  calcul  des  probabilités  foi-ment  une 
partie  importante  de  l  œuvre  de  Condorcet.  Après  Pascal  et  Fer- 
mat,  Huygens  et  Jean  de  Witt,  Halley  et  Sauveur,  Bernouilli  et 

I  Leibniz,   après  Moivre  et  D.  Bernouilli,  BufTon  et  d'Alembert, 
Euler  et  Lagrange,  Condorcet  entreprit  d'appliquer  le  calcul  des 

^probabiUtés  aux  sciences  morales.  Versé  dans  l'algèbre  et  l'éco- 
nomie politique,  il  était  admirablement  préparé,    dit  M.  Gou- 

■  (1)  Au  lieu  de  montrer,  dit  Condorcet,  oubliant  qu'il  ne  sera  pas  lu  uniquement  par 
ses  amis,  que  la  superstition  est  Tappui  du  despotisme,  le  philosophe,  qui  écrit  pour 
des  peuples  soumis  à  un  lïouveruement  arbitraire,  prouvera  ([u'elle  est  l'ennemie  des 
rois.  Entre  les  deuv  vérités,  il  insistera  sur  celle  qui  peut  servir  la  cause  de  l'huma- 
nité et  non  sur  celle  qui  peut  y  nuire,  parce  qu'elle  peut  être  mal  entendue. 


III»  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D  IDÉOLOGUES 

raiid  (1),  pour  essayer  de  mener  à  bonne  fin  cette  tâche  im- 
mense, faite  pour  effrayer  et  étonner  l'esprit.  De  1781  à  1783,  il 
examine  ce  qui  a  été  fait  avant  lui.  En  1784,  il  tente  d'apprécier 
mathématiquement  la  vraisemblance  d'un  fait  extraordinaire 
attesté  par  le  témoignage.  L'année  suivante,  il  applique  l'analyse 
à  la  probabilité  des  décisions  rendues  à  la  pluralité  des  voix. 
Distinguant  les  décisions  valables,  quelle  que  soit  la  majorité 
qui  les  forme,  et  celles  qui  n'obligent  la  minorité  que  si  elles 
réunissent  un  nombre  de  voix  déterminé,  il  se  demande  quelle 
probabilité  il  y  a  que  l'assemblée  rende  une  décision  fausse, 
vraie,  fausse  ou  vraie,  et  qu'elle  la  rende  aune  majorité  certaine 
et  fixe.  Comment  voteront  des  assemblées  dont  les  membres, 
également  éclairés,  sagaces  et  honnêtes,  n'exerceront  aucune 
influence  les  uns  sur  les  autres"?  Quelle  sera  la  pluralité? 
Comment  votera  chaque  membre  ?  Comment  voteront  des 
hommes  inégaux  en  lumières  et  en  jugement,  agissant  les  uns 
sur  les  autres?  Condorcet  estime  que  les  résultais,  exprimés 
par  lui  sous  forme  algébrique,  seront  bientôt  traduits,  grâce 
aux  progrès  de  la  statistique,  en  nombres  précis  dans  la  législa- 
tion, la  jurisprudence  et  les  afi"aires.  Allant  plus  loin,  il  se  repré- 
sente les  sociétés  humaines  comme  de  grandes  constructions 
géométriques,  où  tout  arrive  par  des  causes  constantes  et  fixes. 
On  peut  donc  créer  une  mathématique  sociale,  où  le  géomètre 
calculera  les  révolutions  futures  des  sociétés  humaines,  en  s'ap- 
puyant  sur  l'histoire,  comme  il  calcule  les  retours  périodiques 
des  éclipses  et  des  comètes  (2). 

Le  projet  de  Condorcet  sur  l'instruction  publique  est  la  mise 
en  pratique  de  ses  doctrines.  L'instruction  doit  embrasser  toutes 
les  sciences,  assurer  aux  hommes  de  tous  les  âges  la  facilité  de 
conserver  leurs  connaissances  et  d'en  acquérir  de  nouvelles.  Elle 
doit  être  gratuite,  pour  diminuer  autant  que  possible  l'inégaUté 
de  richesse.  Elle  comporte  des  écoles  primaires  et  secondaires, 
des  instituts,  des  lycées,  une  société  nationale  des  sciences  et 
des  arts.  Les  écoles  primaires  seront  installées  dans  tout  village 
de  quatre  cents  habitants;  les  secondaires,  dans  chaque  district 
et  dans  les  villes  de  quatre  mille  habitants.  Il  y  aura  cent  dix  ins- 

i  Histoire  du  Calcul  des  probabilités  depuis  son  orir/ine  jusqu'à  nos  Jours, 
Paris,  1848. 

(2  Laplace,  Poisson,  Quételet  ont  développé  ces  idées  de  Condorcet,  qui  ont  été 
yivement  combattues  sous  leur  forme  primitive  et  sous  la  forme  qu'elles  ont  prise 
chez  ses  successcm's.  Cf.  g  5. 


CONDORCET  Ml 

titiits  et  neuf  lycées.  Dans  les  écoles  primaires  et  secondaires,- 
on  enseignera  aux  deux  sexes  récriture  et  l'arilliniétique,  les  élé- 
ments de  la  morale,  de  l'histoire  naturelle  et  de  l'économie  poli- 
tique, les  principes  du  droit  naturel,  de  la  constitution,  des  lois 
anciennes  et  nouvelles,  delà  culture  et  des  arts,  d'après  les  décou- 
vertes les  plus  récentes.  Les  instituts  ne  sont  qu'  «  une  réduc- 
tion insignitiante  de  l'enseignement  supérieur  »  ;  l'enseignement 
secondaire  est  la  partie  la  plus  faible  de  l'œuvre  de  Condorcet(l). 
On  ne  saurait  juger  de  même  ses  vues  sur  l'enseignement 
supérieur  :  toutes  les  sciences  y  seront  enseignées  pour  former 
des  savants  et  des  professeurs.  Des  lycées  seront  établis  à  Douai 
et  à  Strasbourg,  à  Dijon  et  à  Montpellier,  îi  Toulouse  et  i\  Poitiers, 
à  Rennes,  à  Clermont  et  à  Paris.  Dans  chacun  d'eux,  la  première 
classe,  celle  des  sciences  mathématiques  et  physiques,  a  des 
professeurs,  pour  la  géométrie  transcendantale  et  l'analyse 
mathématique,  pour  la  mécanique,  l'hydraulique,  la  mécanique 
céleste  et  les  applications  de  l'analyse  aux  objets  physiques, 
pour  l'application  du  calcul  aux  sciences  morales  et  politiques, 
poiu"  la  géographie  mathématique,  pour  l'astronomie  d'observa- 
tion, la  physique  expérimentale,  la  chimie,  pour  la  minéralogie 
et  la  géologie,  pour  la  botanique  et  la  physiologie  végétale,  pour 
la  zoologie.  Dans  la  seconde,  celle  des  sciences  morales  et  poli- 
tiques, il  y  a  des  professeurs  pour  la  méthode  des  sciences, 
l'analyse  des  sensations  et  des  idées,  la  morale  et  le  droit  natu- 
rel, pour  la  science  sociale,  l'économie  politique,  les  finances 
et  le  commerce,  pour  le  droit  public  et  la  législation  générale, 
pour  la  chronologie,  la  géographie,  l'histoire  philosophique  et 
politique  des  différents  peuples.  Dans  la  troisième,  qui  a  pour 
objet  les  applications  des  sciences  aux  arts,  il  y  a  six  professeurs 
pour  la  médecine.  Il  y  en  a  pour  l'art  vétérinaire;,  pour  l'agricul- 
ture et  l'économie  rurale,  pour  l'exploitation  des  mines  et  l'art 
militaire,  pour  la  science  navale  et  la  stéréotomie,  pour  la  partie 
physique  et  mécanique  comme  pour  la  partie  chimique  des  arts 
et  métiers.  La  quatrième,  consacrée  à  la  littérature  et  aux  beaux- 
arts,  aura  les  chaires  suivantes:  théorie  des  beaux-arts  en  général 
et  en  particulier  de  la  poésie  et  de  l'éloquence,  antiquités,  langues 
orientales,  langue  et  littérature  grecques,  langue  et  Uttérature 

(1)  Louis  Liard,  l'Emeif/nement  supérieur  en  France.  Albert  Duruy  [l'Instruc- 
tion publique  et  la  Révolution)  dit  de  même,  p.  83,  que  la  partie  véritablcmeut 
faible  du  projet  est  celle  ([ui  traite  de  l'euseiiriieraeut  dans  les  instituts. 


112  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D'IDÉOLOGUES 

latines,  langues  et  littératures  modernes,  dessin  et  peinture,  sculp- 
ture et  architecture,  théorie  de  la  musique  et  composition. 

On  est  trop  souvent  porté  à  traiter  d'utopisles  les  idéologues 
et  surtout  Condorcet,  pour  que  nous  ne  citions  pas,  à  propos  de 
ce  plan,  le  jugement  d'un  homme  que  les  obligations  de  sa 
situation  mettent,  plus  que  personne,  en  garde  contre  les  chi- 
mères :  «  C'est  un  plan  d"une  nouveauté,  d'une  hardiesse  et 
d'une  précision  merveilleuses...  sans  rien  d'utopique,  de  déme- 
suré, une  corrélation  adéquate  du  haut  enseignement  à  l'état 
des  sciences  à  la  fin  du  xvin'' siècle...  leur  répartition  en  des 
compartiments  assez  élastiques  pour  se  prêter  à  de  nouveaux 
progrès,  à  de  nouvelles  découvertes;  tout  y  est,  et  chaque  chose 
y  est  en  bonne  place...  C'est  un  malheur  irréparable  qu'il  n'ait 
pas  été  appliqué...  Même  aujourd'hui,  si  nous  avons  mieux  sur 
certains  points,  sur  certains  autres  nous  sommes  bien  en  deçà 
du  plan  de  Condorcet  (1).  » 

Enfin  la  Société  nationale  a,  comme  les  lycées  et  les  instituts, 
quatre  classes  :  la  première  avec  quatre-vingt-seize  membres,  la 
deuxième  avec  soixante,  la  troisième  avec  cent  cinquante-quatre, 
la  quatrième  avec  quatre-vingt-huit,  répartis  également  entre 
Paris  et  les  départements.  Elle  doit  perfectionner  les  sciences  et 
les  arts,  recueillir,  encourager,  appliquer  et  répandre  les  décou- 
vertes utiles,  surveiller  et  diriger  les  établissements  d'instruc- 
tion publique.  C'est  au  nom  de  la  perfectibilité  «  dont  les  bornes 
inconnues  s'étendent,  si  même  elles  existent,  bien  au  delà  de 
ce  que  nous  pouvons  concevoir  encore  »,  que  Condorcet  réclame 
l'indépendance  de  l'enseignement  et  en  confie  la  direction  à  un 
pouvoir  «  soustrait  aux  vicissitudes  de  la  pohtique  ».  Des  direc- 
toires nommés  par  les  instituts,  les  lycées,  la  Société  nationale, 
auraient  dirigé  et  inspecté  les  écoles  primaires  et  secondaires, 
les  instituts,  les  lycées;  la  Société  nationale,  se  recrutant  elle- 
même,  aurait  nommé  les  professeurs  des  lycées,  ceux-ci  les 
professeurs  des  instituts,  qui,  à  leur  tour,  auraient  élu  les  maîtres 
des  deux  premiers  degrés. 

L'Esquisse  est  le  testament  philosophique  de  Condorcet.  Mon- 
trer le  développement  des  facultés  dans  les  sociétés  humaines, 
le  suivre  de  génération  en  génération,  en  marquant  les  pas  faits 

(1)  Liard,  l'Enseignement  supérieur  en  France,  tome  I",  page  160.  Nous  regret- 
tous  de  ne  pouvoir  citer  eu  eutier  cette  appréciation  qui  nous  parait  de  tous  points 
exacte  et  excellente. 


CONOOllCET  113 

vers  la  vérité  et  le  bonheur,  tracer  l'histoire  des  progrès  de  Tes-  " 
prit  et  indiquer  les  moyens  d'en  préparer  de  nouveaux,  telle  est 
la  tâche  qu'il  s'est  proposée.  L'histoire  reprend  une  importance 
qu'elle  n'avait  plus  depuis  Descartes.  Pour  acheter  moins  chère- 
ment le  bonheur  promis  par  la  grande  Révolution  qui  s'accom- 
plit, il  faut  voir,  en  observant  les  sociétés,  quels  obstacles 
sont  encore  à  craindre,  et  connnent  on  pourra  les  sui-monter. 
Sans  doute  Condorcet,  en  examinant  les  neuf  périodes  anté- 
rieures à  1789,  hasarde  bien  des  conjectures;  sans  doute  il  attri- 
bue une  action  beaucoup  trop  néfaste  aux  «  tyrans  et  aux 
prêtres  »,  mais  il  s'efforce,  bien  avant  les  éclectiques,  de  rendre 
justice  auv  philosophes  grecs.  Démocrite  et  Pythagore  sont  des 
précurseurs  de  Descartes  et  de  Newton,  Platon  est  le  chef  de  la 
secte  qui  a  soumis,  pour  la  première  fois,  à  un  examen  rigoureux 
la  certitude  des  connaissances  humaines,  Aristote,  l'homme  qui 
embrasse  toutes  les  sciences  et  applique  la  méthode  philoso- 
phique à  tout  ce  que  l'intelligence  humaine  peut  atteindre.  De 
même  encore  Condorcet  parle,  en  excellents  termes,  des  Arabes 
et  de  leurs  travaux  scientifiques,  de  la  scolastique,  qui  aiguisa 
les  esprits  et  donna  naissance  à  l'analyse  philosophique.  S'il 
loue  Bacon  et  Galilée,  c'est  à  Descartes  qu'il  attribue  le  grand 
mouvement  dont  les  esprits  avaient  besoin  au  xvu^  siècle.  S'il 
admire  Locke,  s'il  est  sévère  pour  la  doctrine  de  Leibniz,  qui  a 
retardé  en  Allemagne  les  progrès  de  la  philosophie,  il  l'appelle 
«  un  génie  vaste  et  profond  ».  Rien  de  plus  exact,  de  plus  com- 
plet, sous  sa  forme  abrégée,  que  l'exposition  des  progrès  réalisés 
au  xvni*  siècle  par  les  sciences,  la  philosophie  et  les  lettres. 
Cabanis,  Degérando  et  Fauriel  s'inspireront  de  Condorcet  pour 
demander  une  étude  impartiale  du  passé  et  compteront  ainsi 
parmi  les  initiateurs  de  la  véritable  critique  historique. 

Mais  l'histoire  n'est  qu'un  point  de  départ.  Il  faut  tracer, 
d'après  ce  qu'elle  enseigne,  le  tableau  des  destinées  futures  de 
l'humanité.  Les  résultats  auxquels  on  arrivera  seront  parfaite- 
ment valables,  si  on  ne  leur  attribue  pas  une  certitude  supérieure 
à  celle  qui  peut  naître  du  nombre,  de  la  constance,  de  l'exacti- 
•tude  des  observations.  En  procédant  de  celte  façon,  Condorcet 
trouve  que  les  espérances  (1)  sur  l'état  à  venir  de  l'espèce 
humaine  se  réduisent  à  trois  points  :  destruction  de  l'inégalité 

''1)  C'est  dans  des   termes  à  peu  près  analogues  que  Socrate  résume  les  résultats 
auxquels  il  est  arrivé  sur  liinmortaiité.  [Phédon,  114  D.J 

PiCAVET.  8 


114  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D'IDÉOLOGUES 

entre  les  nations,  progrès  de  l'égalité  dans  un  même  peuple, 
perfectionnement  réel  de  l'homme.  A  un  moment  donné,  le 
soleil  n'éclairera  plus  que  des  hommes  libres,  ne  reconnaissant 
de  maître  que  leur  raison.  Les  tyrans  et  les  esclaves,  «  les 
prêtres  et  leurs  stupides  ou  hypocrites  instruments  »,  n'exis- 
teront plus  que  dans  l'histoire  et  sur  les.  théâtres.  L'inéga- 
lité des  citoyens  a  trois  causes  principales  :  l'inégalité  de 
richesses,  l'inégalité  d'état  entre  celui  qui  transmet  des  moyens 
assurés  de  subsistance  k  sa  famille  et  celui  pour  qui  ces  moyens 
dépendent  de  la  durée  de  sa  vie,  enfin  l'inégalité  d'instruction. 
Ces  trois  inégalités  diminueront  continuellement,  sans  pourtant 
s'anéantir,  car  elles  ont  des  causes  naturelles  et  nécessaires,  et 
on  ne  pourrait  en  faire  disparaître  les  effets,  sans  porter  aux 
droits  des  hommes  des  atteintes  plus  directes  et  plus  funestes. 
Mais  elles  diminueront  par  la  fondation  d'établissements  de  pré- 
voyance, par  un  choix  heureux  des  connaissances  et  des 
méthodes,  qui  permettra  d'instruire  la  masse  entière  d'un  peuple 
de  tout  ce  que  chaque  homme  a  besoin  de  savoir,  et  ne  laissera 
subsister  de  différence  qu'entre  le  talent,  le  génie,  le  bon  sens. 
Y  a-t-il  un  terme  où  le  nombre  et  la  complication  des  objets 
que  l'on  connaît  déjà  rendent  tout  progrès  nouveau  impossible? 
Condorcet  ne  le  pense  pas.  On  trouvera  des  formules,  et  plus 
simples,  et  résumant  plus  de  faits.  L'égalité  d'instruction  et  l'éga- 
lité entre  les  nations  accéléreront  la  marche  des  sciences  dont 
les  progrès  dépendent  d'observations  nombreuses  et  de  celles 
qui  relèvent  de  la  méditation,  où.  l'on  obtiendra  des  perfection- 
nements de  détail.  L'accroissement  du  nombre  des  individus 
n'est  pas  une  limite  à  la  perfectibilité  de  l'espèce,  parce  que 
celle-ci  aura  acquis  alors  des  lumières  dont  nous  avons  h  peine 
l'idée,  parce  que  la  bonté  morale  de  l'homme,  résultat  nécessaire 
de  son  organisation,  est,  comme  toutes  les  autres  facultés,  sus- 
ceptible d'un  perfectionnement  indéfini,  parce  que  la  nature  lie 
la  vérité,  le  bonheur  et  la  vertu.  Joignez  à  cela  la  destruction  de 
l'inégalité  de  droits  entre  les  deux  sexes,  la  condamnation  de  la 
guerre,  le  fléau  le  plus  funeste  et  le  plus  grand  des  crimes,  le 
progrès  des  beaux-arts  et  celui  de  Tart  d'instruire,  l'institution 
d'une  langue  universelle.  Avec  celle-ci  on  exprimera  par  des 
signes  les  objets  réels,  les  collections  bien  déterminées,  simples 
et  générales,  les  rapports  généraux  de  ces  idées,  les  opérations 
de  l'esprit  et  celles  qui  sont  propres  à  chaque  science  et  les  pro- 


CONDORCET  115 

cédés  des  arts;  on  donnera  à  chaque  science  une  marche  aussi 
sûre  que  celle  des  mathématiques. 

La  perfectihilité  de  l'homme  est  donc  indéfinie,  en  ne  lui  sup- 
posant ({ue  les  facultés  et  l'organisation  dont  il  est  aujourd'hui 
pourvu.  Mais  les  facultés  et  l'organisation  elles-mêmes  peuvent 
s'améliorer.  Les  progrés  de  la  médecine  conservatrice  augmen- 
teront la  durée  de  la  vie,  ceux  de  la  médecine  préservatrice  (1) 
feront,  à  la  longue,  disparaître  les  maladies  transmissihles  ou 
contagieuses,  les  maladies  générales  qui  tiennent  au  climat,  aux 
aliments,  à  la  nature  des  travaux,  peut-être  même  presque  toutes 
les  autres  maladies.  Sans  que  l'homme  devienne  immortel,  la 
mort  ne  sera  plus  que  l'effet  ou  d'accidents  extraordinaires,  ou 
de  la  destruction  de  plus  en  plus  lente  des  forces  vitales;  la 
distance  entre  sa  naissance  et  le  moment  où,  naturellement  et 
sans  maladie,  il  éprouve  la  dilliculté  d'être  s'accroîtra  sans  cesse. 
L'accroissement  aura  lieu  suivant  une  loi  telle  qu'elle  approche 
continuellement  d'une  étendue  illimitée  sans  pouvoir  l'atteindre, 
ou  suivant  une  loi  telle  qu'elle  puisse  acquérir,  dans  l'immensité 
des  siècles,  une  étendue  plus  grande  que  toute  quantité  déter- 
minée, assignée  pour  limite.  Dans  le  second  cas,  les  accroisse- 
ments sont  indéfinis  au  sens  absolu  du  mot  ;  dans  le  premier, 
ils  le  sont  pour  nous  ;  et  nous  ignorons  lequel  des  deux  sens  il 
faut  leur  appliquer.  En  outre,  les  facultés  physiques,  perfection- 
nées chez  l'individu,  pourront  se  transmettre  à  ses  descendants, 
et  il  est  permis  d'étendre  ces  espérances  jusqu'aux  facultés  intel- 
lectuelles et  morales. 

La  vue  de  l'espèce  humaine  marchant  d'un  pas  ferme  et  sûr 
dans  la  route  de  la  vérité,  de  la  vertu  et  du  bonheur,  console  le 
philosophe  des  crimes,  des  erreurs  et  des  injustices,  le  récom- 
pense de  ses  efforts  pour  les  progrès  de  la  raison  et  la  défense 
de  la  liberté.  Dans  cette  contemplation,  il  trouve  un  asile  où  le 
souvenir  de  ses  persécuteurs  ne  peut  le  poursuivre,  un  élysée 
.  que  sa  raison  a  su  créer  et  que  son  amour  pour  l'humanité 
embellit  des  plus  pures  jouissances  ! 

Un  Français,  voyageant  en  Orient,  faillit,  sans  le  vouloir,  être 
■  l'auteur  d'une  religion  nouvelle,  parce  qu'il  avait  répété  et  expli- 

^1)  Remarquer  les  adjectifs  conservatrice  et  préservatrice.  Si  Sainte-Beuve 
l'eût  fait,  il  n'eût  pas,  à  propos  des  progrès  de  la  médecine,  invoqué  Molière. 
Remarquer  aussi  le  sans  que  Vhomme  devienne  immortel  qui  r(5pond  à  cer- 
tains critiques,  trop  nombreux  encore,  pour  le5<[uels  Condorcet  a  dit  «  qu'on 
arriverait  à  ue  plus  mourir  », 


116  L.\  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D'IDÉOLOGrES 

que  la  devise  républicaine:  Liberté,  égalité,  fraternité.  Si  jamais 
les  principes 'de  la  Révolution  avaient  une  semblable  fortune  en 
Europe,  Condorcet  devrait  être  considéré  comme  le  prophète  du 
nouvel  Évangile.  Personne  n"a  travaillé,  avec  plus  d'énergie  et 
d'enthousiasme,  à  détruire,  avec  toutes  les  armes  forgées  par 
ses  prédécesseurs,  Tancien  ordre  de  choses,  à  fonder  l'ordre 
nouveau,  en  joignant,  à  ce  que  lui  avaient  découvert  ses 
recherches  propres,  ce  qu'il  avait  appris  de  d'Alembert,  de  Tur- 
got,  de  Voltaire,  des  philosophes,  des  économistes  et  des  savants; 
personne  n'a  été  loué  davantage  par  ceux  qui  après  lui  ont  suivi 
la  môme  voie,  personne  n'a  été  attaqué  avec  plus  d'acharnement 
et  quelquefois  même  avec  plus  d'injustice  par  leurs  adver- 
saires (ij. 

On  serait  incomplet  sur  Condorcet  si  Ion  ne  disait  quelques 
mots  de  M""  de  Grouchy.  Obligée,  lorsque  que  Condorcet  eut  été 
décrété  d'accusation,  de  se  fah'e  «lingère  et  peintre»  pour  vivre, 
elle  et  sa  fille,  elle  publia  en  1798,  avant  de  devenir  l'amie  de 
Fauriel,  une  traduction  de  la  Tlu'orie  des  sentiments  moraux  et 
des  Considérations  sur  l'origine  et  la  forination  des  langues  de 
Smith.  Elle  les  fit  suivre  de  huit  lettres  sur  la  Sympathie,  adres- 
sées à  Cabanis  (2). 

(1)  CondorciH  est  pour  la  Décade  un  grand  homme  à  qui  la  philosophie  et  les 
sciences  auront  d'éternelles  obligations  ;  Ginguené  met  la  fin  de  ïEsguisse 
à  côté  de  ce  que  les  philosophes  anciens  ont  laissé  de  plus  sublime.  Moreau  de 
la  Sarthe,  Cabanis  défendent,  dans  la  Décade,  la  doctrine  de  la  perfectibilité; 
D.  de  Tracy  appelle  Condorcet  le  plus  grand  philosophe  de  ces  derniers  temps 
et  le  met  au-dessus  de  Montesquieu  ^ch.  vi,  §  4).  C'est  sur  le  rapport  de  Daunou 
que  la  Convention  décrète  Timpression  de  l'Esquisse.  On  verra  parla  suite  que  ceux 
dont  nous  ne  citons  pas  ici  les  noms   n'éprouvaient  pas  une  admiration  moins  vive. 

Les  adversaires  de  Condorcet  ont  été  nombreux.  Palissot  appelle  philosophisme 
la  doctrine  de  Condorcet;  La  Harpe,  pour  mieux  le  combattre,  supprime  la  mention 
«  Sans  doute  l'homme  ne  deviendra  pas  immortel  »  et  lui  impose  comme  consé- 
quence immédiate  de  ses  raisonnements  cette  absurdité  si  souvent  reproduite  :  «  la 
possibilité  de  ne  plus  mourir  ».  Nous  recommandons  la  lecture  de  l'Appendice  où  La 
Harpe  torture  les  phrases  et  les  mots  {Philosophie  du  XVIll'^  siècle,  I,  269  sqq.) 
à  ceux  qui  croient  légitime  d'attribuer  à  un  penseur  des  conséquences  qu'il  a 
nettement  répudiées.  Ch:iteaubriand  va  plus  loin  encore:  la  doctrine  de  la  perfecti- 
bilité ramène  aux  idées  les  plus  mystiques  de  la  spiritualité  (don  de  prophétie  et 
longévité  des  patriarches!).  De  Donald  parle  aussi  de  cette  perspective  d'immorta- 
lité que  Condorcet  promet  à  l'homme  et  appelle  l'Esquisse  «  l'Apocalypse  du  nouvel 
Evauïile». —  On  s'est  habitué  à  répéter,  sans  les  vérifier,  toutes  ces  assertions,  qu'on 
trouverait  même  dans  îles  ouvrages  élémentaires.  Sainte-Beuve,  en  un  jour  de 
mauvaise  humeur  (3  février  1851),  s'est  montré  d'une  sévérité  excessive  pour  Con- 
dorcet qui  avait  eu  le  malheur  d'être  loué  par  Arago.  M.  Paul  Janet  {Histoire 
de  la  science  politique)  a  soutenu  qu'on  peut  «  presque  dire  qu'il  n'y  a  point  du 
tout  d'utopie  dans  ses  prophéties.  »  C'est  ce  qu'a  soutenu  également,  sans  avoir  lu 
M.  Janet.  M.  Mathurin  Gillet  dans  l'U/opfe  de  Condorcet  (Paris,  1883). 

(2)  L'ouvrage  fut  fort  bien  accueilli.  C'était  un  service,  disait  Thurot  {Nouveaux 


M'"«  DE  CONDORCET  il7 

C'est  en  lisant  les  chapitres  de  Smith,  que  M""  de  Condorcet 
en  faisait  d'autres  propres  à   tracer  la  ligne   qui   sépare  les 
deux  écoles  de  philosophie,  française  et  écossaise,  ou  peut-êre  à 
les  rallier.  Smith  a  bien  exposé  les  effets  de  la  sympathie  morale, 
mais  il  n'en  a  pas  vu  la  première  cause,  parce  qu'il  n'a  pas  exa- 
miné les  causes  de  la  sympathie  qui  naît  à  l'occasion  des  maux 
physiques.  A  la  vue  des  maux  dautrui,  nous  éprouvons  un  sen- 
timent douloureux,  puis  nous  nous  souvenons  de  ce  que  nous 
avons   souffert,   nous  pensons  aux  maux   que  nous  pouvons 
éprouver.  L'idée  abstraite  de  la  douleur,  comme  celle  du  plaisir, 
renouvelle  en  nous  l'impression  générale  faite  sur  nos  organes  : 
c'est  parce  que  nous  sommes  sensibles  que  nous  sommes  suscep- 
tibles de  sympathie  pour  les  maux  physiques.  Ce  que  commence 
la  sensibilité,  la  réflexion  le  complète  :  elle  donne  à  notre  sensi- 
bilité, dont  elle  prolonge  le  mouvement,  des  habitudes  à  la  suite 
desquelles  l'humanité  devient  en  nos  âmes,  un  sentiment  actif 
et  permanent.  Nous  cherchons  le  bonheur  dans  les  travaux  des 
sciences,  dans  les  méditations  de  la  nature,  de  l'expérience  et 
de  la  philosophie  ;  nous  nous  attachons  à  l'infortune  et  la  sui- 
vons partout  pour  en  devenir  les  consolateurs.  La   sympathie 
physique,  fortifiée  par  diverses  circonstances   et  rendue  plus 
active,   plus  énergique  par  l'enthousiasme,  donne  naissance  à 
des  peines  et  à  des  plaisirs  moraux.  La  sensibilité,  une  fois 
éveillée  et  excitée,  se  renouvelle  à  la  seule  idée  abstraite  du 
bien  ou  du  mal. 

Après  une  nouvehe  réfutation  de  Smith,  qui  n'a  pas  vu  les 
causes  de  notre  compassion  pour  les  malheurs  des  grands,  on 
trouve  des  recherches  sur  les  causes  du  rire  et  sur  l'empire 
que  certains  hommes  excercent  sur  ceux  qui  les  lisent  et  les 
écoutent,  «  modèle  de  discussion  profonde  et  lumineuse  comme 
de  sagacité  philosophique,  »  un  parallèle  de  Voltaire  et  de 
Rousseau,  «  tracé  avec  autant  de  grâce  et  d'esprit  que  de 
vérité.  »  Puis  M"''  de  Condorcet  cherche  l'origine  des  idées 
morales  et  du  sentiment  de  nos  droits  et  de  nos  devoirs,  du 
juste  et  de  l'injuste.  A  la  satisfaction  que  nous  fait  éprouver  le 
.spectacle  ou  lidée  du  plaisir  d'autrui,  se  joint  un  plaisir  pour 

Mélanqes)  à  rendre  aux  lettres  et  à  la  philosopliie,  que  défaire  counattre  ea  France 
cet  excellent  ouvrag-e.  Cabanis  trouvait  queM^n^de  Condorcet,  pai  de  simjdes  considé- 
rations rationnelles,  avait  su,  dans  ses  Lettres,  tirer,  en  grande  partie,  du  vague  où  la 
laissait  encore  Smith,  la  sympathie  morale. 


118  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D'IDÉOLOGI  ES 

nous-mêmes,  quand  nous  le  lui  procurons.  Par  ronlre,  nous 
éprouvons  un  sentiment  douloureux,  quand  nous  voyons,  ima- 
ginons et  surtout  causons  son  malheur.  Dans  le  premier  cas, 
l'habitude  et  la  réflexion  donnent  naissance  à  toutes  les  affec- 
tions bienveillantes  et  bienfaisantes,  dans  le  second,  au  re- 
mords. Ces  deux  sentiments  universels  sont  les  principes  et  le 
fondement  de  la  morale  du  genre  humain.  En  réfléchissant  sur 
nos  sentiments  sympathiques,  nous  les  apprécions  d'une  ma- 
nière plus  conforme  à  la  raison  et  au  bien  général.  Nos  actions 
acquièrent  une  bonté  et  une  beauté  morales  ;  nous  avons  l'idée 
de  la  vertu  ou  des  actions  qui  font  aux  autres  un  plaisir  approuvé 
par  la  raison.  Et  parmi  les  causes  principales  qui  peuvent  nous 
en  détourner.  M"""  de  Condorcet  signale  surtout,  comme  l'eût  fait 
Condorcet,  «  l'action  produite  parles  mauvaises  institutions  ». 


II 


Condorcet  travailla  surtout  pour  l'humanité.  Sieyès  (1748-1836), 
son  collaborateur  au  Journal  d'Instruction  publique  et  son 
collègue  à  la  Convention,  pensa  plus  à  la  France  dans  ses  pro- 
jets de  réformalion.  Elevé  chez  les  Jésuites,  il  fit  sa  philosophie  et 
sa  théologie  à  Saint-Sulpice  et  éprouva  une  satisfaction  très  vive 
enlisant  Locke  et  Condillac.  Sesréflexions,  écrites  de  1772  à 
1773,  portent  sur  Condillac  et  Bonnet,  Helvét|us_et  les  écono- 
mîstes  :  seule  l'histoire  ne  l'attire  pas.  Clianoine  en  Bretagne, 
vicaire  général  à  Chartres  et  délégué  à  la  chambre  supérieure 
du  clergé  de  France,  il  apprit  la  pratique  des  affaires,  tout  en 
méditant  sur  l'organisation  de  la  société,  sans  s'inspirer  de  3Ion- 
tesquieu  ou  de  Rousseau.  Une  monarchie  représentative,  dans 
laquelle  la  pyramide  serait  remise  sur  sa  base,  lui  paraissait 
seule  propre  à  faire  le  bonheur  de  l'individu.  Trois  écrits  (1)  le 
rendirent  célèbre  dans  toute  la  France.  Une  représentation 
double  pom'  le  tiers,  la  suppression  des  privilèges  et  l'établisse- 
ment d'une  constitution  différente  de  celle  de  l'Angleten'e,  la 
suppression  des  limites  provinciales  et  une  nouvelle  division 
territoriale,  la  formation  d'une  Assemblée  nationale,  y  étaient 
nettement  réclamées.  Député  de  Paris,  il  proposa  à  l'Assemblée, 

(1)  Essai  sur  les  privilèges  ;  Qu'est-ce  que  le  tiers  état?  Moyens  d'exécution 
dont  les  représentants  de  la  France  pourront  disposer  en  1789. 


SIEYES  110 

qui  les  accepta,  les  réformes  qu'il  avait  indiquées.  Mais  elle  ne 
suivit  ses  idées  ni  sur  le  rachat  des  dîmes,  ni  sur  le  jury.  Dès 
lors  Sieyès  se  tut  et,  malgré  linvitation  de  Mirabeau  qui  se  repo- 
sait sur  u  ce  grand  penseur  »,  refusa  de  donner  son  avis  sur  le 
droit  de  paix  et  de  guerre.  Pendant  la  Législative  (1)  il  vécut  dans 
la  retraite.  A  la  Convention,  il  vota  la  mort  de  Louis  XVI  (2)  et 
prépara  seul  un  projet  sur  l'administration  de  la  guerre  ;  avec 
Daunou,  un  projet  sur  l'instruction  publique,  qui  fut  présenté 
par  Lakanal.  Il  ^^  vécut  »  pendant  la  Terreur,  puis  fut  président 
de  la  Convention  et  membre  du  comité  de  Salut  public,  alla  en 
Hollande  conclure  un  traité  d'alliance,  contribua  aux  traités  de 
Bàle  et  faillit  être  assassiné  par  l'abbé  Poulie.  Il  refusa  d'être 
Directeur,  entra  à  l'Institut  et  conçut,  en  1796,  l'idée  assez  origi- 
nale de  faire  connaître  Kant  à  la  France  (3).  Ministre  plénipoten- 
tiaire à  Berlin,  après  la  paix  de  Campo-Formio,  il  en  partit,  en 
mai  1799,  avec  la  réputation  «  d'un  observateur  habile,  d'un 
homme  grand  et  spirituel  ».  De  retour  à  Paris,  il  fit  avec  Bona- 
parte le  18  brumaire^jnaisjQêlSiïssit  pas  tette  fois  encqi;e  a  MTe^ 
accepter,  en  son  entier,  la  constitution  par  laquelle  il  croyait 
p9TiTDir"concilier  la  liberté^  l'ordre.  Son  rôle  politique  était 
fini  et  la  Inincc  avaîTïm  maître.  Toutefois,  comme  le  dit  Mignet, 
toutes  les  constitutions,  de  1800  à  1814,  furent  modelées  en 
grande  partie  sur  ses  plans,  et  son  influence  s'exerça  sur  l'Empire 
comme  sur  la  Révolution. 

Sieyès  a  été  jugé  assez  sévèrement  à  cette  époque  par  ses  amis 
politiques  (4).  11  nous  suffit,  pour  marquer  sa  place  dans  l'école, 
de  rappeler,  que  non  seulement  il  a  étudié  Kant,  mais  encore 
qu'il  fit  partie  de  la  société  d'Auteuil  et  manda  à  Paris  Laromi- 
guière  dont  il  avait  lu  en  1793  les  Éléments  de  la  philosophie. 
Cabanis  a  vu,  dans  sa  Déclaration  des  droits,  un  des  meilleurs 
morceaux  qui  existent  dans  aucune  langue.  «  Si  l'école  (5),  dit 


(1)  Il  avait  refusé  d'être  archevêque  de  Paris  en  disant  qu'il  n'avait  jamais  ni 
prêché,  ni  confessé.  (Jules  Simon,  Une  Académie  sous  le  Directoire,  p.  312.) 

(2)  Il  la  vota  sans  phrases  et  on  lui  mit  dans  la  bouche  l'expression  «  la  mort  sans 
phrase  »  qu'il  n'avait  pas  prononcée.   (M.  f6?V/.,p.  311.) 

(3)  Gazier,  Pievue  philosophique,  juillet  1888,  Lettre  de  Blessig.  F.  Picavet,  la 
Philosophie  (le  Kant  en  France  de  177 S  à  IS14. 

(4)  Voyez  ch.  i,  §  4. 

(5)  Sainte-Beuve  parle  de  la  littérature  de  l'an  m,  à  plus  forte  raison  peut-on 
appliquer  ses  paroles  aux  philosophes  de  l'école.  —  Sur  Sieyès,  cf.  Notice  sur 
la  me  de  Sieyès,  Paris,  Maradan,  1794;  Mignet,  Notices  historiques  ;  Sàiate-Beaye, 
Lundis  (V)  ;  Jules  Simon,  op.  cit. 


d20  LA  PREMIÈRE  r.ÉM'UATION  D'IDÉOLOGUES 

Sainte-Beuve,  peut  montrer  Garai  comme  le  pins  brillant  de  ses 
prosateurs,  e4le  révère  Sieyès comme  son  grand  ponlife  caché  ». 

Rœderer  passa  auprès  de  Louis  XVI  la  dernière  nuit  de  son 
règne,  auprès  de  Bonaparte  la  première  du  sien.  Lieutenant  de 
Sieyès  à  la  Constiluante,  il  dut  à  Talleyrand  d'être  rayé  au  18  fruc- 
tidor de  la  liste  de  déportation  et  fut  chargé  de  négocier,  avant 
le  18  brumaire,  les  conditions  politiques  d'un  arrangement  entre 
Bonaparte  et  Sieyès.  Mignet  et  Sainte-Beuve  ont  écrit  sur  Rœde- 
rer des  notices  de  mérite  divers  qui  suffisent,  à  celui  qui  les  com- 
plète Tune  par  l'autre,  pour  coimaître  Ibomme,  l'économiste, 
l'administrateur  et  l'écrivain.  Nous  voudrions,  en  utilisant  ces 
notices  et  des  documents  qu'ils  ne  paraissent  pas  avoir  con- 
sultés, mettre  en  lumière  le  philosophe  (1). 

Né  à  Metz  en  17o4,  Rœderer  fit  son  droit  à  Strasbourg,  lut 
Montesquieu  et  Bonnet,  Locke,  Condillac  et  les  Encyclopédistes. 
Comme  le  dit  Sainte-Beuve,  «  il  eut  sap<'riode  de  Rousseau,  pen- 
dant laquelle  \\fut  ivre  de  ramour  du  bien,  pendant  laquelle  Yi- 
mage  de  la  vertu  s"  Hait  comme  ri-alisèe  en  lui  ».  Ami  de  Dupont 
de  Nemours,  qui  avait  rédigé  le  système  de  Quesnay,  et  admira- 
teur deTurgot,  il  étudia  Adam  Smith,  dont  il  voulut  propager  les 
idées.  En  1787,  il  se  prononçait  poui'  l'abolition  des  douanes 
intérieures;  en  1788,  il  publiait  son  écrit  sur  la  députa  lion  aux 
États  généraux  :  «  Depuis  quarante  années,  disait-il,  cent  mille 
Français  s'entretiennent  avec  Locke,  Rousseau,  Montesquieu  ; 
chaque  jour  ils  reçoivent  d'eux  de  grandes  leçons  sur  les  droits 
et  les  devoirs  de  l'homme  en  société;  le  moment  de  les  mettre 
en  pratique  est  arrivé.  »  Nommé  en  octobre  1789  à  l'Assemblée 
constituante,  il  fit  partie  avec  Dupont  de  Nemours,  Talleyrand, 
Duport,  Defermon,  La  Rochefoucauld,  du  comité  des  contribu- 
tions publiques  dont  il  fut  presque  toujours  le  rapporteur.  Il 
réussit  à  faire  portej*  l'impôt,  non  sur  la  terre  seule,  comme  le 
voulaient  les  physiocrates,  mais  sur  tous  les  revenus.  Il  devint 
alors  l'ami  de  Mirabeau,  de  Sieyès,  de  Talleyrand,  qui  lui  écrivait 
unjour:  «  Vos  réflexions,  monsieur,  sont  excellentes;  ellesappar- 
tiennent  à  un  homme  qui  médite  avec  l'esprit  le  plus  et  le  mieux 
'philosophique.  »  Élu  procureur  général  syndic  de  la  Seine,  il 


(1)  Mignet,  Notices  et  Mérnoires  historiques  ;  Saiute-Heuve,  Lundis,  viii.  —  Les 
trois  articles  de  Sainte-Beuve,  écrits  en  juillet  et  août  1832,  ont  pour  objet  indirect 
l'éloïe  de  Napoléon  et  de  l'Empire  et  ont  besoin  de  quelques  corrections  (cf.  p.  123); 
Rœderer,  Œuvres,  8  vol.  in-4.  —  Voyez  aussi  la  Décade  [passim). 


i 


R(h:i)KIu:ii  i2i 

fit  dresser  les  rôles  des  contributions  fonciCre  et  mol)ili(>re  et  sa 
conduisit,  au  ùO  juin  et  au  10  août,  «  en  magistrat  proljo,  exact, 
peu  royaliste  sans  doule  d'aiïection,  mais  honnête,  strict  et  cons- 
ciencieux ».  Obligé  de  se  cacher  pendant  quelque  temps,  il  défen- 
dit ensuite,  au  Journal  de  Paris,  les  propositions  ([ui,  pendant  le 
procès  du  roi,  inclinaient  vers  les  solutions  les  plus  humaines, 
et  dans  m\  cours  sur  loi'ganisalion  sociale,  professé  à  TAthénée, 
combattit  les  théoi-ies  contraires  à  la  propriété  (1),  Après  la  pros- 
criptiou  des  Giroudins,  il  se  réfugia  au  Pecq  sous  Saint-Germain. 
Comme  Destutt  de  ïracy,  Ginguené,  Daunou,  Biran,  il  revint  à 
la  pbilosophie.  «  Une  seule  idée  d'un  philosophe,  disait-il  à  dix- 
huit  ans,  l'expression  heureuse  d'un  sentiment  avantageux,  a 
peut-être  fait  plus,  pour  l'avancement  de  la  raison  et  du  bonheur 
des  hommes,  que  les  travaux  réunis  de  cent  mille  citoyens 
obscurs  qui  se  sont  vainement  agités.  »  Il  entreprit  la  traduction 
du  de  Cive,  de  Hobbes,  qui  lui  paraissait  avoir  un  mérite 
émineut  comme  écrivain  politique  et  qui  peut-être  lui  fournit 
les  conclusions  de  son  jugement  sur  l'état  de  la  France  en 
1792(2). 

Après  le  9  thermidor,  Rœderer  rédigea,  pour  Tallien,  un  dis- 
cours contre  la  Terreur;  pour  Merlin  de  Tliiouville,  un  Portrait 
de  Robespierre.  Dans  le  Journal  de  Paris,  il  s'attacha  à  délivrer 
«  ceux  qui  étaient  prisonniers  en  eux-mêmes  sous  les  verrous  de 
la  peur  ».  Demandant  un  gouvernement  homogène  républicain 
Sims  popiilacité  qui  ramenât  tous  les  royalistes  de  bonne  foi,  il 
réclamait,  pour  les  Français  fugitifs  et  les  èmigrrs,  pour  ceux 
qui  du  moins  n'avaient  cherché  qu'ù  se  dérober  à  la  captivité 
ou  à  la  mort,  la  liberté  de  rentrer  en  France  et  dans  leurs  biens. 
Puis  il  fondait  le  Journal  d' Économie  politique,  de  Morale  et  de 
Politique,  oïl  il  offrait  une  place  à  l'abbé  Morellet.  Il  enirait  à 
l'Institut,  professait  aux  écoles  centrales,  au  Lycée,  et  collabo- 

(1)  Il  faut  siïiialcr  le  passage  où  Rœderer  venge  Rovisseau  du  tort  qu'ont  fait  ;\ 
sa  réputation  ceux  qui  se  sont  appuyés  sur  son  autorité,  en  montrant  que  le  Discours 
sur  l'inégalilé  pose  la  propriété  comme  principe  de  la  société  {Décade,  au  IX). 

(2)  '<  Il  existait  alors,  dit-il,  une  démocratie  ou,  si  l'on  veut,  une  ochlocralie  redou- 
table, résidant  en  vingt-six  mille  clubs  correspondant  ensemble  et  soutenus  par  un 
milliou  de  gardes  nationaux...  Ils  montraient  aux  prolétaires  la  France  comme  une 
proie  qui  leur  était  assurée  s'ils  voulaient  la  saisir...  Les  orateurs  n'avaient  qu'à 
s'adresser  à  la  faim  pour  avoir  la  cruauté...  On  vit  alors  se  renouveler  ce  qu'on 
avait  vu  dans  la  révolution  de  1648  en  Angleterre...  Hobbes...  détendant,  dans  le  de 
Cive,  le  système  monarchique...  disait  :  Dans  la  démocratie,  il  peut  y  avoir  autant 
de  .Nérons  qu'il  y  a  d'orateurs  qui  flattent  le  populaire  ;  il  y  en  a  plusieurs  à  la 
fois  et  tous  les  jours  il  en  sort  de  dessous  terre.  » 


122  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATIOxN  DlDl-OLOGUES 

rait  à  la  Décade.  Les  questions  philosophiques  ratlirent,  au 
moins  autant  que  les  questions  politiques,  littéraires  ou  écono- 
miques. Nous  nous  bornerons  à  rappeler  ses  Mémoires  sur  les 
deux  éléments,  désir  et  curiosité,  qui  composent  l'amour,  sur 
l'imitation  et  l'habitude,  les  deux  éléments  de  la  sociabilité 
humaine  ;  les  Observations  sur  les  institutions  qui  peuvent  fon- 
der la  inorale  d'un  peuple,  sur  la  pasigraphie  comme  écriture 
et  comme  langue,  sur  la  théorie  de  la  proposition,  où  il  défend 
Condillac  contre  Domergue.  Mais  d'autres  travaux  sont  plus 
strictement  philosophiques.  C'est  ainsi  que,  recherchant  si  nous 
voyons  les  objets  droits  ou  renversés,  si  c'est  l'expérience  du 
toucher  qui  a  donné  Ihabitude  de  les  redresser,  il  affirme  que 
c'est  le  jugement  ou  le  sentiment  de  l'œil,  non  celui  du  toucher, 
qui  nous  fait  connaître  la  situation  des  corps,  pourvu  que  le 
toucher  nous  ait  appris  auparavant  qu'ils  existent.  Dans  Y  Art 
de  savoir  ce  cjuon  dit  en  politique  et  en  morale,  il  se  propose 
d'appliquer  l'analyse  à  un  grand  nombre  de  questions.  Dans  un 
mémoire  sur  un  catéchisme  de  morale,  il  loue  d'Holbach,  Saint- 
Lambert  et  Volney.  C'est  Rœderer  qui  donne  une  analyse  claire, 
quoique  rapide,  de  l'important  mémoire  qui  a  obtenu  le  prix 
d'idéologie  sur  les  signes.  Enfin,  dans  la  Dt'-cade,  un  mois  avant 
le  18  brumaire,  il  résume  et  combat  en  termes  énergiques  et 
par  d'excellentes  raisons  (1),  ce  que  Rivarol  avait  dit  de  la  philo- 
sophie moderne. 
11  avait  fait  connaissance  avec  Bonaparte  en  mars  1798  dans 

(1)  «L'auteur,  tlit-il, relève  longuement  quatre  erreurs  de  métaphysique  qu'il  lui 
plaît  d'attribuer  à  la  philosophie  moderne  et  qui  sont  au  contraire  de  ces  sottises 
surannées  dont  la  philosophie  moderne  a  tellement  fait  justice  que  leur  réfutation 
ne  peut  plus   que  paraître   ridicule.   Ces  erreurs  supposées  sont  que  l'homme  est 
naturellement  libre,  juste,  bon  et  solitaire...  Accusation  méprisable  par  son  absur- 
dité, odieuse  par  toutes  celles  que  Tauteur  y  ajoute  comme  autant  de  conséquences, 
quoiqu'aucun  rapport  ne  les  unisse...  Il  me  paraît  clair  <[ue  la  Révolution  n'est  pas 
née  immédiatement  de  la  philosophie  :  la  philosophie  l'avoue,  l'affectionne  comme 
renuoblissement  d'une  nation  nombreuse  et  susceptible  de  tous  les  genres  de  gloire 
et  de  bonheur,  mais  elle  n'en  a  pas  tout  Thonneur...  Les  crimes  de  la  Terreur  ont 
été  enfantés  par  la  souffrance  populaire,  poussée  jusqu'à  la  frénésie,  par  des  scélé- 
rats qui  avaient  le  besoin  du  crime  et  une  grande  autorité  publiiiue...  Robespierre,, 
qu'il  présente   comme  le  plus  obscur   satellite  de  la  philosophie  moderne,  était  le 
détracteur  de  la  philosophie,  l'ennemi  des  philosophes  qu'il  appelle  des  charlatans 
ambitieux...  La  philosophie  n'est  plus  renfermée  dans  les  livres  des  sages,  elle  en 
est  sortie  comme  la  lumière  s'est  échappée  du   soleil;  comme  la  lumière  elle  est 
aujourd'hui  répandue  sur  toute  la  terre,  elle  brille  fort  haut  par-dessus  toutes  les 
tètes,  elle  est  réfléchie  dans  la  plupart   des  institutions  sociales,  mêlée  à  l'air  que 
nous  respirons.  Elle  peut  être  un  moment  altérée  par  quelque  alliage  impur,  obscur- 
cie par  quelques  uuages,  mais  sa  destinée  est  de  se  remontrer  toujours  et  de  repa- 
raître incessaimueut  dans  toute  sa  splendeur.  » 


RŒDERKR  lii3 

im  dînor  chez  Talloyrand  (1).  Un  an  plus  tard,  quand  Bonaparle 
revint  d'Egypte,  Sieyès  était  membre  du  Directoire.  Talleyrand 
et  Rœderer  furent  les  intermédiaires  entre  Bonaparte  et  Sieyès, 
tandis  que  Volney,  ce  semble,  se  chargeait  de  négocier  avec 
Cabanis  et  ses  amis  des  Conseils.  Rœderer  rédigea  l'adresse 
placardée  dans  Paris  et  défendit  le  nouveau  gouvernement  dans 
le  Jour/Kl/  de  Paris,  entra  au  conseil  d'Etat  et  s'enthousiasma 
de  plus  en  plus  pour  le  premier  consul,  qu'on  trouve  toujours, 
dit-il  en  comballant  à  son  sujet  le  proverbe  qu'il  n'y  a  point  de 
héros  pour  son  valet  de  chambre,  plus  grand  que  soi  quand 
il  parle,  quand  il  pense,  quand  il  agit.  Brouillé  avec  Benjamin 
Constant  et  ses  anciens  amis,  qui  voulaient  défendre  au  Tri- 
bunal les  libertés  publiques,  il  rédigeait  les  lois  sur  l'établis- 
sement des  préfectures,  la  formation  de  la  liste  des  notabilités 
et  la  Légion  d'honneur.  Chargé  de  l'instruction  publique  et  des 
théâtres,  du  département  de  l'esprit,  comme  disait  Bonaparte, 
Rœderer  se  proposa  de  faire  marcher  de  front,  dès  les  plus 
basses  classes  des  collèges,  les  trois  genres  de  connaissances, 
littéraires,  physiques  et  mathématiques,  morales  et  politiques, 
en  mesurant  à  l'intelligence  des  enfants  les  notions  de  chaque 
science,  en  les  faisant  enseigner,  dans  chaque  classe,  par  trois 
professeurs  différents.  Un  jour  pourtant  Rœderer  s'aperçut  que 
Bonaparte  inclinait  la  constitution  dans  un  sens  monarchique, 
et  il  laissa  entendre  qu'il  était  resté  partisan  de  la  liberté.  Bona- 
parte le  traita  de  métaphysicien,  expression  sans  doute  moins 
injurieuse  dans  son  esprit  que  celle  d'idéologue,  mais  qui, 
comme  le  dit  Mignet,  n'était  pas  de  bon  augure.  Aussi  Rœderer 
fut-il  retiré  de  la  direction  de  l'Instruction  publique  et  envoyé 

(l)  Saiute-Beuve,  préoccupé  à  ce  momeut  de  trouver  à  Bouaparte  tous  les  goures 
de  mérite,  a  dit  :  «  Daus  cette  première  couversatioii,  on  causa  beaucoup  des 
signes  et  de  leur  iiitluen^e  sur  les  idées...  Bonaparte,  avec  ce  sens  direct  qu'il 
portait  à  tout,  dit  qu'il  ne  croyait  pas  que  nous  dussions  une  seule  idée  aux  signes, 
que  nous  avions  celles  que  notre  organisation  nous  procurait  et  pas  une  de  plus. 
Si  on  ne  peut  avoir  d'idées  que  par  les  signes,  demandait-il,  comment  a-t-on  eu 
ridée  des  signes?  Pi«derer...  rappela  alors  au  général  plusieurs  points  d'ailleurs 
incontestables  :  «lue  les  signes  des  idées  abstraites  et  des  modes  mixtes  sont  néces- 
saires pour  les  arrêter,  pour  les  enregistrer  dans  notre  tête  et  nous  donner  les 
moyens  de  les  comparer,  etc.,  etc.  Le  général  en  convint,  mais  il  avait  dit  sur  le 
fond  de  la  question  la  chose  essentielle.  »  Si  Ton  veut  se  rappeler  ce  que  nous 
venons  de  dire  des  connaissances  idéologiques  de  Rœderer,  si  l'on  consulte  ce 
que  nous  disons  plus  loin  du  premier  mémoire  de  D.  de  Tracy,  ou  sera  convaincu 
que  Sainte-Beuve  a  bien  mal  choisi  le  moment  de  louer  Bouaparte  et  que  ceux 
qui,  pour  combattre  les  idéologues,  ont  reproduit  ce  jugement,  ont  été  tout  aussi 
mal  inspirés.  Ou  peut  voii'  également  la  réponse  que  fit  Garât  à  une  question 
semblable. 


124  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D'IDÉOLOGl  ES 

au  Sénat,  ad  patres,  comme  il  ie  disait  spirifuellement  à  Bona- 
parte lui-même.  Napoléon,  semblant  regretter  en  mars  1804, 
après  la  conspiration  de  Moreau  et  de  Picliegru,  que  Rœderer 
ne  fût  pas  ministre  de  l'Intérieur,  celui-ci  lui  répondit  :  «  Vous 
m'avez  très  bien  jugé  en  ne  me  nommant  pas.  Je  suis  un  bomme 
de  parti;  je  suis  un  soldat  du  parti  pbilosopbique.  »  Napoléon, 
devenu  empereur,  chargea  Rœderer  de  missions  en  Suisse,  à 
Naples,  dans  le  grand-duché  de  Berg  et  en  Espagne,  mais  il  ne 
l'employa  plus  aux  grands  travaux  intérieurs.  Sans  lui  être  hos- 
tile comme  il  l'était  aux  idéologues,  il  ne  lui  pardonnait  pas 
d'être  métaphysicien,  c'est-cà-dire  de  n'être  pas  un  instrument 
complètement  docile.  Il  ne  le  voyait  guère  sans  lui  demander  : 
«  Comment  va  la  métaphysique  »  ?  pas  plus  qu'il  ne  manquait 
une  occasion  de  condamner,  devant  D.  de  Tracy,  «  les  billeve- 
sées idéologiques  ». 

Rœderer,  exclu  de  la  Chambre  des  Pairs  et  de  l'Institut  à  la 
seconde  Restauration,  se  livra  à  des  travaux  historiques  où  la 
fantaisie  joue,  comme  dans  ceux  de  Saint-Lambert  et  de  Garât, 
un  rôle  beaucoup  trop  grand.  Après  1830,  il  renti'a  à  la  Chambre 
des  Pairs,  puis  à  l'Académie  des  sciences  morales  et  donna, 
en  1833,  son  mémoire  sur  la  Socirté  polie,  dans  lequel  on 
remarqua  surtout  ce  qui  concernait  l'hôtel  de  Rambouillet  et 
M"""  de  Maintenon.  Il  mourut  à  l'âge  de  quatre-vingt-un  ans.  «  Il 
a  mérité,  dit  3Iignet,  le  souvenir  reconnaissant  de  ses  contem- 
porains et  l'estime  de  la  postérité.  —  Il  a  marqué,  dit  Sainte- 
Beuve,  par  ses  idées  et  ses  vues,  sa  place  dans  1  histoire  de  la 
littérature  et  de  la  société  françaises.  »  On  ne  saurait  contester, 
quand  même  on  trouverait  quelque  exagéralyon  dans  ces  juge- 
ments, qu'il  soit  nécessaire  de  le  connaître  pour  se  faire  une 
idée  exacte  de  la  philosophie  française  après  1789. 

Laplace  parle  de  Lakanal  comme  d'un  des  hommes  les  plus 
distingués  dont  les  noms  méritent  d'être  transmis  \  la  postérité 
pour  avoir  lutté  constamment  en  1793  et  1794  contre  la  barbarie. 
C'est  en  effet  au  conventionnel  protecteur  des  sciences,  bien 
plus  qu'au  philosophe,  qu'il  convient  de  donner  une  place  à  côté 
de  Sieyès  et  de  Rœderer. 

Lakanal  (1762-1840)  fit  ses  études  chez  les  Doctrinaires  par 
lesquels,  sans  doute,  il  connut  Condillac.  Entré  dans  la  congré- 
gation, il  enseigna  la  cinquième  à  Lectoure,  la  quatrième  à 
Moissac  où  professait  peut-être  alors  Laromiguière,  la  troisième 


LAKANAL  \i:i 

à  Gimont,  la  secomle  à  Castelnaiulary,  la  rhétorique  à  Périgiieiix 
où  Biran  fut  peut-être  son  élève,  puis  à  Bourges.  Docteur  ès-arts 
à  Angers  en  1783,  il  professa  la  philosophie  à  ^loulins.  En  179i, 
il  entra  à  la  Convention  et  siégea  à  la  Montagne.  Il  vota  la  mort 
de  Lonis  XVI,  rejeta  le  sursis  et  lappel  au  peuple.  Memhre  du 
Comité  d'Instruction  puhlique  avec  Sieyès,  Chénier,  Daunou, 
Grégoire,  Boissy-dAiiglas,  Bourdon,  Romme,  David,  Guyton- 
Morveau  et  Fourcro\ ,  il  en  fut  élu  président  à  l'unanimité.  Après 
nue  mission  en  Seine-et-Marne  et  en  Seine-et-Oise,  il  lit  édicter 
deux  ans  de  fers  contre  quiconque  se  rendrait  coupable  de 
«  vandalisme  ».  Puis  le  Jardin  îles  Plantes,  dont  la  Commune  de 
Paris  voulait,  dit-on,  faire  un  champ  de  ponunes  de  terre, 
devint,  grâce  à  lui,  le  Muséum  d'histoire  naturelle.  La  même 
année,  il  aidait  Geolfroy  St-Hilaire  à  créer  le  noyau  de  la  ména- 
gerie, méritant  ainsi  d'en  être  appelé  par  les  professeurs  «  le 
second  fondateur  ».  La  reconnaissance  de  la  propriété  littéraire, 
l'adoption  du  télégraphe  de  Chappe,  sont  encore  l'œuvre  de 
Lakanal.  Envoyé  par  le  comité  de  Salut  public  dans  la  Dor- 
dogne,  le  Lot,  le  Lot-et-Garonne  et  la  Gironde,  il  fit  fabriquer 
des  armes,  traita  «  révolutionnairement  »  les  grandes  routes 
et  «  improvisa  les  chemins  ".  Les  habitants  furent  invités,  <(  au 
nom  de  la  patrie  en  larmes  »,  à  terminer  leurs  procès  par  la 
Y^oie  de  l'arbitrage.  Aucun  deux  ne  fut  arrêté.  Biran,  ancien 
garde  du  corps,  dut  probablement  à  Lakanal  de  n'être  pas 
inquiété.  De  retour  à  la  Convention,  Lakanal  y  présente, 
le  26  juin,  un  projet  de  décret  pour  l'établissement  de  l'Instruc- 
tion publique,  inspiré,  ce  semble,  par  Sieyès  et  Daunou  (1).  Son 
rapport  sur  la  fête  funèbre  pour  le  transpoi-t  des  cendres  de 
Rousseau  au  Panthéon  montre  plus  d'enthousiasme  que  de 
mesure  (2).  Dans  celui  qu'il  présente  sur  la  fondation  des  Écoles 
normales,  il  loue  Condorcet  «.  esprit  véritablement  philoso- 
phique »  qui  avait  coordonné  toutes  les  connaissances  dans 
un  plan  d'enseignement  public.  Avec  Bacon  et  Locke,  il  affirme 
que  l'analyse  est  seule  capable  de  recréer  l'entendement,  de 

(1)  Liard,  op.  rit.,  p.  172. 

(2)  '<  L;i  voit  de  toute  uue  génération  nourrie  de  ses  principes  et  pour  ainsi  dire 
élevée  par  lui,  la  vois  de  la  République  entière  appelle  Rousseau  au  temple  élevé 
par  la  patrie  reconnaissante  aux  grands  hommes  qui  Tont  servie...  L'auteur  du 
Contrat  social  s"est  associé  en  quelque  sorte  à  la  gloire  de  la  création  du  monde, 
en  donnant  à  ses  habitants  des  lois  universelles  et  nécessaires  comme  celles  de  la 
nature.  » 


liQ  LA  PUEMll^RE  (lÉNÉRATION  D'IDÉOLOGUES 

détruire  l'inégalité  des  lumières,  comme  la  liberté  politique 
€t  la  liberté  illiuiitée  de  lindustrie  et  du  commerce  détruiront 
les  inégalités  monstrueuses  des  richesses.  «  Pour  la  première 
fois  sur  la  terre,  dit-il  dans  sa  langue  emphatique,  la  nature,  la 
vérité,  la  raison  et  la  philosophie  auront  un  séminaire,  les 
hommes  de  génie  seront  les  premiers  maîtres  d'école  d'un 
peuple  (1).  » 

C'est  encore  sur  sa  proposition  que  le  18  novembre  1794,  la 
Convention  décréta  rétablissement  de  vingt-quatre  mille  écoles 
primaires,  puis  le  25  février  1793,  celui  des  écoles  centrales,  où 
la  nation  ferait  des  enfants,  «  exceptés  par  la  nature  de  la  classe 
ordinaire  »,  un  Euclide,  un  dAlembert,  un  Quintilien  ou  un 
Rollin,  un  Locke  ou  un  Condillac,  un  Drake  ou  un  la  Pérouse. 
Le  30  mars  1795,  il  provoquait  la  fondation  de  l'École  des  langues 
orientales  vivantes  et  contribuait  ensuite  à  la  création  du  Bureau 
des  longitudes.  A-t-il  été  l'organisateur  de  l'Institut  ?  Il  l'a 
soutenu.  Mignet  nomme  comme  tels  Talleyrand,  Daunou  et 
Lakanal.  Taillandier,  d'après  La  Révellière-Lépeaux  et  Barrette, 
afhrme  que  Daunou  (2)  est  le  principal  auteur  de  la  loi  de  Bru- 
maire. .  ; 
//j'Lakanàl  fut  élu  membre  de  l'Institut,  à  cause,  dit  l'abbé 
Sicard,  des  services  qu'il  avait  rendus  aux  sciences,  aux  lettres, 
aux  arts  et  à  ceux  qui  les  cultivent.  Aux  Cinq-Cents,  il  fut  rap- 
porteur du  concours  sur  les  livres  élémentaires  (3).  Par 
Sicard  (-4),  il  fait  nommer  Laromigiiière  instituteur-adjoint  des 
Sourds-Muets.  Commissaire-général  de  la  République  dans  les 
départements  du  Rhin,  nouvellement  réunis  à  la  France,  il  pour- 
suit les  pillards,  fait  jeter  les  marchandises  avariées  dans  le 
fleuve;  un  jour  cent  tonneaux  de  viande,  un  autre,  sept  cents 

(1)  «  Vous  cavez,  disait-il  encore  à  ses  collègues,  les  vertuset  les  talents  rie  Turçot, 
vous  avez  le  pouvoir  absolu  qn'il  ne  possédait  pas,  pour  travailler  en  faveur  de  la 
raison,  de  la  liberté  et  de  l'iiumanité.  » 

(2)  Cf.  ch.  VII,  §  1. 

(3)  «  Il  faut  surtout,  disait-il,  un  génie  particulier  pour  écrire  des  traités  de  morale  à 
l'usage  de  l'enfance;  la  simplicité  des  formes  et  la  prr.îce  naive  du  style  doivent  s'y 
mêler  à  la  justesse  des  idées  ;  l'art  de  raisonner  n'y  doit  jamais  être  séparé  de  celui 
d'intéresser  Timagination  :  un  tel  ouvrage  doit  être  conçu  par  un  logicien  profond 
etexécuté  par  un  homme  sensible;  on  voudrait  y  trouver,  en  quelque  sorte,  l'esprit 
analyti(iue  de  Condillac  et  l'âme  de  Fénelon.  »  Nous  ne  citons  p.is  ce  que  dit  Lakanal 
de  la  «  fraîclieur  d'une  eau  pure  qui  passe  de  nos  corps  dans  nos  âmes  ».  —  On  lit 
de  même  chez  Biran  à  la  date  de  1794  :  «  0  bon  Fénelon,  viens  me  consoler  !  tes  divins 
écrits,  etc..  Il  serait  ci  désirer  que  l'homme  accoutumé  à  s'observer  analysât  la 
volonté  comme  Condillac  a  analysé  l'entendement.  » 

(4)  Sur  les  rapports  de  Lakaual  et  de  Sicard,  cf.  ch.  viii,  §  1. 


L.VKANAL  127 

pièces  de  vin,  et  met  en  défense  les  places  fortes.  Après  te 
18  brumaire,  Lakanal  résigne  ses  fonctions,  sur  l'ordre  de 
Bonaparte,  et  redevient  professeur  à  l'école  centrale  de  la  rue 
Antoine.  En  1804,  économe  du  lycée  Bonaparte,  il  travaille  à 
une  édition  des  Œuvres  posthumes  de  J.-J.  Rousseau,  revoit  et 
réunit  ses  discours  ù  la  Convention  et  rédige  un  Traitr  d'rcono- 
mie politique.  Retraité  en  1809  avec  trois  mille  francs  de  pen- 
sion, inspecteur  général  des  poids  et  mesures,  il' perd  à  la  pre- 
mière Restauration  sa  pension.  A  la  seconde,  il  est  éliminé  de 
l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres  où  il  avait  été 
«  déporté  »  en  1803,  et  part  pour  l'Amérique  où  il  rencontre 
Jelferson.  Colon  et  planteur,  puis  chargé  de  la  réorganisation  de 
l'université  de  la  Nouvelle-Orléans,  il  apprit,  dans  l'Alabama,  la 
révolution  de  Juillet.  Rappelé  à  l'Institut  en  1834,  il  liquida  ses 
propriétés  et  rentra  en  1837  à  Paris.  11  mourait  le  14 février  1845, 
en  citant  Cicéron  et  saint  Augustin.  De  Rémusat  et  Blan(|ui, 
Lélut  et  Carnot  prononcèrent  quelques  paroles  sur  sa  tond)e. 
Migneta  écrit  une  Notice  sur  sa  vie  et  son  œuvre,  M.  Jules  Ferry 
a  fait,  en  1880,  donner  une  pension  à  sa  veuve.  Son  nom  est 
porté  par  une  rue  de  Paris,  par  un  boulevard  de  Moissac,  par 
une  rue  de  Tours,  par  le  lycée  de  Bourg-la-Reine.  Foix  lui  a 
élevé  une  statue,  à  l'inauguration  de  laquelle  M.  Paul  Janet  (1), 
dans  un  substantiel  et  élogieux  discours,  disait  que  le  nom  de 
Lakanal  devra  toujours  être  conservé  et  honoré,  comme  un  de 
ceux  qui  ont  préparé  la  France  à  devenir  une  nation  instruite, 
sage,  éclairée. 

Personne  ne  trouvera  désormais  qu'on  n'a  pas  suffisamment 
reconnu  le  mérite  de  Lakanal.  Peut-être  même  que]([ues-uns 
penseront-ils  (2)  que  de  nos  jours  on  l'a  admiré  un  peu  plus 
qu'il  ne  le  faudrait,  pour  rendre  à  chacun,  selon  sa  formule,  ce 
qui  lui  est  dû  (3). 

(1)  Revue  bleue,  7  octobre  1882.  —  Voyez  en  outre  sur  Lakanal,  Geoffroy  Saiut- 
Hilaire.  Biographie  universelle;   Marcus,  Lakanal,   Foix,  1879;  Paul  le  Gendre, 
Lakanal,  avec  une  préface  de  Paul  Bert,  Paris,  1882  ;  Jules  Simon,  Une  Académie 
sous  le  Directoire;  Li.ird,  l'Enseignement,  supérieur  en  France. 
.     (2)  Dictionnaire  pédagogique,  art.  Lakanal. 

(3)  Suum  cuique.  Exposé  sommaire  des  travaux  de  Joseph  Lakanal  pour  sauver, 
pendant  la  Révolution,  les  sciences,  les  lettres  et  ceux  qui  les  honoraient  par  leurs 
travaux,  Paris,  1810. 


128  LES  IDÉOLOGUES 


ÏII 


Une  notice  de  M.  Bossange  en  tôle  de  rédition  de  1826,  une  vive 
critique  de  sa  doctrine  par  Daniiron,  une  étude  de  M.  Berger, 
appréciant  avec  sévérité,  «  l'espèce  de  délit  social  dont  l'auteur 
des  Buines  et  du  Catéchisme  du  citoyen  français  s'est  rendu 
coupable  »,  larticle  de  Sainte-Beuve  consacré  à  marquer  les  traits 
de  cette  sèche,  exacte  et  assez  haute  figure,  voilà  à  peu  près  tout  ce 
que  nous  avons  sur  Volney  (1).  Ses  papiers  confiés,  disait  Sainte- 
Beuve,  à  un  de  ses  collègues  d'un  renom  sévère  et  dune  probité 
proverbiale,  sont  conservés  dans  la  famille  illustre  qui  s'en 
trouve  l'héritière.  Mais  il  semble  que,  pour  Volney  comme  pour 
Sieyès  et  plusieurs  des  hommes  de  la  période  révolutionnaire, 
on  ait  tenu  à  cacher  au  pu])lic  des  documents  avec  lesquels  il 
eût  pu  établir  des  comparaisons  malignes  entre  les  aïeux  et  les 
petits-fils.  Nous  ne  connaissons  donc  qu'un  Volney  incomplet, 
reconstitué  avec  ses  œuvres,  avec  les  critiques  et  quelquefois 
les  éloges  de  ses  adversaires  ou  de  ses  admirateurs;  nous  pou- 
vons toutefois  marquer  sa  place  dans  l'école. 

iS'é  le  3  février  1757  à  Craon  (Mayenne),  Constantin  François 
Chassebœuf  perdit  sa  mère  à  deux  ans,  entra  à  sept  au  petit 
collège  d'Ancenis  et  y  fut  maltraité.  Grâce  <i  un  de  ses  oncles, 
il  fut  placé  au  collège  d'Angers.  Émancipé  à  dix-sept  ans  et 
maître,  par  sa  mère,  de  onze  cents  livres  de  rente,  il  se  tourna 
vers  la  médecine  et  les  langues  orientales.  A  Paris  (1776),  il 
composa  un  Mémoire  sur  la  chronologie  d'Hérodote,  attaqua 
Larclier  et  parut  vouloir  continuer  Fréret.  Présenté  au  baron 
d'Holbach,  il  connut  Franklin,  puis  M™"  Helvétius,  peut-être 
Condillac  et  se  lia  avec  Cabanis.  Habitué  à  l'étude  et  passionné 
pour  l'instruction,  il  crut,  après  avoir  fait  un  petit  héritage, 
qu'il  devait  le  consacrer  à  un  voyage  pour  «  orner  son  esprit  et 
former  son  jugement  ».  Il  se  décida  pour  TOrient  qu'il  voulait 
parcourir  non  en  «  cavalier  et  en  gentilhomme,  ou  en  grand  sei- 
gneur, en  émir  et  en  |)rince,  »  mais  un  bâton  blanc  à  la  main. 
Il  se  prépara,  pendant  plusieurs  mois,  aux  fatigues  du  voyage 
et  partit  pour  Marseille  (178:2)  après  avoir  substitué  le  nom  de 
Volney  à  celui  de  Boisgirais  que  lui  avait  déjà  donné  son  père, 

(1;  Voyez  encore  Bodin,  Recherches  sur  rAnjo\i. 


YOLNEY  129 

ennuyé,  semble-t-il,  des  plaisanteries  dont  son  nom  avait  él^ 
l'objet.  Il  séjourna  quelque  temps  au  Caire  et  s'établit  huit 
mois,  au  monastère  de  Mar-Hanna  dans  le  Liban,  y  apprit 
l'arabe,  s'accoutuma  à  porter  la  lance  et  à  courir  un  cheval, 
comme  un  Arabe  du  désert.  Pendant  trois  ans  il  parcourut 
l'Kgypte  et  la  Syrie.  De  retour  en  France,  il  publia  (1787)  son 
Voijafje  en  Efji/pte  et  en  Syrie  qui  le  fit  célèbre.  L'ouvrage, 
comme  le  dit  Damiron  et  comme  le  répète  Sainte-Beuve,  dirait 
le  premier  luodèle  de  la  manière  dont  chaque  partie  de  la  terre 
devraitétre  étudiée  et  décrite.  S'interdisanttout  tableau  d'imagi- 
nation et  pensant  que  le  genre  des  voyages  appartient  à  Ihisloire 
et  non  au  roman,  Volney  ne  représente  ni  iespajs  plus  beaux 
qu'ils  ne  lui  ont  paru,  ni  les  hommes  meilleurs  ou  plus  méchants 
((uil  ne  les  a  vus.  Les  chefs  de  l'expédition  d'Egypte  eurent  en 
lui  un  guide  précieux,  et  rentrés  en  Fiance,  vinrent  le  saluer 
avec  respect.  Sainte-Beuve  regrette  qu'il  n'ait  point  pris  la 
simple  manière  d'un  voyageur  qui  nous  parle  chemin  faisant,  et 
qu'on  accompagne;  il  le  juge  en  homme  qui  a  lu  Chateaubriand, 
Byron  et  Lamartine  et  lui  reproche  d'affecter  l'aridité  et  d'avoii' 
une  philosophie  destructive,  comme  de  laisser  percer  ses  opi- 
nions méprisantes  à  l'égard  du  christianisme.  Mais  il  a  bien 
nmntré  que  les  chapitres  sont  pleins  et  précis,  que  l'expression, 
exempte  de  toute  phrase  et  sobre  de  couleur,  se  marque  par  une 
singulière  propriété  et  une  rigueur  parfaite,  que  les  descriptions 
atteignent  à  une  véritable  beauté  et  que  le  portrait  du  chameau, 
par  exemple,  est  une  description  complète  et  parfaite,  d'après 
nature,  qu'envierait  Cuvier  et  ([ui  laisse  en  arrière  celle  de 
Buffon.  Avec  raison  il  a  signalé  un  disciple  d'Helvétius -—^vec 
moins  de  raison  un  disciple  de  Condillac  —  dans  l'écrivain  qui, 
placé  au  sommet  du  Liban,  prend  un  plaisir  secret  à  trouver 
petits  les  rochers  et  les  bois,  les  torrents  et  les  coteaux,  les 
villes  et  les  villages  qu'on  a  vus  si  grands,  qui  est  flatté  d'être 
devenu  le  point  le  plus  élevé  de  tant  de  choses  et  qui,  par  un 
sentiment  d'orgueil,  les  regarde  avec  plus  de  complaisance  ! 

Volney  donna,  en  1788,  des  Considérations  sur  la  guerre  des 
Turcs,  oïl  il  indiquait  le  succès  probable  des  Russes.  Catherine  II 
lui  fit  remettre  par  Grimm  une  médaille  d'or,  que  Volney  lui 
renvoya  en  1791,  quand  elle  prit  parti  pour  les  émigrés.  Député 
aux  États  généraux,  il  crut,  après  avoir  vu  en  Orient  les  mauvais 
effets  du  despotisme,  que  la  liberté  suffirait  à  tout  et  fut  môme 

PiCAVET.  9 


130  LA  PREMIERE  GENERATION  D  IDEOLOGUES 

un  des  premiers,  paraît-il,  à  demander  pour  les  tribunes  le  duoit 
de  «  faire  rougir  le  perfide  ou  le  làc^ie,  que  le  séjour  de  la  cour 
ou  la  pusillanimité  auraient  pu  corrompre  ».  En  décembre  1789, 
il  eût  été  directeur  général  de  l'agriculture  et  du  commerce  en 
Corse,  si  l'assemblée  n'eût  interdit  à  tous  ses  membres  daccep- 
ter  des  fonctions  à  la  nomination  du  roi.  Dumont  de  Genève,  le 
collaborateur  de  Mirabeau,  a  dit  de  Volney,  «  grand  homme  sec 
et  atrabilaire,  en  commerce  de  tlatterle  avec  Mirabeau,  »  qu'il 
avait  de  l'exagération  et  de  la  sécheresse,  mais  qu'il  n'était  pas 
des  travailleurs.  L'auteur  d'une  lettre  publiée  sous  le  nom  de 
Grinnn,  probablement  par  Rivarol,  l'appelle  un  des  plus  élo- 
quents orateurs  muets  de  l'Assemblée  nationale.  En  avril  1790, 
Ajr  Volney  montait  à  la  tribune  pour  s'opposer  à  ce  que  le  catholi- 
cisme  fût  déclaré  religion  de  l'État.  Mirabeau  prit,  dit-on,  dans 
son  discours  écrit,  la  phrase  célèbre  :  «  Je  vois  d'ici  cette  fenêtre, 
d'où  partit  l'arquebuse  royale  qui  a  donné  le  signal  du  massacre 
de  la  Saint-Barthélémy  ».  Quelques  jours  plus  tard,  Volney 
indiquait  dans  le  Moniteur  un  moyen  de  vendre  rapidement  les 
biens  du  clergé,  en  nndtipliant  le  nond)re  des  petits  propriétaires. 
Au  moment  où  paraissait  le  rapport  de  Tbouret  sur  la  constitu- 
tion, il  faisait  imprimer  les  Ruines  ou  Méditations  sur  les  rruo- 
\'K'^^'  /utions  des  einpires,  qui  curent  un  grand  succès.  Sainte-Beuve  a 
comparé  cet  ouvrage  à  un  traité  de  Condillac,  do  D.  de  Tracy  ou 
de  Condorcet,  mis  à  l'orientale  par  un  génie  qui  n'en  est  pas  un. 
Il  a  signalé  ce  qui  est  faux,  au  point  de  vue  astronomique  et 
théologique,  et  montré  ce  qui  l'est  par  le  côté  littéraire  et  moral. 
On  s'aperçoit  trop,  en  lisant  son  article,  qu'il  était  alors  rallié 
aux  défenseurs  du  pouvoir  absolu  et  de  la  religion. 

Le  voyageur,  sur  les  ruines  de  Palmyre,  médite  sur  les  vicis- 
situdes des  empires  et  demande  au  génie  qui  lui  apparaît,  par 
quels  mobiles  ils  s'élèvent  et  s'abaissent,  de  quelles  causes 
naissent  la  prospérité  et  les  malheurs  des  nations,  sur  quels  ^ 
principes  enfin  doivent  s'établir  la  paix  des  sociétés  et  le  bonheur   J 
des  hommes.  La  puissance  secrète  qui  anime  l'univers,  dit  le    » 
génie,  a  donné  à  l'homme  la  faculté  de  sentir  et  lui  a  imposé, 
comme  lois  primordiales  et  essentielles^  l'amour  de  soi,  le  désir 
du  bien-être,  l'aversion  de  la  douleur.  Ces  mobiles  simples  et 
puissants  le  retirèrent  de  l'état  sauvage  et  barbare.  Les  impres- 
sions éveillèrent  ses  facultés  et  développèrent  son  entendement, 
ses  besoins  suscitèrent  son  industrie.  Pour  assurer  leur  exis- 


VOLNEV  131 

lence,  accroître  leurs  facultés  et  protéger  leurs  jouissances,  les 
hnmiiics  unirent  leurs  moyens  el  leurs  forces:  ainsi  l'amour  de 
soi  tli'\iiit  le  [)rinci[)e  do  la  société.  Modéré  et  prudent,  il  donna 
naissance  à  tous  les  développements  du  génie  et  de  la  puissance; 
aveugle  et  désordonné,  il  devint  un  poison  corrupteur.  Car  la 
cupidité  et  rignoranci>  ont  été  cause  de  tous  los  maux  qui  ont 
désole  la  lerif.  Les  lois  et  leurs  agents  eurent  i)our  mission  de 
t€mpérer  le  conllit  des  cupidités,  de  maintenir  l'équilibre  entre 
les  forces:  l'équité  produisit  la  prospérité  des  enqjires  en  con- 
formant les  lois  de  convention  aux  lois  delà  nature.  Les  rap- 
ports des  honunes  se  compliquant  et  la  cupidité  s'accroissant, 
l'égalité  originelle  ne  put  subsister  entre  les  familles  :  il  y  eut 
des  chefs.  L'esclavage  des  individus  prépara  celui  des  nations. 
Quand  on  eut  des  tyrans  sur  la  terre,  on  en  supposa  dans  les 
cieux.  L'Iiomme,  pour  les  apaiser,  leur  sacrifia  ses  jouissances  ; 
une  morale  abnégative  et  antisociale  plongea  les  nations  dans 
l'inertie  de  la  mort.  Poursuivant  le  bonheur  (jui  lui  échappait, 
l'homme  se  fit  une  autre  patrie  dans  un  monde  imaginaire  et 
méprisa  celui  de  la  nature  :  l'ignorance,  la  superstition,  le 
fanatisme  midliplièrent  les  dévastations  et  les  ruines.  Et  cepen- 
dant l'être  incompréhensible  et  infini.  Dieu,  qui  dirige  la  marche 
des  mondes,  peuple  les  abîmes  de  millions  de  soleils,  est  impar- 
tial et  juste!  Il  fait  prospérer  les  moissons  où  il  \  a  des  mains 
soigneuses  pour  les  cultiver,  multiplier  les  nations  où  il  y  a 
industrie  et  ordre,  où  la  justice  est  pratiquée,  où  Ihomme  puis- 
sant est  lié  par  les  lois  qui  protègent  le  pauvre,  où  cliacun  jouit 
des  droits  qu'il  tient  de  la  nature  et  d'un  contrat  dressé  avec 
équité  ;  où  l'on  pratique,  en  un  mot,  la  vraie  religion. 

Mais  les  lumières  s'accroissent  :  de  grandes  nations  ont  un 
même  langage  et  l'imprimerie  communique  et  fixe  les  idées. 
L'amélioration  de  l'espèce  humaine  est  d'ailleurs  un  effet  néces- 
saire des  lois  de  la  nature  :  Ihomme  tend  à  se  rendre  heureux, 
comme  le  feu  à  monter,  la  pierre  à  graviter,  l'eau  à  se  niveler. 
S'éclairant  par  l'expérience,  il  sera  bon  et  sage,  parce  qu'il  est 
ûe  son  intérêt  de  l'être.  La  science  deviendra  vulgaire.  Tous  les 
liommes  connaîtront  les  principes  du  bonheur  individuel  et  de 
la  félicité  publique;  ils  concevront  que  la  morale  estune  science 
physique,  composée  d'éléments  compliqués  dans  leur  jeu,  mais 
simples  et  inaltérables,  parce  qu'ils  constituent  l'organisation  ; 
ils  seront  modérés  et  justes,  parce  que  là  est  l'avantage  et  la 


132  LA  PUEMILIŒ  (ÎÉNKRATIOX  D  IDÉOLOGl  ES 

sûreté  de  cliacun.  Quand  il  y  aura  des  nations  éclairées  et  libres, 
d'autres  adopteront  leur  esprit  et  leurs  lois.  Il  s'établira,  de 
peuple  à  peuple,  un  équilibre  de  forces  qui  fera  cesser  la  guerre 
et  soumettre  à  des  voies  civiles  le  jugement  des  contestations  ; 
l'espèce  ne  sera  plus  qu'une  seule  famille,  gouvernée  par  un 
même  esprit,  par  les  mêmes  lois,  et  jouissant  de  toute  la  félicité 
dont  la  nature  humaine  est  capable. 

Après  avoir  indiqué,  avant  que  Condorcet  ne  les  développai, 
les  progrès  futurs  de  l'humanité,  Volney  célèbre,  avec  un  enthou- 
siasme qui  surprend  chez  un  homme  dont  on  connaît  la  séche- 
resse habituelle,  le  mouvement  immense  qui  vient  de  naître,  le 
siècle  nouveau  qui  verra  laffi-anchisseraent  d'un  grand  peuple 
et  remplit  d'espérance  toute  la  terre,  la  séance  du  Jeu  de  paume 
et  la  nuit  du  4  août.  Puis  il  indique  la  hase  primordiale,  l'origine 
physique  de  toute  justice  et  de  tout  droit  :  «  Quelle  que  soit  la 
puissance  actiTe,  la  cause  motrice  qui  régit  lunivers,  elle  a 
donné  à  tous  les  hommes  les  mêmes  organes,  les  mêmes  sen- 
sations, les  mêmes  besoins;  elle  a,  par  ce  fait  même,  déclaré 
qu'elle  leur  donnait  à  tous  les  mêmes  droits  à  l'usage  de  ses  biens, 
et  que  tous  sont  égaux  dans  l'ordre  de  la  nature.  En  outre  elle  a 
fourni  à  tous  les  hommes  des  moyens  suffisants  de  pourvoir  à 
leur  existence:  elle  les  a  donc  constitués  indépendants,...  créés 
libres,... propriétaires  absolus  de  leur  être.  L'égalité  et  la  liberté 
sont  deux  attributs  essentiels  de  l'homme,  deux  lois  de  la  Divinité 
inabrogeables  et  constitutives  comme  les  propriétés  physiques 
des  éléments...  L'idée  de  liberté  contient  essentiellement  celle 
de  justice  qui  naît  de  l'égalité  »  (1).  M  Ava 

A  la  conspiration  des  tyrans,  Yolney  oppose  l'assemblée  géné- 
rale des  peuples,  déclarant  qu'ils  ne  forment  plus  qu'une  grande 
famille,  avec  une  seule  loi,  celle  de  la  nature,  un  même  code, 
celui  de  la  raison,  un  même  trône,  celui  de  la  justice,  un  même 
autel,  celui  de  l'union.  Enfin  il  aborde  le  problème  des  contra- 
dictions religieuses.  Examinant  successivement  le  culte  des  élé- 
ments et  des  puissances  physiques,  le  sabéisme  ou  culte  des 
astres  et  l'idolâtrie  ou  culte  des  symboles ,  le  dualisme  et  le 
système  de  l'autre  monde,  le  culte  de  l'univers  et  celui  de  l'àme 
du  monde,  celui  du  Demiourgos  ou  grand  ouvrier,  Volney  croit 
que  l'esprit  rehgieux  n'a  eu  pour  auteurs  que  les  sensations  et 

(1)  Voyez  LiUré,  la  Science  au  point  de  vue  philosophique,  p.  341  et  Marioii, 
la  Solidarité  morale,  p.  26. 


VOLNEV  .  133 

les  besoins  île  l'homme.  L'idée  de  Dieu  n'a  pour  type  et  pom* 
modèle  que  celles  des  puissances  physiques  (1),  des  êtres  maté- 
riels agissant  en  bien  ou  en  mal.  L'histoire  de  l'esprit  religieux 
n'est  que  celle  des  incertitudes  de  l'homme  qui,  placé  dans  un 
monde  ((u'il  ne  comprend  pas,  veut  en  deviner  l'énigme,  imagine 
des  causes,  suppose  des  fins  et  bâtit  des  systèmes  qu'il  remplace 
par  d'autres  systèmes  non  moins  vicieux.  Si  les  hommes  sont  en 
désaccord,  c'est  qu'ils  aflirment  ce  dont  ils  ne  sont  pas  assurés, 
et  qu'ils  n'ont  pas  cherché  si  les  tableaux  que  se  peint  l'esprit 
sont  exactement  ressend)lants  à  leurs  modèles,  en  invoquant  le 
témoignage  et  l'examen  des  sens.  Pour  vivre  en  paix  et  en  con- 
corde, il  faut  tracer  une  ligue  de  démarcation  entre  les  objets 
vériliables  et  ceux  ([ui  ne  peuvent  être  vérifiés,  séparer  le 
monde  des  êtres  fantastiques  du  monde  des  réalités,  ôter  tout 
efiFet  civil  aux  opinions  théologiques  et  religieuses. 

Sainte-Beuve  a  eu  raison  de  dire  que  Volney,  oubliant  le  doute 
dont  11  l'ail  si  souvent  profession,  explique,  connue  s'il  le 
savait  df  science  certaine,  l'origine  des  religions  et  raconte  les 
mystères  des  temps  primitifs  comme  s'il  y  avait  assisté.  La 
question  de  l'origine  des  religions  est  bien  plus  complexe  que 
ne  le  pensaient  Volney  et  ses  contemporains:  elle  suppose  des 
études  historiques,  ethnologiques  et  psychologiques,  et,  malgré 
tous  les  progrès  réalisés,  nous  nt^  pouvons  même  pas  encore 
aujourd'hui  en  entrevoir  la  solution  positive.  Mais  Sainte-Beuve 
n'a  pas,  en  sens  inverse,  fait  des  remarques  bien  plus  intéres- 
santes. Volney  a  exposé,  dans  ses  grandes  lignes,  la  théorie 
delà  perfeclibilllé.  Il  a  continué  d'Alembert,  d'Holbach  et  pré- 
cédé Comte,  en  séparant  les  objets  vérifiables  de  ceux  qui  ne 
peuvent  être  vérifiés,  mais  sans  nier  l'existence  d'iui  Dieu  im- 
partial et  juste  (2).  Enfin  l'enthousiasme  devait  partout  être  bien 
grand  pour  qu'un  homme  aussi  froid  que  Volney  célébrât  l'ère 
nouvelle,  comme  un  chrétien  eût  chanté  l'avènement  du  chris- 
tianisme. A  tous  ces  titres,  le  livre  de  Volney  est  un  docu- 
ment d'une  importance  incontestable. 

En  1792,  Volney  achète  en  Corse  le  domaine  de  Confina  et  y 
tente  sans  succès  une  entreprise  industrielle  et  coloniale.  Bona- 

(1)  Voir  ce  que  nous  avons  «lit  «le  iTHolbacli,  Introditcllun,  S  3. 

(2)  Voyez  d'ailleurs  ce  qu'il  m  dit  dans  la  Loi  naturelle,  où  il  se  dr^fend  d'être 
athée,  en  se  séparant  de  d'Holbach.  —  Si  Damiron  dit  que  Volney  fait  plus  que 
néf/lit/er.  qu'il  repousse  el  proscrit,  c'est  en  confondant  la  foi  et  l'espérance,  qui 
sont  des  vertus  chrétiennes,  avec  le  sentiment  religieux. 


13i  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D'IDÉOLOGl  ES 

parte,  alors  à  Ajaccio,  interrogea  Volney  sur  ses  voyages  et  peut- 
être  puisa-t-il  dans  ces  entretiens  la  première  idée  de  l'expédi- 
tion d'Egypte.  Rentré  en  France  au  commencement  de  1793, 
Volney  publia  son  Catéchisme  du  Citoyen  français,  devenu  plus 
tard  la  Loi  naturelle  ou  les  Principes  physiques  de  la  morale. 
Peu  de  livres  ont  été  aussi  loués  ou  critiqués,  peu  ont  été  moins 
lus.  Avant  Saint-Lambert  et  sous  une  forme  plus  concise,  Volney 
réalisait  une  œuvre  ébauchée  par  Voltaire  et  d'Alembert,  Helvé- 
lius  et  d'Holbach  (1).  La  loi  naturelle  est  Tordre  régulier  et 
constant  des  faits  par  lequel  Dieu  régit  l'univers,  ordre  que  sa 
sagesse  pré^nrê~^TrnT~^éiïs^t  à  TaTaison  des  hommes,  pour 
servir  à  leurs  actions  de  règle  générale  et  commune,  pôuFles 
guider,  sans  distinction  de  j)avs  ni  de  secte,  vers  la  peiTeïrttOîret 
le  bonheur.  Elle  est  donc  piTmînTT?-ct--TTeTn;  immédiatement  de 
Dieu,  une  et  universelle,  uniforme  et  invariable,  évidente  et  pal- 
pable, raisonnable  et  juste,  pacifique  et  tolérante,  également 
bienfaisante  pour  tous  les  hommes,  que  seule  elle  suffit  à  rendre 
meilleurs  ^  plus  heureux.  Elle  enseigne  très  positivement 
l'existence  de  Dieu7cà?,~pour  celui  qui  observe  avec  réllexion  le 
spectacle  étonnant  de  l'univers,  les  propriétés  et  les  attributs  de 
chaque  être,  Tordre  admiral)le  et  Tharmonie  de  leurs  mouve- 
ments, il  est  démontré  quil  existe  un  agent  suprême,  un  moteur 
universel  que  désigne  le  nom  de  Dieu.  Les  sectateurs  de  la  loi 
naturelle  ,  loin  détre  des  athées,  ont  des  idées  plus  foiles  et 
plus  nobles  de  la  divinité  que  la  plupart  des  autres  hommes  ; 
ils  l'adorent,  en  observant  toutes  les  règles  qu'elle  a  imposées 
aux  mouvements  de  chaque  être.  Par  la  douleur,  la  nature  aver- 
tit l'homme  et  le  détourne  de  ce  qui  tend  à  le  détruire;  par  le 
plaisir,  elle  Tattire  et  le  porte  vers  ce  qui  tend  à  le  conserver  et 
à  le  développer.  3Iais  pour  acquérir  les  notions  nécessaires  à 
son  existence  et  au  développement  de  ses  facultés  (2),  Thomme 
doit  vivre  en  société.  De  ce  principe  simple  et  fécond,  se  conser- 
ver et  développer  ses  facultés,  dérivent  les  idées  de  bien  et  de 

(1)  Volney  traitait  ea  dix  chapitres,  de  la  loi  naturelle  et  de  ses  caractères,  de 
ses  principes  et  des  bases  de  la  morale,  des  vertus  individuelles,  tempérance,  conti- 
nence, courage  et  activité,  propreté,  et  des  vertus  domestiques,  des  vertus  sociales 
et  de  la  justice,  du  développement  des  vertus  sociales. 

(2)  Il  importe  de  remarquer  cette  seconde  partie  de  la  formule  de  Volney,  que 
Damiron,  dans  ses  critiques,  laisse  constamment  décote:  «  Se  conserver  e/ poi/)- ce/« 
tout  tenter  et  tout  faire,  telle  est  selon  Volney  la  grande  loi  de  la  nature  humaine  >< 
(p.  118).  — Nous  n'avons  pas  besoin  de  faire  remarquer,  en  outre,  que  les  mots 
soulignés  par  nous  ne  sont  pas  dans  Volney. 


VOLNEY  135 

mal  tli>  vice  et  de  vertu,  de  juste  et  d'injuste,  etc.,  qui  fondent 
la  morale  de  l'homme  individuel  ou  social.  Le  bien,  par  exemple, 
est  tout  ce  qui  tend  à  conserver  et  à  perfectionner  l'homme;  la 
vertu  est  la  pratique  des  actions  utiles  à  l'individu  et  à  la  société. 
Parmi  les  vertus  individuelles,  Volneyplacela  science, la  tempé- 
rance, opposéeà  l'ivrognerie,  le  viceleplusvil  et  le  pluspernicieux, 
la  profanation  du  bienfait  de  Dieu,  à  l'incontinence  et  à  liuq^u- 
deur;  le  courage  et  la  force,  (jue  nous  pouvons  acquérir  en  maniant 
habilement  les  aliments  physiques  sur  lesquels  se  fonde  telle  ou 
telle  qualité  ;  l'activité,  contraireàla  paresse  et  à  l'oisiveté,  la  pro- 
preté, une  des  vertus  les  plus  importantes,  en  ce  qu'elle  inilue 
puissamment  sur  la  santé  du  corps  et  sa  conservation  (1).  Les 
vertus  sociales  se  réduisent  à  la  justice.  Les  hommes,  égaux, 
libres  et  maîtres  d'eux-mêmes,  ne  peuvent  se  demander  et  se 
rendre  que  des  valeurs  égales  ;  la  balance  du  donné  au  rendu 
<loit  être  en  équilibre  :  la  justice  est  cette  égalité  ou  cet  équi- 
libre; équité,  égalité  et  justice  ne  sont  qu'une  seule  et  même 
chose  (2).  La  charité  n'est  qu'une  forme  de  la  justice.  Xu  lieu  de 
dire:  «  Ne  fais  pas  à  autrui  ce  que  tu  ne  voudrais  pas  qu'on  te 
fît,  )'  elle  nous  comniande  de  «  faire  à  autrui  le  bien  que  nous 
voudrions  en  recevoir  ».  Quant  à  l'espérance  et  à  la  foi,  ce  sont 
des  idées  sans  réalité,  les  vertus  des  dupes  ou  des  fripons  (3). 

Enfin  la  société  est  une  banque  d'intérêt  formée  entre  tous  les 
citoyens  ;  la  patrie,  une  famille  de  doux  attachements  ;  la  charité, 
l'amour  du  prochain  étendu  à  toute  une  nation.  Toute  sagesse, 
toute  perfection,  toute  loi,  toute  vertu,  toute  philosophie  se 
ramène  à  la  pratique  de  ces  axiomes  :  «  Conserve-toi,  instruis- 
toi,  modère-toi,  vis  pour  tes  semblables,  afin  qu'ils  vivent  pour 
toi.  » 

Sans  doute  Volney  est  impuissant  à  ramener,  comme  il  le 
veut,  toute  la  morale  à  des  principes  physiques.  On  peut  môme 
soutenir  que  sa  morale  est  incomplète,  il  nous  semble  toutefois 
que,  non  seulement  elle  est  irréprochable  dans  ses  préceptes, 
mais  encore  qu'elle  est  loin  de  manquer  d'élévation  et  d'ampleur. 


(1)  «  N'est-on  pas  un  peu  étonné,  dit  Damiron,  de  \oir  la  propreté  mise  au  rang 
des  vertus"?  »  (P.  130.)  —  Franklin  ne  pensait  pas  de  même  et  les  modernes  n'ont 
pas  éprouvé  le  mémeétonnement  (]ue  Damiron.  —  Voyez  Marion,  Leçons  demorale; 
Pierre  Laloi,  Instruction  morale  et  civique. 

(2)  Volney  précède  Littré.  (Cf.  Marion.  op.  cit.,  et  notre  note  1  p.  132.) 

(3)  C'est  là  une  attaque  à  la  morale  chrétienne,  non  au  senliment  relifjieuv, 
comme  le  veut  Damiron. 


13G  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  l)  IDÉOLOGUES 

Aussi  nous  comprenons  que  Cabanis  (f,  xxxvi),  on  réunissant 
Volney  et  Saint-Lambert  (1),  place  le  premier  au-dessus  du 
second  comme  un  esprit  plus  étendu,  plus  fort,  plus  hal)itué 
aux  analyses  profondes  et  dont  le  style,  ferme  et  original, 
laisse  des  traces  plus  durables.  Damiron,  qui  le  combat  avec 
des  armes  de  toute  espèce,  constatait  en  1828  que  le  Catik-kiwic 
de  Volney,  simple,  clair  et  conséquent,  régnait  presque  partout 
où  celui  de  l'Eglise  ne  faisait  plus  loi,  c'est-à-dire,  ajoutait-il  lui- 
même,  sur  le  plus  grand  nombre.  Poui-  Guyau,  la  Loi  naturelle 
€St  le  résumé  le  pins  complet  et  le  plus  logique  de  l'épicurisme,  et 
tout  le  travail  du  xvui^  siècle  sur  la  morale  s'y  trouve  condensé. 
C'est  un  des  essais  les  plus  remarquables  pour  fonder  une  véri- 
table pbysique  des  mœurs;  son  titre  rappelle  Spinoza  et  fait 
pressentir  Spencer  :  «  Un  principe  important,  ajoute-t-il,  admis 
par  Volney,  aurait  pu  introduire  une  vraie  révolution  dans  sa 
morale  trop  terre-ù-terre.  Suivant  lui,  la  conservation  de  l'être... 
implique  le  perfectionnement  de  l'être,  le  progrès  perpétuel,...  la 
dégradation  est  une  diminution.  En  approfondissant  cette  con- 
ception, Volney  aurait  pu  en  venir  à  placer  l'idéal  moral  dans 
l'état  le  plus  élevé  de  l'être,  dans  une  sorte  de  noblesse  supérieure 
aux  intérêts  mesquins  et  capable  de  regarder  la  vie  de  haut  {i)  ». 
D'ailleurs  Volney  a  été  plus  complet  qu'on  ne  l'accorde  d'ordi- 
naire, puisqu'il  a  commandé,  comme  nous  l'avons  vu,  de  join(h-(\ 
à  la  conservation,  le  développement  des  facultés  (3). 

Emprisonné,  comme  royaliste,  à  peu  près  à  la  même  époque 
que  Daunou,  D.  de  Tracy  et  bon  nombre  de  leurs  amis,  il  fut 
remis  en  liberté  après  le  9  thermidor,  se  rendit  à  Nice  et  fut 
nommé  professeur  d'histoire  aux  Écoles  normales.  Ses  leçons  le 
présentent  sous  un  aspect  nouveau.  Il  se  proposait  d'étudier  la 
marche  et  les  progrès  de  la  morale  privée  et  publique ,  la 
marche  et  les  progrès  de  la  civiUsation,  de  considérer  la  nais- 
sance des  codes  civils  et  religieux,  mais  surtout  de  diminue)' 
l'influence  journalière  que  l'histoire  exerce  sur  les  actions  et  les 
opinions  des  hommes.  On  avait  souvent  invoqué  l'exemple  des 

(1)  «  Ils  méritent,  dit-il,  toute  la  i-econnaissance  des  vrais  amis  de  Thumaulté  ;  ils 
ont  fondé  les  principes  de  la  morale  sur  le  besoin  constant  du  bonheur  commun  h 
tous  les  individus,  et  fait  voir  que,  dans  le  cours  de  la  vie,  les  règles  de  conduito 
pour  être  heureux  sont  absolument  les  mêmes  que  pour  être  vertueux. 

(2)  La  Morale  d'Epicure,  p.  273. 

(3)  Si  Damiron  et  presque  tous  ceux  f[ui  l'ont  suivi  disent  le  contraire,  c'est 
qu'ils  n'ont  pas  pris  toute  la  formule  de  Volney,  et  que  Volney  lui-même  a  négligé 
parfois  de  lui  donner  une  forme  complète. 


VOLNEV  137 

Hoinains  et  des  Grecs  :  Volney  soiilieiit  que  les  gouvernements 
des  Mamelouks  (l'Egypte  et  du  dey  d'Alger  ne  difl'ùrent  i)olul 
essentiellement  de  ceux  de  Sparte  et  de  Rome  ;  ([uil  ne  manque, 
aux  Grecs  et  aux  Romains,  que  le  nom  de  Huns  et  de  Vandales 
pour  nous  en  retracer  tous  les  caractères  (1).  Pour  une  raison 
semblable,  et  à  piopos  des  auteurs  de  Mémoires  personnels,  il 
s'élève  contre  les  Confessions  de  Rousseau  et  la  secte  renouvelée 
d'Omar  ou  du  Vieux  de  la  Montagne,  qui  s'est  saisie  de  son  non> 
pour  appuyer  son  nouveau  Coran  et  jeter  un  manteau  de  vertu 
sur  la  personne  du  crime.  Il  faut  cesser  d'admirer  lés  anciens 
auxquels  nous  devons  peu  en  morale  et  rien  en  économie  poli- 
tique, pratiquer  le  scepticisme,  si  l'on  veut  servir  la  cause  de  la 
liberté  et  de  la  philosopliie,  tant  il  est  diflicile  en  bistoire  de 
trouver  la  vérité  et  même  d'arriver  à  des  probabilités  satisfai- 
santes. 

Ces  leçons  contiennent  encore  quclcjues  indications  intéres- 
santes pour  Ibistoire  des  idées.  Volney  ne  voit  pas,  dans  les 
principes,  des  choses  abstraites,  existant  indépendamment  de 
riuunanité,  mais  des  faits  sommaires  et  généraux,  résultant  de 
l'addition  des  faits  particuliers  et  devenant  par  là,  non  des- 
règles tyranniques  de  conduite,  mais  des  bases  de  calculs  appro- 
ximatifs, de  vraisemblances  et  de  probabilités.  Chaque  langue 
est  une  histoire  complète,  puisqu'elle  est  le  tableau  des  idées 
de  tout  un  peuple.  C'est  par  l'étude  des  langues  que  l'on  remon- 
tera le  plus  haut  dans  la  généalogie  des  nations,  puisque  la 
soustraction  successive  de  ce  que  chacune  a  emprunté  ou  fourni, 
conduira  à  une  ou  plusieurs  masses  primitives  et  originelles,, 
dont  l'analyse  découvrira  même  l'invention  du  langage.  «  On  ne 
peut  rien  faire  de  plus  utile,  dit  Volney,  en  indiquant  des  re- 
cherches nouvelles,  dont  ceux  qui  y  ont  le  mieux  réussi  ont  rare- 
ment salué  en  lui  le  promoteur,  que  de  recueillir,  pour  connaître 
l'histoire,  des  vocabulaires  et  des  grammaires.  »  Mais  (piil  est 
loin  de  l'enthousiasme  que  montraient  les  Ruines  pour  le  progrès 
futur  de  l'humanité:  Au  moment  où  paraissait  l'ouvrage  pos- 
thume de  Condorcet,  Volney  disait  que,  sous  des  noms  divers, 

(1)  Dans  le  Voynr/e  aux  Étals-Unis,  il  Ira  jusqu'à  fliie  :  «  Les  tragédies  de  So- 
phocle et  fl'Euripide  me  peiirneut  presque  littéralemeut  les  opiuioiis  des  hommes 
rouges  sur  la  nécessité,  sur  la  fataliti',  sur  la  misère  de  la  couditioii  humaine  et 
sur  la  dureté  du  Destin  aveugle.  »  Tout  cependant  uest  pas  faux  dans  ces  juge- 
ments. Cf.  Hebig,  das  Homerische  Epos  aus  den  Denkinxlern  erl/eulerl,  et  G. 
Boissier,  Promenades  archéologiques  {Revue  des  Deux  Mondes,  1884). 


138  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  "D'IDÉOLOGUES 

un  même  fanatisme  ravage  les  nations,  que  les  acteurs 
cliangent  sur  la  scène,  sans  que  les  passions  changent.  L'his- 
toire n'est  que  la  rotation  d'un  même  cercle  de  calamités  et 
d'erreurs;  les  aflfaires  humaines  sont  gouvernées  par  un  mou- 
vement automatique  et  machinal,  dont  le  moteur  réside  dans 
l'organisation  physique  de  l'espèce.  Conclusion  décourageante, 
dit  Sainte-Beuve,  qui  peut  nous  faire  mesurer  le  chemin  par- 
couru en  deux  années  par  l'auteur  des  Ruines/ 

Les  leçons  de  Volney  eurent  un  grand  succès  (1).  Il  entra  ù 
l'Institut,  dans  la  section  de  l'Analyse  des  sensations,  mais  il  ne 
participa  point  à  ses  travaux.  Quittant  la  France,  il  s'embarqua 
au  Havre  avec  «le  dégoût  et  l'indifférence,  dit-il,  que  donnent 
le  spectacle  et  l'expérience  de  l'injustice  et  de  la  persécution  ». 
Triste  du  passé  et  soucieux  de  l'avenir,  il  allait  avec  défiance  chez 
un  peuple  libre,  voir  si  un  ami  sincère  de  cette  liberté  profanée 
trouverait,  pour  sa  vieillesse,  un  asile  de  paix  dont  l'Europe  ne  lui 
offrait  plus  d'espérance.  En  1797  John  Adams  reinplaca,  comme 
président  des  Etats-Unis,  Jefîerson,  l'ami  des  idéologues.  On 
accusa  Volney  d'être  un  agent  secret  du  Directoire;  Priestley  lui 
reprocha  son  incrédulité.  Volney  revint  en  France  en  1798  et  fut 
un  de  ceux  qui  contribuèrent  le  plus  au  18  brumaire.  Il  refusa 
le  ministère  de  l'intérieur  et  entra  au  Sénat,  se  brouilla  avec  le 
premier  consul  qui  songeait  à  conclure  le  concordat  (2),  donna 
sa  démission  de  sénateur,  qui  ne  fut  pas  acceptée,  quand  Bona- 
parte devint  empereur,  et  fut  ensuite  nommé  comte  (3).  Décou- 
ragé et  souffrant,  Volney,  comme  Daunou  et  D.  de  Tracy,  se 
réfugia  de  plus  en  plus  dans  l'étude.  Il  pubhait,  en  1803,  son  Ta- 
bleau du  climat  et  du  sol  des  États-Unis  d'Amérique,  dans 
lequel  il  se  bornait  àpeuprès  à  la  géographie  physique  :  la  classe 
des  sciences  morales  et  politiques  avait  été  supprimée,  et  il 
devenait  déjà  difficile,  sinon  impossible,  d'écrire  sur  les  ques- 
tions politiques.   Les  Notes   et  les  Éclaircissements  joints  à 

(1)  La  Décade,  eu  lau  VII,  rappi-lail  les  vues  neuves  qu'y  avait  semées  cet 
liouime  d'uu  esprit  supérieur.  Cabauis  les  citait,  avec  celles  de  Lagraage  et  de  La- 
place,  de  BerUioUet,  de  Mouge  et  de  Hoiiy  (I.  xii). 

(2)  Saiute-Beuv(;  a  raconté  comnieut  Voluey,  après  le  retour  d'Egypte,  s'occupait 
de  Bouaparte  et  allait  jusqu'à  prendre  soin  de  ne  pas  lui  laisser  boire  son  café  trop 
chaud  ou  trop  fi'oid  ;  comment,  avant  le  concordat,  il  répondit  au  premier  consul 
qui  disait  :  «  la  France  veut  une  religion  »,  • —  «  la  France  veut  les  Bourbons  »  : 
comment  le  premier  consul  s'emporta  et  frappa  Volney  d'un  coup  de  pied  au 
ventre.  Cf.  Jacquemont  et  Stendhal,  ch .  vu. 

(3)  11  faut  remarquer  qu'en  vertu  du  statut  du  l"""  mars  1808,  les  ministres,  les 
sénateurs,  les  conseillers  d'État  à  vie,  etc.  K  devaient  porter  le  titre  de  comte  »  (art.  4). 


VOI.NKY  130 

l'ouvrage  présentent  quelques  particularités  intéressantes  (1). 
Quant  à  l'ouvrage  lui-mrine,  on  peut  y  signaler  surtout,  après 
Sainte-Beuve,  la  rectitude  et  la  perfection  du  dessin  physique.  La 
Ih'cade,  l'analysant  dans  trois  articles  substantiels,  rappelait  que 
l'exactitude  de  son  premier  onvrage  avait  été  dûment  contrôlée, 
considérait  le  Catéchisme  du  citoi/en  français  comme  le  fruit 
d'une  analyse  forte  et  profonde,  et  faisait  autant  dé  cas  du  Voyage 
auj- Etats-i'nis.  Et  l'un  des  écrivains  les  plus  estimés  des  États- 
Unis,  Ch.  Brockden-Brown,  a  montré,  en  le  traduisant,  que  ses 
descriptions  avaient  été  considérées  comme  exactes  et  pittores- 
ques par  ceux  qui  sont  le  mieux  à  même  de  les  apprécier. 

Volney,  toujours  plus  souffrant  et  plus  découragé,  renonça 
aux  spéculations  dont  il  avait  attendu  les  meillein's  résultats 
pour  le  progrès  de  l'humanité.  Des  études  chronologiques, 
des  recherches  sur  le  langage  et  en  particulier  sur  nue  mé- 
thode de  sinq)lilication  des  langues  orientales,  occupèrent  ses 
dernières  années.  Signalons,  dans  son  Discours  sur  Vctiide phi- 
losophique des  lanf/ues,  ce  qu'il  dit  de  Platon,  «  cette  abeille 
de  toute  science,  ce  poète  de  toute  philosophie  »  ;  de  Locke, 
«  qui  a  su  tirer  du  grand  principe  métaphysique  d'Aristote  des 
conséquences  qui  équivalent  a  une  création  »  ;  de  Leibniz, 
«  homme  d'un  esprit  simple  et  droit  qui,  sortant  de  la  route 
commune,  émit  les  premières  idées  judicieuses  sur  la  manière 
de  poser  la  question  de  l'étude  des  langues  »  ;  de  Condillac  et  de 
D.  de  Tracy,  dont  l'esprit  lumineux  a  de  plus  en  plus  éclairci  le 
problème  de  la  formation  du  langage. 

Maintenu  à  la  Chambre  des  Pairs,  marié  à  une  personne  de  sa 
famille  beaucoup  plus  jeune  que  lui  et  qui  entourait  de  soins  sa 
vieillesse,  ses  dernières  années,  dit  Sainte-Beuve,  paraissent 
avoir  été  assez  heureuses.  Mais  combien  son  horizon  s'est  rétréci  ! 
Combien  on  le  trouve  indifférent  i)our  toutes  les  questions  qui 

(1)  Volney  relève  ime  invraisemblance  dans  Ata/a  qu'il  appelle  1'  «  œuvre  d'un 
auteur  préconisé  ».  Aprésavoir  décrit  les  mœurs  des  sauva;?es,  il  critiipiela tliéorie 
de  rétat  de  nature  et  rappelle  que  Rousseau  fut  décidé,  par  sa  conversation  avec 
Diderot  à  Vincenues,  à  répondre  négativement  à  la  question  posée  à  Dijon:  «  Voilà, 
dit-il,  le  point  de  départ  de  cet  homme  qui  aujourd'hui  trouve  des  sectateurs 
tellement  voisins  du  fanatisme  qu'ils  enverraient  volontiei's  à  Vincenues  ceux  qui 
n'admirent  pas  les  Confessions  !  »  Enfin  Volm-y  nous  apincud  qu'il  a  ti-ouvé  à  Ciu- 
cinnati  des  pierres  pétries  de  coquilles  sembluhles  à  celles  (}u'il  avait  vues  prés  de 
Francfort  et  qu'il  les  a  soumises  à  l'examen  d'  «  un  de  nos  plus  linhiles  natura- 
listes »,  M.  Lamarciv.  Après  cet  examen,  il  lui  paraît  évident  (pie  les  régions  de 
l'Amérique  septentrionale,  où  elles  ont  été  recueillies,  ont  fait  autiefois  i)artie  du 
fond  des  mers. 


140  L\  J>rŒMIÈRE  fJÉNKKATlON  iriDÉOLOGL'ES 

l'avaient  intéressé  !  Combien  il  est  devenu  étranger  à  tout 
ce  qui  ne  concerne  pas  sa  tranquillité  :  Qu'on  en  juge  par  ces 
fragments  de  lettres,  que  Sainte-Beuve  trouve  assez-  ar/réables 
et  assez  souriantes  :  «  La  ville,  écrit-il  à  un  correspondant  qui 
vit  à  la  campagne,  na-t-elle  pas  aussi  ses  inconvénients  ?  Aurez- 
vous  toutes  ces  douceurs  de  chaque  jour,  de  chaque  heure,  cet 
exercice  réglé  que  vous  avez  ?  Aurez-vous  un  seul  domestique 
fidèle,  attentif?  C'est  ici  la  pierre  philosophale  ;  tandis  qu'à  la 
campagne  il  reste  de  la  moralité,  et  qu'en  faisant  un  bon  sort 
<ie  son  vivant,  on  peut  trouver  serviteur  d'attache...  Jadis... 
j'étais  un  homme  précis,  j'en  suis  bien  revenu.  Les  projets  sont 
à  mon  ordre,  je  ne  suis  plus  au  leur.  Chaque  année,  quand  l'hiver 
m'attriste,  je  parle  d'aller  en  Provence,  et,  quand  je  songe  au 
départ,  je  m'enfonce  dans  mon  grand  fauteuil  et  je  fais  plus 
grand  feu  pour  remplacer  le  soleil.  La  bonne  chose  que  d'être 
en  un  bon  chez  soi  !  Usons  de  chaque  jour  sans  trop  de  prévoyance 
du  lendemain.  La  prudence  est  bien  quelque  chose  dans  la  vie  ; 
mais  combien  le  hasard  n'y  est-il  pas  davantage  !  Je  suis  le  plus 
jeune  du  Sénat,  me  disait  Fargue,  je  ferai,  je  ferai,  etc.,  etc. ..nous 
l'enterrions  dix  jours  après.  Moi  j'ai  compté  mourir  chaque  année 
de  1802  à  1805,  et  me  voilà  en  1819.  A  la  Providence  !  prêt  à  tout.  » 

Quoi  qu'en  dise  Sainte-Beuve,  nous  préférons,  à  ce  Volney 
vieilli  et  assagi,  le  'Volney  enthousiaste  des  Ruines  ou  même  le 
Volney  s'embarquanl  au  Havre  h  avec  le  dégoût  et  l'indifférence 
que  donnent  le  spectacle  et  l'expérience  de  l'injustice  et  de  la 
persécution  ».  Nous  préférons  à  l'homme  qui  renonce  à  ses  pro- 
jets et  se  fait  tout  petit  pour  que  la  foi'tune  n'ait  plus  de  prise 
sur  lui,  celui  qui  lutte  pour  le  triomphe  de  ses  idées  ou  même 
ceux  qui,  voyant,  comme  D,  de  Tracy,  combattre  ou  mépriser 
les  doctrines  auxquelles  ils  avaient  cru,  ont  passé,  dans  une 
tristesse  continue,  les  dernières  années  d'une  vieillesse  qui  leur 
était  à  charge,  parce  qu'elle  leur  semblait  inutile. 

Quand  Ginguené  reprochait  à  Palissot  d'avoir  oublié,  dans  ses 
Mémoires,  Cabanis,  Garât  etD.  de  Tracy,  il  joignait  à  ces  noms 
celui  de  Dupuis  qui  a,  disait-il,  fait  époque  dans  l'érudition  et  la 
philosophie  par  son  grand  ouvrage  de  Y  Origine  de  tous  les 
cultes  et  louait  Volney  d'avoir  popularisé  dans  les  Ruines  ce  que 
Dupuis  avait  établi  par  son  érudition. 

Né  à  Trie-le-Chàteau  (Oise)  en  1742,  Dupuis,  placé  par  le  duc 
de  la  Rochefoucauld  au  collège  d'Harcourt.  fut  professeur  de 


DLPLIS  ii\ 

rhétorique  ù  Lisieux  et  se  fit  recevoir  avocat  ;  il  pronoiiea,  au 
uoni  de  l'université,  deux  discours  qui  appelèrent  sur  lui  lallen- 
tion,  étudia  les  mathématiques  et  suivit  les  cours  d'astronomie 
de  Lalande.  Ses  travaux  journaliers  et  ses  relations  intimes  lui 
donnèrent  l'idée  du  grand  ouvrage  qui  a  étahli  sa  réputation. 
On  serait  tenté  de  rapporter  surtout  à  d'Holbach,  dont  toutes 
les  aflirmations  sont  reproduites  et  appuyées  sur  un  nond)re 
iuunense  de  faits  historiques,  la  première  idée  de  cet  ouvrage  des- 
tiné, disait  Ginguené,  à  «  lever  entièrement  le  voile  qui  couvrait 
les  lictions  des  siècles  anciens  ».  Professeur  d'éloquence  latine 
au  collège  de  France  et  membre  de  l'Académie  des  inscriptions, 
Dupuis  entra  à  la  Convention  et  vota  poiu^  la  détention  dans  le 
procès  du  roi.  Il  lit  hommagi^  à  l'assemblée  en  1794  de  VOrlg'un- 
de  tous  les  cultes  ou  lu  rrlir/ioii  universelle  (3  vol.  in-4  et  atlas, 
12  vol.  in-8),  dont  il  avait  déjà,  dans  \q  Journal  des  Savants  ci 
dans  l'Astronomie  de  Lalande,  publié  des  fragments,  qui  lui 
avaient  attiré  une  réfutation  de  Bailly.  Aux  Cinq-Cents,  Dupuis 
s'occupa  de  l'instruclion  publique  t'tdes  écoles  cenirales.  Rentra  à 
l'Institut  national,  et,  après  le  18  brumaire,  au  Corps  législatif. 
Proposé  par  ce  dernier  corps  et  par  le  Tribunal  pour  le  Sénat, 
(fui  ne  le  nomma  pas.  il  mourut  en  Bourgogne  en  1800,  après 
avoir  vu  triompher  les  idées  ([u'il  avait  combattues.  En  1798, 
il  avait  donné  un  Aùr/'gr  de  son  grand  ouvrage  où  étaient 
présentés  les  principes  de  sa  théorie  et  ses  phis  impor- 
tants résultats.  Sous  cette  forme,  disait  la  Décade,  il  joignait  à 
l'avantage  d'être  d'un  prix  très  modéré  et  de  pouvoir  être  lu 
sans  fatigue,  celui  de  renfermer  plusieurs  additions  importantes. 

S'appuyant  sur  les  poètes,  les  théologiens,  les  législateurs,  les 
artistes  et  les  philosophes  anciens,  Dupuis  affirme,  comme  d'Hol- 
bach, que  l'univers  et  ses  parties,  bi  nature  et  ses  agents  princi- 
paux ont,  non  seulement  dû  être  adorés  comme  dieux,  mais  l'ont 
été  effectivement.  C'est  doncparla  nature  et  ses  parties,  par  lejeu 
des  causes  physiques  que  l'on  doit  expliquer  le  système  théolo- 
gique de  tous  les  anciens.  C'est  sur  le  ciel  et  le  soleil,  sur  la  lune 
et  les  astres,  sur  la  terre  et  sur  les  éléments  qu'il  faut  porter  les 
yeux,  si  l'on  veut  retrouver  les  dieux  de  tous  les  peuples  et  les 
découvrir  sous  le  voile  que  l'allégorie  et  la  mysticité  ont  souvent 
jeté  sur  eux,  pour  piquer  notre  curiosité  ou  pour  nous  inspirer 
plus  de  respect. 

L'univers  fut  regardé  comme  un  animal  vivant,  qui  commu- 


1.^2  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D'IDÉOLOGUES 

nique  sa  vie  à  tous  les  êtres  qiril  engendre  par  sa  fécondilé  éter- 
nelle, comme  souverainement  intelligent  et  peuplé  d'une  foule 
d'intelligences  partielles  répandues  par  toute  la  nature,  dont  la 
source  est  dans  son  intelligence  suprême  et  immortelle.  Le  soleil 
et  la  lune,  Vénus  et  Jupiter,  Mercure,  Mars  et  Saturne  furent  les 
sept  grands  Dieux  ;  le  ciel,  qui  entraînait  tous  les  astres,  devint 
leurpère  et  fut  placé  à  la  tête  de  toutes  les  théogonies.  Le  zodiaque 
fut  le  chemin  des  dieux  :  calendrier  qui  convient  à  l'Egypte  et 
ne  convient  qu'à  elle,  puisque  les  figures  qui  désignentles  constel- 
lations peignent  l'état  de  l'Egypte  inondée  par  le  Nil  (Poissons), 
l'époque   où  le  Nil  s'est  retiré  (Bélier),  où  Ton  peut  labourer 
(Taureau),  où  la  nature  est  dans  un  état  d'enfance  (Gémeaux),  etc. 
Vingt-cinq    mille   ans  ou   plusieurs  fois  vingt-cinq  mille  ans 
avant    notre  ère,  les    Égyptiens  furent   donc   les    inventeurs 
des  sciences  astronomiques,  de  la  division  du  zodiaque  et  des 
signes  qui  en  distinguent  les  diverses  parties.  Les  mois  et  les 
saisons  prirent  les  marques  distinctives  des  animaux  célestes, 
le  zodiaque  devint  une  des  grandes  causes.  Les  étoiles,  placées  en 
dehors  de  la  bande  du  zodiaque,  furent  liées  aux   signes  et 
groupées  sous  des  images  d  hommes  et  d'animaux  ;  elles  don- 
nèrent naissance  aux  trente-six  ligures  extrazodiacales  élevées 
à  la  dignité  de  causes  et  de  dieux.  En  distinguant  la  cause  active, 
ciel,  soleil,   lune,  étoiles  fixes,  planètes,  zodiaque,  et  la  cause 
])assive,  terre  et  éléments,  on  plaça  le  ciel  et  la  terre  à  la  tête 
de  la  famille  des  dieux,  on  les  unit  par  un  mariage  d'où  sont 
venus  tous  les  êtres.  En  séparant  les  principes,  dont  l'un  préside 
à  la  lumière  et  l'autre  aux  ténèbres,  on  expliqua  le  bien  et  le 
mal  de  la  nature,  la  vertu  et  le  crime. 

C'est  par  la  physique  et  Tastronoinie  ancienne  que  Dupuis 
interprète  YHéracléide,  les  voyages  d'isis  ou  de  la  lune,  honorée 
sous  ce  nom  en  Egypte,  les  Dionysiaques  ou  le  Poème  de  Non- 
nus  sur  le  soleil,  les  Arrjonautiques,  la  fable  du  soleil  adoré 
sous  le  nom  de  Christ.  Celle  du  paradis  terrestre,  empruntée 
des  livres  de  Zoroastre,  ne  contient  qu'une  allégorie  sur  le  bien 
et  sur  le  mal  physique.  Le  réparateur  du  mal,  le  vainqueur  des 
ténèbres,  c'est  le  soleil  de  Pâques  ou  de  l'agneau  équinoxial.  La 
légende  du  Christ,  mort  et  ressuscité,  ressemble,  au  génie  près, 
à  toutes  les  légendes  et  aux  poèmes  anciens  sur  l'astre  du  jour 
personnifié.  Les  mystères  de  sa  mort  et  de  sa  résurrection  sont 
ceux  de  la  mort  et  de  la  résurrection  d'Osiris,  de  Bacchus, 


DIPLHS,  MAUÉCIIAL  KT  .NAIGEON  1  i:? 

d'Adonis  et  surtout  de  Mithia  ou  du  soleil.  Les  doguies  de  [;i 
théologie  chrétienue,  notamment  celui  des  trois  principes,  ap- 
partiennent à  beaucoup  de  Ihéolooies  plus  anciennes  et  se 
retrouvent  chez  les  IMatoniciens,  dans  Plotin,  dans  3Iacrobe  et 
autres  écrivains  non  chrétiens.  Les  chrétiens  nont  rien  qu'on 
puisse  dire  leur  ouvrage,  encore  moins  celui  de  la  divinité. 

Après  avoir  ainsi  affirmé  que  le  Christ  n'est  pas  plus  réel  que 
l'Hercule  et  ses  douze  travaux,  (|ut'  la  religion  chrétienne  rentre 
dans  le  cercle  de  la  religion  universelle  ou  du  culte  rendu  à  la 
nature  et  au  soleil,  son  principal  agent,  Dupuis  soutient,  comme 
d'Holbach,  qu'il  est  faux  de  voir  un  bien  dans  la  religion  et  un 
mal  dans  la  philosophie  ou  la  raison  éclairée.  Sans  appeler  la 
persécution  contre  les  prêtres,  il  veut  qu'on  leur  ote  toute 
iniluence  sui'  la  morale  et  fait  une  critique,  aussi  vive  que  gros- 
sière, de  la  morale  chrétienne. 

Cette  production  volumineuse,  dit  Ginguené,  est  surchargée 
d'une  érudition  fatigante,  elle  manque  d'ordre  et  de  méthode  et 
n'est  pas  écrite  comme  le  devrait  être  un  ouvrage  de  celte  im- 
portance. Mais  elle  forme  le  recueil  le  plus  précieux  de  préserva  tifs 
contre  toutes  les  superstitions,  la  mine  la  plus  riche  d'explica- 
tions de  toutes  les  fables  et  la  collection  la  ])lus  complète  des 
emblèmes  ingénieux  dont  furent  originairement  couverts  tous 
les  secrets  de  la  philosophie  et  tous  les  grands  phénomènes  de 
la  nature. 

Nous  avons  perdu  le  goût  de  ces  compilations  érudites  où 
l'histoire  n'est  invoquée,  souvent  faussée,  que  pour  défendre 
une  idée  préconçue  ;  nous  cherchons  les  faits,  nous  les  soumet- 
tons à  une  critique  pénétrante  et  nous  essayons  seulement 
ensuite  de  déterminer  les  lois  qui  les  régissent.  Même  lorsqu'il 
s'agit  de  leur  doctrine  préférée,  les  modernes  savent  que,  voir 
seulement  les  faits  qui  la  confirment,  c'est  fournir  des  armes 
trop  redoutables  aux  adversaires.  Aussi  ne  lit-on  plus  Dupuis, 
quoique  tout  ne  soit  pas  <à  dédaignei-  dans  son  œuvre  érudite. 

Sylvain  Maréchal  (1730-1803),  un  moment  célèbre  pendant  la 
Révolution,  fut  un  athée  tolérant,  enthousiaste  de  la  vertu, 
adversaire  de  l'instruction  des  femmes  après  avoir  écrit  pour 
leur  donner  le  goût  de  la  belle  antiquité.  C'est  un  de  ces  hommes 
médiocres,  dont  les  ouvrages,  sinon  la  vie,  fournissent  la 
réfutation  la  plus  péremptoire  de  leurs  doctrines.  Il  n'y  a 
à  signaler,  dans   son    œuvre,   que  VAlmanach  des  honnêtes 


144  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D'IDÉOLOGUES 

fjcns,  où  avant  A.  (.ornte,  il  remplace  les  saints  par  des  hommes 
illustres,  et  le  Dictionnaire  des  athées,  où  prennent  place  Jésus- 
Christ  et  saint  Justin,  saint  Augustin  et  Pascal,  Bossuet  et  Bel- 
larmin,  Leibnitz  et  Descartes,  puis,  dans  un  supplément  ajouté 
par  Lalande,  Bonaparte  etKant! 

Naigeon  (1738-1810)  a  édité  Diderot,  Turgot  et  Montaigne. 
Fanatique  de  Diderot  et  ami  de  d'Holbach,  personne  n'a  plus 
chaleureusement  défendu  l'athéisme  et  le  matérialisme.  Son 
Recueil  de  philosophie  ancienne  et  moderne  mérite  d'être  con- 
sulté en  ce  qui  concerne  les  Académiciens  et  Diderot,  Cardan  et 
CoUins.  S'il  est  supérieur  à  Maréchal,  il  ne  remplace  ni  Diderot, 
ni  d'Holbach,  il  ne  vaut  intellectuellement  aucun  des  idéologues 
dont  nous  nous  sommes  occupés. 


IV 


On  cite  quelquefois  encore  le  nom  de  Saint-Lambert,  on  ne 
lit  plus  guère  ses  ouvrages.  Nous  avons  du,  à  la  bibliothèque  de 
l'Université  de  France,  couper  plus  d'une  feuille  de  l'exemplaire 
dans  lequel  nous  avons  pris  connaissance  de  sa  philosophie.  Et 
cependant  Voltaire  écrivait,  en  1773,  que  le  Poème  des  Saisons 
était  le  seul  ouvrage  du  siècle  qui  passerait  à  la  postérité;  une 
des  classes  de  l'Institut  décernait,  en  1810,  le  grand  prix  décennal 
pour  la  morale,  aux. Principes  des  mœurs  cheztoutes  les  nations. 
et  M.-J.  Chénier  trouvait  que  peut-être  môme  le  Catéchisme 
universel  était  sans  défaut  !  Comment  expliquer  un  tel  oul)li 
après  une  telle  célébrité  ? 

Né  à  Nancy  en  1716  et  élevé  chez  les  jésuites  de  Pont-à-Mous- 
son,  attaché  au  roi  Stanislas  et  préféré  à  Voltaire  par  M'"'^  du  Chà- 
telet,  Saint-Lambert  se  fixa  à  Paris,  après  la  mort  de  Stanislas. 
En  1769  il  publia  le  Poème  des  Saisons,  fut  en  1770  le  successeur 
de  Trublet  à  l'Académie  française,  et  lit  précéder  d'un  Essai  sur 
la  vie  et  les  ouvrages  d'Helvétius,  le  Poème  du  Bonheur.  Avec 
M"''  d'Houdetot,  il  contracta  une  liaison  qui  dura  jusqu'à  sa 
mort.  Après  avoir  donné  des  poésies  fugitives  et  des  contes  en 
prose,  des  apologues  orientaux,  et  enfin,  en  1798,  les  Principes 
des  mœurs  chez  toutes  les  nations,  dont  le  dernier  volume 
paraissait,  trois  ans  plus  tard,  avec  les  Essais  sur  la  vie  de 
Bolingbroke  et  de  Helvétius^  avec  les  Deux  amis,  conte  iroquois, 


SAINT-LAMBERT  445 

Sauit-L;\ml)ert  inourait  âgé  de  quatre-vingt-cinq  ans  (1803). 
Dans  les  Mémoires  sur  Bolingbroke,  qu'on  peut  encore  con- 
sulter pour  riiistoire  de  l'Angleterre  à  cette  époque  (l),il  l'ail 
l'éloge  de  Locke,  qui  a  montré  l'origine  de  nos  connaissances  et 
presque  leurs  bornes,  et  de  Shaftesbury,  qui  a  établi  la  morale 
sur  des  principes  solides  et  l'a  rendue  éloquente,  Le  Poème  des 
Saisons  est  un  des  résultats  du  progrès  philosophique  (2). 
Saint-Lambert  y  vante  les  éditeurs  de  YEncycloptklie,  qui  ont 
rendu  un  service  immortel  au  genre  humain  et  croit  aux  progrès 
futurs  de  Ihunianité  :  «  L'esprit  humain,  dit-il,  ne  peut  faire  de 
pas  en  arrière...  De  jour  en  jour  notre  espèce  doit  tirer  de  nou- 
veaux avantages  de  la  découverte  de  l'Amérique,  du  passage  aux 
Dult^s,  du  progrès  du  commerce  et  des  sciences,  de  la  navigation 
et  de  la  philosophie.  J'aime  à  espérer  et  espère.  »  Mais,  dans  le 
parti  philosophique,  il  se  rangerait  plutôt  à  côté  de  Voltaire  que 
de  d'Holbach  :  «  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  dit-il,  c'est  que  l'idée  con- 
solante d'un  Dieu  bon,  d'un  Dieu  qui  se  plaît  au  spectacle  de  nos 
plaisirs,  doit  nous  rendre  bons,  parce  qu'il  est  de  la  condition 
de  l'homme  d'imiter  ce  qu'il  admire,  ce  qu'il  adore.  »  Le  poème 
débute  par  un  hommage  à  la  Divinité  (3). 

Il    est    d'autant   plus   important   de    le   rappeler   que   déjà 
Saint-Lambert  songeait  au  grand  ouvrage  dont  la  publication 
coïncide  avec  la  lin  de  sa   vie  :  «  On  n'a  pas  même   encore, 
dit-il,  dans  les  notes  sur  V Automne,  un  livre  qui  donne  les  prin- 
cipes et  les  devoirs  détaillés  de  cette  morale  qui  doit  être  corn- 
ai) Voyez  Garât,  Mémoires  historiques  sur   le  XVIII'^  siècle. 
(2)  «La  philosophie,  ilit-il,  ddus  le  Discours  préliminaire,  a  agrandi  et  embelli  l'u- 
uivers...Des  ]iliilosO|ihi'S  éloijueuts  ont  reurlii   la  ]>hysique  une   scieiifo  aLTéjihlc... 
Le   lau^aifi'   de  la  |>liiloso[>hie,  reçu  dans   le  monde,  a  pu  l'être  dans  la  i)oésie... 
On  a  pu  entreprendre  des  poèmes  qui  demamlent   une  connaissauee  variée  de  la 
nature,  et  leurs  auteurs  ont  pu  espérer  des  leeteurs...  Les  anciens  aimaient  et  chan- 
taient la  campa^-'ne.  nous  a<lniirons  et  chantons  la  nature.  » 
(3)  0  toi  qui  de  l'espace  as  peuplé  les  déserts, 

Et  de  soleils  sans  nombre  éclairas  l'univers 

Qui  dirisres  la  course  éternelle  et  rapide 

Des  mondes  emportés  dans  les  plaines  du  vide. 

Arbitre  des  destins,  maître  des  éléments, 

Toi  dont  la  volonté  créa  l'ordre  et  le  temps, 

Tu  prodis^uas  tes  dons  sur  ce  çlobe  d'argile, 

Et  ta  bouté  pour  nous  décora  notre  asile. 

Mais  l'homme  a  négligé  les  présents  de  tes  mains: 

Je  viens  de  leur  richesse  avertir  les  humains, 

Des  plaisirs  faits  pour  eux  leur  tracer  la  peinture, 

Leur  apprendre  à  connaître,  à  sentir  la  nature. 

0  Dieu  de  l'univers!  Dieu  que  j'ose  implorei', 

Accepte  mon  hommage  et  daigne  m'éclairer. 

Pjcavet.  10 


i 


146  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D'IDÉOLOGUES 

mune  à  tous  les  hommes.  Les  livres  élémentaires  n'ont  guère 
été  faits  que  par  des  hommes  médiocres  et  il  faudrait  qu'ils 
fussent  l'ouvrage  d'hommes  supérieurs.  Ce  serait  aux  académies 
dirigées  par  les  gouvernements,  à  travailler  aux  ouvrages  néces- 
saires à  l'éducation  de  la  jeunesse.  »  S'il  faut  en  croire  ce 
qu'il  a  lui-môme  affirmé  plus  tard,  il  avait,  depuis  pUis  de  seize 
ans,  fait  le  plan  détaillé  des  Principes  des  mœurs  !  Par  contre, 
il  nous  apparaît  alors,  comme  dans  la  suite,  assez  peu  soucieux 
de  l'exactitude  scientifique  :  il  suit  le  système  de  Ptolémée,  non 
qu'il  ait  encore  des  partisans,  mais  parce  qu'il  persuade  la 
vue. 

Saint-Lambert,  qui  avait  collaboré  à  V Encyclopédie,  habitait 
chez  le  prince  de  Beauvau,  très  lié  avec  les  philosophes,  et  il 
était  assidu  chez  M'"'  de  Lespinasse,  où  il  rencontrait  d'Alembert, 
Condorcet,  Marmontel  et  Condillac.  Il  fignre  parmi  les  dix-sept 
philosophes  qui  se  réunissent,  le  13  mai  1770,  chez  M"""  Necker 
pour  élever  une  statue  à  Voltaire.  Dans  son  discours  de  récep- 
tion à  lAcadémie,  il  fait  léloge  de  Montesquieu  et  de  Voltaire, 
de  Condillac,  de  Thomas  et  de  d'Alembert,  mais  oublie  Buffon 
qui  était  assez  mal  avec  les  philosophes  (1).  La  même  année, 
quand  Séguier  se  fut  plaint  des  allusions  malveillantes  de  Thomas 
à  son  réquisitoire  contre  lé  Système  de  la  nature,  Saint-Lambert 
proposa  d'exclure  Séguier,  qui«  avait  forfait  envers  l'Académie  », 
en  s'adressant  au  chancelier,  au  lieu  de  la  prendre  pour  juge.  Il 
s'attira  une  vive  réprimande  de  Duclos,  peu  soucieux  d'envenimei- 
un  conflit  dont  l'Académie  avait  déjà  grand  peine  à  sortir  en  con- 
servant sa  dignité  (2).  En  1776  il  charge  Condorcet  de  renouveler 
auprès  de  Turgot  les  ofi'res  de  l'Académie  ;  en  1778  il  fait  partie, 
avec  le  prince  de  Beauvau  et  Marmontel,  do  la  députalion  «  extra- 
ordinaire et  solennelle  »  envoyée  à  Voltaire,  pour  féhciter  de 
son  arrivée  un  «  homme  si  célèbre  dans  les  lettres  et  si  précieux 
à  l'Académie  et  à  la  nation  ». 

C'est  surtout  par  la  préface  du  Poème  sur  le  Bonheur  d'Hel- 
vétius,  qu'il  marque  bien  son  alliance  avec  les  philosophes  (1772).         | 
Grimm   écrivait,   en  novembre,  que  YEssai  sur  la  vie  et  les        I 
ouvrages  d' Helvétius  faisait  beaucoup  de  sensation  :  cest,  ajou- 

(1)  «  Comment  peut-on,  dit  Grimm,  passer  sous  silence  M.  de  Buffon,  quand  on 
a  le  com-age  de  louer  son  pesant  adversaire,  l'abbé  de  Condillac  ?  » 

(2)  Lucien  Brunel,  les  Philosophes  et  l'Académie  française  au  XVIIl<^  siècle^ 
p.  201  sqq. 


SAINT-L.VMBERT  147 

tait-il,  un  excellent  morceau,  plein  de  philosophie,  écrit  dans  le 
meilleur  goût,  hardi,  sage  et  piquant,  c'est  un  modèle  en  ce 
genre  et  ce  n'est  certainement  pas  ce  que  M.  de  Saint-Lambert  a 
fait  de  moins  bien.  C'est  dans  cet  Essai  qu'on  peut,  encore 
aujourd'hui,  trouver  les  renseignements  les  plus  intéressants 
sur  un  homme  qui,  un  moment,  occupa  l'attention  de  l'Europe  et 
fut  aussi  célébré  et  combattu  en  France  que  Montesquieu,  Vol- 
taire ou  Rousseau.  .Mais  si  l'on  peut  accepter,  avec  de  légères 
réserves  (l),  tout  ce  que  dit  Saint-Lambert  de  la  bienfaisance  et 
des  vertus  d'Helvétius,  on  ne  saurait,  en  aucune  façon,  s'associer 
au  jugement  qu'il  porte  sur  le  philosophe.  Selon  lui,  Helvétius 
aurait  été  disciple  de  Locke  comme  Aristote  l'a  été  de  Platon  ; 
Montesquieu  l'aurait  trouvé  un  homme  au-dessus  des  autres;  la 
nature  lui  aurait  donné  la  beauté,  la  santé,  le  génie.  Le  livre  de 
ïEsprit  serait  un  des  meilleurs  ouvrages  du  siècle,  on  n'en 
aurait  point  fait  où  l'homme  soit  vu  plus  en  grand  et  mieux 
observé  dans  les  détails.  Si  Descartes  a  créé  l'homme,  Helvétius 
l'a  connu  et  a,  le  premier,  fondé  la  morale  sur  la  base  inébran- 
lable de  l'intérêt  personnel.  Le  livre  de  VHomnic  renfermerait 
le  même  fond  d'idées  vraies,  avec  de  plus  grands  développements 
peut-être,  avec  plus  de  profondeur  dans  les  principes  et  d'éten- 
due dans  les  conséquences.  Il  importe  de  se  rappeler,  sinon  de 
discuter,  ces  éloges  exagérés,  pour  comprendre  comment  Saint- 
Lambert  entend  l'histoire  et  pour  résoudre  une  question  que 
nous  serons  obligé  de  nous  poser,  quand  nous  le  verrons  donner 
son  grand  ouvrage  comme  une  œuvre  essentiellement  originale. 
Quand  parurent  les  Pruicipfs  des  mœurs  chez  toutes  les 
nations,  ceux  qu'avait  loués  Saint-Lambert  n'étaient  plus.  La 
Révolution  avait  réalisé  les  souhaits  des  philosophes,  mais 
détruit  bien  des  choses  qu'ils  auraient  voulu  conserver.  Saint- 
Lambert  semble  avoir  éprouvé  plus  de  déception  que  d'en- 
thousiasme, en  présence  d'un  événement  qui  dérangeait  toutes 
ses  habitudes.  Il  est  curieux  de  lire,  à  ce  point  de  vue,  1'^- 
nalyse  historique  de  la  Société,  qu'il  avait  terminée,  dit-il, 
en  1788,  et  dont  il  ne  s'est  plus  occupé  depuis.  On  y  trouve 
un  éloge  de  Louis   XV,   qu'il  n'eût  point  signé   en  1770  (2). 

(1)  Saint-Larnbert  afflrme,  par  exemple,  qu'Helvétius  a  signé  une  rétractation 
de  l'Esprit,  non  par  crainte,  non  pour  plaire  à  sa  mère,  mais  pour  sauver  le  cen- 
seur auquel  on  menaçait  de  s'en  prendre  de  la  publication  du  livre! 

(2)  '<  Louis  XV  protégea  les  philosoplies,  il  accueillit  Montesquieu  ;  l'abbé  de  Con- 
flillac  eut  des  bénéfices  et  des  pensions  ;  V  Encyclopédie  fut  soustraite  aux  jursicii- 


148  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D'IDÉOLO(;UES 

S'il  rappelle  que  Louis  XV  eut  des  faiblesses  qui  durent  dimi- 
nuer le  respect  dont  il  avait  été  d'abord  entouré,  il  n'en  dit  pas 
plus,  parce  qu'il  n'aime  point  à  rappeler  les  imperfections  de 
«  ceux  à  qui  sa  patrie  doit  de  la  reconnaissance  ».  Aussi  ne  voit-il 
point,  dans  la  société  ou  dans  l'histoire,  d'homme  dont  la  vertu 
ait  été  la  passion  dominante,  comme  elle  l'est  dans  Louis  XVI  ; 
il  range  parmi  ceux  qui,  en  1788,  crient  contre  les  distinctions 
sociales,  les  familles  riches  et  anobhes  depuis  peu  qui  ne  peuvent 
prétendre  aux  premiers  honneurs,  celles  qui  ne  sont  que  riches 
et  point  nobles,  les  légistes  qui  ne  peuvent  acheter  les  charges 
conférant  la  noblesse  et,  avec  «  ces  races  envieuses  »,  le  clergé 
de  la  classe  inférieure  et  quelques  nobles,  môme  anciens,  mais 
pauvres  et  humiliés  de  ne  point  sortir  des  grades  inférieurs.  Il 
voudrait  qu'on  ne  choisît,  comme  députés,  que  des  propriétaires 
ayant  au  moins  huit  mille  livres  de  rentes  et  qu'on  exclût  les 
calvinistes,  qui  pourraient  unir  leurs  intrigues  et  leurs  murmures 
aux  clameurs  de  Paris  ;  que  les  Etats  opinassent  par  ordre  et 
qu'on  conservât  à  la  noblesse  certaines  distinctions  honorifiques  ; 
qu'on  laissât  subsister  les  corvées,  «  paiement  des  prés,  des  bois, 
des  champs  »  donnés  par  les  ancêtres  à  leurs  vassaux,  et 
que  les  nobles  continuassent  à  avoir  la  justice  seigneuriale,  qui 
n'est  point  tyrannique.  Il  faut  que  la  première  classe  du  clergé 
soit  riche,  pour  que  sa  considération  en  soit  augmentée  et  pour 
qu'elle  puisse  encourager  le  travail  du  peuple  ou  soulager  sa 
misère.  Il  faut  continuer  de  lever  l'impôt  de  la  gabelle,  en  le 
rendant  égal  dans  tout  le  royaume.  Avec  les  mécontents  de 
Paris,  il  ne  faut  pas  méconnaître  futilité  de  la  police  et  des 
lettres  de  cachet.  Et,  pour  bien  marquer  qu'au  moment  où  il 
publie  ce  livre,  il  n'est  plus  f  homme  qui,  en  1769,  «  aimait  à 
espérer  et  espérait  »,  il  a  soin  d'avertir  que,  s'il  veut  rendre 
l'homme  plus  éclairé,  meilleur  et  plus  heureux,  il  ne  prétend  pas 
qu'il  s'élèvera  à  une  perfection  politique  et  morale,  dont  il  ne  le 
croit  pas  susceptible.  Les  degrés  qu'on  peut  ajouter  encore  à  la 
perfection  du  caractère  et  du  bonheur  sont  en  petit  nombre.  Il 
ne  faut  pas  remplir  l'esprit  humain  de  chimères  qui  ne  servi- 
raient qu'à  nous  dégoûter  de  notre  état  présent  :  «  Augmentons 

tioiis  du  clergé  et  du  parlement  ;  Voltaire,  qui  n'avait  pas  assez  de  prudence,  jouit 
d'une  fareur  utile  et  point  ostensible;  quelques  philosophes  furent  mis  à  Vinceunes 
et  à  la  Bastille  pour  les  soustraire  à  la  rigueur  de  la  magistrature...  Le  cœur  de 
Louis  était  tolérant,  il  eut  toujours  de  la  considération  pour  le  mérite.  » 


SAINT-LAMBERT  i^9. 

nos  vertus,  dit-il,  mais  restons  contents  d'être  lioninies;  ne  pré- 
tendons pas  devenir  des  dieux.  C'est  une  belle  machine  qut^ 
l'aérostat  ;  cherchons  quelques  moyens  de  la  perfectionner  et 
d'en  faire  usage,  mais  ne  concevons  pas  la  folle  espérance  de 
nous  en  servir  un  jour,  pour  aller  souper  dans  la  lune,  ou  passer 
quelques  jours  ù  la  campagne,  chez  nos  amis  de  Saturne  et  de 
Jupiter.  » 

Pour  que  sa  manière  de  voir  parût  bien  changée  sur  des  ques- 
tions essentielles,  Saint-Lambert  qui,  implicitement  réfutait  Con- 
dorcet,  se  réfutait  lui-même,  mais,  ce  semble,  sans  s'en 
apercevoir.  Il  avait  intitulé  son  livre  Principes  des  mœurs  chez 
«  toutes  »  les  nations  ou  Catéchisme  «  universel  »  et  il  faisait, 
disait-il,  abstraction  des  gouvernements,  pour  apprendre  seule- 
ment à  l'homme  à  aimer  sa  patrie  et  à  en  respecter  les  lois.  Il 
composait  son  Analyse  de  la  Société  pour  montrer  que  les  prin- 
cipes établis  par  lui  conviennent  à  toutes,  quelles  que  soient 
leurs  lois,  et  que  môme  ils  doivent  être  la  base  de  ces  lois.  Et  il 
condamnait,  à  plusieurs  reprises  (i,  34;  iv,  336  sqq.),  la  manie 
qu'a  l'esprit  humain  d'étabhr  certains  principes  absolus,  pré- 
tendues vérités  universelles  d'après  lesquelles  on  croit  pouvoir 
se  conduire  dans  tous  les  lieux  et  dans  tous  les  temps  (1)! 

Aussi,  à  priori,  semble-t-il  bien  difficile  d'admettre  le  juge- 
ment de  Cousin  sur  Saint-Lambert  :  «  Un  silence  profond,  évi- 
demment systématique,  règne  sur  ces  deux  grandes  questions 
de  Dieu  et  d'une  autre  vie...  Il  relègue  ces  deux  croyances  parmi 
les  superstitions  arbitraires  qui  n'entrent  point  dans  l'ordre  des 
connaissances  naturelles,  invariables,  sur  lesquelles  doit  reposer 
le  Catéchisme  universel...  Sa  philosophie  est  sans  Dieu  et 
elle  n'excède  par  les  limites  de  ce  monde...  il  continue  Helvé- 
tius  (2).  »  Saint-Lambert,  comme  Voltaire,  attaque  le  fana- 
tisme et  condamne  les  querelles  théologiques;  mais  il  serait 
étrange  qu'après  avoir  débuté  par  une  Ode  sur  l'Eucharistie, 
après  avoir  invoqué  Dieu  au  moment  où  il  était  le  plus  hé  avec 
les  philosophes,  il  eût  choisi,  pour  aller  plus  loin  qu'il  n'avait 

(1)  Sur  ceUe  question,  voyez  Boutmy,  Études  de  droit  constitutionnel,  et  Paul 
Janet,  Histoire  de  la  science  politique,  3^  éditiou,  lutroduction. 

(2;  Cousin,  Philosophie  sensualiste,  V°  leçon.  —  Quant  à  ce  que  dit  Cousin  en 
s'adressant  «■  aux  jeunes  gens  qui  ont  un  vif  amour  de  la  liberté  et  des  droits  du 
genre  humain  »,  il  faut  remarquer  qu'il  confond  deux  choses  distinctes,  le  libre 
arbitre  et  la  liberté  politique.  Saint-Lambert,  comme  tous  les  idéologues,  n'a 
jamais  cessé  d'être  partisan  de  cette  dernière.  Voyez  surtout  ii,  294. 


150  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D'IDÉOLOGUES 

été  autrefois  et  que  n'allait  Voltaire,  pour  lequel  il  conservait 
toujours  une  vive  admiration,  l'époque  où  il  se  séparait  en  plus 
d'un  point  des  plus  modérés  de  leurs  successeurs  !  Et  il  ne  l'a 
pas  fait.  S'il  ne  veut  pas  que  l'enfant  répète,  matin  et  soir,  de 
longues  piières  qu'il  ne  peut  comprendre,  c'est  pour  qu'il  adresse 
une  courte  invocation,  un  hommage  à  l'Etre  suprême  (n,  91).  Au 
lieu  d'une  multitude  de  cérémonies  religieuses,  de  longues  et 
inutiles  prières,  de  discours  qu'on  écoute  sans  y  rien  comprendre, 
on  lira,  le  dimanche,  deux  de  ses  dialogues  et  on  s'examinera  sur 
chacun  d'eux;  on  commentera  le  dictionnaire  de  morale  et  on 
entendra  le  ministre  de  la  paroisse,  qui  ne  sera  plus  qu'un  officier 
de  morale,  expliquer  en  détail  les  dialogues  et  les  préceptes  du 
Catéchisme.  Ce  sont  là  des  «  exercices  vraiment  pieux  »,  puis- 
qu'ils tendent  i\  honorer  l'Être  suprême  comme  il  veut  l'être 
(n,  119).  SU  comhat  la  superstition,  il  afhrme  que  Dieu  ne  se 
met  pas  en  colère.  Son  élève  ne  croira  point  qu'il  y  ait,  dans 
les  astres  et  les  airs,  dans  les  cavernes,  dans  les  forêts  et  dans 
les  temples,  des  êtres  fort  instruits  et  fort  puissants  qui  con- 
naissent l'avenir  et  en  disposent,  mais  «  il  croira  qu'il  y  a  un 
grand  être  qui  conduit  les  hommes,  par  l'attrait  du  plaisir  et 
par  la  crainte  de  la  douleur...,  qui  a  voulu  que  le  honheur  de 
l'homme  fût  lié  au  honheur  de  ses  semhlahles.  Et  si  cet  être 
immense  veut  être  honoré,  l'hommage  qu'il  nous  demande,  c'est 
un  genre  de  vie  conforme  aux  lois  et  au  bien  de  la  société  » 
(n,  317,  329).  Il  va  même  plus  loin  dans  cette  direction  :  la  religion 
est  la  philosophie  du  peuple  (1),  les  prêtres  sont  les  instituteurs 
de  cet  enfant  éternel  (iv,  308).  C'est  surtout  aux  femmes  qu'elle 
peut  être  utile  en  exaltant  ou  même  en  créant  en  elles  les  plus 
belles  qualités  (m,  253);  mais  son  pouvoir  est  aussi  un  des 
moyens  les  plus  puissants  pour  empêcher  les  penchants  dange- 
reux de  troubler  l'ordre  général  (269).  Aussi  insiste-t-il  sur  les 
sentiments  vifs  d'espérance  ou  de  crainte  qu'inspire  la  religion  ; 
s'il  lui  demande  de  renoncer  aux  disputes  inintelligibles,  de 
prêcher,  au  nom  de  l'Évangile,  toutes  les  vertus  sociales,  il  veut 
qu'elle  conserve  son  culte  et  en  augmente  même  la  pompe.  II 
en  réclame  une  telle  que  la  rehgion  catholique,  où  le  clergé  ait 
une  subordination  graduée  :  Rome  tendra  surtout  à  entretenir 
cette  fraternité,  cette  bienveillance  qui  rendent  le  christianisme 

(1)  Assertion  reprise  par  Cousin. 


SAINT-LAMBERT  151  ■ 

i-espectable  et  cher  à  la  philosophie  même  (m,  269  ;  iv,  380,  407). 
■  Ce  tpii  frappe  le  lecteur,  c'est  Vassm-ance  avec  laquelle 
Saint-Lambert  avance  les  affirmations  historiques  les  plus 
hasardées  et  les  moins  exactes.  Les  stoïciens  sont  pour  lui  des 
sophistes  qui  s'amusent  à  créer  l'être  qu'on  n'était  pas  encore  en 
état  d'expliquer  ;  et  s'ils  ont  formé  quelques  grands  hommes, 
c'est  en  les  conduisant  par  de  belles  erreurs  plutôt  que  par  la 
raison.  Par  contre,  ni  les  anciens,  ni  les  modernes  n'ont  rien 
fait  sur  la  morale  qu'on  puisse  comparer  au  de  Of/lciis  de  Cicé- 
ron,  le  maître  éclairé  d'un  peuple  instruit  et  le  précepteur  d'une 
société  polie,  qui,  supérieur  à  Socrate,  à  Platon  et  à  Aristote, 
ne  laisse  presrpie  rien  à  dire  sur  tous  les  devoirs,  de  quelque 
genre  qu'ils  soient.  S'agit-il  de  l'histoire  proprement  dite?  Saint- 
Lambert  ne  trouve  nulle  part  la  manière  dont  l'homme  a  passé 
de  l'état  sauvage  à  la  civilisation  :  il  se  contente  des  écrits  des 
philosophes,  des  fictions  des  poètes  et  arrive  ainsi  à  expliquer 
lorigine  de  la  propriété:  «  Une  femme  de  sens  propose  un  jour  à 
son  mari  et  à  sa  famille  une  grande  nouveauté.  Partageons,  dit- 
elle,  le  terrain  que  nous  ensemençons  et  que  chaque  famille 
recueille  seule  le  finit  du  champ  qu'elle  aura  semé.  »  C'est  à  peu 
près  de  la  même  manière  qu'il  expose  l'état  des  sauvages  et  la 
condition  des  femmes  chez  les  différents  peuples.  La  plupart  des 
écrivains  philosophiques  du  xvm°  siècle  s'inquiétaient  peu,  en 
général,  d'avoir  réuni  tous  les  faits  sur  lesquels  nous  nous 
appuyons  aujourd'hui  pour  faire  revivre  le  passé.  Confiants  dans 
la  puissance  de  la  raison  pour  perfectionner  l'homme  et  le  rendre 
heureux  à  l'avenir,  ils  croyaient  que  leur  raison,  déjà  perfec- 
tionnée, pouvait,  avec  quelques  faits,  reconstruire  les  époques 
antérieures  de  Ihistcire  de  l'humanité.  Chez  Saint-Lambert,  une 
autre  cause  encore  a  contribué  à  l'emploi  de  ce  procédé  qui 
permet  de  simplifier  le  travail  en  inventant  l'histoire,  au  lieu  de 
l'étudier  :  c'est  sa  confiance  en  sa  propre  raison,  en  son  infailli- 
bilité personnelle. 

Bien  qu'il  nous  dise  lui-môme  que  sa  mémoire  n'est  plus 
fidèle,  que  ses  yeux  et  sa  main  se  refusent  à  son  travail  (IV,  414) 
et  que,  d'un  autre  côté,  il  parle  souvent  des  imperfections  de 
son  ouvrage  et  avance  que,  s'il  était  excellent,  il  ne  serait  pas 
le  sien,  mais  celui  de  son  siècle,  il  essaie  de  montrer  qu'il 
a  fait  œuvre  originale.  Ainsi,  depuis  plus  de  quarante-cinq 
ans,  il  en  a  tracé  le  plan  détaillé.  Il  l'aurait  donc  conçu  avant 


152  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D'IDÉOLOGUES 

1753,  c'est-à-dire  avant  que   Condillac,   Helvélius,  d'Holbach, 
Rousseau  et  bien  d'autres  eussent  publié  leurs  ouvrages  princi- 
paux. Il  l'a  terminé,  il  y  a  cinq  ou  six  ans,  avant  que  Volney  eût 
donné  les  Ruines  et  le  Catéchisme  du  citoijen  français,  Con- 
dorcet,  VEsquisse  diin  tableau  historique  des  progrès  de  l'es- 
prit humain;  avant  que  Cabanis  et  D.  de  Tracy  eussent  com- 
mencé, à  l'Institut,  les  lectures  qui  devaient  exercer  une  si  grande 
influence  !  D'un  autre  côté,  il  ne  vante  plus  seulement,  il  juge 
les  philosophes  qui  l'ont  précédé  et  tâche  de  trouver  en  quoi  il 
leur  est  supérieur.  Voltaire  est  toujours  loué  sans  restriction, 
peut-être  parce  qu'il  n'a  jamais  fait  un  système  raisonné  et  a 
laissé  à  Saint-Lambert  le  soin  de  compléter  son  œuvre  (I,  41). 
Montesquieu  a  donné  un  ouvrage  immortel,  mais  qui  contient 
quelques  erreurs  :  l'influence  du  climat  a  été  exagérée  parce 
qu'elle  n'a  pas  été  observée  chez  l'homme  sauvage  (I,  112);  les 
causes  pour  lesquelles  les  préjugés  essentiels,  dans  une  belle 
monarchie,  ne  sont  pas  encore  assez  puissants,  n'ont  point  été 
dites  par  lui,  mais  Saint-Lambert  lui  doit  d'en  avoir  trouvé 
une  (IV,  198).  Locke  a,  le  premier,  prouvé  que  la  morale  est 
aussi  susceptible  de  démonstration  que  la  géométrie  et  la  science 
des  nombres.  Condillac  est  celui  de  ses  disciples  qui  a  rendu  le 
plus  de  services  à  la  raison  humaine  ;  mais  son  Abrégé  de  V his- 
toire est  fort  inférieur  à  ses  ouvrages  de  métaphysique  et  de 
morale  (I,  37).  Sa  Logique  (1780)  a  paru  quand  Saint-Lambert 
avait  fini  la  sienne  et  ne  lui  a  rien  fourni  qui  pût  enrichir  son 
livre  ou  l'empêcher  de  le  publier.  Quant  au  traité  de  Locke 
sur  la  Conduite  de  Vesprit  humain  dans  la  recherche  de  la 
vérité,  il  ne  développe  pas  toujours  assez  les  causes  de  nos 
erreurs.  Saint-Lambert  a  été  plus  loin  que  Locke  et  Condillac,  il 
est  plus  clair  que  l'un  et  plus  précis  que  l'autre  (I,  261  sqq.).  De 
même  il  a  fait  un  grand  usage  du  principe  de  Locke,  très  supé- 
rieurement développé  par  Condillac,  sur  la  liaison  des  idées, 
que  ni  l'un  ni  l'autre  n'ont  jamais  appliqué  à  l'art  de  former  le 
caractère  moral  (II,  124).  Helvétius  est  sévèrement  jugé.  C'est 
le  premier  moraliste  qui  ait  employé  les  principes  de  Locke, 
mais  il  a  trop  contesté  l'influence  du  climat.  Il  a  eu  d'abord  une 
grande  célébrité,  et  n'a  conservé  que  beaucoup  d'estime.  S'il  a 
été  utile  et  le  sera  toujours,  malgré  quelques  exagérations  et 
quelques  erreurs,  c'est  aux  philosophes  plus  qu'au  vulgaire  des 
lecteurs  (I,  33  sqq.,  112).  L'Essai  sur  la  vie  et  les  ouvrages^ 


I 


?f' > 


SAINT-LAMHEIlï  li»» 

(THelvêtifis  signale  bien  quelqnes  grandes  beautés,  mais  non 
phis  un  bon  poème,  dans  le  Bonheur.  Les  éloges  hyperboliques 
disparaissent  (IV  Rousseau  na  été  utile  à  la  philosophie  que 
parce  qu'on  a  trouvé  de  nouvelles  vérités  en  détruisant  ses 
erreurs.  Ses  idées  les  plus  raisonnables  lui  viennent  de  Hobbes. 
Shaftesbury  a  eu  des  partisans,  Pope,  Bolingbrok.e,  Hutcheson, 
Ferguson,  Smith,  qui  ont  ajouté  des  erreurs  aux  erreurs  de 
leur  maître  (I,  :27  sqq.). 

En  critiquant  ses  contemporains,  Saint-Lambert  invoque  tou- 
tefois leur  autorité  :  tous  ont  approuvé  le  plan  détaillé  de  son 
livre  et  l'ont  engagé  à  l'exécuter  (I,  oO».  Et  il  n'a  rien  négligé,  si 
on  l'en  croit,  pour  rendre  son  œuvre  digne  d'être  lue.  Il  a  étudié 
fous  les  philosophes  anciens  ou  modernes,  il  a  été  éclairé  par  la 
multitude  des  faits  recueillis  depuis  plusieurs  siècles  et  par  les 
observations  qu'il  a  faites  dans  une  de  ces  grandes  sociétés  où 
il  y  a  beaucoup  d'idées  et  de  connaissances  ;  il  a  vu  se  perfec- 
tionner la  science  de  l'homme  et  il  a  pensé  que  les  temps  étaient 
arrivés  où  l'on  pouvait  donner,  auv  habitants  de  tous  les  pays, 
celui  des  livres  ([ui  pouvait  leur  être  le  plus  utile  ! 

Que  Saint-Lambert  ait  lu  ou  compris  «  tous  »  les  philosophes, 
c'est  ce  qui  est,  avons-nous  vu,  absolument  faux.  Faut-il  ajouter 
plus  de  confiance  aux  autres  assertions  et  voir  en  lui  un  penseur 
original  ?  Les  propositions  les  plus  souvent  citées  dans  son 
œuvre  (2)  sont  des  idées  de  Voltaire,  d'Helvétius,  de  Rousseau  ; 
la  forme  que  leur  donne  Saint-Lambert  n'est  pas  originale,  mais 
singulière  et  elle  a  fourni,  aux  adversaire  de  l'école,  l'occasion 
de  faciles  triomphes  (3  . 

L'ouvrage  a  cinq  parties,  pour  lesquelles  Saint-Lambert  mani- 

(1)  Ainsi  en  parlant  de  V Esprit,  il  dit:  (c  II  s'est  peu  fait  dVmvra?es  où  l'iiomme 
soit  vu  plus  eu  graud  etc.  »,  et  uou  plus:  '<  Il  ue  s'est  point  fait  d'oHvrai,a>s.  ctr.  » 
De  même  la  phrase  dans  laquelle  Helvétius  était  mis  au-dessus  de  Descartes  se 
trouve  supprimée. 

(2)  «  L'homme  eu  entrant  dans  le  monde  n  'est  qu'une  masse  org-anisée  et  sen- 
sible... C'est  un  être  sensible  et  raisonnable  qui  doit  chercher  le  plaisir  et  éviter  la 
douleur.  —  Ceux  qui  s'aiment  bien  sont  ceux  qui  ne  séparent  pas  leur  bonheur  du 
houheiu-  des  autres  hommes.  —  La  conscience  est  le  seutiment  agréable  ou  triste 
que  nous  éprouvons  d'après  le  jugement  que  nous  portons  de  nos  actions.  Tantôt  la 
conscience  est  pour  nous  ce  bonheur  de  l'Olympe  auquel  les  dieux  avaient  associé 
Hercule  et  tantôt  ce  vautour  qui  rongeait  le  cœur  de  Prométhée  ;  elle  est  la  plus 
aimable  des  compag-nes  ou  la  plus  terrible  des  furies.  —  Nous  ne  cherchons  point  à 
connaître  si  notre  àme  est  la  vie  même,  ou  une  portion  de  la  vie,  si  elle  est  matière 
subtilisée  eu  esprit  pur,  si  elle  est  simple  ou  composée,  une  faculté  ou  le  résultat 
de  nos  facultés.  » 

(3}  Voyez  de  Donald,  passim,  et  Buisson,  ch.  vu,  §  3. 


154  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D'IDÉOLOGUES 

feste  les  mêmes  prétentions.  Les  deux  premières  contiennent 
•des  détails  «  approfondis  »  sm-  l'esprit  et  le  cœur  humain,  et 
présentent  une  analyse  de  Ihomme,  «  différente  de  celles  qui 
ont  paru  jusquà  présent  »,  une  analyse  de  la  femme,  «  qui  n'a 
pas  été  assez  observée  par  les  anatomistes  ».  Dans  cette  psy- 
chologie où  les  questions  les  plus  importantes  sont  traitées  en 
([uelques  lignes  (1),  on  cherclierait  vainement  une  idée  neuve 
et,  en  pensant  à  Cabanis  et  à  Deslult  de  Tracy,  dont  tout  le  monde 
connaissait  déjà  les  recherclies,  on  se  demande  comment  Saint- 
Lambert  a  pu  songer  à  la  publier  et  surtout  croire  qu  elle  était 
différente  de  ce  qui  avait  été  fait  jusqu'alors. 

De  ces  deux  analyses,  Saint-Lambert  passe  à  une  logique,  inti- 
tulée De  la  Raison  ou  Ponthiamas.  Ce  qui  concerne  l'éducation 
physique  est  excellent,  mais  était  déjà  dans  Rousseau  et  Hel- 
vétius.  Ce  qu'il  dit  des  connaissances  et  des  degrés  de  certitude, 
en  cherchant  à  surpasser  Condillac  et  Locke,  est  d'une  banalité 
rare.  On  peut  cependant  signaler  l'idée  d'un  Dictionnaire  des 
substances,  dans  lequel  des  estampes  coloriées  présenteraient 
l'objet  aux  yeux,  et  d'un  Diclionnaire  de  morale,  où  les  des- 
criptions et  les  préceptes  seraient  suivis  d'un  récit,  historique 
ou  inventé  (2). 

Après  la  logique  et  avant  l'analyse  historique  de  la  société, 
dont  la  seule  originalité  consiste  à  n'avoir  presque  rien  de  com- 
mun avec  l'histoire,  vient  le  Catéchisme,  suivi  de  son  Commen- 
taire. Chose  assez  piquante,  c'est  dans  cette  partie  de  son  œuvre, 
que  l'amant  de  M'"'^  du  Chàtelet  et  de  M""'  d'Houdetot,  l'écrivain 
qui  donnait  comme  «  œuvre  philosophique  »  le  conte  iroquois, 
destiné  à  la  glorification  d'un  ménage  à  trois,  a  été  le  plus  remar- 
quable et  a  rencontré  cette  originalité,  d'une  nature  tout  aimable 
«t  toute  pratique,  que  lui  reconnaissaient  ses  contemporains  (3). 

(1)  Ainsi  en  1 16  pa^es  il  traite  :  1°  de  nos  sens,  causes  premières  de  tous  nos  sen- 
timents, de  toutes  nos  idées,  de  tous  nos  juirements,  de  l'influence  qu'ils  ont  sur  la 
politique,  la  morale  et  les  arts  «  dans  le  monde  entier»;  2»  des  facultés  de  l'entende- 
ment, des  elTets  de  certaines  idées  sur  nos  passions  et  notre  raison,  de  la  liaison 
des  idées  et  de  ramour-j)ropre  ;  3"  des  passions,  des  caractères,  de  la  conscience, 
des  effets  du  climat,  de  l'état  sauvage  et  de  l'état  de  société,  de  la  raison  d'usage, 
de  rhomme  dans  les  différents  âges  de  la  vie. 

(2)  Voyez  le  Dictionnaire  Gazier  et  les  Petites  histoires  pour  apprendre  la  vie 
de  M.  Pierre  Laloi,  qui  réalisent  le  souhait  de  Saint-Lambert. 

(3)  Aujourd'hui  encore,  on  ne  peut  qu'admirer  les  préceptes  suivants  et  en  recom- 
mander la  pratique  : 

Ne  faites  pas  aux  autres  ce  que  vous  ne  voudriez  pas  qu'ils  vous  flssent. 
L'amour  du  ti-avail  nous  fait  sentir  que  nous  avons  en  nous-mêmes  les   movens 


SAINT-LAMBERT  155 

On  peut  reconimaiulor  aussi  la  lecture  du  Commentaire  i\  tous 
ceux  qui  sont  chargés  de  lenseignenipul.  Ils  y  trouveront  des  pen- 
sées justes,  quelquefois  fines  et  délicates.  Sainl-Lambert  veut 
(pion  cite  les  plus  beaux  traits  de  la  vie  de  Socrate,  de  Caton, 
dÉpaminondas,  des  hommes  qui  se  sontfaitune  habitude  de  pré- 
férera tout  le  plaisir  détre  justes  etutiles;  que  reniant  apprenne, 
quand  il  a  l'usage  des  mots,  à  céder  à  la  nécessité  des  choses,  à 
ne  plus  désirer  après  le  mot  «  cela  est  impossible  »,  à  ne  plus  se 
plaindre  après  celui-ci  «  c'est  un  malheur  inévitable  ».  Si  vous 
avez  plusieurs  enfants,  dit-il,  pienez  garde  de  jeter  entre  eux 
des  semences  de  jalousie  :  s'il  nest  pas  possible  que  vous  les  ai- 
miez tous  au  même  degré,  qu'ils  le  pensent:  donnez  des  louanges 
à  l'enfant  qui  marche  avec  rapidité  et  caressez  celui  qui  se  traîne 

d'auariiifiiter  uos  jmiissanivs,  et  il  est  iuipossiblf.  dans  les  sociétés  bien  onlimiicos, 
(|ut'  riioinm.'  «lui  tra\ aille  pour  lui-mùme  ne  travaille  eu  niônie  temps  iiour  les 
autres;  il  nous  préserve  de  Teuuui  et  des  défauts  attaeliés  à  la  paresse. 

Vous  d.'sirrz  iiue  les  hommes  ne  vous  otïeiiseiit  ni  dans  vos  biens,  ni  dans 
votre  persount',  ni  d.ins  Mitre  houueur  ;  respectez  donc  leurs  biens,  leur  personne, 
leur  honneur. 

Surprenez-vous  un  secret?  c'est  la  propriété   d'un  autn- ;  respectez  sa  propriété. 

Faites-vous  aimer,  alin  ^u'on  aime  dans  votre  bouciie  la  justice  et  la  vérité. 

Vous  avez  un  enuemi  tant  que  vous  n'avez  poiut  panlonué. 

Servez  l'homme,  dans  celui  dont  vous  ne  pouvez  aimer  la  jiersonne. 

Aimez  un  pays  où  vous  n'avez  à  craindre  que  les  lois,  et  où  les  lois  ne  sont  point 
à  craindre  pour  riir.tnme  juste. 

Payez  les  impôts  avec  joie,  c'.-<t  !.•  mieux  employé  du  l'argent  que  vous  dé- 
pensez. 

Dites-vous  :  mes  biens  ne  sont  pas  à  moi  seul,  ils  sont  à  l'État  et  à  moi...  ma  s'w 
n'est  pas  à  moi  seul,  elle  est  à  l'État  et  à  moi. 

Souveuez-\ous  que  vos  mœurs  influent  sur  les  mœurs  de  votre  patrie;  vous  lui 
devez  d'être  juste  et  sapre. 

Si  vous  éprouvez  de  irrandes  injustices,  il  vousest  permis  de  la  quitter;  mais  il 
ne  vous  est  jamais  permis  de  la  quitter  pour  la  combattre. 

Cherchez  à  deviner  ce  que  votre  mère  désire  de  vous,  que  votre  voloiit(;  suivi; 
la  sienne  i|uand  elle  ne  l'a  pas  devancée. 

Prenez  pour  épouse  celle  que  vous  i>ourriez  aimer  comme  sœur  et  comme  amie. 

Rien  ne  peut  vous  dispenser  d'être  chaste  ;  mais  que  votre  douceur  atteste  qm; 
la  vertu  ne  vous  a  point  coûté. 

Montrez    à  votre  filb'    un  irrand  respect  pour  la  chasteté. 

Qu'elle  repousse  de  bonne  heure  li  familiarité  des  hommes,  même  de  ses 
frères. 

Prenez  irarde  d'aimer  en  vos  enfants  ce  qui  vous  amuse,  de  préférence  à  cr  ipii 
leur  est  utile. 

Vous  devez  au  moins  à  vos  frères  les  ég^ards  que  vous  devez  à  tous  les  hommes. 

Ne  rouirissez  pas  d'abord  à  la  vue  d'un  parent  pauvre,  mais  rougissez  s'il  reste 
pauvre. 

Le  temps  donne  un  cliarme  inexprimable  à  l'habitude  d'aimer  et  les  anciennes 
amitiés  sont  ce  qu'il  y  a  de  plus  aimable  et  de  plus  sacré  sur  la  terre. 

Quand  vos  aliments  sont  délicieux,  qu'au  moins  ceux  de  vos  serviteurs  soient 
agréables. 

Ce  que  vous  leur  devez  le  plus,  c'est  l'exemple  des  mœurs  :  quelles  que  soieut 
les  vôtres,  ils  les  imiteront. 


156  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D'IDÉOLOGUES 

avec  effort.  Voulez-vous  guérir  la  paresse  qui  a  pour  cause  la 
légèreté?  Observez  quels  sont  les  plaisirs  que  les  enfants  aiment 
le  plus  ;  ne  les  en  faites  jouir  que  lorsqu'ils  se  seront  appliqués  à 
Fun  des  exercices  que  vous  demandez.  S'ils  ont  eu  une  attention 
suivie  (1),  louez-les  en  et  dites-leur  que  de  très  grands  plaisirs 
seront  les  effets  de  leur  attention.  Variez  leurs  jeux  et  leurs 
études  :  on  enseigna  la  géographie  à  un  enfant  qui  ne  voulait  pas 
étudier  la  géométrie  et  il  apprit  l'une  et  l'autre.  La  bonne  éduca- 
tion, dit-il  encore,  est  celle  qui  apprend  à  vivre  avecles  hommes 
etavecles  maux  :  il  fauttromper  la  douleur  physique  et  vaincre  la 
douleur  morale.  Voulez-vous,  dit-il  enfin,  préparervos  enfants  à 
devenir  de  bons  maris  et  des  épouses  aimables!  parlez-leur  de 
l'union  des  cœurs  et  du  moral  de  l'amour,  en  ayant  toujours 
l'air  de  compter  pour  rien  le  physique,  vos  enfants  en  feront 
autant. 

Quelques  critiques  assez  superficiels  prirent  à  la  lettre  les  pré- 
tentions de  Saint-Lambert  (2)  et  admirèrent  sans  réserve  l'œuvre 
d'un  homme  qui  avait  su  vivre  si  longtemps.  Les. véri labiés  juges 
l'appréciaient  plus  exactement.  Cabanis  accordait  plus  d'étendue, 
de  force,  de  profondeur  à  Volney  et  parlait  de  Saint-Lambert 
comme  d'un  écrivain  facile,  élégant,  observateur, plein  de  finesse, 
dont  l'ouvrage,  accompagné  d'explications  et  d'exemples  heu- 
reusement choisis,  rend  plus  sensible  la  vérité  de  tous  les  prin- 
cipes qu'il  établit  et  l'utilité  des  règles  qu'il  en  tire  pour  la 
conduite  journalière  (I,  xxxvi).  De  même  Suard,  dans  son  Rap- 
port, appelait  le  Catéchisme  un  ouvrage  supérieur  par  les  divers 
genres  qu'il  réunit  et  par  l'universalité  des  applications  qu'on 
peut  en  faire,  surtout  à  l'enseignement  de  la  morale,  mais  avait 
soin  de  dire  qu'il  ne  se  distingue  ni  par  l'originalité,  ni  même  par 
la  profondeur  des  vues.  Ce  quimotivaitle  jugement  de  l'Institut, 
c'est  que  Saint-Lambert  avait,  avec  une  raison  et  un  talent  peu 
communs,  enchaîné  et  exposé  les  vérités  de  détail  déjà  connues 

(1)  Ribot,  Psychologie  de  l'attention. 

(2)  Ainsi  Boisjoliu  [Décade  du  30  messidor  an  VI),  reconnaît  dans  le  livre,  une 
conceptiou  eûtièremeut  neuve  :  «  Bossuet,  disait-il,  regardait  uubon  catéchisme  reli- 
gieux comme  le  chef-d'œuvre  de  la  théologie;  ne  serait-il  pas  plus  vrai  de  dire 
qu'un  bon  catéchisme  de  morale  serait  le  chef-d'œuvre  de  la  philosophie?  Si  cette 
opinion  n'est  pas  une  erreur,  ajoutait-il,  elle  détermine  aisément  le  rang  que 
mérite  le  Catéchisme  du  C.  Saint-Lambert  parmi  les  monuments  dont  la  philo- 
sophie s'honore.  11  a  développé  les  beautés  de  la  nature  champêtre  et  dévoilé  les 
secrets  de  la  nature  humaine  :  c'est  avoir  dans  les  lettres  uu  beau  caractère  et  une 
heureuse  destinée.  » 


GARAT  157 

et  non  contestées.  Enfin  Cliénier  louait  la  pureté  continue,  la 
politesse  exquise  et  lélégante  souplesse  du  style.  Ce  qui  lui 
semblait  surtout  cligne  de  remarque,  c'est  que  la  raison  ne  pliait 
devantaucun  préjugé  dans  cette  belle  production  :  .<  Il  convenait, 
disait-il,  à  ce  vieillard  honorable,  de  proclamer  en  expirant  la 
vérité  qu'avait  choisie  sa  jeunesse,  de  rester  fidèle  aux  hommes 
illustres  dont  il  avait  été  l'élève  et  l'ami,  de  respecter  enfin,  dans 
les  souvenirs  du  xviii®  siècle,  une  gloire  qu'il  avait  vu  croître  et 
qu'il  avait  lui-même  augmentée.  » 

On  peut,  en  y  joignant  les  réserves  que  nous  avons  déjà  faites 
et  en  rappliquant  uniquement  au  Catéchisme  et  au  Conimen- 
taire,  accepter  sur  Saint-Lambert  le  jugement  de  Cabanis,  de 
Suard  et  de  Chénier  :  il  a  recueilli  en  morale  l'héritage  du  xvnr 
siècle  et  donné  une  forme  personnelle  à  ce  qu'il  y  a  trouvé  de 
meilleur.  En  aucune  façon  on  ne  saurait  le  considérer  comme 
l'égal  de  ceux  auxquels  il  a  succédé  et  lui  attribuer  l'originalité 
qu'il  a  réclamée  avec  tant  d'insistance. 


Joseph-Dominique  Garât  (1749-1833)  (Ij,  fils  d'un  médecin,  fut 
élevé  par  labbé  Duronéa  qui  lui  fit  aimer  Dumarsais  et  Boileau. 
Il  étudia  seul  Virgile  et  Tacite,  Locke  et  Montesquieu  et  fut  reçu 
avocal  au  parlement  de  Bordeaux.  Il  vint  à  Paris  avec  une  tra- 
gédie qui  contenait  plus  de  philosophie  que  de  poésie.  Au  Mer- 
cure et  à  Y  Encyclopédie  méthodique,  il  connut  Suard,  par 
lequel  il  entra  en  relations  avec  J.-J.  Rousseau,  d'Alembcrt,  Con- 
dillac,  Helvétius,  Diderot  et  Bufi'on.  Après  avoir  composé  un 
Éloge  de  Michel  de  l'Hôpital,  où  La  Harpe  entrevoyait  un 
penseur,  il  fut  couronné  en  1779  pour  celui  de  Suger,  en  1781  et 
1784  pour  ceux  de  Montausier  et  de  Fontenelle.  BufTon,  pour  ce 
dernier,  l'embrassa  en  disant:  «  Voilà  un  écrivain.  »  La  Harpe, 
blessé  dans  son  amour-propre  par  Carat,  le  jugea  avec  sévérité, 
mais  non  sans  justesse  (2). 

(1)  Sur  Garât  voyez  Décade  philosophique,  passim.  Damiroa  {Essai  sur  l' his- 
toire de  la  philosophie  en  France  au  XIX"  siècle)  ue  fait,  à  propos  de  Garât,  que 
•■ritiquer  1p  principe  que  toutes  nos  conuaissanres  viennent  des  sens.  Viileuave 
(Biof/r.  univ.)  a  eu  eu  sa  possession  une  Notice  inédite  sur  Garât,  écrite  par  lui- 
même. 

(2)  «  Il  est  question  de  pastorales,  dit-il,  eh  I  vite  une  poétique  sur  l'églofrue  et  quiuze 
pages  sur  Théocrite  et  Virf.'ile,  qui  servent  merveilleusement  à  faire  sentir  le  mérite 


158  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  DIDÉOLOGLES 

Au  Lycée,  Garât  professa  Thistoire  et  sut  plaire,  dit  VâDrcade, 
aux  femmes  et  aux  penseurs.  Quand  Necker  combaltitridée  d'un 
Catéchisme  de  morale^  fondé  sur  les  seuls  principes  du  droit  na- 
turel, Garât  lui  répondit  et  soutint  que  si  l'ordre  social  avait  pour 
objet  le  bien  du  plus  grand  nombre,  la  vertu  et  la  morale  en 
naîtraient  immédiatement,  puisque  les  intérêts  particuliers  et 
l'intérêt  général  s'accorderaient  et  ne  feraient  qu'un  même  inté- 
rêt. Député  à  la  Constituante,  Garât  rédigea,  au  Journal  de 
Paris,  les  séances  de  l'Assemblée.  Pendant  la  Convention  il  fut 
ministre  de  la  justice,  puis  de  l'intérieur,  lut  à  Louis  XVI  son 
arrêt  de  mort  et  fut  accusé  d'avoir  montré  tout  au  moins  de  la 
faiblesse  pendant  la  Terreur  (1). 

Mais  si  Garât  n'a  jamais  eu  en  politique  qu'un  rôle  effacé  et 
sur  lequel  il  est  inutile  d'insister,  il  n'en  est  pas  tout  à  fait  de 
même  en  pliilosophie. 

Carat  enseigna  aux  Écoles  normales  ïAnahjse  de  l'entende- 
ment. Il  a  expliqué  ce  titre.  Le  mot  de  métaphysique  risquait 
de  le  faire  confondre  avec  la  science  ténébreuse  des  anciennes 
écoles,  qui  discourait  sans  fin  sur  les  essences  des  êtres,  sur 
les  modes  et  sur  les  accidents,  sur  les  substances  spirituelles 
et  non  spirituelles.  Celui  de  psychologie,  employé  par  Bonnet  et 
proposé. par  Condillac,  n'est  pas  heureux  :  il  ne  reçoit  presque 
aucune  clarté  de  notre  langue,  et  remonte,  par  son  étymologie, 
à  l'idée  de  l'àme  plutôt  qu'à  l'idée  des  opérations  de  l'esprit 
humain.  La  dénomination  de  Locke,  bien  que  composée  de 
plusieurs  mots,  a  paru  préférable  :  elle  fait  entendre  clairement 
et  assez  brièvement  ce  qu'on  se  propose. 

Quel  est  l'olijet  du  cours?  La  raison  ou  l'entendement  est  le 
plus  bel  attribut  de  l'homme,  le  germe  en  est  répandu  à  peu 
près  universellement,  mais  reste  stérile  dans  le  plus  grand 
nombre.  La  cause  de  cette  humiliante  inégalité  des  esprits  vient 
de  la  différence  des  circonstances  et  de  la  culture,  des  études, 
des  méthodes  et  des  travaux.  Or,  pour  diriger  l'esprit  vers  la 

rie  Fontenelle.  Il  a  fait  un  opéra,  cli  1  vite  une  poétique  sur  l'opéra  et  un  louç  éloge 
de  Quinault.   » 

(i)  Mémoires  deM'n'ï  Roland  :  «  Le  timide  Garât...  remplaça,  avec  son  ignorance  et 
son  allure  paresseuse,  l'homme  le  plus  actif  de  la  République...  Gohier  d'une  fai- 
blesse égale  à  celle  de  Garât...  Garât  qui  ne  refusa  jamais  rien  à  ses  maîtres.  —  » 
Il  est  vrai  que  M™^  Roland  dit  de  Condorcet,  «  qu'elle  n'a  jamais  rien  connu  de  si 
lâche...  Qu'il  est  aussi  faible  de  cœur  ((ue  de  santé  ».  —  Mais  André  Chéuier,  après 
avoir  parlé  des  «  héros  que  la  Montagne  nourrit  pour  le  gibet  "  ajoute  :  ....Nous  en- 
tendrons leurs  oraisons  funèbres,  De  la  bouche  du  bon  Garât  {ïambes  II). 


GARAT  loy- 

vérité,  on  a  eu  recours  au  goût,  qui  juge  de  la  beauté  plutôt  que 
de  la  vérité;  à  linduction  qui,  avec  Socrate,  ne  comportait  que 
des  questions  sans  suite  et  des  réponses  sans  liaison,  alors  qu'il 
n'y  a  de  luniion^  pure  et  étendue  que  dans  la  liaison  des  idées  ;  à 
l'art  syllogistique  d'Aristote,  pugilat  de  l'esprit  qui  exerce  et 
perd  ses  forces  sans  faire  œuvre  utile  aux  hommes;  enfin  aux 
formes,  mais  non  à  la  méthode  des  géomètres  et  à  la  précision 
qu'ils  ont  donnée  à  leur  langue.  C'est  seulement  à  partir  du 
vvr"  siècle  que  sept  à  huit  philosophes  ont  pensé  quil  fallait 
d'abord  bien  connaître  l'esprit  humain,  le  suivre  pas  à  pas, 
depuis  les  sensations,  qui  appartiennent  également  aux  ani- 
maux, jusqu'aux  conceptions  de  l'intelligence  la  plus  vaste. 
Établissant  ce  que  nous  devons  à  chacun  des  sens  et  à  tous^ 
apercevant  les  causes  des  erreurs  de  nos  sens  et  les  moyens  par 
lesquels  ils  les  corrigent,  ramenant  à  la  sensation,  l'attention,  la 
comparaison,  le  jugement,  la  réllexion,  la  mémoire,  l'imagina- 
tion, le  raisonnement  ;  démêlant,  distinguant  et  définissant  tous 
les  genres  et  toutes  les  espèces  d'idées,  depuis  les  images 
des  objets  extérieurs  jusqu'aux  conceptions  les  plus  intel- 
lectuelles, ils  ont  permis  de  décomposer  les  notions  les  plus 
complexes  avec  autant  de  facilité  qu'un  horloger  décompose  la 
montre  dont  il  est  l'ouvrier,  et  de  songer  à  recréer  l'entende- 
ment humain.  Étudiant  les  langues  comme  moyens  nécessaires 
à  la  communication  des  idées,  ils  virent  qu'on  ne  pense  que 
parce  qu'on  parle,  qu'on  fixe  et  qu'on  retient  devant  son  esprit, 
par  la  parole,  des  sensations  et  des  idées  qui  s'échapperaient. 
Ils  montrèrent  que  les  langues  ont,  pour  les  philosophes,  une 
importance  qu'on  ne  soupçonnait  pas.  La  bonne  méthode  est 
donc  l'art  de  multiplier  les  sensations  distinctes  et  bien  vérifiées, 
de  diriger  les  opérations  de  l'esprit  selon  la  nature  de  ses  facul- 
tés, de  posséder  le  secret  de  la  formation  des  idées  pour  voir 
toujours  clairement  comment  on  les  a  faites  et  ce  qu'elles 
représentent,  de  parler  avec  précision,  concision  et  liaison,  pour 
donner  à  toutes  les  pensées  de  la  netteté,  de  la  certitude  et  de 
l'étendue.  Elle  s'applique  à  toutes  les  connaissances  et  a  amené 
les  découvertes  faites,  depuis  Galilée,  dans  les  sciences  exactes 
et  physiques,  comme  elle  a  guidé  Bacon  et  Locke  dans  l'analyse 
de  l'esprit  humain.  C'est  cette  méthode  que  Garât  se  propose 
de  faire  connaître. 
Dans  la  première  leçon,  il  loue  avec  enthousiasme  Bacon, 


i60  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D'IDÉOLOGUES 

le  premier  des  créateurs  de  l'analyse  de  rentendement:  les  trois 
plus  belles  découvertes  de  Newton  ne  sont  que  des  vues  de 
Bacon  soumises  à  l'expérience  et  au  calcul.  Après  Bacon,  Garât 
place  Locke.  II  a  remonté  à  l'origine  des  idées  et  vu  par  quels 
degrés  les  sensations  deviennent  des  notions.  II  a  démontré  la 
funeste  influence  d-es  mots  sur  les  raisonnements,  posé  la  base 
de  la  certitude  des  connaissances  humaines  et  la  borne  qu'elles 
ne  peuvent  franchir.  Il  a  trouvé  les  fondements  du  gouverne- 
ment civil,  inspiré  ainsi  le  Contrat  social  et  préparé  la  liberté  de 
la  France.  Enfin  il  a  fourni  à  l'auteur  de  \ Emile  ses  principes 
sur  l'éducation  et  développé,  avec  une  évidence  irrésistible,  les 
idées  de  tolérance.  Charles  Bonnet,  commençant  par  la  spiritua- 
lité de  l'âme  pour  finir  par  sa  résurrection,  partant  des  ténèbres 
pour  arriver  aux  ténèbres,  a  semé  cependant  sa  route  dune 
lumière  forte  et  abondante. 

Avec  Condillac,  Garât  croit  arriver  au  repos,  après  une  longue 
fatigue,  à  la  lumière  après  les  ténèbres  ou  des  routes  à  demi- 
éclairées.  La  clarté  qu'il  répand  sur  les  idées  a  valu  à  des  ou- 
vrages de  métaphysique  autant  de  lecteurs  qu'aux  ouvrages  de 
goût.  Sa  Grammaire  est  fort  au-dessus  de  celle  de  Dumarsais. 
Son  Histoire  griiêrale  des  hommes  et  des  empires  est,  pour  les 
arts,  les  sciences,  la  morale,  la  législation,  plus  complète  que 
tous  les  ouvrages  de  ce  genre  publiés  chez  les  nations  savantes 
de  l'Europe  et  en  fait  l'égal  de  Kepler  et  de  Newton.  Son  Essai 
sur  le  commerce  et  le  gouvernement  résout,  par  la  méthode, 
des  questions  que  les  économistes  avaient  longtemps  agitées. 

A  son  tour,  Garât  veut  essayer  de  marcher  sur  la  trace  de 
tous  ces  hommes  illustres  (Ij. 

Le  cours  devait  comprendre  cinq  sections.  La  première  traite- 
rait des  sens  et  des  sensations.  Il  y  a  un  art  de  voir,  d'écouter, 
de  toucher,  qui  peut  être  porté  à  une  perfection  beaucoup  plus 
grande  qu'on  ne  le  pense  et  qui  permettrait  d'étendre  la  sphère 
de  tous  les  organes  des  sens,  multiplierait  infiniment  les  sensa- 

(1)  '<  n  y  a  vingt  ans,  dit-il,  que  frappé  de  la  lumière  qui  sortait  de  leurs  écrits, 
(juoique  destiné  peut-être  à  d'autres  genres  par  les  goûts  naturels  de  mou  esprit, 
j'ai  toujours  été  ramené,  comme  malgré  moi,  aux  ouvrages  qu'ils  ont  faits  et  aux 
matières  qu'ils  out  traitées.  Il  y  a  vingt  ans  que  je  les  médite,  mais  je  u"en  ai 
]»as  encore  écrit  une  seule  page:  c'est  au  milieu  de  vous  que  je  vais  faire  l'ouvrage 
(jue  je  dois  faire  pour  vous.  Nous  allons  le  faire  ensemble  :  naguère  et  lorsque  la 
hache  était  suspendue  sur  toutes  les  tètes,  dans  ce  péril  universel,  auquel  uous 
avons  échappé,  un  des  regrets  que  je  donnais  à  la  vie  était  de  mourir,  sans  laisser  à 
côté  de  léchafaud,  l'ouvrage  auquel  je  m'étais  si  longtemps  préparé.  » 


GARAT  161 

lions  et  étendrait  nos  connaissances  dans  tontes  les  directions. 
A  côté  de  cet  art,  il  y  en  a  nn  antre.  1/air  qnil  respire  et  les 
aspects  sons  lesquels  il  reçoit  les  rayons  dn  soleil,  les  aliments, 
les  liqnenrs,  sont  les  agents  natnrels  avec  lesquels  l'homnie  pent 
monter,  à  des  tons  ditlei-ents,  l'instrument  de  sa  sensibilité  (1). 

Dans  la  deuxième  section,  il  devait  être  questioii  des  facultés 
iU-  l'entendement,  c'est-à-dire  des  manières  de  diriger  nos  sens 
et  de  combiner  nos  sensations,  pour  en  recevoir  de  conformes  à 
nos  rapports  avec  la  nature  des  choses.  Il  faut  distinguer  l'atten- 
tion et  la  mémoire,  l'imagination  et  le  raisonnement.  L'attention 
décide  de  tontes  les  autres  facultés  et  agit  sur  la  sensation  qui 
en  commence  la  chaîne,  sur  la  réflexion  qui  la  termine  et  sur 
les  facultés  intermédiaires.  Rechercher  des  règles  pour  diriger 
l'attention,  c'est  rechercher  les  secrets  de  la  raison  et  du  génie. 
L'imagination  et  la  mémoire  sont  essentiellement  la  même 
faculîé,  mais  la  mémoire  est  une  imagination  alfaiblie,  l'imagi- 
nation une  mémoire  vive  et  complète.  Nous  appelons  encore 
imagination  la  faculté  de  combiner  les  images  reçues;  mais  il 
jie  faut  pas  oublier  qu'à  l'imagination  se  mêlent  des  opérations 
presque  insensibles,  jugements  et  raisonnements,  si  l'on  veut 
éviter  des  erreurs  grossières  ou  le  vague  de  certaines  idées  que 
1  on  trouve  même  chez  Locke  et  Condillac.  Entre  les  facultés, 
l'imagination  est  ce  que  sont,  dans  les  armées,  les  avant-gardes 
qui  vont  aux  reconnaissances  :  elle  marche  en  avant  pour  décou- 
vrir ce  qu'il  faut  soumettre  au  calcul  et  à  l'observation.  Apercevoir 
et  énoncer  des  ressemblances  ou  des  différences  entre  plusieurs 
sensations,  c'est  juger;  découvrir,  dans  un  jugement  formé,  (ui 
jugement  qui  y  était  renfermé  et  caché,  c'est  raisonner.  En  portant 
l'art  de  penser  à  sa  plus  haute  perfection,  on  raisonnera  aussi  rapi- 
dement qu'on  juge,  on  jugera  aussi  rapidement  qu'on  imagine, 
on  imaginera  aussi  rapidement  qu'on  sent  :  cette  vérité  démon- 
trée, que  toutes  les  opérations  de  l'esprit  ne  sont  que  sensations, 
ne  nous  paraîtra  presque  plus  qu'une  sensation  elle-même. 

La  troisième  section  est  consacrée  à  la  théorie  des  idées. 
L'ignorance  a  été  telle  qu'un  homme  de  génie,  Descartes,  a  cru 
qu'elles  sont  innées  !  La  pensée  doit  être  traitée  comme  Lavoisier, 
Berthollet,  ont  traité  l'air  qui  paraît  si  simple,  quand  il  est  en 
réalité  composé  de  parties  dont  les  formes  et  les  qualités  dif- 

fl;  "  Une  tasse  de  café,  dit  Garat  sougeant  à  Voltaire,  douue  au  iréuie  le  mouve- 
ment avec  lequel  il  va  produire  et  créer  >..  —  Cf.  d'Holbach,  Introduction,  §  3, 

PiCAVET .  1 1 


16^2  LÀ  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D  IDÉOLOGUES 

fèrent.  On  a  eu  raison  de  restituer  aux  individus  la  réalité  dont 
les  avait  dépouillés  une  philosophie  subtile  et  fausse,  on  a  peut- 
être  été  trop  loin;  on  a  trop  peu  connu  ou  marqué  les  fon- 
dements réels  de  la  classification  des  êtres  par  genres  et  par 
espèces.  Les  idées  physiques  se  forment  les  premières  et  sur  des 
modèles  que  nous  présente  la  nature.  Les  idées  morales  ne  sont 
pas  sans  modèles,  comme  l'a  cru  Condillac  (1);  elles  ne  nous 
viennent  pas  par  un  sens  moral,  mais  par  tous  les  sens  :  la  dou- 
leur et  le  plaisir  nous  apprennent  ci  faire  les  notions  du  vice  et 
de  la  vertu.  Toutes  les  idées,  depuis  celles  de  corps  jusqu'à  celle 
de  la  cause  première,  sont  produites  par  l'abstraction,  principe 
de  la  précision  et  de  la  généralisation,  de  la  composition  et  de  la 
décomposition,  à  laquelle  se  livrent  toutes  nos  facultés.  Elle 
crée  les  langues  et  les  crée  pour  elles. 

A  la  théorie  des  idées  est  unie  immédiatement  celle  du  langage 
ou  plutôt  des  signes.  Rousseau  a  dénoué  le  problème  de  linsti- 
tution  du  langage,  comme  les  mauvais  poètes  dénouent  l'intrigue 
d'une  mauvaise  tragédie.  Condillac  qui,  avec  moins  de  gloire, 
d'éloquence  et  de  génie,  a  peut-être  rendu  des  services  plus 
essentiels  à  l'esprit  humain,  en  a  donné  une  solution  simple  et 
facile  qui  répand  une  lumière  éclatante  sur  la  théorie  des 
idées  et  sur  la  théorie  des  langues.  Ces  dernières  servent  à 
communiquer  les  pensées  et  à  en  avoir  :  les  divinités  devant 
lesquelles  le  genre  humain  a  tremblé  et  qui  sont  nées  de 
l'écriture  hiéroglyphique,  montrent  la  puissance  des  signes.  Si 
les  grands  poètes  ont  été  la  lumière  de  lesprit  humain,  si  l'élo- 
quence a  été  la  plus  terrible  ennemie  de  la  philosophie  et  de  la 
vérité,  mais  s'est  associée  de  nos  jours  à  la  philosophie  pour 
réparer  les  maux  qu'elle  a  faits,  il  faut  chercher  les  moyens  de 
rendre  cette  alliance  facile,  universelle  et  dui'able,  il  faut  se 
demander  si  le  style  philosophique  peut  être  à  la  fois  très  élo- 
quent et  très  exact.  Enfin  si  l'algèbre,  c'est-à-dire  une  langue 
toute  nouvelle,  a  été  créée  depuis  deux  siècles,  si  en  dix  ou 
douze  ans  la  nouvelle  langue  des  chimistes  s'est  répandue  dans 
toute  l'Europe,  la  formation  d'une  langue  nouvelle,  pour  tous 
les  genres  d'idées,  n'est  pas  à  beaucoup  près  l'ouvrage  qui  pré- 
sente le  plus  de  difficultés  à  une  saine  philosophie.  Son  adoption 
par  tous  les   peuples  est  aujom'd'hui  tout  au  plus  difficile.  Si 

(1)  Dans  ces  deux  passages,  Garât  lui-même  s'écarte  de  Condillac. 


GARAT  103 

l'Eiirope  est  jamais  établie  en  républiques,  un  congrès  de  pliilo- 
sophes  instituera  cette  langue,  source  de  lumières  et  de  vertus, 
de  richesses  et  de  prospérités  pour  toutes  les  nations. 

La  cinquième  section  traite  de  la  méthode  :  il  n'y  a  dantre 
moyen  de  bien  voir,  observer,  penser  et  parler  que  de  parler, 
penser,  observer  et  voir  analytiquement.  C'est  l'analyse  qui  a 
fait  les  magnifiques  découvertes  dos  sciences  exactes  et  physiques. 
La  synthèse  ne  donne  quelques  lumières  que  si  elle  est  l'œuvre 
de  l'analyse  ;  abandonnée  à  elle-même,  elle  a  élevé  les  systèmes 
les  plus  insensés  ([ui  ont  trompé  la  terre  ! 

Dans  les  conféi'ences  qui  suivirent,  GaruL  lut  amené  à  com- 
pléter quelques-unes  de  ses  idées.  Un  élève  (Mure)  faisait,  dans 
une  lettre,  l'éloge  d'Helvétius  :  il  entreprenait  de  réconcilier  les 
oreilles  savantes  avec  le  mot  métaphysique  et  de  laisser  au 
jargon  de  l'école  le  nom  de  scolas tique.  Garât  répond  que  les 
prosélytes  d'Helvétius  sont  plutôt  des  croyants  que  des  hommes 
très  convaincus  ;  qu'Helvétius  s'est  appuyé  exclusivement  sur 
l'organisation  extérieure,  sans  tenir  compte  de  l'organisation 
intérieure,  qui  a  une  inlluence  bien  plus  grande  sur  la  pensée, 
et  qui  est  trop  imparfaitement  connue  pour  qu'on  puisse  en 
raisonner  avec  certitude.  Quant  au  mot  métaphysique,  qui 
conviendrait  à  la  science  de  l'entendement,  décrié  dans  les 
scolas  tiques,  puis  dans  les  ouvrages  de  Rousseau,  d'Helvétius 
et  de  Dideiot,  il  est  devenu  synonyme  d'abstiactions  chimé- 
riques et  on  n'a  pas  le  courage  de  le  conserver.  A  un  autre 
élève,  qui  regrettait  de  ne  pas  trouver  Descartes  parmi  les 
grands  analystes  de  l'esprit  humain.  Garât  dit  que  Descartes 
est  un  des  philosophes  (Ij  auxquels  l'esprit  humain  est  le 
plus  redevable,  qu'il  a  créé  une  très  grande  partie  de  l'al- 
gèbre, fait  de  la  dioptrique  un  corps  de  science  et  de  doctrine 
et  contribué  à  introduire  dans  les  ouvrages  plus  de  concision 
et  de  précision;  mais  qu'il  n'a  fait  ni  pu  faire  une  analyse  de 
l'entendement  humain,  puisqu'il  plaçait,  à  l'entrée  de  cette  ana- 
lyse, les  idées  innées  comme  une  borne  qui  lui  fermait  la  car- 
rière. S'il  a  paru,  en  posant  les  quatre  règles  de  sa  méthode, 
entrer  dans  la  voie  où  ont  marché  Bacon  et  Locke,  s'il  a  insisté 
sur  la  nécessité  de  bien  diviser  les  objets  et  fourni  le  germe  de 
la  véritable   méthode,  il  la  étouffé   lui-même   par  ses   idées 

(1)  On  ne  peut  donc  dire  (Franck,  Philosophie  mystique  en  France  à  la  fin  du 
xviiie  siècle,  p.  70 j,  que  Garât  refuse  à  Descartes  le  nom  de  philosophe. 


104  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D'IDÉOLOGUES 

innées.  Un  autre  élève  fait  remarquer  que  les  langues  ne  créent 
pas  la  pensée,  mais  l'analysent;  par  suite,  la  pensée  est  anté- 
rieure à  la  parole  et  à  tout  langage  artificiel.  Garât  distingue 
les  images  ou  les  sensations,  pour  la  réception  et  la  conserva- 
tion desquelles  il  n'y  a  pas  besoin  des  langues,  et  la  faculté  de 
penser  ou  de  diviser  et  de  lier  des  sensations,  en  d'autres 
termes  d'additionner  et  de  soustraire,  pour  laquelle  il  faut  des 
signes  ou  des  langues.  C'est  ce  qu'a  bien  vu  Hobbes,  qui,  dans 
sa  Logique  ou  Calcul,  a  assimilé  l'art  de  penser  à  l'art  de  cal- 
culer. Un  autre  élève  parlait  de  l'immortalité  de  lame,  base 
de  la  morale,  essentiellement  liée  à  la  spiritualité.  Il  demandait 
comment,  avec  le  système  qui  voit  dans  les  sensations  l'origine 
de  toutes  les  idées,  on  peut  concevoir  une  existence  purement 
spirituelle.  Sans  penser  que  le  dogme  de  fimmortalité  ne 
donne  pas  des  appuis  plus  grands,  plus  beaux,  plus  forts. 
Garât  soutient  que  la  morale,  qui  a  ses  plus  magnifiques  espé- 
rances dans  une  autre  vie,  a  ses  racines  dans  celle-ci  et  que 
les  lois  en  ont  été  gravées  dans  le  cœur  humain.  La  liaison  de 
la  spiritualité  et  de  l'immortalité  peut  être  réelle  ;  mais  com- 
ment prouverait-on  par  la  raison  quelle  est  si  essentielle  et  si 
nécessaire,  quand  beaucoup  de  philosophes,  même  de  chrétiens 
et  de  saints,  ont  cru  que  l'âme  était  immortelle  et  matérielle? 

La  discussion  la  plus  souvent  citée,  cest  celle  que  Garât  eut 
avec  Saint-Martin.  Celui-ci,  âgé  de  cinquante-deux  ans,  avait 
connu  Martinez  de  Pascalis,  lu  Boehme  sans  le  compi-endre  et 
écrit,  par  colère  contre  les  philosophes,  son  livre  des  Erreurs  et 
de  la  ym7e,  que 'Voltaire  avait  considéré  comme  ce  qui  fut  jamais 
imprimé  de  plus  absurde  et  de  plus  obscur,  de  plus  fou  et  de 
plus  sot.  Les  maîtres  et  les  élèves  des  Écoles  normales  lui  sem- 
blaient uniquement  remplis  de  l'esprit  du  monde  et  il  croyait  voir 
sous  ce  manteau,  «  l'ennemi  de  tout  bien  »  (1). 

Saint-Martin  (2")  proposa  trois  amendements  à  la  leçon  de 
Garât.  Il  demandait  le  rétablissement  du  sens  moral  «  une  des 

(1)  M.  Franck  a  établi  (61)  que  la  Vie  de  la  sœur  Marr/uerite  du  Saint-Sacrement 
avait  permis  à  Saint-Martin  de  montrer  que  la  médecine  "  quand  elle  ne  tient  pas 
compte  de  l'ordre  surnaturel  »  n'est  pas  une  science  plus  fondée  que  la  philosophie 
et  qu'elle  n'aboutit   qu'à  tuer  le  corps,   comme  celle-ci  à  tuer  l'âme. 

(2)  Sur  Saint-Martin,  voyez  L.  Moreau,  Réflexions  sur  les  idées  de  Saint- 
Martin  le  théosophe,  1830  ;  Caro,  Essai  sur  la  vie  et  les  doctrines  de  Saint-Mar- 
tin, le  Philosophe  inconnu,  1832  ;  Sainte-Beuve,  II.  Portraits  littéraires  ;  Matter. 
Saint-Martin  le  philosophe  inconnu,  1862  ;  A.  Franck,  la  Philosophie  mystique 
en  France  à  la  fin  du  XVIIP  siècle,  1866. 


r.ARAT  !«'' 

sources  et  un  des  canauv  tle  notre  perfectionnement  »,  soute- 
nait que  la  parole  a  été  nécessaire  pour  l'institution  de  la 
parole  et  qu'il  est  possible  de  prouver  que  la  matière  ne  pense 
pas.  Nous  avons  montré  déjà  ce  que  pensait  Garât  des  deux 
premières  questions  :  il  nous  suffira  d'indiquer  brièvement  sa 
réponse  à  la  troisième.  Plus  circonspect  que  Locke,  il  n'a  ni 
énoncé  ni  annoncé  aucune  opinion  sur  les  rapports  de  la  matière 
et  de  la  pensée  ;  jamais  il  n'a  dit  que  la  matière  est  éternelle  et 
qu'elle  pense,  jamais  il  ne  le  dira.  Il  ne  se  mêle  pas  de  l'hypo- 
tbèse  des  matérialistes,  parce  qu'ils  n'ont  pas  de  démonstration 
à  lui  présenter,  et  qu'il  n'a  pas  de  démoustration  h  leur  olliir. 
Pour  s'appuyer  sur  une  base  que  rien  ne  peut  ébranler,  il 
renonce  à  monter  aussi  haut  que  les  spiritualistes  et  les  maté- 
rialistes, qui  en  disent  i)lus  que  lui,  sans  en  savoir  davantage. 
Les  idées  attachées  aux  mots  organe,  mouvement,  sensation, 
ne  se  lient  même  jamais  assez  étroitement  dans  la  vraie  méta- 
physique, pour  ne  pas  laisser  des  intervalles  entre  lesquels  le 
spiritualisme  peut  placer  heureusement  son  hypothèse,  s'il  est 
philosophique,  ses  dogmes,  s'il  est  religieux.  Par  conséquent, 
la  métaphysique,  qui  n'est  pas  le  spiritualisme,  n'en  est  pas 
pour  cela  l'ennemie,  mais  elle  vient  plutôt  à  son  secours.  C'est 
ce  qu'ont  i)ien  compris,  dit  Garât,  Condillac  et  Bonnet,  auxquels 
il  eût  pu  joindre  Kant  (1).  Saint-Martin,  après  avoir  concouru 
inutilement  deux  fois  pour  les  prix  de  l'Institut,  écrivit  une 
lettre  insérée  dans  les  Séances  et  Débats  des  Écoles  normales 
à  la  demande  de  Garât.  Il  y  aflirmait  que  les  spiritualistes 
sont  spécialement  et  iuvariablement  opposés  aux  idéologues, 
que  Bacon  laisse  beaucoup  de  choses  à  désirer,  que  toutefois 
il  est  non  seulement  moins  repoussant  que  Condillac,  mais 
à  cent  degrés  au-dessus  (2).  Et  il  ajoutait  que  la  philosophie 
de  Garât  avait  besoin  des  industries  de  l'élocutiou  et  trou- 
vait un  utile  appui,   dans  ses  talents  et  dans  son   adresse. 

(1)  Saus  doute  on  ne  peut  iii  droit  couclure  que  Saint-Martiu  avait  tort  daus 
cette  discussiou  parce  qu'il  iiart.iit  de  priucipes  mystiques,  appuyés  sur  des  visions 
surnaturelles  ;  mais  il  ne  faudrait  pas  dire  non  i)lus,  ce  semble,  que  Garât  n'osa 
s'avouer  ni  spirituïiliste  parce  qu'il  ne  l'était  pas,  ni  matérialiste  parce  que  le  mot 
lui  faisait  peur,  et  ajouter  qu'on  ne  fait  pas  de  la  philosophie  avec  des  compromis, 
que  c'est  déi-larer  sa  défaite  que  de  capituler  avec  sa  conscience  (Caro,  p.  i3i. 
Garât,  en  réalité,  se  place  sur  le  terrain  de  la  science  positive. 

•2)  Saint-Martin  dit  (pi'il  a  pan'ouru  «  très  légèrement  »  l'Essai  sur  l'orif/iiie 
fies  connaissances  humaines  et  le  Traité  des  sensations,  «  très  rapidement  »  1',!- 
nalyse  de  la  philosophie  de  Bacon. 


166  LA-  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D'IDÉOLOGUES 

Garât  fat  inconlestablement  le  premier  en  France  à  professer 
la  philosophie  en  orateur,  au  bon  sens  du  mot.  Laromiguière  et 
Royer-Collard,  Cousin,  Jules  Simon  et  Caro  l'ont  continué.  Il  ne 
faut  pas  d'ailleurs  croire  que  les  contemporains  le  jugeaient 
aussi  sévèrement  qu'on  l'a  fait  de  nos  jours,  et  non  sans  raison, 
après  avoir  examiné  dans  leur  ensemble,  et  son  œuvre  et  sa  vie. 
Nous  avons  déjà  rapporté  le  jugement  de  Ginguené  ;  Thurot 
et  Daunou,  Prévost  et  Cabanis  (1)  pensaient  comme  Ginguené. 
Ces  leçons,  dont  on  espérait  voir  sortir  un  beau  livre,  ont  fait 
la  réputation  philosophique  de  Garât.  Lui-môme  d'ailleurs  a 
pu  penser  un  instant,  quitte  à  l'oublier  presque  immédiatement, 
qu'il  ferait  réellement  l'ouvrage  promis.  En  refusant  d'entrer, 
comme  grammairien,  à  l'Institut,  il  disait  que,  retiré  à  la  cam- 
pagne, sa  vie  entière  serait  consacrée  à  achever  le  traité  de 
l'analyse  des  sensations  et  des  idées,  l'histoire  de  l'antiquité  et 
celle  de  la  Révolution.  Garât  ne  devait  tenir  aucune  de  ces  pro- 
messes, mais  il  avait  remis  en  honneur  l'étude  de  la  psychologie 
et  donné  à  ses  auditeurs  le  désir  de  reprendre  des  questions  indi- 
quées et  non  traitées.  A  partir  de  cette  époque,  on  est  en  pré- 
sence d'un  homme  chez  lequel  on  ne  trouve  plus  guère  que  les 
défauts  dont  on  avait  déjà  signalé  en  lui  les  germes.  Membre  du 
Conseil  d'instruction  publique  et  de  l'Institut,  ambassadeur  à 
Naples  où  Daunou  va  le  voir,  il  ne  manque  pas  une  occasion  de 
louer  Bonaparte  qui,  d'ailleurs,  promet  aux  idéologues  de  tra- 
vailler au  triomphe  des  idées  pour  lesquelles  ils  combattaient  (!2). 

(1)  Garât,  commissaire  à  linstructiou  publifiuc.  fait  cUarirer  Tliurot  de  la  traduc- 
tion de  r//e>v»ès  de  Harris,  t'ULM^re  Cabauis  à  i-om\iO!ier  ses  liévo/ufiotts  de  la  méde- 
cine. Thurot  se  reconnaissait  redevable  à  Garât  de  l'importante  vérité  quil  déve- 
loppait. Prévost  mentionnait  les  leçons  du  professeur  célèbre  dont  la  voix  éloquente 
annonçait  un  si  vaste  plan  et  cspéiait  qu'il  ne  tarderait  pas  à  présenter  le  déve- 
loppement de  ses  principes  sur  la  pliilosopliie  de  l'esprit  humain.  —  Cabanis,  en  1802, 
rappelait  les  belles  et  éloquentes  leçons  où  Garât  annonçait  une  exposition  détaillée 
de  toute  la  doctrine  idéologique.  —  En  1833.  Daunou  disait  encore  que  Garât,  dans 
sa  fonction  de  commissaire  de  l'instruction  publique,  comme  dans  celle  de  profes- 
seur à  l'École  normale,  par  ses  propres  travaux  comme  i)ar  les  encouragements  don- 
nés à  ceux  des  autres,  contribua  eflicacement  à  la  renaissance  et  au  proL^rés  de  la 
véritable  philosophie.  M.  Aulard,  qui  étudie  avec  imp.irtialité  et  compétence  toutes 
les  œuvres  de  cette  époijue,  pense  à  peu  jnés  de  même. 

(2)  Cf.  ch.  m,  §  2,  Garât  pouvait  dire  f)lus  tard,  sans  qu'on  en  fût  trop  surpris 
alors,  que  si  la  puissance  d'une  grande  place  et  la  puissance  de  la  gloire  militaire 
sont  réunies  au  plus  haut  deo^ré  dans  le  même  homme,  il  faut,  non  redouter  celle  de 
la  gloire,  mais  la  regarder  comme  une  garantie  et  comme  une  barrière,  car  les 
usurpateurs  ne  sont  jamais  des  héros  et  réciproquement.  Considérant  la  morale 
comme  le  point  d'appui  des  négociations,  il  voulait  que  celui  qui  tenait  en  sa  main 
de  grandes  destinées  et  sa  propre  gloire  se  charireàt  de  faire  triompher  ces  idées  ! 
[Décade,  9  janvier  1798  et  vendémiaire  an  IX.)  Cf.  Taine.  op.  cil.,  III. 


GARAT  1«T 

Aussi  fut-il  un  de  ceux  qui  aidèrent  au  18  Brumaire.  St^nateur, 
il  s'aperçut,  sans  qu'on  sache  s'il  en  fut  trop  mécontent,  (lu'il 
n'avait  pas  travaillé  pour  la  liberté.  Exclu  de  l'Institut,  comme 
de  la  Chambre  des  Pairs  à  la  Restauration,  il  ne  conserva  pas 
de  rancune  contre  ceux  qui  avaient  contribué  à  «  l'épm'ation  », 
et    accepta    de    composer    les    Mémoires    historiques    sur    le 
\'VIIP  siècle  et  sur  M.  Suard  (1820).  Les  défauts  que  La  Harpe 
relevait,  dans  Y  Éloge  de  Fontenelle,  se  sont  accentués  dans  les 
Mémoires.  Suard  est  en  prison  à  Sainte-Marguerite  :  Garât  décrit 
•  la  Provence   et  la  Méditevirauée.   Le  o-ouverneur  lui  prête  la 
Bible  et  le  Dictionnaire  dr  Bat/le  :  Garât  parle  de  la  Bible  et  de 
Bayle.  Suard  apprend  l'anglais  :  Garât  fait  une  dissertation  sur 
la  langue  anglaise.  Suard  peut   observer  l'état  de  la   littéra- 
ture en  Fi-ance  :  Garât  parle  de  Fontenelle,  de  Montesquieu  et 
de  Voltaire.  Suard  est,  chez  M'""  Geoffrin,  présenté  à  Fontenelle 
par  Baynal  :  Garât  fait  le  portrait  de  Raynal,  décrit  le  salon  de 
M™"  Geoflfrin,  et  par  occasion,  s'occupe  de  Marivaux  et  de  Tru- 
blet.  Suard  se  lie  avec  Arnaud,  enthousiaste  de  Platon  et  Ger- 
bier,  avocat  célèbre  :  Garât  compare  Platon  et  Locke,  dépeint 
le  «  temple  de  la  Justice  »  et  fait  un  tableau  de  l'éloquence  en 
Grèce  et  en  Angleterre.  Suard  fonde  le  Journal  étranger  et  la 
Gazette  Littéraire  :  Garât  parle  de  Young,  de  Beccaria,  de  Gin- 
guené  et  de  ^V^"  de  Staël.  Suard  était  des  sociétés  où  la  conver- 
sation jouait  un  si  grand  rôle  :  Garât  se  fait  le  narrateur  de  cette 
partie  considérable  de  Ihistoire  de  la  monarchie  française.  Il 
commence  à  Charlemagne,  qui  attire  autour  de  lui  les  femmes  les 
plus  spirituelles,  de  préférence  aux  plus  belles;  parle,  à  propos 
dAbélard  et  de  saint  Bernard,  des  faiblesses  «  d'un  jeune  théo- 
logien et  de  sa  jeune  élève  »,  qui,  devenant  les  objets  de  tous  les 
entretiens,  attendrirent  les  âmes,  adoucirent  la  langue,  avan- 
cèrent tout  un  siècle,  et  d'un  art  du  raisonnement  bien  plus  sûr 
que  celui  des  écoles,  qui  se  forme  au  sein  des  plaisirs  et  de  la 
galanterie.  L'Hôpital,  Montaigne  et  La  Boétie,la  Satire  Ménippée 
i'{  Henri  IV,  Corneille  et  Louis  XIV,  Molière,  Racine  et  Fénelon, 
Descartes  et  Port-Royal,  aussi  bien  que  M™'^'  de  Sévigné,  de  la 
Fayette  et  de  Maintenon,  Voltaire,  Diderot,  .T.-J.  Rousseau,  Mon- 
tesquieu et  Delolme,  d'Alembert,  d'Holbach  et  Helvétius  figurent 
dans  cette  histoire  des  conversations  1  Suard  et  sa  femme  entrent 
en  relations  avec  M'"»  du  Marchai,  que  séduisaient  les  doctrines 
économistes;  Garât  expose  les  idées  de  Quesnay,  de  Turgot,  de 


168  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D'IDÉOLOGUES 

ISecker,  de  Mirabeau  le  père,  puis  passe  à  leur  ennemie,  M""^  du 
Deffand  et  à  Morellet  qui  Fa  mise  au-dessus  de  M""=  Geoffrin  !  On 
n'a  pas  le  courage  de  poursuivre  cette  analyse  jusqu'à  la  fm  du 
volume  ! 

Souvent  la  forme  ne  vaut  guère  mieux  que  le  fond.  Garât  est 
tout  ensemble  emphatique  et  obscur,  banal  et  solennel  (1).  Et 
que  d'éloges  donnés  à  des  choses  et  à  des  hommes  bien  divers, 
uniquement,  ce  semble,  parce  qu'ils  fournissaient  matière  à 
développements  oratoires  (2)!  Toutefois  le  livre  contient  des 
lenseignements  bien  précieux  et  qu'on  chercherait  vainement 
ailleurs,  sur  les  hommes  du  xvni"  et  du  commencement  du 
XIX'  siècle.  Bien  plus,  Garât  rencontre  quelquefois,  dans  ses 
digressions,  des  descriptions  vraiment  gracieuses  et  poétiques 
que  n'ont  pas  surpassées  ceux  qui  ont  parlé  du  Midi  avec  le 
plus  d'amour  [3).  Si  l'on  songe  qu'il  avait  soixante-dix  ans,  qu'il 

(1)  Uu  liominc  dcDoncc  Suard,  ((ui  lui  a\ai(  été  confié  i)ar  ses  parents  :  »  Mais 
ou  c'était  la  première  trahison  de  l'infâme  ou  il  avait  commis  d'autres  crimes  restés 
profondénieiit  ii.M(orés  trente  ou  f|uaraiite  ans.  La  première  supposition  peut  faire 
tremlilcr  les  âmes  les  plus  siires  de  leur  vertu,  la  seconde  pourrait  jeter  des  alarmes 
dans  les  liaisons  les  plus  longues  et  les  plus  intimes.  »  Suard  peut  à  peine 
apercevoir  la  mer  :  «  Il  fallait  de  l'adresse  pour  la  regarder  par  la  fente  de  la  meur- 
trière et  l'adresse  ne  s'acquiert  qu'avec  de  l'exercice.  Il  ne  put  guère  la  voir  dalxird 
([ue  dans  une  seule  dimension,  celle  de  la  ligne  droite,  la  plus  courte  pour  les 
géomètres,  la  plus  ennuyeuse  pour  tout  le  monde...  il  fallait  qu'il  se  fit  comme  une 
espèce  d'art  de  se  servir  de  sa  lucarne.  A  force  de  tourner  lui-même  autour  de  la 
lucarne  qu'il  ne  i)ouv;iit  faire  tourner,  il  apprit  à  la  manier,  comme  les  astronomes 
ime  lunette,  il  en  étendit  le  champ,  il  parvint  à  regarder  en  tout  sens,  à  voir,  à 
distinguer  au  loin  et  dans  toutes  les  dimensions.  »  —  Suard  est  emprisonné,  c'est  un 
coup  d'État.  Il  revient  à  Besançon,  il  est  l'honneur  de  l'univei-sité,  de  sa  province, 
comme  des  auteuis  de  ses  jours. — Garât  n'ouiilie  ni  «la  hailie  du  bourreau  >■,  ni  «  lo 
glaive  de  la  vérité  »,  ni  «  le  temple  de  la  justice  »,  ni  «  les  hauteurs  où  il  n'y  a 
plus  de  sexe  »  ni  «  les  sophas  de  la  volupté  »  ;  il  ne  craint  même  pas  les  calem- 
bours et  parle  du  «  livre  de  la  Félicité  publique,  de  Ciiastellux  qui  faisait  celle 
de  Voltaire  »  etc.,  etc. 

(2)  Charlemague,  François  !">•,  Louis  XIV,  le  Régent,  Louis  XV,  Louis  XVI  et 
Louis  XVIII,  Robespierre  et  Bonaparte,  Garnot  et  Barras,  Bossuet  et  Voltaire,  Con- 
dorcet  et  Descartes,  Mazarin  et  M™"  de  Moutespan.  les  brahmes  et  les  missionnaires 
chrétiens,  Trublet  et  les  Provinciales,  dHolbach  et  Rameau,  Laromiguière  et 
Kant,  les  Écoles  normales  et  les  anciennes  universités,  la  Bible  et  le  Dictionnaire 
de  Bayle  ! 

(3)  «  Au  bord  de  la  Méditerranée,  ce  n'est  pas  Naples  et  Valence  seulement  qui 
sui"  la  terre  et  sur  les  eaux  sont  des  lieux  d'enchantement  et  de  délices  ;  ce  n'est 
pas  seulement  sur  quelques  golfes  de  prédilection  de  cet  Océan  gracieux,  c'est 
sur  toute  son  étendue  depuis  Lemnos  et  Chypre  jusqu'aux  monts  de  Pyrène  que, 
dans  ces  beaux  jours  si  bien  définis  des  fêtes  données  parle  ciel  à  la  terre,  on  croit 
voir  errer  et  glisser  sur  les  flots  le  char  nautique  de  Vénus  et  de  ses  grâces.  Et 
combien  les  peuples  aimables  et  heureux  pour  qui  sous  un  si  beau  climat,  ces 
beaux  jours  sont  si  nombreux,  les  embellissent  encore  eu  offrant  au  ciel  le  spectacle 
du  bonheur  qu'ils  en  reçoivent  !  Ou  dirait  qu'à  leur  tour  ils  veulent  aussi  lui  don- 
ner des  fêtes  ! 

«  Qui  n'a  pas  vu,  dans  le  midi  de  la  France,  ces  légères  felouques  parées  de  leurs 


LAPLACE  l'ii> 

avait  lu  à  Louis  \VI  sou  arrêt  de  mort  et  loué  Hoche,  vu  Bona- 
parte supprimerai  liberté,  bouleverser  l'Europe,  elles  Bourbons 
entreprendre  de  rétablir  l'ancien  ordre  de  choses,  on  se  persua- 
dera aisément  que  ce  qu'il  y  a  peut-être  de  plus  curieux  encore 
à  étudier  dans  ce  livre,  c'est  un  homme  à  qui  les  événements 
les  plus  terribles  n'enlèvent  ni  sa  bonne  humeur,  ni  son  conten- 
tement, parce  qu'il  trouve  l'occasion  de  s'essayer  à  des  périodes 
pompeuses,   oratoires  ou  harmonieuses! 

C'est  aux  Écoles  normales  que  Laplace  (1749-1827)  résuma  les 
résultats  obtenus  par  ses  prédécesseurs  sur  le  calcul  des  proba- 
bilités et  ceux  par  lesquels  il  les  complétait.  Dès  1774,  il  avait 
soutenu  que  chacune  des  causes  auxquelles  un  événement 
observé  peut  être  attribué,  est  indiquée  avec  d'autant  plus  de 
vraisemblance,  qui!  est  plus  probable  que  cette  cause,  étant 
supposée  exister,  l'événement  aura  lieu.  Réunissant  en  un  seul 
corps,  après  la  mort  de  Condorcet,  toutes  les  méthodes  imagi- 
nées depuis  Pascal,  il  en  donna  la  théorie  analytique  et  enseigna 
à  appliquer,  à  toute  espèce  de  problèmes,  la  méthode  uniqu(^ 
dans  laquelle  il  les  harmonisait  toutes.  Il  n'a  pas  fait,  a-t-on 
dit,  une  œuvre  où  son  génie  de  géomètre  ait  jeté  un  plus  vif 
éclat.  Puis  il  développait,  dans  l'Essai  philosophique  sur  les 
probabilitf^s,  sa  leron  aux  Écoles  nornuiles,  en  montrant  com- 
bien la  théorie  des  hasanls  s'applique  facilement  aux  jeux,  aux 
sciences  naturelles,  à  la  médecine,  aux  sciences  politiques  et 
morales. 

Mais  c'est  plus  encore  par  son  Exposition  du  stjstèmc  du 
monde  et  son  Traité  de  mécanique  céleste,  que  Laplace  est 
justement  célèbre.  Dans  le  Traité  (1799),  Laplace  montrait  que 
l'astronomie  est  un  grand  problème  de  mécanique,  dont  les  élé- 
ments du  mouvement  des  astres,  leurs  figures  et  leurs  masses 
sont  les  seules  données  indispensables  que  cette  science  doive 
tirer  de  l'observation.  Il  y  rassemblait  les  théories  des  divers 
phénomènes  que  lescieux  nous  présentent  et  exposait  lagéomé- 

voilures  et  de  leurs  bauderoles  comme  les  uymphes  des  eaux  de  leur  chevelure,  pré- 
sentant, aux  combats  et  aux  couronnes,  de  jeunes  garçons  moitié  vêtus,  moitié 
nus,  prêts  à  fendre  les  flots  de  leurs  bras  et  de  leurs  rames,  ramant  comme  des 
Tyriens,  nageant  comme  des  pbo(4ues  ?  Qui  na  pas  entendu  ces  bruissements  mêlés 
et  confondus  de  la  mer  et  de  la  joie  publique,  qu'on  prendrait  de  loin  pour  le 
tumulte  des  ruches  nombreuses,  s'enivrant  de  nectar  aux  calices  des  vergers  en 
fleurs  ?  Que  de  jeunes  Provençales  dont  les  voix  amoureuses  font  retentir  les  airs, 
les  vagues  et  les  rochers  de  chansons,  premiers  modèles  de  ceux  de  Pétrarque  !  » 
Cf.  Alphonse  Daudet,  Le  Sabab. 


170  LA  PREMIERE  GÉNÉRATION  DIDÉOLOGUES 

trie  profonde  qui  a  été  nécessaire  pour  résoudre  ce  problème. 
L'Exposition  du  système  du  monde  (1796)  était  dédiée  aux 
Cinq-Cents  :  «  L'astronomie,  disait  Laplace,  parla  dignité  de  son 
objet  et  la  perfection  de  ses  théories,  est  le  plus  beau  monument 
de  l'esprit  humain  et  le  titre  le  plus  noble  de  son  intelligence. 
Séduit  parles  illusions  des  sens  et  de  lamour-propre.  Ihomme 
s'est  regardé  longtemps  comme  le  centre  du  mouvement  des 
astres,  et  son  vain  orgueil  a  été  puni  par  les  frayeurs  qu'ils  lui 
ont  inspirées.  Enfin  plusieurs  siècles  de  travaux  ont  fait  tomber 
le  voile  qui  cachait  à  ses  yeux  le  système  du  monde.  Alors  il 
s'est  vu  sm-  une  planète  presque  imperceptible  dans  le  système 
solaire,  dont  la  vaste  étendue  n'est  elle-même  qu'un  point  insen- 
sible dans  limmensité  de  l'espace.  Les  résultats  sublimes  aux- 
quels cette  découverte  l'a  conduit  sont  bien  propres  à  le  con- 
soler du  rang  qu'elle  assigne  à  la  terre,  en  lui  montrant  sa  propre 
grandeur  dans  l'extrême  petitesse  de  la  base  qui  lui  a  servi  pour 
mesurer  les  cieux.  Conservons  avec  soin,  augmentons  le  dépôt 
de  ces  hautes  connaissances,  les  délices  des  êtres  pensants.  Elles 
ont  rendu  dimportants  services  à  la  navigation  et  à  la  géogra- 
phie ;  mais  leur  plus  grand  bienfait  est  d'avoir  dissipé  lescraintes 
produites  par  les  phénomènes  célestes,  et  détruit  les  erreurs 
nées  de  l'ignorance  de  nos  rapports  avec  la  nature,  erreurs 
d'autantplus  funestes  que  l'ordre  social  doit  reposeruniquement 
sur  ces  rapports.  Vérité,  justice,  voilà  ses  bases  immuables. 
Loin  de  nous  la  dangereuse  maxime  qu'il  peut  quelquefois  être 
utile  de  tromper  ou  d'asservir  les  hommes  pour  mieux  assurer 
leur  bonheur  1  De  fatales  expériences  ont  prouvé,  dans  tous  les 
temps,  que  ses  lois  sacrées  ne  sont  jamais  impunément  en- 
freintes ».  Pour  ce  seul  ouvrage,  dune  clarté  et  dune  élévation 
incomparables,  Laplace  devrait  être  placé  à  côté  des  plus  grands 
des  idéologues  (1).  Il  y  loue  d'Alembert  et  trace,  à  la  faconde 
Condorcet,  le  tableau  des  progrès  de  la  plus  sublime  des  sciences 
naturelles.  Avec  Volney  et  Dupuis,  il  fait  des  connaissances 
astronomiques  la  base  de  toutes  les  théogonies.  Il  parle  du  fana- 
tisme et  de  la  superstition  comme  Volney  ou  Naigeon  ;  des 
causes  finales,  comme  l'expression  de  l'ignorance  où  nous 
sommes  des  véritables  causes;  de  l'esprit  philosophique,  comme 
Voltaire;  de  l'analyse,  comme  d'une  méthode  tellement  féconde 

(1)  Voyez  Cabauis,  Rapports  du  physique  et  du  moral  ;  D.  de  Tracy,  Idéologie. 
—  Lewes  rapproche  Laplace  de  D.  de  Tracy. 


LAPLACE  1'» 

qu'il  siiflitde  traduire,  dans  cette  langue  universelle,  les  vérités 
particulières,  pour  voir  sortir,  de  leur  expression,  une  foule  de 
vérités  nouvelles  et  inattendues;  de  la  méthode  enfin,  comme  un 
disciple  du  xvni"  siècle  (1). 

Laplace  ne  se  contentait  pas  de  résumer  et  de  compléter  les 
li-avaux  de  ses  prédécesseurs.  En  donnant  le  véritable  Système 
du  monde,  il  remontait  à  la  cause  des  mouvements  primitifs  de 
ce  système.  Pour  tenter  cette  entreprise,  disait-il,  nous  avons 
cinq  phénomènes:  les  mouvements  des  planètes  dans  le  même 
sens  et  à  peu  près  dans  un  même  plan  ;  les  mouvements  des  satel- 
lites dans  le  même  sens  que  ceux  des  planètes;  les  mouvements 
de  rotation  de  ces  ditrérents  corps  et  du  soleil  dans  le  même  sens 
que  leurs  mouvements  de  projection  et  dans  des  plans  peu  diffé- 
rents ;  le  peu  d'excentricité  des  orbes  des  planètes  et  des  satel- 
lites; enlin,  la  grande  excentricité  des  orbes  des  comètes,  quoique 
leurs  inclinaisons  aient  été  abandonnées  au  hasard.  L'hypothèse 
de  Buffon,  d'après  laquelle  une  comète  tombée  sur  le  soleil  en 
aurait  chassé  un  torrent  de  matière  dont  se  seraient  formés  au 
loin  les  planètes  et  leurs  satellites,  ne  satisfait  qu'au  premier  de 
res  phénomènes.  La  véritable  cause  a  dû  embrasser  toutes  les 
planètes.  En  raison  même  de  la  distance  prodigieuse  qui  les 
sépare,  elle  ne  peut  avoir  été  qu'un  fluide  d'une  immense  éten- 
due. Poui-  qu'elle  leur  ait  donné,  dans  le  même  sens,  un  mouve- 
ment presque  circulaire  autour  du  soleil,  il  faut  que  ce  fluide 
ait  environné  cet  astre  comme  une  atmosphère.  Donc  l'at- 
mosphère du  soleil  s'est  primitivement  étendue  au  delà  des 
orbes  de  toutes  les  planètes  et  s'est  resserrée  successivement 
jusqu'à  ses  limites  actuelles.  Le  soleil  ressemblait  alors  aux 
nébuleuses  que  le  télescope  nous  montre  composées  d'un 
noyau  plus  ou  moins  brillant,  entouré  d'une  nébulosité  qui, 
en   se  condensant  à  la  surface  du  noyau,  le  transforme  en 

étoile. 

Comment  l'atmosphère  solaire  a-t-elle  déterminé  les  mouve- 
ments des  planètes  et  des  satellites  ?  Le  refroidissement,  en  la 

(1)  «  Les  lois  irénérales,  disait-il,  sout  ciiiinviiites  dans  tous  les  cas  particuliers  ; 
mais  elles  y  sout  compliquées  de  taut  de  circonstauces  étrangères,  que  la  plus  grande 
adresse  est  souvent  nécessaire  pour  les  découvrir.  11  faut  choisir  ou  faire  naître  les 
phénomènes  les  plus  propres  à  cet  objet,  les  multiplier,  en  variant  leurs  circons- 
tances, et  observer  ce  qu'ils  ont  de  commun.  Ainsi  l'on  s'élève  successivement  à  des 
rapports  de  plus  eu  plus  étendus,  et  l'on  parvient  enfin  aux  lois  générales  que  l'ou 
vérifie,  soit  par  des  preuves  ou  des  expériences  directes,  lorsque  cela  est  possible, 
soit  en  examinant  si  elles  satisfont  à  tous  les  phénomènes  connus  ». 


172  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D  IDÉOLOGUES 

resserrant,  condense  à  la  surface  les  molécules  voisines;  le 
mouvement  de  rotation  augmente  (principe  des  aires),  de 
même  que  la  force  centrifuge  ;  le  point  où  la  pesanteur  est  égale 
à  cette  force  est  plus  près  du  centre.  Ainsi,  en  se  refroidissant, 
l'atmosphère  solaire  abandonne  les  molécules  situées  à  sa  pre- 
mière limite  et  aux  limites  successives  que  produit  l'accroisse- 
ment de  rotation  du  soleil.  Quant  aux  zones  de  vapeurs  aban- 
données, elles  forment,  par  leur  condensation  et  l'attraction 
mutuelle  de  leurs  molécules,  des  anneaux  concentriques  de 
vapeurs  circulant  autour  du  soleil.  Rarement  la  condensation  des 
molécules  d'un  anneau  a  produit  un  anneau  liquide  ou  solide  ; 
presque  toujours  lanneau  s'est  rompu  en  masses  spliéroïdales, 
qui,  mues  avec  des  vitesses  peu  différentes,  ont  circulé  à  la  même 
distance  autour  du  soleil,  et  constitué  des  planètes  à  l'état  de 
vapeurs.  Le  plus  souvent  lune  délies  a  pu  réunir,  par  son 
attraction,  les  autres  autour  de  son  centre,  de  manière  que  l'an- 
neau forme  une  seule  masse  sphéroïdique  de  vapeurs.  Quant  à 
la  planète  en  vapeur,  un  refioidissement  ultérieur  amène  la 
naissance  et  l'accroissement  dnn  noyau  central,  La  planète 
devient  ce  qu'était  le  soleil  à  l'état  de  nébuleuse.  Aux  diverses 
limites  de  son  atmosphère,  se  produisent  les  phénomènes  pré- 
cédemment indiqués,  anneaux  et  satellites,  circulant  autour  de 
son  centre.  Enfin  les  différences  sans  nombre,  qui  ont  dû  exister 
dans  la  température  et  la  densité  des  diverses  parties  de  ces 
gi'andes  masses  dont  est  formé  le  système  solaire,  ont  produit 
les  excentricités  de  leurs  orbites  et  les  déviations  de  leurs  mou- 
vements du  plan  de  léquateur  solaire. 

Les  ouvrages  où  MM.  Paul  Janet  et  Renouvier  ont  combattu 
les  conclusions  de  Quételet  qui,  après  Poisson,  a  développé  les 
vues  de  Laplace  sur  le  calcul  des  probabilités,  les  Essais  dans 
lesquels  Spencer  a  rattaché  l'hypothèse  de  la  nébuleuse  à  In 
doctrine  de  l'évolution,  indiquent  quelle  importance  a  conservée 
Laplace  dans  la  philosophie  contemporaine. 

Pinel  (174o-1826)  tenta,  pour  la  médecine,  ce  que  Lavoisier 
avait  fait  pour  la  chimie.  Son  premier  ouvrage  fut,  jusqu'à  la 
réforme  de  Broussais,  comme  l'a  dit  Mignet,  la  charte  de  la 
médecine  française.  Le  titre  même,  Noso(/raphip philosophique 
ou  méthode  de  Vanalyse  appliquée  à  la  médecine  (1798),  en 
fait  connaître  le  but.  Employant  continuellement  l'analyse  pour 
décomposer  les   objets  compliqués,  considérer  leurs  éléments 


PINEL  173 

d'une  manière  isolée  et  bien  déterminer  leur  caractère,  pour 
repasser  ensuite  à  des  notions  justes  et  précises  des  objets  com- 
posés, Pinel  a  voulu  appliquer  les  principes  de  Conilillac.  Mais 
il  le  sait  fort  bien  aussi,  il  a  suivi  Descartes,  qui  reconnnande  de 
conduire  par  ordre  ses  pensées,  en  commençant  par  les  objets 
les  plus  simples  et  les  plus  aisés  à  connaître,  pour  monter  peu 
à  peu,  par  degrés,  aux  connaissances  les  plus  compliquées.  Il 
vante  le  doute  méthodique  qui  peut  souvent  s'applicjuer  à  la 
pathologie  interne  :  «  Quel  bienfait,  dit-il,  pour  le  genre  humain, 
si  on  pouvait  le  faire  adopter  par  l'universalité  de  ceux  qui 
exercent  la  médeciue  !  » 

La  quatrième  classe  des  maladies  était  consacrée  aux  névroses. 
Pinel  croyait  qu'une  méthode  naturelle  leur  était  alors  inappli- 
cable, et  il  se  bornait  à  une  disposition  artificielle.  Deux  ans 
plus  tard  (1800;,  il  publiait  son  Traité  médical  et  philosophique 
sur  l'cliênation  mentule  ou  la  manie.  Au  lieu  de  traiter  les 
aliénés  comme  des  criminels  ou  des  possédés,  il  ne  vit  en  eux 
que  des  malades,  employa  la  douceur  et  la  bienveillance,  les 
sépara  en  différentes  classes,  introduisit  la  pi'opi'eté,  l'ordre, 
et  obtint  des  guérisons  nombreuses.  Son  livie  acheva  ce  que  sa 
pratique  avait  commencé.  Mais  dans  cet  ouvrage  encore,  Pinel 
s'était  occupé  tout  autant  des  méthodes  et  des  recherches  philo- 
sophiques que  des  questions  purement  médicales.  Il  y  avait 
appliqué  l'analyse  après  avoir  étudié  les  écrits  des  psycholo- 
gistes  modernes,  Locke  et  Harris,  Condillac,  Smith  et  Stewart, 
pour  saisir  et  tracer  les  variétés  comprises  dans  la  dénomination 
générale  de  l'aliénation  de  l'esprit.  Le  succès  en  fut  aussi  grand 
parmi  les  philosophes  que  celui  de  la  Nosographie  parmi  les 
médecins.  On  peut  y  reconnaître,  à  toutes  les  pages,  disait 
dans  la  Décade,  Moreau  de  Tours,  un  développement  de  cette 
pensée  de  Montaigne  :  «  Tout  ceci  se  peut  rapporter  à  l'étroite 
couture  de  lesprit  et  du  corps  s'entre-communiquant  leurs  fonc- 
tions ')  et  on  est  ainsi  amené  à  penser  qu'il  faut  introduire  la 
médecine  dans  la  philosophie.  «  C'est  ce  que  se  diront  sans  doute, 
ajoutait-il,  les  idéologistes  profonds,  qui  trouveront  dans  cet 
excellent  ouvrage  un  très  grand  nombre  de  faits,  dont  l'ob- 
servation féconde  doit  éclairer  d'une  vive  lumière  la  partie  mo- 
rale de  l'anthropologie.  »  Moreau  ne  se  trompait  pas  :  Cabanis 
en  coml)at  certaines  assertions,  mais  fait  le  plus  grand  éloge 
de  cet  écrit  «  dicté  par  le  véritable  génie  de  la  médecine  ». 


174  LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  hlDÉOLOGUES 

Destutt  de  Tracy  ne  saurait  trop  en  recommander  la  lecture  (1). 

Pinel  a  fait  une  grande  place  à  la  psychologie  et  forcé  les 
médecins,  en  combattant  les  entités  morbides,  en  liant  les  mala- 
dies aux  organes,  en  les  classant  et  en  les  définissant,  à  perfec- 
tionner le  diagnostic  pour  les  mieux  analyser.  Comme  philo- 
sophe, il  est  un  des  créateurs  de  la  psychologie  pathologique  et 
morbide. 

Résumons  les  résultats  auxquels  nous  a  conduit  l'étude  des 
idéologues  du  premier  groupe.  Condorcet  est  le  successeur  de 
d'Alembert  et  de  Voltaire,  de  Turgot,  des  économistes  et  des 
mathématiciens.  M""*"  de  Condorcet  maintient  l'alliance  de  la  phi- 
losophie française  et  delà  philosophie  écossaise.  Sieyès  songe  à 
faire  connaître  Kant;  Rœderer  relève  de  Rousseau,  de  Turgot, 
de  Sniitli  et  pense  à  traduire  Hobbes.  Quant  à  Volney,  Dupuis, 
Maréchal  et  Xaigeon,  ils  rappellent  Helvétius,  d'Holbach,  Diderot, 
.Mably,  Gassendi,  Montaigne  et  les  sceptiques.  Saint-Lambert  se 
rattache  surtout  à  Helvétius  et  à  Voltaire.  Garât  fait  l'éloge  de 
Bacon,  de  Locke,  de  Bonnet,  de  Condillac.  C'est  Montaigne, 
Descartes,  Locke,  Condillac,  les  physiologistes  et  les  naturalistes 
du  xvn*'  et  du  xvni*  siècle,  que  continue  l'inel,  tandis  que  La- 
place  complète  BufTon,  puis  les  mathématiciens  et  les  astronomes 
des  deux  siècles  précédents.  Nous  retrouvons  donc  les  direc- 
tions générales  et  diverses  de  la  spéculation  au  xvn"  et  au 
xyu!**  siècle.  Personne  ne  soutiendra  plus,  nous  l'espérons,  qu'ils 
ne  sont  que  des  disciples  de  Condillac.  Sans  doute,  Condillac  a 
été  lu  et  loué  par  la  plupart  d'entre  eux,  mais  beaucoup  moins 
cependant  (jiie  Turgot,  d'Alembert,  Voltaire,  Diderot,  d'Holbach 
et  Rousseau.  H  a  été  critiqué  par  Garât  lui-même,  qu'on  a  tou- 
jours présenté  comme  le  type  du  condillacien  fidèle. 

D'un  autre  côté,  Condorcet  et  ceux  que  nous  venons  d'étudier 
ne  se  bornent  pas  à  continuer  leurs  prédécesseurs  ;  ils  font  passer 
leurs  doctrines  dans  la  pratique  et  ils  augmentent  le  patrimoine 
qui  leur  a  été  transmis.  Condorcet  donne  à  la  théorie  de  la 
perfectibilité  une  forme  complète  et  presque  définitive,  à  l'his- 
toire une  place  importante.  Il  indique  ce  que  doit  être  l'ensei- 
gnement supérieur  et  travaille,  comme  Laplace,  à  appliquer  le 

(1)  «  En  expliquant,  dit-il,  comment  les  fous  déraisonnent,  il  apprend  aux  sages 
«omment  ils  pensent.  11  prouve  que  l'art  de  guérir  les  hommes  en  démence  n'est 
autre  chose  que  celui  de  manier  les  passions  et  de  diriger  les  opinions  des  hommes 
ordinaires,  et  consiste  à  former  leurs  habitudes.  Ce  sont  les  phjsiologistes  philo- 
sophes, comme  le  citoyen  Pinel,  (jui  avanceront  l'idéologie.  » 


litSlMK  175 

cahnil  (les  probabilités  aux  sciences  morales,  et  à  créer  une  ma- 
thématique sociale.  Chez  Volney,  avec  le  modèle  de  la  manière 
dont  chaque  partie  de  la  terre  devrait  être  décrite,  se  trouvent 
l'explication  ingénieuse  des  idées  de  liberté  et  de  justice,  une 
tentative  remarquable  de  fonder  une  physique  des  mœurs,  Vidée 
féconde  de  considérer  les  langues  connne  Thistoii'e  d'un  peuple. 
Dupuis  offre  une  interprétation  com|)lète  et,  en  plus  dun  point 
originale,  sinon  impartiale,  des  mythologies  et  des  religions  ; 
Maréchal  remplace  le  culte  des  saints  par  celui  des  grands 
honnnes.  Garât  trace  le  plan  d'une  idéologie  que  constitueront 
ses  successeurs.  Laplace  émet,  sur  l'origine  du  système  solaire, 
une  hypothèse  qui  a  peut-être  obtenu  plus  de  succès  à  notre 
époque  que  lors  de  son  apparition.  Avec  Pinel  la  médecine  est 
de  plus  en  plus  philosophique,  et  la  psychologie  morbide  se 
dévelopj)e. 


i 


I 


LA  SECONDE  fjÉNÉRATlON  D'IDEOLOGUES 

L'IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE  4 


CHAPITRE  m 

CABANIS  AVANT  LE  18  BRI  M  AIR  L 

I 

Faiiricl,  l'aini  lilial  de  (labanis,  avait  projeté  de  lui  consacrer 
une  notice  étendue  ;  mais  il  se  détourna  insensiblement  des 
«Hudes  qui  lui  rappelaient  celui  qu'il  avait  perdu.  Daunou  tra- 
vaillait à  une  biographie  de  Cabanis  quand  la  mort  le  surprit. 
Ainsi,  dit  Sainte-Beuve,  la  liadilion  s'est  rompue  avant  que 
l'esprit  en  ait  pu  être  fixé,  par  un  héritier  fidèle,  dans  le  portrait 
du  sage  (1).  Nous  ne  saurions  nous  donner  pour  un  de  ces 
héritiers  fidèles,  mais  nous  souhaiterions  de  renouer  les  tradi- 
tions philosophiques,  historiquement  ininterrompues  en  notre 
pays  depuis  le  moyen  âge,  et  de  faire  connaître  la  vie,  les  doc- 
trines et  l'influence  d'un  homme  qui  a  été,  pendant  près  de  vingt 
ans,  l'un  des  représentants  les  plus  marquants,  et  avec  Destutt 
(le  Tracy,  le  principal  inspirateur  de  la  philosophie  française. 
Surtout  nous  voudrions  présenter,  avec  exactitude  et  impartialité, 
une  doctrine,  louée  quelquefois  sans  discernement,  plus  souvent 
décriée  et  condamnée  avec  la  dernière  rigueur,  mais  qui  n'a  pas 
encore  été  exposée  sous  son  véritable  jour. 

(1)  Cf.  D.  de  Tracy,  Discours  de  réception  à  l'Académie  française  ;  Giuiruené,  art.  Ca- 
banis [Biographie  de  Michaud);  Dainiron,  Essai  sur  la  philosophie  en  France; 
Miguet,  }\olice;  de  Rémusat,  Revue  des  Deux-Mondes,  1844;  Louis  Peisse,  lu  Méde- 
cine et  les  médecins;  Sainte-Beuve,  Lundis,  passion  (ch.  vu,  §  2)  ;  etc.,  etc.  Nous 
avons  eu  outre  eu  à  notre  disposition  des  lettres  inédites  de  Cabanis,  de  Biran,  de 
n.  de  Tracy  qui  nous  ont  été  communiquées  par  M.  Naville,  et  un  curieux  manus- 
l'rit  de  Cabanis  que  possède  la  Bibliothèque  de  Versailles.  Enfin,  nous  avons  con- 
sulté, avec  l'autorisation  de  M.  Jules  Simon,  les  archives  de  l'Académie  des  sciences 
morales  et  politiques. 


CABANIS  AYANT  LE  18  BRUMAIRE  177 

l'.abaiiis  (IMerre-Jean-Georges)  naquit  à  Cosnac  en  l"o7.  Son 
père,  liomme  religieux  et  austère,  s'était  tourné,  après  des  études 
de  droit,  vers  l'agriculture  et  avait  transformé  un  domaine  sté- 
rile en  une  terre  productive.  Turgot  se  lia  avec  l'agriculteur, 
l'excita  à  publier  sou  Traité  de  la  gre/f'e{ilG5),  à  travailler  avec 
lui  en  qualité  de  secrétaire  perpétuel  de  la  Société  d'agriculture 
de  Brive,  à  améliorer  la  coiulition  du  peuple,  spécialement  à 
introduire  dans  le  Limousin  la  culture  de  la  pomme  de  terre.  Le 
jeune  Cabanis  fut  conlié  d'abord  à  deux  prêtres  (1).  Puis,  comme 
Lakanal,  Laromiguièrc  et  Biran,  il  alla  cliez  les  Doctrinaires,  qui 
avaient  un  collège  à  Brive.  La  sévérité  de  ses  maîtres  de  qua- 
trième et  de  troisième  ne  lit  que  rendre  plus  raide  un  caractère 
naturellement  irritable.  En  seconde,  le  père  Berrut  appli([uait, 
en  disciple  de  Condillac.  la  méthode  analytique  à  l'élude  du 
fran(;ais,  du  latin  et  du  grec  pour  en  tirer  les  règles  de  la  gram- 
maire générale,  la  décomposition  du  discours  et  la  connaissance 
de  la  pensée.  L'enfant  lit  des  progrès  rapides  et  conserva  tou- 
jours le  meilleur  souvenir  de  ce  maître  si  différent  des  antres  (2). 
Maltraité  en  rhétorique,  il  s'accusa  d'une  faute  qu'il  n'avait  pas 
•jouunise  et  fut  renvoyé  à  sa  famille  où  il  fut  sévèrement  puni  : 
<'  Son  âme  se  révolta  et  s'aigrit  de  plus  en  plus  ;  dès  ce  moment 
il  ne  fit  plus  rien  (3).  >>  Son  père  le  conduisit  à  Paris  et  l'aban- 
donna a  lui-même,  non  sans  l'avoir  toutefois,  ce  semble,  recom- 
mandé à  ses  amis  les  économistes.  Le  jeune  homme,  qui  avait 
quatorze  ans,  se  remit  à  l'étude  :  «  Peu  assidu  aux  leçons  de  ses 
professeurs  de  logique  et  de  physique,  il  lisait  Locke,  il  suivaitles 
cours  de  Brisson  ;  en  même  temps  il  reprenait  en  sous-œuvre 
toutes  les  différentes  parties  de  son  éducation  première  (i).  » 
Platon  et  Plutarque,  Epictète  et  Locke,  Charron  et  Montaigne. 
Cicéron  et  Tacite,  Bourdaloue  et  Bossuet,  saint  Augustin  et 
saint  Jérôme,  Buffon  et  Rousseau,  Pascal  et  Montesquieu,  comme 
Voltaire,  lui  donnaient  ie  texte  de  ses  lectures  et  le  sujet  de  ses 
méditations  (5). 

t)  «  11  douua  quelques  indices  ij,e  taleut,  il  manifesta  souvent  uu  esprit  de  suite 
et  une  ténaciti'  dans  ses  habitudes  (jui  durent  faire  pressentir  que,  s'il  prenait  une 
houne  routC;  il  pourrait  obtenir  du  succès.  »  (C;ib;inis  citr  par  (iinguenô,  Biof/ra- 
phie  universelle.) 

(2    II  j'st  souvent  qm-stion  de  Berrut  dans  les  Lettres  inédites  de  Cabanis  à  Biran. 

'3i  Cabanis  cite  par  Ciniruené  [Biof/rapltie  universelle). 

(4)  Id.  {ihid.) 

['■'))  Dans  le  manuscrit  inédit  de  la  bibliotlièque  de  Versailles,  après  les  analyses 
ou  les  traductions  d'Hipporrate  et  de  Galieu,  on  trouve  des  études  sur  les  coiiiiaeti- 

PrCAVET.  12 


178  L  IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

Aussi  tous  les  jours  son  âme  sagrandissait  :  le  plaisir  d'avoir 
appris  quelque  chose  lui  donnait  une  ardeur  incroyable  pour 
apprendre  encore.  Mais  il  ne  se  contentait  pas  de  leur  emprun- 
ter leurs  pensées,  il  voulait  encore  dérober  aux  plus  grands 
d'entre  eux  le  secret  de  l'art  d'écrire  :  «  C'est,  écrivait-il  à  son 
père,  un  article  que  messieurs  les  économistes  ont  trop  négligé. 
Je  puis  vous  assurer  que  s'ils  avaient  eu  J.-J.  Rousseau  pour 
secrétaire,  leur  système  serait  celui  de  toute  l'Europe  (1).  » 

Deux  années  se  passèrent  ainsi.  Cabanis  partit  en  1773  comme 
secrétaire  ("2)  du  prince-évéque  de  Wilna  qui  était  venu  deman- 
der aux  philosophes  les  moyens  de  sauver  la  Pologne.  Témoin 
de  la  première  mutilation  de  ce  pays,  Cabanis  eut  à  se  plaindre 
du  prince-évéque  qui  ne  lui  donna  aucun  des  avantages  promis, 
refusa  d'enseigner  le  français  aux  séminaristes  de  Wilna,  et, 
après  avoir  ])rofessé  les  belles-lettres  à  l'Académie  de  Varsovie, 
revint  en  France  «  avec  un  mépris  précoce  des  hommes  et  une 
mélancolie  sombre  que  sa  bonté  naturelle  avait  peine  à  maîtri- 
ser ».  Tui"got  était  ministre.  Cabanis  aurait  voulu  entrer  dans 
l'administration  des  finances  ou  aux  affaires  étrangères.  Turgot 
quitta  le  ministère  avant  d'avoir  placé  le  fils  de  son  ami. 

Lié  avec  Roucher,  le  poète  des  Mois,  Cabanis  entreprit  de  tra- 
duire Homère  en  vers  français.  Roucher  ne  savait  pas  le  grec, 
Hennebert,  un  autre  de  ses  amis  qui  traduisit  plus  tard  Lucrèce, 
le  savait,  mais  manquait  d'expérience  ;  les  traductions  des 
Géorgie/ lies  i^ar  Delille,  ou  de  Pope  par  Duresnel  ne  pouvaient 
lui  servir  ni  de  modèle,  ni  de  point  d'appui.  Enfin  Cabanis 
n'avait  pas  assez  étudié  les  anciens  et  Homère.  Aussi  le  système 
de   traduction  qu'il  adopta   était-il   vicieux  par  son  excès  de 

taires  dOrigèueà  la  Geuèse,  à  saint  Jean,  à  saiut  Paul,  etc.,  daus  lesquels  nous  rele- 
vons quelques  phrases  qui  rlénotent  \ui  \'('Tital)le  étudiant  en  théoloifie  :  «  Nous 
buvons  doni-  h;  sanj  de  Jésus-Christ  dune  autre  façon  dans  le  sacrement  que  par  la 
foi  eu  écoutant  sa  paiole  »,  à  côté  d'autres  qui  indi<iuent  le  futur  auteur  des  Rap- 
ports et  de  la  Lettre  sw  les  causes  premières  :  «  Notre  intelligence  n'est  pas  cor- 
porelle, parce  quelle  n'est  i)as  changée  par  les  tempéraments  des  climats  où  nous 
liabitons  ».  Puis  viennent  des  Commentaires,  sur  les  (tMivres  de  saint  Jérôme  divisées 
par  Erasme  en  trois  classes,  daus  lesquels  nous  relevons  cette  assertion  que  «  la 
première  source  du  pélagiauisme  est  l'apathie  des  stoïciens  ».  Le  volume  se  ter- 
mine par  d'autres  commentaires  sur  les  Institutions  oratoires  et  les  Déclamations 
attribuées  à  Quintilien,  par  un  Traité  des  humbles  remontrances  à  Sa  Sainteté  sur 
les  lettres  et  bulles  apostoliques  obtenues  contre  le  bien  de  l'Étal,  ou  du  roy,  ou 
de  personnes  tierces,  etc.,  etc. 

(1)  Cf.  Mignet,  Giuguené,  op.  cit. 

(2)  Mignet.  —  Cabanis  avait  préféré  ce  lointain  voyage  à  «  une  retraite  absolue 
daus  le  sein  de  sa  famille  où  le  premier  essor  de  son  talent  se  fût  bientôt  engourdi  ». 
{Biof/raphie  universelle.) 


Il 


CABANIS  AVANT  LE  18  BUUMAlIlE  171) 

liberté  (1),  et  les  deux  niorceaiix  qu'il  envoya  au  concours  no 
lurent  pas  même  remarqués  (i).  Il  devait  être  plus  heureux  par 
la  suite. 

Turgot  conduisit  Cabanis  chez  M™"  Helvétius  qui  le  logea  dans 
sa  maison  d'Auteuil  et  crut  voir  revivre  en  lui  le  iils  dont  le 
souvenir  lui  était  si  cher.  Pour  cette  aimable"  femme  qui 
refusa  d'épouser  Turgot  et  Franklin  (:>),  il  composa  des  vers  qui 
ont,  dit  Mignet,  le  tour  et  la  grâce  de  ceux  de  Voltaire  (4). 

Chez  M'""  Helvétius,  Cabanis  vit  d'Holbach  dont  il  fréquenta  la 
maison  (5).  S'il  n"a  [)as  l'ait  mention  du  Système  de  la  Nature 
il  n'en  a  pas  uioins,  connue  Ta  soupçonné  Sainte-Beuve,  subi 
profondément  l'action  de  cet  esprit  puissant,  dont  les  doctrines 
d'ailleurs  ont  été  moditiées  en  lui  par  d'autres  iulluences.  Il  s'y 
lia  avec  Thomas,  avec  Condillac,  qui  lui  raconte  la  manière 
dont  il  couipose  quelques-uns  de  ses  ouvrages,  et  qui  lui  frappe 
un  jour  le  front  eu  disant  :  «  Jeune  homuie,  il  y  a  là  quelque 
chose  ))  (6).  Chez  d'Holbach  et  chez  Turgot,  il  vit  fréquemment 
d'Alembert  et  Diderot  et  apprit  à  admirer  «  celte  association  de 
philosophes  qui,  au  milieu  du  siècle,  avait  distribué,  diaprés  un 
plan  systématique,  et  réuni  dans  un  seul  corps  d'ouvrage  les 
principes  ou  les  collections  des  faits  propres  à  toutes  les  sciences 

(1)  Cabanis,  Œuvres,  vnl.  V,  p.  1^63  sqq. 

(2)  Dictionnaire  philosophique  de  Fraui.k,  art.  Cabanis. 
{:i)  ML'iiet,  E/of/e  de  Franklin. 

(i)  Si  le  temps  ((ui  roule  sans  cesse, 
Amenait  pour  vous  la  vieillesse, 
Je  n'oserais  vous  en  parler  ; 
Mais  les  ans  ont  beau  s'éeouler, 
Votre  ijaicté  légère  et  vive, 
Ce  teini  (|ui  uanli-  ses  couleurs, 
L'amour  du  soleil  et  des  tleurs, 
Eulin  ceUe  àme  neuve  et  pure. 
Tout  dit  (juc  vous  lisez  le  tcmiis, 
Et  vous  paraîtrez  à  cent  ans 
Sortir  des  mains  de  la  Nature. 
Ce  destin  (jui  vous  est  promis 
Sans  doute  a  bien  quelque  avantage, 
Mais  vous  y  perdrez  vos  amis. 
Car  Nieillir  est  notre  partai-^c, 
Et  bientôt,  je  vous  le  prédis, 
-Nous  ne  serons  plus  de  votre  âge. 

(d)  «  C'est  dans  la  société  de  M™*;  Helvétius  qu'il  continua  de  cultivei-  la  connais- 
sance de  Turgot,  qu'il  fit  celle  de  d'Holbach,  de  Franl<liii,  de  Jeflerson,  qu'il  s'acquit 
ramitié  de  Condillac  et  de  Thomas,  qu'il  vécut  l'ainilièremcmt  plusieurs  années  de 
suite  avec  Didi-rot,  d'Alembert  et  d'autres  hommes  de  leltres  distingués  que  la 
France  possédait  encore.  »  (Cabanis  cité  par  Ginguené.) 

(P))  Saphary,  l' Ecolo,  éclectique  et  l'Ecole  française. 


180  L'IDEOLOGIE  PHYSIOLOGIUUE 

et  à  tous  les  arts,  qui  avait  préparé  le  régime  de  la  vraie  morale 
et  ralTrancliissement  du  genre  humain  »  (1).  En  1778,  il  était, 
par  Turgot,  présenté  à  Voltaire  acclamé  de  tout  Paris,  mais 
déjà  fatigué  et  malade.  Il  en  recevait  quelques  éloges  pour  sa 
traduction  d'Homère,  «  presque  toujours,  dit-il,  aux  dépens  de 
l'original  ».  C'est  surtout  avec  Franklin,  le  meilleur  des  amis  de 
M"'*  Helvétius,  quand  elle  n'eut  plus  Turgot,  et  avec  Condorcet, 
le  plus  ardent  admirateur  de  ce  dernier,  que  Cabanis  entretint 
les  relations  les  plus  intimes. 

Franklin  (2)  en  quittant  la  France  (1783),  lui  donnait  comme 
des  reliques  et  des  souvenirs  d'amitié,  son  épée  de  lieutenant- 
général  et  la  canne  dont  il  s'était  servi  plus  de  trente  ans  dans  ses 
expériences  pour  calmer  les  eaux  agitées.  Cabanis  écrivait  plus 
tard  une  Notice  sur  Franklin.  Il  avait  eu  entre  les  mains  le  cé- 
lèbre carnet  sur  lequel  ce  dernier  avait  noté  chaque  soir  ses 
progrès  et  ses  fautes.  Ainsi  il  avait  appris  Ihistoire  chrono- 
logique de  son  âme  et  de  son  caractère.  Il  y  avait  vu  l'un  et 
l'autre  se  développer,  se  fortifier,  se  façonner  à  tous  les  actes 
(lui  constituent  leur  perfection  ;  il  y  avait  vu  l'art  de  la  vie  et  de 
la  vertu,  ap|)ris  de  la  môme  manière  que  celui  de  jouer  d'un 
instrument  et  de  faire  des  armes  (3). 

Franklin,  après  avoir  lu  Collins,  avait  nié  l'existence  de  Dieu 
et  mis  en  question  les  bases  de  la  morale.  «  Cet  égarement  d'un 
esprit  hardi,  dit  à  ce  sujet  Cabanis,  qui  s'élance  dans  toutes  les 
routes  que  la  suite  des  raisonnements  lui  présente,  ne  dura 
(lu'un  instant  assez  court.  Franklin  reconnut  bientôt  son  erreur. 
Il  revint  sur  ses  pas  avec  le  même  empressement.  Il  y  a  peut- 
être  peu  de  philosophes  aussi  sûrs  qu'il  l'était,  de  l'existence 
d'un  être  intelligent,  âme  de  l'univers  (4)  et  personne  n'a  soumis 
à  des  démonstrations  plus  rigoureuses  les  principes  qui,  môme 
sans  cette  croyance,  établissent  les  règles  de  la  vertu.  Il  aimait 
à  citer  deux  mots  de  Bacon,  lun,  qu'il  faut  plus  de  crédulité 

(1)  Rapports,  I,  p.  3. 

(2)  Voyez  eh.  ii,  §  3,  les  paroles  de  Fraukliu  à  Voluey  et  ;i  Cabauis. 

(3)  Cabanis  a  fort  bien  parlé  du  grand  homme  dont  le  souvenir  lui  fut  toujours 
cher,  fort  bien  montré  que  l'artivité.  l'économie,  le  bon  emploi  du  temps  ont 
une  importance  (ju'on  ne  saurait  exagérer.  En  vi\ant  du  travail  de  ses  mains,  il 
est  possible  de  cultiver  son  esprit.  Sans  être  un  savant  de  profession,  on  peut, 
avec  de  l'analyse  et  de  la  sagacité,  rendre  de  grands  services  aux  sciences  et 
s'y  faire  même  un  grand  nom.  Les  bonnes  habitudes  du  caractère  et  les  vertus 
peuvent  être  réduites  à  un  art,  dont  l'utilité  se  démontre  par  le  calcul  et  dont  la 
pratique  s'apprend  par  un  exercice  méthodique. 

(4)  La  môme  expression  se  retrouvera  dans  la  Lettre  sui-  les  causes  premières. 


CABANIS  AVANT  LlC  18  RUIMAIUK  181 

pour  être  athée  que  pour  croire  on  Dieu;  Tautro  qu'une  étude 
superricielle(/^r/.<  dpgmtatlo)  de  la  physique  con(hiit  à  l'athéisme, 
mais  que  des  connaissances  plus  approfondies  {plenl  hanstus) 
i-aménent  aux  Idées  et  aux  sentiments  religieux.  «  Comme 
Franklin,  Cabanis  se  prit  d'une  admiration  profonde  pour 
Socrate  ;  par  lui  il  connut  Jefferson. 

Cabanis  aima  et  estima  beaucoup  Condorcet  (1).  Le  comparant 
à  Fontenelle,  à  >Iairan  et  àdAlembert,  il  lui  trouve  des  connais- 
sances plus  étendues  et  plus  variées,  un  esprit  plus  actif,  plus 
vigoureux,  un  talent  plus  profond  et  plus  élevé,  une  âme  plus  ar- 
dente, soutenue  par  une  philosophie  plus  courageuse.  Condorcet 
n'a  pas  seulement  fait  l'éloge  de  quelques  savants,  il  a  tracé  le 
tableau  de  toutes  les  sciences  qu'ils  ont  cultivées,  en  a  suivi  les 
progrès,  et  souvent  présagé  les  découvertes  ultérieures.  Aussi 
Voltaire  le  plaçait  à  la  tête  de  la  philosophie.  Comme  Socrate  (2), 
Une  cessa  d'éclairer  les  hommes  jusqu'à  son  dernier  moment  (3). 
C'est  Cabanis  qui  lui  donna  le  morceau  d'extrait  de  stramonium 
qu'il  portait  toujours  sur  lui  et  avec  lequel  il  s'empoisonna. 
C'est  lui  qui  le  conduisit  à  la  rue  ServandonI,  où  il  trouva  si 
longtemps  un  asile.  C'est  à  Cabanis  que  Condorcet  légua  sa 
famille  et  ses  derniers  écrits.  Après  la  Terreur,  Cabanis  épousa 
la  belle-sœur  de  Condorcet,  Charlotte  de  Grouchy,  et  défendit, 
dans  la  Décade,  la  doctrine  de  la  perfectibilité.  M"»"  de  Condorcet 
lui  adresse  en  retour  ses  Lettres  sur  la  Sympathie. 

Cabanis  avait  toujours  eu  une  faible  santé.  Comme  Biran,  il 
n'eut  que  trop  d'occasions  d'observer  en  lui  la  dangereuse  réaction 
dumoral  sur  le  physique,  et  l'homme  doué  de  plus  de  courage  que 
de  force (4).  Son  père  le  pressait  de  faire  choix  d'une  profession  : 

(1)  «  Avant  la  Révolution,  il  l'avait  rencontré  chez  Turgot,  chez  Franklin,  et  chez 
quelques  autres  de  leurs  amis  communs.  Des  rapports  plus  intimes  confirmèrent 
par  la  suite  ce  qu'avaient  commencé  Testimc  de  sa  personne  et  l'admiration  de  S(!S 
iumitres.  Les  malheurs  du  gouvernement  révolutionnaire  et  ratroce  persécution  à 
laquelle  Condorcet  fut  livré  peu  de  temps  après  le  'M  mai  resserrèrent  encore  leur 
amitié  ;  mais  tous  les  eflorts  pour  le  dérober  à  sa  fatale  destinée  furent  vains,  et 
Cabanis  n'eut  dans  cette  catastrophe  d'autres  consolations  que  de  recueillir  les  der- 
niers écrits  de  son  malheureux  ami  et  ses  dernièi'es  recommandations,  toutes  rela- 
tives à  sa  femme  et  à  son  enfant  ».  {Biographie  universelle.) 

(2)  Voir  ce  qui  a  été  dit  de  Franklin  dans  la  page  précédente. 

(3)  «  Tenant  comme  lui  d'une  main  la  coupe  fatale,  il  traçait  l'esquisse  magnifique 
des  progrès  de  fesprit  humain,  resserrait  dans  quelques  pages,  pour  sa  fille  chérie, 
les  principes  de  la  morale,  et  descendant  des  plus  hautes  régions  du  calcul,  ne 
dédaignait  pas  de  rédiger  des  leçons  d'arithmétique  pour  les  instituteurs  et  les  en- 
fants des  classes  indigentes  de  la  société.  »  Cabanis,  Èloçie  de  Vicq-d'Azyr  {Œuvres, 
V).  Biran  parle  de  même.  {Mémoire  sur  l'influence  de  l'habilude.) 

(4)  Discours  de  M.  de  Tracy,  remplaçant  Cabanis  à  l'Académie  française. 


182  L'IDI'OLOCIE  l'HYSIOLOCIQUE 

«  Il  se  décida  pour  la  médecine,  qui  o/ïrait  une  ample  ])âture  ;i 
l'activité  de  son  es])rit,  et  dont  les  roiiclions  exigeaient  un 
exercice  continuel  du  corps,  devenu  pour  lui  le  plus  pressant 
besoin.  Sa  mauvaise  santé  même  le  détermina  à  ce  choix,  dans 
lequel  il  fut  encore  plus  particulièrement  confirmé  par  le  mé- 
decin Dubreuil,  dont  il  avait  réclamé  les  secours  et  qui  soflrit 
à  lui  servir  de  guide  dans  cette  nouvelle  carrière  »  (1).  De 
Dubreuil  il  conserva  le  meilleur  souvenir  (2).  Auprès  de  ses 
malades  il  recueillit  des  notes,  qu'il  ulilisa  dans  les  Rapports 
du  physique  et  du  moral  (3). 

Tout  entier  à  ses  nouvelles  études,  il  renonça  à  la  poésie  «  si 
complètement  et  si  franchement,  qu'il  passa  plusieurs  années 
sans  se  permettre  la  lecture  d'une  page  dHomère,  de  Virgile  ou 
de  Racine  ».  Mais  il  ne  renonçait  pas  à  l'étude  de  l'antiquité. 
Sous  la  direction  et  avec  la  coopération  de  Dubreuil,  Cabanis 
analyse,  traduit  ou  commente  Hippocrate  et  Galien  (4).  Par  ce 
travail,  qui  équivaut  tout  à  la  fois  au  premier  Mémoire  inédit 
de  Biran  sur  VHahitude  et  au  Journal  de  1794  et  1795,  nous 
pouvons  compléter  Thistoire  de  la  formation  des  doctrines  de 
Cabanis.  Nous  y  relevons  en  effet  un  certain  nombre  d'assertions 
empruntées,  par  Hippocrate  et  par  Galien,  à  Heraclite,  à  Platon 
et  aux  Stoïciens,  ou  des  réflexions  faites  par  Cabanis  lui-même, 
qui  tantôt  ont  passé  dans  les  Raj)ports  et  tantôt  dans  la  Lettre 
sur  les  Causes  premières.  Ainsi  à  propos  du  de  Carnibus,  Caba- 
nis s'exprime  de  la  façon  suivante  :  «  Le  chaud,  le  feu  auquel 

(1)  Cabauis  cité  par  Giiiçueui''.  / 

(2)  «  Cï'tait,  disait-il,  un  homme  qui  réunissait  à  toutes  les  lumières  de  son  ait. 
la  plus  haute  philosophie  et  l'esprit  d"ohserv  tion  le  plus  exaet,  un  homme  pn'-- 
eieux  sous  tous  les  rapports  qui,  enlevé  subitement  au  milieu  de  sa  canière  à  la 
science,  à  ses  amis,  à  l'humanité,  n'avait  eu,  dans  le  cours  dune  pratique  immense, 
le  temps  de  rien  écrire  et  dont  la  irloire  n'existe  que  dans  le  souvenir  des  hommes 
(jui  l'ont  connu  et  des  malades  (pii  doivent  la  vie  à  ses  soins.  » 

(3)  «  Cette  justesse  de  raison,  disait-il,  en  citant  Dubreuil  dans  son  premier  mé- 
moire, cette  sagesse  froide  qui,  d'après  Tensemble  des  données,  sait  tirer  Ies!ésu!- 
tats  avec  précision,  ne  suffit  pas  au  médecin:  il  lui  faut  encore  cette  espèce  d'ins- 
tinct (pii  devine,  dans  un  malade,  la  manière  dont  il  est  affecté.  Je  ne  parle  pas 
seulement  du  degré  de  sensibilité,  d'irritabilité,  de  mobilité  du  sujet  qu'on  traite, 
degré  qui  détermine  la  dose  et  le  choix  des  remèdes  ;  mais  encore  des  diveis 
centres  de  sensibilité,  des  différents  rapports  entre  les  organes  qui  s'observent  dans 
tel  ou  tel  individu.  » 

'/t)  Le  manuscrit  inédit  de  Versailles  passe  successivement  en  revue  la  vie  et  les 
œuvres  d'Hippocrate,  la  vie  et  les  œuvres  de  Galien.  —  Cabanis  a  mis  en  tète  du 
manuscrit  :  «  Ce  travail,  écrit  en  entier  de  la  main  du  docteur  Dubreuil  qui  a 
guidé  mes  premiers  pas  dans  l'étude  de  la  médecine,  a  été  fait  par  moi,  sous  sa 
direction  et  avec  sa  coopération.  —  P.-J.-G.  Cabanis.  »  Il  ra  plus  tard  annoté,  pro- 
bablement au  temps  où  il  faisait  son  cours  sur  Hippocrate. 


CABAMS  AVANT  LE  18  RRIIMAIRE  183 

Hippocrato  altrihiiP  rimmorlaliUS  ne  peut  être  autre  que  Dieu. 
Mais  quand  il  dit  que  la  plus  grande  partie  de  cette  su])slauce 
chaude  s'est  retirée  do  la  confusion  au  dessus  de  toutes  les 
choses  basses  et  changeantes,  et  qu'il  en  est  demeuré  seulement 
ce  qu'il  en  faut  pour  assembler  toutes  ces  choses  contraires 
entre  elles-mêmes,  pour  les  nnii-,  les  réconcilier  et  leur  donner 
la  vie  et  l'entretien,  comme  il  le  prouve  ensuite  par  la  construc- 
tion de  toutes  les  parties  du  corps  humain,  c'est  sans  doute  qu'il 
entend  parler  de  cet  esprit  vivifiant  que  Dieu  a  versé  dans  cette 
grande  machine  do  l'univers  pour  la  construction  et  la  conser- 
vation de  toutes  ses  parties.  Cet  esprit  semble  être  immortel  et 
tout  intelligent,  puisque,  dans  tous  les  changements  des  choses, 
il   subsiste,   et  dans   ses  ouvrages,   agit  toujours   suivant  les 
régies  de  la  prudence  et  de  la  sagesse;  et,  de  fait,  quoiqu'il 
soit  matériel,  il  est  incorruptible  en  ce  qu'il  est  céleste,  et  il  agit 
avec  intelligence,  en  ce  qu'il  est  inspiré  de  la  bouche  de  Dieu  ». 
Ne  croirait-on  pas  lire  un  Abrégé  de  la  Lettre  stn-  1rs  Causes 
premières^  Ailleurs  le  manuscrit  mentionne   «  l'auteur  de  la 
nature  •>  et  définit  «  le  rôle  de  la  prière  »  (1);  puis  affirme  que 
«  le  vrai  jour,  c'est  la  lumière  de  la  foi  ».  Il  est  question  ensuite 
du  <(  discours  que  nous  devons  faire  aux  hérétiques  de  notre 
temps  suivant  les  écritures  »,  des  merveilles  du  corps  humain, 
qui  donnent  les  idées  du  Dieu  ([ui  l'a  formé,  comme  la  maison 
donne  l'idée  de  l'ouvrier  qui  l'a  construite.  Immédiatement  après 
vient  un  passage  qui  semble  le  début  des  Rapports  :  «  Le  cerveau 
est  non  seulement  le  principe  et  comme  la  racine  de  tous  les 
nerfs  et  de  tous  les  muscles,  mais  même  le  principe  de  toutes 
leurs  fonctions,  comme  étant  la  fontaine  et  la  source  des  esprits 
animaux.  Si  quelque  nerf  est  coupé,  les  parties  supérieures  qui 
s'entretiennent  encore  avec  le  cerveau  conservent  l'usage  de 
leurs  facultés  animales,  mais  les  inférieures,  qui  par  cette  rup- 
ture se  trouvent  séparées  du  cerveau,  deviennent  percluses  poui* 
être  privées  des  influences  du  mouvement  et  de  la  vie  animale  ». 
Ailleurs,  il  reproche  à  Galien  d'être  trop  confus  à  propos  de 
l'immortalité  de  la  partie  raisonnable  de  l'âme,  embarrassé  qu'il 
est,  comme  le  sera  lui-même  Cabanis,  d'expliquer  comment,   si 

(1)  Les  prières  sout  hieufaisaiites  et  nécessaires  a  la  créature  jiour  obtenir  de  son 
auteur  les  grâces,  les  faveurs  qu'elle  désire  ;  mais  c'est  aller  contre  l'ordre  de  la 
Providence  divine,  de  vouloir  obtenir,  par  les  seules  prières,  sans  travailler,  ce  que 
Dieu  nous  a  destiné  jiour  la  récompense  de  nos  actions. 


1.S4  LIDÉOLOGIE  PIIVSIOLOGIULE 

les  âmes  sont  spirituelles,  elles  peuvent  s'étendre  par  tout  le 
corps,  et  comment  elles  difTèrent  entre  elles. 

L"étude  dHippocrate  et  de  Galien  a  encouragé  Cabanis  à  unir 
intimement  la  philosophie  et  la  médecine,  à  étudier  avec  soin 
les  rapports  du  physique  et  du  moral.  Elle  lui  a  fait  connaître 
une  métaphysique  éclectique  et  platonico-stoicienne,  elle  a 
préparé  les  recherches  de  Famiel  sur  les  stoïciens  et  la  Lettre 
sur  les  Causes  premières.  Hippocrate  et  Gahen,  quileconduisentà 
Bonnet  et  à  Rousseau,  interviennent,  comme  Homère  et  les  poètes, 
comme  Helvétius,  Turgot  et  Condillac,  d'Holbach  et  Franklin, 
Voltaire  et  Condorcet,  comme  Dubreuiletle  christianisme,  pour 
former  son  esprit  et  ses  doctrines.  C'est  ce  que  nous  montreront 
tous  ses  ouvrages,  c'est  ce  qu'indique  déjà  le  Serment  d'un  nu-- 
decin,  composé  eu  1783,  quand  il  finit  ses  études  médicales  (1). 


II 

Le  10  décembre  1788,  Cabanis  terminait  le  Degré  de  certitude 
de  la  médecine,  dans  lequel  il  se  proposait  de  faire  sentir  aux 
médecins  toute  la  dignité  de  leur  art.  Mais  le  mouvement  général, 
qui  suspendit  la  plupart  des  travaux  scientifiques  et  littéraires, 
en  tournant  l'attention  des  meilleurs  esprits  vers  l'organisation 
sociale,  puis  les  luttes  révolutionnaires  lui  en  firent  retarder 
l'impression,  qui  n'eut  lieuquedix  ansplus  tard.  Le  13  juillet  1780, 
il  se  rendait  à  Versailles,  pour  annoncer  à  Garât,  à  Volney  et  à 
quelques  autres  de  ses  amis  ce  qui  s'était  passé  la  veille  à  Paris. 
C'est  alors  qu'il  entra  en  relations  avec  Mirabeau,  dont  il  devint 
le  médecin,  le  collaborateur  et  l'ami.  Pour  Mirabeau  il  prépara 
son  travail  sur  l'instruction  publique,  qu'il  fit  paraître  en  1791, 

(1)  11  coDtieut  une  invocation  «  au  grand  Dieu  dont  la  bonté  surpasse  la  puissanci', 
qui  clierrhe  l'amour  et  la  reronnaissauce,  répand  partout  la  vie  et  les  bienfaits, 
lemplit  (le  sa  présence  le  lieu  saint  (l'éirlise  ,  où  le  remords  retrou\e  l'espoir  >  . 
Devant  ce  Dieu  bon,  Cabanis  jure  de  consacrer  toute  sh  vie  à  son  art  et  de  soiirner 
de  préférence  le  pauvre,  le  citoyen  utile,  le  sage  éloquent  qui  combat  pour  la  vertu 
et  plaide  pour  les  droits  des  hommes  comme  ceux  qui  s'arment  pour  rnjeuuir  la 
liberté  flétrie  :  de  n'avoir  ni  pitié,  ni  secours  pour  le  cori'upteur  qui  enhardit  la 
sombre  autorité  des  tjTaus  et  met  sous  leurs  pieds  la  ■<  sainte  humanité  ".  Il  jure 
encore  de  montrer  les  erreurs  des  autres  et  surtout  les  siennes,  de  respecter  les  lois 
de  la  pudeur  et  d'être,  pour  les  jeunes  gens,  ce  que  Dubreuil  a  été  pour  lui.  S'il 
remplit  tousses  devoirs,  il  piie  ce  Dieu  juste  de  répandre  quelque  douceur  sur  ses 
jours  et  de  veiller  sur  les  amis  qui  «  consoleut  »  sa  vie,  de  rendre  son  nom  béni 
plutôt  que  célébré,  d'oublier  ses  erreurs,  et  de  l'entraîner,  sans  terreurs,  vers  les 
jours  éternels,  en  lui  laissant  trouver  des  charmes  à  l'espoir  de  mourir,  et  eu  faisant 
verser  quelques  larmes  sur  §a  tombe. 


CAHAMS  AVANT  LE  IS  lîRl  MAIRE  i8S 

Selon  un  juge  conipétenl  (1),  cette  étude,  qui  n'a  pas  été  sans 
intlucnce  sur  le  rapport  de  ïalleyrand,  dénote  une  vue  profonde 
de  ce  que  doit  être  l'enseignement  supérieur. 

Le  premier  des  quatre  projets  de  Discours  portait  sur  linstruc- 
tion  publique  ou  sur  l'organisation  du  corps  enseignant;  le 
second,  sur  les  fêtes  publiques,  civiles  et  militaires  ;le  troisième, 
sur  rétablissement  d'un  Lycée  national;  le  quatrième,  sur  l'édu- 
cation de  l'héritier  présomptif  de  la  couronne  et  sur  la  nécessité 
d'organiser  le  pouvoir  exécutif. 

"^Un  bon  système  d'éducation  publique  est,  dit  Cabanis,  le 
moyen  d'élever  promptement  les  âmes  au  niveau  de  la  constitu- 
lion  et  de  combler  l'intervalle  immense  qu'elle  a  mis  entre  l'état 
des  choses  et  celui  des  habitudes.  L'Assemblée  constituante  n'a 
qu'un  objet,  rendre  à  l'homme  l'usage  de  toutes  ses  facultés  et  la 
jouissance  de  tous  ses  droits,  faire  naître  l'existence  publique, 
de  toutes  les  existences  individuelles  librement  développées,  et 
la  volonté  générale  de  toutes  les  volontés  privées,  constantes 
ou  variables.  Peut-être  même  devrait-elle  se  borner  à  protéger 
les  progrès  de  l'éducation,  à  donner  la  Constitution  la  plus  favo- 
rable au  moi  humain,  et  les  lois  les  plus  propres  à  mettre  chacun 
à  sa  place.  Toutefois  l'ignorance  du  peuple  est  si  profonde,  Iha- 
bitude  de  regarder  les  établissements  d'instruction  publique  et 
gratuite  comme  le  plus  grand  bienfait  des  rois,  est  si  générale, 
qu'il  serait  dangereux,  et  même  impossible,  de  ne  pas  diriger 
l'éducation  d'après  des  vues  nationales. 

En  premier  lieu,  il  faut  soumettre  les  collèges  et  les  académies 
aux  magistrats  élus  par  le  peuple  et  non  au  pouvoir  exécutif.  En 
second  lieu,  toutes  les  dépenses  doivent  être  la  récompense  de 
travaux  déjà  faits  ou  un  encouragement  pour  des  travaux  à 
faire.  Les  Académies  ne  choisiront  que  ceux  dont  les  talents 
leur  auront  été  signalés  par  la  puissance  publique.  On  ne  don- 
nera point,  pour  les  premières  études,  les  bourses  qui  devront 
toujours  être  le  prix  de  quelque  succès;  on  n'établira  point  l'ins- 
truction gratuite,  parce  que  le  maître  qui  reçoit  un  salaire  est 
bien  plus  disposé  à  perfectionner  sa  méthode  d'enseignement, 
et  le  disciple,  qui  le  paie,  à  profiter  de  ses  leçons.  En  troisième 

(1)  Liard,  l'EnseignevienL  supérieur  en  France,  Is""  vol.  —  M.  Liard,  tout  eu 
déclarant,  Tautheuticité  douteuse,  ue  Tattribue  pas  à  Cabanis.  Que  Touvrage  soit 
réellement  de  Cabanis,  c'est  ce  qu'on  peut  reconnaître  par  les  idées  qui  y  sont 
développées,  c'est    ce   qu'affirme  d'ailleurs  Ginguené. 


180  L'ID?'OLOr,IE  PllYSlOLOr.rOlIE 

lieu,  tous  les  hommes  employés  à  l' éducation  doivent,  quant 
aux  fonctions  d'instituteurs,  dépendre  uniquement  des  agents 
du  peuple.  En  quatrième  lieu,  il  faut  qu'il  y  ait,  à  tous  les 
degrés,  des  moyens  d'avancement.  Les  paroisses  et  les  cantons, 
les  districts  et  les  départements  se  chargeront  des  frais  qu'exige 
réducalion  des  enfants  pauvres;  l'Assemhlée  nationale  assi- 
gnera des  sommes  destinées  à  récompenser  les  maîtres  qui  se 
distinguent  dans  leur  enseignement  et  à  secourir  ceux  que  les 
infirmités  ou  la  vieillesse  forcent  d'abandonner  leurs  travaux.  La 
nation  honorera  et  récompensera  les  philosophes,  les  littéra- 
teurs, les  savants,  les  artistes. 

En  cinquième  lieu,  l'Assemblée  réglera  l'organisation  de  l'en- 
seignement public  en  général  et  constituera  les  écoles,  déter- 
minera le  genre  d'instruction  qu'y  recevront  les  élèves  et  l'esprit 
dans  lequel  on  y  enseignera.  Tout  en  encourageant  l'étude  des 
langues  mortes,  en  faisant  surtout  renaître  de  ses  cendres  cette 
J)elle  langue  grecque  dont  le  mécanisme  est  si  parfaitement 
analytique  et  dont  l'harmonie  appelle  toutes  les  beautés  du  dis- 
cours (1),  elle  ordonnera  que  tout  enseignement  public  se  fasse 
en  français.  Mais  elle  se  bornera  à  jeter  ainsi  les  germes  de  tout 
le  bien  que  la  perfectibilité  de  l'homme  nous  promet  (2). 

En  sixième  lieu,  quoique  tous  les  travaux  de  la  société  restent 
libres,  les  magistrats  doivent  surveiller  un  certain  nombre  de 
professions,  médecine,  chirurgie,  pharmacie;  en  encourager  et 
en  faciliter  l'enseignement,  former  des  écoles  pratiques,  par- 
tout où  la  médecine  s'enseigne  et  constituer  les  collèges  de  mé- 
decine sur  les  principes  qui  peuvent  seuls  les  perfectionner. 
Dans  chaque  département  un  collège  sera  chargé  de  délivrer  des 
grades  aux  médecins  et  aux  chirurgiens,  d'examiner  les  apothi- 
caires, les  droguistes  et  les  vétérinaires.  Toutes  les  parties  de 
l'art  de  guérir  seront  réunies  et  on  bannira  ces  idées  de 
prééminence,  de  subordination,  qui  ont  été  si  longtemps  une 
source  intarissable  de  débats  entre  ceux  qui  les  cultivent.  Les 
professeurs,  médecins  d'hôpital,  tiendront  note  des  maladies 
observées  et  du  traitement  suivi.  On  rendra  publiques,  dans 
chaque  département,  parla  voie  de  l'impression,  les  découvertes 
médicales,  chirurgicales  et  vétérinaires  (3). 

(1)  Ce  seul  passage  rappelle  le  traducteur  d'Homère  et  d'Hippocrate, 

(2)  Voilà  le  disciple  de  Turgot  et  de  Goudorcet. 

(3)  Cabanis  s'occupe  surtout  des  hommes  :  «  Les  femmes  destinées,  dit-il,  à  la  vie 


tlABAMS  AVANT  LE  18  lîRl  MAIRE  IST 

i;inmiortel  Bacon  voit,  dans  les  sciences  naturelles,  la  vraie 
colonne  liunineuse  qui  doit  nous  conduire  au  sein  des  déserts. 
Elles  portent  en  effet  des  coups  mortels  aux  opinions  supersti- 
tieuses, préparent  l'extirpation  des  erreurs,  et  fraient  la  route 
de  la  vérité.  Il  faut  encourager,  favoriser  et  faciliter  l'étude  de 
la  nature;  former  des  cabinets  de  physique,  d'histoire  natu- 
relle, des  laboratoires  de  chimie  et  des  jardins  de  botanique.  Il 
faut,  avec  les  bibliothèques  des  maisons  religieuses,  constituer 
de  bons  recueils  de  livres  à  l'usage  du  public  et  former,  dans 
chaque  département,  une  collection  de  tous  les  instruments 
des  arts,  en  commençant  par  les  plus  nécessaires  à  la  vie  elles 
plus  appropriés  aux  localités. 

Après  ce  discours  vient  un  projet  de  décret.  Les  trois  Acadé- 
mies sont  j-emplacées  par  une  Académie  nationale  avec  trois 
sections  :  philosophique,  littéraire,  scientifique,  et  par  une  Aca- 
démie des  arts,  avec  cinq  sections  :  peinture,  sculpture,  archi- 
tecture, musique,  art  diamatique.  Les  écoles  de  théologie  sont 
reléguées  dans  des  séminaires  où  l'enseignement  se  fera  en 
français.  Les  maîtres  d'école,  autorisés  à  recevoir  une  rétribu- 
tion de  leurs  élèves,  enseigneront  à  lire,  à  écrire,  à  calculer,  à 
lever  des  plans  et  à  arpenter.  Ils  emploieront  des  livres  qui 
feront  connaître  la  Constitution  et  les  principes  de  la  morale. 
Dans  les  collèges,  il  y  aura  des  chaires  de  grec,  de  latin,  d'élo- 
quence, de  poésie,  de  philosophie  et  de  physique.  Les  élèves 
recevront,  en  dernier  lieu,  les  leçons  de  philosophie  et  de  phy- 
sique. Le  professeur  de  philosophie  achèvera  de  faire  connaître 
les  méthodes  par  lesquelles  on  marche  d'une  manière  sûre  à 
la  vérité,  expliquera  les  rapports  des  hommes  entre  eux  et  le 
système  social,  les  droits  des  citoyens  et  les  devoirs  de  l'indi- 
vidu. Les  professeurs  des  collèges  seront  citoyens  actifs  et,  quand 
ils  se  retireront,  éligibles  à  l'Assemblée  nationale.  Les  écoles  de 
jeunes  filles,  dans  les  campagnes,  pourront  être  tenues  par  les 
sœurs  de  charité,  si  l'Assemblée  nationale  les  emploie  pour  soigner 
les  pauvres  malades  et  diriger  les  ateliers  charitables  de  femmes. 

intérieure,  ne  doivent  peut-être  sortir  de  la  maison  paternelle  que  dans  quelques 
cas  rares  ;  Rousseau,  dont  le  souvenir  et  les  maximes  se  présentent  sans  cesse 
à  resprit  toutes  les  fois  qu'on  parle  de  liberté,  de  philosophie,  de  culture  de 
l'homme,  était  fortement  pénétré  de  cette  vérité,  si  familière  aux  peuples  anciens, 
que  rhomme  et  la  femme,  ayant  un  rôle  entièrement  différent  dans  la  nature, 
ne  peuvent  avoir  le  même  dans  Tétat  social.  L'ordre  éternel  des  choses  ne  les 
fait  concourir  à  un   but  commun   qu'en  leur  assignant  des  places  distinctes. 


1.S8  L  IDKOLOGIK  PIIYSIOLO(;iQI  i: 

Dans  le  second  Discours,  Cabanis  disliniçue  les  besoins  qui 
tiennent  à  la  conservation  de  l'individu,  à  la  propagation  de  les- 
pèce  et  constituent  la  partie  physique,  des  besoins  qui,  résultant 
des  rapports  sociaux,  tonnent  le  moral  de  Iboinme.  II  y  a  deux 
classes  de  besoins  moraux.  Les  uns  doivent  être  satisfaits  pour 
que  les  rapports  des  individus  ne  soient  pas  dénaturés  ou  leurs 
relations  avec  le  corps  social  interverties  dans  leur  mode  et  leur 
objet  ;  ils  servent  de  base  à  la  justice.  D'autres  dépendent  de  la 
faculté  que  l'homnie  possède  de  partager  les  affections  de  tous 
les  êtres  et  particulièrement  de  ses  semblables  ;  ils  sont  l'ori- 
gine de  tous  les  sentiments  de  bienveillance  et  de  dévouement 
qui,  d'après  l'admirable  plan  de  l'auteur  des  choses  (1),  nous 
font  trouver  notre  bonheur  le  plus  pur  dans  ce  qui  augmente 
celui  des  autres.  Cette  faculté  est  surtout  le  principe  de  notre 
sensibilité.  Sur  elle  se  fonde  l'extension  du  bonheur  des 
hommes,  après  qu'ils  ont  satisfait  les  besoins  physiques,  fort 
impérieux,  mais  bornés  et  faciles  à  apaiser.  Au  législateur,  qui 
ne  peut  tout  faire,  le  moraliste  vient  en  aide.  Dans  le  cœur 
des  individus,  dans  le  sein  de  la  vie  domestique,  il  porte  les 
principes  salutaires,  qui  régissent  la  grande  association.  11  cor- 
rige les  maux  dont  le  législateur  n'a  pu  délivrer  entièrement 
les  choses  humaines,  confirme  les  biens  qu'ont  augmentés 
les  institutions  politiques  et  augmente  ceux  qui  se  sont  dérobés 
à  leur  influence.  Le  législateur  et  le  moraliste,  d'accord  entre 
eux,  montrent  de  quelles  vertus  l'homme  est  capable  et  à  quelles 
jouissances  la  nature  le  destine.  Quelques  petites  peuplades  de 
la  Grèce,  dont  l'histoire  est  véritablement  instructive  (2),  ont 
joué  un  très  beau  rôle,  quand  les  philosophes,  qui  les  avaient 
éclairées  par  leurs  écrits,  furent  chargés  de  rédiger  des  lois. 
On  peut  prévoir  des  avantages  plus  grands  pour  l'empire  fran- 
çais, dont  les  nouvelles  lois  ont  été  préparées  et  formulées  par 
des  sages.  Toutefois,  pour  faire  obéir  l'homme,  il  faut  bien  moins 
le  convaincre  que  l'émouvoir.  C'est  à  quoi  l'on  arrivera  par 
mie  bonne  organisation  des  fêtes  nationales.  Elles  retraceront, 
honoreront,  consacreront  la  Révolution  et  la  constitution. 

Cabanis  rappelait,  dans  le  troisième   Discours,  que  le  but 
général  de  l'association  est  le  perfectionnement  du  bonheur  de 

(1)  Remarquer  rexpressiou  sur  laquelle  uous  reviendrons  à  propos  de  la  discus- 
sion avec  Bernardin  de  St-Pierre  et  de  la  Lettre  sur  les  causes  premières. 

(2)  On  reconnaît  encore  le  traducteur  d'Hom'.'re  et  l'admirateur  des  Grecs. 


CABANIS  AVANT  LE  18  RUl  MAIRE  189 

llioiiiuie,  que  celui  de  l'educatiou  est  le  perfectionueiiieiiL  des 
moyens  par  lesquels  s'étend  notre  existence  et  s'accroît  notre 
bonheur.  Or,  tous  nos  besoins  et  les  moyens  que  nous  avons  de 
les  satisfaire  se  réduisent  à  la  sensibilité,  le  dernier  fait  auquel 
on  puisse  remonter  d«us  létude  de  Ihomme  (1).  L'action  de 
l'éducation  sur  l'existence  physique  et  morale  est  à  peu  près 
indéiinie,  les  progrés  méthodiques  en  sont  absolument  incalcu- 
lables. Elle  mettra  l'individu  en  état  de  vivre  convenablement 
avec  ses  semblables,  car  les  relations  morales  s'établissant  sur- 
tout entre  les  êtres  de  môme  âge,  l'éducation  publique  est  la 
meilleure  pour  les  hommes.  Un  Lycée  national  procurera  à  l'é- 
lite de  la  jeunesse  les  moyens  de  terminer  ses  études.  Cent  élèves, 
envoyés  par  les  départements,  y  seront  entretenus  pendant  un 
temps  déterminé.  On  y  réunira  une  immense  collection  des  pro- 
duits de  la  nature,  les  chefs-d'œuvre  du  génie  dans  les  sciences 
ou  dans  les  arts,  les  machines  par  lesquelles  les  découvertes 
se  démontrent  ou  les  travaux  s'exécutent.  On  y  appellera  les 
philosophes  et  les  gens  de  lettres,  les  savants  et  les  artistes  les 
plus  célèbres  qui  y  enseigneront,  d'après  une  méthode  générale, 
tout  ce  qui  peut  faire  éclore,  agrandir,  développer  les  facultés 
intellectuelles.  L'art  de  diriger  l'entendement  dans  la  recherche 
de  la  vérité  ou  de  l'appliquer  aux  différents  objets  de  nos  études, 
sera  le  but  poursuivi.  On  y  formera  des  hommes  propres  à  tout  : 
législateurs,  politiques,  savants,  artistes.  On  créera  ou  on  per- 
fectionnera,  pour  l'esprit,  des  télescopes  et  des  leviers  sem- 
blables à  ceux  que  l'optique  et  la  mécanique  ont  créés  pour  les 
yeux  et  les  mains  (i).  Dans  cette  école  encyclopédique,  la  chaire 
de  méthode  sera  la  base  de  toutes  les  autres  (3).  L'art  de  raison- 
ner est  l'art  de  bien  voir,  de  bien  entendre,  de  sentir  juste.  Il 
faut  analyser  l'objet,  le  démonter  pièce  à  pièce,  puis  le  remonter 
et  le  mettre  à  côté  de  ce  qui  doit  lui  servir  de  terme  de  compa- 
raison.  On  analyse  de  même  les  idées.   En  généralisant,  on 
classe  objets  et  idées  par  leurs  analogies.  Puis,  par  gradations 
successives,  on  va  des  objets  ou  des  idées  les  plus  simples,  les 
plus  faciles  à  connaître,  jusqu'aux  plus  complexes.  Les  connais- 
sances sont  incontestables,  si  la  chaîne  qui  les  lie  ne  souffre 
aucune  interruption.  En  se  servant  du  connu  pour  découvrir 

(1)  La  même  idée  se  retrouvera  au  début  du  second  mémoire  des  Rapports. 

(2)  La  même  idée  est  développée  par  Laromiguiére  ;  cli.  viii,  g  3. 

(3)  Cabanis  est  le  disciple  du  xviii'  siècle  et  de  Descartes. 


190  L'IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

rincoiiiiu,  on  forme  des  axiomes,  qui  coiiipreniient  un  nombre 
croissant  d'idées  particulières.  Des  opérations  de  Tesprit,  repré- 
sentées par  des  signes,  espèces  de  pierres  numéraires  qui 
marquent  la  route  suivie,  naît  le  raisonnement,  qui  se  perfec- 
tionne avec  le  langage.  Aussi  Condillac  disait-il  que  les  langues 
sont  des  méthodes  analytiques,  et  les  méthodes  analytiques  de 
véritables  langues.  Ainsi  il  ouvrait  une  nouvelle  route  à  l'esprit 
humain  (1). 

La  grammaire  universelle  est  inséparable  de  la  méthode  uni- 
verselle. L'étude  des  sciences  et  des  arts  n'en  est  que  lapplica- 
lion  pratique.  Qu'on  ne  croie  pas  réfuter  ces  vues,  en  les  tiai- 
tant  d'idées  abstraites  ou  métaphysiques.  La  métaphysique  est 
le  seul  guide  de  l'homme  qui,  sans  elle,  ne  comparerait  jamais 
ses  sensations  et  ne  tirerait  aucun  résultat  de  leur  comparaison. 
D'ailleurs  la  métaphjsique  de  Locke,  d'Helvélius,  de  Bonnet  et 
de  Condillac  n'est  que  l'art  de  juger,  dontla  nature  nous  enseigne 
les  éléments.  Quand  nous  comparons  et  concluons,  nous  fai- 
sons de  la  métaphysique.  Nous  en  faisons  lorsque,  de  faits 
épars,  nous  composons  des  notions  générales,  lorsque,  d'obser- 
vations individuelles,  nous  tirons  des  règles  ou  des  principes. 
De  la  métaphysique,  le  genre  humain  peut  atteiulre  l'agrandisse- 
ment de  son  existence,  sa  perfection  et  son  bonheur  (:2). 

Chaque  science,  disait  en  terminant  Cabanis,  ajoute  à  la  masse 

{i)  bixni  le  prouiier  MfiiiMiif,  Caliauij  ajoute   qu'il  faut  ilouuer  au  mot  lanfjiie 
le  sons  le  plus  étendu  (1,  72). 

(-2)  Cf.  D.  de  Tracy,  ch.  v  et  vi.  Le  projet  de  décret  institue  au  Lyiée  natioual 
uue  chaire  de  méthode,  uue  d'économie  pul)lique  (?)  et  île  morale,  une  d'histoire 
uni>ersclle,  uue  de  !.'éométrie  et  daltréhre,  uue  de  mécaui<iue  et  d'Iiydraulique,  une 
de  jiliysiijue  irénérale,  uue  d'histoire  naturelle  et  uue  de  chimie,  une  de  i)hysi([ue 
expériuicutale  et  uue  de  physioioi^ie  ou  de  physique  auimale.  11  aura  trois  chaires 
de  langues  aucienues,  hébreu  et  ses  dialectes,  grec,  latin  ;  trois  de  langues 
nrientaUs,  turc,  arabe,  persan  ;  ([uatre  de  lantrues  européennes,  italien,  espagnol, 
anglais,  allemand;  deux  de  littérature,  éloquence  et  poésie;  quatre  des  arts,  pein- 
ture, sculpture,  architecture,  musique.  Voici  comment  Cabanis  justifie  ra\aut-der- 
nière  proposition  :  «  L'utilité  des  lauL'ues  modernes  doit  être  considérée  sous  deux 
rapjiorts  très  divers,  mais  très  étendus  Tnn  et  l'autre.  Le  premier  embrasse  tout  ce 
qu'elles  ont  de  lelatif  à  l'étude  même  de  l'entendement  humain  et  des  modilications 
que  ses  procédés  ou  leurs  signes  éprouvent  de  la  part  des  circonstances  locales  et 
politi([ues.  Sous  ce  rapport,  les  laugues  modernes  entrent  dans  les  éléments  de  la 
véritable  métapliysique,  mais  uniipiemcnt  comme  les  langues  anciennes  dont  elles 
ne  ditlercut  point  en  cela.  Le  second  rapport  est  fondé  sur  les  connaissauces  qui 
se  puisent  dans  leurs  écrits,  sur  les  relations  commerciales  dont  elles  peuvent  devenir 
le  moyen,  sur  les  voyages  savants  ou  diplomatiques  qu'on  ne  saurait  entreprendre 
sans  leur  secours,  sur  les  échanges  de  lumières  et  de  richesses  qui  doivent  eu  résul- 
ter; c'est  le  côté  par  lequel  Tétudc  des  langues  vivantes  est  de  l'application  pratique 
la  plus  vaste,  de  l'utilité  la  plus  immédiate  et  la  plus  sensible.  '>  Ou  a  été  fort 
longtemps,  en  France,  avant  d'accepter  les  idées  de  Cabanis. 


CABANIS  AVANT  LE  18  BRIMAIUK  101 

de  nos  idées,  parce  quelle  repose  sur  des  faits  propres  (iiii 
donnent  des  idées  générales  ou  principes.  Ces  principes,  com- 
parés avec  ceux  des  autres  sciences,  fournissent  des  idées 
plus  générales  encore;  on  range  ainsi  sous  un  petit  nombre  de 
chefs  tous  les  travaux  de  l'entendement  et  on  trouve  une  source 
de  combinaisons  inconnues.  Que  les  bommes  apprennent  cette 
vérité  si  consolante  et  inscrite  à  chaque  page  de  notre  histoire 
la  plus  intime:  la  raison  n'est  que  la  nature  elle-même,  la  vertu, 
que  la  raison  mise  en  pratique,  et  Tart  du  bonheur,  que  celui  de 
la  vertu  (1). 

Le  Journal  de  la  maladie  et  de  la  mort  de  Mirabeau  (avril 
17911  n'a  pas  été  assez  consulté  par  ceux  qui  ont  cherché  ce 
qua  fait  et  ce  qu'eût  pu  faire  Mirabeau  (:2).  On  y  voit  clairement 
combien  se  préoccupent  peu  de  la  vérité  historique  ceux  qui 
continuent  à  parler  du  poison  qui  aurait  hâté  sa  mort,  combien 
aussi  les  écrivains  modernes  qu'on  dit  les  plus  simples  sont 
souvent  encore  emphatiques  (3).  Cabanis,  comme  plus  tard  Ver- 
morel  (4),  estime,  après  avoir  parcouru  la  correspondance  avec  la 
cour,  que  Mirabeau  n'a  jamais  abandonné  la  cause  pour  laquelle 
il  avait  d'abord  combattu. 


HT 

Avant  de  préparer  son  travail  sur  llnstruction  publique,  Caba- 
nis avait  lait  paraître  des  Observations  sur  les  Hôpitaux,  qui 
amenèrent  sa  nomination   à  la  Commission   des  Hôpitaux  de 

(1)  Le  quatrième  Discours  contient  un  passade  important  sur  Ilelvétius:  «  Un  phi- 
losophe cclèbre.  dont  les  écrits  ont  rendu  les  plus  importants  services  à  la  raison  et 
dont  les  \ertus  ont  donné  les  plus  LTauds  exemples  a  son  siccle,  Helvétius,  disait 
quil  n'y  a  que  deux  sortes  de  gouvernements  :  les  bons  et  les  mauvais.  Les  autres 
différences  par  lesquelles  on  les  distiui-'ue,  dans  les  ouvrages  et  dans  les  éi^oles 
d'économie  politique,  lui  paraissent  entièrement  frivoles.  Eu  effet,  elles  n'ont  lïuère 
de  réalité  que  dans  des  accessoires  insitruifiants  ou  dans  des  formes  superficielles, 
qui  ne  cluiuirent  rien  à  l'essence  des  ch(jses.  Partout  où  la  loi  résulte  de  la  volonté 
f^énérale  bien  recueillie,  partout  où  cette  loi  s'exécute  sans  résistance,  partout  où  son 
action  se  fait  sentir  indistinctement  à  tous  les  membres  de  la  société,  l.i  sans  doute, 
quelles  que  soient  d'ailleurs  les  formes  législatives,  administratives,  judiciaires,  la 
souveraineté  part  de  sa  ^éritible  source,  le  droit  des  individus  est  respecté,  la  liberté 
pubhque  repose  sur  des  bases  solides.  » 

(2)  Mignet  dit  qu'  «  en  publiant  ce  chef-d'œuvTC  touchant,  Cabanis  a  rendu  un 
service  immortel  à  l'histoire  >-. 

{3j  Thiers  eût  dû  tenir  compte  du  jugement  de  Miguet  et  ne  pas  refaire  après 
Cabanis  le  récit  de  la  mort  de  Mirabeau. 

(4)  Mirabeau  (Bibliot.  >'at.).  «  Mirabeau  est  certainement  un  dés  pères  les  ]>\n- 
illustres  de  la  Révolution  dont  nous  somrues  tous  les  fils.  " 


10-2  L'IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

Paris,  où  il  siégea  en  1791,  1792  et  1793.  Il  demandait  que  l'on 
remplaçât  les  grands  hôpitaux  par  des  maisons  où  Ton  ne  réuni- 
rait pas  plus  de  cent  cinquante  malades  :  «  Dans  ce  moment, 
disait-il,  où  la  nation  s'occupe  avec  ardeur  de  tout  ce  qui  peut 
assurer  le  bonheur  public,  il  est  impossible  qu'elle  ne  porte  pas 
ses  regards  sur  des  désordres  qui  trompent  les  vues  charitables 
de  la  société,  et  qui  viennent  aggraver  les  maux  du  pauvie  jusque 
dans  le  sanctuaire  de  la  bienfaisance...  Cet  objet  intéresse  les 
âmes  sensibles,  puisque  le  sort  de  la  classe  la  plus  mallieui'euse 
en  dépend  :  mais  il  nintéresse  pas  moins  le  puissant  et  le  riche, 
puisque  la  sûreté  d^  leurs  jouissances  est  toujours  en  raison 
inverse  des  souffrances  et  des  mauvaises  mœurs  du  peuple.  » 

Bon  nombre  de  ces  observations  n'ont  plus  aujourd'hui  dap- 
plication;  quelques  unes  mériteraient  détre  examinées  et  discu- 
tées. Nous  préférons  indiquer  les  idées  qui  nous  révèlent  ce  que 
pensait  alors  Cabanis.  La  pauvreté  est  pour  lui  l'ouvrage  des 
institutions  sociales,  comme  les  grandes  richesses,  dont  elle  est 
la  suite.  Il  serait  injuste,  autant  qu'inqjolitique,  de  vouloir  pré- 
venir ou  faire  cesser  toute  inégalité,  mais  il  est  encore  plus  impo- 
litique et  plus  injuste  de  la  produire  par  art  et  de  la  pousser 
jusqu'à  des  proportions  qui  ne  sont  pas  naturelles.  Si  les 
hommes  ne  se  réunissent  et  ne  cherchent  à  augmenter  leurs 
forces  que  pour  accroître  leur  bonheur,  chaque  individu  i)erd  de 
son  bonheur,  toutes  les  fois  qu'il  sort  de  l'ordre  (1)  et  quil  déna- 
ture ses  lapports  avec  ses  semblables.  La  somme  des  vertus 
d'une  nation,  prise  en  niasse,  est  la  masse  de  la  félicité  publique; 
chaque  vice  est  une  menace,  chaque  ci"ime  un  attentat  contre 
elle,  mais  les  classes  supérieures  sont  celles  qui  se  ressentent  le 
plus,  en  bien  ou  en  mal,  des  bonnes  ou  des  mauvaises  mœurs  de 
la  dernière  classe.  A  tous  égards,  la  vénéiation  pubhque  est  due 
ù  «  ces  filles  respectables  que  la  religion  et  l'humanité  dévouent 
au  service  des  malades,  sous  les  regards  de  ce  Dieu  auquel  elles 
ont  fait  le  sacrifice  le  plus  sublime  ».  Avant  que  l'Assemblée 
nationale  songeât  à  rendre  la  liberté  aux  religieuses,  Cabanis 
avait  quelquefois  pensé,  qu'il  y  aurait  un  moyen  bien  simple 
d'arracher  au  désespoir,  aux  remords  et  aux  aliénations  d'esprit 
qui  en  sont  la  suite,  les  filles  infortunées  qui  réclament  contre 
des  vœux  imprudents.  Toute  leligieuse,  trompée  sur  sa  vocation, 

(1)  Voyez  la  Lettre  mtr  les  causes  premières. 


CAHAMS  AVANT  LE  18  BRUMAIRE  1}>3 

f  ùl  ()a  quitter  le  cloître  en  passant  chez  les  sœurs  de  la  charité, 
à  qui  le  gouvernement  devrait  confier  le  soin  des  hôpitaux.  Kl  ce 
projet  lui  paraissait  devoir  être  également  approuvé  par  la  reli- 
gion, la  raison  et  l'humanité. 

A  l'imitation  dHippocrate,  dont  il  vante  les  immortels  écrits, 
les  médecins  doivent  rédiger  des  journaux  d'ohservations  ana- 
logues aux  Épidémies.  Des  écoles  pratiques  rendraient,  avec 
les  journaux  faits  par  des  praticiens  éclairés  et  prudents,  les 
plus  importants  services.  C'est  surtout  à  l'observation  qu'on  doit 
recourir:  les  systèmes,  ou  les  principes  généraux,  ne  doivent 
être  que  le  résultat  direct  et  précis  de  tous  les  faits  qui  s'y 
rapportent,  et  si  clK^pie  lionune,  en  médecine  surtout,  pouvait 
tout  voir  de  ses  yeux,  il  serait  peut-être  avantageux  de  fermer 
tous  les  livres  et  de  ne  cousidter  que  la  nature. 

En  termes  émus,  Cabanis  rapi)elait  Dubreuil,  dont  l'amitié 
tendre  et  courageuse  manquait  bien  plus  à  son  cœur  que  ses 
lumières  à  son  instruction.  Avec  Sieyès,  dont  il  cite  la  belle 
héclaraiion  des  droits,  il  admet  que  la  société  doit  des  secours 
à  tout  individu  hors  d'état  de  pourvoir  à  ses  propres  besoins. 
Pour  lui,  la  grande  maladie  des  Etats  civilisés  est  la  mauvaise 
distribution  des  forces  politiques  et  la  disproportion  choquante 
des  fortunes.  Les  institutions  sociales  sont  faites  pour  corriger 
ce  que  la  nature  peut  laisser  de  vicieux  dans  la  situation  de 
l'homme.  Mais,  dans  presque  tous  les  cas,  l'aumône  est  un 
crime  public,  car  si  elle  peut  satisfaire  celui  qui  doime,  et  lui 
procurer  des  jouissances  qu'il  demanderait  inutilement  à  son 
or,  elle  dégrade  celui  qui  reçoit,  l'habitue  à  la  paresse,  ouvre 
son  cœur  à  tous  les  vices  et  le  prépare  à  tous  les  attentats  (1). 

A  la  Commission  de?  hôpitaux,  Cabanis  fit  des  rapports,  dont 
il  tira  un  ouvrage  (2),  publié  pour  faire  connaître  ce  que  le  rai- 
sonnement et  l'expérience  lui  avaient  appris  sur  la  mendicité, 
«  la  plus  redoutable  des  maladies  qui  minent  les  États  mo- 
dernes ».  A  la  sensibilité,  principe  des  besoins,  cause  détermi- 
nante des  volontés,  des  appétits,  l'homme  joint  la  faculté  de  par- 
tager les  affections  des  autres  êtres  sensibles  et  surtout  de  ses 
semblables.  Ces  deux  facultés,  identifiées  et  confondues  dans  son 


(1)  Od  peut  retnjuver  des   idées  analogues   chez   Speucer,    Introduction   à   la 
Science  sociale,  Morale  évolutionnisle. 

(2)  Dubois  rrAinieus  [Dictionnaire  philosophique)  donne,  comme  de  1796,  l'Essai 
sur  les  secours  publics  ;  Mignet  place  avec  raison  l'ouvrage  en  1792. 

PiCAVET.  13 


\n  L'IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

organisation,  conslitiient  sa  véritable  supériorité.  La  seconde 
est  le  principe  de  la  bienfaisance;  la  réflexion,  s'ajoutant  à  ce 
sentiment,  pour  ainsi  dire  instinctif,  montre  au  riche  qu'il  est  de 
son  devoir  et  de  son  intérêt  de  secourir  le  pauvre.  Mais  le  corps 
social  ne  reconnaît  pour  loi  que  son  utilité  propre.  Ceux  qui  le 
représentent  doivent  avoir  sans  cesse  le  peuple  tout  entier  sous 
les  yeux  et  s'interdire  toute  préférence  entre  ses  membres,  subs- 
tituer la  justice,  qui  se  répand  sur  tous,  à  la  pitié  qui  se  nourrit 
(rimpressions  particulières,  et  avoir  pour  principal  objet  le 
maintien  de  la  paix,  du  bien-être  et  du  bon  ordre.  La  charité  est 
une  vertu  quil  faut  raisonner,  un  art  quil  faut  étudier.  L'au- 
mône, mal  dispensée,  devient  une  nouvelle  cause  de  désordre 
et  aggrave  toutes  celles  de  la  mendicité.  L'augmentation  des 
secours  augmente  le  nombre  des  pauvres  :  les  habitudes  viles  de 
vagabondage  et  d'oisiveté  deviennent  bientôt  les  mœurs  géné- 
lales  ;  la  morale  se  dégrade,  par  le  remède  même  qu'on  voulait 
opposer  à  la  corruption.  Les  individus,  inconsidérés  dans  leur 
bienfaisance,  font  le  mal  en  petit;  les  gouvernements  le  font  en 
grand;  ils  amènent  la  perte  de  l'esprit  de  famille,  de  l'amour  du 
travail,  des  sentiments  lil)res  et  fiers,  l'abrutissement  et  la 
corruption  (1). 

Les  gouvernements  établissent  des  hôpitaux  de  valides  ou  de 
malades  et  des  ateliers  de  travail.  Peut-être  les  secours  à  domi- 
cile, bien  organisés,  seraient-ils  préférables.  Avec  le  tableau 
complet  des  faits  rassemblés  dans  les  divers  pays,  avec  le 
résultat  des  tentatives  faites  par  les  hommes  bienfaisants  et 
sages,  on  pourra  former  des  plans  de  secours  publics  mieux 
entendus,  et  voir  plus  clairement  les  causes  des  désordres  qui 
s'introduisent  partout  dans  la  distribution  des  richesses.  Parmi 
ces  causes,  il  faut  citer  toutes  les  mauvaises  lois,  toutes  les 
erreurs  des  gouvernements  (2).  Une  révolution  augmente  passa- 
gèrement les  maux  pom'la  réparation  desquels  elle  était  faite.  Si 
d'insensés  démagogues  épouvantent  les  propriétaires,  les  causes 
de  la  mendicité  s'accroissent  d'une  manière  encore  plus  effrayante. 
La  mendicité  et  les  grandes  richesses,  dit  Cabanis,  en  dévelop- 
pant une  idée  antérieurement  indiquée  par  lui,  ont  la  même 
source  :  les  richesses  ou  trop  immenses,  ou  amassées  par  de 
faux  moyens,  produisent  et  aggravent  la  mendicité.  Les  plus 

(1)  Ne  serait-il  pas  bon  pour  nous  encore  de  suivre  ces  conseils  ? 

(2)  On  retrouve  le  disciple  d'Helvétius,  de  Turgot,  de  d'Holbach. 


CABAMS  AVANT  LE  18  BRIMAIKE  10a 

forts,  les  plus  habiles,  les  plus  riches  ont  institué  les  gouveine- 
uients  et  promulgué  les  lois:  ils  ont  voulu  augmenter  leur 
force,  leur  richesse,  linfluence  de  leur  habileté.  Le  peuple  igno- 
rant n'a  pas  vu  où  était  son  véritable  intérêt;  les  petites  inéga- 
lités de  la  nature  ont  été  remplacées  par  d'autres,  factices, 
injustes  et  monstrueuses.  Une  bonne  constitution,  de  bonnes 
lois,  un  bon  gouvernement,  voilà  le  véritable  partage  des 
terres,  le  seul  qu'avouent  la  justice,  la  raison  et  la  nature. 

En  attendant  que  l'heureuse  influence  de  la  liberté  délivre  le 
législateur  du  soin  de  pourvoir  à  la  subsistance  des  indigents,  il 
faut  organiser  les  secours,  pour  maintenir  la  paix  et  l'ordre  nou- 
veau. Celui  qui,  pouvant  travailler,  refuse  de  le  faire,  ne  mérite 
aucun  secours  et  doit  être  sévèrement  surveillé.  Celui  qui,  man- 
quant de  pain,  demande  du  travail,  doit  trouver  l'un  et  l'autre. 
Mais  faut-il  instituer  de  grands  ateliers  où  tout  individu  ait,  à 
chaque  instant,  un  travail  facile?  De  tels  établissements  sont  vi- 
cieux et  produisent  toujours  des  effets  directement  contraires  à 
leur  but  :  les  ouvrages  projetés  ne  se  font  pas,  le  patrimoine  des 
pauvres  se  dissipe  sans  fruit,  des  hommes  utiles  prennent  des 
habitudes  de  fainéantise  et  peuvent  même  devenir  dangereux 
pour  la  société,  la  main-d'œuvre  enchérit  et  les  travaux  nourri- 
ciers languissent.  Seul  l'intérêt  particulier  garantit  la  prospérité 
publique  :  il  suffit  de  l'éclairer.  Donc  la  meilleure  manière  d'oc- 
cuper lés  pauvres  est  de  les  laisser  isolés  en  leur  fournissant  du 
travail  à  la  tâche,  dont  ils  rendent  compte  et  reçoivent  le  salaire, 
à  mesure  qu'il  se  trouve  fait.  Si  l'on  ne  peut  éviter  les  grands 
ateliers,  il  faut,  autant  que  possible,  en  charger,  par  entreprise, 
des  hommes  industrieux  qui  en  feront  leur  affaire  propre. 

De  môme  les  malades  doivent  être  secourus,  de  préférence,  à 
domicile,  soignés  par  leurs  parents  ou  par  des  femmes  que 
choisirait  la  commune.  Quant  à  ceux  qui  nont  ni  demeure,  ni 
famille,  il  faut  les  envoyer  dans  des  hôpitaux.  Dans  les  prisons, 
il  faut  isoler  et  faire  travailler  les  condamnés.  Pour  les  enfants 
trouvés,  on  aura  recours  au  zèle  des  ci-devant  sœurs  de  la 
Charité,  qui  devraient,  dit  Cabanis,  dépouiller  leur  esprit,  comme 
leur  costume  de  confrérie,  et  voir,  dans  le  règne  de  l'égalité, 
celui  des  maximes  les  plus  pures  de  cette  religion  qu'osent 
invoquer,  dans  leur  révolte,  les  chefs  hypocrites  des  mécontents. 
Pour  le  traitement  des  fous,  il  propose  quelques-unes  des 
réformes  que  Pinel  devait  introduire  et  faire  accepter. 


J9G  L'IDÉOLOGIE  PIIYSIOLOfilOLE 

Pendant  la  Terreur,.  Cabanis,  qui  avait  refusé  de  fuir  le  danger 
en  allant  représenter  la  France  aux:  États-Unis,  demeura  à 
Auteuiloù  s'était  également  retiré  D.de  Tracy.  Plus  heureux  quf 
son  ami,  Cabanis  ne  fut  pas  inquiété,  à  cause,  dit  Mignet,  du 
respect  reconnaissant  quil  avait  inspiré  à  tous  dans  le  village 
dont  il  était  le  médecin  et  le  bienfaiteur.  Pour  distraire 
M""=  Helvétius  «  de  ses  dégovits  et  de  ses  afflictions  »,  il  traduisit 
neuf  morceaux  de  Meissncr,  la  Stella  de  Gœthe,*le  Cimelière  dr 
Campagne  de  Gray  et  la  Mortd'Adonh  de  Bion,  publiés  en  1797 
et  dédiés  à  sa  mère  adoplive. 

Après  la  chute  de  Robespierre,  Garât  devint  commissaire  de 
l'instruction  publique,  avec  Ginguené  et  Clément  pour  directeurs 
adjoints.  Cabanis  s'intéressa  à  l'exécution  du  vaste  plan  formé 
pour  l'organisation  de  l'enseignement.  Il  communiqua  à  Garât 
quelques  vues  sur  l'application  des  méthodes  analytiques  à 
l'étude  de  la  médecine.  Garai,  les  trouvant  justes  et  utiles, 
l'encouragea  à  les  mettre  en  ordre.  Cabanis  suivit  son  conseil. 
Mais  son  cadre  s'agrandit.  Il  conçut  le  projet  de  ramener  à  des 
éléments  très  simples  toutes  les  parties  de  la  médecine  et 
d'indiquer,  pour  chacune,  la  méthode  qui  peut  seule  en  diri- 
o-er  avec  sûreté  l'étude  et  renseignement.  Pendant  l'hiver  de 
l'an  III,  il  écrivit  l'introduction  qu'il  se  proposait  de  mettre  en 
tête  de  l'ouvrage  :  il  y  esquissait  les  différentes  révolutions  de 
la  médecine  et  les  prhicipes  généraux  qui  doivent  présider  ^i 
sa  réforme.  Cette  partie  de  l'ouvrage  était  achevée  en  avril 

1795. 

Aucune  science,  dit  Cabanis,  n'a  plus  besoin  que  la  médecine 
de  l'esprit  philosophique.  Dans  un  moment  où  se  renouvellent 
toutes  les  sciences,  les  médecins  doivent  regarder,  comme  un 
devoir,  de  réunir  leurs  efforts  pour  régénérer  leur  science  et  leur 
art.  Que  la  médecine  emprunte  donc  le  langage  sévère  et  précis  de 
la  physique,  le  ton  coramunicatif  et,  pour  ainsi  dire,  vulgaire  de 
la  morale  ;  qu'elle  systématise  ses  principes  par  l'observation, 
l'expérience  et  le  raisonnement,  et  qu'elle  perfectionne  la  forme 
de  son  enseignement.  Pour  sa  part,  Cabanis  a  conçu  une  classi- 
fication nouvelle  de  ses  parties.  Il  a  adopté  un  ordre  meilleur 
pour  l'exposition  des  faits  sur  lesquels  elle  repose  et  des  notions 
que  fournit  l'examen  refléchi  des  faits.  Enfin  il  espère,  par  une 
détermination  plus  rigoureuse  du  sens  des  mots,  bannir  entière- 
ment de  la  langue  médicale  le  vague  et  lobscurité. 


CABAMS  AVANT  LE  18  BRIMAIRE  10" 

L' Introduction  rappelle  V Esquisse  de  Coiulorcet  et  trace  Ihis- 
toire  des  révolutions  delà  médecine.  Elle  caractérise  chacune 
délies  par  les  circonstances  qui  l'ont  lait  éclore  et  les  change- 
ments qu'elle  a  produits  dans  l'état  ou  la  marche  de  la  science. 
C'est  en  rapprochant  les  résultats  ahisi  ohtenus  des  méthodes 
philosophiques  modernes,  que  Cahanis  indique  ce  qui  lui  parait 
utile  à  la  réforme  de  la  médecine  et  de  son  enseignement.  Il 
rappelle  brièvement  (1)  les  conclusions  de  son  ouvrage  sur 
la  Certitude  de  la  médecine.  L'étude  de  la  nature  est  en  général 
celle  des  faits  et  non  celle  des  causes.  Nous  n'avons  pas  besoin, 
pour  étudier  les  phénomènes  que  présentent  les  corps  vivants  et 
pour  en  tracer  l'histoire  fidèle,  de  connaître  la  nature  du  prin- 
cipe qui  les  anime,  ni  la  manière  dont  il  met  enjeu  leurs  ressorts. 
Il  sulllt  de  bien  constater  les  phénomènes,  d'épier  l'ordre  sui- 
vant lequel  ils  se  reproduisent  et  leurs  rapports  mutuels,  de  les 
classer,  en  tenant  compte  de  cet  ordre  et  de  ces  rapports.  Ainsi, 
par  l'observation,  l'expérience  et  le  raisonnement,  nous  pouvons 
connaître  les  mouvements  réguliers  qui  s'exécutent  pour  entre- 
tenir la  santé,  ou  ceux  qui  tendent  à  la  rétablir  pendant  la  ma- 
ladie, les  substances,  qui,  appliquées  dans  ce  dernier  cas  aux 
corps  vivants,  y  produisent  les  mêmes  efforts  et  les  mêmes  phé- 
nomènes. Si  la  médecine  a  une  utilité  pratique  pour  la  société, 
elle  sert,  en  outre,  à  la  connaissance  du  système  animal,  qu'em- 
brassent, dans  leur  ensemble,  les  sciences  naturelles,  car  les 
maladies  font  ressortir  beaucoup  de  phénomènes,  très  difficiles 
à  bien  apprécier  sans  elles  (2)  et  dévoilent  plusieurs  ressorts  ou 
propriétés  qui  s'effacent  et  disparaissent  dans  l'uniformité  dim 
état  plus  régulier  et  plus  constant.  Elle  jette  enfin  un  jour  néces- 
saire sur  la  base  de  toutes  les  sciences  morales  et  peut  avoir, 
sur  le  perfectionnement  du  genre  humain,  une  influence  directe 
en  améliorant  le  physique,  indirecte,  en  contribuant  aux  progrès 
de  l'éducation  morale. 

En  partant  de  la  nature  constante  des  choses,  on  voit  que 
l'homme  a  dû  chercher  de  bonne  heure  les  moyens  d'apaiser  les 
douleurs  et  de  guérir  les  maladies  dont  il  était  atteint.  On  doit 

(1)  L'ouvrage  comprend  cinq  chapitres  :  i.  L'art  de  lïuérir.  ii.  Tableau  des  révolu- 
Uons  de  Yarl  de  guérir,  depuis  sa  naissance  jusqu'à  son  introduction  chez  les 
Romains,  m.  Vues  générales  sur  l'enseignement  de  l'art  de  guérir,  iv.  Considéra- 
tions particulières  sur  diverses  branches  de  la  médecine,  v.  Objets  accessoires. 

(2j  Cabanis  développera  ces  idées  dans  les  Rapports  et  plus  spécialement  dans  le 
septième  .Mémoire. 


198  L'IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

présumer  (1)  que  les  découvertes  très  lentes  furent  souvent  le 
produit  de  hasards  heureux.  Le  besoin  força  à  observer  et  con- 
duisit à  de  nouvelles  découvertes.  Après  les  poètes  et  les  prêtres, 
les  premiers  philosophes  classèrent  les  observations  médicales, 
pour  les  soumettre  à  l'examen  du  raisonnement,  mais  transpor- 
tèrent dans  la  médecine  des  hypothèses  d'autant  plus  fécondes 
que  la  physique,  l'astronomie,  la  géométrie,  doii  ils  les  tiraient, 
étaient  absolument  étrangères  à  l'étude  du  corps  vivant.  Acron, 
génie  original  et  hardi,  voulut  ramener  l'art  de  guérir  à  l'expé- 
rience ;  Hippocrate  sépara  la  médecine  de  la  philosophie,  mais 
essaya  de  la  rendre  philosophique  et  de  la  ramener  à  l'expérience 
raisonnée,  en  la  délivrant  des  faux  systèmes  et  en  lui  donnant 
des  méthodes  sûres.  Du  môme  coup  il  fit  rejaillir,  sur  la  philo- 
sophie morale  et  physique,  les  lumières  de  la  médecine.  De  nos 
jours  encore,  médité  par  les  médecins,  consulté  par  les  philo- 
sophes ou  lu  par  les  hommes  de  goût,  il  est  et  sera  toujours 
pour  chacun  d'eux,  un  des  plus  beaux  génies  de  l'antiquité. 
Galien  donna  à  la  médecine  hippocratique  un  éclat  qu'elle 
n'avait  point  eu  dans  sa  simplicité  primitive.  Mais  l'art,  sur- 
chargé de  règles  superflues  ou  trop  subtiles,  s'embarrassa  dans 
beaucoup  de  difficultés  nouvelles,  qui  ne  tiennent  pas  à  la 
nature.  La  médecine  fut  enseignée  avec  éclat  à  Alexandrie.  Les 
Arabes  commentèrent  Galien  et  Hippocrate,  s'approprièrent  les 
idées  des  auteurs  moins  connus  et  introduisirent  quelques  amé- 
liorations importantes  dans  la  préparation  des  remèdes.  Les 
alchimistes,  poursuivant  des  chimères,  eurent  des  idées  saines 
ou  plutôt  des  vues  heureuses  en  médecine  (2).  Paracelse,  le  pro- 
totype des  charlatans,  rendit  des  services  réels,  sentit  les  vices 
de  la  médecine  et  entrevit  les  réformes  qu'elle  exigeait.  Vésale 
et  Colombus,  Carpi  et  Mercurialis,  Capivaccius,  Calvus  et 
Prosper  Martian,  donnèrent  à  la  médecine  italienne  un  éclat 
égal  à  celui  qu'avait  eu  la  médecine  grecque.  L'école  de  Paris 
revint  à  Hippocrate.  Stahl,  un  des  génies  extraordinaires  que  la 
nature  semble  destiner  de  temps  en  temps  au  renouvellement 
des  sciences,  changea  la  face  de  la  chimie  et  tenta  de  faire,  pour 
la  médecine,  ce  qu'il  avait  fait  pour  la  chimie.  Van  Helmont 
annonça  de  brillantes  vérités  dans   la  langue  des  charlatans. 

(1)  On  reconnaît  ici  les  hypothèses  que  Cabanis,    comme   Condorcet  et  tous  les 
idéologues,  est  trop  souvent  porté  à  substituer  aux  faits. 

(2)  Berthelot,  les  Origines  de  V Alchimie;  Boutroux,  Revue  plnl.,  mai  1886. 


CABANIS  AVANT  LE  18  BRUMAIRE  199 

SydtMiham,  l'ami  de  Locke,  ramena  la  pratique  à  l'expérience  el. 
fit  ainsi  une  véritable  révolution  en  médecine. 

Bacon,  surtout  Descartes  mieux  compris  tout  d'abord,  trans- 
formèrent la  philosophie  rationnelle  et  les  sciences  expérimen- 
tales. La  médecine  devint  cartésienne.  Boerhave  publia  des 
ouvrages  qui  sont  des  chefs-d'œuvre  d'érudition  et  de  critique, 
de  clarté,  d'ordonnance  et  de  précision,  mais  où.  se  trouvent 
malhein-eusement  des  hypothèses  peu  justifiées  qu'il  emprunte 
à  la  chimie,  à  la  mécanique,  à  l'hydraulique  et  où  les  résultats 
précèdent  trop  souvent  l'exposition  et  la  classification  des  faits. 

Bordeu  et  Venel,  Lamurre,  Barthez  et  ses  disciples  ont  formé, 
des  opinions  de  Stahl,  de  Van  Helmont  et  du  solidisme,  une 
doctrine  nouvelle  qui,  perfeclioiuiée  par  l'application  des  mé- 
thodes philosophiques  et  les  progrès  des  autres  sciences,  se  rap- 
proche de  plus  en  plus  de  la  vérité. 

Au  xvm"  siècle  seulement,  l'enseignement  a  fait  de  véritables 
progrès.  Plusieurs  parties  des  connaissances  humaines  ont 
atteint  une  sorte  de  perfection  ;  de  riches  matériaux  sont  ras- 
semblés pour  les  autres.  Il  ne  s'agit  plus  que  d'appliquer  à  toutes 
les  vraies  méthodes  et  surtout  de  les  appliquer  avec  la  même 
rigueur.  Le  philosophe  tracera  ces  méthodes;  le  législateur  en 
transportera  l'esprit  dans  l'organisation  des  établissements  pu- 
blics d'instruction. 
_.  C'est  par  la  sensibilité,  qui  fait  concourir  tous  les  organes  à 
l'action  du  cerveau,  que  l'homme  apprend  à  connaître  les 
objets.  Ses  sensations  sont  la  cause  occasionnelle  et  directe,  ses 
organes,  les  instruments  immédiats  de  son  instruction.  Il 
s'en  crée  d'autres.  De  leur  perfectionnement  successif  dé- 
pend celui  du  genre  humain.  Hippocrate,  Aristote  et  Épicure 
paraissent  seuls,  chez  les  anciens,  avoir  reconnu  que  les  sensa- 
tions sont  les  véritables  matériaux  de  nos  jugements.  Bacon 
a  tracé  un  plan  de  réforme  scientifique.  Hobbes  et  Locke,  Bon- 
net et  Condillac  ont  perfectionné  les  vues  de  Bacon  et  rendu 
les  procédés  de  l'analyse  philosophique  plus  simples  et  plus  - 
sûrs. 

Dans  l'art  de  guérir,  il  y  a  de  grandes  difficultés  pour  appli- 
quer l'analyse  à  l'observation  et  au  traitement  des  maladies, 
à  la  classification  des  remèdes.  C'est  pourquoi  il  faut  revenir 
à  l'observation  des  faits  particuliers  et  mieux  circonscrire  la 
Taleur  des   signes  généraux  pour  en  former  des  définitions. 


200  L'IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

Or  il  n'existe  pour  nous  que  des  faits,  cause  ou  effet,  dans  les 
phénomènes  qui  arrivent  constamment  à  la  suiLe  l'un  de  l'autre. 

Éclairer  et  étendre  les  premières  règles  que  donne  un  instinct 
heureux  ou  le  savoir,  les  enchaîner  et  les  coordonner,  en  perfec- 
tionner l'application,  enrichir  la  méthode  par  des  observations 
constantes  et  la  diriger  de  jour  en  jour  par  des  vues  plus  géné- 
rales et  plus  sûres,  donner  aux  mots  de  lexactitude  et  réformer 
la  langue  mal  faite,  telle  est  la  véritable  méthode  à  employer 
en  médecine.  Or  l'esprit  marche  toujours  du  connu  à  linconnu 
et  une  langue  bien  faite  doit  offrir  des  pierres  dattente  pour 
les  mots  nouveaux  que  pourront  exiger  les  découvertes  futures  : 
le  nom  ne  doit  donc  être  ni  la  description,  ni  la  définition  de 
l'objet,  dont  on  ne  saurait  représenter  les  propriétés  ou  les 
circonstances  caractéristiques  dans  la  formation  même  ou  dans 
l'association  des  mots. 

Les  médecins  dai  Heurs  ont  souvent  fait  à  leur  art,  une  fausse 
application  des  doctrines  philosophiques  et  des  théories  chi- 
miques, géométriques,  algébriques,  etc.  La  médecine  philoso- 
phique a  renversé  certaines  théories  et  en  a  ridiculisé  d'autres. 
Seules  les  observations  ou  les  faits  relatifs  à  chaque  branche  de 
l'art,  surnagent  au  milieu  du  naufrage  universel.  Les  savants 
ne  mettent  plus  leur  gloire  à  défendre  une  opinion,  mais  à 
faire  preuve  d'un  bon  esprit,  en  cherchant  sincèrement  la  vérité 
et  en  reconnaissant  leurs  propres  erreurs.  Les  vrais  philosophes, 
indifférents  aux  résultats  de  leurs  recherches,  ne  veulent  qu'être 
exacts  (1).  Comme  Descartes,  ils  pensent  qu'il  est  bon  de  faire, 
de  temps  à  autre,  une  sévère  revision  des  connaissances  mêmes 
qui  ne  laissent  aucun  motif  d'incertitude,  parce  que,  d'ordi- 
naire, l'habitude  de  croire  équivaut  à  une  démonstration. 

Rendre  compte  de  l'ordre  et  de  l'enchamement  des  objets  ou 
des  faits,  et  th-er,  de  ces  rapports,  toutes  les  conséquences  immé- 
diates, voilà  ce  que  les  meilleurs  esprits  ont  fait,  pour  quelques 
sciences,  et  voilà  ce  qui  reste  à  faire  en  médecine.  Il  y  faudrait 
des  recueils  complets  et  bien  ordonnés  d'observations,  de 
courts  exposés  théoriques,  où  l'on  rendrait  compte  de  l'esprit 
dans  lequel  ces  recueils  sont  et  doivent  être  formés,  comme 
des  résultats  les  plus  directs  à  en  tirer.  Dira-t-on  qu'on  cou- 
pera les  ailes  au  génie?  mais,  d'abord  dans  les  sciences  qui  de- 

(1)  Voyez  ce  que  dit  D.  de  Tracy  dans  sou  Mémoire  sur  Kant  (cli.  vi,  §  3). 


CABANIS  AVANT  LE  18  BRUMAIRE  20t 

mandent  de  l'attention  et  de  rexactitude,  il  vaut  niinix  lui 
mettre  du  plomb  aux  pieds  que  de  lui  donner  des  ailes  (Is  En 
outre,  une  carrière  nouvelle  et  sans  limites  s'ouvrira  devant  lui  : 
vingt-cinq  ou  trente  ans  suffiront  à  vérifier  les  observations;  nn 
égal  espace  de  temps  permettra  de  répéter  les  expériences  et 
(ien  constater  les  résultats.  Les  méthodes  pratiques  recevront 
la  sûreté  dont  elles  sont  susceptibles.  Tous  le^  problèmes 
seront  résolus  et  la  médecine  se  trouvera  au  niveau  des  autres 
sciences  par  sa  certitude,  comme  elle  est  peut-étro  au-dessus 
d'elles  par  son  objet  et  son  but. 

L'analyse,  au  fond  toujours  la  même,  est  une  analyse  de 
description  ou  de  décomposition  et  de  recomposition.  Elle  est 
historique,  si  elle  forme  des  histoires  raisonnées,  où  la  succes- 
sion des  faits  relatifs  à  tels  ou  tels  objets  de  nos  recherches, 
se  développe  dans  l'ordre  naturel;  déductive,  quand  nous  opé- 
rons sur  les  produits  de  notre  entendement  ou  plutôt  sur  leurs 
signes.  Lorsque  Condillac  suppose  un  homme,  arrivé  de  nuit 
dans  une  maison  et  découvrant  tout  à  coup  la  campagne  envi- 
ronnante, il  y  a  décomposition  et  recomposition  de  l'objet,  puis 
déduction  d'idées,  enfin  analyse  historique.  Quand  il  démonte 
une  montre  et  la  remonte  pièce  à  pièce,  il  décompose  et  recom- 
pose à  la  manière  des  chimistes.  Quand,  dans  la  Lfinrjue  des 
Calculs  (2),  il  considère  l'analyse  comme  une  suite  de  traduc- 
tions qui  nous  fait  marcher  d'identités  en  identités,  ce  qui  n'est 
pas  exact  d'ailleurs  (3),  il  fait  une  analyse  de  déduction  à  la- 
quelle il  réduit  tout  l'artifice  du  raisonnement. 

En  médecine,  l'analyse  de  description  donne  la  forme,  la  cou- 
leur, la  situation  d'un  organe,  ses  rapports  de  voisinage,  d'éloi- 
gnement,  de  ressemblance  ou  de  ditférence  avec  d'autres  parties. 
L'analyse  chimique  fait  trouver  les  corps  simples  qui  composent 
les  parties.  L'analyse  historique  expose  les  fonctions  d'un  organe 
et  les  mouvements  d'un  muscle  ;  l'analyse  de  déduction  tire  des 
conclusions  justes.  L'analyse  historique  doit  parcourir  avec 
attention  la  chaîne'' entière  des  changements  ou  des  phéno- 
mènes. S'il  s'agit  d'une  maladie,  on  ne  saurait  s'y  dépouiller, 
avec  trop  de  soin,  de  toute  prévention,  de  toute  idée  étrangère 

(1)  CeUe  pensée  de  Bacon  sert  d'épigraphe  à  la  Logique  de  D.  de  Trai-y. 

(2)  On  reconnaît  que  Cabanis  a  revu  son  ouvrage  avant  de  l'imprimer  en  l'an  XIl, 
puisque  la  Latif/iie  des  Calculs  ne  fut  publiée  qu'en  1798. 

(3;  Cabanis  reproduit  les  mêmes  réserves  dans  une  lettre  inédite  à  Biran,  cf.  ch.  vu, 
§  3.  Cabanis  n'est  donc  pas  disciple  fidèle  de  Condillac. 


202  L'IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

aux  faits  qu'on  a  sous  les  yeux.  Il  faut  voir  ce  qui  est,  et  non  ce 
qu'on  imagine  ;  peindre  ce  qu'on  a  vu,  sans  y  mêler  aucune  des 
conséquences  qu'on  en  a  tirées  (1).  L'analyse  chimique  ne  peut 
pas  toujours  recomposer  les  corps,  et  les  conclusions  auxquelles 
elle  conduit  n'ont  souvent  pour  appui  que  des  probabilités. 
Les  idéologistes  comparent  avec  raison,  dans  l'analyse  de  déduc- 
tion, la  suite  d'évolutions  des  idées,  au  jeu  des  petites  boîtes 
renfermées  les  unes  dans  les  autres  ;  le  premier  raisonnement, 
à  la  boîte  qui  renferme  toutes  les  autres  (2).  Si  l'on  emploie  un 
langage  exact  et  si  l'on  ne  sort  point  de  la  théorie,  on  peut 
donner  une  certitude  entière  à  ses  conclusions;  dans  les  appli- 
cations pratiques,  on  ne  fait  que  des  calculs  de  probabilité. 
Tantôt,  c'est  entre  deux  limites  connues  que  se  trouve  la 
vérité  dont  on   peut  s'approcher  de  plus  en  plus    :  ainsi  fil 

lis  7 

Métms,   exprimant  par  ^  au  heu  de  -  le  rapport  du  diamètre 

à  la  circonférence.  Tantôt  le  calcul  rassemble,  en  faveur  d'une 
opinion  ou  d'une  conclusion,  des  motifs  plus  ou  moins  nombreux, 
plus  ou  moins  graves  :  nous  croyons  que  le  soleil  se  lèvera 
demain,  parce  que  l'expérience  des  siècles  a  prouvé  que  cet  ordre 
est  constant. 

Dans  l'enseignement,  on  commencera  par  les  objets  ou  les 
premiers  connus,  ou  les  plus  faciles  à  connaître,  pour  ne  passer 
que  graduellement  et  successivement  à  ceux  qui  demandent  une 
observation  plus  profonde,  des  sens  plus  exercés,  ou  même  de 
nouveaux  instruments.  On  développera  les  idées  dans  leur  ordre 
de  génération  ;  on  parcourra  la  chaîne  qui  les  lie,  en  évitant  de 
franchir  tout  intermédiaire  que  l'esprit  ne  supplée  pas  aussitôt 
et  nécessairement.  On  mettra  les  jeunes  médecins  au  lit  des 
malades,  on  considérera  les  sujets  avec  eux,  on  dirigera  leui- 
attention  et  leurs  essais,  an  excitera  leur  intérêt,  on  piquera 
leur  curiosité  en  passant  de  l'analyse  à  la  synthèse  et  de  la  syn- 
thèse à  l'analyse.  On  vante  beaucoup  la  méthode  analytique,  et 
on  a  raison.  Mais  elle  marche  par  toutes  les  routes  qui  con- 
duisent à  la  vérité  et  préfère,  pour  chaque  circonstance,  la  plus 
sûre,  tantôt  rassemblant  les  données  pour  en  tirer  les  résultats, 
tantôt  saisissant  les  résultats  et  laissant  les  données  se  ranger, 
d'elles-mêmes,  autour  d'eux;  quelquefois  même  ne  suivant  pas 

(1)  Il  ne  faut  donc  pas,  comme  Cabanis,  substituer  les  présomptions  aux  faits. 

(2)  C'est  à  D.  de  Tracy  que  Cabanis  fait  allusion  (cli.  v,  §  2,  eh.  vi,  §  3). 


CABAMS  AVANT  LE  18  BRI  MAIRE  20:5 

la  voie  des  inventeurs,  de  peur  qiià  force  de  vouloir  fixer  le 
génie  ou  régler  son  essor,  on  ne  l'engourdisse  et  le  glace  (1). 

Après  ces  considérations  philosophiques,  Cabanis  passe  aux 
branches  diverses  de  la  médecine,  de  Tanatoniie  et  de  la  physio- 
logie, puis  aux  relations  de  la  médecine  avec  la  morale.  La 
médecine  et  la  morale,  branches  d'une  même  science,  celle  de 
l'homme,  reposent  sur  une  base  commune.  De  la  sensibilité  phy- 
sique ou  de  l'organisation  qui  la  détermine  et  la  modifie, 
découlent  idées,  sentiments,  passions,  vertus  et  vices,  mouve- 
ments de  l'àme  ou  maladies  et  santé  du  corps.  C'est  dans  l'orga- 
nisation que  sont  écrits  les  principes  éternels  qui  fondent  nos 
droits  et  nos  devoirs.  C'est  par  l'étude  du  rapport  constant  des 
états  physiques  aux  états  moraux  que  l'on  peut  conduire 
l'homme  vers  le  bonheur,  que  l'on  transformera  le  bon  sens  en 
habitude  et  la  morale  en  besoin;  que  l'on  agrandira  les  facultés, 
qu'on  épurera  et  multipliera  les  jouissances  ;  qu'on  fera  embras- 
ser, en  quelque  sorte,  linfini  dans  une  étroite  et  courte  existence, 
par  l'idée  et  la  certitude  d'un  perfectionnement  toujours  pro- 
gressif et  toujours  illimité  {'2). 

Puis  après  avoir  esquissé  quelques-unes  des  idées  développées 
plus  tard- dans  le  mémoire  sur  rinfluence  des  sexes  et  constaté 
les  lois  admirables  des  elioses  dans  le  développement  de 
la  jeune  fille,  Cabanis  passe  à  la  pathologie,  à  la  séméiotique,  à 
la  thérapeutique,  à  l'hygiène  qui  fait  partie  de  la  médecine  et 
de  la  morale.  Si  la  morale  est  l'art  de  la  vie,  dit-il,  comment 
cet  art  pourrait-il  être  complet,  sans  la  connaissance  des  change- 
ments que  peut  éprouver  le  sujet  sur  lequel  il  s'exerce,  et  des 
moyens  capables  de  produire  ces  changements?  x\ussi  l'hygiène 
et,  par  conséquent,  quelques  notions  d'analomie  et  de  physiolo- 
gie, devraient  entrer  dans  tout  système  d'éducation,  pour  que 
les  habitudes  physiques  soient  appropriées  au  genre  de  nos 
travaux,  aux  dispositions  morales  que  nous  voulons  cultiver  en 

(1)  Cabauis  semble  répondre  ù  ceux  qui,  comme  Cliateauljriaud  et  même  Mni»  ilc 
Staël  ou  J.  de  Maistre,  reprocheut  à  Tanalyse  condillacienue  de  supprimer  Ten- 
thousiasme  et  de  contrarier  le  grénie.  —  En  même  temps  il  se  sépare  de  Coudillac  : 
«  Si  les  ouvrages  de  Coudillac  n'ont  pas  eu,  à  leur  apparition,  tout  le  succès  (pi'ils 
méritent,  c'est  que  l'auteur  ne  prépare  et  ne  réserve  au  lecteur  ni  surprise,  ui  dif- 
licultés.  Chaque  paraprraphe  annonce  le  suivant,  et  la  première  phrase  indique  les 
autres  ;  la  peine  du  lecteur  est  tellement  ménai-'^ée,  qu'il  finit  par  n'en  plus  prendre 
aucune,  et  Ton  a  si  bien  pensé  pour  lui,  que  bientôt  il  ne  pense  plus  guère  lui- 
même  ». 

(2)  Ces  idées  rappellent  Condorcet  et  annoncent  les  Rapports. 


204  L  IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

nous.  De  rinfliience  des  aliments,  des  climats,  on  peut  tirer  des 
règles  applicables  à  tous  les  systèmes  d'éducation.  Bien  plus, 
l'observation  constante  des  siècles  atteste  que  les  dispositions 
physiques  se  transmettent  des  pères  aux  enfants.  Quelques  faits 
certains,  plusieurs  analogies  d"un  grand  poids  et  l'ensemble  des 
lois  de  l'économie  animale,  portent  à  croire  que  certaines  dispo- 
sitions morales  se  propagent  également  par  la  voie  de  la  géné- 
ration. Par  conséquent,  en  traçant  des  règles  de  régime,  on  tra- 
vaille au  perfectionnement  de  l'espèce  (1).  > 
Laissons  de  côté  ce  que  dit  Cabanis  de  la  chirurgie,  de  la 
matière  médicale,  de  la  chimie  et  de  la  pharmacie.  En  botani- 
que, il  s'élève  contre  l'abus  des  classilicalions  (2)  et  se  félicite 
de  ce  que  les  hommes  les  plus  distingués  qui  la  cultivent 
commencent  à  s'occuper  des  phénomènes  qui  caractérisent  la 
vie  des  végétaux.  En  traitant  de  la  médecine  vétérinaire,  il  fait 
un  devoir  de  donner  aux  animaux,  qui  partagent  nos  travaux, 
«  qui  font  partie  de  la  famille  humaine  »,  tous  les  soins  qui  peu- 
vent rendre  leur  existence  plus  douce,  et  non  seulement  de 
renoncer  à  tout  mauvais  traitement  sans  objet,  mais  encore  de 
chercher  à  les  rendre  heui'eux.  Puis,  tout  en  soutenant  que  les 
phénomènes  vitaux  dépendent  de  tant  de  ressorts  incannus  et 
tiennent  à  tant  de  circonstances,  que  les  problèmes  ne  peuvent 
être  posés  avec  toutes  leui-s  données,  et  se  refusent  absolument 
au  calcul;  en  se  demandant  quel  avantage  on  trouverait  à  tra- 
duire, dans  une  langue  inconnue,  ce  que  la  langue  vulgaire 
exprime  clairement,  il  estime  que  les  diverses  parties  de  la 
physique  animale  ne  se  sont  pas  toutes  également  lefusées  à 
cette  application  delà  géométrie  et  de  lalgèbre.  C'est  du  perfec- 
tionnement des  méthodes  pliilosophiques  qu'il  fait  dépendre 
celui  des  méthodes  d'observation.  Aussi  la  philosophie  ration- 
nelle et  la  morale  doivent  venir  en  aide  à  la  médecine;  la 
morale,  sidentifier  à  chaque  instant  avec  la  médecine  pratique. 

(1)  Cette  idée  de  Ihérédité  pin siolo!.'ique,  qui  tient  une  si  grande  place  dans  la 
science  contemporaine,  est  reprise  par  Cabanis   dans  les  Rapports. 

(2)  «  La  nature,  dit-il,  se  plaît  à  parer  les  végétaux  des  plus  belles  et  des  plus 
riches  couleurs, -à  les  imprégner  des  parfums  les  plus  doux.  Nous  respirons  une  \ic 
nouvelle,  avec  les  émanations  des  jardins  et  des  bosquets,  mais  une  manière  froide 
et  classique  de  considérer  les  plantes  flétrirait  ces  heureuses  impressions  et  lais- 
serait bien  peu  de  prise  à  la  mémoire.  Les  prestiges  de  l'imagination,  les  souve- 
nirs les  plus  chers  au  cœur,  confondus  souvent  avec  ceux  des  fleurs  et  de  la 
verdure,  n'empêchent  pas  que  létude  d'un  catalogue  ne  soit  toujours  insipide  et 
monotone  ». 


CABAMS  AVANT  LE  18  BRUMAIRE  205 

La  connaissance  des  langues  anciennes  est  devenue  moins 
indispensable  depuis  qu'il  y  a  de  bons  livres  dans  les  langues 
modernes;  mais  l'étude  des  langues  jette  un  grand  jour  sur  les 
procédés  de  l'esprit  et  permet  de  transporter  certaines  impres- 
sions, qui  y  accompagnent  les  idées,  aux  langues  dont  nous 
nous  servons  actuellement,  de  perfectionner,  par  des  emprunts 
heureux,  ces  indispensables  instrumenis  de  l'intelligence  (1). 

La  conclusion  de   cet  ouvrage  considérable  est,  comme  les 
Hid/ïfs^  remarquable  par  l'enthousiasme  qu'elle  respire  (2). 


IV 


«Des  occupations  et  des  devoirs  de  ditïérents  genres,  disait 
Cabanis,  ne  m'ont  pas  permis  de  conduire  à  sa  fin  un  si  grand 
ouvrage  ».  En  effet,  il  devenait,  en  l'an  [II,  professeur  d'hygiène 

(1;  i  Hien,  ilit-il,  ne  fortifie  divantai^-e  l'esiirit,  ne  lui  donne  plus  de  souplesse, 
ne  meuble  la  mémoire  de  plus  de  sensations,  d'imaires,  de  mouvements  et  de  tours 
variés,  que  la  leeture  des  bous  écrivains  dans  les  différentes  lanïues  ;  et  l'instrue- 
tion  n'est,  eu  quelque  sorte,  qu'ébaucbée  quand  ou  n'a  pas  entendu,  dans  leur 
idiome  natal,  les  aerents  intraduisibles  de  ees  LM-uies  oriiiinaux  qui  sont  encore  à 
plusieurs  titres  les  bienfaiteurs  de  l'humanité  ».  Ou  s'aperçoit  eucore  que  Cabanis  a 
lu  et  relira  Homère. 

(2)  «  L'époque  actuelle  est  une  de  ces  i;randes  périodes  de  l'histoire  veis 
lesquelles  la  postérité  reportera  souvent  les  ven\  et  dont  elle  demandera  éter- 
nellement compte  à  ceux  qui  purent  y  faire  mari'lier,  plus  rapidement  et  plus  sûre- 
ment, le  genre  humain  dans  les  routes  de  l'amélioration.  Il  u'est  donné  qu'à  peu 
de  ffénies  favorisés  d"exercer  cette  grande  influence  :  mais  dans  l'état  où  sont  les 
sciences  et  les  arts,  il  n'est  personne  qui  ne  puisse  contrihuer  à  leurs  progrès.  Le 
moindre  perfectionnement  réel,  dans  l'art  le  plus  obscur,  rejaillit  bientôt  sur  tous 
les  autres,  elles  relations  établies  entre  les  différents  objets  de  nos  travaux,  les  font 
tous  participer  aux  progrès  de  chacun.  On  voit,  on  sait,  on  démontre  aujourd'hui 
qu'il  n"esl  rien  d'isolé  dans  les  travaux  de  l'iionime  :  ils  s'entrelacent,  pour  ainsi 
dire,  comme  les  peuples  dans  leurs  relations  commerciales,  ils  s'entr'aideut  comme 
les  individus  unis  par  les  liens  sociaux...  Il  est  donc  maintenant  permis  aux  hommes 
les  plus  obscurs  d'aspirer  à  rendre  des  services  importants,  il  est  permis  aux  savants, 
aux  gens  de  lettres,  aux  artistes,  aux  plus  simples  artisans  d'aspirer  à  rendre 
des  services  généraux,  de  contribuer  au  perfectionnement  comnum...  Et  nous 
qui,  dévoués  au  soulagement  de  rhumanité  souffrante  ,  tenons  si  souvent ,  dans 
nos  mains,  les  intérêts  les  plus  chers  au  cœur  de  l'homme  ;  nous,  (jue  l'impor- 
tance de  ces  intérêts  force  à  chercher  des  lumières  de  toutes  parts  et  dont  les  études 
embrassent  presque  toutes  les  connaissances  physiques  et  morales,  poiuxions-nous 
être  seuls  exceptés  du  droit  de  servir  le  genre  humain  tout  entier  par  nos  travaux 
et  de  concourir  à  ses  progrès  ?  Non,  sans  doute.  Réunissons  donc  nos  efforts:  por- 
tons, dans  les  études  et  dans  la  pratique  de  notre  art,  cette  philosophie  et  cette 
raison  supérieures  sans  lesquelles,  bien  loin  d'offrir  d'utiles  secours,  il  devient  le 
plus  souvent  un  véritable  fléau  public:  osons  le  rattacher,  par  de  nouveaux  liens, 
aux  autres  parties  des  connaissances  humaines  ;  ([u'elles  eu  reçoivent  de  nouvelles 
et  plus  pures  lumières:  et  qu'au  moment  où  la  nation  française  va  consolider  son 
existence  républicaine  ,  la  médecine,  rendue  à  toute  sa  dignité,  commence  elle- 
même  une  ère  nouvelle,  également  riche  en  gloire  et  féconde  en  bienfaits  » , 


206  L'IDÉOLOGIE  PIIYSIOLOCUQUE 

aux  écoles  centrales,  puis  il  entrait  à  la  section  d'analyse  des 
sensations  et  des  idées.  Un  mois  plus  tard  il  y  lisait  des  Considé- 
rations gnièrales  sur  rétiide  de  ilioymne  et  sur  les  rapports  de 
son  organisation  physique  avec  ses  facultés  intellectuelles  et 
morales.  Dans  la  séance  publique  du  15  germinal,  il  indique  le 
plan  et  le  but  des  Rapports  du  physique  et  du  moral.  Puis  il 
lit,  en  thermidor,  l'Histoire  physiolor/ique  des  sensations  ;  en 
fructidor,  Y  Étude  de  l  homme  considéré  par  rapport  à  l'in- 
fluence des  âges  sur  la  formation  des  idées  et  des  affections 
morales,  le  ^lémoire  sur  rinfluence  des  sexes.  II  est  chai-gé 
d'examiner ,  avec  Rœderer ,  les  ouvrages  de  Werner  ;  avec 
Lacuée,  un  Mémoire  sur  V Insalubrité  et  le  mauvais  état  des  pri- 
sons (1).  Au  commencement  de  la  même  année,  il  publie,  dans 
le  Magasiîi  encyclopédique,  une  Note  sur  le  supplice  de  la  gtiil- 
lotine.  Tout  en  s'élevant  contre  les  «  assassinais  juridiques  »  de 
la  Terreur  et  en  demandant  la  suppression  de  la  guillotine,  il 
soutient  que  le  moi  n'existe  que  dans  la  vie  générale  et  que  les 
têtes  des  guillotinés  n'éprouvent  ni  vives  souffrances,  ni  vives 


angoisses. 


L'an  V,  Cabanis  examine,  avec  Daunou,  la  Galerie  historique 
et  républicaine  des  hommes  célèbres;  avec  Lacuée  et  Baudin,  la 
question  des  secours  publics.  Avec  Grégoire,  Daunou,  Dupont 
de  Nemours,  Lévesque  et  Fleurieu,  il  choisit  les  mémoires  à  im- 
primer; avec  Rœderer,  il  lit  de  nouveaux  ouvrages  de  Werner. 
Il  fait  une  seconde  lecture  des  Considérations  génércdes  sur 
V étude  de  l'homme  et  propose  de  rédiger  une  BibliotJièqiie  uni- 
verselle qui  serait  Titinéraire  des  sciences,  des  lettres  et  des  arts, 
parce  que  «  le  plus  grand  obstacle  à  la  saine  instruction  et  au 
progrès  de  l'esprit  sera,  un  jour,  l'immensité  des  livres  au  milieu 
desquels  l'homme,  non  encore  instruit,  se  trouve  perdu  sans 
savoir  quelle  route  il  doit  prendre  ».  Puis  il  lit  son  Mémoire 
sur  rinfluence  des  tempéiraments  et  l'Institut  décide  qu'on  im- 
primera.en  entier  ce  qu'il  a  communiqué  des  Rapports.  En  même 
temps  qu'il  publie  ses  Mélanges  de  littérature  allemande,  il 
collabore  au  Conservateur,  avec  Garât  et  Daunou,  Chénier  et 
Boisjolin,  Sieyès  et  Talleyrand.  Deux  fois  désigné  parles  pro- 
fesseurs de  l'École  de  médecine,  il  fait  un  cours  de  perfection- 
nement de  la  clinique.  Nous  avons  ses  Leçons  d'ouverture  et 

(1)  Pour  nnstitnt,  nous  suivons  les  indications  inédites  que  nous  avons  trouvées 
dans  les  cartons  du  secrétariat. 


CABANIS  AVANT  LE  18  HRlMAIIîE  207 

de  clôture.  La  inéilecine  touche  à  une  grande  révolution.  Ses 
progrès  reposent  principalement  sur  la  génération  à  laquelle 
Cabanis  s'adresse.  Destinée  à  vivre  sous  une  constitution  qui 
respecte  et  consacre  tous  les  droits,  elle  va  se  trouver  entou- 
rée des  circonstances  les  plus  propres  à  développer  les  talents  ; 
elle  a  devant  elle  un  avenir  dont  on  n'avait  point  osé  concevoir 
l'espérance.  I/expérience  de  la  vie,  ajoutait-il,  vous  apprendra 
que  les  jouissances  les  plus  étendues  et  les  plus  durables  sont 
attachées  à  la  combinaison  des  idées  importantes  et  à  la  décou- 
verte des  vérités  utiles  ;  que  le  bonheur  tient  à  l'accomplisse- 
ment des  devoirs  qu'on  s'est  imposés  et  que  la  meilleure  ma- 
nière de  travailler  pour  soi-même  est  de  travailler  pour  ses 
send)lables  ;  qu'en  un  mot,  l'art  d'être  heureux  n'est  que  celui 
d'être  vertueux  et  bon.  Heureux,  disait-il  encore,  les  maîtres 
qui,  contribuant  à  développer  et  à  perfectionner  en  vous  les 
riches  dons  de  la  nature,  s'associent  ainsi  d'avance  à  votre 
gloire  1  Plus  heureux  encore  ceux  qui,  par  leurs  leçons  et  leurs 
exemples,  cultivent,  dans  vos  âmes,  le  sentiment  et  l'amour  de 
nos  sévères  devoirs,  et  qui  se  préparent,  pour  leur  vieillesse,  le 
consolant  spectacle  des  succès  qui  vous  attendent  ! 

Le  cours  doit  tendre  à  deux  fins  essentielles.  D'un  côté,  il  faut 
exposer  les  cas  les  plus  rares  et  familiariser  les  esprits  avec  les 
circonstances  extraordinaires  qui  se  présentent  dans  la  pratique  ; 
tracer  dès  règles  propres  à  se  guider  d'après  des  observations 
analogues,  quand  man([ueront  les  observations  identiques,  et 
faire  sentir  les  rapports  généraux  qui  lient  ou  rapprochent  les 
maladies  les  plus  diverses  en  apparence,  les  motifs  communs 
qui  font  rentrer  dans  le  même  esprit  et  découlei-  des  mêmes 
vues  les  traitements,  qu'au  premier  coup  d'œil  on  peut  croire 
les  plus  opposés  ;  enfin,  simplifier  les  dogmes  fondamentaux  qui 
se  rapportent  à  tous  les  cas  et  peuvent  servir  de  lien  à 
toutes  les  observations  de  détail.  D'un  autre  côté,  il  faut  traiter 
l'art  d'étudier  et  d'observer,  d'expérimenter  et  de  raisonner, 
dans  la  science  dont  les  objets  sont  le  plus  variés  et  le  plus 
mobiles.  Le  plan  d'un  cours,  où  toutes  les  parties  de  la  pratique 
seraient  enchaînées  dans  Tordre  le  plus  naturel  et  naîtraient  les 
unes  des  autres,  ne  peut  être  le  fruit  que  de  beaucoup  de 
travaux  et  de  méditations.  Le  triage  des  faits  certains,  ou  douteux, 
ou  faux,  des  vérités  évidentes  ou  des  conjectures  et  des  errem's, 
n'a  pas  été  fait  encore.  11  faut  revoir  un  nombre  infini  d'observa- 


-208  LIDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

tions  et  tenter  un  nombre  encore  plus  considérable  d'expériences. 
Si  Ton  peut  déjà  lier,  en  systèmes  partiels,  celles  qui  se  rappor- 
tent à  certains  fragments  de  l'art,  il  est  impossible  de  bâtir  un  sys- 
tème général  qui  les  distribue,  les  organise  et  les  embrasse  toutes. 

Des  ouvrages  d'Hippocrate  on  peut  rapprocher  les  découvertes 
modernes.  Les  règles  de  la  méthode  universelle  n'ont  été  trouvées 
que  dans  ces  derniers  temps,  et  on  n'a  fait  voir  ni  comment  il 
convient  de  la  transporter  dim  genre  à  l'autre,  ni  quelles  modi- 
fications il  convient  alors  de  lui  faire  subir.  Dans  les  mathémati- 
ques, les  signes  ont  exactement  la  même  signification  pour  tous 
•et  les  démonstrations  sont  rigoureuses.  Les  sciences  physiques 
participent  aux  mômes  avantages,  quand  on  peut  y  ranger  les 
vérités  dans  l'ordre  naturel  de  génération.  Mais,  pour  ramenei" 
ainsi  à  des  méthodes  sûres  et  exactes  toutes  les  branches  des 
connaissances  humaines,  la  tâche  sera  longue,  caries  objets  sont 
mobiles  et  changeants.  Il  faut  donc  remonter  aux  esprits  inven- 
teurs, qui  nous  découvrent  les  lois  auxquelles  ils  obéissent  dans 
leur  marche.  Cela  est  surtout  indispensable  dans  les  sciences 
d'observation.  Or,  si  les  modernes  ont  créé  l'art  d'interroger  la 
nature,  ils  ne  peuvent,  pour  le  talent  de  l'observation,  lutter  avec 
les  Grecs,  qui  nous  offrent,  au  degré  le  plus  éminent  et  dans  tous 
les  genres,  cette  contemplation  assidue  et  cette  fidèle  reproduc- 
tion des  procédés  de  la  nature  (1). 

Hippocrate  a  eu  le  génie  de  l'inventeur  au  plus  haut  degré  de 
perfection  peut-être  dont  il  est  susceptible.  Il  a  connu  l'artifice 
des  procédés  de  l'esprit;  il  a  exposé  la  manière  dont  nos  idées 
se  forment,  les  causes  les  plus  ordinaires  de  nos  erreurs,  les 
moyens  de  nous  en  garantir,  la  marche  générale  à  suivre  pour 
découvrir  les  vérités  et  les  rendre  fécondes.  Bien  plus  distincte- 
ment qu'Aristole,  il  attribue  nos  idées  à  la  perception  et  à  la 
combinaison  des  impressions  reçues  par  les  sens. 

(1)  (c  Savants,  philosophes,  poètes,  artistes,  tous  présenteut,  à  cet  égard,  un 
oaraetère  commun,  qu'il  ne  faut  pas  beaucoup  d'attention  pour  l'econnaître,  et 
quand  on  veut  étudier  l'art  de  démêler  et  de  siisir  ce  qui  tient  essentiellement  aux 
formes  générales  ou  à  la  marche  constante  des  choses,  de  retracer  chaque  ojjjet 
dans  un  dessin  et  avec  des  couleurs  dune  égale  vérité  pour  tous  les  pays  et  pour 
tous  les  siècles,  de  réveiller  une  grande  quantité  d'impressions  accessoii-es,  par  la 
manière  de  clioisir  et  d'associer  les  impressions  principales,  ce  sont  les  génies  de 
celte  heureuse  et  grande  époque  qu'il  faut  consulter,  qu'il  faut  méditer,  dont  il 
faut  commencer  par  imiter  la  manière  pour  pouvoir  se  placer  à  côté  d'eux  et 
parvenir  à  les  surpasser  quelquefois  ».  On  s'aperçoit  ici  encore  que  Cabanis  a 
étudié  Homère  et  Hippocrate  ;  on  est  préparé  aux  doctrines  stoïcieunes  de  ki 
Lettre  siu'  les  causes  premières. 


CABAMS  AVANT  LE  18  BRUMAIRE  209 

Des  généralités  sur  Hippocrate  et  sur  ses  ouvrages,  proléi,^)- 
luènes  des  leçons,  seront  suivies  par  l'explication  des  Aplio- 
rismes,  des  Pro7iostics  et  des  Epidthnles  dont  il  commentera 
M  les  sommités  intlicatrices  ».  Il  terminera  par  des  considérations 
générales  sur  les  réformes  qu'exigent  l'étude  et  la  prati({ue  de 
la  médecine,  sur  la  manière  dont  il  convient  d'y  appliquer  les 
méthodes  analytiques  et  par  l'énumération  des  devoirs  sacrés 
de  la  profession  médicale. 

(Vest  uniquement  des  devoirs  du  médecin  que  parle  Cabanis 
dans  son  Discours  de  clôture.  Les  rapports  moraux  se  fondent, 
disait-il.  sur  une  certaine  communauté  d'idées  et  de  sentiments; 
riiomme,  éminemment  sensible  par  sa  nature,  susceptible  de 
partager  les  affections  ou  les  pensées  de  tout  ce  qui  l'entoure  et 
d'imiter  les  actes  dont  il  est  le  témoin,  a  en  lui  les  sources  de  sa 
moralité,  les  principes  de  sa  sociabilité  et  les  causes  de  sa  per- 
fectibilité indélinie  :  «  C'est  dans  la  volonté  .sentie  en  nous, 
ajoute-t-il,  ou  reconnue  dans  autrui,  par  ses  signes  propres, 
que  consiste  pour  nous  la  moralité  des  actions  bumaines.  La 
volonté  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  indépendant,  de  plus  pur.  de 
plus  précieux  dans  l'bomme  :  c'est  l'bomme  lui-même  (J). 
C'est  ce  que  nous  donnons,  quand  nous  n'avons  rien  à  refuser  ; 
c'est  ce  que  nous  sommes  le  plus  jaloux  de  conquérir;  et  les 
personnes  que  l'expérience  et  la  réflexion  ont  le  plus  dégoû- 
tées de  toute  espèce  de  puissance  sont  toujours  touchées  de 
celle  qui  s'exerce  sur  les  cœurs  ».  La  morale,  connaissance 
des  rapports  qui  s'établissent  entre  les  hommes,  art  de  les  ré'- 
gler  dans  l'intérêt  de  tous  et  de  chacun,  ou  science  du  bonheur, 
se  résume  dans  cette  formule,  applicable  à  tous  les  individus  et 
à  toutes  les  circonstances  :  «  Fais  à  autrui  ce  que  tu  veux  qu'il 
te  soit  fait  ».  Comme  la  nature  de  l'homme,  les  règles  géné- 
rales de  la  morale  sont  immuables,  et  si  la  volonté  de  la  puis- 
sance inconnue  qui  gouverne  l'univers  daigne  se  manifester  à 
nous,  ce  ne  peut  être  que  par  les  lois  auxquelles  nous  sommes 
soumis  (2).  Il  faut  consulter  ses  forces  avant  d'entreprendre  de 
grandes  études  et  de  s'imposer  de  sévères  devoirs.  Il  faut  avoii' 
le  coup  d'œil  rapide  et  sûr  qui  fait  le  grand  médecin  ;  une  sen- 

(1)  Dans  les   Rapports,  Cabanis  renvoie  à  M.  de  Tracv  pour  établir  que  le  moi 
réside  exdusivement  dans  la  volonté  (ii,  301). 

(2)  Cabanis  parle  de  même  à  la  (in  du  premier  Mémoire  sur  l'Histoii'e  des  sen- 
sations (i,  160).  Cf.  Voluey,  ch.  ii,  §  3. 

PiCAVET.  11 


210  L  IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

sibilité  \ive  et  prompte,  jointe  au  besoin  habituel  de  réilécliii- 
sur  ce  qu'on  a  senti  ;  la  faculté  d'imitation  ou  le  talent  de  repro- 
duire la  nature,  porté  sur  des  objets  essentiels  ;  la  faculté  de  se 
former  rapidement  des  tableaux  distincts  de  toutes  ses  sensa- 
tions et  d'en  conserver  l'empreinte  ineffaçable  ;  enfin  celle  de 
mettre  toujours  spontanément  et,  comme  malgré  soi,  ses  souve- 
nirs à  côté  de  ses  impressions,  pour  en  chercher  les  lapporls. 
11  faut  connaître  les  langues  anciennes  et  modernes,  pour  lire  les 
textes  originaux  et  pour  suivre  les  contemporains  dans  les  routes 
qu'ils  souvrent.  11  faut  surtout  étudier  les  moyens  par  lesquels 
l'esprit  arrive  à  la  connaissance  de  la  vérité,  les  procédés  qu'il 
emploie  pour  acquérir  les  idées  les  plus  exactes  et  les  plus 
simples,  pour  en  déduire  l'art  de  les  appliquer  aux  recherches 
les  plus  compliquées  et  les  plus  difficiles;  il  faut  examiner  les 
méthodes  dans  leurs  apjilications  particulières  (1). 

Enfin  le  médecin  recherchera,  dans  les  sciences  étrangères, 
ce  qui  se  rapporte  aux  principes  les  plus  constants  de  son  art  : 
dans  son  art,  ce  qu'il  peut  fournir  aux  autres  sciences  :  «  Car  il 
est  évident,  ajoute  Cabanis  en  indiquant  le  plan  sommaire  de 
son  ouvrage  capital,  que  l'étude  des  facultés  intellectuelles  et 
des  passions  de  Ihomme  peut  tirer  de  grandes  lumières  de  la 
médecine;  que,  par  suite,  la  morale  et  lart  de  l'éduca- 
tion peuvent  lui  devoir  un  jour  des  vues  nouvelles  et,  peut-être 
aussi,  quelques  moyens  directs.  Cette  carrière,  qui  s'ouvre  au 
génie,  est  belle  et  grande;  il  ne  s'y  agit  de  rien  moins  que  de 
perfectionner  les  principaux  instruments  du  bonheur  de  l'homme, 
et  l'homme  lui-même  «.Et  il  termine  par  l'éloge  de  Dubreuil, 
dont  il  cite  en  exemples  le  caractère,  la  science  et  le  dévoue- 
ment. 

Au  commencement  de  l'an  VI,  Cabanis  crut  que  l'instruction 
nationale  allait  être  organisée  sur  un  plan  «  digne  des  lumières 
du  siècle  et  de  la  majesté  de  la  république  ».  Il  lui  parut  néces- 
saire de  déterminer  les  rapports  des  différentes  sciences  et  d'en 
circonscrire  le  domaine  respectif,  afin  d'y  transporter,  avec  fruit, 

(1)  Aussi  il  sait  gré  à  Fleury  d'avoir  voulu  donner  à  l'étude  des  objets  les  plus 
commiuis  une  grande  place  daus  l'instruction  des  enfants  «  promenés  chez  les 
ouvriers  et  les  artistes,  placés  au  milieu  des  ateliers  et  des  manufactures  ».  Il  loue 
Garât  d'avoir  formé,  dans  son  ministère  de  l'instruction  publique,  le  projet  de 
constituer  une  collection  de  livres  élémentaires,  dans  lesquels  on  aurait  fait  This- 
toire  de  tous  les  matériaux  que  chaque  profession  façonne;  la  description  des  outils, 
des  méthodes  qu'elle  emploie,  pour  obliger  chaque  ouvrier  à  les  connaître  avant 
d'exercer  ses  droits  de  citoyen. 


1 


/ 


CAHAMS  AVANT  LE  18  BRUMAIRE  211 

les  mélhoiles  analytiques  destinées  à  changer  entièrement  la 
face  du  monde  intellectuel.  En  février  1798,  il  présentait  à  l'Ins- 
titut, et  la  Décade  annonçait  à  ses  lecteurs,  le  Degré  de  certi- 
tude de  la  médecine,  dédié  aux  membres  de  TÉcole  de  Paris. 
/  La  médecine,  dit  Cabanis,  est  la  base  de  toute  bonne  philoso- 
phie rationnelle,  car  elle  montre  à  nu  l'homnie  physique,  dont 
Ihomme  moral  n'est  qu'une  partie  ou  une  autre  face.  Elle  four- 
nit un  fondement  solide  à  la  philosophie  qui  remonte  à  la  source 
des  idées  et  des  passions.  Elle  doit  diriger  tout  bon  système 
d'enseignement  et  trouver,  dans  les  lois  éternelles  de  la  nature, 
les  fondements  des  droits  et  des  devoirs  de  l'homme,  tracer 
l'art  de  contluire,  de  perfectionner  l'entendement  et  l'art  du 
honheur.  Enfin,  elle  est  éminemment  propre  à  dissiper  les  fan- 
tômes qui  fascinent  et  tourmentent  les  imaginations,  à  détruire 
toutes  les  croyances  superstitieuses. 

Dans  ï Introduction,  Cabanis  affirme  que,  si  les  êtres  sen- 
sibles peuvent  être  malades  ou  sains,  c'est  que  le  «  plan  de  la 
nature  »  l'exigeait  ainsi.  Cette  expression  est  renonciation  d'un 
fait  :  à  savoir  qu'il  y  a  des  rapports  réguliers  et  constants  entre 
les  diverses  parties  de  l'univers.  Ailleurs,  il  parle  de  la  nature 
comme  de  la  force  qui  produit  les  mouvements  propres  à  chaque 
corps,  ou  de  l'ensemble  des  lois  qui  les  régissent,  ce  qui  l'a  fait 
appelei"  par  Van  Helmont  Vordre  de  Dieu  (1).  Quant  à  la  philo- 
sophie des  causes  finales,  elle  n'a  jamais  pu  soutenir  un  examen 
sérieux,  quoique  peut-être  l'intelligence  bornée  de  l'homme  ait 
bien  de  la  peine  à  la  rejeter  entièrement.  Contre  les  philo- 
sophes qui  regardent  les  lois  de  l'instinct  comme  résultant  de 
certains  raisonnements  rapides  et  inaperçus,  Cabanis  soutient 
que  les  animaux  sont  dirigés  par  un  guide  secret,  antérieure- 
ment à  tout  essai  sur  le  choix  de  leurs  aliments  et  même  x\e 
leurs  remèdes;  que  l'instinct  se  fait  d'autant  moins  entendre, 
que  le  développement  des  facultés  intellectuelles  est  poussé 
plus  loin  (2).  Il  ne  cberche  pas  à  savoir  si  les  animaux  ont  été 
mieux  partagés,  avec  l'instinct,  que  l'homme  avec  l'intelligence, 
parce  qu'en  fait  la  perfectibilité  indéfinie  de  notre  espèce  ouvre 
à  la  raison  un  champ  immense  de  jouissances  et  de  bonheur. 

(1)  Il  faut  remarquer  encore  une  fois  les  expressions  «  le  plan  de  la  natuie  »  dont 
le  sens  sera  développé  dans  la  Lettre  sur  les  Causes  premières  et  «  l'ordre  de  Dieu  » 
(|ui  montre  qu'en  1798  Cabanis  l'crivait  le  mot  dont  il  aurait  voulu,  a-t-on  dit.  inter- 
dire rusage  aux  autres. 

(2)  Idées  développées  dans  V Histoire  des  sensalioîis  {Rapports,  134). 


il-1  LIDÉOLOGIE  PIIYSIOLOGIOLE 

On  peut  ramener  à  sept  les  objections  contre  la  certitude  de 
la  médecine  :  1"  Les  ressorts  secrets  de  la  vie  échappent  à  nos 
roi^ards:  2'  la  nature  et  les  causes  premières  de  la  maladie 
nous  sont  absolument  inconnues  ;  3"  les  maladies  sont  si  va- 
riées, si  susceptibles  de  complications,  qu'on  ne  saurait  tirer, 
de  leur  observation  la  plus  scrupuleuse,  aucune  règle  lixe  qui 
serve  à  les  faire  toujours  reconnaître  ;  4°  la  nature  des  remèdes, 
leur  mode  d'action  sur  nos  corps  sont  un  mystère  pour  nous; 
5°  les  expériences  médicales  sont  encore  plus  dilticiles  que 
l'observation  des  maladies  ;  6"  la  théorie  de  la  médecine  n'est 
pas  la  même  dans  tous  les  temps,  sa  pratique  change  d'un 
siècle  à  l'autre;  7"  l'exercice  de  la  médecine  demande  tant 
de  connaissances  diverses,  tant  de  sagacité,  tant  d'attention, 
tant  de  grandes  qualités  morales  réunies,  qu'on  peut  la  regarder 
comme  n'existant  pas,  ou  plutôt,  comme  une  arme  dangereuse 
do  l'ignorance  et  du  charlatanisme.  Cabanis  examine  chacune 
d'elles,  non  pour  soutenir  des  préventions  favorites,  mais  pour 
chercher  sincèrement  la  vérité,  qui,  devant  toujours  à  la  fin 
s'élever  sur  les  débris  des  opinions  humaines,  est  la  seule 
autorité  qu'il  puisse  être  à  jamais  honorable  de  reconnaître 
et  de  défendre  (1). 

L'homme  ne  connaît  ni  l'essence  de  la  matière  ni  celle  du  prin- 
cipe secret  qui  détei'mine  tous  les  phénomènes  de  l'univers.  Les 
vraies  causes,  les  causes  premières  sont  aussi  cachées  pour  lui 
que  l'essence  des  choses,  elles  prétendues  causes  dont  la  con- 
naissance l'enorgueillit,  ne  sont  que  des  faits.  Deux  faits  se 
trouvent-ils  enchaînés  l'un  à  l'autre  dans  un  ordre  successif,  on 
dit  que  le  premier  est  cause  du  second.  Celui-ci  devient  cause  à 
son  tour,  relativement  à  un  troisième,  et  ainsi  de  suite  jusqu'à 
cette  «  force  spontanée  »,  principe  général  du  mouvement,  puis- 
sance active  et  personnifiée  chez  la  plupart  des  peuples  sous  des 
noms  différents,  mais  dont  il  est  impossible  de  nous  faire  d'autre 
idée  que  celle  qui  résulte  directement  des  phénomènes  de  l'uni- 
vers. Si  on  l'appelle  «  spontanée  »,  on  ne  prétend  pas  exprimer 
sa  nature,  mais  rendre  l'impression  qu'en  reçoit  l'intelligence 
boruée  de  l'homme  en  la  voyant  agir  sans  relâche,  avec  une  acti- 
vité toujours  nouvelle  et  toujours  renaissante  d'elle-même  (2). 

(1)  On  retrouve  la  même  idée  chez  tous  les  idéologues  et  chez  leurs  successeurs. 
Cf.  ch.  vu,  §  4,  A.  Thierrj. 

(2)  Cabanis   développe   ces   idées   sur  la  cause  et  Teffet  (Rapports,  J,   138),  ce 


CABAMS  AYANT  l.K  18  BUL.MAIRE  2i:i 

D'ailleurs  la  connaissance  de  la  cause  première,  à  laquelle  tant 
(le  profondes  méditations  et  tant  de  veilles  ont  été  si  inutilement 
tMuployées,  n'est  pas  applicable  aux  besoins  de  Thomme,  dont 
l'observation  des  faits  est  le  partage  et  à  qui  elle  sulTit  (1).  De 
nouveau  Cabanis  rappelle  le  passage  dHippocrale,  antérieur 
à  l'axiome  énoncé  par  Aristote.  Après  Hippocrate  encore,  il 
soutient  que,  pour  assurer  sa  marche  dans  tonte  science  expé- 
limentale.  Ihomnie  n'a  besoin  que  de  constater  les  faits,  de  leur 
donner,  dans  son  esprit,  l'ordre  et  les  rapports  qu'ils  ont  dans 
la  nature  et  de  n'en  tirer  que  les  conséquences  qui  s'y  trouvent 
renfermées  expressément.  La  certitude  rigoureuse  appartient 
exclusivement  aux  objets  de  pure  spéculation;  dans  la  pratique, 
il  faut  se  contenter  d'approximations  qui  sulTisent  d'ailleurs  à 
l'espèce  liumaine,  pour  assurer  sa  conservation  et  son  bien-être. 
La  conclusion  reproduit  une  partie  de  la  leçon  de  clôture  sur 
Hippocrate  ii). 

Eymard  rendit  compte,  dans  la  Décade  du  lU  fructidor  an  VI, 
(le  l'ouvrage  de  Cabanis.  «  Le  C.  Cabanis,  en  portant  ses 
méditations  sur  un  sujet  d'un  intérêt  si  général,  et  par  cette  rai- 
son si  digne  de  son  esprit  et  de  son  cœur,  a  bien  mérité 
de  l'humanité  :  il  a  l'élégance  et  la  pureté  du  style,  une^ 
logique  exacte  et  pressante,  des  vues  philosophiques  très  pro- 
fondes etriieureuse  habitude  des  méthodes  analytiques  ».  Après 
avoir  cité  les  passages  où  Cabanis  affirme  que  l'homme  ne  con- 
naît l'essence  de  rien  et  ce  que  nous  avons  rapporté  de  la 
conclusion  :  .-  Voilà,  dit-il,  les  conseils  et  le  langage  de  la  vraie 

([iii  prouve  que  Biran  u';i.  pas  été  le  prcMiiicr  à  parler  de  la  doctrine  de  Hume. 
Qnaut  aux  causes  premières,  il  eu  est  question  au  même  pa5^aL'e  et  daiïs  la  Lettre 
.1  Fauriel. 

(1)  Cabanis  ne  sera  pas  toujours  de  cet  avis. 

(2)  «  Oui.  dit-il,  j'ose  le  prédire;  avec  le  véritable  esprit  d'observation,  l'esprit 
philosophique,  qui  doit  y  présider,  va  renaître  dans  la  médecine;  la  science  va 
prendre  une  face  nouvelle.  On  réunira  ses  fragments  épars,  pour  en  former  un  sys- 
tème simple  et  fécond  comme  les  lois  de  la  nature .  Après  avoir  parcouru  tous  les 
faits,  après  les  avoir  revus,  vériliés,  comparés,  on  les  enchaînera,  on  les  rapportera 
tous  à  un  petit  nombre  de  points  fixes  ou  peu  variables.  Ou  perfectionnera  l'art  de 
les  étudier,  de  les  lier  entre  eux  par  leurs  analogies  ou  par  leurs  différences,  d'eu 
tirer  des  règles  générales,  qui  ne  seront  que  leur  énoncé  même,  mais  plus  précis. 
Ou  simplifiera  surtout  l'art,  plus  important  et  plus  difficile,  de  faire  lapplieatiou  de 
ces  rèsrles  à  la  pratique.  Chaque  médecin  ne  sera  pas  for<;é  de  se  créer  ses 
méthodes  et  ses  instruments...  Des  esprits  médiocres  feront,  peut-être  avec  faci- 
lité, ce  que  des  esprits  éminents  ne  font  aujourd'hui  qu'avec  peine,  et  la  praUque, 
dépouillée  de  tout  ce  fratras  étranger  qui  l'offusque,  se  réduisant  à  des  indica- 
tions simples,  distinctes,  méthodiques,  acquerra  toute  la  certitude  que  comporte  la 
nature  mobile  des  objets  sur  lesr|uels  elle  s'exerce  ». 


214  L'IDÉOLOGIE  PIIYSIOLOGIQL'E 

philosophie.  Puissent-ils  être  généralement  entendus,  générale-        1 
ment  appliqués  à  tous  les  objets  qu'il  nous  importe  de  connaître 
et  d'étudier  »  !  Enfin  Eymard,  dans  une  emphatique  péroraison, 
montrait  combien  les  recherches  des  idéologues  intéressaient  un 
certain  nombre  de  leurs  contemporains  (1). 

Et  la  Société  médicale,  qui  publiait  en  l'an  VI  des  mémoires 
de  Bichat,  de  Pinel,  de  Richerand,  de  Roussel^  se  présente 
comme  ayant,  après  l'auteur  du  Degré  de  certitude  de  la  'méde- 
cine, allié  la  médecine  à  la  philosophie.  Cabanis  était  alors 
représentant  de  Paris  aux  Cinq-Cents.  A  l'Institut  il  fut,  au 
moment  où  l'on  annonçait  le  premier  volume  des  Mémoires  de 
la  classe^  chargé  avec  Hœderer,  Lebreton,  Fleurieu  et  Tracy, 
d'examiner  les  projets  de  pasigraphie.  Aux  Cinq-Cents,  il 
réclama  des  monuments  pour  Descartes  et  Montesquieu,  Condil- 
lac  et  Mably. 

C'est  en  l'an  VI  que  se  place  un  événement  dont  le  récit, 
reproduit  par  tous  les  historiens,  nous  semble  avoir  été  inventé 
après  coup,  quand  il  était  de  bonne  guerre  de  prêter  aux  idéo- 
logues tout  ce  qu'on  croyait  propre  à  les  déconsidérer.  Si  l'on  en 
croit  Aimé  Martin,  les  collègues  de  B,  de  Saint-Pierre  se  seraient 
ligués  contre  lui  à  l'Institut  et  lui  auraient  reproché  de  croire  en 
Dieu.  Chargé  de  faire,  pour  le  3  juillet  1798,  le  rapport  sur  le 
concours  de  morale,  il  l'aurait  terminé  par  une  déclaration 
solennelle  de  ses  principes  rehgieux.  Aux  premières  lignes  de 
sa  lecture,  un  cri  de  fureur  se  serait  élevé  de  toutes  les  parties 
de  la  salle,  a  L'idéologue  Cabanis  (c'est  le  seul  que  nous  nom- 
merons), emporté  par  la  colère,  s'écria  :  Je  jure  qu'il  n'y  a  pas  de 
Dieu  et  je  demande  que  son  nom  ne  soit  pas  prononcé  dans 
cette  enceinte!  — Votre  maître  Mirabeau  eût  rougi  des  paroles 
que  vous  venez  de  prononcer,»  aurait  répondu  B.  de  Saint-Pierre, 


(1)  «  Grâce  ii  l'analyse  des  Bacon,  des  Locke,  des  Coudillac,  grâce  aux  leçons 
éloquentes  et  si  malheureusement  interrompues  de  celui  qui,  eu  marchant  sur 
leurs  traces,  a  fixé  notre  attention  sur  leurs  ouvrages  (Garât),  tandis  que  la  tyran- 
nie a  perdu  ses  plus  puissants  auxiliaires,  la  raison  s'est  armée  d'une  force  irré- 
sistible ;  le  mensonge,  l'erreur  et  l'ignorance,  qui  égaraient  les  hommes  dans 
leurs  recherches  et  qui,  dans  Tordre  social,  les  livraient  en  proie  et  comme  de  vils 
troupeaux  au  despotisme  et  à  la  superstition,  ne  seront  plus  entre  les  mains  des 
prêtres  et  des  rois  des  moyens  d'aveuglement  et  d'oppression .  La  vérité  a  percé  la 
nuit  profonde  ;  la  raison  a  dissipé  les  nuages  ;  la  philosophie  a  brillé  dans  le  ciel 
comme  l'étoile  du  matin,  et  enliu  l'astre  radieux  de  la  Uberté  s'est  levé  sur  le 
monde!  0  siècle  d'éternelle  mémoire!  0  temps  de  miracles,  et  que  de  nouveaux 
prodiges  appellent  encore  !  Hâte-toi  de  faire  naître  les  heureuses  générations  qui 
doivent  nous  succéder.  ÎNous  avons  assisté  à  ce  grand  spectacle,  nous  avons  vécu.  » 


CABANIS  AVANT  LE  18  BRIMAIIIE  21a 

en  se  retirant,  pour  laisser  rassemblée  décider,  non  sii  n'y  a 
pas  de  Dieu,  mais  si  elle  permettra  de  prononcer  son  nom.  Puis 
il  aurait  fait  imprimer  et  dislribuer,  i\  la  porte  de  l'Institut,  le 
morceau  qui  terminait  son  rapport. 

Aimé  Martin  représente  B.  de  Saint-Pierre  comme  l'adver- 
saire des  philosophes.  Rien  ifë  justifie  une  telle  assertion.  Lui- 
nième  nous  dit  ([ue  d'Alembert  fit  avoir,  à  B.  de  Saint-Pierre, 
mille  francs  pour  son  manuscrit  du  Voyage  à  l'île  de  France.  En 
outre,  la  Décade  -^  le  journal  des  philosophes  »  insère  son  écrit 
«  à  Virginie  »,  rappelle  que  B.  de  Saint-Pierre,  chargé  de  com- 
poser des  Eléments  de  morale  républicaine,  tandis  que  Volney 
et  Garât  devaient  traiter  de  la  Déclaration  des  droits,  delà  Cons- 
titution et  de  l'histoire  des  peuples  libres,  fut  nommé,  avec  eux 
encore,  professeur  aux  Écoles  normales.  En  1790,  elle  donne  un 
prospectus  par  lequel  Bernardin  annonce  ses  Harmonies  de  la 
nature  «  pour  servir  aux  éléments  de  la  morale  et  aux  institu- 
teurs des  écoles  préUminaires  ».  En  1797,  c'est  à  elle  qu'il  envoie 
une  lettre  originale  apportée  par  l'Océan  dans  une  bouteille. 
Après  cette  fameuse  séance,  où  il  y  aurait  eu  rupture  complète 
entre  lui  et  les  philosophes,  la  Décade  trouve  que  les  élections 
de  Paris  (germinal  an  VII)  se  préparent  bien  et  cite,  parmi  ceux 
qu'on  songe  à  élire,  Ginguené  et  Bernardin.  Puis,  quand  les 
émigrés  «  se  flattent  avec  impudeur  d'ol)tenir  leur  radiation  », 
c'est  à  \à  Décade  que  Bernardin  envoie  «  des  expériences  nau- 
tiques, des  observations  diététiques  et  morales  proposées  pour 
l'utilité  et  la  santé  des  marins  dans  les  voyages  de  long  cours  ». 
Aussi  donne-t-elle,  en  frimaire,  les  vers  faits  «  pour  le  mariage 
du  G.  Saint-Pierre,  par  son  ami  Ducis  ».  Elle  constate  avec  plai- 
sir, au  moment  où  on  ridiculise,  pour  les  faire  proscrire,  la  phi- 
losophie et  les  idées  libérales,  que  Bernardin  s'exprime  tout 
autrement  au  Lycée  :  «  Chacun,  disait-il  en  brumaire  an  X, 
raisonne  d'après  son  état,  sa  religion,  sa  nation  et  surtout  son 
éducation,  qui  donne  la  première  et  la  dernière  teinture  à  notre 
jugement.  Le  philosophe  seul  accorde  sa  raison  sur  la  raison 
générale  de  l'univers,  comme  on  règle  sa  montre  sur  le  soleil  ». 
C'est  encore  à  la  Décade  qu'il  communique  la  lettre  du  G.  Brard, 
le  jour  même  où  ses  rédacteurs  se  défendent  contre  les  odieuses 
accusations  de  leurs  adversaires.  Enfin,  en  l'an  XII,  quand  la 
Décade  et  les  doctrines  qu'elle  défend  sont  tout  à  fait  en  défa- 
veur, c'est  par  elle  que  Bernardin  se  plaint  des  contrefacteurs 


216  L'IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 


i 


et  annonce  quïl  ouvre  une  souscription,   pour  celui  de  ses 
ouvrages  qui  lui  a  donné  le  plus  d'amis,  Paul  et  Virginie:  «Dieu, 
disait-il  après  avoir  indiqué  le  format,  le  prix  et  les  conditions      \ 
de  la  souscription,  ma  fait  la  grâce  de  ne  jamais  manquer  à  mes 
engagements  ». 

Bernardin  ne  fut  donc  pas  alors  lennemi  des  philosophes  (l). 
On  pourrait  d'ailleurs  se  demander  comment  l'Institut  eût 
empêché  de  prononcer  le  nom  de  Dieu  dans  ses  séances,  quand 
de  Lisle  de  Sales  présentait  Dieu,  l'homme  et  la  nature,  comme 
ohjets  d'étude  pour  la  raison  ;  quand  un  membre  de  l'Institut 
l)riait,  en  vers  «  le  Dieu  très  bon  et  très  grand  »  d'augmenter  le 
i)onheur  de  la  France  ;  quand  Mercier  y  défendait  les  idées  innées» 
([ue  Grégoire  y  faisait  l'apologie  de  Las- Casas  et  que  Bouchaud 
donnait,  comme  assez  exactes,  les  idées  qu'a  exposées,  sur 
l'existence  de  Dieu,  Cicéron  dans  les  Tusculanes  elle  De  Natura 
Deorum  ou  le  De  Officiis^  puis  reprochait  à  Sénèque  d'avoir  nié, 
en  admettant  les  dieux  et  une  Providence,  les  peines  réservées 
aux  méchants  dans  une  vie  future.  Dupont  (de  >'emours),  traitant 
un  mois  après  le  jour  où  Cabanis  aurait  demandé  qu'on  ne 
prononçât  pas  le  nom  de  Dieu,  des  bases  de  la  morale,  remon- 
tait à  une  intelligence  suprême,  à  qui  tous  les  rapports  sont 
connus  et  soutenait  que  ce  n'est  pas  seulement  en  qualité  de 
rémunérateur  et  de  vengeur  du  crime,  que  Dieu  est  utile  à  la 
morale,  mais  qu'il  en  est  le  fondement  nécessaire  comme  sagesse 
souveraine  et  type  immense  de  toute  vérité.  Enfin  comment 
Cabanis,  dont  nous  avons  rappelé  les  études  théologiques  et 
philosophir[iies,  eiit-ii  pu  interdire  aux  autres  d'employer  un 
nom  dont  il  s'était  servi  lui-même,  dans  le  Serment  d'un 
mhleein  et  les  Observations  sur  les  hôpitaux,  quand  il  avait 
trouvé,  dans  son  second  Mémoire,  que  l'inscription  Je  suis 
ce  qui  est,  a  été  et  sera,  et  nul  n'a  connu  ma  nature  faisait 
parler  d'une  manière  véritablement  grande  et  philosophique 
la  cause  première,  quand  il  venait  encore,  dans  le  Degré  de  cer- 
titude de  la  médecine,  d'écrire  que  Van  Helmont,  prenant  la 
nature  au  sens  où  il  la  définit  lui-même,  l'appelle  1'  «  ordre 
de  Dieu»?  (2) 

(1)  Voyez  dans  les  Mémoires  de  Sainte-Hélène  le  jugement  que  porte  Napoléon 
sur  Bernardin.  Voyez  aussi  le  Bernardin  d"Arvède  Barine. 

(2)  ^'ous  laissons  encore  de  côté  ce  que  dit  Cabanis  dans  la  Vie  de  Franklin  et 
dans  la  Lettre  sur  les  causes  premières .  Voyez  ch.  iv,  §  4. 


CABANIS  AVANT  LE  18  BRUMAUiE  ^ilT 

V 

Au  début  de  l'an  VII,  Cabanis,  dans  une  Lettre  à  un  ami, 
soutient  que  ce  n'est  pas  le  moment  de  harceler  la  commission 
des  linances  sm'  les  projets  qn'elle  propose,  pnis  cinq  jours  après 
a\oir  connnuniqué  à  l'Institut,  en  seconde  lecture,  son  Mémoire 
sur  les  Tempéraments,  il  présente,  aux  Cinq-Cents,  un  remar- 
«juable  rapport  sur  l'organisation  des  Écoles  de  médecine  (29  bru- 
maire). «  La  médecine,  y  disait-il,  est  fondée  sur  l'observation 
tl'une  classe  de  phénomènes  réguliers,  sur  l'étude  de  certains 
mouvements,  qui  se  succèdent  et  s'appellent  dans  un  ordre  inva- 
riable, sur  la  connaissance  pratique  de  certains  effets  que  l'art, 
soit  en  imitant,  soit  en  contrariant  la  nature,  vient  à  bout  de 
produire  méthodiquement.  Elle  a  des  principes,  que  l'esprit  peut 
saisir;  ses  connaissances  peuvent  former  un  ensemble  mélho- 
diqu.e  :  elle  est  donc  véritablement  une  science  ;  ses  procédés 
peuvent  être  souniis  à  des  lois,  elle  est  donc  véritablement  un 
art.  L'utilité  de  la  médecine  doit  être  considérée,  à  plusieurs 
points  de  vue,  par  le  philosophe  et  par  le  législateur.  Elle  appren- 
dra à  soulager,  à  guérir  les  maux  des  êtres  souffrants;  elle 
tracera  des  règles  sûres  d'hygiène,  appropriées  à  tous  les  tem- 
péraments, à  toutes  les  manières  de  vivre,  à  tous  les  climats  ; 
elle  surveillera  les  travaux  publics,  où  la  santé  des  citoyens 
est  intéressée,  dirigera  toutes  les  mesures  de  police,  dans  les 
grandes  maladies  contagieuses  ;  elle  inspectera  les  objets  de 
subsistance  que  la  fraude  peut  altérer,  et  motivera  les  jugements 
dans  plusieurs  ([uestions  de  droitcivil  et  commercial.  Ses  relations 
sont  très  intimes  avec  l'histoire  naturelle  et  différentes  branches 
de  la  physique,  avec  la  philosophie  rationnelle  et  la  morale. 
Peut-être  même  saura-t-elle  ramener,  par  l'effet  immédiat  de  cer- 
taines impressions  physiques,  l'esprit  égaré  de  l'homme  au  bon 
sens,  à  la  vertu,  au  bonheur.  Enfin,  notre  espèce  est  susceptible 
d'un  grand  perfectionnement  physique;  c'est  à  la  médecine  d'en 
chercher  les  moyens  directs,  de  s'emparer  h  l'avance  des  races 
futures  et  de  tracer  le  régime  du  genre  humain.  Aussi  l'enseigne- 
ment de  la  médecine  doit-il  avoir  pour  but,  outre  les  progrès  par- 
ticuliers de  la  science,  l'augmentation  de  l'action  qu'elle  exerce 
sur  les  autres  travaux  de  l'esprit,  notamment  sur  la  philoso- 
piiie  rationnelle  et  sur  la  morale  «  dont  le  flambeau  devient  d'au- 


-218  L'IDKOLOGIE  PIIYSIOLOGIUIE 

tant  plus  nécessaire  que  toutes  les  superstitions  étant  évanouies, 
il  s"agit  sérieusement  d'établir,  sur  des  bases  solides,  le  système 
moral  de  Fbomme,  et  de  faire  une  science  véritable  de  la  vertu 
et  de  la  liberté  ». 

La  création  des  Écoles  de  médecine  a  été  un  des  grands  bien- 
faits de  la  Convention  ;  elles  ont  produit  de  nombreux  élèves, 
donné  naissance  à  des  ouvrages  remarquables  et  attiré  quan- 
tité d'étrangers.  Aussi  suffit-il  de  consolider  et  de  perfectionner 
l'œuvre,  en  y  joignant  des  cbaires  d"anatomie  pathologique  et 
d'accouchement,  de  chimie  appliquée  à  l'étude  et  à  l'enseigne- 
ment de  la  médecine.  «Nous  sommes  sortis,  disait  Cabanis  à  ses 
collègues  en  les  conjurant  d'organiser  cette  instruction  natio- 
nale, victorieux  de  tous  les  orages  révolutionnaires;  nous  avons 
anéanti  les  armées  des  rois  de  l'Europe,...  mais,  je  vous  le  dis 
avec  le  sentiment  d'une  profonde  conviction,  nous  n'avons  rien 
fait  pour  l'avancement  de  la  liberté,  pour  le  développement  des 
idées  et  des  habitudes  répul)licaines,  pour  la  conservation  de 
notre  nouveau  gouvernement,  si  des  principes  solides  ne  rem- 
placent les  préjugés,  si  le  bon  sens  et  la  saine  instruction  ne 
viennent  joindre  dans  tous  les  cœurs,  à  l'énergie  des  sentiments 
libres,  l'amour  de  l'ordre  et  le  goût  des  utiles  travaux.  Cette 
révolution,  qu'on  peut  appeler  cehe  des  idées  et  des  mœurs,  c'est 
à  vous  de  la  préparer,  de  la  commander,  en  quelque  sorte,  par 
vos  lois  ».  Et  affirmant  qu'il  ne  dépendait  plus  d'aucune  puis- 
sance d'enchaîner  l'esprit  humain,  qu'un  mouvement  désormais 
invincible  entraînait  toutes  choses  vers  le  plus  grand  perfec- 
tionnement. Cabanis  invitait  les  législateurs  à  hâter  ce  mouve- 
ment bienfaiteur  et  à  lui  donner  une  meilleure  direction  ! 

Aussi  son  influence  grandit  tous  les  jours.  Boisjolin  le  cite 
avec  Garât,  parmi  les  métaphysiciens  supérieurs,  qui  appliquent 
le  raisonnement  exclusivement  aux  faits  qu'ils  ont  pu  observer 
et  découvrir.  Quand  la  doctrine  de  la  perfectibilité  est  attaquée 
dans  la  Décade  par  le  rédacteur  des  affaires  de  l'intérieur,  c'esl 
Cabanis  qui  la  défend  dans  une  lettre  aussi  intéressante  qu'in- 
connue (1).  Chef  véritable  de  la  seconde  génération  d'idéologues, 
il  se  fait  le  champion  de  Condorcet,  le  représentant  le  plus 
autorisé  de  l'école,  dans  le  journal  qui  en  est  l'organe  le  plus 

(1)  Xous  publions  en  appendice  ce  document  qu'on  peut  regarder  comme 
inédit,  puisqu'il  n'a  été  ni  cité,  à  notre  connaissance,  par  aucun  de  ceux  qui  ont 
étudié  Cabanis,  ni  reproduit  ou  mentionné  dans  aucune  édition  de  ses  œuvres. 


CAB.VMS  AVANT  LE  18  BRUMAIRE  ^219 

accrédilé.  La  doctrine  do  la  porfeclibiliU'  est  J)ieii  loin  d'être 
nouvelle  et  elle  n'est  point  chimérique.  La  philosophie  moderne 
ne  cherche  pas,  comme  on  le  dit  trop  souvent,  à  glacer  tout 
enthousiasme  ;  elle  ne  s'occupe  pas  d'objets  inintelligibles  ou 
IVivoles,  d'idées  creuses,  de  subtilités  et  d'abstractions,  mais  elle 
est  la  science  des  méthodes  qu  elle  fonde  sur  la  connaissance 
des  facultés  de  Ihomnie  et  qu'elle  approprie  à  la  nature  des  diffé- 
rents objets.  Seule  elle  a  vu  que  la  liberté  ne  saurait  être  perfec- 
tionnée et  conservée  que  par  les  lumières  et  elle  a  indiqué, 
comme  l'un  des  premiers  devoirs  du  législateur,  celui  de  mulli- 
plier  partout  et  de  coordonner  avec  sagesse  les  moyens 
d'instruction.  3Iais  aussi  elle  pense  que  les  vérités  les  plus  pures 
perdent  une  partie  de  leur  autorité  par  suite  des  préjugés  ;  que 
Jamais  on  n'aura  assez  perfectionné  les  notions  qui  servent  de 
hase  à  nos  jugements  pour  qu'il  ne  reste  plus  rien  à  faire,  soit 
afin  d'étendre  et  de  multiplier  nos  jouissances,  soit  afin  d'en 
perfectionner  les  moyens.  C'est  à  elle  que,  depuis  Aristoh* 
jusqu'à  Gravina,  Beccaria,  Smith  et  Diderot,  on  doit  ce  qui  a  été 
dit  de  mieux  sur  l'éloquence,  la  poésie,  la  musique  et  les  arts  du 
dessin  (Ij.  Et  c'est  à  cause  d'elle  que  les  hommes  qui  la  profes- 
sent, se  réjouissent  de  voir  des  savants  ou  des  écrivains  qui 
font  mieux  et  vont  plus  loin  qu'eux-mêmes,  sont  toujours  prêts 
à  témoigner  estime  et  reconnaissance  à  tous  les  travaux  qui  con- 
tribuent à  nous  rapprocher  du  but. 

Par  une  autre  lettre  adi-essée  à  la  Di'cade  (2),  Cabanis  prit  la 
défense  de  lEcole  polytechnique  que  Thomas  de  la  Marne  propo- 
sait de  supprimer.  Les  amis  de  la  liberté  n'ont  qu'à  la  citer, 
pour  repousser  victorieusement  les  reproches  de  vandalisme. 
Ceux  qui  s'intéressent  aux  progrès  de  l'instruction  se  consolent 
de  l'état  désastreux  où  se  trouvent  la  plupart  des  autres  écoles, 
en  songeant  que,  du  moins,  les  sciences  physiques  et  mathéma- 
tiques n'ont  jamais  été  enseignées  avec  autant  de  moyens  de 
tout  genre.  Les  matières  d'enseignement,  ses  professeurs  illus- 
tres, les  élèves  distingués  qu'elle  a  déjà  fournis  aux  divers 
services  publics,  suffiraient  à  la  défendre.  Mais,  pour  répondre 
à  des  objections  souvent  répétées,  il  faut  rappeler  les  vues  qui  la 

(1)  Cabauis  reproduit  les  mêmes   idées  dans  la  Lettre  à  Thurot   (cli.  iv,  §  3). 

(2)  Nous  pouvons  dire  de  cette  lettre  ce  que  nous  disions  de  la  précédente  ;  elle 
est  aussi  inconnue  que  si  elle  était  inédite.  Elle  n'est  pas  signée,  mais  la  table 
des  matières  la  lui  attribue  formellement. 


^2^20  L  IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

firent  créer.  Elle  fut  destinée  à  enseigner  la  théorie  des  sciences 
mathématiques  et  physiques,  tandis  que  les  écoles  d'applica- 
tion (1)  étaient  exclusivement  consacrées  à  l'instruction  pratique. 
Rien  de  plus  conforme  à  la  nature  des  choses  que  cette  distinc- 
tion. La  théorie  est  indispensable  pour  bien  saisir  les  détails  et 
les  procédés  de  la  prati([ue  ;  mais  on  porterait  la  confusion  dans 
l'une  et  dans  l'autre,  si  l'on  mêlait  l'étude  de  la  première  à  celle 
de  la  seconde,  si  l'on  ne  rendait  d'abord  familier  à  tous  les  élèves 
l'instrument  général  dont  ils  ont  besoin.  L'Ecole  polytechnique 
ne  saurait  être  placée  ailleurs  qu'à  Paris  ;  car  là  seulement  on 
trouve  des  professeurs  capables  de  tenir  les  élèves  au  courant 
de  toutes  les  découvertes.  D'ailleurs,  en  procédant  ainsi,  on 
répandra,  dans  toute  la  France,  non  seulement  les  connais- 
sances exclusivement  concentrées  à  Paris,  mais  encore  les 
nouvelles  méthodes  qui  fournissent  le  seul  moyen  utile  d'égaliser 
en  quelque  sorte  les  esprits.  Il  ne  saurait  être  non  plus  question 
de  réduire  les  autres  parties  enseignées  dans  les  écoles  centrales 
|)0in'  y  fortifier  celles  qui  tiennent  exclusivement  aux  sciences 
|)liysi(pies  et  mathématiques,  car  cette  réduction  serait  propre 
à  détruire  le  peu  qui  nous  reste  d'enseignement.  Il  faut  revenir 
aux  pratiques  des  siècles  et  des  pays  les  plus  éclairés,  à  l'instruc- 
tion littéraire,  préliminaire  indispensable  et  base  de  toutes  les 
autres.  Les  élèves  mêmes  qui  réussissent  dans  les  sciences, 
mais  n'ont  pas  une  éducation  littéraire  suffisante,  se  ressentent 
toujours  de  cette  lacune. 

Cinq  jours  avant  que  Cabanis  écrivît  cette  lettre,  Bonapart(3, 
de  retour  dÉgypte,  assistait  à  la  séance  générale  de  l'Institut 
avec  Monge  et  Volney.  Cabanis,  ami  de  'Volney  et  de  Sieyès,  prit 
une  part  active  au  18  Brumaire.  On  s'en  est  étonné  fort  souvent: 
«  Il  est  vraiment  surprenant,  a-t-on  dit  (2),  que  des  hommes 
comme  Grégoire,  Tracy,  Cabanis,  Gallois  et  plusieurs  autres, 
aient  pu  se  méprendre  au  point  de  fonder  de  grandes  espérances 
sur  les  intentions  de  Bonaparte  ».  Qu'on  s'aperçût  en  1817  ([ue 
le  18  Brumaire  avait  donné  «  naissance  à  un  nouveau  despote  », 
il  n'y  avait  rien  d'étonnant.  Il  était  peut-être  plus  difficile,  en 
l'an  VIII,  de  supposer  qu'il  en  serait  ainsi.  Que  Bonaparte  ait 

(1)  Les  observations  de  Thomas,  disait  Cabanis,  lui  ont  été  dictées  plutôt  par  un 
zèle  particulier  pour  l'école  de  Chàlous,  située  dans  son  département,  que  par 
(les  considérations  d'intérêt  public. 

(2;  Lavaud,  Notice  sur  Grégoire,  1817,  Paris. 


CABANIS  AVANT  LE  IS  lîllL.MAIRK  221 

ti'oiupé.  tout  à  la  fois,  les  espérances  des  idéologues,  ([ui  aUcn- 
daient  un  Washington,  et  celles  des  royalistes,  qui  voyaient  en 
lui  un  Monlv,  cela  est  vrai  encore.  Mais  les  idéologues  n'avaient- 
ils  pas  de  bonnes  raisons  de  croire  que  Bonaparte  défendrait 
leurs  idées?  C'est  par  Barras  quil  avait  été  choisi  pour  comman- 
der l'année  au  13  vendémiaire;  c'est  par  le  Directoire,  où  sié- 
geaient Barras,  La  Révellière-Lepeaux:  el  Carnot,  qu'il  avait  été 
nonnné  au  commandement  de  l'armée  d'Italie.  Après  le  traité  de 
Canipo-Formio,  il  répondait  aux  compliments  de  Garât,  comme 
tin  p/iilosop/tp  qui  aurait  paru  quelque  temps  à  In  tète  des 
armées  :  «  Les  vraies  conquêtes,  les  seules  qui  ne  donnent  aucun 
regret,  sont  celles  que  l'on  fait  sur  l'ignorance.  L'occupation  la 
plus  honorable  comme  la  plus  utile  pour  les  nations,  c'est  de 
contribuer  à  l'extension  des  idées  humaines.  La  vraie  puis- 
sance de  la  République  française  doit  consister  désormais  à  ne 
pas  pormettre  qu'il  existe  une  seule  idée  nouvelle  qui  ne  lui 
appartienne  ».  Ami  de  Volney,  il  entreprenait,  peut-être  sur  ses 
indications,  l'expédition  d'Egypte  et  faisait  tous  ses  efforts  pour 
décider  D.  de  Tracy  à  l'accompagner.  De  retour  en  France,  il 
reprenait  ses  relations  avec  Volney  et  Rœderer,  et  par  ce  der- 
nier, avec  Talleyrand  et  Sieyès.  A  cette  époque,  où  l'on  repré- 
sente d'ordinaire  «  tous  les  grands  personnages  du  gouverne- 
ment, de  l'armée,  de  l'Institut,  affluant  chez  le  général  et  lui 
déférant  en  quelque  sorte  le  pouvoir»  (1),  Bonaparte,  ditMignet, 
recherchait,  avec  une  amabilité  mêlée  d'ambition,  les  entretiens 
d'un  homme  aussi  respecté,  qui  était  l'un  de  ses  plus  spirituels 
confrères  à  l'Institut  et  pouvait  être  l'un  de  ses  soutiens  aux 
Cinq-Cents.  Il  allait  visiter  Cabanis  à  Auteuil  et  demandait  à 
voir  M""'  Helvétius  (2).  Comment  Cabanis  se  serait-il  défié,  lui 
d'ailleurs  si  confiant  et  si  peu  disposé  à  soupçonner  les  hommes 
de  mensonge,  de  celui  qui  estimait  D.  de  Tracy  et  témoignait  de 
la  déférence  à  M"""  Helvétius,  qui  avait  pour  amis  Volney, 
Rœderer,  le  défenseur  de  la  philosophie  attaquée  par  Rivaj'ol, 
et  enfin  s'était  exprimé  à  l'Institut  comme  un  pur  idéologue? 
D'ailleurs,  il  ne  répugnait  pas  plus  que  Turgot  ou  Condorcet  à 
employer  des  mesures  despotiques  pour  établir  la  liberté.  Il  ne 

(1)  Sainte-Beuve,  Rœderer,  y».  361. 

(2)  Elle  lui  faisait  parcourir  son  jardin  et  lui  disait  :  «  Je  veux  que  vous  sachiez, 
ii-énéral,  combien  ou  peut  être  heureux  avec  deux  arpents  de  terre.  Vous  pourrez 
arriver  à  la  suprême  puissance,  mais  vous  n'y  trouverez  jamais  le  bonheur  dont  je 
jouis  ici  ». 


222  L  IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

condamnait,  parmi  les  journées  dans  lesquelles,  de  1789  à  l"9îi. 
les  partis  avaient  eu  recours  à  la  violence,  que  celles  dont  If 
but  n'avaitpasété  de  rendre  les  Français  meilleurs,  plus  instruils 
et  plus  heureux. 

Dans  la  commission  des  Cinq-Cents,  formée  pour  préparer  la 
Constitution,  Cabanis  défendit,  à  propos  de  l'emprunt  forcé,  la 
Révolution  qui  venait  de  s'accomplir  (1). 

A  la  fin  de  décembre,  il  donnait  Quelques  Conùdèr citions  sur 
r organisation  sociale  et  sur  la  nouvelle  Constitution.  Après 
avoir  contribué  à  préparer  les  événements  de  Brumaire  et  à  les 
terminer,  il  démontre  aujourd'hui,  disait  J.-B.  Say  (2),  en  vrai 
citoyen  et  en  bon  penseur,  quelles  en  doivent  être  les  heureuses 
conséquences;  il  ramène  parla  raison  ceux  qui  n'avaient  cédé 
([u'à  la  force.  Cabanis  répond  à  ceux  qui  ne  voient  que  des  am- 
bitions personnelles  dans  la  révolution  de  Brumaire  (3).  Puis, 
d'après  les  facultés  et  les  besoins  de  Ihomme,  et  eu  faisant 
abstraction  d'un  prétendu  état  de  nature  «  puie  fiction  de  l'es- 
prit »,il  établit  que  le  gouvernement  doit  être  fort,  pour  protéger 
efficacement  la  liberté  des  individus;  pondéré,  pour  ne  pas 

(1)  Aux  hommes  de  santr,  à  qui  ou  avait  arrai'hé  leur  proie,  aux  ageeits  de  la 
royauté,  i\m  oyaieut  quou  iia\ait  pas  tra^ aillé  pour  eux  et  qui  se  réunissaient 
pour  faire  rirculer  des  bruits  sinistres,  pour  jeter  l'alarme  parmi  les  acquéreurs  de 
biens  nationaux,  il  répondait  qu'il  n'y  aurait  point  de  réaction,  que  les  hommes  du 
18  et  du  19  brumaire  étaient  les  mêmes  qui  voulurent  et  préparèrent  le  18  fructi- 
dor, pour  arrêter  les  assassinats  des  britrands  royaux  et  pour  réprimer  l'audace 
avec  laquelle  les  émiirrés  parlaient  de  rentrer  dans  leurs  anciennes  possessions. 
A  ses  collègues,  il  disait  qu'après  avoir  montré  aux  fanatiques  révolutioimaiies,  ce 
qu'est  le  courage  de  la  raison  et  de  la  conscience  et  ce  que  les  modérés  savent  oser 
quand  il  le  faut,  ils  montreraient  maintenant  ce  «pie  doit  être  l'énergie  de  la  modé- 
ration après  la  victoire,  en  ne  poursuivant  et  ne  châtiant  que  les  actes  considérés 
comme  criminels  par  la  morale  de  tous  les  pays  et  de  tous  les  temps.  Il  laissait 
aus  royalistes  le  loisir  de  chercher,  dans  leurs  bassesses  et  leurs  plates  adulations, 
quelque  image  du  régime  qui  fait  l'objet  de  leurs  regrets  et  aflirmait  qu'ils  ne 
feraient  point  partager  cette  ivresse  à  ceux  qu'ils  en  fatiguaient  :  «  Des  âmes  lières 
et  républicaines,  disait-il,  sont  plus  difflciles  en  louanges,  elles  n'acceptent  que 
celles  des  hommes  libres,  et  pour  celui  qui  a  servi  dignement  sa  patrie,  ce  ne  sont 
pas  les  adorations  des  valets,  c'est  l'approbation  reconnaissante  des  citoyens  qui 
flatte,  élève  et  touche  le  cœur.  Telle  est  la  véritable  gloire  des  véritables  grands 
hommes,  mais  il  faut  presque  en  être  digne  pour  bien  en  sentir  le  prix  w.  [Décade, 
30  brumaire  an  Vlll.) 

(2)  Décade  p/titosophirjue,  10  nivôse  an  VIII. 

(3)  «  Quelques  personnes  assez  malheureuses  pour  ne  chercher  dans  les  actions 
humaines  que  des  vues  coupables  ou  viles,  s'efforcent  de  rapporter  à  certaines  am- 
bitions personnelles  la  cause  de  ce  dernier  mouvement.  Elles  sont  à  plaindre  de  ne 
pouvoir  pas  même  supposer  qu'il  existe  des  âmes  assez  généreuses  pour  attacher 
tout  leur  bonheur  au  souvenir  d'un  grand  service  rendu  à  leur  pays,  de  ne  pas 
croire  qu'il  y  ait  des  fonctionnaires  à  qui  la  vie  deviendrait  insupportable,  s'ils 
avaient  négligé  d'employer  le  genre  et  le  degré  d'influence  qu'ils  exercent  sur  les 
affaires  publiques,  pour  faire  cesser  l'oppression  de  leurs  concitoyens.  » 


I 


CABAMS  AVANT  LE  18  imUMAIRE  ±23 

opprimer  ceux  quil  doit  défendre;  stable,  parce  que  la  dun-e 
améliore  les  bonnes  institutions,  mais  ouvert  aux  améliorations 
et  aux  perfectionnements. 

La  Constitution  nouvelle  réunit  les  avantages  de  la  démocratie 
et  de  l'aristocratie,  de  la  monarchie  et  de  la  théocratie.  Elle 
lient  compte  de  la  division  des  pouvoirs  et  du  système  repré- 
sentatif :  le  peuple,  incapable  de  remplir  lui-même  les  diverses 
fonctions,  est  aussi  incapable  dapproprier  à  chacune  les  hommes 
dont  le  caractère  et  le  talent  y  conviennent  le  mieux.  Aussi 
Cabanis  vante-t-il  le  mode  ingénieux  d'élection  proposé  par 
Sieyès  et  dont  Garât  disait  que,  nul  n'étant  exclu,  il  serait 
pourtant  difficile  qu'aucun  fût  mal  choisi  (1).  Létat  de  la 
France,  en  guerre  à  l'extérieur  et  à  l'intérieur,  justifie  suffisam- 
ment la  part  considérable  qu'on  a  faite  au  pouvoir  exécutif, 
surtout  en  raison  des  garanties  qu'offre,  dit  Cabanis,  celui  (|iii 
a  été  revêtu  du  titre  de  premier  citoyen  français,  et  -J.-B.  Say 
ajoute  que  le  rôle  d'un  usurpateur  et  d'un  roi  est  petit  en  com- 
paraison dt'  celui  qu'il  est  appelé  à  remplir  (2)1  —  Cabanis  (3) 

(1)  «  Voilà  la  bonne  déniocratip,  la  voilà  avec  tous  ses  avantag-es  :  car  réi,'alité 
la  plus  parfaite  règne  entre  tous  les  citoyens  ;  chacun  peut  se  trouver  inscrit  sur  la 
liste  de  confiance  et  y  rester,  eu  passant  à  Travers  toutes  les  réductions  ;  il  suflit 
i[u'il  obtienne  les  suflraçes...  Voilà  la  démocratie  purgée  de  tous  ses  inconvénients. 
Il  n'y  a  plus  ici  de  populace  à  remuer  au  forum  ou  dans  les  clubs  ;  la  classe  igno- 
rante n'exerce  plus  aucune  influence  ni  sur  la  législature,  ni  sur  le  gouvernement  ; 
partant,  plus  de  démagogues.  Tout  se  fait  pour  le  peuple  et  en  son  nom,  rien  ne 
se  fait  par  lui  ni  sous  sa  dictée  irréfléchie...,  il  vit  tranquille  sous  la  protectioirdes 
lois...  il  jouit  des  doux  fruits  d'une  liberté  véritable  ». 

(2)  J.-B.  Say  disait  encore  dans  le  même  article  :  «  Il  ne  faut  point  être  surpris 
que  les  événements  de  brumaire  aient  obtenu,  comme  ceux  de  1789,  l'assentiment 
de  tous  les  vrais  citoyens,  de  tous  les  bons  penseurs  ». 

(3)  «  Hommes  paisibles  et  laborieux,  vous  serez  protégés  par  des  lois  sages  ;  et 
Texécution  de  ces  lois  sera  remise  entre  les  mains  d'un  gouvernement  stable  et  fort. 

«  Proprictaires  et  capitalistes  entreprenants,  vos  possessions  vous  sont  garanties  : 
le  fruit  de  vos  spéculations  restera  dans  vos  mains  ;  il  deviendra  la  juste  récompense 
de  vos  efforts  :  aucune  entrave  n'arrêtera  Tessor  de  vos  plans,  aucune  loi  prohibi- 
tive ou  rapace  ne  viendra  les  glacer,  ou  les  mettre  à  contribution. 

«  Hommes  de  tous  les  partis,  respirez  enfin  :  toutes  les  dénominations  de  la 
haine  sont  abolies  ;  il  n'y  a  plus  maintenant  que  des  Français.  Vous  ne  pouvez  plus 
être  oppresseurs,  mais  aussi  vous  ne  serez  plus  opprimés. 

«  Hommes  religieux,  de  quelque  manière  que  vous  a^loriez  cette  force  inconnue 
de  la  nature,  cette  puissance  toujours  et  partout  active  (voir  ce  que  nous  avons  dit  à 
propos  de  la  séance  légendaire  de  l'an  X  p .  214  sqq  ;  le  passage  présent  est  une 
nouvelle  preuve  en  faveur  de  nos  conclusions)  que  vous  aimez  à  faire  présider  plus 
immédiatement  aux  destinées  humaines,  la  liberté  de  votre  culte  sera  protégée, 
et  si  vos  dogmes  contribuent  à  fortifier  dans  les  cœurs  la  bonne  et  saine  morale, 
ils  seront  respectés  de  ceux  même  qui  ne  les  adoptent  pas. 

«  Savants,  hommes  de  lettres,  artistes  de  tout  genre,  une  carrière  immense  de 
gloire  s'ouvre  devant  vous  :  vous  travaillerez  pour  un  peuple  libre  et  sensé;  vos 
chefs-d'œuvre   seront  accueillis  et  proclamés  avec  enthousiasme,  vos  productions 


m  L  IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQIE 

terminait  en  exhortant  chaleureusement  les  citoyens  des  (lifrc- 
rentes  classes  à  soutenir  et  à  défendre  le  nouveau  pacte. 

utiles  seront  aijpréciées  par  la  raison,  consacrées  par  la  reconnaissance,  et  les 
récompenses  nationales  sont  également  réservées  à  celles  qui  peuvent  augmenter  le 
bien-être  ou  les  jouissances  des  citoyens,  comme  à  celles  qui  doivent  honorer  la 
patrie  aux  yeux  des  autres  nations  et  de  la  postérité. 

«  Enfin,  vous  philosophes,  dont  toutes  les  méditations  ont  i)0ur  objet  le  perfec- 
tionnement et  le  boulieur  de  Tespèce  humaine,  ce  ne  sont  plus  de  vaines  ombres  que 
vous  embrassez  maintenant.  Après  avoir  assisté,  dans  les  continuelles  alternatives 
de  l'espérance  et  de  la  douleur,  à  ce  grand  spectacle  de  notre  Révolution,  vous  en 
voyez  avec  joie  terminer  le  dernier  acte  :  vous  verrez  surtout  avec  ravissement  s'ou- 
vrir enfin  cette  ère  nouvelle  si  longtemps  promise  au  peuple  français,  où  tous  les 
bienfaits  de  la  nature,  toutes  les  créations  du  génie,  tous  les  fruits  du  temps,  du 
labeur  et  de  Texpérience  seront  mis  à  profit,  ère  de  gloire  et  de  prospérité  où  les 
rêves  de  votre  enthousiasme  philanthropique  doivent  eux-mêmes  finir  par  être 
Ions  réalisés.  » 


CHÂlMTRi:  IV 

CABANIS  APRÈS  LE  18  lîRUMAlRE 

Cabanis,  devenu  sénateur,  ne  devaiL  garder  longtemps  ni 
son  admiration  pour  la  constitution  de  l'an  VIII,  ni  sa  confiance 
en  Bonaparte.  3Iais  en  raison  même  de  la  part  qu'il  avait  prise 
à  l'établissement  du  régime  nouveau,  on  accorda  une  attention 
plus  grande  à  ce  qui  paraissait  de  lui  dans  les  deux  premiers 
volumes  des  Mi'moires  de  la  seconde  classe  (1). 

Trois  lettres  enlbousiastes  de  Tburot,  dont  la  dernière  parut 
quelques  jours  avant  Marengo,  les  signalaient  aux  lecteurs  de  la 
Décade.  Cabanis  a,  selon  Thurot,  placé  les  sciences  métaphy- 
siques et  morales  au  rang  des  sciences  physiques  et  naturelles  : 
il  leur  a  donné  un  degré  de  certitude  et  d'évidence  dont  on  aurait 
eu  peine  à  les  croire  susceptibles.  A  la  môme  époque,  Biran 
travaille  au  premier  3Iémoire  sur  l'Habitude  :  «  l'œuvre  de  Caba- 
nis jette  un  nouveau  jour,  dit-il,  sur  la  science  de  l'homme,  et 
présage  là  création  prochaine  d'une  nouvelle  métaphysique  ». 

Bien  de  moins  distinct  et  de  moins  saisissable,  selon  de  Bému- 
sat,  que  la  doctrine  des  Rapports.  Il  a  raison,  s'il  entend  qu'on 
n'y  trouve  point  de  système  métaphysique  ou  de  réponses 
fermes  aux  questions  d'origine,  de  nature  ou  de  destinée  (2)  ;  il  a 
tort  aux  yeux  de  qui  accepte  le  point  de  vue  où  s'est  placé 
Cabanis,  du  rapport  des  phénomènes  physiologiques  et  des  phé- 
nomènes psychologiques.  Et  c'est  là  le  seul  rôle  qui  convienne 
à  l'historien,  soucieux  de  faire  connaître  le  véritable  fondateur, 
après  Descartes,  de  la  psychologie  physiologique  en  notre  pays. 
Aussi  insisterons-nous  tantôt  sur  la  méthode  ou  la  liaison  des 


(l)  On  y  trouvait  des  Considérations  générales  sur  l'iioryime,  l'Histoire  phy- 
siolofjigiie  des  sensations,  l'Influence  des  dr/es,  des  sexes,  des  tempéraments  sur 
la  formation  des  idées  et  des  affections  morales,  c'est-à-  dire  six  des  douze  Mé- 
moires dont  la  réunion  forme  les  Rapports  du  physique  et  du  moral. 

{i)  C'est  ce  qui  explique  les  interprétations  si  différentes  qu'en  ont  données,  au 
point  de  vue  métaphysique,  les  partisans  et  les  adversaires. 

PiCAVET.  13 


22G  L'IDKOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

idées,  tantôt  sur  des  vues  originales,  de  manière  à  mettre  en 
lumière  ce  qui  peut  expliquer  le  succès  du  livre. 


C'est  sui'tout  le  plan  et  le  but  que  nous  fournit  la  lecture  du 
premier  Mémoire.  Belle  et  grande  est  l'idée  de  considérer  toutes 
les  sciences  et  tous  les  arts  comme  des  rameaux  d'une  même 
tige,  unis  par  une  origine  commune  et  par  le  résultat  qu'ils 
sont  destinés  ù  produire,  le  perfectionnement  et  le  bonheur  de 
Ihomme.  Mais  il  en  est  qui  se  prêtent  des  secours  plus  néces- 
saires ou  plus  étendus.  La  physiologie,  l'analyse  des  idées  et 
la  morale,  sont  les  trois  branches  d'une  seule  et  même  science 
qui  peut  s'appeler,  à  juste  titre,  la  science  de  l'homme.  Les 
hommes  qui  ont  cultivé  avec  le  plus  de  succès  la  philosophie 
rationnelle,  étaient  presque  tous  versés  dans  la  physiologie,  ou 
du  moins,  les  progrès  de  ces  deux  sciences  ont  toujours  marché 
de  front. 

Les  premiers  sages  de  la  Grèce  étudièrent  l'homme  sain  et 
l'homme  malade  pour  lui  conserver  ou  lui  rendre  la  santé.  La 
philosophie  y  naquit  comme  par  une  espèce  de  prodige,  avec  la 
plus  belle  langue  que  les  hommes  aient  parlée  (1).  Pythagore  et 
Démocrite,  Hippocrate  et  Aristote  créèrent  des  méthodes  et  des 
systèmes  rationnels,  y  lièrent  leurs  principes  de  morale  et  fon- 
dèrent les  uns  et  les  autres  sur  la  connaissance  physique  de 
l'homme.  L'école  de  Pythagore  fournit  pendant  plusieurs  siècles 
des  législateurs  à  toute  l'ancienne  Italie,  des  savants  à  toute  la 
Grèce  et  des  sages  à  l'univers.  Son  fondateur  entrevit  les  éter- 
nelles transmutations  de  la  matière,  porta  le  premier  le  calcul 
dans  l'étude  de  l'homme,  et  voulut  soumettre  les  phénomènes  de 
la  vie  à  des  formules  mécaniques.  Démocrite  osa  concevoir  un 
système  mécanique  du  monde,  fondé  sur  les  propriétés  de  la 
matière  et  sur  les  lois  du  mouvement.  Ainsi  il  fut  conduit  à  ne 
chercher  les  principes  de  la  morale  que  dans  les  facultés  de 
l'homme  et  dans  les  rapports  des  individus  entre  eux.  Il  indi- 
qua les  expériences  comme  un  nouveau  moyen  darriver  à  la 
vérité.  Il  disséqua  des  animaux  et  chercha  la  solution  des  pro- 

(1)  Voyez  la  Lettre  à  Thurot  sur  les  Poèmes  d'Homère. 


OABAMS  APRÈS  LE  18  HRIMAIRE  2i7 

Itlèines  de  iiuMaphysiciue  dans  rorganisation  de  riioniine,  com- 
parée avec  les  fonctions  de  la  vie  et  avec  les  phénomènes 
moraux.  Hi[)pocrate  a  fondu,  dans  ses  écrits,  la  médecine  et  la 
philosophie,  en  commençant  par  étudier  les  faits.  Il  a  formé  des 
élèves  qu'il  entourait  de  tous  les  objets  de  leur  étude,  comme 
sil  avait  été  déjà  initié  à  tous  les  secrets  de  la  méthode  analy- 
tique. Egalement  en  garde  contre  les  généralisations  portant  sur 
des  données  insuffisantes  et  contre  limpuissance  de  l'esprit  qui, 
ne  sachant  pas  apercevoir  les  rapports,  se  trahie  éternellement 
sur  des  individualités  sans  résultats,  il  sut  appliquer,  aux  ditïé- 
rentes  parties  de  son  art,  les  règles  générales  de  raisonnement 
et  la  métaphysique  supérieure  qui  embi-asse  tous  les  arts  et 
toutes  les  sciences.  Souvent  il  jeta  un  regard  perçant  sur  les  lois 
de  la  nature  et  sur  les  moyens  par  lesquels  on  peut  les  faire 
servir  aux  hesoins  de  Ihomme.  Dans  une  phrase  des  napyys- 
liti  ,  il  a  fait  Ihistoire  de  la  pensée, 

Aristole  fut  un  des  esprits  les  plus  éminents  de  l'antiquité.  Le 
premier,  il  fit  l'analyse  complète  et  régulière  du  raisonnement. 
S'il  était  remonté  à  la  formation  des  signes,  s'il  avait  connu  leur 
influence  sur  celle  même  des  idées,  il  aurait  peut-être  laissé  peu 
de  chose  à  faire  à  ses  successeurs.  V Histoire  des  animaux,  dont 
liuffon  n'a  point  fait  oublier  les  admirables  peintures,  dévoile  le 
secret  de  son  génie.  C'est  dans  l'étude  des  faits  physiques,  dans 
lanatomie  et  la  physiologie  qu'il  a  acquis  la  fermeté  de  vue  qui 
le  caractérise  et  puisé  les  notions  fondamentales  de  l'économie 
vivante,  sur  lesquelles  sont  étahlies  et  sa  métaphysique  et  sa 
jnorale  (1). 

Bacon  ouvrit  de  nouvelles  routes  à  l'esprit  humain.  Il  avait 
embrassé  toutes  les  parties  des  sciences,  mais  spécialement  la 
physique  animale.  Descartes  qui,  malgré  ses  erreurs,  a  rendu 
des  services  immortels  aux  sciences  et  ci  la  raison  humaine,  a 
passé  une  grande  partie  de  sa  vie  à  disséquer.  Le  secret  de  la 
pensée  lui  parut  caché  dans  l'organisation  des  nerfs  et  du  cer- 
veau. Il  osa  même  déterminer  le  siège  de  l'àme  et  chercha  à 
connaître  les  lois  qui  la  régissent  par  des'  observations  physio 
logiques.  Hobbes  avait  plus  médité  que  lu.  Étranger  à  plusieurs 
parties  des  sciences,  il  introduisit  cependant,  dans  les  matières 
de  pur  raisonnement,  une  classification  extrêmement  métho- 

(1)  A  ces  quatre  philosophes,  Cabanis  ajoute  plus  tard  Épicure. 


228  L'IDEOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

dique  et  une  précision  de  langage  qui  n'a  peul-êl:ro  jamais  été 
égalée  (1).  Locke  a  remonté  aux  sensations,  véritable  source  des 
idées  et  à  l'emploi  vicieux  des  mots,  véritable  source  des  erreurs. 
Médecin,  il  préluda,  par  l'étude  de  l'homme  physique,  à  ses  décou- 
vertes dans  la  métaphysique,  la  morale  et  l'art  social.  Charles 
Bonnet  fut  grand  naturaliste  autant  que  grand  métaphysicien. 
Helvétius,  avec  son  esprit  sage  et  étendu,  Condillac,  avec  sa 
raison  lumineuse  et  sa  méthode  parfaite,  ont  manqué  des  con- 
naissances physiologiques  qui  auraient  empêché  le  premier  de 
soutenir  le  système  de  l'égalité  des  esprits,  et  fait  sentir  au 
second  que  l'àme,  telle  qu'il  l'envisage,  est  une  faculté,  mais 
non  pas  un  être,  et  que,  fût-ce  même  un  être,  elle  ne  saurait 
avoir  plusieurs  des  qualités  qu'il  lui  attribue  (2). 

La  sensibilité  est  le  dernier  résultat  et-  le  principe  le  plus 
général  que  fournit  l'analyse  des  facultés  intellectuelles  et  des 
affections  de  l'àme.  Le  physique  et  le  moral  se  confondent  donc 
à  leur  source;  le  moral  n'est  que  le  physique  considéré  sous 
certains  points  de  vue  plus  particuliers.  La  vie  est  une  suite  de 
mouvements  qui  s'exécutent  en  vertu  des  impressions  reçues 
parles  différents  organes.  Les  opérations  de  l'àme  ou  de  l'esprit 
l'ésultent  aussi  des  mouvements  exécutés  par  l'organe  cérébral  ; 
ces  mouvements,  d'impressions  ou  reçues  et  transmises,  par 
les  extrémités  sentantes  des  nerfs,  dans  les  différentes  parties, 
ou  réveillées  dans  cet  organe  par  des  moyens  qui  paraissent 
agir  immédiatement  sur  lui. 

Du  moment  que  nous  sentons,  nous  sommes  (3).  Quand  un 
objet  a  opposé  des  résistances  à  noti-e  volonté,  nous  avons  une 
idée  de  ce  qui  n'est  point  nous-mêmes.  Nos  sensations  diffèrent 
entre  elles  ;  il  y  a  une  correspondance,  soumise  à  des  lois  cons- 
tantes, entre  les  sensations  reçues  par  les  différents  organes  ; 
nous  sommes  assurés  que,  relativement  à  nous  du  moins,  il  y  a, 
entre  les  causes  extérieures,  la  même  diversité  qu'entre  nos 
sensations. 

La  manière  de  sentir  varie  selon  les  individus.  L'organisation 

(1)  «  Ce  qui  ne  Ta  pas  empêché,  ajoute  Cabanis,  avec-  des  principes  si  solides  et  un 
instrument  si  parfait,  d'arriver  à  de  misérables  sophismes  sur  les  plus  grandes 
questions  politiques  ». 

(È)  Voilà  un  des  passages  où  Calianis,  quittant  le  domaine  positif,  semble  com- 
battre la  métaphysique  spiritualiste. 

(3)  Sur  cette  transformation  de  la  formule  cartésienne,  Coffito,  ergo  sum,  voyez 
Thurot,  Décade.  10  fructidor  an  Xiïl;  Destutt  de  Tracy,  Lo//ique,  Discours  préli- 
minaire, p.  138  (1823).  Cf.  aussi  Turgot,  art.  E.cislence  (Introduction). 


CAHAMS  APRÈS  LE  18  BUIJMAIUK  2^2î) 

primitive  ou  le  teinpOraiiU'iil,  le  sexe  mettent  entre  eux  de 
notables  diflerenees.  L'âge  et  l'état  de  santé  ou  de  maladie 
amènent,  chez  lindividn,  des  variations  dans  la  manière  de  sen- 
tir. Enlin  le  climat,  le  régime,  le  caractère  ou  Tordre  des  travaux, 
c'est-à-dire  l'ensemble  des  habitudes  physiques,  la  modifient 
puissamment.  Ace  point  de  vue  l'étude  physique  de  l'homme 
peut  fournir,  an  [)hilosophe,  au  moraliste  et  au  législateur, 
des  lumières  nouvelles  sur  la  nature  humaine  et  des  vues  fon- 
damentales sur  son  perfectionnement.  De  là  le  plan  des  Rapports. 
Après  l'histoire  physiologique  des  sensations  devaient  venir 
celle  des  tempéraments,  le  tableau  physique  et  moral  des  sexes, 
puis  des  âges,  la  détermination  précise  de  l'inlluence  des  climats 
et  l'histoire  de  l'instinct,  la  théorie  des  déhres,  du  sommeil  et 
l'analyse  physiologi(ine  de  la  sympathie,  l'examen  des  effets  de 
l'hygiène  sur  les  opérations  morales  et  des  considérations  tou- 
chant l'inlluence  des  maladies  sur  le  caractère  des  idées  et  des 
passions,  l'analyse  de  la  réaction  du  moral  sur  le  physique  et 
des  vues  générales  relatives  à  l'action  ([ue  la  médecine  peut 
•  ■\ercer  sur  le  moral  (1).  On  aura  sur  ce  point,  disait  Cabanis, 
tout  ce  qui  peut  devenir  d'une  a|)plicalion  directe  dans  les  travaux 
du  philosophe,  du  moraliste  et  du  législateur.  On  dissipera  les 
derniers  restes  de  plusieurs  préjugés  nuisibles  et  on  donnera 
une  base,  solide  et  prise  dans  la  nature  même,  à  des  principes 
sacrés  qui.  pour  beaucoup  d'esprits  éclairés  d'ailleurs,  ne  repo- 
sent encore  que  sur  des  nuages.  Et  Cabanis  terminait  par  une 
éloquente  apologie  du  gouvernement  républicain,  par  un  véhé- 
ment réquisitoire  contre  la  tyrannie  et  la  royauté  (2). 

Le  second  et  le  troisième  Mémoire  contiennent  V Histoire 
pfu/siolof/ique  des  sensations.  L'auteur  se  propose  de  remplir 
d'abord  les  lacunes  qui  séparent  encore  les  observations  de 
lanatomie  ou  de  la  physiologie  et  les  résultats  de  l'analyse  phi- 
losophique. On  n'est  pas  réduit,  dit-il  dans  un  passage  souvent 
cité,  à  prouver  que  la  sensibihté  physique  est  la  source  de  toutes 
les  idées  et  de  toutes  les  habitudes  qui  constituent  l'existence 
morale  de  l'homme.  Locke,  Bonnet,  Condillac,  Helvétius  ont 
porté  cette  vérité  jusqu'au  dernier  degré  de  la  démonstration. 
Parmi  les  personnes  instruites,  et  qui  font  quelque  usage  de 
leur  raison,  il  n'en  est  maintenant  aucune  qui  puisse  élever  le 

.   (l)Ce  plan  fut  modifié,  voyez  §2. 
(2)  Voyez  ce  passade  supprime  dans  l'édition  de  1803  (Appendice). 


230  L'IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

moindre  doute  à  cet  égard  (1).  Mais  les  physiologistes  oui 
établi  que  les  mouvements  vitaux  sont  le  produit  des  impressions 
reçues  par  les  parties  sensibles,  et  ces  impressions  sont  la  source 
des  idées  et  des  mouvements  vitaux.  Or  toutes  les  déterminations 
des  animaux  sont-elles,  comme  l'a  cru  Condillac,  le  produit  d'un 
choix  raisonné  et,  partant,  le  fruit  de  l'expérience  ?  ou  plusieurs 
d'entre  elles  ne  se  forment-elles  pas,  le  plus  souvent,  sans  que 
la  volonté  des  individus  y  puisse  avoir  d'autre  part  que  d'en 
mieux  diriger  l'exécution  et  de  manière  à  constituer  ce  qu'on 
appelle  l'instinct  ?  De  même  la  sensibilité  est-elle  l'unique 
source  des  mouvements  organiques  ?  ou  est-ce  d'une  propriété 
distincte,  l'irritabilité,  que  dépendent  un  certain  nombre  d'entre 
eux  ? 

Les  deux  questions  se  tiennent.  S'il  y  a  des  mouvements  rele- 
vant de  l'irritabilité,  c'est  à  elle  aussi  qu'on  rattachera  les  déter- 
minations sans  choix  et  sans  jugement.  Sily  a  des  déterminations 
et  des  mouvements  dont  l'individu  n'a  pas  conscience,  il  faudra 
distingner  l'impulsion  qui  porte  l'enfant  à  sucer  la  mamelle  de 
sa  mère,  du  raisonnement  qui  nous  fait  préférer  des  aliments, 
déjà  trouvés  bons,  à  des  aliments  déjà  trouvés  mauvais  et  ne 
plus  dire  que  les  idées  nous  viennent  toutes  par  les  sens.  La 
seconde  question  n'est  guère  qu'une  question  de  mots,  quoique 
l'hypothèse  de  Stahl  ait  plus  de  simphcité  et  que  l'unité  du 
principe  physique  y  corresponde  mieux  à  l'unité  du  prin- 
cipe moral  (2).  Il  n'en  est  pas  de  même  de  la  première.  Le 
mouvement  est,  pour  l'homme,  le  signe  de  la  vitalité.  Un  certain 
nombre  de  nos  mouvements  sont  volontaires  ;  d'autres,  comme 
les  sécrétions^  la  circulation,  etc.,  se  font  à  notre  insu.  Une  même 
cause,  la  sensibilité,  peut-elle  produire  des  effets  si  divers  ? 
Dans  l'homme,  les  nerfs  sont  le  siège  particulier  de  la  sensibilité 
qu'ils  distribuent  dans  tous  les  organes  dont  ils  forment  le  lien 
général.  Entre  ces  organes  ils  établissent  une  correspondance 
plus  ou  moins  étroite  et  en  font  concourir  les  fonctions  diverses 
à  la  vitalité  commune.  Aussi  quand  on  lie  ou  coupe  tous  les 
troncs  de  nerfs  qui  se  subdivisent  et  se  répandent  dans  une 
partie  du  corps  (3),  cette  partie  devient  entièrement  insensible  ; 

(1)  C'est  eu  s'appuyant  sur  des  assertions  analogues  qu'on  a  pu  faire  des  idéolo- 
g-ues  de  purs  disciples  dr  Coiidillac;  mais  Cabanis  va  lui-même  modifier  la  formule 
et  la  rendre  absolument  différente  de  ce  qu'elle  était  chez  Condillac. 

(2)  Cabanis  se  montre  assez  disposé  à  l'accepter  dans  le  dixième  Mémoire  (cf.  §  2). 

(3)  Cf.  Cil.  m,  §  1  ce  que  Cabanis  dit  après  G.dien. 


CABANIS  APRÈS  LE  18  BRUMAIRE  '■2'M 

|)iiis.  incapable  de  produire  des  inoiivements  volontaires  ;  enfin, 
toute  l'onction  ^itale  est  anéantie.  L'irritabilité  doit  être  ramenée 
à  la  sensibilité.  Le  mouvement  n'est  qu'un  effet  de  la  vie,  elles 
nerfs  sont  l'àme  véritable  des  mouvements  des  libres  muscu- 
laires. En  outre,  c'est  de  la  sensibilité  seule  que  dépend  la 
perception  de  nos  propres  organes  et  des  objets  extérieurs.  C'est 
en  vertu  de  ces  perceptions  et  des  jugements  cfue  nous  en  tirons 
que  s'exécutent  les  mouvements  volontaires:  les  organesmoteurs 
sont  donc  soumis  aux  organes  sensitil's  et  ne  sont  animés  et 
dirigés  que  par  eux.  Enlin  les  mouvements  involontaires  et 
inaperçus  dépendent  d'impressions  reçues  par  les  diverses 
parties  des  organes,  et  ces  impressions,  de  la  sensibilité  de  ces 
parties. 

Les  impressions  viennent  des  objets  extérieurs  et  sont  presque 
toujours  aperçues  par  la  conscience.  Ou  bien,  reçues  dans  les 
organes  internes  et  produites  par  les  diverses  fonctions  vitales, 
elles  passent  inaperçues  de  la  conscience  et  déterminent  des 
mouvements  dont  nous  ignorons  la  cause.  Les  philosophes  ana- 
lystes ont  toujours  négligé  les  dernières.  En  ce  sens,  Condillac 
a  eu  tort  de  dire  que  toutes  nos  idées  nous  viennent  des  sens  et 
par  les  objets  extérieurs.  Car  les  impressions  internes  contri- 
buent à  la  production  des  déterminations  morales  et  des 
idées  (1). 

Il  resterait  à  faire,  pour  elles,  ce  que  Condillac  a  fait  pour  les 
impressions  externes,  à  déterminer  quelles  affections  morales 
et  quelles  idées  en  dépendent  particulièrement;  puis  à  les 
classer  et  à  les  décomposer,  afin  d'assigner  à  chaque  organe 
celles  qui  lui  sont  propres  ou  qu'il  concourt  à  produire.  La  se- 
conde opération  est  actuellement  impossible.  On  peut,  jusqu'à 
un  certain  point,  exécuter  la  première.  L'existence  du  fœtus  est 

(Il  «  Ainsi  dans  rertaiues  dispositions  des  organes  internes,  et  notamment  des 
viscères  du  bas-ventre,  on  est  plus  ou  moins  capable  de  sentir  ou  de  penser.  L'étnt 
de  ces  viscères  peut  même  occasionner  la  folie,  dont,  très  souvent  aussi,  lesoriranes 
de  la  génération  sont  le  siège.  Les  songes,  les  rêveries  qui  suivent  l'emploi  des 
liqueurs  enivrantes  et  des  narcotiques,  les  dispositions  vagues  de  bien-être  ou  de 
mal-être,  que  chacun  éprouve  journellement  et  qui  dépendent  de  dérangements, 
I)lus  ou  moins  graves,  dans  les  parties  internes  du  système  nerveux,  prouvent  que  les 
impressions,  résultant  des  fonctions  de  plusieurs  organes  internes,  contiibuent  a  pro- 
duire les  idées  et  les  déterminations  morales  >-.  Si  G.ibauis  insiste,  c'est  qu'il  «  s'agit 
dun  des  points  les  plus  importants  de  la  physiologie  (psychologie  dans  l'ouvrage)  et 
que  le  plus  sage  peut-être  de  tous  les  analystes,  Condillac,  s'est  évidemment  déclaré 
pour  l'opinion  contraire  ».  Remarquer  tout  ce  passage  où  Cabanis  se  sépare  de 
Condillac. 


^32  L'IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

concentrée  dans  les  impressions  internes,  dans  les  penchants, 
les  déterminations  qui  en  résultent,  et  donnent  naissance  aux 
mouvements  des  derniers  temps  de  la  grossesse.  Quand  l'en- 
fant a  vu  le  jour,  les  appétits,  qui  dépendent  de  son  organisation 
et  du  caractère  de  sa  sensibilité,  se  montrent  avec  évidence  et 
mettent  au  jour  le  résultat  sensible  des  opérations  singulières 
que  les  lois  ordonnatrices  (1)  ont  conduites  avec  tant  de  lenteur 
et  de  silence.  Avant  d'avoir  pu  combiner  les  impressions  qui 
l'assaillent  en  foule,  l'enfant  a  des  goûts,  des  penchants,  des 
désirs.  Il  suce,  en  mettant  en  œuvre  un  mécanisme  très  savant 
aux  yeux  du  physicien,  le  sein  de  sa  nourrice;  il  exprime,  par 
des  mouvements  distincts  des  muscles  de  la  face,  presque  toute 
la  suite  des  affections  générales,  propres  à  la  nature  humaine. 
C'est  dans  les  impressions  intérieures,  dans  leur  concours 
simultané,  dans  leurs  combinaisons  sympathiques  et  dans  leur 
répétition  continuelle  pendant  le  temps  de  la  gestation,  qu'il 
faut  chercher  la  source  de  ces  penchants,  du  langage  de  la 
physionomie  qui  les  exprime,  des  déterminations  qu'ils  pro- 
duisent. 

De  même,  les  petits  des  oiseaux  nous  fournissent  des  faits,  qui 
se  rapportent  à  leur  structure  particulière,  aux  progrès  qu'ils 
ont  faits  dans  la  vie  et  au  rôle  qu'ils  doivent  y  remplir  (2). 

Les  phénomènes  qui  tiennent  à  la  maturité  des  organes  de  la 
génération  se  produisent  par  le  même  mécanisme  :  ils  ne  sont 
le  fruit  d'aucune  expérience,  d'aucun  raisonnement,  d'aucun 
choix  fondé  sur  le  système  connu  des  sensations.  De  même 
l'oiseau  agite  ses  ailes  privées  de  plumes,  le  chevreau  frappe 
des  cornes  qu'il  n'a  pas  encore.  Mais,  de  tous  les  penchants 
qu'on  ne  peut  rapporter  à  l'habitude,  l'instinct  maternel  est  le 
plus  fort.  Le  temps  qui  précède  la  maternité  nous  montre,  chez 
les  animaux,  une  suite  d'actions  inexplicables  dans  la  théorie 

(1)  A  remarquer  pour  riutelligeûce  de  la  Leltne  sur  les  Causes  premières. 

(2)  «  Les  petits  des  gallinacés  marclient  eu  sort;int  de  la  coque,  courent  après  le 
4j;rain  et  le  saisissent,  avec  le  bec,  sans  aucune  erreur  d'optique.  Les  petits  chiens 
et  les  petits  chats  sentent  de  loin  l'jipproche  de  leur  mère  et  la  distinguent  de  tout 
autre  auimal  de  son  espèce  et  de  son  sexe.  Les  petits  des  breljis  et  des  chèvres 
vont,  au  moment  même  de  leur  naissance,  chercher  leur  mère  à  des  distances  con- 
sidérables».Cabanis  revient,  dans  le  dixième  Mémoire,  sur  l'importance  que  présentent 
Tétude  du  fœtus  et  la  détermination  de  réchelle  idéologique  des  êtres.  lia  expliqué 
lui-même  pourquoi  il  n'a  pas  craint  de  se  répéter  (n,  511)  :  c'est  que  ses  idées 
s'éloignant  beaucoup  de  la  manière  commune  de  voir,  leurs  principaux  résultats 
étant  absolument  nouveaux,  il  a  préféré  se  répéter  plutôt  que  de  ne  pas  mettre  sa 
pensée  dans  tout  son  jour. 


CABANIS  APRÈS  LE  18  BRUMAIRE  233 

do  Coiulillac.  Les  oiseaux  coiistiuisent  les  édifices  les  plus  ingé- 
nieux; la  forme  en  est.  toujours  la  même,  pour  chaque 
espèce,  dans  tous  les  temps  et  dans  tous  les  pays;  elle  est, 
chez  toutes,  la  mieux  appropriée  à  la  conservation  et  au 
hien-étre  des  petits,  au  climat  et  aux  divers  dangers  qui  les  me- 
nacent (1).  Enfin  on  peut  rattacher  encore  les  effets  produits, 
par  la  mutilation,  sur  les  penchants  et  les  appétits  singuliers  qui 
se  manifestent  dans  certaines  maladies,  aux  déterminations  dont 
l'ensemble  forme  l'instinct  et  dont  la  cause  est  dans  les  impres- 
sions intérieures. 

Aux  impressions  internes  appartiendra  donc  l'instinct,  aux 
impressions  exjernes,  le  raisonnement.  L'instinct  est  plus  puis- 
sant et  même  plus  éclairé  dans  les  animaux  que  dans  l'homme. 
Il  lest  d'autant  moins  que  l'inteUigence  s'exerce  davantage,  car 
chaque  organe  a  une  faculté  de  sentir  limitée  qui  ne  peut  être 
reculée  qu'aux  dépens  des  autres,  puisque  l'être  sensitif  n'est 
capahle  que  d'une  certaine  somme  d'attention  qui  cesse  de  se 
diriger  d'un  côté  quand  elle  est  absorbée  de  l'autre  (2). 

Mais  il  reste  une  grande  lacune  entre  les  impressions  internes 
ou  externes  et  les  déterminations  morales  ou  les  idées.  Est-il 
impossible  de  travailler  sûrement  à  la  remplir  ? 

On  ne  peut  concevoir  la  nature  animale  sans  le  plaisir  et  la 
douleur,  dont  les  phénomènes  sont  essentiels  à  la  sensibilité, 
comme  ceux  de  la  gravitation  et  de  l'équilibre,  aux  mouvements 
des  grandes  masses  de  l'univers.  Quand  les  extrémités  sentantes 
se  contractent,  il  y  a  douleur;  quand  elles  se  relâchent  et  s'épa- 
nouissent, il  y  a  plaisir.  L'organe  sensitif  produit  le  sentiment, 
en  réagissant  sur  lui-même,  comme  il  réagit  sur  les  fibres  mus- 
culaires, pour  produire  le  mouvement.  La  sensibilité  est  comme 
un  fluide  dont  la  quantité  totale  est  déterminée,  et  qui,  toutes 
les  fois  qu'il  se  porte  en  plus  grande  abondance  dans  un  de  ses 
canaux,  diminue  proportionnellement  dans  les  autres.  Mais  la 
réaction  de  l'organe  sensitif  sur  lui-même  pour  produire  le  sen- 

;i)  Bonnet  a  rassemblé,  sur  cet  objet,  dit  Cabanis  en  montrant  cliiirement  le 
point  de  vue  auquel  il  se  place,  des  détails  curieux  dans  sa  Conlemplalion  de  la 
nature,  pour  en  étayer,  il  est  vrai,  la  philosophie  des  causes  hnales;  mais  re 
nest  pas  un  motif  pour  rejeter  ses  intéressantes  observations,  car  la  philosophie 
rationnelle  analytique  doit  commencer  à  marcher  d'après  les  faits,  à  l'exemple  de 
toutes  les  parties  de  la  science  humaine  qui   ont  acquis  une  véritable  cerUtude. 

(2)  Les  mêmes  idées  sont  reprises  dans  le  dixième  Mémoire.  Remarquez  l'équiva- 
lent de  la  formule  »  l'instinct  est  eu  raison  inverse  de  l'intelligence  »,  qu'on  ne 
.«once  guère  d'ordinaire  à  rapporter  à  Cabanis. 


-2U  L'IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

timent,  et  sur  les  autres  parties,  pour  i)roduire  le  mouvemenl, 
part  toujours  d'un  des  centres  nerveux,  moelle  épinière,  cerveau, 
ganglions,  etc.;  l'importance  de  ce  centre  est  toujours  propor- 
tionnée à  celle  des  fonctions  vitales  que  la  réaction  détermine 
ou  à  l'étendue  des  organes  qui  les  exécutent. 

Aussi  l'intégrité,  dans  les  fonctions,  suppose  celle  des  organes. 
La  pensée,  dit  Cabanis,  dans  un  passage  célèbre,  ne  saurait 
exister  quand  le  cerveau  manque,  elle  s'altère  plus  ou  moins 
quand  il  est  mal  conformé  ou  malade  :  «  Pour  se  faire  une  idée 
juste  des  opérations  de  la  pensée,  il  faut  considérer  le  cerveau 
comme  un  organe  particulier  destiné  spécialement  à  la  pro- 
duire, de  même  que  l'estomac  et  les  intestins  à  opérer  la 
digestion,  le  foie  à  fdtrer  la  bile,  les  parotides  et  les  glandes 
maxillaires  et  sublinguales  à  préparer  les  sucs  salivaires.  Les 
impressions,  en  arrivant  au  cerveau,  le  font  entrer  en  activité, 
comme  les  aliments,  en  tombant  dans  l'estomac,  l'excitent  à  la 
sécrétion  plus  abondante  du  suc  gastrique  et  aux  mouvements 
qui  favorisent  leur  dissolution.  La  fonction  propre  de  l'un  est 
de  se  faire  des  images  de  cbaque  impression  particulière,  d'y 
attacher  des  signes,  de  combiner  les  différentes  impressions,  de 
les  comparer  entre  elles,  d'en  tirer  des  jugements  et  des  déter- 
minations; comme  la  fonction  de  l'autre  est  d'agir  sur  les  subs- 
tances nutritives  dont  la  présence  le  stimule,  de  les  dissoudre, 
d'en  assimiler  les  sucs  à  notre  nature.  Dira-t-on  que  les  mou- 
vements organiques  par  lesquels  s'exécutent  les  fonctions  du 
cerveau  nous  sont  inconnus?  Mais  Faction  par  laquelle  les  nerfs 
de  l'estomac  déterminent  les  opérations  différentes  qui  consti- 
tuent la  digestion,  mais  la  manière  dont  ils  imprègnent  le  suc 
gastrique  de  la  puissance  dissolvante  la  plus  active,  ne  se 
dérobent  pas  moins  à  nos  recherches.  Nous  voyons  les  aliments 
tomber  dans  ce  viscère,  avec  les  qualités  qui  leur  sont  propres, 
nous  les  en  voyons  sortir  avec  des  qualités  nouvelles  ;  et  nous 
concluons  qu'il  leur  a  véritablement  fait  subir  cette  altération. 
Nous  voyons  également  les  impressions  arriver  au  cerveau  par 
l'entremise  des  nerfs  :  elles  sont  alors  isolées  et  sans  cohérence. 
Le  viscère  entre  en  action,  il  agit  sur  elles  et  bientôt  il  les 
renvoie  métamorphosées  en  idées,  que  le  langage  de  la  physio- 
nomie et  du  geste  ,  ou  les  signes  de  la  parole  et  de  l'écri- 
ture, manifestent  au  dehors.  Nous  concluons,  avec  la  même 
certitude,  que  le  cerveau  digère  en  quelque  sorte  les  impres- 


CAIJVMS  APRÈS  LE  18  BRUMAIUK  235 

sions,  qu'il  fait  organiqueinont  la  sécrétion  de  la  pensée  »  (1). 
Toutes  les  conclusions  obtenues  en  s'appuyant  sur  les  faits,  à 
la  manière  des  physiciens  et  en  marchant  de  proposition  en 
proposition,  à  la  manière  des  géomètres,  donnent,  pour  unique 
principe  des  phénomènes  de  lexistence  animale,  la  faculté  do 
sentir.  Quelle  est  la  cause,  la  nature,  l'essence  de  cette  faculté? 
Des  philosophes  ne  feront  pas  ces  questions.  INous  n'avons 
d'idée  des  objets  que  i)ar  les  phénomènes  observables  qu'ils 
nous  présentent  :  leur  nature  ou  leur  essence  ne  peut  être  poui- 
nous  que  l'ensemble  de  ces  phénomènes.  Nous  n'expliquons  les 
phénomènes  qu'en  les  rattachant  à  d'autres  déjà  connus  auxquels 
ils  ressemblent  ou  succèdent.  Quand  il  y  a  ressemblance,  nous 
les  rattachons  d'autant  plus  étroitement  que  la  ressemblance  est 
plus  parfaite  ;  quand  il  y  a  succession  constante,  nous  établis- 
sons entre  eux  les  relations  exprimées  par  les  deux  termes 
d'  «  effet  »  et  de  «  cause  ».  Les  faits  généraux  ne  s'expliquent 
point  :  s'ils  se  rapportaient,  par  ressemblance,  à  un  autre  phéno- 
mène, ils  se  subordonneraient  à  lui  ou  se  confondraient  avec  lui; 
s'ils  se  rattachaient  à  d'autres  phénomènes  comme  à  leurs  causes, 
ils  cesseraient  encore  d'être  des  faits  généraux.  Les  faits  géné- 
raux sont  parce  qu'ils  sont  :  on  ne  peut  expliquer  l'attrac- 
tion, dans  la  physique  des  masses;  ou  ne  doit  pas  plus  vouloir 
exphquerla  sensibilité,  le  fait  général  de  la  nature  vivante,  dans 
la  physicjue  animale  et  dans  la  philosophie  rationnelle.  On  n'a 
pu  la  rattacher  encore  à  aucun  autre  fait  plus  général  de  la  nature 
luiiverselle;  il  est  vraisemblable  qu'on  ne  le  pourra  jamais,  et 
quand  même  on  arriverait  à  l'expliquer  un  jour  (:2),  nous  n'en 
saurions  point  davantage  sur  les  causes  premières,  dont  on  a 

{{)  Lewes  {Histonj  of  PhUosophij)  \vu\.niinv  ([itc  Cil)auis,  piir  une  phrase  mal- 
liruriHisf,  a  douiK- l"a\auta,LM'à  ses  athersaiies  et  emi>èi'lir  le  progrès  de  ses  propres 
doetriues.  Il  soutieut  que  Caljauis  ii"a  jamais  peusé  (pie  le  eerve;ui  secrète  la  pensée 
comme  le  foie,  la  bile.  C'est  ce  que  dit  aussi  avec  raison  Peisse.  Il  faut  reniiiqiu  r 
d'ailleuis  que  Descartes  a  dit  lui-même  :  «  Ceux  qui  digèrent  le  mieux  leurs  pensées 
aliu  de  les  reudre  claires  et  intelligibles  ».  (O/a'coîo'S  f/e  /a  Mc</;orte.)  Coustatous 
encore  que  Cabanis  ne  connaissait  pas  [ilus  d'une  faion  positive  le  pliénomène  de 
■a  digestion  que  nous  ne  connaissons  aujourd'luii  «toutes  les  fou'tious  cérébrales  ", 
Oue  de  fois  Vobscurius  a-t-il  été  employé  à  éclaircir  l'obscuruml 
"  [2)  Cabanis  est  plus  affirmatif  dans  Vouvrage:  '<  En  supposant,  dit-il.  p.  loS,  ce 
qui  n'est  pas  impossible  eu  effet,  qu'on  puisse  découvrir  un  jour  la  liaison  que  la 
sensibilité  peut  avoir  avec  certaines  propriétés  bien  reconnues  de  la  nature».  Nous 
assistons  ainsi  aux  fluctuations  de  sa  pensée.  Réservant,  ce  seni))le,  les  recheri'lies 
métaphysiques  pour  un  autre  temps  ou  se  refusant  à  les  entreprendre  alors,  il  ne 
laisse  pas  de  donner  â  entendre  ipt'il  entrevoit  quelquefois  plus  de  probabilités  dans 
telle  ou  telle  solution. 


236  L'IDEOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

déjà  dégagé  beaucoup  de  phénomènes,  sans  les  éclairer  elles- 
mêmes  en  aucune  façon. 

L'inscription  de  Tun  des  temples  anciens  faisait  parler,  d'une 
manière  vraiment  grande  et  philosophique,  la  cause  première 
de  l'nnivers  :  Je  suis  ce  qui  est,  ce  (jiii  a  été,  ce  c/ul  sera,  et  nul 
//>/  connu  ma  nature.  Une  autre  inscription  disait:  Connais-toi 
toi-même.  La  première  est  l'aveu  d'une  ignorance  inévitable;  la 
seconde  est  l'indication  formelle  et  précise  du  but  que  doivent  sé 
tracer  la  philosophie  rationnelle  et  la  philosophie  morale. 

Dans  le  deuxième  Mémoire  sur  VHistoire  physiologique  des 
sensations,  Cabanis  parle  des  impressions  que  l'organe  sensitif 
reçoit,  par  les  changements  qui  se  passent  dans  son  intérieur, 
des  mouvements  et  des  déterminations  qu'elles  produisent.  Il 
explique  ainsi  certaines  formes  de  la  folie,  de  Fépilepsie  et  les 
affections  extatiques.  Entre  l'état  où  toutes  les  opérations  sont 
interverties  et  l'état  naturel  où  leurs  phénomènes  suivent  des 
lois  plus  connues,  il  y  a  des  nuances  intermédiaires  (1).  Une 
attention  forte,  une  méditation  profonde  suspendent  l'action  des 
organes  sensitifs  externes  ;  les  opérations  de  la  mémoire  et  de 
l'imagination  s'exécutent,  le  plus  souvent,  sans  aucune  interven- 
tion de  causes  situées  hors  de  l'organe  sensitif.  Quelquefois  l'ac- 
tion spontanée  de  cet  organe  est  bornée  à  l'une  de  ses  divisions  : 
ainsi  certains  vaporeux  se  croient  si  légers  qu'ils  craignent  d'être 
emportés  par  le  moindre  vent,  ou  sentent  grossir  leur  nez  dune 
manière  distincte.  Un  homme,  atteint  d'un  abcès  dans  le  corps 
calleux,  sent  son  lit  se  dérober  sous  lui,  et  est  poursuivi,  depuis 
six  mois,  par  une  odeur  cadavéreuse.  Un  autre  se  sent  tour  à 
tour  étendre  et  rapetisser,  pour  ainsi  dire,  à  l'infini  (2). 

Les  mouvements  qui  dépendent  des  impressions  spontanées 
de  l'organe  sensitif,  sont  soumis  aux  mêmes  lois  ;  un  mouvement 
général  ou  partiel  des  parties  vivantes  suppose,  dans  le  centre 
nerveux  qui  le  produit,  un  mouvement  auquel  il  ressemble  ;  il 
s'étend,  par  sympathie,  dans  divers  organes,  ou  se  concentre 
dans  un  seul.  Ainsi  il  y  a  dans  l'homme,  comme  l'a  dit  Syden- 

(1)  Voyez  la  Psychologie  deVallenlion,  où  M.  Ribot  a  étudié  avec  pénétration  et 
oiigiualité  »  les  états  morbides  de  l'atteutiou  ».  On  s'aperçoit  que  la  physiologie 
a  fait  bien  des  progrès  et  que  la  psychologie  eu  a  piofité.  Mais  en  lisant  Cabauis  on 
peut  constater  que  Ton  était,  en  1800,  sur  la  voie  qui  a  conduit  M.  Ribot  à  ses  recher- 
ches si  importantes  pour  la  connaissance  psychologique  de  l'homme. 

(2)  Ces  deux  derniers  cas  sont  des  obsci'vations  persoimelles  de  Cabanis.  Voyez 
Taine,  De  l'Jntellhjence,  et  Ribot,  Maladies  de  la  Volonté. 


CABANIS  APllKS  LE  18  URIMAIRH  237 

luun.  un  lioinm»"  intérieur,  doué  des  mêmes  facultés  et  des 
mêmes  afl'ections:  c'est  l'organe  cérébral.  On  compte,  par  suite, 
trois  opérations  distinctes  de  la  sensibilité:  elles  se  rapporte'ul 
aux  organes  des  sens  ou  aux  parties  internes,,surtoul;  aux  viscères 
de  la  poitrine  et  du  bas-ventre,  ou  à  l'organe  cérébral  lui-même. 

Mais  eu  quoi  consiste  l'intégrité  du  cerveau,  de  la  moelle 
épiniére,  du  système  nerveux  en  général?  Sans  cerveau  on  ne 
pense  point,  et  les  maladies  du  cerveau  apportent  des  altérations, 
analogues  et  proportionnelles,  dans  les  opérations  de  l'esprit. 
Les  opérations  intellectuelles  ne  s'exécutent  bien  que  si  les 
impressions  ont  une  vivacité  déterminée.  Il  y  a  des  rapports 
directs  entre  la  manière  dont  le  sentiment  se  forme  et  celle  dont 
le  mouvement  se  détermine.  Les  forces  motrices  s'engourdissent 
et  s'éteignent,  quand  la  sensibilité  ne  les  renouvelle  pas  ;  perdent 
de  leur  stabilité  et  de  leur  énergie,  quand  les  impressions  sont 
trop  vives  et  trop  multipliées.  L'énergie  et  la  persistance  des 
mouvements  se  proportionnent  à  la  force  et  à  la  durée  des  sen- 
sations. 

Les  idées  et  les  déterminations  que  forme  directement  le  sys- 
tème nerveux  sont  produites  par  des  mouvements  exécutés 
dans  ce  système,  et  soumises  aux  lois  qui  règlent  l'action  de  nos 
membres.  Si  les  déterminations  naissent  dimpressmus  produites 
dans  l'organe  sensitif,  elles  sont  persistantes  et  dominantes, 
comme  chez  les  maniaques.  Si  elles  viennent  des  extrémités 
sentantes  internes  et  des  organes  où  elles  aboutissent,  comme 
les  déterminations  instinctives,  elles  sont  déjà  moins  persis- 
tantes et  moins  tenaces.  Enfin,  les  sensations  proprement  dites, 
les  seules  dont  se  soient  occupés  les  idéologistes,  arrivent  par 
les  organes  des  sens  et  sont  les  moins  profondes  et  les  moins 
continues. 

La  pulpe  cérébrale  paraissant  partout  la  même,  la  différence 
des  impressions  tient,  ce  semble,  à  la  structure  différente  des 
organes,  à  la  manière  dont  les  extrémités  des  nerfs  s'y  épa- 
nouissent et  dont  agissent,  sur  ces  épanouissements,  les  causes 
extérieures.  Le  toucher  est  le  sens  général,  dont  les  autres  sont 
des  modifications.  Les  extrémités  de  la  pulpe  cérébrale,  très 
enveloppées  et  recouvertes,  dans  la  peau,  le  sont  moins  dans 
les  organes  du  goût,  de  l'odorat  et  de  l'ouïe  ;  elles  sont  presque 
à  nu  et  très  épanouies  dans  celui  de  la  vue.  Mais  quelles  sont 
les  circonstances  les  plus  évidentes  et  les  plus  générales  qui 


238  L  IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

sont  propres  aux  fonctions  de  chacun  des  organes  des  sens? 
C'est  une  loi  constante  de  la  nature  animée,  que  le  retour  fré- 
quent des  impressions  les  rend  plus  distinctes,  que  la  répéti- 
tion des  mouvements  les  rend  plus  faciles  et  plus  précis,  mais 
aussi  que  des  impressions  trop  vives  et  trop  souvent  répétées 
s'affaiblissent  (1).  Par  contre,  le  tact  est  le  premier  sens  qui  se 
développe^  le  dernier  qui  s'éteint  avec  la  sensibilité  et  la  vie.  Les 
impressions  du  goiU  étant  courtes,  changeantes,  multiples, 
tumultueuses  et  souvent  accompagnées  d'un  vif  désir,  on  n'ar- 
rive que  fort  lentement  à  discerner  les  saveurs,  fort  difficilement 
à  se  les  rappeler.  Si  celles  de  l'odorat  sont  fortes,  elles  émoussent 
la  sensibilité  de  l'organe  ;  si  elles  sont  constantes,  elles  ne  sont 
plus  aperçues  et,  laissant  peu  de  traces,  ne  peuvent  être  rappe- 
lées que  très  difficilement  par  la  volonté.  Mais  grand  est  leur 
retentissement  dans  le  système  nerveux,  le  canal  alimentaire 
et  les  organes  de  la  génération. 

C'est  à  la  vue  et  à  l'ouïe  que  nous  devons  les  impressions  dont 
le  souvenir  est  le  plus  durable  et  le  plus  précis,  les  connais- 
sances les  plus  étendues.  C'est  que  l'ouïe  reçoit  et  analyse  les 
impressions  du  langage  parlé,  et  qu'en  outre,  le  rythme  du 
chant,  de  la  poésie  rend  les  perceptions  plus  distinctes  et  le 
rappel  plus  facile.  L'œil  s'exerce  continuellement,  ses  impres- 
sions s'unissent  à  tous  nos  besoins,  à  toutes  nos  facultés,  et  cou 
tinuellement  peuvent  se  renouveler,  se  prolonger  et  se  varier. 

8i  la  perception  et  la  comparaison  se  font  vraisemblablement 
au  centre  commun  des  nerfs,  qui  seul  est  «  le  sens  interne  », 
chaque  sens  cependant  paraît  bien  avoir  sa  mémoire  propre. 
Car,  en  laissant  de  côté  le  tact,  le  goût  et  l'odorat,  pour  lesquels 
les  faits  ne  manqueraient  pas,  on  peut  remarquer  que  les  sons 
souvent  entendus  restent  dans  l'oreille,  ou  s'y  renouvellent  quel- 
quefois d'une  manière  fort  importune  ;  que  si,  après  avoir 
regardé  quelques  minutes  une  fenêtre  éclairée  par  le  soleil,  on 
ferme  les  yeux,  la  trace  des  impressions  persiste  ordinairement 
le  double  du  temps  qu'elles  avaient  duré  (2). 


(1)  Cibanis  avait  donc,  comme  D.  de  Tracy  (ch.  v,  §2),  et  aviuit  Birau,  iusisté 
sui  l'habitude  et  son  importance.  Voyez  ce  qu'il  en  dit  encore  §  1. 

(2)  On  peut  voir,  en  lisant  la  Psychologie  a/leiuande  et  les  Maladies  de  la  Mémoire 
de  M.  Ribot,  que  la  psychologie  physiologique  et  la  psycho-physique  sont  bien 
plus  précises  aujourd'hui  qu'au  temps  où  Cabanis  écrivait  ses  Mémoires.  Elles 
seraient,  ce  semble,  arrivées  plus  tôt  à  ce  résultat  si  l'on  n'avait  pas  renoncé  aus 
recherches  inaugurées  par  les  idéologues. 


CMÎAMS  APRÈS  LE  18  BHUMMUE  SSî)- 

En  résiinu',  la  manière  de  recevoir  les  sensations  nécessaires 
pour  ac(iuéiii'  des  iilces,  éprouver  des  sentiments  ou  avoir  des 
volontés,  en  un  mot,  pour  ^7/'e,  dilTère,  suivant  les  individus  et 
dépend  de  l'état  des  org^anes,  de  la  force  ou  de  la  faiblesse  du 
système  nerveux,  mais  surtout  de  son  mode  de  sensibilité.  C'est 
pourquoi  il  faut  examiner  les  changements  qu'apporte,  à  la 
manière  de  sentir,  la  difTérence  des  i'iges,  des  sexes,  des  tempé- 
raments, des  maladies,  du  régime  et  du  climat. 

Tout,  dit  Cabanis,  en  disciple  dllippocrate  ou  plutôt  d'Hera- 
clite, dans  V Influence  des  âges,  est  en  mouvement,  tout  est  dé- 
composition et  recomposition,  destruction  et  reproduction  per- 
pétuelle. Ces  métamorphoses,  suite  nécessaire  d'une  action  qui 
n'est  jamais  suspendue  (l),  en  renouvellent  à  leur  tour  les  causes 
et  conservent  l'éternelle  jeunesse  de  luniveis.  La  durée  et  les 
modes  successifs  de  l'existence  des  dilTérents  corps,  sous  leur 
forint^  propre,  dépendent  plus  des  ch-constances  ([ui  président  à 
leur  formation  que  de  leurs  éléments  constitutifs.  Les  compo- 
sitions et  décompositions  chimiques  se  font  suivant  des  lois 
infiniment  moins  sinq)les  que  celles  de  l'attraction  des  grandes 
masses,  moins  savantes  que  celles  (jui  président  à  l'existence 
et  à  la  conservation  des  êtres  oi-ganisés  2.  Les  plantes,  dont 
l'organisation  est  la  plus  grossière,  montrent  des  forces  exclu- 
sivrment  |)ropres  aux  corps  oi-ganisés;  les  animaux  les  plus 
informes,  certains  phénomènes  (pii  n'appartiennent  qu'à  la 
nature  sensible.  La  gomme  ou  mucilage  s'organise  dans  les 
végétaux  en  tissu  spongieux,  en  fibres  ligneuses,  en  écorce,  en 
feuilles,  etc.;  se  transforme,  chez  les  animaux,  en  gélatine,  puis, 
en  tissu  cellulaire,  en  fibre  vivante,  en  membranes,  en  vais- 
seaux et  en  parties  osseuses.  Le  mucilage,  et  plus  encore  la 
gélatine,  ont  une  forte  tendance  à  se  coaguler;  le  gluten  des 
graines  nutritives  se  rapproche  singidièrement  de  la  filuino 
animale,  et  ces  points  de  contact,  qui  n'empêchent  pas  que  les 
animaux  ne  soient  séparés  des  végétaux  par  des  caractères 
essentiels,  serviront  peut-être  un  jour  à  développer  le  mystère 
de  l'organisation.  Toutefois,  il  faut  admettre  un  principe  ou 
une  faculté  vivifiante    que  la  nature  fixe  dans  les  germes  ou 


I  Ij  Voyez  le  dixii'.-me  Mémoire,  où  ces  idées  sont  reproduites,  et  les  pages  où  nous 
avons  indiqué  rintluence  des  Grecs  sur  Cabanis. 

(2j  Ce  n'est  pas  le  seul  endroit  où  Cabanis  s'essaie,  avant  Ans-.  Comte,  à  classer 
les  sciences  d'après  Tordre   de  généralité  décroissante  et  de  complexité  croissante. 


-2iO  LIDÉOLOGIE  PHYSIOI.O(;iQLIE 

répand  dans  les  liqueurs  séminales;  ou  mieux  une  condition 
sans  laquelle  les  phénomènes  propres  aux  différents  coips 
organisés  ne  sauraient  avoir  lieu,  mais  non  celle  d'un  être  parti- 
culier communiquant  aux  corps  les  propriétés  dont  résultent 
leurs  fonctions.  C'est  avec  le  système  nerveux  que  ce  principe 
s'identifie  chez  l'animal.  Organes  et  facultés  varient  suivant  les 
différents  états  du  système  nerveux  et  du  tissu  cellulaire.  La 
gélatine,  dont  ce  dernier  est  le  grand  réservoir,  tient,  chez  les 
Jeunes  animaux,  beaucoup  encore  du  mucilage.  Par  degrés,  elle 
devient  ûbrine  et  elle  s'animalise  davantage  en  passant  d'un  ani- 
mal à  un  autre.  Dans  le  système  nerveux  se  produisent  des 
changements  plus  importants  encore.  Ses  rapports  avec  les 
organes  varient  de  jour  en  jour  :  après  avoir  agi  sur  eux  avec 
vitesse  et  promptitude,  il  le  fait  avec  plus  de  force  et  de  mesure  ; 
enfin  d'une  façon  lente  et  languissante.  Chez  l'enfant,  la  multi- 
plicité des  vaisseaux,  l'irritabilité  des  muscles,  la  distension  des 
glandes  et  de  tout  l'appareil  lympathique  sont  très  grandes.  De 
à  mobilité,  faiblesse  musculaire  et  opérations  tumultueuses; 
impressions  vives,  nombreuses,  sans  stabilité  et  idées  rapides, 
incertaines,  peu  durables  ;  quelque  chose  de  convulsif,  dans  les 
passions  comme  dans  les  maladies  (1). 

Les  anciens  médecins  avaient  divisé  la  vie  en  périodes  clima- 
tériqucs,  dont  la  première  se  termine  à  sept  ans,  avec  l'appari- 
tion des  secondes  dents,  ou  l'âge  de  raison  ;  la  seconde,  à  (fua- 
torze.  «  J.-J.  Rousseau  s'est  attaché  particulièrement,  dans 
son  plan  d'éducation,  à  tracer  l'histoire  et  à  montrer  la  véritable 
direction  de  cette  époque  importante  (sept  à  quatorze  ans)  de 
la  vie  :  il  en  a  suivi  le  développement  avec  une  attention  scru- 
puleuse, l'a  peinte  avec  la  plus  grande  vérité,  et  les  leçons 
pratiques,  dont  il  y  donne  les  exemples,  sont  des  modèles  d'ana- 
lyse. L'admirable  talent  de  l'auteur  prête,  aux  vérités  que  cette 
méthode  lui  dévoile,  une  vie,  un  charme  et  même  une  lumière 


(1)  «  Les  objets  de  ses  Sesoins  et  de  ses  plaisirs  sont  simples,  immédiats;  il 
n'est  point  distrait  de  leur  étude  par  des  pensées  qui  ne  peuvent  exister  que  plus 
tard  dans  son  cerveau,  par  des  passions  qui  lui  sont  al>solument  étrangères.  Tout 
ce  qui  l'environne  éveille  successivement  son  attention.  Sa  mémoire  neuve  reçoit 
facilement  toutes  les  empreintes  et,  comme  il  n'y  a  point  de  souvenirs  antérieurs, 
qui  puissent  les  aifaiblir,  elles  sont  aussi  durables  que  faciles.  C'est  le  moment  où 
se  forment  les  plus  importantes  habitudes.  Les  idées  et  les  sentiments  les  plus 
généraux  de  la  nature  humaine  se  développent,  pour  ainsi  dire,  àTinsu  de  l'enfant, 
par  le  môme  artifice  que  Tont  déjà  fait  certaines  déterminations  instinctives  pendant 
la  période  de  gestation  ». 


CABAMS  APKÈS  LE  18  BlU  MAIIiK  241 

qui  les  font  passer  tout  ensemble  dans  les  esprits  et  dans  les 
cœurs  (1)  ».  Les  impressions  commencent  à  se  rasseoir,  à  se 
régler:  la  mémoire  devient  plus  systématique  et  plus  tenace; 
l'attention  plus  forte  et  plus  suivie,  le  tissu  cellulaire  est  plus 
élaboré,  les  solides  prennent  plus  de  tons,  et  les  stimulus, 
répandus  dans  chacun  des  fluides,  une  activité  plus  considé- 
rable. 

Puis  les  organes  de  la  génération  entrent  en  action,  la  chaleur 
et  la  force  dr-  l'économie  animale  augmentent.  I^'adolescence  se 
complète  par  la  jeunesse  :  l'organe  cérébral  reçoit,  surtout  alors, 
ces  impressions  qui  lui  sont  propres  et  dont  les  causes  agissent 
en  lui-même;  l'imagination  exerce  son  plus  grand  empire  (2). 

Vers  trente-cinq  ans,  a  lieu  le  passage  de  la  jeunesse  à  l'âge 
mûr,  (pii  amène  les  plus  notables  changements  danslephysicpie 
et  le  moral.  La  résistance  des  solides  commence  à  contrebalancer 
l'action  du  système  nerveux  et  rinq)ulsion  des  humeurs;  la  plé- 
thore passe  des  artères  aux  veines  ;  le  sentiment  de  force  et  de 
bien-être  qui  caractérise  la  jeunesse  diminue  de  jour  en  jour  ;  la 
sagesse  et  la  circonspection  remplacent  l'audace.  Comme  le 
bonheur  consiste  dans  le  libre  exercice  des  facultés,  que  la  vie 
est  d'autant  plus  entière  que  tous  les  organes  sentent  et  agissent 
plus  fortement,  sans  sortir  de  l'ordre  de  la  nature,  l'imagination 
a  besoin,  alors  que  s'émousse  le  sentiment  des  forces,  de  se 
rassurer,  par  les  impressions  d'une  force  factice  exercée  sui 
les  objets  extérieurs  :  on  devient  ambitieux. 

Vers  la  fin  de  l'âge  nulr,  les  humeurs,  en  se  décomposant, 
|)roduisentla  goutte,  la  pierre,  le  rhumatisme  et  les  dispositions 
apoplectiques.  Quelquefois  leur  acrimonie  excite  une  réaction 
de  l'organe  nerveux  sur  lui-même  et  une  sorte  de  seconde  jeu- 
nesse, dont  J.-J.  Rousseau  offre  un  exemple  singulier.  Mais 
bientôt  le  vieillard  existe,  agit  et  pense  avec  difficulté,  il  ne  songe 
qu'à  lui  et  aspire  à  ce  repos  éternel,  que  la  nature  ménage  à 

(1)  Cf.  ch.  iii,  §  1,  ce  que  Cabanis  écrit  à  son  père  sur  Rousseau. 

(2)  <i  C'est  l'ùçe  de  toutes  les  idées  romanesques,  de  toutes  les  illusions...  toutes 
les  aflections  aimantes  se  transforment  en  religion,  en  culte,  on  adore  les  puissances 
invisibles  comme  sa  maîtresse...  parce  que  tout  remue  des  libres  devenues  extrême- 
ment sensibles,  et  que  cet  insatiable  besoin  de  sentir,  dont  ou  est  tourmenté,  ne 
peut  toujours  se  satisfaire  sur  des  objets  réels...  C'est  alors  que  naissent  et  se  déve- 
loppent la  plupart  des  dispositions  sympathiques  et  bienveillantes,  qui  assurent 
notre  bonheur  et  celui  de  ceux  qui  doivent  vivre  j'vec  nous;  c'est  alors  que  se 
recueillent  le  plus  de  ces  sentiments  et  de  ces  idées  qui  forment  une  précieuse  col- 
iection  pour  l'avenir  ». 

Pic  A  VET,  16 


242  L'IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

tous  les  êtres,  comme  une  nuit  calme  après  un  jour  d'agita- 
tion (1).  La  mémoire  l'abandonne;  il  se  rappelle  mieux  les 
impressions  de  l'enfance  qui,  pour  ainsi  dire  identifiées  avec 
l'organisation,  se  sont  rapprochées  des  opérations  automatiques 
de  l'instinct  ;  la  faiblesse  du  cerveau  et  des  opérations  qui 
le  font  sentir,  rendent,  aux  déterminations,  la  mobilité  et  les 
caractères  qu'elles  ont  eus  dans  l'enfance  :  «  La  mort  n'a  rien  de 
redoutable  aux  yeux  de  la  raison,  elle  n'épouvante  que  les 
imaginations  faibles  qui  ne  savent  pas  apprécier  au  juste  ce 
qu'elles  quittent  et  ce  qu'elles  vont  retrouver,  ou  les  âmes 
coupables  qui  souvent,  au  regret  du  passé,  si  mal  mis  à  profit 
pour  leur  bonheur,  joignent  les  terreurs  vengeresses  d'un 
avenir  douteux.  Pour  un  esprit  sage,  pour  une  conscience  pure, 
la  mort  n'est  que  le  terme  de  la  vie  :  c'est  le  soir  d'un  beau 
jour  (2)  ». 

Accompagnée  de  sensations  différentes,  selon  l'âge  et  le 
caractère  des  maladies,  elle  est  convuisive,  douloureuse  môme 
dans  la  jeunesse  et  dans  les  maladies  aiguës;  mais  c'est  dans 
l'âge  mûr,  semble-t-il,  qu'on  meurt  avec  le  moins  de  résignation. 
Bacon  avait  regardé  l'art  de  rendre  la  mort  douce,  comme  le 
complément  de  celui  d'en  retarder  l'époque  :  la  médecine  devrait 
réunir  toutes  ses  ressources  pour  améliorer  notre  dernier  terme, 
comme  un  poète  dramatique  rassemble  tout  son  génie  pour 
embellir  le  dernier  acte  de  sa  pièce.  Cabanis  réalisera  les  vœux 
de  Bacon,  en  parlant  de  l'influence  que  doit  avoir  un  jour  la 
médecine  sur  le  perfectionnement  et  sur  le  plus  grand  bien-être 
de  la  race  humaine. 

Le  cinquième  Mémoire  traite  de  l'influence  des  sexes.  Le  plus 
grand  acte  de  la  nature,  c'est  la  reproduction  des  individus  et  la 
conservation  des  races.  Les  deux  sexes  sont  différents,  dans 
toutes  les  parties  de  l'organisation.  La  faiblesse  musculaire 
porte  les  femmes  à  des  habitudes  sédentaires  et  à  des  soins  plus 
délicats  ;  les  hommes  ont  besoin  de  mouvement  et  d'exercice. 
Ces  dispositions  diverses  dépendent  de  l'influence  des  organes 
de  la  génération  qui  sont  plus  sensibles  et  plus  irritables,  parce 
qu'ils  renferment  des  nerfs  venant  de  différents  troncs.  A  cause 
de  leur  nature  glandulaire,  ils  influent  beaucoup  sur  le  cerveau. 
Du  rôle  différent  de  l'homme  et  de  la  femme  dans  la  reproduc- 

(1)  Voyez  page  249. 

(2)  C'est  l'expressioa  de  La  Fontaine  qui  rappelle  Lucrèce  et  Horace, 


CABANIS  APRÈS  LE  18  liKL'.MAlRE  213 

lion,  on  peut  ileduire  leur  existence  et  leurs  habitudes  morales. 
La  perfection  tle  Ihoninie  est  la  vigueur  et  l'audace  ;  celle  de  la 
femme,  la  grâce  et  l'adresse.  Leurs  idées  et  leurs  sentiments 
sont  en  rapport  avec  leur  organisation  et  leur  manière  de  sentir. 
La  femme  se  borne  aux  travaiLx  qui  cultivent  l'adresse  délicate 
de  ses  doigts,  la  tinesse  de  son  coup  d'œil,  la  grâce  de  ses  mou- 
vements. Elle  s'effraye  des  méditations  longues  et  profondes, 
et  choisissant  ce  qui  exige  plus  de  tact  que  de  science,  plus  de 
vivacité  de  conception  que  de  force,  plus  d'imagination  que  de 
raisonnement,  elle  est  merveilleusement  propre  à  la  partie  delà 
philosophie  morale  qui  porte  directement  sur  l'observation  du 
cœur  humain  et  de  la  société.  Etavec  beaucoup  de  force,  Cabanis 
s'élève  contre  les  femmes  qui  sortent  de  ce  rôle  (1). 

Puis  il  expliquait  parles  différences  organiques,  l'apparition 
de  l'instinct  daudace  et  de  timidité  chez  l'homme,  de  pudem'  et 
de  coquetterie  chez  la  femme,  indiquait  les  affections  diverses 
de  la  puberté,  les  rapports  qui  unissent  les  affections  de  la  ges- 
tation, de  la  lactation  et  de  la  génération,  les  effets  que  pro- 
duit la  perte  de  la  faculté  d'engendrer,  et  la  mutilation  ou  le 
développement  imparfait  des  organes  de  la  génération.  L'amour, 
tel  qu'on  l'a  dépeint  et  que  la  société  le  présente  en  effet  quel- 
quefois, est  fort  étranger  au  plan  primitif  de  la  nature  (2). 

(1)  '<  Que  si  non  ententes  de  plaire,  dit-il,  parles  grâces  d'un  esprit  naturel,  par 
lies  talents  agréables,  par  cet  art  de  la  société  qu'elles  possèdent  sans  doute  à  un 
bien  plus  haut  degré  que  les  hommes,  elles  veulent  encore  étonner  par  des  tours  de 
force  et  joindre  le  triomphe  de  la  science  à  des  \ictoires  plus  douces  et  plus  sûres 
presquetout  leur  charme  s'évanouit...  Perdant  les  agréments  sans  lesquels  l'empire 
de  la  beauté  lui-même  est  peu  certain  ou  peu  durable,  elles  n'acquièrent  de  la 
science  que  la  pédanterie  et  les  ridicules.  En  général  les  femmes  savantes  ne  savent 
rien  à  fond,  elles  brouillent  et  confondent  tous  les  objets,  toutes  les  idées...  Dans 
la  jeunesse,  dans  Tàge  mûr,  dans  la  vieillesse,  quelle  sera  la  place  de  ces  êtres 
incertains,  qui  ne  sont,  à  proprement  parler,  d'aucun  sexe  ?  Par  quel  attrait  peu- 
vent-elles fixer  le  jeune  homme  qui  cherche  une  compagne?  Quels  secours  peuvent 
en  attendre  des  parents  infirmes  ou  vieux?  Quelles  douceurs  Tépandrout-elles  surla 
vie  d'un  mari  ?...  La  nature  des  choses  et  l'expérience  prouvent  également  que,  si 
la  faiblesse  des  muscles  de  la  femme  lui  défend  de  descendre  dans  le  gymnase'  et 
dans  l'hippodrome,  les  qualités  de  son  esprit  et  le  rôle  (pi'elle  doit  jouer  dans  la 
\lelui  défendent,  plus  impérieusement  encore  peut-être,  de  se  donner  en  spectacle 
dans  le  lycée  ou  dans  le  portique...  Le  bonheur  des  femmes  dépendra  toujours  de 
rimpression  qu'elles  font  sur  les  hommes,  et  je  ne  pense  pas  que  ceux  qui  les  aiment 
véritablement,  puissent  avoir  grand  plaisir  à  les  voir  portant  le  mousquet  et  mar- 
chant au  pas  de  charge,  ou  régentant  du  haut  d'une  chaire,  encore  moins  peut-être 
de  la  tribune  d'un  sénat  ». 

(2)  «  Non,  l'amour  tel  que  le  développe  la  nature,  n'est  pas  ce  torrent  effréné 
qui  renverse  tout  :  ce  n'est  point  ce  fantôme  théâtral  qui  se  nourrit  de  ses  pro- 
pres éclats,  se  complaît  dans  une  vaine  représentation  et  s'enivre  lui-même  des 
effets  qu'il  produit  sur  les  spectateurs  fascinés  ;   c'est:  eiicore  moins  cette  froide 


2ii  LIDEOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

Quelques  idées  accessoires,  dans  ce  Mémoire,  nous  éclairent 
sur  sa  méthode  et  ses  tendances  métaphysiques.  Nous  l'avons 
vu,  trop  rarement,  citer  des  faits  précis  pour  justifier  ses  asser- 
tions et  on  le  lui  a  reproché  avec  raison  (1).  C'est  que,  dit-il,  pour 
ne  pas  faire  un  gros  livre,  il  se  borne  aux  points  sommaires  cl 
généraux  et  ne  s'arrête  sur  des  faits  particuliers  qu'autant  que 
leur  connaissance  paraît  nécessaire  à  la  sûreté  de  sa  marche, 
à  l'évidence  des  résultats  (I,  317).  Aux  modernes  qui  substituent 
aux  causes  occultes  des  explications  plus  dogmatiques  (2),  il 
reproche  d'avoir  fait  contracter  aux  esprits  la  mauvaise  habitude 
de  rechercher  la  nature  des  causes  ;  d'avoir  souvent,  en  détei- 
minant  ces  dernières,  personnifié  de  pures  abstractions  (I,  317). 
Aux  finalistes  qui  admirent  l'amour  maternel,  il  fait  remarquer 
que  les  merveilles  de  la  nature  sont  toutes  dans  les  faits,  et 
qu'on  n'est  forcé  d'admettre,  dans  les  causes,  rien  d'étranger  aux 
conditions  nécessaires  de  chaque  existence  ;  bien  plus,  que  l'em- 
pire des  causes  finales  se  resserrera  à  mesure  que  l'on  connaîtra 
mieux  les  propriétés  de  la  matière  et  l'enchaînement  des  phéno- 
mènes (I,  365  et  390). 

Cabanis  explique,  dans  le  dernier  des  six  Mémoires  publiés  en 
l'an  VIII,  les  quatre  tempéraments  reconnus  par  les  anciens. 
Des  poumons  volumineux  et  une  sanguification  plus  active,  une 
plus  grande  quantité  de  chaleur,  des  muscles  plus  souples  et  des 
fibres  plus  dociles  ;  l'éclat  et  la  grâce  dans  les  idées,  la  douceur 
et  la  bienveillance  dans  les  affections,  avec  une  sorte  de  mobi- 
lité et  d'inconstance  ;  peu  de  force  et  de  profondeur  dans  l'es- 
prit, caractérisent  le  tempérament  sanguin.  Des  poumons  et  un 
foie  volumineux  se  joignent,  chez  le  bilieux,  à  des  sensations 
extrêmement  vives,  à  une  extrême  sensibilité  de  toutes  les  par- 
ties du  système  et  un  sentiment  presque  habituel  d'inquiétude. 
Une  poitrine  étroite  et  serrée,  la  constriction  habituelle  du  sys- 
tème épigastrique  sont  accompagnées,  chez  le  mélancolique,  de 

galanterie  (iiii  u'a  pas  même,  en  se  jouant  dans  l'expression  recherchée  des  sen- 
timents tendres  et  délicats,  la  prétention  de  tromper  la  personne  à  laquelle  ils  s'a- 
dressent... Sous  le  régime  bienfaisant  de  l'égalité,  sous  l'influence  toute-puissante 
de  la  raison  publique,  libre  enfin  de  toutes  les  chaînes  dont  l'avaient  chargé  les 
absurdités  politiques,  civiles  ou  religieuses,  étranger  à  toute  exagéraUon,  à  tout 
enthousiasme  ridicule,  l'amour  sera  le  consolateur,  mais  non  l'arbitre  de  la  vie  ;  il 
Tembellira,  mais  ne  la  remplira  point,  car,  lorsqu'il  la  remplit,  il  la  dégrade,  et 
bientôt  il  s'éteint  lui-même  dans  les  dégoûts  ». 

(Ij  Taine,  l'Ancien  Régime. 

(2)  Voyez  ce  que  Voltaire  dit  des  causes  occultes. 


OAlîAMS  APIlfiS  LE  18  lîRU.MAlRK  245 

déteniiinations  pleines  dhésitalions  et  de  réserve,  de  sentiiuents 
réfléchis,  d'appt'tits  et  de  désirs  qui  prennent  plutôt  le  caractère 
de  la  passion  que  celui  du  besoin.  Enfin  le  flegmatique  a,  avec 
peu  de  chaleur  et  de  force  dans  la  circulation,  des  sensations 
peu  vives,  des  mouvements  faibles  et  lents,  une  tendance  géné- 
rale au  repos. 

A  ces  tempéraments,  Cabanis  en  ajoute  deux.  Le  premier 
est  caractérisé  par  une  prédominance  du  système  nerveux  ou 
sensitif  sur  le  système  musculaire  ou  moteur  qu'accompagnent 
des  déterminations  profondes  et  persistantes,  des  élans  durables, 
un  enthousiasme  habituel  et  des  volontés  passionnées.  Le  second 
se  distingue  par  la  prédominance  du  système  moteur  sur  le 
sensitif,  qui  a  pour  conséquence  des  déterminations  légères  et 
fugitives,  des  impressions  multipliées,  se  succédant  sans  relâche 
et  se  détruisant  mutuellement,  des  idées  et  des  affections  passa- 
gères, etc. 

Ces  six  tempéraments  se  combinent,  en  des  proportions  intiiii- 
ment  diverses,  dans  ceux  que  nous  observons.  Aucun  ne  présente 
l'équilibre  exact  et  parfait  des  qualités  ou  facultés  diverses  qui 
formerait  le  tempérament  le  plus  propre  à  assurer  la  jouissance 
pleine  et  entière  de  chacun  des  instants  de  la  vie,  et  à  lui  garan- 
tir une  longue  durée.  Si  d'ailleurs  le  régime  peut  modifier,  jus- 
qu'à un  certain  point,  il  ne  change  pas  le  tempérament,  quï  se 
transmet  même  des  parents  aux  enfants  (i).  Aussi  Cabanis 
recommande-t-il  le  mélange  des  races,  comme  le  moyen  le  plus 
efficace  de  modifier  et  d'améliorer  la  nature  humaine  (2).  ^t, 
soutenant  que  légalité,  réelle  en  général,  ne  serait  qu'ap- 
proximative dans  les  cas  particuliers,  il  se  sert  d'une  com- 
paraison qui  lui  a  été  souvent  repi'ocliée  (3). 

(1)  A  plusieurs  reprises,  Cabauis  insiste  sur  Timportance  qu'il  faut  accorder  à 
rhérédité  et  se  présente  encore  ici  comme  le  piécurseur  de  Darwin  et  de  Spencer, 
lie  Galton  et  de  Ribot,  comme  le  continuateur  des  Cartésiens  et  notamment  de 
Malebranche. 

(2)  «  On  pounait  à  la  longue,  dit-il,  et  pour  des  collections  d'hommes  prises  eu 
masse,  produire  une  espèce  d'éi^alitij  de  moyens,  ([ui  n'est  point  dans  leur  nature 
primitive,  et  r[ui,  semblable  à  l'égalité  des  droits,  serait  alors  une  création  des 
lumières  et  de  la  raison  perfectionnée  ». 

(3)  '<  Voyez  ces  haras,  où  l'on  élève  avec  des  soins  égaux  et  suivant  des  règles 
uniformes,  uue  race  de  chevaux  choisis  :  ils  ne  les  fournissent  pas  tous  exacte- 
ment propres  à  recevoir  la  même  éducation,  à  exécuter  le  même  genre  de  mouve- 
ments. Tous,  il  est  vrai,  sont  bons  et  généreux  ;  ils  ont  même  tous  beaucoup  de 
traits  de  ressemblance,  qui  constatent  leur  fraternité  ;  mais  cependant  chacun  a  sa 
physionomie  particulière;  chacun  a  ses  qualités  prédominantes.  Les  uns  se  font 
remarquer  par  plus  de  force  ;  les  autres  par  plus  de  vivacité,  d'agilité,  de  grâce  ; 


2iG  L'IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

Ses  conclusions  dernières  sont  plus  justes.  Pour  appliquer 
Ihygiène  aux  cas  individuels,  pour  la  réduire  en  règles  com- 
munes à  tout  le  genre  humain,  il  faut  étudier  la  structure  et  les 
fonctions  des  parties  vivantes  ;  pour  étudier  avec  fruit  Thomme 
moi-al,  pour  apprendre  à  gouverner  les  habitudes  de  l'esprit  et 
de  la  volonté,  parles  habitudes  des  organes  et  du  tempérament, 
il  faut  connaître  l'homme  physique. 

Dans  ce  Mémoire,  Cabanis  établit  en  outre  que  la  connais- 
sance et  l'exposition  systématique  des  rapports  constitue  la 
science  et  il  distingue  ceux-ci  plus  nettement  (I,  494  sqq.)  que 
ne  l'a  fait  Ampère,  auquel  on  attribue  de  nos  jours  cette  doc- 
trine, au  point  de  vue  de  la  facilité  à  les  saisir  et  de  leur  impor- 
tance (1).  Sur  la  nature  du  système  nerveux,  il  fait  quelques  con- 
jectures. C'est  le  véritable  réservoir  d'électricité  comme  de  phos- 
phore et  un  excellent  conducteur.  Les  expériences  de  chimie  ani- 
male pourraient  jeter  une  grande  lumière  sur  l'économie  vivante, 
fourniraient  des  vues  directement  applicables  à  la  médecine, 
à  l'hygiène,  à  l'éducation  physique  de  l'homme  et  lèveraient 
peut-être  quelques-uns  des  voiles  qui  couvrent  le  mystère  de  la 
sensibilité.  Vraiseml)lablement  on  trouverait  qu'aux  différences 
dans  les  dispositions  natives  ou  accidentelles  des  corps  vivants, 
correspondent  des  variétés  dans  la  combinaison  intime  des 
solides  et  des  humeurs:  mais  on  n'est  point  en  état  de  tirer  des 
conclusions  directes  et  surtout  de  rien  établir  de  dogmatique 
(I,  431).  Ainsi  encore  nous  voyons  comment  on  a  pu,  tout  à  la 
fois,  signaler,  dans  les  Rapports,  des  tendances  matérialistes  et 
se  plaindre  de  n'y  pas  trouver  de  conclusions  rigoureuses.  Mais, 
comme  le  dit  l'auteur,  de  quelque  manière  que  soient  résolues 
toutes  ces  questions,  elles  ne  changent  point  sa  doctrine.  Pour  le 
juger,  c'est  aux  théories  positives  qu'il  développe,  non  aux  ten- 
dances métaphysiques  qu'il  indique  à  peine,  qu'il  convient  de 

les  uns  sont  plus  indépeudauts,  plus  impétueux,  plus  difficiles  à  dompter  ;  les  autres 
sont  naturellement  plus  doux,  plus  attentifs,  plus  dociles,  etc.  De  même,  daus  la 
race  humaine,  perfectionnée  par  une  longue  culture  pliysicpie  et  morale,  des  traits 
particuliers  distingueraient  encore,  sans  doute,  les  individus  ». 

(1)  Voyez  ce  qu'il  a  déjà  dit  de  la  relativité  de  la  connaissance.  —  «  Connaître, 
avait  dit  Kant,  c'est  réunir;  c'est  réunir,  disait  Birau,  par  un  acte,  par  un  vouloir; 
c'est  réunir,  ajoutait  Ampère,  au  moyen  d'un  rapport».  (Rapport  sur  la  philosophie 
au  XIX"  siècle,  p.  17.)  M.  Ravaissou  voit  le  disciple  et  non  le  maître  auquel 
les  doctrines  ont  été  emjtrimtées.  Pareille  chose  lui  est  arrivée  plus  d'une  fais, 
comme  à  bien  d'autres.  Biran,  Ampère,  Fauriel  ont  été  considérés  comme  les  auteurs 
de  théories  qu'ils  avaient  puisées  chez  Cabanis  et  Tracy.  Cette  observation  s'ap- 
plique aux  conclusions  de  M.  A.  Bertrand.  {Psychologie  de  l'effort. ) 


CADAMS  APRÈS  LE  18  lUU  MAIRE  247 

saltaclier.  Et  il  est  fort  nécessaire  de  s'en  souvenir,  car  Cabanis 
est  lui-même  assez  dédaigneux  pour  les  formes  religieuses  qui 
sont  en  opposition  avec  ses  doctrines  positives  (1). 


Il 

Dans  un  éloge  de  Vicq  d'Azyr,  composé  vraisemblablement 
a  cette  époque  pour  l'Institut,  Cabanis  célèbre  avec  entbousiasme 
le  xvHi«  siècle  (-l).  Mais  dt'jà  Bonaparte  s'était  emporté  contre 
Daunou  qui  refusait  de  quitter  le  Tribunat  pour  le  conseil  d'État 
et,  après  le  3  nivôse  an  IX  (macbine  infernale),  le  gouvernement 
proposait  l'établissement  de  tribunaux  sj)éciaux  pour  juger  les 
crimes  et  les  délits  politiques.  L'opposition  fut  vivo  auTribunat: 
il  y  eut  guerre  ouveite  entre  le  Consul  et  ceux  qui  l'avaient  aidé  le 
plus  énergiquement  au  18  brumaire.  Ces  derniers  songèrent  à  se 
joindre  à  Moreau  et  à  Picliegru  pour  renverser  Bonaparte. 
Cabanis  surtout,  nous  dit-on,  était  des  plus  animés  (3).  Mais 
Fouché  découvrit  le  complot  et  en  avertit  les  idéologues,  qui 
furent  ou  se  tinrent  éloignés  des  afifaires. 

La  santé  de  Cabanis  s'était  de  nouveau  altérée  (4)  ;  Moreau  de 

(1)  «  Le  regard  observateur,  dit-il,  à  propos  de  l'amour,  le  reroniiaît  dans  l'austé- 
rité d'une  «  morale  excessive,  »  dans  les  «  extases  »  de  la  «  superstition,  "  dans 
ces  maladies  extraordinaires  qui  faisaient  jadis  les  «  prophètes  »  et  les  «  pytlio- 
uisses,  >'  et  qui  n'ont  pas  encore  entièrement  cessi';  «  d'ameuter  le  peuple  ignorant»  ; 
il  le  retrouve  dans  les  idées  et  les  penchants  qui  paraissent  le  plus  étrangers  à  ses 
impulsions  primitives  ;  il  le  signale  jusque  dans  les  privations  superstitieuses  ou 
sentimentales  qu'il  s'impose  lui-même  ». 

(2)  «  Quelle  ère  de  la  littérature,  disait-il  que  celle  où  les  auteurs  du  MéchanI 
et  de  la  Mélromanle,  ceux  des  Rechercftes  sur  l'Histoire  de  France  et  des  Consi- 
dérations sur  les  Mœurs  n'étaient  placés  qu'au  second  rang,  où  Ton  vit  fleurir, 
pour  ainsi  dire,  à  la  fois  Fontenelle,  Voltaire,  Buflon,  J.-J.  Rousseau,  Montesquieu, 
Diderot,  d'Alembert,  Condillac,  Helvétius,  Thomas!...  Vers  le  milieu  de  ce  siècle, 
dit  encore  Cabanis  après  d'Alembert  et  Condorcet,  l'esprit  humain  j)rit  un  essor 
nouveau  ;  des  méthodes  plus  sûres  furent  appliquées  à  tous  .les  objets  de  nos 
recherches.  Les  procédés  de  la  raison  qui  se  peifectionnaient  de  jour  en  jour  et 
l'étude  des  sciences  naturelles,  jointe  à  celle  des  sciences  philosophiques  et 
morales,  ont  donné  à  la  langue,  peu  souple  et  peu  harmonieuse  peut-être,  mais 
élégante  et  toujours  claire,  une  précision  qu'elle  n'avait  pas  eue  encore  et,  pat- 
degrés,  l'habitude  de  traiter  arec  plus  d'intérêt  et  de  soin  les  sujets  les  plus 
sévères  des  sciences,  faisait  prendre  à  notre  littérature  la  nouvelle  direction  qu'elle 
suit  maintenant".  Puis  venait  l'éloge  de  Malesherbes,  de  Vicq  d'Azyr  «  qui  a  senti 
que  la  réforme  de  la  langue  anatomique  ne  peut  être  opérée  qu'à  Taide  de  la  phi- 
losophie »  :  de  Lavoisier  et  de  Bailly,  de  Turgot  et  surtout  de  Condorcet,  de  la 
médecine  et  des  médecins,  accompagné  d'une  correction  heureuse  de  la  fornmle  de 
Buffon,  qui  lui  fait  voir  l'homme  tout  entier,  non  dans  son  style,  mais  dans  Tensemble 
de  ses  sentiments  et  de  ses  idées. 

(3)  Taillandier,  Documents  biograpkiques  sur  Daunou,  p.  206. 

(4)  '(  C'est  au  milieu  des  langueurs  d'une  santé  défaillante,  disait-il  au  début  du 


2i8  L'IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

la  Sarthe,  rendant  compte  de  la  séance  d'ouverture  des  Écoles 
de  médecine  de  Paris,  annonçait  cependant  que  le  professeur 
Cabanis  se  proposait  de  donner  une  suite  aux  Mémoires  déjà 
publiés,  en  traitant  successivement  de  liniluence  des  maladies, 
des  climats  et  des  professions,  etc.  En  fructidor  (1802),  parais- 
saient les  deux  volumes  des  Rapports  du  physique  et  du  moral 
de  l'homme,  qui  contenaient  six  nouveaux  Mémoires.  Trois  ans 
plus  tard,  Cabanis  en  donnait  une  nouvelle  édition,  avec  une 
table  analytique  par  M.  de  Tracy  et  une  table  alphabé- 
tique par  Sue.  Favorablement  accueilli  par  le  public,  louvrage 
paraissait  cependant  après  le  Génie  du  Cliristianisme  et  la  con- 
clusion du  concordat.  On  s'aperçoit,  en  lisant  la  préface  et  en 
comparant  le  premier  volume  avec  les  Mémoires  imprimés,  que 
les  idéologues  sont  de  plus  en  plus  obligés  de  prendre  une  posi- 
tion défensive  en  face  de  la  réaction  (i).  Aussi,  au  lieu  d'une 
«  confédération  de  philosophes  formés  au  sein  de  la  France  sous 
les  yeux  même  du  despotisme  qui  frémissait  en  vain  de  rage  », 
il  est  question  d'une  «  association  »  paisible  de  philosophes,  for- 
mée au  sein  de  la  France.  La  «  sainte  confédération  contre  le 
fanatisme  et  la  tyrannie  »,  est  remplacée  par  les  «  hommes  res- 
pectables, unis  pour  combattre  le  fanatisme  et  pour  affaiblir  du 
moins  les  effets  de  toutes  les  tyrannies  »  (p.  2  et  3).  Le  Mémoire 
disait  que  les  premiers  ^'azaréens  se  hâtèrent  de  fondre  leurs 
croyances,  leur  fanatisme  ignorant  et  sombre  avec  les  rêves  du 
platonisme  ;  le  livre  explique  qu'il  s'agit  d'une  secte  de  chrétiens 
juifs,  dont  Cérinthe  avait  été  le  chef,  et  semble  ainsi  éloigner 


Mémoire  qu'il  lisait  en  nivùse.  .i  l'Institut,  sur  l'influenre  des  maladies,  que  j'ai  pris 
la  plume  ».  En  floréal,  il  refuse  de  faire  partie  de  la  Commission  iliargée  de  conti- 
nuer le  Dictionnaire  de  la  langue  française,  à  cause  de  ses  nombreuses  occupa- 
tions, mais  aussi  à  eau  se  du  mauvais  état  de  sa  santé. 

(1)  «  Quelques  personnes  avaient  paru  craindre,  dit  Cabanis  (XXXVIII),  que  cet 
oiivrage  n'eût  pour  but  ou  pour  eBet  de  renverser  certaines  doctrines  et  d'en  établir 
d'autres,  relativement  à  la  nature  des  causes  premières .  Mais  il  n'est  pas  possible  de 
le  croire  sérieusement.  Nous  regardons  ces  causes  comme  placées  hors  de  la  sphère 
de  nos  recherches,  et  comme  dérobées  pour  toujours  aux  moyens  d'investigation  que 
l'homme  a  reçus  avec  la  vie...  L'ignorance  la  plus  invincible  est  le  seul  résultat 
auquel  nous  conduise,  à  leur  égard,  le  sage  emploi  de  la  raison...  Nous  laisserons 
donc  à  des  esprits  plus  confiants,  plus  éclairés,  le  soin  de  rechercher  quelle  est  la 
nature  du  principe  qui  anime  les  corps  vivants;  car  nous  legiirdons  la  manifesta- 
tion des  phénomènes  qui  les  distinguent  des  autres  forces  actives  de  la  nature,  ou 
les  circonstances,  en  vertu  desquelles  ont  lieu  ces  phénomènes,  comme  confondues, 
en  quelque  sorte,  avec  les  causes  premières,  ou  comme  immédiatement  soumises 
aux  lois  qui  président  à  leur  action.  On  ne  trouvera  point  encore  ici  ce  qu'on  avait 
appelé  longtemps  de  la  métaphysique,  ce  seront  de  simples  recherches  de  physio- 
logie dirigées  par  l'étude  particulière  d'un  certain  ordre  de  fonctions  ». 


CABVMS  APRÈS  LE  18  HRUMAIRE  2i9 

toute  allusion  aux  chrétiens  (1).  Bien  plus,  Cal)anis  supprime  la 
conclusion  éloquente  et  liai'die  du  premier  Mémoire,  qui  eût  pu 
paraître  une  satire  indirecte,  mais  violente  du  gouvernement  de 
Bonaparte.  Où  il  disait  que  tous  les  phénomènes  physiolo- 
iïiques  ou  moraux  se  rapportent  toujours  unicpiement,  en  der- 
nier résultat,  à  ia  sensihiUté  "  physique  »,  il  ne  parle  plus  que 
de  la  sensihilité  (I,  loo).  Aux  personnes  qui  se  disent  pieuses  et 
ont  amèrement  censuré  l'expression  de  «  repos  éternel  »,  il  rap- 
pelle qu  elle  est  littéralement  traduite  d'une  prière  de  l'Eglise 
(I,  303j.  S'il  regarde  encore,  avec  Bacon,  la  philosophie  des 
causes  finales  comme  stérile,  il  ajoute,  en  songeant  peut-être 
déjà  à  la  Lettre  sur  les  causes  premières,  qu'il  est  hien  difficile  à 
l'homme  le  plus  réservé  de  n'y  avoir  jamais  recours  dans  ses 
explications  (1,  332î. 

D'autres  corrections,  sans  être  aussi  importantes,  doivent 
cependant  être  signalées.  Les  unes  portent  sur  la  forme  qu'elles 
améliorent  fort  heureusement  (2\  d'autres  ont  pour  ol)jet,  no- 
tamment en  ce  qui  concerne  l'état  psychologique  du  fœtus,  de 
remplacer  par  les  doctrines  actuelles  de  D.  de  Tracy,  celles  qu'il 
lui  a  précédemment  empruntées.  Des  additions  sont  consacrées 
à  faire  remarquer  que  les  Allemands  comprennent  sous  le  nom 
d'anthropologie,  la  physiologie,  l'analyse  des  idées  et  la  mo- 
rale, réunies  par  lui  dans  la  science  de  l'homme  (p.  7)  ;  à  intro- 
duire Épicure  après  Pythagore,  Démocrite,  Hippocrate  et  Aristote 
parmi  les  bienfaiteurs  du  genre  humain  l'p.  1  ii  ;  a  louer  le  plan 
d'hygiène  de  Moreau  de  la  Sarthe  (p.  19j  et  à  inviter  son  ami  et 
confrère  Thouret  à  faire  connaître  la  doctrine  d'Hippocrate  (23).. 
De  même  il  indique  que  la  formule  célèbre  {rti/iil  est  in.  intel- 
lectu  f/uod  non  prius  fuerit  in  sensu)  ne  se  trouve  point  eu 
toutes  lettres  dans  les  écrits  d'Aristote.  Il  cite  avec  éloge,  à  côté 
de  Haller  et  de  CuUen,  de  Pinel  et  de  Halle,  Richerand  qui  se 
place  déjà  près  des  maîtres  (oo)  et  constate  que  Pinel  n'a  pas 
trouvé  pour  le  cerveau  de  tous  les  fous  des  résultats  constants 
(68).  Il  renvoie  à  Tanatomie  de  Bichat  (85),  après  avoir  laissé 

(1)  Cf.  les  travaux  sur  la  Gnose,  les  Giiostiques  et  Schmidt,  Cerintli,  ein  judais. 
Christ.  Nous  retrouvons  les  études  théologiques  de  Cabanis,  m,  §  1. 

(2)  Au  lieu  de  '<  Dubreuil  avait  eu  dans  le  torrent  d'une  pratique  immense  »,  il 
met  »  dans  le  cours  d'une  pratique  immense  »  ;  au  lieu  de  «  les  sujets  musculeux 
••t  robustes  faisaient  véritablement  bande  à  part  »,  il  écrit  «  qu'ils  forment  vérita- 
blement une  classe  à  part  ».  —  L'axiome  de  Condillac  devient  la  proposition  de 
Condillac.  Au  lieu  de  :  «  Une  constitution  délicate  l'avait  mis  à  portée  d'observer 
plus  eu  détail  »,  il  met  «  lui  avait  donné  les  moyens  »  etc.,  etc. 


250  L'IDEOLOGIE  PIIISIOLOGIQUE 

entendre  d'une  façon  assez  singulière  (1),  mais  avec  beaucoup 
de  raison,  ce  semble,  que  le  jeune  auteur  s'était  emparé,  sans  en 
rien  dire,  de  plusieurs  de  ses  idées.  Dans  des  notes,  il  promet, 
sur  le  perfectionnement  physique  de  l'espèce  humaine,  un  ou- 
vrage dont  il  est  occupé  à  rassembler  les  matériaux  (p.  314)  ; 
il  parle  de  la  mort  de  Roussel,  fauteur  du  Système  physique  et 
tyioral  de  la  femme,  comme  d'une  grande  perte  pour  la  philoso- 
phie et  les  lettres  (372)  ;  il  rapporte  les  expériences  de  Volta, 
d'après  lesquelles  on  ne  peut  douter  de  l'identité  du  fluide  gal- 
vanique et  de  l'électricité  (430). 

Cabanis,  plus  réservé  sur  le  terrain  métaphysique  et  religieux, 
est  plus  affirmatif  sur  les  questions  de  philosophie  scientifique. 
De  son  ouvrage,  il  résultera,  croit-il,  que  la  physique  est  la 
base  des  sciences  morales  :  devenues  ainsi  une  branche  de  f  his- 
toire nafurelle  de  f  homme,   elles  suivront  une  voie  sûre  et 
feront  de  rapides  progrès  (xxi).  Lui-même  estime  quil  n'est 
pas  impossible  de  gouverner,  par  le  régime  physique  et  moral, 
les  états  périodiques  et  alternatifs  d'activité  et  de  repos  du  cer- 
veau; peut-être  même  de  les  produire  artificiellement,  pour 
donner  une  force  momentanée  plus  grande  aux  facultés  intellec- 
tuelles ou  pour  leur  imprimer  une  nouvelle  direction  (17),  Après 
avoir  autrefois  considéré  comme  vi'aisemblable  qu'on  ne  pourrait 
jamais  rattacher  la  sensibilité  à  un  fait  plus  général,  il  n'est 
pas  éloigné  de  penser  qu'on  découvrira  un  jour  la  liaison  qu'elle 
peut  avoir  avec  certaines  propriétés  bien  reconnues  de  la  ma- 
tière (138).  S'il  croit  que  les  esprits  sages  auront  toujours  des 
égards  pour  les  opinions  accidentelles  qui  servent  à  rendre 
un  autre  homme  meilleur  ou  plus  heureux,  il  veut  empêcher 
ceux  qui  cessent  d'y  croire,  d'abandonner  comme  chimériques, 
les  vertus  dont  elles  étaient  pour  eux  le  soutien  (xxxvm).  Le 
véritable  bonheur  est   nécessairement  le  partage  exclusif  de 
la  véritable  vertu.  Par  une  heureuse    nécessité ,  l'intérêt  de 
chaque  individu  ne  saurait  jamais  être  séparé  de  l'intérêt  des 
autres  :    en   liant   ses    affections    aux   destinées   présentes   et 
futures   de   ses   semblables,   on   agrandit,    sans  limites,   son 
étroite  et  passagère  existence,  on  la  soustrait  à  l'empire  de  la 
fortune. 
Cabanis,  le  personnage  le  plus  important  alors  de  l'école, 

(1)  Voyez  ch.  vu,  §  3. 


CAUAXIS  APKKS  LE  i8  BRUMAIRE  251 

n'oublie  pas  de  signaler  les  travaux  de  ceux  qui  collaborent  avec 
lui  à  l'œuvre  entreprise  (1). 

Dans  l'élude  des  Rapports  du  physique  et  du  moral,  c'est  la 
question  de  l'influence  des  maladies  sur  la  formation  des  idées 
et  des  affections  morales,  qui!  est  le  plus  essentiel  de  ré- 
soudre (2).  Cabanis  examine  successivement  les  affections  ner- 
veuses qui,  venant  des  organes  de  la  génération,  produisent 
lexaltation  et  les  extases,  ou  des  viscères  hypocondriaques, 
donnent  naissance  aux  passions  tristes,  craintives,  même  à  la 
démence  ;  puis  l'affaiblissement  général  de  la  faculté  de  sentir, 
les  lièvres  danslesquelleslétat  des  facultés  intellectuelles  répond 
exactement  à  celui  de  constriction  ou  d'épanouissement  actif  des 
organes,  mais  prend  en  outre  un  caractère  particulier,  suivant 
la  nature  de  la  lièvre  et  le  genre  de  l'organe  malade  qui  en  est  la 
source;  enfin  les  dégénérations  de  la  lymphe,  écrouelle,  rachi- 
tis,  scorbut,  acrimonie  singulière  des  humeurs  rongeantes  et 
lépreuses.  Les  maladies  influent  d'une  manière  directe  sur  la 
formation  des  idées  et  des  afl'ections  morales  ;  la  médecine,  les 
combattant  avec  succès,  sert  à  modifier  et  à  perfectionner  les 
opérations  de  l'intelligence  elles  habitudes  de  la  volonté.  Mais 
ce  qui  est  le  plus  intéressant  dans  ce  Mémoire,  ce  sont  les  con- 
sidérations du  début  et  quelques  exemples.  Il  y  a,  selon  l'auteur, 
de  l'ordre  dans  le  monde  physique,  puisque  l'univers  existe  et 
que  certains  phénomènes  reviennent  périodiquement.  L'ordre 
prédomine  dans  le  monde  moral  et  une  force  secrète,  toujours 

(1)  A  coté  de  Condorcet  et  de  Laplaco,  il  meutiomie  les  Leçons  de  l'École  normale, 
qui  fui  uu  vérital)le  phénonièue  et  fera  époque  dans  l'histoire  des  sciences.  Puis,  en 
re^-rettant  que  Garât  n'ait  donné  au  pulilic  que  les  belles  et  éloquentes  leçons  où  il 
annonçait  une  exposition  détaillée  de  toute  la  doctrine  idéolo^-ique.  il  indique  les 
El&nients  d'idéologie  de  D.  de  Tracy,  <'omme  le  seul  ouvrage  vraiment  complet  sur 
cette  matière  et  rappelle  que  Deg-éraudo  a  traité  fort  en  détail  une  question  parti- 
culière, que  L:iroraiguiére  en  a  posé  plusieurs,  avec  plus  de  précision  qu'on  ne 
l'avait  fait  jusqu'alors,  par  la  seule  définition  de  quelques  mots.  Lancelin  a  présenté 
les  bases  mêmes  de  la  science  sous  quelques  nouveaux  points  de  vue;  Jacquemont 
s'est  tracé  un  plan  plus  vaste  encore;  Biran  a  composé  un  fort  bon  Mémoire  sur 
r Habitude  et  un  autre  sur  /a  Décomposition  de  lu  pensée.  Volney  et  Saint-Lambert 
méritent,  par  leurs  travaux  sur  la  morale,  la  reconnaissance  des  vrais  amis  de  l'hu- 
manité. Thurot  s'est  fait  connaître  par  des  écrits  que  caractérise  la  maturité  de 
l'esprit  et  du  talent,  Pûcherand  et  Alibert  comptent  parmi  les  élèves  déjà  célèbres  de 
l'École  de  Paris  qui  se  font  remarquer  par  leur  ardeur  pour  les  progrès  de  la  méde- 
cine philosophique  ;  Draparnaud  est  également  recomraandable  comme  naturaliste 
et  philosophe;  .M™e  de  Condorcet  a  tiré,  du  vague  où  la  laissait  encore  Smith,  la  sym- 
pathie morale,  célébrée  par  les  Écossais. 

(2;  C'est  ce  qu'a  montré,  d'une  façon  aussi  originale  que  précise,  M.  Ribot  dans  ses 
Maladies  de  la  Volonté,  de  la  Personnalité,  de  la  Mémoire,  etc.  Voyez  égale- 
ment Mandsley,  Pathologie  de  l'Esprit. 


252  L'IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

agissante,  tend  sans  relâche  à  le  rendre  plus  général  et  plus  com- 
plet, comme  le  prouvent  Texistence  de  Fétat  social,  son  perfection- 
nement progressif,  sa  stabilité  (493).  En  outre,  le  développement 
automatique  des  propriétés  de  la  matière,  la  marche  constante 
de  l'univers  et,  d'un  autre  côté,  Faction  de  l'homme  peuvent 
changer  à  la  longue,  ou  même  empêcher  de  renaître  les  circons- 
tances qui  tendent  à  détruire  l'ordre.  Ainsi  il  y  aurait,  par  la 
simple  persistance  des  choses,  dit  Cabanis  après  Laplace,  avant 
Lamarck  (1),  Darwin  et  Spencer,  «  affaiblissement  successif  des 
causes  naturelles  qui  pouvaient,  à  l'origine,  s'opposer  au  chan- 
gement avantageux  »,  et  des  améliorations  évidentes  qui  seraient 
l'ouvrage  de  la  nature. L'ordre  général,  qui  règne  entre  les  grandes 
masses,  s'est  peut-être  établi  progressivement.  Peut-être  les 
corps  célestes  ont-ils  existé  longtemps  sous  d'autres  formes  et 
avec  d'autres  relations;  peut-être  ce  grand  tout  se  perfection- 
nera-t-il,  à  l'avenir,  sous  des  rapports  dont  nous  n'avons  aucune 
idée,  mais  qui  changeront  l'état  du  globe  et  l'existence  de  tous 
les  êtres  «  qu'enfante  son  sein  fécond  »  (495  sqq.). 

Un  cej'tain  nombre  de  faits  bien  observés,  mais  relatés  encore 
d'une  façon  peu  précise,  préparent  les  conclusions  :  Cabanis  a 
éprouvé  que,  pendant  le  froid  de  la  lièvre,  le  cercle  des  intérêts 
et  des  idées  se  resserre  extrêmement,  que  ses  facultés  intellec- 
tuelles et  morales  étaient  réduites  presque  uniquement  à  l'ins- 
tinct animal  (536).  Plusieurs  fois  il  a  observé,  chez  des  femmes 
qui  eussent  été  jadis  d'excellentes  pythonisses,  les  effets  les  plus 
singuliers  des  changements  dans  les  organes  des  sens  :  les  unes 
distinguent  facilement  à  l'œil  nu  des  objets  microscopiques, 
d'autres  voient  assez  nettement  dans  la  plus  profonde  obscurité 
pour  s'y  conduire  avec  assurance,  d'autres  suivent  les  personnes 
à  la  trace,  comme  un  chien,  et  reconnaissent  à  l'odorat  les  objets 
dont  ces  personnes  se  sont  servies  ou  qu'elles  ont  seulement 
touchés.  Il  y  en  a  dont  le  goût  a  acquis  une  finesse  particulière 
et  qui  désirent  ou  savent  choisir  les  aliments  et  môme  les 
remèdes  avec  une  sagacité  qu'on  n'observe  d'ordinaire  que  chez 
les  animaux.  D'autres  aperçoivent  en  elles-mêmes,  dans  leui's 
paroxysmes,  ou  certaines  crises  qui  se  préparent  et  dont  la  ter- 
minaison prouve  bientôt  après  la  justesse  de  leur  sensation,  ou 
des    modifications    organiques,    attestées   par  celle  du  pouls 

(1)  Voyez  ch.  iv  §  o  et  ch.  vu  §  3. 


CABANIS  APRÈS  LE  18  BRIUMAIHE  2o3 

et  des  signes  encore  plus  cerlains.  «  Il  y  aurait,  dit-il  avec  rai- 
son, mais  en  laissant  le  soin  d'accomplir  ce  qu'il  recommande  à 
ses  successeurs  (1),  beaucoup  d'observations  à  faire  sur  ces 
crises,  sur  ces  changements  généraux,  sur  ces  exaltations  ou 
concentrations  de  la  sensibilité...  et  l'analyse  philosophique 
pourrait,  aussi  bien  que  la  physiologie,  en  tirer  de  nouvelles 
lumières  »  (354). 

Cabanis  entend,  par  le  régime,  l'ensemble  des  habitudes  phy- 
si([ues,  soit  volontaires,  soit  nécessaires.  Si  les  machines  élec- 
triques, les  aimants  artificiels  et  même  les  corps  sonores  offrent 
des  traces  d'habitudes  (:2),  ce  sont  les  végétaux  et  surtout  les 
animaux  qui  sont  capables  d'en  contracter.  L'homme  en  qui 
tout  «  concourt,  conspire,  consent  »  est  modifié  par  la  pesanteur, 
la  température,  la  sécheresse  ou  l'humidité  de  l'air;  par  les 
aliments,  par  la  diète,  atténuante  ou  lactée  ;  par  les  substances 
narcotiques  ou  stupéfiantes  ;  par  les  boissons,  parles  mouve- 
ments corporels,  parle  repos  ou  le  sommeil,  parle  travail.  Une 
bonne  liygiène,  en  donnant  des  règles  propres  à  perfectionner 
la  vie  physique,  contribue  puissamment  à  l'amélioration  de 
rhomme  et  à  l'accroissement  de  son  bonheur. 

On  trouve  encore,  dans  ce  .Mémoire,  quelques  observations 
personnelles  plus  précises  qu'elles  ne  le  sont  d'ordinaire  chez 
Cabanis.  Il  a  remarqué  (II,  19)  chez  quelques  femmes  délicates, 
surtout  à  l'époque  ou  dans  les  temps  voisins  de  leurs  règles,  une 
sorte  d'altération  de  l'esprit  et  du  caractère,  annonce  des  orages 
ou  des  vents  étoulfants  du  midi.  «  Peu  de  temps  avauMa  Révo- 
lution, dit-il  encore,  je  fus  consulté  pour  une  femme  chez  laquelle 
fempàtement  et  l'endurcissement  général  du  tissu  graisseux  et 
cellulaire  amenèrent  bientôt  par  degrés  la  suffocation  complète 
de  la  vie.  Quand  on  lui  parlait,  il  fallait  le  faire  très  lentement. 
Elle  ne  répondait  qu'au  bout  de  quelques  minutes  et  d'une 
manière  plus  lente  encore.  Son  esprit  semblait  hésiter  et  chan- 
celer à  chaque  mot.  Avant  sa  maladie,  elle  avait  eu  beaucoup 
d'intelUgence  :  quand  je  la  vis,  elle  était  dans  un  état  d'imbécil- 
lité véritable.  Elle  avait  été  fort  riche  :  elle  ne  paraissait  presque 
1)lus  capable  de  former  le  moindre  désir;  elle  ne  montrait  plus 
aucun  sentiment  de  répugnance  ou  d'affection  »  (69). 

Mentionnons  encore  l'éloge  de  Volney  et  de  son  exact  et  très 

(1)  Cf.  Ribot,  V Allenlion . 

(2)  Léon  Duinûat  a  repris  cette  idée  de  Cabanis  {Kevue  philosophique,  I,  321), 


254  L'IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

philosophique  Voyage,  de  Buffoii  et  de  ses  admiral)les  travaux 
ou  de  ses  vues  éminemment  philosophiques,  de  Burdin  (1)  et  de 
ses  expériences  sur  l'emploi  des  gaz  comme  médicaments  (30). 
Cabanis  n'oublie  pas  d'ailleurs  ses  préférences  politiques  et  fait 
l'éloge  des  gouvernements  «  fondés  sur  la  liberté  et  l'égalité  », 
estimant  encore  que  «  bien  en  vain  les  tyrans  et  les  déclama- 
teurs,  qu'ils  tiennent  à  leurs  gages,  s'efforcent  de  renverser  ou 
de  flétrir  ces  principes  éternels  ».  Enfin  il  est  préoccupé  déjà 
des  idées  qui  inspireront  la  Lettre  sur  les  Causes  premières  : 
si  les  institutions  monastiques  ont  été  de  grands  fléaux,  certains 
ordres  religieux  ont  rendu  des  services  à  l'agriculture,  d'autres 
aux  lettres  »,  et  il  faudrait  savoir  s'il  est  possible  encore  aujour- 
d'hui «  d'en  emprunter  quelques  vues  pour  la  création  d'institu- 
tions nouvelles  appropriées  à  l'état  des  lumières  »  (64). 

Le  neuvième  Mémoire  traite  de  V Influence  des  climats  sur  les 
habitudes  morales.  Avec  Montesquieu,  et  surtout  avec  Hippo- 
crate,   Cabanis   soutient,  contre   Helvétius,  que  le  climat  ou 
l'ensemble  des  circonstances  physiques  attachées  à  chaque  lieu 
influent  sur  les  habitudes  morales  ou  l'ensemble  des  idées  et  des 
opinions,  des  volontés  instinctives  ou  raisonnées  et  des  actes 
qui   en  résultent    chez  chaque  individu.   Personne  n'a  mieux 
montré  la  puissance  de  l'habitude  :  c'est  sin-  elle  qu'est  fondée 
léducation,  et  partant,   la   perfectibilité   commune  à  toute  la 
nature  sensible,  mais  plus  spéciale  à  l'homme.  Son  empire  ne 
s'exerce  pas  seulement  sur  l'individu,  puisque,  transmise  par 
la  génération,  elle  propage,  de  race  en  race,  des  facultés  parti- 
culières pins  développées  et  peut,  après  plusieurs  générations, 
former  une  nouvelle  nature  acquise,  qui  ne  change  qu'autant 
que  les  causes  déterminantes  de  l'habitude   cessent  pendant 
longtemps  d'agir,  ou  que  d'autres  causes  font  naître  des  déter- 
minations (180)  nouvelles  (2).  Les  climats  différents  offrent  des 
êtres  d'une  diversité  infinie;  les  mômes  êtres,  cheval,  chien, 
bœuf,  sont  d'autres  espèces  dans  les  différentes  régions  et  dégé- 
nèrent ou  se  perfectionnent  quand  on  les  transplante  d'un  pays 
dans  un  autre.  Ainsi  l'on  s'explique  que  les  variétés  humaines 
sont  l'ouvrage  des  climats  eux-mêmes,  surtout  quand  on  songe 
que  la  nature,  disposant  du  temps  comme  de  tous  les  autres 
moyens,  l'emploie  avec  une  étonnante  prodigalité  (195).  On  le 

(1)  Voyez  ch.  vu,  §  4. 

(2)  Voilà  l'hérédité,   comme  l'ont  comprise  Lamarck  et  Darwin* 


CAHAMS  APRES  LE  18  BHL'MAIRE  255 

comprendrait  mieux  encore,  s'il  était  solidement  établi  que  la 
différence  des  climats  fait  celle  des  langues,  puisque,  comme  l'a 
soupçonné  Locke,  comme  l'ont  montré  Condillac  et  ses  disciples, 
les  progrés  de  l'esprit  dépendent  de  la  perfection  du  langage. 
Mais  il  n'en  est  rien  et  Cabanis  se  refuse,  pour  un  travail  dont 
les  hypothèses  doivent  être  sévèrement  bannies,  à  employer  des 
arguments  douteux. 

En  arrivant  à  l'instinct,  à  la  sympathie,  au  sommeil  et  au 
délire,  Cabanis  s'aperrut  que,  pour  faire  un  corps  de  doctrine 
avec  les  idées  relatives  à  ces  diverses  questions,  il  perdrait  de 
vue  son  ohjet  principal,  et  ferait  un  autre  ouvrage.  Il  se  borna  à 
réunir  toutes  les  considérations  par  lesquelles  ces  questions  sont 
liées  à  son  véritable  sujet,  et  traita,  dans  le  dixième  Mémoire, 
de  la  vie  animale,  des  premières  déterminalions  sensitives,  de 
l'instinct  et  de  la  sympathie,  du  sommeil  et  du  délire;  puis, 
dans  le  onzième  et  le  douzième,  de  l'inlluence  du  moral  sur  le 
physique  et  des  tempéraments  acquis. 

Mignet  a  bien  vu  que  le  dixième  Mémoire  contient  «  une  hypo- 
thèse audacieuse  »,  une  sorte  de  «  construction  de  l'univers  », 
une  cosmogonie,  "  mécanique  comme  l'idéologie  »  des  précé- 
dents. Mais,  plus  occupé  de  juger  que  d'exposer  cette  «  cosmo- 
gonie imaginaire  et  inadmissible,  »  il  n'en  a  pas  fait  suffisamment 
ressortir  l'originalité.  Nous-  y  verrions  moins  une  cosmologie 
qu'une  tentative  de  résoudre,  par  la  philosophie  des  sciences, 
(les  questions  dont  l'examen  relevait  de  ce  qu'on  appelait  aupa- 
ravant «  la  métaphysique  de  l'univers  ».  D'un  côté,  en  effet,  Caba- 
nis estime  que  l'organisation  de  la  matière  ne  peut  avoir  pour 
cause  que  les  forces  actives  et  premières  de  la  nature,  dont  nous 
n'aurons  jamais  «  aucune  idée  exacte  ».  Mais  il  rappelle,  en  dis- 
ciple de  Descartes  et  des  savants  du  xvn"  et  du  xvm^  siècle, 
qu'une  science  a  des  fondements  inébranlables,  lorsque  toutes 
les  déductions  en  sont  rapportées  à  des  principes  simples,  fixes 
et  clairs;  qu'elle  est  complète  quand,  par  les  recherches  et  l'ana- 
lyse, on  a  déterminé  ce  qui,  dans  ces  principes,  est  soumis  à 
nos  moyens  de  connaître.  Pourquoi  les  principes  des  corps  orga- 
nisés ne  seraient-ils  pas  un  jour  aussi  exactement  connus  que 
ceux  de  l'air  et  de  Feau?  pourquoi  ne  découvrirait-on  pas  les 
conditions  nécessaires  à  l'apparition  de  la  vie  chez  les  animaux 
comme  celles  d'où  résultent  la  foudre,  la  grêle,  la  neige  ou  ces 
combinaisons  chimiques,  où  les  substances  réunies  ont  des  pro- 


^Q  L'IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

priélés  qu'elles  n'avaient  pas  isolément?  D'après  ce  qu'on  sait 
déjà,  on  peut  vraisemblablement  espérer  que  la  lumière  se  fera 
un  jour  sur  ce  qu'on  ignore  encore.  Chimérique  en  elfet  est  la 
distinction  que  Buffon  a  voulu  établir  entre  la  matière  morte  et 
la  matière  animée.  Les  végétaux  vivent  et  croissent  par  le  seul 
secours  de  l'air  et  de  l'eau,  c'est-à-dire  de  l'oxygène,  de  l'hydro- 
gène et  de  l'azote.  Or  toute  substance  végétale,  placée  dans  des 
circonstances  convenables,  donne  naissance  à  des  animalcules 
particuliers  :   la  chaîne    est   donc  ininterrompue  du  tnori  au 
vivant.  Mais  ces  circonstances  ou  ces  conditions  doivent-elles 
toujours  rester  inconnues?  Non,  puisque  l'art  reproduit  les  végé- 
taux, avec  des  parties  que  la  nature  n'a  pas  destinées  à  cette 
fonction  ;  puisqu'il  dénature  leurs  espèces  et  en  fait  éclore  de 
nouvelles,    comme  des  matières   préparées  par  lui,  vinaigre, 
carton,  reliure  de  livres,  il  fait  naître  des  êtres  sans  analogue 
connu  dans  la  nature  ;  puisque  la  nature  fait  appai-aître,  sur  les 
végétaux  et  les  animaux  malades,  des  races  inconnues  «  dégé- 
nérations de  la  substance  même  de  l'individu  ».  Ou  toutes  les 
parties  de  la  matière  sont  susceptibles  de  tous  les  modes  d'or- 
ganisation, ou,  ce  qui  revient  au  même,  les  germes  de  toutes 
les  espèces  possibles  sont  partout  répandus.  Le  passage  de  la 
vie  à  la  mort  et  de  la  mort  à  la  vie,  qui  constitue,  comme  l'avaient 
vu  les  anciens  (1),  l'ordre  et  la  marche  de  l'univers,  ne  nous 
échappe  pas  toujours  entièrement.  Sur  les  toits  et  dans  les  laves, 
par  Faction  de  l'air  et  de  la  pluie,  apparaissent  des  végétaux  et 
des  animaux.  Les  îles  du  grand  Océan  reposent  sur  des  roches, 
ouvrage  d'insectes  marins.  Sorties,  par  degrés,  du  sein  des  eaux 
où  ces  travailleurs  infatigables  (2)  font  végéter  de  si  puissantes 
masses,  elles  montent,  éprouvent  à  la  surface  des  influences 
diverses  et,  par  des  altérations  analogues  à  celles  des  laves,  se 
couvrent  successivement  de  races  que  fait  naître  la  nature  de 
cette  terre  nouvelle  et  que  le  climat  adopte  sans  trop  d'effort  (3). 
Mais  l'homme   et  les   grands  animaux,  qui  se  reproduisent 
actuellement  par  la  génération,  ont-ils  pu,  à  l'origine,  élre  formés 

(1)  Cf.  ch.  III,  §  1. 

(2)  Cf.  Darwin,  les  Récifs  de  corail. 

(3)  Les  expériences  de  M.  Fray  semblent  montrer  que  les  matières  végétales  et 
animales  se  résolvent  dans  l'eau  distillée  en  globules  qui  ne  sont  point  des  animaux; 
que,  plongées  dans  l'eau  ou  dans  un  air  formé  de  toutes  pièces,  elles  produisent 
constamment  différents  insectes  ;  que  l'eau  distillée  la  plus  pure  peut,  additionnée 
■d'oxygène,  d'azote,  d'acide  carbonique  et  avec  le  concours  de  la  lumière  et  de  la 


CABAMS  APRÈS  LK  18  IJUUMAIRK  257 

«If  la  même  manière?  Toujours  nous  l'ignorerons,  puisque  le 
«:enre  humain  n'a  pas  plus  de  renseignements  exacts  sur  l'époque 
primitive  de  son  existence,  que  l'individu  ne  se  souvient  de  sa 
propre  naissance.  Mais  quelques-uns  des  animalcules  ainsi  for- 
Mjés  se  reproduisent  ensuite  par  génération.  Les  espèces  ne  sont 
pas  aujourd'hui  ce  qu'elles  étaient  lors  de  leur  formation  primi- 
tive :  elles  ont  été  modiliées  par  le  climat,  les  aliments,  leurs 
rapports  avec  l'homme  ou  les  êtres  vivants.  D'autres,  comme  Ta 
montré  Guvier,  se  sont  éteintes,  ou  par  suite  des  bouleverse- 
ments, ou  î'i  cause  des  usurpations  de  l'homme,  ou  en  raison 
dune  organisation  imparfaile.   L'homme  lui-même  peut  avoir 
subi  de  nombreuses  modilications,  peut-être  des  translormalions 
importantes.  On  est  obligé  d'accorder  que  le  globe  a  une  anti- 
quité "  prodigieuse  »;  on  ne  peut  nier  la  possibilité  des  varia- 
lions  que  le  cours  des  temps  ou  les  convulsions  de  la  nature  ont. 
fait  éprouver  aux  races  vivantes,  qui  ont,  dans  chaque  circons- 
tance particulière,  donné  naissance  à  d'autres  races  «  mieux 
appropriées  à  l'ordre  nouveau  des  choses  ».    11  n'est  donc  pas 
rigoureusement  impossible  de  rapprocher  la  première  produc- 
tion des  grands  animaux  de  celle  des  animalcules  microscopiques 
que  l'on  tire  du  néant  en  changeant  les  dispositions  chimiciues 
ou  physiques  des  matières  qui  les  forment. 

De  môme  la  nature  revient  de  la  vie  à  la  mort:  les  matières 
animales  se  décomposent  en  gaz  dont  s'emparent  les  végétaux; 
les  charpentes  osseuses  des  animaux,  surtout  des  poissons  et 
des  coquillages,  forment  des  bancs  de  terres  calcaires  qui  hâtent 
et  perfectionnent  la  végétation.  Certaines  matières  végétales  en 
se  décomposant,  se  transforment  en  animalcules,  qui,  à  leur 
mort,  en  engendrentd'autres,  «pendant  beaucoup  plus  de  temps 
que  Cabanis  n'a  pu  l'observer  »,  avant  que  tout  semble  rentrer 
dans  l'état  de  repos  et  d'insensibilité.  Les  découvertes  des  natu- 
ralistes diminuent  lesintervallesdes  différents  règnes  :  quelques 
hlons  minéraux,  par  leur  végétation  successive  et  leurs  digita- 
tions  rameuses,  se  rapprochent  des  plantes  les  plus  imparfaites  ; 

<;haleur,  produire  des  matières  minérales,  des  véçétatious  et  des  animaux.  Cabanis 
fait  ses  réserves  et  dit  que  ces  observations  doivent  être  revues  avec  soin  et  répétées 
de  cent  manières  dlHerentes.  Sur  les  générations  spontanées,  voyez  les  discussions 
entre  M.  Pasteur  et  M.  Pouchet,  closes  en  ce  qui  concerne  la  production  actuelle 
d'animaux  sans  çermes,  par  les  mémorables  expériences  d'où  est  sortie  une  science 
nouvelle.  {Comptes  rendus  de  l'Académie  des  sciences,  1860;  Annules  des  sciences 
naturelles,  4^  série,  tome  XVI;  Revue  des  cours  scientifiques,  1864.) 

Pkuvet.  17 


258  L'IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

entre  les  végétaux  et  les  animaux  se  placent  les  zoophytes,  el 
peut-être  quelques  plantes  irritables  dont  les  mouvements,  comme 
ceux  des  organes  musculaires  vivants,  correspondent  à  des  exci- 
tations particulières  (1);  enfin,  dans  les  animaux,  l'organisation 
et  les  facultés  offrent  tous  les  degrés  possibles  de  développement, 
du  mollusque  jusqu'à  l'homme. 

Ainsi  Cabanis,  qui  incorpore  à  sa  doctrine  des  vues  exposées 
par  Maupertuis,  de  Maillet,  Robinet,  Buffon  et  Bonnet,  bientôt 
reprises  par  Lamarck,  est  un  précurseur  de  Darwin  et  du  trans- 
formisme moderne.  Nous  comprenons  pourquoi  la  Philosophie 
zoologique  de  Lamarck  fut  si  mal  accueillie  ou  si  peu  lue  en 
France  :  Cabanis  en  avait  lié  les  doctrines  à  une  philosophie  con- 
damnée comme  «  essentiellement  matérialiste  »  (2). 

A  ces  vues  transformistes  se  joignent  d'autres  conjectures  non 
moins  originales,  et  non  moins  laissées  dans  l'ombre  par  ceux 
qui  ont  parlé  de  Cabanis.  Ainsi  il  soupçonne  quelque  analogie 
entre  la  sensibilité  animale,  l'instinct  des  plantes,  les  affinités 
électives  et  la  simple  attraction.  Mais  faut-il  expliquer  l'attrac- 
tion par  la  sensibilité,  ou  la  sensibilité  par  l'attraction,  «  espèce 
d'instinct  qui,  suivant  les  circonstances,  arrive  par  degrés  jus- 
qu'aux merveilles  de  l'intelligence  (3)  »  ?  Il  l'ignore,  ne  voulant  pas 
sortir  du  domaine  scientifique  pour  passer  à  la  métaphysique. 
Mais  il  ne  se  refuse  pas  une  excursion  dans  la  philosophie  des 
sciences.  Si  l'on  arrive  un  jour  à  le  savoir,  il  pense,  contraire- 
ment à  ce  que  soutiendra  plus  tard  Lamarck,  qu'on  y  sera  conduit 
par  l'examen  des  opérations  qui  s'exécutent  en  nous,  plutôt  que 
par  celles  qui  se  font  loin  de  nous  (4).  En  étudiant  la  formation 
des  organes  dans  le  fœtus,  il  insiste  sur  la  nécessité  d'admettre 
la  sensibilité  là  où  ne  se  manifeste  pas  nettement  la  conscience 
des  impressions,  car  rien  n'est  plus  contraire  que  l'opinion  oppo- 

(1)  Cf  Darwin,  les  Mouvements  et  les  habitudes  des  plantes  grimpantes;  les 
Plantes  insectivores,  etc. 

(2)  De  Boaald  rapproche  Cabanis  et  Lamarck  pour  condamner  '(  leurs  systèmes 
abjects  ».  [Recherches  philosophiques,  il,  289.) 

(3)  Sur  le  choix  entre  les  explications  par  Tinférieur  et  les  explications  par  le 
supérieur,  voyez  Piavaissou,  Rapport,  etc. 

(4)  M.  Bertrand  [l'Aperception  du  corps  humain)  cite  ces  passages  (p.  88)  pour 
montrer  quel'iustinct  universel  de  Caljanis  est  linconscient  de  Hartmann.  —  Il  faut, 
pour  rendre  cette  assertion  tout  à  fait  exacte,  se  rappeler  l'iuflutnce  exercée  par 
Cabanis  sur  Schopeuhauer.  Il  ajoute  en  outre  que  «  le  plus  profond  métaphysicien 
de  notre  temps,  M.  F.  Ravaissou  n'a  rien  dit  de  plus  hardi  ».  Il  est  assez  piquautde 
considérer  comme  le  continuateur  des  «  seusualistes  »,  un  de  ceux  qui  eu  ont  parlé 
avec  le  plus  de  dédain.  Et  cependant  M.  Bertrand  a  raison.  Biran  a  puisé  chez 
Cabanis  et  on  a  plus  d'une  fois  attribué  à  celui-là  ce  qui  revient  à  celui-ci. 


CABANIS  APRES  LE  18  BRUiMAIllE  25}» 

sée,  aux  lails  physiologiques,  rien  n'est  plus  insullisant  pour 
l'explication  des  phénomènes  idéologiques.  Ce  n'est  pas  ce  que 
les  physiologistes  appellent  irritahilité,  puis([ue  l'irritabilité  est 
la  faculté  de  contraction  de  la  (ibro  musculaire  et  persiste  après 
la  mort;  c'est  l'action  des  organes  que  font  agir  les  nerfs  qui 
reçoivent  les  impressions,  sans  intervention  du  centre  céré- 
bral (1).  Dans  le  système  nerveux,  il  y  a  des  systèmes  partiels  ;  et 
peut-être,  dans  chaque  système  et  dans  chaque  centre,  un  moi 
partiel  relatif  aux  impressions  dont  ce  centre  est  le  rendez-vous 
et  aux  mouvements  que  son  système  détermine  et  dirige  (2).  La 
cause  de  la  sensibilité  se  confond  avec  les  causes  premières  et 
n'est  pas  pour  nous  un  ohjet  de  recherches:  toutefois  l'étude 
des  phénomènes  porte  à  croire  que  l'électricité,  modifiée  par 
l'action  vitale,  est  l'agent  invisible  qui,  parcourant  le  système 
nerveux,  produit  les  impressions  et  les  impulsions. 

C'est  dans  l'étude  idéologique  et  physiologi(fue  du  fœtus  que 
Cabanis  cherche  l'origine  de  l'instinct.  Sentir  est  l'état  essentiel 
de  tout  organe  vivant  ;  l'habitude  et  la  répétition  des  actes  rend 
ce  besoin  plus  impérieux.  Ainsi  les  impressions  et  les  détermi- 
nations propres  an  système  nerveux  et  à  celui  de  la  circulation 
engendrent  la  première,  la  plus  constante  et  la  plus  forte  des 
habitudes  de  l'instinct,  celle  delà  «  conservation  »  ;  celles  des 
organes  de  la  digestion  produisent  l'instinct  de  «nutrition  »,  Des 
mouvements  auxquels  les  organes  sont  déterminés  par  cela  môme 
qu'ils  sentent,  naît  un  nouvel  instinct;  de  l'impression  de  résis- 
tance vient  l'idée  de  corps  extérieur  ;  la  conscience  d'un  effort 
voulu  donne  la  conscience  du  moi  senti.  Le  fœtus  porte  déjà 
dans  son   cerveau,  quand  il  arrive  à  la  lumière,  les  premières 

(1)  Ribot,  Maladies  de  la  /jersonnalilé,  p.  G:  «  L,n)liysioloi,à(3  uous  appicud  (jik! 
la  production  de  Tétat  de  conscience  est  toujours  liée  à,  l'iictivitô  du  systèmo 
nerveux,  en  particulier  du  cerveau.  Mais  la  Tticiproqnc,  n'est  pas  vraie  ;  si  touti; 
activité  p>.yi-lii(pic  iinplirpic  une  activité  nerveuse,  toute  activité  nerveuse  n'iinpli(|ue 
pas  une  activité  psychique.  L'activité  nerveuse  est  beaucoup  plus  étendue  que 
l'activité  psychique  »...  Il  ne  faut  pas  oublier  que  Hartmann,  l'auteur  de  Vlncons- 
cienl,  relève  de  Scbopenhauer  «  vrai  disciple  de  Cabanis  ».  On  a  lieu  de  s'étonner 
que  M.  Colsenet,  dans  la  Vie  inconsciente  de  V Esprit,  n'ait  même  pas  cité  Cabanis. 
On  voit  par  cela  môme  combien  peu,  en  France,  uous  connaissons  les  hommes 
dont  rintluence  a  été  considérable  à  l'étranger. 

(2i  M.  Bertrand  (Apcrceplion  du  corps  humain),  s'appuie  sur  ce  passage  pour 
mettre  sa  propre  doctrine  de  Vanimisme  polyzoïste  sous  la  protection  d'un  nom 
qui  fût  Hutorité  et  la  rattacher  à  une  tradition  toute  française  (91).  Il  ajoute  excel- 
lemment que  '(  cette  théorie  semble  etfrayer  quelque  peu  la  pruilence  d(i  Gabiriis.. 
qui,  ne  faisant  pas  œuvre  de  métaphysicien...  est  pressé  de  revenir  à,  re\périenc(! 
et  au  terrain  solide  des  faits  ».  On  souhiiteriit  que  tout  le  monde  en  Fiance  eôt 
reconnu  de   même  '<  l'originalité  et  la  prudence  de  Cabanis  ». 


1 


2G0  J/II)ÉOLOGIE   PIIYSIOLOCIOUE 

traces  clos  nolioiis  fondamentales  que  ses  rapports  avec  tout 
l'univers  sensible  et  Taction  des  objets  sur  lés  extrémités 
nerveuses  doivent  successivement  y  développer.  Ce  n'est  pas 
cette  «  table  rase  »  dont  ont  parlé  certains  idéologistes.  Aussi 
les  belles  analyses  de  Bufifon,  de  Bonnet,  de  Condillac,  sont 
incomplètes  et  pourraient  faire  prendre  une  mauvaise  direc- 
tion. 

Rien  en  effet  ne  ressemble  moins  à  l'bomme  que  ces  statues 
que  l'on  l'ait  sentir  et  agir  ;  rien  ne  ressemble  moins  à  la  manière 
dont  se  produisent  sensations,  désirs  et  idées,  que  ces  opérations 
partielles  d'un  sens,  agissant  dans  un  isolement  absolu  du  sys- 
tème, et  privé  même  de  cette  influence  vitale,  sans  laquelle  il  ne 
saurait  y  avoir  de  sensation.  Toutes  les  opérations  de  l'organe 
])ensant  sont  modifiées  par  les  déterminations  et  les  habitudes 
de  l'instinct;  jamais  l'organe  particulier  d'un  sens  n'entre  isolé- 
ment en  action  (1).  Lanalyse  détaillée  et  complète  de  l'enfant, 
avant  que  tous  ses  sens  aient  été  mis  simultanément  en  jeu  par 
les  objets  extérieurs,  ferait  l'objet  d'un  nouveau  Traité  des 
sensations  qui  ne  serait  peut-être  pas  moins  utile  aux  progrès  de 
l'idéologie  que  ne  l'a  été  celui  de  Condillac  (2). 

Les  premiers  traits  de  linstinct  sont  gravés  dans  le  système 
cérébral  au  moment  même  de  la  formation  du  f(Ptus:  mais,  à 
côté  des  tendances  à  la  conservation,  à  la  nutrition,  au  mouve- 
ment qui  se  développent  dans  le  fœtus  même,  il  y  en  a  qui  se 
forment  aux  époques  subséquentes  de  la  vie,  ou  au  moment  de 
la  naissance  et  par  le  développement  général  des  organes,  ou  par 
la  maturité  de  certains  organes  particuliers  et  par  les  maladies. 
Toutes,  mais  sui'tout  les  premières,  relèvent  des  impressions 
internes.  Aussi  Draparnaud,  qui  tente  de  dresser  l'échelle 
idéologique  des  différentes  races,  trouvera  l'instinct  d'autant 
plus  direct  et  plus  fixe  que  l'organisation  est  plus  simple,  d'autant 
plus  vif  que  les  organes  internes  ont  plus  d'influence  sur  le 

(1)  Avant  Lewes  (Ribot,  Psychologie  anglaise,  p.  345  et  395),  Cabanis  a  appelé 
l'attention  sur  les  sensations  venant  du  système,  que  les  psyrholog-istes  etles  physio- 
logistes ont  si  étranfïement  néirlitrées,  il  a  critiqué  cette  «  monstrueuse  et  hypothé- 
tique statue  »,  développement  loi,àque  de  cette  idée  que  tout  provient  des  cinq 
sens  externes.  De  même  quand  M.  Ribot  écrit  {ibid.,p.  239):  «  on  commence  même  en 
France  à  considérer  les  sensations  de  la  vie  orginicpie  comme  formint  un  g-roupe  à 
part»;  il  eût  été  plus  exictde  diie  «  on  en  revient  en  Fr.mce  à  considérer,  etc.  ». 

(2)  C'est  ce  qu'a  teuté  Preyer  dans  sa  P/ij/siologie  de  l'embryon,  suivie  de 
VAme  de  l'enfant.  Daus  ce  dernier  ouvrage  (X)  Preyer  parle  comme  Cabanis,  que 
d'ailleurs  il  ne  cite  pas:  »  L'âme  du  nouveau-né  ne  ressemble  pas  à  la  <•  Table  rase  >> 
sur  laquelle  les  sens, font  la  première  impression,  etc.  ». 


% 


CMJVMS    VPRKS  LE  IS  lUiliMMIU-:  2(;i 

centre  céi'él)ial,  oL  l'iulelligeiice  (rmilanl  |)Uis  étendue  que 
l'animal  est  forcé  de  rece\  oii'  plus  d'impressions  de  la  part  des 
objets  extérieurs  (1). 

La  syujpalliie  ou  la  tendance  dun  être  vivant  vers  d'autres, 
est  en  (pielque  sorte  l'instinct  lui-même;  elle  comprend  des 
attractions  et  des  répulsions  ([ui  résultent  de  l'organisation  et 
suppose,  dans  l'être  auquel  elle  s'adresse,  des  sensations,  des 
penchants,  n\\  moi.  Dés  qu'elle  s'élève  au-dessus  du  pur  instinct, 
il  y  entre  un  fond  de  jugements  inaperçus.  Mais,  comme  toutes 
les  tendances  primordiales,  elle  s'exerce  par  les  divers  organes 
des  sens  :  la  vue  occasionne  une  foule  de  déterminations  affec- 
tives, et  peut-être  les  rayons  lumineux,  qui  partent  des  corps 
vivants,  ont-ils  des  caractères  pliysiques  autres  que  ceux  qui 
viennent  des  corps  bruts.  L'odorat  est,  pour  certains  animaux, 
le  principal  organe  de  la  sympathie  ;  l'ouïe  fait  naître  bien  des 
impressions  purement  affectives  et  instinctives  ;  le  tact  ne  paraît 
exercer  son  action  sympathique  que  par  le  moyen  de  la  chaleur 
vivante.  Les  opérations  de  l'intelligence  modilient  les  tendances 
sympathiques  et  en  font  des  sentiments  plus  ou  moins  aperçus, 
des  affections  plus  ou  moins  j-aisonnées.  Sans  -  facultés  incon- 
nues »,  la  synq:)alhie  devient  «  morale  »  :  l'individu  partage  les 
idées  et  les  affections  des  autres,  désire  leur  faire  partager  les 
siennes  et  épiouve  le  besoin  d'agir  sur  leui- volonté.  De  plus,  il 
cherche  à  les  imiter,  et  ne  fait  que  s'imiter  soi-même.  L'imita- 
tion est  le  piincipal  moyen  d'éducation  pour  les  individus  et 
les  sociétés.  Par  suite,  les  causes  (pii  développent  les  facultés 
intellectuelles  et  morales  sont  liées  à  celles  qui  produisent, 
conservent  et  mettent  en  jeu  l'organisation  où  est  placé  ainsi  le 
principe  du  perfectionnement  d<^  la  race  huniaine. 

Les  opérations  du  jugement  et  de  la  volonté  sont  influencées 
par  les  sensations  proprement  dites  et  par  les  déterminations 
instinctives  :  il  n'est  pas  nécessaire  de  recourir  à  deux  principes 
d'action,  pour  expliquer  les  balancements  des  désirs  et  les 
combats  intérieurs.  Les  désordres  du  jugement  et  de  la  volonté 
tiennent  à  ceux  des  sensations,  des  impressions,  dont  la  cause 
agit  dans  le  système  nerveux,  de  celles  que  reçoivent  les  extré- 
mités sentantes  internes  et  des  déterminations  instinctives.  On 

fl)  Peut-être  faudniit-il  reporter  à  Cabanis  co  que  Bain  et  Ribot  (Psycholofjie 
anf/laise,  268)  attribuent  ;i,  Miiller,  «  sur  l'état  du  fœtus  qui  ne  ressemble  pas  ;i 
relui  de  l'àne  de  Ruridan  ••. 


262  L'IDÉOLOGIE   PIIYSIOLOGIQIE 

expliquera  la  folie  par  l'altération  des  sensations,  par  les  maladies 
du  système  nerveux  ou  les  habitudes  vicieuses  qu'il  contracte, 
môme  sans  avoir  toujours  découvert,  dans  ce  dernier  cas,  des 
lésions  organiques.  De  même  le  sommeil,  périodique  comme  les 
lois  les  plus  générales  de  la  nature,  est  produit  par  tout  ce  qui 
émousse  les  impressions  ou  affaiblit  la  réaction  du  centre 
nerveux  commun  sur  les  organes.  Dans  ce  reflux  des  puissances 
nerveuses  vers  leur  source,  les  sens  s'assoupissent  successive- 
ment et  plus  ou  moins  profondément,  mais,  seuls  en  certains  cas, 
complètement;  les  extrémités  internes  conservent  à  leurs  impres- 
sions une  activité  relative  aux  fonctions  des  organes,  à  leurs 
sympathies,  à  leur  état  présent  et  à  leurs  habitudes.  Les  causes 
qui  agissent,  dans  le  sein  du  système  nerveux,  ne  sont  plus 
distraites  par  les  impressions  des  sens  et  deviennent  prédomi- 
nantes. Ainsi  se  font,  dans  le  rêve,  de  nouvelles  combinaisons 
d'idées  ou  naissent  des  idées  que  nous  n'avons  jamais  eues  ; 
ainsi  sont  au  premier  plan,  dans  la  folie,  des  idées  qui  ont  si  peu 
de  rapport  avec  les  objets  externes.  Celui  qui  classerait,  d'après 
des  faits  certains  et  des  caractères  constants,  les  divers  genres 
d'aliénation  mentale,  en  indiquerait  les  causes  et  distinguerai! 
ceux  que  l'on  peut  guérir  et  ceux  qui  ne  peuvent  l'être,  rendrait 
service  à  l'idéologie  (1). 

L'influence  du  moral  sur  le  physique  est,  pour  Cabanis,  celle  du 
système  cérébral  sm*  les  autres  organes  :  il  ne  faut  pas  multi- 
plier les  principes  avec  les  phénomènes,  avoir  recours  à  des 
forces  inconnues  et  particulières,  pour  mettre  en  jeu  les  organes 
pensants  et  expliquer  leur  influence  sur  le  système  animal, 
parce  que  la  pensée  diflere  essentiellement  de  la  chaleur  animale, 
comme  celle-ci  diffère  du  cbyle  et  de  la  semence.  Partout,  dit-il. 
la  nature  prodigue  les  merveilles  et  économise  les  moyens... 
mais  il  fallut  un  temps  fort  long  à  l'esprit  hypothétique  de 
l'homme  pour  n'admettre  dans  la  nature  quune  seule  force; 
peut-être  lui  en  faudra-t-il  plus  encore  pour  reconnaître  que,  ne 
pouvant  la  comparer  à  rien  (2),  nous  ne  pouvons  avoir  aucune 
idée  véritable  de  ses  propriétés,  et  que  les  vagues  notions  que 
nous  avons  de  son  existence  étant  formées  sur  la  contemplation 
des  lois  qui  gouvernent  toutes  choses,  la  faiblesse  de  nos  moyens 

(1)  «Les études  sur  l;i  folie,  écrivait  M.  Ribot  en  1870,  bien  incomplètes  encore, 
ont-elles  été  stériles  jus(iu'ici  ?  » 

(2)  Même  expression  i!  uis  la  Le  lire  sur  les  Causes  premières  ^S  4^- 


CAHAMS  APRKS  LE  18  HRUMAIRE  ^KiA 

il'observatioii  doit  rossenor  l'Iciiiellement  ces  notions  dans  le 
cercle  le  plus  étroit  et  le  plus  borné. 

Benjamin  Constant  (1)  a  parlé  du  livre  en  excellents  termes. 
Mais  comme  bien  daulrcs,  il  y  a  cherché  ce  qui  ne  s'y  trouve 
pas,  ce  que  Cai)anis  devait  donner  avec  la  Lettre  skv  les  Causes 
premières.  En  nous  limitant  à  ce  qui  y  est  nettement  in(li(iué, 
nous  pouvons  affirmer  que  rarement  un  ouvrage  a  autant  servi 
aux  progrés  de  la  science  et  de  la  philosophie  des  sciences.  Sans 
doute,  lontreprise  était  prématurée,  puisque  la  pliysiologie  et 
même  la  chimie  ne  fournissaient  encore,  ni  l'une  ni  l'autre,  une 
base  solide  pour  l'étude  des  faits  psychologiques.  Sans  doute, 
on  y  rencontre  beaucoup  daffirmations  aujourd'lnii  inadmis- 
sibles ou  conjecturales.  Même  on  peut  dire  «  qu'on  est  trop  sou- 
vent en  l'air,  ilans  la  région  vide  des  généralités  pures,  et  non 
sur  le  terrain  palpable  et  solide  de  l'observation  personnelle  et 
racontée  ».  Mais  il  n'en  est  pas  «  toujours  »  ainsi:  à  plusieurs 
reprises,  nous  avons  signalé  des  «  observations  personnelles  » 
et  l'emploi  de  celte  méthode  que  M.Taine  donne  comme  lacarac- 
téristiiiue  delà  psychologie  contemporaine(2).  Bien  plus,  Cabanis, 
s'inspirant  dHippocrate  et  des  Grecs,  de  Descartes  et  de  Bonnet, 
plus  que  de  Coiidillac  et  d'Helvétius,  a  créé  la  psychologie  phy- 
siologique. Bichat  et  Broussais,  les  médecins,  les  physiologistes 
et  les  aliénistes  ont  continué  les  recherches  qu'il  avait  recom- 
mandées plus  que  personne  et  préparé  des  lecteurs  à  ses  mo- 
dernes successeurs.  Aug.  Comte,  allant  plus  loin,  a  absorbé  la 
psychologie  dans  la  physiologie  ;  mais,  par  cela  même,  il  a 
contribué  à  faire  vivre  les  idées  de  Cabanis.  Biran ,  en  les 
incorporant  à  la  métaphysique,  les  a  transmises  aux  spiritua- 

(1)  «  Je  lis,  tjrrit-il,  le  ."5  frimaire  un  XI,  le  livre  de  Cabanis  et  j'en  suis  enchanté. 
Il  y  a  une  netteté  dans  les  idées,  une  clarté  dans  les  expressions,  une  fierté  conte- 
nue dans  le  style,  un  calme  dans  la  marche  de  l'ouvrage,  qui  en  font,  selon  moi, 
une  des  plus  i)e|les  productions  du  siècle.  Le  fond  du  système  a  toujours  été  ce  qui 
m'a  paru  le  plus  probable,  mais  j'avoue  que  je  nai  pas  une  grande  envie  que  cela 
me  soit  démontré.  J'ai  besoin  d'en  appeler  à  l'avenir  contre  le  présent,  et  surtout  à 
une  époque  où  toutes  les  pensées  qui  sont  rei-iieillies  dans  les  tètes  éclairées  n'osent 
en  sortir,  je  répugne  à  croire  que,  le  moule  étant  brisé,  tout  ce  qu'il  contient 
serait  détruit.  Je  pense,  avec  Cabanis,  qu'on  ne  peut  rien  faire  des  idées  de  ce  genre 
comme  institutions  Je  ne  les  crois  pas  même  nécessaires  à  la  morale  Je  suis  con- 
vaincu que  cent  qui  s'en  servent  sont  le  plus  souvent  des  fourbes,  et  que  ceux  qui 
ne  sont  pas  des  fourbes  jouent  le  jeu  de  ces  derniers,  et  préparent  leur  triomphe. 
.Mais  il  y  a  une  partie  mystérieuse  de  la  nature  que  j'aime  à  conserver  comme  le 
domaine  de  mes  conjectures,  de  mes  espérances,  et  même  de  mes  imprécations 
contre  quelques  hommes  -. 

(2]  L'Ancien  Réfjime,  III,  ch.  i,  p.  237. 


204  L'IDÉOLOGIE   PHYSIOLOGIQUE 

listes  (1).  Non  moins  fécondes  ont  été  les  théories  sur  la  relativité 
de  nos  connaissances,  sur  l'importance  des  sensations  internes  et 
de  l'idéologie  embryonnaire,  animale  ou  morbide  ;  sur  la  puissance 
de  l'habitude,  siu'  l'instinct  et  l'inconscient,  sur  le  transformisme 
et  l'explication  de  l'inférieur  par  le  supérieur,  sur  les  rapports  de 
la  morale  et  de  la  politique  avec  l'idéologie  et  la  physiologie. 
Le  continuateur  d'Hippocrate,  de  Descartes  et  des  philosophes 
du  xvni«  siècle,  a  été  un  précurseur  de  Lewes  et  de  Preyer,  de 
Schopenhauer  et  de  Hartmann,  comme  de  Lamarck,  de  Darwin 
et  de  bien  d'autres  penseuis  qui  appartiennent  aux  écoles  les 
plus  différentes,  et  ne  soupçonnent  quelquefois  même  pas  que  les 
idées  dont  ils  sont  partis  leur  sont  venues  indirectement,  mais 
par  des  intermédiaires  authentiques,  de  l'auteur  des  Rapportai 
du  pliysiqiie  et  du  moral. 


III 

Pendant  les  années  qui  suivent  la  publication  des  Rapports, 
Cabanis  nous   est  surtout  connu  par  les  lettres  inédites  qu'a 
bien  voulu  nous  communiquer  M.  E.  Naville.  En  pluviôse  (17)  il 
engage  Biran  à  traiter  la  question  de  la  Décomposition  de  la 
pensée,  et  le  sujet  sur  lequel  ce  dernier  «  a  envoyé  une  si  magni- 
fique esquisse  »  (2).  «  Rien,  dit-il,  ne  peut  être  plus  utile  à  la  con- 
sidération et  aux  progrès  delà  science  dont,  au  reste,  on  ne  peut 
plus  se  passer  aujourd'hui  ».  Quelques  jours  plus  tard  (l"""  ven- 
tôse), il  lui  écrit  que  tous  les  hommes  qui  s'occupent  de  philo- 
sophie lisent  son  Mémoire   sur  l'Habitude  et  que  leur  jugement 
est  unanime.   Puis   il  lui    parle  (19  ventôse)   de  sa  santé  et  lui 
indique  un  régime  à  suivre.  Et  revenant  aux   deux  sujets  dont 
Biran  s'occupait  alors,  il  ajoute  :  «  Songez  que  vous  vous  devez 
à  la  vérité,  dont  les  progrès  tiendront,  dans  tous  les  genres,  à  la 
perfection  de   celui  qui  nous    occupe.    Quelque  temps   après 
(10  floréal),  Ginguené  défendant,  dans  la  Décade,  les  idéologues 
contre  Palissot,  lui  reprochait  d'avoir  rélégué,  dans  une  note 
de  l'article  Molière,  Cabanis  et  son  excellent  ouvrage  sur  les 
Rapports. 

(1)  PaulJanet,  Traité  élémentaire  de  philosophie,  Rapports  du  physique  et  du 
moral,  p.  332. 

(2)  M.  Bertrand  estime  qu'il    s'agit  du  Mémoire  sur  les  Rapports  de  Vidéologic 
et  des  mathémaliques  {Science  et  psychologie,  p.  1).'  , 


CAHAMS  MMÎÈS  LE  18  lîlUMMRE  ^^OV 

Au  coinnuMict'iiu'iil  du  deniier  Irimcstre  de  Tan  XI,  Cabanis 
fit  paraître  une  nouvelle  édilion  du  Dcg)'r  de  certitude  de  ht 
médecine,  en  y  joiguant  les  Observations  sur  les  hùpitcmx,  le 
Journal  de  la  maladie  de  Mirabeau,  une  Note  sur  le  supplice  de 
la  gui 'loti ne,  un  Happort  sur  r organisation  des  Écoles  de  mé- 
decine, (juehjues  Principes  et  quelques  Vues  sur  les  secours, 
publics.  La  Décade  y  consacra  un  article.  Cabanis,  disait-elle, 
en  exposant  les  devoirs  et  les  qualités  d'un  bon  médecin,  «  s'est 
pris  lui-niénit\  et  à  son  insu,  pour  modèle  »,  et  cette  nouvelle 
production  uf  [)tMit  qu'ajouter  encore,  s'il  est  possible  «  à  la 
gloire  qu'il  a  acquise  par  son  bel  ouvrage  sur  l'influence  du 
physique  et  du  moral  de  Ibomme  ». 

Moreaude  la  Sarthe  trouva  l'extrait  insuflisant.  Rappelant  que 
la  pbilosopliie  médicale  comprend  deux;  objets  distincts,  l'api)!!- 
cation  de  la  pliilosopliie  générale  à  l'étude  et  aux  progrès  de  la 
médecine,  l'application  réciproque  delà  médecine  à  la  philoso- 
phie, il  laisalt,  parmi  les  travaux  propres  i\  entrer  dans  une- 
philosophie  médicale  d),  une  place  spéciale  à  tous  les  ouvrages 
de  Cabanis,  et  notamment  au  nouveau  Recueil  «  application  de 
la  médecine  aux  progrés  de  la  saine  métaphysique  et  de  cette 
dernière  au  perfectionnement  de  la  méthode  médicale  ». 

Au  moment  où  paraissaient  cette  réimpression  et  la  Grammaire 
de  Destutt  de  Tracy,  Cabanis  annonce  à  Riran  que  le  prix  sur  lu 
Décomposition  de  la  Pensée  sera  distribué  et  ({u'il  fondra  dans 
son  compte  rendu  la  note  dont  il  lui  <'st  ivdevable  :  «  Jo  ferai 
en  sorte,  dit-il,  ({ue  votre  travail  concoure  à  l'utilité  de  cette 
science  que  vous  êtes  destiné  à  faire  marcher  en  avant,  et  qui, 
malgré  la  guerre  ouverte  qu'on  lui  a  déclarée,  s'introduit  d(;  plus 
en  plus  chaque  jour,  dans  toutes  les  parties  des  travaux  de  l'es- 
prit humain  ».  En  l'art  XII,  il  lui  écrit,  à  propos  des  intrigues  qui 
avaient  eu  lieu,  dans  les  élections  de  la  Dordogne  :  «  Il  est  dans 
le  cours  nécessaire  des  choses,  dit-il  connne  en  1803,  non  pas 
que  les  hommes  vertueux  ne  souffrent  pas  souvent,  mais  que 
les  coquins  soient  tôt  ou  tard  punis».  Par  suite  du  dépérisse- 

(1)  Il  y  place  les  livres  d'Hippocrale,  de  Veteri  Medicina,  de  Decenli  Oi-nalu, 
de  Aère,  Aquis  el  Locis,  un  chapitre  de  Bacon,  le  Trait('-  de  l'expérience  de  Zim- 
inermauu,  la  Préface  de  Quesnay  aux  Mémoires  de  l'Académie  de  chirur^jie,  l'Idée 
de  l'homme  physique  el  moral,  le  Spécimen  novi  Medicina;  Conspeclus,  de  La 
Caze,  la  Methoilus  studii  medici  de  Haller  et  le  Plan  d'une  nouvelle  conslil.uliou 
de  médecine,  présenté,  à  l'Assemblée  nationale,  p:ir  l'ancienne  Société  royale,  les- 
Éloges  historiques  de  Vicq-d'Azyr,  presque  tous  les  ouvrages  de  Pinel,  et  le  Dis- 
cours préliminaire  de  la  Physiologie  de  Dumas. 


-2«(i  LIDÉOLOGIK   PHYSIOLOGIQUE 

ment  total  de  sa  santé,  il  renonce  à  respoir  de  compléter 
(18  pluviôse)  son  travail  sur  lapplicntion  des  méthodes  ana- 
lytiques à  l'étude  de  la  médecine.  Cédant  aux  vœux  de  quel- 
ques amis,  il  publie  le  Coup  d' œil  sur  les  Révolutions  et  sur  la  Ré- 
forme delà  médecine.  Le  médecin  Montégre  présenta  l'ouvrage 
aux  lecteurs  de  la  Décade.  «  Le  caractère  connu  de  Fauteur, 
disait-il,  la  grandeur  et  la  sûreté  des  vues  qu'on  retrouve  dans 
ses  autres  ouvrages,  doivent  nous  faire  regretter  qu'il  n'ait 
pu  terminer  une  entreprise  aussi  importante  ».  Après  Cabanis,  il 
rappelle  les  diverses  époques  de  la  science  médicale,  et  jette  un 
coup  dœil  rapide  sur  l'état  général  de  l'enseignement;  il  signale 
le  chapitre  des  relations  de  la  médecine  et  de  la  morale  «  rem- 
pli de  considérations  grandes  et  élevées,  bien  digne  du  philoso- 
phe auteur  des  Rapports  du  physique  et  du  moral  »,  et  termine 
en  citant  le  passage  où  Cabanis  insistait  sur  la  nécessité,  pour 
le  médecin,  dunir  la  philosophie  morale  à  la  philosophie  ration- 
nelle. 

Le  28  floréal.  Napoléon  Bonaparte  était  déclaré  empereur  des 
Français  ;  le  21  messidor,  le  ministère  de  la  police  était  rétabli 
pour  Fouché.  La  santé  de  Cabanis  s'altère  de  plus  en  plus  :  «  Ce 
qui  m'afflige,  écrit  D.  de  Tracy  à  Biran,  le  4  août  1804,  c'est  que 
je  ne  suis  pas  content  de  sa  santé,  elle  est  toujours  bien  débile  ; 
c'est  un  si  excellent  homme  que  je  ne  puis  supporter  de  le  voir 
souflrir  ».  Cabanis  lui-même  se  plaint  à  Biran  que  «  les  forces 
de  la  vie  s'affaiblissent  ». 

En  l'an  XIII,  il  félicite  ce  dernier  dont  le  Mémoire  sur  la 
Décomposition  de  la  pensée  a  été  couronné  par  la  troisième 
classe;  sans  être  partout  de  son  avis, il  juge  «  que  c'est  un  très 
beau  et  très  riche  travail  ».  La  seconde  édition  des  Rapports 
paraît,  augmentée  de  deux  tables,  dressées  par  D.  de  Tracy  et 
Sue,  et  des  expériences  de  M.  Fray.  D.  de  Tracy,  dont  la  corres- 
pondance avec  Biran  est  fort  active,  nous  apprend  que  Cabanis 
se  trouvait  fort  bien  alors  de  sa  vie  campagnarde  (1).  C'est  à 
Cabanis  qu'il  dédie  son  Traité,  complet  par  la  publication  de  la 
Logique  (2).  Cabanis  et  Tracy  avaient  à  peu  près  achevé  l'œuvre 

(1)  «  Oui,  venez  voir  uos  riches  prairies,  écrivait  Cabanis  lui-même  à  Faiiriel 
ranuée  précédente,  uos  blés  admirables,  notre  verdure  aussi  riche  que  fraîche  et 
riante.  Les  insectes  qui  bourdonnent  appellent  la  rêverie  et  invitent  à  un  calme  heu- 
reux. Ceux  qui  carillonnent  ailleurs  ne  produisent  pas  toujours  le  même  effet  ». 

(2)  «  A  qui  cet  hommage,  dit-il,  pouvait-il  être  plus  légitimement  dû  qu'à  vous, 
qui  nous  avez  donné  réellement   toute  l'histoire  de  l'homme,  autant  du  moins  que 


CABANIS  APRf:S  LE  18  BIU'MAlUt:  -207 

à  laquelle  leur  nom  demeure  attaché.  Mais  la  réaction  contre  la 
philosophie  du  xvui''  siècle  et  celle  qui  en  était  issue,  deve- 
nait de  phis  en  plus  puissante.  Les  idéologues  s'en  rendaient 
compte  (1). 

En  ISOt),  Biran  vient  à  Paris,  mais  ne  va  pas  à  Villette,  où 
Cahanis  l'attendait  avec  impatience.  Cabanis  l'ent^age  à  travail- 
ler «  à  la  réforme  de  (pielques  parties  de  la  langue  géométrique  », 
mais  aussi  à  terminer  limpression  de  son  Mémoire,  qui  ne  peut 
manquer  d'être  utile  aux  progrès  de  la  science.  A  la  fin  de 
l'année,  Cabanis  s'excuse  d'être  un  correspondant  si  inexact  (2) 
et  se  réserve  d'être  le  confident  des  recherches  que  Biran  et  1).  de 
Tracy  poursuivront,  au  grand  avantage  de  la  science  (3).  Une 
dernière  lettre  (8  avril  1807)  est  adressée  à  Biran  qui  doit  faire 
sou  travail  sur  la  métaphysique  et  la  langue  de  la  géométrie  et 

le  permet  Tétai  actuel  de  nos  conriaissauees.  Vous  l'a\ez  tracée  de  la  manière  ;i  la 
fois  la  plus  vaste  et  la  plus  saire,  la  plus  éloi|ueule  et  la  pl\is  exacte  ;  et  tous  ceux 
qui  voudront  jamais  se  coiit'urmfr  au  i>rOct'|itc  suhlime  de  l'oracle  de  Delphes  vous 
«levront  uue  éternelle  reccmnaissance..  Indépendamment  des  ol)liij:ations  particu- 
lières à  la  science...  je  me  vaule  que  votre  ou\rai;e  m'a  été  utile  avant  même  qu'il 
fût  achevé,  que  vos  conversations  me  l'ont  été  encore  davantage  et  que  c'est  à  vous 
que  j'ai  dû  jusqu'au  couratre  d'entreprendre  les  recherches  auMiuelles  je  me  suis 
livre  et  jusqu'à  l'espérance  ([u'elles  pourraient  avoir  quelque  utilité...  Aussi  le 
succès  que  j'amhitionne  le  plus,  c'est  que  mou  ouvrage  puisse  ôtre  regardé  comme 
une  conséquence  du  vôtre,  et  ipie  \ous  n'y  voyiez  qu'un  corollaire  des  principes 
que  >ous  avez  exposés...  La  science  se  trouverait  rei)lacée  sur  ses  véritables  bases... 
l'histoire  de  notre  intelligence  serait  enfin  une  portion  et  une  dépendance  de  la 
physique  humaine  ». 

(1)  C'est  ce  (jue  montre  uue  lettre  de  Cabinis  à  Barbier,  l'auteur  d'un  Examen 
de  plusieurs  assertions  lias  irdées  par  La  Ihirp'  dans  sa  Philosophie  du  XVIll'- 
xiècle  :  «  Excusez-moi,  éi-rit-il  le  Itl  pr,  irid  an  .\111  ;  ma  négligence  à  votre  ég  ird 
n'est  pis  volont  ire.  Depuis  que  j'ai  reçu  Tintéressant  écrit  que  vous  m'avez  fait 
l'honneur  de  m'adresser,  j' li  eu  bien  peu  de  moments  libres,  forcé  de  p  isser  uue 
grande  p  irtie  du  temps  auprès  de  mi  îemme  m  d  de;  m  ds  je  n'en  ai  p  is  moins  été 
touché  et  fl  itté  de  me  trouver  au  nombre  de  ceux  à  qui  vous  avez  bien  voulu 
envoyer  particulièrement  cette  réfut  ition  de  quelques-unes  des  imputritions  c:dom- 
nieuses  qui  fourmillent  dius  les  derniers  éirits  de  La  H.irpe.  J'ai  été  l'ami  et  je  me 
fais  l'honneur  d'être  le  disciple  de  plusieurs  des  grands  hommes  qu'un  essdm 
d'écrivailleurs  aussi  ignorants  que  malveillants  attaquent  maintenant  avec  tant  de 
fureur.  Quoique  je  ne  regarde  Y)as  ces  atteintes  comme  bien  dangereuses,  j'  ime  à 
trouver  le  défenseur  de  ceux  dont  j'honore  la  mémoire  dins  un  homme  pour  lequel 
je  suis  plein  d'estime  depuis  très  lougtemp»  et  dont  je  sus  ([ue  le  c  iractere  rend  le 
talent  et  le  savoir  aussi  respectables  qu'ils  sont  distingués  ».  [Bulletin  du  liiblio- 
phile.  ISU  no  2..i 

(2)  'c  Cela  tient,  dit-il,  à  ce  que  mon  existence,  c'est-à-dire  mes  rapports  et  mes 
devidrs  sont  presque  toujours  au-dessus  de  mes  forces,  qu'après  avoir  fait  l'in- 
dispensable et  Tennuyeux,  il  ne  me  reste  plus  de  courage  pour  ce  qui  serait  le 
plus  cher  à  mon  cœur  et  que,  lorsque  je  suis  forcé  de  me  livrer  au  repos,  un  ins- 
tinct,  plus  fort  que  tout,  me  contraint  à  le  rendre  ;  bsolu  ". 

(3;  '<  Je  vous  regirderii  faire  et  je  jouirai  de  vos  succès.  Car  je  ne  suis  plus 
capable  moi-m  me  d'  ucun  travail  importiul,  quoique  ma  smté  soit  meilleure 
depuis  d«ux  moi^,  mais  il  faut  s  ivoir  se  soumettre  aux  diverses  privations  que 
la  nature  impose  et  savoir  être  (■'■  (pion  jieut  ». 


-2()X  L  IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

(lu  calcul,  «  le  plus  utile  de  tous  ceux  qu'il  est  si  capable  d'exé- 
cuter ».  Plus  que  jamais  il  se  montre  afTectueux  pour  son  cor- 
respondant, comme  s'il  sentait  que  sa  fin  approche  (1).  Dix- 
huit  jours  plus  tard,  D.  de  Tracy  annonçait  à  Biran  que  leur 
ami  avait  eu  une  première  attaque  ! 

Mais,  avant  de  raconter  brièvement  les  derniers  moments  de 
C.abanis,  il  faut  examiner  les  œuvres  importantes  auxquelles  il  a 
Iravaillé  de  1802  à  1807.  C'est  en  1807  que  Ginguené  place  les 
Affections  caiarr  haies,  postérieures  ainsi,  ce  semble,  à  la  Lettre 
sur  les  Causes  premières.  Cabanis  y  consignait  le  résultat  d'ob- 
servations commencées  depuis  plus  de  vingt-cinq  ans.  L'ouvrage 
n'était  fait  ni  pour  les  maîtres  de  l'art,  ni  pour  les  gens  du 
monde,  mais  pour  les  jeunes  praticiens.  On  y  retrouve  l'homme 
et  le  philosophe  (2). 

Nous  savons  moins  exactement  à  quelle  époque  il  faut  reporter 
la  Lettre  à  Thurot  sur  les  Poèmes  d  Homère  et  la  revision  de 
la  traduction  commencée  en  1778.  Le  passage  où  Cabanis 
parle  de  l'apparition  récente  du  Tableau  des  Etats-Unis  de  Vol- 


[i]  «  Mous  parlons  bien  souvent  de  \ous.  mou  «lier  omi,  et  notre  amitié  jouit 
bien  vivement  des  espéranres  que  nous  donne  votre  zèle  pour  la  poursuite  de  vos 
travaux;  nous  no  vous  désirons  que  snnté  et  liberté.  Mi  femme,  souvent  témoin  de 
nos  entretiens  sur  votre  sujet.  partai,'e  tous  nos  sentiments.  Elle  me  charge  de 
vous  le  dire  et  de  vous  remercier  de  votre  aimable  souvenir.  Vous  savez,  mon 
cher  ami,  tout  ce  que  je  vous  ai  voué  de  haute  estime,  d'amitié  sincère  et  invio- 
lable. Comptez-y  pour  tout  le  temps  que  je  passerai  sur  cette  terre  »  . 

[-1)  L'épigraphe  non  fingendum,  sed  inveniendiwi,  est  empruntée  à  Bacon.  Le 
grand  Hippocrate  y  est  appelé  le  premier,  sans  aucune  comparaison,  de  tous  les 
pratii-iens.  Fort  éloigné  d'adopter  des  théories  fondées  sur  quelques  notions 
positives  trop  incomplètes,  l'auteur  est  tout  aussi  éloigné  d'écarter,  avec  les 
empiriques  ;  bsolus,  toute  vue  théorique  de  la  médecine  pratique,  car  il  serait 
même  impossible  de  reconnaître,  dans  les  faits  qui  se  présentent,  l'identité  ou 
l'analogie  avec  d'autres  faits  antérieurement  connus,  si  l'on  n'avait  point  su  lier 
les  derniers  par  des  résultats  communs,  c'est-à-dire  par  des  principes.  Toutefois 
il  vaudrait  mieux  n'avoir  absolument  aucune  théorie,  que  d'en  adopter  une, 
démentie  p  ir  un  certain  nombre  de  faits  réguliers,  ou,  du  moins,  de  ne  p  is  s'en 
servir  avec  assez  de  réserve  pour  ne  point  méconnaître,  dans  ceux  qu'on  observe 
une  première  fois,  les  différences  qui  peuvent  les  distinguer  de  ceux  auxquels  on 
imagine  devoir  les  rapporter.  Cela  est  vrai  de  toutes  les  sciences  d'observation. 
Quand  on  s'attache  aveuglément  à  ce  qu'on  appelle  souvent  avec  si-  peu  de  raison 
les  principes,  on  ne  peut  que  rouler  d'us  le  cercle  des  erreurs.  Les  rapides  progrès 
qu'ont  faits,  dans  ces  derniers  temps,  plusieurs  branches  de  la  physique,  sont  uni- 
quement dus  à  ce  que  les  meilleurs  esprits,  parmi  ceux  qui  les  cultivent,  soumettent 
chaque  jour  à  l'expérience  tous  les  principes  que  l'on  a  crus,  ou  que  même  on  croit 
encore,  les  plus  certaius  et  les  plus  démontrés.  Toute  théorie  ne  doit  donc,  pour 
le  méilecin  philosophe,  qu'aider  la  mémoire,  en  haut  les  faits  conuus  et  en  diri- 
geant les  raisonnements  d'induction  que  l'analogie  suggère  à  l'aspect  de  tous  les 
objets  nouve;.ux.  Toujours  les  faits  doivent  servir  de  guides;  les  idées  générales 
théoriques  eu  doivent  être  une  expression  abrégée;  les  vues  de  traitement,  une 
i-onséipience  directe  et  nécessaire. 


CLUIAMS  AI'llKS  Lt  18  HIUMAlliE  -i(i!» 

iie\  (V,  29-ii  montre  qu'il  en  était  occupé  dès  1803:  ceuv  où 
il  mentionne  les  ouvrages  de  D.  de  Tracy  et  sa  théorie  du  juge- 
ment (p.  34i),  où  il  critique  La  Harpe  (p.  361),  nous  conduisent 
en  1803.  Enfin  la  mention  de  la  mort  dHennebert  nous  ramène 
à  180:2.  Il  semble  donc  qne  Cabanis  soit  revenn  à  Homère, 
après  la  publication  des  Rapports  (1)  et  s'en  soit  occupé  jus- 
qu'à sa  mort.  Thurot  et  nu  autre  de  ses  amis  lavaient  engagé 
à  revoir  ses  essais  de  traduction;  il  suivit  leurs  conseils,  leur 
lut  son  travail,  el  l'envoya  à  Thurot  avec  une  lettre,  destinée  à 
servir  de  préface  à  la  partie  qu'il  avait  dessein  de  publier  pour 
sonder  le  public.  1/ouvrage  ne  parut  point,  et  c'est  seulement 
en  1825  qu'il  fut  introduit  dans  une  édition  des  ouvres  com- 
plètes de  Cabanis  (2). 

La  Lettre  sur  les  Poèmes  d  Homère  est,  comme  le  disait  Dau- 
nou,  fort  remarquable.  L'auteur  marque  fort  bien  la  difliculté  de 
traduire  Homère  envers  français  ['.\).  H  soutient  méine  qu'il  est 
plus  diflicile  de  traduire  que  d'écrire  un  ouvrage  original  ^4). 

Homère  est  du  petit  nombre  des  poètes  dont  on  relit  toujours 
les  vers  avec  un  nouveau  plaisir,  même  quand  on  les  sait  dès 
longtemps  par  cœur.  Personne  n'a  peint,  avec  un  caractère  plus 
louchant  et  plus  sacré,  l'amoui'  conjugal  (5). 

(1)  Gingueué  nous  dit  qu'eu  1807,  a[>rés  sa  première  attaque,  il  songeait  à 
reloucher  et  à  terminer  sa  traduction  d'Homère. 

:2)  Thurot,  en  1801),  cita  quelques  fr imuents  de  la  lettre  et  de  la  tradu(*lioa  en 
analysant  la  tradm-tiou  de  Saiut-Aignan  {Mt'//in!/es,  p.  lu:{,. 

(3^  «  Le  srec,  dit-il,  est  reinarquible  par  rabondance,  la  richesse,  l'harmonie,  par 
une  majesté  simple  et  par  ces  heureuses  compositions  de  mots  qui  rassemblent  et 
concentrent  les  impressions  ou  les  idées,  sans  jamais  y  porter  d'incohérence  et  de 
confusion;  le  français,  par  rélégance,  la  précision  des  termes,  la  clarté  des  tours  et  des 

phrases  >-. 

(4)  «  Le  traducteur  doit  rendre  toutes  les  idées  «le  l'original  dans  leur  ordre  pri- 
mitif, il  ne  peut  les  présenter  sous  des  faces  nouvelles,  à  moins  qu'il  n'idtere  nulle- 
ment le  sens  ;  les  petites  modiOcations,  additions  ou  retr  incliements  qu'il  hasarde, 
doivent  toujours  être  d'accord  avec  l'esprit  général  de  rauteur  et  ne  produire  que 
des  impressions  étroitement  liées  et  conformes  à  celles  qu'on  reçoit  en  le  lis  nt  lui- 
même.  Il  faut  donc  que  le  traducteur  connaisse  parfiitement  toutes  les  ressources 
de  sa  langue,  qu'il  ait  un  talent  souple  et  fécond,  qui  puisse  se  replier  dans  tous 
les  sens,  choisir  entre  les  différentes  manières  d'e\primer  la  même  idée,  il  faudrait 
i;n  un  mot,  que  sans  rien  changer  aux  idées  de  l'auteur  original  et  en  lui  conser- 
vant, autant  qu'il  est  possible,  Tempreinte  du  pays  et  de  Tépoque  qui  Tout  vu 
naître,  on  lui  fît  prendre  les  formes  et  le  langage  qu'il  n'eût  pas  manqué  d'adopter 
s'il  eût  écrit  pour  le  peuple  auquel  on  veut  faire  connaître  et  goûter  ses  produc- 
tions ». 

■  (5)  «  Quelle  douce  et  profonde  mélancolie  !  Quels  tons  purs  et  religieux  n'u-t-il 
pas  répandus  sur  le  récit  des  derniers  adieux  d'Hector  et  d'Andromaque  I  Quelle 
vérité  d'accent  dans  l'expression  de  leur  noble  tendresse  !  Combien  cette  femme 
céleste  devient  touchante,  par  Tespèce  de  culte  qu'elle  rend  à  son  époux,  par  la  fai- 
blesse d'un  cœur  souffrant  qui   réclame  un  appui  et  n'eu  conçoit  pas  d'autre  que  le 


270  L  IDÉOLOGIE   PHYSIOLOGIUIjE 

Caljanis  n'oublie  pas  ses  travaux  antérieurs,  il  veut  porter  la 
véritable  méthode  philosophique  dans  l'étude  et  l'examen  de 
toutes  les  productions  des  arts.  Dans  les  pages  remarquables 
où  il  traite  de  la  belle  nature,  il  combat  l'idée  d'une  imitation 
tellement  ressemblante  qu'on  puisse  la  confondre  avec  l'ori- 
ginal. Avec  raison  il  fait  remarque]'  qu'aucun  poète  n'a  été 
plus  fécond  qu'Homère,  dans  le  sublime  de  pathétique  et  dans 
celui  de  la  grandeur  et  de  la  force;  que  nulle  part  il  n"a  mieux 
réalisé  cette  alliance  que  dans  la  peinture  des  trois  grands  carac- 
tères différents  d'Achille,  d'Hector  et  d'Ulysse,  tracés  et  déve- 
loppés avec  une  prédilection  toute  particulière,  parfaits  tous 
les  trois  dans  leur  genre.  Laissant  de  côté  l'exactitude  des  des- 
criptions et  des  récits,  où  Homère  surpasse  même  les  géo- 
graphes et  les  historiens  de  profession,  Cabanis  rappelle  l'art 
avec  lequel  il  donne  à  chaque  objet  une  manière  d'être  et 
une  couleur  propre  (1).  Aussi  ne  trouve-t-il  de  comparable  à 
Homère,  parmi  les  modernes,  que  Fénelon  et  La  Fontaine(2); 
les  poètes  allemands,  qui  ont  voulu  l'imiter,  ont  manqué  le  but 
qu'ils  se  proposaient.  Puis,  considérant  Homère  par  rapport  aux 
poètes  grecs,  il  estime  qu'il  n'y  a  rien  de  supérieur  ou  même  de 
comparable,  dans  les  tragiques  les  plus  parfaits,  à  l'admirable 
scène  d'Achille  et  d'Agamemnon,  par  laquelle  s'ouvre  le  poème, 

coeur  du  grand  Hctor,  par  cette  doure  soumission  dune  àme  dévouée  qui  n'existe, 
ne  sent,  ne  veut  que  dius  Tobjet  uni<nio  de  ses  attections  !...  Voyez  avec  quelle 
décence,  avec  quelle  retenue,  Hélène,  li  coup  ible  Hélène,  p  ir  ,ît  sur  les  remp.Tts,  au 
milieu  des  vieillards  troyens  !...  Avec  quelle  crainte  respectueuse  elle  approche  de 
Pri  im  !  avec  quelle  modestie  elle  répond  à  ses  questions  !  avec  quelle  vérité  tou- 
chante l'expression  de  ses  remords  vient  se  mêler  à  tous  ses  discours!...  Que  de 
profondeur,  que  d'énergie,  que  de  m-ijesté  dans  le  caractère  de  Pénélope,  dont 
la  tendresse  survit  au  temps  et  à  rahsence!  qui  sans  cesse  environnée  de  pour- 
suivants nombreux,  n'e-t  occupée  que  d'Ulysse  et  des  chers  intérêts  qu'il  lui  a 
remis  dans  les  mains  1  Que  de  grâce  et  quel  cli  rrne  particulier  dans  l'espèce  de 
subordination  qu'elle  affecte  à  regard  de  sou  fils  Télémaque,  devenu,  par  le  progrès 
de  ràire  et  pr  rahsence  prolongée  d'Ulysse,  le  chef  de  sa  maison  !  Admirables 
tableaux  qui  retracent,  avec  autant  de  force  que  de  naïveté,  ce  que  peut  offrir  de 
plus  touchant,  de  plus  attrayant,  de  plus  sublime,  le  car:  ctère  de  la  compagne  de 
rhomme,  développé  par  des  rapports  également  dignes  de  tous  les  deux  »! 

(1)  ..  Peint-il  un  orage,  un  lion,  le  cours  d'un  fleuve,  les  bois  elles  rochers  d'une 
montagne,  ce  ne  sont  ni  un  fleuve,  ni  un  orage,  ni  un  lion,  ni  des  rochers  et  des 
bois  tels  que  l'im' gination  peut  les  créer  au  hasard  ;  tous  ces  objets  sont  pirticu- 
larisés.  Souvent  le  poète  les  prend  dans  la  réalité  ;  il  les  a  vus  et  il  les  caractérise 
avec  une  vérité  parfaite.  Mais  lors  même  qu'ils  ne  sont  i|ue  des  fictions  de  son 
esprit,  illui  suffit,  pour  les  faire  confondre  avec  la  n  iture  elle-même, de  quelques- 
uns  de  C€S  tr  lits  fins  qui  semblent  n'avoir  aucun  rapport  avec  le  but  dont  il  est 
occupé  dms  le  moment,  et  qui,  sms  ajouter  beaucoup  au  tableau  comme  tableau, 
lie  permettent  pas  à  l'esprit  de  rester  en  doute  sur  rexistence  réelle  de  l'original  ». 

(2j  Cf.  la  comparaison  qu'Andrieux  établit  entre  Fénelon  et  Cabanis,  §  5. 


CAHANIS  APRKS  LE  18  BRUMAIRE  iiTt 

î\  celle  d'Hélùne  sur  les  remparts  de  Troie,  aux  adieux  d'Hoctor 
et  d'Androuiaque,  à  celle  de  Priam,  veiiaut  demander  le  corps 
d'Hector  au  vainquein-  le  plus  inexorable.  11  n'admet  pas 
comme  les  criticpies  du  xvui"  siècle,  qu'on  accuse  Homère  de 
bavarda.i^e  et  de  désordre  dans  ses  discours.  Il  prend  les  pas- 
sages les  plus  critiqués  par  des  écrivains  célèbres  ou  blâmés 
par  des  hommes  desprit  et  de  goilt  —  injures  d'Achille  à  Aga- 
memnon,  songe  d'Agamemnon,  discours  de  Diomède,  etc.,  etc., 
—  pour  faire  sentir  le  caractère  simple,  profond  et  savant  du 
dramatique  d'Homère.  Mais  d'où  vient  la  beauté  de  sesouvrages? 
Elle  tient  suitout  à  l'étude  profonde  qu'il  avait  faite  de  la  nature 
intellectuelle  et  sensible  de  l'honnue.  Son  exemple  et  celui  des 
grands  poètes  de  tous  les  pays  et  de  toutes  les  époques  pion- 
vent  que  la  connaissance  des  procédés  de  l'esprit  humain,  la 
véritable  théorie  des  impressions  directes  et  sympathiques,  peut 
seule  conduire  à  celle  de  tous  les  arts  et  faire  sentir,  avec  Con- 
dillac,  que  l'analyse  est  la  muse  du  poète,  le  génie  inspirateur 
((ui  guide  en  secret  le  sculpteur,  le  pehitre  et  le  musicien.  C'est 
ù  des  philosophes  qu'on  doit  la  faible  partie  de  la  théorie 
générale  des  lettres  et  des  arts  sur  hupielle  on  a  jeté  quelques 
lumières.  Depuis  Aristote  jusqu'à  Beccaria,  Diderot,  Helvétius, 
Burke,  Smith,  etc.,  tout  ce  qu'on  a  dit  de  sensé  sur  les  véri- 
tables principes  des  arts  d'imitation,  est  le  fruit  de  cette  philo- 
sophie dont  l'ignorance  méconnaît  les  bienfaits  et  que  l'irré- 
flexion regarde  presque  comme  étrangère  à  la  conduite  de  la 
vie,  à  la  direction  des  besoins  et  au  perfectionnement  des  plai- 
sirs. Aristote  a  donné  le  principe  fécond  d'où  sortent  tous  les 
moyens  de  rendre  limitation  de  la  nature  plus  frappante,  en 
disant,  à  propos  des  figures,  que  «  nous  aimons  à  voir  une 
chose  dans  une  autre  ».  La  philosophie  moderne  (1)  dit  que 
juger,  c'est  reconnaître  qu'une  idée  est  dans  une  autre  ;  que 
raisonner,  c'est  porter  une  suite  de  jugements  qui  remplissent 
chacun  la  condition  précédente  et  nous  conduisent  à  une  con- 
clusion, résultant  des  termes  de  la  question,  mais  inaperçue. 
Dans  l'état  de  perfection  que  peuvent  atteindre  toutes  les 
facultés  intellectuelles  et  morales,  la  persuasion  sera  peut-être 
toujours  unie  à  la  conviction.  On  ne  pourra  émouvoir  que  par  la 
vérité,  qui  se  piêtera  sans  peine  à  tous  les  ornements  de  la  plus 

(1)  Cabaais  renvoie  aux  ouvrages  de  M.  de  Trai-y. 


^n  LIDÉOLOGIE  PI1YSI0L0GIQ[JE 

l'iche  imagination  et  qui,  une  fois  reconnue  et  sentie,  passion- 
nera aussi  profondément  les  hommes  que  de  brillantes  erreurs 
les  enflanunent  et  les  agitent  encore  tous  les  jours. 

En  partant  des  philosophes  anciens,  on  peut  reconnaître  et 
assigner  la  cause  du  plaisir  que  nous  font  éprouver  les  chefs- 
d'œuvre  de  l'art.  Seule,   la  théorie  de  la  formation  des  idées 
peut  dévoiler  les  motifs  de  beaucoup  de  règles,   devinées  en 
quelque  sorte  par  le  génie,  nous  apprendre  pourquoi  et  jusqu'à 
quel  point  sont  vrais  la  règle  de    'unité  d'intérêt  et  le  principe, 
établi  par  Locke,  sur  la  nécessité  de  la  liaison  des  idées,    celui 
de  Beccaria,  qui  réduit  le  style  aux  combinaisons  capables  de 
réveiller  la  plus  grande  quantité  possible  d'impressions  simulta- 
•lanées,  l'idée  de  Burke  et  d'Helvélius  qui  voient,  dans  reflet  du 
subhme,  une  espèce  de  terreur,  etc.  Enfin  l'étude  et  l'observation 
délicate  des  impressions  sympathiques  sont  peut-être  plus  indis- 
pensables encore  que  celles  des  impressions  directes  et  des  idées 
ou  sentiments  qu'elles  produisent.  Adam  Smith  l'a  bien  fait  sen- 
tir; mais  il  faudrait  remarquer,  en  outre,  que  les  rapports  sympa- 
thiques changent  avec  le  nombre  des  auditeurs  et  peut-être  des 
lecteurs,  et  qu'ils  suffisent  à  rendre  compte  des  différences  de 
style,  de  ton,  de  couleur  que  la  convenance  impose  aux  différents 
genres;  à  expliquer  peut-être  les  règles  des  grands  poèmes,  de 
l'épopée  et  de  la  tragédie  (1).  Aussi,  sans  étudier  l'entendement 
et  analyser  les  passions,  peut-on,  comme  La  Harpe,  faire  paraître 
un  cours  de  littératureenbeaucoupde  volumes, quine  contiennent 
pas  une  seule  idée  propre  à  l'auteur. 

Cabanis  s'était  efforcé  de  se  rapprocher  de  plus  en  plus  de 
l'esprit  et  du  ton  de  l'original,  de  traduire  distinctement  les  im- 
pressions, de  marquer  la  liaison  et  le  développement  des  idées, 
de  conserver  tout  ce  qui  caractérise  les  mœurs  et  les  habitudes 
du  temps,  de  reproduire,  autant  que  possible,  le  mouvement 
et  la  couleur  d'Homère  (2).  Et  il  semble  bien  qu'il  y  ait  réussi 
en  plus  d'un  endroit  où  le  lecteur  songe  à  André  Chénier, 
qui,  lui  aussi,  puisait  aux  sources  grecques  pour  renouveler  la 
poésie  française. 
La  Lettre  à  Thurot  est  une  réponse  au  Génie  du  Christianisme. 

(1)  Voyez  Guyau,     'Art  au  point,  de  vue  sociologique . 

(2;  Oii  comprend  qu'il  ait  ainsi  appris  à  être  impartial  et  exact  dnns  rexpositiou 
<ies  doctrines  pliilosopliiqnes.  La  Lettre  à  Thurot  pri^pare  la  Lettre  sur  les  Causes 
premières.  Ou  voit  comment  l'impartialité  et  le  goût  de  l'exactitude  sont  venus  à 
Cabanis  ;  on  ne  comprend  pas  pourquoi  il  aurait  dû  les  emprunter  à  Fauriel. 


s 


(ABAMS  APRÈS  LE  18  BRUMAIRE  "^73 

Chateaubriand  avait  fait  la  poétique  de  la  religion  chrétienne 
et  soutenu  que  linerédulité  est  la  principale  cause  de  la  déca- 
dence du  goill  et  du  génie  ;  que  les  écrivains  du  xvni^  siècle 
doivent  la  plupait  de  leurs  défauts  à  un  système  trompeur  de 
philosophie,  que  l'analyse  est  la  mort  de  l'imagination  et  des 
beaux-arts.  Cabanis  fait  la  poétique  de  la  philosophie  et  soutient 
([u'Honière  n'a  été  un  grand  poète  que  parce  qu'il  a  étudié 
l'homme  en  philosophe  ;  que  l'analyse  est  la  muse  du  poète,  du 
sculpteur,  du  peintre  et  du  musicien,  comme  le  guide  du  savant 
et  du  i)hilosophe  :  que  les  progrès  de  la  philosophie  auront  pour 
conséquences  de  nouveaux  progrès  dans  les  beaux-arts.  Nulle 
part  d'ailleurs  il  ne  renvoie  au  christianisme  ces  attaques,  plu 
perfides  que  justes,  à  cause  de  leur  généralité,  que  Chateau- 
briand a  lancées  rontre  la  philosophie. 


IV 

Hippocrate,  autant  que  les  philosophes  du  xvui«  siècle,  avait 
inspiré  les  Rapports  du  physique  et  du  rnoral,  l'œuvre  positive 
<le  Cabanis.  Homère  et  les  Grecs  l'avaient  aidé  à  montrer  que  la 
philosophie  est  une  utile  alliée  des  beaux-arts  et  de  la  poésie.  Les 
Grecs  encore,  avec  Franklin  et  Turgot,  lui  fournirent  l'occasion 
de  soutenir,  avec  un  rare  bonheur  dans  les  expressions  et  les 
idées,  que  la  philosophie  seule  est  capable  de  donner  au  monde 
la  religion  simple  et  consolante  qui  ne  produirait  que  du  bien. 
C'est  ce  qu'il  fit  dans  la  Lettre  sur  les  causes  premières,  publiée 
en  18-2i.  mais  adressée,  vers  1806,  à  Fauriel,  qui  avait  formé  le 
projet  d'écrire  l'histoire  du  stoïcisme. 

On  s'est  souvent  demandé  quelle  place  tient  cette  Lettre  dans 
la  philosophie  de  Cabanis.  Bérard,  qui  la  publia  comme  une  arme 
de  guerre,  soutint  que,  cédant  par  condescendance  plutôt  que 
par  conviction  à  l'esprit  dominant  de  son  époque,  Cabanis  n'avait 
donné  une  couleur  matérialiste  à  ses  idées  que  par  respect 
humain  ;  que,  dans  la  liberté  du  commerce  intime,  il  avouait  ses 
doutes  et  ses  incertitudes,  que,  plus  tard,  éclairé  par  de  plus 
sérieuses  réflexions  et  penseur  plus  sincère  et  plus  libre,  il  était 
arrivé  à  des  croyances  à  la  fois  plus  vraies  et  mieux  arrêtées  (1). 

I  Ij  Daniirou,  si  sévère  pour  les  «  soiisualistes  »,  trouve  que  la  critique  de  Bér.ird 
a  rair  d'être  diriL'ée  par  l'esprit  de  secte  et  de  parti  et  que  Bérard  a  usé  de  la  j)iécc 
publiée  dans  uu  intérêt  étranger  à  celui  de  la  vraie  philosophie. 

PiCAVET.  18 


274  L'IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

Damiron  eût  voulu  que  l'éditeur  insistât  davantage  sur  ce  qu'il  y 
a  de  beau  et  de  grand  dans  cette  «  conversion  »  d'un  esprit  supé- 
rieur, qui  passe,  par  un  motif  purement  scientifique,  dun  système 
incomplet  à  une  théorie  plus  large  et  plus  voisine  de  la  vérité 
(I,  97).  Dubois  d'Amiens  {Dict.  phil.)  pense  que  Fauriel  montra  à 
Cabanis  l'insuffisance  des  doctrines  physiologiques  entées  sur  la 
philosophie  du  xvni*  siècle  ;  que  ce  dernier,  accessible  comme 
tous  ceux  qui  cherchent  de  bonne  foi  la  vérité,  à  ces  nouvelles 
kunières,  finit  par  modifier  insensiblement  ses  idées,  non  sur 
les  causes  premières  des  phénomènes  vitaux,  mais  sur  celles  des 
phénomènes  intellectuels,  puis,  et  comme  par  extension,  sur 
celles  des  phénomènes  du  monde  physique  ou  de  l'univers.  Et  il 
affirme  que  Cabanis  aurait  pu  donner  vérilaltlement  ces  nouvelles 
idées  comme  le  complément  logique  de  celles  qu'il  avait  émises 
dans  les  Rapports,  du  moins  en  ce  qui  concerne  le  moral  de 
l'homme.  Selon  M.  de  Rémusat,  aussi  dédaigneux  pour  la  Lettre 
que  pour  les  Rapports,  Cabanis  s'est  bien  moins  démenti  qu'on 
ne  l'a  prétendu.  Il  n'y  a  ni  conversion,  ni  apostasie,  et  l'ouvrage 
n'a  pas,  en  lui-même,  une  grande  valeur  ;  les  contradictions  n'y 
manquent  pas  et  l'obscurité  en  est  désespérante.  Mais  lui-même, 
peu  soucieux  d'échapper  au  reproche  qu'il  adresse  ci  Cabanis,  dit 
qu'on  s'y  trouve  «  en  plein  spinozisme  »  puis  n'y  voit  plus 
«  qu'un  stoïcisme  vulgaire,  un  alexandrinisme  superficiel,  qui  ne 
peut  satisfaire  la  raison»  !  Sainte-Beuve,  qui  parle  avec  sympa- 
thie et  admiration  de  la  Lettre  sur  les  Causes  premières  et  de 
son  auteur,  a  bien  vu  que  M.  de  Rémusat  était  «  un  adversaire  »  ; 
mais  il  a  cru  que  Fauriel  avait  «  inspiré  le  dernier  mot  de  Cabanis 
finissant  ».  Pour  Mignet,  la  Lettre  ne  doit  pas  être  séparée  des 
Rapports,  elle  les  complète  plutôt  quelle  ne  les  réforme.  Cabanis 
y  donne  ses  vues  sur  la  puissance  divine  et  sur  lame  humaine^ 
qu'il  ajoute,  «  par  une  tardive  déduction  »,  presque  «  par  une 
heureuse  inconséquence  »,  aux  actes  de  la  sensibilité  mécanique. 
En  Dieu,  il  reconnaît  la  cause  et  la  raison  de  tout  ;  dans  le  moi, 
un  être  indépendant  qui  précède,  reçoit,  juge  et  modifie  les  impres- 
sions. Et  à  son  tour,  Mignet,  comme  de  Rémusat,  détruit  ce  qu'il 
avance,  en  ajoutant  que  Cabanis,  dans  ce  vaste  ensemble  dont 
les  parties  se  suivent  et  le  plus  souvent  se  lient,  se  contredit 
moins  encore  qu'il  ne  se  développe,  lorsqu'il  va  de  l'action  des 
causes  secondes,  auxquelles  il  accorde  trop,  à  la  reconnaissance 
de  la  cause  première.  Rappelons  enfin  que  Ginguené    cite  la 


CAIUMS  APRfiS  LE  18  BRUMAIRE  275 

Lettre.  «  un  dos  plus  heaux  morceaux  de  philosophie  (jui 
existent  dans  notre  lani^ne  «,  pour  prouver  que  ses  sentiments 
intimes  étaient  hien  tlitrérents  de  ceux  qu'on  lui  a  supposés! 

Cabanis  s'est  proposé  un  but  essentiellement  positif  dans  les 
Rapports.  Il  avertit  à  plusieurs  reprises  le  lecteur  de  n'y  pas 
chercher  la  solution  des  questions  métaphysiques,  et  par  consé- 
quent il  ne  faut  jamais  prendre  en  ce  sens  les  affirmations  qui 
s'y  trouvent.  Rien  ne  s'opposait  à  ce  (|u"il  essayât  ensuite  de 
les  résoudre.  Peut-être,  d'ailleurs,   «   avait-il  besoin,  comme 
Benjamin  Constant,  d'en  appeler  à  l'avenir  contre  le  présent  et, 
surtout  à  une  époque  où  toutes  les  pensées  qui  sont  recueillies 
dans  les  têtes  éclairées  n'osent  en  sortir,  i-épugnait-il  à  croire 
que  le  moule  étant  brisé,  tout  ce  qu'il  contient  serait  détruit  ». 
Qu'il  fût  disposé  à  suivre  les  Grecs,  on  le  comprendra  sans 
peine,  d'après  les  pages  qui  précèdent.  Le  spectacle  de  ce  pays, 
qui  produisit  une  foule  d'esprits  éminents  dans  tous  les  genres, 
qui  créa  l'art  de  la  vertu  et  qui  voulut  soustraire  l'homme  à 
l'empire  de  la  fortune,  aux  maux  de  la  société,  à  ceux  même 
de  la  nature,  en  lui  donnant  tout  le  degré  de  perfection  dont  ses 
facultés  le  rendent  susceptible,  lui  a  «  toujours  »  paru  le  plus 
beau  qui  pût  fixer  l'attention  des  penseurs  amis  de  l'humanité, 
le  plus  utile  qu'on  pût  offrir  à  tous  les  hommes  (p.  4).  L'étude 
d'Hippocrate,  de  ses  ouvrages  authentiques  ou  non,  lui  avait 
donné,  sur  plus  d'un  point,  des  doctrines  qui  étaient  celles  des 
stoïciens  (1).  De  même  Franklin  et  Tnrgot  avaient  eu  «  cette 
rehgion  simple  et  consolante,  qui  fut  jadis  celle  des  grandes 
âmes  formées  par  la  doctrine  stoïque  »  (p.  16).  Qu'y  a-t-il  donc 
d'étonnant  à  ce  qu'il  ait  reconnu,  en  face  de  la  réaction  reli- 
gieuse de  plus  en  pkis  prononcée,  que  s'il  est  impossible  de 
détruire,  dans  la  grande  masse  des  hommes,  l'idée  fondamen- 
tale sur  laquelle  reposent  toutes  les  religions  positives,  il  faut 
chercher  à  diriger  ce  torrent,  au  lieu  de  continuer  à  faire  de 
vains  efforts  pour  l'enchaîner  ou  pour  le  tarir  (p.  la)?  et  que, 
par  suite,  il  ait  trouvé  dans  une  doctrine  qui  lui  rappelait  ses 
maîtres  les  plus  chers,  Hippocrate  et  Franklin,  Dubreuil  et  Tur- 
got,  qui  forma  les  plus  grandes  âmes,  les  plus  vertueux  citoyens, 
les  hommes  d'État  les  plus  respectables  de  l'antiquité,  »  un  but 
particulier  d'utilité  pour  l'époque  présente   «  (p.  6),  qu'il  ait 

(1;  Cf.  Zeller,  Die  Philosophie  der  Griechen  et  L.  Stein,  die  l'sych    d   Sloi 
I,  46,  132,  U,  129.  ' 


276  L'IDEOLOGIE  PHYSIOLOGIOI  E 

pensé  aux  stoïciens,  avant  que  Chateaubriand  songetit  à  Tacite? 
Et  le  disciple  de  Condorcet,  Fadmirateur  d'Homère  et  d'Hippo- 
crate,  d'Aristote,  de  Déniocrite  et  d'Épicure,  des  philosophes  et 
des  poètes  grecs,  celui  qui  disait,  en  1799,  des  partisans  de  la 
perfectibilité,  «  qu'ils  se  réjouissent  de  voir  des  savants  ou  des 
écrivains  qui  font  mieux  et  vont  plus  loin  qu'eux-mêmes,  qu'ils 
sont  toujours  prêts  à  témoigner  estime  et  reconnaissance  à 
tous  les  travaux  qui  contiibuent  à  nous  rapprocher  du  but  », 
pouvait  montrer  à  Fauriel  combien  il  serait  utile  d'écrire  This- 
toire  du  stoïcisme.  Il  n'avait  pas  besoin  de  ses  indications  «  pour 
apprécier  avec  impartialité  et  intelligence  »  les  doctrines  du  Por- 
tique. Enfin  comment  Cabanis  qui,  depuis  le  Serment  d'un  mé- 
decin, avait  fait  intervenir  tant  de  fois  dans  ses  considérations, 
Dieu,  la  cause  première,  l'ordre  constant  des  choses,  le  plan  de 
la  nature  et  les  causes  finales  se  serait-il  contredit  en  reprenant 
ces  notions  pour  déterminer  quel  degré  de  vraisemblance  on 
peut  leur  accorder  ? 

L'analyse  de  la  Lettre,  plus  admirée  ou  décriée  que  lue,  con- 
firme ces  résultats.  Plus  nettement  que  d'Alembert  et  Condorcet, 
mais  en  suivant  la  voie  ouverte  par  eux,  Cal)anis  montre  que 
les  observations  faites  par  les  philosoplies,  à  diverses  époques, 
sur  les  habitudes  des  individus  et  des  nations,  sont  peut-être 
ce  qu'il  y  a  de  plus  propre  à  perfectionner  la  connaissance  de  la 
nature  humaine.  La  discussion  des  i^ées  dont  ils  partent  nous 
apprend  à  suivre  la  marche  de  l'intelligence  dans  les  différentes 
routes  qu'elle  peut  s'ouvrir  et  à  en  tirer  des  règles  plus  sûres 
pour  la  diriger  dans  ses  travaux.  Elle  nous  fait  voir  de  quelle 
utilité  peuvent  être  ces  opinions  diverses  dans  la  pratique  de  la 
vie;  à  quel  état  des  esprits  elles  conviennent  plus  spécialement; 
en  quoi  elles  se  rapportent  et  en  quoi  elles  diffèrent  ;  comment 
il  faudrait  les  modifier  ou  les  amalgamer,  pour  qu'elles  influent 
d'une  manière  plus  généralement  et  plus  constamment  avanta- 
geuse, sur  la  culture  de  l'esprit  et  sur  la  direction  des  penchants. 
L'étude  philosophique  des  cosmogonies  et  des  théogonies  jette 
de  grandes  lumières  sur  l'histoire  des  nations  et  de  l'esprit 
humain.  Il  ne  serait  même  pas  déraisonnable  d'affirmer  que 
l'histoire  proprement  dite  des  différentes  époques  est  moins 
instructive  que  leurs  fables:  «  Gardons-nous,  dit-il,  dans  un 
passage  fort  justement  relevé  par  Sainte-Beuve,  de  croire  avec 
les  esprits  chagrins,  que  l'homme  aime  et  embrasse  l'erreur  pour 


CABAMS  APRÈS  LE  18  Bill  MAIUE  277 

lerreur  elle-nu'ine;  il  n'y  a  pas,  et  même  il  ne  peut  y  avoir  de 
lolie  qui  n'ait  sou  coin  de  vérité,  qui  ne  tienne  à  des  idées  justes 
sous  quelques  rapports,  mais  mal  circonscrites  et  mal  liées  à 
leurs  conséquences  ».  N'est-ce  pas  là,  dit  Sainte-Beuve,  le  prin- 
cipe éclectique  nmderne  dans  son  application  historique?  Nous 
n'en  disconvenons  pas,  mais  c'est  à  Cabanis  et  non  à  Fauriel 
qu'il  faut  le  rapporter,  c'est  aux  idéologues  (1)  que,  par  ce  côté 
encore,  se  rattache  l'école  qui  les  a  le  plus  vivement  combattus. 

Les  philosophes  ont  imaginé  les  religions,  les  poètes  et  les 
orateurs  les  ont  rendues  populaires;  les  législateurs  les  ont  fait 
servira  leurs  projets.  Les  philosophes  grecs,  à  partir  de  Socrate, 
soit  qu'ils  aient  fait  gouverner  le  monde  par  des  intelligences 
supérieures,  qu'ils  aient  refusé  à  ces  dernières  toute  inlltience 
sur  la  marche  des  choses  ou  qu'ils  aient  nié  la  possibilitt'^  de 
leur  existence,  donnèrent  presque  tous  une  base  religieuse  à 
!a  morale.  Ils  en  cherchèrent  la  soui'ce  et  les  motifs  dans  l'idée 
(fuils  s'étaient  faite  des  causes  premières  et  de  la  nature  des 
forces  qui  soutiennent  la  vie.  Ils  avaient  tort  de  laisser  la  morale 
livrée  au  hasard  des  opinions  théoriques,  de  chercher  bien  loin 
ce  qui  était  eu  eux.  Les  règles  de  morale,  dit  Cabanis  en  1800 
comme  en  1800,  découlent  des  rapports  mutuels  qu'établissent 
entre  les  honimes,  leurs  hesoins  et  leurs  facultés;  ces  rapports 
sont  constants  et  universels,  parce  que  l'organisation  humain*^ 
est  fixe.  Quant  aux  motifs  de  pratiquer  les  règles  de  la  moj'ale, 
ils  sont  dans  l'utilité  générale  qui  la  détei-mine  et  la  constitue, 
dans  les  avantages  particuliers  attachés  à  riiabitude  d'y  subor- 
donner ses  actions  et  même  ses  penchants.  L'habitude  de  la 
vertu  est  si  conforme  à  la  nature  humaine,  qu'elle  procure  nii 
contentement  intérieur,  indépendant  de  tout  calcul  ;  (]iie  par  le 
doux  besoin  des  sympathies,  dont  elle  développe  et  perfectionne 
tous  les  mouvements,  elle  remplit  le  cœui-  d'une  satisfaction 
constante  et  tinit  par  rendre  les  sacrifices  eux-mêmes  une  nou- 
velle source  de  bonheur. 

Les  sages  de  l'antiquité  ne  pouvaient  prévoir  les  maux  dont 
les  idées  religieuses,  associées  à  la  morale  et  à  la  politique, 
deviendraient  la  cause  immédiate  et  directe.  S'ils  avaient  donné 
aux  hommes  la  volonté  secrète  des  puissances  invisibles  comme 
un  motif  de  plus  de  respecter  les  lois  de  la  morale,  d'y  rester  cons- 

(1)  Voyez  ég-alement  ce  <(ue  nous  disons  <\e  Degrrando,  cli.  virr.  §  2. 


278  L'IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIOLE 

taminent  soumis  et  de  leur  rendre  un  hommage  pur,  jusque 
dans  le  secret  de  la  conscience  et  des  désirs,  ils  n'eussent  fait 
qu'une  chose  très  utile  et  très  louable  (1).  Mais  ils  auraient  dû 
empêcher  que  jamais  un  homme  osât  parler  au  nom  des  puis- 
sances divines,  les  rendre  complices  de  coupables  desseins  et 
jeter  dans  les  esprits  les  semences  de  toutes  les  erreurs.  Ils 
ne  le  firent  pas  et  peut-être  est-il  impossible  de  le  faire.  Les 
idées  et  les  institutions  religieuses  ont  rendu  des  services  réels  ; 
mais  l'établissement  d'un  système  sacerdotal  donna  naissance  à 
cette  vaste  et  profonde  conjuration  contre  le  genre  humain,  qui 
toujours  fit  obstacle  aux  vues  sages  et  paternelles  des  légis- 
lateurs et  des  chefs  de  peuples,  ou  les  seconda  dans  leurs  pro- 
jets d'abrutissement  et  d'oppression. 

En  mettant  de  côté  l'influence  indirecte  des  religions  positives 
sur  les  jugements  et  les  actes  qui  leur  sont  le  plus  étrangers,  le 
trouble,  les  angoisses,  les  terreurs  qu'elles  répandent  souvent 
dans  les  âmes  les  plus  vertueuses,  les  désordres,  les  divisions,  les 
animosités  cruelles  qu'elles  produisent  dans  les  familles,  le  tort 
plus  grave  qu'elles  ont  dêtre  lunique  base  de  la  morale,  mise 
ainsi  à  la  merci  de  raisonnements  bons  ou  mauvais,  limmoralité 
profonde  de  l'expiation,  qui  permet  au  plus  noir  scélérat  d'être  cri- 
minel avec  sécurité,  un  examinateur  impartial  trouve  qu  elles  ont 
fait  beaucoup  plus  de  mal  que  de  bien  aux  hommes.  Leur  entière 
destruction,  dit  Cabanis  avec  les  hommes  du  xvm^  siècle,  serait 
un  des  plus  grands  bienfaits  du  génie  et  de  la  raison.  Mais  si  les 
idées  reUgieuses  ou  superstitieuses  tiennent  essentiellement  à 
notre  manière  de  sentir  et  de  considérer  les  forces  motrices  de 
l'univers,  s'il  est  impossible  de  détruire,  dans  la  masse,  l'idée 
fondamentale  des  religions  positives  et  s'il  est  nuisible  de  n'y 
réussir  que  pour  quelques  individus,  il  faut  cherchera  diriger  le 
torrent  qu'on  ne  peut  enchaîner  ou  tarir.  Affaiblir  l'influence 
funeste  qu'ont  les  idées  rehgieuses  sur  le  bon  sens,  la  morale  et 
le  bonheur  des  individus,  augmenter  et  rendre  plus  pure  l'in- 

(1)  «  Piien  n'est  plus  sublime  que  l'idée  de  meUre  ainsi  la  nature  humaine  en 
rapport  constant  avec  l'intellis-ence  suprême,  rien  n'est  plus  imposant  que  de  faire 
concourir  l'homme  à  l'ordre  général,  de  placer  son  bonheur  dans  l'accord  de  ses 
actions  et  de  ses  penchants  avec  les  lois  éternelles  de  l'univers  ;  rien  n'est  plus  incon- 
testable que  de  dire  de  la  vertu  qu'elle  nous  est  ordonnée  par  les  causes  premières, 
car  les  lois  qui  déterminent  les  besoins,  développent  les  facultés,  font  éclore  les 
passions  de  Thomme  et  produisent  les  lois  de  la  morale,  sont  l'œuvre  de  ces  causes, 
dont  on  peut  dire,  par  conséquent,  qu'elles  expriment  la  volonté  >•.  Cf.  Voluey, 
II,  §  3. 


C.VHAMS  APRÈS  LE  18  BR^MAIliE  ^"9 

lUu'iice  heureuse  quelles  exercent  quelquefois,  serait  peut-être  un 
moyen  damener  les  progrès  de  l'art  social,  d'espérer  qu'un  jour 
u  la  religion  simple  et  consolante  qui  resterait  sur  la  terre  n "y 
produirait  que  du  bien.  Telle  était  celle  de  Franklin  et  de  Tur- 
icot  ;  telle  fut  celle  des  grandes  âmes,  formées  par  la  doctrine 
stoïque,  de  ces  esprits  élevés,  nourris  de  pensées  toujours 
vastes  et  sublimes,  qui  associaient  l'existence  de  chaque  individu 
à  celle  du  genre  humain,  qui  donnaient  à  la  vertu  les  motifs  et 
le  but  les  plus  nobks,  les  plus  imposants,  en  la  faisant  concou- 
rir à  l'ordre  de  l'univers  ». 

Quelles  sont  donc  sur  les  causes  générales  de  la  nature,  les 
idées  auxquelles  Ihomme  se  trouve  invinciblement  conduit? 
quelles  sont  celles  que  lexamen  le  plus  sévère  de  la  raison  ne 
peut  jamais  rejeter  dune  manière  positive  et  absolue  ?  L'homme 
qui,  ne  voyant  plus  dans  toutes  les  opérations  de  la  nature  que 
le  produit  nécessaire  des  propriétés  inhérentes  aux  dilTérents 
corps,  a  atteint  le  dernier  terme  auquel  puisse  le  conduire 
le  bon  emploi  de  sa  raison,  peut  et  doit  se  demander  encore 
quelle  puissance  a  imprimé  ces  propriétés  aux  corps  (1).  Jamais 
un  système  purement  mécanique  de  l'univers  ne  sera,  dans  ses 
parties  les  plus  importantes,  lié  suffisannnent  pour  qu'on  ne 
suppose  pas  toujours,  par  analogie,  de  l'intelligence  et  de  la 
volonté  dans  la  cause,  dont  les  effets  présentent  des  signes 
si  frappants  d<'  coordination,  et  qui  marche  toujours  vers 
un  but  précis  avec  tant  de  justesse  et  de  sûreté.  Si  nous  ne 
pouvons  connaître  que  les  effets  observables  de  la  cause  pre- 
mière, l'ignorance  dogmatique,  victorieuse  contre  l'assertion 
positive  que  les  causes  sont  mécaniques  et  aveugles,  n'a  pas  la 
même  force  conti-e  l'assertion  contraire.  Appuyée  sur  un 
ensemble  de  raisonnements  abstraits  qui  paraissent  invincildes, 
elle  a  pour  elle  toutes  ces  impressions  et  ces  jugements  directs, 
bien  plus  puissants  sur  la  masse  des  hommes,  à  qui  les  opinions 
qui  touchent  à  la  pratique  doivent  toujours  être  appropriées. 

D'un  autre  côté,  l'homme  est  doué  d'imagination,  et  les  idées 
les  plus  justes  n'ont  toute  leur  influence  que  si  elles  réussissent 
à  le  toucher,  comme  à  le  convaincre  (-2).  Or  le  premier  sentiment 
qui  frappe  Ihomme,  en  présence  de  l'univers  et  de  lui-même,  est 
un  sentiment  de  terreur  ;  il  se  sent,  à  chaque  instant,  soumis 

(Ij  C'est  ce  que  Cabanis  a  fait  dans  les  Rapports. 

(2)  Voyez  le  travail  sur  V Instruction  publique,  art.  Fêtes. 


280  L  IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

à  l'action,  toute-puissante  pour  lui,  de  causes  qu'il  ne  connaît 
pas.  Lors  même  que  le  génie  a  écarté,  par  ses  découvertes,  une 
partie  des  voiles  de  la  nature,  il  reste  encore  assez  d'obscurité 
pour  tenir  le  genre  humain  dans  une  incertitude  mêlée  d"effroi. 
En  outre,  la  sensibilité  est  susceptible  d'un  accroissement  en 
quelque  sorte  indéfini  :  l'homme  agrandit  son  existence,  ses 
besoins,  ses  afTections,  ses  désirs;  il  voudrait  agir  sur  tout,  em- 
brasser toute  chose,  s'élancer  dans  l'infini  (1).  3Iais  ses  forces 
sont  resserrées  dans  des  limites  fort  étroites.  Franchissant  le 
terme  de  son  existence  sensible,  il  seplace  dans  un  monde  meil- 
leur, où  il  ne  trouve  plus  les  vicissitudes  et  le  terme  fatal  de  la 
vie  humaine.  Il  espère  une  vie  future,  qui,  non  seulement  lui 
conservera  sa  personnalité,  mais  qui  surtout  lui  fera  reti'ouver 
les  êtres  qu'il  a  le  plus  chéris  sur  cette  terre  ;  qui  accordera  la 
justice  et  la  puissance  de  l'être  qui  gouverne  l'univers,  assurera 
à  la  vertu  un  prix  plus  digne  d'elle,  et  verra  accomplir,  pour  le 
faible  et  l'infortuné,  cette  justice  éternelle  qu'ils  réclament  trop 
souvent  en  vain  dans  un  séjour  d'angoisses  et  de  douleurs  (2). 
Bien  que  nos  idées,  nos  sentiments,  nos  affections  soient  le  pro- 
duit d'impressions  reçues  par  des  organes  soumis  à  l'action 
médiate  ou  immédiate  des  différents  corps,  il  est  impossible 
d'affirmer  que  la  dissolution  des  organes  entraîne  celle  du 
système  moral  et  surtout  de  la  cause  qui  nous  rend  susceptibles 
de  sentir,  et  que,  vraisemblablement,  nous  ne  connaîtrons 
jamais.  Aussi  le  défenseur  d'une  vie  future,  sappuyant  sur  les 
qualités  qui,  dans  l'Être  suprême,  ne  peuvent  être  séparées 
de  l'intelligence  et  de  la  volonté,  sur  l'état  de  l'homme  et  les 
besoins  de  son  cœur,  en  tire  une  suite  d'arguments,  d'autant 
plus  forts  que  ceux  auxquels  ils  répondent  n'établissent  rien  de 
positif. 

On  n'a  pas  employé  dans  ces  questions  une  méthode  conve- 
nable :  déistes  et  spiritualistes,  athées  et  matérialistes  se  ser- 
vent de  la  méthode  de  démonstration.  3Iais  pour  l'être  ou  le  fait 
non  immédiatement  soumis  aux  sens,  nous  ne  pouvons  faire  que 
des  calculs  de  probabilité,  qui  se  rapprochent  plus  ou  moins  de 
la  certitude,  mais  n'"y  atteignent  jamais  (3).  D'ailleurs,  on  ne  peut 


(1)  Cf.  p.  241. 

(2)  Voyez  ce  que  nous  avons  dit  de  Voltaire  et  de  Rousseau. 

(.3)   P.  Laloi  et  F.  Picavet,  Instruction  morale  et  civique.  La  science,  la  phi- 
losophie des  sciences  et  la  métaphysique,  p.  198. 


CABANIS  APRÈS  LE  18  BRI  MAIllE  2X» 

connaître  les  faits  premiers  et  généraux,  puisqu'on  ne  i)'Ui(  les 
lier  à  des  faits  antérieurs  (1)  ;  on  ne  peut  que  les  constater  et  en 
observer  l'intluence  sur  les  faits  subséquents.  L'univers  uétanl 
comparable  à  rien  (2\  les  forces,  qui  le  meuvent  et  le  main- 
tiennent dans  nue  éternelle  activité,  ue  peuvent  être  étudiées 
que  dans  leurs  effets  observables.  Eu  nous  dirigeant  par  laïui- 
logie,  nous  attribuons  cependant  à  ces  forces  certaines  pro- 
priétés dont  nous  avons  observé  les  signes,  les  circonstances 
et  les  effets  dans  les  objets  plus  rapprochés  de  nous.  Les  poètes 
et  les  théurgistes  donnent  à  la  cause  premitM-e  tout  ce  que  la 
nature  bunuiine  leur  présente  de  plus  parlait  ou  de  plus  impo- 
sant, mais  aussi  des  qualités  contradictoires  ou  démenties  par 
des  faits.  Les  philosophes  les  lui  ont  refusées  toutes  peut-être 
trop  indistinctement.  A  quelles  conclusions  assez  [)robables 
pour  déterminer  notre  persuasion,  sommes-nous  donc  con- 
duits ?  Écartons  d'abord  les  mots  à  peu  près  vides  de  sens, 
«  déisme  »,  «  athéisme  »,  «  spiritualisme  »,  «  matérialisme  »,  celui 
même  de  Dieu,  dont  le  sens  n'a  januiis  été  déterminé  et  circons- 
crit avec  exactitude. 

Sentir,  se  ressouvenir  et  juger  composent  l'intelligence  ;  l'en- 
semble des  déterminations  qui  naissent  des  jugements  constitue 
la  volonté;  intelligence  et  volonté  sont  le  système  moral  de 
l'homme.  Si,  à  l'état  d'ignorance,  nous  sommes  portés  à  regar- 
der connue  animés  tous  les  corps  en  mouvement  et  à  leur 
attribuer  l'intelligence  et  la  volonté;  si,  pour  l'homme  qui  em- 
brasserait l'univers  dans  son  ensemble  et  ses  détails,  les  phé- 
nomènes seraient  une  suite  directe  et  nécessaire  des  propriétés 
de  la  matière;  dans  les  effets  de  la  cause,  qui  ne  peut  être 
saisie  en  elle-même,  il  trouve  les  propriétés  des  êtres,  dont 
les  actes  et  les  moyens  d'action  lui  sont  connus:  il  saisit  ces 
analogies  pour  les  adopter  ou  les  rejeter  ai)rès  mûr  examen. 

Toutes  les  vraisemblances  le  portent  à  regarder  les  ouvrages 
de  la  nature  comme  produits  par  des  opérations  comparables 
à  celles  de  son  propre  esprit,  dans  la  formation  de  ses  œuvres 
les  plus  savamment  combinées;  à  concevoir  l'idée  de  la  plus 
haute  sagesse,  de  la  volonté  la  plus  attentive  à  tous  les  détails. 
La  réflexion  le  confirme  dans  cette  opinion,  sans  lui  fournir 
une  démonstration  rigoureuse.  Mais  l'hypothèse  contraire  ne 

(1)  Cf.  supra,  p.  235. 

(2)  Id.,  ibid. 


-2S2  L'IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

s'appuie  sur  aucune  analogie  A^éritable,  n'a  pour  elle  presque 
aucune  vraisemblance,  ne  peut  être  défendue  que  contre  le 
reproche  d'impossibilité  absolue.  Toutes  les  règles  de  raisonne- 
ment en  matière  de  probabilité  ramènent  l'homme  à  son 
impression  première.  Dans  les  recherches  sur  la  nature  et  les 
discussions  pbilosophiques  qu'elles  font  naître,  il  ne  faut  pas 
iulopler  les  vaines  et  stériles  explications  des  causes  finales  (1); 
mais  quand  nous  raisonnons  sur  la  cause  ou  sur  les  causes 
premières,  toutes  les  règles  de  probabilité  nous  forcent  à  les 
reconnaître  finales. 

En  outre,  la  sensibilité  n'étant  observée  qu'au  moyen  de  l'or- 
ganisation, ne  peut  en  être  supposée  le  produit;  elle  est  plutôt 
répandue  dans  toutes  les  parties  de  la  matière  où  nous  remar- 
quons distinclemement  l'action  de  forces  motrices  qui  tendent 
à  les  faire  passer  par  tous  les  modes  d'arrangement,  régulier  et 
systématique  : 

Mens  agitât  molem,  et  maf/no  se  corpore  miscet. 

Des  forces  actives  animent  la  matière,  la  meuvent,  la  trans- 
forment d'api'ès  des  plans  très  habiles,  très  compliqués,  très 
divers,  et  cependant  constants  et  uniformes.  Elles  font  éclore, 
développent  et  conduisent,  au  terme  de  leur  perfection,  des 
êtres  sensibles  et  intelligents  (2).  Or  je  l'avoue,  dit  Cabanis,  «  il 
me  semble,  ainsi  qu'à  plusieurs  philosophes  auxquels  on  ne 
pourrait  pas  d'ailleurs  reprocher  beaucoup  de  crédulité,  que 
l'imagination  se  refuse  à  concevoir  comment  une  cause  ou  des 
causes  dépourvues  d'inteUigence  peuvent  en  donner  à  leurs 
])roduits  ;  et  je  pense  en  particulier,  avec  le  grand  Bacon,  qu'il 
faut  être  aussi  crédule  pour  la  refuser  d'une  manière  formelle 
€t  positive  à  la  cause  première,  que  pour  croire  à  toutes  les  fables 
de  la  mythologie  et  du  Talmud  ». 

On  n'a  point  tort  de  reconnaître  à  la  cause  première  la  puis- 
sauce,  la  justice,  la  bonté,  etc.  3Iais  il  est  absurde  de  la  com- 
parer à  un  chef,  exclusivement  occupé  du  bien-être  de  ses 
subordonnés,  et  les  gouvernant  par  une  suite  d'expédients  et 
de  mesures  accidentelles;  de  joindre  l'épithète  d'infini  «  mot 

fl)  Voyez  supra,  2jassim.  Cabanis  iiulique  bieu  ici  encore  comment  il  peut  se 
placer,  sans  se  contredire,  à  un  autre  point  de  vue  que  dans  les  Rapports,  où 
il  considérait  les  clioses  d'une  manière  positive. 

(2)  >'ous  avons  indiqué,  à  propos  du  dixième  Mémoire,  les  tendances  de  Cabanis  à 
€xpli([uer  «  Tinférieur  par  le  supérieur  ».  (Cf.  §  2.) 


CABANIS  APRÈS  LE  18  BRIMAIKK  28-*^ 

ville  de  sens  •.  à  chacune  de  ses  vertus  ;  de  réunir  en  lui  toutes 
les  perfections  humaines;  d'en  écarter  toute  quaUté  sensible  ol 
de  personnifier  ainsi  le  néant.  On  peut  supposer,  dans  l'univers, 
orjianisé  de  manière  que  toutes  ses  parties  sympathisent  entre 
elles,  des  centres  partiels  où  le  principe  de  lintelligence  se 
rassemble  et  un  centre  commun  où  les  mouvements  aboulissent 
et  soient  perçus  1  .Ainsi  pensèrent  les  stoïciens  pour  qui  les 
êtres  et  en  particulier  les  êtres  vivants  sont  des  parties  du 
grand  tout,  et  leur  intelligence  une  émanation  de  rintelligence 
générale.  Cluuiue  partie  de  la  matière,  chaque  être  sensible  et 
vivant  jouait  son  rôle  dans  le  système  général;  l'être  intelligent 
et  capable  d.'  réllexion  devait  connaître  ce  rôle  et  le  rempUi- 
d'autant  plus  lidèlement  qu'il  était  doué  d'une  intelligence  plus 
parfaite  et  avait  des  moyens  d'action  plus  étendus.  Aujourd'hui, 
on  pensera  (luil  y  a  vie  et  organisation,  partout  où  l'organisation 
peut  se  former  et  se  maintenir;  qu'on  ne  saurait  assigner  de 
terme  à  la  perfection  que  les  lois  éternelles  {2)  peuvent  lui  don- 
ner et  qu'il  y  a  peut-être  cent  fois  plus  de  distance  entre  l'intel- 
ligence de  certains  êtres  placés  dans  les  autres  mondes  et  celle 
de  l'homme,  relégué  sur  la  terre,  qu'entre  l'intelligence  de 
l'homme  et  celle  du  polype  ou  du  zoophyte  (3). 

Ainsi  se  pose  une  autre  question  :  ce  système  moral  de 
l'homme  parlage-t-il  à  la  mort  la  destinée  de  la  combinaison 
organique  :'  Oueslion  plus  ditficile,  car  les  analogies  sensibles 
semblent  favorables  à  ceux  qui  nient  la  persistance  du  moi,  que 
nous  voyons  se  former  et  naître,  croître  et  se  perfectionner  avec 
les  organes,  se  conformer  exactement  à  tous  leurs  états  de  ma- 
ladie ou  de  santé,  saffail)lir,  vieillir  et  s'éteindre,  au  moment  où 
cesse,  dans  les  organes,  toute  manifestation  du  sentiment  (4). 
Cependant  on  ne  peut  démontrer  que  la  force  vitale  n'est  qu'un 
produit.  L'opinion  qui  en  lait  un  principe  actif  de  nature  incon- 
nue, mais  nécessaire  pom*  expliquer  les  faits,  a  un  degré  de 
probabilité  supérieure.  Tout  se  réunit  pour  nous  convaincre  que 
la  vie  générale  des  animaux  est  concentrée  dans  un  foyer  et  que 
la  vie  particulière  des  organes  n'est  elle-même  qu'une  émana- 
tion de  celle  qui  anime  tout  le  système.  Ainsi  l'affaiblissement 

(1)  C'est  ce  que  Cabanis  a,  pour  l'homme,  supposé  dans  les  Rapporta. 

(2)  Encore  une  expression  dont  s'est  souvent  servi  Cabanis,  cf.  supra, 
l'i)  Cf.  §  2. 

(4)  Cabanis  reprend  encore  les  résultats  des  Rapports. 


284  L'IDÉOLOCIE   PIIYSIOLOCIQIIE 

de  certains  organes  produit  un  surcroît  d'activité  dans  les 
autres  ;  leur  destruction  détermine,  dans  d'autres,  un  eiïort 
régulier  et  symétrique,  pour  remplir  les  fonctions  des  organes 
détruits.  La  sensibilité  est  comme  un  fluide  qui  afllue  vers  les 
parties  les  plus  libres  de  l'appareil  avec  d'autant  plus  d'abondance 
que  celles  qu'il  trouve  inaccessibles  sont  plus  importantes  (1). 
Le  principe  vital  est  une  substance,  un  être  réel  qui,  par  sa  pré- 
sence, meut  les  organes  et  retient  liés  les  éléments,  mais  par 
son  absence,  les  laisse  livrés  à  la  décomposition.  Indécomposa- 
ble comme  les  autres  principes  élémentaires  de  l'organisation, 
émanation  du  principe  général,  sensible  et  intelligent  de  l'uni- 
vers, il  se  réunira  à  cette  source  commune  de  toute  vie  et  detout 
mouvement.  La  persistance  du  principe  vital  entraîne  celle  du 
moi,  lien  de  tous  les  résultats  intellectuels  et  moraux  ;  cepen- 
dant on  ne  peut  être  aussi  afflrmatif  que  sur  l'intelligence  de  la 
cause  première.  Plus  faibles  encore  sont  les  probabilités,  s'il 
s'agit  des  idées,  des  sentiments,  des  liabitudes  morales  que 
nous  regardons  comme  identitiées  avec  lemoi.  Toutefois  la  néga- 
tion ne  peut  être  démontrée  et  serait  incompatible  avec  la  justice 
parfaite,  dont  l'idée  est  inséparable  de  la  cause  première;  c'est 
là  une  raison  morale  qui  a  du  poids  et  peut  faire  inclinei-  la 
balance  dans  un  état  d'absolue  incertitude  de  l'esprit.  Mais 
l'ordonnateur  suprême  des  choses  ne  peut  exercer  ses  fonctions 
de  rémunérateur  et  de  vengeur  que  par  des  lois  générales,  dont 
la  sanction  n'est  pas  moins  réelle  et  puissante,  dès  cette  vie  (2), 
quand  même  il  n'y  aurait  pas  de  vie  à  venir.  Les  gens  de  bien, 
suivant  la  belle  expression  que  Platon  met  dans  la  bouche  de 
Socrate,  doivent  'prendre  confiance  dans  la  mort  qui  ne  peut 
leur  apporter  rien  que  d'heureux,  mais  aussi  dans  la  vie  qui  n'a 
de  véritables  douceurs  que  pour  l'homme  vertueux,  d'amertumes 
insupportables  que  pour  le  méchant  (3). 

Certes,  la  morale  a  des  bases  solides  dans  la  nature  humaine  ; 
mais  déduire  les  règles  de  notre  conduite  des  lois  de  la  nature  ou 
de  l'ordre,  appeler  vertu  ce  qui  est  conforme  à  cet  ordre,  vice  ce 
qui  y  est  contraire  ;  faire  de  chaque  être  un  serviteur  de  la 
cause  première,  qui  concourt  avec  elle  à  l'accomplissement  du 
but  total  et  exerce  une  partie  de  sa  puissance,  ce  n'est  pas  éta- 

(1)  Mêmes  idées  supra,  dans  les  Rapports  et  dans  des  travaux  antérieurs. 

(2)  C'est  ce  que  Cabanis  a  toujours  affirmé. 

(3)  Cf.  cil.  Tii,  §  1,  ce  que  Cabanis  dit  de  Galien. 


CAHAMS  APUfcS  Li:  IS  JiKli.MAIllE  -283' 

l)lir  la  morale  sur  une  croyance  religieuse,  c'est  la  faire  sortir  tlo 
sou  unique  et  véritable  source,  île  la  nature  des  choses  en  géné- 
ral et  de  la  nature  humaine  eu  parliculier  ;  c'est  lagrandir  cl 
leunoblir  ;  c'est  donner  à  l'hoinuie  une  idée  sublime  de  la 
dignité  de  son  être  et  des  belles  destinées  auxquelles  il  est  appelé 
par  l'ordonnateur  suprême. 

Au  reste  cette  religion  l'ut  et  sera  toujours  la  seule  vraie,  la 
seule  qui  donne  une  idée  juste  et  grande  de  la  cause  suprême, 
qui  élève  l'esprit  et  satisfasse  le  cœur  sans  égarer  la  raison,  (|iii 
donne  à  l'homme  bien  plus  que  l'immortalité,  eu  lui  mon- 
trant son  existence  liée  au  passé  et  à  l'avenir,  qui  seule  oflre  à  la 
vertu  des  espérances  éternelles  dont  peut  se  satisfaire  la  i-aison. 
Le  sacerdoce  en  est  exercé  par  tous  les  hommes  qui  recherchent 
les  lois  de  la  nature  et  particulièrement  celles  de  la  nature  mo- 
rale. Son  culte  consiste  à  se  conformer  de  plus  en  plus  à  ces  lois, 
à  cidtiver  noire  raison  et  nos  penchants,  à  prali([uer  toutes  les 
actions  utiles  aux  individus,  à  la  patrie,  au  genre  humain.  Dans 
un  moment  où  presque  toutes  les  religions  positives  ont  été  si 
profondément  ébranlées  et  où  tant  d'hommes  éclairés  pronon- 
cent l'utilité  morale  des  religions,  il  y  a  des  raisons  de  penser 
qu'un  gouvernement  puissant  et  ami  de  l'humanité,  dit  Cabanis 
qui  ne  semble  pas  avoir  renoncé  tout  à  fait  à  voir  Napoléon  tra- 
vailler au  succès  de  ses  idées  personnelles,  pourrait  établir,  sur 
ce  fond  si  simple  et  si  riche,  un  culte  et  des  solennités  qui 
auraient  un  éclat  et  une  pompe  dont  nos  mesquines  fêtes  mo- 
dernes n'ont  jamais  approché. 

Tous  ceux  qui  nous  liront  reconnaîtront,  avec  Sainte-Beuve, 
que  la  Lettre  sur  les  Causes  premières  indique  <'  la  i)réparation 
d'une  ère  nouvelle,  qu'elle  respire  les  plus  admirables  sentiments 
et  agite  les  conjectures  les  plus  consciencieuses  »  ;  mais  ils  en 
feront  honneur  à  Cabanis  et  verront  en  lui  l'homme  qui  «  devine 
et  devance  l'histoire  desphilosophies,  impartiale  et  intelligente  ». 
Bien  plus,  s'ils  se  rappellent  cet  admirable  ouvrage  où  M.  Renan 
a  exposé  ses  doutes,  ses  probabilités,  ses  certitudes,  ils  estime- 
ront que  le  penseur,  parti  du  stoïcisme,  est  quelquefois  moins 
éloquent  (1),  moins  «  ondoyant  et  divers  »,  mais  qu'il  n'a  ni 

(1)  «  Si  la  douleur  n'était  poiat  un  mal,  dit  Cabanis  en  combattant  le  célèbre 
paradoxe  des  stoïciens,  elle  ne  le  serait  pas  plus  pour  les  autres  que  pour  vous- 
mêmes  ;  nous  devrions  la  compter  pour  rien  dans  eux  comme  dans  nous  ;  pourquoi 
donc  cette  tendre  humanité  qui  caractérise  les  plus  çrrands  des  stoïciens,  bien  mieux 
peut-être  que  la  fermeté  et  la  constance  de  leurs   vertus?  0  Ciiton!  pourquoi  le 


286  LintOLOr.IE  PIIYSIOLOC.IQI  E 

moins  (i"origii>alité,  ni  moins  de  largeur  d'esprit  que  celui  poui- 
qui  le  christianisme  est  «  Tombre  dont  nous  vivons  encore  ». 
Et  s'ils  pensent  à  Fauriel,  ce  sera  pour  lui  savoir  un  gré 
infini  davoir  transmis  à  d'autres  la  bonne  parole  qu'il  avait 
entendue. 

C'est  le  26  avril  1807  que  Destutt  de  Tracy  annonçait  à  Biran 
la  première  attaque  de  Cabanis,  en  termes  qui  montrent  combien 
ce  dernier  était  aimé  de  ses  amis,  et  combien  D.  de  Tracy,  si 
froid  en  apparence,  était  affectueux  et  sensible  (l).  Un  mois  plus 

vois-je  quitter  ta  monture,  y  placer  ton  familier  malade,  et  poursuivre  à  pied, 
sous  le  soleil  ardent  de  la  Sicile,  une  route  longue  et  montueuse  ?  0  Brutus  ! 
pourquoi,  d;ins  les  rigueurs  d'une  nuit  glaciale,  sous  la  toile  d'une  tente  mal 
fermée,  dépouilles-tu  le  manteau  qui  te  garantit  à  peine  du  froid  pour  couvrir  ton 
esclave  frissonnant  de  la  fièvre  à  tes  côtés  ?  Ames  sublimes  et  adorables,  vos  vertus 
elles-mêmes  démentent  ces  opinions  exagérées  ;  contraires  à  la  nature,  à  cet  ordre 
éternel  ipie  vous  avez  toujours  regardé  comme  la  source  de  toutes  les  idées  saines, 
comme  l'oracle  de  l'homme  sage  et  vertueux,  comme  le  seul  guide  sur  de  toutes 
nos  actions  »  î  Sainte-Beuve  (Fauriel,  p.  18o)  a  raison  de  dire  que  Cabanis  s'élève 
à  une  éloquence  véritable,  à  celle  où  l;i  pensée  et  le  cœur  se  confondent. 

(1)  «  Mercredi  dernier,  étant  depuis  quelques  jours  en  très  mauvaise  disposition,  il 
s'est  livré  imprudemment  à  une  application  trop  forte;  il  en  est  résulté  un  coup  de 
sang  avec  des  caractères  graves,  la  connaissance  a  été  perdue,  la  tète  brouillée,  la 
langue  embarrassée  et  la.  bouche  tournée,  mais  tout  cela  n'a  été  qu'un  éclair  de 
deux  minutes  au  plus  par  bonheur.  Hiilierand  ét:iit  avec  lui  dans  son  jardin,  il  l'a 
ramené,  soigné,  et  il  était  si  bien  lui-même  qu'il  a  le  premier  caractérisé  sa  maladie 
et  en  a  raisonné  avec  Richerand  comme  de  celle  d'un  autre,  pour  décider  ce  (pi'il  y 
avait  à  faire;  deux  petites  applicatiDUS  de  sangsues,  ipiehiues  bains  de  pieds, 
quelques  lavements,  un  purgatif  ont  tout  rétabli;  tout  le  jour  il  causait  avec  nous 
tous  très  gaiement  et  plus  que  nous  ne  voulions  le  lui  permettre;  le  lendem:iin  il 
est  descendu  chez  sa  femme,  et  le  surlendemain  dans  son  jiidin;  il  n'a  plus  (pi'uu 
peu  de  faiblesse  et  de  l'embarras  dans  les  entrailles  où  est  le  siège  de  tout  le  mal  ; 
enfin  il  ne  lui  restera  absolument  aucune  trace  de  cet  événement  qu'on  doit  regarder 
et  qu'il  regarde  effectivement  lui-même,  plus  comme  un  avertissement  que  comme 
un  accident.  Mais  vous  sentez  tout  ce  (ju'exige  de  ménagements  un  tempérament 
robuste,  mais  fatigué,  dont  la  débilité  pi-end  ce  cours  ;  c'est  là  ce  dont  nous  nous 
sommes  occupés,  et  ce  à  quoi  il  se  prête  très  bien  ;  ainsi  j'espère  qu'à  quelque  chose 
malheur  sera  bon,  et  qu'il  va  avoir  plus  de  vrais  soins  de  lui-même.  Il  a  été  vive- 
ment affligé  de  la  vue  de  cette  nécessité  ;  mais  peu  d'heures  après  le  premiei'  moment, 
il  me  disait  que  Condorcet  avait  eu  un  avertissement  de  ce  genre  précisément  à  la 
même  époque  de  sa  vie,  vers  cinquante  ans,  en  1790,  que  lui-même  l'en  avait 
soigné,  et  qu'il  en  avait  si  bien  rappelé  que  les  meilleurs  ouvrages  qu'il  ait  jamais 
faits  sont  ses  derniers  qui  sont  postérieurs.  Cela  lui  faisait  un  vrai  plaisir.  Voilà  les 
idées  et  les  sentiments  dont  il  est  occupé,  vous  le  reconnaîtrez  là  ;  il  l'est  bien  aussi 
que  vous  ne  soyez  pas  en  peine  de  lui  et  vous  le  reconnaîtrez  encore  à  ce  tendre 
intérêt  mêlé  de  reconnaissance  ;  au  vrai,  comptez  que  je  ne  vous  ménage  point  et 
<iue  je  vous  dis  la  vérité  tout  entière,  du  moins  telle  que  je  la  vois,  et  vous  sentez 
bien  que  je  suis  assez  affecté  pour  exagérer  plutôt  la  crainte  que  l'espérance.  Nous 
conserverons  ce  cher  homme,  nous  dérouterons  même,  j'espère,  cette  détermination 
vicieuse  de  la  nature;  il  sera  toujours  lui,  et  sera  peut-être  même  plus  fort  dans 
quelque  temps  comme  cela  arrive  à  Pinel  et  à  tant  d'autres,  car  évidemment,  il 
passe  son  temps  critique  qui,  comme  il  le  sait  bien,  est  marqué  dans  les  hommes 
comme  dans  les  femmes  ;  les  pauvres  petits  êtres  comme  moi  n'ont  pas  des  crises 
si  marquées,  mais  la  mienne  est  bien  laborieuse  dans  ce  moment  par  ses  souffrances 
et  par  le  prix  i[uil  attache  à  mes  soins.  Je  ne  vous  dirai  rien  de  plus  aujourd'hui; 


CABANIS  APRÈS  LE  18  BRUMAIIU:  i^l 

tard  (12  iiiaiK  D.  de  Tracy  n'était  pas  plus  rassmv  sur  la  sauté 
de  C-abanis  (1).  En  aoiVt  (le  7)  malade  lui-même,  il  écrit  à  Biran 
que  les  nouvelles  de  Cabanis  ne  sont  pas  consolantos  (2). 
Pris  de  la  lièvre  tierce  et  craignant  pour  la  sant(''  de  la  mère 
de  son  gendre,  «  l'adorable  femme  si  indispensable  aux  deux 
familles  »,  il  appreiul  à  Riran  que  Cabanis  est  assez  bien  et 
qu'il  cbasse.  Kn  décembre  il  lui  en  donne  encore  des  nou- 
velles (3). 
Les  renseignements  précis  manquent  sur  les  derniers  mois 


je  vous  doimerai,  je  vous  assure,  de  ses  nouvelles  fréquentes,  poui'  reinpiM-hor  fie  le 
faire  lui-même,  car  nous  lui  défendons  d'écrire,  au  moins  autant  (juil  est  en  notre 
pouvoir;  il  va  ces  jours-ci  aller  à  la  cannjagne  chez  M°io  de  Condorcet;  nous  faisons 
des  inlriirues  pour  lui  donner  le  ;;,'orit  de  la  botanique,  il  s'y  prête  et  ce  sera  un 
ijrand  bonheur;  evercice  doux,  application  douce,  c'est  la  i)erfection;  cela  avait 
presque  balancé  en  Rousseau  les  mauvais  effets  de  l'étude  des  sciences  morales  ». 
(Lettre  communiquée  par  M.  Navillc.) 

(1)  n  Je  vois  sa  délicatesse  habituelle  changée  eu  déliilité,  et  la  vieillesse  com- 
raeucer  pour  lui  dix  ans  plus  tiM  ([u'elle  n'aurait  dû,  et  je  ne  sonife  absolument  plus 
qu'à  sa  i-onservation  si  précieuse  à  tant  de  gens,  sans  plus  prétendre  du  tout  à 
l'espoir  de  lui  \oir  rendre  de  nou\eaux  services  à  la  masse  entière  de  la  société; 
surtout  je  me  reproche  de  ne  vous  en  avoir  pas  donné  des  nouvelles  de  jour  en  jour, 
cependant  nous  pouvez  bien  croire  que  si  tout  n'avait  pas  été  sans  non\eanx  orages, 
je  n'aurais  pas  manqué  de  vous  en  instruire.  Le  \rai  est  ([u'il  est  aussi  bien  ([u'il 
soit  possible  de  le  désirer  après  un  tel  événement  ;  il  est  vraiment  et  complètement 
dans  son  état  habituel.  Il  vient  d'aller  faire  une  course  de  deux  jours  à  quinze  lieues 
d'ici  avec  la  même  vigueur  ;  il  s'est  fatigué  le  corps  et  reposi'  la  tète,  et  il  est 
revenu  mieux  portant,  doiinant  bien  et  digéi'ant  ;  il  est  reparti  hier  pour  |)asser  un 
mois  avec  sa  femme  chez  sa  belle-sn'ur  à  Meulan,  il  a  fait  la  route  a  cheval  ;  il  se 
promènera  beaucoup,  je  ne  doute  pas  qu'il  n'en  revienne  très  bien.  La  nature  a 
chez  lui  une  force  native  très  grande,  et  il  y  a  des  moments  on  je  me  tlatte 
qu'elle  perdra  la  direction  vicieuse  qu'elle  a  prise  un  moment,  et  que  cette  crise 
passée  elle  fera  ses  fonctions  mieux  (lu'avant  ;  je  vous  assure  que  je  ne  manquerai 
pas  de  vous  en  informer,  c'est  avec  vous  surtout  que  j'aime  à  m'entretenir  île  cet 
excellent  homme  qui  vous  coimaît  et  par  consé((uent  vous  aime  bien  ;  il  est  profon- 
fondément  touché  de  votre  intérêt  ».  (Id.) 

(2)  «  Sa  tète,  pleine  de  l'esprit  le  plus  aimable,  est  pourtant  tonjoiu's  faible  et  tou- 
jours portée  à  se  troubler.  Son  neveu  chéri  se  promettait  bien  le  hoidienr  de  vous 
voir,  il  est  diuis  votre  pays,  il  vous  en  a  assurément  bien  parlé,  vous  en  êtes  actuel- 
lement au  fait  comme  moi-même  et  mieux,  car  j'aime  à  me  flatter  que  ma  mélan- 
colie influe  sur  la  manière  dont  je  le  vois;  ce  qu'il  y  a  de  si'ir  et  ce  qui  m'afflige, 
c'est  qu'elle  m'ôte  bien  des  moyens  de  lui  rendre  mes  soins  utiles  et  agréables  ;  il 
va  bientôt  aller  à  une  campagne  plus  éloignée  que  celle-ci,  et  je  le  verrai  partir 
avec  une  sorte  de  plaisir  dans  l'espérance  qu'effectivement  le  genre  de  vie  dont 
vous  me  parlez  lui  fera  plus  de  bien  «pie  ma  maussade  société.  Ce  serait  la  vôtre, 
monsieur,  qu'il  lui  faudrait  et  (jui  serait  sa  guérison.  Il  ne  peut  ni  lire,  ni  s'appli- 
quer X.  (Lettre  inédite,  communiquée  par  .M.  E.   Naville.) 

(3j  '<  Notre  excellent  ami  heureusement  va  bien,  il  chasse,  il  court,  il  se  fortifie, 
mais  cependant  il  est  toujours  incapable  de  la  moindre  application  d'un  moment, 
et  la  plus  légère  circonstance  l'altère  si  visiblement  que  l'on  peut  craindre,  à  tout 
moment,  des  rechutes  funestes  et  eu  attendant  il  est  à  douze  lieues  de  moi,  et  les 
autres  me  retiennent  ici.  Je  ne  sais  quand  il  reviendra,  je  n'ose  même  le  souhaiter 
tant  il  lui  est  nécessaire  de  jouir  de  la  paix  du  désert,  pourvu  encore  que  rien  ne 
le  trouble  ».  Id.) 


288  L'IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

de  la  vie  de  Cabanis.  Nous  savons,  par  D.  de  Tracy,  Ginguené 
et  Mignet,  qu'il  passa  Fliiver  près  du  hameau  de  Rueil,  allant 
à  cheval  avec  son  neveu  visiter  les  malades  des  villages  voi- 
sins. Une  seconde  attaque  d'apoplexie  fut  suivie  d'une  affection 
de  paralysie.  Le  o  mai  1808,  après  une  promenade  pendant 
laquelle  il  avait  eu,  avec  sa  femme  «  les  plus  doux  épanche- 
ments  de  cœur  »,  il  se  mit  au  lit  et  dormit  quelques  heures. 
Vers  une  heure  du  malin,  de  sourds  gémissements  annon- 
cèrent aux  siens,  éloignés  par  lui,  une  nouvelle  attaque  qui 
l'emporta. 

Cabanis  fut  pleuré  par  tous  ceux  qui  l'avaient  connu,  par  les 
pauvres  gens  au  milieu  desquels  il  vivait,  comme  par  les  amis  qui 
appréciaient  sa  valeur.  Ses  restes  furent  déposés  au  Panthéon. 
Mais  ce  fut  l'Instilut  qui  lui  rendit  les  plus  grands  honneurs. 
Le  21  septembre,  D.  de  Tracy  remplaçait  Cabanis  à  l'Académie 
française  et  prononçait  «  l'éloge  de  l'homme  qui  lui  était  le  plus 
cher  et  dont  il  fut  tendrement  aimé  ».  Il  osait  dire  que  Cabanis 
avait  rempli  la  double  tâche  qu'il  s'était  proposée,  de  porter  la 
philosophie  dans  la  médecine  et  la  médecine  dans  la  philoso- 
phie :  «  Ce  magnifique  travail,  disait-il  des  Rapports,  sera  à 
jamais  un  des  plus  beaux  monuments  de  la  philosophie  de  notre 
temps  et  l'un  de  ceux  qui  contribueront  le  plus  à  la  gloire  du 
siècle  où  nous  entrons.  Quelle  simplicité  dans  la  marche,  quelle 
profondeur  dans  les  résultats,  quelle  finesse  d'analyse  dans  les 
détails  et  quelle  vérité  frappante  dans  l'ensemble  »  !  Et  il  ajoutait, 
pour  augmenter  les  regrets  que  causait  une  perte  aussi  préma- 
turée :  «  Il  méditait  le  plan  d'un  grand  ouvrage  sur  les  moyens 
possibles  d'améliorer  l'espèce  humaine,  en  profitant  de  toutes 
les  connaissances  qu'elle  a  déjà  acquises  pour  accroître  encore 
ses  forces,  ses  facultés  et  son  bien-ôtre.  Il  en  avait  rassemblé 
toutes  les  idées  principales.  Elles  confirmaient  ou  étendaient  les 
Vcérités  répandues  dans  ses  différents  écrits,  elles  en  étaient  une 
application  directe,  il  ne  lui  restait  plus  qu'à  prendre  la  plume, 
c'était  le  monument  qu'il  croyait  le  plus  propre  à  honorer  et  à 
illustrer  sa  mémoire  ».  Le  déclin  rapide  de  ses  forces  ne  lui  per- 
mit pas  d'exécuter  cette  entreprise. 

M.  de  Ségm"  répondit  à  D.  de  Tracy,  fit  l'éloge  de  Cabanis,  de 
son  œuvre  et  surtout  des  Révolutions  de  la  médecine,  qui  cons- 
tituent un  excellent  morceau  d'histoire  philosophique.  Puis  vint 
la  lecture  d'un  fragment  de  la  traduction  de  Y  Iliade,  suivie  par 


CAUAMS  APRES  LK  IS  I5KUMA1KK  ^28!) 

Une  promenade  de  Fénelon,  dans  laquelle  Andrieiix  falsail  un 
éloge  enthousiaste  de  Cabanis  (1). 

En  1810,  rinslltut  faisait  (lourer  les  Rapports  parmi  les 
ouvraiït's  au\(fUtMs  ou  pouvait  décerner  le  prix  de  morale  et  d'é- 
ducation. 

On  est  unanime  sur  Ihomme.  Nous  ne  l'apporterons  pas  les 
jugements  de  ses  amis.  3Iais  Kauriel,  lié  avec  plusieurs  de  ses 
adversaires  philosophiques,  n'en  parla  jamais  que  comme  de 
l'homme  le  plus  parfait  moralement  qu'il  eût  connu.  Manzoni 
■«  pour  exprimer  cette  tleur  de  bonté,  de  douceur  et  d'airection 
qu'il  avait  reconnue  dans  l'ami  de  son  ami  »  l'appelait  «  l'angé- 
lique  Cabanis  »  2  .  Mignet  rappelle  le  dévouement  du  médecin, 
la  générosité  du  politique,  l'élévation  de  l'écrivain  et  la  modéra- 
tion du  sage. 

Comment  a-t-on  pu,  se  demanderont  nos  lecteurs,  laisser 
dans  l'ombre  ou  traiter  avec  dédain  un  penseur  dont  l'origina- 
lité semble  indiscutable  ?  H  faut,  pour  s'en  rendre  compte,  se 
rappeler  combien  fut  violente  la  réaction  politicpie,  religieuse 
et  philosophique  qui  suivit  la  Révolution.  Frayssiuous,  dans  ses 

(1)  G  toi  de  qui  .j'.ippiis  cette  toui'li.inte  histoire  ! 
Toi  dout  uous  honorons  aujounrinii  la  mémoire, 
Cher  et  hou  Cabanis,  je  n'ai  point  i'iieuieux  dou 
De  ces  traits  éloquents,  de  ee  uohit;  abandiiu, 
Qui  partmt  de  ton  àmc  et  si  tendre  et  si  saije, 
Passionnaient  toujours  tes  éc-rits,  ton  langa^'e  ! 
Dans  tes  yeux,  dans  tes  traits  souriait  la  bonté  ; 
Juste  et  fier,  sans  orgueil,  simple  avec  diçnité, 
Toujours  compatissant  aux  misères  liumaines, 
Tu  truérissais  les  maux,  tu  p;irtai,'eais  les  peines  ; 
Du  divin  Fénelon  aimable  imitateur, 
Comme  lui  cher  au  pauvre  et  son  consolateur, 
Du  \Tai  beau  comme  lui  toujours  ami  sincère, 
Nourri  des  anciens,  plein  de  ton  vieil  Homèi-e, 
Ton  savoir,  ton  génie  éternisent  ton  nom  ; 
Tu  nous  rendais  ensemble  Hippocrate  et  Platon  ; 
0  ciel  et  tu  n'es  plus  !  ta  mort  prématurée, 
Par  tout  ce  qui  t'aimait  sera  toujours  pleurée. 
Hélas!  dans  nos  amis  nous-mêmes  nous  mourons, 
En  leur  donnant  des  ]ileurs,  c'est  nous  que  nous  pleurons. 
Ah  1  du  moins  qu'un  espoir  adoucisse  nos  plaintes  ; 
Leurs  âmes,  après  eux,  ne  seront  pas  éteintes  ; 
Croyons  qu'il  est  un  Dieu  qui,  lorsqu'on  a  vécu, 
Garde  une  peine  au  crime,  un  prix  à  la  vertu  ; 
C'est  là  que  la  bouté  sera  récompensée  ; 
Un  jour,  j'aime  à  nourrir  cette  douce  pensée  ; 
Les  mortels  bienfaisants  revivront  réunis, 
Avec  les  Fénelon,  avec  les  Cabanis. 

(2)  Sainte-Beuve,  Faurie/,  p.  162  et  188. 

PiCAVET.  19 


290  L'IDÉOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

conférences  à  Saint-Sulpice,  de  1803  à  1809,  puis  de  1814  à 
1822,  range  Cabanis  parmi  les  docteurs  du  nuUéi-ialisme  qui, 
dans  des  ouvrages  pleins  du  plus  scientifique  appareil,  ont 
inventé,  pour  expliquer  mécaniquement  la  pensée,  des  compa- 
raisons «  équivoques  et  pleines  d'erreurs  »  (1)  ;  qui  ont  imaginé 
des  systèmes  aussi  absurdes  en  métaphysique  que  funestes  en 
morale.  Sous  la  Restauration,  Frayssinous  fait  partie  du  Con- 
seil royal  de  Finstruction  publique  et  «  honore  de  ses  conseils 
et  de  ses  objections  »  le  professeur  et  les  élèves  de  lÉcole 
normale  (2).  Puis,  chargé  de  la  direction  de  l'instruction  rattachée 
aux  cultes,  il  montre  presque  autant  d'éloignement  pour  les 
idéologues  et  de  goût  pour  la  philosophie  de  Lyon  que  son  pré- 
décesseur M.  de  Corbière  (3).  Ce  dernier  d'ailleurs  devait  penser 
comme  ses  coreligionnaires  politiques,  de  Bonald  et  de  Maistre, 
que  les  doctrines  soutenues  par  Cabanis  étaient  abjectes  et 
que  leurs  auteurs  étaient  les  ennemis  du  genre  humain.  Royer- 
CoUard  et  ses  amis,  parfois  en  opposition  avec  ces  adversaires 
acharnés  des  idéologues,  étaient  d'accord  avec  eux  pour  con- 
damner leurs  doctrines.  Royer-Collard,  qui  proclamait  Descartes 
et  Condillac  «  des  sceptiques  »,  avait  envoyé  sur  les  différents 
points  de  la  France,  pendant  son  administration,  de  jeunes 
maîtres  «  véritables  missionnaires  de  morale,  dont  l'influence 
aurait  pu  être  utile,  à  une  époque  où  il  fallait  en  finir  avec  le 
scepticisme  et  refaire  les  croyances  sur  une  base  plus  large  et 
plus  solide  »  (4).  Cousin  «  voue  sa  vie  entière  à  la  poursuite  de  la 
réforme  philosophique  commencée  par  Royer-Collard  »  et  voit, 
à  côté  de  Condillac,  «  d'Holbach,  La  Mettrie  et  toutes  les 
saturnales  du  matérialisme  et  de  l'athéisme  »  (5).  Aussi  Damiron 
écrit-il  son  ouvrage  sur  la  Philosophie  en  France  au  xix*  siècle, 
pour  combattre  le  sensualisme  et  ses  conséquences  morales, 
politiques,  poétiques,  religieuses,  autant  et  plus  que  pour 
combattre  l'école  théologique  (6).  A  la  même  époque,  Aimé 
Martin  publie  les  Œuvres  de  Bernardin  de  Saint-Pierre  et 
présente,  dans  une  Préface  dont  nous  avons  parlé  à  plusieurs 

(1)  Défense  du  Chrislianisme,  Spiritualité  de  l'âme. 

(2)  Cousin,  Fragments  philosophiques,  1826,  p.  3o3. 

(3)  Lycée,  IV,  311  {De  l'Enseignement  de  la  philosophie). 

(4)  Ibid. 

(b)  Préface  à  a  traduction  de  Tenneraann.  Cf.  Thurot,  art.  sur  les  Fragments 
de  Cousin  {Mélanges),  avec  les  notes  qui  y  sont  jointes. 

(6)  Voyez'  l'éloge  des  conférences  de  Frayssinous  (p.  62)  «  (jui  fit  d'assez  bonnes 
objections  contre  'hypothèse  sensualiste  ». 


CAIUMS  APRÈS  LE  18  BRUMAIRE  291 

reprises,  Cabanis  comme  un  utlu'e  intoli'vant.  Eiilin  Biraii  et 
Ampi>re  sont  occupés  à  combattre  ceux  dont  ils  ont  été  fiers  d'étro 
les  disciples;  Degérando  est  de  plus  en  plus  k  religieux  »,  Laro- 
iniguitVe  ne  prononce  pas  une  seule  fois,  dans  ses  Leçons,  le 
nom  de  ses  anciens  amis,  et  Thurot  prouve  l'existence  de  Dieu 
et  limmortalité  de  lame. 

On  devient  de  plus  en  plus  sévère  pour  Cabanis.  Il  vaudi'ait 
mieux,  dit-on,  que  la  génération  nouvelle  débitât  gravement  les 
subtils  riens  des  scolasti(]ues  que  d'être  assez  niaise  pour  répéter 
cette  prodigieuse  absurdité,  d'un  maître  en  pliysiologie,  que  le 
cerveau  digère  la  pensée  comme  l'estomac  digère  les  aliments  ; 
il  y  a  «  mille  erreurs  »  dans  son  ouvrage  et  le  système  en  est  aussi 
révoltant  que  bizarre  (1).  Cournot  s'excuse  de  le  citer.  Si  Peisse 
donne  une  nouvelle  édition  des  Rapports,  de  Rémusat  proclame 
(juil  n'y  trouve  ni  système,  ni  mélbode,  que  ce  n'est  ni  un  traité 
soientilique  ni  un  traité  philosopbique.  Vainement  Mignet  voit-il 
en  lui  «  le  fondateur,  bien  qu'incomplet,  d'une  science  nouvelle 
et  l'utile  réformateur  d'une  science  ancienne»  ;  vainement  Sainte- 
Beuve   affirme  que  Cabanis  devait  avoir,  comme  philosophe, 
une  valeur  supérieure  à  celle  qu'on  lui  attribue;  ou  finit  par  ne 
plus  lui  accorder  qu'un  mot  dans  les  histoires  de  la  philoso- 
phie (2)  ;  on  le  passe  sous  silence  l'a)  ou  môme  on  donne  à  ses 
disciples,  Biran  et  Ampère,  ce  «[ui  lui  appartient  fort  légitime- 
ment (4j.  Et  quand  on  est  revenu  en  France  aux  études  qui 
avaient  illustré  Cabanis,  ceux-là  même  aux  travaux  desquels  il 
eût  applaudi,  se  sont  gardés  de  le  réclamer  pour  prédécesseur 
et  ont  préféré  s'appuyer  sur  des  noms  étrangers  et  moins  discré- 
dités. 

Nous  n'avons  aucune  raison  de  nous  ranger  parmi  les  adver- 
saires de  Cabanis,  pas  plus  que  nous  ne  voulons,  à  la  suite  de 
quelques-uns  de  ses  admirateurs,  chercher  dans  ses  œuvres  des 
armes  contre  telle  ou  telle  doctrine  philosophique.  Avant  tout,  et 

(l)Larroque,  Lycée,  III,  p.  203  à  21o. 

(2)  Hippeau  fi839)  doMue  même  l'ouvrag-e  moral  de  Volney  comme  postérieur 
aux  Rafiports  'p.  413),  Eu;-'èae  Lévèque  se  borne  à  dire  que  Cabanis  «  déduisit  du 
sensualisme  le  matérialisme  ». 

(3)  Garnier,  Parallèle  des  écoles  philosophiques,  p.  217  du  Précis  d'un   Cours 
de  Psychologie,  1831  ;  Henri  Joly,  Cours  de  philosophie  et  Histoire   de  la  philo- 
sophie; Jourdain,  Notions  de  philosophie  et  Histoire  delà  philosophie  ;  Bouillier 
Notions  d'Histoire  de  la  philosophie  ;  Fouillée,  Histoire  de  la  philosophie   etn.' 

(4)  Voyez  Bouillier,  op.  cit.,  surtout  Ravaissonj  Rapport  (dtijà  cité,  §  1)  ci 
Bertrand,  la  Psychologie  de  l'effort.  ' 


292  LIDEOLOGIE  PHYSIOLOGIQUE 

par-dessus  tout,  nous  faisons  avec  impartialité  œuvre  d'historien. 
Nous  avons  montré  l'originalité  de  Cabanis,  nous  avons  expliqué 
pourquoi  elle  a  été  méconnue.  Il  nous  reste  à  résumer  briève- 
ment les  résultats  auxquels  nous  sommes  arrivé. 

Disciple  et  admirateur  des  Grecs,  de  Turgot  et  de  Franklin,  de 
Condorcet  et  dedHolbach,  de  Voltaire  et  de  Rousseau,  de  Bonnet, 
de  Condillac  et  d'Helvétius,  Cabanis  a  préparé,  pour  Mirabeau,  le 
plus  original  peut-être  des  projets  sur  Tinstruction  publique,  qui 
aient  été  publiés  pendant  la  Révolution  ;  pour  Garât  un  travail, 
qui  fait  époque,  sur  les  Révolutions  etlaRé/aniie  de  la  médecine. 
Professeur,  il  a  admirablement  exposé  les  devoirs  d'une  profes- 
sion «  qu'il  regardait  comme  si  sainte  »  fl)  ;  homme  politique,  il 
n'a  songé  qu'à  la  France  et  à  ses  concitoyens.  Continuateur  de 
Condorcet,  il  a  défendu,  et  heureusement  modifié  ou  développé 
la  doctrine  de  la  perfectibilité.  Il  a,  dans  les  Rapports,  créé  la 
psychologie  physiologique  (2)  et  recommandé  la  psychologie 
animale,  embryonnaire  et  morbide,  insisté  sur  limportance  dcr 
sensations  internes  et  précédé  ou  préparé  Lamarck  et  Darwin, 
Schopenhauer  et  Hartmann,  Comte,  Lewes  et  Preyer,  sans 
compter  ceux  qui,  par  Biran  et  Ampère,  lui  ont  fait  indirecte- 
ment plus  d'un  emprunt.  La  Lettre  à  Thurot  a  été  la  meilleure 
réponse  au  Génie  du  christianisme  :  les  philosophes  grecs, 
comme  ceux  de  France,  d'Italie  et  d'Angleterre,  lui  en  ont 
fourni  les  éléments.  Par  cela  môme,  il  a  été  conduit  à  l'his- 
toire <'  impartiale  et  intelligente  »  des  philosophies,  et  Fauriel, 
son  disciple,  a  transmis  ses  vues  à  Cousin  et  à  Augustin  Thierry. 
Enfin  il  a  abordé  les  questions  métaphysiques,  qui  tôt  ou  tard 
s'imposent  au  penseur,  et  a  essayé,  avec  une  sincérité  absolue 
et  une  grande  élévation,  d'indiquer  ses  doutes,  ses  probabilités, 
ses  certitudes:  il  a  terminé  sa  vie  spéculative  avec  les  stoïciens 
platonisants,  comme  il  l'avait  commencée  avec  Homère,  Hippo- 
crate  et  Galien. 

(1)  LeUre  inédite  de  M™e  Cabanis,  Manuscrit  de  Versailles. 

(2)  Rappelons  encore  un  témoisnaçe  qui  ne  saurait  être  suspect  :  «  Cabanis  est  le 
premier  écrivain  français  qui  ait  traité  philosophiquement  et  méthodiquement  des 
Rapports  du  pliysiqiie  et  du  moral  ».  (Jaoet  et  Séailles,  Histoire  de  la  philosophie.) 


LA  SEOO^NDE  GÉNÉRATION  D'IDÉOLOGUES 

L'IDÉOLOr.IE  lîATIOXXELLE  ET  SES  RELATIONS 
AVEC  LES  SCIENCES 


CHAPITRE  V 

HKSTI  TT  DE  TRACY  IDÉOLOGUE,  LÉGISLATELR 
ET  PÉDAGOGUE 

I 

L'Ecosse  est,  après  la  Grèce,  une  terre  privilégiée  pour  la  phi- 
losophie. "Son  seulement  elle  a  produit  des  philosophes  qui  ne 
sont  pas  sans  mérite,  D.  Stewart  et  Hutcheson,  Brown  et 
Hamilton,  peut-être  Scot  Erigène  et  Duns  Scot,  des  philosophes 
originaux,  A.  Smith,  Hume  et  Reid,  mais  encore  ceux  de  ses 
enfants  qui  l'ont  ahandonnée  ont  compté,  dans  leur  postérité, 
des  penseurs  éminents.  Elle  a  donné  Kant  à  l'Allemagne  et 
D.  de  Tracy  à  la  France. 

Avec  Douglas,  venu  en  France  pour  défendre  Charles  VII 
contre  les  Anglais,  se  trouvaient  quatre  frères  de  Stutt  qui, 
restés  dans  la  garde  écossaise  de  Charles  VII  et  de  Louis  XI, 
devinrent  seigneurs  dAssay  en  Berri.  Les  descendants  du 
second  acquirent,  par  alUance,  la  terre  de  Tracy  dans  le  Niver- 
nais. Ils  s'établirent  à  Paray-le-Frésil,  dans  le  Bourbonnais,  et 
purent  mettre  sur  la  tour  de  leur  manoir,  cette  inscription  : 
Bien,  bien  acquis.  L'un  d'eux  était  en  1676,  avec  Catinat,  major 
général  de  l'infanterie  française.  Son  fils  quitta  le  service  à  la 
paix  dUtrecht  ;  son  petit-fils,  le  père  de  D.  de  Tracy,  prit  part 
aux  campagnes  de  Bohême  et  de  Hanovre  et  commanda  la  gen- 
darmerie du  roi  à  Minden  où  il  fut  grièvement  blessé  et  laissé 
pour  mort.  Sauvé  par  un  de  ses  serviteurs,  il  mourut  en  1761. 


294  L'IDÉOLOGIE  RATIOiNNELLE 

Son  fils  Antoine,  né  Tannée  môme  où  paraissait  le   Traite  des 
sensations,  lui  promit,  en  pleurant,  à  son   lit  de  inort,  d'être 
soldat  comme  ses  ancêtres.  L'enfant,  âgé  de  sept  ans,  avait,  ce 
semble,  vécu  jusque-là  henreux  et  calme  sous  le  toit  paternel  (1). 
Il  aimait  les  exercices  de  cheval,  auxquels  il  s'adonnait  des  jour- 
nées entières  :  il  affirmera  même  qu'il  en  est  ainsi  pour  tous 
les  enfants.  Sa  mère,  qui  paraît  avoir  été  une  femme  fort  distin- 
guée, se   consacra   exclusivement    à   son  éducation.    Installée 
d'abord   à  Paris,  elle  lui  fit  donner  une  instruction  classique. 
Quarante  ans  plus  tard,  D.  de  Tracy  se  rappelait  encore  le  temps 
où  on  lui  faisait  expliquer  Cornélius  Népos,  Plutarque  ou  même 
Aristote  (C,  41)  et  disait,  de  la  langue  grecque,  qu'elle  est  la  plus 
belle  au  jugement  des  connaisseurs  {Id.,  206)  (2).   Suivit-il  le 
cours  de  philosophie  qui  formait  le  couronnement  des  études 
classiques  ?  On  peut  le  croire,  puisqu'il  est,  dans  ses  œuvres, 
question  de  ce  qu'on  disait  dans  l'école  (V,  p.  372  et  375).  Mais 
la  façon  dont  il  en  parle  nous  montre  qu'il  n'en  a  pas  tiré  grand 
fruit  :  «  On  plaçait,  dit-il  en  1796  (IV,  341),  après  l'étude  du  latin 
et  de  la  rhétorique,  un  prétendu  cours  de  philosophie,  que  l'on 
faisait  consister  dans  quelques  notions  faibles  ou  fausses  sur  la 
physique  et  la  métaphysique.  Mais   cette  philosophie  était  si 
généralement  reconnue  pour  complètement  défectueuse  et  inu- 
tile, qu'aucun  élève  ne  faisait  même  semblant  de  l'étudier,  à 
moins  qu'il  n'y  fût  forcé  par  des  circonstances  impérieuses,   et 
que  personne  ne  s'en  embarrassait  ».  Il  ne  juge  pas  mieux  l'an- 
cienne logique  qui  s'appuie  sur  des  hypothèses  hasardées  et  des 
formules  vaines  (I,  46),  ou  celle  d'Aristote,  ouvrage  d'une  très 
forte  tête,  mais  qui  a  eu  une  influence  funeste,  parce  qu'elle 
repose  sur  des  bases  fausses  {Gr.,  4). 

D.  de  Tracy  séjourna  plusieurs  années  à  Strasbourg,  où  de 
jeunes  nobles  achevaient  leurs  études,  en  se  préparant  à  la  car- 
rière militaire  :  il  y  devint  un  cavalier  accompli  (I,  8).  En  même 
temps,  il  se  livrait  à  des  études  sur  lesquelles  nous  n'avons  pas 
de  renseignements  assez  précis.  Alors  le  professeur  Miiller  dis- 


(1)  «  C'est  sous  les  yeux  des  parents,  dira-t-il  plus  tard  (IV,  336),  que  doivent 
se  passer  les  huit  ou  neuf  premières  années.  Elles  sont  bien  employées,  si  l'en- 
faut  a  appris  à  lire,  à  écrire  et  a  reçu  quelques  notions  purement  préparatoires  ; 
s'il  a  contracté  de  bonnes  habitudes  et  acquis  ces  heureuses  dispositions  de  l'esprit 
que  ne  manque  point  de  donner  plus  ou  moins  la  société  habituelle  d'hommes  qui 
ont  une  boune  éducation  et  des  mœurs  libérales  >'.  Pour  les  renvois,  cf.  n.  1,  p.  398. 

(2)  Voyez  ce  que  nous  avons  dit  de  Cabanis  dans  les  chapitres  précédents. 


DE  TRACX  IDÉOLOGUE,  LÉGISLATEUR,  PÉDAGOGUE   2î)5 

entait  avec  ses  élèves  les  doclrines  philosophiques  du  temps  et 
surtout  celles  île  Hume  et  de  Kant.  Si  D.  de  Tracy  ne  connut  pas 
celles  de  ce  dernier  qu'il  aurait  pu,  bien  que  ne  sachant  pas 
l'allemand,  étudier  dans  les  travaux  écrits  en  latin,  il  lui  fut  pos- 
sible, par  la  suite,  de  demander  des  indications  aux  hommes  qu'il 
avait  appris  à  estimer  et  qui  furent  cause  peut-être  que  toujours  il 
parla,  en  excellents  termes,  du  philosophe  dont  il  combattit  les 
doctrines.  Entré  dans  les  mousquetaires,  il  remplit  scrupuleu- 
sement les  devoirs  de  sa  profession.  Ses  goûts  philosophiques 
font  songer  à  Vauvenargues,  mais  à  un  Vauvenargues  bien  por- 
tant et  à  qui  l'avenir  souriait:  «  J'étais,  dit-il,  dans  cette  période 
qui  suit  immédiatement  la  fin  de  l'éducation  et  où,  n'ayant  pas 
encore  des  devoirs  bien  importants  à  remplir  dans  létat  que 
j'avais  embrassé,  je  pouvais  me  livrer  sans  scrupule  à  mes 
méditations  et  aux  recherches  vers  lesquelles  mon  goût  m'en 
traînait.  Je  me  mis  donc  à  considérer  mes  semblables  de  tous 
^les  temps  et  de  tous  les  pays  et  à  rechercher  les  causes  des 
phénomènes  les  plus  importants  qu'ils  offrent  à  l'œil  de  lobserw 
vateur  ».  Déjà  tourmenté  du  besoin  de  connaître  les  sources  ei 
les  bases  de  ses  connaissances,  il  lisait  les  encyclopédistes  et  les 
économistes,  Montesquieu  et  Helvétius;  il  allait,  comme  Turgot 
et  Condorcet,  visiter  Voltaire  àFèrïiey  et"côncevait  pour  lui  une 
vive  admiration  et  une  sorte  de  culte.  Toute  sa  vie  il  combattra 
le  fanatisme  et,  à  lépoque  où  l'on  cherche  à  rattacher  les  terro- 
ristes à  Voltaire,  il  le  proclame  un  homme  éminemment  sagace 
dans  tous  ses  jugements  et  pour  lequel  il  aurait  dû  faire  un 
article  dans  l'histoire  de  la  science.  Condillac,  partant  de  Locke, 
ne  se  fût  point  élevé  sans  lui  au  point  où  il  est  arrivé.  C'est 
l'homme  qui  a  combattu  et  vaincu  bien  des  préjugés  métaphy- 
siques (C,  443),  qui  a,  le  premier  en  France,  considéré  l'histoire 
sous  un  point  de  vue  philosophique  flV,  288).  Quand  la  réaction 
politique  et  religieuse  est  complètement  triomphante,  il  s'indigne 
contre  les  «  misérables  »  qui  ont  dit  que  Voltaire  flattait  les 
hommes  puissants,  contre  les  «  vils  détracteurs  »  qui  n'oseraient 
se  vanter  de  n'avoir  jamais  applaudi  aux  actions,  aux  senti- 
ments ou  aux  maximes  pernicieuses  des  grands  ou  de  les 
avoir  souvent  blâmés,  comme  Ta  fait  Voltaire  (C,  372).  Dans  les 
dernières  années  d'une  vie  qu'il  appelait  les  restes  dune  exis- 
tence inutile,  il  n'avait  d'autre  plaisir  que  de  se  faire  lire  Voltaire 
ou  de  se  réciter  les  chefs-d'œuvre  du  «  héros  de  la  raison  ». 


296  L'IDÉOLOGIE  RATIOMSELLE 

D'autres  influences  contribuèrent  à  former  son  caractère  et  à 
développer  son  intelligence.  De  sa  mère,  il  reçut,  dit  Mignet,  des 
sentiments  exquis.  Auprès  de  son  grand  père,  de  sa  grand'mère, 
petite-nièce  du  grand  Arnauld,  il  se  forma  à  l'ancienne  politesse, 
à  une  sévère  honnêteté.  Comme  Royer-Collard,  mais  avec  un 
esprit  plus  large  et  plus  libre,  il  apprit  à  estimer  les  solitaires  de 
Port-Royal,  dont  l'exemple  exerça  une  action  considérable  sur 
sa  conduite  et  sa  façon  de  penser  ;  lauleur  de  la  Grammaire  et 
de  la  Lof/iqiie,  le  «  té  tu  de  ïracy  »,  rappelle  Arnauld  et  continue 
les  travaux  de  ceux  «  dont  on  ne  peut  assez  admirer  les  rares 
talents  et  dont  la  mémoire  sera  toujoui-s  chère  aux  amis  de  la 
raison  et  de  la  vérité  »  (II,  o;  III,  148). 

Colonel  en  second  de  Royal-Cavalerie,  comte  de  Tracy  et  sei- 
gneur de  Paray-le-Frésil,  par  la  mort  de  son  grand  père,  il  é\ym\- 
sait  M'"'  de  Darfort-Civrac,  parente  du  duc  de  Penthièvre,  qui  nii 
donnait  le  commandement  de  son  régiment.  Tannée  même  où  le 
Congrès  de  Philadelphie  proclamait  l'indépendance  des  Etats-Unis 
et  où  Turgot  quittait  le  ministère.  Il  vit  avec  enthousiasme  l'entre- 
prise de  la  Fayette,  qui  devait  contribuer  à  faire  reconnaître  les 
droits  des  hommes  dans  Fautre  hémisphère  (C,  231),  avec  peine 
la  chute  de  Turgot.  Quoiquil  ne  parvînt  jamais  à  se  distraire  com- 
plètement du  désir  de  savoir  comment  nous  connaissons  ce  qui 
nous  entoure  et  de  quoi  nous  sommes  sûrs,  il  ne  dédaignait  pas 
les  plaisirs  :  beau  danseur  (Ij,  élégant  colonel,  il  inventait  une 
contredanse  à  laquelle  il  donnait  son  nom.  Il  se  laissait  aller,  dit 
Guizot,  au  charme  de  cette  vie  de  société  si  séduisante  par  le 
mouvement  des  esprits  et  par  la  douceur  des  relations,  se  bor- 
nant à  respirer  l'air  de  son  temps,  à  en  adopter  les  idées  et  les 
espérances  sans  se  tourner  vers  aucune  étude  spéciale. 

En  1789,  D.  de  Tracy,  âgé  de  trente-cinq  ans,  était  envoyé  aux 
Etats  généraux  par  la  noblesse  duRourbonnais  qui,  d'accord  avec 
les  deux  autres  ordres,  avait  rédigé  un  cahier  fort  libéral,  dans 
lequel  elle  réclamait  l'égalité  des  droits  civils,  la  monarchie 
représentative  et  un  contrôle  financier  très  rigoureux,  consen- 
tait à  partager  les  impositions  foncières  et  territoriales  et  ne  se 
rései*vait  de  privilège  pécuniaire  que  la  franchise  d'un  manoir 
de  deux  arpents.  D.  de  Tracy  arrivait  à  l'Assemblée,  dit  M.  Guizot 
avec  plus  de  justesse  que  de  précision,  étranger  à  tout  intérêt, 

(1)  Voyez  ce  (ju'il  dit  de  la  danse,  Mémoires  de  l'Institut  national,  I,  p.  438. 


DE  TRACV  IhKOl.OGUE,  LÉGISLATEl'H.  PKnAr.OdUE  297 
exempt  de  toute  ambition  personnelle.  Il  croyait  et  crut  toute  sa 
vie  à  Tutilitt'  d'une  révolution  (1). 

La  plus  grande  partie  des  travaux  utiles  était  employée  à  pro- 
duire les  richesses  (pti  formaient  les  revenus  de  la  cour  et  de 
toute  la  classe  riciie,  et  ces  revenus  étaient  presque  entièrement: 
consommés  en  dépenses  de  luxe,  c'est-à-dire  à  solder  une  masse 
énorme  de  population,  dont  tout  le  travail  ne  produisait  absolu- 
ment rien  que  les  jouissances  de  quelques  hommes  (V,  258). 
L'instruction  publique  ne  lui  paraissait  pas  être  dans  un  état 
plus  prospère,  car  elle  n'embrassait  réellement  ipie  l'étude  des 
langues  et  des  lettres;  le  prétendu  cours  de  philosophie,  qu'on 
y  donnait  pour  couronnement,  tenait  la  place,  sans  qu'on  s'en 
aperçût,  de  plusieurs  connaissances  utiles,  qui  devraient  entrer 
dans  un  véritahh'  plan  d'études  (IV,  341). 

D.  de  Tracy  allait,  dans  ses  revendications,  plus  loin  que  bon 
nombre  de  ses  collègues.  Même  après  la  Terreur,  il  voulait,  non 
seulement  une  balance  exacte  entre  les  recettes  elles  dépenses 
de  l'État,  mais  encore  la  proclamation  de  l'égalité  et  la  destruc- 
tion de  tout  corps  privilégié,  l'exclusion  des  prélrcs  do  tout 
salaire  et  de  toute  fonction  publique,  y  compris  celle  d'enseigner 
la  morale,  l'nnifoiinité  des  lois,  des  coutumes,  de  ladministia- 
tion,  des  poids  et  mesures,  le  divorce,  l'égalité  des  partages  et 
la  prohibition  presque  entière  de  la  liberté  de  tester,  la  liberté 
entière  et  absolue  d'exercer  tous  les  genres  d'industrie,  celle  du 
commerce  inlérieur  et  extérieur,  sans  gêne  ni  restriction  aucune, 
celle  du  prêt  à  intérêt  avec  toutes  les  facilités  et  toute  la  sûreté 
que  peut  lui  donner  une  bonne  législation  des  hypothèques,  la 
liberté  individuelle  et  la  liberté  de  la  presse  [Mo]/.,  "20o  . 

Mais  il  ne  faut  pas  voir  en  lui  un  utopiste,  qui  ne  tient  aucun 
compte  de  la  réalité;  un  novateur,  qui  prétend  faire  table  rase 
du  passé.  Il  croit  qu'il  n'est  pas  toujours  juste  de  résister  à  une 

(1)  «  La  France,  écrit-il  après  1806,  n'était  certainement  pas  sous  son  ancien 
gouvernement  aussi  misérable  que  les  Français  eux-mêmes  se  sont  plu  à  le  dire; 
mais  elle  n'était  pas  florissante.  Sa  population  et  son  agriculture  n'étaient  pas 
rétrogrades  ;  mais  elles  étaient  stationnaires,  ou  si  elles  faisaient  (|uel(iues  faibles 
progrès,  ils  étaient  moindres  que  ceux,  de  plusieurs  nations  voisines,  tt  par  consé- 
quent peu  proportionnés  aux  progrès  des  lumières  du  siècle.  Elle  était  obérée;  elle 
n'avait  aucun  crédit;  elle  manquait  toujours  de  fonds  pour  les  dépenses  utiles;  elle 
se  sentait  incapable  de  su{qjorter  les  frais  ordinaires  de  son  gouvernement,  et  encore 
plus  de  faire  aucun  grand  effort  à  Fextérieur.  En  un  mot,  malgré  l'esprit,  le 
nombre  et  l'activité  de  ses  habitants,  la  richesse  et  l'étendue  de  son  sol,  et  les 
bienfaits  dune  très  longue  paix  très  peu  troublée,  elle  tenait  avec  peine  son  rang 
parmi  ses  rivaux,  et  était  peu  considérée  et  nullement  redoutée  au  dehors  »  (V,  256), 


-2!».S  L'IDÉOLOGIE  RATIONNELLE 

loi  injuste;  qu'il  n'est  pas  toujours  raisonnable  de  s'opposer 
actuellement  et  violemment  à  ce  qui  est  déraisonnable.  Car  il 
faut  savoir,  avant  tout,  si  la  résistance  ne  fait  pas  plus  de  mal 
que  l'obéissance  ( C,  17).  Il  veut  qu'on  ajoute  à  l'expérience  du 
temps,  qu'on  succède,  en  ce  qui  concerne  par  exemple  l'instruc- 
tion publique,  aux  anciens  fondateurs;  qu'on  les  imite,  propor- 
tionnellement au  temps,  comme  les  siècles  se  suivent  et  se 
continuent,  en  ajoutant  les  uns  aux  autres  (IV,  366).  Selon  des 
expressions  modernes,  il  voudrait  une  évolution  plutôt  qu'une 
révolution.  Aussi  iventra-t-il  à  l'Assemblée  constituante  que  le 
27  juin,  avec  la  majorité  de  la  noblesse  ;  mais  il  siégea  à  gaucbe 
et  vota  presque  toutes  les  propositions  qui  tendaient  à  établir  le 
régime  nouveau.  Il  accueillit  avec  joie  l^suppression  des  droits 
féodaux  et  des  dîmes,  qui  devait  produii\  un  si  grand  change- 
ment dans  l'état  du  pays  (V,  258)  ;  la  déclaration  des  droits  de 
l'homme  et  du  citoyen,  qui  fera  à  jamais  époque  dans  l'histoire 
des  sociétés  humaines  (C,  231).  Il  blâmalemigration  et  protesta 
de  son  dévouement  à  l'Assemblée  et  de  la  fidélité  de  son  régi- 
ment, qu'on  avait  voulu  faire  passer  au  delà  de  la  frontière.  En 
1806,  il  se  moque  encore  des  hommes  qui,  s'exagérant  leur 
importance  personnelle,  croyaient  de  bonne  foi,  quand  ils  quit- 
taient leurs  châteaux,  que  tout  le  village  allait  manquer  d'ou- 
vrage et  que  les  paysans,  se  partageant  leurs  biens  et  les  ache- 
tant à  vil  prix,  n'en  seraient  que  plus  misérables  (V,  253).  Il  désap- 
prouva la  création  des  assignats,  surtout  quand  il  vit  payer  trois 
mille  francs  une  paire  de  souliers  qu'on  était  très  heureux  d'ob- 
tenir en  secret  à  ce  prix  ;  celle  du  mandat  qui,  ayant  une  valeur 
nominative  de  cent  francs,  ne  valait  pas  en  réalité  la  feuille  de 
papier  sur  laquelle  il  était  écrit  (V,  159,  157,  158).  Il  aurait 
souhaité  que  l'Assemblée  nationale,  ayant  arraché  le  pouvoù' 
aux  anciennes  autorités  et  se  trouvant  ainsi  la  seule  auto- 
rité gouvernante,  ne  se  fît  point  constituante,  mais  convoquât  une 
assemblée  qui,  à  l'ombre  de  sa  puissance,  se  fût  chargée  de  rédi- 
ger la  Constitution.  Par  contre  il  crut  qu'elle  faisait  une  très 
grande  faute  en  déclarant  ses  membres  inéligibles  à  l'assemblée 
qui  devait  la  suivre  et  en  les  privant  ainsi  de  toute  influence  sui- 
tes événements  ultérieurs  (C,  170). 

D.  de  Tracy  s'était  trouvé  en  relations  avec  ses  collègues, 
La  Fayette,  Sieyès,  Mirabeau,  Volney,  Talleyrand,  Grégoire, 
peut-être  avec  Cabanis  et  avec  Condorcet.  Il  reprit  ses  fonctions 


DE  TRACV  IDÉOLOGUE,  LÉGISLATEUR,  PÉDAGOGUE       2!)!) 

comme  colonel  du  78»  régiment  d" infanterie,  puis  fut  nommé 
maréchal  de  camp  et  placé  à  la  tète  de  la  cavalerie,  dans  l'armée 
que  commandait  La  Fayette.  Le  roi,  dont  il  alla  prendre  congé, 
fut  plein  d'attention  pour  un  grand  seigneur  qui  rejoignait 
l'armée  des  princes,  mais  n'eut  ni  une  parole,  ni  un  regard  pour 
celui  qui,  occupant  un  haut  rang  dans  une  des  armées  de  la 
nation,  avait  été  l'un  des  hôtes  les  plus  brillants  et  les  plus 
fêtés  des  bals  de  la  reine.  Après  le  20  juin,  La  Fayette  demanda 
vainement  la  destruction  du  cluh  des  Jacobins  et  la  punition 
des  auteurs  de  l'attentat.  Mis  en  accusation  et  absous  à  une 
faible  majorité,  il  renonça,  après  le  10  août,  à  son  commande- 
ment et  passa  la  frontière.  Arrêté  par  les  Autrichiens,  il  fut 
emprisonné  à  Olmutz.  La  veille  il  avait  signé  un  congé  illimité 
à  D.  de  Tracy  qui.  refusant  de  le  suivre,  voulut  rester  en  France, 
revint  à  Paris,  s'installa  à  Auleuil  avec  sa  mère,  sa  femme,  ses 
trois  enfants  et  noua  des  relations  de  plus  en  plus  étroites  avec 
Cabanis  et  M-""  Helvétius,  avec  Condorcet  et  Daunou.  Il  s'occupa 
de  l'éducation  de  ses  enfants,  mais  en  même  temps  se  remit  à 
l'étude  (1). 

A  l'époque  où  Biran,  retiré  en  Périgord,  étudiait  au  hasard  les 
mathématiques,  la  chimie,  Ihistoire  naturelle,  Condillac  et  Bon- 
net, Cicéron  et  Fénelon,  et  entassait  ainsi  bien  des  idées  hété- 
rogènes, D.  de  Tracy,  plus  nuHhodique,  étudiait  à  nouveau  les 
mathématiques,  les  sciences  physiques  et  naturelles,  en  prenant 
pour  guides  Bulïon.  Fourcroy  et  surtout  Lavoisier.  Cette  période 
vraiment  féconde  a  laissé  des  traces  dans  tous  ses  écrits,  qu'elle 
a  d'ailleurs  fait  naître,  puisqu'il  ne  s'est  occupé  de  philosophie 
première  que  pour  donner  aux  sciences  un  commencement  qui 
ne  se  trouvait  nulle  part  et  une  base  qui  ne  reposât  pas  sur  le 
sable  mouvant  (III,  344).  Les  sciences  physiques  et  mathéma- 
tiques, dit-il,  sont  aussi  nécessaires  que  les  langues  et  les  belles- 
lettres,  que  les  sciences  morales  et  politiques,  à  toute  éducation 
complète  (IV,  ;J38).  Pour  vivre  en  homme  sensé,  en  bon  père  de 
famille,   en   citoyen  éclairé,  en  un  mot  en   être  raisonnable, 

(l)  «  Livré  par  les  circonstances,  dit-il,  à  mon  penchant  pour  la  vie  solitaire  et 
contemplative,  je  me  mis  à  étudier,  moins  pour  accr.oitre  mes  connaissances  que 
pour  en  reconnaître  les  sources  etles bases.  Gela  avait  été  l'objet  de  la  curiosité  de 
toute  m;i  vie.  Il  m'avait  toujours  semblé  que  je  vivais  dans  un  brouillard  qui  m'im- 
portunait, et  la  plus  extrême  dissipation  n'avait  jamais  pu  me  distraire  complè- 
tement du  désir  de  savoir  ce  que  c'est  que  tout  ce  qui  nous  entoure,  comment 
nous  le  conn  lissons  et  de  quoi  nous  sommes  surs  ». 


300  L  IDÉOLOGIE  RATIONNELLE 

comme  pour  être  en  état  de  se  préparer  à  remplir  quelque  fonc- 
tion, il  faut,  après  des  cours  élémentaires  de  calcul  et  de  géogra- 
phie physique  donnant  une  idée  générale  du  système  du  monde 
et  des  principaux  êtres  qui  composent  ce  globe  ou  existent  à  sa 
surface,  suivre  des  cours   de  mathématiques  pures,  d'histoire 
naturelle,  de  chimie  et  de  physique,  d'où  Ton  tire  une  connais- 
sance suffisante  des  trois  règnes  de  la  nature  et  de  toutes   les 
parties  de  la  physique  qui,  démontrées  par  l'expérience,  ne  sont 
pas  accessibles  au  calcul;  enfin  un  cours  de  mathématiques,  où 
l'on  applique  la  théorie  de  l'analyse  algébrique  à  toutes  les  bran- 
ches de  la  nature  qui  le  comportent  (3M).  Distinguant  la  langue 
algébrique  des  autres  langues  (II,  230),  D.  de  Tracy  critique  les 
mathématiciens  qui  disent  que  la  vitesse  d'un  mouvement  est  le 
rapport  entre  l'espace  parcouru  et  le  temps  employé  (I,  125).  Les 
sciences  de  l'étendue  et  de  ses  effets  doivent  leur  certitude  à 
(Imirable  propriété  qu'elle  a  de  pouvoir  être  partagée  en  par- 
ties distinctes,  avec  une  précision,  une  netteté  et  une  perma- 
nence qui  ne  laissent  rien  à  désirer  (I,  131).  Aussi  la  possibilité 
d'appliquer  le  calcul  aux  objets  des  différentes  sciences  est  pro- 
portionnelle à  la  propriété  qu'ont  ces  objets  d'être  plus  ou  moins 
appréciables  en  mesures  exactes  (I,  138).  Et  D.  de  Tracy  se  croit 
capable  de  citer,  s'il  faisait  un  petit  traité  de  géométrie  élémen- 
taire, de  nombreuses  erreurs  qui  proviennent,  dans  la  géomé- 
trie, de  fausses  idées  métaphysiques  (152).  Enfin  il  conteste  que 
les  probabilités  puissent  être  un  objet  de  science  et  critique  les 
théories  de  Condorcet  (1)  (IV,  183).  L'étude  des  mathématiques 
n'est  pas  plus  qu'une   autre  capable   de  rendre  l'esprit  juste 
(IV,  257).  Celle  des  sciences  physiques  et  naturelles,  particuliè- 
rement celle  de  la  chimie,  paraît  la  plus  propre  à  former  l'esprit, 
en  donnant  de  bonnes  habitudes  à  l'inteHigence.  Il  en  serait  de 
même  de  la  physiologie,  si  Ton  y  comprenait  la  connaissance  du 
centre  sensitif  et  de  nos  fonctions  intellectuelles.  Après  avoir 
traité  des  propriétés  des  corps,  en  physicien  autant  qu'en  psy- 
chologue (I,  125),  D.  de  Tracy  rappelle  les  efforts  qu'ont  faits  les 
grands  chimistes  modernes,  afin  d'exprimer,  en  nombres,  l'in- 
tensité de  l'affinité  de  certains  acides  pour  certaines  bases,  sans 
pouvoir  se  servir  de  ces  nombres,  pour  calculer  rigoureusement 
les  degrés  de  puissance,  sans  croire  que  l'emploi  de  ces  chiffres 

(1)  Voyez  ch.  iv,  §  1. 


DE  ÏRAC.Y  IDÉOLOGUE,  LÉGISLATEIK,  PEDACOOIIE        301 

donne  un  nouveau  degré  de  justesse  à  leurs  belles'  observations 
et  de   sûreté  à  leurs  excellents  raisonnemenls  (1,   i;>8).   Pour 
montrer  qu'il  ne  suffit  pas,  à  qui  veut  changer  la  face  d'une 
science,  d'en  renouveler  la  nomenclature,  il  cite  l'exemple  des 
chimistes  français.  Ils  ont  découvert  la  théorie  de  la  combustion 
et  vu  que  le  vrai  phlogistique,  cause  véritable  des  phénomènes 
de  la  combustion,  est  un  être  qui,  n'étant  pas  dans  les  combus- 
tibles, s'unit  avec  eux  en  dégageant  de  la  lumière  et  de  la  cha- 
leur, qui,  augmentant  le  poids  des  corps  et  les  rendant  incom- 
bustibles, est  la  base  du  gaz  vital.  Ils  ont  lixé  le  sens  des  mots 
p/tlu(/istique,  combustion  et  combustible  et  n'en  auraient  pas 
moins  rectifié  la  science  et  fait  réellement  la  langue,  quand  mémo 
ils  n'auraient  pas  créé  le  mot  oxygène  (III,  47).  Comme  Pascal, 
D.  de  ïracy  parle  des  merveilles  de  la  nature  :  «  Qui  de  nous, 
dit-il,  après  avoir  affirmé  que  ce  n'est  point  le  merveilleux,  mais 
l'absurde  qui  doit  nous  révolter,  pourra  jamais  comprendre  la 
prodigieuse  petitesse  des  globules  du  fluide  qui  circule  dans  les 
nerfs  d'un  insecte,  ou  l'excessive  ténuité  des  particules  odorantes 
d'un  corps  qui  en  remplit  continuellement  un  grand  espace  pen- 
dant des  années,  sans  perdre  une  quantité  appréciable  de  son 
poids  ?  Qui  se  fera  jamais  une  idée  de  l'effrayante  multitude  des 
rayons  lumineux  qui  partent  d'un  corps  éclairé,  dont  chaque 
point  en  renvoie  un  faisceau  tout  entier  à  chacun  des  points  de 
l'espace?  Et  qui  pourra  jamais  concevoir  l'inappréciable  subtilité 
des  molécules  de  cette  matière,  qui  se  croisent  et  se  pénètrent, 
pour  ainsi  dh'e,  dans  tant  de  milliards  de  sens  différents,  sans 
se  causer  le  moindre  obstacle  ni  le  plus  petit  dérangement?  » 
(I,  190.) 

L'état  dans  lequel  se  trouve  la  science  de  la  pensée  est  analogue 
à  celui  de  l'astronomie  il  y  a  cent  ans.  Locke  répond  à  Copernic, 
Dumarsais  à  Galilée,  Condillac  à  Kepler;  aussi  faut-il  perfec- 
tionner les  instruments  qu'elle  emploie,  c'est-à-dire  les  langues, 
établir  un  plan  dobservations  et  d'expériences  nouvelles  [M. ,  320) . 
On  a  bien  fait  de  demander  pour  les  jeunes  gens,  auxquels  il 
destine  ses  Eléments  dldéolorjie,  des  notions  de  physique  et 
d'histoire  naturelle,  de  leur  faire  connaître  les  principales  espèces 
de  corps  qui  composent  l'univers,  de  leur  donner  une  idée  de 
leurs  combinaisons,  de  leur  arrangement,  des  mouvements  des 
corps  célestes,  de  la  végétation  et  de  l'organisation  des  animaux 
(I,  o).  Aussi  fait-il  rentrer  l'idéologie  dans  la  zoologie  ou  dans  la 


30-2  L'IDÉOLOGIE  UATIONNELLE 

physiologie,  l'histoire  détaillée  de  notre  intelligence,  dans  la 
physique  humaine  (III,  x),  et  suhordonne-t-il  les  progrès  de  la 
métaphysique  à  létat  de  la  physique,  persuadé  que  les  rêves 
de  la  philosophie  platonicienne  et  les  suppositions  gratuites  des 
spiritualistes  disparaissent  graduellement,  à  mesure  que  les 
progrès  de  la  physique  augmentent  la  masse  de  ce  qui  est  connu, 
nous  donnent  le  courage  de  consentir  à  ignorer  ce  qui  est  au  delà 
et  nous  dégoûtent  de  chercher  à  le  deviner  (C,  44o).  S'il  laisse  la 
recherche  des  causes  physiokigiques  à  ceux  qui  sont  capahlos 
de  sonder  de  pareils  mystères,  s'il  se  horne  à  Tidéologie  ration- 
nelle, il  reconnaît  une  idéologie  physiologique  et  veut  que  l'ana- 
lyste consulte  les  physiologistes  {M.,  .'Î2G).  Il  admire  les  travaux 
de  Pinel  et  de  Cahanis,  dont  il  recommande  la  lecture,  et  fait 
tous  ses  efforts  pour  qu'aucune  de  ses  explications  ne  soit  en 
contradiction  avec  les  lumières  positives  que  fournit  l'observa- 
tion scrupuleuse  de  nos  organes  et  de  leurs  fonctions  (I,  323). 
Enfin,  après  avoir  passé  en  revue  les  sciences,  pour  montrer  quel 
a  été  le  point  de  départ  de  nos  connaissances,  il  donne  le  plan 
d'un  tableau  des  premiers  éléments  de  toutes,  qui  comprendrait 
la  physique,  l'histoire  naturelle,  l'arithmétique  numérique  et 
littérale,  l'algèbre,  le  calcul  différentiel  et  intégral  (III,  364).  Pas 
plus  que  Cabanis  et  que  la  plupart  des  idéologues,  il  ne  sépare 
donc  la  philosophie  des  sciences  (1). 

Pendant  la  Terreur,  quand  les  Girondins  eurent  été  proscrits, 
(^ondorcet,  Daunou  et  Mercier,  Ginguené,  Lavoisier  et  tant 
d'autres  arrêtés  ou  obligés  de  fuir,  le  comité  de  surveillance  de 
l'Allier  décréta  (octobre' 1794),  DJde  Tracy  d'arrestation,  pour 
cause  de  suspicion,  d'incivisme  et  d'aristocratie.  Il  le  taxa  à  cent 
mille  livres,  pour  la  contribution  provisoire  et  nécessaire  à  la 
solde  de  l'armée  révolutionnaire  et  au  secours  des  malheureux 
citoyens.  D.  de  Tracy  se  justifia  en  établissant  qu'il  demeurait  à 
Auteuil  près  Paris  depuis  dix-huit  mois  (2).  Le  Comité  suspendit 
l'effet  de  son  mandat  d'arrêt  et  accepta  provisoirement  l'offre 
faite  par  de  Tracy.  Mais  quelques  jours  plus  tard,  un  peloton  de 

(1)  Ce  que  M.  Paul  Janet  dit  de  Laromiguière  est  exact  (ch.  vui,  §  3),  il  n'en  est 
pas  de  même  de  ce  qu'il  dit  des  idéologues  eu  général.  {Le  Tetnps,  1882.) 

(2)  «  Il  y  avait  donné  des  preuves  de  civisme  et  avait  toujours  eu  à  combattre  le 
parti  des  contre-révolutionnaires  dont  il  n'avait  jamais  cessé  d'être  victime  ».  Il  lui 
était  impossible  de  satisfaire  à  la  réquisition  des  100,000  livres,  mais  pour  faire 
voir  qu'il  était  prêt  à  tous  les  sacrifices  qui  dépendraient  de  lui,  il  abandonnait  les 
revenus  de  ses  propriétés  de  l'Allier. 


DE  TRACY  IDÉOLOGUE,  LÉGISLATEUR,  PÉDAGOGUE        .KKT 

soldats,  comniaiulés  parle  général  Ronsin,  cernait  sa  maison, 
la  fouillait  et  emmenait  1).  de  Tracy  à  Paris,  où  on  renfermait  à 
l'Abbaye.  L'exemple  de  Jollivet  qui,  à  peine  entré,  tira  d'un 
porteteuille  une  écritoire,  une  plume,  de  volumineux:  papiers  et^ 
devant  une  mauvaise  table,  se  mit  à  travailler  au  système  hypo- 
thécaire qu'il  fonda  plus  tard  et  qu'il  calculait  siu'  le  cadastre 
de  la  France,  lui  rendit  le  calme  et  le  goût  du  travail.  Après  six 
semaines  de  séjour  à  l'Abbaye,  ils  furent  l'un  et  l'autre  trans- 
férés aux  Carmes,  enfermés  dans  la  même  cellule,  où  ils  conti- 
nuèrent leur  vie  studieuse. 

Condillac  avait  donné  à  Lavoisier  sa  méthode,  Lavoisier  mena 
D.  de  Tracy  à  Condillac  :  «  Je  n'avais  jamais  lu  de  lui,  dit-il,  que 
VEssaisiir  rongine  des: connaissances  humaines  elie  l'avais  quitté 
sans  savoir  si  j'en  devais  être  content  ou  mécontent.  .le  lus,  dans 
les  prisons  des  Carmes,  tous  ses  ouvrages,  qui  me  tirent  remonter 
ù  Locke.  Leur  ensemble  m'ouvrit  les  yeux,  leur  rapprochement 
me  montra  ce  que  je  cherchais.  C'était  la  science  de  la  pensée. 
Le  Traité  des  Systèmes  surtout  fut  pour  moi  un  coup  de  lumière 
et,  ne  trouvant  celui  des  Sensations  ni  complet  ni  exempt  d'er- 
reurs, je  fis  dès  lors  pour  moi  un  exposé  succinct  des  vérités  prin- 
cipales qui  résultent  de  l'analyse  de  la  pensée  ».  Le  o  thermidor, 
pendant  qu'on  faisait  lappel  des  quarante-cinq  condamnés  qui 
devaient  être  traduits  devant  le  tribunal  révolutionnaire,  il  résu- 
mait la  théorie  à  laquelle  il  était  arrivé  en  formules  concises  : 
«  Le  produit  de  la  faculté  de  penser  ou  percevoir  :=  connaissance 
=  vérité...  Dans  un  deuxième  ouvrage  auquel  je  travaille,  je  fais 
voir  qu'on  doit  ajouter  à  cette  équation  ces  trois  autres  membres 
=  vertu  =  bonheur  =  sentiment  d'aimer;  et  dans  un  troisième  je 
prouverai  qu'on  doit  ajouter  ceux-ci  :  =  liberté  =  égalité  =  phi- 
lanthropie. C'est  faute  d'une  analyse  assez  exacte  qu'on  n'est  pas 
encore  parvenu  à  trouver  les  déductions  ou  propositions 
moyennes  propres  à  rendre  palpable  l'identité  de  ces  idées.  J'es- 
père prouver  par  le  fait  ce  que  Locke  et  Condillac  ont  fait  voir 
par  le  raisonnement,  que  la  morale  et  la  politique  sont  suscep- 
tibles de  démonstration  ».  Et  il  ajoutait  qu'à  l'avenir  il  partirait 
toujoiu's  de  ce  point,  si  le  ciel  lui  réservait  encore  quelque  temps 
à  vivre  et  à  étudier. 

Inscrit  pour  être  jugé  le  11  thermidor,  il  fut  sauvé  par  la  chute 
de  Robespien-e.  Il  ne  sortit  de  prison,  comme  Daunou,  qu'en 
octobre  1794,  et  retourna  à  Auteuil  avec  sa  famille  et  ses  amis  : 


304  L'IDEOLOGIE  RATIONNELLE 

il  n'j  retrouva  plus  Condorcet.  De  sa  prison  il  revint  piiilosophe  : 
il  navait  perdu  aucune  de  ses  convictions,  aucune  de  ses  espé- 
rances. Toute  sa  vie  il  demeura  l'admirateur  de  Voltaire,  d'Hel- 
vétius,  de  Condorcet,  de  Condillac;  l'ami  de  Cabanis,  de  Daunou 
et  des  hommes  qui  continuaient  la  tradition  du  xvm«  siècle. 
Quand  La  Harpe  qui,  autrefois  novateur  eflréné,  avait  accusé  les 
philosophes  dètre  des  réformateurs  timides  et  des  amis  froids 
de  l'humanité,  allait  jusqu'à  leur  reprocher  d'avoir  tout  houle- 
versé  (I,  xxx)  et  rendait  responsables  de  la  Terreur,  Diderot  et 
Helvétius,  Raynal  et  d'Holbach,  Rousseau  et  même  Voltaire; 
quand  d'autres,   comme  Rivarol  et  Chateaubriand,  al)andon- 
iiaient  complètement  leurs  anciennes  opinions  et  allaient  bien- 
tôt, aux  applaudissements  d'un  nombreux  public,  s'attaquer  à  la 
philosophie  ou  au  philosophisme,  D.  de  Tracy,  qui  avait  perdu 
une  liante  situation  et  cruellement  souffert  au  moral  et  au  phy- 
sique, proclamait  que  le  moment  où  les  hommes  réunissent 
un  grand  fonds  de  connaissances  acquises,  une  excellente  mé- 
thode et   une  liberté  entière,  est  le  commencement  d'une  ère 
tibsolument  nouvelle  dans  leur  histoire.  Vère  française  doit 
«ous  faire  prévoir  un  développement  de  raison  et  un  accroisse- 
ment de  bonheur,  dont  on  chercherait  en  vain  à  juger,  par 
l'exemple  des  siècles  passés,  qui  ne  ressemblent  en  rien  à  celui 
qui  commence  (G/*.,  8).  R  y  a  un  certain  public,  dit-il  ailleurs, 
composé  de  ceux  qui  dénigrent  leur  pays,  «  ou  parce  qu'ils  l'ont 
abandonné  dans  sa  détresse  ou  parce  qu'ils  ne  peuvent  y  bril- 
ler »,  dont  il  ne  cherchera  pas  à  capter  les  sufifrages  et  dont  la 
malveillance  lui  importe  peu  (V,  270).  Tout  en  reconnaissant 
que  la  France,  sous  son  ancien  gouvernement,  n'était  pas  aussi 
misérable  qu'on  l'avait  dit  (p.  2o6),  il  fait  l'éloge  de  la  France 
nouvelle  :  «  La  Révolution  est  venue.  Elle  a  souffert  tous  les 
maux  imaginables,  elle  a  été  déchirée  par  des  guerres  atroces, 
civiles  et  étrangères;  plusieurs  de  ses  provinces  ont  été  dévas- 
tées et  leurs  villes  réduites  en  cendres  ;  toutes  ont  été  piUées 
par  les  brigands  et  parles  fournisseurs  des  troupes;  son  com- 
merce extérieur  a  été  anéanti;  ses  flottes  ont   été  totalement 
détruites,    quoique  souvent  renouvelées;   ses  colonies,   qu'on 
croyait  si  nécessaires  à  sa  prospérité,  ont  été  abîmées,  et,  qui 
pis  est,  elle  a  perdu  tous  les  hommes  et  tous  les  trésors  qu'eUe 
a  prodigués  pour  les  subjuguer;  son  numéraire  a  été  presque 
tout  exporté,  tant  par  l'effet  de  l'émigration  que  par  celui  du 


DE  TKACY  IDEOLOGUE,  LEGISLAÏEUK,  PKI)\(;0(.lIE        ,'ÎOo 

pa|)ior-inoiiiiaie;  elle  a  eulieleiiii  (iiialoiv.e  années  dans  un  Irnips 
(le  famine,  et  an  milieu  de  tout  eela,  il  est  notoire  que  sa  popu- 
lation et  son  agriculture  ont  augmenté  considérablement  eu 
très  pendannées;  et,  à  l'époque  de  la  création  de  l'empire,  sans 
que  rien  filt  encore  amélioré  pour  elle  du  côté  de  la  mer  et  du 
commerce  étranger,  auquel  on  attache  communément  une  si 
grande  importance,  sans  qu'elle  eût  un  seul  instant  de  paix  pour 
se  j-eposer,  elle  supportait  des  taxes  énormes  ;  elle  faisait  des 
dépenses  immenses  eu  travaux  publics;  elle  suffisait  à  tout  san< 
emprunt,  et  elle  avait  une  puissance  colossale  ù  la(|uelle  rien  ne 
pouvait  résister  sur  le  conlinrni  d.'  l'Europe,  et  qiu'  aurail  sub- 
jugué tout  l'univers  sans  la  marine  anglaise  (V,  :2o7)  ».  N'étaient 
quchpies  rares  et  courts  passages,  où  il  déplore  la  mort  de  Con- 
dorcet,  le  plus  grand  philosophe  de  ces  derniers  temps  (C.,;»83), 
de  l'illustre  et  malheureux  Lavoisier,  digne  à  jamais  de  nos 
regrels  [M.,  287),  où  il  rappelle  la  trop  fanjeuse  Convention  qui 
a  fait  tant  de  mal  à  l'humanité  eu  rendant  la  raison  odieuse,  et 
qui,  malgré  la  haute  capacité  et  les  grandes  vertus  de  plusieurs 
de  ses  membres,  s'est  laissé  dominer  par  des  fanatiques  et  des 
hypocrites,  des  scélérats  et  des  fourbes,  et  a,  par  cela  même, 
rendu  d'avance  inutiles  ses  plus  belles  conceptions  (C,  169),  on 
ne  supposerait  pas,  en  lisant  ses  œuvres,  qu'il  a  failli  péiir  sous 
la  Terreur.  Même  après  les  avoir  lues,  on  reste  convaincu  (pie 
le  danger  couru  n'a  en  rien  changé  sa  manière  de  penseï-. 


Il 

Moins  d'un  an  après  que  1).  de  Tracy  avait  (piillé  les  Carmes, 
la  Convention  organisait  linslruction  publique,  fondait  les 
écoles  primaires,  centrales,  spéciales,  1  institut  national  des 
sciences  et  des  arts.  Associé  à  la  section  de  l'analyse  des  sensa- 
tions, sur  la  proposition  de  Cabanis,  D.  de  Tracy  pensa,  comme 
la  plupart  des  idéologues  (1;,  que  l'Institut  devait  travailler  "  au 
progrès  de  toutes  les  connaissances  humaines  ».  Le  2  floréal 
■avril  179t>)  (-2),  il  lisait  un  Mémoire  sur  la  manière  dont  nous 
acquérons  la  connaissance  des  corps  extérieurs  et  du  nôtre. 
Nous  n'existons,  disait-il,  que  par  nos  sensations  et  nos  idées; 

(l)  Voyez  rh.  i,  §  3. 

(2j  Décade  phil.,  18  juillet  1796.  Notice  des  travaux  par  J.  Lebreton. 

PiCAVET.  20 


30G  L'IDÉOLOGIE  RATIONNELLE 

tous  les  êtres  n'existent  pour  nous  que  par  les  idées  que  nous 
en  avons.  Ainsi  la  connaissance  de  la  manière  dont  nous  for- 
mons nos  idées  est  la  base  de  toutes  les  sciences.  C'est  l'analyse 
des  idées  qui  a  fait  faire  aux  chimistes  français,  à  lillustre  Lavoi- 
sier  et  à  ses  collaborateurs,  tant  de  progrès  dans  l'analyse  des 
corps.  Cette  analyse  est  surtout  nécessaire  pour  traiter  métho- 
diquement les  sciences  morales  et  politiques,  grammaire, 
logique,  science  de  léducation  et  de  linslruction,  morale  et 
[)olilique,  et  pour  les  établir  sur  des  fondements  stables. 
Elles  se  réduisent  à  la  solution  de  cet  immense  problème  : 
Les  facultés  d'une  espèce  d'êtres  aniniês  étant  connues,  trou- 
ver tous  les  moyens  de  bonheur  dont  ces  êtres  sont  suscep- 
tibles. Pour  examiner  soigneusement  ce  problème,  et  n'en  tirei' 
que  les  conséquences  nécessaires,  il  faut  suivre  la  méthode  des 
géomètres  et  marcher  pas  à  pas,  en  se  refusant  à  tout  jugement 
précipité.  Un  j)remier  fait  est  bien  constaté,  bien  avéré  ;  toutes 
nos  idées  viennent  de  nos  sensations.  Mais  les  sensations  ne 
sont  que  des  modificâtîons  intérieures  de  notre  être  dont  aucune? 
n'indique  ce  qui  la  cause.  Comment  donc  apprenons-nous  à  les 
rapporter  aux  corps  extérieurs?  Condillac  i)rétend  que  c'est  par 
le  toucher;  mais  ce  sens,  comme  b's  quatre  autres,  ne  nous 
donne  que  des  modifications  intérieures,  tant  que  nous  somme» 
supposés  n'avoir  aucun  mouvement.  C'est  donc  la  faculté  de 
faire  du  mouvement  et  d'en  avoir  conscience,  qui  nous  montre 
les  corps  comme  causes  de  nos  sensations.  Cette  faculté  ou 
motilité,  portion  de  la  faculté  générale  appelée  sensibilité,  n'a 
pas  plus  rapport  a  un  sens  qu'à  un  autre,  mais  les  embrasse 
tous  et  est  le  seul  lien  entre  notre  moi  et  le  reste  des  êtres. 

A  la  fin  de  l'an  IV  et  au  connnencement  de  l'an  V  (1),  D.  de 
Tracy  lisait  deux  autres  Mémoires  sur  l'analyse  de  la  pensée  ou 
plutôt  sur  la  faculté  de  penser^u  faculté  de  percevoir.  Il  deman- 
dait que  la  science  résultant  de  celte  analyse  fût  nommée  idéo- 
lor/ie  ou  science  des  idées,  pour  hi  distinguer  de  l'ancienne 
métaphysique. 

Presque  neuve  encore,  elle  possède,  disait-il,  peu  de  vérités 
constantes  et  reconnues,  malgré  les  ouvrages  de  plusieurs 
hommes  célèbres  et  bien  que,  fondée  sui-  des  faits,  elle  soit  sus- 
ceptible de  certitude  comme  les  sciences  exactes.  C'est  qu'elle  n'a 

(1)  Décade  phiL,  30  uivôse  an  V,  N'oticc.  par  Talleyrand-Ptrigurd. 


DE  TKACV  lOEOLOia  E,  LÉCISI.ATEI  IJ,  PED  VC.tXil  K        ;Ju7 

jamais  été  traitée  avec  inétlioile  et  liberté,  qu  elle  n'a  été  l'ohjet 
direct  des  recherches  (raiicun  corps  savant.  La  seconde  classe 
ilevrait  dénombrer  les  vérités  connues  et  perfectionner  les 
langues  qui  sont  les  instiuments  dont  elle  se  sert,  convenir 
des  observations  et  des  expériences  à  faire  pour  éclaircir  les 
points  douteux.  Et  lui-même,  présentant  le  tableau  sommaire 
des  vérités  idéologiques  qu'il  regardait  comme  constantes, 
établissait  que  la  faculté  de  penser,  telle  qu'elle  est  en  nous, 
se  déconq)Ose  en  cinq  facultés  distinctes  et  essentielles  :  la 
faculté  de  sentir,  celles  de  se  ressouvenir,  île  jugei-,  de  vouloir  el 
enlin  celle  de  se  mouvoir,  ([iii  lui  semble,  aussi  bien  (jue  les 
autres,  partie  intégrante  tie  la  faculté  de  penser  et  nécessaire 
a  son  action,  attendu  que  la  sensation  du  mouvement,  par 
opposition  à  celle  de  résistance,  fait  entrer  en  e.\ei-cice  notre 
faculté  de  conq)arer  ou  de  juger.  Puis,  examinant  les  relations 
de  ((uatre  de  ces  facultés  avec  celle  de  vouloir,  il  trouvai! 
«luelles  en  sont  en  partie  dépendantes,  en  partie  indépendantes. 
Il  expru[uait  la  formation  de  nos  idées  en  tant  que  connaissances, 
et  de  nos  idées  en  tant  que  sentiments  et  passions.  La  liberté 
lui  paraissait  la  faculté  d'agir  d'après  sa  volonté:  la  liberté  et 
le  bonheur,  um-  mruie  idée.  considériM»  suivant  le  moyen  et  sui- 
vant la  lin. 

L'an  VI,  D.  dr  Tracy  lit  partie  de  deux  commissions  chargées 
dexaminer  les  systèmes  de  pasigraphie  présentés  par  Maimieux, 
Zadk.ins-Hour\vitz,  Fournaux,  Montignon,  et  celui  de  IJutet  sur 
la  lexicologie.  En  janvier  1798,  mécontent  du  changement  intro- 
duit dans  la  (|uestion  p)oposée  pour  le  prix  de  morale,  il  écri- 
vait, sur  les  moyens  de  fonder  la  morale  d'un  peuple,  un 
Mémoire  (1)  <jui  parut  en  ventôse  dans  le  Mercure.  Persuadé 
que  le  premier  pas  à  faire  en  morale  est  d'empêcher  les  grands 
crimes,  que  le  plus  utile  principe  à  graver  dans  les  tètes  est 
<[ue  tout  crime  est  une  cause  certaine  de  souffrance  pour  celui 
qui  le  commet,  que  les  vrais  soutiens  de  la  société,  les  solides 
appuis  de  la  morale  sont  les  gendarmes  et  les  gardiens  des 
prisons,  les  jurés,  les  juges  au  criminel  et  les  accusateurs 
publics,  il  réclamait  :  1"  une  gendarmerie  nationale,  avec  une 

(1)  Ce  Mi-moire  compreinl  quatre  chapitres  :  i,  Du  la  punition  des  criines;  ii  De 
la  répression  des  délits  moins  graves;  m,  Des  occasions  de  nuire  a  autrui;  iv,  De 
Il  dispositioD  à  nuire  à  la  société  et  à  ses  membres,  ou  des  inclinations  vicieuses: 
§  1,  De  l'éducation  morde  des  hommeS;  j;  2,  De  l'éducation  morale  des  enfants. 


308  L'IDÉOLOGIE  RATIONNELLE 

organisa  lion  constante,  un  ordre  d'avancement  invariable,  tout 
entière  dans  la  main  d'un  seul  chef  permanent,  attachant  sa 
fortune  et  sa  gloire  à  la  perfection  du  service;  2°  un  jury,  qu'il 
faut  conserver  pour  n'avoir  pas  à  l'établir  une  autre  fois  ;  3°  des 
juges  indépendants  des  gouvernants  et  des  justiciables,  partant, 
bien  payés,  nommés  à  long  terme  et  ambulants  ;  4"  des  accusa- 
teurs publics,  dépendant  du  gouvernement  et  destituables  pour 
simples  négligences  ;  5°  des  lois  qui  édictent  des  peines,  non 
sévères,  mais  bien  graduées  et  proportionnées  moins  à  l'énormité 
des  crimes  qu'à  la  tentation  de  les  commettre  ;  6"  une  procédure 
qui  donne  toute  facilité  à  la  juste  défense,  mais  qui  ne  laisse 
perdre  aucun  moyen  de  conviction  ;  car  si  le  législateur  pouvait 
rendre  la  punition  manifestement  inévitable,  presque  tous  les 
désordres  seraient  prévenus.  Quant  à  la  répression  des  friponne- 
ries de  toute  espèce,  il  souhaite  des  tribunaux  civils  bien  organi- 
sés, une  procédure  simple  et  prompte,  des  mesures  sévères  contre 
les  banqueroutiers  fi-auduleux  et  la  condamnation  aux  dépens 
des  plaideurs  de  mauvaise  foi,  l'exclusion  des  fonctions  publi(]ues 
pour  les  hommes  de  mauvaise  réputation,  etc.,  et  surtout  une 
police,  plutôt  incommode  que  paralysée,  qui,  astreinte  à  remettre 
pi-omptement  ceux  qu'elle  arrête  aux  tribunaux,  ait  une  giande 
latitude  pour  arrêter. 

La  plupart  des  législateurs  et  des  philosophes  ont  cru,  à  tort, 
(pie  la  communauté  absolue  des  biens  enlèverait  aux  hommes 
la  possibilité  de  se  nuire  réciproquement.  Car,  en  supposant  que 
chacun  puisse  faire  abdication  de  sa  propre  pensée,  les  intérêts 
individuels  renaîtraient,  lorsqu'il  s'agirait  de  partager  la  masse 
commune  des  peines  et  des  jouissances.  Ce  qu'il  importe,  c'est 
de  concilier  et  de  contenir  les  intérêts  distincts  qui  peuvent  deve- 
nir opposés,  en  établissant  des  lois  qui  répriment  les  crimes 
et  les  délits,  en  prenant  des  dispositions  qui  tendent  à  fondre 
les  intérêts  dans  l'intérêt  général,  à  rapprocher  les  opinions  de 
leur  centre  commun,  la  raison,  et  à  portei-,  dans  l'action  gou- 
vernementale, la  simplicité,  la  clarté,  la  régularité,  la  constance. 
On  peut  encore  ôter  auxhommes  le  désir  de  se  nuire,  en  agissant 
sur  les  inclinations,  en  travaillant  à  l'éducation  des  hommes  et 
des  enfants.  Les  idées  morales  ne  sont  pas  infuses  en  nous  et 
n'ont  pas  une  origine  plus  céleste  que  nos  autres  idées  :  la 
morale  n'est  qu'une  application  de  la  science  de  la  génération 
des  idées  et  des  sentiments,  elle  ne  se  perfectionne  qu'après  l'i- 


DE  TRACY  IDÉOLOGIE,  LbX.ISI.ATEUll,  PÉDAGOGUE        30!» 

(léologie,  subordonnée  ollc-niènie  aux  progrès  de  la  physique  (l). 
Mais  l'enseignement  direct  ne  peut  que  perfectionner  la  théorie 
de  la  morale,  non  en  répandre  et  en  pi'opager  la  pratique.  S'il  est 
nécessaire  qu'il  y  ait  quelques  écoles  pour  éclairer  les  divers  ser- 
vices publics,  pour  développer  les  théories  savantes  et  former  des 
maîtres,  pour  donner  aux  législateurs  la  théorie  méthodique  de  la 
morale  domestique  et  sociale,  ce  sont  les  législateurs  et  les  gou- 
veiTianls  qui  sont  les  vrais  précepteurs  de  la  masse  du  genre  hu- 
main. En  veillant  à  une  exécution  complète,  rapide  et  inévitable 
des  lois  répressives  et  en  établissant  une  balance  exacte  entre 
les  recettes  et  les  dépenses  de  l'État,  en  proclamant  l'égalité  et 
en  détruisant  tout  corps  privilégié  et  tout  pouvoir  héréditaire, 
en  excluant  les  prêtres  de  tout  salaire  et  de  toute  fonction  pu- 
blique, y  compris  celle  d'enseigner  la  morale,  et  en  établissant 
le  divorce,  l'égalité  des  partages,  la  prohibition  presque  entièie 
de  la  liberté  de  tester,  la  liberté  entière  et  absolue  d'exei'cer 
tous  les  genres  d'industrie,  celle  du  commerce  extérieur  et 
intérieur,  du  prêt  à  intérêt,  facilité  et  assuré  par  une  bonne 
législation  des  hypothèques,  ils  feront  plus  que  tous  les  pro- 
fesseurs pour  l'éducation  morale  des  hommes  et  pour  celle  des 
enfants,  qui  sera  assurée  si  les  parents  ont  de  bonnes  habitudes, 
produites  par  de  bonnes  institutions.  «  S'arrêter  après  ces  objets, 
d'une  efficacité  prodigieuse,  dit  l'ancien  lieutenant  de  La  Fayette, 
a  l'utilité  des  leçons  directes  données  dans  les  écoles  et  les 
fêtes  publiques,  c'est  négliger  l'artillerie  dune  armée  pour  s'oc- 
cuper de  sa  musique  ». 

Ce  Mémoire,  qui  dénote,  en  ses  grandes  lignes,  un  esprit  pra- 
tique et  un  sens  très  droit,  montre  combien  on  a  tort  de  ne  voir 
dans  les  idéologues  que  des  utopistes.  Il  nous  explique  comment 
ils  ont  hésité  à  combattre  sans  merci,  en  supposant  qu'ils  eussent 
pu  le  faire  efficacement,  un  gouvernement  qui  organisait  l'admi- 
nistration civile,  militaire  et  judiciaire,  mettait  l'ordre  dans  les 
finances  et  assurait  la  répression  des  délits  et  des  crimes,  pro- 
mulguait en  1803  et  1804  le  Code  civil,  en  1800  le  Code  de 
procédure  civile,  en  1807  le  Code  de  commerce,  en  1808  le  Code 
d'Instruction  criminelle  et  en  1810  le  Code  pénal.  Car  en  plus 
d'un  point  il  donnait  satisfaction  aux  souhaits  que  formait  I).  de 
Tracy  en  1798.  Et  ne  faisait-il  pas  creuser  des  canaux  et  des 

(Ij  Voyez  les  irn^me?  idues  »hfz  Cnbanis,  ch.  m  et  iv. 


1 


310  L'IDÉOLOGIE  RATIONNELLE 

])assiiis,  percer  des  routes,  établir  des  ponts  et  des  quais?  îS'e 
promettait-il  pas  un  million  à  linventeur  d'une  machine  à  filer 
le  lin,  et  un  million  à  qui  remplacerait  le  sucre  de  canne  par  le 
sucre  de  betterave,  en  pensionnant  Jacquart  et  décorant  Richard 
Lenoir  et  Oberkampf  (1)  ? 

Dans  les  premiers  mois  de  1798,  Bonaparte  préparant  Texpé- 
dition  d"Egypte,  offrit  à  D.  de  Tracy  de  reprendre  son  épée  de 
maréchal  de  camp  et  de  l'accompagner.  D.  de  Tracy  avait  qua- 
rante-quatre ans,  il  hésita  deux  jours  (:2),  puis  refusa  et  renonça 
à  la  carrière  qui  avait  rempli  la  première  partie  de  sa  vie. 

Tout  entier  désormais  aux  recherches  philosophiques,  il  lisail 
à  l'Institut  une  dissertation  (3),  destinée  à  servir  de  suite  et  de 
complément  à  son  analyse  de  la  faculté  de  penser,  où  il  traitai l 
du  peifectionnement  graduel  de  l'individu,  de  celui  de  l'espèce 
humaine,  de  l'influence  des  signes  et  des  effets  du  retour  fré- 
quent des  mêmes  perceptions.  Puis  il  recherchait  les  effets,  sur 
le  perfectionnement  de  l'individu  et  de  lespèce,  du  langage  d'ac- 
tion et  des  signes  articulés,  dont  il  faisait  remarquer  les  incon- 
vénients et  les  avantages.  Passant  à  l'examen  de  l'habitude,  il 
montjait  quelle  peut  en  être  l'action  sur  nos  sensations,  nos 
mouvements,  nos  souvenirs,  nos  jugements  et  nos  désirs,  puis 
concluait  que  Miabitude  est  presque  la  seule  cause  de  la  capacité 
de  notre  intelligence  et,  en  même  temps,  l'unique  source  des  dif- 
ficultés que  nous  éprouvons  à  la  bien  connaître. 

Puis  il  refondait  ces  différents  Mémoires,  pour  leur  donner 
une  rédaction  plus  parfaite  et  en  achevait  la  seconde  lecture 
le  22  germinal.  Imprimé  dans  le  P""  volume  des  Mnnoîres  de 
la  seconde  classe,  son  travail  paraissait  à  la  fin  de  l'an  VI,  avec 
trois  Mémoires  de  Cabanis  et  deux  de  Laromiguière.  Il  est  divisé 
en  trois  parties  qui  traitent  de  la  manière  dont  nous  acquérons 
la  connaissance  des  corps  extérieurs  et  du  nôtre,  des  facultés  par- 
ticulières qui  composent  la  faculté  générale  de  penser,  de  la  ma- 
nière dont  l'action  des  facultés  élémentaires  de  la  pensée  a  pro- 
duit l'état  actuel  de  la  raison  humaine  et  de  la  difficulté  que  nous 

(1)  Voyez  ce  que  dit  D.  de  Tracy  de  la  France  nouvelle  §  1,  et  la  fin  du  discours 
de  réception  à  l'Académie  fr.iunaise,  ch.  vi,  §  3. 

(2)  Il  dira  plusieurs  années  après  (G/'.,  206):  «  Si  les  jésuites  avaient  mieux  choisi 
les  livres  qu'ils  ont  fait  imprimer...  l'imprimerie  serait  à  cette  heure  complètement 
établie  chez  les  .Maronites,  par  suite,  peut-être  chez  beaucoup  de  nations  de  l'O- 
rient... or  il  est  impossible  de  déterminer  les  conséquences  qu'un  tel  étal  de 
choses  eût  eu  lors  de  l'expédition  d'Egypte  et  de  Syrie  ». 

(.'î)  Décade  phil.,  30  germinal  an  VI,  notice  par  Lacuée. 


DE  TIUCY  intOLOGlE,  I.KGISLATEUU,  PÉDA(.OGllE        ;M1 

éprouvons  ù  reconnaître  les  opérations  de  noire  unie.  Ces  trois 
parties,  dont  la  première  est  une  introduction  à  la  seconde, 
éclaircie  et  complétée  par  la  troisième,  renferment  toute  la  théo- 
rie idéologiipie  de  D.  de  ïrac\ .  Dans  la  première,  il  fait  l'éloge 
de  Locke,  de  Condillac  ([ui,  ne  laissant  aucune  obscurité  sur 
l'origine  des  idées,  apprend  complètement  aux  hommes  conunenl 
ils  sont  modifiés  iulérieurement  par  leurs  sensations.  A  côté 
d'eux,  il  place  Cabanis  qui  s'est  occupé,  avec  succès,  des  effets! 
internes  de  la  sensibilité.  Contre  Locke  et  d'Alcmbeii,  il  soutient  I 
qu'on  peut  définir  l'étendue,  l'espace  et  le  mouvement,  en  décom- 
posant chacune  de  ces  idées  de  manière  à  indiquer  ce  qui  vient 
de  chaque  sens.  Mais  il  combat  surtout  Condillac  qui,  attribuant 
au  toucher  la  connaissance  des  corps,  a  été  trompé  i)ar  une  ana- 
lyse inq)arl'aite  des  effets  de  ce  sens.  Il  critique  avec  sagacité  le 
Traili'  des  Sensa fions,  et  en  signale  les  cou Iradicl  ions,  les  obscu- 
rités. Condillac,  dit-il,  pensait  que  l'idée  d'étendue  se  compose 
de  la  coexistence  de  plusieurs  sensations,  comme  celle  de  duive 
se  forme  de  leur  succession,  et  c'est  cette  fausse  idée  de  la  notion 
d'étendue  qui  la  empêché  de  découvrir  comment  nous  acqué- 
rons cette  idée  et  celle  des  corps.  Puis,  après  avoir  montré  que 
nous  devons  à  la  motilité  la  connaissance  de  ceux-ci,  il  la  dis- 
tingue du  toucher  :  tous  nos  sens  forment  la  faculté  de  recevoir 
différentes  impressions  de  la  part  des  corps  extérieurs  sans  les 
apercevoir;  la  motilité  est  la  faculté  d'aller  tirer,  de  ces  mêmes 
corps,  une  impression  de  résistance  à  nos  mouvements  qui  nous 
fait  connaître  leur  existence.  C'est  un  sixième  sens  qui  n'a  pas  été 
distingué,  parce  qu'il  n'a  pas  d'organe  particulier.  Vérité  certaine, 
neuve  et  féconde  qui  éclaircit  les  notions  de  mouvement,  (i'es- 
j)ace,  de  lieu,  de  corps,  détendue,  de  durée  et  de  temps.  Je  me 
meus,  je  le  sens  et  ne  reçois  aucune  modification  de  mon  moi 
que  la  sensation  de  mouvement;  ce  que  je  rencontre  est  pour 
moi  le  néant,  rioi.  Je  continue  et  sens  ma  sensation  arrêtée, 
contrariée  :  j'appelle  un  obstacle  ou  un  corps,  ce  qui  m'oppose 
cette  résistance  et  m'empêche  de  me  mouvoir.  De  rien  et  de 
corps  j'abstrais  l'idée  générale  de  Yespace  qui  est  vide,  si  je  ne 
trouve  rien  ;^/<^m,  si  je  trouve  des  corps.  Le  //ew  est  une  portion 
de  l'espace,  plein  ou  vide,  déterminée  par  ses  rapports  avec 
d'autres  portions  de  l'espace  ;  la  surface,  l'assemblage  des  points 
qui  terminent  un  corps  ;  la  figure,  la  disposition  des  parties  de 
la  surface;  un  être  étendu  ou  un  corps,  un  être  que  nous  sentons 


31-2  L'IDÉOLOGIE  RATIONNELLE 

d'une  façon  continue  pendant  que  nous  avons  la  sensation  d'une 
certaine  quantité  de  mouvement,  h'étendue  d'un  corps  est  poui- 
nous  la  représentation  permanente  de  la  quantité  de  mouvemeni 
nécessaire  pour  la  parcourir.  Toutes  les  parties  de  notre  faculté 
de  sentir,  jointes  à  la  faculté  de  se  ressouvenir,  peuvent  nous 
donner  lidée  de  durée  ;  mais,  sans  la  motilité,  je  nai  aucun 
moyen  d'évaluer  la  durée,  je  ne  puis  avoir  que  la  notion  de 
temps  ou  d'une  portion  de  durée  mesurée  (1), 

Après  cette  théorie,  dune  importance  capitale  dans  l'histoire 
de  la  philosophie  française  '2),  rappelons  encore  ce  que  D.  de 
Tracy  dit  du  moi.  C'est,  dit-il,  une  idée  abstraite  delà  totalité  des 
parties  sentantes  qui  forment  un  ensemble,  il  en  est  la  résul- 
tante; son  étendue  est,  en  espace,  composée  de  toutes  les  parties 
qui  sentent  ensemble  et  obéissent  à  la  même  volonté  ;  en  durée, 
de  toutes  les  perceptions  que  nous  savons  leur  avoir  appartenu. 
L'idée  du  moi^  ajoute  l'ancien  habitué  des  bals  de  la  reine,  est 
composée  de  parties  réunies  pour  sentir,  comme  l'idée  de  bal 
de  personnes  réunies  pour  danser  ;  dans  les  deux  cas,  toutes 
les  parties  peuvent  avoir  été  renouvelées  successivement,  leur 
action  peut  avoir  été  plusieurs  fois  troublée,  suspendue,  inter- 
rompue, c'est  toujours  le  même  bal  et  le  même  moi  si  le  système 
n"a  pas  été  dissous  (oi. 

La  première  partie  du  Mémoire  complétait  l'analyse  de  la 
génération  des  idées  (4),  jusqu'alors  imparfaitement  terminée  ; 
la  seconde  est  un  tableau  des  opérations  de  notre  pensée  dans  la 
formation  des  connaissances  et  des  sentiments,  La  science  de  la 
pensée  n'a  point  de  nom,  puisque  la  périphrase,  analyse  des 
sensations  et  des  idées,  indique  simplement  le  travail  auquel 
il  faut  se  livrer  ;  on  ne  peut  l'appeler  nié  ta  physique,  parce 
que  ce  mot  désigne  une  science  qui  traite  de  la  nature  des  êtres, 
des  esprits  et  des  différents  ordres  d'intelligence,  de  l'origine  des 
choses  et  de  leur  cause  première  ;  une  science  autre  que  la 
physique,  dont  fait  partie,  comme  l'a  vu  Locke,  la  connaissance 

(1)  Voyez  les  mêmes  idées  chez  Bain,  les  Sens  et  i'Inlellif/ence  ;  Spencer,  Prui- 
cipes  de  psychologie;  Taine,  r Intelligence;  Ril)ot,  Psychologie  anglaise. 

(2)  Cf.  A.  Bertrand,  la  Psychologue  de  l'efforl.  Cf.  notre  Introduction  au  Mé- 
moire de  Birau. 

(3)  Voyez  ce  qui  a  été  dit  du  ballet  §  2. 

(4)  Cabanis  critique  Condillac  et  le  complète  par  l'étude  des  sensations  internes  ; 
D.  de  Trat-y  le  critique  et  le  complète  par  l'étude  de  la  motilité.  Comment  peut-on 
soutenir,  ainsi  ((ue  le  font  tous  les  historiens,  que  les  idéologues  sont  «  de  purs 
condillaciens  »  ?  Cf.  passim. 


DE  TRVr.Y  inKOLOClE,  LÉGISLATEI  R.  PÉDACOGLE        M.i 

des  facultés  de  rhomine.  Sans  doute,  nos  sensations  sont  tout 
pour  nous  :  la  physique  serait  la  connaissance  de  nos  sensations 
considérées  dans  les  êtres  qui  les  occasionnant.  Ihistoire  du 
juonde  ;  la  métaphysique,  la  connaissance  de  ces  mêmes  sensa- 
tions considérées  dans  leurs  eftets  en  nous,  Ihistoire  de  notre 
moi,  du  petit  monde  (1).  Division  belle  et  complète,  mais  qui 
suppose  un  emploi  nouveau  d'un  mot  trop  cruellement  discrédité. 
Le  mot  psi/c/iolof/if,  auquel  avait  songé  Condillac,  veut  dire 
science  de  lame  :  il  implique  une  connaissance  de  cet  être 
et  ferait  croire  qu'on  s'occupe  de  la  rechercUe  vague  des  causes 
premières  '2',  et  non  uniquement  de  la  connaissance  des  effets 
et  de  leurs  conséquences  pratiques.  Le  mot  idrolo/jie  ou  science 
des  idées  est  très  sage  :  il  n'éveille  aucune  idée  de  cause, 
il  est  très  clair  par  rapport  au  sens  du  mot  français  idée  et 
rigoureusement  exact  dans  cette  hypothèse  ;  très  exact  encore 
eu  égard  à  l'étymologie  gi-ecque.  Car  le  mot  iPm  voulant  dire, 
Je  perçois  par  la  vue,  Je  connais,  le  mot  eloo;  ou  dovx,  tra- 
duit ordinairement  par  tableau,  image,  signifie,  bien  analysé, 
perception  du  sens  de  la  vue.  Nous  avons  fait  idée  d'siow, 
pour  exprimer  une  perception  en  général  ;  nous  pouvons 
bien  faire  idf'olof/ie  pour  exprimer  la  science  qui  traite  des 
idées  ,3). 

Quant  à  la  faculté  de  penser,  dont  les  produits  sont  des  per- 
ceptions ou  des  idées,  elle  se  résout  en  cinq  facultés  :  la  sensi- 
hilité  ou  faculté  de  percevoir  des  sensations,  odeur,  saveur, 
l>ruit  et  son,  couleur  et  lumière,  chaud  et  froid,  sec  et  humide, 
douleur  ou  plaisir  à  l'intérieur  du  corps,  mouvement;  la  mé- 
moire ;  le  jugement  ou  faculté  de  percevoir  des  rapports,  qui 
demeure  sans  effet  tant  que  nous  n'avons  aucune  sensation  qui 
indique  son  origine,  tant  que  la  motilité  ne  nous  a  pas  donné  les 
perceptions  de  mouvement  et  de  résistance  ;  la  volonté  ou  faculté 
de  percevoir  des  désirs  ;  la  motilité,  sans  laquelle  nous  n'au- 
rions ni  connaissance  des  corps  extérieurs  et  dunùtre,  ni  signe, 
ni  même  aucune  connaissance,  puisque  toutes  sont  des  rapports 
ou  des  perceptions  de  notre  jugement.  La  pensée  réunit  les  rap- 
ports l'résistance,  couleur,  saveur,  odeur,  poids,  ligure,  volume) 

,lj  D,  de  Tracy  se  servira  souvent  de  ce  mot  '<  métaphy«iinie  -  dont  il  faut  bien 
se  rappeler  le  sens  nouveau  chez  lui. 

(2)  Voyez  sur  ce  point  ce  que  pense  Cabanis,  ch.  m  et  iv. 

(3)  Hamilton  critique  ce  mot  qu'il  voudrait  remplacer  <  pour  éviter  une  double 
bévne  en  philosophie  et  en  qrec  »  par  celui  de  «  idéologie  ». 


;514  L  IDEOLOGIE  RATlONiNELLE 

et  en  fait  une  seule  idée  ;  elle  sépare  des  qualités  semblables 
cellespar  lesquelles  les  objets  diffèrent  entre  eux:  concmire 
et  abstraire  sont  les  deux  opérations  par  lesquelles  nous  foi-- 
mons  des  idées  composées  (1). 

D.  de  Tracy  n'a  point  osé  rechercber  les  causes  pbysiologiquos 
de  la  sensibilité  et  des  facultés  qui  en  dérivent,  non  plus  que 
celles  de  la  relation  de  ces  facultés  avec  la  volonté.  Il  laisse  ces 
profondes  et  utiles  recherches  à  ceux  de  ses  collègues  qui  sont 
plus  capables  que  lui  de  sonder  de  pareils  mystères  et  partag(; 
l'idéologie  en  physiologique  et  en  rationnelle  (2).  La  première, 
très  curieuse,  exige  de  vastes  connaissances,  mais  ne  peut 
guère,  dans  létat  actuel  des  lumières,  se  promettre  d'autres 
résultats  de  ses  plus  grands  efforts  que  la  destruction  de  beau- 
coup d'erreurs  et  l'établissement  de  quelques  vérités  ;  l'autre 
requiert  moins  de  science  et  a  peut-être  moins  de  difficultés,  mais 
possédant  des  faits  suffisamment  liés,  ne  songeant  qu'à  leurs 
conséquences,  elle  permet  des  applications  plus  directes  et  la 
formation  dun  système  complet.  D.  de  Tracy  veut,  pour  donner 
des  passions  et  des  sentiments  une  analyse  complète  qui  n'a 
pas  été  faite,  même  par  Smith,  expliquer  la  formation  du  pre- 
mier désir.  Coudillac  a  montré  que  le  besoin  est  le  principe  de 
toutes  les  opérations  de  la  pensée,  mais  il  n'a  pas  clairement 
expliqué  ce  qu'est  le  besoin.  Il  a  prouvé  que  le  désir  naît  du 
besoin,  mais  il  a  eu  tort  de  faire  de  celui-ci  une  connaissance, 
oar  nos  premiers  besoins,  dont  dérivent  tous  les  autres,  et  qui 
résultent  de  l'organisation,  sont  des  perceptions  simples,  de 
purs  sentiments,  des  produits  immédiats  de  la  seule  faculté  de 
sentir  et,  par  conséquent,  précèdent  toute  opération  de  jugement, 
toute  perception  de  rapport,  c'est-à-dire  toute  connaissance.  Le 
besoin  est  la  sensation  même,  tout  plaisir  ou  toute  peine  qui  est 
perçue.  Le  désir  est  un  besoin  avec  perception  de  rapport,   avec 

(1)  Celles-ci  sont  des  idées  particulières  des  qualités  des  corps  (premier  ordre), 
ou  ces  mêmes  idées  jiarticulieres,  devenues  générales  par  l'opération  d'abstraiie 
(surcomposées),  ou  des  idées  concrètes  d'idées  déjà  généralisées,  mais  appliquées, 
comme  celles  de  vie  et  de  mort,  à  un  individu  (troisième  ordre),  ou  ces  idées  con- 
crètes et  généralisées,  comme  celles  de  vie  et  de  mort,  appliquées  à  d'autres  indivi- 
dus (quatrième  ordre).  Eniin  par  les  idées  de  vie  et  de  mort  ou  par  d'autres,  je  me 
suis  fait  les  idics  de  cause  et  d'efTet.  Je  vois  un  homme  en  tuer  un  autre,  je  com- 
pose l'idée  particulière  de  meurtre  (cinquième  ordre),  que  j'étendrai  ensuite  à  tous 
les  événements  sem])l:ibles  (sixième  ordre). 

(2)D.de  Tracy  piend  povului  la  partie  que  ne  traite  pas  spécialement  Cabanis. 
Mais  l'un  ne  néglige  pas  l'idéologie  rationnelle,  l'autre  ne  néglige  pas  la  physiologie. 
Ils  se  complètent  l'un  par  l'autre  et  doivent  être  mis  sur  le  même  plan. 


DE  TRACV  IDKOLOGl  E,  LÉGISLATEUR,  PÉDAGOGUE        315 

connaissance  (1).  Cesl,  dans  un  être  animé,  la  volonté  que  nous 
voulons  posséder,  coninie  nous  demandons  à  la  ileur  son  odeur, 
et  au  fruit  sa  saveur.  Une  bonne  volonté  est  celle  qui  sunil  à 
la  nôtre,  une  mauvaise,  celle  qui  résisle.  Si  nous  désirons  le 
pouvoir,  la  richesse,  les  honneurs,  etc.,  c'est  que  nous  pensons, 
avec  ces  choses,  nous  concilier  les  volontés.  C'est  ce  désir  qui 
forme  le  charme  de  l'amitié  et  du  véritable  amour,  qui  nous  fait 
un  besoin  de  l'estime  des  autres  et  donne  naissance  à  la  sen- 
sibilité morale,  à  la  philanthropie  (2). 

La  sensibilité  est-elle  active  ou  passive  ?  c'est  une  question  de 
mots.  Si  action  est  le  nom  générique  de  tous  les  mouvements 
des  êtres  qui  tombent  sous  nos  sens,  nous  sommes  actifs  dans 
l'opération  de  sentir.  Si  être  actif  c'est  faire  une  action  libre- 
ment, volontaii-ement,  être  passif,  la  faire  nécessairement, 
forcément,  nous  sommes  passifs  quand  nous  percevons  unesen- 
sation  sans  l'avoir  désirée,  actifs  quand  nous  ne  l'éprouvons 
qu'après  l'avoir  recherchée  par  un  acte  exprès  de  notre  volonté, 
fttre  libre,  c'est  pouvoir  agir  en  conséquence  de  sa  volonté  ;  la 
liberté  est  la  puissance  de  satisfaire  ses  désirs.  Liberté  et  bon- 
heur sont  les  deux  aspects  d'une  même  idée  :  les  vérités  morales, 
politiques,  physiques  et  mathématiques  sont  des  moyens  de 
honheur  et  de  liberté,  de  bien-être  et  de  puissance,  rsolrc  volonté 
n'est  pas  libre,  t'u  ce  sens  que  nos  premiers  désirs  sont  forcés, 
nécessaires  et  dérivent  inévitablement  de  la  nature  des  êtres  et 
de  leurs  rapports  avec  notre  organisation.  Mais  nous  avons  très 
souvent  la  puissance  de  nous  procurer,  à  volonté,  la  perception 
dune  sensation  ou  d'un  souvenir,  d'où  naissent  de  nouvelles 
habitudes  amenant  des  impressions  différentes  ;  de  nouveaux 
signes,  produisant  de  nouvelles  combinaisons  ;  de  nouvelles 
connaissances,  bases  de  nouveaux  désirs.  En  ce  sens  la  volonté 
est  libre.  Toutefois  aucun  des  actes  de  la  volonté  par  lesquels 
nous  avons  fait  renaître  ces  perceptions  et  provoqué  ces  nou- 
veaux désirs  na  pu  naître  sans  cause  ;  par  conséquent  le  plus 
composé  de  nos  désirs  est  un  résultat  aussi  nécessaire  que  le 

(Ij  Au  premier  de^ré  se  place  la  sensation  pure,  dépourvue  de  toute  idée  de 
cause,  faisant  uaître  le  désir  particulier  de  la  sensation  éprouvée.  Au  second,  l'idée 
individuelle  d'un  corps,  cause  de  cette  sensation  formée  par  l'opiTation  de  concraire, 
f.dt  naître  le  désir  de  ce  corps.  Au  troisième  et  au  quatrième,  l'idée  de  la  sensation 
ou  du  corps,  étendue  a  toutes  les  sensations  ou  à  tous  les  corps  semblables  par 
l'opération  d'abstraire,  produit  le  désir  de  cette  sensation  et  de  ce  corps  en  géné- 
ral, etc. 

(2)  Ces  idées  se  trouvent  chez  Cabanis. 


316  LIDÉOLOGIE  RATIONNELLE 

plus  simple.  Si  nous  connaissions  renchaînement  de  toutes  les 
causes  et  de  tous  les  effets,  nous  trouverions  que  tout  ce  qui  est, 
est  nécessairement.  La  croyance  à  la  liberté,  comme  la  croyance 
au  hasard  dans  le  monde  physique,  ne  provient  que  de  l'igno- 
rance des  causes  (1).  C'est  là  d'ailleurs  une  question  de  pure 
curiosité  qui  n'influe  en  rien  sur  les  applications  que  l'on  peut 
faire  de  l'idéologie,  qui  n'embarrasse  que  ceux  qui  veulent  abso- 
lument se  faire  une  idée  nette  de  la  cause  première  de  tout  et  lui 
trouver  des  desseins  qui  cadrent  avec  les  petites  combinaisons 
(le  leur  faible  intelhgence  (2). 

Les  moyens  par  lesquels  agit  notre  sensibilité  sont  les  organes 
intérieurs  et  extérieurs;  les  moyens  généraux  par  lesquels 
agissent  la  mémoire,  le  jugement,  la  volonté  et  la  motiUté,  sont 
les  organes  intérieurs.  La  liaison  des  idées  s'établit,  d'après  les 
relations  de  ressemblance  ou  de  différence,  de  convenance  ou  de 
disconvenance,  de  conséquence,  de  dépendance,  de  temps  et  de 
lieu.  La  sensibilité  fournit  les  matériaux  ;  le  jugement  est  la 
cause  du  mode  suivant  lequel  elle  agit.  Les  vérités  d'expé- 
rience ou  de  fait  sont  la  connaissance  des  impressions;  les 
vérités  de  raisonnement,  qui  résultent  de  la  comparaison  des 
rapports  entre  les  idées  abstraites,  sans  nouvelle  expérience, 
n'en  sont  que  des  conséquences.  Condillac  a  donc  eu  tort  de 
faire  du  raisonnement  une  faculté  spéciale,  car  les  raisonne- 
ments ne  sont  qu'une  suite  de  jugements,  et  nos  connaissances 
se  ramènent  à  percevoir  des  rapports  (3),  à  en  composer  les 
idées  des  êtres  et  celles  qui  en  sont  abstraites,  à  démêler  les 
rapports  entre  les  idées  comprises  dans  les  rapports  de  faits.  Nos 
vrais  moyens  de  connaître  sont  les  facultés  intellectuelles;  Yob- 
servation  etVanali/se  ne  sont  que  des  manières  d'employer  ces 
dernières.  La  perfection  d'une  science  est  en  pi'oportion,  non 
du  nombre  des  faits  observés,  mais  de  la  connaissance  des 
lois  qui  les  régissent.  Si  toutes  les  sciences  étaient  arrivées, 
comme  l'astronomie,  au  point.de  ne  dériver  chacune  que  d'un 
seul  principe,  la  totalité  de  la  science  humaine  serait  renfermée 
dans  un  petit  nombre  de  propositions.  Pour  en  réunir  toutes  les 
branches,  il  suffirait  de  trouver  une  proposition  première  (4)  de 

(1)  Ces  idées,  reproduites  dans  l'Weo/of/ze,  rappellent  Spinoza. 

(2)  Voyez  les  mêmes  idées  chez  Cabanis. 

(3)  Nous  avons  déjà  signalé  chez  Cabanis  cette  théorie  qu'on  veut  de  nos  jours 
attribuer  exclusivement  à  Ampère,  ch.  iv,  §  1  et  conclusion. 

(3)  Voyez  Taine,  déjà  cité  dans  les  chapitres  précédents  à  propos  de  CaJ)anis. 


DK  TlîACY   IDKOLOCIK.   LIXIISLA  IKl  K,  IM:i)A(.OGn:        317 

l;i(liielle  dérivasseiil  les  proposilioiis  foiulainciilales.  On  veriail 
que  les  vérités  secondaires  ne  sont  qne  des  conséquences 
dune  vérité  première,  dans  la([aelle  elles  sont  implicitement 
renfermées  et  dont  elles  ne  nous  présentent  que  des  dévelop- 
|)oments  partiels,  à  la  manière  de  ces  boîtes  dans  lesquelles  on 
en  trouve  une  plus  petite,  dans  celle-ci  une  troisième,  dans  la 
troisième  une  quatrième,  ('ondillac,  en  disant  que  toutes  les 
vérités  sont  unes,  n'a  fait  (lu'eutrevoir  celte  belle  conception, 
parce  qu'il  ramenait  les  raisonnements  ou  les  jugements  exacts 
à  des  équations,  tandis  que  l'idée  générale  et  ])remière  est  bien 
plus  étendue  que  celles  qu'elle  renferme. 

1).  de  Tracy  n'a  point  voulu,  dans  cette  seconde  partie, 
donner  un  traité  complet  et  classique  de  l'entendement  bumain, 
mais  un  prospectus,  une  table  des  cliapitres  de  l'ouvrage  à 
faire.  11  n'a  affuiné  que  ce  dont  il  s'est  assuré  par  des  médita- 
tions piofondes,  des  observations  scrupuleuses  et  des  expé- 
riences répétées.  Il  a  la  conviction  personnelle  qu'il  n'a  rien 
liasardé  qui  ne  soit  rigoureusement  vrai;  il  est  donc  possible  de 
donner  à  la  science  sociale  des  principes  i-econnus  et  systéma- 
tiques, qui  permettront  d'expliquer  et  même  de  prédire  le  bon- 
heur et  le  malheur  des  diverses  sociétés. 

Dans  la  troisième  partie,  brièvement  analysée  déjà,  D.  de  Tracy 
i-emarque  que  nous  tenons  de  la  nature  ou  de  notre  organisation 
la  sensibilité  et  la  perfectibilité,  mais  qu'il  est  assez  diflicile  de 
déterminer  jusqu'où  irait  le  perfectionnement  de  l'individu  isolé. 
Les  enfants  trouvés  dans  les  bois  ne  fournissent  que  des  obser- 
vations insuffisantes  et  peu  exactes;  les  sourds-muets  de  nafrs- 
sance  nous  donneraient  des  renseignements  positifs,  mais  on  n(î 
les  a  pas  assez  bien  observés  jus(iu'à  ce  jour  (1).  Toutefois  il 
semble  bien  que,  par  le  langage  d'action,  nous  ne  formerions  pas 
d'idées  abstraites.  Il  est  si  évident  qu'avant  de  représenter 
une  idée  il  faut  l'avoir  pensée,  qu'on  ne  comprend  pas  comment 
des  gens  éclairés  ont  pu  avancer  que  nous  ne  pouvons  pen- 
ser sans  signes.  Il  est  manifeste,  au  contraire,  que  nous  n'au- 
rions jamais  de  signes,  si  nous  n'avions  pas  de  pensées  à  expri- 
mer (2).  Mais  quand  les  signes  sont  inventés,  nous  avons  souvent 
la  perception  du  signe  avant  d'avoir  celle  de  l'idée.  S'ils  ont  des 

(1)  Cf.  Dt^'ôrando,  ch.  viii,  S  1. 

(2;  Voyez  ce  qui;  nous  avons  dit  à  propos  de  Ilœderer  (cli.  ii,  jj  2.;  et  de  Cabanis 
(cli.  IV,  §  2,,  coutre  une  assertion  de  Sainte-Beuve  trop  généralement  acceptée. 


318  L  IDEOLOGIE  RATIONNELLE 

avantages,  les  signes  ont  aussi  de  grands  inconvénients.  Le 
même  signe  donne  d'abord  une  idée  très  imparfaite  ou  même 
tout  à  fait  cliimérique  ;  ensuite  une  idée  différente  de  celle  qu'ont 
les  autres  hommes  qui  remploient;  enfin  une  idée  souvent  fort 
éloignée  de  celle  que  nous  y  avons  attachée  nous-mêmes  à  un 
autre  moment.  Par  Ih  nous  voyons  en  quoi  consistent  la  recti- 
fication des  premières  idées  ou  le  progrès  de  la  raison  chez  les 
jeunes  gens,  la  diversité  et  Topposition  des  opinions  des  hommes 
sur  beaucoup  de  points,  la  cause  de  la  variation  perpétuelle  de 
leurs  façons  de  penser  aux  différentes  époques  de  leur  vie.  Ces 
inconvénients  s'atténuent  à  mesure  que  les  signes  se  perfection- 
nent, et  on  peut  essayer  de  déterminer  quelles  conditions  devrait 
réunir  une  langue  écrite  pour  être  parfaite.  Un  grand  obstacle  à 
ce  beau  rêve,  c'est  l'impossibilité  de  trouver  d'abord  un  nombre 
borné  de  syllabes  radicales  qui  produisent  l'immensité  des  mots 
nécessaires,  au  moyen  de  modifications,  retraçant  d'une  manière 
sensible,  les  combinaisons  de  notre  esprit  dans  la  formation  des 
idées;  puis  un  homme  qui,  n'ayant  de  passion  que  l'amour  du 
vrai  et  possédant  la  science  universelle,  composât  seul  et  d'un 
seul  jet  la  totalité  de  cet  idiome.  Au  demeurant,  dit  D.  de 
ïracy,  la  langue  parfaite  est  sans  doute  une  chimère  comme  la 
perfection  dans  tous  les  genres. 

Parmi  les  avantages  des  signes,  D.  de  Tracy  signale  la  faciUté 
prodigieuse  qu'ils  nous  donnent  pour  refah'e  les  associations  et 
les  combinaisons  d'idées  simples  qu'a  faites  le  créateur  de  l'idée 
composée,  la  connaissance  qu'ils  nous  transmettent  de  tous  les 
faits  observés  par  nos  semblables,  en  nous  faisant  participer  à 
l'expérience  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  hommes.  En  outre, 
ils  provoquent  la  curiosité  ;  ils  nous  donnent  nos  besoins 
moi'aux,  en  nous  apprenant  que  nos  semblables  sont  doués 
d'une  volonté  qu'il  nous  est  si  intéressant  de  nous  concilier. 

Or  ces  idées,  que  nous  formons  rapidement  à  l'aide  des  signes, 
nous  les  avons  sans  avoir  la  conscience  distincte  de  chacun  de 
leurs  éléments  et  de  la  manière  dont  ils  sont  assemblés.  Ce  sin- 
gulier phénomène  est  une  conséquence  de  l'effet  que  produit  sur 
nous  le  retour  fréquent  des  mômes  impressions.  Une  impression 
fréquemment  répétée  produit  en  nous  une  disposition  que  nous 
nommons   habitude  (1).  Mais  les  diverses   habitudes  ont  des 

(l)Nous  avons  déjà  signalé  Timportance  que  Cabanis  aUache  à  l'habitude,  cb.  iv,  §  2. 


DE  TKACV  IDÉOLOGUE,  LÉGISLATEUR,  PÉDA(;0(;UE        îl!» 

effets  très  ditlerents;  la  même  en  a  souvent  qui  paraissent  abso- 
lument opposés.  La  sensibilité  physique  et  la  sensibilité  morale 
sont  attiédies  et  exaltées  ;  les  mouvements,  devenus  toujours 
très  faciles,  sont  tantôt  dépendants  de  la  volonté  à  un  point 
extrême,  tantôt  absolument  involontaires.  Les  jugements  sont 
dune  finesse  singulière,  ou  si  confus  qu"on  n'en  a  pas  même 
conscience.  La  volonté  est  quelquefois  déterminée  sans  motif 
et  quelquefois  contrairement  à  des  motifs  évidents.  Or  la  répé- 
tition, même  fréquente,  d'une  sensation  purement  sensation,  ne 
laisse  en  nous  aucune  disposition  nouvelle  (1).  La  fréquente 
répétition  des  mêmes  mouvements  en  rend  l'exécution  plus 
facile  en  augmentant  la  flexibilité  des  organes  sans  altérer  ni 
exalter  la  perception  que  nous  en  avons.  IMus  les  souvenirs  oui 
été  répétés,  plus  ils  nous  reviennent  facilement.  Les  di'sirs  sont 
«lans  le  même  cas;  au  lieu  de  dire  avec  Condillac  (|ue  ce  que 
nous  appelons  passion  est  un  désir  véhément,  tourné  en  habi- 
tude, on  devrait  dire  qu'une  passion  est  un  désir  devenu  vébé- 
ment  et  continuel,  parce  que  le  jugement  qui  y  donne  naissance 
est  devenu  habituel.  Quand  m\  jugement  a  été  très  fréquent,  lui 
et  tous  ses  analogues  nous  deviennent  extrêmement  faciles, 
n'attirent  de  notre  part  aucune  attention  et  sont  à  peine  sen- 
sibles. D'où  il  suit  (fu'en  un  instant  indivisible,  nous  faisons 
une  foule  d'opérations  dont  nous  avons  à  peine  conscience  et 
dont  il  nous  est  presque  impossible  de  nous  rendre  compte. 
L'habitude  qui  n'agit  directement  que  sur  nos  jugements  est  la 
cause  d'une  multitude  de  contradictions  apparentes  qui  nous 
surprennent  dans  l'homme  et  de  toute  la  |)eiue  que  nous  avons 
à  démêler  ce  qui  s'y  passe  et  à  constituer  l'idéologie. 

D.  de  Tracy  a  donc  expliqué  l'état  de  l'individu  isolé  et  du 
sourd  et  muet,  celui  de  l'homme  parlant  et  les  nuances  qui 
séparent  l'homme  sauvage  de  l'homme  éclairé.  Il  a  trouvé  la 
cause  de  tout  ce  que  nous  sommes,  la  source  des  diflicultés  de  la 
science  et  bien  des  preuves  que  sa  manière  de  concevoir  l'action 
de  notre  inteUigence  est  fondée.  Il  peut  faire,  de  sa  théorie  idéo- 
logique, beaucoup  d'applications  aux  difTérentes  branches  des 
sciences  morales.  Et  de  fait,  I).  de  Tracy  avait  posé  les  bases  de 

(l)  Si  l'on  oUi''''te  que  la  sfusation  ne  produit  plus  ensuite  il'iUonnement,  c'est 
que  l'étonnemeut  est  refl'et  du  jugement  et  que,  par  suite,  Vullenlion  qui  en  résulte 
n'est  pas  um-  fafulté  élémentaire,  mais  une  modification  de  noti'e  être,  pi'oduite 
par  un  ju^'ement,  (jui  engendre  le  désir  de  connaître.  C'est  la  réfutation  de  la 
théorie  deLaromiguière,  exposée  déjà  dans  le  .Mémoire  du  7  germinal  an  IV. 


;m  L'IDÉOLOGIE  RAT10N.\ELLE 

son  système,  appelé  rattention  des  penseurs  sur  les  signes  et 
l'habitude,  préparé  ainsi  les  travaux  de  Degérando  et  de  Pré- 
vost, de  Lancelin  et  de  Biran. 


III 


D.  de  Tracy  eut  bientôt  après  loccasion  d'appliquer  ces  idées 
à  la  science  de  l'éducation.  Appelé  en  février  1799  au  Conseil 
de  l'instruction  publique,  avec  mission  spéciale  d'accélérer  l'exa- 
men des  cahiers  de  grammaire  générale  et  de  législation,  il 
rédigea  six  circulaires  agréées  par  le  ministre.  La  première 
posait  une  série  de  questions  ;  la  seconde,  adressée  aux  profes- 
seurs de  législation,  détermine  la  nature  et  l'étendue  de  l'ensei- 
gnement dont  ils  sont  chargés,  la  place  qu'il  doit  occuper  dans 
le  système  entier  de  l'instruction  et  ses  rapports  avec  les  autres 
études,  le  temps  que  Ion  y  peut  consacrer  et  la  marche  que  l'on 
doit  suivre.  Le  cours  donnera  aux  jeunes  gens  les  sains  prin- 
cipes de  la  morale  privée  et  publique,  pour  en  faire  des  citoyens 
vertueux  et  éclairés  sur  leurs  intérêts  et  sur  ceux  de  leurs 
pays  (1).  En  montrant  ce  qui  doit  être,  il  apprendra  à  juger  ce 
qui  est.  Il  suivra  la  partie  du  cours  de  grammaire  générale  qui 
explique  la  génération  de  nos  idées  et  de  nos  sentiments,  et  pré- 
cédera le  cours  d'histoire  ;  car  il  faut  avoir  des  principes  bien 
fermes  pour  lire  l'histoire  sans  danger.  La  troisième  circulaire 
invite  les  professeurs  de  langues  anciennes  à  envoyer  leurs 
cours  et  leur  rappelle  que  les  jeunes  gens  ne  sauraient  apprendie 
les  principes  dune  langue  sans  avoir  quelques  notions  de  gram- 
maire générale  ni  comprendre  les  règles  du  langage  sans  savoii' 
ce  qui  se  passe  dans  leur  esprit  quand  ils  pensent  et  tentent 
d'exprimer  leurs  pensées.  Un  traité  élémentaire  d'idéologie  et  de 
grammaire  générale  servira  donc  de  préparation  au  cours  de 
langue  latine  ou  grecque.  On  y  prendra  pour  guides  Condillac, 
Dumarsais  ou  tel  autre  grand  métaphysicien. 

(1)  1°  les  éléments  de  1 1  morale  puisés  dans  Texameu  de  la  nature  de  l'homme  et 
de  ses  f.icultés  intellectuelles,  fondés  sur  son  intérêt  bien  entendu,  sui-  le  désir 
invincible  qu'il  a  d'être  heureux,  et  coustituunt  ce  que  l'on  appelle  le  droit  naturel; 
2»  l'appUcation  de  ces  principes  à  rorganisatiou  du  corps  poHtique,  au  code  de  ses 
lois  criminelles,  civiles  et  économiques,  à  ses  relations  avec  les  nations  étrangères, 
c'est-à-dire  le  droit  public,  criminel  et  civil,  l'économie  politique  et  le  droit  des 
gens. 


DE  TRACY  IDÉOLOGUE,  LÉ(.1SLATEUR,  PÉDAGOGUE   321 

Le  iiiLMiie  jour,  1).  de  ïracy  transmettait  deux  autres  circu- 
laires. La  première  réclamait  aux  professeurs  de  grammaiie 
générale  renvoi  de  leurs  cahiers.  Le  cours  comprendra  l'idéo- 
logie, la  grammaire  générale,  la  grammaire  française  et  la 
logique.  Complément  et  couronnement  du  cours  de  langues 
anciennes,  il  sera  une  introduction  à  ceux  de  belles-lettres, 
d'histoire  et  de  législation.  Toujours  le  professeur  marchera  du 
connu  à  l'inconnu,  en  utilisant  les  connaissances  acquises  pai- 
les  élèves  dans  l'étude  des  langues  anciennes,  pour  leur  donner 
des  leçons  plus  approfondies  sur  l'idéologie  et  la  grammaire 
générale,  en  appli<juant  ces  connaissances  à  la  grannnaire  fran- 
çaise, premier  pas  dans  l'étude  des  belles-lettres.  Enfin  il  en  tirera 
les  règles  de  l'art  de  raisonner  (1).  La  seconde  adressait  la  même 
invitation  aux  professeurs  d'histoire.  Leur  cours  doit  donner 
une  connaissance  générale  des  événements  qui  se  sont  passés 
successivement  chez  les  peuples  qui  ont  mérité  des  histoiiens; 
faire  observer  la  marche  de  l'esprit  humain  dans  les  différents 
temps  et  les  différents  lieux,  les  causes  de  ses  progrès,  de  ses 
écarts,  de  ses  rétrogiadations  momentanées  dans  les  sciences 
ot  les  arts,  l'organisation  sociale  et  la  relation  constante  du  bon- 
heur des  hommes  avec  le  nombre  et  surtout  avec  la  justesse  de 
leurs  idées.  Il  préparera  ceux  qui  en  auront  le  désir  à  pousser 
plus  loin  leurs  recherches  et  présentera  un  tableau  sommaire 
de  l'histoire  univei'selle,  avec  l'indication  des  sources  où  l'on 
peut  puiser  des  connaissances  plus  approfondies  sur  chacune  de 
ses  parties,  et  de  bons  conseils  sur  la  manière  de  se  servir  des 
auteurs  et  de  les  apprécier.  L'histoire  pourrait,  en  ce  qui  con- 
cerne la  métaphysique,  la  morale,  l'art  social  et  l'économie  poli- 
tique, servir  à  perpétuer  d'anciens  préjugés  plutôt  qu'à  faire 
découvrir  les  vrais  principes;  elle  doit  donc  suivre  l'étude  des 
cours  de  gi-ammaire  générale  et  de  législation.  Quelque  profit 
que  puisse  donner  l'étude  de  l'histoire  grecque  et  romaine,  il  ne 
faut  pas  négliger  celle  des  nations  orientales,  chez  lesquelles  on 
a  découvert  l'origine  de  la  plupart  des  vérités  et  des  erreurs  qui 
nous  sont  venues  par  les  Grecs  et  les  Romains. 

D.  de  Tracy  annonçait,  pour  l'avenir,  des  détails  plus  précis 

fl)  C'est-à-flire  rétiiile  de  ce  qui  constitue  la  certitude  de  nos  connaissances,  la 
vérité  de  nos  perceptions  et  la  justesse  de  nos  déductions,  en  s'appuyant  sur  l'exn- 
rnen  de  nos  facultés  intellectuelles,  Teffet  que  produisent  sur  elles  la  fréquente 
répétition  des  mêmes  opérations  et  l'usage  des  signes  avec  lesquels  nous  combi- 
nons et  communiquons  nos  idées.   C'est  le  résumé  du  précédent  Mémoire. 

PiCAVET.  21 


322  L'IDÉOLOGIE  RATIONNELLE 

et  se  défendait  d'avoir  pensé  à  rétablir  l'usage  des  dictées  qui 
faisaient  perdre  tant  de  temps  dans  les  anciennes  écoles,  mais 
espérait  que  quelques-uns  des  cahiers  réclamés  deviendraient 
d'excellents  ouvrages  élémentaires. 

Après  le  18  brumaire,  fait  avec  l'appui  de  ses  amis  et  Tap- 
probation  de  l'Institut,  D.  de  Tracy  fut  nommé  sénateur.  La 
Constitution  de  l'an  VIII  ne  le  satisfit  pas  (1).  Mais  il  continuait 
l'œuvre  qu'il  avait  entreprise;  le  16  pluviôse  (février  1800),  il 
présentait  au  Conseil  un  important  rapport  dans  lequel  il  faisait 
connaître  l'état  exact  de  l'instruction  publique  et  les  améliora- 
tions qu'on  pouvait  y  apporter.  Les  professeurs  se  servent,  en 
général,  pour  les  langues  anciennes,  des  méthodes  de  Gail  et 
Guéroult  ;  pour  l'histoire  naturelle,  de  Buffon,  Jussieu,  Dauben- 
ton,  Lacépède,  Cuvier;  pour  les  mathématiques,  de  Bezout, 
Bossut,  Legendre,  Cousin  ;  pour  la  physique  et  la  chimie,  de 
Fourcroy,  Brisson,  Guyton,  Haiiy  ;  pour  la  grammaire  générale,, 
de  Condillac,  Dumarsais,  Duclos,  Court  de  Gébelin,  Locke  et 
Harris  ;  pour  les  belles-lettres,  de  Batteux,  Blair,  Condillac  ; 
pour  Ihistoire,  de  Bollin,  Millot,  Voltaire  ;  pour  la  législation, 
de  Montesquieu,  Hobbes,  Filangieri,  Beccaria,  etc.  Plusieurs 
cahiers  de  grammaire  générale  et  de  législation,  disait-il,  ont 
été  trouvés  dignes  d'une  considération  particulière  et  le  Conseil 
en  a  transmis  le  plan  et  les  idées  aux  autres  professeurs.  En 
rappelant  l'intluence  heureuse  de  l'École  polytechnique  sur  l'en- 
seignement des  mathématiques,  il  affirmait  qu'on  peut  juger 
parla  du  bon  effet  que  produiraient  de  semblables  établisse- 
ments pour  les  lettres  et  pour  les  sciences  morales.  Le  cours  de 
grammaire  générale  est  un  de  ceux  où  le  conseil  a  remarqué  le 
plus  de  professeurs  distingués  par  leurs  lumières  et  leur  zèle  (^). 
L'état  de  l'instruction  pubhque  doit  faire  concevoir  des  espé- 
rances fondées;  tout  bouleversement  ou  même  tout  déplacement 
des  écoles  centrales  serait  une  calamité  pubhque.  Toutefois 
on  pourrait  abolir  la  distribution  des  cours  en  trois  sections  et 
créer  une  seconde  chaire  de  langues  anciennes,  admettre  les 
élèves  sans  limites  d'âge,  adopter  ]in  plan  d'études  «  conforme- 

(1)  '<  Il  n'y  a,  dit-il  plus  tard  (C,  207),  aucune  mesure  qui  j.uisse  empêcher  les 
usurpations  quand  toute  la  force  active  est  remise  dans  une  seule  main.  La  nomi- 
nation des  sénateurs,  ajoutait-il,  vicieuse  dès  le  principe,  a  été  rendue  plus  vicieuse 
encore,  ainsi  que  leurs  attributions,  par  les  dis[)Ositions  illégales  qu'ils  appellent 
les  constitutions  de  l'Empire  ". 

(2)  Cf.  ch.  I,  §  2. 


DE  TRACY  IDE0L0(;LE,  LEGISLATEUR,  PEDAGOGIE        323 

à  la  vraie  marclie  de  l'esprit  humain  et  favorable  au  développe- 
ment de  la  raison  »,  où  les  sciences  morales  et  politiques,  si 
nécessaires  à  des  citoyens,  occuperaient  une  place  convenable. 
Personne  ne  devrait  parvenir  aux  places  éminentes  de  la  Répu- 
blique, sans  en  avoir  fait  une  étude  approfondie  à  Paris,  dans 
une  École  supérieure  qui  fût  pour  elles  ce  qu'est  l'École  poly- 
technique pour  les  sciences  mathématiques  et  physiques.  Cette 
école  serait  aisément  constituée,  grâce  à  quelques  légères  modi- 
iications  au  Collège  de  France  et  à  l'addition  de  quelques  chaires. 
Mais,  comme  l'étude  des  sciences  morales  et  politiques  est 
extrêmement  négligée,  parce  qu'elle  est  repoussée  par  les  pré- 
jugés, il  faudrait  annoncer  que,  dans  quelques  années,  nul  ne 
sera  admis  aux  écoles  spéciales,  sans  avoir  suivi  le  cours  de 
législation  d'une  école  centrale. 

Ce  remarquable  rapport,  approuvé  par  le  Conseil,  fut  envoyé 
au  Ministre  qui  se  borna  à  en  accuser  réception.  Bonaparte 
se  préparait  à  supprimer  la  seconde  classe,  il  n'avait  aucune 
envie  de  créer  un  nouveau  foyer  «  d'agitation  idéologique  ». 
Il  faudra  attendre  jusqu'à  nos  jours  pour  voir  admettre,  à  peu 
près  sans  contestation  et  en  théorie,  sinon  en  pratique,  que  l'ad- 
ministration d'un  grand  pays  exige  des  études  préalables,  comme 
la  construction  d'un  pont  ou  la  direction  d'une  usine  (1). 

Trois  mois  plus  tard,  D.  de  Tracy  lisait  à  l'Institut,  quelques 
réflexions  sur  les  projets  de  pasigraphie.  On  voudrait,  disait-il, 
une  langue  et  une  écriture  universelles.  Or  une  langue  ou  un 
langage  est,  au  sens  le  plus  étendu,  un  système  de  signes  qui 
expriment  nos  idées;  au  sens  restreint,  un  système  de  signes 
partant  de  l'organe  vocal  et  affectant  l'organe  de  l'ouïe.  L'écri- 
ture est  un  assemblage,  non  de  signes,  mais  de  caractères  qui 
transforment  en  signes  visuels,  et,  sans  les  changer,  les  signes 
vocaux  d'une  langue  parlée.  En  créant  une  pasigraphie,  on  ne 
veut  pas  se  procurer  une  écriture  universelle,  puisque  notre 
alphabet  écrit  indifféremment  toutes  les  langues  de  l'Europe, 
mais  une  langue  universeUe.  On  ne  peut  guère  espérer  qu'une 
langue  nouvelle  devienne  universelle  ;  car  en  admettant  que 
les  radicaux  primitifs  des  langues  parlées  soient, les  sons  et 
les  articulations  que  nous  dicte  la  nature  en  certaines  circons- 
tances, tout  le  reste  est  l'ejffet  des  conventions.  Un  langage  ne 

(1)  M.  Boutmy  a  contribué  pour  beaucoup  à  répandre  cette  idée,  eu  néant  et 
en  faisant  fonctionner  l'Ecole  libre  des  sciences  politiques. 


324  L'IDEOLOGIE  RATIONNELLE 

peut  devenir  universel,  comme  national,  que  par  des  conven- 
tions volontaires.  Mais  une  telle  bonne  volonté  pour  un 
langage  nouveau,  créé  d'un  seul  jet  et  de  dessein  prémédité, 
est  absurde  à  supposer  chez  les  hommes  de  toutes  les  nations  ; 
puisque  les  savants,  qui  avaient  dans  le  latin  une  langue  toute 
faite  et  à  peu  près  universelle,  l'ont  laissée  presque  se  perdre. 
Or  on  n'a  pas  proposé  de  créer  une  langue  orale,  car  les  pasi- 
graphies  ne  sont  que  des  langues  visuelles.  Et  cependant,  pour 
créer  une  langue  nouvelle  propre  à  devenir  universelle,  il  fau- 
drait la  faire  orale,  car  elle  serait  alors  plus  utile,  plus  facile  à 
tracer,  plus  propre  à  l'expression,  à  la  communication  des  idées 
et  à  la  méditation,  plus  aisée  à  apprendre  et  à  retenir.  Elle  ne 
serait  pas  plus  difficile  à  faire,  puisque  les  signes  vocaux  offrent 
des  combinaisons  plus  commodes  et  plus  distinctes  que  les 
signes  visuels.  Mais  il  faudrait  concevoir  nettement  et  complè- 
tement la  classification  métliodique  et  philosophique  delà  masse 
entière  des  innond)ral)les  idées  qui  meublent  notre  inteUigence, 
démêler  distinctement  toutes  les  séries  de  leurs  dérivations,  de 
leurs  modifications  et  de  leurs  combinaisons  :  c'est  là  une  diffi- 
culté insurmontable.  Fût-elle  vaincue,  que  la  langue  nouvelle 
ne  ferait  qu'augmenter  la  confusion  ;  car  elle  ne  serait  jamais 
universelle.  Le  projet  d'une  pasigraphie  est  une  conception 
vicieuse  dans  son  principe,  et  qui  ne  produira  jamais  un 
résultat  utile.  Tout  ce  qu'on  pourrait  faire,  ce  serait  de  prendre 
une  langue  déjà  connue,  dont  personne  n'eût  intérêt  à  défendre 
les  irrégularités,  le  latin  ou  le  grec  par  exemple,  et  de  s'en  ser- 
vir beaucoup  en  la  corrigeant  sans  scrupule.  Elle  deviendrait 
meilleure  que  les  nôtres.  Mais  elle  ne  serait  ni  parfaitement 
philosophique,  parce  qu'il  faudrait  pour  cela  que  toutes  nos 
sciences  et  surtout  l'idéologie  fussent  terminées,  ni  complète- 
ment universelle,  puisqu'il  faudrait  la  changer  continuellement. 
Il  vaut  donc  mieux  améliorer  nos  langues  :  celle  où  l'on 
écoutera  le  plus  volontiers  les  conseils  de  la  raison,  qui  sera  la 
mieux  faite,  la  mieux  parlée,  la  mieux  écrite,  dans  laquelle  les 
sciences  et  les  arts  auront  fait  le  plus  de  progrès,  sera  celle  qui 
approchera  le  plus  de  l'universalité. 

Après  avoir  traité  une  question  qu'il  avait  déjà  abordée  dans 
la  dernière  partie  de  son  grand  Mémoire,  D.  de  Tracy  revenait 
sur  le  problème  qui  en  formait  le  point  de  départ.  Par  de  nou- 
velles preuves,  il  montrait  que  c'est  à  la  sensation  de  résistance 


DE  TRACY  IDÉOLOGl  E,  LÉGISLATEUR,  PÉDAGOGUE       IW* 

que  nous  devons  la  connaissance  des  corps  et  qu'avant  cette 
connaissance  l'action  de  notre  jugement  ne  peut  avoir  lieu, 
parce  que  nous  ne  pouvons  distinguer,  les  unes  des  autres,  nos 
perceptions  simultanées.  Dans  la  dernit're  édition  des  OEuures 
de  Condillac,  à  coté  de  la  Langue  des  Calcuh,  monument  pré- 
cieux du  rare  talent  de  son  auteur,  et  modèle  pour  qui  veut 
appliquer  les  mêmes  procédés  à  d'autres  objets,  il  trouvait  sur- 
tout dignes  d'attention  les  changements  apportés  au  Traité  des 
sensations,  dont  tous  les  autres  ouvrages  de  Condillac  ne  sont 
que  des  applications  ou  des  résumés.  Rappelant  que  l'histoire 
des  pensées  de  Condillac  est,  pour  ainsi  dire,  l'histoire  de  la 
science  de  17  46  à  1780,  il  exposait  les  opinions  de  ce  dernier 
sur  la  génération  des  idées  en  1746,  en  1754,  en  1780.  Ku  1746, 
Condillac  soutient  à  tort,  contre  Locke  et  Voltaire,  que  l'aùl  juge, 
c'est-à-dire  connaît  naturellement  les  figures,  les  grandeurs,  les 
situations  et  les  distances.  En  1754,  dans  le  Traité  des  sensa- 
tions, il  croit  que  c'est  par  le  toucher,  joint  au  mouvement,  que 
nous  apprenons  à  l'apporter  nos  perceptions  à  quelque  chose 
en  dehors  de  nous.  Ses  dernières  pensées  se  rapprochent  plus 
encore  de  l'opinion  de  D.  de  Tracy.  Il  aurait  dû  dire  comme  son 
successeur:  «  Nous  apprenons  qu'un  corps  existe  parce  qu'il  l'ait 
obstacle  à  nos  mouvements  et  qu'il  nous  donne  la  sensation 
de  résistance.  Aussi  ne  pouvons-nous  rien  connaître,  ni  même 
rien  concevoir  que  de  résistant  et  d'étendu  ».  S'il  n'a  pas  été 
jusque-là,  c'est  qu'il  perd  de  vue  ce  qu'il  a  établi  lui-môme, 
(jue,  quand  nous  nous  mouvons,  nous  le  sentons.  En  outre, 
D.  de  Tracy  qui  annonce  des  éclaircissements  sur  les  pro- 
priétés des  corps  pour  unir  la  métaphysique  et  la  physique 
encore  trop  séparées,   signale,  dans  les  variantes  et  dans  la 
Langue  des   Calculs,  plusieurs   idées  nouvelles,   exactement 
telles  qu'il  les  a  énoncées  dans  son  Mémoire.  Il  s'accorde  avec 
Condillac  sur  trois  articles  fondamentaux  :  1"  toutes  nos  idées 
viennent  de  nos  sensations;  2"  une  sensation  pure  et  simple 
n'est  qu'une  modification  de  notre  être,  qui  ne  renferme  aucune 
perception  de  rapport,  aucun  jugement  ;   3°   la  sensation  de 
résistance  est  la  seule  qui  nous  apprenne  à  la  rapporter  à  quelque 
chose  hors  de  nous.  Plus  tidèle  aux  conséquences  de  ces  prin- 
cipes, il  s'écarte,  par  cela  même^,  de  son  prédécesseur.  Considé- 
lant  la  sensation  de  résistance  comme  composée  de  celle  de 
mouvement  et  de  celle  de  solidité,  il  ne  croit  pas  que  la  statue, 


326  L'IDEOLOGIE  RATIONNELLE 

privée  de  mouvement  et  n'ayant  aucune  connaissance  des  corps, 
puisse  distinguer,  comparer,  percevoir  un  rapport  entre  l'odeur 
actuelle  d'œillet  et  l'odeur  de  rose  dont  elle  se  souvient.  Ainsi 
tombe  la  première  partie  du  Traité  des  sensations.  Il  ne  peut 
plus  être  question  de  cliercher  les  connaissances,  les  désirs,  les 
habitudes  d'un  homme  qui  aurait  un,  deux  ou  même  cinq  sens, 
mais  qui  n'aurait  pas  éprouvé  la  sensation  de  résistance,  puisque, 
avant  cette  dernière,  il  ne  peut  porter  aucun  jugement. 

Dans  ses  travaux  antérieurs,  J).  de  Tracy  ne  s'était  pas  occupé 
de  prouver,  parce  qu'il  regardait  ce  soin  comme  superflu,  que 
les  corps  existent  et  que  nous  les  connaissons-  Or,  on  lui  objec- 
tait que  la  sensation  de  résistance  n'a  par  elle-même,  non  plus 
que  les  autres,  rien  qui  nous  assure  qu'elle  vient  du  dehors.  Il 
se  crut  obligé  de  traiter  cette  question.  En  juillet,  il  lisait  à 
l'Institut  une  Dissei^tation  sur  l'existence  (1)  et  les  hypothèses 
de  Berkeley  et  de  Malebranche.  Malebranche,  à  force  de 
raisonner  sur  Dieu  et  sur  l'âme,  a  été  conduit  à  adopter  les 
rêveries  platoniciennes  sur  le  monde  intellectuel  ;  mais  ses 
opinions  ne  sont  jamais  à  dédaigner.  Berkeley  a  écrit  la  Nou- 
velle théorie  de  la  vision,  ouvrage  véritablement  excellent,  plein 
d'idées  d'une  justesse,  d'une  sagacité  et  dune  profondeur  qui 
enchantent.  Il  a  eu  raison  de  dire  qu'il  n'existe  pas  un  être 
qu'on  puisse  appeler  matière,  puisqu'il  n'y  a  que  des  corps  indi- 
viduels; de  dire  que  les  corps  ne  nous  sont  connus  que  par  les 
sensations  qu'ils  nous  causent,  et  qu'il  n'existe  réellement,  pour 
nous,  que  des  sensations  et  des  idées  ;  mais  il  a  affirmé,  tout  à 
fait  hypothétiquement,  que  ces  causes  de  nos  sensations  doivent 
nécessairement  exister  dans  la  pensée  d'un  esprit  et  ne  sauraient 
avoir  aucune  autre  existence.  Il  a  faitune  équivoque  perpétuelle, 
une  confusion  constante  entre  l'impression  que  reçoit  un  être  sen- 
tant et  la  qualité  qui,  résidant  ou  pouvant  résider  dans  un  autre, 
est  cause  de  cette  sensation.  Le  problème  de  l'existence  de  notre 
propre  corps  a  l'avantage  de  bien  marquer  les  limites  de  l'an- 
cienne métaphysique  et  de  l'idéologie.  Dans  la  première,  c'est 
une  des  dernières  conséquences  de  prétendues  connaissances 
antécédentes  ;  dans  l'idéologie,  il  se  présente  à  la  tête  et  même 
au  delà  de  tout  ce  qu'on  se  propose  d'étudier  (2).  Quand  un 

(1)  Voyez  ce  que  nous  avons  dit  de  Turgot,  Introduction,  §  3. 

(2)  Les  adversaires  de  Tracy,  Royer-CoUard,  Cousin  et  même  Biran,  le  suivent  et 
font  delà  perception  extérieure  le  problème  capital  de  la  philosophie. 


DE  TKACV  IDEOLOGUE,  LÉC.ISLATEUR,  PÉDAGOGUE       32T 

être  doue  de  sensibilité  éprouve  une  modification,  il  sent  qu'il 
est,  qu'il  existe.  "  Je  pense,  donc  j'existe  »,  est  un  mol  très 
profond  et  trt^s  juste.  Sentir,  c'est  donc  exister  ;  car  c'est  être 
sentant,  et  (Hre  sentant,  c'est  être.  Mais  être  senti,  c'est  exister 
aussi,  car  c'est  aussi  èjre.  Quand  je  sens  un  goût,  une  odeur, 
un  son,  j'apprends  uniquement  ma  propre  existence.  Je  sens 
des  mouvements  et  je  sens  que  je  les  fais;  j'éprouve  une 
particulière  manière  d'être  que  nous  appelons  vouloir,  laquelle 
est  partie  de  mon  moi  ;  ces  mouvements  sont  arrêtés,  malgré 
cette  manière  d'être;  je  conclus  qu'ils  le  sont  par  quelque 
chose  qui  n'est  pas  mon  moi.  Ce  quelque  chose  existe  et  n'est 
pas  moi  :  la  pierre,  que  je  place  dans  ma  main,  m'empêche  de 
la  fermer  conune  je  le  faisais  auparavant,  dès  que  je  voulais; 
certainement  elle  n'est  pas  moi.  Mon  propre  corps  est  un  corps 
à  moi,  parce  que  mon  )noi  sent  tout  ce  qui  lui  arrive,  et  que 
ma  volonté  le  lait  mouvoir.  Résister,  c'est  donc  ea:25^pr;  l'être 
qui  possède  cette  qualité  est  véritablement  un  être,  et  un  être 
étranger  à  moi.  Il  me  résiste,  d'une  façon  continue,  voilà  son 
étendue  ;  suivant  une  certaine  direction,  voilà  sa  figure  et  sa 
forme;  il  résiste  ou  cède  à  un  mouvement  i)lus  ou  moins  in- 
tense, voilà  sa  mollesse  ou  sa  dureté,  sa  ténacité  ou  sa  divisi- 
liilité,  sa  solidité  ou  sa  fluidité  ;  il  se  laisse  entraîner  par  mon 
mouvement,  voilà  sa  mobilité.  Toutes  nos  sensations  sont  tou- 
jours le  résultat  du  choc  de  quelques  êtres,  plus  ou  moins 
résistants,  de  quelques  corps  contre  les  organes  qui  sont  aussi 
des  êtres  résistants,  c'est-à-dire  des  corps. 

En  octobre  180U,  le  complot  républicain  d'Aréna  et  de  Ceracchi, 
auquel  la  police  prit  trop  de  part,  plus  tard  la  machine  infernale 
(24  décembrej,  œuvre  des  royalistes,  mais  qui  fut  imputée  aux 
jacobins  et  amena  la  déportation  de  cent  tiente  républicains, 
éloignèrent  Bonaparte  des  républicains,  qui  avaient  presque 
tous  vu  avec  joie  le  18  brumaire.  Le  conseil  de  l'Instruction 
publique,  composé  d'idéologues,  fut  détruit  (1).  D.  de  Tracy 
continua,  d'une  autre  façon,  son  œuvre  interrompue.  Pensant, 
comme  il  lavait  déjà  écrit  à  plusieurs  reprises,  que  les  législa- 
teui'S  de  l'an  IV  avaient,  sous  le  nom  de  grammaire  générale, 

(1)  Un  billet  de  Lucien  Boaaparte  avertit  V.  Canipenou,-  secrétaire  du  conseil, 
«lue  le  secrétariat  du  conseil  serait  placé  auprès  des  bureaux  des  établissements 
d'instruction  publique,  et  qu'il  fallait  y  transporter  tous  les  objets  dont  la  garde 
i-t  la  surveillance  lui  étaient  confiées.  Les  membres  du  conseil  n'en  apprirent  k  des- 
truction que  par  la  copie  de  ce  billet  et  la  lettre  qui  la  leur  transmit. 


328  L'IDÉOLOGIE  RATIOxNNELLE 

institué  un  cours  d'idéologie,  de  grammaire  el  de  logique,  qui, 
par  la  philosophie  du  langage,  servît  d'introdiiclion  au  cours  de 
morale  privée  et  publique,  il  crut  faire  œuvre  utile,  pour  les  pro- 
fesseurs, en  leur  offrant,  comme  un  texte  à  commenter,  un  cane- 
vas à  remplir,  des  Éléments  d'idéologie  à  l'usage  des  écoles 
centrales.  Mais  on  était  au  moment  de  prendre  un  parti  sur  la 
forme  des  maisons  d'éducation  :  il  publia  des  Observations  sur 
le  système  actuel  d'Instruction  publique,  dans  lesquelles  il 
s'efforçait,  en  coordonnant,  en  développant  et  en  complétant  les 
idées  qu'il  avait  déjà  exprimées,  de  prouver  que  ce  système 
était  excellent  et  que  les  bases  ne  laissaient  absolument  rien  à 
désirer  ;  qu'il  avait  produit  déjà  beaucoup  de  bons  effets  et  pas 
un  mauvais  ;  que,  pour  en  retirer  tous  les  avantages  qu'on  a 
droit  d'en  attendre,  il  ne  s'agissait  que  d'en  bien  connaître  l'esprit 
et  d'en  mettre  successivement  en  activité  toutes  les  parties,  eu 
les  coordonnant  entre  elles.  Distinguant  les  hoVnmes  de  la  classe 
ouvrière  qui  ont,  de  bonne  heure,  besoin  du  travail  de  leurs 
enfants,  et  ceux  de  la  classe  savante,  qui  ont  plus  de  temps  à 
donner  à  leurs  études,  il  montrait  qu'il  faut,  pour  les  premiers, 
des  écoles  nombreuses  et  un  cours  d'étiules  complet  en  son 
genre  ;  qu'il  faut  des  écoles  centrales  et  spéciales  pour  la  classe 
savante.  L'éducation  de  celle-ci,  dont  il  faut  s'occuper  dabord, 
doit  finir  à  vingt  ans.  Huit  années  sont  consacrées  à  l'éducation 
domestique,  quatre  aux  écoles  spéciales  ;  il  en  reste  huit  pour  les 
écoles  centrales,  où  l'on  doit  puiser  toutes  les  connaissances 
générales  nécessaires  à  un  homme  bien  élevé.  L'instruction 
embrassera  les  langues  et  les  belles-lettres,  les  sciences  physi- 
ques et  mathématiques,  les  sciences  morales  et  politiques  il). 
Les  écoles  centrales  fourniront  ainsi  les  ressources  nécessaires 
à  ceux  qui  se  préparent  aux  différentes  écoles  spéciales.  Dans 
chaque  profession,  il  faut  d'ailleurs  posséder  ces  trois  genres 
d'instruction  :  on  ne  peut  être  lettré  ou  érudit,  sans  avoir  au 
moins  une  teinture  des  sciences  physiques  et  mathématiques  ; 
on  ne  peut  cultiver  ces  dernières  sans  savoir  au  moins  une  autre 
langue  que  la  sienne  ;  les  sciences  morales  et  politiques  ne 
peuvent  pasplus  se  passer  de  ces  secours  et  tout  homme  a  besoin, 
comme  individu,  de  connaître  ses  facultés  intellectuelles;  comme 
homme  social,  de  connaître  les  principes  de  la  morale  privée  et 

(1)   Ce  sont,  dit  D.  de  Tracy,  les  bases  de  tous  les  états  savants  :  littérature  et 
érudition,  génie  civil  et  militaire,  médecine,  fonctions  civiles  ou  politiques. 


DE  TRACY  IDKOl.OdUE,  LÊGISLATErU,  PÉOU'.Or.llE        :5:2î> 

publique.  Aussi  la  loi  place,  daus  chaque  école,  uu  professeur  de 
langues  anciennes  et  un  de  belles-lettres,  un  professeur  dhis- 
toire  naturelle,  un  de  physique  et  un  de  nialliéniatiipies,  un  pro- 
fesseur de  grammaire  générale,  un  de  morale  et  législation,  un 
d'histoire.  Ces  études  diverses  marchent  de  front  et  occupent  à 
toutes  les  époques  plus  ou  moins  de  temps,  mais  de  manière  à 
n'être  jamais  compkMement  perdues  de  vue.  Elles  doivent  s'en- 
traider  (1).  Certaines  parties  en  seront  enseignées  à  dillérentes 
reprises  et  envisagées  à  chaque  époque  sous  un  nouvel  aspect. 
Le  plan  d'études  que  propose  1).  de  Tracy  satisfait  à  tontes  ces 
conditions.  La  première  année  comporte  des  notions  élémen- 
taires de  latin  et  de  français,  d'arithmétique,  ;ui  besoin  des 
leçons  d'écriture.  Dans  la  deuxième,  on  continue  les  leçons  élé- 
mentaires de  latin  et  de  français,  on  donne  des  notions  éléujen- 
taires  de  géographie  physique,  historique  et  politi(iiie,  d'histoin; 
naturelle;  avec  la  troisième  commencent  des  études  plus  rai- 
sonnées,  et  parlant  plus  difficiles,  les  cours  de  latin  et  de  grec, 
de  mathématiques,  de  grammaire  générale.  Dans  la  quatrième 
(douze  à  quatorze  ans),  l'année  peut-être  la  plus  importante,  on 
continue  les  mêmes  études.  La  cinquième  comprend  des 
cours  de  latin  et  de  grec,  d'histoire  naturelle,  de  chimie  et  de 
physique,  de  morale  et  législation,  contiiuiés  dans  la  sixième,. 
où  le  cours  de  morale  traite  de  morale  pul)li(pie  et  expli(iue 
l'origine  des  pouvoirs,  les  sources  des  richesses,  c'est-cVdire 
l'organisation  sociale  et  l'économie  politique.  La  septième  a 
des  cours  de  belles-lettres,  de  mathématiques  appliquées, 
d'histoire  ;  dans  la  huitième,  on  revoit  ce  qu'on  a  appiis  des 
langues,  des  lettres  et  de  l'idéologie  ;  on  applique  les  théories 
mathématiques  aux  principales  parties  de  la  physi([ue  ;  on 
s'habitue  à  juger  sainement  des  hommes  et  des  choses;  on  est 
prêt  à  vivre  en  homme  raisonnable  et  à  continuer  un  des  trois 
genres  d'études  dans  les  écoles  spéciales. 

Certaines  personnes  ne  voudraient  pas  de  cours  d'histoire  : 
mais  on  ne  peut  y  suppléer  par  aucun  livre,  parce  ((u'il  n'y  en  a 

(1)11  faut  avoir  quelques  notions  préliminaires  de  divers  genres  pour  comprendre 
les  livres  avec  lesquels  on  apprend  une  lanijue;  avoir  étudié  une  langue  et  la 
marche  du  c.dcul,  pour  ntlécliir  sur  les  opérations  intellectuelles  dont  une.  connais- 
sance somm;iire  facilite  l'étude  des  langues,  des  lettres,  des  sciences  physiques  et 
mathématiques,  nécessaires  pour  apprendre  la  législation  et  l'histoire,  qui,  à  leur 
tour,  jettent  un  jour  nouveau  sur  l'histoire  philosophique  de  Tesprit  humiiin,  sur  la 
logique  et  la  rhétorique. 


330  L'IDÉOLOGIE  RATIONNELLE 

pas  qui  ne  consacre  une  erreur  ou  morale,  ou  politique, 
ou  physique,  ou  mathématique.  Tout  le  monde  sait  de  l'his- 
toire, bien  ou  mal.  La  manière  dont  les  hommes  prennent 
riiabitude  d'envisager  les  événements  humains,  décide  de  la 
majeure  partie  de  leursopinions,  est  la  source  de  leurs  sentiments, 
de  leurs  passions  et  le  principe  secret  de  leur  conduite.  N'en 
laissons  donc  pas  la  décision  au  hasard  ;  suivons  le  conseil  du 
bon  et  sage  Rollin  qui,  regrettant  qu'on  ne  l'enseignât  pas,  lui 
attribuait  une  place  considérable.  Mais,  dit-on  encore,  la  morale 
raisonnée  et  surtout  l'idéologie  sont  des  connaissances  au-dessus 
de  l'âge  où  les  enfants  doivent  les  étudier.  Sans  doute  on  ne  doit 
pas  faire  entrer  dans  la  grammaire  générale,  en  troisième  et 
quatrième  année,  ce  qui  nedoitétre  que  dans  le  cours  de  belles- 
lettres  de  la  huitième  ;  mais  il  faut,  de  bonne  heure,  faire  con- 
tracter aux  entants  l'habitude  de  bien  juger,  de  bien  raisonner, 
partant  d'examiner  leurs  pensées.  Et  ce  travail  n'est  pas  impos- 
sible pour  des  esprits  occupés  de  l'étude  des  langues.  Des  instruc- 
tions adressées  aux  professeurs  leur  feraient  connaître  en  quel 
sens  chaque  cours  doit  être  fait,  les  rapports  qui  doivent  le  lier 
aux  autres  et  la  méthode  dont  on  désire  qu'ils  se  servent.  Une 
société  d'hommes  instruits,  analogue  au  Conseil  d'instruction 
publique  ciéé  par  François  (de  Neufchâteau).  préparerait  ces 
instructions,  inviterait  les  professeurs  à  rédiger  leurs  leçons,  à 
composer  des  cahiers,  non  pour  les  faire  apprendre  par  cœur  on 
les  dicter,  mais  pour  les  envoyer  à  cette  société  qui  les  examine- 
rait, proposerait  de  publier  les  meilleurs  et  d'en  récompenser  les 
auteurs.  Un  pensionnat,  tenu  par  un  particulier  de  mérite  et 
recevant  vingt  élèves  boursiers,  serait  assuré  du  succès  et 
donnerait  de  l'activité  à  l'école  centrale. 

Les  écoles  spéciales  enseignent,  comme  l'École  polytechnique, 
les  sciences  physiques  et  mathématiques  ;  comme  les  écoles  de 
médecine,  les  sciences  physiques  ;  comme  le  Muséum,  les 
sciences  physiques  et  naturelles.  II  faudrait  des  écoles  spéciales 
pour  les  sciences  morales  et  politiques,  pour  les  belles-lettres 
et  les  langues,  qui  pourraient  être  installées,  la  première  au 
Collège  de  France  (1)  la  seconde  à  la  Bibliothèque  Nationale  (2). 

(1)  Cf.  le  Rapport  de  D.  de  Tiacy  au  Conseil  d'Instruction  publique,  p.  322. 

(2)  Au  Collège  de  Fiance,  il  y  aurait  des  chaires,  où  l'on  démontrerait  les  prin- 
cipes de  l'écouoniie  politique  ou  de  l'organisation  sociale  en  g-énéral,  où  l'on  ensei- 
gnerait la  statistique  des  différents  états  et  la  théorie  de  l'impôt,  celle  du  système 
monétaire,  du  chmjeetdes  diverses  branches  de  commerce.  A  la  Bibliothèque  Natio- 


DE  TUACV  ll>t:OL(K;Lt:.  LÉGISLATEUR,  PÉDAGOGUE        331 

Quant  aux  écoles  de  droit,  il  iaudiait  en  établir  plusieurs  et  y 
adjoindre  quelques  chaires,  qui  en  feraient  aussi  des  écoles  spé- 
ciales pour  les  sciences  morales  et  politiques.  L'Ktat  n'établira 
jamais  de  pensionnat  auprès  des  écoles  spéciales  ;  mais  It; 
Prytanée  peut  recevoir  les  élèves  des  diverses  écoles  spéciales 
de  Paris,  parmi  ceux  qui  auront  eu  des  succès  dans  toutes  les 
écoles  centrales  :  il  sera  le  Prytanée  français,  le  grand  pension- 
nat de  la  République  et  servira  de  modèle  à  tous  les  pensionnats 
particuliers. 

P(Uir  la  classe  ouvrière,  les  institutions  sociales  seront  toujours 
la  partie  la  plus  inq)ortante  de  l'éducation,  qui  sera  aux  trois 
quarts  faite,  si  celle  de  la  classe  savante  est  bien  organisée.  11 
faut,  pour  ne  pas  laisser  le  peuple  livré  à  des  erreurs  funestes, 
lui  enseigner  les  vérités  qui  se  rapportent  aux  trois  chefs  que 
nous  avons  remarqués  dans  l'instruction  de  la  classe  supérieure. 
L'instruction  ne  doit  différer  que  du  plus  au  moins,  file  doit 
consister,  non  en  développements  ou  en  discussions  Unes,  mais 
en  résultats  sains;  par  conséquent,  il  faut  examiner  scrupuleu- 
sement les  instituteurs  et  les  livres.  Quand  le  ministre  sera 
assuré  delà  capacité  d'un  jury  d'instruction,  il  le  chargera  d'ac- 
cueillir, de  provoquer  même  les  vœux  des  communes  qui  dési- 
reraient des  écoles  primaires  et  qui,  présentani  un  homme 
digne  de  les  diriger,  offriraient  de  supporter  la  moitié  ou  les 
trois  quarts  de  la  dépense  :  «  Nulle  leçon  n'est  utile  que  li\  où 
on  désire  la  recevoir,  et  la  meilleure  preuve  qu'on  désire  sincè- 
rement la  recevoir,  c'est  de  consentir  à  en  payer  une  partie  ». 
Beaucoup  de  communes  manqueront  d'écoles  primaires,  et  ces 
écoles  ne  seront  pas  excellentes  là  où  elles  seront  d'abord 
établies.  Mais  on  y  apprendra  à  lire,  à  écrire  ;  on  y  recevra  quel- 
ques notions  utiles;  il  ne  s'y  enseignera  rien  de  pernicieux;  il 
s'opérera  beaucoup  de  bien  et  point  de  mal.  Quand  l'instruction 
de  la  classe  savante  sera  complétée  et  perfectionnée,  on  pourra 
en  extraire  ce  qu'il  convient  de  transporter  à  l'enseignement  de 
la  classe  ouvrière;  alors  on  répandra  facilement  dans  la  masse 
des  citoyens  des  lumières  assez  pures  et  assez  étendues. 

Nous  avons  insisté  sur  ce  Mémoire,  parce  qu'il  nous  fait  voir 


nalo  seraient  des  cours  de  trranimairc  générale  et  d'art  oratoire,  d'art  poétique, 
pour  riastructioQ  des  littérateurs  eu  général,  des  cours  particuliers  de  la  gram- 
maire et  de  l;i  littérature  des  différents  peuples  anciens  et  modernes,  pour  former 
des  interi»rétes  ou  des  savants  dans  un  genre  particulier  d'érudition. 


332  LIDËOLOGiE  RATIONNELLE 

en  quel  sens  comprenaient  la  loi  de  Brumaire  et  ceux  qui  l'avaient 
faite  et  ceux  qui  l'avaient  appliquée;  parce  qu'il  nous  révèle, 
comme  le  Mémoire  sur  les  Moyens  de  fonder  la  morale  d'un 
peuple,  un  esprit  éminemment  pratique  et  prouve  une  fois  de 
plus  qu'idéologue  ne  veut  pas  dire  utopiste,  en  foui'nissant 
bien  des  indications  qu'on  pourrait  encore  mettre  à  profit. 
L'enseignement  primaire  nest  devenu  réellement  fécond  que 
([uand  les  maîtres  de  l'enseignement  supérieur  ou  secondaire 
ont  mis,  en  termes  simples  et  faciles  à  comprendre,  la  science 
à  la  portée  des  instituteurs  primaires  et  de  leurs  élèves.  Les 
finances  de  l'État  s'en  fussent  peut-être  mieux  trouvées,  sans 
que  l'enseignement  y  perdît,  si  l'on  s'était  souvenu  que  la  meil- 
leure preuve  qu'on  désire  sincèrement  l'instruction,  c'est  de 
consentir  à  payer  une  partie  des  dépenses /ju'elle  occasionne. 

Va  Décade  YQ\\(\\\.  compte  de  cet  ouvrage,  et  rappela  les  plans  de 
Talleyrand,  de  Condorcet,  «  chef-d'œuvre  d'une  philosophie  pro- 
fonde et  claire  ».  Après  avoir  lu  D.  de  Tracy,  disait-elle,  on  pou- 
vait avoir  des  doutes  sur  le  sort  réservé  aux  écoles  centrales; 
on  restait  convaincu  que  ce  serait  pour  la  République  un  danger, 
pour  la  France,  un  malheur  de  les  perdre.  Puis  elle  comparait 
ce  travail,  d'un  esprit  si  philosophique  et  d'un  style  si  précis, 
au  Discours  sur  l'état  des  lettres  de  La  Harpe,  où  se  trouve  «l'art 
d'avoir  toujours  des  phrases  prêtes  sans  une  pensée  ni  une 
connaissance,  et  un  pathos  ridicule  môme  pour  des  écoliers  et 
des  régents  »  (1).  Le  succès  de  ceux  qui  enflent  des  phrases, 
comme  La  Harpe  ou  de  ceux  qui  analysent  des  idées  comme  D. 
de  Tracy,  dépend,  disait-elle,  durésultat  de  la  lutte  engagée  entre 
les  adversaires  et  les  défenseurs  delà  Révolution.  Elle  ne  doutait 
pas  que  la  philosophie  et  la  liberté  ne  gagnassent  leur  cause  ; 
que  la  brochure  de  D.  de  Tracy  ne  plaçât  son  nom  parmi  les  noms 
révérés  des  défenseurs  de  la  raison  et  de  la  liberté.  Quelques 
jours  plus  tard  (:2),  D.  de  Tracy  écrivait  à  un  professeur  de  l'école 
centrale  de  l'Oise,  que  ce  qui  importe,  c'est  de  bien  sentir  que 
tout  homme  qui  cultive  son  esprit  a  besoin  d'être  instruit  dans 
trois  genres  de  connaissances  qui  s'entr'aident,  et  que  la  classe 
aisée  doit  les  trouver  réunis  dans  les  écoles  centrales.  Les  idéo- 

(1)  Elle  rappelait  le  mot  de  Fontenelle  :  «  Mon  frère  dit  la  messe  tous  les  matins 
et  le  reste  du  jour  il  ne  sait  ce  qu'il  dit  »,  en  ajoutant  que  La  Harpe  ne  disait  pas 
la  messe  tous  les  matins,  mais  que  tout  le  long  du  Jour,  c'est  au  frère  de  Fontenelle 
(pi'il  ressemblait  parfaitement. 

(2)  Décade  phil.,)lQ  fructidor  an  IX. 


DE  TUACY  inÉOLOr.UE.  LK(.ISI.ATEl!lî,  PÉI)\(;0(.UE        :VX\ 

logues  avaient  dans  l'avoiiir  une  confianc-e  que  les  actes  du 
gouvernement  consulaire  el  impérial  ne  devaient  pas  justifier. 
Us  pourraient,  s'ils  revenaient  aujourd'hui,  montrer  sans  peiiu' 
que  leurs  descendants  profilent  de  ce  qu'il  ne  leur  a  pas  été 
donné  d'établir. 

D.  de  Tiacy  est  alors  en  pleine  possession  de  sa  doctrine  et  en 
aperçoit  nettement  toutes  les  conséquences  pratiques.  Il  a  exposé 
fune  et  indiqué  les  autres,  dans  des  Mémoires  qui  ont  eu  un 
prodigieux  retentissement,  dans  les  circulaires,  dans  le  Rapport 
et  les  Observations  i\m  révélaient  un  homme  capabh^  de  diri- 
ger avec  habileté  l'enseignement  public.  Il  lui  reste  à  donner 
à  ses  théories  une  forme  définitive  en  les  exposant  dans  des 
traités  spéciaux. 


CHAPITRE  M 

DESTLITT   DE  TRACY   IDÉOLOGUE,   (GRAMMAIRIEN  ET  LO(.IClEiN, 
SOCIOLOGISTE,  ÉCONOMISTE  ET  MORALISTE 

I 

Le  10  thermidor  an  IX  la  Décade  annonçait  la  première  partie 
du  Projeter  Éléments  d'idéologie,  «  excellent  ouvrage,  dont  elle 
se  proposait  de  rendre  compte  incessamment  ».  D.  de  Tracy  ne 
voulait  pas  écrire  une  histoire  complète  de  l'esprit  humain,  mais 
éclaircir  la  formation  des  idées  pour  établir  dune  manière  cer- 
taine la  théorie  de  leur  expression.  Il  s'était  donc  borné  à  cinq 
ou  six  points  principaux  :  le  nombre  de  nos  facultés  intellec- 
tuelles réellement  distinctes  et  les  effels  de  chacune  d'elles,  la 
formation  de  nos  idées  composées,  l'existence  et  les  propriétés 
des  corps,  l'influence  des  habitudes,  l'origine  et  les  effets  des 
signes.  Reprenant  le  plan  du  grand  Mémoire  sur  la  faculté 
de  penser,  il  le  développait  en  dix-sept  chapitres  (1). 

Si  Condillac  est  le  créateur  de  l'idéologie,  D.  de  Tracy  ne  lui 
ménage  pas  les  critiques.  Il  se  distingue  des  disciples  de  Con- 
dillac, qui  ont  fait  des  additions  ou  des  suppressions  à  la  division 
de  l'intelligence,  et  de  ses  sectateurs,  qui  ne  conviendraient  pas 
qu'il  a  raison  de  ramener  la  faculté  de  sentir  à  des  sensations,  à 
des  souvenirs,  à  des  rapports,  à  des  désirs.  Avec  Condillac  et 
Locke,  pour  qui  l'idéologie  est  une  partie  de  la  physique,  D.  de 
Tracy  cite  Hobbes,  «  un  de  nos  plus  grands  philosophes  »,  et  le 
Traité  de  la  iSatiire  humaine,  traduit  par  d'Holbach  ;  Buffon, 
l'éloquent  interprète  de  la  nature,  qui  n'aurait  pas  cru  avoir 
achevé  son  histoire  de  l'homme,  s'il  n'avait  essayé  de  décrire  sa 
faculté  de  penser  ;  Malebranche,  un  de  nos  plus  beaux  génies; 
Berkeley,  un  excellent  esprit;  Pinel  et  Cabanis,  les  physiolo- 

(1)  Huit  contenaient  la  description  de  nos  facultés  intellectuelles,  trois  l'appiica- 
lion  de  cette  connaissance  à  celle  des  propriétés  des  corps,  six  les  effets  de  la  réu- 
nion de  notre  faculté  de  sentir  avec  la  faculté  de  nous  mouvoir. 


DE  TUACY  lUKOLOr.LE,  GKAM.M AMllKN.  L(K;|(:IEN  li'^-i 

gistes  philosophes  qui  feront  avancer  l'idéologie  ;  d'Alemhert  et 
Kousseau,  Laplace  et  Bonnaterre  (1). 

1).  de  Tracy  a  utilisé  ses  recherches  antérieures  (^).  Toutefois 
la  pensée  a,  le  plus  souvent,  suhi  des  modifications  dans  la 
forme.  Les  ouvrages  antérieurs  avaient  été  faits  pour  des  savants, 
VIdrologie  a  été  écrite  pour  les  écoles  centrales  et  doit  pouvoir 
être  lue  avec  fruit,  par  un  bon  esprit,  même  sans  les  commen- 
taires d'un  habile  professeur.  Or  si  D.  de  Tracy  croit  qu'un 
ouvrage  didactique  doit  être  froid  et  ne  pas  chercher  à  ébranler 
l'imagination,  il  pense  qu'il  doit  être  méthodique  (V,  362)  ;  qu'il 
faut,  pour  être  bien  compris,  toujours  partir  du  point  où  sont 
les  gens  à  qui  l'on  parle  et  des  idées  qui  leur  sont  les  plus  fami- 
lières; disposer  les  vérités  dans  un  ordre  convenable  ;  n'oublier 
aucune  de  celles  qui  sont  essentielles  et  écarter  toutes  celles 
([ui  sont  surabondantes,  faire  que  toutes  s'enchaînent,  s'ap- 
puient réciproquement  et  soient  présentées  assez  clairement 
pour  être  entendues  par  les  personnes  les  moins  instruites. 
Cette  méthode  (3),  que  les  auteurs  de  livres  élémentaires  ont 
trop  souvent  le  tort  de  ne  pas  mettre  en  pratique,  I).  de  Tracy 
l'a  suivie  dans  presque  tout  son  ouvrage.  Il  profile  du  chemin 
que  ses  lecteurs  ont  déjà  parcouru,  se  sert  de  ce  qu'ils  ont 
appris  en  grec,  en  histoire  naturelle,  en  physique,  en  mathéma- 
tiques pour  les  faire  réfléchir  et  les  habituer  peu  à  peu  à  l'ana- 
lyse de  la  pensée.  De  môme,  au  lieu  de  débutor  par  des  défini- 
tions, il  multiplie  les  exemples  familiers,  il  insiste  sur  le  sens 
([u'ont  les  mots  dans  des  locutions  usuelles,  pour  conduire  plus 

(1)  Il  ajoute  (p.  XXX)  que  s'il  n'a  pas  cité  les  auteurs  dont  il  s'est  (|uelquefois  ap- 
proprié les  idées,  c'est  qu'il  ne  s'est  pas  rappelé  <i  ((ui  il  en  était  redevable. 

(2)  Le  chapitre  V^^  traite  de  la  pensée  comme  le  chapitre  i,  p.  1,  du  Mémoire 
publié  en  l'an  VI.  Le  ch.  vi  traite  de  la  formation  des  idées  composées  étudiée  autre- 
fois dans  les  ch.  m  et  v,  p.  2.  L'analyse  condillacienne  de  la  pensée  est  critiquée 
dauslecb.  xi  comme  elle  lavait  été  dans  le  ch.  i,  p.  1,  et  dans  le  Mémoire  de  l'an 
VIU.  L'existence,  qui  avait  fait  l'objet  du  Mémoire  de  Tliermidor,  est  traitée  dans  le 
ch.  \i  ;  la  faculté  de  nous  mouvoir,  celle  de  vouloir,  analysées  dans  le  ch.  ii,  p.  1, 
eh.  IV,  p.  2  du  grand  Mémoire,  font  l'objet  des  ch.  xii  et  xiii.  Les  trois  derniers  cha- 
pitres, consacrés  à  l'étude  des  effets  que  produit  en  nous  la  fréquente  répétition  des 
mêmes  actes,  du  perfectionnement  graduel  de  nos  facultés  intellectuelles,  des  signes 
et  de  leurs  effets,  développent  sur  certains  points  et  reprennent  cpielquefois  tex- 
tuellement les  idées  exposées  dans  la  troisième  partie  du  Mémoire  sur  la  faculté  de 
penser.  Enfin  les  ch.  ix  et  x,  sur  les  propriétés  des  corps,  reproduisent  en  grande 
partie  le  ch.  i,  p.  1,  en  y  ajoutant  les  éclaircissements  promis  dans  le  Mémoire  de 
prairial,  pour  établir  un  lien  entre  la  métaphysique  et  la  physique  encore  trop  sépa- 
rées. 

(3)  Cf.  P.  Laloi  et  F.  Picavet,  Instruction  morale  et  civique  ou  Philosophie  pra- 
tique,ç.  III. 


336  L'IDÉOLOGIE  RATIONNELLE 

aisément  et  plus  sûrement,  aux  idées  qu'ils  expriment  (1).  S'agil- 
il  d'expliquer  la  formation  des  idées  composées,  il  dit  aux  jeunes 
<;ens  :  «  La  pêche  dont  vous  avez  goûté  hier  vous  a  donné  les 
sensations  d'une  belle  couleur,  d'une  bonne  odeur,  d'un  goût 
agréable  ;  vous  l'avez  sentie  molle  au  toucher  ;  vous  savez  qu'elle 
est  sur  un  arbre  fait  d'une  certaine  manière  et  situé  en  tel 
endroit.  De  toutes  ces  idées,  vous  formez  une  idée  unique,  qui 
•est  l'idée  de  cette  pêche...  Vous  voyez  d'autres  êtres  qui  ont 
avec  elle  beaucoup  de  caractères  communs,  mais  qui  en  diffèrent 
cependant  à  bien  des  égards...  Vous  négligez  ces  différences... 
vous  prononcez  que  ce  sont  encore  des  pêches  :  et  voilà  que 
l'idée  est  devenue  générale  et  n'est  plus  composée  que  des 
caractères  qui  conviennent  à  toutes  les  pêches  »  (2).  Il  fait 
avec  ses  lecteurs  ce  qu'il  a  fait  auparavant  avec  des  enfants 
aussi  jeunes  qui  n'avaient  rien  de  remarquable  pour  l'intelli- 
gence et  qui  ont  saisi  avec  facilité  et  plaisir  toutes  ces  idées  (p.  5). 
Avant  d'indiquer  les  changements  que  la  pensée  de  l'auteur  a 
subis  dans  le  fond,  il  importe  de  montrer  quelle  méthode  D.  de 
Tracy  emploie  et  recommande  pour  l'étude  de  l'idéologie,  dans 
quelles  limites  il  la  renferme  et  quelle  partie  il  en  veut  lui-même 
explorer.  La  métaphysique,  c'est-à-dire  ce  qui  a  pour  objet  de 
déterminer  le  principe  et  la  fin  de  toutes  choses,  de  deviner  l'ori- 
gine et  la  destination  du  monde,  rentre  dans  les  arts  d'imagina- 
tion, destinés  à  nous  satisfaire  et  non  à  nous  instruire  (xv).  Aussi 
D.  de  Tracy  se  refuse  à  affirmer  ou  à  nier  que  la  sensibilité  existe 
dans  les  végétaux  ou  dans  les  minéraux,  parce  que  nous  sommes 
dans  une  ignorance  complète  à  ce  sujet  et  qu'en  bonne  philoso- 
phie il  ne  faut  jamais  rien  supposer  (ch.  ii).  La  sensibilité  et  la 
mémoire  sont  les  résultats  d'une  organisation  dont  les  ressorts 
secrets  sont  impénétrables  pour  nous  (ch.  m).  Si  nous  ne  pou- 


(1)  C'est  aiusi  qu'il  se  sert  des  phrases,  «je  pense  cela  »,  «je  pense  à  notre  prome- 
nade d'hier,  etc.,  »  pour  montrer  que  penser  c'est  toujours  sentir  et  rien  que  sentir; 
que  nous  avons  des  idées  de  quatre  espères  différentes  et  qu'il  y  a  en  nous  sensibi- 
lité, mémoire,  jugement,  volonté.  De  même  il  emploie  les  propositions,  <■  un  cheval 
court  bien  »,  «  Pierre  est  gai  »,  «  Jacques  se  porte  bien  »,  pour  établir  que  le  juge- 
ment nous  fait  sentir  des  rapports. 

(2)  Voyez  encore  quelques  jiages  plus  loin  l'explication  de  la  façon  dont  so  forme 
l'idée  générale  de  fraise.  M.  Taine  qui,  fort  heureusement  pour  ses  lecteurs,  ne  s'est 
pas  interdit  d'agir  sur  l'imagination,  a  usé  avec  bonheur  d'exemples  analogues  :  «  Vous 
donnez  un  bon  coup  de  dent  dans  une  belle  pèche  rouge,  sucrée,  fondante  ;  toutes 
les  papilles  de  votre  langue  dressent  leurs  houppes  nerveuses  pour  s'imprégner  du 
suc  exquis  de  la  chair  rose  et  juteuse,  et  vous  avez  une  sensation  de  saveur,  etc.  • 
{Les philosophes  classiques  du  XIX"  siècle  en  France,  5«  éd.,  p.  241  sqq.) 


1 


DE  TIUCY  IDEOLOGIE,  GRAMMAUUEN  ET  LOCICIEX       317 

vous  nous  représenter  la  force  vitale  que  comme  le  résultat  d'at- 
tractions et  de  combinaisons  chimiques,  donnant  naissance, 
pour  un  temps,  à  un  ordre  de  faits  particuliers,  mais  rentrant 
l)ientôt  sous  lempire  des  Ibis  plus  générales,  qui  sont  celles  de 
la  matière  inorganisée;  nous  ne  savons  pas  en  quoi  elle  consiste. 
Nous  ignorons  la  nature  du  mouvement  opéré  dans  les  nerfs  et 
suivi  d'une  perception,  la  manière  dont  s'exécutent  les  mouve- 
ments que  produit  la  force  vitale  (cli.  xii).  La  seule  chose  utile, 
c'est  d'étudier  ce  qui  est,  pour  le  connaître  et  en  tirer  le  paiti  le 
plus  avantageux,  sans  s'engager  dans  la  recherche  des  causes  et 
des  origines,  source  inépuisable  d'égarements  et  d'erieurs  (  ch.  m). 
Nous  avons  vu  que,  de  propos  délibéré,  D.  de  ïracy  s'était 
limité  à  l'idéologie  rationnelle,  sans  renoncer  toutefois  à  l'éclai- 
rer par  les  indications  de  la  physiologie.  Il  conserve  la  même 
position  dans  son  nouvel  ouvrage  :  l'idéologie  est  pour  lui  une 
partie  de  la  zoologie  et  son  livre  montrera  que  l'étude  de  l'idéo- 
logie consiste  tout  entière  en  observations  et  n'a  rien  de  plus 
mystérieux  ni  de  plus  nébuleux  que  les  autres  parties  de  l'iiistoire 
naturelle.  Sans  doute  il  regrette  de  ne  pas  l'avoir  liée  plus  inti- 
mement à  la  physiologie,  mais  aucune  de  ses  explications  n'est 
en  contradiction  avec  les  lumières  positives  fournies  par  l'obser- 
vation scrupuleuse  de  nos  organes  et  de  leurs  fonctions  (I).  Il 
attend  tout  des  physiologistes  philosophes,  spécialement  de 
Cabanis,  pour  les  i)rogrès  de  l'idéologie.  En  outre  tous  les 
hommes  commencent  par  l'idiotisme  enfantin,  finissent  par  la 
démence  sénile  et  ont  dans  l'intervalle  plus  ou  moins  de  manie 
délirante,  suivant  le  degré  de  perturbation  de  leurs  opérations 
intellectuelles  les  plus  profondément  habituelles  :  les  études 
pathologiques  feront  donc  avancer  l'idéologie  et  Pinel,  en  expli- 

(1)  Quelques  notions  sur  Ir-s  nerfs  (ch.  ii),  dont  les  mouvements  sont  l'occasion  des 
sensations  internes  on  externes,  résument  l'enseig'nemcnt  donné  dans  la  classe  d'his- 
toire naturelle  ;  des  observations  ^réuéraies  sur  les  rapports  de  la  physiologie  et  de 
l'idéoloù'ie,  de  la  faculté  de  nous  mouvoir  et  de  la  fiiculté  de  sentir  (ch.  xi,  xii,  xiii) 
montrent  clairement  qu'il  connaît  fort  bien  les  résultats  auxquels  étaient  arrivés  les 
physioloi-'istes  contemporains  et  qu'il  comprend  parfaitement  combien  il  est  néces- 
saire, pour  réussir  d  ms  ces  recherches,  de  considérer  notre  individu  tout  entier  et 
dans  son  ensemble  (ch.  xn).  En  outre  comme  il  pense  que  toutes  nos  opérations 
Intellectuelles,  nos  perceptions  sont  des  effets  de  mouvements  qui  s'opèrent  dans  nos 
or','anes  (27'j)  ;  il  confirme,  par  l'examen  physiolog-ique  de  la  manière  dont  s'opèrent 
nos  sensations,  la  conjecture  d'après  laquelle  nous  apercevons,  la  première,  l'étendue 
de  notre  propre  corps  (174).  Il  croit  qu'on  pourrait  essayer  d'expliquer,  par  les  cir- 
constances de  notre  organisation,  la  mémoire  (803)  et  certains  faits  qui  indiqueraient 
qu'il  n'est  pas  de  l'essence  de  la  sensation  de  faire  connaître  il'où  elle  vient  ni  pi.r 
ou  elle  vient  (46). 

PiCAVET.  2.-2 


338  L'IDEOtOGIE  RATIONNELLE 

quant  comment  les  fous  déraisonnent,  apprend  aux  sages  com- 
ment ils  pensent. 

Si  D.  de  Tracy  croit  avoir  assez  fait  en  établissant  sur  des 
bases  solides  l'idéologie  de  l'homme,  il  souhaite  que  l'on  observe 
de  nouveau,  en  les  soumettant  à  un  examen  rigoureux,  les  faits 
extraordinaires  qui  suivent  immédiatement  la  naissance  de  cer- 
tains animaux.  Draparnaud  devrait  remplir,  à  cet  égard,  les 
espérances  qu'il  a  données  (302)  et  traiter  de  Y  idéologie  compa- 
rée. D.  de  Tracy  s'appuie  lui-même  sur  l'observation  des  sau- 
vages et  des  paysans  des  campagnes  écartées,  des  enfants  et  des 
animaux;  il  voudrait  qu'on  eût  examiné,  avec  les  précautions 
nécessaires  et  les  détails  suffisants,  les  enfants  rencontrés  dans 
les  forêts  (ch.  xv),  car  il  serait  très  curieux  de  démêler  ce  que 
nos  facultés  doivent  au  perfectionnement  de  notre  individu  et  à 
celui  de  l'espèce,  et  nous  nous  connaîtrons  d'autant  mieux  que 
nous  nous  considérerons  sous  des  aspects  plus  divers  (1  ). 

Quelle  méthode  a-t-il  suivie  dans  la  partie  de  l'idéologie  qu'il 
s'est  spécialement  réservée  ?  L'ouvrage  montre  en  lutte  deux 
hommes  d'un  esprit  absolument  différent,  un  physicien  qui  ne- 
veut  que  l'observation,  un  géomètre  qui  fait  trop  souvent 
appel  au  raisonnement.  Le  physicien  fait  consister  l'étude  de 
l'idéologie  tout  entière  en  observations  et  affirme  que  c'est  la 
partie  de  la  physique  animale  qui  exige  les  plus  scrupuleuses 
et  les  plus  circonstanciées  (311).  Comme  s'il  s'agissait  de  la 
chute  de  la  famée  dans  le  vide  et  de  son  ascension  dans  l'air, 
l'idéologiste  doit  examiner  les  différentes  façons  dont  les  choses 
se  passent,  y  découvrir  quelques  lois  r/énérales,  c'est-à-dire 
quelques  manières  constantes  d'agir.  Si  les  faits  se  trouvent 
toujours  tels  qu'il  devraient  être,  en  supposant  ces  lois  réelles, 
on  ne  s'est  pas  trompé  en  les  remarquant,  on  ne  les  a  pas  imagi- 
nées à  plaisir  pour  forcer  les  faits  à  s'y  accommoder  (284).  Tou- 
jours il  faut  partir  de  ces  derniers  (6),  préférer  une  théorie  fondée 
sur  des  faits  positifs  à  celle  qui  ne  repose  que  sur  un  rapport 
entre  deux  idées  générales  prises  pour  des  êtres  réels  (16)  (2). 
3Iais  le  géomètre  voit  dans  toute  science  une  série  de  juge- 
ments, qui  forment  une  longue  chaîne  dont  tous  les  anneaux 


(1)  Voyez  les  mêmes  idées  chez  Cabanis,  ch.  m  et  iv. 

(2)  ?îous  avons  signalé  des  tendances  analogues  chez  Cabanis  (ch.  m  et  iv),  ce  qui 
nous  a  permis  de  trouver  trop  rigoureux,  dans  sa  forme  générale,  le  jugement 
porté  par  M.  Taine  sur  la  méthode  des  idéologues. 


DE  TRACY  1I)K()IaH;1  E,  GRAMMAIRIEN  ET  LOGICIEN       339 

sont  égaux;  aucune  n'est  par  elle-même  plus  obscure  qu'une 
autre  (1-4)  ;  tout  dépend  de  l'ordre  que  l'on  sait  y  mettre,  pour 
éviter  les  trop  grandes  enjambées.  Seule  entre  toutes,  la  géomé- 
trie pure  est  d'une  certitude  absolue,  parce  que  seule  l'étendue 
peut  être  rigoureusement  partagée  en  parties  distinctes.  Les 
autres  sciences  ont  une  certitude  proportionnée  aux  sujets  qui, 
traités  par  elles,  sont  appréciés  en  parties  de  l'étendue.  Par  con- 
séquent l'énergie  des  sentiments,  des  inclinations,  des  opinions 
ne  pouvant  jamais,  même  dans  les  circonstances  les  plus  l'avo- 
rables,  être  appréciée  exactement  que  par  les  effets  qui  les  sui- 
vent, les  recherches  sont  plus  dil'liciles,  les  résultats  moins 
rigoureux  dans  les  sciences  morales  et  politiques  (21:2).  D.  de 
Tracy  mélange  d'une  façon  inégale  les  deux  méthodes,  à  la  façon 
d'un  Écossais,  qui  aurait  renoncé  à  la  recherche  des  causes, 
mais  qui  aurait  longtemps  subi  l'influence  de  Descartes  (1).  Il  a 
beaucoup  observé  comment  on  pense  (3)  et  il  recueille  des  faits, 
sans  remonter  à  leurs  causes,  qui  lui  sont  inconnues,  sans  en 
tirer  des  conséquences  prématurées  (269).  Il  procède  à  la  fois 
par  analyse  et  par  synthèse  :  «  Quand  nous  aurons  examiné, 
pour  ainsi  dire,  pièce  à  pièce,  toutes  les  parties  de  la  faculté  de 
penser,  nous  les  rassemblerons  pour  les  voir  agir  »  (50).  A-t-il 
cru  trouver  une  loi  générale,  analogue  à  celles  de  l'hydrosta- 
tique et  de  la  mécanique,  comme  celle  de  tous  nos  mouvements, 
en  rapprochant  les  faits  principaux,  en  les  comparant,  en  exa- 
minant les  rapports  (323),  en  un  mot  a-t-il  fait  une  hypothèse, 
ou  comme  il  le  dit  une  conjecture,  il  en  demande  la  justification 
aux  faits.  Plus  sont  nombreux  ceux  qu'elle  explique,  plus  on 
est  près  du  but,  car  la  perfection  de  la  science  serait  de  Aoir 
tous  les  faits  possibles  naître  d'une  seule  cause  (284).  Les  faits 
sont  des  conséquences  qui  rendent  toujours  plus  plausible  le 
principe  ou  la  loi  (378)  ;  les  vérités  les  plus  abstraites  ne  sont 
que  des  conséquences  de  l'observation  des  faits  (6).  Donc  lors- 
que beaucoup  de  faits  autorisent  une  conjecture,  on  l'admettra, 
si  elle  ne  répugne  pas  à  la  raison  (277),  c'est-à-dire  si  elle 
n'implique  pas  contradiction  i299j.  On  ira  plus  loin  :  en  rap- 
prochant des  effets  compUqués  de  l'habitude  les  observations 
sur  les  propriétés  de  nos  mouvements  tant  internes  qu'externes, 
'AixvXQ'i  conséquences  de  ces  propriétés  dans  l'exercice  de  cha- 

(1)  D.  de  Tracy  place,  dans  sa  Logique,  Descartes  au-dessus  de  Bacon  (cf.  §  3). 


340  L'IDÉOLOGIE  RATIONNELLE 

cune  de  nos  facultés  intellectuelles,  on  démêlera  facilement  les 
causes  prochaines  de  tous  ces  effets  (291).  A  défaut  de  la  preuve 
de  fait,  on  aura  recours  à  la  preuve  de  raisonnement  (-46). 
Comme  d'ailleurs  le  raisonnement  arrive  plus  vite  que  l'obser- 
vation à  des  résultats,  D.  de  Tracy  en  fera  trop  souvent  un 
usage  excessif.  Il  imaginera  un  ordre  de  choses  tel  que  les  sen- 
sations, jugements  ou  désirs,  n'imprimeraient  aucune  trace 
durable  en  nous  (304)  ;  il  affirmera  que  le  premier  homme, 
vivant  isolé,  serait  resté  bien  au-dessous  du  degré  de  capacité 
du  sauvage  le  plus  brute,  puisqu'il  n'aurait  eu  l'usage  d'aucune 
langue  (317)  ;  il  écrira  qu'il  a  pu  y  avoir  un  temps  où  nous 
sentions  sans  juger  (47).  Aussi  en  disant  avec  raison,  que 
presque  tous  les  phénomènes  idéologiques  renferment  des  cir- 
constances si  multipliées  et  si  diverses  que  l'on  en  porte  des 
jugements  tout  diflerents,  suivant  l'aspect  sous  lequel  on  les  a 
envisagés  ;  que,  pour  les  connaître  réellement,  il  faut  les  avoir 
considérés  sous  toutes  leurs  faces  (407)  ;  que  la  difficulté  est 
telle,  qu'il  faut  être  fort  avancé  déjà  pour  voir  en  quoi  elle 
consiste  (242),  il  n'hésitera  pas  à  dire  que  les  faits  sont  en  nous, 
les  résultats  tout  près  de  nous,  le  tout  si  clair  que  l'on  a  peine  à 
comprendre  comment  tant  de  gens  l'ont  si  fort  embrouillé  (15)  (1). 
Après  avoir  reconnu  la  nécessité  de  l'idéologie  physiologique, 
pathologique,  infantile  et  comparée,  il  alTinnei'a  que,  «  s'il  ne 
s'est  pas  égaré»,  il  a  donné  unejdée  nette  de  l'instrument  uni- 
versel de  toutes  nos  découvertes,  de  ses  procédés,  de  ses  effets, 
de  ses  résultats  et  du  principe  de  toutes  nos  connaissances,  ce 
qui  n'était  peut-être  pas  encore  arrivé.  Môme  il  croira  que  sa 
manière  de  décomposer  la  pensée  satisfait  à  l'exphcation  de 
tous  les  phénomènes  explicables  (228). 


II 


La  première  section  de  l'ouvrage,  consacrée  à  la  description 
des  facultés  intellectuelles,  reproduit,  avec  plus  de  précision 
encore,  certaines  idées  du  grand  Mémoire.  La  faculté  de  penser 
ou  de  sentir  est  la  faculté  d'avoir  des  idées  ou  des  perceptions, 
sensations  proprement  dites,  souvenirs,  rapports  ou  désirs.  Elle 

(1)  «  Il  suffit  d'examiner  en  détail  le  mécanisme  de  nos  opérations  intellectuelles, 
pour  voir  qu'il  n'est  pas  aussi  compliqué  qu'on  l'avait  cru  d'abord  (p.  3)  ». 


DE  TRACY  IDÉOLOGUE,  (.RAMA[A1RIEN  ET  LOGiCIEN       Ui 

compi'tMid  donc  quatre  facultés  élémentaires,  sensibilUé  propre- 
ment dite,  mémoire,  jugement,  volonté.  Pour  la  première,  D.  de 
Tracy,  comme  Cabanis,  tient  compte  des  sensations  internes, 
colique,  nausée,  faim,  mal  de  tôte,  fatigue,  sensation  de  mou- 
vement, etc.  La  mémoire  ne  nous  apprend  ni  la  cause,  ni  la 
manière  dont  se  produisent  les  souvenirs,  et  sans  le  jugement, 
nous  ne  distinguerions  jamais  une  sensation  actuelle  d'un  sou- 
venir. Quant  au  jugement  ou  faculté  de  sentir  des  rapports,  il 
suppose  deux  idées  ou  groupes  d'idées  et  n'en  suppose  que 
deux  (1).  La  volonté,  résultat  de  rorganisation  comme  les  autres 
facultés,  nous  rend  heureux  ou  malheureux,  dirige  les  mouve- 
ments de  nos  membres,  les  opérations  de  notre  intelligence,  et 
se  confond,  plus  que  toute  autre,  avec  le  moi.  Elle  est  le  produit 
de  nos  désirs,  et  ceux-ci  le  résultat  de  nos  jugements  :  le  seul 
moyen  de  les  régler,  c'est-à-dire  d'être  véritablement  moraux, 
c'est  de  porter  des  jugements  justes  et  vrais  (2). 

Par  ces  quatre  facultés  se  forment  toutes  nos  idées  ou  per- 
ceptions composée^.  Seul  l'acte  de  la  façultcrcle^entir  est  une 
idée  simple.  Si  nous  le  rapportons  à  un  être  hors  de  nous,  l'idée 
qui  comprend  l'action  de  sentir  et  celle  de  juger,  est  compo- 
sée, mais  particulière  à  un  seul  fait.  Le  souvenir  de  celle-ci  se 
réveille-t-il  à  l'occasion  de  plusieurs  autres  faits  semblables  ? 
elle  devient  une  idée  générale,  commune  aux  sensations  du 
même  genre,  et  dans  laquelle  n'entre  aucune  des  circonstances 
particulières  à  chacune.  Réunir  plusieurs  idées  ou  perceptions 
élémentaires  c'est  concraii^p  ou  former  l'idée  composée  indi- 
viduelle d'un  être  réel,  pêche  ou  fraise.  En  retrancher  les  cir- 
constances particulières  à  chacune,  c'est  abstraire  pour  former 
l'idée  composée  et  générale.  Les  idées  générales  sont  donc  des 
manières  de  classer  nos  idées  sur  les  individus,  partant,  de 
pures  créations  de  notre  esprit,  dans  lesquelles  n'entrent  que 
des  sensations,  des  souvenirs,  des  jugements  et  des  désirs. 

A  nouveau  D.  de  Tracy  pose  la  question  soulevée  dans 
presque  tous  ses  travaux  antérieurs.  Si  nos  sensations,  souve- 
nirs, jugements,  désirs,  ne  sont  que  des  modifications  de  notre 
être,  si  nos  idées  composées  se  forment  de  ces  éléments  et  sans 

(1)  La  proposition  n'a  donc  que  deux  termes;  le  jugement  y  est  prononcé  par  la 
forme  indicative  ou  affirmative  qu'on  donne  au  verbe  être,  et  non  par  ce  verbe  qui 
fait  partie  de  l'attribut.  Il  n'y  a  pas  de  proposition  négative,  parce  que  la  négation 
ne  sert  qu'à  modifier  l'attribut. 

f2)  Cf.  Descartes,  Di-'>cours  de  la  Méthode,  part.  3. 


-  ; 


342  L'IDÉOLOGIE  RATIONNELLE 

aucune  intervention  étrangère,  comment  avons-nous  jugé  qu'elles 
sont  occasionnées  par  des  êtres  qui  ne  sont  pas  nous?  Y  a-t-il 
des  corps  et  comment  le  savons-nous  ?  Les  sensations  internes, 
les  saveurs,  les  sons,  les  impressions  visuelles,  les  sensations 
tactiles  non  accompagnées  de  mouvement,  ne  nous  apprennent 
rien  sur  notre  propre  existence.  Quand  je  meus  mon  bras,  j'é- 
prouve une  sensation  de  mouvement  ;  quand  le  mouvement 
cesse  par  Tefifet  d'un  obstacle,  j'en  suis  averti.  C'est  beaucoup, 
dit  D.  de  Tracy,  mais  ce  n'est  pas  assez,  comme  je  l'ai  pensé 
autrefois  en  m'avancant  trop  (1).  Ne  sachant  pas  encore  que  j'ai 
un  bras  ni  qu'il  y  a  des  corps,  je  ne  suis  pas  obligé,  par  ces 
changements  de  manière  d'être,  de  reconnaître  que  ce  qui  fait 
cesser  ma  sensation  de  mouvement  est  un  être  étranger.  En  quel 
sens  D.  de  Tracy  modi(ie-t-il  donc  sa  doctrine  antérieure? 

Dabord  il  fait  appel  à  la  volonté.  Supposons  une  sensation  de 
mouvement  accompagnée  du  désir  de  l'éprouver  :  elle  cesse  tan- 
dis que  le  désir  subsiste.  J'apprends  qu'il  y  a  une  existence  qui 
s'oppose  à  mon  désir  :  le  désir  est  iiioi,  ce  qui  lui  résiste  est 
hors  de  moi.  Mais  D.  de  ïracy  avait  soutenu  que  sans  la  moti- 
lité,  nous  n'aurions  ni  volonté,  ni  jugement.  Il  ne  saurait  plus 
l'affirmei'  sans  tomber  dans  un  cercle  vicieux.  Aussi  croit-il  que 
la  sensation,  agréable  ou  désagréable,  est  unie  au  jugement  par 
lequel  nous  sentons  un  rapport  entre  elle  et  notre  faculté  de  sen- 
tir, que  le  désir  irréfléchi  de  s'agiter,  quand  on  éprouve  une  vive 
douleur,  précède  ou  accompagne  le  premier  de  nos  mouvements. 

Ni  D.  de  Tracy,  ni  aucun  de  ceux  qui  l'ont  étudié,  n'ont  donné 
les  raisons  de  ces  changements.  Après  avoir  lu  Cabanis,  on  peut 
s'en  rendre  compte  :  «  Cette  manière  d'envisager  les  objets,  disait 
D.  de  Tracy,  nous  met  sur  la  voie  pour  comprendre  comment 
certaines  circonstances  de  notre  organisation,  provenant  de  la 
différence  des  tempéraments,  des  âges,  des  maladies,  ont  tant 
d'influencer  su  nos  jugements  et  nos  penchants,  pour  concevoir 
ce  que  sont  les  déterminations  instinctives  ».  Or  Cabanis  (2j  fait 
sortir  les  instincts  de  conservation,  de  nutrition,  etc.,  de  déter- 
minations propres  aux  systèmes  nerveux,  circulatoires  et  diges- 
tifs, en  séparant  nettement  la  conscience  et  les  impressions  :  on 
peut  donc  vouloir  ou  avoir  des  désirs,  sans  connaître;  tirer  de  la 
faculté   de  sentir,   déterminations  et  idées.  D.   de  Tracy,  qui 

(1)  Cf.  ch.  V,  §  2. 

(2)  Cf.  ch.  IV,  §  2. 


DE  TKAC.Y  IDEOLOGl  E,  GRAMMAIRIEN  ET  LOGICIEN       343 

v(  demandait  à  la  physiologie  de  l'éclairer  »,  a  mis  ses  opinions 
en  accord  avec  celles  de  u  son  maître  et  ami  »,  et  Cabanis  s'est 
déclaré  ensuite  pour  lui  contre  Bii-an,  parce  que  ses  idées  «  sur 
oe  sujet  étaient  depuis  longtemps  arrêtées  ». 

Alors  en  effet  Biran.  qui  s'était  cru  et  proclamé  le  disciple  de 
l).  de  Tracy  u  en  développant  ses  premières  idées  sur  le  rôle  de 
ieffort,  se  plaint  amèrement  d'avoir  été  abandonné  par  son 
maître  ».  Des  lettres  inédites,  des  ouvrages  imprimés  après  la 
mort  de  Biran,  les  œuvres  de  D.  de  Tracy,  d'Ampère,  de  Degé- 
rando  nous  font  assister  à  une  discussion  d'une  importance 
capitale  dans  l'histoire  de  la  philosophie.  Cabanis  est  avec  D.  de 
Tracy,  Ampère  avec  Biran,  et  tous  deux  changent  bien  souvent 
de  théorie;  Degérando  combat  D.  de  Tracy  auquel  il  joint  Biran 
et  Cabanis.  On  voit  clairement  la  différence  des  points  de  vue 
auxquels  se  placent  D.  de  Tracy  et  Biran.  Le  dernier  est  spiri- 
tualiste  et  substantialiste  :  il  veut  passer  des  faits  psychologiques 
aux  essences  et  aux  causes.  D.  de  Tracy  reste  idéaliste  et  phéno- 
méniste  ou  plutôt  se  place  sur  le  terrain  positif  et  répugne  abso- 
lument à  toute  assertion  métaphysiqui>.  Il  a  été  suivi  par  Thurol, 
Brown,  Bain,  Spencer,  Mill,  Taine,  Bil)ol,  landis  que  Biran  a  ins- 
piré les  éclectiques  français  (1). 

Revenons  aux  Éléments.  Par  la  sensaliou  de  mouvement  et  la 
volonté,  on  sait  qu'il  y  a  des  corps.  La  première  propriété  que 
nous  leur  reconnaissons  est  la  force  d'inertie,  qui  suppose  la 
mobilité  et  la  force  d'impulsion.  De  ces  trois  propriétés  primor- 
diales, D.  de  Tracy  fait  dériver,  comme  autrefois,  l'étendue;  de 
celle-ci  l'impénétrabilité,  la  divisibilité,  la  forme  et  la  figure  (2), 
la  porosité.  Quant  à  la  durée,  elle  peut  appartenir  à  des  êtres 
sans  étendue,  puisqu'elle  vient  delà  seule  succession  de  nos  sen- 
sations; mais  il  n'en  est  pas  de  même  delà  durée  mesurée  ou 
du  temps,  qui  vient  du  mouvement  et  de  l'étendue,  et  qui,  à  son 
tour,  combinée  avec  l'étendue,  sert  à  mesurer  le  mouvement. 
Avec  beaucoup  de  précision,  D.  de  Tracy  montre  qu'une  quantité 

1)  Sur  11-  conseil  de  M.  Paul  Jaiiet,  novis  avous  renvoyij  l'exposition  de  ceUe  inté- 
ressante discussion  à  notre  Introduction  au  premier  Mémoire  de  Biran  sur  l'Habitude. 
On  peut  consulter,  pour  \oir  combien  elle  a  encore  d'intérêt,  William  James,  flie 
Feeling  of  effort;  Weuouyiei;  Psychologie  ralionnelle  et  Critique  philosophique 
ipassim]  ;  A  Bertrand,  la  Psychologie  de  l'effort. 

(2)  h.  de  Tracy  disting-ue,  comme  le  Pancrace  de  Molière,  la  figure  de  la  forme.  Kt 
qui  mieux  est,  là  distinction  n'est  pas  à  dédaigner  :  la  forme  connue  par  le  tiict  est 
toujours  la  même;  la  fii-'ure  est  Timpressiou  qui  produit  cette  forme  sur  notre  œil,  et 
varie  selon  les  circonstances  et  les  positions. 


3U  L'IDÉOLOGIE  RATIONNELLE 

est  mesurable,  en  proportion  des  divisions  nettes  et  durables 
qu'on  peut  y  introduire.  Si  l'étendue  a  éminennnent  ces  qualités, 
la  durée,  dont  les  parties  transitoires  et  confuses  nous  sont  ren- 
dues sensibles  par  le  mouvement  de  la  terre  sur  son  axe,  a  pour 
unité  le  jour.  Le  mouvement,  dont  les  parties  sont  analogues  à 
celles  de  la  durée,  est  représenté  par  l'étendue,  et  son  énergie, 
mesurée  par  la  durée.  C'est  précisément  parce  que  l'étendue 
a  des  divisions  faciles,  précises,  permanentes,  parce  qu'elle 
peut  être  représentée  fidèlement  sur  une  écbelle  plus  petite  que 
nature,  que  Ton  arrive  facilement,  en  géométrie,  à  la  vérité  et  à 
la  certitude  (1).  Aussi  les  autres  sciences  atteignent  à  l'une  et  à 
l'autre,  ou  emploient  le  calcul,  dans  la  proportion  où  les  objets 
dont  elles  traitent  sont  réductibles  en  inesure  de  l'étendue.  Par 
suite,  c'est  de  la  nature  de  l'objet,  non  de  celle  des  opérations 
intellectuelles,  que  dépend  le  degré  de  clarté  et  de  certitude  des 
difTérentes  sciences,  mécanique,  pbysique,  médecine,  sciences 
morales  et  politiques.  L'analyse  de  nos  facultés  intellectuelles 
donne  des  idées  plus  nettes  sur  la  nature  des  corps;  elle  devrait 
être  l'introduction  naturelle  de  la  physique,  comme  de  tous  les 
genres  d'études. 
/  Le  chapitre  xi  résume  toutes  les  critiques  que  D.  de  Tracy 
I  avait  déjà  adressées  à  Condillac  et  à  ses  disciples.  Puis  l'auteur 
examine  les  effets  de  la  réunion  de  la  faculté  de  sentir  avec  celle 
de  se  mouvoir.  A  la  façon  de  Cabanis,  en  se  montrant  assez  peu 
alfirmalif,  il  subordonne  la  faculté  de  penser  à  la  motilité,  et  se 
représente  en  nous,  non  un  principe  actif  et  vraiment  créateur 
d'une  force  absolument  nouvelle,  indépendante  de  toutes  celles 
qui  existent  dans  le  monde,  mais  une  force  résultant  d'attrac- 
tions et  de  combinaisons  chimiques,  qui  donnent  naissance  à  un 
ordre  de  faits  particuliers,  pour  rentrer  bientôt  sous  l'empire 
des  lois  plus  générales  qui  régissent  la  matière  inorganisée. 
Tant  qu'elle  subsiste,  nous  vivons,  nous  nous  mouvons  et  nous 
sentons.  Nous  ignorons  comment  s'exécutent  les  mouvements 
apparents  ou  internes  qu'elle  produit;  nous  ignorons  et  la  nature 
du  mouvement  que  suit  la  perception,  et  quelles  différences  sépa- 
rent les  mouvements  qui  précèdent  des  perceptions  ou  des  sou- 
venirs, des  désirs  ou  des  jugements  différents.  A  son  tour,   la 

(1)  A.  Comte,  Cours  de  philosophie  positive,  3c  leçon  :  »  La  maUiématique  a  pour 
objet  de  déterminer  les  grandeurs  les  unes  par  les  autres  d'nprès  les  relations  pré- 
cises qui  existent  entre  elles  ». 


DE  TRAÇA   IDÉOLOGUE,  GKVMMAIIIIEN  ET  LOGICIEN      3'k\ 

faculté  de  vouloir  agit  sur  la  motilité.  Mais  les  iiiouvemenls  qui 
entretienneut  et  renouvellent  la  vie  nous  sont  complètement 
inconnus,  et  partant,  ne  sont  pas  soumis  à  l'empire  de  la  volonté. 
Ceux  dont  quelquefois  nous  avons,  et  quelquefois  nous  n'avons 
pas  conscience,  sont,  dans  le  dernier  cas,  indépendants  de  la 
volonté;  dans  le  premier,  tantôt  ils  s'exécutent  sans  notre  inter- 
vention, tantôt  malgré  notre  volonté,  tantôt  ils  sont  volon- 
taires. D'autres  mouvements  sont  toujours  volontaires;  d'autres 
se  font  toujours  malgré  nous;  d'autres  sont  toujours  impos- 
sibles. Enlin  ceux  qui  sont  le  plus  soumis  à  notre  volonté  sont 
eux-mêmes  le  produit  d'une  foule  d'autres  mouvements  internes 
qui  ont  lieu  sans  (jue  nous  le  voulions,  et  même  sans  que  nous 
le  sachions.  Ce  sont,  dit  D.  de  ïracy,  les  résultats  qui  s'opèrent 
parce  que  nous  le  voulons,  mais  les  mouvements  qui  y  pré- 
parent s'exécutent  d'eux-mêmes.  Quant  aux  facultés  intellec- 
tuelles, l'influence  qu'exerce  sur  elles  la  volonté  est  proportion- 
nelle cà  l'iulluence  qu'elle  exerce  sur  les  mouvements  qui 
produisent  perceptions,  souvenirs,  jugements,  désir.  Sur  ce 
point,  comme  sur  la  question  de  savoir  si  la  volonté  e^t  libre, 
1).  de  Tracy  reprend  des  idées  précédemment  développées, 
tout  en  s'atlachaut  à  montrer  que  nous  n'avons  tort  ni  de  nous 
identifier  avec  notre  volonté,  ni  d'attacher  une  extrême  impor- 
tance à  celle  des  autres  ou  à  leur  moi,  ni  de  parler  de  mérite 
ou  de  démérite,  de  punitions  et  de  récompenses,  «  puisque  la 
volonté  influe,  médiatement,  par  le  pouvoir  qu'elle  a  d'appli- 
(juer  notre  attention  à  une  perception,  de  nous  faire  retrouver 
un  souvenir,  examiner  un  rapport  ». 
j-'  Les  quatre  derniers  chapitres  conqdètent  l'hist^oire  deja  pen- 
/  sée  avecl'étude  des  efifets  que  produitj^^enjTous,  la  fréquente 
répétition  des  mêmes  actes,  du  perfectionnement  graduel  des. 
facultés  intellectuelles  dans  l'individu  et  dans  l'esprit  par  celle 
des  signes.  L'habitude  est  la  source  de  tous  nos  progrès  et  de 
toutes  nos  erreurs;  les  signes,  la  plus  précieuse  invention  des 
hommes.  D.  de  Tracy  reproduit,  dans  un  ordre  nouveau,  et 
d'une  façon  plus  précise,  les  doctrines  du  Mémoire  sur  la 
Faculté  de  penser.  La  loi  de  l'habitude  (1),  c'est  que  plus  les 
mouvements  sont  répétés,  plus  ils  deviennent  faciles  et  rapides, 
mais  moins  ils  sont  perceptibles.  Elle  s'applique  aux  sensations, 

'D  C'est  donc  ;i  Tracy  et  à  Cabanis  qu'il  faut  rapporter  l'établissement  des  lois 
de  l'habitude,  et  non  à  Biran  comme  le  font  MM.  .lanet  et  Séailles  (p.  378). 


346  L  IDÉOLOGIE  UVTIONNELLE 

aux  souvenirs,  où  elle  établit  cette  «  liaison  des  idées,  phéno- 
mène idéologique  si  important,  dont  l'observation  a  été  si  juste- 
ment vantée,  puisqu'elle  jette  le  plus  grand  jour  sur  nos 
opérations  intellectuelles,  et  qu'il  n'est  lui-même  que  la  liaison 
mécanique  ou  chimique  des  mouvements  organiques  qui  pro- 
duisent nos  idées  (1)  ».  Elle  s'applique  aux  jugements  e,t  aux 
désirs;  elle  rend  compte  de  plusieurs  laits  incompréhensibles, 
nous  fait  voir  que  si  un  homme,  dominé  par  un  désir  habituel, 
agit,  pour  le  satisfaire,  contre  les  lumières  les  plus  évidentes  de 
sa  raison,  c'est  que  les  jugements  réfléchis  et  nettement  perçus 
sont  combattus  par  d'autres,  familiers  et  inaperçus  (2);  c'est 
qu'il  s'exécute  en  nous,  presque  sinmltanémenl,  une  quantité 
incroyable  d'opérations  intellectuellps,  dont  nous  n'avons  pas 
conscience.  Ainsi  encore  s'expliquent  ces  déterminations  ins- 
tinctives que  lidéologie  comparée  étudierait  avec  tant  de  pro- 
fit (3).  Dès  le  premier  jour,  une  foule  de  combinaisons  se  font 
chez  l'animal,  avec  la  rapidité  qu'elles  acquièrent  en  nous  par 
l'exercice. 

De  même  D.  de  Tracy  montre  encore  combien  le  premier 
homme,  né  adulte  et  organisé  comme  nous,  serait  resté,  en  vivant 
isolé,  au-dessous  du  sauvage  le  plus  borné,  puisqu'il  n'aurait  eu 
aucune  langue  et  n'aurait  pu  profiter  de  l'expérience  d'aucun 
être  semblable  à  lui.  Il  indique  les  avantages  des  signes  en  fai- 
sant une  place  plus  grande  à  leur  rôle  idéologique  et  en  considé- 
rant la  grammaire,  l'idéologie  et  la  logique  comme  une  seule  et 
môme  chose.  Distinguant  avec  raison  les  signes  naturels  des 
signes  artificiels  et  volontaires,  il  soutient,  comme  autrefois,  que 
nous  commençons  à  penser  avant  d'avoir  les  signes  artificiels 
qui  provoqueront,  dirigeront  et  fixeront  la  marche  générale  de 
l'esprit  humain  dans  ses  combinaisons  et  dans  ses  recherches. 
La  question,  s'il  s'agit  des  signes  naturels,  sera  ramenée  à  savoir 
si  la  faculté  de  sentir  peut  être  séparée  de  celle  dagir.  Il  conçoit, 
dit-il,  un  état  où  les  mouvements  internes  qui  produisent  nos 
perceptions  auraient  lieu  sans  être  accompagnés  des  mouve- 
ments apparents  qui  les  manifestent,  où  nous  penserions  sans 

(Il  D.  de  Tracy  continue  Descartes  et  Malebranche,  précède  Spencer.  Il  n'est  donc 
pas  exact  de  dire  comme  .M.  A.  Bertrand  (Rev.  philos.,  juillet  1890,  p.  8)  :  <i  I).  de 
Tracy  a  choisi  la  voie  plus  aisée,  celle  de  la  psychologie  descriptive  et  déducti%e,  et 
il  s'est  trouvé  que  le  siècle  s'est  engagé  dans  la  voie  plus  difûcile  de  la  psychologie 
physiologique  «. 

('2)  et  (3)  Cf.  les  ch.  m  et  iv  sur  Cabanis, 


UE  TKACY   IDÉOLOGUE,  GRAMMAIllIEN  ET  LOGICIEN       347 

signes  (1  .  Enllii.  il  voit  fort  bien  que  les  signes  partant  de  lor- 
gane  vocal,  et  s'adressant  à  l'organe  de  l'ouïe,  sont  les  plus  gén«''- 
ralement  usités,  parce  qu'ils  sont  les  plus  commodes  et  les  plus 
susceptibles  de  perfection.  L'effet  le  plus  important  des  signes 
est  de  nous  aider  à  combiner  les  idées  élémentaires  pour  en  for- 
mer des  idées  composées  et  les  fixer  dans  la  mémoire,  de  se 
joindre  aux  mouvements  internes  qui  ébi-anlent  très  peu  le  sys- 
tème nerveux  quand  il  s'agit  de  perceplions  purement  intellec- 
tuelles, pour  leur  donner  lénergie  de  la  sensation  dont  ils  sont 
cause;  de  devenir  une  sorte  d'étiquette  de  l'idée,  une  formule 
que  nous  nous  rappelons  facilement,  parce  qu'elle  est  sensible 
et  que  nous  employons  dans  des  combinaisons  nltéiieures, 
quoique  nous  ayons  oublié  la  manière  dont  elle  a  été  formée. 

Le  succès  des  Élémputs  d'Idéologie  fut  aussi  grand  que  celui 
des  Rapports  du  physique  et  du  moral  (2). 


111 

Kant  était  alors  célèbre  en  France  :  ses  travairv,  appréciés  dès 
l'origine  à  Strasbourg  par  Muller  et  ses  disciples,  avaient  attiré 
l'attention  de  Sieyès  et  de  Grégoire,  de  B.  Constant,  de  Degé- 
rando,  de  Prévost,  de  François  de  Neufchàteau  et  des  écrivains 

(1)  C'est  en  ce  seus  que  les  recherches  des  psychologues  POuteini)oraiiis  ont  résolu 
la  i|nestiou.  Voyez  Kussmaul.  les  Troubles  de  la  parole;  Taine,  de  l'Intelligence; 
Kibot,  les  Maladies  de  la  Mémoire;  Ballet,  le  Lanr/afje  intérieur,  etc. 

(2)  '<  Nous  croyons,  écrit  Thurot  dans  la  Décade,  que  ce  livre  fera  époque  dans  l'his- 
toire de  la  philosophie  française  ».  D.  de  Tracy  est  pour  lui  le  diirne  interprète  des 
sentiments  des  vrais  philosophes  et  le  promoteur  de  leur  doctrine  :  il  réunit  une 
méthode  lumineuse  et  un  ordre  parfait,  une  exposition  très  claire  et  très  précise 
de  ce  qu'on  sait  de  positif  et  d'essentiel,  à  la  simplicité  et  à  la  fécondité  de  théories 
nouvelles  sur  Texistence  du  monde  extérieur,  sur  les  propriétés  des  corps  et  sur  les 
signes.  Ginçuené  y  voit  une  clarté  et  une  méthode  analytique  qui  font  disparaître, 
de  cette  science  encore  nouvelle,  tout  ce  qu'elle  pourrait  avoir  ou  de  vairue  ou  d'obscur. 
Degérando,  qui  n'en  trouve  point  exact  le  système  général  et  combat  l'hypothèse 
sur  l'origine  de  nos  connaissances,  y  signale  un  grand  nombre  d'observations  fines 
et  délicates,  un  style  pur.  élégant  et  facile.  Si  Prévost  de  Genève  refuse  de  se  ser- 
vir, pour  l'enseignement,  des  Eléments,  —  ce  qui  n'a  rien  d'extraonlinnire  puisqu'il 
avait  depuis  dix  ans  arrêté  le  programme  de  son  cours.  —  il  reconnaît  le  mérite  de 
l'auteur  et  croit  que  l'ouvrage,  qui  trace  de  nouvelles  routes,  est  fait  pour  exciter 
rattention.  Testime  et  lémul  ition  des  hommes  qui  pensent.  Même  il  signale,  parmi 
les  observations  de  détail,  qui  peuvent  eu  être  détachées  et  exposées  à  part  très 
utilement,  la  théorie  de  l'habitude  «  savamment  suivie  et  déduite  »  par  Biran.  —  Il 
faut  remarquer  cette  assertion  :  pour  Prévost,  D.  de  Tracy  est  le  véritable  auteur  de 
Il  théorie  de  l'haljitude.  —  Enfin  le  volume  venait  à  peine  de  paraître  que  déjà  plu- 
sieurs professeurs  célèbres  le  prenaient  pour  texte  de  leurs  leçons,  un  grand 
nombre  de  jeunes  gens,  pour  sujet  de  leurs  études. 


3i8  L'IDÉOLOGIE  RATIONNELLE 

de  la  Décade.  Mercier,  en  le  vantant  emphatiquement,  pour 
l'opposer  à  Locke  et  à  Condillac  ;  Villers,  en  injuriant  la  philo- 
sophie et  la  révolution  françaises,  n'avaient  pas  réussi  à  hii 
aliéner  les  sympathies;  l'Institut  le  plaçait  fort  honorahlement 
parmi  ceux  entre  lesquels  il  choisissait  un  associé  étranger  (1). 
Quand  parut  la  traduction  de  Kinker,  «  un  des  ouvrages  les  plus 
utiles  pour  l'avancement  de  la  philosophie  rationnelle  »,  D.  de 
ïracy  entreprit  d'examiner  le  kantisme  et  lut  le  7  floréal  au  X 
un  Mémoire  considérable  sur  la  Métaphysique  de  Kant  (2), 
qu'il  avait  étudiée  en  outre  dans  la  version  latine  des  écrits  de 
cet  auteur.  «  En  Allemagne,  dit-il,  on  est  kantiste  comme  on  est 
chrétien,  mahométan,  brahmaniste,  comme  on  était  platonicien, 
stoïcien,  scotiste,  thomiste  ou  cartésien.  En  France,  il  n'y  a 
aucun  chef  de  secte,  on  ne  suit  la  bannière  de  personne,  chacun  a 
ses  opinions  personnelles  et,  s'il  y  a  accord  sur  plusieurs  points, 
c'est  sans  qu'on  en  forme  le  projet.  Quand  les  Allemands  disent 
que  nous  sommes  disciples  de  Condillac,  comme  ils  sont  kantistes 
ou  leibnitziens,  ils  oublient  que  Condillac  n'a  ni  dogmatisé,  ni 
créé  un  système,  ni  résolu  aucune  des  questions  de  psychologie, 
de  cosmologie  et  de  théologie  dont  les  Allemands  composent  la 
métaphysique;  qu'il  n'y  a  peut-être  pas  un  seul  de  ceux  qui, 
comme  lui,  se  bornent  à  examiner  nos  idées  et  leurs  signes,  à 
en  chercher  les  propriétés,  à  en  tirer  quelques  conséquences, 
([ui  adopte  ses  principes  de  grammaire,  qui  soit  pleinement 
satisfait  de  son  analyse  des  facultés  intellectuelles  ou  de  ses 
théories  sur  le  raisonnement.  On  ne  tient  pas  compte  de  ses 
décisions,  mais  de  sa  méthode.  Cette  méthode  conduit,  d'un  pas 
lent  mais  sûr,  dans  toutes  les  parties  des  connaissances  humaines, 
.ceux  qui  observent  scrupuleusement  les  faits,  qui  n'en  tirent 
qu'avec  pleine  assurance  des  conséquences,  qui  ne  donnent 
jamais  à  de  simples  suppositions  la  consistance  des  faits,  qui  ne 
lient  entre  elles  que  les  vérités  qui  s'enchaînent  tout  naturelle- 
ment et  sans  lacune,  qui  avouent  leur  ignorance  et  la  préfèi'ent 
à  toute  assertion  qui  n'est  que  vraisemblable  ».  C'est  cette 
méthode,  rigoureuse  et  véritablement  scientifique  que,  sans 
l'avoir  toujours  suivie  lui-même  dans  Vldéolorjie,  I).  de  Tracy 

(1)  F,  PicHvet,  la  Philosophie  de  Kant  en  France  de  1778  à  1814. 

(2)  De  la  Mé ta phy signe  de  Kant,  «  ou  observations  sur  un  ouvr.ige  intitulé  Essai 
d'une  exposition  succincte  de  la  critique  de  la  Raison  pure  »,  par  J.  Kinker,  traduit 
du  hollandais  par  J.  le  F.  1801.  Ce  mémoire,  dans  le  IV<^  volume  des  Mémoires 
de  rinstilul  national,  va  de  la  page  S44  à  la  page  COG. 


DE  Tlî.VCV  IDÉOLOGIE,  (iJlAMMAIlUEN  ET  LOGICIEN       ;iii) 

coinpaiv  à  la  (.loctrine  de  Kanl.  Sans  doute,  dit-il,  dans  mi 
langage  qui  rappelle  l'éludiant  de  Strasbourg.  Tami  de  Sieyès  el 
de  Grégoire.  Kant  est  un  philosophe  très  distingué,  auteur  d'ou- 
vrages qui  ont  contribué  au  progrès  des  lumières  et  à  la  propa- 
gation des  idées  saines  et  libérales.  Il  est  très  considéré  en 
Allemagne,  où  les  honnnes  les  plus  habiles  se  font  honneur  d'être 
ses  disciples;  mais  on  ne  dit  pas  qu'il  soit  un  savant  observa- 
teur. On  annonce  sa  philosophie  comme  un  vaste  système  ((iii 
embrasse  la  métaphysique,  la  morale,  la  politique,  toutes  les 
parties  de  la  philosophie  rationnelle,  le  monde  intelligible 
comme  le  monde  sensible.  Or,  on  nous  avoue,  tout  en  lui  recon- 
naissant éminemment  le  talent  d'écrire,  qu'il  y  a  des  obscurités 
dans  ses  ouvrages;  n'est-ce  pas  une  forte  présomption  contre  ce 
système,  dont  la  solidité  semble  déjà  douteuse  en  considérant 
l'imperfection  connue  de  la  science?  Sa  doctrine,  dil-on,  est  une 
rénovation  complète  de  l'esprit  humain  ;  elle  doit  donc  reposer 
sur  une  idéologie  plus  parfaite  que  celles  qui  l'ont  précédée  et 
c'est  son  idéologie  seule  qu'il  faut  étudier  et  connaître  pour  en 
juger.  C'est  ce  qu'a  pensé  d'ailleurs  Kinker  qui  explique,  de  la 
pbilosophie  de  Kant,  sa  Critique  de  la  raison  pare  et,  dans 
celle-ci.  surtout  sa  doctrine  idéologique.  Or,  il  considère  la  sen- 
sibilité comme  passive,  par  oi)position  à  l'tMitendement  qui 
serait  actif,  ce  qui  est  le  contraire  de  la  vérité.  Il  parle  des  objets 
sensibles  comme  de  choses  extérieures  à  nous,  tout  en  répétant 
que  la  sensibilité  fournit  à  l'entendement  toute  la  matière  de  ses 
conceptions,  sans  expliquer  qu'il  y  a  des  impressions  qui  viennent 
de  nos  organes  intérieurs  et  des  fonctions  vitales,  comme  des 
impressions  venant  des  objets  extérieurs  ;  qu'il  y  a  des  souvenirs 
ou  perceptions  d'impressions  passées.  Si  les  limites  et  les  pro- 
priétés de  la  sensibilité  sont  mal  déterminées  ou  présentées  d'une 
façon  inexacte  et  vague,  l'entendement  est  plus  mal  traité  encore. 
C'est,  dit-on,  en  omettant  la  faculté  déjuger,  qui  est  pourtant 
élémentaire  et  radicale,  la  faculté  de  former  des  conceptions.  Oj- 
c'est  là  l'œuvre,  non  d'une  faculté  particulière,  mais  de  plusieurs 
facultés  distinctes.  La  raison  est  dite  la  faculté  de  conclure  du 
général  au  particulier,  ce  qui  serait,  en  supposant  qu'une  telle 
faculté  pût  exister,  l'inverse  de  la  raison,  puisque  c'est  toujours 
des  idées  particulières  que  nous  nous  élevons  aux  idées  géné- 
rales. Toute  cette  analyse  est  donc  imparfaite  et  ne  peut  con- 
duire à  rien  de  solide. 


350  L'IDÉOLOGIE  RATIONNELLE 

A  coup  sûr  on  peut  admettre  qu'il  n'y  aurait  ni  percei)- 
tion,  ni  connaissance  s'il  n'y  avait  des  êtres  sentants  et  des 
êtres  sentis,  que  la  perception  et  la  connaissance  seraient 
autres  si  ces  êtres  étaient  eux-mêmes  différents,  mais  non  qu'il 
y  a  une  connaissance  dérivant  de  Tapplication  de  ces  facultés 
aux  objets.  On  dit  que  la  connaissance  du  mécanisme  du  moulin 
est  une  chose  différente  de  celle  de  la  matière  moulue,  et  que 
toutes  deux  sont  nécessaires  pour  avoir  la  connaissance  com- 
plète de  la  farine.  Soit,  mais  il  y  a  dans  la  production  de  la 
farine  deux  agents  nécessaires,  le  moulin  et  le  grain  ;  l'un 
fournit  la  matière^  l'autre  produit  et  détermine  la  forme,  mais 
cela  ne  fait  pas  deux  espèces  de  farine.  Le  moulin  tout  seul 
ne  fait  pas  plus  de  la  farine  pure,  que  le  gi-ain  tout  seul  de 
la  farine  d'expérience.  Il  faut  leur  concours  pour  faire  de 
la  farine  réelle. 

L'explication  de  la  sensibilité  ne  fournit  que  l'application  pré- 
cise et  nette  de  principes  qu'on  n'a  pas  prouvés.  On  présente 
l'espace  et  le  temps  comme  des  formes  dont  notre  cognilion 
revêt  les  phénomènes  et  non  comme  des  attributs  des  choses  en 
elles-mêmes;  tandis  que  notre  cognition  ne  revêt  ni  les  phéno- 
mènes ni  les  choses  d'aucune  forme,  n'impose  des  lois  à  rien, 
mais  observe  les  choses,  remar([ue  les  phénomènes  qu'elles  pré- 
sentent et  reconnaît  les  lois  qu'ils  suivent.  Voilà  à  quels  résultats 
on  aboutit,  en  s'appuyant  sur  des  principes  abstraits,  et  non  sur 
des  faits,  et  en  croyant  que  les  idées  générales  nous  donnent 
les  moyens  de  juger  des  idées  particulières  ! 

De  même  on  parle  de  lois  ou  de  formes  de  l'entendement 
auxquelles  doivent  toujours  se  rapporter  tous  nos  jugements 
possibles;  on  affirme  que  supposer  à  notre  âme  la  faculté 
de  lire  dans  l'avenir  est  logiquement  possible,  parce  que,  consi- 
dérant les  formes  des  propositions  et  des  syllogismes  comme  les 
lois  et  les  propriétés  de  la  pensée,  on  a  pris  l'écorce  pour  l'arbre, 
égaré  l'esprit  humain  et  retardé  le  moment  où  il  connaîtra  ses 
véritables  procédés  (1). 

Enfin  l'obscurité  augmente  quand  il  s'agit  de  la  raison,  quand 
on  parle  d'idée  généralité,  constituée  loi  et  loi  universelle  de 
la  raison  humaine,  quand  on  parle  d'une  raison  pure  qui  tire  de 
son  propre  fonds  des  conceptions,  des  principes  indépendants 

(1)  '<  C'est  ce  que  je  développerai,  ajoute  D.  de  Tracy,  et  prouverai  complètement 
d.ins  ma  Grammaire  et  ma  Logique  ». 


DE  TRACY  IDÊOLOr-lE,  GKA.MMAIIIIEN  ET  LO(.ICIEN       ;;.M 

tU^  la  sensibilité  et  cle  reiileiulenienl.  JN"est-il  pas  manifeste 
qnil  n'y  a  rien  d'inné  en  nons  que  nos  moyens  de  connaître  (1)^ 
et  que  c'est  l'ignorance  de  la  façon  dont  se  forment  nos  idées 
générales  qui  fait  croire  qu'elles  existent  dans  notre  intelli- 
gence antérieurement  à  tout,  qui  les  fait  prendre  pour  des  types 
innés,  comme  les  classifications  que  nous  en  formons  pour  les 
lois  qui  président  à  leur  naissance?  Kt  comment  prouver,  eu 
forme,  que  les  trois  sciences  dont  on  compose  la  métapiiysique 
sont  impossibles  et  illusoires,  que  les  idées  pures  de  lame,  de 
l'univers  et  de  Dieu  sont  indispensables  à  notre  raison  pour 
remplir  sa  destination  ? 

Il  n'y  a  qu'à  se  féliciter,  envoyant  tout  cela,  d'avoir  toujours 
soutenu  que  Ykléologie  est  une  chose  totalement  différente  de 
la  métaphysique.  Les  Grecs  ont  été  médecins,  poètes,  orateurs, 
artistes,  mathématiciens,  mais  ils  n'étaient  pas  idéologistes,  et 
l'on  sait  combien  ils  étaient  métaphysiciens.  Aristote,  un  des  plus 
beaux  génies  qui  aient  honoré  l'espèce  humaine,  n'avait  pas  assez. 
de  faits  observés  pour  traiter  l'histoire  intellectuelle  de  l'homme. 
Il  crut  que  les  formes  du  raisonnement,  effets  des  opérations 
intellectuelles,  en  étaient  les  causes  ;  la  vraie  science  de  la 
pensée,  peut-être  prête  à  naître,  fut  étouffée  dans  son  germe. 
Quand  Bacon  sentit  et  proclama  qu'il  fallait  refaiie  l'esprit 
hunidin,  il  ne  put  y  réussir  avec  tout  son  génie.  Descartes  et 
Malebranche  ont  fait,  pour  créer  la  science  de  l'esprit  humain, 
des  efforts  sublimes,  mais  souvent  infructueux,  parce  qu'ils  ont 
voulu  construire  un  système  dont  ils  n'auraient  pu  que  préparer 
les  bases.  Les  philosophes  allemands  sont  dans  le  même  cas.  Ils 
sentent,  tout  en  conservant  des  vestiges,  des  habitudes  et  des 
préjugés  de  l'ancienne  doctrine  de  l'école  où  ils  ont  été  élevés, 
qu'il  faut  étudier  l'esprit  humain  dans  ses  opérations.  Mais  ils  ne 
connaissent  pas  les  observations  faites  en  France,  ils  ne  tiennent 
jamais  compte  de  nos  organes,  des  signes  du  langage,  des 
méthodes  de  calcul  et  prennent  l'esprit  humain  pour  un  être 
abstrait;  ils  supposent  plus  qu'ils  n'observent,  et,  ignorant 
comment  se  forment  nos  idées,  croient  que  les  plus  générales 
sont  la  source  et  le  principe  de  tout.  Ils  ne  connaissent  pas 
même  Condillac,  car  ils  ne  citent  jamais  la  dernière  édition  de 
ses  œuvres.  Ils  n'ont  guère  étudié  que  le  Traité  des  Sensations, 

i\.]  Lisez  comment  Laromi^uière  expliijue  les  idiies  innées  de  Descartes  et  vous 
verrez  combien  cette  interprétation  est  voisine  de  la  doctrine  de  D,  de  Tracy. 


352  L  IDÉOLOGIE  RATIONNELLE 

recueil  de  conjectures  qu'on  aurait  grand  lorl  de  prendre 
aujourd'liui  pour  modèle,  lis  ne  recourent  ni  à  la  première  par- 
tie de  la  Grammaire,  ni  à  VArt  de  penser,  de  raisonner,  ni  à  la 
Logique,  ni  à  la  Langue  des  calculs,  où  l'esprit  humain  est  aux 
prises  avec  les  instruments  qu'il  se  crée  ou  dont  il  se  sert 
et  avec  les  sujets  auxquels  il  les  applique,  ni  au  Traité  des 
sijstèmes,  chef-d'œuvre  dans  lequel  ils  se  trouveraient  complè- 
tement réfutés  à  l'avance.  On  ne  sera  jamais  idéologiste  sans 
être  physiologiste,  et  par  conséquent  physicien  et  chimiste, 
sans  être  grammairien  et  algéhriste  philosophe  (1).  C'est  en 
France  seulement  qu'on  est  près  de  savoir  complètement,  par 
théorie,  en  quoi  et  pourquoi  on  a  raison  ou  tort  ;  qu'on  voit  le 
plus  de  méthode  dans  les  livres  et  dans  l'enseignement,  de  clarté 
dans  le  style,  de  sûreté  dans  les  vecherches,  et  qu'on  a  travaillé 
avec  le  plus  de  succès  en  ces  derniers  temps  à  perfectionner  la 
théorie  idéologique  dont  Bacon,  Hobbes,  Locke  et  Newton  ont 
jeté  les  fondements. 

D.  de  Tracy  défendait  donc  énergiquement,  dans  ce  Mémoire, 
la  philosophie  et  la  méthode  scientifiques  ;  il  opposait  aux  doc- 
trines de  Kant  ses  propres  doctrines,  non  sans  indiquer  en  plus 
d'un  endroit  les  points  faibles  du  système  adverse:  il  faisait, 
pour  l'école  empirique,  avec  autant  de  talent,  sinon  avec  autant 
de  succès,  ce  qu'a  fait  de  nos  jours  Stuart  Mill  dans  la  Philoso- 
phie de  Haniilton. 

Au  moment  même  où  D.  de  Tracy  lisait  son  travail  sur  Kant, 
il  trouvait  dans  lexamen  des  Mémoires  envoyés  à  l'Institut  pour 
répondre  à  la  question  de  l'influence  de  l'habitude,  de  nouvelles 
raisons  de  proclamer  la  supériorité  de  la  philosophie  française. 
Dans  celui  de  Biran  qui  réunit  tous  les  suffrages,  D.  de  Tracy 
signalait,  pour  sa  lucidité,  le  chapitre  des  sens  ;  pour  ses  très 
bonnes  observations  celui  qui  traitait  des  idées  superstitieuses  ; 
pour  ses  beaux  développements  celui  où  étaient  examinés  les 
dangers  que  nous  font  courir  l'inexactitude  de  l'esprit  humain  et 
sa  facilité  à  s'égarer,  ainsi  que  les  moyens  de  s'en  garantir.  Si 
le  dernier  chapitre,  disait-il,  est  le  plus  satisfaisant  et  le  plus 
lumineux  de  tout  l'ouvrage,  c'est  que  l'auteur  a  bien  trouvé  le 
fond  de  son  sujet  et  bien  choisi  son  point  de  départ. 

Pour  être  idéologiste,  disait  D.  de  Tracy,   en  terminant  son 

(1)  Remarquons  ces  assertions  pour  être  sûr  une  fois  de  plus  que  les  idéologues 
unissen    la  philosophie  aux  sciences. 


t).  DE  TKACV  IDKOLOr.UE.  CRAMMAIRIKN  ET  EOGICIE.N      353 

^léiijoii'e  sur  Kant,  il  faiil  élrè  gi'amiiiaiiieii  philosoplKi;  pour 
reniplii-  cette  dernière  condition,  il  faut  connaître  plusieurs 
langues.  Il  ajoutait  au  début  de  sa  Grammaire  (1),  que  c'est 
une  science  immense  ;  qu'il  faudrait  se  livrer  à  des  recherches 
vraiment  etl'rayantes.  si  Ion  ne  voulait  laisser  échapper  aucune 
des  vérités  granuuaticales.  A  quelles  éludes  s'était-il  livré  pour 
composer  son  ouvrage?  Il  savait  le  latin  et  le  grec,  peut-être 
l'anglais  et  litalien,  mais  non  l'allemand.  Il  avait  étudié  les  gram- 
maires françaises  de  Condillac,  de  Girard,  de  Devienne;  ita- 
liennes de  Corticelli  et  de  Bencirechi  ;  allemandes  de  Gotschedt 
et  de  Junker  ;  anglaises  de  Siret  et  de  Mather-Flint  ;  les  ouvrages 
de  MM.  de  Port-Royal,  dont  on  ne  peut  assez  admirer  les  rares 
talents  et  qui  ont  proclamé  que  la  connaissance  de  ce  qui  se 
passe  dans  notre  esprit  est  nécessaire  pour  comprendre  les  fon- 
dements de  la  grammaire  ;  de  Dumarsais,  le  premier  des  gram- 
mairiens ;  de  Beauzée,  de  Warburton  et  de  Caylus,  de  Duclos  et 
de  Court  de  Gébelin,  de  l'abbé  d' Olive f.,  de  Hnrne-Tooke  qui 
réduit  à  sa  juste  valeur  sou  compatriote  Harris,  un  moiuent  si 
vanté  ;  les  excellentes  notes  que  Thurot  a  jointes  à  sa  traduction 
de  Harris,  qui  sont  autant  de  dissertations  souvent  précieuses  et 
toujours  très  supérieures  au  texte  ;  le  Voyage  en  Syrie  et  la  Sim- 
plification  des  laiif/aes  orientales  de  l'excellent  observateur 
Volney.  Chez  tons  ces  auteurs  il  a  cherché  un  certain  nombj'e 
de  renseignements  sur  le  suédois,  l'hébreu  et  les  langues  orieu- 
tales,  sur  le  basque  et  le  péruvien,  sur  les  hiéroglyphes  ethi 
langue  chinoise:  mais  il  ne  semble  pas  avoir  connu  le  remar- 
quable ouvrage  du  président  de  Brosses  sur  la  Formation  méca- 
nique des  langues.  Enfin,  un  homme  de  beaucoup  d'esprit,  son 
confrère  Laromiguière  lui  a  dit,  avec  raison,  qu'on  ne  comprend 
jamais  bien  une  chose,  quand  on  ne  voit  pas  comment  elle  a  pu 
être  faite,  réflexion  fondée  sur  une  profonde  connaissance  de 
nos  opérations  intellectueUes,  qui  lui  a  fait  attacher  le  plus  grand 
intérêt  à  éclaircir  complètement  l'origine  du  langage  et  celle  de 
l'écriture. 
M.  Ribot,  parlant  de  la  grammaire  générale  de  James  Mill  (-2i, 

n,  Le  l'.l  tliermidor  an  ii,  Cabanis  écrit  à,  Riraii  :  ■■<  .Mon  iion  voisin  Trary 
\ient  de  puiilii>r  sa  linunmaire.  J'en  trouve  l'analvseplus  iiiofonde  et  la  marcliepliis 
ferme  que  celle  de  son  Idéologie;  eela  fait  un  bel  ensemble  et  t|u:ind  il  aura  fait 
sa  Lof/igue,  ce  sera  un  tout  excellent  ;  il  fera  époriue  dans  l'iiisluiie  de  la  sfieni'e 
.le  rentendemenl  ».  (Lettres  inédites,  collection  E.  Naville.) 
il  P\ycliolof/ie  aiif//((ise,  p.  (it  s<|c[. 

IMCAVKT.  .)■! 


354  L  IDÉOLOGIK  RATiONNELLt: 

remarque  qu'une  longue  exposition  de  doctrines,  Jiieu  dépas- 
sées depuis  lépoquc  où  écrivit  l'auteur,  serait  inutile;  que  le 
xvm''  siècle  traite  le  langage  à  la  manière  de  la  logique  et  non  do 
la  psychologie,  que  les  explications  données  ainsi  sont  tout  au 
plus  applicables  à  la  famille  des  langues  aryennes.  On  n'en  peut 
dire  tout  à  fait  autant  de  celle  de  D.  de  Tracy,  puisqu'il  a  con- 
sulté plus  de  documents  et  suivi  une  méthode  plus  compréhen- 
sive.  Mais  il  est  évident  que  les  progrès  considérables  de  la  ])hi- 
lologie  comparée  nous  font  une  obligation  de  ne  parler  de  cet 
ouvrage  que  dans  la  mesure  nécessaire  pour  montrer  que,  en 
grammaire  comme  en  psychologie,  D.  de  Tracy  fut  un  novateur, 
souvent  heureux,  et  que  la  philosophie  Iraiiraise  eût  bien  fait  de 
continuer  sur  ce  point,  et  en  bien  d'autres,  la  tradition  des  idéo- 
logues, quitte  à  la  modifier  et  à  la  compléter  par  les  découvertes 
des  philologues,  comme  par  celles  des  physiologistes  (1). 

Dans  rintioduction,  l'auteur,  tout  en  recoimaissantles  services 
rendus  parles  anciens,  par  Poil-Royal,  Dumarsais  et  Condillac, 
se  montre  beaucoup  plus  sévère  pour  eux  que  Cabanis  :  tous  ont 
fait  la  théorie  des  signes  avant  d'avoir  fixé  la  théorie  des  idées. 
A  lindépendance  des  anciens,  il  faut,  pour  faire  de  vrais  progrès 
dans  la  connaissance  de  l'homme,  joindre  la  science  et  la  réserve 
des  modernes  :  c'est  le  caractère  de  l'ère  française  qui  fait  pré- 
voir un  développement  de  raison  et  un  accroissement  de  bon- 
heur, dont  on  chercherait  en  vain  à  juger  par  l'exemple  des 
siècles  passés.  Aussi  D.  de  Tracy,  à  qui  la  suppression  de  la 
seconde  classe  de  l'Institut  et  des  écoles  centrales  n'a  pas  fait 
perdre  confiance,  soutient,  comme  Cabanis,  que  l'esprit  d'ana- 
lyse n'est  nullement  un  signe  de  décadence  et  d'épuisement  du 
génie.  Il  fait  remarquer  d'ailleurs  qu'une  analyse  n'est  complète 
que  si  Ion  a  accompli  avec  succès  ces  deux  opérations,  décom- 
position et  recomposition,  dont  lune  est  la  base,  l'autre  la 
preuve  (2).  Enfin  il  croit  que  sa  grammaire  aura  un  avantage 
précieux,  celui  de  commencer  par  le  commencement,  et  de  faire 
suite  à  un  traité  d'idéologie  (3). 

(1)  M.  Bain  est  l'auteur  d'une  irammaire  fort  estimée. 

(2)  Voyez  F.  Picavet,  Introduction  au  Trailé  des  scnsalionn  do  Coudillac. 

(3)  Des  six  chapitres  qui  composent  rouvrag-e,  U'  premier  traite  de  la  décom- 
position du  discours  dans  quelque  langase  que  ce  soit  ;  le  second,  de  la  décom- 
position de  la  proposition  dans  tous  les  langages,  m  is  principalement  dans  le  lan- 
gajj'c  articulé  et  spécialement  dans  la  langue  française;  le  troisième,  des  élémeuts 
de  la  proposition  dans  les  langues  parlées  et  spécialement  dans  la  langue  française  ; 
le  quatrième,  de  la  syntaxe  ;  le  cinquième,  des  signes  durables  de  nos  idées  et  spé- 


h.  DE  Tii.u:\  ii)K()LO(;le.  grammairien  et  logicien 


.).)J 


l.e  langage,  à  rorigiiie,  ua  de  signes  que  ceu.v  qui  représeuleut 
des  impressions  composées  de  plusieurs  perceptions,  c'est-à-dire 
un  jugenienl  tout  entier.  Les  animaux  n'ont  que  ce  langage  ; 
chaque  geste,  chaque  cri  est  l'expression  simultanée  de  deux 
sensations  liées  par  un  acte  de  même  nature  que  celui  de  juger. 
C'est,  disait  Tliurot,  «  un  aperçu  juste,  neuf  et  heau  que  celui  de 
cette  dilVérence  essentielle  (U:  la  facullt'  du  langage,  dans 
riiomme  et  dans  les  animaux  ».  L'essence  du  discours  ou  de 
toute  émission  de  signes,  est  d'être  composée  de  propositions  ou 
d'énonciations  de  jugements.  Primitivement,  la  proposition  est 
exprimée  par  un  seul  signe  :  telles  sont  encore  les  interjections 
dans  notre  langage  articulé  (1).  Ku  décomposant  la  proposition 
on  y  trou\e,  comme  pren)ier  élémenl,  le  iio?n  qui  exprime  les 
idées  ayant  une  existence  propre.  Le  second,  le  signe  de  l'idée 
j.elative  ou  attributive,  n'est  pas  l'adjectif,  parce  que  l'idée  expri- 
mée par  ce  dernier  doit  bien  appartenir  à  un  sujet,  mais  n'est 
pas  indi(|uée  comme  lui  appartenant  actucAlcmeiit.  Le  mol  étant, 
eii.itant,  exprimant  seul  l'idée  d'existence,  peut  seul  la  donner 
quand  il  est  uni  avec  eux.  Les  verbes,  produit  de  l'union  do 
étant  avec  les  autres  verbes,  forment  le  second  élément  du  dis- 
cours (-2). 

Au  nom  et  au  verbe,  foi'ine  essentielle  de  la  proposition  dans 
toute  espèce  de  langage,  les  langues  parlées  joignent  des  signes 
accessoires.  L'interjection  donne, par  sa  décomposition,  les  noms 
et  les  verbes,  les  deux  signes  élémentaires  trouvés  par  la  déconi" 
position  de  la  proposition.  Au  premiei'  rang  des  signes  utiles  se 
placent  les  adjectifs  qui  modilient  l'idée,  tantôt  dans  sa  compré- 
hension, tantôt  dans  son  extension.  Parmi  ces  derniers  rentrent 
les  noms  de  nombre,  plusieurs  pronoms  et  les  articles.  Les  pré- 
positions dérivent  de  noms  ou  dadjectifs;  elles  lient  les  noms, 
les  verbes,  les  adjectifs  avec  une  idée  subordonnée  et  complé- 
mentaire. Devenues  syllabes  désinentielles,  elles  forment,  dans 
certaines  langues,  les  cas  des  noms  ;  dans  toutes,  la  basque  et  la 
péruvienne  exceptées  (3),  les  personnes,  les  nondjres,  les  modes 

ci;ilement  de  l'éciilure  proprement  dite  ;  le  sixiénifl,  delà  création  d'mic  lauijue p-jr- 
faite  et  de  raméliorjtiou  «te  nus  langues  vulgaires. 


'3)  A  remarquer,  pour  se  rendre  compte  des  recherches  «  positives  »  de  ces  hommes 
tu  qui  l'on  ne  voit  qin'  i\v  pur.s  théoricieas. 


;{5G  L'IDEOLOGIE  RATIONNELLE 

et  les  temps  des  verbes  ;  iucorpoj'éus  aux  mots,  elles  servent  à 
constituer  les  composés  et  les  dérivés  des  radicaux.  Les  adverbes 
expriment  une  préposition  et  son  régime;  les  conjonctions  une 
proposition  entière,  mais  nayant  pas  un  sens  absolu.  Toutes 
renferment  la  conjonction  (iiu-,  qui  pourrait  être  considérée 
comme  la  conjonction  unique,  de  même  que  être  est  le  seul 
verbe.  Les  adjectifs  conjonctifs,  appelés  d'ordinaire  pronoms 
relatifs,  sont  composés  de  la  conjonction  que  et  de  Tadjectii' 
déterminatif  le  ou  il,  dont  ils  cumulent  les  fonctions. 

La  syntaxe,  qui  enseigne  à  réunir  les  signes,  étudie  la  place 
([uon  leur  donne  (construction),  certaines  altérations  qu'on  leur 
fait  subir  (déclinaisons)  et  Linvention  de  certains  signes  desti- 
nés à  marquer  le  rapport  des  autres  entre  eux  (ponctuation).  La 
construction  est  naturelle,  quand  le  signe  de  Lidéc  dont  on  est 
affecté  le  plus  vivement,  précède  tous  les  autres  ;  directe,  quand 
les  signes  sont  placés  de  manière  à  représenter  Lenchaînement 
des  idées,  lorsqu'on  forme  un  jugement.  Partant,  la  construc- 
tion inverse  peut  être  une  construction  naturelle,  tout  en  demeu- 
j-ant  profondément  distincte  de  la  construction  directe. 

IjCS  conjugaisons  rentrent  dans  les  déclinaisons;  les  verbes 
ont  trois  modes,  adjectif,  substantif,  attributif.  Ce  dernier  com- 
prend l'indicatif,  auquel  il  faut  joindre  le  conditionnel  et  le  sub- 
jonctiL  Les  temps  de  l'indicatif  et  du  conditionnel  se  ramènent  à 
douze,  formant  deux  séries;  lune  qui  a  un  présent  et  cinq  pas- 
sés, l'autre  un  futur  et  cinq  passés.  La  piemièi-e  a  rappoil  à 
l'existence  positive,  la  seconde  à  l'existence  éventuelle.  Les  trois 
l)remiers  temps  de  chacune  \jc  suif;,  j'ai  été  ou  je  fus,  j'ai  eu 
été  ou  feus,  etc.,  — je  serai,  j'aurai  été,  j'aurai  eu  été  —  sont 
absolus  parce  qu'ils  n'indiquent  que  leur  rapport  avec  le  moment 
où  l'on  i)aile;  les  trois  derniers  —  j'étais,  j'avais  été,  j'avais 
eu  été  —  je  serais,  j'aurais  été,  j'aurais  eu  été  —  sont  i-elalifs, 
parce  qu'ils  expriment,  outre  leur  rapport  avec  l'acte  de  la 
parole,  un  rapport  de  simultanéité  avec  une  autre  existence. 
Quant  au  subjonctif,  c'est  un  cas  oblique  du  mode  attributif,  où 
l'existence,  subordonnée  à  une  autre,  ne  doit  pas  être  distinguée 
en  positive  et  en  éventuelle:  il  n'a  que  six  temps  répondant  aux 
deux  séries  précédentes. 

Comment,  des  signes  fugitifs  et  transitoires  de  nos  idées,  sont 
sortis  les  signes  permanents  et  durables?  En  attachant  une 
ligure  peinte  ou  tracée  à  chacun  des  mots  du  langage  parle,  on 


I).  I)K  TllACV  llMOL()i;iK,  (ÎIS AMMMIilKN   1. T   I.OCICIKN      .'mT 

a  une  (M'i'itiiro  liit'r{\i;l\  i)lii([iio"oii  s)  iultoli(|iit'.  Km  peignant  les 
sons  distincts  (lui  composent  chaque  mot,  (»n  a  mie  éciilure  syl- 
labi(iuo  on  alpliabétiipie.  Dans  les  deux:  cas,  on  substitue  dos 
signes  dui-abU^s  et  lixes  à  des  signes  transitoires  et  passagm's. 
3Iais  réci'ilurc  symbolique  ne  peut  indiquer  les  changements  de 
la  langue  parlée  et  ne  peut  être  interprétée  sûrement,  quand  le 
mot  s'est  perdu.  Sil  y  a  (pialie-viiigt  mille  caractt^res  dont  les 
lettrés  cbinois  ne  connaissent  guère  plus  de  ([uinze  mille, 
le  surplus  est  rindiM-hitlVabie  peinture  de  mots  perdus  dans 
les  révolutions  de  la  langue.  Si  l'on  trouve,  chez  les  peuples  à 
écriture  hiérogl\  phiqm\  des  connaissances  incompatibles  avec 
ce  système  d'écriture,  qui  a  pour  conséquences  l'abrutissement 
de  la  masse  du  peuple,  le  manque  de  progrès  chez  les  lettrés  et 
de  connnnnication  avecles  étrangers, la  perle  des  connnaissances 
et  le  respect  superstitieux  de  l'antiquité,  etc.,  c'est  qu'elles  leur 
viennent  d'un  peuple  dont  le  nom  et  le  pays  sont  encore  ignoi'és. 
3Iais  pour  savoir  en  quoi  consiste  l'écriture,  il  faut  connaître 
la  parole.  A  côté  des  voix,  représentées  par  les  voyelles,  et  des 
articulations  figurées  i)ar  les  consonnes,  I).  de  Tracy  place  trois 
autres  propriélt's  des  sons  dont  les  grammairiens  ne  disent  rien: 
la  dm-ée,  le  ton,  b?  timbre.  Pi'ononce-t-on  la  voyelle  a,  on  lui 
attribue  une  certaine  dui'ée,  on  trouve  le  son  plus  ou  moins  bref, 
plus  ou  moins  aigu,  on  distingue  une  articulation  simple  dans 
nmoui\  modifiée  par  une  aspii-alion  très  sensible  dans  Jinrlir. 
Si  les  aspirations  sont  de  vraies  articulations  ({ui  se  retrouvent 
dans  toute  voyelle,  on  reconnaît,  par  contre,  dans  la  pronon- 
ciation d'une  consonne  une  voix  ou  schéva,  véritable  e  muet 
plus  bref  que  les  voyelles  les  plus  brèves.  Un  son  ne  peut  pas 
plus  exister  sans  l'articulation,  la  voix,  le  ton,  la  durée,  qu'un 
corps  sans  figure,  grandeur  et  pesanteur.  Qui  prononce  a  sup- 
plée le  ton.  l'articulation  et  la  durée;  qui  prononce  h  supplée 
voix,  durée  et  ton.  Faute  d'avoir  remonté  jusqu'aux  premiers 
faits  naturels,  les  grammairiens  n'ont  compris  ni  l'origine  des 
langues,  ni  celle  de  l'écriture.  En  tenant  compte  de  l'analyse 
précédente,  on  explirjue  aisément  cette  dernière  par  la  musique. 
D'abord  les  tons  sont  en  petit  nombre,  et  chacun  d'eux  est 
représenté  par  un  signe,  par  une  note  dont  on  trouve  la  trace 
dans  des  monuments  très  anciens.  Puis  on  note  la  durée  des 
sons.  En  solfiant  les  signes,  on  y  ajoute  articulations  et  voix.  De 
même  qu'on  avait  inventé  les  notes  pour  représenter  le  ton  et  la 


;}5S 


1.  !i)K()i.(M;ir:  1{ationm:u.k 


(liir(''e,  on  inventa  les  consonnes  el  les  voyelles  pour  figurer 
l'articulation  et  la  voix;  puis  on  ajouta  des  accents  pour  mar- 
quer l'élévation,  la  quantité,  cest-à-dire  des  signes  exclusive- 
ment affectés  d'abord  au  son  musical.  En  procédant  ainsi,  on 
trouve  que  la  représentation  séparée  de  chacune  des  qualités 
du  son  exige,  si  on  ne  veut  rien  laisser  à  deviner,  pour  les  articu- 
lations, vingt  consonnes  (1);  pour  les  voix,  dix-sept  voyelles  (2); 
pour  les  tons,  deux  accents  qui  marquent  les  extrêmes,  aigu 
et  grave,  en  laissant  sans  signe  les  moyens;  pour  les  durées, 
les  chiffres  I,  2,  3,  i,  indiquant  les  temps  que  chaque  son  doit 
durer  de  plus  que  les  plus  courts  ou  schêvas.  Avec  ces  qua- 
rante-trois signes,  on  aurait  un  alphabet  à  peu  près  universel.  Si 
un  corps  savant  reprenait  ce  travail  pour  déterminer  avec  exac- 
titude le  nombre  des  articulations,  des  voix,  des  tons,  des  durées 
et  les  signes  qui  les  représenteraient;  s'il  faisait  imprimer  plu- 
sieurs bons  morceaux,  prose  et  vers,  avec  cet  alphabet,  la  saine 
])rononciation  et  la  vérilable  prosodie  seraient  fixées  aAec  toute 
la  précision  possible.  Si  l'on  imprimait  de  même  différents  moi- 
ceaux  de  langues  étrangères,  en  créant  au  besoin  quelques  carac- 
tères de  plus,  on  aurait  un  alphabet  vraiment  complet,  une  ortho- 
graphe réellement  digne  de  ce  nom,  un  monument  encyclopé- 
dique de  l'état  actuel  de  la  parole  et  de  sa  i-eprésentation  fidèle  (3\ 
Serait-il  possible  d'instituer,  après  un  alphabet  universel,  une 
langue  véritablement  universelle?  Pas  plus  qu'en  1798,  D.  de 
Tracy  ne  croit  qu'on  peut  établir  une  langue  universelle  pour 
l'usage  vulgaire  ou  pour  l'usage  scientifique,  ni  qu'elle  fût,  dans 
ce  dernier  cas,  sans  inconvénient,  puisque,  si  elle  unissait  les 
savants  de  tous  pays,  elle  rendrait  difficiles  leurs  conuuunica- 
tions  avec  leurs  concitoyens  ;  ni  enfin  qu'il  soit  possible  de  créer 
une  langue  parfaite.  Toutefois,  il  indique  certaines  modifications 


(1)  M,  n,  gn,  ilL  h,  i\  d,  7,  /,  z.  /.  /  (aspiration  de  amour),  p,  f,  /,  /.-,  /•,  .«.■,  c/i,  li 
(héros). 

(2)  Deux  a,  paUa  et  pâté;  trois  <?,  tète.tette,  té;  trois  eu,']Qn  ut  jeune,  beurre  et 
jeune,  je,  me,  tombe;  deux  0,  hotte  et  hôte  ;  uu  /;  lui  ii;  un  ou;  quatre  nasales,  nu, 
ein,  un,  on. 

(3)  C'est  à  la  classe  de  grammaire  et  de  littérature  française,  c'est-à-dire  à  celle 
qui  redeviendra  l'Académie  fr;inç  ise,  que  D.  de  Tracy  s'.idresse,  avint  M.  Louis 
Havet,  <(  pour  rép  ndre  et  ûxer  l:i  saine  prononciation  et  lu  vr.àe  prosodie  de  notre 
langue  ».  Voyez  Louis  Havet.  la  Simpli/icalion  de  l'orthof/raphe.  On  peut  remar- 
quer que  les  recherches  positives,  recommandées  par  D.  de  Tr  'cy.  ont  été  reprises. 
On  a  essayé  de  créer  l'alphabet  anthropologique  :  Coudereau,  liulletin  de  la  Société 
d'anlhropolo;)ie,  187o,  Wheatstone,  Faber  ont  fabrifpié  des  machines  propres  ù 
nous  faire  connaître  le  mécanisme  de  la  voix  humaine. 


n    DE  TRACV  ll)i:OI,OGlE.  GRAMMUllIKN  ET  r.Or.ICIE.X      .TIO 

que  clevraieiU  subir  les  langues  actuelles  pour  devenir  moins 
imparfaites  et  quil  peut  tHre  intéressant  de  rapprocher  de  celles 
qu'ont  proposées  les  modernes  réformateurs.  Il  voudrait  des 
mots  composés  selon  la  vraie  série  des  idées  ;  une  syntaxe  aussi 
simple  que  possible;  une  construction  pleine  et  directe;  des 
subslanlils  sans  genre,  dont  les  nombres  fussent  marqués  par 
des  adjectifs,  les  cas  par  des  prépositions;  des  adjectifs  inva- 
riables; un  seid  verbe,  b'  verbe  être,  avec  trois  modes  et  douze 
temps  au  mode  adjectif;  un  seul  présent  au  mode  substantif;  un 
présent  au  mode  attributif  avec  six  terminaisons  pour  marquer 
les  trois  personnes  et  les  deux  nombres;  la  conjonction  t/ur, 
servant  de  radical  à  toutes  les  conjonctions,  et  séparable  do 
l'adjectif  dans  des  adjectifs  conjonctifs  (1). 

Nous  avons  vu  comment  Cabanis  appréciait  le  nouvel  ouvrage 
de  son  ami.  Thurot,  qui  y  consacrait  trois  articles  dans  la  Drcade, 
n'était  pas  moins  enthousiaste.  Il  le  trouve,  lui  aussi,  supérieur, 
à  plusieurs  égards,  dVJdt'ohf/ic.  Toutes  les  idées  fondamentales, 
approfondies,  simpliliées  et  ra|)prochées  lui  semblent  propres  à 
accélérer  et  à  assurer  la  marche  de  l'esprit  humain  dans  sa 
carrière  indéllnie;  des  observations  \  raies  et  importantes,  anté- 
rieurement incomplètes  et  isolées  sur  la  grammaire,  sont  liées, 
éclaircies  et  conlirmées  par  beaucoup  d'observations  nouvelles, 
rattachées  à  des  principes  simples  et  féconds  par  une  méthode 
employée  avec  toute  la  sagacité  imaginable.  Et  les  idées  qui  lui 
appartiennent  en  propre,  en  forment  incontestablement,  selon 
Thurot,  la  partie  la  plus  oiiginale,  la  plus  intéi'essante,  la  plus 
utile  et  la  plus  consitlérable.  De  même  Biran,  tout  en  discutant 
les  théories  de  Vlilcolor/ie,  fait  de  la  (irammaire  le  texte  de  ses 
méditations,  et  trouve  admirable  l'essai  sur  les  signes  perma- 
nents de  nos  idées  :  «  Que  les  érudits  de  notre  Académie  des 
inscriptions  {?,"  classe;,  s'écrie-t-il,  viennent  encore  nous  dire 
que  lidéologie  n'est  bonne  à  rien  »  (2;  I  Ajoutons  que  l'ouvrage 
soulève  plusieurs  des  questions  qu'agitent  aujourd'hui  les  philo- 
logues, avec  des  documents  infiniment  plus  riches,  ou  les  psy- 
chologues, en  s'appuyant  sur  une  physiologie  pour  laquelle  tout 
n'est  plus  ténèbres,  et  que  la  méthode  suivie  par  l'auteur,  trop 
souvent  hypothétique,  se  rapproche,  par  moments,  de  l'obser- 

(1)  D.  de  Tracy  Ta  plus  loin  que  M.  Louis  Havet,  sans  négliger  comme  les  auteurs 
du  Tolapiik  le  rapport  des  idées  et  des  mots. 

(2;  Lettres  inédites  connnuiiiqiiées  par  M.  N'avilie. 


;î(;((  LIDKOLOGIK  HATIONNKM.i: 

valioii  scientifique  et  positive.  Aucun  aalre  n"eàt  été  plus  propre 
à  donner  aux  grammairiens  le  goût  de  l'idéologie  ;  aux  philo- 
sophes, le  goût  d'études  si  utiles  pour  la  connaissance  de 
J 'homme  (d). 

L'année  même  où  paraissait  sa  Grammaire,  I).  de  Tracy  se 
liait  avec  Biran,  venu  à  Paris  pour  l'impression  de  son  Mémoire. 
Au  printemps  de  180-4,  il  écrit  à  Fauriel  que  le  tahleau  des  folies 
humaines  que  Degérando  vient  de  tracer,  avec  tant  de  complai- 
sance, lui  donne  la  tentation  de  s'occuper  de  nouveau  de  ces 
rêveries  :  «  Je  vois  toujours  plus,  ajoute-l-il,  que  c|ui  en  sait 
trois  ou  quatre  en  sait  mille  »  1^:2).  A  la  Ihi  de  l'année,  il  donne 
une  nouvelle  édition  de  Y  Idéologie.  Il  ne  faudrait  pas  le  prendre 
au  mot,  quand,  dans  son  Avertissement,  il  afiirme  qu'il  n'a  que 
réimprimé  la  première.  Il  y  a  introduit,  a-t-il  soin  d'ajouter  lui- 
même,  des  notes  et  des  éclaircissements  qui  paraîtront  impor- 
tants à  ceux  qui  approfondissent  le  sujet.  Thurot,  qui  présenta 
le  livre  aux  lecteui-s  de  la  Décade,  y  signalait  d'heureuses  amé- 
liorations et  la  refonte  entière  du  chapitre  vu  sur  l'existence  (3i. 

D.  de  Tracy  n'a  encore  rien  perdu  de  sa  confiance;  il  a  une 
sécurité  entière  dans  la  solidité  de  ses  principes.  L'existence  de 
la  section  d'analyse,  dans  l'Institut  national,  et  d'une  chaire  de 
grammaire  générale,  quoiqu'elle  ait  eu  une  durée  très  courte,  lui 
semhle  avoir  donné  aux  esprits  une  «  impulsion  prodigieuse  et 
qui  ne  s'arrêtera  point  ».  En  août  1804,  il  écrivait  à  Biran:  «  Il 
se  fait  en  ce  moment  de  helles  choses  en  grammaire  générale 
exphquée  et  en  grammaire  comparée.  Le  feu  sacré  ne  meurt  pas; 

(1)  Voyez  Rihot,  PA7/c/io/o,r/('e  anglaise,  artide  sur  James  Mill,  etc.  Les  travaux  de 
D.  de  Tracy  oui  été  continués  par  Fr.  Thurot,  dont  le  neveu  a  été  aussi  connu  rouinu' 
jdiilosoplie  que  comme  philologue  ;  par  CnrdaiUnc.  au([uel  on  a  attribué  plus  d'une 
fois  des  théories  qu'il  n'avait  fait  que  reprendre  chez  les  ideoloirues.  Cf.  ch.  viii,  §  i. 

(2)  Sainte-Beuve,  Fauriel,  p.  184. 

(3)  Une  note  de  trois  pages,  placée  à  la  fin  du  chapitre  iv,  montre  que  n.  de 
Ti'acy  est  occupé  à  rédiger  sa  Lor/ique,  on  il  doit  étabUr  que  l'idée  exprimée  par 
l'attribut  est  plus  générale  que  celle  dont  le  sujet  est  l'expression.  Ailleurs,  parlant 
de  l'habitude,  il  déplore  lîi  perte  de  Urai)arnand  et  constate  ([u'nn  é]irouvc,  en  idéo- 
logie, ce  qu'on  a  éprou\é  en  chimie,  où  les  él^'uients  les  jilus  grussiei'S  avaient  été 
seuls  d'abord  remarqués,  tandis  que  les  plus  subtils  échappaient  à  rohservation. 
Puis  dans  une  note  de  dix  pages,  où  il  cite  le  Mémoire  de  Biran  sur  Vllabllude, 
'<  un  des  meilleurs  ouvrages  ((ui  aient  jamais  été  écrits  sur  ces  matières»,  il  établit 
la  dittérence  qui  sépare  la  langue  algébrique  des  autres  lanirues  et  conclut  qu'on 
ne  peut  la  transporter  dans  d'autres  matières,  qu'on  ne  peut  en  domjer  les  pio- 
priétés  aux  autres  langues,  ni  produire,  par  des  formes  syllogistiques,  le  même  effet 
qu'avec  des  formules  algébriques.  Enfin  il  supprime  la  longue  récapitulation  qui 
terminait  la  première  édition  et  la  remplace  par  un  E.rfrait  raisonné,  servant  de 
table  analytique,  «  plus  propre  à  montrer  l'enchaînement  des  idées  et  à  en  faii-e 
sentir  le  faible,  si  elles  étaient  mal  fondées  ou  mal  sui\ies  ». 


n.  m:  tuacv  idkoloci  i:.  cua.mmaikikn  i:t  i.ocicik.n    :ît;i 

j'ai  dans  lidée  que  dans  quelque  temps  ou  sfra  étoniK'  de 
celui-ci;  ce  ne  sera  pas  la  faute  de  certaines  gens  ».  Et,  eu 
décembre,  il  est  plus  explicite  encore.  Sil  voit  peu  de  choses  à 
recueillir  dans  louvrage  de  Prévtist  sur  les  sir/)}cs,  et  si  le  Précis 
dldéolofjie  de  la  Boulinière  lui  fait  dire  que  Vauteur  vaut  mieux: 
que  son  livre,  il  annonce  «  qu'il  se  fait  un  bon  cours  de  notre 
scienceà  Angers  et  un  autre  à  Resançon.  quAndrieux  en  commence 
un  à  rÉcole  polytechnique,  que  le  feu  sacré  vit  loujours  (l)  ». 

Dt's  le  début  de  l'an  Xill,  1).  de  Tracy  annonce  à  Hiran  qu'il 
vient  d'achever  sa  Lor/iquo.  «  J'ai  parcouru,  disait-il,  tout  mon 
petit  cercle:  il  se  leferme  complètement  juste,  sans  que  j'y  aie 
visé,  ce  qui  tendrait  à  prouver  qu'il  a  été  tracé  régulièrement  (2)  ». 
La  dédicace  à  Cabanis  (3),  datée  du  1"  lloréal  (mai  ISorJ),  est 
postérieure  de  deux  mois  à  une  lettre  où  ce  dernier  annonce 
à  Biran,  que  la  troisième  classe  vient  de  couronner  son  Mémoire 
sur  la  décomposition  de  la  pensée,  q\\o  Laromiguière  a  publié 
ses  Paradoxes  de  Condilhic. 

La  Làf/ique  compte  six  cent  soixante-dix  pages  et  comprend  un 
Discours  préliminaire  diO  pages),  neuf  chapitres  (p.  liOà  52:2), 
un  Extrait  raisonné  (p.  o:22-o61),  enlin  un  Appendice  (p.  oGl- 
o67),  où  se  trouvent  un  Sommaire  résumé  de  l'Instauratio 
magna  et  une  traduction  de  la  Logique  de  Hobbes. 

Le  Discours  préliminaire  est  remarquable  à  plus  d'un  titre. 
Pour  établir  que  la  logique  est  une  scii'uce  purement  spéculative 
et  non  l'art  de  raisonner,  comme  on  le  dit  d'ordinaire  (4),  D.  de 

(1)  Cf.  ch.  VII,  §  1.  Lettres  inédites  communiquées  par  .M.  Navilte. 

(2)  Lettres  inédites  du  l»^""  vendémiaire.  —  N'y  a-t-il  pas  erreur  de  date,  et  ne  faut- 
il  pas  reculer  la  lettre  de  quelques  mois,  quand  D.  de  Tnicy  écrit  le  4  août  1804  : 
■<  Je  ne  suis  pas  encore  assez  content  de  ce  que  j'ai  déjà  lait  de  ma  logique»;  sur- 
tout si  l'on  pense  (|ue  D.  de  Tracy  eut  à  modifier  alors  son  Idéoloipe,  et  à  en  cor- 
riger les  épreuves?  Cependant  si  Ton  considère  le  cli.  viii  comme  une  réponse  aux 
Pnradores,  on  pourra  admettre  qu'il  s'agit  de  l'addition  de  ce  chapitre  et  non  de  la 
Logique  ioot  entière. 

(3)  D.  de  Tracy  a  attendu  que  l'œuvre  fût  complète  pour  l'offrir  à  son  ami.  Cet 
hommage  était  dû  ;i  l'homme  qui,  sous  le  titre  modeste  de  Rapports  du  phtisique 
et  du  moral  de  l'homme,  a  réellement  donné  son  histoire  ;  qui  a  tracé  cette  histoire 
de  la  manière  la  plus  nette  et  la  plus  sage,  la  plus  éloquente  et  la  plus  exacte;  à 
qui  tous  ceux  qui  voudront  se  conformer  au  précepte  sublime  fie  l'oracle  de  Del- 
phes devront  une  éternelle  reconn;iissance.  La  lecture  des  Rapports  et.  plus  encore, 
les  conversations  de  Cab:inis,  lui  ont  donné  courage  et  espoir.  Ce  qu'il  ambitionne 
le  plus,  c'est  que  son  ouvrage  soit  regardé  comme  une  conséquence  de  celui  de 
Cabanis;  que  ce  dernier  lui-même  n'y  voie  qu'un  corollaire  des  principes  qu'il  a 
exposés.  Ainsi  serait  réalisé  le  désir  de  Locke  :  l'histoire  détaillée  de  notre  intelli- 
gence serait  une  portion  et  une  dépendance  de  la  physique  humaine. 

(4)  Barthélémy  Saint-Hilaire  [Logique  d'Aristote,  p.  12)  a  fort  bien  montré  que 
la  question  était  une  des  plus  importantes  q^ii'on  puisse  agiter  en  ces  matières. 


:]()'2  I.'IDKOLOGIF  RATIONMXLK 

Tracy  faiL  une  histoire  de  la  logique  où,  tout  en  se  montrant 
sévère  dans  ses  appréciations,  il  s'efforce  d'exposer  avec  impar- 
tialité les  doctiines  de  ses  prédécesseurs.  La  Logifptc  d'Aris- 
tote  a  le  défaut  capital  de  n'expliquer  ni  l'action  des  facultés 
intellectuelles  sur  la  formation  des  idées,  ni  la  génération  de 
leurs  signes,  ni  les  effets  elles  usages  de  ces  signes;  mauvaise 
comme  art,  elle  uest  point  la  science  de  la  vérité  et  de  la  certi- 
tude, qu'elle  a  fait  regarder  comme  inutile  et  nuisible.    Mais 
ou   devrait  lire  la  traduction  française   qu'a   donnée  de  VOr- 
ganiim  Pli.   Canaye  en    i:iH!».   Il  serait  utile  qu'il  y   eCit  une 
traduction  française  de   la   Lo(/ifjue   d'Aristote,   généralement 
répandue,  fréquemment  consultée,  et  D.  de  Tracy  donne  d'uliles 
conseils  à  celui  qui  entreprendrait  de  la  faire  bonne  et  intelli- 
gible (1).  Lui-même  a  soigneusement  étudié  les  Catf'gorics,  le 
di'  Interpretatione,  \e?,  premiors  et  les  seconds  Anah/tUjUPs,  les 
Topiques  et  les  Elcnc/il  Sopidstici.  Les  idéologistes  français 
«  loin  d'être  des  novateurs  effrénés,  des  déserteurs  de  l'école 
d'Aristote,  et  de  tenter,  contre  son  intention,  des  choses  que 
ce  grand  maître  a  dit  être  inuliles  ou  impossibles,   sont  ses 
continuateurs,  ses  disciples,  et,  pourrait-on  dire,  ses  exécuteurs 
testamentaires  »  (2).  De  même  I).  de  Tracy  analyse  avec  soin 
Bacon  et  l'interprète,  en  plus  d'un  endroit,  tout  autrement  que 
Lasalle.  Si  Bacon  était  un  grand  homme,  s'il  avait  un  esprit  pro- 
digieux, une  science  immense  et  un  talent  admirable,  la  première 
partie   de   son  œuvre  (Divination  des  sciences)  est  mauvaise  et 
fondée  sur  une  fausse  analyse  de  nos  opérations  intellectuelles  ; 
la  seconde  [Novum  Organum)  est  plus  imparfaite  encore  ;  la 
troisième  {Histoire  naturelle  et  expérimentale  devant  servir  de 
base  à  la  philosophie)  n'est  qu'un  essai  tenté  dans  une  voie  qui 
n'est  pas  la  bonne  ;  la  quatrième  [Echelle  de  V entendement) 
nous   offre  six  morceaux  d'autant  meilleurs  que  la  méthode 
prescrite  y  est  moins  suivie.  De  la  cinquième  [Connaissances 
anticipées  de  la  philosophie  seconde),  nous  n'avons  que  la  pré- 
face, la  sixième  [Philosophie  seconde)  n'est  pas  commencée  (3). 
Bien  plus,  D.  de  Tracy  estime  que  Descartes,  sans  connaître 

(11  C'est  ce  qu'a  fait  M.  Barthélémy  Saiut-Hilaire  pour  répondre  au  programme 
de  TAcadémie  des  sciences  morales  et  politiques  en  1837. 

(2)  De  même  on  pourrait  soutenir  que  les  psychologues  évolutionnistes  n'ont  fait 
que  reprendre  la  méthode  et  le  cadre  du  nsf.  <lj/r,^.  .Nous  l'avons  montré  dans  nos 
conférences  aux  Hautes-Études  pendant  Tannée  scolaire  1888-1889. 

(3)  J.  de  Mâistre  a  été  plus  injurieuT  pour  Bîod,  a-t-il  été  plus  séTère? 


l).  |)K  Tli\(.V  IDKOl.OCn:.  (;IJAMM\11{IK.N  KT  LOGICIKN      'ACÙ) 

Bacon  (1  ,  a  écrit  les  mêmes  choses  avec  inoins  d'appareil  et 
d'ostentation,  mais  plus  clairement  \2).  Chez  Hol)bes,dont  D.  do 
Tracy  traduit  la  Logiqur  on  en  recommandant  la  lecture  atten- 
tive, il  signale  —  outre  ce  qui  concerne  la  formation  des  idées,  les 
mots,  notes  ou  signes  de  nos  idées  et  la  perception  —  l'assertion 
suivante  qui,  à  elle  seule,  deyrait  le  faire  regarder  comme  le 
fondateur  de  l'Idéologie  et  h'  rénovateur  des  sciences  morales  : 
«  Que  les  principes  de  la  politique  dérivent  de  la  connaissance 
des  mouvements  de  lame;  et  la  connaissance  des  mouvements 
de  l'àme,  i\o  la  science  des  sensations  et  des  idées  ».  Messieurs 
de  Port-Royal  sont  à  Descartes  ce  que  Hobbes  est  à  Bacon  :  dans 
leur  Loijiqup  et  lein*  Granimtiire  ghirrale,  ils  ont  ébauché  la 
théorie  des  idées  et  amélioré  celle  des  signes;  ils  ont  prépai'é 
Locke,  dont  l'AV.sy?/  est  le  premier  traité  de  science  logi(fue. 
Si  Condillac  a  examiné,  avec  plus  de  détail  et  de  scrupule,  la 
marche  de  l'esprit  humain,  dans  VEssai  sur  rorigine  des  cnn- 
Vdissiincps  hvniaiiics,  s'il  a  creusé  le  sujet  jusqu'au  fond  dans 
le  Traité  des  sensations  et  celui  des  Animaux,  sa  méthode, 
vantée  avec  raison,  n'est  que  celle  de  Bacon  et  de  Descartes  (3); 
sa  doctrine  idéologique  et  logique  n'a  malheureusement  pas 
été  rassemblée  dans  un  seul  ouvi'age,  ni  réunie  en  un  seul  sys- 
tème d'idées  bien  enchaînéi^s.  Il  a  eu  grand  tort  de  ne  pas  faire 
plus  d'attention  aux  idées  du  P.  Buffier,  qui  a  mérité  les  éloges 
de  Voltaire  et  vu  que,  si  le  nom  est  toujours  le  sujet  de  la  pro- 
position, le  verbe  en  est  le  véritable  attribut;  que  les  autres  élé- 
ments ne  sont  que  des  modihcatifs  du  nom  et  du  verbe  ;  que  le 
sujet  contient  l'attribut  et  qu'une  série  de  pro|)ositions  n'est 
concluante  qu'autant  et  parce  que  chaque  attribut  renferme  suc- 
cessivement celui  qui  le  suit. 
Instruits  parles  efforts  de  nos  devanciers,  dit  D.  de  Tracy,  qui 

(1)  Ceci  ji'est  pas  exact. 

(2)  «  Il  ri"y  a  pis.  dit-il.  \\\w  seule  rhose  utile  de  la  iriandf  RiMiovatiou  qui  ue  se 
trouve  dans  les  quaraule  premières  paaos  de  l'admiraMc  iJiscoiirs  de-  la  Mélhude. 
Descartes  a  même  de  grands  mérites  de  plus  que  Baron.  U  a  su  réduire  tout  ce  qui 
constitue  la  bonne  méthode  à  ces  quatre  fameux  prinoii)es.  qui  la  renferment  effec- 
tivement tout  entière  ;  il  a  vu  et  dit  que  le  premier  nbjul  de  notre  examen  devait 
être  les  facultés  intellectuelles,  qui  seules  nous  permettent  de  connaître  tout  le 
reste  ;  que  la  première  chose  dont  nous  sommes  certains,  c'est  notre  propre  exis- 
tence, dout  nous  sommes  assurés,  parce  que  nous  la  sentons.  Je  penne,  donc  je 
suit,  est  le  mot  le  plus  profond  qui  ait  jamais  été  dit,  et  le  seul  vrai  début  de 
toute  siine  pliilosoiihie  ".  Avons-nous  eu  tort  de  faire  des  idéologues  les  succes- 
seurs de  Descartes  ? 

(3)  Par  là  encore,  D.  de  Tracy  se  rattiche  à  Desc:irtes.  Voyez  ce  qu'il  a  dit  ile  la 
méthode  de  Condillac  dans  le  Mémoire  sur  /\unt  (,§  2j. 


•.m  LIDKOLOCIi:  P.ATIO.NXKIJ.K 

lait  ainsi  pour  la  logifiiic  cl  lidcologie  iali(3nnellc,  ce  que  Caba- 
nis avait  lait  pour  lidéologie  pliysiologiqiie,  nous  savons  que 
senf/'r  est   noire  existence   tout  entièi-e  ;  que  juger   n'est  que 
(lénièler   une   circonstance   dans    une    ])erception    antérieure. 
Mais  qu'est-ce  que  cette  science  logique?  Uniquement  la  niéta- 
physiqup;   non   toutefois  l'ancienne,   qui  est  à  la  nouvelle  ce 
qii'i'st  Taslrologie  à    l'astronomie,    l'alchimie  à  la   chimie.    La 
\  raie  mélaphysiffue  ou  la  lliéorie  delà   logique  est  la   science 
de   la  formalion   de   nos   idées,    de   leur  expression,   de    leiu' 
combinaison  et  de  leur  déduction.  Inconnue  d'abord,  méconnue 
ensuite  et  persécutée  enfin,  quand  on  la  vue  paraître  avec  éclat 
dans  les  rangs  de  l'Institut  national  et  dans  les  chaires  des  écoles 
pul)li([ues,  elle  a  cependant  fait  des  progrès.  Il  faut  achevei'  de 
la  perfeclionner.  Avant  Condillac,  on  expliquait  la  justesse  d'un 
raisonnement  on  disant  que  lesproposilions  générales  j-enferment 
les  particulières  ;  on  appelait  rallribul,  grand  terme,  et  le  sujel, 
petit  terme,  tout  en  aftirmant  cependant  qu'ils  sont  égaux  tous 
deux  au  moyen.  Pour  Condillac,  les  jugements  sont  des  équa- 
lions,  les  raisonnemcnis  des  séries  d'équalions,  les  idées  compa- 
rées dans  un  jugement  f'I  un  raisonnement  sont  identi([ues  (1). 
Mais  dans  un  jugement,  le  sujel  comprend  l'attribut;  dans  une 
série  de  jugements,  chaque  attribut  comprend  celui  qui  le  suit, 
à  la  façon  des  boîles  dans  lesquelles  on  en  trouve  une  autre  plus 
petite,  dans  celle-ci  une  Iroisième,  et  ainsi  jusqu'à  la  dernière  (2). 
Mieux  encore,  comme  cela  a  heu  pour  les  tuyaux  de  lunettes 
qui,  renfeimés  les  uns  dans  les  autres  et  tires  successivement 
de  celui  qui  les  recouvrait,  le  continuent  et  allongent  d'autant  le 
tuyau,   chaque  fois  que  Ion  porte  un  nouveau  jugement,   en 
voyant  que  l'idée  en  renfei-me  une  autre  non  encore  remarquée, 
celle-ci  devient  un  nouvel  élément,  qui  s'ajoute  à  ceux  qui  com- 
posaient déjà  la  premièi-e  et  en  augmente  le  nombre. 

\  a-t-il  vérité  et  erreur,  ou  en  d'autres  termes,  pourquoi  el 
comment  sommes-nous  silrs  de  quelque  chose?  C'est  en  conli- 
nuateur  de  Descartes  que  D.  de  Tracy  résout  la  question.  La 
nature  des  jugements  explique  la  justesse  des  raisonnements, 
celle  des  idées  explique  la  justesse  des  jugements.  Le  premier 
lait  dont  nous  sommes  certains,  c'est  notre  sentiment,  affection 

(1)  Remarquer  qu'ici  encore,  D.  de  Tracy  se  sépare  de  Condillac. 

(2)  D.  de  Tracy  renvoie  pour  cet  exemple  ;ï  sou  Métnoh'e  sia'  la  faculté  de  penser 
'<■  qui  peut  être  utile  à  relire  ». 


h.  OK  TR.VCV  lOKOLOClE,  GRAMMVIKIEX  RT  LOCICIKN      .{Go 

OU  connaissance;  sentir  étanl  pour  nous  la  mémo  chose  qu'exis- 
ter et  que  penser,  le  premier  jugement  que  nous  pouvons  porter 
avec  assurance,  ^<  c'est  ([ue  nous  sommes  sûrs  de  c(!  que  nous 
sentons  ».  Descartes  a  dit  u  je  pense,  donc  j'existe  ».  Il  aurait 
pu  dire  :  penser  et  exister  sont  pour  moi  une  seule  et  même 
chose,  et  je  suis  assur.^  d'exister  el  de  penser,  par  cela  seul 
qu'actuellement  j\  pense.  Par  cette  sublime  conception,  il  a 
replacé  tout»*  la  science  humaine  sur  sa  véritahL'  base,  primi- 
tive et  fondamentale;  car  le  scepliciue  le  plus  déterminé  ne 
peut  douter  quil  existe  «  se  paraissant  à  lui-même  doutant  », 
et  c"est  la  être  sûr  de  son  existence  el.  de  chacun  de  ses 
modes  (1). 

Mais  d'où  vient  que  nous  nous  trompons?  Kappelous-uous  les 
distinctions  établies  dans  Yldcolot/io.  Les  sensations  pures  ou 
idées  simples  ne  sont  susceptibles  d'aucune  erreur,  mais  elles 
cessent  d'être  pures  pour  devenir  des  idées  composées,  ({uand 
nous  y  mêlons  seulement  ridée  quelles  viennent  d'un  autre  être. 
Quant  aux  idées  individuelles  el  particulières,  générahsées  ou 
abstraites  des  êtres,  de  leurs  qualités  et  de  leurs  modes,  elles 
sont  composées  en  vertu  de  jugements.  Si  nous  sommes  sûrs  de 
les  sentir  telles  qu'elles  sont,  nous  ne  sommes  pas  sûrs  de  la 
justesse  des  jugements  qui  les  composent.  Les  souvenirs,  cer- 
tains comme  perceptions  actuelles,  peuvent  être  faux,  si  nous 
jugeons  qu'ils  sont  la  représentation  fidèle  dune  perception 
antérieure  ;  ainsi  les  idées  des  êtres,  de  leurs  modes  acquièrent 
ou  perdent  plusieurs  éléments  dans  leurs  renaissances  succes- 
sives; de  même  les  jugements,  les  sensations,  les  désirs  ne  se 
reproduisent  que  très  imparfaitement  dans  le  souvenir.  Dans 
nos  jugements  seuls  se  trouve  la  cause  de  toutes  les  erreurs  et 
cependant,  comme  percei)tions  actuelles,  ils  sont  aussi  certains 
que  toutes  les  autres.  Nos  désirs,  réels  en  tant  que  nous  les 
sentons,  deviennent  erronés  par  les  jugements  qui  les  fondent 
ou  s'y  mêlent.  Donc  toutes  les  perceptions  actuelles  sont  cer- 
taines et  ne  sont  susceptibles  d'erreur  que  par  leur  liaison  avec 
des  perceptions  passées  ;  c'est  dans  l'imperfection  de  nos  sou- 
venirs qu'est  la  cause  de  toutes  nos  erreurs.  Certains  de  ce  que 

(1)  Ou  le  contesterait  à  D.  Je  Tracy  comme  à  Descartes  en  distinguant  l'existence 
phénoménale  et  Texisteuce  nouménale  ,  mais  D.  de  Tracy  pourrait  répondre  qu'il 
ne  s'occupe,  à  la  différence  do  Descartes,  que  de  la  preniifrc  II  sfiait  ainsi  en 
.iccnrd  pcfsqne  complet  avec  les  pynlionii'us. 


:jGG  LIDKOLOCIE  RATIONNELLK 

nous  sentons,  nous  ne  sommes  pas  toujours  sûrs  de  la  liaison  de 
ce  que  nous  sentons,  avec  ce  que  nous  avons  senti. 

Traçons  le  tableau  hypothétique  (1)  de  la  génération  succes- 
sive de  nos  idées.  Si  la  certitude  des  perceptions  actuelles  et 
rincertitude  de  la  liaison  de  ces  perceptions  avec  les  perceptions 
antérieures  explique  tous  les  faits,  nous  conclurons  qu'elles  en 
sont  les  deu*x  causes,  comme  nous  croyons  à  rexistence  d'une 
impulsion  première  et  d'une  attraction  constante,  qui  rendent 
raison  de  tous  les  mouvements  célestes.  Je  commencée  ù  vivre, 
je  le  sens  ;  pas  d'erreur  possible.  J'en  sens  le  souvenir,  il  n'y  a 
pas  d'erreur  dans  celte  deuxième  perception.  Mais  je  juge  que 
c'est  la  représentation  de  la  première.  La  possibilité  de  s'égare)- 
commence,  non  que  le  jugement  soit  faux  en  lui-même,  mais 
parce  que  l'idée,  qui  est  le  sujet,  représente  imparfaitement  le 
premier  souvenir.  Je  découvre,  dans  l'idée  de  ma  première  sen- 
sation, l'idée  d'être  bonne  à  éprouver:  je  puis  me  tromper, 
parce  que  mon  premier  souvenir  n'est  pas  exactement  ma  pre- 
juière  sensation  et  que  je  juge,  de  l'un,  ce  que  je  ne  jugerais 
pas  de  l'autre.  Mais  jugeant  cette  perception  .agréable,  j'ai  le 
désir  de  l'éprouver  ;  mes  membres  recommencent  à  se  mouvoii-, 
l)uis  la  sensation  cesse  connue  la  première  fois.  Le  souvenir  de 
cette  sensation  me  reviendra,  compliqué  de  plusieurs  idées  qui 
n'existaient  pas  quand  il  est    venu  la  première  fois  ;  il  sera 
exposé  à  être  plus  inlidèlc.  La  conq)lication  se  produira  même 
si  je  juge  de  la  sensation  pendant  qu'elle  existe  encore  :  de  là  de 
nouvelles  occasions  d'erreurs.  Mais  je  juge  bientôt  que  la  sensa- 
tion a  cessé,  par  le  pouvoir  d'un  être  autre  que  moi  qui  «  vou- 
lais la  prolonger  >'.  Je  connais  deux  êtres  distincts  et  séparés, 
l'un  veut,  l'autre  résiste  ;  mes  idées  s'expliquent,  en  devenant 
toutes  des  idées  d'êtres  ou  de  modes,  et  ma  perception  actuelle 
se  lie  de  plus  en  plus  difticilement  à  mes  perceptions  antérieures. 
Je  m'aperçois  que  les  idées  sont,  non  seulement  mes  propres 
modifications,  mais  aussi  les  effets  des  propriétés  d'êtres  indé- 
pendants; j'estime  qu'elles  doivent,  pour  être  justes,  être  con- 
formes à  l'existence  de  ces  êtres  et  non  uniquement  liées  entre 
elles.  A  tort,  toutefois  ;  car  les  rapports  resteraient  les  mêmes, 
quand  les  modifications  viendraient,  sans  cause  étrangère,  de 
notre  vertu  sentante.  Mais  on  ne  peut  supposer  que  la  môme 

(l)  Nous  ri'trninons  enrorc  ici  k' géoniètiv  à  la  pUire  du  ithysioieii.  Cf.  );  1. 


D.  DE  TRACV  ll)tOL()(;i  E,  GR\.MMA(RIEN  ET  LOGICIEN      :\(i1 

vertu  soiilante  veuille  et  résiste:  s'il  en  existe  seulement  deux; 
en  même  temps,  elles  ne  peuvent  ni  se  dénier  l'existence  ni  la 
refuser  aux  êtres  qui  obéissent  à  l'une  et  résistent  à  l'autre.  Il 
faut  donc  admettre  l'existence  réelle  d'êtres  causes  de  nos  per- 
ceptions. Ce  ([ui  nempéche  pas  que  nos  perceptions  ne  soient 
tout  pour  nous  ;  qu'elles  ne  soient  justes,  si  elles  s'enchaînent 
bien,  puisque,  naissant  les  unes  des  antres,  les  dernières  ne 
sauraient  être^lus  erronées  (jue  les  i)reiniéres,  si  nous  n'avons 
vu,  dans  celles-ci,  que  ce  qui  y  est  réellement  (1)  ;  enfin  qu'elles 
soient  en  ce  cas  conformes  à  l'existence  réelle  de  ces  êtres, 
puisque  les  premières,  venant  directement  des  êtres  ([ui  les 
causent,  constituent  pom-  nous  leur  existence,  et  que  les  autres 
n'en  sont  que  développements  et  conséquences.  Mais  nos  idées 
se  compliquent  et  il  est  plus  difficile  que  les  souvenirs  soient 
exacts.  La  difliculté  est  plus  grande  encore,  par  suite  de  «la 
transformation  des  idées  en  générales  ou  abstraites,  de  l'usage 
des  signes,  de  la  liaison  des  idées  et  de  la  fréquente  répétition 
des  mêmes  actes  intellectuels.  Elle  croît  avec  l'étendue,  le 
nombre,  la  linesse  de  nos  idées,  et  constitue  la  cause  suffisante 
de  toutes  nos  erreurs.  Elle  explique  les  effets  qui  résultent  des 
différents  états  de  nos  individus,  car  le  sentiment  habituel  de 
l'action  vitale  modifie  les  idé«'s  selon  les  temps,  et  change  les 
jugements  en  altérant  les  souvenirs.  Elle  ex[)lique  laltération 
que  produisent,  dans  nos  jugements,  la  difïérence  des  tempéra- 
ments, des  sexes,  des  âges,  de  l'état  de  santé  et  de  l'état  de 
maladie,  des  diverses  maladies  (2).  Partaiit,  pour  avoir  l'esprit 
juste  et  le  jugement  sain,  il  faut  être  dun  naturel  peu  mobile  ou 
doué  de  la  force  de  réflexion  qui  sépare  exactement,  de  l'idée 
dont  on  juge,  les  impressions  qui  y  sont  étrangères.  lùi  outre, 
nos  perceptions  premières  et  simples  étant  sûres,  peu  nom- 
breuses, ayant  pour  tous  les  mêmes  rapports  entre  elles  et 
composant  toutes  les  autres,  qui  sont  justes  quand  nous  n'avons 
vu  dans  les  premières  que  ce  qui  est,  il  y  a  poui-  l'espèce  une 
raison  f/énérale,  un  sens  commun  et  universel. 

Donc,  nous  raisonnons  avec  des  mots,  sur  des  idées  faites  pai* 
des  jugements  et  d'après  des  souvenirs:  pour  bien  raisonner^ 
les  formes  n'importent  pas  ;  mais  il  faut  faire  la  description  de 

(1)  On  peut  encore  comparer  ici  la  théorie  de  D.  de  Traey  à  celle  de  Descarlej 
sur  les  natures  premières. 

^2)  D.  de  Tracy  s'inspire  de  Caijaiiis  et  le  rompli",'tc.  Cf.  cii.  iv. 


368  LIDEOI.OGIE  RATIONNELLE 

l'idée,  si  sa  couipiéhension  et  par  suite  la  valeur  de  son  signe 
deviennent  confuses  et  vagues,  c'est-à-dire  ne  considérer  atten- 
tivement que  ce  dont  on  parle  et  le  représenter  exactement.  Ainsi 
les  deux  premières  parties  des  anciennes  logiques  se  trouvent 
étendues,  la  troisième,  anéantie,  la  quatrième  ne  fournit  quun 
principe  incomplet.  Toutefois  les  logiciens  ont  été  habiles  et 
utiles.  Seuls  n'ont  jamais  été  bons  à  rien,  les  métaphysiciens 
qui  ont  dogmatisé  témérairement,  sur  les  abstractions  les  plus 
complexes  et  sur  la  nature  de  l'être  pensant  qu'ils  ne  connais- 
saient pas,  sans  étudier  ni  la  génération  de  nos  idées,  ni  nos  opé- 
i-alions  intellectueUes.  Et  il  y  a  peu  de  logiciens,  d'idéologistes, 
de  grammairiens  philosophes  qui  n'aient  à  se  reprocher  d'avoir 
été  quelquefois  métaphysiciens  ! 

Nous  avons  indiqué  un  passage  où  D.  de  Tracy  semblait 
critiquer  Laromiguière  et  sa  théorie  de  l'attention;  le  cha- 
pitre xu  de  la  Logique^  où  il  dit  que  son  ouvrage  esl  terminé, 
mais  où  il  selforce  cependant,  d'assez  mauvaise  grâce  d'ailleurs, 
de  trouver  les  nouvelles  raisons  ([u'on  voudrait  encore  pour 
appuyer  ses  principes,  paraît  une  ré|)onse  (1;  aux  Paradoxea^^. 
Le  dernier  chapitre  est  un  résumé  des  trois  parties  qui  compo- 
sent la  science  logicjue  et  un  programme  de  ce  qui  doit  suivre- 
Le  début  rappelle  les  premières  pages  du  Discours  de  la  mcthodo. 
aux(juelles  elles  ne  sont  inférieures  que  parce  qu'elles  sont  de  JSO.'i 
et  non  de  1G37.  Tracy,  conduit  a  l'idéologie  par  les  sciences, 
n'a  jamais  songé  à  séparer  l'une  des  autres;  il  a  lente,  après 
dAlembert,  avant  A.  Comte,  de  donner  une  classification  et 
une  hiérarchie  des  sciences  où  tout  n'est  pas  à  mépriser;  enfin 
il  a  invoqué,  pour  justitier  ses  recherches  idéologiques,  les  rai- 
sons que  produisent   aujourd'hui  ceux   qui  veulent  maintenir 

1)  Ce  uest  pas  uniquement  aux  l 'ui'ado.res  l'I  à  Laromiiruii  re  qu'il  répond  : 
peut-être  s'agit-il  aussi  (Jobjertions  de  Birau  et  de  Cabanis.  «  Je  dois  remercier 
l'ucore  mes  jutres,  dit-il  en  terminant  le  chapitre,  de  m'avoir,  pour  ainsi  dire,  forcé 
de  rendre  mes  raisons  aussi  convaincantes  qu'elles  pouvaient  l'être  ". 

(2)  Successivement,  il  explique  que  tout  est  nécessaire  daus  la  niiture,  que  tout 
est  contingent  pour  uous,  qui  ne  connaissons  la  série  entière  des  causes  de  rien. 
Partant,  la  marche  de  notre  esjirit  est  la  même  eu  matière  contingente  et  en  matière 
nécessaire.  Les  règles  prescrites  au\  formes  du  raisonnement  sont  inutiles.  Tout 
sylloirisme  se  réduit  à  un  sorite,  et  n'est  proljant  que  jiarce  qu'il  renferme  unsorite. 
Calculer,  c'est  raisonner,  mais  raisonner  n'est  pas  calculer.  11  n'y  a  ni  addition,  ni 
soustraction  dans  le  raisonnement,  m:iis  bien  des  raisonnements  dans  l'addition  et  la 
soustraction.  Tout  raisonnement,  y  compris  les  calculs,  ne  consiste  que  «lans  des 
substitutions  d'expression,  et  la  cause  unique  de  la  justesse  de  ces  substitutions  est 
toujours  l'opération  intellectuelle  qui  consiste  à  voir  que  l'idée  substituée  est  renfer- 
mée dans  la  précédente. 


I>.  DE  ÏKVCV  IDKOLOGIT,  GRAMMAIRIEN  ET  Ï.OCICIEN     :!('.!) 

contre  A.  Comte  la  légitimité  de  la  iiiétapliNsiquc.  Rien  n'est 
plus  propiv  à  l'aire  connaître,  sous  son  meilleur  jour,  un 
philosophe  dont  on  tient  trop  peu  de  compte  eu  notre  pays. 

Toutes  les  sciences,  même  les  plus  exactes  dans  leur  marche 
elles  mieux  ordonnées  dans  leur  ensemble,  lui  parurent  laisser 
l)lusieurs  inconnues  en  arrière  de  leurs  premiers  principes.  La 
science  des  quantités  abstraites  ne  dit  ni  comment  nous  formons 
ridée  de  nombre,  ni  comment  nous  avons  des  idées  abstraites; 
la  géométrie  n'apprend  ni  comment  nous  connaissons  l'étendue, 
ni  iMi  quoi  consiste  cette  propriété,  ni  pourquoi  seule  elle 
donne  lieu  à  une  science  particulière,  qui  inlUie  sur  toutes  les 
autres.  La  physique,  science  positive  des  propriétés  des  êtres 
qui  tombent  sous  nos  sens  et  des  lois  qui  les  régissent,  ne  dit 
point  comment  ces  propriétés  dérivent  et  procèdent  les  unes 
des  autres  et  comment  elles  dérivent  pour  nous  de  nos  moyens 
de  connaître,  comment  elles  dépendent  de  l'étendue,  ([uelles 
relations  elles  ont  avec  la  durée  et  la  quantité.  L'histoire  natu- 
relle n'explique  ni  en  quoi  consiste  l'existence  des  êtres,  ni  ce 
qu'elle  est,  relativement  à  eux  et  à  nous;  ni  quelles  sontles  con- 
séquences intellectuelles  de  la  sensibilité,  dans  les  diverses 
espèces,  et  notamment  dans  la  nôtre. 

Comme  ces  sciences  griKh-ales,  les  sciences  spéciales,  moins 
sûres  encore  dans  leurs  procédés,  plus  incohérentes  entre  elles, 
sont  dénuées  des  notions  premières  sur  lesquelles  elles  devraient 
sappnyer.  L'économie  politique  n'indique  ni  l'origine  ni  la  na- 
ture de  nos  besoins,  ni  les  droits  que  nous  donnent  nos  besoins, 
ui  les  devoirs  que  nous  impose  l'exercice  de  notre  puissance 
d'agir.  La  morale  est  encore  moins  méthodique,  puisqu'on  dispute 
sur  son  but  et  ses  principes.  La  législation,  dérivée  de  la  mo- 
rale et  de  l'économie  politique,  et  comprenant  la  science  du 
gouvernement  et  celle  de  l'éducation,  est  à  plus  forte  j-aison  sans 
fondement  fixe.  La  logique,  qui  prétend  diriger  les  sciences 
spéciales  ou  générales,  a  été  bornée  à  l'art  de  tii-er  des  consé- 
quences et  laisse  de  côté  l'art  de  poser  des  principes.  La  gram- 
maire nous  apprend,  peu  ou  mal,  comment  nous  avons  des 
signes  pour  nos  idées,  et  quels  en  sontles  avantages  et  les  incon- 
vénients :  elle  manque  donc  aussi  de  principes  fondamentaux. 

«  Le  magnifique  édifice  de  nos  connaissances,  qui  d'abord  me 
présentait  une  façade  si  imposante,  dit  D.  de  Tracy,  manquait 
ainsi  par  sa  base,   et  repose  sur  un  sable  toujours  mouvant. 

PiCAVET.  24 


370  L'IDÉOLOGIE  RATIONNELLE 

Cette  triste  vérité,  qui  me  pénétrait  de  chagrin  et  de  crainte,  m'a 
prouvé  que  la  grande  rénovation,  tant  demandée  et  non  exécutée 
par  Bacon,  n'avait  eu  lieu  que  superficiellement,  que  toutes  les 
sciences  avaient  bien  pris  une  marche  plus  régulière  et  plus 
sage,  en  partant  de  certains  points  donnés  ou  convenus  ;  mais 
que  toutes  avaient  besoin  d'un  commencement  qui  ne  se  trou- 
vait nulle  part  ».  C'est  ce  besoin  que  l'on  voulait  satisfaire  par 
la  philosophie  première  ;  mais  la  philosophie  première  n'est  pas 
une  science  positive  et  expresse,  dogmatisant  sur  telle  espèce 
d'êtres  en  particulier,  ou  sur  tels  effets  de  leur  existence  à  tous 
et  de  leurs  rapports  entre  eux  ;  elle  doit  consister  dans  l'étude 
de  nos  moyens  de  connaître.  Cultivée  antérieurement  par  des 
hommes  de  haute  valeur,  elle  avait  fait  déjà  de  grands  progrès  ; 
mais  encore  désignée  par  la  dénomination  complexe  CCanalijse 
des  sensations  et  des  idées,  elle  n"était  pas  identifiée  à  la  partie 
scientifique  de  la  Logique,  encore  moins  à  la  philosophie  pre- 
mière. «  Quand  je  proposais,  ajoute  D.  de  Tracy  qui  nous  fait 
assister  au  travail  de  sa  pensée,  de  l'appeler  idéologie,  mot  qui 
n'était  que  la  traduction  abrégée  de  la  phrase  par  laquelle  on  la 
désignait,  il  sembla  que  je  voulais  lui  donner  un  autre  caractère  ; 
je  ne  prévoyais  pas  moi-même  où  cette  étude  me  conduirait. 
Placé  par  Bacon  en  présence  de  l'objet  à  examiner,  je  mis  à 
néant  tout  ce  que  d'autres  y  avaient  vu  ou  cru  voir  avant  moi  ; 
je  considérai  sans  prévention  antérieure,  sans  parti  pris,  la  masse 
entière  de  mes  idées  et  je  démêlai  bientôt,  dans  leur  compo- 
sition, le  retour  continuel  d'un  petit  nombre  d'opérations  intel- 
lectuelles, toujours  les  mômes,  qui  ne  sont  que  des  variétés  de 
celle  de  sentir  ». 

D.  de  Tracy  rappelle  alors  les  idées  maîtresses  de  son  Idéolo- 
gie,les  quatre  opérations  élémentaires,  sentir  (1),  se  ressouvenir, 
juger  et  vouloir;  l'existence,  ramenée  à  la  faculté  de  sentir,  la 
sensation  de  mouvement,  seule  capable  de  nous  faire  connaître 
qu'il  y  a  d'autres  êtres.  «  On  n"a  pas  fait,  dit-il,  en  homme  qui  est 
absolument  sûr  de  posséder  la  vérité,  assez  d'attention  à  ces 
bases  fondamentales  de  mon  ouvrage  et  de  toute  philosophie  ; 
on  a  accueilli  avec  indulgence,   et  même  avec  approbation, 

(1)  '<  Je  vis  de  plus  et  plus  tard  que  d'après  notre  organisatioa  les  trois  autres 
opérations  suivent  celle  de  sentir  «.  —  N'avons-nous  pas  eu  raison  d'expliquei-  pai' 
rinfluence  de  Cabanis,  le  changement  de  doctrine  de  D.  de  Tracy  sur  la  question 
d'existence  ?  (Cf.  g  2.) 


l).  DE  TIÎACV  iDKOLOCUE,  GRAMMViRIEN  ET  LOGICIEN      371 

quelques  parties  qui  ne  peuvent  avoir  de  mérite  réel  que  celui 
qu'elles  tiennent  de  ces  préliminaires.  Je  crois  avoir  bien  exac- 
tement pris  dans  la  nature,  bien  dégagé  de  toute  opinion  hypo- 
thétique, de  tout  principe  ar))itraire,  ces  premières  données  sur 
lesquelles  repose  toute  mon  œuvre.  On  ne  saurait  trop  les  exa- 
miner, les  discuter  et  les  constater,  si  Ton  veut  que  nos  con- 
naissances soient  enfin  fondées  sur  une  base  solide  et  inébran- 
lable. Je  sens  qu'il  y  a  un  air  de  prétention  à  affirmer  que  ce 
que  l'on  a  dit  mérite  d'être  étudié  ;  mais  ce  n'est  pas  pour  moi 
({ue  je  demande  cette  faveur;  c'est  pour  le  sujet  que  j'ai  traité 
dans  les  onze  premiers  chapitres  ;  ils  renferment  tout  le  vrai  de 
l'histoire  de  notre  intelligence  ». 

Puis,  après  avoir  résumé  VIdrologie,  la  Grammaire  et  la 
Logique.,  Tracy  ajoute,  en  cartésien  bien  plus  qu'en  naturaliste  : 
«  Il  est  bien  difficile  de  s'égarer  en  suivant  la  route  que  j'ai 
tenue.  J'ai  étudié  la  plume  à  la  main;  je  ne  savais  pas  la  science 
quand  j'ai  commencé  i\  l'écrire,  puisqu'elle  n'existe  nulle  part; 
je  n'avais  aucun  parti  pris;  j'ignorais  où  j'arriverais;  j'ai  observé 
notre  esprit  sans  prévention  et  noté  ce  que  je  voyais,  sans  savoir 
où  cela  me  mènerait.  Je  suis  revenu  sur  mes  pas  toutes  les 
fois  que  j'ai  vu  que  j'étais  conduit  à  l'absurde;  j'ai  refait  jus- 
qu'à cinq  fois  des  parties  de  ma  Logique;  j'ai  toujours  trouvé 
l'endroit  où  je  m'étais  égaré,  c'est-à-dire  on  j'avais  mal  vu  les 
faits  antérieurs;  entin  sans  supposition,  sans  inconséquence, 
sans  lacune,  je  suis  venu  à  un  résultat  que  je  n'avais  ni  prévu, 
ni  voulu.  Il  est  plausible,  il  rend  raison  de  tous  les  phénomènes, 
il  est  impossible  de  n'y  pas  prendre  une  pleine  et  entière  con- 
fiance ». 

Combien  et  avec  raison  nous  sommes  plus  défiants  aujour- 
d'hui! Les  adversaires  des  idéologues,  en  contestant  leurs 
affirmations,  nous  ont  fait  voir  que  les  questions  ne  sont  pas 
aussi  simples  qu'on  le  pensait  alors  et  nous  ont  permis  de  poser, 
sinon  de  résoudre  dans  leur  complexité  presque  infinie,  les  pro- 
blèmes qu'ils  pensaient  avoir  pour  toujours  résolus.  Et  le  service 
qu'ils  nous  ont  rendu  ainsi  n'est  pas  médiocre,  si  l'on  admet  que 
connaître  son  ignorance  est  absolument  nécessaire  à  qui  veut 
travailler  à  la  science  de  l'homme  comme  de  l'univers. 

Après  ce  qu'il  a  fait,  D.  de  Tracy  parle  de  ce  qui  reste  à  faire. 
L'histoire  de  notre  intelligence,  considérée  sous  le  rapport  de 
ses  moyens  de  connaître,  devrait  être  complétée  par  l'examen 


:m  LIDKOLOIUE  HÂTION.NKLLE 

delà  volonté  et  de  ses  effets,  c'est-à-dire  par  iélud«^  des  dilïé- 
rents  usages  que  nous  faisons  de  nos  forces,  des  moyens  par 
lesquels  nous  jugeons  sainement  les  sentiments  et  les  passions 
qui  nous  font  agir,  d'où  l'on  déduirait  les  principes  de  l'art  de 
bien  diriger  les  unes  et  les  autres.  L'économie,  la  morale,  la 
législation  nous  fourniraient  les  vérital)les  éléments  de  toutes 
les  parties  des  sciences  morales  et  politiques,  et  compléteraient 
ainsi  l'iiistoire  des  facultés  intellectuelles  de  l'homme.  On  l'exa- 
minerait alors,  appliquant  ses  moyens  de  connaître  à  l'élude  des 
autres  êtres,  on  observerait  comment  il  découvre  leur  existence 
et  leurs  pro|)riétés:  on  trouverait  ainsi  les  éléments  de  toutes 
nos  sciences  physiques  ou  abstraites,  de  la  physique,  de  la  géo- 
métrie et  du  calcul.  D'abord  on  montrerait  comment,  par-  la 
réaction  de  notre  vertu  sentante  sur  le  système  musculaire,  nous 
apprenons  l'existence  des  corps  et  leurs  diverses  propriétés  ; 
ainsi  naîtraient  les  classifications  et  les  descriptions  de  l'iiistoire 
naturelle,  les  observations  et  les  combinaisons  de  la  physique. 
Puis  on  étudierait  l'étendue  dans  le  concret  et  le  positif;  on 
établirait  quelle  n'est  qu'une  relation  au  mouvement  de  nos 
membres  et  pourquoi,  par  suite,  elle  est  si  éminemment  mesu- 
rable et  calculable.  Alors  on  pourrait  s'enfoncer  dans  les  pro- 
fondeurs de  cette  science,  avec  la  certitude  de  revenir  au  grand 
jour,  quand  on  le  voudrait.  Enfin  on  passerait  à  la  quantité, 
propriété  ])lus  générale  encore  que  l'étendue,  et  idée  la  plus 
abstraite  après  celle  d'existence.  On  verrait  que  la  science  de  la 
quantité  repose  tout  entière  sur  cette  convention,  que  chacun 
des  différents  nombres  est  à  une  égale  distance  de  celui  qui  h; 
précède  et  de  celui  qui  le  suit,  et  que  cette  distance  est  toujours 
l'unité.  On  saurait  pourquoi  elle  est  si  certaine,  ses  éléments  si 
nombreux  et  ses  combinaisons  si  multipliées;  pourquoi  elle 
s'applique  à  tout,  mais  mieux  à  certains  sujets  qu'à  d'autres.  On 
saurait  que  cette  science,  malgré  ses  langues  et  ses  formes  parti- 
culières, est  soumise  à  la  logique  et  à  la  grammaire  universeUe  : 
on  ferait  une  belle  introduction  à  la  science  du  calcul. 

De  vrais  Éléments  d'idéologie  comprendraient  neuf  parties  dis- 
tinctes—  idéologie,  grammaire  et  logique  ;  économie,  morale  et 
gouvernement;  physique, géométrie  et  calcul — toutes  également 
nécessaires,  mais  formant  bien,  par  leur  réunion,  la  totalité  du 
tronc  de  l'arbre  encyclopédique  de  nos  connaissances  réelles.  On 
y  joindrait,  comme  appendice,  l'indication  des  fausses  sciences 


i^.  DE  TRAl.Y  IDKOUXai:,  (.UAMMMIUEN  ET  EOGICIEN     37;{ 

qu'anéantit  la  connaissance  de  nos  moyens  de  connaître  et  de 
leur  légitime  emploi:  «  L'homme  marcherait  alors  avec  une 
entière  sécurité  dans  toutes  les  routes  qu'il  voudrait  s'ouvrir  ». 

Telle  est  la  dernière  partie,  la  plus  remarquable  selon  nous,  de 
l'h/roiof/ie  de  D.  de  ïracy  (1). 

Pour  la  deuxième  édition  des  Rapports,  D.  de  Tracy  composa 
un  extrait  raisonné  servant  de  table  analytique.  On  peut,  en  le 
lisant  et  en  le  rapprochant  du  texte,  se  rendre  compte  de  la  tom*- 
nure  diirerente  d'esprit  des  deux  chefs  de  l'école.  Cabanis  donne 
de  l'ampleur,  de  l'éclat  même  à  son  exposition  ;  il  revient  sur  ses 
idées  pour  en  déterminer  le  degré  de  probabilité  et  s'occupe  plus 
de  trouver,  pour  chacune,  tout  son  relief  que  de  la  rattacher  à 
celle  qui  précède  et  à  celle  qui  suit.  1).  de  Tracy,  net  et  précis, 
n'emploie  que  les  mots  nécessaires,  mais  il  enchaîne  fortement 
les  idées,  supprime  les  nuances  et  donne  à  l'ensemble  un  ton 
aftu-matif  et  un  caractère  de  certitude  qu'on  chercherait  en  vain 
chez  Cabanis  {-2^.  Avec  Biran,  Tracy  continue  ses  discussions. 
Biran  vient  à  Paris  en  1803  et  se  lie  avec  Ampère:  l'un  et  l'autre 
(Wnent  souvent  chez  D.  de  Tracy  et  «  disputent  sur  des  questions 
de  métaphysique  »  Ci).  A  Biran,  1).  de  Tracy  envoie  un  Sup- 

(1)  Pour  iiu'oii  eu  ait  une  idi'C  tout  ii  t;iit  exacte,  il  f:iut  sisiKiler  (luelques  pas- 
satres  que  uous  u'avous  pas  eu  l'occasion  de  citer.  D.  de  Tracy,  répondant  à  la  cri- 
tique que  Dei^craiido  avait  faite  de  sa  théorie  sur  l;i  ciuinaissame  du  monde  exté- 
rieur, défend  avec  vivarilé  la  pliilosopliie  française  contre  lapliilosopiiie  olleriiaiide 
et  distingue,  avec  raison,  l'érudition  de  la  profondeur.  Il  y  a,  dit-il,  en  partisan 
ciinvaineu  de  li  Révolution,  et  en  Iiomme  qui  n'a  pas  voulu  ■  abindoimer  son 
p:iys  dans  la  détresse  »  quoi  qu'il  pût  lui  en  coûter,  un  certain  iiul)lii'  dont  je  ne 
cherche  point  à  capter  les  suffrages.  Et  ailleurs,  en  rappelant  que  le  xviii<'  siècle 
a  commencé  en  France  par  le  régne  de  l'Iiypoirisie,  et  (|uil  a  fini  dil-on  par 
celui  de  la  dépravation,  il  ajoute  qu'on  doit  avoir  bien  de  l'incpiiétude  pour  la  fin 
du  divneuvicme  qui  doit  être  abominable.  Ce  n'est  pas  toutefois  qu'il  combatte 
direetement,  pour  sa  part  «  cette  vieille  métaphysique,  qui  tondje  en  ruines  et  à 
l'existence  de  laquelle  tient,  plus  qu'on  ne  pense,  l'influence  des  hypocrites  ».  Ce 
qu'il  veut  surtout,  c'est  en  séparer  et  en  distinguer  l'idéologie  en  la  faisant  rentrer 
dans  les  sciences  positives  (p.  261),  auxquelles  il  la  joint  encore  <laiis  les  exem- 
ples qu'il  donne  pour  prouver  que  la  cause  prochaine  et  pratique  de  toutes  nos 
erreurs  est  notre  précipitation  à  juirer  (p.  166).  Aussi  prend-il  soin,  comme  le  ferait 
.M.  ïii\nÂ{Maladies  de  la  mémoire,  12rj),  de  déclarer  (pie,  pour  tout  ce  qu'il  dit,  et  dira 
jamais  de  la  matière,  il  est  inditTérent  de  supposer  que  la  matière  est  animée  par 
l'effet  de  son  organisation  ou  par  des  esprits  de  dillérents  ordres  (p.  190). 

(2,  De  Rémusat  l'a  remarqué  avec  raison,  on  se  tromperait,  si  Ton  jugeait  des  Rap- 
ports par  l'extrait  raisonné.  Sur  les  doctrines,  Cabanis  et  D.  de  Tracy  sont  à  peu 
prés  d'accord,  mais  il  n'eu  est  pas  ainsi  pour  leur  degré  de  certitude  et  leur  liaison. 
Vn  seul  exemple  :  là  où  Cabanis  dit  que  le  cerveau  digère  en  quelque  sorte  les 
impressions,  qu'il  fait  oriraniquement  la  sécrétion  de  la  pensée,  D.  de  Tracy  dit  que 
■<  mille  faits  nous  montrent  le  cerveau  ou  centre  cérébral,  commele  digesteur  ?[iécial 
ou  l'organe  sécréteur  de  la  pensée  ». 

(3)  En  1806,  Biran,  sous-préfet  depuis  le  31  janvier,  vient  encore  à  Paris  mais  y 
reste   fort  peu  de  temps  :  il  ne  va  même  p.as  à  Villette  où  se  trouve  Cabanis.  Il 


37/t  L  IDÉOLOGIK  RATIONNELLE 

pUinent  à  sa  Logique  imprimé,  en  1817;  il  y  rapi)elle  les  con- 
clusions de  ce  dernier  ouvrage  avant  d'applique)-,  à  l'élude  de 
noire  volonté  et  de  ses  effets,  sa  lliéoiie  des  causes  de  la  cer- 
titude et  de  l'erreur.  Quatorze  apliorismes,  suivis  d'observa- 
tions et  de  corollaires,  rappellent  tout  à  la  fois  Bacon,  Des- 
cai-tes  et  Spinoza,  mais  ne  nous  apprennent  lien  de  nouveau 
sui-  sa  doctrine.  Il  n'en  est  pas  de  même  de  la  conclusion,  dans 
laquelle  il  soutient, -contre  d'Alembert  et  Condorcet,  que  la 
science  de  la  probabilité  n'est  ni  une  partie,  ni  même  un  sup- 
plément de  la  logique.  Dit-on  qu'elle  nous  apprend,  en  éva- 
luant la  probabilité  d'une  opinion,  à  poiler  avec  justesse  le 
jugement  que  cette  opinion  est  ou  n'est  pas  probable  ?  mais  la 
physique  nous  apprend  à  affirmer  que  telle  piopriété  appartient 
à  .tel  corps;  la  science  de  la  quantité,  que  tel  nombre  est  le 
résultat  de  tel  calcul,  sans  qu'elles  soient,  ni  lune  ni  l'autre, 
des  parties  de  la  logique.  Celle  de  la  probabilité  n'est  point 
privilégiée.  Il  y  a  plus;  ce  n'est  point  une  science,  mais  une 
multitude  de  portions  de  sciences,  qu'il  est  Impossible  de  réunir 
sans   ton!    confondre.   Sous   ce   nom,    en   efl'et,   on  comprend 


tient  ensuite  D.  de  Trary  au  rournnt  de  ses  travaux  et  lui  annonce,  entre  autres, 
son  projet  df  concourir  pour  Berlin.  D.  de  Tracy  s'était  de  plus  en  plus  coulirnié 
dans  ses  nouvelles  idées,  taudis  que  de  plus  en  plus  Biran  s'attachait  a  celles 
qu'il  croyait  avoir  puisées  (îans  le  Mémoire  sur  la  fwultvde  penser.  L'entente  deve- 
nait dnuc  très  ilifficile.  .Nous  n'avons  niallieureusenient  (ju'une  petite  partie  de  la 
correspondance  échangée  entre  eux.  Le  2G  avril  1807,  D.  de  Tracy  annonce  à  Biran 
que  Cabanis  a  eu  sa  première  attaque  et  le  félicite  d'avoir  fondé  à  Bergerac  une 
société  médicale.  Il  lui  donne  le  12  mai  des  nouvelles  de  Cabanis,  lui  conseille,  quoi 
qui  arrive,  de  faire  imprimer  son  ])récieu\  ouvrage  et  lui  raconte  la  réieption  de 
Maury  :  «  Il  a  ennuyé,  dit-il,  son  monde  pendant  sept  (|uarts  d'heure.  Picard,  qui 
lui  a  répondu  en  une  demi-heure,  a  dit  encore  plus  de  sottises  dans  ce  court  espace  ; 
ce  qu'il  y  a  de  bon  c'est  que  l'assemblée,  même  choisie  par  eux,  n'a  rien  goiUé  de 
tout  cela.  Ce  qu'il  y  a  de  bon,  c'est  le  compte  qu'en  rend  .Mercier;  suivant  lui  Maury 
a  dit  Dominus  vobiscum,  Picard  a  répondu  en  s'inclinaut,  et  cum  spiriiu  tua  ». 
Enfin  il  lui  atinonre  Tapparition  de  Corinne  :  «  11  y  a  comme  toujours  de  Tesprit  et 
des  choses  de  talent,  m;iis  je  crois  que  c'est  inférieur  à  De/phine.  Elle  commence;! 
être  injuriée  dans  les  bons  journaux  et  pourrait  être  relevée,  sur  plusieurs  points, 
dans  les  autres,  s'il  y  en  avait  ».  En  août  D.  de  Tracy  se  plaint  lui-même  de 
sa  santé  :  «  Je  suis  dans  un  état  physique  et  moral  qui  me  rend  absolument 
incapable  de  tout  ;  ce  n'est  pas  maladie  si  l'on  veut,  mais  c'est  pis,  car  cela  n'a  point 
de  terme  ni  de  guérison.  c'est  un  état  habituel  insupportable,  c'est  moins  une 
douleur  qu'un  malaise  continu,  c'est  végéter  avec  la  plus  grande  peine  ».  Biran 
lui  a  demandé  son  avis  sur  la  méthode  de  Pestalozzi.  «  J'entrevois,  dit-il,  qu'il  y  a 
là  une  idée  fondamentale  précieuse,  sur  l'emploi  de  l'exercice  des  premiers  actes  de 
rintelligeuce,  et  je  la  crois  surtout  très  utile  pour  l'instruction  de  ceux  qui  sont 
condamnés  à  n'en  avoir  qu'une  très  bornée  >i.  Eu  novembre  il  répond  à  trois  lettres 
que  Biran  lui  a  écrites  en  septembre  :  «  Cabanis  va  assez  bien,  mais  il  est  tombé 
malade  lui-même,  la  fièvre  tierce  l'a  travaillé  vivement  et  il  est  à  peine  rétabli.  En 
outre,  il  a  peusé  perdre  la  mère  de  son  gendre  «  cette  adorable  femme  si  nécessaire, 


I).  DE  TRACY  Jl>ÉOLOr.lE,  GllAMMMlUEN  KT  LOCIICIKN     375 

la  recherche  de  révahialion  des  données  el  le  calcul  ou  les 
coinhinaisons  de  ces  mêmes  données.  Le  succès  de  révalualion 
des  données  dépend,  si!  s'agit  de  laprobabililé  d'une  narration, 
de  la  connaissance  des  circonstances  propres  au  lait,  c'est-à-dire 
de  l'histoire:  il  dépend  de  la  physique,  s'il  s'agit  de  la  probabi- 
lité d'un  événement  physique,  de  la  science  sociair,  de  hi  nuirale, 
de  l'idéologie  s'il  s'agit  des  résultats  d'une  instruction,  des  déli- 
bérations dune  assemblée.  La  combinaison  des  données  relève 
<le  la  science  de  la  (pianlité  ou  du  calcul  lui-même,  puisque  la 
difticulté  ne  consiste  pas  à  donner,  à  l'unité  abstraite,  une 
valeur  concrète  (|uelconque,  et  tantôt  lune  et  tantôt  l'autre, 
mais  à  connaître  toutes  les  ressources  que  fournit  le  calcul  pcr- 
lectionné  pour  l'airf.  de  cette  unité  et  de  tous  ses  multipU-s,  les 
l'ombinaisons  les  i)lus  compliquées  et  les  enchaînements  régu- 
liers, sans  en  perdre  le  lil.  Donc,  à  aucun  point  de  vue,  la  science 
<le  la  probabililé  n'est  une  science  particulière  et  dislinch^  dir 
toute  autre. 

Par  celle  décompn^iiion  de  la  science  de  la  probabilité,  1).  de 
Tiac\  explique  ])our(|uoi  ce  sont  des  mathématiciens  qui  en  ont 


si  iudispeusablf  aii\  deu\  fimilles,  qui  a  tUé  à  toute  extréiuitr;.  Il  a  quiliiiie  espé- 
rance ;  mais  c'est  un  triomphe,  quand  elle  a  pu  prendre  une  cuillerée  de  plus  de 
viande  snns  la  rejetir  ■.  Hiran  lui  avait  adressé  un  M.  des  (îrant^es;  il  ra  invité, 
pour  le  même  jour  que  J.icquemoiit  et  Lirouiii^uière,  qu'il  paraissait  avoir  surtout 
envie  de  voir.  11  a  accepté  et  a  écrit  ensuite  iju'il  ne  pouvait  venir.  Laromifruiiie  ne 
la  pas  plus  vu  que  D.  de  Trai-v  et  ils  en  sont  très  fichés.  «  J'ai  vu  avec  chagrin, 
;ijoute-t-il,  les  canc^ins  (pie  font  les  fourneaux  de  Técole  de  Périi,'aeux,  tenue  p:ir  un 
irrand  vicaire;  j'ai  peur  que  ce  ne  soit  un  chat  qu'on  jette  aux  j  imbes  de  celle  qui 
s'élève;  je  fais  pourtant  bien  des  vœux  [)Our  son  succès,  mais  les  prêtres  sont  bitMi 
jaloux  d>-  tout  le  qu'ils  ne  font  pas  eux-mêmes,  je  crois  que  c'est  en  partie  pour 
cela  qu'ils  détestent  to\ite  h  nouvelle  logique  ».  D.  de  Tracy  rappelle  (pie  juirer  con- 
siste, selon  lui,  à  attribuer  une  idée  à  une  autre  ;  raisonner,  à  lier  une  suite  de  juge- 
ments dans  lesquels  l'attribut  de  run  devient  Tattribut  du  suivant.  Si  cela  est  vrai  une 
fois,  comme  vous  en  convenez,  il  faut  bien,  dit-il,  que  cela  le  soit  toujours.  V(Miillcz 
bien,  ajoute-t-il,  ne  pas  procéder  jiar  objection  et  (piestiou,  m  lis  me  dire  :  voilà  un 
cas  où  votre  jirincipe  ne  s'ai)plique  pas,  et  je  prends  l'engagement  formel  de  lever 
toujours  la  difficulté.  Avec  douleur,  il  voit  ([ue  Biran  ne  Vd  pas  compris,  parce 
que  c'est  une  preuve  irrécusable  qu'il  s'est  bien  mnl  expliqué.  Et  il  ajoute  un  mot 
qui  paraîtra  bien  tranchant,  unis  qu'il  se  permet  parce  qu'il  est  nécessaire  :  «  Vous 
me  faites  trop  d'houneur  de  m'accaler  à  Goadillac,  je  ne  suis  que  son  élève,  mais  il 
est  aussi  impossible  d'enseigner  ma  logique  avec  la  sienne  qu'avec  celle  d'Aristote, 
parce  qu'au  fond  celle  di-  Oondillac  n'est  que  celle  d'Aristote.  Son  identité  n'est 
quuue  modilic  ition  du  principe  du  syllogisme,  que  deux  choses  égales  à  une  troi- 
sième sont  égales  entre  elles  ;  tout  cela  est  faux  ou  le  diable  m'emporte,  ou  au 
moins  est-il  bien  certain  que  cela  est  incompatible  avec  mes  idées  ;  ainsi  on  ne  ferait 
rien  qui  vaille  en  les  y  accolant;  si  mon  principe  ne  vaut  rien,  encore  il  en  faut 
chercher  un  autre  ;  voila  la  seule  conclusion  que  j'ose  afiirmer  ".  Lettres  inédites 
communiquées  par  M.  E.  N'avilie.  Cf.  Introduction  ;iu  premier  .Mémoire  sur  ïllabi- 
Inde. 


:57G  L'lDK()L()(ilE  RATIONNELLE 

eu  ridée;  pourquoi  ils  ont  pris  des  sujets  ti  données  ti'ès  simples 
et  pourquoi  ils  n'ont  guère  produit  que  de  savantes  niaiseries, 
quand  ils  ont  voulu  traiter  des  sujets  à  données  nombreuses, 
fines  et  complexes.  Plus  ils  suivent  loin  les  conséquences,  résnl- 
lant  du  petit  nombi'e  de  données  qu'ils  avaient  pu  saisir,  plus 
elles  sont  devenues  diflférontes  des  conséquences  que  ces  don- 
nées auraient  produites,  réunies  à  toutes  celles,  plus  importantes 
souvent,  qu'ils  avaient  dû  négliger,  parce  qu'ils  ne  pouvaient  ni 
les  démêler,  ni  les  apprécier.  C'est  ce  qui  est  arrivé  à  Condoicet, 
pour  les  décisions  des  assemblées  et  les  jugements  des  lii- 
bunaux. 

Mais  il  ne   faut  pas  croire  qu'on  doive  renoncer  aux  grandes 
espérances  qu'avait  fondées  Condorcet  sur  l'emploi  du  calcul, 
en  général,  et  celui  de  la  probabilité  en  particulier,  pour  l'avan- 
cement des  sciences  morales.  S'il  est  impossible,  en  etTel,  d'ex- 
piimer  en  nond)re  les  diverses  nuances  de  nos  idées  morales  et 
les  cboses  relatives  à  la  science  sociale,  ces  choses  tiennent  à 
d'autres  qui  souvent  les  i-endent  réductibles  en  quantités  calcu- 
lables: ainsi  les  degrés  de  valeur  des  choses  utiles  ou  agréables, 
(|ui  peuvent  être  représentées  par  des  quantités  de  poids  ou 
détendue  d'une  même  cbose,  sont  calcidables  et  comparables. 
De  même  nous  i)ouvons  calculer,  par  leurs  effets,  l'énergie  et  la 
durahililè  des  ressorts  secrets   qui   causent  et   entretiennent 
l'action  des  organes  vitaux.  Et  il  y  a  une  infinité  de  choses  dans 
les  sciences  morales,  (jui  offrent  des  ressources  semblables  et 
auxquelles  par  suite  le  calcul  est  applicable.  11  faut  prendi'e 
d'autant  plus  de  «oin  de  les  distinguer  de  celles  qui,  n'en  pré- 
sentant pas,  rendent  abusif  l'emploi  du  calcul  ou  de  celles  qui, 
compliquées  invinciblement  avec  les  espèces  des' quantités  ré- 
fractaires,    nous   conduisent   inévitablement    à    des    erreurs 
énormes;   car,  dans  l'un  et  l'autre  cas,  le  calcul  nous  guide 
moins  bien  que  le  bon   sens,   aidé  d'une  attention  suffisante 
ou  que  les  instruments  ordinaires  du  raisonnement,  c'est-à-dire  • 
nos  langues  vulgaires,  leurs  formes  et  les  mots  qui  les  composent. 

De  cet  opuscule,  où  nous  trouvons  des  idées  si  originales  et  si 
peu  connues  aujourd'hui  encore  sur  l'emploi  du  calcul  dans  les 
sciences  morales  (1),  nous  rapprochons  les  Principes  lor/iqucs 

(1)  Voyez  les  recherches  de  Fechner  et  celles  de  ses  successeurs  sur  la  psycho- 
physique  (Ribot,  Psychologie  aUe7nande), celles  de  Quétclet,  continuées,  en  d'au- 
tres directions,  par  les  criminologistes  Lombroso,  Garotalo,  Tarde,  etc. 


I).  DE  TRACY  SOCIOI.OC.ISTE  ET  ÉCONOMISTE  îTT 

ou  Recueil  de  faits  relatifs;  à  ri/ttellif/encr  humaine  qui  semble 
en  être  contemporain,  mais  ne  fut  public,  lui  non  plus,  qu'en 
1817.  D.  de  Tiacy  n'ajoute  rien  aux  idées  de  ses  précédents 
ouvrages,  mais  il  marque,  avec  plus  de  netteté  encore,  sa  direc- 
tion purement  scientifique.  Il  a  voulu  observer  notre  sensibilité, 
c'est-à-dire  les  différents  modes  qui  consliluent  nos  dillérentes 
manières  d'exister,  les  conséquences  qui  en  résultent  et  non 
découvrir  l'être  doué  de  cette  sensibilité,  sa  natiue,  son  com- 
mencement, sa  (In  i>ii  sa  destination  ultérieure.  Ces  dernières 
recherches  peuvent  faire  partie  de  la  métaphysique  et,  connue 
le  dit  fort  bien  D.  de  ïracy,  ne  doivent  pas  nous  occuper  tout 
d'abord;  car,  pour  connaître  les  causes  de  la  sensibilité,  il  faut 
connaître  la  sensibilité,  c'est-à-dire  étudier  les  effets  par  lesquels 
elle  se  manifesie  à  nous.  Avant  A.  Comte,  il  veut  que  l'idéologie 
ne  soit  qu'une  parlie  et  une  dépendance  de  ta  physiologie,  qui 
ne  de\rait  pas  même  avoir  un  nom  particulier;  et  que,  doréna- 
vant, les  physiologistes  ne  pourront  se  dispenser  de  traiter. 
Mais  il  juslilie  tout  autrement  que  Comte  cette  assertion:  lorsque 
les  physiologistes  négligent  ce  point,  dit-il,  ils  rendent  toutes 
leurs  autres  explications  incomplètes,  comme  le  fait  bien  voir 
l'admirable  ouvrage  dans  lequel  Cabanis  a  r<''eUement  posé  les 
vraies  bases  de  toutes  nos  connaissances  physiques  et  médicales.. 


IV 


C'est  à  la  composition  du  Commentaire  sur  Montesquieu^  que 
D.  de  Tracy  consacra  les  années  1806  et  181)7  (1).  Il  avait  voulu 
réfléchir  sui-  chacun  des  grands  sujets  traités  par  Montesquieu, 
pour  se  foiiner  une  opinion,  l'éclaicir  et  la  fixer  en  l'écrivant. 
Mais  bientôt  il  vit  que  la  collection  de  ces  opinions  foimerait  un 
traité  complet  de  politique,  ou  science  sociale,  qui  serait  bon  si 
chacune  d'elles  était  juste  et  si  toutes  étaient  bien  enchaînées. 

(1)  Lui-même  nous  apprend  que  l'ouvraije  existait  depuis  1806;  qu'il  fut  écrit 
'1806)  à  uue  i^poque  où  il  uV-tait  pas  possible  de  dire  précisément  quelle  serait 
la  fin  du  gouvernement  impérial,  encore  qu'il  fût  aisé  de  prévoir  qu'il  ne  pourrait 
flurer  lonïtemps.  (Œuvres  de  Montesquieu,  1828,  viii,  avertissement  et  p.  7o,  99, 
107).  Cabanis  écrit  de  son  côté  à  Biran  en  avril  1807  :  «.  M.  de  Tracy  travaille  en  ce 
moment  à  des  rem.irtpies  sur  un  de  nos  plus  grands  écrivains  qu'on  regarde  avec 
r.iison  comme  un  homme  de  génie,  mais  qui,  dans  l'ouvrage  jugé  son  chef-d'œuvre, 
a  peut-être  avancé  bien  autant  d'erreurs  dangereuses  que  de  vérités  importantes. 
Ce  sera  un  très  bel  et  bon  ouvrage  ».  (Lettres  inédites  communiquées  par  M.  Naville.) 


:{78  L'IDÉOLOGIE  RATIOiNNELLK 

Mais  sll  les  avait  distribuées  dans  un  autie  oïdi-e,  comme  il  en 
fut  tenté  en  considérant  l'énorme  avantage  que  lui  donnaient  les 
iumières  acquises  pendant  les  cinquante  prodigieuses  années 
qui  séparent  les  deux  ouvrages,  il  n'aurait  pu  discuter  celles 
de  Montesquieu  et  aurait  eu  moins  de  chance  de  voir  adopter  et 
examiner  les  siennes.  D'ailleurs  cette  forme  convient  mieux  à 
l'ordre  que  doivent  suivre  les  sciences  :  chaque  ouvrage  partant 
des  meilleures  opinions  acceptées  par  les  contemporains,  pour  y 
ajouter  un  nouveau  degré  de  justesse  ;  chaque  auteur  allant 
rigoureusement,  comme  le  veut  Condillac,  du  connu  à  l'inconnu, 
contribuera  efficacement  aux  pi'ogrès  de  la  science  sociale,  la 
plus  impoi-tante  au  bonheur  des  hommes  et  celle  qu'ils  perfec- 
tionnent la  deinière,  parce  qu'elle  est  le  résultat  et  le  produit  de 
toutes  les  autres  (1). 

C'est  à  la  raison,  éclairée  par  l'histoire,  que  s'adressait  Mon- 
tesquieu pour  déterminer  les  meilleures  lois  et  les  meilleurs  gou- 
vernements ;  cest  à  la  raison,  appuyée  sur  l'idéologie,  que  fait 
surtout  appel  D.  de  Tracy.  Aussi  trouve-t-il  pleines  de  choses 
■excellentes,  les  notes  et  les  lettres  d'Helvétius  à  Montesquieu  et 
à  Saurin  sur  Y  Esprit  des  Lois  :  à  plusieurs  reprises,  il  invoque 
son  témoignage.  Condorcet  aussi  «  le  plus  grand  philosophe  de 
ces  derniers  temps  »,  lui  vient  en  aide  :  sans  se  montrer  aussi 
sévère  et  sans  renoncer  à  le  combattre,  pas  plus  qu'il  ne  con- 
sent à  être  toujours  du  même  avis  qu'Helvétius,  il  insiste  «  sur 
la  force  de  dialectique   »  avec  laquelle  il  réfute  VEsprit  des 
lois  et  donne  cette  critique  qui  «  n'avait  jamais  été  pubUée  et 
probablement  navait  pas  été   faite  pour  l'être   ».   Son   objet 
n'est  ni  de  faire  l'apologie  de  l'érudition  de  Montesquieu,  ni 
de  se  joindre  à  ceux  qui  lui  reprochent  d'avoir  mal  saisi  l'esprit 
des  lois  des  temps  anciens  :  il  ne  s'arrête  point  aux  chapitres 
purement   historiques.    C'est   théoriquement,   plutôt   qu'histo- 
riquement, qu'il  faut,  selon  lui,  traiter  le  sujet  de  la  distribution 
des  pouvoirs  sociaux.  M3I.  Mignet  et  Taine  ont  blâmé  D.  de 
Tracy  d'avoir  négligé  Fhisloire  qui  lui  eût  fourni  des  indications 
précieuses  pour  la  science  sociale  aussi  bien  que  pour  l'idéo- 
logie; mais  on  aurait  mie  idée  inexacte  de  la  méthode  de  D.  de 
Tracy  si  Ion  prenait  à  la  lettre  les  assertions  de  M.  Tnine  (2). 

(1)  C'est  la  place  qu'occupe  la  sociologie  dans  la  classificatioa  de  Comte. 

(2)  «  D.  de  Ti-acy  découvre  que  Montesquieu  s'est  tenu  trop  servilement  attaché  à 
riiistoire  et  il  refait  l'ouvrage  en   construisant  la  société  qui  doit  élre,  au  lieu  de 


1).  DE  TUACV  SOUiOLOC.lSTK  ET  ÉCONOMISTE  379 

Kii  ctlVt  ce  qiio  D.  de  Tracy  re{)roclie  surtoul  à  Montesquieu, 
c'est  d'avoir  invoqué  des  anecdotes  douteuses  et  des  historiettes 
fausses,  d'avoir  cru  que  les  lois  pernietlaient  le  vol  à  Lacédé- 
mone,  que  nous  étions  assez  renseignés  sur  Rhadaniante  pour 
le  louer  de  la  façon  dont  il  jugeait;  d'avoir  été  chercher,  dans 
les  auteurs  les  plus  suspects  ou  dans  les  pays  les  moins  connus, 
pour  les  faire  servir  de  preuves  à  ses  principes  ou  à  ses  raison- 
nements, une  quantité  de  faits  ou  minutieux,  ou  problématiques, 
ou  mal  circonstanciés  ;  d'avoir  décidé,  «  contrairement  à  l'avis 
formel  de  Cicéron  »,  qu'il  y  a  des  occasions  où  l'on  peut  faire 
une  loi  expresse  contre  un  seul  homme. 

Sans  doute,  I).  de  Tracy  ne  doute  pas  plus  de  ses  doctrines 
sociales  que  de  ses  théories  idéologiques  (1).  Sans  doute  encore 
il  reproche  aux  anciens  économistes  d'avoir  été  trop  métaphysi- 
ciens et  de  n'avoir  pas  assez  ohsei'vé  la  nature  de  l'homme  ; 
il  critique  même  Smith,  dont  il  l'ait  le  plus  grand  éloge,  et  Say, 
«  l'auteur  du  meilleur  livre  d'économie  politique  qui  ait  encore 
été  fait  »  ;  il  se  llatte  d'avoir  été  plus  clair  et  plus  complet  que 
ses  prédécesseurs.  Mais  il  ne  faudrait  pas  plus  en  cette  matière 
qu'en  d'autres  le  prendre  pour  un  pur  utopiste  :  la  peine  de 
mort  lui  paraît  tout  aussi  juste  que  toute  autre;  la  forme  du 
gouvernement  n'est  pas  une  chose  inq)ortante  en  elle-même  et  ce 
serait  une  raison  assez  faible  à  alléguer  en  sa  faveur  que  de  dire 
qu'elle  est  plus  conforme  qu'une  autre  aux  vrais  principes  de  la 
raison,  «  car,  dit-il  excellemment,  ce  n'est  pas  de  spéculation  et 
de  théorie  qu'il  s'agit  dans  les  affaires  de  ce  monde,  mais  de 
pratique  et  de  résultats  ». 

I).  de  Tracy  distingue  deux  sortes  de  gouvernements,  les  gou- 
vernements généraux  ou  nationaux  qui  ont  pour  origine  la 
volonté  et  pour  objet  l'intérêt  de  tous,  et  les  gouvernements 
spéciaux  qui  se  prétendent  fondés  sur  des  droits  et  des  intérêts 
particuliers.  Seuls,  les  premiers  ont  pour  principes  la  raison  ; 
seuls,  ils  peuvent  désirer  que  l'instruction  soit  saine,  forte  et 

regarder  In  société  qui  est  ».  Voyez  ce  que  uous  avons   dit  cli.  vi,  diuie  assertion 
analogue  de  M.  Tiiine  à  propos  de  C;ib;ir)is. 

(l)  '<■  Le  résumé  d>-s  véiités  qu'il  extrait  des  douze  premiers  livres  rciiiérme,  dit- 
il,  assez  complètement  tout  ce  qui  concerne  l'organisation  de  la  société  et  l.i  distri- 
bution de  ses  pouvnirs.  —  On  verra,  j'ose  le  croire,  ajoute-t-il,  avant  de  passer  à  la 
multitude  des  sujets  divers  dont  traitent  les  autres  livres,  que  la  manière  dont 
nous  avons  considéré  la  société,  son  organisation  et  ses  progrès,  est  un  foyer  de 
lumière  qui,  jeté  au  milieu  de  tous  ces  objets,  en  fera  disparaître  un  jour  toutes 
les  obscurités  »  (233). 


380  L'IDÉOLOGIE  RATIONNELLE 

généralement  répandue.  Au  premier  degré  de  civilisation,  à 
l'enfance  de  la  société  se  trouvent  la  démocratie  pure,  gouver- 
nement de  sauvages,  et  la  monarchie  pure,  gouvernement  de 
barbares  :  les  esprits  sont  ignorants  ;  l'État  emploie  surtout  la 
force;  la  justice  n'est  que  vengeance  (1).  Puis  les  lumières 
augmentent,  les  lois  deviennent  plus  modérées,  les  peines 
moins  violentes  ;  l'aristocratie  s'organise  sous  un  ou  plusicui's 
chefs.  Enfin  les  opinions  font  place  à  la  raison,  la  religion 
à  la  philosophie  :  la  représentation  pure,  sous  un  ou  plusieurs 
chefs,  est  le  gouvernement  parfait  qui  naît  de  la  volonté  géné- 
rale et  se  fonde  sur  elle,  qui  a,  comme  chefs,  des  serviteurs 
des  lois;  comme  lois,  des  conséquences  des  besoins  naturels  ; 
comme  peines,  des  empêchements  du  mal  à  venir.  Dans  la  cons- 
titution qu'il  donne  comme  résultat  de  ses  méditations,  D.  de 
Tracy  charge  tous  les  citoyens,  sans  distinction  de  naissance, 
de  fortune,  de  lumières,  de  choisir  les  électeurs  qui  nomment 
les  fonctionnaires.  Des  législateurs  nombreux,  pouvant  être  dis- 
tribués en  section  et  se  renouvelant  par  parties,  veulent,  dans 
les  limites  de  la  constitution  ;  quelques  hommes  d'État,  consti- 
tués en  collège,  exercent  temporairement  le  pouvoir  exécutif  en  \ 
agissant  pour  tous,  dans  les  limites  de  la  loi.  Un  corps  con- 
servateur, composé  d'hommes  mûris  par  làge  et  l'expérience, 
empêche  l'assemblée  législative  de  violer  la  constitution  par  ses 
lois,  le  conseil  exécutif  de  violer  la  loi  par  ses  actes  ;  il  vérifie 
les  élections  et  juge  les  crimes  d'Etat,  surveille  et  destitue,  au 
besoin,  les  fonctionnaires.  Une  convention  coexistant  avec  les 
autres  pouvoirs,  peut  être  chargée  de  reviser  la  constitution, 
pour  lui  faire  suivre  la  marche  de  la  société  et  l'adapter  à  ses 
changements. 

«  Ce  livre  écrit,  dit  Mignet,  avec  une  rare  vigueur  et  une  sim- 
plicité supérieure,  dans  lequel  la  nature  et  le  mécanisme  de  l'im- 
pôt sont  exposés  surtout  d'une  manière  parfaite,  a  des  mérites 
de  Tordre  le  plus  élevé  ».  Le  plus  grand  éloge  qu'on  puisse  en 
faire  c'est  que,. si  l'auteur  se  fût  trouvé  en  possession  d'une  idéo- 
logie moins  rudimentaire  et  mieux  constituée,  d'une  histoire 
plus  richement  et  plus  sûrement  documentée,  louvrage  n'eût  pas  > 


(1)  D.  (le  Tracy  cite  les  sociétés  informes  —  depuis  le  uord  de  rAmérjqiic  jusqu'à 
la  Nigritie  et  aux  lies  de  la  mer  du  Sud.—  Supposez  les  mêmes  recherches  appuyées 
sur  Térudition  collective  de  la  Descriptive  Sociology,  vous  aurez  les  Principes  de 
sociologie  de  Spencer. 


D.  DE  TKU:\  SOr.IOLOGISTE  ET  ECONOMISTE  ;?8I 

<Mé  inférieur  en  profondeur,  peut-être  même  eiU-il  été  supéi'ieur 
en  netteté  et  en  précision,  aux  heaux  livres  où  Spencer  a  exposé 
ses  Principes  de  sociologie  et  défendu  l'Individu  contre  l'Etat. 
Laissons  de  côté  les  théories  économistes,  qui  passent  dans  le 
quatrième  volume  de  VIdéoloc/ie,  les  passages  antéiieurement 
cités  sur  lancienne  et  la  nouvelle  France,  la  déclaralion  des 
droits  et  La  Fayette,  la  convention,  la  constitution  de  l'an  III 
et   celle  de  lan  VIII,   etc.  (1).  Nous  ne  saurions  passer  sous 
silence  ceux  où  il  exprime  ce  qu'il  pensait  de  la  situation  poli- 
tique et  religieuse,  an  moment  où  Napoléon  était  au  faîte  de  la 
puissance,  où  Cabanis  écrivait  la  Lettre  sur  les  causes; premières. 
En  homme  qui  a  vu  signer  le  Concordat,  modifier  l'Institut  et 
supprimer  les  écoles  centrales,  il  explique  que,  dans  une  monar- 
chie héréditaire,  le  souverain  doit  appeler  à  son  secours  les  idées 
religieuses,  s'assurer  des  prêtres  qui  les  enseignent,  choisir  la 
religion  qui  exige  le  plus  la  soumission  des  esprits,  proscrit  le 
plus  tout  examen,  accorde  le  plus  d'autorité  à  l'exemple,  à  la 
coutume,  à  la  tradition,  aux  décisions  des  supérieurs  et  recom- 
mande le  plus  la  foi  et  la  crédulité, en  proposant  un  grand  nombre 
de  dogmes  et  de  mystères.  Pour  rendre  les  esprits  doux  et  gais, 
légers  et  superficiels,  il  doit  employer  les  belles-lettres  et  les 
beaux-arts,  même  l'érudition  et  les  sciences  exactes,  qui  éloigne- 
ront ses  sujets  des  affaires  et  des  recherches  philosophi([ues  ; 
enfin  multiplier  les  rangs,  les  titres,  les  préférences,  les  distinc- 
tions, et  borner  à  peu  près  à  l'enseignement  religieux  l'instruction 
de  la  dernière  classe  du  peuple  (p.  47).  Au  lieu  de  laisser  chacun 
jouir  pleinement  du  beau  droit  de  dire  et  d'écrire  tout  ce  qu'il 
pense,  il  paie  des  écrivains,  fait  parler  des  professeurs,  des  pré- 
dicateurs et  des  comédiens,  donne  des  livres  élémentaires  privi- 
légiés, fait  composer  des  almanachs  et  des  catéchismes,  des  ins- 
tructions,des  pamphlets  et  des  journaux, multiplie  les  inspections, 
les  règlements  et  les  censures  (70).  S'il  lui  coûte  fréquemment 
des  sacrifices  pécuniaires  pour  réparer  le  désordre  des  affaires 
dans  les  familles  illustrées  qu'il  soutient,  il  a,  avec  le  pouvoir 
qu'elles  lui  conservent,  le  moyen  de  se  procurer  de  plus  grandes 
ressources  encore  aux  dépens  des  autres  (109).  Cbef  unique  d'un 
peuple  libre,  élu  pour  un  temps  limité,  sans  précautions  prises, 
disposant  Hbrement  des  troupes  et  de  l'argent,  il  tient  seul  toute 

(1)  Cf.  ch.  V,  §  1. 


382  L'IDÉOLOGIE  RATIONNELLE 

la  force  réelle,  il  a  besoin  (Vaffaires  et  de  discordes,  de  querelles 
et  de  guerres,  pour  se  rendre  nécessaire  :  il  n'en  manquera  pas. 
Peut-être  il  procurera  à  son  pays  des  succès  militaires  et  des 
avantages  extérieurs,  mais  jamais  au  dedans  une  félicité  tran- 
quille. Il  deviendra  impossible  de  le  déplacer  et  de  le  remplacer: 
jl  gardera  toute  sa  vie  le  pouvoir,  ou  ne  le  perdra  que  par  de 
grands  malheurs  publics.  Dès  quil  est  en  place  pour  toute  la  vie, 
il  faut  se  résoudre  à  vivre  dans  les  convulsions  du  désordre  et  à 
voir  même  arriver  la  dissolution  de  la  société,  ou  le  laisser  deve- 
nir héréditaire  (19:2).  Et  l'insurrection  est  un  remède  si  cruel, 
qu'un  peuple  un  peu  sensé  endure  bien  des  maux  avant  d'y  avoir 
recours  et  diffère  même  assez  à  s'y  déterminer  pour  que,  si  les 
usurpations  du  pouvoir  sont  conduites  avec  adresse,  il  prenne 
insensiblement  les  habitudes  de  la  servitude,  au  point  de  n'avoir 
plus  ni  le  désir,  ni  la  capacité  de  s'en  affranchir  par  un  pareil 
moyen  (1).  Il  n'y  a,  dit  encore  D.  de  Tracy,  aucune  mesure  qui 
puisse  empêcher  les  usurpations,  quand  une  fois  foule  la  force 
active  est  remise  dans  une  seule  main,  comme  elle  Tétait  par  la 
Constitution  de  l'an  VIII.  Si  d'ailleurs  le  Sénat  conservateur, 
recruté  d'une  façon  vicieuse,  n'a  pu  défendre  un  momentle  dépôt 
qui  lui  était  conhé,  c'est  que  la  liberté  est  impossible  à  défendre 
dans  une  nation  tellement  fatiguée  de  ses  efforts  et  de  ses  mal- 
heurs, qu'elle  préfère  même  l'esclavage  à  la  plus  légère  agitation 
qui  pourrait  résulter  de  la  mointlre  résistance  :  les  Français  se 
sont  vu  enlever,  sans  le  moindre  murmure  et  presque  avec  plai- 
sir, jusqu'à  la  liberté  de  la  pensée  et  la  hberté  individuelle  (2). 
Enfin,  selon  I).  de  Tracy,  moins  les  idées  religieuses  ont  de 
force  dans  un  pays,  plus  on  y  est  vertueux,  libre  et  paisible. 
Aucune  religion  n'appartient  à  l'ensemble  du  corps  social,  puis- 
que, étant  une  relation  immédiate  et  parlicuhère  de  chaque  indi- 
vidu avec  l'auteur  de  toutes  cboses,  elle  n'a  pu  être  mise  par  lui 
en  commun  avec  ses  concitoyens  (3). 

ft 

(1)  «  A'ous  craignions  beaucoup  alors,  dit  D.  de  Tracy  en  1819,  (|ue  l'oppression 
ne  durât  assez  lougtemps  pour  qu'on  s'y  accoutumAt  ». 

(2)  «  n  n'est  pas  toujours  juste, dit-il  ailleurs,  de  résister  à  une  loi  injuste,  il  n'est 
pas  toujours  r.iisonnable  de  s'opposer  actuellement  et  violemment  ;i  ce  qui  est 
déraisonûai)le.  11  faut  savoir  avant  tout  si  la  résistance  ne  fait  pas  plus  de  mal  ([ue 
l'obéissance  ». 

(3)  «  Il  me  paraît  assez  inutile,  dit-il  en  critiquant  Cabanis  aussi  bien  que  Montes- 
quieu, d'aller  chercher  ce  que  l'auteur  d'une  religion  devrait  faire  pour  la  faire  goû- 
ter et  pour  qu'elle  puisse  se  répandre.  J'ose  croiie  qu'il  ne  s'en  fera  plus  de  nou- 
velles, du  moins  chez  les  nations  policées  ». 


l).  DE  TIÎACV  SOCIOLOGISTE  ET  ÉCONOMISTE  lUSlt 

Un  tel  livre  ne  pouvait  t'tre  publié  en  France.  1).  de  Tiacy  l'en- 
voya à  Jelïerson  qui  le  traduisit  et  le  fit  enseigner  au  collège  de 
Charles-et-Marie  :  louvrage,  imprimé  en  1811,  devint  populaire 
en  Amérique 

Le  Commentaire,  commele  Supplément  à  la  première  section, 
avait  été  une  préparation  au  Traité  de  la  volonté  et  de  ses 
effets  (1).  L'auteur  semble  avoir  travaillé  à  ce  dernier  ouvrage 
avant  la  mort  de  Cabanis,  et  peut-être  y  avoii-  déterminé  la  place 
des  pages  nombieuses  du  Commentaire  sur  le  luxe  et  l'emploi 
des  richesses,  limpot  et  les  dépenses  (hi  gouvernement,  sur  la 
population  et  le  commerce,  l'industrie,  l'agriculture  et  la  mon- 
naie, etc..  (jni  >  entrèrent  textuellement  ou  à  peu  près.  Fatigué 
peut-être  par  un  travail  intellectuel  trop  prolongé  et  trop  intense, 
tourmenté  par  les  souffrances  ou  la  mort  de  ses  amis,  D.  de  Tracy 
était  découragé  par  la  politique,  de  moins  en  moins  libérale  et  de 
plus  en  plus  nuisible  à  la  France,  du  gouvernement  impérial. 
Remi)laçant  Cabanis  à  FAcadémie  française,  il  disait  «  que  son 
âme  ('tait  accablée  de  chagrins  si  cruels  qu'elle  ne  pouvait  s'ou- 
vrir à  aucune  autre  impression  ».  Puis  après  avoir  lait  l'éloge  de 
son  ami  :  »•  Il  est  triste,  ajoutait-il,  que  tant  d'efforts  heureux 
pour  pei'fectionner  la  raison  et  pour  améliorer  la  destinée 
humaine  soient  encore  calomniés  de  nos  jours...  11  est  affligeant 
<[u'un  observateur  si  scrupuleux  et  si  circonspect  ait  été  accusé 
de  témérité,  que  M.  Cabanis  ait  vu  se  renouveler  contre  lui  ces 
imputations  banales  que,  dans  les  siècles  d'ignorance,  on  pro- 
digue si  impudemment  à  tous  les  savants,  qu'elles  étaient  pas- 
sées en  proverbes  ».  Et  il  terminait  par  un  éloge  de  Napoléon, 
([ue  l'on  comprendra  fort  bien  d'ailleurs,  en  se  rappelant  que 
Cabanis  avait  été,  par  ordre  deFempereur,  inhumé  au  Panthéon 
et  que  D.  de  Tracy  avait  souhaité  ardemment  quelques-unes  des 
réformes  réalisées  par  Napoléon  (2). 

En  novembre  18U9,  il  quitte  Auteuil  et  s'installe  dans  la  rue 
d'Anjou  au  faubourg  Saint-Honoré  pour  «  y  achever  tristement 
sa  vie  »,  écrit-il  à  Biran,  à  qui  il  annonce  l'envoi  des  œuvres  de 
Turgot  :  «  C'est  aux  hommes  comme  vous,  ajoute-t-il,  qu'il  fau- 

(1)  D.  de  Tracy  rafûrmt;  paie  107  du  Commentaire.  Il  ne  faut  donc  pas  dire 
(Miynet),  que  le    Commentaire  «  avait  été   pour  lui  le  dernier  ouvrage  ». 

(2j  II  y  parle  des  prodiçes  inouïs  qui  rendront  immortel  le  rèifne  de  Napoléon  le 
Grand;  de  la  poix,  du  Code  ci\il;  des  miracles  ([u'a  enfantes  la  volonté  d'un 
homme  de  ïénie  Cf.  ch.  v).  L'entrevue  d'Erfurth  avait  eu  lieu  deux  mois  auparavant 
et  Napoléon  était  alors  aussi  heureux  en  Espagne  que  dans  ses  autres  expéditions. 


384  L  IDÉOLOGIE  RATIONiNELLE 

drait  du  loisir,  moi  je  n'en  peux  plus  rien  faire.  Si  je  \uu.s  lunai-s, 
nous  causerions,  je  vous  débaucherais  peut-élre  de  la  pure  idéo- 
logie, pour  TOUS  entraîner  vers  ses  applications,  l'économie  et  la 
morale,  et  vous  l'eriez  «ncore  bien  mieux  que  larlicle  existence 
et  môme  que  la  formation  des  richesses,  quoiqu'il  y  ait  d'excel- 
lentes choses;  mais  combien  on  en  a  aperçu  depuis  »  ! 

La  fin  de  cette  lettre  laisse  croire  que  D.  de  Tracy  était  revenu 
il  ses  réflexions  et  à  ses  recherches  sur  la  morale  et  l'économie 
politique.  L'année  suivante  il  travaille  à  son  quatrième  volume  (1). 
C'est  peut-être  à  celle  époque  qu'il  faut  placer  la  lettre  où  il 
demande  à  Fauriel  son  avis  sur  la  forme  plutôt  que  sur  le  fond, 
car  «  il  ne  craint  pas  trop  que  son  ami  ne  trouve  pas  cela 
vrai  »  (2).  Comme  dans  ses  autres  ouvrages,  D.  de  Tracy  est 
absolument  convaincu  d'avoir  trouvé  la  vérité.  Le  plus  gros 
bon  sens  suffit  souveni,  selon  lui,  à  lésoudre  des  difficultés 
qui  paraissent  embarrassantes,  quand  on  n'est  pas  remonté  aux 
principes.  Aussi  après  avoir  bien  éclairé  la  première  partie,  il 
voit  l'obscurité  fuir  devant  lui  et  tout  se  débrouille  avec  facilité. 
Si  la  manière  dont  il  considère  la  consommation  concorde  avec 
ce  qu'il  a  dit  de  la  production  et  de  la  distribution,  si  elle 
répand,  en  même  temps,  une  grande  clarté  sur  toute  la  marche 
de  la  société,  cet  accord  et  cette  lucidité  viennent  de  ce  qu'il  a 
rencontré  la  vérité  (3n  Et  s'il  se  refuse  à  chanter  un  hymne  à  la 
liberté,  le  premier  de  tous  les  biens  de  la  natuj-e  sensible,  c'est 


(1)  p.  lijO,  c\\.  VI,  de  la  Monnaie.  «■  CeUe  réflexion  nous  amène  directement  aux 
papiers-mouaaie  dont  l'Europe  est  inondée  au  moment  où  nous  parlons  (181C)  et 
auxquels  on  a  toujours  recours,  etc.  ».  Nous  savons  encore  que  la  lédaction  d'jiutres 
chapitres  est  ésalemeut  postérieure  à  la  mort  de  Cabanis.  Ainsi  il  est  (piestiou  au 
ch.  IX,  qui  traite  de  la  multiplication  des  individus  «  de  l'Espagne  et  de  la  malheu- 
reuse guerre  actuelle  »  (193).  L'addition  du  nom  de  Turgot  à  ceux  de  Smith  et  de 
Sav,  dans  des  pages  du  Commentaire  qui  sont  introduites  au  ch.  ii,  sur  la  formation 
de  nos  richesses,  semble  montrer  aussi  que  ce  ch  ipitre  est  postérieur  à  la  lettre  du 
13  novembre  1809.  Enfin  ce  que  dit  D.  de  Tracy  de  la  Russie  dont  «  il  ne  prétend 
faire  ni  l'éloge  ni  li  satire  »  (191),  nous  conduirait  peut-être  à  croire  qu'il  travaillait 
encore  à  son  ouvrage  après  l'ukase  des  derniers  mois  de  1811  (pii  ouvrait  les  ports 
de  la  Russie  aux  produits  coloniaux  de  l'Angleterre. 

(2)  Voyez  la  lettre  en  entier  dans  le  ch.  vu  où  il  est  question  de  Fauriel. 

(3)  «  Cela  rappelle,  dit-il,  l'effet  de  ces  miroirs  où  les  objets  se  peignent  nette- 
ment et  avec  leurs  justes  proportions,  quand  on  est  placé  dans  leur  vrai  jioint  de 
vue;  où  tout  paraît  confus  et  désuni,  quand  on  est  placé  ou  trop  prés,  ou  trop 
loin.  De  même  ici,  dès  que  vous  reconnaissez  que  nos  facultés  sont  notre  seule 
richesse  originaire,  que  notre  travail  seul  produit  toutes  les  autres  et  que  tout  tra- 
vail, bien  dirigé,  est  productif,  tout  s'explique  avec  une  facilité  admirable;  mais 
quand  vous  voulez  ne  reconnaître  pour  productif  que  le  travail  de  la  culture  ou  pla- 
cer la  source  de  la  richesse  dans  la  consommation,  vous  ne  rencontrez  plus  en  avan- 
çant qu'obscurité,  confusion  et  embarras  inextricable». 


D.  DE  TllACV  SUCIOLOGISTE  ET  ECO-NOMISTE  :i8j 

(ju  il  veut  satisfaire  et  non  exciter  ramoiii-  du  bien  et  du  vrai. 
La  méthode  employée  unit  encore  la  déduction  etTobservalion. 
Le  fait  et  le  raisonuement  prouvent  que  Tliomme  ne  peu!  jamais 
exister  isolé,  comme  ils  prouvent  que  le  bonheur  de  riiomme 
est  proportionné  à  la  masse  de  ses  lumières,  que  l'un  et  l'autre 
s'accroissent  et  peuvent  s'accroître  indéliniment.  L'observation 
est,  bien  souvent  encore,  remplacée  par  l'hypothèse  construc- 
tive.  Ainsi,  après  avoir  peint,  comme  il  le  dit,  une  nation 
heureusement  placée,  jouissant  de  toutes  sortes  d'avanlages 
et  en  usant  l)ien,  mais  n'ayant  qu'une  prospérité  transitoire, 
il  a  beau  dire  que  le  tableau  qu'il  vient  de  Iracer  de  la  marche 
des  sociétés,  depuis  leur  naissance,  est  frap])ant  de  vérité; 
qu'il  n'y  a  là  ni  système  fait  à  plaisir,  ni  théorie  établie  d'a- 
vance, mais  un  simple  pxposé  des  faits;  nous  n'y  trouvons 
qu'une  construction  idéale  de  la  société,  analogue  à  la  cons- 
truction idéale  de  l'individu  i)ar  Condillac,  Bonnet,  Bulïoti 
et  même  Descartes,  où  l'observation  a  fourni  les  éléments, 
mais  non  le  lien  qui  les  rassemble  (1).  Toutefois  les  observations 
personnelles  et  précises  sont  nombreuses.  D.  de  Tracy  a  bien 
dépeint  la  France  sous  son  ancien  régime  et  sous  son  nouveau 
gouvernement;  les  hommes  obligés  par  les  troubles  à  quitter 
leurs  châteaux  et  croyant  de  bonne  foi  que  tout  le  village  allait 
manquer  d'ouvi'age,  sans  s'apercevoir  que  c'étaient  leurs  fer- 
miers et  non  pas  eux  qui  donnaient  la  plus  grande  pai'tie  des 
salaires,  se  persuadant  sincèrement  que,  quand  môme  leurs 
paysans  se  partageraient  leurs  biens  ou  les  achètejaient  à  vil 
prix,  ils  n'en  seraient  que  plus  misérables.  De  même,  posses- 
seur depuis  environ  quarante  ans,  de  propriétés  dans  un  pays 
de  grosses  fermes,  dans  un  pays  de  vignobles  et  dans  un  pays 
de  mauvaises  métairies,  il  en  a  toujours  suivi  la  marche  avec 
attention  et  plus  encore  en  vue  de  l'intérêt  général  que  dans  son 
intérêt  particuliei-  ;  il  a  opéré  des  améliorations  sensibles  dans 
les  deux  dernières  et  il  est  persuadé  que,  «  quand  on  a  ainsi  un 
champ  suffisant  d'observations  (2),  on  gagne  plus  à  les  appro- 
fondir qu'à  les  étendre  ».  Avec  raison,  il  veut  qu'on  discute  soi- 
gneusement les  tables  des  morts,  des  naissances,  des  mariages, 


(1)  Chacun,  dit-il.  i»cul  reïarder  et  voir  si  ce  n'est  pas  ainsi  qu'ils  se  présentent 
à  lœil  non  prévenu  ;  tnais  il  n'indique  ni  où  il  faut  regarder,  ni  ce  qu'il  faut  voir. 

(2)  Victor  Jacquemont,  à  sa  prière,  observe  ce  qui  se  fait  dans  les  pays  du  noril 
de  la  France.  Cf.  cii.  vu.  §  4. 

PiCAVET.  25 


386  L'IDÉOLOGIE  RATIONNELLE 

de  la  durée  moyenne  de  la  vie  et  de  la  population  totale;  car  ces 
données  sont  souvent  inexactes,  et,  même  exactes,  elles  doivent 
être  examinées  attentivement  et  comparées  les  unes  aux  autres 
avec  beaucoup  de  sagacité,  pour  fournir  des  conséquences  justes 
et  non  de  graves  erreurs.  D'ailleurs  elles  n'existent  que  dans 
peu  de  pays  et  depuis  peu  de  temps,  de  sorte  qu'en  économie 
politique  comme  en  astronomie,  on  doit  très  peu  compter  sur 
les  observations  anciennes  ou  éloignées.  Aussi,  tout  en  consta- 
tant que  les  variations  de  notre  nature  sensible  étant  renfermées 
dans  certaines  limites,  nous  pouvons  toujours  y  appliquer  les 
considérations  tirées  de  la  tbéorie  des  limites  des  nombres,  il  a 
soin  de  faire  remarquer  «  combien  le  calcul  de  toutes  les  quan- 
tités morales  et  économiques  est  délicat  et  savant,  combien  il 
est  imprudent  de  vouloir  y  appliquer  indiscrètement  l'écbelle 
rigoureuse  des  nombres  ».  Par  suite,  il  ne  craint  pas  de  se  refuser 
à  une  «  décision  bien  trancbante  qui,  traitant  la  série  des  inté- 
rêts des  bommes  comme  une  file  de  boules  divoire,  affirmerait 
que,  quel  que  soit  celui  que  l'on  touche,  il  n'y  a  que  le  dernier- 
qui  soit  mis  en  jeu  ».   C'est  qu'il  présente   les   choses  telles 
qu'il  les  voit  et  non  comme  on  peut  les  imaginer;  c'est  que,  si 
l'extrême  simplicité  plaît  à  l'esprit  en  le  soulageant,  elle  ne  se 
trouve  que  dans  les  abstractions  créées  par  lui  et,  même  en  mé- 
canique, il  faut  avoir  égard,  pour  les  corps  réels,  à  beaucoup  de 
considérations  qui  n'ont  pas  lieu  tant  qu'on  ne  raisonne  que  sur 
des  hgnes  et  des  points  mathématiques.  Ajoutons  enfin  que, 
plus  que  jamais,  D.  de  Tracy  se  place  à  un  point  de  vue  stricte- 
ment positif:  «  On  peut  supposer  indifféremment  pour  tout  ce 
qui  va  suivre,  dit-il  (p.  13),  ou  que  le  moi  est  l'être  abstrait  que 
nous  appelons  la  sensibilité  de  l'individu,  lequel  résulte  de  son 
organisation,  ou  une  monade  sans  étendue,  ou  un  petit  corps 
subtil,  élhéré,  imperceptible,  impalpable  ». 

Quel  but  s'est-il  proposé?  Il  n'a  point  voulu  faire  simplement 
un  traité  d'économie  pohtique,  mais  donner  la  première  partie 
d'un  Traité  de  la  Volonté,  qui  en  doit  avoir  deux  autres,  et  n'est 
lui-même  que  la  suite  d'un  Traité  de  ï Entendement .  Il  n'est 
donc  pas  entré  dans  les  détails,  mais  il  a  pris  soin  de  remonter 
à  l'origine  de  nos  besoins  et  de  nos  moyens,  de  montrer  com- 
ment ils  naissent  de  la  faculté  de  vouloir,  d'indiquer  la  relation 
des  besoins  physiques  avec  les  besoins  moraux.  De  là  une  intro- 
duction très  générale,  qui  n'appartient  pas  plus  à  l'économie 


: 


D.  DE  TlîACV  SOCIOLOCISTE  ET  ÉCONOMISTE  387^ 

qu'à  la  morale  ou  à  la  législation  et  qui  a  pour  objet  d'expliquer 
quelles  sont  les  Idées,  sans  lesquelles  ces  trois  sciences  n'existe- 
raient pas,  et  dont  nous  somme.s  redevables  à  notre  faculté  de 
vouloir.  Et  dabord  pourquoi  cet  ouvrage  est-il  la  quatrième  par- 
tie des  Eléments  cridéolor/ie'}  C'est  que  nos  sentiments,   nos 
affections  ne  sont  pas  essentiellement  différentes  des  percep- 
tions ou  des  idées  ;  être  affectives  n'est  pour  elles  qu'une  qualité 
accidentelle,  puisque  certaines  modifications  cessent  de  lètre 
après  l'avoir  été.  Perceptions  ou  idées  est  un  terme  générique, 
idéologie,  la  science  qui  étudie  la  volonté  comme  l'intelligence. 
Or  la  faculté  de   vouloir,   qui  comprend,  non  seulement  les 
volontés  expresses  et  formelles,  mais  les  propensions  les  plus 
subtiles  et  les  plus  irréfléchies,  nous  donne  la  connaissance  dis- 
tincte de  notre  individu   ou  de  notre  personnalité,  par  suite 
l'idée  de  propriété.  Ainsi  se  mêlent  l'économie  et  la  morale, 
puisque,  sans  la  pi'opriété  naturelle  et  nécessaire  de  nos  besoins 
et  de  nos  sentiments,  nous  n'aurions  jamais  de  propriété  con- 
ventionnelle ou  artificielle.  D'un  autre  côté  la  volonté  est  cause 
de    tous  les    moyens   par   lesquels    nous    pourvoyons   à    ces 
besoins  :  le  travail,  l'emploi  de  nos  forces  est  notre  seul  trésor, 
notre  seule  puissance.  Nous  arrivons  ainsi  successivement  aux 
idées  de  richesse  et  de  dénuement,  de  liberté  et  de  contrainte, 
de    droits   naissant  des   besoins,   et   de   devoirs  naissant  des 
moyens. 

Cette  introduction  idéologique  montre  que  la  société  est  la 
conséquence  nécessaire  du  besoin  de  la  reproduction  et  du  pen- 
chant à  la  sympathie.  Au  point  de  vue  économique,  c'est 
une  suite  d'échanges  ou  de  transactions,  telles  que  les  deux 
contractants  y  gagnent  toujours.  Ces  échanges  ont  pour  résul- 
tat le  concom's  des  forces,  l'accroissement  et  la  conservation 
des  lumières,  la  division  du  travail.  Produire,  c'est,  par  un 
changement  de  forme  ou  de  lieu,  donner  aux  choses  une  utilité 
qu'elles  n'avaient  pas.  Ce  qui  est  utile,  c'est  ce  qui  augmente 
nos  jouissances  ou  diminue  nos  souffrances;  la  mesure  de  l'uti- 
lité, le  prix  ou  la  vraie  valeur  d'une  chose,  c'est  la  quantité  de 
sacrifices  que  nous  sommes  disposés  à  faire  pour  nous  en  pro- 
curer la  possession.  Pour  s'enrichir,  les  nations,  comme  les 
individus,  doivent  donc  se  livrer  au  travail  qui  se  paie  le  plus 
cher. 
Les  changements  de  forme  donnent  naissance  à  l'industrie 


388  L'IDEOLOGIE  RATIONNELLE 

fabricante,  dans  laquelle  rentre  Fagricullure;  car  une  fei-nie  est 
une  manufacture,  un  champ  est  un  outil  ou  un  amas  de  matières 
premières.  Toute  industrie  suppose  théorie,  application,  exécu- 
tion ou  savant,  entrepreneur  et  ouvrier  :  l'entrepreneur  n'a  de 
bénéfice  qu'en  proportion  du  succès  de  sa  fabrication  et  les 
travaux  les  plus  nécessaires  sont  les  plus  mal  payés.  Ainsi 
l'agriculture  est  le  premier  des  arts  au  point  de  vue  de  la  néces- 
sité ou  de  nos  moyens  de  subsistance,  mais  non  au  point  de 
vue  de  la  richesse  ou  de  nos  moyens  d'existence. 

Les  changements  de  lieu  sont  le  fait  de  l'industrie  conmicr- 
çante.  Une  nouvelle  valeur  est  donnée  aux  choses,  sur  laquelle 
le  commerçant  trouve  son  bénéfice.  Par  le  commerce,  les 
hommes  d'un  canton,  d'un  pays,  de  divers  pays  sont  unis  entre 
eux  ;  par  le  commerce  extérieur,  un  plus  grand  développement 
est  donné  au  commerce  intérieur.  Comme  l'industrie  fabricante, 
l'industrie  commerçante  suppose  théorie,  application,  exécntion, 
ou  savants,  entrepreneurs  et  ouvriers. 

Les  métaux  précieux,  —  choses  ayant  une  valeur  et  pouvani 
se  mesurer  réciproquement  —  deviennent  commune  mesure  et 
constituent  une  monnaie,  quand  l'empreinte  du  souverain  en 
constate  le  poids  et  le  titre.  C'est  un  vol,  nuisible  même  à  celui 
qui  le  fait,  de  diminuer  la  quantité  de  métal  à  laquelle  répon- 
dent les  dénominations,  malheureusement  arbitraires,  des  mon- 
naies; c'est  un  vol  plus  grand  et  plus  funeste  encore  de  faire 
monnaie  du  papier.  L'argent  n'est  pas  seulement  un  signe,  c'est 
une  valeur,  c'est  le  véritable  équivalent  de  ce  qu'il  paie.  Comme 
toute  valeur,  on  doit  pouvoir  le  louer  librement;  l'autorité 
publique  ne  doit  pas  plus  intervenir  pour  la  fixation  du  taux 
de  l'intérêt  qu'elle  ne  déclare  usuraires  et  illicites  les  baux  de 
ferme  qui  passent  un  certain  prix. 

La  formation  des  richesses  nous  fait  comprendre  leur  distri- 
bution et  leur  consommation.  Comme  la  propriété,  l'inégalité 
est  une  conséquence  nécessaire  de  notre  nature.  Tous  les 
hommes  sont  propriétaires,  puisqu'ils  ont  des  moyens,  et  con- 
sommateurs, puisqu'ils  ont  des  besoins.  Mais  avec  le  temps 
quelques-uns  ont  des  avances,  beaucoup  d'autres  n'en  ont  pas 
et  ne  vivent  que  sur  les  fonds  des  premiers  :  ainsi  naissent  les 
salariés  et  les  salariants,  les  uns  vendant  leur  travail  le  plus  chei- 
possible,  les  autres  l'achetant  le  meilleur  marché  possible.  Les 
riches  oisifs  n'emploient  le  travail  qu'à  leur  satisfaction  person- 


l).  DE  TRACY  SOOIOIDGISTE  ET  ÉCONOMISTE  381» 

nello  et  en  détruisent  la  valenr;  les  entrepreneurs  d'industrie 
remploient  d'une  manière  utile  qui  reproduit  ce  qu'il  coûte, 
entretiennent,  accroissent  les  'richesses  déjà  acquises  et  four- 
nissent, aux  autres  capitalistes,  le  revenu  dont  ils  vivent.  Le 
fonds  sur  lequel  sont  payés  les  salariés  ne  varie  guère  et  c'est 
dans  leur  classe  que  rentre  le  trop  plein  de  toutes  les  autres. 
L'homme  multiplie  rapidement,  partout  où  il  a  largement  des 
moyens  d'existence  ;  il  est  absurde  de  croire  et  barbare  de 
vouloir  le  multiplier  autrement  qu'en  multipliant  ces  derniers; 
l'extension  que  peut  atteindre  la  classe  des  salariés  détermine 
donc  celle  de  la  population  totale,  et  tout  ce  qui  est  réellement 
utile  au  pauvre  l'est  à  la  société.  Propriétaire,  le  pauvre  est 
intéressé  à  ce  que  la  propriété  de  ceux  qui  le  soudoient  soit 
conservée,  comme  à  rester  lui-même  maître  de  son  travail  et  de 
son  séjour  ;  à  ce  que  les  salaires  soient  suflisantset  constants. 
ConsonnnattHu-,  il  a  intérêt  à  ce  que  la  fabrication  soit  écono- 
mique, les  communications  faciles  et  les  relations  de  commerce 
nombreuses,  c'est-à-dire  à  ce  que  les  procédés  des  arts  se  sim- 
plifient et  que  les  méthodes  se  perfectionnent. 

La  consommation  est  toujours  le  contraire  de  la  production. 
Celle  des  salariés  est  faite  par  les  capitahstes.  Les  oisifs,  qui 
vivent  de  revenus,  consomment  en  pure  perte;  les  hommes  actifs, 
qui  vivent  de  profits,  consomment  en  pure  perte  ce  qui  satis- 
fait leurs  besoins,  mais  leur  consommation  comme  hommes 
industrieux,  leur  rentre  avec  profit  :  ils  paient  et  leurs  salariés 
et  les  rentiers  et  les  hommes  que  salarient  ces  derniers,  puis 
rentrent  dans  leurs  fonds  par  les  achats  que  font  rentiers  et 
salariés  de  leurs  productions.  Ainsi  s'établit  la  circulation  par 
laquelle  les  richesses  sont  incessamment  renouvelées.  Quant  au 
luxe  ou  à  la  consommation  superflue,  il  ne  peut  ni  accélérer 
la  circulation,  ni  en  accroître  le  fonds,  puisqu'il  substitue  des 
dépenses  inutiles  à  des  dépenses  fructueuses.  Le  gouvernement 
est  un  très  grand  consommateur,  «  un  très  grand  rentier  à  qui 
Tautorité  tient  lieu  de  capitaux  ».  L'impôt  est  toujours  un  sacri- 
fice :  il  ne  fait  que  changer  de  main  les  dépenses,  quand  il  n'altère 
que  les  jouissances  personnelles  ;  il  diminue  la  richesse  publi- 
que, quand  il  entame  la  consommation  productive.  Par  consé- 
quent, les  impôts  les  meilleurs  sont  les  plus  modérés,  les  plus 
variés  et  les  plus  anciens.  Toutes  les  dépenses  de  l'État  sont 
aussi  stériles   que  nécessaires,   il  est  donc  à  désirer  qu'elles 


390  L'IDÉOLOGIE  RATIONNELLE 

soient  aussi  restreintes  que  possible;  que  le  gouvernement  ne 
fasse  et  ne  puisse  faire  des  dettes  qui  engagent  les  générations 
ultérieures  et  conduisent  toujours  les  États  à  leur  ruine. 

Il  faudrait  appeler  latlention  des  économistes,  et  surtout  de 
ceux  qui  soccupent  aujourd'hui  de  la  science  sociale,  sur  toutes 
les  parties  de  ce  remarquable  ouvrage,  où  Ion  trouverait  encore 
bien  des  vues  pénétrantes  et  justes,  des  aperçus  ingénieux  et 
suggestifs.  Qu'il  nous  suffise  de  mentionner  l'interprétation  des 
deux  maximes,  aimez  votre  prochain  comme  vous-même,  et, 
aimez-vous  les  uns  les  autres  considérées,  la  première  comme 
le  fruit  d'une  profonde  ignorance  travaillant  au  roman  de 
l'homme;  la  seconde,  comme  le  résultat  dune  connaissance 
capable  d'en  constituer  l'histoire;  l'assertion  que  la  sympathie, 
peut-être  germe  de  lamour,  pourrait  bien  exister  chez  tous  les 
êtres  animés  (1);  un  tableau  enthousiaste  du  bien  général  et  du 
perfectionnement  social  qui  résultent  des  échanges  continuels; 
les  pages  où  D.  de  Tracy  distingue  les  propriétaires,  vrais  pré- 
teurs d'argent,  des  agriculteurs;  où  il  établit  que  les  lois 
devraient  toujours  tendre  à  protéger  la  faiblesse,  que  la  société 
devrait  avoir  pour  base  la  libre  disposition  des  facultés  de  l'indi- 
vidu et  la  garantie  de  tout  ce  qu'il  peut  acquérir  par  leur  moyen  ; 
enfin  les  discussions  très  serrées  sur  le  luxe,  sur  les  formes 
d'impôt  et  sur  les  emprunts. 

L'auteur,  qui  croit  posséder  la  vérité,  est  cependant  assuré  quf 
ses  affirmations  sei-ont  contestées  et  que  celles-là  surtout  le 
seront  qui  déterminent  les  degrés  d'importance  des  diverses 
classes  ^2».  C'est  qu'il  est  plus  difficile  encore  de  faire  goûter  la 
vérité  que  de  la  découvrir.  Ainsi  les  conséquences  de  nos  actions 
nous  permettent  d'apprécier  le  mérite  et  le  démérite  des  senti- 

(1)  Cf.  Cabanis,  ch.  iv,  §  2. 

(2)  »  Comment  persuader,  dit-il,  à  ces  g^rands  propriét.iires  ruraux  tant  vantés, 
qu'ils  ne  sont  que  des  prêteurs  d'argent  onéreux  à  Tagriculture  et  étrangers  à  tous 
ses  intérêts  ?  Comment  faire  convenir  ces  riches  oisifs,  si  respectés,  qu'ils  ne  sont 
absolument  bons  à  rien  et  que  leur  existence  est  un  mal,  en  ce  qu'elle  diminue  b- 
nombre  des  travailleurs  utiles?  Comment  faire  avouer  à  tous  ceux  qui  paient  du 
travail,  que  la  cherté  de  la  main-d'œuvre  est  une  chose  désirable,  et,  qu'en  géné- 
ral, tous  le»  vrais  intérêts  du  piiuvre  sont  exactement  les  mêmes  que  les  vrais  inté- 
rêts de  la  société  tout  entière  ?  Ce  n'est  pas  seulement  leur  intérêt,  bien  ou  mal 
entendu,  qui  s'oppose  à  ces  vérités;  ce  sont  leurs  passions,  et,  parmi  ces  passions, 
la  plus  violeute  et  la  plus  antisociale  de  toutes,  la  vanité.  Dès  lors  plus  de  démons- 
tration ou  du  moins  plus  de  conviction  possible  !  Car  les  passions  savent  tout 
obscurcir  et  tout  embrouiller  ;  et  c'est  avec  autant  de  raison  que  de  finesse  que 
Hobbes  a  dit  que,  si  les  hommes  avaient  eu  un  vif  désir  de  ne  pas  croire  que  deux 
et  deux  font  quatre,  ils  seraient  parvenus  à  rendre  cette  vérité  douteuse  ». 


n.  DE  TIUCY  MOllALISTE  301 

inents  qui  nous  portent  à  les  accomplir;  l'analyse  de  nos  senti- 
ments est  nécessaire  pour  reconnaître  ceux  qui,  reposant  sur  des 
jugements  sains,  nous  dirigent' toujours  bien,  et  ceux  qui,  nais- 
sant d'illusions  et  de  travers  de  l'esprit,  nous  forment  une 
aveugle  conscience  qui  nous  éloigne  du  chemin  de  la  raison,  le 
seul  au  bout  duquel  se  trouve  le  bonheur.  Si  les  l'ésultats  des 
actions  des  honnnes,  si  les  etïels  de  leurs  passions  sont  bien 
exposés,  il  sera  facile  dindiquer  les  régies  qu'ils  devraient  se 
prescrire,  d'écrire  le  véritable  u  Esprit  <les  lois  »  qui  constitue- 
rait la  meilleure  conclusion  il  un  Truiti-  de  la  volonté. 


1).  de  Tracy  employa,  ce  semble,  les  années  181:2  et  1813  à 
réfléchir  sur  la  inorah'.  dont  il  s'i'tait  déjà  occupé  en  l'itS.  En 
1817,  n'ayant  |)lus  l'espoir  d'achever  son  œuvre,  il  soumit  au 
public  le  commencement  du  volume,  où  il  voulait  exposer  la 
nature  et  les  conséquences  de  nos  divers  besoins.  Ces  quarante 
pages  sont  remanpiables  :  on  y  trouve  un  derniei-  écho  de  la 
discussion  avec  Biran  et  on  y  voit  clairement  pourquoi  la  doc- 
trine, positive  plutôt  que  métaphysique,  de  1).  de  Tracy  ne  devait 
pas  longtenqis  satisfaire  celui  ([ui  s'était  cru  sou  disciple.  Mais 
il  y  a  surtout  une  vigoureuse  sortie  contre  les  adversaires  des 
idéologues,  une  réponse  éloquente  et  indignée  à  tous  ceux  qui, 
comme  de  Donald  ou  Frayssinous,  Royer-Collard  et  ses  suc- 
cesseurs, avaient  prohté  de  l'hostilité  de  Bonaparte  pour  les 
combattre  avec  des  armes  de  toute  espèce.  Eu  lisant  cette 
<•  loyale  discussion  »,  on  regrette,  comme  Cousin  (1),  que  «  D.  de 
Tracy  n'ait  pu  entrer  en  lice  avec  la  philosophie  nouvelle,  insti- 
tuer une  polémique  scientifique  dont  il  aurait  trouvé  les  élé- 
ments dans  l'étude  approfondie  des  jjiatières  philosophiques, 
dans  le  talent  d'analyse  et  la  logique  sévère  dont  il  avait  donné 
tant  de  preuves  ». 

C'est  avec  une  question,  fort  souvent  reprise  par  les  Biraniens 
après  le  maître,  que  débute  l'ouvrage.  Nos  volontés  sont-elles  les 
causes  efficientes  des  actions  dites  volontaires? Sans  doute,  nous 
savons  que  le  désir  de  mouvoir  nos  membres,  d'employer  nos 

i\.)  Préface  s.\iManuel  de  Tennemann,  p.  xv. 


392  L'I1)1':()L()GIE  RATIONNELLE 

organes,  de  faire  usage  de  nos  facultés  corporelles  ou  intellec- 
tuelles est  souvent  suivi  d'elTet.  Mais  nous  ne  pouvons  concevoir 
comment  le  simple  sentiment  que  nous  éprouvons  de  vouloir  une 
chose  pourrait  produire  une  longue  suite  de  mouvements,  dont 
l'individu  n'a  pas  même  la  conscience,  dont  il  ignore  le  mode, 
rencliaînement,  le  but  immédiat  et  cependant  tous  destinés  à 
amener  le  résultat  désiré  (1).  Plus  incompréhensibles  encore  sont 
les  mouvements  volontaires  chez  les  animaux  inférieurs,  aux- 
quels il  faudrait  accorder  des  facultés  intellectuelles  très  supé- 
rieures aux  nôtres,  talent  de  la  divination,  connaissances  en  géo- 
métrie et  en  ciiimie,  générosité,  prévoyance  et  violence  des 
passions.  Il  est  plus  probable  que  ce  sont  des  machines  moulées 
pour  produire  certains  effets,  mais  ayant,  quoi  qu'en  ait  dit  Des- 
carfes,  sensibilité  et  volonté.  Chez  eux  et  chez  nous  s'opèrent 
des  mouvements  intérieurs  ignorés  de  l'individu,  qui  produisent 
en  môme  temps  que  le  sentiment  et  la  volonté,  les  mouvements 
extérieurs  qui  paraissent  résulter  de  cette  dernière.  Ces  divers 
mouvements  se  suivent,  s'enchaînent  nécessairement,  à  la  façon 
de  ceux  qui  servent  à  la  nutrition  et  auxquels  la  volonté  n'a 
aucune  pari.  Entendue  en  ce  sens,  l'harmonie  préétablie  deLeib- 
nitz  (2)  est  une  vue  très  belle  et  extrêmement  phuisible  :  elle 
nous  aide  à  concevoir  un  grand  nombre  de  faits  de  l'histoire 
des  animaux  qui,  autrement,  paraissent  tout  à  fait  miraculeux. 
Aux  objections  possibles,  D.  de  Tracy  répond  en  demandant 
d'abord  pourquoi  les  mouvements  qui  produisent  le  sentiment 
de  vouloir  ne  se  produiraient  pas  nécessairement  comme  ceux 
quientreliennent  la  vie;  pourquoi  l'acte  de  vouloir  ne  seraitpas 
une  circonstance  indifférente  à  l'effet  produit  et  ne  paraissant 
essentielle  que  parce  qu'elle  le  précède  ou  racconq)agne  toujours; 
pourquoi  enfin  la  prétendue  conviction  inlime  ne  serait  pas  une 
illusion.  A  ceux  qui  disent  que  le  sentiment  de  vouloir  est  un 
acte  de  notre  àme  et  que  c'est  par  son  action  sur  le  corps  que 
les  mouvements  do  ce  dernier  s'exécutent  selon  notre  volition, 

(1)  Voir  les  Essais  de  Hume  ;  le  Hume  de  Huxley,  ch.  \  :  Jauet  et  Séailles,  His- 
loire  de  la  philosophie,  p.  :J.jO  ;  Birau,  art.  Leibnilz,  et  Œuvres,  passim. 

(2)  La  mention  de  Leibnitz  n'indiquerait-elle  pas  que  Tracy  revit  ces  pages  après 
avoir  lu  l'article  de  Birau  ?  —  D.  de  Tracy  a  soin  d'ailleurs  de  dire  que  s'il  est  ici 
avec  Leibnitz  contre  Descartes,  il  trouve  l'ensemble  de  la  philosophie  de  celui-ci 
infiniment  préférable  :  le  Français  a  eu  pour  principe,  sans  y  être  toujours  fidèle, 
d'employer  l'observation  et  Texpérience,  tandis  que  l'autre  a  plus  donné  à  l'ima- 
gination et  aux  conjectures.  Ou  s'en  aperçoit  au  progrès  différent  des  sciences  chez 
les  nations  dout  ces  philosophes  sont  les  chefs  et  les  premiers  uiaitres  (p.  313). 


0.  DE  TRAOY  MORALISTE  393 

il  fait  remarquer,  en  se  plaçant  à  son  point  de  vue  positif,  que, 
sans  nier  ou  aflirnier  que  nous  ayons  une  âme,  ni  qu'elle  soit 
innuorlelle  ou  immatérielle,  oit  peut  supposer  que,  si  nous  en 
avons  une,  il  y  en  a  une  aussi  chez  lanimal,  ([ui  ne  diffère  de 
nous  que  du  plus  au  moins,  ou  chez  l'être  qui  peut  avoir  du 
sentiment  sans  le  numifesler.  Dès  lors  on  est  conduit  à  admettre 
une  âme  universelle  (1),  cause  de  tout  ce  qui  s'opère  dans  la 
nature  :  par  suite  tout  s'y  exécute  par  des  lois  constantes.  Mais 
l'existence  de  l'âme  ne  peut  être  prouvée  (2),  c'est  une  supposi- 
tion destinée  à  expliquer  ce  que  nous  ne  connaissons  pas.  Or, 
en  bonne  philosophie,  il  faut  convenir  de  son  ignorance,  sans  la 
déguiser  sous  des  suppositions.  De  plus  cette  supposition  n'ex- 
plique rien,  puisque  si  nous  ne  savons  comment  des  mouve- 
ments internes  produisent  le  sentiment  de  vouloir,  en  nécessi- 
tant d'autres  mouvements,  qui  semblent  être  les  effets  de  ce  sen- 
timent, nous  concevons  moins  encore  ce  que  peut  être  une  âme, 
comment  elle  sent  et  veut,  puis  agit  sur  le  corps  et  le  meut  sui- 
vant sa  volonté. N'est-ce  pas  expliquer  obscunim  per  obscuriua? 
Mais,  dit-on  encore,  c'est  une  opinion  dégradante  pour  l'huma- 
nité mise  sous  le  joug  d'une  invincible  nécessité,  privée  du 
mérite  et  du  démérite  de  ses  actes  ;  c'est  donc  une  opinion  sou- 
verainement immoiale.  Je  ne  sais,  ivpond  1).  de  Tracy,  ce  que 
c'est  que  dégrader  l'humanité.  Il  ne  s'agit  ni  de  nous  humilier, 
ni  de  nous  glorilier,  mais  de  savoir  ce  que  nous  sommes  :  ce  qui 
est  le  plus  prolitahle  et  le  plus  honorable  pour  nous,  c'est  de 
connaître,  c'est  de  trouver  la  vérité.  On  a  ai)usé  du  reproche 
d'immoralité  et  dit  qu'il  était  iiumoral  de  nier  le  mouvement  du 
soleil,  les  possessions,  les  sortilèges,  la  divination  et  le  pouvoir 
des  paroles.  Aujourd'hui  ces  négations  ne  sont  incompalihles  ni 
avec  la  morale  philosophicpie,  ni  même  avec  la  morale  religieuse 
et  chrétienne.  N'en  sera-t-il  pas  de  même  un  jour  de  la  nécessité 
universelle?  Allons  plus  loin:  quoique  puissent  penser  et  diredes 
docteurs  '-  avec  lesquels  on  ne  voudrait  changer  de  morale  ni 
théorique  ni  pratique  (3),  »  le  reproche  d'immoralité  n'a  rien  à 

(1)  C'est  l'opiuion  de  Cabanis.  Ch.  iv,  §  3. 

1,2)  D.  de  Tra<-y  uê  tient  pas  compte,  comme  Cabanis,  de  l'impossibilité  do  prou- 
ver le  coutraire  (cf .  p.  283).  Ou  reconnaît  l'homme  qui  était  humilié  de  c>-02/-e,  qui 
voulait  savoir,  mais  qui  consentait  à  ir/norer  plutùt  fju'Ji  supposer. 

'3)  Ceci  rappelle  la  boutade  de  je  ne  sais  quel  humoriste  disant  que  «  certaines 
^'ens  mettent  tant  de  morale  dans  leurs  livres  qu'il  ne  leur  en  reste  plus  pour  se  con- 
duire ».  Voyez  Taine,  les  Philosophes  classiques  du  XIX^  siècle. 


su  L'IDÉOLOGIK  RATIONNELLE 

faire  en  philosophie.  Il  faudrait  admettre  une  assertion  vraie, 
encore  qu'immorale,  s'il  pouvait  s'en  rencontj-er  de  telles.  Mais 
il  n'y  a  pas  d'opposition  entre  raison  et  vertu,  entre  vrai  et  hien; 
ce  sont  choses  indissolubles  et  inséparables.  Ce  n'est  donc  pas 
parles  conséquences,  mais  par  les  motifs  qui  la  fondent,  qu'on 
doit  attaquer  une  opinion,  ou  du  moins  faut-il  être  complètement 
sûr  que  ces  conséquences  sont  irréprochables  (1).  Et  dans  le  cas 
présent,  c'est  de  conséquences  fausses  et  mal  déduites  qu'on 
s'alarme.  En  effet,  cette  invincible  nécessité,  dont  la  vanité  des 
sophistes  se  trouve  si  ridiculement  humiliée,  se  représente  dans 
toutes  les  hypothèses  et  nous  accable  par  son  évidence  et  sa 
force.  Car  alors  môme  qu'on  verrait,  dans  les  actions  volontaires, 
l'effet  du  sentiment  de  vouloir,  elles  n'en  seraient  pas  moins 
nécessaires,  puisque  la  volonté  ne  saurait  être  qu'en  vertu  de 
motifs  antérieurs  qui  la  déterminent  nécessairement.  Il  n'y  a 
point  à  s'effrayer  de  cette  conséquence,  contre  laquelle  on  se 
révolterait  en  vain  :  elle  n'est  pas  immorale  et  ne  détruit  ni  le 
mérite  ni  le  démérite  de  nos  sentiments  et  de  nos  actes.  Car  c'est 
par  les  effets,  très  sensibles  et  très  importants,  non  parles  causes, 
très  obscures  et  très  indifférentes,  qu'il  faut  juger  des  uns  et  des 
autres  :  nécessaire  ou  non  nécessaire,  tout  ce  qui  tend  au  bien 
de  l'humanité  est  louable  et  vei'tueux,  tout  ce  qui  tend  à  un  but 
contraire  est  vicieux  et  repréhensihle.  Là  est  la  vraie  et  la  seule 
pierre  de  touche  de  la  moralité.  Enfin,  quelque  parti  qu'on 
prenne,  il  ninlluera  en  rien  sur  ce  qui  doit  entrer  dans  hi 
morale  :  cette  V(''rité,  que  les  vraies  causes  de  nos  actes  volon- 
taires sont  les  mouvements  intérieurs,  n'est  pas  d'une  applica- 
tion immédiate,  et  on  peut  toujouis  parler  de  nos  volontés 
comme  des  causes  de  ces  actes,  puisque  celles-ci  les  suivent 
toujours,  quand  rien  ne  s'y  oppose. 

D.  de  Tracy  fonde  la  morale,  «  en  creusant  plus  profondément 
«ncore  »,  sur  les  faits  constants  que  nous  devons  k  la  physio- 
logie. Elle  distingue  la  vie  organique  ou  int^i'ieure,  qui  com- 
prend les  fonctions  de  conservation  et  a  pour  foyer  principal  le 
grand  sympathique;  la  vie  animale  ou  extérieure,  qui  consiste 
dans  les  fonctions  de  relation  et  a  pour  centre  le  cerveau,  l'or- 
gane spécial  dans  lequel  s'opèrent  l'élaboration  et  la  combinai- 
son   des    sensations.    Les    fonctions   qui  relèvent    du    grand 

(1)  On  ne  saurait  mieux  dire. 


l).  DE  TRACV  MORAI.ISTE  30r; 

sympathique  sont  iiulépondantes  de  notre  volonté  ;  les  autres 
sont  volontaires.  L'action  des  deux  principes  se  môle  et,  dans 
certains  cas,  le  grand  sympathique  supplée  le  cerveau.  De 
la  vie  de  conservation  naît  le  sentiment  de  personnalité  qui 
nous  met  en  opposition  avec  nos  semhlables  et  produit  les 
passions  haineuses.  De  la  vie  de  relation  dérive  le  besoin  de 
sympathiser,  commun  à  toute  la  nature  animée,  qui  nous 
en  rapproche  et  donne  naissance  aux  passions  bienveillantes. 
Concilier  les  unes  et  les  autres  est  la  tâche  de  la  justice  ou  de  la 
raison. 

Après  quelques  mots  sur  lamour,  (pie  D.  de  Tracy  semble 
avoir  laissé  à  décrire  <■  sans  licence,  sans  fadeur,  sans  humeur 
pédantesque,  sans  enthousiasme  »,  à  son  disciple  Stendhal,  le 
livre  se  termine  brusquement.  L'auteur  eût  laissé  aux  législa- 
teurs et  aux  philosophes  le  soin  de  tirer  des  conséquences  et  de 
proposer  les  lois  politiques,  civiles,  morales  et  pénales  les 
plus  propres  à  développer  nos  talents  et  nos  vertus,  à  étouffer 
ou  à  comprimer  nos  mauvais  penchants  et  à  assurer  notre 
bonheur.  Peut-être  eùt-il  fait  connaître  ses  opinions  sur  les 
idées  religieuses,  l'organisation  de  la  société  et  Linstiuction  de 
la  jeunesse.  Sans  leur  donner  une  forme  didactique,  il  les  a 
offertes  au  public  dans  les  Pièces  relatives  à  l Instruction  pu- 
blique, dans  les  Moyens  de  fonder  la  morale  dun  peuple  et 
dans  le  Commentaire  sur  l'Esprit  des  Lois. 

Ce  dernier  ouvrage  parut  si  remai-quable  à  Dupont  de 
Nemours  qu'il  voulait  en  1814  le  traduire  en  français  et  que, 
pour  l'en  empêcher,  D.  de  Tracy  fut  obligé  de  lui  montrer  le 
manuscrit  original.  Ce  que  n'avait  pas  fait  Dupont  de  Nemours, 
d'autres  le  firent.  Une  traduction  fut  imprimée  à  Liège,  puis 
réimprimée  à  Paris  :  D.  de  Tracy,  qui  ne  comptait  pas  le  publier 
en  Europe,  le  fit  paraître  tel  qu'il  l'avait  composé,  quand  il  vit 
'(  que  tout  le  monde  l'imprimait  sans  son  aveu  ».  On  était  en 
juillet  1819;  D.  de  Tracy  avait,  le  2  avril  1814,  proposé  au  Sénat 
la  déchéance  de  l'empereur  (1).  Il  avait,  sans  trop  de  déplaisir, 
vu  la  Restauration;  mais,  dès  les  premiers  jours,  il  craignit 
«  que  ce  qui  avait  perdu  les  Stuarts  ne  perdit  les  Bourbons  ». 
A  la  Chambre  des  pairs,  il  refusa  de  prendre  part  aux  procès 

(1)  Peut-être  contrilma'-t-il,  ]»ar  son  influence  sur  Biran  avec  lequel  il  était  encore 
très  lié,  à  l'apparition  du  fameux  rapport  qui,  en  décembre  1813,  avait  montré  à 
Tempereur  que  les  idéologues  u'avaient  pas  renoncé  à  leurs  idées. 


396  L'IDÉOLOGIE  RATIONNELLE 

politiques  et  combattit  les  mesures  qui  lendaieni  à  reconstituer 
Tancien  régime.  Son  Commentaire  qui,  en  1810,  eût  paru  la 
satire  du  gouvernement  impérial,  dut  sembler,  au  moment  où  le 
ministre  Decazes  inclinait  à  droite  par  suite  de  l'élection  de  Gré- 
goire, un  véritable  pamphlet.  Lui-même  crut  nécessaire  d'ajouter, 
au  chapitre  siu-  les  lois  qui  forment  la  liberté  politique  dans 
son  rapport  avec  la  constitution,  une  note  qui  montre  une  fois  de 
plus  qu'idéologue  et  utopiste  ne  sont  nullement  synonymes  (1). 
Mais  si  nous  n'avons  rien  à  regretter  pour  l'application  de  nos 
moyens  de  connaître  à  l'étude  de  notre  volonté  et  de  ses  effets, 
il  n'en  est  pas  de  môme  de  la  troisième  section  et  de  l'appendice. 
Les  brèves  indications  semées,  dans  ses  ouvrages,  sur  la  phy- 
sique, la  géométrie,  le  calcul,  sur  les  fausses  sciences  nous  font 
sentir  combien  nous  avons  perdu  à  la  maladie  et  au  décourage- 
ment qui  arrêtèrent  son  travail  (2).  Atteint  de  la  cataracte,  il  se 
,fit  opérer,  mais  ne  prit  pas  assez  de  soin  et  ne  recouvra  pas 
entièrement  la  vue.  Sa  santé  déjà  chancelante,  après  la  mort  de 
Cabanis,  alla  en  déclinant  :  «  Je  souffre,  disait-il,  donc  je  suis  »; 
les  souffrances  morales  étaient  plus  vives  encore.  Le  gouver- 
nement de  la  Restauration,  sauf  de  rai'es  intervalles  de  libéra- 
lisme, était  peu  fait,  avec  la  place  prépondérante  qu'il  donnait 
au  clergé  et  aux  idées  religieuses,  pour  plaire  à  Ihomme  qui  se 
faisait  lire  ou  récitait  les  chefs-d'œuvre  de  Voltaire.  La  Révolu- 
tion de  1830,  pendant  laquelle  on  le  vit  seul  s'engager,  «  en  bas 
de  soie,  le  visage  surmonté  d'un  vaste  abat-jour  vert,  une  longue 
canne  à  la  main  »,  au^^milieu  des  barricades,  put  lui  faire  croire, 
comme  à  son  ami  La  Fayette,   qu'on  allait  continuer  l'œuvre 
de  1789.  Mais  il  ne  dut  pas  tarder  à  être  déti-ompé,  comme  le 

(1)  «  Je  suis,  dit-il,  très  persuadé  que  la  monarchie  constitutionnelle  ou  le  gou- 
vernement représentatif  avec  un  seul  chef  hcréditaire  est,  et  sera  encore  extrême- 
ment lonirtemps,  malgré  ses  imperfections,  le  meilleur  de  tous  les  trouvcinements 
possibles,  pour  tous  les  peuples  de  rEurope  et  surtout  pour  la  France.  Toutes  les 
nations  qui  ont  reçu  de  leur  monaifiue  une  charte  constitutionnelle,  déclarant  et 
consacrant  les  principaux  droits  des  hommes  en  société  et  fpii,  comme  les  Français, 
l'ont  acceptée  avec  joie  et  reconnaissance,  ne  sont  plus  dans  le  cas  des  peuples  ipii 
ont  à  se  faire  une  constitution  ;  ils  en  ont  véritablement  une  et  ils  ne  doivent  plus 
songer  qu'à  l'exécuter  ponctuellement  et  à  s'y  attacher  tous  les  jours  plus  forte- 
ment. La  franchise  avec  laquelle  j'ai  exposé  mes  opinions  jusqu'ici  doit  être  un  sûr 
garant  de  la  sincérité  de  celle  que  j'énonce  en  ce  moment.  Je  ne  pense  pas  du  tout 
que  ce  soit  me  contredire.  Je  crois  fermement  que  je  ne  fais  qu'établir  la  diUérence 
très  importante  que  tout  homme  sage  ne  peut  s'empêcher  de  reconnaître,  entre  les 
abstractions  de  la  théorie  et  les  réalités  de  la  pratique.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est 
que  si  je  n'en  étais  pas  très  persuadé,  je  ne  le  dirais  pas  ». 

(2)  «  On  ne  peut  douter,  dit  jMignet,  que  D.  de  Tracy  n'eût  composé,  sur  la  géo- 
métrie et  le  calcul,  de  vrais  chefs-d'œuvre  philosophiques  ». 


n.  DE   rRACY  MOUVLlSTi:  397 

fiUTIiiirot  qui.  bien  inoins  exigeant  cependant,  Ir^uvail  que  le 
ministt>re  navait  pas  compris  «  qu'il  fallait  subslilucr  la  souve- 
raineté nationale  à  la  légitimité  ». 

I).  (le  ïracy  n'était  pas  plus  satisfait  des  tendances  philoso- 
phiques. Bilan,  qui  devenait  de  plus  en  plus  royaliste  et  catho- 
lique, se  séparait  des  idéologues  et  était  pris  par  leurs  adversaires 
comme  ^^  chef  de  tile  »  dans  la  guerre  qu'ils  faisaient  au  <•  sen- 
sualisme ».  Cousin  et  ses  amis  n'étaient  pas  plus  indulgents 
pour  l'école  idéologique  que  Chateaubriand,  de  Donald,  Lamen- 
nais ou  de  Maisire.  1).  de  Tracy  eût  pu  lire,  chez  Damiron 
«  qu'au  sensualisme  correspondait,  sous  le  Directoire  l't  sous 
rEnq)ire,  le  peu  de  foi  aux  choses  morales,  la  corriq)tion  des 
consciences  ou  leur  basse  servilité,  la  conduite  brutale  du  pou- 
voir, le  matérialisme  des  arts  et  le  dédain  de  la  religion  »  (p.  31). 
Il  eût  pu  déplorer,  comme  Broussais,  qu'on  cherchât  à  re|)lon- 
ger  la  France  •<  dans  les  illusions  et  les  chimères  de  l'ontologie  ». 
Conune  lui  il  eût  pu  penser,  en  voyant  non  seulement  Biran, 
mais  Droz.  Degérando,  Laromiguiére,  placés  avec  Cousin,  Joul- 
froy  et  Royer-CoUard,  parmi  les  éclectiques,  que  l'ontologisme 
faisait  «  quelques  brèches  »  dans  l'école  elle-même.  Bien  plus,  il 
trouvait,  dans  sa  propre  famille,  des  marques  de  rinlluence 
exercée  par  la  réaction  politique,  religieuse  et  philosophiiiue. 
Son  tils  avait  épousé  en  secondes  noces,  vers  1818,  M"""  Newton, 
veuve  du  général  Le  Tort,  .leune.  elle  »<  aimait  les  curés,  les  croix, 
les  cloches,  les  moines,  les  images,  les  chapelles  et  tous  les 
saints  «;  plus  tard  elle  se  mit  à  l'étude  des  Pérès  de  l'Église,  «  pour 
savoir  ce  qu'ils  avaient  dit  de  l'âme,  eux  qui  ne  cherchaient 
point  avec  les  mains  cette  âme  dont  l'existence  ijmnortelle  rend 
l'homme  excusable  de  croire  que  le  monde  tout  entier  a  été  créé 
exprès  pour  lui  »  (1). 

Mais,  comme  le  dit  Mignet,  l).  de  Tracy  croyait  trop  à  ses  idées 
pour  être  ébranlé  par  celles  d'autrui.  Il  demeura  attaché  à  ses 
théories  avec  une  fermeté  tranquille,  supposant  que  l'esprit 
humain  était  livré  à  un  égarement  passager  et  comptant  avec 
conûance  sur  ses  retours.  Avec  Broussais  peut-être,  il  pensait 
<[ue  «  la  chimie,  la  physique,  l'histoire  naturelle,  les  mathé- 
matiques, l'histoire  aujourd'hui  véritablement  philosophique  » 
étaient  des  «   remparts   d'airain   que  le  kanto-platonisme   ne 

(1)  Sainte-Beuve,  Lundis,  t.  XIII,  p.  190  et  203. 


398  L'IDÉOLOGIE  RATIONNELLE 

pourrait  jamais  renverser  ».  Aussi  il  encourageait  les  travaux 
des  jeunes  savants  qai  le  consultaient  et  suivait  avec  intérêt  les 
progrès  des  sciences  naturelles,  qui  l'avaient  conduit  à  sa  philo- 
sophie et  pouvaient  y  ramener  les  générations  ultérieures.  Sa 
confiance  n'a  pas  été  trompée  et  son  influence,  directe  ou  indi- 
recte, a  été,  comme  celle  de  Cabanis,  considérable  et  féconde 
dans  tout  le  champ  de  la  spéculation. 

Venu  par  les  sciences  à  la  philosophie,  D.  de  Tracy  a  donné 
à  ridéologie  un  nom  et  un  caractère  positif.  S'il  a  cru,  à  tort, 
qu'il  pouvait  la  constituer  de  toutes  pièces,  il  a  fort  bien  vu  que, 
pour  devenir  une  science  indépendante  et  complète,  elle  devait 
s'appuyer  sur  la  physiologie  et  la  pathologie,  sur  l'étude  des 
enfants,  sur  celle  des  fous  et  sur  celle  des  animaux.  Il  l'a  unie 
intimement  à  la  grammaire  et  à  la  logique,  à  la  morale  et  à  l'é- 
conomie politique,  à  la  législation  et  à  la  politique.  Auxiliaire  de 
Cabanis,  il  a  insph'é  Degérando  et  Biran,  Ampère  et  Stendhal, 
Thurot  et  Bordas-Desmouhns,  Broussais  et  A.  Comte,  Mylne, 
Young  et  Brown.  Par  lui,  l'idéologie  s'est  répandue  chez  les 
naturalistes  et  les  médecins,  en  Italie,  en  Angleterre  et  en  Amé- 
rique comme  en  France  (1). 

(1)  Cf.  Mém.  de  l'Iust.  nat.  (M.,  abréviation)  i  et  m;  D.  de  Trary,  Éléments  cVl- 
déolof/ie,  o  vol.  i82o,  26,  27  (ab.  i,  ii  (Gr.),  m,  iv,  v)  ;  C--»  sur  l'Esprit  des  Lois 
(ab.  C);  Œuvres  de  Montesquieu  wii,  a.\ep.  Moyens  de  foyider  la  morale  d'un  peuple 
(ab.  MoY.);  Cabanis,  Prévost,  Biran,  Mig-uet,  Guizot,  Sainte-Beuve,  .\.  Bain,  Spencer, 
Lewes,  Bertrand,  Daniiron,  de  Ségur,  operihus  cilatis;  Cli.  de  Rémusat,  Essais 
de  philosophie;  Réthoré,  Critique  de  la  ph,  de  Thomas  Brown;  Chabot,  D.  de 
Tracy;  Cabanis,  Tracy,  Biran,  Lettres  inédites  (Col.  Naville).  etc.,  etc. 


P  w 


LA  SECONDE  GENEIIATIOX  DlDEOLOiiUES 

L  IDKOLOr.IE    PHYSlOLOr.IQrK  ET  RATIONNELLE, 
CO.MI'AIIÉE  ET  APPLIQrÉE 


CHAPITRE  MI 

LES  ALXILLVIRES,  LES  DISCIPLES,  LES  CONTINLATELUS 
DE  CABANIS  ET  DE  D.  DE   TRACV 

Cabanis  et  D.  de  Tracy  sont  les  chefs  de  la  seconde  géné- 
ration didéologues.  A  cotr-  deux  et  derrière  eux,  on  doit  placer 
un  certain  nombre  de  penseurs,  les  uns  peu  connus,  les  autres 
célèbres,  voire  même  illustres,  mais  qui  tous  ont  mérité  que  la 
postérité  n'oublie  pas  leurs  noms.  Les  classer  dune  façon  rigou- 
reuse et  systématique  est  impossible.  Pour  la  clarté  de  l'expo- 
sition, nous  les  répai'lirons  en  trois  groupes  :  dans  le  premier 
les  contemporains  de  D.  de  Tracy  et  de  Cabanis,  dans  le  second 
et  le  troisième  les  disciples  et  les  continuateurs,  savants  et 
réformateurs,  ou  idéologues  purs,  historiens  et  littérateurs. 


I 


Daunou  ^1761-1839)  appartient,  par  sa  vie  et  ses  œuvres, 
aux  trois  générations.  Membre,  très  inlluent  après  Ther- 
midor, de  la  Convention,  auteur  principal  de  la  Constitution 
de  Lan  III,  créateur  de  l'Institut  et  du  système  d'instruction 
publique,  il  pourrait  être  placé  à  côté  de  Condorcet  et  de  Sieyès, 
de  Garât  et  de  Lakanal.  Professeur  célèbre  sous  la  Restaura- 
tion, il  survécut  à  Cabanis  et  à  Chénier,  à  Ginguené  et  à  Thurot, 
à  Laromiguière,   à  Jacquemont  et  à  D.   de    Tracy,   auxquels 


400  L'IDÉOLOGIE   APPLIQUÉE 

il  a  consacré  des  notices  bien  propres  à  les  faire  connaître  (1), 
De  ce  fait,  il  serait  ajuste  titre  placé  dans  la  troisième  généra- 
tion. Mais  il  a  siégé  à  llnstitut  avec  D.  de  Tracy  et  Cabanis, 
assisté  aiiv  nninions  d'Auteuil  et  aux  dîners  du  tridi.  C'est 
un  de  ceux  qui  ont  mis  l'idéologie  en  défaveur  auprès  do 
Napoléon  :  il  convient  donc  de  le  laisser  avec  ceux  dont  il  a  tou- 
jours défendu  les  doctrines  et  la  mémoire. 

On  a  beaucoup  écrit  sur  Daunou  (2).  Il  ne  reste  à  étudier  que 
l'idéologue  et  il  est  facile  de  le  faire,  avec  les  documents 
nombreux,  el  riches  en  renseignements  de  toute  espèce,  que 
nous  avons  à  notre  disposition. 

Daunou,  oratorien  parce  qu'il  ne  pouvait  être  avocat  et  ne 
voulait  pas  être  chirurgien,  enseigna  la  philosophie  et  la  théo- 
logie, fut  couronné  à  Nîmes  pour  l'éloge  de  Boiieau  et  à  Berlin 
pour  un  Mémoire  sur  l'autorité  paternelle.  Il  fit  agréer  par  l'Ora- 
toire et  présenta,  à  la  Constituante,  un  plan  où  il  distinguait 
quatre  éducations  :  la  première,  domestique,  la  quatrième,  pro- 
fessionnelle, la  deuxième  pouvant  être  publique  (six  à  dix  ans) 
et  la  troisième  correspondant  à  celle  des  collèges.  Condamnant 
cette  dernièie  «  comme  les  gabelles  »,  il  la  remplaçait  par  une 
répartition  en  huit  années  où,  après  avoir  étudié  le  latin,  le  grec, 
le  français  el  l'histoire,  on  abordait  la  logique,  la  métapbysique 
et  la  morale.  Les  argumentations  en  latin  étaient  supprimées, 
l'enseignement  de  la  logique  ramené  à  l'analyse  des  sensations, 
à  la  grammaire  générale,  aux  causes  d'erreur,  aux  motifs  de 
■certitude,  aux  règles  de  la  critique,  à  tout  ce  qui  tient  à  la  clarté 
des  idées  et  à  l'évidence  des  jugements,  à  l'enchaînement  et  à 
l'ordre   des    connaissances.   La   métaphysique    ne    comprenait 

fl)  La  notice  sur  Cliûnier  parut  eu  1811  en  tête  du  catalogue  de  sa  bibliotlièque; 
<;elle  de  Ginguené  est  un  Discours  prononcé  à  ses  funérailles  le  18  uoveujbre  1816; 
la  Notice  sur  François  Tliuroi  fut  mise  dans  la  2e  édition  de  V Entendement  et 
de  la  Raison  et  elle  a  été  reproduite  en  tète  des  Mélanges  de  feu  Fraiirois  Thurot 
(1889;  ;  la  yotice  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  Laromiyuière  a  été  iuséiée  en  jan- 
vier 1839  dans  le  Journal  de  la  langue  française  ;  le  Discours  jtrononcé  aux  funé- 
railles de  D.  de  Tracy  le  22  mnrs  1836,  a  été  imprimé  à  part.  Quand  Daunou  mourut, 
il  travaillriit  aune  .Vo<ice  sur  Cabanis. 

(2)  Quelques  mois  après  sa  mort.  Taillandier,  son  élève  au  collège  de  France,  sou 
collègue  à  la  Chambre  et  son  exécuteur  testamentaire,  faisait  imprimer  des  Docu- 
ments biographiques  sur  Daunou.  Xatalis  de  Wailly  avait  déjà  loué  raucien  rédac- 
teur du  Journal  des  Savants.  Walckenaer  et  Mig-uet  allaient  exposer  les  trav;<ux  du 
membre  de  l'Académie  des  inscriptions  et  de  rAcadémie  des  sciences  morales, 
tandis  que  Guérard  et  Victor  le  Clerc  s'occupaient  de  Térudit  et  de  l'historien  litté- 
raire de  la  France.  Enfin  son  compatriote  Sainte-Beuve  prenait  en  lui  lécrivain  et 
l'homme  de  style,  le  critique  littéraire  et  le  connaisseur  en  fait  de  langage. 


DM  NOll  401 

pins  roiitologie.  mais  on  expliquait  le  l^luklon  ou  le  Tintrr  de 
Platon.  Le  professeur  de  morale,  Y  «  lioumie  essentiel  du  col- 
lt»ge  »,  traduisait  le  de  O/'/iciis  et  enseignait  la  morale  natu- 
relle d'après  Platon,  Cicéron,  Sénèque,  Plntarque,  Marc -Aurèle, 
Montaigne.  Pascal,  Nicole,  Cumberland,  La  Mruyère,  J.-J.  Rous- 
seau, etc.  La  septième  année  était  réservée  aux  belles-lettres, 
la  huitième  a  la  physique  el  aux  ma[li(''mali([ues. 

Vicaire  métropolitain  à  Arras  et  à  Paris,  Daimou  fui  envoyé  à 
la  Convention,  dont  il  contesta  la  compétence  à  juger  Louis  XVI. 
Puis  il  combattit  le  projet  de  constilution  présenté  par  le  comité 
de  Salut  public,  et  écrivit,  pour  lAcadémie  de  Lyon,  son  Mémoire, 
couronné  de  préférence  à  celui  de  Napoléon  Bonaparte.  Arrêté 
en  octobi-e,  il  lut  enfeiiné  dans  des  prisons  diverses,  en  dernier 
lieu  à  Port-Royal,  devenu  Port-Libre,  et  y  relut  Tacite  et  Cicé- 
ron. Il  en  sortait  deux  mois  après  le  9  thermidor  et  faisait  décré- 
ter, après  l'impression  de  V Esquisse  de  Condorcet,  des  pensions 
pour  un  certain  nond)re  de  savants  et  d'artistes.  Membre  de  la 
Commission  de  constitution  (Ij,  il  consulta  Sieyès,  qui  ne  voulut 
pas  donner  ses  idées,  parce  qu'on  ne  «  l'entendrait  pas  »  el  fut 
le  principal  rédacteur  de  la  constitution  de  l'an  111, dans  huinelie 
il  lit  introduire  la  création  d'un  Institut  national.  Puis  il  piésida 
la  Convention  el  entra  au  comité  de  Salut  public;  il  lit  partie,  en 
vendémiaire,  de  la  commission  de  cinq  membres  à  laquelle  on 
confia  le  pouvoir  exécutif  el  fut,  pour  \\m  grande  part,  l'auteur 
de  la  loi  du  3  brumaire  an  IV,  (|iii  organisait  l'instruction 
publique  (2").  Élu  par  vingt-sept  collèges,  il  pi-ésida  les  Cinq- 
Cents,  travailla  à  la  revision  des  lois  sur  la  presse  et  fut  rappor- 
teur de  la  commission  jnixte  qui  s'occupa  des  écoles  spéciales, 
consacrées  «  aux  sciences  matli('mali(pies  et  physiques,  aux 
sciences  morales,  économiques  et  politiques,  aux  belles-lettres, 
aux  arts  mécaniques,  à  l'art  de  la  guerre,  à  l'économie  rurale, 
à  l'art  vétérinaire,  à  la  médecine,  au  dessin  et  à  la  musique  »  (3). 

Daunoii  entra  à  l'Institut  dans  la  section  de  <^  science  sociale 
et  législation  ».  C'est  lui  qui  prononça  le  discours  dinaugura- 

(1;  «  Boissy  d'Ânglas,  Dauuou,  Lanjuinais,  noms  qu'on  retrouve  toujours,  quand 
un  rayon  de  liberté  luit  sur  la  France  >;  (M^o  de  Staul). 

(2)  Cf.  ch.  m,  §  3. 

(3)  M.  Liard  a  publié  le  rapport  de  Dauuou  et  montré  que  les  lycées,  moins 
vastes  assurément  que  ceux  de  Condorcet,  réalisaient  cependant  encore,  à  un  degré 
élevé,  «  cette  union  et  cette  coordination  des  sciences  théoriques  qui  doit  être  dans 
la  loi,  comme  elle  est  dans  la  nature  de  l'esprit  et  des  choses  -.. 

PiCAVET.  2^ 


402  L'IDÉOLOGIE  APPLIQl  ÉE 

tion  en  présence  du  Directoire,  des  ministres,  des  ambassadeuis 
et  d'une  société  d'élite.  Il  y  marquait,  non  sans  netteté  et  éléva- 
tion, le  but  de  l'institution  nouvelle  (1).  Professeur  de  gram- 
maire générale  aux  écoles  centrales  dès  le  25  février   1796,   il 
fut  remplacé  par  Laromiguière  quand,  l'année  suivante,  il  fut 
chargé  de  l'administration  de  la  bibliothèque  du  Panthéon.  Au 
Journal  des  Savants  il  faisait  l'éloge  de  Charles  Bonnet,  pré- 
sentait r//e;'mè.ç  traduit  par  Thurot,  les  traductions  de  la  For- 
mation des  langues  d'Adam  Smith,  et  des  Leçons  de  rhétorique 
de  Blair.  Il  collaborait,  avec  Garât  et  Fontanes,  à  la  Clef  du 
cabinet  des  souverains;  avec  Gaiat,  Chénier,  Boisjolin,  Cabanis, 
au  Conservateur  et  refusait  à  Talleyrand,  ministre  des  affaires 
étrangères,   d'être  son  secrétaire  général.  L'éloge  de  Hoche, 
qu'il  prononça  au  nom  de  l'Institut,  fit  admirer  à  M"**  de  Staël 
«le  talent  et  le  caractère  de  l'écrivain   »,  Puis  il  montrait,  en 
organisant  la  république  romaine,  que  les  idéologues  étaient 
souvent,   sinon   toujours,    des    gens    fort  pratiques   (2).    Il  se 
refusait  à  faire  arrêter  ses  anciens  collègues,  de  Vaublanc  (3). 
Pastoret.  Duplantier,  proscrits  après  le  18  fructidor.  Député  de 
nouveau  aux   Cinq-Cents,  il  en  fut  président  et  prononça   en 
réponse   à  une  députation  de  l'Institut,  des  paroles  plus  célè- 
bres que  justes:  «  Il  n'y  a  point,  disait-il,  de  philosophie  sans 
patriotisme,  il  n'y  a  de  génie  que  dans  une  àme  républicaine  ». 
Avec  Garât  et  Ginguené,   Jacquemont  et  D.  de  Tracy,  il  était 
membre  du  Conseil  d'instruction  publique. 

Il  semble  bien  qu'il  n'ait  pas,  comme  Volney,  Cabanis  et  quel- 
ques-uns de  leurs  amis,  pris  une  part  active  au  18  Brumaire. 
Dans  la  commission  où  il  siégea  avec  Garât,  Cabanis  et  Chénier, 
il  fut  chargé,  par  Bonaparte,  de  terminer  en  une  seule  nuit  la 
rédaction  d'un  projet  de  constitution,  que  Cambacérès  appela 

(1)  «  Rassembler  et  raccorder  toutes  les  branches  de  rinstructlon  ;  reculer  les 
limites  des  coan.iissauces  et  rendre  leurs  éléments  moins  obscurs  et  plus  accessibles  ; 
provoquer  les  efforts  des  talents  et  récompenser  leurs  succès  ;  recueillir  et  manifes- 
ter les  découvertes;  recevoir,  renvoyer,  répandre  toutes  les  lumières  de  la  pensée, 
tous  les  trésors  du  génie;  tels  sont  les  devoirs  que  la  loi  impose  à  l'Institut  ».  — 
Sainte-Beuve  a  cité  la  partie  de  ce  discours  qui  a  rapport  aux  beaux-arts  comme 
«  la  page  ^Taiment  classique  du  moment  >-. 

(2)  Il  faut  lire  la  correspondance  de  Daunou  avec  La  Réveillère-Lépeaux, 
(Taillandier),  pour  apprécier  avec  quel  bon  sens  et  quelle  sûreté  Daunou  jugeait 
les  hommes  et  les  choses. 

(3)  C'est  de  Vaublanc  lui-même  qui  annonça  à  Daunou  en  1813  «  qu'il  avait  dû 
le  remplacer  définitivement  aux  archives  ».  Voyez  Taillandier,  p.  239.  Fouché  fut 
plus  reconnaissant. 


DAUNOU  403 

"  nialk'ioiix  »  et  qui  l'ai  repoussé,  en  grande  partie,  connue  trop 
libéral.  Nonnné  conseiller  d'Etat  et  chargé  de  la  direction  de 
l'instruction  pid)li([ue,  il  refusa,  pour  entrer  au  ïribunat,  dont  il 
devint  le  président.  Après  Marengo  (l\le  premier  Consul  essaya 
encore,  mais  vainement,  de  s'attacher  Daunou,  qui  s'opposa 
à  l'établissement  de  tribunaux  spéciaux  pour  les  crimes  et 
délits  politi(pies.  Son  discours  fut  altéré  dans  le  Moniteur  et  le 
consul  écrivit  lui-même,  au  Journal  de  Paris,  un  article  très 
violent  contre  «  les  misérables  métaphysiciens  »  (2).  Le  Corps 
législatif  »'t  le  Tribunal  présentèrent  Daunou  au  Sénat.  Bo- 
naparte fit  venir  chez  lui  les  sénateui's  et  leur  dit  :  «  Citoyens, 
je  vous  préviens  que  je  i-egarderais  la  nomination  de  Daunou 
comme  une  insulte  personnelle;  vous  savez  que  jamais  je  n'en 
ai  souflfort  aucune  ».  Son  candidat  Lamarlillière  eut  cinquante- 
deux  voix  sur  cinquante-quatre  votants.  Un  an  plus  tard,  Bona- 

(1)  C'est  à  cette  époiiue  (jne  se  place  une  scéiit!  «lui  rappelle  la  sci-ae  de  rupture 
entre  Bonaparte  et  Voluey.  Elle  a  été  diversement  racontée.  Selon  Taillandier, 
invité  à  dîner  par  Bonaparte,  il  fut  pressé  d'accepter  une  place  de  conseiller  d'État. 
Daunou  refusa  de  nouveau.  Le  fonsul,  étonné  de  cette  résistance,  s'échauffa  peu  à 
peu  et  finit  par  se  livrer  à  un  mouvement  de  colère,  dans  letpud  il  laissa  échapper 
ces  mots  :  «  Ce  n'est  pas  parce  que  je  vous  aime  que  je  vous  offre  cette  place; 
c'est  parce  que  j'ai  besoin  de  vous.  Les  hommes  sont  pour  moi  des  instruments 
dont  je  me  sers  à  mon  irré. . .  .rainie  peut-être  deuv  ou  trois  personnes,  ma  mère, 
ma  femme,  mon  frère  Joseph. ..—  Moi,  répondit  Daunou  avec  calme,  j'aime  la  Répu- 
blique "  ;  puis  il  s'éloii-'na.  —  J'ai  entendu,  ajoute  Taillandier,  raconter  les  détails 
de  cette  scène  a  plusieurs  de  ses  amis  de  cette  époque  et  ils  la  rapportaient  telle 
que  je  viens  de  la  faire  connaître. —  D.iunou,  dit  Sainte-Beuve,  prit  peur;  il  se  dit 
(pie  cet  homme  était  capable  de  tout,  qu'il  était  certes  bien  capable  d'avoir  ma- 
chiné et  dîner  pour  le  perdre,  de  supposer  tout  d'un  coup  ipi'on  lui  manquait  de 
respect,  (ju'on  l'insultiit,  que  sais-je?  de  le  faire  arrêter  immé(li;itenient.  Sa  tète  se 
montait,  il  n'y  tint  plus.  Bonaparte,  tourné  vers  la  fenêtre,  parlait  sans  le  voir; 
Daunou  avise  dans  un  coin  son  chapeau  (ju'il  avait  posé  ;  tandis  ((ue  le  consul 
achève  une  phrase,  il  y  court,  enfile  les  appartements  et  sort  du  palais.  «  J'ai  entendu, 
ajoute  Sainte-Beuve,  le  récit  de  la  bouche  de  M.  D;iunou  et  de  celle  dune  personne 
qui  a  vécu  plus  de  quarante  ans  avec  lui.  J'écoutais,  et  je  n'y  ai  mis  que  le  sourire  ». 
Ou  ne  comprend  suère  ce  sourire.  L'exemple  du  duc  d'Enirhien,  de  Moreau,  des 
cent  trente  démocrates  déportés  par  sénatus-consulte  après  lei-omplot  des  royalistes 
eu  nivùse,  montre  que  Bonaparte  «était  capable  de  tout  ».  Daunou  n'était  pas 
seul  à  penser  ainsi.  .>I'"<=  de  Staël  était  en  1802  fort  impiiètepour  Chéuier  et  voulait 
lui  offrir  «  de  l'arçent,  un  asile  et  un  passeport,  selon  qu'il  pourrait  en  avoir  be- 
soin ».  Quant  à  l'assertion  que  «  Bonaparte  avait  vu  Daunou  de  trop  près  pour 
le  craindre  ».  elle  est  tout  à  fait  inexacte,  puisque  Boniparte  entra  bientttt 
après  en  lutte  directe  avec  Daunou  et  fit  tout  ce  qu'il  put  pour  Técarter  du  Sénat  et 
l'éliminer  du  Tribunal.  Sainte-Beuve  a  tenté  à  tort  de  ridiculiser  Daunou.  Ne  peut- 
on,  s  ins  être  un  "  trembleur  »,  ipiitter  brusquement  un  hôte  f[ui  se  fâche,  parce  qu'on 
refuse  ses  offres?  Surtout  quand  il  est  ><■  capable  «le  tout  »  ?  Cf.  §  o. 

(2)  «  Ils  sont  douze  ou  quinze,  dit-il,  et  se  croient  un  parti.  Déraisonneurs  intaris- 
sables, ils  se  disent  orateurs...  On  a  lancé  contre  le  premier  consul  des  machines  in- 
fernales, aiguisé  des  poit^nards,  suscité  des  trames  impuissantes;  ajoutez-y,  si  vous 
voulez,  les  sarcasmes  et  les  suppositions  insensées  de  douze  ou  quinze  nébuleux 
métaphysiciens.  Il  opposera  à  tous  ces  ennemis  le  peuple  français». 


404  L'IDEOLOGIE  APPLIQUEE 

parte  réussissait  à  faire  éliminer  du  Tjibunat  Daunou  et  ses 
amis,  «  parce  qu'il  voulait  que  Ton  sût  bien  qu'il  ne  pardonne 
jamais  à  ses  ennemis  »  (1).  Comme  le  fait  remarquer  Taillan- 
dier, le  Tribunal  n'avait  rejeté  que  six  projets,  sur  trente-trois 
qui  lui  avaient  été  présentés,  et,  parmi  ceux  qu'il  avait  com- 
battus, se  trouvaient  les  lois  qui  rétablissaient  le  droit  d'au- 
baine, la  marque,  la  traite  des  nègres;  qui  anéantissaient  le 
jury  et  rendaient  les  citoyens  justiciables  du  ministre  de  la 
police  :  il  n'y  avait  donc  ni  opposition  inconvenante  (2),  ni 
opposition  systématique. 

Daunou,  malade  et  découragé,  renonça  à  la  politique.  Il  donna 
à  l'Institut,  après  un  Mémoire  sur  la  Classification  des  livres, 
que  D.  de  Tracy  tenait  en  haute  estime,  une  Analyse  des  opi- 
nions diverses  sur  l'origine  de  Viniprimerie  et  une  Etude  sur 
les  élections  au  scrutin,  qui  peut-être  hâta  la  suppression  de  la 
seconde  classe  :  les  idéologues  n'avaient  plus  aucun  moyen  de 
faire  une  opposition  ouverte  aux  mesures  qui  supprimaient  les 
libertés  publiques;  s'ils  avaient  encore  des  idées,  Bonaparte 
seul  pouvait  faire  connaître  les  siennes.  Daunou,  menacé 
d'être  remplacé  au  Panthéon,  signa  une  lettre  écrite  par  un  de 
ses  amis  et  que  Davoustremità  l'empereur.  Comniele  dit  Sainte- 
Beuve,  il  capitula.  Napoléon  lui  laissa  ses  fonctions  et  lui  écrivit 
môme  «  qu'il  souhaitait  vivement  d'utiliser  ses  talents  dans  une 
place  plus  éminente  et  priaitDieu  de  l'avoiren  sa  sainte  garde  ». 
Quelques  jours  après  avoir  été  sacré  à  Notre-Dame,  il  nommait 
Daunou  archiviste.  Ce  dernier  faisait  entrer  aux  Archives, 
Ghénier  destitué,  pour  'èowEpttre  à  Voltaire,  de  ses  fonctions 
d'inspecteur  de  l'instruction  publique,  et  Napoléon  se  boi'nail 
à  dire  :  «  Voilà  un  tour  que  Daunou  m'a  joué  ».  En  revanche 
Daunou  publiait  r///5/o//'e  de  l anarchie  de  Pologne  de  Rulhière, 
en  faisant  remarquer  que  «  c'était  à  la  supi'ôme  loyauté  du  chef 
de  l'empire  et  à  l'invariable  libéralité  de  ses  sentiments  et  de 
ses  pensées,  que  le  public  devrait  la  pureté  du  texte  de  cette 
histoire»  (3).  Puis,  après  une  édition  de  Boileau,  il  composait 
YEssai  sur  la  puissance  temporelle  des  papes,  qui    put  lui 

(1)  Jommal  et  Souvenirs  de  Stanislas  de  Girardin,  tome  III. 

(2)  C'est  l'expression  de  Thiers  dans  l'Histoire  du  Consulat,  III,  p.  410-411. 

(3)  C'est  en  s'appuyaut  sur  ce  texte  que  La  Fayette  et  Sainte-Beuve  ont  accusé 
Daunou  d'avoir  renoncé  à  rester  un  grand  citoyen.  Ne  serait-il  pas  plus  juste  de 
dire,  comme  nous  l'avons  déjà  remarqué  de  D.  de  Tracy,  qu'il  ne  désespérait  pas 
alors  la  réalisation  de  quelques-unes  des  réformes  qu'il  eût  souhaitées  ? 


D.vi  Noi:  4o:i 

paraître  un  acheminement  à  la  rupture  chi  Concordat.  Les  éloges 
ne  sont  pas  ménagés  «au  nouveau  fondateur  de  l'empire  d'Occi- 
dent, qui  iloit  réparer  les  erreurs  de  Charlemagne,  le  surpasser 
en  sagesse,  en  puissance,  éterniser  la  gloire  d'un  auguste  règne, 
en  garantissant,  par  des  institutions  énergiques,  la  prospéi'ité 
des  régnes  futurs  ».  Daunou,  comme  auparavant  Cabanis  et 
Volney,  comme  plus  tard  BtMijamin  Constant,  se  laissait  séduire 
par  l'espoir  de  voir  triompher,  avec  Ihomnie  qui  avait  fait 
profession  d'idéologie,  quelques-unes  des  idées  qui  lui  étaient 
chères.  En  réalité,  ils  n'eurent  pas  toujours  tort  de  croire  qu'il 
continuait  l'œuvre  de  la  Révolution. 

Daunou  fut  nommé  membre  de  la  Légion  d'honneur,  mais 
refusa  d'être  censeur,  sans  pouvoir  faire  insérer  son  refus  au 
Moniteur.  Puis,  il  présida  à  l'envoi  en  France  des  archives  pon- 
tificales et  lut  son  Mémoire  sur  ie  Destin.  Les  anciens  philo- 
sophes, y  soutenait-il,  ont  compris  sous  ce  nom,  une  Provi- 
dence, un  Dieu  intelligent  et  éclairé  :  le  christianisme  n'a  donc 
pas  été  une  innovation  aussi  grande  qu'on  l'a  cru.  En  réponse, 
ce  semble,  à  Royer-Collard,  qui  tentait  de  relever  la  métaphysi- 
que, il  dépréciait  la  «  pneumatologie,  incapable  d'étendre  nos 
expériences  immédiates,  les  relations  ou  les  témoignages  »  et 
réclamait  la  tolérance  «  comme  le  seul  moyen  d'être  équitable  et 
raisonnable  ». 

A  la  seconde  Restauration,  destitué  par  de  Vaublanc,  mais 
chargé  par  Barbé-Maibois  delà  direction ùxx  Journal  des  Savants 
et  consulté  par  les  ministres  libéraux,  Daunou  devint  (1819) 
professeur  au  Collège  de  France  et  député.  De  ïracy,  Andrieux, 
A.  Thierry  assistèrent  à  l'ouverture  du  cours,  qui  eut  un  grand 
succès,  parce  que  le  professeur  ne  s'interdisait  nullement  les 
allusions  au  présent  :  «  Je  réclame,  disait-il  avec  une  grande 
élévation, au  nom  des  élèves  qui  doivent  rn'écouter,  la  libeitéde 
ne  les  tromper  jamais  :  leur  dire  la  vérité  pure  et  entière  est  un 
respect  dû  à  leur  âge,  un  devoir  et  un  droit  du  mien  ».  Après 
avoir  examiné  les  différents  degrés  de  valeur  des  témoignages 
historiques  (1),  il  recherchait  ce  qu'est  l'homme  moral  «  matière  de 
l'histoire  »  et  présentaitle  tableau  des  affections  humaines,  justes 

(l)  Cest  à  Daunou  que  M.. lanet  emprunte  son  chapitre  de  la  Critique  historique. 
qui  n'est  qu'une  analyse  du  ■■  traité  complet  et  achevé  de  Daunou  »  i  Traité 
plémentaire  de  ph.ilosoph.ie).  A.  Thierry  a  rendu  compte  de  ce  cours  dans  le 
Censeur  Européen  du  o  juillet  1819,  avant  de  parler  de  celui  de  Cousin. 


406  L'IDÉOLOGIE  APPLIQUÉE 

et  injustes,  raisonnables  ou  folles,  bienveillantes  ou  baineuses, 
généreuses  ou  lâches.  Passant  à  la  politique,  «  la  morale  des  so- 
ciétés »,  il  exposait  les  droits  imprescriptibles  des  personnes, 
citait  D.  de  Tracy  et  adoptait  sa  division  des  gouvernements  en 
nationaux  et  spéciaux.  Aux  jeunes  gens,  il  disait  encore,  avant 
de  discuter  les  deux  bases  de  l'histoire,  la  géographie  et  la  cliro- 
nologie,  qu'il  n'y  a  rien  de  sûr  que  la  bonne  foi,  rien  de  puis- 
sant que  la  vérité,  rien  d'habile  que  la  vertu. 

En  même  temps  Daunou  combattait,  à  la  tribune,  le  rétablis- 
sement du  cautionnement,  de  la  censure  et  la  suspension  do  la 
liberté  individuelle;  il  donnait  une  seconde  édition  de  son  Essai 
sur  les  garanties  individuelles,  «  programme  motivé  des  légi- 
times et  incontestables  requêtes  d'un  libéralisme  équitable  ». 
Traduit  en  allemand,  en  grec,  en  espagnol,  l'ouvrage  obtenait, 
dans  l'Amérique  du  Sud,  un  succès  presque  égal  à  celui  du  Co7n- 
mentaire  de  D.  de  Tracy  aux  États-Unis.  Son  cours  de  1829  fui 
pour  lui  une  occasion  de  défendre  ses  amis,  en  attaquant  celui 
qui  «  voulait  en  finir  avec  la  philosopliie  du  xvni®  siècle  ».  Cousin 
avait  soutenu  que  la  nécessité  détermine  l'ordre  et  la  durée  des 
différentes  époques  de  l'histoire  :  «  Quoi  qu'on  fasse,  disait  Dau- 
nou, il  restera  toujours,  dans  le  tableau  des  causes  et  des  effets, 
un  grand  nombre  de  points  inaccessibles  aux  prévoyances  et  à 
la  sagacité  des  esprits  les  plus  exercés.  Le  mot  de  hasard  subsis- 
tera dans  nos  fastes,  comme  dans  nos  relations  usuelles,  expri- 
mant partout  et  à  chaque  instant  notre  ignorance...  L'histoire  se 
dénature  et  se  falsifie,  quand  elle  veut  être  un  tableau  des  néces- 
sités, elle  n'a  pour  éléments  que  des  accidents  et  des  choses  mo- 
biles ».  Etses  leçons  obtenaient  un  succès  dont  ne  sedoutent  pas 
ceux  qui  n'ont  consulté  que  nos  Manuels  (1)  ! 

Daunou  protesta  contre  les  Ordonnances,  rentra  aux  Archives 

(1)  Lycée,  IV,  p.  238  à  267.  Le  rédacteur  est  d'accord  avec  Dauuoii  pour  reprocher 
;t  Cousin  de  rendre  inutile  la  force  morale  de  l'homme  par  une  sorte  de  fataUsme  ; 
mais  il  lui  reproche  d'arriver  au  même  résultat  eu  ne  détrônant  la  nécessité  que 
pour  mettre  le  hasard  à  sa  place.  Il  trouve  d'ailleurs  les  deux  professeurs  égale- 
ment recommandaliles,  leurs  tendances  également  salutaires  dans  les  circonstances 
où  elles  se  produisent  :  «  Il  n'y  a,  dit-il,  ni  a  se  plaindre,  ni  à  blâmer,  il  n'y 
a  qu'à  applaudir,  à  profiter  ;  Aristote  et  Platon  ont  tous  deux  servi  la  science 
par  des  voies  opposées  ».  Valette,  comliattaut  Cousin,  fait  appel  aiLt  leçons  de  Dau- 
nou «  qui  assurément  n'est  pas  matérialiste,  puisqu'il  reproche  à  la  philosoi)hie 
allemande  de  détruire  toute  liberté  morale  ».  Il  cite  en  outre  ce  qu'écrit  le  parti 
La  Mennais  :  «  Nous  avions  bien  dit  que  les  philosophes  ne  s'entendraient  jamais. 
On  n'a  pas  voulu  nous  croire;  demandez  plutôt  à  MM.  Daunou,  Cousiu  et  Broussais  »  ? 
—  N'est-il  pas  curieux  de  voir  accuser  de  fatalisme  le  chef  d'une  école  qui  a  fait  de 
a  «  liberté  morale  »  un  critérium  propre  à  juger  des  systèmes  ? 


DAL'^OU  i07 

après  1830  et  donna  sa  démission  de  professour.  11  essaya 
décarter  Cousin  i\o  l'Académie  des  sciences  morales  el  poli- 
tiques, ne  put  lui-même  en  être  nommé  secrétaire  perpétuel 
et  ne  négligea  aucune  occasion  de  vanter  Técole  à  laquelle 
il  appartenait,  d'attaquer  celle  qui  aspirait  ù  la  renqjlacer  (1). 

Il  mourut  le  20  juin  1810  en  ordonnant  que  sou  corps  fi1t 
transporté  au  Jardin  Louis  (2,  avant  9  heures  du  matin,  sans 
annonce,  discours  ou  cérémonie  d'aucun  genre. 

Comme  tous  les  idéologues,  Daunou  a  dévoué  sa  vie  à  la 
rérité  et  i)  la  raison.  Il  a  été,  selon  l'expression  de  Miguet, 
l'un  des  hommes  les  plus  rares  de  son  temps  par  les  travaux 
et  la  conduite,  le  talent  et  l'hounèteté.  Ce  qui  constitue  sur- 
tout son  originalité,  c'est  d'avoir,  après  Cabanis  et  Degérando, 
avant  Fauriel  et  Cousin,  transformé  l'histoire  et  surtout  l'his- 
toire de  la  philosophie.  Collaborateur  de  Y  Histoire  littéraire 
pendant  trente  ans.  rédacteur  du  Journal  des  Savants  et  de  la 
Biographie  universelle,  auteur  d'un  Cours  d'études  historiques 
en  vingt  volumes,  il  a  parlé  admirablement,  sinon  des  grands 
hommes  non  littéraires  qui  ont  payé  pour  Bonaparte,  du  moius 
des  écrivains,  des  philosophes  et  des  bienfaiteurs  de  l'humanité; 
il  n'a  jamais  séparé  Ihistoire  des  idées  de  celle  des  hommes  et 
des  institutions.  Enlin  et  surtout  il  a  traité  les  scolastiques 
avec  une  impartialité  aussi  grande  que  possi])le,  pour  un  dis- 
ciple du  xvni'"  siècle.  Sa  notice  sur  saint  Bernard  est  célèbre 
autant  que  son  Discou?'ssurl  état  des  lettres  en  France  au  XIIP 
siècle,  «  le  plus  beau  frontispice  qui  puisse  se  mettre  à  l'un  des 
corps  d'une  histoire  monumentale  non  originale  ».  Ajoutez-y 
les  articles  sur  Pierre  le  Vénérable,  Richard  de  Saint-Vic- 
tor, Alexandre  de  Haies,  Robert  Grosse-ïète,  Vincent  de  Beau- 
vais,  Jean  de  la  Rochelle,  Thomas  de  Cantimpré,  saint  Thomas 
dAquin,  Pierre  d'Espagne,  Guillaume  de  Chartres,  Albert  le 
Grand,  Roger  Bacon,  etc.;  sur  les  auteurs  de  lettres,  d'opus- 

(1)  CabTiiis  et  «  les  autres  sages  qui  composaieut  la  société  d'Auteuil  »,  l(;s 
Écoles  normales,  leurs  élèves  et  leurs  maîtres,  Garât  et  D.  de  Tracy,  Thurotet  Laro- 
miguière,  étaient  placés  au-dessus  «  des  jeunes  professeurs  qui  avaient,  sans  le 
vouloir,  secondé  les  violences  des  gouvernements  despotiques,  et  à  qui  ou  demandait 
vainement  quelle  méthode,  quelle  doctrine  positivf  et  intelligible  ils  entendaient 
substituer  a  la  pliilosopliic,  dont  ils  se  vantaient  d'avoir  détruit  l'empire,  de  qui 
l'on  n'obtenait  que  d'impénétrables  oracles,  presque  tous  surannés,  empruntés  et 
mal  traduits  ". 

f2]  11  ne  voulut  ménu'  pas,  neuf  heures  avant  sa  mort,  dit  Sainte-Beuve,  profé- 
rer le  nom  néfaste  du  Perc-Lachaisc. 


i08  L  IDÉOLOGIE  APPLIQUÉE 

cules  et  de  Vies  des  saints.  Réunissez  tous  ces  fragments  et  vous 
aurez  une  histoire,  qui  ne  sera  pas  sans  mérite,  de  la  scolastique 
au  xn'et  au  xm^  siècle.  Relisez  ensuite  ce  qu'ont  fait  Cousin  et 
ses  disciples,  ce  qu'a  fait  Hauréau,  vous  vous  direz  certaine- 
ment que  les  premiers  ont  heureusement  marché,  en  l'élargis- 
sant, dans  la  voie  déjà  parcourue  par  Daunou,  que  le  second 
est  son  successeur,  au  point  de  vue  dogmatique  comme  au  point 
de  vue  historique,  mais  un  successeur  qui  a  intelligemment 
profité  de  tout  ce  qui  a  été  fait  avant  lui  et  auprès  de  lui  (1). 

Avec  Daunou,  d'autres  idéologues,  Desrenaudes  et  Chéniei", 
Laromiguiôre  et  J.-R.  Say,  Benjamin  Constant,  etc.,  avaient  été 
éliminés  du  Tribunal.  Desrenaudes  avait  collaboré  à  la /)^''c</c?6' 
où  il  analysait  la  traduction  de  Smitb  par  Garnier;  plus  tard  con- 
seiller de  l'Université,  il  lit  introduire  dans  les  pi'ogrammes, 
à  l'instigation  de  Laromiguière,  l'enseignement  de  la  philoso- 
phie. Ginguené,  dont  nous  avons  déjà  signalé  la  collaboration  à  la 
Décade  et  la  Notice  sur  Cabanis,  ti'availla  à  sa  remarquable  His- 
toire littéraire  d'Italie,  après  avoir  fait  du  Génie  du  Christia- 
nisme  une  critique  impartiale,  judicieuse  et  fine.  Déjà  aussi 
nous  avons  rencontré  M.-.I.  Chénier,  l'un  des  défenseurs  des 
écoles  centrales  (2).  On  sait  combien  vives  et  peu  méritées  (3) 

(1)  Il  faut  tenir  compte  ;iussi.  jiour  l'histoire  de  la  philosophie,  des  articles  sur 
Plotin,  Porphyre,  Prockis,  Siini»hcius,  Varron(6io(//"rt/j/i/e  »nà"erse//e;,  sur  Arnobe, 
sur  l'école  d'Alexaudrie,  sur  le  guosticisme,  sur  le  Gorgias  de  Platou,  sur  D(>s- 
cartes,  sur  Bounet,  sur  Bacon,  sur  Dumarsais,  etc.  [Journal  des  Savants). 

(2)  Cf.  cli.  I,  §  2. 

(3)  «  Chénier,  écoutez-moi,  disait  Camille  Jordan  :  Il  est  naturel  pour  un  Ois  de 
fondre  le  poiirnard  ;i  la  main  sur  le  bourreau  de  son  père  ;  mais  il  ne  l'est  pas  pour 
un  frère  de  laisser  son  frère  périr  sur  un  échafaud,  quand  il  n'avait,  pour  le  sauver, 
qu'à  le  vouloir.  Le  |)remicr  fut  coupable,  le  second  fut  atroce  ;  le  premier  est  un 
homme,  le  second  est  un  monstre  ».  —  11  faut  lire  ce  qu'a  écrit  Daunou  à  ce  sujet  : 
«  Les  tyrans  se  promirent  de  venger  leur  idole  (Marat,  dont  Chénier  n'avait  rien  dit 
dans  son  rapport  sur  l'exclusion  des  cendres  de  Mirabeau  du  Panthéon,  où  elle» 
devaient  être  remplacées  p:ir  celles  de  Marat),  par  la  perte  de  Chénier  et  de  sa 
famille  entière.  Son  père  fut  menacé  ;  deux  de  ses  frères  furent  arrêtés,  il  fut  bien- 
tôt dénoncé  lui-même,  cité,  recherché,  inscrit  à  son  ran^r  sur  l'une  des  pages  de  la 
listedesproscriptions.il  n'en  devint  que  plus  ardent  à  solliciter  l;i  délivrance  de  ses 
frères;  durant  plusieurs  mois,  il  n'eut  pas  d'autre  pensée;  et  ses  instances  furent 
si  vives,  si  persévérantes  qu'il  parvint  à  sauver  l'une  des  deux  victimes.  ÎS'ous  ne 
prétendons  point  le  louer  ici  de  ses  démarches,  auxquelles  l'entraînaient  les  senti- 
ments les  plus  tendres,  mais  qu'il  aurait  encore  faites  quand  il  n'eût  consulté  que^ 
son  intérêt  personnel  ;  car  les  périls  de  ceux  qui  portaient  son  nom  aggravaient  les 
siens  propres  ;  et  Ton  arrivait  à  lui  eu  les  frappant.  André  Chénier  périt  le  7  ther- 
midor ;  et  cette  date  toute  seule  réfuterait  assez  une  calomnie  aussi  absurde 
([u'horrible.  Si  quelqu'un,  le  7  thermidor,  avait  en  efï'et  le  moyen  de  sauver  ses 
parents  les  plus  chers,  assurément  un  tel  crédit,  une  telle  puissance  n'appartenait 
pointa  celui  qui  périssait  lui-même,  si  ce  régime  sanguinaire  eut  duré  quinze  jours 
de  plus  ».  —  Cf.  Villemain,  la  LUlérature  au  XVIII^  siècle,  oS^  leçon. 


M.-J.  CHÉMER  i<H> 

furent  les  accusations  qui  s'élevèrent  après  la  Terreur  contie 
celui  dont  on  atTectait  dappelei-  le  frère  «  Abel  Chénier  «;  on 
sait  avec  quel  enthousiasme  M.-J.  Cliénier  accepta  la  Révolution, 
avec  quelle  ardeur  et  aussi  avec  quelle  àpreto  il  combattit  ceux, 
même  qui  lui  étaient  le  plus  cliers,  quand  il  crut  lenrs  idées 
contraires  à  celles  qu'il  s'efforçait  défaire  ti-iompher  (1).  Ce 
qu'on  sait  moins,  c'est  qu'il  fit  en  octobre  179;{,  au  nom  du 
comité  d'instruction  i)ubli(pie  ,  le  rapport  sur  la  tianslation  des 
cendres  de  Descartes  au  Panthéon.  Comme  d'Alembert  etCon- 
dorcet,  Chénier  affirme  ipie  l'expérience,  le  premier  des  philo- 
sophes, a  renversé  son  système  du  monde;  cpie  Locke  et  Con- 
(lillacont  été  guidés  ])ar  un  fil  plus  siu-  dans  le  labyrinthe  de  la 
métaphysique  ;  que  do  nouvelles  découvertes  en  mathématiques 
ont  illustré  après  lui  Newton,  Leibnitz,  Euler,  Lagiange.  Mais, 
comme  eux  aussi,  il  le  range  «  parmi  ces  hommes  prodigieux 
qui  ont  reculé  les  bornes  de  la  raison  publique,  et  dont  le  génie 
libéral  est  un  domaine  de  l'esprit  humain.  »  pane  (pie  «  le  pre- 
mier de  tous,  dans  l'Europe  moderne,  il  parcourut  le  cercle  entier 
de  la  philosophie,  dont  Kepler  et  Galilée  n'avaient  embrassé 
(pi'une  partie,  et  donna  à  son  siècle  une  impulsion  forte  et 
rapide  ».  La  fête  oi-donnée  pour  la  translation  ne  put  avoir  lieu. 
Chénier  demanda,  en  1790,  l'exécution  du  décret.  Mercier,  l'en- 
nemi de  Locke,  de  Condillac  et  de  Newton  (2^  s'y  opposa  (3). 
Chénier  défendit  Descartes  et  Voltaire,  que  Mercier  n'avait  pas 
lion  plus  épargné,  mais  le  projet  fut  ajourné  (4). 

Dans  un  Discours  sur  l'instruction  pid)lique  (5  no\eml)re  1797), 
il  insiste  sur  l'importance  de  l'éducation  physique  <■  sans  laquelle 

(1)  Voyez  ses  lettres  au  Journal  de  Paris,  an  Moniteur,  etc.  [Œuvres,  V)  où  il 
iléf.-nd  contre  son  frère  les  soeiétés  «  des  Amis  de  la  Constitution  ».  —  Voyez 
iiussi  ce  qu'il  dit,  après  vi'udèiniaire,  de  Oarnot,  «  le  déeem\ir  s.ivant  dans  l'art 
de  calculer  le  crime  et  de  semer  la  discorde,  réunissant  a  lui  seul  la  sombre 
méliance  de  Billaud-Varenues,  la  téroce  jalousie  de  Robespierre  et  la  froide  atrocité 
de  Saiut-Just  ». 

(2)  Cf.  ch.  I,  §  :i. 

(3)  «  Nous  ne  sommes  point,  dit-il,  en  mêlant  comme  à  son  ordinaire,  des  idées 
justes  à  des  vues  bizarres,  un  corps  académique...  Un  grand  homme  appartient 
.lu  genre  humain  ;  le  Tasse  et  Vir^'ile  n'appartiennent  pas  à  la  seule  Italie.  Ne 
rétabUssons  donc  pas  des  canonisations  nouvelles,  ou  craig-nons  «lue  bientôt  elles  ne 
soient,  comme  les  anciennes,  un  objet  de  risée.  Que  Descartes  ait  été  un  romanciet 
ou  un  génie  exact,  abandonnons  au  temps  le  soin  de  (ixer  les  l)ori)is  de  sa  renom- 
mée..  .  La  cérémonie  de  la  translation  de  ses  cendres  au  Panthéon  serait  regardée 
du  peuple,  à  peu  près  comme  la  procession  du  L'rand  Lama.  Je  demande  qu'on 
laisse  la  réputation  de  Descârtes  vivre  ou  mourir  dans  ses  ouvrages  ». 

(4)  Nouvelle  preuve  que  les  idéologues  étaient  loin  d'être  des  adversaires  de 
Descârtes. 


410  L'IDÉOLOGIE  APPLIQUÉE 

toute  autre  sérail  incomplète  et  stérile  »  et  fail  lenlier,  dans  «  la 
gymnaslique  dun  peuple  libre  »  la  course,  la  liitle  ,  l'art  de 
nager,  lexercice  du  canon  et  du  fusil  (1).  Après  un  lapport  où  il 
faisait  l'éloge  d'Athènes  (2),  Chénier  présenlail  un  projet  de 
décret  ([iii  répartissait  trois  cent  mille  livres  entre  un  certain 
nombre  de  savants  et  d'artistes,  parmi  lesquels  figurent  Adan- 
son  et  Bitaubé,  Bossut  et  Delille,  D.  de  Sales  et  Ducis,  La  Harpe 
et  Lalande,  Lamarck  et  Marmontel,  Montucla  cl  Palissot,  Saint- 
Lamberl  et  Andrieux,  Colin  dHarleville,  François  (de  Neufchâ- 
teau),  Parny,  Rétif  de  la  Bretonne,  Roussel,  Saint-Ange,  Sélis  et 
Vernet.  C'est  sur  sa  proposition  que  furent  rappelés  les  députés 
mis  hors  la  loi  et  Talleyrand.  Contre  Mercier,  qui  «  voulait  réa- 
liser la  chimèi'e  dune  langue  universelle,  en  imposant  la  langue 
de  la  République  française  aux  nations  qu'elle  a  vaincues  », 
Chénier  demanda  que  les  langues  allemande,  anglaise,  italienne 
€t  espagnole  fissent  partie  de  l'enseignement  public  dans  les 
écoles  centrales  de  Paris.  Avec  quelques-uns  des  idéologues,  il 
prit  une  part  active  au  18  Brumaii-e,  mais  s'aperçut  bientôt 
aussi  quil  n'avait  pas  travaillé  au  profit  de  la  liberté  !  Tribun, 
il  combaltil  énergiquement  lé  di'oit  d'aubaine  et  la  mort  civile, 
en  défendant  la  «  secte  des  économistes ,  qui  comptait,  parmi 
ses  disciples,  des  publicistes  habiles,  éclairés  et  le  plus  grand 
adminislrateui-  de  la  France  durant  le  xvni"  siècle,  l'immortel 
Turgot  ».  31"'"  de  Staël  écrivit  à  Daunou  pour  offrir  à  son  ami 
del'argenl.  un  asile  et  un  passeport.  Inspecteur  de  l'instruc- 
tion publique,  Chénier  fut  destitué  en  1806,  après  son  Épître 
à  Voltaire.  En  vain  Daunou  écrivit-il  à  Fouché,  sans  en  pré- 
venir son  ami,  «q.ue  ce  serait  un  arrêt  de  mort,  puisque  Chéniei- 
était  sans  fortune  et  qu'on  empêchait  la  reproduction  de  ses 
pièces  qui  avaient  paru  et  de  celles  que  le  public  ne  connaissait 
point  encore  ».  Il  i)ut  faire  entrer  Chénier  aux  Archives  et 
Napoléon  lui-même  chargea,  en  1808,  ce  dernier  de  continuer 

(1)  Nous  allons  (iiercher  ea  Aug-lcterre  les  jeux  et  les  exercices  scolaires,  recom- 
mandés par  Chénier.  comme  chez  IMill,  Bain  et  Spencer  la  philosophie  des  idéo- 
logues. Comhien  est  vrai  le  mot  de  La  Bruyère  et  de  Voltaire  ! 

(2)  '(  Cité  classique  et  nourrice  des  grands  hommes,  où  Périclès,  sortant  de  Tatelier 
de  Phidias,  courait  entendre  les  leçons  de  Socrate  ;  où  Torateur  Eschine,  cité  devant 
rassemblée  du  peuple,  admirait  Démosthène  tonnant  contre  lui;  où  Platon,  venant 
d'instruire  ses  nombreux  élèves  dans  les  jardins  d'Académus,  se  rendait  avec  eux 
au  théâtre  pour  y  décider  entre  Euripide  et  Sophocle  et  décerner  le  prix  du  «énie». 
Il  faut  remarquer  cet  éloge  de  Platon  que  Chénier  invoque  encore  dans  son 
rapport  sur   l'Institut   national   de  musique. 


ANDRIEUX  4H 

les  Élnnents  de  l  histoire  de  France  de  Millot.  Atleinl  i)ar  l;i 
maladie  dont  il  niouriit,  Chénier  allait  auprès  de  Daiinoii,  avec 
lequel  il  s'était  lie  de  pins  en  plus  intimement,  et  déroulant  «  les 
infamies  d'alentour  et  les  palinodies  qui  le  suffoquaient,  son 
accent  éclatait  avec  colère,  son  omI  noir  lançait  la  llamme, 
il  était  beau  et  tt-rrible  »  (1).  A  l'occasion  des  prix  décennaux, 
il  eut  à  faire  un  rapport  sur  le  Catéchisme  de  Saint-Lambert, 
exclu  du  concours  pai'ce  qu'il  avait  été  publié  anléiieurement, 
et  à  proposer  pour  les  prix  le  Cours  de  Littérature  de  La  Harpe, 
le  Cours  d'instruction  d'un  muet  de  naissance  de  Sicaid,  et  les 
Rapports  du  Physique  et  du  Moral  de  Cabanis.  Il  mourait 
en  1811.  Chateaubriand,  qu'il  avait  critiqué  avec  sa  vivacité 
ordinaire,  le  lui  lit  bien  payer,  et  se  vengea  sur  «  Chénier  le 
régicide  ■,  non  seulement  du  critique  ù'Atala,  comme  le  dit 
Sainte-Beuve,  mais  de  ses  amis  Ginguené,  Volnej  ,Morellet,  etc., 
qui  ne  l'avaient  pas  épargné.  Selon  la  remarque  de  Fauteur 
d'une  brochure  -<  qui  a  du  bon  »,  comme  le  dit  encore  Sainte- 
Beuve,  l'iiouime  qui  avait  fait  l'Essai  sur  les  Révolutions,  alors 
qu'il  se  trouvait  éloigné  du  mal,  n'avait  guère  pourtant  le  droit 
de  reprocher  à  Chénier  «  placé  au  lieu  même  de  la  naissance  du 
mal  et  au  centre  de  son  activité  »,  de  s'en  être  laissé  atleindie. 
Andrieux  répondait  au  premier  consul  qui  se  plaignait  de 
l'opposition  du  Tribunat  :  «  Vous  êtes,  citoyen,  de  la  section 
de  mécanique  et  vous  savez  qu'on  ne  s'appuie  que  sur  ce  qui 
résiste  ».  C'est  de  lui  aussi  que  >'apoléon  disait  :  «  Il  y  a  autre 
chose  que  des  comédies  dans  Andrieux  »  (2).  M(Mubre  de  la  troi- 
sième classe  de  l'Institut,  il  avait  célébré  Locke  dans  ses  opus- 
cules en  vers  et  en  prose  (3j.  Puis  il  avait  donné  au  théâtre  Hel~ 
vétius  ou  la  Vejir/eance  du  sage,  poème  consacré  par  lui,  écri- 
vait-il (4)  «  à  la  gloire  des  sciences  philosophiques  ».  La  Décade 
annonçait  l'ouvrage  le  jour  où  Ginguené  publiait  le  deuxième 

(1)  Saiulc-Beme,  Daunou,  paçe  332. 

(2)  Jules  Simon,  Une  Académie  sous  le  Directoire,  [i.  178. 

(3)  Locke  à  pas  égaux  et  moins  précipités, 
Par  le  chemin  du  doute  arrive  aux  vérités. 
Ce  Locke  qui  sonda  l'abîme  de  notre  être 
Ne  nous  suiiposa  pas  instruits  avant  de  naître. 
Lliomme  n'a  rien  appris,,  dit-il,  que  par  les  sens, 
Les  objets  ont  frappé  ses  organes  naissants, 
Et  dans  l'entendement  chaque  image  tracée 
Compose  sa  mémoire  et  devient  sa  pensée. 

(4)  Lettre  inédite,  an  X  (Papiers  de  l'Institut). 


412  I/1I)K0L()G1E  APPLIOIÉE 

extrait  du  Génie  du  Christiamsine.  «  Andrieiix  est  d'autant  plus 
estimable,  disait-elle,  qu'il  y  a  plus  de  courage  en  ce  moment  à 
venger  la  philosophie  de  cette  tourbe  de  détracteurs  qui  travail- 
lent et  réussissent,  non  pas  précisément  à  éteindre  les  lumières, 
mais  au  moins  à  retarder  leurs  progrès  ». 

En  1804,  le  comte  de  Cessac,  directeur  de  l'École  polytech- 
nique et  membre  de  llnstitut,  offrit  à  Andrieux  la  chaire  de  gram- 
maire et  de  littérature  qu'on  allait  établir  à  l'École.  Andrieux 
accepta  et  divisa  son  enseignement  en  quatre  parties  :  1"  la 
grammaire,  sur  laquelle  il  faisait  un  cours  philosophique,  tel 
qu'il  convenait  à  des  jeunes  gens  habitués  à  des  études  sérieuses 
et  abstraites;  2"  un'  peu  de  rhétorique,  mais  surtout  l'art  de 
parler  ;  3"  l'art  d'écrire.  S'étendant  peu  sur  la  poésie,  il  faisait 
surtout  des  remarques  générales.  Il  s'appliquait  à  bien  distin- 
guer, pour  ses  élèves,  la  prose  et  les  vers,  parce  que  les  jeunes 
gens  ne  sont  que  trop  disposés,  disait-il,  à  admirer  ces  ouvrages 
où  les  images,  réservées  à  la  poésie,  sont  transportées  dans  la 
prose,  parce  que  la  prose  poétique  est  fausse  ;  car,  comme  le 
dit  très  bien  M.  Jourdain,  il  n'y  a  que  des  vers  et  de  la  prose, 
tout  ce  qui  est  prose  n'est  point  vers,  et  tout  ce  qui  n'est  point 
vers  est  prose  (1).  En  dernier  lieu  venait  une  petite  histoire  litté- 
raire de  la  France  jusqu'à  nos  jours.  Et  dans  le  programme  qu'il 
soumit  au  conseil  de  perfectionnement,  il  avait  eu  soin  de  dire 
qu'il  ferait  ressortir  la  morale  de  la  littérature.  Le  conseil 
applaudit  à  cette  idée  et  Andrieux  devint  le  professeur  de  morale 
de  l'École  (2).  Nous  savons,  par  D.  de  Tracy  (3),  que  le  cours 
plut  «  aux  idéologues  »  et  contribua  sans  doute  ainsi  à  continuer 
leur  influence  dans  le  milieu  où  A.  Comte  se  trouva  placé. 

Andrieux  apparaît  d'ailleurs  comme  un  idéologue  dans  les 
vers  où  il  compare  Cabanis  à  Fénelon  (4),  et  dans  son  cours  au 
Collège  de  France  en  1828,  où  il  parle  d'observations  physiolo- 
giques, assez  bien  vérifiées,  qui  établissent,  d'une  façon  probable, 
que  nous  pensons  dans  le  cerveau,  et  voit  dans  les  noms  de 
volonté,   d'entendement  et  d'instinct,  des  étiquettes  apposées 


(1)  Il  semble  bieu  qu'Andrieux  eût  surtout  en  vue,  dans  cette  eritiquc  générale, 
le  Génie  du  Clirislianisme.  On  comprend  aisément  pourquoi  le  romantisme,  qui  se 
réclame  de  Chateaubriand,  fut  m;d  accueilli  par  «certains  idéolog-ues  ».  C'était 
j)lutijt  encore  pour  eux  une  question  de  fond  qu'une  question  de  forme. 

i2)  Lycée,  I,  p.  181. 

(.3)  Lettre  inédite  du  2.^  décembre  1804,  citée  ch.  i,  §  2. 

(4)  Cf.  ch.  IV,  §  5. 


MKNJVMIN  CONSTANT    ET  LA  SCIENCE  DES  REEK.IONS     il3 

pour  se  reconnaître,  des  noms  inventas  poni-  faeililor  des 
recherches;  tandis  qu'en  réalité,  comme  le  disait  Hippocrate, 
dans  l'homm.'  tout  conspire,  tout  x^oncourl,  tout  consent  (1). 
L'année  suivante,  comme  Daunou  et  Valette,  il  combat  Cou- 
sin [-2). 

Dès  1797,  Benjamin  Constant  (3)  critiquait,  dans  las  Ih'octions 
politiques,  l'opinion  de  Kant  qui  allait  jusqu'à  prétendre,  qu'en- 
vers des  assassins  qui  vous  demanderaient  si  votre  ami  qu'ils 
poursuivent  n'est  pas  réfugié  dans  votre  maison,  le  mensonge 
serait  un  crime  (i/.  Candidat  à  l'Institut,  puis  Irihun  (5),  lié 
étroitement  avec  M""^  de  Staël,  il  fut  l'ami  de  Cahanis  et  de  Fau- 
riel,  de  Daunou,  de  D.  de  Tracy  et  de  Garât,  compta  p.niiii  les 
opposants  qui  déplurent  le  plus  vite  et  davantage  au  premier 
Consul  v6j,  mais  se  laissa  séduire  en  1814,  pai-  l'idée  de  faire  de 
Bonaparte  le  défenseur  de  la  liberté.  Dès  l'an  X,  il  recommence 
pour  la  quatrième  fois  son  ouvrage  sur  ies  Heligions  {7).  Il 
lit  alors  les  extraits  du  rwvi/«°  du  (liristianisme,  dans  lesquels 
Ginguené,  c  qui  avait  couunencé  avec  le  désir  de  n'être  pas 
trop  sévère  et  de  ne  pas  blesser  l'auteui-,  avait  été  graduelle- 
ment emporté,  par  la  force  de  la  vérité  et  par  laujour  de  la 
philosophie  et  de  la  République  »  (8).  Puis  à  la  lin  de  180-2,  il  lit 

(T.  Lycée,  I,  p.  18:5.  C'est  l'i-xprcssioii  de  Cahanis. 

(■!]  «  Les  philosopiiis  recherthiiit  s'il  y  a  «les  idéi-s  iiidépeudauUs  du  lanijai^n-  ; 
certains  d'entre  eux  prétendent  que  quelques-unes,  par  exemple,  celles  do  ritillui, 
de  l'espace,  du  temps  sont  innées.  L'illustre  Descartes  a  dit  cela.  Quant  à  moi  je 
n'en  sais  rien  ;  je  ne  le  crois  pas  ;  cependant  j'estime  inliniment  Descartes,  mais 
il  >  a  de  l'extravagance  à  vouloir  résoudre  des  questions  insolubles.  Ce  que  je  sais, 
c'est  qu'on  ne  possède  une  langue  étrangère  que  quand  on  pense  dans  ctitte  lanirue. 
Donc  perfectionner  la  parole,  c'^st  perfectionner  la  pensée  >-.  {Lycée,  IV,  p.  464.) 

\'i)  L'auteur  à' Adolphe,  qui.  au  point  de  vue  littéraire,  a  été  précédé  par  de  Sénan- 
•  ourt,  a  été  beaucoup  étudié  de  nos  jours,  en  raison  même  des  documents  nouveaux 
qui  ont  été  mis  eu  lumière.  Xous  n'avons  pour  but  que  de  faire  connaître  «  l'idéo- 
loi-'ue  ...  Sur  B.  Constant,  cf.  Sainte-Beuve,  Lundis  et  Portraits  contemporain.s  ; 
Laboulaye,  B.   Constant,  2  vol.  in-8  ;  Fatruet,  et<-. 

1,4)  F.   Pieavet,  Introduction  à  la  Critique  de  la  Raison  pratique,  p.  V. 

(o)  Benjamin  Constant  avait  rapprodié  Sieyès  et  Rœderer. 

f6l  Voyez  la  Lettre  de  Benjamin  Constant  à  Fauriel  et  celle  de  .Mme  d,.  gt^ël  à 
Rœderer,  publiées  par  Sainte-Beuve,  p.  157. 

i7)  Sainte-Beuve,  p.  161. 

(8^  Siinte-Beuve,  p.  161.  —  «  Pour  me  distraire  des  autres  folies,  écrit  aussi 
Bi-njamin  Constant  à  Fauriel,  je  lis  Chateaubriand.  Il  est  difficile,  quand  on  tâche 
pendant  cinq  volumes,  de  trouver  des  mots  heureux  et  des  phrases  sonores,  de  ne 
pas  réussir  quelquefois:  mais  c'est  la  plupart  du  temps  un  galimatias  double  ;  et 
dans  les  plus  beaux  passages,  il  y  a  un  mélange  de  mauvais  goût  qui  annonce  l'ab- 
sence de  la  sensibilité  comme  de  la  bonne  foi.  Il  a  pillé  les  idées  de  l'ouvrase  sur 
la  Littérature  dans  tout  ce  qu'il  dit  sur  l'allégorie,  sur  la  poésie  descriptive  ^t  sur 
la  sensibilité  des  .Inciens,  avec. cette  différence  que  ce  que  l'auteur  de  ce  dernier 
ouvrage  attribue  a  la  perfectiljilité,  il  l'attribue  au  christianisme.  Ce  plagiat  ne  l'a 


M4  L'IDEOLOGIE  APPLIQUEE 

les  Rapports  du  physique  et  du  moral  et  en  paile  avec  un  véii- 
Lable  enthousiasme  ;  mais  déjà  il  indique,  en  termes  qui  se 
l'approchent  beaucoup  d'ailleurs,  «  aux  imprécations  près  »,  de 
la  Lettre  sur  les  Causes  premières,  qu'il  ne  traitera  pas  son  sujet 
comme  Dupuis  et  Volney  (1).  Et  en  1808,  après  la  mort  de  Cabanis, 
il  joint  ses  regrets  à  ceux  de  Fauriel  et  déplore  que  «  les  hom- 
mes de  cette  espèce  semblent  disparaître  de  la  terre  ».  Lié  avec 
Villers,  le  défenseur  de  Kaut,  il  séjourne  en  1803  quelque  temps 
à  Metz  auprès  de  lui  avec  M™*"  de  Staël  (2).  Au  commencement  de 
1804,  il  lui  écrit  que  V  Essai  sur  V  esprit  et  l  influence  de  la  ré  for- 
mation de  Luther  lui  a  rendu  le  courage  de  continuer  l'ouvrage 
qu'il  a  lui-môme  entrepris.  Puis  il  publie  en  1809  son  Imitation 
de  Walstcin.  En  181:2,  il  lui  arrive,  «  une  ridicule  et  désagréable 
chose  ».  Un  professeur  allemand,  auquel  il  comnumique  le  plan 
et  plusieurs  paities  de  son  ouvrage  sur  l'histoire  et  la  marche 
des  religions  anciennes,  s'empare  de  l'idée  et  de  la  forme,  avec 
ime  telle  exactitude  que  l'annonce  de  son  cours  en  contient, 
mot  pour  mot,  les  titres  des  livres  et  des  chapitres  (3).  A  la  hn 
de  1813,  il  est  distrait  de  son  travail  par  «  une  expédition  poli- 
tique »  :  il  compose  une  brochure  sur  l Esprit  de  conquête  et 
l'usurpation  (4).  Puis  vient  la  chute  de  Napoléon  :  «  Voilà  donc, 
écrit-il  à  Villers,  la  grande  tragédie  finie  par  une  parodie,  aussi 
sale  de  la  part  du  premier  acteur  que  la  tragédie  avait  été  san- 
glante. L'homme  de  la  destinée,  l'Attila  de  nos  jours,  celui 
devant  qui  la  terre  se  taisait,  n'a  pas  su  mourir  :  je  l'avais  tou- 

pas  empêché  de  faire  des  allusions  très  amères,  et  àleur  tour  ces  nilusiousne  l'ont 
pas  empêché  de  croire  que  c'était  un  devoir  d'amitié  que  tie  le  protéger  et  même 
de  le  louer  ».  (Sainte-Beuve,  Chateaubriand  et  son  groupe  littéraire.) 

(1)  »  Il  y  a,  dit-il,  une  partie  mystérieuse  de  la  nature  que  j'aime  à  conserver, 
comme  le  domaini'  de  mes  conjectures,  de  mes  espérances  et  même  de  mes  impré- 
cations contre  quelques  hommes  ». 

(2)  Villers  écrit  à  M^c  de  Staël,  le  25  juin  1802,  après  avoir  vu  à  Paris,  Fauriel, 
les  Suard,  Stapfer  :  «  Mou  exposition  de  la  philosophie  de  Kant  a  du  moins  un 
trait  de  commun  avec  votre  dernier  ouvrage  [La  Littérature  considérée  daiis  se* 
rapports),  c'est  qu'il  était  trop  fort  pour  le  public  à  qui  il  était  destiné  »,  M"'  de 
Staël  lui  répond  que  Loci»e  est  très  conciliable  avec  Kant,  et  qu'elle  étudie  Talle- 
mand  avec  soin.  Le  16  novembre  1802,  elle  lui  écrit  qu'elle  lit  le  mémoire  de  Degé- 
rando  couronné  à  Berlin,  et  qu'elle  va  îi\ire  panntrc  Delphine,  puis  le  20  juillet  1803, 
qu'elle  a  fort  envie  de  faire  un  voyage  en  Allemagne;  enfin  le  lo  octobre,  qu'elle 
sera  à  Metz  dans  dix  jours.  Elle  y  arriva  le  26  octobre  et  en  repartit  le  9  novembre. 
(Briefe  an.  Ch.  de  Villers.) 

(3)  Voir  à  l'appendice,  la  curieuse  lettre  que  Benjamin  Constant  écrit  à  Villers 
pour  le  prier  d'intervenir  et  d'empêcher  qu'on  ne  croie  «  que  sou  ]ilau  a  été  traduit 
de  l'annonce  d'un  cours  allemand  » . 

(4)  «  Le  nom  du  monstre,  écrit-il  à  Villers,  n'est  pas  prononcé,  mais  je  ne  crois 
pas  que  jamais   on  l'ait  si  bien  analysé  et  montré  plus  vil  et  plus  odieux  ». 


BENJAMIN  CONSTANT  ET  LA  SCIENCE  DES  REEICIONS     iUi 

jours  (lit,  mais  on  ne  me  croyait  pas  et  tout  le  monde  reste  con- 
fondu ».  Benjamin  Constant  rentre  à  Paris,  dû  il  est  le  13  avril  el 
annonce  à  Villers  «  (luil  est  possiblt?  et  probable  ([iie  nous  au- 
rons de  la  liberté  (1)  ».  Il  travaille,  par  des  brocliures  et  des 
articles  de  journaux,  u  à  ce  qu'elle  soit  sage  et  réelle  ».  Mais  le 
letablissemenl  de  la  censure,  l'interdiction  des  divertissements 
publics,  les  dimanches  et  jours  fériés,  qui  semblaient  présager 
le  retour  des  dîmes,  les  récriminations  contre  les  acquéreurs  de 
biens  nationaux,  les  menaces  des  ultra-royalistes  avaient  alarmé 
u  les  constitutioniiels  »  et  favorisé  le  retour  de  Napoléon. 
A.vec  lui  Benjamin  Constant  essaya  de  faire  ce  qu'il  n'avait  pu 
réaliser  avec  eux  :  il  rédigea  en  grande  partie  ïActe  addi- 
tionnel aux  Constitutions  de  rEmi)ire.  Après  la  deuxième  res- 
tauration, il  défendit,  dans  la  J/m^/"ye,  les  doctrines  libérales 
et  rentra  à  la  Chambre  des  députés  en  1S18  avec  Manuel  et  La 
Fayette. 

En  1824,  il  commença  la  publication  de  VàReVujion  considn-ce 
dans  sa  source,  ses  formes  et  ses  développements  (^\  On  a 
voulu  n'y  voir  qu'un  transfuge  de  l'école  :  «  L'érudilinii  germa- 
nique, alors  en  bonne  voie,  a-t-on  écrit  (3),  lui  avait  fait  honte 
de  d'Holl)acb,  de  Diderot  et  de  Dupuis  ».  Il  est  vi-ai  (pie  Benja- 
min Constant  a  combattu  le  système  de  Dupuis,  faux  selon  lui, 
parce  que  si  la  niétaphysicpie  et  la  physique  sacerdotales  sont 
devenues  celles  des  philosophes,  il  ne  s'ensuit  pas  (|iic  la  nudli- 
tude  n'ait  reconnu,  dans  les  idées  religieuses,  ([ue  des  abstrac- 
tions perfectionnées.  En  outre,  l'histoire  des  difiix  n'est  celle  de 
la  nature  que  pour  les  hommes  qui  l'ont  étudiée,  el  la  foule  ne 
l'étudié  pas.  Enfin  si  l'homme,  dans  l'enfance  de  l'état  social, 

fl)  Ea  parcourant  ces  lettres,  on  s'explique  les  jug-ements  si  (liltéreuts  que  porte 
Benjamin  Constant  sur  Napoléon  et  sur  les  Bourbons  ;  il  ne  se  soucie  guère  des  per- 
sonnes et  ne  les  apprécie  qu'autant  qu'elles  peuvent  donner  la  liberté.  C'est  un 
point  de  vue  qui  lui  est  commun  avec  la  plupart  des  idéoloL,'ues. 

(2)  Sainte-Beuve  rapproche  la  lettre  de  Benjamin  Gonstmt  sur  le  Génie  du  Cluis- 
tianisynede  celle  qu'il  écrivit  alors  à  Chateaubriand:  «  Je  remercie  votre  Excellence 
de  vouloir  bien,  quand  elle  le  pourra,  consacrer  quelques  instants  a  la  lecture  d'un 
livre  dont,  j'ose  l'espérer,  maL'ré  les  différences  d'opinion,  quelques  détails  pour- 
ront lui  plaire...  Vous  avez  le  mérite  d'avoir  le  premier  parlé  cette  langue,  lorsque 
toutes  les  idées  élevées  étaient  frappées  de  défaveur,  et  si  j'obtiens  quelque  atten- 
tion du  public,  je  le  devrai  aux  émotions  que  le  Génie  du  Christianisme  a  fait 
naître,  et  qui  se  sont  prolongées  parce  que  la  puissance  du  talent  imprime  des  traces 
ineffaçables.  Votre  Excellence  trouvera  dans  mon  livre  un  hommage  bien  sincère  à  la 
supériorité  de  son  talent  et  au  courage  avec  lequel  elle  est  descendue  dans  la  lice, 
forte  de  ses  propres  forces,  etc.  ». 
(:i I  Mémoires  du  duc  de  Brof/lie,  Revue  des  Deux-Mondes,  l^r  avril  1886,  p.  334. 


416  L'IDÉOLOGIE  APPLIQUÉE 

remarque  la  transition  de  la  lumière  aux  ténèbres,  la  succession 
des  jours  et  des  nuits,  Tordre  des  saisons,  il  ne  démôle  pas  les 
révolutions  des  astres,  leur  marche  directe  ou  rétrograde  et 
Seurs  stations  momentanées,  la  correspondance  de  la  tei"re 
dans  ses  formes  avec  les  formes  célestes  et  les  variations  (|ue 
subit  cette  correspondance  durant  une  longue  suite  de  siècles  (1). 
En  réfutant  Dupuis,  B.  Constant  croit  avoir  réfuté  Volney.  S'il 
ne  dit  rien  de  Diderot,  il  juge  sévèrement  le  Système  de  la 
nature,  «  qui  l'a  frappé  de  terreur  et  d'étonnement  »  ;  car, 
insuffisant  pour  expliquer  beaucoup-  de  phénomènes,  il  repose 
sur  une  supposition  tout  aussi  gratuite  que  le  spiritualisme 
dogmatique.  De  même  B.  Constant  critique  Helvétius  et  le  sys- 
tème de  l'intérêt  bien  entendu. 

Mais  s'il  combat  Dupuis,  dont  les  idées  d'ailleurs  n'avaient 
pas  été  acceptées  par  l'école  tout  entière,  il  ne  ménage  pas  plus 
les  Allemands.  S'il  attaque  Volney,  il  ne  méconnaît  pas  sou 
mérite;  s'il  critique  le  Système  de  la  Nature,  il  estime,  «  l'anta- 
goniste  intrépide  d'une  arrogante  autorité  ».  S'il  se  réclame,  par 
politesse,  de  Chateaubiiand  et  s'il  j-end  hommage  à  son  carac- 
tère et  à  son  talent,  il  lui  reproche,  après  Ginguené,  d'avoir  fait 
valoir  lutilitc  du  christianisme  pour  la  poésie,  comme  si  un 
peuple  cherchait,  dans  sa  croyance,  à  procurer  une  mythologie 
à  ses  versificateurs  ;  d'avoir  commis,  dans  les  Martyrs,  un  ana- 
chronisme d'environ  quatre  mille  ans,  en  présentant,  comme 
simultanés,  le  polythéisme  d'Homère  et  le  catholicisme  de  nos 
jours.  Quand  il  sinspire  des  philosophes  allemands,  c'est  qu'ils 
admettent  une  doctrine  chère  à  Tui'got,  à  Condorcet,  à  Cabanis, 
à  savoir  que  tout  est  progressif  dans  l'homme.  De  même,  si  W 
christianisme  est  la  plus  satisfaisante  et  la  plus  pure  de  toute 
les  formes  que  le  sentiment  religieux  peut  revêtir,  c'est  qu'il  est 
perfectible. 

Par  d'autres  cotés  encore,  B.  Constant  se  rattache  à  Cabanis, 
à  D.  de  Tracy  et  même  à  Dupuis  et  à  Volney  ;  il  combat  La  Men- 
nais  et  de  Maistre,  de  Bonald  et  Ferrand,  d'Eckstein  et  les  misé- 
rables sophistes  qui  s'intitulent  défenseurs  de  la  rehgion  et  ne 
sont  pas  moins  perfides  envers  les  gouvernements  qu'envers  les 
peuples.  Il  nest  guère  plus  indulgent  pour  les  prêtres  et  la 
morale  sacerdotale  que  d'Holbach,  Helvétius  ou  leurs  succes- 

(1)1,  299;  II,  382.  Ce  dernier  mot,  dit-il,  décèle  toute  la  fausseté  du  système. 


BENJAMIN  CONSTAiNT  ET  LV  SCIENCE  DES  KELICIONS      il7 

seiirs.  Ce  quil  dit  des  climats,  rappelle  Cabanis,  auquel  nous 
songeons  encore  à  propos  de  rinscriptioii  célèbre  du  temple 
disis  et  de  Téloge  du  stoïcisme,'  «  tUan  sublime  de  Tàme, 
fatiguée  de  voir  la  morale  dans  la  dépendance  dhommes  cor- 
rompus et  de  dieux  égoïstes  ».  Comme  le  disaient  Di^^gérando 
et  Cabanis,  comme  l'ont  cru  Fauriel  et  Cousin,  a  tout  sert  h  Tin- 
telligence  dans  sa  marche  éternelle.  Les  systèmes  sont  des 
instruments,  à  l'aide  desquels  l'homme  découvre  des  vérités  de 
détail,  tout  en  se  trompant  sur  l'ensemble;  et  quand  les  systèmes 
ont  passé,  les  vérités  demeurent»  (1). 

On  couq)rend  fort  bien,  en  se  rappelant  la  lettre  de  Benjamin 
Constant  sur  les  Rapports,  la  marche  suivie  par  son  esprit. 
Cabanis  avait  déjà  à  peu  près  reconnu  qu'il  est  impossible  de 
détruire,  dans  la  masse  des  hommes,  l'idée  fondamentale  sur 
laquelle  reposent  toutes  les  religions  positives,  et  cherché  une 
religion  siuq)le  et  consolante  qui  n'y  produisît  que  du  bien.  Ben- 
jamin Constant,  instruit  par  une  expérience  plus  longue,  pense 
de  même,  mais  trouve  que  le  stoïcisme  étoufTe  le  germe  de  beau- 
coup d'émotions  douces  et  profondes.  La  religion  est  bien 
pour  lui,  comme  le  disent  les  Allemands,  la  langue  par  laquelle 
la  nature  parle  à  l'homme,  mais  elle  est  aussi  soumise  à  une 
progression  régulière,  à  laquelle  les  prêtres  obéissent  aussi  bien 
que  les  tribus  ([u'ils  dominent.  Le  christianisme  est  donc  supé- 
rieur au  stoïcisme.  N'a-t-il  pas  été  d'ailleurs,  comme  dirait  Caba- 
nis, la  religion  des  «  Turgot  et  des  Franklin  <>  ?  Ne  donne-t-il 
pas  au  stoïcisme  la  vie  et  la  chaleur  qui  lui  manquent?  N'est-il 
pas  le  seul  qui  puisse,  avec  la  liberté  politique  et  religieuse, 
produire  tous  les  progrès  et  toutes  les  vertus.  Ainsi,  parti 
comme  Cabanis  de  la  doctrine  de  la  perfectibilité  et  préoccupé 
d'obtenir  la  liberté  politique.  Benjamin  Constant  arrive  au 
christianisme  en  dépassant  le  stoïcisme  (2). 

A  peu  près  à  la  même  époque,  Biran  terminait  une  évolution 
semblable,  mais  bien  plus  mouvementée,  (lui,  de  Cabanis  et  de 

(1)  S'il  cite  les  .Ulemands  et  non  Cabanis,  c'est  fjue  c'eût  été  une  mauvaise  recom- 
mandation d'invoquer  l'homme  dont  «  on  flétrissait  alors  le  matérialisme  ",  et  que 
l'AUemairue,  comme  eu  d'autres  temps  TAnirleterre,  était  à  la  mode. 

(2)  Par  cette  conception  même,  Benjamin  Constant  est  conduit  à  parler  favorable- 
ment de  Chateaubriand  qui  devint  pour  lui  un  précurseur,  en  même  temps  qu'il  était 
à  certains  momt-uts  un  allié  précieux  ;  à  juger  avec  faveur  Platon  «  sans  lequel  li; 
<-liristianisme  fût  redevenu  une  secte  juive  »,  à  citer  Cousin,  son  traducteur,  qui, 
selon  le  Cathollr^ue,  a  exposé  une  théorie  «  au  bout  de  laquelle  se  trouverait  le 
système  de  M.  Constant  ■.  (IV,  472  ;  V,  184  et  186). 

PiCAVET.  27 


/,18  L'IDÉOLOGIE  APPLIQUÉE 

D.  de  Tracy,  l'avait  conduit  à  Bonnet  et  à  Condillac,  puis  au 
stoïcisme  et  enfin  à  un  christianisme  voisin  du  mysticisme. 

Le  sentiment  religieux  distingue  l'homme  des  animaux  (1)  :  il 
ne  faut  pas  plus  létouffer  que  la  pitié,  l'amour  et  toutes  les 
émotions  involontaires.  Naissant  du  besoin  que  l'homme 
éprouve  de  se  mettre  en  communication  avec  la  nature  qui 
l'entoure  et  les  forces  inconnues  qui  lui  semblent  l'animer,  il  fait 
entrer  la  morale  dans  la  religion,  en  modifiant  heureusement  les 
notions  de  Dieu,  de  spiritualité  et  d'immortalité.  Mais  le  fond 
n'est  pas  les  formes,  le  sentiment  rehgieux  n'est  pas  les  insti- 
tutions religieuses.  Toute  forme  positive,  môme  satisfaisante 
pour  le  présent,  contient  un  germe  d'opposition  aux  progrès 
futurs  ;  le  sentiment  religieux  s'en  sépare  et  en  cherche  une 
autre.  Par  cette  distinction  s'explique  la  suite  des  phénomènes 
rehgieux  dans  les  annales  des  diflerents  peuples  ;  par  elle 
s'explique  le  fait  que  certaines  formes  religieuses  paraissent 
ennemies  de  la  liberté  (2)  —  tandis  que  le  sentiment  religieux 
lui  est  toujours  favorable,  —  et  le  triomphe  des  croyances 
naissantes  sur  les  croyances  anciennes.  Par  suite.  Benjamin 
Constant  ne  confond  pas  les  époques,  toutes  progressives,  des 
diverses  rehgions;  il  écarte  les  explications  scientifiques,  placées 
à  tort  avant  le  sens  populaire  ou  littéral.  Séparant  les  reli- 
gions dominées  par  les  prêtres,  de  celles  qui  demeurent  indé- 
pendantes de  la  direction  sacerdotale,  il  montre  que  «  les 
rehgions  qui  ont  lutté  avec  le  plus  de  succès  contre  leur  puis- 
sance, ont  été  les  plus  douces,  les  plus  humaines,  les  plus 
pures  ». 

A  coup  sûr,  l'œuvre  était  prématurée,  puisque  l'histoire  des 
diverses  religions  est,  aujourd'hui  encore,  incomplète  et  qu'on 
commence  à  peine  à  voir  ce  qu'elle  devrait  être  (3).  3Iais  c'est 
une  incursion  heureuse  des  partisans  de  la  perfectibihté  sur  ce 
domaine,  et  il  eût  été  à  souhaiter,  ici  comme  ailleurs,  qu'on  se 
lut  davantage  inspiré  de  leurs  rechej-ches.  Certes  Creuzer,  amé- 
lioré par  Guignaud  et  si  souvent  cité  (4),  lui  est  inférieur  en 
netteté  et  en  précision,  sans  le  dépasser  beaucoup  en  érudition. 

(1)  Avant  de  Quatrefages,  il  fait  de  l'homme  un  animal  religieux. 

(2)  «  Naguère,  dit-il,  le  despotisme  le  plus  complet  que  nous  ayons  connu  s'était 
emparé  de  la  religion  comme  d'un  auxiliaire  complaisant  et  zélé  ».  — Cf.  ch.v,  §  4. 

(3)  Bibliolhèque   de    l'École  des  Hautes-Études ,   Sciences  religieuses,  Paris, 
1889. 

(i)  Benjamin  Constant  critique  l'un  et  l'autre  avec  beaucoup  de  sens. 


J.-H.  SAV  ET  L  ÉCONOMIK  POF JTIQrE  41t) 

Enfui  le  livre  méi'itorait  d'être  relu  à  notre  époque  :  on  pour- 
rait croire  qu'il  a  été  écrit  pour  nosjconlemporaius  (1). 

Jean-Baptiste  Say,  éliuiiué  du  Tribunal,  ne  se  réconcilia  jamais 
avec  Napoléon.  11  avait  eu,  comme  Daunou,  son  dîner,  non  aux 
Tuileries,  mais  à  la  Malmaison  et  refusé  de  justitier  les  mesures 
linanciéres  ([n'allait  prendre  le  gouvernement.  Il  refusa  de  même 
les  fonctions  de  directeur  des  droits  réunis,  parce  qu'il  jugeait 
ce  système  funeste  à  la  France  (:2).  Opposant  ii'réconcilial)le, 
Say  doit  être  compté  parmi  les  idéologues.  Rédacteur  à  la 
Décade  (3),  il  y  analyse  la  Vie  de  B.  Franklin.,  écrite  par  lui- 
même  et  traduite  par  Castéra,  donne  les  Conseils  de  Leptomènes 
sur  les  élections,  y  pai-le  d'Horace  Say,  «  qui  avait  faille  plan  d'un 
ouvrage  sur  l'entendement  humain,  et,  pour  l'exécuter  digne- 
ment, avait  commencé  par  analyser  Locke  et  Condillac  »,  etc.  (4). 
Mais  il  y  a  surtout  fait  un  Extrait  qui  le  montre  bien  en  com- 

(^l)  '<  Une  atfitatioii  mystérieuse,  un  désir  de  croire  se  manifestent  de  toutes  parts. 
Partout  vous  discernez  des  sectes...  enthousiastes,  parce  que  le  besoin  d'enthou- 
siasme est  de  tous  les  temps...  méthodistes  anirlais  (lisez  Armée  du  Salut), 
habitants  des  cimetièri-s,  voulant  à  tout  i>rix  renouer  la  communication  avec  le 
monde  invisible  et  le  commerce  avec  les  morts  (lisez  Spiriles),  en  Allemagne  toutes 
les  philosophies  impréirnées  de  mysticisme  (cf.  le  dernier  roman  de  Bour;,'et  et 
les  articles  auxquels  il  a  donné  lieu).  Kn  France  même,  s'élèvent  du  sein  de  cette 
iréuéralion  sérieuse  et  studieuse,  des  elforts  isolés,  secrets...  Pleins  de  respect 
pour  toute  opinion  reliirieuso,  quelle  qu'elle  soit,  ils  parlent  avec  la  même  vénéra- 
tion de  reau  bénite  et  de  l'eau  lustrale  [Vuei  Cérémonies  houddhisles,  Lotus, 
Aurore,  Initiation  .  Rcmarc|uez  comment  l'instinct  de  cette  rénovation  saisit  nos 
prosateurs  et  nos  poètes.  .\  ((ui  demandent-ils  des  etfets?  \  Tironie,  aux  apophteg- 
mes philosophiques,  comme  Voltaire  ?  Non,  à  la  méditation  vague,  à  la  rêverie, 
dont  les  regards  se  tournent  toujours  vers  l'avenir  sans  bornes  et  vers  l'infini.  Beau- 
coup se  perdent  dans  les  nuages  ;  mais  leur  élan  vers  les  nnaircs  est  une  tentative 
pour  approcher  des  cieux.  Us  sentent  que  c'est  ainsi  que  s'établira  leur  correspon- 
dance avec  un  public  nouveau,  public  (|ue  l'incrédulité  fatigue  et  qui  veut  autre 
I  hose,  sans  savoir  peut-être  encore  ce  qu'il  veut  cf.  le  Discours  de  réception  de 
M.  de  Vogué  et  son  allocution  auv  étudiants).  Il  faut  donc  revenir  à  la  religion  impo- 
sée ou  à  la  religion  libre...  par  conséquent  respecter  la  progression  de  la  religion... 
réclamer  la  liberté  reliiriçuse  illimitée,  infinie,  iiidi\iiluelle,...  qui  multipliera  les 
formes  religieuses,  dont  chacune  sera  plus  épurée  que  la  précédente...  Laissez  le 
torrent  se  diviser  en  mille  ruisseaux...  ils  fertiliseront  la  terre  qu'il  aurait  dévastée  ». 

(2)  «  Bonaparte,  écrira-t-il  plus  tard,  a  fait  rétrograder  la  marche  de  la  civilisation. 
C'est,  dira-l-il  encore,  l'ignorance  de  Téconomie  politique  qui  l'a  conduit  à  Sainte- 
Hélène.  11  na  pas  vu  que  le  résultat  inévitable  de  son  système  était  d'épuiser  ses 
ressources  et  d'aliéner  les  aflections  de  la  majorité  des  Français  ». 

(3i  J.-B.  Clément,  dans  la  Notice  de  la  huitième  édition,  dit  qu'Andrieux  et  Gin- 
.'uené  lui  offrirent  la  rédaction  en  chef.  Cela  ne  semble  guère  s'accorder  avec  les 
liéclarations  que  nous  avons  rapportées  (ch.  i,  §  4).  D'un  autre  côté,  il  ajoute  qu'il 
abandonna  la  direction  en  1799.  Or  J.-B.  Say  '<  remplacé  par  Giuguené  »  le  20  ni- 
vôse an  VIII,  y  traduit  le  20  messidor  an  IX  quehiues  anecdotes  sur  la  vie  de  Gœthe, 
et  en  l'an  X  la  Décade  écrit:  "  .Nous  étions  les  mêmes  que  nous  sommes  encore  ». 
Ce  qui  semble  incontestable,  c'est  qu'il  collabora  à  la  Décade  aussi  longtemps  qu'il 
fut  permis  d'y  écrire  librement. 

(i)  M.  Léon  Say  {Débats  du  8  juillet   1890}   a  donné  quelques  pages  d'une  Auto- 


420  LIDÉOLOGIE  APPLIQUÉE 

inunion  didées  avec  ses  collaborateurs.  Il  s'agissait  des  Élt'- 
ments  de  législation  naturelle  ^q  Perreau:  «  Voici  encore,  disait 
J.-B.  Say,  un  bon  ouvrage,  sorti  de  ces  écoles  centrales  dont  cei- 
taines  gens  affectent  de  dire  tant  de  mal  ».  Et,  après  avoir  montré 
qu  il  y  était  traité  de  Tliomme  comme  individu,  de  ses  obligations 
envers  lui-même  et  de  ses  rapports  avec  ses  semblables,  il  ajou- 
tait :  «  C'est  au  même  auteur  que  le  public  doit  un  autre  ouvrage 
estimé,  les  Etudes  de  l'homme  physique  et  moral.  Celui-ci  ne 
peut  qu'ajouter  à  sa  réputation;  et  après  avoir  assuré  la  marcbe 
de  ses  élèves,  il  est  fait  pour  éclairer  celle  des  professeurs  ses 
confrères  ».  A  l'occasion  de  ce  premier  ouvrage,  vanté  par  J.-B. 
Say,  Boisjolin,  tout  en  soutenant  que  Fauteur  avait  eu  tort  de 
vouloir  faire  de  Voltaire  un  athée,  disait:  «  La  science  de  la 
métaphysique  est  ainsi  dirigée  de  nos  jours  en  France;  il  n'est 
plus  permis  de  la  détournei-  de  son  objet  et  de  l'égarer  dans  le 
labyrinthe  des  discussions  théologiques,  si  l'on  veut  obtenir 
l'estime  des  bons  esprits  qui,  à  l'exemple  de  quelques  métaphy- 
siciens supérieurs,  tels  que  Garât,  Cabanis,  etc.,  n'appliquent  le 
raisonnement  qu'aux  faits  observés  et  découverts  ».  Pour  un  des 
concours  de  l'Institut,  J.-B.  Say  composa  Olbie  ou  Essai  sur  les 
moyens  d'améliorer  les  mœurs  d'une  nation.  Deux  ans  plus 
tard  paraissait,  en  deux  volumes,  le  Traité  d'Economie  poli- 
tique «  le  meilleur,  disait  D.  de  Tracy,  qui  ait  encore  été  fait(l)  ». 
Comme  la  plupart  des  idéologues,  il  pense  par  lui-môme  et  cri- 
tique ceux  dont  l'autorité  est  la  plus  grande,  Condillac  «  et  le 
babil  ingénieux  du  livre,  où  il  fonde  presque  toujours  un  prin- 
cipe sur  une  supposition  gratuite  »  ;  Rousseau  et  son  Contrat 
social,  Voltaire  et  Dupont  de  Nemours.  Mais  il  cite,  de  Condillac, 
la  remarque  judicieuse  qui  fait  du  raisonnement  abstrait  un 
calcul  avec  d'autres  signes;  Pascal  et  Locke,  Condillac.  Tracy  et 
Laromignière  qui  ont  prouvé  que  «  faute  d'attacher  la  môme 
idée  aux  mêmes  mots,  les  hommes  ne  s'entendent  pas,  se  dis- 
putent, s'égorgent  »;  Cabanis,  d'Alembert  et  Sennebier,  pour 
«  montrer  que  le  calcul  ne  saurait  être  appliqué  à  l'économie 
politique  »;  Tm-got  «  dont  les  opérations  administratives,  faites 

biographie  qui  nous  font  regretter  vivement  que  J.-B.  Say  se  soit  arrêté  si  vite.  A 
notre  prière,  il  a  bien  voulu  rechercher  s'il  n'existait  aucune  trace  d'une  correspon- 
dance entre  Say,  installé  à  Auchy,  et  ses  amis  restés  à  Paris.  Il  n'a  rien  retrouvé. 

(l)  «  Observez,  ajoutait-il  {Commentaire,  280j  qu'ayant  écrit  ceci  il  y  a  treize  ans, 
je  n'ai  pu  citer  que  la  première  édition  de  M.  Say,  et  que  la  deuxième  édition  de 
cet  excellent  ouvrage  est  encore  supérieure  à  la  première  ». 


J.-B.  SAY  ET  I.  hX.ONOMIE  POLITIQI  H  121 

ou  projetées,  sont  au  iiouihie  des  plus  belles  qu'aucun  lioniuie 
(i'État  ait  jamais  conrues  ;  Beccaria,  Veiriet  Sniilh  «  avant  lequel 
il  n'y  avait  pas  décononiie  politiqile  »,  mais  (jui  a  pu  apprendre 
quelque  chose  des  économistes  français  et  a  laissé  certains 
points  obscurs  ou  mal  éclairés.  Comme  Condorcet  et  D.  de  Tracy, 
il  croit  au  progrés  lent,  mais  infaillible  des  lumières,  aux  progrès 
présents  et  futurs  de  la  raison  publique.  Comme  le  dernier,  il 
estime  ([ue  la  moi'ale  ne  paraît  pas  pouvoir  être  l'objet  d'un 
enseignement  public  et  que  la  bonne  conduite  des  hommes  ne 
saurait  être  le  fruit  ([ue  d'une  bonne  législation,  d'une  bonne 
éducation  et  d'un  bon  exemple.  Comme  lui  encore,  il  laisse  une 
place  considérable  à  la  déduction  (1).  C'est  aux  faits  généraux  (^) 
qu'il  fait  surtout  appel  :  s'il  les  fonde  sur  l'observation  des  faits 
particuliers,  il  veut,  non  seulement  tfu'on  en  soit  témoin  soi- 
uiéme,  que  les  résidtats  soient  constanmient  les  mêmes,  mais 
encore,  «  qu'un  raisonnement  solide  montre  pourquoi  ils  ont  été 
les  mêmes  •>,  Bien  des  faits  particuliers  ne  sont  pas  complète- 
ment avérés,  ne  prouvent  rien  ou  prouvent  le  contraire  de  ce 
<lu'on  veut  élablii-1 

l'ar  J.-B.  Say,  dont  le  succès  fut  européen,  les  doctrines  et  la 
métliode  des  idéologues  se  transmirent  à  bien  des  pensem's  qui 
n'ont  pas  su  toujours  combien  ils  relevaient  de  l'école.  Citons 
Cliarles  Comte,  le  gendre  de  J.-B.  Say,  le  secrétaire  perpétuel 
de  l'Académie  des  sciences  morales  avant  ^lignet,  l'ami  de 
A.  Thierry  et  l'auteur  du  Traitr  de  Ucfidation;  Dunoyer,  qui  a 
surtout  insisté,  dans  la  Libertt-  du  travail,  sur  ce  fait  que  «  les 
forces  productives  relèvent,  comme  les  produits,  de  l'économie 
politique,  etc.  »  (3). 

Bastiat  comparait  le  Traitt'  de  J.-B.  Say  aux  ouvrages  de 
Laroniiguière,  pour  la  facilité  avec  laquelle  on  va  d'une  idée  à 
une  idée  nouvelle,  et  il  écrivait,  en  18:25,  qu'il  n'avait  jamais  lu 
sur  les  matières  d'économie  politique  que  Smith,  Say,  de  Tracy 
et  le  Censeur.  Il  rappelait  encore,  en  1845,  la  théorie  de  D.  de 
Tracy  qui  réduit  l'industrie  à  deux  branches,  le  travail  qui  trans- 
foi-me  et  celui  qui  transporte  (4).  M.  Joseph  Garnier,  dans  son 

(1)  Tout  en  prenant  l'Économie  politique  pour  une  science  d'observation,  il  la  dis- 
tingue de  la  botanique  et  de  Thistoire  naturelle,  qui  recueillent  et  classent  des 
observations  :  elle  doit  déduire  des  lois  générales  de  l'observation  des  faits. 

(2)  Cf.  i:h.  IV  et  ch.  vi,  ce  que  nous  avons  dit  de  Cabanis  et  de  D.  de  Tracy. 
(.3)  Voyez  D.  de  Tracy,  ch.  vi,  §  4. 

(4;  Œuvres  complètes.  Correspondance  et  Mélanges,  I,  p.  17  et  432, 


f, 


422  L'IDÉOLOGIE  APPLIQUÉE 

Traité  d'Éconotnie politique,  cite  D.  de  Tracy  à  côté  de  Comte, 
de  Rossi,  de  Basliat,  de  Dunoyer,  parmi  les  économistes  les  plus 
remarquables  qui  ont  continué  l'œuvre  des  physiocrates  et 
d'Adam  Smith  (1).  Enfin  John  Stuart  Mill,  qui  appartient  à  l'école 
par  bien  des  côtés,  fait  de  J.-B.  Say,  qu'il  vit  à  Paris  en  1820, 
un  portrait  des  plus  flatteurs  (2). 

La  Décade  annonçait,  le  jour  môme  où  Ginguené  donnait  son 
dernier  Extrait  du  Génie  du  Christianisme,  un  ouvrage  du 
citoyen  Brillât-Savarin,  ex-constituant  et  membre  du  tribunal  de 
cassation.  Dans  les  Vues  et  projet  d  Économie  'politique,  l'au- 
teur appelait  l'attention  sur  différents  objets  essentiels  à  une  bonne 
administration  et  à  la  prospérité  publique  et  demandait  qu'on 
formât  une  classe  d'aspirants  auprès  des  préfets  civils  et  mari- 
times, des  commissaires  du  gouvernement  et  des  administi'a- 
tions  des  tribunaux  (3).  Compatriote  de  Bichat,  de  Montègie,  de 
Richerand,  il  avait  étudié  à  Dijon,  en  môme  temps  que  le  droit, 
la  chimie  avec  Guy  ton  de  Morveau,  la  médecine  domestique  avec 
le  père  du  futur  duc  de  Bassano.  Pendant  la  Terreur,  il  s'était 
•  réfugié  en  Suisse,  puis  en  Amérique.  Attaché  ensuite  à  l'état-ma- 
jor  d'Augereau,  dont  Cliérin  était  le  chef,  commissaire  du  Direc- 
toire à  Versailles  en  1798,  il  y  connut  Montucla,  l'auteur  de 
VHistoire  des  mathématiques,  qui  lui  montra  des  fragments  de 
son  Dictionnaire  de  Géographie  gourmcuide.  Magistrat  distin- 
gué et  savant,  il  fit  partie,  comme  Degérando,  de  la  Société 
d'encouragement  pour  l'industrie  nationale  et  y  présenta  un 
irrorateur  de  son  invention.  Ami  d'Andrieux  et  partisan  des 
néologues   et  des  romantiques,  médecin  amateur  et  prenant 

(1)  8°  éd.,  p.  6o4.  Il  rappelle  In  division  en  industrie  tai)ricante  et  en  industrie 
commerçante;  il  remarque  que  D.  de  Trary  a  pu  dire  avec  raison  :  tout  le  bien  des 
sociétés  humaines  est  dans  la  bonne  application  du  travail,  tout  le  mal  dans  sa 
perdition;  et  il  éclaircit  par  un  exemple  cette  assertion.  Il  le  cite  encore  en  définis- 
sant le  mot  Économie;  il  s'appuie  de  sou  autorité  pour  soutenir  la  légitimité  du 
prêt  à  intérêt  et  l'appelle  un  des  plus  solides  penseurs  de  notre  époque  ;  il  cite 
même  un  passage  de  sa  Grammaire  pour  étnblir  ce  qu'il  faut  entendre  par  science 
et  par  art  (p.  52,  66,  78,  109,  539,  627). 

(2)  '(  Eu  passant  par  Paris,  je  demeurai  quelque  temps  chez  M.  Say,  Témineut 
économiste,  ami  et  correspondant  de  mon  père,  avec  qui  il  s'était  lié  pendant  une 
visite  qu'il  fit  en  Angleterre,  un  an  ou  deux  après  la  paix.  Il  appartenait  à  la  der- 
nière génération  des  hommes  de  la  Révolution  française  ;  c'était  un  beau  type  du 
vrai  républicain  français  ;  il  n'avait  pas  fléchi  devant  Bonaparte,  malgré  les  séduc- 
tions dont  il  avait  été  l'objet;  il  était  intègre,  noble,  éclairé.  Il  menait  une  vie 
tranquille  et  studieuse,  au  bonheur  de  laquelle  contribuaient  de  chaleureuses 
amitiés  privées  et  l'estime  publique  ». 

(3)  N'est-ce  pas  «  sous  forme  éminemment  pratique  »  l'École  d'administration  de 
1848  et  l'école  actuelle  des  sciences  politiques  ? 


BIULLAT-SAVAIUN  42:] 

grand  plaisir  à  assister  aii\  thèses  (1),  gourmet  éinérite  et  con- 
sultant, il  fut  invité  par  Richerand  à  faire  imprimer  ses  Mrdita-- 
fions  gastronomiques.  Voué  par  état  à  des  études  sérieuses,  il 
craignit  bien  un  peu  d'être  considéré  «  connue   ne  s'occupant 
que  de  fariboles  »,  par  ceux  qui  ne  connailraient  de  son  livre 
que  le  titre;  mais  il  se  rassura  en  songeant  ([ik"  trente-six  ans 
de  travaux  publics  et  continus  suffisaient  à  lui  établir  une  répu- 
tation contraire.  Et  il  fit  paraître  (18-25)  ce  livre  spirituel  et  char- 
mant, ingénieux  et   original,  sous    une  forme  légère  et  frivole, 
([ue  tout  le  monde  voulut  lire,  connue  li'  lui  disait  Richerand, 
mais  qui  rejeta  complètement  dans   l'diubre    «  l'économiste  et 
le  jurisconsulte  ».  Il    y   a   cependant,   dans   l(f  Physiologie  du 
goût,  un  idéologue.  (Vest  lui  qui  range,  suivant  >«  un  ordre  analy- 
tique, les  théories  et  les  faits  ».  étudie  «  l'origine  »  de  la  gastro- 
nomie et  fait  l'histoire  philosophique  de  la  cuisine,  qui  parle  de 
la  gastronomie  analytique  et  de  ses  recherches  sur  les  effets  des 
aliments,  découvre,  dans  la  langue  de  l'hounne,  les  mouvements 
de  spication.  de  rotation  et  de  verrilion,  inconnus  aux  animaux, 
♦'t  donne,  sur  le  sommeil  et  les  rêves,  en  citant  Rœderer  et  en 
discutant  Gall,  des  réflexions  et  des  observations  qui  rappellent 
Cabanis  et  sont  encore  bonnes  à  consulter. 

C'est  l'homme  élevé  par  le  xvur  siècle  qui,  «  ayant  posé  les 
bases  théoriques  de  la  gastronomie,  pour  la  placer  parmi  les 
sciences  »,  et  <•  défini  avec  précision  ce  qu'on  doit  entendre  pai- 
la  gourmandise,  en  la  séparant  de  la  gloutonnerie  et  de  l'intem- 
pérance »,  reproche  aux  morahstes  intempérants,  d'avoir  voulu 
voir  des  excès  là  où  il  n'y  a  «  qu'une  jouissance  bien  entendue  ». 
On  retrouve  même  l'économiste  pour  lequel  «  la  gourmandise 
est  le  lien  qui  unit  les  peuples,  par  l'échange  réciproque  des 
objets  qui  servent  à  la  consommation  journalière  ». 


II 


Les  sciences  mathématiques,  physiques  et  naturelles  conti- 
nuent à  suivre  la  méthode  qu'avait  adoptée  à  leur  exemple 
l'idéologie   et  maintiennent  avec  elle  leur  union.    Il  faudrait, 

(1)  Il  fait  l'apologie  des  médecias  ses  compatriotes  et  cite  la  description  de  la 
mort  par  Richeraiid,  la  Physiologie  (les  passions  d'Alibert  et  la  Chimie  appli- 
quée à  l'agriculture  de  Cbaptal. 


AU     L'IDÉOLOGIE,  LA  PHYSIQUE  ET  LES  MATHÉMATIQUES 

pour  être  complet,  faire  l'histoire  du  mouvement  scientifique  dr 
notre  siècle.  Nous  nous  bornerons  à  quelques  noms.  Nous  avons 
déjà  parlé  de  Lacroix  et  de  son  opinion  sur  l'analyse  et  la  svn- 
thèse.  Professeur  à  la  Faculté  des  sciences,  après  avoir  défendu 
les  écoles  centrales,  il  a  laissé  des  Essais  sur  l'enseigneme?it, 
dont  on  recommande  encore  la  lecture  aux  élèves  de  nos  classes 
de  philosophie  (1).  Sainte-Beuve  a  vu  avec  surprise  que  Biot, 
«  loué  comme  un  chrétien  des  premiers  temps  »,  par  le  comte 
de  Chambord,  a  écrit  en  1803  m\  Essai  sur  T histoire  générale 
des  sciences  pendant  la  Révolution  française,  où  il  maintenait 
fermement  la  doctrine  de  la  perfectibilité,  et  critiqué  en  1809, 
dans  un  article  sur linfluence  des  idées  exactes  dans  les  ouvra- 
ges littéraires,  le  système  des  causes  finales  de  Bernardin  de 
Saint-Pierre.  Il  eût  été  bien  plus  étonné  s'il  avait  connu,  comme 
nous,  d'abord  le  professeur  enthousiaste  des  écoles  centrales, 
et  le  rédacteur  convaincu  de  la  Décade.  Mais  Lancelin,  dont 
l'œuvre  est  fort  ignorée,  nous  montrera  mieux  encore  combien 
l'idéologie  était  intimement  mêlée  aux  sciences. 

Dix  pages  de  Damiron,  un  mot  de  Cabanis,  une  courte  notice 
dans  la  Décade,  une  curieuse  lettre  que  nous  avons  trouvée 
dans  les  cartons  de  l'Académie  des  sciences  morales ,  voilà 
ce  que  nous  avons,  avec  son  ouvrage ,  assez  difficile  même 
à  rencontrer,  sur  Lancelin  dont  le  nom  ne  figure  dans 
aucune  histoire  de  la  philosophie,  dans  aucun  Dictionnaire 
biographicjiie    ou  philosophique  (2).    Né    en    Normandie    en 

(1)  Paul  3a.net,  Élé7nenls  de  philosophie  scientifique  et  morale,  p.  438  sqq. 

(2)  Voyez  Damirou,  Essai,  etc.  I,  p.  150-161  (Damiron  est  trop  élogieux  pour 
Lancelin  qu'il  appelle  un  esprit  net,  rieroureux  et  étendu,  un  raisonneur  habile). 
Cal)auis  signale  {Rapports  du  plnjsique  et  du  moral,  I,  xvi;  la  première  moitié 
de  l'écrit  de  Lancelin  qui  présente  les  bases  mêmes  de  la  scieuce  sous  quelques 
nouveaux  points  de  vue,  après  avoir  rappelé  les  leçons  de  Garât,  les  travaux  de 
1).  de  Tracy,  de  Degérando  et  de  Laromiguière.  La  Décade  (10  thermidor  an  XI) 
dit  que  l'ouvrage  de  Lancelin  est  un  de  ceux  dont  la  conception  seule  doit  méri- 
ter des  éloges,  puisqu'il  est  impossible  de  songer  même  à  les  entreprendre  sans 
posséder  des  connaissances  aussi  variées  qu'étendues.  Partisan  décidé  du  système  de 
ia  perfectibilité,  voué  exclusivement  au  culte  de  la  ithilosophie,  et  admirateur  jusqu'à 
l'enthousiasme  des  hommes  de  génie  qui  ont  reculé  les  bornes  de  l'esprit  humain, 
Lancelin  a  entrepris  de  marcher  sur  les  traces  de  Bacon  et  des  deux  principaux 
auteurs  de  Y  Encyclopédie  en  présentant  l'ensemble  et  la  génération  des  sciences  ». 
Le  journaliste  ajoutait  avec  raison,  quoi  qu'en  eût  dit  Lancelin,  que  les  grands 
modèles  lui  étaient  familiers  et  qu'il  avait  longtemps  médité  leurs  opinions  et  leurs 
principes.  11  applaudissait  à  la  résolution  qu'avait  prise  Lancelin,  de  travailler  pour 
la  postérité,  à  un  monument  digne  d'un  homme  et  d'un  Français.  La  lettre  de  l'Ins- 
titut est  datée  du  16  vendémiaire  an  VI.  Lancelin  réclame  son  Mémoire  pour  le  revoir, 
pense  à  l'intituler  «  Des  moyens  de  créer,  de  perfectionner  les  sciences  et  d'accroître 

*  les  forces  de  l'esprit  humain  ou  Influence  démontrée  des  signes  sur  la  formation  des 


! 


[.ANCELIN  42.^ 

1769  (1\  il  lit  irexcellentes  humanités  à  Caen  et  cliidia  deux  ans 
la  philosopliie  sous  le  plus  inlivpitle  des  scolasliques.  Puis  il 
suivit  le  cours  public  de  mathématiques  de  Le  Cauu,  médecin 
philosophe  qui  était  en  correspondance  avec  d'Alembert,  et  lui 
dut  le  premier  développement  de  sa  raison.  Élève  de  l'École 
du  génie  maritime,  où  il  eut  poui-  professeur  Labey,  plus  tard 
professeur  à  lÉcole  centrale  du  Panthéon,  et  traducteur  (an  V) 
de  X Introduction  d'Euler  à  l'analyse  des  inflnis,  il  y  étudia  les 
mathématiques,  prit  le  goiU  de  son  métier  et  des  recherches 
philosophiques.  Ingénieur-constructeur  en  17S9,  il  était  ingé- 
nieur en  chef  dès  1796.  En  l'an  VI,  il  est  préposé  au  quatrième 
arrondissement  forestier ,   qui   s'étendait  de  Dunkerque   à   la 

Loire. 

Lancelin  a  dit  (juil  ne  connaissait,  quand  il  mit  la  dernière 
main  à  son  ouvrage,  que  l'Essai  de  Locke,  la  Lot/iqiie  de  Con- 
dillac  et  les  Œuvres philosophifiuos  et  morales  de  Bacon  (an  V). 
Il  est  impossible  d'accepter  cette  aflirmation  (;2)  et  nous  ne  cher- 
cherons pas,  dans  son  œuvre,  plus  d'originalité  qu'elle  n'en 
contient  réellement,  sans  être  obligé  pour  cela  de  la  trouver 
moins  intéressante  et  moins  curieuse. 

idées»;  il  s'nllVe  à  f.iire  A  à  faire  faire  tmites  Itsnhscrv.'itioiK  fini  pourriiont  avoir 
trait  aux  scieuoeset  aux  artset  demande  à  contiiiuoraNt'cl'IiJstitut  la  currespoiidaure 
•luil  eomuieûce.  Sou  ouvrage  est  intitulé  Introduction  à  l'analyse  des  sciences  ou 
de  la  fjénénttion,  des  Fondements  et  des  Instruments  de  nos  connuissaiwes  par 
l'.-F.  Laueeliu,  iuireuieur  loostructeur  de  la  inariue  fraue.iise  et  meinlire  de  plusieurs 
sociétés  suvantes,  l'*--  partie,  Paris,  an  IX  (1801)  ;  lvi-442  pages.  La  seconde,  Paris, 
an  XI  lisons  xvi-318  p.,  porte  le  même  titre,  miis  Laneeliii  se  dit  «  e\-ingénieur 
de  la  marine  fr.inçaisé  et  niemlire  de  la  Société  dencDuragemeut  pour  l'industrie 
nationale,  de  la  Société  galvaniiiue,  de  la  Société  académifiue  des  sciences  de  Paris, 
de  rinstitul  départemental  de  .Nantes,  etc.  ».  La  '.i",  Paris  an  XI  (1803),  131  p. 
porte  le  même  titre  <]ue  la  seconde. 

(1)  Nous  mettons  17G9  et  non  1770  comme  Damiron,  parce  que  Lancelin  dit  lui- 
même  qu'il  a  été  privé  à  trente-deux,  ans  (l'arrêté  du  1er  consul  est  du  :il  messi- 
dor an  IX- 1801)  de  l'honneur  de  servir  son  pays  (III,  127). 

(2)  Lancelin  nous  apprend  qu'il  avait  traduit  dix  ans  auparavant  Ylniroduc- 
lio  in  analysim  infinilorum  d'Euler,  y  avait  jiuisé  un  troilt  très  vif  pour  l'analyse 
L'éométrique  et  Tidée  de  son  traité  des  langues  mathématiques  ,111,  40).  Il  s'élève 
contre  l'hypothèse  de  la  statue  de  Condillac,  qu'il  n'a  pas  trouvée  dans  la  Logique^ 
cite  Descartes  et  Bull'on,  Leibuitz  et  Franklin,  Condorcet  et  Cabanis,  Smith  et  Hel- 
vétius,  d'Airuesseau,  qu'il  appelle  un  grand  homme,  Montesquieu  au(piel  il  repro- 
che de  s'être  plutôt  occupé  de  ce  qui  est  que  de  ce  qui  devrait  être.  Voltaire  qu'il 
place  parmi  les  meilleurs  philosophes  et  qu'il  célèbre  avec  enthousiasme,  Rousseau 
qu'il  combat  avec  vivacité.  Critiquant  d'abord,  comme  Degéraudo,  le  mot  idéolo- 
gie, il  en  viendra  à  l'accepter,  comme  il  prendra  à  son  compte  bien  des  idées  de 
l'ami  de  Cabanis,  comme  il  répétera,  en  combattant  la  l'hitosopfiie  de  Kant  de 
Villers,  que  sa  philosophie  et  celle  de  ses  compatriotes  n'est  pas  plus  française- 
qu'anglaise,  suédoise,  italienne,  mais  humaine.  Eu  outre,  Lancelin  qui  sait  le  latin, 
nt;dien  et  l'anglais  (I,  424;,  se  pose  comme  un  continuateur  de  d'Alembert  et  de 
Diderot,  de  Lagrauge,  d'Euler  et  de  Laplace,  de  Condillac  et  de  Condorcet. 


426     L'IDÉOLOGIE,  LA  PHYSIQUE  ET  LES  MATHÉMATIQUES 

Lancelin  concourut  sur  la  question  de  l'influence  des  signes 
et  fut  mentionné  honorablement,  en  même  temps  que  Prévost, 
tandis  que  Degérando  obtenait  le  prix.  La  première  partie  de 
Touvrage  fut  dédiée  à  Bonaparte  général  consul,  «  appelé  à 
réaliser  les  conceptions  de  la  philosophie  et  les  espérances  des 
philosophes  »,  et  soumise  à  l'examen  de  l'Institut  national,  des 
Sociétés  savantes  de  l'Europe,  des  amis  de  la  vraie  pliilosophie, 
de  la  raison  et  de  la  vérité.  Considérant  le  cerveau  comme 
l'organe  central;  nos  idées,  leurs  signes,  et  l'art  de  les  employei- 
comme  les  matériaux,  les  outils,  les  leviers  du  cerveau,  il  se 
propose  de  remonter  à  l'origine  de  nos  sens,  de  nos  sensations, 
de  nos  facultés  intellectuelles  et  morales,  de  décomposer  la 
tête  et  le  cœur,  l'âme  ou  le  moral  de  Ihomme,  c'est-à-dire  la 
réunion  des  sensations,  des  habitudes  et  des  facultés,  dont  le 
système  varie,  en  raison  composée  de  l'organisation  et  de  l'éduca- 
tion ;  de  constituer  ce  que  d'Alembert  appelait  la  physique  expé- 
rimentale de  l'âme.  Au  terme  idéologie,  trop  borné,  puisque 
l'analyse  des  idées  n'est  qu'un  élément  de  l'anatomie  morale  de 
l'homme,  il  préfère  celui  de  métaphysique,  et  voit  dans  cette 
science  qui  embrasse  l'homme,  les  arts,  les  sciences,  l'univers 
€t  la  nature,  qui  analyse  et  décompose  toutes  choses  pour 
montrer  clairement  ce  que  renferment  chaque  idée  et  chaque 
objet,  les  fondements  de  l'instruction  publique,  de  l'éducation, 
de  la  morale  et  de  la  législation  (1).  Parmi  les  métaphysiciens,  il 
place  Newton,  Franklin  et  Washington,  Locke,  Condillac,  Bailly, 
Lavoisier  et  Condorcet,  Bonaparte,  Lagrange,  Laplace,  Monge, 
Fourcroy  et  Cabanis  qui  réunissent  précision,  étendue  et  pro- 
fondeur. 

L'ouvrage  comportait  trois  parties  :  analyse  de  la  faculté  pen- 
sante, développement  de  la  volonté,  division  de  nos  connais- 
sances. La  première,  en  trois  sections,  traite  du  développement 
général  de  la  sensibilité,  des  opérations  de  l'esprit,  des  idées  qui 
en  naissent  et  de  la  génération  des  facultés  intellectuelles,  de 
l'expression  des  idées,  des  fondements  d'une  grammaire  philo- 
sophique et  d'une  langue  exacte. 

Lancelin  n'admet  qu'un  sens,  le  toucher.  La  main  est  un 
des  principaux  instruments  de  la  perfectibihté.  11  doit  y  avoir, 
dans   la  foule   innombrable    des  planètes  qui   errent  autour 

(1)  On  reconnaît  les  idées  sifj'nalées  chez  D.  de  Tracy,  ch.  v. 


LVNCELIN  i27 

des  étoiles,  un  nombre  infini  de  nouvelles  espèces  d'ùtres  qui 
varient  par  la  durée  de  leur  vie,  leur  forme  et  leur  orga- 
nisation, en  raison  de  l'énergie  vitale  et  productrice  du  globe 
qui  les  fait  naître  et  les  nourrit,  de  sa  masse,  de  sa  distance  à 
son  centre,  de  la  quantité  de  calorique  et  de  lumière  qu'il  en 
reçoit.  L'instinct  est  le  système  des  facultés  primitives;  une 
raison,  extrêmement  perfectionnée  par  la  méditation  et  l'expé- 
rience, est  un  instinct  très  étendu  qui  lait  voir  rapidement  à 
l'homme  le  meilleur  parti  à  prendre.  Le  physique  et  le  moral  ne 
sont  souvent  qu'une  même  chose  sous  deux  noms  didcrents  : 
les  facultés  variables  et  passagères,  qui  constituent  l'àme  des 
êtres  organisés  et  vivants,  sont  la  suite  de  l'organisation  du 
corps,  comme  la  propriété  de  marquer  les  heures  résulte  de  la 
construction  d'une  horloge.  La  matière  brute  ou  vivante  est  le 
grand  tout,  l'iuiivers,  l'amas  de  tous  les  corps  ;  la  nature,  la 
sonnne  des  corps  et  des  forces  qui  les  animent  ;  l'attraction  et  le 
calorique  sont  les  forces  combinées  qui  constituent  l'àme  du 
monde.  Aux  sciences  mathémali([ues  et  physiques,  qui  étudient 
les  propriétés  fondamentales  des  corps,  à  la  métapliysique  et 
aux  sciences  qui  en  examinent  les  qualités  secondaires,  mouve- 
ment spontané,  sensations,  idées,  sentiments,  on  pourra  en 
joindre  une  autre  qui  aura  pour  objet  de  déterminer,  avec  pré- 
cision, les  changements  des  sensations  et  des  facultés  correspon- 
dant aux  changements  naturels  ou  accidentels  des  parties 
matérielles,  de  remédier  aux  dérangements  occasionnés  par  une 
force  extérieure  ou  par  l'action  récipro([ue  des  deux  systèmes. 
Il  n'y  a  ni  création  absolue,  ni  annihilation,  mais  seulement  des 
transformations  de  la  matière,  dont  la  somme  est  constante. 
Dans  l'espace  infini  qui  la  contient,  les  forces,  agissant  éternel- 
lement, de  la  pesanteur  et  du  calorique  conservent,  altèrent, 
détruisent  les  mouvements  primitifs  des  grandes  masses,  pla- 
nètes, comètes,  étoiles  ou  soleils,  les  phénomènes  chimiques  de 
la  végétation  et  de  la  vie.  Les  mondes  se  composent  et  se 
décomposent  durant  la  longue  chaîne  des  siècles  accumulés  ;  des 
corps  célestes  s'éteignent,  d'autres  s'allument;  de  nouveaux 
groupes  ou  systèmes  succèdent  à  des  systèmes  détruits  ou 
changés;  des  milliers  d'espèces  vivantes  disparaissent  pour  faire 
place  à  d'autres  qui  changeront  et  disparaîtront  par  suite  des 
changements  séculaires  et  de  la  dissolution  partielle  ou  totale 
des  svstèmes.  dont  l'organisation  leur  avait  donné  naissance. 


.m     LIDÉOLOGIE,  LA  PHYSIQUE  ET  LES  MATHÉMATIQl'ES 

La  matière,  l'espace  et  la  durée  sont  les  éléments  éternels  avec 
lesquels  la  nature,  somme  des  corps  et  des  forces,  produit  la 
chaîne  infinie  de  mouvements,  d'événements,  de  transformations 
et  de  métamorphoses  dont  l'état  actuel  de  l'univers  n'est  quuii 
anneau  fugitif.  La  pesanteur  préside  à  la  formation  et  aux  mou- 
vements des  grands  corps  célestes  ;  avec  le  calorique,  elle  pro- 
duit et  entretient  la  végétation  et  la  vie;  sous  le  nom  d'afûnité 
elle  forme  des  animaux,  des  végétaux,  des  minéraux;  enfin  la 
volonté  ou  force  de  se  mouvoir  chez  les  êtres  organisés  et  sen- 
sibles, n'est  en  grande  partie  qu'un  effet  de  la  pesanteur. 

Dans  cette  première  section  et  dans  toute  son  œuvre, 
Lancelin  apparaît  comme  un  homme  chez  lequel  ont  fermenté 
toutes  les  idées,  fécondes  ou  destructives,  grandes  ou  puériles, 
positives  à  l'excès  ou  dune  hardiesse  que  rien  n'égale,  mises  en  cir- 
culation pendant  le  xvni^  siècle  (1).  Ces  idées,  Lancelin  les  repro- 
(hiit  avec  gaucherie,  mais  avec  enthousiasme;  il  les  exagère,  les 
dénature,  mais  quelquefois  leur  donne  un  heureux  développe- 
ment. Dans  cette  première  section,  on  retrouve  Cabanis  et 
Laplace,  mais  on  songe  à  Spencer  et  à  Tyndall. 

Dans  la  seconde,  on  retrouve  Condillac  et  Locke,  Bacon  et 
D.  de  Tracy.  L'analyse  est  la  double  opération  qui  compose  et 
décompose  :  il  faut  déterminer  le  nombre  et  la  qualité  des  élé- 
ments qui  doivent  constituer  chacune  des  notions  intellectuelles 
et  morales,  ramener  la  force  pensante  à  trois  formes,  intelli- 
gence, imagination,  mémoire,  et  former  un  dictionnaire  analy- 
tique, où  chaque  mot,  exprimant  une  idée  complexe,  sera  suivi 
de  tous  les  termes  désignant  les  idées  partielles  qu'elle  réunit.  La 
troisième  section  rappelle  d'Alembert.  Lancelin  recommande  de 
faire  un  dictionnaire  de  la  vérité  où  l'on  mettra  les  choses  évi- 
dentes ou  susceptibles  de  démonstration,  les  propositions 
reconnues  vraies  en  géométrie,  en  mécanique,  astronomie,  phy- 
sique, etc.  ;  puis  de  réunir  les  systèmes,  l'art  de  conjecturer, 
la  théorie  des  probabilités,  les  faits  et  les  raisonnements  qui  ne 
sont  pas  évidents  ou  susceptibles  de  le  devenir  par  une  démons- 
tration rigoureuse,  en  faisant  l'histoire  du  génie  et  de  l'imagina- 
tion ;  enfin  de  rassembler  la  théorie  et  la  pratique  des  choses 
absm-des,  mythologie,  théologie,  religions,  rêveries  métaphy- 
siques^ histoire  des  prêtres,  des  devins,   des  magiciens,  des 

(1)  Lancelin  parle  de  la  fermentation  excitée  dans  sa  tête  par  la  grande  idée 
indiquée  par  Bacon,  développée  par  d'Alembert,  Diderot  et  les  encyclopédistes. 


LANCELIN  4-29 

sorciers,  des  charlatans  de  toute  espèce,  pour  tiacer  la  ligue 
de  démarcation  entre  la  raison  et  la  folie,  eutie  la  vérité  et 
l'erreur.  S'il  propose  de  rapprocher  les  équations  et  les  propo- 
sition si  de  faire  concourir  les  savants  et  les  philosophes  au 
perfectionnement  des  sciences  et  des  langues,  de  créer  une 
langue  éminemment  analytique,  uniquement  consacrée  aux  pro- 
grès de  la  philosophie,  de  la  raison  et  de  la  vérité;  de  borner 
l'éducation  de  la  première  jeunesse  à  l'étude  du  dessin,  «  intro- 
duction nécessaire  à  tous  les  états  et  à  tous  les  talents  »;  de  créer 
des  écoles  de  morale  et  de  législation,  des  fêtes  puhlupies,  et 
d'extraire,  des  livres  philosophiques,  ce  (pi'ils  renferment  de 
vrai,  d'utile,  -de  bon,  pour  en  brûler  ensuite,  sans  inconvé- 
nients, au  moins  les  trois  quarts;  de  choisir  avec  soin  les  livres 
élémentaires  pour  chaque  partie  de  l'enseignement;  on  retrouve 
le  lecteur  de  Condillac,  l'admirateur  de  Lavoisier  et  d'Euler,  de 
d'AlemberT  et  de  Lagrange,  de  Laplace,  le  contemporain  ou  le 
disciple  des  auteurs  de  la  loi  de  briunaire  an  IV,  de  Condorcet, 
de  Cabanis  et  de  D.  deTiacy.  On  y  aperçoit  encore  l'exagération 
des  doctrines  alors  acceptées  (1)  ;  mais  aussi  des  idées  qui 
rappellent  Lamarck  et  Darwin,  plus  encore  que  de  Maillet  et 
Robinet.  De  ce  que  nous  n'avons  point  vu  chauger  les  espèces 
vivantes,  nous  n'avons  pas,  ditLancelin,  le  dioit  de  conclure 
qu'elles  sont  invariables,  pas  plus  que  la  rose  n'a  le  droit  de  juger 
éternel  et  imuniable  le  jardinier  qu'elle  a  connu  pendant  les 
douze  ou  quinze  jours  qu'elle  a  vécu.  Dans  les  révolutions  suc- 
cessives de  la  terre,  émanation  du  soleil,  il  y  a  eu  un  moment  où, 
par  suite  de  la  fermentation  et  du  rapprochement  des  molécules 
organiques,  semées  avec  profusion  sur  le  globe,  les  gei-mes  du 
mâle  et  de  la  femelle  des  espèces  animales  se  sont  formés  ou 
développés,  grâce  à  une  chaleur  convenable,  ont  passé  par  une 

(1)  C'est  ainsi  que,  selon  Lancelin,  la  méthode  a  de  tels  avantages  ([u'ou  pourrait 
l'intituler,  l'Art  de  construire  rë<julièreinent  les  têtes  hiancines,  par  un  plm 
d'instruction  et  d'éducation,  dont  il  se  tiatte  d'avoir  mis  les  fondements  dans  son 
livre.  Un  habile  gouvernement  peut  faire  naître,  en  tout  genre,  des  hommes  de 
talent  et  de  génie,  en  fixant  les  movens  les  plus  propres  à  former  le  corps,  l'esprit 
et  le  cœur;  eu  i-h.ir:-'eant  de  leur  application  des  hommes  sages  et  éclairés  et  eu 
veillant  à  ce  que  Téducation  domestique  soit  conforme  à  l'éducation  publique  !  C'est 
ainsi  encore  que  Lancelin  essaie  de  soumettre  à  une  formule  analytique,  FI*  =  SP  = 
es  +  CR  +  CB  -h  AS  =  .NT  +  N'T'  +  WT"  +  y,'"!'",  la  force  ou  faculté  pensante  et 
l'esprit  humain.  FP  ^  force  pensante  ;  SP=  es[)rit  ;  CSr=  capacité  de  recevoir  li;s 
idées,  CR=:  celle  de  les  conserver  ;  CB=r  celle  de  les  combiner  ;  AS  =  art  des  signes; 
NN' N'' >"'' =  le  nombre  des  idées  acquises,  conservées,  combinées,  exprimées  dans 
Tunité  de  temps.  T,  T'  V  V"  =  temps  quelconque  pendant  lequel  s'exerce  chacune 
de  ces  capacités.; 


m     LIDÉOLOGIE,  LA  PHYSIQUE  ET  LES  MATIIKMATIULES 

suite  daccroissements  et  de  métamorphoses  et  sont  parvenus 
enfin  à  l'état  où  nous  apparaissent  les  animaux  et  les  végétaux. 
Peut-être  y  a-t-il  eu  d'abord  des  êtres  informes,  des  monstres 
qui,  faute  de  facultés  suffisantes,  n'ont  ni  conservé  ni  transmis  la 
vie;  peut-être  la  nature  a-t-elle,  pendant  des  siècles,  formé  des 
essais  inutiles  ;  mais  les  êtres  plus  forts,  mieux  organisés  se  sont 
conservés,  reproduits  et  ont  formé  des  espèces.  Peut-être  Thomme 
a-t-il  été  à  l'origine  tel  que  nous  le  voyons  ;  peut-être  lui  a-t-il 
fallu  des  siècles  et  des  séries  de  variations  pour  parvenir  à  l'état 
dans  lequel  vivent  les  sauvages  des  îles  ! 

Lancelin,  tout  en  louant  Bonaparte,  faisait  un  chaleureux  éloge 
de  la  liberté  illimitée  de  la  presse  et  tournait  en  dérision  toutes 
les  idées  religieuses  :  il  fut  assez  mal  accueilli  par  l'homme  qui 
allait  conclure  le  Concordat,  supprimer  la  classe  des  sciences 
morales  et  enlever  toute  liberté  à  la  presse.  Quelques  jours  avant 
la  signature  du  Concordat,  Lancelin  était  appelé,  par  un  arrêté 
du  premier  Consul,  à  jouir  de  sa  pension  de  retraite.  Malade  et 
manquant  des  ressources  nécessaires,  il  ne  put  faire  paraître 
qu'à  la  fin  de  1SU2  la  seconde  partie  de  son  livre.  Il  ne  s'étonne 
pas  de  n'avoir  pas  occupé  une  place  «  dans  l'esprit  d'un  magis- 
trat qui  doit  porter  la  France  dans  son  cœur  et  le  globe  dans 
sa  tête  ».  Sentant  le  l)esoin  d'aimer  tout  le  monde,  de  ne  porter 
envie  à  personne,  de  n'abhorrer  que  les  forfaits,  il  ne  demande 
i\  ses  ennemis  qu'une  grâce,  c'est  de  ne  pas  employer,  pour  le 
faire  périr,  la  calomnie,  le  poison  ou  le  poignard,  alors  qu'il 
veut  consacrer  toute  sa  vie  à  la  recherche  de  la  vérité  et  au 
perfectionnement  de  la  raison  (1).  Condillac  et  Helvétius,  Con- 
dorcet  et  Cabanis,  Rousseau  et  D.  de  ïracy  semblent  avoir 
fourni  à  Lancelin  la  plupart  des  idées  qu'il  développe  dans 
cette  seconde  partie.  Reconnaissons  d'ailleurs  qu'il  y  a  des 
choses  fort  justes,  sur  l'éducation  convenable  à  chaque  citoyen, 

(1)  En  onze  chapitres,  il  expose  la  génération  des  passions  et  des  liabitudes  morales, 
(lu'il  fait  sortir  de  l'amour  de  soi,  premier  moteur  de  rtiomme  ;  la  naissann 
(le  la  sympathie,  principe  universel  de  sociabilité  et  extension  de  l'amour  de  soi  ; 
l'importance  qu'il  convient  d'attacher  à  la  formation  de  bonnes  habitudes,  premiers 
fondements  de  l'éducation  et  de  la  morale.  11  analyse  les  éléments  de  l'éducation 
et  indique  ce  que  devrait  être  un  plan  d'éducation,  ce  qui  distingue  l'éducation  des 
individus  de  celle  des  peuples,  et  en  considère  l'influence  sur  la  législation,  le 
gouvernement  et  l'administration  publique,  il  réfute  les  apôtres  de  l'ignorance  et 
traite  des  puissances  morales  qui  agissent  sur  les  états  et,  par  occ:ision,  des  reli- 
gions comme  leviers  politiques.  11  analyse  les  forces  dont  le  concours  produit  le 
caractère,  insiste  sur  l'habitude  et  voit,  dans  la  liberté  ou  le  bonheur,  un  résultat 
de  bonnes  habitudes,  d'un  bon  plan  d'éducation,  de  législation  et  de  gouvernement. 


LANCELIN  43i 

à  chaque  classe,  ci  chaque  condition.  Mais  il  inipoite  de  signaler 
ce  que  Lancelin  dit  à  propos  des  r.elii;ions  pour  montrer,  par 
l'exemple  dun  homme  sur  lequel  le  milieu  avait  une  grande 
action,  que  les  opinions  en  matière  religieuse  avaient  déjà  subi 
une  moditication  profonde.  Le  paysan,  l'artisan,  dit-il,  ont  des 
désirs  vagues,  une  inquiétude  qui  a  besoin  d'être  fixée,  une 
grande  passion  pour  le  merveilleux.  Les  humains  sont  si  mal- 
heureux qu'il  y  aurait  de  la  cruauté  à  leur  ôter  un  moyen  de 
l'être  un  peu  moins.  On  pourrait  donc  leur  donner  une  sorte  de 
catéchisme  moial,  où  la  religion  aurait  sa  place  par  des  fêtes 
consacrées  à  la  nature  et  à  la  ])atrie,  h  l'amour  et  à  l'amitié,  à  la 
reconnaissance,  au  génie,  aux  vertus,  aux  créateurs  des  sciences 
et  des  arts,  aux  grantls  hommes  et  à  tous  les  vrais  bienfaiteurs 
(le  l'humanité.  Et  tant  en  soutenant  que  les  religions  dominantes 
sont  mauvaises  quand  elles  sont  intolérantes  et  en  opposition 
avec  la  morale,  que  l'homme  sensé  et  rais(uinable,  contiaint  par 
la  force  du  raisonnement  d'affirmer  ([ue  l'àme  naît  et  meurt 
avec  l'organisation,  sera  accusé  de  matérialisme,  comme  s'il  y 
avait  autre  chose  dans  la  nature  que  de  la  matière  et  des  forces, 
comme  si  la  nature  pouvait  avoir  un  auteur  et  comme  si  tout 
homme  qui  observe,  étudie,  pense  et  raisonne  n'était  pas  un 
vrai  matérialiste,  Lancelin  affirme  que  la  religion  restera  long- 
temps encore  en  crédit  et  adoucira,  pour  beaucoup  d'hommes, 
les  malheurs  inséparables  de  l'existence,  et  il  se  borne  à  réclamer 
—  en  termes  très  vifs,  il  est  vrai  —  la  tolérance  pour  ceux  qui 
n'y  croient  pas.  La  philosophie  du  xvin"  siècle  cesse  d'être  agres- 
sive. 

Plus  malade  et  peut-être  plus  pauvre,  Lancelin  donna  eu  1803 
la  troisième  partie  de  son  Introduction  à  Vanalyse  des  sciences. 
Elle  n'est  pas  la  moins  intéressante.  Les  grands  systèmes  de 
corps,  dit  Lancelin,  ont  commencé  et  finiront  ;  les  espèces 
animales  périront,  par  l'afTaiblissement  ou  l'augmentation  de 
la  chaleur  solaire  ou  du  calorique  interne.  La  pesanteur  et  le 
calorique,  «jui  ont  produit  l'organisation  actuelle  du  système 
solaire;  l'intelligence  et  la  volonté,  qui  président  à  la  formation 
des  êtres  organisés  et  sensibles,  sont  les  causes  primitives  de 
presque  tous  les  mouvements  secondaires,  les  quatre  grands  faits 
généraux  au  delà  desquels  l'observation  ne  saurait  remonter.  Mon- 
trer comment  en  découlent  les  faits  de  second  oi'dre  et  de  ceux- 
ci,  les  faits  de  troisième  ordre  :  retrouver  le  fil  caché  qui  lie,  par 


432     L'IDÉOLOGIE,  LA  PHYSIQUE  ET  LES  MATHÉMATIULES 

une  chaîne  suivie,  tous  les  faits  au  fait  principal,  en  les  classant 
dans  la  série  naturelle  de  leur  génération  ou  de  la  communica- 
tion des  mouvements  qu'ils  produisent,  telle  doit  être  lœuvi-e 
de  Tesprit.  La  science  unique  de  la  nature  comprend  un  premier 
groupe  de  sciences  qu'on  peut  appeler  primitives  et  qui  naissent 
de  la  description  des  corps,  de  la  classification  des  objets  et  des 
faits  (1).  L'homme  est  l'objet  d'une  science  spéciale  (2).  Puis 
viennent  les  produits  réguliers  ou  irréguliers  de  la  force  pen- 
sante :  sciences  mathématiques  et  physico-mathématiques, 
dessin,  peinture,  sculpture  ;  la  poésie,  narrative  et  dramatique; 
la  musique  et  les  belles-lettres;  les  cosmogonies  et  les  théogo- 
nies, la  théosophie  et  l'astrologie,  l'ontologie  et  la  pneumato- 
logie,  la  magie  et  la  divination. 

Au-dessus  de  toutes  les  sciences  et  de  tous  les  arts  se  place  la 
vraie  philosophie,  la  vraie  métaphysique,  l'analyse  universelle 
ou  science  des  principes.  Préparée  par  Aristote,  Hippocrate  et 
Pline,  créée  par  Bacon,  accrue  par  Newton,  Locke,  Condillac, 
Euler,  d'Alembert,  Diderot,  Helvétius,  Voltaire,  Condorcet,  elle 
a  de  grandes  obligations  à  Descartes,  à  Buffon,  à  Leibnitz.  Un 
seul  homme  ne  peut  approfondir  et  régulariser  toutes  les  sciences  ; 
il  faut  donc  que  les  savants  se  partagent  le  domaine  de  l'analyse 
universelle  et  forment  chacun  la  philosopliie  de  la  science  qu'ils 
cultivent. 

A  ce  tableau  des  connaissances  humaines,  qui  ramène  à  Bacon, 
à  Diderot  et  à  dAlembert,  à  Destutt  de  Tracy,  mais  aussi  conduit 
à  Ampère  et  à  Comte,  Lancelin  voudrait  joindre  celui  des  varia- 
tions séculaires  de  la  nature  ou  de  la  matière  et  des  forces  qui 
l'animent,  de  la  naissance,  de  la  vie,  de  la  mort  des  corps 
célestes.  Croyant,  après  Descartes,  qu'il  s'est  fait  une  méthode 
générale  et  sûre  applicable  à  la  solution  de  toutes  sortes  de  pro- 

(i)  Ce  sout  la  cosmog-raphie,  comprenant  l'uranographie  et  la  géographie  ;  la 
zoologie  et  la  botanique,  économique  ou  philosophique  ;  la  miuéralogie  et  la  mé- 
téorologie ;    la  chimie  et  la  physique  générale. 

(2)  Il  faut  l'observer  sur  tous  les  points  du  globe,  à  tous  les  degrés  de  civihsa- 
tiou,  dans  tous  les  états,  professions  et  conditions.  La  science  de  riiomme  com- 
prend l'anatomie,  la  physiologie,  la  médecine,  l'idéologie  qui  remonte  à  la  génération 
de  nos  connaissances,  ofl're  le  tableau  des  sensations,  des  idées,  des  sentiments, 
des  habitudes  et  des  facultés  humaines,  mais  qui  a  besoin,  pour  être  complète, 
d'une  idéologie  comparée,  faisant  connaître  les  facultés  intellectuelles  et  morales 
des  animaux;  la  grammaire  universelle,  qui  est  une  branche  de  l'idéologie;  la 
logique,  conséquence  des  deux  sciences  précédentes  et  science  des  méthodes 
directrices  de  Tesprit;  la  science  de  l'éducation  qui  a  pour  objet  la  formation  des 
habitudes  du  corps,  de  l'esprit  et  du  cœur  ;  la  morale  universelle  ;  la  législation 
et  rhistoire.  Cf.  Cabanis  et  D.  de  Tracy. 


LANŒLIN  433 

blêmes,   il  indique    trois  questions   qui   ont    particulièrement 
appelé  son  attention  (1  .  Aucun  philosophe  n"a  formé  déplus 
vastes  projets,  n'a   plus  que  Lancelin  compté  sur  l'avenir.    Il 
avait  déjà  composé,  nous  dit-il,  un  Traité  analytique  des  tan- 
tfues  mathématiques  :  il  songeait  à  le  faire  suivre  de  \  Esprit 
des  langues  pour  rapprocher  les  huigues  vulgaires  des  langues 
exactes,  à  tiacer  une  Revue  philosophique  et  impartiale  des 
principales  productions  de  f  esprit  humain,  ou  il  ferait  le  départ 
de  la  vérité  et  de  l'erreur  chez  les  meilleurs  philosophes.  Peut- 
être  reviendrait-il  sur  la  question  de  savoir  jusqu'à  quel  poiul 
une  religion  peut  être  utile  aux  hommes.  Endn  il  seiail  tenté 
d'entreprendre  l'exécution  de  l'ouvrage  dont  nous  a  privés  la 
mort  de  Condorcet!  Lancelin  mourut,  ce  semble,  bientôt  après, 
n'ayant  guère  que  trente-cinq  ans  :  la  misère,  la   maladie,   im 
travail  excessif  l'empêchèrent  de  réaliser  ces  nombreux  projets. 
Dans  l'école  dont  on  a  si  souvent  critiqué  les  vues  étroites  et 
condamné  la  tendance  à  restreindre  le  champ  des  recherches, 
Lancelin  n'a  certes  manqué  ni  d'ambition,  ni  d'audace  mélaphy- 
siijues,  et  il  a  cru  qu'il  ne  se  séparait  pas  de  Laplace  et  de  Caha- 
nis,  de  D.  de  Tracy  et  de  Condorcet,  mais  qu'il  siuvait  la  même 
voie  et  qu'il  employait  la  même  méthode. 


m 


H  faudrait,  pour  les  sciences  natuielles,  un  ouvrage  plus  con- 
sidérable encore  que  pour  les  sciences  physiques  et  mathéma- 
tiques, si  l'on  voulait  bien  mettre  en  lumière  les  progrès  que 
l'idéologie  leur  a  fait  ivaliser  et  ceux  qu'à  son  tour  elle  leur  a 
dus.  On  y  donnerait  une  place  à  Siie,  collaborateui-de  la  Décade, 
professeur  et  bibliothécaire  à  l'École  de  médecine,  auteur  des 
tables  ajoutées  aux  Rapports  duphf/sique  et  du  moral,  à  Rous- 
sel, l'auteur  du  Système  physique  et  moral  delà  femme,  du 

(S.)  i'  Préseoterles  éléments  de  toutes  les  sciences  devant  servir  de  base  à  lédii- 
<-ati0D  en  un  cours  d  études  complet,  en  une  encyclopédie  élémentaire  et  analy- 
tique ;  2''  expliquer,  eu  ce  qui  concerne  l'organisation  des  mondes  et  surtout  du 
système  solaire,  la  force  tanjentielle  des  planètes  et  leurs  mouvements  d'occident 
en  orient  ;  3°  chercher  jusqu'à  quel  point,  dans  l'état  actuel  de  nos  connaissances 
mathématiques,  hydrauliques  et  mécaniques,  l'architecture  navale  est  encore  sus- 
<i-ptible  de  perfection,  et  poser  les  limites  qu'elle  ne  saurait  actuellement  dépasser. 
Chercher  la  solution  de  ces  trois  problèmes  est  la  tâche  qui  doit  remplir  toute  sa  vi'j. 

PiGAVET.  28 


.43i  L'IDÉOLOGIE  ET  LES  SCIENCES  NATURELLES 

système  inachevé  du  Physique  et  du  moral  de  Vhomme^  d'une 
Note  sur  les  sympathies,  d'un  Essai  sur  la  se?isibilité  et  (\\me 
Notice  sur  M"""  Helvétius  (1).  De  môme  on  parlerait  dAlibert  (2) 
et  de  Richerand,  loués  par  Cabanis  et  Brillât-Savarin,  en  faisant 
remarquer  que  Richerand  professait  encore,  pour  Cabanis  en 
1839,  une  admiration  qu'il  ne  pouvait  manquer  de  communi- 
(|uer  à  ses  élèves;  de  Flourens,  que  Sainte-Beuve  donne  comme 
im  disciple  de  D.  deTracy,  et  qui  nous  conduit  jusqu'en  1867  (3); 
({"Etienne  Geoffroy  Saint-Hilaii-e,  le  créateur  de  la  philosophie 
anatomique  et  le  père  d'Isidore,  le  contemporain  de  Darwin  (-4)  ; 
d'Esquirol  et  de  ses  recherches  sur  laliénation  mentale,  etc.  (5). 
Comme  les  successeurs  de  Cabanis,  ceux  de  Pinel  continuent  à 
unir  la  philosophie  à  la  médecine,  à  vanter  l'analyse  et  à  se 
i-éclamer  d'Hippocrate  (6)  :  l'idéologie  reste  maîtresse  de  la 
faculté  de  médecine,  au  temps  même  de  la  lutte  entre  Pinel  et 
Broussais.  Il  y  a  des  hommes  toutefois  qu'on  ne  peut  se  borner 
à  citer  :  tels  sont  Bichat,  Draparnaud,  Lamarck.  Bory  de  Saint- 
Vincent  et  Broussais. 
Bichat  (1771-180:2),  «dont  tous  les  écrits,  dit  Brillai-Savarin. 

(1)  Aliberl,  qui  a  mis  l'éloçe  de  Roussel  en  tète  de  l'édition  de  ses  œuvres,  uous 
dit  i|u"il  couijut  pour  Cabanis  une  estime  (ju'ou  ne  peut  exprimer  et  ajoute:  «  Qu'eût 
été  sa  joie,  s  il  eiU  pu  être  le  témoin  des  succès  obtenus  par  cet  écrivain  d.'ins  des 
ouvrages  célèbres,  qui  expliquent  l'bomme  dans  ses  plus  étonnants  pbénomèni's 
et  qui  ont  rempli  l'attente  de  la   médecine   comme  crlit'  de  la  philosopbie  ». 

(2)  On  peut  voir,  dans  son  Éloire  de  Roussel,  comment  les  idéologues,  même 
sous  l'Enqiire,  abordaient  les  questions  politicpies.  Il  rajqtorte  l'opinion  de  Roussel 
sur  le  droit  de  tester,  sur  les  élections,  sur  Ljcurijue  et  le  gouvernement  de  Sparte,  etc. , 
et  vante  «  le  système  représentatif  ([ui  ôtc  à  la  liberté  sa  turbulence  et  ses  périls, 
sans  la  déshériter  de  ses  avantages  ». 

(3)  Lundis,  XI,  p.  456.  Il  faut  toutefois  remarquer  qu'en  métaphysique,  Flourens 
combat  Helvétius  et  Cabanis  pour  se  rapprocher  de  Descartes.  Cf.  VHistoire  des 
travaux  de  Buffon,  p.  12.'5. 

(4)  Cf.  Perrier,  la  Pliilosophie  zoologique. 

(o)  Voir  P^avaisson,  la  Philosophie  au  XIX"  siècle,  p.  209  sqq. 

(6)  Nous  avons  sous  les  yeux  un  Discours  sur  le  système  naturel  des  idées, 
appliqué  à  renseignement  de  la  médecine,  prononcé  le  16  novembre  1814,  à  l'ou- 
verture d'un  cours  de  médecine  par  J.-G.-A.  Lugol.  Il  est  dédié  à  Pinel  «  qui.  le 
premier,  par  Tapplication  de  l'analyse  à  Tétude  des  maladies,  les  a  classées  ;  ((ui, 
par  cette  méthode,  a  perdu  le  crédit  de  toutes  les  hypothèses  ».  L'auteur  fait 
l'éloge  d'Hippocrate  et  de  sa  méthode  de  philosopher,  distingue  les  faits  particu- 
liers ou  les  observations  recueillies  au  lit  des  malades  qui  constituent  la  partie 
acquise  et  positive  de  la  médecine,  et  les  données  générales  ou  les  vérités  abstraites 
<iui  forment  sa  partie  philosophique  (Cf.  J.-B.  Say,  g  1).  Il  s'appuie  sur  Bacon  et 
Descartes,  Locke  et  Condillac  et  semble  se  réclamer  tout  à  la  fois  de  Pinel  et  de 
Cabanis,  quand  il  parle  «  des  grands  médecins  qui  ont  rattiché,  à  l'exemple  d'Hip- 
pocrate, la  médecine  au  doniciine  d'une  saine  philosophie,  et  resserré  de  plus  en 
plus  le  double  empire  de  la  routine  et  de  la  fausse  philosophie  ».  EnQn  il  vante  la 
méthode  analytique  qui  seule  enseigne  l'art  des  découvertes  et  celui  de  procéder 
rigoureusement  des  vérités  connues  à  celles  que  nous  cherchons  à  découvrir. 


BICIIAT  i.Ti 

portent  rempieinte  du  génie,  réunissait  lélan  de  lenlhonsiasme 
à  la  patience  des  esprits  bornés,  et,  nioit  à  (renie  ans,  a  mérité 
([ue  des  honneurs  publics  fussent  décernés  à  sa  ménioiie  >>.  Il 
range  en  deux  classes  les  phénomènes  vitaux,  appelle  vie  ani- 
male les  fonctions  cpii  nous  mettent  en  rappori  avec  les  corps 
extérieurs,  vie  organicpie  celles  (pii  servent  à  la  composition  et 
a  la  décomposition  hahituelles  de  nos  i)arties.  A  cette  distinction 
(les  deux  vies,  il  donne  une  netteté,  une  précision,  une  impor- 
tance ([u'elle  n'avait  ni  cliez  Ai'istote,  ni  même  chez  BiilTon. 
Comme  Barthez  et  sans  être  plus  que  lui  spiiitualislc  ou  inalé- 
riaiiste,  il  proclame  la  nécessité  d'en  venir  entinà  rchide  rigou- 
reuse des  phénomènes  vitaux,  en  abandonnant  ct'llr  de  leurs 
causes.  Comme  Cabanis,  il  veut  rpi'on  examine  lenlaut  et  Ta- 
dulte,  le  vieillard  et  la  femme,  l'homme  même  pendant  des  sai- 
sons diverses,  quand  son  àme  est  en  paix  ou  agitée  par  les 
passions,  pour  obtenir  des  résultats  généraux  d'une  valeur 
incontestahle.  Comme  lui  aussi,  il  attache  une  grande  impor- 
tance à  la  distinction  du  svstème  cérébral  et  du  svstème  «an- 
glionnaire   1). 

C'est  en  lisant  la  Xosof/raphic  philosophique  de  Pinel  que 
Bichat  conçut  l'idée  et  le  plan  du  Traité,  dans  lequel  il  classa  les 
membranes.  Citant  Aristote,  Buffon  et  Barthez,  il  poiirrail,  de 
ce  chef,  être  rangé  parmi  les  idéologues.  Mais  il  ne  dit  lien  de 
Cabanis.  Ce  dernier,  dans  la  Préface  des  Rapports,  ])ailait  «  de 
ceux  qui  ont  cru  pouvoir  s'emparer,  sans  scrupule,  de  plusieurs 
idées  qu'ils  contiennent  en  négligeant  d'en  indiquer  la  source  », 
et  ajoutait  que  «  voulant  répandre  des  vérités  qui  lui  paraissent 
utiles,  il  doit  bien  plus  à  ces  écrivains,  dont  le  savoir  et  le  talent 
leur  imprime  nn  degré  de  force  et  de  poids,  qu'il  n'était  mal- 
heureusement pas  en  lui  de  leur  donner  ».  Et  aussitôt,  dans 
une  note,  il  «  déplore  la  mort  de  Bichat  qui  lui  inspire  des 
regrets  trop  vivement  sentis  pour  qu'il  n'en  consigne  pas  à  cet 
endroit  l'expression  ».  Cabanis  a  cru  ([ue  Bichat  lui  avait  pris 
plusieurs  idées.  A-t-il  eu  raison  ?  Buisson  l'a  nié  et,  pailant 
de  la  distinction  du  système  cérébral  et  du  système  ganglion- 
naire, exposée  dans  une  note  fort  étendue  des  Recherches  j)hy- 
siologiqiies  sur  la  Vie  et  sur  la  Mort,  il  dit  que  d'autres  ont 
voulu  se  l'attribuer,  on  ne  sait  pourquoi,  à  une  époque  où  cet 

(1)F.  Picavet,  art.  Bartlœz  et  Bichat  {Grande  Encyclopédie j. 


436  L'IDÉOLOGIE  ET  LES  SCIENCES  NATURELLES 

ouvrage  élait  depuis  longtemps  entre  les  mains  de  tout  le 
monde  (1).  C'est  à  Cabanis  qu'il  fait  allusion.  Autant  qu'il  l'a  pu, 
il  a  essayé  d'établir  roriginalité  de  Bichal.  Une  multitude  de 
cahiers  particuliers  contenaient,  avec  beaucoup  de  détails,  la 
distinction  des  deux  vies  et  servaient  de  base  à  son  enseigne- 
ment. Les  Mémoires  pour  la  Société  médicale  démulation,  et 
surtout  le  sixième,  l'avaient  fait  connaître  au  public. 

Nous  n'avons  aucune  raison  de  croire  que  Cabanis  ait  voulu 
s'attribuer  les  idées  dautrui.  Personne  n'a  jamais,  plus  que  lui, 
cherclié  à  rendre  à  chacun  ce  qui  lui  est  dû.  Nous  ne  |)Ouvons 
en  dire  autant  de  Buisson.  Admirateur  de  de  Bonald  qu'il  cite 
sans  cesse,  et  dont  il  trouve  admirable  la  définition  de  l'homme, 
il  attaque  violemment  les  sophistes,  Saint-Lambert  et  «  l'auteur 
insensé  du  Système  de  la  nature,  tellement  absurde  qu'il  fait 
rougir  jusqu'à  ses  partisans  ».  Ses  opinions  politiques  et  philo- 
sophiques l'éloignaient  de  Cabanis  et  ne  lui  laissaient  guère  la 
possibilité  d'être  impari ial.  Il  y  a  plus.  Si  les  Recherches  étaient 
entre  les  mains  de  tout  le  monde,  (|tuind  Cabanis  formula  sa 
réclamation,  cela  ne  prouve  absolument  rien.  Buisson  ne  place 
pas  avant  1798  les  recherches  physiologiques  de  Bichat,  tout 
absorbé  jusque-là  par  l'anatomie.  Or  Cabanis  avait  publié 
ses  Observations  sur  tes  Hôpitaux,  le  Degré  de  certitude  de 
la  médecine,  professé  à  l'école  de  médecine,  et  lu,  à  l'institul, 
la  plupart  des  Mémoires  qui  devaient  enirer  dans  les  Rapports. 
Les  Mémoires  de  la  Société  médicale,  \  compris  ceux  de  Bichal, 
avaient  été  présentés  comme  une  «  application  de  ses  idées  ». 
Enfin  Thurot  publiail,  dans  la  Décade,  sa  deuxième  lettre  sur 
Cabanis,  quand  elle  annonçait  les  Recherches  de  Bichat.  Comment 
eût-il  emprunté  à  ce  dernier  des  doctrines  que,  depuis  longtemps, 
il  avait  rendues  publiques  (2)  ?  Que  Bichat  n'ait  pas  cité  Cabanis, 
on  peut  l'expliquer  parla  différence  des  opinions  politiques  (3). 
Peut-être  considérait-il  comme  lui  appartenant  les  théories  expo- 
sées par  un  maître  dont  il  avait  pu  suivre  les  cours.  En  tout  cas, 
il  est  absolument  incontestable  qu'elles  onl  été  présentées  et 

(1)  De  la  Division  la  plus  naturelle  des  phénomènes  plnjsiologi.qii.es,  avec  un 
Précis  historique  sur  Bichat.  1802,  p.  3oG. 

(2)  M.  Bertrand  dit  avec  raisou  :  «  Ou  se  tromperait  si  l'ou  faisait  de  Birau  un 
imitateur  de  Bichat  ».  Mais  au  lieu  de  faire  de  l'uu  et  de  l'autre  des  disciples  des 
médecius  du  xviii«  siècle,  pourquoi  ne  pas  voir,  en  Bichat  comme  eu  Biran,  un 
disciple  de  Cabanis,  et  peut-iHre  de  D.  de  Tr.icy,  avec  cette  différence  ijue  Birau  le 
reconnaît  et  que  Bichat  n'en  dit  rien  ? 

(3)  Voyez  la  notice  de  Buisson. 


CAHAMS  KT  IMCllAT,  SC.IIOI'EMIAIER  ET  IIAKTMANN      VM 

développées  d'abord  par  Cabanis,  dont  on  n"a  essayé  de  dinii- 
nner  loriginaUté  qne  pour  combattre  les  idéologues. 

Schopenhauer  ne  s'y  est  pas  trompé.  En  laissant  entendre  que 
Bicliat  a  développé  avec  talent  les  doctrines  de  Cahanis,  il  les  a 
rapprochés,  à  une  épo(|ue  où  il  n'était  guère  avantageux  de  se 
réclamer  du  dernier.  S'il  parle  des  progrès  de  la  pliysiologie  dus 
à  Magendie,  à  Flonrens,  ù  Bell  et  Marsball  Hall,  il  estime  que  ces 
progrès  n'ont  pas  été  tels  que  Hicbat  et  Cabanis  en  paraissent 
vit'illis.  Il  ne  veut  pas  (luon  écrive  sur  les  rapports  du  physique 
el  du  moral,  avant  d'avoir  digéré  Cabanis  et  Bichat,  /ji  sNcrttm 
ftsaïKfuinem.  Il  avoue  que,  apiès  Kant,  Helvétius  et  Cabanis  ont 
fait  époque  dans  sa  vie.  Et  le  fait  est  d'autant  plus  à  noter  que 
Schopenhauer  considérait  sa  philosophie  comme  la  traduction 
métaphysi([ue  de  la  physiologie  de  Bichat,  cest-à-dire  de  la  doc- 
trine des  deu\  vies,  celle-ci  connue  l'expression  physiologique 
de  sa  philosophie.  Que  Schopenhauer  ait  trouvé,  chez  Bichat, 
une  exposition  plus  complète,  plus  physiologique,  débarrassée 
des  tendances  philosophi(iues  que  présente  la  théorie  chez  Caba- 
nis fl),  nous  ne  le  contestons  nuUemcnl  ;  (|iit'  liichat  ait  été  un 
disciple  oW^/Z/i^//,  nous  le  croyons,  mais  nous  pensons  et  nous 
avons  prouvé  qu'il  a  été  un  disciple  df  Cabanis  (2). 

Schopenhauer,  qui  n'a  pas  séparé  Cabanis  et  Bichat,  montre 
qu'on  ne  peut  se  dispenser  de  les  rattacher  à  d'autres  penseurs, 
dont  nous  les  avons  déjà  rapprochés.  Gramle  aussi  a  été  sur  lui 
linlluence  d'Helvélius,  dont  il  se  réclame  pour  ne  pas  être  con- 
sidéré comme  un  disciple  dHégel  ;  de  Voltaire,  de  Diderot  et 
do  Chamforl  (3);  de  Lamarck,  dont  le  nom  revientfort  souvent  i\ 
coté  de  celui  de  Cabanis  (4).  Mais  Cabanis  a  en  outre  fait  une 
place  considérable  aux  impressions  inconscientes  et  à  l'instinct, 
rapproché  tout  à  la  fois  de  l'attraction  et  de  la  sensibilité.  Scho- 

(1,  Cfst  et!  qu'où  peut iuftTiT  des  passages  mêmes  m'i  il  lapproehc  les  deux  noms 
et  dit  que.  «  sur  50  millions  de  bipèdes,  ou  aurait  peine  à  reucontrer  une  tète  pen- 
srinle  telle  que  Birhat  »,  et  de  eeux  où  il  l'ritifiue  Lam,ireiv  et  Cibanis  d'avoir  voulu 
«  établir  uue  physique  sans  métaphysique  ».  Burdeau,  traduction  française,  Sur 
te  besoin  métaphysique  de  l'humanité,  11,  p.  309. 

(2)  M.  Paul  Janet  (lievue  des  Deux  Mondes,  1880)  a  montré  que  si  le  premier 
livre  du  L'rand  ouvrage  de  Schopenhauer  vieut  de  Kant,  li;  second  vient  eu  partie 
de  Cabanis  et  de  Bichat.  Cf.  Ribot,  Schopenhauer. 

(3)  Foueher  deCareil:  «C'était  un  contemporain  de  Voltaire  (it  de  Diderot,  d'Hel- 
vétius  et  de  Cliamfort.  »  M.  Ribot  a  rappelé  que  Schopenhauer  s'est  surtout  ins- 
pire de  Chamfort  dans  sa  critique  des  femmes,  et  cité  (p.  130)  uue  phrase  de  ce 
dtrnier  qui  «  coutieut  en  germe  sa  métaphysique  de  l'amour  ". 

Cl)  Cf.  F.  Picavet,  Revue  de  l'enseignement  sec.  et  sup.,  XIII,  p.  325. 


438    L'IDÉOLOGIE  COMPAUKE  ET  LES  SCIENCES  NATURELLES 

penhauer  a  placé  la  volonté  au-dessus  de  rinlelligence  et  pré- 
paré ainsi  les  théories  de  son  successeur  Hartmann.  Cabanis 
n'est-il  pas  directement  peut-être,  indirectement  à  coup  sûr, 
un  des  prédécesseurs  de  «  la  mytiiologie  de  l'inconscient  »  (1)? 

De  Bonald,  comme  Schopenhauer,  a  rapproché  Cabanis  et 
Lamarck.  Jean  Baptiste  Pierre  Antoine  de  Monet,  chevalier  de 
Lamarck  (1744-1829),  élève  des  jésuites  d'Amiens,  militaire,  puis 
employé  chez  un  banquier,  fut  en  relations  avec  Buffon  qui  fit 
imprimer  sa  Flore  française  et  le  chargea  d'accompagner  son 
lilsen  Hollande,  en  Allemagne  et  en  Hongrie.  Pauvre  et  obligé 
de  travailler  pour  les  libraires,  il  décrivit,  dans  V Encyclopt'^die 
méthodique,  toutes  les  plantes,  de  la  lettre  A  à  la  lettre  P  et  donna 
les  caractères  de  2,000  genres,  consulta  les  herbiers,  les  jardins, 
les  livres  et  s'adressa  à  tous  les  voyageurs.  Sonnera  lui  donna 
un  magnifique  herbier  formé  aux  Indes  ;  Volney  lui  rapporta 
d'Amérique  des  pierres  pétries  de  coquilles  (2).  Chargé  en  1794 
de  traiter  au  Muséum  des  invertébrés,  il  avait  beaucoup  à  faire, 
et  iltit  beaucoup.  Il  porta  la  lumière  dans  un  monde  inconnu, 
et  trouva  dans  l'étude  de  ces  animaux,  dont  l'organisation  est 
plus  variée  et  plus  singulière,  les  moyens  de  résoudre  des  pro- 
blèmes d'histoire  naturelle  et  de  philosophie.  Le  premier  de  ces 
problèmes  est  celui  de  l'espèce  ;  le  second  porte  sur  les  causes 
qui  font  exister  et  maintiennent  la  vie,  sur  la  progiession  remar- 
quable que  les  animaux  offrent  dans  la  composition  de  leur  orga- 
nisation, dans  le  nombre  et  le  développement  de  leurs  facultés. 

Les  mérites  du  naturaliste  n'ont  jamais  été  contestés,  môme 
par  Cuvier.  La  Flore  française,  les  articles  de  ï Encyclopédie 
méthodique,  {'Histoire  naturelle  des  animaux  sans  vertèbres 
(7  volumes)  et  la  classification  qu'en  fit  Lamarck,  de  1794 à  1807, 
le  placèrent  au  premier  rang.  Nous  devons  montrer  ce  qu'a  fait 

(1)  L'expression  est  de  M.  Fouillée.  .M.  Bertraud  dit  avec  raison  qu'il  faudrait 
attriljuer  à  uos  plivsiologistes  «  tonte  la  partie  vraiment  scientifique  et  durable  >■ 
de  la  théorie  de  l'inconscient.  Le  rôle  important  que  joue  l'instinct  chez  Hegel  et  sur- 
tout chez  la  gauche  hégéheune  (Paul  Janet,  Causes  finales,  !■■=  éd.,  p.  504  sqq.) 
uest-ilpas  une  preuve  de  riuflueucede  la  théorie  de  Cabanis  développée  par  Bichat 
et  Birau? 

(2)  Cf.  Gu\\er,  Eloges  fiisloriques;  Darwin,  l'Origine  des  espèces;  Haeckel,  His- 
toire de  la  création  naturelle  ;  De  Quatrefages,  Ch.  Darvrin  et  ses  précurseurs 
e?i.  Fmnce  ;  Charles  Mnrtins,  Introduction  à  une  nouvelle  édition  de  la  Philoso- 
phie zoolof/ique;  Ludovic  Carrau,  Eludes  sur  la  théorie  de  l'évolution;  l»errier,  la 
Philosophie  zoologique  avant  Darwin.  Voyez  à  IWppeudice  un  document  r(ui 
montre  que  Lamarck  na  pas  été  aussi  dédaigné  en  France  (|n"on  le  croit  géné- 
ralement. 


I.AMAliCK  43!) 

Lamarck  poiir  la  philosophie  ualiirelle  et  pour  la  psychologie. 
C'est  surtout  dans  la  Philosophie, zoologiquo  (piil  faut  létu- • 
(lier.  Sans  doute,  il  avait  expriuié,  dans  son  Ui/dvogi'ologiv 
et  dans  ses  Considérations  ou  recherches  sur  l'organisation 
des  corps  vivants  [lSi)-2\  plusieurs  des  idées  qu'on  retrouve  dans 
la  Philosophie  zoologique.  Mais  il  nous  dit  lui-mèuie  que  ce 
dei-nier  ouvrage  ^1)  n'est  qu'une  nouvelle  édition  refondue, 
corrigée  et  fort  augmentée  des  Recherches,  où  il  a  utilisé  des 
nintériaux;  préparés  p(nu'  une  Biologie  qu'il  a  renoncé  à  com- 
post'r. 

Connnensal  de  lUdlon  qui.  avant  et  aprèsde  Maillet  etRohinet, 
avait  donné  plusieurs  solutions  à  la  question  de  l'origine  des 
espèces,  Lamarck  se  vit  dans  l'impossibilité,  après  avoir  consulté 
de  riches  collections  et  étudié  un  nombre  immense  d'invertébrés, 
de  déterminer,  d'une  manière  solide,  les  espèces  parmi  la  mul- 
titude de  polvpes,  de  radiaires,  de  vers  et  d'insectes,  de  trou- 
ver. i)our  séparer  les  espèces,  des  distinctions  autres  que  des 
particularités  minutieuses  et  même  puériles.  C'est  ce  quil'amena 
à  afiirmer  que  les  espèces  n'ont  pas  une  constance  absolue,  ne 
sont  pas  aussi  anciennes  que  la  nature,  mais  sont  assujetties 
aux  changements  de  circonstances  qui  produisent,  par  la  suite 
des  temps,  des  changements  de  caractère  et  de  forme.  Darwin 
a  revendi(pié  Lamarck  pour  son  précurseur  ;  H;rckel  l'a  placé 
à  coté  de  Gœthe,  de  Darwin  et  lui  a  fait  surtout  un  mérite  d'avoir 
cherché  à  prouver  que  l'espèce  humaine  descend,  par  évolu- 
tion, de  mammifères  ti'ès  voisins  des  singes.  M.  de  Quatrefages 
a  surtout  insisté  sur  les  points  faibles  de  sa  doctrine,  tandis  que 
M.  Martins  a  mis  en  lumière  la  part  qui  lui  revient  dans  l'éta- 
blissement delà  doctrine  transformiste  :  lintluence  des  milieux, 
dit-il,  sur  l'organisme  et  la  transmission  par  l'hérédité,  appar- 
tient à  Lamarck,  cpii  a  en  outre  pressenti  et  décrit  très  nette- 
ment la  lutte  pour  l'existence,  sans  apercevoir  les  conséquences 

(1)  La  Philosophie  zoolor/ique  compreml  trois  parties  :  li'  [iii'iiiiiTo,  dustinée  à 
présenter  les  faits  osscutiels  ot  les  priucipi-s  i-'éuérauv.  des  si-i(nici'S  naturelles,  roii- 
iirut  des  considérations  sur  l'histoire  naturelle  des  animaux,  leurs  car.icleies,  leurs 
raiiports,  leur  organisation,  leur  distribution,  leur  classification  (ît  leurs  espèces.  L;;. 
Sfcoude  traite  des  causes  physiques  de  la  vie,  des  conditions  qu'elle  exige,  de  la 
force  excitatrice  de  ses  mouvements,  des  facultés  qu'elle  donne  aux  corps  qui  la 
•possèdent  et  des  résultats  de  son  existence  dans  ces  corps.  La  troisième  est  consa- 
••rée  aux  causes  physiques  du  sentiment,  à  celles  qui  constituent  la  force  produc- 
trice des  actions,  euliu  à  celles  qui  donnent  lieu  aux  actes  d'intelligence  chez  divers 
animaux. 


UO    L'IDÉOLOGIE  COMPARÉE  ET  LES  SCIENCES  NATURELLES 

infinies  de  ce  principe  et  le  rôle  immense  qu'il  joue  dans  la 
natm^e.  M.  Ludovic  Cai'rau  a  principalement  signalé  les  réserves 
avec  lesquelles  Lamarck  fait  du  transformisme  une  théorie  que 
les  spiritualistes  seraient  disposés  à  accepter  :  lincapacité  de  la 
matière  à  sentir;  la  nature,  instrument  de  la  volonté  suprême; 
la  distinction  de  l'idée  et  de  la  sensation.  Pour  M.  Perrier, 
Lamarck  n"a  jamais  voulu  dire  «  qu'un  animal  finit  toujours 
par  posséder  un  organe  quand  il  le  veut»,  mais  il  attribue  les 
transformations  des  espèces  à  l'action  stimulante  des  conditions 
extérieures,  sous  la  forme  de  besoins,  et  explique  ainsi  ce  que 
nous  appelons  des  adaptations.  M.  Perrier  a  mis  en  lumièn^ 
encore  l'impoitance  de  la  théorie  des  causes  actuelles,  substi- 
tuée à  celle  des  cataclysmes  ou  des  catastrophes  universelles, 
les  hésitations  de  Lamarck  sur  l'homme,  «  eu  qui  on  pourrait  ne 
voir  qu'un  quadi'umane  inodilié,  si  son  origine  n'était  dillérento 
de  celle  des  animaux,  mais  qui  cependant,  n'étant  séparé  des 
animaux  supérieurs,  au  point  de  vue  psychologique,  que  par 
une  différence  de  degré,  doit  en  descendre,  comme  eux-mêmes 
sont  issus  des  plus  simples  »  (1).  La  théorie  transformiste  de 
Lamarck  a  donc  été  présentée  sous  toutes  ses  faces  et  nous 
nous  bornerons  à  en  rappeler  brièvement  les  points  essentiels. 
Lamarck  distingue  ce  qu'il  appelle  les  parties  de  l'art  —  dis- 
tributions systématiques,  classes, ordres,  familles,  genres,  nomen- 
clature —  des  lois  et  des  actes  de  la  nature,  qui  n'a  fait  que  des 
individus  se  succédant  les  uns  aux  autres  et  ressemblant  à  ceux 
qui  les  ont  produits.  Insistant  sur  l'étude  des  rapports,  il  com- 
pare non  seulement  les  classes,  les  familles,  les  espèces,  mais 
aussi  les  parties  qui  composent  les  individus,  organes  du  senti- 
ment, de  la  respiration,  delà  circulation,  etc.  Ainsi  il  voit,  dans 
les  animaux,  une  série  rameuse,  irrégulièrement  graduée,  qui 
n'a  point  de  discontinuité  dans  ses  parties  ou  qui  n'en  a  pas 
toujours  eu,  s'il  est  vrai  que,  par  suite  de  la  disparition  de 
quelques  espèces,  il  s'en  trouve  quelque  part.  En  un  temps  très 
long  la  nature  a  produit  tous  les  corps  organisés,  commençant 
parles  plus  simples,  qui  résultent  de  générations  spontanées 

(1)  M.  Perrier  ne  cite  que  Hacivel  et  dit  comme  M.  Carrau,  après  avoir  affirmé  que 
Lamarck,  jiliiiosoiilie  et  jtsychologue,  voit  daus  l'homme  uue  émnnatioii  directe  du 
Créateur,  que  cette  coucessiou  serait  eucore  aujourd'hui  suffisaute  pour  rallier  au 
transformisme  bien  des  esprits  que  domiueut  de  respectables  croyances  ;  mais  il 
affirme  à  tort,  contrairement  à  Martins,  que  Lamarck  ue  voit  d'autre  cause  de  des- 
truction des  espèces  que  l'homme  iui-mème. 


LAMAKCK  iiJ 

dans  les  lieux  et  eiiconstaiices  convenables.  Les  facultés  et  le 
mouvement  organique  établis  dans  ces  ébauches,  ont  peu  à  ix'u 
développé  les  organes  et  diversifié  les  êtres.  Auv  animaux  les 
plus  impartails,  qui  ne  se  meuvent  ([ue  par  suite  d'excitations 
extérieures,  qui  nont  que  Tirritabililé  sans  sentiment  ni  volonté, 
se  superposent  ceux  qui,  éprouvant  des  sensations,  oui  lui  sen- 
timent très  obscur  de  leur  existence,  avec  une  volonté  dépen- 
dante et  entraînée;  puis  ceux  qui  ont  irritabilitt',  sensations, 
sentiment  intime  de  l'existence,  faculté  de  former  des  idées 
confuses  avec  une  volonté  déterminante,  assujettie  néanmoins  à 
des  penchants  qui  les  portent  vers  certains  objets  particuliers; 
enûn  les  animaux  les  plus  parfaits,  qui  ont  des  idées  nettes  et 
précises,  les  comparent  et  les  combinent  pour  en  former  des 
jugements  et  des  idées  complexes.  Chaque  faculté  ajoutée  résulte 
de  l'addition  d'un  organe  spécial,  d'une  complication  de  lorjia- 
nisation.  La  nature  crée  l'organisation,  la  vie,  le  sentiment,  mul- 
tiplie et  diversilie  les  organes  et  les  facultés  par  la  seule  voie  du 
besoin,  qui  établit  et  dirige  les  habitudes.  Ce  que  nous  faisons 
pour  les  animaux  domestiques,  la  nature  le  fait  avec  beaucoup 
d<'  temps  pour  tous  les  êtres  :  le  climat,  la  nourriture,  la  nature  et 
la  (putlité  des  lieux,  en  un  mot,  la  diversité  ou  le  changement  du 
milieu  produisent  de  nouveaux  besoins,  qui  nécessitent  d'autres 
hahiludes,  amènent  le  développement  de  la  partie  dont  ou  se 
sert  plus  fréquemment  ou  font  naître,  par  les  efforts  du  sentiment 
intérieur,  de  nouvelles  parties  (1).  Le  changement  ainsi  produit, 
allongement  du  cou  chez  la  girafe,  de  la  langue  chez  le  four- 
milier, apparition  des  cornes,  passe  dans  tous  les  indi\idus 
([iii  se  succèdent  et  sont  soumis  aux  mêmes  circonstances. 
Donc  la  nature  a  produit  successivement  toutes  les  espèces,  a 
connnencé  par  les  plus  imparfaites  ou  les  plus  simples  pour  ter- 
minei-  par  les  plus  pai faites,  en  conq)liquant  graduellement  leur 

(Ij  Laniairk  résuiiU'  sa  théorie  dans  les  deux  lois  suivantes  :  1"  Daus  tout  ani- 
mal qui  n'a  point  dépassé  le  terme  de  ses  développements,  l'emploi  plus  fréquent 
et  soutenu  dun  orL'ane  quelconcpie,  fortifie  peu  ;ï  peu  cet  ors:ane,  le  développe, 
lagrandit  et  lui  donne  une  puissance  proportionnée  à  la  durée  de  cet  emploi  ;  tan- 
dis que  le  défaut  constant  d'usatre  de  tel  organe,  raffaiblit  insensiblement,  le  dété- 
riore, diminue  progressivement  ses  facultés  et  tinit  par  le  faire  disparaître  ;  2"  tout 
ce  que  lii  nature  a  fait  actpiérir  ou  perdre  aux  individus,  par  Tintluence  des  cir- 
constances où  leur  r.ice  se  trouve  depuis  longtemps  exposée  et  par  conséquent  pai- 
l'intlueuce  de  remploi  prédominant  de  tel  organe  ou  par  celle  d'un  défaut  constant 
iliisage  de  telle  partie,  elle  le  conserve  par  la  génération  aux  nouveaux  individus 
«lui  en  proviennent,  pourvu  que  les  changements  accjuis  soient  commans  aux  deux 
sexes  ou  à  ceux  qui  ont  produit  ces  nouveaux  individus. 


.ii2    L'IDÉOLOGIt:  COMPAHKE  ET  LES  SCIENCES  NATURELLES 

organisation.  Les  animaux  se  sont  répandus  dans  toutes  les 
régions  hal)itables  du  globe.  Chaque  espèce  a  reçu,  sous  Tin- 
Jluence  des  circonstances  dans  lesquelles  elle  s'est  trouvée,  les 
habitudes  que  nous  lui  connaissons  et  les  modihcations  de  ses 
parties  que  robservation  nous  montre  en  elle.  Et  pour  renver- 
ser cette  conclusion,  il  faudrait  prouver  que  chaque  point  du 
4>lobe  ne  vai'ie  jamais  dans  sa  nature,  son  exposition,  sa  situa- 
tion, son  climat,  puis  qu'aucune  partie  des  animaux  ne  subit, 
même  à  la  suite  de  beaucoup  de  temps,  de  modilication  par  le 
changement  des   circonstances  ! 

Aussi  intéressante  et  moins  connue  est  la  psychologie  de 
Lamarck,  qu'on  ne  saurait  d'ailleurs  séparer  de  sa  physiologie. 
Il  s'est  plu  tout  particulièrement  à  développer  la  seconde  et  la 
troisième  partie  de  son  ouvrage  (p.  18).  Par  sa  méthode,  il  se 
rattache  à  l)(;scarles,  à  Condillac,  à  Cabanis,  à  Buffon  (1).  Mais 
il  a  son  originalité.  Létude  des  invertébrés  l'a  conduit  au  trans- 
formisme, et  lui  a  fait  trouver  la  cause  de  la  vie  :  c'est  un  phé- 
nomène organique,  résultat  des  relations  qui  existent  entre  les 
parties  du  corps,  les  tluides  qui  y  sont  contenus,  la  cause  exci- 
tatrice des  mouvements  et  des  changemenis  qui  s'y  opèrent.  Par 
la  cbaleur,  les  molécules  vivantes  sont  distendues  et  éloignées  les 
unes  des  autres  :  de  cet  état  particulier  de  tension  ou  or^«.wzp 
naît  lirritabilité.  Par  l'action  de  l'électricité,  l'orgasme  cesse, 
le  muscle  se  contracte.  Aussi  Lamarck  ne  saurait  admettre, 
avec  Cabanis  et  son  disciple  Richerand,  que  vivre  c'est  sentir, 
que  la  sensibilité  et  lii-ritabilité  sont  des  phénomènes  de  môme 
nature  ;  car  si  cela  est  vrai  pour  l'homme  et  les  animaux  les 
plus  parfaits,  vivre  est  à  peine  sentir  pour  les  animaux  sans 
vertèbres,  qui  ont  un  système  nerveux;  ce  n'est  pas  sentir  pour 

(1)  L'analyse,  envisageant  d'abord  un  objet  dans  son  entier,  en  examine  la  masse, 
l'étendue  et"^  l'ensemble  des  parties,  la  nature  et  l'nriçine,  les  rapports  avec  li's 
autres  objets  coiums.  Elle  le  divise  ensuite  en  parties  principales,  qu'elle  étudie 
séparément,  quelle  divise  et  subdivise,  jusqu'à  ce  qu'elle  arrive  aux  plus  petites, 
<lont  elle  rbeniie  les  caractères  sans  néirliger  les  moindres  détails;  puis,  elle  en 
déduit  les  conséquences,  et  peu  à  peu  la  philosophie  de  la  science  s'établit,  se 
rectifle  et  se  perfectionne.  Autant  que  personne  Lamarck  admire  le  génie  de 
Condillac,  ses  pensées  profondes  et  ses  découvertes  (H,  :]51).  A\ec  ses  contemporains, 
il  admet  ([ue  les  .-.ctes  intellectuels  prennent  tous  uuissauce  dans  les  idées  et  que 
toute  idée,  comme  l'ont  pensé  Aristote,  Locke,  Condillac  (Lamarck  cite  même  Xai- 
geon),  est  originiiire  d'une  sensation  (III,  c.  7j.  Avec  Cabanis,  dont  il  cite  plus  d'une 
fois  l'intéressant  ouvrage  i[m,  parla  foule  de  faits  et  d'observations  qu'il  renferme, 
fournit  les  meilleurs  moyens  d'avancer  cette  partie  des  connaissances  humaines,  il 
admet  que  le  physique  et  le  moral  ont  une  source  conmmue,  que  la  sensibilité 
j)liysique  est  la  source  de  toutes  les  idées. 


LA.MARCK  '*'.;? 

les  végétaux  et  pour  les  formes  inférieures  do  raninialité  (1). 
Cabanis  a  donc  eu  tort,  pour  nioulrer  l'origine  commune  du 
physique  et  du  nu)ral,  ilétudier  d'abord  Ihomme,  où,  à  cause 
même  de  la  complication  des  phénomènes,  il  est  difficile  d'en 
saisir  la  source.  Allant  plus  loin  que  D.  de  ïracy,  Lamarck 
voudrait  qu'on  s'attachât  d'abord  à  l'organisation  des  animaux 
les  plus  simples  pour  monter,  par  degrés,  jusqu'à  Thomme.  Par 
contre  il  estime  qu'on  na  pas  donné  une  attention  suffisante 
aux:  inlluences  du  moral  sur  le  physique.  Le  naturaliste,  qui  a 
attribué  aux;  besoins  le  pouvoir  de  créer  des  organes,  devait  se 
séparer  en  plus  d'un  point  de  Cabanis  et  de  D.  de  Tracy. 

Le  sentiment  intérieur  résulte  de  l'ensemble  des  sensations 
internes  que  produisent  les  mouvements  vitaux  et  de  lacomnui- 
nication  entre  elles  de  toutes  les  portions  du  lluide  nerveux 
lornuint  un  tout.  Ce  sentiment  intérieur  sert  de  lien  au  phy- 
sique et  au  moral  :  il  a\ei'tit  l'individu  des  sensations  (pi'il 
éprouve  et  lui  donne  la  conscience  de  ses  idées  et  de  ses  pensées. 
Cabanis  n'a  qu'entrevu  le  mécanisme  des  sensations,  sans  en 
développer  clairement  les  principes  ;  il  a  méconnu  la  nature  de 
l'instinct,  qu'il  fait  sortir  des  impressions  internes,  tandis  cpu; 
l'instinct  vient  de  ce  qu'à  la  suite  des  émotions  provoquées  par 
les  besoins,  le  sentiment  intérieur  fait  agir  l'individu  sans  parti- 
cipation de  la  volonté.  Cabanis  s'est  encore  trompé  à  propos  de 
la  mélancolie  :  ce  sont  des  chagrins  continuels  et  fondés  qui  ont 
causé  les  altérations  des  viscères  abdominaux  aux([ueiles  il  en 
rapporte  la  naissance.  Le  sentiment  intérieur  constitue  en  outre 
la  force  productrice  qui  donne  lieu  aux  actions  volontaires, 
mais  la  volonté  suppose  jugement,  comparaison  d'idées,  pensées 
ou  impressions;  la  volonté  n'est  donc  jamais  véritablement  libre 
et  nest  jamais  un  guide  aussi  sur  que  l'instinct. 

Lamarck  se  sépare  encore  de  ses  prédécesseurs  et  de  ses  con- 
temporains, à  propos  de  l'entendement.  L'entendement  exigtî 
selon  lui  un  système  d'organes  particuliers  :  il  faut  que  le  senti- 
ment intérieur  mette  le  fluide  nerveux  en  mouvement  dans  l'hy- 
pocéphale,  pour  ({ue  les  opérations  de  l'entendement  puissent 
avoir  lieu.  Aussi,  si  toute  idée  tire  son  origine  d'une  sensation, 
toute  sensation  ne  peut  produire  une  idée  ;  il  faut  pour  cela  un 
organe  spécial  et  l'intervention  de  l'attention.  Gall  a  voulu  trop 

fl)  Lamarck  se  rcncoutre  avec  Aristote  dont  le  TraUé  de  l'Ame  se  rappioilie 
<l;iilleurs,  par  la  méUiode  et  les  résultats,  des  recherches  évolutiounistes. 


Ui  L'IDÉOLOGIE  COMPARÉE  ET  LA  PHILOSOPHIE  DES  SCIENCES 

prouver  et,  par  réaction,  on  n"a  rien  admis  de  sa  théorie,  qui 
comprenait  cependant  une  grande  part  de  vérité.  D.  de  Tracy  a 
confondu  les  sensations  proprement  dites  avec  la  conscience  des 
idées,  des  pensées  et  des  jugements.  Condillac  a  prouvé  que  les 
signes  ont  permis  à  l'homme  d'étendre  ses  idées  ;  il  n'a  pas  établi 
qu'ils  concourent  à  la  formation  des  idées.  Les  principaux  actes 
de  l'entendement  sont  l'attention,  la  pensée  ou  la  réflexion,  la 
mémoire  et  le  jugement.  L'attention  est  un  acte  du  sentiment 
intérieur  qui  prépare  une  partie  de  l'organe  de  l'entendement  à 
(fuelque  opération  de  l'intelligence  et  la  rend  propre  à  recevoii- 
les  impressions;  à  faire  sensibles  et  présentes  des  idées  qui  s'y 
trouvaient  déjà  tracées.  Sans  elle,  aucune  des  opérations  de 
lentendement  ne  peut  se  former,  et  il  est  évident  qu'elle  n'est 
point  une  sensation,  comme  l'a  dit  Garât.  Et  l'éducation  ne  déve- 
loppe l'intelligence  de  l'homme  qu'en  fixant  son  attention  sur 
les  objets  si  variés  et  si  nombreux  qui  peuvent  affecter  ses 
sens  (1). 

En  résumé  Lamarck  a  été  un  naturaliste  éminent,  conduit  paj- 
ses  études  positives  à  affirmer,  avant  Darwin,  que  les  espèces  se 
transforment  par  l'influence  du  milieu  et  que  les  changements 
ainsi  produits  se  transmettent  par  l'hérédité  ;  à  soutenir,  après 
Aristote,  qu'il  faut  étudier  d'abord  la  vie  chez  les  végétaux  et  les 
animaux  inférieurs;  à  compléter  Cabanis,  en  tenant  plus  do 
compte  des  influences  du  moral  ;  à  tracer,  avant  les  modernes  et 
après  Aristote,  le  plan  d'une  psychologie  comparée  qui  débute- 
rait par  les  animaux  les  plus  rudimentaires;  à  donner,  avant  que 
Laromiguière  n'eût  développé  sa  théorie,  une  place  prépondé- 
rante à  l'attention  dans  les  opérations  de  l'entendement  et  dans 
l'éducation.  Darwin,  Lewes,  Spencer,  Bain,  M.  Ribot  ont  repro- 
duit, développé  et  complété,  bien  souvent  sans  le  savoir,  des 
idées  déjà  exprimées  par  Lamarck. 

A  côté  de  Cabanis,  de  Bichat  et  de  Lamarck,  il  faut  placer  Bory 
de  Saint-Vincent,  auteur  de  VEomme,  Essai  zoologique  sur  le 
genre  humain,  cpii  parut  en  18:25  après  avoir  formé  un  article  du 
Dictionnaire  classique  d'histoire  naturelle.  «  De  tout  ce  qui  fut 
publié  sur  l'homme  avant  Cabanis  et  Bichat,  dit-il  on  ne  trouve- 
rait peut-être  pas,  si  ce  n'est  dans  Locke  et  dans  Leibnitz,  la 
valeur  d'un   moyen  in-octavo   qui  méritât  d'être   conservé  ». 

(1)  Lancelin,  Laromiguière  et  Degérando  fout,  comme  Lamarck,  une  place  àl'aitcu- 
tioD.  — Cf.  Ribot,  Psychologie  deratlention. 


DUAPAlîNAlD  4i:J 

Lhoinme  intellectuel  ^  conséquence  de  llioninie  nianiinifère  » 
iloit  pénétrer,  pour  se  connaître,  son-  organisation  et  celle  des 
hèles,  et  comparer  les  diverses  niodilications  que  làgc  et  l'état 
de  santé  ou  de  maladie  apportent  en  lui.  Il  insiste  sur  lapparition 
successive  des  productions  marines,  puis  des  végétaux,  des  her- 
bivores, des  carnivores,  rapproche  l'orang-outang  et  l'homme,  et 
ne  voit  dans  la  ditTérence  des  pouces  du  pied  «  qu'un  de  ces 
nomhreux  passages  par  où  la  nature  procède  hahituellemcnt  pour 
lier  tous  les  êtres  dans  l'ensemhle  inlini  de  ses  harmonies  ».  Il 
fait  intervenir,  dit  M.  de  Quatrefages,  une  donnée  nouvelle,  l'in- 
fluence exercée  sur  la  fixation  des  caractères  spécifiques  par 
l'action  des  ascendants,  placés  eux-mêmes  dans  des  condilioiis 
d'existence  constante  (1). 

Dans  son  dixième  Mémoire,  Cabanis  citait  Draparnatid,  pro- 
fesseur de  grammaire  générale  à  l'école  centrale  de  Montpellier, 
naturaliste,  philosophe  et  également  recommandable  à  ces  deux 
titres.  Il  rappelait  le  beau  plan  d'expériences  par  lequel  il  vou- 
lait déterminer  le  degré  respectif  dinteUigence  ou  de  sensibilité 
propre  aux  différentes  races  et  formel*  leiu-  échelle  idéologique. 
Destutt  de  Tracy  était  plus  précis  et  plus  élogieux  encore  (2).  Dra- 
parnaud,  nous  dit  la  Décade,  fut  candidat  à  la  section  d'idéologie 
contre  Prévost  et  Degérando.  Quant  à  ses  doctrines,  nous  n'avons 
pour  nous  en  faire  une  idée  que  deux  discours  prononcés  en 
l'an  X,  l'un  à  l'ouverture  des  écoles  centrales,  l'autre  à  celle  du 
cours  de  zoologie. 

Le  premier  traite  de  la  philosophie  des  sciences.  Après  avoir 
fait  l'éloge  des  écoles  centrales  et  prolesté  contre  les  ennemis  de 
la  philosophie,  qui  s'opposeront  vainement  à  la  propagation  des 
lumières  et  à  la  marche  constante  de  l'espiit  humain  vers  le  per- 
fectionnement, Draparnaud  aborde  la  philosophie  dont  il  essaye 
de  déterminer  la  nature,  en  la  distinguant  de  la  scolastique  :  «  La 
philosophie  digne  de  notre  étude,  dit-il,  est  une  science  pure- 
ment expérimentale,  plus  féconde  en  résultats,  plus  piopre  à 
conduire  à  des  découvertes  utiles  et  qui  est  toujours  active  dans 

fl^  Revue  des  Deur  Mondes,  LXXVIII,  p.  8j8.  —  Bon  de  Saint-Vinceut,  f|iii 
dédie  son  livre  a  (  uvier,  ii<'  cite  pas  Lamarck. 

(2)  En  1801  il  croit  quil  aura  assez  fait  s'il  et iblit  sur  des  bases  solides  l'idéo- 
log-ie  de  l'homme  ;  il  souhaite  qu'un  savant  professeur,  (|ui  a  fait  preuve  de  la 
capacité  nécessaire  et  de  l'étendue  d'esprit  suffisante,  remplisse  les  espérances  qu'il 
a  données  et  traite  de  l'idéologie  comparée.  Eu  1804,  au  lieu  de  se  livrer  à  ces  espé- 
rances, il  a,  dit-il,  à  déplorer  h  perte  prématurée  d'un  homme  aussi  intéressant,  et  il 
ajoute  que  c'est  un  grand  malheur  pour  la  science. 


U(y  LIDÉOLOGIE  COMPARÉE  ET  LA  PHILOSOPHIE  DES  SCIENCES 

ses  conceptions  et  dans  ses  travaux,  comme  la  nature  môme,  qui 
est  le  but  constant  de  ses  recherches  et  de  ses  efforts  :  c'est  en 
un  mot  la  philosophie  des  sciences  ou  la  philosophie  naturelle  ». 
Il  y  fait  entrer  toutes  les  connaissances  humaines  et  parle 
d'abord  des  sources  de  la  vérité  ou  de  nos  connaissances  réelles 
et  positives,  puis  de  celles  de  l'erreur  ou  de  nos  connaissances 
fausses  et  chimériques.  Les  sens,  l'observation  et  l'expérience; 
la  raison,  l'induction,  le  calcul  on  le  raisonnement  sont  les 
sources  de  la  vérité.  Sans  les  sensations,  le  raisonnement  est 
incertain  on  chimérique;  sans  la  raison,  les  sens  ne  peuvent 
presque  rien.  Draparnaud  parle  en  excellents  termes  de  l'obser- 
vation (1).  Avant  Lamarck,  il  insiste  sur  l'importance  de  l'atten- 
tion et  serait  presque  tenté  de  dire,  en  modiûant  une  formide 
célèbre  de  Biiffon,  que  le  génie  n'est  qu'une  grande  attention. 
Non  seulement,  il  faut  que  l'observateur  concentre  son  attention 
sur  l'objet  qui  l'occupe,  mais  encore  il  doit  réitérer  l'observation 
pour  éviter,  comme  dirait  Descartes,  la  précipitation;  il  doit  sur- 
tout se  défaire  de  tout  esprit  de  système,  et  oublier  toutes  les 
théories.  Aussi  l'observation  est-elle  plus  facile  dans  les  sciences 
physiques  que  dans  les  sciences  morales.  Nous  sommes  portés, 
en  effet,  par  l'action  de  nos  sens  extérieurs  et  par  l'impression 
des  objets  physiques  sur  ces  sens,  à  sortir  sans  cesse  hors  de 
nous.  Un  seul  sens  nous  sollicite  à  observer  ce  qui  se  passe  en 
nous-mêmes.  Par  ce  sens  intérieur,  nous  percevons  bien  nos 
idées,  nos  connaissances,  nos  passions,  toutes  les  modahtés  des 
organes  intérieurs.  Mais  les  affections  qui  procurent  les  sensa- 
tions externes  sont  plus  vives,  plus  variées,  plus  distinctes  que 
celles  qui  sont  le  fruit  des  sensations  internes  ou  de  la  réflexion  ; 
il  est  plus  facile  de  diriger  notre  attention  sur  les  opérations  de 
la  nature  que  sur  celles  de  notre  esprit.  C'est  pourquoi  les 
sciences  étaient  déjà  perfectionnées,  quand  la  métaphysique  et 
les  autres  sciences  morales  étaient  encore  dans  l'enfance.  De  nos 
jours  seulement  elle  est  devenue  une  science  vraiment  expéri- 
mentale et  fondée  sur  l'observation.  L'expérience  fait  naître  les 
phénomènes,  les  varie,  les  combine,  les  multiplie,  les  répète,  les 

(l)Le  meilleur  traité  de  Tart  d'observer  est,  pour  lui,  une  histoire  philosopliiijue 
dus  -progrès  de  l'esprit  humain  dans  les  diverses  branches  des  connaissances,  des 
découvertes  importantes  que  l'on  a  faites  dans  les  sciences,  et  surtout  dans  les 
sciences  physiques,  enfin  de  la  méthode  et  des  procédés  qui  ont  guidé  les  inven- 
teurs. Les  méthodes  sont,  dans  les  sciences,  ce  que  sont  les  machines  en  méca- 
uiiiue  ;  elles  économisent  le  temps  et  suppléent  à  la  force. 


DHVPARNAUn  Ul 

oppose,  les  réunit.  De  l'observation  ou  de  lexpérience  émanent 
toutes  les  vérités  de  fait;  du  laisonnenieul.  qui  rassenil)le  les 
laits,  les  compare,  les  classe,  les  combine,  et  eu  tire  les  prin- 
cipes, viennent  les  vérités  de  dé(hu'liou.  Dans  riiilci  prétatiou 
de  la  nature,  tout  se  réduit  à  revenir  des  sens  à  reutendement 
et  de  lentendement  aux  sens,  à  rentrer  au-dedans  de  soi  et  à 
en  sortir.  Mais  il  ne  faut  point  réaliser  les  notions  abstraites, 
causes,  principes,  forces,  facultés,  il  ne  faut  point  les  regarder 
comme  des  êtres  existant  par  eux-mêmes. 

Draparnaud  ramène  l'analyse  matbématique  ou  rationnelle  à 
l'analyse  expérimentale;  il  estime  qut^  la  svutbése  et  l'analyse 
iloivent  toujours  être  réunies  dans  les  opérations  de  l'esprit 
connue  dans  celles  de  la  nature.  Mais  la  syntbèse  n'est  ni  une 
bonne  méthode  d'induction,  ni  une  bonne  méthode  d'exposition. 
Il  n'y  a  qu'une  méthode  poiu'  étendre  les  connaissances  humaines 
et  en  accélérer  le  progrès,  c'est  d'observer,  non  d'imaginer; 
d'analyser,  non  de  définir. 

Nous  dirons  peu  de  chose  de  la  seconde  partie  de  ce  discours. 
Draparnaud  soutient  avec  raison  qu'il  n'y  a  pas  d'erreur  des 
sens,  mais  que  toutes  les  erreurs  émanent  du  jugement  et  ont 
(fuatre  causes  principales  :  nous  jugeons,  ou  sans  avoir  assez  de 
données,  ou  sans  savoir  nous  en  servit-,  ou  eu  ne  voulant  pas  en 
faire  usage,  ou  en  nous  dirigeant  par  de  fausses  règles  de  pro- 
l)ai)ilité.  il  souhaite  que  l'on  fonde  les  vrais  systèmes  sur  des 
faits  bien  constatés.  Après  d'Alembert,  avant  A.  Comte,  il  croit 
que  tout  se  réduit,  dans  les  sciences  physiques,  h  découvrir  la 
liaison  qui  existe  entre  les  phénomènes  et  à  expliquer  les  faits 
par  les  faits,  puisqu'un  principe  n'est  qu'un  fait  qui  prend  suc- 
cessivement diverses  formes.  Qu'on  se  borne  à  l'observation  et  à 
l'expérience,  qu'on  fasse  très  peu  d'usage  des  hypothèses  et  des 
principes  abstraits  :  le  doute  philosophique,  dit-il  en  citant  Tho- 
mas Reid,  est  un  des  meilleurs  préservatifs  et  des  plus  sûrs 
remèdes  contre  l'erreur. 

Le  second  discours  porte  sur  la  vie  et  les  fonctions  vitales; 
c'est  un  précis  de  physiologie  comparée.  Draparnaud  combat 
ceux  qui  voient  dans  le  principe  vital  autre  chose  qu'un  prin- 
cipe abstrait,  un  nom  générique,  sous  lequel  on  a  classé  des 
phénomènes  de  môme  ordre  (1).  La  vie  est  le  résultat  de  l'orga- 

il)  '(  Est-ce  expliquer  un  pliéuomène,  dit-il,  que  de  le  rapporter  ;i  une  cause 
occulte  dont  on  suppose  Texistence  et  dont  on  ne  peut  assigner  ni  la  nature,  ni  le 


4i8  L'IJ)É0L0(.1E  COMPARÉE  ET  LA  PHILOSOPHIE  DES  SCIENCES 

nisatioii  :  Fanatomie,  la  chimie,  la  physique,  l'observation  des 
divers  éti'es  vivants,  nous  feront  donc  connaître  les  ressorts 
cachés  de  la  vie.  Et  Draparnaud  parle  de  la  liaison  des  sciences, 
de  la  perfectibilité  de  Ihomme,  en  disciple  de  Descartes,  de 
d'Alenihert  et  de  Condorcet  (1). 

Non  moins  dignes  d'attention  sont  les  considérations  que 
Draparnaud,  à  peu  près  à  la  même  époque  que  Lamarck,  expose 
sur  la  valeur  des  classiOcations  et  indirectement  sur  la  hiérar- 
chie des  sciences.  Quand  on  examine  avec  attention,  dit-il,  tous 
les  êtres  individuels,  on  s'aperçoit  qu'il  n'y  a  pas  de  classes  dans 
la  nature,  et  qu'on  ne  peut  assigner  à  aucune  des  classes  établies 
des  caractères  tranchants  et  distinctifs.  Ainsi  la  sensibilité  est 
très  peu  développée  chez  les  zoophytes,  tandis  que  certaines 
plantes  sont  sensibles  aux  impressions  et  à  l'attouchement  des 
objets  extérieurs;  il  y  a  analogie  entre  les  fonctions  vitales  de 
l'animal  et  celles  du  végétal.  On  ne  peut  même  pas  trouver  de 
ligne  de  démarcation  distincte  enti-e  les  corps  bruts  et  les  corps 
organiques,  pas  plus  qu'entre  les  phénomènes  qu'ils  nous  pré- 
sentent, puisque  la  génération  spontanée  ne  répugne  pointa  la 
raison  et  que  plusieurs  observations  semblent  môme  en  démon- 
trer l'existence.  Si  l'on  n'a  pu  jusqu'ici  rendre  raison  de  tous  les 
phénomènes  de  la  vie  par  les  seules  lois  mécaniques  et  chimiques, 
c'est  qu'on  ne  connaît  pas  parfaitement  le  mécanisme  des  corps 
vivants.  Les  progrès  des  sciences  physiques  seront  suivis  de 
ceux  de  la  physiologie  :  en  ne  bornant  point  ses  observations  à 
quelques  espèces  isolées,  en  ne  se  contentant  point  de  l'analo- 
gie, mais  en  employant  l'observation  et  l'expérience,  en  faisant 

inoile  (laetiou ?  Et  coiiiKiitious-nous  mieux  les  phénomènes  de  la  vie,  quand  on 
nous  aura  dit  qu'ils  sont  pioduits  par  l'action  du  principe  vital  ?  On  éclairera  au 
contraire  iutiniment  mieux  la  nature  de  ces  phénomènes,  si  Ton  parvient  à  les  rap- 
porter à  des  lois  mécaniques  ou  chimiques.  La  théorie  moderne  de  la  respiration 
en  est  une  preuve  évidente  >< . 

(i)  «  Toutes  les  l>ranches  des  connaissances  humaines,  dit-il,  se  réunissant  à  un 
tronc  commun,  exercent  les  unes  sur  les  autres  lapins  active  influence  ut  concourent 
à  se  perfectionner  mutuellement.  Il  n'y  a  point  de  science  que  l'on  puisse  regarder 
comme  essentiellement  libre  et  indépendante  des  autres;  la  physique,  la  chimie, 
l'histoire  naturelle,  la  médecine  ne  sont  que  la  nature  sous  ses  diflérents  aspects. 
Livrez-vous  avec  zèle  à  l'observation  et  à  l'expérience  et  ne  vous  reposez  pas  sur  de 
vains  mots  pour  l'interprétation  de  la  nature...  la  perfectibilité  de  Thomme  est 
indéfinie...  les  progrès  des  sciences  sont  illimités  et  il  n'est  rien  dans  la  nature  dont 
on  ne  i)arvienue  un  jour  à  connaître  les  causes  ;  ne  prononcez  point  avant  d'avoir 
bien  observé  et  rejetez  vos  anciennes  opinions,  quand  il  sera  prouvé  qu'elles  sont 
erronées,  adoptez  les  nouvelles,  quand  elles  seront  plus  exactes;  une  telle  doctrine 
est  propre  à  accélérer  les  progrès  des  connaissances  et  la  perfectibilité  de  l'esprit 
humain  ». 


I>RVP.VU\AI'D  Ud 

moins  de  théories  et  en  l'éunissant  plus  de  fails,  un  avancera 
beanconp  plus  dans  la  connaissance'des  phénomènes  de  la  vie. 
C/est  quen  eflet  les  théories  sont  des  formnles  générales  qui 
servent  à  lier  les  faits  connus,  mais  (iiiuu  seul  iait  nouveau  peut 
changer,  et  qu'on  ne  doit  adopter  que  provisoirement  et  jusqu'à 
ce  qu'il  s'en  présente  de  meilleures.  Si  elles  doivent  être  favora- 
blement accueillies,  c'est  lorsqu'elles  facilitent  l'observation, 
éclairent  l'expérience  et  font  conclure  des  faits  nouveaux. 

Draparnaud  mentionne  Destutt  de  Tracy  comme  le  premier 
métaphysicien  qui  ait  bien  développé  le  mode  d'iulluence 
qu'exerce  la  motilité  dans  la  formation  de  nos  idées  et  la  géné- 
ration de  nos  connaissances.  Quittant  la  |)hysiologie  comparée 
pour  l'idéologie,  il  donne,  comme  Cabanis,  plus  d'étendue  à 
l'instinct  et.  par  l'exemple  des  gallinacés,  soulient  que  Condillac 
a  accordé  trop  d'iulluence  au  toucher  sur  les  opérations  de  la 
vue  :  «  Ces  réflexions  et  plusieurs  autres  éparses  dans  cet  opus- 
cule, ajoute- t-il,  font  pai'tie  d'un  ouvrage  que  je  me  propose  de 
publier,  sous  le  titre  û'idro/ot/ie  comparée,  et  dans  lequel  je 
considérerai  la  pensée  et  les  fonctions  intellectuelles  chez  les 
divers  êtres  organisés,  tout  comme  dans  celui-ci  je  considère  la 
vie  et  les  fonctions  vitales.  J'ai  déjà  fait  mention  de  cette  nou- 
velle branche  de  l'Idéologie  dans  mou  plan  d'un  cours  de  méta- 
physique qui  reçut  dans  le  temps  l'accueil  le  plus  distingué  du 
Ministre  de  l'intérieur  (Lucien  Bonaparte)  et  du  Comité  d'ins- 
truction publirpie.  Je  fus  invité  à  cette  époque  par  le  gouverne- 
ment à  publier  mon  Cours  en  entier;  je  me  serais  rendu  à 
cette  invitation  honorable,  si  d'autres  travaux  littéraires  et  les 
devoirs  de  ma  nouvelle  place  m'en  avaient  laissé  le  loisir  », 

Qu'est  devenue  cette  Idéologie  comparée  que  réclamaient 
Destutt  de 'ïracy  et  Cabanis?  Qu'est  devenu  le  Cours  dont  le 
plan  avait  sutïi  à  Destutt  de  Tracy  et  à  ses  amis  pour  poser  à 
l'Institut  la  candidature  de  Draparnaud?  C'est  ce  que  nous 
ignorons  complètement,  malgré  toutes  nos  recherches.  Ce  que 
nous  avons  nous  suffit  toutefois  pour  réclamer  en  sa  faveur 
une  place  qui  eût  été  moins  modeste,  s'il  eût  vécu  plus  long- 
temps, mais  qui  ne  laisse  pas  que  d'être  fort  honorable.  Après 
d'Alembert,  mais  dune  façon  plus  nette,  avant  A.  Comte  son 
compatriote,  il  a  réduit  à  la  philosophie  des  sciences  toute  la 
philosophie,  limité  les  sciences  physiques  à  l'étude  des  liai- 
sons de  phénomènes  et  subordonné  la  physiologie  aux  sciences 

PiCAVET.  ;29 


150  L'IDÉOLOGIE  ET^LA  MÉDECLNE 

physiques  et  mécaniques.  Sur  l'attention,  sur  les  classifications, 
il  a  émis  des  idées  analogues  à  celles  qui  ont  fait  la  gloire  de 
Lamarck.  Enfin  il  a  songé  à  une  Physiologie  comparée  et  à  une 
idéologie  comparée  qui  aurait  peut-être  dirigé  les  esprits  dans 
une  voie  féconde  en  résultats  intéressants  pour  la  connaissance 
de  l'homme.  A  tous  ces  titres,  son  nom  mérite  d'être  conservé 
dans  l'histoire  de  la  philosophie  et  de  la  science  françaises. 

L'année  même  où  Damiron  et  Cousin  voulaient  «  en  finir 
avec  le  sensualisme  »,  Broussais  venait  au  secours  d'Andrieux, 
de  Valette  et  de  Daunou,  qui  combattaient  avec  une  égale 
vaillance,  sinon  avec  un  égal  succès.  Ami  de  Bichat  et  disciple  de 
Pinel,  médecin  militaire  sous  l'Empire,  il  avait,  par  son  ensei- 
gnement au  Val-de-Grâce  et  à  la  rue  du  Foin,  détruit  l'influence 
de  Brown,  celle  de  Pinel,  et  fait  accepter  sa  Médecine  phy- 
siologique. L'irritabilité  (1),  mise  en  exercice  par  les  agents 
extérieurs,  provoque  les  organes  à  l'accroissement  de  leurs 
fonctions  ;  modifiée  par  une  action  excessive  ou  défectueuse  de 
ces  agents,  elle  produit  la  maladie,  qui  ne  disparaît  que  si  Ton 
diminue,  par  des  débilitants,  rirritabilité  trop  considérable,  ou 
que  si  l'on  augmente,  par  des  stimulants,  l'irritabilité  trop 
faible  (2). 

Devenu  chef  d'école  et  le  maître  préféré  d'une  ardente  jeu- 
nesse, Broussais  crut  qu'il  était  de  son  devoir  de  défendre  la 
philosophie,  alliée  aux  sciences  et  surtout  à  la  médecine,  qu'atta- 
quaient, avec  une  violence  presque  égale,  l'école  théologique  et 
l'école  éclectique.  Nétait-ce  pas  travailler  du  môme  coup  à  main- 
tenir l'intégrité  «  de  son  empire  »  et  à  ramener  ceux  de  ses 
adversaires  qui  étaient  disciples  de  Cabanis,  voire  même  ceux 
qui  estimaient  encore  Pinel"?  Broussais  vit  très  bien  qu'il 
s'agissait  d'une  séparation  de  la  philosophie  et  des  sciences  (3). 

(1)  Voyez  les  questions  que  se  pose  Cabanis  à  propos  des  rapports  de  rirritabilité 
et  de  la  sensibilité,  ch.  iv  ,  §  1. 

(2)  «  Broussais,  dit  Mienet,  construit  toute  la  science  de  l'organisation  rivante  et 
malade  avec  un  seul  phénomène,  comme  Condillac  avait  fondé  sur  une  faculté 
unique,  la  sensation,  toute  la  science  de  l'entendement  buniain   ». 

(3)  «Introduits,  dit-il,  dans  le  sentier  de  Tobservation,  par  les  idées  de  Descartes 
sur  la  Méthode  et  par  les  conseils  de  Bacon,  éclairés  sur  la  nature  de  l'instrument 
qui  sert  pour  cet  objet  par  les  travaux  de  Locke  et  de  Condillac,  les  Français  pro- 
cédaient à  rajrandissement  de  toutes  les  connaissances...  physique,  chimie,  his- 
toire naturelle...  le  tour  de  la  médecine  était  arrivé  avec  Haller,  Chaussier, 
Pinel,  Bichat.  Nous  observions  tous  de  concert,  nous  profitions  des  avis  de  Condillac, 
pour  perfectionner  notre  langage  scientifique...  le  judicieux  et  profond  D.  de  Tracy 
(ailleurs  il  dit  de  «  D.  de  Tracy,  rélève  de  Cabanis  qu'on  devrait  l'étudier,  l'ap- 
prendre et  le  relire  encore  avant  d'écrire  sur  les  facultés  intellectuelles  »  ),  dont  le 


I 


BROUSSAIS  451 

Broussais,  dont  les  parents  avaient  été  massacrés  par  les 
chouans,  s'attaquait  aux  jésuites  et  aux  prêtres,  au  fanatisme  et 
au  christianisme,  H  qui  tend  à  l'orgueil  et  à  l'intolérance  »;  à 
l'homme  d'esprit  qui  a  célébré  le  sentiment  religieux,  et  qui, 
tout  en  l'expliquant  fort  mal,  lui  a  fait  faire  fortune  ;  et  à  l'autre 
célébrité  (1),  qui  chanta  le  christianisme  et  le  trouva  plus 
poétique  que  la  mythologie  ».  Mais  c'est  surtout  contre  lesKanto- 
platoniciens,  comme  il  appelait  Cousin,  JoufTroy,  Damiron, 
qu'il  dirigeait  une  argumentation  serrée  et  pressante  qui  ne 
répugnait  même  pas  au  dédain  et  à  l'injure.  Il  leur  reprochait 
de  mettre  inutilement  une  àme  dans  le  cerveau,  comme  un 
joueur  de  clavecin  à  son  instrument  et  de  créer  une  idolâtrie 
physique,  en  relevant  le  «  panthéon  de  l'ontologie  ».  Reprenant 
les  idées  de  Cabanis  et  les  mêlant  à  sa  théorie  de  lirritabilité, 
il  expliquait,  dans  \ Irritation  et  la  folie,  tous  les  phénomènes 
intellectuels,  par  l'excitation  de  la  pulpe  cérébrale.  Un  courant 
externe,  venant  des  sens,  met  le  cerveau  en  communication 
avec  le  monde  et  y  apporte  l'impression  des  objets  ;  un  courant 
interne ,  venant  des  viscères,  met  l'individu  en  communication 
avec  lui-même  et  fait  connaître  ce  qu'exigent  les  instincts.  En 
réagissant  contre  cette  double  excitation,  le  cerveau  transforme 
les  impressions  en  idées,  les  tendances  instinctives  en  actes 
volontaires,  comme  l'estomac,  réagissant  contre  les  excitations 
des  aliments,  les  transforme  en  chyle. 

Le  livre  eut  un  succès  prodigieux.  «  Le  sensualisme,  disait 
Damiron,  qui  consacrait  à  Broussais  trois  fois  plus  d'espace 
qu'à  Cabanis,  n'y  a  pas  gagné  un  bon  argument  de  plus,  mais 
il  y  a  gagné  du  courage,  il  a  repris  de  la  vie,  et  quoique  ce  soit 
là,  pour  M.  Broussais,  un  mérite  plus  oratoire  que  rationnel,  il 
ne  faut  pas  moins  lui  en  faire  honneur  ».  Les  survivants  de 
l'école  idéologique  le  joignirent  à  Daunou:  «L'ouvrage  écrit 
avec  talent,  disait  Valette,  sera  fort  contre  M.  Cousin,  parce 
qu'il  défend  la  méthode  expérimentale  ».  «  Ce  savant  et  ingé- 
nieux ouvrage,  disait  Thurot,  peut  offrir  aux  spiritualistes,  qui 
affectent  de  rejeter  toutes  les  lumières  de  la  physiologie,  de 

complément  seul  peut  assurer  au  genre  humain  la  ronservation  des  connaissances 
qu'il  a  eu  tant  de  peine  à  se  procurer  ;  les  savantes  recherclies  de  Cabanis  don- 
naient à,  notre  patrie  la  prépondérance  philosophique...  la  physiologie  et  la  méde- 
cine dictaient  des  lois  à  l'idéolog-ie  et  semblaient  éloigner  pour  jamiis  la  possibilité 
de  rinvasion  de  notre  science  par  les  systèmes  éphémères  des  écoles  philosophiques  ». 
(Ij  Benjamin  Constant  et  Chateaubriand. 


^52 


L'IDÉOLOGIE  ET  LES  NOVATEURS 


sages  conseils  et  d'utiles  leçons  ».  Broussais,  à  l'Académie  des 
sciences  morales  et  politiques,  défendit  jusqu'à  sa  mort,  contre 
Damiron,  Joufifroy  et  surtout  contre  Cousin,  la  pliilosophie  dont 
II  s'était  fait  le  champion  (1). 

Mais  Damiron  avait  dit,  du  système  de  Gall,  en  l'opposant  a 
celui  de  Broussais,  que  nul,  par  ses  conséquences,  ne  convient 
mieux  au  spiritualisme.  De  fait  Gall,  surtout  dans  son  Traité 
des  dispositions  innées  de  l'cime  et  de  Vcsprit^  avait  combattu, 
tout  en  les  citant  plus  d'une  fois  avec  éloge,  D.  de  Tracy, 
Helvétius  et  Lamarck  ;  il  avait  fréquemment  fait  appel  à  Male- 
branche  et  aux  Pères  de  l'Eglise,  et  soutenu  que  son  système 
ne  conduisait  ni  au  matérialisme,  ni  au  fanatisme.  Broussais 
voulut  enlever  cet  appui  aux  éclectiques  ;  il  adopta  le  système 
de  Gall  et  appuya,  sur  ces  nouvelles  doctrines,  les  conclusions 
du  Traité  de  ^Irritation  et  de  la  folie.  L'ouvrage  parut  après 
sa  mort  en  1839  (2'j.  Sans  être  un  philosophe  original,  Broussais 
a  donné  une  nouvelle  popularité  (3)  aux  doctrines  de  Cabanis  et 
de  D..  de  Tracy,  rendu  aux  médecins  le  goût  des  recherches 
psychologiques,  conservé  et  préparé  un  public  à  ceux  qui  ont 
de  nos  jours  fait  revivre  la  psychologie  physiologique  (4). 


IV 


Quand  disparaissaient  Daunou  et  Broussais,  l'école,  qui  sem- 
blait morte,  s'était  déjà  transformée,  grâce  à  sa  vitahté  prodi- 
gieuse, de  manière  à  fournir  des  doctrines  nouvelles  à  une 
époque  nouvelle.  On  a  remarqué  que  quelques-uns  de  ceux  qui 
ont  fondé  ou  voulu  fonder  des  écoles  ont  emprunté  aux  idéo- 
logues leur  point  de  départ  (o);  il  reste  à  marquer  la  filiation 
incontestable  et  précise  des  doctrines. 

(1)  Juli's  Simon,  Viclor  Cousin.  Broussais  cite  avec  éloge  Degéraiulo  el  Dupiiis, 
puis  qiuiud  Birau  fut  pris  coininu  adversaire  des  idéologues,  il  combat  «  ce  poète 
qui  u'est  pas  toujours  iutelligible  », 

(2)  Le  papier  trouvé  alors,  et  publié  pour  mettre  Broussais,  comme  Cabauis 
en  opposition  avec  lui-même,  établit  que  Broussais,  déiste,  avait  comme  Cabanis 
'<  le  sentiment  d'une  eause  et  d'une  force  première  qui  lie  tout  et  entraîne 
tout  ».  Il  n'y  a  là  rien  de  contradictoire  avec  le  Traité  de  l'irritation,  où  la  même 
pensée  a  été  d'ailleurs  introduite  par  la  2<"  édition. 

(3)  Cf.  les  sousi'rijiteurs  au   monument  de  Broussais  dnns  la  seconde  édition. 

(4)  Cf.  Miguet,  Notices  et  Mémoires;  Damiron,  op.  cit.;  Dubois  d'Amiens,  art. 
Broussais  dans  le  Diciionnaire  philosopliique;  Louis  Peisse,  la  Médecine  et  les 
Médecins,  et  F.  Picavet,  ait.  Broussais  (Grande  Encyclopédie). 

(o)  Ravaisson  op.  cil.    '»5,  -    la    tAclie   était    selon   une  formule   empruntée   par 


lU  lilMN   KT  SAINT-SIMON  iol 

La  réhabilitalion  du  peuple,  rainélioralion  de  la  classe  la  plus 
uombreuse  et  la  plus  pauvre  ont  préoccupé  la  plupart  de  ceux 
<iui  ont  participé  à  la  Hévoluliou  aussi  bien  que  Condorcet.  31ais 
Saint-Simon  tnuivait,  en  1813,  (|ue  les  quatre  ouvrages  les  plus 
marquants,  pour  la  science  de  Thomme,  étaient  ceux  de  Vicq- 
d'Azyr,  de  Cabanis,  de  Bicbat,  de  Condorcet,  et  se  proposait  de 
résumer  celte  science   en  un  seul  ouvrage,  conq)renant  deux 
parties,  chacune  de  deux  sections.  La  première  partie  porterait 
sur  l'individu  humain,  la  seconde  sur  l'espèce  humaine  ;  les  sec- 
lions  de  la  première  devaient  être  un  résumé  physiologique  et 
|)sych()logique  dans  lecjuel  l'auteur  suivrait  et  discuterait  Vicq- 
d'A/Nr;  celles  de  la  seconde  formeraieni  une  Esquisse  de  l'his- 
loire  des  progrès  de  l'esprit  humain  jus(]u"à  ce  jour,  et  à  partir 
de  la  génération  actuelle,  dans  lacpudle  seraient  examinées  les 
idées    de    Condorcet.    INmiI-ou    annoncer    plus    clairement   le 
projet  de  continuer  les  idéologues,  en  «  liant,  cond)inant,  orga- 
nisaiil,  c()nq)lélant  les  idées  de  Vicq-d'Azyr,  de  Bichat,  de  Caba- 
nis, de   Condoi'cet,  [)()ur  eu  loinnM' un  lout  systématique  »?  De 
pins  c'est  le  docteur  Burdin,  dit-il,  (|iii  lui  a  fait  connaître  l'im- 
portance de  la  physiologie.  Dans  une  conversation,  souvent  rap- 
|)elé(',  il  lui  aurait  dit  que  les  sciences  avaient  commencé  par 
être  conjecturales  poiu-  tinii'  toutes  par  être  positives,  que  l'as- 
tronomie et  la  chimie  le  sont  déjà;  que  rien  ne  sera  plus  facile 
au  premier  homme  de  génie  que  de  rendre  positive  la  physiolo- 
gie, en  coordonnant  les  travaux  de  Vicq-d'Azyr,  de  Cabanis,  de 
Bichat,    de   Condorcet.  Du   même  coup   il  rendra  positives  la 
morale,  la  politique,  la  philosophie  et  perfecliounera  le  système 
religieux,   toujours  fondé,  comme  l'a  démontré  Dupnis,  sur  le 
système  scientifique.  Burdin  recommandait  d'établir  des  séries 
de  comparaison  entre  la  structure  des  corps  bruts  et  celle  des 
corps  organisés,  entre  l'homme  et  les  autres  animaux  à  diffé- 
rentes époques  ;  des  séries  des  progrès  de  l'esprit  humain.  C'est 
en  1798  que  Bui'din  proposait  ainsi  à  Saint-Simon  de  faire  en 
connnun  ce  qu'ont  réalisé  ou  indiqué  D,  de  Tracy,  Cabanis,  Dra- 
parnaud,  etc.  (1).  Qu'était-ce  donc  que  ce  Burdin  auquel  doivent 

Saint-Simon  ;i  Comlorcrt...  le  liut  de  Frmrier  fut  le  iiiôine...  la  pensée  ([ui  inspira 
Pieiri;  Leioux  et  Jean  iieyiMuil  fut  relie  de  la  peifectibilité  univeisellt!  ..  o4,  la 
doctrine  fondée  pai'  A.  CouiLe  eut  une  double  origine...  les  théories  saiul-simo- 
nienues...  celles  des  phrénologistcs  et  particulièrement  de  Bi'oussais  ». 

lij  Cf.  les  chapities  précédents.  lîemai(iuez  aussi  rajtpcl  à  Dupuis,  la  mention  de 
Bacon,  Newton  et  Locke  «  colosses  scieutilifiues  »,  la  citation  du  Discours  prélinii- 


454  L'IDÉOLOGIE  ET  LES  NOVATEURS 

tant  Saint-Simon  et  Comlc?  La  Décade  nons  donne  snr  lui 
quelques  renseignements.  En  l'an  VIII,  Moreau  le  cile  en  rappe- 
lant les  travaux  de  Cabanis.  En  lan  XI,  il  annonce  le  Cours 
d études  médicales^  en  cinq  volumes  de  M.  Burdin  «  médecin 
déjà  connu  par  plusieurs  travaux  »  et  va  faire  des  expériences 
galvaniques  dans  son  cabinet  pneumatique  (1),  tandis  que  la 
Décade  insère  une  lettre  de  ce  dernier  à  propos  de  la  i"age.  Il  était 
très  naturel  que  l'ami  des  idéologues  recommandât  l'étude  de 
Vicq-d'Azyr,  qu'a  loué  Cabanis,  de  Cabanis  qui  le  citait,  de  Bicliat 
et  de  Condorcet.  S'il  s'est  adressé  à  un  philosophe  pour  mener 
à  bonne  fin  l'œuvre  qu'il  tente,  c'est  que  D.  de  Tracy  n'a  pas  en- 
core fait  (1798),  pour  la  partie  idéologique,  ce  que  Cabanis  a 
fait  pour  la  partie  physiologique.  Si  Saint-Simon  n'en  entend 
plus  parler  ensuite,  c'est  que  le  projet  auquel  il  songeait  a 
été  en  grande  partie  réalisé  (2). 

Charles  Fourier,  l'auteur  du  système  phalanstérien,  rappelle 
par  <(  l'attraction  passionnelle  »  Hclvétius  et  d'Holbach,  tandis 
que  le  but  même  qu'il  veut  atteindre,  le  bonheur  de  l'humanité,  le 
rattache  d'une  façon  générale  aux  philosophes  du  xvni"  siècle. 
Ainsi  en  est-il  de  Pierre  Leroux  et  de  Jean  Reynaud  :  tous  deux, 
par  la  place  considérable  qu'ils  font  à  la  perfectibilité,  relèvent 
de  Turgot,  de  Condorcet  et  de  Cabanis  ;  mais  l'auteur  de  la 
Réfutation  de  V  éclectisme  et  de  r//«;?2«««7e  sin  spire  peut-être 
plus  de  D.  de  Tracy  et  de  Laromiguière  par  sa  trinité  —  sen- 
sation, sentiment,  connaissance  — ,  tandis  que  celui  de  Terre  et 
Ciel,  de  Zoroastre,  fait  plutôt  songer  au  Cabanis  de  la  Lettre 
sur  les  causes  premières. 

Nous  venons  d'indiquer  une  des  sources,  et  non  des  moins 
importantes,  de  la  philosophie  positive  :  la  loi  des  trois  états 
formulée  en  ses  grandes  lignes  par  un  de  ceux  qui  marchaient 
dans  la  même  voie  que  les  idéologues.  Nous  la  voyons  appa- 
raître  et  se  former  lentement  chez  Turgot  (3),  d'Alembert  et 

uaire  de  d'Alembert  à  Y  Encyclopédie,  etc.,  l'éloge  des  Éléments  de  physiologie 
de  Richeraud.  Nous  laissons  de  ciMé  les  iiici)héreiices  prodigieuses  de  l'iiomme 
qui  prenait  daus  des  cours,  des  4ivres,  des  couversatious,  la  science  nécessaire  à 
ses  constructions,  et  s'adressait  à  l'empereur,  en  raison  <c  de  sou  caractère  géné- 
reux »  poui-  imprimer  à  la  iiolitique  u  un  caractère  positif  ». 

(1)  Cabanis  cite  lui-même  Burdin,  cb.  iv,  §  2. 

(2)  11  ne  faut  pas  dire  avec  M.  Ravaissou  que  la  conversation  eut  lieu  eu  1813. 
Saint-Simon  dit,  page  43:  «  U  y  a  quinze  ans  que  M.  Burdin  m'a  tenu  ce  discours 
et  fait  cette  proposition  que  j'ai  acceptée  ».  Et  Enfantin  ajoute  :  «  les  quinze 
années  font  remonter  à  1798  le  commencement  des  travaux  de  Saint-Simon  ». 

(3)  C'est  ce  qu'établit  M.  Ravaisson.  —  Nous  avons  montré  dailleuis  que  les  idée- 


FOLRIEU,  LEROl  X,  REYNAl  D,  COMTE,  LITTUÉ  iaS 

Conilorcot,  chez  Cabanis,  D.  de  Tracy  et  Tluirot,  Ampère,  Degé- 
rando,  Lancelin,  etc.  Il  y  en  a  d'autres.  On  a  parlé  de  Broussais. 
Mais  Comte  exprima  les  idées  fondamentales  du  Cours  en  1822, 
dans  le  St/slème  de  politique  positirc,  puis  en  18-26  dans  des 
leçons,  interrompues  par  une  maladie  mentale  et  reprises  en 
1829  en  présence  de  Fourier,  de  de  Blainville,  de  Broussais  et 
d'Esquirol  »  qui  accueillirent  avec  honneur  cette  nouvelle  tenta- 
tive philosophique  >  (1).  De  fait,  netail-ce  pas  une  heureuse 
réponse  à  ceux  qui  parlaient  «  d'écoles  »  sensualiste,  éclectique, 
tht''ologi(iue  (2),  que  de  trouver  pour  la  première,  le  nom  nou- 
veau et  fort  expressif  de  «  positive  »,  et  de  laisser  dédaigneuse- 
ment celui  de  «  métaphysique  et  de  théologi(iue  »  ù  celles  qui 
rappellent  f enfance  de  l'humanité?  De  ce  côté  donc  Comte 
ne  doit  rien  .^  Broussais.  Ce  qu'il  lui  doit,  c'est  ce  que  Broussais 
lui-même  devait  à  Gall  et  à  Cabanis  ou  à  Bichat  —  et  nous 
sommes  ramenés  ainsi  encore  aux  idéologues  —  c'est  la  subor- 
dination de  la  psychologie  à  la  physiologie.  Quant  à  la  «  phy- 
sique sociale  >>  dont  la  constitution  lui  paraît  nécessaire  pour 
compléter  la  philosophie  des  sciences  »,  c'est  une  tradition  tout 
idéologique  :  l'Institut,  et  plus  spécialement  D.  de  Tracy,  après 
Condorcet,  ont  travaillé  à  donner,  à  la  science  sociale,  la  cer- 
titude des  mathémalhi(iu<'S  et  de  la  physique.  De  môme,  la 
classification  des  sciences  fait  penser  à  l'Institut  et  à  l'école  poly- 
techni(iue,  à  d'Alembert,  à  D.  de  Tracy,  à  Lancelin,  à  Drapar- 
naud.  Et  Comte,  le  compatriote  de  Draparnaud,  a  été  élève  de 
l'école  polytechnique  (3). 

Mais  si  Comte  continue  incontestablement  les  idéologues  (4), 
on  s'aperçoit  que,  comme  Fourier  et  Saint-Simon,  il  s'en  distingue 

loîues  étaient  loin  «le  considi-nT  Tuigot  romino  «  un  ivveur  »  ainsi  i(ae  l'auraient 
dit,  selon  M.  Rav.iissou,  Comte,  Saint-Simon,  Burdin.  A.  Comte  lait  rommenrer, 
ronime  Condorcet  et  dAlenibirt,  avec  Bacon,  Descartes  et  Galilée,  «  la  philosophio 
positive  ». 

(1)  La  première  leçon  fut  imprimée  au  commencement  de  1830. 

(2;  yuoa  relise  cette  première  leçon,  après  Damirou  et  Broussais,  et  Ion  verra 
que  la  loi  des  trois  états  était  une  arme  redoutable  contre  les  «  éclectiques  ». 

(3)  Voyez  ce  que  nous  avons  dit  de  lécole  polytechnique,  cli.  m,  §  2  et  la  lettre 
de  Caltauis  (ch.  v,  §  5);  sur  Audrieux  et  Ampère  professeurs  à  l'école  polytechnique, 
cf.  §  1.  Si  Comte  s'est  réclamé  de  Hume,  c'est  qu'il  a  voulu,  comme  bien  d'autres 
alors,  <(  se  faire  des  ancêtres  étranurers  ".  Dans  sou  Calendrier,  il  fait  fiçurer  Des- 
cartes, Bacon,  Mont  liirue,  Locke,  Diderot,  Cabanis,  Foutenelle,  Montesquieu,  Buflon, 
Leibnitz,  Adam  Smith,  Condorcet,  Bichat,  Broussais,  Gall,  Lamarck,  d'Alembert, 
Galilée,  etc.  N'est-ce  pas  en  souvenir  des  idéologues  qu'il  voit  en  Bonaparte  ><  un 
des  principaux  rétrogradeurs  </?  Ampère,  qui  y  ligure  eu  1819,  eu  est  écarté  eu 
1851  '(  à  cause  de  son  infériorité  morale  ». 

(4jJLe^mot  positif  ss  trouve  très  souvent  chez  D.  de  Tracy  et  Thurot. 


456  LES  DISCIPLES  DE  CAIJAMS  ET  DE  D.  I>K  THACY 

par  une  .singulière  ignorance  en  «  idéologie  »  et  en  liistoire, 
quil  semble  vouloir  compenser  par  une  <-  confiance  illimitée  •> 
en  ses  propres  forces.  On  croirait  qu'en  ces  temps  de  réaction 
dogmatique,  le  doute'  est  absolument  proscrit  par  toutes  les 
écoles  :  toutes  affirment  leurs  doctrines  comme  le  résultat  direct 
d'une  révélation  divine  et  considèrent  comme  «  infidèles  »  ceux 
qui  ne  les  acceptent  pas  sans  examen.  Quoi  qu'il  en  soit  d'ail- 
leurs, on  comprendra  aisément  que  Lillré,  élevé  par  un  père 
dont  les  tendances  étaient  celles  des  idéologues  (I),  et  exercé 
lui-même  à  la  méthode  et  aux  recherches  scientifiques,  ait  ren- 
contré, dans  le  positivisme,  la  philosophie  de  toute  sa  vie  :  n'es- 
sayait-il pas  de  répondre  par  voie  scientifique  à  toutes  les 
«piestions  que  peut,  sinon  poser,  du  moins  résoudre  l'esprit 
humain  ? 

Tandis  que  Sainl-Siuion  et  Fourier,  Leroux,  Reynaud  et 
Comte  prenaient  aux  idéologues  une  partie  de  leurs  théories 
pour  les  liansformer,  selon  les  besoins  des  générations  nou- 
velles, d'autres  écrivains,  qui  avaient  été  leurs  disciples  fidèles, 
sen  éloignaient  pour  se  rapprocherdes  doctrines  j)hilosophiques 
et  religieuses,  remises  en  honneur  après  la  Restauialion.  Tels 
furent  Droz  et  Thurot,  lîirau  et  Anq)ère,  dont  létude  nous  fait 
voir  et  quelle  fut  de  179G  à  1810  l'influence  de  Cabanis  et  de 
D.  de  Tracy,  et  combien  puissante  encore  elle  est.  après  cette 
époque,  sur  ceux    (jui  ne  croyaient  pas  toujours  la  subir. 

Droz  (1773-iS.^iO)  (2),  professeur  à  l'école  centrale  de  Besançon, 
publia  un  Essr/i  s/a-  l'art  oratoire  et  fut  candidat  à  ITnslitut, 
s'établit  en  ISO!)  à  Paris,  où  il  se  lia  avec  Picard,  Andrieux  et 
Cabanis,  composa,  sur  le  conseil  de  ces  deux  derniers,  le  roman 
de  Lina,  puis  ï  Essai  sur  l'art  d'être  heureux  elVÉloffe  de  Mon- 
taigne. En  18:23,  il  faisait  paraître  un  ouvrage  intitulé  De  la 
p/iilosophie  morale,  ou  des  différents  systèmes  sur  la  science 
de  la  vie,  que  JoufTroy  signalait  comme  «  une  conversion  à 
l'éclectisme  »  et  pour  lequel  Damiron  le  mettait  à  côlé  de  Royer- 
Collard  et  de  Cousin.  Après  son  Règne  de  Louis  XVI,  il  donnait 
des  Pensées  sur  le  Christianisme  et  les  Aveux  d'un  philosophe 
chrétien,  où  il  exposait,  avec  l'histoire,  les  raisons  d'une  conver- 
sion qui  rappelle   celle  de  Biot.  Ce  moraliste  éclectique  et  chré- 

(1)  Voyez  à  l'Appendice,  la  curieuse  lettre  où  lou  trouve  chez  le  père  les  deux 
ati'ections  du   fils,  le  positivisme  ft  li'  vieux  français. 

(2)  Voyez  les  Notices  de  Sainte-Beuve  {Lundis,  111)  et  de  Miguct. 


nUOZ  KT  KRAN(;(US  ÏIllIlOT  l^H 

lion  se  jiisliliait  de  oompi^ser  des  écrits  sur  rai)plioalion  de  la 
morale  à  la  politique,  en  invoquant  la  «  révolution  paisible, 
ItMite.  mais  silre,  que  le  temps  opr>re  et  ([ui  conduit  le  genre 
humain  vers  de  meilleures  destinées  ».  Cest  lui  (]ui  présidait 
la  commission  chargée  de  jugei-  le  concours  sur  les  Lorons  de 
/)///A»v>/i///>  deLaromiguière,  après  avoir  souscril  au  monument 
de  Broussais,  en  raison  sans  doute  de  l'énergique  apologie,  faile 
par  ce  dernier,  de  l'homme  (juil  avail  lui-même  autrefois  loué 
avec  une  si  chaleureuse  émotion  il). 

François  Thnrot  [±)  (1708-18:î:>)  ne  s'éloigna  jamais  aussi  com- 
plètement de  Cabanis  et  de  l).  de  Trac\ ,  et  nous  parait  d'ailleurs 
avoir  une  autre  valeur  (jne  Droz,  <>  d'une  rai-e  habileté  dans  la 
pratique  de  l'art  d'être  heureux  ••  :  c'est  un  de  ces  hommes 
nuxlestes.  dont  on  utilise  les  travaux  et  qu'on  ne  cite  guère.  Nul 
plus  que  lui  .T,  n'a  aussi  heureusement  contribué  aii  progrès 
des  études  philosophiiiues  et  grannnaticales;  nul  peut-être 
n'a  été  aussi  ouhlié.  (juand,  pour  ne  plus  relever  des  idéologiu^s, 
on  s'est  adressé  aux  Écossais  ou  aux  Allemands.  Élève  de  l'école 
des  ponts  et  chaussées,  sous-lieutenant  des  ponqMers  de  Paris, 
précepteur  à  Auleuil  et  rt'çu  chez  M""*  Helvétius.  il  suivit  aux 
Écoles  normales  les  cours  de  Sicard  et  de  Garai.  |»iiis  fut  chargé, 
par  la  conunission  executive  d'instruction  puhli(iue,  de  tiaduire 
Vllcnnès  de  Harris.  La  traduction,  accompagnée  de  remaniues 
et  d'un  Diacours  préUminiiirc,  où  étaient  magistralement  expo- 
posés  les  progrès  de  la  science  grammaticale  et  la  liaison  de  la 
philosophie  et  de  la  grammaire,  était  dédiée  à  Garât,  dont  Thu- 
rot  faisait  le  plus  magnifique  éloge  «  comme  philosophe  et 
comme  littérateur  ».  Cahanis,  I).  de  Tracy,  Daunou  parlèrent 
avec  grande  estime  de  l'ouvrage  et  de  l'auteur.  Celui-ci,  tout  en 

(1)  u  Toujours,  dis:iit-il,  Cabanis  rendait  mi-illeurs  ceux  avec  lesquels  il  eonversiiit, 
parce  ija'il  les  supposait  bons  ronim-  lui  ;  parce  qu'il  avait  uue  entière  persuasion 
quf  la  vérité  se  répandra  sur  la  tern- ;  <t  parce  (|ue  nul  soin,  pour  la  cause  de 
riiumauité,  ue  pouvait  lui  paraître  pénible.  Ses  paroles,  dou'eineut  animées,  cou- 
laieut  avec  une  élé;,'ante  facilité.  Lorsque,  dans  son  jardiu  d'Auteuil,.je  réroutais 
avec  délires,  il  rendait  vivant  pour  moi  un  de  ces  philosophes  de  la  Grèce  qui,  sous 
de  verts  ombri;.'es,  instruisaient  des  disi-iples  avides  de  les  entendre  ». 

(2)  Hennés  ou  Hecherc/iei  ijhilosophiques  sur  la  rjrammaire  universelle,  Paris, 
au  IV;  Vie  de  Lturent  le  Magnifique,  au  VIII;  Apologie  de  Sacrale,  1800;  les 
Phéniciennes  d'Euripide,  1813;  le  Gorgias,  ISlîi;  Œuvres  philosophiques  de 
Locke,  lS21-182o;  la  Morale  d'ArIslole,  1823;  la  Politique  d'Aristote  1824; 
Manuel  dÉpictete,  etc.,  1826;  De  l'Euîendemenl  et  de  la  Raison,  i^ii)  ;  Œuvres 
posthumes,  1837  ;  Mélanges  de  feuFr.  Thurot,  1880. 

3;  Si  1-e   n'est  sou  neveu  Charles  Thurot,  philolo^^ue  et   philosophe  comme  lui, 
d'une  ga"aude  distluctiou,  sans  cesse  reproduit  et  si  rarement  cité. 


V68         LES  DISCIPLES  DE  CABAMS  ET  DE  D.  DE  THACY 

vantant  Bacon,  Locke,  Condillac,  mentionnait  déjà  Platon  comme 
un  des  plus  beaux  génies  de  la  Grèce.  Dans  <•  les  ténèbres 
du  moyen  âge  »,  il  relevait  les  noms  de  Siinplicius,  de  l'iiilopo- 
nus,  d'Ammonius,  de  Boèce,  dAlcuin,  signalait  les  discus- 
sions religieuses  du  xvi"  siècle  comme  une  cause  de  progrès 
pour  notre  langue  et  jugeait  fort  favorablement  les  travaux  de 
Port-Royal,  de  Boubours,  de  Birffier,  de  Dangeau,  de  Dumarsais, 
de  Girard,  de  de  Brosses,  de  Turgot  et  de  Court  de  Gébelin. 

En  février  1797,  Tburot  ouvrit  au  Lycée  des  étrangers  un  cours 
de  grammaire  générale  et  comparée,  dont  nous  avons  le  pro- 
gramme et  quelques  leçons  (1).  On  y  trouve,  dit  Daunou,  un  plan 
nouveau,  des  observations  judicieuses,  des  aperçus  ingénieux. 
Dans  la  première  leçon,  il  recberche  l'origine  et  trace  Ihistoire 
de  la  grammaire,  montre  comment  l'analyse,  l'analogie  et  l'éty- 
mologie  ont  concouru  à  la  formation  des  langues,  comment  la 
grammaire  se  lie  à  l'idéologie.  Très  justement,  il  soutient  que 
c'est,  non  par  l'étude  de  la  langue  et  de  la  grammaire  latines, 
mais  par  celle  de  sa  propre  langue  que  cbacun  doit  commencer, 
parce  que  c'est  pour  celte  dernière  qu'il  y  a  plus  de  données, 
plus  de  moyens  naturels  et  acquis.  Dans  la  seconde,  il  examine 
le  rapport  des  éléments  et  des  formes  du  langage  avec  nos  facul- 
tés intellectuelles,  leurs  actes,  leurs  babitudes  et  les  divers 
ordres  d'idées  qu'elles  nous  font  acquérir  et  que  nous  avons 
besoin  d'exprimer.  La  perfection  de  l'art  de  la  parole,  dit-il, 
dépend  essentiellement  du  degré  de  certitude  qu'ont  acquis  la 
métapbysique  (lisez  Yidéologie)  et  sm-tout  la  logi(iue.  Et,  plus 
loin,  résumant  les  opinions  des  spirituaHstes  et  des  matéria- 
listes, il  ajoute  :  «  Il  me  semble  que  celui  qui,  en  pareil  cas,  a 
le  noble  courage  d'avouer  qu'il  ne  sait  pas,  est  au  moins  le  plus 
prudent  ».  La  troisième  leçon  porte  sur  l'institution  des  signes; 
la  quatrième  et  la  cinquième,  sur  les  diverses  classes  de  mots. 
La  cinquième,  la  sixième  et  la  septième  devaient  comprendre 
l'application  des  principes  au  français  et  l'analyse  de  morceaux 
de  prose  et  de  vers;  la  buitième  et  la  neuvième,  la  comparaison 
du  français  avec  le  latin  et  le  grec,  puis  avec  quelques  langues 
modernes. 

A  l'invitation  de  Lecoulteux  de  Canteleu,  dont  il  avait  instruit 
les  fils,  il  traduisit  la  Vie  de  Laurent  de  Médicis  par  Roscoe, 

(1)  Œuvres  posthumes  et  Nouveaux  mélanges. 


FUANcois  nu  luvr  159 

parce  que  »  l'histoire  est  l'école  des  peuples,  à  qui  elle  ollVe  un 
cours  complet  de  la  scieuce  expériuientale  du  cœur  humain  " 
et  qu'elle  a  des  résultats,  il'où  Ion  peut  tirer  des  conséquences 
inluiiment  utiles  au  bonheur  et  au  perfectionnement  de  l'espèce 
humaine.  Traitée  par  des  honunes  de  génie  avec  la  méthode 
riiïoureuse  qu'ont  déjà  quelques  sciences  de  laits,  elle  l'ournirait 
un  corps  complet  de  doctrine  propre  à  l'omler  le  bonheur  social 
sur  sa  véritable  base,  c'est-à-dire  sur  la  connaissance  positive 
des  rapports  qui  lient  les  hommes  entre  eux. 

Partisan  de  la  liberté,  adversaire  des  «  systèmes  absurdes  de 
théolojïie  ou  d'une  niétaphysi(pie  subtile  et  obscure»,  Thurot 
accueillit  avec  bonheur  les  ouvrages  de  Cabanis  et  de  l).  de 
Tracy.  Deux  articles  enthousiastes  lurent,  pai'  lui,  consaciés  eu 
l'an  VIIl  aux  premi<'rs  Mnttoii'fs;  de  Cabanis,  pour  signaler  les 
progrés  qu'ils  faisaient  faire  à  la  raison  humaine,  en  répandant 
sur  la  scieiu-e  positive  (I)  de  la  morale  une  lumière  également 
précieuse  et  incontestable.  Rai)pelant  les  erreurs  capitales  do 
Condillac  (2),  d'Helvétius,  de  Bonnet,  ([u'a  rectiliées  Cabanis, 
dont  il  loue  les  connaissances  profondes  en  physiologie  et  l'esprit 
aussi  juste  qu'étendu,  il  estime  que  la  science  de  l'homme  y  a 
été  traitée  à  un  point  de  vue  entièrement  neuf;  <|u  ini  champ 
immense  et  bien  séduisant  a  été  ouvei't  a  l'esprit  d'analyse  et  de 
recherche,  liaidimenl  (.'{  ,  il  aflirme  (|u'un  grand  pas  a  été  lait, 
en  rattacliant  les  observations  (pii  regardent  l'instinct  à  l'analyse 
philosophitiue  ;  que  le  passage  où  le  cerveau  est  comparé  à 
l'estomac  et  qu'il  cite  en  entier,  est  une  analyse  aussi  ingé- 
nieuse que  sévère,  capable  de  jeter  «piclques  Imjiières  sur  le 
mode  d'association  «les  impressions  et  des  idées  (i).  Puis,  après 
avoir  analysé  les  doctrines  neuves  et  audacieuses,  «  qui  rétré- 
cissent prodigieusement  l'empirt'  des  qiudités  occultes  et  des 
abstractions  vagues,  tout  en  laissant  toujours  inexplicable  le 
principe  d'action,  où  dès  lors  il  est  permis  de  placer  les  rêves 
dont  l'imagination  des  esprits  faibles  aime  à  se  nourrir  »,  il  s'in- 
digne contre  les  gens  médiocres  qui  sont  incapables  de  goûter 

1)  Thurot  distiuirue  très  nettement,  et  dès  1799,  les  trois  ordres  de  connais- 
sances :  positif,  mttai)liysique,  tiiéolojrique. 

1,2;  Il  n'est  donc  pas,  lui  non  plus,  simplement  un  disciple  de  Condillac. 

(3)  Le  mot  est  àsiimaliT  clnz  un  homme  ijuia  usé,  même  abusé  An  peut-être. 

f4)  Thurut  dit  que  la  philosophie  rationnelle  a  désespéré  de  combler  la  lacune 
entre  les  impressions  et  les  idées,  et  ajoute  qu'elle  a  raison,  s'ils'ajrit  de  remonter 
à  l'essence  et  à  la  cause  première  des  phénomènes.  Il  se  place  dont  connue  Cabanis 
à  un  point  de  \ue  positif,  non  métaphysique. 


400  LES  DISCIPLES  DE  CAliAMS  ET  DE  D.  DE  Ti;\(.V 

un  ouvrage  «  qui  nest  pas  un  des  moins  beaux  monunienLs  de 
la  philosophie  de  ce  siècle  »  (1). 

Il  y  a  presque  aulant  d"admiralion  et  d'enthousiasme,  sinon  de 
confiance,  dans  le  compte  rendu  de  Vldi'olofju;  (2).  Acceptant 
routes  les  doctrines  dont  D.  de  Tracy  a  été  «  l'heureux  promo- 
teur »,  dans  ce  livre  qui,  contenant  sur  les  signes  tout  ce 
qu'on  sait  (\e  positif  {3)  et  d'essentiel,  «  fera  époque  dans  l'his- 
toire de  la  philosophie  française,  il  affirmait,  comme  lui,  que 
celle-ci  est  extrêmement  éloignée  de  tout  esprit  de  secte  ou 
de  parti  et  qu'elle  doit  entrer  dans  tout  ce  qui  se  fait  de  bien, 
puisqu'elle  n'est  que  l'application  éclairée  et  méthodique  de  la 
raison  aux  divers  objets  dont  l'esprit  humain  peut  s'occuper  ». 

Thurot  devenait  en  1SU2  directeur  de  l'Ecole  des  sciences  et 
belles-lettres,  fondée  par  des  professeurs  de  l'École  polytech- 
nique, Lacroix,  Poisson,  etc.,  et  d'autres  amis  «  des  saines 
études  ».  Il  s'y  occupa  surtout  des  langues,  de  la  littérature  et  de 
l'histoire.  C'est  peut-être  à  cette  époque  qu'il  composa  son  Dis- 
cours sur  rutilité  des  langues  anciennes  (4),  surtout  pour  les 
jeunes  gens  destinés  à  des  professions  libérales.  Ce  qu'il  con- 
vient de  développer,  ce  sont  les  germes  de  bonté,  de  sensibilité, 
de  générosité  que  la  nature  a  jnis  dans  l'enfant.  Les  sciences 
exactes  y  sont  impropres  ;  l'italien,  l'anglais,  l'allemand  ont  bien 
leurs  mérites,  mais  ne  peuvent  suppléer  aux  langues  anciennes 
comme  moyen  de  perfectionner  le  goût  et  de  développer  les 
facultés  de  l'esprit.  L'étude  des  admirables  productions  du  génie 
de  Corneille,  de  Racine,  de  Bossuet,  de  Voltaire,  deBuffon  et  de 
tant  d'autres  écrivains,  ([ui  font  la  gloire  de  notre  nation,  ne 
peut  ou  ne  doit  nous  dispenser  de  celle  des  chefs-d'œuvre  d'Ho- 

(1)  '<  Laissnns-li'S.  dit-il,  verser  le  ridicule  et  la  calomnie  sur  ces  spéculations 
sublimes,  le  philosophe  ne  diigue  pas  apercevoir  les  vains  et  stériles  etJorts  qu'ils 
font  pour  le  détourner  de  ses  nobles  travaux  : 

Il  poursuit  en  paix  sa  carrière, 
Versant  des  torrents  de  lumière 
Sur  ses  obscurs  blasphémateurs. 

(2)  '<  Un  cri  presque  général  de  proscription  s'est  élevé,  dans  ces  derniers 
temps,  contre  la  philosophie  et  les  philosophes,  et  comme  Tidéoloirie  est  la  base 
essentielle  de  toute  saine  philosophie,  elle  a  dû  avoir  sa  part  de  défaveur  ». 

(3)  Cf.  ce  que  nous  avons  dit  de  l'origine  de  la  «  philosophie  positive  ><. 

(4)  «Il  parait,  dit  Dauuou,  avoir  été  composé  vers  le  commencement  du  xix'  siècle, 
plus  de  dix  ans  peut-être  avant  les  invasions  désastreuses  de  1814  et  de  I8I0  qui 
ont  achevé  d'importer  eu  France  les  systèmes  germaniques  de  philosophie  et  de 
littérature  ».  Ou  sera  de  l'avis  de  Daunou  eu  lisant  Fanalyse  de  la  traduction  par 
Coray   d'un  Traité  d'Hippocrate,  où   Thurot  exprime  des  idées  analogues. 


FRANÇOIS  nu  IIOT  461 

intTO,  de  Virgile,  de  Cicéion,  de  Déiuoslhèiie  et  des  aiilres  Grecs 
ou  HoiiKiins  célèbres,  pas  plus  que  Télude  de  ceux  de  Michel- 
Ange,  de  Hapliaelet  des  peintres  ou  des  sculpteurs  modernes  ne 
peut  tenir  lieu,  à  un  artiste,  de  celle  de  l'Apollon  du  Belvédère, 
du  Laocoon  ou  des  autres  restes  de  l'art  antique  (1). 

En  même  ten^ps,  TUurot  surveillait  l'impression  des  lidpporls 
et  les  annonçait  dans  le  Citoi/en  /'ninrais,  en  insistant,  pour 
rassurer  les  esprits  timides  ellVayés  par  ce  qu'on  leur  montre 
de  funeste  et  de  dangereux  dans  le  matérialisme,  sur  la  distinc- 
tion de  la  science  humaine  et  de  la  théologie  qui  a  pour  domaine 
'-  un  abîme  sans  fond  où  se  perd  et  s'anéantit  l'intelligence  de 
riionime  ».  «*  Le  langage  de  Cabanis,  disait-il,  traitant  en  méde- 
cin et  en  philosophe  des  divers  organes  de  l'homme,  de  l'in- 
lUience  des  sexes,  est  beaucoup  plus  chaste  que  celui  de  Cha- 
teaubriand dans  le  chapitre  dr  la  chasteté;  Ir  f;iil  prul  paraître 
singulier  aux  hommes  à  qui  leuis  préjugés  religieux  on  aiilres 
inspirent  des  idées  si  déplorables  et  si  étranges  sur  ce  ([u'ils 
a[)pellent  la  philosophie  et  les  philosophes  ». 

Thurot  éi)ousa  en  IStKJ  M"'  Tatlet,  lille  d'iui  agentde  change. 
La  même  année  il  ht  Ivoh  Ejrlrails  ûe  la  Granu/iairr  di^  ]).  de 
Tracy  (-J).  A  partir  de  1804,  Thurot  comme  Daunou  et  bien 
d'autres,  a  moins  de  confiance,  d'enthousiasme  et  de  décision. 
En  annonrant  la  seconde  édition  de  Vlcirolofjic,  il  parle  de  la 
Loi/ique,  qui  donnera  à  ledilice  total  une  grande  solidité. 
Lauteur  aura  rendu  un  service  important  à  Ja  philosophie  et 
mérité  la  reconnaissance  de  ceux  qui  s'intéressent  au  per- 
fectionnement de  l'étude  de  1  homme  et  des  méthodes  propres  à 
diriger  son  esprit.  ^Mais  Thurot  ne  sait  quel  sera  le  «  jugement 
définitif  de  la  postérité  ".  Bien  plus  hésitant  encore  est-il  en 
analysant  la  traduction  de  la  Bibliothèque  d'ApoUodore  :  «  Je 
ne  sais  si  je  me  trompe^  mais  il  me  semble  que  l'esprit  philoso- 
phique... pourrait,  s'il  était  transporté,  pour  ainsi  dire  dans 

(Il  Thurot  a  Imt  bii'u  vu  où  il  convient  de  rouserver  l'étude  di'S  laugues 
aucieunes.  Sur  rettr  (jucstioii  d'uu  iuti'ièl  actuul,  cf.  les  Mémoires  de  la  Société  pour 
l'enseignement  secondaire,  où  se  trouve  aualysé,  exposé  et  discuté  tout  ce  qui 
a  paru  sur  cette  question. 

(2;  "  Supérieure  à  plusieurs  égards  à  l'Idéolof/ie,  elle  ai)pi'ofoiidit,  simj)li(ie  et 
rapproche,  sur  un  sujet  important  et  difficile,  toutes  les  idées  fondamentales  qui 
accélèrent  et  assurent  la  marche  de  l'esprit  humain  dans  sa  carrirre  iiidélinie.  Aux 
idées  de  ses  prédécesseurs,  Tauteur  donne  une  certitude,  une  clarté,  une  impor- 
tance et  une  étendue  nouvelles  par  les  siennes  propres,  qui  constituent  la  partie  la 
plus   originale,   la  jilus   intéressante  et  la  plus  considérable  de  son  livre  ». 


^62         LES  DISCIPLES  DE  CABANIS  ET  DE  D.  DE  THACY 

rériulition,  lui  donner  en  quelque  sorte,  une  face  nouvelle  »  (1). 
Toutefois,  pour  publier  et  expliquer  Y  Apologie  de  Socrate 
d'après  Platon  et  Xénophon,  Thurol  s'inspire  encore  des  préoc- 
cupations qui  sont  celles  de  tous  les  amis  de  la  philosophie  : 
Socrale,  dit-il  en  faisant  allusion  «  aux  déclamations  violentes 
ou  aux  accusations  atroces  »,  a  été  victime  de  son  amour  pour 
la  philosophie,  honorée  depuis  par  les  hommes  éclairés  et  ver- 
tueux de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays,  persécutée  et 
outragée  par  les  méchants  ou  les  insensés. 

Devenu  libre  parla  fermeture  de  l'école  des  sciences  et  belles- 
lettres,  qui  «  n'avait  pas  enrichi  son  directeur  )),Thurot  collabora 
îïu.  Mercure.  Parlant  d'une  traduction  de  V Iliade  par  Saint-Aignan, 
il  redevient  affirmatif  pour  juger  Cabanis  «  distingué  par  l'éten- 
due et  la  variété  des  connaissances,  autant  que  par  les  plus  rares 
qualités  de  l'âme,  par  un  talent  éminemment  flexible,  le  goût  le 
plus  pur  et  le  sentiment  le  plus  profond  du  beau  ».  A  cette 
époque  (1809),  il  se  rapproche,  comme  Daunou,  de  Napoléon  en 
lutte  avec  le  pape  (2).  Puis,  il  loue  les  professetu-s  de  l'ancienne 
Université  et  afArme  «  qu'à  un  signal  des  chefs  illustres  que  le 
choix  du  souverain  a  mis  à  leur  tôte,  les  maîties  français,  formés 
par  elle,  donneront  à  notre  instruction  publique  tout  léclat  et  le 
développement  dont  elle  est  susceptible  ».  Mais  il  dit,  en  même 
temps  «  qu'il  faut  s'adresser  aux  autres  nations  de  lEurope  et 
non  aux  livres  de  l'ancienne  Université  pour  ranimer  et  propa- 
ger l'étude  et  le  goût  de  la  littérature  ancienne  ». 

A  cette  époque  se  place  sa  querelle  avec  Gail,  mécontent  qu'on 
lui  eût  préféré  Coray  pour  le  prix  décennal  de  traduction  :  Thurot 
aurait  pu,  s'il  l'avait  voulu,  être  bien  «  spirituel  et  mordant  »  (3). 


(1)  Nous  voilà  aux  ;oeM/-^/;'e  dout  nous  avons  parlé  plus  haut. 

(2)  «  L'autorité  publique,  dit-il,  n'est  pins  disposée  à  servir  les  fureurs  des  liypo- 
crites  qui  deciamaieut  coutrc  la  philosophie,  eUe  rejrarde  de  plus  haut  le  couflit  des 
opiuions  humaines,  bien  sûre  que  relies  qui  sont  vaincs  et  insensées  finiront  par  se 
dissiper  et  par  sévanouir  sans  retour  pour  faire  place  à  celles  qui  sont  fondées  sur 
la  raison  et  la  vérité  d. 

(3)  Après  avoir  cité  uu  passage  où  Gail  raconte  que,  pour  traduire  une  expression 
d'Hippocrate,  il  a  vu  Portai,  Halle,  ChaussiiT:  «  C'est  dommage,  dit-il,  qu'il  n'ait  pas 
songé  à  M.  Piuel,  car  c'était  te  seul  qui  put  lui  donner  de  salutaires  avis  dans  la 
situation  où  il  se  trouvait  ».  Puis  il  attribue  à  Gail  le  passage  suivant  :  «Je  ne  puis 
me  battre  pour  trois  raisons  :  1»  Il  n'y  a  pas  un  seul  armurier  dans  tout  le  pays 
grec  et  latin;  2°  d'ailleurs  je  ne  sais  pas  si  on  prend  une  épée  par  la  pointe  ou  par 
la  poignée  ;  S"  mes  parents  m'ont  élevé  avec  l'horreur  du  duel,  et  dans  un  duel  on 
peut  tuer  un  traducteur  tout  comme  un  autre».  Enfin,  ilénumùre  toutes  les  récom- 
penses de  Gail  et  indique  tout  ce  qui  lui  manque  pour  être  un  helléniste  :  «  Jamais 
mérite  aussi  mince  ne  fut  plus  magnifiquement  récompensé  ». 


fUANÇlUS  TllLKOT  -503 

Adjoint  à  Laromiguière,  il  parle  «  de  la  main  puissante  qui  nous 
a  ilt'livrés  des  hommes  IV-roces  et  grossiers  qui  travaillaient  en 
n'volution,  qui  a  rétabli,  par  de  solennelles  institutions,  la  cul- 
ture des  langues  et  de  Ihistoire  des  Grecs  et  des  Romains,  bien- 
lait  dont  la  postérité  ne  devra  pas  être  moins  reconnaissante 
que  la  génération  actuelle  <«.  Puis  après  avoir  édité  les  Phmi- 
ciennes  d'Euripide,  il  annonce,  en  1814,  la  deuxième  édition  de 
V Economie  politique  de  J.-B.  Say  «  qu'avait  empêchée  la  police 
d'un  gouvernement  qui  prenait  à  tâche  d'étoufler  toutes  les  véri- 
tés utiles  ».  Il  ne  pardonne  pas  à  Napoléon  «  d'avoir  déclaré 
solennellement  qu'il  ne  fallait  attribuer  qu'à  l'idéologie  la  cause 
des  maux  que  faisait  son  aveugle  et  féroce  ambition  «.  Professeur 
au  Collège  de  France,  il  expliipif  Platon,  Xénophon,  Marc-Aurèle, 
et  cherche,  dans  Homère,  les  liadilions  philosi)|)liiques  ou  reli- 
gieuses de  la  Grèce  autiipie,  puis  fait  inq)rimer  le  Gorgias.  En 
IS18,  il  ouvre  son  cours,  à  la  Faculté  des  lettres,  par  un  Discours 
sur  la  philosophie  où  Dauuou  a  vu  les  germes  du  grand  ouvrage 
qu'il  devait  publier  douze  ans  plus  tard,  mais  non  le  développe- 
ment de  doctrines  (pie  nous  avons  déjà  signalées  et  (pii  étaient 
appelées  à  un  singulier  succès.  Toutes  nos  connaissances  réelles, 
positives  et  utiles,  viennent  de  l'observation,  par  laquelle  nous 
déterminons  la  succession  invariable  des  faits  ou  des  événements 
que  nous  olfre  la  nature  ou  la  société  :  l'esprit  ne  fait  que  flotter 
d'erreurs  en  erreurs,  quand  il  suppose  des  faits  dont  aucune 
expérience,  aucune  observation  n'attestent  la  réalité.  L'al- 
chimie n'a  fait  place  à  la  chimie,  à  une  science  positive,  que 
quand  elle  a  renoncé  à  la  pierre  philosophale  et  au  grand  œuvre, 
pour  observer  les  phénomènes  et  examiner  les  composés,  afin 
d'en  connaître  les  parties.  Il  en  est  de  même  pour  les  autres 
sciences  :  «  Toute  science  réelle,  toute  connaissance  positive  ne 
consiste  qu'en  des  séries  plus  ou  moins  étendues  de  faits,  soi- 
gneusement observés,  et  dont  l'ordre  et  la  succession  ont  été 
constatés  par  des  expériences  nombreuses  et  diverses,  qui  nous 
mettent  à  même  de  prévoir,  dans  bien  des  cas,  avec  certitude,  ce 
qui  doit  suivre  de  telles  ou  telles  circonstances  données  ou  con- 
nues, circonstances  qui  ne  sont  elles-mêmes  que  des  faits,  de  la 
réalité  desquels  nous  sommes  assurés  soit  immédiatement,  soit 
d'une  manière  indirecte  ».  Avons-nous  eu  tort  de  dire  queThurot 
a  eu  des  idées  qu'on  ne  lui  a  pas  attribuées  et  que  le  positivisme 
na  fait  que  continuer  l'école  idéologique? 


mi  LES  DISCIPLES  DE  CABANIS  ET  DE  D.  DE  TRACY 

En  présence  d'un  ministère  libéral,  ïliurot  revient  aux  espoirs 
de  sa  jeunesse  :  il  croit  au  triomphe  de  la  vérité  et  de  la  tolé- 
rance, au  progrès  de  la  raison  générale,  à  Famélioration  sen- 
sible et  prochaine  des  destinées  humaines.  Déjà  il  se  rattache 
aux  Écossais  pour  l'observation  intérieure.  Il  exposait  Ihistoire 
de  la  logique  et  ses  anciens  progrès,  analysait  en  entier  \Orga- 
num  et  le  Traité  de  Porphyre,  donnait  les  règles  de  l'induction 
et  étudiait  les  sources  de  nos  connaissances,  conscience,  percep- 
tion, témoignage  et  induction,  critiquait  la  sensation  transformée 
de  Condillac,  l'application  que  Condorcet  et  Laplace  avaient 
voulu  faire  du  calcul  des  probabihlés  au  témoignage,  et  s'inspi- 
rait beaucoup,  tout  en  le  jugeant  hbrement,  de  D.  de  Tracy,  dont 
il  analyse  la  logique  «  supérieure  à  celle  de  tous  ses  prédéces- 
seurs ».  Puis  il  surveillait  une  Édition  de  Locke  et  donnait  sa 
démission  de  professeur  adjoint  à  la  Faculté,  traduisait,  au  profit 
des  Grecs,  la  Morale  et  la  Politique  d'Aristote,  le  Manuel (y¥.\i\c- 
tète  et  le  Tableau  de  Cébès,  la  Harangue  de  Lycurgue  contre 
Léocrate.  Dans  la  Revue  Encyclopédique,  il  examinait  les  Para- 
doxes de  Condillac  et  les  Fragtnents  philosophiques  de  Cousin 
«  qui  se  présenta  avec  la  ferme  résolution  de  réformer  les  doc- 
trines philosophiques,  sans  savoir  quel  autre  système  il  devait  y 
substituer  ».  Et  il  rappelait  ([ue  l'Université  impériale  avait  eu 
pour  mission  de  «  favoriser  tout  ce  qui  tendait  à  décrier  les 
opinions  philosophiques  et  politiques  du  xvin*  siècle;  que  des 
hommes  de  beaucoup  de  mérite  (1)  avaient  secondé  ces  vues  sans 
le  vouloir,  et  que  Cousin  n'avait  fait  que  suivre  ces  impulsions 
diverses  en  attaquant  Locke  et  Condillac.  Thurot  relevait  les 
expressions,  «  triste  philosophie,  philosophie  de  la  sensation, 
sensualisme  »  de  l'écrivain  «  trop  orateur  et  pas  assez  philo- 
sophe (2)  »,  qui  présentait  comme  nouvelles  des  choses  anciennes, 
et  comme  des  découvertes  de  valeur,  des  opinions  assez  com- 
munes. Dans  ses  écrits,  il  n'offre,  ajoutait  Thurot,  aucune 
observation  importante  qui  lui  soit  propre  et  paraît  avoir  trop 
dédaigné  celles  qui  ont  été  faites  avant  lui  ;  il  croit,  par  des  ex- 
pressions mystiques  et  hgurées,  résoudre  des  questions  qu'elles 
ne  font  qu'obscurcir,  et  prend  des  mots  pour  des  choses.  Cet 
article  ne  plut  pas  et  ne  pouvait  plaire  à  Cousin  (3):  Thurot  fut 

(1)  Royer-Collard. 

(2)  Cf.  ce  que  dit  Taiue,  cli.  viii,  §  o. 

(:j)  Charles  Thurot  rappelle    (jup.   Cousiu  parlait   dédaigucascmeiit  eu    1833   de 


niANcois  nu  i;(n  .i6o 

passé  sous  silriK'e  dans  I  AVsv//  où  Damirou  faisait  cependant  une 
place  à  Lanceiin,  à  Azaïs,  à  Béranl,  à  Kérafr\ .  Tlnirot  d'aillenrs 
no  désarme  pas  plus  que  Daunou  ou  Bioussais.  En  18^8,  il 
signale  avec  plaisir  un  ouvrage  de  Toussaint  «  qui  appartient  à 
l'école  française,  sur  laquelle  on  sest  ap|)liqué,  dans  ces  der- 
niers temps,  à  jeter  beaucoup  de  défaveur  »,  et  il  applaudit  au 
dessein  de  Tauteur  ([ui  veut  ramener  l'idéologie,  à  être,  comme 
toutes  les  autres  sciences  naturelles,  une  science  de  faits. 

Kn  février  18:)(),  paraît  l'ouvrage  qui  lui  assure,  dil  Daunou. 
un  rang  distingué  parmi  les  écrivains  de  notre  âge,  V Introduc- 
tion à  lu  p/iiliisnp/tir  1).  On  \  aperçoit  l'homme  que  l'étude  des 
philosophes  anciens  et  modernes  a  rendu  moins  al'lirmatif  et 
(jui  a  suhi,  en  une  certaine  mesure,  I  inlhience  de  la  réaction 
philos(q)lu(iue  et  religieuse;  mais  aussi  l'ancien  disciple  de  Ca- 
hauis  et  de  l).  de  Tracy,  l'adversaire  de  l'éclectisme,  .\ristole  et 
Platon,  Cicéron  et  Socrate,  Bossuet  et  Pascal,  Turgot  et  Con- 
dorcet,  Condillac.  Descartes  et  saint  Augustin,  Leihnitz  et  Reid, 
Ilinne  et  Lock»'.  Hohbes  et  Berkeley,  Laromiguière  et  Fleui  y, 
.M.dehranche  et  Dugald-Stewart,  Huffior  et  Bacon,  d'Alembert  et 
Lacroix,  Euler  et  Hartley,  Pinel  et  .\ncillon,  Housseau  et  Hut- 
cheson.  Kénelon  et  Voltaire,  Smith  et  Arnauld  sont  connus  de 
Thurot  et  lui  fournissent  presque  tous  «(  (juelques  précieuses 
indications  ».  Ainsi,  dans  la  première  section,  (fui  est,  dit-il,  un 
traité  abrégé  des  sensations,  il  suit  Keid  et  ado|)fe  la  distinction 
de  la  perception  et  de  la  sensation,  ainsi  ([ue  les  perceptions 
aciiuises.  Plus  loin,  il  maintient  que  le  physique  et  le  moral  i-es- 
tt'ront  toujours  séparés  l'un  de  l'autre  pai'  la  "  distance  incom- 
mensurable »  qu'il  y  a  entre  un  fait  de  conscience  et  une  modifica- 
tion de  la  matière  ■'.  Mais  il  ne  va  pas  plus  loin  que  la  conception 
(le  deux  ordres  distincts  de  phénomènes  et  ne  comprend  pas  «  ce 
que  serait  pour  I  àme  une  existence  distincte  et  séparée  du  corps», 
séparée  même  des  pouvoirs  ou  facultés  qui  la  font  distinguer. 


1.1  (Kiléiniqu)-  suscitée  par  cette  préface,  mais  eu  pruntnit  beaucoup  saus  le  dire. 
(1  La  première  juirtie  traite  de  l'euteuilemeut,  la  seroude  de  la  raison.  Trois  sec- 
tions Sont,  pour  la  i)rfmieri',  consacrées,  l'une  à  la  l'onnaissance  des  f;iits  les  plusgéné- 
raux,  seusiitiou,  perception,  iutuitiou,  impression,  sentiment,  conscienee,  toucher, 
iroùt,  odorat,  ouie,  vue,  peneiitions  airjuises,  sentiment,  instinct  et  linliitude,  orga- 
nisation ;  l'autri' a  la  seieuce,  ahstraetion  i-t  lançage.  notions  et  conceptions,  propo- 
-ition,  grammaire  générale  tt  métapiiysique  ;  la  troisième  à  la  volonté,  sentiment  et 
p  ission,  sympatliie,  perception  morale,  sentiment  religieux,  influence  de  la  léiris- 
l.itiou  sur  la  >ertu  et  le  houlu.ur.  La  deuxième  partie  traite  de  la  raisou,  de  la  vérité 
et  de  ses  caractères,  de  la  imtliode  et  du  r.iisoiinem'iit. 

Pic  A  VET.  ;{0 


i6G  tJ:S  DISCIPLES  DE  CABANIS  KT  DE  D.  DE  TUACY 

Toutefois  il  croit  à rimmoitalité,  parce  que  le  sentiment  qui  nous 
porte  à  espérer  des  récompenses  ou  à  craindre  des  peines  futures, 
selon  que  nous  aurons  obéi  ou  non  h  la  loi  morale,  est  indes- 
tructible (1).  Avec  Benjamin  Constant,  il  traite  de  rinllucnce  du 
sentiment  religieux  sur  la  vertu  et  le  bonbeur;  avec  Malebrancbe, 
il  admet  une  cause  première  toute-puissante  et  tout  intelligente. 

ïhurot  pense  en  plus  dun  point,  autrement  qu'en  1800  ;  il 
na  pas  cependant  abandonne  l'école.  C'est  à  Cabanis  et  à 
D.  de  Tracy  qu'il  renvoie  pour  Fbabitude  :  ce  sont  les  Rapporls, 
incontestablement  Tune  des  plus  estimables  productions  de 
la  pliilosopbic  du  xvm''  siècle  et  écrits  avec  beaucoup  de  talent, 
par  un  ami  sincère  de  l'humanité  et  de  la  vertu,  qu'il  cite  pour 
prouver  la  nécessité  d'allier  la  pliysiologie  à  l'idéologie.  Avec 
D.  de  Tracy,  qu'il  met  en  logique  au-dessus  des  péripatéticiens 
et  de  Condillac,  il  préfèi-e  le  nom  d'idéologie  à  celui  de  psycho- 
logie ou  de  métaphysique,  il  fait  une  place  à  part  à  la  sen- 
sation de  mouvement,  critique  Montesquieu,  et  voit  dans  les 
besoins  la  source  des  droits,  dans  les  moyens,  celle  des 
devoirs  de  l'homme.  Il  se  justilic  d'avoir  trailé  de  la  politique, 
en  invoquant  le  Coimnentaire  sur  Montesquieu  et  le  volume 
où  D.  de  Tracy  a  exposé,  «  avec  autant  d'intérêt  que  de  mé- 
thode »,  les  principes  de  l'ordre  social  et  de  l'économie  politi- 
que. C'est  sur  Daunou,  «  un  des  plus  savants  honnnes,  des 
esprits  les  plus  distingués  et  des  meilleurs  écrivains  de  notre 
temps  »,  qu'il  s'appuie  pour  condamner  l'intolérance  et  exposer 
les  garanties  individuelles.  De  même  Dunoyer  et  Charles  Comte, 
Bentham  et  Dumont  de  Genève,  Broussais  lui-même,  auquel  il 
reproche  d'avoir  voulu  ramener  l'idéologie  à  la  physiologie,  sont 
cités  et  loués  comme  des  penseurs  savants,  ingénieux  et  sagaces. 

Par  contre,  Thurot  se  plaint  qu'on  ait  inventé  un  mot  pour 
faire  imaginer  aux  femmes  et  aux  gens  du  monde  que  les  spu- 
sualistes  oui  conq)osé  des  ouvrages  obscènes  ou  au  moins  des 
traités  de  gastronomie.  Il  n'aime  pas  ceux  qui  parlent  avec 
admiration  d'eux-mêmes  et  de  leurs  doctrines,  avec  dédain  et 
mépris  des  opinions  opposées,  pour  lesquelles  ils  emploient  des 
termes  propres  à  les  faire  regarder  comme  immorales  et  dange- 
reuses. Il  ne  s'est  pas  plus  élevé  à  ces  hautes  spéculations  mé- 
taphysiques sur  l'absolu,  l'infini,  (|ui  ont  si  fort  occupé  les  AUe- 

(l)  Cf.  la    Croyance  à  l'hninorlalUc   de  M.  Pieuauviur.  [Crilique  jj/i.,  passiin.) 


AMPÈRE  i67 

inaiuls,  parce  qu'il  y  a  Imiivé  beaucoup  de  choses  au-dessus  ' 
de  son  intelligence  et  d'autres  très  anciennemenl  dites.  Il 
s'élève  contre  ceuv  qui  imaginent,  pour  des  choses  connues, 
des  expressions  nouvelles  ou  inusitées,  fonnes  à  priori,  sensi- 
bi/itr  \nive,  catégories  de  l'entendement  pur,  raison  pure  et  en 
contluisent  d'autres  à  dire  que  <*  le  moi  se  pose  lui-même  »,  ci 
parler  d'intuition  intellectuelle,  à  ressusciter  des  termes  sco- 
lastiques  et  barbares,  au  lieu  d'employer  la  langue  philoso- 
phique de  Descartes,  de  Pascal,  de  Bossuet  et  de  Malebranche. 
Et  il  se  demande  si  on  le  placera  dans  les  «  sensualistes,  ou  dans 
les  éclectiques  »,  en  renuuvpuuU  toutefois  »  que  tout  homme 
exerçant  un  métier,  un  art,  une  profession  ne  peut  s'empêcher 
d'être  éclectique,  c'est-à-dire  de  choisir  les  procédés  qui  lui 
paraissent  avoir  le  plus  d'avantages  ou  le  moins  d'inconvé- 
nients ». 

La  Révolution  de  Juillet  18:>0  parut  à  Thurot  une  revanche  et 
un»'  continuation  de  1780,  mais  il  déplora  bientôt,  avec  D.  de 
Tracy  et  Daunou,  <(  que  le  triomphe  de  la  justice  et  de  la  liberté 
fût  ajourné  indélinimenl  et  (lu'il  n'y  edt  rien  de  changé  que 
la  substitution  de  la  branche  cadette  à  la  branche  aînée.  Il 
mourut  en  is:{:>  du  choléra,  laissant,  dit  Charles  Thurot,  la  répu- 
tation d'un  esprit  émiiiennnent  «  sage,  tempéré,  équitable,  con- 
vaincu qu  il  faut  recheicher  la  vérité  pour  elle-même  et  pour 
l'amélioration  de  la  condition  humaine  ».  Ajoutons  qu'il  n'a  pas 
été  un  penseur  sans  originalité  et  qu'il  a  eu  le  mérite  assez 
rare  d'unir  intimement  la  [)hilologie  et  l  idéologie,  au  grand 
profit  de  lune  et  de  l'autre. 

Le  père  de  Thurot,  admirateur  de  Locke,  avait  préparé  son  fils 
à  devenir  le  disciple  de  Cabanis  et  de  D.  de  Tracy.  Ampère 
ne  fut  pas  dans  les  mêmes  conditions.  Sa  mère  était  très  pieuse, 
et  sa  première  communion  fut  «  un  des  grands  événements  de 
sa  vie  ».  Son  père,  juge  de  paix  à  Lyon  avant  179.3,  fut  guillotiné 
et  recommanda  à  ses  enfants  «  d'avoir  toujours  devant  les  yeux 
la  crainte  de  Dieu,  qui  opère,  en  nos  cœurs,  l'innocence  et  la 
justice  ».  Ampère  subit  d'autres  influences,  La  lecture  de  YÉloge 
de  Descartes,  par  Thomas,  lui  donna  le  goût  des  sciences  physi- 
ques et  philosophiques  ;  la  prise  de  la  Bastille  fit  sur  lui  une 
impiession  profonde;  XEncyclopêdie,  «  où  il  avait  même  étudié 
le  blason  »,  lui  fit  connaître  la  philosophie  duxvm"  siècle. 

Chrétien  etlibéral,  philosophe  et  savant,  voilà  ce  que  fut  toute 


m^  LES  DISCIPLES  DE  CAHAMS  ET  DE  D.  DE  TKACY 

sa  vie  Ampère;  mais  il  mit  au  piemierplan,  LanlôL  riiu  cl  luiilùt 
l'autre  de  ces  personnages.  Après  la  mort  de  son  père,  il  sortit 
de  «  l'espèce  d'idiotisme  »  où  il  était  tombé,  par  la  botanique, 
dont  les  lettres  de  Jean-Jacques  lui  donnèrent  le  goOt,  et  par 
la  poésie  latine,  italienne  et  grecque.  Avec  des  amis,  il  lit  le 
Traité  de  chimie  de  Lavoisier,  pour  lequel  il  éprouve  une 
admiration  qui  augmente  en  lui  le  goût  de  l'analyse,  recom- 
mandée par  Lavoisier  après  Condillac.  Amoureux  de  M"*  Carron, 
d'une  famille  catbolique  et  royaliste,  il  l'épouse  religieusement 
le  15  août  1799,  et  civilement  quelques  semaines  plus  tard.  Bal- 
lancbe,  dans  le  cbarmant  épitbalame  en  prose  par  lequel  il 
célèbre  ce  mariage,  nous  apparaît  lui-même  comme  ayant  subi 
l'influence  du  xvm"  siècle.  Dieu  y  revient  souvent,  mais  l'auteur 
a  soin  de  nous  dire  que  ><  le  spectacle  d'une  vie  beureuse,  par  la 
pratique  de  ses  devoirs,  est  le  meilleur  ouvrage  que  l'homme 
puisse  offrir  à  la  divinité  ». 

En  décembre  1801,  Ampère  est  professeur  de  physique  et  de 
chimie  à  l'école  centrale  de  Boui-g.  Sa  femme,  devenue  mère  et 
très  soutfrantc,  resta  à  Lyon.  C'est  alors  qu'il  prononça  ce  Dis- 
cours publié  par  M.  A.  Bertrand  (1),  qui  y  voit  l'ébauche  de 
Y  Essai  sur  la  philosophie  des  sciences.  Ampèi'e  parle  des  pro- 
grès de  l'esprit  humain  dans  nos  siècles  modernes;  il  distingue 
les  propriétés  de  lôtre  matériel  et  les  modifications  de  la  sub- 
stance intelligente,  qui  donnent  naissance  à  deux  classes  de 
sciences,  où  l'on  observe  même  gradation  et  mêmes  divisions  (:2). 
Puis  il  travaille  à  un  Essai  sur  la  théorie  mathnnatique  du  jeu, 
auquel  s'intéressent  Ballanche  et  Degérando.  Sa  fenune  est  de 
plus  en  plus  malade  et  aux  prises  avec  des  difficultés  d'argent. 
Ampère  revient  aux  idées  religieuses  (3).  Il  apprend  que,  dans 
les  lycées,  il  y  aura  une  classe  de  mathématiques  transcendantes 

(1)  Annuaire  de  la  Facullé  des  lellres  de  Lyon,  IH»^  auuéc. 

(2)  Ce  sont  les  sciences  cosinolDgiqvics  et  iiiioli)i;iques  de  ïEssui. 

(3)  «  L'état  de  mou  esprit,  écrit-il  ;i  sa  feiiiiiK^,  est  siuirulier  :  il  est  cdiiime  un 
lioniine  (lui  se  noierait  dans  son  cracliat  et  <iui  chercherait  inutilement  uni; 
hrauclie  iiour  s'accrocher.  Les  idées  de  Dieu,  d'éternité,  dominaient  parmi  celles 
(|ui  llottaieut  ilans  nnui  imairiuatiou;  et  après  hien  des  pensées  et  des  rétievious 
siuLTulières,  dont  le  détail  serait  trop  long-,  je  me  suis  déterminé  à  te  demander  le 
psimtier  de  François  de  la  Harpe  «pii  doit  être  à  la  maison,  broché,  je  crois  en 
papiei-  vert,  et  un  livre  d'heures  à  ton  choix  »  .  Et  quelques  jours  plus  tard,  il  lui 
écrit  «  ([u'il  va  demuin  prier  pour  elle  et  son  fils  >^  ;  puis  encore,  «  (pi'il  entend 
sonner  un(;  messe  où  il  veut  aller  demander  la  i:uérison  de  sa  Julie  '..  Et  en  réponse, 
Julie  lui  redemande  ses  heures  (pi'il;avait  prises  pour  aller  faiie  ses  Pâques.  «C'est, 
dit-il.  (pi'il  s'en  sert  habituellement  » . 


AMPKHi:  -i69 

et  il  se  prépare  au  l'oncouis.  Degéraiulo  écril  en  sa  fa\(Mir 
une  «*  lettre  iraiiii  ■>  aux  examinateurs,  l)elauil)r('  el  Villar.  Ils 
lui  disent  que  sa  place  est  à  Lyon.  Nonniié  an  l\cée,  il  revient 
auprt's  de  sa  fennnc  mourante  :  le  lo  mai  ISOo,  il  va  à  l'église  de 
Polémieux,  poiu-  la  première  fois  depuis  la  mort  de  sa  sœur, 
entend  la  grand'messe  le  19,  ilemande  le  ±1  l'adiesse  d'iui 
eedésiastique,  lui  parle  le  :Î8  dans  sou  conlessionnal,  obtient  le 
G  juin  labsolulion  el  éei'it  le  7  (pie  u  co  jour  a  décidé  du  reste 
de  sa  vie  ».  Puis  il  note,  le  1 1,  une  «  conunuuion  spirituelle  », 
assiste  le  t  juillcl  à  «  la  messe  du  Saint-Esprit  -  el  le  13  écrit  des 
lignes  que  Sainte-HcuNc  couq^tare  au  pairheniiu  de    Pascal  (1). 

Le  II  il  avait  perdu  sa  feunne. 

Avec  ses  amis  lyonnais,  il  l'orme  une  société  catholique  pour 
étudier  scientiliquement  les  bases  de  la  religion  chrétienne,  les 
preuves  de  son  origine  divine  et  de  la  révélation.  Ballam  he  et 
lui  y  déploient  une  très  grande  activité.  Ampère  convertit  Bre- 
din.  P)arret,  plus  tard  jésuite,  lui  écrit  en  IS(K^).(  (ju'après  Dieu  », 
c'est  lui  qui  a  agi  puissamment  sur  l'esprit  de  son  frère,  et  il 
l'engage  à  tenter  la  nu'ine  entreprise  auprès  de  son  cadet.  Mais 
le  chagrin  le  consunu'  :  il  voudrait  chercher  im  soulagement  à 
sa  douleur  en  changeant  de  situation  et  de  lieu.  Vm  attendant,  il 
s'occupe  ..  pres(iue  exclusivement  de  recherches  sur  les  phé- 
nomènes varies,  intéressants,  que  l'intelligence  humaine  ofl're 
à  l'observateur  soustrait  à  l'inlluence  des  habitudes  ...  Il  tra- 
vaille, pour  rinstitul,  à  un  Mémoire  sur  la  décomposition  de  la 
pensée,  dont  M.  B.  Sainl-Hilaire  a  publié  les  fragments.  D.  de 
Tracy  avait  donné  son  Idf'olof/ir  et  sa  Grammaire;  Caba- 
nis, les  [{apports  ;  Biran,  V Influcncf  de  l' llabiludc;  I)(^gérando, 

1)  ■  Miill/i  /l>it/e//a  peccalori.i ;  speranlem  niilrin  in  Domino  mifievifordia  cir- 
cuindabil. 

"■  Finnuho  super  leoculos  meon  elinslvuam  te  in  via  hac  qua  r/rndieris.  Amen  ». 

'I  Mou  Dii'u  !  je  vous  rrincrric  de  rn'avoir  i-ri'i-,  rachctô  t'I  éfliiin'!  de  \otre  divine 
luinitre  iMi  ini'  faisant  naître  dans  le  sein  de  rEiriise  catlioliiiur.  Je  vous  remercie 
de  niavoir  rapitelé  à  vous  après  mes  éiraremenls  ;  je  vous  remercie  de  me  les 
avoir  panlounés.  Je  sens  que  vous  vouiez  que  je  ne  vive  que  pour  vous,  que  tous 
mes  niomeuts  vous  soieut  consacrés.  M"6terez-vous  tout  J)oidieui-  sur  cette  terre? 
Vous  en  êtes  le  maître,  ô  mon  nieu!  mes  ci'imes  m'ont  mérité  ce  châtiment.  Mais 
peut-être  écoiiterez-vous  encore  la  voix  de  vos  iniséricoi-di-s. 

"  Mulla  flaqella  peceatoris ;  speranlem  uutem  in  Domino  misericordia  circum- 
■la/jil.  J'espère  en  Vous  ô  mon  Dieu!  Mais  je  serai  soumis  à  voti'c;  ari'ét,  quel 
qu'il  soit;  j'eusse  préféré  la  mort.  Mais  je  ne  méritais  pas  le  ciel,  et  vous  n'avez 
pas  voulu  me  iilonsrer  dans  l'enfer.  Daiimez  me  secourir,  pour  qu'une  vie  passée 
dans  la  douleiu-  me  mérite  une  lionne  mort  dont  je  mi;  suis  rendu   indigne. 

'  0  SeiL'ueur!  Dieu  de  miséricorde!  DaiuMiez  nie  réunir  dans  le  ciel  à  ce  que 
vous  m'aviez  permis  d'aimer  sur  la  terre  ». 


470  LES  DISCIPLES  DE  CABANIS  ET  DE  D.  DE  TRACY 

les  Signes  et  VHistoirc  compan'e  des  systèmes,  011  il  com- 
battait la  théorie  de  D.  de  Tracy.  Religieux  connue  il  l'est 
alors,  Ampère  devait  éprouver  une  certaine  répugnance 
pour  les  Rapports,  et  même  de  la  défiance  pour  D.  de  Tracy. 
Biran,  qui  se  défendait  de  «  vouloir  porter  atteinte  à  rien 
de  ce  qui  est  respecté  et  vraiment  respectable  »,  Degérando, 
qu'il  connaissait  et  aimait,  eurent  ses  préférences  (1).  Ainsi 
il  adopte  l'opinion  de  Lacroix,  acceptée  par  Biran  et  Dége- 
rando,  que  «  Locke,  Bonnet,  Condillac  sont  arrivés  aux  décou- 
vertes qui  les  ont  immortalisés  par  la  synthèse,  tout  en  appli- 
quant à  l'étude  des  facultés,  l'analyse  «  qui  a  révolutionné  la  chi- 
mie ».  De  chacune  des  facultés  considérées  comme  élémentaires, 
il  veut  1°  donner  une  idée  claire  ;  2°  chercher  quelle  représen- 
tation elle  nous  offre  et  ce  qu'on  peut  conjecturer  des  phéno- 
mènes physiologiques  qui  «  concourent  »  à  la  produire  ;  3° 
comment  s'associent  les  représentations  dont  se  compose 
celle  qui  est  complexe  et  ce  que  nous  savons  des  causes  phy- 
siologiques, des  lois  qui  président  à  ces  associations;  4°  quel 
sentiment  de  réalité  accompagne  cette  représentation  ;  5°  quels 
sentiments  affectifs  elle  excite;  6»  jusqu'à  quel  point  l'exercice 
de  la  faculté  est  soumis  à  l'activité  intérieure  ;  7"  s'il  exige  le 
déploiement  de  l'activité  extérieure. 

Avec  Biran,  il  sépare  la  faculté  de  percevoir  de  celle  de  res- 
sentir des  affections,  tout  en  soutenant  qu'il  y  a  très  peu  de  sen- 
sations où  s'exerce  seule  une  de  ces  deux  facultés.  Mais  il  n'admet 
pas  d'autre  moi  que  l'ensemble  de  nos  perceptions  de  toutes 
sortes  et  définit,  avec  Degérando,  la  pensée  comme  composée 
de  perceptions  ou  d'idées.  Avec  Locke  et  avec  Degérando,  il 
appelle  perceptions  réfléchies  celles  qui  donnent  la  faculté 
d'apercevoir  nos  opérations;  avec  le  second,  il  admet  des  juge- 
ments sans  comparaison,  par  lesquels  nous  associons  des  per- 
ceptions sensitives  ou  réfléchies.  S'il  reconnaît  quatre  facultés, 
percevoir,  sentir,  lier,  vouloir,  c'est  comme  Biran  qu'il  entend 
la  seconde.  Il  ne  veut  pas,  comme  quelques  auteurs  (2),  faire  de 
l'attention  une  faculté  particulière,  et  remarque,  avec  D.  de 
Tracy,  qu'il  serait  absurde  de  le  faire  en  la  définissant  comme 

(1)  Rien  déplus  iuexact,  pour  connaître  la  philosophie  frAmpcrc,  tpic  de  rappi'o- 
cher  iudistinrtemeut.  ctsaus  tenir  compte  delà  clirouologie,  comme  l'ont  fait  son  lils 
et  bien  d'autres,  des  morceaux  écrits  «  quand  il  était  chrétien  ardent,  «  et  quand  il 
était  ou  incrédule,  ou  indifTéreut. 

(2)  Cf.  Laromig-uière,  ch.  viu,  §  3. 


AM!»f.UK  ni 

Coiulillac.  Kii  si^iial.iiil  h.  ilr  Tiac\  coiimit'  le  |>ivinii'r  (|iii  a 
reinarqut'  l'altiis.  fait  par  ('oiulillac  cl  sos  disciplos,  du  mol 
rf'si.-ifancr,  il  cxaniim'  le  chapilic  \  ii  de  V h/t'a/nt/it'  et  esliine 
(]ue  raiiteur  nost  pas  l'oinonté  assez  hatil  [unir  t'\[)li(iin'r  la 
foniialioii  de  nos  pnMuiors  jiigenicnls,  mais  ipie  s'il  a  voulu,  du 
jugement  priiuitif,  conelure  rexisieuce  d'ohjels  hors  de  nous,  il 
a  plus  approché  du  bid  ([uaucun  de  ses  prédécesseurs.  Après 
1).  de  ïracy,  il  emploie  le  mot  id<'olo(/i(\  el  ciilicpie  la  théorie 
condillacienue  de  Tideulité;  mais  c'est  de  Degérando  qu'ils'ins- 
pire.eii  développaulla  théorie  du  principe  idéologiipuules  vérités 
ahstrailes  «  qui  serait  complète,  si  Degérando  s'était  Ixuné  à  con- 
sidérer les  rapports  de  (h'peudancc  (|ui  \iiMmi'nl  ^c  c^^  (pie  les 
groupes  entre  les([uels  ils  existent  sont  foriiifs  des  uK-iues  idées, 
combinées  de  manières  (li(l"érent(^s,  mais  e(nn\alenles  ».  C'est 
donc  à  Degérando  (i)  ([u'il  doit,  l'ii  grande  partie  «  cette  faculté 
d'apercevoir  les  rapports  >  à  la([uelle  il  l'ail  un(>  plac(^  si  grande. 

Ampère  cite  aussi  Kant  et  introduit,  dans  I  examen  de  toute 
question,  des  considéi'atioiis  |)hysiologi<iues  ;  mais  il  soidient 
que  l'idée  de  l'innui  n'est  ■  nulltMuent  conliadictoire  ■>  ;  ([lie 
l'être  qui  pense  peiitocciqier  une  [daco  dans  une  pensée  infinie; 
qu'il  faut  une  âme  pour  comparer  les  deux  plaisiis  ([ue  donnent 
«  un  verre  de  \in  et  un  llié-orème  de  géométrie  ". 

Kn  vendémiaire  an  Xlll.  Ampère,  nommé  répétiteur  d'analyse 
àl'Kcole  polytechni(iiie,  s'installe  à  Paris,  toujours  triste  de  la 
mort  de  Julie.  Il  se  lie  intimement  avec  Miraii,  va  (pielquefois 
dîner  à  Auteuil  avec  Tracy  et  Cabanis,  (pi'il  \oil  souvent  el  qui 
lui  montrent  encore  plus  damilii'  ipie  les  malli<''maticiens.  Il 
néprouve  qu'un  plaisir,  celui  de  disputer  sur  la  iiM'la|)liysi(pie. 
Quelques-unes  de  ses  idées  ditfèrent  exlrèmeiuent  de  celles  de 
M.  de  Tracy  ;  c(dui-ci  paraît  cependant  goûter  ses  recherches  et 
faire  plus  de  cas  de  sa  métaphysi([ue  (piil  ne  s\  atl(Mulait.  Com- 
bien, dit  il,  est  admirablt;  la  science  de  la  psychologie! 

Ses  amis  de  L>oii  lui  envoient  des  prières  (pi'il  tâchera  de 
répandre  à  Paris,  i)armi  ceux  qui  n'ont  pas  mis  leur  Dieu  en 
oubli.  Rallanche,  ((iii  songe  à  embrasser  létal  ecclésiasti([ue, 
s'inquiète  {i).  Ampère  lui-mC'me  nous  avertit  que  sa   ferveur 

(1)  Qui  lui-inriTif  suivait  D.  <ie  Tr;i(\v  et  C.ibaiiis,  cf.   fli.  m  à  vi. 

(2)  ((  Ctftti;  i(li;oli).i,'iL'  m;  IVra-t-ilh;  point  tort  à  vos  seutimeuts  religieux.  Prenez 
bieu  garde,  mou  clier  et  très  cher  ami,  vous  êtes  sur  la  pente  du  inéripice,  pour 
peu  ([uela  tète  vous  tounn',  je  ne  sais  pas  ce  qui  va  arriver  ». 


47-2  TXS  DISCIPLES  DE  CAP.AMS  ET  DE  D.  DE  TKACV 

religieuse  est  passée  (1).  De  Lyon,  où  il  passe  ses  vacances,  il 
écrit  à  Biran  qu'il  a  discuté  sur  la  naissance  du  sentiment  du 
moi.  Il  croit  à  un  moi  nouménal,  dont  l'existence  est  prouvée  de 
la  même  manière  que  celle  des  autres  substances,  et  cherche  à 
mettre  hors  de  doute  «  cette  existence,  hase  de  l'espérance  en 
l'autre  vie  ».  Ampère  et  Biran  diffèrent  sur  un  seul  point  :  le  der- 
nier confond  le  sentiment  de  l'effort  et  la  sensation  muscu- 
laire (2). 

Ses  amis  trouvent  Ampère  changé.  «  L'année  dernière,  écrit 
Bredin,  c'était  un  chrétien,  aujourd'hui  ce  n'est  plus  qu'un 
homme  de  génie,  un  grand  homme,...  il  a  l'orgueil  de  sonder  les 
mystérieuses  profondeurs  de  l'intelligence  humaine,...  il  ne  voit, 
dans  la  civilisation,  que  le  développement  des  forces  et  des 
facultés,  un  moyen  d'avancer  les  sciences,  la  liberté  civile,  l'in- 
dépendance des  nations  »  (.'{).  Peut-on  mieux  signaler  l'influence 
de  Cabanis  et  de  D.  de  ïi'acy? 

Revenu  à  Paris,  Ampère  reprend  ses  discussions  avec  Biran; 
mais  celui-ci  retourne  à  Bergerac.  La  tristesse  et  le  doute  le 
reprennent.  «  Vous  qui  concevez  si  clairement  qu'il  n'y  a  point 
d'opposition  entre  la  bonté  du  Créateur  et  la  damnation  des 
réprouvés,  écrit-il  à  Bredin,  tâchez  de  me  convaincre  ».  Il  ne 
doute  pas  de  rimmortalité  de  l'âme,  «  dont  la  révélation  peut 
seule  démontrer  la  certitude,  mais  l'enfer  est  dans  son  âme  ». 
Ballanche  voudrait  qu'il  revînt  à  Lyon,  pour  enseigner,  au  «  Salon 
des  arts  de  Camille  Jordan  »,  la  philosophie  ou  la  génération 
de  toutes  les  sciences  humaines,  et  pour  se  faire  un  nouveau 
foyer.  Mais  Ampère  refuse  de  retourner  dans  les  lieux  où  se  sont 
écoulées  son  enfance  et  ses  années  de  bonheur.  Avec  Biran,  il 

(1)  «  Cacliez  ;i  in;i  mère,  érrit-il  cti  ISO"»  à  Brodiii,  les  douti^s  dont  je  suis  toui- 
mcnté.  Vous  savez,  mieux  que  i>eisouue,  .i  quel  iiniiit  j'ai  nu  iï  la  révélation 
de  la  reliiriou  oatliolique  njmaine.  Eu  arrivaut  à  Paris,  je  tomljai  dans  un  état 
d'esprit  iiisupiiortable.  Oh  !  que  je  reirrette  le  temps  où  je  vivais  de  ces  pensées 
peut-être  chlnic:'i<iues  ».  Ressaie  de  se  protéirer  contre  le  doute  :  u  Défie-toi  de  ton 
esprit,  écrit-il  à  la  même  époque,  il  ta  si  souvent  trompé.  Comment  pouirais-tu 
encore  compter  sur  lui?  Quand  tu  t'efforçais  de  devenir  idiilosophe,  tu  sentais  déjà 

■  combien  est  viiin  cet  esprit,  (jui  cousiste  en  une  certaine  facilité  à  produire  des  pen- 
sées brillantes.  Aujourd'hui  que  tu  aspires  ;ï  devenir  chrétien,  ne  sens-tu  pas  quil 
n'y  a  de  bon  esprit  que  celui  qui  vient  de  Dieu...  La  doctrine  du  monde  est  une  doc- 
trine de  perdition.  La  tiirure  de  ce  monde  passe...  Travaille  eu  esprit  d'oraison... 
Que  mon  Ame,  à  partir  d'aujourd'hui,  reste  unie  à  Dieu  et  à  Jésus-Cl'.rist.  Bénissez- 
moi,  mon  Dieu  ».  (Correspondance  ef  souvenirs,  I,  12,14,  1C,  17,  22;  Journal, 
p.  :i.^i.) 

(2)  Cf.  Bertrand,  ch.  m. 

(3)  La  Philosophie  des  deux  Ampère,  p.  194;  Correspondance  et  souvenirs, 
p.  2:^  et  24. 


AMPKRi:  473 

s'occupe  beaucoup  île  iiu'tai)hysi(|ut'.  L'ouviaj^e  tic  ce  dernier  est 
une  métaphysique  toute  spirituelle,  connue  celle  de  Kant,  peut- 
être  plus  éloiiruéo  eiK'ore  de  tout  ce  qui  tient  au  niatérinlisnie. 
Quant  à  sa  propre  manière  de  concevoir  les  phénomènes  intel- 
lectuels, elle  est,  dit-il,  plus  simple  et  plus  d'accord  avec  les 
faits.  Contre  ses  amis  de  Lyon,  il  défend    la  métaphysique,  qui 
lui  a  rendu  ([m'Upiefois  la  paix  et    le   i-epos  de   l'àine,  qui   lui 
paraîtra  toujours  un  sujet  trop  digiu'  d'étude  pour  qu'il  l'aban- 
donne. Le  seutimeul  reli<;ieux  s'est   presque  éteint  en  lui,  et  a 
lait  place  à  l'incertitude:  il  Hotte  entre  les  pensées  les  plus  con- 
traires. Ses  relations  continuent  avec  I).  de  ïracy,  avec  Biran 
auquel  il  reuil  conq)te  de  son  cours,  moitié  mathématique,  moi- 
tié métaphysi(iue  à  l'Athénée  (1).  Faisant  à  I).  de  Tracy  et  sur- 
tout à  Degérando  qmdrpies  emprunts,  il  constitue  la  psychologie 
ou  l'étude  des  déterminations,  des  actions,  des  idées,  des  coor- 
dinations.  Il  y  rattache  la   morale,  l'économie,  l'idéologie,   la 
iogi([ue,  et  distribue  les  phénomènes  en  cinq  systèmes:  intuitif 
ou  actuel,  connnémoratif,  volontaire,  créditif  et  intellectuel.  En 
même  temps  il  expose  une  classilication  de  toutes  les  sciences, 
en  prenant  pour  caractère  le  ra|)port  qui  lie  les  idées  dont  se 
compose  chacune  d'elles.  Degérando  lui  demande  un  petit  tra- 
vail pour  son  Tableau  des  prof/rès  de  La  p/tUosophie  depuis 
1789  et  lui  fait  contracter  un  nouveau  mariage.  Malheureux, 
avec  une  femme  indigne,  «  qui  le  juge  fou,  insensé,  entiché  de 
principes  ridicules,  parce  qu'il  a  dans  la  tète  et  dans  l'âme  des 
idées  et  des  sentiments  qui  lui  send)lenL    le  beau  moral  et  la 
vertu,  parce  (juil  ne  songe  pas  unif[uement  à  l'argent  »,  Anqjôre 
se  tourne  de  nouveau  vers  Dieu  et  le  prie  avec  ardeur,  mais  il  se 
rappelle  les  contradictions,  les  impossibilités  qu'il   a  cru  voir 
dans  le  christianisme.   Il  regrette  le  temps  ou  il  croyait  ferme- 
ment et  où  il  songeait  à  cacher  sa  vie  dans  un   monastèi-e.   11 
envoie  à  Riran  l'exposition  de  ses  primipales  idées  psycholo- 
giques et  revient  à  la  science  chérie,  qui  lui  a  déjà  rendu  une 
fois  le  repos;  il  visite D.  de  Tracy,  après  avoir  été  cinq  mois  sans 
voir  personne.  Puis  il  n'aperçoit  plus  les  raisons  qui  le  portaient 
à  croire  que  la  i-eligion  catholique  est  inspirée  par  Dieu  et  qui 
lui  avaient  suffi  autrefois  pour  convertir  Bredin  !  Et  ce  dernier, 
qui  le  voit,  eu  septembre  1808,  encore  tout  dominé  par  un  senti 

(1^  Correspondance,  i'7,  3i,  :]8  ;  ia  Pliilosophie  des  deux  Ampère,  y.  220. 


174  LES  DISCIPLES  DE  CABAMS  ET  DE  D.  DE  TRAC  Y 

inont  de  clnuleiirsi  profond  (|:ril  in-  croyait  jamais  pouvoir  l'en 
distraire,  nous  dit  :«  Le  niotn)étapliysi(fue  arrive  sur  ses  lèvres, 
voilà  un  tout  autre  homme,  il  se  met  à  me  développer  ses  sys- 
tèmes d'idéologie  avec  un  entraînement  incroyable,  intarissable. 
Son  enfant  lui  demande  le  nom  d'une  plante,  aussitôt  il  lui 
explique  les  systèmes  de  Tournefort  et  de  Linné,  etc....  l'astro- 
nomie, la  religion,  tout  >>. 

Séparé  de  sa  femme  et  vivant  avec  sa  sœur,  son  fils  et  la  fille 
qiLil  avait  eue  de  son  second  mariage,  il  perd  sa  mère  (1809)  et 
ce  dernier  malbeur  rouvre  l)ieu  des  plaies. 

Inspecteur  général  de  l'Université,  professeur  à  l'École  poly- 
technique, il  senible  revenir  presque  complètement  au  christia- 
nisme. La  chimie  et  la  métaphysique  l'absorbent.  Il  demande  à 
Biran  d'admettre  des  rapports  entre  les  noumènes  w  pour  ne  pas 
faire  de  la  psychologie  Tenu  emie  du  sens  commun  des  Écossais, 
des  sciences  et  des  idées  consolantes  qui  appuient  la  vertu  et  la 
morale  ».  Puis  il  ramène  à  quatre  les  systèmes,  dans  lesquels 
renirent  les  phénomènes  et  trouve,  «  qu'aux  idées  innées  près  », 
Descartes  est  un  des  métaphysiciens  dont  les  théories  se  rap- 
prochent le  plus  des  siennes.  A  Biran,  il  recommande  Locke  et 
KanI,  "  défiguré  par  D.  de  Tracy  etDegérando  »,  en  môme  temps 
qu'il  lui  rappelle  «<  que  la  sensation  du  mouvement  de  I).  de 
Tracy  est,  comme  il  en  est  convenu  lui-même,  un  paralogisme 
manifeste  »  (1).  Mais  Ampère  reste  en  relations  inlimes  avec 
D.  de  Tracy  au  moment  même  où  se  fonde  la  SocU-tô philom- 
p/iique.  Cette  société  na  uidhMnent  d'ailleurs,  à  l'origine,  un 
caractère  anti-idéologique,  puisqu'elle  compte,  parmi  ses 
mend)res,  Degérando,  les  Cuvier,  Biran,  Fauriel,  à  côté  de  Royer- 
Collai'd  et  de  Guizot,  avant  Cousin  et  Loyson  .  Ampère  toutefois 
«  devine  une  grande  époque  religieuse  et  se  désole  parce  qu'il 
ne  verra  pas  ce  quelle  doit  élre  ».  A  Bredin  f[ui  lui  conseille  de 
lire  Ancillon,  il  demande  ^<  s'il  fera  partie  du  grand  mouvement 
des  esprits  et  des  cœurs  vers  le  ciel  ».  Il  médite  l'Evangile  et  lit 
Jacob  Bœhme,  les  prophètes,  les  Pères  de  l'Église,  et  s'essaie  à 
convertir  Bredin  «  revenu  aux  indécisions  »  et  ne  «  voulant  pas 
regarder  comme  une  église  celle  qui  cherche  à  dominer  et  ne 
domine  que  par  la  science,  le  faste  et  l'orgueil  ».  Il  fait  ses 
Pâques  et  lui  recommande  d'en  faire  autant,  «  tout  en  parlant  du 

(1)  Correspond.,  p.  4i,  4o,  33,  Do,  60,  7i,  TU  ;  l'hilosophie  etc.,  p.  247,  280,  297. 


AMPKUK  i"o 

ivsiill;it  iiil'nilliliU'  do  la  niairlit'  loiijoiirs  .u'Ct'lôivc  dr  l Cspiil 
luiinaiii  ".  Il  voit  Hiian  ol  Cousin:  liiran  a  jflô  les  foiuk'iiicnls 
tlo  la  tlu'orit' iiui  tlômontiv  la  lôalilô  objcclive,  en  la  rendant  à 
la  fois  iudt'pondanle  de  la  sensibilité  et  de  Itix  pothèse  scepti([ne 
des  formes  ou  lois  subjectives  de  Kant  et  des  Écossais.  AnipCre 
Ta  développée.  Cousin  enseigne  la  partie  trouvée  par  Biran  en  la 
complétant  par  Heid  et  Kant.  Biran  ne  sait  s'il  doit  prendre  le 
complément  d'Ampère  ou  celui  de  Cousin;  il  songe  à  écrire, 
dans  les  Arc/iires  «  afin  de  prévenir  les  suppositions  de  maté- 
rialisme qui  pourraient  être  tirées  de  son  Mrnioire  sur  l'Itahi- 
tude  »  et  ne  publiera  ririi  df  sa  tbéorie.  Ampère  continue  à  pen- 
ser surtout  à  la  psycbologie  et  fait  im|)rimer  un  tableau  (pu 
résume  ses  théories.  Cousin  se  sert  de  ses  «  idées  sans  le  nom- 
mer ».  Puis  Ampère  fait  à  IKcole  normale  un  cours  (iSlh>  ,  dont 
il  se  propose  de  tirer  des  Elrnu-nts  dr  logique,  où  entrer'ont 
toutes  les  bases  de  sa  psychologie  et  <pie  suivra  un  autre 
ouvrage  sur  les  premiers  développements  de  Tespril  humain. 
Mais  il  se  livre  à  ses  admirables  recherches  sur  léleclro-magné- 
lisme,  calcule,  observe  (1)  et  lit  des  Mémoires  à  lluslilul  (I8i0). 
Il  continue  toutefois  à  travailler  >-  à  la  solution  complète  du 
grand  pi'oblème  de  l'objectivilé.  (|ii"il  éclairciletcomplète  depuis 
div-huil  ans  ».  Professeur  de  pbysiijue  expérimentale  au  Collège 
de  France  IS-ii  ,  il  s"occu[)C  loiijoiu's  de  sa  classilicalion  des 
sciences.  (|uil  change  encore  .mi  !s:{i»,  c\\  i8o:î,  en  \'^'X.\.  el  meurt 
en  l«:{r,. 

Son  fils  ^li  paraître,  t-n  1X38  et  en  iSi".;,  WUsdl  sur  lu  philo- 
sophie des  sciences.  La  première  partie  conlienU  dans  la  préface, 
un  résumé  de  sa  psychologie  en  Ih;}:}.  Distinguant  les  phénomènes 
sensitifs  et  actifs  et  les  conceptions  primitives,  objectives,  ono- 
maliqueset  explicatives,  Ampère  trouve  unr  analogie  évidente, 
entre  les  deux  sortes  de  phénomènes,  sensitifs  et  actifs,  et  les 
deux  grands  objets  de  toutes  nos  connaissances,  le  monde  et  la 
pensée,  qui  donnent  naissance  aux  sciences  cosmologiques  et 
noologiques.  Lanalogie  lui  paraît  tout  aussi  frappante  entre  les 
quatre  espèces  de  conceptions  et  les  quatre  points  de  vue, 
d'après  lesquels  chaque  règne  a  été  divisé  eu  quatre  embran- 
chements; le  premier,  embrassant  tout  ce  dont  nous  acquérons 
immédiatement  la  connaissance;  le  deuxième,  ce  qui  est  caché 

1    Littré,  Solice  sur  Ampère. 


47()  LES  DISCIPLES  DE  CABANIS  ET  DE  D.  DE  TRACV 

derrière  ces  apparences  ;  le  troisième,  dans  lequel  on  compare 
les  propriétés  des  corps  ou  les  faits  intellectuels  poui-  établii- 
des  lois  générales;  le  quatrième,  reposant  sur  la  dépendance 
mutuelle  des  causes  et  des  effets  (1). 

On  comprend  tout  ce  qu'a  d'artificiel  une  classification  ainsi 
composée.  Toutefois  n'oublions  pas  que  Littré  a  déclaré  que  le 
tableau  «  satisfait  l'esprit  comme  il  satisfait  les  yeux  ».  Certes  il 
a  eu  raison  de  le  dire,  et  on  peut  le  repéter  encore,  c'est  avec 
curiosité  et  avec  fruit  qu'on  voit  se  dérouler  la  série  des  sciences 
et  surtout,  ajouterons-nous,  qu'on  rencontre  les  vues  les  plus 
suggestives,  là  même  où  la  classification  satisfait  le  moins.  On 
regrette  avec  Sainte-Beuve  qu'Ampère  se  soit  laissé  «  dériver  au 
flot  de  ridée  »,  qu'il  n'ait  pas  réuni  "  les  cas  psychologiques 
singuliers  et  les  véritables  découvertes  de  détail  dont  il  semait  ses 
leçons»,  quil  naitpas  laissé  la  description  et  le  dénombrement 
des  divers  groupes  des  faits  où  l'intelligence  humaine  semblait 
tout  autrement  riche  et  peuplée  que  dans  les  distinctions  de  fa- 
cultés. On  regrette  encore  qu'il  n'ait  pas  rempli  le  plan  que 
s'était  aussi  proposé  D.  de  Tracy,  sous  une  forme  un  peu  diffé- 
rente, en  faisant  connaître  les  vérités  fondamentales  sur  lesquelles 
chaque  science  repose,  les  méthodes  quil  convient  de  suivre 
pour  l'étudier  ou  pour  lui  faire  faire  de  nouveaux  progrès,  ceux 
qu'on  peut  espérer  suivant  le  degré  de  perfection  auquel  elle 
est  déjà  arrivée,  en  signalant  les  nouvelles  découvertes,  en  indi- 
quant les  buts  et  les  principaux  résultats  des  travaux  des  hommes 
illustres  qui  s'en  occupent,  de  manière  à  satisfaire  celui  qui, 
s'intéressant  aux  sciences  et  ne  formant  pas  le  projet  insensé  de 
les  connaître  à  fond,  voudrait  avoir  de  chacune  une  idée  suffi- 
sante. On  y  retrouverait,  en  plus  d'une  page,  le  lecteur  de  ïEn- 
cyclopi'die  et  l'ami  de  D.  de  Tracy  (-2). 


(1)  Ampère  ne  cite  pas  Biran.  pas  plus  que  oeliii-oi  ue  l'a  citi':  dnus  les  onvrapres 
publiés  après  sa  mort.  Ampère  a  essayé  de  faire  la  part  de  l'un  et  de  l'autr-i  daus 
une  lettre  (Philosophie  des  deux  Ampère,  p.  328),  où  il  laisse  à  Biran  ce  qui  con- 
cerne la  connaissance  des  phénomènes,  des  rapports  et  des  relations  entre  les 
phénomènes,  des  noumèues,  des  relations  entre  les  phénomènes  et  les  noumèues, 
eu  ne  revendiquant  pour  lui  que  <>  les  relations  entre  les  noumènes  ».  Mais  à  quelle 
époque  se  réfère  cette  note  ?  Eu  raison  même  de  la  mobilité  excessive  de  la  pensée 
chez  l'un  et  chez  l'autre,  il  nous  semble  absolument  impossible,  et  peu  utile,  de 
faire  lapart  exacte  de  chacun  dans  cette  collaboration  de  plus  de  dix  années.  Voyez 
ce  qu'en  ont  dit  J.-J.  Ampère,  .M.M.  B.  Saiut-Hilaire  et  A.  Bertrand. 

(2)  Essai  sur  la  philosophie  des  sciences,  l"  partie,  Paiis,  18.38  ;  2«  partie, 
Paris,  1843,  avec  les  notices  de  Sainte-Beu\e  et  de  Littré;  Philosophie  des  deui- 
Ampère  publiée  par  B.  Saint-Hilaire,  Paris,  18G6;   Journal  et    Correspondance 


lUIiAN  177 

lîirnn  (r  a  contribué  à  tlonner  à  Aiiiprre  le  goùl  cU's  cliidi's 
psu'hologiiiues,  et  il  a  été  inlinieinent  lit'  avec  lui,  eu  raison 
peut-t'liv  d'une  certaine  eonlormité  dans  leur  situation  (:2).  Fils 
d'un  médecin,  élève  des  Doctrinaires,  peut-être  même  de  Laka- 
iial  (3i,  il  connut  la  pliilosoplùe  de  Condillac,  qu'il  étudia  pendant 
la  Terreur,  en  niénie  temps  que  Bonnet  et  bien  d'autres  cboses. 
En  l'an  IX,  son  Mr/noirr  sur  l'Habitude  est  mentioimé  par  llns- 
litul  :  il  s'y  présente  comme  disciple  enthousiaste  de  D.de  Tracy 
et  de  Cabanis.  Il  l'est  encore,  quoique  avec  plus  d'indépendance 
en  l'an  \.  mais  il  se  rapproche,  en  l'an  \1.  de  Condillac  et  de 
Bonnet.  Il  reste  en  relations  étroites  avec  Cabanis  jusqu'à  sa 
mort;  avec  D.  de  Tracy,  jusqu'au  moment  sans  doute,  où 
selon  l'expression  d'Ampère  (4)  «  il  se  laisse  circonvenir,  ap- 
I)réliende  de  déplaire  à  un  certain  parti»,  et,  p.iur  pré\enir  les 
suppositions  de  matérialisme  (|ui  pourraient  être  tirées  de  son 
Mi'moirr  sur  l'Habifudr,  combat  les  Leçons  de  pliilosophic  de 
Laromiguière,  sans  vouloir  toutefois  que  tout  le  monde  sache 
(pie  latlaque  vient  de  lui.  Mais,  en  passant  de  Condillac  au  stoï- 
cisme, du  stoïcisme  au  mysticisme,  en  allant  ainsi,  dans  la  même 
voie,  bien  plus  loin  que  Cabanis,  Benjamin  Constant,  Tliurot  et 
.\.nq)ère  lui-même,  ses  écrits  conservèrent,  pour  toujours,  comme 
il  le  prévoyait  «  la  trace  de  la  révolution  profonde  que  ceux  de 
1).  de  Tracy  et  de  Cabanis  avaient  faite  dans  son  esprit  »  (oj,  et 
transmirent  ainsi  certaines  doctrines  des  idéologues  à  ceux  qui 
ne  les  leur  auiaient  pas  dii-ectement  empruntées. 


lie  André-Marie  .-Iwiyyt're.  recueillis  par  M"*  JI.  ('..,  1873;  A. -M.  Atupère  et 
J.-J.  Ampère,  Correspondance  et  souvenins,  recueillis  p;ir  .M™"  h.  C,  2  volumes, 
P.iris,  i87a. 

1»  Nous  ue  dirons  de  Biraii,  sur  lequel  nous  publions  une  étude  spéciale  en  tète 
du  Mémoire  retrouvé  par  nous  a  l'Institut,  que  ce  qui  sera  nécessaire  au  point  de  vue 
où  nous  sommes  ici  placé.  Sur  Hiran,  voyez  la  Biblio^rrapliie  mise  à  la  lin  de  notre 
article  Biran.  dans  la  Urande  Enoijclopédie,  en  y  ajoutant  le  livre  de  M.  A.  Ber- 
trand, la  Psychologie  de  l'ejforl  et  notre  Vh'dosophie  de  biran  de  l'an  IX  à 
l'an  XI. 

(2  Tous  deux  perdirent  la  même  année  une  femme  adorée.  .Vmpcre  fut  le  premier, 
plus  malheureux  encore  en  contractant  une  nouvelle  union  ;  pareille  chose  à  peu 
près  arriva  a  Biran  en  1814. 

f3)  Cf.  cli.   11.  S  2. 

(4)  Correspondance  el  Souvenirs,  p.  120  et  124- 

(ôj  Lettres  inédites  communiquées  par  .M.  .N'avilie. 


i78  L  IDÉOLOGIE,  LES  LETTRES,  L  HISTOIRE 


D'autres  écrivains,  moins  spécialement  occupés  de  pliiloso- 
pliie  ou  en  relations  moins  intimes  avec  D.  de  Tracy  et  Cabanis, 
lancèrent,  en  tout  ou  en  partie,  leurs  doctrines  et  leurs  méthodes, 
dans  toutes  les  directions  du  monde  de  la  pensée.  Villemain,  qui 
avait  quelquefois  assisté  aux  réunions  d'Auleuil,  vantait,  dans 
le  Tableau,  fort  utile  encore  à  consulter,  de  la  littérature  au 
xvm''  ûècle,  Condillac,  Voltaire  et  D.  de  ïracy,  l'habile  dialec- 
ticien qui  a  commenté  \Eaprit  des  Lois;  il  faisait  accepter  la 
pairie  à  Daunou.  Lerininier,  auteur  de  la  Philosophie  du  droite 
combattait  dans  ses  Lettres  philosophiques  Royer-Collard,  dont 
«  toute  la  carrière  philosophique  se  réduit  à  limportation  d'une 
théorie  de  Reid  ;  Cousin,  qui  n'est  pas  à  proprement  parler  un 
philosophe,  mais  qui  a  été  tour  à  tour  écossais  et  kantiste, 
alexandrin,  hégélien  et  éclectique.  Par  contre,  AdiUsY Influence 
de  la  philosophie  du  XV lit  siècle  sur  la  lêr/islation  et  la  socia- 
bilité du  XIX",  il  loue  Condillac,  Dupuis,  Condorcet,  Cabanis, 
Bichat,  D.  de  Tracy,  B.  Constant,  Volney  et  Garât,  Laro- 
miguière,  Broussais_et  Magendie.  C'est  à  la  médecine  française 
qu'il  demande  de  doter  la  France  d'une  philosophie  de  la  nature 
et  de  riiomme.  Mais  son  admiration  s'adresse  surtout  à  Daunou 
et  à  D.  de  Tracy  (1). 

Sénancourt,  l'auteui-  d'Obermami,  a  été,  par  Sainte-Beuve  (2), 
comparé  à  Chateaubriand,  à  B.  de  Saint-Pierre  et  rapproché 
de  Lamarck  :  il  pourrait  l'être  de  Schopenhauer.  Bordas-Des- 
moulins,  le  compatriote  de  Biran,  l'admirateur  de  Grégoire 
et  l'adversaire  de  l'éclectisme,  lami  de  J.  Pieynaud  et  de  P. 
Leroux  «  a  repris  plusieurs  idées  indiquées  par  D.  de  Tracy  et 
l'a  suivi  jusque  dans  la  guerre  qu'il  a  déclarée  à  la  logique, 

(1)  «  Fijrures  antiques  et  pateruellcs.  qui  out  trausinis  le  siècle  qui  mourait  ù  cnlui 
(}ui  comraeijçaif.  Le  premier  alimeute  eiicore  la  philosophie  de  ràirc  j)rccédeut, 
p;ir  uue  vaste  érudition;  ou  dirait  un  béuédictiu  à  Técole  de  Voltaire,  dout  il  a 
Tesprit  uel  et  positif.  Trary  a  surpassé  Coiidillaf,  eu  le  continuant  :  il  iiossède  à 
un  plus  haut  dei.nc  que  son  devancier  certaines  qualités  du  métaphysicien.  Son 
idéiilog-ie  est  une,  précise,  claire,  énergique.  Le  Commentaire  sur  Montesquieu 
minque  de  riiitellii-'cuce  historique  de  l'Esprit  des  lois,  mais  abonde  eu  vues 
saines  sur  les  rapports  des  sociétés  et  des  Lruuvernements  ». 

(2)  Sainte-Beuve,  Portraits  contemporains,  I;  Chateaubriand  et  son  groupe 
littéraire,  p.  330  sqq. 


VILLEMAIN,  LKIIMIMKU,  SÉNANCOIRT,  KTC,  FALUIIKL     179 

comme  ù  iino  vaine  vl  stérile  iinilation  du  calcul  »  (1).  Cilous 
encore  Viclorin  Fabre,  ([ue  Sainte-Beuve  appelle,  avec  trop  de 
sévérité  «  le  rliétoricien  boul'ti  »  ou  «  un  avorton  liydropi(iue  », 
mais,  avec  raison,  u  le  disciple  tardif  de  l'école  »  ;  Mérimée,  l'ami 
de  Victor  de  Jacquemont,  de  Stendhal,  de  Fauriel,  de  Sainte- 
Beuve,  etc.  Mais  nous  ne  pouvons  passer  aussi  rapidement  siu' 
Fauriel  et  Aui;ustin  Thierry,  sur  V.  Jacqueniont,  Stendhal,  Sainte- 
Beuve  et  Brown. 

Admirateur  de  Volney,  ami  de  M'"*  de  Condorcet,  de  Cabanis 
et  de  1>.  de  Tracy,  lié  avec  M""-'  de  Staël,  B.  Constant,  3Ian/.oni 
et  Schlegel,  contident  ou  conseiller  d'Augustin  Thierry,  d'Am- 
père, de  Mérimée  et  de  Beyle,  connaissant  lallemand,  lilalien, 
l'espagnol,  le  basque,  le  celtiijue,  les  dialectes  du  Midi,  l'arabe, 
le  sanscrit,  le  grec  ancien  et  moderne,  Fauiiel  a  été,  pour  Sainte- 
Beuve,  l'occasion  d'une  de  ces  éludes  précises,  pénétrantes  et 
fines  dont  il  a  le  secret.  Mais  il  lui  a  l'ait  une  place  trop  grande 
dans  l'école,  parce  (ju'il  n"a  pas  cheiché  ce  que  devait  F'auriel 
à  ses  amis  et  à  ses  maîtres. 

Fauriel,  né  en  177:2  à  Saint-Etienne,  fut  élevé,  comme  Daunou, 
chez  les  Oratoriens.  Il  était,  vers  1789,  de  la  société  dite  de 
Chambarans  où  il  faisait  lire  les  liuines  de  Volney.  Sous-lieute- 
nant ilans  la  compagnie  de  La  Tour  d'Auvergne,  puis  officier 
nmnicipal  à  Saint-Etienne,  il  vécut,  ce  semble,  dans  la  retraite, 
de  17'.Jo  à  17'JÎJ,  travaillant  et  étudiant  sans  relâche.  Lié  avant  le 
18  brumaire,  avec  Français  de  Nantes,  qui  lui  lit  connaître 
Fouché,  il  devint  secrétaire  particulier  de  ce  dernier,  alors  qu'il 
était  ministre  de  la  police,  et  labandonna  au  temps  du  Consulat 
à  vie.  Pendant  qu'il  était  avec  Fouché  il  rendit  compte,  dans  la 
hi'cade^  de  la  LitU-rature  comidéréi;  dans  ses  rapports  avec  les 
utstUutions  sociales  et  présenta  M""  de  Staël  comme  un  disciple 
de  Condorcet.  Puis  il  défendit  la  philosophie  par  des  considéra- 
tions qui  ne  sont,  dit  Sainte-Beuve,  nullement  vulgaires  (2). 

En  180i,  il  s'établit  a  la  Maisonnette  dans  le  voisinage  de 
Meulau,  auprès  de  M"'  de  Condorcet  dont  il  avait  lait  la  con- 


(1)  Ravaissou.  la  l'Inlosophie  en  France,  p.  169.  Vojxz  limt,  Hisloirede  la  vie 
et  des  ouvrages  Ue  Bordus-Desmoulins,  Paris,  1861. 

(2)  ■<  Li'S  (.•uiiciiiis  (le  la  pliilDsopliie,  disait  Fauriel,  adoptent  k'S  oiiiiiiiiiis  Daguèio 
pliilosophiqufs,  mais  qui  devieuueut  tous  les  jours  plus  natiouales  :  ils  s'eu  iout 
uni-  arme  routre  des  idées  qui  ne  sont  encore  que  relies  di^  plusieurs  liomiiies 
supérieurs.  Us  clicrrlient  donc,  daus  les  victoires  mêmes  de  la  philosophie,  des  oIjs- 
ta<les  à  ses  progrés  futurs  ». 


iSO  L'inÉOLOGIK,  LES  LETTRES,  L'IIISTOIKE 

naissiuice  au  Jardin  des  Plantes.  Il  demeure  en  relations  avec 
Cabanis  et  ses  amis,  mais  voit  aussi  M"'*  de  Staël,  qui  le  présente 
à  Chateaubriand.  En  même  temps  il  devient  l'ami  de  Villers  et 
surtout  de  B.  Constant,  qui  le  tient  au  courant  de  son  ou- 
vrage sur  les  Religions,  lui  écrit  ce  qu'il  pense  des  Rapports 
du  physique  et  du  moral,  et  lui  demande  son  avis  sur  son 
Walstein.  C'est  alors  que  Fauriel  écrit  des  notices  sur  Cliauiieu 
et  la  Fare,  sur  La  Rochefoucauld,  qu'il  compare  à  Vauvenargues 
et  dont  il  explique  les  Maximes  par  son  expérience  et  ses  souve- 
nirs. Dans  la  Z^m/c?^,  il  rend  compte  de  V Essai  de  Villers  sur 
VEsprit  et  Vlnfluence  de  la  Ré  formation  (1804)  :  «  Blessé,  dit-il, 
comme  plusieurs  autres  personnes  (notamment M.  de  Tracy),  ([ui 
d'ailleurs  vous  rendent  justice  et  dont  le  suffrage  ne  devrait  pas 
vous  être  indifférent,  de  que]([ues  traits  d'une  partialité  qui  me 
semble  peu  philosopbique,  je  m'en  suis  expliqué  avec  franchise  >>. 
Cette  franchise  ne  plut  pas  à  Villers,  qui  fut  plus  tard  également 
mécx)ntent  de  l'article  de  Thurot  sur  son  Rapport  de  1810  et  qui 
trouvait  étrange  que  les  Français,  auxquels  il  reprochait  sans 
cesse  leurs  doctrines  frivoles  et  superficielles,  n'acceptassent 
pas  celles  qu'il  leur  apportait  d'Allemagne. 

En  relations  étroites  avec  Cabanis,  Fauriel  lui  confia  son  projet 
d'écrire  une  Histoire  du  stoïcisme.  Cabanis,  qui  ojjposait 
Homère  et  les  Grecs  au  Génie  du  Christianisme,  l'accueillit  avec 
enthousiasme  (1).  Il  n'est  pas  exact,  comme  le  dit  Sainte-Beuve, 
que  Fauriel  ait  agi  sur  Cabanis  et  lui  ait  inspiré  son  dernier  mot, 
que  Fauriel  ait,  le  premier,  tenté  d'introduiie  l'histoire  de  la 
philosophie  au  sein  de  l'idéologie.  Turgot,  d'Alembert  et  Condor- 
cet  avaient  déjà  fait  une  place  importante  à  l'Iiistoire  impartiale, 

(1)  (iQiKiiid  NOUS  m'avez  fait  paît,  dit-il,  dans  ?,d  Lettre  sur  les  Causes  premières, 

de  \otii'  projet  drcrin-  l'histoire  du  stoïcisme,  de  ectte  pliiIosii|i]iie  (jui  forma  les 

plus  grandes  ànics,  les  plus  vertueux  eitnyeus,  les  hommes  d'Etat  les  plus  res])ee- 

tables  de  l'antiquité,  vous  savez  avec  quelle  avidité  j'ai  saisi  respérauee  de  voir  enfin 

cette  histoire  écrile   d'une  manière  diirne  du  sujet  et  je  puis  vous  assurer   <|He  je 

n'avais  pas  besoin  des  sentiments  de  l'amitié  pour  mettre,  à  l'evéeution  d'une  si  belle 

entreprise,  l'intérêt  le  plus  vif  et   le   plus  pressant  ».  Et  en  terminant  cette  Lettre 

célèbre,  Cabanis  ajoutait:  «  Poursuivez,  mou  ami,  cet  utile   et  noble  travail,    si  la. 

plus    grande   partie   des   temps  historiques  vers   lesquels  il  vous   ramène  doivent 

remettre,  sons  vos  yeux,  les    plus  liorribles   et  les  plus   hideux  talileaux,  vous  y 

trouverez  aussi  celui   des  plus   admirables    et  des  plus   touchantes   vertus;   leur 

aspect  reposera  votre  cœur,  révolté  et  fatigué  de  tant  de  scènes  d'horreur  et  de 

bassesse.    Jouissez,    en   le  retraçant  avec  coiiqdaisance,  des   encouragements  qu'il 

peut  donner  à  tous  les  hommes  eu  qui  vit  quelque  étincelle  du  feu  sucré,  surtout 

à  cette  bonne  jeunesse  qui  entre  toujours  dans  la  ciu-rièi'e  de  la  vie  avec  tous  les 

sentiments  élevés  et  généreux  ;  et  ne  craignez  pas  d'embrasser  une  ombre  vaine,  en 

jouissant  d'avance  encore  de  la  reconnaissance  des  viais  amis  de  l'humanité  ». 


FAliRlKL  481 

Degéraïuio  avait  piililio  ['Histoire  comparée  des  S//sfènies  ;  Ca- 
banis s'était  rallié  à  la  doctrine  de  la  perfectibilité  et  avait  déjà 
t'ait  rhistoire  de  la  médecine.  La  Lettre  sur  les  Causes  premières, 
pour  ipii  la  lit  avec  attention,  est  d'nn  maître  et  non  d'un  disci- 
ple. Fanriel  a  été  un  intermédiaire  par  qui  Cousin  a  mieux  counu 
les  idées  de  Turgot,  de  d'Alembert,  de  Condorcet,  de  Cabanis, 
de  Degérando,  qui  voulaient  l'aire  servir  l'histoire  de  la  philoso- 
phie à  la  constitution  de  la  philosophie  elle-même. 

Fauriel  a  amassé  des  matériaux  et  commencé  la  rédaction  de 
V Histoire  du  stoïcisme  (1)  ;  mais  il  cessa  son  travail  et  se 
détourna  des  études  philosophiqut>s,  à  la  inori  de  (-abanis.  Il 
renonça  même  à  la  notice  étendue  qu'il  s'était  proposé  de  consa- 
crera son  ami.  à  cause,  dit  Sainte-Beuve,  de  son  liop  grand  désir 
de  la  perfection,  et  de  l'excès  de  sa  sensibilité;  peut-être  ajoute- 
rons-nous, parce  (fue  Cabanis  et  ses  doctrines  étaient  jugés  sévè- 
rement par  quehiues-unsde  ses  nouveaux  amis. 

1).  de  Tracy  réclamait  à  Faurieir///.s7o//r  des  stoïciens  en  lui 
envoyant  son  Ira itr  d'économie  politique  {±).  ïié]i\  il  lui  avait 


'  1  II  Iciut  i-iter,  apri-i  S  milr-UfiiM-,  iiiirliiues-iiiios  des  notes  (|ii'il  a  eues  entre  les 
in.iius  :  ■>  Une  iiiex;ii-tittide  niiisiilfralile  ilaiis  l'Iiistoire  de  la  iiliilosupliie,  c'est  de 
rroire  que  les  anciens  plniusoplies-pliysiiiiMis  ne  se  sont  o(iuin''.s  (jue  d'iiypnthèses 
sur  les  causes  preinicres.  Cela  n'est  pas:  prescjne  tous  avaient  étudié  la  nature  dans 
ses  pln-nouièiies  >isil)les  et  réirulieis  ou  ilans  ses  productions.  Seulement  ils  obser- 
Nait-nl  tn-s  mal.  pac  plusieurs  causes  ipi'il  est  possihle  et  important  d'assii^ner  ». 

<(  Expliquer  les  causes  de  la  irraude  iniluence  de  la  philosophie  de  Pythagore  en 
Grèce  durant  prés  d'un  siècle,  depuis  la  destruction  et  la  dis[)ersiou  de  l'école  de 
Pythairore  jusqu'après  la  mort  irKpaminondas  ». 

«i  La  principale  cause  jiaralt  avoir  été  dans  les  peintures  [i)Oétiques  que  cette  phi- 
losophie faisait  de  la  vie  des  hommes  vertueux  après  la  mort  ». 

«  C'est  une  observation  capitale  dans  l'histoire  de  la  philoso|)hie  (pie,  dans  la 
philosophie  spéi'ulative,  toutes  les  erreurs  ou  toutes  les  di'eoiiV(.'ites  postérieures 
viennent  toutes  se  rattacher  à  des  systèmes  aidérieurs,  comme  à  leur  occasion  ou 
comme  à  leur  r-ause.  Dans  la  philosophie  morale,  les  faits  particuliers,  les  circons- 
tances de  temps  et  de  lieu  sont  ce  qui  influe  le  plus  sur  les  opinions  ». 

«  Un  événement  de  L'iandc  inqiortatice  dans  l'histoire  de  la  pliilosopliie  irrccque, 
c'est  l'iuvasiou  de  l'Asie-Mineure  par  Crésus  et  puis  par  Cyius.  Milct.  jusque-là  la 
Tille  la  plus  riche  et  la  plus  florissante  de  celte  belle  contrée,  fut  entièrement  rui- 
uée  ;  elle  cessa  d'être  le  sièi.'e  deà  écoles  de  philosophie.  Anaxa;rore,  ((ui  tenait  l'école 
de  Thaïes  au  moment  où  cette  iruerre  eut  lieu,  se  réfutria  à  Athènes  et  y  poita  la 
philosophie  ». 

<<  Il  n'avait  que  vinirt  ans.  Archélaiis,  son  disciple,  fut  celui  par  lequel  la  jiliilo- 
sopliie  iouieune  s'établit  pleinenn-nt  ;i  Athènes,  où  il  devint  le  maître  de  Sociale  », 

«  L'apjiaritioti  d'.Vnaxaij'ore  à  Athènes  est  un  événement  très  aiialoirue  à  l'ambas- 
sade de  Carnéade  à  Home,  par  les  conséquences  qu'elles  eurent  pour  la  culture  de 
l'un  et  de  l'autre  di;  ces  peuples  ».  Cf.  Martha,  Carnéade  et  Tanuery,  Pour  la 
science  hellène. 

(2  «  Avant  de  me  remettre  à  travailler,  j'ai  besoin  de  savoir  positivement  si  je  dois 
to!it  jeter  au  feu  et  m'y  reprendre  d'une  autre  manière,  moins  méthodique  peut-être, 
mais  plus  pratique.  C'est  de  vous,  monsieur,  et  de  vous  seul,  que  Je  puis  espérer  ce 

l'iCAVtT.  .'il 


m  LIDÉOLOGIE,  LES  LETTRES,  LTlISTOlIlE 

annoncé  son  Cominentaire  sur  Montesquieu  (1).  En  18i2l, 
Augustin  Tliierry  était  à  Paray-le-Frésil  :  31.  de  Tracy  lui  deman- 
dait sans  cesse  si  Fauriel  faisait  son  Histoire  de  la  Civilisation 
provençale  qui  ne  devait  paraîlre  qu'en  partie  dix  ans  plus  tard, 
—  Il  la  fail,  répondait  Thierry.  —  Ainsi,  il  rédige,  disait  de  Tracy 
qui  connaissait  l'influence,  sur  Fauriel,  de  ce  démon  de  la  pro- 
crastination,  dont  parle  B.  Constant,  et  qui  ne  devait  pas  voir 
paraître  cette  œuvre.  En  1810,  Fauriel  traduit  la  Parthénéide  de 
Baggesen,  installé  à  Marly  et  lié  avec  les  idéologues.  Son  Dis- 
cours  préliminaire  rappelle  le  disciple  de  Condorcet  et  de 
Cabanis,  quand  il  parle  de  cet  âge  d'or,  domaine  de  l'idylle,  qui 
peut-être,  dit-il  en  songeant  aux  adversaires  de  la  doctrine  de 
la  perfectibilité,  est  plus  chimérique  encore  dans  le  passé  que 
dans  un  avenir  indéfini.  Devenu  l'ami  de  Manzoni,  le  petit-fils 
de  Beccaria,  Fauriel  compose  des  sonnets  en  italien,  étudie  le 
grec  moderne,  le  sanscrit  et  l'arabe,  la  botanique  et  la  civilisa- 
tion provençale.  En  1823,  il  fail  paraître  une  traduction  des  tra- 
gédies de  Manzoni,  après  avoir  perdu  l'année  précédente  M""'  de 
Condorcet  ;  puis,  en  1824,  les  Charîts  populaires  de  la  Grèce. 
Son  influence  s'exerce  sur  J.-J.  Ampère,  qu'il  détermine  à 
rechercher  les  origines  littéraires;  sur  Mérimée,  qu'il  excite  à 
traduire  les  romances  espagnoles  ;  sur  Beyle,  auquel  il  raconte 

bon  avis,  et  cela  me  fera  risquer  de  vous  envoyer  ce  fatras  à  la  première  occasion. 
Au  reste,  usez-en  bien  à  votre  aise  et  commodité.  Prenez-le,  laissez-le  ;  dites-moi 
sincèrement  si  vous  n'avez  pu  Ijicliever.  C'est  ce  que  je  crains  :  car  je  ne  crains  pas 
trop  que  vous  ne  trouviez  pas  qu'au  fond  cela  est  vrai.  Sur  toutes  choses,  que  ce 
soit  absolument  à  vos  moments  perdus.  S'ils  n'y  suffisent  pas,  cela  ne  vaut  rien  ; 
car  vos  moments  perdus  valent  mieux  que  ceux  employés  par  bien  d'autres.  Et  sur- 
tout encore  que  cela  ne  dérobe  pas  un  seul  instant  à  ^os  chers  stoïciens.  J'en  suis 
bien  plus  empressé  que  de  tout  ce  que  je  peux  jamais  rêver.  Oh  !  que  c'est  uu  beau 
cadre  !  et  que  ce  sera  un  beau  tableau,  quand  vous  y  aurez  mis  vos  idées  !  Cela  fera 
bien  du  bien  ;  à  qui  ?  à  uu  monde  qui  n'eu  vaut  jruère  la  peine,  d'accord  ;  mais  nous 
n'en  avons  pas  d'autre;  et  il  n'y  a  moyen  d'y  exister  qu'en  rêvant  à  le  rendre  meil- 
leur. 11  n'y  a  que  quelques  êtres  comme  vous  qui  me  racommodent  avec  lui.  (Et  en 
post-scriptum)  Ma  tète  est  bien  mauvaise  ;  c'est  par  elle  que  je  commence  à  médire 
de  tout  ce  que  je  vois  ». 

(1)  «  Je  voudrais  surtout  ne  pas  me  croiser  avec  vous;  mais,  puisque  vous 
dépendez  d'é^énements  lointains,  je  pense  toujours  que  le  mieux  est  de  vous  aller 
chercher.  Je  risquerai  de  vous  parler  beaucoup  de  .Montesquieu  :  car  dans  un  gîte  on 
rêve  et  vous  m'y  avez  encouragé.  C'est  pour  moi  le  voyage  de  Rome.  J'y  profite  peu; 
mais  c'est  une  façon  de  jouir  que  de  voir  combien  les  hommes  ordinaires  de  notre 
temps,  taut  maudit  et  même  avec  justice,  voient  nettemeut  de  bonnes  choses  que  les 
hommes  supérieurs  d'un  temi)S  très  peu  ancien  ue  voyaient  que  très  obscurément. 
Cela  me  fail  enrager  d'être  vieux.  Il  vaudrait  mieux  s'en  consoler;  mais  chacun  tire 
de  ses  méditations  le  fruit  qu'il  peut;  et  cela  dépend  de  Tarbre  sur  lequel  elles  sont 
crreflées.  Le  mien  est  bien  sauvageon  :  celui  de  l'amitié  est  le  seul  qui  porte  des 
iVuits  toujours  doux,  disent  les  Orientaux,  et  ils  ont  raison  ». 


.\L(UîSTlN  TlllKRRV  48,1 

dos  histoires  arabes  pour  *<  son  pelit  Irailc  idéologi(|iie  sur 
lainour  >>.  D'un  autre  cùté,  il  est,  en  18:21,  l'auditeur  elle  conli- 
dent  d'Aufiustin  Thierry  (jui,  tous  les  soirs,  lui  expose  les  détails 
les  plus  niinulieu.v  des  chroniques  et  des  légendes,  dont  il  s'ins- 
l)ire  pour  son  Histoire  de  la  Conquête  de  lAntjleteri'e  par  les 
Normands  \  il  avait  en  18:20,  rendu  le  inènie  service  à  Guizot. 
De  1821  à  18:23,  il  surveille,  pour  Schlegel,  l'impression  do  livres 
sanscrits  ou  coUationne  les  manuscrits  de  la  Bibliothèque  royale. 
Professeur  de  littérature  étrangère  à  la  Faculté  des  lettres  en 
18;iO,  il  publie,  en  183:2,  douze  livres  sur  VOrif/ine  de  l'épupée 
chevaleresque  au  moijrn  aeje^  dont  il  fait  honneur  aux  Proven- 
çaux; en  1834  une  Vie  de  Dante  \  en  1831),  la  deuxième  partie  de 
son  grand  ouvrage  sui-  la  Giudo  méridionale  ;  en  1839  la  Vie 
de  Lope  de  Ver/a.  Il  meiut  en  1844. 

M.  Taine  a  dit  do  lîirau  ([ur  sou  premier  livre  est  betiu  et 
restera,  parce  que,  contenu  par  Condillac  (nous  dirions  Caba- 
nis) et  D.  de  Tracy,  il  a  conunencé  avec  l'étude  des  faits  ol  le 
sl\le  précis.  On  regrette,  pum- Famiel,  qu'il  ne  soit  pas  resté 
plus  longtemps  sous  la  direction  de  l'un  et  de  l'autre.  Au  lieu  de 
se  dis|)erser  en  tous  sens,  il  eût  concentré  ses  forces  sur  la  belle 
œuvre  qu'il  avait  entreprise,  et  nous  aurions  une  Histoire,  (jni 
nous  mancjue  encore,  des  stoïciens,  par  un  esprit  des  plus 
libres,  des  plus  pénétrants  et  des  plus  sincères. 

On  a  souvent  rappelé  la  préface  des  Récits  mêrovim/iens,  où 
Augustin  Thierry  l'aconte  que  le  moment  d'enthousiasme  ([u'il 
••prouva  en  lisant  la  bataille  des  Francs  contre  les  Romains,  fut 
peut-être  décisif  pour  sa  vocation  à  venir.  Sainte-Beuve  s'est 
demandé  ce  que  c'est  «  qu'une  impulsion  qu'on  oublie  durant 
|)lusieurs  années»,  et  il  a  remarqué  que  Thierry,  disciple  de 
Waltor  Scott  et  de  Saint-Simon,  «  en  était  alors,  comme  bien 
d'autres,  avec  Chateaubriand  à  un  prété-rendu  de  louanges  et  (1(3 
compliments  ».  Mais  il  a  oublié  de  signaler  une  autre  influence 
dont  ou  n'a  pas  tenu  compte,  quand  ceux  qui  l'avaient  exercée 
nOnl  plus  été  en  faveui".  Qu'on  jette  les  yeux  sur  l'admirable 
préface  des  Dix  ans  d'Études  historiques,  sur  les  lignes  où  il 
parle  de  Fauriel,  «  ami,  conseiller  sûr  et  fidèle  »,  dont  les  juge- 
ments pleins  de  finesse  et  de  mesure  «  étaient  sa  règle  »  dans 
le  doute,  dont  la  sympathie  le  stimulait  à  marcher  en  avant,* 
C'est  seulement  en  1821  que  Thierry  se  trouvait  ainsi  en  rela- 
tions intimes  avec  Fauriel.  Il  avait,  en  1819,  rendu  compte  du 


m  L'IDÉOLOGIE,  LES  LETTRES,  L'HISTOIRE 

Cours  dliistoire  de  Daunou  au  collège  de  France  el  vu,  dans  le 
professeur  qui  se  déclarait  lui-même  soumis  à  rol)ligation,  sacrée 
envers  la  science,  de  la  professer  tout  entière,  la  double  garantie 
du  patriotisme  et  du  savoir,  Texactitude  de  l'érudit,  les  vues  du 
philosophe,  le  talent  de  l'écrivain,  la  douceur  d'un  philanthrope 
et  l'austérité  d'un  citoyen.  Il  se  présente  comme  un  élève  de 
Daunou  qui  a  eu  sa  part  dans  les  conseils  que  le  professeur  a 
donnés  aux  jeunes  gens,  et  il  fait  remarquer  que  ce  qui  a  créé  le 
caractère  du  maître,  élevé  son  âme,  agrandi  sa  pensée,  ce  sont 
quarante  années  de  retraite  et  d'études.  N'est-on  pas  tenté,  en 
lisant  ces  lignes,  de  les  comparer  aux  belles  pages  où  A.  Thierry, 
souffrant  et  aveugle,  a  vanté  le  dévouement  à  la  science,,  qui 
vaut  mieux  que  les  jouissances  matérielles,  mieux  que  la  fortune, 
mieux  que  la  santé  elle-même? 

En  18-20,  il  apparaissait,  en  annonçant  l'ouvrage  de  Garât, 
dont  il  faisait  léloge,  comme  un  successeur  de  Rœderer,  et 
soutenait  que  la  France  fut  ensanglantée,  non  point,  comme  on 
le  prétend  mal  à  propos,  parce  que  les  philosophes  du  xvm«  siècle 
s'étaient  fait  entendre  au  peuple,  mais  parce  que  leur  philoso- 
phie ne  s'était  pas  rendue  populaire.  Et  il  espère,  lui  qui  a  con- 
tribué à  faire  des  travaux  historiques  la  caractéristique  de  notre 
époque,  «  que  le  xix''  siècle  enlèvera  au  xvni'=  ce  noble  titre  de 
siècle  de  la  philosophie  ».  La  même  année,  il  se  rencontre  fré- 
quemment avec  Manzoni,  le  poète  chrétien  qui  parlait  de  «  l'an- 
gélique  Cabanis  »  ;  avec  Fauriel  et  Cousin  (1).  Enfin  A.  Thierry, 
qui  devait  être  quelque  temps  disciple  de  Saint-Simon,  a  cité, 
après  Daunou,  la  distinction  profonde  et  lumineuse  établie  entre 
les  gouvernements  par  D.  de  Tracy  «  un  philosophe  dont  notre 
époque  shonore  »,  et  il  séjournait  à  Paray-le-Frésil  pendant 
l'automne  de  1821.  . 

Le  père  de  Victor  Jacquemont  avait  des  relations  de  parenté  ;| 
avec  La  Fayette.  Idéologue,  il  avait  siégé  au  Conseil  d'instruction 
publique  et  fait  partie  de  la  section  de  l'analyse  des  sensations. 
Membre  du  Tribunal,  il  vota  contre  la  Légion  d'honneur  et  fut 
éliminé  avec  B.  Constant,  Say,  Daunou,  Laromiguière,  An- 
drieux,  etc.  Chef  du  bureau  des  sciences  au  ministère  de  l'inté- 
rieuT-,  il  servit  de  lien  entre  Moreau  et  Daunou,  Cabanis,  Ché- 
nier,   qui  songeaient  à  renverser  le   premier  consul.   «    Vers 

(1)  Sainte-Beuve,  Fauriel,  216. 


1H09,  des  gons  delà  police  —  écrit  son  lils  qui  IC've  les  cpaulcs, 
tliiaml  ou  voul  l'apilouM'  sur  io  sorl  do  Bonaparle  à  Sainlo- 
Ht'lt'ue,  avec  ses  huit  dcMuestiques,  ses  quatre  courtisans,  ses 
douze  mille  guinées  par  au,  et  ses  dix  chevaux — uumis  d'nu 
ordre  de  Fouché,  vinrenl,  lui  dimanche,  euvaiiir  notre  maison; 
ils  enlevt'rent  les  livres,  les  papiers  ;  tbuilh'reul  partout,  pour 
trouver  des  traces  de  conspiration,  puis  ennnenC'rent  mon  jx-re. 
Pendant  onze  mois,  il  resta  enfermé  dans  une  cliauibre  étroite 
et  ohscure  que  je  me  rappel Iciai  loute  ma  vie,  y  étant  allé, 
pendant  ces  onze  mois,  deux  l'ois  par  semaine,  c'est-à-dire 
autant  que  cela  était  permis.  (Vest  là  (pu^  j'appris  à  lire  et  à 
écrire.  Mon  père,  en  prison,  ujnail  pour  domesticpie  qu'un 
misérable  détenu  qui  venait  le  raser  et  le  coiffer  tous  les  matins, 
car  on  ne  lui  permettait  i)as  d'avoir  des  couteaux  ni  des  rasoirs. 
Au  hout  de  onze  mois,  il  sortit  enlln,  mais  pour  subir  un  exil 
([ui  dura  autant  ([ue  l'Kmpire  (1)  ».  Cabanis,  après  avoir  rap- 
porté ce  qu'avaient  fait  l).  de  Trac\ ,  Degérando,  Laromiguière, 
Lancelin,  ajoute  que  Jacquemont  s'était  tracé  un  plan  encore 
plus  vaste  que  ce  derniiM'.  De  fait,  si  Ion  s'en  ra[)porte  à  sou 
lils,  qui  revient  souvent  dans  ses  lettres  à  «  ce  fameux  système 
élevé  sur  les  ruines  de  tous  les  autres  »,  le  plan  devait  être  fort 
vaste:  «  Si  j'('i>ouse  dans  l'Inde,  écrit  Victor  Jacquemont  à 
M"*  Zoé  Xoizet,  la  fille  de  quelque  nabab  avec  quelques  mil- 
lions, j'en  lâcherai  un  à  mon  retour  pour  faire  imprimer  les 
deux  cent  quatre-vingts  volimies  de  la  faconde  paternelle,  et  tu 
y  verras  ce  que  c'est  que  la  sensation  ».  Mais  il  comprend  et 
explique  quelle  utilité  son  père  a  trouvée  dans  ces  recherches  : 
«  Vous  parlez  bien  modestement  de  vos  Essences  rre/les,  liu 
écrit-il.  Quoi  de  plus  réel  que  ce  que  vous  leur  devez?  L'amu- 
sement innocent  de  ces  vingt  dernières  années?...  Messieurs 
les  industriels  en  nieraient  sans  doute  l'utilité,  parce  qu'ils 
sont  assez  hétes  pour  ne  pas  comprendre  que  la  possession 

(1)  Il  ajoute:  «  Cependant  les  lois  sur  lii  libertû  iiidiviiliiellc  (Haieiit  alors  les 
mêmes  qu'aiijourdliui  ;  le  Corle  é-lictait  contre  les  auteurs  de  détentions  arbitraires 
les  mémos  peine»  (lu'aujourd'hui  »  !  Ci-s  rlioses  étaient  fort  roinnuines,  et  la  l'iiïueor 
avee  laquelle  fut  traité  uo  homme  à;,'é  d/jà,  eontre  lequel  ne  pouv  tient  exister  que 
les  préventions  les  plus  lé^'éres,  qui  avait  lait  partie  d'un  des  grands  corps  de  l'État, 
qui  se  trouvait  lié  par  nue  vieille  amitié  avec  les  membres  les  plus  illustres  du 
Sénat,  laisse  à  penser  quelles  cruautés  furent  commises  alors  contre  les  mallieu- 
reux  sans  appui  et  sans  nom  ».  —  Daunou  (cli.  vu,  p.  403)  est-il  donc  «  ridicule» 
comme  a  semblé  le  croire  Sainte-Beuve,  pour  avoir  «  cru  que  cet  homme  était  capable 
de  tout  »  ? 


486  L'IDÉOLOGIE,  LES  LETTRES,  L'IIISTOIIU: 

d'une  idée  ou.  quiin  seiiLimeiit  peuvent  être  la  source  de  nos 
jouissances,  tout  aussi  bien  et  beaucoup  mieux  que  celle  d'un 
habit  du  plus  beau  drap  de  M.  Ternaux  ;  et  que  la  plus  grande 
utilité  dans  la  vie,  c'est  le  plaisir.  Continuez  donc  de  distiller 
ces  précieuses  Essences  ». 

Nous  savons  d'ailleurs  que  le  père  et  le  (ils  pensaient  en  phi- 
losophie à  peu  près  comme  D.  de  ïracy  et  Cabanis  (1). 

Rien  de  plus  intéressant  que  la  lecture  des  lettres  de  Jacque- 
mont,  écrites  de  l'Amérique,  de  Haïti,  de  l'Inde  et  remarquables 
par  leur  bonne  humeur,  leur  simplicité  spirituelle  et  leur  éléva- 
tion morale  (2).  Après  les   avoir  parcourues,  on  lui   accorde 

(1)  «  Pour  être  plutôt  matérialiste  que  spiritualiste,  écrit  Victor,  je  ue  fais  cepen- 
daut  de  la  matière,  de  la  rénlité  positive,  iju'uo  cas  fort  modéré  ;  et  j'accorde  une 
immruse  import:iuce  eu  monde  (c'est-à-dire  daus  l'art  de  cherclier  le  l)oidieur)  à  ce 
dout  ])ieu  des  uens,  un  peu  lioi'ués  ou  tressées,  se  nio([ueiit  sous  le  nom  de  chimères. 
Il  n'y  a  de  certain,  dans  tout  cela,  qu'une  seuii;  chose,  c'est  la  sensation.  Elle  est 
dans  la  nature,  quelle  que  soit  la  variété  de  ses  olijets,  de  ses  moyens  de  naître,  de 
ses-c;mses.  Mais  trêve  de   mélajdiysique  ;  d'autant   plus  (lue  j'allais  révélant  sans 
discrétion  ces  fameuses  Essences  réelles  ;  ce  serait  disposer  du  bien  paternel,  et  le 
très  m:d  administrer  sans  doute.  Il  y  a  des  athées  qui  ont   un  culte  aussi,  et  un 
culte  bien  utile  aux  autres   liommes;  car  c'est   celui  de  l'humanité.    J'en   connais 
plus  d'un.  Ce  sont  des  stoïciens  pour  eux-mêmes,   et  des  animes   de    charité,   d'in- 
dulgence  pour    autrui.  Quelque  admirable  (jue  soit  la  chimie,  depuis  uue  dizaine 
d'années,  elle  est  tout  à  fait  insuffisante  pour  l'explication  des  fonctions  de  la  vie. 
Il  y  a  eu  elles  un  je  ne  sais  quoi,  dont  il  est  parfaitement  permis  à  la  l'aison   elle- 
même  de  faire  un  principe  immatériel  et  immortel...  Les  philosophes  français  du 
siècle  dernier  et  de  celui-ci,  qu'on  a  appelés  seusualistes  et  qu'on  a  très  générale- 
ment supposés  matérialistes,  je  veux  parler  de  Coudillac,  de  Cabanis,  de  M.  deTracy, 
n'ont  vu,  il  est  vrai,  dans  la  sensibilité,  daus  l'intelligence  de  l'homme,  qu'une  des 
facidtés  de  son  organisation;    mais  ils   n'ont  jamais  dit  que  les  seules  lois   de  la 
matière  inerte,  que  les  seules  lois  de  l:i  physique  el  de  la  chimie,  présidassent  exclu- 
sivement à  la  vie  organique.  Au  reste,  la  vie  du  lichen  informe  qui  croît  sur  tout  ce 
qui  lui  otl're  un  appui  et  quchpie  humidité,  est  physiologi(]uement  tout  aussi  inex- 
plicaliie  que  celle  du  plus  parfait  des  animaux,  de  Ihomnie.  Tout  ce  qui  a  vie  est 
également  incompréhensible.  Il  n'y  a  à  cet  égard  ni  plus,  ni  moins  ;  si  tu  nous  donnes 
une  âme,  je  voudrais  que  tu  accordasses   quelque  chose  de   semblable  aux  autres 
animaux  (D.  de  Tnicy,  vi,  §  5)  ([ui.  pour  nous  être  si  inférieurs,  n'en  possèdent  pas 
moins  plusieurs  facultés  intellectuelles  et  plusieurs  modes  de  sensibilité  qui  nous  sont 
communs.  Sénèque,  d'après  Epicure  dont  il  partageait  les  principes  philosoiihiques, 
expliquait  la  sensiliilité  des  êtres  orgnnisés  par  ['anima  miindi  (l'àme  du  monde), 
comme  tous  les  mouvements  méeimiqnes  des  corps  célestes  ont  été  exjiliqués  par 
Vattraction.  Cette  anima  mundi  (Cabanis,  IV,  §  4)  me  plaît  assez,  précisément  à 
cause  de  son  vague  et  de  son  indétermination.  J'y  vois  quelque  cliose  qui  ressemlile 
à  une  raison,  et   qui  n'est  pas   assez   claire  pour  qu'on   ne  la   rejette  p;is  comme 
absurde,  si  on  ne  l'adopte  pas  tout  d'abord  comme  vraie  ». 

(2)  Personne  n'a  mieux  jugé  la  Correspondance  de  Jacquemont  que  M.  Francisque 
Sarcey  [XIX"  Siècle,  9  sei)tembre  1884)...  ((  Le  livre  est  parfait,  dit-il  en  parlant 
delà  première  Correspondance,  qu'il  compare  «à  un  de  ces  paysnges  que  la  nature 
termine  et  livre  en  quelque  sorte  tout  prêt  aux  regards  du  peintre...  Il  est  impos- 
sible de  lire  cette  correspondance  sans  aimer  profondément  celui  qui  l'a  écrite... 
Jacquemont,  c'est  la  nature  même...  C'est  l'imagination  la  plus  aimable,  le  cœur 
le  plus  tendre,  la  langue  la  plus  rapide,  la  plus  nette,  la  plus  familière  qui  se 
puisse  concevoir  »,  etc.,  etc.  Laiticle  tout  entier  est  à  relire. 


VICTOR  JACQUEMOM  187 

l'afferMon  ot  l'estimo  qu'ont  eues,  poiii'  lui,  comme  ses  amis 
de  France,  les  Anglais  avec  lesquels  il  se  rencontrait  pour  la 
premit*re  fois.  Esprit  aussi  net  et  aussi  précis  que  Volney  et 
Bernier,  il  n'a  pas  en  le  temps  de  supprimer  de  ses  Lettres  ce 
qui  en  fait  le  plus  grand  mérite,  les  jugements  sur  les  hommes 
et  sur  les  choses,  et  nous  laisse  lire,  à  livre  ouvert,  dans  sa  vie 
et  dans  son  cœur. 

Les  recherches  purement  spéculatives  le  touchent  peu  (1). 
Depuis  qu'il  a  vu  l'Amérique  où  il  a  trouvé  une  hypociùsie  exé- 
crable et  telle  que  le  nom  de  Franklin  n'y  est  pas  prononcé, 
p;irce  que  c'est  celui  d'un  infidèle,  il  tient  que  la  Bible  en  est 
le  fléau.  Il  n'est  pas  chrétien,  pas  même  déiste.  Lady  Benlinck 
essaie  de  le  convertir:  on  cause  «  du  bon  Dieu,  elle  pour,  lui 
contre,  en  même  temps  que  de  Mozart,  de  Bossini,  de  peinture, 
de  M"""  de  Staël,  de  bonheur  et  de  malheur  ».  Il  n'en  vaut  pas 
mieux  et  craint  qu'elle  ne  soit  encore,  un  peu  moins  qu'aupara- 
vant, sûre  de  son  fait.  Le  sanscrit  ne  lui  paraît  avoir  qu'un 
intérêt  philologique,  car  il  n'a  servi  qu'à  fabriquer  de  la  théo- 
logie, de  la  métaphysique  et  autres  billevesées  de  ce  genre  : 
galimatias  lrij)le  pour  les  faiseurs  et  les  consommateurs,  pour 

les  consommateurs  étrangers  surtout,  galimatias-^.  Il  se  fait 

traduire  les  titres  d'une  Encycloprdie  tliibétaine  en  cent  vingt 
V(dumes.  Les  dix-neuf  premiers  traitent  exclusivement  des  attri- 
buts de  Dieu,  dont  le  premier  est  l'incompréhensibilité,  ce  qui 
peut  dispenser  de  la  recherche  des  autres  ;  le  reste  est  un 
mélange  de  théologie,  de  mauvaise  médecine,  d'astrologie,  de 
légendes  fabuleuses  et  de  métaphysique,  «  épouvantable  gali- 
matias (jui  n'a  pas  même  le  mérite  de  l'originalité  ».  La  méta- 
physique européenne  ne  lui  plaît  pas  plus  :  il  trouve  un  air  de 
famille  à  l'absurde  de  Bénarés  et  à  l'absurde  d'Allemagne,  «  au 
Cousin  sténographié  ».  Il  a  en  abomination  les  religions  nou- 
velles et  ne  pardonne,  à  celle  d'Enfantin  et  de  Bazard,  qui  lui 
paraît  si  géométriquement  absurde,  qu'en  raison  même  de  son 

(l)  '<  Mon  père,  érrit-il  à  M.  de  Trary,  peut-être  m'ea  voudra  uu  peu  de  ne  lui 
rapporter  aucun  système  bien  profond  de  métaphysique  indienne  ;  mais  j'ai  sur  le 
GaiiL'e  un  bateau  qui  descend  maintenant  de  Delhi  à  G.dcutta,  charii-é  de  choses 
beaucoup  plus  réelles  que  les  Essences  réelles;  des  archives  de  l'histoire  physique 
et  naturelle  des  contrées  (pie  j'ai  visitées  jusqu'ici,  et  si  ces  collections,  qui  m'ont 
coûté  tant  de  travail  à  former,  arri\eut,  comme  j'ai  tout  lieu  de  l'espérer,  s.ms 
aucun  accident  à  Paris,  j'y  trouverai,  à  mon  retour,  de  quoi  m'applaudir  d'avoir 
coD&né  mes  recherches  à  l'objet  spécial  de  mon  voyage  ». 


/i88  L'IDÉOLOr.IK,  LES  LETTRES,  L'HISTOIRE 

énonnilé.  Aussi  recommande-il  à  un  jeune  liomme,  qui  le  con- 
sulte sur  ses  lectures,  de  commencer  par  D.  de  Tracy  et  Helvé- 
tias,  et  il  pense  que  les  Américains  feraient  mieux  de  lire  Smilli 
etle  Commentaire  sur  Montesquieu  que  leurs  journaux. 

Sa  passion  c'est  d'être  utile;  mais  il  a  une  façon  tout  à  fait 
originale  de  comprendre  l'utilité.  Cuvier,  qui  tenait  ou  ramenait 
sans  cesse  l'étude  des  sciences  dans  une  direction  philosophique, 
qui  découvrait  des  faits  et  créait  des  sciences  par  sa  prodigieuse 
faculté  de  généraliser  des  idées;  Walter  Scott,  Canova  et  Rossini, 
qui  ont  été  cause  pour  d'autres  de  sensations  agréables,  sans 
l'être  pour  personne  de  sensations  pénibles  ;  voilà  les  hommes 
utiles  par  excellence  et  non  ceux  qui  ne  servent  qu'à  la  salis- 
faction  des  besoins  physiques,  en  engraissant  les  bœufs,  en 
faisant  des  dîners,  ou  en  fabriquant  de  bons  chapeaux,  de 
bons  habits,  de  bonnes  chaises  percées  1  C'est  que  les  préoccu- 
pations morales  tiennent  une  grande  place  dans  son  existence  : 
»<  Il  y  a,  dit-il,  entre  les  âmes  tendres  et  généreuses  de  tous  les 
pays,  une  sorte  de  franc-maçonnerie  naturelle  et  sainte  qui  les 
fait  se  deviner  et  reconnaître  de  suite  au  travers  des  différences 
extérieures  d'âge,  de  langage  et  de  nationalité  ».  Il  fait  à  un 
radjah  u  un  petit  cours  de  morale  et  d'économie  politique 
qui  eût  été  assurément  fort  peu  du  goiU  de  ses  ministres  ». 
L'exercice  dujiouvoir  a  été,  depuis  quarante  ans  en  notre  pays, 
une  souillure  indélébile,  parce  que  tous  nos  gouvernants  ont 
eu  le  dédain  des  lois.  M.  de  Polignac,  qui  a  violé  la  loi,  doit  être 
puni  :  «  Je  le  hais,  dit-il,  mais  j'ai  pour  lui  quelque  pitié  ».  M.  de 
(Talleyrand  ?)  est  un  personnage  qu'un  roi  honnête  homme  n'au- 
rait pas  dû  recevoir.  Avec  son  vieux  père,  Jacquemont  s'indigne 
quand,  après  1830,  la  société  offre  un  spectacle  «  plus  dégoûtant 
que  jamais,  par  la  guerre  furieuse  que  se  livrent  toutes  les  ambi- 
tions et  toutes  les  cupidités  »  ;  il  déplore  que  la  gloire  semble 
effacer  les  fautes  :  «  Ce  n'est  pas,  dit-il,  en  mettant  Washington 
au-dessus  de  Napoléon,  aux  quahtés  de  l'esprit  que  nous  devons 
accorder  l'estime  ou  la  considération,  le  mépris  ou  la  haine  ;  le 
talent  n'est  ni  estimable,  ni  mésestimable  en  soi,  il  n'a  aucune 
moralité  nécessaire  ;  or  c'est  la  moralité  qui  est  estimable  (1),  et 
limmoralité,  à  quelques  rares  talents  qu'elle  soit  unie  d'ailleurs, 
ne  mérite  que  le  mépris  ».  Et  il  ne  peut  s'empêcher  de  déplorer 

(1)  Cf.  Marion,  Rapport  sw  la  réforme  de  la  discipline  dans  l'enseignement 
secondaire. 


STKNDIIAL  i«î» 

la  cék'brilc  do  servilisme  el  la  veisatiliU'  poliliqiie  de  Cuvier, 
«  la  charlataiierie  fieffée  »  de  Hmnbohlt,  «  les  deux  premiers 
hommes  du  uionde  intellectuel  ■>  ! 

Malade  en  août  1832  et  «  tué  par  Tactivité  de  sa  pensée  »,  il  lui 
semble  que  de  beaux  airs  de  Mozart,  joués  par  un  bon  violon,  le 
charmeraient  et  lui  «  doreraient  la  pilule  ».  Il  allait  faire  venir 
un  nuisicien  plus  que  passable,  «  pour  mourir  en  nuisique  », 
quand  les  remèdes  opérèrent  une  réaction.  Le  i  décembre,  il 
écrivait  sa  dernière  lettre;  épuisé  par  cet  effort:  «Adieu,  disait-il 
à  son  père  et  à  ses  frères,  oh  1  que  vous  êtes  aimés  de  votre 
pauvre  Victor!  Adieu  pour  la  dernière  fois  ».  Li'  7  décembre,  il 
mourait  ^  avec  la  consolation  d'avoir  contribué  de  tout  son  pou- 
voir au  progrès  d'une  science  qui  laissait  beaucoup  à  désirer  ». 

On  retrouve,  parmi  ses  correspondants,  outre  son  père  et  ses 
frères,  la  plupart  des  noms  que  nous  avons  cités  dans  notre  his- 
toire de  l'idéologie  :  Mérimée,  qui  a  écrit  une  introduction  aux 
deux  volumes  publiés  en  18()7  ;  Beylc,  ([ui  lui  communi(pie  son 
manuscrit  de  VAnioiw;  M'"^"  Lacuée  et  Lebreton  ;  Dunoyer  «  qui 
a  cherché  à  faire  l'éducation  politique  de  la  nation  »  ;  M.  et 
M'"'' Victor  de  Tracy  avec  lescjuels  il  entretient  les  plus  étroites 
relations.  D.  de  ïracy  aimait  beaucoup  Victor  Jacquemout  qui  le 
lui  rendait  bien.  Dès  18:2(),  à  l'âge  de  dix-neuf  ans,  ce  dernier  lui 
adresse,  de  Maubeuge,  une  longue  lettre  pour  lui  exposer  l'état 
de  la  cultui'e  dans  les  provinces  du  Nord  de  la  France.  De 
l'Inde,  il  lui  écrit  en  1831  :  «  Le  souvenir  des  premières  années 
de  ma  jeunesse  vient  souvent  se  retracer  à  mon  esprit  et  c'est 
toujours  avec  cette  tendresse  même  que  je  me  rappelle  les  soins 
vraiment  paternels  que  j'eus  alors  le  bonheur  de  recevoir  de 
vous.  Je  les  reconnaîtrai  toujours  par  des  sentiments  de  fils  ». 

En  18i4,  V.  Jacquemout  écrivait  à  M""  Victor  de  Tracy,  en 
parlant  d'un  livre  de  Stendhal:  «  Le  public  n'est  pas  mûr  pour 
ces  idées,  il  faut  au  moins  l'y  préparer...  Si  le  manuscrit  était 
lisible,  je  le  lui  demanderais  pour  moi,  pour  vous,  et  un  très  petit 
nombre  d'amis,  auxquels  il  plairait  extrêmement,  et  que  lui, 
appelle  des  gens  de  l'an  18G0  ».  Il  a  fallu  moins  longtemps  à  Beyle 
pour  devenir  célèbre.  M.  Taine  (1)  l'a  nommé  un  grand  roman- 
cier et  le  plus  grand  psychologue  du  siècle.  Après  lui  M.  Paul 
Bourget  l'appelle  «  notre  maître  »,  et  aujourd'hui  encore  le  fait 

(1;  Taine,  les  Philosophes  classiques  du  XIX'^  siècle,  p.  182,  312.  Voyez  aussi 
VEssai  sur  Tile-Live. 


490  L'IDÉOLOr.IE,  LES  LETTRES,  L'HISTOIRE 

lire  et  admirer  (1).  u  Beyle,  dit-il,  a  toute  sa  vie  été  idéologue  à  la 
façon  des  condillaciens,  romanesque  à  la  manière  des  Espagnols 
de  la  Renaissance,  et  cynique  avec  les  femmes,  d'après  les  doc- 
trines des  roués  duxvm"  siècle  ».  L'idéologue,  ami  de  Mérimée  et 
de  Jacquemont,  nous  appartient  seul.  D.  de  Tracy,  a  dit  justement 
Sainte-Beuve,  fut  un  des  parrains  intellectuels  de  Beyle,  qui  lui 
garda  toujours  de  la  reconnaissance  et  lui  voua  jusqu'à  la  fin  de 
l'admiration;  l'école  de  Cabanis  et  de  D.  de  Tracy  fut  la  sienne, 
qu'il  affichait  au  moment  où  l'on  s'y  attendait  le  moins.  Son 
grand-père,  le  docteur  Gagnon,  lui  fit  lire  Helvétius  «  qui  lui 
ouvrit  la  porte  de  l'homme  à  deux  battants  ».  Élève  de  l'école 
centrale  de  Grenoble,  sous-lieutenant  aux  dragons,  puis  démis- 
sionnaire, il  veut  se  former  à  «  coup  d'analyse  »  et,  après  une 
comédie  et  une  tragédie,  consacrer  sa  vie  à  la  philosophie.  Le 
matérialisme  lui  apparaît  tout  entier  dans  ces  mots:  tout  ce  qui 
est,  est  cristal/isr,  en  môme  temps  qu'il  devient  d'un  pyrrho- 
nisme  inquiétant.  C'est  dans  Hobbes  qu'il  étudie  la  liaison  des 
idées,  c'est  l'épicurisme  de  Chapelle  qu'il  se  propose  en  exemple. 
Pour  dêrousseauiser  son  jugement  il  veut  lire  Destutt,  Tacite, 
Prévost  de  Genève,  Lancelin  {^),  et,  à  peu  près  à  la  même 
époque,  se  laisse  engager  dans  la  conspiration  de  Moreau  avec 
lequel  s'entendaient  Cabanis,  Chénier,  Daunou,  Jacquemont.  Il 
achète  la  «  première  partie  de  D.  de  Tracy  »,  en  lit  cent  douze 
pages  avec  la  plus  grande  satisfaction,  aussi  facilement  qu'un 
roman,  et  trouvant  excellente  sa  manière  de  raisonner,  recon- 
naît à  mille  germes  de  pensées  nouvelles  les  heureux  fruits  de 
l'idéologie.  Volney,  raconte-t-il,  répondit  à  Bonaparte,  lui  disant 
que  le  peuple  voulait  une  religion,  qu'on  lui  demanderait  aussi 
un  Bourbon,  en  reçut  des  coups  de  pied,  fit  une  maladie,  mais 
prépara,  pour  le  Sénat,  un  grand  rapport  qu'il  abandonna  «  pour 
ne  pas  être  assassiné  ».  Puis  il  se  lie  avec  Alibert  et  de  Tracy  fils, 
continue  à  lire  le  père  auquel  il  joint  Biran  «  qui  lui  apprend  à 
se  rappeler  ses  sentiments  naturels  ». 
En  1811,  auditeur  au  Conseil  d'État  et  inspecteur  général  de 


(1)  Le  fleruier  article  de  M.  Paul  Bourget  clans  le  Fujaro  du  21  août  1890,  sur 
Henri  Bnilard,](;  roman  inédit  que  vient  de  publier  M.  C.  Stryienski,  est  une  apo- 
loprie  dans  laquelle  il  a,  tout  en  avouant  les  défauts,  fort  bien  mis  eu  relief  les  qua- 
lités qui  les  font  oublier. 

(2)  M.  Stryienski  parle  d'un  auteur  fort  inconnu  né  à  Laval  et  qui  aurait  publié 
V Histoire  secrète  du  prophète  des  Turcs  et  la  Callipédie  ;  il  s'agit  de  notre  idéo- 
logue dont  l'ouvrage  venait  de  paraître.  Cf.  §  2. 


STKMHIAI.  45)1 

la  couronne,  il  oroil  cncoro,  avec  Tracy  cL  la  Grèce,  que  le 
Nosce  te  tpsum  esl  \c  chemin  da  honlieur;  il  parlr  Trar//  en 
Italie  à  un  élt've  de  Pestalozzi,  et  parierait  qu'en  1913  il  ne  sera 
plus  question  de  Chateaubriand.  Il  écrira  plus  tard  qu'il  a  étu- 
die à  Brunswick  la  langue  et  la  philosophie  allemandes  et  qu'il 
en  conçut  assez  de  mépris  pour  Kant,  Fichte,  etc.,  «  hommes 
supérieurs  qui  n'ont  fait  que  de  savants  châteaux  de  cartes  ». 

\:Amoin-  est  un  «  Essai  d'idéologie  »(1).  Et  il  n'a  pas  tort  de 
se  ranger  dans  l'école,  pour  cette  étude  si  minutieuse  et  si  péné- 
trante :  il  y  cite  Volney,  »  un  de  nos  plus  aimables  philosophes 
français  »,  Cabanis,  Fauriel  qui,  «  savant  comme  dix  Allemands, 
expose  ce  qu'il  a  découvert  en  termes  clairs  et  précis  »,  1).  de 
Tracy  et  son  chapitre  «  dell  Amore  »  dans  la  traduction  italienne 
de  \'Idéolo(/u\  où  se  trouvent  des  idées  d'une  bien  autre  portée 
philosophique  que  tout  ce  qu'il  dil  lui-même,  Ginguené  et  r///.s- 
tuire  litti-rairc  d'Italie,  Benlham  et  X Analijse  du  principe  ascé- 
tique. Les  systèmes  allemands  ne  lui  semblent  qu'  «  une  poésie 
obscure  et  mal  écrite  »,  et  il  voudrait  établir  à  Thiladelphie 
«  une  académie  qui  s'occuperait  uniquement  de  recueillir  des 
matériaux  pour  l'élude  de  l'homme  à  l'état  sauvage,  avant  que 
ces  peuplades  cui'ieuses  ne  soient  anéanties  »  (!2). 

Tous  les  ouvrages  de  Stendhal,  l{ou(/r  et  Noir,  la  Chartreuse 
de  Panne,  etc.,  avec  leurs  personnages,  Julien  Sorel  et  Henri 
Brulard,  comme  la  Notice  de  Mérimée  et  r.4?«0M/' nous  montrent 
un  disciple,  méuif  un  successeur  el  un  défenseur,  mutatis 
mutandis,  des  idéologues.  Nous  regrettons  que  M.  Ribot,  qui  a 
signalé  les  recherches  de  Spencer  sur  l'amour;  que  M.  Marion, 
qui  en  a  traité  dans  un  article  considérable  delà  Grande  Ency- 
clopédie, ne  se  soient  pas  souvenus  de  Stendhal.  L'idéologue, 
qui  a  pris  à  tâche  de  compléter  le  chapitre  inachevé  de  D.  de 
Ti-acy,  a  été,  dans  une  mesure  qu'on  ne  saurait  faire  trop 
grande,  l'inspirateur  ou  le  précurseur  de  tous  ceux  qui,  avec  un 
succès  plus  ou  moins  grand,  ont,  comme  les  Concourt,  Zola, 

(1)  «  Je  fkmande  pardon,  dit-il,  aux  philosophes  d'avoir  pris  le  mot  idéologie  : 
mon  intention  n'est  certainement  pas  d'usurper  un  titre  qui  serait  le  droit  d'un 
autre.  Si  ridéoIo:,'ie  est  une  description  détaillée  des  idées  et  de  toutes  les  parties 
qui  peuvent  les  composer,  le  présent  livre  est  une  description  détaillée  et  minu- 
tieuse de  tous  les  sentiments  qui  composent  la  passion  nommée  l'amour.  Ensuite, 
je  tire  quelques  conséquences  de  cette  descrij)tion,  par  exemple,  la  manière 
de  guérir  l'amour.  Je  ne  connais  pas  de  mot  pour  dire,  en  grec,  Discours  sur 
les  sentiments,  comme  idéologie  indique  Discours  sur  les  idées  ». 

{2)  Journal  de  Stendhal,  publié  par  G.  Stryiensky  et  François  de  Nion. 


4!)2  l'idkologif:.  les  lettiîks,  liiistoiue 

Maupassant  et  aussi  Bourget  cl,  bien  d'autres,  voulu  que  le 
roman  s'appuyât  sur  dos  faitî^  bien  ot  dûment  observés. 

Sainte-Beuve  a  été  «  fort  ondoyant  et  divers  ».  Mais  M.  Taine 
expliquera  aisément  dans  sa  notice  fort  souhaitée  «  sa  versatilité 
en  apparence  si  étrange  et  sa  carrière  bigarrée  »,  en  lenaul 
compte  des  régimes  diflerents  et  souvent  contraires  auxquels 
il  a  été  obligé  de  s'accommoder.  Il  nous  suffit  de  signaler 
le  côté  par  lequel  il  se  rapproche  des  idéologues.  Il  avait  pensé 
à  faire  l'histoire  que  nous  avons  entreprise  et  s'il  ne  l'a  pas 
achevée  sous  forme  suivie,  il  l'a  tentée  «  en  chapitres  détachés 
et  à  bâtons  rompus  »  (1). 

Ami  de  Daunou  et  de  Fauriel,  il  a  commencé,  nous  dit-il  (2), 
franchement  et  crûment  par  le  xvin"  siècle  le  plus  avancé  «  par 
Tracy,  Daunou,  Lamarck  et  la  physiologie;  «là,  ajoute-t-il,  est 
mon  fond  véritable  ».  Aussi  a-t-il  fort  bien  vu  que  la  pliilosophie 
du  xvm"  siècle  n'était  pas  toute  dans  Condillac  (3).  Même  il  a 
fait,  en  une  certaine  mesure,  l'apologie  de  d'Holbach  (4).  Il  n'est 
pas  étonnaut  dès  lors  qu'il  ait  manifesté  une  grande  sympathie 
pour  D.  de  Tracy,  pour  Fauriel  et  surtout  pour  Cabanis  (o)  ;  qu'il 
ait  signalé  une  petite  iniquité  philosophique,  qui  s'est  introduite 
et  s'est  continuée  depuis  1817  et  dans  les  années  suivantes. 
«  M.  Cousin,  dit-il,  pour  désigner  l'Ecole  adverse  duxvm''  siècle 
qui  rattachait  les  idées  aux  sensations,  l'a  dénommée  l'École 
sensuaUste.  Pour  être  exact,  il  eût  fallu  dire  sensationniste.  Le 

(1)  Chateaubriand,  I,  p.  48  et  34. 
J2)  Portraits  littéraires,  III,  pa8-e54o. 

(3)  «  Juger,  dit-il,  la  itliilosopliio  du  xviu"  sirde  d'après  Coudillac,  c'est  se  déci- 
der d'avance  à  la  voir  tout  entière  dans  une  psychologie  pauvre  et  étriquée.  Quelque 
état  qu'on  en  fasse,  elle  était  plus  forte  que  cola.  Cafc)anis  et  D.  de  Tracy,  <pii  ont 
beaucoup  insisté  sur  leur  iiliation  avec  Coudillac,  se  rattachent  bien  plus  directe- 
mcut,  pour  les  solutions  métaphysiques  d'origine  et  de  lin,  de  substance  et  de 
ciuse,  pour  les  solutions  physiologicjues  d'organisation  et  de  sensibilité,  à  Condor- 
cet,  à  d'Holbach,  à  Diderot  ». 

(4)  «  D'HitUiacli,  dit-il  à  propos  du  livre  de  Lerminier,  se  trouve  outrageusement 
anéanti,  pour  (jue  Diderot  apparaisse  plus  pur,  plus  serein  et  plus  dominant.  Je 
sais  que  c'est  une  défense  peu  avantageuse  à  prendre  que  celle  du  système  de  la 
nature  et  de  la  faction  holbachieune;  mais  je  ne  veux  soutenir  d'Holbach  ici  (pie 
comme  un  homme  d'esprit,  éclairé,  quoi([uç  amateur,  saclnnt  b /aucoup  de  faits  de 
la  science  physique  d'alors,  n'ayant  pas  si  mal  lu  Hobbes  et  Spinoza...  estimé  de 
d'Alembert,  de  Diderot  et  dont  l'influence  fut  grande  sur  Coudorcet  et  M.  de  Tracy  ». 

(5)  «  Cabanis,  dit-il,  n'est  pas  encore  bien  jugé  de  nos  jours  :  malgré  un  retour 
impartial,  on  ne  me  paraît  pas  complètement  équitable  Les  plus  justi's  à  son 
égard  fout  l'éloge  de  l'homme  et  traitent  un  peu  légèrement  le  philosophe.  Cabanis 
l'était  pourtant,  si  je  m'en  forme  une  exacte  idée,  autant  qu'aucun  de  son  temps  et 
du  nôtre;  il  l'était  dans  le  sens  le  plus  élevé,  le  plus  honorable  et  le  plus  moral, 
un  amateur  éclairé  et  passionné  de  la  sagesse  ». 


SAINTE-BEIVK  VXl 

mot  de  sensualisfe  appelle  nalurelloinent  l'idée  diiii  iiialéria-  ■ 
lisine  pratique,  qui  sacrilie  aux  jouissances  des  sens;  et  si  eela 
avait  pu  être  vrai  de  ([uelques  pliilosopiies  du  xvni''  siècle,  de 
La  Metlrie  ou  d'Helvétius  par  exemple,  rien  ne  s"appli(iuait  moins 
à  Condillac  et  à  tous  les  honorables  disciples  sortis  de  son  École, 
les  idéologues  d'Auteuil  et  leurs  adhérents,  les  Thurol,  les  Dau- 
nou,  la  sobriété  même  >>  (1). 

Sainte-Beuve  a  fini  comme  il  avait  commencé.  En  I860,  il 
écrit  à  M.  Duruy  que  le  spiritualisme  pur  est  la  doctrine  la  plus 
opposée  à  ses  tendances.  Deux  ans  après  il  dira  à  Troplong, 
quand  M.  de  Ségur-d'Aguesseau  qualifie  de  scandaleuse  la 
nomination  de  M.  Renan  au  Collège  de  France  :  «  Nous  avons 
fort  reculé,  monsieur  le  président,  sur  le  Sénat  du  premier 
Empire,  qui  comptait  parmi  ses  membres  Laplace,  Lagrange, 
Sieyès,  Volney,  Cabanis,  Tracy...  Ne  serait-il  donc  plus  permis 
d'être  de  la  religion  philosophique  de  ces  hommes  ?  Vous  si 
éclairé,  je  vous  en  fais  juge  ».  Un  peu  plus  tard,  V Apologie  d'iai 
inc  redit  le,  de  Viardot,  lui  paraît  de  tout  point  exacte  et  l'igou- 
reuso,  et  il  place  fauteur  en  religion,  avec  Démocrile,  Aristote, 
Épicure,  Lucrèce,  Spinoza,  BulTon,  Diderot,  Gœthe,  de  Humboldt, 
c'est-à-dire  en  assez  bonne  compagnie  i2j.  L'année  suivante,  il 
répond  à  M""'  Joubert,  la  fille  de  Cabanis  :  «  J'avais  bien  souvent, 
dit-il,  entendu  parler  de  vous  par  mon  vénéré  maître  et  ami, 
M.  Fauriel.  La  plus  douce  des  récompenses  pour  moi  est  un 
témoignage  comme  le  vôtre  :  je  le  garderai  précieusement, 
madame,  à  titre  de  disciple  bien  faible  sans  doute,  bien  éloigné, 
mais  non  pas  indigne  de  cette  illustre  société  d'Auteuil  à 
laquelle  mon  âge  ne  m'a  point  permis  d'être  initié,  mais  dont 

l' Il  Cf.  ro  iju'i'ii  ilit  Tliiiriit.  Sainte-Beuve  repriMluit  même,  jxnir  l'uniheiUre  lu, 
séparation  di'  la  plijsii)liji:ie  et  de  la  psyclinluuMe,  nu  ari-Huneut  ([ui  rainielle  Brous- 
sais  :  «  Supposez,  dit-il,  un  homme  assis  au  bord  dune  rivière  ou  au  bassin  d'uu(! 
SKuree,  (pli  s'apidiquerait  à  considérer  avant  tout  la  réflexion  des  objets  dans  l'eau, 
à  eu  saisir  tous  les  reflets,  les  nuanees,  à  eu  déterminer  les  rapports,  les  plans,  les 
perspectives  et  les  profondeurs  apjiarentes  ;  ifue  penseriez-vous  de  cet  iKjinme,  s'il 
posait  comme  premit.-r  principe  que  les  reflets  ((u'il  observe  n'ont  rien  K.le  conunun 
avec  les  oiyets  du  rivage,  avec  Tétat  des  bords  ou  du  fond,  que  son  étude  ne  se 
ratl  lehe  eu  rien  à  cette  partie  di'  la  pliysi(pie  qu'on  ai)pelle  1  opticjue,  et  qu'il  n'a 
rieu  de  mieux  à  faire  que  de  s'en  passer?  Vous  diriez  que  ce  contemplateur  est 
peut-être  un  peintre,  ud  paysngiste,  à  qui  il  sufiit.  comme  au  Canaletto,  d'observer, 
pour  les  reproduire,  les  couleurs  et  les  transparences,  mais  que  certes  ce  n'est  pas 
un  vrai  savant.  Le  psycholoiriste  en  question  peut  se  faire,  selon  moi,  l'application 
de  1  imaire  :  si  iniréuieux  qu'il  soit  comme  observateur,  il  ua  qu'une  science  de 
reflets  et  de  miroitements,  et  avec  cela  il  n'est  pas  peintre  ». 

(2}  Correspondance,  II,  p.  lo9. 


494  L'IDÉOLOGIE  EN  ANGLETEUIlE 

pourtant  la  tradition  fidèle  m"a  été  transmise  directement 
dès  mon  enfance  par  M.  Daunou  d'abord,  et  plus  tard  par  Faii- 
riel  (1)  ». 

Jouffroy  donnait,  après  sa  Préface  au  premier  volume  de 
Reid,  une  liste  chronologique  des  professeurs  écossais  dans 
laquelle  il  disait  que  les  opinions  de  Mylne,  le  second  successeur 
de  Reid,  reproduisaient  en  général  celles  de  M.  de  Tracy.  II  eût 
pu  en  dire  tout  autant  de  Thomas  Brown,  le  successeur  de 
Dugald-Stewart  (2). 

Dugald-Stewart,  venu  en  France  pour  la  troisième  fois  en  180fi 
avec  lord  Landerdale,  s'était  lié  avec  plusieurs  idéologues  et  sur- 
tout avec  Degérando  (3),  et  était  ensuite  resté  en  relation  avec 
eux  (4).  Brown,  médecin  et  poète  autant  que  philosophe,  alla 
plus  loin.  Dans  ses  Lectures  on  the philosopluj  of  human  Mind, 
publiées  après  sa  mort  avec  un  prodigieux  succès,  il  ne  parle 
de  la  philosophie  de  Reid  et  de  Stewart  que  comme  d'une  suite 
d'erreurs  si  élranges  en  elles-mêmes  qu'il  n'y  avait  que  leur 
adoption  r/mérale  comme  des  vérités  qui  le  fût  plus  encore. 
La  psychologie  n'est  qu'une  branche  de  la  physique  générale  : 
comme  Cabanis,   Tracy,  Broussais  ou  tel  de  leurs  successeurs 

(1)  Correspondance,  IF.  p.  ."îll. 

(2)  A  réiHKinc  inùnif,  dit  M.  RiHlion-,  où  Royor-Collard  prùteuilait  substituer 
la  philosriphic  do  lU-id  à  cille  de  Gondillac  et  de  sou  école,  Browu  portait, 
eu  Ecosse,  la  philosophie  française  «  et  s'en  servait  pour  combattre  Reid  et  Dugald- 
Stew.'irt  ». 

(3)  Il  eût  été  bien  intéressant,  pour  les  relations  entre  l'école  écossaise  et  l'école 
française,  de  relniu\er  la  correspondance  de  Duirald-Stewart.  M.  Robertson  et 
M.  Weitch  n'ont  pu,  uiali,Té  leur  bonne  volonté,  nie  la  i)roi-ur(M-.  J'ai  su  toutefois 
(|uc  la  corrcspoudauce  et  le  journal  (1789  et  1806)  avaient  été  détruits  pir  son  fils,  le 
colonel  Stewart,  frappé  dans  l'Inde  «  d'un  cou])  de  soleil  »  ;  (pu!  la  iille  unique  de 
1).  Stewart  était  morte  cinq  ans  avant  son  frère  et  qu'il  ne  reste  aucun  représen- 
tant de  la  famille  à((ui  l'on  jtuisse  demander  s'il  u'y  a  i)as  de  cniiie  ou  de  frag-nients 
de  Tœuvrc  détruite  (Lettre  de  M.  Rr)bertsou  du  Vi  novembre  1883).  Le  passai,'e  sui- 
vant, copié  par  M.  Robertson  à  mon  intention  dans  le  Mémoire  de  Weitch  sur  la 
biographie  de  Stewart,  montrera  combien  cette  jjerte  est  regrettable  :  «  Duriug  liis 
visits  to  the  Continent,  but  especially  to  France,  M.  Stewart  formed  a  large  circle 
of  acquaintauces  amoug  men  distiuguished  in  pJiilosophy,  literature,  and  imlitics. 
Aniong  his  more  intimate  friends  abroad  niay  be'  mentioned  M.  Suard,  the  secre- 
tary  of  the  Acadeniy,  and  translator  of  Robertsou's  America  and  Charles  V; 
the  abbé  Morellet,  distiuguished  aliive  in  literature  and  ])olitical  science,  for  whose 
character  M.  Steward  liad  a  very  high  regard;  M.  Prévost  of  Geneva,  aud  the 
Barou  de  Geraudo,  with  both  of  whom  he  corresponded;  MM.  Gallois,  Chevalier, 
Gnyot,  de  Xarbonne,  and  M^'c  Gautier.  M.  Stewart  also  met  in  Paris,  among 
otlîers,  the  Duke  of  Rochefoucault,  the  Grandson  of  the  author  of  the  Maaims,  lîarou 
Cuvier,  and  the  abbé  Raynal,  the w ell-known  author  of  the  Histoire  Philosophique 
des  deux  Indes  ». 

(4)  n  cite  et  approuve  d'Alembert,  Helvétius,  Gondillac,  Turgot,  Condorcet,  de 
Tracy,  Degérando  «  qui  a  vu  plus  loin  que  le  Stagiri  te  lui-même  »,  Lacroix,  Cabanis 
»  et  ses  obsei'vations  non  moins  justes  (juc  curieuse;;»,  Lnplace  et  Lamarck. 


l).  STKNVAUT  ET  TH.  lîllOWX  m 

inodornes,  il  lait  la  Physiologie  de  l'Esprit  (1),  et  suit  la  mé- 
thode des  naturalistes.  La  sensation  do  mouvement  occui)e 
chez  lui,  comme  chez  D.  de  Tracv,  une  place  prépondérante  [^). 
A  propos  de  la  suggestion  simple  el  de  la  suggestion  i-elalive, 
ijui  constituent  pour  lui  les  phénomènes  intellectuels,  il  em- 
prunte encore  la  doctrine  de  U.  de  TracN.  La  Ihi'-orie  de  la 
généralisation  est  la  même  dans  Brown  et  dans  LarouHguiôi'e, 
de  telle  façon  que  l'anglais  de  l'un  par;iil  sou\eui  n'être  qu'une 
traduction  du  français  de  l'autre  (^3).  Et  ce  qui  nous  engagerait 
encore  à  joindre  l'inlUience  de  Laromiguière,  comme  de  Dugald- 
Stewart  àcelle  de  I).  de  Tracy,  c'est  (|ue  llrouii  a  une  MK'ologie 
naturelle,  où  il  expose  les  preuves  (h'  levistence  de  Dieu  et 
énumère  ses  attributs. 

Aussi  Hamilton  ne  s'y  est  pas  trompé,  et  n'a  pas  accordé  à 
Brown  toute  l'originalité  que  ses  admirateurs  lui  attribuent: 
<-  Bro\\n,  dit-il  (i',  n'est  pas  le  seul  métaphysicien  écossais  qui 
se  soit  approprié,  sans  en  mot  dire,  uti  gi'and  nombre  d'analyses 
psychologiques  de  l'école  de  Condillac.  De  Tracy  ,  ])our  son 
compte,  aurait  bien  souvent  le  droit  de  venir  réclamer  son 
propre  bien  auprès  du  docteiu- Joung,  professeur  de  philosophie 
au  collège  de  Belfast,  dont  les  doctrines,  souvent  identiques  à 
celles  de  Brown,  ne  sont  pas  les  friuts  de  cette  merveilleuse 
originalité  à  laquelle  il  voudrait  faire  croire,  à  nous  qui  savons 
les  sources  où  l'un  et  l'autre  allaient  puiser  ».  Et  combattant, 
dans  son  article  célèbre.  lO'idrt  /iroir/i,  des  doctrines  où  il  ne 
trouvait  qu'erreurs,  enq)iunts,  méprises,  inexactitudes,  il  n'a  pas 
oublié  de  critiquer  le  moi  idrolofjic  <«  double  bévue  en  philoso- 
phie et  en  grec  »,  devenu  en  France  le  nom  spécial  et  distinclif 
de  cette   philosophie  qui    fait  provenir    exclusivement   de   la 

(1)  C'est  le  titre  d'un  oiivra;:e  de  M.Paullnn. 

(2;  M.  HéUioré  dit  à  ee  sujet  (ji.  7:j)  (|iril  eût  pu  iiiMKiutT  l'autinité  de  I).  de 
Tracy.  Ailleurs,  p.  xxvu,  il  aflinne  <•  ([u'il  ruuii;iissait  daus  tous  leurs  détails  les 
doetriues  de  C'iudilla<-,  de  D.  de  Tra<-y  surtout,  et  peut-être  même  de  Laroiiii- 
fîuière...  ;  que  laphilosopliie  fran(;aise  lui  était  beaueoup  mieux  connue  que  celle  de 
sou  propre  pays...;  que  tous  ses  écrits  abondent  imi  citations  d'auteurs  français  ». 
S'il  u'a  pas  cité  uos  idéologues,  u'est-ce  pas  qu'il  répugnait  à  donner  dans  la 
chaire  de  Ueid  et  de  Duirald-Stewart  »  les  uoms  de  ceux  qui  détruisaient  leur 
doctriue  ".'  D'ailleurs,  il  eut  jieut-ètre  indiqué  ses  emprunts,  conune  le  ilit  Ilarnilton, 
s'il  avait  imprimé  lui-même  ses  Lectures.  C'i  qui  est  incontestable,  c'est  (|uil  con- 
uaissait  les  idéologues  et  qu'avant  lui,  ils  ont  exprimé  les  idées  (pii  ont  fait  la 
fortune  de  sou  livre. 

(:{j  Rethoré,  p.  110  et  113. 

(4)  Reid's  collected  v;rUings  vnth  Hamillon's  notes  and  dissertations.  Supp, 
diss.,  p.  868. 


496  L'IDÉOLOGIE  EN  ANGLETERRE 

sensation  toutes  nos  connaissances.  De  son  côté,  Cousin  parlait 
de  l'enseignement  superficiel  et  au  fond  sceptique  et  sensualiste 
de  Thomas  Brown,  recommandait,  pour  la  chaire  de  logique  et  de 
métaphysique,  Hamilton,  en  qui  il  reconnaissait  «  un  auxiliaire» 
dans  la  lutte  contre  le  sensualisme,  tandis  que  Broussais  voulait 
faire  nommer  Georges  Combes,  auteur  d'un  Traité  de  phréno- 
/o///e  et  chef  des  phrénologues  écossais.  La  lutte  se  continuait 
en  Ecosse  entre  les  deux  écoles  françaises  (1). 

Elle  n'était  pas  terminée.  John  Stuart  Mill,  élevé  par  son 
père  (2)  dans  les  idées  du  xvin"  siècle,  séjourna  un  an  en 
France»»  au  grand  prolit  de  son  éducation  ->  (1820).  Il  demeura 
quelque  temps  chez  J.-B.  Say,  »<  le  beau  type  du  vrai  républicain 
français,  intègre,  noble,  éclairé  ».  A  Montpellier,  la  patrie  de 
Draparnaud  et  de  Comte,  il  suivit  les  cours  de  chimie  d'An- 
glada,  de  zoologie  de  Provençal  et  «  celui  qu'un  représentant 
accompli  de  la  philosophie  du  xviu"  siècle,  M.  Gergonne,  faisait 
sur  la  Locjlquc  sous  le  nom  de  Philosophie  des  sciences  »,  Puis, 
il  lisait  Condillac  et  le  Traité  de  législation  où  Dumont  de  Genève 
exposait  les  principales  doctrines  de  Bentham,  l admirateur 
d'Hehétius.  «  Ce  fut  une  des  crises  de  l'histoire  de  son  esprit». 
Ensuite  vinrent  les  Essais  de  Locke,  l'Esprit  d'Hehétius,  les 
Observations  sur  l'hotmnede  Hartley  «  qui  lui  firent  sentir  l'in- 
suffisance des  généralisations  purement  verbales  de  Condillac, 
des  tâtonnements  et  des  sentiments  si  instructifs  de  Locke  au 
sujet  des  expUcations  psychologiques  (3).  Berkeley,  Hume, 
Beid,  Dugald-Steward  ,  la  Cause  et  E/f'et  de  Thomas  Brown, 
Y  Analyse  de  l'influence  de  la  religion  naturelle  sur  le  bonheur 
temporel  de  l'humanité,  tels  furent,  dit-il,  les  Hvi'es  qui  eurent 
un  effet  considérable  sur  les  premiers  progrès  de  son  esprit. 
Aussi  «  les  philosophes  du  xvm^  siècle  étaient  les  modèles  que 
ses  amis  et  lui  se  proposaient  dimiter  »,  et  ils  espéraient  ne 
pas  faire  moins  queux.  Le  même  effet  vivifiant  que  tant  de 
bienfaiteurs  de  l'humanité  ont  éprouvé  à  la  lecture  des  Vies  de 
Plutarque  se  produisait  en  lui  devant  la  Vie  de  Turgot  par  Con- 
dorcet  (4).  En  voyant  Turgot  se  tenir  en  dehors  des  Encyclopé- 

(1)  Peisse,  Frar/ments  de  philosophie  par  W.  Haniiltou  ;  Rétlioré,  CriUque  de 
la  philosophie  de  Thomas  Broirn;  Stnart  Mill,  la  Philosophie  de  Hamilton; 
P.   Picavet,  article  Th.  Broirn  {Grande  Encyclopédie). 

(2)  Voyez  P.ibot,  Psychologie  nnr/laise. 

(3)  Cf.  Cabauis.  qui  critique  Coudillac  comme  Mill.  Lewes  ou  Bain. 

(4)  (c  Œuvre  si  bien  faite,  dit-il,  pour  éveiller  le  plus  pur  enthousiasme,  puisque 


JOHN  STlAPxT  MILI.  ly? 

distes,  parce  «lue  loule  secte  est  nuisible,  «  il  leiionrait  au  nom 
dutilitaire  et  cessait  tratlicher  un  esprit  de  secte  ».  Quand  vint, 
en  18-26,  «  une  crise  dans  ses  idées  »,  ce  furent  les  Mémoires  de 
Marinontel  qui  jetèrent  luj  ra\()ii  de  soleil  dans  les  ténèbres  où 
il  était  plongé.  Vers  18-21»,  «  il  est  singulièrement  frappé  de  l'en- 
chaînement  des  idées  dans  la  théorie  de  l'ordre  naturel  du  pro- 
grès humain  des  saint-simoniens,  et  surtout  d'Auguste  Comte, 
<•  élève  de  Saint-Simon  >.  Quand  il  a  écrit  sa  Logique  (1837), 
il  lit  les  deu.v  premiers  voUimes  du  Cmirs  de  philosophie 
positive  dont  il  |)ro(ite  beaucoup;  mais  il  se  sépare  de  Comte 
qui,  «  comme  sociologisle  »,  perd  de  \ue  la  liberté  et  l'indivi- 
dualité (1).  La  Lo(iiqw'  est  une  atlaiiue  contre  les  philosophes 
de  l'école  intuitive.  Les  vues  (jue  Mill  développe  dans  les  Priti- 
ripes  dKeonuf/iie  politique,  sont  en  partie  des  idées  éveillées 
rn  lui  par  les  doctrines  saint-simonienncs.  Kulin  il  prend  corps 
à  corps  Hamilton,  ■■  la  grande  loiteresse  en  Angletene  de  la 
métaphysique  inluilionniste  ([ui  caractérise  la  réaction  du 
WK"  siècle  contre  le  xviii'  b  et  soutient  ([ue  Brown.  sur  lequel 
Hamilton  a  »  décoché  de  préférence  ses  traits  »,  est  m\  penseui- 
actif  et  fécond  qui  a  rendu  bien  plus  de  services  à  la  philoso- 
phie (2). 

A  leur  tour  les  livres  de  Stuart  Mill,  complétés  par  ceiiv  de 
Bain,  de  Spencer,  de  Lewes  qui  continuent  tous  Brown,  ont,  en 
France,  été  analysés,  cités,  traduits  par  MM.  laine,  Cazelles, 
Ribot(3),  etc.,  qui  ont,  non  sans  succès,  voulu  remettre  en  hon- 
neur la  philosophie  de  l'evpérience.  N'est-il  pas  bon  d'apprendre 
à  ceux  qui  l'ignorent  (jue  Broun,  et  même  Mill,  Bain,  Spen- 
cer et  Lewes,  dans  une  certaine  mesure,  relèvent  de  nos 
idéoloKues? 


iimis  y  trouNous  uin'  dts  vit-s  les  plus  saj.'^es  et  les  plus  nobles,  racoulôc  p,ir  Ir 
plu.s  sai:c  t-t  le  plus  imble  des  lioinmes  •>. 

(1)  Cf.  Dauiiou,  Say,  D.  de  Traey. 

ri)  Mes  Mémoires,  trad.  Cazelles.  p.  'Vl.  .j.j,(il,  07,  lO.J,  108,  l:ii,  VM.  :>()1,  202, 
216,  236. 

(3)  Pour  les  tra\au\  fraurais  sur  Mill.  .f.  F.M'ieavet,  lievue  phil.  wm,  222. 


l'iCAVtT. 


LA  TROISIEME  (jENERATlON  D'IDEOLOGUES 

L'IDÉOLOGIE  Sl'lUlTLALISTE  ET  CHKÉTIENNE 


CHAPITRE    Mil 

Les  hommes  de  la  Révolution  avaient  déliiiit  l'ancien  régime 
pour  y  subsliLuer  une  organisation  administrative  et  judiciaire, 
politique  et  financière,  religieuse  et  universitaire  qui  n'eût  rien 
de  commun  avec  le  passé.  Mais  bientôt  on  saperçut  qu'on  ne 
change  pas  impunément  du  jour  au  lendemain  les  institutions, 
et  que  «  la  chute  de  ces  grands  corps  ne  peut  être  que  très 
rude  ».  Il  y  eut  réaction;  on  restaura  le  pouvoir  exécutif,  la 
religion,  l'Université,  même  les  Bourbons.  Quelques-uns  vou- 
lurent rétablir  en  entier  l'ancien  ordre  de  choses.  Bien  peu  sou- 
tinrent que  l'édifice  social  devait  être  de  toutes  pièces  recons- 
truit sur  un  plan  nouveau.  Et  de  fait,  qui  pouvait  encore,  après 
vingt  ans  d'expériences,  toutes  plus  décevantes  les  unes  que 
les  autres,  croii'e  à  la  valeur  absolue  des  constitutions,  même 
des  plus  satisfaisantes  pour  l'esprit? 

Même  chose  arriva  en  philosophie.  On  avait  voulu  «  recréer 
Tentendement  »,  on  avait  supprimé  les  questions  capitales  de 
l'ancienne  philosophie,  on  avait,  à  la  façon  des  sciences  physi- 
ques et  naturelles,  commencé  l'exploration  d'un  vaste  domaine 
qu'on  avait  cru  parcourir  rapidement.  A  dire  vrai,  le  début  était 
heureux,  et  les  tentatives  devaient  être  fécondes  pour  les  sciences 
morales.  Mais  bien  des  générations  se  consumeront  à  rassem- 
bler des  vérités  de  détail  avant  que  l'humanité  ait  une  vue  claire 
de  l'ensemble.  En  attendant,  il  faut  vivre,  et  pour  vivre  «  avoir 
au  moins  une  morale  par  provision  ».  L'ancienne  philosophie, 
alliée  de  la  religion,  en  fournissait  une  dont  on  n'ignorait  pas  les 
inconvénients,  mais  que  Ton  connaissait  et  qui  avait  guidé,  tant 
mal  que  bien,  de  nombreuses  générations.  On  y  revint  comme 


PORTALIS  19!» 

auv  autres  inslitiitioiib  de  l'ancitMi  régime.  Qiielqiios-uns  retoiir- 
iit'reiit  ù  la  scolastique  et  siibordomiùriMit  la  pliilosopliie  à  la 
théologie;  d'autres  tentèrent  de  l'unir  à  la  philosophie  nouvelle. 
Cabanis,  Tliurot,  Biot,  Ampère,  Biran,  B.  Constant  admirent 
qu'on  ne  pouvait  rompre  absolument  avec  le  passé.  Seul  ou  à 
peu  prés,  D.  de  Tracy  protesta,  par  son  silence,  contre  toute 
tentative,  même  partielle,  de  restauration  philosophique,  jusqu'à 
ce  que  Broussais  vînt  rendre  des  partisans  ù  l'ancienne  idéolo- 
gie, mais  aussi  en  fausser  le  caractère,  en  transformant  un  ins- 
trument de  progrès  en  une  arme  de  guerre. 

Les  idéologues  de  la  troisième  génération  ont  aimé  le  passé  et 
l'avenir,  ils  n'ont  pas  voulu  sacrilier  l'un  à  lautre.  Si  (piel(|ues- 
nns,  connue  Degérando  et  Laromiguière,  ont  de  bonne  heure 
occupé,  par  des  recherches  originales,   une  place  distinguée 
dans  l'école,  ils  n'ont  pas  suivi  ceux  [)our  (|iii  l'ancienne  phi- 
losophie devait  être    complètement    laissée   à    l'écart,   (juand, 
de  tous  côtés,  on  revint  au  passé,  ils  vécurent  sur  leurs  acquisi- 
tions antérieures  et  montrèrent  fort  facilement  qu'elles  n'étaient 
nullement  en  contradiction  avec  les  croyances  religieuses.  Les 
modérés  des  deux  partis  trouvèrent  excellentes  des  doctrines  où 
l'on  avait  savamment  combiné  i)our  eux  le  passé  et  l'avenir, 
l'arfois  les  ultras  reconnurent  qu'elles  n'étaient  pas  subversives 
et  eurent  des  égards  pour  elles.  Quant  ii  leurs  adversaires, 
ils    s'estimaient    heureux  du    succès    de   certaines    des  idées 
qu'ils  avaient  défendues  ou  admirées.  Portails  et  Sicard,  Degé- 
rando et  Prévost,  surtout  Laromiguière  et  ses    disci[)les  don- 
nèrent à  l'école  une  popularité  nouvelle.  Occupés  de  ne  rien 
écrire  ou  enseigner  qui  prélat  à  la  critique  de  leurs  opinions 
religieuses  ou  politiiiues,   ils  laissèrent  les  sciences   marcher 
sans  les  suivre,  et  permirent  à  de  jeunes  écoles  de  reprendre  et 
de  continuer  les  recherches  qui  avaient  faille  succès  des  idéo- 
logues. L'histoire  de  cette  troisième  génération  est  intéressante 
pour  l'inlluence  exercée  par  ses  représentants  sur  les  honnnes 
les  plus  différents  ;  elle  l'est  au  point  de  vue  des  doctrines.  De 
plus  en  plus  restreintes,  elles  consthiieni  une  paitpcrlifiap/dlo- 
sophia  qui  ne  gène  personne,  parce  qu'elle  n'aborde  pas  les 
questions  auxquelles   chacun   s'intéresse,  mais  qui  pour  cette 
raison   finit  par  ne  plus  satisfaire  ceux  même  qui  la  trouvent 
irréprochable. 


500  L'IDÉOLOGIE  SPlKiTLALlSTE  ET  CIIKETIENNE 


I 


PoiLalis  a  été  beaucoup  étudié  (1),  quand  on  s'est  occupé  «  des 
hommes  qui  ont  contribué  à  restaurer  la  société  après  les  con- 
vulsions et  les  tempêtes  ».  Pendant  le  Directoire,  il  réclamait 
contre  «  les  nouvelles  émissions  démigrés  »,  contre  les  mesures 
projetées  à  légard  des  prêtres  non  assermentés,  en  disant  (pie 
«  si   la  boussole  ouvrit   lunivers,   le  christianisme  le  rendit 
sociable  »,  et  il  défendait   avec  succès  les  émigrés  naufragés 
de  Calais,  Condamné  à  la  déportation  après  le   18  fructidor,  il 
••a'^na  la  Suisse,  puis  le  Holstein  où  il  logea  chez  le  comte  de 
Reventlau  et  se  lia  avec  les  Stolberg  et  Jacobi.  C'est  là  que,  déjà 
])resque  aveugle,  il  dicta  à  son  fils  son  Traité  de  rasage  et  de 
l'abus  de  l esprit  philosophique  durant  le  XVIIP  siècle.  Rentré 
en  France  après  le  18  brumaire,  il   devient  conseiller  d'État, 
prend   une   part  importante  à    la  rédaction  du  code  civil,  au 
Concordat  (il)  et  montre  que  les  articles  organiques    «  récon- 
cilieront, pour  ainsi  dire,  la  Révolution  avec  le  ciel  ».  Il  mourait 
en  1807.  Son  ouvrage,  qui  ne  parut  qu'en  18-28,  appartient,  comme 
la  dit  Sainte-Beuve,  à  «  l'esprit  de  retour  et  de  réveil  religieux  (3)  ». 
Mais  il  reste  philosophe  et  «•  ses  malheurs  n'ont  point  changé 
ses  principes  ».  Il  modifie,  mais  il  suit  le  plan  de  Condorcet,  en 
faisant  mie  histoire  raisonnée  de  l'entendement  humain  depuis 
la  renaissance  des  lettres  en  Europe,  en  offrant  un  tableau  de 
toutes  les  bonnes  idées,  de  toutes  les  bonnes  méthodes,  des 
progrès  en  tout  genre  qui  distinguent  et  honorent  le  siècle.  L'es- 
prit  philosophique   est  pour  lui   «    un   esprit  de  liberté,  de 
recherche  et  de  lumière  :  il  veut  tout  voir  et  ne  rien  supposer  ; 
il  se  produit  avec  méthode,  et  opère  avec  discernement,   appré- 
cie chaque  chose  par  les  principes  propres  à  chaque   chose, 
indépendamment  de  l'opinion  et  de  la  coutume,  et  ne  s'arrête 


(1)  Discours  et  rapports  sur  k-  code  civil,  sur  le  concordat  de  1801,  publiés  p;ir 
sou  petit-fils  eu  1844-184o;  Saiutc-Beuve,  Limdis  (1832)    V,  p.  441;  etc. 

(2)  «  Il  u"y  a  point  à  balancer,  dit-il,  aux  adversaires  des  idées  reli;:,'ieuses,  eiitii; 
de  faux  systèmes  de  philosophie  et  de  faux  systèmes  de  religion.  Les  faux  systèmes 
de  philosophie  rendent  lesprit  contentieux  et  laissent  le  cœur  froid  :  les  faux  sys- 
tèmes de  reliirion  ont  au  moins  l'avantage  de  rallier  les  hommes  k  quelques  idées 
communes  et  de  les  disposer  à  quelques  vertus.  Le  philosophe  lui-même  a  besoin, 
autant  que  la  iimltitude.  du  courage  d'ignorer  et  de  la  sagesse  de  croire  >-. 

(3'.  De  Bouald  a  l'crit  sur  le  Divorce  à  la  prière  ■■  du  célèbre .jurisnmsulte  Portatif  -•. 


POUTU.IS   KT  SICAUI»  501 

point  aiiv  ellots.  mais  reiiionte  aux  causes.  Dans  cIukiuc  iiialiiMc, 
il  approloiulit  les  rapports  pour  découvrir  les  résultats,  coinhino 
et  lie  les  parties  pour  former  un  loul,  euliu  marque  le  but,  l'éten- 
due, les  limites  des  dilïérentes  coiuiaissances  humaines  et  seu 
peut  les  porter  au  plus  haut  dej^ré  d'utilité,  de  dignité  et  de  per- 
fection ".  Distinct  de  la  philosophie,  cpii  est  limitée  à  un  ordre 
d'objets  déterminés,  il  est,  comme  <■  résultat  des  sciences  com- 
parées ",  applicable  à  tout.  Porlalis  loue  Locke,  surtout  Condil- 
lac.  même  Mably,  Descartes,  et  transforme,  après  D.  de  ïracy, 
le  H  je  pense,  donc  je  suis  »,  en  u  je  sens,  donc  je  suis  •>.  Ne 
sachant  pas  plus  ce  (pie  c'est  (|u'esprit,  que  nous  ne  savons  ce 
que  c'est  que  matière,  il  ('carlc  Imis  les  systèmes  sur  riiuioii  de 
l'àme  et  du  corps,  dont  nous  ne  pouvons  avoir  ni  perception 
immédiate,  ni  expérience.  Kant  est  pour  lui  aussi  dangereux 
que  La  Mettrie  :  [)Our<]uoi  reproduit-il  des  systèmes  usés,  en 
annonçant  avec  tant  de  prétention  (|u'il  va  révéler  aux  hommes 
des  vérités  jusque-là  dérobées  à  leur  raison,  lamlis  (pi  il  ne 
forme  que  des  nuiuvais  raisonneurs,  des  sophistes  et  ébranle 
tons  les  fondements  de  la  certitude  humaine? 

Kn  IH:iS,  Portails  le  tils  était  ministre,  quand  Cousin  el  Dami- 
ron  tentaient  d'en  Unir  •  avec  le  sensualisme  »,  tandis  cpie  Dau- 
iiou,  Broussais,  Andrieux,  Valette,  défemlaient  les  idéologues. 
Pour  ([uelques-uns  de  ces  derniers,  l'aulem-  de  Vlsaf/e  et  de  l'A  ùus 
de  r Esprit  philosophique  devint  un  auxiliaire.  Valette  en  recom- 
mande la  lecture  avec  celle  du  Traité  des  systèmes  à  ceuv 
qu'il  veut  détouiner  des  <»  abstractions  stériles  de  Cousin  ». 
Fîouillet  le  joint  à  1).  de  ïracy,  et  proclame,  avec  «  deii\  hoiiiuies 
d'un  mérite  énjinent  ■,  la  stérilité  du  syllogisme  (t).  Et  il  est  à 
croire  (pie  le  conseil  de  Valette  fut  suivi,  car  en  JH.'U  parais- 
sait une  troisième  édition  de  l'ouvrage. 

Avec  Portails,  Sicard,  doctrinaire  comme  Lakanal  et  Laroini- 
guière,  fut  déporté  au  IS  fructidor.  Mais  sa  carrière  philoso- 
phique est  bien  plus  accidentée  et  bien  plus  difficile  à  définir. 
Après  le  9  theimidor,  on  avait  trouvé,  parmi  les  papiers  de  Cou- 
thon,  un  livre  sur  la  première  page  duquel  il  avait  écrit  une 
dédicace  compromettante,  Lakanal  la  déchira  et  sauva  ainsi 
Sicard  qu'il  fit  ensuite  charger,  aux  Écoles  normales,  d'ensei- 
gner y  Art  de  la  parole.  Le  cours  est  remarquable  el  iudifpie  im 


^1  i  Lycée,  IV.  1829,  p.  I2:j. 


309  L'IDÉOLOGIE  SPIRITUALISTE  ET  CHRÉTIENNE 

finii  des  idéologues.  Supposant  «  toutes  les  grammaires  brûlées 
dans  un  incendie  général  »,  le  professeur  emploie  l'analyse, 
après  Condillac  et  Dumarsais,  pour  ruiner  à  jamais  rédiflce  des 
méthodes  anciennes  et  créer  une  grammaire  pliilosophique.  La 
philosophie  connaît  seule,  selon  lui,  les  véritables  sources  du 
vrai  et  les  routes  qui  y  conduisent,  c'est  elle  qui  ennoblit,  qui 
agrandit  tout  ce  qu'elle  touche  :  elle  saurait  au  besoin  calculer 
les  mouvements  célestes,  rechercher  la  cause  de  nos  sensations 
et  de  nos  pensées,  nous  diriger  dans  les  routes  de  l'honnête  el 
du  vrai  ;  «  elle  ne  croit  pas  se  rabaisser  dans  l'analyse  de  l'ins- 
trument vocal,  le  rapprochement  des  sons  de  la  voix  et  des  ca- 
ractères de  l'écriture».  Sicard  rappelle,  en  exposant  la  manière 
dont  il  instruit  les  soui'ds-muets,  «  que  la  Convention  ne  veut 
excepter  aucun  individu  du  bieni'aiL  de  l'instruction  ».  Mais  en 
admettant  qu'il  n'y  a  pas  d'idées  qui  ne  nous  soient  données  par 
les  sens  et  par  conséquent  à  l'occasion  des  objets  extérieurs, 
partant  pas  d'idées  innées,  il  parle  comme  Condillac  de  Dieu,  de 
l'àme  immatérielle  et  immortelle. 

Membre  de  l'Institut  dès  sa  formation  Sicard  écrivait  à  Lakanal, 
auquel  on  venait  de  préférer  La  Réveillère-Lépeaux,  une  lettre 
où  il  apparaît  plein  de  reconnaissance  pour  le  service  qui  lui  a 
été  rendu  en  thermidor  (1).  Sur  sa  demande,  il  nommait  Lai-o- 
miguière  instituteur  adjoint  des  sourds-muets.  A  l'Institut,  il 
lisait  un  mémoire  sur  le  Mode  d instruction  du  sourd-muet, 
un  extrait  raisonné  et  étendu  de  VHer)nês,  traduit  par  Thurot  : 
«  Le  traducteur,  disait-il,  a  lutté  avec  avantage  contre  le  gram- 
mairien anglais,  l'a  réfuté  souvent  et  l'a  toujours  éclairci  ».  Puis 
il  publiait  un  Manuel  de  l'enfance,  dans  lequel  il  avait  voulu 
appliquer  à  l'art  d'enseigner  à  lire,  les  vérités  découvertes  par 
Locke  et  Condillac.  Au  d8  fructidor,  il  était  déporté  comme 
royaliste.  C'est  à  cette  époque  qu'il  compose  ses  Eléments  de 

(1)  «  Ce  rival  ostlo  seul  qui  vous  ait  disputé  la  palme,  vous  Tauriez  emporté  sur 
to'is  les  autres:  maiutfuaut  qu'il  est  uominé,  vous  le  serez  aussi  au  premier  joui'. 
Ceux  qui  vous  Tout  préféré  reviendrout  à  vous,  que  toutes  les  voix  auraient  dû  ]ior- 
ter.  On  se  rappellera  sans  doute,  et  je  le  rappellerai  ;ï  ceux  qui  pourraient  l'avoir 
oublié,  tout  ce  que  vous  doivent  les  sciences,  les  lettres  et  les  arts,  et  ceux  qui  les 
cultivent.  Le  véritable  fondat(Mir  de  l'École  normale,  l'ami,  le  consolateui'  des  j-mmis 
de  lettres,  U(ï  sera  p;is  comme  celui  de  qui  a  été  dit,  dans  le  temps,  cette  vérité  si 
cruelle  pour  ceuv  qu'elle  accusa  : 

Rien  ne  manque  à  sa  gloire,  il  manquait  à  la  nôtre. 

Encore  deux  ou  trois  jours, et  un  de  mes  plus  chers  amis  sera  mon  précieux  con- 
frère ».  Paul  le  Gendre,  Lakanal. 


f/ttimm/iire {/niémlf.  On  \  Iroiive  encore  l'éloge  de  Dmnaisais 
el  de  Condillac,  de  Harris  et  de  YEnci/cIoprclie  mvthodlquc 
«  qui  ont  mis  tant  de  profondeur,  et  répandu  tant  de  lumière  » 
sur  la  grammaire.  Mais  il  fait  déjù  une  part  bien  plus  grande  aux 
idées  religieuses.  Toutefois  il  n'a  pas  rompu  avec  les  idéologues. 
La  Dt'cade  annonce  son  retour  ru  lan  VllI,  -  après  une  longue 
proscription  •>,  et  en  l'an  I\,  son  élection  ou  plutôt  sa  réélection 
à  l'Institut  contre  Fontanes  et  ïliiéhaull.  Elle  nous  lait  savoir 
encore  que  Sicard  a  lu  en  l'an  X,  à  la  Société  pliilolechni((ue,  un 
Mémoire  sur  le  Mécanisme  do  la  paraît',  considéré  indépendam- 
ment du  sens  de  l'ouïe.  Il  a  appuyé,  dit-elle,  son  système  par  des 
expériences  sur  des  sourds-muets  de  naissance,  présents  à  la 
séance,  qui  ont  prononcé,  sans  s'entendre  eux-mêmes,  les  dill'é- 
rentes  voyelles  de  lalpliabet  et  toutes  les  consonnes  qui  appar- 
tiennent aux  touches  de  linstrunïent  vocal.  La  même  année  il 
traduit  et  annote  le  livre  de  Hartley  sur  Xllomme  et  ses  facultés 
plij/siqucs  et  intellectuelles,  ses  devoirs  et  ses  espérances  (1).  La 
piviace  n'indique  pas  un  adversaire  des  idéologues.  Hartley, 
(lit-il,  est  moins  abstrait  et  plus  à  portée  du  commun  des  lec- 
teurs que  Locke,  dont  il  difTèie  peu  ;  il  a  expliqué  plus  clairement 
la  manièi-e  dont  se  forment  dans  lliomme  les  idées  du  juste  et 
de  l'injuste;  il  a  embelli  la  doctrine  de  l'association  par  de 
savantes  discussions  et  des  exemples  bien  choisis  et  lumineux, 
de  manière  à  contribuer,  pour  une  grande  paît,  aux  progrès  de 
l'art  de  l'éducation.  Dans  ses  notes,  Sicard  n'a  pas  voulu  corriger 
les  inexactitudes  relatives  à  l'organisation  physique  de  rhommo 
et  se  borne  à  aftirmer  <pie  celui-ci  se  distingue  des  animaux  — 
et  en  particulier  du  singe —  parce  qu'ils  ne  sont  pas  susceptibles 
de  perfectibilité.  De  même  encore,  il  relève  cette  assertion 
que  le  cerveau  est  le  séjour  particulier  des  idées,  et  toutes  celles 
où  l'auteur  abuse  des  mots,  sans  partagei-  les  folies  des  matéria- 
listes. Kntre  l'impression  et  la  sensation  doit  se  trouver,  dit-il 
en  disciple  de  Malebranche,  pour  créer  l'une  à  l'occasion  de 
l'autre,  le  Créateur  tout-puissant  de  tout  ce  qui  existe.  Aussi 
réprouve-t-il  le  langage  de  quelques  idéoloQues  modernes 
qui  ne  voient  dans  l'homme  qu'un  animal  d'une  organisation 
plus  déliée  et  plus  parfaite,  et  regardent  son  âme  comme  un 
effet  et  non  comme  une  cause,  comme  une  faculté  et  non  comme 

(i)M.  Piibot  nmnrijuc  que  la  traductiou  n'est  ni  exacte,  ni  complète. 


504  L'IDÉOLOOIE  SPIUIT[  ALISTE  ET  CHRI-TIENNK 

un  principe  (1).  Et  riiomme  qui  avait  failli  être  condamné  comme 
un  partisan  de  la  Terreur,  parle  des  illustres  victimes  qui,  dans 
les  derniers  temps,  allèrent  à  la  mort,  comme  le  voyageur  se 
hâte  d'arriver,  sans  se  troubler  et  même  avec  gaieté,  au  terme 
heureux  de  sa  course!  Ne  dirait-on  pas  que  la  traduction  de 
Hartley,  qui  ne  pouvait  à  coup  sur  déplaire  aux  amis  de  Cahanis, 
a  été  terminée  après  la  conclusion  du  Concordat,  l'apparition 
du  Génie  du  Christianisme  et  la  iiipture  survenue  entre  Bona- 
parte et  les  idéologues,  auxquels  peut-être  Sicard  devait  d'avoir 
été  radié  de  la  liste  des  émigrés?  Sans  rompre  ouvertement 
avec  les  hommes  de  gauche,  il  est  tout  entier  avec  la  droite  (2). 

L'éloge  de  Napoléon  vient  là  où  l'on  s'attendrait  le  moins  à  le 
trouver,  dans  des  exemples  ou  des  questions  de  grammaire 
générale.  Ainsi  les  grandes  époques  du  peuple  français  sont  : 
rétablissement  des  Francs,  chacune  des  trois  races  royales,  la 
fin  de  la  royauté,  rétablissement  de  la  République  et  la  dynastie 
impériale  ou  napoléonienne.  Aussi  quand  Sicard  écrivait,  en 
1811  à  Ginguené,  en  lui  rappelant  les  marques  de  bienveillance 
et  d'amitié  qu'il  lui  avait  données  dans  les  temps  les  plus  diffi- 
ciles de  la  Révolution,  Ginguené  mettait  en  face  :  «  Il  me  les  a 
bien  rendues  depuis,  ce  prêtre  torticolis  (3)  ». 

Il  reste  à  signaler  les  services  rendus  par  Sicard  à  l'éduca- 
tion des  sourds-muels.  Dans  sa  théorie  des  signes,  dans  son 
Cours  d'instruction  dun  sourd-muet,  Sicard  a  continué  l'abbé 
de  l'Épée,  et  travaillé  à  former  des  maîtres  capables  de  lui  suc- 
céder. Tout  en  mêlant,  comme  l'a  remarqué  Degérando  (4),  fort 
inutilement  la  métaphysique  à  la  grammaire,  il  a  complété  la 
nomenclature,  en  faisant  comprendre  à  ses  élèves  comment  les 
formes  grammaticales  représentent  les  vues  de  l'esprit  et  les 

(1)  Cf.  Cabanis,  ch.  iv.  ?;  1. 

(2)  Buisson,  ra(hrrsaii(^  lif  Saiut-Lanibort et  ! 'adiiiirati'ur  de  de  Bouald,  jiaih^  de 
Sicard,  qui  lui  a  affirmé,  de  la  inauière  la  plus  expresse,  que  l'enfant  aitporte  en 
naissant  une  voix  i)ropre  et  distinetive  (p.  1G2).  De  lîonald  cite  Massieu  et  son 
illustre  maitre,  pour  combattre  les  pbysioloi.'istes  modernes  et  Contlillac.  Sicard 
lui  semble  un  esprit  |)lus  exercé  cpie  Rousseau,  placé  cependant  jinr  lui  drjà  au- 
dessus  de  Condillac. 

(3)  Sicard  demandait  à  Ginprueué  où  il  avait  publié  sa  Critique  du  Génie  du  Chris- 
tianisme. On  ietrou\e  en  cette  circnustauce  sn  duidicité  oi-diui.ire.  Il  s'adresse  à 
Ginguené  et  semble  lui  indiquer  qu'il  parlera  comme  lui  de  cet  «  étrange  ouvrage  » 
et  il  en  dit.  au  jugement  de  Sainte-Beuve  (Chateaubriand,  I,  342),  des  choses  assez 
justes  et  assez  généreuses.  Mais  il  réussissait  à  faire  |iroposer  sou  Cours  d'instruction 
d'un  muet  de  naissance  à  cùté  des  Rapports  de  Cabaids  pour  le  piix  de  morale 
ou  d'éducation. 

(4)  De  l'Education  des  sourds-muels,   1,  .'j04  sqq. 


DF.r.KRAMM)  oO;i 

louoliDusdes  idées,  en  Iransporlaiit  dans  les  signes  graniinafi- 
can\  nue  image  vivante  de  ses  opéralions  et  de  ses  fonctions, 
eu  insistant  snr  le  sens  des  règles  syntaxiqnes,  pour  mettre  le 
sourd-muet  en  état  d'exprimer  sa  pensée  par  Ini-niénu'.  I.à 
est  sa  véritable  originalité. 


II 


..  Il  y  a,  dit  Sainte-Beuve,  des  esprits  essentiellement  mous 
comme  Degérando  ;  ils  traversent  des  époques  diverses  en  se 
inodiliant  avec  facilité  et  nu^-me  avec  talent  ;  mais  ne  demandez 
ni  à  leurs  oeuvres  ni  à  leurs  souvenirs  aucune  originalité  ».  (hi 
ne  saurait  accepter  ce  jugennMil  dans  son  ensemble,  et  nous 
ferons  voir  qu'il  y  a  une  originalité  véritable  chez  Degérando. 
On  peut  d'ailleurs  constater  des  dillérences  manifestes  entre 
les  doctrines  de  ses  premiers  ouvrages  et  celles  des  derniers. 
Mais  i)onr  lui  comme  pour  Biran,  comme  pour  Anq)ère,  il 
faut  se  demander  si  ce  n'est  pas  l'inlluence  des  idéologues  qui  a 
modifié  sa  direction  première,  à  laquelle  il  est  revenu,  (juand 
cette  iniluence  a  cessé. 

Degérando  na([nit  à  Lyon  en  1772,  lit  ses  études  au  collège  des 
Oratoriens  et  montra  une  très  grande  piété.  A  seize  ans,  il  priait 
Dieu  de  lui  conserver  une  existence  (pi'il  ne  lui  demandait  que 
pour  faire  le  bien.  Au  séminaire  de  Saint-Irénéc,  il  acheva  sa 
pliilosophie.  Il  allait  [lartir  pom-  Saint-Magloire  afin  d'entrer 
dans  les  ordres,  lorsque  la  Constituante  supprima  les  congréga- 
tions religieuses.  Lié  avec  Camille  .loidan,  il  écrivit,  dit  Mignet, 
en  commun  avec  lui,  un<î  suite  de  brochures  pour  réclamer  une 
entière  liberté  de  conscience.  Nous  n'avons  pas  les  écrits  de 
Degérando,  mais  Sainte-Beuve  a  conservé  quelques  passages  de 
ceux;  de  .lordan.  C'est  poiu'  les  catholiques  qui  refusaient 
d'accepter  la  constitution  civile  du  clergé  qu'ils  furent  conqjosés. 
Les  deux  amis,  qu'il  n'est  guère  possible  de  séparer,  nous  appa- 
raissent alors  non  seulement  comme  des  spiritualistes  et  des 
déistes,  ainsique  le  dit  Sainte-Beuve,  mais  comme  des  chrétiens 
fort  sympathiques  au  catholicisme,  et  comme  des  politiques  à 
tendances /o\alisles.  L'un  et  l'autre  prirent  part  au  soulèvement 
del79:>.  Un  détachement  dont  Degérando  faisait  partie  fut  battu 
par  les  troupes  de  la  Convention.  Degérando,  atteint  d'une  ball^. 


•;0C  LIOf'OLOr.IE  SPIRITIALISTE  et  CIIRl'TlENNE 

à  la  jambe,  fut  sauvé  par  leur  chef.  La  ville  de  Lyon  avait  été 
prise,  ses  parents  le  croyaient  mort  :  il  sengagea  dans  un  régi- 
ment de  chasseurs,  entra  avec  lui  h  Lyon,  fut  reconnu  et  obligé 
de  gagner  la  Suisse  où  il  retrouva  Jordan.  Bientôt,  il  se  rendait 
à  Naples  où  il  tenait  les  livres  d'un  de  ses  parents,  et  allait 
le  soir  travailler  dans  un  ermitage  auprès  du  Vésuve.  Après 
lamnistie  du  4  brumaire  an  IV,  il  rentra  en  France  et  suivit 
à  Paris  Joidan  nommé  député.  On  sait  avec  quelle  ardeur  ce 
dernier  prit  la  défense  des  idées  religieuses,  et  même  des 
hommes  qui,  pour  la  religion  et  le  roi,  avaient  eu  recours  aux 
assassinats.  Condamné  comme  Portails  et  Sicard  à  la  dépor- 
tation, il  fut  sauvé  par  Degérando.  Tous  deux  gagnèrent  l'Alle- 
magne. En  Alsace,  Degérando  connut  M"*  de  Rathsamhausen. 
Elle  était  spirituelle  et  douce,  aimait  Dieu,  ses  parents,  ses  amis, 
les  livres,  la  campagne,  la  promenade,  et  surtout  les  malheu- 
reux (1).  Elle  était  aussi  très  pieuse  et  admirait  Bonaparte.  Portée 
aux  réflexions  psychologiques,  où  elle  cberchait  un  moyen  de 
se  perfectionner,  elle  exerça  sur  Degérando  une  influence 
qui  contribua  à  en  faire  un  homme  religieux  et  fort  occupé 
du  perfectionnement  moral. 

C'est  à  Tubingen,  et,  ce  semble,  d'après  les  indications  de 
celle  qui  devait  être  sa  femme,  que  Degérando  étudia  la  langue 
et  la  littérature  allemandes.  Elle  le  félicite,  en  février  1798,  de 
ses  progrès;  elle  place  la  littérature  allemande  au-dessus  de  la 
littérature  fiançaise,  et  cite,  à  côté  de  Kant,  Klopstock,  Gesncr, 
Mal  1er,  Schiller,  Goethe,  Herder,  Voss,  Schlosser,  Richter  (2). 
C'est  donc  l'Alsace  qui,  pendant  toute  cette  période,  a  servi  de 
transition  entre  la  France  et  l'Allemagne  (3).  Soldat  au  6"  cbas- 
seurs  en  17!)8,  Degérando  prit  part  au  concours  sur  Vlnfluencc 
des  Signes.  Son  Mémoire,  recopié  par  sa  fiancée  et  deux  de  ses 
amies,  fut  envoyé  à  l'Institut  à  la  fin  de  décembre.  Degérando 
épousait  civilement  M"*"  de  Rathsamhausen,  qu'il  avait  épousée 
religieusement  quelque  temps  auparavant  (4j,  et  enseignait  la 
grammaire  générale  à  sa  femme  et  à  sa  belle-sœur. 

Sur  le  rapport  de  Rœderer,  le  Mémoire  de  Degérando  fut 
couronné.   Après  un  voyage  à  Lyon,  les  jeunes  époux  vinrent 

(1)  Lettres  de  la  baroiiue  de   Gérando,  de  1800  à  1804,  pvibliées  par  son  fils. 

(2)  Page  4j  sqq.,  Lettres  de  M"*^  de  Gérando. 

(3)  F.  Picavet,  la  Philosophie  de  Kant  en  France  de  1773  à  IHI't. 

(4)  Un  prêtre  non  assermenté  Ifur  donna  la  bénédiction  nuptiale,  la  nuit,  dans 
une  chapelle  des  Vosges.  Lettres  de  M""^  de  Gérando,  p.  lo6. 


à  Paris,  et  l>egéiaiido  se  lia  avec  les  itlt^ologues  et  M™"  de  Slai'l. 
C'est  ti  Saint-Ouen,  chez  cette  (lerniCre,  quil  procéda  à  la  revi- 
sion de  son  Mémoire  sur  les  Sit/urs:  lieu  iit  un  ouvrage  en 
quatre  volumes,  dont  deux:  parurent  eu  ventôse,  et  les  deux 
autres  en  prairial  (au  VI II).  Degérando  l'avait  corrigé  avec  soin, 
avait  étudié  beaucoup  plus  la  langue  des  différentes  sciences,  et 
examiné  de  plus  prés  les  divers  projets  imaginés  pour  la  créa- 
tion dune  langue  philosophique  et  universelle.  Il  en  avait  retran- 
ché quelques  chapitres  sur  divers  systèmes  de  métaphysique  et 
spécialement  sur  la  philosophie  allemande.  L'auteur  se  réclame 
de  Bacon,  de  Leibuitz  et  surtout  de  Locke,  de  Condillac  et  de 
Court  de  Géhelin,  mais  il  croit  que  ces  écrivaius  sont  loin 
d'avoir  épuisé  le  riche  sujet  (lue  présente  à  nos  méditations  la 
liaison  des  signes  et  de  l'art  de  penser.  Pas  ])lus  que  les  auti-es 
idéologues,  il  n'est  un  disciple  Jitlèle  de  Condillac,  auquel  il 
l'eproche  des  maximes  trop  absolues  —  «  l'étude  d'une  science 
bien  traitée  n'est  qu'une  langue  bien  faite;  toutes  les  autres 
sciences  auraient  une  simi)licité  et  une  certitude  égales  ù  celles 
des  mathémati«[ues,  si  on  leurdoimait  des  signes  soud)lables;  »  — 
des  observations  imparfaites  et  des  déductions  Ii0[)  étendues. 
Il  n^cueille  toutes  les  lumières  que  l'observation  nous  fournit 
sur  notre  état  passé,  avant  de  basai'der  des  bypolbèses  sur 
nos  progrés  à  venir,  cherche  à  bien  délinir  les  secours  que  nous 
tirons  des  signes,  avant  de  déterminer  ceux  que  nous  pouvons 
encore  en  recevoir.  Dans  une  première  partie,  analysant  les 
faits,  il  écrit  l'bistoire  de  ce  que  uous  avons  été  et  examine 
comment  notre  esprit  s'est  aidé  des  signes,  quelle  a  été  leur 
inlluence  sur  les  progrès  ou  les  défauts  de  notie  connaissance. 
Dans  une  seconde  partie,  il  fondi'  nue  théorie  et  s'attache  à 
déterminer  de  quelle  perfection  les  signes  sont  susceptibles,  et 
quels  effets  produiraient  les  réformes  qu'on  pourrait  y  intro- 
duire. Cbacune  de  ces  parties  comprend  deux  sections.  L'histoire 
de  l'institution  des  signes  et  de  la  formation  de  nos  idées  est 
suivie  de  lexamen  des  opérations  que  l'esprit  humain  a  exécu- 
tées sur  les  signes  et  sur  les  idées.  De  même,  après  avoir 
cherché  comment  le  perfectionnement  de  l'art  des  signes  pour- 
rait seconder  nos  progrès  dans  les  connaissances  de  fait,  Degé- 
rando se  demande  comment  il  les  seconderait  dans  la  recherche 
des  vérités  abstraites. 
On  trouve  dans  l'ouvrage  des  vues  ingénieuses,  des  réflexions 


508  L'IDÉOLOr.IK  SPIRITIALIS ÏK  ET  CIlRI-mEiNNK 

justes  présentées. souvent,  comme  le  disait  la  Décade,  avec  troj) 
de  prolixité  (1),  mais  qui  peuvent  servir  encore  aux  psychologues 
et  aux  pliilolooues.  Toutefois  il  n  y  a  rien  qui  ne  se  trouve  déjà 
sous  une  forme  plus  précise  ou  moins  développée  chez  D.  de 
ïracy,  Garât  et  Rœderer.  Ce  qui  fait  l'originalité  de  Degérando, 
c'est  surtout  la  façon  dont  il  se  sépare  de  Condillac.  Il  fait 
appel,  non  seulement  aux  philosoplies  du  xvm"  siècle,  mais  aux 
philosophes  de  tous  les  siècles  et,  hien  longtemps  avant  Cousin 
il  est  éclectique  :  «  J'aspire,  dit-il,  au  mérite  plus  facile  tout 
ensemble  et  plus  consolant  pour  le  cœur  de  rendre  la  vérité 
accessible  et  populaire.  Au  lieu  de  citer  à  chaque  page  les 
philosophes  de  tous  les  siècles,  j'aime  mieux  convenir  de  bonne 
foi,  en  commençant,  que  je  leur  dois  tout...  Je  crois  que  presque 
tout  a  été  dit  en  philosophie,  et  que  ce  ne  serait  pas  une  gloire 
médiocre,  lors  même  qu'on  n'y  ajouterait  rien,  de  recueillir  les 
vérités  éparses,  de  les  dégager  des  erreurs  qui  les  entourent,  de 
les  disposer  dans  un  ordre  convenable  et  de  rendre  à  la  philoso- 
phie le  même  service  qu'ont  rendu  à  la  science  des  lois  les  juris- 
consultes laborieux  qui  en  ont  rédigé  le  code  et  ordonné  toutes 
les  parties  dans  un  lumineux  ensemble.  Lespérance  de  rendre 
la  science  de  nos  idées  tributaire  du  bonheur  commun,  de 
rétablir  quelques  communications  entre  ce  monde  intellectuel 
qu'habitait  la  métaphysique,  et  ce  monde  social  que  parcourent 
les  sciences  positives  (2)  est  la  seule  pensée  qui  m'a  engagé  dans 
une  telle  étude  ». 

Ainsi  il  part  du  principe  reconnu  par  tous  les  philosophes  que 
l'origine  de  toutes  nos  connaissances  est  dans  nos  sensations, 
mais  distingue  se?iti?'  ou  être  modifié  (état  passif),  (Wipercevoir  ou 
avoir  conscience  de  sa  modification  (état  actif).  En  d'autres 
termes,  c'est  par  l'attention  ou  acte  de  l'esprit  que  la  sensation 
est  transformée  en  perception  (3).  De  même  il  ne  fait  pas  du  juge- 
ment la  comparaison  de  deux  perceptions  ou  de  deux  idées,  mais 
il  admet  un  jugement  qui  est  le  sentiment  primitif  par  lequel 
chacun  est  averti  de  son  existence  et  de  celle  des  choses  exté- 
rieures, à  côté  des  jugements  de  comparaison  qui  servent  à  pro- 

(1)  Sainte-Beuve,  plus  irrévérencieux,  Jit  :  «  Ils  ne  sont  pas  seulement  mous,  ils 
sont  filants  comme  le  macaroni,  et  ont  la  farulté  <le  s'allonger  indéliiiimeut  sans 
rompre  ». 

(2)  Remarquer  l'expression. 

(3)  Cette  flistinctiou  a  donc  été  faite  dans  Técoie  avant  Birau;  cf.  ce  qui  a  été  dit 
de  Lancelin  et  d«  Laniarck. 


DKC.ÉRAMX)  509 

iioiicer  sur  la  ivssoiiiblance  ou  la  diflereucc  des  résultats  fournis 
par  le  premier  (1).  (Test  encore  en  s'appuyant  sur  le  luênie  prin- 
cipe que  Degérando  distingue  l'idée  ou  le  rapport  de  la  percep- 
tion, et  riniage  ou  le  retour  de  la  sensation.  Afliruiaut  une  dépen- 
dance réciproque  entre  les  divers  organes  cérébraux  des 
sensations,  il  ramène  à  la  simultanéité,  à  la  succession,  à  l'ana- 
logie, la  liaison  mécanique  ({ui  détermine  lapparition  et  le  retour 
des  idées  et  appelle  par  suite  signr  toute  sensation  qui  excite  en 
nous  une  idée.  Les  signes  ne  sont  pas  nécessaires  à  la  l'ormation 
de  nos  preniiC'res  idées,  bien  qu'ils  le  soient  poui-  la  formation 
de  certaines.  Contre  les  métaphysiciens  modernes,  Degérando 
justitie  l'ancienne  logique  d'avoir  enseigné  que  l'on  compare  les 
idées  entre  elles  pour  savoir  si  elles  sont  renfermées  l'une  dans 
l'autre  ;  avec  d'Alembert  et  Condorcet,  il  reconnaît  qu'au  milieu 
de  tous  ses  écarts,  la  raison  s'avance  cependant  vers  son  but 
d'une  manière  lente,  insensible,  mais  réelle  et  nécessaire;  il  croit 
à  la  perfectibilité  de  l'esprit  humain.  Il  veut  se  placer  entre  le 
dogmatisme  ou  méthode  des  systèmes  abstraits,  qui  commence 
mal,  et  l'empirisme  ou  scepticisme  qui  ne  sait  pas  déduire;  entre 
la  mysticité  exaltée  de  Malebranche  et  l'épicurisme  d'Helvétius. 
Il  soutient  que  si  l'on  a  abusé  du  syllogisme,  cela  ne  prouve  nul- 
lement qu'il  ne  soit  pas  nécessaire  :  mais  il  défend  l'expression 
d'idéologie  sur  laquelle  on  a  voulu  jeter  du  ridicule.  Enlin  il 
admet  que  l'on  emploie  l'analyse,  à  laquelle  se  ramènent  l'induc- 
tion socratique,  la  réduction  à  l'absurde  des  scolastiques,  la 
méthode  de  Locke,  de  Rousseau  et  de  Smith.  Mais  il  admet  aussi 
la  synthèse  (pi'on  retrouve  dans  les  'SU'dilatlon^  de  Descailes, 
dans  le  traité  de  Clarke  sur  V Existence  de  Dieu,  dans  les  écrits 
de  Leibnitz  et  d'Aristote,  dans  la  Psychologie  de  Bonnet  et  Y E>>- 
prit  des  lois. 

Degérando,  associé  à  l'Institut,  y  lut  deux  Mémoires  siu'  la 
pasigraphie  :  dans  le  premier,  il  affirme  que  la  pasigraphie  repose 
sur  une  classilication  vicieuse,  occasionne  de  fausses  associations 
d'idées  et  ne  ferait  qu'augmenter  l'abus  trop  ordinaire  du  lan- 
gage. Dans  le  second,  il  nie  qu'elle  puisse  devenir  une  langue 
universelle,  et  indique  plusieurs  avantages  que  nous  retirons  ou 
que  nous  pouvons  retirer  de  la  diversité  des  idiomes.  Plus  tard, 
il  y  lut  un  Mémoire  sur  Kant,  où,  tout  en  rendant  justice  au  génie 

1,    Cf.    Aniprli.  rli,    VII.  j    i. 


310  L'IDÉOLOGIE  SPIRITL'ALISTE  ET  CHRETIENNE 

fécond  et  hardi  du  philosophe  el  à  la  vaste  étendue  de  ses  con- 
naissances, il  estime  que  sa  méthode,  ses  prétentions  et  son  ohs- 
curité  disposent  à  mal  juger  son  système  (1).  Mercier  et  Villers 
comhattirent  les  conclusions  de  Degérando,  soutenues  par  la 
Décade  et  les  idéologues. 

Son  originahté  se  montre  encore  dans  le  Mémoire  sur  le  Sau- 
vage de  VAveyron^  et  sm-tout  dans  les  Conaidùr allons  sur  les 
méthodes  à  suivre  pour  l'observation  des  peuples  sauvages,  qu'il 
composa  pour  le  capitaine  Baudin.  Déjà,  dans  son  premier 
ouvrage,  il  se  plaignait  qu'on  n'eût  que  quelques  vagues  rensei- 
gnements sur  les  cérémonies,  les  costumes  et  les  hahitudes  exté- 
rieures, sur  les  opinions,  les  idées  et  l'état  moral  des  nations 
sauvages  et  barhares.  Obligé  d'être  court  et  précis,  Degérando  a 
fait  pour  Baudin  un  Mémoire  que  la  Société  d'anthropologie 
a  reproduit  de  nos  jours  comme  un  modèle. 

En  Tan  IX,  il  professa  la  philosophie  morale  au  Lycée  répu- 
blicain. Dans  son  discours  préliminaire,  il  en  exposa  le  but,  le 
caractère  et  l'histoire  :  elle  se  rapporte  doublement  àThomme, 
puisque  c'est  dans  sa  connaissance  ({u'cUe  ])uise  les  plus  sûres 
lumières  ;  vers  son  amélioration,  qu'elle  dirige  ses  plus  utiles 
résultats.  C'est  par  ses  rapports  avec  l'étude  de  l'homme  qu'elle 
se  lie  aux  autres  sciences  et  se  coordonne  avec  elles  dans  un 
système  commun,  dont  elle  occupe  le  centre.  Son  histoire  se 
divise  en  quatre  époques  principales  :  la  première,  marquée  par 
l'apparition  de  Socrate  qui  fit  consister  la  sagesse  dans  l'art  de 
se  connaître  soi-même;  la  seconde,  dans  laquelle  se  forment  les 
sectes  de  Zenon  et  d'Épicure  ;  la  troisième,  qui  vit  avec  le  chris- 
tianisme, l'association  de  la  morale  et  des  idées  religieuses  ;  la 
quatrième,  qui  commence  à  la  renaissance  des  lettres  avec  Mon- 
taigne, Bacon,  Hobbes  et  dont  les  représentants,  anglais  ou  fran- 
çais, ont  tantôt  présenté  les  faits  qu'ils  avaient  observés,  tantôt 
réduit  ces  observations  en  systèmes,  tantôt  rapporté  ces  mômes 
observations  à  la  pratique. 

Degérando  évitait  les  controverses,  parce  qu'il  voulait  don- 
ner l'exemple  de  la  tolérance,  dont  il  professait  les  maximes. 
Il  évitait  de  même  toute  application  qui  pourrait  rappeler  les 
époques  de  nos  malheurs^  avec  autant  de  soin  que  d'autres  en 
mettent  à  les  rechercher  :  «  C'est  parce  que  nous  avons  tous 

(1)  F.  Picavet,  la  Philosophie  de  Kant  en  France  de  1773  à  UU,  p.  20. 


DECÉRANDO  oll 

soufforl,  disail-il,  qu'il  nous  convient  à  Ions  donblior.  Ce  serait 
anjonrdluii  être  l'ennemi  tlu  présent,  de  l'avenir,  que  d'insister 
trop  sur  les  souvenirs   du  passé  ». 

Dans  trois  séances  successives,  Degérando  exposa  ensuite  la 
théorie  des  sensations,  montra  comment  elles  forment  un 
système  lié  dans  toutes  ses  parties  ;  comment,  se  liant  aux 
lois  générales  de  la  naluie,  à  celles  des  facultés  morales  de 
riiomme,  elles  deviennent,  par  cette  double  liaison,  le  fonde- 
ment de  notre  existence,  l'origine  de  nos  connaissances,  le  prin- 
cipe de  toutes  nos  opérations.  Kn  étudiant  le  rapport  des 
sensations  à  notre  bien-être,  il  attribua  le  principe  fonda- 
mental de  ces  deux  moditications,  à  deux  degrés  divers  d'inten- 
sité sensitive,  définit  les  sentiments  moraux  qui  accompagnent 
en  nous  ces  impressions  et  en  déduisit  l'explication  des  efVets 
qui  en  résultent;  il  termina  par  un  appel  à  la  bienfaisance  (1). 

l'oiw  l'Académie  de  Berlin  {2},  Degérando  conq)osa  un  Mémoire 
qui  partagea  le  prix  ->  avec  celui  d'un  juif  berlinois  ».  Il  fut 
nommé  en  même  tenq)s  correspondant  de  la  Société  des  Arts  de 
Genève  et  de  l'Académie  de  Turin.  «  Ceci  prouve  au  moins,  dit  la 
hrcadc,  combien  la  doctrine  de  Locke  et  de  Condillac  réunit 
aujourd'hui  les  suffrages  des  sociétés  savantes  les  plus  éclairées 
de  IKurope   <>.  Garât,  Hœderer,   Ampère,   Cabanis,  Biran  (3) 

vl    Décade  fj/iiloiophique,  10  pluviùsi- an  1\. 

(2)  Elle  avait  proposé  pour  sujet  do  prix  la  nuestiou  suivaute  :  Démontrer  d'une 
manière  incontestable  f'orif/ine  de  toutes  nos  connaissances,  soit  en  présentant 
de»  arguments  non  employés  encore,  suit  en  jnésentant  des  ar(/uments  déjà 
employés,  mais  en  leur  donnant  une  clarté  nouvelle  et  une  force  victorieuse 
de  toute  objection.  Elle  y  joignait  le  coiniiieut;iire  suivaut  :  «  L'impurtaute 
<|uestiou  (le  l'oriL'iue  de  uos  couuaissauees,  aifilée  de  tout  temps,  a  été  discutée  do 
nos  jours  plus  vi>emeut  que  jamais;  elle  est  etrtaiiiemeut  d'un  graud  intérêt  et  il 
serait  à  soulialter  que  les  jireuves,  pour  ou  «outre,  fusseut  portées  à  uu  deirré  di; 
perfectiou  et  d'évideuce  qui  pût  mettre  les  philosophes  eu  état  do  prendre  uu  parti 
déeidé  sur  cet  objet.  s:ms  toml)iM-  dans  uu  synerétisme  qui,  eu  substituant  rimlillé- 
reuce  à  l'iutérèt,  demeurerait  iufructueu\  pour  les  progrés  de  la  piiiioscq)liii'. 
L'Académie  n'eutre  point  daus  les  idées  de  ceux  qui  regardent  comme  démontré 
avec  une  évidenci-  matbém.itique,  qu'une  partie  de  nos  connaissances  prend  son 
origine  uniquement  dans  la  nature  même  de  notre  entendement  ;  elle  rst  persuadée, 
au  contraire,  qu'on  a  fait  contre  cette  opinion  des  objections  essentielles,  demeu- 
rées jusqu'à  présent  sans  réponses  satisfaisantes,  tout  comme  elle  est  persuadée 
qu  il  y  a  des  preuves  très  fortes  en  faveur  de  l'opinion  qui  déduit  toutes  nos  cou- 
naissances  de  lexpérience,  quoique  peut-être  ces  preuves  u'aieut  pas  eucore  été 
mises  dans  leur  vrai  jour  ». 

Ci)  «  J'aime  à  reconnaître  ici,  dit  ce  dernier,  les  obUgations  que  j  ai  à  l'ouvrage 
sur  les  Sic/nes  du  citoyrn  Degérando.  La  théorie  lumineuse  que  nous  a  donnée  cet 
auteur  estimabb-,  sur  la  formation  des  idées  abstraites  et  complexes  de  difl'éreuts 
ordres,  sur  la  distinction  de  leurs  qualités  ou  propriétés  diverses,  sur  les  formes  de 
uos  jugements  abstraits,  etc.,  m'a  été  très  utile  daus  cette  dernière  partie  de  mou 


'o\iL  L'IDÉOLOGIE  SPIRITUALISTE  ET  CHRÉTIENNE 

avaient  accueilli  avec  faveur  l'ouvrage  sur  les  signes.  Ampère 
cite  de  même  Fouvrage  sur  la  Génération  des  connaissances 
humaines,  et  M"<=  de  Staël  écrit,  le  23  octobre  1802,  à  Camille 
Jordan  :  <(  Je  lis  l'ouvrage  de  Degérando  pour  Berlin  qui  me 
frappe  de  vérité  et  de  clarté  ». 

En  février  1803,  Degérando  terminait  VHistoire  comparée  des 
systèmes  de  philosophie  relativement  aux  principes  des  con- 
naissances humaines.  La  doctrine  delà  perfectibilité  a  conduit 
Cabanis  à  accorder  à  tous  les  systèmes  une  importance  que  ne 
leur  reconnaissaient  ni  Condillac,  ni  même  D.  de  Tracv.  L'étude 
d'Hippocrate  l'a  ramené  au  stoïcisme.  L'éclectisme  moral,  reli- 
gieux et  philosophique,  auquel  se  rattache  de  plus  en  plus 
Degérando,  a  été  cause  qu'il  a  écrit  avec  une  impartialité  rare 
alors  et  même  depuis,  l'Histoire  des  systèmes.  Par  lui,  comme 
par  Cabanis  et  par  Fauriel,  la  méthode  historique  prend  plus 
d'ampleur  et  de  précision.  EtDegérando  appartient  bien  à  l'école. 
Il  cite  avec  éloges  Condorcet,  Cabanis,  Biran,  Thurot,  D.  de 
Tracy,  dont  il  combat  l'hypothèse  «  fort  ingénieuse  pour  expli- 
quer l'origine  de  nos  connaissances  ».  L'épigraphe  empruntée 
à  Quintilien  (1)  eût  pu  être  mise  en  tête  de  YEsquisse  de 
Condorcet.  L'ouvrage  réalise  en  partie  le  vœu  qu'avait  formé 
Bacon  de  voir  exécuter,  pour  «  l'accroissement  des  connais- 
sances humaines,  une  histoire  universelle  des  sciences  et  des 
arts  ».  L'histoire  de  la  philosophie  est  un  nouveau  texte  pour 
nos  méditations  et  la  longue  expérience  qu'elle  fournit  fera  sur- 
gir, comme  d'elle-même,  une  théorie  importante.  Toute  philo- 
sophie ayant  en  quelque  sorte  pour  pivot  les  principes  ou  les 
vérités  premières  placées  à  l'origine  de  toutes  les  autres,  il  faut, 
après  une  exposition  historique  des  systèmes  imaginés  par  les 
philosophes  sur  les  principes  des  connaissances  humaines,  faire 
une  analyse  critique  où  l'on  oppose  leurs  motifs  et  où  l'on 
compare  leurs  effets.  D'après  des  témoignages  authentiques,  on 
classe,  divise,  définit  les  doctrines  et  fixe  les  signes  d^s  révolu- 
tions philosophiques;  puis  on  en  tire  une  lumière  nouvelle  pour 
la  question  fondamentale. 


travail.  Eu  lui  rcjidaut  ici  ce  qui  lui  appartient,  je  remplis  un  devoir  ;  en  lui  expri-  | 
niant  ma  recoouaissauce,  j'obéis  au  sentiment  ».  (Méuioire  sur  l'Ilii/jitude.  \).2S'2.) 
(1)  «  lUis  inveniendafaei'unf,  nobis  cognoscenda  sunt  ;  tôt  nos  pi'Oiçeptis,  tôt  exem- 
plis  iustru\it  anti(juitas,   ut   non  possit  videri  ulla  forte  a4as  felicior  «piam  nostra,, 
cui  docendaî  priores  elaburaverunt  »- 


DEGÉRANnO  313 

Oegérando  ne  veut  ([ue  faire  une  introduction  générale  à  l'his- 
toire de  la  philosophie  (l),  et  préparer  à  ses  successeurs  une 
nomenclature  régulière  et  simple,  analogue  à  celle  des  natura- 
listes. En  dix-sept  chapitres  (:2)  il  donne  des  notions,  encore 
exactes  pour  la  plus  grande  partie,  sur  toutes  les  écoles,  même 
sur  celles  qu'on  estimait  le  moins. 

Uuil  nous  suffise  d'appeler  l'attention  sur  celui  où  il  parle  de 
la  scolastique  :  rien  n'est  plus  injuste,  dit-il,  que  le  mépris  avec 
lequel  nous  traitons  aujourd'hui  cette  grande  discussion  entre 
réalistes  et  nominaux,  qui  se  rattache  aux  plus  célèbres  doc- 
trines de  l'antiquité  et  des  temps  modernes  et  porte  sur  la  ques- 
tion fondamentale  de  la  génération  des  idées.  Elle  a  rendu  l" in- 
dépendance aux  esprits,  ouvert  des  routes  nouvelles,  préparé 
une  salutaire  réforme  des  méthodes.  Avec  Leibnitz,  on  peut 
dire  :  «  aunim  hifcrp  instercore  illo  scholastico  harbariei  »  (,*{). 
Si  nous  rapprochons  Degérando  et  Daunou,  ne  sera-t-il  pas  juste 
encore  d'affirmer  que,  en  continuant  d'Alemhert  et  Condorcet, 
ils  ont  contribué  à  nous  révéler  et  à  nous  faire  étudier  le  moyen 
âge,  qu'on  s'obstine  toujours  à  représenter  «  comme  ignoré  et 
méprisé  par  les  idéologues  »  (4).  De  même  si  nous  lisons  les 
pages  consacrées  à  la  philosophie  écossaise  et  à  la  philosophie 
allemande,  nous  serons  tentés  encore  de  répéter  le  sic  vos  non 
robis,  en  voyant  ce  qu'on  écrit  tous  les  jours  de  Royer-Collard 
et  de  M-^^de  Staël. 

Séparant  le  syncrétisme,  qui  confond  en  un  seul  tous  les 
éléments  les  plus  hétérogènes,  de  l'éclectisme  qui  extrait  des 
diverses  doctrines,   par  un  choix    raisonné    et    une  sage  cri- 

(Ij  Le  titre  a  été  ri'|iris  rnmme  les  idées  par  CdusIii, 

(2)  I.  Objet  et  plan.  —  II.  Historiens  de  lapliilDsopluc,  —  111.  Origine  de  iapliilo.sij- 
pliie.  —  IV  et  V.  Première  période,  École  d'Ionie,  Pythafrore,  Heraclite,  Écoles 
d'Klée,  sophistes.  —  VI  et  Vll.  Deuxième  période,  Socnite,  Platon,  les  trois  Acadé- 
mies, les  scepti([aes,  Aristote,  Épicure,  Zenon.  — VIll.  Troisiciae  période,  Éclec- 
tisme ou  syncrétisme,  rèïue  des  doctrines  mystiques.  —  IX.  Ouatriènie  période, 
Arabes,  scolastiques,  rèi^ne  de  la  philosophie  d'Aristote.  — X.  Cinquième  période, 
Réforme  de  la  philosophie,  Hacon  et  son  école,  les  méthodes  expérimentali-s.  —  XI. 
né\elo|>pemeut  de  la  doctrine  de  Bacon  et  de  Locke  en  Ani-Metern;  et  en  France.  — 
XII.  Philosophes  qui  ont  restreint  le  prim-ipe  de  l'expérience  dans  de  plus  étroites 
limites,  Hobbes  et  son  école,  éclectiques,  sceptiques,  idéalistes  modernes.  —  XIII. 
Histoire  du  cartésianisme.  —  XIV.  Leibnitz  et  Wolf,  l'iiutomafisme  spirituel,  les  prin- 
cipes de  contradiction  et  de  raison  suffisante.  —  XV.  Ecole  ih-  Leiltnitz  et  rie  Wolf. 
—  XVI.  Kaut  et  son  école,  criticisme.  —  XVII.  Destinées  de  la  philosophie  critique 
et  systèmes  sortis  de  l'école  de  Kant. 

(.3)  Voyez  les  ju:.'ements  sur  Albert  le  Grand,  Guillaume  d'Auvergne,  saint  Tho- 
mas, Duns  Scot,  Henri  de  Gand.  Guillaume  d'Occam,  etc. 

(4)  Voyez  ¥.  Picavet,  Revue  critique  {dompte  rendu  Ju  Duns  Scot  de  Pluzauskil. 

PlC.4VET.  33 


Mi  L  IDÉOLOr.IE  SPIRITIIALISTE  ET  CHRETIENNE 

tique,  ce  que  chacune  d'elles  peut  avoir  d'utile,  Degérando  voit 
dans  l'histoire  un  moyen  de  distinguer,  par  des  caractères  lixes 
et  certains,  la  fausse  philosophie  de  la  véritable.  La  multiplicité 
des  systèmes  a  été  une  préparation  à  la  découverte  de  la  vérité  ; 
bon  nombre  d'opinions,  sans  être  la  vérité  tout  entière,  en  ont 
été  le  commencement.  Leur  diversité  tient  à  ce  quelles  sont 
incomplètes,  et  chacune  a  son  prix,  puisqu'elle  apporte  quel- 
ques éléments  nécessaires  à  la  formation  des  notions  exactes. 
Avec  Leibnitz,  il  faut  faire  un  choix  entre  les  maximes  des 
philosophes,  en  découvrir  les  traces  chez  les  anciens,  les  sco- 
lastiques,  les  Allemands  et  les  Anglais,  tirer  l'or  de  la  boue, 
le  diamant  de  sa  mine,  la  lumière  des  ténèbres,  pour  consti- 
tuer la  vraie  philosophie,  pci^ennis  quœdam  philosophia. 
Aussi,  l'histoire  terminée,  en  extrait-il  les  résultats.  Les  sys- 
tèmes recherchent  tous  comment  les  connaissances  se  forment, 
se  constituent,  se  légitiment  ;  il  en  examine  la  certitude,  l'ori- 
gine, la  réalité.  De  là,  dogmatisme  et  scepticisme,  empirisme  (1) 
et  rationalisme,  enfin  matérialisme  et  idéalisme,  entre  lesquels 
se  place  un  moyen  terme  qui  consiste  à  n'affirmer  qu'après 
avoir  douté,  à  réconcilier  les  sens  et  la  raison,  à  admettre  la 
réaUté  des  objets  connus  par  les  sens  externes  et  par  le  sens 
intérieur  (2).  Si  l'on  examine  la  filiation  historique  des  systèmes, 
on  voit  que  l'empirisme  apparaît  d'abord,  puis  que  le  rationa- 
lisme prend  naissance.  De  la  guerre  que  se  livrent  l'empirisme 
et  le  rationalisme  sort  le  scepticisme  qui  trouve  les  sens  et  la 
raison  également  incapables  de  procurer  une  véritable  connais- 
sance. On  allie  les  sens  et  la  raison  :  l'empirisme  fait  place  à 
la  philosophie  de  l'expérience,  le  rationalisme  à  une  philosophie 
spéculative  où  la  raison  est  au  premier  plan,  les  vérités  sen- 
sibles au  second.  Les  expérimentalistes  font  naître  les  idées 
déduites  des  idées  sensibles,  les  spéculatifs  admettent  des  idées 
innées;  les  premiers  préfèrent  les  méthodes  analytiques,  les 
seconds  les  méthodes  synthétiques.   On  se  divise  de  nouveau 

(1)  Degéraudo  juiut  à  cette  épithète,  p.  341,  celle  de  sensualisme,  déjà  em- 
ployée par  Villers,  et  avec  laquelle  ou  devait  plus  tard  combattre  son  école. 

(ii)  M.  Ferraz,  Spirilualisme  el  Libéralisme,  p.  177,  a  i-approché  Degéraudo  de 
Hegel,  uuissaut.  par  la  syutlièse,  la  thèse  et  rautitlièse,  et  vu  eu  lui  uu  prédécesseur 
de  Cousin  pour  Téclectisme  et  la  classification  des  systèmes  seusualiste,  idéaliste, 
sceptiipu^  et  mystique  ;  avec  raison,  ce  semble,  mais  eu  oubliant  Cabanis  et  Fauriel 
et  eu  diminuant  la  conception  de  Degéraudo,  beaucoup  moins  simple  et  jdus  exacte 
que  celle  de  Cousin.  Cf.  Taiue,  op.  cit.,  p.  149  :  «  Le  ])lus  lidèle  élève  de  Cousin, 
M.  Saisset,  a  réfuté  à  l'École  normale  la  théorie  des  quatre  systèmes  ». 


i)i:(;ERANno  518 

sur  la  réalité  des  objets  auxquels  nous  rapportons  les  sensa- 
tions internes  ou  externes  :  les  matérialistes  combattent  les 
idéalistes,  dont  les  identistes,  qui  n'admettent  même  pas  le 
moi,  et  se  retranchent  dans  quelques  axiomes  abstraits  indépen- 
damment de  toute  existence,  forment  l'avant-garde,  et  par  leurs 
discussions  font  naître  un  scepticisme  absolu.  On  s'aperçoit  alors 
qu'il  est  nécessaire  de  définir  la  science.  Il  y  a  liaison  entre  les 
révolutions  de  ces  divers  systèmes.  La  philosophie  de  l'expé- 
rience corrige  la  précipitation  du  dogmatisme  par  un  scepticisme 
de  prudence,  elle  repousse  le  scepticisme  absolu  par  l'autorité 
des  faits;  elle  délivre  l'esprit  humain  des  chaînes  de  l'empirisme, 
elle  lui  rend,  avec  les  déductions  et  les  méthodes,  le  moyen  de 
généraUser;  elle  ramène  le  rationalisme  des  vagues  espaces  où  il 
s'égarait,  aux  données  précises  de  l'observation;  elle  offre  à 
lidéaiisme  et  au  matérialisme  un  traité  de  paix  fondé  sur  la 
double  expérience  des  sens  externes  et  du  sentiment  intime. 
Immuable  parce  qu'elle  a  su  rencontrer  la  grande  loi  de  l'équi- 
libre, elle  tient  en  quelque  sorte  la  balance  entre  les  systèmes  (1). 
On  lit  si  peu  Degérando  et  surtout  la  première  édition  de 
l'Histoire  comparée  qu'il  serait  aisé  d'en  extraire  bon  nombre 
d'idées  qui  ont  paru  originales,  quand  on  les  a  rencontrées  chez 
ses  successeurs  (2).  De  Bonald  y  puisa  des  armes  pour  mon- 
trer «(  que  l'Europe,  le  centre  et  le  foyer  de  toutes  les  lumières, 
attend  encore  une  philosophie  »  ;  Biran  y  prit  des  arguments 
contre  de  Bonald.  L'ouvrage  fut  traduit  en  plusieurs  langues. 
Tennemann  en  fit  l'éloge,  Dugald-Stewart  y  vit,  avec  la  rare 
alliance  du  savoir,  de  la  générosité  des  sentiments,  de  la  pro- 
fondeur philosophique,  une  frappante  et  complète  analogie  avec 
ses  vues  propres  (3). 

(1)  Degérando  lui  attribue  même  des  avantages  politiques  :  «  L'empirisme  s'ap- 
pose à  toute  réforme,  li.-s  spéculatifs  les  provo(4ueut  imprudemment,  la  philosophie 
de  l'expérience  les  accommode  aux  temps,  aux  mœurs,  aux  leçons  du  passé,  aux 
circonstances  présentes  ».  On  comprend  que  cette  philosophie  ait  [iln  à  Bonaparte 
et  qu'il  ait  utilisé  les  services  de  celui  qui  la  professait. 

(2)  La  comparaison  de  la  philosophie  et  des  beaux-arts,  l'cniplui  du  meiveilleux 
dans  les  systèmes,  Tart  de  former  une  secte,  la  distinction  de  la  philosophie  moderne 
et  de  la  philosophie  ancienne,  les  problèmes  qui  restent  à  réSou(h'e  et  ceux  qui 
sont  insolubles,  etc.  Cf.  Ravaisson,  Rapport;  lîoutroux,  /«^rorfî<c//on  à  la  traduction 
de  la  Ph.  Grecque.de  Zeller  ;  Brochard,  le  Scepticisme  dans  l'antiquité  grecque- 
Victor  Egger,  la  Science  moderne  {Revue  internationale  de  l'enseif/neynent,  la  août 
1890j  ;  Dubois-Reymond,  les  Sept  énigjues  du  Monde,  e.tr. 

(.3)  Troisième  Essai,  p.  14.  — 11  faut  remarquer  dans  cet  ouvrage  de  Degérando 
certaines  expressions  que  nous  avons  déjà  sigualées  chez  Thurot  :  doctrine  positive^ 
expérience  positive,  sciences  positives,  etc. 


816  L  IDÉOLOGIE  SPIUITUALISTE  ET  CHRÉTIENNE 

D'abord  secrétaire  du  bureau  consultatif  des  arts  et  du  com- 
merce, .Degérando  devint  secrétaire  général  au  ministère  de 
l'intérieur;  puis  maître  des  requêtes,  il  alla  en  Italie,  à  Florence 
et  à  Rome,  devint  conseiller  d  État  en  1811  et  intendant  de  la 
Catalogne  en  1812.  Il  se  rapprochait  ainsi  de  plus  en  plus  de 
Napoléon.  Il  y  eut,  avec  les  idéologues,  des  froissements.  Degé- 
rando, dans  son  Rapport  sur  le  progrès  de  la  philosophie, 
faisait  l'éloge  de  Kant,  des  travaux  publiés  en  Allemagne 
sur  l'histoire  de  la  philosophie,  vantait  Dugald-Stewart  et  ne 
parlait  de  l'école  française  que  comme  ayant  redressé  la  doc- 
trine de  Condillac.  Le  ministre,  chargé  pour  les  autres  rapports 
de  «  prescrire  des  bornes  (1),  à  certaines  opinions  contraires  à 
la  morale  publique  »,  se  déchargea  de  sa  responsabiUté  sur 
Degérando  qui  dut  indiquer  des  corrections  et  donner  des  con- 
seils à  des  hommes  dont  il  avait  reconnu  la  supéiiorité  en  mille 
occasions  :  «  Leur  amour-propre  s'en  blessa,  dit  M"""  de  Géraudo, 
et  il  y  eut  un  grand  déchaînement  contre  celui  qui  avait  donné 
la  forme  d'un  conseil  amical,  à  ce  qui  pouvait  d(îvenir  un  ordie 
supérieur  »  (2). 

En  181i,  Degérando  fait  partie  de  la  Société  philosophique 

qui  se  réunit  chez  Biran.  En  1818,  il  enseigne  à  la  Faculté  de 

Paris,  le  droit  administratif  et  publie  (juatre  volumes  ù'Institutes. 

L'un  des  fondateurs  de  la  Société  pour  l'instruction  élémentaire, 

il  fait    aux   instituteurs   primaires,    un    Cours  normal,  où  il 

explique  la  direction  à  donner  à  l'éducation  physique,  morale  et 

intellectuelle.  En  18-22,  il  donne  une  édition  considérablement 

augmentée  de  Y  Histoire  comparée  (3).  Ampère  se  plaignait  que 

Cousin  développât  ses  idées  sans  le  citer;  Biran  disait  que  si 

Cousin  chassait  sur  ses  terres,  c'était  de  son  plein  consentement, 

et  qu'il  avait  une  bonne  part  du  gibier.  L'éditeur  de  Degérando 

semble  indiquer  aussi  que  Cousin  lui  devait  bien  quelque  chose  : 

«  En  lisant,  disait-il,  les  programmes  des  cours  ouverts  depuis 

quelques  années  à  la  Faculté  des  lettres  de  l'Académie  de  Paris, 

on  se  convaincra  que  les  professeurs  ont  généralement  adopté 

pour  base  de  leur  enseignement,  précisément  l'idée  sur  laquelle 

repose  l'ouvrage  de  M.  Degérando  ».  Damiron  et  ^Cousin  ont 

(1)  Lettres  de  Mme  de  Gérando,  page  226. 

(2)  A  la  même  époque  Sainte-Beuve  (C.  Jordan)  signale  un  refroidissement  entre 
Degérando  et  M"^  de  Slaël. 

(3)  Quatre  volume»  allant  jusqu'à  la  fin  de  la  scolastique,  parurent  alors  ;  quatre 
autres  volumes   sur  la  philosophie  moderne  ont  été  puhliés  par  son  fils. 


DEGÉRANDO  ol7 

voulu  montrer  que,  dans  celte  seconde  édition,  comme  dans  les 
ouvrages  qui  suivirent,  Degérando  s'était  séparé  des  idêolognpn. 
Il  n'a  cependant  abandonné  aucune  des  opinions  qu'il  avait 
autrefois  exprimées;  il  loue  encore  Bacon,  Condorcet  et  Cabanis. 
Mais  à  partir  de  cette  époque,  il  est  de  plus  en  plus  occupé  des 
idées  morales  et  religieuses,  qui  de  bonne  heure  avaient  attiré 
son  attention.  Dés  18-20,  il  écrit  le  Vhiteur  du  Pauvre;  en  182i, 
son  livre  du  Perfectionnement  moral,  qui,  dédié  à  sa  femme, 
païut  après  la  mort  de  celle  qu'il  avait  si  tendrement  aimée. 
Degérando  y  parle  souvent  de  la  Providence  et  de  Dieu,  mais  il 
défend  la  pbilosopbie  de  l'expérience  contre  ses  détracteurs, 
qu'il  ne  nomme  pas  d'ailleurs.  S'il  applaudit  récleclisme  judi- 
cieux, qui  emprunte  à  chaque  système  ce  qu'il  a  de  bon,  et 
rejette  seulement  ce  cpiil  a  d'incomplet,  il  ne  fait  que  répéter 
ce  qu'il  avait  développé  dans  ses  premiers  ouvrages.  S'il  voit 
dans  l'homme  un  être  religieux,  il  continue  à  le  considérer,  avec 
Condorcet,  con»me  im  être  perfectible,  et  h  croire  qu'il  peut  s'éle- 
ver et  s'étendre  par  une  progression  ininterrompue;  s'il  est 
chrétien,  il  ne  l'est  pas  à  la  façon  de  ceux  qui  se  lattachent  au 
côté  poétique  du  christianisme,  et  en  font,  comme  Chateau- 
briand, une  sorte  de  superstition  et  d'idolâtrie.  D'ailleurs  après 
cet  ouvrage  qui  contient  des  banalités,  des  redites  et  môme  des 
déclamations,  mais  aussi  des  cboses  fort  intéi'essantes,  Degé- 
rando revenait  encore  à  une  étude  à'idi'olof/ie. 

Dans  son  Ra|)porl  de  1808,  dans  son  Histoire  de  1822,  il  signa- 
lait déjà  l'intérêt  qu'il  y  aurait  à  observer  des  sourds-muets  avant 
qu'ils  ne  soient  instruits.  Parlant  d'une  jeuni?  (ille  sourde-muette 
et  aveugle,  on  pourrait,  disait-il,  faire  un  livre  sur  l'histoire  de 
son  intelligence,  et  cette  histoire  aurait  du  moins  sur  le  roman 
de  la  statue  imaginée  pp.rCondillac,  l'avantage  d'être  en  tout  une 
expérience  positive.  Administrateur  des  sourds-muets,  il  fut 
chargé,  à  la  mort  de  Sicard,  de  présenter  un  tableau  comparatif 
et  raisonné  des  méthodes  qui  ont  été  appliquées  à  leur  édu- 
cation et  de  proposer  les  améliorations  progressives  qui  pou- 
vaient y  être  introduites.  Il  fit,  en  deux  volumes,  son  ouvrage 
sur  VEducation  des  sourds-muets  de  naissance.  Dans  une  pre- 
mière partie,  il  établit  les  principes  et  la  fm  de  l'enseignement; 
dans  une  seconde,  il  écrit  l'histoire  de  l'art;  dans  une  troi- 
sième, il  considère  le  mérite  respectif  des  divers  systèmes  et 
indique  les  perfectionnements   dont  ils   sont  susceptibles.  La 


318  1/IDÉOLOr.lE  Sl'irilTHALISTE  ET  CHRÉTIENNE 

partie  historique  dénote  une  sûre  érudition  et  vaut  encore 
aujourd'hui;  la  parlie  dogmatique  est  des  plus  intéressantes  et 
fait  Yoir  combien  l'élude  des  questions  psychologiques  serait 
utile  à  ceux  qui  s'occupent  des  sourds-muets.  Mais  dans  ce  livre 
où  Preyer  (1)  signalait  tout  récemment  encore  de  très  bonnes 
observations  sur  l'acquisition  du  langage  chez  l'enfant,  nous  ne 
voulons  indiquer  que  ce  qui  est  vraiment  original  et  rappelle 
l'idéologue.  Se  souvenant  de  son  Mrmoirf  pour  Baudin,  Degé- 
rando  regrette  qu'on  ne  fasse  pas  pour  le  sourd-nmet  ce  qu'on  a 
tenté  déjà  pour  les  sauvages.  La  description  de  leur  développe- 
ment intellectuel,  de  leurs  croyances  et  de  leurs  préjugés,  de 
leurs  idiomes,  serait  d'une  grande  utilité  pour  l'étude  des  sciences 
philosophiques.  Il  faudrait  les  examiner  dans  leurs  familles 
et  livrés  à  eux-mêmes,  dans  les  différentes  positions  et  à  diffé- 
rents âges.  Malheureusement  il  a  négligé,  lui  aussi,  d'étudier 
avec  suite  et  méthode  ce  qu'il  appelle  l'histoire  naturelle  du 
sourd-muet,  quoi(iu'il  ait  fourni  certains  renseignements  qui  ne 
sont  pas  sans  intérêt  sur  James  Milciiell,  aveugle  et  sourd,  et 
sur  une  jeune  flUe,  sourde-muette  et  aveugle,  qui  a  plus  d'un 
point  de  resscmhlance  avec  Laura  Bridgmann  (2).  Bien  plus, 
gouverneur-administrateur  des  Quinze-Vingts,  il  avait  été  amené 
à  comparer  la  situation  des  aveugles  à  celle  des  sourds-muets, 
et  à  faire  quehiues  observations  sur  les  dispositions  morales  et 
intellectuelles  des  premiers.  Combien  on  regrette  qu'il  n'ait  pas 
été  contenu  par  1).  de  Tracy  et  Cabanis  !  Au  lieu  des  quatre 
volumes  sur  la  Bicnfaimnce  publique,  que  d'autres  eussent  pu 
faire,  il  nous  aurait  peut-être  laissé  sur  les  sauvages,  les  sourds- 
muets  et  les  aveugles,  un  ouvrage  qui  l'ertt,  plus  encore  que  son 
Histoire,  rangé  parmi  les  penseurs  dont  la  postérité  se  souvient. 
A  la  place  d'idées  originales  mais  non  toujours  mises  en  pra- 
tique et  noyées  en  plus  de  vingt-cinq  volumes,  il  eût  fait  une 
œuvre  (3). 


(1)  Proyer,  lAme  dp  l'Enfant,  p.  498. 

(2)  Sur"^Laura  Bridirmaun,  cf.  Rpv.  ph.,  I,  40J  ;  VII,  .316. 

(3)  Deg-éraudo,  rentié  à  rAcadéinie  desscieiict-s  morales  et  devenu  pyir  de  France, 
présidait,  six  mois  avant  de  mourir,  la  commission  cliarirée  de  juger  le  concours 
sur  Laromiiruière,  et  demandait  aux  concurrents  d'être  plus  justes  pour  les  philo- 
sophes de  l'Ecole  française,  dont  Laromiiruièrp  a  suivi  les  traces.  Sur  Deirérando, 
cf.  Cousin,  Fragments  plillosophifjiies;  Damiron.  oj).  cit.;  Jourdain,  Dictionnaire 
philosopiiique;  Miguet,  Notice;  Ferraz,  Spiritualisme  et  lif)éralisme  ;  Jules 
Simon,  Une  Académie  sous  le  Directoire;  Paul  Janet,  Victor  Cousin  et  son 
œuvre,  etc. 


PUÉVOST,  hl  MONT.  LES.vr.E,  nOXSTETTFN,  ETC.     M!) 

Il  a  (léjù  été  question  à  pliisituiis  reprises  de  Prévost  de 
Genève  (1).  Traducteur  d'Adam  Smith,  il  a  très  bien  caractérisé 
les  trois  écoles  française,  écossaise  et  allemande,  il  a  fait  l'éloge 
de  Garât  et  de  Thurot  et  obtenu  une  mention  an  concours  sur 
rintluence  des  signes.  Gorrespondaiit  de  Tlnstitut,  c'est  à  Tau- 
teur  de  la  Gnif'ni/iuN  des  connaissances  hmnaines,  qu'il  em- 
prunte, en  l'an  XIII,  l'épigraphe  de  ses  Essais  dr  p/iflosop/iir{i). 
Reprenant  la  division  en  trois  écoles,  il  mcnlionne  l).  de  ïracy, 
dont  à  regret  il  n'accepte  pas,  en  ce  moment  du  moins,  tous 
les  principes,  eu  lui  faisant  cependani  [)lusieurs  emprunts; 
lîiran.  (jui  a  savamment  suivi  et  déduit  la  théorie  de  l'habitude 
exposée  par  l).  de  ïracy  ;  Degérando  qui  a  profondément  analysé 
la  manière  dont  les  facultés  contribuent  à  la  formation  de  nos 
idées,  mais  surtout  Ihigald-Stewart  et  les  Écossais.  Quatre  ans 
plus  tard,  il  dédiait  à  Degérando  la  traduction  des  Éléments  de 
la  philosophie  de  l'esprit  humain  de  Dugald-Stewarl,  eu  lui  adres- 
sant une  lettre  qui  montre  cond)ien  étaient  étroites,  à  cette 
époque  comme  au  xvni"  siècle,  les  relations  entre  les  philosophes 
de  la  France,  de  l'Ecosse  et  de  la  Suisse  (3). 

De  Prévost,  on  pourrait  rapprocher  Dumont,  l'ami  de  Mira- 
beau et  le  traducteur  de  Bentham,  dont  il  lit  connaître  les  idées 
sur  le  continent  ;  Walckenaer  qui  en  1798,  dans  son  Essai  sur 
l'histoire  de  l'espèce  humaine,  s'appuie  sur  Bacon,  mais  combat 
Voltaire.  Montescpiieu,  Helvétius,  La  Rochefoucauld  et  Mande- 
ville,  en  invoquant  Smith  et  Stewart  traduit  par  Prévost;  Lesage, 
dont  quebiues  opuscules  suivent  les  Essais  de  philosophie  et 
chez  qui  M.  Paul  Janet  a  relevé  des  idées  fort  intéressantes  sur 
les  causes  tinales  (4). 

Mais  Boustetten  ii74o-1833)  mérite  une  mention  spéciale.  Il 
connut  Voltaire  et  Bonnet,  B.  Constant  et  M'""  de  Staël.  Biian 
l'a  lu  et  cité.  Dans  ses  Recherches  sur  l'imagination  (1807),  il 
distingue  les  sentiments  des  idées,  en  reproclnint  aux  modernes 
d'avoir  isolé  des  faits  qu'il  eût  fallu  observer  en  leur  composi- 
tion. Il  critique  Kant,  nomme  souvent  Bonnet  et  Leibnitz,  quel- 

(i;  Cf.  di.  i,%±\  eh.  VI,  §:;. 

'2)  «  La  philosophie  est  uu  art  pratique  qui  s'efforce  de  nous  apprendre  à  faire  un 
hoa  usaire  des  dons  rh-  la  nature  ,  qui  iherche  ù  nous  leudre  plus  éclairés,  pour 
nous  rendre  meilleurs  ». 

(3;  Degérando  écrivait  lui-même  eu  1804:  «.  Je  me  fais  un  plaisir  et  un  devoir 
d"aunoni"er  <pie  je  dois  heauooui)  pour  la  philosophie  écossaise  aux  indications  ipai 
mont  été  fuurnii-s  par  nn-s  dii-'iies  amis,  MM.  Prévost  et  Pictet  ». 

(4)  Paul  Janet,  les  Causes  finales,  i^e  éd.  p.  619  sqq. 


520  L'IDÉOLOGIE  SPIRITIALISTE  ET  CHRÉTIENNE 

quefois  Pinel,  mais  eût  pu  restituer  à  Cabanis  plus  dune  des 
réflexions  justes,  le  plus  souvent  superficielles,  qu'il  y  fait 
entier  (1).  Les  Études  de  l'homme  (1821)  où  sont  mentionnés 
Helvétius  et  Locke,  Bonnet  et  Bacon,  Herder  et  Hume,  Smith  et 
Leibnitz,  Rivarol  et  Diderot ,  Kant  et  Garve ,  ont  pour  objet 
d'étendre  la  théorie  de  la  sensibilité  et  portent  sur  la  sensation, 
la  liaison  des  idées,  le  sens  moral,  la  vérité,  limmortalité  de 
lame  et  l'existence  de  Dieu.  Les  idéologies  ne  montient  dans  la 
pensée  que  des  idées  ;  il  faut  y  faire  entrer  le  sentiment  comme 
une  partie  intégrante  et  non  comme  un  hors-d'œuvre.  Toutefois 
la  méthode  analytique  est  la  seule  méthode  d'invention,  parce 
que  nos  connaissances  sont  à  l'origine  contenues,  comme  un 
germe,  dans  des  sensations  très  composées  et  très  obscures  (2). 


III 


Pour  D.  de  Tracy,  Volney,  Cabanis,  Condorcet,  comme  pour 
Lamarck,  J.-B.  Say,  Thurot,  Ampère,  Laplace,  lidéologie  et  les 
sciences  étaient  des  alliées  qui  ne  pouvaient  obtenir  de  résultats 
qu'en  marchant  de  concert.  Avec  Laromiguière,  la  philosophie 
se  construit,  sauf  quelques  généralités  mathématiques,  indé- 
pendamment des  sciences.  A.  Comte  elles  positivistes  prennent 
pour  eux  les  sciences  mathématiques,  physiques  et  sociales  ; 
Broussais  et  les  naturalistes  font  la  philosophie  biologique; 
Fauiiel,  A.  Thierry  et  leurs  successeurs  cherchent  à  dégager  la 
philosophie  de  l'histoire  ;  Ch.  Comte,  Dunoyer,  Bastiat  môme, 
continuent  en  économie  politique  la  tradition  idéologique, 
tandis  que  les  philologues  se  mettent  à  lécole  de  l'Allemagne 
et  tâchent  de  la  rejoindre  sur  le  domaine  positif,  avant  de  se 
lancer  dans  la  spéculation. 

Les  successeurs  de  Laromiguière  n'ont  plus  de  commun  avec 
les  savants  qu'une  seule  chose,  à  dire  vrai  dune  importance 
capitale,  la  méthode.  Mais  les  qualités  de  l'homme  gagnaient  à 
la  doctrine  tous  ceux  qui  l'approchaient;  celles  de  l'écrivain 
étaient  bien  propres  à  rendre  son  œuvre  populaire.  D'une  clai-lé 
sans  égale,  et  ne  s'appuyant  à  peu  près  que  sur  les  notions  vul- 
gaires, elle  pouvait  être  comprise  par  les  gens  du  monde,  aux- 

{!)  Par  exemple,  la  distinction  d'un  sixième  sens. 
(2)  Cf.  Cabanis  et  D.  de  Tracy,  ch.  m  à  vi,  passim. 


l.AROMir.riLRK  5'21 

quels  elle  apprenait  vite  à  léllécliir  et  à  classer  leurs  idées.  Son 
mérite  littéraire  était  apprécié  par  tous  ceux  qui  tiennent  grand 
compte  de  la  forme  que  revêt  la  pensée.  Le  soin  avec  lequel  Fau- 
teur avait  évité  tout  ce  qui  ressemblait  ci  la  polémique  et  tout  ce 
qui  pouvait  éveiller  la  colère  ou  la  luiine,  la  recommandait  aux. 
pères  de  famille  pour  qui  la  culture  des  sentiments  doux  et 
aimables  semble  la  partie  capitale  de  l'éducation.  Il  en  était  de 
même  pour  les  professeurs  à  qui  d'ailleurs  le  livre  devait  plaire, 
en  ces  années  de  lutte  religieuse,  par  un  autre  coté  encore.  Les 
doctrines  y  étaient  en  accord  avec  le  christianisme  ;  sans  se  faire 
la  servante  de  la  théologie,  la  philosophie  ne  se  montrait  ni 
audacieuse,  ni  envahissante;  elle  n'aspirait  eu  aucune  façon  à 
jii'endre  la  place  de  la  religion.  Aussi  à  l'exception  de  ceux  qui 
ne  voulaient  aucune  philosophie,  la  plupart  des  membres  du 
clergé  la  trouvaient  irréprochable  et  ne  répugnaient  nullement  à 
lui  laisser,  nu'^me  aux  époques  les  plus  troublées,  une  place  dans 
l'enseignement  (1);  le  dernier  des  laromiguiéristes  fut  un  abbé 
qui  avait  été  sou  disciple  sous  la  Restauration.  Aussi  lorsque  le 
clergé,  effrayé  par  lés  hardiesses  de  certains  professeurs,  atta- 
quera renseignement  philosophique,  les  hommes  politiques  qui 
auront  à  dissiper  ses  appréhensions  répondront  par  les  Leçons; 
Cousin,  comme   Villemain,  y  verra  un  «  livre  consacré  »  ;  la 
monarchie  de  Juillet,  comme  l'Empire,  le  mettra  entre  les  mains 
de  la  jeunesse.  Ajoutez  que  les  adversaires  de  l'éclectisme,  ne 
pouvant  faire  enseigner  leurs  doctrines,  n<'  manqueront  pas  de 
proposer,  s'il  faut  un  enseignement  officiel,  qu'on  choisisse  la 
philosophie  des  Leçoti^i,  claire  et  exposée  en  d'excellents  ternies, 
prudente  et  ne  blessant  aucune  conviction.  Les  savants  y  retrou- 
veront leur  méthode  et  ne  seront  pas  hostiles  à  cette  philosophie 
scolaire  ;  ils  se  diront  que  létude  en  est  utile,  encore  qu'insuffi- 
sante,  pour  ceux  qui  veulent  un  jour  prendre  part  à  leurs 
recherches.  Si  plus  tard  des  philosophes,    qui  auront  étudié 
les  sciences,  s'aperçoivent  de  cette  identité  de  méthode,  ils  mon- 
treront sans  grande  peine  quels  avantages  il  en  résultait  pour  la 
philosophie  et  insisteront  sur  la  nécessité  d'une  union  plus 
intime  :  l'éloge  du  plus  aimable  et  du  plus  populaire,  sinon  du 
plus  grand  et  du  plus  original  des  idéologues,  contribuera  à  leur 
donner  des  continuateurs  qui,  reprenant  leur  méthode,  perfec- 

(1)  C'est  au  uom  de  Condillac  et  de  Locke  mêuie  qu'on  fait  à  Rome  des  objections 
à  Lamennais. 


22  L'IDÉOLOr.IE  SP[RITUALISTE  ET  CHRETIENNE 


02 


lionnéepar  les  décoiivortes  scientifiques,  rourniioiit  aux  savants 
une  idéologie  nouvelle. 

Pierre  Laroiniguière  naquit  en  1736  à  Lévignac  dans  le  Rouer- 
gue.  Comme  Biran  et  Lakanal,  Sicard  et  Daunou,  il  lit  ses  éludes 
chez  les  Doctrinaires,  puis  entra  dans  la  congrégation:  «  Nous  étions 
là,  disait-il  plus  tard  en  parlant  de  son  noviciat,  vingt-quatre 
jeunes  gens  qui,  après  avoir  été  bourrés  do  grec  et  de  latin  pen- 
dant huit  ans,  commencions  à  nous  exercer  à  l'enseignement.  Il 
fallait  débute)'  par  la  plus  hasse  classe,  et  deux  années  durant, 
être  prêt  à  toute  heure  à  répondre  à  toutes  les  questions  qu'il 
plaisait  à  nos  supérieurs  de  nous  adresser.  Souvent,  au  moment 
de  manger  la  soupe,  on  entendait  une  voix  qui  disait  :  Profes- 
seur de  sixième,  montez  en  chaire  et  expliquez-nous  toutes  les 
diflicultés  du  que  retranché,  exposez  l'opinion  de  Port-Royal, 
expliquez  la  prosodie  latine,  récitez  le  troisième  chant  de 
YÉnéide  en  commençant  par  le  soixantième  vers...  puis  des  chi- 
canes à  l'infini  et  des  efforts  de  mémoire  surnaturels.  Des 
épreuves  d'un  autre  genre  attendaient  deux  ans  après  le  profes- 
sem'  des  humanités.  Enfin  c'était  le  tour  de  la  philosophie.  Ner/o 
consequentiam  ;  anjumentum  in  barbara;  distinQuo  ;  et  il  fal- 
lait parler  latin  constamment  et  sans  solécisme,  sous  peine  d'ex- 
citer la  risée  des  ornatissimi  aiiditores.  Apj'ès  quoi,  on  nous 
donnait  cent  écus  par  an,  la  jouissance  d'une  bonne  hihliothèque 
et  nous  étions  heureux  comme  des  chanoines  (1)  ». 

Successivement,  il  fut  régent  de  cinquième,  de  quatrième,  de 
seconde  à  Moissac  et  à  Lavaur,  de  troisième  au  collège  de  l'Es- 
quille à  Toulouse.  Il  prit  les  ordres,  dit  une  seule  fois  la  messe 
et  s'en  tira  assez  maladroitement  (2).  En  1777,  il  est  à  Toulouse 
répétiteur  de  philosophie  et  peut-être  déjà,  comme  plus  d'un  de 
ses  confrères,  en  correspondance  avec  Condillac,  qu'il  ne  vit 
jamais  (3).  Professeur  de  philosophie  à  Carcassonne,  à  Tarbes 
où  il  eut  Daube  pour  élève,  à  l'école  militaire  de  la  Flèche,  il 

(1)  Mijruet,  Notice  hisloriqiie.  Comptes  rendus  de  l'Académie  des  sciences 
morales  et  politiques.  Sur  Laromiïuii're,  cf.  Daiiudii,  A'o/«ce,  1839  ;  Sapharj',  l'École 
éclectique  et  l'école  française,  1844  ;  Mallet,  Mémoires  de  l'Ac.  des  Se.  m.  et 
p.,  1847;  Paul  Janet,  Liberté  de  penser,  1849;  Tissot  et  Lame.  §  4;  Taine,  les 
Philosophes  classiques  du  À'/X^  siècle,  18o8;  Gatien-Anioult,  Étude  sur  Laro- 
Miiîiuiùre  ;  Compayré,  Notice  sur  Laromit/uière,  acad.  des  jeux  floraux,  1869  et 
1878,  etc. 

(2)  Paul  Jauet,  op.  cit. 

(3)  «  .Je  dounerais  tout  au  monde,  disait-il  à  Pcrrard  {Logique  classique,  p.  39) 
pour  avoir  eu  un  court  entretien  avec  lui  ». 


LAROMK.riflRE  523 

revient  en  ITSi  à  ïoulonse.  Des  letlies  adressées  à  sa  mère  el  à 
son  frère  (1)  le  montrent,  ce  quil  fut  toute  sa  vie,  aimable  et 
tendre,  dévoué  et  gén^iheux,  toujours  prêt  ù  aider  du  peu  qu'il  a 
ceux  qu'il  aime,  toujours  attentif  à  le  faire  avec  une  discrétion, 
une  bonne  grâce  et  une  humeur  souriante,  bien  propre  à  laisser 
croire  à  ses  obligés  qu'il  est  leur  débiteur  parce  qu'ils  lui  don- 
nent l'occasion  de  faire  le  bien.  D'ailleurs  c'est  ce  que  pensait 
lui-même  Ihomme  qui  plus  tard  avançait  les  frais  d'impression 
de  l'Hlstoirp  des  Fraiirais  des  divers  Étais  dans  les  cinq  der- 
niers siècles,  et  écrivait  ensuite  à  son  ami  Alexis  Monteil  qu'il  lui 
avait  trouvé  un  éditeur  (2). 

Il  y  a  dans  presque  tous  les  manuels,  une  b'gende  (3),  qui  a  eu 
longtemps  cours  et  «pii  n'est  pas  pour  cela  plus  fondée.  La  philoso- 
phie de  Condillac  aurait  dominé  sans  conteste  en  France  jusqu'en 
1810,  et  seul  Laromiguiére,  à  côté  de  Royer-Collard,  aurait  pro- 
testé alors,  en  grande  partie  sous  l'inniience  de  la  réaction  poli- 
tique et  religieuse,  contre  la  philosophie  régnante.  Nous  n'avons 
trouvé  chez  les  idéologues  aucim  disciple  lulèle  de  Condillac. 
S'ils  s'en  réclament,  c'est  pour  la  méthode.  Or  la  méthode  est, 
au  xvni^  siècle,  le  patrimoine  connnun,  non  seulement  de  tous 
les  philosophes,  mais  encore  de  tous  les  savants.  Comme  les 
idéologues,  Laromiguiére  adopte  la  méthode  recommandée  par 
Condillac.  Mais  bien  plus  qu'eux  il  reste  son  disciple:  il  l'est 
enlièrementpour  la  métaphysique,  et  dit  de  Dieu,  de  l'àme,  libre, 
spirituelle  el  immortelle,  ce  qu'aurait  affirmé  Condillac,  mais  ce 
que  n'auraient  accepté  ni  Volney,  ni  Cabanis,  ni  l).  de  Tracy, 
ni  même  Carat.  C'est  justement  pour  avoir  été  plus  condillacien 
que  ses  illustres  amis,  que  Laromiguiére  a  pu  devenir  populaire, 
quand  leurs  doctrines  étaient  partout  combattues.  Bien  plus,  ce 
([u'il  était  en  18H,  il  le  fut  en  IT'Ki  el  en  1798,  il  l'était  en  1784. 


(1)  Cf.  LfS  Icttii's  pulilitN's  par Gatifii-Ariioiilt  dans  la  Minerve. 

(2i  «  Les  plaisirs  dt>  l'esprit  out  uu  attrait  toujours  iiouM'au,  disait-il  à  ses  audi- 
teurs... mais  il  en  est  de  plus  ûrraiids.  Quels  que  soieut  les  ravissenieuts  que  fait 
éprouver  la  découverte  de  la  vérité,  il  se  peut  que  >'ewtoti,  rassasié  d'années  et  de 
sloiie,  Newton  qui  avait  décomposé  la  lumière  et  trouvé  la  loi  de  la  pesanteur,  se 
soit  dit,  en  jetant  un  regard  en  arriére  :  Vanité  !  tandis  ([ue  le  souvenir  d'une  bonne 
action  sufJit  poui-  endiellir  les  dei'uiers  jours  de  la  plus  extrême  \ieillcsse,  et  nous 
accompagne  jusque  dans  la  tombe.  Combien  s'abusent  ceux  qui  placent  la  sujjrènie 
félicité  dans  les  sensations!  ils  peuvent  connaître  le  plaisir:  ils  n'ont  pas  idée  du 
bonbeur  ». 

(3,  EU»'  commence  à  Daniiron  (1828)  qui  parle  «  d'iiabitudcs  à  vaincre,  de  préju- 
gés à  abandonner,  de  la  peine  éprouvée  à  se  sépari'r  des  idéiîS  auxquelles  il  avait 
voué  sa  première  foi  et  son  premier  amour  ». 


5U  LIDKOLOr.lE  SPIRITl  ALISTE  ET  CHRÉTIENNE 

Tandis  que  son  collègue,  le  père  Rouaix  représentait  les 
anciennes  doctrines,  Laromiguière  traitait  de  l'origine  des  idées. 
Il  se  prononçait  contre  les  idées  innées  avec  Locke  et  Condil- 
lac,  affirmait  que  toutes  supposent  la  sensation,  mais  croyait 
qu'elles  proviennent  de  l'application  des  facultés  actives  de 
notre  esprit  à  nos  différentes  manières  de  sentir  (1).  Disciple 
encore  de  Condillac,  mais  aussi  de  Voltaire,  de  Rousseau,  de 
Montesquieu,  il  faisait  soutenir  à  ses  élèves  des  thèses  qui 
montrent,  à  côté  de  l'auteur  des  Leçons,  respectées  même  par 
les  politiques  les  plus  réactionnaires  en  religion  et  en  philoso- 
phie de  la  Restauration,  un  homme  hien  différent,  le  partisan 
de  la  Révolution,  le  tribun  opposant  et  même  le  conspirateur  — 
moins  ardent  à  la  vérité,  mais  aussi  convaincu  que  Daunou  ou 
Cabanis  —  des  derniers  temps  du  Consulat.  Le  texte  de  l'une  de 
ces  thèses  :  Non  datur  jus  proprietatis,  quoties  trlhuta  ex 
arbitrio  exiguntu)' ;  le  droit  de  propriété  est  violé  toutes  les 
fois  que  les  impôts  sont  levés  arbitrairement,  résume  en  partie 
les  aspirations  politiques  de  la  génération  qui  a  fait  la  Révolu- 
tion. Le  procureur  général  se  plaignit  de  cette  attaque  contre  le 
pouvoir  jusque-là  illimité  de  la  royauté.  Le  Parlement  qui  avait 
condamné  Vanini  et  Calas,  censura  la  thèse,  mais  sans  pouvoir, 
ce  semble,  empêcher  Laromiguière  de  la  faiie  discuter  (2).  La 
convocation  des  États  généraux  fut  par  lui  bien  accueillie: 
«  Comme  la  plupart  des  hommes  studieux,  dit  Daunou,  et  spé- 
cialement de  ceux  qui  se  trouvaient  alors  employés  à  l'ensei- 
gnement dans  les  universités  et  les  congrégations,  il  embrassa 
la  cause  de  la  liberté  publique  avec  franchise  et  non  sans  quel- 
que enthousiasme  ». 

En  1790,  après  la  suppression  des  congrégations,  Laromi- 
guière fit,  sur  la  philosophie  sociale,  sur  les  droits  et  les  devoirs 
de  l'honniie  et  du  citoyen,  un  cours  pubhc  qui  eut  un  succès  de 
bon  augure  pour  le  futur  professeur  de  la  Faculté  des  lettres  (3). 
Pendant  la  Terreur,  il  vécut  dans  la  retraite,  et  comme  D.  de 
Tracy,  Rœderer  et  tant  d'autres,  il  demanda  des  consolations  h 

(1)  «  Il  commeuçait  à  avoir,  dit  Miguet,  dans  le  dernier  siècle,  la  théorie  qui  a 
fondé  sa  réputation  ;  il  avait  donné  à  l'Université  de  Toulouse,  c'est  lui-raèine  qui 
nous  l'apprend,  les  leçons  qui  quinze  ans  plus  tard,  en  1811,  obtinrent  un  si  vif  suc- 
cès en  Sorboune  ».  —  M.  Compayré  renvoie  à  la  note  qui  suit  le  préambule  des 
Leçons.  Cette  note  ne  ligure  ni  dans  la  première  édition,  ni  dans  la  cinquième,  ni 
dans  la  sixième  et  la  septième. 

(2)  Paul  Jauet,op.  cit. 

(3)  Liard,  op.  cit. 


LAROMir.l  IKRE  o25 

la  philosophie.  Son  Projet  d'Èlénients  dr  métaphysiqut',  que 
M.  Jules  Simon  appelle  un  chef-d'œuvre  de  clarté  et  de  slyle, 
élégant  et  simple,  parut  en  1793.  Celaient  les  deux  premiers 
livres  dun  ouvrage  qui  devait  en  avoir  dix,  et  traiter  de  l'ana- 
lyse de  la  pensée,  des  sensations,  des  idées,  des  doctrines  des 
métaphysiciens,  de  l'origine  de  la  morale,  de  Tàme,  des  ani- 
maux, de  Dieu,  de  l'Art  de  raisonner  nos  erreurs  et  nos  igno- 
rances. Sieyés  le  remarqua  et  le  fit  lire  à  Condorcet,  à  Cabanis, 
a  D.  de  Tracy  (1)  qui  y  reconnurent  un  des  leurs.  A  trente- 
huit  ans,  Laromiguiére,  envoyé  à  Paris  parle  département  de  la 
Haute-Garonne,  suivit,  comme  Tliurot,  les  cours  des  Écoles  nor- 
males, surtout  ceux  de  Volney  et  de  Garât.  Ce  dernier,  après 
avoir  lu  des  observations  écrites  que  lui  avait  adressées  Laro- 
miguiére,  commença  sa  conférence  en  disant  :  «  Il  y  a  ici  quel- 
qu'un qui  devrait  être  à  ma  place  (2)  ».  Sicard  le  nomma  insti- 
tuteur-adjoint aux  Sourds-Muets,  à  la  recommandation  de  Laka- 
nal.  Daunou  lui  céda  sa  chaire  de  grammaire  générale.  Asso- 
cié à  l'Institut  comme  l).  de  Tracy,  Laromiguière  y  présenta 
trois  Mémoires  qu'on  a  eu  grand  tort  de  ne  pas  relire  pour  faire 
l'histoire  de  ses  idées. 

Le  i27  germinal  an  IV,  il  en  lisait  un  (;{)  sur  la  détermination 
des  mots,  aiia/ijse  des  si'/tsalions.  «  Appelé,  disait-il,  à  partager 
vos  travaux,  j'ai  voulu  d'abord  me  montrera  moi-même  le  sujet 
qu'on  nous  a  donné  à  méditer,  et  je  me  suis  demandé  ce  que  je 
devais  entendre  par  ces  mots,  mialysc  des  sensations  ».  Fort 
nettement,  il  indique  le  point  de  vue  auquel  il  se  place,  en  se 
rangeant  parmi  les  esprits  ordinaires,  pour  lesquels  l'art  doit 
diminuer  l'épaisseur  de  Venveloppe  qui  cache  la  vérité  et  lui 
donner  une  transparence  qui  laisse  voir  au  moins  les  traits 
principaux  de  la  vérité  qu'elle  recouvre.  Ses  réflexions  ne  por- 
tent que  sur  une  surface  (4).  L'art  et  la  nature  dessinent  tous 
leurs  ouvrages  avec  la  droite  et  la  couvhe, principes  ou  éléments 
générateurs  de  toutes  les  formes.  Le  grain  est  le  principe  ou 
élément  générateur  de  la  farine,  de  la  pâle  et  du  i)ain.  Un 
principe  est  donc  un  fait  qui  prend  successivement  différentes 
formes.  Dans  la  nature  et  dans  les  arts,  nous  trouvons  des  phéno- 

(1)  Paul  Janet,  op.  cit.  — Je  ue  sais  si  cela  est  exact  po-.ic  G iinloici't. 

(2)  Cf.  Mallet  et  Mi-u.-t,  op.  cil. 

(.3)  Mémoires  de  l'Inslilut  national,  t.  1,  ji.  4.Ï1  à  461. 

(4)  <i  Parmi  les  descriptions  de  la  couverture,  dit  Taiue,  p.  17,  celle  de  Laromi- 
guière est  des  mrilleureset  re:-,tcra  ••. 


526  L'IDÉOLOGIE  SPIRITUALISTE  ET  CHRÉTIENNE 

mènes  ou  des  procédés  renfermés  les  uns  dans  les  autres  et 
tous  dans  un  premier  qui  leur  sert  de  principe  :  le  grain  de 
cliônevis  devient  chanvre,  fd,  toile,  linge,  papier;  l'œuf  du  papil- 
lon, chenille,  chrysalide,  papillon;  Taddition,  multiplication, 
formation  des  puissances,  théorie  des  exposants  ;  l'attention  se 
change  en  comparaison,  en  rapport,  en  jugement,  en  raisonne- 
ment, en  réflexion,  en  imagination,  en  entendement;  l'entende- 
ment a  son  principe  dans  Taltention.  Chaque  science  a  ses 
principes.  Les  rapports  innomhrables  qui  accablent  l'esprit  dans 
les  plus  compliquées  ne  sont  que  les  nuances  ou  les  combi- 
naisons d'un  petit  nombre  d'idées  élémentaires  ou  de  sensations; 
une  source  vive  et  pure  ne  donne  d'abord  qu'un  petit  ruisseau, 
mais  les  eaux  «  grossissant  insensiblement,  se  changent  à  la  lin 
en  fleuve  majestueux  et  vont  former  un  océan  sans  fond  et  sans 
rives  ». 

De  l'assemblage  d'une  série  de  faits,  ordonnés  les  uns  par  rap- 
port aux  autres  et  coordonnés  tous  à  un  premier  fait,  se  forme  un 
système  :  un  fait,  une  idée,  un  mot  offrent  toute  une  science.  Le 
plus  souvent,  les  principes  nous  échai)pent  :  il  a  fallu  le  travail 
des  siècles  et  les  efforts  du  génie  pour  apercevoir  la  liaison  du 
mouvement  réel  de  la  terre  au  mouvement  apparent  des  astres, 
de  la  chute  d'une  pierre  à  l'orbite  de  la  lune,  des  propriétés  de 
l'ambre  aux  phénomènes  de  la  foudre,  de  l'ascension  des  vapeurs 
à  celle  d'un  ballon,  des  facultés  naturelles  de  l'homme  à  ses 
droits  politiques.  En  outre,  les  systèmes  ainsi  établis  sont  encore 
fort  loin  de  leur  perfection.  Que  faut-il  donc  penser  des  esprits 
ambitieux  «  qui  ont  voulu  embrasser  dans  leurs  conceptions  et 
l'immensité  des  phénomènes  que  présente  le  spectacle  du  monde, 
et  l'immensité  plus  prodigieuse  encore  de  ceux  qui,  cachés  au 
sein  de  la  nature,  fuient  d'une  fuite  éternelle  les  regards  de 
l'homme,  et  comment  caractériser  la  prétention  de  les  réduire 
en  système  sous  le  titre  fastueux  de  système  de  l'univers,  de 
système  de  la  nature  »  ?  Mais  on  peut  étudier  d'une  manière 
approfondie  les  faits  dont  on  veut  former  un  système,  les  isoler 
de  tous  ceux  avec  lesquels  ils  sont  entremêlés,  décomposer  la 
collection  dont  ils  font  partie,  afin  de  leur  donner  une  attention 
particulière  et  de  saisir  le  caractère  propre  à  chacun,  afin  de  les 
comparer  facilement  et  d'apercevoir  les  rapports  qui  les  unissent. 
Quand  l'esprit  décompose  un  tout  en  ses  parties  pour  se  former 
une  idée  de  chacune,  quand  il  compare  ces  parties  entre  elles 


r,Aii(>Mi(;iiif;i{K  52: 

pour  découvrir  leur  liaisou  et  pour  leinontcr  de  la  sorte  à  leur 
origiue,  î"»  leur  principe,  il  anal>/se. 

La  nature  a  varié  ses  productions  :  elle  nous  montre  une 
matière  morte  et  inanimée,  une  force  secrète  qui  pousse  les 
éléments  les  uns  vers  les  autres  et  les  retient  dans  une  éternelle 
immobilité;  une  matière  qui  s'organise,  se  nourrit,  grandit  et 
meurt;  un  être  indépeiulant  qui  se  meut,  cherche,  poursuit  et 
atteint  l'objet  qui  satisfera  ses  besoins  ;  enfin  riiomme,  placé  au 
centre  de  la  sphère  des  êtres,  maître  des  minéraux,  des  végétaux 
et  des  animaux  par  son  organisation  supérieure,  capable  de 
science  et  de  vertu  par  la  raison  (1).  Tout  mouvement,  dans  ses 
organes  ou  dans  ses  sens,  est  suivi  de  plaisir  ou  de  douleur, 
d'une  sensation,  agréable  ou  désagréable.  Nous  éprouvons  à 
chaque  instant  une  inlinité  de  sensations,  et  l'observation  des 
différences  produites  par  l'âge,  le  pays,  le  siècle,  le  sexe,  la 
manière  de  vivre,  fait  apercevoir  une  infinité  de  nouveaux  acci- 
dents dans  la  sensation.  Si  tout  ce  qu'il  y  a  en  nous  n'était  que 
sensations,  si  nous  n'étions  nous-mêmes  que  sensations,  si 
l'univers  entier  n'était  pour  nous  qu'un  phénomène  résultant 
de  notre  sensibilité,  laïuilyse  complète  des  sensations  compren- 
drait le  système  de  lunivers.  Mais  ce  n'est  ni  le  système  uni- 
versel des  choses  ni  le  système  universel  des  sciences,  c'est 
le  germe  de  toute  science  et  de  toute  puissance  humaine  qu'il 
faut  chercher.  L'honune  reçoit  des  impressions,  les  compare, 
les  juge,  les  reciierche,  les  fuit,  en  conserve  le  souvenir,  s'en 
forme  des  idées  durables.  Il  rélléchit  sur  lui-même,  apprend  à 
se  connaître  età  se  conduire  (:2).  Il  devient  intelligent,  moral  et 
raisonnable.  Connnent  la  sensation  s'est-elle  transformée  en 
intelligence,  en  moralité,  en  raison?  C'est  ce  que  doit  chercher 
la  première  section  de  la  seconde  classe  de  l'Institut. 

Laromiguière  apparaît  tel  que  nous  le  retrouverons  dans 
ses  ouvrages  ultérieurs.  Il  limite  ses  recherches  à  l'analyse  des 


(1)  «  Placé  au  milieu  dus  ùtn-s  et  frappe  ii  chaque  iustaut  do  leurs  differeutes 
jmpressious,  son  oreille  euteud  le  concert  des  oiseaux,  son  œil  reçoit  le  tableau 
des  couleurs,  sou  oflorat  le  parfum  des  fleurs,  sn  bouche  le  i^'oTit  des  fruits,  ses 
mains  Tinstruisetit  de  la  résistance  et  di;  l.i  forme  des  obj(;ts  qu'elles  saisissent; 
tout  son  corps  est  averti  du  froid,  du  chaud,  d(!  riiumiditô  ou  de  la  sécheresse 
des  lieux  qu'il  habite  :  enfin  toute  la  nature  sendde  le  solliciter  d'observer  son 
influence  sur  sa  destinée  ». 

(2)  «  Attiré  par  les  charmes  de  la  vérité  qu'il  a  entrevue  et  par  la  beauté  de  la 
vertu  qui  s'est  fait  sentir  ;i  son  cœur,  il  ose  s'élever  à  la  source  du  beau  et  du 
bon  et  s'élance  jusqu'à  l'idée  suljliine  de  la  divinité  ». 


528  L'IDÉOLOGIE  SPIRITIIALISTE  ET  CHRÉTIENNE 

idées  et  sépare  la  philosophie  des  sciences  ;  il  parle  des  ques- 
tions métaphysiques  de  manière  à  ne  mécontenter,  ni  conten- 
ter les  spiritualistes  et  les  matérialistes,  les  athées  et  les  déistes. 
Comme  Cabanis,  il  mentionne  la  nature  qui  forme  les  êtres,  la 
matière  qui  s'organise,  la  supériorité  que  l'homme  doit  à  son 
organisation  et  à  ses  facultés  physiques.  S'il  ne  parle  pas  de 
lame,  il  énonce  sous  forme  dubitative  l'assertion  que  tout  ce 
qui  est  en  nous  n'est  que  sensations  et  que  nous-mêmes  ne 
sommes  à  nous-mêmes  que  sensations;  il  présente  l'idée  sublime 
de  la  divinité,  comme  le  but  suprême  auquel  atteignent  notre 
intelligence  et  notre  cœur. 

Le  style  est  clair,  élégant,  sobre.  Tout  d'abord  on  est  tenté  de 
croire  qu'on  est  en  présence  de  la  vérité  et  de  donner  au  système 
son  adhésion  pleine  et  entière.  Mais  si  l'on  réfléchit  aux  ques- 
tions soulevées,  on  s'a))erçoit  que  la  réalité  n'est  ni  aussi 
simple,  ni  aussi  facile  à  enfermer  en  un  système  ;  on  voit  ti-op 
bien,  comme  l'a  dit  d'ailleurs  l'auteur,  que  ses  réflexions  n'ont 
porté  que  sur  tine  surface,  que  la  clarté  n'est  pas  au  service  de 
la  profondeur,  que  la  réalité  [n'a  pas  été  décrite  dans  sa  com- 
plexité et  que  l'explication  est  plus  incomplète  encore  que  la 
description. 

Mais  pas  plus  qu'en  1784  et  en  1793,  Laromiguière  n'est  un 
disciple  iidèle  de  Condillac.  C'est  sous  forme  dubitative  qu'il 
présente  les  théories  sur  lesquelles  repose  le  condillacisme  (1). 
En  énonçant  la  question  qui  s'impose  à  l'Institut:  comment  la 
sensation  s" est-elle  transformée  en  intelligence,  en  moralité,  en 
raison?  il  en  donne  une  brève  solution:  «  En  métaphysique, 
dit-il,  on  voit  l'attention  se  changer  en  comparaison,  en  rapport, 
en  jugement,  en  raisonnement,  en  réflexion,  en  imagination,  en 
entendement.  L'entendement  a  son  principe  dans  l'attention  ». 
Et  ce  n'est  pas  uniquement  un  exemple,  commode  pour  expli- 
quer la  pensée,  mais  une  théorie  déjà  développée  dans  des  con- 
versations, car  D.  de  Tracy  s'est  cru  obligé  de  montrer  qu'il 
avaiteu  raison  de  ne  pas  mettre  l'attention  au  nombre  des  facul- 
tés élémentaires  de  la  pensée  (2).  Laromiguière  seul,  à  notre 
connaissance,  s'était  alors  placé  à  ce  point  de  vue.  Il  y  reste 

(1)  <<  S'il  est  yraique  toutes  nos  cod naissances  soieut  fondées  sur  des  seusatious... 
s'il  était  vrai  que  tout  ce  qu'il  y  a  eu  nous...  ue  fût  que  seusatious;...  que  uous- 
mèmes  ue  fussions  à  uous-mèmes  que  sensations». 

(2)  Cf.  cl».  V  et  VI. 


LAliOMlCUlÈliK  riiO 

encore  dans  le  second  Mémoire,  dont  nn  Evliait  seulement  a  été 
imprimé,  car  il  indique  l'attention,  la  réilexion  et  l'analyse 
comme  les  moyens  par  lesquels  nous  découvi-ons  dans  les  objets 
celte  nudlilude  de  points  de  vue  dont  la  coniuiissance  distingue 
l'homme  éclairé  de  l'ignorant.  Enlin,  avant  ce  dernier  Mémoire, 
Laromiguière  présentait  des  Observations  sur  le  si/sièrne  des 
opérations  de  l'entendement.  Dans  une  première  partie,  exami- 
nant combien  il  était  difficile  de  découvrir  le  système  de  Condil- 
lac  et,  se  plaçant  dans  la  supposition  où  il  serait  encore  inconnu, 
il  recherchait  par  quelle  suite  de  rélle.vions  on  pourrait  être 
amené  à  le  trouver.  Dans  la  seconde,  il  l'exposait,  en  le  niodi- 
tiant  en  quelques  endroits  et  en  y  ajoutant  quelques  vues 
nouvelles  1  .  Personne  ne  voyait  dans  Laromiguière  un  condil- 
lacien  pur  et  simple.  L'activité,  distinguée  de  la  passivité,  l'atten- 
tion indiquée  comme  le  principe  de  l'entendement,  apparaissaient 
comme  des  modifications  et  des  additions  que  Laromiguière 
tendait  à  introduire  dans  le  cundillacisme. 

Le  second  Mémoire  portait  sur  la  détermination  du  mot 
Idée  {±).  C'est  à  la  faculté  de  distinguer  entre  elles  nos  (?)  idées 
et  nos  (?)  objets,  dit  Laromiguière,  que  nous  devons  celle  d'avoir 
des  idées.  En  démêlant  ses  sensations,  l'homme  passe  de  l'état 
d'être  sentant  à  l'état  d'être  intelligent,  des  sensations  aux  idées  ; 
le  sentiment  devient  idée,  lorsqu'on  le  remarque  entre  plusieurs 
avec  lesquels  il  était  confondu.  L'idée  est  donc  un  sentiment 
distingué,  une  sensation  démêlée,  remarquée.  Apercevoir  n'est 
pas  sentir,  mais  sentir  des  rapports.  L'idée  n'est  ni  la  pensée,  ni 
un  être  réel,  indépendant  de  nos  sensations,  ni  quelque  chose  de 
mitoyen  entre  les  êtres  et  leurs  qualités,  ni,  comme  le  dit  Male- 
branche,  l'essence  même  de  la  Divinité,  ni  des  sensations  com- 
parées, comme  l'a  cru  BuflFon.  Son  caractère  propre  consiste  dans 
la  distinction  que  nous  faisions  des  objets  et  de  leurs  différentes 
qualités,  et,  comme  ce  n'estque  par  nos  sensations  que  nous  con- 
naissons l'existence  des  objets,  c'est  dans  la  distinction  des  sensa- 
tions qu'il  faut  chercher  la  première  origine  de  nos  connaissances. 

Avec  la  véritable  acception    du  mol  idée,  il  est  facile  de 

,1;  Notice  des  travaux  de  la  classe  des  sciences  morales  et  politiques  par  le 
citoyen  Talleyrand-Pcrlgrord,  Décade  p/iitosophique,  19  janvier  1796.  Nous  n'avons 
que  cette  uotice,  mais  elle  suffirait  à  elle  seule  jiour  justifier  d'une  façon  incontes- 
table nos  assertions  sur  le  développement  du  laromitruiérisme. 

fi  I  Uq  extrait  de  ce  Mémoire  a  été  publié  à  la  suite  du  Mémoire  sur  VAna/i/se 
des  sens'Uions.  Il  occupe  8  paL'-es  (467  à  474). 


PiCAVKT. 


;j4 


530  L'IDÉOLOGIE  SPlUl'lLALlSTE  ET  CHRÉTIENNE 

répondre  aux  questions  qu'on  pose  sur  les  idées.  Demander  si 
elles  sont  antérieures  aux  sensations,  c'est  demander  si  la  dis- 
tinction des  sensations  est  antérieure  aux  sensations  ;  demander 
si  les  idées  sont  indépendantes  des  sensations,  c'est  demander 
si  l'on  peut  remarquer  les  sensations  sans  les  éprouver;  deman- 
der s'il  y  a  des  idées  innées,  c'est  demander  sil  y  a  des  idées 
antérieures  aux  sensations,  indépendantes  des  sensations.  Pour 
distinguer  les  idées  des  sensations,  il  faut  remarquer  que 
sentir  des  rapports  et  sentir  simplement  ne  sont  pas  une  même 
chose,  que  toute  idée  est  sensation  ou  partie  de  sensation,  mais 
que  la  réciproque  n'est  pas  vraie;  qu'il  n'y  a  pas  idée  de  toutes  les 
sensations,  puisque  tous  les  hommes  du  môme  âge  qui  ont  passé 
parles  mêmes  circonstances  et  par  les  mêmes  épreuves  n'ont 
pas  un  nombre  égal  d'idées.  Toute  idée  n'est  pas  non  plus  une 
image,  puisque  la  notion  de  l'étendue  ne  fait  pas  partie  de 
toutes  les  sensations  que  nous  remarquons.  Avoir  une  idée,  sen- 
tir un  rapport  de  distinction  ou  apercevoir,  c'est  la  môme  chose  ; 
etl'idée  qui  suppose  la  sensation  n'est  même  pas  une  opération  de 
l'entendement,  puisque  c'est  par  l'attention,  par  la  réflexion,  par 
l'analyse  que  nous  découvrons,  dans  les  objets,  cette  multitude 
de  points  de  vue  dont  la  connaissance  distingue  l'homme  éclairé 
de  l'ignorant,  puisque  le  plus  souvent  nous  sommes  obligés  de 
tourner  les  objets  sous  toutes  leurs  faces,  de  les  remuer,  de  les 
transporter,  de  les  poser  les  uns  sur  les  autres,  comme  dit 
Rousseau,  pour  apercevoir  les  rapports  qui  les  caractérisent. 
Effet  ou  résultat  des  opérations  de  l'entendement,  l'idée  n'en 
est  pas  une  opération. 

Cabanis  disait,  de  ces  deux  Mémoires,  que  Laromiguière  avait 
posé  plusieurs  questions  avec  plus  de  précision  qu'on  ne  l'avait 
fait  jusqu'alors  parla  seule  définition  de  quelques  mots.  Laro- 
miguière croyait  lui-même  avoir  saisi  «  le  premier  rayon  de 
l'intelligence  humaine».  Mais  pendant  près  de  quinze  ans,  il  va 
laisser  sommeiller  ces  idées  et  ne  se  présentera  guère  au.  public 
que  comme  un  disciple  de  Condillac. 

Chargé  de  surveiller  la  célèbre  édition  qui  montra,  en  plus 
d'un  point,  des  doctrines  fort  différentes  de  celles  auxquelles 
Condillac  avait  attaché  son  nom,  Laromiguière  complète  quel- 
ques chapitres  de  la  Langue  des  calculs  (1)  et  se  demande  jus- 

(1)  7»  édiUon,  I,  p.  327  ;  de  Cliabrier  indique  entre  autres,  le  passaire  134  ligue  10, 
à  136  ligue  4,  et  nous  apprend  (pie  la  uote  linaie  est  de  Laromiguière. 


LAROMIGLIEUK  531 

qu'où  il  aurait  poussé  ses  recherches  s'il  avait  vécu.  S'appuyaiit 
sur  le  téinoignag;e  de  quelques-uns  de  ses  amis  et  sur  certaines 
indications  puisées  dans  ses  ouvrages  antérieurs,  il  croit  que 
tous  les  savants  ont  à  gémir  «  que  ce  beau  monument  de  la 
gloire  de  notre  nation  et  de  l'esprit  humain  n'ait  pu  être  achevé 
par  celui  qui  en  posa  les  fondements  ».  Condillac,  dans  ce  livre 
»v  d'une  perfection  désespérante  de  style  »,  a  mis  à  nu  ce  qu'il  y 
a  de  plus  caché  dans  les  procédés  du  génie,  prodigué  les  vues 
nouvelles,   les   préceptes  importants,  les  réllexions  naïves  et 
fines,  simples  et  instructives.  Ce  n'était  qu'un  prélude  à  des  tra- 
vaux plus  importants  et  plus  difficiles  :  sur  ce  modèle  et  avec 
cette  méthode,  Condillac  eût  débrouillé  le  chaos  on  les  abus  et 
les  vices  du  langage  ont  i)longé  les  sciences  morales  et  méta- 
physiques, eilt  converti  leurs  jargons  inintelligihles  en  belles 
langues  que  tout  le  monde  aui-ait   apprises   facilement,  parce 
que   les  idées  qui   paraissent  le   phis  inaccessibles   à  l'esprit 
humain   y  fussent  sorties  sans  effort  des  notions  communes. 
Son    admiration   pour  Condillac   s'est   augmentée    et    l'œuvre 
qu'il  préfère,  c'est  cette  «  Langue  des  Calculs  qu'il  a  lue  bien  des 
fois  et  qu'il  va  relire,  certain  d'y  trouver  toujours  un  nouveau 
plaisir,  d'y  puiser  toujours  une  instruction  nouvelle  ».  Laromi- 
guière,    dont  les  Éléments    et    les  Mémoires    send)Ient  avoir 
eu  peu  de  lecteurs  (1),  et  qui  était  connu  en  1810,  par  l'édition 
de  Condillac  et  par  les  Paradoxes,  où  systématiquement  il  exa- 
gérait la  pensée  du  maître,  a  donc  pu  être  considéré  comme  un 
condillacien  fidèle. 

Laromiguière,  qui  avait  refusé  d'accompagner  Sieyès  à  Berlin 
comme  Daunou,  de  suivre  Talleyrand  aux  affaires  étrangères, 
vit  avec  plaisir  le  18  brumaire.  11  ne  voulut  pas  être  sénateur, 
entra  au  Tribunat,  en  fut  éliminé  avec  J.-B.  Sav,  B.  Constant 
Daunou,  Chénier,  Desrenaudes,  etc.,  assista  aux  dînei's  de  la 
rue  du  Bac  et  aux  réunions  d'Auteuil.  Correspondant  de  la 
classe  d'histoire  et  de  littérature  ancienne,  après  la  suppression 
de  celle  des  sciences  morales  et  politiques,  il  n'y  parut  jamais. 
Conservateur  de  la  bibliothèque  du  Prytanée,  il  revint  à  la  phi- 
losophie. D.  de  Tracy  lui  demande  conseil,  met  à  profit  ses  idées 
et  lui  attribue  même,  avec  beaucoup  d'esprit,  une  «  profonde 
connaissance  de  nos  opérations  intellectuelles  ».  Le  20  ventôse 

l\.)  Daubo,  qui  resta  toujours  en  rclatious   ;i\ec  L.iromiguièrc,  ue  souiblc  jius  i:ou- 
uaitre  les  deruiers  eu  ISOo. 


532  L'IDEOLOGIE  SPIRITUALISTE  ET  CHRETIENNE 

an  XIII  (10  mars  I8O0),  Cabanis  (1)  écrivait  à  Maine  de  Biran  : 
«  Notre  ami  Laromiguière  vient  de  publier  un  petit  morceau, 
intitulé  Paradoxes  de  CondiUac,  où  il  a  poussé  la  doctrine  du 
Maître  si  loin  sur  plusieurs  questions,  qu'il  me  serait  impossible 
de  le  suivre  jusque-là  ;  mais  son  écrit  est  un  chef-d'œuvre  de 
rédaction  ». 

L'ouvrage  parut  sans  nom  d'auteur  (2)  :  «  Ce  n'est  pas,  disait 
Laromiguière,  que  j'aime  à  me  cacher,  mais  je  n'aime  pas  à  me 
montrer»,  La  Langue  des  Calculs  n'a  pas  obtenu  un  grand 
succès  :  est-elle  au-dessus  ou  au-dessous  de  l'époque  actuelle? 
un  babil  ingénieux,  une  déduction  brillante  de  paradoxes?  ou 
la  théorie  la  plus  vraie,  le  modèle  le  plus  parfait  du  raison- 
nement ?  Au  lieu  d'exposer  les  motifs  qui  le  tiennent  dans  l'in- 
certitude, Laromiguière  présente  les  principes  de  Condillac,  en 
les  poussant  jusqu'à  leur  dernier  terme.  Aussi  sa  conviction 
n'est  pas  toujours  égale  à  l'assurance  de  son  discours  :  son 
esprit  est  en  suspens  quand  sa  plume  affirme;  il  force  l'expres- 
sion afin  de  rendre  le  paradoxe  plus  saillant  et  l'erreur  plus 
facile  à  renverser,  si  le  paradoxe  renferme  une  erreur  (3). 

Dans  une  première  partie  (4)  Laromiguière  montre  comment 
Condillac  a  voulu  faire  sortir  les  mathématiques  de  sa  logique, 
refaire  la  langue  des  calculs,  en  un  petit  nombre  de  pages  qui 
suffisent  «  pour  attester  à  jamais  le  génie  de  leur  auteur  et  la 
puissance  de  sa  méthode  ». 

Dans  une  seconde  partie  ou  partie  logique,  Laromiguière  ré- 
sume la  doctrine  de  Condillac  (5).  Sur  quelles  bases  s'appuie 


(1)  Lettres  iiK'clites  coniniuniquées  par  M.  Xasille. 

(2)  Paradoxes  de  Condillac  ou  Ré/lexions  sur  la  Langue  des  Calculs,  ouvrag'e 
postlmme  de  cet  auteur,  au  XllI,  180.j,  82  pases. 

(3;  Il  fiiut  remarquer  ees  expressions  qui  expliquent  Tabsence,  duisce  livre,  des 
tliéories  propres  à  Laromiiruière. 

(4)  Daus  r(iditiou  de  182.),  la  preuiiére  jiartie  eonijjrend  41  paires,  la  seconde  117; 
dans  Tédltion  de  iSOo,  la  itremiére  partie eomprend  21  paaes  et  la  seconde  o8, 

(5)  «  Puisqu'il  n'est  pas  au  pouvoir  de  l'iiomnie  d'inventer,  tous  ses  efforts  ne 
peuvent  aboutir  qu'à  trouver  quelques  vérités.  On  trouve  ce  qu'on  ne  sait  pas  dans 
ce  qu'on  sait,  car  l'iucounu  est  dans  le  connu  ;  et  il  n'y  est  que  parce  qu'il  est  la 
même  chose  que  le  cunuu. 

«  Aller  du  connu  à  Tincounu,  c'est  doue  aller  du  même  au  même,  d'identité  en 
identité. 

«  Une  science  entière  n'est  qu'une  longue  trace  de  propositions  identiques,  appuyées 
successivement  les  unes  sur  les  autres  et  toutes  ensemble  sur  une  proposition  fonda- 
mentale qui  est  l'expression  d'une  idée  sensible. 

«  Les  diverses  transformations  de  l'idée  fondamentale  constituent  les  diverses 
parties  de  la  science;  et  la  transfusion  de  la  même  idée  dans  toute  cette  diversité 
de  formes  en  établit  la  ceititude. 


I.UiOMK.lIlERK  ri33 

cette  doctrine  originale  et  paradoxale?  quels  moyens  de  per- 
suasion niel-elle  en  œuvre? 

La  Lauffui'  des  calculs  est  un  ouvrage  de  pur  raisonnenienl 
et  il  n'y  faut  pas  chercher  des  méthodes  pom'  l'art  expérimental, 
pour  l'analyse  descriptive  ou  pour  tout  ce  qui  n'est  que  sensa- 
tions simples.  Le  raisonnement  est  au  sens  ce  que  sont  au  bras 
un  levier  d'une  longueur  indélinie,  à  l'œil  un  puissant  télescope. 
Les  leviers  et  les  télescopes  de  l'esprit  sont  les  méthodes,  et  les 
méthodes,  ce  sont  les  langues.  La  science  est  une  suite  de  rai- 
sonnements :  le  raisonnement  suppose  un  jugement  multiple 
portant  sur  des  idées  complexes  et  générales.  Les  idées  com- 
plexes supposent  les  signes;  les  idées  générales  ne  sont  que  des 
dénominations  :  nous  ne  pouvons  donc  raisonner  qu'avec  le 
secours  des  signes.  En  outre  le  raisonnement  est  une  traduction, 
une  substitution,  une  transformation  qui  ne  peuvent  se  faire 
sans  signes  :  le  raisonnement  suppose  le  langage,  et  l'art  de  rai- 
sonner a  été  nommé  lor/iquc,  c'est-à-dire  discours.  Si  l'on  ne 
peut  faire  en  morale  et  en  politique  les  heureuses  transforma- 
tions qui.  en  mathématiques,  nous  conduisent,  des  mots  les 
plus  abstraits,  à  des  mots  sous  lesquels  on  ne  trouve  que  des 
sensations  ou  des  sentiments  purs,  c'est  aux  vices  de  la  langue 
qu'il  faut  s'en  prendre  :  avec  plus  de  simplicité,  avec  le  secours 
de  l'analogie,  on  raisonnerait  dans  toutes  les  sciences  comme 
en  mathématiques.  La  langue  des  calculs  possède  l'analogie,  la 
simplicité,  la  détermination  rigoureuse  des  signes,  les  trois  qua- 
lités qui  font  la  perfection  d'une  langue  de  raisonnement.  De  ces 
conditions,  la  plus  indispensable  est  la  détermination  des  signes. 
Or  il  est  possible  de  déterminer  les  signes  sans  le  secours  de 


'<  Le  ûTcuie  le  plus  iniissant  est  obligé  de  parrourir  nue  à  une,  et  sans  jamais 
franchir  d'intervalle,  fonte  la  série  de  propositions  identicjues. 

«  Et  cependant  quand  on  sait  la  première  proposition,  on  sait  la  seconde  ;  quand 
on  sait  la  seconde,  on  sait  la  troisième,  etc.;  en  sorte  qu'il  semble  qu'on  parvienne 
à  savoir  une  science  entière,  sans  a\oir  rien  appris. 

«  Ce  passasse  dune  proposition  identique  à  une  proposition  identique,  ou  le  rai- 
sonnement, c'est  la  même  chose. 

'<  Le  raisonnement  n'est  qu'un  calcul  :  donc  les  méthodes  du  calcul  s'appliquent 
à  toute  espèce  de  raisonnement,  et  il  n'y  a  qu'une  méthode  pour  toutes  les 
sciences. 

'<  Or  les  opérations  du  calcul  sont  mécaniques,  donc  le  raisonnement  est  méca- 
nique dans  toutes  les  sciences. 

«  Dire  que  le  raisonnement  est  mécanique,  c'est  dire  qu'il  porte  sur  les  mots,  sur 
lessisrnes;  donc  une  suite  de  raisonnements  ou  une  science  n'est  qu'une  langue, 

'<  Mais  une  science  se  compose  d'idées  générales  ;  donc  les  idées  générales  ne  sont 
que  des  signes,  des  mots,  des  dénominations  », 


534  L'iOËOLOClE  Sl'IlUTrAI.ISTK  ET  CIIUl'ïIRNNE 

lanalogie  dans  toutes  les  sciences  ;  elles  pourront  donc  avoir 
des  démonstrations  aussi  rigoureuses  que  l'algèbre  sans  avoir 
une  langue  aussi  bien  faite. 

D'ailleurs  dans  tout  raisonnement  on  soustrait,  on  ajoute  ou 
l'on  substitue  comme  dans  la  science  du  calcul;  on  substitue 
une  expression  à  une  expression  différente  en  conservant  la 
même  idée,  comme  dans  le  calcul,  les  sommes,  les  différences, 
les  produits,  les  quotients  ne  sont  que  des  expressions  abrégées 
qu'on  substitue  à  d'autres  expressions  moins  commodes,  mais 
renfermant  le  même  nond)re  ou  la  môme  idée.  Hobbes  a  dit  que  le 
raisonnement  est  un  calcul,  Condillac  l'a  prouvé;  mais  il  n'a  pas 
ramené  les  deux  expressions,  raisonnement  et  calcul,  'a  une 
identité  absolue  et  immédiate.  Il  fallait  dire,  non  que  le  rai- 
sonnement consiste  dans  des  compositions  et  des  décomposi- 
tions, mais  qu'il  consiste  dans  des  substitutions  :  l'identité  du 
mot  aurait  montré  l'identité  d'idée. 

Le  raisonnement  ne  différant  pas  du  calcul,  il  suffit  d'exami- 
ner la  marcbe  suivie  dans  la  science  du  calcul  pour  apprendre  à 
raisonner.  On  va  de  l'addition  à  la  multiplication.  En  passant 
par  le  cas  particulier  de  l'addition,  où  les  sommes  partielles  sont 
égales  entre  elles,  on  voit  la  multiplication  dans  l'addition  :  l'in- 
connu est  la  même  chose  que  le  connu.  De  même  en  métaphy- 
sique et  dans  la  langue  de  Condillac,  l'imagination  est  un  point 
de  vue  de  la  réflexion,  la  réflexion  un  point  de  vue  du  rai- 
sonnement, le  raisonnement  un  point  de  vue  de  la  comparai- 
son, la  comparaison  un  point  de  vue  de  la  sensation.  On  trouve 
les  mômes  rapports  entre  la  liberté  morale,  la  volonté,  le  désir 
et  l'inquiétude,  le  besoin  et  la  sensation  (1).  Mais  les  mathéma- 
tiques sont  une  science  faite,  la  métaphysique,  une  science  à 
faire.  En  effet,  il  n'y  a  pas  de  langue  universellement  adoptée 
parles  métaphysiciens;  on  ne  peut,  en  métaphysique,  assigner, 
comme  en  arithmétique,  le  rang  du  chaînon  auquel  on  s'est 
arrêté,  parce  que  les  parties  diverses  de  la  métaphysique  n'ont 
pas  été  systématisées,  parce  qu'elles  ne  remontent  pas  à  un  prin- 
cipe commun  et  unique  (2). 

Mais,  dira-t-on,  vous  êtes  obligé  de  parler  d'une  identité  par- 
tielle et  votre  langage  est  contradictoire  ou  frivole  ?  L'identité 
est  totale  dans  les  équations  où  une  môme  quantité  est  exprimée 

(1)  Plus  tard,  Laromiguière  substitue  son  système  k  celui  de  Condillac. 

(2)  Laromiguière  reprend  les  idées  du  pi'emier  Mémoire  lu  à  l'Institut. 


LAilOMICl  lÈUK  a3o 

on  deux  manières,  ou  tlaus  loule  proposilion  qui  définit; 
partielle,  quand  le  second  membre  de  la  proposition,  l'attribut, 
se  borne  à  énoncer  un  point  de  vue  du  premier  membre  ou  du 
sujet.  Il  n'y  aurait  frivolité  que  s'il  s'agissait  de  l'idenlité  des 
expressions  et  non  de  celle  des  idées.  De  cette  vérité  d'ob- 
servation, 1(1  chalcio'  dilate  tous  les  co)ys  et  le  froid  les  res- 
serre, Lavoisier  conclut  qu'il  n'y  a  pas  de  contact  dans  la 
nature  :  les  deux  propositions  sont  identi([ues,  le  raisonnement 
n'est  pas  frivole.  Démontrei',  c'est  faire  voir  qu'on  n'a  qu'une 
seule  et  même  idée  sous  deux  formes  diverses.  L'idée,  qu'on  voit 
à  découvert  dans  la  proposilion  fondamentale,  se  montre  déjà  un 
peu  voilée  dés  la  seconde  proposition  ;  le  voile  s'épaissit  à  la 
troisième,  à  la  quatrième,  et  bientôt  les  opérations,  les  raisonne- 
ments ne  se  font  plus  qu'avec  les  signes.  En  pensant  t\  ces  pro- 
positions, nous  avons  le  sentiment  de  leur  liaison  avec  les  pro- 
positions précédentes  et  le  souvenir  ou  la  certitude  que,  par 
ce  moyen,  elles  se  lient  à  la  proposition  fondamentale  dont 
l'idée  cependant  a  cessé  d'être  présente  à  l'esprit.  «  Je  viens 
de  faire  connaître,  dit  Laromiguière  en  terminant  la  seconde 
partie  de  son  ouvrage,  les  pièces  d'un  procès,  d'un  grand  pro- 
cès. Il  ne  s'agit  pas  de  quelque  intérêt  ordinaire,  il  s'agit  des 
intérêts  de  la  raison.  Mon  rôle  est  fini,  j'attendrai  le  juge- 
ment (4)  ». 

Dans  une  courte  conclusion,  il  fait  l'éloge  de  cette  Langue  des 
Caleuls,  que  l'Europe  doit  à  la  France,  et  que  la  France  doit  à 
Condillac,  dont  les  vues  si  nouvelles,  les  principes  si  naturels, 
les  conséquences  si  inattendues  ne  peuvent  manquer  d'appeler 
l'attention  des  bons  esprits  et  l'œil  sévère  de  la  critique.  L'étude 
de  la  langue  du  raisonnement,  ajoute-t-il,  est  celle  qui  convient 
le  mieux  à  l'être  dont  la  faculté  de  raisonner  est  le  plus  noble 
caractère,  qui  peut  par  elledonner  à  son  intelligence  des  accrois- 
sements sans  fin  :  «  C'est  un  microscope  qui  nous  rend  l'objet 
que  sa  petitesse  dérobait  à  nos  sens  :  c'est  un  télescope  qui  le 
rapproche,  quand  il  est  trop  éloigné  :  c'est  un  prisme  qui  le 
décompose,  quand  nous  voulons  le  connaître  jusque  dans  ses 
éléments  :  c'est  le  foyer  puissant  d'une  loupe  qui  resserre  et 
condense  les  rayons  sur  un  seul  point  :  c'est  enfin  le  levier 
d'Archimède   qui   remue   le    système   planétaire   tout  entier, 

(1)  Cette  phrase  n'est  que  dans  la  seconde  édition,  m;iis  elle  pr(''p;ire  la  conclu- 
sion et  ne  change  rien  à  la  pensée. 


•iliU  Ll\)VA)]AM.Ui  SPIUITLALISTE  ET  CIIIJETIENNE 

quand  c"est  la  main  (Je  Copernic  ou  celle  de  Newton  qui  le 
dirige  (1)». 

Quand  FUuiversité  lut  créée,  Laromiguière,  désigné  comme 
professeur  de  philosophie  pour  la  faculté  des  lettres  de  Paris, 
apprit,  par  son  ami  Desrenaudes  (^),  que  les  éludes  philoso- 
phiques ne  figuraient  pas  dans  l'enseignement  des  lycées.  Des- 
renaudes, frappé  des  objections  de  Laromiguière,  les  lui  demanda 
par  écrit  et  les  soumit  à  Fontanes,  qui  fut  convaincu  (3). 

Le  26  avril  1811,  Laromiguière  ouvrait  son  cours  à  la  faculté 
des  lettres  par  un  Discours  sur  la  Langue  du  raisonnement  (-4). 
Il  réunit  les  tendances  et  les  doctrines  signalées  dans  les  ou- 
vrages antérieurs.  L'amateur  du  beau  langage  veut  qu'on  étudie 
les  poètes  et  les  orateurs;  l'idéologue  pense  que  la  méthode 
philosophique,  indispensable  dans  les  sciences,  est  nécessaire 
dans  les  ouvrages  de  pur  agrément;  l'homme  qui  a  modifié  le 
condillacisme  dit  que  nos  idées  sensi]:)les,  et  non  toutes  nos 
idées,  viennent  des  sens,  que  nous  apprenons  à  regarde?'  et 
non  à  voir,  à  écouter  et  non  à  entendre.  Aristote  et  Hobbes, 
Leibnitz  et  Malebranche,  mais  surtout  Descartes,  mis  bien  au- 
dessus  de  Bacon  (o),  sont  placés  à  côté  de  Condillac  ou  un  peu 
au-dessous  à  un  rang  fort  honorable.  Comme  dans  les  Para- 

(1)  Voilà  encore  un  côté  qui  reste  plus  tard  dans  Tombre  et  p:ir  lequel  Laromi- 
guiêre'se  rapproche  de  D.  de  Tracy,  de  Cabanis  et  de  Condorcet. 

(2)  Voyez  sur  Desrenaudes,  ch.  vu,  §  1. 

(3)  Cf.  ch.  I,  §  2  et  vu,  §  1.  Le  fait  est  rapporté  par  Mallet,  par  M,  Paul  Janet, 
par  Mig-net.  Man^ras,  ce  singulier  professeur  de  philosophie,  qui,  suppléant  plus 
tard  Millon  à  la  faculté  «  se  promenait  »,  en  parlant  des  philosophes  anciens  à 
travers  <>,  le  vaste  lazaret  des  maladies  intellectuelles  »  et  faisait  de  son  cours 
«  tine  clinique  philosophique  »,im\i  eu  ajoutant  que  cette  comparaison  est  plus 
amusante  (?)  qu'exacte,  parce  que  les  philosophes  sont  des  malades  qui,  ignorant 
leurs  maladies,  veulent  f/uérir  les  autres,  a  soutenu  que  c'était  îiprès  avoir  vu  la 
façon  dont  il  faisait  sou  cours  de  philosophie  à  Saint-Barbe,  quel'évèque  de  Casai 
avait  réclamé  auprès  de  Fontanes  l'adjonction  de  la  philosophie  aux  autres  matières 
d'enseignement.  Desrenaudes  et  l'évcque  de  Casai  ont  pu  intervenir  auprès  de 
Fontanes,  mais  si  ron  veut  se  reporter  à  ce  que  nous  avons  dit  (ch.  i,  §  2)  de  ren- 
seignement sous  l'Empire,  on  verra  que  l'organisation  des  études  philosophiques 
fut  plutôt  théoritpie  que  réelle. 

(4)  «  Les  hommes  éclairés  qui  composaient  le  Conseil  de  l'Université,  nous  dit 
Laromiguière  lui-même,  avaient  arrêté  le  jjrogramme    suivant  : 

«  Le  professeur  de  philosophie  approfondira  les  principales  questions  de  la 
logique,  de  la  métaphysique  et  de  la  morale.  Il  s'attachera  spécialement  à  montrer 
l'origine  et  les  développements  successifs  de  nos  idées.  11  indiquera  les  causes  prin- 
cipales de  nos  erreurs.  Il  fera  connaître  la  nature  et  les  avantages  de  la  méthode 
philosophique  ». 

(o)  Nous  recommandons  cet  éloge  de  Descartes,  dans  lequel  Laromiguière  s'ex- 
prime comme  d'Alembert,  Condorcet  et  Cabanis,  et  plus  encore  comme  ThurotetD. 
de  Tracy,  à  une  époque  où  Royer-Collard  combattait  Descartes,  à  ceux  qui  font 
des   idéologues  les  adversaires  de  Descartes. 


l 


doxes,  Laroniiguit>ro  prend  les  langues,  non  seulement  comme" 
des  moyens  de  communiquer  la  pensée  et  comme  des  formides 
pour  retenir  les  idées  prèles  à  nous  échapper,  mais  comme 
des  méthodes  propres  à  suggérer  des  idées  nouvelles.  11  fait 
consister  Tart  de  penser  dans  Tart  d'ordonner  nos  sensalions. 
Considérant  le  raisonnement  dans  l'esprit,  antérieurement  à 
l'époque  où  l'on  s'est  servi  des  signes,  où  l'on  a  acquis  cette 
hahitude  devenue  une  seconde  nature,  par  laquelle  la  pensée  est 
aujourd'hui  une  parole  intérieure  (1),  il  y  voit  le  sentiment 
simple  de  l'identité  entre  plusieurs  jugements  ou  rapports.  Dans 
le  discours,  le  raisonnement  est  l'expressiou  d'une  suite  de  juge- 
ments renfermés  les  uns  dans  les  autres,  le  passage  du  connu  à 
l'inconnu,  la  liaison  d'un  principe  à  sa  conséquence,  une  syno- 
nymie continuelle  d'expressions  diverses,  une  suhstitulion  do 
mots  ù  d'autres  mots,  une  succession  plus  ou  moins  prolongée 
de  propositions  identiques. 

L'auteur  du  Projet  et  des  Mémoires  ahorde  le  sujet  qui  devait 
être  traité  dans  le  dixième  livre  du  premier  de  ces  ouvrages  et 
croit  que  Bacon  et  Malehranche  se  seraient  épargné  leurs  sa- 
vantes recherches  et  leurs  longues  énumérations,  s'ils  s'étaient 
occupés  plus  spécialementde  l'influence  des  langues.  Il  parle  du 
mouvement  des  organes,  sollicité  dahord  par  la  nature,  bientôt 
soumis  à  la  volonté,  qui  se  porte  sur  les  objets  et  nous  donne 
les  premières  idées  de  l'attention  qui  dirige  les  organes  et  fait 
trouver  l'idée  cachée  et  perdue  dans  la  sensation.  L'enfant,  privé 
de  toute  activité,  interne  ou  externe,  serait  incapable  de  diriger 
ses  sens,  de  donner  son  attention,  d'acquérir  aucune  connais- 
sance, de  prendre  son  rang  parmi  les  intelligences.  L'idéologue 
qui  a  éclairci  les  questions  en  expliquant  les  mots  analyse 
des  sensations  et  idée,  s'attache  de  môme  à  rendre  clair  cha- 
cun des  termes  du  programme  qu'il  doit  remplir.  Il  recom- 
mande de  ne  jamais  faire  usage  d'un  mot  qui  manquerait  de 
précision  ou  de  justesse.  Enfin  il  veut  que  l'objet  entier  du 
cours  soit  ramené  à  une  idée  fondamentale,  qui  soit  l'idée 
même  de  la  méthode  :  «  Avec  une  bonne  méthode  ,  l'esprit 
s'élève  insensiblement  de  vérité  en  vérité;  conduit  par  l'ana- 
logie jusqu'à  la  source  de  la  lumière,  il  goûte  enfin  le  plaisir 
inexprimable  de  se  reposer  au  sein  de  l'évidence  ». 

(1)  Cardaillac  développe  cette  expression,  que  M.  Victor  Egger  a  prise  pour  sujet 
d'une  thèse  fort  intéressante,  cf.  §  4. 


o38  L'IDÉOLOGIE  SPIRITUALISTE  ET  CIIRËTIENNE 

Laroiiiiguière  fit  ses  leçons  pendant  les  années  1811,  1812, 
1813  (1).  Ouvertes  cFabord  à  un  petit  nombre  d'élèves,  elles 
furent  bientôt  publiques,  et  avec  la  publicité,  dit  M.  Janet, 
vinrent  le  succès  et  la  gloire.  Ce  n'est  pas  seulement  (2),  une 
jeunesse  ardente  aux  études  qui  préparent  une  heureuse  et 
honorable  vie,  quon  voyait  se  presser  sur  les  bancs  de  l'école  ; 
tout  ce  que  la  capitale  a  d'esprits  éclairés  et  élégants,  dans  les 
deux  sexes,  s'y  rendait  souvent  en  foule.  «  Il  pénétrait  de  ses 
clartés,  dit  Mignet,  enveloppait  de  ses  raisonnements,  enchan- 
tait par  ses  talents  et  gagnait  à  ses  doctrines  les  auditeurs  de 
plus  en  plus  nombreux  et  ravis,  qui  accouraient  entendre  tout 
ce  qui  sortait  de  cette  bouche  d'or,  comme  rappelait  Tabbé 
Sicard  ».  Laromiguière,  «  qui  n'aimait  pas  à  se  montrer  »,  a  été 
obligé  de  constater  lui-môme  ce  succès  en  1833,  alors  qu'il 
pouvait  parler  de  son  cours  et  de  sa  philosophie  comme  de 
«  choses  entrées  dans  le  domaine  de  l'histoire  ».  Nos  leçons, 
écrivait-il,  ont  été  écoutées  avec  une  attention  pleine  de  bien- 
veillance; le  pubhc  nous  a  su  gré  de  reproduire  des  idées  qu'il 
avait  trop  longtemps  été  forcé  de  négliger  et  dont  l'oubli  ramè- 
nerait les  nations  à  la  barbarie  ;  la  jeunesse  ne  s'effraya  pas 
de  nos  recherches  métaphysiques.  Sa  curiosité  leur  prêta  de 
l'attrait  et  une  sorte  de  charme  ;  l'auditeur  le  plus  étranger  à  ces 
recherches  entendit  avec  intérêt  l'histoire  des  mouvements  et 
des  affections  de  son  âme;  le  savant  sembla  nous  tenir  compte 
de  quelques  vues  nouvelles  sur  les  principes  de  l'intelligence  ; 
le  célèbre  écrivain ,  alors  grand  maître  de  l'Université,  M.  de 
Fontanes,  se  plut  à  nous  dire  qu'il  goûtait  la  simplicité  de  notre 
langage  et  la  clarté  de  nos  explications  ». 

Jouffroy,  qui  n'avait  pas  entendu  Laromiguière,  n'hésite  pas  à 
le  placer  à  côté  de  Royer-Collard,  comme  ayant  ressuscité  la 
philosophie  du  xvni«  siècle  dans  un  langage  admirable  de 
clarté  et  d'élégance,  entraîné  à  sa  suite  une  partie  de  la  jeu- 
nesse, laissé  l'École  normale  pleine  du  souvenir  de  ses  paroles 
et  de  l'ardent  intérêt  qu'elles  avaient  inspiré.  Damiron,  dont 
le  témoignage  n'est  pas  plus  suspect  que  celui  de  Jouffroy, 
s'exprime   de    même    (3).    Victor   Cousin,   qui  substitua    son 

(1)  Cf.  Himly,  Livret  de  la  Faculté  des  LeUres  de  Paris. 

(2)  Garât,  Mémoires  de  Suard,  II,  3o. 

(3)«  A  Toir  ses  idées,  dit-il,  exprimées  avec  taut  d'élég-ance  et  d'exactitude,  expo- 
sées d'une  humeur  si  facile,  si  tolérante,  si  véritablement  philosophique,  on  aime- 


inlliience  à  celle  du  maître  qui  avait  dirigé  ses  premières  études 
philosophiques,  nous  a  transmis  les  indications  les  plus  précises 
sur  l'enseignement  de  Laromiguière.  En  1S19,  il  écrit  que  les  suc- 
cès du  professeur  ont  été  grands  (1).  En  1S37,  il  prononce  sur 
la  tombe  de  Laromignière  un  discours  dans  lequel  il  se  fait  le 
disciple  du  maître  qui  vient  de  mourir  (i).  Mais  c'est  surtout 
dans  la  préface  de  la  seconde  édition  des  Fragments,  qu'il  a 
exprimé  avec  bonheur  l'impression  produite  par  le  cours  de  18H 
et  1812  (3).  Laromiguière  continuait  Garât  et  précédait  Cousin, 
Jules  Simon,  Caro,  dont  les  cours  ont  charmé  des  auditeurs  que 
n'attiraient  guère  les  recherches  spéculatives,  et  fait  naître  plus 
d'une  vocation  philosophiciue.  Pourquoi  renon(^M-t-il  à  un  ensei- 
gnement qui  avait  eu  tant  de  succès?  Le  gouvernement  d'alors 
lui  avait-il  imposé  des  conditions  auxquelles  sa  fierté  refusait 
de  se  soumettre,  ou  sa  santé  demandait-elle  du  repos?  C'est  à 
la  seconde  hypothèse  qu'il  est  préférable  de  s'en  tenir  (4). 

En  1813,  Laromiguière  fit  paraître  la  première  partie  de  ses 
Leçons  de  philosophie  (5).  Dictées  sommairementet  de  mémoire, 

rait  à  les  adopter,  à  adhérer  à  uue  philosoiihie  qui  se  préseuto  avec  tant  d'agrément 
ft  de  bon  goût  ». 

(1)  «  Tel  est  TefTet  d'un  easeignement  et  d'un  style  (lui  comluisent  toujours  le 
lecteur  ou  l'auditeur  de  i-e  ((u'il  sait  mieux  à  ce  qu'il  sait  moins,  ou  ignore  tout  à 
fait  ... 

(2^  «  G  beaux  jours,  disait-il,  de  la  philosophie  à  TÉrole  normale  et  à  la  Faculté 
des  lettres  de  l'Acadcmie  de  Paris,  quand  M.  LaromiiTuiére  enseignait  avec  tant 
d'éclat  et  de  charme..,  Qui  "ous  rendra  l'éloquence  de  celui  que  va  recouvrir  cette 
tombe...  ces  improvisations  dont  le  style  le  plus  iieureux  n'offre  encore  ([u'une  image 
alfaiblie,  ces  incomparables  leçons  où  dans  une  clarté  suprême,  s'unissaient  sans 
effort  les  grâces  de  Montaigne,  la  sagesse  de  Locke  et  quehpiefois  la  suavité  de 
Fénelou?...  Sa  parole  exerçait  une  fascination  véritable.  J'ai  vu  des  hommes 
vieillis  dans  ces  méditations  s'imairiner,  en  entendant  .M.  Laromiguière,  que  leur 
esprit  souvrait  pour  la  i)remicre  fois  à  la  lumière,  tandis  qu'à  côté  d'eux  les  plus 
simples,  trompés  j)ar  cette  lucidité  merveilleuse,  croyaient  comprendre  parfaitement 
les  plus  profonds  mystèies  de  la  métaphysique  ». 

(3)  «  Il  est  resté,  dit-il,  et  restera  toujours  dans  ma  mémoire,  avec  une  émotion 
reconnaissante,  le  jour  où,  pour  la  première  fois  en  1810,  élève  de  l'École  normale, 
destiné  à  l'enseignement  des  lettres,  j'eutendis  .M.  Laromiguière.  Ce  jour  décida  de 
toute  ma  vie  :  il  m'enleva  à  mes  premières  études  qui  me  promettaient  des  succès 
paisibles  pour  me  jeter  dans  une  carrière  où  les  contrariétés  et  les  orages  ne  m'ont 
pas  manqué.  Je  ne  suis  pas  Malebrauche  ;  mais  j'éprouvai  en  entendant  M.  Laromi- 
guière ce  qu'on  dit  que  .Malebrauche  éprouva  en  ouvrant  par  hasard  un  Traité  de 
Descaries...  l'Écoie  normale  lui  appartenait  tout  entière  ». 

(4)  '<  Uue  infirmité  dont  il  souffrit  quarante  ans  sans  se  plaindre,  dit  Saphary, 
Téloigna  d'un  enseignement  dont  les  succès  sont  mémorables  ».  Et  Mignet  nous 
apprend  que  cette  maladie  des  plus  opiniâtres  et  des  plus  douloureuses  était 
une  inflammation  intermittente  delà  vessie,  dont  les  crises  de  plus  en  plus  rappro- 
chées et  alarmantes  amenèrent  sa  mort. 

(o)  Leçons  de  philosophie  ou  Essai  sur  les  facultés  de  l'âme,  par  M,  Laromi- 
guière, professeur  de  philosophie  à  la  faculté  des  lettres  de  l'académie  de  Paris, 
tome  le',  Paris,  Brunot-Labbe,  436  pages.  -  . 


UO  L'IDÉOLOGIE  SPIRITI  ALISTK  ET  CIIRKTIENiNE 

*  elles  étaient  incomplètes,  toutes  ne  s'y  trouvaient  même  pas. 
Mais  il  n'avait  pu  oublier  les  idées  essentielles  qui  étaient,  disait- 
il,  plus  justement  encore  quil  ne  le  croyait,  en  trop  petit  nomI)re. 
Il  s'estimait  trop  récompensé  si  les  bons  esprits  y  apercevaient 
quelques  traces  de  la  méthode,  si  la  critique  trouvait  que  l'ou- 
vrage pouvait  faire  naître  ou  fortifier  le  goût  du  vrai  et  de  la 
simplicité.  Le  volume  traite,  en  quinze  leçons,  des  facultés  de 
l'àme  considérées  dans  leur  nature.  Dans  la  première,  il  est 
question  de  la  méthode  et  de  l'objet  du  cours  de  philosophie  ; 
dans  la  seconde,  du  principe  des  facultés  de  l'àme  et  de  l'in- 
fluence du  langage  sur  nos  opinions;  dans  la  troisième,  du  sys- 
tème des  facultés  de  l'àme  d'après  Condillac;  dans  la  quatrième, 
de  son  propre  système;  dans  la  cinquième,  des  principes  des 
sciences.  Cette  leçon  se  termine  par  l'examen  critique  du  sys- 
tème de  Condillac,  continué  dans  la  sixième.  La  septième  con- 
tient des  éclaircissements  sur  la  méthode,  sur  son  système  des 
facultés  et  en  particulier  sur  la  liberté  et  sur  l'attention  ;  la  hui- 
tième, l'examen  des  objections  qu'on  pouvait  lui  adresser.  Dans 
la  neuvième  et  dans  la  dixième,  il  montre  que  Condillac  est  spi- 
ritualiste,  et  se  demande,  dans  la  onzième,  ce  que  c'est  que  la 
métaphysique.  Il  traite  des  définitions  dans  la  douzième  et  la 
treizième,  des  opinions  des  philosophes  sur  les  facultés  de  l'âme 
dans  la  quatorzième  ;  enfin  il  cherche,  dans  la  dernière,  s'il  a 
fait  quelques  progrès  depuis  l'ouverture  du  cours  de  philosophie. 

En  post-scriptum,  il  annonce  qu'il  considérera,  avec  la 
seconde  partie,  la  faculté  de  penser  dans  ses  effets,  mais  que, 
des  deux  points  de  vue  très  distincts,  l'un  qui  porterait  sur 
les  produits  de  l'entendement,  l'autre  sur  les  produits  de  la 
volonté  et  serait  le  sujet  de  la  morale,  il  ne  traitera  que  le 
premier.  Successivement,  il  parlera,  dit-il  :  1°  de  la  nature,  des 
causes,  de  l'origine,  des  différentes  espèces  et  de  la  classifi- 
cation de  nos  idées  ;  2°  des  idées  qui  ont  pour  objet  des  êtres 
réels,  les  corps,  l'âme.  Dieu  ;  3°  des  idées  dont  l'objet  n'a 
point  de  réalité  ou  dont  la  réalité  est  contestée;  des  substances, 
des  essences,  des  possibilités,  des  causes,  des  rapports,  du 
temps,  de  l'espace,  de  l'infini,  etc.  Les  belles  questions,  ajou- 
tait-il, ne  nous  manqueront  pas;  elles  offrent  plus  de  variété  et 
d'intérêt  que  celles  qui  nous  ont  occupé  jusqu'ici. 

Biran  critiqua  ce  premier  volume  pour  bien  établir  qu'il  n'avait 
plus  rien  de  commun  avec  les  idéologues.  Fort  justement,  il 


L.VllOMlClltRE  oil 

remarque  que  les  le(;ons  pourrout  bien  ne  pas  satisfaire  à  tous 
les  besoins  des  esprits  méditatifs,  ni  remplir  l'objet  d'une  philo- 
sophie complète.  Moins  exactemeni,  mais  non  sans  raison,  il 
soutient  que  Laromiguière,  en  joignant  l'activitt^.  à  la  sensibilité, 
n'a  pas  ajouté  autant  qu'on  le  croit  à  la  doctrine  de  Condillac. 
Tout  à  fait  injuste,  et  songeant  peut-être  à  son  premier  Mémoire 
sur  rilabitudc,  il  n'est  pas  loin  de  dire  que  les  systèmes  de 
Condillac  et  de  Laromiguiére  »  favorisent  le  matérialisme  »  (1). 

Trois  ans  après  l'apparition  du  premier  volume,  Laromiguière 
donnait  le  second  (^).  Le  volume  commence  par  une  introduction 
consacrée  à  l'examen  (hi  mot  pbilosopbie,  objet  spécial  du 
cours,  puis  traite,  en  douze  leçons,  de  l'entendement  considéré 
dans  ses  effets  ou  des  idées.  Dans  les  deux  premières  sont 
examinées  la  nature,  les  origines  et  les  causes  de  nos  idées. 
Dans  la  troisième,  l'auteur  établit  que  les  diverses  origines  de 
nos  idées  ne  peuvent  être  ramenées  à  une  seule,  et  il  lait  quelques 
réflexions  sur  la  formation  des  sciences.  La  quatrième,  la  cin- 
quième, la  sixième  contiennent  des  éclaircissements  sur  la 
nature,  l'origine  et  la  cause  de  nos  idées;  la  septième,  l'examen 
des  objections  contre  l'ordre  des  leçons  et  sa  doctrine  des  idées. 
Les  idées  innées  sont  critiquées  dans  la  buitième  ;  les  idées  sen- 
sibles, intellectuelles  et  morales  distribuées,  dans  la  neuvième, 
en  différentes  classes.  La  dixième  est  consacrée  aux  idées 
abstraites,  la  onzième  aux  idées  générales  ;  la  dernière  contient 
des  réflexions  sur  ce  qui  précède  et  l'indication  des  conséquences 
qui  en  résultent. 

Le  succès  de  l'écrivain  fut  égal,  comme  le  dit  Cousin,  à  celui  du 
professeur.  Dumouriez  lui  écrit  pour  l'en  féliciter  (3).  Garât  n'est 
pas  moins  enthousiaste  (i).  Les  Leçons,  réimprimées  en  18:20, 

(1)  Sajiliary  et  Tissot  out  coialiaUu  Biraii  etdi'îfeiidu  Laromiuuière.  Cf.  §  4. 

(2)  Leçons  de  philosophie,  etc.,  tome  II,  1818,  478  jiai-^es. 

(3)  «  J'ai  suivi  avec  délires  votre  cours  de  vraie  philosophie.  Si  j'avais  eu  le  bon. 
heur  de  reucoutrer  uu  pareil  ni.iître,  il  y  a  tpiaraiite  ans,  je  \audi'ais  mieux  (|ue  je 
ne  vaux,  car  en  a;,'raudissaut  mou  àuie  par  le  développement  ordonné  de  ses  facul- 
tés, il  aurait  purilié  ses  seusations.  Laissons  les  regrets  inutiles  !  Même  à  quatre- 
vingts  ans  vous  rajinmissez  et  ennoblissez  mon  sentiment  et  vous  me  faites  grand 
bien  ><.  Et  après  l'avoir  invité  à  i'omi)léter  son  œuvre,  il  ajoute  :  "  En  attendant 
([ue  vous  ayez  accompli  ce  vœu,  et  j'ose  dire  cette  injonction  de  votre  élève  octogé- 
naire, ce  beau  livre  incomplet  devient  mon  manuel.  Vous  devez  juger  combien  il 
m'attache  à  son  auteur.  Je  ne  regrette  que  d'être  devenu  trop  tard  votre  admirateur, 
votre  élève  et  votre  ami  ». 

(4j  '<  Les  lei;ons  imprimées  en  deux  volumes,  avec  tout  ce  que  la  parole  a  d'inspi- 
rations, et  tout  ce  que  le  style  ajoute  de  correction  et  de  perfection  à  la  pensée,  vont 
paraître  iucessaminent  traduites  dans  la  langue  de  Galilée,  de  Graviua  et  de  Beccaria  : 


5i2  L  IDÉOLOGIE  SMUU  LALISTE  ET  CllItÉTIENNE 

en  1822,  en  1826,  en  1833,  en  1844,  en  18o8,  et  mêlées  cons- 
tamment i\  riiistoire  de  la  philosophie  classique,  demeureiil 
un  livre  consacré,  pendant  que  règne  la  philosophie  de  Cou- 
sin. Elles  nous  conduisent  jusqu'à  la  «  crise  philosophique  » 
qui,  avec  MM.  Taine,  Renan,  Liltré,  Vacherot  et  les  philo- 
sophes anglais,  ramena,  dans  lUniversité,  et  surtout  en  dehors 
d'elle,  le  goût  des  recherches  entreprises  autrefois  par  les 
amis,  moins  littéraires,  moins  orthodoxes,  mais  plus  origi- 
naux, de  Laromiguiôre.  M.  Taine  les  admire  comme  Garât, 
en  faisant  les  réserves  qu'eussent  pu  faire  Cabanis  ou  D.  de 
Tracy  (1). 

Il  est  assez  singulier  que  l'auleur  d'un  livre  dont  tout  le  monde 
a  proclamé  hautement  le  mérite  littéraire  ne  soit  pas  entré  à 
l'Acadéniie  française,  où  figuraient  ses  amis  Andrieux  etB.  Cons- 
tant, D.  de  Tracy  et  Droz.  Deux  fois  on  le  lui  proposa.  B.  Cons- 
tant vint  un  jour  chez  Laromiguière  et,  en  présence  de  Thnrol, 
le  supplia  de  se  présenter  contre  «  un  candidat  de  la  cour  et  de 
la  congrégation  ».  Laroiniguiére  aurait  cédé,  mais  bientôt  se 
serait  ravisé.  Une  autre  fois,  c'était  Cuvier  qui  avait  réussi  à  le 
décider,  mais  bientôt  encore  il  se  désista.  Dans  l'un  ou  dans 
l'autre  cas,  il  aurait  composé  Texorde  de  son  Discours  de  récep- 
tion, qui  portait  sur  le  style  philosophique  (2). 

Quelle  est  donc  la  doctrine  exposée  dans  les  Lprons'i  Saphary 
et  M.  Paul  Janet  ramènent  la  philosophie  de  Laromiguiôre  à 
trois  points  essentiels  :  méthode,  facultés,  origine  des  idées. 

A  la  façon  des  idéologues,  Laromiguiôre  attribue  une  impor- 
tance capitale  à  la  méthode.  Comme  eux  aussi,  il  conlinue  Des- 
cartes, Gondillac  elles  savants  du  xyu*"  et  du  xvni''  siècle.  Repre- 
nant non  seulement  les  idées,  mais  encoie  textuellement  les 
expressions  dont  il  s'est  servi  dans  le  Mémoire  sur  l'Analyse  des 

et  combien  il  tst  à  désirer  inmr  la  raison  hiimaiiie  que  toutes  les  laugues  de  l'Eu- 
rope s'en  emparent  et  la  traduisent  »  I 

(1)  «  Laromii-'ultre,  dit-il,  étiit  dans  la  i»hilosophie  comme  uu  homme  du  monde 
dans  sa  maison;  il  en  faisait  les  honneurs  avec  un  bon  iront  et  luie  poNtesse  exquise... 
faisait  découvrir  d'eux-mêmes  et  près  d'eux,  à  ses  auditeurs,  ce  (ju'ils  cherchaient 
si  loin  et  dans  les  autres...  Ou  aime  avaut  tout  daus  sou  style  la  facilité  abondante 
et  le  naturel  heureux.  Les  idées  s'y  suivent  comme  les  eaux  d'une  rivière  tran- 
quille... Elles  vous  portent  et  vous  fout  avancer  d'elles-mêmes...  Rien  de  plus 
asrréabie  que  ces  fines  distinctions  et  ces  iu|,'énieuses  analyses...  qui  ne  fout  point 
sortir  le  public  du  terrain  où  il  a  coutume  de  se  tenir...  et  semblent  le  complément 
d'un  cours  de  laugue  ou  de  littérature...  Avec  les  grâces  aimables,  la  politesse 
exquise  et  la  malice  délicate  de  rancienue  société  française,  il  conserva  la  traie 
méthode  de  resi)rit  français.  » 

{■!)  Cf.  Mallet  et  Paul  Janet,  op.  cil, 


LAIlO.MlCiliKKi:  -i-iS 

.senaaiio/ts  {l),  il  recoiuiuaiulo  l'emploi  de  l'anal}  se.  S'instruire 
soigneusement  des  plién jnii'nes,  tout  détailler,  tout  compter, 
tout  peser,  div  iser  l'objet,  on  étudier  successivement  toutes  les 
propiii'tés,  donner  son  attention  au\  moindres  circonstances, 
tels  sont  les  moyens  de  découvrir  leurs  vrais  rapports.  S'il  s'agit 
des  rapports  de  simultanéité,  de  succession,  de  ressemblance, 
de  symétrie  que  l'on  recueille  en  passant  d'un  objet  à  un  autre 
objet,  d'une  idée  à  une  autre  idée,  l'analyse  est  descriptive.  S'il 
s'agit  des  rapports  de  génération  et  de  déduction,  si  Ton  va  du 
même  au  même,  d'un  objet  considéré  sous  un  point  de  vue  à  ce 
même  objet  considéré  sous  un  nouveau  point  de  vue  (2),  pour 
remouler  jusqu'à  un  principe  et  réunir  en  un  système  toutes  les 
formes,  on  fait  appel  a  Vnnalijse  de  raisonnement. 

Par  ses  fréquents  emprunts  aux  pliilosoplies  de  toutes  les 
écoles  et  aux  littérateurs,  par  son  éclectisme,  Laromiguiéie  est, 
comme  Degérando,  le  prédécesseur  de  Cousin  (.'{).  Par  ses  goûts 
littéraires,  il  se  rapprocbe  de  Garât.  Mais  il  n'en  a  pas  l'empbase, 
qu'il  remplace  fort  avantageusement  par  u  la  facilité  abondante, 
le  naturel  heureux  et  les  gr;\ces  aimables  ».  Boileau  «  le  poète 
de  la  raison  »;  lui  vient  en  aide  pour  traiter  du  raisonnement 
et  marquer  limportanc»'  de  l'attention.  Une  page  de  Pascal  lui 
parait  «(  l'esprit  humain  dans  toute  sa  perfection  >  ;  avec  lui  il 
fait  profession  d'ignorer  comment  le  corps  influe  sur  l'dme  et 
l'àme  sur  le  corps;  avec  lui  encore  il  combat  Kant  et  ceux  qui  le 
suivent.  11  lit  et  relit  avec  amour  les  vers  de  Racine,  comme  Vir- 
gile, Cicéron,  Bossuet,  La  Fontaine,  La  Bruyère  et  tous  les  grands 
auteurs,  et  <«  lève  les  épaules  >  si(|uel(pie  iomanti(|U('  le  compare 
à  Ronsard.  Par  l'analyse  d'une  fable  de  La  F'ontaine,  il  montre 
(pi'il  ne  faut  reconnaître  ni  plus  ni  moins  de  trois  facultés  dans 
lentendement  humain    Avec  Molière  il  travaille  «  à  la  défini- 


fl)  Cf.  AppeuJice,  les  deux  textes.  Le  goût  et  non  le  changement  des  doctrines 
amène  des  difTérences,  peu  importantes  d'ailleurs,  dans  les  expressions. 

(2)  Cf.  ce  f|ui  a  t-ti-  dit  di-s  Mémoires  In^  a  Tlnstitul  par  Laruniiguière. 

{'i]  ic  Consultez,  dit-il,  Socrate,  Pliton,  Descartes,  Malelirandie,  pour  savoir  quelles 
vérités  le  genre  humain  doit  a  la  philosophie...  Je  voudrais,  à  l'exemple  de  ce 
grand  homrne  iLeihiidz;  rapprocher  les  esprits,  qui  ne  sont  pas  aussi  séparés  (ju'ils 
le  r-roient.  je  voudrais  faire  voir  que  leurs  divisions  sont  moi^s  réelles  qu'apjia- 
rentes,  que  souvent  elles  sont  moins  dans  les  choses  que  dans  lus  mots...  Ktu(lions 
Descartes...  Lisez  .Malebranche. . .  Leibnitz...  Étudiez  Locke...  Condillac...  Voulons- 
nous  bien  faire?  Ne  soyons  ni  à  Descartes,  m  à  Locke,  ni  à  Malebranche,  ni  à 
Leibnitz  :  soyons  à  la  vérité,  si  nous  pouvons,  et  si  nous  ne  sommes  pas  assez 
heureux  pour  la  trouver  de  nous-mêmes,  aidons-nous  de  tous  ceux  qui  l'ont  cher- 
chée avant  uuus  ».  {Lei:ijns\,  IX,  X;  tous  ces  textes  sont  de  la  première  édition.) 


S44  L'IDÉOLOGIE  SPIUITUALISTE  ET  CHRÉTIENNE 

lion,  »  el  maître  Jacques  est,  «  en  abstiacUon  »,  un  excellent 
métaphysicien.  Heureux  de  trouver  quelque  rapport  entre  ses 
pensées  et  celles  de  Montesquieu,  il  critique  les  théories  de 
Voltaire  et  de  Buffon,  comme  celles  de  Bonnet.  C'est  que  ce 
n'est  pas  trop,  dit-il,  du  génie  de  La  Bruyère  ou  de  Molière  pour 
sonder  les  replis  et  pénéti-er  les  profondeurs  du  cœur  humain  ; 
et  on  pourrait  très  bien  faire  un  cours  de  philosophie,  ou  du 
moins  de  métapliysique  et  de  logique,  sur  une  page  de  Boileau, 
une  scène  de  Racine,  une  fable  de  La  Fontaine. 

La  doctrine  des  facultés  est  bien  connue.  Puissances  et 
moyens  d'agir,  elles  ne  peuvent  avoir  leur  source  dans  la  sensi- 
bilité, capacité  toute  passive.  Lame  active,  s'appliquant  aux  sen- 
sations pour  en  tirer  les  idées,  produit  les  facultés  de  l'entende- 
ment; cherchant  ce  qui  lui  agrée  et  fuyant  ce  qui  lui  répugne, 
elle  produit  celles  de  la  volonté.  L'attention,  la  comparaison,  le 
raisonnement  sont  les  trois  facultés  de  l'entendement.  L'attention 
donne  des  idées  exactes  et  précises.  La  comparaison  découvre 
dos  analogies,  des  liaisons,  des  rapports.  Le  raisonnement  con- 
duit, de  rapport  en  rapport,  jusqu'à  celui  où  tout  commence, 
jusqu'aux  principes,  comme  des  principes  jusqu'aux  conséquences 
les  plus  éloignées.  L'attention  donne  les  faits;  la  comparaison, 
les  rapports;  le  raisonnement,  les  systèmes.  Devenue  une  longue 
patience,  l'attention  rencontre  ces  idées  heureuses  qui  annoncent 
le  génie  ;  par  la  comparaison,  le  génie  prend  de  l'étendue;  par  le 
raisonnement,  de  la  profondeur.  De  même  le  désir  ou  la  direc- 
tion de  toutes  les  facultés  de  l'entendement  vers  l'objet  dont  ou 
sentie  besoin,  la  préférence  et  la  liberté  forment  par  leur  réu- 
nion la  volonté.  Entendement  et  volonté  constituent  la  pensée,  et 
quand  ils  sont  bien  employés,  la  raison. 

Ce  que  l'on  sait  moins,  c'est  que  cette  doctrine  du  premier 
volume  des  Leçons  est  le  développement  de  celle  du  3Iémoire 
de  l'an  IV,  que  combattait  déjà  D.  de  ïracy  et  nous  présente  les 
modifications  que  Laromiguière  apportait  dès  cette  époque  au 
condillacisme  (1). 

L'idée,  dit-il  en  1818  comme  en  1796,  est  «  un  sentiment  dis- 
tingué ».  L'idée  sensible  a  son  origine  dans  la  sensation,  sa  cause 
dans  l'attention,  qui  s'exerce  par  le  moyen  des  organes  (2);  les 
idées  des  facultés  ont  leur  origine  dans  le  sentiment  de  ces 

(1)  Cf.  Cabanis  et  I).  dcTracy,  Laucelin,  Draparnaud,  Lamarck,  etc.,  et  TAppondire. 

(2)  Expirssioii  du  Mémoire  filé  plus  haut. 


LVKOMIGUIEIΠ 345 


l 


fafultés,  leur  cuiise  ilans  rattention  qui  s'exerce  indépendam- 
iiient  des  organes  ;  les  idées  de  rapport  ont  leur  origine  dans 
le  sentiment  de  rapport,  leur  cause  dans  la  comjiaraison  et  dans 
le  raisonnement;  les  idées  morales  ont  leur  origine  dans  le  sen- 
timent moral  et  leur  cause  dans  l'aclioLi  de  toutes  les  facultés 
de  renteudenient  [[). 

La  philosophie  exposée  dans  les  Lcçuiis  est  donc  celle  du 
Projet  et  des  Mémoires.  La  pensée  de  Laromiguière  s'est  même 
si  peu  modiliée  ([ue  ceux-ci  ont  été  transportés  textuellement  et 
presque  tout  entiers  dans  les  premières.  L'idée  l'ondamenlale  de 
Laromiguière  ne  lui  a  donc  pas  été  suggérée  par  Daube,  et  Biran 
n"a  pas  eu  dintluence  à  exercer  sur  l"(\spril  de  Laromiguière  (2). 

Bien  i)lus,  des  Letti'cs.  tMi  grande  pari  le  inédiles,  (pii  \ouL 
de  1820  à  is:n,  témoiginMil  que  Laromiguièic  ne  cliaugeait  plus 
rien  à  sa  pensée,  (piand  il  avait  Irouvi'  une  l'orme  siiriisamment 
exacte  et  précise.  Il  faut,  écrit-il  en  ISI!»  à  Valette,  lire  et  relire 
cent  fois  les  belles  pages  qu'on  rencontre  dans  Bacon,  Pascal, 
Malebram-he  ou  Condillac  ;  la  raison  et  le  goût  y  profilent  plus 
(pie  si  on  lisait  mille  pages  de  tel  philosophe  que  je  ne  veux  pas 
nommer.  Vous  savez  écrire,  dit-il  sept  ans  plus  lard  à  Sa|)hary, 
c'est  le  grand  point.  A  l'ahbé  Roques,  il  dit  qu'on  doit  à  chaque 
instant  corriger  la  langue,  qu'il  ne  faut  être  «  ni  à  Apelles,  ni  à 
Céphas,  mais,  à  la  vérité,  si  nous  pouvons  »  (3);  il  se  plaint  de  «  ce 
que  le  plus  grand  nombre  des  esprits,  surtout  parmi  les  doctes, 
abhorrent  la  clarté  ».  S'agit-il  de  résoudi'e  une  question?  il  la 
traduit,  jus([u'à  ce  que,  de  traduction  eu  tiaduction,  il  arrive  à 
une  proposition  év  idente  qui  est  la  solution  cherchée.  Tant  que 
les  astronomes  manquèrent  d'un  principe,  lui  écrit-il  deux  mois 
avant  sa  mort,  les  phénomènes  du  ciel  étaient  inexplicables... 
L'univers  est  un  immense  système...  L'homme  doit  systéma- 
tiser ses  connaissances...  Le  grain  de  Lié  contient  vos  excel- 
lentes gimblettes,  le  grain  de  cliènevis  contient  ce  papier. 

Aussi  les  modifications  que  subissent  les  Leçons,  dans  leurs 
éditions  successives,  ont  pour  objet  de  rendre  la  forme  plus  par- 
faite et  de  donner  à  l'œuvre  une  unité  plus  systématique:  elles 
n'en  changent  pas  le  fond.  Les  suppressions  tendent  à  rendre  le 


(1    Voir  §  4.  Saphary  fait  sortir  urio  log-ique  et  une  morale  de  cette  Uiéorie. 
(2)  M.  Paul  Jaiiet  u'avait  p.is  comparé  aux  Lerona  les  Mémoires  de  l'iiistilut;  Tissot 
oul)lie  que  le  Mémoire  de  Birau  ne  fut  pas  impriirié. 

(;î)  Cf.   Appendice,  idées  et  expressions  du  Mémoiie  de   l'an  IV. 

PiCAVET,  35 


546  L'IDÉOLOGIE  SlMlUTl  ALISTE  ET  CllHÉTIEiNxNE 

livre  complet  en  sol  et  à  ne  lui  faire  promettre  que  ce  qu'il 
donne  (1).  Les  changements  lui  sont  indiqués  par  ses  disciples. 
Chabrier  revoit  la  cinquième  édition  et  Laromiguiôre  est  tout 
heureux  de  «  son  Aristarque  ».  L'abbé  Roques  désire  que  l'ou- 
vrage «  soit  parfait  »  et  s'étonne  que  l'auteur  ait  supprimé  un 
morceau  sur  «  l'absolu  ».  Perrard  pense  que  «  son  illustre 
maître  exagère  les  avantages  de  la  mélliode  »  et  Laromiguière  lui 
donne  raison  en  disant  que  le  génie  doit  tout  «  ou  presque  tout  » 
à  la  méthode.  Ses  adversaires  eux-mêmes  l'amènent  à  réformer 
des  expressions  inexactes  (:2). 


(1)  Ainsi  s'expliquent  celles  qui  ont  lieu  dans  la  conclusion  lUi  premier  volume  ; 
(Tans  le  titre  qui,  de  Leçons  de  plnlosopliie  ou  Essai  sur  les  facultés  de  l'dme 
devient  Leçons  de  phUosopttie  sur  les  principes  de  l'intelUrjence  ou  sur  les 
causes  et  sur  les  origines  des  idées,  «  parce  qu'ainsi  il  n'annonce,  dit  Laromiguière 
en  182(5,  rien  de  plus  que  ce  que  j'exécute  tant  bien  ((uc  mal  ». 

{■!)  Patrice  Larrmiue,  dans  son  Cours  de  pliilusiipliie,  critique  cette  phrase  de  Laro- 
miguière :  «  Pur  iattenti.n  qui  concentre  la  sen.sHiililé  sur  un  seul  pdiut;  par  la 
comparaison  qui  la  partage,  et  (jui  n'est  qu'une  double  attention;  par  le  raisonne- 
iiient  qui  la  divise  encore  et  t|ui  n'est  (|u'une  double  comparaison,  Pesprit  devient 
une  puiss;ince,  //  agit  «.  Si,  dit-il,  il  est  vr.ii  (pie  concentrer  ou  partaqer  la  sensi- 
bilité soit  Pieuvre  de  Pesprit,  le  condillarisnie  aiuait  gagné  sa  cause.  Va\  même 
temps,  il  l'ail  remarquer  que  ces  paroles  sont  en  opposition  avec  rensend)le  du  sys- 
tème. LaroiiiiguiiTc  substitue  Vaclirilé  à  la  sensitiililé  dans  Péilition  de  1831.  De 
même  Laromigunre  rciiq)lace  la  di'tiuition  toute  condillacienne,  selon  Larroque,  de 
la  mémoire.  «  La  mémoire  est  un  produit  de  Pattenlion,  ou  ce  qui  reste  d'une  sen- 
sation qui  710US  a  vivement  a/f'eclés  ».  p;ir  une  autre  déliuition  qui  est  un  amende- 
ment considérable:  »  La  mémoire  est  l'action  divisée  ou  réunie  de  l'attention,  de  la 
comparaison  et  du  raisonnement  ".Voici  quebpies  exemples  qui  monlreront  coiunicut 
Laromiguière  procédait,  en  ce  (jui  concerne  la  l'orme,  a  la  revision  des  Leçons. 


PREMIÈRE    EDITION 

1.  lOe  le(;ou.  Suite  de  la  précédente. 

L  11"  leçon.  Ce  que  c'est  que  la  méta- 
physique ou  sur  le  mot  niétiipliysniue. 
IL  9«  leçon.  L'analyse,  toujours  la  même 
dans  son  essence,  varie  dans  ses  formes. 


II.  P.  4G2.  A  ces  différentes  sensibiliti  >. 
joignez  le  génie  et  dans  ceux  «pii  les 
auraient  ainsi  en  partage,  supposez  à 
la  fois  le  pouvoir  de  soutenir  long- 
temps leur  attention,  un  goilt  vif 
pour  le  rapprochement  des  idées,  une 
grande  force  de  raisonnement;  Pintelli- 
gence,  considérée  dans  ses  rapports  à 
la  seule  philosophie,  aous  étonnera  par 
ses  contrastes  autant  que  par  ses  ri- 
chesses. 


CINQUIÈME   EUITION 

l.  10=  leçon.  Confirmation  de  la  leçon 

]iréiédente. 
1.  1 1'  leçon.  Définition  de  la  méttphy- 
siipie. 

II.  y^  leçon.  Invariable  dans  son  essence, 
Panalyse  varie  dans  ses  applications  et 
dans  ses  formes,  suivant  les  objets 
aux(picls  on  l'appli<[ue  et  les  esprits 
auxquels  on  destine  Pinstruction. 

II.  P.  ;jt)8.  A  chacune  de  ces  différentes 
sensibilités  joignez  le  génie;  à  ceux 
(|ui  les  auraient  ainsi  en  partage, don- 
nez à  la  fois  le  pouvoir  de  soutenir 
lonirtemps  leur  attention,  un  goût  vif 
pour  le  rapprochement  des  idées,  une 
grande  force  de  raisonnement;  l'intel- 
lii-a-nce,  dans  ses  rapports  à  la  seule 
philosophie,  vous  étounera  par  ses 
contrastes  autant  que  par  ses  ri- 
chesses. 


J'ai  entre  les  mains   un  exemplaire  de  la  première  édition.  Laromiguière,  qui  le 
destinait  à  «  M.  Lemare  »,  y  a  fait  de  sa  main  les  corrections  essentielles. 


l.AUO.\llC.['lÈnE  517 

Les  additions  exainiuêos  clironologiqiiemenl  nous  feraient 
suivre  la  lutle  entre  les  derniers  représentants  des  idcoloo:ues  et 
leurs  adversaires.  L'année  même  où  paraissent  les  Fraç/ments 
de  Cousin,  Laromi,u;uiére  \\.)  se  retournant  contre  les  partisans  de 
Kant,  qui  ont  combattu  Aristole,  Bacon,  Hobbes,  Gassendi,  leur 
demande  sils  approuvent  chez  le  premier  ce  quils  blâment 
chez  les  seconds.  Et  il  leiu'  montre,  en  s'appnyant  avec  plus  de 
malice  que  de  raison  sur  Villers,  «  qu'ils  exagèrent  Gassendi, 
Locke,  Condillac  et  tous  les  philosophes  qui  ont  le  plus  accordé 
aux  sensations  ».  Il  avait  dit  que  si  l'on  compte  une  douzaine, 
une  vingtaine  peut-être  de  grands  poètes,  on  ne  peut  guère  comp- 
ter que  cinq  ou  six  grands  métaphysiciens.  11  ajoute  ù  la  même 
époque  en  note:  *•  Dût-on  maccuser  d'une  excessive  partialité, 
je  dirai  que  la  majeure  partie  de  ce  très  petit  nonibre  de  méta- 
physiciens du  premier  ordre  appartient  à  la  France  ».  Ak)rs 
aussi  il  se  réclame  de  Malehranche,  pour  «  parler  selon  lopinion 
comnume  »,  et  s'adresse  à  «  léquité  des  lecteurs  »  qui  ne  doi- 
vent pas  attribuer  a  tout  sentiment  ce  qu'il  dit  «  du  sentiment 
sensation  ■.  En  IHiiC»,  il  demande  à  ceux  qui  sont  instruits  des 
disputes  occasionnées  par  \'a po^^tcriori  et  Va  priori,  «  de  donner 
un  moment  d'attention  à  la  note  où  il  montre  que  le  système  des 
opérations  est  en  même  temps  le  système  des  facultés  ».  Il 
constate  en  183;]  (juon  ne  l'a  pas  donné,  ce  moment  d'atten- 
tion (-2). 

D'autres  additions  indifpient  une  confiance  de  plus  en  plus 
grande.  Où  il  combattait  la  fausse  doctrine  de  l'école  de  Des- 
cartes et  de  celle  de  Locke,  il  ajoute  «  et  de  toutes  les  écoles  de 
philosophie  ■'.  Il  se  compare,  lui  l'homme  modeste,  à  Newton: 
•  Avant  que  le  prisme  de  Newton  eût  décomposé  le  rayon 
solaire,  la  physique  ne  pouvait  faire  que  d'inutiles  efforts  pour 
découvrir  l'origine  des  coideurs.  Avant  que  l'analyse,  prisme  de 
l'esprit  humain,  eût  décomposé  le  sentiment,  la  métaphysique 
ne  pouvait  que  s'égarer  en  cherchant  l'origine  des  idées  ». 
Les  pages  sur  le  génie  philosophique  sont  peut-être  l'exorde 
du  Discours  conqîosé  pour  l'Académie  française;  le  Discours  sur 
l'idpiititi;  du  raisonnement  fut  imprimé  d'abord  en   Italie  en 

•1;  Appendice,  leUres  iuédites  à  Saphary. 

f2)  Voir  eucore  la  uole  où  il  semble  combattre  Platon  et  Cousin,  en  distinguant 
existence,  connaissance,  certitude  (II,  172;  ;  le  passage  où  il  affirme  (II,  374)  qu'il  a 
expliqué,  urtn  plus  seulement  le  mot  sentir,  mais  deux  mots  eucore,  le  mot  agir  et 
le  mot  connailre. 


548  L'IDÉOLOGIE  SPIUITLALISTE  ET  CHRETIEN-NE 

1820,  enfin  la  conclusion  ajoutée  à  tout  louvrage,  ramène  encore 
au  Mémoire  de  lan  IV  (1). 

Laromiguière  donnait,  en  18-25,  une  nouvelle  édition  des 
Paradoxes  de  Condillac,  où  il  y  aurait  à  signaler  des  modifica- 
tions analogues.  Il  renvoie  souvent  d'ailleurs  à  ce  dernier 
ouvrage  et  montre  ainsi  qu'il  a  pris  en  1811  et  conservé  en 
grande  partie  comme  des  vérités,  ce  qu'il  avait  appelé  en  1803 
les  Paradoxes  de  Condillac.  Il  mourait  en  1837  et  laissait  une 
correspondance  et  des  manuscrits  plus  intéressants  peut-être 
que  les  ouvrages  où  nous  trouvons  aujourd'hui  sa  pensée  sous 
une  forme  plus  parfaite,  mais  moins  spontanée. 


IV 

Nous  avons  énuméré  les  causes  mullii)ies  du  succès  de  la 
philosophie  popularisée  par  les  Leçons.  >'on  seulement  il  y  eut 
une  école  de  Lai-omiguière  (2),  avec  des  hommes  d'une  valeur 
très  inégale,  Dauhe,  Perrard,  Cardaillac,  Valette,  Saphary,  Gibon, 
l'abbé  Roques  et  de  Chabrier,  Lame  et  Armand  Marrast;  mais  ses 
doctrines  se  répandirent  hors  de  France.  En  France  même 
elles  eurent  une  action  considérable  sur  ceux  qui  <<  alliés  ou 
adversaires  »  cherchaient  à  la  remplacer;  elles  furent  le  point 
de  départ  de  ceux  qui  remirent  en  honneur  la  méthode  et  les 
recherches  des  idéologues. 

L'Angleterre,  l'Ecosse,  l'Amérique  avaient  subi  l'influence  de 
D.  de  Tracy.  L'Allemagne,  si  l'on  excepte  Schopenhauer,  aussi 
peu  allemand  que  possible,  avait  surtout  connu  Degérando, 
mais  était  presque  exclusivement  attentive  au  grand  travail  lit- 
téraire, philosophique  et  scientifique  qui  a  donné  chez  elle,  de 
1800  à  1830,  des  résultats  si  prodigieux.  Restait  l'Italie.  La  phi- 
losophie de  Condillac  avait  passé  de  la  cour  dans  les  écoles  ;  le 
Nord  était  conquis  à  Locke  avec  le  P.  Soave,  le  traducteur  du 
Résumé  fait  par  Wynne  de  YEssai  sur  l'entendement.  La  plii- 

(1)  «  De  tous  les  poiuts  de  Tunivers  et  de  toutes  les  parties  de  nous-mêmes,  nous 
\ienneut  en  foule,  sans  ordre,  sans  lumière,  les  affertions  de  plaisir  ou  de  peine. 
La  pensée  açit  :  elle  est  attentive,  elle  compare,  l'ile  raisonne.  L'esprit  dcmrle  et 
sépare  des  éléments  qui  étaient  confondus;  il  les  «listribue  en  espères, dont  il  déter- 
mine le  caractère,  le  nombre,  le  rang:.  Déjà  brille  la  lumière,  le  jour  a  pénétré  le 
chaos,  et  l'intelliL-^ence  est  créée.  Que  fallait-il  pour  amener  de  tels  objets  à  une 
telle  simplicité?  11  fallait  avoir  découvert  ses  principes  ». 

(2)  MM.  Compayré  et  Ferraz  disent  le  contraire,  à  tort  comme  ou  va  le  voir. 


LES  IMIll.OSOIMIKS  ITALIKNS  U9 

losopliie  suivit  ou  Italie  la  méine  marche  queii  France.  Soave 
critiquait  coiume  la  Décade,  le  Kant  de  Viilers.  Galuppi  s'at- 
taquait, comuie  D.  de  Tracy,  à  celui  de  Kiid^er.  Borelli  sous 
le  pseudonyme  de  Lallebasque,   cherchait,  comme  Bonnet  et 
Cabanis  ,    à    expliquer    physiologiquement   hi    génération    des 
idées  (l).  D  de  Tracv  était  traduit  eu  italien,  et  Stendhal  citait 
dans  la  langue  du  pays  qui  lui  était  devenu  si  cher,  le  philo- 
sophe qu'il  admii'ail    le    plus.    Le  chevalier  Bozzelli,  dans  des 
Essais  sur  les  rapports  primitifs  qui  lient  ensemble  la  philoso- 
phie et  la  morale  ;lS-28!,  montrait  Locke,  Condillac   et   D.  de 
Tracy  se  «  succédant  exprès  pour  ajouter  I  un  à  l'autre,  pour 
serrer  de  plus  en  plus  l'analyse  et  l'enchaînement  des  faits, 
pour  que  Terreur  échappée  à  la  poursuite  de  l'un  fût  atteinte 
par  l'autre  jusque  dans  ses  derniers  retranchements  ».  Ce  sont 
là,  ajoutait-il,   trois  points  lumineux  dans  l'histoire  de  l'esprit 
humain;  ils   éclaii'ent    la  route  delà  vérité  poui- empêcher  que 
personne  ne  puisse  plus  s'égarer  dans  le  vague  des  hypothèses. 
Il  rapprochait  Cabanis  et  Biran,  défendait  D.  de  Tracy  contre 
Degérando  et,  approuvant  Saint-Lambert  et  FranUin,  ne  voyait 
dans  la  morale  qu'un  ensemhle  de  calculs  fins,  rapides,  lumi- 
neux, dont  l'origine  se  perd  avec  l'origine  même  dujugcment(2). 
Longtemps  encore  l'admiration  fut  vive  en  Italie  pour  les 
grands  idéologues.  Gioberti,  qui  espérait  qu'un  jour  viendrait 
«  où  l'on  rirait  des  sensualistes,  comme  on  rit  aujourd'hui  du 
système  de  Ptolémée  »,  écrivait  en  1833  :   «  La  plupart  de  nos 
jeunes  gens  sont  encore  sensualistes,  n'ayant  entre  les  mains 
que  Condillac,  Tracy  et  Cabanis,  et  s'en  tenant  aujourd'hui  à  ce 
qu'on  pensait  en  France  il  y  a  trente  ans  (3)  ».  Mais,  en  Italie 
comme  en  France,  les  partisans  de  la  philosophie  du  xvm^  siècle 
se  rattachaient  de  préférence  à  celui  des  idéologues  qui,  au 
point  de  vue  politique  et  religieux,  prétait  le  moins  à  la  critique. 
Bozelli    mentionnait    «   Laromiguière,  philosophe  aussi  ingé- 
nieux que  profond  ».  Gioia   et  Bomagnosi,   élèves  du  collège 
Albéroni  à  Parme,  avaient  transporté  dans  l'économie  politique 
et  la  législation  les  doctrines  condillaciennes.  Le  dernier  pre- 
nait même  la  défense  de  Condillac,  de  telle  façon  qu'en  le  lisant 


(1;  Priiicipii   délia  genealogia  del   pensiero.   Opéra   del    siLiiior    Lallebasque, 
Lugano,  1825,  2  vol. 

(2)  Ce  livre  nous  a  été  indiqué  et  communiqué  par  M.Paul  Janet. 

(3)  Louis  FeiTi,  op.  cit. 


550  LIOI-OLOGIE  SPIRITUALISTE  ET  CIÏRl-TIENNE 

on  croirait  avoir  affaire  à  Tliiirot  (1).  Mais  il  n'est  pas  un  pur 
condillacien  :  «  Je  nai  jamais  dit,  éerit-il,  et  je  ne  dirai  jamais 
non  plus  que  notre  intelligence  ait  des  lois  indépendantes  de 
notre  puissance  sensible  ».  Comme  Ta  excellemment  montré 
M.  Louis  Ferri  (2),  sa  doctrine  est  plutôt  celle  de  l'expérience  que 
celle  de  la  sensation  et  il  donne  à  l'activité  de  l'âme  une  place 
bien  plus  considérable.  Déjà  en  effet  Laromiguiére  était  rangé  en 
Italie,  comme  en  France,  parmi  «les  Métaphysiciens  classiques  ». 
Novati  avait  en  1820  traduit  les  Leçons,  puis  le  Discours  sur 
V identité  dans  le  raisonnement,  qui  avait  paru  en  italien  avant 
dôtre  imprimé  en  français,  enfin  les  Paradoxes  de  Condillac. 
Galuppi,  dont  l'influence  succéda  à  celle  de  Romagnosi  et  qui  a 
été  rapproché  d'Ampère  (3),  trouve  déjà  insuffisante  «<  la  réforme 
par   laquelle  Laromiguière  substitue,  à  la   sensation,  la  base 
plus  large  du  sentiment  »  ;  mais  il  fait  venir  les  idées  du  senli- 
ment  et  de  la  méditation.  Rosmini  comliat  avec  haiitonr,  avec 
colère  et,  par  tous  les  moyens,  les  sensiialistes,  Contlillac  et 
d'Alembei't,  Cabanis,  D.  de  Tracy,  Laroinigiiière  et  Romagnosi. 
Dans  le  Nuovo  sagr/io  sulla  origine  délie  Idée  (^1830),  il  veut 
«  rétablir  l'ordre  dans  les  esprits,  troublés  et  bouleversés  par 
les  doctrines  qu'ont  répandues  de  tous  côtés  les  écrivains  de  la 
Révolution  ».  Mamiani  défend  en  1834  la  philosophie  de  l'expé- 
rience comme  une  doctrine  vraiment  nationale  et,  dans  une  char- 
mante lettre  à  Rosmini,  met  en  scène  «  un  paladin  ([ui  habite 
dans  un  vieux  et  fort  manoir  construit  pour  la  première  fois 
par  Protagoras  et  garni,  de  nos  jours  toutà  l'entour,  de  nouvelles 
palissades  et  de  nouveaux  bastions  par  Hume  et  par  Kant,  doué 
d'une  force  merveilleuse,  semblable  à  Ferran  de  l'Arioste,  qui 
croit  peu  à  Dieu  et  aux  démons  et  n'a  d'autre  passion  que  de 
tout  renverser.  Ce  paladin  s'appelle  le  scepticisme,  et  quand  les 
systèmes  des  philosophes  se  présentent  au  pont  demandant  le 
passage  au  nom  de  la  raison,  ce  chevalier  impitoyable  s'avance 
à  leur  rencontre  pour  les  défier  au  combat.  Je  ne  saurais  dire 
combien  il  en  a  désarçonné  et  noyé  dans  le  fleuve  ». 


(1)  «  To  non  vo^lio  entrare,  dit-il,  in  alcuna  npolnirii  personale  a  Condillac. 
Osservo  solamente  clie  l)en  altro  é  il  sensiialista,  ed  alfro  è  il  sensibiiisla  ». 

(2)  M.  Louis  Ferri,  professeur  à  l'Université  de  Rome,  directeur  de  la  Rivisia  di 
Fiiosofia  italiana  et  auteur  d'un  Essii  sur  Thistoire  de  la  philosophie  en  Itnlie  au 
XIX''  siècle,  à  la  demande  de  M.  Beaussire,  a  bien  voulu  mettre  à  notre  disposition 
les  ressources  de  son  érudition  aussi  riche  qu'aimable  {ci.  Avertissement). 

(3)  Dictionnaire  pfiilosophique,  article  Galuppi. 


LES  KCLFX.TIQI  i:s  FRANÇAIS  5.M 

Testa,  qui  fit  ses  éliules  au  collège  Albéroui  après  Roma- 
gnosi  et  Gioia,  iléfeudit  lui  aussi  la  philosophie  de  l'expérience 
contre  Uosuiiui,  s'inspira  de  Turgot,  de  I).  de  Tracy  et  de  sa 
théorie  fondée  sur  la  sensation  de  résistance  (^1),  mais  aussi  de 
Honiagnosi  et  de  Laroniiguiére.  Eiifin  Gioberli,  (pii  voit  du  sen- 
sualisme jusque  chez  Descartes,  traita  Rosmiui  plus  mal  encore 
(|ue  ce  dernier  n'avait  tiaité  les  sensualistes  :  ^  Gioherti,  dit 
.M.  Louis  Ferri,  présente  le  systéïue  de  Rosmiui,  tantôt  comme 
un  sensualisme  déguisé,  lautôt  comme  un  idéalisme  sans  frein. 
11  n'est  pas  d»*  défaut  et  pour  ainsi  dii'epas  de  monstruosité  qu'il 
n'y  découvre,  panthéisme,  athéisme,  immoralité,  toutes  les 
erreurs  et  tous  k'S  vices  découlent,  à  ce  qu'il  prétend,  de  celle 
source  em|)oisonnée  ».  Ne  croirait-on  pas  voir  Cousin  accusé  de 
panthéisme,  d'athéisme,  de  matérialisme,  après  avoir  combattu 
le  sensualisme  par  -  les  conséquences  qui  en  découlent  •>  ? 
Désormais  lu  philosfqihie  du  xvuf  siècle  est  morte  en  Italie  :  et 
il  faudra  les  travaux  de  Comte,  mais  surtout  ceux  de  Spencer, 
«le  Darwin,  comme  aussi  de  Charcot  {2),  pour  ramenei'  l'alliance 
de  la  philosophie  et  des  sciences. 

Gioherti  n'a  pas  plus  ménagé  Cousin  que  Rosmiui,  Descartes  et 
les  sensualistes.  On  le  comprend  en  lisant  Cousin  et  ses  dis- 
ciples, (jui  se  rattachent,  en  plus  d'un  point,  aux  doctrines  de 
Laromiguière  et  de  ses  prédécesseurs.  Cousin  est  le  continua- 
teur de  Cabanis,  de  r.iuriel,  d'Anqjère,  de  Riran  et  de  Degé- 
rando.  Après  avoir  écrit  en  iSi:{  une  thèse  en  partie  condilla- 
cienne  (3),  il  a\ait  voué  «  sans  retour  et  sans  réserve,  sa  vie 
entière  à  la  poursuite  de  la  réforme  philosophiipie  commencée 
par  Royer-CoUard  ».  A  la  suite  de  Riran,  il  avait  critiqué  les 
Lfrons  de  Laromiguière  <iui.  ayant  eu  l'intention  d'abandonner 
Condillac,  laiss;iil  toujours  paraître  le  «  rapport  secret,  mais 
intime  qui  rattache  l'élève  au  maître  ».  Mais  Damiron,  qui  avait 
placé  Laromiguière  parmi  les  sensualistes,  le  remettait  parmi 
les  éclectiques.  Cousin,  devenu  en  France  le  chef  de  l'ensei- 
gnement philoso[)hique  et  attaqué  pai'  ceux  qui  lui  reprochaient 

(1)  Surtout  daus  l'ouvrago  délia  Mente,  1836. 

(2)  Cf.  B.ilU't,  le  Lanf/ufje  inférieur  et  les  diverses  formes  de  l'aphasie. 

(3  De  Mfllifjdù  sive  deAnihjsi.  Elle  résume  les  leçous  de  Laromi-'uiére  et  cé- 
lèbre Cuudillac.  «  Msi  Coudillicus  eo  teinpore  iiobis  ereptns  fuisset  fjuo  libros 
omncs  suos  ifenim  sfribere,  miramque  illam  et  auream  simplieitateiii  qua  iu  ele- 
meutis  aritlimeticae  alsebneque  usus  est,  in  philosophiam  transl'erre  iu  auimo 
h:d.eb.it,  forsitau  teuebra;  quibus  metapliysica  iuvolvitur,  pulsaîjfugataeque  eva- 
uuisseat  ». 


552  L'IDfiOLOGIE  SPIRITLALISTE  ET  ClIRtTIENNE 

son  panthéisme  ot  ses  doctrines  étrangères,  se  reconnut  non 
plus  seulement  le  disciple  de  Royer-Collard  et  de  Biran,  mais 
aussi  celui  de  Laromiguière.  Et  M.  Paul  Janet  a  fait  \o\v  (juil  y  a 
eu  alliance  à  cette  époque  entre  les  deux  écoles,  que  Jouffroy 
et  Laromiguière  avaient,  sous  la  présidence  de  Cousin  (1)  rédigé 
le  programme  de  l'enseignement  philosophique  ;  que  le  spiri- 
tuahsme  final  de  Cousin  se  rapproche  singulièrement  de  celui 
de  Laromiguière. 

Jouffroy,  disait  Cousin,  a  été  chez  nous  le  véritable  héritier  de 
Laromiguière.  Saphary,  qui  combat  Cousin,  complète  plus  d"une 
fois  Laromiguière  par  Jouffioy.  En  entrant  à  lÉcole  normale, 
ce  dernier  lavait  trouvée  pleine  du  souvenir  de  Laromiguière 
et  de  Royer-Collard.  Dans  sa  troisième  année,  il  avait  été 
chargé  de  répéter  les  leçons  de  Thurol  à  la  Faculté.  Plus  tard,  il 
fut  au  Collège  de  France  le  successeur  de  ce  dernier  ;  puis  à  la 
Faculté  et  à  la  bibliothèque  de  l'Université,  celui  de  Laromi- 
guière. Si  Ton  relit  la  [)réface  des  Esquisses  de  'philosophie 
morale,  celle  des  OEuvres  de  Reid,  les  écrits  sur  l'Oir/miisation 
des  sciences  philosojjJiitjiies,  sur  la  légitimité  de  la  distinction 
de  la  j)sycholorjie  et  de  la  physiologie,  si  l'on  tient  compte  de 
l'esprit  si  différent,  comme  Tout  montré  Sainte-Beuve  et  A.  Gar- 
nier,  de  Cousin  et  de  Jouffroy,  et  si  l'on  se  rappelle  ce  que  nous 
avons  dit  de  l'analogie  de  certaines  doctrines  écossaises  et  de 
certaines  doctrines  idéologiques,  on  sera  assez  disposé  à  trouver 
à  peu  près  exact  le  jugement  de  Tissot  :  «  Jouffroy  est  le  conti- 
nuateur et  le  vulgarisateur  de  la  philosophie  expérimentale  de 
Laromiguière  et  des  Écossais,  avec  des  aspirations  qui  étaient 
chez  lui  une  affaire  de  foi  ou  de  croyance  naturelle,  chez  Laro- 
miguière une  sorte  de  conviction  philosophique  plus  prononcée, 
et  chez  les  Écossais  un  instinct  tout  humain,  mais  sans  grand 
espoir  de  le  voir  jamais  confirmé  par  les  lumières  d'une  raison 
réfléchie  (2)  ».  Peut-être  même  faudrait-il  joindre  à  Laromi- 
guière, Thurot  et  Degérando  (3). 

(1)  Paul  Janet.  Victor  Cousin,  p.  .398.  La  mi'me  année  le  concours  d'acrrégatiou 
a  pour  présidfut  Cousin,  pour  memlires  Laroniiiruière,  Jouflroy,  Cardaillac 

(2)  Sur  Joutfroy  ef.  Damiioii,  op.  cit.  ;  Sainte-Beuve,  passim  ;  de  Rémusat  et 
Caro,  Revue  des  Deux  Mondes;  A.  Gàruier,  arlkln. Jouffroy  {Diction,  pkil.);  Mignet, 
Notice  ;  Tissot,  Mémoires  de  l'Académie  des  sciences,  arts  et  belles-lettres  de 
Dijon,  18"/ 6;  Taine,  op.  ci7.  ;  Ferraz,  Libéralisme  et  spiritualisme. 

(3)  Certains  passages  de  Jouffroy  rappellent  Cabanis  et  Lamarck  :  «  La  nature 
brisa  encore  cette  création,  dit-il  après  avoir  parlé  des  quadrupèdes  grossièrement 
organisés  qui  avaient  remplacé  les  végétaux  informes  et  immenses  sous   lesquels 


LKS  l,MU)MI(;i  IKIIISTKS.   DM  hK  ET  PKUUAKD  S;k] 

De  Uénmsat  a  critiqik'  1).  do  ïracy  et  Cabanis  coinino  des 
adversaires  envers  lesquels  on  ne  saurait  être  impartial,  [)arce 
qu'on  croit  dangereuse  la  diffusion  de  leurs  doctrines.  Peut-être 
faudrait-il  cependant  attribuer  ù  linlluence  de  Cabanis  le  travail 
sur  les  facultés  inconnues,  qu'on  a  avec  raison  rapproclié  des 
théories  modernes  de  l'inconscient.  Ce  qui  est  incontestable, 
c'est  qu'il  prit  auprès  de  M.  Fercoc,  ami  de  Laromiguiére  el  pro- 
fesseur au  lycée  Napoléon,  le  goût  de  la  philosophie  et  l'habitude 
d'employer,  pour  son  propre  compte,  les  procédés  analytiques 
recommandés  dans  l'école  expérimentale  (1).  Enfin  nous  avons 
vu  que  M.  Paul  Janet  a  quelquefois  résumé  Cabanis,  Laromi- 
guiére et  Daunou.  Klève  de  Gibon,  «  dont  le  Cours  très  solide  et 
très  nourri,  contient  un  assez  grand  nombre  de  vues  judicieuses 
et  personnelles  qui  ne  se  rencontrent  pas  partout  »  ;  il  a  de  même 
résinné,  pour  les  rapports  particuliers  de  la  pensée  et  du  langage, 
les  savantes  et  profomles  analyses  de  Condillac,  de  Degé'rando, 
de  D.  de  Tracy,  de  Biian,  de  Cardaillac  (-2). 

Venons  à  ceux  qui  se  réclament  de  Laromiguièn'  et  n'pi'o- 
duistMit  plus  ou  moins  fidèlement  ses  doctrines.  L'Essai  d'Idro- 
loffh'  de  Daube,  intioduction  à  la  grammaire  générale,  est 
curieux  à  plus  d'un  titre  (3).  L'épigraphe  est  empruntée  à  saint 
Augustin.  L'auteur,  qui  a  pour  Locke,  Bonnet  et  Condillac  toute 
l'estime  et  la  reconnaissance  (jue  méritent  leurs  grands  talents 
et  les  services  qu'ils  ont  rendus  à  la  science  dont  il  s'occupe, 
les  attaque  souvent,  sans  toujours  les  comprendre,  et  maui- 
fesle  une  vive  admiration  pour  Malebranche.  Ami  de  Laromi- 
guiére, il  doit  à  son  Projpt  d  Eléments  de  nv' ta  physique,  à  ses 
conversations,  à  la  lecture  de  quelques-uns  de  ses  manuscrits, 

se  iJtTOiilaieut  de  ariirante.S(|ues  reptiles,  et,  d'essai  en  essai,  allaiil  du  plus  impar- 
fait au  plus  parfait,  elle  arriva  à  cette  dernière  création  (pii  mit  pour  la  première 
fi»is  l'homme  sur  la  terre.  Aiusilhouime  semMc  n'être  qu'un  essai  après  heaucnup 
d'autres  que  le  Créateur  s'est  donné  le  jil  lisir  de  faire  et  <le  briser.  Ces  immenses 
reptiles,  ces  informes  animaux  qui  ont  disp:iru  de  la  face  de  la  terre,  y  ont  vécu 
autrement  que  nous  y  vivons  maintenant.  Pourquoi  le  jour  ue  viendrait-il  pas 
aussi  où  notre  race  sera  effacée,  et  où  nos  ossements  déterrés  ne  sembleront  aux 
espèces  alors  vivantes  tjue  des  ébauches  grossières  d'une  nature  qui  s'essayi;  ". 
^bu  problème  de  la  destinée.) 

(1)  Sainte-Beuvf,  Portraits  littéraires,  III,  p.  318,  et  Correspondance  de  M™"  de 
Hérnusut  pendant  les  premières  années  de  la  Restauration. 

f2;  Éléments,  p.  2;J4.  Sur  Gibon,  cf.  infra.  Ajoutons  que  .M.  Paul  Janet  a  fait  sur 
Lakaual,  sur  Lnromi^'uière  des  articles  où  l'éloffe  tient  plus  de  place  que  la  cri- 
tique, montré  dans  Sciiopeuhauer  un  disciple  de  Cabanis  et  de  Bichat,  etc.,  etc. 

(:ij  Paris,  au  XI,  1803.  C'est  M.  Paul  Janet  qui  a  ap]ielé  notre  attention  sur  cet 
ODvrdge  dont  nous  avions  lu  le  compte  rendu  dans  la  Décade. 


oU  LIDI':0L0GIE  SPIRITUALISTE  ET  CHRÉTIENNE 

son  goût  pour  la  métaphysique  et  le  peu  de  bonnes  vues  qu'il 
y  a  dans  son  ouvrage,  comme  il  doit  à  ses  leçons  le  premier 
développement  de  sa  raison.  Cependant  il  le  combal,  et  M.  Paul 
Janet  a  cru  que  le  disciple  n"a  pas  été  sans  indiience  sur  le 
maître.  Mais  la  doctrine  de  Laromiguière  était  formée  dès  le 
temps  où  il  professait  à  Toulouse  et  si  depuis  il  en  a  quelquefois 
cliangé  la  forme,  le  fond  est  resté  le  même.  Daube  a  peut-être, 
mais  après  D.  de  Tracy  (1),  amené  Laromiguière  à  moditlfr 
quelques  expressions  ;  il  ne  lui  a  pas  appris  à  distinguer  l'ac- 
tivité de  la  passivité  (2). 

Perrard,  ancien  professeur  au  collège  de  MAcon  et  avocat  à  la 
cour  royale  de  Paris,  foi't  lié  avec  Laromiguière,  avait  publié  en 
18:27  une  Lofjique  classique  (3),  dont  un  tiers  au  moins  est  tex- 
tuellement pris  des  Leçons  (4).  Au-dessous , de  Laromiguière, 
Perrard  place  Condillac  qu'il  cite  fi'équemment  et  Voltaire 
auquel  il  emprunte  linnéité  des  sentiments  moraux.  11  admet- 
trait bien  le  système  de  D.  de  Tracy,  si  tout  n'y  était  lapporté 
à  la  sensation  proprement  dite  ;  mais  il  combat  Cabanis  par 
Bérard,  pour  prémunir  les  jeunes  gens  «  contre  le  matéria- 
lisme ».  Par  contre,  il  défend  Laromiguière,  contre  Cousin  qu'il 
appelle  «  un  critique  »,  avec  la  Sagesse,  avec  Pascal  et  avec 
G.  Cuvier. 

Tout  le  monde  sait  qu'après  Carrel,  Armand  Marrast  fut  le 
plus  remarqual^lo  rédacteur  du  National,  en  1848,  le  maire  popu- 


(1)  Cf.  rh.  Yi,  .§  2. 

(2)  Daube  dit  (]uo  Laroniiffiiifre  a  voulu  justifier  le  système  de  Condillnr  : 
«  i*our  bien  euteiidre  sa  pcusée,  il  faut  distinguer  avec  lui  deux  moments  dilVii- 
rents  ;  celui  où  nous  recevons  les  sensations,  celui  oîi  nous  les  éprouvons.  Consi- 
dérée dans  le  premier  moment,  Tàme  ne  jouit  d'aucune  activité,  puisque  la  cause 
de  la  modification  (pi'elle  va  recevoir,  est  placée  liors  d'elle  ;  mais  dés  que  les  sen- 
sations sont  reçues  dans  rame,  dès  qu'elle  les  éprouve,  l'auteur  prétend  qu'elle  se 
trouve  dans  un  état  actif,  sans  qu'il  soit  nécessaire  de  supposer  aucune  facidté 
autre  que  celle  d'avoir  le  sentiment  des  sensations,  si  l'on  peut  ainsi  s'exprimer  », 
et  cite  les  définitions  de  la  préférence,  «  qui  est  tout  ce  que  nous  entendons  pai- 
l'activité  de  l'àme  considérée  indépendamment  du  corps...  vm  point  de  vue  du  sen- 
timent... une  modification  du  sentiment  ». 

(3)  D'après  les  principes  de  pliilosopliie  de  Laromiyfuière.  Nous  avons  sous  les 
yeux  la  troisième  édition,  Paris  et  Lyon,  Périsse  frères,  1860  (viii,  336  pages),  revue 
et  augmentée  p:ir  l'auteur  et  par  son  fils.  Les  autres  ouvrages  de  Perrard  sont  un 
Résumé  de  philosophie,  des  Précis  d'histoire  ancienne,  moderne,  du  moyen  lifje, 
une  Rhéloriqi/e  classique,  un  Tableau  synoptique  de  la  procédure  civile. 

(4)  L'admirable  système  des  facultés  (jne  Laromiguière  a  substitué  à  celui  de 
Condillac  est,  selon  Perrard,  l'histoire  la  plus  vraie  et  li  plus  complète  de  l;i  pen- 
sée, une  des  plus  belles  conquêtes  du  génie  :  le  plus  h;ibiie  mécanicien  ne  connaît 
pas  mieux  une  montre  et  chacun  de  ses  rouages,  que  nous  ne  connaissons,  avec 
Laromiguière,  la  pensée  et  chacune  des  opérations  de  notre  esprit. 


LES  I.AUOMK.riKIUSTES,  AKMANJ)  MARUAST,  ROQrES      ri:i:i 

laire  de  Paris  et  le  président  sans  cesse  réélu  de  l'Assemblée 
Nationale.  Bien  peu  de  persoiuies,  même  parmi  celles  qui,  comme 
M.  Jides  Simon,  sendjieraient  ne  pas  devoir  l'ignorer  (1),  savent 
qu'il  fut  un  idéologue  ardent  et  convaincu.  Rien  cependant  n'est 
plus  exact.  A  la  fin  de  1820,  licencié  és-letires,  il  se  présentait 
pour  obtenir  le  grade  de  docteur  devant  la  faculté  des  lettres  de 
Paris.  Dans  la  thèse  française,  il  se  demandait  si  c'est  aux  poètes 
ou  aux  prosateurs  qu'appartient  la  gloire  d'avoir  le  plus  contri- 
bué h  former  et  à  perfectionner  la  langue  française  ;  il  se  pro- 
nonçait pour  les  derniers,  en  faisant  remaïquer  que  nos  classiques 
se  sont  servis  de  la  langue  comme  «  d'un  instrument  d'analyse  », 
et  en  datant  l'ère  nouvelle  de  Corneille  et  de  Descartes.  Sa  thèse 
latine  est  dédiée  à  Laromiguière  <(  doctissimo,  sopienthsimo 
rtro,  œtathqup  noMrœ  philosophonim  principi  ».  Elle  porte  sur 
la  vérité.  L'auteur  invoque  Descartes  et  Malebranche,  mais  aussi 
Condillac,  surtout  D.  de  Tracy  et  Laromiguière,  qui  sont  pour 
lui  les  philosophes  les  plus  marquants  de  l'époque  {polentissimi 
G'tatis  nostrœ  p/dlosophi).  A  la  suite  de  cette  thèse  se  trouve  en 
français  la  note  suivante  :  •  Une  grande  partie  de  cette  thèse 
était  consacrée  à  la  réfutation  des  objections  qu'on  peut  élever 
contre  nos  principes.  Ces  objections  se  trouvent  surtout  résu- 
mées dans  un  ouvrage  récemment  publié  et  qui  acquérait  une 
plus  grande  importance  par  les  hautes  fonctions  dont  l'auteui- 
était  revêtu  dansllnstruction  publique.  Ces  fonctions  ayant 
cessé  depuis  limpression  de  notre  thèse,  nous  avons  dû  faire 
disparaître  tout  ce  qui  pouvait  porter  le  caractère  d'une  attaque 
personnelle  ».  Marrast  venait  donc  avant  Thurot,  avant  Broussais. 
Daunou,  Andrieux,  Valette  au  secours  de  l'école.  Enûn  dans 
lÉloge  de  Garât,  dont  il  proclamait  la  supériorité  sur  Saint-Mar- 
tin, «  espèce  d'éclectique  anticipé  »,  il  louait  Cabanis  et  Brous- 
sais (2) . 
L'abbé  Roques,  professem*  de  philosophie  au  collège  d'Albi, 

(l)  Temps  du  18  juillet  1890.  M.  J.  Simon,  dont  l'article  est  d'ailleurs  fort 
aimable,  parle  du  temps  où  A.  Marrast  fut  maître  détudes  et  ajoute  plus  loin  qu'il 
n'était  "  ni  philnsnplie,  ni  orateur  >•  sans  parler  <(  ni  de  sa  liceuee.  ni  de  sou  doctorat  ». 
Dans  un  article  du  !*!■■  août,  M.  J.  Simon  a  montré  que,  sans  Marrast.  ou  eût  peut-être 
eu  h  Commune  en  18i8  et  que.  comme  journiliste,  il  avait  refusé  de  défendre  les 
esclavairistes,  quoiqu'il  n'eût  a-uère  à  laisser  aux  siens  «  que  son  nom  et  les 
lettres  par  lesquelles  oo  l'invitait  à  cette  honteuse  mais  lucrative  besogne  ». 

y2i  Marrast  a  écrit  une  Notice  sur  Laromiguière.  Il  fut  très  lié  avec  le  m  lître  et 
avec  quelques-una  de  ses  disciples,  entre  autres  Saphary,  (cf.  Appendice,  lettres 
de  Laromiguière  à  Saphary). 


m]  L'IDKOLO(;iE  SPiniTI  ALISTE  KT  CI1I5KTIENNE 

écrivit  en  1827  à  Laroiiiiguiére  pour  lui  lémoiguer  sou  admira- 
tion, et  reçut  une  réponse  fort  encourageante  (1).  Nous  ne 
savons  s'il  prit  part,  en  1840,  à  la  campagne  contre  réclectisme, 
mais  en  i8G0  il  lit  paraître  deux  volumes  de  polémique  qui  ne 
furent  pas  sans  influence  sur  le  mouvement  laromiguiériste  qui 
suivit  et  qui  fut  surtout  provoqué  par  Tissot  et  de  Chabrier.  Il 
entra  alors  en  correspondance  avec  ce  dernier  et  fut  par  lui  plus 
d'une  fois  gourmande  pour  son  peu  de  confiance  dans  le  succès 
définitif  des  Leçons  (:2).  M.  Germain  Crozes  a  publié,,  en  quatre 
volumes,  le  Cours  de  philosophie  de  l'abbé  Roques.  M.  Egger  le 
trouve  remarquable,  M  Ribot  curieux  (3)  :  «  L'auteur  qui  avait 
fait,  dit-il,  ses  études  au  commencement  du  siècle,  est  resté 
fidèle  aux  idées  qui  régnaient  en  1810.  Il  y  est  question  sans 
cesse  de  M.  Cousin  comme  d'un  novateur,  comme  d'un  auda- 
cieux dont  les  téi^iérités  sont  jugées  au  point  de  vue  de  la 
pbilosopbie  classique...  du  temps  de  Laromignière  ».  L'œuvre 
de  Roques  ne  se  comprend  guère  en  effet  après  Darwin,  Spencer, 
Bain  et  Lewes,  Ribot  et  Taine.  Elle  n'a  de  sens  que  si  on 
la  met  à  coté  des  Leçons  et  des  Études  élémentaires  de  Car- 
daillac. 

Cardaillac  a  été  récemmentremisau  jour  parM.  Victor  Egger  (4), 
qui  a  exposé  métbodiquement  ses  vues  sur  la  parole  intérieure. 
M.  Rallet  (o)  l'a  mentionné,  mais  ni  l'un  ni  l'autre  ne  l'ont  replacé 
dans  son  milieu  en  le  rapprochant,  comme  l'a  fait  M.  Paul 
Janet,  de  D.  de  Tracy,  de  Degérando,  de  Laromiguière,  de 
Riran  (G),  auxquels  il  doit  beaucoup  et  dont  il  n'a  fait  que 
continuer  les  recherches  sur  le  langage  et  les  signes. 

Professeur  de  philosophie  au  collège  Rourbon,  Cardaillac  sup- 
pléa Laromiguière,  de  1824  à  1829,  et  ne  crut  pas  faire  descendre 
le  cours  au-dessous  de  ce  qu'il  devait  être  en  s'occupant  presque 
exclusivement  de  ce  que  la  science  présente  de  plus  élémen- 

(1)  G.  Compayré,  Notice  sur  Laromiguière  W après  une  correspondance  inédite. 
Cf.  à  rAppendice,  les  IcUres  commuuiquées  par  M.M.  Crozes  etSéiruy. 

(2)  «  Vous  en  parlez  toujours,  lui  dit  de  Chabrier,  comme  si  elles  étaient  ijrno- 
rées  et  méconnues.  C'est  une  erreur.  Elles  sont  au-dessus  du  temps  actuel,  et  par 
conséquent  moins  appréciées  qu'elles  devraient  Tètre.  mais  elles  sont  goûtées,  admi- 
rées chaque  jour  de  plus  en  plus;  ne  désespérez  donc  pas  ainsi  >-.  L'abbé  est 
ailleurs  tancé  d'avoir  négligé  de  relire  rouvrage  en  entier  depuis  1833  :  «  Ainsi  voilà 
vingt-sept  ans  passés  par  vous,  monsieur  Tabbé,  sans  une  lecture  complète  du  livre  ». 

(3)  Revue  philosopliique,  111,  664. 

(4)  V.  Egger,  la  Parole  intérieure. 

(5)  Le  Langage  intérieur  et  les  diverses  formes  de  l'aphasie. 

(6)  Cf.  ch.  vu',  §  4  et  vui.  §  3. 


LES  LAROMlC.ntRISTES,  CAIIDAILLAC  rUiT 

taiiv.  En  1S-2U,  à  un  nioint'nl  ^1»  où,  ^  les  doctrines  lalionalisles," 
prèchées    avec   élo<|nence,    semblaient   seules    obtenir    laveur 
auprès  de  la  jeunesse  ",  les  leçons  de  Cardaillac,  faites  en  oppo- 
sition à  l'idéalisme,  attiraient  encore  un  nondjre  plus  grand 
d'auditeurs  qu'on  naurait  pu  s'y  attendre.  Les  leçons  furent 
rédigées  par  Bource,  un   de  ses  auditeurs  et  amis,  auquel   il 
avait  communiqué  ses  notes  ;  revues  par  le  professeur,  elles 
devinrent  les  tJ/tidcs  élémentaires  de  philosup/t'w.  Caidaillac 
se  sépare  des  idéologues  à  cause  du  peu  d'accord  (jui  régne 
entre   leurs    doctrines   et   du   peu    d'assentiment    (pielles   ont 
obtenu.  Il  consacre  toute  une  section  à  réfutei-  les  matérialistes 
et  à  étal)lir  la  spiritualité  de  l'àme.  Si,  contre  Laromiguiére,  il 
soutient  que  les  idées  générales  et  abstraites  ne  sont  pas  dépures 
dénominations,  c'est  (jue  le  nominalisme  conduit  au  matéria- 
lisme de  Broussais.  Toutefois,  il  fait  ime  place  à  la  |)liysiologie,  à 
condition  que.  du  rapport  d'inlluence  du  physique  sur  le  moral, 
on  ne  conclue  pas  à  l'identité  des  deux  piincipes.  H  discute  les 
assertions  de  Lamennais,  de  J.  de  Maistre  et  de  Malebranche, 
mais  aussi  celles  de  Cousin,  «  l'éloquent  professeur  de  l'idéa- 
lisme le  plus  abstiait  ».  C'est  surtout  de  Laromiguiére,  l'ingénieux 
et  profond  auteur  des  Let  ons  qu'il  se  réclame,   mais  il  prend 
son  bien  partout  où  il  le  trouve  :  à  Portails  il  enq)runte  la  for- 
mule «(ui  fait  de  la  parole  une  incarnation  de  la  pensée  (2)  ;  à 
saint  Thomas  celle  qui  exprime  que  l'àme  est  créée  au  moment 
où  les  organes  sont  assez  développés  pour  remplir  leurs  fonctions 
{creaiido  infunditiir,  infundendo  (reatui'\\  à  Bichat,  celle  ipii 
distingue  les  organes  locomoteurs  et  l'organe  vocal.  Cependant 
il  ne  se  donne  ni  comme  spiritualisle,  ni  comme  sensualiste,  ni 
comme  rationaliste  ou  empirique  ou  éclectique,  sans  avoir  défini 
à  sa  façon  ce  qu'il  faut  entendre  par  ces  mots,  et  il  se  réserve  de 
penser  par  lui-même.  La  philosophie  a  un  domaine  de  plus  en 
plus  restreint  :  soit  qu'on  traite  de  logique,  de  morale,  de  théolo- 
gie, d'ontologie,  de  psychologie,  on  s'occupe  toujours  de  l'homme, 
et  de  l'homme  seul.  La  science  ainsi  comprise  est  abordable  à 
tous  ;  chacun  y  apporte  des  idées  toutes  faites,  et  c'est  pourquoi 
elle  est  si  peu  avancée  (3j. 

(l)  Lypp,  IV,  1G3  à  107. 

(2;  M.  PiHbier  [lierons  de  philosophie)  aUribue  Texpressiou  ;i  Carddillac. 

(3)  Cardaillac  distingue,  comme  la  plupart  des  auteurs  de  mauuels  qui  Font  suivi, 
trois  facultés  pririci[)a:ips,  «eusibilité,  iutelliL'-ence.  activité,  «[u'il  étudie  tn  t'IIes-mèmes 
>jt  dans  leurs  rapports  avec  les  autres;  il  tr.iite  successiN émeut  de  la  sensibilité, 


.).)?■ 


LIDÉOLOGIE  SPIRI'J  LALiSTE  ET  CHRÉTIENNE 


Cardaillac  devenu,  après  1830,  inspecteur  de  l'académie  de 
Paris,  ne  donna  pas  le  Traité  des  mHhodes  qu'il  avait  annoncé. 
Les  Études  élémentaires,  accueillies  à  leur  apparition  comme  un 
des  écrits  les  plus  remarquables  publiés  en  France  depuis  les 
Leçons  de  Laromiguière,  ont  été  louées  par  Gibon,  Hamilton  et 
Stuart  Mill,  avant  de  l'être  par  MM.  Paul  .lanet,  Egger  et  Ballet. 

Valette  fut  après  Cardaillac  le  suppléant  de  Laromiguière. 
Docteur  ès-lettres  en  1819  avec  deux  thèses  [de  Libertate,  de 
l'Épopée),  dont  la  première  reproduit  les  Leçons,  et  dont  la 
seconde  nous  présente  Aristote  remontant  toujours,  à  la  façon 
de  Laromiguière,  au  principe  pour  en  éclairer  les  conséquences 
les  plus  reculées,  il  était  nommé  agrégé-suppléant  par  Royer- 
Collard  (i).  En  1820,  Cuvier  le  charge  de  la  chaire  de  philosophie 
au  collège  d'Harcourt,  récemment  créé  (2).  En  1822,  il  prononce 
à  la  distribution  des  prix  un  Discours  (3)  sur  l'enseignement  de 
la  philosophie.  La  dissertation  latine  était  mise  au-dessus  de 
la  française;  des  cinquante  questions,  pour  le  baccalauréat  et 
le  concours,  indiquées  aux  candidats,  quarante-neuf  étaient 
empruntées  à  la  philosophie  de  Lyon,  et  une  sur  l'association,  aux 
Écossais;  des  ecclésiastiques  étaient  chargés  partout  d'enseigner 
la  philosophie  (4).  Vah-lte  montre  que  l'étude  de  la  philosophie 
n'est  ni  inutile,  ni  nuisible.  D'un  côté,  il  soutient,  en  invoquant 
Frayssinous  (5),  qu'elle  étudie  les  merveilles  de  la  nature,  pour 
mieux  connaître  leur  auteur,  et  entrer  dans  les  desseins  de  sa 
Providence  ;  pour  distinguer  en  nous  deux  substances  et  établir, 
par  des  preuves  irrésistibles,  que  l'une,  libre,  capable  de  mérite 
et  de  démérite,  est  destinée  à  une  vie  à  venir,  espoir  des  bons, 
effroi  des  méchants,  pour  affermir  chez  les  jeunes  gens  les 
dogmes  salutaires  sans  lesquels  aucune  société  n'est  possible. 
De  l'autre,  s'appuyant  sur  Laromiguière,  il  affirme  qu'un  recueil 

«le  riutelliireuce,  de  l'acti\ité,  etiprou\aiit  l'existeine  <le  la  liberté  et  en  parlant  de 
riustinct,  sans  citer  Cabanis,  des  habitudes  actives  et  passives,  sans  nommer  Biran. 
Puis,  après  avoir  dr-niontré  la  spiritualité  de  lànie,  il  revient  aux  facultés  intellec- 
tuelles, parmi  lesquelles  il  distiuirue  Tattention,  la  mémoire  et  la  liaison  des  idées 
qu'il  examine  avec  beaucoup  de  finesse  et  de  sagacité.  Enfin  il  termine  par  la  raison 
après  avoir  traité  de  la  parole,  sans  nommer  ses  prédécesseurs,  mais  en  utilisant 
toutes  leurs  recherches  et  en  y  joignant,  surtout  pour  la  parole  intérieure,  des 
observations  nouvelles. 

(1)  Lycée,  11  novembre  1830. 

(2)  Cf.  Appendice,  Lettre  de  Lnromiguière  à  Valette. 

(3)  Paris,  de  l'imprimerie  de  P.  Gueffier.  rue  Guénégaud,  n"  31,  24  pages. 

(4)  A.  Garuier,  article  dans  le  Lycée  de  1829. 
(3)  Cousin  fait  de  même  en  1826. 


LES  LVKOMICUIËRISTES,  VALKTii:  tim 

d'observations  bien  lailes  sur  nos  diverses  manières  de  conce- 
voir et  de  sentir  est  un  puissant  secours  pour  l'éloquence,  la 
poésie  et  les  arts  diinagination. 

En  lS->7,  il  l'ait  partie  lUi  jury  d'agi'égalion  avec  les  abbés 
Daburon  et  Burnier-Fontanelle,  avec  Laroniiguière  et  Bonsson, 
professeur  à  Cbarleniagne.  L'année  suivante,  il  publie,  dans  le 
Lycée,  sur  les  Leçons  do-  Cousin,  des  articles  qu'il  réunit   en 
volume  ((uand  eut  paru  l Introduction  à  llùsto'we  de  la  philo- 
sophie. Il  y  a  alors  «*  une  école  de  Laroniiguière  »  (1).  Valette 
s'y  rattache,  part  des  faits,  et  emploie  la  méthode  expéi'imen- 
tale  ;  mais  il  restreint  le  domaine  déjà  limité  de  la  philosophie 
en  la  rai)prochant  plus  encore  des  notions  vulgaiies.  Daunou, 
Portails,  Broussais,  moins  son  matérialisme,  le  Traite  des  sijs- 
tèmes  lui  viennent  en  aide  pour  combattre  Kant  et  Cousin.  A  ce 
dernier  il  reproche,  outre  les  expressions  injiu-iensesetinexactes, 
une  doctrine  sententieuse  et  vague,  des  assertions  basardées, 
des  généralités,  et  craint  bien  qu'il  ne   fasse   que  tourmenter 
des  abstractions  stériles  et  se  payer  de  mots  «  en  matérialisant, 
avec  une  imagination  prodigue  de  figures,  des  pensées  aussi 
spirituelles  ».  C'est  l'année  suivante  que  Valette  supplée   Laro- 
niiguière. Après  avoir  fait  l'éloge  de  Louis  XVIII,  «  qui  voulut, 
par  la  Charte,  dire  que  les  droits  des  peuples  découlent  de  la 
même  source  que  ceux  des  rois  »,  il  se  donne  comme  disciple 
de  Descartes  :  il  a  douté,  «  mais  jamais  le  doute  n'a   atteint  les 
croyances  qui  doivent  être  chères  à  toutes  les  âmes  ».  Étudier 
l'intelligence,  en  suivre  les  progrès  à  paitir  de  l'enfance  de  l'in- 
dividu en   mai-quant   les   métamorphoses    qu'elle    subit    dans 
les  diirérenles  saisons  de  la  vie,  afin  de  lire  à  livre  ouvert  dans 
l'histoire  de  l'espèce,   de  rendre  raison  des  croyances  qui  ont 
tour  à  tour  régné,  puis  des  passions  qui  les  inspirent  et  enfin 
des  vicissitudes  delà  vie  de  l'individu,  d'un  peuple,  de  l'huma- 
nité tout  entière,  afin  de  savoir  ce  que  nous  avons  à  faire  pour 
surpasser  nos  pères,  voilà  ce  qu'il  se  propose  dans  l'enseignement 
dont  il  est  chargé.  Le  xviii"  siècle  a  rendu  populaire  le  besoin  de 
voir  clair  en  chaque  chose  et  de  s'entendre.  La  philosophie  de 
Condillac,  qu'on  dit  si  pauvre  et  si  mince,  n'en  fait  pas  moins 

(1)  ValuUo,  De  l'Enseignement  de  la  philosophie  à  la  facidlé  des  lettres,  et  en 
parliculier  des  principes  et  de  lu  méthode  de  M.  Cousin.  L'auiioe  précérleute,  le 
Lycée,  eu  rendant  compte  de  l'ouvrage  de  Saphary,  parle  dos  nombreux  disciples 
de  Laromicruiiire. 


.iOO  L'IDÉOLOGIE  SPIRITUALISTE  ET  CHRÉTIENNE 

faire  aux  jeunes  gens  de  grands  progrès  dans  la  recherche  de  \{\ 
vérité.  L'école  de  Condillac  et  de  Locke  est  encore  celle  de  la 
majorité  ;  l'école  écossaise  n'a  pu  devenir  française,  encore  moins 
Kant,  malgré  Cousin  et  les  éclectiques,  d'accord  avec  les  tradi- 
tionalistes, pour  accuser  l'école  de  Locke  et  de  Condillac,  de 
conduire  au  matérialisme,  au  fatalisme,  à  l'égoïsme. 

INous  avons  encore  le  Discours  d'ouverture  de  Valette  en  1830. 
Après  avoir  célébré  la  Révolution  qui  ouvre  une  ère  nouvelle, 
il  cherche,  sans  originalité  aucune,  les  éléments  qui  constituent 
la  liberté  de  l'homme  ou  du  citoyen,  les  moyens  de  la  perfection- 
ner dans  l'ordre  moral,  civil  et  politique.  Nous  pouvons  juger 
de  même  celui  de  1835,  on  Valette  demande  que  les  philosophes 
aient  un  peu  plus  d'indulgence  les  uns  pour  les  autres  et  se 
gardent  de  comprendre  les  doctrines  philosophiques  sous  un 
petit  nombre  de  catégories  dont  les  noms  donnent  des  idées 
fausses,   ou  ne  rappellent  pas  exactement  la  nature  des  doc- 
trines, puisqu'ils  sont  regardés  comme  une  injure  par  ceux  qui 
en  sont  les  auteurs.  A  la  mort  de  Laromiguière,  Valette,  pré- 
senté en  première  ligne  par  le  Conseil  académique,  en  seconde 
ligne  par  la  Faculté,  se  voyait  préférer  Joufïroy.   Pour  l'adjonc- 
tion, il  ne  fut  pas  plus  heureux:  Damiron  fut  nommé.  En  1842, 
à  la  mort  de  JotiCfroy,  il  adressait  aux  professeurs  une  lettre 
dans  laquelle  il  demandait  «   que  les  portes  de  la  Faculté  se 
rouvrissent  pour  un  des  disciples  chéris  de  Laromiguière,  et 
pour  une  des  deux  grandes  écoles  de  philosophie  qui  ont  tou- 
jours cherché  à  concilier  les  droits  de  la  raison  et  l'auLorité  de 
l'expérience  ».  Depuis  longtemps,  il  travaille  à  réduire  en  un 
ouvrage  les  dix  volumes  au  moins  de  leçons  qu'il  a  faites  à  la 
Faculté,  mais  on  ne  peut  aller  vite,  quand  on  a  été  initié  par 
Laromiguière  «  au  secret   et  à   toutes  les  difficultés  de  l'art 
d'écrire  sur  la  métaphysique  ».  D'ailleurs  Laromiguière  n'a  écrit 
qu'à  plus  de  cinquante  ans  et  après  avoir  cessé  de  parler;  Royer- 
CoUard  n'a  fait  imprimer  qu'une  leçon  pendant  son  enseigne- 
ment ».  A  sa  lettre,  Valette  joint  un  aperçu  des  idées  de  Laro- 
miguière sur  l'avenir  de  la  science  et  quelques  observations  sur 
l'état  actuel  des  chaires  de  philosophie.  Les  trois  chaires  de  la 
Faculté  de  Paris,  disait-il,  sont  occupées  par  le  père  de  l'éclec- 
tisme ou  par  ses  enfants  (1).  Et  cependant,  ajoutait-il,  en  faisant 

(1)  MM.    Jules    Simou,   Gariiior,  Damiiou.  Cf.  Himly,  Livret   de  la  Faculté  des 
Lettres  de  Paris. 


LES  LAROMIC.l  IKHISIKS,  l»K  CHAlJRlEll,  CinON,  SAPIIAUY    5(11 

allusion  à  Cousin,  à  rtMiipccssenienl  (luon  nioiUre  à  se  procla- 
mer son  élève  et  son  ami,  an  désintéressement  avec  lequel  ou 
veut  presque  relever  de  lui,  ou  est  porté  à  croire  ([uuno  réac- 
tion sopére  en  faveur  de  sa  philosophie.  Damiron  succéda  à 
Joutrrov ,  Garnier  fut  adjoint  à  la  cliaii-e  d'histoire  de  la  philoso- 
phie moderne.  Valette  publia  sa  lettre  (1). 

L'éclectisme  triomphant  était  à  son  tour  attaqué  par  les 
«  conséquences  qui  découlaient  de  ses  doctrines  ».  Gioberti, 
Maret  et  bien  d'autres  (2),  suivis  par  une  grande  partie  du  clergé, 
laccnsaient  d'être  panthéiste  et  ennemi  de  la  religion.  I^es  dis- 
ciples de  Laromiguière  se  joignirent  aux  adversaires  de  Cousin, 
({ui  tous  d'ailleurs,  n'étaient  pas  des  défenseurs  du  catholi- 
cisme (3). 

Il  y  avait  encore,  à  cette  époque,  où  la  lutte,  scolaire  depuis  la 
mort  de  Broussais  et  de  Daunou,  devint  politique,  trois  profes- 
seurs de  philosophie  de  Paris,  Valette,  Sai)hary  et  Gibon  ([ui 
se  réclamaient  de  Laromiguière.  M.  de  Chabrier,  directeur  géné- 
ral des  Archives,  puis  sénateur  du  second  Empire,  fut  de  bonne 
heure  en  relations  avec  Laromiguière.  Consulté  pour  la  réim- 
pression des  Leçons,  il  devint  son  exécuteur  testamentaire, 
hérita  de  ses  manuscrits,  de  ses  notes  et  des  parties  inq)ortantes 
de  sa  correspondance.  Pendant  plus  de  trente  ans  il  a  été 
l'apôtre  du  laromiguiérisme.  En  1841,  Villemain  proposait  au 
roi  d'accepter  une  sonune  d(^  quinze  cents  francs  pour  être 
décernée  en  prix  à  la  suite  d'un  concours  sur  les  Leçons.  Cette 
olî're  généreuse  d'une  personne  qui  désirait  rester  inconnue, 
et  qui  était  de  Chabrier  (4),  avait  pour  but  «  de  mettre  dans 
tout  son  jour,  en  le  faisant  conq^lètement  apprécier,  un  ouvrage 
justement  estimé  et  dont  les  doctrines  tiennent  une  place  remar- 
quable dans  la  philosophie  contemporaine  »  (o). 

Un  premier  concours  eut  lieu  dont  les  juges  lurent  JonfT'roy 

(1)  Citant  le  mot  de  Poisse  qui  avait  voulu  -c  lui  aussi  iIouuit  son  couj)  do  [lied  ail 
sensualisim-  >>,  il  roiistalait  que  la  idiiloso[)liie  de  Laioniiiruicic  a\ait  été  évincée  de 
la  Sorbonne,  et  que  la  tidéiité  aux  doctrines  du  maître  n'était  jias  un  titre  suffisant. 
[Laromiçiuière  et  iÉclertisme,aux  amis  de  Laromiguière,  par  Valette,  ancien  sup- 
pléant de  Laromitruiére  à  la  Faculté  des  Lettres,  professeur  de  pliilosuphie  au 
coUéire  royal  de  Louis-le-(lrand,  Paris,  1842,  32  paires.) 

(2;  Cf.  i^aul  Jauet,  op.  cit..  p.  3GS. 

(3)  Nous  avons  rite  déjà  Pierre  Leroux  et  Bordas-Dcsmoulins. 

(4)  Lettre  de  Villemain   '<  le  prix  ipie  vous  avez  si  ircnércusenient  fondé  ". 

(•'j;  Les  documents  dont  nous  faisons  usaf^'î  sont  reproduits  en  tête  de  la  7^  édi- 
tion. Les  rapports  sur  le  concours  sont  a  la  lin  de  l'ouvrage  de  Siipharj,  l'École 
éclectique  et  l'école  française. 

PiCAVET.  36 


5G2  l/IDÉOLOGIK  SPIRITUALISTE  ET  CHRÉTIENiNE 

remplacé  à  sa  mort  par  Degérando,  de  Cardaillac,  Damiron, 
Vaclierot,  Garnier  (1).  Le  second  fui  jugé  par  Oroz,  de  Cai'dail- 
lac,  Garnier,  MM.  Vacherot  et  Ravaisson  (2).  Treize  jours  plus 
tard,  de  Chabrier  félicite  Saphary  (3),  et  lui  conseille  de  consa- 
crer les  quinze  cents  francs  à  la  nouvelle  édition  qui  produira 
«  une  plus  grande  diffusion  des  Leçons  ».  Il  a  vu  Villemaiu 
pour  lequel  il  sent  se  réveiller  son  ancienne  amitié,  en  lenten- 
dant  parler  de  Saphary,  de  Laromiguière  et  du  bien  à  faire  en 
cette  circonstance.  Il  obtient  une  souscription  de  deux  cents 
exemplaires  pour  la  sixième  édition.  Cousin  en  fait  un  magnili- 
que  éloge  à  rAcadémie  des  sciences  morales  et  politiques  et 
parle  môme  de  Chabrier  sans  le  nommer,  comme  «  d'une  âme 
élevée,  dun  esprit  ferme  et  solide,  d'une  plume  élégante»  ;  mais 
de  Chabrier  ne  lui  pardonne  pas  d'avoir  cond)altu  Laromi- 
guière. Cousin  reste  pour  lui  «  ce  fastueux  faiseur  de  galimatias 
dont  le  règne  n'est  qu'une  débâcle  ».  Il  applaudit  à  la  canqiagne 
de  Gibon,  Valette  et  Saphary. 

Nous  avons  déjà  cité  Gibon,  dontle  Cours  de  philosophie  parut 
en  18i2.  Sans  rien  retrancher  à  la  psychologie  et  à  la  logique, 
Gibon  donne  à  hi  Ihéodicée  et  à  la  morale  plus  d'exiension 
qu'elles  n'en  ont  d'ordinaire  dans  l'enseignement.  L'histoire  de 
la  philosophie  est  supprimée,  parce  que  les  sources  ne  manquent 
pas  à  ceux  qui  veulent  létudier.  C'est  dans  cette  suppression, 
comme  dans  la  place  considérable  attribuée  à  la  Ihéodicée,  que 
consiste  en  grande  partie  l'originalité  de  Gibon;  il  ne  revendique 
d'ailleurs  pour  lui  que  la  combinaison  des  pensées,  et  non  les 
pensées  elles-mêmes.  Nul  plus  que  lui  ne  mériterait  le  nom 
d'éclectique.  Assez  dur  pour  le  célèbre  écrivain  qui  «<  s'est  érigé 
en  chef  de  la  philoso])hie  française  »,  il  critique  la  doctrine 
cousinienne   de  la  liberté,  étrange,  vague,  fausse  et  déclama- 


(1)  Dix  Mémoires  furent  envoyés.  Degérando,  dans  son  Rapport,  écarte  ceux  qui 
soat  insuffisants  ou  qui  ne  sont  qu'une  censure  mal  justifiée  des  Leçons  et  en  dis- 
tingue trois.  A  firopos  de  Tun  d'eux,  il  rapproche  Jouffroy  et  Laromiguière:  il  y  a 
en  germe,  dans  ce  dernier,  la  théorie  développée  par  Jouffroy,  que  Tàme  se  connaît 
comme  cause  et  en  même  temps  comme  substance.  Pour  le  suivant,  il  remarque 
que  la  commission,  «  animée  des  sentiments  de  la  plus  haute  estime  et  de  la  plus 
vive  affection  pour  le  célèbre  professeur  »,  ne  refusait  pas  d'entendre  de  justes  cri- 
tiques, appuyées  sur  des   démonstrations  convaincantes,  et  prorogeait  le  concours. 

(2)  Sur  les  sept  Mémoires  envoyés,  Droz.cn  dislingue  deux  où  est  bien  compris 
le  but  du  concours  :  celui  de  Tissot  qui  montre  l'influence  exercée  par  Laromiguière 
sur  les  philosophes  mêmes  qui  l'ont  roml)attu,  l'autre,  celui  de  LSaphary,  le  disciple 
exclusif  et  dévoué  de  Laromiguière,  qui  prouve  assez  de  talent  pour  mériter  le  prix. 

(3)  Cf.  Appendice,  Lettres  inédites. 


LKS  LAROMir.UIf'PxISTES,  DE  CllMJIÎIKR,  ClBON,  SAPIIARY    :Ui:5 

toire,  les  vues  siiperlicielles  de  Cousin  et  de  ses  disciples  sur  la 
méthode,  mais  il  accepte  ses  conclusions  sur  Locke  et  les 
applique  même  à  Laromiguière.  Souvent  il  s'appuie  sur  Jouiïroy, 
quel(|uefois  sur  Damiron.  A  l'optimisme  de  Loihnitz,  il  joint  la 
perfectibilité  de  Condorcet.  A  côté  d'une  ci'iti([ue  de  Condillac, 
ou  dune  citation  de  J.  Reynaud,  il  place  l'éloge  du  syllogisme 
«  instrument  admirable  d'une  utilité  scientifique  incontestable  ». 
Adversaire  déterminé  de  lathéisme,  qui  conduit  au  matérialisme 
et  supprime  la  liberté,  la  vertu,  le  vice,  il  veut  qu'on  tienne 
grand  compte  du  physique  dans  l'étude  de  l'homme.  .Joignez  à 
cela  de  heaux  passages  où  il  fait  songer  à  Stuart  Mill  afiirmant 
qu'il  faut  laisser  des  questions  ouvertes,  ou  à  M.  PaulJanet  com- 
battant la  théorie  épiciu-ienne  de  l'origine  du  monde.  Il  aime  les 
Écossais  et  fait  grand  cas  de  l'aimable,  savant  et  ingénieux  Laro- 
miguière,  de  l'estimable  Cardaillac  et  même  de  Lerminier  (1). 
Saphary  fut  de  bonne  heuj-e  le  discii)le  et  l'ami  de  Laromi- 
guière.  Des  lettres  qu'on  a  bien  voulu  mettre  à  notre  dis[)osi- 
lion  (l),  nous  montrent  combien  Laromiguiére  était  aimable,  et 
combien  aussi  il  faisait  cas  de  Saphary.  En  JSi6,  il  lui  adresse 
la  quatrième  édition  de  ses  Leçons  et  lui  en  indique  les  chan- 
gements et  les  additions.  Puis  il  l'encourage  à  rédiger  un  Manuel 
«  qui  rendra  service  à  la  jeunesse  studieuse  ».  Saphary  com- 
pose un  petit  podme,  rilf/bitant  du  Cantal  au  pied  des  Pyrénées^ 
que  couronne  l'Académie  des  Jeux  Floraux.  Ill'envoie  à  Laro- 
miguiére «  qui  lui  doit  un  moment  agréable  ».  En  retour,  celui- 
ci  lui  donne  des  indications  sur  les  thèses  qu'il  pourra  présenter 
à  la  Faculté.  Saphary  a  fini  de  résumer  les  Leçons  i)our  ses 
élèves.  Laromiguiére  l'encourage  à  publier  son  j'ésumé  et  lui 
apprend  que  tous  ceux  auxquels  il  l'a  fait  lire,  entre  autres 
Marrast,  en  sont  «  extrêmement  contents  ».  Saphary  travaille  à 
le  compléter.  Nommé  à  Paris  au  collège  Bourbon,  en  octobre 
1827,  il  devient  l'ami  de  Marrast  et  fait  paraître  l'^'i.vrtï  «;i«/y- 
lique  d'une  inétaplnjsique  qui  comprendrait  les  principes,  la 
formation,  la  certitude  de  nos  connaissances  dans  le  plan  de 
M.  Laromiguiére,  dont  on  a  résumé  les  Leçons  (3). 

(l)  M.  Paul  Janet  ne  verrait  pas  en  lui  un  laromiguiériste  ;  peut-être  en  effet  fau- 
drait-il simplement  le  ratt;icher  à  l'école  idéologique. 

(2j  Nous  eu  devons  la  [lublication  au  (ils  de  M.  Siiphary,  qui,  à  la  demande  de 
notre  ami  M.  Caldemaisoii,  a  l)ien  voulu  prier  s:i  mère  de  s'en  dessaisir  et  nous  les 
a  srracieuseinent  envoyées. 

(3)  L'ouvrage,  dédié  à  Laromiguiére,  comprend  trois  parties  qui  traitent  des  prin- 


^64  L'IDÉOLOGIE  SPIIUTLALISTE  ET  CHRÉTIENNE 

L'ouvrage  fut  bien  accueilli  :  le  Ly/ce^  déclarait  que  M.  Sapliary 
méritait  d(Hre  distingué  «  parmi  les  nombreux  disciples  de 
Laromiguière  >'.  A  la  fin  de  l'année  un  élève  de  Sapbary  obte- 
nait le  premier  prix  au  concours  général.  Laromiguière  le  féli- 
cite, en  son  nom,  et  pour  Marrast.  Deux  fois  encore  des  élèves 
de  Sapbary  furent  couronnés,  et  leur  maître  «  selon  l'usage 
alors  admis  »  dit  le  Lycée,  fut  décoré  et  devint  titulaire  de  la 
chaire  du  collège  Bourbon.  Sapbary  vit  avec  un  grand  déplaisir 
l'éclectisme  se  substituer  à  la  philosophie  de  Laromiguière  dans 
l'enseignement  classique.  En  1843,  il  prit  part  au  second  con- 
cours sur  les  Leçons,  obtint  le  prix  et  abandonna  les  quinze 
cents  francs  pour  la  sixième  édition. 

En  1844,   il  y  eut  dans  le  monde  poliliipie  de  vives  protesta- 
tions contre  renseignement  universitaire  (1).  Valette,  Gibon  et 
Sapbary  plaidèrent,   «  devant  la  Commission   de  l'Instruction 
publique,  la  cause  de  l'enseignement  de  la  philosophie  «  com- 
promise par  la  personnification  de  cet  enseignement  en  un  seul 
homme,  et  par  lidentificatiori  de  toutes  les  doctrines  en  une 
seule  qui,  à  tort  ou  à  raison,  a  fait  éclater  des  orages  sur  l'Uni- 
versité dont  on  se  fait  aujourd'hui  les  paratonnerres  (2)  ».  Atta- 
qués avec  vivacité  par  la  Reriie  de  Paris,  les  trois  professeurs 
lui  adressèrent  une  rectification  quelle  n'inséra  qu'après  con- 
damnation, et  ils  eurent  grand'peine  à  obtenir  qu'on  ne  les  prit 
pas  pour  des  jt^suites.  Quand  la  lutte  fut  calmée,  Sapbary  fit 
paraître  VÉcole  éclectique  et  l'École  française,  avec  une  épi- 
f^raphe  qui  indiquait  bien  ses  espérances  :  Mulia  renascentur, 
quœ  jam  ceciderc,  cadentqiie  qiue  mine  sunt  in  honore.  Dédié 
à  la  mémoire  de  «  son  illustre  maître  et  vénérable  ami  »,  l'ou- 
vrage, fort  bien  composé,  clairement  écrit,  avait  pour  objet  de 
montrer  que  le  clergé  séparé  des  jésuites,  et  l'Université,  sépa- 
rée des  éclectiques,  pouvaient  former  une  alliance  heureuse. 

cipes  de  nos  cormaissauces,  de  leur  formation,  de  leur  certitude.  L'éloge  du  maître 
se  retrouve  à  toutes  les  paires  :  profondeur,  hnniére,  noblesse,  vérité  appartiennent, 
selon  Saphary,  au  métapliysicien  qui  représente  Platon,  Desfartes,  M.debninrhe, 
Condillac  et  quon  peut  comparer  à  Fourcroy,  à  Lavoisier,  à  BerthoUet.  Si  Sapliary 
emprunte  à  .louffroy,  «-"('st  qm^  celui-ci  na  fait  que  développer  L:iron)iguiére.  Adver- 
saire du  matérialisme  et  de  rathéisme,  il  cite  Tertullien  et  de  Bonald,Bossuet  et  Frays- 
sinous,  Reid  et  Duirald-Stewart,  apprécie  assez  exactement,  ce  qui  est  rare  à  cette 
époque,  Kant  qui  insiste  sur  l'existence  de  Dieu  et  Finimortaiité  de  l'àme,  mais  en 
fait  l'objet  de  la  croyauce  et  non  de  la  connaissance  et  du  savoir.  Il  ne  fait  guère 
que  nommer  Degérando,  D.  de  Tracy  et  Alil)ert. 

(Il  Paul  Janet.  op.  cil. 

(2J  Cf.  Appendice;  le  on.  c'est  Gousijj  ;  cf.   PaulJauet  n/).  cil. 


LES  LAROMir.riKRISTKS.  DE  Cil  MUllKlî.  (.1H()\.  SAPIIARY    5(m 

Dans  la  Pri^f'acp,  d'une  vivacité  extrême,  Saphary  combat  Cou- 
sin et  léclectisme  (1).  Puis  venait  YÉcole  éclectique.  Saphary  y 
criliijue  Cousin,  non  sans  pénétration  et  sans  justesse,  sinon 
avt'c  impartialité  ('2).  Kniin.  dans  V École  française,  Saphary 
étudie  Condillac,  surtout  Laroniiguiére,  qu'il  défend  contre 
Biran  et  Cousin,  comme  i)hilosophe,  comme  écrivain,  comme 
homme.  Il  le  complète  en  distinguant  les  deux  caractères,  affec- 
tif et  perceptif,  que  présente  le  sentiment.  Sa  faniille  adoptive, 
dit-il  en  finissant,  saura  défendre  -<  l'héritage  de  ses  idées  et  le 
souveiur  de  ses  vertus  ». 

Saphary  cependant  sembla  renoncer  à  la  lutte  sur  le  terrain 
philosophique  (:{).  En  18i8,  il  vit  avec  bonheur  «  la  religion  et  la 
liberté  s'embrasser  comme  deux  sœurs  à  jamais  inséparables  ». 
Il  se  présente  à  la  députation  comme  l'adversaire  du  commu- 
nisme et  le  défenseur  de  l'agriculture  i^  4).  Dès  IHoi  sa  retraite  est 
liquidée  et  il  s'établit  à  Vic-sur-Cère  où  il  meurt  en  18()o. 

Le  Mémoire  de  Tissot,  alors  doyen  de  la  faculté  de  Dijon,  fut 
imprimé  en  185i  et  185:)  (5).  Malgré  ses  objections  criticistes.  il 
professe  la  plus  haute  estime  pour  le  livre  et  pour  l'homme  et 
soutient  que.  le  premier,  Laromiguière  a  tenté, dans  notre  pays, 
de  remettre  en  marche  la  philosophie  spéculative  en  la  rattachant 
au  xvn*'  siècle,  aux  théories  les  plus  profondes  et  les  plus  vraies 

(1  A  rarcusalioii  injiHtificT  île  niatérialisnii'.  il  répuinl  par  raci-usalion  <Ift 
pautliéismi-.  Ave^raison  il  inoiitr.' qui;  Uesiartesctiit  loué  par  LaromJL'-uiiTe,  quaiiii 
Uiiver-Collaiil  et  Cousin  rattai|uaieiit  ;  mais  il  est  moins  fondé  à  unir  Laroniii.'iiiire 
et  Koyer-Co!l;iid.  et  à  dire  qu'ils  nous  ont  transmis  ensemble  les  prinripes  d'une 
bonne  métiiode,  d'une  saiue  morale  et  l'exemple  d'une  belle  vie  ;  à  les  [irésenter 
comme  formant  léi-ole  dont  il  est  le  vrai  disiiple. 

{■!)  L'écleetisme  n'a  pas  encore  fait  sou  œuvre,  il  disloque  les  sciences  et  n'a  pas 
deméUiode,  il  a  voulu  rendre  suspecte  la  philosophie  de  Condillac  et  de  ses  disciples, 
en  les  flétrissant  par  des  noms  barbares  i-t  odieux,  et  n'a  pas  su  rester  à  la  fois 
indépenilant  et  respectueux  devant  la  ré\élation;  mais  il  n'est  qu'une  puissance  ofli- 
cielle,  une  philosophie  d'Ktat  (|ui  parodie  la  religion  d'État. 

(3j  Comme  l'axait  fait  autrefois  D.  de  Tracy,  il  se  tourna  veis  rn^riculture, 
demanda  l'abolition  de  l'impôt  sur  le  sel,  puis  se  présenta  à  l,i  députati(.ii  en  18  la 
sous  les  auspices  de  Cainier-Pairés  et  du  Salional,  c'est-à-dire  de  son  ancien  ami 
Marrast,  en  accusant  le  gouvernement  de  démoraliser  le  pays,  de  ruiner  l'autorité, 
d'énerver  les  convictions,  de  dégrader  les  caractères.  Il  promet  de  tout  sacrifier  à 
des  convictions  fondées  sur  les  vrais  principes  de  la  morale  et  de  la  i)Olitique,  qui 
en  est  la  grande  application. 

(4;  L'n  Mémoire  sur  l'impôt  du  sel  et  deux  autres  Mémoires  où  il  propose  le  dé- 
grèvement de  la  propriété  rurale  et  rétablissement  de  l'impôt  sur  les  capitaux 
contiennent,  sur  les  souffrances  de  l'agriculture  et  sur  les  moyens  d'y  remédier, 
des  choses  excellentes  bien  souvent  répétées,  mais  non  mises  en  pratique. 

'3  Mémoires  de  l'Académie  de  Dijon,  18o4-1855.  Appréciation  des  Leçons  de 
Philosophie  de  M.  Laromiguière,  Mémoire  qui  a  obtenu  la  mention  honorable 
dans  le  concours  ouvert  sur  ce  sujet  en  18.51  {sic)  au  Ministère  de  l'Instruction 
publique,  Paris.  Ladrange,  ISao  (vii-144  pages). 


m)  L'IDÉOLOGIE  SPIRITUALISTE  ET  CHRÉTIENNE 

des   anciens   temps.  En  terminant  il  critiquait  indirectement 
Cousin  (1). 

De  Chabrier  cite  Tissot  dont  le  Mémoire  a  été  publié  tel  à  peu 
près  qu'il  fut  soumis  au  jury  du  concours  et  fournit  à  Mignet  une 
grande  partie  des  documents  d'après  lesquels  il  rédige  sa  notice. 
Mignet  fait  des  réserves,  et  de  Cbabrier  «  lui  repi'ocbe  d'avoir 
obéi  à  d'anciennes  préoccupations  et  de  s'être  permis  certaines 
critiques  ;  malheureusement  pour  lui  elles  sont  inintelligentes  ». 
Nous  ne  croyons  guère  que  l'éloge  deLaromiguièrepar  M.  Taine 
lui  ait  plu,  car  dans  la  septième  édition  qu'il  publia  en  1838  (;2), 
il  présente  Laromiguière  comme  on  pourrait  aujourd'hui  se 
figurer  Damiron  (3).  En  1801 ,  il  songe  à  publier  des  frag- 
ments de  Laromiguière  :  <■  Que  Dieu  me  prête  vie,  écrit-il  à 
l'abbé  Roques,  afin  d'avoir  à  ma  dernière  heure  la  consolation 
d'un  mandat  accompli  >.  C'est  lui  qui  foui'nit  les  fonds  pour  le 
concours  que  l'Académie  de  Dijon,  parfois  plus  hardie,  institue 
sur  les  Lrro/is.  C'est  lui  qui  probablement  obtint  du  Ministre 
que  le  prix  fût  doublé  el  les  Leçons  recommandées  d'une  manière 
toute  spéciale.  Quatre  Mémoires  furent  envoyés  (4).  MM.  Lame 
et  Robert  se  partagèrent  le  prix.  Le  premier  fit  paraître  son 
Mémoire  en  18G7  (o),  en  rappelant  les  articles  de  M.  Paul  Janet 
et  le  livre  de  M.  Taine.  Grand  admirateur  de  Laromiguière,  il  le 


(1)  «  De  (|iiels  applaudissements,  dit-il,  ne  devaient  pas  être  accueillis  de  si 
aimables  adieux.  Et  cependant  je  n'eu  vois  point  d'indiqués  dans  ces  leçons 
écrites  :  c'est  sans  doute  la  seule  chose  que  l'auteur  ait  oublié  d'y  faire  entrer  ». 

(2)  Deux  volumes  contenant,  outie  les  Levons  et  les  documents  ot'liciels,  le  Hia- 
cours  sur  la  langue  du  raisoiinemenl,  le  Discours  sur  le  raisonnement  à  l'oc- 
casion de  la  Langue  des  Calculs,  la  Noie  placée  à  la  suite  de  la  Langue  des 
Calculs  de  Coudillac,  des  Fragments  de  l'Art  de  penser  et  de  la  Langue  des 
Calruls,  de  Descartes,  de  Pascal,  de  Malebranche,  des  Extraits  des  Leçons  destinés 
à  montrer  le  dessein  de  l'ouvrage. 

(3)  '<  Les  Leçons,  disait-il,  apprendront  à  voir  dans  l'ordre  le  principe  de  tout 
bien,  de  toute  beauté,  la  loi  de  toute  duréi'  et  le  cumluiront  ainsi  à  reconnaître  ui> 
ordonnateur  suprême,  à  placer  eu  lui  ses  plus  chères  espérances  >'. 

(4)  Tissot,  dont  IKloge  de  Laromipruière  avait  été  mentionné  en  1843,  ne  ménage 
pas  dans  snii  liappurt  l'école  éclectique,  dont  les  manuels  sont  plus  dignes  de  rhé- 
teurs que  de  logiciens.  11  ne  ménage  pas  plus  Royer-Collard  et  Hiian;  il  voudrait 
que  l'enseignement  supérieur  exposât  tous  les  systèmes,  eu  fit  un  examen  im- 
partial et  couclùt  avec  liberté  sans  être  justiciable  d'aucun  autre  tribunal  que  celui 
de  l'opinion  publique.  L'enseignement  secondaire,  chargé  de  former  l'esprit  jihiluso- 
phique,  indiquerait  les  questions  plus  encore  qu'il  ue  les  résoudrait  :  les  Leçons 
sont  bien  préférables  aux  ouvrages  de  Bossuet,  de  Féuelon,  de  Descartes,  de  Port- 
Royal,  pour  faire  aimer  la  philosophie  à  la  jeunesse. 

(5)  Philosophie  de  Laromiguière,  ses  rapports  avec  les  besoins  actuels  de  l'en- 
seignement classique,  par  D.  Lame,  inspecteur  d'Académie,  ancien  professeur  de 
philosophie  au  lycée  impérial  de  Dijon,  docteur  es  lettres.  Guéret,  veuve  Bétoulle, 
et  Paris,  Hachette. 


i 


MM    TAINK.  IIKNAN.  MTTIJi:,  lUIîOT  :;67 

croit  tMi  accord  avec  Rossuot,  cii  progrès  sur  ridéalismc  du 
xvii'  et  le  sensualisine  du  \vni«  siècle.  Mais  sil  eu  fait  surtout 
un  spiritualiste  et  un  déiste,  il  voit  eu  lui,  avec  M.  Taiue,  un 
des  esprits  les  plus  lucides,  les  plus  métliodi([ues  et  les  plus 
français  tiui  aient  honoré  notre  pays. 

Vprèsla  mort  de  M.  de  Chabrier,  son  héritier  écrivait  à  l'abbé 
luxiues  :  ».  Je  suis  dépositaire  des  manuscrits  de  M.  Laronii- 
guière.  Je  les  conserverai  justprau  moment  où  ils  seront  brûlés 
conformément  à  la  volonté  e.\|)rimét'  par  M.  de  ('habrier  dans 
son  leslanuMit...  Cette  clause,  ajoutait-il,  est  une  dernière  preuve 
des  elïorls  constants  de  M.  de  Chabrier  i)Our  sauvegarder  cette 
gloire  «jui  lui  était  si  chère  ».  On  ne  couijjrend  pas  cette  der- 
nière aftirmation.  Toutefois  en  songeant  aux  papiers  de  Sieyès, 
de  Volney  et  d'autres,  détruits  ou  soustraits  à  la  publicité,  ou  se 
dit  que  les  idéologues  ont  été  bien  imprévoyants  ou  bien  uial- 
lieureux,  puisque  ceux  à  (pii  ils  ont  coulié,  sur  les  hommes  et 
sur  les  choses,  des  jugements  qu'ils  ne  pouvaient  alors  rendre 
publics,  ont  eux-mêmes  été  attrints  par  la  réaction  politi([ue, 
religieuse  et  philosophique,  et,  par  suite,  ont  voulu  (pion  igno- 
rât cond)ien  sévèrement  leurs  parents  ou  leuis  amis  jugeaient 
tout  ce  qu'ils  ont  pris  à  tâche  de  défendre. 


\ 


L'idéologie,  drplus  eu  plus  restreinte  par  Laromiguière  oi  ses 
disciples,  n'avait  réussi  à  reslt-r  dans  renseignement  universi- 
taire qu'en  salliaut  taut<U  au  catholicisme  il),  tantôt  à  l'éclec- 
tisme, tantôt  même  au  criticismc  Avec  31.  Taiue,  elle  s'unit  de 
nouveau  aux  sciences,  repi'eud  irni-  méthode  et  se  met  à  Icui- 
école  |)our  profiter  des  progrès  réalisés  par  elles  (le|)uis  la  séi)a- 
ration.  C'est  par  l'éloge  de  Laromiguière  que  débute  le  livre 
célèbre  sur  les  philosophes  classiques.  Royer-Collard,  «par  reli- 
gion et  par  inclination,  Tennemide  Cabanis  et  de  Sainl-Lambert, 

(1)  Nous  avons  montn-  Laromiïuit're  et  Valette  siéçeuit  d.ius  le  jury  d'a;.Té'_'a- 
tiou  avec  Bumier-Fuutaiielle  t-t  Dihiuou,  Valette  et  Sapliaiy  s'appiiyaiit  sur  de 
Hoiiald  et  Fr.iysiiuous.  H  p:irut  en  1820  un  livre  dout  le  titre  nioiifn-  Ineu  lesprit 
siiiiruliiTemeut  éelertiiiui;  de  l'épo(|ue  :  É/eiitenta  p/tilusop/ii//'  mehijilnjsiae^excei'jjla 
pr.fcipue  e  scri/jlis  DD.  Frai/ssinoux,  Laromiguière,  de  Bonald.  etc.,  ad  asum  stu- 
dirjs.TJitvenlulU;  aurture  J.-F.  Aiiiice  du  Pontiraul.  iu-12  de  2  feuilles  ■»/12,  a  Lyon 
et  a  l'aris.  ehez  Uusaiid. 


568  RENAISSANCE  DE  L'IDÉOLOGIE 

qui  allait  les  l'ombattre  sur  le  dos  de  Condillac  leur  père,  »  était 
présenté  comme  s'étant  attelé  «  à  un  char  abandonné  qu'il  avait 
emporté  à  travers  les  obstacles  et  par-dessus  les  corps  de  ses 
adversaires,  mais  en  tournant  le  dos  à  la  colonne  sacrée,  but  de 
toutes  les  courses  ».  Biran  «  promu  au  grade  de  premier  méta- 
physicien du  temps,  parce  qu'il  était  obscur  »,  était  comparé 
<(  à  Plotin  et  aux  pauvres  femmes  de  la  Salpétrière  ».  Cousin 
devenait  un  père  de  TÉglise  qui,  pour  être  orateur,  n'était  pas 
philosophe,  qui,  forçant  son  talent  quand  il  se  faisait  historien, 
le  violentait  quand  il  se  faisait  biographe  et  peintre  de  portraits. 
Il  devenait  même  un  grand  vicaire  «  aux  transitions  contrites  et 
aux  périodes  ronflantes  »,  ayant  pour  premier  principe  d'édifier 
les  honnêtes  gens  et  de  convenir  aux  pères  de  famille.  .Joulfi-oy 
apparaissait  lloltant  entre  <■  les  analyses  d'Âristote  et  les  sou- 
venirs du  catéchisme,  conuiiençant  en  philosophe  et  finissant 
en  théologien  ». 

Ce  que  M.  Taine  louait  surtout  chez  Laromiguière,  c'est  la 
méthode  que  ce  dernier  a  reçue  de  Condillac.  Aussi  se  plaignait- 
il  qu'on  laissât,  dans  la  poussière  des  bibliothèques,  la  Logique, 
la  Grammaire,  l'admirable  Lanr/ue  des  calculs  et  tous  les  traités 
d'analyse  qui  guidèreni  Lavoisier,  Bichat,  Ksquirol,  Geofl'roy 
Saint-Hilaire,  Cuvier,  et  n'hésitait  pas  à  mettre  leur  auteur  à 
côté  de  Hegel.  Tous  ceux  dont  il  invoquait  les  noms  pour  com- 
battre «  les  philosophes  classiques  »  se  rattachent  aux  idéo- 
logues. Au  spiritualisme,  doctrine  des  lettrés,  il  oppose  le  posi- 
tivisme (1),  doctrine  des  savants;  à  Royer-Coilard,  Flourens, 
Klie  de  Beaumont,  Coste  et  Miiller:  au  Biran,  métaphysicien 
profond  parce  qu'il  est  obscur,  le  Biran  contenu  par  Condillac  et 
D.  de  Tracy,  autenr  du  Traité  de  lliabitude,  que  des  médecins 
pourraient  lire,  que  des  physiologistes  devi-aient  lire.  Au-dessus 
de  Cousin  historien  du  xvu'"  siècle,  il  place  Sainte-Beuve  et  son 
œuvre  sur  Port-Royal  «  d'un  romancier  et  d'un  poète  ».  De 
même  il  recommande  iV étudier,  dans  le  livre  de  Cournot,  '<  un 
vrai  savant  et  philosophe  »,  la  certitude  dont  Cousin  parle  élo- 
quemment;  il  préfère  à  Cousin  «  érudit  chercheur  et  amateur  de 
textes  »,  Henri  Beyle  «  psychologue  peintre  et  amateur  de  senti- 
ments ».  C'est  encore  Henri  Beyle,  «  le  grand  psychologue  du 
siècle  »  qu'il  oppose  à  .louIÏVoy,  auquel  il  accorde  cependant 

(1)  Cf.  sur  les  rapports  du  positivisme  avec  ridéologie.  ch.  vu,  §4. 


MM.  TAINK.  RENAN.  I.ITTi{l^  FUMOT  oGO 

dovoir  inventé  >  et  u  davoir  eu  à  un  assez  haut  degré  le  sens 
psychologique  ».  Des  deux  amis  auxcjuels  il  s'adresse  pour 
savoir  ce  qu'est  la  méthode,  l'un  a  copié  de  sa  main  la  Langue 
des  calculs  et  possède  une  bihliothéciiu»  toujours  ouverte  oîi  sont 
les  quatre-vingt-quatre  volumes  de  Voltaire  et;  les  trente-deux 
vohunes  de  Condillac  ;  les  deux  livres  les  plus  usés  de  l'autre 
sont  Y  Etlt'uiiip  de  Spinoza  et  la  Lotjiqnc  de  Hegel. 

Lq->>  Philosophes  classiques  nont  été  que  l'introduction  à  une 
(vuvre  qui  a  contribué  plus  qu'aucune  autrt»  à  iM'tahlir  entre  les 
lettres,  les  sciences,  l'histoire  et  la  philosophie  l'iniion  féconde 
dont  les  idéologiu^s  avaient  compris  l'importance.  \.' Histoire  de 
la  littérature  ant/laise  a  fait  aimer  Y  idéologie  à  tous  ceux  qui, 
par  goût  ou  par  profession,  s'intéressent  aux  livres  d'Angle- 
terre ou  d'.Vmérique.  ].' Essai  sur  Tite-Live,  La  Fontaine  et  ses 
fables,  ont,  avec  les  Ktudes  de  Sainte-Beuve,  produit  le  même 
résultat  chez  ceux  qui  étudient  la  littéialure  latine  et  française. 
L'histoire  a  été  modifiée  «  en  un  sens  idéologique  >  parles  Ori- 
gines de  la  France  contemporaine \  la  critique  littéraire  et  artis- 
tique, jiar  les  Essais  et  les  Nouveau.r  Essais,  par  les  Écrits 
sur  la  philosophie  de  l'art.  Le  grand  publie,  qui  d'ailleurs  a  lu 
la  plupart  des  ouvrages  de  3L  Taine,  a  été  conquis  par  les 
Voyages  aur  Pgrênèes  et  en  Italie,  coumie  par  la  Vie  et  les 
opinions  de  Frédéric  Thomas  Graindorge.  \j  Intelligence,  qui 
fait  penser  à  Cabanis  et  à  I).  de  Tracy,  à  IJichat  et  à  Degérando, 
à  Laromiguièi-e  et  à  Pinel  rappelle  les  succès  les  plus  éclatants 
des  idéologues  en  Angleterie  et  en  Amérique. 

M.  Renan  il^  avec  un  égal  souci  de  la  méthode  et  des  résul- 
tats scientifiques,  a  fait  au  sentiment  religieux,  une  place  que 
M.  Vacherot  revendifpiait  pour  la  métaphysique.  M.  Littré  a 
gagné  au  |)ositivisme  de  nond)reux  adhérents.  Les  ouvrages  de 
31111,  de  Spencer,  de  Bain,  de  Darwin,  de  Maudsley,  etc.,  ont  été 
traduits  et  ont  trouvé  partout  des  lecteurs.  M.  Ribot,  se  limitant 
à  la  psychologie,  nous  a  appris  ce  qui  s'était  fait  en  Angleterre 
et  en  Allemagne.  Après  avoir  montré  ce  que  doit  être  la  psycho- 
logie morbide,  pathologique,  physiologique,  animale,  infantile 
etethnologique,il  cherche  à  constituer  la  psychologie  en  science 
indépendante,  par  ses  travaux  sur  l'hérédité,  la  mémoire,  la 
personnalité,  la  volonté,  l'attention.  Il  rapproche  les  médecins 

(1)  Cf.  supra,  passim;  et  PauIJauet,  lu  Crise  philosophique. 


.;70  RENAISSANCE  DE  L'IDÉOLOGIE 

et  les  philosophes  et  donne  aux  recherches  psychologiques  (1), 
une  impulsion  qui  ne  semble  pas  devoir  s'arrêter  de  sitôt. 

Mais  la  métaphysique  n'a  pas  été  tuée  par  la  philosophie  des 
sciences  et  par  l'idéologie  nouvelle.  Nous  avons  vu  la  renais- 
sance du  matérialisme  et  celle  de  l'athéisme.  L'idéalisme,  le 
spiritualisme  et  le  déisme  sont  restés  vivants  et  semblent  môme 
prendre  une  nouvelle  force.  Il  en  est  des  religions  comme  des 
métaphysiques:  les  progrès  des  sciences,  ceux  de  l'idéologie  et 
de  la  philosophie  des  sciences,  nous  ont  mieux  fait  voir  notre 
ignorance.  On  ne  veut  plus  supprimer  les  questions  d'origine, 
de  nature,  de  destinée,  on  cherche  à  les  aborder  avec  toutes  les 
données  que  peuvent  fournir  les  sciences  positives,  l'histoire  des 
hommes,  des  institutions  et  des  idées. 

(1;  Surtout  par  la  pulilicatioii  de  la  Heoue  pfiilosopliique  ,  qu'il  a  su  faire 
prospérer  et  qui!  a  ouverte  à  toutes  les  dortriues  métapliysiques. 


CONCLUSION 


Il  y  aura  utiion  l'ulre  les  srii'ures,  la 
jtliiloso[iliie  (les  si-ieiifcs  et  la  iiK't;i|)liy- 
sique;  entre  l'histoire  des,|)liilosopliies  et 
celle  (les  sociétés,  des  religions  et  des 
lettres,  de»  arts,  des  sciences,  des  institu- 
tions et  des  lanij'ues. 

Nous  avons  exposé  les  origines,  retracé  l'existence,  expliqué 
la  disparition  et  la  renaissance  de  l'école  idéologique.  Il  serait 
trop  long  de  rappeler  toutes  les  questions  sur  lesquelles  l'étude 
impartiale,  complète  et  comparée  des  textes  nous  a  conduit  à 
des  assertions  différentes,  en  tout  ou  en  partie,  de  celles  des 
historiens  antérieurs,  et  nous  ne;  pouvons  (pie  renvoyer  le  lec- 
teur au\  chapitres  précédents.  Nous  nous  hornerons  à  résumer 
brièvement  les  conclusions  essentielles  de  ciiaciin  d'eux. 

Descartes  et  les  sceptic^ues,  les  philosophes  partisans  de  l'ex- 
périence et  les  savants  ont  été  les  maîtres  du  xvn"  siècle.  Locke 
les  résume  et  pour  cette  raison  a  été  pris  pour  chef  par  les  pen- 
seurs du  wiii"  siècle.  A  cette  époqu(î  toutes  les  questions  mé- 
taphysiques ont  été  abordées:  la  psychologie  expérimentale, 
physiologique,  animale,  etliiii(|m',  la  inoi'ale,  resthéli([iie  ont 
été  étudiées  comme  sciences  indépendantes  ;  la  philosophie  des 
sciences,  Ihistoire  des  systèmes  et  des  découvertes  scientili- 
([ues,  ont  fait  de  grands  progrès.  Les  penseurs  de  tous  les  pays 
ont  exploré  en  commun  le  domaine  spéculatif,  Condillac  n'a 
été  ni  le  seul  métaphysicien,  ni  le  seul  pliilosophe. 

I.  —  Les  idéologistes  ou  idéologues  ne  sont  pas  simplement 
des  disciples  de  Condillac.  Ils  acceptent  le  mot  créé  par  D.  de 
Tracy  et  la  science  qu'il  désigne;  ils  prennent  la  méthode  et 
continuent,  en  les  développant  en  tous  sens,  les  recherches 
du  xvni*  siècle.  En  politique,  l'influence  de  l'école  se  fait  sentir 
pendant  plus  d'un  demi-siècle.  Par  la  création  de  l'Institut, 
«  Encyclopédie  vivante  >\  elle  réalise,  d'une  façon  durable,  l'ai- 


572  CONCLUSION 

liance  féconde  des  lettres,  des  sciences  et  de  la  philosophie. 
Par  celle  des  Écoles  normales,  centrales  et  spéciales,  elle  se 
prépare  héritiers  et  successeurs.  La  Dtkadp,  qui  répand  ses 
doctrines  en  France  et  en  Amérique,  en  Italie,  en  Espagne  et 
en  Allemagne,  fait  connaître  à  ses  lecteurs  les  œuvres  litté- 
raires et  philosophiques  de  ces  divers  pays. 

II.  —  La  première  génération  d'idéologues  a  pour  principal 
représentant  Condorcet,  le  successeur  de  d'Alemhert  et  de  Vol- 
taire, de  Tui'got,  des  économistes  et  des  mathématiciens.  M'^^de 
Condorcet  maintient  Talliance  de  la  philosophie  française  et  de 
la  philosophie  écossaise  ;  Sieyès  pense  à  faire  connaître  Kant; 
Rœderer  relève  de  Rousseau,  de  Turgot,  de  Smith  et  commence 
à  traduire  Hobbes.  Lakanal  loue  surtout  Bacon,  Rousseau  et 
Condillac.  Les  sceptiques  et  ilontaigne,  Gassendi,  Helvétius  et 
Mably,  d'Holbach  et  Diderot  sont  continués  par  Volney  et  Du- 
puis.  Maréchal  et  Naigeon;  Bacon  et  Locke,  Bonnet  et  Condillac, 
par  Garât.  Pinel  a  pour  prédécesseurs,  outre  les  physiologistes 
et  les  naturalistes,  Montaigne  et  Descartes,  Locke,  Condillac, 
Smith  et  Dugald-Stew  art;  Laplace,  Bulfon,  les  mathématiciens 
et  les  astronomes. 

III  et  IV.  —  Cabanis  est  un  disciple  des  Grecs  et  de  Turgot, 
de  Franklin  et  de  Condorcet,  de  dHolbach,  de  Voltaire  et  de 
Rousseau,  de 'Bonnet,  de  Condillac  et  d'Helvétius.  Après  Hippo- 
craie,  il  lie  la  philosopbie  à  la  médecine,  et  la  médecine  à  la 
l)liilosophio  ;  après  Condorcet,  il  développe  la  doctrine  de  la 
perfectibilité.  Créateur  de  la  psychologie  physiologique,  il  pré- 
cède ou  prépare  Lamarck  et  Darwin,  Schopenhauer  et  Hartmann, 
A.  Comte,  Lewes  et  Preyer,  les  historiens  impartiaux  et  intel- 
ligents des  philosophies  ;  il  termine,  avec  les  stoïciens  plato- 
nisants,  une  carrière  commencée  avec  Homère^  Hippocrate  et 
Catien. 

V  et  VI.  —  D.  de  Tracy  est,  avec  Cabanis,  le  chef  de  la  se- 
conde génération  d'idéologues.  Il  complète  l'idéologie  physio- 
logique par  l'idéologie  rationnelle  ;  il  montre  aux  Anglais  et  aux 
Français,  aux  savants  et  aux  philosophes,  qu'il  faut  la  rendre 
infantile,  pathologique  et  animale,  pour  en  faire  le  point  de  départ 
de  la  logique  et  de  la  grammaire,  de  la  morale  et  de  l'économie 
])olitique,  de  la  législation  et  de  la  politique,  comme  des  sciences 
mathématiques,  physiques  et  naturelles,  dont  il  donne  la  classi- 
fication et  la  hiérarchie. 


CONCLISIOX  573 

VII.  —  Autour  tli'  Cabanis  et  de  D.  de  Tiacy  se  placent  leurs- 
auxiliaires,  Dauuou  et  Chénier,  Audrieux  et  B.  Constant,  J.-B. 
Say  et  Brillât-Savarin  ;  Lacroix,  Biot  et  Lancelin,  Sue,  Biche- 
rand,  Esijuirol,  Bicliat.  Lamarck.  Draparnaud  et  Broussais;  les 
novateurs,  Saint-Simon  et  Fourier,  Leroux  et  Reynaud,  A.  Comte 
et  Littré  ;  les  disciples,  Drozet  François Tliurot,  Ampère etBiran, 
qui  peu  à  peu  s'élolj^nent  de  leurs  anciens  maîtres;  les  littéra- 
teurs et  les  historiens,  Villeniain  et  Lerminier,  Sénancourt  et 
Mérimée,  Fauriel  et  A.  Thierry,  Victor  Jacipiemont,  Henri  Beyle 
et  Sainte-Beuve,  enlin  Brown  qui  nous  conduit  à  Sluart  3Iill, 
Lewes,  Spencer  et  Bain.  Par  eux,  lidéologie,  i)hysiologiquo, 
rationnelle  ou  appliquée,  se  répand  dans  toutes  les  directions 
intellectuelles. 

VIIL  —  Métaphysique,  spiritualiste  et  chrétienne  avec  la  troi- 
sième génération,  l'idéologie  a  pour  représentants  l'ortalis  et 
Sicard,  Degérando  et  Prévost,  Dumont  et  Walcketiaër,  Lesage 
et  Bonstetten,  mais  surtout  Laronùguière,  dont  l'influence  se  fait 
sentir  sur  les  philosophes  italiens  et  sur  les  éclecti(iues  français. 
Son  école  comprend  Daube  et  Perrard,  Armand  Marrast  et 
Roques,  Cardaillac  et  Valette,  de  Chabrier  et  Gibon,  Saphary, 
Tissol  et  Lame.  Son  nom  sert  de  point  de  départ  à  luie  idéologie 
nouvelle,  unie  aux  sciences  et  aux  lettres,  à  l'histoire  et  à  la 
critique  littéraire  ou  artisti(iue,  mais  qui  ne  fait  disparaître  ni 
les  religions,  ni  les  métaphysiques. 

Il  est  facile  maintenant  de  déterminer  la  part  que  l'école  a  prise 
au  rude,  mais  vivifiant  labeur,  par  le(|uel  les  générations 
d'hommes  font  des  progrès,  ou  insensibles  ou  rai)ides,  dans 
l'exploration  des  régions  inconnues,  dont  le  nombre  et  l'étendue 
augmentent  en  raison  même  des  connaissances  plus  riches  et 
plus  précises  que  l'on  en  rapporte.  Si  durer  est  beaucoup  pour 
un  gouvernement,  c'est  peu  de  chose  pour  une  école.  Seule, 
celle-là  mérite  de  vivre  dans  la  mémoire  des  hommes  qui  a 
trouvé  des  vérités  nouvelles,  qui  a  agi  sur  ses  contemporains 
et  ses  successeurs.  Nous  pouvons  connaître,  mais  nous  ne  sau- 
rions exiger  qu'on  retienne  les  noms  des  platoniciens, des  épicu- 
riens, des  péripatéticiensquiont  conservé,  à  travers  les  siècles, 
les  doctrines  de  leurs  maîtres,  sans  y  ajouter  une  idée  origi- 
nale, sans  en  tirer  une  application  heureuse,  sans  en  provoquer 
la  renaissance  parmi  des  hommes  qui  les  ignoraient,  à  leur  grand 
désavantage  intellectuel  et  social. 


574  CONCLUSION 

Or,  en  considérant  le   domaine    que   Tinlelligence   hiiniaino 
a  conquis,  envahi  ou  seulement   entrevu,  Fobservateur  aper- 
çoit  trois   régions  bien    distinctes    sur   lesquelles  régnent  ou 
essaient  de  régner  les  sciences,  la  philosophie  des  sciences  et  la 
métaphysique.  Filles  ou  sœurs  de  la  métapliysique,  les  sciences 
ont,  de  jour  en  jour,   acquis    une  certitude   plus  incontestée 
et    agrandi    leurs   possessions.    C'est  que,    de  plus    en  plus, 
elles  se  sont  dérobées  aux  questions  qui  relèvent  plus  spéciale- 
ment de  la  métaphysique;  elles  ont  supprimé  les  recherches 
manifestement  chimériques  et  fait  appel  aux  procédés  ou  aux 
résultats  de  celles  d'entre  elles  qui  avaient  rencontré  évidence 
et  clarté.  En  première  ligne  se  placent  les  mathématiques.  Elles 
renoncent  à  éclaircir  l'origine  des  notions  dont  elles  partent  et 
se  bornent  à  exiger  l'accord  avec  lui-même,  de  l'esprit  qui  tra- 
vaille sur  des  propositions  universelles  et  nécessaires.  Dans  les 
sciences  physiques,  naturelles  ou  morales,  il  faut  s'accorder 
non  seulement  avec  soi-même,  mais  encore  avec  les  faits.  Les 
premières  se  rapprochent  d'autant  plus  de  la- certitude  mathé- 
matique qu'elles  procèdent  par  la  déduction  et  le  calcul.  Les 
naturalistes,  qui  très  rarement  peuvent  avoir  recours  au  calcul 
et  quelquefois  même  ne  sauraient  se  servir  de  l'expérimentation, 
n'atteignent  qu'un  degré  inférieur  de  certitude.  Enfin,  dans  les 
sciences  morales,  les  objets  sont  plus  complexes,  il  est  plus 
difficile  encore  d'employer  le  calcul,  la  déduction  et  l'expéri- 
mentation ;  l'observation  directe  n'est  pas  môme  toujours  pos- 
sible et  doit  souvent  être  remplacée  parle  témoignage;  on  n'ar- 
rive qu'à  des  prol)abilités  plus  ou  moins  voisines  de  la  certitude. 

La  philosophie  des  sciences  ressemble  à  ces  hardis  pionniers 
qui,  s'avançant  en  dehors  des  régions  que  la  civilisation  a  depuis 
longtemps  conquises,  explorent  les  terres  inconnues  pour 
augmenter  le  domaine  de  l'humanité.  Ainsi  le  mécanisnie  du 
monde  de  la  matière,  hypothèse  hardie  de  Descartes,  est  devenu 
en  grande  partie  une  vérité  scientifique.  Démontré  d'abord  pour 
le  son,  la  chaleur  et  le  mouvement,  puis  pour  la  lumière  et  la 
chaleur,  il  semble  devoir  l'être  à  bref  délai  pour  l'électricité 
et  par  suite  pour  le  magnétisme. 

La  métaphysique,  rivale  de  la  religion,  a  été,  à  son  tour,  vive- 
ment combattue  parles  sciences  et  la  philosophie  des  sciences. 
Un  moment,  on  a  pu  croire  que  l'homme,  dont  la  marche  est 
assurée  sur  le  vaste  et  solide  domaine  où  règne  la  science  posi- 


CONCLUSION  r;-:; 

tivo,  ne  se  lancerait  plus  siirloccan  mobile,  lant  de  fois  témoin' 
des  naufrages.  Mais  pas  plus  que  la  métaphysique  n'a  dépossédé 
la  religion,  les  sciences  et  leur  philosophie  n'ont  supprimé  la 
métaphysique. 

L'école  iiléologique  a  tenté,  en  tous  sens,  des  excursions  ([uel- 
quefois  heui'ûuses.  Nous  avons  trouvé,  parmi  ses  représentants, 
des  généraux,  voire  même  Bonaparte,  des  orateurs  et  des  poli- 
tiques, des  prêtres  et  des  magistrats,  des  romanciers  et  des 
poètes,  des  littérateurs  et  des  critiques,  des  journalistes  et  des 
professeurs,  des  diplomates  et  des  administrateurs,  des  méde- 
cins et  des  ingénieurs,  des  mathématiciens  et  des  naturalistes, 
des  physiciens  et  des  moralistes,  des  historiens  et  des  écono- 
mistes, des  philologues  et  des  métaphysiciens.  Les  résullats  de 
leurs  recherches  portent  sur  les  sciences  et  sur  leur  philosophie 
comme  sur  la  métaphysique. 

Laissons  de  côté  l'idéologie  purement  scolaire,  qui  n'est  pas 
cependant  sans  oiiginalité.  Garât  donne  le  cadre  d'une  idéologie 
positive,  que  D.  de  Tracy  complète  et  remplit.  Séjjarée  delà  méta- 
physique, l'idéologie  est  physiologi({ue,  pathologitpie  ou  morhide 
avec  Cabanis  et  la  Société  médicale  d'émulation,  avec  1).  de  Tracy 
et  Lamarck,  Draparnaud  et  Broussais,  avec  Pinel  et  Esquirol.  La 
Société  des  Observateurs  de  l'homme  et  l'Institut,  Degérando 
surtout,  montrent  combien  il  serait  utile  qu'elle  fût  ethnique, 
et  comment  elle  peut  le  devenir,  tandis  que  Volney  entrevoit 
quelles  lumières  elle  tirerait  de  l'étude  des  langues  ;  Cabanis,  de 
celle  de  l'histoire  de  la  philosophie  ;  D.  de  Tracy,  des  méthodes 
scientifiques.  Sicard  et  Degérando  observent  les  sourds-muets. 
Le  dernier  affirme  l'utilité  des  recherches  sur  les  aveugles-nés  et 
sur  les  individus  qui,  comme  Laura  Bridgmann,  présentent  des 
anomalies  plus  grandes  encore.  Infantile  avec  Degérando  et  la 
Société  des  Observateurs  de  l'homme,  l'idéologie  porte,  avec 
Cabanis,  sur  le  fœtus  et  l'embryon  ;  elle  s'essaie  à  devenir  ani- 
male avec  G.  Leroy  et  Dupont  de  Nemours,  à  constituer  avec 
Draparnaud  et  Lamarck  une  échelle  psychologique  et  physiolo- 
gique des  êtres.  Cabanis,  D.  de  Tracy,  Biran,  Broussais  et  leurs 
successeurs  font  une  place  très  grande  aux  impressions  internes 
et  inaperçues  de  la  conscience;  Brillât-Savarin  s'attache  au  goût, 
Rœderer  à  la  vision;  D.  de  Tracy  et  Biran,  Cabanis,  Ampère, 
Degérando,  Thurot,  Brown,  au  sens  du  mouvement,  à  la  motilité 
ou  à  l'effort.  L'attention  est  étudiée  par  Laromiguière  et  Daube, 


576  CO^'CLUSION 

par  D.  de  Tracy  et  Laniarck,  Draparnaud  et  Degérando  ;  le  som- 
meil et  les  rêves,  par  Cabanis;  limagiiiation  et  le  sentiment  par 
Bonstetten.  Stendhal  fait  l'idéologie  de  l'amour;  B.  Constant 
celle  du  sentiment  religieux,  M"*  de  Condorcet,  Rœderer  et 
Cabanis,  celle  de  la  sympathie.  Linstinct  est  étudié  par  Dupont 
de  Nemours  et  Cabanis,  par  Draparnaud  et  Lamarck;  Ihabitude, 
par  Cabanis,  D.  de  Tracy,  Biran  et  Lamarck.  Les  travaux  sur  le 
langage  rempliraient  une  bibUothèque  :  non  seulement  Volney 
et  Garât,  Rœderer  et  les  auteurs  de  pasigraphies  ou  de  langues 
universelles,  D.  de  Tracy  et  Biran,  Ampère,  Degérando  et  Pré- 
vost, Sicard  etThurot,  Portails  etLaromiguière,  mais  ceux  même 
qui,  comme  Cardaillac,  séparent  de  plus  en  plus  la  philosophie 
des  sciences  pour  la  rapprocher  du  sens  commun,  sont  bons 
aujourd'hui  encore  à  lire  par  qui  cherche  à  éclaircir  cette  partie 
si  impoj'tante  de  la  psychologie.  Quant  aux  rapports  du  physique 
et  du  moral,  on  peut  dire  que,  jusqu'à  ces  derniers  temps,  nos 
manuels,  même  les  plus  complets  de  médecine  ou  de  philoso- 
phie, n'ont  fait  que  reproduire  et  continuer  Biran,  surtout 
Cabanis  ou  Broussais. 

L'idéologie  est  le  centre  autour  duquel  se  groupent  toutes  les 
autres  recherches.  D.  de  Tiacy  et  Lancelin,  Ampère  et  Drapar- 
naud l'unissent  aux  sciences  prises  dans  leur  ensemble.  Pour 
Condorcet  et  Volney,  Laplace  et  D.  de  Tracy,  elle  concourt  à 
résoudre  la  question  de  savoir  s'il  y  a  une  science  des  probabi- 
lités. Laromiguière  et  Biran,  D.  de  Tracy  et  Cabanis,  Lacroix  et 
Biot,  Lancelin  et  Prony  abordent  la  langue  des  calculs  et  la 
méthode  des  mathématiques.  Les  physiciens  et  les  chimistes 
sont  des  idéologues.  D.  de  Tracy  et  Lancelin  veulent,  par  l'idéo- 
logie, jeter  une  lumière  nouvelle  sur  les  méthodes  et  les  don- 
nées des  sciences  physiques.  Cuvier  débute  par  l'idéologie, 
Lamarck  s'y  intéresse  autant  qu'à  la  zoologie;  Cabanis  et  Bichat, 
Moreau  et  Richerand,  Victor  Jacquemont  et  Broussais,  Pinel  et 
Esquirol,  les  médecins  et  les  aliénistes  donnent  autant  de  place 
à  l'idéologie  qu'à  la  physiologie,  à  la  médecine  et  à  la  botanique. 

Plus  intime  encore  est  l'union  de  l'idéologie  et  des  sciences 
morales.  La  logique,  suite  de  l'idéologie,  fait  l'objet  des  recherches 
de  Destutt  de  Tracy  et  de  Thurot,  de  Biran  et  d'Ampère,  de 
Brown,  de  Laromiguière  et  de  son  école.  Volney  et  Saint-Lam- 
bert, Cabanis  et  D.  de  Tracv  s'efforcent  de  faire  de  la  morale 
une  science  positive  et  appuyée  sur  lidéologie.  C'est  de  lidéo- 


CONCLUSION  377 

logie  encore  que  relC'vent  la  critique  littéraire  de  Gingueué  et  de 
ses  collaborateurs,  de  Cabanis,  même  en  partie  celle  de  Ville- 
main  et  de  Sainte-Beuve;  les  vers  de  Cabanis  et  d'Andrieux, 
les  romans  de  Droz,   de  Sénancourt,  de   Stendhal  et    de   ses 
successeurs.  Jamais  la  philosophie  et  l'idéologie  n'ont  été  plus 
complètement  et  plus  heureusement  unies.  La  morale,  précédée 
de  ridéologie,  conduit  à  la  science  sociale,  à  laquelle  travaillent 
Laromiguiéreet  Cambacérès,  ïalleyrand  et  Baudin,  Condorcet, 
Siéyès  et  Bœderer,  Volney  et  Cabanis.  1).  de  Tracy  et  Daunou, 
les  réformateurs,  les  socialistes  et  les  connnunistes,  Saint-Simon 
et  Foncier,   Comte   et  Jean  Reynaud.  L'économie  politique  est 
cultivée  par  Condorcet,  Bœderer,  Desrenaudes  et  Brillât-Savarin, 
par  D.  de  Tracy  et  J.-B.  Say,  avant  Ch.  Comte,  Dunoyer,  Basliat 
et  Mill.  A  aucune  autre  époque,  on  ne  saurait  citer  autant  de 
travaux  où  la  pédagogie,  alliée  ii  l'idéologie,   ait  été  plus  auda- 
cieuse et  plus  compréhensive.  Là  même  où  nous  croyons  aujour- 
d'hui innover,  nous  avons  repris  des  idées  proposées  ou  déjà 
réalisées  par  les  idéologues. 

L'histoire  subit  une  transformation  profonde.  Par  la  théorie 
de  la  perfectibilité,  Condorcet  lui  rend  l'importance  qu'elle  avait 
perdue  depuis  Descartes:  Cabanis  arrive  à  l'imparlialilé  et  à 
l'éclectisme.  Droz,  Fauriel  et  Daunou  sont  suivis  d'Augustin 
Thierry.  L'histoire  littéraire,  à  coté  de  l'histoire  proprement 
dite,  prend  un  caractère  plus  impartial  avec  Ginguené,  Daunou, 
Fauriel.  Cabanis,  Tliurot,  1).  de  Tiacy  font  celle  de  la  médecine, 
delà  grammaire,  delà  logicjue;  Condorcet,  celle  des  sciences 
et  des  savants.  Volney  et  Dupuis  ne  mettent,  dans  l'histoire  des 
religions,  que  de  l'érudition.  B.  Constant  les  étudie  avec  intérêt 
et  sympathie.  Les  philosophes  sont  jugés  d'une  façon  de  plus  en 
plus  impartiale  par  Condorcet.  Cabanis  remonte  aux  anciens, 
sur  lesquels  on  peut  encore  lire  Naigeon.  Daunou  expose,  avec 
une  suffisante  exactitude,  les  théories  des  philosophes  de  l'anti- 
quité et  du  moyen  âge;  Thurot  parle  des  Écossais  et  des  Grecs. 
•Degérando  et  P'auriel  sont  les  inspirateurs  de  Cousin  et  de  ses 
successeurs.  Enfin  la  géographie  est  exacte,  savante  et  idéolo- 
gique avec  Volney  et  Jacquemont. 

Les  idéologues  n'ont  pas  été  moins  heureux  dans  le  domaine 
de  la  philosophie  des  sciences.  Lancelin  et  Draparnaud,  D.  de 
Tracy  et  Ampère  sont  partis  de  l'idéologie  pour  établir,  avant 
Comte,  une  classification  et  une  hiérarchie  des  sciences.  Avant 

I*ICAVET.  37 


^78  CONCLUSION 

Spencer,  Laplace  a  exposé  l'hypothèse  delà  nébuleuse;  avant 
Darwin,  Cabanis  et  Lancelin,  Lamarck,,  Bory  de  Saint- Vincent 
et  Draparnaud  sont  nettement  transformistes.  Lhypothèse  de  la 
perfectibilité  indéfinie  est  acceptée  par  presque  tous  les  idéo- 
logues; avec  elle,  ils  expliquent  le  développement  des  facultés 
et  celui  de  Ihumanité;  ils  éclairent  l'histoire  des  religions,  des 
sciences,  des  philosophies,  comme  celle  des  hommes  et  des 
institutions;  ils  fournissent  à  Comte  les  éléments  de  la  loi  des 
trois  états. 

Enfin,  pas  plus  que  leurs  prédécesseurs  du  xviii*  siècle,  ils 
n'ont  absolument  renoncé  à  la  métaphysique.  Sans  doute  ils  dis- 
tinguent fort  nettement  déjà  la  science,  la  philosophie  des 
sciences  et  la  métaphysique;  sans  doute  encore,  quelques-uns 
d'entre  eux  se  tiennent  de  préférence  sur  le  terrain  positif.  Mais 
le  problème  de  la  valeur  objective  de  la  connaissance  est  exa- 
miné avec  soin  par  Cabanis  et  D.  de  Tracy,  Degérando  et  Ampère, 
Biran  et  Tliurot,  qui  en  tirent  la  théorie  de  la  relativité  de  la  con- 
naissance et  des  rapports.  Condorcet  et  surtout  D.  de  Tracy, 
Biran  et  Ampère,  Degérando  et  Laromiguière  s'occupent  de 
l'existence  du  monde  extérieur.  Les  conceptions  sur  la  matière 
chez  Laplace,  Cabanis  et  Lancelin,  celles  de  la  vie  chez  Cabanis 
et  Bichat,  Lamarck,  Draparnaud  et  Broussais,  constituent  une 
cosmologie  qui  n'est  ni  sans  largeur,  ni  sans  hardiesse.  Le  spi- 
ritualisme de  Laromiguière  s'est  transmis  à  l'école  qui  lui  a 
succédé.  Biran  et  surtout  Cabanis  ont  exposé  un  stoïcisme  fort 
original;  B.  Constant  a  transformé,  d"une  façon  analogue,  le 
christianisme  que  Biran  a  plus  tard  rapproché  du  mysticisme. 
Ampère  et  Degérando,  Droz,  Laromiguière  et  ses  disciples, 
donnent  à  leur  croyance  religieuse  une  forme  qui  rappelle  leur 
idéologie  :  rien  n'égale  le  calme  et  la  confiance  de  Degérando 
et  de  Laromiguière,  si  ce  n'est  les  tourments  et  l'incertitude  de 
Biran  et  d'Ampère. 

De  tous  les  métaphysiciens  modernes,  il  n'en  est  pas  qui  n'aient 
reproduit  ou  développé  quelqu'une  des  doctrines  idéologiques 
ou  qui  ne  se  soient  trouvés  en  présence  d'objections  formidables 
présentées  à  leurs  systèmes,  par  des  adversaires  dont  ils  pou- 
vaient croire  à  jamais  le  rôle  terminé.  Nous  avons  mentionné 
Schopenhauer,  Hartmann  et  Spencer,  MM.  Taine  et  Renan, 
Comte,  Lewes,  Millet  Bain,  etc.,  etc.;  des  spiritualistes  comme  des 
matérialistes,  des  croyants  comme  des  incrédules. 


COxNCLUSION  579 


Tî 


En  laissant  de  côté  les  inlUiences  politiques  et  religieuses  qui 
ont,  en  une  certaine  mesure,  forcé  recelé  à  se  transformer  et 
arrêté  son  développement  régulier  et  normal,  on  aperçoit  aujour- 
d'hui les  causes  internes  qui  s'opposaient  à  ce  qu'elle  restât  ce 
qu'elle  était  à  l'origine.  Son  ambition  a  été  grande  :  ses  repré- 
sentants les  plus  marquants  ont  voulu  rompre  complètement 
avec  le  passé  ;  recréer,  en  même  temps  que  l'entendement 
humain,  les  sciences  morales,  à  l'image  des  sciences  mathé- 
matiques et  physiques  ;  constituer  In  philosophie  des  sciences 
et  même  esquisser  une  métaphysique  nouvelle  qui  aurait  pour 
solide  appui  la  connaissance  des  phénomènes  et  de  leurs  lois  les 
plus  générales,  comme  les  plus  particulières.  Mais  en  vantant,  en 
recommandant  l'observation  et  l'expérience,  ils  ont  trop  souvent 
fait  des  hypothèses.  En  proclamant  les  avantages  de  l'histoire  et 
en  indiquant  fort  bien  comment  il  faut  la  faire,  ils  l'ont  trop  sou- 
vent considérée  comme  déjci  faite  ou  comme  pouvant  être  ration- 
nellement construite.  Ils  ont  insisté  sur  la  nécessité  de  donner 
l'idéologie  pour  base  à  toutes  les  sciences,  mais  ils  ont  trop  aisé- 
ment cru  qu'il  suffisait,  pour  en  faire  une  science  indépendante, 
d'en  tracer  le  plan  et  d'en  indiquer  la  méthode.  Ils  l'ont  voulue 
physiologique  et  ethnique,  infantile,  morbide  et  animale  ;  mais 
ils  ont  oublié  ((u"il  fallait,  pour  la  rendre  telle,  réunir  des  obser- 
vations nombreuses  et  irréprochables  sur  les  différents  peuples 
et  les  différents  animaux,  sur  les  enfants,  les  monstres,  etc., 
qu'il  fallait  avoir  constitué  la  physiologie  et  la  pathologie.  En 
affirmant  la  perfectibilité  indéfinie  de  l'esprit  humain,  ils  ont 
cru  qu'ils  pouvaient  donner  à  leur  œuvre  une  perfection  telle 
que  leurs  successeurs  n'eussent  jamais  que  bien  peu  de  chose  à 
y  changer.  Ils  ont  vu  qu'il  y  a  lutte  pour  l'existence  entre  les 
espèces,  végétales  ou  animales,  et  ils  ont  considéré  la  liberté, 
l'égalité,  la  fraternité,  comme  les  lois  naturelles  de  l'homme.  Ils 
ont  soupçonné  le  rôle  de  l'hérédité  pour  la  constitution  du  moral 
et  du  physique,  et  ils  ont  voulu  reconstruire  à  nouveau  l'esprit 
et  le  cœur  de  l'homme,  en  faisant  table  rase  du  passé,  qui  a 
préparé  des  aptitudes  et  des  dispositions  d'autant  plus  puis- 
santes qu'elles  sont  l'œuvre  d'un  plus  grand  nombre  de  siècles 
et  de  générations.  Enfm  ils  ont  entrevu  cl  signalé  le  rôle  des 


580  CONCLUSION 

sentiments,  des  passions  dans  la  vie  humaine  et  ils  ont  cru  à 
l'influence  exclusivement  bonne  deFinstruction,  ils  ont  cherché, 
surtout  par  le  progrès  des  lumières,  les  progrès  de  la  moralité 
et  du  caractère. 

L'expérience  s'est  chargée  de  mettre  en  lumière  ces  con- 
radictions  et  ces  erreurs.  Déjà  Cabanis,  B.  Constant,  Biran  et 
bien  d'autres  avaient  vu  qu'il  n'est  ni  possible,  ni  peut-être  utile 
d'enlever  à  la  masse  des  hommes  ses  croyances  rehgieuses,  ou 
à  quelques-uns  d'entre  eux,  leurs  probabilités  métaphysiques. 
A  plusieurs  reprises  déjà,  en  ce  siècle,  les  esprits,  fatigués  des 
recherches  positives,  et  tourmentés  par  le  besoin  de  l'inconnu, 
se  sont  tournés  vers  la  religion  et  la  métaphysique,  sans  s'oc- 
cuper de  savoir  si  fune  est  en  accord  avec  les  sciences,  si  l'autre 
s'appuie  suflisamment  sur  elles. 

D'un  autre  côté  la  physiologie  a  fait  des  progrès  considérables, 
mais  elle  a  montré  combien  de  recherches  sont  nécessaires 
encore  pour  connaître  le  système  nerveux  et  saisir,  dans  leur 
complexité  presque  infinie,  les  rapports  du  physique  et  du 
moral.  De  même,  nous  avons  d'excellentes  observations  sur  les 
enfants  et  les  aliénés,  sur  les  aveugles  et  les  sourds,  sur  les 
sauvages  et  les  animaux.  L'histoire  nous  a  éclairés  sur  la  psy- 
chologie de  nos  prédécesseurs  ;  les  romanciers  et  les  critiques, 
sur  celle  de  nos  contemporains.  Mais  nous  n'en  voyons  que 
mieux  combien  il  reste  à  réunir,  en  cette  matière,  de  connais- 
sances positives. 

L'instruction  est  de  plus  en  plus  répandue  dans  les  classes 
populaires  et  toutes  les  sciences  ont  pris  un  développement  qui 
permettrait  certes  d'affirmer  la  perfectibilité  indéfinie  de  l'intel- 
ligence; mais  les  crimes  ne  diminuent  pas  et  jamais  peut-être 
'égoïsme  n'a  été  plus  en  honneur.  La  doctrine,  incontestable 
peur  les  sciences  naturelles,  du  siruggle  for  Ufe  semble  être 
devenue  la  règle  pratique  des  hommes  et  des  peuples.  Armer 
son  pays  pour  la  guerre  et  y  préluder  par  des  combats  de  tarifs, 
est  la  principale  occupation  d'un  homme  d'État.  A  chaque 
instant  les  différences  d'intérêts,  de  races  et  de  langues,  de  reli- 
gions et  d'institutions  peuvent  faire  éclater,  entre  les  mondes 
ou  entre  les  peuples,  d'effroyables  guerres.  Dans  chaque  pays  la 
lutte  s'accentue,  entre  les  divers  partis  et  surtout  entre  les 
classes,  de  telle  façon  que  bien  souvent  on  se  croirait  à  la 
veille  d'un  bouleversement  social.  Quand  nous  relisons  le  pas- 


( 


CONCLUSION  581 

sage  où  JoiillVoy  racoiUo  commonl,  en  une  soirée  de  décenibre," 
il  s'apeiTut  de  la  perte  de  ses  croyances  religieuses,  ou  les  Nuits 
de  Musset,  où  éclate  une  douleur  si  profonde  et  si  vive,  nous 
saisissons  quelle  difïérence  il  y  a  entre  le  pessimisme  poétique, 
littéraire  et  profondément  égoïste  des  Byron  et  des  Chateau- 
briand, des  Lamartine  et  de  leurs  successeurs,  et  le  pessimisme 
désintéressé  que  semblent,  à  certains  instants,  n'écarter  qu'avec 
peine,  les  penseurs  d'ordinaire  les  plus  confiants! 


III 


Que  ferait  aujoui'd'liui  un  idéologue  qui,  comme  Cabanis  ou 
D.  de  Tracy,  serait,  avec  un  esprit  très  ouvert  et  un  caractère 
très  élevé,  également  dévoué  à  la  recherche  de  la  vérité  et  à 
l'amélioration  de  ses  semblables?  Avec  un  soin  infini  il  recueil- 
lerait tous  les  résultats  positifs  (|ui,  obteiuis  par  les  physiolo- 
gistes, les  médecins,  les  aliénistes,  les  philologues  et  les  histo- 
riens, ont  prouvé  condjien  étaient  fécondes  les  voies  ouvertes  au 
commencement  du  siècle.  A  son  tour  il  chercherait,  par  l'une  ou 
par  l'autre,  à  augmenter  le  nombre  des  vérités  acquises,  et  en  tire- 
rait plus  d'une  conséquence  utile  pour  la  morale  et  la  politique, 
la  pédagogie  et  la  logique,  la  législation  et  l'économie  politique, 
l'esthétique  et  la  critique  littéraire  ou  scientifique,  religieuse 
ou  artistique.  Toujours  il  distinguerait  avec  soin  ce  qui  est  com- 
plètement éclairé  de  ce  qui  ne  l'est  quimparfaitement  ou  de  ce 
qui  reste  encore  obscur  ;  jamais  il  ne  donnerait  aux  règles 
pratiques  une  portée  supérieure  à  celle  des  acquisitions  spécu- 
latives. Sans  dédaigner  d'aborder,  à  son  heure  et  après  une 
préparation  suffisante,  «  la  question  sociale  »  ou  «  scolaire  », 
il  s'efforcerait  de  résoudre,  progressivement  et  sûrement,  chacun 
des  problèmes  qu'impliquent  ces  questions,  souvent  insolubles 
parce  qu'elles  sont  trop  générales  et  embrassent  des  éléments 
contradictoires. 

De  même  s'il  étudiait  l'histoire  des  philosophies,  il  prendrait 
soin  de  l'éclairer  par  celle  des  institutions  et  des  hommes,  des 
littératures  et  des  sciences,  des  religions  et  des  langues,  pour  la 
faire  servir  ensuite  à  enrichir  la  psychologie,  l'histoire,  ainsi  que 
les  sciences,  dont  l'une  et  l'autre  forment  l'indispensable  base. 

La  philosophie  des  sciences  l'attirerait  peut-être  autant  que  la 


582  CONCLUSION 

psychologie.  Sans  être  mathématicien  ou  astronome,  chimiste  ou 
physicien,  naturaliste  ou  philologue,  il  suivrait,  avec  un  vif 
intérêt,  les  travaux  par  lesquels  chacune  s'essaie  à -construire 
sa  propre  philosophie.  Avec  non  moins  de  soin,  il  se  rendrait 
compte  des  hypothèses  hardies  par  lesquelles  Descartes  et 
ses  modernes  successeurs,  Darwin  et  Spencer,  après  Lamarck 
et  Laplace,  ont  voulu  généraliser  les  conséquences,  les  lois  et  les 
classifications  auxquelles  étaient  arrivées  les  sciences  particu- 
lières. Sans  doute,  il  ne  pourrait  suivre  pas  à  pas  leurs  pro- 
grès; sans  doute,  il  devrait  plus  dune  fois  se  contenter  de  géné- 
ralités, mais  il  pratiquerait  lui-même  les  méthodes  par  lesquelles 
se  font  les  découvertes,  il  saurait  se  rendre  compte  de  la  marche 
suivie  par  les  inventeurs.  Sa  vue  s'étendrait  sur  un  horizon  plus 
vaste  et  le  domaine  qui  lui  est  propre  en  recevrait  une  lumière 
nouvelle. 

Mais  quelle  position  prendrait-il  à  l'égard  delà  métaphysique? 
A  coup  si'ir  l'univers  physique  lui  apparaîtrait  infiniment  plus 
varié  et  plus  complexe  quil  ne  l'était  pour  Platon  et  pour  Aris- 
tote  ;  l'homme  lui  semhlerait,  bien  plus  encore  qu'à  Pascal,  jeté 
entre  linfiniment  grand  et  l'infiniment  petit.  Il  se  refuserait  à 
accepter,  dans  leur  ensemble  et  sans  les  discuter,  les  concep- 
tions d'un  Platon  et  d'un  Arislote,  dun  Descartes  ou  d'un  Leib- 
nitz,  d'un  Kant  ou  d'un  Auguste  Comte.  De  fait,  philosopher 
n'est-il  pas  synonyme  de  penser  librement  et  par  soi-même?  Il 
ne  se  rangerait  pas  plus  parmi  les  penseurs,  fort  nombreux 
encore,  qui  travaillent  à  adapter  aux  données  scientifiques  des 
conceptions  empruntées  aux  rehgions  ou  aux  anciens  systèmes. 

Sans  affirmer  en  effet  que  l'humanité  doit  renoncer  aux  notions 
que  nous  ont  transmises  nos  pères,  comme  elle  a  renoncé  à 
leurs  vêtements  et  à  leurs  habitations  rudimentair.es,  à  leur 
nourriture  et  à  leurs  armes  grossières,  à  leurs  mœurs  rudes  et 
sauvages,  il  n'estimera  pas  qu'on  explique  d'une  façon  satisfai- 
sante le  monde  de  Newton,  celui  de  Laplace  et  de  Pasteur,  par 
le  Dieu  d'Aristote  et  de  Platon. 

Pour  une  science  nouvelle,  dans  ses  parties  et  dans  son 
ensemble,  il  voudra  une  métaphysique  nouvelle  :  péniblement, 
mais  courageusement,  il  cherchera  l'heureuse  formule  qui,  sans 
amoindrir  ou  sans  dénaturer  les  véiités  scientifiques,  conser- 
vera, des  métaphysiques  ou  des  religions,  ce  qui  en  fait  pour 
nous  la  vie  et  le  charme;  qui  alliera  la  réalité  infiniment  com- 


CONCLUSION  383 

plexe  et  vivante,  à  l'idéal  de  perfection  que  nous  entrevoyons, 
tous,  au  besoin  de  l'au-delà  qui  tourmente  les  meilleurs  et  les 
plus  nobles. 

Notre  idéologue  ne  croira  plus  à  la  toute-puissance  de  la  rai- 
son; il  ne  considérera  plus  la  liberté,  l'égalité,  la  fraternité 
comme  une  loi  naturelle  ;  il  mettra  peut-être  en  doute  la  perfec- 
tibilité indélinie  de  Ibumanité.  Mais  pour  lui  la  raison  sera  une 
fleur  délicate  et  précieuse,  dont  la  culture  peut  préparer,  sinon 
réaliser  tous  les  progrés,  et  donner  à  l'existence  un  charme  et 
une  valeur  nouvelles.  La  liberté  lui  semblera  une  excellente 
chose,  quand  elle  sera  éclairée  par  une  raison  aussi  soucieuse 
de  respecter  les  droits  d'autrui  que  d'user  des  siens.  L'égalité  ne 
lui  paraîtra  souhaitable  que  si  elle  rapproche  de  plus  en  plus 
chaque  individu  de  ceux  qui  lui  sont  supérieurs  en  intelligence 
et  en  moralité.  Il  aimera  sa  patrie  et  travaillera,  dans  la  mesure 
de  ses  forces,  à  la  rendre  plus  grande  et  plus  respectée.  Mais  il 
ne  croira  pas  alors  sa  tâche  terminée  :  il  n'oubliera  pas  que  les 
habitants  des  autres  pays  sont  aussi  des  hommes.  Autant  qu'il  le 
pourra,  il  combattra  les  préjugés  ou  les  malentendus  qui  arment 
les  peuples  les  uns  contre  les  autres.  De  toutes  ses  forces,  il 
réagira  contre  la  marée  montante  de  l'égoïsme;  il  montrera,  par 
ses  conseils,  comme  par  son  exemple,  que  le  seul  moyen  de 
rendre  son  existence  supportable,  c'est  de  s'oublier  pour  songer 
aux  autres.  Au-dessus  de  la  lutte  pour  l'existence,  qui  est  la  loi 
naturelle  des  êtres  vivants,  il  placera  la  fraternité  idéale  qu'ont 
rêvée  les  bouddhistes  et  les  stoïciens,  les  chrétiens  et  les  philo- 
sophes du  xvni"  siècle.  Il  connaîtra  la  nature  et,  par  les  moyens 
quelle  nous  fournit  elle-même,  il  s'effoi'cera  de  diminuer  la  souf- 
france et  de  rendre  la  lutte  moins  âpre,  de  faire  disparaître  les 
imperfections  et  d'augmenter  la  valeur,  plus  encore  que  le  bien- 
être,  des  individus.  Il  saura  que  l'homme  a  besoin,  pour  se  per- 
fectionner, de  contraindre  la  nature  à  l'obéissance,  qu'il  faut  un 
labeur  incessant  pour  conserver  les  conquêtes  qu'on  a  faites 
et  en  préparer  d'autres,  pour  faire  servir  la  réalité  à  enfanter 
l'idéal. 

Vu  et  lu,  en  Sorbonne,  le  20  novembre  1890, 
par  le  Doyen  de  la  Faculté  des  lettres  de 
Paris. 

A.    HiMLY. 

Vu  et  permis  d'imprimer. 
Le  Vice-Recteur  de  V Académie  de  Paris, 
Gréabd. 


APPENDICE 


ÉCOLE  CENTHALE  D'AUXERRE 

Exercices  publics  que  soutiendront  les  élèves  le  do  fructidor  an  VII.  — 
Programme  de  l'Examen  général  et  public  que  subiront  les  élèves  les 
15,  IG,  17,  18  et  19  fructidor  an  VIII. 

LÉGISLATION.    —     PROFESSEL'R,    LAPORTE 

La  Légishition  est  Fart  de  donner  des  lois  aux  peuples;  mais  pour  la 
mieux  définir  et  lui  donner  une  delnomination  qui  l'explique  tout 
entière,  on  doit  l'appeler  la  Science  civique,  politique  et  morale. 

On  l'appelle  civique,  parce  que  c'est  d'elle  que  découlent  les  sources 
du  bonheur  social;  jjolitique,  parce  qu'elle  découvre  et  met  en  évi- 
dence toutes  les  vérités  sociales,  qu'elle  est  l'œil  et  la  providence  du 
Législateur  ;  morale,  parce  qu'elle  unit  les  droits  aux  devoirs. 

La  Législation  se  divise  en  Code  naturel  et  en  Code  conventionnel. 
Celui-ci  se  subdivise  en  lois  fondamentales  civiles  et  criminelles,  etc.  etc. 

GRAMMAIRE   GÉNÉRALE.  —   PROFESSEUR,  LOUIS    FONTAINE 

Première  partie  :  r  Idéologie.  —  Qu'est-ce  que  la  grammaire  générale? 

Quel  est  son  but  ?  qu'est-ce  que  l'homme  ? 

Sous  quel  point  de  vue  le  grammairien  philosophe  envisage-t-il 
l'homme  ?  Quelles  sont  les  parties  du  corps  humain  qu'observe  particu- 
lièrement le  grammairien  ? 

Qu'est-ce  que  les  sensations  nous  représentent  dans  les  corps  ? 

Donnez-moi  une  idée  de  l'analyse  ? 

Comment  se  fait  la  décomposition  des  sensations  et  des  idées? 

Comment  se  fait  ensuite  la  recomposition  par  l'analyse  ? 

Combien  distinguez-vous  de  sortes  de  qualités  ? 

Comment  l'ordre  contribue-t-il  à  mettre  de  la  netteté  dans  nos 
idées  ? 

Quel  est  l'ordre  de  la  génération  des  idées  ? 

Qu'entendez-vous  par  Genre,  Espèce  et  Individu  ? 

Que  sont  nos  idées  chacune  en  elle-même  ? 

Quelles  sont  les  opérations  de  l'àme  ? 


ÉCOLES  CENTllALKS  58.S 

Dévoloppoz-noiis  l'idée  que  vous  vous  fuites  de  rattcntiou  (1). 

Qu'eiitend-on,  en  Grammaire,  parla  Comparaison? 

(ju"est-ce  que  le  Jugement  ?  —  la  Rétlexiou  ? 

Ou'est-ce  que  l'imagination  considérée  eomme  opération  de  l'âme? 

(Ju'est-ce  i|ue  le  lluisonnement  ? 

Suite  lie  l'Idéologie.  —  Qu'est-ce  que  renteuilenienl  luunain  ? 

Quelles  sont  les  facultés  de  Fànie  proprement  dites  ?  et  en  particu- 
lier le  désir  ? 

Qu'est-ce  que  la  volonté  considérée  comme  faculté  ? 

Qu'entendez-vous  par  la  faculté  de  penser  ? 

Que  doit-on  entendre  par  habitude  du  corps  et  de  l'àmc  ? 

Donnez-nous  une  légère  idée  des  causes  de  la  sensibilitt'  ? 

Faites-nous  une  exposition  abrégée  des  causes  de  la  mémoire  ? 

Deuj'ième  partie  :  la  Grammaire  générale  proprement  dite  on  la  Méta- 
phijsi(jne du  langage.  Qu'est-ce  que  le  langage  d'action?  D'où  dérive  le 
langage  d'action  ?  A-t-on  besoin  de  l'apprendi-e  ?  Les  signes  de  ce 
langage  sont-ils  artiticiels  ou  arbitraires? 

Comment  le  langage  d'action  exprime-t-il  la  pensée  ? 

Comment  les  idées  simultanées  deviennent-elles  successives? 

Quels  sont  les  avantages  du  langage  d'action  ? 

Quels  en  sont  les  désavantages  ? 

Pourquoi  commence-t-on  par  le  langage  d'action  ? 

A  quoi  se  réduisent  les  principes  des  langages? 

L'iiommc  est-il  conformé  pour  parler  le  langage  des  sons  articulés? 

Les  mots  ont-ils  été  choisis  arbitrairement  ? 

A-t-on  conservé  quebjues  traces  de  la  langue  primitive  ? 

Comment  les  langues  forment-elles  un  système  calqué  sur  celui  de 
nos  connaissances  ?  Quelles  sont  les  langues  les  plus  parfaites  ?  Ont- 
elles  toutes  les  mêmes  fondements  ?  En  quoi  ditl'èrent-elles?  Comment 
se  perfectionnent-elles  ? 

En  quoi  consiste  l'art  d'analyser  nos  pensées? 

Les  langues  fournissent-elles  le  moyen  de  décomposer  la  pensée? 

Faites-nous  voir  combien  les  signes  artificiels  sont  nécessaires  pour 
décomposer  les  opérations  de  l'âme  ? 

Avec  quelle  méthode  doit-on  employer  les  signes  artificiels  pour  se 
faire  des  idées  distinctes  de  toute  espèce  ? 

L'ordre  de  la  génération  des  idées  esL-il  fondé  sur  la  nature  des  choses? 

Combien  distinguez-vous  de  méthodes,  et  quels  sont  les  avantages 
de  la  méthode  d'instruction  ? 

>'e  doit-on  pas  considérer  les  langues  comme  autant  de  méthodes 
analytiques? 

(i)  A  rapprocher  de  ce  que  disent  de  l'attention  D.  de  Tracy,  Cabanis,  Lamarck 
et  Lanceliu,  Draparaaud,  Degérando  et  Laromiyuicre. 


586  APPENDICE 

Comment  le  langage  d'action  décompose-t-il  la  pensée  ? 

Comment  les  langues,  dans  les  commencements,  analysent-elles  la 

pensée  ? 

Troisième  partie  :  Introduction  à  la  Logique.  —  Donnez-nous  quelque 
développement  sur  les  idées  abstraites  et  générales  ? 

Faites-nous  voir  que  l'art  de  raisonner  se  réduit  à  une  langue  bien 
faite.  (La  quatrième  partie,  qui  est  la  Logique  ou  l'art  de  raisonner,  a 
été  remise  à  l'année  prochaine.) 

Application  de  l'analyse  aux  langues  formées  et  en  particulier  à  la 
nôtre.  Comment  se  fait  l'analyse  de  la  pensée  dans  les  langues  perfec- 
tionnées ? 

Comment  décompose-t-on  le  discours  en  propositions  ?  détaillez- 
nous-en  les  différentes  espèces? 

Montrez-nous  comment  se  fait  l'analyse  de  la  proposition  ?  Faites- 
nous  l'analyse  détaillée  des  termes  de  la  proposition  et  appliquez-la  à 
des  exemples,  etc.  {Documents  communiqués  par  M.  Gazier.) 

ÉCOLE   CENTRALE    DE  SAINTES 
Programme  de  la  distribution  des  prix  pour  le  30  du  mois  an  VI. 

Le  cortège  composé  de  magistrats,  autorités  constituées,  fonction- 
naires, professeurs  et  élèves  couronnés,  formera  six  groupes  avec  ban- 
nières à  inscriptions  :  l"  Étudiez  les  anciens,  ils  sont  les  plus  près  de  la 
nature  et  leur  génie  nest  plus  à  eux  (Rousseau)  ;  2°  Apelle,  prépare  tes 
pinceaux,  pour  immortaliser  nos  guerriers  ;  3°  Elles  sont  le  conserva- 
toire des  arts  ;  4°  Descartes  enseigna  aux  hommes  à  n'admettre  pour  vrais 
que  les  principes  dont  ils  avaient  des  idées  claires  (Helvétius)  ;  5»  Pour 
connaître  les  hommes,  il  faut  les  voir  agir  (Rousseau)  ;  6»  l'éloquence 
est  plus  puissante  que  les  armes.  Les  quatre  autres  bannières  porteront 
les  inscriptions  :  lo  jeunes  citoyens,  la  Patrie  applaudit  à  vos  succès 
et  sourit  à  la  joie  de  vos  parents;  2°  l'ignorance  est  le  plus  grand  des 
malheurs  pour  les  gouvernements,  aussi  bien  que  pour  les  peuples; 
30  les  arts  nourrissent  l'homme  et  le  consolent;  4°  laissez  dire  les  sots, 
le  savoir  à  son  prix. 

GRAMMAIRE   GÉNÉRALE.  —   PROFESSEUR,   LE   CITOYEN   VANDERQUAND. 

L'étude  de  la  grammaire  générale  consiste  dans  la  recherche  des 
formes  constantes  auxquelles  l'homme  a  assujetti  l'expression  de  la 
pensée  par  la  parole. 

Rechercher  comment  un  homme  a  fait  connaître  pour  la  pre- 
mière fois  ses  affections  à  ses  semblables;  tirer  de  l'insuffisance  du 
langage  d'action  des  sons  articulés  ;  remonter  à  l'origine  des  langues 
et  se  demander  les  causes  de  leur  diversité;  passer  à  l'invention  de 


KCOLES  CENTRAL KS  587 

1  eeriliii-o  ;  signaler  les  premiers  procédés  de  cet  art  ;  voir  son  triomphe  " 
dans  la  découverte  de  l'imprimerie  et  remarquer  leur  influence  sur  la 
civilisation  de  l'espèce  humaine,  tels  sont  les  premiers  sujets  de  ses 
considérations.  11  a  divisé  la  grammaire  générale  en  trois  sections 
principales  :  la  première  traite  des  mots  pris  isolément;  ils  sont  con- 
sidérés sous  deux  rapports  comme  la  matière  du  discours  et  comme 
signe  des  idées.  On  étudie,  dans  la  seconde,  leurs  caractères  spécitii[ues 
et  l'on  observe  toutes  leurs  propriétés  et  leurs  accidents.  L'analyse  du 
tableau  d'une  pensée  aura  donc  fait  apercevoir  deux  grandes  classes 
dans  les  mots  ;  l'une  composée  de  ceux  qui  changent  de  forme  et  qui 
servent  à  peindre  le  sujet  principal  du  tableau;  l'autre  qui  contient  les 
mots  qui  ne  changent  point  de  forme  et  servent  seulement  à  indiquer 
les  rapports  qui  existent  entre  les  premiers.  En  décrivant  successive- 
ment ces  ditîérenls  signes,  il  interrogera  souvent  la  pensée  et  fera  voir 
partout  l'honmie  de  la  nature,  satisfaisant,  dans  la  formation  du  lan- 
gage, au  besoin  impérieux  d'exprimer  ses  idées  avec  justesse  et  rapi- 
dité. La  troisième  section  considère  les  mots  liés  ensemble  suivant 
certaines  règles  pour  former  le  tableau  de  la  pensée.  On  se  demandera 
ce  que  c'est  qu'une  phrase,  sa  différence  dans  la  proposition  ;  on  en 
remarquera  les  différentes  espèces.  Les  conditions  de  l'analyse  gram- 
maticale et  raisonnée  seront  déterminées  et  les  élèves  s'exerceront  à 
ce  genre  de  travail.  On  étudiera  en  même  temps  les  lois  générales 
que  suivent  les  mots  dans  leurs  liaisons  récipro(iues.  L'assemblage  de 
ces  lois  constitue  la  syntaxe  et  la  construction. 

On  appliquera  ensuite  k  la  langue  française  les  principes  qu'on  aura 
recueillis,  on  examinera  les  modifications  qu'ils  y  éprouvent.  Suivra 
une  exposition  des  lois  principales  qui  constituent  lart  d'écrire  sous  le 
rapport  seulement  de  la  construction.  La  ponctuation  sera  l'un  des 
sujets  de  ces  dernières  recherches.  Si  l'étude  des  langues  est  utile,  on 
peut  dire  que  la  connaissance  de  celle  que  l'on  parle  est  nécessaire.  Le 
professeur  multipliera  les  observations  sur  cette  partie  de  son  ensei- 
gnement. L'étude  de  la  grammaire  générale,  proprement  dite,  est  un 
des  exercices  les  plus  propres  à  développer  les  quatre  facultés  de  l'es- 
prit humain,  que  l'idéologie  a  observées  :  l'attention,  la  réflexion,  la 
mémoire  et  l'imagination;  or  le  savoir  et  le  génie  consistent  dans  le 
perfectionnement  do  ces  facultés.  (Xambeu,  op.  cil.) 

ÉCOLE  CENTRALE  DE  TOURS 

TABLEAU    ANALYTIQLE   DU    COURS    DE    MORALE   ET   DE   LÉGISLATION 

Natui'amque  sequi patrixque  impendere  vitam. 

LOCAIN. 

L'homme  pense,  juse,  raisonne  et  se  détermine.  Au  moyen  de  ces  facultés,  il  recherche 
quelle  est  la  nature  de  son  être,  quelle  est  la  fin  pour  laquelle  il  existe;  il  observe  ses 
rapports  nouveaux  avec  lui-même,  avec  la  société,  avec  sa  patrie  et  avec  le  geiue  humain, 


o88 


APPENDICE 


c'est-à-dire  ce  qu'il  se  doit,  re  qu'il  doit  à  la  société,  ce  (jue  la  société  lui  doit,  ce 
les  sociétés  se  doivent  entre  elles. 


ijue 


Ses  facultés 
intellectuel- 
les ijui  sont 


L'entendeni' 
la  volonté, 
la  liberté  de 
penser ,  la 
1  ai  son 


Ses  facultés 
et  ses  affec- 
tions lui 
font  con- 
naître : 


1° 

Les  devoirs 
qu'il  doit 
renipl''^coni- 
nie  être  so- 
ciable, 


Ses  affec- 
tions sus- 
ceptibles de 
direction 
morale  et 
qui  sont 


le  sens  mo- 
ral, la  con- 
science,l'in- 
térêt ,  les 
passions. 


I,es  droits 
naturels  et 
civils  qu'il 
peut  exer- 
cer comme 
membre  du 
corps  social 


L'application 
du  droit  na- 
turel à  l'or- 
ganisat°''du 
corps  poli- 
tique, etc. 


1 


U 


SECTIO.N   I 

a  l'exercice 
des  vertus 
sociales 


Les  devoirs 

de  l'homme 
considérés 
par  rapport 


SECTION  II 

la   la  conve- 
nance ou 
disconve-'    Impartie 
nance    des^ 

actions  hu-i  La  Morale 
maines 

SKCTION  III 

'  à  sa  qualité  ] 
de    citoyen 
ou  membre  i 
du   corpsi 
social.         / 


II 


ts  et\ 
oirs  ) 


SECTIO.N  I 

a  lui-même 


SECTION  II 

aux  aulresl 

honunes 


Les  droits 
les  devoir 
naturels  de 
1  '  h  0  m  m  e  I 
consid.  par/  section  m 
rapport       [aux  sociétés 
entre  elles 


2'  PARTIE 

Le  Droit  na 
turel. 


III 

Les  droits  et 
les  devoirs 
de  la  Socié- 
té considé- 
rée par  rap- 
port I 


3'  PARTIE 


litique. 


; 


IV 

Les  droits  et 
les  devoirs 
du  citoyen 
f  r  a  n  (;  a  i  s 
consid.  par 
rapport 


SECTION  I     \ 

au  Gouvern' 
en  général 

SECTION    II 

aux  différen-I 
tes   formes,  Le  Droit  po 
J  de  gouver- 
./  uement 

'    SECTION  III 

aux    nations  | 
entre  elles. 

/     SECTION  I     1 

là  la  Consti- 
I  tution  fran- 
çaise 

SECTION    II 

à  la  Législa- 
tion civile    I 

SECTION  III  I 

à  la  Législa- 
tion ci'inii-l 
nelle  I 

SECTION  IV 

aux  relations 
polit,  de  la 
France  avec 
les  a  u  t  r  e  s 
puissances.! 


c  , 


\- 


4'  PARTIE 


La 


Législa 
tion 
française. 


/ 


Leroux,  professeur  de  législation,  fut  destitué  le  4  8  fructidor  an  IX.  Il 
était  maire  de  Mettray.  Baignoux,  aussi  professeur  de  législation,  devint 
on  ne  sait  à  quelle  date,  substitut  du  commissaire  du  gouvernement 
près  le  tribunal  criminel. 


LINSTITL  r  ET  CAliAT  580 

Il  y  eut  aussi  un  cours  d'analyse  des  sensations  (ce  qui  semblerait 
indiquer  que  l'École  fut  organisée  avant  la  loi  du  3  brumaire  an  IV), 
dont  Bourgius  fut  cbargé  avec  Baillot  pour  suppléant. 

ÉTAT  DES  COURS 

Grammaire  générale 

An  VI,  I"  trimestre  10  élèves.  An  VII,  trimest.  de  vend.  3  élèves. 

2«  —         1-2       —  —  —  niv.   3      — 

3"  —         14      — 

Litlérainre 

Morale  et  législation  J^^^y^^  vendémiaire,  sqq.  10  élèves. 

An  VII,  vend,  et  frim.  8    élèves.  nivôse  10    — 

niv.  pluv.  vent.  7      — 

Histoire 

An  \1,  frimaire  4  élèves.  Au  VU,  trimest.de  vend.  I4élè\cs. 

nivôse       o     —  de  niv.  11     — 

germinal  o    — 

messidor  5  — 
Parmi  les  élèves  de  l'école  centrale  on  cite  Pierre-Fidèle  Bretonneau 
(1778-1862),  médecin  célèbre,  qui  a  donné  son  nom  à  une  rue  de  Tours 
('[  publié  les  travaux  suivants:  Traité  île  la  (liphlliérilc.  Histoire  de  la 
(lolhinenlérie,  De  l'utilité  de  la  compression  dans  les  in(lammatio)is  idio- 
pathiques  de  la  peau,  Médication  curalive  de  la  fièvre  intermittente,  etc., 
Lettres  manuscrites,  bibl.  de  Tours  n"  ■1444. 

{Documents  communiqués  par  M.  Rebut,  professeur  au  bjcée  de  Tours.) 

HOMMAGK  A  l'i.N>TITLT   d'lNE  Él'ITRE  A  GARAT 

Au  citoyen  Garai,  membre  du  Sénat  conservateur. 

Je  voudrais  l'exprimer  mon  horreur  pour  des  crimes 

Dont  nous  fûmes  nous-mêmes  et  témoins  et  victimes. 

Garât,  toi  dont  l'esprit  observe  la'pensée, 

Heconnait  son  pouvoir,  marque  sa  destinée, 

Avec  ce  sentiment  de  la  perfection 

Qui  s'élève  et  s'étend  par  la  conception 

Consacre  à  nos  projets  ta  science  profonde, 

Et  dans  le  cœur  humain  découvre  un  nouveau  monde. 

Fais  vivre  la  vertu  comme  dans  l'âge  d'or, 

Des  peuples,  tu  l'as  dit,  elle  est  le  vrai  trésor, 

Et  lorsque  du  bonheur,  toi  tu  presses  l'aurore. 

Faible,  j'ose  essayer  de  le  redire  encore. 

Tarbes,  21  brumaire  an  IX. 

Signé  :  B.  Dactoufrey. 

{Papiers  inédits  de  l'Académie  des  sciences  mor.  et  polit.) 


ygo  âM»ëndicë 

LETTRE  LNCÛN.XLE  DE  CABAMS  SUR  LA  PERFECTIBILITÉ 

{Décade  du  30  germinal  an  VIIj  (1) 

«  Depuis  la  fondation  de  votre  journal,  je  suis  un  de  ses  lecteurs  les 
plus  assidus  et  sa  gloire  m'est  chère  ;  c'est  donc  avec  une  satisfaction 
véritable  que  j'ai  lu  dans  votre  numéro  du  10  prairial  le  désaveu  de 
quelques  propositions  un  peu  malsonnantes  contenues  dans  le  numéro 
précédent.  Mon  sentiment  à  cette  lecture  a  été  celui  qu'on  éprouve  en 
recevant  de  bonnes  nouvelles  dun  ami,  des  nouvelles  qui  nous  appren- 
nent que  cet  ami  qu'on  craignait  de  voir  tomber  malade  se  porte  bien. 

«  La  Décade  philosophique  doit  en  efifet  continuer  à  mériter  son  titre  : 
il  ne  lui  est  pas  permis  d'avoir  rien  de  commun  avec  les  défenseurs 
officieux  des  préjugés;  et  il  serait  par  trop  affligeant  de  voir  les 
patriotes  tirer  ainsi  sur  leurs  meilleures  troupes;  de  voir  des  hommes 
raisonnables  et  moraux  se  mettre  en  état  de  guerre  avec  ceux  dont 
tous  les  efiforts  tendent  à  rattacher  aux  lois  immédiates  de  la  Nature, 
les  principes  trop  longtemps  incertains  ou  mal  étayés  de  la  morale  et 
de  la  raison. 

«  Selon  ces  derniers,  c'est  uniquement  lorsque  les  habitudes  du  bon 
sens  (2)  auront  pris  racine  dans  toutes  les  classes  de  la  société  que  la 
liberté,  la  paix  et  le  bonheur  se  trouveront  véritablement  établis  sur 
des  bases  solides  ;  que  la  vertu,  dont  les  hommes  irréfléchisse  font  une 
image  sévère,  sera  prise  enfin  pour  ce  qu'elle  est,  pour  le  moyen  d'être 
heureux.  Ces  mêmes  hommes  ajoutent  qu'un  jour  viendra  où  les  avan- 
tages attachés  pour  l'homme  aux  habitudes  de  la  vertu,  seront  si  bien 
démontrés,  qu'on  se  moquera  du  méchant  comme  d'un  sot,  toutes 
les  fois  qu'on  ne  jugera  pas  nécessaire  de  l'enchaîner  comme  un 
furieux. 

8  II  n'y  a,  ce  me  semble,  pas  grand  mal  à  tout  cela  ;  je  vous  avouerai 
que  j'y  trouve  un  utile  sentiment  de  confiance  dans  la  solidité  des  mo- 
tifs dont  l'intérêt  particulier  appuie  la  morale,  sentiment  qui  me  semble 
devoir  être  partagé  par  tous  ceux  qui  croient  à  la  vertu,  sans  avoir 
besoin  de  croire  à  l'enfer. 

«  An  reste,  cette  doctrine  de  la  Perfectibilité  du  genre  humain  sous 
les  rapports  de  la  raison  et  sous  ceux  de  la  morale,  est  bien  loin  d'être 
nouvelle.  Quelques  philosophes  modernes,  tels  que  Bacon,  Buffon, 
Price,  Smith,  Priestlcy,  Turgot,  Condorcet,  ont  regardé  cette  perfecti- 
bilité comme  indéfinie,  c'est-à-dire  comme  une  de  ces  quantités  dont 
le  calcul  se  rapproche  incessamment,  sans  jamais  les  atteindre,  mais 

(1)  Elle  n'était  pas  siçnée  et  était  adressée  d'A...,  département  de  la  Seine, 
20  germinal  an  VII.  Mais  la  table  des  matières  du  troisième  trimestre  de  l'an  VI 
l'attribue  au  G.  Cabanis. 

(2)  Se  rappeler  ce  que  dit  du  bon  sens  Descartes  au  début  du  Discours  sur  la 
Méthode. 


1 


LETTRE  LNCONXUE  DE  CABANIS  SUR  LA  PERFECTIBILITÉ   o9l 

dans  tous  les  temps,  on  l'a  reconnue  ou  sentie  ;  elle  a  servi  de  base  ou 
d'encouragement  aux  travaux  du  génie,  aux  tentatives  sur  le  meilk'iii' 
mode  d'éducation,  aux  recherches  sur  les  meilleures  formes  de  gouver- 
nement, et  les  efforts  des  investigateurs  de  la  vérité,  des  moralistes,  des 
législateurs,  ont  toujours  été  fondés  sur  cette  croyance  que  l'homme 
est  perfectible;  qu'il  l'est,  pris  individuellement,  qu'il  Test  surtout, 
considéré  collectivement  ou  en  corps  de  nation.  Sans  cette  donnée,  en 
effet,  les  continuels  changements  que  l'histoire  nous  présente,  les 
révolutions  des  empires,  la  barbarie  et  la  civilisation,  l'ignorance  et 
les  progrès  de  l'esprit,  le  mal  et  le  bien,  tout  deviendrait  également 
inexplicable. 

«  Non,  l'espoir  de  perfectionner  l'homme,  de  le  rendre  plus  sensé, 
meilleur,  plus  heureux,  n'est  point  chimérique.  Cet  espoir  que  confir- 
ment tous  les  faits  bien  vus,  ne  peut  être  écarté  que  par  une  philoso- 
phie bornée  et  chagrine,  par  une  expérience  incomplète  et  resserrée 
dans  quelques  détails.  Il  ne  fut  pas  seulement  le  mobile  et  le  flam- 
beau des  sages  et  des  savants  de  l'antiquité;  il  fut  encore  le  guide 
secret  et  l'àme  des  efforts  de  ces  génies  brillants  qui  la  couvrirent  de 
gloire  par  les  arts.  Dans  ces  belles  époques  de  la  (jrèce,  les  poètes,  les 
musiciens,  les  peintres,  les  sculpteurs  passaient  leur  vie  avec  les 
philosophes:  ils  ne  se  bornaient  pas  à  puiser  dans  leurs  conversations 
des  vues  propres  à  diriger  le  talent;  ils  s'y  nourrissaient  encore  des 
modèles  du  beau  moral,  par  l'étude  plus  approfondie  des  passions  ;  ils 
aspiraient  à  donner  eux-mêmes  des  leçons  utiles  aux  hommes,  à  forti- 
fier l'empire  des  vertus,  en  prêtant  à  la  vérité  le  charme  du  sentiment, 
et  l'associant  aux  émotions  puissantes  qui  maîtrisèrent  les  imaginations 
et  les  cœurs.  Et  c'est  ainsi  que  les  arts  sont  véritablement  divins  ;  car 
le  génie  s'honore  lui-même  bien  plus  encore  par  le  but  que  par  l'éclat 
de  ses  travaux. 

«...  Peut-être  le  critique  partage-t-il  l'erreur  de  quelques  personnes 
qui  du  reste  semblent  s'être  arrangées  pour  ne  pas  en  revenir;  il  croit 
peut-être  que  la  philosophie  moderne  cherche  au  contraire  à  dessécher 
l'àme,  à  glacer  tout  enthousiasme  et  que  les  amis  de  la  raison  ne  sont 
que  les  ennemis  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  sublime  dans  la  nature 
humaine.  Si  telle  est  sa  manière  de  les  juger,  il  ne  les  connaît  pas. 

«  Une  autre  erreur  dans  laquelle  ces  mêmes  personnes  ne  paraissent 
pas  moins  se  complaire,  c'est  la  supposition  que  cette  philosophie 
s'exerce  sur  des  objets  et  discute  des  questions  absolument  inintelli- 
gibles ou  frivoles:  et  là-dessus  vous  observez  avec  grande  raison,  que 
ce  qu'on  nomme  aujourd'hui  encore  métaphysique,  n'a  point  de  rap- 
port avec  ce  qui  portait  autrefois  ce  nom.  En  vain  veut-on  chercher  à 
confondre  deux  choses  si  différentes:  ni  le  but  que  les  disciples  de 
Locke  et  de  Condillac  se  proposent,  ni  l'instrument  dont  ils  se  servent, 


Ei92  APPENDICE 

ni  la  manière  d'employer  cet  instrument,  ne  peuvent  les  approcher,  k 
aucun  égard,  de  ces  anciens  scolastiques  dont  ils  ont  au  contraire  rendu 
l'absurdité  plus  palpable,  en  remontantà  la  source  immédiate  de  toutes 
leurs  erreurs. 

«  Si  Ton  commence  à  ne  plus  prendre  des  abstractions  pour  des  êtres 
réels,  à  bannir  les  vaines  subtilités  de  toutes  les  discussions,  à  discerner 
les  objets  susceptibles  d'être  soumis  à  nos  recherches  de  ceux  qui 
ne  le  sont  pas  ;  si  en  déterminant  avec  plus  d'exactitude  le  sens  de 
tant  de  mots  vagues,  tels  que  temps,  éternité,  infini,  substance,  es- 
pace, etc.,  nous  paraissons  enfin  débarrassés  pour  toujours  des  inter- 
minables et  ténébreuses  disputes  dont  ils  ('taieut  le  sujet  depuis  plus 
de  deux  mille  ans,  à  qui  en  est-on  redevable?  N'est-ce  point  à  ces 
mêmes  hommes  qu'on  accuse  de  se  nourrir  d'idées  creuses,  de  subti- 
lités, d'abstractions  ? 

«  ...  Depuis  Locke,  Hclvétius  et  Condillac,  la  métaphysique  n'est 
que  la  connaissance  des  procédés  de  l'esprit  humain,  l'énoncé  des  règles 
que  l'homme  doit  suivre  dans  la  recherche  de  la  vérih',  soit  que  celte 
recherche  porte  sur  nous-mêmes,  soit  qu'elle  ait  pour  objet  les  êtres  ou 
les  corps  extérieurs  avec  lesquels  nous  pouvons  avoir  des  rapports. 
EUe  s'appli(iue  également  aux  sciences  physi([ues,  aux  sciences  morales 
et  aux  arts  :  on  peut  en  développer  les  principes  et  les  appuyer 
d'exeniples,  dans  le  laboratoire  d'un  chimiste  ou  même  dans  l'atelier 
du  plus  simple  artisan,  comme  dans  la  seconde  classe  de  l'Institut  ou 
dans  les  Écoles  de  logi(iiio,  de  grammaire  et  de  législation.  Si  elle 
enseigne  au  philosophe  l'art  général  d'observer  ou  d'expérimenter,  elle 
démontre  à  chaque  ouvrier  en  quoi  consiste  l'art  particulier  qu'il  pro- 
fesse ;  pourquoi  les  matériaux  sur  lesquels  il  s'exerce  et  l'objet  qu'il  se 
propose  étant  une  fois  reconnus,  les  organes  de  l'homme  ou  les  autres 
instruments  de  l'art  doivent  être  mis  en  usage  d'après  certaines  règles 
ou  procédés,  et  les  procédés,  ainsi  que  les  instruments  eux-mêmes  per- 
fectionnés suivant  une  certaine  direction.  La  vraie  métaphysique  est  en 
un  mot  la  science  des  méthodes  qu'elle  fonde  sur  la  connaissance  des 
facultés  de  l'homme  et  qu'elle  approprie  à  la  nature  des  différents 
objets. 

«  Or  si  le  perfectionnement  des  idées  dépend  de  celui  de  l'instruction, 
le  perfectionnement  de  l'instruction  dépend  à  son  tour  de  celui  des 
méthodes.  Ce  sont  les  méthodes  qui  nous  apprennent  à  classer  les 
objets  de  nos  recherches,  à  les  disposer  dans  la  place  et  sous  le  point 
de  vue  le  plus  favorable  à  leur  analyse;  ce  sont  elles  qui  nous  appren- 
nent à  réduire  et  mettre  en  ordre  nos  idées  ;  c'est  d'elles  seules  en  un 
mot  que  nous  devons  attendre  de  bons  livres  élémentaires,  dans  toutes 
les  parties  des  sciences  et  des  arts. 

t  Pour  peu  qu'on  ait  quelque  idée  de  l'enseignement  et  qu'on   ail 


LLTTKE  INCONNUE  DE  CAI5ANIS  SIR  I.A  PEUEECïiniLITÉ    303 

réfléchi  sur  les  circonstances  qui  peuvent  rendre  l'instruction  plus  ou 
moins  protitahle,  en  abréger  on  en  prolonger  encore  les  lenteurs,  on 
sait  que  le  détaut  de  bons  livres  élémentaires  et  l'emploi  des  méthodes 
vicieuses,  sont  les  causes  principales  de  ces  dil'licultés  sans  nombre 
qui  rebutent  si  souvent  les  jeunes  élèves  :  delà  vient  également  que 
ceux  même  qui  s'instruisent  le  font  si  mal  presque  partout,  et  que  la 
plupart  du  temps  cette  instruction  imparfaite,  bien  loin  de  fortifier  et 
di-  régler  l'esprit,  l'énervé  el  lui  fait  prendre  de  mauvaises  habitudes 
qui  durent  toute  la  vie,  ou  dont  il  ne  vient  à  bout  de  se  débarrasser 
que  par  les  pkis  grands  efl'orts. 

«  Car  l'emploi  des  bons  livres  élémentaires...  des  bons  procédés 
d'enseignement  (lue  ces  livres  indiquent  et  perfectionnent  de  jour 
en  jour,  n'est  pas  seulement  de  procurer  une  grande  économie 
du  trésor  le  plus  précieux,  de  ce  temps  qui  s'envole  pour  nous  avec 
tant  de  rapidité...  elles  mettent  et  retiennent  l'esprit  dans  une  route 
swre;  elles  l'exercent  et  lui  donnent  des  allures  plus  fermes;  elles 
riiabituent  ii  ne  rien  concevoir  ii  demi,  à  ne  rien  admettre  d'incertain, 
à  ramener  chaque  idée  à  son  énonciation  la  plus  précise  ;  enfin  à  pres- 
sentir en  quebiue  sorte  dans  tous  les  cas,  ([uel  est  le  point  où  la  vérité 
setiouve,  ([uelssont  les  moyens  de  l'y  rendre  sensible  à  tous  les  yeux: 
doii  il  est  aisé  de  voir  que  l'influence  d'une  bonne  forme  d'instruction 
ne  se  borne  pas  aux  objets  que  le  jeune  élève  étudie  maintenant,  mais 
qu'elle  s'étend  encore  à  tous  ceux  dont  il  s'occupera  dans  la  suite  et 
que  l'enseignement  bien  méthodique  d'un  seul,  même  du  plus  simple 
de  ces  objets,  peut  suffire  quelquefois  pour  donnera  l'esprit  une  trempe 
qui  le  rend,  pour  ainsi  dire,  impénétrable  à  l'erreur. 

«  C'est  surtout  pour  la  classe  indigente  que  l'instruction  a  besoin 
d'être  simple,  nette  et  facile,  pour  cette  classe  (jui  sans  cesse  détournée 
de  la  réflexion  par  les  besoins  les  plus  pressants  de  la  vie,  ne  la  porte 
guère  ordinairement  que  sur  leurs  objets  les  plus  directs,  qui  n'a  (jne 
peu  de  temps  à  donner  à  la  culture  de  l'esprit;  qui  même  se  trouve 
encore  privée  delà  ressource  qu'offre  incessamment  à  d'autres  classes 
l'habitude  d'un  langage  plus  épuré,  source  d'idées  plus  saines  et  plus 
justes.  Et  cependant  sans  un  certain  degré  d'instruction,  particulière- 
ment sans  une  certaine  direction  donnée  aux  idées  dans  cette  classe 
intéressante,  en  vain  se  flatterait-on  de  la  rendre  solidement  heureuse, 
de  lui  faire  prendi-e  des  habitudes  sensées  et  morales  ;  et  conmie,  mal- 
heureusement, elle  est  encore  la  plus  nombreuse  dans  tous  les  États 
civilisés,  ce  n'est  pas  seulement  le  bonheur  individuel  de  ceux  qui  la 
composent,  c'est  aussi  la  tranquillité  publique  ([ui  dépend  de  l'instruc- 
tion qu'on  lui  donne,  et  plus  encore  delà  manière  dont  on  lui  donne 
cette  même  instruction. 

«  On  l'a  dit  souvent,  mais  il  ne  faut  pas  se  lasser  de  le  lediie:  si  tous 

PiCAVET.  38 


594  APPENDICE 

les  gouvernements  ont  un  grand  intérêt  à  cultiver  et  à  développer  le 
bon  sens  de  la  classe  pauvre  etmanouvrière,  cet  intérêt  est  intinimcnt 
plus  grand  pour  les  gouvernements  républicains,  surtout  pour  ceux 
où  les  pouvoirs  représentent  véritablement  la  nation.  Dans  ces  gouver- 
nements, en  effet,  il  ne  suffit  pas  que  la  masse  du  peuple  ait  assez  de 
connaissances  pour  se  choisir  des  délégués  éclairés  et  vertueux,  pour 
apprécier  leur  conduite,  pour  placer  ceux  qu'elle  a  reconnus  dignes  de 
sa  confiance,  dans  les  postes  qui  leur  conviennent  le  mieux,  toutes 
choses  qui  ne  laissent  pourtant  pas  de  demander  beaucoup  de  juge- 
ment et  môme  de  combinaisons,  il  faut  encore  que  cette  masse  ait 
assez  de  sagesse  et  des  notions  assez  justes  de  ses  droits,  pour  savoir 
être  tout  ensemble  tranquille  et  libre;  pour  éviter,  d'une  part,  de  se 
livrer  à  ces  conseillers  perfides  qui  ne  lui  parlent  de  ses  droits  que  dans 
la  vue  de  l'agiter  ;  et  pour  n'être  jamais,  de  l'antre,  conduite  par  l'appât 
d'une  paix  trompeuse  à  sacrifier  ses  droits  et  sa  liberté.  Le  gonverne- 
mcnt  représentatif  est  le  meilleur  de  tous,  parce  qu'il  est  fondé  sur 
lopinion,  parce  qu'il  on  tire  sa  force:  mais  il  faut  que  l'opinion  soit 
bonne,  c'est-à-dire  que  le  peuple  ait  assez  de  jugement  pour  que 
l'opinion  des  hommes  éclairés  y  devienne  bientôt  celle  du  corps 
entier  de  la  nation. 

«  Mais  d'ailleurs,  partout  où  la  grande  masse  est  sans  instruction, 
l'égalité  n'existe  point  véritablement  :  on  a  beau  la  proclamer  dans 
toutes  les  lois,  la  consacrer  dans  toutes  les  formes  sociales,  elle  ne 
saurait  passer  alors  ni  dans  les  habitudes,  ni  même  dans  les  senti- 
ments :  l'ignorance  perpétue  la  misère  et  la  dépendance  du  pauvre  ; 
elle  établit  entre  lui  et  les  autres  hommes  des  rapports  d'abaissement 
et  de  domination  que  les  lois  les  plus  sages  d'ailleurs  sont  impuis- 
santes à  faire  disparaître.  Voilà  ce  qui  n'a  été  bien  connu  que  des  phi- 
losophes modernes,  les  seuls  qui  aient  fait  une  véritable  science  delà 
liberté.  Ils  nous  ont  appris  (^ue  la  liberté  pouvait  bien  quelquefois 
être  produite  par  un  instinct  heureux  des  nations;  mais  qu'elle  ne 
saurait  être  conservée  et'peifectionnée  que  par  les  lumières;  ils  ont 
fait  voir  qu'un  état  de  troubles  ou  de  grandes  calamités  publiques, 
pouvait  bien  faire  régner  momentanément  et  violemment  l'égalité; 
mais  qu'elle  ne  peut  être  réelle  et  durable  que  chez  un  peuple  où  les 
connaissances  utiles,  cessant  d'être  concentrées  dans  quelques  indivi- 
dus, deviennent  par  degrés  le  partage  de  tous.  Aussi  ces  mêmes  phi- 
losophes ont-ils  regardé  comme  l'un  des  premiers  devoirs  du  législa- 
teur, celui  de  multiplier  partout  et  de  coordonner  avec  sagesse  les 
moyens  d'instruction. 

«  Mais  vous  allez  me  dire  que  nous  voilà  bien  loin  et  de  la  doctrine 
du  progrès  de  l'espèce  humaine  et  de  la  philosophie  analytique,  et  de 
ses  méthodes?  Non,  ce  n'est  pas  vous  qui  le  direz,  et  la  censure  de  ceux 


LFTTKE  INCONNUE  DE  CABANIS  SUR  LA  PERFECTimLlTÉ   ;iO:i 

»iui  juj^ent  autreniont  que  vous,  ne  me  paraît  pas  assez  redoutable  pour 
me  faire  supprimer  quelques  autres  remarques  qui  s'offrent  encore  à 
mon  esprit  et  que  le  sujet  me  parait  fournir  naturellement. 

>>  Ce  n'est  pas  tout,  pour  être  libre  de  préjugés,  que  de  ne  plus  croire 
à  rinfaillibilité  du  pape,  aux  distinctions  de  la  naissance,  à  l'autorité 
divine  des  rois.  Ces  folies  une  fois  détruites,  il  en  reste  beaucoup 
d'autres  qui  fermentent  encore  d'une  nuuiière  non  moins  funeste  et 
qui  peuvent  dénaturer  l'inÉluence  des  vérités  les  plus  pures  jusqu'au 
point  de  leur  faire  produire  un  grand  nombre  des  mauvais  elfets  de 
Terreur;  il  en  est  même  qui  dépendent  uniquement  de  la  manière 
vicieuse  dont  ces  vérités  entrent  dans  les  esprits  :  et  de  là  vient,  par 
parenthèse,  qu'elles  perdent  souvent  une  grande  partie  de  leur  autorité 
auprès  de  certaines  gens  qui  voient  assez  juste,  mais  ([ui  ne  savent 
embrasser  (ju'un  point  et  qu'un  moment.  Tous  ces  préjugés,  la  raison 
(k>it  aspirer  à  les  faire  dispaiviitre  l'un  après  l'autre  ;  et  suivant  les 
philosophes  qui  osent  porter  ieiu'S  regards  dans  l'avenir,  ce  grand 
ouvrage  ne  sera  jamais  assez  complet,  on  n'aura  junuiis  assez  perfec- 
tionné les  notions  qui  servent  de  base  à  nos  jugements  et  les  juge- 
ments qui  sont  la  véritable  source  de  nos  déterminations.  En  un 
mot,  ils  penseut  <[u'on  n'arrivera  jamais  au  terme  où  il  ne  resterait 
plus  rien  à  taire,  soit  pour  étendre  et  multiplier  nos  jouissances  (1), 
soit  pour  en  perfectionner  les  moyens.  Et  j'observe  encore  en  passant, 
que  l'épithète  dérisoire  de  docteurs,  ne  fut  jamais  plus  mal  af)pli(iuée 
qu'à  des  hommes  qui  voient  dans  la  science  actuelle  un  simple  éche- 
lon pour  arriver  à  la  science  future  et  qui  bien  loin  de  se  prévaloir 
de  leurs  idées,  ne  font  pas  difficulté  de  reconnaître  que  leur  principal 
mérite  est  de  pouvoir  nous  conduire  plus  loin. 

<i  Vous  n'avez  point  oublié,  citoyens,  et  vous  avez  rappelé  à  votre 
confrère  que  les  disciples  actuels  de  cette  école  ont  été  les  premiers  à 
faire  sentir  l'utilité  des  institutions  qui  parlent  au  cœur,  de  ces  insti- 
tutions qui  produisirent  chez  les  anciens  de  si  admirables  effets,  en 
donnant  à  lautorité  de  la  morale  et  des  lois  l'appui  du  sentiment  et 
de  l'imagination.  Une  philosophie  fondée  sur  la  connaissance  des 
facultés  de  l'homme  et  qui  ramène  aux  sensations  tout  le  système  des 
idées  et  des  affections  morales,  pouvait-elle  en  eflfet  dédaigner  ce  res- 
sort puissant  de  l'enthousiasme,  qui,  si  l'on  peut  s'exprimer  afnsi,  n'est 
lui-même  qu'une  sorte  de  sensation  plus  sublime  et  plus  sympathique? 

«  N'est-ce  pas  cette  môme  philosophie  qu'on  s'efforce  de  nous  peindre 
comme  froide,  subtile  et  raisonneuse,  à  laquelle  on  doit  les  analyses 
les  plus  justes  et  les  appréciations  les  mieux  senties,  des  moyens  que 

(l)  «  Car  eu  deruière  analyse,  tel  est  le  vrai  but  de  tous  les  travaux  de  l'esprit,  de 
toutes  les  inventions  des  arts  ».  Pour  comprendre  dans  quel  sens  Cabanis  entend 
cette  extension  de  nos  jouissances,  voyez  chap.  m  et  iv. 


-.j6  APPENDICE 

les  arts  dimitation  doivent  employer  pour  émouvoir?  N'est-il  pas 
constant  que  depuis  Aristote  jusqu'à  Gravina,  Beccaria,  Smith  et  Dide- 
rot, ce  qu'on  a  dit  de  mieux  sur  l'Éloquence,  la  Poésie,  la  Musique  etles 
arts  du  Dessin,  l'a  été,  non  partons  ceux  qui  se  bornent  à  pratiquer  ces 
arts  avec  talent,  mais  par  des  hommes  réfléchis  qui  aiment  à  se  rendre 
compte  de  toutes  leurs  impressions  et  qui  dans  l'étude  de  la  nature 
humaine  cherchent  à  démêler  lu  source  de  tous  les  phénomènes  qu'elle 
offre  à  nos  regards?  Si  je  ne  me  suis  pas  trompé  dans  mes  conjectures 
sur  lauteur  de  l'article  auquel  vous  avez  répondu,  cet  aimable  poète 
dont  les  vers  respirent  également  le  bon  sens  et  l'élégance,  n'a-t-ilpas 
lui-même  quelque  obligation  à  l'esprit  du  siècle?... 

«  Il  voudra  bien  me  permettre  encore  d'ajouter,  en  terminant  cette 
lettre,  qu'il  serait  assez  difficile  de  motiver  une  agression  hostile 
contre  ces  hommes  qui  rapportent  tout  à  la  raison  et  pensent  qu'elle 
peut  être  sans  cesse  perfectionnée.  Assurément  il  n'y  a  point  de  gens 
d'un  commerce  plus  facile  et  plus  commode.  Convaincus  que  les  mé- 
chants ne  sont  que  des  mauvais  raisonneurs,  que  des  gens  malheureu- 
sement organisés  ou  mal  élevés,  leur  indulgence  ne  peut  jamais  se 
démentir.  Au  milieu  de  ces  éternels  modèles  qu'ils  aiment  néces- 
sairement à  contempler,  quels  succès,  quelle  gloire  leur  paraîtraient 
valoir  la  peine  d'être  enviés  ou  contestés  ?  Ils  ne  laissent  pas  seulement 
s'agiter  en  paix  autour  d'eux  les  petites  prétentions:  ils  font  plus,  ils 
les  voient  avec  une  sorte  de  complaisance,  les  considérant  comme  les 
mobiles  d'utiles  travaux.  Dans  leurs  espérances  touchant  l'amélioration 
graduelle  des  idées,  bien  loin  d'attacher  de  l'importance  à  leurs  propres 
efforts,  ces  espérances  leur  font  au  contraire  trouver  un  bonheur  véri- 
table à  se  voir  surpasser  :  et  leur  doctrine  elle-même  place  les  jouis- 
sances les  plus  vives  de  leur  amour-propre  dans  les  triomphes  des 
hommes  qui  font  mieux  et  qui  vont  plus  loin.  Enfin,  comme  eux  seuls, 
peut-être,  savent  bien-  sentir  que  tous  les  travaux  quels  qu'ils  soient 
des  sciences,  des  lettres  ou  des  arts,  accélèrent  la  marche  des  esprits 
et  concourent  à  nous  rapprocher  du  but,  eux  seuls  ont  toujours  un  tribut 
d'estime  et  de  reconnaissance  à  payer  à  chacun  de  ces  travaux;  et  les. 
genres  mêmes  qu'une  raison  bornée  dédaigPxe  quelquefois  comme 
entièrement  frivoles  sont  encore  les  auxiliaires  utiles  de  ceux  que  leur 
importarfce  et  leursublimité  font  admirer  le  plus.  Cette  manière  d'être 
et  de  juger  n"est  pas  seulement  la  plus  philosophique  et  la  plus  juste; 
elle  est  encore,  je  le  répète,  la  plus  commode  et  la  plus  rassurante  pour 
les  amours-propres.  Quant  à  moi,  je  l'avoue  franchement,  c"est  avec 
les  hommes  chez  qui  elle  est  devenue  une  véritable  habitude  que  j'aime 
à  vivre  et  à  converser;  et  voilà,  citoyens,  ce  qui  vous  vaut  à  vous-mêmes 
ces  longues  réflexions  que  je  me  borne  à  vous  adresser  par  écrit,  n'étant 
pas  malheureusement  à  portée  de  faire  mieux  ». 


I.FTTRR  l>E  n.  CONSTANT   V  VUJ.KRS  :;97 

LETTRE  DE  HENJAMIN  CONSTANT  A  VIELERS 

(ioltingiMi,  sept,  otier  cet.  ISli. 

Mon  iluT  Villers,  il  nrarrive  une  ridicule  et  désagréable  chose,  pour 
Uniuelle  jinvoiiue  votre  assistance,  sans  trop  savoir  si  elle  pourra  me 
servir  à  rien.  J"ai  coniniunitiué  à  Toelken  le  plan  et  plusieurs  parties 
de  mon  diable  de  Polythéisme;  et  Toelicen,  avec  la  plus  grande  bonho- 
mie, s'est  emparé  non  seulement  de  l'idée  en  général,  mais  de  la  forme 
avec  une  telle  exactitude,  que  l'aniionce  du  cours  iju'il  veut  donner 
cet  hiver  contient  mot  pour  mot  les  titres  de  mes  livres  et  de  mes  cha- 
pitres. Les  idées,  je  les  lui  aurais  cédées  tant  qu'il  aurait  voulu,  parce 
que  tout  tient  à  la  mise  en  oeuvre  ;  mais  il  m'est  fAcheux  que  la  forme 
littérale  et  d'un  bout  à  l'autre  se  trouve  dans  un  petit  imprimé  de 
manière  que  si  mon  ouvrage  parait,  quelque  docte  critique,  qui  aura 
eu  connaissance  de  l'annonce  de  Toelken,  croira  que  j'y  ai  pris  mou 
plan.  C'est  an  point  qu'il  a  copié  des  titres  auxquels,  de  son  aveu,  il 
n'avait  jamair^  pensé  jusqu'ici,  comme  par  exemple  le  suivant  :  «  De  la 
religion  comme  pure  forme  et  de  son  intluence  sur  la  morale  ».  Toute 
la  dernièiv  partie  et  beaucoup  de  la  première  est  une  traduction  de 
ma  table  des  matières.  L'excellent  Toelken  n'y  entend  pas  malice,  car 
il  ma  beaucoup  pressé  de  lui  en  communiquer  davantage,  en  me 
disant  que  ce  que  je  lui  en  avais  fait  connaître  lui  avait  déjà  beaucoup 
servi,  et  qu'il  y  avait  puisé  une  suite  d'idées  (pii  lui  seraient  très  utiles. 
Je  connais  toute  la  misère  des  réclamations  littéraires,  mais  il  luiiii- 
porte  pourtant,  autant  que  quelque  chose  de  cette  nature  est  impor- 
tante dans  le  siècle  de  la  bataille  de  Smolensk,  qu'on  ne  croie  pas 
que  le  plan  entier  (jui  m'a  occupé  et  donné  assez  de  peine,  ait  été  tra- 
duit par  moi  de  l'annonce  d'un  cours  allemand.  Je  ne  pense  point  à 
engager  Toelken  à  refondre  son  annonce,  parce  qu'il  est  bien  libre 
diniUquer  sur  quoi  il  veut  professer.  Mais  il  m'a  offert  de  déclarer  dans 
son  cours  que  je  lui  avais  communi(iné  mes  recherches:  ce  n'est  pas 
dans  son  cours  que  je  désire  qu'il  le  fasse,  parce  que  je  tiens  peu  à  ce 
qu'une  trentaine  d'auditeurs  le  sachent.  C'est  dans  cette  annonce  même, 
qui  sera  plus  répandue,  et  ma  demande  est  juste,  car  il  me  disait  qu'il 
avait  pris  <  den  ganzen  Kern  meines  W'erks  ».  Il  est  de  très  bonne  foi 
et  sans  aucune  mauvaise  intention,  faites-moi  donc  le  plaisir,  cher 
Villers,  de  le  faire  prier  de  passer  chez  vous,  de  lui  dire  le  fond  de  ma 
lettre  en  changeant  la  forme,  et  de  vous  faire  montrer  par  lui  son 
annonce  imprimée.  Vous  y  reconnaîtrez  dans  la  marche  et  dans  les 
propres  paroles  ce  que  je  vous  ai  déjà  dit  plusieurs  fois  sur  le  plan  et 
la  marche  de  mon  ouvrage.  Voyez  alors  si  vous  pouvez  l'engager  à 
dire  ce  qui,  loin  de  lui  nuire,  pourra  le  servir,  qu'il  a  employé  et  qu'il 
emploiera  dans  son  cours  les  communications  que  je  lui  ai  faites.  En 


598  APPENDICE 

effet,  s'il  veut  constater  dans  cette  annonce  la  connaissance  qu'il  a  eue 
de  mon  travail,  je  lui  en  communiquerai  davantage.  Je  crois  que  la 
négociation  que  je  remets  à  votre  amitié  sera  facile,  car  Toelken  n'a 
point  pris  mon  plan  par  amour-propre  ni  pour  s'en  faire  nn  mérite,  mais 
parce  qu'il  Va  trouvé  bon,  et  la  manière  dont  il  s'est  exprimé  avec  moi 
me  le  prouve,  puisqu'il  me  proposait  de  traduire  mon  livre  tout  de 
suite,  si  je  ne  croyais  pas  le  pouvoir  faire  paraître  en  français.  Ce 
n'est  donc  pas  une  réclamation  hostile,  mais  une  demande  amicale  et 
juste  que  je  vous  confie.  Je  ne  désire  qu'une  petite  phrase  qui  serve  de 
réponse  à  l'accusation  de  plagiat,  si  elle  avait  lieu  pour  l'avenir,  à  peu 
près  ceci  :  «  Un  de  mes  amis,  M.  B.  de  C,  m'ayant  communiqué  le  plan 
et  différentes  parties  d'un  ouvragfî  dont  il  s'occupe  depuis  longtemps 
sur  l'histoire  et  la  marche  des  religions  anciennes,  je  ferai  usage  dans 
mon  cours,  de  son  consentement,  de  la  comnumication  qu'il  m'a 
faite  ». 

Si  contre  toute  attente  Toelken  se  refusait  à  cette  justice,  je  serais 
obligé  de  constater  ma  priorité,  et  d'engager  une  querelle  littéraire, 
ridicule  à  mes  yeux,  odieuse  aux  siens,  et  indifférente  au  public,  de 
sorte  qu'il  y  aurait  perte  pour  tout  le  monde.  Mais  cela  n'arrivera  pas, 
grâce  à  l'intégrité  de  Toelken  et  à  votre  bonne  et  habile  intervention. 
V'ous  lui  ferez  sentir  aisément,  après  avoir  lu  vous-même  son  annonce, 
quil  n'est  d'aucun  avantage  pour  lui,  qu'on  croie  que  j'ai  pris  là-dedans 
la  division  de  mon  livre,  et  que  les  communications  que  je  lui 
promets  en  échange  du  témoignage  que  je  lui  demande  lui  seront 
utiles. 

Mais  que  votre  amitié  se  dépêche  et  agisse  aujourd'hui,  car  son 
annonce  est  imprimée,  et  il  attend  qu'on  la  lui  renvoie  de  chez  l'impri- 
meur corrigée  pour  l'expédier  à  Leist  et  la  répandre.  Ne  lui  montrez 
pas  ceci,  parce  qu'il  se  chocpicrait  peut-être,  et  arrangez  cette  grande 
et  petite  affaire  avec,  votre  bonté  pour  moi.  Je  vous  permets  même, 
(juand  vous  l'aurez  arrangée,  de  vous  moquer  de  l'indélébile  qualité 
d'auteur. 
Je  vous  embrasse.  B. 

P.  S.  —  Expliquez  à  Toelken  pourquoi  je  ne  lui  ai  pas  parlé  moi- 
même  de  tout  ceci  en  lui  faisant  comprendre  que  l'amour-propre  a  sa 
pudeur.  Peut-être  au  reste  sera-t-il  lui-même  bien  aise  de  me  nommer 
parce  qu'une  communication  manuscrite  a  toujours  quelque  intérêt  de 
plus.  Je  ne  lui  demande  que  ce  que  Creuzer  a  senti  qu'il  devait  à  Botti- 
ger  pour  une  confiance  du  même  genre  que  celle  que  j'ai  eue  pour 
Toelken.  (Isler,  Briefe  an  Ch.  de  Villers,  Hamburg,  18S3.) 


VAlX)rrF.I\.  f.AMARCK  RT  IlTTRl':  590 

VAl  OIELIN  ET  LAMAUCK  JLT.ÉS  PAR  LK  u  LYl-KE  ■. 

Vaiiquoliii  était  profosseur  de  cliiniie  an   Muséum  (riiisidiiv  natu- 
ri'llo  et  membre  de  la  section  de  cliimie  à  l'Institut,  et  Lamarciv,  membre 
de  la  section  de  botanique  à  l'Institut  et  professeur  de  zoologie  au  Mu- 
séum. Le  premier,  élevé  à  l'ombre  toute-puissante  de  Fourcroy,  fut 
investi  de  toutes  les  dignités  dans  lesquelles  Fourcroy  dédaigna  de  des- 
cendre ;  le  second  ne  brills  que  de  son  propre  éclat  et  ne  tint  ses  places 
que  de  son  talent.  Celui-là  cultiva  la  science  et  la  fortune  à  la  fois; 
celui-ci,  debout  chaque  jour  pour  la  science,  dès  cinq  luMires  du  uuitiii, 
oublia  la  fortune  et  vécut  oublié  du  pouvoir.  Le  premier  fut  plus  vanté 
en  France  (ju  a  l'étranger  ;  le  second  est  encore  plus  célèbre  à  l'étranger 
qu'en  France  et  comme  les  éloges  obtenus  loin  de  nous  ne  sont  dictés 
par  aucune  considération    intf'ressée,  Lamarclv,  de  son   vivant,  a   été 
pour  ainsi  dire  jugé  pai-  la  postérité.  Vautiuelin  lit  beaucoup  de  tra- 
vaux, mais  presque  toujours  sur  le  même  modèle;...  Lamarck,plus 
ingénieux   (lu'exact,  plus  profond  que   sévère,  n'a  pas  laissé,  jusque 
dans  ses  écarts,  iriinitrinier  dr  nouvelles  impulsions  à  la  science,  l'eu 
façonné  à  l'intrigue  et  aux  ménagements  de  l'ambition,  il  exjjrima  ses 
grandes  vues  avec  hardiesse,  et  sans  les  accommoder  aux  goûts  des  pou- 
voirs divers  qui  ont  passé  successivement  devant  lui,  il  lutta  contre 
des  adversaires  (jui,  devenus  plus  puissants  (jue  lui,  ont  semblé  l'éclipser 
de  l'éclat  que  leur  prêtaient  le  journalisme  et  les  faveurs  ministérielles; 
mais  ses  opinions,  d'abord  ridiculisées,  reprennent  faveur,  aujourd'hui 
qu'on  les  juge  loin  des  ministères. 

LETTRE  DE  M.  I.ITTRK  PÈRE  A  LA  «  DÉCADE  .. 

[In  journal,  ([ui  me  tombe  sous  la  main,  me  rappelle  ce  conseil  de 
Bacon,  et  me  fournit  l'occasion  de  le  suivre.  Ce  journal  est  celui  des 
Bàiimetils  civils  et  des  (D'Is  ,  qui,  dans  son  numéro  24,  rapporte  les 
époques  de  diverses  inventions  ou  usages,  tirés  de  l'ouvrage  du  con- 
seiller allemand  Beckmann.  J'y  lis  :  «  En  lliMS,  on  commen(,;a  à  mettre 
en  français  les  actes  de  justice  qui  étaient  en  latin  avant  ce  temps  là  ». 
Cette  expression,  les  actes  de  justice,  est  peu  exacte.  Il  fallait  les  actes 
publics,  ce  qui  est  fort  ditîérent.  C'est  en  1539  et  non  en  lo:{8  que  fut 
rendue  cette  ordonnance.  Elle  est  datée  de  Villers-Cotterets,  et  com- 
prend, outre  la  disposition  relative  aux  actes  publics,  divers  règlements 
pour  abréger  les  procédures  et  pour  rogner  les  attributions  mons- 
trueuses des  tribunaux  ecclésiastiques. 

Il  ne  faudrait  pas  conclure  des  paroles  de  Beckmann,  qu'avant  15.39, 
tous  les  actes  publics  étaient  écrits  en  latin.  On  trouve  dans  tous  les 
chartriers,etdans  tous  les  recueils  oii  l'on  a  eu  pourobjet  de  rassembler 


GOO 


APPENDICE 


de  semblables  pièces,  un  très  grand  nombre  d'actes  en  langue  vulgaire, 
qui  sont  du  xv",  du  xiv«,  et  même  du  xiii«  siècle. 

Presque  toutes  les  ordonnances  royales  sont  en  français.  —  Beauma- 
noir,  qui  recueillit  et  publia  en  1283,  les  coutimies  du  Beauvaisis,  les 
donna  en  français.  Les  Assises  de  Jértisalem  sont  en  français.  Les  lois 
de  police,  connues  sous  le  nom  d'Éiablissemenls  de  Saini-Louis,  et  qui 
sont  du  milieu  du  xui*'  siècle,  sont  en  français,  et  l'ouvrage  de  Pierre 
de  Fontaines,  notre  plus  ancien  jurisconsulte,  est  écrit  dans  la  môme 
langue.  Cet  ouvrage  est  de  1226  et  contient  la  jurisprudence  du  pays 
de  Vermandois. 

Les  bonnes  lettres  mêmes  furent  cultivées  en  langue  vulgaire, 
dès  le  xin«  siècle  ou  au  commencement  du  xiv^  ;  et  sans  compter  les 
poètes  qui  remontent  beaucoup  plus  baut,  on  trouve  parmi  les  livres 
qui  en  1300  faisaient  partie  de  la  bibliothèque  de  Charles  V,  des  tra- 
ductions d'Aristote,  de  Tite-Live  et  de  Valère  Maxime. 


MEMOIRES  DE  L  INSTITUT 

Vœiif  du  papillon  se  métamor- 
phose en  chenille,  la  chenille  en 
ch  rijsa  lide,la  ch  ri/sa  lide  en  papillon . 
Le  papillon  est  un  œuf  dans  son 
principe. 

En  arithmétique ,  l'addition  se 
montre  successivement  sous  les 
formes  de  multiplication,  de  for- 
mation des  puissances,  de  théorie 
des  exposants,  etc.  Toutes  les  mé- 
thodes de  composition  ont  leur  prin- 
cipe dans  l'addition  comme  toutes 
celles  de  décomposition  ont  le  leur 
da7is  la  soustraction  (1). 

La  connaissance  des  principes 
en  nous  plaçant  au  premier  an- 
neau de  la  chaîne  qui  embrasse 
un  grand  nombre  de  faits,  ramène 
à  une  loi  commune  les  phénomènes 
les  plus  éloignés,  oii  même  les  plus 


LEÇO.NS     DE     PHILOSOPHIE 
DE  LAROMIGLIÈRE 

Vœuf  du  papillon  se  métamor- 
phose en  chenille,  la  chenille  en 
chrysalide ,  la  chrysalide  en  papil- 
lon :  le  papillon  est  un  œuf  dans 
S071  principe. 

...  en  arithmétique,  l'addition 
se  montre  successivement  sous 
les  formes  de  multiplication,  d'élé- 
vation aicx  puissances,  de  théorie 
des  exposants,  et  par  conséquent 
toutes  les  méthodes  de  composition 
ont  leur  principe  dans  V addition, 
comme  toutes  celles  qui  décompo- 
sent les  nombres,  ont  le  leur  dans 
la  soustraction. 

La  connaissance  des  principes,  en 
nous  portant  aux  sources  d'où  dé- 
coulent les  vérités,  ramène  à  une 
seule  loi  les  phénomènes  les  plus 
divers  et  même  les  plus  opposés  en 


(1)  Après  ce  paragraphe  se  trouvait,  dans  les  Mémoires,  le  passae^e  capital  que  nous 
avons  reproduit  déjà  (page  1528)  «  En  métaphysique,  on  voit  l'attention  se  changer 
en  comparaison,  en  rapport,  eu  jugement,  en  raisonnement,  eu  réflexion,  eu  imagi- 
nation, eu  enteuderaent.  L'entendement  a  son  principe  dans  l'attention  ».  —  Ou  com- 
prend qu'il  ne  soit  pas  repi-is  dans  les  Leçons  qui  n'en  sont  que  le  développement. 


LAUOMir.riÈRK,  Mt.MOin 

opposés  fu  apparence,  assimile  ot 
itlenli/ie  des  méthodes  qui  sem- 
blaient ii'avoir  entre  elles  anciine 
analogie,  d'une  multitude  de  par- 
ties éparses  et  isolées,  forme  U7i 
tout  symétrique  et  régulier,  et,  chose 
admirable! ajoute  auw  richesses  de 
rintolligenco  en  réduisant  le  nom- 
bre de  ses  idées.  Mais  lu  plus  sou- 
vent ces  principes  nous  échappent, 
soit  que,  placés  à  une  trop  grande 
hauteur,  ils  soient  inaccessibles  à 
toutes  nos  facultés,  soit  que  trop 
rapprochés  de  nous,  ils  se  dérobent 
à  notre  faible  vue,  également  trou- 
blée et  par  la  présence  trop  intime 
de  son  objet  et  par  son  trop  d'éloi- 
gnement. 

Lorsque  plus  heureux  ou  mieux 
ptacés,nous  rogo)is  une  suite  de  l'iùl^ 
ordoniiés  les  uns  par  rapport  aux 
autres  et  tous  ensemble  coordonnés 
à  un  premier,  alors  d'un  seul  re- 
gard, naus  embrassons  un  système 
entier,  etc. 


i:s,  I.EÇONS  ET  LETTRES         (101 

apparence;  elle  assimile,  elle- 
identifie  des  opérations  qui  sem- 
blaient n'avoir  ttucune  analogie: 
d'u)ie  multitude  de  parties  isolées, 
elle  forme  un  tout  syniélriquc  cl 
régulier,  et,  chose  admirable,  elle 
ajoute  aux  richesses  de  Fesprit  en 
réduisant  le  nombre  de  ses  idées. 

Malheureusement  il  est  rare  de 
saisir  ces  principes  ;  soil  que,  pla- 
cés à  une  trop  grande  hauteur,  ils 
soient  inaccessibles  à  nos  facultés, 
soit  que,  trop  rapprochés,  ils  se 
dérobent  à  notre  faible  vue,  égale- 
ment troublée  par  la  présence  trop 
intime  de  son  objet  et  par  son  Ire/ 
d'éloignement . 

Lorsque  plus  heureux  ou  mieux 
placés,  nous  voyons  une  suite  de 
phénomènes  ordtninés  les  mis  par 
rapport  aux  autres  et  tous  en- 
semble par  rapport  à  un  premier; 
alors  nous  avons  saisi  le  principe, 
et  d'un  même  regard,  nous  em- 
brassons un  système.,  etc. 


I.KTTUES  DE  LAIIUMIGLIEHI';  A   VALETTE 

8  novembre  1819. 

Vous  m'avez  donné  la  plus  agréable  des  nouvelles;  je  sais  un  i^rc 
infini  à  ceux  qui  ont  eu  le  bftn  sens  de  préférer  l'esprit  ;i  la  lettre  et 
de  juger  qu'une  irrégularité  vaut  mieux  quelquefois  que  la  stricte 
observation  de  la  règle.  Vous  voilà  donc  mon  confrère  et  mon  digne 
confrère  en  philosophie.  Cette  pauvre  philosophie  a  grand  besoin 
de  se  recruter.  Je  n'en  désespérerais  plus  si  elle  faisait  une  douzaine 
d'acquisitions  pareilles  k  la  vôtre,  mais  il  ne  faut  pas  y  compter.  J'ai 
peur  que  votre  louable  ambition  d<^  bien  faire  et  votre  modestie  n'exa- 
gèrent les  difficultés.  Vous  voyez  devant  vous  une  bibliothèque  tout 
entière  à  dévorer  et  mille  obstacles  à  surmonter,  (iardez-vous  de  trop 
lire,  et  quant  aux  obstacles,  c'est  nous  qui  les  plaçons  maladroitement 
sur  une  route  que  la  nature  avait  tracée  elle-même  et  qu'elle  avait 
rendue  facile  à  parcourir.  Je  vous  conseille  d'employer  les  vacances  à 
l'étude  exclusive  de  Locke  et  de  Condillac.  Une  fois  que  vous  serez 


<)02  APPENDICE 

familiarisé  avec  ces  deux  auteurs,  et  que  vous  vous  serez  approprié 
leur  méthode,  la  lecture  des  autres  philosophes  ne  sera  pour  vous 
qu'un  jeu.  Vous  admirerez  le  génie  de  Bacon,  vous  vous  étonnerez  de 
la  profondeur  de  Hobbes,  mais  vous  les  jugerez  l'un  et  l'autre.  Vous 
jugerez  aussi,  en  les  admirant,  Descartes  et  Malebranche;  après  quoi 
viendront  les  philosophes  écossais  et  allemands,  que  vous  aurez  acquis  le 
droit  d'apprécier  à  leur  juste  valeur.  Une  chose  que  je  ne  saurais  trop 
vous  recommander  (vous  m'avez  permis  de  vous  donner  conseil),  c'est 
de  vous  arrêter  longtemps  sur  les  belles  pages  qu'on  rencontre  quel- 
quefois dans  Bacon,  on  dans  Pascal,  ou  dans  Malebranche,  ou  dans 
Condillac.  Il  faut  les  lire  et  relire  cent  fois.  Le  temps  est  ainsi  mieux 
employé  au  profit  de  la  raison  et  du  goût  que  celui  qu'on  donnerait  à 
mille  pages  de  tel  philosophe  que  je  ne  veux  pas  nommer,  comme 
vingt  vers  de  Boileau  vous  rendront  plus  poète  que  mille  vers  de  Cha- 
pelain ;  mais  nous  parlerons  de  tout  cela  plus  amplement  à  votre  re- 
tour. J'espère  qu'on  vous  laissera  libre  tout  l'hiver  et  peut-être  toute 
l'année.  Si,  en  entrant  en  fonctions,  vous  possédez  bien  les  deux 
auteurs  dont  je  vous  ai  conseillé  la  lecture  pour  les  vacances,  je  vous 
préviens  que  le  suppléant  en  saura  plus  que  le  professeur,  plus  que 
tous  les  professeurs,  mais  certainement  plus  que  je  n'en  sais,  ce  qui 
n'est  pas  beaucoup  dire  à  la  vérité.  Adieu,  mon  très  cher  Valette,  je 
vous  embrasse  de  tout  cœur. 

a  septembre  1820. 

J'ai  tardé  à  vous  répondre,  mon  très  cher  Valette,  parce  que  j'aurais 
voulu  vous  envoyer  en  quelque  sorte  votre  brevet  de  nomination,  mais 
nous  en  avons  l'équivalent  dans  la  promesse  de  ceux  ([ni  les  rédigent 
et  qui  les  expédient.  J'ai  vu  deux  frères  dont  l'un  est  le  principal  arbitre 
de  votre  sort  (Cuvier).  J'ai  fait  parler  un  inspecteur  général  ;  j'ai  assisté 
à  l'examen  des  élèves  qui  se  présentent  pour  l'école  normale  et  à  l'oc- 
casion de  votre  élève  Charma  qui  a  répondu  comme  un  ange,  j'ai 
parlé  de'son  maître  et  tout  le  monde  étaft  prévenu  que  ce  maître  devait 
être  professeur  au  cinquième  collège.  Vous  devez  donc  avoir  les  plus 
grandes  espérances,  je  ne  crains  pas  même  de  dire  la  plus  grande  cer- 
titude. 

Vous  demandez  l'origine  de  Vidée  du  bien  et  du  mal  moral.  Cette  idée 
vient  du  sentiment  du  bien  et  du  mal  moral. 

Mais  le  sentiment  du  bien  et  du  mal  moral  n'en  présuppose-t-il  pas 
l'idée?  Non:  le  sentiment  du  bien  et  du  mal  moraine  présuppose  que 
l'idée  d'un  acte  de  notre  volonté  et  l'idée  de  la  loi.  Le  sentiment  môme 
du  rapport  entre  ces  deux  idées  est  le  sentiment  même  du  bien  et  du  mal 
moral;  du  bien  moral  si  le  rapport  est  de  conformité,  du  mal  moral, 
si  le  rapport  est  d'opposition. 

Sentiment  du  rapport  de  conformité  entre  un  acte  volontaire  et  la 


LETTPxES  INÉDITES  DE  LAROMU-lll-RE  A  SAPllARY        60:i 

loi  ou  sentiment  du  bien  moral,  c'est  la  même  chose.  Sentiment  du 
rapport  d'opposition  entre  un  acte  volontaire  et  la  loi  ou  sentimiiil  du 
mal  moral,  c'est  la  même  chose. 

Par  1  action  des  facultés  de  l'entendement  appliquée  à  nos  divers  sen- 
timents moraux,  ces  sentiments  deviennent  autant  (Vidées  ou  de 
perceplions. 

I.a  conscience  est  donc  seniinieiii  de  rapport,  avant  trètre  p(>rceplio)t 
de  rapport,  jugement  senti,  avant  d'être  jugement  perçu. 

Pour  expliquer  dune  manière  un  peu  complète  et  suflisamment 
étemlue  ce  qui  concerne  le  sentiment  moral,  il  faudrait  parler  de  la 
sympathie,  de  l'ordre,  du  beau,  etc.  Il  faudrait  faire  intervenir  la  liberté, 
il  faudrait  même  remonter  jusqu'à  Dieu,  auteur  des  lois  morales;  je 
n'entre  pas  dans  ces  considérations. 

La  ciMiscience  consiste-t-elle  uniquement  dans  la  connaissance  de 
la  loi?  Non  certes  :  conscience  est  plus  que  science.  La  conscience  est 
ou  sentiment  ou  idée,  je  veux  dire  un  sentiment  ou  idée  de  rapport,  et 
comme  tout  rapport  suppose  deux  termes,  la  connaissance  de  la  loi  ne 
suffit  pas  pour  les  faire  naître. 

Tout  ceci  demanderait  de  plus  amples  développements,  mais  vous  les 
trouverez  sans  moi.  Adieu,  mon  très  cher  Valette,  mon  très  cher  pro- 
fesseur du  collège  d'Harcourt,  je  vous  embrasse  avec  la  plus  tendre 
amitié. 

LETTRES  INÉDITES  CO.M.MLNIQL'ÉES  PAR  .M.  SAPilAHY  ITLS 

i:;  mai  1826. 

Vous  devez  avoir  reçu,  ou  vous  recevrez  incessamment  un  exem- 
plaire de  la  quatrième  édition  des  Leçons  de  philosophie.  .l'en  ai  changé 
le  titre  qui  annonçait  une  suite  à  l'ouvrage.  Ce  que  je  promettais  dans 
les  éditions  précédentes,  je  ne  le  tenais  pas.  Dans  celle-ci,  le  titre 
n'annonce  rien  au  delà  de  ce  que  j'exécute  tant  bien  que  mal. 

J'ai  été  bien  malade  et  bien  longtemps  malade,  je  suis  mieux  depuis 
deux  mois,  et  cela  durera  autant  qu'il  plaira  à  celui  qui  est  le  maitre 
de  la  santé  et  de  la  maladie. 

Les  premières  idées  du  juste  et  de  l'injuste  se  montrent  au  com- 
mencement de  la  vie.  Les  idées  morales  qui  sont  l'objet  des  maximes 
de  Larochefoucauld,  de  La  Bruyère,  des  romans  de  >!■"«  de  Staël,  etc., 
sont  inconnues  à  nos  bons  montagnards.  Ils  n'ont  pas  l'esprit  assez 
aigu  pour  pénétrer  les  finesses  de  Marivaux  on  de  l'hôtel  de  Ram- 
bouillet. Les  causes  physiques  et  occasionnelles  de  la  mémoire  ont 
toujours  été  et  seront  toujours  inconnues.  J'ai  négligé  toutes  ces  causes 
dans  cette  nouvelle  édition. 

Nous  avons  trois  facultés   relatives  à  la  connaissance  et  trois  rela- 


GOi  APPENDICE 

tives  au  bonhfîur.  Je  crois  que  les  bêtes  manquent  et  de  liberté  et  de 
raisonnement  ;  ou  il  y  en  a  si  peu  que  ce  n'est  pas  la  peine  d'en  parler. 

Mon  libraire  a  fait  d'un  seul  coup  deux  éditions  des  Leçons,  l'une 
in-8  que  je  prends  la  liberté  de  vous  offrir,  l'autre  in-r2  et  en  trois  petits 
volumes  à  l'usage  des  étudiants.  Si  vous  ou  votre  libraire  en  demandez 
à  M.  Brunot-Labbe,  il  s'empressera  d'en  faire  l'envoi. 

J'ai  soigné  le  style  de  mon  mieux.  Vous  remarquerez  quelques  chan- 
gements par  ci  par  là.  Vous  trouverez  aussi  à  la  sixième  leçon  du 
deuxième  volume  un  morceau  sur  Kant,  qui  surprendra  ceux  qui  ne 
connaissent  cet  auteur  que  de  réputation. 

Vous  entendez  mon  ouvrage  aussi  bien  que  moi.  Il  y  a  plaisir 
d'avoir  des  lecteurs  tels  que  vous.  Ils  sont  bien  rares. 

Recevez,  mon  cher  Saphary,  l'expression  de   mon  estime  et  de  mon 

attachement  bien  sincère. 

17  juillet  1826. 

Votre  vivacité  m'a  fait  bien  peur,  mon  cher  compatriote,  et  je  n'a 
pas  été  surpris  qu'on  se  sentit  blessé.  Heureusement  les  choses  ont 
mieux  fini  qu'elles  n'avaient  commencé,  et  je  vous  en  félicite.  Une 
autre  fois  ne  soyez  pas  si  prompt,  et  étonnez-vous,  non  pas  quand 
vous  entendrez  des  absurdités,  mais  quand  vous  entendrez  des  choses 
bien  raisonnables.  Le  monde  est  ainsi  lait,  vous  vous  y  accoutumerez. 
Je  vous  dis  ceci  pour  prévenir  les  leçons  que  vous  recevrez  de  l'expé- 
rience, elles  ne  vous  manqueront  pas  ;  soyez-en  sûr. 

Je  vous  prie  de  croire  que  je  ne  suis  pour  rien  dans  la  rédaction 
d'un  certain  manuel.  Je  serais  moins  pressé  d'un  désaveu,  si  quelqu'un 
allait  m'attribuer  celui  dont  vous  vous  occupez.  Je  le  tiens  d'avance 
pour  infiniment  meilleur.  C'est  un  service  que  vous  rendrez  sliidiosœ 
juventiiti.  Je  vous  en  remercie  en  son  nom. 

La  doctrine  du  sentiment,  source  de  connaissances  quand  il  est  éla- 
boré par  l'action  de  l'esprit,  peut  recevoir  des  développements  sans 
fin;  car  tout  est  là.  La  comparaison  des  diverses  manières  de  sentir, 
relativement  à  la  formation  et  à  la  perfection  de  l'intelligence,  est 
riche  en  détails  intéressants.  La  comparaison  d'homme  à  homme,  de 
la  sensibilité  d'un  individu  à  la  sensibilité  d'un  autre,  mène  à  une 
foule  de  vérités  pratiques;  car  rien  ne  varie  plus  que  la  sensibilité,  la 
sensibilité  morale  surlout;  on  peut  en  indiquer  les  degrés  depuis  sa 
grossièreté  la  plus  brutale  jusqu'à  une  susceptibilité  ridicule.  Quel 
fond  à  la  diversité  pour  des  idées  morales  ! 

Vous  êtes  mal  instruit  au  sujet  du  rédacteur  de  la  nouvelle  philoso- 
phie. Je  doute  qu'il  partage  certaines  opinions  qui  vous  révoltent 
justement.  C'est  avec  un  vrai  plaisir  que  je  vous  embrasserai  à  votre 
arrivée. 

Croyez,  mon  cher  confrère  et  compatriote,  que  je  suis  très  flatté  de 


I  KTini  s  INKniTES  DE  LAUOMKiUlERE  A  SAPHAin        (;o;i 

rap[»robation  que  vous  donnez  à  mes  idées  et  à  ma  méthode.  Je  vous  • 
i-einercie  mille  fois  de  ce  ([ue  vous  me  dites  à  ce  sujet,  et  je  vous  eui- 
brasse  de  tout  mou  cœur. 

12  septembre  1820. 

.Mon  cher  philosophe,  le  doyen  de  la  Faculté  est  absent  deiniis  trois 
semaines;  il  sera  bientôt  de  retour  ;  mais  s'il  vous  répond,  il  vous  dira 
ce  que  je  vous  ai  dit,  qu'il  est  indispensable  de  présenter  deux  thèses, 
une  de  philosophie  en  latin,  l'autre  de  littérature  et  en  français.  Vous 
me  demandez  si  au  lieu  de  la  thèse  de  littérature,  vous  ne  pourriez  pas 
traiter  une  question  de  philosophie,  ayant  quelque  rapport  à  la  litté- 
rature, je  ne  le  crois  pas.  Faites  le  contraire;  traitez  une  question  de 
littérature  ayant  quelque  rapport  à  la  philosophie  ;  on  s'en  contentera 
peut-être.  Si  vous  deviez  venir  à  Paris  dans  le  courant  de  septembre, 
il  vous  serait  facile  de  savoir  a  quoi  vous  en  tenir,  tant  sur  la  l'orme 
des  tlièses  que  sur  le  fond.  Je  ne  sais  pas  si  vous  jugez  bien  les  choses 
de  cinquante  lieues;  je  ne  sais  pas  même  si  vous  pourrez  bien  les  juger 
sur  les  lieux.  Vous  pourriez  vous  faiic  illusion  eu  supposant  (piOn  soit 
ennemi  de  certaines  doctrines.  Pour  moi,  je  suis  trop  ignorant  pour 
avoir  un  avis,  et  surtout  pour  vous  en  donner  un.  Je  fais  profession 
de  ne  rien  comprendre  à  biendeschoscs  qui  se  disent  ou  qui  se  taisent. 

J'ai  oublié  de  vous  remercier  du  moment  agréable  que  m'a  procuré 
la  lecture  de  vos  vers  montagnards.  Je  n'oublierai  i)as  de  vous  dire 
combien  je  suis  flatté  d'un  disciple  tel  ^[ur  vous,  d'un  disciple  qui  vau- 
dra, s'il  ne  vaut  déjà  mieux  que  le  maître.  Adieu,  mon  très  cher 
Saphary,  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

3  mars  1827. 

Mon  cher  Saphary,  vous  m'avez  dit  [dus  li'une  fois  que  vous  étiez 
une  mauvaise  tète,  et  je  n'en  voulais  rien  croire;  actuellement  il  n'y  a 
pas  moyen  d'en  douter.  Passe  encore,  si  la  division  avait  pu  se  faire  ; 
j'aurais  eu  ma  part  et  vous  la  vôtre,  au  hasard  d'en  laisser  arriver 
quelques  bribes  à  ces  Messieurs.  .Mais  vous  donnez  tout  et  ne  gardez  rien. 
Vous  me  traitez  comme  le  lion  se  traitait  lui-même.  Il  ne  faut  avoir 
ni  la  tète  mauvaise,  ni  le  cœur  trop  bon.  Ainsi  vous  méritez  uu  double 
reproche,  et  je  vous  le  fais.  Keste  votre  esprit  :  ici  le  trop  ne  nuit  pas 
ou,  pour  mieux  dire,  il  n'y  a  jamais  trop;  et  je  compte  sur  vous  non 
seulement  dans  vos  intérêts,  mais  encore  dans  les  miens.  Vous  m'allon- 
gerez, raccourcirez,  corrigerez,  embellirez,  et  j'en  ai  grand  besoin 
Adieu,  mon  cher  Saphary,  je  vous  remercie  du  superbe  pâté,  et  je  vous 

embrasse. 

13  avril  1827. 

Mon  très  cher  philosophe,  j'ai  lu  et  relu  votre  programme.  A  la 
seconde  lecture,  il  m'a  paru  meilleur  qu'à  la  première,  et  il  sera  encore 


606  APPENDICE 

meilleur  à  la  troisième.  Voilà  Teftet  du  bon  el  du  vrai.  La  forme, 
quoique  vous  en  disiez,  vaut  le  fond.  Je  vous  garantirais  pour  l'ouvrage 
que  vous  avez  projeté,  un  style  excellent,  s'il  fallait  une  garantie  après 
ce  que  vous  venez  de  faire  en  quatre  jours.  Un  auteur  est  bien  heureux, 
de  vous  avoir  pour  interprète.  Sous  vos  heureuses  mains,  le  cuivre 
devient  or.  En  plusieurs  endroits  et  particulièrement  au  sujet  de  lamé- 
moire,  vous  embellissez,  vous  fortifiez.  Je  suis  sûr  qu'en  reprenant 
mes  idées,  vous  les  exprimez  mieux  que  moi.  Ne  croyez  pas  que  j'en 
sois  jaloux,  puisque  vous  me  donnerez  une  seconde  vie.  Say,  dans  son 
Économie  politique,  a  mieux  fait  peut-être  que  Smith;  et  Condillac, 
sans  aucun  doute,  a  mieux  fait  que  Locke.  Faites  mieux  que  moi,  mon 
cher  Saphary,  ou  plutôt,  faites,  ce  sera  toujours  mieux.  Vous  le  pouvez, 
avec  votre  application  et  votre  excellent  esprit,  si  vous  le  pouvez,  c'est 
une  affaire  faite. 

Je  remercie  vos  jeunes  gens  de  leur  ingénieux  dessin.  L'emblème 
d'un  soleil  donnant  sur  des  nuages  pour  former  larc-en-ciel,  ou  fécon- 
dant des  germes  pour  leur  faire  produire  des  fleurs  et  des  fruits,  sont 
{sic)  charmans.  Témoignez-leur  toute  ma  reconnaissance. 

Huit  heures  de  travail  par  jour,  et  la  tête  de  mon  Auvergnat;  il  y 
aurait  du  malheur,  s'il  n'en  vient  quelque  chose  d'aussi  bon  que  le 
meilleur  fruit,  et  d'aussi  brillant  que  les  plus  belles  couleurs. 

Adieu,  mon  cher  Saphary,  je  vous  embrasse,  et  suis  très  reconnais- 
sant delà  préférence  que  vous  me  donnez  sur  Charles  Villers  et  G'®. 

2  mai  1827. 

Vous  devriez,  mon  cher  Saphary,  avoir  envoyé  une  douzaine  d'exem- 
plaires de  votre  programme  à  M.  Brunot-Labbe.  Tous  ceux  auxquels 
je  l'ai  fait  lire  en  sont  extrêmement  contents,  et  désirent  l'avoir.  On  l'a 
même  fait  demander  à  Nancy;  mais  votre  libraire  a  répondu  qu'il 
était  destiné  à  vos  élèves  exclusivement.  Vous  ferez  une  chose  bonne 
pour  vous  et  pour  les  autres  en  le  répandant  tant  que  vous  pourrez 
dans  toutes  les  académies.  Je  suis  persuadé  que  M.  de  Courville 
partagera  les  sentiments  de  votre  recteur  et  les  miens,  et  que  justice 
sera  faite  à  votre  zèle  et  à  votre  excellent  opuscule.  En  ajoutant,  comme 
vous  l'avez  projeté,  deux  feuilles  d'impression  bien  rédigées,  comme 
vous  savez  le  faire,  ce  sera  plus 'qu'un  programme,  ce  sera  un  très 
bon  petit  traité,  qui  tout  en  faisant  désirer  vivement  un  ouvrage  plus 
complet,  en  tiendra  lieu  en  quelque  sorte. 

Après  l'analyse  des  facultés  de  l'entendement  et  l'explication  de  l'ori- 
gine de  nos  connaissances,  il  est  naturel  de  se  demander  si  les  con- 
naissances acquises  par  le  travail  de  l'esprit  sur  les  divers  modes  de 
la  sensibilité,  sont  en  effet  de  vraies  connaissances,  si  elles  sont 
bien  sûres,  et  vous  voilà  dans  la  théorie  des  certitudes.  Quant   aux 


LETTRKS  IN't'niTES  DE  I.VUOMIGUIÈRE  A  S.VIMIAUV       007 

polypes,  on  peut  répondre  que  les  âmes  n'étant  créées  qu'au  nio-. 
ment  où  il  existe  des  orixanisations  suffisamment  développées  pour 
exécuter  des  mouvements  volontaires,  dès  le  moment  qu'une  section 
de  polype  devient  un  polype  réel,  elle  reçoit  un  principe  moteur, 
comme  le  fœtus  d'un  enfant  reçoit  dans  le  sein  de  la  mère  l'adjonction 
d'une  àme,  dès  qu'il  est  suffisamment  développé  pour  obéir  à  ses 
ordres.  Courage,  mon  cher  Saphary,  vous  ôtes  jeune,  laborieux;  vous 
avez  l'esprit  juste  et  pénétrant,  vous  savez  distinguer  le  vrai  de  ce  qui 
n'en  a  qu'une  fausse  apparence;  vous  savez  écrire,  ce  qui  est  le  grand 
point.  Je  vous  annonce  les  succès  les  plus  brillants;  et  je  vous  embrasse 

avec  une  tendre  amitié. 

27  juin  1827. 

Vous  avez  devant  vous,  mon  cher  Saphary,  Paris  et  Toulouse,  et  à 
Paris  la  possibilité  de  deux  ou  trois  chaires.  Je  voudrais  que  vous 
puissiez  professer  en  dix  endroits  à  la  fois.  La  propagation  du  bon  sens 
serait  décuplée;  mais  comme  il  ne  faut  pas  s'attendre  au  miracle  de 
l'ubiquité,  ce  sera  à  Paris  que  vous  viendrez,  et  que  se  liouve 
votre  véritable  place.  D'après  l'amitié  (lue  vous  a  témoignée  M.  de  C..., 
je  ne  doute  pas  que  les  choses  ne  s'arrangent  à  votre  grande  salis- 
faction  et  à  la  mienne,  c'est-à-dire  que  vous  ne  soyez  des  nôtres. 

Votre  plan  est  très  beau,  très  complet,  et  vous  le  remplirez  digne- 
ment. Vous  avez  eu  un  moment  de  jouissance  en  arrivant  à  la  conclu- 
sion, tiue  la  certitude  a  le  même  fondement  que  la  connaissance...  c'est 
là  le  fruit  de  la  découverte  de  la  vérité. 

Celui  qu'elle  laisse  froid  ne  l'a  pas  trouvée,  dit  Rousseau.  Descartes 
ne  l'avait  pas  assez  distinctement  aperçue  quand  il  a  débuté  par  son 
fameux,  je  pense,  donc  je  suis  ;  et  comment  savez-vous  que  vous  pensez  ? 
C'est  parce  que  je  le  sens.  Il  fallait  donc  vous  exprimer  différemment, 
et  dire  je  sens,  donc  j'existe  ;  ou  bien  je  sens  ma  pensée  ;  donc  je  pense; 
je  sens  mon  existence,  donc  j'existe. 

Je  verrai  l'épreuve  avec  un  grand  plaisir  et  un  grand  intérêt,  je  vous 
embrasse  de  bon  cœur. 

22  août  1827. 

Je  vous  trouverai  encore  à  Nancy,  mon  cher  Sapliary,  car  vous  ne 
devrez  en  partir  qu'au  commencement  de  septembre.  Je  lus  votre  beau 
programme  au  moment  même  qu'il  me  fut  remis  et  presqu'aussitôl  il 
fallut  le  donner  à  lire  aux  amateurs  de  la  bonne  philosophie.  M.  Marrast 
en  a  été  singulièrement  satisfait,  comme  de  tout  ce  que  que  vous  lui 
dites  d'aimable.  Il  lui  tarde  de  vous  voir  pour  faire  plus  ample  connais- 
sance avec  vous,  en  discutant  quelque  point  de  la  science  des  sciences. 
Votre  libraire  tarde  bien  à  communi([uer  les  trésors  de  son  magasin  à 
-M.  Brunot-Labbe.  Je  sais  qu'on  sest  inutilement  présenté  au  quai  des 


608  APPENDICE 

Augustins,  Courage,  mon  digne  émule,  vous  avez  de  la  santé,  du  talent 
et  de  l'ardeur;  avec  ces  dons  précieux  de  la  nature,  on  va  aussi  loin 
qu'on  veut.  Je  vous  exhorte  à  beaucoup  travailler  les  développements 
que  vous  donnerez  à  votre  programme  qui  est  déjà  un  développement 
lui-même.  Il  faut  du  temps  pour  atteindre  la  perfection,  et  quoique,  à 
raison  de  la  continuité  de  vos  méditations,  une  de  vos  semaines  en 
vaille  deux  ou  trois  de  tout  autre,  ce  ne  sera  pas  trop  de  quelques 
années  pour  porter  votre  œuvre  à  son  point  de  maturité.  Quand  j'aurai 
le  plaisir  de  vous  voir,  nous  causerons  de  tout  cela,  comme  aussi  de 
votre  destinée  pour  l'an  prochain.  Adieu,  je  vous  embrasse  en  Aristote. 

22  août  1828. 

Mon  cher  Saphary,  mon  cher  et  illustre  professeur,  les  montagnes  et 
tous  les  échos  de  l'Auvergne  doivent  être  occupés  à  faire  retentir  votre 
nom,  comme  il  a  retenti  dans  les  vastes  salles  de  la  Sorbonne.  Voilà 
qui  s'appelle  un  triomphe,  deux  triomphes,  tels  que  n'en  connaissait 
pas  jusqu'ici  le  collège  de  Hourbon.  Vous  l'avez  tiré  du  néant;  vous  en 
êtes  véritablement  le  créateur.  Pourquoi  n'étiez  vous  pas  ici  pour  jouir 
de  votre  oeuvre? 

Tous  vos  amis  partagent  votre  gloire.  Marrast,  que  j'ai  vu  hier  soir, 
ne  se  possède  pas.  Je  n'ai  pas  vu  le  Ministre,  ni  M.  de  Courvillc,  mais 
je  sais  qu'ils  sont  enchantés  devons.  Et  le  bon  M.  de  Maussiondoit  être 
bien  fier  d'avoir  dit  tant  (rfe)  bien  du  pau  vre  suppléant  à  douze  cents  francs. 
Je  cours  à  la  Sorbonne,  oi!i  pour  des  licenciés  et  des  docteurs,  je  suis 
occupé  toute  cette  semaine,  depuis  neuf  heures  jusqu'à  cinq.  Je  vous 
embrasse  avec  joie. 

2  septembre  1835. 

Mon  très  cher  Saphary,  nous  avons  reçu  les  perdreaux,  nous  les 
avons  mangés,  trouvés  délicieux.  Quelqu'un  a  observé  qu'il  n'était  pas 
surprenant  qu'ils  eussent  un  goût  si  délicat,  vu  qu'ils  étaient  de  contre- 
bande, la  chasse  n'étant  permise  que  du  premier  septembre.  Cela  n'a 
pas  empêché  M.  Lebrun,  qui  dînait  avec  nous,  de  les  dépecer  avec  son 
adresse  ordinaire.  Je  vous  remercie,  nous  vous  remercions  tous 
d'avoir  violé  les  lois  de  la  chasse.  On  en  viole  tant  d'autres! 

Je  suis  enfin  quitte  des  bacheliers.  Ce  pauvre  M.  de  la  Haie  était 
recommandé  à  tout  le  monde  et  cependant  il  n'a  pas  été  heureux,  le 
père  est  convenu  qu'il  était  un  peu  faible. 

Comment  se  porte  votre  excellente  femme,  comment  se  porte  le 
gros  poupart,  cet  enfant  de  l'Auvergne  et  de  la  Normandie  ?  Sait-il 
bien  faire  rouler  son  cerceau?  Commence-t-il  à  dire  papa,  maman  ? 
Sa  mère  a-t-elle  beaucoup  de  plaisir  à  l'entendre,  à  deviner  ce  qu'il 
veut  dire,  et  vous,  dans  ces  premiers  accents,  voyez-vous  un  gram- 
mairien et  un  philosophe  futur  ?  Croyez-vous  qu'un  jour,  il  rempor- 


»- 1*- 


LETTRKS  INEDITES  DES  LAIIOMICIIEIUSTES  m) 

tora  11'    prix  de  Montliyon,  comme   M.   Damiron  qui  vieiil    d'oblenii- 
4.000  francs  pour  la  troisième  édition  de  son  Histoire  de  la  philoso- 
phie? Je  lui  souhaite  mieux  que  tout  cela,  je  veux  qu'il  ait  le  calme  de 
la  maman  et  la  tète  du  papa. 
Je  vous  embrasse  tous  avec  une  tendre  amitié. 

LETTUE  INÉDITE  DE  M.  Di:  ClIAnUIEK  COMMUNIQUÉE  PAU 

M.  SAPIIAUY  FILS 

Paris,  7  septembre  1843. 

Agréez  mes  lelicitations  sincères:  votre  triomphe  se  confond  avec 
celui  du  bon  sens,  de  la  vérité,  du  génie;  vous  avez  désormais  noble~ 
ment  associé  votre  nom  à  celui  de  M.  Laromiguière.  Permettez  que  je 
serre  celte  main  qui  a  su  cueillir  des  lauriers  pour  une  tombe  vénérée. 

M.  le  Ministre  de  l'instruction  publique,  M.  Droz  et  .M.  Bessières 
ont  eu  avec  moi,  à  votre  sujet,  des  entretiens  dont  je  vous  dois  com- 
munication, du  moins  en  substance. 

Monsieur  le  Ministre,  informé  de  la  pensée  généreuse  que  vous  avez 
manifestée  à  .M.  Bessières,  relativement  à  l'emploi  des  quinze  cents 
francs,  fonds  du  prix  remporté  par  vous,  m'a  chargé  de  vous  dire  qu'il 
applaudit  à  votre  intention  d'iionorer  la  mémoire  de  M.  Laromiguière; 
mais  (ju'à  un  monument,  chose  bornée  de  sa  nature  et  dans  l'espace 
et  dans  le  temps  et  dans  l'utilité,  il  vous  verrait  avec  plaisir  préférer 
une  plus  grande  diffusion  des  Leçons  de  Philosophie  :  lui-même  est  dé- 
cidé à  donner  l'exemple  sur  ce  point.  Je  n'ai  pu  m'empèclier  de  recon- 
naître que  cette  destination  des  sommes  dont  vous  et  lui  pouvez  dis- 
poser, présente,  plus  que  toute  autre,  un  caractère  de  perpétuité,  d'avan- 
tage pour  la  science  et  de  véritable  gloire  pour  M.  Laromiguière.  M.  le 
Ministre  m'a  parlé  de  vous.  Monsieur,  de  M.  Laromiguière,  et  du  bien 
a  faire  en  cette  circonstance,  d'une  manière  si  parfaite  que  j'ai  senti 
se  réveiller  pour  lui  mon  ancienne  amitié  ;  je  ne  doute  pas  ([ue  si  vous 
l'eussiez  entendu,  vous  n'eussiez  avec  moi  cédé  au  sentiment  que  je 
viens  de  vous  exprimer  de  sa  part.  Si  vous  y  cédiez,  en  effet,  d'après 
cette  esquisse,  trop  décolorée  de  sa  conversation,  ne  croiriez-vous  pas 
dans  vos  convenances  de  lui  écrire  quelques  lignes  pour  l'instruire  de 
votre  adhésion? 

Quant  à  M.  Bessières,  je  ne  vous  parlerai  pas  de  la  joie  que  lui  a 
causée  votre  succès  :  il  vous  a  écrit.  Mais  comme  je  suis  certain  que  sa 
lettre  ne  renferme  pas  un  mot  sur  ses  intérêts,  votre  cœur  comprendra 
et  excusera  le  mien  si  je  me  permets  de  vous  rappeler  la  position 
gênée  de  votre  ami.  M.  Laromiguière  achèverait  de  vous  chérir,  s'il 
vous  voyait,  au  lieu  d'élever  un  marbre  à  son  nom,  soulager  son  neveu 
du  fardeau  trop  lourd  de  l'édition  qui  se  prépare.  Je  m'arrête. 

PicAVET.  ;i9 


(510  APPENDICE 

Pour  M.  Droz,  que  de  pages  seraient  nécessaires  à  l'énoncé,  bien  im- 
parfait encore,  de  tout  ce  qu'après  tant  d'années  de  séparation,  il  m'a 
inspiré  de  vénération  et  de  tendre  reconnaissance  !  —  J'étais  heureux 
de  l'entendre  me  parler  du  passé,  du  présent,  de  l'avenir,  car  ce  véri- 
table sage  embrasse  dans  son  amour  du  bien  tous  les  temps  et  tous  les 
hommes.  Ce  qu'il  m'a  dit  de  vous,  Monsieur,  est  bien  honorable!  vous 
trouverez  à  la  fois,  je  n'en  doute  point,  encouragement  et  récompense 
dans  les  rapports  nouveaux  qui  me  paraissent  pouvoir  s'établir  entre 
vous  et  lui.  Il  partage  l'opinion  dont  M.  le  Ministre  de  l'instruction 
publique  m'a  rendu  l'organe  près  de  vous. 

Adieu,  Monsieur;  conservez-moi  un  souvenir,  et  ne  doutez  jamais 
de  Testime  et  de  la  considération  distinguées, dont  je  vous  prie  de 
vouloir  bien  recevoir  ici  l'assurance. 


A  Monsieur  le  Directeur  de.  la  Revue  de  Paris. 

MONSIEUR   LE  RÉDACTEUR, 

Nous  ne  pouvons  laisser  sans  réponse  un  article  de  votre  journal  du 
9,  dans  lequel  sont  étrangement  dénaturées  les  intentions  de  trois 
anciens  professeurs  qui  ont  été  entendus  au  sein  de  la  commission  de 
l'Instruction  publique. 

Sur  les  cinq  titulaires  des  chaires  de  philosophie  des  cinq  collèges 
royaux  de  Paris,  trois  ont  pensé  qu'il  était  utile  de  plaider  devant  la 
commission,  la  cause  de  l'enseignement  de  la  philosophie  compromise 
par  la  personnification  de  cet  enseignement  en  un  seul  homme,  et  par 
l'identification  de  toutes  les  doctrines  en  une  seule  doctrine  qui,  à  tort 
ou  à  raison,  a  fait  éclater  des  orages  sur  l'Université  dont  on  se  fait 
aujourd'hui  les  paratonnerres. 

Les  professeurs  que  vous  nommez  n"ont  eu  d'autre  objet  que  de 
défendre  la  dignité,  l'indépendance  du  professorat  et  la  liberté  de  toutes 
les  doctrines  philosophiques  renfermées  dans  les  bornes  de  la  religion 
et  des  lois,  mais  nécessairement  froissées  par  toute  opinion  indivi- 
duelle, qui  tendrait  à  s'imposer  par  d'autres  moyens  qu'une  libre  con- 
viction. 

Vous  réduisez,  Monsieur,  un  important  débat  à  des  proportions  bien 
mesquines  quand  vous  parlez  de  vanités  inquiètes.  Il  ne  s'agit  ici  ni 
d'éclectisme  ni  de  sensualisme.  Notre  cause  est  bien  au-dessus  des  petits 
intérêts  de  personnes  et  de  systèmes  qui  se  sont  trouvés  sous  votre 
plume,  c'est  la  cause  de  l'indépendance  de  l'esprit  humain,  c'est  avant 
tout  la  cause  de  l'Université  elle-même.  Il  n'a  pas  été  question,  comme 
vous  le  supposez,  des  doctrines  de  Laromiguière,  selon  vous  tombées 
en  discrédit.  D'autres  doctrines  se  sont  chargées  de  faire  la  fortune  de 
celles-là.  Vous  pariez  bien  légèrement  d'un  homme  dont  le  Conseil 


LETTRES  INÉDITES  DE  LAROMICUIÈRE  A  L'AHHÉ  IXOQVE^   GH 

royal  a  dit  quil  avait  hunoré  VUnivevsUé  par  sa  vie,  comme  il  l'avail. 
illustrée  par  ses  écrits,  récemment  adoptés  pour  rinstruclion  publique. 

Du  reste  nous  ne  voulons  d'aucune  école  à  l'exclusion  de  toute  autre. 

Hespect  à  Ions  les  cultes,  liberté  dans  les  opinions  pltilosopliiques,  voilà 
nos  deux,  maximes.  Nous  avons  toujours  pratiqué  la  première  et  nous 
lutterons  de  toutes  nos  forces  pour  la  seconde.  Tels  sont  nos  sentiments. 
Sans  être  les  délégués  de  nos  confrères,  nous  n'avons  pas  craiut  d'être 
désavoués  par  eux,  lorsqu'en  terminant  nos  réclamations,  auprès  de. 
la  commission,  nous  lui  avons  présenté  quelques  observations  géné- 
rales dans  l'intérêt  du  professorat.  Nous  ne  nous  arrêterons  pas  à 
quelques  insinuations  qui  nous  laissent  hors  d'atteinte  et  qui  ne  peu- 
vent nuire  qu'à  leur  auteur.  Nous  comptons  sur  votre  loyauté.  Mon- 
sieur, pour  l'insertion  de  cette  réponse  dans  votre  procliain  numéro. 
Recevez,  Monsieur  le  Rédacteur,  l'assurance  de  notre  considération. 

Valette,  Saphaiiv,  Gibon. 
Paris,  i;{  juillet  1844. 

LETTRES  DE  M.  LAlKJMKiLTÈlîE  A  i/AlUîÉ  ROQUES  (COMMUNIQUÉES 

PAR  MM.  CROZES  ET  SÉGUY) 

14  septembre  1827. 

Je  vous  dois  mille  remerciements  pour  la  lettre  (pie  vous  m'avez 
adressée  et  pour  le  programme  dont  vous  l'avez  accompagnée.  Si  je 
suis  flatté  des  choses  agréables  que  vous  me  dites,  je  ne  le  suis  pas 
moins  de  hi  manière  dont  vous  présentez  une  doctrine  ([ne  vous  avez 
bien  voulu  m'emprunter.  En  rapprochant  les  idées  vous  leur  avez 
donné  plus  de  force  et  plus  d'évidence  ;  vous  avez  eu  l'art  de  faire  une 
copie  supérieure  à  l'original.  De  tous  ceux  qui  ont  adopté  mes  prin- 
cipes et  qui  les  ont  enseignés,  nul  n'a  saisi  ma  pensée  mieux  que  vous; 
nul  ne  l'a  exposée  avec  autant  de  précision  et  de  netteté.  Je  dirais  que 
tout  est  bien,  que  tout  est  vrai  dans  votre  thèse;  mais  l'intérêt  que  j'ai 
à  ce  jugement  le  rendrait  suspect.  Cherciions  donc  à  épiloguer. 

10  En  parlant  de  la  méthode,  il  eût  été  bien,  je  crois,  de  distinguer 
l'analyse  descriptive  de  l'analyse  de  raisonnenumt.  Cette  distinction  est 
capitale. 

2°  Vous  dites:  «  L'existence  de  l'idée  est  le  princijte  d'oîtron  déduit 
toutes  les  existences  ».  J'aurais  préféré  :  e  L'existence  de  l'idée,  ou 
plutôt,  l'existence  du  sentiment,  source  de  toutes  les  idées  et  de  toutes 
les  connaissances,  est  le  principe  d'où  l'on  déduit  etc.  ».  Par  cet 
énoncé,  vous  vous  trouvez  toujours  sur  la  môme  ligne,  et  vous  per- 
fectionnez en  même  temps  l'argument  de  Descartes  :  Je  pense,  donc  je 
suis  ;  car  Descartes  ne  sait  qu'il  pense  que  parce  qu'il  a  le  sentiment 
de  sa  pensé*.  Il  devait  dire  :  «  Je  sens,  donc  je  suis  »  ;  mais  il  s'en  est 


6i2  APPENDICE 

bien  gardé,  parce  que  le  sentiment  n'était  pour  lui  que  la  sensation. 

3°  Relativement  à  l'ordre  que  vous  assignez  aux  idées  ontologiques 
(expression  que  je  n'aime  guère,  et  qu'il  serait  temps  de  laisser  dans 
l'oubli),  ne  pensez-vous  pas  que  l'idée  du  mode  précède  celle  de  la 
substance;  l'idée  d'acte,  celle  de  pouvoir,  etc.?  Notre  œil  analytique 
peut  améliorer  l'ordre  de  toutes  ces  idées. 

4°  Je  fais  une  observation  parallèle  sur  l'ordre  que  vous  assignez 
aux  attributs  divins.  Après  l'éternité,  n'est-ce  pas  l'indépendance  qu'il 
faudrait  nommer;  et  la  spiritualité  ne  suppose-t-elle  pas  l'intel- 
licence,  etc.  Il  faut  bien  noter  que  cet  ordre  est  relatif  à  la  faiblesse 
de  notre  esprit;  car  en  Dieu  il  n'y  a  ni  antériorité,  ni  postériorité. 

50  L'ordre  physique,  de  même  que  l'ordre  moral,  annonce  une  intel- 
ligence suprême  ;  de  ces  deux  ordres,  je  ne  crois  pas  que  l'on  puisse 
tirer  deux  arguments  différents.  Je  vous  écris  tout  ceci  en  courant,  et 
sans  y  attacher  la  moindre  prétention.  Votre  esprit  procède  si  bien  que 
je  ne  pouvais  relever  que  des  minuties... 

DEUXIÈME    LETTRE 

8  avril  1828 

Me  voilà  toujours  en  retard  avec  vous;  c'est  votre  faute.  Pourquoi 
êtes-voussi  indulgent? 

J'ai  reçu  et  lu  avec  un  extrême  plaisir  la  lettre  que  m"a  remise  M***. 
Nous  avons  beaucoup  parlé  de  vous.  Je  me  suis  fait  dire  et  redire  ce 
que  je  savais  déjà,  que  vous  jouissez  auprès  de  vos  élèves  et  dans  le 
public,  de  l'estime  la  mieux  méritée.  Votre  programme  et  quelques 
observations  que  vous  avez  bien  voulu  me  communiquer,  vous  ont 
acquis  la  mienne;  et  les  nouvelles  réflexions,  dont  vous  me  faites  part, 
ne  peuvent  que  l'augmenter.  Vous  êtes  du  très  petit  nombre  de  ceux 
qui  sentent  le  besoin  de  comprendre,  et  de  bien  savoir  ce  qu'ils  savent, 
unique  moyen  d'avancer  dans  les  sciences,  et  de  perfectionner  tous 
les  jours  son  esprit. 

En  vérité,  vous  me  ménagez  trop,  et  vous  vous  montrez  beaucoup 
trop  discret,  en  vous  bornant  à  me  demander  des  oui  et  des  non  aux 
questions  que  vous  m'adressez.  Cela  conviendrait  assez  à  ma  paresse 
et  à  votre  pénétration  ;  mais  je  n'ai  pas  le  droit  d'être  si  laconique  ;  et 
je  pense  bien  que,  en  philosophie,  l'autorité  n'est  rien  pour  un  esprit  Ud 
que  le  vôtre.  Cependant  je  ne  dirai  pas  tout,  l'espace  me  manquerait; 
car  vos  idées  et  tout  ce  qu'elles  appellent  exigeraient  un  volume  de 
développement. 

1.  _  Le  repentir  est-il  un  sentiment  moral? 

Lorsque  par  ignorance,  par  étourderie,  ou  par  l'effet  de  quelque  pas- 
sion, nous  avons  choisi,  entre  deux  objets  également  à  notre  portée, 
celui  que  dans  le  moment  actuel  nous  jugeons  le  pire,  la  comparaison 


LETTRES  INÉDITES  DE  I.AIlOMir.llh.HE  A  LAlîm-.  nOQlES    (U:{ 

du  choix  que  nous  avons  lait,  avec  celui  que  nous  aurions  pu  faire, 
protluit  ordinairement,  une  affection  que  j'appelle  repentir. 

Ainsi  considéré,  le  repentir  amène  la  délibération  et  l'exercice  de  la 
liberté.  Il  est  donc  antérieur  au  sentiment  moral  qui  ne  peut  se 
montrer  qu'à  la  suite  d'un  acte  libre. 

Il  ne  faut  pas  confondre  le  repentir  avec  le  remords,  quoique  ces 
deux  mots  soient  prescjne  synonymes.  Le  remords  est  un  sentiment 
moral.  On  ne  l'éprouve  qu'après  avoir  abusé  de  la  liberté.  Le  repentir 
distiniiué  du  remords  est  nn  sentiment  produit  par  la  comparaison  do 
deux  états,  de  deux  objets,  dont  celui  qu'on  juge  actuellement  le 
meilleur  a  été  rejeté,  et  dont  le  pire  a  été  préféré.  Le  repentir  n'est 
pas  le  sentiment  de  la  comparaison  ;  il  se  manifeste  après  la  compa- 
raison de  même  que  le  sentiment  de  rapport.  Ce  sera,  si  vous  voulez, 
un  sentiment  mixte,  comme  la  plupart  de  ceux  que  nons  éprouvons. 

Je  me  crois  fondé  à  distinguer  le  repentir  du  remords.  La  langue 
même,  qui  jamais  n'admet  de  synonymie  parfaite  entre  deux  mots  diffé- 
rents, m'y  autorise.  On  se  rcpe«/ d'une  sottise;  on  a  du  remorda  d'une 
faute,  d'un  crime. 

Remarquez  l'embarras  où  nous  jettent  les  langues.  Presque  tous  les 
écrivains  font  contraster  sensibilité  phijsique  (expression  très  inexacte) 
Ql  sensibilité  morale.  Alors  le  sentiment  de  l'action  de  l'esprit  est  un 
sentiment  moral,  de  même  que  le  sentiment  des  rapports.  Les  sensa- 
tions étant  le  partage  exclusif  de  la  sensibilité  physique,  toutes  les 
autres  manières  de  sentir  appartiennent  à  la  sensibilité  morale.  Com- 
ment faire,  au  milieu  de  tant  d'acceptions  si  diverses,  pour  parler 
avec  quelque  justesse,  et  pour  nous  assurer  d'être  compris?  Il  n'y  a 
qu'un  moyen,  un  seul  moyen.  Il  faut  à  chaque  instant  corriger  la 
langue,  c'est-à-dire,  vérifier  les  faits  ou  les  rapports  que  les  mots 
sont  censés  désigner,  si  bien  déternjincr  chaque  mot  par  la  place  que 
nous  lui  donnons  et  par  le  caractère  qu'il  reçoit  d'autres  mots  qui  l'ac- 
compagnent, que  l'on  ne  puisse  se  méprendre  sur  son  véritable  sens, 
sur  le  sens  qu'il  a  dans  notre  esprit.  La  plupart  des  métaphysiciens 
n'ont  pas  tous  ces  scrupules.  Aussi  voyez  ce  qui  en  est. 

2.  —  Les  honneurs,  la  gloire,  l'ambition,  le  courage,  la  colère,  la 
peur;  tout  ce  qui  est  du  ressort  des  passions,  en  un  mot,  ne  saurait 
être  rangé  parmi  les  plaisirs  ou  les  peines  qui  nous  viennent  par  les 
sens.  Les  passions  doivent  être  rapportées  au  sentiment  moral  quand 
elles  sont  mauvaises  ou  bonnes,  s'il  y  en  a  de  bonnes  ;  ou  bien,  quand 
elles  dépendent  de  l'opinion,  comme  la  gloire,  elles  doivent  être  rap- 
portées au  sentiment  de  l'action  del'àme,  comme  le  courage;  et  presque 
toujours  à  des  sentiments  mixtes. 
L'expression  plaisir  du  corps  est  purement  littéraire. 
3.  —  Relativement  à  la  loi  naturelle,  je  crois  (je  ne  dis  pas,  je  suis 


614  appendicp: 

sûr)  que  sans  recours  h  la  divinité,  les  hommes  en  auraient  Vidée.  Il 
suffit,  pour  faire  naître  cette  idée,  de  l'oppression  du  fort  contre 
le  faible.  Mais  je  crois  en  même  temps  que  cette  idée  de  la  loi  natu- 
relle ne  serait  pas  l'idée  d'une  chose  réelle.  Une  loi  n'est  pas  lors- 
qu'elle manque  de  sanction.  Or,  où  est  la  sanction  de  la  loi  naturelle, 
une  sanction  suffisante,  si  vous  ne  remontez  pas  à  la  divinité  ? 

Vous  voyez  que  je  vous  réponds  par  des  oui  et  par  des  non,  sans 
pourtant  les  faire  trop  affirmatifs.  J'aurais  bien  encore  une  raison, 
et  à  mon  avis  une  puissante  raison  d'affirmer  que,  pour  l'athée  consé- 
quent, il  ne  saurait  exister  de  loi  naturelle.  Mais  la  démonstration 
exigerait  des  antécédents,  dont  l'exposition  demanderait  plus  d'espace 
que  je  n'en  ai. 

4.  —  Que  puis-je  vous  dire  sur  les  faits,  le  sommeil  et  la  veille,  que 
vous  ne  sachiez  aussi  bien  que  moi  ? 

5.  —  Je  termine  par  une  objection  à  l'appui  de  ce  que  vous  pensez 
sur  le  consentement  unanime,  mais  je  ne  regarde  pas  cette  objection 
comme  insoluble.  Ou  le  consentement  est  conforme  à  la  raison,  ou 
il  ne  lui  est  pas  conforme.  S'il  n'est  pas  conforme,  il  ne  prouve  pas; 
s'il  lui  est  conforme,  c'est  la  raison  qui  prouve. 

troisu;me  lettrk 

10  décembre  1828. 

Je  vais  répondre  un  mot  à  chacune  de  vos  observations. 

1. —  Raisonnement.  A'ous  dites  :  «  Comment  découvrir  le  rapport  du 
contenant  au  contenu  entre  deux  jugements  ou  idées  liées  par  un  ordre 
de  simple  succession  ou  de  simultanéité.  Exemple  :  Un  organe  a 
éprouvé  une  impression;  l'âme  a  éprouvé  une  sensation  ». 

Réponse:  Je  simplifie  la  question.  1»  Le  rapport  entre  deux  juge- 
ments doit  être  distingué  du  rapport  entre  deux  idées.  Le  premier 
constitue  le  raisonnement;  le  second,  le  jugement.  "2°  Les  deux  juge- 
ments comme  les  deux  idées  dont  on  cherche  le  rapport,  sont  succes- 
sifs dans  le  discours,  mais  ils  doivent  se  présenter  simultanément  à 
l'esprit,  sans  quoi  leurs  rapports  ne  pourraient  être  perçus.  3"  En 
supposant  qu'il  y  eût  succession  de  jugement  dans  l'esprit,  comme 
il  y  a  succession  dans  le  discours,  ce  ne  serait  pas  une  simple  succes- 
sion, une  simple  succession  d'antériorité  et  de  postériorité.  4"  Dans 
les  deux  jugements  que  vous  citez  en  exemple,  j'ai  retranché  le 
donc  qui  suppose  le  rapport  déjà  perçu.  Ainsi,  je  pose  la  question 
de  la  manière  suivante  :  «  Comment  découvrir  le  rapport  du  contenant 
au  contenu  entre  deux  jugements  »? 

Pour  résoudre  cette  question  comme  toute  autre,  je  n'aurais  qu'à  la 
traduire,  jusqu'à  ce  que  de  traduction  en  traduction,  je  fusse  arrivé  à 
une  proposition  évidente  qui  serait  la  solution  cherchée.  Mais  aupara- 


LKTTUES  INÉDITES  DE  LAKOMKU  lÈllK  A  L'ABBÉ  ROQUKS    (Jlo 

vant,  il  peut  n'ètro  pas  inutile  do  faire  quelques  réflexions  sur  la 
nature  du  raisonnement,  ou,  si  vous  l'aimez  mieux,  sur  la  signilioa- 
tion  du  mot  raisotinemeiil.  Ihiisonneinenf  signifie  deux  choses,  lopéia- 
tion  de  l'esprit,  et  le  résultat  de  cette  opération.  Comme  opération, 
le  raisonnement  est  la  comparaison  de  deux  jugements,  une  double 
comparaison.  Comme  résultat  d'opération,  c'est  la  perception  d'un 
rapport  entre  deux  jugements,  du  rapport  du  contenant  au  contenu. 
Nous  avons  pour  les  autres  opérations  de  l'entendement  deux  mots, 
di>nt  lun  indique  l'opération  elle-même,  et  l'autre  son  résultat, 
attention,  idée;  comparaison,  jugement.  Il  nous  manque  un  mot 
pour  le  résultat  du  i-aisonnement,  et  nous  donnons  à  ce  résultat  le 
nom  de  l'opération;  nous  l'appelons  raisonnement.  On  pourrait  sup- 
pléer à  cette  insuffisance  de  la  langue  en  disant  :  attention,  idée  abso- 
lue ;  comparaison,  idée  relative  ;  raisonnenii'iil,  idée  déduite. 

Il  ne  s'agit  entre  nous  que  du  résultat  du  raisonnement,  ou  du 
raisonnement  comme  résultat;  et  vous  observerez  qu'on  peut  dire  du 
raisonnement,  ou  du  rapport  entre  deux  jugements,  ce  qui  a  été  dit  du 
jugement,  ou  du  rapport  entre  deux  idées,  c'est-à-dire  que  ce  rapport 
n'est  que  senti,  ou  qu'il  est  perçu,  ou  qu'il  est  affirmé. 

Lorsque  deux  jugements  sont  simultanément  dans  mon  esprit,  j'aper- 
çois ou  je  n'aperçois  pas  entre  eux  le  rapport  du  contenant  au  contenu. 
Dans  le  second  cas,  il  n'y  a  pas  de  raisonnement;  il  y  en  a  dans  le 
premier.  Le  rappoi-t  entre  deux  jugements  est  nécessaire  ou  contin- 
gent, comme,  dans  le  jugement,  le  rapport  entre  deux  idées  est  aussi 
nécessaire  ou  contingent.  «  Il  existe  quelque  chose  ;  il  a  toujours  existé 
quelque  ciiose  »,  rapport  nécessaire;  le  second  jugement  est  nécessai- 
rementcontenudansle  premier,  o  Ln  organe  a  éprouvé  une  impression  : 
l'àme  a  éprouvé  une  sensation  »,  rapport  contingent.  Le  second  juge- 
ment n'est  pas  nécessairement  contenu  dans  le  premier. 

Les  raisonnements  nécessaires  sont  fondés  sur  la  nature  des  choses, 
sur  la  nature  des  idées.  Les  raisonnements  contingents  sont  fondés  sur 
l'expérience  ;  il  en  est  de  môme  pour  les  jugements.  Reprenons  notre 
question  :  «  Comment  découvrir,  entre  deux  jugements,  le  rapport  du 
contenant  au  contenu  »  ?  Rapprochez  les  deux  jugements,  il  vous  sera 
facile  de  voir  s'il  y  a  entre  eux  égalité,  ou  s'il  y  a  excès  de  l'un  sur 
l'autre.  L'excès  ne  peut  consister  que  dans  une  plus  grande  étendue, 
ou  dans  une  plus  grande  composition. 

«  Tous  les  corps  sont  pesants,  cette  pierre  est  pesante.  —  Paul  est 
un  habile  professeur  de  philosophie,  Paul  est  un  excellent  logicien.  — 
Il  existe  un  Dieu,  il  existe  un  être  souverainement  parfait  ».  Vous 
pouvez  lier  les  deux  propositions  de  chacun  de  ces  trois  exemples  par 
la  conjonction  donc  ;  vous  avez  donc  trois  raisonnements  et  trois  rai- 
sonnements types  de  tous  les  raisonnements.  Car,  en  raisonnant,  on 


CM  ■  APPENDICE 

ne  peut  allor  que  du  général  an  parlicnlier,  ou  du  composé  au  moins 
composé,  ou  du  même  au  même  ;  et  toujours  du  même  au  même,  si 
vous  admettez,    avec,  moi,  une  identité  totale  et  une  identité  partielle. 

Il  est  donc  aisé  de  distinguer  entre  deux  jugements  qui  peuvent  donner 
lieu  à  un  raisonnement,  celui  qui  contient  de  celui  qui  est  contenu; 
en  d'autres  termes,  le  principe  de  la  conséquence. 

Si  maintenant  vous  me  demandez  comment  on  va  d'un  principe  à 
une  de  ses  conséquences,  je  réponds  que  c'est  au  moyen  des  propo- 
sitions intermédiaires  qui  sont  en  plus  ou  moins  grand  nombre  suivant 
que  la  conséquence  est  plus  ou  moins  éloignée  de  son  principe.  Mais 
je  m'avise  que  nous  nous  engageons  dans  un  traité  de  logique,  et  je 
m'arrête,  .le  m'aperçois  aussi,  un  peu  tard  peut-être,  que  le  papier  va 
me  manquer.  J'ajouterai  une  feuille  pour  répondre  un  mot,  un  seul 
mot  à  vos  autres  observations. 

2.  —  Idée  de  l'âme.  Objection.  L'àme,  dès  la  première  sensation,  a  le 
sentiment  d'elle-même;  d'où  il  résulte  que  dès  la  première  idée  sen- 
sible, elle  a  idée  d'elle-même.  Ne  suit-il  pas  de  là  que  l'idée  de  l'tàme 
a  son  origine  dans  la  sensation,  et  non  pas  dans  le  sentiment  de  son 
action?  /U'-ponsc.  L'origine  de  l'idée  de  l'àme  n'est  ni  dans  la  sensa- 
tion, ni  dans  le  sentiment  de  son  action.  La  sensation  est  l'origine  de 
l'idée  sensible;  le  sentiment  de  l'action  de  l'àme  est  l'origine  de  l'idée 
de  cette  action.  Où  donc  se  trouve  l'origine  de  l'idée  de  l'àme?  Dans  le 
sentiment  de  l'existence  de  l'àme,  sentiment  d'abord  confondu  avec  la 
première  sensation,  et  qui  s'en  sépare  du  moment  que  la  première,  ou 
seconde,  ou  troisième  sensation  devient  idée. 

3.  —  Jugement  :  Convenioiliœ  sensus  perceptus  mil  affirmalus  inter 
ditns  ideas  ne  rend  pas  ma  pensée.  Il  fallait  dire  :  convenienfiœ  sensus 
anl  perceplio,  aiit  afftrmatio. 

4.  —  Attention,  désir.  L'attention  et  le  désir  sont  une  même  chose, 
savoir,  la  direction  des  forces  de  l'àme  vers  un  objet.  Seulement  le  but 
n'est  pas  le  même.  D'un  côté,  c'est  la  satisfaction  d'un  besoin  ;  de 
l'autre,  c'est  l'acquisition  d'une  connaissance.  Etremarquez  quel'acqui- 
sition  d'une  connaissance  est  quelquefois  un  grand,  un  très  grand 
besoin.  Ainsi  l'attention  et  le  désir  considérés  dans  leur  nature  sont 
une  seule  et  même  chose. 

5.  —  Obligation  morale.  Je  considère  les  droits  et  les  devoirs  indépen- 
damment de  la  sanction  qui  accompagne  leur  accomplissement  ou  leur 
violation,  et  je  vous  demande  si,  abstraction  faite  d'une  intelligence  et 
d'une  volonté  qui  a  tout  disposé  dans  le  monde,  vous  y  voyez  autre 
chose  que  des  faits.  S'il  en  est  ainsi,  comment  de  l'idée  de  fait  vous 
élèverez-vous  à  l'idée  de  droit  ?  Le  droit  est-il  contenu  dans  le  fait  ?  Il 
le  faudrait  pourtant  d'après  ce  que  nous  avons  dit  au  n»  1,  pour  conclure 
de  l'un  à  l'autre.  Pensez-y  :  je  ne  prononce  pas,  je  propose. 


I.KTTRF.S  INÉOITKS  |>i:  I. AKOMIClll^UK  A  LAlînK  IlOQ!  KS    (;|7 

t'..  J'ai  reçu  de  vous  une  lettre  où  il  s'agissait  du  )itoi,  dont  j'ai  ouhlii' 
do  vous  parler  au  n»  2.  En  s'occupant  de  cette  question,  il  faut  se  sou- 
venir que  le  mot  moi  désigne  trois  choses:  1"  lànie,  la  substance  de 
làine  ;  i'^  l'enchaineuient  de  tout  ce  qui  nous  est  arrivé,  depuis  Ten- 
lance  jusqu'au  uiouient  présent;  ce  moi  suppose  la  mémoire;  3»  Moi 
par  opposition  à  loi,  ou  à  tout  autre  être,  soit  animé,  soit  inanimé. 
Quand  on  parle  de  l'immortalité  et  de  l'immatérialité  de  lame,  du 
moi,  c'est  au  premier  sens  qu'il  faut  prendre  le  moi. 

Qr\TRU:ME    l.KTTRE 

S  juin  1831. 

Mon  très  cher  collègue,  vous  êtes  le  plus  imiulgent  des  philusoplies, 
vous  l'êtes  trop.  Je  vous  néglige  et  au  lieu  de  reproches  vous  me  faites 
des  excuses.  Comnient  puis-je  répondre  à  de  si  aimables  procédés  ?  J'en 
sais  bien  le  moyen,  mais  il  n'est  pas  facile.  Il  me  faudrait  répondre,  à 
votre  gré,  à  toutes  vos  ingénieuses  difficultés,  et  je  n'ose  pas  trop  m'en 
flatter.  Je  vais  les  parcourir  successivement,  et  les  accompagner  chacune 
d'un  mot. 

1.  —  Quelles  sont  les  facultés  qui  agissent  dans  l'inquiétude?  Toutes 
etaucuiu'.  Dèsciu'un  être  doué  de  sensibilité  et  d'activité  sent,  dèscju'il 
est  bien  on  mal,  mais  surtout  dès  qu'il  est  mal,  il  agit.  Cette  action 
dans  l'origine  est  purement  instinctive,  machinale,  aveugle,  sans  but 
déterminé.  Ce  n'est  que  du  moment  où  l'être  connaîtra  l'objet  propre  à 
le  délivrer  du  besoin  qu'il  dirigera  son  action  vers  cet  objet,  ou  (lu'il 
désirera.  Le  désir  est  donc  cet  emploi  de  notre  activité  qui  se  dirige 
vers  un  objet  connu  pour  en  obtenir  la  jouissance.  Je  lui  donne  le 
nom  de  faculté.  Je  ne  reconnais  aucune  faculté  dans  l'inquiétude,  co)i- 
sidérée  dans  son  origine,  (luoique  l'àme  soit  toujours  active  dans  l'in- 
quiétude. Mais  aujourd'hui  que  vos  facultés  sont  développées  et 
qu'elles  ont  été  mille  fois  en  jeu,  elles  se  trouvent  toutes  dans  l'in- 
quiétude, confuses,  mal  démêlées,  il  est  vrai,  jusqu'au  moment  où 
l'inquiétude  fait  place  à  un  désir  bien  prononcé. 

La  nécessité  de  connaître  pour  désirer  motive  la  priorité  de  l'analyse 
de  l'entendement  sur  celle  de  la  volonté.  Et  remarquez  que  l'attention, 
première  faculté  de  l'entendement,  est,  dans  sa  nature,  la  même  chose 
que  le  désir,  première  faculté  de  la  volonté.  Ces  deux  facultés  ne  diffè- 
rent que  par  le  but  que  l'àme  se  propose,  connaître  ou  jouir. 

2.  —  Aimer,  haïr,  ne  sont  pas  des  facultés,  et  il  ne  faut  pas  les  con- 
fondre avec  désirer.  L'amour  et  la  haine  provoquent  le  désir,  souvent 
même  ils  le  provoquent  d'une  manière  irrésistible,  mais  ils  en  diffè^ 
rent  essentiellement  ;  la  preuve  en  est  qu'on  peut  aimer  une  chose  sans 
la  désirer;  comme  vous  l'observez  en  parlant  du  café. 

Aimer  ime  personne,  un  objet  quelconque,  c'est  avoir  la  croyance 


(518  APPENDICE 

que  nous  recevrons  des  impressions  agréables  de  nos  rapports  avec 
cette  personne,  de  la  possession  de  cet  objet. 

C'est  parce  que  le  désir  suit  presque  toujours  l'amour  et  la  haine, 
qu'on  a  fait  actifs  les  verbes  aimer,  haïr,  sentir.  Ainsi  quoique  l'amour 
soit  un  état  passif,  on  parlera  dans  tous  les  temps,  et  probablement 
dans  toutes  les  langues,  de  l'activité  de  Vamour  maternel,  parce  que  cet 
amour  tient  éveillées  toutes  les  facultés,  toute  l'activité  de  la  mère. 

3.  —  La  sympathie  et  l'antipathie  sont  des  dispositions  à  aimer,  à  haïr. 
Ces  dispositions  peuvent  être  naturelles  ou  acquises.  —  Quel  rôle  joue 
la  sympathie  dans  la  morale?  Les  uns  la  regardent  comme  le  fondement; 
les  autres  comme  l'ennemie  de  la  morale.  Voilà  deux  rôles  bien  diffé- 
rents ;  vous  y  penserez. 

4.  —  Je  croyais  que  vous  donniez  vos  leçons  en  français,  et  que  vous 
aviez  renoncé  aux  formes  scolastiques.  Autrefois,  quand  je  faisais  sou- 
tenir des  thèses  de  mathématiques,  l'élève,  après  avoir  entendu  la  ques- 
tion, prenait  la  parole  et  disait  :  «  Monsieur  me  fait  l'honneur  de  me 
proposer  telle  objection;  j'ai  l'honneur  de  lui  répondre,  etc.  ». 

o.  —  Il  ne  faut  pas  donner  le  nom  de  jugement  à  tout  rapport,  à 
toute  perception  de  rapport.  Le  livre  de  Pierre  est  un  rapport  et  n'est 
pas  un  jugement.  Le  jugement  consiste  dans  la  perception  d'un  rapport 
spi'cial  ;  c'est  le  rapport  de  l'existence  de  l'attribut  dans  le  sujet,  le  rap- 
port du  contenu  au  contenant;  et  ce  rapport,  nous  pouvons  en  avoir 
le  simple  sentiment,  ou  la  perception  distincte;  nous  pouvons  aussi 
le  prononcer  ou  l'aftirmer.  Il  y  a  des  philosophes  qui  ne  voient  le  juge- 
ment que  dans  l'affirmation  ;  mais  si  l'affirmation  est  le  prononcé  du 
jugement,  il  y  a  donc  jugement  avant  l'affirmation.  Le  mot  convenance 
est  trop  vague:  substituez  \o  mot  rapport  ;  les  rapports  sont  de  ressem- 
blance, de  simple  différence,  d'opposition,  et  l'on  perçoit  les  uns 
comme  les  autres.  Les  propriétés  affirmatives  et  négatives  sont  une 
vieille  dispute  de  l'école.  On  peut  dire  que  les  négatives  rentrent  dans 
les  affirmatives,  on  peut  dire  aussi  le  contraire.  Je  préfère  cette  der- 
nière opinion,  ne  fût-ce  qu'en  faveur  de  notre  pauvre  axiome  :  aiiribor 
tum  propositionis  afprmativœ  snmitur  particulariter ;  negativœ,  genera- 
liter  aut  nniversaliter . 

6.  —  Le  jugement  déduit  suppose  le  raisonnement  opération,  il  en 
est  le  résultat.  Donc  est  l'affirmation  du  raisonnement,  eut,  l'affirmation 
du  jugement  déduit.  Donc  affirme  la  conséquence,  est,  le  conséquent. 

7.  —  Idée  de  rapport  simple,  idée  de  rapport  composé,  signifient  idée 
résultant  d'un  rapport  simple,  idée  résultant  de  plusieurs  rapports  ; 
ce  qui  ne  fait  rien  à  la  simplicité  de  l'idée  considérée  en  elle-même. 

8.  —  Je  dirai  des  arguments  négatifs  ce  que  j'ai  dit  des  propositions 
négatives. 

9.  —  L'analyse  philosophique  et  l'analyse  descriptive,  quoique  exi- 


I.ETTllES  INEniTKS  hK  LAUOMir.nfiKE  A  I/AIJHE  IIOQH  S    (II!) 

géant  l'emploi  des  mêmes  facultés  ne  doivent  pas  être  confondues  (et 
même  ceci  est  capital^.  Voyez  pour  la  réponse  Leçons  de  philosophie, 
Discours  d'ouverture,  page  44. 

10.  —  Quand  on  possède  une  science  que  Ton  a  inventée  ou  apprise 
par  l'analyse,  on  peut  s'en  rendre  compte  par  la  méthode  inverse.  On 
peut  aussi  employer  la  méthode  inverse  poui-  apprendre  une  science 
qui  serait  tout  à  fait  semblable  à  celle  que  l'on  possède.  Êtes-vous 
un  peu  mathématicien?  Les  mathématiciens  ont  découvert  ;i  la 
longue  et  successivement  toutes  les  propriétés  du  cercle,  et  lorsqu'ils 
en  ont  été  bien  instruits,  ils  les  ont  renfermées  dans  une  formule  géné- 
rale dont  ils  déduisent  facilement  toutes  les  propriétés  particulières 
qui  les  avaient  amenés  à  cette  formule.  Un  appelle  cette  formule, 
Vèiiualiuu  au  cercle.  Or,  si  de  l'équation  au  cercle  je  puis  déduire  les 
propriétés  de  cette  courbe  sans  passer  par  les  tâtonnements  des  inven- 
teurs qui  employaient  l'analyse  ;  pourquoi  ne  trouverais-je  pas  les  pro- 
priétés de  toute  autre  courbe,  si  vous  m'en  donnez  l'équation?  Ai-je 
tout  dit?  J'ai  bien  peur  que  non,  j'ai  peur  surtout  d'avoir  mal  dit.  Mais 
en  voilà  assez  pour  une  fois  et  pour  un  paresseux... 

CINQUIÈME   LETTRE 

Paris,  le  18  décembre  1833. 

Mon  cher  collègue,  mon  cher  et  vrai  pliilusophe,  je  reçois  à  l'instant 
votre  lettre.  Elle  me  fait  tant  de  plaisir  que  j'y  réponds  à  l'instant.  Si 
j'attendais  à  demain,  ma  répugnance  à  prendre  la  plume  trouverait 
des  raisons  pour  attendre  l'autre  demain,  et  de  demain  en  demain,  je 
finirais  par  me  contenter  d'admirer  votre  excellent  esprit,  et  de  m'ap- 
plaudir  des  sentiments  que  vous  me  prodiguez,  sans  vous  témoigner 
ma  reconnaissance,  comme  cela  m'est  trop  souvent  arrivé. 

Ne  craignez  jamais  de  m'importuner.  Votre  esprit  net,  vos  idées  pré- 
cises, ce  besoin  que  vous  avez  d'une  précision  toujours  plus  grande, 
et  votre  modestie  sont  pour  moi  un  bien  agréable  dédommagement  de 
tout  le  fatras  dont  on  nous  accable,  et  de  la  sotte  présomption  avec 
laquelle  on  nous  débite  ce  fatras.  Écrivez-moi  donc  avec  une  entière 
confiance  d'être  lu  avec  intérêt.  J'aime  mieux  vos  critiques  que  les 
louanges  de  tant  d'autres,  parce  que  vous  me  comprenez  et  ma  seule 
ambition  est  d'être  compris.  Voyez  comme  ces  messieurs  me  con)pren- 
nent.  Je  serais  surpris  qu'il  en  fût  autrement;  car  je  sais  par  une  longue 
expérience,  et  vous  le  saurez  un  jour,  si  vous  ne  le  savez  déjà,  que  le 
plus  grand  nombre  des  esprits,  surtout  parmi  les  doctes,  abhorrent 
la  clarté.  Elle  fait  sur  eux  l'efifet  de  l'eau  sur  les  hydrophobes.  Un 
auteur  est  trop  heureux  lorsqu'il  obtient  le  suffrage  de  quelques  esprits 
bien  faits.  Le  reste  ne  compte  pas  ou  finit  par  ne  pas  compter.   Ces 


6-20  APPENDICE 

réflexions  sont  tout  <à  lait  clésintôressées,  car  jamais  on  ne  fut  si  hion 
traité  du  pnblic  qne  l'auteur  des  Leçons.  Mais,  si  ces  messieurs  ne 
comptent  pas,  vous  comptez,  vous,  et  je  vous  compte  parmi  mes  juges 
les  plus  éclairés.  Je  voudrais  donc  vous  satisfaire,  et  c'est  d'autant  plus 
mal  aisé  que  vos  difficultés  sont  une  affaire  de  langage.  Nous  sommes 
tellement  empêtrés  dans  nos  jargons  qu'il  est  bien  difficile  d'en  faire 
sortir  des  idées  telles  que  vous  les  aimez.  La  question  du  ji(</etnertt.  sur- 
tout vous  tourmente.  Vous  m'en  avez  parlé  plus  d'une  fois,  et  j'avais 
cru  vous  avoir  satisfait  par  quelques  passages  des  Leçons.  Serai-je  plus 
heureux  dans  le  peu  qui  va  se  présenter  à  mon  esprit?  Jugement, 
dans  le  langage  de  plusieurs  grands  philosophes,  et  dans  le  langage 
de  l'école,  est  synonyme  d'affirmation.  .Jugement,  dans  le  langage 
d'aussi  grands  ou  plus  grands  philosophes  que  les  premiers,  et  dans 
quelques  auteurs  de  l'école,  est  synonyme  de  perception  de  rapport 
entre  deux  idées.  Il  se  trouve  donc  que  le  mot  jugement  a  deux  accep- 
tions. A  ces  deux  acceptions,  j'en  ai  ajouté  une  troisième,  d'après 
laquelle  jugement  est  quelquefois  synonyme  de  sentiment  de  rapport. 
C'est  un  fait  que  le  mot  jugement  a  deux  acceptions  et  peut-être 
trois;  et  quiconque  a  étudié  sa  langue  doit  les  connaître. 

Juger  c'est  affirmer,  juger  c'est  percevoir  un  rapport,  juger  c'est 
sentir  un  rapport.  Ces  trois  propositions  sont  également  vraies;  seule- 
ment la  signification  du  moi  juger  se  nuance  de  l'une  à  l'autre.  Et  si  la 
seconde  de  ces  propositions  est  la  plus  raisonnable,  il  faudra  renverser 
les  termes  de  la  première,  et  dire  :  affirmer,  c'est  juger.  Mais,  dans  le 
commerce  de  la  vie,  jugement  et  affirmation  ne  sont-ils  pas  inséparables? 
Non,  ils  ne  sont  pas  inséparables.  On  les  sépare  souvent  et  il  serait 
à  souhaiter  qu'on  les  séparât  plus  souvent.  Il  serait  à  souhaiter  qu'on 
ne  passât  pas  aussi  rapidement  qu'on  le  fait,  de  la  perception  du  rap- 
port à  l'affirmation,  ou,  ce  qui  est^a  même  chose,  du  jugement  au 
prononcé  du  jugement.  Jugement,  dites-vous,  est  toujours  dans  la 
langue  ordinaire  synonyme  d'affirmation.  Je  réponds  que  jugement 
est  plus  souvent  synonyme  de  discernement.  Un  homme  d'un  bon 
jugement  n'est  pas  très  affirmatif  ;  c'est  un  homme  qui  sait  discerner  le 
vrai  du  faux,  le  moins  probable  du  plus  probable,  etc. 

L'affirmation  est  le  témoignage  qu'un  être  faible  a  besoin  de  se 
rendre  à  lui-même  d'avoir  bien  vu,  bien  jugé.  Un  esprit  supérieur 
affirme  moins  qu'un  esprit  ordinaire.  L'intelligence  infinie  voit  tout, 
embrasse  tout,  choses  et  rapports,  et  n'affirme  pas.  Nous-mêmes, quand 
le  rapport  est  très  évident,  n'allons  pas  à  l'affirmation;  et  si  quelque 
romantique  vous  demandait  quel  est  le  plus  grand  écrivain,  de  Racine 
ou  de  Ronsard,  vous  lèveriez  les  épaules,  sans  songer  au  oui  ou  au  non. 

Je  conclus  que  la  dispute  sur  la  prétendue  nature  du  jugement  est 
purement  verbale.  Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  une  question  réelle  et  capi- 


LETTUES  INÊIHTES  DE  LAKOMICIIEUE  A  LAHUE  ROQUES    G-21 

taie  sous  le  mot  juyevtent.   Je  pourrai  vous  en  parler  une  autre  l'ois." 

C'est  par  une  juste  déférence  que  jai  supprimé  un  passage  de 
Locke,  et  un  autre  de  Rousseau.  Vous  uravez  devine'' en  cet  endroit, 
et  ce  n'est  pas  le  seul.  Il  y  a  plaisir  [uuir  un  pauvre  auteur  d'avoir  des 
lecteurs  tels  que  vous. 

Vous  ririez  si  vous  connaissiez  le  motif  qui  m'a  fait  supprimer 
rabsolit.  Lu  professeur  de  mathématiques  monta  chez  moi,  me  lit  de 
grands  compliments  sur  mon  ouvrage  qu'il  trouvait  écrit  comme  un 
livre  de  mathématiques.  Après  quoi,  il  ajouta  d'un  ton  dolent  :  «  Vous 
ne  voulez  pus  que  la  géométrie  soit  vraie  nécessairement  et  d'um;  vérité 
ahsolue  ».  Je  lui  répondis  que  les  vérités  de  la  géométrie  étaient  néces- 
saires, mais  d'une  nécessité  conditionnelle,  puisque  tousles  théorèmes 
commençaient  par  la  condition  si  ou  éiant  donné,  etc.  Ah  !  Monsieur 
le  professeur,  je  vis  que  je  rendais  mon  homme  très  malheureux  ; 
je  lui  promis  de  faire  disparaître  le  passage,  je  lui  ai  tenu  parole.  Je 
vous  dirai  que  je  tiens  très  peu  à  ce  que  j'ai  écrit.  Mais  je  tiens  pro- 
digieusement à  ce  qu'on  ne  me  fasse  pas  dire  le  contraire  de  ce  que  j'ai 
pensé.  Encore  je  m'en  console  facilement  :  omnia  vaniias. 

Une  autre  fois  nous  parlerons  de  l'espace,  du  verbe  nailre  et  du  reste. 

Je  vous  embrasse  avec  une  tendre  affection.  Vous  êtes  charmant, 
vous  me  faites  des  excuses  quand  je  suis  en  faute  avec  vous  ;  vous  me 
critiquez  bien  doucement,  vous  m'encouragez,  vous  m'instruisez,  vous 
désirez  que  mon  ouvrage  soit  parfait,  vous  l'aimez.  Il  est  bien  juste 
que  je  vous  aime  autant  que  je  vous  estime.  Cette  fin  de  lettre  se  sent 
un  peu  du  renouvellement  de  l'année,  que  je  vous  souhaite  des  plus 
heureuses. 

SIXIÈME    LETTRE 

19  mai  183". 

Vous  êtes  le  plus  aimable  des  hommes,  parce  que  vous  en  êtes  le  plus 
indulgent.  Au  lieu  de  me  gronder,  de  me  quereller,  vous  m'accablez  de 
caresses.  11  faut,  moucher  professeur,  quejc  vous  dise  unechose  queje 
pense  de  vous,  et  qui  vous  donnera  un  peu  plus  de  courage  que  vous 
n'en  avez.  D'après  tout  ce  que  j'ai  vu  de  vous,  il  ne  vous  suffit  pas  de 
quelques  notions  superficielles  qu'on  trouve  dans  tous  les  livres.  Votre 
esprit  a  besoin  d'aller  au  fond  des  choses,  parce  que  là  seulement  il 
peut  se  satisfaire,  parce  que  là  seulement  sont  les  raisons  primitives, 
les  vrais  principes,  sans  lequels  toutes  nos  connaissances  sont  une 
affaire  de  pure  mémoire.  Ne  vous  laissez  pas  surtout  éblouir  par  une 
facilité  d'élocution,  qui  ne  prouve  que  l'habitude  de  répéter  certaines 
formules,  et  qu'à  force  de  les  répéter  on  finit  parles  croire....  Si  j'osais 
me  citer,  je  vous  dirais  de  relire  à  la  page  423  du  deuxième  volume  des 
Leçons,  quelles  sont  les  conditions  indispensables  pour  se  flatter  défaire 
([uelques  progrès  dans  la  science  que  nous  cultivons.  Mais  surtout,  après 


6^>2  APJPENDICË 

y  avoir  bien  pensé;  croyez-vous  en  vous-même,  fussiez-vous  en  oppo- 
sition avec  les  plus  grands  esprits.  Ce  conseil,  je  ne  le  donnerai  pas  à 
un  jeune  homme  de  vingt  ans,  qui  doit  éviter  toute  présomption  ;  mais 
je  le  donne  à  votre  esprit  juste,  à  votre  expérience,  au  peu  de  fruit  que 
vous  avez  souvent  retiré  de  la  lecture  de  ces  prétendus  grands  esprits. 

Je  vous  dirai,  mon  cher,  qu'un  libraire  est  venu  me  demander  une 
sixième  édition,  et  que  nous  nous  sommes  facilement  arrangés.  Cette 
nouvelle  édition  contiendra  un  discours  sîir  Videntilé  dans  le  raison- 
nement, qui  suivra  immédiatement  la  langue  du  raisomiement.  La 
sixième  leçon  du  premier  volume  sera  terminée  par  quelques  réflexions 
sur  le  génie  philosophique.  Vous  croyez  bien  qu'un  des  premiers 
exemplaires  vous  sera  adressé. 

Outre  les  raisons,  les  mauvaises  raisons  d'une  paresse  habituelle,  je 
suis  accablé  d'infirmités  qui  me  permettent  rarement  de  prendre  la 
plume.  Ajoutez  que  j'ai  quatre-vingts  ans  passés.  C'est  l'âge  où  mourut 
Platon,  et  les  Grecs  admiraient  qu'il  eût  vécu  quatre-vingt-un  ans,  qui 
sont  juste  le  carré  de  neuf.  Vous  savez  le  rôle  que  jouaient  les  nombres 
dans  l'école  de  Pythagor^,  dont  Platon  était  un  disciple.  Ne  soyons  ni 
à  Apelle,  ni  à  Céphas;  soyons  à  la  vérité  si  nous  pouvons.  Je  vous 
embrasse  avec  un  tendre  attachement. 

SEPTIÈME    LETTRE 

22  juin  1837. 

J'ai  toujours  à  vous  remercier  des  choses  aimables  que  vous  me 
dites.  Vous  témoignez  de  l'estime  pour  les  Leçons  et  de  l'affection  pour 
leur  auteur.  Croyez  que  je  suis  très  reconnaissant  de  l'un  et  de  l'autre 
sentiment.  Mais  venons  au  grand  œuvre. 

Principes,  systèmes,  méthode,  raisonnement,  idées,  sentiment  moral, 
voilà  de  quoi  bavarder  pendant  deux  siècles:  je  ne  bavarderai  que 
deux  minutes  si  je  puis. 

1.  —La  méthode  consiste  à  observer,  lier  et  unir.  Si  vous  observez,  si 
vous  liez  vos  observations,  si  vous  les  ramenez  toutes  à  une  obser- 
vation primitive,  vous  aurez  une  théorie,  un  système,  une  science.  Si 
vous  n'observez  pas  ou  si  vous  observez  mal,  votre  prétendu  système  ne 
s'appuiera  sur  rien.  Si  vous  ne  liez  pas,  vous  n'aurez  que  disjecti  membra 
poetœ.  Si  vous  ne  ramenez  pas  tout  à  un  principe,  vous  n'aurez  pas  de 
science  :  scientia  est  cognitio  per  demonstrationem,  et  non  pas  niera 
cognilio.  Voyez  t.  II,  pp.  93  et  224. 

Mais  on  manque  souvent  d'un  principe  !  Alors  on  n'a  pas  de  science. 

Mais  on  a  souvent  des  principes  inconciliables  !  Alors,  s'ils  sont 
vrais,  on  a,  ou  l'on  peut  avoir  plusieurs  sciences. 

Tant  que  les  astronomes  manquèrent  d'un  principe,  les  phénomènes 
du  ciel  étaient  inexplicables.  Alphonse,  roi  d'Aragon   et  astronome, 


LETTRES  INÉDITES  DE  LAROMIGliÈRE  A  L  ABBÉ  ROQl  ES    G-23 

fatigué  do  tous  les  cercles  et  épicycles  imaginés  pour  expliquer  l'arrau- 
gement  des  corps  célestes,  disait  que  s'il  avait  été  appelé  au  conseil  du 
grand  ordonnateur  des  choses,  il  aurait  pu  lui  donner  quelque  bon 
avis  pour  rendre  sa  machine  plus  simple.  On  a  trouvé  impie  ce  mot 
d'Alphonse,  et  on  a  eu  tort.  Ce  n'était  pas  l'ouvrage  delà  Divinité  qu'il 
critiquait,  c'était  l'ouvrage  des  astronomes.  Copernic  trouva  le  vrai 
principe  dans  la  rotation  de  la  terre,  il  admira  la  sagesse  de  l'auteur 
des  choses,  et  nous  l'admirons  après  lui.  Les  chimistes  cherchent 
à  ramener  l'électricité,  le  magnétisme,  le  calorique,  l'éther  à  un  seul 
principe.  Jusqu'à  ce  qu'ils  y  aient  réussi,  leur  science  sera  incomplète. 

2.—  Que  veulent  dire  vosargumentateurs  avec  leur  si/«//t('se.^  Ils  n'en 
savent  rien,  soyez-en  bien  sur,  et  il  est  impossible  de  le  savoir.  Après 
vous  être  assuré  des  faits,  après  les  avoir  liés  et  ramenés  à  l'unité  par 
la  découverte  d'un  principe,  l'esprit  n'a  plus  rien  à  désirer.  Que  diriez- 
vous  des  mathématiciens  s'ils  se  divisaient  en  deux  sectes,  les  partisans 
de  l'addition  et  les  partisans  de  la  soustraction? 

3.  —  Comment  peut-on  n'être  pas  content  de  l'exemple  que  je  donne 
du  sentiment  moral  ?  Est-ce  qu'ils  ne  trouvent  rien  de  moral  dans  les 
sentiments  de  délicatesse,  de  pudeur,  de  bienveillance,  d'amitié,  de 
reconnaissance,  etc.,  et  l'incommode  pleureur  de  Rousseau  ne  dit-il 
pas  tout  sur  le  juste  et  l'injuste  ?  Au  reste,  si  l'exemple  que  je  cite  ne 
leur  suffit  pas,  qui  les  empêche  d'en  choisir  cinquante  autres  ? 

4.—  Les  perceptions  de  rapport,  dit-on,  ne  sont  accompagnées  d'aucun 
sentiment.  Ainsi  on  peut  apercevoir  des  rapports  sans  sentir  qu'on  les 
aperçoit,  l'resque  tous  les  sentiments  qu'éprouve  un  homme  fuit,  il  les 
a  éprouvés  mille  fois,  ils  sont  dès  longtemps  tournés  en  idées.  Voyez 
t.  II,  pp.  239-240. 

o.—  «  La  sensation  peut  être  un  plaisir  très  vif,  une  douleur  très  forte», 
j'ajouterai  «  que  nous  rapportons  à  quelque  partie  du  corps  s.  Serez- 
vous  content  ? 

6.  — Vos  observations  sur  la  nuance  qui  sépare  la  dérivation  de  la 
naissance,  du  résuUai,  sont  d'un  esprit  qui  sait  lire.  .le  vous  en  remercie 
et  j'en  ferai  usage. 

T.—  Venons  à  ce  que  vous  dites  sur  l'identité  et  sur  les  principes  dans 
leur  rapport  avec  le  raisonnement.  Pascal  sait  les  mathématiques  ;  donc 
il  sait  V arithmétique  :  identité  partielle.  En  disant  que  Pascal  sait  les 
mathématiques,  vous  dites  qu'il  sait  l'arithmétique,  la  géométrie  et 
l'algèbre.  Vous  ne  faites  donc  que  répéter,  dans  la  conséquence,  ce  que 
vous  aviez  dit  dans  le  principe  ;  mais  vous  ne  répétez  pas  tout;  voilà 
pourquoi  l'identité  n'est  que  partielle.  Pascal  sait  l'arithmétique,  la  géo- 
métrie et  l" algèbre,  donc  il  sait  les  mathématiques  :  identité  totale. 

Un  bon  discours  philosophique  doit  être  une  série  continue  d'identi- 
tés totales  ou  partielles,  sans  quoi  il  n'est  pas  un,  il  ne  forme  pas  un  sys- 


g24  APPENDICE 

tèmc.  L'univet-s  est  un  immense  système  qui  se  compose  d'un  milliard 
de  systèmes.  Et  sauf  sortir  de  la  terre,  depuis  un  brin  d'herbe  jusqu'au 
chêne,  depuis  l'insecte  miscroscopique  jusqu'à  la  baleine,  tout  est  sys- 
tème. L'homme,  s'il  veut  connaître  les  choses,  doit  donc  systématiser 
toutes  ses  connaissances. 

Vous  demandez  si  le  principe  contient  la  conséquence,  ou  vice  versa. 
L'un  et  l'autre  est  vrai,  car  deux  choses  identiques  se  contiennent  mu- 
tuellement. Si  la  conséquence  ne  contenait  pas  le  principe,  on  ne  pour- 
rait pas  trouver  le  principe:  ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu'on  le  trouve 
toujours.  Si  le  principe  ne  contenait  pas  la  conséquence,  in  actu  aut  in 
fîeri,  on  ne  pourrait  pas  aller  à  la  conséquence.  Le  grain  de  froment 
contient  vos  excellentes  gimblettes,  le  grain  de  chènevis  contient 
le  papier.  Combien  de  temps  il  a  fallu  pour  aller  d'un  de  ces  grains 
aux  gimblettes,  et  de  l'autre  au  papier  sur  lequel  j'écris!  Je  n'en  finirais 
pas  si  je  suivais  ces  idées.  Mais  sachez  qu'un  bon  livre  doit  former  un 
système;  chaque  chapitre  du  livre,  un  système  subordonné  à  l'unité 
du  tout,  chaque  alinéa,  chaque  phrase,  un  petit  système,  etc. 

Adieu,  mon  cher  philosophe,  qui  voulez  savoir  la  raison  des  choses, 
et  encore  la  raison  de  la  raison.  Vous  avez  là  de  l'occupation  pour 
toute  la  vie,  fussiez-vous  un  Mathusalem.  Je  vous  embrasse  avec 
affection  (1). 


(l)  Les  textes  de  l'Appendice,  iiotammeiit  VEpitre  à  (}j.ral,  ont  été  donnés  avec 
les  incorrections  qu'y  avaient  laissées  leurs  auteurs. 


FIN    DL    L   APPENDICE 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Avertissement 

Introduction. —  Les  origines  de  l'idéologie  au  xviio  et  au  xyiiio  siècle  .   .  1 

Chapitre  I.    —  Les    idéologues,    leurs    relations    politiques  et    privées, 

UNIVERSITAIRES,    SCIENTIFIQUES  ET   LITTÉRAIRES 20 

l.  Les  Assemblées  politiques,  p.  24  ;   Auleuli  et  la  rue  du  Bac,  p.  Si.  — 

II.  Les  Kcoles  normales,  p.  32;  centrales,  p.  37;  spéciales,  p.  66.   — 

III.  L'Institut,  p.  69;   les  Sociétés  savantes,  p.  81.  —  IV.  Les  Jour- 
naux, p.  85;  la  Décade  philosophique,  p.  86. 

LA  PREMIÈRE  GÉNÉRATION  D'IDÉOLOGUES 

Chapitre  II lui 

I.  Condorcet,  p.  101;  M^e  de  Condorcet,  p.  116.  —  II.  Sieyès,  p.  118; 
Rœderer,p.  120;  Lakanal.  p.  124.  — III.  VoIney,p.  128;Dupuis,  p.  140; 
Maréchal  et  Naigeou,  p.  143. --IV.  Saint-Lambert,  p.  144.  —  V.  Ga- 
rât, p.  157;  Laplace,  p.  169;  Pinel,  p.  172;  résumé,  p.  174. 

LA   SECONDE  GÉNÉRATION  D'IDÉOLOGUES 

l'idéologie   PHYSIOLOGIQUE 

Chapitre  III.  —  Cabanis  avant  le  18  brumaire 176 

I.  Son  éducation,  p.  176.—  II.  Le  travail  sur  finstructiou  pul)lique,  p.  184; 
le  Journal  de  la  maladie  et  de  la  mort  de  Mirabeau,  p.  191.  —  III. 
Les  Hôpitaux,  p.  191;  les  Secours  publics,  p.  193  ;  les  Révolutions 
de  la  médecine,  p.  196.  —  IV.  Cabanis  à  l'Institut,  p.  205  ;  à  la  faculté 
de  médecine,  p.  206;  le  Degré  de  certitude  de  la  médecine,  p.  211  ; 
Cabanis  et  B.  de  Saint-Pierre,  p.  214.  —  V.  Cabanis  aux  Cinq-Cents 
et  les  Kcoles  <le  médeeine,  p.  217;  lettre  inconnue  sur  la  perfectibi- 
lité, p.  218;  sur  l'École  polytechnique,  p.  219;  Cabanis  au  18  bru- 
maire, p.  220. 

Chapitre  IV.  —  Cabanis  après  le  18  brumaire 225 

I.  Les  six  premiers  Mémoires  des  Rapports,  p.  226;  pian  et  but  de  l'ou- 
vrage, p.  226;  histoire  physiologique  des  sensations,  p.  229;  sen- 
sibilité et  irritabiUté,  p.  230;  les  âges,  p.  239;  la  mort,  p.  241; 
les  sexes,    p.    242;    les   tempéraments,    p.   244;    science   et    rap- 


G-26  TABLE  DES  MATIÈRES 

liorts,  p.  246.  —  H.  Eloge  île  Vicq-d'Azyr,  p.  247  ;  les  Rapports,  p.  248  ; 
les  maladies,  p.  251  ;  riiabitiide,  p.  233;  les  climats,  p.  234;  la 
cosmologie  transformiste  du  10<5  Mémoire,  p.  253;  l'étude  du  fœtus 
et  l'instinct,  p.  259;  influence  des  Rapports,  p.  263.  — 111.  Cabanis 
sous  le  Consulat  et  l'Empire,  d'après  des  lettres  inédites,  p.  264  ;  la 
■  lettre  sur  les  i)oèmes  d'Homère  et  le  Génie  du  christianisme,}^ .  269. 
—  IV.  La  lettre  sur  les  causes  premières,  p.  273;  la  métaphysique 
de  Cabanis,  p.  275;  les  idées  religieuses,  p.  277;  Dieu,  p.  281;  l'im- 
mortalité, p.  283  ;  Cabanis  et  Fauriel,  Cousin,  Renan,  p.  285;  mort 
de  Cabauis,  \\.  288;  son  influence,  p.  289. 

l'idéologie  rationnelle  et  ses  relations  avec 

LES    sciences 

Chapitre  V.  —  Destutt  de  Tiucv  idéologue,  législateur  et  pédagogue.  .  293 
I.  Sou  éducation,  j).  293  ;  D.  de  Tracy  à  rAssend)lée  Constituante,  p.  296  ; 
à  l'armée  de  La  Fayette,  p.  299  ;  à  Auteuil,  p.  299  ;  en  prison,  p.  30;'>  ; 
l)ersistance  de  ses  convictions  et  de  ses  espérances,  p.  304.  —  11.  D. 
de  Tracy  à  l'Institut,  p.  305;  moyens  de  fonder  la  morale  d'unpeu- 
]ile,  p.  307  ;  Bonaparte  et  de  Tracy,  p.  309  ;  Mémoire  sur  la  faculté 
de  penser,  p.  310;  la  motilité,  p.  311;  le  moi,  p.  312;  l'idéologie, 
p.  313;  activité  et  passivité,  p.  315;  les  signes,  p.  317  ;  l'iiabi- 
tude,  p.  318.  —  m.  D.  de  Tracy  au  Conseil  de  l'Instruction  puliliquc, 
circulaires  aux  professeurs,  p.  320  ;  Rapport  sur  l'état  de  l'instruction 
publique,  j).  322;  la  langue  universelle,  p.  323;  la  sensation  de 
résistance,  p.  324;  l'existence,  p.  326  ;  observations  sur  l'instruction 
publiipie,  p.  328  ;  D.  de  Tracy  et  La  Harpe,  p.  332. 


Chapitre  VI.  —  D.  de  Tracy  ioéologue,    grammairien  et  logiciei\,  écono- 
miste ET  moraliste 

1.  Les  Éléments  d'idéologie,  p.  334;  méthode  [lour  exposer,  p.  333,  et 
étudier  l'idéologie,  p.  336;  tendances  positives,  physique  et  géo- 
métrie, p.  337.  —  H.  La  faculté  de  penser,  p.  340  ;  existence  des 
corps,  nouvelle  doctrine,  p.  341  ;  Tracy  et  Biran,  p.  343  ;  critique  de 
Coiidillac,  p.  344;  l'haljitude  et  les  signes,  p.  345.  —  111.  Mémoire 
sur  Kant,  p.  347;  la  farine  pure  et  la  farine  d'expérience,  p.  330; 
la  philoso|dne  allemande  et  la  piiilosophie  française,  p.  351;  la 
<lruin)nuire,  p.  352;  D.  de  Tracy  et  James  Mill,  p.  353  ;  la  parole  et 
l'écriture,  p.  357;  alphabet  et  langue  universels,  p.  358;  jugements 
de  Cabanis,  de  Tliurot,  de  Biran,  ]).  339;  la  Lo^/ywe  dédiée  à  Cal)a- 
nis,  p.  301;  histoire  de  la  logique,  p.  362;  l'erreur,  p.  365;  généra- 
tion de  nos  idées,  p.  366  ;  critique  de  Laromiguière,  p.  368  ;  les 
sciences  générales  et  spéciales,  p.  369  ;  les  neuf  parties  des  éléments 
d'idéologie,  p.  372;  Supplément  à  la  logique,  la  probabilité,  p.  374; 
l'idéologie  et  la  physiologie,  p.  377.  —  IV.  Le  Commentaire  sur 
Montesquieu,  p.  377  ;  jugements  sur  la  situation  politique  et  reli- 
gieuse, p.  381  ;  Traité  de  la  volonté  et  de  ses  effets,  p.  383  ;  méthode 
employée,  p.  385  ;  idéologie,  économie,  morale  et  législation,  p.  387  ; 
industrie  fabricante  et  commerçante,  p.  388. — V.  La  Morale,  p.  391  : 
volonté  et  causalité,  p.  391  ;  critique  par  les  conséquences,  p.  394  ; 
P.  de  Tracy  en  1814,  ji.  395;  en  1830.  p.  396;  son  rôle  et  son  in- 
fluence, p.  398. 


334 


L 


TAlîi.K  l)i;s  MATIKUKS  (i-27 

L'iDKOLOGIK    l'SYClIOLOGIOL'E   ET   RATIONNELLE   COMPAHÉE 

ET   APPLIQUÉE 

ClIAPITHE   VII.  —    LkS    Al  Xll.IMIlES,    I.ICS    DISCIPLKS,    LES    COXTINUATELI IIS    DE  CA- 

BAMS   Eï   DE  D.  DE   TkACY 1500 

I.  Oanaou  pendant  la  Ué\oliition,  \).  oi)d;  Daunon  ul  Bunap.iile,  \i.  402; 
l'Essai  sur  les  iraranties  inilividnelles,  jt.  406;  Daunou,  Iilstoilcn  d(^ 
la  philosophie,  i>.  K)7:  M. -J.  Chénier  et  Descartes,  p.  lO'.t  ;  Andrienx 
et  l'École  polytei'liniiine,  ]).  412;  Benjamin  Constant  et  la  srienee 
des  reli.iiions,  p.  41:!;  J.-B.  Sa\'  et  l'économie  politi(pie,  |i.  419;Bril- 
lat-Savarin,  p.  422.  —  II.  L'idéoloi-^ie,  la  )diysi(|Me  et  les  nidliénia- 
ticpies,  L:icroix  et  Biot,  |i.  42'!  ;  Lancelin,  [i.  't24.  —  111.  L'idédloiiie 
et  les  sciences  naturelles.  Sue,  Alihert,  Uicherand,  Flourens,  etc.,  p.  4l{.'i; 
Bicluit.  p.  4"]4;  Bicliat  et  Cabanis,  ji.  43 o  ;  Sehoin-nhauer  et  Hart- 
mann, p.  437  ;  Laniarck,  p.  438  ;  ses  théories  transformistes,  p.  4;!8  ; 
psyclioloi,'iques.  p.  4'»2  ;  Bory  de  Saint-Vincent,  p.  444;  l'idéologie 
eompitrée  et  la  philosophie  des  scie'jces,  Draiiarnauil,  p.  4i."i  ;  l'idéo- 
logie et  la  médecine,  Broussais,  p.  4."J0.  —  IV.  L'idéoloiric  et  les  nova- 
teui's,  p.  452;  Burdin,  Saint-Simon,  p.  4o3  ;  Fourier,  Leroux,  Uey- 
naud,  Comte,  Littré,  p.  4ji;  hîs  anciens  disciples  de  Cabanis  et  de 
D.  do  Tracy,  p.  456  ;  Droz,  j>.  4")6  ;  François  Thuiot,  p.  4.')7  ;  union 
de  la  philologie  et  de  l'idéologie,  Thurot  défenseur  île  l'école,  f).  i()4  ; 
Ampère,  chrétien  et  libéral,  ])hilosoidu'  ets.ivant,  p.  467;  l'Essai  sur 
la  philosophie  des  sciences,  p.  473;  Biran,  p.  477.  —  V.  L'idéolopic. 
les  lettres,  l'histoire  :  Villemain,  Lerminier,  Sénancourt,  Bordas- 
Desmoulins,  Fabre,  etc.,  p.  478;  Faur^jel,  disci])le  de  Cabanis,  p.  479; 
A.  Thierry  et  ses  relations  a\ec  Daunou,  de  Tr.n'y,  Fanriel,  p.  483; 
Victor  Jacquemout,  p.  486  ;  Henri  Beyle,  disciple  de  1).  de  Tracy.  ji.  4Si)  : 
Sainte-Beuve,  admir.iteur  de  Daunou,  de  1).  de  Tracy,  de  Lamarck,  etc., 
p.  4'J2  ;  Fidéologie  en  Angleterre,  Dugald-Stewart,  p.  494;  Thomas 
BrowD,  p.  49o  ;  John  Stuart  Mill,  p.  496. 

LA  TROISIKME  GÉNÉRATION  DIDÉOLOGUES 

l'idéologie    SPIRITUALISTE   ET    CIIRÉTIE.NNE 

CiiAiMTiiE  Viii ■  tns 

.  Porlalis  et  l'esprit  philosophifiue,  p.  ."JOO  ;  Sicard,  ses  travaux  siu'  la 
grammaire,  sur  les  sourds-muets,  ses  relations  aAec  les  idéolo- 
gues, p.  501. —  H.Deirérando,!).  505  ;  son  .Mémoire  su  ries  signes,  ji.  5117  : 
son  éclectisme,  p.  508;  la  psychologie  ethnologique,  p.  510:  la  phi- 
losophie morale,  p.  510;  l'Histoire  des  systèmes,  p.  512;  syncré- 
tisme et  éclectisme,  p.  513;  classification  des  systèmes,  p.  514  :  les 
sourds-muets,  p.  517;  les  aveugles,  p.  518  ;  Prévost,  Dumont,  Lesage, 
Boustetten,  p.  519,  —  IH.  Laromiguicre,  p.  o29  ;  Laromiguière  et 
Condniac  d'après  une  légende,  p.  523  ;  les  doctrines  de  Laromiguière 
avant  1811,  p.  524  ;  le»  Paradoxes  de  Condillac,  p.  532  ;  les  leçons, 
p.  536;  leur  succès,  p.  541;  éclectisme,  p.  543;  modifications  aux 
Leçons,  p.  545.  — IV.  Le  laromiguiérisme,  p.  548  ;  les  philosophes 
italiens,  p.  549:  les  éclectiques  français,  p.  551  ;  Daube,  p.  553;  Per- 
rard,  p.  554  ;  Armand  Marrast,  ]i.  554  ;  l'abbé  Roques,  p.  555;  Car- 
daillac,p.  556  ;  Valette,  p.  558  ;  de  Chabrier,  p.  561  :  Gibon,  p.  561  ; 


6-28  '  TABLE  DES  MATIERES 

Sapliary,  p.  o63;  Tissot,  Lame  et  Robert,  p.  o6.j.  —  V.  Renaissaiife 
(le  Tidéologie,  MM.  Taine,  Reuan,  Littré,  Ribot,  p.  567. 


CoxcLismx 


Appendici:. 

Écoles  centrales,  p.  oSi;  Gaiat  et  riiislitut,  p.  580;  lettre  iucouuue  de 
Cal)aiiis  sur  la  jierfectibilitc,  p.  o90  ;  lettre  deB.  Constant  à  Villcrs, 
p.  o97  ;  VaiKjuelin  et  Lamarck,  jugés  par  le  Lycée,  p.  099  ;  lettre  de 
M.  Littré  père  à  la  Décade,  p.  599  ;  Laromiguiére,  Mémoires  et 
leçons,  p.  600;  lettres  de  Laromiïuière  à  Valette,  p.  601  ;  lettres  iné- 
dites de  L:iromiguière  à  Saphary,  p.  603;  lettres  inédites  des  Laro- 
miiruiéristes,  p.  609  ;  lettres  inédites  de  Laromiguiére  à  l'abbé 
Roques,  p.  611. 


Tours,  inip.  E.  Arkallt  et  C' 


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