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LES IDÉOLOGUES
I
LES
IDÉOLOGUES
ESSAI SIR l/mSTOIRE DES IDÉES ET DES THÉORIES
SCIENTIFIQUES, I' 111 1.OSO l>H I Q U ES , RELIGIEUSES, ETC.
EN FRANCE DEPUIS 1789
TA K
FR. PICAVET
Dmifur es loltrcs. agiT>,'r de phildsoiihio
•Maille df conférciiocs à lÉrolc dos hiuilcs r'iiKios
Lauréat de l'Inslilut
PARIS ^V^^ ^
-*)
ANCIENNE LIBRAIRIE GEP..MEI'. BAILLIÈRE ET C'«
FÉLIX ALGAN, ÉBLLEUR
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN. 108
1891
Tous droits rcscrïôs.
A MONSIEUR PAUL JANET
A MONSIEUR ERNEST LAVISSE
TEMOIG.NAGK DF VIVK RECONNAISSANCE
ET d'affection PROFONDE
1-. 1'
AVKKTTSSEMENT
Pourquoi, dii'a le lecloiir. iiii livn» cl un ^tos livre sur los
ItU'olo^'UOs ? C'osi 0(M|iu'jc vais lirii'vomcMil c\|ili(iiiiM'.
En lisant le (it'uie du f'/tris/ia/u's/fte, que loul bon élève des
écoles priinaii'es reei^vail en pi'ix au moins une fois, j'avais
tDUJours été iVaiqn' de voii- ;ivee (|nel mépris, avee (jnel
dédain Chateaidjriand parlait des ld(''olo;,'nes, doid eependaiil
il eond)attail sans cesse les ddcirines, commi^ le pins puis-
sant t>l)stacl(» an li-ionqdie de son néo-calhulicisme. Puis les
historiens me inonli'aicnl, en Napoléon, un adversaire ipii,
'^ontro les Idéoloj^nes, employait non seidement les armes du
despotisme, nmis encore la raillerie et l'inveclive. Même ils
me laissaient ci'oire que leur opposition avait conlrihni'
presque autant à la cliule de l'enqùre (pTà la foiidatiou du
consulat.
Dans le domaiFie spt'cidalil", je voyais sans cesse revenir
leurs noms. Lavoisiei' ne semlilc avoir l'ail une révolution
en chimie, que parce (pi'il a ap|di(im'' la UK-lhode décrite
par Condillac. Les travaux de IMnel sui- la iS'nsnloijie ou sur
V Aliénatinit mciifnh' oïd la même origine. Darwin et Iheckel
renvoient à Lamarck comme à un ancêtre. Spencer s'est
appuyé, en lui donnant une force nouvelle, sur l'hypothèse
de Laplace. Lecaictd des fu-obabilité's ramené à [.a[»lace et à
Condoi'cet. S'agit-il de la philosophie jiositive? Les sources
en sont dans \'Enriiiiiqn;<lif, mais aussi dans les idées déve-
lop[Ȏes j)ar les successeurs des Encyclopi'disles et deve-
nues vivantes, pour ainsi dire, à l'Institut et à TEcole poly-
technique. De même l'utopie idéologiqiu' de Condorcet parait
le point de départ de toutes les explications historiques ou
|)Olitiques parle progrès ou la perfectibilité, aussi bien que
des théories socialistes ou humanitaires ((ui ont voulu, dès
cette vie, donner à riiumanitê perfection et bonheur. Chez
les économistes reviennent souvent les noms de J.-IÎ. Say et
de D. de Tracy. Les philologues critiquent les travaux de
Volney, de D. de Tracy et de Thurot ; Alexandre Bain renvoie
à la Grammaive. à YIdêoloyie et à la Lo'ji(ine du second.
VIII AVERTISSEMENT
Sluart Mill défend ëner-^iqucment contre HamiUon, Bi'own
que Jouffi'oy présente comme ayant transporté en Ecosse
les doctrines de D. de Tracy. Scliopenliauer cite, parmi ses
inspirateurs, Lavoisier, Cabanis et Bicliat. Est-il question de
théories sur l'éducation ou de l'organisation de renseigne-
ment? Les livres, les journaux, les discours politiques rap-
pellent les travaux de Cabanis (Mirabeau) et de Talieyrand,
de Condorcet, de Lakanal, de Daunou, etc. Parle-t-on de pro-
fesseurs éloquents, de Cousin et de Caro? ils ont été pré-
cédés par Garât et Laromiguière. Augustin Thierry compare
même Cousin et Daunou. Vante-t-on la philosophie classique
de Royer-Collard, de Biran, de Cousin, de JoufiCroy ? M. Taine
répond que le premier ouvrage de Biran, le Traité de l'In-
fincnre de, /' Habitude, restera, parce que son auteur était
contenu par D. de Tracy, et il complète la critique des spiri-
tiuilistes et des éclecti(iues par l'éloge des Idéologues et
surtout de Laromiguière.
Sainte-Beuve, en ses jours de réaction, traite les Idéologues
comme eût pu le faii'e Bonaparte {Condorcet, Daanou, Vol-
ney, Rœderer, etc.). Mais alors même, il s'étend avec com-
plaisance sur leur personne, sur leur œuvre, et fait encore
une part à Téloge. Dans d'autres cas, il obéit, en homme
d'opposition, à une inspiration contraire et se présente lui-
même comme leur disciple et leur continuateur: il écrit ainsi
ses articles sur Biot, sur Amiière et surtout sa belle mono-
graphie de Fauriel où, hjuant Cabanis et D. de Tracy, il fait
de l'ami filial du premier le prédécesseur de Cousin dans
l'histoire de la philosophie et Finspirateur de Stendhal, de
Mérimée et de J.-J. Ampère. Enfin, à ceux qui cherchent la
psychologie chez Stuart Mill et Lewes, Bain et Spencer,
Taine et Ribot, M. Paul Janet dit : « Quiconque voudra étu-
dier avec soin récole idéologique... y trouvera maintes pi'o-
positions qui nous reviennent aujourd'hui d'Angleterre ».
Ainsi « Toujours eaj\ ea.r partout », pourrait-on dire,
en leur appliquant ce que V. Hugo disait de leur gi'and
adversaire. Qu'étaient-ce donc que les Idéologues? à qui
faut-il appliquer ce nom? quelles doctrines scientifiques,
philosophiques, sociales, religieuses ou littéraires ont-ils
professées en commun ? quelle influence ont-ils exercée sur
leurs contemporains et leurs successeurs?
Il était moins facile de résoudre ces questions que de les
poser. Cousin et Damiron se sont proposé d'être impartiaux,
mais le plus souvent ils se sont bornés à énumérer les
passages qui leur semblaient les plus répréhensibles, pour
AVKKÏISSKMKNT i\
enlèvera leurs lecteurs toute envie de devenir idéologues."
Mii,'net donne des renseiii-neinents fort intéressants sur
Caltanis et D. de Traev, sur Ixtederer et Sievès. sur Lakanal
et DaiMiou, Laronii^uière et De^'érande). Mais souvent on ne
s'a|»er(;oil delà valeur des doeuuients, fondus dans des foi-
inules ^'éuérales. (jue loi'Siju'on les a soi-uiènie eonsultt's. Ku
outre, CCS .\nfires, t-oiuposéi's à des époques fort dilleivutes,
se ressentent des préoeeupations politiques de Tauteu!' et de
ses amis. Entin elles sonl duu liouuue qui aimait à (eiiir un
juste milieu entre le inysticisme et le se/tst/a/isnie, comme
entre la démocratie et le despotisme. Si M. de Uémusat s'est
occupé de D. de Tracy et de Cabanis, c'est bien plus pour les
combattre que |»our les faire connaître. Oiiant au lUrfinji-
nnire jjhilnstqiliiqiie de M. Franck, il contient surtout des
Tïillcles polémiques, où l'oli combat les doctrines de l'école,
en lui enlevant tpKdques-uns de ses représentants et non
toujours des moins célèbres. Il fautentin, chez Sainte-Beuve,
relier les indications sur l'école et ses représentants, réunir
les doctrines et les hounnes sur les(|uels il a porté des juj^e-
ments si divers.
C'est chose d'ailleurs à peu près C(Uivciau', en iM'ance et
à rétrani,'ei'. de laisser de côté, dans Thistoire de la philoso-
phie, les Idcoloj^ues. Si I.ewes dit quchpu's mots dû Cabanis
et tie D. de Tracy, l'eberweg traite, en douze lignes, de Saint-
Lambert, de Volney, de Comhu'cet, et n'en donnait que cin((
à Cabanis. 1). de Tracy et Lai-omiguicre. avant (jue M. Paul
Janet lui eût envoyé, sur les deux premiers, une notice i)lus
substantielle. Kuno Fischer , dans Ikiio iind seine Nai-li-
lol'jern, ne mentionne aucun des Idéologiu's. En Fran(rc,
.M. Fouillée place Condorcet à la suite de Turgot pai'mi les
jdiiloS(qdM's du wni" siècle. S'il cite Laromiguii're, c'est jtour
iudi(pier en quoi il s'est séj)aré de Condillac. Il ne traite nulle
part de Fécole idéologique. Incidennncnt toutefois, il fait
d'Auguste Comte un successeur de Cabanis et de Broussais,
de sorte que, après avoir lu son livre, on peut ignorer qu'il
y a eu, de 1789 à 1820. un nujuvement philosophiriuc d'une
importance telle (pie, même après avoir été arrêté par la
réaction politi(|ue et religieuse, il a contribué à former
A. Comte et Saint-Simon, Fourier, Leroux. Reynaud, etc. !
Fort intéressante comme fort i)eu connue, l'école idéolo-
gique prt'sentait une rude tache à ([ui voulait ne pas répéter
des assertions inexactes ou laisser subsister des lacunes
considérables. Il fallait faire la bibliograi)hie du sujet, cher-
cher et réunir les documents inq)riun''s ou manuscrits.
X AVEUTISSEMENT
qu'on ne trouve nulle pari indiqués en leur cnsenible. J'ai
exploré les quais et consulté les catalogues, visité les bihlio-
tlièques et demandé des renseignements à tous ceux que je
croyais capables de m'en fournir. De Paris, de la i)roYiiico.
de rétranger me sont venues de bien précieuses indications.
MM. Caro, Beaussire, Ludovic Carrau et Ribot ont encou-
ragé mes recherches. M. Paul Janet a mis à ma disposi-
tion sa riche bibliothèque, son érudition sans égale et ses
précieux conseils. M. Gazier m'a communiqué les pièces
curieuses qui, dans sa collection si importante, ont rapport
à mon sujet.
M. Jules Simon m'a permis de consulter les manuscrits de
TAcadémie des sciences morales el politi(pics, dont M. l'in-
gard m'a fort obligeannnent facililé Tacccs. M. Léon Say a
recherché, dans ses papiers de famille, s'il ne subsistait
aucune trace des relations de son grand oncle avec les Idéo-
logues. M. Henri Joly m'a signalé des ouvrages dont j'igno-
rais l'existence. M. Jules Gautier a demandé pour moi, dans
sa Revue, des renseignements sur les écoles centrales et en
a mis lui-même h ma disjjosition. MM. Rebut professeur à
Tours, Sieur à Niort, Ronnerot à Angoulème, Feuvrier à Dôle,
Xambeu professeur honoraire, Illnglais proviseur du lycée
de Rodez, m'ont envoyé des documents qu'ils ont eu bien
de la peine souvent à se procurer. M. Saphary (ils, à la
prière de M. Caldemaison, m'a transmis des lettres où j'ai
pu connaître, d'une façon plus exacte, les derniers repré-
sentants de l'école. M. Séguy, surveillant général au lycée
d'Albi, a retrouvé, chez la veuve de M. Crozes, rexécuteur
testamentaire de l'abbé Roipies, des FrfKjinen/s et des
Lefircs de Laromiguière, dont rexistence m'avait été révélée
par M. Conq)ayré. MM. Rourdcni et Walil ont consulté pour
moi les bibliothèques d'Allemagne et le Rristish Muséum.
D'Italie, M. Louis Ferri, directeur de la Rivista diFiloso-
fia itaiiana et professeur h l'université de Rome , a bien
voulu compléter pour moi son Esaal .sur l'Histoire de la
philosophie en Italie au AYA'" siècle, en me renseignant sur
les rapports de la philosophie française et italieime, au
xviii" et au xix" siècle. M. Credaro. professeur à l'université
de Padone, m'a fait parvenir deux opuscules qui- ont jeté
plus de clarté sur quelques-unes des questions que j'ai trai-
tées. M. Robertson, directeur du Mind et auteur d'un Hobbes
bien connu en France, s'est enquis, auprès de M. Veitch, de
ce que pouvait être devenue la correspondance de Dugald-
Stewart avec les Idéologues. Enfin M. Ernest Naville, de
AVKKTISSE.MKM xi
Geiù've, m'a l'ail |)arvonir, dès le début do mon travail, loiis
les maïuiscrits de Biraii et sa eorrespoiulaiiee inédite avee
D. de Traey, Cabanis, ete. Non seulement il m'a donné des
doeunuMils d'un jj^rand prix, ijue je n"ani';us pu me pi'oeurer,
mais il m'a fourni le moyen d'en eliereber et d'en trouver
d'autres aussi piveienx.
Commenijant i)ar le wu"" et h- wiii'" sièele, j'ai, volume à
volume et ligne par lii^ne, lu ou relu, analysé et annoté les
œuvres .des philosoidies et des savants, en eomparanl les
résultats auxquels j'arrivais à eeux (pi'avaienl' obtenus mes
prédéeesseurs. J'ai proeédé de même pour les manuserits,
les livi'es, les jiun-naux et les reeueils postérieurs à 17SU.
Prolitant des imlieations bibliograpliicpies cpie me fournissait
eliacun d'eux, j"ai, progressivement et sûrement, étendu le
domaine de mes reelierelies. La colleelion de la Ih-rade m'a
fait connaître pres(iue tous les représentants de l'école, les
{dus obscurs connue les plus illustres, et ni"a servi à en
tracer les cadres. Elle m'a éclairé sur les relations des
Idéologues eidiv eux, et avec les savants ou les philosophes
étrangers, avec B. de Saint-Pierre et avec P)Onaparte; sui'
la guerre faite à la philosophie au sortir de la Terreur,
sous le Directoire et le Consulat. Des documents, (pu n'ont
été nulle part utilisés ou cités, ont jeté un jour nouveau
sur l'importance de Carat, de Pwederer, cl surtout de Con-
dorcel dans la première, de Cabanis dans la seconde généra-
lion d'idéologues, sur l'origine des doctriiu^s professées |t<ii'
Saint-Simon, Comte et Littré. Le Cnnsen:a/enr el le L.yrt'^ m'ont
rendu, dans une mesure moiiulre, des sei'vices analogues.
Dans les papiers de l'Instilid j'ai découvert une lettre
curieuse de Lancelin, les deux Mr'nioires surr//«A////^/p,(pron
croyait de[)uis lon:,demps perdus, et qui ont une im]»ortance
capitale pour TiHude des rapports de Biran avec Cabanis et
D. de Traey. Le rapprochement d'un Mémoire et d'une lettre
de Rey-Régis avec son llixlouf na/urelle de l'Aine^ Texa-
men des Mémoires envoyés par tous les concurrents, m'ont
convaincu (pie la seconde classe de l'Institut a provoipu' un
véritable nujuvement [)hilosophi(iue.A Versailles, j'ai ti'ouvé un
important travail manuscj'it, rédigé par Cabanis sous la direc-
tion de Dubreuil et dont la lecture m'a nettement explifiué,
non seulement comment l'auteur des Rappoiis a pu écrire la
Lettre sur les Causes premières , mais encore comment l'éclec-
tisme moderne se rattache à Téclectisme grec et romain.
Ainsi les Idéologues sont pour moi redevenus vivants, avec
le milieu même où ils ont produit leurs doctrines.
Xii AVERTISSEMENT
Généraux, orateurs et politiques, prêtres et magistrats,
romanciers et poètes, littérateurs et critiques, professeurs et
journalistes, administrateurs et diplomates, ingénieurs et
médecins, mathématiciens et naturalistes, physiciens et mo-
ralistes, historiens des hommes, des institutions et des idées,
économistes et philologues, psychologues et métai)hysiciens,
ils m'ont apparu comme les héritiers des savants et des phi-
losophes du xvii" et du xviii" siècle, comme nos maîtres et
nos initiateurs dans les matières où nous croyons que le xix*^
siècle a été surtout original.
Restait à les étudier de plus près ainsi que leurs prédé-
cesseurs et leurs adversaires. C'était long, puisqu'il s'agis-
sait de miniers de volumes; c'était dillicile, i)uisque la plu-
part n'étaient plus en librairie ; mais c'était possible. Je l'ai
fait avec soin (1).
La mise en œuvre des documents ainsi réunis m'a donné un
volume qu'il s'est agi ensuite de réduire considérablement. J'ai
fait, défait et refait, (pielquefois à plusieurs reprises, les
différents chapitres, soit pour utiliser des documents nou-
veaux, soit pour donner à l'exposition une forme plus précise
et plus brève, plus exacte et plus rapide (2).
Les professeurs de la Faculté des lettres de Paris et
MM. Dumont, puis Liard, à qui je dois d'avoir été chargé
des fonctions de secrétaire-bibliothécaire des conférences de
philosophie et de langues vivantes à la Sorbonne, ont favorisé
des recherches qui ailleurs n'auraient pu aboutir. L'Académie
des sciences morales et politiques, par les prix qu'elle m'a
décernés, m'a permis de continuer sans interruption mes
multiples travaux. Puisse le présent ouvrage, i)Our lequel je
n'ai épargné ni temps, ni argent, ni peine et où je n'ai cher-
ché qu'à être vrai et juste, exact et impartial, prouver à
tous ceux qui ont bien voulu s'y intéresser qu'ils n'ont pas eu
tort de contribuer k en rendre l'exécution possible et moins
défectueuse !
Paris, l'' octobre 1890.
,^1) J'ai cousultéles revues et les livres qui parc-yssaicut en Frauco et à l'étranger
pour en L'xtraiic, le cas édn/ant. (1rs doiuments nouveaux. Cf. patshn.
(2) Jeu ai détaché une Histoire du siepticisme dans l'antiquité et daHS les tenij»
modernes, une Histoire de la philosophie en France depuis le ix" siècle, outre les
volumes ou opuscules que j'ai fait paraître, Instruction morale et civique. Philo-
sophie de Condillac. de Cicéron, La Meltrie, etc. J'ai exposé d'une façon plus
complète la méUiode que j'ai suivie dans V Histoire de la philosophie, ce qu'elle
a été, ce qu'elle peut être et dans Vllisloire des rapports de la philosophie et de
la thêo/oi/ie.
LES IDÉOLOGUES
INTUOmCïlON
LES UUKil.NKS DE L 1DÉ0L0(.1E AU \VI1« ET AU Wlllo SIECLE
1
Descartes entreprit de se défaire de toutes ses opinions, en
dehors et au-dessus desquelles il plaçait les vérités de la foi, cl
dédaigna, en mettant au jour une philosophie nouvelle, do
savoir s'il y avait eu des hommes avant lui. El, en fait, quelques
cssemhlances (jne Foucher, Sorhiùre et Boulllaud, Leibnilz et
Huet, Ogier et les défenseurs de la scolastique, aient cru Iroiiver
entre les doctrines générales de Descartes, et certaines théories
de Platon et des Académiciens, de Démocrite et d'Kpicure,
d'Arislote et des stoïciens, de Roger et de François Bacon, de
Péreira, de Charron et de G. Bruno ^1), on peut, en cherchant ce
qu'il a lu et connu des philosophes antérieurs, en examinant
sa propre doctrine pour déterminer ce (lu'il a i)uisé chez les
scolastiques, chez les philosophes de la Renaissance, chez les
stoïciens, les sce|)ti([ues et les acataleptiques {"ï), conclure
cependant que, malgré ces réminiscences, la philosophie de
Descartes est essentiellement originale.
Les successeurs de Descartes ont souvent été tentés de l'imi-
il) Bailk-t, Vie de Descaries, viii, 10; Ferraz, l'sijcftolof/ie de saint Auf)usUn-
Fonciu, A propos d'un aulofjraphe de Descaries et d'un document inédit sur le
« Cofjilo erqo sum n, [Mém. de ta soc. des arts et des se. de Carcassonne, t. IV,
p. 3.)
(■2) H.uiréau, Histoire de la philosophie scolastique et Histoire littéraire du
Maine; WatMiiiïton, Ramiis, sa vie, ses écrits et ses opinions ; Saisset, De varia
S. Anseimi in Proslof/io arfiumenti forluna; Essais de philosophie relirpeuse;
Précurseurs et successeurs de Descartes; F. IJonillier, Histoire de la philosophie
cartésienne ; R. I*lii/.aii>iki, Essai sur la jihiloso/jhie de Dans Scot. — M. Liant
a établi qui- Descaites a surtout été orii,'iiial par sa plillosophie des sciences. Nous
sommes arrivés au même résultat, eu étudiant, aux Hautes-Etudes, saint Anselme
et Descartes.
PlCAVET. 1
â LES IDÉOLOGUES
ter. Ils ont insisté sur les doctrines par lesquelles ils se sépa-
raient de leur prédécesseur et quelquefois oublié de reconnaître
qu'ils ne faisaient que le continuer par d'autres théories, dont le
rôle était capital dans leur système. Trop souvent aussi, les
historiens ont cru que le mouvement philosophique procédait
par des révolutions, dont chacune a pour résultat de faire
table rase du passé, de donner naissance à un système qui est
en opposition absolue avec celui qu'il remplace. C'est ainsi
qu'ils ont présenté la philosophie du xvni^ siècle, à tort per-
sonnifiée dans Condillac, comme essentiellement contraire à
celle de Descartes et qu'ils ont vu dans la philosophie, née en
France au commencement de ce siècle, une réaction contre
celle du xvm", un retour à celle du xvn^ (1), Est-il vrai, pour
nous en tenir actuellement à la première de ces deux opinions,
que la philosophie du xvm° siècle soit absolument opposée à
celle de Descartes, ou, pour parler d'une façon plus précise, est-
il vrai que Voltaire,- Buffon, Condillac, La Mettrie, Diderot,
d'Alembert, Condorcet, Cabanis, D. de Tracy, Laromiguière,
Thurot, etc., aient traité Descartes et les théories cartésiennes,
comme le fondatem- de la philosophie française a traité ses pré-
décesseurs et leurs doctrines ?
Voltaire a mis à la mode en France la philosophie de Locke et
la physique de Newton ; il a raillé les tourbillons (2), le plein, la
transmission instantanée de la lumière, la définition de la
matière, les idées innées (3). Plus d'une fois, il a fait payer à
Descartes la condamnation des Lettres anrjlaises et le privilège
refusé parle cartésien d'Aguesseau aux Eléments de la philoso-
phie de Newton. Mais il le considère comme le premier génie de
son siècle et trouve qu'il a ouvert une route devenue immense,
qu'il a appris aux hommes de son temps à raisonner et à se ser-
vir contre lui-même de ses propres armes (4). Il a souvent, trop
(1) Cf. les ouvrages de Cousin et de ses disciples.
(2) Il les avait d'abord acceptés et chaatait Descartes dans la l'c édition de la
Benriade : ' m
Descartes, répandant sa lumière féconde,
Franchit d'un vol hardi les limites du monde.
(3) M. Bouillier remarque, avec raison, qu'à prendre les idées innées dans leur
vrai sens, Voltaire s'éloigne de Locke et se rapproche de Descartes.-., que nul n'a
peut-être mieux que Voltaire réfuté la j)aiiie du premier livre de YEssai sur l'En-
tendement aii Locke combat l'innéité de la justice (II, oG6).
(4) Lettres sur les Anglais, XIV. Voyez encore les lettres du 1"" mai 1731, du 21
février 1733. de novembre 1733 (Beucbot, 123}, le Dictionnaire philosophique, art.
'Cartésianisme ; le Catalogue des écrivains du siècle de Louis XIV, etc.
LES OUI(.INF.S DE LIDKOLOCIE M \\\t SIÈCLE J
souvent, avouo-t-il à Maiian {[), inaltraitt^ Malehraiulu', mais
c'est un grand philosophe qui entrevit la philoso[)hie des qua-
lités occultes, ce que l'antiquité a produit de plus sage et de
plus vrai, et qui eiU été le plus grand ou plutôt le seul nié-
ta[)hysicien, si, après avoir l'rappé, dans ses deux premiers
livres, au.v portes de la vérité, il avait pu s'arrêter sur le bord
de l'ahiiiie (i). Spinoza lui-même l'attire, connue une énigme
qu'on n'a pas encore réussi à deviner, comme le plus grand île
tous ceux qui ont soutenu un système auquel il ue croit pas.
Pour Maupertuis, partisan, avant Voltaire, de l'attraction
newtonienne. Descartes est un grand philosophe auquel la géo-
métrie doit beaucoup. La >Ieltrie se croit ohjigi' de faire une
aidhenti(iue réparation à Descartes pour les petits philosophes,
mauvais [)laisants ol mauvais singes de Locke qui, au lieu de
rire inqiudemmenl au nez de Descartes, feraient nueux de senlir
que, sans lui, le chanq) de la philosophie serait peut-être encore
en friche ; il lui fait un mérite d'avoir conmi la machine ani-
male, d'avoir le premier parfaitement démontré (jue les animaux
sont de pures machines (3). Butfon ([ui était plein, comme l'a
dit Klourens, de la philosophie de Descartes, le suit en ce qui
concerne l'intelligence humaine et s'en l'approche beaucoiq)
quand il parle desbétes (ij. Montescpiieu caractérise admirable-
ment, dans les Lettres pr-rsanes, mm qu'a d'r)riginal et de fécond
la physicpie de Descarlcs ; il eu vante les lois générales,
inmmahles, éternelles, ([ui s'observent sans aucune exception,
avec un ordre, une régularité et une prom[)titude infinis dans
1 immensité des espaces. Il sendile bien avoir trouvé, en réllé-
chissant aux théories de Descartes, sinon dans Descartes lui-
même (o), sa célèbre délinition des lois.
L'Académie française (G) proposait pour sujet de prix, en IIG^,
l'éloge de Descartes. Voltaire avait lancé toutes ses critiques,
Montesquieu était mort, ainsi que Maupertuis et La Mettrie ;
(l) Beuchot, lettre 12.].
(2, Comni"iitaire sur Malcbranche et lettre o48o, édit. Beuchot. Voyez encore
F. Bouillier, II, :J67.
(3) t7/omme-m(/cAj«e, Amsterdam, 17Gi, p. 71.
(4; Flourens, Bu/fori, hisb/m; de nés idées et de ses travaux. Voyez Cnudillae,
Traité des animaux; V. l'ii.net, P/nlosoij/iiede Conddlac (Introd. au Traité des
gensaliijns).
'5j Voyez Boutrouv, tluse hiliue sur DesiMrtes.
(6) L'Académie éUiit déjà a la discrétion des philosophes. Voyez L. Bruuel, tes
Philosophes el l'Académie française.
i LES IDEOLOGUES
Condillac avait donné YOrigine des connaissances, le Traité des
Systèmes, le Traité des sensations et le Traité des animaux. Le
discours préliminaire de rEncyclopédie et les volumes les plus
controversés étaient publiés ; Helvétius avait, depuis quatre
ans, été obligé de se rétracter pour son ouvrage de YEsprit.
L'Académie, qui avait déjà couronné le jésuite Guénard pour un
Discours sur l'Esprit philosophique, où il avait introduit un
éloge enthousiaste de Descartes, donna le prix à Thomas, dont
le ton est trop emphatique, mais qui apprécie assez exactement
la philosophie cartésienne et les rapports qui l'unissent au
xvm* siècle (1).
Laissons de côté les cartésiens fidèles : Fontenelle qui, en
1752, défend encore les tourbillons sans accepter la métaphy-
sique cartésienne, le cardinal de Polignac,qui chante la physique
et la métaphysique de Descartes, d'Aguesseauqui réfute Hobhes
et refuse un privilège aux Eléments de la philosophie de
Newton, Terrasson qui, en disciple de Descartes, développe une
doctrine d'une importance capitale au xvm« siècle (2),Kéranflech
et un certain nombre de penseurs qui méritent, comme Ta bien
montré M. Bouillier, d'être lus par ceux qui cherchent à se
rendre compte de la direction de la pensée au xvni" siècle. Mais
il faut insister sur quelques-uns de ceux que d'ordinaire on se
représente comme des adversaires de Descartes, sur Condillac,
en qui l'on voit le véritable chef de la philosophie du xvni^ siècle,
sur Diderot et d'Alembert, qui ont loué Bacon tout au moins
autant que Voltaire avait vanté Locke et Newton. Si l'on exa-
mine la doctrine de Condillac et ce qu'il dit de Descartes ou des
cartésiens, on verra que ce qu'il a conservé du cartésianisme
est de beaucoup plus considérable que ce qu'il en a supprimé ou
modifié ; qu'il est resté cartésien, sans s'en rendre compte lui-
môme toujours bien clairement, parce qu'il était plus occupé de
mettre en lumière ce qui le distinguait de son prédécesseur que
d'indiquer ce qu'il lui devait. La distinction de l'àme et du corps,
les théories sur l'occasionalisme, la liaison des idées, la^méthode
(1) « Descartes, disait Thomas, a des vues aussi nouvelles et bien plus étendues
que Bacon... il a eu l'éclat et l'immensité du génie de Leibnilz, maïs bien plus de
consistance et de réalité dans sa grandeur; enfin il a mérité d'être mis à côté de
New ton, parce qu'il a créé une partie de Newton et qu'il n'a été créé que par lui-
même... Il n'est plus, mais son esprit vit encore. Cet esprit est immortel, 11 se
répand de nation en nation et de siècle en siècle. »
(2) La doctrine du progrès. Voyez F. Bouillier, Histoire de la philoaophie carté-
sienne, vol. 11.
LKS OIUCI.NKS l)K I. IDKOlJUIlK AI WIT SIÈCLE Ti
et la substitution des hypothèses ou des suppositions (1) t\
l'observation des faits uiontieul en lui un philosophe (pii a pu
essayer d'oublier Descaites elMalebranche, après les avoir lus,—
en quoi encore il les imitait, — mais qui en a conservé les doctrines
les plus originales et les plus essentielles. 11 reconnaît d'ailleurs
que nous avons de grandes obligations ù Descartes ; s'il place
Malebranche au-dessous de Locke, c'est pour lui un des plus
beaux esprits ilu dernier siècle, auquel personne ne peut être
comparé qnaml il saisit la vérité. Il expose avec exactitude la
première partie de VEthique, sans lancer contre Spinoza une
seule injure, et criti([ue avec vivacité Leibnitz, mais le défend
contre les adversaires superficiels, qui lui attribuent des contra-
dictions grossières.
Diderot, dont la mobile pensée s'est laissé successivement
séduire par tant de systèmes divers, a étudié de Descaries les
ouvrages (pi'on lit ordinairement le moins (2); il fait de lîacon
le fondateur de l'éclectisme moderne, de Descartes un grand
éclectique : « Le génie, dii-il ailleurs, s'élève diui vol d'aigle
vers une vérité lumineuse, source de mille vérités auxquelles
parviendra i)ar la suite en ranq^ant la foule timide des sages
observateurs; le génie anima les Platon, les Descartes, les Male-
branche, les Bacon, les Leibnitz... Descartes a été le vrai restau-
rateur du raisonnement, le premier ([iii a amené une nouvelle
méthode de raisonner, beaucoup plus estimable que sa philoso-
phie, dont une bonne partie se trouve fausse ou fort incertaine
selon les règles mêmes qu'il nous a apprises (3). »
D'Alembert place, parmi les principaux génies que l'esprit
humain doit regarder comme ses maîtres et à qui la Grèce eût
élevé des statues, parmi les grands hommes qui préparaient do
loin, dans l'ombre et le silence, la lumière dont le monde devait
être éclairé peu à peu et par degrés insensibles. Bacon, Descartes,
(n Desrarles ■construit" le monde, li'S animaux et l'homme; Malebranrhe
aflirme que toute supposition, pouvant saUsfaire à la résolution de toutes les difli-
cultés que rou peut former, doit passer pourunpriudpe incontestable [Rech. de la
vérité, II, chap. vit, S Ij. Personne n'a, aussi bien (|ue M. Taine, mis en lumière
les rapports étroits qui unissent les deux sitcles. [Ancien Régime, III, 1.)
(2) Lettre sur les Aveugles : « Descartes a rapporté dans sa Dioplrirjuele?, phé-
nomènes de lu vue à ceux du touclier. » Uiilerot a remarqué ainsi, lon!^teni[)s
avant Mahatly 'Descartes, Coll. forenglish Readers) que Descartes est le premier
auteur de la théorie de la vision, attribuée à Berkeli-y.
{'■ij Art. Génie, Logique, \uyez encore les arUcIes consacrés à la philosophie arabe
et à Malebranche.
(j LES IDÉOLOGUES
Newton et Locke. Il considère Descartes comme géomètre cl
comme philosophe. « Ce qui a surtout, dit-il, immortalisé le
nom de ce grand homme, c'est l'application qu'il a su faire de
l'algèbre à la géométrie, idée des plus vastes et des plus heu-
reuses que l'esprit ait jamais eues et qui sera toujours la clef
des plus profondes recherches, non seulement dans la géomé-
trie sublime, mais dans toutes les sciences physico-mathéma-
tiques. » Comme philosophe, d'Alembert estime que Descartes a
peut-être été aussi grand, sans avoir été aussi heureux ; mais il
s'en faut de beaucoup, selon ^ui, que les sciences lui doivent
aussi peu que le prétendent ses adversaires ; sa Méthode seule
aurait suffi pour le rendre immortel, sa Dioptrique est la plus
grande et la plus belle application qu'on eût encore faite de la
géométrie à la physique ; on voit enfin dans ses ouvrages, môme
les moins lus maintenant, briller la flamme du génie. S'il s'est
trompé en métaphysique lorsqu'il a admis les idées innées, il a
du moins conduit les bons esprits à secouer le joug de la sco-
lastique, de l'opinion, de l'autorité ; il a rendu à la philosophie
un service plus essentiel peut-être que tous ceux qu elle doit à
ses illustres successeurs. Et d'Alembert conclut, dans une phrase
qui n'a peut-être pas été assez remarquée (1), quel' «Angleterre
nous doit la naissance de cette philosophie que nous avons reçue
d'elle ».
Ces exemples, dont il serait facile d'augmenter le nombre (2),
sont plus que suffisants pour établir que Descartes a été connu
et apprécié par les hommes les plus marquants du xvm® siècle.
Mais on a soutenu que, dans la tourmente révolutionnaire, la phi-
losophie de Condillac avait seule échappé au naufrage et que la
chaîne de la tradition cartésienne n'avait été renouée que par
Royer-Collard et Victor Cousin (3). Quelcjues faits caj^actéristiques
(1) Discours préliminaire de l'EncYclopédiç, dans les Mélanf/es de litlératirre,
d'histoire et de philosophie, Amsterdam, 1768, vol. I, p. 124 à 144. — D'Alembert
défend même les tourbillons devenus, dit-il, aujourd'hui presque ridicules, et trouve
que cette explication de la pesanteur est uue des plus belles et des plus'ins-énieuses
hypothèses que la philosophie ait jamais imaginées (p. 133) ; il dit ailleurs [Mé-
langes, IV, p. 228-229) que la philosophie ancienne et moderne n'a peut-être rien
imag-iné de plus simple en apparence et de plus naturel que l'hypothèse des tour-
billons. 11 loue Montesquieu, en disant quïl a été parmi nous, pour Tétude des lois,
ce que Descartes a été pour l'étude de la philosophie.
(2) On pourrait citer le P. Buffier, qui essaie de concilier Descartes et Locke ;
Helvétius, qui emprunte à Descartes le point de départ de sa doctrine, le cite par-
tout comme un grand homme, et le suit en môme temps que Locke, Turgot, etc.
(3) F. Bouillier, op. cit., II, ch. xxxu, p. 645.
LES ORIGINES DE LIDEOLOCIE AU XVIP SIÈCLE 7
iiiontroront que la tratlilion cartésionno s'est coiitliuiéo pendant-
et après la Révolution (l). I^ 2 octobre 1793, M.-J. Chénior fai-
sait un rapport à la Convention sur la translation au Panthéon
des cendres de Descartes : dans le discours qu'il y joint, il range
Descartes parmi les hommes prodigieux qui ontreculé les bornes
de la raison publique et dont le génie libéral est un domaine
(le l'esprit humain. Le premier, il a parcouru le cercle entier
de la philosophie, dont Kepler et Galilée n'avaient embrassé
qu'une partie, et donné à tout son siècle une impulsion forte
et rapide. C'est un profond penseur qui a posé, pour ainsi
dire , un flambeau sur la route des siècles et dont l'existence
est une époque remarquable dans l'histoire du génie des
hommes (2).
A peu prés à l'époque où la majorité triomphante de la Con-
vention décrétait la Iranslalion'des cendres de Descartes au
Panthéon, un des membres de la minorité, Condorcet, accusé et
mis hors la loi, composait, dans une retraite précaire, son Es-
quisse dun tableau historique des proc/rès de l'esprit humain.
Il y marquait, mieux encore peut-être que d'Alembertet Chénier,
le rôle de Descartes dans le développement de la philosophie
et des sciences. Avec Bacon et Galilée il forme le passage de la
VHP à la IX*^ époque, mais il a imprimé aux esprits le mouve-
ment que Bacon avec sa philosophie plus sage, Galilée avec sa
marche plus sûre, n'avaient pu leur donner, et il a réuni, au
domaine de la raison, la philosophie générale que Locke a ren-
fermée dans ses limites légitimes (3).
En 1790, l'Institut, composé en majorité d'idéologues (i),
demandait aux Cinq-Cents l'exécution du décret de la Con-
vention. Cabanis rappelait, dans son premier Mémoire, que
les erreurs de Descai-tes ne doivent pas faire oublier les immor-
tels services qu'il a rendus aux sciences et à la raison humaine
(l) On pourrait directement comhattre la seconde partie de Tassertion. Royer-
Collard, dans son discours d'ouverture, a fort maltraité Descartes, au nom de la
réaction religieuse et politiiiue <pii, par haine de la Révolution et de ses doctrines,
en vint a'vec Lamennais à condamner toute philosophie. (Cf. Paul Janet, Lamennais.)
On a souvent accusé Victor Cousin d'avoir amoindri Descartes et faussé sa véritable
pensée. Voyez ch. vu, § 4. Quoi qu'il en soit d'ailleurs de ces critiques. Cousin ne
l'a pas ju^'é avec plus de bienveillance que ses prédécesseurs, Goudorcet, Cabanis,
et D. de fracy, ou que son maître Laromiguiére.
(2j Œuvres de Chénier. Du[.ont, 1829, t. V, p. 108 sqq.
(3) II faut lire la vin' épO(iue tout enUére, pour juirer avec quelle larf^eur de vues
et quelle si'ireté de critique, Con<lorcet a apprécié Descartes,
(4) Voyez ch. i, § 3.
8 LES IDÉOLOGUES
et il le saluait comme un de ses prédécesseurs (1). Thurol,
dans le Discours préliminaire à la traduction de Harris, mar-
quait, par le Discours de. la Méthode, ré|)0(iue d'une véritable et
heureuse révolution dans les idées en France (2). Deslutt de
Tracy va plus loin encore : il met Descartes au-dessus de
Bacon et ne trouve « dans toute la Grande Rénovation rien d'aussi
précis, d'aussi profond et d'aussi juste » que les quatre règles
de la méthode cartésienne. Le Je pense, donc je suis, est le
mot le plus profond qui ait jamais été dit et le seul vrai début
de toute saine philosophie. La Logique et la Grammaire géné-
rale de MM. de Port Royal, continuateurs de Descartes, ont fait
naître Locke. Aussi D. de Tracy préfère l'ensemble de la philo-
sophie de Descartes, qui a toujours eu pour principe d'employer
l'expérience et l'observation, à celle de Leibnitz, qui donné plus
à Timagination et aux conjectures (3).
Si l'on voulait montrer, d'une façon précise et complète, l'in-
fluence de Descartes sur tous ces philosophes du xviii" siècle
dont l'admiration pour lui a été si vive, il faudrait déterminer en
quelle mesure les cartésiens ont contribué à créer la philoso-
phie de Locke, à préparer le progrès des sciences mathématiques,
physiques et naturelles qui ont, en grande partie, nourri la pen-
sée philosophique au xvm" siècle (4). Nous nous bornerons à
rappeler brièvement quelques-unes des doctrines dont l'impor-
tance au xvm" siècle n'est niée par personne et qui lui ont été
transmises à coup si1r par Descartes et ses disciples. L'école car-
tésienne tout entière avec Pascal, Arnauld, Nicole, Malebranche,
Perrault et La Motte, joint au mépris du passé (o), la confiance
dans l'avenir et l'espoir d'un progrès futur pour l'humanité. Des-
(1) Voyez ch. iv, § 1.
(2) Aux Ecoles normales, Garât était obligé d'expliquer pourquoi il omettait Des-
cartes dans la liste des grands analystes (eh. i, § v).
C-i) Mé}770>)-es de t Institut national, se. mov. et polit., IV ; Logique, Discours pré-
liminaire; Grammaire, Introduction ; Seconde partie du Traité de la volonté, ch. i.
Il faudrait encore citer le jugement de Garât (Séances des Ecoles Normales, nou-
velle édition, Paris, 1800, I, p. 225 sqq.) ; celui de Degéraudo, dans Vllisloire com-
parée des Systèmes de philosophie, 1804, II, p. 23 sqfj., qui se proclame d'ail-
leurs disciple de Goudillac ; celui de Thurot dans un article de la Décade (10
fruct. an XIII); celui de Laromiguière, dans le Discours d'ouverture de 1811 et
dans les Leçons, &\(i. (Cf. ch. i, v, vi, viii.)
(4) Voyez § 3.
(5) Bouillier, I, ch. xxiii, et Rigaut, la Querelle des anciens et des modernes.
— Malebranche va jusqu'à dire que ce serait uu bien petit malheur si le feu
venait à brûler, non seulement tous les philosophes, mais encore tous les poètes
ancieias.
LES OKIGl.NES DE L'IDKOLtHUE AU Wll SIKCLK !»
taries, pour nous on fouir au uiaîtrodans cette revue souiuiaire,
oroit ((u'oupeut trouver uue philosophie praliipit», .. par laquelle
eoniiaissaut la force et les actions du l'eu, de l'aii-, des astres,
descieux: et de tous les autres corps([ui nous enviroiuuMit, aussi
distinctenient que nous connaissons les divers métiers des aiti-
sans, nous les pourrions enq)loyer en même façon à tous les
usages auxquels ils sont propi-es et ainsi nous rendre comme
maîtres et possesseurs de la nature..., qu'on doit chercher dans la
médecine (1) un moyen de rendre communément les hommes |)lus
sageset plus habiles..., ([non se pourrait exempter dune inlhiilé
de maladies, tant du corps (pu^ de l'esprit, et mémo aussi peut-
être de raffaihlissement de la vieillesse, si on avait assez de
connaissance de leurs causes et de tous les remèdes dont la
nature nous a pourvus... ; (pi'il a rencontré un cliemin tel, qu'on
doit infaillihiement trouver, en le suivant, celte science si
nécessaire, à moins ipi'ou n'eu soit empêché ou i)ar la Inièveté
«le la vie ou par le défaut d(^s expériences » (:2). En matière pliilo-
sopliiipie et scientithpie, Descartes inaugure, par la première
règle de la méthode, la liberté d'examen que le xvni" siècle por-
tera dans le domaine de la religion et de la politiijue. Il accorde
une importance considérable à la melhode et fait du Co(/it.o,
err/osum, le fondement de la science ; il distingue profondément
le monde intellectuel du monde physique, et explique par le
mécanisme les phénomènes matériels et vitaux (;j . Il cherche
enfin dans la médecine le moyen de rendre les hommes plus
sages et plus habiles, parce que l'esprit dépend du tempérament
et de la disposition des organes du corps. Malebranche va plus
loin et, dans la partie de la Recherche de la vérité qu'admirait
tant le xvm" siècle, il explique, par la liaison des traces du cer-
veau, la liaison des idées les unes avec les autres, « qui n'est pas
seulement le fondement de toutes les figures de la rhétorique,
mais encore dune infinité d'autres choses de la plus grande
conséquence dans la morale, dans la politique et généralement
dans toutes les sciences qui ont quelque rapport à l'homme ».
Par elle encore il explique la mémoire et les habitudes. Par les
différences constitutives des fibres cérébrales, il rend compte
(1) Cabanis et Deg-éran.lu reproduisent cette assertion de Descartes.
(2) Discours de la Méthode, vi.
(3) Voir surtout les Passions de l'âme, le Traité de la formation du fœtus, le
Traité de l'homme, dans la conclusion duquel se trouve une curieuse phrase qui per-
mettrait de faire remonter à Descartes la théorie de loccasionalisme.
10 LES IDÉOLOGUES
fies différences intellectuelles de riionime et de la femme, de l'en-
fant, de riiomme mûr et du vieillard; par elles aussi de la folie,
de Taction qu'exercent certains hommes sur leurs semblables, de
la croyance aux sorciers et aux loups-garous, des passions diffé-
rentes qui agitent les jeunes gens, les sanguins et les bilieux, les
vieillards, les mélancoliques et les flegmatiques, de l'extension
aux choses qui ont quelque rapport avec un objet, de l'amour ou
de la haine qu'on porte à cet objet (1).
En lisant donc, après les œuvres deDescartes et de ses disciples
plus ou moins fidèles, VEsquisse de Condorcet, les ouvrages
où Condillac fait jouer un si grand rôle à la liaison des idées,
VHonmie machine deLa Mettrie,les écrits de Bonnet, les /?<7/?/?<9rif.s
du phydque et dumoral de Cabanis, on ne mettra plus en doute
l'influence exercée par le cartésianisme sur toutes les grandes
productions philosophiques du xvni' siècle, mais on se deman-
dera quelles sont les influences rivales qui l'ont modifié de
manière à le rendre inacceptable pour les fidèles disciples de
Descartes.
II
La spéculation indépendante de la théologie est loin, en effet,
d'être cartésienne en son ensemble. Elle marche dans trois
autres directions, qui parfois se confondent avec le cartésia-
nisme, mais plus souvent s'en séparent. Les uns recommandent
le doute, comme Descartes, mais n'estiment nullement que le
Cofjito, ergo sum soit un fondement solide pour les affirmations
métaphysiques. Ils reproduisent les anciens sceptiques et aca-
talep tiques (2) ou se réclament de Montaigne et de Charron (3),
(1) Recherche de la Vérilé, 71. Coosulter OUé-Laprune, la Philosophie de
Malebranche ; Paul Jariet, les Maîtres de la pensée moderne; Léchalas, l'Œuvre
scienlifique de Malebranche {R.ph., xviii). — Voir surtout l'auteur et se deman-
der s'il n'y aurait pas lieu de faire de Malebranche, au lieu de Hume, avec Pillon
et Renouvier, ou de Hartley, avec Ribot, le fondateur après Aristote de l'associa-
tionisme.
{±) Estienne et Hervetus éditent et traduisent Sextus Empiricus ; Méuaïe le vante ;
Pierre Valence dit que ses écrits sont entre les mains de tout le monde ; Foucher
remet en honneur la >'ouvelle Académie.
(3; >'otre manuscrit contenait les preuves détaillées de toutes les assertions résu-
mées dans cette Introduction. — M. Paul Janet, qui les a trouvées suffisantes, nous
a engagé à les supprimer pour alléger Touvrage : nous avons suivi son conseil et
réduit à 20 les 200 pages où étaient exposées et justifiées des affirmations fort oppo-
sées à tout ce qu'on lit dans la plupart des Histoires des philosophies.
LKS ORir.INKS Ut: L IhKOLOCME AU WIl SIKCLE H
qui jamais n'eurent plus (it> lertours et d'admirateurs. Ils
deviennent de plus en plus nombreux', de plus on plus puissants:
La Mothe Le Vayer est sui\i par Huet. Pour liayie, la suspen-
sion du jugement s'impose dans toutes les questions niétapby-
sicpies, sur lesquelles ni les tluHiloi;:iens ni les philosophes ne
peuvent donner une certitude absolue. Mais son univre n'est pas
purement néj;ative : il demandt» la toh'rance, limite la physique
à l'expérienco et aux hypothi^ses probables, et sépare la morale
de la nuHaphysique (1). Avec les sceptiques, d'autres philosophes
concourent à ruiner la métaphysique cartésienne. Bacon, sur
lequel s'est formée une légende non moins injustifiée que celle
dont il a été précédemment question à propos de Descartes, a
été vanté et lu au xvui" siècle, fort sainement apprécié au xvu%
comme l'éloquent auxiliaire des savants qui pratiquaient la
nit'thode expérimentab' (-2). Gassendi combat Aristote et Des-
cartes, renouvelle la philosophie d'Kpicure et inspire Locke. Il
est l'allié des savants et des sceptiques, en tant que les uns elles
autres sont partisans de l'expérience ou de l'observation des
phénomènes. Sa philosophie prend une importance de plus en
|)lus grande, quand on persécute le cartésianisme, quand Mo-
lière et Dernier donnent à la doctrine leur célébrité de poète et
de voyageur (3). A côté de Gassendi, les purs épicuriens, qui se
réunissent chez Ninon ou à Aulenil, à Xeuilly, etc. (-4), répandent
moins le goi'it de l'expérience qu'une morale fondée sur le plaisir
ou l'intérêt, à hicpiclle La Rochefoucauld donne mie forme bien
propre ù la populariser, tandis que Ilobbes la présente avec une
ap()arence rigoureuse qui la fera accepter par ceux qui lai-
sonnent {:'>).
Les savants observent, expérimentent, induisent. Peu à peu
ils séparent la détermination des phénomènes ou de leurs lois
de la recherche des causes et des spéculations métaphysiques.
(1) Cf. F. Piravet. art. Bayle {Grande Encyclopédie), ei la bibliojraiiliie (jui y est
joiritr^
(Jj Voyez les ouvrages de Descartes, de Gassendi, de Malebratiche, de Spinoza,
de Bayle, de Baillet, de Huet, etc., etc.
{'V) Sur Molière, traducteur de Lucrèce et disciple de Gassendi, cf. Larroumet,
Eludes sur Molière; sur Gassendi jugé par le xvii« siècle, cf. Isaac Uri, U7i
Cerrle savant au XVII* siècle et François Gwjel; sur Gassendi, cf. Duval-Jouve,
Dictionnaire philosophique et Félix Thomas (thèse française sur Gassendi), «lui
doit prociiainemcnt exposer les relations de Gassendi avec ses contemporains ; sur
Bernier, cf. F. Picavet, Grande Encyclopédie.
(4; Diderot, art. Epicuréisme.
(■j) G. Cr. P.ohertson, Ifohhes.
12 LES IDEOLOGUES
L'astronomie, la première, prend un prodigieux développement
et ses découvertes détruisent par la iMse le système d"Aristotc,
puis un peu plus tard les tourbillons cartésiens. La géométrie
et l'algèbre, la mécanique et les sciences physiques, les sciences
naturelles, cultivées par les philosophes et les savants, ne réa-
lisent pas des progrès moindres: l'homme, selon le mot de
Pascal, se voit jeté entre un infiniment grand et un infiniment
petit, dont les anciens n'avaient pas soupçonné l'existence.
Comment auraient-ils donc pu donner une bonne explication
métaphysique d'un univers qu'ils ne connaissaient pas? De plus
en plus on a confiance dans l'expérience scientifique et on se
défie des théories qui expliquent l'origine, la nature, la desti-
née de l'univers, où chaque jour la science montre des phéno-
mènes inconnus, des lois ignorées (1).
Locke (2) conserve, de Descartes, de Gassendi et de leurs dis-
ciples, ce qui était surtout resté en honneur dans leur système
et continue Montaigne et Bayle. Avec lui, la philosophie est de
plus en plus une auxiliaire des sciences, et la psychologie, la
logique, la morale, la politique et la science de l'éducation s'en-
gagent dans une voie pratique et positive. Aussi devient-il, pour
le xvm^ siècle, un chef dont se réclament presque tous les pen-
seurs. Ce qui n'implique nullement d'ailleurs que Descartes et
ses disciples, les philosophes partisans de l'expérience, Gassendi,
Bacon et Hobbes, les sceptiques et les savants de tout ordre,
n'aient contribué, en des proportions diverses, mais considé-
rables, à l'éclosion des théories dont l'ensemble constitue ce
qu'on appelle la philosophie du xmui^ siècle.
111
Si Descartes n'est pas le seul maître du xvn' siècle, Condillac
est bien moins encore le seul métaphysicien et surtout le seul
philosophe du xv^I^
(1) Fonteaelle et Cuvier, Elof/es des Savants; Bailly, Histoire de l' Astronomie;
Arag-o, Astronomie populaire ; Bertrand, les Fondateurs de l'Astronomie; Mon-
tucla, Histoire des Mathématiques; Hœfer, Histoires des Mathématiques, de
l'Astronomie, des Sciences physiques, de la Zoologie, de la Botanique, etc.,
(collection Duruy, Hachette) ; Sprengei, Histoire de la Médecine ; Huxley , les
Sciences naturelles, etc., etc., etc.
(2) Cousin, J'inlasophie de Locke; Ch. de Rémusat, Revue des Deux Mondes;
Paul Janet, Histoire de la Science politique ; Fox Bourne, The Life of John Locke ;
-Marion, Locke ; etc.
LES CRU. INES DE L'IDÉOLOGIE AU XYIII*' SIÈCLE 13
Le seepticisiiie, ériulit ou littéraire (1), combat toujours les
solutions métaphysiques, et, avec la science, concourt à faire de
l'étude des phénomènes le centre des recherches philosophiques.
De plus en plus l'astronomie est positive. Los mathématiques
continuent leur marche en avant, mais font toutefois des
progrés moindres que la physique, dont l'empire sur la na-
ture devient de plus en plus étendu, de plus en plus assuré.
La chimie est au premier rang, dés sa naissance. Les sciences
naturelles, envahissant à la fois toutes les parties de leur
vaste domaine, se divisent en une nudtitude de sciences par-
ticulières d3nt chacune occupe des centaines de chercheurs.
Tandis que VEncijclopêdie enregistre des résultats bientôt
dépassés, des audacieux, savants ou philosophes, s'aventurent
sur un terrain qu'ils disputent à la métapiiysique. La philoso-
phie des sciences s'essaye par les hypollièses, bien peu justifiées
alors, de Maupertuis, de Buftbn, de de Maillet, de Robinet et de
Bonnet. Plus encore qu'au xvu« siècle, les philosophes sont des
savants qui distinguent la science de la métaphysique et s'ac-
cordent pour accepter tout système qui apporte une explication
nouvelle et satisfaisante des phénomènes, pour l'abandonner
quand les faits le démentent ou quand apparaît un système plus
fécond, plus simple et plus près de la vérité phénoménale.
En tenant conq)te de la chronologie et du développement des
doclrines, on peut ranger les philosophes du XYin-^ siècle en
trois catégories : la première comprendrait Fontenelle, Montes-
quieu et Voltaire (2); la seconde, leurs continuateurs (3) ; la troi-
sième, les philosophes étrangers qui ont pris ou donné des idées
aux penseurs français (4j.
Fontenelle encourage ses contemporains à étudier les science^
et leur transmet, avec l'usage de la méthode cartésienne, la
(1) Fabricius donne de Sextus une édition définitive ; le niatliématicicii Huart t a-
duit en français les Ilypolyposes. Sur l'influence de Bayle à cette époque, voyez es
références de notre article précédemment cité.
(2) On devrait joindre à Fontenelle les cartésiens fidèles, Boursier, André, d'Agues-
seau, Terrasson, Poli^'iiac, Kéranflech et de Lignac ; les cartésiens lockistes, Buffler,
Dumarsais ; les savants philosophes, Maupertuis et S'Gravesaude.
(:i) On y comprendrait Condillac, Vauvenari^ues, La Mettrie, Buffon et de Brosses,
d'Alembert, Diderot, de Jaucourt, Fabbé de Prades, Helvétius, Rousseau et Raynal,
d'Holbach et Grimm ; les économistes, Turi,'ot, Ouesnay, Gournay, Necker; les com-
munistes, Mably, Morelly, dom Deschamps, etc., etc.
(i) Dun côté les philosophes qui se rattachent à l'Académie de Berlin, Frédéric II,
Forint-y, de Béjuelin, Merlan, Sulzer, Beausobre, d'Argens, Prémontval, Toussaint,
LeCatt, Wéguelln, Euler, Lambert, de Castillou, les Ancillon, Mendelssohn, Kant, etc.;
d'un autre côté, les Genevois, Bonnet, Lesage, Sennebier, Prévost; les Italiens, Geno-
U LES IDÉOLOGUES
croyance au progrès et le respect pour le maître, l'amour de la
tolérance et une tendance marquée vers le scepticisme. Mon-
tesquieu, qui loue Descartes et Newton, donne une philosophie
de l'histoire romaine et une philosophie politique, dont on sinspi-
rera souvent par la suite. Plus original qu'on n'a coutume de le
dire en notre pays (1), Voltaire sépare de plus en plus la science
de la métaphysique. Il préconise la religion naturelle, qu'il fonde
sur le sentiment et identifie avec la morale. Par lui, l'Europe est
gagnée à la cause de la tolérance, la France à celle de la liberté
politique ; la philosophie est mise, pour le présent, en honneur,
mais pour l'avenir, en péril.
Condillac, spirituahste et théiste, mais phénoméniste, pour
parler un langage tout moderne qui résume, sans trop d'inexac-
titude, sa métaphysique, applique l'analyse à l'étude de l'his-
toire, de l'économie politique, de la grammaire et des mathéma-
tiques. En psychologie, il tente une systématisation des phéno-
mènes qui, après avoir paru le dernier mot de la science, ne
saurait plus être acceptée, quoique bien des détails méritent d'eu
être conservés (2). Vauvenargues, s'il eût vécu, eût peut-être été,
comme dit Sainte-Beuve, un Locke concis, élégant et éclatant,
avec des hauteurs d'âme inconnues à l'autre. Au contraire, La
Mettrie tire, des connaissances scientifiques, un matérialisme
tantôt cartésien, tantôt stoïcien (3).
Buffon qui, avec Linné, attire l'attention sur les sciences natu-
relles, se rattache, par sa philosophie, à Leibnitz et à Aristote :
la nature marche, selon lui, par des gradations inconnues d'une
espèce à une autre, par des nuances imperceptibles d'un genre à
un autre genre. De Brosses, son ami, expose, de la formation
mécanique du langage, une théorie en partie épicurienne, en plus
grande partie originale.
D'Alembert explique la généalogie des sciences, écrit l'his-
toire philosophique des progrès de l'esprit humain et remplace,
dans ses Éléments de philosophie, l'ancienne logique et l'an-
vesi, Pagano, Filang'ieri, Beccaria, Galiani ; enfin les Anglais et Américains, Hume,
Smith, Reid, Hartley, Bentliam, Dugald-Stewart , Franl<lin, etc. — Cf. Barthol-
mèss, Histoire de l'Académie de Berlin ; Louis Ferri, fa Philosophie en Italie
au XIX' siècle; Ernest Lavisse, la Jeunesse du Grand Frédéric, etc.
(1) F. Picavet, Rev. ph., xxvi, 621 et Notes (13 et IC) à la traduction de la Critique
de la Raison jjratique.
(2) F. Picavet, Introduction au Traité des Sensations.
(3) Cf. F, Picavet, La Mettrie et la Critique allemande. La bibliographie du
sujet y est indiquée.
LES ORIGINES DE L'IDÉOLOGIE AU XVIII SIÈCLE 15.
cienne métaphysique par la philosophie des mathématiques et
delà physique, par la morale, la grammaire et l'art de conjec-
turer. Diilerot altirme dahord qu'il n'y a point de vertu sans reli-
iîion et voit ensuite ses ouvrages condamnés au l'eu comme irré-
ligieux. Il voudrait qu'on étudiât les aveugles et les sourds-muets
pour avancer la connaissance de l'homme; il lait à la philoso-
phie et à l'histoire de la philosophie une place considérable dans
VEncyclupidw. Déiste, puis panthéiste plutôt qu'athée , bientôt
matérialiste, il aborde et résout de façons diverses, selon les
époques, la plupart des questions qui ont rapport à la philosophie
des sciences et à la métaphysique. De Jaucourt, son collabora-
teur, étudie Leibniiz ; l'abbé de Prades soutient une thèse célèbre
qui montre quelle était alors l'inlluence de la [)hilosoi)hie (1).
Helvélius expose une morale l'ondée sur l'intérêt, conqDose un
Catéchisme de probiti' et expliipie, par la dillérence de l'éduca-
tion, l'inégalité des esprits. Pour faire diparaîlre cette dernière,
il propose de substituer, aux langues anciennes et à la poésie, la
langue nationale, la physiciue, les mathématiques et l'enseigne-
ment professionnel; à la théologie et à la scolaslique, la méta-
physi(jue fondée sur l'observation. Les tendances matérialistes
et athées d'Helvétius sont combattues par Rousseau, qui donne à
la religion naturelle, célébrée par Voltaire, plus de rigueur,
mais moins de largeur et de tolérance. Après Montesquieu, il
esquisse une i)hilosophie politique où il déduit en cartésien, do
l'idée de la société, les principes absolus qui expriment les con-
ditions essentielles de son existence. Après Locke et Helvétius,
il fait une théorie de l'éducation. Tout en construisant a priori
Ihomme de la nature, il voit fort bien qu'un Montesquieu, mi
BuUon, un d'Alembert, un Diderot, un Condillac, observant
l'homme, dans les pays civilisés et les pays sauvages, feraient
connaître un monde tout nouveau.
D'Holbach, matérialiste, fataliste, athée, combat les théolo-
giens et les métaphysiciens, la religion naturelle comme les reli-
gions révélées. Il résume, anjpliûe, complète et systématise les
objections de Hobbes, de Bayle, de Spinoza, de ïoland, de
(0 Sur Tabbé de Prades, oii peut consulter F. Bouillier, Revue fileue, M octobre
1884, mais surtout Gazier, Revue Crilirjue, 1883. — Sur d'Alembert ou peut con-
sulter le réceut ouvra^re de M. Bertrand (Collection des grands Écrivains français).
— M. Honuenjt, Rev. de l'Ens. sec. et si/p., la décembre 1890, a ra|(i)elé, après
Viuet, que le rôle de d'.\lembert, comuie littérateur, est trop sacrifié. Ou peut en
dire autant du philosophe.
16 LES IDÉOLOGUES
Collins, et veut foncier la morale, la législation, la politique,
l'éducation , sur Fétude physiologique de rhomme (1). Son
compatriote Grimm se rapproche assez, en morale et en poli-
tique, de Hobhes; mais c'est, en métaphysique, un sceptique dé-
terminé (2j. Au contraire, Turgot, avec lequel on put croire un
moment que la Révolution se ferait pacifiquement, vante les
bienfaits du christianisme. En même temps que d'Alembert, il
signale les progrès successifs de Tesprit humain et, plus claire-
ment qu'Helvétius, entrevoit la loi des trois états en ce qu'elle
a d'incontestable. Partisan de la tolérance comme Voltaire, Une
la défend que par d'excellentes raisons. Spiritualiste, il se dis-
tingue de Condillac, au point de vue expérimental, en admettant
un sixième sens, le sens intérieur ou vital et en inclinant à
croire que la distance nous est donnée par tous. Métaphysicien,
il écrit l'article Existence, admiré tour à tour par Condorcet et
Cousin. Économiste, il concilie, complète et applique les théo-
ries de Quesnay et de Gournay. Il est combattu par Necker qui
attaque en môme temps le projet, avancé par Helvétius et
dHolbach, par Voltaire et d'Alembert, d'un catéchisme purement
moral, où il n'y aurait aucune place pour les idées religieuses (3).
En opposition aux économistes, Mably, Morelly, Dom Des-
champs veulent supprimer la propriété et réclament la commu-
nauté des biens et même celle des femmes (4).
IV
Il n*y a plus au xviii® siècle de frontière pour l'intelligence.
Les philosophes français sont en relation étroite avec ceux
d'Allemagne, de Suisse, d'Angleterre, dltalie, leur donnent des
idées et en reçoivent. En Allemagne, Formey corrige Rousseau
et célèbre Descartes; 3Iérian recommande l'observation, l'expé-
rience à ceux qui travaillent à Ihistoire naturelle de l'âme, et il
(1) Cf. Laage, Geschichte des Materialismus ; F. Picavet, Arch. f. Gesch.
der Ph^ .
(2) Cf. Sainte-Beuve, Lundis, VII ; Paul Jauet, Histoire de la science poli-
tique .
(3) Cf. Coudorcet, Vie de Turgot; Foucin, l'Administration de Turgot; Léon
Say, Turgot; Paul Janet, op. cit., etc.
(4) Cf. Paul Janet, op. cit.; Beaussire, les Antécédents de l'hégélianisme en
France; sur l'influence prodigieuse de Mably, cf. Birau, Pensées (1794).
LES OIUGINES DE L'IDÉOLOCIE AU XVIIF SIÈCLE 17
pense à une psycliométrie ou art de mesurer les Ames. Beausobre
étudie la folie, les songes, le pressenlimeut, les idées obscures,
lenthousiasme; dArgens relève de Bayle et de Gassendi; Le
Catt veut compléter Condillac, par son Traité des sensations et
des passions en général. \Véguelin traduit d'Alembert; Lambert
continue Leibnilz et précède Kant; Louis Ancillon combat Vol-
taire et Hume, loue Locke, mais revient aussi à Leibnitz ; Engel
réduit ridée de force au nisiis, à la tendance, au sens muscu-
laire. A IT'niversité de Strasbourg on s'occupe de Bonnet et de
Maupertuis, de Kant et de Hume, de Condillac et de d'Alem-
bert (1).
En Suisse, Bonnet imagine, comme Condillac, une statue vi-
vante, lient compte, connue Turgot, des sensations oi'ganiques et
comme de Maillet, Rutï'on, Robinet, expose des théories trans-
formistes (2). Son ami Lesage a pour disciple Sennebier et pour
successeur Prévost. En Italie, on suit Condillac, on traduit Hel-
vétius; Beccaria et Galiani inspirent les philosophes et les
économistes français (3). De même on met en français les
(puvres de Berkeley, de Hume, de Robertson, d'Adam Smith,
de Hartley, de Reid, etc. Hume, Smith, Dugald-Stewart visitent
à plusieurs reprises la France ; Voltaire, Montesquieu, Helvétius,
Rousseau vont en Angleterre; Bentham se réclame d'Helvétius^
Reid reproduit Bulïier.
Après les noms, rappelons les doctrines, en suivant les éléments
de métaphysique de nos programmes. On a discuté au xvm^ siècle
la valeur objective de la connaissance (4) et l'existence du
monde extérieur (o). On a examiné les questions que soulèvent
la nature, la matière et la vie (6;, exposé et criti([ué des doc-
trines matérialistes et spiritualistes (7). On s'est occupé avec
passion, quelquefois avec profondeur, de l'existence de Dieu et
(Ij Bartliolmèss, l'Académie de Berlin ; F. Picavet, lutroductions à la Critique
de la Raison pratique et au Mémoire sur l'habitude.
il) F. Picavet, art. Bonnet [Grande Encyclopédie).
(3 Cf. Louis Ferri, Histoire de la philosophie en Italie au XIX' siècle; Caro,
Etudes sur le XV III' siècle ; Paul Jaoet, les Causes finales, etc.
(4) Les sceptiques, les savants, Fonteuelle, Buffier, S'Gravesaude, Voltaire, Con-
dillac, d'Alembert, Diderot, Grimm, Tursot, d'Aryens, Aucillou, Eogel, Hume, Pieid
et Kant.
(■j; D'Alembert, Diderot, Turi:ot, Hume et Reid.
!fJi MdU[iPrtuis, de Maillel, Buft'on , Robinet, La Mettrie, Diilerot, d'Holbach,
Dom Desciiamps, Lambert, Bonnet, etc.
(7) Condillac, Diderot, de Polijnac et de Liguac, La .Mettrie, Helvétius, d'Holbach,
Hume. Rousseau, Mérian. Hartley. Reid, etc.
Picavet. 2.
18 LES IDÉOLOGUES
de la religion naturelle (1). Le problème du mal a toute une
littérature (2). On a afûrmé et nié l'immortalité de Tàme (3),
pris parti pour le fatalisme ou la liberté (4). Jamais la question
de l'origine des idées n'a été plus vivement discutée (5). Com-
ment donc affu-mer que Condillac est le premier et presque le
seul métaphysicien du xvm" siècle?
Ce n'est pas tout. On aborde alors la philosophie des mathé-
matiques (6) , celle des sciences physiques et naturelles (7).
On travaille à constituer une psychologie expérimentale, qui
n'est pas toujours séparée de la métaphysique (8), une psy-
chologie physiologique (9) , animale (10) , morbide (11) et
ethnique (12). La grammaire est rattachée à la psychologie et
à la philosophie du langage (13). On développe la philosophie de
l'histoire, de l'économie polilique et de la politique (14). La mo-
rale, la science de l'éducation et l'esthétique tendent à se consti-
tuer en sciences ind.épendantes (13), l'histoire de ia philosophie
et des sciences prend une importance de plus en plus grande (16).
Les sciences et la philosophie sont complètement unies : il
n'y a pas une théorie, une hypothèse contemporaine qui n'ait
été ou exposée, ou entrevue, ou préparée au xvm° siècle. Le
mouvement entraîne ceux même qui sembleraient devoir lui
être hostdes, des professeurs en Sorbonne et des jésuites, des
doctrinaires et des oratoriens, des prêtres et des sulpiciens. Et
pour compléter l'esquisse de ce siècle, rappelons que Marmon-
(1) Maupertuis, Voltaire, Condillac, La MeUiie, Diderot, d'Holbach, Rousseau,
Grimm, Meudelssohn, Bonnet, Huuie, etc.
(2) Maupertuis, Voltaire, Rousseau, d'Holbach, etc.
(3) Voltaire, Condillac, La Mettrie, Diderot, Helvétius et Rousseau, d'Holbach,
Mendelssohn, Bonnet, etc.
(4) Frédéric U et Voltaire, Condillac, La Mettrie, Rousseau et d'Holbach, Griimn,
Hume, Reid, Kaiit, etc.
(5) Voltaire, Condillac, La Mettrie, Hume, Reid, Kant.
(6) Euler, Lagranse, S'Gravesande, d'Alembert, Clairaut, Maupertuis, Lambert.
(i) Buflou, Pallas, Haller, Bordeu , Brown, Barthez, Bonnet, les Jussieu,
Linné, etc.
(8) Diderot, Condillac, La Mettrie, Bonnet, Buffou, Turgot, Le Catt, Reid, etc.
(9) D'Holbach et Bonnet.
(10) BufFon, Condillac, Réaumur, Georges Leroy.
(11) Diderot.
(12) Bulfou, Maupertuis, Rousseau.
(i;<) Buffier, Dumarsais, Maupertuis, Condillac, de Brosses, d'Alembert, Turgot,
Smith.
(14) Voltaire, Fontenelle, Montesquieu, Condillac, d'Alembert, Raynal, Turgot,
Mably, Beccaria, Hume, Rousseau, Smith.
(15) Voltaire, Helvétius, Rousseau, d'Holbach, Beutham, Turgot, Formey, le P.
André, Diderot, etc.
(16) Fontenelle, Brucker, Condillac, d'Alembert, Diderot, de Jaucourt, Turgot.
I
LES ORIGINES DE L'IDÉOLOCIE AU XVII^ SIÈCLE 10
tel, coiulainiu'' pour ses hardiesses tlu^ologiques, analyse YOrcja-
non et défeiui Aristote contre Port-Royal, que les Bénédictins
commencent une Histoire littéraire de la France, dont se moque
Voltaire et qui sera continuée par Ginguené, Daunou, Fauriel,
Littré et Renan; que Rey-Régis (1) expose en 1789 des théories
avec lesquelles on combattra par la suite toute la philosophie
du xvm* siècle.
(l) Paul Jaaet, un Précurseur de Bir an. (/Jeu., /j/i., XIV, p. 368.)
CHAPITRE PREMIER
LES IDÉOLOGUES : LEURS RELATIONS POLITIQUES ET PRIVÉES,
UNIVERSITAIRES, SCIENTIFIQUES ET LITTÉRAIRES
Cen'estpas chose facile que de déterminer quels philosophes
on doit comprendre parmi les « idéologues », Ouvrez le Diction-
naire de r Académie et vous y trouvez des définitions bien peu
précises :
Idéologie. Science des idées, système sur l'origine et la formation des
idées : Traité cVidéologle.
Idéologue. Celui qui réduit toutela philosophie à l'idéologie : Un pro-
fond idéologue. On dit quelquefois aussi idéologiste.
Consultez-vous Littré qui, par ses affinités philosophiques (1)
pourrait être a priori considéré comme tout à fait pi'éparé h nous
renseigner exactement? Voici ce que nous lisons dans son Dic-
tionnaire :
Idéologie. 1° Science des idées considérées en elles-mêmes, c'est-à-dire
comme pliénomènesde l'esprit humain : Leibnitz, qui trouvait Locke
si faible en idéologie (Chateaubriand, Génie du Christianisme, III, ii,
2) ; 2° en un sens plus restreint, science qui traite de la foi-mation
des idées, puis système philosophique d'après lequel la sensation
est la source unique de nos connaissances et le principe unique de
nos facultés ; 3° théorie des idées suivant Platou.
Idéologiqle. Qui a rapport, qui appartient à l'idéologie : Connaissances,
vérités idéologiques.
Idéologiste. Synonyme d'idéologue : IVos idéologistes modernes sont
tombés dans Vathéisme. (B. de Saint-Pierre, Harm., V. 6.)
Idéologue. 1° Celui qui s'occupe d'idéologie : un profond idéologue.
Tel ou tel écrivain sera un subtil idéologue (Chateaubriand, Génie
du Christianisme, III, ii, 2) ; particulièrement celui qui est de l'école
de Condillac, en général, métaphysicien; 2° en un sens défavorable,
rêveur philosophique et politique.
(1) Cf. ch. vu et Appendice.
LEl'RS DIVERSES RELATIONS 21
Littré ne cite que des adversaires de ridtHilooie poiii- délevniiner
le sens de chacun de ces mots. H ne iinMilioniu' iiuMnc pas D. de
Tracy, l'inventeur du mot u idéologie » et ne disliiigut' pas Vidéo-
iogfsti\ terme employé par Tracy et Cabanis, de Vidro/or/ifP, que
méprisent Chateaubriand et Xapoléon. Enlin il semble appli([uer
Tune et l'autre expressions à ceux qui sont de l'école de Condillac.
C'est à ce dernier point de vue que s'est plac('> également
Damiron. Cabanis, D. deïracy. Garât, Volney, Lanceliu, Hrous-
sais, Gall et Azaïs sont rangés par lui « dans l'école de la sensa-
tion, dans l'école sensualiste ou parmi les défenseurs de l'idéo-
logie et les disciples de Condillac, dont l'Institut a développé les
doctrines». L'auteur de l'article Idro/ot/ir du l)icti<Hui<ùroj)Jiilo-
sophiqite, définit l'idéologie, .< la science des idées considérées
en elTés^mémes, c'est-à-dire comme simples phénomènes de
l'esprit humain ".Mais pour lui aussi, l'idéologie, au sens res-
treint du mot, est', la science des idées, telle que l'entendait
l'école de Condillac ». Et faisant entrer dans l'école D. de Tracy,
Cabanis, Garât, Volney, il estime qu'à peine Laromiguière peut
être appelé un idéologue, que Degérando et Biran ne l'ont été
qu'un instant. Toutefois il voit bien que l'idéologie « alliée de
la Révolution française, nait et grandit avec elle»; que leurs
représentants sont les mêmes à la Convention et à l'Institut;
qu'ils se retrouvent pour la plupart à Auteuil chez M"" Helvétius.
Qu'entendait donc D. de Tracy parJ^idéologie?J)aiis son [uv-
inîêrlIemônTrîI^i^traTtTiûe la connaissance de la génération
de nos idées est le fondement de la grammaire, de la logique,
de l'instruction et de l'éducation, delà morale et de la politique.
Puis, critiquant la formule « analyse des sensations et des
idées », les mots -< métaphysique » et« psychologie », il propo-
sait de désigner la science dont s'occupait spécialement la
seconde classe par le mot idéologie, traduction littérale de
science des idées. Ainsi, disait-il, on indiquerait qu'on cherche
la connaissance de l'homme, uniquement dans l'analyse de ses
facultés, et que l'on consent à ignorer tout ce qu'elle ne nous
découvre pas. Et il ajoutait qu'en composant la première sec-
tion d'analystes et de physiologistes, on avait voulu faire exami-
ner ces facultés sous tous les rapports, ce qui se fût mieux
réalisé encore, s'il y avait eu avec eux des grammairiens (1).
(1) Mémoires de l'Institut national, Se. mor.et polit., I, p. 287, 323 sqq.
22 LES IDÉOLOGUES
Rien dans ces explications n'autorise à identifier les doctrines
des idéologues avec celles de Condiilac. Serait-il possible cepen-
dant de compléter, en ce sens, la définition de D. de Tracy ?
Qu'on ne puisse voir, dans les philosophes devenus célèbres,
surtout à partir de 1789, des disciples de Condiilac, c'est ce
qu'on pensera a priori, si l'on se souvient que Condiilac n'a pas
été — et nous croyons l'avoir prouvé — le seul philosophe du
xvm« siècle. Si Cabanis semble indiquer que Garât, de Tracy,
Lancelin, Degérando, Laromiguière, Jacquemont, Biran sont
des disciples de Condiilac, il ne faut pas oublier que Cabanis__
critique Condiilac, et se réclame lui-même ailleurs d'HelvéJius
etdeBuffon, de Bonne^et des Encyclopédistes, ('_qui,oiit pré-
paré le règne de la vraie morale, et l'affranchissement du genre
humain ». En outre, comme l'a fort bien vu Sainte-Beuve (1),
Cabanis composait cette préface vers 1802, et mettait en avant
Condiilac qui, n'ayant jamais écrit contre l'âme ni contre Dieu,
était un maître plus ostensible et plus avouable que d'Holbach,
Diderot et même Condorcet. Un peu plus tard d'ailleurs, D. de
Tracy s'expliquait sur ce sujet avec une clarté qui ne laisse abso-
lument rien à désirer : « Les Allemands, disait-il en examinant
la philosophie de Kant, nous croient tous, en métaphysique,
disciples de Condiilac comme ils sont disciples de Kant ou de
Leibnitz...Ils ne savent pas que, parmi ceux qui se restreignent
comme lui à l'examen des idées et de leurs signes, à la recherche
de leurs propriétés dont ils tirent quelques conséquences, il n'y
en a peut-être pas un seul qui adopte sans restriction les prin-
cipes de grammaire de Condiilac, ou qui soit pleinement satis-
fait de la manière dont il analyse nos facultés intellectuelles, ou
qui ne trouve rien à reprendre à ce qu'il dit sur le raisonnement(2)
... C'est de la méthode et non des décisions de Condiilac que
nous faisons grand cas... Cette méthode nous montre pourquoi
nous ne pouvons pas faire de système... Elle consiste à observer
les faits avec le plus grand scrupule, à n'en tirer des consé-
quences qu'avec pleine assurance, à ne jamais donner à de
simples suppositions la consistance des faits, à n'entreprendre
de lier entre elles les vérités que quand elles s'enchaînent tout
\ naturellement et sans lacune, à avouer franchement ce qu'on ne
(1) Portraits littéraires, I, p. 243 ; II, p. 298. Voyez en outre nos chapitres sur
Cabanis.
(2) Pour la justification de ces assertions voyez toute la suite de notre travail.
LEURS DIVEUSES RELATIONS 23
sait pas et ;\ préférer constaininent l'ignorance absolue à loulo
assertion qui n'est que vraisemblable... Aujourcriiui nous
autres Français, dans les sciences idéologiques, morales et poli-
tiques, nous n'avons aucun cbel" de secte, nous ne suivons la
bannière de qui que ce soit. Cliacun de ceux qui s'en occupent a
ses opinions personnelles très indépendantes, et s'ils s'accoident
sur beaucoup de points, c'est toujours sans en avoir le projet,
souvent sans le savoir et quebiuel'ois même sans le croire autant
que cela est (1). »
On ne saurait demander à Napolé'on, qui a conliibué à popu-
lariser le mot, une délinilion précise de l'idéologue. Car Napo-
léon se servait de cette épitlièle ou de celle de « métaphysicien
nébuleux »pour désigner ceux qui essayaient do défendre contre
lui la liberté (2). S'il disait à ïalleyrand, comme on l'a affirmé (3),
au sujet du cours inauguré par Uoyer-Collard : « Savez-vous
qu'il s'élève, dans mou l'niversité, une nouvelle philosophie
très curieuse, cpii pourra bien nous faire honneur etnous débar-
rasser tout à fait tles idéologues, en les luant sur place parle
raisonnement », nous né trouvons, dans cette assertion, aucune
indication nouvelle, puisque Royer-Collard exposait Reid, criti-
quait Condillac et même Descaries, quelquefois Locke et Helvé-
tius, mais ne parlait point des contemporains aux(iu(is iNapoléon
faisait allusion. Nous savons toutefois qu'à une irception ofli-
ciellcl'empereurs'approcha de Fontanes et lui dit: « Fontanes,...
grand maître de l'Université..., du positif..., du monarchique...,
pas de billevesées métaphysiques..., idéologiques », ajoula-t-il
en lançant un regard à Destutt de Tracy (i). Nous sommes donc
ramenés à I). de ïracy et obligés de faire rentrer dans l'école
tous ceux qui acceptent le mot nouveau et la science qu'il
désigne, tous ceux qui continuent les traditions philosophiques
du xvm" siècle, tel que nous avons essayé de le faire connaître.
Ainsi à coté de D. de Tracy, se placeront Volney et Garât, Dau-
(1) Voyez les chapitres sur D. de Tracy.
(2) Taillandier, Documents bioyraitldqueH sur Daunou, 2»édit. ,p. 108. « Ce
mot d'idtiolo^'ie, dit .Vrnpére {Ph'Uosoitlùe des Deux Ampère, p. 3), tombait sur les
D'utiles ditliyrainbes spiritualistes de M™« de Staël, et sur les aualyses mesquines et
errouées où se plaisaient les dcbiles héritiers de Condillac. » Voyez encore Daunou,
Notice sur Laromiguiere . yaixAùim trouve même trop « d'idéologie » à l'empereur
Alexandre.
(3) Sicard, l'Éducation morale et civique avant et pendant la Révolution,
p. d'j:i.
(4) Thurot, Mélanges, p. 638.
24 LES IDÉOLOGUES
iiou et Cabanis, Laromigiii<''re, Rœderer et Sieyès, ceux qui
appartiennent à l'Institut dès sa formation, qui y entrent par la
suite pour travailler « à la science des idées > ou qui, dans une
classe voisine, collaborent à l'œuvre commune; puis ceux qui
concourent pour les questions proposées par la seconde classe,
Degérando etLancelin, Prévost, Ampère et Biran; enfin ceux qui
ont fait connaître, conservé ou défendu, quand elles étaient atta-
quées, les doctrines émises par Cabanis, de ïracy et leurs con-
temporains, c'est-à-dire Thurot, Fauriel, Broussais, Cardaillac,
Valette, Saphary, Stendhal, etc., etc. Fort peu de ceuxdont nous
parlerons auraient repoussé le nom d'idéologiste — auquel
nous préférons cependant celui d'idéologue, qui est aujourd'hui
plus usité. — Nous donnerons, pour chacun des hommes à pro-
pos desquels l'appellation peut paraître d'abord inopportune, les
raisons qui nous ont engagé à la lui appliquer.
Mais avant de passer àTétude des individus auxquels nous
accorderons une mention spéciale, nous croyons utile d'indiquer
rapidement quelle influence i)olitique ont exercée ces philosophes
dont les doctrines, nées avec la Révolution, ont grandi avec elle,
quelles sociétés particulières ils avaient formées entre eux,
comment fonctionnèrent rinstitut « qui développa les théories
idéologiques », les Écoles centrales chargées d'enseigner les arts
et les sciences « perfectionnés par l'Institut », les Écoles spé-
ciales qui reçurent les élèves des Écoles centrales, les Écoles
normales créées pour leur fournir des professeurs; enfin com-
ment les doctrines furent propagées, défendues par les jour-
naux et surtout parla Décade philosophique, qui pour l'école fut
dans la presse ce qu'était l'Institut parmi les sociétés savantes.
1
Faire l'histoire des assemblées politiques qui se sont succédé
pendant la Révolution, et des constitutions qu'elles ontproposées
à la France, ce serait tout à la fois montrer l'influence, à cette
époque, des philosophes du xvni^ siècle et le rôle de leurs suc-
cesseurs, les idéologues. Sieyès, Volney, Garât, Talleyrand,
Rœderer, D. de Tracy, Grégoire, Dupont de Nemours, Brillât-
Savarin, etc., siègent à la Constituante. Sieyès, Mounier qui
défendra plus tard la philosophie, Talleyrand, font partie du Co-
LES ASSEMRLHlES POI.lTlUl'ES -2:i
mité de ccmslitiilioii; Rœdercr, Talleyrand, Dupont do Nemours,
du Comité de contribution, (-abanis est l'ami •'[ U^ médecin
de Mirabeau, Oaunou présente un plan d'éducation à lAssem-
blée, Condorcet collabore à h\ Hihliotlirque de rhomwo piihlir
et à la Feuille villdc/eoise. Cabanis compose i)()iir Mirabeau ^
un travail sur l'instruction publique, et Talleyrand est l'au-
teur d'un célèbre lapport sur le même objet.
La Déclaration des droits témoigne, en la raison il la vérité, une
confiance qui rappelle Descartes et le xvui* siècle. « L'ignorance,
y est-il dit, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme sont les
seules causes des malheurs publics et de la corruption des_.
gouvernemenT>;'.>rEn disciples de Descartes et de Condillac, les
ConstituàîitSTOulent que les réclamations des citoyens soient
fondées « sur des princi[)es simples et incontestables »; avec Hel-
vétius et d'Holbach « qu'elles toiu-nent... au bonheur de tous ». "^
Mais ils suivent Voltaire et Rousseau, quand ils « reconnaissent
les droits de l'homme, en présence et sous les auspices de l'Être
suprême ». Avec Helvétius etd'Holbacb, ils affirment encore que
« les distinctions sociales ne piMivent (Mn^ fondi-es (m{^ sin-l'uti-
litt-çiilliiiuine ■>. Connue Uonsscaii, ils placent la souveraincti';
dansïïi nation, et la déclarent « ime, i/idirisiôle, imprescriptible,
initlii'imble ». Ils proclament la liberté religieuse et celle du tra-
vail, réclamées par Voltaire, Montesquieu et Turgot, établissent
«des peines strictement et évidemment nécessaires », comme
l'avaient demandt- Montesquieu, Voltaire, Helvétius et Beccaria.
Après Turgot, ils suppriment les jurandes elles corporations.
Ils séparent les pouvoirs à la fa^on de Montesquieu, et décident
que la Constitution sera représentative. Louis XVI parle lui-
même comme un disciple de Rousseau, de d'Holbach et d'Helvé-
Jiusj.« Il ne pouvait plus reconnaître/^ caractère de la volonté
générale dans des lois qu'il voyait partout sans force et sans
exécution... ; il avait conçu le \iYo']Qi d assurer le bonheur des
peuples sur des bases constantes. » (Lettre à l'Assemblée, 1791.)
A la Législative entrent François de Neufchâteau et Condorcet,
qui y fait son rapport sur l'instruction publique. Rœderer est
procureur-général syndic de la Seine, Daunou vicaire épisco-
pal d'Arras, puis vicaire métropolitain de Paris, Sieyès membre
du directoire de la Seine, Talleyrand membre de ce même direc-
toire et ambassadeur en Angleterre. D. de Tracy commande la
cavalerie à l'armée de la Fayette. Dans la Convention figurent
20 LES IDÈOLOr.OES
Condorcet, Sieyès, Chénier, Lakanal, Daunou, Diipiiis, etc. Con-
dorcet propose le 16 février 1793, au nom du Comité de constilu-
tion, un projet de déclaration des droits et d'acte constitutionnel
qui, modifié après le jugement de Louis XVI et le procès des
Girondins, devint la constitution de 1793. Hérault, dans son rap-
port, dit comme les Constituants, mais en sinspirant de Male-
branclie autant que de Descartes ou de Condillac, que « plus un
peuple est agité, plus il importe de n'offrir à son assentiment que
les axiomes de la raison ou au moins que les premières consé-
quences de ces axiomes irrésistibles et purs comme la lumière
dont ils éinanent». Il essaie de concilier Rousseau avec Montes-
quieu en affirmant « que la constitution n'est pas moins démo-
cratique que représentative », et s'estiuîerait heureux s'il avait
résolu le problème posé par Rousseau cherchant un gouveine-
ment" qui se resserrât à mesure que l'État s'agrandit «.Plus que
jamais on parle, avec une assurance inébranlable, de la puissance
de la raison. Ce n'est plus seulement de la corruption des gou-
vernements, c'est des malheurs du monde que sont seules causes
l'oubli et le mépris des droits naturels de Ihomme. Aussi déclare-
t-on que l'instruction est le besoin de tous, que la société doit
favoriser, de tout son pouvoir, les progrès de la raison publique
et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens. Les
comités de Salut public et de Sûreté générale, lalfirmation si sou-
vent répétée, « tout devient légitime et môme vertueux pour le
salut public » rappellent Helvétius. Les définitions de la liberté,
des peines, de la souveraineté nous reportent à Voltaire, 'a Mon-
tesquieu, à Rousseau et à Beccaria. L'article par lequel on sti-
pule que les « garnisons des villes où il y aura des mouvements
contre-révolutionnaires seront payées et entretenues par les
riches de ces villes jusqu'à la paix », les réquisitions, le maxi-
mum font songer à Mably et aux autres théoriciens socialistes.
Pendant la Terreur, Garât, en qualité de ministre de la justice,
lut à Louis XVI l'arrêt qui le condamnait à mort ; Volney, Daunou
furent emprisonnés, Suard médita, dans sa prison, le manuscrit
de la Langue des Calculs, D. de Tracy y systématisa ses idées,
Ginguené y philosopha. Talleyrand fut mis en accusation,
Rœderer obligé de se cacher, Cabanis se tint à l'écart dans
les commissions des hôpitaux, Sieyès se contenta de vivre,
M.-J. Chénier ne put sauver son frère et Condorcet n'échappa
à l'échafaud qu'en prenant du poison.
LKS AS8EMBLKES POLITIQUES 27
Après le 9 thermidor, Dnmion, Chc'Miior, Lakanal, Sioyôs,
au comité d'instruclioii publique, créent des écoles primaires,
les Écoles normales et centrales, lÉcole des Langues orien-
tales vivantes, le bureau des longitudes et rinslilut. Baudin,
Boissy d'Anglas, Creuzé-Latouclie, Dauuou, Lanjuinais, La
Réveillére-Lépeaux siègent au comité chargé de reviser la cons-
titution de l"0o. Dauimu lait, avec Barras, partie de la couunis-
sion qni dirige la lutte au 13 vendémiaire contrôles sections révol-
tées. Dans la constitution de Tan III, on voit que l'expérience
a dimiiuié la conliance. L'ignorance, Toubli et le mépris des droits
ne sont plus les seules causes de nos maux : le culte rendu à la
Déesse a refroidi ceux qui attendaient tout de la Raison. Bien
plus, les législateurs croient nécessaire de rappeler les devoirs
de l'homme, après avoir énuméré ses droits ; parce que « si la
déclaration des droits contient les obligations des législateurs,
le maintien de la société demande que ceux qui la composent
connaissent et remplissent également leurs devoirs ». Et ils
insistent sur la nécessité d'être soumis aux lois (art. 3, o, 6,7), et
de respecter les propriétés, tant le peuple, mis cinq ans aupara-
vant en possession de ses droits, semble avoir bien vite appris à
négliger ses devoirs ! C'est à Rousseau et à Voltaire, mais aussi au
christianisme qu'ils empruntent « les deux principes gravés par
la nature dans tous les cœurs » et dont dérivent tous les devoirs
de l'homme et du citoyen : Xe /'ailes pas à autrui ce que vous
ne voudripz pas qu'on vous fit. Faites constamment aux autres
le bien que vous voudriez en recevoir. Toutefois ils reproduisent
les déhnitions précédemment données de la liberté, de la loi,
des peines, de la souveraineté, invoquent l'utilité générale, le
bonheur du peuple et insistent sur la séparation des pouvoirs.
Sils restent les disciples de Rousseau, ils semblent voir qu'il fau-
drait réclamer de l'électeur certaines garanties de capacité et s'as-
surer, d'un autre côté, que, pouvant se suffire par son travail, il
n'est pas tenté de chercher des moyens d'existence dans le trafic
de ses droits. Les jeunes gens (art. 16) ne peuvent être inscrits sur
le registre civique, s'ils ne prouvent qu'ils savent lire et exercer
une des professions mécaniques, parmi lesquelles rentrent les
opérations de l'agriculture (1).
Sous le Directoire a lieu l'organisation de l'Institut, des écoles
fl) Cet article n'est applicable qu'à partir de l'an XII.
28 LES IDÉOLOGIES
centrales et spéciales. La Réveillère-Lépeaux, François de \euf-
chàteau, Sieyôs furent directeurs; Talleyrand, ministre des rela-
tions extérieures ; Sieyès, Garât, Ginguené, Dannon, Lakanal,
envoyés en mission. Dans les deux Conseils siégèrent Daunou,
Chénier, Cabanis, Camille Jordan, Portails, Biran, Ginguené,
Dupuis, Lakanal.
Au 18 brumaire, B. Constant rapprocbe Sieyès et Roederer, qui
sert, avec Talleyrand, d'intermédiaire entre le premier et Bona-
parte ; Volney agit activement auprès de Cabanis, de Cliénier et
des autres républicains dAuteuil. La commission executive con-
sulaire est composée de Bonaparte, de Sieyès et de Roger Ducos.
Daunou, Chénier, Cabanis, Garât entrent aux commissions légis-
latives et aux sections chargées de préparer la constitution.
Dans le gouvernement qui sortit du 18 brumaire. Garât, Sieyès,
Volnoy, D. de Tracy, Cabanis, Grégoire, plus tard Rœderer,
siègent au Sénat; Biran, Dupuis, puis Gallois, au Corps législatif;
Benjamin Constant, Daunou, Laromiguière, Chénier, Ginguené,
Desrenaudes, Jacquemont, Gallois, J.-B. Say, au Tribunat;
Portails dirige les cultes, Rœdorer, l'instruction publique,
Desrenaudes est, avec Legendre, Kmery, Cuvier et de Ronald,
Noël et Villar au Conseil de l'Université. Ampère, Royer-Collard,
Leprévost dliay, Izarn sont inspecteurs généraux. Degérando,
d'abord secrétaire généi-al du ministère de l'Intérieur, remplit
diverses fonctions administratives.
En examinant la Constitution de 1799 et les modifications
qu'elle subit jusqu'en 1814, Ihistorien s'aperçoit que la Révolu-
tion suit une marche inverse à celle de ses premières années.
En l'an VIII, on se borne à dire que la constitution est fondée
sur les vrais principes du gouvernement représentatif, sur les
droits sacrés de la propriété, de l'égalité, de la liberté; mais on
s'attache, déjà et surtout, à établir des pouvoirs forts et stables,
tels qu'ils doivent être pour garantir les droits des citoyens et
les intérêts de l'État. La Déclaration des droits disparaît. Le Séna-
tus-consulte du 14 thermidor an X manifeste, d'une manière
éclatante, la reconnaissance nationale envers le héros vainqueur
et pacificateur, donne au gouvernement toute la stabilité néces-
saire à l'indépendance, à la prospérité et à la gloire de la Répu-
blique. Le premier consul nomme les présidents des assemblées
de canton, des collèges électoraux, jure de maintenir la consti-
tution, de respecter la liberté des consciences, et de s'opposer
LES ASSEMBLÉES POLlTlQliES 29 ,
au retour des institutious féodales, de ne jamais faire la guerre
que pour la défense et la gloire de la République, de n'euqiloyer
le pouvoir dont il sera revêtu que pour le bouhein- du peuple,
de qui et pour qui il la reçu. Il a le droit de nommer au Sénat
des citoyens distingués par leurs services, leurs talents et non
présentés parles collèges des départements; il a le droit de faire
grûce. Le ïrihunat est réduit à cinquante membres. En l'an XII,
Napoléon est empereur des Français : la dignité iuq)ériale est
hrri'ditniri' dans sa descendance directe, naturelle et légitime, de
mâle en mâle, par ordre de priuiogéniture, et à l'exclusion per-
pétuelle des femmes et de leur descendance. Il y a des princes
français, membres du Sénat et du Conseil d'État i'i dix-huit ans,
des palais impériaux, des grands dignitaires qui sont sénateurs
et conseillers d'état : grand électeur, archichanceliers de l'Em-
pire et d'État, architrésorier, connétable, grand amiral ; des
grands ofliciers qui sont inamovibles. L'empereui- jure de main-
tenir l'intégrité du territoire de la République, de respecter et
de faire respecter les lois du Concordat et la liberté des cultes,
de respecter et faire respecter l'égalité des droits, la liberté poli-
tique et civile, l'irrévocabilité des ventes des biens nationaux,
de ne lever aucun impôt, de n'établir aucune taxe qu'en vertu
de la loi, de maintenir l'institution de la Légion dhonneur, de
gouverner dans la seule vue de l'intérêt, du bonheur et de la
gloire du peuple français. Il fait sénateurs « ceux qu'il juge con-
venable d'élever à celte dignité ». S'il y a une commission
sénatoriale de la liberté iiulividuelle, elle ne prend connaissance
des arrestations que sur la communication qui lui en est donnée
par les ministres (1). De même la commission sénatoriale de la
liberté de la presse n'a pas, dans son attribution, les ouviages
qui s'impriment et se distribuent par abonnement et à des
époques périodiques. Enfin on introduit, en tête des expéditions
exécutoires des jugements, des lois promulguées, la formule
célèbre : « par la grâce de Dieu et les constitutions de la répu-
blifjue (2), N..., empereur des Français, à tous présents et à
venir, salut ».
Aussi ne sommes-nous pas trop surpris, après la chute de
l'empereur, auquel les idéologues, républicains et royalistes,
comme D. de Tracy, Biran, etc., n'avaient pas pardonné ses ten-
(1) Voyez ch. vu, § a, ce que dit Jacquemont.
(2) Voyez la leUre adressée par Napoléou à Daunou en 180j, ch. vu, § 1,
30 LES IDÉOLOGUES
(lances absolutistes, do voir Louis XVIIl sïnlitulcr roi de
France et de Navarre par la grâce de Dieu, tout en garantissant
un certain nombre des droits proclamés par la Constituante
et violés par Napoléon : impôt librement consenti, liberté
publique et individuelle, liberté de la presse et des cultes, res-
ponsabilité des ministres, indépendance du corps judiciaire, etc.
La charte de 1814 débute par une déclaration du droit public
des Français. Quoique restrictive en bien des points, et pré-
sentée, comme « une concession», « un octroi » faits volontaire-
ment et par le libre exercice de l'autorité royale, elle montre
combien il fallait compter avec les idées qui avaient triomphé
en 1789. C'est aussi ce qu'indique l'Acte additionnel aux Cons-
titutions de l'empire. Destiné à accroître la prospérité de la
France par l'affermissement de la liberté publique, il contient un
titre spécial, où sont énumérés les droits des citoyens.
Mentionnons encore, pour compléter le tableau des péripé-
ties diverses par lesquelles ont passé les idées élaborées au
xvm° siècle, la loi concernant les droits de la nation française,
votée par les Chambres en 1815. Nous y voyons reparaître la sou-
veraineté du peuple, la division des pouvoirs, la responsabilité*
des ministres, la liberté de la presse et des cultes, l'instruction pri-
maire « indispensable pour la connaissance des droits et des
devoirs de l'homme en société, mise gratuitement à la portée de
toutes les classes du peuple », la garantie du droit de pétition,
des secours publics, etc.
On sait d'ailleurs que c'est sur l'initiative de D. de ïracy que
fut prononcée la déchéance de Napoléon, que c'est sur la pro-
position de La Fayette que la Chambre se déclara en permanence.
Pendant la Restauration, D. de Tracy, Volney restent à la
Chambre des Pairs; Benjamin Constant, Biran, Daunou, Camille
Jordan, Grégoire sont députés. Talleyrand dirige les négocia-
lions qui suivirent la chute de Napoléon; Degérando est conseil-
ler d'État ; Laromiguière continue de professer à la faculté des
lettres, où il a ïhurot pour adjoint. Ampère fait des cours à
la faculté des lettres, au Collège de France, où professent aussi
Andrieux et Daunou, qui y défendent l'école contre les attaques
de Cousin et de ses disciples.
La révolution de 1830 fut saluée avec joie par Daunou, D. de
Tracy, Thurot, Lakanal et Jacquemont. Les survivants de l'an-
cienne Académie des sciences morales assistent à son rétablis-
AlTEl IL Kl LA UL K DU BAC 31 •
sèment: 0. de Tracy, Broussais, Lnroiniguière, Daunou, Rœde-
rer, Talleyrand, Degéraiulo, Droz, Lakaual, y détemleiit l'idéo-
logie.
Nous ivliouvons Daunou à la Chambre des députés, D.de Tra-
cy, Degérando à la Chambre des pairs. Lintluence politiiiue de
l'école se fait encore sentir en 18't8: Armand Marrast occupe une
place importante dans l'histoire de la seconde Hépubli(iue.
Outre leurs réunions politi(iues, les idéologues en tenaient
encore, notamment à Auteuil et à la rue du Bac, où ils abor-
daient, dans leurs entretiens, toutes les questions littéraires,
artistitpies, philosophiques et sociales ([ui avaient passionné
les philosophes du xvm« siècle et qui intéressaient encore leurs
contemporains.
A Auteuil (1), M'"^Helvétius réunit, après la mort de son mari,
d'Alembert, Thomas, Condillac, Turgot, Franklin, Malesherbes,
Condorcet, d'Holbach, Chaud'orl, Morellet, Cabanis, D. de Tracy,
Ihurot, Volney, Garât, Chénier, Ginguené, Daunou. C'est chez
elle que Franklin disait à Cabanis et à Volney, tous deux jeunes
et pleins d'ardeur :« A cet âge, l'àme est en dehors, au
mien elle est en dedans, elle regarde par la fenêtre le bruit des
passants sans prendre part à leurs querelles. » M'"" Helvélius
laissa sa maison ii Cabanis, quand elle mouiut en 1800. Avec le
maître de la maison, qui était l'Ame de ces assemblées, se réunis-
saient I). de Tracv etVoinev, Garai et Sieyès, Laromiguière et
Daunou, Degérando. Thurot et Andrieux, Ginguené et Fauriel,
quelquefois, quand ils étaient à Paris, Biran, Droz, Ampère et
Manzoni, le petit-fils de Beccaria.
Sous le Directoire, Garât, Cabanis, de Tracy, Thurot, Gallois,
Jacquemont, Le Breton, Laromiguière, Chénier, Andrieux,
Ginguené, Benjamin Constant, Daunou dînaient, le tridi de
chaque semaine, chez un restaurateur de la rue du Bac, et y
parlaient politique, littérature ou métaphysique. En 1802, Ca-
banis et Chénier s'entendaient, par l'intermédiaire de Jacque-
mont, alors chef du bureau des sciences au ministère de l'in-
térieur, avec Moreau pour renverser le premier consul qui déjà
avait détruit presque entièrement la liberté. Fouché, mis sur
les traces de ce complot, fit dire à Cabanis et à ses amis qu'il en
(1) Miimet, \olices historiques, I, p. 271; Sainte-Beuve, passim. — Il faut se
rappeier" qu'il y avait eu déjà au xvii» siècle à Auteuil des réunions d'épicuneus; cf.
Introduction, § 2.
32 LES IDÉOLOGUES
était instruit. Les dîners du tridi cessèrent (1) et les amis ne se
virent plus régulièrement qu'aux réunions d'Auteuil.
II
La Convention voulant, comme le dit Lakanal, détruire l'inéga-
lité des lumières en appliquant l'analyse à tous les genres d'idée
et dans toutes les écoles, avait créé, à l'avance, des Écoles normales
pour « former un très grand nombre d'instituteurs capables
d'être les exécuteurs d'un plan qui a pour but la régénération de
l'entendement bumain ». On devait apprendre, non les sciences,
mais l'art de les enseigner. Dans « ce séminaire de la nature, de
la vérité, de la raison et de la pbilosopbie », les plus éminents
en tout genre de sciences et de talents, desliommes d'une renom-
mée européenne seraient les « premiers maîtres d'école d'un
peuple ». Des citoyeiis, désignés par les autorités constituées,
« déjà pleins d'amour pour la science qu'ils posséderont », ajou-
tait Lakanal, viendront recevoir ces grandes leçons. Aussitôt
que seront terminés à Paris ces cours de Fart d'enseigner
les connaissances humaines, ils iront les répéter à leur tour
dans toutes les parties où la République ouvrira des écoles nor-
males. La raison bumaine, cultivée partout avec une industrie
également éclairée, disait encore Lakanal, produira partout les
mêmes résultats, et ces résultats seront la « recréation » de l'en-
tendement humain chez un peuple qui va devenir l'exemjple et
le modèle du monde.
Les professeurs étaient tous des hommes distingués, quelques-
uns des savants de premier ordre. Volney enseignait l'histoire,
B. de Saint-Pierre la morale, Sicard la grammaire, Garât l'analyse
de l'entendement, La Harpe la littérature, Buaclie et Mentelle la
géographie, Daubenton l'histoire naturelle, Haiiy la physique,
Berthollet la chimie, Laplace et Lagrange les mathématiques,
Monge la géométrie descriptive.
Chaque enseignement comprenait des cours, dans lesquels
les professeurs « ayant préparé leurs idées, mais non leurs
discours » devaient « parler leurs idées » ; des conférences, où
les auditeurs soumettaient à leurs maîtres des difficultés que
•
(l) TaiUaudier, Documents biographiques siu' Daunou, p. 122 et 206.
}
LES ÉCOLES NORMALES 33
ceux-ci résolvaient siir-le-cliamp ou leur faisaient des questions
auxquelles ils donnaient une réponse immédiate. « Le but des
Écoles normales, est-il dit dans rAverlissement qui se trouve
en tête des Séances recueillies par des sténographes, c'est l'ins-
truction des citoyens d'une république où la parole exercera
une grande influence et même une puissance. >> L'ouverture de
ces écoles, installées aux Jacobins de la rue Saint-Honoré, eut
lieu le 1" pluviôse, à l'amphithéâtre du Muséum d'histoire
naturelle, sous la présidence de Lakanal et de Deleyre. Elles
furent fermées le 30 floréal.
Les Écoles normales ont été fort sévèrement jugées, connue la
plupart des institutions de la Convention. « Les leçons, a dit
Cousin, étaient plutôt des discours académiques que des confé-
rences propres à instruire. » — « Transporter à Paris, dit M. Albert
Duruy, quatorze cents jeunes gens de tout âge, de toute prove-
nance, sans leur avoir fait subir un examen sérieux, c'était déjà
bien scabreux. Les laisser libresde suivre ou de ne pas suivre les
cours, c'était s'exposer à ne plus avoir que quelques auditeurs de
bonne volonté. D'ailleurs, ajoute-t-U, la plupart des cours n'étaient
guère faits pour attirer des jeunes gens dont la première instruc-
tion se bornait, en général, h quelques notions de grammaire et
d'arithmétique. Sous le rapport de l'enseignement conune sous
celui de la discipline, conclut-il enfin, l'École normale de l'an III
ne répondait donc en aucune façon à la pensée dont elle était
née; elle eût peut-être à la longue suscité quelques vocations
scientifiques, elle était incapable de donner à la République les
instituteurs dont elle avait besoin. »
Il faudrait, pour porter un jugement définitif et exact, avoir,
avec les douze volumes qui contiennent les cours et les confé-
rences, la liste des quatorze cents élèves des départements, avec
une biographie de chacun d'eux assez détaillée pour détermi-
ner ce qu'il savait en arrivant aux Écoles normales, ce qu'il a fait
par la suite. On pourrait juger les leçons et les discussions en
elles-mêmes, les apprécier ensuite en tenant compte des audi-
teurs auxquels s'adressaient les professeurs, enfin essayer de
montrer quelle influence elles ont exercée sur leur développe-
ment intellectuel.
Sans entreprendre ce travail, qui nous ferait sortir du cadre
que nous nous sommes tracé, nous remarquerons, d'abord, que
Cousin et Albert Duruy sont des adversaires politiques et philo-
PlCAVET. 3
di LES IDÉOLOGUES
sopliiques, dont il faut examiner et contrôler le jugement. Les-
contemporains ont laissé des appréciations toutes différentes.
Ginguené annonce, dans la Décade, que Garât, quia jeté au Lycée
rhistoire dans un cadre nouveau, paraît destiné à s'élever encore
davantage et peut-être à reculer les bornes d'une carrière où il
entre après tant de grands hommes. Et Tlmrot disait, dans son
Discours préliminaire à la traduction de V Hermès de Harris, qu'il
avait puisé, aux leçons de Garât, le germe de l'importante vérité
qu'il y développait. Prévost de Genève, dont le témoignage est
tout à fait désintéressé, parlait de même et vengeait, comme le
dit Ginguené, les Écoles normales de la froideur et de l'injustice
dont ce bel établissement eut presque également à se plaindre.
Daunou, sur lequel on s'est appuyé quelquefois pour les con-
damner, en parle dans les termes les plus élogieux : « Dans cette
vaste et célèbre école, dit-il, des professeurs, presque tous d'un
ordre éminent, comptaient parmi leurs nombreux auditeurs,
beaucoup d'hommes de lettres et de savants fort distingués ;
plusieurs de ces élèves (car on leur donnait ce nom) avaient
honorablement cultivé, même étendu certaines sciences ; ils
étaient déjà ou pouvaient devenir de très habiles maîtres » (1).
De même Cabanis disait que cette Flcole,où l'on entendit à la fois
les Lagrange, les Laplace, les Berthollet, les Monge, les Garât,
les Volney, les Hauy, etc., fut un véritable phénomène lors de
sa création et qu elle ferait époque dans l'histoire des sciences (2).
Biot, loué plus tard, comme un chrétien des premiers temps, par
le comte de Chambord, écrivait en l'an IX (30 floréal), dans la
Décade^ que « depuis quelques années, l'enseignement des
sciences a tout à fait changé de face et que c'est à l'École nor-
male qu'on doit cette amélioration. » Saint-Martin môme, qu'on
a trop souvent présenté comme un adversaire de Garât, sans
tenir compte de son admiration pour la Révolution, trouvait que
c'était un honneur pour lui d'avoir été envoyé par son district à
l'École normale et « s'honorait d'un emploi si neuf dans l'his-
toii'e des peuples, d'une carrière d'où peut dépendre le bonheur
de tant de générations ». S'il est plus sévère par la suite, c'est
qu'il « voit le spiritus miindi tout pur et celui qui se cache sous
ce manteau, c'est qu'il ne peut, chaque mois, parler qu'une ou
deux fois, et cinq ou six minutes devant deux mille personnes à
(1) Notice sur Thurot,
(2) Préface des Rapports, p. xn.
LES ÉCOLES NORMALES 35
(|ui il faiulrait refaire les oreilles. » Bien plus, on a dit, non sans
raison , que Saint-Martin à FF-cole normale devint meilleur
philosophe qu'il ne pensait i^l). Et lui-même, songeant un instant
à demander une chaire d'histoire à l'école centrale de Tours, ne
semble avoir été rien moins qu'un critique du système d'ensei-
gnement organisé ù cette époque.
Enfin, dans un journal universitaire, le Lycro, qui volon-
tiers fait l'éloge de Royer-Collard et de Cousin, nous ren-
controns l'appréciation suivante: « Les écoles centrales, frag-
ment d'un édilice idéal dont les fondements n'avaient pas été
posés... la première École normale surtout, sortie du sein même
de la Révolution, toute brillante de génie et de lumière, comme
le soleil du sein du chaos et de la nuit, attestent suflîsamment
que l'époque dont nous parlons ne fut point si étrangère aux
besoins supérieurs de l'esprit, ni aux plus hautes conceptions de
l'intelligence (i). »
Personne n'a songé, que nous sachions, à contester la valeur
des professeurs. Rappelons toutefois que Monge y exposa, pour
la première fois, des idées qu'il avait dû jusque-là, par patrio-
tisme, tenir cachées; que Laplace y fit connaître les résultats
auxquels il était arrivé pour le calcul des probabilités. Quant aux
élèves, ils devaient être âgés au moins de vingt et un ans, et
comme ledit Daunou, beaucoup d'entre eux étaient des hommes
de lettres et des savants fort distingués. Parmi ceux dont
les noms sont omis dans le compte rendu des séances, nous en
rencontrons qui objectent à Haûy (24) qu'il est contraire à la
marche analytique de donner des principes au commencement,
citent Montesquieu à Sicard (108), pour établir que le sourd-muet
n'est pas l'homme de la nature, et demandent à la Harpe si
l'époque des modernes commence pour les Français à Descartes
ou à Corneille (11 i). D'autres regrettent de ne point trouver Des-
cartes parmi les grands analystes de l'esprit humain et citent
Hume à Volney (165), croient trouver une contradiction entre ce
que dit Sicard et ce qu'a écrit Condillac (414), ou invoquent, à
propos du tutoiement, Condillac et Gedike de l'Académie de
Berlin. Nous connaissons Mure et Teyssèdre qui défend la mé-
thode et la doctrine de Descartes, Duhamel qui fait des objec-
tions à Ihomme-statue de Condillac, et Géruzezqui arrête Monge
(1) Matter, Saint-Martin, le philosophe inconnu, ch. xvi.
(2) IV, jj. 47.J.
36 LES IDÉOLOGUES
par une objection tirée de Condillac ; Roullet , directeur de
l'École polysophique de Nantes et plus tard professeur à l'École
centrale de Vannes; J.-J.-G. Lévesque qui, avant la fermeture
des écoles,' publie un Essai sur la manière d'écrire et cVètudier
r histoire; Jeudi-Dugour qui donne, à la même époque, une His-
toire de Cro?nwell, Thurot et Laromiguière, Saint-Martin et
Bougainville, « sexagénaire et doyen d'âge de tous ceux qu'a-
vaient envoyés les districts, ancien chef d'escadre qui avait fait
trois fois le tour du monde et découvert l'île d'Otaïii. » Si l'on
admet que, pour l'enseignement, la distinction des maîtres et
celle des condisciples est plus propre que les leçons elles-mêmes
à exciter les élèves et à développer leur esprit, on sera fort dis-
posé à croire que les Écoles normales, si vite fermées, exercèrent
une influence profonde et dont on exagérerait difficilement l'im-
portance, sur la culture intellectuelle dans notre pays.
Il semble en outre que bon nombre des élèves des Écoles nor-
males devinrent professeurs aux écoles centrales. Nous en
sommes sûrs pour Géruzez, Roullet, Jeudi-Dugour, Laromi-
guière, Duhamel, Biot, ïhurot, etc. En outre, Daubenton publiait
son Tableau méthodique des minéraux, en le faisant suivre
d'une lettre « du professeur des anciennes Écoles normales i\ un
professeur d'histoire naturelle d'une école centrale. » Biot affir-
mait, comme nous l'avons vu, que les progrès réalisés depuis
quelques années dans l'enseignement des sciences étaient dus à
l'École normale. Il faut donc, pour juger les Écoles normales,
examiner aussi ce que furent les écoles centrales.
Remarquons cependant encore qu'il est plus qu'étrange de voir
des admirateurs de l'École normale instituée par Napoléon con-
damner celle qui l'a précédée ! Les professeurs, qui sont ceux des
facultés des sciences et des lettres, sont ou les maîtres des an-
ciennes Écoles normales, Haiiy par exemple, ou leurs disciples
et successeurs, Lacroix, Geoffroy Saint-Hilaire, Biot, Larorni-
guière, ou des hommes qui n'ont pas laissé une réputation
plus grande, Dinet, Francœur, Desfontaines, Millon, Lacre-
telle, etc. Quant aux élèves, ils entraient dans la section des
lettres sans avoir fait de philosophie (1), sans avoir étudié les
sciences ou l'histoire, et l'on s'explique ainsi les lacunes que
présente l'œuvre de ceux d'entre eux dont on a retenu les
(1) Voyez p. 62.
LES ÉCOLES CENTRALES 37
noms l). Sils savaient du laliii et da grec, aucun deux n'en
savait à coup si\r plus que Jeudi-Dugour, Uoullet, LaromiguiOre
ou Tliurot.
Les Écoles normales, disait Lakanal, ont annoncé à la France
le complément de l'instruction ([ui ne peut être que dans les
écoles centrales. Le décret du 7 ventôse établissait une école par
trois cent mille habitants ; il lui attribuait des professeurs de ma-
thématiques, de physique et de chimie expérimentales, d'histoire
naturelle, d'agriculture et de commerce, de méthode des sciences
ou logi([ue et d'analyse des sensations (:2) et des idées, d'économie
politique et de législation, de l'histoire philosophi(|U(' des peuples,
dhygiéne, il'arts et métiers, de grammaire générale et de belles-
lettres, lie langues anciennes, de langues vivantes et de dessin.
Par les décrets du 11 ventôse et du 18 germinal, cinq écoles
centrales devaient être fondées à Paris et quatre-vingt-seize dans
les départements. La loi du 3 brumaire an IV institua une école
centrale par département. L'enseignement est divisé en 3 sections :
la première comprenantle dessin, l'histoire naturelle, les langues
anciennes et les langues vivantes ; la seconde, les mathématiques,
la physique et la chimie; la troisième, la grammaire générale,
les belles-lettres, l'histoire et la législation. Les professeurs
sont assimilés, pour le traitement, au.x administrateurs de dé-
partement.
Pas plus que les Écoles normales, les écoles centrales ne sau-
raient être actuellement jugées avec impartialité. Comme elles,
attaquées avec excès par les adversaires, et vantées sans me-
sure par les partisans de la Révolution, elles n'ont jamais encore
été étudiées avec des informations suffisantes. Nous n'avons pas,
pour chacune d'elles, la liste des professeurs qui y ont enseigné.
Nous ignorons ce que savait et ce que valait chacun d'eux, ce
qu'il était avant l'institution de ces écoles, et ce qu'il est devenu
après leur suppression. Nous manquons de renseignements pour
les élèves qui les ont fréquentées, nous ne savons quelle influence
a exercée, sur la formation de leur esprit et de leur caractère,
l'enseignement qu'ils y ont reçu. Grâce à l'obligeance de M. Jules
(1) Voyez ce que M. Paul Janet dit de Cousiu (Viclor Cousin, p. G). Cf. éga-
lement Damiron, Souvenirs de vingt ans d'enseignement.
(2) Des documents que nous devons à l'obligeance de M. Rebut, professeur au
lycée de Tours et qui ont étij puisés aux Archives de la pr(;fecture, nous ont appris
qu'il y avait eu à Tours un professeur {Bourgius) et un suppléant (Baillot) pour les
cours d'analyse des sensations.
38 LES IDÉOLOGUES
Gautier, nous avons pu, par la Revue de renseir/nement secon-
daire et supérieur, adresser un appel qui n'est pas resté sans
réponses. Malheureusement les personnes qui se sont mises en
quête de renseignements n'ont pas toujours été aidées dans leur
lâche par des archivistes, ou peu au courant des documents qui
concernent la période révolutionnaire, ou peu disposés à laisser
utiliser des pièces que d'ailleurs ils ne pubUent pas eux-mêmes.
Incapable d'écrire l'histoire complète des écoles centrales, nous
pouvons toutefois, avec les indications que nous avons recueil-
lies, ou qui nous ont été transmises, montrer, par des exemples
pris dans des régions diverses, et où nos lycées ont eux-mêmes
une importance très diverse, que, dans leur ensemble, les
écoles centrales font honneur à leurs fondateurs, et surtout
qu'elles auraient pu, si elles n'avaient pas été détruites, faire
triompher les idées chères aux idéologues.
Les départements qui forment lAcadémie actuelle de Lille
comptaient cinq écoles centrales : celles de Soissons, de Mé-
zières, d'Amiens; celle du >'ord qui, fixée d'abord à Maubeuge
(3 brumaire an VI), fut transportée à Lille le 7 avril 1796 (1), celle
du Pas-de-Calais qui était à Arras. A ces écoles on peut joindre
celles de Bruxelles (Dyle), de Gand (Escaut), de Luxembourg (les
Forêts), de Mons (Jemmapes), de Bruges (Lys), de Maeslricht
(Meuse-Inférieure), d'Anvers (Deux-^Settes), de Liège (Ourlhes),
de Namur (Sambre-et-Meuse). Il n'existe aucun ouvrage, à notre
connaissance, où l'on ait essayé de déterminer quels furent les
professeurs et l'enseignement donné dans ces diverses écoles.
La Décade, qu'on ne saurait trop recommander à tous ceux qui
s'occupent de l'histoire des idées et des hommes pendant la pé-
riode révolutionnaire, nous a fourni un certain nombre de ren-
seignements qui ne sont pas sans intérêt. Ainsi Gufifroy-Vau-
ghelle, professeur de belles-lettres, prononça à la clôture des
écoles centrales en l'an VI un discours qu'elle crut devoir repro-
duire (20 vend, an VII), et dans lequel il gourmandait « les jeunes
citoyens que l'indifférence ou la paresse éloignait de l'école ». Un
(1) Van Hende, Histoire de Lille de 620 à 1S0-'>. Il faut se défier des documents
puisés à Paris sur les écoles centrales de province. Ainsi M. Albert Duruj' donne
un tableau dressé par le chef de la première division et présenté au ministre le 19
messidor an VI, dans lequel Laon et Douai sont indiqués comme pourvus d'écoles
centrales. Et M. A. Duruy dit lui-même au haut de la page que l'école centrale de
l'Aisne était installée dans les bâtiments de la ci-devant intendance de Soissons
et il en donne deux pages plus loin la situation en l'an VI.
LES ÉCOLES CENTRALES 39
autre professeur de Lille, dout le souvenir est demeuré popu-
laire, Lestihoudois, donne un Abrcgc élémentaire de rHisloirc
naturelle des animaujc [an VII), une Botanographie belgique où
il affirme que la méthode analytique est le moyen le plus facile
etle plus commode pour satisfaire à l'impatience qu'ont les élèves
de connaître les plantes. Il a tenté, et avec succès, croit-il, de
remplir les vœux que formait J.-J. Rousseau pour laccord des
nomenclatures.
M. Albert Duruy a fait connaître la situation de l'école cen-
trale de Soissons en lan VI : dessin, vingt élèves; langues an-
ciennes, huit; histoire naturelle, sept; mathématiques, sept;
autres cours, zéro. Nous ne connaissons guère que de nom Mares-
chal, le professeur dliistoire, dont la Décade a publié une lettre,
où il réclame « qu'on blanchisse les dortoirs elles salles d'études ».
3Iais le jjrofesseur de grammaire générale, Benoni Debrun, est
l'auteur d'un Cours depsgchologie, en 38:2 pages, dont la première
parti'\ consacrée à l'analyse des sensations et des idées, avait
pour but de modifier, en le perfectionnant, le système de Con-
dillac, tandis que la seconde formait un traité de grammaire. De
Poiret, le professeur d'histoire naturelle, la Décade insérait une
lettre où il proposait que les professeurs fussent payés par l'Etat.
Il obtenait, en l'an VIII, cent quatre-vingts sufi'rages à l'Institut,
presque autant que Kant, et faisait paraître des Observations sur
la tourbe pyriteuse des environs de Soisso?is, et en l'an IX, un
travail sur les Coquilles fluviatiles et terrestres, observées dans
le département de V Aisne et aux environs de Paris ^ dont la
Décade donnait un extrait (1). Le professeur de langues an-
ciennes des Ardennes, Grancher, est l'auteur de Poésies annon-
cées par la Décade. L'administration centrale de la Somme don-
nait avis, par le môme journal, que, le 13 prairial an VII, il serait
procédé à la nomination des professeurs de législation et d'his-
toire naturelle. Bourgeois, chargé d'enseigner la grammaire
générale, faisait paraître,, en l'an IX, une Méthode analytique
pour apprendre la langue anglaise. A Bruxelles, Rouillé et
Lesbroussart, professeurs de belles-lettres et de langues an-
ciennes, prononçaient, en l'an VI, le discours de clôture. La Dé-
cade, dont le rédacteur avait sous les yeux les discours auxquels
étaient joints des procès-verbaux et des relations, trouve que
(1; La Décade de Taa X ,20 vend.) dit : « L'Ecole jusqu'à présent peu active de
boissons vient aussi de soumettre uu projet de règlement au Préfet, n
40 LES IDÉOLOGUES
« rien n'est d'un plus heureux présage pour l'avenir ». Rozin,
professeur cVliistoire naturelle à la môme école, est l'auteur d'un
Essai sur l'étude de la minéralogie en Belgique. Loneux, qui
professe à Liège, publie, en l'an VIII, une Grammaire générale
appUquée'à la langue française (3A0 pa^es). Thomeret, àMons,
écrite la Décade une lettre sur un article du nouveau projet de
Code civil (30 floréal an IX). Hang, à Maestriclit, publie, en 1 vol.
in-8, des Principes de droit public français. Van Hulthem, pro-
fesseur de bibliographie et d'histoire littéraire à Gand, fait pa-
raître un programme qui, « si l'on juge par lui de toutes les
parties des études, permet d'affirmer quelles ne laissent rien à
désirer ».
A l'Académie actuelle de Nancy, on peut rattacher les écoles
centrales de Nancy, de Bar-sur-Ornain, de Metz, de Colmar, de
Strasbourg, dÉpinal.Mongin, à Nancy, donne en l'an Wl,\xne Phi-
losophie élémentaire : « Il y a, dit la Décade en Tannonçant, une
espèce de courage à publier aujourd'hui sous ce titre un traité
important de métaphysique et de grammaire. » Un autre profes-
seur de la même école, Willemet, lit à la Société de santé de Nancy
un Mémoire pour servir à l'histoire naturelle générale des in-
sectes. Dans la Décade, Dupont, professeur de belles-lettres de
la Meuse, signale, chez Delille, une réminiscence singulière de
l'abbé du Resnel. La bibliothèque de l'école du Bas-Rhin est
considérable : elle contient plus de cent bibliothèques recueillies
dans le département et elle est riche en incunables. Escher,
professeui- de grammaire générale, y fait soutenir des Exercices
publics d'idéologie et de logique. Haussner publie, en l'an VII,
sous le litre de A?iglo-Germanica, cinquante mille phrases tirées
des auteurs anglais et traduites en allemand. Butenschoen, pro-
fesseur d'histoire dans le Haut-Rhin, communiquait à la Décade
une lettre par laquelle il faisait connaître que Gall se servait de
son immense collection de crânes pour son cours de craniologie,
un des plus intéressants et des plus instructifs dont peut-être
jamais docteur se soit avisé. « II excite, disait-il, puissamment la
curiosité de ses nombreux auditeurs... il assigne à chaque faculté
intellectuelle et à chaque passion une partie du crâne » (20 mess,
an IX). Puis il essayait de montrer (30 therm.), en citant le com-
mentaire sur les Politiques d'Aristote, que ce n'est pas de Ma-
chiavel, accusé souvent d'avoir été le professeur de tyrannie de
Robespierre, mais de saint Thomas d'Aquin, que ce dernier a
LES ÉCOLES CENTRALES ^^l
pris des leçons. Enfin il denuuKle qu'on fasse surtout étudier en
grec HoniCre et qu'on prenne pour livie éléuientaire VAnabasc.
Un autre professeur, membre de l'Institut, réclame plus lard (20
prair. an \I) l'enseignement du grec : « Abandonner, dit-il,
l'élude du grec pour celle du latin, c'est déserter l'école des
maîtres pour celle des élèves. » « Les programmes du Haut-
Hliin. lit-on tians la Décade du 20 vendémiaire an \, i)rouvent
combien chacun des professeurs connaît la science qu'il enseigne,
sait en perfectionner les méthodes et en parler le langage. Ils
ont divisé tous les cours en six classes; l'élève passe de l'une ù
l'autre en subissant toujours, pour ce passage, un examen propre
à constater qu'il a proiité des leçons précédentes et peut recevoir
avec fruit celles qui vont suivre. Ils ont ajouté aux langues an-
ciennes renseignement de l'allemand et créé un pensionnat qu'ils
dirigent eux-mêmes. Ils ont adopté les dispositions principales
du règlement de l'école de l'Oise (1). Les élèves devront, autant
que possible, avoir une année au moins de mathématiques et de
physique, avant d'être admis au cours de grammaire générale,
<( cette dernière science ayant pour base les principes de l'analyse
auxquels les deux autres ollrent de continuelles applications».
Ajoutons enlln que Godfroy, professeur de grannnaire générale
dans la Moselle, publiait en 1797 un Nouvel Abréi/é de gram-
maire /"raiiçaise (12o pages).
Faisons un peu [)lus lapidement le reste de notre tour de
France. On s'accorde à reconnaître que l'école de Besançon jouit
d'une grande prospérité (2). Droz, le professeur le plus célèbre et
le maître de Nodier, membre de l'Académie française et de la
seconde Académie des sciences morales et politiques, fut en re-
lations étroites avec D.de Tracyet Cabanis (3) « un de ces philo-
sophes delà Grèce qui, sous de verts ombrages, instruisaient des
'lisciples avides de les entendre. » Mais il convient d'insister
su» une école voisine dont nous savons l'histoire depuis peu de
t^^jrps.
L'école centrale du Jura fut ouverte le 2 floréal an V dans
les bâtiments du collège de l'Arc. La bibliothèque contenait
15,000 volumes ; on acheta des instruments pour le cabinet de
physique, des modèles et des bosses pour l'enseignement du
(1) Cf. p. 61.
(2) Albert Duruy, ouvi: cité, pp. 189, 192, 107.
{3j Saiutt-Beuve, Lundis, III, ii« édiUoa, p. 171 et ch. vir, §5.
^*2 LES IDÉOLOGUES
dessin ; on créa un jardin botanique. Trois anciens professeurs
du collège royal, Jantet, Requet, Rouhier, furent chargés des
mathématiques, des belles-lettres et de la bibliothèque. Les
autres professeurs étaient Rosset pour le dessin, de Sampans,
ancien médecin à Besançon, pour Thistoire naturelle, Stergue
pour l'histoire ancienne (1), Dalloz pour la physique et la chimie,
Abbey pour la grammaire, RoUin pour l'histoire, Pierre-Ignace
Bulle de Dôle, plus tard président du tribunal civil, puis député
(1815), pour la législation. Génisset de Mont-sous Vaudrey, l'un
des chefs du parti révolutionnaire dans le Jura, y professa, avant
d'être chargé de la rhétorique aulycée, puis delà littérature latine
à la faculté de Besançon. L'école fut florissante : « Toutes lespar-
ties de l'enseignement, disait en l'an V l'administration centrale
du Jura, sont confiées à des professeurs dont les talents égalent
le zèle, le dévouement et le civisme. Près de quatre cents élèves
suivent les différents cours ; ils ont déjà fait preuve, dans un exer-
cice public (2), de progrès rapides; leur exactitude aux leçons, la
douce sollicitude et TaiOfection complaisante des professeurs pour
les élèves leur assurent de nouveaux succès. » Lannéé suivante,
le ministre de l'intérieur écrivait à l'administration centrale qu'il
était satisfait de l'excellente situation de l'école. Fermée en 1802,
elle avait déjà compté parmi ses élèves quelques-uns des hommes
dont les Dôlois conservent avec fierté le souvenir.
De même il faut signaler, dans l'académie actuelle de Dijon,
l'école centrale d'Auxerre, sur laquelle on n'a jamais, que nous
sachions, appelé l'attention. Les exercices publics (3), dont nous
donnons quelques extraits, propres à montrer ce quêtaient les
cours, prouvent surabondamment que l'école avait des pro-
fesseurs tels que le collège actuel n'en a guère vu de meilleurs,
et des élèves dignes de leurs maîtres. Ces élèves lisaient
la Décade et quelquefois critiquaient, dans des lettres fort
sensées, des ouvrages classiques : les professeurs, Dcville ou
Fontaine, y écrivaient pour annoncer un fait intéressant les
naturalistes, ou pour demander, à propos de la traduction d'un
(1) Ne faudrait-il pas lire langues anciennes ? demanderons-nous à M. Feuvrier
(le Collège de l'Arc à Dôle). — Sur cet excellent ouvrage, voyez ce que nous avons
dit dans la Revue de l'enseignement secondaire et supérieur [i. IX, 229).
(2) Il serait à désirer que M. Feuvrier retrouvât et publiât cet « exercice public »
qu'on faisait presque toujours imprimer. Rien n'est plus propre que de tels docu-
ments à nous renseigner sur les études des écoles centrales.
(3) L'École de l'Yonne [Décade an X) a ajouté à l'exercice un examen général et
public des élèves qui a duré six jours entiers. — Voyez appendice I.
LES ECOLES CENTRALES 43
passage de Silius Italiens par Cournaïul, professeur au ColK'ge
de France, qu'on n'altérât pas la langue « superbe » des Racine,
des Voltaire, des Fénelon, des Rousseau, des Ruffon. Un élève
de l'école centrale de la Nièvre donne, de l'épitaphe latine de
Desaix, une traduction en prose que distingue la Décade.
Ampère fut professeur de physique et de chimie à Rourg « où
il trouva assez de ressources pour les différentes expériences »
et où il prononça en 1801 un discours qui contient le germe et
comme une première ébauche de \ Essai sur la philosophie des
sciences (l"). A Lyon même figurait, parmi les professeurs de
l'école, un membre de l'Institut dont la Décade inséra des vers
plus intéressants par le fond que par la forme :
Toi de qui tout est né, toi de qui tout dépend,
Toi qu'où uoinme Destin, Nature, Providence,
Suprême créateur ! Dieu très bon. Dieu très graml,
Augmente, aug-mente eueor le bohiieur de la France !
A Grenoble, ReiTiat-Saint-Prix, Gattel, Dubois-Fontanelle,
Villar, membre de l'Institut, enseignaient l'histoire, la grammaire
générale, les belles-lettres et l'histoire naturelle. Le Lycée des
sciences et des arts, dont ils faisaient partie, et qui avait en cinq
ans (an IX), publié cent vingt mémoires, discours, dissertations ou
pièces détachées, mit au concoiys la question suivante : « Quels
sont les moyens de perfectionner l'éducation physique et morale
des enfants?» et reçut treizemémoires. Sur le rapport deGattcl,le
prix est décerné, en l'an XI, à Perrier, né à Villeneuve-sur-Yonne,
et employé au Rureau de la guerre à Paris. C'est en suivant les
cours de l'école centrale, dit Sainte-Reuve, que Stendhal com-
mença à se former et à s'émanciper. Nous savons même qu'il en
fut un des plus brillants élèves {i).
AChambéry, Raymond, professeur d'histoire, public en l'an IX
un ouvrage de la Peinture considérée dans ses effets sur l'homme
en fjénéraf puis en l'an X un Essai sur V éducation dans V ordre
social et son application à Véducation, mentionné honorable-
ment par l'Institut. A Vaucluse, Sabatier de Cavailloii réclame
des vers attribués à Voltaire dans la Décade.
(1) Bertrand, L'/i Discours inédit de André-Marie Ampère. (Annuaire de la faculté
des lettres de Lyon; 3' année, Paris, Lerou.v, 1885: cf. ch. vu, § 4.)
(2) Journal de Stendhal publié par Stryienski et François de Mon, p. iv. « A son
premier voyage à Paris, il écrivit cela avec deux / dans une lettre ofGcielle...
M. Pierre Daru, le parent et le protecteur de Beyle, s'écria : Voilà donc ce brillant
humaniste qui a remporté tous les prix dans son endroit ! » De ce jugement il résulte
au moins que l'on faisait de bonnes humanités à Grenoble. Cf. ch. vu, § '6.
44 LES IDÉOLOGUES
On ne conteste guère que l'école de Montpellier ait eu un grand
succès (1). M. Albert Duruy a cité des chiffres qui valent la
peine d'être rappelés. En l'an VI il y avait soixante élèves en
dessin, trente en mathématiques, vingt en histoire naturelle,
vingt-cinq en histoire, vingt en langues anciennes, quinze en
législation, quatre-vingts en physique et chimie, quatre-vingts en
grammaire générale. Albisson fut présenté par l'Institut pour la
section de législation. Carney publia un mémoire sur un premier
méridien et sur lère universelle à laquelle il se lierait. Drapar-
naud (2), qui semble avoir professé tout à la fois l'histoire natu-
relle et la grammaire générale, est candidat à la section d'idéo-
logie contre Prévost etDegérando. En Tan X, quand on pouvait
déjà avoir des craintes pour la liberté politique et pour le ré-
gime scolaire, un autre professeur, Guillaume, prononçait au
li juillet un discours « plein d'énergie et de chaleur, dit la
Décade, dans lequel il rappelait les circonstances mémorables
qui signalèrent les premiers jours de notre liberté ».
L'école de Perpignan résistait encore en l'an X à tous les
motifs de découragement : chaque année elle perfectionnait ses
méthodes, étendait la sphère de l'enseignement et obtenait des
succès plus grands.
Nous nous contenterons de rappeler le succès incontesté de
l'école de Toulouse (3), et les publications de Chantreau, profes-
seur dans le Gers (4). Estarac et Baradère, professeurs de gram-
maire générale à Pau (5) sont les « auteurs d'excellents cours »
qui, lus probablement par D. de Tracy, firent du premier un
candidat à la section d'idéologie en même temps que Lasalle,
Prévost, Degérando, du second un candidat à la place de cor-
respondant obtenue auparavant par ce dernier. Daube, pro-
fesseur dans les Hautes-Pyrénées, donne un Essai d Idéologie
(1) Albert Duruy, ouvr. cité, p. 189.
(2) Ch. VII, § 3.
(3) Albert Duruy, loc.cit.
(4) Un Rudimenl de l'histoire ou Traité complet des connaissances qu'il faut
acquérir avant d'étudier l'histoire (an VI), une Traduction des tables chrono-
logiques de Blair, un Système analytique des notions qu'il faut acquérir pour
connaître compl'etement l'histoire d'une nation et le plan à suivre pour l'écrire,
des Observations sur quelques points essentiels de l'Instruction publique, un
Tableau analytique et raisonné des matières contenues dans tes 70 vol. in-S des
Œuvres de Voltaire.
(5) La Décade du 20 pluviôse an VIII indique Estarac comme professeur à l'école
des Basses-Pyrénées ; celle du 10 vendémiaire an IX parle de Baradère « professeur
de grammaire générale à Pau ».
LES ÉCOLES CENTRALES 45
sur lequel nous reviendrons (1). Canard, professeur de nialhé-
matiques à Moulins, est couronné par l'Institut en l'an IX ponr
un mémoire qui devint les Principes d'économie politique.
Mathieu de Nancy, professeur de physique et de chimie dans la
Corréze, pubHe chez Janet-Lebrim un Dictionu/iire des rimes et
des prononciations. Lacoste de Plaisance, professeur dans le
Puy-de-Dôme, est l'auteur d'Observations sur les volcans de
l'Auvergne.
Laissons de côté l'école de Loir-et-Cher, plus iVéciiienlée,
et qui a de plus grands succès en l'an X, à cause du pensionnat
qui y est annexé; celle de Périgneux, à côté de laquelle se trouve
un pensionnat aussi llorissant qu'elle-même; celle de Bourges
qui, organisée depuis l'origiiu*, constamment en pleine acli-
vité, voit chaque année s'augmenter, se consolider son succès,
(pii fait marcher d'un pas égal et par d'excellentes méthodes, les
sciences mathéinati(]ues, physiques et morales (2). Mais il l'aul
insister sur celles de Saint-Sever, de Rodez, de Cahors, de Niort,
de Saintes, de Tours, sur lesquelles nous avons des documents
précis. Elles eurent des professeurs et des élèves dont les
noms et le nombre supportent foi-t bien , i)our ne pas dire
plus, la comparaison avec ceux des établissements qui leur oui
succédé.
M. Xambeu n'a trouvé à Sahit-Sever aucune pièce, aucun do-
cument relatif aux cours professés à l'école centrale et au nombre
des élèves qui les suivaient. L'école, installée le 1" messidor
an IV, eut pour professeurs Messier, Morcau, Maigné ou Magniez,
Duplantier, Dufour, Bertrand, Lubet-Barbon, Lannelongue, Bas-
quiat (3). Moreau, Magniez, Bertrand, qui avaient déjà professé à
Aire, puis à Saint-Sever, le naturaliste Dufour, pour ne parler que
de ceux sur lesqiuds nous avons des renseignements précis,
semblent avoir été suffisamment préparés à enseigner les langues
anciennes, la grammaire générale, l'histoire et l'histoire natu-
relle. L'école fut supprimée le 11 floréal an X, après avoir souf-
(1) Voyez ch. vin, § 4.
(2) Décade, 20 vemltimiaire an X,
(3j .Moreau, .MaL,'uiez, Bertrand, nous écrit M. Xambeu dans une note quil a bien
voulu joindre à son Histoire du Collège de Sainl-Sever, étaient venus dans les Landes
•en 1791, envoyés fde Paris, dit-on) par Tévèque Saurine. On trouve un Lanneloni(ue
parmi les bénédictins de Saint-Sever qui jurèrent en 1791 fidélité à la Constitution.
Basquiat était de Saint-Sever où sa famille a tenu un rang important; le D' Dufour,
célèbre naturaliste, était médecin à Saint-Sever.
/*C LES IDÉOLOGUES
fert, semble-t-il, des querelles politiques qui provoquaient trop
souvent des changements d'administrateurs (1). Mais la Dé-
cade nous apprend en outre (20 vend, an Vil) que l'école
centrale dé Saint-Sever a terminé l'année scolaire par des
exercices publics dans lesquels les élèves « dont le nombre
a presque quadruplé » ont fait des réponses satisfaisantes.
A Rodez, l'école centrale fut inaugurée le 16 mai 1796. Il
est douteux, dit avec raison M. Lunel, qu'aucune autre école
centrale en France ait pu produire, au public, le jour de son
ouverture, un pareil ensemble de professeurs. Bonnaterre
était chargé de l'histoire naturelle, Chalret, de la chimie et
de la physique expérimentale, Clausol de Coussergues, des
belles-lettres, Balsac, de la législation, Cabantous, des langues
anciennes; Monteil-Bellecombe enseignait l'histoire, Fabre la
grammaire générale, Tédenat les mathématiques. Fabre, ancien
doctrinaire et prociu"eur-gérant au collège de la Flèche, était
alors administrateur- du département. Chalret avait composé
un traité de mathématiques et longtemps enseigné dans l'uni-
versité de Toulouse. Balsac fut plus tard chargé d'une chaire
de droit à Aix, et mourut doyen de cette faculté. Monteil-Belle-
combe est l'auteur d'une Description de rAveyron, dont la
Décade annonça l'apparition, et d'une Histoire des Français des
divers états aux XiP, XV% XVI% XVIP et XVIIP siècles qui,
publiée grâce à la générosité délicate de Laromiguière (2), lo
rendit célèbre. Clausel de Coussergues, prédicateur ordinaire du
roi et aumônier de la duchesse d'Angoulôme sous la Restaura-
tion, devint évoque de Chartres. Cabantous, professeur de littéra-
ture française en 1824 à la faculté de Toulouse, mourut en 1840
doyen de cette faculté. Quant à Tédenat et à Bonnaterre, ils
étaient déjà célèbres : le premier, compris parmi les associés dès
la formation de l'Institut, mourut recteur de l'académie de
Nîmes (3). Le second, protégé par Raynal, collabora à YEncy-
fl) Voyez Xambeu, ojiy/*. c(7é, p. 23. — La Décade du 6 septembre 1797 annonce
le procès-verbal dressé par l'administration des Landes des exercices publics qui
ont eu lieu à Saint-Sever à la clôture de l'année scolaire et elle njoute, » que là,
comme dans tous les départements, les jjrofesseurs n'ont pu exercer leur louable
ministère qu'au milieu des privations de tout genre »,
(2) Voyez notre chapitre sur Laromiguière, § 3.
(3) Il publia en l'an VH des Leeo/is élémentaires d'anthmétique et d'algèbre, Tpuis
des Leçons élémentaires de géotnétrie et de trigonométrie, commamqua à l'Institut,
la démonstration d'un théorème de géométrie sur l'évaluation de la solidité de la
voûte hémisphérique de Viviaui.
LES ÉCOLES CENTRALES 47
clopédie méthodique pour quatre toinos cVornilhologio, deux
d'ophiologie, deux de cétologie et un d'astrologie. Membre de
plusieurs Académies, il est cité par 1). de Tracy, par Biran
dans son premier ouvrage, comme « un maître sur le témoi-
gnage duquel il aime à s'appuyer » (1).
Aussi l'école de Rodez fut-elle florissante : elle compta deux
cent quarante-huit élèves (an VI), trois cent vingt et un (an VII),
trois cent quatre-vingt-six ^an X) t^^j, et Fourcroy, peu disposé à
la bienveillance pour les écoles centrales, écrivait au préfet de
l'Aveyron en 1802 que la situation de celle de Rodez était bril-
lante. Il faut remar([uer d'ailleurs que les autorités départemen-
tales tirent tout ce «pii dépendait d'elles pour assurer le succès
du nouvel établissement. Elles assistent à l'inauguration, aux
exercices publics et aux distributions de prix ; elles accordent
des encouragements aux professeurs pour des publications, des
recherches, des fouilles de monuments celtiques. Elles com-
mencent la collection dite OEiiiTes des auteurs ?ics dans
rAcei/ron, réorganisent la bibliothèque, forment un jardin d'his-
toire naturelle et mettent à la disposition de l'école les objets de
l'ancien cabinet de physique et de chimie du collège.
L'école de Cahors fut une des premières organisées. Dès l'an IV
Rouziès, qui avait enseigné dans les collèges et « qu'un goût
naturel avait ai)pelé de bonne heure vers le genre d'enseigne-
ment adopté depuis peu », était nomme professeur de gram-
maire générale. Agar, plus tard confident de Murât, comte de
Mosbourg et pair de France, était chargé d'enseigner l'anglais et
l'italien, puis les belles-lettres. Poncet-Delpech et ensuite Rivière
professaient la législation. La Décade publiait en 1796 un extrait
du discours prononcé par Poncet à l'ouverture de son cours, et
Rivière faisait soutenir publiquement, par ses élèves, une discus-
sion sur les institutions du droit civil français (3). Les hommes
choisis étaient, dit M. Baudel, des esprits d'élite et des profes-
(l) Biran parle de la Notice historique sur le Sauvar/e de l'Aveyron et con-
sidère à tort l'auteur comme professeur de grammaire générale. (Cousin, I,
p. 39.)
(2j II faut remarquer, avec M. Lunel {Histoire du Collèr/e de Rodez, 1881) auquel
nous empruntons la plupart de ces détails, que le nombre des élèves du Ijcée était
de cent soixante-trois en 1811 et de trois cent vingt-quatre en 1880. Jamais rétablis-
sement n'a été aussi prospère, à ce point de vue, qu'en l'an X; cf. Appendice IL
(3) Il serait à désirer que M. Baudel, proviseur du lycée d'Albi, qui a donné des
notes et documents fort intéressants sur récole centrale du Lot, publi.U les vingt
pages de questions que comprend cet « Exercice [)ublic ». — Voyez outre l'ouvrage
de Baudel, la Décade des 20 brumaire an VI, 20 vendémiaire an X, etc.
48 LES IDÉOLOGUES
seurs éminents. » En l'an VI l'école comptaiL cent huit élèves
dont trente suivaient le j cours de grammaire générale. Les
professeurs s'étaient tracé un plan général d'études et avaient
réclamé renseignement des arts mécaniques en se mettant sous
le patronage de Rousseau: « Emile, disaient-ils, sois notre modèle !
quel père de famille ne serait pas enorgueilli d'avoir un fils qui
te ressemblât? » En l'an VII il y a cent vingt-huit élèves, dont
vingt au cours de grammaire générale. Ladministration dépar-
tementale pouvait répondre que l'école était florissante et qu'il
ne lui manquait que le professeur de langues vivantes. Dès l'an
VIIÏ, le conseil général lui est hostile. Cependant elle comptait
deux cent trois élèves en l'an X. La Décade constatait que c'était
une des écoles les plus fréquentées, que les succès répondaient
au zèle et aux talents des professeurs, mais ajoutait quelle avait
été en hutte à des attaques qui «allaient jusqu'à l'indécence ».
En l'an XI, l'école a encore cent quatre-vingt-quatre élèves. Ses
professeurs, qui avaient donné leur adhésion complète à la Révo-
lution, furent obligés .de renoncera l'enseignement.
Un admirateur de Royer-Collard écrivait en 18i8 (1) dans une
notice sur Mazure, inspecteur, recteur d'Angers sous lEmpire,
inspecteur général sous la Restauration, qu'en 1796 un jnouve-
ment remarquable s'opérait dans les esprits, que les écoles cen-
trales devinrent en peu de temps un foyer de lumières, que « la
foule se pressait autour de ces chaires nouvellement érigées ».
Il ajoutait que M. Mazure, dont le témoignage ne saurait être
suspect, rappelait avec plaisir et comme une singularité de
l'époque, la pompe extraordinaire qui accompagnait les solen-
nités de l'école centrale et les hommages universels dont lui-
même fut l'objet, lorsque, adolescent, mais poète lauréat, il se
vit le héros d'une fête municipale (2).
M. Xamheu a exposé d'une façon précise l'organisation de
l'école centrale de Saintes. Elle avait comme professeurs : Jupin
(langues anciennes), Jacquin (histoire), Delusse (dessin), Van-
derquand (grammaire générale), Villebrune (histoire naturelle),
Forget (belles-lettres), Lesueur (mathématiques), Métivier (légis-
lation), Méaume (physique et chimie), Muraire ibibliothécaire).
(1) L(/cée, IV,p. 473.
(2) Le 20 décembre 1797, la Décade aonouce V Almanach des Muses de l'École
centrale du département des Deux-Sèvres, « recueil des meilleures productions eu
vers et en prose des élèves du professeur de belles-lettres ». Cf. appendice III.
LES ÉCOLES CENTRALES 49
Ouverte le oO frimaire an VI, elle fut fermée à la fin de
raiinée scolaire 1801-180:2. Jupiii avait été sous-priiieipal et
principal du collège ; Forget, professeur de seconde, sous-prin-
cipal, puis professeur de philosophie. Delusse fut plus lard
directeur de l'école municipale de dessin et conservateur du
musée d'-Vngers, Méaume inspecteur d'académie à Amiens,
Lesueur professeur de navigation à Rochefort, Métivier profes-
seur de procédure civile à Poitiers. Vanderquand, prêtre comme
Jacquin, appartient à une famille dorigine hollandaise, dont les
descendants occupent aujourtlhui encore des situations fort
honorahles à Saintes et dans les environs. Villehrune (1), doc-
teur en médecine, avait étudié tous les idiomes connus de l'Eu-
rope et de l'Asie. Conservateur de la Bibliothèque nationale et
professeur de littérature grecque au Collège de France, il avait
été destitué parle Directoire pour avoir écrit que la France avait
besoin d'un chff. Les programmes qu'a réunis M. Xambeu et
dont nous donnons, en appendice, quelques citations, montrent
que les professeurs avaient utilisé, pour l'enseignement nouveau,
leurs connaissances antérieures. Celui du professeur de gram-
maire générale, dont le cours est conservé à la bibliothèque de
Saintes et qui voit, comme D. de Tracy, dans la science qu'il
cultive, « l'histoire naturelle de la pensée >, mérite tout particu-
lièrement d'attirer l'attention (2). Ceux de langues anciennes et
d'histoire sont tels, qu'après les avoir parcourus, on sera disposé
à mettre en doute plus d'une assertion d»'s adversaires passion-
nés des écoles centrales. Aussi n'est-il pas étonnant que iestime
publique ait entouré les professeurs dont le dévouement et la
science assurèrent le succès de l'école 3 .
(( L'école de Tours, disait en l'an X la Décade, eut vingt-quatre
élèves la première année; elle en a maintenant cent soixante,
quoiqu'elle soit environnée des grands établissements delà Flè-
che, Pontlevoix, Vendôme. » Organisée en 179G, elle eut, comme
professeurs, Saint-Marc Corneille pour la grammaire générale,
Leroux, puis Baignoux et Veau-Delaunay pour la législation et la
morale, Dreux pour l'histoire. Veau-Delaunay avait traduit un
(1) H est r auteur de nombreux ouvrages et traductions d'ouvrages de médecine,
auxquels il faut joindre les traductions dWtliéuée, du Manuel d'Épictète, du Tableau
de Cébes.
(2) Voyez Xambeu, Histoire du Collège de Saintes, 2" fascicule, Saintes, 1886, et
Appendice IV.
(3) Xambeu, p. 72.
PiCAVET. *
50 LES IDÉOLOGUES
ouvrage de Priestley (An essay on the first principles of go-
vernment, and on the nature ofpolitical, civil and religions
Liberty), commencé une traduction de Beccaria et il publia des
Recherches' sur les moyens de donner une îiouvelle activité à
r étude de la langue et de la grammaire latine. Le programme
de grammaire générale ou plutôt la série de questions posées à
l'examen public en l'an VIII, le Tableau analytique du cours
de morale et de législation que nous publions en appendice
prouvent que les professeurs, auxquels en l'an VII on n'attribue
que trois et sept élèves (1) n'étaient pas inférieurs à la tâche qui
leur était confiée. Et il semble bien aussi que les élèves savaient
mettre à profit les leçons de leurs maîtres, puisque la Décade
publiait, en l'an VIII, une traduction en vers français faite par
l'un d'eux de lépitaphe latine de Desaix.
La région qui s'étend de Nantes à Cherbourg devrait, en raison
même des événements dont elle a été le théâtre, nous présenter
des résultats moins satisfaisants. Cependant nous savons que
les maîtres de Vannés furent admirablement choisis. Le profes-
seur de dessin, Jamet de Kergouët, était greffier du tribunal civil,
et qui mieux est, un artiste et un homme de goût. Aubry, qui
enseignait lliistoirc naturelle, était un docteur de Montpellier,
médecin en chef de Ihôpital militaire de Vannes, président du
district en 1793 et membre du directoire du district en l'an III.
Il a laissé, entre autres ouvrages, un Essai de flore morbihan-
naise, Lamy-RouUet, qui enseignait les lettres anciennes, avait
été élève de l'université de Paris, directeur de l'école polyso-
phique de Nantes et envoyé à l'École normale. Il s'était présenté
aux administrateurs avec des recommandations ou des certi-
ficats de Gail, de Ginguené, de Champagne, de Dumouchel, etc.
Yzarn, en physique, avait professé à Cahors, puis suivi des cours
de Chaptal, de Libes, de Fourcroy. Il présentait une attestation
des membres de l'Institut, Fourcroy, Ventina, Parmentier, qui le
déclaraient « très capable de remplir les fonctions qu'il sollici-
tait ». Arrachard enseignait la grammaire générale: ancien pro-
fesseur de rhétorique dans l'Eure, il avait un certificat de Gail.
Le Fortier, élève de Louis-le-Grand, maître de rhétorique au
collège du Plessis, reçu à l'école de santé et médecin aux armées
pendant quelque temps, était recommandé par Champagne,
(1) Il faut corriger le tableau donné par M. Albert Duruy, avec les indications que
nous a fournies la Décade. Cf. Appendice V.
LES ÉCOLES CENTRALES 51
membre de l'Iiistitiit et directeur de Louis-le-Grand, devenu l'In-
stitut central des Boursiers de TÉgalité. Après avoir lu le
discours prononcé en l'an VI à l'ouverture du cours de belles-
lettres parce u littérateur qui lui était complètement étranger »,
la Décade aflirmait que les départements renferment des talents
capables de former « l'esprit de la jeunesse dans les lettres et la
philosophie, qu'il ne faut pas tant désespérer de l'instruction
publique qu'on le fait quelquefois ». Lalande enseignait l'histoire,
après avoir fait de brillantes études au collège dllarcourt et à
l'École polytechnique. En malhémati(iues se trouvait Marot qui
avait obtenu deux prix à l'Académie des sciences (1). L'école eut
cent soixante-trois élèves en l'an VI, cent treize en l'au VII,
soixante-huit en l'an VIII, et fut fermée en l'an XI.
La Décade insère des lettres de Bucquet, professeur d'histoire
naturelle dans la 3Iayenne (10 frimaire an VIII), à propos d'un
feu de bruyère pris pour un volcan entre Fougères et Vitré ; de
Lemaout, professeur dans les Côtes-du-Nord, sur une secousse
•de tremblement de terre ; de Villier, en Maine-et-Loire, sur la
navigation iutérieure. A l'école de Rennes, Lanjuinais ensei-
gnait la législation, Mainguy, bibliothécaire en chef, professeur
de bibliographie et d'histoire littéraire, prononçait, comme pré-
sident de l'Institut de Rennes, un discours sur les Académies
des différents siècles et des différentes nations de l'Europe.
L'école centrale de Rouen fut installée à la place du collège
et du séminaire de Joyeuse au commencement de 1796. Parmi
les professeurs, Bignon, qui enseignait la grammaire générale,
avait été, de 1791 à 1794, le principal du Collège royal ; parmi les
élèves se trouvait le futur physicien Dulong (2). Des documents
publiés récemment par M. A. Gautier, il résulte que le professeur
de physique et de chimie expérimentales manquait des moyens
matériels nécessaires à son enseignement. Les traitements n'é-
taient point payés régulièrement; il y avait eu en l'an VII une
augmentation sensible dans le nombre des élèves, mais ceux-
ci refusaient de recevoir des prix dans les cérémonies « en mai-
quant par là une sorte de mépris insultant pour tout ce qui tient
à la République » (3). Cependant la Décade, qui possédait les
(1) Mauricet, V École centrale du Morbihan. {^Rev , de l'enseirpiemenl secondaire
.et supérieur, l^r juin 1889.)
(2) A. GauUer, le Collège de Rouen, aujourd'hui lycée Corneille. Paris, 1876.
(3) Revue de l' Enseignement secondaire et aupérieur, t. IV, 188j-8C.
52 LES IDEOLOGUES
procès-verbaux et les relations de clôture des écoles centrales
en l'an VI, qui cite les discours prononcés à Rouen parDelaislre
et Ducastel, professeur de législation, ajoute : « Rien n'est plus
touchant, rien n'est d'un plus heureux présage pour l'avenir. »
Et quatre ans plus tard, elle mentionne, parmi les membres de
la Société d'émulation de Rouen, Auber et Guersant, professeurs
à l'école centrale.
Dans la Décade encore, nous lisons des lettres de Robinet, pro-
fesseur à Avranches, sur les principes de NeAvton, la lumière et
les couleurs ; du professeur de belles-lettres de l'Orne, qui signale
un plagiat de Corneille à l'égard de Malherbe. A Caen, le profes-
seur d'histoire naturelle traite de météorologie, de minéralogie, de
botanique, de zoologie ; celui de langues anciennes « emploie le
moins possible les méthodes métaphysiques » et s'adresse aux
auteurs, à Homère {Iliade, I), à Horace (Odes) et h Tacite [Vie
d'Afji'lcola). En mathématiques, on aborde les équations, l'appli-
cation de l'algèbre à l'aritiimétique et à la géométrie, la statique.
En physique et chimie, en grammaire générale, les progranjmes
ne manquent ni d'ampleur, ni de sens pratique. Celui de légis-
lation mérite d'être cité en en lier :
1" Éléments du droit naturel, puisés dans l'examen de la na-
ture de l'homme et de ses facultés, et fondés sur son intérêt et
le désir invincible qu'il a d'être heureux.
2" Application de ces principes à l'organisation du corps poli-
tique, au droit public, intérieur et extérieur, c'est-à-dire le droit
civil, criminel, l'économie poHtique et le droit des gens ou des
nations (1).
Mais dans cette région, c'est surtout l'École centrale de l'Eure
qui mérite d'être signalée. Le 20 prairial an VII, la Décade con-
state que le mouvement imprimé à l'Instruction publique par le
ministre de l'intérieur se comnumique aux départements mômes
qui avaient montré jusque-là le moins d'empressement et elle
annonce l'inauguration de l'école de l'Eure, pour laquelle on
avait rassemblé « les bustes de Rrutus, de Guillaume Tell, de
Rousseau et de Voltaire. Elle eut lieu au son des cloches et au
bruit du canon » (2). En l'an IX, les professeurs de l'école
(l) A. Bénet, École centrale du Calvados, exercice public el distributioji solen-
nelle des prix, au VII [Revue de l'Enseignement secondaire et supérieur, \, 213).
{■2) Revue de l'Enseiç/nement secondaire et supérieur, V, p. 550. Procès-verbal
de la célébration de la fêle de la jeunesse. Il est regrettable que la Revue n'ait pas
publié « les discours fort intéressants >> qui y furent prononcés.
LES ÉCOLES CENTRALES 33
prennent sur leurs traitements les sommes nécessaires pour
rentretien de six élèves dont les pensions avaient été suppri-
mées. En l'an X, l'école voit progressivement accroître sa con-
sistance et ses succès : elle organise les excursions de vacances
pour les élèves couronnés ou mentionnés honorablement. Un
chariot porte le bagage et les tentes destinées au campement ;
on fait halte dans un emplacement communal; on dresse les
tentes. La petite troupe qui a marché jusque-là comme une
compagnie de soldats, se répand autour du camp, les natura-
listes avec leurs boîtes, leurs outils et leurs sacs, les géomètres
avec leurs instruments d'arpentage, les géographes avec ce qu'il
leur faut pour lever des plans exacts et dresser des cartes topo-
graphiques ; les historiens interrogent les habitants des villages
sur l'origine du lieu, les événements qui s'y sont accomplis, les
hommes remarquables qui y sont nés ou y ont vécu, et rédigent
ensuite chacun à sa manière, ces matériaux historiques. « Nous
voudrions, disait avec raison Ginguené, que cette ingénieuse
institution fût plus connue et qu'elle fût adoptée dans les autres
écoles centrales (1). »
On voit s'il est juste de dire, après avoir ])arcouru cette es-
quisse où nous avons laissé de côté Paris et les écoles voisines,
qu'on n'apprenait guère dans la plupart des classes, dites de
langues anciennes, que les éléments du latin; que l'enseigne-
ment de la grammaire générale, delhistoire, de la législation et
des belles-lettres était à peu près nul ; que si les écoles centrales
avaient duré, elles auraient peut-être formé des générations
sachant très bien le dessin linéaire, mais qu'il est au moins dou-
teux qu'elles eussent produit beaucoup de savants et(leleltrés(2).
Quelques indications sur les écoles de l'Académie de Paris,
une revue rapide de l'Université impériale nous permettront de
voir plus exactement quel degré de prospérité avait acquis l'en-
seignement nouveau, avec quelle énergie il fut défendu, com-
ment des relations tendaient à s'établir entre tous ceux qui
étaient chargés de le donner et enfin qu'il n'était pas inférieur
à celui par lequel on le remplaça.
C'est le 8 prairial an IV qu'eut lieu l'ouverture des écoles cen-
trales de la Seine : Garât, membre, avec Lagrange et Laplace, du
jury d'instruction publique, parla d'abondance et fort bien. A la
(n Décade, 20 vend, an X.
(2) Albert Duruy, op. cil., p. 196, 197.
5i LES IDÉOLOGUES
rentrée du 1" brumaire an V, Joubert, Déparcieux, Fontanes,
Lenoir-Larocbe, prononçaient des discours. La distribution des
prix eut lieu le 27 thermidor : deux écoles sur cinq, celles du
Panthéon et des Quatre-Nations, étaient en activité. Le président
du département (on était à la veille du coup d'État de fruc-
tidor), fit l'éloge des anciennes études et de leur vénérable
mère l'Université de Paris, « lille des rois ». Boisjolin lut le rap-
port qui rendait compte des travaux scolaires et de la méthode
suivie par les professeurs ; Mentelle et Sélis proclamèrent les prix.
Le 29 et le 30 thermidor avait lieu l'examen des élèves de Seine-
et-Marne qui donnait « les résultats les plus satisfaisants et les
plus surprenants », Deux mois plus tard, Mentelle dans des
Considérations sur les Ecoles primaires et centrales « étran-
gères aux divers cultes religieux », réclamait que l'enseignement
fût dirigé surtout vers la science, les devoirs et les mœurs, que
les instituteurs publics devinssent des officiers de morale et
remplissent même dans les campagnes quelques-unes des fonc-
tions bienfaisantes auxquelles les ministres du culte étaient
autrefois appelés. Au 1" brumaire, une troisième école, celle
de la rue Antoine, s'ajoutait aux deux ouvertes en l'an IV.
A la distribution des prix du 27 thermidor an VI, il y avait un
discours de Joubert, président du département. Millin rendait
compte du cours d'études. On donnait en prix, pour la grammaire
générale, Locke, Condillac, Dumarsais, Court de Gébelin, de
Brosses, Harris ; pour la législation et la morale, la Politique
d'Aristote, traduite par Champagne, Cicéron, Montesquieu, Bec-
caria, Rousseau, Filangieri, d'Holbach, Saint-Lambert, Smith.
Dans les trois écoles de Paris, les cours des trois sections sont
suivis dès l'ouverture « avec affluence ». La Décade^ qui nous
fournit ces renseignements, rappelle que la tin de l'an VI a pré-
senté un tableau digne du siècle, qui a perfectionné l'esprit
humain et préparé le plus grand bonheur des peuples.
François (de Neufchàteau), ministre de l'Intérieur, établit un'
Conseil d'instruction publique, chargé d'examiner les livres élé-
mentaires, imprimés ou manuscrits, les cahiers, les vues des-
professeurs, et occupé sans cesse des moyens de perfectionner
l'éducation républicaine. Palissot et Domergue, Daunou, Garât,
Jacquemont, Le Breton, plus tard Destutt de Tracy (1), Lagrange
(1) Voyez ch. vu, g 3,
LES ÉCOLES CENTRALES 53
et Darcet constituaient ce Conseil, aussi intelligemment composé^
que tous ceux que nous avons tus depuis.
La Décade rappelle qu'on a établi, pour Tan VU, un concours
entre toutes les classes de toutes les écoles et que les amis des
lettres ont dû se féliciter des résultats qu'ont, en général, pré-
senté les exercices publics à la fin de l'année précédente. Le 30
messidor, elle insère une Ode en vers latins d'un élève du Pan-
théon et constate que l'étude des langues anciennes n'est pas
aussi négligée qu'on pourrait le croire. La distribution des prix
a lieu en présence du jury d'instruction publique, comprenant
Lagrange, Laplace et Chénier. Duhamel, professeur de gram-
maire générale au Panthéon, traite de « l'esprit, du caractère et
des résultats de l'instruction publique perfectionnée. » La ren-
trée est caractérisée par un discours de Lecoutculx qui loue
Baudin « mort pour n'avoir su résister à la joie imprévue que
lui a causée la nouvelle de l'arrivée de Bonaparte », et par celui
de Mahérault qui fait l'éloge de Déparcieux.
On s'aperçoit bien vite, après le 18 brumaire, que les écoles
centrales, comme toutes les autres institutions de la Bévolution,
sont menacées et sur le point d'être détruites.
Dans la Décade du 20 messidor an VIIT, un professeur
demandait au gouvernement de modifier, de perfectionner
ces établissements, mais non de les détruire. « Les écoles
centrales, disait-il, sont une institution philosophique et digne
du xviii° siècle à plusieurs égards; cependant l'instruction n'y
a pas assez d'ensemble et d'unité. La loi a réglé ce qu'il faut
y enseigner, elle n'a pas dit comment il faut l'enseigner. Il fau-
drait, sans supprimer aucune science, sans déplacer aucun pro-
fesseur, établir un plan d'instraction qui réunît les avantages
de l'ancien et du nouveau système. On pourrait charger six
professeurs d'enseigner, concurremment avec le latin, l'un la
mythologie, le second l'histoire ancienne, le troisième l'histoire
moderne, le quatrième la morale naturelle, le cinquième les
belles-lettres, le sixième la grammaire générale. On proscrirait,
dans les trois ou quatre premiers cours, l'usage barbare des
thèmes, on se bornerait pour le latin, comme pour l'anglais,
l'italien, l'allemand, à la traduction et à l'explication des au-
teurs. On étudierait la langue française, non dans des grammaires
sèches et rebutantes, mais dans les Provinciales de Pascal, les
Oraisons funèbres de Bossuet, les Mondes de Fontenelle, les
o6 LES IDÉOLOGUES
'écrits choisis de Voltaire, de Rousseau, de Boileau, de Racine.
Le jeune homme, en sortant des écoles centrales, n'aurait pas
toutes les connaissances possibles, mais il aurait la léritable
science, celle de s'instruire lui-même. »
« On devrait, disait-il encore, favoriser les études en accordant
aux écoles centrales quelques avantages analogues à ceux dont
jouissaient les collèges, l'exemption du service militaire, par
exemple. D'un côté la conscription a enlevé plusieurs jeunes
gens qui auraient été plus utiles à la République dans la carrière
des sciences que dans celle des armes. De l'autre, le désir de
nous assimiler aux Romains et aux Grecs, chez lesquels per-
sonne n'était exempt du service militaire, mais qui diffèrent de
nous parles lois, par la population, l'étendue du territoire et par
le commerce, est en grande partie la source de nos plus grands
écarts depuis la Révolution. Les mathématiques sont trop favo-
risées; il faudrait soccuper des sciences philosophiques, en for-
mant une grande école où seraient enseignées la littérature, la
morale publique et particulière, car les sciences philosophiques
et httéraires sont, dans la paix, ce que les sciences mathématiques
sont dans la guerre, elles font la gloire dune grande nation,
et si elles sont aussi négligées qu'elles l'ont été jusqu'ici, on
peut, sans exagération, prévoir que, dans quelques années, nous
n'aurons ni littérateurs, ni philosophes, ni bons écrivains. »
Un des professeurs, en continuant d'enseigner, veillerait sur
les élèves et maintiendrait le règlement donné parle gouverne-
ment. La dénomination d'écoles centrales pourrait être changée
en celle de collèges centraux ; mais il ne faudrait pas, comme le
voulait Champagne, en réduire le nombre.
Quant au grec, il suffirait d'en donner les premiers principes
aux jeunes gens, pour les mettre en état de faire usage des ra-
cines et de trouver les étymologies de beaucoup de mots fran-
çais ; il y aurait, dans quelques villes, des chaires spéciales pour
ceux qui voudraient approfondir cette langue.
Une autre lettre poursuit le même but par des moyens diffé-
rents : « Tous les savants du pays se réunissent pour demander
le rétablissement des collèges... On passera six ans à apprendre
le latin, on fera ensuite deux ans de philosophie. La première
année, on argumentera en latin sur Vens per se, sur l'universel
de la part de la chose, etc., etc., ce qui donnera beaucoup de
justesse à l'esprit; la deuxième année, on verra la physique, on
LES ÉCOLES CENTRALES :i7
apprendra que les acides sont composés d'un amas de petites
épées, les alcalis d'un amas de petits fourreaux, ce qui fait qu'en
mêlant un acide à un alcali, les épées entrent dans ces four-
reaux, comme chacun sait, et l'on a un sel neutre ; apr(:>s toutes
ces belles choses, les quinze derniers jours de l'année scolaire,
on apprendra les mathématiques. « (20 thermidor.)
A la distribution des prix, en l'an VIII, Lacroix, membre de
l'Institut et professeur aux Quatre-Nations, répond à ceux qui
attaquent les écoles centrales : « En parcourant, disait-il, les
annales de la philosophie et des lettres, on trouvera les germes
de tout ce qui s'est fait de beau, de grand dans la Révolution.
Les bases du système actuel d'instruction publi(iue ont été indi-
quées depuis longtemps par les hommes qui ont fait le plus
d'honneur à leur siècle. Montaigne, Bacon, Locke, Condillac,
d'Alembert, Voltaire, Rousseau ont répandu, sur l'instruction de
la jeunesse, des lumières repoussées alors par des hommes que
leur médiocrité a plongés dans l'oubU, et qui employaient à dé-
fendre la routine les arguments que l'on répète aujourd'hui pour
la ressusciter. » Rapidement il retraçait les progrès que l'ensei-
gnement a faits depuis la Renaissance, les améliorations intro-
duites dans les collèges quelque temps avant la Révolution, et
montrait combien il restait encore de vices dans ces établisse-
ments, combien était préférable le système organisé par la loi
du 3 brumaire : « C'est avec raison, disait-il, qu'on s'est écarté
du plan des anciens collèges. En faisant marcher l'enseignement
des sciences physiques et mathématiques, parallèlement à celui
des lettres, auquel succède celui des sciences morales et poli-
tiques, et en réunissant l'étude des sciences qui fondent la théorie
des arts chimiques et mécaniques avec celle du dessin qui sert
aussi de base à un grand nombre d'arts, et qui est si propre à
développer en nous le sentiment du beau, on n'a fait que se
conformer aux progrès des lumières. Ces écoles remplissent les
conditions que l'on désirait dans les anciens établissements,
puisqu'elles présentent une instruction complète, dont toutes les
parties sont utiles et peuvent être réunies ou séparées à volonté,
et ce sont ces avantages qui constituent vraiment linstitutlon.
La forme de l'enseignement, les subdivisions des cours, sont des
accessoires purement réglementaires qui tiennent plus aux
hommes qu'à la chose. »
Là où ces écoles n'ont fait aucun progrès, ajoutait-il, les dispo-
58 LES IDEOLOGUES
sitions fondamentales de la loi n'eu sont nullement cause ; mais
l'incertitude occasionnée par les projets de changement sans
cesse mis en avant, et spécialement par les derniers, leur a
porté un coup sensible dont les cours de l'année se sont res-
sentis. A ceux qui ne les trouvent pas assez multipliées, il répond
que les villes qui possédaient autrefois des collèges ont la
faculté d'établir à leurs frais des écoles supplémentaires. A ceux
pour qui elles ne se rattachent pas immédiatement aux écoles
primaires, il dit que des enfants sachant lire, écrire, chiffrer,
sont capables d'étudier le dessin, le latin en commençant par les
déclinaisons et les conjugaisons, les mathématiques et l'histoire
naturelle, pourvu que le professeur se règle, comme il le fait en
général, sur le degré d'intelligence et d'instruction de ses élèves.
Quant à ceux qui se plaignent que les cours ne sont que des
cours oraux, ils assimilent, sans les connaître, ces cours à ceux
de quelques établissements ouverts avant la Révolution aux gens
du monde pour remplir le vide que laissait l'éducation des
anciens collèges, ou bien ils réclament des classes et non des
cours, oubliant que les anciennes études comprenaient deux
cours, subdivisés en classes, et qu'il a bien fallu nommer cours,
dans les écoles centrales, les divers enseignements dont l'objet
est distinct.
Lacroix montrait fort bien le but qu'on s'était proposé, les
liens intimes qui rattachaient ces écoles à l'Institut et aux con-
ceptions philosophiques du temps. Il répondait aux objections
de leurs adversaires, sans nier cependant la possibilité d'y intro-
duire des modifications avantageuses.
Ginguené, en rendant compte de cet ouvrage (30 nivôse an IX)^
disait : « Si l'on peut faire encore d'autres objections, on y peut
faire aussi d'autres réponses. Nous avons déjà dit que nous étions
en fonds pour cela: un grand nombre de professeurs nous y ont
mis parleur correspondance. Mais il semble que, depuis quelque
temps, les efforts de leurs adversaires sontralentis, que des pro-
jets annoncés comme devant avoir une exécution prochaine sont
ajournés. Si la paix n'est pas faite, il y a du moins armistice; et
nous croyons devoir garder ces munitions de réserve pour le
cas où l'on reprendrait les hostilités. »
Le 10 brumaire, une lettre d'Auxerre combat la suppression
projetée des chaires de morale et de législation, en affirmant
« que le gouvernement est trop éclairé et trop ami des principes»
1
LES ÉCOLES CENTRALES 59
pour porter à l'insti-uclion publique uue atteinte si meurtrière ».
Le numéro suivant donne le Si/stè)7ic nouveau d'instruction
publique de Chaptal. Le 20 frimaire, Dumas, professeur de
belles-lettres, défend les écoles centrales contre un rapport
fait au Conseil général de la Seine, même contre celui de
Chaptal el le plan qu'il a proposé. Le 10 germinal la Décade
donne la circulaire de Chaptal : « Une école centrale par dépar-
tement, disait-il, ne suffit pas à l'instruction publique. Depuis
dix ans, on réclame de toutes parts le rétablissement de ces col-
lèges florissants, où une jeunesse nombreuse trouvait une ins-
truction facile et suffisante. » Et Chaptal demandait tout à la fois
des renseignements sur les établissements d'instruction pu-
blique avant la Révolution, et l'opinion des conseils d'arron-
dissement sur les avantages de ces maisons d'éducation. « Nous
ignorons, disait la Décade, si l'on réclame de toutes parts depuis
dix ans le rétablissement de ces collèges florissants... ce que
* nous savons bien et ce que le ministre doit savoir beaucoup
mieux que nous, c'est que l'éducation des collèges n'était ni
facile, puisqu'on y consacrait huit ou neuf années à y apprendre
seulement le latin, ni suffisante, puisqu'on n'y apprenait que le
latin et pas autre chose... Revenir tout simplement à ces col-
lèges dont Molière a dit ironiquement et comme une contre-
vérité : Vivent les collèges d'où l'on sort si savant ! — ce serait
rendre un médiocre service à la génération qui s'élève. »
Biot, professeur dans l'Oise, avait annoncé, dans la Décade^
deux ouvrages de Lacroix, le Calcul intégral et différentiel, les
Éléments de géométrie, à propos desquels il disait que Lacroix
considérait comme une véritable synthèse la méthode employée
par les métaphysiciens : « Si la métaphysique a fait tant de pro-
grès entre les mains de Locke et de Condillac, ce n'est pas qu'ils
aient employé l'analyse, c'est qu'ils ont senti qu'ils devaient
chercher dans la nature les fondements d'une théorie nouvelle. »
Professeur au Collège de France, il signalait, le 30 floréal
an W^'Applicationde V algèbre ci la ^^'o??i^=/y'«e par Puissant, pro-
fesseur à Agen : « C'est une chose singulière, ajoutait-il, que de
voir ces pauvres écoles dont on dit tant de mal, donner nais-
sance à un gi-and nombre de bons livres élémentaires, que sou-
yent les étrangers s'empressent de traduire et d'adopter. » Et le
même jour la Décade, parlant des rapports des préfets, où l'on a
puisé tant d'arguments contre les écoles centrales, se demandait
60 LES IDÉOLOGUES
comment des hommes, à peine arrivés dans des pays qui, le
plus souvent, leur étaient entièrement inconnus, pouvaient ainsi
en former le tableau statistique !
Le 20 thermidor la Décade signale les Eléments de législation
naturelle diQ Perreau. J. -B. Say, qui en donne un extrait, fait
remarquer que c'est là encore un excellent ouvrage sorti de ces
écoles centrales dont certaines gens affectent de dire tant de
mal. Dans le numéro suivant, on accepte sans réserve l'opinion
deD. de Tracy: avec quelques légères améliorations, les écoles
centrales seraient parfaitement appropriées au but que le législa-
teur a dû se proposer en les instituant.
A la distribution solennelle des prix, Chénier est choisi parles
professeurs pour prendre la parole: « Ceux qui seraient portés,
dit le rédacteur de la Décade, à craindre pour les progrès de la
philosophie et de la liberté un mouvement rétrograde dans l'opi-
nion publique, auraient pu se rassurer en voyant un pareil effet
de l'éloquence philosophique et répubhcaine produit sur cette
réunion de personnes des deux sexes, de tout âge et de tout
état. » Chénier prenait l'offensive : « Que signifient, disait-il,
ces vœux ardents d'un petit nombre d'hommes pour le rétabhs-
sement des collèges? Quel est l'objet de ces regrets? Les langues
anciennes ? Mais le grec était à peine enseigné, le latin était
appris par six ans de routine, la rhétorique était reconnue insuf-
fisante par RoUin lui-môme... Les deux années de philosophie,
oîi tant de connaissances diverses étaient enseignées par le
même professeur? Ces cahiers latins de logique, cette logique,
vaine dans ses recherches, gothique dans ses formes, barbare
dans son langage?.. Cette métaphysique nébuleuse, ce cours
indigeste de physique et de mathématiques, ces trois années de
théologie? Le régime intérieur (vraie geôle de jeunesse captive)?»
Il invoquait Voltaire et Montesquieu, Rousseau et d'Alembert,
Dumarsais et Condillac, Helvétius et Condorcet, La Chalotais,
dont le plan se rapprochait beaucoup de celui des écoles cen-
trales. Il s'indignait qu'on osât combattre la gratuité de l'en-
seignement et poser en principe que, pour le bien de la société
même, l'ignorance doit être à jamais le partage de la multi-
tude! Et il plaçait dans la r.„^partition plus étendue, plus égale
des lumières, la supériorité du xviii* siècle sur les âges précé-
dents.
Dans le numéro suivant, la Décade donnait l'analyse raisonnée
\
LES ÉCOLES CENTRALES Cl
du plan d'études adopté par les prolesseurs de FOiso, approuvé
par D. de ïracy et le ministre de lintérieur (1).
Au début de Tan X, la Décade fait une revue des écoles cen-
trales et donne, sur la situation de chacune d'elles, les renseigne-
ments que nous avons utilisés. Elle signale une Correspondance
des écoles centrales et de l'instruction publique en (jénéral,
que les professeurs de Seine-et-Oise se proposent de centraliser.
Ils entendent bien, en s'inspirant de la loi du 3 brumaire an IV,
se rattacher à l'Institut: «^ Vous êtes, écrivaient-ils^ les pères de
l'instruction publique... Vous formez un foyer de lumière, per-
mettez que nous en sollicitions quelques rayons pour notre
correspondance; elle ne doit pas vous être étrangère, carn'ètes-
vous pas les chefs de l'instruction (:2)? »
Le 10 floréal an X, la Décade, après avoir, dans ses précédents
miméros, souhaité que les écoles imitassent l'exemple donné
par celle de l'Eure en son voyage de vacances et reproduit la
proclamation par laquelle les Consuls invitaient les Français « à
associer aux lumières qui nous éclairent les vertus qu'exige la
religion à laquelle l'Europe doit sa civilisation », mais en faisant
remanjuer ensuite que ^Vashington ne reconnaissait, dans son
testament, aucune religion positive, annonçait l'amnistie pour les
émigrés et l'adoption, au Trihunat, du projet de loi sur l'inslruc-
tion publique par quatre-vingts voix contre neuf. C'était la
mort, immédiate ou prochaine, de toutes les écoles centrales.
Or parmi les professeurs de l'Académie de Paris, nous trouvons
les noms des hommes dont aujourd'hui encore on aimerait à
voir les émules dans nos lycées: Laharpe et Fontanes, Gin-
guené et Rœderer, Cabanis et Laromiguière, Guéroult et Binet,
Daunou et Saussure, Cuvier et Déparcieux, Brisson, Boisjolin et
Sélis, Mentelle et Saint-Ange, Dieudonné-Thiébault, de l'Aca-
démie de Berlin, Labey, le traducteur d'Euler (3), Genty du
Loiret, qui traite de l'Influence de Fermât sur son siècle, Boin-
villiersde l'Oise, qui entre à l'Institut, Duhamel, l'ancien coila-
(1) Le mHtiii, premier cours, langues anciennes; deuxième cours, histoire et
langues anciennes; troisième cours, grammaire générale et langues anciennes;
quatrième, belles-lettres et langues anciennes ; cinquième, législation. Vers midi,
tous les deux jours, dessin ; les soirs tous les deux jours, histoire naturelle, mathéma-
tiques, physique et cliiniie. — Signé Géruzez, professeur de grammaire générale.
(2) Lettres inédites du 4 vendémiaire et du 12 brumaire an X, signées par Doli-
vieux (Ir^), par Dolivieux et Leuhitte (2'). (Papiers de l'Académie des sciences
morales, carton n^ 2.)
(3) C'est le maître de Lancelin, ch. vu, § 2.
G2 LES IDÉOLOGUES
Lorateur de Sieyès et de Condorcet, Baudin, Biot et Lacrok,
Antoine Leblanc, l'auteur de Manco-Capac, des Druides, d'une
traduction çn vers de Lucrèce, Perreau, Chénier, Libes et
•Géruzez, etc. On choisissait pour professeurs les hommes dont
les travaux promettaient des maîtres excellents. Les écoles cen-
trales durent leur succès incontesté dans l'Académie de Paris,
à ce mode de recrutement où Ton tenait bien plus compte des
intérêts des élèves que des prétentions des professeurs.
Si nous ouvrons Y Almanach de l'université impériale {VèVi et
1812), nous retrouvonsquelques-uns des hommesque nous venons
de mentionner : Fontanes, Cuvier, Guéroult, Joubert, Ampère,
Leprévost dlray, Yzarn, Lacroix et Biot, Laromiguière, Dumas,
Labey, Duhamel, Libes et Binel (Paris), Laporte (Auxerre), Lavau
(Versailles), Mazure (Angers), Génisset (Besançon), Van Hultem
(Bruxelles), Lacoste (Clermont), Corneille Saint-Marc (Moulins),
Berriat Saint-Prix, Dubois-Fontanelle (Grenoble), Raymond
(Chambéry), Cabantous, GuiTroy-Vaughelle (Clermont), Butens-
choen (Mayence), Mohgin (Metz), Carney, Dumas (Montpellier),
Tédenat (Nîmes), Métivier (Poitiers), Mainguy (Rennes), Arra-
€hart (Rouen), Picot-Lapeyrouse (Toulouse), etc., etc. Presque
tous occupent des situations bien supérieures à celles qu'ils
avaient auparavant.
Les programnes suivis constituent un recul sur ceux des
écoles centrales. Il n'y a plus de chaire de morale et de législa-
tion, il n'y a plus, même dans tous les lycées de Paris, de profes-
seur d'histoire. Le professeur de grammaire générale est rem-
placé par le professeur de philosophie. Mais l'on sait que le
plan primitif ne comportait pas d'enseignement philosophique (1)
et là où il fut organisé, il resta, ce semble, absolument faculta-
tif. Cousin entre à l'École normale sans avoir fait de philosophie.
C'est par hasard que M. de Rémusat, en seconde, va dans la classe
de Fercoc et s'enthousiasme pour le condillacisme. Mignet et
Thiers quittent le lycée de Marseille sans avoir fait de philoso-
phie. Rien d'étonnant d'ailleurs à ce qu'il en fût ainsi. Ce qu'on
s'est proposé, c'est de faire renaître l'étude des lettres latines (2),
(1) Le décret de 1808 dit que les lycées sont pour les langues anciennes, l'histoire,
la rliùtorifiue, la logique et les éléments des sciences mathématiques et physiques.
Cf. ch. VIII, § 3.
(2) Discours latindeBurnouf ;Ua distribution des prix du Concours général eu 1812:
Ergo renascitur lingua Romanorum.
LES ÉCOLES CENTRALES 63
considérées, avec les lettres grecques, comme la source de
toute bonne instruction (1). Aussi le discours latin tient-il la
place d'honneur au concours général, où il est suivi par le
discours français, le vers latin, la version latine, la version
grecque. Dans la seconde classe dhunianités ligurent version
latine , thème latin , vers latins , version grecque ; dans la
première année, version latine, thème latin, version grecque;
dans les deux années de grammaire, la version et le thème
latins, la version grecque. C'est seulement ensuite que viennent
la philosophie, les sciences physiques, les mathématiques spé-
ciales et élémentaires (:2). Ce n'est pas uniquement d'ailleurs pour
les é^^ves que Ton donne la première place au latin. Km 1810
u pour célébrer solennellement Talliance auguste qui se fonde
sur le repos des générations futures et rétablir l'usage de la
langue latine... qu'il sied peut-être de parler quand nos lois et
nos armes s'étendent au loin » (3), les professeurs de rhéto-
rique furent invités à prononcer, le 1" jeudi du mois de juin, un
discours latin sur le mariage de S. M. l'Empereur et Roi avec
S. A. I. et R. l'archiduchesse Marie-Louise. Tous les professeurs,
dont les discours avaient été transmis au grand-maître, « parurent
dignes de leurs nobles fonctions » ; plusieurs « firent preuve
d'un véritable talent ». Luce de Lancival obtint le prix, et Napo-
léon dut trouver que les louanges lui avaient été largement
distribuées. Mais il était plus réservé encore que Fontancs, afQr-
mant en 1812 que les « hommes de Plutarque ollïent moins
de sujets à leur adnùration que cet homme unique et prodi-
(1) Discours de FoDtanes, 1812.
(2) Ou sapen;oil aisùaitut ijue l'instruction des élè/es n'est pas le but poursuivi
par Napoléon : « Toutes les écoles df l'Université impériale prendront pour hase de
leur enseif^uement : !<> les préceptes de la reliirion catholique ; 2» la fidélité à l'Em-
pereur, à la monarchie impériale, dépositaire du bonheur des peuples, et à la dynastie
napoléouieime, conservatrice ie l'unité de la France et ib- toutes les idées libérales
proclamées par les constitutions ; 3° l'obéissance aux statuts du corps enseignant qui
ont pour objet l'uniformité de l'instruction et qui tendent à former pour l'état des
citoyens attachés à leur relijion, à leur prince, à leur patrie et à leur famille ;
4° tous les professeurs de théologie seront tenus de se conformer aux dispositions
de ledit de 1682, concernant les quatre propositions contenues en la Déclaration
du clergé de France de ladite année. » (Décret de 1808, titre V.) — Si l'on supprime
les idées libérales qui ne sont là que pour la forme, on trouvera sans doute que
l'histoire, lidéologie, la morale et la législation, telles que les avait comprises le
xvinc siècle, ne pouvaient que nuire lorsqu'il s'agissait d'atteindre le but ainsi tracé.
— A remarquer encore la recommandation de « veiller surtout à ce que l'ensei-
gnement des sciences soit toujours au niveau des connaissances acquises et à ce
ique l'esprit de système ne puisse jamais en arrêter les progrès ».
• (3) Sur les prétentions de Napoléon à être le successeur de Charlemagne, voyez
Ernest Lavisse (Journal des Débats, des 11 juillet et 22 août 1890).
64
LES IDÉOLOGUES
gieuxpour qui tous les parallèles sont désormais impossibles ».
Parmi les professeurs de grammaire générale, nous trouvions
Thiébault, Laromiguière, Duhamel, Perreau, Dàunoii, Benoni-
Debrun. Bourgeois, Loneux, Mongin, Escher, Godfroy, Abbey,
Fontaine, Gattel, Draparnaud, Estarac, Baradère, Daube, Fabre,
Rouziès, Vanderquand, Saint-Marc Corneille, Arracbard, Géru-
sez, etc., etc., dont il nous était possil)le de constater l'aptitude
et les connaissances. Par ce que nous savions des autres écoles,
les professeurs de grammaire générale semblaient capables
de s'acquitter de la tâche qui leur était confiée. En 1811
et 1812, nous rencontrons comme professeurs de philoso-
phie (1) :
Maugras (Lycée Impérial).
Fercoc (Napoléon).
Desfontaines, puis Cardaillac (Bo-
naparte).
Millon (Charlemagne).
Macquart (Reims).
M. de Faria, ensuite Denaus (Mar-
seille).
Flotte (Amiens).
Héron (Angers).
Topin (Aix).
Bouvier (Chàteau-Gontier).
Sartre (Laval).
Lemercier (Le Mans).
Demoy (Besançon), et Ordinaire.
Desèze et Toucas de Poyen (Bor-
deaux).
Bussat (Annecy).
De Valrivière (Limoges).
Landry (Mayenne).
Mongin (Metz) .
Basse (Montpellier).
Dregel et Jacquemain (Nancy).
De Champeaux et Rousseau (Or-
léans).
De Bellissens et Bcrnadeau (Poi-
tiers).
Lebart (Napoléonville).
Caro (logique, Vannes).
Cardaillac (Montauban).
De Laporte-Lalannc et Bréant
(Rouen).
Laroque et Saurin (Toulouse).
Blondeau (Bourges).
Landre ville (Bruxelles).
Jacquard (Tournay).
Tyrar de Long-Champs (Caen).
Caron (Versailles).
Lainez (Avranches).
Desaux (Cahors).
Pages (Auch).
Aufauvre (Clermont).
Giraldon, puis Avit (Saint-Flour).
Colombot (Dijon).
De l'Étoile (Douai).
Lesbros (Grenoble).
Suarez (Chambéry).
Astier (Liège).
Heuser (logique, Cologne).
Girard (Rodez).
(l) Il n'y en a pas à Auxerre, à GantJ, à Bruges, à Troyes, à Chartres, à Fontaine-
bleau et à Melun, à Toulon, à Laon et à Saint-Queutin (il n'y a même plus de
collège àSoissons), àBeauvais, à Dôle, à Vesoul, à Angoulèrne, à Périgueux, à Chà-
teauroux, à Nevers, à Mons, à Courtray, à Anvers, à Alençon, à Agen, au Puy, à
Ghaumont et à Langres, à Autuu, à Lille, à Arras, à Valence, à Namur, à Tulle, à
Guéret, à Belley, à Saint-Etienne et à Montbrison, à Charleville et à Sedan, à Carcas-
sonne, à Bar-sur Ornain, àÉpinal, àMende, à Tours, à Saint-Sever,à Tarbes, à Saintes,
à Niort, il Fontenay-le-Gomte, à Saiat-Brieuc, à Evreux, à Golmar, à Foix, etc.
LES ÉCOLES CENTRALES 65
Verdier (Perpignan). Ollitrault (logique, Quimpei).
Raynal (Niriies). Saiithier (Strasbourg).
Eliçagaray (Pau). (iourju (Lyon).
Molle (Uouon). Raynalil (Albi).
Poirrier (Nantes). Giraudeau de la Noue (Rlois).
On ne donne pas de prix de pliilosophie en 1812 à Amiens, ù
Avignon on l'on décerne nn prix de mémoire, à Besançon et à Bor-
deanx, à Bourges et à Bruxelles, à Caen, à Caliors, à Clermont, h
Dijon et*4Douai, à Limoges, à Lyon, à Montpellier, -ii Moulins, îi
Nancy, à Nantes, à Nîmes, au lycée Gharlemagne et an lycée Bo-
naparte, à Pau, à Poitiers, à Rennes, à Rouen, à Strasbourg, ù
Toulouse. Seuls les lycées d'Angers (prix uni(iiie), de Grenoble
(id.), de Marseille (id.), de Mayence (id.), de Metz (deux), de
Napoléonville (deux), d'Orléans (deux), le lycée Impérial (deux),
et le lycée Napoléon (deux), ceux de Reims (deux) et de Rodez
(un), c'est-à-dire en tout onze lycées sur soixante avaient
assez d'élèves en philosophie pour leur distribuer des prix ou
même un seul ! Quel dommage, diraient les défenseurs des écoles
centrales, qu'on n'ait pu, en 1814, dresser des tableaux statis-
tiques analogues à ceux de lan VIII ! ils nous fourniraient à
coup sar les moyens de juger sévèrement l'Université impé-
riale (1).
Et les professeurs? Mettons à part Desèze (s'il s'agit toutefois
de l'auteur des Becherc/iPs phi/siologir/ues et philosopldques
sur la sensibilUf') (-2), Mongin, que nous connaissons déjà, Caro,
dont nous avons un Cours rb' ment a ire de philosophie; Cardail-
lac sur lequel nous reviendrons, môme Fercoc que nous voulons
bien apprécier comme M. de Rémusat. Ce sont des professeurs
suffisants. Nous n'avons, pour les autres, aucun moyen de
savoir ce qu'ils valaient, ou même nous sommes obligés de
les juger assez sévèrement. Desfontaines est absolument incon-
nu, Maugras a laissé des ouvrages volumineux que l'on peut
lire sans aucun profit (3). Millon, devenu professeur à la faculté
de Paris, a été une véritable énigme pour ceux qui ont cher-
ché à en faire l'histoire. Remarquons en outre que Flotte est
secrétaire de la faculté des lettres, professeur de philosophie
à la faculté et au lycée ; Ordinaire, recteur, doyen de la faculté
(i) Toutes ces indications soat prises à VAlmanach de L'Université impériale.
.(2) Paris, Prault, 1786.
{3) Cf. ch. VIII, §3.
PiCAVET. 5
GG LES IDÉOLOGUES
des lettres et professeur de pliilosopliie ; Desèze, recteur et
doyen; ïoucas de Poyen, suppléant de Desèze à la faculté et
professeur " au lycée; Blondeau, doyen, professeur de philo-
sophie à la faculté des lettres et au lycée ; Tyrar de Long-
Champs, doyen, professeur à la faculté et au lycée; Desaux,
Aufauvre, professeurs à la faculté et au lycée ; Colomhot, profes-
seur et secrétaire à la faculté, professeur au lycée ; de L'Étoile,
Lesbros, de Valrivière sont au lycée et à la faculté; Gourju est
doyen, professeur à la faculté et au lycée, Basse est à la faculté
et au lycée ; Dregel, recteur, doyen et professeur à la faculté ; Jac-
quemain, secrétaire et suppléant à la faculté, professeur au lycée ;
Raynal est à la faculté et au lycée. De Champeaux est recteur,
doyen et professeur à la faculté ; Rousseau, son suppléant, est
professeur au lycée; Eliçagaray est recteur, doyen, pj'ofesseur
à la faculté et proviseur du lycée ; de Bellissens est recteur et
professeur de philosophie à la faculté ; Molle est au lycée et à la
faculté, de Laporte-Lalanne est recteur, doyen et professeur à la
faculté; son suppléant Bréant est professeur au lycée (peut-être
aumônier). Sauthier, sur lequel nous avons des renseignements
qui laissent voir comment FUniversitô recrutait quelquefois ses
membres (1), est à la faculté et au lycée; Laroque est doyen et
professeur suppléé à la faculté, en exercice au lycée 1 On avait
conçu l'idée de séparer l'enseignement secondaire et l'enseigne-
ment supérieur, mais en chargeant les mêmes hommes de l'un
et de l'autre, on réussit fort bien, ce semble, pour la pliilosophie
tout au moins, à enlever aux maîtres leurs élèves et à les rendre
eux-mêmes incapables de s'acquitter convenablement de leurs
fonctions.
Aux Écoles normales et centrales, il convient d'ajouter les
Écoles spéciales. La Convention transforma le Jardin des plantes
en Muséum d'histoire naturelle. Daubenton, Fourcroy, Bron-
gniart, Jussieu, Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire, Haiiy, plus tard
Cuvier, furent chargés de l'enseignement. Elle créa l'École des
(1) Voyez Appendice, la lettre de Haffner. Pour se convaincre que cette lettre
ne doit pas être considérée comme la critique partiale d'un adversaire, relire
celle de Fontanes citée par Sainte-Beuve {Chateaubriand, II, page 3o2) ; « Plus
j'examine celte composition des Lycées, et plus je la trouve incoliérente. » — Sur
rintroduction des prêtres comme Sautiller dans l'Uûiversité, voyez le Discours de
Fontanes à l'instaliatioa des facultés de théologie, des sciences et des lettres de
Paris : « Les études théoloijiques ont servi... plus qu'on ne croit à tous les déve-
loppements des facultés humaines... Un grand monarque a formé du débris des
universités et des congrégations anciennes un seul corps enseignant. »
LES ÉCOLES SPÉCL\LES 67
langues orientales vivantes « d'une utilité reconnue pour la poli-
tique et le commerce » qui comprit l'étude de l'arabe, du turc,
du tartare de Crimée, du persan et du malais. De môme elle
établit des Écoles de santé à Paris, à Montpellier, à Slrasbour?:.
Les élèves de l'école de Paris fondent une société médicale
d'émulatiojQ^qui se propose, à l'imitation de Cabanis et suivant
le conseil de Diderot, d'allier la médecine et la pbilosopbie. Les
mémoires de cette société contiennent des travaux do Bicliat,
de Pinel sur le traitement moral des aliénés, de Riclierand sur
le degré de certitude de la métapbysique, de Butet sur les sym-
pathies, de Roussel sur les rapports de la médecine avec les
sciences physiques et morales. Dumas, professeur^ Montpellier,
indique dans \' Introduction à la science philosophique, expé-
rimentale et médicale de Vhomme vivant, l'influence heureuse
qu'exerceraient sur la science de l'homme une pliysiologio et une
idéologie comparées. Moreau se réclame de Condorcet. Cabanis
groupe autour de lui les meilleurs élèves de la faculté de Paris,
Richerand et Alibert, qui se placent au rang des maîtres par des
travaux dans lesquels la philosophie est loin d'être absente.
Thouret se dispose à faire connaître « la philosophie, la sage
hardiesse et l'imposante simplicité de la doctrine d'Hippo-
crate » (1).
L'École polytechnique, organisée en l'an III, eut pour profes-
seurs les savants les plus illustres, Lagrange, Prony, Monge,
Berthollet, Fourcroy, Chaptal, Vauquelin et Guyton de Morveau.
Elle devait former des ingénieurs civils et militaires, enseigner
les principes généraux des sciences. Les maîtres rattachaient
leur enseignement aux doctrines philosophiques qui prédomi-
naient dans les assemblées politiques, aux Ecoles normales et
centrales, à l'Institut, et qui auraient été professées à l'école
spéciale des sciences morales, dont on demanda à plusieurs
reprises la création : « J'ai commencé, disait Prony, par rassem-
bler et classer les idées abstraites qu'on peut regarder comme
les bases de la science... Les opérations de l'entendement dont
ces idées sont le résultat doivent avoir été faites d'avance chez
ceux qui veulent se livrer à l'étude de la mécanique, et l'on peut
en dire autant de toute autre science... En général je n'ai négligé
aucune occasion de rapprocher les spéculations géométriques
(1) Voyez ch. iv, § 4.
68 LES IDÉOLOGUES
des préceptes de l'art de penser et de raisonner, et j'ai surtout
insisté souvent sur les ressources qu'une langue bien faite offre
à l'esprit et au génie (i). »
C'est à l'École polytechnique qu"Andrieux commence, après la
suppression de la seconde classe de l'Institut et des écoles cen-
trales, un cours de grammaire générale, destiné à continuer la
tradition ailleurs interrompue, et dont Destutt de Tracy attend
les meilleurs résultats. C'est là aussi que plus tard A. Comte, le
compatriote de Draparnaud, retrouvera les doctrines scientifiques
et philosophiques du xvm« siècle qui contribueront, pour une
grande part, à l'éclosion de la philosophie positive.
En pédagogie comme en philosophie, les idéologues ont
ouvert les voies où nous nous essayons à marcher. Pour l'ensei-
gnement supérieur, Talleyrand et Condorcet, Daunou, Lakanal
et surtout, comme Ta bien vu M. Liard, Cabanis sont demeurés
nos inspirateurs. Nous avons conservé le Muséum et l'École des
langues orientales, les Écoles de médecine et l'École polytech-
nique. L'École d'administration de 1848, l'École des sciences
politiques, plus récente et plus heureuse, n'ont réalisé qu'en
partie les souhaits des idéologues. Par la nouvelle organisation
qu'a reçue l'enseignement supérieur, on s'est de plus en plus
approché de l'idéal qu'ils s'étaient proposé : les lettres et l'his-
toire, les sciences et la philosophie ont des maîtres et des
élèves (2).
L'enseignement secondaire, plus lent dans son évolution, n'a
pas encore résolu les problèmes que déjà se posaient nos pères.
Toutes les innovations, tentées depuis vingt ans, ont ét^ indi-
quées ou mises en pratique dans les institutions scolaires de la
Révolution. Alors, en effet, on a voulu enseigner les lettres et
les sciences, les langues vivantes et leslangues anciennes, l'éco-
nomie politique et la législation usuelle, on a recommandé les
excursions de vacances, les exercices physiques et les travaux
manuels, même le choix des directeurs par et parmi les profes-
seurs. On a fait plus, car fort souvent on a réussi à mettre en
pratique ce que la théorie avait suggéré.
Par contre, notre époque a fait ce qui, malgré les efforts les
plus énergiques, n'avait pu être réalisé par les hommes de la
Révolution. Si quelques-uns d'entre eux ont eu une vue assez
(1) Elirait d'un cours complet de mécanique [Journal de l'École, o^ cahier).
(2) Cf. Ernest Lavisse, Questions d'enseignement national.
à
L'INSTITUT 69
nette de ce que doit être l'enseignement primaire, et si, partant,
il est utile encore de les consulter en cette matière, ils n'eurent
nilesressoiirdM^s, ni surtout les maîtres expérimentés et savants,
dont les conseils et les livres ont rendu possible et leconde
l'éducation populaire.
m
Chamfort avait préparé, pour Mirabeau, un décret et un dis-
cours proposant la suppression des anciennes Académies. Elles
eussent été remplacées par une Académie nationale, avec une
section philosopliiquc, une section littéraire et une section
scientitique, qui se serait complétée par une Académie des beaux-
arts. Talleyrand songea à un Institut, dont l'une des sections
comprendrait les sciences pbilosopliiques, les belles-lettres et
les beaux-arts, dont l'autre réunirait les sciences malbémaliques,
physiques et les arts. Condorcet voulait une Société nationale
des sciences et des arts, chargée de recueillir, d'encourager,
d'appliquer et de répandre les découvertes utiles. Elle eût été
composée de quatre classes, correspondant aux sciences mathé-
matiques et physiques, aux sciences morales et politiques, à la
médecine, aux arts mécaniques, à l'agriculture, à la navigation,
enfln à la granunaire, aux arts d'agrément, aux lettres et à
l'érudition. Le 3 brumaire an IV, la Convention adoptait, sur le
rapport de Daunou, la loi célèbre qui organisait l'instruction
publique. L/Jnstitut national était chargé de perfectionner les
sciences et les arts, de suivre les travaux scientifiques et litté-
raires qui auraient en vue l'utilité générale et la gloire de la
République. Renfermant des représentants de toutes les con-
naissances humaines (i), réunissant les hommes les plus mar-
(1) 11 comprenait, dans une première classe, celle des sciences physiques et mathé-
matiques, dix sections, mathématiques, arts mécaniques, astronomie, physique
expérimentale, chimie, liistoire naturelle et minéralogie, botanique et physique
végétale, anatomie et zoologie, médecine et chirurgie, économie rurale et arts vété-
rinaires. La seconde classe, celle des sciences morales et politiques, en avait six:
analyse des sensations et des idées, morale, science sociale et législation, économie
politique, histoire et géographie. La troisième classe, celle de la littérature et des
beaux-arts, en comptait huit : grammaire, langues anciennes, poésie, antiquités et
monuments, peinture, sculpture, architecture, musique et déclamation. Aux cent
quarante-quatre membres résidant à Paris, se joignaient des associés, en nombre
égal, pris dans toutes les parties de la République, et vingt -quatre associés
étrangers.
70 LES IDÉOLOGUES
quants clans les sciences et dans les arts, il constituait, en réalité,
une Encyclopédie vivante (1), propre à réaliser, par ses travaux,
les progrès que Descartes et ses disciples, que Turgot, Condillac
et Condorcet avaient annoncés à l'humanité ! La création de la
seconde classe était, non moins que l'obligation pour tous les
membres, de travailler au perfectionnement des sciences et des
arts, un des résultats de l'influence exercée par la philosophie
du xvni*' siècle. Voltaire et Condillac, Turgot, Helvétius. Rous-
seau, Condorcet et leurs disciples encore vivants, avaient voulu
donner aux sciences morales un développement égal à celui
des sciences mathématiques, physiques et naturelles. Associer
leurs représentants à ceux des sciences qui avaient grandi
avant elles, c'était assurer le succès de l'œuvre entreprise.
Le 4 avril 1796, l'Institut tenait sa première séance en pré-
sence des cinq Directeurs. Daunou glorifia l'idée qu'avait eue la
Convention de créer une classe des sciences morales et poli-
tiques : «LaRépubUque nous appelle, dit-il, pour rassembler et
raccorder toutes les branches de l'instruction, reculer les limites
des connaissances et rendre leurs éléments moins obscurs et
plus accessibles, provoquer les efforts des talents et récompenser
leurs succès, recueillir et manifester les découvertes, recevoir,
renvoyer et répandre toutes les lumières de la pensée, tous les
trésors du génie (2). »
La seconde classe de l'Institut a-t-elle fait, pendant les sept
années qu'elle a vécu, honneur à la philosophie, ou, pour parler
d'une façon plus précise, a-t-elle produit des travaux en rapport,
par leur nombre et leur importance, avec le but qu'on s'était
proposé et avec l'idée qu'on se fait d'ordinaire d'une école phi-
losophique? M. de Tocqueville l'a nié en quelques lignes où il a
accumulé, comme le dit M. Jules Simon, les injustices et les
erreurs. M. Jules Simon a excellemment montré que le pro-
gramme tracé par les fondateurs de l'Institut, a été rempli
d'une façon supérieure par les philosophes et les économistes,
d'une façon au moins convenable par les autres sections.
Après lui, nous insisterons sur les travaux que l'Institut a
produits ou suggérés dans le domaine qui nous intéresse spécia-
lement.
La section de l'analyse des sensations et des idées a compté
({) Expression de Daunou, reprise par Lémontey.
(2] Taillandier, Documents biographiques sur Daunou, p. 102 sqq.
LINSTITIT 71
parmi ses niembfWi résitlents Yolney, Garât, Gingucné, Le
Breton, Cabanis, Deleyre, ïonlongeon ; parmi ses associés Des-
tutt de Tra(\\ . de Sèze, Laroniigiii(>re, Jacqucmont, Sicard,
l*révost de Genève, Cafarelli du Falga, Degérando. La section de
morale avait ponr membres résidents B. de Saint-Pierre, Louis-
Sébastien Mercier, Grégoire, La Réveillére-Lépeaux, Lakanal et
Naigeon; pour associés Labéne, Roussel, Villeterque, Saint-Jean
Crévecœur, Ferlus, Ricard et Gandin. La troisième section com-
prit Daunou, Cainbacérès, Merlin, Pastoret, Garran-Coulon et
Baudin ; Legrand deLaleu,Houard, Ramond, Reymont, Bigot de
Préameneu, Massa, Grouvelle et Chami^agnc. La quatrième,
Sieyès et Dupont de Nemours, Lacuée et Talleyrand, Rœderer
et Creuzé-Lalouche, Lebrun et Gallois, Forbonnais et Roumc,
Garnier, Duvillard et Diannyère. La cinquième, compta, parmi ses
résidents ou ses associés, Pierre-Charles Lévéque, de Liste de
Sales etRaynal, Roucbaud et Dacier, Legrand d'Aussy et Poirier,
Anquetil et Kocb, Gudin et J.-J. Garnier, Gaillard et Papon, Gau-
tier de Sibert et Sennebier; la sixième, Buache et Mentelle,
Rheinhard et Fleurieu, Gosselin et Bougainville, Beaucbamp et
Barthélémy, Lescalier, Coquebert de Montbret, Bourgoing, Ver-
dun de la Crenne et le Michaud d'Arçon. Que de noms illustres,
•que d'hommes d'une réelle valeur, à côté de quelques individus
dont le choix a pu être déterminé parles circonstances!
Quant aux travaux, nous mentionnerons seulement ceux qui
présentent un intérêt immédiat pour notre sujet. Dans la séance
publique du lo germinal an IV, Cabanis indique le plan et le but
de ses Rftpparts surjejpjii/siqiie et le moral. Le Breton lit une
Notice sur la vie elles ouvrages de Raynal, « qui vivait avec
Voltaire, Rousseau, Helvétius, Diderot, d'Alembert, Condillac et
avec beaucoup d'autres écrivains d'un ordre distingué, -quoi-
qu'ils ne fussent que du second. » Les 7 pluviôse, thermidor et
fructidor, Cabanis communique les trois premiers mémoires de
son grand ouvrage. Anquetil, le 22 ventôse, les mentionne et
parle des bases sur lesquelles vont s'élever les grands édifices
de la morale, de la science sociale et de l'économie politique.
Lévesque lit, le 2 ventôse, des Considérations sur l'homme
observé dans la vie sauvage^ dans la vie pastorale et dans la
vie policée. Ne mettant dans l'homme, comme Condillac, que la
sensibilité et le besoin, il croit que la nature lui inspirera d'elle-
même l'accent du désir, de la crainte, de la joie, de la douleur,
72 LES IDÉOLOGUES
et que quelques gestes, enrichissant le langage el naissant des
nouveaux besoins, suffiront aux hommes, quand ils se seront
associés. MAis, en môme temps, il fait de la perfectibilité leur
qualité distinctive. Le 12 prairial, il expose des Considérations
sur les obstacles que les anciens philosophes ont apportés
aux progrès de la saine philosophie. Elles ne sont pas sans
intérêt : « Dans l'antiquité, dit-il assez raisonnablement, on ne
connaissait qu'un coin de terre et Ton fit des <îosmographies ;
on ne connaissait même pas la composition du coin de terre que
Ton habitait, pas môme la formation de la première croûte dont
il était revêtu et l'on fit des cosmogonies. Pythagore contribua
le plus, parmi les philosophes, à égarer la raison humaine...
Socrate mérita le titre de philosophe en se bornant à rechercher
les vérités morales... Avec Platon, tout fut envahi par le jar-
gon métaphysique... Aristote, né avec un esprit vif, juste et
étendu, eut le malheur de faire de la physique avec de la méta-
physique au lieu d'en faire avec des observations, tout en ob-
servant une fois et en faisant un chef-d'œuvre estimé encore
aujourd'hui, son Histoire des animaux. »
Le 2 floréal et le 2 messidor, D. de Tracy lisait le commence-
ment de son Mémoire sur la faculté de penser. Laromiguière
en donnait un sur la Déterminatioii des mots Analyse des sen-
sations, et un autre sur celle du mot Idée. Baudin introduisait
la philosophie dans un Mémoire sur les clubs. Grégoire, à la
séance publique du 7 germinal, proclamait le droit inné de tous
les hommes à la liberté comme au bonheur, et affirmait que le
doute méthodique a déblayé les préjugés, émoussé le glaive de
l'intolérance, éteint les bûchers de l'inquisition et affranchi les
nègres. Il soutenait qu'on ne conçoit pas une morale qui ne
serait pas républicaine et espérait que la souveraineté nationale,
retournant à sa source, reconstruirait l'édifice social dans
diverses contrées des deux mondes, que « la république des
lettres enfanterait des républiques ». Bonaparte, supprimant la
seconde classe de l'Institut, se souvint sans doute de cette lec-
ture de Grégoire.
Rœderer, à côté de Mémoires politiques sur la Composition de
la force publique dans unEtat républicain, sur la Majorité natio-
nale, sur les Institutions funéraires convenables dans une répu-
blique, en présentait d'autres ?>\m les deux Éléments principaux
de Vamour, sur les deux Eléments de la sociabilité humaine, l'i-
L'INSTITUT '3
mitation et V habitude. Cambacérôs s'occupait de science sociale.
Dupont de Nemours exposait un panthéisme assez vagueetassez
l)izaiTe, avant de s'occuper des nègres et des Courbes politiques.
Delisle de Sales donnait un Examen critique des philosophes
qui ont rèvê sur le bonheur, où il citait et critiquait Platon, Cicé-
ron, Plutarque, Maupertuis, Helvétius; puis des Pensées philo-
sophiques sur la raison, où, appelant Rousseau le ?sewton de la
morale, il proposait trois sujets d'étude : Dieu, Ihommc et la
nature. Avant de réunir ces mémoires dans les Apophtheqmes
sur le Bonheur, Delisle de Sales lisait X Eloge de la Fontaine.
Avec une ignorance de la chronologie, assez plaisante chez
un homme qui prétendait à la science universelle (1), il soutenait
que La Fontaine a combattu le fameux pyrrhonisme de Ber-
keley (2). Puis il commençait un curieux Mémoire sur la Philo-
sophie d'un homme libre et un autre sur llnstitut national et
les Académies. A la classe de littérature, on entendait Sicard
sur le mode d'instruction du sourd-muet, et un mémoire de
Bitaubé, a composé dans une prison robespierrienne » sur la Po-
litique d'Aristote.
Les_dix mois pendant lesquels fonctionna l'Institut avaient
été bien remplis. La seconde année ne le fut pas moins bien.
Cabanis étudia IJinflnence des âges sur les idées et les affections
morales, celle des sexes sur le caractère de ces idées et de ces
affections, celle des tempéraments sur la formation des unes et
des autres. D. de Tracy continua ses recherches sur la faculté de
penser. D. de Sales, qui appelait Brucker la hibUothèque des
philosophes, faisait léloge de Bailly ; Le Breton, celui de Deleyre,
le bibliothécaire de l'infant élevé par Condillac et l'ami de
Rousseau, l'auteur à: m\Q Analyse de Bacon et de l'article Fana-
tisme de X Encyclopédie, de romances mises en musique par
Rousseau et dune traduction en vers inédite de Lucrèce. La
Réveillère-Lépeaux qui, sans être théophilanthrope, croyait en
Dieu, communiquait des Réflexions sur le culte et les cérémonies
civiles. Baudin s'occupait de la loi. Talleyrand lisait deux mé-
(1) n avait placé sur son buste l'inscription suivante : « Dieu, la nature et
l'homme, il a tout expliqué >-, au-dessous de laquelle Andrieux ajouta : « Mais
personne avant lui ne l'avait remarqué. »
(2) La Fontaine publia en 1678 le livre Vll qui contenait V Animal dans la Lune
et mourut en 1693, quand Beriveley, qui donna en 1709 son premier ouvrage, avait
dix ans. La Fontaine avait probablement en vue Malebranche, dont la Recfierche sur
la vénlé da.le de 1673.
li LES IDÉOLOGUES
moires sur les relations commerciales des États-Unis avec l'An-
gleterre et s.ur les avantages à retirer des colonies nouvelles.
Comme Condillac, Talleyrand condamne l'esprit de système et
vante l'analyse : « Un voyage en Amérique, dit-il, est une sorte
d'analyse pratique et vivante de l'origine des peuples et desÉtats ;
on part de l'ensemble le plus composé pour arriver aux éléments
les plus simples, à chaque journée on perd de vue quelques-
unes de ces inventions que nos besoins, en se multipliant, ont
rendues nécessaires, et il semble que l'on voyage en arrière
dans l'histoire des progrès de l'esprit humain. » On croirait, dans
ces dernières lignes, entendre Rousseau et Condorcet. Ailleurs
Talleyrand affirme comme Helvétius, Volney ou Saint-Lambert,
que l'intérêt domine la volonté. Sicard rend compte de la Gram-
maire de Harris mise en français par Thurot. Champagne offre
une traduction de la Politique d'Aristote, Camus perfectionne
sa traduction de V Histoire naturelle et s'occupe du De mirabi-
Ubus auscultis. La première section propose une seconde fois, ^
pour le prix, la détermination de l'influence des signes sur lai ■;
formation des idées ; la seconde demande de rechercher quelles
sont les institutions les plus propres à fonder la morale d'un
peuple; la quatrième proroge la question des emprunts publics.
L'an VI, la seconde classe examine des essais ingénieux
sur la pasigraphie ou le système d'une langue universelle,
fondée surtout sur l'uniformité des signes, un système de lexico-
logie qui tend à rectifier les idées par le perfectionnement dulan-
gage. Elle rédige une série de questions pour l'Institut dEgypte
et ouvre un concours sur les moyens de rétablir la décence et la
solennité des funérailles. Elle couronne Mulot, Amaury Duval et
réussit, par son exemple, par ses encouragements et sans faire
appel aux idées religieuses, à détruire un scandale qui avait pris
des proportions inouïes. Tandis que les exécuteurs testamen-
taires de Mably annoncent la publication d'une nouvelle édition
de Condillac corrigée, augmentée et comprenant un ouvrage
inédit, la Langue des Calculs, l'Institut décerne le prix proposé
l par la section de l'analyse des sensations. Degérando l'obtient ;
Lancelin et Prévost sont mentionnés. Dix mémoires avaient été
envoyés et Biran avait réuni des notes sur la question. A la fin
de l'an VI paraît le premier volume des mémoires de la seconde
classe. Outre des travaux philosopbiques de Rœderer, de Du-
pont de Nemours, de Cambacérès, de Pierre-Charles Lévesque,
L'LNSTITLT
/.>
lie Grégoire, île Delisle de Sales, la Notice de Rayiial par Le
Breton, il comprenait des Considérations générales sur l'étude
de rhomme et sur les rapports de son organisation physique
avec ses facultés intellectuelles et morales, une Histoire p/tg-
siologique des sensations, par Cabanis. D. de Tracy y figurait
pour la Faculté de penser, Laromigiiière pour la Détermination
des mots Analyse des sensations et un extrait du mémoire sur
la détermination du mot Idée (1).
Aux lecteurs sérieux, Cabanis apparaissait commole philosophe
le plus marquant de la section, Deslutt de Tracy comme le plus
pénétrant et le plus apte ù discuter les questions idéologiques,
Laromiguière, comme le plus clair et le plus capable de rendre
ses doctrines accessibles à tous.
Dans le premier trimestre de l'an VII , Rœderer traita des
Institutions propres à fonder la morale cliez un peuple, "ïovi-
lougeon de la liberté individuelle, de Sales de la liberté des
suffrages, Grégoire de la traite et de l'esclavage des nègres.
Villeterque, s'appuynnt sur Locke, Hobbes et Condorcet, proposa
de donner aax pères et aux mères des droits égaux, modifiés
seulement par la diversité des devoirs, sur l'éducation des
enfants. Mercier soutint que, si c'est l'àme et la vie qui font le
beau, c'est l'expression de la vie morale, sentimentale et virtuelle
qui fait la beauté (:2).
Daunou, secrétaire de la classe pour le second trimestre,
signale des mémoires de D. de Sales sur Platon, « le prince
des philosophes, » de Mercier, contenant des vues morales et
pohtico-morales. Thouret et Haûy, Garât, Lebreton, Mercier et
Halle assistèrent à l'opération d'un aveugle-né âgé de vingt-
quatre ans. Garât et Lebreton constatèrent qu'il n'était pas sans
idée des couleurs : une vive lumière formait pour lui un faible
crépuscule, insuffisant pour lui faire distinguer les objets.
Placé obliquement à la lumière, il reconnut la couleur écarlate
du gilet de Garât et appela une espèce de rouge la couleur rose
d'une bobine. Un membre de Tlnstitut, professeur à l'école
centrale de Lyon, composa un hymne à TÉternel où nous
avons relevé (3), pour montrer qu'il n'y avait, parmi la majorité
(1) Le Tolume contient x\vi-642 pages. Cabanis en occupe 172, D. de Tracy 168,
Laromiguière 24.
(2) Notice par Lacuée, Décade ph. du 30 nivôse an VII.
(3) Cf. p. 43.
76 LES IDÉOLOGUES
des membres, aucmie hostilité contre la croyance en Dieu, des
vers qu'il faut rapprocher de ce que nous avons dit déjà de
Dupont de Nemours, de Delisle de Sales, de La Réveillère.
Dans les deux derniers trimestres, Rœderer s'occupa de la pasi-
graphie comme écriture et commelangae, critiqua la théoriedeDo-
mergue sur la proposition, à laquelle il préférait la nomenclature
de Condillac et traita de la rédaction d'un Catéchisme de morale,
en citant avec éloges d'Holbach, Saint-Lambert et Volney. Mer-
cier combattit Locke en invoquant la grande loi non écrite et se
prononça ouvertement et avec force pour les idées innées (1).
La classe mit au concours la question de l'habitude et y remit
celle de l'étendue et des limites de l'autorité du père de famille.
Le second volume de ses mémoires paraissait en fructidor.
Avec des travaux de Lévesque, de Baudin, de Talleyrand, qui
touchent, en plus d'un endroit, à la philosophie, il contient les
mémoires de Cabanis sur les âges, les sexes, les tempéra-
ments (2). Après l'apparition de ce volume, qui suivait de près la
publication, dans la Décade, d'une importante lettre de Cabanis
sur la perfectibilité humaine, ce dernier se montrait de plus en
plus comme le plus considérable, sinon comme le chef, des phi-
losophes que comptait la seconde classe.
Baudin mourut subitement et de joie, en apprenant le débar-
quement de Bonaparte. D. de Tracy établit par de nouvelles
preuves que c'est à la sensation de résistance que nous devons
la connaissance des corps, et combattit les hypothèses de Male-
branche et de Berkeley sur l'existence. Pour de Sales, la république
la plus parfaite est celle qui aurait le bonheur de remettre à un
grand homme le soin de diriger une constitution propre à favo-
riser le calme intérieur. Néron Forbonnais entrevoyait, dans les
institutions du Consulat, l'aurore d'un beau jour pour l'économie
politique. Champagne regrettait que Baudin fût mort avant
d'avoir vu « que le héros dont il invoquait le nom, à son dernier
moment, a réalisé toutes ses espérances ! » Ginguené faisait un
remarquable rapport sur le concours de morale, analysait les
ouvrages qui ne méritaient pas le prix et proposait de substituer
un autre sujet, VÉmulation est-elle un bon moyen d' éducation?
à celui qu'on n'avait pas traité. Daunou recherchait en quoi con-
siste le vœu général. Toulongeon ramenait le droit naturel à la
(1) Décade philosophique , 10 thermidor an VII.
(2) Le volume comprend 699 pages, les mémoires de Cabanis en occupent 181.
L'INSTITUT 77
libre disposition de soi et de ce qui est à soi. B. de Saint-Pierre
s'occupait du régime diététique et des observations nautiques à
suivre dans les voyages de long cours. Mais les mémoires les
plus intéressants, sinon en eux-mêmes, du moins au point de
vue de l'état des esprits, sont ceux de Mercier, combattant
Terreur « sophistique » de Locke qui a voulu détruire les idées
innées. Le compte rendu de Lévesque se borne à indiquer que,
selon Mercier, notre être s'aperçoit lui-même, notre pensée est
un éclair de l'existence éternelle, une communication de la divi-
nité, un aperçu du premier principe, une des différences infinies
de concevoir la vérité première, de concevoir une vérité connue
ou inconnue (1). Mais nous avons à ce sujet des renseignements
plus précis. Mercier, qui avait combattu au Lycée le système
astronomique de Newton, prit, dix jours à l'avance, l'engagement
de détrôner Locke et même Condillac au profit du système des
idées innées. Le 7 ventôse, il y avait un nombreux public h l'Insti-
tut. Mercier loua Platon et Socrate,Cicéron, Pythagore et même
Proclus, combattit l'ennuyeux et illisible Locke, YEncycloprdic,
Condillac, et 1 Institut qui se rendait la fable et la risée de
l'Européen rejetant les idées innées (:2). En terminant il s'enga-
geait à prouver dans dix jours, avec la même évidence, que nous
connaissons les objets extérieurs et que nous acquérons des
idées par intuition, c'est-à-dire par le sens interne. Il y avait
(1) Décade ph., 30 ventôse an VIII.
(2) Un auditeur de Mercier communiqua deux lettres à la Décade (30 germinal,
10 et 20 floréal]. Nous en extrayons quelques phrases rapportées textuellement:
« J'admets les idées innées et j'obéis en cela à ma conviction intime... J'entends
par idée la représentation ou la vision spirituelle des èlres... L'être est constitué
par trois choses distinctes quoique indivisibles, l'essence, l'existence et la forme ; à
Tétat naturel, il n'a que des formes spirituelles. L'homme pense indépendamment
des objets, indépenf'.amment des sens... L'émanation divine est en nous, voilà l'ori-
gine de nos idées. Comment ne pas percevoir l'idée innée qui se dit à soi-même, je
suis?... On peut s'appuyer sur Tautorité de Platon, de Socrate, de Cicéron, pour
soutenir qu'apprendre n'est que se souvenir, que notre àme renferme, dès notre
naissance, toutes les idées qui ne fout ensuite que se développer... Les prétendus
métaphysiciens de nos jours ont voulu traiter par lanalyse un objet simple, faire
sur ridée ce que l'anatomiste fait sur le corps humain. Locke ne parle jamais du
sentiment..., c'est l'amour qui a créé la science et non la science qui a produit
l'amour... La statue ou plutôt la poupée de Condillac est une sottise, une folie...
Platon doit rétablir, parmi nous les idées innées, système grand, vrai, consolateur.
Locke se méprit en intitulant son livre Essai philosophique sur l'entendement
humain, car il n'y a pas fait un pas dans la connaissance de l'entendement... Il n'y
a de vrai daas son livre que l'analyse grammaticale... Voltaire... logea le nom de
Locke dans ses hémistiches : de là la réputation de cet eunuyeux et illisible
Locke... Toutes ces folies que j'ai réfutées et qui ont été prônées par Locke, par Con-
dillac et leurs disciples ont été entassées dans cette Encyclopédie, écume empoi-
sonnée des plus monstrueuses erreurs et c'est là que nos sopliistes vont les puiser
78 LES IDÉOLOGUES
plus de monde encore à la séance du 17 qu'à celle du 7. Mercier
soutint que la pensée est un éclair de la puissance éternelle,
invoqua le sentiment religieux, affirma que l'existence du Créa-
teur se manifeste en nous par l'intuition, que la pensée atteste
les causes finales, que Tâme préexiste au corps et que le système
des idées innées et de l'intuition par le sens intime a pom' lui
Descartes et Malebranche , Bonnet et « la Sagesse qui, sous
le nom de Kant, remplit d'admiration toute l'Allemagne ».
Ainsi Mercier a pu, au milieu des admirateurs de Locke et de
Condillac, les attaquer avec une vivacité extrême. Il a, bien avant
Cousin, vanté Platon, Proclus et Kant, sans être interrompu par
aucun des confrères dont il froissait les convictions. Nous nous
croyons, par cela même, autorisé à révoquer en doute une
anecdote célèbre, qui tendrait à attribuer une intolérance singu-
lière aux membres les plus éminenls de l'Institut (1).
Signalons encore, pendant l'an VIII, les mémoires de Dégé-
rando et de D. de Tràcy sur la pasigraphie, de Merlin sur la
nécessité d'un code universel et uniforme pour la République.
« Ce CQ^e, disait-il, sera le plus bel ouvrage de la paix honorable
et solide que promettent le génie et la fortune de notre héros,
le courage des généraux , la valeur des citoyens armés pour
notre cause, les champs de Marengo et le vœu que nous faisons
tous d'être amis de tous les hommes, de toutes les nations,
aujourd'hui. L'Institut est le seul endroit de l'Europe où Ton ose encore les sou-
tenir... ». Deuxième Mémoire:... «Tout ce qui est hors de la pensée est dans le
néaut... L'idée est ce qui est. . . La pressiou des esprits sur Tidée produit la pensée...
Une pensée est une lumière de l'esprit... Une pensée, dans l'ordre infini, est tou-
jours la clef d'une autre pensée... L'intuition ne s'épuise point, voilà pourquoi le
sauvage peut s'élever jusqu'à l'idée de Dieu, parce qu'il le connaît par l'intuition...
Je pense, donc j'existe. Bien plus quand je dis : je doute, j'existe à l'infini... Dès
qu'on uie les idées innées, ou fait de l'âme un être complexe... Quand l'anatomiste a
rencontré le nerf, le tendon, la fibrille, il a tout fait... Ly.qji* n'est pas plus avancé
que Tanatomiste. Qui expliquera le sentiment religieux, cet instinct divin, salutaire,
cette religion naturelle à laquelle tous les hommes ont donné leur assentiment? Les
mots Dieu et bon ne sont-ils pas synonymes pour les sauvages?... L'idée de Dieu
est une idée innée, d'autant plus sûre qu'elle ne dérive pas de nos institutions... Si
notre intelligence n'était pas hébétée par nos passions, nous n'aurions point de
plaisir plus vif que cette intuition. (Voyez L. Carrau, Conclusion de la Philosophie
religieuse en Angleterre). ..Yons \ou\ei connaître l'intelligence et vouslauiez, quand
vous l'avez soumise à votre implacable scalpel, vous lavez détruite, vous l'avez tuée...
Pourquoi chercher la lumière dans la mort, dans la matière, tandis qu'elle existe
en nous, dans lame, dans la pensée?» (Voyez F. Rd\R'issoa, la Philosophie en France
au XIX' siècle.)... Ou peut rapprocher de ces mémoires de .Mercier un mémoire
antilockisle sur les signes, du médecin Rey-Cazillac, qui écrivait en Tan VII à
rinstitut pour établir que le nihil est in intellectu est un très faux préjugé, une
ancienne erreur. [Documents inédits de l'Institut, Introd., p. 16.)
. {\.) Gh. IV, § ii.
LINSTITUT 7Î>.
de tous les princes qui ne voudront pas être nos ennemis. >■>
En l'an I\, Cabanis traite de l'inHuence des maladies sur la
formation des idées et sur les atTections morales, Daunou, delà
classilkation d'une bibliotht'que, Toulongeon, de l'esprit, Degé-
rando. de la philosophie de Kant, Bouchaud, du système de
Hobbes et de la morale de Cicéron. La seconde classe décerne le
prix sur l'émulation h Feuillet et mentionne quatre autres
mémoires, dont un en allemand. Le IIP Tolumc de ses Mé-
moires contient, outre un travail de Lévesque sur Quelques
acceptions du mot Xdture, une Notice historique de Bougain-
ville sur les Sauvac/es de r Amérique septentrioiale, trois Mé-
moires de D. de Tracy sur la Sensation de résistance, sur les
Hypothèses de Malvbranche et de Berkeley, sur les Projets de
pasigrapltie. D. de Tracy, ([ui allait publier ses Éléments
d'idéologie, promettait de mener à bonne fin l'étude idéologique
de l'homme, en complétant létude plus physiologique qu'avait
entreprise Cabanis. Tous deux pouvaient être considérés comme
les maîtres de la philosophie française.
Il nous reste à mentionner, pour terminer cette histoire som-
maire de la seconde classe, les mémoires de Mercier sur la Philo-
sophie de Kant, sur la Comparaison de la philosophie de Kant
avec celle de Fichte, ceux de D. de Tracy sur la Philosophie de
Kant (1) et de Degérando, sur /e Sauvage de VAveyron, de D. de
Sales sur Dieu, de Lévesque sur la Sympathie morale qui
dénote rinduence de Cabanis; ceux de Bouchaud surSénèque et
sur Épictète à propos duquel il combat la doctrine des idées
innées, etc., etc. Il faut encore rappeler les concours sur l'habi-
tude, où Biran fut d'abord mentionné, puis couronné; celui
sur la décomposition de la pensée, jugé après la réorganisation ^
de l'Institut. Enûn D. de Tracy communiqua une partie de sa v
grammaire générale. Quant aux deux derniers volumes de K
la classe, le premier, publié en l'an XI, débutait par un éloge
enthousiaste du 18 Brumaire, « jour à jamais mémorable dans
les fastes de la France, dans ceux de l'Institut, qui avait four-
ni au gouvernement le premier consul, Bonaparte, le second,
Cambacérès et appelé à lui le troisième, Charles François
Lebrun ». Le ¥*= parut en l'an XII, après la suppression des
écoles centrales et de la seconde classe, quand Napoléon
(1) Voyez chapitre vi, § 3.
80 LES IDÉOLOGUES
qui avait mutilé le Tribunat, était consul à vie. L'idéologie
n'est plus en faveur et les mémoires imprimés portent presque
tous sur l'histoire ancienne ou sur l'histoire de France antérieure
aux temps modernes.
En résumé, la seconde classe qui ne fonctionna guère que
sept années, a occasionné un mouvement philosophique consi-
dérable. Les Rapparia du physique et du moral de Cabanis,
Yldf'ologie de D. de Tracy, les travaux sur les signes de Degé-
rando et de Prévost, de Biran sur l'habitude et sur la décom-
position de la pensée, en sont des preuves plus que suffisantes.
Les nombreux Mémoires, sur Kant établissent que l'on ne se
désintéressait en aucune façon des œuvres qui paraissaient à
l'étranger.
Nous avons vu déjà, en citant Bitaubé et auparavant Biot,
Lacroix, Chénier, Pinel, Lamarck, Dupuis, que les trois classes
* de l'Institut « constituaient une Encyclopédie vivante » et faisaient
chacune une place aux recherclTës~pïïirosopïiïques qui complé-
taient leurs travaux positifs. Cela est vrai de ceux même qui
devinrent bientôt les ennemis de la philosophie. Si Carat, dans
la séance publique du 15 nivôse an VI, louait Bonaparte de ses
goûts tranquilles, de ses connaissances variées et de son talent
d'observateur, ajoutant qu'il serait, après avoir terminé ses tra-
vaux, considéré comme « un philosophe qui aurait paru un ins-
tant à la tête des armées », Bonaparte répondait de manière à
montrer qu'il faisait grand cas de cet éloge : « Les vraies con-
quêtes, disait-il, les seules qui ne donnent aucun regret, sont
celles que l'on fait sur l'ignorance. L'occupation la plus hono-
\ rable comme la plus utile, c'est de contribuer à l'extension des
idées humaines. La vraie puissance de la République française
doit consister désormais à ne pas permettre qu'il existe une
i seule idée nouvelle qu'elle ne lui appartienne » (1). Non seule-
ment Bonaparte, qui devait plus tard poursuivre partout l'idéo-
logie, mais Cuvier qui, dans ^q?, Eloges, n'a pas assez de railleries
pour la philosophie, pense comme D. de Tracy ou Cabanis :
« C'est au moment où l'orage gronde, dit-il en l'an VIII, c'est
lorsque le nom seul d'homme instruit est un crime aux yeux de
quelques ennemis de la France, c'est lorsqu'une croisade s'est
formée contre les sciences et la philosophie que l'Institut national
(1) Décade du 9 janvier 1798.
LES SOCIK TKS SAVANTES 81
se consacre, avec une constance inébranlable, à répandre Tins-
truction, à perfectionner les sciences et àpropagcr la philoso-
phie (1). »
Il ne faudrait pas croire d'ailleurs que la suppression de la
seconde classe ait fait disparaître complètement la philosophie
de rinstitut. La classe d'histoire et de littérature ancienne décerne
le prix sur la Décomposition de la pensée. Elle entend la lecture
des Mémoires de Dupont de Nemours sur /« Liberté morale, où il
soutient en 1S13 que « sans liberté il n'y a point de morale », de
Degérando sur V Histoire des méthodes intellectuelles. A la séance
du 21 décembre 1808, Andrieux fait l'éloge deFénelon pour arri-
ver à celui de Cabanis, D. de Tracy vante et la philosophie et
l'ami (ju'il a perdu; de Ségur est amené à parler lui-même
d'idéologie, sans en dire trop de mal. La philosophie tenait
encore, après 1808, une place considérable à l'Institut recons-
titué, dans les rapports de Degérando, de Suard et de Chénier (2),
dans le célèbre mémoire de Daunou sur le Destin.
Enfin l'Académie des sciences morales et politiques faisait
revivre, en 1833,1a seconde classe. D. de Tracy et Laromiguière,
Droz et Degérando, Sieyès, Lakanal et Talleyrand, Rœderer et
Garât, Daunou et Broussais, Dunoyer et Charles Comte y repré-
sentaient l'idéologie. Les notices les plus intéressantes et les
mieux venues de Mignet ont été, pendant près de vingt ans,
celles qu'il a consacrées aux idéologues.
L'Institut national formait le couronnement des institutions
consacrées par la Convention à l'Instruction publique. Ce n'é-
taient pas seulement les professeurs des écoles centrales,
c'étaient aussi ceux de toutes les écoles spéciales qui auraient
pu voir dans ses membres « les chefs de l'enseignement ». En
dehors de l'Institut, mais travaillant comme lui au développe-
ment des sciences, des arts et des lettres, qu'elles ne séparent
pas de celui de la philosophie, se forment une foule de sociétés
savantes dont nous ne mentionnerons que les plus importantes.
L'Institut d'Egypte ne fut guère moins célèbre que l'Institut de
France, qui lui avait d'ailleurs fourni ses meilleures recrues.
Celui de Ligurie comprend une section consacrée à l'art de rai-
sonner et à l'analyse des opérations de l'entendement.
A Paris, la Société médicale d'émulation, dont nous avons
(1) Décade du 20 brumaire.
(2) Cf. ch. vu, § 1.
PiCAVET. g
82 LES IDÉOLOGUES
parlé déjà, se propose d'allier la médecine à la philosophie. Au
Lycée républicain, devenu plus tard l'Athénée, La Harpe attaque
Toussaint, Helvétius, Diderot, Rousseau, le Système de la
Nature, mais parle avec éloges de Fontenelle, de Buffon, de
Montesquieu, de d'Alembert et de Condillac. Rœderery enseigne
l'économie politique. Mercier critique Condillac et Locke, Garât
fait l'histoire de l'Egypte, Degérando donne un cours de philoso-
phie morale et traite des sensations ; A. Leroy lit diverses disser-
tations sur /'£'^i<c«^/o«jo/#,y.çiç'z<^ des enfants, sur/e.ç Sensations
et les habitudes. Moreau de la Sarthe traite des caractères, des
variétés de l'espèce humaine, des dégradations auxquelles elle
est sujette. Ginguené, Sicard, Biot, Demaimieux, professent ou
font des lectures. La Harpe et Sue, Desmoutiers et Thurot
enseignent au Lycée des étrangers. La Société des Observateurs
de l'homme a pour but de démontrer l'importance de l'examen
attentif des facultés physiques, intellectuelles et morales, d'éta-
blir ce qui est fait et ce qui reste à faire, de tracer la ligne où
les certitudes finissent et où les conjectures commencent. Elle
compte parmi ses membres, Demaimieux, l'auteur d'un système
de pasigraphie, Cuvier, Degérando, Pinel, Portalis, Moreau de la
Sarthe, Jauffret, Patrin et le capitaine Baudin. Pour ce dernier,
partant pour la Nouvelle-Hollande, Cuvier écrit des Considéra-
tions sur les méthodes à suivre pour l'observation de l'homme
physique, et Degérando sur l'Observation des peuples sauvages,
Moreau de la Sarthe énumère les objets qui pourraient entrer au
Muséum dont la Société a conçu le projet. On propose comme
prix une médaille de bronze et six cents francs à qui traitera
le mieux la question suivante : « Déterminer par l'observation
journalière d'un ou de plusieurs enfants au berceau, l'ordre dans
lequel les facultés physiques, intellectuelles et morales se déve-
loppent et jusqu'à quel point ce développement est secondé ou
contrarié par linfluence des objets dont l'enfant est environné,
et par celle plus grande encore des personnes qui communiquent
avec lui. » Pinel donne des observations sur les aliénés et
leurs divisions en espèces distinctes, Patrin sur les mœurs, les
usages des Russes Sibériens et des Tartares de Casan, Leblond,
sur un jeune Chinois qui était à Paris. Portalis communique
des fragments de son Esprit philosophique. On lit un mémoire
sur un moyen nouveau et facile d'apprendre à articuler aux
sourds-muets de naissance. Massieu, le célèbre élève de Sicard,
LES SOCIÉTÉS SAVANTES 83
vient exprimer par signes, son enfance quil a d'abord écrite (1).
Le Lycée des arts organise une pompe funèbre en mémoire de
l'illustre et infortuné Lavoisier. Au Portique républicain, Laroche,
ami d'Helvétius et traducteur d'Horace, présente un buste de
ce philosophe. LÉcole et la société polymalique a des profes-
seurs qui s'occupent, d'une manière spéciale, du perfectionne-
ment, de la transmission des connaissances et de l'analyse de
l'entendement appliqué à l'art d'apprendre et d'enseigner (2).
Sicard Ut, à la Société philotechnique, un mémoire sur le méca-
nisme de la parole (3). La Société philomaliqiie n'admet que les
mémoires qui renferment des faits, des observations ou des
idées intéressantes et nouvelles (4). La Société d'encouragement
pour l'industrie nationale compte, parmi ses membres, plus
d'un idéologue, comme Degérando ou J.-B. Say, et ne recule pas
devant l'examen des questions philosophiques.
A la Société des sciences et des arts de Douai, on porte des
toasts à Bonaparte, à l'Institut de France et d'Egypte, aux phi-
losophes qui ont illustré le xvm* siècle, à Condorcet, à Bailly, à
Malesherbes, à Lavoisier et aux autres victimes du « vanda-
hsmc » ; on propose, pour sujet de prix, un Parallèle entre le
xvm« siècle et celui de Louis XIV, considérés au point de vue
des sciences et des arts{o). La Société d'agriculture, sciences et
arts de Chàlons étudie les moyens d'extirper la mendicité. Nancy
a une Société de santé, une Société d'émulation qui compte,
parmi ses membres, le fils du célèbre helléniste Schweighauser.
On y étudie le livre de Job et on fait l'éloge de Gessner (6). La
Société d'agriculture, sciences et arts du Bas-Rhin propose,
comme sujet de prix, la question suivante : Quels sont les moyens
de propager la connaissance et V usage de la langue française
parmi les habitants de toutes les classes des départements de la
République où la langue vulgaire est V allemand} (7). Noël,
ancien commissaire-adjoint à l'instruction publique, ministre à
Venise, en Hollande, tribun et futur inspecteur général de l'Uni-
versité, forme à Colmar, où il est préfet, une Société d'émulation
(1) Décade philosophique, 30 thermidor an yili et 30 hrumaire an IX
(2) kl, 30 brumaire an IX.
(3) Id., 10 frimaire an X.
(4) Id., 10 floréal an X.
(5) Id., 20 ventôse an IX, 20 floréal an X.
(6) /d.,10 germinal au XII.
(7) Id., 20 messidor an XI.
84 LES IDÉOLOGUES
dont le but principal est de répandre les lumières, de favoriser
les progrès de l'industrie, d'encourager le mérite, de faire con-
naître les richesses, les besoins et les ressources de toutes les
parties du département. Pfessel, auteur de poésies allemandes,
François, professeur de mathématiques à l'École centrale, en
sont vice-président et secrétaire. La Décade^ pour montrer les
avantages de cette société, rappelle que son vice-président a,
dès l'an IV, formé un plan de géographie industrielle qui em-
brassait le tableau des matières premières dont l'industrie natio-
nale s'alimente, en y joignant le projet d'un cabinet d'histoire
naturelle, où seraient conservés des échantillons de toutes les
matières premières, à côté de ceux des différentes productions
de l'industrie dun pays (1).
Grenoble avait un Lycée des sciences et des arts qui, en cinq
ans, avait produit cent vingt mémoires, discours, dissertations
ou pièces détachées. Les professeurs à l'École centrale, Gattel,
Berriat Saint-Prix, Dubois-Fontanelle en font partie. A l'une
de ses séances publiques assistent l'évéque de Grenoble et Petit,
le célèbre médecin lyonnais, Bonnot, l'élève de Rousseau, le
neveu de Condillacet de Mably. Au concours sur la question de
savoir comment il convient de perfectionner l'éducation phy-
sique et morale des enfants, on envoie treize mémoires. Celui
qui est couronné porte une épigraphe empruntée à Bacon et
souvent reproduite à cette époque : // faut refaire V entende-
ment (2). Marseille a son Lycée des sciences et arts; Montpel-
lier, sa Société, où figurent Carney et Draparnaud (3) ; Toulon,
sa Société libre d'émulation. L'Académie du Gard publie une tra-
duction par Trélis d'un fragment de Platon retrouvé sous les
ruines d'Agrigente, et propose en prix l'éloge de Malesherbes.
La Société des sciences et des arts de Montauban couronne un
mémoire qui traite du meilleur genre d'éducation propre pour
les femmes à rendre les hommes heureux en société. A l'Athé-
née du Gers, Vidaud s'occupe de l'amitié et de son influence sur
les actions et le bonheur des hommes (4). Il y a, à Bourges, une
Société d'agriculture, de commerce et des arts, un Lycée d'ému-
lation. Au moment où l'on rétablit pour Fouché le ministère de
(1) Décade, 30 floréal an IX.
(2) 30 floréal an IX, 30 fructidor an XI.
(3) Cf. ch . VII, § 3.
(4) Décade, 10 et 20 thermidor an XI.
LES JOURNAUX 85
la police générale, la Décade annonce les mémoires du lycée do
l'Yonne et les procès-verbaux des séances publiques de l'Athé-
née de Poitiers, qui lui fournissent « des motifs de consolation
et d'espoir contre le retour des temps d'ignorance et d'abrutis-
sement. » Rappelons enfin la Société d'émulation de Rouen,
mentionnée à propos des écoles centrales, et le Lycée des
sciences, lettres et arts d'Alençon, qui a pour correspondants
Dupais et Volney.
IV
Une école qui voulait faire triompher ses idées en politique,
en éducation, en morale et en législalion, en économie politique
et en littérature devait chercher à les répandre par les journaux,
devenus si nombreux depuis la réunion des États généraux.
Sans insister sur les pubUcalions entièrement politiques, comme
le Journal de Paris, où écrivent Lalande, Rœderer, Garât,
Volney, ConûorceUle Mo7iitcifr, où figurent des articles de D. de
Tracy, de Fontanes, nous en signalerons un certain nombre
dont le caractère nous semble plus complètement idéologique.
Condorcet, Sieyès et Duhamel fondèrent un Journal d'instruc-
tion sociale. Le Journal des Savants reparut avec Camus, Lan-
glès, Silvestre de Sacy, Daunou, etc. ; la Clef du cabinet des
souverains, de Panckouke, eut pour rédacteurs Daunou, Garât,
Fontanes, Roussel. Sarrette fonda, sur l'invitation de Talleyrand,
le Conservateur, auquel ce dernier donnait des nouvelles de
l'étranger; Garât, des articles de politique étrangère; Daunou,
de politique générale ou de philosophie. Chénier et Boisjolin y
traitaient de littérature, Cabanis, de la littérature étrangère.
Sieyès avait promis sa collaboration, mais resta étranger au jour-
nal (i). Un autre Conservateur, publié en l'an VIII par François
(de Neut'chàteau), est un des recueils les plus curieux de l'époque
révolutionnaire (2). Mais ce qui nous en semble le plus intéres-
(1) Taillandier, Documents sur Daunou. pages 110-119 ; Décade, 27 août, 6 sep-
tembre 1797.
(2) On y trouve les traductions de Virgile que Turgot avait tentées en vers mé-
triques et hexamètres; des lettres de Buflou à Fabbé Bexon et le rapport secret de
Bailly sur le mesmérisme ; VEspvit des bibliothèques, par Leclerc, et une adresse
sur rordre naturel et social, considéré par rapport au bien universel, lue devant
la société des Tammany à Philadelphie, par Georges Logan ; une Ode sur le
mariage des prêtres, suivie de notes historiques et philosophiques ; des lettres
86 LES IDÉOLOGUES
sant peut-être, ce sont les pièces qui ont rapport à la philosophie
de Kant (1). Enfin Daunou faisait pour les Annales patriotiques
et littéraires de Mercier, les articles Convention. Domergue et
Thurot fondent le Journal-de la langue françaUe, etc.
Mais la Décade fut l'organe le plus marqnant de l'école. Elle
parut en floréal de Tan II, au moment où Rohespierre, débar-
rassé des hébertisles et des dantonistes, faisait proclamer par
la Convention que la terreur et toutes les vertus étaient à Tordre
du jour. Fondée par une société de répii])licains, elle voulait
montrer que la lumière et la morale {%) sont aussi nécessaires
au maintien de la République que le fut le courage pour la con-
quérir. Le but que s'étaient proposé les auteurs a été mis en
lumière, lorsque, par suite de la réaction politique et religieuse,,
son titre parut une protestation contre les tendances domi-
nantes. « 11 y a six ans, écrivaient-ils le 20 fructidor an VIII, que
ce journal fut entrepris par une société de gens de lettres pour
opposer une digue à l'ignorance, qui menaçait de détruire tous
les monuments du génie et des arts. Chamfort, l'un des entre-
preneurs, périt; un autre homme de lettres, principal auteur de
l'entreprise, fut jeté dans les prisons delà Terreur... Le plan en a
été étendu et l'exécution améliorée... Notre titre, ajoutaient-ils,
nous défend de négliger les sciences philosophiques, il nous
ordonne de résister, selon notre pouvoir, aux tentatives de
quelques personnes pour faire rétrograder l'esprit humain vers
la barbarie et les préjugés dont tant de grands écrivains ont
cherché à l'affranchir. La plus noble des tâches est main-
tenant d'achever ce qu'ils ont commencé. » Le vrai fondateur
en fut Ginguené qui regrettait, au sortir des prisons de la
Terreur, de n'avoir pas eu le temps d'exploiter une mine de
philosophie épurée par la méditation et la vertu. Ambassadeur
de J.-J. Rousseau à Coudorcet et à la maréchale de Luxembourg, une Notice sur
un exemplaire des Œuvres de Voltaire, donné par lui à Helvétius et les Essais
jooe'/zg'Mes d'Helvétius avec les remarques de Voltaire ; enfin un portrait de Fénelon
par d'Aguesseau, des pièces relatives à l'enterrement de Molière et de Voltaire, etc.
(1) Choix de divers morceaux propres à donner une idée de la philosophie de
Kant qui fait tant de bruit en Allemagne : Notice littéraire, sur Emmanuel Kant et
sur rétat de la métaphysique en Allemagne au moment où ce philosophe a com-
mencé à y faire sensation, tirée du Spectateur du Nord, la traduction d'une Idée de
ce que poui'rait être une histoire universelle dans les vues d'un citoyen du monde,.
par M. Kant, celle de sa Théorie de la pure religion morale, considérée dans ses
rapports avec le jjur christianisme et des Éclaircissements sur la théorie de la
religion morale, avec des considérations générales sur la philosophie de Kant
(98 pages). Cf. Notre Introduction à la Critique de la Raison pratique.
(2) N'est-ce pas notre République athénienne?
t
LA DÉCADE PHILOSOPHIQUE 87
à Turin pendant une partie de l'an VI et de l'an Vil, il l'iiL rcni- '
placé, pour la rédaction, par Boisjolin et, dans la direction, par
J.-B. Say; puis rentra à Va Décade en thermidor de l'an VII et on
reprit la direction quand Say fut appelé au Tribunal. Quels étaient,
avec Say et Ginguené, les autres fondateurs de la Z)t^c«û?e ? En
1801, la plupart étaient membres de l'Institut.
Vers la fin de l'an X, la Dt'cade fut désignée comme le plus
triste des pamphlets périodiques dont puisse s'aviser un écrivain
mercenaire, comme un hlasphème décadaire contre la langue,
un libelle contre le bon sens. Les rédacteurs, ajoutait-on, ont
transformé le langage des anciens coryphées de la philosophie,
qui avait séduit par sa magie, en un patois ignoble d'une méta-
physi(pie populacière, et l'on croit que dans la bande de ces
jeunes Vandales se trouve l'auteur du scandaleux placard inti-
tulé les Aventures de J-Ç. Les auteurs de la Décade se défendi-
rent avec vivacité et donnèrent déplus amples renseignements :
« Notre association se forma, disaient-ils, il y a bientôt neuf ans,
au commencement de l'an II. Nous eûmes pour objet de nous
opposer précisément à ce vandalisme, à ce ton populacier, à ce
mépris de la langue, des principes littéraires et des modules, à ces
vices qui régnaient alors et dont notre calomniateur ose nous ac-
cuser aujourd'hui... Nous étions six..., les cinq autres ne se décou-
ragèrent pas, la Décade ^m'wi sans interruption... elle fut, sur-
tout pendant les premières années, le seul journal littéraire qui
défendit, par amour et avec connaissance de cause, ce que ces
nouveaux venus en littérature feignent de défendre aujoui'd'hui,
par esprit de parti et sans y rien entendre... La langue et les
règles du goût y furent toujours respectées, le bon sens fut notre
règle... Si la philosophie française, qui n'est point de la méta-
physique, mais qui a démontré les vices d'une métaphysique
embrouillée, est pourtant une métaphysique populacière, nous
avouons que c'est la nôtre.. Nous fûmes si loin d'être des écri-
vains mercenaires que nous soutînmes plus d'une fois cette
entreprise sans produit pécuniaire, du moins pour nous,
seulement en considération de l'utilité dont elle pouvait être et
pour répondre aux encouragements que nous donnaient les amis
des lettres, ceux de la saine philosophie et d'une sage liberté...
Nous ne sommes pas plus une société de jeunes gens que nous
ne sommes une bande de Vandales... des gaietés de ce genre (/es
88 LES IDÉOLOGUES
Aventures de J-C.) ne s'accordent ni avec notre Age, ni avec
notre caractère, ni avec l'étal ou la position d'aucun de nous. Si
notre accusateur, qui cache son nom, veut le dire, nous dirons les
nôtres; il n'y en a aucun dont un honnête homme ait à rougir. »
La Décade ne revint point sur ce sujet, et nous ne savons
pas exactement les noms des six fondateurs : toutefois nous
connaissons Amaury Duval, que Sainte-Beuve appelle l'ancien
rédacteur en chef, et, parmi les collahorateurs ordinaires
ou accidentels, Joachim le Breton, Sélis, Boisjolin, Fauriel,
qui y publie de curieux articles sur M"'* de Staël et Villers ;
Horace Say, dont J.-B. Say déplore la mort prématurée, Thurot
qui y signale les ouvrages de Cabanis et de D. de ïracy, M.-J.
Chénier et Andrieux, B. de Saint-Pierre, dont elle insère
les lettres et les discours, Rœderer qui discute grammaire avec
Domergue et défend, contre Rivarol, la philosophie moderne,
Draparnaud et Dupont de Nemours, Richerand etMoreaude la
Sarthe, Biot et Humboldt, Salaville et Roume, Butenschoen,
Desrenaudes et Eymard. Cabanis lui adressait une importante
lettre sur la doctrine de la perfectibilité ; Cuvier songeait à y
analyser l'ouvrage de Villers.
La Dt'cade eut une existence assez difficile. On lit fréquem-
ment, à la fin d'un numéro, qu'il y a augmentation du prix
d'abonnement, i\ cause du renchérissement énorme des matières
premières, du papier, de la main d'œuvre, du timbre. A la fin de
1798, le Directoire menace de la supprimer parce que, dans les
articles de politique, elle critique, quoique avec décence et
ménagement, quebiues opérations diplomatiques qui eurent
les suites les plus funestes. Mais la situation devint plus dif-
ficile encore quand la réaction politique et religieuse, encouragée
par Bonaparte, attaqua avec succès toutes les idées que la Z)^'c«rfe
s'était donné pour tâche de défendre. Nous avons signalé déjà
les injures auxquelles elle crut devoir répondre. En ther-
midor, \ Observâtes des spectacles lui conseille de changer de
titre. Elle ne tient point, dit-elle, à ce titre par esprit d'opposition
aux désirs actuels du public, mais, connue en France et à l'étran-
ger, elle eût fait croire, en le changeant, que les opinions des
rédacteurs, ou les rédacteurs, n'étaient plus les mômes : « Un
journal qui a quelque réputation, ajoute-t-elle, n'abandonne
point impunément son litre. » Mais quand Napoléon eut sup-
primé les écoles centrales, la classe des sciences morales et poli-
LA DKCADE PIllLOSOPUlUrE 89
tiques et le Tribiinat, quand il vit dans les « idéologues » ses
pires ennemis, Ja /)(^r«f/? ne put ni inqirimef librement ce que
pensaient ses rédacteurs, ni continuer de remplir la tâche qu'elle
s'était assignée.
Tant qu'elle exista, elle défendit vaillamment la plililosophie,
telle que l'avait comprise le xvm" siècle et telle que l'entendaient
les idéologues. Elle annonce, le 10 septembre 1796, les Vosges,
poème de François (de Neufchàteau) qui, emprisonné longtemps,
privé de ses papiers, continue à aimerson payset la République:
<» Bel exemple, dit-elle, pour ceux qui, après avoir préco-
nisé la philosophie toute leur vie... la dénigrent, la calomnient
en lui impulant toutes les horreurs qui ont souillé la Révolution,
comme si Voltaire, Montesquieu, Buiïoii, Helvétius^JlMderoL.
d'Alembert, Rousseau, Raynal avaient pl-éché"le crune, fait l'apo-
logie du brigandage et réduit l'assassinat en préceptes! » Trois
mois plus tard, elle se demande, en signalant l'appaiition du
Spectateur du Nord, pourquoi les croyants disent que l'abomi-
nable philosophie du xvni'' siècle prêche la révolte contre toute
autorité, le mépris de tous les devoirs et l'oubli de tous les
sentiments, qu'elle a instruit et excité les monstres qui ont
dévasté la France, (jue Robespierre, CoUot, Lebou, Carrier
étaient des philosophes ! A propos de la brochure de Creuzé-
Latouche sur l'intolérance philosophique et religieuse, elle rap-
pelle que la philosophie a été un des premiers objets des fureurs
du gouvernement révolutionnaire. Marat fut préféré à Priestley
par les électeurs de Paris, le buste d'Helvétius mis en pièces par
les Jacobins. Condorcet, Bailly et Lavoisier furent des victimes
du gouvernement révolutionnaire. Le jour même où elle écrit
qu'elle a reçu des vers k la louange de Bonaparte, assez pour en
remplir un numéro (-20 décembre 1797), elle afQrme que «la
Révolution, créée par la philosophie, doit être conservée par
elle ». Klje rpvipnl,&mi.Je^livre de Marat, qui traitait d'ignorants
Locke, Condillac, Helvétius et autres. Rœderer y défend la
philosophie contre Rivarol et rappelle que Robespierre, pré-
senté comme le plus obscur satellite de la philosophie mo-
derne, en fut le détracteur et l'ennemi des philosophes, qui
pour lui n'étaient que des charlatans ambitieux. La Décade
signale le discours où Cuvier combat la croisade qui s'est
formée contre les sciences et la philosophie et constate que
Touvrage De V Influence de la philosophie sur la religion, « par
90 LES IDÉOLOGUES
un officier de cavalerie », est de quelqu'un qui ne connaît pas du
tout la philosophie et qui connaît très mal la Révolution. Elle
relève raccusation de philosophie et d'attachement à tel et tel
principe ou idée libérale « que maintenant il est reçu de
ridiculiser pour parvenir ensuite plus sûrement à les faire
proscrire », quand vient de paraître Atala et quand on songe
à supprimer les écoles centrales. Elle insère le discours de Ché-
nier qui défend ces dernières et fait l'éloge du xvm^ siècle et
de sa philosophie; puis elle signale le livre de Mounier, De l'in-
flupiice attribuée mix philosophes, aux francs-maçons et aux
illuminés sur la Révolution de France : » On a voulu, dit le
rédacteur anonyme, envelopper dans un commun anathème la
cause des lumières etcelle delà liberté... on a imaginé des cons-
pirations de philosophes (1);... on a voulu donner à la philoso-
phie, sur les écarts de la Révolution, linfluence qu'elle n'a eue
que sur ses principes, pour la rendre également odieuse à tous
les gouvernements et à tous les peuples... Mounier a fait justice
de tous ces systèmes, fait sortir intacte et pure, du sein de notre
histoire et au milieu de nos disputes, cette sublime alliance de
la philosophie et de la liberté, aussi ancienne que la pensée,
aussi durable que la raison. » Et dans le même numéro, annon-
çant que Degérando a été couronné par l'Académie de Berlin et
nommé correspondant par celles de Genève et de Turin, elle
ajoute : « Ceci prouve au moins que la doctrine de Locke et de
Condillac réunit aujourd'hui les sufFragos des sociétés savantes
les plus éclairées de l'Europe. « Quand Despaze adresse à l'abbé
Sicard une satire littéraire, morale et politique où il montre
qu'au xYui" siècle
...ratliéisme en paix proclamant ses maximes
ÉtoutTe les remords pour enhardir les crimes,
la Décade cite le vers de Voltaire :
Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.
C'est avec plaisir qu'elle rapporte les paroles de B; de Saint-
Pierre au lycée de Paris (16 brumaire an X) : « Chacun raisonne
d'après son état, sa religion, sa nation et surtout son éducation,
qui donne la première et la dernière teinture à notre juge-
ment. Le philosophe seul accorde sa raison sm* la raison géné-
(1) On pouvait s'autoriser de quelques passages de Cabanis, cf. ch. iv, § 2,
LA DÉCADE PIllLOSOPIllQUE 01
raie de l'univers, comme on rùgle sa montre sur le soleil. »
En annonçant que la question Napolt'on Bonaparte sera-t-il
consul à vie ? a été décidée à l'unanimité dans le département
de la Seine, elle fait remarquer, d'après le catalogue de la der-
nière foire de Leipzig, que « les Allemands (et leurs livres le
prouvent) estiment encore les sciences, les beaux-arts et la phi-
losophie !... Honneur, ajoute-t-elle, à la nation germanique! « En
rendant compte du Gi'nie du christianisme, Ginguené s'indigne
contre l'esprit de parti qui a dicté ces sorties contre la philoso-
phie, accusée de tout le mal suscité pour empêcher le bien qu'elle
voulait faire, accusée même d'être mortelle aux véritables attraits
des femmes, et de n'être ni moins cruelle ni moins sanguinaire
que le fanatisme ! Il y a une espèce de courage, dit-elle en l'an XII,
en signalant la Philosophie l'irmentaire de Mongin, à publier
aujourd'hui, sous le titre de Philosophie, un traité impor-
tfint de métaphysique et de grammaire. Non seulement, en effet
M""' de Genlis vante le temps de Louis XIV et travaille « avec té-
nacité à avilir et à dénigrer la mémoire de tous ceux qui ont pu
appartenir à ce que l'auteur appelle la secte philosophique )),mais
Voltaire est accusé d'athéisme, on est menacé « du retour des
temps (î'ignorance et d'abrutissement»; Napoléon est déclaré em-
pereur héréditaire et Fouché installé au ministère de la police,
rétabli après la condamnation de Moreau et de ses complices!
Aussi la Di'cade fait-elle grand cas des philosophes du
xvHi* siècle. Elle invoque l'aiitorité de Locke, d'Helvétius, de Con- .tL-
dillac pour affirmer que l'analyse seule nous permet de pénétrer
avec assurance dans le sanctuaire de la science. Elle loue Sicard
d'avoir appliqué à l'art d'enseigner à lire, les vérités découvertes
par Locke et Condillac. Pour donner un échantillon du caractère
de Locke à ceux qui admirent déjà ses ouvrages, elle traduit la
lettre à Molyneux, modèle de simplicité et de modestie; M™" de
Genlis est renvoyée au Gouvernement civil. Andrieux le célèbre
en vers ; Deguerle le vante à Saint-Cyr et le place à côté de Bacon,
Dumarsais et Condillac. C'est sur Locke et Condillac que s'ap-
puient Dorsch pour appeler l'attention sur Kant, Horace Say pour
entreprendre un ouvrage sur l'entendement humain, Lacroix et
Biot (Ij pour expliquer les progrès de la métaphysique.
(1) III, p. 462, 29 janvier 1797; 20 frucUdor an IX, VI[= vol., p. 3.j7; F. Picavet.
la Philosophie de Kant en France de 1773 à 1814 ; Décade, 30 messidor au VIII,
20 fructidor an IX.
-f
02 LES IDp::OLOr.UES
En août 1797, elle annonce la nouvelle édition de Condillac,
qui comprendra vingt-deux ou vingt-trois volumes, et déclare
qu'elle voit toujours avec intérêt se multiplier les éditions d'un
ouvrage élémentaire qui, jusqu'à présent, est le meilleur. De
même, elle s[g^nale l'édition des Œuvres com^è/es^'HelvéiiiLS,
qui contient des choses nouvelles, dignes de l'attention des phi-
losophes et elle le défend avec vivacité contre les attaques de
La Harpe et de ceux auxquels il s'était joint (1).
Elle est sévère pour Diderot, « qui a raconté en termes gros-
siers des histoires sales » dans Jacques^ le Falaliste et les
Bijoux indiscrets, quoiqu'elle trouve la Relirjieuse un monument
éternel de la turpitude des cloîtres et qu'elle cite Diderot comme
un précurseur de Cahanis, comme lathlète le plus vigoureux
qu'on puisse opposer aux adversaires des pi-incipes philoso-
phiques. Mais elle annonce avec plaisir les Œuvres jposthwnes
de d'Alemhert, la traduction, par Lasalle, de Bacon « ce grand
homme auquel la philosophie et les sciences auront d'éter-
nelles obligations ». Pour parler de Montesquieu, comme l'a
fait La Harpe, il n'est pas nécessaire, selon un de ses rédac-
teurs, de l'avoir lu. Thomas lui-même semble, à cause de
son Marc-Aurèle et de son Essai sur les Élofjes, devoir être
placé î'i côté de Montesquieu et de Rousseau. De Voltaire
cependant, la Décade ne rappelle guère que le vers déjà
cité. Mais pour qu'elle semble refléter tout le siècle, même en
ce qu'il a aujourd'hui de plus contesté, elle parle du « grand
Mably qui fit à Robertson l'honneur d'être du nombre de ses cri-
tiques » (2).
Condorcet est un des philosophes pour lesquels les auteurs de
la Décade éprouvent le plus d'estime et d'admiration. Dès l'an III,
elle donne des détails sur sa mort; la même année Ginguené
annonce YEsquisse d'un tableau historique des progrès de l'es-
prit humain et ne craint pas de mettre la belle page qui le
(1) « Helv(Hius, dit-elle, n'eut contre lui, pendant sa vie, que la persécution des
fanatiques, les diatribes des sots et, après sa mort, les coups de pied de Robes-
pierre, <pii brisa (tubliquement son buste, et les critiques renouvelées depuis peu
du Journal chrétien et de la Gazette ecclésiastique par un théologien de fabrique
nouvelle qui, de l'école de Voltaire, a émigré sur ses vieux jours dans celle de
Nonotte et de frère Berthier. Il est probaljle que ces modernes homélies auront le
sort des anciennes et qu'il y aura toujours un peu plus de gloire à se ranger sous
l'étendard de Voltaire et d'Helvétius qu'à suivre, un bandeau sur les yeux, ceux
de Berthier et de Nonotte. »
(2) Sur l'influence de Mably, voyez la fin de l'Introduction.
s
LA DKCADE PIlILOSOPIllQUE 93
termine, à côté de ce que les philosophes anciens ont laissé
de plus suhlinie. Si le 30 ventôse an VII, le rédacteur des
affaires de l'Intérieur dit, avec un certain dédain, que les doc-
teurs de u l'école de la perfectibilité de l'esprit humain » ne
songent pas que les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des hommes
ne sont point des métaphysiciens et ne s'en trouvent pas plus
mal, la Décade croit, à propos de cet article qui a mécontenté
justement quelques amis de la philosophie, devoir à son titre,
à l'esprit qui l'a toujours animée, à la constance et à la fermeté
de ses principes, de s'expliquer clairement et franchement :
^( Si les partisans de la pei-fectibilité de l'esprit humain forment,
dit-elle, une école, ils ne prétendent point être des docteurs.
Cette école a eu pour l'un de ses principaux chefs une des
victimes les plus regrettables de la barbarie de 1793, dont aucune
désignation injurieuse ne doit insulter le souvenir. Les amis de
sa mémoire, attachés aux mêmes opinions, sont en général
d'assez bons esprits et d'assez bons républicains pour qu'en leur
upposant même des erreurs, on les traite avec plus d'égards...
Si les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des hommes ne sont point
des métaphysiciens et ne s'en trouvent pas plus mal, ils se
trouveraient peut-être moins mal encore, si le dernier centième
chargé de conduire, d'éclairer, de régir, de soumettre à de
bonnes lois les quatre-vingt-dix-neuf autres était un peu meil-
leur métaphysicien, non pas selon la vieille acception de ce
mot, mais dans le sens de la nouvelle école... Les hommes ac-
cusés de croire l'esprit humain perfectible à un degré qu'il leur
paraît difficile et téméraire de fixer, ont été les premiers à pen-
ser, à dire et à écrire que les grandes institutions propres à
frapper les sens et le cœur étaient celles dont on devait le plus
s'occuper, si l'on voulait régénérer le peuple, et il leur est dur
de joindre à la douleur de n'avoir pu encore faire entendre ce
langage, celle de s'en entendre reprocher un tout contraire. »
A la suite de cet article, Cabanis écrivait t\ la Décade une belle
et curieuse lettre dans laquelle il défendait tout à la fois la
philosophie issue de Locke, de Condillac, d'Helvétius et la doc-
trine de la perfectibilité. Fauriel remarque, en analysant la Litté-
rature de M'"" de Staël, qu'elle rapporte au système de la perfec-
tibilité indéfinie de l'espèce humaine, pour le développer et le
confirmer, la plupart de ses réflexions, de ses idées, de ses ob-
servations sur l'état antérieur et présent de l'esprit humain dans
94 LES iOtOLlK.LES
la carrière des oonaaissances (1). Dans la seconde édition de soa
ouvrage, >1^* Ue Staël disait qu'en parlant ainsi, elle ne faisait
nullement allusion aux rêveries de quelques penseurs siu" un
avenu- sans vraisemblance, mais aux progrès successifs de la
civilisation dans toutes les classes et dans tous les pays. Et le
i"édacteui" de la Décade aflii'mait que cette opinion, ainsi préci-
sée, a été celle de tous les philosophes éclairés depuis cinquante
ans, chez les nations voisines comme chez nous [2). Pour Moreau
de la Sarthe, le xix' siècle est Tépoqne, désignée par Condorcet
où les sciences, devenues la consolation et la providence de
l'humanité, doivent consaci*er lem"s nobles efforts à lUniinuer la
somme des maux et à augmenter celle des bienfaits de la cirili-
sation(3). La doctrine de la perfectibilité a été, selon J.-B. Sala-
ville, celle de tous les philosophes de lantiqiiité, elle a été pro-
fessée, dans les derniei-s siècles, par tous les écrivains amis
de l'humanité et zélés poiu' les intéi-éts de la morale. C'est la
faculté de passer du connu à l'inconnu et ce qui le conduit à
douter du principe de Locte et de Condillac, qui place dans la
sensibilité la source ou l'occasion de l'intelligence 1,4;. Ginguené
reproche vivement à Palissot d'appeler philosophisme la philo-
sophie de Condorcet. Il rappelle cette ébauche d'un chef-d'œuvre,
qui est elle-même un chef-il'œuvi-e et qui, «* sous la hache des
prose ripteurs, occupa les derniers moments d'ime vie employée
tout entièi"e à la recherche du vrai, à la propagation de ce qui
pouvait rendre les hommes plus heiuvux en les rendant meil-
leitfs, cette Esquisse ^ monument d'une force d'esprit qui étonne,
d'une étendue de connaissances et de rues qui impose et ^'one
bonté d'àme qui attendrit » 5j.
Les successeurs de Locke, de Condillac, d'Helvétius et de Con-
dorcet ne sont pas moins bien traités. Les ouvrages de Cabanis
et de D. de Tracy,^é^Yoîney et de Degérando, de Thurot et de
Dupuis, de Saint-Lambert et de Laplace, de Lacroix, de François
(de Neuf château), de M"^* de Staèl, de Richerand, d'Andrieux.
de M'"'-' de Condorcet et de J.-B. Sav, de Chamfort et de B. Cons-
tant, sont analysés arec soin, de manière à en faire bien ressortir
la râleur et l'originalité. De Traey et Degérando, Thurot et snr-
({) li pniîrial ait Vm.
(2) ^Oi bramaire aa fX.
(:}) m fna^tidor aa IX.
(4) 30 bramaire am X.
(5) SO ^enuinal aa XL
LA DÈCAlfE PHILOSOPHK^LE «S
'ottt Voloer, CabsLiiis «l Garât sont très fréquemmieut et élo- '
tdeasemeot cilés (ijj.
Toutes les insfitutioiis qui i^lèFeut des âoctrmies pUIiD^opLl q ues
du xTm* sîédie on coostîtueot un moy^o heureux de les propa-
ger et de les Caire aioier sont Tivement louées. La. Décade rend
compte de ronverture de l'École normale, <» couroimemeiil d'un
raste édifice et sommet de renseignement ». Elle en signale les
'rours et ^écialement celui de Garât. Gîngueoé, à propos de
la traduction par Prérost des Estais d'Adam SuiltliL, cite aTec
plaisir le traducteur qui venge nos Écoles normales de la froi-
deur et de l'injustice dont ce lîel éitabUssemeat eut presqiiie
également à se plaindre. Elle ne porte pas mo'ms d mtérêt aux
écoles centrales. Chaque année elle donne le compile i^ndu de la
séance d'ouverture ou de rentrée de ceEes de la Seine et d'un cer-
tain nombre de départem^its ; elle signale les exeicices puhlics,
les examens qui terminent Tannée scolaire, les ourrages de leurs
professeurs et les traTaux des élèves, les discussions que soo-
lêveni l'organisation et l'existence de ces écoles. Elle rend compte
d'un vovage de vacances et annonce les concours pour les chsdres.
Elle combat avec vivacité ceux qui demandent le l'éîahlisseiDeat
des collèges, est heureuse de faire remarquer que nos dépante-
ments renferment des talents capables de fonner Fesprit de la
jeunesse et qu'il ne faut pas désespérer de rinstruction publique.
Elle fait valoir les réclamations des professeurs et insistant au-
près des gouvernants pour qu'on paie les traitements en reïaixl,
indique que, dans la séance même ou l'on a agité cette question,
ceux des représentants du j^uple ont été portés à près de
douze mille francs par an. D'une iâç<>n générale, eile s'intéresse à
tout ce qui concerne Tinstruction puljlique : elle signale l'ouver-
ture des cours de TËcoLe polytechnique et demande qu'on fasse,
pour les sciences morales, ce qu'on a fait pour les sciences phy-
siques, qu'on établisse une école qui devienne la pépinière d'où
(11) A PaB5i.trt , GiurtKité re^jrodhe d'avoir o<aî>ljé, pannâ les -râTamls, CêtbaoÎB
^■H we faîlaât pas reléraer, pwir ihïâ dire, daitf ^^ ' - 'a et daits ime note àe
Tailie&e Mctllèrt a^-e.'- «-"j »T:caIleiit OHTriur* «or * du physigue -et du
mtand', AapvK. qxd ■•gtie dans réraditioii et dans ia ptiQoBopliie par sou
^1 mil «■wtage sur ^ ......,'; de iou% ic* culieb ; Gamt, (jne in» oratears £st luos
^akawphes fAxeioS, aa piemier ran^ ; de TratT", qxd a j^orté, dans les Éléments
trUéologâe^ WMB dUrtié «& ii^ae iBéâSiede juiiaihiagQes qui Ibut disparaître, de cette
sôeace CBone BMnrctta, toad.ee ipCtSks psavaii -d^mr mi de vag-ae &a d'obsicor; Viol-
we^, qn a papokarisé, par T^asumemes ide ses Baitmee, «e goe Iàoj»ii[îs ff^aîi éiaUli par
rf I MMliMii et '<fsi suemîk gioiiie de TteB* esHËnBcr, par mi»s «ayants reTeuns d'£g^)tË„
tiiMslcs £ûl£ qm"^ avait scaoïcÉs et iaUÈiEi ie& caoyeielbnnK qm'il Bv.ail fcmnkéeîL
96 LES IDÉOLOGUES
seront lires les professeurs, les adniinislrateurs, les ambassa-
deurs (1). Elle rapporte en 1796 le résultat de Texamen où cent
treize candidats sur trois cent quatre ont été admis, et constate
que linstruction n"a pas été aussi négligée en France qu'on le
croit généralement ; elle donne des extraits du journal que publie
lécole. D'importants articles sont consacrés à l'instruction
publique pendant la Constituante, la Législative et la Conven-
tion. La formation du Conseil de l'instruction publique est an-
noncée, les cours publics faits à l'ancien Lycée, au Lycée
républicain et au Collège de France sont indiqués et quelquefois
analvsés.
La Décade publie la liste générale des membres de l'Institut
et les Notices des travaux de chacune des classes ; elle rend
compte des séances publiques et des ouvrages couronnés. De
même elle fait connaître les travaux de l'Institut du Caire et de
l'Académie de Berlin ; la formation et quelquefois les recherches
des nombreuses sociétés qui s'élevaient alors dans toutes les
parties de la France et qui voulaient, à l'imitation de l'Institut,
travailler au progrès des lettres et des sciences. L'apparition
des journaux, Dc'cade égyptienne, Décade cisalpine. Conserva-
teur, Clef du cabinet, etc., qui poursuivent le même but que
ses propres rédacteurs , lui semble devoir être signalée à ses
lecteurs.
Si la Décade a ses préférences en philosophie, en politique,
en littérature, elle n'est ni exclusive ni intolérante. Toujours
prêts à combattre le fanatisme, ses rédacteurs considèrent
l'athéisme comme une religion qu'ils n'adoptent pas, mais pour
laquelle ils réclament la liberté. C'est avec satisfaction qu'ils
constatent qu'on a effacé les inscriptions apposées depuis quel-
ques années sur le frontispice des temples : « C'était en effet,
ajoutent-ils, un scandale, pour les catholiques, de lire sur la
porte du lieu où ils célèbrent leurs mystères, ces mots, à la
Raison, au Génie, à la Paix, etc. Depuis que les temples sont
redevenus des églises, ces inscriptions se trouvaient tout à fait
déplacées. » Elle insère une lettre curieuse, écrite de Philadel-
phie par Romme, agent du gouvernement français à Saint-Do-
(l) Il faut remarquer encore une fois le sens pratique de ces hommes dont on a
si souvent critiqué les tendances utopistes : il n'a pas dépendu d'eux (voyez aussi
le chapitre sur D. de Tracy) que nous n'eussions plus tôt en France une école plus
complète, sinon plus prospère que celle qu'a réussi à instituer M. Boutmy.
LA OKC'.Ahi: IMllLOSOnilUl K 97
mingue: « Je voulais véritior, dil-il, sil est vrai que les peuples
grossiers de TAfrique n'eussent aucune idée ni de l'Être su-
priMne, ni de la spiritualité et de l'imniortalité del'àme, enfin s'il
estvrai qu'ils adorent des bètes et des fétiches. Je fus bien moins
surpris encore qu'enchanté de trouver chez ces malheureux cul-
tivateurs (^Mandougues à Haïti) les connaissances les plus claires
de Dieu, créateur et conservateur de l'univers, de l'âme unie
au corps luimain pendant la vie et passant par la mort à lim-
mortalité, des bonnes âmes devenant alors anges et des mau-
vaises réduites à l'état de démons (1). « De même s'ils trouvent
que le -21 janvier a été un événement d'une grande impor-
tance politique, ils estiment que c'est un événement affligeant
pour la philosophie et l'humanité, et se demandent s'il ne vau-
drait pas mieux célébrer une naissance, celle de la République
au 1" vendémiaire, qu'une mort. La harangue de Bonaparte
aux soldats de l'armée d'Italie leur semble sublime, et ils
impriment quelques-uns des vers latins, français, italiens, espa-
gnols qu'on leur envoie en son honneur, comme ils pensent
qu'avant le IS brumaire la République penchait vers sa ruine.
Mais ils défendent énergiquement les écoles centrales et toutes
les institutions de la Convention. Ils se plaignent que les émi-
grés abondent à Pai'is, sollicitent leur radiation et se llattent
avec impudeur de l'obtenir. Ils trouvent étrange (i) que le
Journal de Paris accuse les membres de l'Institut d'avoir man-
qué de respect au gouvernement en lui adressant un discours
où ils parlaient au chef de l'État « en confrères aussi chers que
respectés » et rappellent, à ce sujet, le rapport de Lucien Bona-
parte qui avait, en l'an VIII, fait supprimer V Ami des Lois pour
avoir versé le ridicule et le sarcasme sur une réunion d'hommes
qui honorent la République par leurs lumières et qui étendent
-chaque jour le cercle des connaissances humaines. » Enfin s'ils
admirent Sieyès et le suivent avec un intérêt marqué jusqu'au
18 brumaire, ils estiment, après qu'il a reçu comme récompense
nationale le domaine de Crosne (vingt-cinq mille francs de
rente), que ces sortes de donation sont d'un dangereux exemple,
discréditent le désintéressement et recommandent la richesse,
quelles peuvent dégénérer en habitude et en abus. Ne dirait-on
pas qu'ils prévoient l'usage, dangereux pour la liberté, queiNapo-
(1) 9 mai 1797, 20 frimaire an X, 10 irerminal au X.
{2< 29 janvier 1797 ; 30 messidor au VIII, 30 fructidor an IX, 10 nivôse an VIII.
PiCAVET. 7
98 LES IDÉOLOGUES
léon va faire de ce procédé, auquel surent résister bien peu de
ceux avec qui il l'employait?
Ainsi encore la Décade donne un Extrait et une analyse du
Coîirs de logique de Pinglin, qui, combattant Locke et Condillac,
« a acquis, en méditant, le droit d'avoir une opinion à lui ». C'est
elle qui nous a conservé les leçons de Mercier contre Locke et
Condillac, elle encore qui trouve méthodiques, étendues,
appuyées sur des faits nouveaux, sur des observations person-
nelles les réfutations que fait, de Sicard et de Condillac, Lebou-
vyer des Mortiers. C'est elle enfin qui dit de l'ouvrage de Daube,
dont elJe signale les attaques contre Locke, Bonnet, Condillac,
qu'il rendra un service réel (1).
Jamais un journal français, et c'est là une des causes du
succès de la Décade en France et à l'étranger, n'a fourni à ses
lecteurs des indications plus étendues, plus variées, plus exactes
sur le mouvement philosophique, scientifique et littéraire. Nous
l'avons montré pour la France ; il nous suffira de quelques
lignes pour les pays étrangers. En ce qui concerne l'Angle-
terre, avec laquelle il y eut presque toujours guerre à cette
époque, ou lAmérique avec laquelle les relations se tendent
quand Adams devient président, elle fait connaître tout ce qui
peut intéresser les littérateurs, les politiques, les philosophes (2).
Elle publie une lettre de >'aples sur les manuscrits d'Hercula-
num, des vers espagnols et italiens, en particulier un fragment
du poème Gli Aniinali parlanti. Elle tient ses lecteurs au
courant des travaux de Volta, l'appelle, à propos de la mort de
Beccaria, que son traité a été traduit dans toutes les langues et
que son nom sera longtemps en honneur chez tous les amis de
l'humanité. A l'occasion des Œuvres de V. Alfieri, elle insère
une lettre de Bonafide. Après avoir tenté de rattacher Robes-
pierre à saint Thomas dAquin, au lieu de voir en lui un disciple
(1) Messidor an III, 20 messidor an VIII, 20 vendémiaire an XII.
(2) Elle insère une leUre (en anglais) écrite par un membre de Topposition ;i
Lucien Bonaparte et une traduction d'un fr'agnient des Mémoires de Franklin,
qu'elle annonce ensuite quand ils ont été traduits par Castéra; des Notices sur la
vie et les écrits du célèbre orientaliste William Jones, sur Arthur Young; une lettre
de Priestley et une traduction de \ Essai sur la danse, comme art d'i?ni(ufiûn,
de Smith; un fragment d'Ossian et de Sacountala, conte oriental, d'après William
Jones. Elle annonce la mort de Gibbon et donne un extrait de ses Mémoires, celle
de Piobertson « qui n'a été surpassé par aucun historien du siècle » ; de Thomas
Reid, connu par un très bon ouvrage sur les facultés intellectuelles et morales de
rame humaine. Elle analyse ou signale les traductions par Roucher, puis par Blavet,
enfin par Garnier de l'Essai sur la richesse des yialions, d'Adam Smith; puis
LA DÉCADE PlIILOSOPIIIOrE 99
de Machiavel, elle lait connaître la traduction par Guiraudet dos
Œuvres du philosophe italien. C'est h la Décade que Mellendez
Valdez adresse, comme un hommage à la France, ses Poésies,
où pour la première fois la philosophie a parlé en Espagne le
langage de la poésie.
Mais c'est surtout sur l'Allemagne que la Décade est exacte-
ment renseignée. Par les indications qu'elle nous a fournies,
nous savons que Rant avait été, avant M™^ de Staël et Victor
Cousin, très attentivement étudié (1) en France par les idéologues.
De même elle donne une exposition de la doctrine de Gall,lejour
où elle relate la découverte par Cuvier de nouveaux os fossiles,
entretient ses lecteurs du catalogue de la foire de Leipzig et des
cours d'Iéna, de Swedenborg, des Mémoires de l'Académie de
Berlin, de la proscription qui frappe à Vienne les ouvrages de
philosophie et la Décade elle-même, d'une lettre de Humboldt
à Fourcroy, de l'Académie de Gœttingue, etc. Elle signale et
même analyse les traductions en français, en espagnol, en italien
de Werther; celle du Théâtre complet de Kotzebuepar Weiss et
Jauffret ; celle du Wilhem Meister, à'Hermann et Dorothée de
Gœthe ; celle du Théâtre de Schiller et celle, par Van der Bourg,
du Laocoon de Lessing. Elle publie des traductions de Klopstock
[le Lac de Zurich), de Rabener [Moyens de découvrir à des
signes extérieurs les sentiments secrets), de Kotzebue (la Vie de
mon père), de Herder [le Juge prudent), de Wieland [Obéron
et Agalhon), des imitations de Wieland et de Gœthe, une Notice
sur la vie et une Défense de Wieland ; des Anecdotes sur la vie
de Gœthe que J.-B. Say traduit du Monthlg-Magazine. Elle
signale la Lessi?ig's Briefwechsel mit Gleim, qui ne saurait être
sans intérêt, et peut écrire en l'an XI [ : « Nous sommes à peu
près au courant de la littérature allemande. » « A peu près »
semblera assurément trop modeste à ceux qui se seront, comme
celles que donnent Thurot de l'Hermès d'Harris et de la Vie de Laurent de Médicis
par Roscoë, M™" de Condorcet, de la Théorie des senlimenls moraux de Smilh
et Prévost, des Essais philosophiques de Smilh précédi's d'un Récil de sa vie
et de ses écrils pax Dugald-Stewart; Berlin, des Satires d'Yoam^; Baour-Lornilan,
(ïOssian, « qu'elle croit une invention de Macpherson » ; Musset-Pathaj^, d'un
Abrégé de l histoire grecque de Goldsmith. Enfin elle analyse le Testament de
Washinirton, donne une lettre de Philadelphie qui fournit des renseiçnements sur
Volney occupé à visiter la Caroline et les établissements de rOhio, fait connaître
les ouvra:.'es publiés dans la Nouvelle collection des classiques anglais, les Leçons
de rhétorique et de belles-lettres de Hujh Blair.
(1) F. Picavet, la Philosophie de Kant en France de 1773 à 1814 (Introduc-
tion à une nouvelle traduction de la Critique de la Raison pratique).
100 LES IDÉOLOGUES
nous, donné le plaisir de parcourir la poudreuse et trop ignorée
collection des volumes de la Di^cade.
Enfin elle s'occupe de 1" Académie de Copenhague et de la lit-
térature de la Russie.
Elle ne nous fournit pas seulement des indications précieuses
sur les idéologues, sur le mouvement pl]ilosoi)liique, scientifique
et littéraire auquel ils ont été mêlés, sur linflnence exercée par
les philosophes du xvm^ siècle; elle nous aide à comprendre la
philosophie qui va suivre. Lisez par exemple la lettre que M. Lit-
tré lui adresse et replacez-la dans le milieu où elle s'est pro-
duite (1), vous comprendrez bien plus aisément l'œuvre histo-
rique et philosophique de notre contemporain. Voyez les
mentions fréquentes que fait la Drcade du docteur Burdin el
rappelez-vous qu'elle a grande estime pour Cabanis et tous ceux
qui marchent dans la môme voie, vous verrez que les doctrines
de Saint-Simon et d'A. Comte, qui se sont réclamés de ce savant
dont le nom ne disait rien à la plupart des contemporains, se
rattachent à celles des idéologues qu'elles développent, repro-
duisent, complètent ou mutilent (2). Enfin lisez le compte rendu
de la Vie du UrjUlatour des clirrtiens sans lacunes et sans
miracles (20 germinal an XI) « qu'aucun journal n'a osé annon-
cer ». Il y est question de l'odyssée de Jésus et de ce qu'elle a
de trop humain. « C'est par le charme de l'éloquence et dune
belle figure^ par la bienfaisance, par une vertu sans exagération,
mais qui ne se dément point, par le contraste de sa doctrine avec
la législation féroce de Mo'ise, que le législateur des chrétiens
séduisit la Judée. » Ne croirait-on pas déjà lire un compte rendu
de la Vie de Jésus de M. Renan ?
(1) Voyez Appendice.
(2) Voyez ch. vu, § 4.
CHAPITRE II
LA PREMIÈRE GÉNÉRATRIN D'IDÉOLOGUES
Il faut distinguer trois générations d'idéologues. La première
comprend ceux qui, avant la fin du siècle, sont morts ou ont
acquis leur plus grande célébrité. Avec la seconde viennent ceux
qui, dans l'école et pour l'opinion publique, ont occupé la pre-
mière place sous le Directoire, sous le Consulat et auxquels d'or-
dinaire on donne surtout le nom iVidéologîies. Dans la troisième
enfin prennent place ceux qui, déjà connus à l'une ou à l'autre
des deux époques, conservent ou exercent, grâce à leurs doc-
trines moins éloignées de celles qui triomphent à la fin de l'Em-
pire ou sous la Restauration, une influence considérable sur
leurs contemporains. DegérandoetLaromiguière sontles hommes
les plus marquants de cette dernière période. C'est autour de
Cabanis, de Destutt de Tracy, de Daunou que nous grouperons
les penseurs de la seconde, la plus florissante et la plus origi-
nale. Nous mettrons en tête de la première génération, Comior-
cet, dont se réclamejiLPestutJdeJTraçxililabanis/Puîs vîend
Sîéyès7Tlœderë7et Lakanal qui ont, comme Condorcet, joué un
i'ôlej}oli.lique ; Volney, dont l'influence a été_croissant jusqu'au
18 brumaire; DÙpuis, Maréchal et Naïgeon qui se rattachent à
Volney. Enfln nous étudierons Saint-Lambert qui, après un long
silence, reparaît avec une œuvre dont le succès a été grand,
môme après sa mort; Garât, dont le cours aux écoles normales
excita un véritable enthousiasme; Laplaceet Pinel, qui publient
avant le xix* siècle leurs ouvrages les plus importants.
I
Marie-Jean-Antoine-Nicolas Caritat, marquis de Condorcet,
naquit à Ribemont, le 17 septembre 1743. Il avait quatre ans à
la mort de son père. Sa mère, très pieuse, le voua au blanc jus-
qu'à onze ans. D'elle peut-être, il tint cette foi ardente dont
102 LA PREMIÈRE GÉNÉRATION DlDÉOLOf.lES
lobjet n'était 4)lus le chrislianisDie, mais l'Évangile des temps
modernes, la doctrine de la perfectibilité. Son oncle paternel,
évéqiie de Gap, d'Auxerre, de Lisieux, le conlia à un jésuite.
Élève à tleims, puis au collège de >'avarre, il soutint, à seize
ans, une thèse à laquelle assistaient Clairaut, d'Alembert, Fon-
taine et, pom- se livrer à l'étude des mathématiques, renonça à
la carrière des armes.
Un Essai sur le calcul intégral (1764), un Mimoire sur le
problème des trois corps (1767), réunis en 1768 comme Essais
d analyse, le firent entrer à l'Académie des sciences. En 1770, il
va chez Voltaire avec d'Alembert. Les Éloges de quelques aca-
démiciens morts depuis 1666 jusqu'il 1669 (1773\ le font
choisir pour secrétaire perpétuel. En tète de ce livre, d'Alembert
écrit : v Justice, justesse, savoir, clarté, précision, goût, élé-
gance et noblesse. »
L'année précédente, Condorcet avait publié les Le lires d'un
théologien, où en disciple de Voltah-e et en allié des Encyclopé-
distes, il faisait la guerre aux institutions sociales et rehgieuses.
Pour lui déjà. Descartes est le restaurateur de la vraie méthode
de philosopher; Gassendi, qui avait un esprit très philosophique,
mais non le génie des découvertes, est inférieur à Descartes et à
Bacon; Yauvenargues a eu l'idée hardie délever une morale
philosophique, indépendante de tout système, comme de toute
révélation.
En 1776, Condorcet donnait, avec une édition des Pensées, un
Éloge de Pascal, à propos duquel Voltaire écrivait : ^ L' Anti-
Pascal, d'un homme très supérieur à Pascal, a le succès qu'il
mérite auprès des gens de bien qui ont eu le bonhem' de le Vwe. »
Et d'Alembert répondait à Voltaii-e : « Je suis bien persuadé,
comme vous, que le Pascal-Condorcet vaudra beaucoup mieux
que le Pascal janséniste et qu'il est destiné à jouer le rôle le plus
distingué dans les sciences et dans les lettres (i). » Disciple de
Voltaire, Condorcet continue ses travaux scientifiques. Sa
Théorie des comètes est com'onnée (1777) par l'Académie de
Berlin. Ami de Turgot, il aborde les questions économiques. A
la mort de Maurepas. d'Alembert pose sa candidature à l'Aca-
démie française. Il obtient seize voix, Bailly quinze. Ce fut, dit
Grimm, une des plus grandes batailles que d'Alembert ait ga-
(1) Beuchot, 72G0 et 7290.
CONDOUCET I'>:î
gnées contre 31. de liiilloii (1). Dans son discours de réceplioii,
Condorcet insiste snr les avantages que la société peut letiicr
de la réunion des sciences pliysi([ucs et des sciences morales :
le xvni" siècle, disait-il, a tellement perfectionné le système
général des connaissances humaines «[u'il n'est plus au pouvoir
des hommes déteindre celte grande Inmière.
L'année suivante d'Alemhert meurt et désigne Condorcet pour
son exécuteur testamentaire. L'activité de ce dernier, de 1780 à
1794, est prodigieuse. Il s'occupe de l'application du calcul des
prohahilités aux choses de l'ordre moral (2). Tout en écrivant,
comme secrétaire perpétuel, les éloges d'Euler, de Bezout, de
d'Alemhert, de Mac(iuer, de Bergman, de Cassini, de l'ahhé
du Gua, de BulTon, de Franklin, etc., il fait paraître une Vie
de Tur(jot (17H6), une Vie de Voltaire (.n'ai), traduites en an-
glais et en allemand. Avec Lacroix il édite les Lettres à une
princesse d'Allemagne d'Euler. Il annote un volume de la
traduction de Smith par Koucher, compose des mémoires pour
les Académies de Berlin, de Saint-Pétershourg, de Turin, pour
l'Institut de Bologne, et collahore à la Bibliothèque de lltomme
public, à la Feuille villar/eoisc, au Journal d Instruction pu-
blique, etc.
Nommé à la Législative par les électeurs de Paris, Condorcet
en fut président et présenta son céléhre projet sur V histruction
publique. Le département de l'Aisne l'envoya à la Convention.
Dès le il octohre, il fit partie du comité de constitution avec Bris-
sot, Vergniaud, Gensonné, Sieyès, Danton, Barrère, Thomas
Payneet Pétion. Quand on jugea le roi, il proposa que son sort fût
décidé par des députations des départements, puis reconnut
Louis XVI coupable et réclama l'appel au peuple, vota la
peine la plus grave qui ne fût pas la mort, et enfin demanda
qu'il y eût sursis à l'exécution. Après le 31 mai, il combattit les
idées soutenues par le nouveau comité de constitution et fut
dénoncé par Chahot. La Convention accepta les propositions du
comité qui concluait à l'arrestation de Condorcet et à sa tra-
(1) Cf. aussi Lucien Brunel, les Philosophes et l'Académie française, p. 280
et sqq.
(2) Il publie ou compose V Essai sur l'application de l'analyse à la probabilité
des dérisions rendues à la pluralité des voix (178'J , qui devieriflra plus tard les
" Éléments du calcul des probaOililés et son application aux jeux de hasard, à
la loterie et au jufiement des hommes (1804j, et le Moyen d'apprendre à compter
sûrement et avec facilité (an VIII).
iOi LA PREMIÈRE GÉNÉRATION D'IDÉOLOGUES
cUiction à la barre, puis le décréta d'accusation et le mit hors
la loi. Pendant huit mois, il resta chez M™° Vernet (1) et y com-
posa, sans livres, ï Esquisse dont il remettait chaque soir les
feuilles à son hôtesse. Quand la Convention eut édicté la peine
de mort contre toute personne qui donnerait asile à un proscrit,
il quitta Paris. Arrêté dans un cabaret de Clamart, il fut conduit
à la prison de Bourg-la-Reine. Le lendemain matin, quand on
vint le chercher pour linterroger, on ne trouva qu'un cadavre :
il avait pris le poison que toujours il portait sur lui.
Condorcet n'appartient pas que par son dernier ouvrage à
l'histoire de la philosophie (2). Sans doute il y a résumé toutes
les doctrines auxquelles l'avaient conduit ses recherches, mais
il faut interroger ses autres œuvres pour avoir une idée exacte
et précise de la place qu'il doit occuper dans l'histoire de la
spéculation. Toutes présenteraient d'utiles indications. Nous en
tirerons quelques-unes ùqs Éloges et des Vies, avant de montrer
ce qu'il a fait pour le calcul des probabilités,, ce qu'il a projeté
pour l'instruction publique, ce qu'il a espéré pour l'humanité.
Dans Y Éloge d'Euler, Condorcet rappelle que Totleben paya
au-dessus de sa valeur une métairie pillée par ses soldats, et
que l'impératrice Elisabeth y joignit un don de quatre mille
florins, preuve, ajoute-t-il, de ce progrés humain que quelques
écrivains s'obstinent à nier encore, apparemment pour éviter
qu'on ne les accuse d'en avoir été les complices. En parlant de
du Gua, le traducteur de Berkeley, il vante tout à la fois \Ency-
clopi''die, monument honorable pour la nation, pour le siècle, et
Deseartes qui mérite que la reconnaissance de tous les savants,
de tous les amis de l'humanité veille éternellement sur sa gloire.
Berkeley, dit-il, n'eût pas blessé les oreilles des philosophes,
sans moins étonner le vulgaire, s'il avait affirmé que notre con-
viction de l'existence et de la réalité des corps ne peut être
appuyée que sur la permanence observée dans certains groupes
de sensations et la constante régularité des lois auxquelles sont
assujettis les phénomènes successifs que ces groupes perma-
nents nous présentent. Franklin, dit-il ailleurs, pyrrhonien
même en morale, admit ensuite l'existence de Dieu, limmorta-
(1) Une plaque placée au n» 13 de la rue Servandoni, entre le premier et le second
étage, rappelle le séjour de Condorcet : « En 1793 et 1794, Condorcet, proscrit,
trouva un asile dans cette maison, où il composa sa dernière œuvre, l'Esquisse des.
progrès de l'esprit humain. »
(2) C'est ce qu'on lit dans le Dictionnaire j^hilosophique de Franck.
CONDORCET 105
lité (le l'àuie et ne méprisa pas les pratiques extérieures : toutes .
les reiigious lui paraissaient également bonnes, pourvu qu'une
tolérance universelle en fût le principe et qu elles ne privassent
point des lécompenses de la vertu ceux qui, en la pratiquant,
suivaient une autre croyance, ou n'en professaient aucune. Et a
propos de IHospilal, Condorcet trouve que si la vertu ne suffit
pas pour assurer le bonheur, elle est, pour tous les hommes,
le moyen d'être le moins malheureux. En combattant Pascal,
il affn-me que si de longues erreurs ont abruti et corrompu
l'honune, il ne faut pas désespérer trop tôt de lui rendre, en
l'éclairant, le courage de devenir meilleur et plus heureux; il ne
peut se dispenser de regarder comme un génie profond et une
âme sublime l'inventeur de la morale stoïcienne (1).
A d Alend)ert, Condorcet joint Diderot dont il fait un éloge
enthousiaste (2;. Dans le Discours préliminaire à rEnajclopé-
die, il trouve, connue chez Turgot, le germe des idées qu'il déve-
loppa plus lard : « C'est, dit-il, un tableau précis de la marche
des sciences depuis leur renouvellement, de leurs richesses
à lépoque où d'Alembert en traçait l'histoire et des progrès
qu'elles devaient espérer encore... Un de ces ouvrages précieux
que deux ou trois hommes au plus dans chacjue siècle sont en
état d'exécuter. »
S'il écrit la vie de Turgot, c'est que l'histoire d'un tel homme
intéresse tous les âges et toutes les nations. Les Discours de
1750 sont un monument singulier, moins encore par l'étendue
des connaissances qu'ils supposent, que par une philosophie et
des vues propres à l'auteur. Smith a peut-être trouvé, dans
l'article Fondation, le germe de son ouvrage. Le plan de gouver-
nement que s'était formé Turgot, suppose que Thistruction
morale du peuple est absolument séparée des opinions reli-
gieuses et des cérémonies du culte. La suppression des reli-
gieux des deux sexes rendrait à la nation des biens immenses ;
(i) Cf. Cahauis, rh. iv.
(2) « Homme d'un esprit étendu, d'une imagination vaste et brillante, dont le
*coup d'œil embrassait ;ï la fois les sciences, les lettres et les arts, également
passionné pour le vrai et pour le beau, également propre à pénétrer les vérités abs-
traites de la philosophie, à discuter avec finesse les principes des arts et à peindre leurs
effets avec enthousiasme, philosophe ingénieux, et souvent profond, écrivain à la fois
agréable et éloquent, hardi dans son style comme dans ses idées, instruisant ses
lecteurs, mais surtout leur inspirant le désir d'apprendre à penser et faisant toujours
aimer la vérité même lorsque, entraîné par son imagination, il avait le malheur de
la méconnaître. »
106 LA PREMIÈRE GÉNÉRATION D'IDÉOLOGUES
en appointant les évoques et les curés, on détruirait les dîmes,
on ferait une grande économie , « puisqu'ils doivent donner
l'exemple delà simplicité et du désintéressement ».
Condorcet entreprend ensuite de faire connaître toutes les
idées de Turgot (1). Avec lui il considère comme seul fondement
de la certitude, la supposition qu'il existe des lois constantes
pour tous les phénomènes ; il croit que l'être capable de se per-
fectionner peut, après la mort, éprouver des modiflcations dont
sont causes celles qu'il a reçues pendant la vie. Sur la liberté et
la propriété, sur les conditions auxquelles doivent répondre les
lois, Condorcet s'exprime en termes que reproduiront presque
littéralement les Dt' dur citions des Droits. La seule méthode
pour trouver des vérités précises, c"es^t J'analyse d^s idées;
la seule source du bonheur public, c'est la connaissance de
la vérité à laquelle on conforme l'ordre de la~ société, c^t
l'extension et la divulgation des lumières. Sans vouloir détruire
l'inégalité d'intelligence ou de lumières, il pense déjà qu'il est
possible d'instruire tous les hommes, assez pour qu'ils ne soient
pas sous la dépendance de ceux qui leur sont supérieurs.
La Constitution républicaine est la meilleure de toutes ; les
républiques fédératives sont les plus propres à garantir un État
contre les invasions (2). Au moment d'une réforme, le législateur
ne peut être rigoureusement juste, il est réduit à ne faire que
des lois dont il résulte une moindre injustice. Et Condorcet finit
•la Vie de Turrjot en exposant, à grands traits, les idées de YEs-
quisse. La perfectibilité indéfinie est une desqualités distinctives
de l'espèce humaine. Elle appartient au genre humain en géné-
ral et à chaque individu en particulier. Les progrès des connais-
sances physiques, de l'éducation et de la méthode scientifique
contribueront à perfectionner l'organisation, à rendre les hommes
capables de réunir plus d'idées dans leur mémoire et d'en mul-
tiplier les combinaisons, ainsi qu'à perfectionner le sens moral.
(1) Sur l'àine humaine, l'ordre de l'univers et l'Être suprême, les principes des
sociétés et les droits des hommes, les constitutions politiques, la législation et
l'administration , l'éducaiion physique et les moyens de perfectionner l'espèce
humaine, relativement au progrès et à l'emploi de ses forces, au bonheur dont elle
est susceptible, à retendue des connaissances où elle peut s'élever, à la certitude, à
la clarté et à la simplicité des principes de conduite, à la déhcatesse et à la pureté
des sentiments qui naissent et se développent dans les âmes, aux vertus dont elles
sont capables.
(2) N'est-ce pas là une des causes du reproche de « fédéralisme » adressé aux
Girondins ?
CONDORCET 1"7
Les erreurs seront anéanties et remplacées par des vérités noii-
\ elles, le progrés croîtra toujours de siècle en siècle, sans avoir de
terme assignable en l'état actuel de nos lumières. Les hommes
deviendront moillenrs à mesure qu'ils seront plus éclairés, les na-
tions tendront à se rapprocher, les peuples finiront par reconnaître
les mêmes principes, par se réunir pour les progrès de la raison
et du bonheur commun. La politique, fondée sur l'observation et
le raisonnement , se perfectionnera. L'histoire rontirme la
croyance à la perfectibiUté indéfinie: aucun objet d'étude ne doit
donc être négligé, aucune spéculation n'est inutile. « Turgot,
disait enfin Condorcet, est un des hommes les plus extraordi
naires que la nature ait produits, celui qui, peut-être, a été le
moins éloigné de la perfection à laquelle la nature humaine
peut s'élever. >
La Vie de Voltaire est essentiellement aussi une œuvre desti-
née par Condorcet à préparer le succès des doctrines qui lui
sont chères. C'est l'histoire des progrès que les arts ont dus à
son génie, du pouvoir qu'il a exercé sur les opinions de son
siècle, enfin, de cette longue guerre contre les préjugés, déclarée
dès sa jeunesse, et soutenue jusqu'à ses derniers moments.
« Voltaire, dit-il, conçut le grand projet d'être le bienfaiteur de
tout un peuple en l'arrachant à ses préjugés, jura d'y consacrer
sa vie et tint parole. » Les Lettres sur les Anglais ont produit
en France une révolution. Les ouvrages scientifiques de Voltaire,
sans lui donner une place parmi les savants, ont fait connaître
:^'ewton, le véritable système du monde et les principaux phéno-
mènes de l'optique. Bien plus, ils ont servi son talent pour la
poésie; car l'étude des sciences, dit Condorcet, que sembleraient
avoir lu André Chénier et Sully-Prudhomme, agrandit la sphère
des idées poétiques et enrichit les vers de nouvelles images.
Alzire et Mahomet sont des monuments éternels de la hauteur
à laquelle le génie de la poésie et l'esprit philosophique peuvent
élever la tragédie. Les Discours sur Chomme offrent des traits
d'une philosophie profonde, qui paraît simple et populaire, parce
'qu'elle est presque toujours exprimée en sentiments ou en
images.
Voltah-e, aux Délices et à Ferney, est abandonné à ses passions
dominantes et durables, l'amour de la gloire, le besoin de pro-
duire et le zèle pour la destruction des préjugés, la plus forte et
la plus active de toutes celles qu'il a connues. Sa vie est embellie
108 LA PREMIÈRE GÉNÉRATION D IDÉOLOGUES
par lexercice d'une bienfaisance qui s'occupe des individus et
de l'humanité. Même l'auteur de la Pucelle est, pour Condorcel,
« lennemi de l'hypocrisie et de la superstition. » La Loi natu-
relle est le plus bel hommage que l'homme ait rendu à la Divi-
nité ; Candide, un chef-d'œuvre dans le genre des romans philo-
sophiques, Y Essai sur les mœurs et l'esprit des nations est une
lecture délicieuse pour les hommes qui exercent leur raison.
Voyant dans VEncyclopt^die le coup le plus terrible qu'on
pùl porter aux préjugés, il se fit le chef* des philosophes et des
Encyclopédistes. En plaidant la cause des Calas, il défendit la
tolérance et ramena, sur les crimes de l'intolérance et la néces-
sité de les prévenir, les regards de la France et de l'Europe.
VEtnile augmenta son zèle contre une religion qu'il regardait
comme la cause du fanatisme qui avait désolé l'Europe, de la
superstition qui l'avait abrutie: n Je suis las, disait-il un jour,
de leur entendre répéter que douze hommes ont sufli pour éta-
blir le christianisme, et j'ai envie de leur prouver qu'il n'en faut
qu'un pour le détruire. » Ses livres se répandant partout, les
libres penseurs se multiplièrent dans toutes les classes et dans
tous les pays. L'Europe fut étonnée de se trouver incrédule,
tandis que ceux qui auraient dû défendre le christianisme, hon-
teux de partager avec le peuple une croyance aussi décriée,
se bornaient à soutenir l'utilité politique de la religion. Alors
les tragédies de Voltaire contiennent des idées pbilosophiques
et profondes, ses Contes deviennent une école de morale et de
raison, ses Épttres renferment une philosophie plus usuelle et
plus libre. Si Voltaire se prononce pour les Russes contre les
Turcs, Condorcet demande que les hommes soient libres et que
chaque pays jouisse des avantages que lui a donnés la nature:
c'est là, dit-il, ce que réclame l'intérêt commun de tous les
peuples. Et il ajoute, comme s'il prévoyait que la Révolution
ne sera pas pacifique : Qu'importe, auprès de ces grands objets
et des biens éternels qui naîtraient de cette grande révolution,
la ruine de quelques hommes avides qui avaient fondé leur for-
tune sur les larmes et le sang de leurs semblables ! Ainsi,
dit-il encore, devait penser Voltaire, ainsi pensait Turgot. C'est
avec un plaisir visible qu'il signale la réponse de Voltaire au
curé qui voulait lui faire reconnaître la divinité de Jésus-Christ :
« Au nom de Dieu, ne me parlez plus de cet homme-là, et lais-
sez-moi mourir en repos. » Voltaire est pour lui « l'homme
COXDORCET 10!)
dont la main paissante ébranlait les aniiqnes colonnes du
temple de la superstition, et qui aspirait à changer en hommes
ces vils troupeaux qui gémissaient depuis si longtemps sous la
verge sacerdotale! » Dans ses ouvrages, Condorcet signale une
fonle de maximes d'une ]diilosophie profonde et vraie ; il a
uni la poésie et l'histoire à la philosophie, séparé la morale de
la religion, embrassé, dans ses vœux et dans ses travaux, tous les
intérêts de l'homme, combattu tontes les erreurs et toutes les
oppressions, défendu el répandu toutes les vérités utiles.
Comme le diront plus tard les Di'clarations des droits:, Con-
dorcet estime que l'erreur et l'ignorance sont la cause des
malheurs du gem-e humain, que les erreurs superstitieuses sont
les plus funestes, parce qu'elles corrompent toutes les sources
de la raison, et que leur fatal enthousiasme instruit à commettre
le crime sans remords. N'avertissons pas, dit-il en termes dont
on se souviendra plus tard au temps de la Sainte-Alliance, les
oppresseurs de former une ligue contre la raison, cachons-leur
l'étroite et nécessaire union des lumières et de la liberté, ne
leur apprenons point d'avance qu'un peuple sans préjugés est
bientôt un peuple libre. Puis viennent des conseils sur la néces-
sité de demander aux progrès des lumières et non à une révolu-
tion violente le changement des institutions : « Pourquoi, dit-il,
acheter par des torrents de sang, par des bouleversements inévi-
tables, et livrer au hasard ce que le temps doit amener sûrement
et sans sacrifice?» Le philosophe attaquera la superstition et
montrera aux gouvernements la paix, la lichesse, la puissance,
comme l'infaillible récompense des lois qui assurent la liberté
religieuse; il les éclairera sur tout ce qu'ils ont à craindre des
prêtres (1).
Les recherches sur le calcul des probabilités foi-ment une
partie importante de l œuvre de Condorcet. Après Pascal et Fer-
mat, Huygens et Jean de Witt, Halley et Sauveur, Bernouilli et
I Leibniz, après Moivre et D. Bernouilli, BufTon et d'Alembert,
Euler et Lagrange, Condorcet entreprit d'appliquer le calcul des
^probabiUtés aux sciences morales. Versé dans l'algèbre et l'éco-
nomie politique, il était admirablement préparé, dit M. Gou-
■ (1) Au lieu de montrer, dit Condorcet, oubliant qu'il ne sera pas lu uniquement par
ses amis, que la superstition est Tappui du despotisme, le philosophe, qui écrit pour
des peuples soumis à un lïouveruement arbitraire, prouvera ([u'elle est l'ennemie des
rois. Entre les deuv vérités, il insistera sur celle qui peut servir la cause de l'huma-
nité et non sur celle qui peut y nuire, parce qu'elle peut être mal entendue.
III» LA PREMIÈRE GÉNÉRATION D IDÉOLOGUES
raiid (1), pour essayer de mener à bonne fin cette tâche im-
mense, faite pour effrayer et étonner l'esprit. De 1781 à 1783, il
examine ce qui a été fait avant lui. En 1784, il tente d'apprécier
mathématiquement la vraisemblance d'un fait extraordinaire
attesté par le témoignage. L'année suivante, il applique l'analyse
à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix.
Distinguant les décisions valables, quelle que soit la majorité
qui les forme, et celles qui n'obligent la minorité que si elles
réunissent un nombre de voix déterminé, il se demande quelle
probabilité il y a que l'assemblée rende une décision fausse,
vraie, fausse ou vraie, et qu'elle la rende aune majorité certaine
et fixe. Comment voteront des assemblées dont les membres,
également éclairés, sagaces et honnêtes, n'exerceront aucune
influence les uns sur les autres"? Quelle sera la pluralité?
Comment votera chaque membre ? Comment voteront des
hommes inégaux en lumières et en jugement, agissant les uns
sur les autres? Condorcet estime que les résultais, exprimés
par lui sous forme algébrique, seront bientôt traduits, grâce
aux progrès de la statistique, en nombres précis dans la législa-
tion, la jurisprudence et les afi"aires. Allant plus loin, il se repré-
sente les sociétés humaines comme de grandes constructions
géométriques, où tout arrive par des causes constantes et fixes.
On peut donc créer une mathématique sociale, où le géomètre
calculera les révolutions futures des sociétés humaines, en s'ap-
puyant sur l'histoire, comme il calcule les retours périodiques
des éclipses et des comètes (2).
Le projet de Condorcet sur l'instruction publique est la mise
en pratique de ses doctrines. L'instruction doit embrasser toutes
les sciences, assurer aux hommes de tous les âges la facilité de
conserver leurs connaissances et d'en acquérir de nouvelles. Elle
doit être gratuite, pour diminuer autant que possible l'inégaUté
de richesse. Elle comporte des écoles primaires et secondaires,
des instituts, des lycées, une société nationale des sciences et
des arts. Les écoles primaires seront installées dans tout village
de quatre cents habitants; les secondaires, dans chaque district
et dans les villes de quatre mille habitants. Il y aura cent dix ins-
i Histoire du Calcul des probabilités depuis son orir/ine jusqu'à nos Jours,
Paris, 1848.
(2 Laplace, Poisson, Quételet ont développé ces idées de Condorcet, qui ont été
yivement combattues sous leur forme primitive et sous la forme qu'elles ont prise
chez ses successcm's. Cf. g 5.
CONDORCET Ml
titiits et neuf lycées. Dans les écoles primaires et secondaires,-
on enseignera aux deux sexes récriture et l'arilliniétique, les élé-
ments de la morale, de l'histoire naturelle et de l'économie poli-
tique, les principes du droit naturel, de la constitution, des lois
anciennes et nouvelles, delà culture et des arts, d'après les décou-
vertes les plus récentes. Les instituts ne sont qu' « une réduc-
tion insignitiante de l'enseignement supérieur » ; l'enseignement
secondaire est la partie la plus faible de l'œuvre de Condorcet(l).
On ne saurait juger de même ses vues sur l'enseignement
supérieur : toutes les sciences y seront enseignées pour former
des savants et des professeurs. Des lycées seront établis à Douai
et à Strasbourg, à Dijon et à Montpellier, îi Toulouse et i\ Poitiers,
à Rennes, à Clermont et à Paris. Dans chacun d'eux, la première
classe, celle des sciences mathématiques et physiques, a des
professeurs, pour la géométrie transcendantale et l'analyse
mathématique, pour la mécanique, l'hydraulique, la mécanique
céleste et les applications de l'analyse aux objets physiques,
pour l'application du calcul aux sciences morales et politiques,
poiu" la géographie mathématique, pour l'astronomie d'observa-
tion, la physique expérimentale, la chimie, pour la minéralogie
et la géologie, pour la botanique et la physiologie végétale, pour
la zoologie. Dans la seconde, celle des sciences morales et poli-
tiques, il y a des professeurs pour la méthode des sciences,
l'analyse des sensations et des idées, la morale et le droit natu-
rel, pour la science sociale, l'économie politique, les finances
et le commerce, pour le droit public et la législation générale,
pour la chronologie, la géographie, l'histoire philosophique et
politique des différents peuples. Dans la troisième, qui a pour
objet les applications des sciences aux arts, il y a six professeurs
pour la médecine. Il y en a pour l'art vétérinaire;, pour l'agricul-
ture et l'économie rurale, pour l'exploitation des mines et l'art
militaire, pour la science navale et la stéréotomie, pour la partie
physique et mécanique comme pour la partie chimique des arts
et métiers. La quatrième, consacrée à la littérature et aux beaux-
arts, aura les chaires suivantes: théorie des beaux-arts en général
et en particulier de la poésie et de l'éloquence, antiquités, langues
orientales, langue et littérature grecques, langue et Uttérature
(1) Louis Liard, l'Emeif/nement supérieur en France. Albert Duruy [l'Instruc-
tion publique et la Révolution) dit de même, p. 83, que la partie véritablcmeut
faible du projet est celle ([ui traite de l'euseiiriieraeut dans les instituts.
112 LA PREMIÈRE GÉNÉRATION D'IDÉOLOGUES
latines, langues et littératures modernes, dessin et peinture, sculp-
ture et architecture, théorie de la musique et composition.
On est trop souvent porté à traiter d'utopisles les idéologues
et surtout Condorcet, pour que nous ne citions pas, à propos de
ce plan, le jugement d'un homme que les obligations de sa
situation mettent, plus que personne, en garde contre les chi-
mères : « C'est un plan d"une nouveauté, d'une hardiesse et
d'une précision merveilleuses... sans rien d'utopique, de déme-
suré, une corrélation adéquate du haut enseignement à l'état
des sciences à la fin du xvin'' siècle... leur répartition en des
compartiments assez élastiques pour se prêter à de nouveaux
progrès, à de nouvelles découvertes; tout y est, et chaque chose
y est en bonne place... C'est un malheur irréparable qu'il n'ait
pas été appliqué... Même aujourd'hui, si nous avons mieux sur
certains points, sur certains autres nous sommes bien en deçà
du plan de Condorcet (1). »
Enfin la Société nationale a, comme les lycées et les instituts,
quatre classes : la première avec quatre-vingt-seize membres, la
deuxième avec soixante, la troisième avec cent cinquante-quatre,
la quatrième avec quatre-vingt-huit, répartis également entre
Paris et les départements. Elle doit perfectionner les sciences et
les arts, recueillir, encourager, appliquer et répandre les décou-
vertes utiles, surveiller et diriger les établissements d'instruc-
tion publique. C'est au nom de la perfectibilité « dont les bornes
inconnues s'étendent, si même elles existent, bien au delà de
ce que nous pouvons concevoir encore », que Condorcet réclame
l'indépendance de l'enseignement et en confie la direction à un
pouvoir « soustrait aux vicissitudes de la pohtique ». Des direc-
toires nommés par les instituts, les lycées, la Société nationale,
auraient dirigé et inspecté les écoles primaires et secondaires,
les instituts, les lycées; la Société nationale, se recrutant elle-
même, aurait nommé les professeurs des lycées, ceux-ci les
professeurs des instituts, qui, à leur tour, auraient élu les maîtres
des deux premiers degrés.
L'Esquisse est le testament philosophique de Condorcet. Mon-
trer le développement des facultés dans les sociétés humaines,
le suivre de génération en génération, en marquant les pas faits
(1) Liard, l'Enseignement supérieur en France, tome I", page 160. Nous regret-
tous de ne pouvoir citer eu eutier cette appréciation qui nous parait de tous points
exacte et excellente.
CONOOllCET 113
vers la vérité et le bonheur, tracer l'histoire des progrès de Tes- "
prit et indiquer les moyens d'en préparer de nouveaux, telle est
la tâche qu'il s'est proposée. L'histoire reprend une importance
qu'elle n'avait plus depuis Descartes. Pour acheter moins chère-
ment le bonheur promis par la grande Révolution qui s'accom-
plit, il faut voir, en observant les sociétés, quels obstacles
sont encore à craindre, et connnent on pourra les sui-monter.
Sans doute Condorcet, en examinant les neuf périodes anté-
rieures à 1789, hasarde bien des conjectures; sans doute il attri-
bue une action beaucoup trop néfaste aux « tyrans et aux
prêtres », mais il s'efforce, bien avant les éclectiques, de rendre
justice auv philosophes grecs. Démocrite et Pythagore sont des
précurseurs de Descartes et de Newton, Platon est le chef de la
secte qui a soumis, pour la première fois, à un examen rigoureux
la certitude des connaissances humaines, Aristote, l'homme qui
embrasse toutes les sciences et applique la méthode philoso-
phique à tout ce que l'intelligence humaine peut atteindre. De
même encore Condorcet parle, en excellents termes, des Arabes
et de leurs travaux scientifiques, de la scolastique, qui aiguisa
les esprits et donna naissance à l'analyse philosophique. S'il
loue Bacon et Galilée, c'est à Descartes qu'il attribue le grand
mouvement dont les esprits avaient besoin au xvu^ siècle. S'il
admire Locke, s'il est sévère pour la doctrine de Leibniz, qui a
retardé en Allemagne les progrès de la philosophie, il l'appelle
« un génie vaste et profond ». Rien de plus exact, de plus com-
plet, sous sa forme abrégée, que l'exposition des progrès réalisés
au xvni* siècle par les sciences, la philosophie et les lettres.
Cabanis, Degérando et Fauriel s'inspireront de Condorcet pour
demander une étude impartiale du passé et compteront ainsi
parmi les initiateurs de la véritable critique historique.
Mais l'histoire n'est qu'un point de départ. Il faut tracer,
d'après ce qu'elle enseigne, le tableau des destinées futures de
l'humanité. Les résultats auxquels on arrivera seront parfaite-
ment valables, si on ne leur attribue pas une certitude supérieure
à celle qui peut naître du nombre, de la constance, de l'exacti-
•tude des observations. En procédant de celte façon, Condorcet
trouve que les espérances (1) sur l'état à venir de l'espèce
humaine se réduisent à trois points : destruction de l'inégalité
''1) C'est dans des termes à peu près analogues que Socrate résume les résultats
auxquels il est arrivé sur liinmortaiité. [Phédon, 114 D.J
PiCAVET. 8
114 LA PREMIÈRE GÉNÉRATION D'IDÉOLOGUES
entre les nations, progrès de l'égalité dans un même peuple,
perfectionnement réel de l'homme. A un moment donné, le
soleil n'éclairera plus que des hommes libres, ne reconnaissant
de maître que leur raison. Les tyrans et les esclaves, « les
prêtres et leurs stupides ou hypocrites instruments », n'exis-
teront plus que dans l'histoire et sur les. théâtres. L'inéga-
lité des citoyens a trois causes principales : l'inégalité de
richesses, l'inégalité d'état entre celui qui transmet des moyens
assurés de subsistance k sa famille et celui pour qui ces moyens
dépendent de la durée de sa vie, enfin l'inégalité d'instruction.
Ces trois inégalités diminueront continuellement, sans pourtant
s'anéantir, car elles ont des causes naturelles et nécessaires, et
on ne pourrait en faire disparaître les effets, sans porter aux
droits des hommes des atteintes plus directes et plus funestes.
Mais elles diminueront par la fondation d'établissements de pré-
voyance, par un choix heureux des connaissances et des
méthodes, qui permettra d'instruire la masse entière d'un peuple
de tout ce que chaque homme a besoin de savoir, et ne laissera
subsister de différence qu'entre le talent, le génie, le bon sens.
Y a-t-il un terme où le nombre et la complication des objets
que l'on connaît déjà rendent tout progrès nouveau impossible?
Condorcet ne le pense pas. On trouvera des formules, et plus
simples, et résumant plus de faits. L'égalité d'instruction et l'éga-
lité entre les nations accéléreront la marche des sciences dont
les progrès dépendent d'observations nombreuses et de celles
qui relèvent de la méditation, où. l'on obtiendra des perfection-
nements de détail. L'accroissement du nombre des individus
n'est pas une limite à la perfectibilité de l'espèce, parce que
celle-ci aura acquis alors des lumières dont nous avons h peine
l'idée, parce que la bonté morale de l'homme, résultat nécessaire
de son organisation, est, comme toutes les autres facultés, sus-
ceptible d'un perfectionnement indéfini, parce que la nature lie
la vérité, le bonheur et la vertu. Joignez à cela la destruction de
l'inégalité de droits entre les deux sexes, la condamnation de la
guerre, le fléau le plus funeste et le plus grand des crimes, le
progrès des beaux-arts et celui de Tart d'instruire, l'institution
d'une langue universelle. Avec celle-ci on exprimera par des
signes les objets réels, les collections bien déterminées, simples
et générales, les rapports généraux de ces idées, les opérations
de l'esprit et celles qui sont propres à chaque science et les pro-
CONDORCET 115
cédés des arts; on donnera à chaque science une marche aussi
sûre que celle des mathématiques.
La perfectihilité de l'homme est donc indéfinie, en ne lui sup-
posant ({ue les facultés et l'organisation dont il est aujourd'hui
pourvu. Mais les facultés et l'organisation elles-mêmes peuvent
s'améliorer. Les progrés de la médecine conservatrice augmen-
teront la durée de la vie, ceux de la médecine préservatrice (1)
feront, à la longue, disparaître les maladies transmissihles ou
contagieuses, les maladies générales qui tiennent au climat, aux
aliments, à la nature des travaux, peut-être même presque toutes
les autres maladies. Sans que l'homme devienne immortel, la
mort ne sera plus que l'effet ou d'accidents extraordinaires, ou
de la destruction de plus en plus lente des forces vitales; la
distance entre sa naissance et le moment où, naturellement et
sans maladie, il éprouve la dilliculté d'être s'accroîtra sans cesse.
L'accroissement aura lieu suivant une loi telle qu'elle approche
continuellement d'une étendue illimitée sans pouvoir l'atteindre,
ou suivant une loi telle qu'elle puisse acquérir, dans l'immensité
des siècles, une étendue plus grande que toute quantité déter-
minée, assignée pour limite. Dans le second cas, les accroisse-
ments sont indéfinis au sens absolu du mot ; dans le premier,
ils le sont pour nous ; et nous ignorons lequel des deux sens il
faut leur appliquer. En outre, les facultés physiques, perfection-
nées chez l'individu, pourront se transmettre à ses descendants,
et il est permis d'étendre ces espérances jusqu'aux facultés intel-
lectuelles et morales.
La vue de l'espèce humaine marchant d'un pas ferme et sûr
dans la route de la vérité, de la vertu et du bonheur, console le
philosophe des crimes, des erreurs et des injustices, le récom-
pense de ses efforts pour les progrès de la raison et la défense
de la liberté. Dans cette contemplation, il trouve un asile où le
souvenir de ses persécuteurs ne peut le poursuivre, un élysée
. que sa raison a su créer et que son amour pour l'humanité
embellit des plus pures jouissances !
Un Français, voyageant en Orient, faillit, sans le vouloir, être
■ l'auteur d'une religion nouvelle, parce qu'il avait répété et expli-
^1) Remarquer les adjectifs conservatrice et préservatrice. Si Sainte-Beuve
l'eût fait, il n'eût pas, à propos des progrès de la médecine, invoqué Molière.
Remarquer aussi le sans que Vhomme devienne immortel qui r(5pond à cer-
tains critiques, trop nombreux encore, pour le5<[uels Condorcet a dit « qu'on
arriverait à ue plus mourir »,
116 L.\ PREMIÈRE GÉNÉRATION D'IDÉOLOGrES
que la devise républicaine: Liberté, égalité, fraternité. Si jamais
les principes 'de la Révolution avaient une semblable fortune en
Europe, Condorcet devrait être considéré comme le prophète du
nouvel Évangile. Personne n"a travaillé, avec plus d'énergie et
d'enthousiasme, à détruire, avec toutes les armes forgées par
ses prédécesseurs, Tancien ordre de choses, à fonder l'ordre
nouveau, en joignant, à ce que lui avaient découvert ses
recherches propres, ce qu'il avait appris de d'Alembert, de Tur-
got, de Voltaire, des philosophes, des économistes et des savants;
personne n'a été loué davantage par ceux qui après lui ont suivi
la môme voie, personne n'a été attaqué avec plus d'acharnement
et quelquefois même avec plus d'injustice par leurs adver-
saires (ij.
On serait incomplet sur Condorcet si Ion ne disait quelques
mots de M"" de Grouchy. Obligée, lorsque que Condorcet eut été
décrété d'accusation, de se fah'e «lingère et peintre» pour vivre,
elle et sa fille, elle publia en 1798, avant de devenir l'amie de
Fauriel, une traduction de la Tlu'orie des sentiments moraux et
des Considérations sur l'origine et la forination des langues de
Smith. Elle les fit suivre de huit lettres sur la Sympathie, adres-
sées à Cabanis (2).
(1) CondorciH est pour la Décade un grand homme à qui la philosophie et les
sciences auront d'éternelles obligations ; Ginguené met la fin de ïEsguisse
à côté de ce que les philosophes anciens ont laissé de plus sublime. Moreau de
la Sarthe, Cabanis défendent, dans la Décade, la doctrine de la perfectibilité;
D. de Tracy appelle Condorcet le plus grand philosophe de ces derniers temps
et le met au-dessus de Montesquieu ^ch. vi, § 4). C'est sur le rapport de Daunou
que la Convention décrète Timpression de l'Esquisse. On verra parla suite que ceux
dont nous ne citons pas ici les noms n'éprouvaient pas une admiration moins vive.
Les adversaires de Condorcet ont été nombreux. Palissot appelle philosophisme
la doctrine de Condorcet; La Harpe, pour mieux le combattre, supprime la mention
« Sans doute l'homme ne deviendra pas immortel » et lui impose comme consé-
quence immédiate de ses raisonnements cette absurdité si souvent reproduite : « la
possibilité de ne plus mourir ». Nous recommandons la lecture de l'Appendice où La
Harpe torture les phrases et les mots {Philosophie du XVIll'^ siècle, I, 269 sqq.)
à ceux qui croient légitime d'attribuer à un penseur des conséquences qu'il a
nettement répudiées. Ch:iteaubriand va plus loin encore: la doctrine de la perfecti-
bilité ramène aux idées les plus mystiques de la spiritualité (don de prophétie et
longévité des patriarches!). De Donald parle aussi de cette perspective d'immorta-
lité que Condorcet promet à l'homme et appelle l'Esquisse « l'Apocalypse du nouvel
Evauïile». — On s'est habitué à répéter, sans les vérifier, toutes ces assertions, qu'on
trouverait même dans îles ouvrages élémentaires. Sainte-Beuve, en un jour de
mauvaise humeur (3 février 1851), s'est montré d'une sévérité excessive pour Con-
dorcet qui avait eu le malheur d'être loué par Arago. M. Paul Janet {Histoire
de la science politique) a soutenu qu'on peut « presque dire qu'il n'y a point du
tout d'utopie dans ses prophéties. » C'est ce qu'a soutenu également, sans avoir lu
M. Janet. M. Mathurin Gillet dans l'U/opfe de Condorcet (Paris, 1883).
(2) L'ouvrage fut fort bien accueilli. C'était un service, disait Thurot {Nouveaux
M'"« DE CONDORCET il7
C'est en lisant les chapitres de Smith, que M"" de Condorcet
en faisait d'autres propres à tracer la ligne qui sépare les
deux écoles de philosophie, française et écossaise, ou peut-êre à
les rallier. Smith a bien exposé les effets de la sympathie morale,
mais il n'en a pas vu la première cause, parce qu'il n'a pas exa-
miné les causes de la sympathie qui naît à l'occasion des maux
physiques. A la vue des maux dautrui, nous éprouvons un sen-
timent douloureux, puis nous nous souvenons de ce que nous
avons souffert, nous pensons aux maux que nous pouvons
éprouver. L'idée abstraite de la douleur, comme celle du plaisir,
renouvelle en nous l'impression générale faite sur nos organes :
c'est parce que nous sommes sensibles que nous sommes suscep-
tibles de sympathie pour les maux physiques. Ce que commence
la sensibilité, la réflexion le complète : elle donne à notre sensi-
bilité, dont elle prolonge le mouvement, des habitudes à la suite
desquelles l'humanité devient en nos âmes, un sentiment actif
et permanent. Nous cherchons le bonheur dans les travaux des
sciences, dans les méditations de la nature, de l'expérience et
de la philosophie ; nous nous attachons à l'infortune et la sui-
vons partout pour en devenir les consolateurs. La sympathie
physique, fortifiée par diverses circonstances et rendue plus
active, plus énergique par l'enthousiasme, donne naissance à
des peines et à des plaisirs moraux. La sensibilité, une fois
éveillée et excitée, se renouvelle à la seule idée abstraite du
bien ou du mal.
Après une nouvehe réfutation de Smith, qui n'a pas vu les
causes de notre compassion pour les malheurs des grands, on
trouve des recherches sur les causes du rire et sur l'empire
que certains hommes excercent sur ceux qui les lisent et les
écoutent, « modèle de discussion profonde et lumineuse comme
de sagacité philosophique, » un parallèle de Voltaire et de
Rousseau, « tracé avec autant de grâce et d'esprit que de
vérité. » Puis M"'' de Condorcet cherche l'origine des idées
morales et du sentiment de nos droits et de nos devoirs, du
juste et de l'injuste. A la satisfaction que nous fait éprouver le
.spectacle ou lidée du plaisir d'autrui, se joint un plaisir pour
Mélanqes) à rendre aux lettres et à la philosopliie, que défaire counattre ea France
cet excellent ouvrag-e. Cabanis trouvait queM^n^de Condorcet, pai de simjdes considé-
rations rationnelles, avait su, dans ses Lettres, tirer, en grande partie, du vague où la
laissait encore Smith, la sympathie morale.
118 LA PREMIÈRE GÉNÉRATION D'IDÉOLOGI ES
nous-mêmes, quand nous le lui procurons. Par ronlre, nous
éprouvons un sentiment douloureux, quand nous voyons, ima-
ginons et surtout causons son malheur. Dans le premier cas,
l'habitude et la réflexion donnent naissance à toutes les affec-
tions bienveillantes et bienfaisantes, dans le second, au re-
mords. Ces deux sentiments universels sont les principes et le
fondement de la morale du genre humain. En réfléchissant sur
nos sentiments sympathiques, nous les apprécions d'une ma-
nière plus conforme à la raison et au bien général. Nos actions
acquièrent une bonté et une beauté morales ; nous avons l'idée
de la vertu ou des actions qui font aux autres un plaisir approuvé
par la raison. Et parmi les causes principales qui peuvent nous
en détourner. M""" de Condorcet signale surtout, comme l'eût fait
Condorcet, « l'action produite parles mauvaises institutions ».
II
Condorcet travailla surtout pour l'humanité. Sieyès (1748-1836),
son collaborateur au Journal d'Instruction publique et son
collègue à la Convention, pensa plus à la France dans ses pro-
jets de réformalion. Elevé chez les Jésuites, il fit sa philosophie et
sa théologie à Saint-Sulpice et éprouva une satisfaction très vive
enlisant Locke et Condillac. Sesréflexions, écrites de 1772 à
1773, portent sur Condillac et Bonnet, Helvét|us_et les écono-
mîstes : seule l'histoire ne l'attire pas. Clianoine en Bretagne,
vicaire général à Chartres et délégué à la chambre supérieure
du clergé de France, il apprit la pratique des affaires, tout en
méditant sur l'organisation de la société, sans s'inspirer de 3Ion-
tesquieu ou de Rousseau. Une monarchie représentative, dans
laquelle la pyramide serait remise sur sa base, lui paraissait
seule propre à faire le bonheur de l'individu. Trois écrits (1) le
rendirent célèbre dans toute la France. Une représentation
double pom' le tiers, la suppression des privilèges et l'établisse-
ment d'une constitution différente de celle de l'Angleten'e, la
suppression des limites provinciales et une nouvelle division
territoriale, la formation d'une Assemblée nationale, y étaient
nettement réclamées. Député de Paris, il proposa à l'Assemblée,
(1) Essai sur les privilèges ; Qu'est-ce que le tiers état? Moyens d'exécution
dont les représentants de la France pourront disposer en 1789.
SIEYES 110
qui les accepta, les réformes qu'il avait indiquées. Mais elle ne
suivit ses idées ni sur le rachat des dîmes, ni sur le jury. Dès
lors Sieyès se tut et, malgré linvitation de Mirabeau qui se repo-
sait sur u ce grand penseur », refusa de donner son avis sur le
droit de paix et de guerre. Pendant la Législative (1) il vécut dans
la retraite. A la Convention, il vota la mort de Louis XVI (2) et
prépara seul un projet sur l'administration de la guerre ; avec
Daunou, un projet sur l'instruction publique, qui fut présenté
par Lakanal. Il ^^ vécut » pendant la Terreur, puis fut président
de la Convention et membre du comité de Salut public, alla en
Hollande conclure un traité d'alliance, contribua aux traités de
Bàle et faillit être assassiné par l'abbé Poulie. Il refusa d'être
Directeur, entra à l'Institut et conçut, en 1796, l'idée assez origi-
nale de faire connaître Kant à la France (3). Ministre plénipoten-
tiaire à Berlin, après la paix de Campo-Formio, il en partit, en
mai 1799, avec la réputation « d'un observateur habile, d'un
homme grand et spirituel ». De retour à Paris, il fit avec Bona-
parte le 18 brumaire^jnaisjQêlSiïssit pas tette fois encqi;e a MTe^
accepter, en son entier, la constitution par laquelle il croyait
p9TiTDir"concilier la liberté^ l'ordre. Son rôle politique était
fini et la Inincc avaîTïm maître. Toutefois, comme le dit Mignet,
toutes les constitutions, de 1800 à 1814, furent modelées en
grande partie sur ses plans, et son influence s'exerça sur l'Empire
comme sur la Révolution.
Sieyès a été jugé assez sévèrement à cette époque par ses amis
politiques (4). 11 nous suffit, pour marquer sa place dans l'école,
de rappeler, que non seulement il a étudié Kant, mais encore
qu'il fit partie de la société d'Auteuil et manda à Paris Laromi-
guière dont il avait lu en 1793 les Éléments de la philosophie.
Cabanis a vu, dans sa Déclaration des droits, un des meilleurs
morceaux qui existent dans aucune langue. « Si l'école (5), dit
(1) Il avait refusé d'être archevêque de Paris en disant qu'il n'avait jamais ni
prêché, ni confessé. (Jules Simon, Une Académie sous le Directoire, p. 312.)
(2) Il la vota sans phrases et on lui mit dans la bouche l'expression « la mort sans
phrase » qu'il n'avait pas prononcée. (M. f6?V/.,p. 311.)
(3) Gazier, Pievue philosophique, juillet 1888, Lettre de Blessig. F. Picavet, la
Philosophie (le Kant en France de 177 S à IS14.
(4) Voyez ch. i, § 4.
(5) Sainte-Beuve parle de la littérature de l'an m, à plus forte raison peut-on
appliquer ses paroles aux philosophes de l'école. — Sur Sieyès, cf. Notice sur
la me de Sieyès, Paris, Maradan, 1794; Mignet, Notices historiques ; Sàiate-Beaye,
Lundis (V) ; Jules Simon, op. cit.
d20 LA PREMIÈRE r.ÉM'UATION D'IDÉOLOGUES
Sainte-Beuve, peut montrer Garai comme le pins brillant de ses
prosateurs, e4le révère Sieyès comme son grand ponlife caché ».
Rœderer passa auprès de Louis XVI la dernière nuit de son
règne, auprès de Bonaparte la première du sien. Lieutenant de
Sieyès à la Constiluante, il dut à Talleyrand d'être rayé au 18 fruc-
tidor de la liste de déportation et fut chargé de négocier, avant
le 18 brumaire, les conditions politiques d'un arrangement entre
Bonaparte et Sieyès. Mignet et Sainte-Beuve ont écrit sur Rœde-
rer des notices de mérite divers qui suffisent, à celui qui les com-
plète Tune par l'autre, pour coimaître Ibomme, l'économiste,
l'administrateur et l'écrivain. Nous voudrions, en utilisant ces
notices et des documents qu'ils ne paraissent pas avoir con-
sultés, mettre en lumière le philosophe (1).
Né à Metz en 17o4, Rœderer fit son droit à Strasbourg, lut
Montesquieu et Bonnet, Locke, Condillac et les Encyclopédistes.
Comme le dit Sainte-Beuve, « il eut sap<'riode de Rousseau, pen-
dant laquelle \\fut ivre de ramour du bien, pendant laquelle Yi-
mage de la vertu s" Hait comme ri-alisèe en lui ». Ami de Dupont
de Nemours, qui avait rédigé le système de Quesnay, et admira-
teur deTurgot, il étudia Adam Smith, dont il voulut propager les
idées. En 1787, il se prononçait poui' l'abolition des douanes
intérieures; en 1788, il publiait son écrit sur la députa lion aux
États généraux : « Depuis quarante années, disait-il, cent mille
Français s'entretiennent avec Locke, Rousseau, Montesquieu ;
chaque jour ils reçoivent d'eux de grandes leçons sur les droits
et les devoirs de l'homme en société; le moment de les mettre
en pratique est arrivé. » Nommé en octobre 1789 à l'Assemblée
constituante, il fit partie avec Dupont de Nemours, Talleyrand,
Duport, Defermon, La Rochefoucauld, du comité des contribu-
tions publiques dont il fut presque toujours le rapporteur. Il
réussit à faire portej* l'impôt, non sur la terre seule, comme le
voulaient les physiocrates, mais sur tous les revenus. Il devint
alors l'ami de Mirabeau, de Sieyès, de Talleyrand, qui lui écrivait
unjour: « Vos réflexions, monsieur, sont excellentes; ellesappar-
tiennent à un homme qui médite avec l'esprit le plus et le mieux
'philosophique. » Élu procureur général syndic de la Seine, il
(1) Mignet, Notices et Mérnoires historiques ; Saiute-Heuve, Lundis, viii. — Les
trois articles de Sainte-Beuve, écrits en juillet et août 1832, ont pour objet indirect
l'éloïe de Napoléon et de l'Empire et ont besoin de quelques corrections (cf. p. 123);
Rœderer, Œuvres, 8 vol. in-4. — Voyez aussi la Décade [passim).
i
R(h:i)KIu:ii i2i
fit dresser les rôles des contributions fonciCre et mol)ili(>re et sa
conduisit, au ùO juin et au 10 août, « en magistrat proljo, exact,
peu royaliste sans doule d'aiïection, mais honnête, strict et cons-
ciencieux ». Obligé de se cacher pendant quelque temps, il défen-
dit ensuite, au Journal de Paris, les propositions ([ui, pendant le
procès du roi, inclinaient vers les solutions les plus humaines,
et dans m\ cours sur loi'ganisalion sociale, professé à TAthénée,
combattit les théoi-ies contraires à la propriété (1), Après la pros-
criptiou des Giroudins, il se réfugia au Pecq sous Saint-Germain.
Comme Destutt de ïracy, Ginguené, Daunou, Biran, il revint à
la pbilosophie. « Une seule idée d'un philosophe, disait-il à dix-
huit ans, l'expression heureuse d'un sentiment avantageux, a
peut-être fait plus, pour l'avancement de la raison et du bonheur
des hommes, que les travaux réunis de cent mille citoyens
obscurs qui se sont vainement agités. » Il entreprit la traduction
du de Cive, de Hobbes, qui lui paraissait avoir un mérite
émineut comme écrivain politique et qui peut-être lui fournit
les conclusions de son jugement sur l'état de la France en
1792(2).
Après le 9 thermidor, Rœderer rédigea, pour Tallien, un dis-
cours contre la Terreur; pour Merlin de Tliiouville, un Portrait
de Robespierre. Dans le Journal de Paris, il s'attacha à délivrer
« ceux qui étaient prisonniers en eux-mêmes sous les verrous de
la peur ». Demandant un gouvernement homogène républicain
Sims popiilacité qui ramenât tous les royalistes de bonne foi, il
réclamait, pour les Français fugitifs et les èmigrrs, pour ceux
qui du moins n'avaient cherché qu'ù se dérober à la captivité
ou à la mort, la liberté de rentrer en France et dans leurs biens.
Puis il fondait le Journal d' Économie politique, de Morale et de
Politique, oïl il offrait une place à l'abbé Morellet. Il enirait à
l'Institut, professait aux écoles centrales, au Lycée, et collabo-
(1) Il faut siïiialcr le passage où Rœderer venge Rovisseau du tort qu'ont fait ;\
sa réputation ceux qui se sont appuyés sur son autorité, en montrant que le Discours
sur l'inégalilé pose la propriété comme principe de la société {Décade, au IX).
(2) '< Il existait alors, dit-il, une démocratie ou, si l'on veut, une ochlocralie redou-
table, résidant en vingt-six mille clubs correspondant ensemble et soutenus par un
milliou de gardes nationaux... Ils montraient aux prolétaires la France comme une
proie qui leur était assurée s'ils voulaient la saisir... Les orateurs n'avaient qu'à
s'adresser à la faim pour avoir la cruauté... On vit alors se renouveler ce qu'on
avait vu dans la révolution de 1648 en Angleterre... Hobbes... détendant, dans le de
Cive, le système monarchique... disait : Dans la démocratie, il peut y avoir autant
de .Nérons qu'il y a d'orateurs qui flattent le populaire ; il y en a plusieurs à la
fois et tous les jours il en sort de dessous terre. »
122 LA PREMIÈRE GÉNÉRATIOxN DlDl-OLOGUES
rait à la Décade. Les questions philosophiques ratlirent, au
moins autant que les questions politiques, littéraires ou écono-
miques. Nous nous bornerons à rappeler ses Mémoires sur les
deux éléments, désir et curiosité, qui composent l'amour, sur
l'imitation et l'habitude, les deux éléments de la sociabilité
humaine ; les Observations sur les institutions qui peuvent fon-
der la inorale d'un peuple, sur la pasigraphie comme écriture
et comme langue, sur la théorie de la proposition, où il défend
Condillac contre Domergue. Mais d'autres travaux sont plus
strictement philosophiques. C'est ainsi que, recherchant si nous
voyons les objets droits ou renversés, si c'est l'expérience du
toucher qui a donné Ihabitude de les redresser, il affirme que
c'est le jugement ou le sentiment de l'œil, non celui du toucher,
qui nous fait connaître la situation des corps, pourvu que le
toucher nous ait appris auparavant qu'ils existent. Dans Y Art
de savoir ce cjuon dit en politique et en morale, il se propose
d'appliquer l'analyse à un grand nombre de questions. Dans un
mémoire sur un catéchisme de morale, il loue d'Holbach, Saint-
Lambert et Volney. C'est Rœderer qui donne une analyse claire,
quoique rapide, de l'important mémoire qui a obtenu le prix
d'idéologie sur les signes. Enfin, dans la Dt'-cade, un mois avant
le 18 brumaire, il résume et combat en termes énergiques et
par d'excellentes raisons (1), ce que Rivarol avait dit de la philo-
sophie moderne.
11 avait fait connaissance avec Bonaparte en mars 1798 dans
(1) «L'auteur, tlit-il, relève longuement quatre erreurs de métaphysique qu'il lui
plaît d'attribuer à la philosophie moderne et qui sont au contraire de ces sottises
surannées dont la philosophie moderne a tellement fait justice que leur réfutation
ne peut plus que paraître ridicule. Ces erreurs supposées sont que l'homme est
naturellement libre, juste, bon et solitaire... Accusation méprisable par son absur-
dité, odieuse par toutes celles que Tauteur y ajoute comme autant de conséquences,
quoiqu'aucun rapport ne les unisse... Il me paraît clair <[ue la Révolution n'est pas
née immédiatement de la philosophie : la philosophie l'avoue, l'affectionne comme
renuoblissement d'une nation nombreuse et susceptible de tous les genres de gloire
et de bonheur, mais elle n'en a pas tout Thonneur... Les crimes de la Terreur ont
été enfantés par la souffrance populaire, poussée jusqu'à la frénésie, par des scélé-
rats qui avaient le besoin du crime et une grande autorité publiiiue... Robespierre,,
qu'il présente comme le plus obscur satellite de la philosophie moderne, était le
détracteur de la philosophie, l'ennemi des philosophes qu'il appelle des charlatans
ambitieux... La philosophie n'est plus renfermée dans les livres des sages, elle en
est sortie comme la lumière s'est échappée du soleil; comme la lumière elle est
aujourd'hui répandue sur toute la terre, elle brille fort haut par-dessus toutes les
tètes, elle est réfléchie dans la plupart des institutions sociales, mêlée à l'air que
nous respirons. Elle peut être un moment altérée par quelque alliage impur, obscur-
cie par quelques uuages, mais sa destinée est de se remontrer toujours et de repa-
raître incessaimueut dans toute sa splendeur. »
RŒDERKR lii3
im dînor chez Talloyrand (1). Un an plus tard, quand Bonaparle
revint d'Egypte, Sieyès était membre du Directoire. Talleyrand
et Rœderer furent les intermédiaires entre Bonaparte et Sieyès,
tandis que Volney, ce semble, se chargeait de négocier avec
Cabanis et ses amis des Conseils. Rœderer rédigea l'adresse
placardée dans Paris et défendit le nouveau gouvernement dans
le Jour/Kl/ de Paris, entra au conseil d'Etat et s'enthousiasma
de plus en plus pour le premier consul, qu'on trouve toujours,
dit-il en comballant à son sujet le proverbe qu'il n'y a point de
héros pour son valet de chambre, plus grand que soi quand
il parle, quand il pense, quand il agit. Brouillé avec Benjamin
Constant et ses anciens amis, qui voulaient défendre au Tri-
bunal les libertés publiques, il rédigeait les lois sur l'établis-
sement des préfectures, la formation de la liste des notabilités
et la Légion d'honneur. Chargé de l'instruction publique et des
théâtres, du département de l'esprit, comme disait Bonaparte,
Rœderer se proposa de faire marcher de front, dès les plus
basses classes des collèges, les trois genres de connaissances,
littéraires, physiques et mathématiques, morales et politiques,
en mesurant à l'intelligence des enfants les notions de chaque
science, en les faisant enseigner, dans chaque classe, par trois
professeurs différents. Un jour pourtant Rœderer s'aperçut que
Bonaparte inclinait la constitution dans un sens monarchique,
et il laissa entendre qu'il était resté partisan de la liberté. Bona-
parte le traita de métaphysicien, expression sans doute moins
injurieuse dans son esprit que celle d'idéologue, mais qui,
comme le dit Mignet, n'était pas de bon augure. Aussi Rœderer
fut-il retiré de la direction de l'Instruction publique et envoyé
(l) Saiute-Beuve, préoccupé à ce momeut de trouver à Bouaparte tous les goures
de mérite, a dit : « Daus cette première couversatioii, on causa beaucoup des
signes et de leur iiitluen^e sur les idées... Bonaparte, avec ce sens direct qu'il
portait à tout, dit qu'il ne croyait pas que nous dussions une seule idée aux signes,
que nous avions celles que notre organisation nous procurait et pas une de plus.
Si on ne peut avoir d'idées que par les signes, demandait-il, comment a-t-on eu
ridée des signes? Pi«derer... rappela alors au général plusieurs points d'ailleurs
incontestables : «lue les signes des idées abstraites et des modes mixtes sont néces-
saires pour les arrêter, pour les enregistrer dans notre tête et nous donner les
moyens de les comparer, etc., etc. Le général en convint, mais il avait dit sur le
fond de la question la chose essentielle. » Si Ton veut se rappeler ce que nous
venons de dire des connaissances idéologiques de Rœderer, si l'on consulte ce
que nous disons plus loin du premier mémoire de D. de Tracy, ou sera convaincu
que Sainte-Beuve a bien mal choisi le moment de louer Bouaparte et que ceux
qui, pour combattre les idéologues, ont reproduit ce jugement, ont été tout aussi
mal inspirés. Ou peut voii' également la réponse que fit Garât à une question
semblable.
124 LA PREMIÈRE GÉNÉRATION D'IDÉOLOGl ES
au Sénat, ad patres, comme il ie disait spirifuellement à Bona-
parte lui-même. Napoléon, semblant regretter en mars 1804,
après la conspiration de Moreau et de Picliegru, que Rœderer
ne fût pas ministre de l'Intérieur, celui-ci lui répondit : « Vous
m'avez très bien jugé en ne me nommant pas. Je suis un bomme
de parti; je suis un soldat du parti pbilosopbique. » Napoléon,
devenu empereur, chargea Rœderer de missions en Suisse, à
Naples, dans le grand-duché de Berg et en Espagne, mais il ne
l'employa plus aux grands travaux intérieurs. Sans lui être hos-
tile comme il l'était aux idéologues, il ne lui pardonnait pas
d'être métaphysicien, c'est-cà-dire de n'être pas un instrument
complètement docile. Il ne le voyait guère sans lui demander :
« Comment va la métaphysique » ? pas plus qu'il ne manquait
une occasion de condamner, devant D. de Tracy, « les billeve-
sées idéologiques ».
Rœderer, exclu de la Chambre des Pairs et de l'Institut à la
seconde Restauration, se livra à des travaux historiques où la
fantaisie joue, comme dans ceux de Saint-Lambert et de Garât,
un rôle beaucoup trop grand. Après 1830, il renti'a à la Chambre
des Pairs, puis à l'Académie des sciences morales et donna,
en 1833, son mémoire sur la Socirté polie, dans lequel on
remarqua surtout ce qui concernait l'hôtel de Rambouillet et
M""" de Maintenon. Il mourut à l'âge de quatre-vingt-un ans. « Il
a mérité, dit 3Iignet, le souvenir reconnaissant de ses contem-
porains et l'estime de la postérité. — Il a marqué, dit Sainte-
Beuve, par ses idées et ses vues, sa place dans 1 histoire de la
littérature et de la société françaises. » On ne saurait contester,
quand même on trouverait quelque exagéralyon dans ces juge-
ments, qu'il soit nécessaire de le connaître pour se faire une
idée exacte de la philosophie française après 1789.
Laplace parle de Lakanal comme d'un des hommes les plus
distingués dont les noms méritent d'être transmis \ la postérité
pour avoir lutté constamment en 1793 et 1794 contre la barbarie.
C'est en effet au conventionnel protecteur des sciences, bien
plus qu'au philosophe, qu'il convient de donner une place à côté
de Sieyès et de Rœderer.
Lakanal (1762-1840) fit ses études chez les Doctrinaires par
lesquels, sans doute, il connut Condillac. Entré dans la congré-
gation, il enseigna la cinquième à Lectoure, la quatrième à
Moissac où professait peut-être alors Laromiguière, la troisième
LAKANAL \i:i
à Gimont, la secomle à Castelnaiulary, la rhétorique à Périgiieiix
où Biran fut peut-être son élève, puis à Bourges. Docteur ès-arts
à Angers en 1783, il professa la philosophie à ^loulins. En 179i,
il entra à la Convention et siégea à la Montagne. Il vota la mort
de Lonis XVI, rejeta le sursis et lappel au peuple. Memhre du
Comité d'Instruction puhlique avec Sieyès, Chénier, Daunou,
Grégoire, Boissy-dAiiglas, Bourdon, Romme, David, Guyton-
Morveau et Fourcro\ , il en fut élu président à l'unanimité. Après
nue mission en Seine-et-Marne et en Seine-et-Oise, il lit édicter
deux ans de fers contre quiconque se rendrait coupable de
« vandalisme ». Puis le Jardin îles Plantes, dont la Commune de
Paris voulait, dit-on, faire un champ de ponunes de terre,
devint, grâce à lui, le Muséum d'histoire naturelle. La même
année, il aidait Geolfroy St-Hilaire à créer le noyau de la ména-
gerie, méritant ainsi d'en être appelé par les professeurs « le
second fondateur ». La reconnaissance de la propriété littéraire,
l'adoption du télégraphe de Chappe, sont encore l'œuvre de
Lakanal. Envoyé par le comité de Salut public dans la Dor-
dogne, le Lot, le Lot-et-Garonne et la Gironde, il fit fabriquer
des armes, traita « révolutionnairement » les grandes routes
et « improvisa les chemins ". Les habitants furent invités, <( au
nom de la patrie en larmes », à terminer leurs procès par la
Y^oie de l'arbitrage. Aucun deux ne fut arrêté. Biran, ancien
garde du corps, dut probablement à Lakanal de n'être pas
inquiété. De retour à la Convention, Lakanal y présente,
le 26 juin, un projet de décret pour l'établissement de l'Instruc-
tion publique, inspiré, ce semble, par Sieyès et Daunou (1). Son
rapport sur la fête funèbre pour le transpoi-t des cendres de
Rousseau au Panthéon montre plus d'enthousiasme que de
mesure (2). Dans celui qu'il présente sur la fondation des Écoles
normales, il loue Condorcet «. esprit véritablement philoso-
phique » qui avait coordonné toutes les connaissances dans
un plan d'enseignement public. Avec Bacon et Locke, il affirme
que l'analyse est seule capable de recréer l'entendement, de
(1) Liard, op. rit., p. 172.
(2) '< L;i voit de toute uue génération nourrie de ses principes et pour ainsi dire
élevée par lui, la vois de la République entière appelle Rousseau au temple élevé
par la patrie reconnaissante aux grands hommes qui Tont servie... L'auteur du
Contrat social s"est associé en quelque sorte à la gloire de la création du monde,
en donnant à ses habitants des lois universelles et nécessaires comme celles de la
nature. »
liQ LA PUEMll^RE (lÉNÉRATION D'IDÉOLOGUES
détruire l'inégalité des lumières, comme la liberté politique
€t la liberté illiuiitée de lindustrie et du commerce détruiront
les inégalités monstrueuses des richesses. « Pour la première
fois sur la terre, dit-il dans sa langue emphatique, la nature, la
vérité, la raison et la philosophie auront un séminaire, les
hommes de génie seront les premiers maîtres d'école d'un
peuple (1). »
C'est encore sur sa proposition que le 18 novembre 1794, la
Convention décréta rétablissement de vingt-quatre mille écoles
primaires, puis le 25 février 1793, celui des écoles centrales, où
la nation ferait des enfants, « exceptés par la nature de la classe
ordinaire », un Euclide, un dAlembert, un Quintilien ou un
Rollin, un Locke ou un Condillac, un Drake ou un la Pérouse.
Le 30 mars 1795, il provoquait la fondation de l'École des langues
orientales vivantes et contribuait ensuite à la création du Bureau
des longitudes. A-t-il été l'organisateur de l'Institut ? Il l'a
soutenu. Mignet nomme comme tels Talleyrand, Daunou et
Lakanal. Taillandier, d'après La Révellière-Lépeaux et Barrette,
afhrme que Daunou (2) est le principal auteur de la loi de Bru-
maire. . ;
//j'Lakanàl fut élu membre de l'Institut, à cause, dit l'abbé
Sicard, des services qu'il avait rendus aux sciences, aux lettres,
aux arts et à ceux qui les cultivent. Aux Cinq-Cents, il fut rap-
porteur du concours sur les livres élémentaires (3). Par
Sicard (-4), il fait nommer Laromigiiière instituteur-adjoint des
Sourds-Muets. Commissaire-général de la République dans les
départements du Rhin, nouvellement réunis à la France, il pour-
suit les pillards, fait jeter les marchandises avariées dans le
fleuve; un jour cent tonneaux de viande, un autre, sept cents
(1) « Vous cavez, disait-il encore à ses collègues, les vertuset les talents rie Turçot,
vous avez le pouvoir absolu qn'il ne possédait pas, pour travailler en faveur de la
raison, de la liberté et de l'iiumanité. »
(2) Cf. ch. VII, § 1.
(3) « Il faut surtout, disait-il, un génie particulier pour écrire des traités de morale à
l'usage de l'enfance; la simplicité des formes et la prr.îce naive du style doivent s'y
mêler à la justesse des idées ; l'art de raisonner n'y doit jamais être séparé de celui
d'intéresser Timagination : un tel ouvrage doit être conçu par un logicien profond
etexécuté par un homme sensible; on voudrait y trouver, en quelque sorte, l'esprit
analyti(iue de Condillac et l'âme de Fénelon. » Nous ne citons p.is ce que dit Lakanal
de la « fraîclieur d'une eau pure qui passe de nos corps dans nos âmes ». — On lit
de même chez Biran à la date de 1794 : « 0 bon Fénelon, viens me consoler ! tes divins
écrits, etc.. Il serait ci désirer que l'homme accoutumé à s'observer analysât la
volonté comme Condillac a analysé l'entendement. »
(4) Sur les rapports de Lakaual et de Sicard, cf. ch. viii, § 1.
L.VKANAL 127
pièces de vin, et met en défense les places fortes. Après te
18 brumaire, Lakanal résigne ses fonctions, sur l'ordre de
Bonaparte, et redevient professeur à l'école centrale de la rue
Antoine. En 1804, économe du lycée Bonaparte, il travaille à
une édition des Œuvres posthumes de J.-J. Rousseau, revoit et
réunit ses discours ù la Convention et rédige un Traitr d'rcono-
mie politique. Retraité en 1809 avec trois mille francs de pen-
sion, inspecteur général des poids et mesures, il' perd à la pre-
mière Restauration sa pension. A la seconde, il est éliminé de
l'Académie des inscriptions et belles-lettres où il avait été
« déporté » en 1803, et part pour l'Amérique où il rencontre
Jelferson. Colon et planteur, puis chargé de la réorganisation de
l'université de la Nouvelle-Orléans, il apprit, dans l'Alabama, la
révolution de Juillet. Rappelé à l'Institut en 1834, il liquida ses
propriétés et rentra en 1837 à Paris. 11 mourait le 14 février 1845,
en citant Cicéron et saint Augustin. De Rémusat et Blan(|ui,
Lélut et Carnot prononcèrent quelques paroles sur sa tond)e.
Migneta écrit une Notice sur sa vie et son œuvre, M. Jules Ferry
a fait, en 1880, donner une pension à sa veuve. Son nom est
porté par une rue de Paris, par un boulevard de Moissac, par
une rue de Tours, par le lycée de Bourg-la-Reine. Foix lui a
élevé une statue, à l'inauguration de laquelle M. Paul Janet (1),
dans un substantiel et élogieux discours, disait que le nom de
Lakanal devra toujours être conservé et honoré, comme un de
ceux qui ont préparé la France à devenir une nation instruite,
sage, éclairée.
Personne ne trouvera désormais qu'on n'a pas suffisamment
reconnu le mérite de Lakanal. Peut-être même que]([ues-uns
penseront-ils (2) que de nos jours on l'a admiré un peu plus
qu'il ne le faudrait, pour rendre à chacun, selon sa formule, ce
qui lui est dû (3).
(1) Revue bleue, 7 octobre 1882. — Voyez en outre sur Lakanal, Geoffroy Saiut-
Hilaire. Biographie universelle; Marcus, Lakanal, Foix, 1879; Paul le Gendre,
Lakanal, avec une préface de Paul Bert, Paris, 1882 ; Jules Simon, Une Académie
sous le Directoire; Li.ird, l'Enseignement, supérieur en France.
. (2) Dictionnaire pédagogique, art. Lakanal.
(3) Suum cuique. Exposé sommaire des travaux de Joseph Lakanal pour sauver,
pendant la Révolution, les sciences, les lettres et ceux qui les honoraient par leurs
travaux, Paris, 1810.
128 LES IDÉOLOGUES
ÏII
Une notice de M. Bossange en tôle de rédition de 1826, une vive
critique de sa doctrine par Daniiron, une étude de M. Berger,
appréciant avec sévérité, « l'espèce de délit social dont l'auteur
des Buines et du Catéchisme du citoyen français s'est rendu
coupable », larticle de Sainte-Beuve consacré à marquer les traits
de cette sèche, exacte et assez haute figure, voilà à peu près tout ce
que nous avons sur Volney (1). Ses papiers confiés, disait Sainte-
Beuve, à un de ses collègues d'un renom sévère et dune probité
proverbiale, sont conservés dans la famille illustre qui s'en
trouve l'héritière. Mais il semble que, pour Volney comme pour
Sieyès et plusieurs des hommes de la période révolutionnaire,
on ait tenu à cacher au pu])lic des documents avec lesquels il
eût pu établir des comparaisons malignes entre les aïeux et les
petits-fils. Nous ne connaissons donc qu'un Volney incomplet,
reconstitué avec ses œuvres, avec les critiques et quelquefois
les éloges de ses adversaires ou de ses admirateurs; nous pou-
vons toutefois marquer sa place dans l'école.
iS'é le 3 février 1757 à Craon (Mayenne), Constantin François
Chassebœuf perdit sa mère à deux ans, entra à sept au petit
collège d'Ancenis et y fut maltraité. Grâce <i un de ses oncles,
il fut placé au collège d'Angers. Émancipé à dix-sept ans et
maître, par sa mère, de onze cents livres de rente, il se tourna
vers la médecine et les langues orientales. A Paris (1776), il
composa un Mémoire sur la chronologie d'Hérodote, attaqua
Larclier et parut vouloir continuer Fréret. Présenté au baron
d'Holbach, il connut Franklin, puis M™" Helvétius, peut-être
Condillac et se lia avec Cabanis. Habitué à l'étude et passionné
pour l'instruction, il crut, après avoir fait un petit héritage,
qu'il devait le consacrer à un voyage pour « orner son esprit et
former son jugement ». Il se décida pour TOrient qu'il voulait
parcourir non en « cavalier et en gentilhomme, ou en grand sei-
gneur, en émir et en |)rince, » mais un bâton blanc à la main.
Il se prépara, pendant plusieurs mois, aux fatigues du voyage
et partit pour Marseille (178:2) après avoir substitué le nom de
Volney à celui de Boisgirais que lui avait déjà donné son père,
(1; Voyez encore Bodin, Recherches sur rAnjo\i.
YOLNEY 129
ennuyé, semble-t-il, des plaisanteries dont son nom avait él^
l'objet. Il séjourna quelque temps au Caire et s'établit huit
mois, au monastère de Mar-Hanna dans le Liban, y apprit
l'arabe, s'accoutuma à porter la lance et à courir un cheval,
comme un Arabe du désert. Pendant trois ans il parcourut
l'Kgypte et la Syrie. De retour en France, il publia (1787) son
Voijafje en Efji/pte et en Syrie qui le fit célèbre. L'ouvrage,
comme le dit Damiron et comme le répète Sainte-Beuve, dirait
le premier luodèle de la manière dont chaque partie de la terre
devraitétre étudiée et décrite. S'interdisanttout tableau d'imagi-
nation et pensant que le genre des voyages appartient à Ihisloire
et non au roman, Volney ne représente ni iespajs plus beaux
qu'ils ne lui ont paru, ni les hommes meilleurs ou plus méchants
((uil ne les a vus. Les chefs de l'expédition d'Egypte eurent en
lui un guide précieux, et rentrés en Fiance, vinrent le saluer
avec respect. Sainte-Beuve regrette qu'il n'ait point pris la
simple manière d'un voyageur qui nous parle chemin faisant, et
qu'on accompagne; il le juge en homme qui a lu Chateaubriand,
Byron et Lamartine et lui reproche d'affecter l'aridité et d'avoii'
une philosophie destructive, comme de laisser percer ses opi-
nions méprisantes à l'égard du christianisme. Mais il a bien
nmntré que les chapitres sont pleins et précis, que l'expression,
exempte de toute phrase et sobre de couleur, se marque par une
singulière propriété et une rigueur parfaite, que les descriptions
atteignent à une véritable beauté et que le portrait du chameau,
par exemple, est une description complète et parfaite, d'après
nature, qu'envierait Cuvier et ([ui laisse en arrière celle de
Buffon. Avec raison il a signalé un disciple d'Helvétius -—^vec
moins de raison un disciple de Condillac — dans l'écrivain qui,
placé au sommet du Liban, prend un plaisir secret à trouver
petits les rochers et les bois, les torrents et les coteaux, les
villes et les villages qu'on a vus si grands, qui est flatté d'être
devenu le point le plus élevé de tant de choses et qui, par un
sentiment d'orgueil, les regarde avec plus de complaisance !
Volney donna, en 1788, des Considérations sur la guerre des
Turcs, oïl il indiquait le succès probable des Russes. Catherine II
lui fit remettre par Grimm une médaille d'or, que Volney lui
renvoya en 1791, quand elle prit parti pour les émigrés. Député
aux États généraux, il crut, après avoir vu en Orient les mauvais
effets du despotisme, que la liberté suffirait à tout et fut môme
PiCAVET. 9
130 LA PREMIERE GENERATION D IDEOLOGUES
un des premiers, paraît-il, à demander pour les tribunes le duoit
de « faire rougir le perfide ou le làc^ie, que le séjour de la cour
ou la pusillanimité auraient pu corrompre ». En décembre 1789,
il eût été directeur général de l'agriculture et du commerce en
Corse, si l'assemblée n'eût interdit à tous ses membres daccep-
ter des fonctions à la nomination du roi. Dumont de Genève, le
collaborateur de Mirabeau, a dit de Volney, « grand homme sec
et atrabilaire, en commerce de tlatterle avec Mirabeau, » qu'il
avait de l'exagération et de la sécheresse, mais qu'il n'était pas
des travailleurs. L'auteur d'une lettre publiée sous le nom de
Grinnn, probablement par Rivarol, l'appelle un des plus élo-
quents orateurs muets de l'Assemblée nationale. En avril 1790,
Ajr Volney montait à la tribune pour s'opposer à ce que le catholi-
cisme fût déclaré religion de l'État. Mirabeau prit, dit-on, dans
son discours écrit, la phrase célèbre : « Je vois d'ici cette fenêtre,
d'où partit l'arquebuse royale qui a donné le signal du massacre
de la Saint-Barthélémy ». Quelques jours plus tard, Volney
indiquait dans le Moniteur un moyen de vendre rapidement les
biens du clergé, en nndtipliant le nond)re des petits propriétaires.
Au moment où paraissait le rapport de Tbouret sur la constitu-
tion, il faisait imprimer les Ruines ou Méditations sur les rruo-
\'K'^^' /utions des einpires, qui curent un grand succès. Sainte-Beuve a
comparé cet ouvrage à un traité de Condillac, do D. de Tracy ou
de Condorcet, mis à l'orientale par un génie qui n'en est pas un.
Il a signalé ce qui est faux, au point de vue astronomique et
théologique, et montré ce qui l'est par le côté littéraire et moral.
On s'aperçoit trop, en lisant son article, qu'il était alors rallié
aux défenseurs du pouvoir absolu et de la religion.
Le voyageur, sur les ruines de Palmyre, médite sur les vicis-
situdes des empires et demande au génie qui lui apparaît, par
quels mobiles ils s'élèvent et s'abaissent, de quelles causes
naissent la prospérité et les malheurs des nations, sur quels ^
principes enfin doivent s'établir la paix des sociétés et le bonheur J
des hommes. La puissance secrète qui anime l'univers, dit le »
génie, a donné à l'homme la faculté de sentir et lui a imposé,
comme lois primordiales et essentielles^ l'amour de soi, le désir
du bien-être, l'aversion de la douleur. Ces mobiles simples et
puissants le retirèrent de l'état sauvage et barbare. Les impres-
sions éveillèrent ses facultés et développèrent son entendement,
ses besoins suscitèrent son industrie. Pour assurer leur exis-
VOLNEV 131
lence, accroître leurs facultés et protéger leurs jouissances, les
hnmiiics unirent leurs moyens el leurs forces: ainsi l'amour de
soi tli'\iiit le [)rinci[)e do la société. Modéré et prudent, il donna
naissance à tous les développements du génie et de la puissance;
aveugle et désordonné, il devint un poison corrupteur. Car la
cupidité et rignoranci> ont été cause de tous los maux qui ont
désole la lerif. Les lois et leurs agents eurent i)our mission de
t€mpérer le conllit des cupidités, de maintenir l'équilibre entre
les forces: l'équité produisit la prospérité des enqjires en con-
formant les lois de convention aux lois delà nature. Les rap-
ports des honunes se compliquant et la cupidité s'accroissant,
l'égalité originelle ne put subsister entre les familles : il y eut
des chefs. L'esclavage des individus prépara celui des nations.
Quand on eut des tyrans sur la terre, on en supposa dans les
cieux. L'Iiomme, pour les apaiser, leur sacrifia ses jouissances ;
une morale abnégative et antisociale plongea les nations dans
l'inertie de la mort. Poursuivant le bonheur (jui lui échappait,
l'homme se fit une autre patrie dans un monde imaginaire et
méprisa celui de la nature : l'ignorance, la superstition, le
fanatisme midliplièrent les dévastations et les ruines. Et cepen-
dant l'être incompréhensible et infini. Dieu, qui dirige la marche
des mondes, peuple les abîmes de millions de soleils, est impar-
tial et juste! Il fait prospérer les moissons où il \ a des mains
soigneuses pour les cultiver, multiplier les nations où il y a
industrie et ordre, où la justice est pratiquée, où Ihomme puis-
sant est lié par les lois qui protègent le pauvre, où cliacun jouit
des droits qu'il tient de la nature et d'un contrat dressé avec
équité ; où l'on pratique, en un mot, la vraie religion.
Mais les lumières s'accroissent : de grandes nations ont un
même langage et l'imprimerie communique et fixe les idées.
L'amélioration de l'espèce humaine est d'ailleurs un effet néces-
saire des lois de la nature : Ihomme tend à se rendre heureux,
comme le feu à monter, la pierre à graviter, l'eau à se niveler.
S'éclairant par l'expérience, il sera bon et sage, parce qu'il est
ûe son intérêt de l'être. La science deviendra vulgaire. Tous les
liommes connaîtront les principes du bonheur individuel et de
la félicité publique; ils concevront que la morale estune science
physique, composée d'éléments compliqués dans leur jeu, mais
simples et inaltérables, parce qu'ils constituent l'organisation ;
ils seront modérés et justes, parce que là est l'avantage et la
132 LA PUEMILIŒ (ÎÉNKRATIOX D IDÉOLOGl ES
sûreté de cliacun. Quand il y aura des nations éclairées et libres,
d'autres adopteront leur esprit et leurs lois. Il s'établira, de
peuple à peuple, un équilibre de forces qui fera cesser la guerre
et soumettre à des voies civiles le jugement des contestations ;
l'espèce ne sera plus qu'une seule famille, gouvernée par un
même esprit, par les mêmes lois, et jouissant de toute la félicité
dont la nature humaine est capable.
Après avoir indiqué, avant que Condorcet ne les développai,
les progrès futurs de l'humanité, Volney célèbre, avec un enthou-
siasme qui surprend chez un homme dont on connaît la séche-
resse habituelle, le mouvement immense qui vient de naître, le
siècle nouveau qui verra laffi-anchisseraent d'un grand peuple
et remplit d'espérance toute la terre, la séance du Jeu de paume
et la nuit du 4 août. Puis il indique la hase primordiale, l'origine
physique de toute justice et de tout droit : « Quelle que soit la
puissance actiTe, la cause motrice qui régit lunivers, elle a
donné à tous les hommes les mêmes organes, les mêmes sen-
sations, les mêmes besoins; elle a, par ce fait même, déclaré
qu'elle leur donnait à tous les mêmes droits à l'usage de ses biens,
et que tous sont égaux dans l'ordre de la nature. En outre elle a
fourni à tous les hommes des moyens suffisants de pourvoir à
leur existence: elle les a donc constitués indépendants,... créés
libres,... propriétaires absolus de leur être. L'égalité et la liberté
sont deux attributs essentiels de l'homme, deux lois de la Divinité
inabrogeables et constitutives comme les propriétés physiques
des éléments... L'idée de liberté contient essentiellement celle
de justice qui naît de l'égalité » (1). M Ava
A la conspiration des tyrans, Yolney oppose l'assemblée géné-
rale des peuples, déclarant qu'ils ne forment plus qu'une grande
famille, avec une seule loi, celle de la nature, un même code,
celui de la raison, un même trône, celui de la justice, un même
autel, celui de l'union. Enfin il aborde le problème des contra-
dictions religieuses. Examinant successivement le culte des élé-
ments et des puissances physiques, le sabéisme ou culte des
astres et l'idolâtrie ou culte des symboles , le dualisme et le
système de l'autre monde, le culte de l'univers et celui de l'àme
du monde, celui du Demiourgos ou grand ouvrier, Volney croit
que l'esprit rehgieux n'a eu pour auteurs que les sensations et
(1) Voyez LiUré, la Science au point de vue philosophique, p. 341 et Marioii,
la Solidarité morale, p. 26.
VOLNEV . 133
les besoins île l'homme. L'idée de Dieu n'a pour type et pom*
modèle que celles des puissances physiques (1), des êtres maté-
riels agissant en bien ou en mal. L'histoire de l'esprit religieux
n'est que celle des incertitudes de l'homme qui, placé dans un
monde ((u'il ne comprend pas, veut en deviner l'énigme, imagine
des causes, suppose des fins et bâtit des systèmes qu'il remplace
par d'autres systèmes non moins vicieux. Si les hommes sont en
désaccord, c'est qu'ils aflirment ce dont ils ne sont pas assurés,
et qu'ils n'ont pas cherché si les tableaux que se peint l'esprit
sont exactement ressend)lants à leurs modèles, en invoquant le
témoignage et l'examen des sens. Pour vivre en paix et en con-
corde, il faut tracer une ligue de démarcation entre les objets
vériliables et ceux ([ui ne peuvent être vérifiés, séparer le
monde des êtres fantastiques du monde des réalités, ôter tout
efiFet civil aux opinions théologiques et religieuses.
Sainte-Beuve a eu raison de dire que Volney, oubliant le doute
dont 11 l'ail si souvent profession, explique, connue s'il le
savait df science certaine, l'origine des religions et raconte les
mystères des temps primitifs comme s'il y avait assisté. La
question de l'origine des religions est bien plus complexe que
ne le pensaient Volney et ses contemporains: elle suppose des
études historiques, ethnologiques et psychologiques, et, malgré
tous les progrès réalisés, nous nt^ pouvons même pas encore
aujourd'hui en entrevoir la solution positive. Mais Sainte-Beuve
n'a pas, en sens inverse, fait des remarques bien plus intéres-
santes. Volney a exposé, dans ses grandes lignes, la théorie
delà perfeclibilllé. Il a continué d'Alembert, d'Holbach et pré-
cédé Comte, en séparant les objets vérifiables de ceux qui ne
peuvent être vérifiés, mais sans nier l'existence d'iui Dieu im-
partial et juste (2). Enfin l'enthousiasme devait partout être bien
grand pour qu'un homme aussi froid que Volney célébrât l'ère
nouvelle, comme un chrétien eût chanté l'avènement du chris-
tianisme. A tous ces titres, le livre de Volney est un docu-
ment d'une importance incontestable.
En 1792, Volney achète en Corse le domaine de Confina et y
tente sans succès une entreprise industrielle et coloniale. Bona-
(1) Voir ce que nous avons «lit «le iTHolbacli, Introditcllun, S 3.
(2) Voyez d'ailleurs ce qu'il m dit dans la Loi naturelle, où il se dr^fend d'être
athée, en se séparant de d'Holbach. — Si Damiron dit que Volney fait plus que
néf/lit/er. qu'il repousse el proscrit, c'est en confondant la foi et l'espérance, qui
sont des vertus chrétiennes, avec le sentiment religieux.
13i LA PREMIÈRE GÉNÉRATION D'IDÉOLOGl ES
parte, alors à Ajaccio, interrogea Volney sur ses voyages et peut-
être puisa-t-il dans ces entretiens la première idée de l'expédi-
tion d'Egypte. Rentré en France au commencement de 1793,
Volney publia son Catéchisme du Citoyen français, devenu plus
tard la Loi naturelle ou les Principes physiques de la morale.
Peu de livres ont été aussi loués ou critiqués, peu ont été moins
lus. Avant Saint-Lambert et sous une forme plus concise, Volney
réalisait une œuvre ébauchée par Voltaire et d'Alembert, Helvé-
lius et d'Holbach (1). La loi naturelle est Tordre régulier et
constant des faits par lequel Dieu régit l'univers, ordre que sa
sagesse pré^nrê~^TrnT~^éiïs^t à TaTaison des hommes, pour
servir à leurs actions de règle générale et commune, pôuFles
guider, sans distinction de j)avs ni de secte, vers la peiTeïrttOîret
le bonheur. Elle est donc piTmînTT?-ct--TTeTn; immédiatement de
Dieu, une et universelle, uniforme et invariable, évidente et pal-
pable, raisonnable et juste, pacifique et tolérante, également
bienfaisante pour tous les hommes, que seule elle suffit à rendre
meilleurs ^ plus heureux. Elle enseigne très positivement
l'existence de Dieu7cà?,~pour celui qui observe avec réllexion le
spectacle étonnant de l'univers, les propriétés et les attributs de
chaque être, Tordre admiral)le et Tharmonie de leurs mouve-
ments, il est démontré quil existe un agent suprême, un moteur
universel que désigne le nom de Dieu. Les sectateurs de la loi
naturelle , loin détre des athées, ont des idées plus foiles et
plus nobles de la divinité que la plupart des autres hommes ;
ils l'adorent, en observant toutes les règles qu'elle a imposées
aux mouvements de chaque être. Par la douleur, la nature aver-
tit l'homme et le détourne de ce qui tend à le détruire; par le
plaisir, elle Tattire et le porte vers ce qui tend à le conserver et
à le développer. 3Iais pour acquérir les notions nécessaires à
son existence et au développement de ses facultés (2), Thomme
doit vivre en société. De ce principe simple et fécond, se conser-
ver et développer ses facultés, dérivent les idées de bien et de
(1) Volney traitait ea dix chapitres, de la loi naturelle et de ses caractères, de
ses principes et des bases de la morale, des vertus individuelles, tempérance, conti-
nence, courage et activité, propreté, et des vertus domestiques, des vertus sociales
et de la justice, du développement des vertus sociales.
(2) Il importe de remarquer cette seconde partie de la formule de Volney, que
Damiron, dans ses critiques, laisse constamment décote: « Se conserver e/ poi/)- ce/«
tout tenter et tout faire, telle est selon Volney la grande loi de la nature humaine ><
(p. 118). — Nous n'avons pas besoin de faire remarquer, en outre, que les mots
soulignés par nous ne sont pas dans Volney.
VOLNEY 135
mal tli> vice et de vertu, de juste et d'injuste, etc., qui fondent
la morale de l'homme individuel ou social. Le bien, par exemple,
est tout ce qui tend à conserver et à perfectionner l'homme; la
vertu est la pratique des actions utiles à l'individu et à la société.
Parmi les vertus individuelles, Volneyplacela science, la tempé-
rance, opposéeà l'ivrognerie, le viceleplusvil et le pluspernicieux,
la profanation du bienfait de Dieu, à l'incontinence et à liuq^u-
deur; le courage et la force, (jue nous pouvons acquérir en maniant
habilement les aliments physiques sur lesquels se fonde telle ou
telle qualité ; l'activité, contraireàla paresse et à l'oisiveté, la pro-
preté, une des vertus les plus importantes, en ce qu'elle inilue
puissamment sur la santé du corps et sa conservation (1). Les
vertus sociales se réduisent à la justice. Les hommes, égaux,
libres et maîtres d'eux-mêmes, ne peuvent se demander et se
rendre que des valeurs égales ; la balance du donné au rendu
<loit être en équilibre : la justice est cette égalité ou cet équi-
libre; équité, égalité et justice ne sont qu'une seule et même
chose (2). La charité n'est qu'une forme de la justice. Xu lieu de
dire: « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te
fît, )' elle nous comniande de « faire à autrui le bien que nous
voudrions en recevoir ». Quant à l'espérance et à la foi, ce sont
des idées sans réalité, les vertus des dupes ou des fripons (3).
Enfin la société est une banque d'intérêt formée entre tous les
citoyens ; la patrie, une famille de doux attachements ; la charité,
l'amour du prochain étendu à toute une nation. Toute sagesse,
toute perfection, toute loi, toute vertu, toute philosophie se
ramène à la pratique de ces axiomes : « Conserve-toi, instruis-
toi, modère-toi, vis pour tes semblables, afin qu'ils vivent pour
toi. »
Sans doute Volney est impuissant à ramener, comme il le
veut, toute la morale à des principes physiques. On peut môme
soutenir que sa morale est incomplète, il nous semble toutefois
que, non seulement elle est irréprochable dans ses préceptes,
mais encore qu'elle est loin de manquer d'élévation et d'ampleur.
(1) « N'est-on pas un peu étonné, dit Damiron, de \oir la propreté mise au rang
des vertus"? » (P. 130.) — Franklin ne pensait pas de même et les modernes n'ont
pas éprouvé le mémeétonnement (]ue Damiron. — Voyez Marion, Leçons demorale;
Pierre Laloi, Instruction morale et civique.
(2) Volney précède Littré. (Cf. Marion. op. cit., et notre note 1 p. 132.)
(3) C'est là une attaque à la morale chrétienne, non au senliment relifjieuv,
comme le veut Damiron.
13G LA PREMIÈRE GÉNÉRATION l) IDÉOLOGUES
Aussi nous comprenons que Cabanis (f, xxxvi), on réunissant
Volney et Saint-Lambert (1), place le premier au-dessus du
second comme un esprit plus étendu, plus fort, plus hal)itué
aux analyses profondes et dont le style, ferme et original,
laisse des traces plus durables. Damiron, qui le combat avec
des armes de toute espèce, constatait en 1828 que le Catik-kiwic
de Volney, simple, clair et conséquent, régnait presque partout
où celui de l'Eglise ne faisait plus loi, c'est-à-dire, ajoutait-il lui-
même, sur le plus grand nombre. Poui- Guyau, la Loi naturelle
€St le résumé le pins complet et le plus logique de l'épicurisme, et
tout le travail du xvui^ siècle sur la morale s'y trouve condensé.
C'est un des essais les plus remarquables pour fonder une véri-
table pbysique des mœurs; son titre rappelle Spinoza et fait
pressentir Spencer : « Un principe important, ajoute-t-il, admis
par Volney, aurait pu introduire une vraie révolution dans sa
morale trop terre-ù-terre. Suivant lui, la conservation de l'être...
implique le perfectionnement de l'être, le progrès perpétuel,... la
dégradation est une diminution. En approfondissant cette con-
ception, Volney aurait pu en venir à placer l'idéal moral dans
l'état le plus élevé de l'être, dans une sorte de noblesse supérieure
aux intérêts mesquins et capable de regarder la vie de haut {i) ».
D'ailleurs Volney a été plus complet qu'on ne l'accorde d'ordi-
naire, puisqu'il a commandé, comme nous l'avons vu, de join(h-(\
à la conservation, le développement des facultés (3).
Emprisonné, comme royaliste, à peu près à la même époque
que Daunou, D. de Tracy et bon nombre de leurs amis, il fut
remis en liberté après le 9 thermidor, se rendit à Nice et fut
nommé professeur d'histoire aux Écoles normales. Ses leçons le
présentent sous un aspect nouveau. Il se proposait d'étudier la
marche et les progrès de la morale privée et publique , la
marche et les progrès de la civiUsation, de considérer la nais-
sance des codes civils et religieux, mais surtout de diminue)'
l'influence journalière que l'histoire exerce sur les actions et les
opinions des hommes. On avait souvent invoqué l'exemple des
(1) « Ils méritent, dit-il, toute la i-econnaissance des vrais amis de Thumaulté ; ils
ont fondé les principes de la morale sur le besoin constant du bonheur commun h
tous les individus, et fait voir que, dans le cours de la vie, les règles de conduito
pour être heureux sont absolument les mêmes que pour être vertueux.
(2) La Morale d'Epicure, p. 273.
(3) Si Damiron et presque tous ceux f[ui l'ont suivi disent le contraire, c'est
qu'ils n'ont pas pris toute la formule de Volney, et que Volney lui-même a négligé
parfois de lui donner une forme complète.
VOLNEV 137
Hoinains et des Grecs : Volney soiilieiit que les gouvernements
des Mamelouks (l'Egypte et du dey d'Alger ne difl'ùrent i)olul
essentiellement de ceux de Sparte et de Rome ; ([uil ne manque,
aux Grecs et aux Romains, que le nom de Huns et de Vandales
pour nous en retracer tous les caractères (1). Pour une raison
semblable, et à piopos des auteurs de Mémoires personnels, il
s'élève contre les Confessions de Rousseau et la secte renouvelée
d'Omar ou du Vieux de la Montagne, qui s'est saisie de son non>
pour appuyer son nouveau Coran et jeter un manteau de vertu
sur la personne du crime. Il faut cesser d'admirer lés anciens
auxquels nous devons peu en morale et rien en économie poli-
tique, pratiquer le scepticisme, si l'on veut servir la cause de la
liberté et de la philosopliie, tant il est diflicile en bistoire de
trouver la vérité et même d'arriver à des probabilités satisfai-
santes.
Ces leçons contiennent encore quclcjues indications intéres-
santes pour Ibistoire des idées. Volney ne voit pas, dans les
principes, des choses abstraites, existant indépendamment de
riuunanité, mais des faits sommaires et généraux, résultant de
l'addition des faits particuliers et devenant par là, non des-
règles tyranniques de conduite, mais des bases de calculs appro-
ximatifs, de vraisemblances et de probabilités. Chaque langue
est une histoire complète, puisqu'elle est le tableau des idées
de tout un peuple. C'est par l'étude des langues que l'on remon-
tera le plus haut dans la généalogie des nations, puisque la
soustraction successive de ce que chacune a emprunté ou fourni,
conduira à une ou plusieurs masses primitives et originelles,,
dont l'analyse découvrira même l'invention du langage. « On ne
peut rien faire de plus utile, dit Volney, en indiquant des re-
cherches nouvelles, dont ceux qui y ont le mieux réussi ont rare-
ment salué en lui le promoteur, que de recueillir, pour connaître
l'histoire, des vocabulaires et des grammaires. » Mais (piil est
loin de l'enthousiasme que montraient les Ruines pour le progrès
futur de l'humanité: Au moment où paraissait l'ouvrage pos-
thume de Condorcet, Volney disait que, sous des noms divers,
(1) Dans le Voynr/e aux Étals-Unis, il Ira jusqu'à fliie : « Les tragédies de So-
phocle et fl'Euripide me peiirneut presque littéralemeut les opiuioiis des hommes
rouges sur la nécessité, sur la fataliti', sur la misère de la couditioii humaine et
sur la dureté du Destin aveugle. » Tout cependant uest pas faux dans ces juge-
ments. Cf. Hebig, das Homerische Epos aus den Denkinxlern erl/eulerl, et G.
Boissier, Promenades archéologiques {Revue des Deux Mondes, 1884).
138 LA PREMIÈRE GÉNÉRATION "D'IDÉOLOGUES
un même fanatisme ravage les nations, que les acteurs
cliangent sur la scène, sans que les passions changent. L'his-
toire n'est que la rotation d'un même cercle de calamités et
d'erreurs; les aflfaires humaines sont gouvernées par un mou-
vement automatique et machinal, dont le moteur réside dans
l'organisation physique de l'espèce. Conclusion décourageante,
dit Sainte-Beuve, qui peut nous faire mesurer le chemin par-
couru en deux années par l'auteur des Ruines/
Les leçons de Volney eurent un grand succès (1). Il entra ù
l'Institut, dans la section de l'Analyse des sensations, mais il ne
participa point à ses travaux. Quittant la France, il s'embarqua
au Havre avec «le dégoût et l'indifférence, dit-il, que donnent
le spectacle et l'expérience de l'injustice et de la persécution ».
Triste du passé et soucieux de l'avenir, il allait avec défiance chez
un peuple libre, voir si un ami sincère de cette liberté profanée
trouverait, pour sa vieillesse, un asile de paix dont l'Europe ne lui
offrait plus d'espérance. En 1797 John Adams reinplaca, comme
président des Etats-Unis, Jefîerson, l'ami des idéologues. On
accusa Volney d'être un agent secret du Directoire; Priestley lui
reprocha son incrédulité. Volney revint en France en 1798 et fut
un de ceux qui contribuèrent le plus au 18 brumaire. Il refusa
le ministère de l'intérieur et entra au Sénat, se brouilla avec le
premier consul qui songeait à conclure le concordat (2), donna
sa démission de sénateur, qui ne fut pas acceptée, quand Bona-
parte devint empereur, et fut ensuite nommé comte (3). Décou-
ragé et souffrant, Volney, comme Daunou et D. de Tracy, se
réfugia de plus en plus dans l'étude. Il pubhait, en 1803, son Ta-
bleau du climat et du sol des États-Unis d'Amérique, dans
lequel il se bornait àpeuprès à la géographie physique : la classe
des sciences morales et politiques avait été supprimée, et il
devenait déjà difficile, sinon impossible, d'écrire sur les ques-
tions politiques. Les Notes et les Éclaircissements joints à
(1) La Décade, eu lau VII, rappi-lail les vues neuves qu'y avait semées cet
liouime d'uu esprit supérieur. Cabauis les citait, avec celles de Lagraage et de La-
place, de BerUioUet, de Mouge et de Hoiiy (I. xii).
(2) Saiute-Beuv(; a raconté comnieut Voluey, après le retour d'Egypte, s'occupait
de Bouaparte et allait jusqu'à prendre soin de ne pas lui laisser boire son café trop
chaud ou trop fi'oid ; comment, avant le concordat, il répondit au premier consul
qui disait : « la France veut une religion », • — « la France veut les Bourbons » :
comment le premier consul s'emporta et frappa Volney d'un coup de pied au
ventre. Cf. Jacquemont et Stendhal, ch . vu.
(3) 11 faut remarquer qu'en vertu du statut du l""" mars 1808, les ministres, les
sénateurs, les conseillers d'État à vie, etc. K devaient porter le titre de comte » (art. 4).
VOI.NKY 130
l'ouvrage présentent quelques particularités intéressantes (1).
Quant à l'ouvrage lui-mrine, on peut y signaler surtout, après
Sainte-Beuve, la rectitude et la perfection du dessin physique. La
Ih'cade, l'analysant dans trois articles substantiels, rappelait que
l'exactitude de son premier onvrage avait été dûment contrôlée,
considérait le Catéchisme du citoi/en français comme le fruit
d'une analyse forte et profonde, et faisait autant dé cas du Voyage
auj- Etats-i'nis. Et l'un des écrivains les plus estimés des États-
Unis, Ch. Brockden-Brown, a montré, en le traduisant, que ses
descriptions avaient été considérées comme exactes et pittores-
ques par ceux qui sont le mieux à même de les apprécier.
Volney, toujours plus souffrant et plus découragé, renonça
aux spéculations dont il avait attendu les meillein's résultats
pour le progrès de l'humanité. Des études chronologiques,
des recherches sur le langage et en particulier sur nue mé-
thode de sinq)lilication des langues orientales, occupèrent ses
dernières années. Signalons, dans son Discours sur Vctiide phi-
losophique des lanf/ues, ce qu'il dit de Platon, « cette abeille
de toute science, ce poète de toute philosophie » ; de Locke,
« qui a su tirer du grand principe métaphysique d'Aristote des
conséquences qui équivalent a une création » ; de Leibniz,
« homme d'un esprit simple et droit qui, sortant de la route
commune, émit les premières idées judicieuses sur la manière
de poser la question de l'étude des langues » ; de Condillac et de
D. de Tracy, dont l'esprit lumineux a de plus en plus éclairci le
problème de la formation du langage.
Maintenu à la Chambre des Pairs, marié à une personne de sa
famille beaucoup plus jeune que lui et qui entourait de soins sa
vieillesse, ses dernières années, dit Sainte-Beuve, paraissent
avoir été assez heureuses. Mais combien son horizon s'est rétréci !
Combien on le trouve indifférent i)our toutes les questions qui
(1) Volney relève ime invraisemblance dans Ata/a qu'il appelle 1' « œuvre d'un
auteur préconisé ». Aprésavoir décrit les mœurs des sauva;?es, il critiipiela tliéorie
de rétat de nature et rappelle que Rousseau fut décidé, par sa conversation avec
Diderot à Vincenues, à répondre négativement à la question posée à Dijon: « Voilà,
dit-il, le point de départ de cet homme qui aujourd'hui trouve des sectateurs
tellement voisins du fanatisme qu'ils enverraient volontiei's à Vincenues ceux qui
n'admirent pas les Confessions ! » Enfin Volm-y nous apincud qu'il a ti-ouvé à Ciu-
cinnati des pierres pétries de coquilles sembluhles à celles (}u'il avait vues prés de
Francfort et qu'il les a soumises à l'examen d' « un de nos plus linhiles natura-
listes », M. Lamarciv. Après cet examen, il lui paraît évident (pie les régions de
l'Amérique septentrionale, où elles ont été recueillies, ont fait autiefois i)artie du
fond des mers.
140 L\ J>rŒMIÈRE fJÉNKKATlON iriDÉOLOGL'ES
l'avaient intéressé ! Combien il est devenu étranger à tout
ce qui ne concerne pas sa tranquillité : Qu'on en juge par ces
fragments de lettres, que Sainte-Beuve trouve assez- ar/réables
et assez souriantes : « La ville, écrit-il à un correspondant qui
vit à la campagne, na-t-elle pas aussi ses inconvénients ? Aurez-
vous toutes ces douceurs de chaque jour, de chaque heure, cet
exercice réglé que vous avez ? Aurez-vous un seul domestique
fidèle, attentif? C'est ici la pierre philosophale ; tandis qu'à la
campagne il reste de la moralité, et qu'en faisant un bon sort
<ie son vivant, on peut trouver serviteur d'attache... Jadis...
j'étais un homme précis, j'en suis bien revenu. Les projets sont
à mon ordre, je ne suis plus au leur. Chaque année, quand l'hiver
m'attriste, je parle d'aller en Provence, et, quand je songe au
départ, je m'enfonce dans mon grand fauteuil et je fais plus
grand feu pour remplacer le soleil. La bonne chose que d'être
en un bon chez soi ! Usons de chaque jour sans trop de prévoyance
du lendemain. La prudence est bien quelque chose dans la vie ;
mais combien le hasard n'y est-il pas davantage ! Je suis le plus
jeune du Sénat, me disait Fargue, je ferai, je ferai, etc., etc. ..nous
l'enterrions dix jours après. Moi j'ai compté mourir chaque année
de 1802 à 1805, et me voilà en 1819. A la Providence ! prêt à tout. »
Quoi qu'en dise Sainte-Beuve, nous préférons, à ce Volney
vieilli et assagi, le 'Volney enthousiaste des Ruines ou même le
Volney s'embarquanl au Havre h avec le dégoût et l'indifférence
que donnent le spectacle et l'expérience de l'injustice et de la
persécution ». Nous préférons à l'homme qui renonce à ses pro-
jets et se fait tout petit pour que la foi'tune n'ait plus de prise
sur lui, celui qui lutte pour le triomphe de ses idées ou même
ceux qui, voyant, comme D, de Tracy, combattre ou mépriser
les doctrines auxquelles ils avaient cru, ont passé, dans une
tristesse continue, les dernières années d'une vieillesse qui leur
était à charge, parce qu'elle leur semblait inutile.
Quand Ginguené reprochait à Palissot d'avoir oublié, dans ses
Mémoires, Cabanis, Garât etD. de Tracy, il joignait à ces noms
celui de Dupuis qui a, disait-il, fait époque dans l'érudition et la
philosophie par son grand ouvrage de Y Origine de tous les
cultes et louait Volney d'avoir popularisé dans les Ruines ce que
Dupuis avait établi par son érudition.
Né à Trie-le-Chàteau (Oise) en 1742, Dupuis, placé par le duc
de la Rochefoucauld au collège d'Harcourt. fut professeur de
DLPLIS ii\
rhétorique ù Lisieux et se fit recevoir avocat ; il pronoiiea, au
uoni de l'université, deux discours qui appelèrent sur lui lallen-
tion, étudia les mathématiques et suivit les cours d'astronomie
de Lalande. Ses travaux journaliers et ses relations intimes lui
donnèrent l'idée du grand ouvrage qui a étahli sa réputation.
On serait tenté de rapporter surtout à d'Holbach, dont toutes
les aflirmations sont reproduites et appuyées sur un nond)re
iuunense de faits historiques, la première idée de cet ouvrage des-
tiné, disait Ginguené, à « lever entièrement le voile qui couvrait
les lictions des siècles anciens ». Professeur d'éloquence latine
au collège de France et membre de l'Académie des inscriptions,
Dupuis entra à la Convention et vota poiu^ la détention dans le
procès du roi. Il lit hommagi^ à l'assemblée en 1794 de VOrlg'un-
de tous les cultes ou lu rrlir/ioii universelle (3 vol. in-4 et atlas,
12 vol. in-8), dont il avait déjà, dans \q Journal des Savants ci
dans l'Astronomie de Lalande, publié des fragments, qui lui
avaient attiré une réfutation de Bailly. Aux Cinq-Cents, Dupuis
s'occupa de l'instruclion publique t'tdes écoles cenirales. Rentra à
l'Institut national, et, après le 18 brumaire, au Corps législatif.
Proposé par ce dernier corps et par le Tribunal pour le Sénat,
(fui ne le nomma pas. il mourut en Bourgogne en 1800, après
avoir vu triompher les idées ([u'il avait combattues. En 1798,
il avait donné un Aùr/'gr de son grand ouvrage où étaient
présentés les principes de sa théorie et ses phis impor-
tants résultats. Sous cette forme, disait la Décade, il joignait à
l'avantage d'être d'un prix très modéré et de pouvoir être lu
sans fatigue, celui de renfermer plusieurs additions importantes.
S'appuyant sur les poètes, les théologiens, les législateurs, les
artistes et les philosophes anciens, Dupuis affirme, comme d'Hol-
bach, que l'univers et ses parties, bi nature et ses agents princi-
paux ont, non seulement dû être adorés comme dieux, mais l'ont
été effectivement. C'est doncparla nature et ses parties, par lejeu
des causes physiques que l'on doit expliquer le système théolo-
gique de tous les anciens. C'est sur le ciel et le soleil, sur la lune
et les astres, sur la terre et sur les éléments qu'il faut porter les
yeux, si l'on veut retrouver les dieux de tous les peuples et les
découvrir sous le voile que l'allégorie et la mysticité ont souvent
jeté sur eux, pour piquer notre curiosité ou pour nous inspirer
plus de respect.
L'univers fut regardé comme un animal vivant, qui commu-
1.^2 LA PREMIÈRE GÉNÉRATION D'IDÉOLOGUES
nique sa vie à tous les êtres qiril engendre par sa fécondilé éter-
nelle, comme souverainement intelligent et peuplé d'une foule
d'intelligences partielles répandues par toute la nature, dont la
source est dans son intelligence suprême et immortelle. Le soleil
et la lune, Vénus et Jupiter, Mercure, Mars et Saturne furent les
sept grands Dieux ; le ciel, qui entraînait tous les astres, devint
leurpère et fut placé à la tête de toutes les théogonies. Le zodiaque
fut le chemin des dieux : calendrier qui convient à l'Egypte et
ne convient qu'à elle, puisque les figures qui désignentles constel-
lations peignent l'état de l'Egypte inondée par le Nil (Poissons),
l'époque où le Nil s'est retiré (Bélier), où Ton peut labourer
(Taureau), où la nature est dans un état d'enfance (Gémeaux), etc.
Vingt-cinq mille ans ou plusieurs fois vingt-cinq mille ans
avant notre ère, les Égyptiens furent donc les inventeurs
des sciences astronomiques, de la division du zodiaque et des
signes qui en distinguent les diverses parties. Les mois et les
saisons prirent les marques distinctives des animaux célestes,
le zodiaque devint une des grandes causes. Les étoiles, placées en
dehors de la bande du zodiaque, furent liées aux signes et
groupées sous des images d hommes et d'animaux ; elles don-
nèrent naissance aux trente-six ligures extrazodiacales élevées
à la dignité de causes et de dieux. En distinguant la cause active,
ciel, soleil, lune, étoiles fixes, planètes, zodiaque, et la cause
])assive, terre et éléments, on plaça le ciel et la terre à la tête
de la famille des dieux, on les unit par un mariage d'où sont
venus tous les êtres. En séparant les principes, dont l'un préside
à la lumière et l'autre aux ténèbres, on expliqua le bien et le
mal de la nature, la vertu et le crime.
C'est par la physique et Tastronoinie ancienne que Dupuis
interprète YHéracléide, les voyages d'isis ou de la lune, honorée
sous ce nom en Egypte, les Dionysiaques ou le Poème de Non-
nus sur le soleil, les Arrjonautiques, la fable du soleil adoré
sous le nom de Christ. Celle du paradis terrestre, empruntée
des livres de Zoroastre, ne contient qu'une allégorie sur le bien
et sur le mal physique. Le réparateur du mal, le vainqueur des
ténèbres, c'est le soleil de Pâques ou de l'agneau équinoxial. La
légende du Christ, mort et ressuscité, ressemble, au génie près,
à toutes les légendes et aux poèmes anciens sur l'astre du jour
personnifié. Les mystères de sa mort et de sa résurrection sont
ceux de la mort et de la résurrection d'Osiris, de Bacchus,
DIPLHS, MAUÉCIIAL KT .NAIGEON 1 i:?
d'Adonis et surtout de Mithia ou du soleil. Les doguies de [;i
théologie chrétienue, notamment celui des trois principes, ap-
partiennent à beaucoup de Ihéolooies plus anciennes et se
retrouvent chez les IMatoniciens, dans Plotin, dans 3Iacrobe et
autres écrivains non chrétiens. Les chrétiens nont rien qu'on
puisse dire leur ouvrage, encore moins celui de la divinité.
Après avoir ainsi affirmé que le Christ n'est pas plus réel que
l'Hercule et ses douze travaux, (|ut' la religion chrétienne rentre
dans le cercle de la religion universelle ou du culte rendu à la
nature et au soleil, son principal agent, Dupuis soutient, comme
d'Holbach, qu'il est faux de voir un bien dans la religion et un
mal dans la philosophie ou la raison éclairée. Sans appeler la
persécution contre les prêtres, il veut qu'on leur ote toute
iniluence sui' la morale et fait une critique, aussi vive que gros-
sière, de la morale chrétienne.
Cette production volumineuse, dit Ginguené, est surchargée
d'une érudition fatigante, elle manque d'ordre et de méthode et
n'est pas écrite comme le devrait être un ouvrage de celte im-
portance. Mais elle forme le recueil le plus précieux de préserva tifs
contre toutes les superstitions, la mine la plus riche d'explica-
tions de toutes les fables et la collection la ])lus complète des
emblèmes ingénieux dont furent originairement couverts tous
les secrets de la philosophie et tous les grands phénomènes de
la nature.
Nous avons perdu le goût de ces compilations érudites où
l'histoire n'est invoquée, souvent faussée, que pour défendre
une idée préconçue ; nous cherchons les faits, nous les soumet-
tons à une critique pénétrante et nous essayons seulement
ensuite de déterminer les lois qui les régissent. Même lorsqu'il
s'agit de leur doctrine préférée, les modernes savent que, voir
seulement les faits qui la confirment, c'est fournir des armes
trop redoutables aux adversaires. Aussi ne lit-on plus Dupuis,
quoique tout ne soit pas <à dédaignei- dans son œuvre érudite.
Sylvain Maréchal (1730-1803), un moment célèbre pendant la
Révolution, fut un athée tolérant, enthousiaste de la vertu,
adversaire de l'instruction des femmes après avoir écrit pour
leur donner le goût de la belle antiquité. C'est un de ces hommes
médiocres, dont les ouvrages, sinon la vie, fournissent la
réfutation la plus péremptoire de leurs doctrines. Il n'y a
à signaler, dans son œuvre, que VAlmanach des honnêtes
144 LA PREMIÈRE GÉNÉRATION D'IDÉOLOGUES
fjcns, où avant A. (.ornte, il remplace les saints par des hommes
illustres, et le Dictionnaire des athées, où prennent place Jésus-
Christ et saint Justin, saint Augustin et Pascal, Bossuet et Bel-
larmin, Leibnitz et Descartes, puis, dans un supplément ajouté
par Lalande, Bonaparte etKant!
Naigeon (1738-1810) a édité Diderot, Turgot et Montaigne.
Fanatique de Diderot et ami de d'Holbach, personne n'a plus
chaleureusement défendu l'athéisme et le matérialisme. Son
Recueil de philosophie ancienne et moderne mérite d'être con-
sulté en ce qui concerne les Académiciens et Diderot, Cardan et
CoUins. S'il est supérieur à Maréchal, il ne remplace ni Diderot,
ni d'Holbach, il ne vaut intellectuellement aucun des idéologues
dont nous nous sommes occupés.
IV
On cite quelquefois encore le nom de Saint-Lambert, on ne
lit plus guère ses ouvrages. Nous avons du, à la bibliothèque de
l'Université de France, couper plus d'une feuille de l'exemplaire
dans lequel nous avons pris connaissance de sa philosophie. Et
cependant Voltaire écrivait, en 1773, que le Poème des Saisons
était le seul ouvrage du siècle qui passerait à la postérité; une
des classes de l'Institut décernait, en 1810, le grand prix décennal
pour la morale, aux. Principes des mœurs cheztoutes les nations.
et M.-J. Chénier trouvait que peut-être môme le Catéchisme
universel était sans défaut ! Comment expliquer un tel oul)li
après une telle célébrité ?
Né à Nancy en 1716 et élevé chez les jésuites de Pont-à-Mous-
son, attaché au roi Stanislas et préféré à Voltaire par M'"'^ du Chà-
telet, Saint-Lambert se fixa à Paris, après la mort de Stanislas.
En 1769 il publia le Poème des Saisons, fut en 1770 le successeur
de Trublet à l'Académie française, et lit précéder d'un Essai sur
la vie et les ouvrages d'Helvétius, le Poème du Bonheur. Avec
M"'' d'Houdetot, il contracta une liaison qui dura jusqu'à sa
mort. Après avoir donné des poésies fugitives et des contes en
prose, des apologues orientaux, et enfin, en 1798, les Principes
des mœurs chez toutes les nations, dont le dernier volume
paraissait, trois ans plus tard, avec les Essais sur la vie de
Bolingbroke et de Helvétius^ avec les Deux amis, conte iroquois,
SAINT-LAMBERT 445
Sauit-L;\ml)ert inourait âgé de quatre-vingt-cinq ans (1803).
Dans les Mémoires sur Bolingbroke, qu'on peut encore con-
sulter pour riiistoire de l'Angleterre à cette époque (l),il l'ail
l'éloge de Locke, qui a montré l'origine de nos connaissances et
presque leurs bornes, et de Shaftesbury, qui a établi la morale
sur des principes solides et l'a rendue éloquente, Le Poème des
Saisons est un des résultats du progrès philosophique (2).
Saint-Lambert y vante les éditeurs de YEncycloptklie, qui ont
rendu un service immortel au genre humain et croit aux progrès
futurs de Ihunianité : « L'esprit humain, dit-il, ne peut faire de
pas en arrière... De jour en jour notre espèce doit tirer de nou-
veaux avantages de la découverte de l'Amérique, du passage aux
Dult^s, du progrès du commerce et des sciences, de la navigation
et de la philosophie. J'aime à espérer et espère. » Mais, dans le
parti philosophique, il se rangerait plutôt à côté de Voltaire que
de d'Holbach : « Ce qu'il y a de certain, dit-il, c'est que l'idée con-
solante d'un Dieu bon, d'un Dieu qui se plaît au spectacle de nos
plaisirs, doit nous rendre bons, parce qu'il est de la condition
de l'homme d'imiter ce qu'il admire, ce qu'il adore. » Le poème
débute par un hommage à la Divinité (3).
Il est d'autant plus important de le rappeler que déjà
Saint-Lambert songeait au grand ouvrage dont la publication
coïncide avec la lin de sa vie : « On n'a pas même encore,
dit-il, dans les notes sur V Automne, un livre qui donne les prin-
cipes et les devoirs détaillés de cette morale qui doit être corn-
ai) Voyez Garât, Mémoires historiques sur le XVIII'^ siècle.
(2) «La philosophie, ilit-il, ddus le Discours préliminaire, a agrandi et embelli l'u-
uivers...Des ]iliilosO|ihi'S éloijueuts ont reurlii la ]>hysique une scieiifo aLTéjihlc...
Le lau^aifi' de la |>liiloso[>hie, reçu dans le monde, a pu l'être dans la i)oésie...
On a pu entreprendre des poèmes qui demamlent une connaissauee variée de la
nature, et leurs auteurs ont pu espérer des leeteurs... Les anciens aimaient et chan-
taient la campa^-'ne. nous a<lniirons et chantons la nature. »
(3) 0 toi qui de l'espace as peuplé les déserts,
Et de soleils sans nombre éclairas l'univers
Qui dirisres la course éternelle et rapide
Des mondes emportés dans les plaines du vide.
Arbitre des destins, maître des éléments,
Toi dont la volonté créa l'ordre et le temps,
Tu prodis^uas tes dons sur ce çlobe d'argile,
Et ta bouté pour nous décora notre asile.
Mais l'homme a négligé les présents de tes mains:
Je viens de leur richesse avertir les humains,
Des plaisirs faits pour eux leur tracer la peinture,
Leur apprendre à connaître, à sentir la nature.
0 Dieu de l'univers! Dieu que j'ose implorei',
Accepte mon hommage et daigne m'éclairer.
Pjcavet. 10
i
146 LA PREMIÈRE GÉNÉRATION D'IDÉOLOGUES
mune à tous les hommes. Les livres élémentaires n'ont guère
été faits que par des hommes médiocres et il faudrait qu'ils
fussent l'ouvrage d'hommes supérieurs. Ce serait aux académies
dirigées par les gouvernements, à travailler aux ouvrages néces-
saires à l'éducation de la jeunesse. » S'il faut en croire ce
qu'il a lui-môme affirmé plus tard, il avait, depuis pUis de seize
ans, fait le plan détaillé des Principes des mœurs ! Par contre,
il nous apparaît alors, comme dans la suite, assez peu soucieux
de l'exactitude scientifique : il suit le système de Ptolémée, non
qu'il ait encore des partisans, mais parce qu'il persuade la
vue.
Saint-Lambert, qui avait collaboré à V Encyclopédie, habitait
chez le prince de Beauvau, très lié avec les philosophes, et il
était assidu chez M'"' de Lespinasse, où il rencontrait d'Alembert,
Condorcet, Marmontel et Condillac. Il fignre parmi les dix-sept
philosophes qui se réunissent, le 13 mai 1770, chez M""" Necker
pour élever une statue à Voltaire. Dans son discours de récep-
tion à lAcadémie, il fait léloge de Montesquieu et de Voltaire,
de Condillac, de Thomas et de d'Alembert, mais oublie Buffon
qui était assez mal avec les philosophes (1). La même année,
quand Séguier se fut plaint des allusions malveillantes de Thomas
à son réquisitoire contre lé Système de la nature, Saint-Lambert
proposa d'exclure Séguier, qui« avait forfait envers l'Académie »,
en s'adressant au chancelier, au lieu de la prendre pour juge. Il
s'attira une vive réprimande de Duclos, peu soucieux d'envenimei-
un conflit dont l'Académie avait déjà grand peine à sortir en con-
servant sa dignité (2). En 1776 il charge Condorcet de renouveler
auprès de Turgot les ofi'res de l'Académie ; en 1778 il fait partie,
avec le prince de Beauvau et Marmontel, do la députalion « extra-
ordinaire et solennelle » envoyée à Voltaire, pour féhciter de
son arrivée un « homme si célèbre dans les lettres et si précieux
à l'Académie et à la nation ».
C'est surtout par la préface du Poème sur le Bonheur d'Hel-
vétius, qu'il marque bien son alliance avec les philosophes (1772). |
Grimm écrivait, en novembre, que YEssai sur la vie et les I
ouvrages d' Helvétius faisait beaucoup de sensation : cest, ajou-
(1) « Comment peut-on, dit Grimm, passer sous silence M. de Buffon, quand on
a le com-age de louer son pesant adversaire, l'abbé de Condillac ? »
(2) Lucien Brunel, les Philosophes et l'Académie française au XVIIl<^ siècle^
p. 201 sqq.
SAINT-L.VMBERT 147
tait-il, un excellent morceau, plein de philosophie, écrit dans le
meilleur goût, hardi, sage et piquant, c'est un modèle en ce
genre et ce n'est certainement pas ce que M. de Saint-Lambert a
fait de moins bien. C'est dans cet Essai qu'on peut, encore
aujourd'hui, trouver les renseignements les plus intéressants
sur un homme qui, un moment, occupa l'attention de l'Europe et
fut aussi célébré et combattu en France que Montesquieu, Vol-
taire ou Rousseau. .Mais si l'on peut accepter, avec de légères
réserves (l), tout ce que dit Saint-Lambert de la bienfaisance et
des vertus d'Helvétius, on ne saurait, en aucune façon, s'associer
au jugement qu'il porte sur le philosophe. Selon lui, Helvétius
aurait été disciple de Locke comme Aristote l'a été de Platon ;
Montesquieu l'aurait trouvé un homme au-dessus des autres; la
nature lui aurait donné la beauté, la santé, le génie. Le livre de
ïEsprit serait un des meilleurs ouvrages du siècle, on n'en
aurait point fait où l'homme soit vu plus en grand et mieux
observé dans les détails. Si Descartes a créé l'homme, Helvétius
l'a connu et a, le premier, fondé la morale sur la base inébran-
lable de l'intérêt personnel. Le livre de VHomnic renfermerait
le même fond d'idées vraies, avec de plus grands développements
peut-être, avec plus de profondeur dans les principes et d'éten-
due dans les conséquences. Il importe de se rappeler, sinon de
discuter, ces éloges exagérés, pour comprendre comment Saint-
Lambert entend l'histoire et pour résoudre une question que
nous serons obligé de nous poser, quand nous le verrons donner
son grand ouvrage comme une œuvre essentiellement originale.
Quand parurent les Pruicipfs des mœurs chez toutes les
nations, ceux qu'avait loués Saint-Lambert n'étaient plus. La
Révolution avait réalisé les souhaits des philosophes, mais
détruit bien des choses qu'ils auraient voulu conserver. Saint-
Lambert semble avoir éprouvé plus de déception que d'en-
thousiasme, en présence d'un événement qui dérangeait toutes
ses habitudes. Il est curieux de lire, à ce point de vue, 1'^-
nalyse historique de la Société, qu'il avait terminée, dit-il,
en 1788, et dont il ne s'est plus occupé depuis. On y trouve
un éloge de Louis XV, qu'il n'eût point signé en 1770 (2).
(1) Saint-Larnbert afflrme, par exemple, qu'Helvétius a signé une rétractation
de l'Esprit, non par crainte, non pour plaire à sa mère, mais pour sauver le cen-
seur auquel on menaçait de s'en prendre de la publication du livre!
(2) '< Louis XV protégea les philosoplies, il accueillit Montesquieu ; l'abbé de Con-
flillac eut des bénéfices et des pensions ; V Encyclopédie fut soustraite aux jursicii-
148 LA PREMIÈRE GÉNÉRATION D'IDÉOLO(;UES
S'il rappelle que Louis XV eut des faiblesses qui durent dimi-
nuer le respect dont il avait été d'abord entouré, il n'en dit pas
plus, parce qu'il n'aime point à rappeler les imperfections de
« ceux à qui sa patrie doit de la reconnaissance ». Aussi ne voit-il
point, dans la société ou dans l'histoire, d'homme dont la vertu
ait été la passion dominante, comme elle l'est dans Louis XVI ;
il range parmi ceux qui, en 1788, crient contre les distinctions
sociales, les familles riches et anobhes depuis peu qui ne peuvent
prétendre aux premiers honneurs, celles qui ne sont que riches
et point nobles, les légistes qui ne peuvent acheter les charges
conférant la noblesse et, avec « ces races envieuses », le clergé
de la classe inférieure et quelques nobles, môme anciens, mais
pauvres et humiliés de ne point sortir des grades inférieurs. Il
voudrait qu'on ne choisît, comme députés, que des propriétaires
ayant au moins huit mille livres de rentes et qu'on exclût les
calvinistes, qui pourraient unir leurs intrigues et leurs murmures
aux clameurs de Paris ; que les Etats opinassent par ordre et
qu'on conservât à la noblesse certaines distinctions honorifiques ;
qu'on laissât subsister les corvées, « paiement des prés, des bois,
des champs » donnés par les ancêtres à leurs vassaux, et
que les nobles continuassent à avoir la justice seigneuriale, qui
n'est point tyrannique. Il faut que la première classe du clergé
soit riche, pour que sa considération en soit augmentée et pour
qu'elle puisse encourager le travail du peuple ou soulager sa
misère. Il faut continuer de lever l'impôt de la gabelle, en le
rendant égal dans tout le royaume. Avec les mécontents de
Paris, il ne faut pas méconnaître futilité de la police et des
lettres de cachet. Et, pour bien marquer qu'au moment où il
publie ce livre, il n'est plus f homme qui, en 1769, « aimait à
espérer et espérait », il a soin d'avertir que, s'il veut rendre
l'homme plus éclairé, meilleur et plus heureux, il ne prétend pas
qu'il s'élèvera à une perfection politique et morale, dont il ne le
croit pas susceptible. Les degrés qu'on peut ajouter encore à la
perfection du caractère et du bonheur sont en petit nombre. Il
ne faut pas remplir l'esprit humain de chimères qui ne servi-
raient qu'à nous dégoûter de notre état présent : « Augmentons
tioiis du clergé et du parlement ; Voltaire, qui n'avait pas assez de prudence, jouit
d'une fareur utile et point ostensible; quelques philosophes furent mis à Vinceunes
et à la Bastille pour les soustraire à la rigueur de la magistrature... Le cœur de
Louis était tolérant, il eut toujours de la considération pour le mérite. »
SAINT-LAMBERT i^9.
nos vertus, dit-il, mais restons contents d'être lioninies; ne pré-
tendons pas devenir des dieux. C'est une belle machine qut^
l'aérostat ; cherchons quelques moyens de la perfectionner et
d'en faire usage, mais ne concevons pas la folle espérance de
nous en servir un jour, pour aller souper dans la lune, ou passer
quelques jours ù la campagne, chez nos amis de Saturne et de
Jupiter. »
Pour que sa manière de voir parût bien changée sur des ques-
tions essentielles, Saint-Lambert qui, implicitement réfutait Con-
dorcet, se réfutait lui-même, mais, ce semble, sans s'en
apercevoir. Il avait intitulé son livre Principes des mœurs chez
« toutes » les nations ou Catéchisme « universel » et il faisait,
disait-il, abstraction des gouvernements, pour apprendre seule-
ment à l'homme à aimer sa patrie et à en respecter les lois. Il
composait son Analyse de la Société pour montrer que les prin-
cipes établis par lui conviennent à toutes, quelles que soient
leurs lois, et que môme ils doivent être la base de ces lois. Et il
condamnait, à plusieurs reprises (i, 34; iv, 336 sqq.), la manie
qu'a l'esprit humain d'étabhr certains principes absolus, pré-
tendues vérités universelles d'après lesquelles on croit pouvoir
se conduire dans tous les lieux et dans tous les temps (1)!
Aussi, à priori, semble-t-il bien difficile d'admettre le juge-
ment de Cousin sur Saint-Lambert : « Un silence profond, évi-
demment systématique, règne sur ces deux grandes questions
de Dieu et d'une autre vie... Il relègue ces deux croyances parmi
les superstitions arbitraires qui n'entrent point dans l'ordre des
connaissances naturelles, invariables, sur lesquelles doit reposer
le Catéchisme universel... Sa philosophie est sans Dieu et
elle n'excède par les limites de ce monde... il continue Helvé-
tius (2). » Saint-Lambert, comme Voltaire, attaque le fana-
tisme et condamne les querelles théologiques; mais il serait
étrange qu'après avoir débuté par une Ode sur l'Eucharistie,
après avoir invoqué Dieu au moment où il était le plus hé avec
les philosophes, il eût choisi, pour aller plus loin qu'il n'avait
(1) Sur ceUe question, voyez Boutmy, Études de droit constitutionnel, et Paul
Janet, Histoire de la science politique, 3^ éditiou, lutroduction.
(2; Cousin, Philosophie sensualiste, V° leçon. — Quant à ce que dit Cousin en
s'adressant «■ aux jeunes gens qui ont un vif amour de la liberté et des droits du
genre humain », il faut remarquer qu'il confond deux choses distinctes, le libre
arbitre et la liberté politique. Saint-Lambert, comme tous les idéologues, n'a
jamais cessé d'être partisan de cette dernière. Voyez surtout ii, 294.
150 LA PREMIÈRE GÉNÉRATION D'IDÉOLOGUES
été autrefois et que n'allait Voltaire, pour lequel il conservait
toujours une vive admiration, l'époque où il se séparait en plus
d'un point des plus modérés de leurs successeurs ! Et il ne l'a
pas fait. S'il ne veut pas que l'enfant répète, matin et soir, de
longues piières qu'il ne peut comprendre, c'est pour qu'il adresse
une courte invocation, un hommage à l'Etre suprême (n, 91). Au
lieu d'une multitude de cérémonies religieuses, de longues et
inutiles prières, de discours qu'on écoute sans y rien comprendre,
on lira, le dimanche, deux de ses dialogues et on s'examinera sur
chacun d'eux; on commentera le dictionnaire de morale et on
entendra le ministre de la paroisse, qui ne sera plus qu'un officier
de morale, expliquer en détail les dialogues et les préceptes du
Catéchisme. Ce sont là des « exercices vraiment pieux », puis-
qu'ils tendent i\ honorer l'Être suprême comme il veut l'être
(n, 119). SU comhat la superstition, il afhrme que Dieu ne se
met pas en colère. Son élève ne croira point qu'il y ait, dans
les astres et les airs, dans les cavernes, dans les forêts et dans
les temples, des êtres fort instruits et fort puissants qui con-
naissent l'avenir et en disposent, mais « il croira qu'il y a un
grand être qui conduit les hommes, par l'attrait du plaisir et
par la crainte de la douleur..., qui a voulu que le honheur de
l'homme fût lié au honheur de ses semhlahles. Et si cet être
immense veut être honoré, l'hommage qu'il nous demande, c'est
un genre de vie conforme aux lois et au bien de la société »
(n, 317, 329). Il va même plus loin dans cette direction : la religion
est la philosophie du peuple (1), les prêtres sont les instituteurs
de cet enfant éternel (iv, 308). C'est surtout aux femmes qu'elle
peut être utile en exaltant ou même en créant en elles les plus
belles qualités (m, 253); mais son pouvoir est aussi un des
moyens les plus puissants pour empêcher les penchants dange-
reux de troubler l'ordre général (269). Aussi insiste-t-il sur les
sentiments vifs d'espérance ou de crainte qu'inspire la religion ;
s'il lui demande de renoncer aux disputes inintelligibles, de
prêcher, au nom de l'Évangile, toutes les vertus sociales, il veut
qu'elle conserve son culte et en augmente même la pompe. II
en réclame une telle que la rehgion catholique, où le clergé ait
une subordination graduée : Rome tendra surtout à entretenir
cette fraternité, cette bienveillance qui rendent le christianisme
(1) Assertion reprise par Cousin.
SAINT-LAMBERT 151 ■
i-espectable et cher à la philosophie même (m, 269 ; iv, 380, 407).
■ Ce tpii frappe le lecteur, c'est Vassm-ance avec laquelle
Saint-Lambert avance les affirmations historiques les plus
hasardées et les moins exactes. Les stoïciens sont pour lui des
sophistes qui s'amusent à créer l'être qu'on n'était pas encore en
état d'expliquer ; et s'ils ont formé quelques grands hommes,
c'est en les conduisant par de belles erreurs plutôt que par la
raison. Par contre, ni les anciens, ni les modernes n'ont rien
fait sur la morale qu'on puisse comparer au de Of/lciis de Cicé-
ron, le maître éclairé d'un peuple instruit et le précepteur d'une
société polie, qui, supérieur à Socrate, à Platon et à Aristote,
ne laisse presrpie rien à dire sur tous les devoirs, de quelque
genre qu'ils soient. S'agit-il de l'histoire proprement dite? Saint-
Lambert ne trouve nulle part la manière dont l'homme a passé
de l'état sauvage à la civilisation : il se contente des écrits des
philosophes, des fictions des poètes et arrive ainsi à expliquer
lorigine de la propriété: « Une femme de sens propose un jour à
son mari et à sa famille une grande nouveauté. Partageons, dit-
elle, le terrain que nous ensemençons et que chaque famille
recueille seule le finit du champ qu'elle aura semé. » C'est à peu
près de la même manière qu'il expose l'état des sauvages et la
condition des femmes chez les différents peuples. La plupart des
écrivains philosophiques du xvm° siècle s'inquiétaient peu, en
général, d'avoir réuni tous les faits sur lesquels nous nous
appuyons aujourd'hui pour faire revivre le passé. Confiants dans
la puissance de la raison pour perfectionner l'homme et le rendre
heureux à l'avenir, ils croyaient que leur raison, déjà perfec-
tionnée, pouvait, avec quelques faits, reconstruire les époques
antérieures de Ihistcire de l'humanité. Chez Saint-Lambert, une
autre cause encore a contribué à l'emploi de ce procédé qui
permet de simplifier le travail en inventant l'histoire, au lieu de
l'étudier : c'est sa confiance en sa propre raison, en son infailli-
bilité personnelle.
Bien qu'il nous dise lui-môme que sa mémoire n'est plus
fidèle, que ses yeux et sa main se refusent à son travail (IV, 414)
et que, d'un autre côté, il parle souvent des imperfections de
son ouvrage et avance que, s'il était excellent, il ne serait pas
le sien, mais celui de son siècle, il essaie de montrer qu'il
a fait œuvre originale. Ainsi, depuis plus de quarante-cinq
ans, il en a tracé le plan détaillé. Il l'aurait donc conçu avant
152 LA PREMIÈRE GÉNÉRATION D'IDÉOLOGUES
1753, c'est-à-dire avant que Condillac, Helvélius, d'Holbach,
Rousseau et bien d'autres eussent publié leurs ouvrages princi-
paux. Il l'a terminé, il y a cinq ou six ans, avant que Volney eût
donné les Ruines et le Catéchisme du citoijen français, Con-
dorcet, VEsquisse diin tableau historique des progrès de l'es-
prit humain; avant que Cabanis et D. de Tracy eussent com-
mencé, à l'Institut, les lectures qui devaient exercer une si grande
influence ! D'un autre côté, il ne vante plus seulement, il juge
les philosophes qui l'ont précédé et tâche de trouver en quoi il
leur est supérieur. Voltaire est toujours loué sans restriction,
peut-être parce qu'il n'a jamais fait un système raisonné et a
laissé à Saint-Lambert le soin de compléter son œuvre (I, 41).
Montesquieu a donné un ouvrage immortel, mais qui contient
quelques erreurs : l'influence du climat a été exagérée parce
qu'elle n'a pas été observée chez l'homme sauvage (I, 112); les
causes pour lesquelles les préjugés essentiels, dans une belle
monarchie, ne sont pas encore assez puissants, n'ont point été
dites par lui, mais Saint-Lambert lui doit d'en avoir trouvé
une (IV, 198). Locke a, le premier, prouvé que la morale est
aussi susceptible de démonstration que la géométrie et la science
des nombres. Condillac est celui de ses disciples qui a rendu le
plus de services à la raison humaine ; mais son Abrégé de V his-
toire est fort inférieur à ses ouvrages de métaphysique et de
morale (I, 37). Sa Logique (1780) a paru quand Saint-Lambert
avait fini la sienne et ne lui a rien fourni qui pût enrichir son
livre ou l'empêcher de le publier. Quant au traité de Locke
sur la Conduite de Vesprit humain dans la recherche de la
vérité, il ne développe pas toujours assez les causes de nos
erreurs. Saint-Lambert a été plus loin que Locke et Condillac, il
est plus clair que l'un et plus précis que l'autre (I, 261 sqq.). De
même il a fait un grand usage du principe de Locke, très supé-
rieurement développé par Condillac, sur la liaison des idées,
que ni l'un ni l'autre n'ont jamais appliqué à l'art de former le
caractère moral (II, 124). Helvétius est sévèrement jugé. C'est
le premier moraliste qui ait employé les principes de Locke,
mais il a trop contesté l'influence du climat. Il a eu d'abord une
grande célébrité, et n'a conservé que beaucoup d'estime. S'il a
été utile et le sera toujours, malgré quelques exagérations et
quelques erreurs, c'est aux philosophes plus qu'au vulgaire des
lecteurs (I, 33 sqq., 112). L'Essai sur la vie et les ouvrages^
I
?f' >
SAINT-LAMHEIlï li»»
(THelvêtifis signale bien quelqnes grandes beautés, mais non
phis un bon poème, dans le Bonheur. Les éloges hyperboliques
disparaissent (IV Rousseau na été utile à la philosophie que
parce qu'on a trouvé de nouvelles vérités en détruisant ses
erreurs. Ses idées les plus raisonnables lui viennent de Hobbes.
Shaftesbury a eu des partisans, Pope, Bolingbrok.e, Hutcheson,
Ferguson, Smith, qui ont ajouté des erreurs aux erreurs de
leur maître (I, :27 sqq.).
En critiquant ses contemporains, Saint-Lambert invoque tou-
tefois leur autorité : tous ont approuvé le plan détaillé de son
livre et l'ont engagé à l'exécuter (I, oO». Et il n'a rien négligé, si
on l'en croit, pour rendre son œuvre digne d'être lue. Il a étudié
fous les philosophes anciens ou modernes, il a été éclairé par la
multitude des faits recueillis depuis plusieurs siècles et par les
observations qu'il a faites dans une de ces grandes sociétés où
il y a beaucoup d'idées et de connaissances ; il a vu se perfec-
tionner la science de l'homme et il a pensé que les temps étaient
arrivés où l'on pouvait donner, auv habitants de tous les pays,
celui des livres ([ui pouvait leur être le plus utile !
Que Saint-Lambert ait lu ou compris « tous » les philosophes,
c'est ce qui est, avons-nous vu, absolument faux. Faut-il ajouter
plus de confiance aux autres assertions et voir en lui un penseur
original ? Les propositions les plus souvent citées dans son
œuvre (2) sont des idées de Voltaire, d'Helvétius, de Rousseau ;
la forme que leur donne Saint-Lambert n'est pas originale, mais
singulière et elle a fourni, aux adversaire de l'école, l'occasion
de faciles triomphes (3 .
L'ouvrage a cinq parties, pour lesquelles Saint-Lambert mani-
(1) Ainsi en parlant de V Esprit, il dit: (c II s'est peu fait dVmvra?es où l'iiomme
soit vu plus eu graud etc. », et uou plus: '< Il ue s'est point fait d'oHvrai,a>s. ctr. »
De même la phrase dans laquelle Helvétius était mis au-dessus de Descartes se
trouve supprimée.
(2) « L'homme eu entrant dans le monde n 'est qu'une masse org-anisée et sen-
sible... C'est un être sensible et raisonnable qui doit chercher le plaisir et éviter la
douleur. — Ceux qui s'aiment bien sont ceux qui ne séparent pas leur bonheur du
houheiu- des autres hommes. — La conscience est le seutiment agréable ou triste
que nous éprouvons d'après le jugement que nous portons de nos actions. Tantôt la
conscience est pour nous ce bonheur de l'Olympe auquel les dieux avaient associé
Hercule et tantôt ce vautour qui rongeait le cœur de Prométhée ; elle est la plus
aimable des compag-nes ou la plus terrible des furies. — Nous ne cherchons point à
connaître si notre àme est la vie même, ou une portion de la vie, si elle est matière
subtilisée eu esprit pur, si elle est simple ou composée, une faculté ou le résultat
de nos facultés. »
(3} Voyez de Donald, passim, et Buisson, ch. vu, § 3.
154 LA PREMIÈRE GÉNÉRATION D'IDÉOLOGUES
feste les mêmes prétentions. Les deux premières contiennent
•des détails « approfondis » sm- l'esprit et le cœur humain, et
présentent une analyse de Ihomme, « différente de celles qui
ont paru jusquà présent », une analyse de la femme, « qui n'a
pas été assez observée par les anatomistes ». Dans cette psy-
chologie où les questions les plus importantes sont traitées en
([uelques lignes (1), on cherclierait vainement une idée neuve
et, en pensant à Cabanis et à Deslult de Tracy, dont tout le monde
connaissait déjà les recherclies, on se demande comment Saint-
Lambert a pu songer à la publier et surtout croire qu elle était
différente de ce qui avait été fait jusqu'alors.
De ces deux analyses, Saint-Lambert passe à une logique, inti-
tulée De la Raison ou Ponthiamas. Ce qui concerne l'éducation
physique est excellent, mais était déjà dans Rousseau et Hel-
vétius. Ce qu'il dit des connaissances et des degrés de certitude,
en cherchant à surpasser Condillac et Locke, est d'une banalité
rare. On peut cependant signaler l'idée d'un Dictionnaire des
substances, dans lequel des estampes coloriées présenteraient
l'objet aux yeux, et d'un Diclionnaire de morale, où les des-
criptions et les préceptes seraient suivis d'un récit, historique
ou inventé (2).
Après la logique et avant l'analyse historique de la société,
dont la seule originalité consiste à n'avoir presque rien de com-
mun avec l'histoire, vient le Catéchisme, suivi de son Commen-
taire. Chose assez piquante, c'est dans cette partie de son œuvre,
que l'amant de M'"'^ du Chàtelet et de M""' d'Houdetot, l'écrivain
qui donnait comme « œuvre philosophique » le conte iroquois,
destiné à la glorification d'un ménage à trois, a été le plus remar-
quable et a rencontré cette originalité, d'une nature tout aimable
«t toute pratique, que lui reconnaissaient ses contemporains (3).
(1) Ainsi en 1 16 pa^es il traite : 1° de nos sens, causes premières de tous nos sen-
timents, de toutes nos idées, de tous nos juirements, de l'influence qu'ils ont sur la
politique, la morale et les arts « dans le monde entier»; 2» des facultés de l'entende-
ment, des elTets de certaines idées sur nos passions et notre raison, de la liaison
des idées et de ramour-j)ropre ; 3" des passions, des caractères, de la conscience,
des effets du climat, de l'état sauvage et de l'état de société, de la raison d'usage,
de rhomme dans les différents âges de la vie.
(2) Voyez le Dictionnaire Gazier et les Petites histoires pour apprendre la vie
de M. Pierre Laloi, qui réalisent le souhait de Saint-Lambert.
(3) Aujourd'hui encore, on ne peut qu'admirer les préceptes suivants et en recom-
mander la pratique :
Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'ils vous flssent.
L'amour du ti-avail nous fait sentir que nous avons en nous-mêmes les movens
SAINT-LAMBERT 155
On peut reconimaiulor aussi la lecture du Commentaire i\ tous
ceux qui sont chargés de lenseignenipul. Ils y trouveront des pen-
sées justes, quelquefois fines et délicates. Sainl-Lambert veut
(pion cite les plus beaux traits de la vie de Socrate, de Caton,
dÉpaminondas, des hommes qui se sontfaitune habitude de pré-
férera tout le plaisir détre justes etutiles; que reniant apprenne,
quand il a l'usage des mots, à céder à la nécessité des choses, à
ne plus désirer après le mot « cela est impossible », à ne plus se
plaindre après celui-ci « c'est un malheur inévitable ». Si vous
avez plusieurs enfants, dit-il, pienez garde de jeter entre eux
des semences de jalousie : s'il nest pas possible que vous les ai-
miez tous au même degré, qu'ils le pensent: donnez des louanges
à l'enfant qui marche avec rapidité et caressez celui qui se traîne
d'auariiifiiter uos jmiissanivs, et il est iuipossiblf. dans les sociétés bien onlimiicos,
(|ut' riioinm.' «lui tra\ aille pour lui-mùme ne travaille eu niônie temps iiour les
autres; il nous préserve de Teuuui et des défauts attaeliés à la paresse.
Vous d.'sirrz iiue les hommes ne vous otïeiiseiit ni dans vos biens, ni dans
votre persount', ni d.ins Mitre houueur ; respectez donc leurs biens, leur personne,
leur honneur.
Surprenez-vous un secret? c'est la propriété d'un autn- ; respectez sa propriété.
Faites-vous aimer, alin ^u'on aime dans votre bouciie la justice et la vérité.
Vous avez un enuemi tant que vous n'avez poiut panlonué.
Servez l'homme, dans celui dont vous ne pouvez aimer la jiersonne.
Aimez un pays où vous n'avez à craindre que les lois, et où les lois ne sont point
à craindre pour riir.tnme juste.
Payez les impôts avec joie, c'.-<t !.• mieux employé du l'argent que vous dé-
pensez.
Dites-vous : mes biens ne sont pas à moi seul, ils sont à l'État et à moi... ma s'w
n'est pas à moi seul, elle est à l'État et à moi.
Souveuez-\ous que vos mœurs influent sur les mœurs de votre patrie; vous lui
devez d'être juste et sapre.
Si vous éprouvez de irrandes injustices, il vousest permis de la quitter; mais il
ne vous est jamais permis de la quitter pour la combattre.
Cherchez à deviner ce que votre mère désire de vous, que votre voloiit(; suivi;
la sienne i|uand elle ne l'a pas devancée.
Prenez pour épouse celle que vous i>ourriez aimer comme sœur et comme amie.
Rien ne peut vous dispenser d'être chaste ; mais que votre douceur atteste qm;
la vertu ne vous a point coûté.
Montrez à votre filb' un irrand respect pour la chasteté.
Qu'elle repousse de bonne heure li familiarité des hommes, même de ses
frères.
Prenez irarde d'aimer en vos enfants ce qui vous amuse, de préférence à cr ipii
leur est utile.
Vous devez au moins à vos frères les ég^ards que vous devez à tous les hommes.
Ne rouirissez pas d'abord à la vue d'un parent pauvre, mais rougissez s'il reste
pauvre.
Le temps donne un cliarme inexprimable à l'habitude d'aimer et les anciennes
amitiés sont ce qu'il y a de plus aimable et de plus sacré sur la terre.
Quand vos aliments sont délicieux, qu'au moins ceux de vos serviteurs soient
agréables.
Ce que vous leur devez le plus, c'est l'exemple des mœurs : quelles que soieut
les vôtres, ils les imiteront.
156 LA PREMIÈRE GÉNÉRATION D'IDÉOLOGUES
avec effort. Voulez-vous guérir la paresse qui a pour cause la
légèreté? Observez quels sont les plaisirs que les enfants aiment
le plus ; ne les en faites jouir que lorsqu'ils se seront appliqués à
Fun des exercices que vous demandez. S'ils ont eu une attention
suivie (1), louez-les en et dites-leur que de très grands plaisirs
seront les effets de leur attention. Variez leurs jeux et leurs
études : on enseigna la géographie à un enfant qui ne voulait pas
étudier la géométrie et il apprit l'une et l'autre. La bonne éduca-
tion, dit-il encore, est celle qui apprend à vivre avecles hommes
etavecles maux : il fauttromper la douleur physique et vaincre la
douleur morale. Voulez-vous, dit-il enfin, préparervos enfants à
devenir de bons maris et des épouses aimables! parlez-leur de
l'union des cœurs et du moral de l'amour, en ayant toujours
l'air de compter pour rien le physique, vos enfants en feront
autant.
Quelques critiques assez superficiels prirent à la lettre les pré-
tentions de Saint-Lambert (2) et admirèrent sans réserve l'œuvre
d'un homme qui avait su vivre si longtemps. Les. véri labiés juges
l'appréciaient plus exactement. Cabanis accordait plus d'étendue,
de force, de profondeur à Volney et parlait de Saint-Lambert
comme d'un écrivain facile, élégant, observateur, plein de finesse,
dont l'ouvrage, accompagné d'explications et d'exemples heu-
reusement choisis, rend plus sensible la vérité de tous les prin-
cipes qu'il établit et l'utilité des règles qu'il en tire pour la
conduite journalière (I, xxxvi). De même Suard, dans son Rap-
port, appelait le Catéchisme un ouvrage supérieur par les divers
genres qu'il réunit et par l'universalité des applications qu'on
peut en faire, surtout à l'enseignement de la morale, mais avait
soin de dire qu'il ne se distingue ni par l'originalité, ni même par
la profondeur des vues. Ce quimotivaitle jugement de l'Institut,
c'est que Saint-Lambert avait, avec une raison et un talent peu
communs, enchaîné et exposé les vérités de détail déjà connues
(1) Ribot, Psychologie de l'attention.
(2) Ainsi Boisjoliu [Décade du 30 messidor an VI), reconnaît dans le livre, une
conceptiou eûtièremeut neuve : « Bossuet, disait-il, regardait uubon catéchisme reli-
gieux comme le chef-d'œuvre de la théologie; ne serait-il pas plus vrai de dire
qu'un bon catéchisme de morale serait le chef-d'œuvre de la philosophie? Si cette
opinion n'est pas une erreur, ajoutait-il, elle détermine aisément le rang que
mérite le Catéchisme du C. Saint-Lambert parmi les monuments dont la philo-
sophie s'honore. 11 a développé les beautés de la nature champêtre et dévoilé les
secrets de la nature humaine : c'est avoir dans les lettres uu beau caractère et une
heureuse destinée. »
GARAT 157
et non contestées. Enfin Cliénier louait la pureté continue, la
politesse exquise et lélégante souplesse du style. Ce qui lui
semblait surtout cligne de remarque, c'est que la raison ne pliait
devantaucun préjugé dans cette belle production : .< Il convenait,
disait-il, à ce vieillard honorable, de proclamer en expirant la
vérité qu'avait choisie sa jeunesse, de rester fidèle aux hommes
illustres dont il avait été l'élève et l'ami, de respecter enfin, dans
les souvenirs du xviii® siècle, une gloire qu'il avait vu croître et
qu'il avait lui-même augmentée. »
On peut, en y joignant les réserves que nous avons déjà faites
et en rappliquant uniquement au Catéchisme et au Conimen-
taire, accepter sur Saint-Lambert le jugement de Cabanis, de
Suard et de Chénier : il a recueilli en morale l'héritage du xvnr
siècle et donné une forme personnelle à ce qu'il y a trouvé de
meilleur. En aucune façon on ne saurait le considérer comme
l'égal de ceux auxquels il a succédé et lui attribuer l'originalité
qu'il a réclamée avec tant d'insistance.
Joseph-Dominique Garât (1749-1833) (Ij, fils d'un médecin, fut
élevé par labbé Duronéa qui lui fit aimer Dumarsais et Boileau.
Il étudia seul Virgile et Tacite, Locke et Montesquieu et fut reçu
avocal au parlement de Bordeaux. Il vint à Paris avec une tra-
gédie qui contenait plus de philosophie que de poésie. Au Mer-
cure et à Y Encyclopédie méthodique, il connut Suard, par
lequel il entra en relations avec J.-J. Rousseau, d'Alembcrt, Con-
dillac, Helvétius, Diderot et Bufi'on. Après avoir composé un
Éloge de Michel de l'Hôpital, où La Harpe entrevoyait un
penseur, il fut couronné en 1779 pour celui de Suger, en 1781 et
1784 pour ceux de Montausier et de Fontenelle. BufTon, pour ce
dernier, l'embrassa en disant: « Voilà un écrivain. » La Harpe,
blessé dans son amour-propre par Carat, le jugea avec sévérité,
mais non sans justesse (2).
(1) Sur Garât voyez Décade philosophique, passim. Damiroa {Essai sur l' his-
toire de la philosophie en France au XIX" siècle) ue fait, à propos de Garât, que
•■ritiquer 1p principe que toutes nos conuaissanres viennent des sens. Viileuave
(Biof/r. univ.) a eu eu sa possession une Notice inédite sur Garât, écrite par lui-
même.
(2) « Il est question de pastorales, dit-il, eh I vite une poétique sur l'églofrue et quiuze
pages sur Théocrite et Virf.'ile, qui servent merveilleusement à faire sentir le mérite
158 LA PREMIÈRE GÉNÉRATION DIDÉOLOGLES
Au Lycée, Garât professa Thistoire et sut plaire, dit VâDrcade,
aux femmes et aux penseurs. Quand Necker combaltitridée d'un
Catéchisme de morale^ fondé sur les seuls principes du droit na-
turel, Garât lui répondit et soutint que si l'ordre social avait pour
objet le bien du plus grand nombre, la vertu et la morale en
naîtraient immédiatement, puisque les intérêts particuliers et
l'intérêt général s'accorderaient et ne feraient qu'un même inté-
rêt. Député à la Constituante, Garât rédigea, au Journal de
Paris, les séances de l'Assemblée. Pendant la Convention il fut
ministre de la justice, puis de l'intérieur, lut à Louis XVI son
arrêt de mort et fut accusé d'avoir montré tout au moins de la
faiblesse pendant la Terreur (1).
Mais si Garât n'a jamais eu en politique qu'un rôle effacé et
sur lequel il est inutile d'insister, il n'en est pas tout à fait de
même en pliilosophie.
Carat enseigna aux Écoles normales ïAnahjse de l'entende-
ment. Il a expliqué ce titre. Le mot de métaphysique risquait
de le faire confondre avec la science ténébreuse des anciennes
écoles, qui discourait sans fin sur les essences des êtres, sur
les modes et sur les accidents, sur les substances spirituelles
et non spirituelles. Celui de psychologie, employé par Bonnet et
proposé. par Condillac, n'est pas heureux : il ne reçoit presque
aucune clarté de notre langue, et remonte, par son étymologie,
à l'idée de l'àme plutôt qu'à l'idée des opérations de l'esprit
humain. La dénomination de Locke, bien que composée de
plusieurs mots, a paru préférable : elle fait entendre clairement
et assez brièvement ce qu'on se propose.
Quel est l'olijet du cours? La raison ou l'entendement est le
plus bel attribut de l'homme, le germe en est répandu à peu
près universellement, mais reste stérile dans le plus grand
nombre. La cause de cette humiliante inégalité des esprits vient
de la différence des circonstances et de la culture, des études,
des méthodes et des travaux. Or, pour diriger l'esprit vers la
rie Fontenelle. Il a fait un opéra, cli 1 vite une poétique sur l'opéra et un louç éloge
de Quinault. »
(i) Mémoires deM'n'ï Roland : « Le timide Garât... remplaça, avec son ignorance et
son allure paresseuse, l'homme le plus actif de la République... Gohier d'une fai-
blesse égale à celle de Garât... Garât qui ne refusa jamais rien à ses maîtres. — »
Il est vrai que M™^ Roland dit de Condorcet, « qu'elle n'a jamais rien connu de si
lâche... Qu'il est aussi faible de cœur ((ue de santé ». — Mais André Chéuier, après
avoir parlé des « héros que la Montagne nourrit pour le gibet " ajoute : ....Nous en-
tendrons leurs oraisons funèbres, De la bouche du bon Garât {ïambes II).
GARAT loy-
vérité, on a eu recours au goût, qui juge de la beauté plutôt que
de la vérité; à linduction qui, avec Socrate, ne comportait que
des questions sans suite et des réponses sans liaison, alors qu'il
n'y a de luniion^ pure et étendue que dans la liaison des idées ; à
l'art syllogistique d'Aristote, pugilat de l'esprit qui exerce et
perd ses forces sans faire œuvre utile aux hommes; enfin aux
formes, mais non à la méthode des géomètres et à la précision
qu'ils ont donnée à leur langue. C'est seulement à partir du
vvr" siècle que sept à huit philosophes ont pensé quil fallait
d'abord bien connaître l'esprit humain, le suivre pas à pas,
depuis les sensations, qui appartiennent également aux ani-
maux, jusqu'aux conceptions de l'intelligence la plus vaste.
Établissant ce que nous devons à chacun des sens et à tous^
apercevant les causes des erreurs de nos sens et les moyens par
lesquels ils les corrigent, ramenant à la sensation, l'attention, la
comparaison, le jugement, la réllexion, la mémoire, l'imagina-
tion, le raisonnement ; démêlant, distinguant et définissant tous
les genres et toutes les espèces d'idées, depuis les images
des objets extérieurs jusqu'aux conceptions les plus intel-
lectuelles, ils ont permis de décomposer les notions les plus
complexes avec autant de facilité qu'un horloger décompose la
montre dont il est l'ouvrier, et de songer à recréer l'entende-
ment humain. Étudiant les langues comme moyens nécessaires
à la communication des idées, ils virent qu'on ne pense que
parce qu'on parle, qu'on fixe et qu'on retient devant son esprit,
par la parole, des sensations et des idées qui s'échapperaient.
Ils montrèrent que les langues ont, pour les philosophes, une
importance qu'on ne soupçonnait pas. La bonne méthode est
donc l'art de multiplier les sensations distinctes et bien vérifiées,
de diriger les opérations de l'esprit selon la nature de ses facul-
tés, de posséder le secret de la formation des idées pour voir
toujours clairement comment on les a faites et ce qu'elles
représentent, de parler avec précision, concision et liaison, pour
donner à toutes les pensées de la netteté, de la certitude et de
l'étendue. Elle s'applique à toutes les connaissances et a amené
les découvertes faites, depuis Galilée, dans les sciences exactes
et physiques, comme elle a guidé Bacon et Locke dans l'analyse
de l'esprit humain. C'est cette méthode que Garât se propose
de faire connaître.
Dans la première leçon, il loue avec enthousiasme Bacon,
i60 LA PREMIÈRE GÉNÉRATION D'IDÉOLOGUES
le premier des créateurs de l'analyse de rentendement: les trois
plus belles découvertes de Newton ne sont que des vues de
Bacon soumises à l'expérience et au calcul. Après Bacon, Garât
place Locke. II a remonté à l'origine des idées et vu par quels
degrés les sensations deviennent des notions. II a démontré la
funeste influence d-es mots sur les raisonnements, posé la base
de la certitude des connaissances humaines et la borne qu'elles
ne peuvent franchir. Il a trouvé les fondements du gouverne-
ment civil, inspiré ainsi le Contrat social et préparé la liberté de
la France. Enfin il a fourni à l'auteur de \ Emile ses principes
sur l'éducation et développé, avec une évidence irrésistible, les
idées de tolérance. Charles Bonnet, commençant par la spiritua-
lité de l'âme pour finir par sa résurrection, partant des ténèbres
pour arriver aux ténèbres, a semé cependant sa route dune
lumière forte et abondante.
Avec Condillac, Garât croit arriver au repos, après une longue
fatigue, à la lumière après les ténèbres ou des routes à demi-
éclairées. La clarté qu'il répand sur les idées a valu à des ou-
vrages de métaphysique autant de lecteurs qu'aux ouvrages de
goût. Sa Grammaire est fort au-dessus de celle de Dumarsais.
Son Histoire griiêrale des hommes et des empires est, pour les
arts, les sciences, la morale, la législation, plus complète que
tous les ouvrages de ce genre publiés chez les nations savantes
de l'Europe et en fait l'égal de Kepler et de Newton. Son Essai
sur le commerce et le gouvernement résout, par la méthode,
des questions que les économistes avaient longtemps agitées.
A son tour, Garât veut essayer de marcher sur la trace de
tous ces hommes illustres (Ij.
Le cours devait comprendre cinq sections. La première traite-
rait des sens et des sensations. Il y a un art de voir, d'écouter,
de toucher, qui peut être porté à une perfection beaucoup plus
grande qu'on ne le pense et qui permettrait d'étendre la sphère
de tous les organes des sens, multiplierait infiniment les sensa-
(1) '< n y a vingt ans, dit-il, que frappé de la lumière qui sortait de leurs écrits,
(juoique destiné peut-être à d'autres genres par les goûts naturels de mou esprit,
j'ai toujours été ramené, comme malgré moi, aux ouvrages qu'ils ont faits et aux
matières qu'ils out traitées. Il y a vingt ans que je les médite, mais je u"en ai
]»as encore écrit une seule page: c'est au milieu de vous que je vais faire l'ouvrage
(jue je dois faire pour vous. Nous allons le faire ensemble : naguère et lorsque la
hache était suspendue sur toutes les tètes, dans ce péril universel, auquel uous
avons échappé, un des regrets que je donnais à la vie était de mourir, sans laisser à
côté de léchafaud, l'ouvrage auquel je m'étais si longtemps préparé. »
GARAT 161
lions et étendrait nos connaissances dans tontes les directions.
A côté de cet art, il y en a nn antre. 1/air qnil respire et les
aspects sons lesquels il reçoit les rayons dn soleil, les aliments,
les liqnenrs, sont les agents natnrels avec lesquels l'homnie pent
monter, à des tons ditlei-ents, l'instrument de sa sensibilité (1).
Dans la deuxième section, il devait être questioii des facultés
iU- l'entendement, c'est-à-dire des manières de diriger nos sens
et de combiner nos sensations, pour en recevoir de conformes à
nos rapports avec la nature des choses. Il faut distinguer l'atten-
tion et la mémoire, l'imagination et le raisonnement. L'attention
décide de tontes les autres facultés et agit sur la sensation qui
en commence la chaîne, sur la réflexion qui la termine et sur
les facultés intermédiaires. Rechercher des règles pour diriger
l'attention, c'est rechercher les secrets de la raison et du génie.
L'imagination et la mémoire sont essentiellement la même
faculîé, mais la mémoire est une imagination alfaiblie, l'imagi-
nation une mémoire vive et complète. Nous appelons encore
imagination la faculté de combiner les images reçues; mais il
jie faut pas oublier qu'à l'imagination se mêlent des opérations
presque insensibles, jugements et raisonnements, si l'on veut
éviter des erreurs grossières ou le vague de certaines idées que
1 on trouve même chez Locke et Condillac. Entre les facultés,
l'imagination est ce que sont, dans les armées, les avant-gardes
qui vont aux reconnaissances : elle marche en avant pour décou-
vrir ce qu'il faut soumettre au calcul et à l'observation. Apercevoir
et énoncer des ressemblances ou des différences entre plusieurs
sensations, c'est juger; découvrir, dans un jugement formé, (ui
jugement qui y était renfermé et caché, c'est raisonner. En portant
l'art de penser à sa plus haute perfection, on raisonnera aussi rapi-
dement qu'on juge, on jugera aussi rapidement qu'on imagine,
on imaginera aussi rapidement qu'on sent : cette vérité démon-
trée, que toutes les opérations de l'esprit ne sont que sensations,
ne nous paraîtra presque plus qu'une sensation elle-même.
La troisième section est consacrée à la théorie des idées.
L'ignorance a été telle qu'un homme de génie, Descartes, a cru
qu'elles sont innées ! La pensée doit être traitée comme Lavoisier,
Berthollet, ont traité l'air qui paraît si simple, quand il est en
réalité composé de parties dont les formes et les qualités dif-
fl; " Une tasse de café, dit Garat sougeant à Voltaire, douue au iréuie le mouve-
ment avec lequel il va produire et créer >.. — Cf. d'Holbach, Introduction, § 3,
PiCAVET . 1 1
16^2 LÀ PREMIÈRE GÉNÉRATION D IDÉOLOGUES
fèrent. On a eu raison de restituer aux individus la réalité dont
les avait dépouillés une philosophie subtile et fausse, on a peut-
être été trop loin; on a trop peu connu ou marqué les fon-
dements réels de la classification des êtres par genres et par
espèces. Les idées physiques se forment les premières et sur des
modèles que nous présente la nature. Les idées morales ne sont
pas sans modèles, comme l'a cru Condillac (1); elles ne nous
viennent pas par un sens moral, mais par tous les sens : la dou-
leur et le plaisir nous apprennent ci faire les notions du vice et
de la vertu. Toutes les idées, depuis celles de corps jusqu'à celle
de la cause première, sont produites par l'abstraction, principe
de la précision et de la généralisation, de la composition et de la
décomposition, à laquelle se livrent toutes nos facultés. Elle
crée les langues et les crée pour elles.
A la théorie des idées est unie immédiatement celle du langage
ou plutôt des signes. Rousseau a dénoué le problème de linsti-
tution du langage, comme les mauvais poètes dénouent l'intrigue
d'une mauvaise tragédie. Condillac qui, avec moins de gloire,
d'éloquence et de génie, a peut-être rendu des services plus
essentiels à l'esprit humain, en a donné une solution simple et
facile qui répand une lumière éclatante sur la théorie des
idées et sur la théorie des langues. Ces dernières servent à
communiquer les pensées et à en avoir : les divinités devant
lesquelles le genre humain a tremblé et qui sont nées de
l'écriture hiéroglyphique, montrent la puissance des signes. Si
les grands poètes ont été la lumière de lesprit humain, si l'élo-
quence a été la plus terrible ennemie de la philosophie et de la
vérité, mais s'est associée de nos jours à la philosophie pour
réparer les maux qu'elle a faits, il faut chercher les moyens de
rendre cette alliance facile, universelle et dui'able, il faut se
demander si le style philosophique peut être à la fois très élo-
quent et très exact. Enfin si l'algèbre, c'est-à-dire une langue
toute nouvelle, a été créée depuis deux siècles, si en dix ou
douze ans la nouvelle langue des chimistes s'est répandue dans
toute l'Europe, la formation d'une langue nouvelle, pour tous
les genres d'idées, n'est pas à beaucoup près l'ouvrage qui pré-
sente le plus de difficultés à une saine philosophie. Son adoption
par tous les peuples est aujom'd'hui tout au plus difficile. Si
(1) Dans ces deux passages, Garât lui-même s'écarte de Condillac.
GARAT 103
l'Eiirope est jamais établie en républiques, un congrès de pliilo-
sophes instituera cette langue, source de lumières et de vertus,
de richesses et de prospérités pour toutes les nations.
La cinquième section traite de la méthode : il n'y a dantre
moyen de bien voir, observer, penser et parler que de parler,
penser, observer et voir analytiquement. C'est l'analyse qui a
fait les magnifiques découvertes dos sciences exactes et physiques.
La synthèse ne donne quelques lumières que si elle est l'œuvre
de l'analyse ; abandonnée à elle-même, elle a élevé les systèmes
les plus insensés ([ui ont trompé la terre !
Dans les conféi'ences qui suivirent, GaruL lut amené à com-
pléter quelques-unes de ses idées. Un élève (Mure) faisait, dans
une lettre, l'éloge d'Helvétius : il entreprenait de réconcilier les
oreilles savantes avec le mot métaphysique et de laisser au
jargon de l'école le nom de scolas tique. Garât répond que les
prosélytes d'Helvétius sont plutôt des croyants que des hommes
très convaincus ; qu'Helvétius s'est appuyé exclusivement sur
l'organisation extérieure, sans tenir compte de l'organisation
intérieure, qui a une inlluence bien plus grande sur la pensée,
et qui est trop imparfaitement connue pour qu'on puisse en
raisonner avec certitude. Quant au mot métaphysique, qui
conviendrait à la science de l'entendement, décrié dans les
scolas tiques, puis dans les ouvrages de Rousseau, d'Helvétius
et de Dideiot, il est devenu synonyme d'abstiactions chimé-
riques et on n'a pas le courage de le conserver. A un autre
élève, qui regrettait de ne pas trouver Descartes parmi les
grands analystes de l'esprit humain. Garât dit que Descartes
est un des philosophes (Ij auxquels l'esprit humain est le
plus redevable, qu'il a créé une très grande partie de l'al-
gèbre, fait de la dioptrique un corps de science et de doctrine
et contribué à introduire dans les ouvrages plus de concision
et de précision; mais qu'il n'a fait ni pu faire une analyse de
l'entendement humain, puisqu'il plaçait, à l'entrée de cette ana-
lyse, les idées innées comme une borne qui lui fermait la car-
rière. S'il a paru, en posant les quatre règles de sa méthode,
entrer dans la voie où ont marché Bacon et Locke, s'il a insisté
sur la nécessité de bien diviser les objets et fourni le germe de
la véritable méthode, il la étouffé lui-même par ses idées
(1) On ne peut donc dire (Franck, Philosophie mystique en France à la fin du
xviiie siècle, p. 70 j, que Garât refuse à Descartes le nom de philosophe.
104 LA PREMIÈRE GÉNÉRATION D'IDÉOLOGUES
innées. Un autre élève fait remarquer que les langues ne créent
pas la pensée, mais l'analysent; par suite, la pensée est anté-
rieure à la parole et à tout langage artificiel. Garât distingue
les images ou les sensations, pour la réception et la conserva-
tion desquelles il n'y a pas besoin des langues, et la faculté de
penser ou de diviser et de lier des sensations, en d'autres
termes d'additionner et de soustraire, pour laquelle il faut des
signes ou des langues. C'est ce qu'a bien vu Hobbes, qui, dans
sa Logique ou Calcul, a assimilé l'art de penser à l'art de cal-
culer. Un autre élève parlait de l'immortalité de lame, base
de la morale, essentiellement liée à la spiritualité. Il demandait
comment, avec le système qui voit dans les sensations l'origine
de toutes les idées, on peut concevoir une existence purement
spirituelle. Sans penser que le dogme de fimmortalité ne
donne pas des appuis plus grands, plus beaux, plus forts.
Garât soutient que la morale, qui a ses plus magnifiques espé-
rances dans une autre vie, a ses racines dans celle-ci et que
les lois en ont été gravées dans le cœur humain. La liaison de
la spiritualité et de l'immortalité peut être réelle ; mais com-
ment prouverait-on par la raison quelle est si essentielle et si
nécessaire, quand beaucoup de philosophes, même de chrétiens
et de saints, ont cru que l'âme était immortelle et matérielle?
La discussion la plus souvent citée, cest celle que Garât eut
avec Saint-Martin. Celui-ci, âgé de cinquante-deux ans, avait
connu Martinez de Pascalis, lu Boehme sans le compi-endre et
écrit, par colère contre les philosophes, son livre des Erreurs et
de la ym7e, que 'Voltaire avait considéré comme ce qui fut jamais
imprimé de plus absurde et de plus obscur, de plus fou et de
plus sot. Les maîtres et les élèves des Écoles normales lui sem-
blaient uniquement remplis de l'esprit du monde et il croyait voir
sous ce manteau, « l'ennemi de tout bien » (1).
Saint-Martin (2") proposa trois amendements à la leçon de
Garât. Il demandait le rétablissement du sens moral « une des
(1) M. Franck a établi (61) que la Vie de la sœur Marr/uerite du Saint-Sacrement
avait permis à Saint-Martin de montrer que la médecine " quand elle ne tient pas
compte de l'ordre surnaturel » n'est pas une science plus fondée que la philosophie
et qu'elle n'aboutit qu'à tuer le corps, comme celle-ci à tuer l'âme.
(2) Sur Saint-Martin, voyez L. Moreau, Réflexions sur les idées de Saint-
Martin le théosophe, 1830 ; Caro, Essai sur la vie et les doctrines de Saint-Mar-
tin, le Philosophe inconnu, 1832 ; Sainte-Beuve, II. Portraits littéraires ; Matter.
Saint-Martin le philosophe inconnu, 1862 ; A. Franck, la Philosophie mystique
en France à la fin du XVIIP siècle, 1866.
r.ARAT !«''
sources et un des canauv tle notre perfectionnement », soute-
nait que la parole a été nécessaire pour l'institution de la
parole et qu'il est possible de prouver que la matière ne pense
pas. Nous avons montré déjà ce que pensait Garât des deux
premières questions : il nous suffira d'indiquer brièvement sa
réponse à la troisième. Plus circonspect que Locke, il n'a ni
énoncé ni annoncé aucune opinion sur les rapports de la matière
et de la pensée ; jamais il n'a dit que la matière est éternelle et
qu'elle pense, jamais il ne le dira. Il ne se mêle pas de l'hypo-
tbèse des matérialistes, parce qu'ils n'ont pas de démonstration
à lui présenter, et qu'il n'a pas de démoustration h leur olliir.
Pour s'appuyer sur une base que rien ne peut ébranler, il
renonce à monter aussi haut que les spiritualistes et les maté-
rialistes, qui en disent i)lus que lui, sans en savoir davantage.
Les idées attachées aux mots organe, mouvement, sensation,
ne se lient même jamais assez étroitement dans la vraie méta-
physique, pour ne pas laisser des intervalles entre lesquels le
spiritualisme peut placer heureusement son hypothèse, s'il est
philosophique, ses dogmes, s'il est religieux. Par conséquent,
la métaphysique, qui n'est pas le spiritualisme, n'en est pas
pour cela l'ennemie, mais elle vient plutôt à son secours. C'est
ce qu'ont i)ien compris, dit Garât, Condillac et Bonnet, auxquels
il eût pu joindre Kant (1). Saint-Martin, après avoir concouru
inutilement deux fois pour les prix de l'Institut, écrivit une
lettre insérée dans les Séances et Débats des Écoles normales
à la demande de Garât. Il y aflirmait que les spiritualistes
sont spécialement et iuvariablement opposés aux idéologues,
que Bacon laisse beaucoup de choses à désirer, que toutefois
il est non seulement moins repoussant que Condillac, mais
à cent degrés au-dessus (2). Et il ajoutait que la philosophie
de Garât avait besoin des industries de l'élocutiou et trou-
vait un utile appui, dans ses talents et dans son adresse.
(1) Saus doute on ne peut iii droit couclure que Saint-Martiu avait tort daus
cette discussiou parce qu'il iiart.iit de priucipes mystiques, appuyés sur des visions
surnaturelles ; mais il ne faudrait pas dire non i)lus, ce semble, que Garât n'osa
s'avouer ni spirituïiliste parce qu'il ne l'était pas, ni matérialiste parce que le mot
lui faisait peur, et ajouter qu'on ne fait pas de la philosophie avec des compromis,
que c'est déi-larer sa défaite que de capituler avec sa conscience (Caro, p. i3i.
Garât, en réalité, se place sur le terrain de la science positive.
•2) Saint-Martin dit (pi'il a pan'ouru « très légèrement » l'Essai sur l'orif/iiie
fies connaissances humaines et le Traité des sensations, « très rapidement » 1',!-
nalyse de la philosophie de Bacon.
166 LA- PREMIÈRE GÉNÉRATION D'IDÉOLOGUES
Garât fat inconlestablement le premier en France à professer
la philosophie en orateur, au bon sens du mot. Laromiguière et
Royer-Collard, Cousin, Jules Simon et Caro l'ont continué. Il ne
faut pas d'ailleurs croire que les contemporains le jugeaient
aussi sévèrement qu'on l'a fait de nos jours, et non sans raison,
après avoir examiné dans leur ensemble, et son œuvre et sa vie.
Nous avons déjà rapporté le jugement de Ginguené ; Thurot
et Daunou, Prévost et Cabanis (1) pensaient comme Ginguené.
Ces leçons, dont on espérait voir sortir un beau livre, ont fait
la réputation philosophique de Garât. Lui-môme d'ailleurs a
pu penser un instant, quitte à l'oublier presque immédiatement,
qu'il ferait réellement l'ouvrage promis. En refusant d'entrer,
comme grammairien, à l'Institut, il disait que, retiré à la cam-
pagne, sa vie entière serait consacrée à achever le traité de
l'analyse des sensations et des idées, l'histoire de l'antiquité et
celle de la Révolution. Garât ne devait tenir aucune de ces pro-
messes, mais il avait remis en honneur l'étude de la psychologie
et donné à ses auditeurs le désir de reprendre des questions indi-
quées et non traitées. A partir de cette époque, on est en pré-
sence d'un homme chez lequel on ne trouve plus guère que les
défauts dont on avait déjà signalé en lui les germes. Membre du
Conseil d'instruction publique et de l'Institut, ambassadeur à
Naples où Daunou va le voir, il ne manque pas une occasion de
louer Bonaparte qui, d'ailleurs, promet aux idéologues de tra-
vailler au triomphe des idées pour lesquelles ils combattaient (!2).
(1) Garât, commissaire à linstructiou publifiuc. fait cUarirer Tliurot de la traduc-
tion de r//e>v»ès de Harris, t'ULM^re Cabauis à i-om\iO!ier ses liévo/ufiotts de la méde-
cine. Thurot se reconnaissait redevable à Garât de l'importante vérité quil déve-
loppait. Prévost mentionnait les leçons du professeur célèbre dont la voix éloquente
annonçait un si vaste plan et cspéiait qu'il ne tarderait pas à présenter le déve-
loppement de ses principes sur la pliilosopliie de l'esprit humain. — Cabanis, en 1802,
rappelait les belles et éloquentes leçons où Garât annonçait une exposition détaillée
de toute la doctrine idéologique. — En 1833. Daunou disait encore que Garât, dans
sa fonction de commissaire de l'instruction publique, comme dans celle de profes-
seur à l'École normale, par ses propres travaux comme i)ar les encouragements don-
nés à ceux des autres, contribua eflicacement à la renaissance et au proL^rés de la
véritable philosophie. M. Aulard, qui étudie avec imp.irtialité et compétence toutes
les œuvres de cette époijue, pense à peu jnés de même.
(2) Cf. ch. m, § 2, Garât pouvait dire f)lus tard, sans qu'on en fût trop surpris
alors, que si la puissance d'une grande place et la puissance de la gloire militaire
sont réunies au plus haut deo^ré dans le même homme, il faut, non redouter celle de
la gloire, mais la regarder comme une garantie et comme une barrière, car les
usurpateurs ne sont jamais des héros et réciproquement. Considérant la morale
comme le point d'appui des négociations, il voulait que celui qui tenait en sa main
de grandes destinées et sa propre gloire se charireàt de faire triompher ces idées !
[Décade, 9 janvier 1798 et vendémiaire an IX.) Cf. Taine. op. cil., III.
GARAT 1«T
Aussi fut-il un de ceux qui aidèrent au 18 Brumaire. St^nateur,
il s'aperçut, sans qu'on sache s'il en fut trop mécontent, (lu'il
n'avait pas travaillé pour la liberté. Exclu de l'Institut, comme
de la Chambre des Pairs à la Restauration, il ne conserva pas
de rancune contre ceux qui avaient contribué à « l'épm'ation »,
et accepta de composer les Mémoires historiques sur le
\'VIIP siècle et sur M. Suard (1820). Les défauts que La Harpe
relevait, dans Y Éloge de Fontenelle, se sont accentués dans les
Mémoires. Suard est en prison à Sainte-Marguerite : Garât décrit
• la Provence et la Méditevirauée. Le o-ouverneur lui prête la
Bible et le Dictionnaire dr Bat/le : Garât parle de la Bible et de
Bayle. Suard apprend l'anglais : Garât fait une dissertation sur
la langue anglaise. Suard peut observer l'état de la littéra-
ture en Fi-ance : Garât parle de Fontenelle, de Montesquieu et
de Voltaire. Suard est, chez M'"" Geoffrin, présenté à Fontenelle
par Baynal : Garât fait le portrait de Raynal, décrit le salon de
M™" Geoflfrin, et par occasion, s'occupe de Marivaux et de Tru-
blet. Suard se lie avec Arnaud, enthousiaste de Platon et Ger-
bier, avocat célèbre : Garât compare Platon et Locke, dépeint
le « temple de la Justice » et fait un tableau de l'éloquence en
Grèce et en Angleterre. Suard fonde le Journal étranger et la
Gazette Littéraire : Garât parle de Young, de Beccaria, de Gin-
guené et de ^V^" de Staël. Suard était des sociétés où la conver-
sation jouait un si grand rôle : Garât se fait le narrateur de cette
partie considérable de Ihistoire de la monarchie française. Il
commence à Charlemagne, qui attire autour de lui les femmes les
plus spirituelles, de préférence aux plus belles; parle, à propos
dAbélard et de saint Bernard, des faiblesses « d'un jeune théo-
logien et de sa jeune élève », qui, devenant les objets de tous les
entretiens, attendrirent les âmes, adoucirent la langue, avan-
cèrent tout un siècle, et d'un art du raisonnement bien plus sûr
que celui des écoles, qui se forme au sein des plaisirs et de la
galanterie. L'Hôpital, Montaigne et La Boétie,la Satire Ménippée
i'{ Henri IV, Corneille et Louis XIV, Molière, Racine et Fénelon,
Descartes et Port-Royal, aussi bien que M™'^' de Sévigné, de la
Fayette et de Maintenon, Voltaire, Diderot, .T.-J. Rousseau, Mon-
tesquieu et Delolme, d'Alembert, d'Holbach et Helvétius figurent
dans cette histoire des conversations 1 Suard et sa femme entrent
en relations avec M'"» du Marchai, que séduisaient les doctrines
économistes; Garât expose les idées de Quesnay, de Turgot, de
168 LA PREMIÈRE GÉNÉRATION D'IDÉOLOGUES
ISecker, de Mirabeau le père, puis passe à leur ennemie, M""^ du
Deffand et à Morellet qui Fa mise au-dessus de M""= Geoffrin ! On
n'a pas le courage de poursuivre cette analyse jusqu'à la fm du
volume !
Souvent la forme ne vaut guère mieux que le fond. Garât est
tout ensemble emphatique et obscur, banal et solennel (1). Et
que d'éloges donnés à des choses et à des hommes bien divers,
uniquement, ce semble, parce qu'ils fournissaient matière à
développements oratoires (2)! Toutefois le livre contient des
lenseignements bien précieux et qu'on chercherait vainement
ailleurs, sur les hommes du xvni" et du commencement du
XIX' siècle. Bien plus, Garât rencontre quelquefois, dans ses
digressions, des descriptions vraiment gracieuses et poétiques
que n'ont pas surpassées ceux qui ont parlé du Midi avec le
plus d'amour [3). Si l'on songe qu'il avait soixante-dix ans, qu'il
(1) Uu liominc dcDoncc Suard, ((ui lui a\ai( été confié i)ar ses parents : » Mais
ou c'était la première trahison de l'infâme ou il avait commis d'autres crimes restés
profondénieiit ii.M(orés trente ou f|uaraiite ans. La première supposition peut faire
tremlilcr les âmes les plus siires de leur vertu, la seconde pourrait jeter des alarmes
dans les liaisons les plus longues et les plus intimes. » Suard peut à peine
apercevoir la mer : « Il fallait de l'adresse pour la regarder par la fente de la meur-
trière et l'adresse ne s'acquiert qu'avec de l'exercice. Il ne put guère la voir dalxird
([ue dans une seule dimension, celle de la ligne droite, la plus courte pour les
géomètres, la plus ennuyeuse pour tout le monde... il fallait qu'il se fit comme une
espèce d'art de se servir de sa lucarne. A force de tourner lui-même autour de la
lucarne qu'il ne i)ouv;iit faire tourner, il apprit à la manier, comme les astronomes
ime lunette, il en étendit le champ, il parvint à regarder en tout sens, à voir, à
distinguer au loin et dans toutes les dimensions. » — Suard est emprisonné, c'est un
coup d'État. Il revient à Besançon, il est l'honneur de l'univei-sité, de sa province,
comme des auteuis de ses jours. — Garât n'ouiilie ni «la hailie du bourreau >■, ni « lo
glaive de la vérité », ni « le temple de la justice », ni « les hauteurs où il n'y a
plus de sexe » ni « les sophas de la volupté » ; il ne craint même pas les calem-
bours et parle du « livre de la Félicité publique, de Ciiastellux qui faisait celle
de Voltaire » etc., etc.
(2) Charlemague, François !">•, Louis XIV, le Régent, Louis XV, Louis XVI et
Louis XVIII, Robespierre et Bonaparte, Garnot et Barras, Bossuet et Voltaire, Con-
dorcet et Descartes, Mazarin et M™" de Moutespan. les brahmes et les missionnaires
chrétiens, Trublet et les Provinciales, dHolbach et Rameau, Laromiguière et
Kant, les Écoles normales et les anciennes universités, la Bible et le Dictionnaire
de Bayle !
(3) « Au bord de la Méditerranée, ce n'est pas Naples et Valence seulement qui
sui" la terre et sur les eaux sont des lieux d'enchantement et de délices ; ce n'est
pas seulement sur quelques golfes de prédilection de cet Océan gracieux, c'est
sur toute son étendue depuis Lemnos et Chypre jusqu'aux monts de Pyrène que,
dans ces beaux jours si bien définis des fêtes données parle ciel à la terre, on croit
voir errer et glisser sur les flots le char nautique de Vénus et de ses grâces. Et
combien les peuples aimables et heureux pour qui sous un si beau climat, ces
beaux jours sont si nombreux, les embellissent encore eu offrant au ciel le spectacle
du bonheur qu'ils en reçoivent ! Ou dirait qu'à leur tour ils veulent aussi lui don-
ner des fêtes !
« Qui n'a pas vu, dans le midi de la France, ces légères felouques parées de leurs
LAPLACE l'ii>
avait lu à Louis \VI sou arrêt de mort et loué Hoche, vu Bona-
parte supprimerai liberté, bouleverser l'Europe, elles Bourbons
entreprendre de rétablir l'ancien ordre de choses, on se persua-
dera aisément que ce qu'il y a peut-être de plus curieux encore
à étudier dans ce livre, c'est un homme à qui les événements
les plus terribles n'enlèvent ni sa bonne humeur, ni son conten-
tement, parce qu'il trouve l'occasion de s'essayer à des périodes
pompeuses, oratoires ou harmonieuses!
C'est aux Écoles normales que Laplace (1749-1827) résuma les
résultats obtenus par ses prédécesseurs sur le calcul des proba-
bilités et ceux par lesquels il les complétait. Dès 1774, il avait
soutenu que chacune des causes auxquelles un événement
observé peut être attribué, est indiquée avec d'autant plus de
vraisemblance, qui! est plus probable que cette cause, étant
supposée exister, l'événement aura lieu. Réunissant en un seul
corps, après la mort de Condorcet, toutes les méthodes imagi-
nées depuis Pascal, il en donna la théorie analytique et enseigna
à appliquer, à toute espèce de problèmes, la méthode uniqu(^
dans laquelle il les harmonisait toutes. Il n'a pas fait, a-t-on
dit, une œuvre où son génie de géomètre ait jeté un plus vif
éclat. Puis il développait, dans l'Essai philosophique sur les
probabilitf^s, sa leron aux Écoles nornuiles, en montrant com-
bien la théorie des hasanls s'applique facilement aux jeux, aux
sciences naturelles, à la médecine, aux sciences politiques et
morales.
Mais c'est plus encore par son Exposition du stjstèmc du
monde et son Traité de mécanique céleste, que Laplace est
justement célèbre. Dans le Traité (1799), Laplace montrait que
l'astronomie est un grand problème de mécanique, dont les élé-
ments du mouvement des astres, leurs figures et leurs masses
sont les seules données indispensables que cette science doive
tirer de l'observation. Il y rassemblait les théories des divers
phénomènes que lescieux nous présentent et exposait lagéomé-
voilures et de leurs bauderoles comme les uymphes des eaux de leur chevelure, pré-
sentant, aux combats et aux couronnes, de jeunes garçons moitié vêtus, moitié
nus, prêts à fendre les flots de leurs bras et de leurs rames, ramant comme des
Tyriens, nageant comme des pbo(4ues ? Qui na pas entendu ces bruissements mêlés
et confondus de la mer et de la joie publique, qu'on prendrait de loin pour le
tumulte des ruches nombreuses, s'enivrant de nectar aux calices des vergers en
fleurs ? Que de jeunes Provençales dont les voix amoureuses font retentir les airs,
les vagues et les rochers de chansons, premiers modèles de ceux de Pétrarque ! »
Cf. Alphonse Daudet, Le Sabab.
170 LA PREMIERE GÉNÉRATION DIDÉOLOGUES
trie profonde qui a été nécessaire pour résoudre ce problème.
L'Exposition du système du monde (1796) était dédiée aux
Cinq-Cents : « L'astronomie, disait Laplace, parla dignité de son
objet et la perfection de ses théories, est le plus beau monument
de l'esprit humain et le titre le plus noble de son intelligence.
Séduit parles illusions des sens et de lamour-propre. Ihomme
s'est regardé longtemps comme le centre du mouvement des
astres, et son vain orgueil a été puni par les frayeurs qu'ils lui
ont inspirées. Enfin plusieurs siècles de travaux ont fait tomber
le voile qui cachait à ses yeux le système du monde. Alors il
s'est vu sm- une planète presque imperceptible dans le système
solaire, dont la vaste étendue n'est elle-même qu'un point insen-
sible dans limmensité de l'espace. Les résultats sublimes aux-
quels cette découverte l'a conduit sont bien propres à le con-
soler du rang qu'elle assigne à la terre, en lui montrant sa propre
grandeur dans l'extrême petitesse de la base qui lui a servi pour
mesurer les cieux. Conservons avec soin, augmentons le dépôt
de ces hautes connaissances, les délices des êtres pensants. Elles
ont rendu dimportants services à la navigation et à la géogra-
phie ; mais leur plus grand bienfait est d'avoir dissipé lescraintes
produites par les phénomènes célestes, et détruit les erreurs
nées de l'ignorance de nos rapports avec la nature, erreurs
d'autantplus funestes que l'ordre social doit reposeruniquement
sur ces rapports. Vérité, justice, voilà ses bases immuables.
Loin de nous la dangereuse maxime qu'il peut quelquefois être
utile de tromper ou d'asservir les hommes pour mieux assurer
leur bonheur 1 De fatales expériences ont prouvé, dans tous les
temps, que ses lois sacrées ne sont jamais impunément en-
freintes ». Pour ce seul ouvrage, dune clarté et dune élévation
incomparables, Laplace devrait être placé à côté des plus grands
des idéologues (1). Il y loue d'Alembert et trace, à la faconde
Condorcet, le tableau des progrès de la plus sublime des sciences
naturelles. Avec Volney et Dupuis, il fait des connaissances
astronomiques la base de toutes les théogonies. Il parle du fana-
tisme et de la superstition comme Volney ou Naigeon ; des
causes finales, comme l'expression de l'ignorance où nous
sommes des véritables causes; de l'esprit philosophique, comme
Voltaire; de l'analyse, comme d'une méthode tellement féconde
(1) Voyez Cabauis, Rapports du physique et du moral ; D. de Tracy, Idéologie.
— Lewes rapproche Laplace de D. de Tracy.
LAPLACE 1'»
qu'il siiflitde traduire, dans cette langue universelle, les vérités
particulières, pour voir sortir, de leur expression, une foule de
vérités nouvelles et inattendues; de la méthode enfin, comme un
disciple du xvni" siècle (1).
Laplace ne se contentait pas de résumer et de compléter les
li-avaux de ses prédécesseurs. En donnant le véritable Système
du monde, il remontait à la cause des mouvements primitifs de
ce système. Pour tenter cette entreprise, disait-il, nous avons
cinq phénomènes: les mouvements des planètes dans le même
sens et à peu près dans un même plan ; les mouvements des satel-
lites dans le même sens que ceux des planètes; les mouvements
de rotation de ces ditrérents corps et du soleil dans le même sens
que leurs mouvements de projection et dans des plans peu diffé-
rents ; le peu d'excentricité des orbes des planètes et des satel-
lites; enlin, la grande excentricité des orbes des comètes, quoique
leurs inclinaisons aient été abandonnées au hasard. L'hypothèse
de Buffon, d'après laquelle une comète tombée sur le soleil en
aurait chassé un torrent de matière dont se seraient formés au
loin les planètes et leurs satellites, ne satisfait qu'au premier de
res phénomènes. La véritable cause a dû embrasser toutes les
planètes. En raison même de la distance prodigieuse qui les
sépare, elle ne peut avoir été qu'un fluide d'une immense éten-
due. Poui- qu'elle leur ait donné, dans le même sens, un mouve-
ment presque circulaire autour du soleil, il faut que ce fluide
ait environné cet astre comme une atmosphère. Donc l'at-
mosphère du soleil s'est primitivement étendue au delà des
orbes de toutes les planètes et s'est resserrée successivement
jusqu'à ses limites actuelles. Le soleil ressemblait alors aux
nébuleuses que le télescope nous montre composées d'un
noyau plus ou moins brillant, entouré d'une nébulosité qui,
en se condensant à la surface du noyau, le transforme en
étoile.
Comment l'atmosphère solaire a-t-elle déterminé les mouve-
ments des planètes et des satellites ? Le refroidissement, en la
(1) « Les lois irénérales, disait-il, sout ciiiinviiites dans tous les cas particuliers ;
mais elles y sout compliquées de taut de circonstauces étrangères, que la plus grande
adresse est souvent nécessaire pour les découvrir. 11 faut choisir ou faire naître les
phénomènes les plus propres à cet objet, les multiplier, en variant leurs circons-
tances, et observer ce qu'ils ont de commun. Ainsi l'on s'élève successivement à des
rapports de plus eu plus étendus, et l'on parvient enfin aux lois générales que l'ou
vérifie, soit par des preuves ou des expériences directes, lorsque cela est possible,
soit en examinant si elles satisfont à tous les phénomènes connus ».
172 LA PREMIÈRE GÉNÉRATION D IDÉOLOGUES
resserrant, condense à la surface les molécules voisines; le
mouvement de rotation augmente (principe des aires), de
même que la force centrifuge ; le point où la pesanteur est égale
à cette force est plus près du centre. Ainsi, en se refroidissant,
l'atmosphère solaire abandonne les molécules situées à sa pre-
mière limite et aux limites successives que produit l'accroisse-
ment de rotation du soleil. Quant aux zones de vapeurs aban-
données, elles forment, par leur condensation et l'attraction
mutuelle de leurs molécules, des anneaux concentriques de
vapeurs circulant autour du soleil. Rarement la condensation des
molécules d'un anneau a produit un anneau liquide ou solide ;
presque toujours lanneau s'est rompu en masses spliéroïdales,
qui, mues avec des vitesses peu différentes, ont circulé à la même
distance autour du soleil, et constitué des planètes à l'état de
vapeurs. Le plus souvent lune délies a pu réunir, par son
attraction, les autres autour de son centre, de manière que l'an-
neau forme une seule masse sphéroïdique de vapeurs. Quant à
la planète en vapeur, un refioidissement ultérieur amène la
naissance et l'accroissement dnn noyau central, La planète
devient ce qu'était le soleil à l'état de nébuleuse. Aux diverses
limites de son atmosphère, se produisent les phénomènes pré-
cédemment indiqués, anneaux et satellites, circulant autour de
son centre. Enfin les différences sans nombre, qui ont dû exister
dans la température et la densité des diverses parties de ces
gi'andes masses dont est formé le système solaire, ont produit
les excentricités de leurs orbites et les déviations de leurs mou-
vements du plan de léquateur solaire.
Les ouvrages où MM. Paul Janet et Renouvier ont combattu
les conclusions de Quételet qui, après Poisson, a développé les
vues de Laplace sur le calcul des probabilités, les Essais dans
lesquels Spencer a rattaché l'hypothèse de la nébuleuse à In
doctrine de l'évolution, indiquent quelle importance a conservée
Laplace dans la philosophie contemporaine.
Pinel (174o-1826) tenta, pour la médecine, ce que Lavoisier
avait fait pour la chimie. Son premier ouvrage fut, jusqu'à la
réforme de Broussais, comme l'a dit Mignet, la charte de la
médecine française. Le titre même, Noso(/raphip philosophique
ou méthode de Vanalyse appliquée à la médecine (1798), en
fait connaître le but. Employant continuellement l'analyse pour
décomposer les objets compliqués, considérer leurs éléments
PINEL 173
d'une manière isolée et bien déterminer leur caractère, pour
repasser ensuite à des notions justes et précises des objets com-
posés, Pinel a voulu appliquer les principes de Conilillac. Mais
il le sait fort bien aussi, il a suivi Descartes, qui reconnnande de
conduire par ordre ses pensées, en commençant par les objets
les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu
à peu, par degrés, aux connaissances les plus compliquées. Il
vante le doute méthodique qui peut souvent s'applicjuer à la
pathologie interne : « Quel bienfait, dit-il, pour le genre humain,
si on pouvait le faire adopter par l'universalité de ceux qui
exercent la médeciue ! »
La quatrième classe des maladies était consacrée aux névroses.
Pinel croyait qu'une méthode naturelle leur était alors inappli-
cable, et il se bornait à une disposition artificielle. Deux ans
plus tard (1800;, il publiait son Traité médical et philosophique
sur l'cliênation mentule ou la manie. Au lieu de traiter les
aliénés comme des criminels ou des possédés, il ne vit en eux
que des malades, employa la douceur et la bienveillance, les
sépara en différentes classes, introduisit la pi'opi'eté, l'ordre,
et obtint des guérisons nombreuses. Son livie acheva ce que sa
pratique avait commencé. Mais dans cet ouvrage encore, Pinel
s'était occupé tout autant des méthodes et des recherches philo-
sophiques que des questions purement médicales. Il y avait
appliqué l'analyse après avoir étudié les écrits des psycholo-
gistes modernes, Locke et Harris, Condillac, Smith et Stewart,
pour saisir et tracer les variétés comprises dans la dénomination
générale de l'aliénation de l'esprit. Le succès en fut aussi grand
parmi les philosophes que celui de la Nosographie parmi les
médecins. On peut y reconnaître, à toutes les pages, disait
dans la Décade, Moreau de Tours, un développement de cette
pensée de Montaigne : « Tout ceci se peut rapporter à l'étroite
couture de lesprit et du corps s'entre-communiquant leurs fonc-
tions ') et on est ainsi amené à penser qu'il faut introduire la
médecine dans la philosophie. « C'est ce que se diront sans doute,
ajoutait-il, les idéologistes profonds, qui trouveront dans cet
excellent ouvrage un très grand nombre de faits, dont l'ob-
servation féconde doit éclairer d'une vive lumière la partie mo-
rale de l'anthropologie. » Moreau ne se trompait pas : Cabanis
en coml)at certaines assertions, mais fait le plus grand éloge
de cet écrit « dicté par le véritable génie de la médecine ».
174 LA PREMIÈRE GÉNÉRATION hlDÉOLOGUES
Destutt de Tracy ne saurait trop en recommander la lecture (1).
Pinel a fait une grande place à la psychologie et forcé les
médecins, en combattant les entités morbides, en liant les mala-
dies aux organes, en les classant et en les définissant, à perfec-
tionner le diagnostic pour les mieux analyser. Comme philo-
sophe, il est un des créateurs de la psychologie pathologique et
morbide.
Résumons les résultats auxquels nous a conduit l'étude des
idéologues du premier groupe. Condorcet est le successeur de
d'Alembert et de Voltaire, de Turgot, des économistes et des
mathématiciens. M""*" de Condorcet maintient l'alliance de la phi-
losophie française et delà philosophie écossaise. Sieyès songe à
faire connaître Kant; Rœderer relève de Rousseau, de Turgot,
de Sniitli et pense à traduire Hobbes. Quant à Volney, Dupuis,
Maréchal et Xaigeon, ils rappellent Helvétius, d'Holbach, Diderot,
.Mably, Gassendi, Montaigne et les sceptiques. Saint-Lambert se
rattache surtout à Helvétius et à Voltaire. Garât fait l'éloge de
Bacon, de Locke, de Bonnet, de Condillac. C'est Montaigne,
Descartes, Locke, Condillac, les physiologistes et les naturalistes
du xvn*' et du xvni* siècle, que continue l'inel, tandis que La-
place complète BufTon, puis les mathématiciens et les astronomes
des deux siècles précédents. Nous retrouvons donc les direc-
tions générales et diverses de la spéculation au xvn" et au
xyu!** siècle. Personne ne soutiendra plus, nous l'espérons, qu'ils
ne sont que des disciples de Condillac. Sans doute, Condillac a
été lu et loué par la plupart d'entre eux, mais beaucoup moins
cependant (jiie Turgot, d'Alembert, Voltaire, Diderot, d'Holbach
et Rousseau. H a été critiqué par Garât lui-même, qu'on a tou-
jours présenté comme le type du condillacien fidèle.
D'un autre côté, Condorcet et ceux que nous venons d'étudier
ne se bornent pas à continuer leurs prédécesseurs ; ils font passer
leurs doctrines dans la pratique et ils augmentent le patrimoine
qui leur a été transmis. Condorcet donne à la théorie de la
perfectibilité une forme complète et presque définitive, à l'his-
toire une place importante. Il indique ce que doit être l'ensei-
gnement supérieur et travaille, comme Laplace, à appliquer le
(1) « En expliquant, dit-il, comment les fous déraisonnent, il apprend aux sages
«omment ils pensent. 11 prouve que l'art de guérir les hommes en démence n'est
autre chose que celui de manier les passions et de diriger les opinions des hommes
ordinaires, et consiste à former leurs habitudes. Ce sont les phjsiologistes philo-
sophes, comme le citoyen Pinel, (jui avanceront l'idéologie. »
litSlMK 175
cahnil (les probabilités aux sciences morales, et à créer une ma-
thématique sociale. Chez Volney, avec le modèle de la manière
dont chaque partie de la terre devrait être décrite, se trouvent
l'explication ingénieuse des idées de liberté et de justice, une
tentative remarquable de fonder une physique des mœurs, Vidée
féconde de considérer les langues connne Thistoii'e d'un peuple.
Dupuis offre une interprétation com|)lète et, en plus dun point
originale, sinon impartiale, des mythologies et des religions ;
Maréchal remplace le culte des saints par celui des grands
honnnes. Garât trace le plan d'une idéologie que constitueront
ses successeurs. Laplace émet, sur l'origine du système solaire,
une hypothèse qui a peut-être obtenu plus de succès à notre
époque que lors de son apparition. Avec Pinel la médecine est
de plus en plus philosophique, et la psychologie morbide se
dévelopj)e.
i
I
LA SECONDE fjÉNÉRATlON D'IDEOLOGUES
L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE 4
CHAPITRE m
CABANIS AVANT LE 18 BRI M AIR L
I
Faiiricl, l'aini lilial de (labanis, avait projeté de lui consacrer
une notice étendue ; mais il se détourna insensiblement des
«Hudes qui lui rappelaient celui qu'il avait perdu. Daunou tra-
vaillait à une biographie de Cabanis quand la mort le surprit.
Ainsi, dit Sainte-Beuve, la liadilion s'est rompue avant que
l'esprit en ait pu être fixé, par un héritier fidèle, dans le portrait
du sage (1). Nous ne saurions nous donner pour un de ces
héritiers fidèles, mais nous souhaiterions de renouer les tradi-
tions philosophiques, historiquement ininterrompues en notre
pays depuis le moyen âge, et de faire connaître la vie, les doc-
trines et l'influence d'un homme qui a été, pendant près de vingt
ans, l'un des représentants les plus marquants, et avec Destutt
(le Tracy, le principal inspirateur de la philosophie française.
Surtout nous voudrions présenter, avec exactitude et impartialité,
une doctrine, louée quelquefois sans discernement, plus souvent
décriée et condamnée avec la dernière rigueur, mais qui n'a pas
encore été exposée sous son véritable jour.
(1) Cf. D. de Tracy, Discours de réception à l'Académie française ; Giuiruené, art. Ca-
banis [Biographie de Michaud); Dainiron, Essai sur la philosophie en France;
Miguet, }\olice; de Rémusat, Revue des Deux-Mondes, 1844; Louis Peisse, lu Méde-
cine et les médecins; Sainte-Beuve, Lundis, passion (ch. vu, § 2) ; etc., etc. Nous
avons eu outre eu à notre disposition des lettres inédites de Cabanis, de Biran, de
n. de Tracy qui nous ont été communiquées par M. Naville, et un curieux manus-
l'rit de Cabanis que possède la Bibliothèque de Versailles. Enfin, nous avons con-
sulté, avec l'autorisation de M. Jules Simon, les archives de l'Académie des sciences
morales et politiques.
CABANIS AYANT LE 18 BRUMAIRE 177
l'.abaiiis (IMerre-Jean-Georges) naquit à Cosnac en l"o7. Son
père, liomme religieux et austère, s'était tourné, après des études
de droit, vers l'agriculture et avait transformé un domaine sté-
rile en une terre productive. Turgot se lia avec l'agriculteur,
l'excita à publier sou Traité de la gre/f'e{ilG5), à travailler avec
lui en qualité de secrétaire perpétuel de la Société d'agriculture
de Brive, à améliorer la coiulition du peuple, spécialement à
introduire dans le Limousin la culture de la pomme de terre. Le
jeune Cabanis fut conlié d'abord à deux prêtres (1). Puis, comme
Lakanal, Laromiguièrc et Biran, il alla cliez les Doctrinaires, qui
avaient un collège à Brive. La sévérité de ses maîtres de qua-
trième et de troisième ne lit que rendre plus raide un caractère
naturellement irritable. En seconde, le père Berrut appli([uait,
en disciple de Condillac. la méthode analytique à l'élude du
fran(;ais, du latin et du grec pour en tirer les règles de la gram-
maire générale, la décomposition du discours et la connaissance
de la pensée. L'enfant lit des progrès rapides et conserva tou-
jours le meilleur souvenir de ce maître si différent des antres (2).
Maltraité en rhétorique, il s'accusa d'une faute qu'il n'avait pas
•jouunise et fut renvoyé à sa famille où il fut sévèrement puni :
<' Son âme se révolta et s'aigrit de plus en plus ; dès ce moment
il ne fit plus rien (3). >> Son père le conduisit à Paris et l'aban-
donna a lui-même, non sans l'avoir toutefois, ce semble, recom-
mandé à ses amis les économistes. Le jeune homme, qui avait
quatorze ans, se remit à l'étude : « Peu assidu aux leçons de ses
professeurs de logique et de physique, il lisait Locke, il suivaitles
cours de Brisson ; en même temps il reprenait en sous-œuvre
toutes les différentes parties de son éducation première (i). »
Platon et Plutarque, Epictète et Locke, Charron et Montaigne.
Cicéron et Tacite, Bourdaloue et Bossuet, saint Augustin et
saint Jérôme, Buffon et Rousseau, Pascal et Montesquieu, comme
Voltaire, lui donnaient ie texte de ses lectures et le sujet de ses
méditations (5).
t) « 11 douua quelques indices ij,e taleut, il manifesta souvent uu esprit de suite
et une ténaciti' dans ses habitudes (jui durent faire pressentir que, s'il prenait une
houne routC; il pourrait obtenir du succès. » (C;ib;inis citr par (iinguenô, Biof/ra-
phie universelle.)
(2 II j'st souvent qm-stion de Berrut dans les Lettres inédites de Cabanis à Biran.
'3i Cabanis cite par Ciniruené [Biof/rapltie universelle).
(4) Id. {ihid.)
['■')) Dans le manuscrit inédit de la bibliotlièque de Versailles, après les analyses
ou les traductions d'Hipporrate et de Galieu, on trouve des études sur les coiiiiaeti-
PrCAVET. 12
178 L IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
Aussi tous les jours son âme sagrandissait : le plaisir d'avoir
appris quelque chose lui donnait une ardeur incroyable pour
apprendre encore. Mais il ne se contentait pas de leur emprun-
ter leurs pensées, il voulait encore dérober aux plus grands
d'entre eux le secret de l'art d'écrire : « C'est, écrivait-il à son
père, un article que messieurs les économistes ont trop négligé.
Je puis vous assurer que s'ils avaient eu J.-J. Rousseau pour
secrétaire, leur système serait celui de toute l'Europe (1). »
Deux années se passèrent ainsi. Cabanis partit en 1773 comme
secrétaire ("2) du prince-évéque de Wilna qui était venu deman-
der aux philosophes les moyens de sauver la Pologne. Témoin
de la première mutilation de ce pays, Cabanis eut à se plaindre
du prince-évéque qui ne lui donna aucun des avantages promis,
refusa d'enseigner le français aux séminaristes de Wilna, et,
après avoir ])rofessé les belles-lettres à l'Académie de Varsovie,
revint en France « avec un mépris précoce des hommes et une
mélancolie sombre que sa bonté naturelle avait peine à maîtri-
ser ». Tui"got était ministre. Cabanis aurait voulu entrer dans
l'administration des finances ou aux affaires étrangères. Turgot
quitta le ministère avant d'avoir placé le fils de son ami.
Lié avec Roucher, le poète des Mois, Cabanis entreprit de tra-
duire Homère en vers français. Roucher ne savait pas le grec,
Hennebert, un autre de ses amis qui traduisit plus tard Lucrèce,
le savait, mais manquait d'expérience ; les traductions des
Géorgie/ lies i^ar Delille, ou de Pope par Duresnel ne pouvaient
lui servir ni de modèle, ni de point d'appui. Enfin Cabanis
n'avait pas assez étudié les anciens et Homère. Aussi le système
de traduction qu'il adopta était-il vicieux par son excès de
taires dOrigèueà la Geuèse, à saint Jean, à saiut Paul, etc., daus lesquels nous rele-
vons quelques phrases qui rlénotent \ui \'('Tital)le étudiant en théoloifie : « Nous
buvons doni- h; sanj de Jésus-Christ dune autre façon dans le sacrement que par la
foi eu écoutant sa paiole », à côté d'autres qui indi<iuent le futur auteur des Rap-
ports et de la Lettre sw les causes premières : « Notre intelligence n'est pas cor-
porelle, parce quelle n'est i)as changée par les tempéraments des climats où nous
liabitons ». Puis viennent des Commentaires, sur les (tMivres de saint Jérôme divisées
par Erasme en trois classes, daus lesquels nous relevons cette assertion que « la
première source du pélagiauisme est l'apathie des stoïciens ». Le volume se ter-
mine par d'autres commentaires sur les Institutions oratoires et les Déclamations
attribuées à Quintilien, par un Traité des humbles remontrances à Sa Sainteté sur
les lettres et bulles apostoliques obtenues contre le bien de l'Étal, ou du roy, ou
de personnes tierces, etc., etc.
(1) Cf. Mignet, Giuguené, op. cit.
(2) Mignet. — Cabanis avait préféré ce lointain voyage à « une retraite absolue
daus le sein de sa famille où le premier essor de son talent se fût bientôt engourdi ».
{Biof/raphie universelle.)
Il
CABANIS AVANT LE 18 BUUMAlIlE 171)
liberté (1), et les deux niorceaiix qu'il envoya au concours no
lurent pas même remarqués (i). Il devait être plus heureux par
la suite.
Turgot conduisit Cabanis chez M™" Helvétius qui le logea dans
sa maison d'Auteuil et crut voir revivre en lui le iils dont le
souvenir lui était si cher. Pour cette aimable" femme qui
refusa d'épouser Turgot et Franklin (:>), il composa des vers qui
ont, dit Mignet, le tour et la grâce de ceux de Voltaire (4).
Chez M'"" Helvétius, Cabanis vit d'Holbach dont il fréquenta la
maison (5). S'il n"a [)as l'ait mention du Système de la Nature
il n'en a pas uioins, connue Ta soupçonné Sainte-Beuve, subi
profondément l'action de cet esprit puissant, dont les doctrines
d'ailleurs ont été moditiées en lui par d'autres iulluences. Il s'y
lia avec Thomas, avec Condillac, qui lui raconte la manière
dont il couipose quelques-uns de ses ouvrages, et qui lui frappe
un jour le front eu disant : « Jeune homuie, il y a là quelque
chose )) (6). Chez d'Holbach et chez Turgot, il vit fréquemment
d'Alembert et Diderot et apprit à admirer « celte association de
philosophes qui, au milieu du siècle, avait distribué, diaprés un
plan systématique, et réuni dans un seul corps d'ouvrage les
principes ou les collections des faits propres à toutes les sciences
(1) Cabanis, Œuvres, vnl. V, p. 1^63 sqq.
(2) Dictionnaire philosophique de Fraui.k, art. Cabanis.
{:i) ML'iiet, E/of/e de Franklin.
(i) Si le temps ((ui roule sans cesse,
Amenait pour vous la vieillesse,
Je n'oserais vous en parler ;
Mais les ans ont beau s'éeouler,
Votre ijaicté légère et vive,
Ce teini (|ui uanli- ses couleurs,
L'amour du soleil et des tleurs,
Eulin ceUe àme neuve et pure.
Tout dit (juc vous lisez le tcmiis,
Et vous paraîtrez à cent ans
Sortir des mains de la Nature.
Ce destin (jui vous est promis
Sans doute a bien quelque avantage,
Mais vous y perdrez vos amis.
Car Nieillir est notre partai-^c,
Et bientôt, je vous le prédis,
-Nous ne serons plus de votre âge.
(d) « C'est dans la société de M™*; Helvétius qu'il continua de cultivei- la connais-
sance de Turgot, qu'il fit celle de d'Holbach, de Franl<liii, de Jeflerson, qu'il s'acquit
ramitié de Condillac et de Thomas, qu'il vécut l'ainilièremcmt plusieurs années de
suite avec Didi-rot, d'Alembert et d'autres hommes de leltres distingués que la
France possédait encore. » (Cabanis cité par Ginguené.)
(P)) Saphary, l' Ecolo, éclectique et l'Ecole française.
180 L'IDEOLOGIE PHYSIOLOGIUUE
et à tous les arts, qui avait préparé le régime de la vraie morale
et ralTrancliissement du genre humain » (1). En 1778, il était,
par Turgot, présenté à Voltaire acclamé de tout Paris, mais
déjà fatigué et malade. Il en recevait quelques éloges pour sa
traduction d'Homère, « presque toujours, dit-il, aux dépens de
l'original ». C'est surtout avec Franklin, le meilleur des amis de
M"'* Helvétius, quand elle n'eut plus Turgot, et avec Condorcet,
le plus ardent admirateur de ce dernier, que Cabanis entretint
les relations les plus intimes.
Franklin (2) en quittant la France (1783), lui donnait comme
des reliques et des souvenirs d'amitié, son épée de lieutenant-
général et la canne dont il s'était servi plus de trente ans dans ses
expériences pour calmer les eaux agitées. Cabanis écrivait plus
tard une Notice sur Franklin. Il avait eu entre les mains le cé-
lèbre carnet sur lequel ce dernier avait noté chaque soir ses
progrès et ses fautes. Ainsi il avait appris Ihistoire chrono-
logique de son âme et de son caractère. Il y avait vu l'un et
l'autre se développer, se fortifier, se façonner à tous les actes
(lui constituent leur perfection ; il y avait vu l'art de la vie et de
la vertu, ap|)ris de la môme manière que celui de jouer d'un
instrument et de faire des armes (3).
Franklin, après avoir lu Collins, avait nié l'existence de Dieu
et mis en question les bases de la morale. « Cet égarement d'un
esprit hardi, dit à ce sujet Cabanis, qui s'élance dans toutes les
routes que la suite des raisonnements lui présente, ne dura
(lu'un instant assez court. Franklin reconnut bientôt son erreur.
Il revint sur ses pas avec le même empressement. Il y a peut-
être peu de philosophes aussi sûrs qu'il l'était, de l'existence
d'un être intelligent, âme de l'univers (4) et personne n'a soumis
à des démonstrations plus rigoureuses les principes qui, môme
sans cette croyance, établissent les règles de la vertu. Il aimait
à citer deux mots de Bacon, lun, qu'il faut plus de crédulité
(1) Rapports, I, p. 3.
(2) Voyez eh. ii, § 3, les paroles de Fraukliu à Voluey et ;i Cabauis.
(3) Cabanis a fort bien parlé du grand homme dont le souvenir lui fut toujours
cher, fort bien montré que l'artivité. l'économie, le bon emploi du temps ont
une importance (ju'on ne saurait exagérer. En vi\ant du travail de ses mains, il
est possible de cultiver son esprit. Sans être un savant de profession, on peut,
avec de l'analyse et de la sagacité, rendre de grands services aux sciences et
s'y faire même un grand nom. Les bonnes habitudes du caractère et les vertus
peuvent être réduites à un art, dont l'utilité se démontre par le calcul et dont la
pratique s'apprend par un exercice méthodique.
(4) La môme expression se retrouvera dans la Lettre sui- les causes premières.
CABANIS AVANT LlC 18 RUIMAIUK 181
pour être athée que pour croire on Dieu; Tautro qu'une étude
superricielle(/^r/.< dpgmtatlo) de la physique con(hiit à l'athéisme,
mais que des connaissances plus approfondies {plenl hanstus)
i-aménent aux Idées et aux sentiments religieux. « Comme
Franklin, Cabanis se prit d'une admiration profonde pour
Socrate ; par lui il connut Jefferson.
Cabanis aima et estima beaucoup Condorcet (1). Le comparant
à Fontenelle, à >Iairan et àdAlembert, il lui trouve des connais-
sances plus étendues et plus variées, un esprit plus actif, plus
vigoureux, un talent plus profond et plus élevé, une âme plus ar-
dente, soutenue par une philosophie plus courageuse. Condorcet
n'a pas seulement fait l'éloge de quelques savants, il a tracé le
tableau de toutes les sciences qu'ils ont cultivées, en a suivi les
progrès, et souvent présagé les découvertes ultérieures. Aussi
Voltaire le plaçait à la tête de la philosophie. Comme Socrate (2),
Une cessa d'éclairer les hommes jusqu'à son dernier moment (3).
C'est Cabanis qui lui donna le morceau d'extrait de stramonium
qu'il portait toujours sur lui et avec lequel il s'empoisonna.
C'est lui qui le conduisit à la rue ServandonI, où il trouva si
longtemps un asile. C'est à Cabanis que Condorcet légua sa
famille et ses derniers écrits. Après la Terreur, Cabanis épousa
la belle-sœur de Condorcet, Charlotte de Grouchy, et défendit,
dans la Décade, la doctrine de la perfectibilité. M"»" de Condorcet
lui adresse en retour ses Lettres sur la Sympathie.
Cabanis avait toujours eu une faible santé. Comme Biran, il
n'eut que trop d'occasions d'observer en lui la dangereuse réaction
dumoral sur le physique, et l'homme doué de plus de courage que
de force (4). Son père le pressait de faire choix d'une profession :
(1) « Avant la Révolution, il l'avait rencontré chez Turgot, chez Franklin, et chez
quelques autres de leurs amis communs. Des rapports plus intimes confirmèrent
par la suite ce qu'avaient commencé Testimc de sa personne et l'admiration de S(!S
iumitres. Les malheurs du gouvernement révolutionnaire et ratroce persécution à
laquelle Condorcet fut livré peu de temps après le 'M mai resserrèrent encore leur
amitié ; mais tous les eflorts pour le dérober à sa fatale destinée furent vains, et
Cabanis n'eut dans cette catastrophe d'autres consolations que de recueillir les der-
niers écrits de son malheureux ami et ses dernièi'es recommandations, toutes rela-
tives à sa femme et à son enfant ». {Biographie universelle.)
(2) Voir ce qui a été dit de Franklin dans la page précédente.
(3) « Tenant comme lui d'une main la coupe fatale, il traçait l'esquisse magnifique
des progrès de fesprit humain, resserrait dans quelques pages, pour sa fille chérie,
les principes de la morale, et descendant des plus hautes régions du calcul, ne
dédaignait pas de rédiger des leçons d'arithmétique pour les instituteurs et les en-
fants des classes indigentes de la société. » Cabanis, Èloçie de Vicq-d'Azyr {Œuvres,
V). Biran parle de même. {Mémoire sur l'influence de l'habilude.)
(4) Discours de M. de Tracy, remplaçant Cabanis à l'Académie française.
182 L'IDI'OLOCIE l'HYSIOLOCIQUE
« Il se décida pour la médecine, qui o/ïrait une ample ])âture ;i
l'activité de son es])rit, et dont les roiiclions exigeaient un
exercice continuel du corps, devenu pour lui le plus pressant
besoin. Sa mauvaise santé même le détermina à ce choix, dans
lequel il fut encore plus particulièrement confirmé par le mé-
decin Dubreuil, dont il avait réclamé les secours et qui soflrit
à lui servir de guide dans cette nouvelle carrière » (1). De
Dubreuil il conserva le meilleur souvenir (2). Auprès de ses
malades il recueillit des notes, qu'il ulilisa dans les Rapports
du physique et du moral (3).
Tout entier à ses nouvelles études, il renonça à la poésie « si
complètement et si franchement, qu'il passa plusieurs années
sans se permettre la lecture d'une page dHomère, de Virgile ou
de Racine ». Mais il ne renonçait pas à l'étude de l'antiquité.
Sous la direction et avec la coopération de Dubreuil, Cabanis
analyse, traduit ou commente Hippocrate et Galien (4). Par ce
travail, qui équivaut tout à la fois au premier Mémoire inédit
de Biran sur VHahitude et au Journal de 1794 et 1795, nous
pouvons compléter Thistoire de la formation des doctrines de
Cabanis. Nous y relevons en effet un certain nombre d'assertions
empruntées, par Hippocrate et par Galien, à Heraclite, à Platon
et aux Stoïciens, ou des réflexions faites par Cabanis lui-même,
qui tantôt ont passé dans les Raj)ports et tantôt dans la Lettre
sur les Causes premières. Ainsi à propos du de Carnibus, Caba-
nis s'exprime de la façon suivante : « Le chaud, le feu auquel
(1) Cabauis cité par Giiiçueui''. /
(2) « Cï'tait, disait-il, un homme qui réunissait à toutes les lumières de son ait.
la plus haute philosophie et l'esprit d"ohserv tion le plus exaet, un homme pn'--
eieux sous tous les rapports qui, enlevé subitement au milieu de sa canière à la
science, à ses amis, à l'humanité, n'avait eu, dans le cours dune pratique immense,
le temps de rien écrire et dont la irloire n'existe que dans le souvenir des hommes
(jui l'ont connu et des malades (pii doivent la vie à ses soins. »
(3) « Cette justesse de raison, disait-il, en citant Dubreuil dans son premier mé-
moire, cette sagesse froide qui, d'après Tensemble des données, sait tirer Ies!ésu!-
tats avec précision, ne suffit pas au médecin: il lui faut encore cette espèce d'ins-
tinct (pii devine, dans un malade, la manière dont il est affecté. Je ne parle pas
seulement du degré de sensibilité, d'irritabilité, de mobilité du sujet qu'on traite,
degré qui détermine la dose et le choix des remèdes ; mais encore des diveis
centres de sensibilité, des différents rapports entre les organes qui s'observent dans
tel ou tel individu. »
'/t) Le manuscrit inédit de Versailles passe successivement en revue la vie et les
œuvres d'Hippocrate, la vie et les œuvres de Galien. — Cabanis a mis en tète du
manuscrit : « Ce travail, écrit en entier de la main du docteur Dubreuil qui a
guidé mes premiers pas dans l'étude de la médecine, a été fait par moi, sous sa
direction et avec sa coopération. — P.-J.-G. Cabanis. » Il ra plus tard annoté, pro-
bablement au temps où il faisait son cours sur Hippocrate.
CABAMS AVANT LE 18 RRIIMAIRE 183
Hippocrato altrihiiP rimmorlaliUS ne peut être autre que Dieu.
Mais quand il dit que la plus grande partie de cette su])slauce
chaude s'est retirée do la confusion au dessus de toutes les
choses basses et changeantes, et qu'il en est demeuré seulement
ce qu'il en faut pour assembler toutes ces choses contraires
entre elles-mêmes, pour les nnii-, les réconcilier et leur donner
la vie et l'entretien, comme il le prouve ensuite par la construc-
tion de toutes les parties du corps humain, c'est sans doute qu'il
entend parler de cet esprit vivifiant que Dieu a versé dans cette
grande machine do l'univers pour la construction et la conser-
vation de toutes ses parties. Cet esprit semble être immortel et
tout intelligent, puisque, dans tous les changements des choses,
il subsiste, et dans ses ouvrages, agit toujours suivant les
régies de la prudence et de la sagesse; et, de fait, quoiqu'il
soit matériel, il est incorruptible en ce qu'il est céleste, et il agit
avec intelligence, en ce qu'il est inspiré de la bouche de Dieu ».
Ne croirait-on pas lire un Abrégé de la Lettre stn- 1rs Causes
premières^ Ailleurs le manuscrit mentionne « l'auteur de la
nature •> et définit « le rôle de la prière » (1); puis affirme que
« le vrai jour, c'est la lumière de la foi ». Il est question ensuite
du <( discours que nous devons faire aux hérétiques de notre
temps suivant les écritures », des merveilles du corps humain,
qui donnent les idées du Dieu ([ui l'a formé, comme la maison
donne l'idée de l'ouvrier qui l'a construite. Immédiatement après
vient un passage qui semble le début des Rapports : « Le cerveau
est non seulement le principe et comme la racine de tous les
nerfs et de tous les muscles, mais même le principe de toutes
leurs fonctions, comme étant la fontaine et la source des esprits
animaux. Si quelque nerf est coupé, les parties supérieures qui
s'entretiennent encore avec le cerveau conservent l'usage de
leurs facultés animales, mais les inférieures, qui par cette rup-
ture se trouvent séparées du cerveau, deviennent percluses poui*
être privées des influences du mouvement et de la vie animale ».
Ailleurs, il reproche à Galien d'être trop confus à propos de
l'immortalité de la partie raisonnable de l'âme, embarrassé qu'il
est, comme le sera lui-même Cabanis, d'expliquer comment, si
(1) Les prières sout hieufaisaiites et nécessaires a la créature jiour obtenir de son
auteur les grâces, les faveurs qu'elle désire ; mais c'est aller contre l'ordre de la
Providence divine, de vouloir obtenir, par les seules prières, sans travailler, ce que
Dieu nous a destiné jiour la récompense de nos actions.
1.S4 LIDÉOLOGIE PIIVSIOLOGIULE
les âmes sont spirituelles, elles peuvent s'étendre par tout le
corps, et comment elles difTèrent entre elles.
L"étude dHippocrate et de Galien a encouragé Cabanis à unir
intimement la philosophie et la médecine, à étudier avec soin
les rapports du physique et du moral. Elle lui a fait connaître
une métaphysique éclectique et platonico-stoicienne, elle a
préparé les recherches de Famiel sur les stoïciens et la Lettre
sur les Causes premières. Hippocrate et Gahen, quileconduisentà
Bonnet et à Rousseau, interviennent, comme Homère et les poètes,
comme Helvétius, Turgot et Condillac, d'Holbach et Franklin,
Voltaire et Condorcet, comme Dubreuiletle christianisme, pour
former son esprit et ses doctrines. C'est ce que nous montreront
tous ses ouvrages, c'est ce qu'indique déjà le Serment d'un nu--
decin, composé eu 1783, quand il finit ses études médicales (1).
II
Le 10 décembre 1788, Cabanis terminait le Degré de certitude
de la médecine, dans lequel il se proposait de faire sentir aux
médecins toute la dignité de leur art. Mais le mouvement général,
qui suspendit la plupart des travaux scientifiques et littéraires,
en tournant l'attention des meilleurs esprits vers l'organisation
sociale, puis les luttes révolutionnaires lui en firent retarder
l'impression, qui n'eut lieuquedix ansplus tard. Le 13 juillet 1780,
il se rendait à Versailles, pour annoncer à Garât, à Volney et à
quelques autres de ses amis ce qui s'était passé la veille à Paris.
C'est alors qu'il entra en relations avec Mirabeau, dont il devint
le médecin, le collaborateur et l'ami. Pour Mirabeau il prépara
son travail sur l'instruction publique, qu'il fit paraître en 1791,
(1) 11 coDtieut une invocation « au grand Dieu dont la bonté surpasse la puissanci',
qui clierrhe l'amour et la reronnaissauce, répand partout la vie et les bienfaits,
lemplit (le sa présence le lieu saint (l'éirlise , où le remords retrou\e l'espoir > .
Devant ce Dieu bon, Cabanis jure de consacrer toute sh vie à son art et de soiirner
de préférence le pauvre, le citoyen utile, le sage éloquent qui combat pour la vertu
et plaide pour les droits des hommes comme ceux qui s'arment pour rnjeuuir la
liberté flétrie : de n'avoir ni pitié, ni secours pour le cori'upteur qui enhardit la
sombre autorité des tjTaus et met sous leurs pieds la ■< sainte humanité ". Il jure
encore de montrer les erreurs des autres et surtout les siennes, de respecter les lois
de la pudeur et d'être, pour les jeunes gens, ce que Dubreuil a été pour lui. S'il
remplit tousses devoirs, il piie ce Dieu juste de répandre quelque douceur sur ses
jours et de veiller sur les amis qui « consoleut » sa vie, de rendre son nom béni
plutôt que célébré, d'oublier ses erreurs, et de l'entraîner, sans terreurs, vers les
jours éternels, en lui laissant trouver des charmes à l'espoir de mourir, et eu faisant
verser quelques larmes sur §a tombe.
CAHAMS AVANT LE IS lîRl MAIRE i8S
Selon un juge conipétenl (1), cette étude, qui n'a pas été sans
intlucnce sur le rapport de ïalleyrand, dénote une vue profonde
de ce que doit être l'enseignement supérieur.
Le premier des quatre projets de Discours portait sur linstruc-
tion publique ou sur l'organisation du corps enseignant; le
second, sur les fêtes publiques, civiles et militaires ;le troisième,
sur rétablissement d'un Lycée national; le quatrième, sur l'édu-
cation de l'héritier présomptif de la couronne et sur la nécessité
d'organiser le pouvoir exécutif.
"^Un bon système d'éducation publique est, dit Cabanis, le
moyen d'élever promptement les âmes au niveau de la constitu-
lion et de combler l'intervalle immense qu'elle a mis entre l'état
des choses et celui des habitudes. L'Assemblée constituante n'a
qu'un objet, rendre à l'homme l'usage de toutes ses facultés et la
jouissance de tous ses droits, faire naître l'existence publique,
de toutes les existences individuelles librement développées, et
la volonté générale de toutes les volontés privées, constantes
ou variables. Peut-être même devrait-elle se borner à protéger
les progrès de l'éducation, à donner la Constitution la plus favo-
rable au moi humain, et les lois les plus propres à mettre chacun
à sa place. Toutefois l'ignorance du peuple est si profonde, Iha-
bitude de regarder les établissements d'instruction publique et
gratuite comme le plus grand bienfait des rois, est si générale,
qu'il serait dangereux, et même impossible, de ne pas diriger
l'éducation d'après des vues nationales.
En premier lieu, il faut soumettre les collèges et les académies
aux magistrats élus par le peuple et non au pouvoir exécutif. En
second lieu, toutes les dépenses doivent être la récompense de
travaux déjà faits ou un encouragement pour des travaux à
faire. Les Académies ne choisiront que ceux dont les talents
leur auront été signalés par la puissance publique. On ne don-
nera point, pour les premières études, les bourses qui devront
toujours être le prix de quelque succès; on n'établira point l'ins-
truction gratuite, parce que le maître qui reçoit un salaire est
bien plus disposé à perfectionner sa méthode d'enseignement,
et le disciple, qui le paie, à profiter de ses leçons. En troisième
(1) Liard, l'EnseignevienL supérieur en France, Is"" vol. — M. Liard, tout eu
déclarant, Tautheuticité douteuse, ue Tattribue pas à Cabanis. Que Touvrage soit
réellement de Cabanis, c'est ce qu'on peut reconnaître par les idées qui y sont
développées, c'est ce qu'affirme d'ailleurs Ginguené.
180 L'ID?'OLOr,IE PllYSlOLOr.rOlIE
lieu, tous les hommes employés à l' éducation doivent, quant
aux fonctions d'instituteurs, dépendre uniquement des agents
du peuple. En quatrième lieu, il faut qu'il y ait, à tous les
degrés, des moyens d'avancement. Les paroisses et les cantons,
les districts et les départements se chargeront des frais qu'exige
réducalion des enfants pauvres; l'Assemhlée nationale assi-
gnera des sommes destinées à récompenser les maîtres qui se
distinguent dans leur enseignement et à secourir ceux que les
infirmités ou la vieillesse forcent d'abandonner leurs travaux. La
nation honorera et récompensera les philosophes, les littéra-
teurs, les savants, les artistes.
En cinquième lieu, l'Assemblée réglera l'organisation de l'en-
seignement public en général et constituera les écoles, déter-
minera le genre d'instruction qu'y recevront les élèves et l'esprit
dans lequel on y enseignera. Tout en encourageant l'étude des
langues mortes, en faisant surtout renaître de ses cendres cette
J)elle langue grecque dont le mécanisme est si parfaitement
analytique et dont l'harmonie appelle toutes les beautés du dis-
cours (1), elle ordonnera que tout enseignement public se fasse
en français. Mais elle se bornera à jeter ainsi les germes de tout
le bien que la perfectibilité de l'homme nous promet (2).
En sixième lieu, quoique tous les travaux de la société restent
libres, les magistrats doivent surveiller un certain nombre de
professions, médecine, chirurgie, pharmacie; en encourager et
en faciliter l'enseignement, former des écoles pratiques, par-
tout où la médecine s'enseigne et constituer les collèges de mé-
decine sur les principes qui peuvent seuls les perfectionner.
Dans chaque département un collège sera chargé de délivrer des
grades aux médecins et aux chirurgiens, d'examiner les apothi-
caires, les droguistes et les vétérinaires. Toutes les parties de
l'art de guérir seront réunies et on bannira ces idées de
prééminence, de subordination, qui ont été si longtemps une
source intarissable de débats entre ceux qui les cultivent. Les
professeurs, médecins d'hôpital, tiendront note des maladies
observées et du traitement suivi. On rendra publiques, dans
chaque département, parla voie de l'impression, les découvertes
médicales, chirurgicales et vétérinaires (3).
(1) Ce seul passage rappelle le traducteur d'Homère et d'Hippocrate,
(2) Voilà le disciple de Turgot et de Goudorcet.
(3) Cabanis s'occupe surtout des hommes : « Les femmes destinées, dit-il, à la vie
tlABAMS AVANT LE 18 lîRl MAIRE IST
i;inmiortel Bacon voit, dans les sciences naturelles, la vraie
colonne liunineuse qui doit nous conduire au sein des déserts.
Elles portent en effet des coups mortels aux opinions supersti-
tieuses, préparent l'extirpation des erreurs, et fraient la route
de la vérité. Il faut encourager, favoriser et faciliter l'étude de
la nature; former des cabinets de physique, d'histoire natu-
relle, des laboratoires de chimie et des jardins de botanique. Il
faut, avec les bibliothèques des maisons religieuses, constituer
de bons recueils de livres à l'usage du public et former, dans
chaque département, une collection de tous les instruments
des arts, en commençant par les plus nécessaires à la vie elles
plus appropriés aux localités.
Après ce discours vient un projet de décret. Les trois Acadé-
mies sont j-emplacées par une Académie nationale avec trois
sections : philosophique, littéraire, scientifique, et par une Aca-
démie des arts, avec cinq sections : peinture, sculpture, archi-
tecture, musique, art diamatique. Les écoles de théologie sont
reléguées dans des séminaires où l'enseignement se fera en
français. Les maîtres d'école, autorisés à recevoir une rétribu-
tion de leurs élèves, enseigneront à lire, à écrire, à calculer, à
lever des plans et à arpenter. Ils emploieront des livres qui
feront connaître la Constitution et les principes de la morale.
Dans les collèges, il y aura des chaires de grec, de latin, d'élo-
quence, de poésie, de philosophie et de physique. Les élèves
recevront, en dernier lieu, les leçons de philosophie et de phy-
sique. Le professeur de philosophie achèvera de faire connaître
les méthodes par lesquelles on marche d'une manière sûre à
la vérité, expliquera les rapports des hommes entre eux et le
système social, les droits des citoyens et les devoirs de l'indi-
vidu. Les professeurs des collèges seront citoyens actifs et, quand
ils se retireront, éligibles à l'Assemblée nationale. Les écoles de
jeunes filles, dans les campagnes, pourront être tenues par les
sœurs de charité, si l'Assemblée nationale les emploie pour soigner
les pauvres malades et diriger les ateliers charitables de femmes.
intérieure, ne doivent peut-être sortir de la maison paternelle que dans quelques
cas rares ; Rousseau, dont le souvenir et les maximes se présentent sans cesse
à resprit toutes les fois qu'on parle de liberté, de philosophie, de culture de
l'homme, était fortement pénétré de cette vérité, si familière aux peuples anciens,
que rhomme et la femme, ayant un rôle entièrement différent dans la nature,
ne peuvent avoir le même dans Tétat social. L'ordre éternel des choses ne les
fait concourir à un but commun qu'en leur assignant des places distinctes.
1.S8 L IDKOLOGIK PIIYSIOLO(;iQI i:
Dans le second Discours, Cabanis disliniçue les besoins qui
tiennent à la conservation de l'individu, à la propagation de les-
pèce et constituent la partie physique, des besoins qui, résultant
des rapports sociaux, tonnent le moral de Iboinme. II y a deux
classes de besoins moraux. Les uns doivent être satisfaits pour
que les rapports des individus ne soient pas dénaturés ou leurs
relations avec le corps social interverties dans leur mode et leur
objet ; ils servent de base à la justice. D'autres dépendent de la
faculté que l'homnie possède de partager les affections de tous
les êtres et particulièrement de ses semblables ; ils sont l'ori-
gine de tous les sentiments de bienveillance et de dévouement
qui, d'après l'admirable plan de l'auteur des choses (1), nous
font trouver notre bonheur le plus pur dans ce qui augmente
celui des autres. Cette faculté est surtout le principe de notre
sensibilité. Sur elle se fonde l'extension du bonheur des
hommes, après qu'ils ont satisfait les besoins physiques, fort
impérieux, mais bornés et faciles à apaiser. Au législateur, qui
ne peut tout faire, le moraliste vient en aide. Dans le cœur
des individus, dans le sein de la vie domestique, il porte les
principes salutaires, qui régissent la grande association. 11 cor-
rige les maux dont le législateur n'a pu délivrer entièrement
les choses humaines, confirme les biens qu'ont augmentés
les institutions politiques et augmente ceux qui se sont dérobés
à leur influence. Le législateur et le moraliste, d'accord entre
eux, montrent de quelles vertus l'homme est capable et à quelles
jouissances la nature le destine. Quelques petites peuplades de
la Grèce, dont l'histoire est véritablement instructive (2), ont
joué un très beau rôle, quand les philosophes, qui les avaient
éclairées par leurs écrits, furent chargés de rédiger des lois.
On peut prévoir des avantages plus grands pour l'empire fran-
çais, dont les nouvelles lois ont été préparées et formulées par
des sages. Toutefois, pour faire obéir l'homme, il faut bien moins
le convaincre que l'émouvoir. C'est à quoi l'on arrivera par
mie bonne organisation des fêtes nationales. Elles retraceront,
honoreront, consacreront la Révolution et la constitution.
Cabanis rappelait, dans le troisième Discours, que le but
général de l'association est le perfectionnement du bonheur de
(1) Remarquer rexpressiou sur laquelle uous reviendrons à propos de la discus-
sion avec Bernardin de St-Pierre et de la Lettre sur les causes premières.
(2) On reconnaît encore le traducteur d'Hom'.'re et l'admirateur des Grecs.
CABANIS AVANT LE 18 RUl MAIRE 189
llioiiiuie, que celui de l'educatiou est le perfectionueiiieiiL des
moyens par lesquels s'étend notre existence et s'accroît notre
bonheur. Or, tous nos besoins et les moyens que nous avons de
les satisfaire se réduisent à la sensibilité, le dernier fait auquel
on puisse remonter d«us létude de Ihomme (1). L'action de
l'éducation sur l'existence physique et morale est à peu près
indéiinie, les progrés méthodiques en sont absolument incalcu-
lables. Elle mettra l'individu en état de vivre convenablement
avec ses semblables, car les relations morales s'établissant sur-
tout entre les êtres de môme âge, l'éducation publique est la
meilleure pour les hommes. Un Lycée national procurera à l'é-
lite de la jeunesse les moyens de terminer ses études. Cent élèves,
envoyés par les départements, y seront entretenus pendant un
temps déterminé. On y réunira une immense collection des pro-
duits de la nature, les chefs-d'œuvre du génie dans les sciences
ou dans les arts, les machines par lesquelles les découvertes
se démontrent ou les travaux s'exécutent. On y appellera les
philosophes et les gens de lettres, les savants et les artistes les
plus célèbres qui y enseigneront, d'après une méthode générale,
tout ce qui peut faire éclore, agrandir, développer les facultés
intellectuelles. L'art de diriger l'entendement dans la recherche
de la vérité ou de l'appliquer aux différents objets de nos études,
sera le but poursuivi. On y formera des hommes propres à tout :
législateurs, politiques, savants, artistes. On créera ou on per-
fectionnera, pour l'esprit, des télescopes et des leviers sem-
blables à ceux que l'optique et la mécanique ont créés pour les
yeux et les mains (i). Dans cette école encyclopédique, la chaire
de méthode sera la base de toutes les autres (3). L'art de raison-
ner est l'art de bien voir, de bien entendre, de sentir juste. Il
faut analyser l'objet, le démonter pièce à pièce, puis le remonter
et le mettre à côté de ce qui doit lui servir de terme de compa-
raison. On analyse de même les idées. En généralisant, on
classe objets et idées par leurs analogies. Puis, par gradations
successives, on va des objets ou des idées les plus simples, les
plus faciles à connaître, jusqu'aux plus complexes. Les connais-
sances sont incontestables, si la chaîne qui les lie ne souffre
aucune interruption. En se servant du connu pour découvrir
(1) La même idée se retrouvera au début du second mémoire des Rapports.
(2) La même idée est développée par Laromiguiére ; cli. viii, g 3.
(3) Cabanis est le disciple du xviii' siècle et de Descartes.
190 L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
rincoiiiiu, on forme des axiomes, qui coiiipreniient un nombre
croissant d'idées particulières. Des opérations de Tesprit, repré-
sentées par des signes, espèces de pierres numéraires qui
marquent la route suivie, naît le raisonnement, qui se perfec-
tionne avec le langage. Aussi Condillac disait-il que les langues
sont des méthodes analytiques, et les méthodes analytiques de
véritables langues. Ainsi il ouvrait une nouvelle route à l'esprit
humain (1).
La grammaire universelle est inséparable de la méthode uni-
verselle. L'étude des sciences et des arts n'en est que lapplica-
lion pratique. Qu'on ne croie pas réfuter ces vues, en les tiai-
tant d'idées abstraites ou métaphysiques. La métaphysique est
le seul guide de l'homme qui, sans elle, ne comparerait jamais
ses sensations et ne tirerait aucun résultat de leur comparaison.
D'ailleurs la métaphjsique de Locke, d'Helvélius, de Bonnet et
de Condillac n'est que l'art de juger, dontla nature nous enseigne
les éléments. Quand nous comparons et concluons, nous fai-
sons de la métaphysique. Nous en faisons lorsque, de faits
épars, nous composons des notions générales, lorsque, d'obser-
vations individuelles, nous tirons des règles ou des principes.
De la métaphysique, le genre humain peut atteiulre l'agrandisse-
ment de son existence, sa perfection et son bonheur (:2).
Chaque science, disait en terminant Cabanis, ajoute à la masse
{i) bixni le prouiier MfiiiMiif, Caliauij ajoute qu'il faut ilouuer au mot lanfjiie
le sons le plus étendu (1, 72).
(-2) Cf. D. de Tracy, ch. v et vi. Le projet de décret institue au Lyiée natioual
uue chaire de méthode, uue d'économie pul)lique (?) et île morale, une d'histoire
uni>ersclle, uue de !.'éométrie et daltréhre, uue de mécaui<iue et d'Iiydraulique, une
de jiliysiijue irénérale, uue d'histoire naturelle et uue de chimie, une de i)hysi([ue
expériuicutale et uue de physioioi^ie ou de physique auimale. 11 aura trois chaires
de langues aucienues, hébreu et ses dialectes, grec, latin ; trois de langues
nrientaUs, turc, arabe, persan ; ([uatre de lantrues européennes, italien, espagnol,
anglais, allemand; deux de littérature, éloquence et poésie; quatre des arts, pein-
ture, sculpture, architecture, musique. Voici comment Cabanis justifie ra\aut-der-
nière proposition : « L'utilité des lauL'ues modernes doit être considérée sous deux
rapjiorts très divers, mais très étendus Tnn et l'autre. Le premier embrasse tout ce
qu'elles ont de lelatif à l'étude même de l'entendement humain et des modilications
que ses procédés ou leurs signes éprouvent de la part des circonstances locales et
politi([ues. Sous ce rapport, les laugues modernes entrent dans les éléments de la
véritable métapliysique, mais uniipiemcnt comme les langues anciennes dont elles
ne ditlercut point en cela. Le second rapport est fondé sur les connaissauces qui
se puisent dans leurs écrits, sur les relations commerciales dont elles peuvent devenir
le moyen, sur les voyages savants ou diplomatiques qu'on ne saurait entreprendre
sans leur secours, sur les échanges de lumières et de richesses qui doivent eu résul-
ter; c'est le côté par lequel Tétudc des langues vivantes est de l'application pratique
la plus vaste, de l'utilité la plus immédiate et la plus sensible. '> Ou a été fort
longtemps, en France, avant d'accepter les idées de Cabanis.
CABANIS AVANT LE 18 BRIMAIUK 101
de nos idées, parce quelle repose sur des faits propres (iiii
donnent des idées générales ou principes. Ces principes, com-
parés avec ceux des autres sciences, fournissent des idées
plus générales encore; on range ainsi sous un petit nombre de
chefs tous les travaux de l'entendement et on trouve une source
de combinaisons inconnues. Que les bommes apprennent cette
vérité si consolante et inscrite à chaque page de notre histoire
la plus intime: la raison n'est que la nature elle-même, la vertu,
que la raison mise en pratique, et Tart du bonheur, que celui de
la vertu (1).
Le Journal de la maladie et de la mort de Mirabeau (avril
17911 n'a pas été assez consulté par ceux qui ont cherché ce
qua fait et ce qu'eût pu faire Mirabeau (:2). On y voit clairement
combien se préoccupent peu de la vérité historique ceux qui
continuent à parler du poison qui aurait hâté sa mort, combien
aussi les écrivains modernes qu'on dit les plus simples sont
souvent encore emphatiques (3). Cabanis, comme plus tard Ver-
morel (4), estime, après avoir parcouru la correspondance avec la
cour, que Mirabeau n'a jamais abandonné la cause pour laquelle
il avait d'abord combattu.
HT
Avant de préparer son travail sur llnstruction publique, Caba-
nis avait lait paraître des Observations sur les Hôpitaux, qui
amenèrent sa nomination à la Commission des Hôpitaux de
(1) Le quatrième Discours contient un passade important sur Ilelvétius: « Un phi-
losophe cclèbre. dont les écrits ont rendu les plus importants services à la raison et
dont les \ertus ont donné les plus LTauds exemples a son siccle, Helvétius, disait
quil n'y a que deux sortes de gouvernements : les bons et les mauvais. Les autres
différences par lesquelles on les distiui-'ue, dans les ouvrages et dans les éi^oles
d'économie politique, lui paraissent entièrement frivoles. Eu effet, elles n'ont lïuère
de réalité que dans des accessoires insitruifiants ou dans des formes superficielles,
qui ne cluiuirent rien à l'essence des ch(jses. Partout où la loi résulte de la volonté
f^énérale bien recueillie, partout où cette loi s'exécute sans résistance, partout où son
action se fait sentir indistinctement à tous les membres de la société, l.i sans doute,
quelles que soient d'ailleurs les formes législatives, administratives, judiciaires, la
souveraineté part de sa ^éritible source, le droit des individus est respecté, la liberté
pubhque repose sur des bases solides. »
(2) Mignet dit qu' « en publiant ce chef-d'œuvTC touchant, Cabanis a rendu un
service immortel à l'histoire >-.
{3j Thiers eût dû tenir compte du jugement de Miguet et ne pas refaire après
Cabanis le récit de la mort de Mirabeau.
(4) Mirabeau (Bibliot. >'at.). « Mirabeau est certainement un dés pères les ]>\n-
illustres de la Révolution dont nous somrues tous les fils. "
10-2 L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
Paris, où il siégea en 1791, 1792 et 1793. Il demandait que l'on
remplaçât les grands hôpitaux par des maisons où Ton ne réuni-
rait pas plus de cent cinquante malades : « Dans ce moment,
disait-il, où la nation s'occupe avec ardeur de tout ce qui peut
assurer le bonheur public, il est impossible qu'elle ne porte pas
ses regards sur des désordres qui trompent les vues charitables
de la société, et qui viennent aggraver les maux du pauvie jusque
dans le sanctuaire de la bienfaisance... Cet objet intéresse les
âmes sensibles, puisque le sort de la classe la plus mallieui'euse
en dépend : mais il nintéresse pas moins le puissant et le riche,
puisque la sûreté d^ leurs jouissances est toujours en raison
inverse des souffrances et des mauvaises mœurs du peuple. »
Bon nombre de ces observations n'ont plus aujourd'hui dap-
plication; quelques unes mériteraient détre examinées et discu-
tées. Nous préférons indiquer les idées qui nous révèlent ce que
pensait alors Cabanis. La pauvreté est pour lui l'ouvrage des
institutions sociales, comme les grandes richesses, dont elle est
la suite. Il serait injuste, autant qu'inqjolitique, de vouloir pré-
venir ou faire cesser toute inégalité, mais il est encore plus impo-
litique et plus injuste de la produire par art et de la pousser
jusqu'à des proportions qui ne sont pas naturelles. Si les
hommes ne se réunissent et ne cherchent à augmenter leurs
forces que pour accroître leur bonheur, chaque individu i)erd de
son bonheur, toutes les fois qu'il sort de l'ordre (1) et quil déna-
ture ses lapports avec ses semblables. La somme des vertus
d'une nation, prise en niasse, est la masse de la félicité publique;
chaque vice est une menace, chaque ci"ime un attentat contre
elle, mais les classes supérieures sont celles qui se ressentent le
plus, en bien ou en mal, des bonnes ou des mauvaises mœurs de
la dernière classe. A tous égards, la vénéiation pubhque est due
ù « ces filles respectables que la religion et l'humanité dévouent
au service des malades, sous les regards de ce Dieu auquel elles
ont fait le sacrifice le plus sublime ». Avant que l'Assemblée
nationale songeât à rendre la liberté aux religieuses, Cabanis
avait quelquefois pensé, qu'il y aurait un moyen bien simple
d'arracher au désespoir, aux remords et aux aliénations d'esprit
qui en sont la suite, les filles infortunées qui réclament contre
des vœux imprudents. Toute leligieuse, trompée sur sa vocation,
(1) Voyez la Lettre mtr les causes premières.
CAHAMS AVANT LE 18 BRUMAIRE 1}>3
f ùl ()a quitter le cloître en passant chez les sœurs de la charité,
à qui le gouvernement devrait confier le soin des hôpitaux. Kl ce
projet lui paraissait devoir être également approuvé par la reli-
gion, la raison et l'humanité.
A l'imitation dHippocrate, dont il vante les immortels écrits,
les médecins doivent rédiger des journaux d'ohservations ana-
logues aux Épidémies. Des écoles pratiques rendraient, avec
les journaux faits par des praticiens éclairés et prudents, les
plus importants services. C'est surtout à l'observation qu'on doit
recourir: les systèmes, ou les principes généraux, ne doivent
être que le résultat direct et précis de tous les faits qui s'y
rapportent, et si clK^pie lionune, en médecine surtout, pouvait
tout voir de ses yeux, il serait peut-être avantageux de fermer
tous les livres et de ne cousidter que la nature.
En termes émus, Cabanis rapi)elait Dubreuil, dont l'amitié
tendre et courageuse manquait bien plus à son cœur que ses
lumières à son instruction. Avec Sieyès, dont il cite la belle
héclaraiion des droits, il admet que la société doit des secours
à tout individu hors d'état de pourvoir à ses propres besoins.
Pour lui, la grande maladie des Etats civilisés est la mauvaise
distribution des forces politiques et la disproportion choquante
des fortunes. Les institutions sociales sont faites pour corriger
ce que la nature peut laisser de vicieux dans la situation de
l'homme. Mais, dans presque tous les cas, l'aumône est un
crime public, car si elle peut satisfaire celui qui doime, et lui
procurer des jouissances qu'il demanderait inutilement à son
or, elle dégrade celui qui reçoit, l'habitue à la paresse, ouvre
son cœur à tous les vices et le prépare à tous les attentats (1).
A la Commission de? hôpitaux, Cabanis fit des rapports, dont
il tira un ouvrage (2), publié pour faire connaître ce que le rai-
sonnement et l'expérience lui avaient appris sur la mendicité,
« la plus redoutable des maladies qui minent les États mo-
dernes ». A la sensibilité, principe des besoins, cause détermi-
nante des volontés, des appétits, l'homme joint la faculté de par-
tager les affections des autres êtres sensibles et surtout de ses
semblables. Ces deux facultés, identifiées et confondues dans son
(1) Od peut retnjuver des idées analogues chez Speucer, Introduction à la
Science sociale, Morale évolutionnisle.
(2) Dubois rrAinieus [Dictionnaire philosophique) donne, comme de 1796, l'Essai
sur les secours publics ; Mignet place avec raison l'ouvrage en 1792.
PiCAVET. 13
\n L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
organisation, conslitiient sa véritable supériorité. La seconde
est le principe de la bienfaisance; la réflexion, s'ajoutant à ce
sentiment, pour ainsi dire instinctif, montre au riche qu'il est de
son devoir et de son intérêt de secourir le pauvre. Mais le corps
social ne reconnaît pour loi que son utilité propre. Ceux qui le
représentent doivent avoir sans cesse le peuple tout entier sous
les yeux et s'interdire toute préférence entre ses membres, subs-
tituer la justice, qui se répand sur tous, à la pitié qui se nourrit
(rimpressions particulières, et avoir pour principal objet le
maintien de la paix, du bien-être et du bon ordre. La charité est
une vertu quil faut raisonner, un art quil faut étudier. L'au-
mône, mal dispensée, devient une nouvelle cause de désordre
et aggrave toutes celles de la mendicité. L'augmentation des
secours augmente le nombre des pauvres : les habitudes viles de
vagabondage et d'oisiveté deviennent bientôt les mœurs géné-
lales ; la morale se dégrade, par le remède même qu'on voulait
opposer à la corruption. Les individus, inconsidérés dans leur
bienfaisance, font le mal en petit; les gouvernements le font en
grand; ils amènent la perte de l'esprit de famille, de l'amour du
travail, des sentiments lil)res et fiers, l'abrutissement et la
corruption (1).
Les gouvernements établissent des hôpitaux de valides ou de
malades et des ateliers de travail. Peut-être les secours à domi-
cile, bien organisés, seraient-ils préférables. Avec le tableau
complet des faits rassemblés dans les divers pays, avec le
résultat des tentatives faites par les hommes bienfaisants et
sages, on pourra former des plans de secours publics mieux
entendus, et voir plus clairement les causes des désordres qui
s'introduisent partout dans la distribution des richesses. Parmi
ces causes, il faut citer toutes les mauvaises lois, toutes les
erreurs des gouvernements (2). Une révolution augmente passa-
gèrement les maux pom'la réparation desquels elle était faite. Si
d'insensés démagogues épouvantent les propriétaires, les causes
de la mendicité s'accroissent d'une manière encore plus effrayante.
La mendicité et les grandes richesses, dit Cabanis, en dévelop-
pant une idée antérieurement indiquée par lui, ont la même
source : les richesses ou trop immenses, ou amassées par de
faux moyens, produisent et aggravent la mendicité. Les plus
(1) Ne serait-il pas bon pour nous encore de suivre ces conseils ?
(2) On retrouve le disciple d'Helvétius, de Turgot, de d'Holbach.
CABAMS AVANT LE 18 BRIMAIKE 10a
forts, les plus habiles, les plus riches ont institué les gouveine-
uients et promulgué les lois: ils ont voulu augmenter leur
force, leur richesse, linfluence de leur habileté. Le peuple igno-
rant n'a pas vu où était son véritable intérêt; les petites inéga-
lités de la nature ont été remplacées par d'autres, factices,
injustes et monstrueuses. Une bonne constitution, de bonnes
lois, un bon gouvernement, voilà le véritable partage des
terres, le seul qu'avouent la justice, la raison et la nature.
En attendant que l'heureuse influence de la liberté délivre le
législateur du soin de pourvoir à la subsistance des indigents, il
faut organiser les secours, pour maintenir la paix et l'ordre nou-
veau. Celui qui, pouvant travailler, refuse de le faire, ne mérite
aucun secours et doit être sévèrement surveillé. Celui qui, man-
quant de pain, demande du travail, doit trouver l'un et l'autre.
Mais faut-il instituer de grands ateliers où tout individu ait, à
chaque instant, un travail facile? De tels établissements sont vi-
cieux et produisent toujours des effets directement contraires à
leur but : les ouvrages projetés ne se font pas, le patrimoine des
pauvres se dissipe sans fruit, des hommes utiles prennent des
habitudes de fainéantise et peuvent même devenir dangereux
pour la société, la main-d'œuvre enchérit et les travaux nourri-
ciers languissent. Seul l'intérêt particulier garantit la prospérité
publique : il suffit de l'éclairer. Donc la meilleure manière d'oc-
cuper lés pauvres est de les laisser isolés en leur fournissant du
travail à la tâche, dont ils rendent compte et reçoivent le salaire,
à mesure qu'il se trouve fait. Si l'on ne peut éviter les grands
ateliers, il faut, autant que possible, en charger, par entreprise,
des hommes industrieux qui en feront leur affaire propre.
De môme les malades doivent être secourus, de préférence, à
domicile, soignés par leurs parents ou par des femmes que
choisirait la commune. Quant à ceux qui nont ni demeure, ni
famille, il faut les envoyer dans des hôpitaux. Dans les prisons,
il faut isoler et faire travailler les condamnés. Pour les enfants
trouvés, on aura recours au zèle des ci-devant sœurs de la
Charité, qui devraient, dit Cabanis, dépouiller leur esprit, comme
leur costume de confrérie, et voir, dans le règne de l'égalité,
celui des maximes les plus pures de cette religion qu'osent
invoquer, dans leur révolte, les chefs hypocrites des mécontents.
Pour le traitement des fous, il propose quelques-unes des
réformes que Pinel devait introduire et faire accepter.
J9G L'IDÉOLOGIE PIIYSIOLOfilOLE
Pendant la Terreur,. Cabanis, qui avait refusé de fuir le danger
en allant représenter la France aux: États-Unis, demeura à
Auteuiloù s'était également retiré D.de Tracy. Plus heureux quf
son ami, Cabanis ne fut pas inquiété, à cause, dit Mignet, du
respect reconnaissant quil avait inspiré à tous dans le village
dont il était le médecin et le bienfaiteur. Pour distraire
M""= Helvétius « de ses dégovits et de ses afflictions », il traduisit
neuf morceaux de Meissncr, la Stella de Gœthe,*le Cimelière dr
Campagne de Gray et la Mortd'Adonh de Bion, publiés en 1797
et dédiés à sa mère adoplive.
Après la chute de Robespierre, Garât devint commissaire de
l'instruction publique, avec Ginguené et Clément pour directeurs
adjoints. Cabanis s'intéressa à l'exécution du vaste plan formé
pour l'organisation de l'enseignement. Il communiqua à Garât
quelques vues sur l'application des méthodes analytiques à
l'étude de la médecine. Garai, les trouvant justes et utiles,
l'encouragea à les mettre en ordre. Cabanis suivit son conseil.
Mais son cadre s'agrandit. Il conçut le projet de ramener à des
éléments très simples toutes les parties de la médecine et
d'indiquer, pour chacune, la méthode qui peut seule en diri-
o-er avec sûreté l'étude et renseignement. Pendant l'hiver de
l'an III, il écrivit l'introduction qu'il se proposait de mettre en
tête de l'ouvrage : il y esquissait les différentes révolutions de
la médecine et les prhicipes généraux qui doivent présider ^i
sa réforme. Cette partie de l'ouvrage était achevée en avril
1795.
Aucune science, dit Cabanis, n'a plus besoin que la médecine
de l'esprit philosophique. Dans un moment où se renouvellent
toutes les sciences, les médecins doivent regarder, comme un
devoir, de réunir leurs efforts pour régénérer leur science et leur
art. Que la médecine emprunte donc le langage sévère et précis de
la physique, le ton coramunicatif et, pour ainsi dire, vulgaire de
la morale ; qu'elle systématise ses principes par l'observation,
l'expérience et le raisonnement, et qu'elle perfectionne la forme
de son enseignement. Pour sa part, Cabanis a conçu une classi-
fication nouvelle de ses parties. Il a adopté un ordre meilleur
pour l'exposition des faits sur lesquels elle repose et des notions
que fournit l'examen refléchi des faits. Enfin il espère, par une
détermination plus rigoureuse du sens des mots, bannir entière-
ment de la langue médicale le vague et lobscurité.
CABAMS AVANT LE 18 BRIMAIRE 10"
L' Introduction rappelle V Esquisse de Coiulorcet et trace Ihis-
toire des révolutions delà médecine. Elle caractérise chacune
délies par les circonstances qui l'ont lait éclore et les change-
ments qu'elle a produits dans l'état ou la marche de la science.
C'est en rapprochant les résultats ahisi ohtenus des méthodes
philosophiques modernes, que Cahanis indique ce qui lui parait
utile à la réforme de la médecine et de son enseignement. Il
rappelle brièvement (1) les conclusions de son ouvrage sur
la Certitude de la médecine. L'étude de la nature est en général
celle des faits et non celle des causes. Nous n'avons pas besoin,
pour étudier les phénomènes que présentent les corps vivants et
pour en tracer l'histoire fidèle, de connaître la nature du prin-
cipe qui les anime, ni la manière dont il met enjeu leurs ressorts.
Il sulllt de bien constater les phénomènes, d'épier l'ordre sui-
vant lequel ils se reproduisent et leurs rapports mutuels, de les
classer, en tenant compte de cet ordre et de ces rapports. Ainsi,
par l'observation, l'expérience et le raisonnement, nous pouvons
connaître les mouvements réguliers qui s'exécutent pour entre-
tenir la santé, ou ceux qui tendent à la rétablir pendant la ma-
ladie, les substances, qui, appliquées dans ce dernier cas aux
corps vivants, y produisent les mêmes efforts et les mêmes phé-
nomènes. Si la médecine a une utilité pratique pour la société,
elle sert, en outre, à la connaissance du système animal, qu'em-
brassent, dans leur ensemble, les sciences naturelles, car les
maladies font ressortir beaucoup de phénomènes, très difficiles
à bien apprécier sans elles (2) et dévoilent plusieurs ressorts ou
propriétés qui s'effacent et disparaissent dans l'uniformité dim
état plus régulier et plus constant. Elle jette enfin un jour néces-
saire sur la base de toutes les sciences morales et peut avoir,
sur le perfectionnement du genre humain, une influence directe
en améliorant le physique, indirecte, en contribuant aux progrès
de l'éducation morale.
En partant de la nature constante des choses, on voit que
l'homme a dû chercher de bonne heure les moyens d'apaiser les
douleurs et de guérir les maladies dont il était atteint. On doit
(1) L'ouvrage comprend cinq chapitres : i. L'art de lïuérir. ii. Tableau des révolu-
Uons de Yarl de guérir, depuis sa naissance jusqu'à son introduction chez les
Romains, m. Vues générales sur l'enseignement de l'art de guérir, iv. Considéra-
tions particulières sur diverses branches de la médecine, v. Objets accessoires.
(2j Cabanis développera ces idées dans les Rapports et plus spécialement dans le
septième .Mémoire.
198 L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
présumer (1) que les découvertes très lentes furent souvent le
produit de hasards heureux. Le besoin força à observer et con-
duisit à de nouvelles découvertes. Après les poètes et les prêtres,
les premiers philosophes classèrent les observations médicales,
pour les soumettre à l'examen du raisonnement, mais transpor-
tèrent dans la médecine des hypothèses d'autant plus fécondes
que la physique, l'astronomie, la géométrie, doii ils les tiraient,
étaient absolument étrangères à l'étude du corps vivant. Acron,
génie original et hardi, voulut ramener l'art de guérir à l'expé-
rience ; Hippocrate sépara la médecine de la philosophie, mais
essaya de la rendre philosophique et de la ramener à l'expérience
raisonnée, en la délivrant des faux systèmes et en lui donnant
des méthodes sûres. Du môme coup il fit rejaillir, sur la philo-
sophie morale et physique, les lumières de la médecine. De nos
jours encore, médité par les médecins, consulté par les philo-
sophes ou lu par les hommes de goût, il est et sera toujours
pour chacun d'eux, un des plus beaux génies de l'antiquité.
Galien donna à la médecine hippocratique un éclat qu'elle
n'avait point eu dans sa simplicité primitive. Mais l'art, sur-
chargé de règles superflues ou trop subtiles, s'embarrassa dans
beaucoup de difficultés nouvelles, qui ne tiennent pas à la
nature. La médecine fut enseignée avec éclat à Alexandrie. Les
Arabes commentèrent Galien et Hippocrate, s'approprièrent les
idées des auteurs moins connus et introduisirent quelques amé-
liorations importantes dans la préparation des remèdes. Les
alchimistes, poursuivant des chimères, eurent des idées saines
ou plutôt des vues heureuses en médecine (2). Paracelse, le pro-
totype des charlatans, rendit des services réels, sentit les vices
de la médecine et entrevit les réformes qu'elle exigeait. Vésale
et Colombus, Carpi et Mercurialis, Capivaccius, Calvus et
Prosper Martian, donnèrent à la médecine italienne un éclat
égal à celui qu'avait eu la médecine grecque. L'école de Paris
revint à Hippocrate. Stahl, un des génies extraordinaires que la
nature semble destiner de temps en temps au renouvellement
des sciences, changea la face de la chimie et tenta de faire, pour
la médecine, ce qu'il avait fait pour la chimie. Van Helmont
annonça de brillantes vérités dans la langue des charlatans.
(1) On reconnaît ici les hypothèses que Cabanis, comme Condorcet et tous les
idéologues, est trop souvent porté à substituer aux faits.
(2) Berthelot, les Origines de V Alchimie; Boutroux, Revue plnl., mai 1886.
CABANIS AVANT LE 18 BRUMAIRE 199
SydtMiham, l'ami de Locke, ramena la pratique à l'expérience el.
fit ainsi une véritable révolution en médecine.
Bacon, surtout Descartes mieux compris tout d'abord, trans-
formèrent la philosophie rationnelle et les sciences expérimen-
tales. La médecine devint cartésienne. Boerhave publia des
ouvrages qui sont des chefs-d'œuvre d'érudition et de critique,
de clarté, d'ordonnance et de précision, mais où. se trouvent
malhein-eusement des hypothèses peu justifiées qu'il emprunte
à la chimie, à la mécanique, à l'hydraulique et où les résultats
précèdent trop souvent l'exposition et la classification des faits.
Bordeu et Venel, Lamurre, Barthez et ses disciples ont formé,
des opinions de Stahl, de Van Helmont et du solidisme, une
doctrine nouvelle qui, perfeclioiuiée par l'application des mé-
thodes philosophiques et les progrès des autres sciences, se rap-
proche de plus en plus de la vérité.
Au xvm" siècle seulement, l'enseignement a fait de véritables
progrès. Plusieurs parties des connaissances humaines ont
atteint une sorte de perfection ; de riches matériaux sont ras-
semblés pour les autres. Il ne s'agit plus que d'appliquer à toutes
les vraies méthodes et surtout de les appliquer avec la même
rigueur. Le philosophe tracera ces méthodes; le législateur en
transportera l'esprit dans l'organisation des établissements pu-
blics d'instruction.
_. C'est par la sensibilité, qui fait concourir tous les organes à
l'action du cerveau, que l'homme apprend à connaître les
objets. Ses sensations sont la cause occasionnelle et directe, ses
organes, les instruments immédiats de son instruction. Il
s'en crée d'autres. De leur perfectionnement successif dé-
pend celui du genre humain. Hippocrate, Aristote et Épicure
paraissent seuls, chez les anciens, avoir reconnu que les sensa-
tions sont les véritables matériaux de nos jugements. Bacon
a tracé un plan de réforme scientifique. Hobbes et Locke, Bon-
net et Condillac ont perfectionné les vues de Bacon et rendu
les procédés de l'analyse philosophique plus simples et plus -
sûrs.
Dans l'art de guérir, il y a de grandes difficultés pour appli-
quer l'analyse à l'observation et au traitement des maladies,
à la classification des remèdes. C'est pourquoi il faut revenir
à l'observation des faits particuliers et mieux circonscrire la
Taleur des signes généraux pour en former des définitions.
200 L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
Or il n'existe pour nous que des faits, cause ou effet, dans les
phénomènes qui arrivent constamment à la suiLe l'un de l'autre.
Éclairer et étendre les premières règles que donne un instinct
heureux ou le savoir, les enchaîner et les coordonner, en perfec-
tionner l'application, enrichir la méthode par des observations
constantes et la diriger de jour en jour par des vues plus géné-
rales et plus sûres, donner aux mots de lexactitude et réformer
la langue mal faite, telle est la véritable méthode à employer
en médecine. Or l'esprit marche toujours du connu à linconnu
et une langue bien faite doit offrir des pierres dattente pour
les mots nouveaux que pourront exiger les découvertes futures :
le nom ne doit donc être ni la description, ni la définition de
l'objet, dont on ne saurait représenter les propriétés ou les
circonstances caractéristiques dans la formation même ou dans
l'association des mots.
Les médecins dai Heurs ont souvent fait à leur art, une fausse
application des doctrines philosophiques et des théories chi-
miques, géométriques, algébriques, etc. La médecine philoso-
phique a renversé certaines théories et en a ridiculisé d'autres.
Seules les observations ou les faits relatifs à chaque branche de
l'art, surnagent au milieu du naufrage universel. Les savants
ne mettent plus leur gloire à défendre une opinion, mais à
faire preuve d'un bon esprit, en cherchant sincèrement la vérité
et en reconnaissant leurs propres erreurs. Les vrais philosophes,
indifférents aux résultats de leurs recherches, ne veulent qu'être
exacts (1). Comme Descartes, ils pensent qu'il est bon de faire,
de temps à autre, une sévère revision des connaissances mêmes
qui ne laissent aucun motif d'incertitude, parce que, d'ordi-
naire, l'habitude de croire équivaut à une démonstration.
Rendre compte de l'ordre et de l'enchamement des objets ou
des faits, et th-er, de ces rapports, toutes les conséquences immé-
diates, voilà ce que les meilleurs esprits ont fait, pour quelques
sciences, et voilà ce qui reste à faire en médecine. Il y faudrait
des recueils complets et bien ordonnés d'observations, de
courts exposés théoriques, où l'on rendrait compte de l'esprit
dans lequel ces recueils sont et doivent être formés, comme
des résultats les plus directs à en tirer. Dira-t-on qu'on cou-
pera les ailes au génie? mais, d'abord dans les sciences qui de-
(1) Voyez ce que dit D. de Tracy dans sou Mémoire sur Kant (cli. vi, § 3).
CABANIS AVANT LE 18 BRUMAIRE 20t
mandent de l'attention et de rexactitude, il vaut niinix lui
mettre du plomb aux pieds que de lui donner des ailes (Is En
outre, une carrière nouvelle et sans limites s'ouvrira devant lui :
vingt-cinq ou trente ans suffiront à vérifier les observations; nn
égal espace de temps permettra de répéter les expériences et
(ien constater les résultats. Les méthodes pratiques recevront
la sûreté dont elles sont susceptibles. Tous le^ problèmes
seront résolus et la médecine se trouvera au niveau des autres
sciences par sa certitude, comme elle est peut-étro au-dessus
d'elles par son objet et son but.
L'analyse, au fond toujours la même, est une analyse de
description ou de décomposition et de recomposition. Elle est
historique, si elle forme des histoires raisonnées, où la succes-
sion des faits relatifs à tels ou tels objets de nos recherches,
se développe dans l'ordre naturel; déductive, quand nous opé-
rons sur les produits de notre entendement ou plutôt sur leurs
signes. Lorsque Condillac suppose un homme, arrivé de nuit
dans une maison et découvrant tout à coup la campagne envi-
ronnante, il y a décomposition et recomposition de l'objet, puis
déduction d'idées, enfin analyse historique. Quand il démonte
une montre et la remonte pièce à pièce, il décompose et recom-
pose à la manière des chimistes. Quand, dans la Lfinrjue des
Calculs (2), il considère l'analyse comme une suite de traduc-
tions qui nous fait marcher d'identités en identités, ce qui n'est
pas exact d'ailleurs (3), il fait une analyse de déduction à la-
quelle il réduit tout l'artifice du raisonnement.
En médecine, l'analyse de description donne la forme, la cou-
leur, la situation d'un organe, ses rapports de voisinage, d'éloi-
gnement, de ressemblance ou de ditférence avec d'autres parties.
L'analyse chimique fait trouver les corps simples qui composent
les parties. L'analyse historique expose les fonctions d'un organe
et les mouvements d'un muscle ; l'analyse de déduction tire des
conclusions justes. L'analyse historique doit parcourir avec
attention la chaîne'' entière des changements ou des phéno-
mènes. S'il s'agit d'une maladie, on ne saurait s'y dépouiller,
avec trop de soin, de toute prévention, de toute idée étrangère
(1) CeUe pensée de Bacon sert d'épigraphe à la Logique de D. de Trai-y.
(2) On reconnaît que Cabanis a revu son ouvrage avant de l'imprimer en l'an XIl,
puisque la Latif/iie des Calculs ne fut publiée qu'en 1798.
(3; Cabanis reproduit les mêmes réserves dans une lettre inédite à Biran, cf. ch. vu,
§ 3. Cabanis n'est donc pas disciple fidèle de Condillac.
202 L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
aux faits qu'on a sous les yeux. Il faut voir ce qui est, et non ce
qu'on imagine ; peindre ce qu'on a vu, sans y mêler aucune des
conséquences qu'on en a tirées (1). L'analyse chimique ne peut
pas toujours recomposer les corps, et les conclusions auxquelles
elle conduit n'ont souvent pour appui que des probabilités.
Les idéologistes comparent avec raison, dans l'analyse de déduc-
tion, la suite d'évolutions des idées, au jeu des petites boîtes
renfermées les unes dans les autres ; le premier raisonnement,
à la boîte qui renferme toutes les autres (2). Si l'on emploie un
langage exact et si l'on ne sort point de la théorie, on peut
donner une certitude entière à ses conclusions; dans les appli-
cations pratiques, on ne fait que des calculs de probabilité.
Tantôt, c'est entre deux limites connues que se trouve la
vérité dont on peut s'approcher de plus en plus : ainsi fil
lis 7
Métms, exprimant par ^ au heu de - le rapport du diamètre
à la circonférence. Tantôt le calcul rassemble, en faveur d'une
opinion ou d'une conclusion, des motifs plus ou moins nombreux,
plus ou moins graves : nous croyons que le soleil se lèvera
demain, parce que l'expérience des siècles a prouvé que cet ordre
est constant.
Dans l'enseignement, on commencera par les objets ou les
premiers connus, ou les plus faciles à connaître, pour ne passer
que graduellement et successivement à ceux qui demandent une
observation plus profonde, des sens plus exercés, ou même de
nouveaux instruments. On développera les idées dans leur ordre
de génération ; on parcourra la chaîne qui les lie, en évitant de
franchir tout intermédiaire que l'esprit ne supplée pas aussitôt
et nécessairement. On mettra les jeunes médecins au lit des
malades, on considérera les sujets avec eux, on dirigera leui-
attention et leurs essais, an excitera leur intérêt, on piquera
leur curiosité en passant de l'analyse à la synthèse et de la syn-
thèse à l'analyse. On vante beaucoup la méthode analytique, et
on a raison. Mais elle marche par toutes les routes qui con-
duisent à la vérité et préfère, pour chaque circonstance, la plus
sûre, tantôt rassemblant les données pour en tirer les résultats,
tantôt saisissant les résultats et laissant les données se ranger,
d'elles-mêmes, autour d'eux; quelquefois même ne suivant pas
(1) Il ne faut donc pas, comme Cabanis, substituer les présomptions aux faits.
(2) C'est à D. de Tracy que Cabanis fait allusion (cli. v, § 2, eh. vi, § 3).
CABAMS AVANT LE 18 BRI MAIRE 20:5
la voie des inventeurs, de peur qiià force de vouloir fixer le
génie ou régler son essor, on ne l'engourdisse et le glace (1).
Après ces considérations philosophiques, Cabanis passe aux
branches diverses de la médecine, de Tanatoniie et de la physio-
logie, puis aux relations de la médecine avec la morale. La
médecine et la morale, branches d'une même science, celle de
l'homme, reposent sur une base commune. De la sensibilité phy-
sique ou de l'organisation qui la détermine et la modifie,
découlent idées, sentiments, passions, vertus et vices, mouve-
ments de l'àme ou maladies et santé du corps. C'est dans l'orga-
nisation que sont écrits les principes éternels qui fondent nos
droits et nos devoirs. C'est par l'étude du rapport constant des
états physiques aux états moraux que l'on peut conduire
l'homme vers le bonheur, que l'on transformera le bon sens en
habitude et la morale en besoin; que l'on agrandira les facultés,
qu'on épurera et multipliera les jouissances ; qu'on fera embras-
ser, en quelque sorte, linfini dans une étroite et courte existence,
par l'idée et la certitude d'un perfectionnement toujours pro-
gressif et toujours illimité {'2).
Puis après avoir esquissé quelques-unes des idées développées
plus tard- dans le mémoire sur rinfluence des sexes et constaté
les lois admirables des elioses dans le développement de
la jeune fille, Cabanis passe à la pathologie, à la séméiotique, à
la thérapeutique, à l'hygiène qui fait partie de la médecine et
de la morale. Si la morale est l'art de la vie, dit-il, comment
cet art pourrait-il être complet, sans la connaissance des change-
ments que peut éprouver le sujet sur lequel il s'exerce, et des
moyens capables de produire ces changements? x\ussi l'hygiène
et, par conséquent, quelques notions d'analomie et de physiolo-
gie, devraient entrer dans tout système d'éducation, pour que
les habitudes physiques soient appropriées au genre de nos
travaux, aux dispositions morales que nous voulons cultiver en
(1) Cabauis semble répondre ù ceux qui, comme Cliateauljriaud et même Mni» ilc
Staël ou J. de Maistre, reprocheut à Tanalyse condillacienue de supprimer Ten-
thousiasme et de contrarier le grénie. — En même temps il se sépare de Coudillac :
« Si les ouvrages de Coudillac n'ont pas eu, à leur apparition, tout le succès (pi'ils
méritent, c'est que l'auteur ne prépare et ne réserve au lecteur ni surprise, ui dif-
licultés. Chaque paraprraphe annonce le suivant, et la première phrase indique les
autres ; la peine du lecteur est tellement ménai-'^ée, qu'il finit par n'en plus prendre
aucune, et Ton a si bien pensé pour lui, que bientôt il ne pense plus guère lui-
même ».
(2) Ces idées rappellent Condorcet et annoncent les Rapports.
204 L IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
nous. De rinfliience des aliments, des climats, on peut tirer des
règles applicables à tous les systèmes d'éducation. Bien plus,
l'observation constante des siècles atteste que les dispositions
physiques se transmettent des pères aux enfants. Quelques faits
certains, plusieurs analogies d"un grand poids et l'ensemble des
lois de l'économie animale, portent à croire que certaines dispo-
sitions morales se propagent également par la voie de la géné-
ration. Par conséquent, en traçant des règles de régime, on tra-
vaille au perfectionnement de l'espèce (1). >
Laissons de côté ce que dit Cabanis de la chirurgie, de la
matière médicale, de la chimie et de la pharmacie. En botani-
que, il s'élève contre l'abus des classilicalions (2) et se félicite
de ce que les hommes les plus distingués qui la cultivent
commencent à s'occuper des phénomènes qui caractérisent la
vie des végétaux. En traitant de la médecine vétérinaire, il fait
un devoir de donner aux animaux, qui partagent nos travaux,
« qui font partie de la famille humaine », tous les soins qui peu-
vent rendre leur existence plus douce, et non seulement de
renoncer à tout mauvais traitement sans objet, mais encore de
chercher à les rendre heui'eux. Puis, tout en soutenant que les
phénomènes vitaux dépendent de tant de ressorts incannus et
tiennent à tant de circonstances, que les problèmes ne peuvent
être posés avec toutes leui-s données, et se refusent absolument
au calcul; en se demandant quel avantage on trouverait à tra-
duire, dans une langue inconnue, ce que la langue vulgaire
exprime clairement, il estime que les diverses parties de la
physique animale ne se sont pas toutes également lefusées à
cette application delà géométrie et de lalgèbre. C'est du perfec-
tionnement des méthodes pliilosophiques qu'il fait dépendre
celui des méthodes d'observation. Aussi la philosophie ration-
nelle et la morale doivent venir en aide à la médecine; la
morale, sidentifier à chaque instant avec la médecine pratique.
(1) Cette idée de Ihérédité pin siolo!.'ique, qui tient une si grande place dans la
science contemporaine, est reprise par Cabanis dans les Rapports.
(2) « La nature, dit-il, se plaît à parer les végétaux des plus belles et des plus
riches couleurs, -à les imprégner des parfums les plus doux. Nous respirons une \ic
nouvelle, avec les émanations des jardins et des bosquets, mais une manière froide
et classique de considérer les plantes flétrirait ces heureuses impressions et lais-
serait bien peu de prise à la mémoire. Les prestiges de l'imagination, les souve-
nirs les plus chers au cœur, confondus souvent avec ceux des fleurs et de la
verdure, n'empêchent pas que létude d'un catalogue ne soit toujours insipide et
monotone ».
CABAMS AVANT LE 18 BRUMAIRE 205
La connaissance des langues anciennes est devenue moins
indispensable depuis qu'il y a de bons livres dans les langues
modernes; mais l'étude des langues jette un grand jour sur les
procédés de l'esprit et permet de transporter certaines impres-
sions, qui y accompagnent les idées, aux langues dont nous
nous servons actuellement, de perfectionner, par des emprunts
heureux, ces indispensables instrumenis de l'intelligence (1).
La conclusion de cet ouvrage considérable est, comme les
Hid/ïfs^ remarquable par l'enthousiasme qu'elle respire (2).
IV
«Des occupations et des devoirs de ditïérents genres, disait
Cabanis, ne m'ont pas permis de conduire à sa fin un si grand
ouvrage ». En effet, il devenait, en l'an [II, professeur d'hygiène
(1; i Hien, ilit-il, ne fortifie divantai^-e l'esiirit, ne lui donne plus de souplesse,
ne meuble la mémoire de plus de sensations, d'imaires, de mouvements et de tours
variés, que la leeture des bous écrivains dans les différentes lanïues ; et l'instrue-
tion n'est, eu quelque sorte, qu'ébaucbée quand ou n'a pas entendu, dans leur
idiome natal, les aerents intraduisibles de ees LM-uies oriiiinaux qui sont encore à
plusieurs titres les bienfaiteurs de l'humanité ». Ou s'aperçoit eucore que Cabanis a
lu et relira Homère.
(2) « L'époque actuelle est une de ces i;randes périodes de l'histoire veis
lesquelles la postérité reportera souvent les ven\ et dont elle demandera éter-
nellement compte à ceux qui purent y faire mari'lier, plus rapidement et plus sûre-
ment, le genre humain dans les routes de l'amélioration. Il u'est donné qu'à peu
de ffénies favorisés d"exercer cette grande influence : mais dans l'état où sont les
sciences et les arts, il n'est personne qui ne puisse contrihuer à leurs progrès. Le
moindre perfectionnement réel, dans l'art le plus obscur, rejaillit bientôt sur tous
les autres, elles relations établies entre les différents objets de nos travaux, les font
tous participer aux progrès de chacun. On voit, on sait, on démontre aujourd'hui
qu'il n"esl rien d'isolé dans les travaux de l'iionime : ils s'entrelacent, pour ainsi
dire, comme les peuples dans leurs relations commerciales, ils s'entr'aideut comme
les individus unis par les liens sociaux... Il est donc maintenant permis aux hommes
les plus obscurs d'aspirer à rendre des services importants, il est permis aux savants,
aux gens de lettres, aux artistes, aux plus simples artisans d'aspirer à rendre
des services généraux, de contribuer au perfectionnement comnum... Et nous
qui, dévoués au soulagement de rhumanité souffrante , tenons si souvent , dans
nos mains, les intérêts les plus chers au cœur de l'homme ; nous, (jue l'impor-
tance de ces intérêts force à chercher des lumières de toutes parts et dont les études
embrassent presque toutes les connaissances physiques et morales, poiuxions-nous
être seuls exceptés du droit de servir le genre humain tout entier par nos travaux
et de concourir à ses progrès ? Non, sans doute. Réunissons donc nos efforts: por-
tons, dans les études et dans la pratique de notre art, cette philosophie et cette
raison supérieures sans lesquelles, bien loin d'offrir d'utiles secours, il devient le
plus souvent un véritable fléau public: osons le rattacher, par de nouveaux liens,
aux autres parties des connaissances humaines ; ([u'elles eu reçoivent de nouvelles
et plus pures lumières: et qu'au moment où la nation française va consolider son
existence républicaine , la médecine, rendue à toute sa dignité, commence elle-
même une ère nouvelle, également riche en gloire et féconde en bienfaits » ,
206 L'IDÉOLOGIE PIIYSIOLOCUQUE
aux écoles centrales, puis il entrait à la section d'analyse des
sensations et des idées. Un mois plus tard il y lisait des Considé-
rations gnièrales sur rétiide de ilioymne et sur les rapports de
son organisation physique avec ses facultés intellectuelles et
morales. Dans la séance publique du 15 germinal, il indique le
plan et le but des Rapports du physique et du moral. Puis il
lit, en thermidor, l'Histoire physiolor/ique des sensations ; en
fructidor, Y Étude de l homme considéré par rapport à l'in-
fluence des âges sur la formation des idées et des affections
morales, le ^lémoire sur rinfluence des sexes. II est chai-gé
d'examiner , avec Rœderer , les ouvrages de Werner ; avec
Lacuée, un Mémoire sur V Insalubrité et le mauvais état des pri-
sons (1). Au commencement de la même année, il publie, dans
le Magasiîi encyclopédique, une Note sur le supplice de la gtiil-
lotine. Tout en s'élevant contre les « assassinais juridiques » de
la Terreur et en demandant la suppression de la guillotine, il
soutient que le moi n'existe que dans la vie générale et que les
têtes des guillotinés n'éprouvent ni vives souffrances, ni vives
angoisses.
L'an V, Cabanis examine, avec Daunou, la Galerie historique
et républicaine des hommes célèbres; avec Lacuée et Baudin, la
question des secours publics. Avec Grégoire, Daunou, Dupont
de Nemours, Lévesque et Fleurieu, il choisit les mémoires à im-
primer; avec Rœderer, il lit de nouveaux ouvrages de Werner.
Il fait une seconde lecture des Considérations génércdes sur
V étude de l'homme et propose de rédiger une BibliotJièqiie uni-
verselle qui serait Titinéraire des sciences, des lettres et des arts,
parce que « le plus grand obstacle à la saine instruction et au
progrès de l'esprit sera, un jour, l'immensité des livres au milieu
desquels l'homme, non encore instruit, se trouve perdu sans
savoir quelle route il doit prendre ». Puis il lit son Mémoire
sur rinfluence des tempéiraments et l'Institut décide qu'on im-
primera.en entier ce qu'il a communiqué des Rapports. En même
temps qu'il publie ses Mélanges de littérature allemande, il
collabore au Conservateur, avec Garât et Daunou, Chénier et
Boisjolin, Sieyès et Talleyrand. Deux fois désigné parles pro-
fesseurs de l'École de médecine, il fait un cours de perfection-
nement de la clinique. Nous avons ses Leçons d'ouverture et
(1) Pour nnstitnt, nous suivons les indications inédites que nous avons trouvées
dans les cartons du secrétariat.
CABANIS AVANT LE 18 HRlMAIIîE 207
de clôture. La inéilecine touche à une grande révolution. Ses
progrès reposent principalement sur la génération à laquelle
Cabanis s'adresse. Destinée à vivre sous une constitution qui
respecte et consacre tous les droits, elle va se trouver entou-
rée des circonstances les plus propres à développer les talents ;
elle a devant elle un avenir dont on n'avait point osé concevoir
l'espérance. I/expérience de la vie, ajoutait-il, vous apprendra
que les jouissances les plus étendues et les plus durables sont
attachées à la combinaison des idées importantes et à la décou-
verte des vérités utiles ; que le bonheur tient à l'accomplisse-
ment des devoirs qu'on s'est imposés et que la meilleure ma-
nière de travailler pour soi-même est de travailler pour ses
send)lables ; qu'en un mot, l'art d'être heureux n'est que celui
d'être vertueux et bon. Heureux, disait-il encore, les maîtres
qui, contribuant à développer et à perfectionner en vous les
riches dons de la nature, s'associent ainsi d'avance à votre
gloire 1 Plus heureux encore ceux qui, par leurs leçons et leurs
exemples, cultivent, dans vos âmes, le sentiment et l'amour de
nos sévères devoirs, et qui se préparent, pour leur vieillesse, le
consolant spectacle des succès qui vous attendent !
Le cours doit tendre à deux fins essentielles. D'un côté, il faut
exposer les cas les plus rares et familiariser les esprits avec les
circonstances extraordinaires qui se présentent dans la pratique ;
tracer dès règles propres à se guider d'après des observations
analogues, quand man([ueront les observations identiques, et
faire sentir les rapports généraux qui lient ou rapprochent les
maladies les plus diverses en apparence, les motifs communs
qui font rentrer dans le même esprit et découlei- des mêmes
vues les traitements, qu'au premier coup d'œil on peut croire
les plus opposés ; enfin, simplifier les dogmes fondamentaux qui
se rapportent à tous les cas et peuvent servir de lien à
toutes les observations de détail. D'un autre côté, il faut traiter
l'art d'étudier et d'observer, d'expérimenter et de raisonner,
dans la science dont les objets sont le plus variés et le plus
mobiles. Le plan d'un cours, où toutes les parties de la pratique
seraient enchaînées dans Tordre le plus naturel et naîtraient les
unes des autres, ne peut être le fruit que de beaucoup de
travaux et de méditations. Le triage des faits certains, ou douteux,
ou faux, des vérités évidentes ou des conjectures et des errem's,
n'a pas été fait encore. 11 faut revoir un nombre infini d'observa-
-208 LIDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
tions et tenter un nombre encore plus considérable d'expériences.
Si Ton peut déjà lier, en systèmes partiels, celles qui se rappor-
tent à certains fragments de l'art, il est impossible de bâtir un sys-
tème général qui les distribue, les organise et les embrasse toutes.
Des ouvrages d'Hippocrate on peut rapprocher les découvertes
modernes. Les règles de la méthode universelle n'ont été trouvées
que dans ces derniers temps, et on n'a fait voir ni comment il
convient de la transporter dim genre à l'autre, ni quelles modi-
fications il convient alors de lui faire subir. Dans les mathémati-
ques, les signes ont exactement la même signification pour tous
•et les démonstrations sont rigoureuses. Les sciences physiques
participent aux mômes avantages, quand on peut y ranger les
vérités dans l'ordre naturel de génération. Mais, pour ramenei"
ainsi à des méthodes sûres et exactes toutes les branches des
connaissances humaines, la tâche sera longue, caries objets sont
mobiles et changeants. Il faut donc remonter aux esprits inven-
teurs, qui nous découvrent les lois auxquelles ils obéissent dans
leur marche. Cela est surtout indispensable dans les sciences
d'observation. Or, si les modernes ont créé l'art d'interroger la
nature, ils ne peuvent, pour le talent de l'observation, lutter avec
les Grecs, qui nous offrent, au degré le plus éminent et dans tous
les genres, cette contemplation assidue et cette fidèle reproduc-
tion des procédés de la nature (1).
Hippocrate a eu le génie de l'inventeur au plus haut degré de
perfection peut-être dont il est susceptible. Il a connu l'artifice
des procédés de l'esprit; il a exposé la manière dont nos idées
se forment, les causes les plus ordinaires de nos erreurs, les
moyens de nous en garantir, la marche générale à suivre pour
découvrir les vérités et les rendre fécondes. Bien plus distincte-
ment qu'Aristole, il attribue nos idées à la perception et à la
combinaison des impressions reçues par les sens.
(1) (c Savants, philosophes, poètes, artistes, tous présenteut, à cet égard, un
oaraetère commun, qu'il ne faut pas beaucoup d'attention pour l'econnaître, et
quand on veut étudier l'art de démêler et de siisir ce qui tient essentiellement aux
formes générales ou à la marche constante des choses, de retracer chaque ojjjet
dans un dessin et avec des couleurs dune égale vérité pour tous les pays et pour
tous les siècles, de réveiller une grande quantité d'impressions accessoii-es, par la
manière de clioisir et d'associer les impressions principales, ce sont les génies de
celte heureuse et grande époque qu'il faut consulter, qu'il faut méditer, dont il
faut commencer par imiter la manière pour pouvoir se placer à côté d'eux et
parvenir à les surpasser quelquefois ». On s'aperçoit ici encore que Cabanis a
étudié Homère et Hippocrate ; on est préparé aux doctrines stoïcieunes de ki
Lettre siu' les causes premières.
CABAMS AVANT LE 18 BRUMAIRE 209
Des généralités sur Hippocrate et sur ses ouvrages, proléi,^)-
luènes des leçons, seront suivies par l'explication des Aplio-
rismes, des Pro7iostics et des Epidthnles dont il commentera
M les sommités intlicatrices ». Il terminera par des considérations
générales sur les réformes qu'exigent l'étude et la prati({ue de
la médecine, sur la manière dont il convient d'y appliquer les
méthodes analytiques et par l'énumération des devoirs sacrés
de la profession médicale.
(Vest uniquement des devoirs du médecin que parle Cabanis
dans son Discours de clôture. Les rapports moraux se fondent,
disait-il. sur une certaine communauté d'idées et de sentiments;
riiomme, éminemment sensible par sa nature, susceptible de
partager les affections ou les pensées de tout ce qui l'entoure et
d'imiter les actes dont il est le témoin, a en lui les sources de sa
moralité, les principes de sa sociabilité et les causes de sa per-
fectibilité indélinie : « C'est dans la volonté .sentie en nous,
ajoute-t-il, ou reconnue dans autrui, par ses signes propres,
que consiste pour nous la moralité des actions bumaines. La
volonté est ce qu'il y a de plus indépendant, de plus pur. de
plus précieux dans l'bomme : c'est l'bomme lui-même (J).
C'est ce que nous donnons, quand nous n'avons rien à refuser ;
c'est ce que nous sommes le plus jaloux de conquérir; et les
personnes que l'expérience et la réflexion ont le plus dégoû-
tées de toute espèce de puissance sont toujours touchées de
celle qui s'exerce sur les cœurs ». La morale, connaissance
des rapports qui s'établissent entre les hommes, art de les ré'-
gler dans l'intérêt de tous et de chacun, ou science du bonheur,
se résume dans cette formule, applicable à tous les individus et
à toutes les circonstances : « Fais à autrui ce que tu veux qu'il
te soit fait ». Comme la nature de l'homme, les règles géné-
rales de la morale sont immuables, et si la volonté de la puis-
sance inconnue qui gouverne l'univers daigne se manifester à
nous, ce ne peut être que par les lois auxquelles nous sommes
soumis (2). Il faut consulter ses forces avant d'entreprendre de
grandes études et de s'imposer de sévères devoirs. Il faut avoii'
le coup d'œil rapide et sûr qui fait le grand médecin ; une sen-
(1) Dans les Rapports, Cabanis renvoie à M. de Tracv pour établir que le moi
réside exdusivement dans la volonté (ii, 301).
(2) Cabanis parle de même à la (in du premier Mémoire sur l'Histoii'e des sen-
sations (i, 160). Cf. Voluey, ch. ii, § 3.
PiCAVET. 11
210 L IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
sibilité \ive et prompte, jointe au besoin habituel de réilécliii-
sur ce qu'on a senti ; la faculté d'imitation ou le talent de repro-
duire la nature, porté sur des objets essentiels ; la faculté de se
former rapidement des tableaux distincts de toutes ses sensa-
tions et d'en conserver l'empreinte ineffaçable ; enfin celle de
mettre toujours spontanément et, comme malgré soi, ses souve-
nirs à côté de ses impressions, pour en chercher les lapporls.
11 faut connaître les langues anciennes et modernes, pour lire les
textes originaux et pour suivre les contemporains dans les routes
qu'ils souvrent. 11 faut surtout étudier les moyens par lesquels
l'esprit arrive à la connaissance de la vérité, les procédés qu'il
emploie pour acquérir les idées les plus exactes et les plus
simples, pour en déduire l'art de les appliquer aux recherches
les plus compliquées et les plus difficiles; il faut examiner les
méthodes dans leurs apjilications particulières (1).
Enfin le médecin recherchera, dans les sciences étrangères,
ce qui se rapporte aux principes les plus constants de son art :
dans son art, ce qu'il peut fournir aux autres sciences : « Car il
est évident, ajoute Cabanis en indiquant le plan sommaire de
son ouvrage capital, que l'étude des facultés intellectuelles et
des passions de Ihomme peut tirer de grandes lumières de la
médecine; que, par suite, la morale et lart de l'éduca-
tion peuvent lui devoir un jour des vues nouvelles et, peut-être
aussi, quelques moyens directs. Cette carrière, qui s'ouvre au
génie, est belle et grande; il ne s'y agit de rien moins que de
perfectionner les principaux instruments du bonheur de l'homme,
et l'homme lui-même «.Et il termine par l'éloge de Dubreuil,
dont il cite en exemples le caractère, la science et le dévoue-
ment.
Au commencement de l'an VI, Cabanis crut que l'instruction
nationale allait être organisée sur un plan « digne des lumières
du siècle et de la majesté de la république ». Il lui parut néces-
saire de déterminer les rapports des différentes sciences et d'en
circonscrire le domaine respectif, afin d'y transporter, avec fruit,
(1) Aussi il sait gré à Fleury d'avoir voulu donner à l'étude des objets les plus
commiuis une grande place daus l'instruction des enfants « promenés chez les
ouvriers et les artistes, placés au milieu des ateliers et des manufactures ». Il loue
Garât d'avoir formé, dans son ministère de l'instruction publique, le projet de
constituer une collection de livres élémentaires, dans lesquels on aurait fait This-
toire de tous les matériaux que chaque profession façonne; la description des outils,
des méthodes qu'elle emploie, pour obliger chaque ouvrier à les connaître avant
d'exercer ses droits de citoyen.
1
/
CAHAMS AVANT LE 18 BRUMAIRE 211
les mélhoiles analytiques destinées à changer entièrement la
face du monde intellectuel. En février 1798, il présentait à l'Ins-
titut, et la Décade annonçait à ses lecteurs, le Degré de certi-
tude de la médecine, dédié aux membres de TÉcole de Paris.
/ La médecine, dit Cabanis, est la base de toute bonne philoso-
phie rationnelle, car elle montre à nu l'homnie physique, dont
Ihomme moral n'est qu'une partie ou une autre face. Elle four-
nit un fondement solide à la philosophie qui remonte à la source
des idées et des passions. Elle doit diriger tout bon système
d'enseignement et trouver, dans les lois éternelles de la nature,
les fondements des droits et des devoirs de l'homme, tracer
l'art de contluire, de perfectionner l'entendement et l'art du
honheur. Enfin, elle est éminemment propre à dissiper les fan-
tômes qui fascinent et tourmentent les imaginations, à détruire
toutes les croyances superstitieuses.
Dans ï Introduction, Cabanis affirme que, si les êtres sen-
sibles peuvent être malades ou sains, c'est que le « plan de la
nature » l'exigeait ainsi. Cette expression est renonciation d'un
fait : à savoir qu'il y a des rapports réguliers et constants entre
les diverses parties de l'univers. Ailleurs, il parle de la nature
comme de la force qui produit les mouvements propres à chaque
corps, ou de l'ensemble des lois qui les régissent, ce qui l'a fait
appelei" par Van Helmont Vordre de Dieu (1). Quant à la philo-
sophie des causes finales, elle n'a jamais pu soutenir un examen
sérieux, quoique peut-être l'intelligence bornée de l'homme ait
bien de la peine à la rejeter entièrement. Contre les philo-
sophes qui regardent les lois de l'instinct comme résultant de
certains raisonnements rapides et inaperçus, Cabanis soutient
que les animaux sont dirigés par un guide secret, antérieure-
ment à tout essai sur le choix de leurs aliments et même x\e
leurs remèdes; que l'instinct se fait d'autant moins entendre,
que le développement des facultés intellectuelles est poussé
plus loin (2). Il ne cberche pas à savoir si les animaux ont été
mieux partagés, avec l'instinct, que l'homme avec l'intelligence,
parce qu'en fait la perfectibilité indéfinie de notre espèce ouvre
à la raison un champ immense de jouissances et de bonheur.
(1) Il faut remarquer encore une fois les expressions « le plan de la natuie » dont
le sens sera développé dans la Lettre sur les Causes premières et « l'ordre de Dieu »
(|ui montre qu'en 1798 Cabanis l'crivait le mot dont il aurait voulu, a-t-on dit. inter-
dire rusage aux autres.
(2) Idées développées dans V Histoire des sensalioîis {Rapports, 134).
il-1 LIDÉOLOGIE PIIYSIOLOGIOLE
On peut ramener à sept les objections contre la certitude de
la médecine : 1" Les ressorts secrets de la vie échappent à nos
roi^ards: 2' la nature et les causes premières de la maladie
nous sont absolument inconnues ; 3" les maladies sont si va-
riées, si susceptibles de complications, qu'on ne saurait tirer,
de leur observation la plus scrupuleuse, aucune règle lixe qui
serve à les faire toujours reconnaître ; 4° la nature des remèdes,
leur mode d'action sur nos corps sont un mystère pour nous;
5° les expériences médicales sont encore plus dilticiles que
l'observation des maladies ; 6" la théorie de la médecine n'est
pas la même dans tous les temps, sa pratique change d'un
siècle à l'autre; 7" l'exercice de la médecine demande tant
de connaissances diverses, tant de sagacité, tant d'attention,
tant de grandes qualités morales réunies, qu'on peut la regarder
comme n'existant pas, ou plutôt, comme une arme dangereuse
do l'ignorance et du charlatanisme. Cabanis examine chacune
d'elles, non pour soutenir des préventions favorites, mais pour
chercher sincèrement la vérité, qui, devant toujours à la fin
s'élever sur les débris des opinions humaines, est la seule
autorité qu'il puisse être à jamais honorable de reconnaître
et de défendre (1).
L'homme ne connaît ni l'essence de la matière ni celle du prin-
cipe secret qui détei'mine tous les phénomènes de l'univers. Les
vraies causes, les causes premières sont aussi cachées pour lui
que l'essence des choses, elles prétendues causes dont la con-
naissance l'enorgueillit, ne sont que des faits. Deux faits se
trouvent-ils enchaînés l'un à l'autre dans un ordre successif, on
dit que le premier est cause du second. Celui-ci devient cause à
son tour, relativement à un troisième, et ainsi de suite jusqu'à
cette « force spontanée », principe général du mouvement, puis-
sance active et personnifiée chez la plupart des peuples sous des
noms différents, mais dont il est impossible de nous faire d'autre
idée que celle qui résulte directement des phénomènes de l'uni-
vers. Si on l'appelle « spontanée », on ne prétend pas exprimer
sa nature, mais rendre l'impression qu'en reçoit l'intelligence
boruée de l'homme en la voyant agir sans relâche, avec une acti-
vité toujours nouvelle et toujours renaissante d'elle-même (2).
(1) On retrouve la même idée chez tous les idéologues et chez leurs successeurs.
Cf. ch. vu, § 4, A. Thierrj.
(2) Cabanis développe ces idées sur la cause et Teffet (Rapports, J, 138), ce
CABAMS AYANT l.K 18 BUL.MAIRE 2i:i
D'ailleurs la connaissance de la cause première, à laquelle tant
(le profondes méditations et tant de veilles ont été si inutilement
tMuployées, n'est pas applicable aux besoins de Thomme, dont
l'observation des faits est le partage et à qui elle sulTit (1). De
nouveau Cabanis rappelle le passage dHippocrale, antérieur
à l'axiome énoncé par Aristote. Après Hippocrate encore, il
soutient que, pour assurer sa marche dans tonte science expé-
limentale. Ihomnie n'a besoin que de constater les faits, de leur
donner, dans son esprit, l'ordre et les rapports qu'ils ont dans
la nature et de n'en tirer que les conséquences qui s'y trouvent
renfermées expressément. La certitude rigoureuse appartient
exclusivement aux objets de pure spéculation; dans la pratique,
il faut se contenter d'approximations qui sulTisent d'ailleurs à
l'espèce liumaine, pour assurer sa conservation et son bien-être.
La conclusion reproduit une partie de la leçon de clôture sur
Hippocrate ii).
Eymard rendit compte, dans la Décade du lU fructidor an VI,
(le l'ouvrage de Cabanis. « Le C. Cabanis, en portant ses
méditations sur un sujet d'un intérêt si général, et par cette rai-
son si digne de son esprit et de son cœur, a bien mérité
de l'humanité : il a l'élégance et la pureté du style, une^
logique exacte et pressante, des vues philosophiques très pro-
fondes etriieureuse habitude des méthodes analytiques ». Après
avoir cité les passages où Cabanis affirme que l'homme ne con-
naît l'essence de rien et ce que nous avons rapporté de la
conclusion : .- Voilà, dit-il, les conseils et le langage de la vraie
([iii prouve que Biran u';i. pas été le prcMiiicr à parler de la doctrine de Hume.
Qnaut aux causes premières, il eu est question au même pa5^aL'e et daiïs la Lettre
.1 Fauriel.
(1) Cabanis ne sera pas toujours de cet avis.
(2) « Oui. dit-il, j'ose le prédire; avec le véritable esprit d'observation, l'esprit
philosophique, qui doit y présider, va renaître dans la médecine; la science va
prendre une face nouvelle. On réunira ses fragments épars, pour en former un sys-
tème simple et fécond comme les lois de la nature . Après avoir parcouru tous les
faits, après les avoir revus, vériliés, comparés, on les enchaînera, on les rapportera
tous à un petit nombre de points fixes ou peu variables. Ou perfectionnera l'art de
les étudier, de les lier entre eux par leurs analogies ou par leurs différences, d'eu
tirer des règles générales, qui ne seront que leur énoncé même, mais plus précis.
Ou simplifiera surtout l'art, plus important et plus difficile, de faire lapplieatiou de
ces rèsrles à la pratique. Chaque médecin ne sera pas for<;é de se créer ses
méthodes et ses instruments... Des esprits médiocres feront, peut-être avec faci-
lité, ce que des esprits éminents ne font aujourd'hui qu'avec peine, et la praUque,
dépouillée de tout ce fratras étranger qui l'offusque, se réduisant à des indica-
tions simples, distinctes, méthodiques, acquerra toute la certitude que comporte la
nature mobile des objets sur lesr|uels elle s'exerce ».
214 L'IDÉOLOGIE PIIYSIOLOGIQL'E
philosophie. Puissent-ils être généralement entendus, générale- 1
ment appliqués à tous les objets qu'il nous importe de connaître
et d'étudier » ! Enfin Eymard, dans une emphatique péroraison,
montrait combien les recherches des idéologues intéressaient un
certain nombre de leurs contemporains (1).
Et la Société médicale, qui publiait en l'an VI des mémoires
de Bichat, de Pinel, de Richerand, de Roussel^ se présente
comme ayant, après l'auteur du Degré de certitude de la 'méde-
cine, allié la médecine à la philosophie. Cabanis était alors
représentant de Paris aux Cinq-Cents. A l'Institut il fut, au
moment où l'on annonçait le premier volume des Mémoires de
la classe^ chargé avec Hœderer, Lebreton, Fleurieu et Tracy,
d'examiner les projets de pasigraphie. Aux Cinq-Cents, il
réclama des monuments pour Descartes et Montesquieu, Condil-
lac et Mably.
C'est en l'an VI que se place un événement dont le récit,
reproduit par tous les historiens, nous semble avoir été inventé
après coup, quand il était de bonne guerre de prêter aux idéo-
logues tout ce qu'on croyait propre à les déconsidérer. Si l'on en
croit Aimé Martin, les collègues de B, de Saint-Pierre se seraient
ligués contre lui à l'Institut et lui auraient reproché de croire en
Dieu. Chargé de faire, pour le 3 juillet 1798, le rapport sur le
concours de morale, il l'aurait terminé par une déclaration
solennelle de ses principes rehgieux. Aux premières lignes de
sa lecture, un cri de fureur se serait élevé de toutes les parties
de la salle, a L'idéologue Cabanis (c'est le seul que nous nom-
merons), emporté par la colère, s'écria : Je jure qu'il n'y a pas de
Dieu et je demande que son nom ne soit pas prononcé dans
cette enceinte! — Votre maître Mirabeau eût rougi des paroles
que vous venez de prononcer,» aurait répondu B. de Saint-Pierre,
(1) « Grâce ii l'analyse des Bacon, des Locke, des Coudillac, grâce aux leçons
éloquentes et si malheureusement interrompues de celui qui, eu marchant sur
leurs traces, a fixé notre attention sur leurs ouvrages (Garât), tandis que la tyran-
nie a perdu ses plus puissants auxiliaires, la raison s'est armée d'une force irré-
sistible ; le mensonge, l'erreur et l'ignorance, qui égaraient les hommes dans
leurs recherches et qui, dans Tordre social, les livraient en proie et comme de vils
troupeaux au despotisme et à la superstition, ne seront plus entre les mains des
prêtres et des rois des moyens d'aveuglement et d'oppression . La vérité a percé la
nuit profonde ; la raison a dissipé les nuages ; la philosophie a brillé dans le ciel
comme l'étoile du matin, et enliu l'astre radieux de la Uberté s'est levé sur le
monde! 0 siècle d'éternelle mémoire! 0 temps de miracles, et que de nouveaux
prodiges appellent encore ! Hâte-toi de faire naître les heureuses générations qui
doivent nous succéder. ÎNous avons assisté à ce grand spectacle, nous avons vécu. »
CABANIS AVANT LE 18 BRIMAIIIE 21a
en se retirant, pour laisser rassemblée décider, non sii n'y a
pas de Dieu, mais si elle permettra de prononcer son nom. Puis
il aurait fait imprimer et dislribuer, i\ la porte de l'Institut, le
morceau qui terminait son rapport.
Aimé Martin représente B. de Saint-Pierre comme l'adver-
saire des philosophes. Rien ifë justifie une telle assertion. Lui-
nième nous dit ([ue d'Alembert fit avoir, à B. de Saint-Pierre,
mille francs pour son manuscrit du Voyage à l'île de France. En
outre, la Décade -^ le journal des philosophes » insère son écrit
« à Virginie », rappelle que B. de Saint-Pierre, chargé de com-
poser des Eléments de morale républicaine, tandis que Volney
et Garât devaient traiter de la Déclaration des droits, delà Cons-
titution et de l'histoire des peuples libres, fut nommé, avec eux
encore, professeur aux Écoles normales. En 1790, elle donne un
prospectus par lequel Bernardin annonce ses Harmonies de la
nature « pour servir aux éléments de la morale et aux institu-
teurs des écoles préUminaires ». En 1797, c'est à elle qu'il envoie
une lettre originale apportée par l'Océan dans une bouteille.
Après cette fameuse séance, où il y aurait eu rupture complète
entre lui et les philosophes, la Décade trouve que les élections
de Paris (germinal an VII) se préparent bien et cite, parmi ceux
qu'on songe à élire, Ginguené et Bernardin. Puis, quand les
émigrés « se flattent avec impudeur d'ol)tenir leur radiation »,
c'est à \à Décade que Bernardin envoie « des expériences nau-
tiques, des observations diététiques et morales proposées pour
l'utilité et la santé des marins dans les voyages de long cours ».
Aussi donne-t-elle, en frimaire, les vers faits « pour le mariage
du G. Saint-Pierre, par son ami Ducis ». Elle constate avec plai-
sir, au moment où on ridiculise, pour les faire proscrire, la phi-
losophie et les idées libérales, que Bernardin s'exprime tout
autrement au Lycée : « Chacun, disait-il en brumaire an X,
raisonne d'après son état, sa religion, sa nation et surtout son
éducation, qui donne la première et la dernière teinture à notre
jugement. Le philosophe seul accorde sa raison sur la raison
générale de l'univers, comme on règle sa montre sur le soleil ».
C'est encore à la Décade qu'il communique la lettre du G. Brard,
le jour même où ses rédacteurs se défendent contre les odieuses
accusations de leurs adversaires. Enfin, en l'an XII, quand la
Décade et les doctrines qu'elle défend sont tout à fait en défa-
veur, c'est par elle que Bernardin se plaint des contrefacteurs
216 L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
i
et annonce quïl ouvre une souscription, pour celui de ses
ouvrages qui lui a donné le plus d'amis, Paul et Virginie: «Dieu,
disait-il après avoir indiqué le format, le prix et les conditions \
de la souscription, ma fait la grâce de ne jamais manquer à mes
engagements ».
Bernardin ne fut donc pas alors lennemi des philosophes (l).
On pourrait d'ailleurs se demander comment l'Institut eût
empêché de prononcer le nom de Dieu dans ses séances, quand
de Lisle de Sales présentait Dieu, l'homme et la nature, comme
ohjets d'étude pour la raison ; quand un membre de l'Institut
l)riait, en vers « le Dieu très bon et très grand » d'augmenter le
i)onheur de la France ; quand Mercier y défendait les idées innées»
([ue Grégoire y faisait l'apologie de Las- Casas et que Bouchaud
donnait, comme assez exactes, les idées qu'a exposées, sur
l'existence de Dieu, Cicéron dans les Tusculanes elle De Natura
Deorum ou le De Officiis^ puis reprochait à Sénèque d'avoir nié,
en admettant les dieux et une Providence, les peines réservées
aux méchants dans une vie future. Dupont (de >'emours), traitant
un mois après le jour où Cabanis aurait demandé qu'on ne
prononçât pas le nom de Dieu, des bases de la morale, remon-
tait à une intelligence suprême, à qui tous les rapports sont
connus et soutenait que ce n'est pas seulement en qualité de
rémunérateur et de vengeur du crime, que Dieu est utile à la
morale, mais qu'il en est le fondement nécessaire comme sagesse
souveraine et type immense de toute vérité. Enfin comment
Cabanis, dont nous avons rappelé les études théologiques et
philosophir[iies, eiit-ii pu interdire aux autres d'employer un
nom dont il s'était servi lui-même, dans le Serment d'un
mhleein et les Observations sur les hôpitaux, quand il avait
trouvé, dans son second Mémoire, que l'inscription Je suis
ce qui est, a été et sera, et nul n'a connu ma nature faisait
parler d'une manière véritablement grande et philosophique
la cause première, quand il venait encore, dans le Degré de cer-
titude de la médecine, d'écrire que Van Helmont, prenant la
nature au sens où il la définit lui-même, l'appelle 1' « ordre
de Dieu»? (2)
(1) Voyez dans les Mémoires de Sainte-Hélène le jugement que porte Napoléon
sur Bernardin. Voyez aussi le Bernardin d"Arvède Barine.
(2) ^'ous laissons encore de côté ce que dit Cabanis dans la Vie de Franklin et
dans la Lettre sur les causes premières . Voyez ch. iv, § 4.
CABANIS AVANT LE 18 BRUMAUiE ^ilT
V
Au début de l'an VII, Cabanis, dans une Lettre à un ami,
soutient que ce n'est pas le moment de harceler la commission
des linances sm' les projets qn'elle propose, pnis cinq jours après
a\oir connnuniqué à l'Institut, en seconde lecture, son Mémoire
sur les Tempéraments, il présente, aux Cinq-Cents, un remar-
«juable rapport sur l'organisation des Écoles de médecine (29 bru-
maire). « La médecine, y disait-il, est fondée sur l'observation
tl'une classe de phénomènes réguliers, sur l'étude de certains
mouvements, qui se succèdent et s'appellent dans un ordre inva-
riable, sur la connaissance pratique de certains effets que l'art,
soit en imitant, soit en contrariant la nature, vient à bout de
produire méthodiquement. Elle a des principes, que l'esprit peut
saisir; ses connaissances peuvent former un ensemble mélho-
diqu.e : elle est donc véritablement une science ; ses procédés
peuvent être souniis à des lois, elle est donc véritablement un
art. L'utilité de la médecine doit être considérée, à plusieurs
points de vue, par le philosophe et par le législateur. Elle appren-
dra à soulager, à guérir les maux des êtres souffrants; elle
tracera des règles sûres d'hygiène, appropriées à tous les tem-
péraments, à toutes les manières de vivre, à tous les climats ;
elle surveillera les travaux publics, où la santé des citoyens
est intéressée, dirigera toutes les mesures de police, dans les
grandes maladies contagieuses ; elle inspectera les objets de
subsistance que la fraude peut altérer, et motivera les jugements
dans plusieurs ([uestions de droitcivil et commercial. Ses relations
sont très intimes avec l'histoire naturelle et différentes branches
de la physique, avec la philosophie rationnelle et la morale.
Peut-être même saura-t-elle ramener, par l'effet immédiat de cer-
taines impressions physiques, l'esprit égaré de l'homme au bon
sens, à la vertu, au bonheur. Enfin, notre espèce est susceptible
d'un grand perfectionnement physique; c'est à la médecine d'en
chercher les moyens directs, de s'emparer h l'avance des races
futures et de tracer le régime du genre humain. Aussi l'enseigne-
ment de la médecine doit-il avoir pour but, outre les progrès par-
ticuliers de la science, l'augmentation de l'action qu'elle exerce
sur les autres travaux de l'esprit, notamment sur la philoso-
piiie rationnelle et sur la morale « dont le flambeau devient d'au-
-218 L'IDKOLOGIE PIIYSIOLOGIUIE
tant plus nécessaire que toutes les superstitions étant évanouies,
il s"agit sérieusement d'établir, sur des bases solides, le système
moral de Fbomme, et de faire une science véritable de la vertu
et de la liberté ».
La création des Écoles de médecine a été un des grands bien-
faits de la Convention ; elles ont produit de nombreux élèves,
donné naissance à des ouvrages remarquables et attiré quan-
tité d'étrangers. Aussi suffit-il de consolider et de perfectionner
l'œuvre, en y joignant des cbaires d"anatomie pathologique et
d'accouchement, de chimie appliquée à l'étude et à l'enseigne-
ment de la médecine. «Nous sommes sortis, disait Cabanis à ses
collègues en les conjurant d'organiser cette instruction natio-
nale, victorieux de tous les orages révolutionnaires; nous avons
anéanti les armées des rois de l'Europe,... mais, je vous le dis
avec le sentiment d'une profonde conviction, nous n'avons rien
fait pour l'avancement de la liberté, pour le développement des
idées et des habitudes répul)licaines, pour la conservation de
notre nouveau gouvernement, si des principes solides ne rem-
placent les préjugés, si le bon sens et la saine instruction ne
viennent joindre dans tous les cœurs, à l'énergie des sentiments
libres, l'amour de l'ordre et le goût des utiles travaux. Cette
révolution, qu'on peut appeler cehe des idées et des mœurs, c'est
à vous de la préparer, de la commander, en quelque sorte, par
vos lois ». Et affirmant qu'il ne dépendait plus d'aucune puis-
sance d'enchaîner l'esprit humain, qu'un mouvement désormais
invincible entraînait toutes choses vers le plus grand perfec-
tionnement. Cabanis invitait les législateurs à hâter ce mouve-
ment bienfaiteur et à lui donner une meilleure direction !
Aussi son influence grandit tous les jours. Boisjolin le cite
avec Garât, parmi les métaphysiciens supérieurs, qui appliquent
le raisonnement exclusivement aux faits qu'ils ont pu observer
et découvrir. Quand la doctrine de la perfectibilité est attaquée
dans la Décade par le rédacteur des affaires de l'intérieur, c'esl
Cabanis qui la défend dans une lettre aussi intéressante qu'in-
connue (1). Chef véritable de la seconde génération d'idéologues,
il se fait le champion de Condorcet, le représentant le plus
autorisé de l'école, dans le journal qui en est l'organe le plus
(1) Xous publions en appendice ce document qu'on peut regarder comme
inédit, puisqu'il n'a été ni cité, à notre connaissance, par aucun de ceux qui ont
étudié Cabanis, ni reproduit ou mentionné dans aucune édition de ses œuvres.
CAB.VMS AVANT LE 18 BRUMAIRE ^219
accrédilé. La doctrine do la porfeclibiliU' est J)ieii loin d'être
nouvelle et elle n'est point chimérique. La philosophie moderne
ne cherche pas, comme on le dit trop souvent, à glacer tout
enthousiasme ; elle ne s'occupe pas d'objets inintelligibles ou
IVivoles, d'idées creuses, de subtilités et d'abstractions, mais elle
est la science des méthodes qu elle fonde sur la connaissance
des facultés de Ihomnie et qu'elle approprie à la nature des diffé-
rents objets. Seule elle a vu que la liberté ne saurait être perfec-
tionnée et conservée que par les lumières et elle a indiqué,
comme l'un des premiers devoirs du législateur, celui de mulli-
plier partout et de coordonner avec sagesse les moyens
d'instruction. 3Iais aussi elle pense que les vérités les plus pures
perdent une partie de leur autorité par suite des préjugés ; que
Jamais on n'aura assez perfectionné les notions qui servent de
hase à nos jugements pour qu'il ne reste plus rien à faire, soit
afin d'étendre et de multiplier nos jouissances, soit afin d'en
perfectionner les moyens. C'est à elle que, depuis Aristoh*
jusqu'à Gravina, Beccaria, Smith et Diderot, on doit ce qui a été
dit de mieux sur l'éloquence, la poésie, la musique et les arts du
dessin (Ij. Et c'est à cause d'elle que les hommes qui la profes-
sent, se réjouissent de voir des savants ou des écrivains qui
font mieux et vont plus loin qu'eux-mêmes, sont toujours prêts
à témoigner estime et reconnaissance à tous les travaux qui con-
tribuent à nous rapprocher du but.
Par une autre lettre adi-essée à la Di'cade (2), Cabanis prit la
défense de lEcole polytechnique que Thomas de la Marne propo-
sait de supprimer. Les amis de la liberté n'ont qu'à la citer,
pour repousser victorieusement les reproches de vandalisme.
Ceux qui s'intéressent aux progrès de l'instruction se consolent
de l'état désastreux où se trouvent la plupart des autres écoles,
en songeant que, du moins, les sciences physiques et mathéma-
tiques n'ont jamais été enseignées avec autant de moyens de
tout genre. Les matières d'enseignement, ses professeurs illus-
tres, les élèves distingués qu'elle a déjà fournis aux divers
services publics, suffiraient à la défendre. Mais, pour répondre
à des objections souvent répétées, il faut rappeler les vues qui la
(1) Cabauis reproduit les mêmes idées dans la Lettre à Thurot (cli. iv, § 3).
(2) Nous pouvons dire de cette lettre ce que nous disions de la précédente ; elle
est aussi inconnue que si elle était inédite. Elle n'est pas signée, mais la table
des matières la lui attribue formellement.
^2^20 L IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
firent créer. Elle fut destinée à enseigner la théorie des sciences
mathématiques et physiques, tandis que les écoles d'applica-
tion (1) étaient exclusivement consacrées à l'instruction pratique.
Rien de plus conforme à la nature des choses que cette distinc-
tion. La théorie est indispensable pour bien saisir les détails et
les procédés de la prati([ue ; mais on porterait la confusion dans
l'une et dans l'autre, si l'on mêlait l'étude de la première à celle
de la seconde, si l'on ne rendait d'abord familier à tous les élèves
l'instrument général dont ils ont besoin. L'Ecole polytechnique
ne saurait être placée ailleurs qu'à Paris ; car là seulement on
trouve des professeurs capables de tenir les élèves au courant
de toutes les découvertes. D'ailleurs, en procédant ainsi, on
répandra, dans toute la France, non seulement les connais-
sances exclusivement concentrées à Paris, mais encore les
nouvelles méthodes qui fournissent le seul moyen utile d'égaliser
en quelque sorte les esprits. Il ne saurait être non plus question
de réduire les autres parties enseignées dans les écoles centrales
|)0in' y fortifier celles qui tiennent exclusivement aux sciences
|)liysi(pies et mathématiques, car cette réduction serait propre
à détruire le peu qui nous reste d'enseignement. Il faut revenir
aux pratiques des siècles et des pays les plus éclairés, à l'instruc-
tion littéraire, préliminaire indispensable et base de toutes les
autres. Les élèves mêmes qui réussissent dans les sciences,
mais n'ont pas une éducation littéraire suffisante, se ressentent
toujours de cette lacune.
Cinq jours avant que Cabanis écrivît cette lettre, Bonapart(3,
de retour dÉgypte, assistait à la séance générale de l'Institut
avec Monge et Volney. Cabanis, ami de 'Volney et de Sieyès, prit
une part active au 18 Brumaire. On s'en est étonné fort souvent:
« Il est vraiment surprenant, a-t-on dit (2), que des hommes
comme Grégoire, Tracy, Cabanis, Gallois et plusieurs autres,
aient pu se méprendre au point de fonder de grandes espérances
sur les intentions de Bonaparte ». Qu'on s'aperçût en 1817 ([ue
le 18 Brumaire avait donné « naissance à un nouveau despote »,
il n'y avait rien d'étonnant. Il était peut-être plus difficile, en
l'an VIII, de supposer qu'il en serait ainsi. Que Bonaparte ait
(1) Les observations de Thomas, disait Cabanis, lui ont été dictées plutôt par un
zèle particulier pour l'école de Chàlous, située dans son département, que par
(les considérations d'intérêt public.
(2; Lavaud, Notice sur Grégoire, 1817, Paris.
CABANIS AVANT LE IS lîllL.MAIRK 221
ti'oiupé. tout à la fois, les espérances des idéologues, ([ui aUcn-
daient un Washington, et celles des royalistes, qui voyaient en
lui un Monlv, cela est vrai encore. Mais les idéologues n'avaient-
ils pas de bonnes raisons de croire que Bonaparte défendrait
leurs idées? C'est par Barras quil avait été choisi pour comman-
der l'année au 13 vendémiaire; c'est par le Directoire, où sié-
geaient Barras, La Révellière-Lepeaux: el Carnot, qu'il avait été
nonnné au commandement de l'armée d'Italie. Après le traité de
Canipo-Formio, il répondait aux compliments de Garât, comme
tin p/iilosop/tp qui aurait paru quelque temps à In tète des
armées : « Les vraies conquêtes, les seules qui ne donnent aucun
regret, sont celles que l'on fait sur l'ignorance. L'occupation la
plus honorable comme la plus utile pour les nations, c'est de
contribuer à l'extension des idées humaines. La vraie puis-
sance de la République française doit consister désormais à ne
pas pormettre qu'il existe une seule idée nouvelle qui ne lui
appartienne ». Ami de Volney, il entreprenait, peut-être sur ses
indications, l'expédition d'Egypte et faisait tous ses efforts pour
décider D. de Tracy à l'accompagner. De retour en France, il
reprenait ses relations avec Volney et Rœderer, et par ce der-
nier, avec Talleyrand et Sieyès. A cette époque, où l'on repré-
sente d'ordinaire « tous les grands personnages du gouverne-
ment, de l'armée, de l'Institut, affluant chez le général et lui
déférant en quelque sorte le pouvoir» (1), Bonaparte, ditMignet,
recherchait, avec une amabilité mêlée d'ambition, les entretiens
d'un homme aussi respecté, qui était l'un de ses plus spirituels
confrères à l'Institut et pouvait être l'un de ses soutiens aux
Cinq-Cents. Il allait visiter Cabanis à Auteuil et demandait à
voir M""' Helvétius (2). Comment Cabanis se serait-il défié, lui
d'ailleurs si confiant et si peu disposé à soupçonner les hommes
de mensonge, de celui qui estimait D. de Tracy et témoignait de
la déférence à M""" Helvétius, qui avait pour amis Volney,
Rœderer, le défenseur de la philosophie attaquée par Rivaj'ol,
et enfin s'était exprimé à l'Institut comme un pur idéologue?
D'ailleurs, il ne répugnait pas plus que Turgot ou Condorcet à
employer des mesures despotiques pour établir la liberté. Il ne
(1) Sainte-Beuve, Rœderer, y». 361.
(2) Elle lui faisait parcourir son jardin et lui disait : « Je veux que vous sachiez,
ii-énéral, combien ou peut être heureux avec deux arpents de terre. Vous pourrez
arriver à la suprême puissance, mais vous n'y trouverez jamais le bonheur dont je
jouis ici ».
222 L IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
condamnait, parmi les journées dans lesquelles, de 1789 à l"9îi.
les partis avaient eu recours à la violence, que celles dont If
but n'avaitpasété de rendre les Français meilleurs, plus instruils
et plus heureux.
Dans la commission des Cinq-Cents, formée pour préparer la
Constitution, Cabanis défendit, à propos de l'emprunt forcé, la
Révolution qui venait de s'accomplir (1).
A la fin de décembre, il donnait Quelques Conùdèr citions sur
r organisation sociale et sur la nouvelle Constitution. Après
avoir contribué à préparer les événements de Brumaire et à les
terminer, il démontre aujourd'hui, disait J.-B. Say (2), en vrai
citoyen et en bon penseur, quelles en doivent être les heureuses
conséquences; il ramène parla raison ceux qui n'avaient cédé
([u'à la force. Cabanis répond à ceux qui ne voient que des am-
bitions personnelles dans la révolution de Brumaire (3). Puis,
d'après les facultés et les besoins de Ihomme, et eu faisant
abstraction d'un prétendu état de nature « puie fiction de l'es-
prit »,il établit que le gouvernement doit être fort, pour protéger
efficacement la liberté des individus; pondéré, pour ne pas
(1) Aux hommes de santr, à qui ou avait arrai'hé leur proie, aux ageeits de la
royauté, i\m oyaieut quou iia\ait pas tra^ aillé pour eux et qui se réunissaient
pour faire rirculer des bruits sinistres, pour jeter l'alarme parmi les acquéreurs de
biens nationaux, il répondait qu'il n'y aurait point de réaction, que les hommes du
18 et du 19 brumaire étaient les mêmes qui voulurent et préparèrent le 18 fructi-
dor, pour arrêter les assassinats des britrands royaux et pour réprimer l'audace
avec laquelle les émiirrés parlaient de rentrer dans leurs anciennes possessions.
A ses collègues, il disait qu'après avoir montré aux fanatiques révolutioimaiies, ce
qu'est le courage de la raison et de la conscience et ce que les modérés savent oser
quand il le faut, ils montreraient maintenant ce «pie doit être l'énergie de la modé-
ration après la victoire, en ne poursuivant et ne châtiant que les actes considérés
comme criminels par la morale de tous les pays et de tous les temps. Il laissait
aus royalistes le loisir de chercher, dans leurs bassesses et leurs plates adulations,
quelque image du régime qui fait l'objet de leurs regrets et aflirmait qu'ils ne
feraient point partager cette ivresse à ceux qu'ils en fatiguaient : « Des âmes lières
et républicaines, disait-il, sont plus difflciles en louanges, elles n'acceptent que
celles des hommes libres, et pour celui qui a servi dignement sa patrie, ce ne sont
pas les adorations des valets, c'est l'approbation reconnaissante des citoyens qui
flatte, élève et touche le cœur. Telle est la véritable gloire des véritables grands
hommes, mais il faut presque en être digne pour bien en sentir le prix w. [Décade,
30 brumaire an Vlll.)
(2) Décade p/titosophirjue, 10 nivôse an VIII.
(3) « Quelques personnes assez malheureuses pour ne chercher dans les actions
humaines que des vues coupables ou viles, s'efforcent de rapporter à certaines am-
bitions personnelles la cause de ce dernier mouvement. Elles sont à plaindre de ne
pouvoir pas même supposer qu'il existe des âmes assez généreuses pour attacher
tout leur bonheur au souvenir d'un grand service rendu à leur pays, de ne pas
croire qu'il y ait des fonctionnaires à qui la vie deviendrait insupportable, s'ils
avaient négligé d'employer le genre et le degré d'influence qu'ils exercent sur les
affaires publiques, pour faire cesser l'oppression de leurs concitoyens. »
I
CABAMS AVANT LE 18 imUMAIRE ±23
opprimer ceux quil doit défendre; stable, parce que la dun-e
améliore les bonnes institutions, mais ouvert aux améliorations
et aux perfectionnements.
La Constitution nouvelle réunit les avantages de la démocratie
et de l'aristocratie, de la monarchie et de la théocratie. Elle
lient compte de la division des pouvoirs et du système repré-
sentatif : le peuple, incapable de remplir lui-même les diverses
fonctions, est aussi incapable dapproprier à chacune les hommes
dont le caractère et le talent y conviennent le mieux. Aussi
Cabanis vante-t-il le mode ingénieux d'élection proposé par
Sieyès et dont Garât disait que, nul n'étant exclu, il serait
pourtant difficile qu'aucun fût mal choisi (1). Létat de la
France, en guerre à l'extérieur et à l'intérieur, justifie suffisam-
ment la part considérable qu'on a faite au pouvoir exécutif,
surtout en raison des garanties qu'offre, dit Cabanis, celui (|iii
a été revêtu du titre de premier citoyen français, et -J.-B. Say
ajoute que le rôle d'un usurpateur et d'un roi est petit en com-
paraison dt' celui qu'il est appelé à remplir (2)1 — Cabanis (3)
(1) « Voilà la bonne déniocratip, la voilà avec tous ses avantag-es : car réi,'alité
la plus parfaite règne entre tous les citoyens ; chacun peut se trouver inscrit sur la
liste de confiance et y rester, eu passant à Travers toutes les réductions ; il suflit
i[u'il obtienne les suflraçes... Voilà la démocratie purgée de tous ses inconvénients.
Il n'y a plus ici de populace à remuer au forum ou dans les clubs ; la classe igno-
rante n'exerce plus aucune influence ni sur la législature, ni sur le gouvernement ;
partant, plus de démagogues. Tout se fait pour le peuple et en son nom, rien ne
se fait par lui ni sous sa dictée irréfléchie..., il vit tranquille sous la protectioirdes
lois... il jouit des doux fruits d'une liberté véritable ».
(2) J.-B. Say disait encore dans le même article : « Il ne faut point être surpris
que les événements de brumaire aient obtenu, comme ceux de 1789, l'assentiment
de tous les vrais citoyens, de tous les bons penseurs ».
(3) « Hommes paisibles et laborieux, vous serez protégés par des lois sages ; et
Texécution de ces lois sera remise entre les mains d'un gouvernement stable et fort.
« Proprictaires et capitalistes entreprenants, vos possessions vous sont garanties :
le fruit de vos spéculations restera dans vos mains ; il deviendra la juste récompense
de vos efforts : aucune entrave n'arrêtera Tessor de vos plans, aucune loi prohibi-
tive ou rapace ne viendra les glacer, ou les mettre à contribution.
« Hommes de tous les partis, respirez enfin : toutes les dénominations de la
haine sont abolies ; il n'y a plus maintenant que des Français. Vous ne pouvez plus
être oppresseurs, mais aussi vous ne serez plus opprimés.
« Hommes religieux, de quelque manière que vous a^loriez cette force inconnue
de la nature, cette puissance toujours et partout active (voir ce que nous avons dit à
propos de la séance légendaire de l'an X p . 214 sqq ; le passage présent est une
nouvelle preuve en faveur de nos conclusions) que vous aimez à faire présider plus
immédiatement aux destinées humaines, la liberté de votre culte sera protégée,
et si vos dogmes contribuent à fortifier dans les cœurs la bonne et saine morale,
ils seront respectés de ceux même qui ne les adoptent pas.
« Savants, hommes de lettres, artistes de tout genre, une carrière immense de
gloire s'ouvre devant vous : vous travaillerez pour un peuple libre et sensé; vos
chefs-d'œuvre seront accueillis et proclamés avec enthousiasme, vos productions
m L IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQIE
terminait en exhortant chaleureusement les citoyens des (lifrc-
rentes classes à soutenir et à défendre le nouveau pacte.
utiles seront aijpréciées par la raison, consacrées par la reconnaissance, et les
récompenses nationales sont également réservées à celles qui peuvent augmenter le
bien-être ou les jouissances des citoyens, comme à celles qui doivent honorer la
patrie aux yeux des autres nations et de la postérité.
« Enfin, vous philosophes, dont toutes les méditations ont i)0ur objet le perfec-
tionnement et le boulieur de Tespèce humaine, ce ne sont plus de vaines ombres que
vous embrassez maintenant. Après avoir assisté, dans les continuelles alternatives
de l'espérance et de la douleur, à ce grand spectacle de notre Révolution, vous en
voyez avec joie terminer le dernier acte : vous verrez surtout avec ravissement s'ou-
vrir enfin cette ère nouvelle si longtemps promise au peuple français, où tous les
bienfaits de la nature, toutes les créations du génie, tous les fruits du temps, du
labeur et de Texpérience seront mis à profit, ère de gloire et de prospérité où les
rêves de votre enthousiasme philanthropique doivent eux-mêmes finir par être
Ions réalisés. »
CHÂlMTRi: IV
CABANIS APRÈS LE 18 lîRUMAlRE
Cabanis, devenu sénateur, ne devaiL garder longtemps ni
son admiration pour la constitution de l'an VIII, ni sa confiance
en Bonaparte. 3Iais en raison même de la part qu'il avait prise
à l'établissement du régime nouveau, on accorda une attention
plus grande à ce qui paraissait de lui dans les deux premiers
volumes des Mi'moires de la seconde classe (1).
Trois lettres enlbousiastes de Tburot, dont la dernière parut
quelques jours avant Marengo, les signalaient aux lecteurs de la
Décade. Cabanis a, selon Thurot, placé les sciences métaphy-
siques et morales au rang des sciences physiques et naturelles :
il leur a donné un degré de certitude et d'évidence dont on aurait
eu peine à les croire susceptibles. A la môme époque, Biran
travaille au premier 3Iémoire sur l'Habitude : « l'œuvre de Caba-
nis jette un nouveau jour, dit-il, sur la science de l'homme, et
présage là création prochaine d'une nouvelle métaphysique ».
Bien de moins distinct et de moins saisissable, selon de Bému-
sat, que la doctrine des Rapports. Il a raison, s'il entend qu'on
n'y trouve point de système métaphysique ou de réponses
fermes aux questions d'origine, de nature ou de destinée (2) ; il a
tort aux yeux de qui accepte le point de vue où s'est placé
Cabanis, du rapport des phénomènes physiologiques et des phé-
nomènes psychologiques. Et c'est là le seul rôle qui convienne
à l'historien, soucieux de faire connaître le véritable fondateur,
après Descartes, de la psychologie physiologique en notre pays.
Aussi insisterons-nous tantôt sur la méthode ou la liaison des
(l) On y trouvait des Considérations générales sur l'iioryime, l'Histoire phy-
siolofjigiie des sensations, l'Influence des dr/es, des sexes, des tempéraments sur
la formation des idées et des affections morales, c'est-à- dire six des douze Mé-
moires dont la réunion forme les Rapports du physique et du moral.
{i) C'est ce qui explique les interprétations si différentes qu'en ont données, au
point de vue métaphysique, les partisans et les adversaires.
PiCAVET. 13
22G L'IDKOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
idées, tantôt sur des vues originales, de manière à mettre en
lumière ce qui peut expliquer le succès du livre.
C'est sui'tout le plan et le but que nous fournit la lecture du
premier Mémoire. Belle et grande est l'idée de considérer toutes
les sciences et tous les arts comme des rameaux d'une même
tige, unis par une origine commune et par le résultat qu'ils
sont destinés ù produire, le perfectionnement et le bonheur de
Ihomme. Mais il en est qui se prêtent des secours plus néces-
saires ou plus étendus. La physiologie, l'analyse des idées et
la morale, sont les trois branches d'une seule et même science
qui peut s'appeler, à juste titre, la science de l'homme. Les
hommes qui ont cultivé avec le plus de succès la philosophie
rationnelle, étaient presque tous versés dans la physiologie, ou
du moins, les progrès de ces deux sciences ont toujours marché
de front.
Les premiers sages de la Grèce étudièrent l'homme sain et
l'homme malade pour lui conserver ou lui rendre la santé. La
philosophie y naquit comme par une espèce de prodige, avec la
plus belle langue que les hommes aient parlée (1). Pythagore et
Démocrite, Hippocrate et Aristote créèrent des méthodes et des
systèmes rationnels, y lièrent leurs principes de morale et fon-
dèrent les uns et les autres sur la connaissance physique de
l'homme. L'école de Pythagore fournit pendant plusieurs siècles
des législateurs à toute l'ancienne Italie, des savants à toute la
Grèce et des sages à l'univers. Son fondateur entrevit les éter-
nelles transmutations de la matière, porta le premier le calcul
dans l'étude de l'homme, et voulut soumettre les phénomènes de
la vie à des formules mécaniques. Démocrite osa concevoir un
système mécanique du monde, fondé sur les propriétés de la
matière et sur les lois du mouvement. Ainsi il fut conduit à ne
chercher les principes de la morale que dans les facultés de
l'homme et dans les rapports des individus entre eux. Il indi-
qua les expériences comme un nouveau moyen darriver à la
vérité. Il disséqua des animaux et chercha la solution des pro-
(1) Voyez la Lettre à Thurot sur les Poèmes d'Homère.
OABAMS APRÈS LE 18 HRIMAIRE 2i7
Itlèines de iiuMaphysiciue dans rorganisation de riioniine, com-
parée avec les fonctions de la vie et avec les phénomènes
moraux. Hi[)pocrate a fondu, dans ses écrits, la médecine et la
philosophie, en commençant par étudier les faits. Il a formé des
élèves qu'il entourait de tous les objets de leur étude, comme
sil avait été déjà initié à tous les secrets de la méthode analy-
tique. Egalement en garde contre les généralisations portant sur
des données insuffisantes et contre limpuissance de l'esprit qui,
ne sachant pas apercevoir les rapports, se trahie éternellement
sur des individualités sans résultats, il sut appliquer, aux ditïé-
rentes parties de son art, les règles générales de raisonnement
et la métaphysique supérieure qui embi-asse tous les arts et
toutes les sciences. Souvent il jeta un regard perçant sur les lois
de la nature et sur les moyens par lesquels on peut les faire
servir aux hesoins de Ihomme. Dans une phrase des napyys-
liti , il a fait Ihistoire de la pensée,
Aristole fut un des esprits les plus éminents de l'antiquité. Le
premier, il fit l'analyse complète et régulière du raisonnement.
S'il était remonté à la formation des signes, s'il avait connu leur
influence sur celle même des idées, il aurait peut-être laissé peu
de chose à faire à ses successeurs. V Histoire des animaux, dont
liuffon n'a point fait oublier les admirables peintures, dévoile le
secret de son génie. C'est dans l'étude des faits physiques, dans
lanatomie et la physiologie qu'il a acquis la fermeté de vue qui
le caractérise et puisé les notions fondamentales de l'économie
vivante, sur lesquelles sont étahlies et sa métaphysique et sa
jnorale (1).
Bacon ouvrit de nouvelles routes à l'esprit humain. Il avait
embrassé toutes les parties des sciences, mais spécialement la
physique animale. Descartes qui, malgré ses erreurs, a rendu
des services immortels aux sciences et ci la raison humaine, a
passé une grande partie de sa vie à disséquer. Le secret de la
pensée lui parut caché dans l'organisation des nerfs et du cer-
veau. Il osa même déterminer le siège de l'àme et chercha à
connaître les lois qui la régissent par des' observations physio
logiques. Hobbes avait plus médité que lu. Étranger à plusieurs
parties des sciences, il introduisit cependant, dans les matières
de pur raisonnement, une classification extrêmement métho-
(1) A ces quatre philosophes, Cabanis ajoute plus tard Épicure.
228 L'IDEOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
dique et une précision de langage qui n'a peul-êl:ro jamais été
égalée (1). Locke a remonté aux sensations, véritable source des
idées et à l'emploi vicieux des mots, véritable source des erreurs.
Médecin, il préluda, par l'étude de l'homme physique, à ses décou-
vertes dans la métaphysique, la morale et l'art social. Charles
Bonnet fut grand naturaliste autant que grand métaphysicien.
Helvétius, avec son esprit sage et étendu, Condillac, avec sa
raison lumineuse et sa méthode parfaite, ont manqué des con-
naissances physiologiques qui auraient empêché le premier de
soutenir le système de l'égalité des esprits, et fait sentir au
second que l'àme, telle qu'il l'envisage, est une faculté, mais
non pas un être, et que, fût-ce même un être, elle ne saurait
avoir plusieurs des qualités qu'il lui attribue (2).
La sensibilité est le dernier résultat et- le principe le plus
général que fournit l'analyse des facultés intellectuelles et des
affections de l'àme. Le physique et le moral se confondent donc
à leur source; le moral n'est que le physique considéré sous
certains points de vue plus particuliers. La vie est une suite de
mouvements qui s'exécutent en vertu des impressions reçues
parles différents organes. Les opérations de l'àme ou de l'esprit
l'ésultent aussi des mouvements exécutés par l'organe cérébral ;
ces mouvements, d'impressions ou reçues et transmises, par
les extrémités sentantes des nerfs, dans les différentes parties,
ou réveillées dans cet organe par des moyens qui paraissent
agir immédiatement sur lui.
Du moment que nous sentons, nous sommes (3). Quand un
objet a opposé des résistances à noti-e volonté, nous avons une
idée de ce qui n'est point nous-mêmes. Nos sensations diffèrent
entre elles ; il y a une correspondance, soumise à des lois cons-
tantes, entre les sensations reçues par les différents organes ;
nous sommes assurés que, relativement à nous du moins, il y a,
entre les causes extérieures, la même diversité qu'entre nos
sensations.
La manière de sentir varie selon les individus. L'organisation
(1) « Ce qui ne Ta pas empêché, ajoute Cabanis, avec- des principes si solides et un
instrument si parfait, d'arriver à de misérables sophismes sur les plus grandes
questions politiques ».
(È) Voilà un des passages où Calianis, quittant le domaine positif, semble com-
battre la métaphysique spiritualiste.
(3) Sur cette transformation de la formule cartésienne, Coffito, ergo sum, voyez
Thurot, Décade. 10 fructidor an Xiïl; Destutt de Tracy, Lo//ique, Discours préli-
minaire, p. 138 (1823). Cf. aussi Turgot, art. E.cislence (Introduction).
CAHAMS APRÈS LE 18 BUIJMAIUK 2^2î)
primitive ou le teinpOraiiU'iil, le sexe mettent entre eux de
notables diflerenees. L'âge et l'état de santé ou de maladie
amènent, chez lindividn, des variations dans la manière de sen-
tir. Enlin le climat, le régime, le caractère ou Tordre des travaux,
c'est-à-dire l'ensemble des habitudes physiques, la modifient
puissamment. Ace point de vue l'étude physique de l'homme
peut fournir, an [)hilosophe, au moraliste et au législateur,
des lumières nouvelles sur la nature humaine et des vues fon-
damentales sur son perfectionnement. De là le plan des Rapports.
Après l'histoire physiologique des sensations devaient venir
celle des tempéraments, le tableau physique et moral des sexes,
puis des âges, la détermination précise de l'inlluence des climats
et l'histoire de l'instinct, la théorie des déhres, du sommeil et
l'analyse physiologi(ine de la sympathie, l'examen des effets de
l'hygiène sur les opérations morales et des considérations tou-
chant l'inlluence des maladies sur le caractère des idées et des
passions, l'analyse de la réaction du moral sur le physique et
des vues générales relatives à l'action ([ue la médecine peut
• ■\ercer sur le moral (1). On aura sur ce point, disait Cabanis,
tout ce qui peut devenir d'une a|)plicalion directe dans les travaux
du philosophe, du moraliste et du législateur. On dissipera les
derniers restes de plusieurs préjugés nuisibles et on donnera
une base, solide et prise dans la nature même, à des principes
sacrés qui. pour beaucoup d'esprits éclairés d'ailleurs, ne repo-
sent encore que sur des nuages. Et Cabanis terminait par une
éloquente apologie du gouvernement républicain, par un véhé-
ment réquisitoire contre la tyrannie et la royauté (2).
Le second et le troisième Mémoire contiennent V Histoire
pfu/siolof/ique des sensations. L'auteur se propose de remplir
d'abord les lacunes qui séparent encore les observations de
lanatomie ou de la physiologie et les résultats de l'analyse phi-
losophique. On n'est pas réduit, dit-il dans un passage souvent
cité, à prouver que la sensibihté physique est la source de toutes
les idées et de toutes les habitudes qui constituent l'existence
morale de l'homme. Locke, Bonnet, Condillac, Helvétius ont
porté cette vérité jusqu'au dernier degré de la démonstration.
Parmi les personnes instruites, et qui font quelque usage de
leur raison, il n'en est maintenant aucune qui puisse élever le
. (l)Ce plan fut modifié, voyez §2.
(2) Voyez ce passade supprime dans l'édition de 1803 (Appendice).
230 L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
moindre doute à cet égard (1). Mais les physiologistes oui
établi que les mouvements vitaux sont le produit des impressions
reçues par les parties sensibles, et ces impressions sont la source
des idées et des mouvements vitaux. Or toutes les déterminations
des animaux sont-elles, comme l'a cru Condillac, le produit d'un
choix raisonné et, partant, le fruit de l'expérience ? ou plusieurs
d'entre elles ne se forment-elles pas, le plus souvent, sans que
la volonté des individus y puisse avoir d'autre part que d'en
mieux diriger l'exécution et de manière à constituer ce qu'on
appelle l'instinct ? De même la sensibilité est-elle l'unique
source des mouvements organiques ? ou est-ce d'une propriété
distincte, l'irritabilité, que dépendent un certain nombre d'entre
eux ?
Les deux questions se tiennent. S'il y a des mouvements rele-
vant de l'irritabilité, c'est à elle aussi qu'on rattachera les déter-
minations sans choix et sans jugement. Sily a des déterminations
et des mouvements dont l'individu n'a pas conscience, il faudra
distingner l'impulsion qui porte l'enfant à sucer la mamelle de
sa mère, du raisonnement qui nous fait préférer des aliments,
déjà trouvés bons, à des aliments déjà trouvés mauvais et ne
plus dire que les idées nous viennent toutes par les sens. La
seconde question n'est guère qu'une question de mots, quoique
l'hypothèse de Stahl ait plus de simphcité et que l'unité du
principe physique y corresponde mieux à l'unité du prin-
cipe moral (2). Il n'en est pas de même de la première. Le
mouvement est, pour l'homme, le signe de la vitalité. Un certain
nombre de nos mouvements sont volontaires ; d'autres, comme
les sécrétions^ la circulation, etc., se font à notre insu. Une même
cause, la sensibilité, peut-elle produire des effets si divers ?
Dans l'homme, les nerfs sont le siège particulier de la sensibilité
qu'ils distribuent dans tous les organes dont ils forment le lien
général. Entre ces organes ils établissent une correspondance
plus ou moins étroite et en font concourir les fonctions diverses
à la vitalité commune. Aussi quand on lie ou coupe tous les
troncs de nerfs qui se subdivisent et se répandent dans une
partie du corps (3), cette partie devient entièrement insensible ;
(1) C'est eu s'appuyant sur des assertions analogues qu'on a pu faire des idéolo-
g-ues de purs disciples dr Coiidillac; mais Cabanis va lui-même modifier la formule
et la rendre absolument différente de ce qu'elle était chez Condillac.
(2) Cabanis se montre assez disposé à l'accepter dans le dixième Mémoire (cf. § 2).
(3) Cf. Cil. m, § 1 ce que Cabanis dit après G.dien.
CABANIS APRÈS LE 18 BRUMAIRE '■2'M
|)iiis. incapable de produire des inoiivements volontaires ; enfin,
toute l'onction ^itale est anéantie. L'irritabilité doit être ramenée
à la sensibilité. Le mouvement n'est qu'un effet de la vie, elles
nerfs sont l'àme véritable des mouvements des libres muscu-
laires. En outre, c'est de la sensibilité seule que dépend la
perception de nos propres organes et des objets extérieurs. C'est
en vertu de ces perceptions et des jugements cfue nous en tirons
que s'exécutent les mouvements volontaires: les organesmoteurs
sont donc soumis aux organes sensitil's et ne sont animés et
dirigés que par eux. Enlin les mouvements involontaires et
inaperçus dépendent d'impressions reçues par les diverses
parties des organes, et ces impressions, de la sensibilité de ces
parties.
Les impressions viennent des objets extérieurs et sont presque
toujours aperçues par la conscience. Ou bien, reçues dans les
organes internes et produites par les diverses fonctions vitales,
elles passent inaperçues de la conscience et déterminent des
mouvements dont nous ignorons la cause. Les philosophes ana-
lystes ont toujours négligé les dernières. En ce sens, Condillac
a eu tort de dire que toutes nos idées nous viennent des sens et
par les objets extérieurs. Car les impressions internes contri-
buent à la production des déterminations morales et des
idées (1).
Il resterait à faire, pour elles, ce que Condillac a fait pour les
impressions externes, à déterminer quelles affections morales
et quelles idées en dépendent particulièrement; puis à les
classer et à les décomposer, afin d'assigner à chaque organe
celles qui lui sont propres ou qu'il concourt à produire. La se-
conde opération est actuellement impossible. On peut, jusqu'à
un certain point, exécuter la première. L'existence du fœtus est
(Il « Ainsi dans rertaiues dispositions des organes internes, et notamment des
viscères du bas-ventre, on est plus ou moins capable de sentir ou de penser. L'étnt
de ces viscères peut même occasionner la folie, dont, très souvent aussi, lesoriranes
de la génération sont le siège. Les songes, les rêveries qui suivent l'emploi des
liqueurs enivrantes et des narcotiques, les dispositions vagues de bien-être ou de
mal-être, que chacun éprouve journellement et qui dépendent de dérangements,
I)lus ou moins graves, dans les parties internes du système nerveux, prouvent que les
impressions, résultant des fonctions de plusieurs organes internes, contiibuent a pro-
duire les idées et les déterminations morales >-. Si G.ibauis insiste, c'est qu'il « s'agit
dun des points les plus importants de la physiologie (psychologie dans l'ouvrage) et
que le plus sage peut-être de tous les analystes, Condillac, s'est évidemment déclaré
pour l'opinion contraire ». Remarquer tout ce passage où Cabanis se sépare de
Condillac.
^32 L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
concentrée dans les impressions internes, dans les penchants,
les déterminations qui en résultent, et donnent naissance aux
mouvements des derniers temps de la grossesse. Quand l'en-
fant a vu le jour, les appétits, qui dépendent de son organisation
et du caractère de sa sensibilité, se montrent avec évidence et
mettent au jour le résultat sensible des opérations singulières
que les lois ordonnatrices (1) ont conduites avec tant de lenteur
et de silence. Avant d'avoir pu combiner les impressions qui
l'assaillent en foule, l'enfant a des goûts, des penchants, des
désirs. Il suce, en mettant en œuvre un mécanisme très savant
aux yeux du physicien, le sein de sa nourrice; il exprime, par
des mouvements distincts des muscles de la face, presque toute
la suite des affections générales, propres à la nature humaine.
C'est dans les impressions intérieures, dans leur concours
simultané, dans leurs combinaisons sympathiques et dans leur
répétition continuelle pendant le temps de la gestation, qu'il
faut chercher la source de ces penchants, du langage de la
physionomie qui les exprime, des déterminations qu'ils pro-
duisent.
De même, les petits des oiseaux nous fournissent des faits, qui
se rapportent à leur structure particulière, aux progrès qu'ils
ont faits dans la vie et au rôle qu'ils doivent y remplir (2).
Les phénomènes qui tiennent à la maturité des organes de la
génération se produisent par le même mécanisme : ils ne sont
le fruit d'aucune expérience, d'aucun raisonnement, d'aucun
choix fondé sur le système connu des sensations. De même
l'oiseau agite ses ailes privées de plumes, le chevreau frappe
des cornes qu'il n'a pas encore. Mais, de tous les penchants
qu'on ne peut rapporter à l'habitude, l'instinct maternel est le
plus fort. Le temps qui précède la maternité nous montre, chez
les animaux, une suite d'actions inexplicables dans la théorie
(1) A remarquer pour riutelligeûce de la Leltne sur les Causes premières.
(2) « Les petits des gallinacés marclient eu sort;int de la coque, courent après le
4j;rain et le saisissent, avec le bec, sans aucune erreur d'optique. Les petits chiens
et les petits chats sentent de loin l'jipproche de leur mère et la distinguent de tout
autre auimal de son espèce et de son sexe. Les petits des breljis et des chèvres
vont, au moment même de leur naissance, chercher leur mère à des distances con-
sidérables».Cabanis revient, dans le dixième Mémoire, sur l'importance que présentent
Tétude du fœtus et la détermination de réchelle idéologique des êtres. lia expliqué
lui-même pourquoi il n'a pas craint de se répéter (n, 511) : c'est que ses idées
s'éloignant beaucoup de la manière commune de voir, leurs principaux résultats
étant absolument nouveaux, il a préféré se répéter plutôt que de ne pas mettre sa
pensée dans tout son jour.
CABANIS APRÈS LE 18 BRUMAIRE 233
do Coiulillac. Les oiseaux coiistiuisent les édifices les plus ingé-
nieux; la forme en est. toujours la même, pour chaque
espèce, dans tous les temps et dans tous les pays; elle est,
chez toutes, la mieux appropriée à la conservation et au
hien-étre des petits, au climat et aux divers dangers qui les me-
nacent (1). Enfin on peut rattacher encore les effets produits,
par la mutilation, sur les penchants et les appétits singuliers qui
se manifestent dans certaines maladies, aux déterminations dont
l'ensemble forme l'instinct et dont la cause est dans les impres-
sions intérieures.
Aux impressions internes appartiendra donc l'instinct, aux
impressions exjernes, le raisonnement. L'instinct est plus puis-
sant et même plus éclairé dans les animaux que dans l'homme.
Il lest d'autant moins que l'inteUigence s'exerce davantage, car
chaque organe a une faculté de sentir limitée qui ne peut être
reculée qu'aux dépens des autres, puisque l'être sensitif n'est
capahle que d'une certaine somme d'attention qui cesse de se
diriger d'un côté quand elle est absorbée de l'autre (2).
Mais il reste une grande lacune entre les impressions internes
ou externes et les déterminations morales ou les idées. Est-il
impossible de travailler sûrement à la remplir ?
On ne peut concevoir la nature animale sans le plaisir et la
douleur, dont les phénomènes sont essentiels à la sensibilité,
comme ceux de la gravitation et de l'équilibre, aux mouvements
des grandes masses de l'univers. Quand les extrémités sentantes
se contractent, il y a douleur; quand elles se relâchent et s'épa-
nouissent, il y a plaisir. L'organe sensitif produit le sentiment,
en réagissant sur lui-même, comme il réagit sur les fibres mus-
culaires, pour produire le mouvement. La sensibilité est comme
un fluide dont la quantité totale est déterminée, et qui, toutes
les fois qu'il se porte en plus grande abondance dans un de ses
canaux, diminue proportionnellement dans les autres. Mais la
réaction de l'organe sensitif sur lui-même pour produire le sen-
;i) Bonnet a rassemblé, sur cet objet, dit Cabanis en montrant cliiirement le
point de vue auquel il se place, des détails curieux dans sa Conlemplalion de la
nature, pour en étayer, il est vrai, la philosophie des causes hnales; mais re
nest pas un motif pour rejeter ses intéressantes observations, car la philosophie
rationnelle analytique doit commencer à marcher d'après les faits, à l'exemple de
toutes les parties de la science humaine qui ont acquis une véritable cerUtude.
(2) Les mêmes idées sont reprises dans le dixième Mémoire. Remarquez l'équiva-
lent de la formule » l'instinct est eu raison inverse de l'intelligence », qu'on ne
.«once guère d'ordinaire à rapporter à Cabanis.
-2U L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
timent, et sur les autres parties, pour i)roduire le mouvemenl,
part toujours d'un des centres nerveux, moelle épinière, cerveau,
ganglions, etc.; l'importance de ce centre est toujours propor-
tionnée à celle des fonctions vitales que la réaction détermine
ou à l'étendue des organes qui les exécutent.
Aussi l'intégrité, dans les fonctions, suppose celle des organes.
La pensée, dit Cabanis, dans un passage célèbre, ne saurait
exister quand le cerveau manque, elle s'altère plus ou moins
quand il est mal conformé ou malade : « Pour se faire une idée
juste des opérations de la pensée, il faut considérer le cerveau
comme un organe particulier destiné spécialement à la pro-
duire, de même que l'estomac et les intestins à opérer la
digestion, le foie à fdtrer la bile, les parotides et les glandes
maxillaires et sublinguales à préparer les sucs salivaires. Les
impressions, en arrivant au cerveau, le font entrer en activité,
comme les aliments, en tombant dans l'estomac, l'excitent à la
sécrétion plus abondante du suc gastrique et aux mouvements
qui favorisent leur dissolution. La fonction propre de l'un est
de se faire des images de cbaque impression particulière, d'y
attacher des signes, de combiner les différentes impressions, de
les comparer entre elles, d'en tirer des jugements et des déter-
minations; comme la fonction de l'autre est d'agir sur les subs-
tances nutritives dont la présence le stimule, de les dissoudre,
d'en assimiler les sucs à notre nature. Dira-t-on que les mou-
vements organiques par lesquels s'exécutent les fonctions du
cerveau nous sont inconnus? Mais Faction par laquelle les nerfs
de l'estomac déterminent les opérations différentes qui consti-
tuent la digestion, mais la manière dont ils imprègnent le suc
gastrique de la puissance dissolvante la plus active, ne se
dérobent pas moins à nos recherches. Nous voyons les aliments
tomber dans ce viscère, avec les qualités qui leur sont propres,
nous les en voyons sortir avec des qualités nouvelles ; et nous
concluons qu'il leur a véritablement fait subir cette altération.
Nous voyons également les impressions arriver au cerveau par
l'entremise des nerfs : elles sont alors isolées et sans cohérence.
Le viscère entre en action, il agit sur elles et bientôt il les
renvoie métamorphosées en idées, que le langage de la physio-
nomie et du geste , ou les signes de la parole et de l'écri-
ture, manifestent au dehors. Nous concluons, avec la même
certitude, que le cerveau digère en quelque sorte les impres-
CAIJVMS APRÈS LE 18 BRUMAIUK 235
sions, qu'il fait organiqueinont la sécrétion de la pensée » (1).
Toutes les conclusions obtenues en s'appuyant sur les faits, à
la manière des physiciens et en marchant de proposition en
proposition, à la manière des géomètres, donnent, pour unique
principe des phénomènes de lexistence animale, la faculté do
sentir. Quelle est la cause, la nature, l'essence de cette faculté?
Des philosophes ne feront pas ces questions. INous n'avons
d'idée des objets que i)ar les phénomènes observables qu'ils
nous présentent : leur nature ou leur essence ne peut être poui-
nous que l'ensemble de ces phénomènes. Nous n'expliquons les
phénomènes qu'en les rattachant à d'autres déjà connus auxquels
ils ressemblent ou succèdent. Quand il y a ressemblance, nous
les rattachons d'autant plus étroitement que la ressemblance est
plus parfaite ; quand il y a succession constante, nous établis-
sons entre eux les relations exprimées par les deux termes
d' « effet » et de « cause ». Les faits généraux ne s'expliquent
point : s'ils se rapportaient, par ressemblance, à un autre phéno-
mène, ils se subordonneraient à lui ou se confondraient avec lui;
s'ils se rattachaient à d'autres phénomènes comme à leurs causes,
ils cesseraient encore d'être des faits généraux. Les faits géné-
raux sont parce qu'ils sont : on ne peut expliquer l'attrac-
tion, dans la physique des masses; ou ne doit pas plus vouloir
exphquerla sensibilité, le fait général de la nature vivante, dans
la physicjue animale et dans la philosophie rationnelle. On n'a
pu la rattacher encore à aucun autre fait plus général de la nature
luiiverselle; il est vraisemblable qu'on ne le pourra jamais, et
quand même on arriverait à l'expliquer un jour (:2), nous n'en
saurions point davantage sur les causes premières, dont on a
{{) Lewes {Histonj of PhUosophij) \vu\.niinv ([itc Cil)auis, piir une phrase mal-
liruriHisf, a douiK- l"a\auta,LM'à ses athersaiies et emi>èi'lir le progrès de ses propres
doetriues. Il soutieut que Caljauis ii"a jamais peusé (pie le eerve;ui secrète la pensée
comme le foie, la bile. C'est ce que dit aussi avec raison Peisse. Il faut reniiiqiu r
d'ailleuis que Descartes a dit lui-même : « Ceux qui digèrent le mieux leurs pensées
aliu de les reudre claires et intelligibles ». (O/a'coîo'S f/e /a Mc</;orte.) Coustatous
encore que Cabanis ne connaissait pas [ilus d'une faion positive le pliénomène de
■a digestion que nous ne connaissons aujourd'luii «toutes les fou'tious cérébrales ",
Oue de fois Vobscurius a-t-il été employé à éclaircir l'obscuruml
" [2) Cabanis est plus affirmatif dans Vouvrage: '< En supposant, dit-il. p. loS, ce
qui n'est pas impossible eu effet, qu'on puisse découvrir un jour la liaison que la
sensibilité peut avoir avec certaines propriétés bien reconnues de la nature». Nous
assistons ainsi aux fluctuations de sa pensée. Réservant, ce seni))le, les recheri'lies
métaphysiques pour un autre temps ou se refusant à les entreprendre alors, il ne
laisse pas de donner â entendre ipt'il entrevoit quelquefois plus de probabilités dans
telle ou telle solution.
236 L'IDEOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
déjà dégagé beaucoup de phénomènes, sans les éclairer elles-
mêmes en aucune façon.
L'inscription de Tun des temples anciens faisait parler, d'une
manière vraiment grande et philosophique, la cause première
de l'nnivers : Je suis ce qui est, ce (jiii a été, ce c/ul sera, et nul
//>/ connu ma nature. Une autre inscription disait: Connais-toi
toi-même. La première est l'aveu d'une ignorance inévitable; la
seconde est l'indication formelle et précise du but que doivent sé
tracer la philosophie rationnelle et la philosophie morale.
Dans le deuxième Mémoire sur VHistoire physiologique des
sensations, Cabanis parle des impressions que l'organe sensitif
reçoit, par les changements qui se passent dans son intérieur,
des mouvements et des déterminations qu'elles produisent. Il
explique ainsi certaines formes de la folie, de Fépilepsie et les
affections extatiques. Entre l'état où toutes les opérations sont
interverties et l'état naturel où leurs phénomènes suivent des
lois plus connues, il y a des nuances intermédiaires (1). Une
attention forte, une méditation profonde suspendent l'action des
organes sensitifs externes ; les opérations de la mémoire et de
l'imagination s'exécutent, le plus souvent, sans aucune interven-
tion de causes situées hors de l'organe sensitif. Quelquefois l'ac-
tion spontanée de cet organe est bornée à l'une de ses divisions :
ainsi certains vaporeux se croient si légers qu'ils craignent d'être
emportés par le moindre vent, ou sentent grossir leur nez dune
manière distincte. Un homme, atteint d'un abcès dans le corps
calleux, sent son lit se dérober sous lui, et est poursuivi, depuis
six mois, par une odeur cadavéreuse. Un autre se sent tour à
tour étendre et rapetisser, pour ainsi dire, à l'infini (2).
Les mouvements qui dépendent des impressions spontanées
de l'organe sensitif, sont soumis aux mêmes lois ; un mouvement
général ou partiel des parties vivantes suppose, dans le centre
nerveux qui le produit, un mouvement auquel il ressemble ; il
s'étend, par sympathie, dans divers organes, ou se concentre
dans un seul. Ainsi il y a dans l'homme, comme l'a dit Syden-
(1) Voyez la Psychologie deVallenlion, où M. Ribot a étudié avec pénétration et
oiigiualité » les états morbides de l'atteutiou ». On s'aperçoit que la physiologie
a fait bien des progrès et que la psychologie eu a piofité. Mais en lisant Cabauis on
peut constater que Ton était, en 1800, sur la voie qui a conduit M. Ribot à ses recher-
ches si importantes pour la connaissance psychologique de l'homme.
(2) Ces deux derniers cas sont des obsci'vations persoimelles de Cabanis. Voyez
Taine, De l'Jntellhjence, et Ribot, Maladies de la Volonté.
CABANIS APllKS LE 18 URIMAIRH 237
luun. un lioinm»" intérieur, doué des mêmes facultés et des
mêmes afl'ections: c'est l'organe cérébral. On compte, par suite,
trois opérations distinctes de la sensibilité: elles se rapporte'ul
aux organes des sens ou aux parties internes,,surtoul; aux viscères
de la poitrine et du bas-ventre, ou à l'organe cérébral lui-même.
Mais eu quoi consiste l'intégrité du cerveau, de la moelle
épiniére, du système nerveux en général? Sans cerveau on ne
pense point, et les maladies du cerveau apportent des altérations,
analogues et proportionnelles, dans les opérations de l'esprit.
Les opérations intellectuelles ne s'exécutent bien que si les
impressions ont une vivacité déterminée. Il y a des rapports
directs entre la manière dont le sentiment se forme et celle dont
le mouvement se détermine. Les forces motrices s'engourdissent
et s'éteignent, quand la sensibilité ne les renouvelle pas ; perdent
de leur stabilité et de leur énergie, quand les impressions sont
trop vives et trop multipliées. L'énergie et la persistance des
mouvements se proportionnent à la force et à la durée des sen-
sations.
Les idées et les déterminations que forme directement le sys-
tème nerveux sont produites par des mouvements exécutés
dans ce système, et soumises aux lois qui règlent l'action de nos
membres. Si les déterminations naissent dimpressmus produites
dans l'organe sensitif, elles sont persistantes et dominantes,
comme chez les maniaques. Si elles viennent des extrémités
sentantes internes et des organes où elles aboutissent, comme
les déterminations instinctives, elles sont déjà moins persis-
tantes et moins tenaces. Enfin, les sensations proprement dites,
les seules dont se soient occupés les idéologistes, arrivent par
les organes des sens et sont les moins profondes et les moins
continues.
La pulpe cérébrale paraissant partout la même, la différence
des impressions tient, ce semble, à la structure différente des
organes, à la manière dont les extrémités des nerfs s'y épa-
nouissent et dont agissent, sur ces épanouissements, les causes
extérieures. Le toucher est le sens général, dont les autres sont
des modifications. Les extrémités de la pulpe cérébrale, très
enveloppées et recouvertes, dans la peau, le sont moins dans
les organes du goût, de l'odorat et de l'ouïe ; elles sont presque
à nu et très épanouies dans celui de la vue. Mais quelles sont
les circonstances les plus évidentes et les plus générales qui
238 L IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
sont propres aux fonctions de chacun des organes des sens?
C'est une loi constante de la nature animée, que le retour fré-
quent des impressions les rend plus distinctes, que la répéti-
tion des mouvements les rend plus faciles et plus précis, mais
aussi que des impressions trop vives et trop souvent répétées
s'affaiblissent (1). Par contre, le tact est le premier sens qui se
développe^ le dernier qui s'éteint avec la sensibilité et la vie. Les
impressions du goiU étant courtes, changeantes, multiples,
tumultueuses et souvent accompagnées d'un vif désir, on n'ar-
rive que fort lentement à discerner les saveurs, fort difficilement
à se les rappeler. Si celles de l'odorat sont fortes, elles émoussent
la sensibilité de l'organe ; si elles sont constantes, elles ne sont
plus aperçues et, laissant peu de traces, ne peuvent être rappe-
lées que très difficilement par la volonté. Mais grand est leur
retentissement dans le système nerveux, le canal alimentaire
et les organes de la génération.
C'est à la vue et à l'ouïe que nous devons les impressions dont
le souvenir est le plus durable et le plus précis, les connais-
sances les plus étendues. C'est que l'ouïe reçoit et analyse les
impressions du langage parlé, et qu'en outre, le rythme du
chant, de la poésie rend les perceptions plus distinctes et le
rappel plus facile. L'œil s'exerce continuellement, ses impres-
sions s'unissent à tous nos besoins, à toutes nos facultés, et cou
tinuellement peuvent se renouveler, se prolonger et se varier.
8i la perception et la comparaison se font vraisemblablement
au centre commun des nerfs, qui seul est « le sens interne »,
chaque sens cependant paraît bien avoir sa mémoire propre.
Car, en laissant de côté le tact, le goût et l'odorat, pour lesquels
les faits ne manqueraient pas, on peut remarquer que les sons
souvent entendus restent dans l'oreille, ou s'y renouvellent quel-
quefois d'une manière fort importune ; que si, après avoir
regardé quelques minutes une fenêtre éclairée par le soleil, on
ferme les yeux, la trace des impressions persiste ordinairement
le double du temps qu'elles avaient duré (2).
(1) Cibanis avait donc, comme D. de Tracy (ch. v, §2), et aviuit Birau, iusisté
sui l'habitude et son importance. Voyez ce qu'il en dit encore § 1.
(2) On peut voir, en lisant la Psychologie a/leiuande et les Maladies de la Mémoire
de M. Ribot, que la psychologie physiologique et la psycho-physique sont bien
plus précises aujourd'hui qu'au temps où Cabanis écrivait ses Mémoires. Elles
seraient, ce semble, arrivées plus tôt à ce résultat si l'on n'avait pas renoncé aus
recherches inaugurées par les idéologues.
CMÎAMS APRÈS LE 18 BHUMMUE SSî)-
En résiinu', la manière de recevoir les sensations nécessaires
pour ac(iuéiii' des iilces, éprouver des sentiments ou avoir des
volontés, en un mot, pour ^7/'e, dilTère, suivant les individus et
dépend de l'état des org^anes, de la force ou de la faiblesse du
système nerveux, mais surtout de son mode de sensibilité. C'est
pourquoi il faut examiner les changements qu'apporte, à la
manière de sentir, la difTérence des i'iges, des sexes, des tempé-
raments, des maladies, du régime et du climat.
Tout, dit Cabanis, en disciple dllippocrate ou plutôt d'Hera-
clite, dans V Influence des âges, est en mouvement, tout est dé-
composition et recomposition, destruction et reproduction per-
pétuelle. Ces métamorphoses, suite nécessaire d'une action qui
n'est jamais suspendue (l), en renouvellent à leur tour les causes
et conservent l'éternelle jeunesse de luniveis. La durée et les
modes successifs de l'existence des dilTérents corps, sous leur
forint^ propre, dépendent plus des ch-constances ([ui président à
leur formation que de leurs éléments constitutifs. Les compo-
sitions et décompositions chimiques se font suivant des lois
infiniment moins sinq)les que celles de l'attraction des grandes
masses, moins savantes que celles (jui président à l'existence
et à la conservation des êtres oi-ganisés 2. Les plantes, dont
l'organisation est la plus grossière, montrent des forces exclu-
sivrment |)ropres aux corps oi-ganisés; les animaux les plus
informes, certains phénomènes (pii n'appartiennent qu'à la
nature sensible. La gomme ou mucilage s'organise dans les
végétaux en tissu spongieux, en fibres ligneuses, en écorce, en
feuilles, etc.; se transforme, chez les animaux, en gélatine, puis,
en tissu cellulaire, en fibre vivante, en membranes, en vais-
seaux et en parties osseuses. Le mucilage, et plus encore la
gélatine, ont une forte tendance à se coaguler; le gluten des
graines nutritives se rapproche singidièrement de la filuino
animale, et ces points de contact, qui n'empêchent pas que les
animaux ne soient séparés des végétaux par des caractères
essentiels, serviront peut-être un jour à développer le mystère
de l'organisation. Toutefois, il faut admettre un principe ou
une faculté vivifiante que la nature fixe dans les germes ou
I Ij Voyez le dixii'.-me Mémoire, où ces idées sont reproduites, et les pages où nous
avons indiqué rintluence des Grecs sur Cabanis.
(2j Ce n'est pas le seul endroit où Cabanis s'essaie, avant Ans-. Comte, à classer
les sciences d'après Tordre de généralité décroissante et de complexité croissante.
-2iO LIDÉOLOGIE PHYSIOI.O(;iQLIE
répand dans les liqueurs séminales; ou mieux une condition
sans laquelle les phénomènes propres aux différents coips
organisés ne sauraient avoir lieu, mais non celle d'un être parti-
culier communiquant aux corps les propriétés dont résultent
leurs fonctions. C'est avec le système nerveux que ce principe
s'identifie chez l'animal. Organes et facultés varient suivant les
différents états du système nerveux et du tissu cellulaire. La
gélatine, dont ce dernier est le grand réservoir, tient, chez les
Jeunes animaux, beaucoup encore du mucilage. Par degrés, elle
devient ûbrine et elle s'animalise davantage en passant d'un ani-
mal à un autre. Dans le système nerveux se produisent des
changements plus importants encore. Ses rapports avec les
organes varient de jour en jour : après avoir agi sur eux avec
vitesse et promptitude, il le fait avec plus de force et de mesure ;
enfin d'une façon lente et languissante. Chez l'enfant, la multi-
plicité des vaisseaux, l'irritabilité des muscles, la distension des
glandes et de tout l'appareil lympathique sont très grandes. De
à mobilité, faiblesse musculaire et opérations tumultueuses;
impressions vives, nombreuses, sans stabilité et idées rapides,
incertaines, peu durables ; quelque chose de convulsif, dans les
passions comme dans les maladies (1).
Les anciens médecins avaient divisé la vie en périodes clima-
tériqucs, dont la première se termine à sept ans, avec l'appari-
tion des secondes dents, ou l'âge de raison ; la seconde, à (fua-
torze. « J.-J. Rousseau s'est attaché particulièrement, dans
son plan d'éducation, à tracer l'histoire et à montrer la véritable
direction de cette époque importante (sept à quatorze ans) de
la vie : il en a suivi le développement avec une attention scru-
puleuse, l'a peinte avec la plus grande vérité, et les leçons
pratiques, dont il y donne les exemples, sont des modèles d'ana-
lyse. L'admirable talent de l'auteur prête, aux vérités que cette
méthode lui dévoile, une vie, un charme et même une lumière
(1) « Les objets de ses Sesoins et de ses plaisirs sont simples, immédiats; il
n'est point distrait de leur étude par des pensées qui ne peuvent exister que plus
tard dans son cerveau, par des passions qui lui sont al>solument étrangères. Tout
ce qui l'environne éveille successivement son attention. Sa mémoire neuve reçoit
facilement toutes les empreintes et, comme il n'y a point de souvenirs antérieurs,
qui puissent les aifaiblir, elles sont aussi durables que faciles. C'est le moment où
se forment les plus importantes habitudes. Les idées et les sentiments les plus
généraux de la nature humaine se développent, pour ainsi dire, àTinsu de l'enfant,
par le môme artifice que Tont déjà fait certaines déterminations instinctives pendant
la période de gestation ».
CABAMS APKÈS LE 18 BlU MAIIiK 241
qui les font passer tout ensemble dans les esprits et dans les
cœurs (1) ». Les impressions commencent à se rasseoir, à se
régler: la mémoire devient plus systématique et plus tenace;
l'attention plus forte et plus suivie, le tissu cellulaire est plus
élaboré, les solides prennent plus de tons, et les stimulus,
répandus dans chacun des fluides, une activité plus considé-
rable.
Puis les organes de la génération entrent en action, la chaleur
et la force dr- l'économie animale augmentent. I^'adolescence se
complète par la jeunesse : l'organe cérébral reçoit, surtout alors,
ces impressions qui lui sont propres et dont les causes agissent
en lui-même; l'imagination exerce son plus grand empire (2).
Vers trente-cinq ans, a lieu le passage de la jeunesse à l'âge
mûr, (pii amène les plus notables changements danslephysicpie
et le moral. La résistance des solides commence à contrebalancer
l'action du système nerveux et rinq)ulsion des humeurs; la plé-
thore passe des artères aux veines ; le sentiment de force et de
bien-être qui caractérise la jeunesse diminue de jour en jour ; la
sagesse et la circonspection remplacent l'audace. Comme le
bonheur consiste dans le libre exercice des facultés, que la vie
est d'autant plus entière que tous les organes sentent et agissent
plus fortement, sans sortir de l'ordre de la nature, l'imagination
a besoin, alors que s'émousse le sentiment des forces, de se
rassurer, par les impressions d'une force factice exercée sui
les objets extérieurs : on devient ambitieux.
Vers la fin de l'âge nulr, les humeurs, en se décomposant,
|)roduisentla goutte, la pierre, le rhumatisme et les dispositions
apoplectiques. Quelquefois leur acrimonie excite une réaction
de l'organe nerveux sur lui-même et une sorte de seconde jeu-
nesse, dont J.-J. Rousseau offre un exemple singulier. Mais
bientôt le vieillard existe, agit et pense avec difficulté, il ne songe
qu'à lui et aspire à ce repos éternel, que la nature ménage à
(1) Cf. ch. iii, § 1, ce que Cabanis écrit à son père sur Rousseau.
(2) <i C'est l'ùçe de toutes les idées romanesques, de toutes les illusions... toutes
les aflections aimantes se transforment en religion, en culte, on adore les puissances
invisibles comme sa maîtresse... parce que tout remue des libres devenues extrême-
ment sensibles, et que cet insatiable besoin de sentir, dont ou est tourmenté, ne
peut toujours se satisfaire sur des objets réels... C'est alors que naissent et se déve-
loppent la plupart des dispositions sympathiques et bienveillantes, qui assurent
notre bonheur et celui de ceux qui doivent vivre j'vec nous; c'est alors que se
recueillent le plus de ces sentiments et de ces idées qui forment une précieuse col-
iection pour l'avenir ».
Pic A VET, 16
242 L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
tous les êtres, comme une nuit calme après un jour d'agita-
tion (1). La mémoire l'abandonne; il se rappelle mieux les
impressions de l'enfance qui, pour ainsi dire identifiées avec
l'organisation, se sont rapprochées des opérations automatiques
de l'instinct ; la faiblesse du cerveau et des opérations qui
le font sentir, rendent, aux déterminations, la mobilité et les
caractères qu'elles ont eus dans l'enfance : « La mort n'a rien de
redoutable aux yeux de la raison, elle n'épouvante que les
imaginations faibles qui ne savent pas apprécier au juste ce
qu'elles quittent et ce qu'elles vont retrouver, ou les âmes
coupables qui souvent, au regret du passé, si mal mis à profit
pour leur bonheur, joignent les terreurs vengeresses d'un
avenir douteux. Pour un esprit sage, pour une conscience pure,
la mort n'est que le terme de la vie : c'est le soir d'un beau
jour (2) ».
Accompagnée de sensations différentes, selon l'âge et le
caractère des maladies, elle est convuisive, douloureuse môme
dans la jeunesse et dans les maladies aiguës; mais c'est dans
l'âge mûr, semble-t-il, qu'on meurt avec le moins de résignation.
Bacon avait regardé l'art de rendre la mort douce, comme le
complément de celui d'en retarder l'époque : la médecine devrait
réunir toutes ses ressources pour améliorer notre dernier terme,
comme un poète dramatique rassemble tout son génie pour
embellir le dernier acte de sa pièce. Cabanis réalisera les vœux
de Bacon, en parlant de l'influence que doit avoir un jour la
médecine sur le perfectionnement et sur le plus grand bien-être
de la race humaine.
Le cinquième Mémoire traite de l'influence des sexes. Le plus
grand acte de la nature, c'est la reproduction des individus et la
conservation des races. Les deux sexes sont différents, dans
toutes les parties de l'organisation. La faiblesse musculaire
porte les femmes à des habitudes sédentaires et à des soins plus
délicats ; les hommes ont besoin de mouvement et d'exercice.
Ces dispositions diverses dépendent de l'influence des organes
de la génération qui sont plus sensibles et plus irritables, parce
qu'ils renferment des nerfs venant de différents troncs. A cause
de leur nature glandulaire, ils influent beaucoup sur le cerveau.
Du rôle différent de l'homme et de la femme dans la reproduc-
(1) Voyez page 249.
(2) C'est l'expressioa de La Fontaine qui rappelle Lucrèce et Horace,
CABANIS APRÈS LE 18 liKL'.MAlRE 213
lion, on peut ileduire leur existence et leurs habitudes morales.
La perfection tle Ihoninie est la vigueur et l'audace ; celle de la
femme, la grâce et l'adresse. Leurs idées et leurs sentiments
sont en rapport avec leur organisation et leur manière de sentir.
La femme se borne aux travaiLx qui cultivent l'adresse délicate
de ses doigts, la tinesse de son coup d'œil, la grâce de ses mou-
vements. Elle s'effraye des méditations longues et profondes,
et choisissant ce qui exige plus de tact que de science, plus de
vivacité de conception que de force, plus d'imagination que de
raisonnement, elle est merveilleusement propre à la partie delà
philosophie morale qui porte directement sur l'observation du
cœur humain et de la société. Etavec beaucoup de force, Cabanis
s'élève contre les femmes qui sortent de ce rôle (1).
Puis il expliquait parles différences organiques, l'apparition
de l'instinct daudace et de timidité chez l'homme, de pudem' et
de coquetterie chez la femme, indiquait les affections diverses
de la puberté, les rapports qui unissent les affections de la ges-
tation, de la lactation et de la génération, les effets que pro-
duit la perte de la faculté d'engendrer, et la mutilation ou le
développement imparfait des organes de la génération. L'amour,
tel qu'on l'a dépeint et que la société le présente en effet quel-
quefois, est fort étranger au plan primitif de la nature (2).
(1) '< Que si non ententes de plaire, dit-il, parles grâces d'un esprit naturel, par
lies talents agréables, par cet art de la société qu'elles possèdent sans doute à un
bien plus haut degré que les hommes, elles veulent encore étonner par des tours de
force et joindre le triomphe de la science à des \ictoires plus douces et plus sûres
presquetout leur charme s'évanouit... Perdant les agréments sans lesquels l'empire
de la beauté lui-même est peu certain ou peu durable, elles n'acquièrent de la
science que la pédanterie et les ridicules. En général les femmes savantes ne savent
rien à fond, elles brouillent et confondent tous les objets, toutes les idées... Dans
la jeunesse, dans Tàge mûr, dans la vieillesse, quelle sera la place de ces êtres
incertains, qui ne sont, à proprement parler, d'aucun sexe ? Par quel attrait peu-
vent-elles fixer le jeune homme qui cherche une compagne? Quels secours peuvent
en attendre des parents infirmes ou vieux? Quelles douceurs Tépandrout-elles surla
vie d'un mari ?... La nature des choses et l'expérience prouvent également que, si
la faiblesse des muscles de la femme lui défend de descendre dans le gymnase' et
dans l'hippodrome, les qualités de son esprit et le rôle (pi'elle doit jouer dans la
\lelui défendent, plus impérieusement encore peut-être, de se donner en spectacle
dans le lycée ou dans le portique... Le bonheur des femmes dépendra toujours de
rimpression qu'elles font sur les hommes, et je ne pense pas que ceux qui les aiment
véritablement, puissent avoir grand plaisir à les voir portant le mousquet et mar-
chant au pas de charge, ou régentant du haut d'une chaire, encore moins peut-être
de la tribune d'un sénat ».
(2) « Non, l'amour tel que le développe la nature, n'est pas ce torrent effréné
qui renverse tout : ce n'est point ce fantôme théâtral qui se nourrit de ses pro-
pres éclats, se complaît dans une vaine représentation et s'enivre lui-même des
effets qu'il produit sur les spectateurs fascinés ; c'est: eiicore moins cette froide
2ii LIDEOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
Quelques idées accessoires, dans ce Mémoire, nous éclairent
sur sa méthode et ses tendances métaphysiques. Nous l'avons
vu, trop rarement, citer des faits précis pour justifier ses asser-
tions et on le lui a reproché avec raison (1). C'est que, dit-il, pour
ne pas faire un gros livre, il se borne aux points sommaires cl
généraux et ne s'arrête sur des faits particuliers qu'autant que
leur connaissance paraît nécessaire à la sûreté de sa marche,
à l'évidence des résultats (I, 317). Aux modernes qui substituent
aux causes occultes des explications plus dogmatiques (2), il
reproche d'avoir fait contracter aux esprits la mauvaise habitude
de rechercher la nature des causes ; d'avoir souvent, en détei-
minant ces dernières, personnifié de pures abstractions (I, 317).
Aux finalistes qui admirent l'amour maternel, il fait remarquer
que les merveilles de la nature sont toutes dans les faits, et
qu'on n'est forcé d'admettre, dans les causes, rien d'étranger aux
conditions nécessaires de chaque existence ; bien plus, que l'em-
pire des causes finales se resserrera à mesure que l'on connaîtra
mieux les propriétés de la matière et l'enchaînement des phéno-
mènes (I, 365 et 390).
Cabanis explique, dans le dernier des six Mémoires publiés en
l'an VIII, les quatre tempéraments reconnus par les anciens.
Des poumons volumineux et une sanguification plus active, une
plus grande quantité de chaleur, des muscles plus souples et des
fibres plus dociles ; l'éclat et la grâce dans les idées, la douceur
et la bienveillance dans les affections, avec une sorte de mobi-
lité et d'inconstance ; peu de force et de profondeur dans l'es-
prit, caractérisent le tempérament sanguin. Des poumons et un
foie volumineux se joignent, chez le bilieux, à des sensations
extrêmement vives, à une extrême sensibilité de toutes les par-
ties du système et un sentiment presque habituel d'inquiétude.
Une poitrine étroite et serrée, la constriction habituelle du sys-
tème épigastrique sont accompagnées, chez le mélancolique, de
galanterie (iiii u'a pas même, en se jouant dans l'expression recherchée des sen-
timents tendres et délicats, la prétention de tromper la personne à laquelle ils s'a-
dressent... Sous le régime bienfaisant de l'égalité, sous l'influence toute-puissante
de la raison publique, libre enfin de toutes les chaînes dont l'avaient chargé les
absurdités politiques, civiles ou religieuses, étranger à toute exagéraUon, à tout
enthousiasme ridicule, l'amour sera le consolateur, mais non l'arbitre de la vie ; il
Tembellira, mais ne la remplira point, car, lorsqu'il la remplit, il la dégrade, et
bientôt il s'éteint lui-même dans les dégoûts ».
(Ij Taine, l'Ancien Régime.
(2) Voyez ce que Voltaire dit des causes occultes.
OAlîAMS APIlfiS LE 18 lîRU.MAlRK 245
déteniiinations pleines dhésitalions et de réserve, de sentiiuents
réfléchis, d'appt'tits et de désirs qui prennent plutôt le caractère
de la passion que celui du besoin. Enfin le flegmatique a, avec
peu de chaleur et de force dans la circulation, des sensations
peu vives, des mouvements faibles et lents, une tendance géné-
rale au repos.
A ces tempéraments, Cabanis en ajoute deux. Le premier
est caractérisé par une prédominance du système nerveux ou
sensitif sur le système musculaire ou moteur qu'accompagnent
des déterminations profondes et persistantes, des élans durables,
un enthousiasme habituel et des volontés passionnées. Le second
se distingue par la prédominance du système moteur sur le
sensitif, qui a pour conséquence des déterminations légères et
fugitives, des impressions multipliées, se succédant sans relâche
et se détruisant mutuellement, des idées et des affections passa-
gères, etc.
Ces six tempéraments se combinent, en des proportions intiiii-
ment diverses, dans ceux que nous observons. Aucun ne présente
l'équilibre exact et parfait des qualités ou facultés diverses qui
formerait le tempérament le plus propre à assurer la jouissance
pleine et entière de chacun des instants de la vie, et à lui garan-
tir une longue durée. Si d'ailleurs le régime peut modifier, jus-
qu'à un certain point, il ne change pas le tempérament, quï se
transmet même des parents aux enfants (i). Aussi Cabanis
recommande-t-il le mélange des races, comme le moyen le plus
efficace de modifier et d'améliorer la nature humaine (2). ^t,
soutenant que légalité, réelle en général, ne serait qu'ap-
proximative dans les cas particuliers, il se sert d'une com-
paraison qui lui a été souvent repi'ocliée (3).
(1) A plusieurs reprises, Cabauis insiste sur Timportance qu'il faut accorder à
rhérédité et se présente encore ici comme le piécurseur de Darwin et de Spencer,
lie Galton et de Ribot, comme le continuateur des Cartésiens et notamment de
Malebranche.
(2) « On pounait à la longue, dit-il, et pour des collections d'hommes prises eu
masse, produire une espèce d'éi^alitij de moyens, ([ui n'est point dans leur nature
primitive, et r[ui, semblable à l'égalité des droits, serait alors une création des
lumières et de la raison perfectionnée ».
(3) '< Voyez ces haras, où l'on élève avec des soins égaux et suivant des règles
uniformes, uue race de chevaux choisis : ils ne les fournissent pas tous exacte-
ment propres à recevoir la même éducation, à exécuter le même genre de mouve-
ments. Tous, il est vrai, sont bons et généreux ; ils ont même tous beaucoup de
traits de ressemblance, qui constatent leur fraternité ; mais cependant chacun a sa
physionomie particulière; chacun a ses qualités prédominantes. Les uns se font
remarquer par plus de force ; les autres par plus de vivacité, d'agilité, de grâce ;
2iG L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
Ses conclusions dernières sont plus justes. Pour appliquer
Ihygiène aux cas individuels, pour la réduire en règles com-
munes à tout le genre humain, il faut étudier la structure et les
fonctions des parties vivantes ; pour étudier avec fruit Thomme
moi-al, pour apprendre à gouverner les habitudes de l'esprit et
de la volonté, parles habitudes des organes et du tempérament,
il faut connaître l'homme physique.
Dans ce Mémoire, Cabanis établit en outre que la connais-
sance et l'exposition systématique des rapports constitue la
science et il distingue ceux-ci plus nettement (I, 494 sqq.) que
ne l'a fait Ampère, auquel on attribue de nos jours cette doc-
trine, au point de vue de la facilité à les saisir et de leur impor-
tance (1). Sur la nature du système nerveux, il fait quelques con-
jectures. C'est le véritable réservoir d'électricité comme de phos-
phore et un excellent conducteur. Les expériences de chimie ani-
male pourraient jeter une grande lumière sur l'économie vivante,
fourniraient des vues directement applicables à la médecine,
à l'hygiène, à l'éducation physique de l'homme et lèveraient
peut-être quelques-uns des voiles qui couvrent le mystère de la
sensibilité. Vraiseml)lablement on trouverait qu'aux différences
dans les dispositions natives ou accidentelles des corps vivants,
correspondent des variétés dans la combinaison intime des
solides et des humeurs: mais on n'est point en état de tirer des
conclusions directes et surtout de rien établir de dogmatique
(I, 431). Ainsi encore nous voyons comment on a pu, tout à la
fois, signaler, dans les Rapports, des tendances matérialistes et
se plaindre de n'y pas trouver de conclusions rigoureuses. Mais,
comme le dit l'auteur, de quelque manière que soient résolues
toutes ces questions, elles ne changent point sa doctrine. Pour le
juger, c'est aux théories positives qu'il développe, non aux ten-
dances métaphysiques qu'il indique à peine, qu'il convient de
les uns sont plus indépeudauts, plus impétueux, plus difficiles à dompter ; les autres
sont naturellement plus doux, plus attentifs, plus dociles, etc. De même, daus la
race humaine, perfectionnée par une longue culture pliysicpie et morale, des traits
particuliers distingueraient encore, sans doute, les individus ».
(1) Voyez ce qu'il a déjà dit de la relativité de la connaissance. — « Connaître,
avait dit Kant, c'est réunir; c'est réunir, disait Birau, par un acte, par un vouloir;
c'est réunir, ajoutait Ampère, au moyen d'un rapport». (Rapport sur la philosophie
au XIX" siècle, p. 17.) M. Ravaissou voit le disciple et non le maître auquel
les doctrines ont été emjtrimtées. Pareille chose lui est arrivée plus d'une fais,
comme à bien d'autres. Biran, Ampère, Fauriel ont été considérés comme les auteurs
de théories qu'ils avaient puisées chez Cabanis et Tracy. Cette observation s'ap-
plique aux conclusions de M. A. Bertrand. {Psychologie de l'effort. )
CADAMS APRÈS LE 18 lUU MAIRE 247
saltaclier. Et il est fort nécessaire de s'en souvenir, car Cabanis
est lui-même assez dédaigneux pour les formes religieuses qui
sont en opposition avec ses doctrines positives (1).
Il
Dans un éloge de Vicq d'Azyr, composé vraisemblablement
a cette époque pour l'Institut, Cabanis célèbre avec entbousiasme
le xvHi« siècle (-l). Mais dt'jà Bonaparte s'était emporté contre
Daunou qui refusait de quitter le Tribunat pour le conseil d'État
et, après le 3 nivôse an IX (macbine infernale), le gouvernement
proposait l'établissement de tribunaux sj)éciaux pour juger les
crimes et les délits politiques. L'opposition fut vivo auTribunat:
il y eut guerre ouveite entre le Consul et ceux qui l'avaient aidé le
plus énergiquement au 18 brumaire. Ces derniers songèrent à se
joindre à Moreau et à Picliegru pour renverser Bonaparte.
Cabanis surtout, nous dit-on, était des plus animés (3). Mais
Fouché découvrit le complot et en avertit les idéologues, qui
furent ou se tinrent éloignés des afifaires.
La santé de Cabanis s'était de nouveau altérée (4) ; Moreau de
(1) « Le regard observateur, dit-il, à propos de l'amour, le reroniiaît dans l'austé-
rité d'une « morale excessive, » dans les « extases » de la « superstition, " dans
ces maladies extraordinaires qui faisaient jadis les « prophètes » et les « pytlio-
uisses, >' et qui n'ont pas encore entièrement cessi'; « d'ameuter le peuple ignorant» ;
il le retrouve dans les idées et les penchants qui paraissent le plus étrangers à ses
impulsions primitives ; il le signale jusque dans les privations superstitieuses ou
sentimentales qu'il s'impose lui-même ».
(2) « Quelle ère de la littérature, disait-il que celle où les auteurs du MéchanI
et de la Mélromanle, ceux des Rechercftes sur l'Histoire de France et des Consi-
dérations sur les Mœurs n'étaient placés qu'au second rang, où Ton vit fleurir,
pour ainsi dire, à la fois Fontenelle, Voltaire, Buflon, J.-J. Rousseau, Montesquieu,
Diderot, d'Alembert, Condillac, Helvétius, Thomas!... Vers le milieu de ce siècle,
dit encore Cabanis après d'Alembert et Condorcet, l'esprit humain j)rit un essor
nouveau ; des méthodes plus sûres furent appliquées à tous .les objets de nos
recherches. Les procédés de la raison qui se peifectionnaient de jour en jour et
l'étude des sciences naturelles, jointe à celle des sciences philosophiques et
morales, ont donné à la langue, peu souple et peu harmonieuse peut-être, mais
élégante et toujours claire, une précision qu'elle n'avait pas eue encore et, pat-
degrés, l'habitude de traiter arec plus d'intérêt et de soin les sujets les plus
sévères des sciences, faisait prendre à notre littérature la nouvelle direction qu'elle
suit maintenant". Puis venait l'éloge de Malesherbes, de Vicq d'Azyr « qui a senti
que la réforme de la langue anatomique ne peut être opérée qu'à Taide de la phi-
losophie » : de Lavoisier et de Bailly, de Turgot et surtout de Condorcet, de la
médecine et des médecins, accompagné d'une correction heureuse de la fornmle de
Buffon, qui lui fait voir l'homme tout entier, non dans son style, mais dans Tensemble
de ses sentiments et de ses idées.
(3) Taillandier, Documents biograpkiques sur Daunou, p. 206.
(4) '( C'est au milieu des langueurs d'une santé défaillante, disait-il au début du
2i8 L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
la Sarthe, rendant compte de la séance d'ouverture des Écoles
de médecine de Paris, annonçait cependant que le professeur
Cabanis se proposait de donner une suite aux Mémoires déjà
publiés, en traitant successivement de liniluence des maladies,
des climats et des professions, etc. En fructidor (1802), parais-
saient les deux volumes des Rapports du physique et du moral
de l'homme, qui contenaient six nouveaux Mémoires. Trois ans
plus tard, Cabanis en donnait une nouvelle édition, avec une
table analytique par M. de Tracy et une table alphabé-
tique par Sue. Favorablement accueilli par le public, louvrage
paraissait cependant après le Génie du Cliristianisme et la con-
clusion du concordat. On s'aperçoit, en lisant la préface et en
comparant le premier volume avec les Mémoires imprimés, que
les idéologues sont de plus en plus obligés de prendre une posi-
tion défensive en face de la réaction (i). Aussi, au lieu d'une
« confédération de philosophes formés au sein de la France sous
les yeux même du despotisme qui frémissait en vain de rage »,
il est question d'une « association » paisible de philosophes, for-
mée au sein de la France. La « sainte confédération contre le
fanatisme et la tyrannie », est remplacée par les « hommes res-
pectables, unis pour combattre le fanatisme et pour affaiblir du
moins les effets de toutes les tyrannies » (p. 2 et 3). Le Mémoire
disait que les premiers ^'azaréens se hâtèrent de fondre leurs
croyances, leur fanatisme ignorant et sombre avec les rêves du
platonisme ; le livre explique qu'il s'agit d'une secte de chrétiens
juifs, dont Cérinthe avait été le chef, et semble ainsi éloigner
Mémoire qu'il lisait en nivùse. .i l'Institut, sur l'influenre des maladies, que j'ai pris
la plume ». En floréal, il refuse de faire partie de la Commission iliargée de conti-
nuer le Dictionnaire de la langue française, à cause de ses nombreuses occupa-
tions, mais aussi à eau se du mauvais état de sa santé.
(1) « Quelques personnes avaient paru craindre, dit Cabanis (XXXVIII), que cet
oiivrage n'eût pour but ou pour eBet de renverser certaines doctrines et d'en établir
d'autres, relativement à la nature des causes premières . Mais il n'est pas possible de
le croire sérieusement. Nous regardons ces causes comme placées hors de la sphère
de nos recherches, et comme dérobées pour toujours aux moyens d'investigation que
l'homme a reçus avec la vie... L'ignorance la plus invincible est le seul résultat
auquel nous conduise, à leur égard, le sage emploi de la raison... Nous laisserons
donc à des esprits plus confiants, plus éclairés, le soin de rechercher quelle est la
nature du principe qui anime les corps vivants; car nous legiirdons la manifesta-
tion des phénomènes qui les distinguent des autres forces actives de la nature, ou
les circonstances, en vertu desquelles ont lieu ces phénomènes, comme confondues,
en quelque sorte, avec les causes premières, ou comme immédiatement soumises
aux lois qui président à leur action. On ne trouvera point encore ici ce qu'on avait
appelé longtemps de la métaphysique, ce seront de simples recherches de physio-
logie dirigées par l'étude particulière d'un certain ordre de fonctions ».
CABVMS APRÈS LE 18 HRUMAIRE 2i9
toute allusion aux chrétiens (1). Bien plus, Cal)anis supprime la
conclusion éloquente et liai'die du premier Mémoire, qui eût pu
paraître une satire indirecte, mais violente du gouvernement de
Bonaparte. Où il disait que tous les phénomènes physiolo-
iïiques ou moraux se rapportent toujours unicpiement, en der-
nier résultat, à ia sensihiUté " physique », il ne parle plus que
de la sensihilité (I, loo). Aux personnes qui se disent pieuses et
ont amèrement censuré l'expression de « repos éternel », il rap-
pelle qu elle est littéralement traduite d'une prière de l'Eglise
(I, 303j. S'il regarde encore, avec Bacon, la philosophie des
causes finales comme stérile, il ajoute, en songeant peut-être
déjà à la Lettre sur les causes premières, qu'il est hien difficile à
l'homme le plus réservé de n'y avoir jamais recours dans ses
explications (1, 332î.
D'autres corrections, sans être aussi importantes, doivent
cependant être signalées. Les unes portent sur la forme qu'elles
améliorent fort heureusement (2\ d'autres ont pour ol)jet, no-
tamment en ce qui concerne l'état psychologique du fœtus, de
remplacer par les doctrines actuelles de D. de Tracy, celles qu'il
lui a précédemment empruntées. Des additions sont consacrées
à faire remarquer que les Allemands comprennent sous le nom
d'anthropologie, la physiologie, l'analyse des idées et la mo-
rale, réunies par lui dans la science de l'homme (p. 7) ; à intro-
duire Épicure après Pythagore, Démocrite, Hippocrate et Aristote
parmi les bienfaiteurs du genre humain l'p. 1 ii ; a louer le plan
d'hygiène de Moreau de la Sarthe (p. 19j et à inviter son ami et
confrère Thouret à faire connaître la doctrine d'Hippocrate (23)..
De même il indique que la formule célèbre {rti/iil est in. intel-
lectu f/uod non prius fuerit in sensu) ne se trouve point eu
toutes lettres dans les écrits d'Aristote. Il cite avec éloge, à côté
de Haller et de CuUen, de Pinel et de Halle, Richerand qui se
place déjà près des maîtres (oo) et constate que Pinel n'a pas
trouvé pour le cerveau de tous les fous des résultats constants
(68). Il renvoie à Tanatomie de Bichat (85), après avoir laissé
(1) Cf. les travaux sur la Gnose, les Giiostiques et Schmidt, Cerintli, ein judais.
Christ. Nous retrouvons les études théologiques de Cabanis, m, § 1.
(2) Au lieu de '< Dubreuil avait eu dans le torrent d'une pratique immense », il
met » dans le cours d'une pratique immense » ; au lieu de « les sujets musculeux
••t robustes faisaient véritablement bande à part », il écrit « qu'ils forment vérita-
blement une classe à part ». — L'axiome de Condillac devient la proposition de
Condillac. Au lieu de : « Une constitution délicate l'avait mis à portée d'observer
plus eu détail », il met « lui avait donné les moyens » etc., etc.
250 L'IDEOLOGIE PIIISIOLOGIQUE
entendre d'une façon assez singulière (1), mais avec beaucoup
de raison, ce semble, que le jeune auteur s'était emparé, sans en
rien dire, de plusieurs de ses idées. Dans des notes, il promet,
sur le perfectionnement physique de l'espèce humaine, un ou-
vrage dont il est occupé à rassembler les matériaux (p. 314) ;
il parle de la mort de Roussel, fauteur du Système physique et
tyioral de la femme, comme d'une grande perte pour la philoso-
phie et les lettres (372) ; il rapporte les expériences de Volta,
d'après lesquelles on ne peut douter de l'identité du fluide gal-
vanique et de l'électricité (430).
Cabanis, plus réservé sur le terrain métaphysique et religieux,
est plus affirmatif sur les questions de philosophie scientifique.
De son ouvrage, il résultera, croit-il, que la physique est la
base des sciences morales : devenues ainsi une branche de f his-
toire nafurelle de f homme, elles suivront une voie sûre et
feront de rapides progrès (xxi). Lui-même estime quil n'est
pas impossible de gouverner, par le régime physique et moral,
les états périodiques et alternatifs d'activité et de repos du cer-
veau; peut-être même de les produire artificiellement, pour
donner une force momentanée plus grande aux facultés intellec-
tuelles ou pour leur imprimer une nouvelle direction (17), Après
avoir autrefois considéré comme vi'aisemblable qu'on ne pourrait
jamais rattacher la sensibilité à un fait plus général, il n'est
pas éloigné de penser qu'on découvrira un jour la liaison qu'elle
peut avoir avec certaines propriétés bien reconnues de la ma-
tière (138). S'il croit que les esprits sages auront toujours des
égards pour les opinions accidentelles qui servent à rendre
un autre homme meilleur ou plus heureux, il veut empêcher
ceux qui cessent d'y croire, d'abandonner comme chimériques,
les vertus dont elles étaient pour eux le soutien (xxxvm). Le
véritable bonheur est nécessairement le partage exclusif de
la véritable vertu. Par une heureuse nécessité , l'intérêt de
chaque individu ne saurait jamais être séparé de l'intérêt des
autres : en liant ses affections aux destinées présentes et
futures de ses semblables, on agrandit, sans limites, son
étroite et passagère existence, on la soustrait à l'empire de la
fortune.
Cabanis, le personnage le plus important alors de l'école,
(1) Voyez ch. vu, § 3.
CAUAXIS APKKS LE i8 BRUMAIRE 251
n'oublie pas de signaler les travaux de ceux qui collaborent avec
lui à l'œuvre entreprise (1).
Dans l'élude des Rapports du physique et du moral, c'est la
question de l'influence des maladies sur la formation des idées
et des affections morales, qui! est le plus essentiel de ré-
soudre (2). Cabanis examine successivement les affections ner-
veuses qui, venant des organes de la génération, produisent
lexaltation et les extases, ou des viscères hypocondriaques,
donnent naissance aux passions tristes, craintives, même à la
démence ; puis l'affaiblissement général de la faculté de sentir,
les lièvres danslesquelleslétat des facultés intellectuelles répond
exactement à celui de constriction ou d'épanouissement actif des
organes, mais prend en outre un caractère particulier, suivant
la nature de la lièvre et le genre de l'organe malade qui en est la
source; enfin les dégénérations de la lymphe, écrouelle, rachi-
tis, scorbut, acrimonie singulière des humeurs rongeantes et
lépreuses. Les maladies influent d'une manière directe sur la
formation des idées et des afl'ections morales ; la médecine, les
combattant avec succès, sert à modifier et à perfectionner les
opérations de l'intelligence elles habitudes de la volonté. Mais
ce qui est le plus intéressant dans ce Mémoire, ce sont les con-
sidérations du début et quelques exemples. Il y a, selon l'auteur,
de l'ordre dans le monde physique, puisque l'univers existe et
que certains phénomènes reviennent périodiquement. L'ordre
prédomine dans le monde moral et une force secrète, toujours
(1) A coté de Condorcet et de Laplaco, il meutiomie les Leçons de l'École normale,
qui fui uu vérital)le phénonièue et fera époque dans l'histoire des sciences. Puis, en
re^-rettant que Garât n'ait donné au pulilic que les belles et éloquentes leçons où il
annonçait une exposition détaillée de toute la doctrine idéolo^-ique. il indique les
El&nients d'idéologie de D. de Tracy, <'omme le seul ouvrage vraiment complet sur
cette matière et rappelle que Deg-éraudo a traité fort en détail une question parti-
culière, que L:iroraiguiére en a posé plusieurs, avec plus de précision qu'on ne
l'avait fait jusqu'alors, par la seule définition de quelques mots. Lancelin a présenté
les bases mêmes de la science sous quelques nouveaux points de vue; Jacquemont
s'est tracé un plan plus vaste encore; Biran a composé un fort bon Mémoire sur
r Habitude et un autre sur /a Décomposition de lu pensée. Volney et Saint-Lambert
méritent, par leurs travaux sur la morale, la reconnaissance des vrais amis de l'hu-
manité. Thurot s'est fait connaître par des écrits que caractérise la maturité de
l'esprit et du talent, Pûcherand et Alibert comptent parmi les élèves déjà célèbres de
l'École de Paris qui se font remarquer par leur ardeur pour les progrès de la méde-
cine philosophique ; Draparnaud est également recomraandable comme naturaliste
et philosophe; .M™e de Condorcet a tiré, du vague où la laissait encore Smith, la sym-
pathie morale, célébrée par les Écossais.
(2; C'est ce qu'a montré, d'une façon aussi originale que précise, M. Ribot dans ses
Maladies de la Volonté, de la Personnalité, de la Mémoire, etc. Voyez égale-
ment Mandsley, Pathologie de l'Esprit.
252 L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
agissante, tend sans relâche à le rendre plus général et plus com-
plet, comme le prouvent Texistence de Fétat social, son perfection-
nement progressif, sa stabilité (493). En outre, le développement
automatique des propriétés de la matière, la marche constante
de l'univers et, d'un autre côté, Faction de l'homme peuvent
changer à la longue, ou même empêcher de renaître les circons-
tances qui tendent à détruire l'ordre. Ainsi il y aurait, par la
simple persistance des choses, dit Cabanis après Laplace, avant
Lamarck (1), Darwin et Spencer, « affaiblissement successif des
causes naturelles qui pouvaient, à l'origine, s'opposer au chan-
gement avantageux », et des améliorations évidentes qui seraient
l'ouvrage de la nature. L'ordre général, qui règne entre les grandes
masses, s'est peut-être établi progressivement. Peut-être les
corps célestes ont-ils existé longtemps sous d'autres formes et
avec d'autres relations; peut-être ce grand tout se perfection-
nera-t-il, à l'avenir, sous des rapports dont nous n'avons aucune
idée, mais qui changeront l'état du globe et l'existence de tous
les êtres « qu'enfante son sein fécond » (495 sqq.).
Un cej'tain nombre de faits bien observés, mais relatés encore
d'une façon peu précise, préparent les conclusions : Cabanis a
éprouvé que, pendant le froid de la lièvre, le cercle des intérêts
et des idées se resserre extrêmement, que ses facultés intellec-
tuelles et morales étaient réduites presque uniquement à l'ins-
tinct animal (536). Plusieurs fois il a observé, chez des femmes
qui eussent été jadis d'excellentes pythonisses, les effets les plus
singuliers des changements dans les organes des sens : les unes
distinguent facilement à l'œil nu des objets microscopiques,
d'autres voient assez nettement dans la plus profonde obscurité
pour s'y conduire avec assurance, d'autres suivent les personnes
à la trace, comme un chien, et reconnaissent à l'odorat les objets
dont ces personnes se sont servies ou qu'elles ont seulement
touchés. Il y en a dont le goût a acquis une finesse particulière
et qui désirent ou savent choisir les aliments et môme les
remèdes avec une sagacité qu'on n'observe d'ordinaire que chez
les animaux. D'autres aperçoivent en elles-mêmes, dans leui's
paroxysmes, ou certaines crises qui se préparent et dont la ter-
minaison prouve bientôt après la justesse de leur sensation, ou
des modifications organiques, attestées par celle du pouls
(1) Voyez ch. iv § o et ch. vu § 3.
CABANIS APRÈS LE 18 BRIUMAIHE 2o3
et des signes encore plus cerlains. « Il y aurait, dit-il avec rai-
son, mais en laissant le soin d'accomplir ce qu'il recommande à
ses successeurs (1), beaucoup d'observations à faire sur ces
crises, sur ces changements généraux, sur ces exaltations ou
concentrations de la sensibilité... et l'analyse philosophique
pourrait, aussi bien que la physiologie, en tirer de nouvelles
lumières » (354).
Cabanis entend, par le régime, l'ensemble des habitudes phy-
si([ues, soit volontaires, soit nécessaires. Si les machines élec-
triques, les aimants artificiels et même les corps sonores offrent
des traces d'habitudes (:2), ce sont les végétaux et surtout les
animaux qui sont capables d'en contracter. L'homme en qui
tout « concourt, conspire, consent » est modifié par la pesanteur,
la température, la sécheresse ou l'humidité de l'air; par les
aliments, par la diète, atténuante ou lactée ; par les substances
narcotiques ou stupéfiantes ; par les boissons, parles mouve-
ments corporels, parle repos ou le sommeil, parle travail. Une
bonne liygiène, en donnant des règles propres à perfectionner
la vie physique, contribue puissamment à l'amélioration de
rhomme et à l'accroissement de son bonheur.
On trouve encore, dans ce .Mémoire, quelques observations
personnelles plus précises qu'elles ne le sont d'ordinaire chez
Cabanis. Il a remarqué (II, 19) chez quelques femmes délicates,
surtout à l'époque ou dans les temps voisins de leurs règles, une
sorte d'altération de l'esprit et du caractère, annonce des orages
ou des vents étoulfants du midi. « Peu de temps avauMa Révo-
lution, dit-il encore, je fus consulté pour une femme chez laquelle
fempàtement et l'endurcissement général du tissu graisseux et
cellulaire amenèrent bientôt par degrés la suffocation complète
de la vie. Quand on lui parlait, il fallait le faire très lentement.
Elle ne répondait qu'au bout de quelques minutes et d'une
manière plus lente encore. Son esprit semblait hésiter et chan-
celer à chaque mot. Avant sa maladie, elle avait eu beaucoup
d'intelUgence : quand je la vis, elle était dans un état d'imbécil-
lité véritable. Elle avait été fort riche : elle ne paraissait presque
1)lus capable de former le moindre désir; elle ne montrait plus
aucun sentiment de répugnance ou d'affection » (69).
Mentionnons encore l'éloge de Volney et de son exact et très
(1) Cf. Ribot, V Allenlion .
(2) Léon Duinûat a repris cette idée de Cabanis {Kevue philosophique, I, 321),
254 L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
philosophique Voyage, de Buffoii et de ses admiral)les travaux
ou de ses vues éminemment philosophiques, de Burdin (1) et de
ses expériences sur l'emploi des gaz comme médicaments (30).
Cabanis n'oublie pas d'ailleurs ses préférences politiques et fait
l'éloge des gouvernements « fondés sur la liberté et l'égalité »,
estimant encore que « bien en vain les tyrans et les déclama-
teurs, qu'ils tiennent à leurs gages, s'efforcent de renverser ou
de flétrir ces principes éternels ». Enfin il est préoccupé déjà
des idées qui inspireront la Lettre sur les Causes premières :
si les institutions monastiques ont été de grands fléaux, certains
ordres religieux ont rendu des services à l'agriculture, d'autres
aux lettres », et il faudrait savoir s'il est possible encore aujour-
d'hui « d'en emprunter quelques vues pour la création d'institu-
tions nouvelles appropriées à l'état des lumières » (64).
Le neuvième Mémoire traite de V Influence des climats sur les
habitudes morales. Avec Montesquieu, et surtout avec Hippo-
crate, Cabanis soutient, contre Helvétius, que le climat ou
l'ensemble des circonstances physiques attachées à chaque lieu
influent sur les habitudes morales ou l'ensemble des idées et des
opinions, des volontés instinctives ou raisonnées et des actes
qui en résultent chez chaque individu. Personne n'a mieux
montré la puissance de l'habitude : c'est sin- elle qu'est fondée
léducation, et partant, la perfectibilité commune à toute la
nature sensible, mais plus spéciale à l'homme. Son empire ne
s'exerce pas seulement sur l'individu, puisque, transmise par
la génération, elle propage, de race en race, des facultés parti-
culières pins développées et peut, après plusieurs générations,
former une nouvelle nature acquise, qui ne change qu'autant
que les causes déterminantes de l'habitude cessent pendant
longtemps d'agir, ou que d'autres causes font naître des déter-
minations (180) nouvelles (2). Les climats différents offrent des
êtres d'une diversité infinie; les mômes êtres, cheval, chien,
bœuf, sont d'autres espèces dans les différentes régions et dégé-
nèrent ou se perfectionnent quand on les transplante d'un pays
dans un autre. Ainsi l'on s'explique que les variétés humaines
sont l'ouvrage des climats eux-mêmes, surtout quand on songe
que la nature, disposant du temps comme de tous les autres
moyens, l'emploie avec une étonnante prodigalité (195). On le
(1) Voyez ch. vu, § 4.
(2) Voilà l'hérédité, comme l'ont comprise Lamarck et Darwin*
CAHAMS APRES LE 18 BHL'MAIRE 255
comprendrait mieux encore, s'il était solidement établi que la
différence des climats fait celle des langues, puisque, comme l'a
soupçonné Locke, comme l'ont montré Condillac et ses disciples,
les progrés de l'esprit dépendent de la perfection du langage.
Mais il n'en est rien et Cabanis se refuse, pour un travail dont
les hypothèses doivent être sévèrement bannies, à employer des
arguments douteux.
En arrivant à l'instinct, à la sympathie, au sommeil et au
délire, Cabanis s'aperrut que, pour faire un corps de doctrine
avec les idées relatives à ces diverses questions, il perdrait de
vue son ohjet principal, et ferait un autre ouvrage. Il se borna à
réunir toutes les considérations par lesquelles ces questions sont
liées à son véritable sujet, et traita, dans le dixième Mémoire,
de la vie animale, des premières déterminalions sensitives, de
l'instinct et de la sympathie, du sommeil et du délire; puis,
dans le onzième et le douzième, de l'inlluence du moral sur le
physique et des tempéraments acquis.
Mignet a bien vu que le dixième Mémoire contient « une hypo-
thèse audacieuse », une sorte de « construction de l'univers »,
une cosmogonie, " mécanique comme l'idéologie » des précé-
dents. Mais, plus occupé de juger que d'exposer cette « cosmo-
gonie imaginaire et inadmissible, » il n'en a pas fait suffisamment
ressortir l'originalité. Nous- y verrions moins une cosmologie
qu'une tentative de résoudre, par la philosophie des sciences,
(les questions dont l'examen relevait de ce qu'on appelait aupa-
ravant « la métaphysique de l'univers ». D'un côté, en effet, Caba-
nis estime que l'organisation de la matière ne peut avoir pour
cause que les forces actives et premières de la nature, dont nous
n'aurons jamais « aucune idée exacte ». Mais il rappelle, en dis-
ciple de Descartes et des savants du xvn" et du xvm^ siècle,
qu'une science a des fondements inébranlables, lorsque toutes
les déductions en sont rapportées à des principes simples, fixes
et clairs; qu'elle est complète quand, par les recherches et l'ana-
lyse, on a déterminé ce qui, dans ces principes, est soumis à
nos moyens de connaître. Pourquoi les principes des corps orga-
nisés ne seraient-ils pas un jour aussi exactement connus que
ceux de l'air et de Feau? pourquoi ne découvrirait-on pas les
conditions nécessaires à l'apparition de la vie chez les animaux
comme celles d'où résultent la foudre, la grêle, la neige ou ces
combinaisons chimiques, où les substances réunies ont des pro-
^Q L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
priélés qu'elles n'avaient pas isolément? D'après ce qu'on sait
déjà, on peut vraisemblablement espérer que la lumière se fera
un jour sur ce qu'on ignore encore. Chimérique en elfet est la
distinction que Buffon a voulu établir entre la matière morte et
la matière animée. Les végétaux vivent et croissent par le seul
secours de l'air et de l'eau, c'est-à-dire de l'oxygène, de l'hydro-
gène et de l'azote. Or toute substance végétale, placée dans des
circonstances convenables, donne naissance à des animalcules
particuliers : la chaîne est donc ininterrompue du tnori au
vivant. Mais ces circonstances ou ces conditions doivent-elles
toujours rester inconnues? Non, puisque l'art reproduit les végé-
taux, avec des parties que la nature n'a pas destinées à cette
fonction ; puisqu'il dénature leurs espèces et en fait éclore de
nouvelles, comme des matières préparées par lui, vinaigre,
carton, reliure de livres, il fait naître des êtres sans analogue
connu dans la nature ; puisque la nature fait appai-aître, sur les
végétaux et les animaux malades, des races inconnues « dégé-
nérations de la substance même de l'individu ». Ou toutes les
parties de la matière sont susceptibles de tous les modes d'or-
ganisation, ou, ce qui revient au même, les germes de toutes
les espèces possibles sont partout répandus. Le passage de la
vie à la mort et de la mort à la vie, qui constitue, comme l'avaient
vu les anciens (1), l'ordre et la marche de l'univers, ne nous
échappe pas toujours entièrement. Sur les toits et dans les laves,
par Faction de l'air et de la pluie, apparaissent des végétaux et
des animaux. Les îles du grand Océan reposent sur des roches,
ouvrage d'insectes marins. Sorties, par degrés, du sein des eaux
où ces travailleurs infatigables (2) font végéter de si puissantes
masses, elles montent, éprouvent à la surface des influences
diverses et, par des altérations analogues à celles des laves, se
couvrent successivement de races que fait naître la nature de
cette terre nouvelle et que le climat adopte sans trop d'effort (3).
Mais l'homme et les grands animaux, qui se reproduisent
actuellement par la génération, ont-ils pu, à l'origine, élre formés
(1) Cf. ch. III, § 1.
(2) Cf. Darwin, les Récifs de corail.
(3) Les expériences de M. Fray semblent montrer que les matières végétales et
animales se résolvent dans l'eau distillée en globules qui ne sont point des animaux;
que, plongées dans l'eau ou dans un air formé de toutes pièces, elles produisent
constamment différents insectes ; que l'eau distillée la plus pure peut, additionnée
■d'oxygène, d'azote, d'acide carbonique et avec le concours de la lumière et de la
CABAMS APRÈS LK 18 IJUUMAIRK 257
«If la même manière? Toujours nous l'ignorerons, puisque le
«:enre humain n'a pas plus de renseignements exacts sur l'époque
primitive de son existence, que l'individu ne se souvient de sa
propre naissance. Mais quelques-uns des animalcules ainsi for-
Mjés se reproduisent ensuite par génération. Les espèces ne sont
pas aujourd'hui ce qu'elles étaient lors de leur formation primi-
tive : elles ont été modiliées par le climat, les aliments, leurs
rapports avec l'homme ou les êtres vivants. D'autres, comme Ta
montré Guvier, se sont éteintes, ou par suite des bouleverse-
ments, ou î'i cause des usurpations de l'homme, ou en raison
dune organisation imparfaile. L'homme lui-même peut avoir
subi de nombreuses modilications, peut-être des translormalions
importantes. On est obligé d'accorder que le globe a une anti-
quité " prodigieuse »; on ne peut nier la possibilité des varia-
lions que le cours des temps ou les convulsions de la nature ont.
fait éprouver aux races vivantes, qui ont, dans chaque circons-
tance particulière, donné naissance à d'autres races « mieux
appropriées à l'ordre nouveau des choses ». 11 n'est donc pas
rigoureusement impossible de rapprocher la première produc-
tion des grands animaux de celle des animalcules microscopiques
que l'on tire du néant en changeant les dispositions chimiciues
ou physiques des matières qui les forment.
De môme la nature revient de la vie à la mort: les matières
animales se décomposent en gaz dont s'emparent les végétaux;
les charpentes osseuses des animaux, surtout des poissons et
des coquillages, forment des bancs de terres calcaires qui hâtent
et perfectionnent la végétation. Certaines matières végétales en
se décomposant, se transforment en animalcules, qui, à leur
mort, en engendrentd'autres, «pendant beaucoup plus de temps
que Cabanis n'a pu l'observer », avant que tout semble rentrer
dans l'état de repos et d'insensibilité. Les découvertes des natu-
ralistes diminuent lesintervallesdes différents règnes : quelques
hlons minéraux, par leur végétation successive et leurs digita-
tions rameuses, se rapprochent des plantes les plus imparfaites ;
<;haleur, produire des matières minérales, des véçétatious et des animaux. Cabanis
fait ses réserves et dit que ces observations doivent être revues avec soin et répétées
de cent manières dlHerentes. Sur les générations spontanées, voyez les discussions
entre M. Pasteur et M. Pouchet, closes en ce qui concerne la production actuelle
d'animaux sans çermes, par les mémorables expériences d'où est sortie une science
nouvelle. {Comptes rendus de l'Académie des sciences, 1860; Annules des sciences
naturelles, 4^ série, tome XVI; Revue des cours scientifiques, 1864.)
Pkuvet. 17
258 L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
entre les végétaux et les animaux se placent les zoophytes, el
peut-être quelques plantes irritables dont les mouvements, comme
ceux des organes musculaires vivants, correspondent à des exci-
tations particulières (1); enfin, dans les animaux, l'organisation
et les facultés offrent tous les degrés possibles de développement,
du mollusque jusqu'à l'homme.
Ainsi Cabanis, qui incorpore à sa doctrine des vues exposées
par Maupertuis, de Maillet, Robinet, Buffon et Bonnet, bientôt
reprises par Lamarck, est un précurseur de Darwin et du trans-
formisme moderne. Nous comprenons pourquoi la Philosophie
zoologique de Lamarck fut si mal accueillie ou si peu lue en
France : Cabanis en avait lié les doctrines à une philosophie con-
damnée comme « essentiellement matérialiste » (2).
A ces vues transformistes se joignent d'autres conjectures non
moins originales, et non moins laissées dans l'ombre par ceux
qui ont parlé de Cabanis. Ainsi il soupçonne quelque analogie
entre la sensibilité animale, l'instinct des plantes, les affinités
électives et la simple attraction. Mais faut-il expliquer l'attrac-
tion par la sensibilité, ou la sensibilité par l'attraction, « espèce
d'instinct qui, suivant les circonstances, arrive par degrés jus-
qu'aux merveilles de l'intelligence (3) » ? Il l'ignore, ne voulant pas
sortir du domaine scientifique pour passer à la métaphysique.
Mais il ne se refuse pas une excursion dans la philosophie des
sciences. Si l'on arrive un jour à le savoir, il pense, contraire-
ment à ce que soutiendra plus tard Lamarck, qu'on y sera conduit
par l'examen des opérations qui s'exécutent en nous, plutôt que
par celles qui se font loin de nous (4). En étudiant la formation
des organes dans le fœtus, il insiste sur la nécessité d'admettre
la sensibilité là où ne se manifeste pas nettement la conscience
des impressions, car rien n'est plus contraire que l'opinion oppo-
(1) Cf Darwin, les Mouvements et les habitudes des plantes grimpantes; les
Plantes insectivores, etc.
(2) De Boaald rapproche Cabanis et Lamarck pour condamner '( leurs systèmes
abjects ». [Recherches philosophiques, il, 289.)
(3) Sur le choix entre les explications par Tinférieur et les explications par le
supérieur, voyez Piavaissou, Rapport, etc.
(4) M. Bertrand [l'Aperception du corps humain) cite ces passages (p. 88) pour
montrer quel'iustinct universel de Caljanis est linconscient de Hartmann. — Il faut,
pour rendre cette assertion tout à fait exacte, se rappeler l'iuflutnce exercée par
Cabanis sur Schopeuhauer. Il ajoute en outre que « le plus profond métaphysicien
de notre temps, M. F. Ravaissou n'a rien dit de plus hardi ». Il est assez piquautde
considérer comme le continuateur des « seusualistes », un de ceux qui eu ont parlé
avec le plus de dédain. Et cependant M. Bertrand a raison. Biran a puisé chez
Cabanis et on a plus d'une fois attribué à celui-là ce qui revient à celui-ci.
CABANIS APRES LE 18 BRUiMAIllE 25}»
sée, aux lails physiologiques, rien n'est plus insullisant pour
l'explication des phénomènes idéologiques. Ce n'est pas ce que
les physiologistes appellent irritahilité, puis([ue l'irritabilité est
la faculté de contraction de la (ibro musculaire et persiste après
la mort; c'est l'action des organes que font agir les nerfs qui
reçoivent les impressions, sans intervention du centre céré-
bral (1). Dans le système nerveux, il y a des systèmes partiels ; et
peut-être, dans chaque système et dans chaque centre, un moi
partiel relatif aux impressions dont ce centre est le rendez-vous
et aux mouvements que son système détermine et dirige (2). La
cause de la sensibilité se confond avec les causes premières et
n'est pas pour nous un ohjet de recherches: toutefois l'étude
des phénomènes porte à croire que l'électricité, modifiée par
l'action vitale, est l'agent invisible qui, parcourant le système
nerveux, produit les impressions et les impulsions.
C'est dans l'étude idéologique et physiologi(fue du fœtus que
Cabanis cherche l'origine de l'instinct. Sentir est l'état essentiel
de tout organe vivant ; l'habitude et la répétition des actes rend
ce besoin plus impérieux. Ainsi les impressions et les détermi-
nations propres an système nerveux et à celui de la circulation
engendrent la première, la plus constante et la plus forte des
habitudes de l'instinct, celle delà « conservation » ; celles des
organes de la digestion produisent l'instinct de «nutrition », Des
mouvements auxquels les organes sont déterminés par cela môme
qu'ils sentent, naît un nouvel instinct; de l'impression de résis-
tance vient l'idée de corps extérieur ; la conscience d'un effort
voulu donne la conscience du moi senti. Le fœtus porte déjà
dans son cerveau, quand il arrive à la lumière, les premières
(1) Ribot, Maladies de la /jersonnalilé, p. G: « L,n)liysioloi,à(3 uous appicud (jik!
la production de Tétat de conscience est toujours liée à, l'iictivitô du systèmo
nerveux, en particulier du cerveau. Mais la Tticiproqnc, n'est pas vraie ; si touti;
activité p>.yi-lii(pic iinplirpic une activité nerveuse, toute activité nerveuse n'iinpli(|ue
pas une activité psychique. L'activité nerveuse est beaucoup plus étendue que
l'activité psychique »... Il ne faut pas oublier que Hartmann, l'auteur de Vlncons-
cienl, relève de Scbopenhauer « vrai disciple de Cabanis ». On a lieu de s'étonner
que M. Colsenet, dans la Vie inconsciente de V Esprit, n'ait même pas cité Cabanis.
On voit par cela môme combien peu, en France, uous connaissons les hommes
dont rintluence a été considérable à l'étranger.
(2i M. Bertrand (Apcrceplion du corps humain), s'appuie sur ce passage pour
mettre sa propre doctrine de Vanimisme polyzoïste sous la protection d'un nom
qui fût Hutorité et la rattacher à une tradition toute française (91). Il ajoute excel-
lemment que '( cette théorie semble etfrayer quelque peu la pruilence d(i Gabiriis..
qui, ne faisant pas œuvre de métaphysicien... est pressé de revenir à, re\périenc(!
et au terrain solide des faits ». On souhiiteriit que tout le monde en Fiance eôt
reconnu de même '< l'originalité et la prudence de Cabanis ».
1
2G0 J/II)ÉOLOGIE PIIYSIOLOCIOUE
traces clos nolioiis fondamentales que ses rapports avec tout
l'univers sensible et Taction des objets sur lés extrémités
nerveuses doivent successivement y développer. Ce n'est pas
cette « table rase » dont ont parlé certains idéologistes. Aussi
les belles analyses de Bufifon, de Bonnet, de Condillac, sont
incomplètes et pourraient faire prendre une mauvaise direc-
tion.
Rien en effet ne ressemble moins à l'bomme que ces statues
que l'on l'ait sentir et agir ; rien ne ressemble moins à la manière
dont se produisent sensations, désirs et idées, que ces opérations
partielles d'un sens, agissant dans un isolement absolu du sys-
tème, et privé même de cette influence vitale, sans laquelle il ne
saurait y avoir de sensation. Toutes les opérations de l'organe
])ensant sont modifiées par les déterminations et les habitudes
de l'instinct; jamais l'organe particulier d'un sens n'entre isolé-
ment en action (1). Lanalyse détaillée et complète de l'enfant,
avant que tous ses sens aient été mis simultanément en jeu par
les objets extérieurs, ferait l'objet d'un nouveau Traité des
sensations qui ne serait peut-être pas moins utile aux progrès de
l'idéologie que ne l'a été celui de Condillac (2).
Les premiers traits de linstinct sont gravés dans le système
cérébral au moment même de la formation du f(Ptus: mais, à
côté des tendances à la conservation, à la nutrition, au mouve-
ment qui se développent dans le fœtus même, il y en a qui se
forment aux époques subséquentes de la vie, ou au moment de
la naissance et par le développement général des organes, ou par
la maturité de certains organes particuliers et par les maladies.
Toutes, mais sui'tout les premières, relèvent des impressions
internes. Aussi Draparnaud, qui tente de dresser l'échelle
idéologique des différentes races, trouvera l'instinct d'autant
plus direct et plus fixe que l'organisation est plus simple, d'autant
plus vif que les organes internes ont plus d'influence sur le
(1) Avant Lewes (Ribot, Psychologie anglaise, p. 345 et 395), Cabanis a appelé
l'attention sur les sensations venant du système, que les psyrholog-istes etles physio-
logistes ont si étranfïement néirlitrées, il a critiqué cette « monstrueuse et hypothé-
tique statue », développement loi,àque de cette idée que tout provient des cinq
sens externes. De même quand M. Ribot écrit {ibid.,p. 239): « on commence même en
France à considérer les sensations de la vie orginicpie comme formint un g-roupe à
part»; il eût été plus exictde diie « on en revient en Fr.mce à considérer, etc. ».
(2) C'est ce qu'a teuté Preyer dans sa P/ij/siologie de l'embryon, suivie de
VAme de l'enfant. Daus ce dernier ouvrage (X) Preyer parle comme Cabanis, que
d'ailleurs il ne cite pas: » L'âme du nouveau-né ne ressemble pas à la <• Table rase >>
sur laquelle les sens, font la première impression, etc. ».
%
CMJVMS VPRKS LE IS lUiliMMIU-: 2(;i
centre céi'él)ial, oL l'iulelligeiice (rmilanl |)Uis étendue que
l'animal est forcé de rece\ oii' plus d'impressions de la part des
objets extérieurs (1).
La syujpalliie ou la tendance dun être vivant vers d'autres,
est en (pielque sorte l'instinct lui-même; elle comprend des
attractions et des répulsions ([ui résultent de l'organisation et
suppose, dans l'être auquel elle s'adresse, des sensations, des
penchants, n\\ moi. Dés qu'elle s'élève au-dessus du pur instinct,
il y entre un fond de jugements inaperçus. Mais, comme toutes
les tendances primordiales, elle s'exerce par les divers organes
des sens : la vue occasionne une foule de déterminations affec-
tives, et peut-être les rayons lumineux, qui partent des corps
vivants, ont-ils des caractères pliysiques autres que ceux qui
viennent des corps bruts. L'odorat est, pour certains animaux,
le principal organe de la sympathie ; l'ouïe fait naître bien des
impressions purement affectives et instinctives ; le tact ne paraît
exercer son action sympathique que par le moyen de la chaleur
vivante. Les opérations de l'intelligence modilient les tendances
sympathiques et en font des sentiments plus ou moins aperçus,
des affections plus ou moins j-aisonnées. Sans - facultés incon-
nues », la synq:)alhie devient « morale » : l'individu partage les
idées et les affections des autres, désire leur faire partager les
siennes et épiouve le besoin d'agir sur leui- volonté. De plus, il
cherche à les imiter, et ne fait que s'imiter soi-même. L'imita-
tion est le piincipal moyen d'éducation pour les individus et
les sociétés. Par suite, les causes (pii développent les facultés
intellectuelles et morales sont liées à celles qui produisent,
conservent et mettent en jeu l'organisation où est placé ainsi le
principe du perfectionnement d<^ la race huniaine.
Les opérations du jugement et de la volonté sont influencées
par les sensations proprement dites et par les déterminations
instinctives : il n'est pas nécessaire de recourir à deux principes
d'action, pour expliquer les balancements des désirs et les
combats intérieurs. Les désordres du jugement et de la volonté
tiennent à ceux des sensations, des impressions, dont la cause
agit dans le système nerveux, de celles que reçoivent les extré-
mités sentantes internes et des déterminations instinctives. On
fl) Peut-être faudniit-il reporter à Cabanis co que Bain et Ribot (Psycholofjie
anf/laise, 268) attribuent ;i, Miiller, « sur l'état du fœtus qui ne ressemble pas ;i
relui de l'àne de Ruridan ••.
262 L'IDÉOLOGIE PIIYSIOLOGIQIE
expliquera la folie par l'altération des sensations, par les maladies
du système nerveux ou les habitudes vicieuses qu'il contracte,
môme sans avoir toujours découvert, dans ce dernier cas, des
lésions organiques. De même le sommeil, périodique comme les
lois les plus générales de la nature, est produit par tout ce qui
émousse les impressions ou affaiblit la réaction du centre
nerveux commun sur les organes. Dans ce reflux des puissances
nerveuses vers leur source, les sens s'assoupissent successive-
ment et plus ou moins profondément, mais, seuls en certains cas,
complètement; les extrémités internes conservent à leurs impres-
sions une activité relative aux fonctions des organes, à leurs
sympathies, à leur état présent et à leurs habitudes. Les causes
qui agissent, dans le sein du système nerveux, ne sont plus
distraites par les impressions des sens et deviennent prédomi-
nantes. Ainsi se font, dans le rêve, de nouvelles combinaisons
d'idées ou naissent des idées que nous n'avons jamais eues ;
ainsi sont au premier plan, dans la folie, des idées qui ont si peu
de rapport avec les objets externes. Celui qui classerait, d'après
des faits certains et des caractères constants, les divers genres
d'aliénation mentale, en indiquerait les causes et distinguerai!
ceux que l'on peut guérir et ceux qui ne peuvent l'être, rendrait
service à l'idéologie (1).
L'influence du moral sur le physique est, pour Cabanis, celle du
système cérébral sm* les autres organes : il ne faut pas multi-
plier les principes avec les phénomènes, avoir recours à des
forces inconnues et particulières, pour mettre en jeu les organes
pensants et expliquer leur influence sur le système animal,
parce que la pensée diflere essentiellement de la chaleur animale,
comme celle-ci diffère du cbyle et de la semence. Partout, dit-il.
la nature prodigue les merveilles et économise les moyens...
mais il fallut un temps fort long à l'esprit hypothétique de
l'homme pour n'admettre dans la nature quune seule force;
peut-être lui en faudra-t-il plus encore pour reconnaître que, ne
pouvant la comparer à rien (2), nous ne pouvons avoir aucune
idée véritable de ses propriétés, et que les vagues notions que
nous avons de son existence étant formées sur la contemplation
des lois qui gouvernent toutes choses, la faiblesse de nos moyens
(1) «Les études sur l;i folie, écrivait M. Ribot en 1870, bien incomplètes encore,
ont-elles été stériles jus(iu'ici ? »
(2) Même expression i! uis la Le lire sur les Causes premières ^S 4^-
CAHAMS APRKS LE 18 HRUMAIRE ^KiA
il'observatioii doit rossenor l'Iciiiellement ces notions dans le
cercle le plus étroit et le plus borné.
Benjamin Constant (1) a parlé du livre en excellents termes.
Mais comme bien daulrcs, il y a cherché ce qui ne s'y trouve
pas, ce que Cai)anis devait donner avec la Lettre skv les Causes
premières. En nous limitant à ce qui y est nettement in(li(iué,
nous pouvons affirmer que rarement un ouvrage a autant servi
aux progrés de la science et de la philosophie des sciences. Sans
doute, lontreprise était prématurée, puisque la pliysiologie et
même la chimie ne fournissaient encore, ni l'une ni l'autre, une
base solide pour l'étude des faits psychologiques. Sans doute,
on y rencontre beaucoup daffirmations aujourd'lnii inadmis-
sibles ou conjecturales. Même on peut dire « qu'on est trop sou-
vent en l'air, ilans la région vide des généralités pures, et non
sur le terrain palpable et solide de l'observation personnelle et
racontée ». Mais il n'en est pas « toujours » ainsi: à plusieurs
reprises, nous avons signalé des « observations personnelles »
et l'emploi de celte méthode que M.Taine donne comme lacarac-
téristiiiue delà psychologie contemporaine(2). Bien plus, Cabanis,
s'inspirant dHippocrate et des Grecs, de Descartes et de Bonnet,
plus que de Coiidillac et d'Helvétius, a créé la psychologie phy-
siologique. Bichat et Broussais, les médecins, les physiologistes
et les aliénistes ont continué les recherches qu'il avait recom-
mandées plus que personne et préparé des lecteurs à ses mo-
dernes successeurs. Aug. Comte, allant plus loin, a absorbé la
psychologie dans la physiologie ; mais, par cela même, il a
contribué à faire vivre les idées de Cabanis. Biran , en les
incorporant à la métaphysique, les a transmises aux spiritua-
(1) « Je lis, tjrrit-il, le ."5 frimaire un XI, le livre de Cabanis et j'en suis enchanté.
Il y a une netteté dans les idées, une clarté dans les expressions, une fierté conte-
nue dans le style, un calme dans la marche de l'ouvrage, qui en font, selon moi,
une des plus i)e|les productions du siècle. Le fond du système a toujours été ce qui
m'a paru le plus probable, mais j'avoue que je nai pas une grande envie que cela
me soit démontré. J'ai besoin d'en appeler à l'avenir contre le présent, et surtout à
une époque où toutes les pensées qui sont rei-iieillies dans les tètes éclairées n'osent
en sortir, je répugne à croire que, le moule étant brisé, tout ce qu'il contient
serait détruit. Je pense, avec Cabanis, qu'on ne peut rien faire des idées de ce genre
comme institutions Je ne les crois pas même nécessaires à la morale Je suis con-
vaincu que cent qui s'en servent sont le plus souvent des fourbes, et que ceux qui
ne sont pas des fourbes jouent le jeu de ces derniers, et préparent leur triomphe.
.Mais il y a une partie mystérieuse de la nature que j'aime à conserver comme le
domaine de mes conjectures, de mes espérances, et même de mes imprécations
contre quelques hommes -.
(2] L'Ancien Réfjime, III, ch. i, p. 237.
204 L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
listes (1). Non moins fécondes ont été les théories sur la relativité
de nos connaissances, sur l'importance des sensations internes et
de l'idéologie embryonnaire, animale ou morbide ; sur la puissance
de l'habitude, siu' l'instinct et l'inconscient, sur le transformisme
et l'explication de l'inférieur par le supérieur, sur les rapports de
la morale et de la politique avec l'idéologie et la physiologie.
Le continuateur d'Hippocrate, de Descartes et des philosophes
du xvni« siècle, a été un précurseur de Lewes et de Preyer, de
Schopenhauer et de Hartmann, comme de Lamarck, de Darwin
et de bien d'autres penseuis qui appartiennent aux écoles les
plus différentes, et ne soupçonnent quelquefois même pas que les
idées dont ils sont partis leur sont venues indirectement, mais
par des intermédiaires authentiques, de l'auteur des Rapportai
du pliysiqiie et du moral.
III
Pendant les années qui suivent la publication des Rapports,
Cabanis nous est surtout connu par les lettres inédites qu'a
bien voulu nous communiquer M. E. Naville. En pluviôse (17) il
engage Biran à traiter la question de la Décomposition de la
pensée, et le sujet sur lequel ce dernier « a envoyé une si magni-
fique esquisse » (2). « Rien, dit-il, ne peut être plus utile à la con-
sidération et aux progrès delà science dont, au reste, on ne peut
plus se passer aujourd'hui ». Quelques jours plus tard (l""" ven-
tôse), il lui écrit que tous les hommes qui s'occupent de philo-
sophie lisent son Mémoire sur l'Habitude et que leur jugement
est unanime. Puis il lui parle (19 ventôse) de sa santé et lui
indique un régime à suivre. Et revenant aux deux sujets dont
Biran s'occupait alors, il ajoute : « Songez que vous vous devez
à la vérité, dont les progrès tiendront, dans tous les genres, à la
perfection de celui qui nous occupe. Quelque temps après
(10 floréal), Ginguené défendant, dans la Décade, les idéologues
contre Palissot, lui reprochait d'avoir rélégué, dans une note
de l'article Molière, Cabanis et son excellent ouvrage sur les
Rapports.
(1) PaulJanet, Traité élémentaire de philosophie, Rapports du physique et du
moral, p. 332.
(2) M. Bertrand estime qu'il s'agit du Mémoire sur les Rapports de Vidéologic
et des mathémaliques {Science et psychologie, p. 1).' ,
CAHAMS MMÎÈS LE 18 lîlUMMRE ^^OV
Au coinnuMict'iiu'iil du deniier Irimcstre de Tan XI, Cabanis
fit paraître une nouvelle édilion du Dcg)'r de certitude de ht
médecine, en y joiguant les Observations sur les hùpitcmx, le
Journal de la maladie de Mirabeau, une Note sur le supplice de
la gui 'loti ne, un Happort sur r organisation des Écoles de mé-
decine, (juehjues Principes et quelques Vues sur les secours,
publics. La Décade y consacra un article. Cabanis, disait-elle,
en exposant les devoirs et les qualités d'un bon médecin, « s'est
pris lui-niénit\ et à son insu, pour modèle », et cette nouvelle
production uf [)tMit qu'ajouter encore, s'il est possible « à la
gloire qu'il a acquise par son bel ouvrage sur l'influence du
physique et du moral de Ibomme ».
Moreaude la Sarthe trouva l'extrait insuflisant. Rappelant que
la pbilosopliie médicale comprend deux; objets distincts, l'api)!!-
cation de la pliilosopliie générale à l'étude et aux progrès de la
médecine, l'application réciproque delà médecine à la philoso-
phie, il laisalt, parmi les travaux propres i\ entrer dans une-
philosophie médicale d), une place spéciale à tous les ouvrages
de Cabanis, et notamment au nouveau Recueil « application de
la médecine aux progrés de la saine métaphysique et de cette
dernière au perfectionnement de la méthode médicale ».
Au moment où paraissaient cette réimpression et la Grammaire
de Destutt de Tracy, Cabanis annonce à Riran que le prix sur lu
Décomposition de la Pensée sera distribué et ({u'il fondra dans
son compte rendu la note dont il lui <'st ivdevable : « Jo ferai
en sorte, dit-il, ({ue votre travail concoure à l'utilité de cette
science que vous êtes destiné à faire marcher en avant, et qui,
malgré la guerre ouverte qu'on lui a déclarée, s'introduit d(; plus
en plus chaque jour, dans toutes les parties des travaux de l'es-
prit humain ». En l'art XII, il lui écrit, à propos des intrigues qui
avaient eu lieu, dans les élections de la Dordogne : « Il est dans
le cours nécessaire des choses, dit-il connne en 1803, non pas
que les hommes vertueux ne souffrent pas souvent, mais que
les coquins soient tôt ou tard punis». Par suite du dépérisse-
(1) Il y place les livres d'Hippocrale, de Veteri Medicina, de Decenli Oi-nalu,
de Aère, Aquis el Locis, un chapitre de Bacon, le Trait('- de l'expérience de Zim-
inermauu, la Préface de Quesnay aux Mémoires de l'Académie de chirur^jie, l'Idée
de l'homme physique el moral, le Spécimen novi Medicina; Conspeclus, de La
Caze, la Methoilus studii medici de Haller et le Plan d'une nouvelle conslil.uliou
de médecine, présenté, à l'Assemblée nationale, p:ir l'ancienne Société royale, les-
Éloges historiques de Vicq-d'Azyr, presque tous les ouvrages de Pinel, et le Dis-
cours préliminaire de la Physiologie de Dumas.
-2«(i LIDÉOLOGIK PHYSIOLOGIQUE
ment total de sa santé, il renonce à respoir de compléter
(18 pluviôse) son travail sur lapplicntion des méthodes ana-
lytiques à l'étude de la médecine. Cédant aux vœux de quel-
ques amis, il publie le Coup d' œil sur les Révolutions et sur la Ré-
forme delà médecine. Le médecin Montégre présenta l'ouvrage
aux lecteurs de la Décade. « Le caractère connu de Fauteur,
disait-il, la grandeur et la sûreté des vues qu'on retrouve dans
ses autres ouvrages, doivent nous faire regretter qu'il n'ait
pu terminer une entreprise aussi importante ». Après Cabanis, il
rappelle les diverses époques de la science médicale, et jette un
coup dœil rapide sur l'état général de l'enseignement; il signale
le chapitre des relations de la médecine et de la morale « rem-
pli de considérations grandes et élevées, bien digne du philoso-
phe auteur des Rapports du physique et du moral », et termine
en citant le passage où Cabanis insistait sur la nécessité, pour
le médecin, dunir la philosophie morale à la philosophie ration-
nelle.
Le 28 floréal. Napoléon Bonaparte était déclaré empereur des
Français ; le 21 messidor, le ministère de la police était rétabli
pour Fouché. La santé de Cabanis s'altère de plus en plus : « Ce
qui m'afflige, écrit D. de Tracy à Biran, le 4 août 1804, c'est que
je ne suis pas content de sa santé, elle est toujours bien débile ;
c'est un si excellent homme que je ne puis supporter de le voir
souflrir ». Cabanis lui-même se plaint à Biran que « les forces
de la vie s'affaiblissent ».
En l'an XIII, il félicite ce dernier dont le Mémoire sur la
Décomposition de la pensée a été couronné par la troisième
classe; sans être partout de son avis, il juge « que c'est un très
beau et très riche travail ». La seconde édition des Rapports
paraît, augmentée de deux tables, dressées par D. de Tracy et
Sue, et des expériences de M. Fray. D. de Tracy, dont la corres-
pondance avec Biran est fort active, nous apprend que Cabanis
se trouvait fort bien alors de sa vie campagnarde (1). C'est à
Cabanis qu'il dédie son Traité, complet par la publication de la
Logique (2). Cabanis et Tracy avaient à peu près achevé l'œuvre
(1) « Oui, venez voir uos riches prairies, écrivait Cabanis lui-même à Faiiriel
ranuée précédente, uos blés admirables, notre verdure aussi riche que fraîche et
riante. Les insectes qui bourdonnent appellent la rêverie et invitent à un calme heu-
reux. Ceux qui carillonnent ailleurs ne produisent pas toujours le même effet ».
(2) « A qui cet hommage, dit-il, pouvait-il être plus légitimement dû qu'à vous,
qui nous avez donné réellement toute l'histoire de l'homme, autant du moins que
CABANIS APRf:S LE 18 BIU'MAlUt: -207
à laquelle leur nom demeure attaché. Mais la réaction contre la
philosophie du xvui'' siècle et celle qui en était issue, deve-
nait de phis en plus puissante. Les idéologues s'en rendaient
compte (1).
En ISOt), Biran vient à Paris, mais ne va pas à Villette, où
Cahanis l'attendait avec impatience. Cabanis l'ent^age à travail-
ler « à la réforme de (pielques parties de la langue géométrique »,
mais aussi à terminer limpression de son Mémoire, qui ne peut
manquer d'être utile aux progrès de la science. A la fin de
l'année, Cabanis s'excuse d'être un correspondant si inexact (2)
et se réserve d'être le confident des recherches que Biran et 1). de
Tracy poursuivront, au grand avantage de la science (3). Une
dernière lettre (8 avril 1807) est adressée à Biran qui doit faire
sou travail sur la métaphysique et la langue de la géométrie et
le permet Tétai actuel de nos conriaissauees. Vous l'a\ez tracée de la manière ;i la
fois la plus vaste et la plus saire, la plus éloi|ueule et la pl\is exacte ; et tous ceux
qui voudront jamais se coiit'urmfr au i>rOct'|itc suhlime de l'oracle de Delphes vous
«levront uue éternelle reccmnaissance.. Indépendamment des ol)liij:ations particu-
lières à la science... je me vaule que votre ou\rai;e m'a été utile avant même qu'il
fût achevé, que vos conversations me l'ont été encore davantage et que c'est à vous
que j'ai dû jusqu'au couratre d'entreprendre les recherches auMiuelles je me suis
livre et jusqu'à l'espérance ([u'elles pourraient avoir quelque utilité... Aussi le
succès que j'amhitionne le plus, c'est que mou ouvrage puisse ôtre regardé comme
une conséquence du vôtre, et ipie \ous n'y voyiez qu'un corollaire des principes
que >ous avez exposés... La science se trouverait rei)lacée sur ses véritables bases...
l'histoire de notre intelligence serait enfin une portion et une dépendance de la
physique humaine ».
(1) C'est ce (jue montre uue lettre de Cabinis à Barbier, l'auteur d'un Examen
de plusieurs assertions lias irdées par La Ihirp' dans sa Philosophie du XVIll'-
xiècle : « Excusez-moi, éi-rit-il le Itl pr, irid an .\111 ; ma négligence à votre ég ird
n'est pis volont ire. Depuis que j'ai reçu Tintéressant écrit que vous m'avez fait
l'honneur de m'adresser, j' li eu bien peu de moments libres, forcé de p isser uue
grande p irtie du temps auprès de mi îemme m d de; m ds je n'en ai p is moins été
touché et fl itté de me trouver au nombre de ceux à qui vous avez bien voulu
envoyer particulièrement cette réfut ition de quelques-unes des imputritions c:dom-
nieuses qui fourmillent dius les derniers éirits de La H.irpe. J'ai été l'ami et je me
fais l'honneur d'être le disciple de plusieurs des grands hommes qu'un essdm
d'écrivailleurs aussi ignorants que malveillants attaquent maintenant avec tant de
fureur. Quoique je ne regarde Y)as ces atteintes comme bien dangereuses, j' ime à
trouver le défenseur de ceux dont j'honore la mémoire dins un homme pour lequel
je suis plein d'estime depuis très lougtemp» et dont je sus ([ue le c iractere rend le
talent et le savoir aussi respectables qu'ils sont distingués ». [Bulletin du liiblio-
phile. ISU no 2..i
(2) 'c Cela tient, dit-il, à ce que mon existence, c'est-à-dire mes rapports et mes
devidrs sont presque toujours au-dessus de mes forces, qu'après avoir fait l'in-
dispensable et Tennuyeux, il ne me reste plus de courage pour ce qui serait le
plus cher à mon cœur et que, lorsque je suis forcé de me livrer au repos, un ins-
tinct, plus fort que tout, me contraint à le rendre ; bsolu ".
(3; '< Je vous regirderii faire et je jouirai de vos succès. Car je ne suis plus
capable moi-m me d' ucun travail importiul, quoique ma smté soit meilleure
depuis d«ux moi^, mais il faut s ivoir se soumettre aux diverses privations que
la nature impose et savoir être (■'■ (pion jieut ».
-2()X L IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
(lu calcul, « le plus utile de tous ceux qu'il est si capable d'exé-
cuter ». Plus que jamais il se montre afTectueux pour son cor-
respondant, comme s'il sentait que sa fin approche (1). Dix-
huit jours plus tard, D. de Tracy annonçait à Biran que leur
ami avait eu une première attaque !
Mais, avant de raconter brièvement les derniers moments de
C.abanis, il faut examiner les œuvres importantes auxquelles il a
Iravaillé de 1802 à 1807. C'est en 1807 que Ginguené place les
Affections caiarr haies, postérieures ainsi, ce semble, à la Lettre
sur les Causes premières. Cabanis y consignait le résultat d'ob-
servations commencées depuis plus de vingt-cinq ans. L'ouvrage
n'était fait ni pour les maîtres de l'art, ni pour les gens du
monde, mais pour les jeunes praticiens. On y retrouve l'homme
et le philosophe (2).
Nous savons moins exactement à quelle époque il faut reporter
la Lettre à Thurot sur les Poèmes d Homère et la revision de
la traduction commencée en 1778. Le passage où Cabanis
parle de l'apparition récente du Tableau des Etats-Unis de Vol-
[i] « Mous parlons bien souvent de \ous. mou «lier omi, et notre amitié jouit
bien vivement des espéranres que nous donne votre zèle pour la poursuite de vos
travaux; nous no vous désirons que snnté et liberté. Mi femme, souvent témoin de
nos entretiens sur votre sujet. partai,'e tous nos sentiments. Elle me charge de
vous le dire et de vous remercier de votre aimable souvenir. Vous savez, mon
cher ami, tout ce que je vous ai voué de haute estime, d'amitié sincère et invio-
lable. Comptez-y pour tout le temps que je passerai sur cette terre » .
[-1) L'épigraphe non fingendum, sed inveniendiwi, est empruntée à Bacon. Le
grand Hippocrate y est appelé le premier, sans aucune comparaison, de tous les
pratii-iens. Fort éloigné d'adopter des théories fondées sur quelques notions
positives trop incomplètes, l'auteur est tout aussi éloigné d'écarter, avec les
empiriques ; bsolus, toute vue théorique de la médecine pratique, car il serait
même impossible de reconnaître, dans les faits qui se présentent, l'identité ou
l'analogie avec d'autres faits antérieurement connus, si l'on n'avait point su lier
les derniers par des résultats communs, c'est-à-dire par des principes. Toutefois
il vaudrait mieux n'avoir absolument aucune théorie, que d'en adopter une,
démentie p ir un certain nombre de faits réguliers, ou, du moins, de ne p is s'en
servir avec assez de réserve pour ne point méconnaître, dans ceux qu'on observe
une première fois, les différences qui peuvent les distinguer de ceux auxquels on
imagine devoir les rapporter. Cela est vrai de toutes les sciences d'observation.
Quand on s'attache aveuglément à ce qu'on appelle souvent avec si- peu de raison
les principes, on ne peut que rouler d'us le cercle des erreurs. Les rapides progrès
qu'ont faits, dans ces derniers temps, plusieurs branches de la physique, sont uni-
quement dus à ce que les meilleurs esprits, parmi ceux qui les cultivent, soumettent
chaque jour à l'expérience tous les principes que l'on a crus, ou que même on croit
encore, les plus certaius et les plus démontrés. Toute théorie ne doit donc, pour
le méilecin philosophe, qu'aider la mémoire, en haut les faits conuus et en diri-
geant les raisonnements d'induction que l'analogie suggère à l'aspect de tous les
objets nouve;.ux. Toujours les faits doivent servir de guides; les idées générales
théoriques eu doivent être une expression abrégée; les vues de traitement, une
i-onséipience directe et nécessaire.
CLUIAMS AI'llKS Lt 18 HIUMAlliE -i(i!»
iie\ (V, 29-ii montre qu'il en était occupé dès 1803: ceuv où
il mentionne les ouvrages de D. de Tracy et sa théorie du juge-
ment (p. 34i), où il critique La Harpe (p. 361), nous conduisent
en 1803. Enfin la mention de la mort dHennebert nous ramène
à 180:2. Il semble donc qne Cabanis soit revenn à Homère,
après la publication des Rapports (1) et s'en soit occupé jus-
qu'à sa mort. Thurot et nu autre de ses amis lavaient engagé
à revoir ses essais de traduction; il suivit leurs conseils, leur
lut son travail, el l'envoya à Thurot avec une lettre, destinée à
servir de préface à la partie qu'il avait dessein de publier pour
sonder le public. 1/ouvrage ne parut point, et c'est seulement
en 1825 qu'il fut introduit dans une édition des ouvres com-
plètes de Cabanis (2).
La Lettre sur les Poèmes d Homère est, comme le disait Dau-
nou, fort remarquable. L'auteur marque fort bien la difliculté de
traduire Homère envers français ['.\). H soutient méine qu'il est
plus diflicile de traduire que d'écrire un ouvrage original ^4).
Homère est du petit nombre des poètes dont on relit toujours
les vers avec un nouveau plaisir, même quand on les sait dès
longtemps par cœur. Personne n'a peint, avec un caractère plus
louchant et plus sacré, l'amoui' conjugal (5).
(1) Gingueué nous dit qu'eu 1807, a[>rés sa première attaque, il songeait à
reloucher et à terminer sa traduction d'Homère.
:2) Thurot, en 1801), cita quelques fr imuents de la lettre et de la tradu(*lioa en
analysant la tradm-tiou de Saiut-Aignan {Mt'//in!/es, p. lu:{,.
(3^ « Le srec, dit-il, est reinarquible par rabondance, la richesse, l'harmonie, par
une majesté simple et par ces heureuses compositions de mots qui rassemblent et
concentrent les impressions ou les idées, sans jamais y porter d'incohérence et de
confusion; le français, par rélégance, la précision des termes, la clarté des tours et des
phrases >-.
(4) « Le traducteur doit rendre toutes les idées «le l'original dans leur ordre pri-
mitif, il ne peut les présenter sous des faces nouvelles, à moins qu'il n'idtere nulle-
ment le sens ; les petites modiOcations, additions ou retr incliements qu'il hasarde,
doivent toujours être d'accord avec l'esprit général de rauteur et ne produire que
des impressions étroitement liées et conformes à celles qu'on reçoit en le lis nt lui-
même. Il faut donc que le traducteur connaisse parfiitement toutes les ressources
de sa langue, qu'il ait un talent souple et fécond, qui puisse se replier dans tous
les sens, choisir entre les différentes manières d'e\primer la même idée, il faudrait
i;n un mot, que sans rien changer aux idées de l'auteur original et en lui conser-
vant, autant qu'il est possible, Tempreinte du pays et de Tépoque qui Tout vu
naître, on lui fît prendre les formes et le langage qu'il n'eût pas manqué d'adopter
s'il eût écrit pour le peuple auquel on veut faire connaître et goûter ses produc-
tions ».
■ (5) « Quelle douce et profonde mélancolie ! Quels tons purs et religieux n'u-t-il
pas répandus sur le récit des derniers adieux d'Hector et d'Andromaque I Quelle
vérité d'accent dans l'expression de leur noble tendresse ! Combien cette femme
céleste devient touchante, par Tespèce de culte qu'elle rend à son époux, par la fai-
blesse d'un cœur souffrant qui réclame un appui et n'eu conçoit pas d'autre que le
270 L IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIUIjE
Caljanis n'oublie pas ses travaux antérieurs, il veut porter la
véritable méthode philosophique dans l'étude et l'examen de
toutes les productions des arts. Dans les pages remarquables
où il traite de la belle nature, il combat l'idée d'une imitation
tellement ressemblante qu'on puisse la confondre avec l'ori-
ginal. Avec raison il fait remarque]' qu'aucun poète n'a été
plus fécond qu'Homère, dans le sublime de pathétique et dans
celui de la grandeur et de la force; que nulle part il n"a mieux
réalisé cette alliance que dans la peinture des trois grands carac-
tères différents d'Achille, d'Hector et d'Ulysse, tracés et déve-
loppés avec une prédilection toute particulière, parfaits tous
les trois dans leur genre. Laissant de côté l'exactitude des des-
criptions et des récits, où Homère surpasse même les géo-
graphes et les historiens de profession, Cabanis rappelle l'art
avec lequel il donne à chaque objet une manière d'être et
une couleur propre (1). Aussi ne trouve-t-il de comparable à
Homère, parmi les modernes, que Fénelon et La Fontaine(2);
les poètes allemands, qui ont voulu l'imiter, ont manqué le but
qu'ils se proposaient. Puis, considérant Homère par rapport aux
poètes grecs, il estime qu'il n'y a rien de supérieur ou même de
comparable, dans les tragiques les plus parfaits, à l'admirable
scène d'Achille et d'Agamemnon, par laquelle s'ouvre le poème,
coeur du grand Hctor, par cette doure soumission dune àme dévouée qui n'existe,
ne sent, ne veut que dius Tobjet uni<nio de ses attections !... Voyez avec quelle
décence, avec quelle retenue, Hélène, li coup ible Hélène, p ir ,ît sur les remp.Tts, au
milieu des vieillards troyens !... Avec quelle crainte respectueuse elle approche de
Pri im ! avec quelle modestie elle répond à ses questions ! avec quelle vérité tou-
chante l'expression de ses remords vient se mêler à tous ses discours!... Que de
profondeur, que d'énergie, que de m-ijesté dans le caractère de Pénélope, dont
la tendresse survit au temps et à rahsence! qui sans cesse environnée de pour-
suivants nombreux, n'e-t occupée que d'Ulysse et des chers intérêts qu'il lui a
remis dans les mains 1 Que de grâce et quel cli rrne particulier dans l'espèce de
subordination qu'elle affecte à regard de sou fils Télémaque, devenu, par le progrès
de ràire et pr rahsence prolongée d'Ulysse, le chef de sa maison ! Admirables
tableaux qui retracent, avec autant de force que de naïveté, ce que peut offrir de
plus touchant, de plus attrayant, de plus sublime, le car: ctère de la compagne de
rhomme, développé par des rapports également dignes de tous les deux »!
(1) .. Peint-il un orage, un lion, le cours d'un fleuve, les bois elles rochers d'une
montagne, ce ne sont ni un fleuve, ni un orage, ni un lion, ni des rochers et des
bois tels que l'im' gination peut les créer au hasard ; tous ces objets sont pirticu-
larisés. Souvent le poète les prend dans la réalité ; il les a vus et il les caractérise
avec une vérité parfaite. Mais lors même qu'ils ne sont i|ue des fictions de son
esprit, illui suffit, pour les faire confondre avec la n iture elle-même, de quelques-
uns de C€S tr lits fins qui semblent n'avoir aucun rapport avec le but dont il est
occupé dms le moment, et qui, sms ajouter beaucoup au tableau comme tableau,
lie permettent pas à l'esprit de rester en doute sur rexistence réelle de l'original ».
(2j Cf. la comparaison qu'Andrieux établit entre Fénelon et Cabanis, § 5.
CAHANIS APRKS LE 18 BRUMAIRE iiTt
î\ celle d'Hélùne sur les remparts de Troie, aux adieux d'Hoctor
et d'Androuiaque, à celle de Priam, veiiaut demander le corps
d'Hector au vainquein- le plus inexorable. 11 n'admet pas
comme les criticpies du xvui" siècle, qu'on accuse Homère de
bavarda.i^e et de désordre dans ses discours. Il prend les pas-
sages les plus critiqués par des écrivains célèbres ou blâmés
par des hommes desprit et de goilt — injures d'Achille à Aga-
memnon, songe d'Agamemnon, discours de Diomède, etc., etc.,
— pour faire sentir le caractère simple, profond et savant du
dramatique d'Homère. Mais d'où vient la beauté de sesouvrages?
Elle tient suitout à l'étude profonde qu'il avait faite de la nature
intellectuelle et sensible de l'honnue. Son exemple et celui des
grands poètes de tous les pays et de toutes les époques pion-
vent que la connaissance des procédés de l'esprit humain, la
véritable théorie des impressions directes et sympathiques, peut
seule conduire à celle de tous les arts et faire sentir, avec Con-
dillac, que l'analyse est la muse du poète, le génie inspirateur
((ui guide en secret le sculpteur, le pehitre et le musicien. C'est
ù des philosophes qu'on doit la faible partie de la théorie
générale des lettres et des arts sur hupielle on a jeté quelques
lumières. Depuis Aristote jusqu'à Beccaria, Diderot, Helvétius,
Burke, Smith, etc., tout ce qu'on a dit de sensé sur les véri-
tables principes des arts d'imitation, est le fruit de cette philo-
sophie dont l'ignorance méconnaît les bienfaits et que l'irré-
flexion regarde presque comme étrangère à la conduite de la
vie, à la direction des besoins et au perfectionnement des plai-
sirs. Aristote a donné le principe fécond d'où sortent tous les
moyens de rendre limitation de la nature plus frappante, en
disant, à propos des figures, que « nous aimons à voir une
chose dans une autre ». La philosophie moderne (1) dit que
juger, c'est reconnaître qu'une idée est dans une autre ; que
raisonner, c'est porter une suite de jugements qui remplissent
chacun la condition précédente et nous conduisent à une con-
clusion, résultant des termes de la question, mais inaperçue.
Dans l'état de perfection que peuvent atteindre toutes les
facultés intellectuelles et morales, la persuasion sera peut-être
toujours unie à la conviction. On ne pourra émouvoir que par la
vérité, qui se piêtera sans peine à tous les ornements de la plus
(1) Cabaais renvoie aux ouvrages de M. de Trai-y.
^n LIDÉOLOGIE PI1YSI0L0GIQ[JE
l'iche imagination et qui, une fois reconnue et sentie, passion-
nera aussi profondément les hommes que de brillantes erreurs
les enflanunent et les agitent encore tous les jours.
En partant des philosophes anciens, on peut reconnaître et
assigner la cause du plaisir que nous font éprouver les chefs-
d'œuvre de l'art. Seule, la théorie de la formation des idées
peut dévoiler les motifs de beaucoup de règles, devinées en
quelque sorte par le génie, nous apprendre pourquoi et jusqu'à
quel point sont vrais la règle de 'unité d'intérêt et le principe,
établi par Locke, sur la nécessité de la liaison des idées, celui
de Beccaria, qui réduit le style aux combinaisons capables de
réveiller la plus grande quantité possible d'impressions simulta-
•lanées, l'idée de Burke et d'Helvélius qui voient, dans reflet du
subhme, une espèce de terreur, etc. Enfin l'étude et l'observation
délicate des impressions sympathiques sont peut-être plus indis-
pensables encore que celles des impressions directes et des idées
ou sentiments qu'elles produisent. Adam Smith l'a bien fait sen-
tir; mais il faudrait remarquer, en outre, que les rapports sympa-
thiques changent avec le nombre des auditeurs et peut-être des
lecteurs, et qu'ils suffisent à rendre compte des différences de
style, de ton, de couleur que la convenance impose aux différents
genres; à expliquer peut-être les règles des grands poèmes, de
l'épopée et de la tragédie (1). Aussi, sans étudier l'entendement
et analyser les passions, peut-on, comme La Harpe, faire paraître
un cours de littératureenbeaucoupde volumes, quine contiennent
pas une seule idée propre à l'auteur.
Cabanis s'était efforcé de se rapprocher de plus en plus de
l'esprit et du ton de l'original, de traduire distinctement les im-
pressions, de marquer la liaison et le développement des idées,
de conserver tout ce qui caractérise les mœurs et les habitudes
du temps, de reproduire, autant que possible, le mouvement
et la couleur d'Homère (2). Et il semble bien qu'il y ait réussi
en plus d'un endroit où le lecteur songe à André Chénier,
qui, lui aussi, puisait aux sources grecques pour renouveler la
poésie française.
La Lettre à Thurot est une réponse au Génie du Christianisme.
(1) Voyez Guyau, 'Art au point, de vue sociologique .
(2; Oii comprend qu'il ait ainsi appris à être impartial et exact dnns rexpositiou
<ies doctrines pliilosopliiqnes. La Lettre à Thurot pri^pare la Lettre sur les Causes
premières. Ou voit comment l'impartialité et le goût de l'exactitude sont venus à
Cabanis ; on ne comprend pas pourquoi il aurait dû les emprunter à Fauriel.
s
(ABAMS APRÈS LE 18 BRUMAIRE "^73
Chateaubriand avait fait la poétique de la religion chrétienne
et soutenu que linerédulité est la principale cause de la déca-
dence du goill et du génie ; que les écrivains du xvni^ siècle
doivent la plupait de leurs défauts à un système trompeur de
philosophie, que l'analyse est la mort de l'imagination et des
beaux-arts. Cabanis fait la poétique de la philosophie et soutient
([u'Honière n'a été un grand poète que parce qu'il a étudié
l'homme en philosophe ; que l'analyse est la muse du poète, du
sculpteur, du peintre et du musicien, comme le guide du savant
et du i)hilosophe : que les progrès de la philosophie auront pour
conséquences de nouveaux progrès dans les beaux-arts. Nulle
part d'ailleurs il ne renvoie au christianisme ces attaques, plu
perfides que justes, à cause de leur généralité, que Chateau-
briand a lancées rontre la philosophie.
IV
Hippocrate, autant que les philosophes du xvui« siècle, avait
inspiré les Rapports du physique et du rnoral, l'œuvre positive
<le Cabanis. Homère et les Grecs l'avaient aidé à montrer que la
philosophie est une utile alliée des beaux-arts et de la poésie. Les
Grecs encore, avec Franklin et Turgot, lui fournirent l'occasion
de soutenir, avec un rare bonheur dans les expressions et les
idées, que la philosophie seule est capable de donner au monde
la religion simple et consolante qui ne produirait que du bien.
C'est ce qu'il fit dans la Lettre sur les causes premières, publiée
en 18-2i. mais adressée, vers 1806, à Fauriel, qui avait formé le
projet d'écrire l'histoire du stoïcisme.
On s'est souvent demandé quelle place tient cette Lettre dans
la philosophie de Cabanis. Bérard, qui la publia comme une arme
de guerre, soutint que, cédant par condescendance plutôt que
par conviction à l'esprit dominant de son époque, Cabanis n'avait
donné une couleur matérialiste à ses idées que par respect
humain ; que, dans la liberté du commerce intime, il avouait ses
doutes et ses incertitudes, que, plus tard, éclairé par de plus
sérieuses réflexions et penseur plus sincère et plus libre, il était
arrivé à des croyances à la fois plus vraies et mieux arrêtées (1).
I Ij Daniirou, si sévère pour les « soiisualistes », trouve que la critique de Bér.ird
a rair d'être diriL'ée par l'esprit de secte et de parti et que Bérard a usé de la j)iécc
publiée dans uu intérêt étranger à celui de la vraie philosophie.
PiCAVET. 18
274 L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
Damiron eût voulu que l'éditeur insistât davantage sur ce qu'il y
a de beau et de grand dans cette « conversion » d'un esprit supé-
rieur, qui passe, par un motif purement scientifique, dun système
incomplet à une théorie plus large et plus voisine de la vérité
(I, 97). Dubois d'Amiens {Dict. phil.) pense que Fauriel montra à
Cabanis l'insuffisance des doctrines physiologiques entées sur la
philosophie du xvni* siècle ; que ce dernier, accessible comme
tous ceux qui cherchent de bonne foi la vérité, à ces nouvelles
kunières, finit par modifier insensiblement ses idées, non sur
les causes premières des phénomènes vitaux, mais sur celles des
phénomènes intellectuels, puis, et comme par extension, sur
celles des phénomènes du monde physique ou de l'univers. Et il
affirme que Cabanis aurait pu donner vérilaltlement ces nouvelles
idées comme le complément logique de celles qu'il avait émises
dans les Rapports, du moins en ce qui concerne le moral de
l'homme. Selon M. de Rémusat, aussi dédaigneux pour la Lettre
que pour les Rapports, Cabanis s'est bien moins démenti qu'on
ne l'a prétendu. Il n'y a ni conversion, ni apostasie, et l'ouvrage
n'a pas, en lui-même, une grande valeur ; les contradictions n'y
manquent pas et l'obscurité en est désespérante. Mais lui-même,
peu soucieux d'échapper au reproche qu'il adresse ci Cabanis, dit
qu'on s'y trouve « en plein spinozisme » puis n'y voit plus
« qu'un stoïcisme vulgaire, un alexandrinisme superficiel, qui ne
peut satisfaire la raison» ! Sainte-Beuve, qui parle avec sympa-
thie et admiration de la Lettre sur les Causes premières et de
son auteur, a bien vu que M. de Rémusat était « un adversaire » ;
mais il a cru que Fauriel avait « inspiré le dernier mot de Cabanis
finissant ». Pour Mignet, la Lettre ne doit pas être séparée des
Rapports, elle les complète plutôt quelle ne les réforme. Cabanis
y donne ses vues sur la puissance divine et sur lame humaine^
qu'il ajoute, « par une tardive déduction », presque « par une
heureuse inconséquence », aux actes de la sensibilité mécanique.
En Dieu, il reconnaît la cause et la raison de tout ; dans le moi,
un être indépendant qui précède, reçoit, juge et modifie les impres-
sions. Et à son tour, Mignet, comme de Rémusat, détruit ce qu'il
avance, en ajoutant que Cabanis, dans ce vaste ensemble dont
les parties se suivent et le plus souvent se lient, se contredit
moins encore qu'il ne se développe, lorsqu'il va de l'action des
causes secondes, auxquelles il accorde trop, à la reconnaissance
de la cause première. Rappelons enfin que Ginguené cite la
CAIUMS APRfiS LE 18 BRUMAIRE 275
Lettre. « un dos plus heaux morceaux de philosophie (jui
existent dans notre lani^ne «, pour prouver que ses sentiments
intimes étaient hien tlitrérents de ceux qu'on lui a supposés!
Cabanis s'est proposé un but essentiellement positif dans les
Rapports. Il avertit à plusieurs reprises le lecteur de n'y pas
chercher la solution des questions métaphysiques, et par consé-
quent il ne faut jamais prendre en ce sens les affirmations qui
s'y trouvent. Rien ne s'opposait à ce (|u"il essayât ensuite de
les résoudre. Peut-être, d'ailleurs, « avait-il besoin, comme
Benjamin Constant, d'en appeler à l'avenir contre le présent et,
surtout à une époque où toutes les pensées qui sont recueillies
dans les têtes éclairées n'osent en sortir, i-épugnait-il à croire
que le moule étant brisé, tout ce qu'il contient serait détruit ».
Qu'il fût disposé à suivre les Grecs, on le comprendra sans
peine, d'après les pages qui précèdent. Le spectacle de ce pays,
qui produisit une foule d'esprits éminents dans tous les genres,
qui créa l'art de la vertu et qui voulut soustraire l'homme à
l'empire de la fortune, aux maux de la société, à ceux même
de la nature, en lui donnant tout le degré de perfection dont ses
facultés le rendent susceptible, lui a « toujours » paru le plus
beau qui pût fixer l'attention des penseurs amis de l'humanité,
le plus utile qu'on pût offrir à tous les hommes (p. 4). L'étude
d'Hippocrate, de ses ouvrages authentiques ou non, lui avait
donné, sur plus d'un point, des doctrines qui étaient celles des
stoïciens (1). De même Franklin et Tnrgot avaient eu « cette
rehgion simple et consolante, qui fut jadis celle des grandes
âmes formées par la doctrine stoïque » (p. 16). Qu'y a-t-il donc
d'étonnant à ce qu'il ait reconnu, en face de la réaction reli-
gieuse de plus en pkis prononcée, que s'il est impossible de
détruire, dans la grande masse des hommes, l'idée fondamen-
tale sur laquelle reposent toutes les religions positives, il faut
chercher à diriger ce torrent, au lieu de continuer à faire de
vains efforts pour l'enchaîner ou pour le tarir (p. la)? et que,
par suite, il ait trouvé dans une doctrine qui lui rappelait ses
maîtres les plus chers, Hippocrate et Franklin, Dubreuil et Tur-
got, qui forma les plus grandes âmes, les plus vertueux citoyens,
les hommes d'État les plus respectables de l'antiquité, » un but
particulier d'utilité pour l'époque présente « (p. 6), qu'il ait
(1; Cf. Zeller, Die Philosophie der Griechen et L. Stein, die l'sych d Sloi
I, 46, 132, U, 129. '
276 L'IDEOLOGIE PHYSIOLOGIOI E
pensé aux stoïciens, avant que Chateaubriand songetit à Tacite?
Et le disciple de Condorcet, Fadmirateur d'Homère et d'Hippo-
crate, d'Aristote, de Déniocrite et d'Épicure, des philosophes et
des poètes grecs, celui qui disait, en 1799, des partisans de la
perfectibilité, « qu'ils se réjouissent de voir des savants ou des
écrivains qui font mieux et vont plus loin qu'eux-mêmes, qu'ils
sont toujours prêts à témoigner estime et reconnaissance à
tous les travaux qui contiibuent à nous rapprocher du but »,
pouvait montrer à Fauriel combien il serait utile d'écrire This-
toire du stoïcisme. Il n'avait pas besoin de ses indications « pour
apprécier avec impartialité et intelligence » les doctrines du Por-
tique. Enfin comment Cabanis qui, depuis le Serment d'un mé-
decin, avait fait intervenir tant de fois dans ses considérations,
Dieu, la cause première, l'ordre constant des choses, le plan de
la nature et les causes finales se serait-il contredit en reprenant
ces notions pour déterminer quel degré de vraisemblance on
peut leur accorder ?
L'analyse de la Lettre, plus admirée ou décriée que lue, con-
firme ces résultats. Plus nettement que d'Alembert et Condorcet,
mais en suivant la voie ouverte par eux, Cal)anis montre que
les observations faites par les philosoplies, à diverses époques,
sur les habitudes des individus et des nations, sont peut-être
ce qu'il y a de plus propre à perfectionner la connaissance de la
nature humaine. La discussion des i^ées dont ils partent nous
apprend à suivre la marche de l'intelligence dans les différentes
routes qu'elle peut s'ouvrir et à en tirer des règles plus sûres
pour la diriger dans ses travaux. Elle nous fait voir de quelle
utilité peuvent être ces opinions diverses dans la pratique de la
vie; à quel état des esprits elles conviennent plus spécialement;
en quoi elles se rapportent et en quoi elles diffèrent ; comment
il faudrait les modifier ou les amalgamer, pour qu'elles influent
d'une manière plus généralement et plus constamment avanta-
geuse, sur la culture de l'esprit et sur la direction des penchants.
L'étude philosophique des cosmogonies et des théogonies jette
de grandes lumières sur l'histoire des nations et de l'esprit
humain. Il ne serait même pas déraisonnable d'affirmer que
l'histoire proprement dite des différentes époques est moins
instructive que leurs fables: « Gardons-nous, dit-il, dans un
passage fort justement relevé par Sainte-Beuve, de croire avec
les esprits chagrins, que l'homme aime et embrasse l'erreur pour
CABAMS APRÈS LE 18 Bill MAIUE 277
lerreur elle-nu'ine; il n'y a pas, et même il ne peut y avoir de
lolie qui n'ait sou coin de vérité, qui ne tienne à des idées justes
sous quelques rapports, mais mal circonscrites et mal liées à
leurs conséquences ». N'est-ce pas là, dit Sainte-Beuve, le prin-
cipe éclectique nmderne dans son application historique? Nous
n'en disconvenons pas, mais c'est à Cabanis et non à Fauriel
qu'il faut le rapporter, c'est aux idéologues (1) que, par ce côté
encore, se rattache l'école qui les a le plus vivement combattus.
Les philosophes ont imaginé les religions, les poètes et les
orateurs les ont rendues populaires; les législateurs les ont fait
servira leurs projets. Les philosophes grecs, à partir de Socrate,
soit qu'ils aient fait gouverner le monde par des intelligences
supérieures, qu'ils aient refusé à ces dernières toute inlltience
sur la marche des choses ou qu'ils aient nié la possibilitt'^ de
leur existence, donnèrent presque tous une base religieuse à
!a morale. Ils en cherchèrent la soui'ce et les motifs dans l'idée
(fuils s'étaient faite des causes premières et de la nature des
forces qui soutiennent la vie. Ils avaient tort de laisser la morale
livrée au hasard des opinions théoriques, de chercher bien loin
ce qui était eu eux. Les règles de morale, dit Cabanis en 1800
comme en 1800, découlent des rapports mutuels qu'établissent
entre les honimes, leurs hesoins et leurs facultés; ces rapports
sont constants et universels, parce que l'organisation humain*^
est fixe. Quant aux motifs de pratiquer les règles de la moj'ale,
ils sont dans l'utilité générale qui la détei-mine et la constitue,
dans les avantages particuliers attachés à riiabitude d'y subor-
donner ses actions et même ses penchants. L'habitude de la
vertu est si conforme à la nature humaine, qu'elle procure nii
contentement intérieur, indépendant de tout calcul ; (]iie par le
doux besoin des sympathies, dont elle développe et perfectionne
tous les mouvements, elle remplit le cœui- d'une satisfaction
constante et tinit par rendre les sacrifices eux-mêmes une nou-
velle source de bonheur.
Les sages de l'antiquité ne pouvaient prévoir les maux dont
les idées religieuses, associées à la morale et à la politique,
deviendraient la cause immédiate et directe. S'ils avaient donné
aux hommes la volonté secrète des puissances invisibles comme
un motif de plus de respecter les lois de la morale, d'y rester cons-
(1) Voyez ég-alement ce <(ue nous disons <\e Degrrando, cli. virr. § 2.
278 L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIOLE
taminent soumis et de leur rendre un hommage pur, jusque
dans le secret de la conscience et des désirs, ils n'eussent fait
qu'une chose très utile et très louable (1). Mais ils auraient dû
empêcher que jamais un homme osât parler au nom des puis-
sances divines, les rendre complices de coupables desseins et
jeter dans les esprits les semences de toutes les erreurs. Ils
ne le firent pas et peut-être est-il impossible de le faire. Les
idées et les institutions religieuses ont rendu des services réels ;
mais l'établissement d'un système sacerdotal donna naissance à
cette vaste et profonde conjuration contre le genre humain, qui
toujours fit obstacle aux vues sages et paternelles des légis-
lateurs et des chefs de peuples, ou les seconda dans leurs pro-
jets d'abrutissement et d'oppression.
En mettant de côté l'influence indirecte des religions positives
sur les jugements et les actes qui leur sont le plus étrangers, le
trouble, les angoisses, les terreurs qu'elles répandent souvent
dans les âmes les plus vertueuses, les désordres, les divisions, les
animosités cruelles qu'elles produisent dans les familles, le tort
plus grave qu'elles ont dêtre lunique base de la morale, mise
ainsi à la merci de raisonnements bons ou mauvais, limmoralité
profonde de l'expiation, qui permet au plus noir scélérat d'être cri-
minel avec sécurité, un examinateur impartial trouve qu elles ont
fait beaucoup plus de mal que de bien aux hommes. Leur entière
destruction, dit Cabanis avec les hommes du xvm^ siècle, serait
un des plus grands bienfaits du génie et de la raison. Mais si les
idées reUgieuses ou superstitieuses tiennent essentiellement à
notre manière de sentir et de considérer les forces motrices de
l'univers, s'il est impossible de détruire, dans la masse, l'idée
fondamentale des religions positives et s'il est nuisible de n'y
réussir que pour quelques individus, il faut cherchera diriger le
torrent qu'on ne peut enchaîner ou tarir. Affaiblir l'influence
funeste qu'ont les idées rehgieuses sur le bon sens, la morale et
le bonheur des individus, augmenter et rendre plus pure l'in-
(1) « Piien n'est plus sublime que l'idée de meUre ainsi la nature humaine en
rapport constant avec l'intellis-ence suprême, rien n'est plus imposant que de faire
concourir l'homme à l'ordre général, de placer son bonheur dans l'accord de ses
actions et de ses penchants avec les lois éternelles de l'univers ; rien n'est plus incon-
testable que de dire de la vertu qu'elle nous est ordonnée par les causes premières,
car les lois qui déterminent les besoins, développent les facultés, font éclore les
passions de Thomme et produisent les lois de la morale, sont l'œuvre de ces causes,
dont on peut dire, par conséquent, qu'elles expriment la volonté >•. Cf. Voluey,
II, § 3.
C.VHAMS APRÈS LE 18 BR^MAIliE ^"9
lUu'iice heureuse quelles exercent quelquefois, serait peut-être un
moyen damener les progrès de l'art social, d'espérer qu'un jour
u la religion simple et consolante qui resterait sur la terre n "y
produirait que du bien. Telle était celle de Franklin et de Tur-
icot ; telle fut celle des grandes âmes, formées par la doctrine
stoïque, de ces esprits élevés, nourris de pensées toujours
vastes et sublimes, qui associaient l'existence de chaque individu
à celle du genre humain, qui donnaient à la vertu les motifs et
le but les plus nobks, les plus imposants, en la faisant concou-
rir à l'ordre de l'univers ».
Quelles sont donc sur les causes générales de la nature, les
idées auxquelles Ihomme se trouve invinciblement conduit?
quelles sont celles que lexamen le plus sévère de la raison ne
peut jamais rejeter dune manière positive et absolue ? L'homme
qui, ne voyant plus dans toutes les opérations de la nature que
le produit nécessaire des propriétés inhérentes aux dilTérents
corps, a atteint le dernier terme auquel puisse le conduire
le bon emploi de sa raison, peut et doit se demander encore
quelle puissance a imprimé ces propriétés aux corps (1). Jamais
un système purement mécanique de l'univers ne sera, dans ses
parties les plus importantes, lié suffisannnent pour qu'on ne
suppose pas toujours, par analogie, de l'intelligence et de la
volonté dans la cause, dont les effets présentent des signes
si frappants d<' coordination, et qui marche toujours vers
un but précis avec tant de justesse et de sûreté. Si nous ne
pouvons connaître que les effets observables de la cause pre-
mière, l'ignorance dogmatique, victorieuse contre l'assertion
positive que les causes sont mécaniques et aveugles, n'a pas la
même force conti-e l'assertion contraire. Appuyée sur un
ensemble de raisonnements abstraits qui paraissent invincildes,
elle a pour elle toutes ces impressions et ces jugements directs,
bien plus puissants sur la masse des hommes, à qui les opinions
qui touchent à la pratique doivent toujours être appropriées.
D'un autre côté, l'homme est doué d'imagination, et les idées
les plus justes n'ont toute leur influence que si elles réussissent
à le toucher, comme à le convaincre (-2). Or le premier sentiment
qui frappe Ihomme, en présence de l'univers et de lui-même, est
un sentiment de terreur ; il se sent, à chaque instant, soumis
(Ij C'est ce que Cabanis a fait dans les Rapports.
(2) Voyez le travail sur V Instruction publique, art. Fêtes.
280 L IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
à l'action, toute-puissante pour lui, de causes qu'il ne connaît
pas. Lors même que le génie a écarté, par ses découvertes, une
partie des voiles de la nature, il reste encore assez d'obscurité
pour tenir le genre humain dans une incertitude mêlée d"effroi.
En outre, la sensibilité est susceptible d'un accroissement en
quelque sorte indéfini : l'homme agrandit son existence, ses
besoins, ses afTections, ses désirs; il voudrait agir sur tout, em-
brasser toute chose, s'élancer dans l'infini (1). 3Iais ses forces
sont resserrées dans des limites fort étroites. Franchissant le
terme de son existence sensible, il seplace dans un monde meil-
leur, où il ne trouve plus les vicissitudes et le terme fatal de la
vie humaine. Il espère une vie future, qui, non seulement lui
conservera sa personnalité, mais qui surtout lui fera reti'ouver
les êtres qu'il a le plus chéris sur cette terre ; qui accordera la
justice et la puissance de l'être qui gouverne l'univers, assurera
à la vertu un prix plus digne d'elle, et verra accomplir, pour le
faible et l'infortuné, cette justice éternelle qu'ils réclament trop
souvent en vain dans un séjour d'angoisses et de douleurs (2).
Bien que nos idées, nos sentiments, nos affections soient le pro-
duit d'impressions reçues par des organes soumis à l'action
médiate ou immédiate des différents corps, il est impossible
d'affirmer que la dissolution des organes entraîne celle du
système moral et surtout de la cause qui nous rend susceptibles
de sentir, et que, vraisemblablement, nous ne connaîtrons
jamais. Aussi le défenseur d'une vie future, sappuyant sur les
qualités qui, dans l'Être suprême, ne peuvent être séparées
de l'intelligence et de la volonté, sur l'état de l'homme et les
besoins de son cœur, en tire une suite d'arguments, d'autant
plus forts que ceux auxquels ils répondent n'établissent rien de
positif.
On n'a pas employé dans ces questions une méthode conve-
nable : déistes et spiritualistes, athées et matérialistes se ser-
vent de la méthode de démonstration. 3Iais pour l'être ou le fait
non immédiatement soumis aux sens, nous ne pouvons faire que
des calculs de probabilité, qui se rapprochent plus ou moins de
la certitude, mais n'"y atteignent jamais (3). D'ailleurs, on ne peut
(1) Cf. p. 241.
(2) Voyez ce que nous avons dit de Voltaire et de Rousseau.
(.3) P. Laloi et F. Picavet, Instruction morale et civique. La science, la phi-
losophie des sciences et la métaphysique, p. 198.
CABANIS APRÈS LE 18 BRI MAIllE 2X»
connaître les faits premiers et généraux, puisqu'on ne i)'Ui( les
lier à des faits antérieurs (1) ; on ne peut que les constater et en
observer l'intluence sur les faits subséquents. L'univers uétanl
comparable à rien (2\ les forces, qui le meuvent et le main-
tiennent dans nue éternelle activité, ue peuvent être étudiées
que dans leurs effets observables. Eu nous dirigeant par laïui-
logie, nous attribuons cependant à ces forces certaines pro-
priétés dont nous avons observé les signes, les circonstances
et les effets dans les objets plus rapprochés de nous. Les poètes
et les théurgistes donnent à la cause premitM-e tout ce que la
nature bunuiine leur présente de plus parlait ou de plus impo-
sant, mais aussi des qualités contradictoires ou démenties par
des faits. Les philosophes les lui ont refusées toutes peut-être
trop indistinctement. A quelles conclusions assez [)robables
pour déterminer notre persuasion, sommes-nous donc con-
duits ? Écartons d'abord les mots à peu près vides de sens,
« déisme », « athéisme », « spiritualisme », « matérialisme », celui
même de Dieu, dont le sens n'a januiis été déterminé et circons-
crit avec exactitude.
Sentir, se ressouvenir et juger composent l'intelligence ; l'en-
semble des déterminations qui naissent des jugements constitue
la volonté; intelligence et volonté sont le système moral de
l'homme. Si, à l'état d'ignorance, nous sommes portés à regar-
der connue animés tous les corps en mouvement et à leur
attribuer l'intelligence et la volonté; si, pour l'homme qui em-
brasserait l'univers dans son ensemble et ses détails, les phé-
nomènes seraient une suite directe et nécessaire des propriétés
de la matière; dans les effets de la cause, qui ne peut être
saisie en elle-même, il trouve les propriétés des êtres, dont
les actes et les moyens d'action lui sont connus: il saisit ces
analogies pour les adopter ou les rejeter ai)rès mûr examen.
Toutes les vraisemblances le portent à regarder les ouvrages
de la nature comme produits par des opérations comparables
à celles de son propre esprit, dans la formation de ses œuvres
les plus savamment combinées; à concevoir l'idée de la plus
haute sagesse, de la volonté la plus attentive à tous les détails.
La réflexion le confirme dans cette opinion, sans lui fournir
une démonstration rigoureuse. Mais l'hypothèse contraire ne
(1) Cf. supra, p. 235.
(2) Id., ibid.
-2S2 L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
s'appuie sur aucune analogie A^éritable, n'a pour elle presque
aucune vraisemblance, ne peut être défendue que contre le
reproche d'impossibilité absolue. Toutes les règles de raisonne-
ment en matière de probabilité ramènent l'homme à son
impression première. Dans les recherches sur la nature et les
discussions pbilosophiques qu'elles font naître, il ne faut pas
iulopler les vaines et stériles explications des causes finales (1);
mais quand nous raisonnons sur la cause ou sur les causes
premières, toutes les règles de probabilité nous forcent à les
reconnaître finales.
En outre, la sensibilité n'étant observée qu'au moyen de l'or-
ganisation, ne peut en être supposée le produit; elle est plutôt
répandue dans toutes les parties de la matière où nous remar-
quons distinclemement l'action de forces motrices qui tendent
à les faire passer par tous les modes d'arrangement, régulier et
systématique :
Mens agitât molem, et maf/no se corpore miscet.
Des forces actives animent la matière, la meuvent, la trans-
forment d'api'ès des plans très habiles, très compliqués, très
divers, et cependant constants et uniformes. Elles font éclore,
développent et conduisent, au terme de leur perfection, des
êtres sensibles et intelligents (2). Or je l'avoue, dit Cabanis, « il
me semble, ainsi qu'à plusieurs philosophes auxquels on ne
pourrait pas d'ailleurs reprocher beaucoup de crédulité, que
l'imagination se refuse à concevoir comment une cause ou des
causes dépourvues d'inteUigence peuvent en donner à leurs
])roduits ; et je pense en particulier, avec le grand Bacon, qu'il
faut être aussi crédule pour la refuser d'une manière formelle
€t positive à la cause première, que pour croire à toutes les fables
de la mythologie et du Talmud ».
On n'a point tort de reconnaître à la cause première la puis-
sauce, la justice, la bonté, etc. 3Iais il est absurde de la com-
parer à un chef, exclusivement occupé du bien-être de ses
subordonnés, et les gouvernant par une suite d'expédients et
de mesures accidentelles; de joindre l'épithète d'infini « mot
fl) Voyez supra, 2jassim. Cabanis iiulique bieu ici encore comment il peut se
placer, sans se contredire, à un autre point de vue que dans les Rapports, où
il considérait les clioses d'une manière positive.
(2) >'ous avons indiqué, à propos du dixième Mémoire, les tendances de Cabanis à
€xpli([uer « Tinférieur par le supérieur ». (Cf. § 2.)
CABANIS APRÈS LE 18 BRIMAIKK 28-*^
ville de sens •. à chacune de ses vertus ; de réunir en lui toutes
les perfections humaines; d'en écarter toute quaUté sensible ol
de personnifier ainsi le néant. On peut supposer, dans l'univers,
orjianisé de manière que toutes ses parties sympathisent entre
elles, des centres partiels où le principe de lintelligence se
rassemble et un centre commun où les mouvements aboulissent
et soient perçus 1 .Ainsi pensèrent les stoïciens pour qui les
êtres et en particulier les êtres vivants sont des parties du
grand tout, et leur intelligence une émanation de rintelligence
générale. Cluuiue partie de la matière, chaque être sensible et
vivant jouait son rôle dans le système général; l'être intelligent
et capable d.' réllexion devait connaître ce rôle et le rempUi-
d'autant plus lidèlement qu'il était doué d'une intelligence plus
parfaite et avait des moyens d'action plus étendus. Aujourd'hui,
on pensera (luil y a vie et organisation, partout où l'organisation
peut se former et se maintenir; qu'on ne saurait assigner de
terme à la perfection que les lois éternelles {2) peuvent lui don-
ner et qu'il y a peut-être cent fois plus de distance entre l'intel-
ligence de certains êtres placés dans les autres mondes et celle
de l'homme, relégué sur la terre, qu'entre l'intelligence de
l'homme et celle du polype ou du zoophyte (3).
Ainsi se pose une autre question : ce système moral de
l'homme parlage-t-il à la mort la destinée de la combinaison
organique :' Oueslion plus ditficile, car les analogies sensibles
semblent favorables à ceux qui nient la persistance du moi, que
nous voyons se former et naître, croître et se perfectionner avec
les organes, se conformer exactement à tous leurs états de ma-
ladie ou de santé, saffail)lir, vieillir et s'éteindre, au moment où
cesse, dans les organes, toute manifestation du sentiment (4).
Cependant on ne peut démontrer que la force vitale n'est qu'un
produit. L'opinion qui en lait un principe actif de nature incon-
nue, mais nécessaire pom* expliquer les faits, a un degré de
probabilité supérieure. Tout se réunit pour nous convaincre que
la vie générale des animaux est concentrée dans un foyer et que
la vie particulière des organes n'est elle-même qu'une émana-
tion de celle qui anime tout le système. Ainsi l'affaiblissement
(1) C'est ce que Cabanis a, pour l'homme, supposé dans les Rapporta.
(2) Encore une expression dont s'est souvent servi Cabanis, cf. supra,
l'i) Cf. § 2.
(4) Cabanis reprend encore les résultats des Rapports.
284 L'IDÉOLOCIE PIIYSIOLOCIQIIE
de certains organes produit un surcroît d'activité dans les
autres ; leur destruction détermine, dans d'autres, un eiïort
régulier et symétrique, pour remplir les fonctions des organes
détruits. La sensibilité est comme un fluide qui afllue vers les
parties les plus libres de l'appareil avec d'autant plus d'abondance
que celles qu'il trouve inaccessibles sont plus importantes (1).
Le principe vital est une substance, un être réel qui, par sa pré-
sence, meut les organes et retient liés les éléments, mais par
son absence, les laisse livrés à la décomposition. Indécomposa-
ble comme les autres principes élémentaires de l'organisation,
émanation du principe général, sensible et intelligent de l'uni-
vers, il se réunira à cette source commune de toute vie et detout
mouvement. La persistance du principe vital entraîne celle du
moi, lien de tous les résultats intellectuels et moraux ; cepen-
dant on ne peut être aussi afflrmatif que sur l'intelligence de la
cause première. Plus faibles encore sont les probabilités, s'il
s'agit des idées, des sentiments, des liabitudes morales que
nous regardons comme identitiées avec lemoi. Toutefois la néga-
tion ne peut être démontrée et serait incompatible avec la justice
parfaite, dont l'idée est inséparable de la cause première; c'est
là une raison morale qui a du poids et peut faire inclinei- la
balance dans un état d'absolue incertitude de l'esprit. Mais
l'ordonnateur suprême des choses ne peut exercer ses fonctions
de rémunérateur et de vengeur que par des lois générales, dont
la sanction n'est pas moins réelle et puissante, dès cette vie (2),
quand même il n'y aurait pas de vie à venir. Les gens de bien,
suivant la belle expression que Platon met dans la bouche de
Socrate, doivent 'prendre confiance dans la mort qui ne peut
leur apporter rien que d'heureux, mais aussi dans la vie qui n'a
de véritables douceurs que pour l'homme vertueux, d'amertumes
insupportables que pour le méchant (3).
Certes, la morale a des bases solides dans la nature humaine ;
mais déduire les règles de notre conduite des lois de la nature ou
de l'ordre, appeler vertu ce qui est conforme à cet ordre, vice ce
qui y est contraire ; faire de chaque être un serviteur de la
cause première, qui concourt avec elle à l'accomplissement du
but total et exerce une partie de sa puissance, ce n'est pas éta-
(1) Mêmes idées supra, dans les Rapports et dans des travaux antérieurs.
(2) C'est ce que Cabanis a toujours affirmé.
(3) Cf. cil. Tii, § 1, ce que Cabanis dit de Galien.
CAHAMS APUfcS Li: IS JiKli.MAIllE -283'
l)lir la morale sur une croyance religieuse, c'est la faire sortir tlo
sou unique et véritable source, île la nature des choses en géné-
ral et de la nature humaine eu parliculier ; c'est lagrandir cl
leunoblir ; c'est donner à l'hoinuie une idée sublime de la
dignité de son être et des belles destinées auxquelles il est appelé
par l'ordonnateur suprême.
Au reste cette religion l'ut et sera toujours la seule vraie, la
seule qui donne une idée juste et grande de la cause suprême,
qui élève l'esprit et satisfasse le cœur sans égarer la raison, (|iii
donne à l'homme bien plus que l'immortalité, eu lui mon-
trant son existence liée au passé et à l'avenir, qui seule oflre à la
vertu des espérances éternelles dont peut se satisfaire la i-aison.
Le sacerdoce en est exercé par tous les hommes qui recherchent
les lois de la nature et particulièrement celles de la nature mo-
rale. Son culte consiste à se conformer de plus en plus à ces lois,
à cidtiver noire raison et nos penchants, à prali([uer toutes les
actions utiles aux individus, à la patrie, au genre humain. Dans
un moment où presque toutes les religions positives ont été si
profondément ébranlées et où tant d'hommes éclairés pronon-
cent l'utilité morale des religions, il y a des raisons de penser
qu'un gouvernement puissant et ami de l'humanité, dit Cabanis
qui ne semble pas avoir renoncé tout à fait à voir Napoléon tra-
vailler au succès de ses idées personnelles, pourrait établir, sur
ce fond si simple et si riche, un culte et des solennités qui
auraient un éclat et une pompe dont nos mesquines fêtes mo-
dernes n'ont jamais approché.
Tous ceux qui nous liront reconnaîtront, avec Sainte-Beuve,
que la Lettre sur les Causes premières indique <' la i)réparation
d'une ère nouvelle, qu'elle respire les plus admirables sentiments
et agite les conjectures les plus consciencieuses » ; mais ils en
feront honneur à Cabanis et verront en lui l'homme qui « devine
et devance l'histoire desphilosophies, impartiale et intelligente ».
Bien plus, s'ils se rappellent cet admirable ouvrage où M. Renan
a exposé ses doutes, ses probabilités, ses certitudes, ils estime-
ront que le penseur, parti du stoïcisme, est quelquefois moins
éloquent (1), moins « ondoyant et divers », mais qu'il n'a ni
(1) « Si la douleur n'était poiat un mal, dit Cabanis en combattant le célèbre
paradoxe des stoïciens, elle ne le serait pas plus pour les autres que pour vous-
mêmes ; nous devrions la compter pour rien dans eux comme dans nous ; pourquoi
donc cette tendre humanité qui caractérise les plus çrrands des stoïciens, bien mieux
peut-être que la fermeté et la constance de leurs vertus? 0 Ciiton! pourquoi le
286 LintOLOr.IE PIIYSIOLOC.IQI E
moins (i"origii>alité, ni moins de largeur d'esprit que celui poui-
qui le christianisme est « Tombre dont nous vivons encore ».
Et s'ils pensent à Fauriel, ce sera pour lui savoir un gré
infini davoir transmis à d'autres la bonne parole qu'il avait
entendue.
C'est le 26 avril 1807 que Destutt de Tracy annonçait à Biran
la première attaque de Cabanis, en termes qui montrent combien
ce dernier était aimé de ses amis, et combien D. de Tracy, si
froid en apparence, était affectueux et sensible (l). Un mois plus
vois-je quitter ta monture, y placer ton familier malade, et poursuivre à pied,
sous le soleil ardent de la Sicile, une route longue et montueuse ? 0 Brutus !
pourquoi, d;ins les rigueurs d'une nuit glaciale, sous la toile d'une tente mal
fermée, dépouilles-tu le manteau qui te garantit à peine du froid pour couvrir ton
esclave frissonnant de la fièvre à tes côtés ? Ames sublimes et adorables, vos vertus
elles-mêmes démentent ces opinions exagérées ; contraires à la nature, à cet ordre
éternel ipie vous avez toujours regardé comme la source de toutes les idées saines,
comme l'oracle de l'homme sage et vertueux, comme le seul guide sur de toutes
nos actions » î Sainte-Beuve (Fauriel, p. 18o) a raison de dire que Cabanis s'élève
à une éloquence véritable, à celle où l;i pensée et le cœur se confondent.
(1) « Mercredi dernier, étant depuis quelques jours en très mauvaise disposition, il
s'est livré imprudemment à une application trop forte; il en est résulté un coup de
sang avec des caractères graves, la connaissance a été perdue, la tète brouillée, la
langue embarrassée et la. bouche tournée, mais tout cela n'a été qu'un éclair de
deux minutes au plus par bonheur. Hiilierand ét:iit avec lui dans son jardin, il l'a
ramené, soigné, et il était si bien lui-même qu'il a le premier caractérisé sa maladie
et en a raisonné avec Richerand comme de celle d'un autre, pour décider ce (pi'il y
avait à faire; deux petites applicatiDUS de sangsues, ipiehiues bains de pieds,
quelques lavements, un purgatif ont tout rétabli; tout le jour il causait avec nous
tous très gaiement et plus que nous ne voulions le lui permettre; le lendem:iin il
est descendu chez sa femme, et le surlendemain dans son jiidin; il n'a plus (pi'uu
peu de faiblesse et de l'embarras dans les entrailles où est le siège de tout le mal ;
enfin il ne lui restera absolument aucune trace de cet événement qu'on doit regarder
et qu'il regarde effectivement lui-même, plus comme un avertissement que comme
un accident. Mais vous sentez tout ce (ju'exige de ménagements un tempérament
robuste, mais fatigué, dont la débilité pi-end ce cours ; c'est là ce dont nous nous
sommes occupés, et ce à quoi il se prête très bien ; ainsi j'espère qu'à quelque chose
malheur sera bon, et qu'il va avoir plus de vrais soins de lui-même. Il a été vive-
ment affligé de la vue de cette nécessité ; mais peu d'heures après le premiei' moment,
il me disait que Condorcet avait eu un avertissement de ce genre précisément à la
même époque de sa vie, vers cinquante ans, en 1790, que lui-même l'en avait
soigné, et qu'il en avait si bien rappelé que les meilleurs ouvrages qu'il ait jamais
faits sont ses derniers qui sont postérieurs. Cela lui faisait un vrai plaisir. Voilà les
idées et les sentiments dont il est occupé, vous le reconnaîtrez là ; il l'est bien aussi
que vous ne soyez pas en peine de lui et vous le reconnaîtrez encore à ce tendre
intérêt mêlé de reconnaissance ; au vrai, comptez que je ne vous ménage point et
<iue je vous dis la vérité tout entière, du moins telle que je la vois, et vous sentez
bien que je suis assez affecté pour exagérer plutôt la crainte que l'espérance. Nous
conserverons ce cher homme, nous dérouterons même, j'espère, cette détermination
vicieuse de la nature; il sera toujours lui, et sera peut-être même plus fort dans
quelque temps comme cela arrive à Pinel et à tant d'autres, car évidemment, il
passe son temps critique qui, comme il le sait bien, est marqué dans les hommes
comme dans les femmes ; les pauvres petits êtres comme moi n'ont pas des crises
si marquées, mais la mienne est bien laborieuse dans ce moment par ses souffrances
et par le prix i[uil attache à mes soins. Je ne vous dirai rien de plus aujourd'hui;
CABANIS APRÈS LE 18 BRUMAIIU: i^l
tard (12 iiiaiK D. de Tracy n'était pas plus rassmv sur la sauté
de C-abanis (1). En aoiVt (le 7) malade lui-même, il écrit à Biran
que les nouvelles de Cabanis ne sont pas consolantos (2).
Pris de la lièvre tierce et craignant pour la sant('' de la mère
de son gendre, « l'adorable femme si indispensable aux deux
familles », il appreiul à Riran que Cabanis est assez bien et
qu'il cbasse. Kn décembre il lui en donne encore des nou-
velles (3).
Les renseignements précis manquent sur les derniers mois
je vous doimerai, je vous assure, de ses nouvelles fréquentes, poui' reinpiM-hor fie le
faire lui-même, car nous lui défendons d'écrire, au moins autant (juil est en notre
pouvoir; il va ces jours-ci aller à la cannjagne chez M°io de Condorcet; nous faisons
des inlriirues pour lui donner le ;;,'orit de la botanique, il s'y prête et ce sera un
ijrand bonheur; evercice doux, application douce, c'est la i)erfection; cela avait
presque balancé en Rousseau les mauvais effets de l'étude des sciences morales ».
(Lettre communiquée par M. Navillc.)
(1) n Je vois sa délicatesse habituelle changée eu déliilité, et la vieillesse com-
raeucer pour lui dix ans plus tiM ([u'elle n'aurait dû, et je ne sonife absolument plus
qu'à sa i-onservation si précieuse à tant de gens, sans plus prétendre du tout à
l'espoir de lui \oir rendre de nou\eaux services à la masse entière de la société;
surtout je me reproche de ne vous en avoir pas donné des nouvelles de jour en jour,
cependant nous pouvez bien croire que si tout n'avait pas été sans non\eanx orages,
je n'aurais pas manqué de vous en instruire. Le \rai est ([u'il est aussi bien ([u'il
soit possible de le désirer après un tel événement ; il est vraiment et complètement
dans son état habituel. Il vient d'aller faire une course de deux jours à quinze lieues
d'ici avec la même vigueur ; il s'est fatigué le corps et reposi' la tète, et il est
revenu mieux portant, doiinant bien et digéi'ant ; il est reparti hier pour |)asser un
mois avec sa femme chez sa belle-sn'ur à Meulan, il a fait la route a cheval ; il se
promènera beaucoup, je ne doute pas qu'il n'en revienne très bien. La nature a
chez lui une force native très grande, et il y a des moments on je me tlatte
qu'elle perdra la direction vicieuse qu'elle a prise un moment, et que cette crise
passée elle fera ses fonctions mieux (lu'avant ; je vous assure que je ne manquerai
pas de vous en informer, c'est avec vous surtout que j'aime à m'entretenir île cet
excellent homme qui vous coimaît et par consé((uent vous aime bien ; il est profon-
fondément touché de votre intérêt ». (Id.)
(2) « Sa tète, pleine de l'esprit le plus aimable, est pourtant tonjoiu's faible et tou-
jours portée à se troubler. Son neveu chéri se promettait bien le hoidienr de vous
voir, il est diuis votre pays, il vous en a assurément bien parlé, vous en êtes actuel-
lement au fait comme moi-même et mieux, car j'aime à me flatter que ma mélan-
colie influe sur la manière dont je le vois; ce qu'il y a de si'ir et ce qui m'afflige,
c'est qu'elle m'ôte bien des moyens de lui rendre mes soins utiles et agréables ; il
va bientôt aller à une campagne plus éloignée que celle-ci, et je le verrai partir
avec une sorte de plaisir dans l'espérance qu'effectivement le genre de vie dont
vous me parlez lui fera plus de bien «pie ma maussade société. Ce serait la vôtre,
monsieur, qu'il lui faudrait et (jui serait sa guérison. Il ne peut ni lire, ni s'appli-
quer X. (Lettre inédite, communiquée par .M. E. Naville.)
(3j '< Notre excellent ami heureusement va bien, il chasse, il court, il se fortifie,
mais cependant il est toujours incapable de la moindre application d'un moment,
et la plus légère circonstance l'altère si visiblement que l'on peut craindre, à tout
moment, des rechutes funestes et eu attendant il est à douze lieues de moi, et les
autres me retiennent ici. Je ne sais quand il reviendra, je n'ose même le souhaiter
tant il lui est nécessaire de jouir de la paix du désert, pourvu encore que rien ne
le trouble ». Id.)
288 L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
de la vie de Cabanis. Nous savons, par D. de Tracy, Ginguené
et Mignet, qu'il passa Fliiver près du hameau de Rueil, allant
à cheval avec son neveu visiter les malades des villages voi-
sins. Une seconde attaque d'apoplexie fut suivie d'une affection
de paralysie. Le o mai 1808, après une promenade pendant
laquelle il avait eu, avec sa femme « les plus doux épanche-
ments de cœur », il se mit au lit et dormit quelques heures.
Vers une heure du malin, de sourds gémissements annon-
cèrent aux siens, éloignés par lui, une nouvelle attaque qui
l'emporta.
Cabanis fut pleuré par tous ceux qui l'avaient connu, par les
pauvres gens au milieu desquels il vivait, comme par les amis qui
appréciaient sa valeur. Ses restes furent déposés au Panthéon.
Mais ce fut l'Instilut qui lui rendit les plus grands honneurs.
Le 21 septembre, D. de Tracy remplaçait Cabanis à l'Académie
française et prononçait « l'éloge de l'homme qui lui était le plus
cher et dont il fut tendrement aimé ». Il osait dire que Cabanis
avait rempli la double tâche qu'il s'était proposée, de porter la
philosophie dans la médecine et la médecine dans la philoso-
phie : « Ce magnifique travail, disait-il des Rapports, sera à
jamais un des plus beaux monuments de la philosophie de notre
temps et l'un de ceux qui contribueront le plus à la gloire du
siècle où nous entrons. Quelle simplicité dans la marche, quelle
profondeur dans les résultats, quelle finesse d'analyse dans les
détails et quelle vérité frappante dans l'ensemble » ! Et il ajoutait,
pour augmenter les regrets que causait une perte aussi préma-
turée : « Il méditait le plan d'un grand ouvrage sur les moyens
possibles d'améliorer l'espèce humaine, en profitant de toutes
les connaissances qu'elle a déjà acquises pour accroître encore
ses forces, ses facultés et son bien-ôtre. Il en avait rassemblé
toutes les idées principales. Elles confirmaient ou étendaient les
Vcérités répandues dans ses différents écrits, elles en étaient une
application directe, il ne lui restait plus qu'à prendre la plume,
c'était le monument qu'il croyait le plus propre à honorer et à
illustrer sa mémoire ». Le déclin rapide de ses forces ne lui per-
mit pas d'exécuter cette entreprise.
M. de Ségm" répondit à D. de Tracy, fit l'éloge de Cabanis, de
son œuvre et surtout des Révolutions de la médecine, qui cons-
tituent un excellent morceau d'histoire philosophique. Puis vint
la lecture d'un fragment de la traduction de Y Iliade, suivie par
CAUAMS APRES LK IS I5KUMA1KK ^28!)
Une promenade de Fénelon, dans laquelle Andrieiix falsail un
éloge enthousiaste de Cabanis (1).
En 1810, rinslltut faisait (lourer les Rapports parmi les
ouvraiït's au\(fUtMs ou pouvait décerner le prix de morale et d'é-
ducation.
On est unanime sur Ihomme. Nous ne l'apporterons pas les
jugements de ses amis. 3Iais Kauriel, lié avec plusieurs de ses
adversaires philosophiques, n'en parla jamais que comme de
l'homme le plus parfait moralement qu'il eût connu. Manzoni
■« pour exprimer cette tleur de bonté, de douceur et d'airection
qu'il avait reconnue dans l'ami de son ami » l'appelait « l'angé-
lique Cabanis » 2 . Mignet rappelle le dévouement du médecin,
la générosité du politique, l'élévation de l'écrivain et la modéra-
tion du sage.
Comment a-t-on pu, se demanderont nos lecteurs, laisser
dans l'ombre ou traiter avec dédain un penseur dont l'origina-
lité semble indiscutable ? H faut, pour s'en rendre compte, se
rappeler combien fut violente la réaction politicpie, religieuse
et philosophique qui suivit la Révolution. Frayssiuous, dans ses
(1) G toi de qui .j'.ippiis cette toui'li.inte histoire !
Toi dout uous honorons aujounrinii la mémoire,
Cher et hou Cabanis, je n'ai point i'iieuieux dou
De ces traits éloquents, de ee uohit; abandiiu,
Qui partmt de ton àmc et si tendre et si saije,
Passionnaient toujours tes éc-rits, ton langa^'e !
Dans tes yeux, dans tes traits souriait la bonté ;
Juste et fier, sans orgueil, simple avec diçnité,
Toujours compatissant aux misères liumaines,
Tu truérissais les maux, tu p;irtai,'eais les peines ;
Du divin Fénelon aimable imitateur,
Comme lui cher au pauvre et son consolateur,
Du \Tai beau comme lui toujours ami sincère,
Nourri des anciens, plein de ton vieil Homèi-e,
Ton savoir, ton génie éternisent ton nom ;
Tu nous rendais ensemble Hippocrate et Platon ;
0 ciel et tu n'es plus ! ta mort prématurée,
Par tout ce qui t'aimait sera toujours pleurée.
Hélas! dans nos amis nous-mêmes nous mourons,
En leur donnant des ]ileurs, c'est nous que nous pleurons.
Ah 1 du moins qu'un espoir adoucisse nos plaintes ;
Leurs âmes, après eux, ne seront pas éteintes ;
Croyons qu'il est un Dieu qui, lorsqu'on a vécu,
Garde une peine au crime, un prix à la vertu ;
C'est là que la bouté sera récompensée ;
Un jour, j'aime à nourrir cette douce pensée ;
Les mortels bienfaisants revivront réunis,
Avec les Fénelon, avec les Cabanis.
(2) Sainte-Beuve, Faurie/, p. 162 et 188.
PiCAVET. 19
290 L'IDÉOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
conférences à Saint-Sulpice, de 1803 à 1809, puis de 1814 à
1822, range Cabanis parmi les docteurs du nuUéi-ialisme qui,
dans des ouvrages pleins du plus scientifique appareil, ont
inventé, pour expliquer mécaniquement la pensée, des compa-
raisons « équivoques et pleines d'erreurs » (1) ; qui ont imaginé
des systèmes aussi absurdes en métaphysique que funestes en
morale. Sous la Restauration, Frayssinous fait partie du Con-
seil royal de Finstruction publique et « honore de ses conseils
et de ses objections » le professeur et les élèves de lÉcole
normale (2). Puis, chargé de la direction de l'instruction rattachée
aux cultes, il montre presque autant d'éloignement pour les
idéologues et de goût pour la philosophie de Lyon que son pré-
décesseur M. de Corbière (3). Ce dernier d'ailleurs devait penser
comme ses coreligionnaires politiques, de Bonald et de Maistre,
que les doctrines soutenues par Cabanis étaient abjectes et
que leurs auteurs étaient les ennemis du genre humain. Royer-
CoUard et ses amis, parfois en opposition avec ces adversaires
acharnés des idéologues, étaient d'accord avec eux pour con-
damner leurs doctrines. Royer-Collard, qui proclamait Descartes
et Condillac « des sceptiques », avait envoyé sur les différents
points de la France, pendant son administration, de jeunes
maîtres « véritables missionnaires de morale, dont l'influence
aurait pu être utile, à une époque où il fallait en finir avec le
scepticisme et refaire les croyances sur une base plus large et
plus solide » (4). Cousin « voue sa vie entière à la poursuite de la
réforme philosophique commencée par Royer-Collard » et voit,
à côté de Condillac, « d'Holbach, La Mettrie et toutes les
saturnales du matérialisme et de l'athéisme » (5). Aussi Damiron
écrit-il son ouvrage sur la Philosophie en France au xix* siècle,
pour combattre le sensualisme et ses conséquences morales,
politiques, poétiques, religieuses, autant et plus que pour
combattre l'école théologique (6). A la même époque, Aimé
Martin publie les Œuvres de Bernardin de Saint-Pierre et
présente, dans une Préface dont nous avons parlé à plusieurs
(1) Défense du Chrislianisme, Spiritualité de l'âme.
(2) Cousin, Fragments philosophiques, 1826, p. 3o3.
(3) Lycée, IV, 311 {De l'Enseignement de la philosophie).
(4) Ibid.
(b) Préface à a traduction de Tenneraann. Cf. Thurot, art. sur les Fragments
de Cousin {Mélanges), avec les notes qui y sont jointes.
(6) Voyez' l'éloge des conférences de Frayssinous (p. 62) « (jui fit d'assez bonnes
objections contre 'hypothèse sensualiste ».
CAIUMS APRÈS LE 18 BRUMAIRE 291
reprises, Cabanis comme un utlu'e intoli'vant. Eiilin Biraii et
Ampi>re sont occupés à combattre ceux dont ils ont été fiers d'étro
les disciples; Degérando est de plus en plus k religieux », Laro-
iniguitVe ne prononce pas une seule fois, dans ses Leçons, le
nom de ses anciens amis, et Thurot prouve l'existence de Dieu
et limmortalité de lame.
On devient de plus en plus sévère pour Cabanis. Il vaudi'ait
mieux, dit-on, que la génération nouvelle débitât gravement les
subtils riens des scolasti(]ues que d'être assez niaise pour répéter
cette prodigieuse absurdité, d'un maître en pliysiologie, que le
cerveau digère la pensée comme l'estomac digère les aliments ;
il y a « mille erreurs » dans son ouvrage et le système en est aussi
révoltant que bizarre (1). Cournot s'excuse de le citer. Si Peisse
donne une nouvelle édition des Rapports, de Rémusat proclame
(juil n'y trouve ni système, ni mélbode, que ce n'est ni un traité
soientilique ni un traité philosopbique. Vainement Mignet voit-il
en lui « le fondateur, bien qu'incomplet, d'une science nouvelle
et l'utile réformateur d'une science ancienne» ; vainement Sainte-
Beuve affirme que Cabanis devait avoir, comme philosophe,
une valeur supérieure à celle qu'on lui attribue; ou finit par ne
plus lui accorder qu'un mot dans les histoires de la philoso-
phie (2) ; on le passe sous silence l'a) ou môme on donne à ses
disciples, Biran et Ampère, ce «[ui lui appartient fort légitime-
ment (4j. Et quand on est revenu en France aux études qui
avaient illustré Cabanis, ceux-là même aux travaux desquels il
eût applaudi, se sont gardés de le réclamer pour prédécesseur
et ont préféré s'appuyer sur des noms étrangers et moins discré-
dités.
Nous n'avons aucune raison de nous ranger parmi les adver-
saires de Cabanis, pas plus que nous ne voulons, à la suite de
quelques-uns de ses admirateurs, chercher dans ses œuvres des
armes contre telle ou telle doctrine philosophique. Avant tout, et
(l)Larroque, Lycée, III, p. 203 à 21o.
(2) Hippeau fi839) doMue même l'ouvrag-e moral de Volney comme postérieur
aux Rafiports 'p. 413), Eu;-'èae Lévèque se borne à dire que Cabanis « déduisit du
sensualisme le matérialisme ».
(3) Garnier, Parallèle des écoles philosophiques, p. 217 du Précis d'un Cours
de Psychologie, 1831 ; Henri Joly, Cours de philosophie et Histoire de la philo-
sophie; Jourdain, Notions de philosophie et Histoire delà philosophie ; Bouillier
Notions d'Histoire de la philosophie ; Fouillée, Histoire de la philosophie etn.'
(4) Voyez Bouillier, op. cit., surtout Ravaissonj Rapport (dtijà cité, § 1) ci
Bertrand, la Psychologie de l'effort. '
292 LIDEOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
par-dessus tout, nous faisons avec impartialité œuvre d'historien.
Nous avons montré l'originalité de Cabanis, nous avons expliqué
pourquoi elle a été méconnue. Il nous reste à résumer briève-
ment les résultats auxquels nous sommes arrivé.
Disciple et admirateur des Grecs, de Turgot et de Franklin, de
Condorcet et dedHolbach, de Voltaire et de Rousseau, de Bonnet,
de Condillac et d'Helvétius, Cabanis a préparé, pour Mirabeau, le
plus original peut-être des projets sur Tinstruction publique, qui
aient été publiés pendant la Révolution ; pour Garât un travail,
qui fait époque, sur les Révolutions etlaRé/aniie de la médecine.
Professeur, il a admirablement exposé les devoirs d'une profes-
sion « qu'il regardait comme si sainte » fl) ; homme politique, il
n'a songé qu'à la France et à ses concitoyens. Continuateur de
Condorcet, il a défendu, et heureusement modifié ou développé
la doctrine de la perfectibilité. Il a, dans les Rapports, créé la
psychologie physiologique (2) et recommandé la psychologie
animale, embryonnaire et morbide, insisté sur limportance dcr
sensations internes et précédé ou préparé Lamarck et Darwin,
Schopenhauer et Hartmann, Comte, Lewes et Preyer, sans
compter ceux qui, par Biran et Ampère, lui ont fait indirecte-
ment plus d'un emprunt. La Lettre à Thurot a été la meilleure
réponse au Génie du christianisme : les philosophes grecs,
comme ceux de France, d'Italie et d'Angleterre, lui en ont
fourni les éléments. Par cela môme, il a été conduit à l'his-
toire <' impartiale et intelligente » des philosophies, et Fauriel,
son disciple, a transmis ses vues à Cousin et à Augustin Thierry.
Enfin il a abordé les questions métaphysiques, qui tôt ou tard
s'imposent au penseur, et a essayé, avec une sincérité absolue
et une grande élévation, d'indiquer ses doutes, ses probabilités,
ses certitudes: il a terminé sa vie spéculative avec les stoïciens
platonisants, comme il l'avait commencée avec Homère, Hippo-
crate et Galien.
(1) LeUre inédite de M™e Cabanis, Manuscrit de Versailles.
(2) Rappelons encore un témoisnaçe qui ne saurait être suspect : « Cabanis est le
premier écrivain français qui ait traité philosophiquement et méthodiquement des
Rapports du pliysiqiie et du moral ». (Jaoet et Séailles, Histoire de la philosophie.)
LA SEOO^NDE GÉNÉRATION D'IDÉOLOGUES
L'IDÉOLOr.IE lîATIOXXELLE ET SES RELATIONS
AVEC LES SCIENCES
CHAPITRE V
HKSTI TT DE TRACY IDÉOLOGUE, LÉGISLATELR
ET PÉDAGOGUE
I
L'Ecosse est, après la Grèce, une terre privilégiée pour la phi-
losophie. "Son seulement elle a produit des philosophes qui ne
sont pas sans mérite, D. Stewart et Hutcheson, Brown et
Hamilton, peut-être Scot Erigène et Duns Scot, des philosophes
originaux, A. Smith, Hume et Reid, mais encore ceux de ses
enfants qui l'ont ahandonnée ont compté, dans leur postérité,
des penseurs éminents. Elle a donné Kant à l'Allemagne et
D. de Tracy à la France.
Avec Douglas, venu en France pour défendre Charles VII
contre les Anglais, se trouvaient quatre frères de Stutt qui,
restés dans la garde écossaise de Charles VII et de Louis XI,
devinrent seigneurs dAssay en Berri. Les descendants du
second acquirent, par alUance, la terre de Tracy dans le Niver-
nais. Ils s'établirent à Paray-le-Frésil, dans le Bourbonnais, et
purent mettre sur la tour de leur manoir, cette inscription :
Bien, bien acquis. L'un d'eux était en 1676, avec Catinat, major
général de l'infanterie française. Son fils quitta le service à la
paix dUtrecht ; son petit-fils, le père de D. de Tracy, prit part
aux campagnes de Bohême et de Hanovre et commanda la gen-
darmerie du roi à Minden où il fut grièvement blessé et laissé
pour mort. Sauvé par un de ses serviteurs, il mourut en 1761.
294 L'IDÉOLOGIE RATIOiNNELLE
Son fils Antoine, né Tannée môme où paraissait le Traite des
sensations, lui promit, en pleurant, à son lit de inort, d'être
soldat comme ses ancêtres. L'enfant, âgé de sept ans, avait, ce
semble, vécu jusque-là henreux et calme sous le toit paternel (1).
Il aimait les exercices de cheval, auxquels il s'adonnait des jour-
nées entières : il affirmera même qu'il en est ainsi pour tous
les enfants. Sa mère, qui paraît avoir été une femme fort distin-
guée, se consacra exclusivement à son éducation. Installée
d'abord à Paris, elle lui fit donner une instruction classique.
Quarante ans plus tard, D. de Tracy se rappelait encore le temps
où on lui faisait expliquer Cornélius Népos, Plutarque ou même
Aristote (C, 41) et disait, de la langue grecque, qu'elle est la plus
belle au jugement des connaisseurs {Id., 206) (2). Suivit-il le
cours de philosophie qui formait le couronnement des études
classiques ? On peut le croire, puisqu'il est, dans ses œuvres,
question de ce qu'on disait dans l'école (V, p. 372 et 375). Mais
la façon dont il en parle nous montre qu'il n'en a pas tiré grand
fruit : « On plaçait, dit-il en 1796 (IV, 341), après l'étude du latin
et de la rhétorique, un prétendu cours de philosophie, que l'on
faisait consister dans quelques notions faibles ou fausses sur la
physique et la métaphysique. Mais cette philosophie était si
généralement reconnue pour complètement défectueuse et inu-
tile, qu'aucun élève ne faisait même semblant de l'étudier, à
moins qu'il n'y fût forcé par des circonstances impérieuses, et
que personne ne s'en embarrassait ». Il ne juge pas mieux l'an-
cienne logique qui s'appuie sur des hypothèses hasardées et des
formules vaines (I, 46), ou celle d'Aristote, ouvrage d'une très
forte tête, mais qui a eu une influence funeste, parce qu'elle
repose sur des bases fausses {Gr., 4).
D. de Tracy séjourna plusieurs années à Strasbourg, où de
jeunes nobles achevaient leurs études, en se préparant à la car-
rière militaire : il y devint un cavalier accompli (I, 8). En même
temps, il se livrait à des études sur lesquelles nous n'avons pas
de renseignements assez précis. Alors le professeur Miiller dis-
(1) « C'est sous les yeux des parents, dira-t-il plus tard (IV, 336), que doivent
se passer les huit ou neuf premières années. Elles sont bien employées, si l'en-
faut a appris à lire, à écrire et a reçu quelques notions purement préparatoires ;
s'il a contracté de bonnes habitudes et acquis ces heureuses dispositions de l'esprit
que ne manque point de donner plus ou moins la société habituelle d'hommes qui
ont une boune éducation et des mœurs libérales >'. Pour les renvois, cf. n. 1, p. 398.
(2) Voyez ce que nous avons dit de Cabanis dans les chapitres précédents.
DE TRACX IDÉOLOGUE, LÉGISLATEUR, PÉDAGOGUE 2î)5
entait avec ses élèves les doclrines philosophiques du temps et
surtout celles île Hume et de Kant. Si D. de Tracy ne connut pas
celles de ce dernier qu'il aurait pu, bien que ne sachant pas
l'allemand, étudier dans les travaux écrits en latin, il lui fut pos-
sible, par la suite, de demander des indications aux hommes qu'il
avait appris à estimer et qui furent cause peut-être que toujours il
parla, en excellents termes, du philosophe dont il combattit les
doctrines. Entré dans les mousquetaires, il remplit scrupuleu-
sement les devoirs de sa profession. Ses goûts philosophiques
font songer à Vauvenargues, mais à un Vauvenargues bien por-
tant et à qui l'avenir souriait: « J'étais, dit-il, dans cette période
qui suit immédiatement la fin de l'éducation et où, n'ayant pas
encore des devoirs bien importants à remplir dans létat que
j'avais embrassé, je pouvais me livrer sans scrupule à mes
méditations et aux recherches vers lesquelles mon goût m'en
traînait. Je me mis donc à considérer mes semblables de tous
^les temps et de tous les pays et à rechercher les causes des
phénomènes les plus importants qu'ils offrent à l'œil de lobserw
vateur ». Déjà tourmenté du besoin de connaître les sources ei
les bases de ses connaissances, il lisait les encyclopédistes et les
économistes, Montesquieu et Helvétius; il allait, comme Turgot
et Condorcet, visiter Voltaire àFèrïiey et"côncevait pour lui une
vive admiration et une sorte de culte. Toute sa vie il combattra
le fanatisme et, à lépoque où l'on cherche à rattacher les terro-
ristes à Voltaire, il le proclame un homme éminemment sagace
dans tous ses jugements et pour lequel il aurait dû faire un
article dans l'histoire de la science. Condillac, partant de Locke,
ne se fût point élevé sans lui au point où il est arrivé. C'est
l'homme qui a combattu et vaincu bien des préjugés métaphy-
siques (C, 443), qui a, le premier en France, considéré l'histoire
sous un point de vue philosophique flV, 288). Quand la réaction
politique et religieuse est complètement triomphante, il s'indigne
contre les « misérables » qui ont dit que Voltaire flattait les
hommes puissants, contre les « vils détracteurs » qui n'oseraient
se vanter de n'avoir jamais applaudi aux actions, aux senti-
ments ou aux maximes pernicieuses des grands ou de les
avoir souvent blâmés, comme Ta fait Voltaire (C, 372). Dans les
dernières années d'une vie qu'il appelait les restes dune exis-
tence inutile, il n'avait d'autre plaisir que de se faire lire Voltaire
ou de se réciter les chefs-d'œuvre du « héros de la raison ».
296 L'IDÉOLOGIE RATIOMSELLE
D'autres influences contribuèrent à former son caractère et à
développer son intelligence. De sa mère, il reçut, dit Mignet, des
sentiments exquis. Auprès de son grand père, de sa grand'mère,
petite-nièce du grand Arnauld, il se forma à l'ancienne politesse,
à une sévère honnêteté. Comme Royer-Collard, mais avec un
esprit plus large et plus libre, il apprit à estimer les solitaires de
Port-Royal, dont l'exemple exerça une action considérable sur
sa conduite et sa façon de penser ; lauleur de la Grammaire et
de la Lof/iqiie, le « té tu de ïracy », rappelle Arnauld et continue
les travaux de ceux « dont on ne peut assez admirer les rares
talents et dont la mémoire sera toujoui-s chère aux amis de la
raison et de la vérité » (II, o; III, 148).
Colonel en second de Royal-Cavalerie, comte de Tracy et sei-
gneur de Paray-le-Frésil, par la mort de son grand père, il é\ym\-
sait M'"' de Darfort-Civrac, parente du duc de Penthièvre, qui nii
donnait le commandement de son régiment. Tannée même où le
Congrès de Philadelphie proclamait l'indépendance des Etats-Unis
et où Turgot quittait le ministère. Il vit avec enthousiasme l'entre-
prise de la Fayette, qui devait contribuer à faire reconnaître les
droits des hommes dans Fautre hémisphère (C, 231), avec peine
la chute de Turgot. Quoiquil ne parvînt jamais à se distraire com-
plètement du désir de savoir comment nous connaissons ce qui
nous entoure et de quoi nous sommes sûrs, il ne dédaignait pas
les plaisirs : beau danseur (Ij, élégant colonel, il inventait une
contredanse à laquelle il donnait son nom. Il se laissait aller, dit
Guizot, au charme de cette vie de société si séduisante par le
mouvement des esprits et par la douceur des relations, se bor-
nant à respirer l'air de son temps, à en adopter les idées et les
espérances sans se tourner vers aucune étude spéciale.
En 1789, D. de Tracy, âgé de trente-cinq ans, était envoyé aux
Etats généraux par la noblesse duRourbonnais qui, d'accord avec
les deux autres ordres, avait rédigé un cahier fort libéral, dans
lequel elle réclamait l'égalité des droits civils, la monarchie
représentative et un contrôle financier très rigoureux, consen-
tait à partager les impositions foncières et territoriales et ne se
rései*vait de privilège pécuniaire que la franchise d'un manoir
de deux arpents. D. de Tracy arrivait à l'Assemblée, dit M. Guizot
avec plus de justesse que de précision, étranger à tout intérêt,
(1) Voyez ce (ju'il dit de la danse, Mémoires de l'Institut national, I, p. 438.
DE TRACV IhKOl.OGUE, LÉGISLATEl'H. PKnAr.OdUE 297
exempt de toute ambition personnelle. Il croyait et crut toute sa
vie à Tutilitt' d'une révolution (1).
La plus grande partie des travaux utiles était employée à pro-
duire les richesses (pti formaient les revenus de la cour et de
toute la classe riciie, et ces revenus étaient presque entièrement:
consommés en dépenses de luxe, c'est-à-dire à solder une masse
énorme de population, dont tout le travail ne produisait absolu-
ment rien que les jouissances de quelques hommes (V, 258).
L'instruction publique ne lui paraissait pas être dans un état
plus prospère, car elle n'embrassait réellement ipie l'étude des
langues et des lettres; le prétendu cours de philosophie, qu'on
y donnait pour couronnement, tenait la place, sans qu'on s'en
aperçût, de plusieurs connaissances utiles, qui devraient entrer
dans un véritahh' plan d'études (IV, 341).
D. de Tracy allait, dans ses revendications, plus loin que bon
nombre de ses collègues. Même après la Terreur, il voulait, non
seulement une balance exacte entre les recettes elles dépenses
de l'État, mais encore la proclamation de l'égalité et la destruc-
tion de tout corps privilégié, l'exclusion des prélrcs do tout
salaire et de toute fonction publique, y compris celle d'enseigner
la morale, l'nnifoiinité des lois, des coutumes, de ladministia-
tion, des poids et mesures, le divorce, l'égalité des partages et
la prohibition presque entière de la liberté de tester, la liberté
entière et absolue d'exercer tous les genres d'industrie, celle du
commerce inlérieur et extérieur, sans gêne ni restriction aucune,
celle du prêt à intérêt avec toutes les facilités et toute la sûreté
que peut lui donner une bonne législation des hypothèques, la
liberté individuelle et la liberté de la presse [Mo]/., "20o .
Mais il ne faut pas voir en lui un utopiste, qui ne tient aucun
compte de la réalité; un novateur, qui prétend faire table rase
du passé. Il croit qu'il n'est pas toujours juste de résister à une
(1) « La France, écrit-il après 1806, n'était certainement pas sous son ancien
gouvernement aussi misérable que les Français eux-mêmes se sont plu à le dire;
mais elle n'était pas florissante. Sa population et son agriculture n'étaient pas
rétrogrades ; mais elles étaient stationnaires, ou si elles faisaient (|uel(iues faibles
progrès, ils étaient moindres que ceux, de plusieurs nations voisines, tt par consé-
quent peu proportionnés aux progrès des lumières du siècle. Elle était obérée; elle
n'avait aucun crédit; elle manquait toujours de fonds pour les dépenses utiles; elle
se sentait incapable de su{qjorter les frais ordinaires de son gouvernement, et encore
plus de faire aucun grand effort à Fextérieur. En un mot, malgré l'esprit, le
nombre et l'activité de ses habitants, la richesse et l'étendue de son sol, et les
bienfaits dune très longue paix très peu troublée, elle tenait avec peine son rang
parmi ses rivaux, et était peu considérée et nullement redoutée au dehors » (V, 256),
-2!».S L'IDÉOLOGIE RATIONNELLE
loi injuste; qu'il n'est pas toujours raisonnable de s'opposer
actuellement et violemment à ce qui est déraisonnable. Car il
faut savoir, avant tout, si la résistance ne fait pas plus de mal
que l'obéissance ( C, 17). Il veut qu'on ajoute à l'expérience du
temps, qu'on succède, en ce qui concerne par exemple l'instruc-
tion publique, aux anciens fondateurs; qu'on les imite, propor-
tionnellement au temps, comme les siècles se suivent et se
continuent, en ajoutant les uns aux autres (IV, 366). Selon des
expressions modernes, il voudrait une évolution plutôt qu'une
révolution. Aussi iventra-t-il à l'Assemblée constituante que le
27 juin, avec la majorité de la noblesse ; mais il siégea à gaucbe
et vota presque toutes les propositions qui tendaient à établir le
régime nouveau. Il accueillit avec joie l^suppression des droits
féodaux et des dîmes, qui devait produii\ un si grand change-
ment dans l'état du pays (V, 258) ; la déclaration des droits de
l'homme et du citoyen, qui fera à jamais époque dans l'histoire
des sociétés humaines (C, 231). Il blâmalemigration et protesta
de son dévouement à l'Assemblée et de la fidélité de son régi-
ment, qu'on avait voulu faire passer au delà de la frontière. En
1806, il se moque encore des hommes qui, s'exagérant leur
importance personnelle, croyaient de bonne foi, quand ils quit-
taient leurs châteaux, que tout le village allait manquer d'ou-
vrage et que les paysans, se partageant leurs biens et les ache-
tant à vil prix, n'en seraient que plus misérables (V, 253). Il désap-
prouva la création des assignats, surtout quand il vit payer trois
mille francs une paire de souliers qu'on était très heureux d'ob-
tenir en secret à ce prix ; celle du mandat qui, ayant une valeur
nominative de cent francs, ne valait pas en réalité la feuille de
papier sur laquelle il était écrit (V, 159, 157, 158). Il aurait
souhaité que l'Assemblée nationale, ayant arraché le pouvoù'
aux anciennes autorités et se trouvant ainsi la seule auto-
rité gouvernante, ne se fît point constituante, mais convoquât une
assemblée qui, à l'ombre de sa puissance, se fût chargée de rédi-
ger la Constitution. Par contre il crut qu'elle faisait une très
grande faute en déclarant ses membres inéligibles à l'assemblée
qui devait la suivre et en les privant ainsi de toute influence sui-
tes événements ultérieurs (C, 170).
D. de Tracy s'était trouvé en relations avec ses collègues,
La Fayette, Sieyès, Mirabeau, Volney, Talleyrand, Grégoire,
peut-être avec Cabanis et avec Condorcet. Il reprit ses fonctions
DE TRACV IDÉOLOGUE, LÉGISLATEUR, PÉDAGOGUE 2!)!)
comme colonel du 78» régiment d" infanterie, puis fut nommé
maréchal de camp et placé à la tète de la cavalerie, dans l'armée
que commandait La Fayette. Le roi, dont il alla prendre congé,
fut plein d'attention pour un grand seigneur qui rejoignait
l'armée des princes, mais n'eut ni une parole, ni un regard pour
celui qui, occupant un haut rang dans une des armées de la
nation, avait été l'un des hôtes les plus brillants et les plus
fêtés des bals de la reine. Après le 20 juin, La Fayette demanda
vainement la destruction du cluh des Jacobins et la punition
des auteurs de l'attentat. Mis en accusation et absous à une
faible majorité, il renonça, après le 10 août, à son commande-
ment et passa la frontière. Arrêté par les Autrichiens, il fut
emprisonné à Olmutz. La veille il avait signé un congé illimité
à D. de Tracy qui. refusant de le suivre, voulut rester en France,
revint à Paris, s'installa à Auleuil avec sa mère, sa femme, ses
trois enfants et noua des relations de plus en plus étroites avec
Cabanis et M-"" Helvétius, avec Condorcet et Daunou. Il s'occupa
de l'éducation de ses enfants, mais en même temps se remit à
l'étude (1).
A l'époque où Biran, retiré en Périgord, étudiait au hasard les
mathématiques, la chimie, Ihistoire naturelle, Condillac et Bon-
net, Cicéron et Fénelon, et entassait ainsi bien des idées hété-
rogènes, D. de Tracy, plus nuHhodique, étudiait à nouveau les
mathématiques, les sciences physiques et naturelles, en prenant
pour guides Bulïon. Fourcroy et surtout Lavoisier. Cette période
vraiment féconde a laissé des traces dans tous ses écrits, qu'elle
a d'ailleurs fait naître, puisqu'il ne s'est occupé de philosophie
première que pour donner aux sciences un commencement qui
ne se trouvait nulle part et une base qui ne reposât pas sur le
sable mouvant (III, 344). Les sciences physiques et mathéma-
tiques, dit-il, sont aussi nécessaires que les langues et les belles-
lettres, que les sciences morales et politiques, à toute éducation
complète (IV, ;J38). Pour vivre en homme sensé, en bon père de
famille, en citoyen éclairé, en un mot en être raisonnable,
(l) « Livré par les circonstances, dit-il, à mon penchant pour la vie solitaire et
contemplative, je me mis à étudier, moins pour accr.oitre mes connaissances que
pour en reconnaître les sources etles bases. Gela avait été l'objet de la curiosité de
toute m;i vie. Il m'avait toujours semblé que je vivais dans un brouillard qui m'im-
portunait, et la plus extrême dissipation n'avait jamais pu me distraire complè-
tement du désir de savoir ce que c'est que tout ce qui nous entoure, comment
nous le conn lissons et de quoi nous sommes surs ».
300 L IDÉOLOGIE RATIONNELLE
comme pour être en état de se préparer à remplir quelque fonc-
tion, il faut, après des cours élémentaires de calcul et de géogra-
phie physique donnant une idée générale du système du monde
et des principaux êtres qui composent ce globe ou existent à sa
surface, suivre des cours de mathématiques pures, d'histoire
naturelle, de chimie et de physique, d'où Ton tire une connais-
sance suffisante des trois règnes de la nature et de toutes les
parties de la physique qui, démontrées par l'expérience, ne sont
pas accessibles au calcul; enfin un cours de mathématiques, où
l'on applique la théorie de l'analyse algébrique à toutes les bran-
ches de la nature qui le comportent (3M). Distinguant la langue
algébrique des autres langues (II, 230), D. de Tracy critique les
mathématiciens qui disent que la vitesse d'un mouvement est le
rapport entre l'espace parcouru et le temps employé (I, 125). Les
sciences de l'étendue et de ses effets doivent leur certitude à
(Imirable propriété qu'elle a de pouvoir être partagée en par-
ties distinctes, avec une précision, une netteté et une perma-
nence qui ne laissent rien à désirer (I, 131). Aussi la possibilité
d'appliquer le calcul aux objets des différentes sciences est pro-
portionnelle à la propriété qu'ont ces objets d'être plus ou moins
appréciables en mesures exactes (I, 138). Et D. de Tracy se croit
capable de citer, s'il faisait un petit traité de géométrie élémen-
taire, de nombreuses erreurs qui proviennent, dans la géomé-
trie, de fausses idées métaphysiques (152). Enfin il conteste que
les probabilités puissent être un objet de science et critique les
théories de Condorcet (1) (IV, 183). L'étude des mathématiques
n'est pas plus qu'une autre capable de rendre l'esprit juste
(IV, 257). Celle des sciences physiques et naturelles, particuliè-
rement celle de la chimie, paraît la plus propre à former l'esprit,
en donnant de bonnes habitudes à l'inteHigence. Il en serait de
même de la physiologie, si Ton y comprenait la connaissance du
centre sensitif et de nos fonctions intellectuelles. Après avoir
traité des propriétés des corps, en physicien autant qu'en psy-
chologue (I, 125), D. de Tracy rappelle les efforts qu'ont faits les
grands chimistes modernes, afin d'exprimer, en nombres, l'in-
tensité de l'affinité de certains acides pour certaines bases, sans
pouvoir se servir de ces nombres, pour calculer rigoureusement
les degrés de puissance, sans croire que l'emploi de ces chiffres
(1) Voyez ch. iv, § 1.
DE ÏRAC.Y IDÉOLOGUE, LÉGISLATEIK, PEDACOOIIE 301
donne un nouveau degré de justesse à leurs belles' observations
et de sûreté à leurs excellents raisonnemenls (1, i;>8). Pour
montrer qu'il ne suffit pas, à qui veut changer la face d'une
science, d'en renouveler la nomenclature, il cite l'exemple des
chimistes français. Ils ont découvert la théorie de la combustion
et vu que le vrai phlogistique, cause véritable des phénomènes
de la combustion, est un être qui, n'étant pas dans les combus-
tibles, s'unit avec eux en dégageant de la lumière et de la cha-
leur, qui, augmentant le poids des corps et les rendant incom-
bustibles, est la base du gaz vital. Ils ont lixé le sens des mots
p/tlu(/istique, combustion et combustible et n'en auraient pas
moins rectifié la science et fait réellement la langue, quand mémo
ils n'auraient pas créé le mot oxygène (III, 47). Comme Pascal,
D. de ïracy parle des merveilles de la nature : « Qui de nous,
dit-il, après avoir affirmé que ce n'est point le merveilleux, mais
l'absurde qui doit nous révolter, pourra jamais comprendre la
prodigieuse petitesse des globules du fluide qui circule dans les
nerfs d'un insecte, ou l'excessive ténuité des particules odorantes
d'un corps qui en remplit continuellement un grand espace pen-
dant des années, sans perdre une quantité appréciable de son
poids ? Qui se fera jamais une idée de l'effrayante multitude des
rayons lumineux qui partent d'un corps éclairé, dont chaque
point en renvoie un faisceau tout entier à chacun des points de
l'espace? Et qui pourra jamais concevoir l'inappréciable subtilité
des molécules de cette matière, qui se croisent et se pénètrent,
pour ainsi dh'e, dans tant de milliards de sens différents, sans
se causer le moindre obstacle ni le plus petit dérangement? »
(I, 190.)
L'état dans lequel se trouve la science de la pensée est analogue
à celui de l'astronomie il y a cent ans. Locke répond à Copernic,
Dumarsais à Galilée, Condillac à Kepler; aussi faut-il perfec-
tionner les instruments qu'elle emploie, c'est-à-dire les langues,
établir un plan dobservations et d'expériences nouvelles [M. , 320) .
On a bien fait de demander pour les jeunes gens, auxquels il
destine ses Eléments dldéolorjie, des notions de physique et
d'histoire naturelle, de leur faire connaître les principales espèces
de corps qui composent l'univers, de leur donner une idée de
leurs combinaisons, de leur arrangement, des mouvements des
corps célestes, de la végétation et de l'organisation des animaux
(I, o). Aussi fait-il rentrer l'idéologie dans la zoologie ou dans la
30-2 L'IDÉOLOGIE UATIONNELLE
physiologie, l'histoire détaillée de notre intelligence, dans la
physique humaine (III, x), et suhordonne-t-il les progrès de la
métaphysique à létat de la physique, persuadé que les rêves
de la philosophie platonicienne et les suppositions gratuites des
spiritualistes disparaissent graduellement, à mesure que les
progrès de la physique augmentent la masse de ce qui est connu,
nous donnent le courage de consentir à ignorer ce qui est au delà
et nous dégoûtent de chercher à le deviner (C, 44o). S'il laisse la
recherche des causes physiokigiques à ceux qui sont capahlos
de sonder de pareils mystères, s'il se horne à Tidéologie ration-
nelle, il reconnaît une idéologie physiologique et veut que l'ana-
lyste consulte les physiologistes {M., .'Î2G). Il admire les travaux
de Pinel et de Cahanis, dont il recommande la lecture, et fait
tous ses efforts pour qu'aucune de ses explications ne soit en
contradiction avec les lumières positives que fournit l'observa-
tion scrupuleuse de nos organes et de leurs fonctions (I, 323).
Enfin, après avoir passé en revue les sciences, pour montrer quel
a été le point de départ de nos connaissances, il donne le plan
d'un tableau des premiers éléments de toutes, qui comprendrait
la physique, l'histoire naturelle, l'arithmétique numérique et
littérale, l'algèbre, le calcul différentiel et intégral (III, 364). Pas
plus que Cabanis et que la plupart des idéologues, il ne sépare
donc la philosophie des sciences (1).
Pendant la Terreur, quand les Girondins eurent été proscrits,
(^ondorcet, Daunou et Mercier, Ginguené, Lavoisier et tant
d'autres arrêtés ou obligés de fuir, le comité de surveillance de
l'Allier décréta (octobre' 1794), DJde Tracy d'arrestation, pour
cause de suspicion, d'incivisme et d'aristocratie. Il le taxa à cent
mille livres, pour la contribution provisoire et nécessaire à la
solde de l'armée révolutionnaire et au secours des malheureux
citoyens. D. de Tracy se justifia en établissant qu'il demeurait à
Auteuil près Paris depuis dix-huit mois (2). Le Comité suspendit
l'effet de son mandat d'arrêt et accepta provisoirement l'offre
faite par de Tracy. Mais quelques jours plus tard, un peloton de
(1) Ce que M. Paul Janet dit de Laromiguière est exact (ch. vui, § 3), il n'en est
pas de même de ce qu'il dit des idéologues eu général. {Le Tetnps, 1882.)
(2) « Il y avait donné des preuves de civisme et avait toujours eu à combattre le
parti des contre-révolutionnaires dont il n'avait jamais cessé d'être victime ». Il lui
était impossible de satisfaire à la réquisition des 100,000 livres, mais pour faire
voir qu'il était prêt à tous les sacrifices qui dépendraient de lui, il abandonnait les
revenus de ses propriétés de l'Allier.
DE TRACY IDÉOLOGUE, LÉGISLATEUR, PÉDAGOGUE .KKT
soldats, comniaiulés parle général Ronsin, cernait sa maison,
la fouillait et emmenait 1). de Tracy à Paris, où on renfermait à
l'Abbaye. L'exemple de Jollivet qui, à peine entré, tira d'un
porteteuille une écritoire, une plume, de volumineux: papiers et^
devant une mauvaise table, se mit à travailler au système hypo-
thécaire qu'il fonda plus tard et qu'il calculait siu' le cadastre
de la France, lui rendit le calme et le goût du travail. Après six
semaines de séjour à l'Abbaye, ils furent l'un et l'autre trans-
férés aux Carmes, enfermés dans la même cellule, où ils conti-
nuèrent leur vie studieuse.
Condillac avait donné à Lavoisier sa méthode, Lavoisier mena
D. de Tracy à Condillac : « Je n'avais jamais lu de lui, dit-il, que
VEssaisiir rongine des: connaissances humaines elie l'avais quitté
sans savoir si j'en devais être content ou mécontent. .le lus, dans
les prisons des Carmes, tous ses ouvrages, qui me tirent remonter
ù Locke. Leur ensemble m'ouvrit les yeux, leur rapprochement
me montra ce que je cherchais. C'était la science de la pensée.
Le Traité des Systèmes surtout fut pour moi un coup de lumière
et, ne trouvant celui des Sensations ni complet ni exempt d'er-
reurs, je fis dès lors pour moi un exposé succinct des vérités prin-
cipales qui résultent de l'analyse de la pensée ». Le o thermidor,
pendant qu'on faisait lappel des quarante-cinq condamnés qui
devaient être traduits devant le tribunal révolutionnaire, il résu-
mait la théorie à laquelle il était arrivé en formules concises :
« Le produit de la faculté de penser ou percevoir := connaissance
= vérité... Dans un deuxième ouvrage auquel je travaille, je fais
voir qu'on doit ajouter à cette équation ces trois autres membres
= vertu = bonheur = sentiment d'aimer; et dans un troisième je
prouverai qu'on doit ajouter ceux-ci : = liberté = égalité = phi-
lanthropie. C'est faute d'une analyse assez exacte qu'on n'est pas
encore parvenu à trouver les déductions ou propositions
moyennes propres à rendre palpable l'identité de ces idées. J'es-
père prouver par le fait ce que Locke et Condillac ont fait voir
par le raisonnement, que la morale et la politique sont suscep-
tibles de démonstration ». Et il ajoutait qu'à l'avenir il partirait
toujoiu's de ce point, si le ciel lui réservait encore quelque temps
à vivre et à étudier.
Inscrit pour être jugé le 11 thermidor, il fut sauvé par la chute
de Robespien-e. Il ne sortit de prison, comme Daunou, qu'en
octobre 1794, et retourna à Auteuil avec sa famille et ses amis :
304 L'IDEOLOGIE RATIONNELLE
il n'j retrouva plus Condorcet. De sa prison il revint piiilosophe :
il navait perdu aucune de ses convictions, aucune de ses espé-
rances. Toute sa vie il demeura l'admirateur de Voltaire, d'Hel-
vétius, de Condorcet, de Condillac; l'ami de Cabanis, de Daunou
et des hommes qui continuaient la tradition du xvm« siècle.
Quand La Harpe qui, autrefois novateur eflréné, avait accusé les
philosophes dètre des réformateurs timides et des amis froids
de l'humanité, allait jusqu'à leur reprocher d'avoir tout houle-
versé (I, xxx) et rendait responsables de la Terreur, Diderot et
Helvétius, Raynal et d'Holbach, Rousseau et même Voltaire;
quand d'autres, comme Rivarol et Chateaubriand, al)andon-
iiaient complètement leurs anciennes opinions et allaient bien-
tôt, aux applaudissements d'un nombreux public, s'attaquer à la
philosophie ou au philosophisme, D. de Tracy, qui avait perdu
une liante situation et cruellement souffert au moral et au phy-
sique, proclamait que le moment où les hommes réunissent
un grand fonds de connaissances acquises, une excellente mé-
thode et une liberté entière, est le commencement d'une ère
tibsolument nouvelle dans leur histoire. Vère française doit
«ous faire prévoir un développement de raison et un accroisse-
ment de bonheur, dont on chercherait en vain à juger, par
l'exemple des siècles passés, qui ne ressemblent en rien à celui
qui commence (G/*., 8). R y a un certain public, dit-il ailleurs,
composé de ceux qui dénigrent leur pays, « ou parce qu'ils l'ont
abandonné dans sa détresse ou parce qu'ils ne peuvent y bril-
ler », dont il ne cherchera pas à capter les sufifrages et dont la
malveillance lui importe peu (V, 270). Tout en reconnaissant
que la France, sous son ancien gouvernement, n'était pas aussi
misérable qu'on l'avait dit (p. 2o6), il fait l'éloge de la France
nouvelle : « La Révolution est venue. Elle a souffert tous les
maux imaginables, elle a été déchirée par des guerres atroces,
civiles et étrangères; plusieurs de ses provinces ont été dévas-
tées et leurs villes réduites en cendres ; toutes ont été piUées
par les brigands et parles fournisseurs des troupes; son com-
merce extérieur a été anéanti; ses flottes ont été totalement
détruites, quoique souvent renouvelées; ses colonies, qu'on
croyait si nécessaires à sa prospérité, ont été abîmées, et, qui
pis est, elle a perdu tous les hommes et tous les trésors qu'eUe
a prodigués pour les subjuguer; son numéraire a été presque
tout exporté, tant par l'effet de l'émigration que par celui du
DE TKACY IDEOLOGUE, LEGISLAÏEUK, PKI)\(;0(.lIE ,'ÎOo
pa|)ior-inoiiiiaie; elle a eulieleiiii (iiialoiv.e années dans un Irnips
(le famine, et an milieu de tout eela, il est notoire que sa popu-
lation et son agriculture ont augmenté considérablement eu
très pendannées; et, à l'époque de la création de l'empire, sans
que rien filt encore amélioré pour elle du côté de la mer et du
commerce étranger, auquel on attache communément une si
grande importance, sans qu'elle eût un seul instant de paix pour
se j-eposer, elle supportait des taxes énormes ; elle faisait des
dépenses immenses eu travaux publics; elle suffisait à tout san<
emprunt, et elle avait une puissance colossale ù la(|uelle rien ne
pouvait résister sur le conlinrni d.' l'Europe, et qiu' aurail sub-
jugué tout l'univers sans la marine anglaise (V, :2o7) ». N'étaient
quchpies rares et courts passages, où il déplore la mort de Con-
dorcet, le plus grand philosophe de ces derniers temps (C.,;»83),
de l'illustre et malheureux Lavoisier, digne à jamais de nos
regrels [M., 287), où il rappelle la trop fanjeuse Convention qui
a fait tant de mal à l'humanité eu rendant la raison odieuse, et
qui, malgré la haute capacité et les grandes vertus de plusieurs
de ses membres, s'est laissé dominer par des fanatiques et des
hypocrites, des scélérats et des fourbes, et a, par cela même,
rendu d'avance inutiles ses plus belles conceptions (C, 169), on
ne supposerait pas, en lisant ses œuvres, qu'il a failli péiir sous
la Terreur. Même après les avoir lues, on reste convaincu (pie
le danger couru n'a en rien changé sa manière de penseï-.
Il
Moins d'un an après que 1). de Tracy avait (piillé les Carmes,
la Convention organisait linslruction publique, fondait les
écoles primaires, centrales, spéciales, 1 institut national des
sciences et des arts. Associé à la section de l'analyse des sensa-
tions, sur la proposition de Cabanis, D. de Tracy pensa, comme
la plupart des idéologues (1;, que l'Institut devait travailler " au
progrès de toutes les connaissances humaines ». Le 2 floréal
■avril 179t>) (-2), il lisait un Mémoire sur la manière dont nous
acquérons la connaissance des corps extérieurs et du nôtre.
Nous n'existons, disait-il, que par nos sensations et nos idées;
(l) Voyez rh. i, § 3.
(2j Décade phil., 18 juillet 1796. Notice des travaux par J. Lebreton.
PiCAVET. 20
30G L'IDÉOLOGIE RATIONNELLE
tous les êtres n'existent pour nous que par les idées que nous
en avons. Ainsi la connaissance de la manière dont nous for-
mons nos idées est la base de toutes les sciences. C'est l'analyse
des idées qui a fait faire aux chimistes français, à lillustre Lavoi-
sier et à ses collaborateurs, tant de progrès dans l'analyse des
corps. Cette analyse est surtout nécessaire pour traiter métho-
diquement les sciences morales et politiques, grammaire,
logique, science de léducation et de linslruction, morale et
[)olilique, et pour les établir sur des fondements stables.
Elles se réduisent à la solution de cet immense problème :
Les facultés d'une espèce d'êtres aniniês étant connues, trou-
ver tous les moyens de bonheur dont ces êtres sont suscep-
tibles. Pour examiner soigneusement ce problème, et n'en tirei'
que les conséquences nécessaires, il faut suivre la méthode des
géomètres et marcher pas à pas, en se refusant à tout jugement
précipité. Un j)remier fait est bien constaté, bien avéré ; toutes
nos idées viennent de nos sensations. Mais les sensations ne
sont que des modificâtîons intérieures de notre être dont aucune?
n'indique ce qui la cause. Comment donc apprenons-nous à les
rapporter aux corps extérieurs? Condillac i)rétend que c'est par
le toucher; mais ce sens, comme b's quatre autres, ne nous
donne que des modifications intérieures, tant que nous somme»
supposés n'avoir aucun mouvement. C'est donc la faculté de
faire du mouvement et d'en avoir conscience, qui nous montre
les corps comme causes de nos sensations. Cette faculté ou
motilité, portion de la faculté générale appelée sensibilité, n'a
pas plus rapport a un sens qu'à un autre, mais les embrasse
tous et est le seul lien entre notre moi et le reste des êtres.
A la fin de l'an IV et au connnencement de l'an V (1), D. de
Tracy lisait deux autres Mémoires sur l'analyse de la pensée ou
plutôt sur la faculté de penser^u faculté de percevoir. Il deman-
dait que la science résultant de celte analyse fût nommée idéo-
lor/ie ou science des idées, pour hi distinguer de l'ancienne
métaphysique.
Presque neuve encore, elle possède, disait-il, peu de vérités
constantes et reconnues, malgré les ouvrages de plusieurs
hommes célèbres et bien que, fondée sui- des faits, elle soit sus-
ceptible de certitude comme les sciences exactes. C'est qu'elle n'a
(1) Décade phiL, 30 uivôse an V, N'oticc. par Talleyrand-Ptrigurd.
DE TKACV lOEOLOia E, LÉCISI.ATEI IJ, PED VC.tXil K ;Ju7
jamais été traitée avec inétlioile et liberté, qu elle n'a été l'ohjet
direct des recherches (raiicun corps savant. La seconde classe
ilevrait dénombrer les vérités connues et perfectionner les
langues qui sont les instiuments dont elle se sert, convenir
des observations et des expériences à faire pour éclaircir les
points douteux. Et lui-même, présentant le tableau sommaire
des vérités idéologiques qu'il regardait comme constantes,
établissait que la faculté de penser, telle qu'elle est en nous,
se déconq)Ose en cinq facultés distinctes et essentielles : la
faculté de sentir, celles de se ressouvenir, île jugei-, de vouloir el
enlin celle de se mouvoir, ([iii lui semble, aussi bien (jue les
autres, partie intégrante tie la faculté de penser et nécessaire
a son action, attendu que la sensation du mouvement, par
opposition à celle de résistance, fait entrer en e.\ei-cice notre
faculté de conq)arer ou de juger. Puis, examinant les relations
de ((uatre de ces facultés avec celle de vouloir, il trouvai!
«luelles en sont en partie dépendantes, en partie indépendantes.
Il expru[uait la formation de nos idées en tant que connaissances,
et de nos idées en tant que sentiments et passions. La liberté
lui paraissait la faculté d'agir d'après sa volonté: la liberté et
le bonheur, um- mruie idée. considériM» suivant le moyen et sui-
vant la lin.
L'an VI, D. dr Tracy lit partie de deux commissions chargées
dexaminer les systèmes de pasigraphie présentés par Maimieux,
Zadk.ins-Hour\vitz, Fournaux, Montignon, et celui de IJutet sur
la lexicologie. En janvier 1798, mécontent du changement intro-
duit dans la (|uestion p)oposée pour le prix de morale, il écri-
vait, sur les moyens de fonder la morale d'un peuple, un
Mémoire (1) <jui parut en ventôse dans le Mercure. Persuadé
que le premier pas à faire en morale est d'empêcher les grands
crimes, que le plus utile principe à graver dans les tètes est
<[ue tout crime est une cause certaine de souffrance pour celui
qui le commet, que les vrais soutiens de la société, les solides
appuis de la morale sont les gendarmes et les gardiens des
prisons, les jurés, les juges au criminel et les accusateurs
publics, il réclamait : 1" une gendarmerie nationale, avec une
(1) Ce Mi-moire compreinl quatre chapitres : i, Du la punition des criines; ii De
la répression des délits moins graves; m, Des occasions de nuire a autrui; iv, De
Il dispositioD à nuire à la société et à ses membres, ou des inclinations vicieuses:
§ 1, De l'éducation morde des hommeS; j; 2, De l'éducation morale des enfants.
308 L'IDÉOLOGIE RATIONNELLE
organisa lion constante, un ordre d'avancement invariable, tout
entière dans la main d'un seul chef permanent, attachant sa
fortune et sa gloire à la perfection du service; 2° un jury, qu'il
faut conserver pour n'avoir pas à l'établir une autre fois ; 3° des
juges indépendants des gouvernants et des justiciables, partant,
bien payés, nommés à long terme et ambulants ; 4" des accusa-
teurs publics, dépendant du gouvernement et destituables pour
simples négligences ; 5° des lois qui édictent des peines, non
sévères, mais bien graduées et proportionnées moins à l'énormité
des crimes qu'à la tentation de les commettre ; 6" une procédure
qui donne toute facilité à la juste défense, mais qui ne laisse
perdre aucun moyen de conviction ; car si le législateur pouvait
rendre la punition manifestement inévitable, presque tous les
désordres seraient prévenus. Quant à la répression des friponne-
ries de toute espèce, il souhaite des tribunaux civils bien organi-
sés, une procédure simple et prompte, des mesures sévères contre
les banqueroutiers fi-auduleux et la condamnation aux dépens
des plaideurs de mauvaise foi, l'exclusion des fonctions publi(]ues
pour les hommes de mauvaise réputation, etc., et surtout une
police, plutôt incommode que paralysée, qui, astreinte à remettre
pi-omptement ceux qu'elle arrête aux tribunaux, ait une giande
latitude pour arrêter.
La plupart des législateurs et des philosophes ont cru, à tort,
(pie la communauté absolue des biens enlèverait aux hommes
la possibilité de se nuire réciproquement. Car, en supposant que
chacun puisse faire abdication de sa propre pensée, les intérêts
individuels renaîtraient, lorsqu'il s'agirait de partager la masse
commune des peines et des jouissances. Ce qu'il importe, c'est
de concilier et de contenir les intérêts distincts qui peuvent deve-
nir opposés, en établissant des lois qui répriment les crimes
et les délits, en prenant des dispositions qui tendent à fondre
les intérêts dans l'intérêt général, à rapprocher les opinions de
leur centre commun, la raison, et à portei-, dans l'action gou-
vernementale, la simplicité, la clarté, la régularité, la constance.
On peut encore ôter auxhommes le désir de se nuire, en agissant
sur les inclinations, en travaillant à l'éducation des hommes et
des enfants. Les idées morales ne sont pas infuses en nous et
n'ont pas une origine plus céleste que nos autres idées : la
morale n'est qu'une application de la science de la génération
des idées et des sentiments, elle ne se perfectionne qu'après l'i-
DE TRACY IDÉOLOGIE, LbX.ISI.ATEUll, PÉDAGOGUE 30!»
(léologie, subordonnée ollc-niènie aux progrès de la physique (l).
Mais l'enseignement direct ne peut que perfectionner la théorie
de la morale, non en répandre et en pi'opager la pratique. S'il est
nécessaire qu'il y ait quelques écoles pour éclairer les divers ser-
vices publics, pour développer les théories savantes et former des
maîtres, pour donner aux législateurs la théorie méthodique de la
morale domestique et sociale, ce sont les législateurs et les gou-
veiTianls qui sont les vrais précepteurs de la masse du genre hu-
main. En veillant à une exécution complète, rapide et inévitable
des lois répressives et en établissant une balance exacte entre
les recettes et les dépenses de l'État, en proclamant l'égalité et
en détruisant tout corps privilégié et tout pouvoir héréditaire,
en excluant les prêtres de tout salaire et de toute fonction pu-
blique, y compris celle d'enseigner la morale, et en établissant
le divorce, l'égalité des partages, la prohibition presque entièie
de la liberté de tester, la liberté entière et absolue d'exei'cer
tous les genres d'industrie, celle du commerce extérieur et
intérieur, du prêt à intérêt, facilité et assuré par une bonne
législation des hypothèques, ils feront plus que tous les pro-
fesseurs pour l'éducation morale des hommes et pour celle des
enfants, qui sera assurée si les parents ont de bonnes habitudes,
produites par de bonnes institutions. « S'arrêter après ces objets,
d'une efficacité prodigieuse, dit l'ancien lieutenant de La Fayette,
a l'utilité des leçons directes données dans les écoles et les
fêtes publiques, c'est négliger l'artillerie dune armée pour s'oc-
cuper de sa musique ».
Ce Mémoire, qui dénote, en ses grandes lignes, un esprit pra-
tique et un sens très droit, montre combien on a tort de ne voir
dans les idéologues que des utopistes. Il nous explique comment
ils ont hésité à combattre sans merci, en supposant qu'ils eussent
pu le faire efficacement, un gouvernement qui organisait l'admi-
nistration civile, militaire et judiciaire, mettait l'ordre dans les
finances et assurait la répression des délits et des crimes, pro-
mulguait en 1803 et 1804 le Code civil, en 1800 le Code de
procédure civile, en 1807 le Code de commerce, en 1808 le Code
d'Instruction criminelle et en 1810 le Code pénal. Car en plus
d'un point il donnait satisfaction aux souhaits que formait I). de
Tracy en 1798. Et ne faisait-il pas creuser des canaux et des
(Ij Voyez les irn^me? idues »hfz Cnbanis, ch. m et iv.
1
310 L'IDÉOLOGIE RATIONNELLE
])assiiis, percer des routes, établir des ponts et des quais? îS'e
promettait-il pas un million à linventeur d'une machine à filer
le lin, et un million à qui remplacerait le sucre de canne par le
sucre de betterave, en pensionnant Jacquart et décorant Richard
Lenoir et Oberkampf (1) ?
Dans les premiers mois de 1798, Bonaparte préparant Texpé-
dition d"Egypte, offrit à D. de Tracy de reprendre son épée de
maréchal de camp et de l'accompagner. D. de Tracy avait qua-
rante-quatre ans, il hésita deux jours (:2), puis refusa et renonça
à la carrière qui avait rempli la première partie de sa vie.
Tout entier désormais aux recherches philosophiques, il lisail
à l'Institut une dissertation (3), destinée à servir de suite et de
complément à son analyse de la faculté de penser, où il traitai l
du peifectionnement graduel de l'individu, de celui de l'espèce
humaine, de l'influence des signes et des effets du retour fré-
quent des mêmes perceptions. Puis il recherchait les effets, sur
le perfectionnement de l'individu et de lespèce, du langage d'ac-
tion et des signes articulés, dont il faisait remarquer les incon-
vénients et les avantages. Passant à l'examen de l'habitude, il
montjait quelle peut en être l'action sur nos sensations, nos
mouvements, nos souvenirs, nos jugements et nos désirs, puis
concluait que Miabitude est presque la seule cause de la capacité
de notre intelligence et, en même temps, l'unique source des dif-
ficultés que nous éprouvons à la bien connaître.
Puis il refondait ces différents Mémoires, pour leur donner
une rédaction plus parfaite et en achevait la seconde lecture
le 22 germinal. Imprimé dans le P"" volume des Mnnoîres de
la seconde classe, son travail paraissait à la fin de l'an VI, avec
trois Mémoires de Cabanis et deux de Laromiguière. Il est divisé
en trois parties qui traitent de la manière dont nous acquérons
la connaissance des corps extérieurs et du nôtre, des facultés par-
ticulières qui composent la faculté générale de penser, de la ma-
nière dont l'action des facultés élémentaires de la pensée a pro-
duit l'état actuel de la raison humaine et de la difficulté que nous
(1) Voyez ce que dit D. de Tracy de la France nouvelle § 1, et la fin du discours
de réception à l'Académie fr.iunaise, ch. vi, § 3.
(2) Il dira plusieurs années après (G/'., 206): « Si les jésuites avaient mieux choisi
les livres qu'ils ont fait imprimer... l'imprimerie serait à cette heure complètement
établie chez les .Maronites, par suite, peut-être chez beaucoup de nations de l'O-
rient... or il est impossible de déterminer les conséquences qu'un tel étal de
choses eût eu lors de l'expédition d'Egypte et de Syrie ».
(.'î) Décade phil., 30 germinal an VI, notice par Lacuée.
DE TIUCY intOLOGlE, I.KGISLATEUU, PÉDA(.OGllE ;M1
éprouvons ù reconnaître les opérations de noire unie. Ces trois
parties, dont la première est une introduction à la seconde,
éclaircie et complétée par la troisième, renferment toute la théo-
rie idéologiipie de D. de ïrac\ . Dans la première, il fait l'éloge
de Locke, de Condillac ([ui, ne laissant aucune obscurité sur
l'origine des idées, apprend complètement aux hommes conunenl
ils sont modifiés iulérieurement par leurs sensations. A côté
d'eux, il place Cabanis qui s'est occupé, avec succès, des effets!
internes de la sensibilité. Contre Locke et d'Alcmbeii, il soutient I
qu'on peut définir l'étendue, l'espace et le mouvement, en décom-
posant chacune de ces idées de manière à indiquer ce qui vient
de chaque sens. Mais il combat surtout Condillac qui, attribuant
au toucher la connaissance des corps, a été trompé i)ar une ana-
lyse inq)arl'aite des effets de ce sens. Il critique avec sagacité le
Traili' des Sensa fions, et en signale les cou Iradicl ions, les obscu-
rités. Condillac, dit-il, pensait que l'idée d'étendue se compose
de la coexistence de plusieurs sensations, comme celle de duive
se forme de leur succession, et c'est cette fausse idée de la notion
d'étendue qui la empêché de découvrir comment nous acqué-
rons cette idée et celle des corps. Puis, après avoir montré que
nous devons à la motilité la connaissance de ceux-ci, il la dis-
tingue du toucher : tous nos sens forment la faculté de recevoir
différentes impressions de la part des corps extérieurs sans les
apercevoir; la motilité est la faculté d'aller tirer, de ces mêmes
corps, une impression de résistance à nos mouvements qui nous
fait connaître leur existence. C'est un sixième sens qui n'a pas été
distingué, parce qu'il n'a pas d'organe particulier. Vérité certaine,
neuve et féconde qui éclaircit les notions de mouvement, (i'es-
j)ace, de lieu, de corps, détendue, de durée et de temps. Je me
meus, je le sens et ne reçois aucune modification de mon moi
que la sensation de mouvement; ce que je rencontre est pour
moi le néant, rioi. Je continue et sens ma sensation arrêtée,
contrariée : j'appelle un obstacle ou un corps, ce qui m'oppose
cette résistance et m'empêche de me mouvoir. De rien et de
corps j'abstrais l'idée générale de Yespace qui est vide, si je ne
trouve rien ;^/<^m, si je trouve des corps. Le //ew est une portion
de l'espace, plein ou vide, déterminée par ses rapports avec
d'autres portions de l'espace ; la surface, l'assemblage des points
qui terminent un corps ; la figure, la disposition des parties de
la surface; un être étendu ou un corps, un être que nous sentons
31-2 L'IDÉOLOGIE RATIONNELLE
d'une façon continue pendant que nous avons la sensation d'une
certaine quantité de mouvement, h'étendue d'un corps est poui-
nous la représentation permanente de la quantité de mouvemeni
nécessaire pour la parcourir. Toutes les parties de notre faculté
de sentir, jointes à la faculté de se ressouvenir, peuvent nous
donner lidée de durée ; mais, sans la motilité, je nai aucun
moyen d'évaluer la durée, je ne puis avoir que la notion de
temps ou d'une portion de durée mesurée (1),
Après cette théorie, dune importance capitale dans l'histoire
de la philosophie française '2), rappelons encore ce que D. de
Tracy dit du moi. C'est, dit-il, une idée abstraite delà totalité des
parties sentantes qui forment un ensemble, il en est la résul-
tante; son étendue est, en espace, composée de toutes les parties
qui sentent ensemble et obéissent à la même volonté ; en durée,
de toutes les perceptions que nous savons leur avoir appartenu.
L'idée du moi^ ajoute l'ancien habitué des bals de la reine, est
composée de parties réunies pour sentir, comme l'idée de bal
de personnes réunies pour danser ; dans les deux cas, toutes
les parties peuvent avoir été renouvelées successivement, leur
action peut avoir été plusieurs fois troublée, suspendue, inter-
rompue, c'est toujours le même bal et le même moi si le système
n"a pas été dissous (oi.
La première partie du Mémoire complétait l'analyse de la
génération des idées (4), jusqu'alors imparfaitement terminée ;
la seconde est un tableau des opérations de notre pensée dans la
formation des connaissances et des sentiments, La science de la
pensée n'a point de nom, puisque la périphrase, analyse des
sensations et des idées, indique simplement le travail auquel
il faut se livrer ; on ne peut l'appeler nié ta physique, parce
que ce mot désigne une science qui traite de la nature des êtres,
des esprits et des différents ordres d'intelligence, de l'origine des
choses et de leur cause première ; une science autre que la
physique, dont fait partie, comme l'a vu Locke, la connaissance
(1) Voyez les mêmes idées chez Bain, les Sens et i'Inlellif/ence ; Spencer, Prui-
cipes de psychologie; Taine, r Intelligence; Ril)ot, Psychologie anglaise.
(2) Cf. A. Bertrand, la Psychologue de l'efforl. Cf. notre Introduction au Mé-
moire de Birau.
(3) Voyez ce qui a été dit du ballet § 2.
(4) Cabanis critique Condillac et le complète par l'étude des sensations internes ;
D. de Trat-y le critique et le complète par l'étude de la motilité. Comment peut-on
soutenir, ainsi ((ue le font tous les historiens, que les idéologues sont « de purs
condillaciens » ? Cf. passim.
DE TRVr.Y inKOLOClE, LÉGISLATEI R. PÉDACOGLE M.i
des facultés de rhomine. Sans doute, nos sensations sont tout
pour nous : la physique serait la connaissance de nos sensations
considérées dans les êtres qui les occasionnant. Ihistoire du
juonde ; la métaphysique, la connaissance de ces mêmes sensa-
tions considérées dans leurs eftets en nous, Ihistoire de notre
moi, du petit monde (1). Division belle et complète, mais qui
suppose un emploi nouveau d'un mot trop cruellement discrédité.
Le mot psi/c/iolof/if, auquel avait songé Condillac, veut dire
science de lame : il implique une connaissance de cet être
et ferait croire qu'on s'occupe de la rechercUe vague des causes
premières '2', et non uniquement de la connaissance des effets
et de leurs conséquences pratiques. Le mot idrolo/jie ou science
des idées est très sage : il n'éveille aucune idée de cause,
il est très clair par rapport au sens du mot français idée et
rigoureusement exact dans cette hypothèse ; très exact encore
eu égard à l'étymologie gi-ecque. Car le mot iPm voulant dire,
Je perçois par la vue, Je connais, le mot eloo; ou dovx, tra-
duit ordinairement par tableau, image, signifie, bien analysé,
perception du sens de la vue. Nous avons fait idée d'siow,
pour exprimer une perception en général ; nous pouvons
bien faire idf'olof/ie pour exprimer la science qui traite des
idées ,3).
Quant à la faculté de penser, dont les produits sont des per-
ceptions ou des idées, elle se résout en cinq facultés : la sensi-
hilité ou faculté de percevoir des sensations, odeur, saveur,
l>ruit et son, couleur et lumière, chaud et froid, sec et humide,
douleur ou plaisir à l'intérieur du corps, mouvement; la mé-
moire ; le jugement ou faculté de percevoir des rapports, qui
demeure sans effet tant que nous n'avons aucune sensation qui
indique son origine, tant que la motilité ne nous a pas donné les
perceptions de mouvement et de résistance ; la volonté ou faculté
de percevoir des désirs ; la motilité, sans laquelle nous n'au-
rions ni connaissance des corps extérieurs et dunùtre, ni signe,
ni même aucune connaissance, puisque toutes sont des rapports
ou des perceptions de notre jugement. La pensée réunit les rap-
ports l'résistance, couleur, saveur, odeur, poids, ligure, volume)
,lj D, de Tracy se servira souvent de ce mot '< métaphy«iinie - dont il faut bien
se rappeler le sens nouveau chez lui.
(2) Voyez sur ce point ce que pense Cabanis, ch. m et iv.
(3) Hamilton critique ce mot qu'il voudrait remplacer < pour éviter une double
bévne en philosophie et en qrec » par celui de « idéologie ».
;514 L IDEOLOGIE RATlONiNELLE
et en fait une seule idée ; elle sépare des qualités semblables
cellespar lesquelles les objets diffèrent entre eux: concmire
et abstraire sont les deux opérations par lesquelles nous foi--
mons des idées composées (1).
D. de Tracy n'a point osé rechercber les causes pbysiologiquos
de la sensibilité et des facultés qui en dérivent, non plus que
celles de la relation de ces facultés avec la volonté. Il laisse ces
profondes et utiles recherches à ceux de ses collègues qui sont
plus capables que lui de sonder de pareils mystères et partag(;
l'idéologie en physiologique et en rationnelle (2). La première,
très curieuse, exige de vastes connaissances, mais ne peut
guère, dans létat actuel des lumières, se promettre d'autres
résultats de ses plus grands efforts que la destruction de beau-
coup d'erreurs et l'établissement de quelques vérités ; l'autre
requiert moins de science et a peut-être moins de difficultés, mais
possédant des faits suffisamment liés, ne songeant qu'à leurs
conséquences, elle permet des applications plus directes et la
formation dun système complet. D. de Tracy veut, pour donner
des passions et des sentiments une analyse complète qui n'a
pas été faite, même par Smith, expliquer la formation du pre-
mier désir. Coudillac a montré que le besoin est le principe de
toutes les opérations de la pensée, mais il n'a pas clairement
expliqué ce qu'est le besoin. Il a prouvé que le désir naît du
besoin, mais il a eu tort de faire de celui-ci une connaissance,
oar nos premiers besoins, dont dérivent tous les autres, et qui
résultent de l'organisation, sont des perceptions simples, de
purs sentiments, des produits immédiats de la seule faculté de
sentir et, par conséquent, précèdent toute opération de jugement,
toute perception de rapport, c'est-à-dire toute connaissance. Le
besoin est la sensation même, tout plaisir ou toute peine qui est
perçue. Le désir est un besoin avec perception de rapport, avec
(1) Celles-ci sont des idées particulières des qualités des corps (premier ordre),
ou ces mêmes idées jiarticulieres, devenues générales par l'opération d'abstraiie
(surcomposées), ou des idées concrètes d'idées déjà généralisées, mais appliquées,
comme celles de vie et de mort, à un individu (troisième ordre), ou ces idées con-
crètes et généralisées, comme celles de vie et de mort, appliquées à d'autres indivi-
dus (quatrième ordre). Eniin par les idées de vie et de mort ou par d'autres, je me
suis fait les idics de cause et d'efTet. Je vois un homme en tuer un autre, je com-
pose l'idée particulière de meurtre (cinquième ordre), que j'étendrai ensuite à tous
les événements sem])l:ibles (sixième ordre).
(2)D.de Tracy piend povului la partie que ne traite pas spécialement Cabanis.
Mais l'un ne néglige pas l'idéologie rationnelle, l'autre ne néglige pas la physiologie.
Ils se complètent l'un par l'autre et doivent être mis sur le même plan.
DE TRACV IDKOLOGl E, LÉGISLATEUR, PÉDAGOGUE 315
connaissance (1). Cesl, dans un être animé, la volonté que nous
voulons posséder, coninie nous demandons à la ileur son odeur,
et au fruit sa saveur. Une bonne volonté est celle qui sunil à
la nôtre, une mauvaise, celle qui résisle. Si nous désirons le
pouvoir, la richesse, les honneurs, etc., c'est que nous pensons,
avec ces choses, nous concilier les volontés. C'est ce désir qui
forme le charme de l'amitié et du véritable amour, qui nous fait
un besoin de l'estime des autres et donne naissance à la sen-
sibilité morale, à la philanthropie (2).
La sensibilité est-elle active ou passive ? c'est une question de
mots. Si action est le nom générique de tous les mouvements
des êtres qui tombent sous nos sens, nous sommes actifs dans
l'opération de sentir. Si être actif c'est faire une action libre-
ment, volontaii-ement, être passif, la faire nécessairement,
forcément, nous sommes passifs quand nous percevons unesen-
sation sans l'avoir désirée, actifs quand nous ne l'éprouvons
qu'après l'avoir recherchée par un acte exprès de notre volonté,
fttre libre, c'est pouvoir agir en conséquence de sa volonté ; la
liberté est la puissance de satisfaire ses désirs. Liberté et bon-
heur sont les deux aspects d'une même idée : les vérités morales,
politiques, physiques et mathématiques sont des moyens de
honheur et de liberté, de bien-être et de puissance, rsolrc volonté
n'est pas libre, t'u ce sens que nos premiers désirs sont forcés,
nécessaires et dérivent inévitablement de la nature des êtres et
de leurs rapports avec notre organisation. Mais nous avons très
souvent la puissance de nous procurer, à volonté, la perception
dune sensation ou d'un souvenir, d'où naissent de nouvelles
habitudes amenant des impressions différentes ; de nouveaux
signes, produisant de nouvelles combinaisons ; de nouvelles
connaissances, bases de nouveaux désirs. En ce sens la volonté
est libre. Toutefois aucun des actes de la volonté par lesquels
nous avons fait renaître ces perceptions et provoqué ces nou-
veaux désirs na pu naître sans cause ; par conséquent le plus
composé de nos désirs est un résultat aussi nécessaire que le
(Ij Au premier de^ré se place la sensation pure, dépourvue de toute idée de
cause, faisant uaître le désir particulier de la sensation éprouvée. Au second, l'idée
individuelle d'un corps, cause de cette sensation formée par l'opiTation de concraire,
f.dt naître le désir de ce corps. Au troisième et au quatrième, l'idée de la sensation
ou du corps, étendue a toutes les sensations ou à tous les corps semblables par
l'opération d'abstraire, produit le désir de cette sensation et de ce corps en géné-
ral, etc.
(2) Ces idées se trouvent chez Cabanis.
316 LIDÉOLOGIE RATIONNELLE
plus simple. Si nous connaissions renchaînement de toutes les
causes et de tous les effets, nous trouverions que tout ce qui est,
est nécessairement. La croyance à la liberté, comme la croyance
au hasard dans le monde physique, ne provient que de l'igno-
rance des causes (1). C'est là d'ailleurs une question de pure
curiosité qui n'influe en rien sur les applications que l'on peut
faire de l'idéologie, qui n'embarrasse que ceux qui veulent abso-
lument se faire une idée nette de la cause première de tout et lui
trouver des desseins qui cadrent avec les petites combinaisons
(le leur faible intelhgence (2).
Les moyens par lesquels agit notre sensibilité sont les organes
intérieurs et extérieurs; les moyens généraux par lesquels
agissent la mémoire, le jugement, la volonté et la motiUté, sont
les organes intérieurs. La liaison des idées s'établit, d'après les
relations de ressemblance ou de différence, de convenance ou de
disconvenance, de conséquence, de dépendance, de temps et de
lieu. La sensibilité fournit les matériaux ; le jugement est la
cause du mode suivant lequel elle agit. Les vérités d'expé-
rience ou de fait sont la connaissance des impressions; les
vérités de raisonnement, qui résultent de la comparaison des
rapports entre les idées abstraites, sans nouvelle expérience,
n'en sont que des conséquences. Condillac a donc eu tort de
faire du raisonnement une faculté spéciale, car les raisonne-
ments ne sont qu'une suite de jugements, et nos connaissances
se ramènent à percevoir des rapports (3), à en composer les
idées des êtres et celles qui en sont abstraites, à démêler les
rapports entre les idées comprises dans les rapports de faits. Nos
vrais moyens de connaître sont les facultés intellectuelles; Yob-
servation etVanali/se ne sont que des manières d'employer ces
dernières. La perfection d'une science est en pi'oportion, non
du nombre des faits observés, mais de la connaissance des
lois qui les régissent. Si toutes les sciences étaient arrivées,
comme l'astronomie, au point.de ne dériver chacune que d'un
seul principe, la totalité de la science humaine serait renfermée
dans un petit nombre de propositions. Pour en réunir toutes les
branches, il suffirait de trouver une proposition première (4) de
(1) Ces idées, reproduites dans l'Weo/of/ze, rappellent Spinoza.
(2) Voyez les mêmes idées chez Cabanis.
(3) Nous avons déjà signalé chez Cabanis cette théorie qu'on veut de nos jours
attribuer exclusivement à Ampère, ch. iv, § 1 et conclusion.
(3) Voyez Taine, déjà cité dans les chapitres précédents à propos de CaJ)anis.
DK TlîACY IDKOLOCIK. LIXIISLA IKl K, IM:i)A(.OGn: 317
l;i(liielle dérivasseiil les proposilioiis foiulainciilales. On veriail
que les vérités secondaires ne sont qne des conséquences
dune vérité première, dans la([aelle elles sont implicitement
renfermées et dont elles ne nous présentent que des dévelop-
|)oments partiels, à la manière de ces boîtes dans lesquelles on
en trouve une plus petite, dans celle-ci une troisième, dans la
troisième une quatrième, ('ondillac, en disant que toutes les
vérités sont unes, n'a fait (lu'eutrevoir celte belle conception,
parce qu'il ramenait les raisonnements ou les jugements exacts
à des équations, tandis que l'idée générale et ])remière est bien
plus étendue que celles qu'elle renferme.
1). de Tracy n'a point voulu, dans cette seconde partie,
donner un traité complet et classique de l'entendement bumain,
mais un prospectus, une table des cliapitres de l'ouvrage à
faire. 11 n'a affuiné que ce dont il s'est assuré par des médita-
tions piofondes, des observations scrupuleuses et des expé-
riences répétées. Il a la conviction personnelle qu'il n'a rien
liasardé qui ne soit rigoureusement vrai; il est donc possible de
donner à la science sociale des principes i-econnus et systéma-
tiques, qui permettront d'expliquer et même de prédire le bon-
heur et le malheur des diverses sociétés.
Dans la troisième partie, brièvement analysée déjà, D. de Tracy
i-emarque que nous tenons de la nature ou de notre organisation
la sensibilité et la perfectibilité, mais qu'il est assez diflicile de
déterminer jusqu'où irait le perfectionnement de l'individu isolé.
Les enfants trouvés dans les bois ne fournissent que des obser-
vations insuffisantes et peu exactes; les sourds-muets de nafrs-
sance nous donneraient des renseignements positifs, mais on n(î
les a pas assez bien observés jus(iu'à ce jour (1). Toutefois il
semble bien que, par le langage d'action, nous ne formerions pas
d'idées abstraites. Il est si évident qu'avant de représenter
une idée il faut l'avoir pensée, qu'on ne comprend pas comment
des gens éclairés ont pu avancer que nous ne pouvons pen-
ser sans signes. Il est manifeste, au contraire, que nous n'au-
rions jamais de signes, si nous n'avions pas de pensées à expri-
mer (2). Mais quand les signes sont inventés, nous avons souvent
la perception du signe avant d'avoir celle de l'idée. S'ils ont des
(1) Cf. Dt^'ôrando, ch. viii, S 1.
(2; Voyez ce qui; nous avons dit à propos de Ilœderer (cli. ii, jj 2.; et de Cabanis
(cli. IV, § 2,, coutre une assertion de Sainte-Beuve trop généralement acceptée.
318 L IDEOLOGIE RATIONNELLE
avantages, les signes ont aussi de grands inconvénients. Le
même signe donne d'abord une idée très imparfaite ou même
tout à fait cliimérique ; ensuite une idée différente de celle qu'ont
les autres hommes qui remploient; enfin une idée souvent fort
éloignée de celle que nous y avons attachée nous-mêmes à un
autre moment. Par Ih nous voyons en quoi consistent la recti-
fication des premières idées ou le progrès de la raison chez les
jeunes gens, la diversité et Topposition des opinions des hommes
sur beaucoup de points, la cause de la variation perpétuelle de
leurs façons de penser aux différentes époques de leur vie. Ces
inconvénients s'atténuent à mesure que les signes se perfection-
nent, et on peut essayer de déterminer quelles conditions devrait
réunir une langue écrite pour être parfaite. Un grand obstacle à
ce beau rêve, c'est l'impossibilité de trouver d'abord un nombre
borné de syllabes radicales qui produisent l'immensité des mots
nécessaires, au moyen de modifications, retraçant d'une manière
sensible, les combinaisons de notre esprit dans la formation des
idées; puis un homme qui, n'ayant de passion que l'amour du
vrai et possédant la science universelle, composât seul et d'un
seul jet la totalité de cet idiome. Au demeurant, dit D. de
ïracy, la langue parfaite est sans doute une chimère comme la
perfection dans tous les genres.
Parmi les avantages des signes, D. de Tracy signale la faciUté
prodigieuse qu'ils nous donnent pour refah'e les associations et
les combinaisons d'idées simples qu'a faites le créateur de l'idée
composée, la connaissance qu'ils nous transmettent de tous les
faits observés par nos semblables, en nous faisant participer à
l'expérience de tous les temps et de tous les hommes. En outre,
ils provoquent la curiosité ; ils nous donnent nos besoins
moi'aux, en nous apprenant que nos semblables sont doués
d'une volonté qu'il nous est si intéressant de nous concilier.
Or ces idées, que nous formons rapidement à l'aide des signes,
nous les avons sans avoir la conscience distincte de chacun de
leurs éléments et de la manière dont ils sont assemblés. Ce sin-
gulier phénomène est une conséquence de l'effet que produit sur
nous le retour fréquent des mômes impressions. Une impression
fréquemment répétée produit en nous une disposition que nous
nommons habitude (1). Mais les diverses habitudes ont des
(l)Nous avons déjà signalé Timportance que Cabanis aUache à l'habitude, cb. iv, § 2.
DE TKACV IDÉOLOGUE, LÉGISLATEUR, PÉDA(;0(;UE îl!»
effets très ditlerents; la même en a souvent qui paraissent abso-
lument opposés. La sensibilité physique et la sensibilité morale
sont attiédies et exaltées ; les mouvements, devenus toujours
très faciles, sont tantôt dépendants de la volonté à un point
extrême, tantôt absolument involontaires. Les jugements sont
dune finesse singulière, ou si confus qu"on n'en a pas même
conscience. La volonté est quelquefois déterminée sans motif
et quelquefois contrairement à des motifs évidents. Or la répé-
tition, même fréquente, d'une sensation purement sensation, ne
laisse en nous aucune disposition nouvelle (1). La fréquente
répétition des mêmes mouvements en rend l'exécution plus
facile en augmentant la flexibilité des organes sans altérer ni
exalter la perception que nous en avons. IMus les souvenirs oui
été répétés, plus ils nous reviennent facilement. Les di'sirs sont
«lans le même cas; au lieu de dire avec Condillac (|ue ce que
nous appelons passion est un désir véhément, tourné en habi-
tude, on devrait dire qu'une passion est un désir devenu vébé-
ment et continuel, parce que le jugement qui y donne naissance
est devenu habituel. Quand m\ jugement a été très fréquent, lui
et tous ses analogues nous deviennent extrêmement faciles,
n'attirent de notre part aucune attention et sont à peine sen-
sibles. D'où il suit (fu'en un instant indivisible, nous faisons
une foule d'opérations dont nous avons à peine conscience et
dont il nous est presque impossible de nous rendre compte.
L'habitude qui n'agit directement que sur nos jugements est la
cause d'une multitude de contradictions apparentes qui nous
surprennent dans l'homme et de toute la |)eiue que nous avons
à démêler ce qui s'y passe et à constituer l'idéologie.
D. de Tracy a donc expliqué l'état de l'individu isolé et du
sourd et muet, celui de l'homme parlant et les nuances qui
séparent l'homme sauvage de l'homme éclairé. Il a trouvé la
cause de tout ce que nous sommes, la source des diflicultés de la
science et bien des preuves que sa manière de concevoir l'action
de notre inteUigence est fondée. Il peut faire, de sa théorie idéo-
logique, beaucoup d'applications aux difTérentes branches des
sciences morales. Et de fait, I). de Tracy avait posé les bases de
(l) Si l'on oUi''''te que la sfusation ne produit plus ensuite il'iUonnement, c'est
que l'étonnemeut est refl'et du jugement et que, par suite, Vullenlion qui en résulte
n'est pas um- fafulté élémentaire, mais une modification de noti'e être, pi'oduite
par un ju^'ement, (jui engendre le désir de connaître. C'est la réfutation de la
théorie deLaromiguière, exposée déjà dans le .Mémoire du 7 germinal an IV.
;m L'IDÉOLOGIE RAT10N.\ELLE
son système, appelé rattention des penseurs sur les signes et
l'habitude, préparé ainsi les travaux de Degérando et de Pré-
vost, de Lancelin et de Biran.
III
D. de Tracy eut bientôt après loccasion d'appliquer ces idées
à la science de l'éducation. Appelé en février 1799 au Conseil
de l'instruction publique, avec mission spéciale d'accélérer l'exa-
men des cahiers de grammaire générale et de législation, il
rédigea six circulaires agréées par le ministre. La première
posait une série de questions ; la seconde, adressée aux profes-
seurs de législation, détermine la nature et l'étendue de l'ensei-
gnement dont ils sont chargés, la place qu'il doit occuper dans
le système entier de l'instruction et ses rapports avec les autres
études, le temps que Ion y peut consacrer et la marche que l'on
doit suivre. Le cours donnera aux jeunes gens les sains prin-
cipes de la morale privée et publique, pour en faire des citoyens
vertueux et éclairés sur leurs intérêts et sur ceux de leurs
pays (1). En montrant ce qui doit être, il apprendra à juger ce
qui est. Il suivra la partie du cours de grammaire générale qui
explique la génération de nos idées et de nos sentiments, et pré-
cédera le cours d'histoire ; car il faut avoir des principes bien
fermes pour lire l'histoire sans danger. La troisième circulaire
invite les professeurs de langues anciennes à envoyer leurs
cours et leur rappelle que les jeunes gens ne sauraient apprendie
les principes dune langue sans avoir quelques notions de gram-
maire générale ni comprendre les règles du langage sans savoii'
ce qui se passe dans leur esprit quand ils pensent et tentent
d'exprimer leurs pensées. Un traité élémentaire d'idéologie et de
grammaire générale servira donc de préparation au cours de
langue latine ou grecque. On y prendra pour guides Condillac,
Dumarsais ou tel autre grand métaphysicien.
(1) 1° les éléments de 1 1 morale puisés dans Texameu de la nature de l'homme et
de ses f.icultés intellectuelles, fondés sur son intérêt bien entendu, sui- le désir
invincible qu'il a d'être heureux, et coustituunt ce que l'on appelle le droit naturel;
2» l'appUcation de ces principes à rorganisatiou du corps poHtique, au code de ses
lois criminelles, civiles et économiques, à ses relations avec les nations étrangères,
c'est-à-dire le droit public, criminel et civil, l'économie politique et le droit des
gens.
DE TRACY IDÉOLOGUE, LÉ(.1SLATEUR, PÉDAGOGUE 321
Le iiiLMiie jour, 1). de ïracy transmettait deux autres circu-
laires. La première réclamait aux professeurs de grammaiie
générale renvoi de leurs cahiers. Le cours comprendra l'idéo-
logie, la grammaire générale, la grammaire française et la
logique. Complément et couronnement du cours de langues
anciennes, il sera une introduction à ceux de belles-lettres,
d'histoire et de législation. Toujours le professeur marchera du
connu à l'inconnu, en utilisant les connaissances acquises pai-
les élèves dans l'étude des langues anciennes, pour leur donner
des leçons plus approfondies sur l'idéologie et la grammaire
générale, en appli<juant ces connaissances à la grannnaire fran-
çaise, premier pas dans l'étude des belles-lettres. Enfin il en tirera
les règles de l'art de raisonner (1). La seconde adressait la même
invitation aux professeurs d'histoire. Leur cours doit donner
une connaissance générale des événements qui se sont passés
successivement chez les peuples qui ont mérité des histoiiens;
faire observer la marche de l'esprit humain dans les différents
temps et les différents lieux, les causes de ses progrès, de ses
écarts, de ses rétrogiadations momentanées dans les sciences
ot les arts, l'organisation sociale et la relation constante du bon-
heur des hommes avec le nombre et surtout avec la justesse de
leurs idées. Il préparera ceux qui en auront le désir à pousser
plus loin leurs recherches et présentera un tableau sommaire
de l'histoire univei'selle, avec l'indication des sources où l'on
peut puiser des connaissances plus approfondies sur chacune de
ses parties, et de bons conseils sur la manière de se servir des
auteurs et de les apprécier. L'histoire pourrait, en ce qui con-
cerne la métaphysique, la morale, l'art social et l'économie poli-
tique, servir à perpétuer d'anciens préjugés plutôt qu'à faire
découvrir les vrais principes; elle doit donc suivre l'étude des
cours de gi-ammaire générale et de législation. Quelque profit
que puisse donner l'étude de l'histoire grecque et romaine, il ne
faut pas négliger celle des nations orientales, chez lesquelles on
a découvert l'origine de la plupart des vérités et des erreurs qui
nous sont venues par les Grecs et les Romains.
D. de Tracy annonçait, pour l'avenir, des détails plus précis
fl) C'est-à-flire rétiiile de ce qui constitue la certitude de nos connaissances, la
vérité de nos perceptions et la justesse de nos déductions, en s'appuyant sur l'exn-
rnen de nos facultés intellectuelles, Teffet que produisent sur elles la fréquente
répétition des mêmes opérations et l'usage des signes avec lesquels nous combi-
nons et communiquons nos idées. C'est le résumé du précédent Mémoire.
PiCAVET. 21
322 L'IDÉOLOGIE RATIONNELLE
et se défendait d'avoir pensé à rétablir l'usage des dictées qui
faisaient perdre tant de temps dans les anciennes écoles, mais
espérait que quelques-uns des cahiers réclamés deviendraient
d'excellents ouvrages élémentaires.
Après le 18 brumaire, fait avec l'appui de ses amis et Tap-
probation de l'Institut, D. de Tracy fut nommé sénateur. La
Constitution de l'an VIII ne le satisfit pas (1). Mais il continuait
l'œuvre qu'il avait entreprise; le 16 pluviôse (février 1800), il
présentait au Conseil un important rapport dans lequel il faisait
connaître l'état exact de l'instruction publique et les améliora-
tions qu'on pouvait y apporter. Les professeurs se servent, en
général, pour les langues anciennes, des méthodes de Gail et
Guéroult ; pour l'histoire naturelle, de Buffon, Jussieu, Dauben-
ton, Lacépède, Cuvier; pour les mathématiques, de Bezout,
Bossut, Legendre, Cousin ; pour la physique et la chimie, de
Fourcroy, Brisson, Guyton, Haiiy ; pour la grammaire générale,,
de Condillac, Dumarsais, Duclos, Court de Gébelin, Locke et
Harris ; pour les belles-lettres, de Batteux, Blair, Condillac ;
pour Ihistoire, de Bollin, Millot, Voltaire ; pour la législation,
de Montesquieu, Hobbes, Filangieri, Beccaria, etc. Plusieurs
cahiers de grammaire générale et de législation, disait-il, ont
été trouvés dignes d'une considération particulière et le Conseil
en a transmis le plan et les idées aux autres professeurs. En
rappelant l'intluence heureuse de l'École polytechnique sur l'en-
seignement des mathématiques, il affirmait qu'on peut juger
parla du bon effet que produiraient de semblables établisse-
ments pour les lettres et pour les sciences morales. Le cours de
grammaire générale est un de ceux où le conseil a remarqué le
plus de professeurs distingués par leurs lumières et leur zèle (^).
L'état de l'instruction pubhque doit faire concevoir des espé-
rances fondées; tout bouleversement ou même tout déplacement
des écoles centrales serait une calamité pubhque. Toutefois
on pourrait abolir la distribution des cours en trois sections et
créer une seconde chaire de langues anciennes, admettre les
élèves sans limites d'âge, adopter ]in plan d'études « conforme-
(1) '< Il n'y a, dit-il plus tard (C, 207), aucune mesure qui j.uisse empêcher les
usurpations quand toute la force active est remise dans une seule main. La nomi-
nation des sénateurs, ajoutait-il, vicieuse dès le principe, a été rendue plus vicieuse
encore, ainsi que leurs attributions, par les dis[)Ositions illégales qu'ils appellent
les constitutions de l'Empire ".
(2) Cf. ch. I, § 2.
DE TRACY IDE0L0(;LE, LEGISLATEUR, PEDAGOGIE 323
à la vraie marclie de l'esprit humain et favorable au développe-
ment de la raison », où les sciences morales et politiques, si
nécessaires à des citoyens, occuperaient une place convenable.
Personne ne devrait parvenir aux places éminentes de la Répu-
blique, sans en avoir fait une étude approfondie à Paris, dans
une École supérieure qui fût pour elles ce qu'est l'École poly-
technique pour les sciences mathématiques et physiques. Cette
école serait aisément constituée, grâce à quelques légères modi-
iications au Collège de France et à l'addition de quelques chaires.
Mais, comme l'étude des sciences morales et politiques est
extrêmement négligée, parce qu'elle est repoussée par les pré-
jugés, il faudrait annoncer que, dans quelques années, nul ne
sera admis aux écoles spéciales, sans avoir suivi le cours de
législation d'une école centrale.
Ce remarquable rapport, approuvé par le Conseil, fut envoyé
au Ministre qui se borna à en accuser réception. Bonaparte
se préparait à supprimer la seconde classe, il n'avait aucune
envie de créer un nouveau foyer « d'agitation idéologique ».
Il faudra attendre jusqu'à nos jours pour voir admettre, à peu
près sans contestation et en théorie, sinon en pratique, que l'ad-
ministration d'un grand pays exige des études préalables, comme
la construction d'un pont ou la direction d'une usine (1).
Trois mois plus tard, D. de Tracy lisait à l'Institut, quelques
réflexions sur les projets de pasigraphie. On voudrait, disait-il,
une langue et une écriture universelles. Or une langue ou un
langage est, au sens le plus étendu, un système de signes qui
expriment nos idées; au sens restreint, un système de signes
partant de l'organe vocal et affectant l'organe de l'ouïe. L'écri-
ture est un assemblage, non de signes, mais de caractères qui
transforment en signes visuels, et, sans les changer, les signes
vocaux d'une langue parlée. En créant une pasigraphie, on ne
veut pas se procurer une écriture universelle, puisque notre
alphabet écrit indifféremment toutes les langues de l'Europe,
mais une langue universeUe. On ne peut guère espérer qu'une
langue nouvelle devienne universelle ; car en admettant que
les radicaux primitifs des langues parlées soient, les sons et
les articulations que nous dicte la nature en certaines circons-
tances, tout le reste est l'ejffet des conventions. Un langage ne
(1) M. Boutmy a contribué pour beaucoup à répandre cette idée, eu néant et
en faisant fonctionner l'Ecole libre des sciences politiques.
324 L'IDEOLOGIE RATIONNELLE
peut devenir universel, comme national, que par des conven-
tions volontaires. Mais une telle bonne volonté pour un
langage nouveau, créé d'un seul jet et de dessein prémédité,
est absurde à supposer chez les hommes de toutes les nations ;
puisque les savants, qui avaient dans le latin une langue toute
faite et à peu près universelle, l'ont laissée presque se perdre.
Or on n'a pas proposé de créer une langue orale, car les pasi-
graphies ne sont que des langues visuelles. Et cependant, pour
créer une langue nouvelle propre à devenir universelle, il fau-
drait la faire orale, car elle serait alors plus utile, plus facile à
tracer, plus propre à l'expression, à la communication des idées
et à la méditation, plus aisée à apprendre et à retenir. Elle ne
serait pas plus difficile à faire, puisque les signes vocaux offrent
des combinaisons plus commodes et plus distinctes que les
signes visuels. Mais il faudrait concevoir nettement et complè-
tement la classification métliodique et philosophique delà masse
entière des innond)ral)les idées qui meublent notre inteUigence,
démêler distinctement toutes les séries de leurs dérivations, de
leurs modifications et de leurs combinaisons : c'est là une diffi-
culté insurmontable. Fût-elle vaincue, que la langue nouvelle
ne ferait qu'augmenter la confusion ; car elle ne serait jamais
universelle. Le projet d'une pasigraphie est une conception
vicieuse dans son principe, et qui ne produira jamais un
résultat utile. Tout ce qu'on pourrait faire, ce serait de prendre
une langue déjà connue, dont personne n'eût intérêt à défendre
les irrégularités, le latin ou le grec par exemple, et de s'en ser-
vir beaucoup en la corrigeant sans scrupule. Elle deviendrait
meilleure que les nôtres. Mais elle ne serait ni parfaitement
philosophique, parce qu'il faudrait pour cela que toutes nos
sciences et surtout l'idéologie fussent terminées, ni complète-
ment universelle, puisqu'il faudrait la changer continuellement.
Il vaut donc mieux améliorer nos langues : celle où l'on
écoutera le plus volontiers les conseils de la raison, qui sera la
mieux faite, la mieux parlée, la mieux écrite, dans laquelle les
sciences et les arts auront fait le plus de progrès, sera celle qui
approchera le plus de l'universalité.
Après avoir traité une question qu'il avait déjà abordée dans
la dernière partie de son grand Mémoire, D. de Tracy revenait
sur le problème qui en formait le point de départ. Par de nou-
velles preuves, il montrait que c'est à la sensation de résistance
DE TRACY IDÉOLOGl E, LÉGISLATEUR, PÉDAGOGUE IW*
que nous devons la connaissance des corps et qu'avant cette
connaissance l'action de notre jugement ne peut avoir lieu,
parce que nous ne pouvons distinguer, les unes des autres, nos
perceptions simultanées. Dans la dernit're édition des OEuures
de Condillac, à coté de la Langue des Calcuh, monument pré-
cieux du rare talent de son auteur, et modèle pour qui veut
appliquer les mêmes procédés à d'autres objets, il trouvait sur-
tout dignes d'attention les changements apportés au Traité des
sensations, dont tous les autres ouvrages de Condillac ne sont
que des applications ou des résumés. Rappelant que l'histoire
des pensées de Condillac est, pour ainsi dire, l'histoire de la
science de 17 46 à 1780, il exposait les opinions de ce dernier
sur la génération des idées en 1746, en 1754, en 1780. Ku 1746,
Condillac soutient à tort, contre Locke et Voltaire, que l'aùl juge,
c'est-à-dire connaît naturellement les figures, les grandeurs, les
situations et les distances. En 1754, dans le Traité des sensa-
tions, il croit que c'est par le toucher, joint au mouvement, que
nous apprenons à l'apporter nos perceptions à quelque chose
en dehors de nous. Ses dernières pensées se rapprochent plus
encore de l'opinion de D. de Tracy. Il aurait dû dire comme son
successeur: « Nous apprenons qu'un corps existe parce qu'il l'ait
obstacle à nos mouvements et qu'il nous donne la sensation
de résistance. Aussi ne pouvons-nous rien connaître, ni même
rien concevoir que de résistant et d'étendu ». S'il n'a pas été
jusque-là, c'est qu'il perd de vue ce qu'il a établi lui-môme,
(jue, quand nous nous mouvons, nous le sentons. En outre,
D. de Tracy qui annonce des éclaircissements sur les pro-
priétés des corps pour unir la métaphysique et la physique
encore trop séparées, signale, dans les variantes et dans la
Langue des Calculs, plusieurs idées nouvelles, exactement
telles qu'il les a énoncées dans son Mémoire. Il s'accorde avec
Condillac sur trois articles fondamentaux : 1" toutes nos idées
viennent de nos sensations; 2" une sensation pure et simple
n'est qu'une modification de notre être, qui ne renferme aucune
perception de rapport, aucun jugement ; 3° la sensation de
résistance est la seule qui nous apprenne à la rapporter à quelque
chose hors de nous. Plus tidèle aux conséquences de ces prin-
cipes, il s'écarte, par cela même^, de son prédécesseur. Considé-
lant la sensation de résistance comme composée de celle de
mouvement et de celle de solidité, il ne croit pas que la statue,
326 L'IDEOLOGIE RATIONNELLE
privée de mouvement et n'ayant aucune connaissance des corps,
puisse distinguer, comparer, percevoir un rapport entre l'odeur
actuelle d'œillet et l'odeur de rose dont elle se souvient. Ainsi
tombe la première partie du Traité des sensations. Il ne peut
plus être question de cliercher les connaissances, les désirs, les
habitudes d'un homme qui aurait un, deux ou même cinq sens,
mais qui n'aurait pas éprouvé la sensation de résistance, puisque,
avant cette dernière, il ne peut porter aucun jugement.
Dans ses travaux antérieurs, J). de Tracy ne s'était pas occupé
de prouver, parce qu'il regardait ce soin comme superflu, que
les corps existent et que nous les connaissons- Or, on lui objec-
tait que la sensation de résistance n'a par elle-même, non plus
que les autres, rien qui nous assure qu'elle vient du dehors. Il
se crut obligé de traiter cette question. En juillet, il lisait à
l'Institut une Dissei^tation sur l'existence (1) et les hypothèses
de Berkeley et de Malebranche. Malebranche, à force de
raisonner sur Dieu et sur l'âme, a été conduit à adopter les
rêveries platoniciennes sur le monde intellectuel ; mais ses
opinions ne sont jamais à dédaigner. Berkeley a écrit la Nou-
velle théorie de la vision, ouvrage véritablement excellent, plein
d'idées d'une justesse, d'une sagacité et dune profondeur qui
enchantent. Il a eu raison de dire qu'il n'existe pas un être
qu'on puisse appeler matière, puisqu'il n'y a que des corps indi-
viduels; de dire que les corps ne nous sont connus que par les
sensations qu'ils nous causent, et qu'il n'existe réellement, pour
nous, que des sensations et des idées ; mais il a affirmé, tout à
fait hypothétiquement, que ces causes de nos sensations doivent
nécessairement exister dans la pensée d'un esprit et ne sauraient
avoir aucune autre existence. Il a faitune équivoque perpétuelle,
une confusion constante entre l'impression que reçoit un être sen-
tant et la qualité qui, résidant ou pouvant résider dans un autre,
est cause de cette sensation. Le problème de l'existence de notre
propre corps a l'avantage de bien marquer les limites de l'an-
cienne métaphysique et de l'idéologie. Dans la première, c'est
une des dernières conséquences de prétendues connaissances
antécédentes ; dans l'idéologie, il se présente à la tête et même
au delà de tout ce qu'on se propose d'étudier (2). Quand un
(1) Voyez ce que nous avons dit de Turgot, Introduction, § 3.
(2) Les adversaires de Tracy, Royer-CoUard, Cousin et même Biran, le suivent et
font delà perception extérieure le problème capital de la philosophie.
DE TKACV IDEOLOGUE, LÉC.ISLATEUR, PÉDAGOGUE 32T
être doue de sensibilité éprouve une modification, il sent qu'il
est, qu'il existe. " Je pense, donc j'existe », est un mol très
profond et trt^s juste. Sentir, c'est donc exister ; car c'est être
sentant, et (Hre sentant, c'est être. Mais être senti, c'est exister
aussi, car c'est aussi èjre. Quand je sens un goût, une odeur,
un son, j'apprends uniquement ma propre existence. Je sens
des mouvements et je sens que je les fais; j'éprouve une
particulière manière d'être que nous appelons vouloir, laquelle
est partie de mon moi ; ces mouvements sont arrêtés, malgré
cette manière d'être; je conclus qu'ils le sont par quelque
chose qui n'est pas mon moi. Ce quelque chose existe et n'est
pas moi : la pierre, que je place dans ma main, m'empêche de
la fermer conune je le faisais auparavant, dès que je voulais;
certainement elle n'est pas moi. Mon propre corps est un corps
à moi, parce que mon )noi sent tout ce qui lui arrive, et que
ma volonté le lait mouvoir. Résister, c'est donc ea:25^pr; l'être
qui possède cette qualité est véritablement un être, et un être
étranger à moi. Il me résiste, d'une façon continue, voilà son
étendue ; suivant une certaine direction, voilà sa figure et sa
forme; il résiste ou cède à un mouvement i)lus ou moins in-
tense, voilà sa mollesse ou sa dureté, sa ténacité ou sa divisi-
liilité, sa solidité ou sa fluidité ; il se laisse entraîner par mon
mouvement, voilà sa mobilité. Toutes nos sensations sont tou-
jours le résultat du choc de quelques êtres, plus ou moins
résistants, de quelques corps contre les organes qui sont aussi
des êtres résistants, c'est-à-dire des corps.
En octobre 180U, le complot républicain d'Aréna et de Ceracchi,
auquel la police prit trop de part, plus tard la machine infernale
(24 décembrej, œuvre des royalistes, mais qui fut imputée aux
jacobins et amena la déportation de cent tiente républicains,
éloignèrent Bonaparte des républicains, qui avaient presque
tous vu avec joie le 18 brumaire. Le conseil de l'Instruction
publique, composé d'idéologues, fut détruit (1). D. de Tracy
continua, d'une autre façon, son œuvre interrompue. Pensant,
comme il lavait déjà écrit à plusieurs reprises, que les législa-
teui'S de l'an IV avaient, sous le nom de grammaire générale,
(1) Un billet de Lucien Boaaparte avertit V. Canipenou,- secrétaire du conseil,
«lue le secrétariat du conseil serait placé auprès des bureaux des établissements
d'instruction publique, et qu'il fallait y transporter tous les objets dont la garde
i-t la surveillance lui étaient confiées. Les membres du conseil n'en apprirent k des-
truction que par la copie de ce billet et la lettre qui la leur transmit.
328 L'IDÉOLOGIE RATIOxNNELLE
institué un cours d'idéologie, de grammaire el de logique, qui,
par la philosophie du langage, servît d'introdiiclion au cours de
morale privée et publique, il crut faire œuvre utile, pour les pro-
fesseurs, en leur offrant, comme un texte à commenter, un cane-
vas à remplir, des Éléments d'idéologie à l'usage des écoles
centrales. Mais on était au moment de prendre un parti sur la
forme des maisons d'éducation : il publia des Observations sur
le système actuel d'Instruction publique, dans lesquelles il
s'efforçait, en coordonnant, en développant et en complétant les
idées qu'il avait déjà exprimées, de prouver que ce système
était excellent et que les bases ne laissaient absolument rien à
désirer ; qu'il avait produit déjà beaucoup de bons effets et pas
un mauvais ; que, pour en retirer tous les avantages qu'on a
droit d'en attendre, il ne s'agissait que d'en bien connaître l'esprit
et d'en mettre successivement en activité toutes les parties, eu
les coordonnant entre elles. Distinguant les hoVnmes de la classe
ouvrière qui ont, de bonne heure, besoin du travail de leurs
enfants, et ceux de la classe savante, qui ont plus de temps à
donner à leurs études, il montrait qu'il faut, pour les premiers,
des écoles nombreuses et un cours d'étiules complet en son
genre ; qu'il faut des écoles centrales et spéciales pour la classe
savante. L'éducation de celle-ci, dont il faut s'occuper dabord,
doit finir à vingt ans. Huit années sont consacrées à l'éducation
domestique, quatre aux écoles spéciales ; il en reste huit pour les
écoles centrales, où l'on doit puiser toutes les connaissances
générales nécessaires à un homme bien élevé. L'instruction
embrassera les langues et les belles-lettres, les sciences physi-
ques et mathématiques, les sciences morales et politiques il).
Les écoles centrales fourniront ainsi les ressources nécessaires
à ceux qui se préparent aux différentes écoles spéciales. Dans
chaque profession, il faut d'ailleurs posséder ces trois genres
d'instruction : on ne peut être lettré ou érudit, sans avoir au
moins une teinture des sciences physiques et mathématiques ;
on ne peut cultiver ces dernières sans savoir au moins une autre
langue que la sienne ; les sciences morales et politiques ne
peuvent pasplus se passer de ces secours et tout homme a besoin,
comme individu, de connaître ses facultés intellectuelles; comme
homme social, de connaître les principes de la morale privée et
(1) Ce sont, dit D. de Tracy, les bases de tous les états savants : littérature et
érudition, génie civil et militaire, médecine, fonctions civiles ou politiques.
DE TRACY IDKOl.OdUE, LÊGISLATErU, PÉOU'.Or.llE :5:2î>
publique. Aussi la loi place, daus chaque école, uu professeur de
langues anciennes et un de belles-lettres, un professeur dhis-
toire naturelle, un de physique et un de nialliéniatiipies, un pro-
fesseur de grammaire générale, un de morale et législation, un
d'histoire. Ces études diverses marchent de front et occupent à
toutes les époques plus ou moins de temps, mais de manière à
n'être jamais compkMement perdues de vue. Elles doivent s'en-
traider (1). Certaines parties en seront enseignées à dillérentes
reprises et envisagées à chaque époque sous un nouvel aspect.
Le plan d'études que propose 1). de Tracy satisfait à tontes ces
conditions. La première année comporte des notions élémen-
taires de latin et de français, d'arithmétique, ;ui besoin des
leçons d'écriture. Dans la deuxième, on continue les leçons élé-
mentaires de latin et de français, on donne des notions éléujen-
taires de géographie physique, historique et politi(iiie, d'histoin;
naturelle; avec la troisième commencent des études plus rai-
sonnées, et parlant plus difficiles, les cours de latin et de grec,
de mathématiques, de grammaire générale. Dans la quatrième
(douze à quatorze ans), l'année peut-être la plus importante, on
continue les mêmes études. La cinquième comprend des
cours de latin et de grec, d'histoire naturelle, de chimie et de
physique, de morale et législation, contiiuiés dans la sixième,.
où le cours de morale traite de morale pul)li(pie et expli(iue
l'origine des pouvoirs, les sources des richesses, c'est-cVdire
l'organisation sociale et l'économie politique. La septième a
des cours de belles-lettres, de mathématiques appliquées,
d'histoire ; dans la huitième, on revoit ce qu'on a appiis des
langues, des lettres et de l'idéologie ; on applique les théories
mathématiques aux principales parties de la physi([ue ; on
s'habitue à juger sainement des hommes et des choses; on est
prêt à vivre en homme raisonnable et à continuer un des trois
genres d'études dans les écoles spéciales.
Certaines personnes ne voudraient pas de cours d'histoire :
mais on ne peut y suppléer par aucun livre, parce ((u'il n'y en a
(1)11 faut avoir quelques notions préliminaires de divers genres pour comprendre
les livres avec lesquels on apprend une lanijue; avoir étudié une langue et la
marche du c.dcul, pour ntlécliir sur les opérations intellectuelles dont une. connais-
sance somm;iire facilite l'étude des langues, des lettres, des sciences physiques et
mathématiques, nécessaires pour apprendre la législation et l'histoire, qui, à leur
tour, jettent un jour nouveau sur l'histoire philosophique de Tesprit humiiin, sur la
logique et la rhétorique.
330 L'IDÉOLOGIE RATIONNELLE
pas qui ne consacre une erreur ou morale, ou politique,
ou physique, ou mathématique. Tout le monde sait de l'his-
toire, bien ou mal. La manière dont les hommes prennent
riiabitude d'envisager les événements humains, décide de la
majeure partie de leursopinions, est la source de leurs sentiments,
de leurs passions et le principe secret de leur conduite. N'en
laissons donc pas la décision au hasard ; suivons le conseil du
bon et sage Rollin qui, regrettant qu'on ne l'enseignât pas, lui
attribuait une place considérable. Mais, dit-on encore, la morale
raisonnée et surtout l'idéologie sont des connaissances au-dessus
de l'âge où les enfants doivent les étudier. Sans doute on ne doit
pas faire entrer dans la grammaire générale, en troisième et
quatrième année, ce qui nedoitétre que dans le cours de belles-
lettres de la huitième ; mais il faut, de bonne heure, faire con-
tracter aux entants l'habitude de bien juger, de bien raisonner,
partant d'examiner leurs pensées. Et ce travail n'est pas impos-
sible pour des esprits occupés de l'étude des langues. Des instruc-
tions adressées aux professeurs leur feraient connaître en quel
sens chaque cours doit être fait, les rapports qui doivent le lier
aux autres et la méthode dont on désire qu'ils se servent. Une
société d'hommes instruits, analogue au Conseil d'instruction
publique ciéé par François (de Neufchâteau). préparerait ces
instructions, inviterait les professeurs à rédiger leurs leçons, à
composer des cahiers, non pour les faire apprendre par cœur on
les dicter, mais pour les envoyer à cette société qui les examine-
rait, proposerait de publier les meilleurs et d'en récompenser les
auteurs. Un pensionnat, tenu par un particulier de mérite et
recevant vingt élèves boursiers, serait assuré du succès et
donnerait de l'activité à l'école centrale.
Les écoles spéciales enseignent, comme l'École polytechnique,
les sciences physiques et mathématiques ; comme les écoles de
médecine, les sciences physiques ; comme le Muséum, les
sciences physiques et naturelles. II faudrait des écoles spéciales
pour les sciences morales et politiques, pour les belles-lettres
et les langues, qui pourraient être installées, la première au
Collège de France (1) la seconde à la Bibliothèque Nationale (2).
(1) Cf. le Rapport de D. de Tiacy au Conseil d'Instruction publique, p. 322.
(2) Au Collège de Fiance, il y aurait des chaires, où l'on démontrerait les prin-
cipes de l'écouoniie politique ou de l'organisation sociale en g-énéral, où l'on ensei-
gnerait la statistique des différents états et la théorie de l'impôt, celle du système
monétaire, du chmjeetdes diverses branches de commerce. A la Bibliothèque Natio-
DE TUACV ll>t:OL(K;Lt:. LÉGISLATEUR, PÉDAGOGUE 331
Quant aux écoles de droit, il iaudiait en établir plusieurs et y
adjoindre quelques chaires, qui en feraient aussi des écoles spé-
ciales pour les sciences morales et politiques. L'Ktat n'établira
jamais de pensionnat auprès des écoles spéciales ; mais It;
Prytanée peut recevoir les élèves des diverses écoles spéciales
de Paris, parmi ceux qui auront eu des succès dans toutes les
écoles centrales : il sera le Prytanée français, le grand pension-
nat de la République et servira de modèle à tous les pensionnats
particuliers.
P(Uir la classe ouvrière, les institutions sociales seront toujours
la partie la plus inq)ortante de l'éducation, qui sera aux trois
quarts faite, si celle de la classe savante est bien organisée. 11
faut, pour ne pas laisser le peuple livré à des erreurs funestes,
lui enseigner les vérités qui se rapportent aux trois chefs que
nous avons remarqués dans l'instruction de la classe supérieure.
L'instruction ne doit différer que du plus au moins, file doit
consister, non en développements ou en discussions Unes, mais
en résultats sains; par conséquent, il faut examiner scrupuleu-
sement les instituteurs et les livres. Quand le ministre sera
assuré delà capacité d'un jury d'instruction, il le chargera d'ac-
cueillir, de provoquer même les vœux des communes qui dési-
reraient des écoles primaires et qui, présentani un homme
digne de les diriger, offriraient de supporter la moitié ou les
trois quarts de la dépense : « Nulle leçon n'est utile que li\ où
on désire la recevoir, et la meilleure preuve qu'on désire sincè-
rement la recevoir, c'est de consentir à en payer une partie ».
Beaucoup de communes manqueront d'écoles primaires, et ces
écoles ne seront pas excellentes là où elles seront d'abord
établies. Mais on y apprendra à lire, à écrire ; on y recevra quel-
ques notions utiles; il ne s'y enseignera rien de pernicieux; il
s'opérera beaucoup de bien et point de mal. Quand l'instruction
de la classe savante sera complétée et perfectionnée, on pourra
en extraire ce qu'il convient de transporter à l'enseignement de
la classe ouvrière; alors on répandra facilement dans la masse
des citoyens des lumières assez pures et assez étendues.
Nous avons insisté sur ce Mémoire, parce qu'il nous fait voir
nalo seraient des cours de trranimairc générale et d'art oratoire, d'art poétique,
pour riastructioQ des littérateurs eu général, des cours particuliers de la gram-
maire et de l;i littérature des différents peuples anciens et modernes, pour former
des interi»rétes ou des savants dans un genre particulier d'érudition.
332 LIDËOLOGiE RATIONNELLE
en quel sens comprenaient la loi de Brumaire et ceux qui l'avaient
faite et ceux qui l'avaient appliquée; parce qu'il nous révèle,
comme le Mémoire sur les Moyens de fonder la morale d'un
peuple, un esprit éminemment pratique et prouve une fois de
plus qu'idéologue ne veut pas dire utopiste, en foui'nissant
bien des indications qu'on pourrait encore mettre à profit.
L'enseignement primaire nest devenu réellement fécond que
([uand les maîtres de l'enseignement supérieur ou secondaire
ont mis, en termes simples et faciles à comprendre, la science
à la portée des instituteurs primaires et de leurs élèves. Les
finances de l'État s'en fussent peut-être mieux trouvées, sans
que l'enseignement y perdît, si l'on s'était souvenu que la meil-
leure preuve qu'on désire sincèrement l'instruction, c'est de
consentir à payer une partie des dépenses /ju'elle occasionne.
Va Décade YQ\\(\\\. compte de cet ouvrage, et rappela les plans de
Talleyrand, de Condorcet, « chef-d'œuvre d'une philosophie pro-
fonde et claire ». Après avoir lu D. de Tracy, disait-elle, on pou-
vait avoir des doutes sur le sort réservé aux écoles centrales;
on restait convaincu que ce serait pour la République un danger,
pour la France, un malheur de les perdre. Puis elle comparait
ce travail, d'un esprit si philosophique et d'un style si précis,
au Discours sur l'état des lettres de La Harpe, où se trouve «l'art
d'avoir toujours des phrases prêtes sans une pensée ni une
connaissance, et un pathos ridicule môme pour des écoliers et
des régents » (1). Le succès de ceux qui enflent des phrases,
comme La Harpe ou de ceux qui analysent des idées comme D.
de Tracy, dépend, disait-elle, durésultat de la lutte engagée entre
les adversaires et les défenseurs delà Révolution. Elle ne doutait
pas que la philosophie et la liberté ne gagnassent leur cause ;
que la brochure de D. de Tracy ne plaçât son nom parmi les noms
révérés des défenseurs de la raison et de la liberté. Quelques
jours plus tard (:2), D. de Tracy écrivait à un professeur de l'école
centrale de l'Oise, que ce qui importe, c'est de bien sentir que
tout homme qui cultive son esprit a besoin d'être instruit dans
trois genres de connaissances qui s'entr'aident, et que la classe
aisée doit les trouver réunis dans les écoles centrales. Les idéo-
(1) Elle rappelait le mot de Fontenelle : « Mon frère dit la messe tous les matins
et le reste du jour il ne sait ce qu'il dit », en ajoutant que La Harpe ne disait pas
la messe tous les matins, mais que tout le long du Jour, c'est au frère de Fontenelle
(pi'il ressemblait parfaitement.
(2) Décade phil.,)lQ fructidor an IX.
DE TUACY inÉOLOr.UE. LK(.ISI.ATEl!lî, PÉI)\(;0(.UE :VX\
logues avaient dans l'avoiiir une confianc-e que les actes du
gouvernement consulaire el impérial ne devaient pas justifier.
Us pourraient, s'ils revenaient aujourd'hui, montrer sans peiiu'
que leurs descendants profilent de ce qu'il ne leur a pas été
donné d'établir.
D. de Tiacy est alors en pleine possession de sa doctrine et en
aperçoit nettement toutes les conséquences pratiques. Il a exposé
fune et indiqué les autres, dans des Mémoires qui ont eu un
prodigieux retentissement, dans les circulaires, dans le Rapport
et les Observations i\m révélaient un homme capabh^ de diri-
ger avec habileté l'enseignement public. Il lui reste à donner
à ses théories une forme définitive en les exposant dans des
traités spéciaux.
CHAPITRE M
DESTLITT DE TRACY IDÉOLOGUE, (GRAMMAIRIEN ET LO(.IClEiN,
SOCIOLOGISTE, ÉCONOMISTE ET MORALISTE
I
Le 10 thermidor an IX la Décade annonçait la première partie
du Projeter Éléments d'idéologie, « excellent ouvrage, dont elle
se proposait de rendre compte incessamment ». D. de Tracy ne
voulait pas écrire une histoire complète de l'esprit humain, mais
éclaircir la formation des idées pour établir dune manière cer-
taine la théorie de leur expression. Il s'était donc borné à cinq
ou six points principaux : le nombre de nos facultés intellec-
tuelles réellement distinctes et les effels de chacune d'elles, la
formation de nos idées composées, l'existence et les propriétés
des corps, l'influence des habitudes, l'origine et les effets des
signes. Reprenant le plan du grand Mémoire sur la faculté
de penser, il le développait en dix-sept chapitres (1).
Si Condillac est le créateur de l'idéologie, D. de Tracy ne lui
ménage pas les critiques. Il se distingue des disciples de Con-
dillac, qui ont fait des additions ou des suppressions à la division
de l'intelligence, et de ses sectateurs, qui ne conviendraient pas
qu'il a raison de ramener la faculté de sentir à des sensations, à
des souvenirs, à des rapports, à des désirs. Avec Condillac et
Locke, pour qui l'idéologie est une partie de la physique, D. de
Tracy cite Hobbes, « un de nos plus grands philosophes », et le
Traité de la iSatiire humaine, traduit par d'Holbach ; Buffon,
l'éloquent interprète de la nature, qui n'aurait pas cru avoir
achevé son histoire de l'homme, s'il n'avait essayé de décrire sa
faculté de penser ; Malebranche, un de nos plus beaux génies;
Berkeley, un excellent esprit; Pinel et Cabanis, les physiolo-
(1) Huit contenaient la description de nos facultés intellectuelles, trois l'appiica-
lion de cette connaissance à celle des propriétés des corps, six les effets de la réu-
nion de notre faculté de sentir avec la faculté de nous mouvoir.
DE TUACY lUKOLOr.LE, GKAM.M AMllKN. L(K;|(:IEN li'^-i
gistes philosophes qui feront avancer l'idéologie ; d'Alemhert et
Kousseau, Laplace et Bonnaterre (1).
1). de Tracy a utilisé ses recherches antérieures (^). Toutefois
la pensée a, le plus souvent, suhi des modifications dans la
forme. Les ouvrages antérieurs avaient été faits pour des savants,
VIdrologie a été écrite pour les écoles centrales et doit pouvoir
être lue avec fruit, par un bon esprit, même sans les commen-
taires d'un habile professeur. Or si D. de Tracy croit qu'un
ouvrage didactique doit être froid et ne pas chercher à ébranler
l'imagination, il pense qu'il doit être méthodique (V, 362) ; qu'il
faut, pour être bien compris, toujours partir du point où sont
les gens à qui l'on parle et des idées qui leur sont les plus fami-
lières; disposer les vérités dans un ordre convenable ; n'oublier
aucune de celles qui sont essentielles et écarter toutes celles
([ui sont surabondantes, faire que toutes s'enchaînent, s'ap-
puient réciproquement et soient présentées assez clairement
pour être entendues par les personnes les moins instruites.
Cette méthode (3), que les auteurs de livres élémentaires ont
trop souvent le tort de ne pas mettre en pratique, I). de Tracy
l'a suivie dans presque tout son ouvrage. Il profile du chemin
que ses lecteurs ont déjà parcouru, se sert de ce qu'ils ont
appris en grec, en histoire naturelle, en physique, en mathéma-
tiques pour les faire réfléchir et les habituer peu à peu à l'ana-
lyse de la pensée. De môme, au lieu de débutor par des défini-
tions, il multiplie les exemples familiers, il insiste sur le sens
([u'ont les mots dans des locutions usuelles, pour conduire plus
(1) Il ajoute (p. XXX) que s'il n'a pas cité les auteurs dont il s'est (|uelquefois ap-
proprié les idées, c'est qu'il ne s'est pas rappelé <i ((ui il en était redevable.
(2) Le chapitre V^^ traite de la pensée comme le chapitre i, p. 1, du Mémoire
publié en l'an VI. Le ch. vi traite de la formation des idées composées étudiée autre-
fois dans les ch. m et v, p. 2. L'analyse condillacienne de la pensée est critiquée
dauslecb. xi comme elle lavait été dans le ch. i, p. 1, et dans le Mémoire de l'an
VIU. L'existence, qui avait fait l'objet du Mémoire de Tliermidor, est traitée dans le
ch. \i ; la faculté de nous mouvoir, celle de vouloir, analysées dans le ch. ii, p. 1,
eh. IV, p. 2 du grand Mémoire, font l'objet des ch. xii et xiii. Les trois derniers cha-
pitres, consacrés à l'étude des effets que produit en nous la fréquente répétition des
mêmes actes, du perfectionnement graduel de nos facultés intellectuelles, des signes
et de leurs effets, développent sur certains points et reprennent cpielquefois tex-
tuellement les idées exposées dans la troisième partie du Mémoire sur la faculté de
penser. Enfin les ch. ix et x, sur les propriétés des corps, reproduisent en grande
partie le ch. i, p. 1, en y ajoutant les éclaircissements promis dans le Mémoire de
prairial, pour établir un lien entre la métaphysique et la physique encore trop sépa-
rées.
(3) Cf. P. Laloi et F. Picavet, Instruction morale et civique ou Philosophie pra-
tique,ç. III.
336 L'IDÉOLOGIE RATIONNELLE
aisément et plus sûrement, aux idées qu'ils expriment (1). S'agil-
il d'expliquer la formation des idées composées, il dit aux jeunes
<;ens : « La pêche dont vous avez goûté hier vous a donné les
sensations d'une belle couleur, d'une bonne odeur, d'un goût
agréable ; vous l'avez sentie molle au toucher ; vous savez qu'elle
est sur un arbre fait d'une certaine manière et situé en tel
endroit. De toutes ces idées, vous formez une idée unique, qui
•est l'idée de cette pêche... Vous voyez d'autres êtres qui ont
avec elle beaucoup de caractères communs, mais qui en diffèrent
cependant à bien des égards... Vous négligez ces différences...
vous prononcez que ce sont encore des pêches : et voilà que
l'idée est devenue générale et n'est plus composée que des
caractères qui conviennent à toutes les pêches » (2). Il fait
avec ses lecteurs ce qu'il a fait auparavant avec des enfants
aussi jeunes qui n'avaient rien de remarquable pour l'intelli-
gence et qui ont saisi avec facilité et plaisir toutes ces idées (p. 5).
Avant d'indiquer les changements que la pensée de l'auteur a
subis dans le fond, il importe de montrer quelle méthode D. de
Tracy emploie et recommande pour l'étude de l'idéologie, dans
quelles limites il la renferme et quelle partie il en veut lui-même
explorer. La métaphysique, c'est-à-dire ce qui a pour objet de
déterminer le principe et la fin de toutes choses, de deviner l'ori-
gine et la destination du monde, rentre dans les arts d'imagina-
tion, destinés à nous satisfaire et non à nous instruire (xv). Aussi
D. de Tracy se refuse à affirmer ou à nier que la sensibilité existe
dans les végétaux ou dans les minéraux, parce que nous sommes
dans une ignorance complète à ce sujet et qu'en bonne philoso-
phie il ne faut jamais rien supposer (ch. ii). La sensibilité et la
mémoire sont les résultats d'une organisation dont les ressorts
secrets sont impénétrables pour nous (ch. m). Si nous ne pou-
(1) C'est aiusi qu'il se sert des phrases, «je pense cela », «je pense à notre prome-
nade d'hier, etc., » pour montrer que penser c'est toujours sentir et rien que sentir;
que nous avons des idées de quatre espères différentes et qu'il y a en nous sensibi-
lité, mémoire, jugement, volonté. De même il emploie les propositions, <■ un cheval
court bien », « Pierre est gai », « Jacques se porte bien », pour établir que le juge-
ment nous fait sentir des rapports.
(2) Voyez encore quelques jiages plus loin l'explication de la façon dont so forme
l'idée générale de fraise. M. Taine qui, fort heureusement pour ses lecteurs, ne s'est
pas interdit d'agir sur l'imagination, a usé avec bonheur d'exemples analogues : « Vous
donnez un bon coup de dent dans une belle pèche rouge, sucrée, fondante ; toutes
les papilles de votre langue dressent leurs houppes nerveuses pour s'imprégner du
suc exquis de la chair rose et juteuse, et vous avez une sensation de saveur, etc. •
{Les philosophes classiques du XIX" siècle en France, 5« éd., p. 241 sqq.)
1
DE TIUCY IDEOLOGIE, GRAMMAUUEN ET LOCICIEX 317
vous nous représenter la force vitale que comme le résultat d'at-
tractions et de combinaisons chimiques, donnant naissance,
pour un temps, à un ordre de faits particuliers, mais rentrant
l)ientôt sous lempire des Ibis plus générales, qui sont celles de
la matière inorganisée; nous ne savons pas en quoi elle consiste.
Nous ignorons la nature du mouvement opéré dans les nerfs et
suivi d'une perception, la manière dont s'exécutent les mouve-
ments que produit la force vitale (cli. xii). La seule chose utile,
c'est d'étudier ce qui est, pour le connaître et en tirer le paiti le
plus avantageux, sans s'engager dans la recherche des causes et
des origines, source inépuisable d'égarements et d'erieurs ( ch. m).
Nous avons vu que, de propos délibéré, D. de ïracy s'était
limité à l'idéologie rationnelle, sans renoncer toutefois à l'éclai-
rer par les indications de la physiologie. Il conserve la même
position dans son nouvel ouvrage : l'idéologie est pour lui une
partie de la zoologie et son livre montrera que l'étude de l'idéo-
logie consiste tout entière en observations et n'a rien de plus
mystérieux ni de plus nébuleux que les autres parties de l'iiistoire
naturelle. Sans doute il regrette de ne pas l'avoir liée plus inti-
mement à la physiologie, mais aucune de ses explications n'est
en contradiction avec les lumières positives fournies par l'obser-
vation scrupuleuse de nos organes et de leurs fonctions (I). Il
attend tout des physiologistes philosophes, spécialement de
Cabanis, pour les i)rogrès de l'idéologie. En outre tous les
hommes commencent par l'idiotisme enfantin, finissent par la
démence sénile et ont dans l'intervalle plus ou moins de manie
délirante, suivant le degré de perturbation de leurs opérations
intellectuelles les plus profondément habituelles : les études
pathologiques feront donc avancer l'idéologie et Pinel, en expli-
(1) Quelques notions sur Ir-s nerfs (ch. ii), dont les mouvements sont l'occasion des
sensations internes on externes, résument l'enseig'nemcnt donné dans la classe d'his-
toire naturelle ; des observations ^réuéraies sur les rapports de la physiologie et de
l'idéoloù'ie, de la faculté de nous mouvoir et de la fiiculté de sentir (ch. xi, xii, xiii)
montrent clairement qu'il connaît fort bien les résultats auxquels étaient arrivés les
physioloi-'istes contemporains et qu'il comprend parfaitement combien il est néces-
saire, pour réussir d ms ces recherches, de considérer notre individu tout entier et
dans son ensemble (ch. xn). En outre comme il pense que toutes nos opérations
Intellectuelles, nos perceptions sont des effets de mouvements qui s'opèrent dans nos
or','anes (27'j) ; il confirme, par l'examen physiolog-ique de la manière dont s'opèrent
nos sensations, la conjecture d'après laquelle nous apercevons, la première, l'étendue
de notre propre corps (174). Il croit qu'on pourrait essayer d'expliquer, par les cir-
constances de notre organisation, la mémoire (803) et certains faits qui indiqueraient
qu'il n'est pas de l'essence de la sensation de faire connaître il'où elle vient ni pi.r
ou elle vient (46).
PiCAVET. 2.-2
338 L'IDEOtOGIE RATIONNELLE
quant comment les fous déraisonnent, apprend aux sages com-
ment ils pensent.
Si D. de Tracy croit avoir assez fait en établissant sur des
bases solides l'idéologie de l'homme, il souhaite que l'on observe
de nouveau, en les soumettant à un examen rigoureux, les faits
extraordinaires qui suivent immédiatement la naissance de cer-
tains animaux. Draparnaud devrait remplir, à cet égard, les
espérances qu'il a données (302) et traiter de Y idéologie compa-
rée. D. de Tracy s'appuie lui-même sur l'observation des sau-
vages et des paysans des campagnes écartées, des enfants et des
animaux; il voudrait qu'on eût examiné, avec les précautions
nécessaires et les détails suffisants, les enfants rencontrés dans
les forêts (ch. xv), car il serait très curieux de démêler ce que
nos facultés doivent au perfectionnement de notre individu et à
celui de l'espèce, et nous nous connaîtrons d'autant mieux que
nous nous considérerons sous des aspects plus divers (1 ).
Quelle méthode a-t-il suivie dans la partie de l'idéologie qu'il
s'est spécialement réservée ? L'ouvrage montre en lutte deux
hommes d'un esprit absolument différent, un physicien qui ne-
veut que l'observation, un géomètre qui fait trop souvent
appel au raisonnement. Le physicien fait consister l'étude de
l'idéologie tout entière en observations et affirme que c'est la
partie de la physique animale qui exige les plus scrupuleuses
et les plus circonstanciées (311). Comme s'il s'agissait de la
chute de la famée dans le vide et de son ascension dans l'air,
l'idéologiste doit examiner les différentes façons dont les choses
se passent, y découvrir quelques lois r/énérales, c'est-à-dire
quelques manières constantes d'agir. Si les faits se trouvent
toujours tels qu'il devraient être, en supposant ces lois réelles,
on ne s'est pas trompé en les remarquant, on ne les a pas imagi-
nées à plaisir pour forcer les faits à s'y accommoder (284). Tou-
jours il faut partir de ces derniers (6), préférer une théorie fondée
sur des faits positifs à celle qui ne repose que sur un rapport
entre deux idées générales prises pour des êtres réels (16) (2).
3Iais le géomètre voit dans toute science une série de juge-
ments, qui forment une longue chaîne dont tous les anneaux
(1) Voyez les mêmes idées chez Cabanis, ch. m et iv.
(2) ?îous avons signalé des tendances analogues chez Cabanis (ch. m et iv), ce qui
nous a permis de trouver trop rigoureux, dans sa forme générale, le jugement
porté par M. Taine sur la méthode des idéologues.
DE TRACY 1I)K()IaH;1 E, GRAMMAIRIEN ET LOGICIEN 339
sont égaux; aucune n'est par elle-même plus obscure qu'une
autre (1-4) ; tout dépend de l'ordre que l'on sait y mettre, pour
éviter les trop grandes enjambées. Seule entre toutes, la géomé-
trie pure est d'une certitude absolue, parce que seule l'étendue
peut être rigoureusement partagée en parties distinctes. Les
autres sciences ont une certitude proportionnée aux sujets qui,
traités par elles, sont appréciés en parties de l'étendue. Par con-
séquent l'énergie des sentiments, des inclinations, des opinions
ne pouvant jamais, même dans les circonstances les plus l'avo-
rables, être appréciée exactement que par les effets qui les sui-
vent, les recherches sont plus dil'liciles, les résultats moins
rigoureux dans les sciences morales et politiques (21:2). D. de
Tracy mélange d'une façon inégale les deux méthodes, à la façon
d'un Écossais, qui aurait renoncé à la recherche des causes,
mais qui aurait longtemps subi l'influence de Descartes (1). Il a
beaucoup observé comment on pense (3) et il recueille des faits,
sans remonter à leurs causes, qui lui sont inconnues, sans en
tirer des conséquences prématurées (269). Il procède à la fois
par analyse et par synthèse : « Quand nous aurons examiné,
pour ainsi dire, pièce à pièce, toutes les parties de la faculté de
penser, nous les rassemblerons pour les voir agir » (50). A-t-il
cru trouver une loi générale, analogue à celles de l'hydrosta-
tique et de la mécanique, comme celle de tous nos mouvements,
en rapprochant les faits principaux, en les comparant, en exa-
minant les rapports (323), en un mot a-t-il fait une hypothèse,
ou comme il le dit une conjecture, il en demande la justification
aux faits. Plus sont nombreux ceux qu'elle explique, plus on
est près du but, car la perfection de la science serait de Aoir
tous les faits possibles naître d'une seule cause (284). Les faits
sont des conséquences qui rendent toujours plus plausible le
principe ou la loi (378) ; les vérités les plus abstraites ne sont
que des conséquences de l'observation des faits (6). Donc lors-
que beaucoup de faits autorisent une conjecture, on l'admettra,
si elle ne répugne pas à la raison (277), c'est-à-dire si elle
n'implique pas contradiction i299j. On ira plus loin : en rap-
prochant des effets compUqués de l'habitude les observations
sur les propriétés de nos mouvements tant internes qu'externes,
'AixvXQ'i conséquences de ces propriétés dans l'exercice de cha-
(1) D. de Tracy place, dans sa Logique, Descartes au-dessus de Bacon (cf. § 3).
340 L'IDÉOLOGIE RATIONNELLE
cune de nos facultés intellectuelles, on démêlera facilement les
causes prochaines de tous ces effets (291). A défaut de la preuve
de fait, on aura recours à la preuve de raisonnement (-46).
Comme d'ailleurs le raisonnement arrive plus vite que l'obser-
vation à des résultats, D. de Tracy en fera trop souvent un
usage excessif. Il imaginera un ordre de choses tel que les sen-
sations, jugements ou désirs, n'imprimeraient aucune trace
durable en nous (304) ; il affirmera que le premier homme,
vivant isolé, serait resté bien au-dessous du degré de capacité
du sauvage le plus brute, puisqu'il n'aurait eu l'usage d'aucune
langue (317) ; il écrira qu'il a pu y avoir un temps où nous
sentions sans juger (47). Aussi en disant avec raison, que
presque tous les phénomènes idéologiques renferment des cir-
constances si multipliées et si diverses que l'on en porte des
jugements tout diflerents, suivant l'aspect sous lequel on les a
envisagés ; que, pour les connaître réellement, il faut les avoir
considérés sous toutes leurs faces (407) ; que la difficulté est
telle, qu'il faut être fort avancé déjà pour voir en quoi elle
consiste (242), il n'hésitera pas à dire que les faits sont en nous,
les résultats tout près de nous, le tout si clair que l'on a peine à
comprendre comment tant de gens l'ont si fort embrouillé (15) (1).
Après avoir reconnu la nécessité de l'idéologie physiologique,
pathologique, infantile et comparée, il alTinnei'a que, « s'il ne
s'est pas égaré», il a donné unejdée nette de l'instrument uni-
versel de toutes nos découvertes, de ses procédés, de ses effets,
de ses résultats et du principe de toutes nos connaissances, ce
qui n'était peut-être pas encore arrivé. Môme il croira que sa
manière de décomposer la pensée satisfait à l'exphcation de
tous les phénomènes explicables (228).
II
La première section de l'ouvrage, consacrée à la description
des facultés intellectuelles, reproduit, avec plus de précision
encore, certaines idées du grand Mémoire. La faculté de penser
ou de sentir est la faculté d'avoir des idées ou des perceptions,
sensations proprement dites, souvenirs, rapports ou désirs. Elle
(1) « Il suffit d'examiner en détail le mécanisme de nos opérations intellectuelles,
pour voir qu'il n'est pas aussi compliqué qu'on l'avait cru d'abord (p. 3) ».
DE TRACY IDÉOLOGUE, (.RAMA[A1RIEN ET LOGiCIEN Ui
compi'tMid donc quatre facultés élémentaires, sensibilUé propre-
ment dite, mémoire, jugement, volonté. Pour la première, D. de
Tracy, comme Cabanis, tient compte des sensations internes,
colique, nausée, faim, mal de tôte, fatigue, sensation de mou-
vement, etc. La mémoire ne nous apprend ni la cause, ni la
manière dont se produisent les souvenirs, et sans le jugement,
nous ne distinguerions jamais une sensation actuelle d'un sou-
venir. Quant au jugement ou faculté de sentir des rapports, il
suppose deux idées ou groupes d'idées et n'en suppose que
deux (1). La volonté, résultat de rorganisation comme les autres
facultés, nous rend heureux ou malheureux, dirige les mouve-
ments de nos membres, les opérations de notre intelligence, et
se confond, plus que toute autre, avec le moi. Elle est le produit
de nos désirs, et ceux-ci le résultat de nos jugements : le seul
moyen de les régler, c'est-à-dire d'être véritablement moraux,
c'est de porter des jugements justes et vrais (2).
Par ces quatre facultés se forment toutes nos idées ou per-
ceptions composée^. Seul l'acte de la façultcrcle^entir est une
idée simple. Si nous le rapportons à un être hors de nous, l'idée
qui comprend l'action de sentir et celle de juger, est compo-
sée, mais particulière à un seul fait. Le souvenir de celle-ci se
réveille-t-il à l'occasion de plusieurs autres faits semblables ?
elle devient une idée générale, commune aux sensations du
même genre, et dans laquelle n'entre aucune des circonstances
particulières à chacune. Réunir plusieurs idées ou perceptions
élémentaires c'est concraii^p ou former l'idée composée indi-
viduelle d'un être réel, pêche ou fraise. En retrancher les cir-
constances particulières à chacune, c'est abstraire pour former
l'idée composée et générale. Les idées générales sont donc des
manières de classer nos idées sur les individus, partant, de
pures créations de notre esprit, dans lesquelles n'entrent que
des sensations, des souvenirs, des jugements et des désirs.
A nouveau D. de Tracy pose la question soulevée dans
presque tous ses travaux antérieurs. Si nos sensations, souve-
nirs, jugements, désirs, ne sont que des modifications de notre
être, si nos idées composées se forment de ces éléments et sans
(1) La proposition n'a donc que deux termes; le jugement y est prononcé par la
forme indicative ou affirmative qu'on donne au verbe être, et non par ce verbe qui
fait partie de l'attribut. Il n'y a pas de proposition négative, parce que la négation
ne sert qu'à modifier l'attribut.
f2) Cf. Descartes, Di-'>cours de la Méthode, part. 3.
- ;
342 L'IDÉOLOGIE RATIONNELLE
aucune intervention étrangère, comment avons-nous jugé qu'elles
sont occasionnées par des êtres qui ne sont pas nous? Y a-t-il
des corps et comment le savons-nous ? Les sensations internes,
les saveurs, les sons, les impressions visuelles, les sensations
tactiles non accompagnées de mouvement, ne nous apprennent
rien sur notre propre existence. Quand je meus mon bras, j'é-
prouve une sensation de mouvement ; quand le mouvement
cesse par Tefifet d'un obstacle, j'en suis averti. C'est beaucoup,
dit D. de Tracy, mais ce n'est pas assez, comme je l'ai pensé
autrefois en m'avancant trop (1). Ne sachant pas encore que j'ai
un bras ni qu'il y a des corps, je ne suis pas obligé, par ces
changements de manière d'être, de reconnaître que ce qui fait
cesser ma sensation de mouvement est un être étranger. En quel
sens D. de Tracy modi(ie-t-il donc sa doctrine antérieure?
Dabord il fait appel à la volonté. Supposons une sensation de
mouvement accompagnée du désir de l'éprouver : elle cesse tan-
dis que le désir subsiste. J'apprends qu'il y a une existence qui
s'oppose à mon désir : le désir est iiioi, ce qui lui résiste est
hors de moi. Mais D. de ïracy avait soutenu que sans la moti-
lité, nous n'aurions ni volonté, ni jugement. Il ne saurait plus
l'affirmei' sans tomber dans un cercle vicieux. Aussi croit-il que
la sensation, agréable ou désagréable, est unie au jugement par
lequel nous sentons un rapport entre elle et notre faculté de sen-
tir, que le désir irréfléchi de s'agiter, quand on éprouve une vive
douleur, précède ou accompagne le premier de nos mouvements.
Ni D. de Tracy, ni aucun de ceux qui l'ont étudié, n'ont donné
les raisons de ces changements. Après avoir lu Cabanis, on peut
s'en rendre compte : « Cette manière d'envisager les objets, disait
D. de Tracy, nous met sur la voie pour comprendre comment
certaines circonstances de notre organisation, provenant de la
différence des tempéraments, des âges, des maladies, ont tant
d'influencer su nos jugements et nos penchants, pour concevoir
ce que sont les déterminations instinctives ». Or Cabanis (2j fait
sortir les instincts de conservation, de nutrition, etc., de déter-
minations propres aux systèmes nerveux, circulatoires et diges-
tifs, en séparant nettement la conscience et les impressions : on
peut donc vouloir ou avoir des désirs, sans connaître; tirer de la
faculté de sentir, déterminations et idées. D. de Tracy, qui
(1) Cf. ch. V, § 2.
(2) Cf. ch. IV, § 2.
DE TKAC.Y IDEOLOGl E, GRAMMAIRIEN ET LOGICIEN 343
v( demandait à la physiologie de l'éclairer », a mis ses opinions
en accord avec celles de u son maître et ami », et Cabanis s'est
déclaré ensuite pour lui contre Bii-an, parce que ses idées « sur
oe sujet étaient depuis longtemps arrêtées ».
Alors en effet Biran. qui s'était cru et proclamé le disciple de
l). de Tracy u en développant ses premières idées sur le rôle de
ieffort, se plaint amèrement d'avoir été abandonné par son
maître ». Des lettres inédites, des ouvrages imprimés après la
mort de Biran, les œuvres de D. de Tracy, d'Ampère, de Degé-
rando nous font assister à une discussion d'une importance
capitale dans l'histoire de la philosophie. Cabanis est avec D. de
Tracy, Ampère avec Biran, et tous deux changent bien souvent
de théorie; Degérando combat D. de Tracy auquel il joint Biran
et Cabanis. On voit clairement la différence des points de vue
auxquels se placent D. de Tracy et Biran. Le dernier est spiri-
tualiste et substantialiste : il veut passer des faits psychologiques
aux essences et aux causes. D. de Tracy reste idéaliste et phéno-
méniste ou plutôt se place sur le terrain positif et répugne abso-
lument à toute assertion métaphysiqui>. Il a été suivi par Thurol,
Brown, Bain, Spencer, Mill, Taine, Bil)ol, landis que Biran a ins-
piré les éclectiques français (1).
Revenons aux Éléments. Par la sensaliou de mouvement et la
volonté, on sait qu'il y a des corps. La première propriété que
nous leur reconnaissons est la force d'inertie, qui suppose la
mobilité et la force d'impulsion. De ces trois propriétés primor-
diales, D. de Tracy fait dériver, comme autrefois, l'étendue; de
celle-ci l'impénétrabilité, la divisibilité, la forme et la figure (2),
la porosité. Quant à la durée, elle peut appartenir à des êtres
sans étendue, puisqu'elle vient delà seule succession de nos sen-
sations; mais il n'en est pas de même delà durée mesurée ou
du temps, qui vient du mouvement et de l'étendue, et qui, à son
tour, combinée avec l'étendue, sert à mesurer le mouvement.
Avec beaucoup de précision, D. de Tracy montre qu'une quantité
1) Sur 11- conseil de M. Paul Jaiiet, novis avous renvoyij l'exposition de ceUe inté-
ressante discussion à notre Introduction au premier Mémoire de Biran sur l'Habitude.
On peut consulter, pour \oir combien elle a encore d'intérêt, William James, flie
Feeling of effort; Weuouyiei; Psychologie ralionnelle et Critique philosophique
ipassim] ; A Bertrand, la Psychologie de l'effort.
(2) h. de Tracy disting-ue, comme le Pancrace de Molière, la figure de la forme. Kt
qui mieux est, là distinction n'est pas à dédaigner : la forme connue par le tiict est
toujours la même; la fii-'ure est Timpressiou qui produit cette forme sur notre œil, et
varie selon les circonstances et les positions.
3U L'IDÉOLOGIE RATIONNELLE
est mesurable, en proportion des divisions nettes et durables
qu'on peut y introduire. Si l'étendue a éminennnent ces qualités,
la durée, dont les parties transitoires et confuses nous sont ren-
dues sensibles par le mouvement de la terre sur son axe, a pour
unité le jour. Le mouvement, dont les parties sont analogues à
celles de la durée, est représenté par l'étendue, et son énergie,
mesurée par la durée. C'est précisément parce que l'étendue
a des divisions faciles, précises, permanentes, parce qu'elle
peut être représentée fidèlement sur une écbelle plus petite que
nature, que Ton arrive facilement, en géométrie, à la vérité et à
la certitude (1). Aussi les autres sciences atteignent à l'une et à
l'autre, ou emploient le calcul, dans la proportion où les objets
dont elles traitent sont réductibles en inesure de l'étendue. Par
suite, c'est de la nature de l'objet, non de celle des opérations
intellectuelles, que dépend le degré de clarté et de certitude des
difTérentes sciences, mécanique, pbysique, médecine, sciences
morales et politiques. L'analyse de nos facultés intellectuelles
donne des idées plus nettes sur la nature des corps; elle devrait
être l'introduction naturelle de la physique, comme de tous les
genres d'études.
/ Le chapitre xi résume toutes les critiques que D. de Tracy
I avait déjà adressées à Condillac et à ses disciples. Puis l'auteur
examine les effets de la réunion de la faculté de sentir avec celle
de se mouvoir. A la façon de Cabanis, en se montrant assez peu
alfirmalif, il subordonne la faculté de penser à la motilité, et se
représente en nous, non un principe actif et vraiment créateur
d'une force absolument nouvelle, indépendante de toutes celles
qui existent dans le monde, mais une force résultant d'attrac-
tions et de combinaisons chimiques, qui donnent naissance à un
ordre de faits particuliers, pour rentrer bientôt sous l'empire
des lois plus générales qui régissent la matière inorganisée.
Tant qu'elle subsiste, nous vivons, nous nous mouvons et nous
sentons. Nous ignorons comment s'exécutent les mouvements
apparents ou internes qu'elle produit; nous ignorons et la nature
du mouvement que suit la perception, et quelles différences sépa-
rent les mouvements qui précèdent des perceptions ou des sou-
venirs, des désirs ou des jugements différents. A son tour, la
(1) A. Comte, Cours de philosophie positive, 3c leçon : » La maUiématique a pour
objet de déterminer les grandeurs les unes par les autres d'nprès les relations pré-
cises qui existent entre elles ».
DE TRAÇA IDÉOLOGUE, GKVMMAIIIIEN ET LOGICIEN 3'k\
faculté de vouloir agit sur la motilité. Mais les iiiouvemenls qui
entretienneut et renouvellent la vie nous sont complètement
inconnus, et partant, ne sont pas soumis à l'empire de la volonté.
Ceux dont quelquefois nous avons, et quelquefois nous n'avons
pas conscience, sont, dans le dernier cas, indépendants de la
volonté; dans le premier, tantôt ils s'exécutent sans notre inter-
vention, tantôt malgré notre volonté, tantôt ils sont volon-
taires. D'autres mouvements sont toujours volontaires; d'autres
se font toujours malgré nous; d'autres sont toujours impos-
sibles. Enlin ceux qui sont le plus soumis à notre volonté sont
eux-mêmes le produit d'une foule d'autres mouvements internes
qui ont lieu sans (jue nous le voulions, et même sans que nous
le sachions. Ce sont, dit D. de ïracy, les résultats qui s'opèrent
parce que nous le voulons, mais les mouvements qui y pré-
parent s'exécutent d'eux-mêmes. Quant aux facultés intellec-
tuelles, l'influence qu'exerce sur elles la volonté est proportion-
nelle cà l'iulluence qu'elle exerce sur les mouvements qui
produisent perceptions, souvenirs, jugements, désir. Sur ce
point, comme sur la question de savoir si la volonté e^t libre,
1). de Tracy reprend des idées précédemment développées,
tout en s'atlachaut à montrer que nous n'avons tort ni de nous
identifier avec notre volonté, ni d'attacher une extrême impor-
tance à celle des autres ou à leur moi, ni de parler de mérite
ou de démérite, de punitions et de récompenses, « puisque la
volonté influe, médiatement, par le pouvoir qu'elle a d'appli-
(juer notre attention à une perception, de nous faire retrouver
un souvenir, examiner un rapport ».
j-' Les quatre derniers chapitres conqdètent l'hist^oire deja pen-
/ sée avecl'étude des efifets que produitj^^enjTous, la fréquente
répétition des mêmes actes, du perfectionnement graduel des.
facultés intellectuelles dans l'individu et dans l'esprit par celle
des signes. L'habitude est la source de tous nos progrès et de
toutes nos erreurs; les signes, la plus précieuse invention des
hommes. D. de Tracy reproduit, dans un ordre nouveau, et
d'une façon plus précise, les doctrines du Mémoire sur la
Faculté de penser. La loi de l'habitude (1), c'est que plus les
mouvements sont répétés, plus ils deviennent faciles et rapides,
mais moins ils sont perceptibles. Elle s'applique aux sensations,
'D C'est donc ;i Tracy et à Cabanis qu'il faut rapporter l'établissement des lois
de l'habitude, et non à Biran comme le font MM. .lanet et Séailles (p. 378).
346 L IDÉOLOGIE UVTIONNELLE
aux souvenirs, où elle établit cette « liaison des idées, phéno-
mène idéologique si important, dont l'observation a été si juste-
ment vantée, puisqu'elle jette le plus grand jour sur nos
opérations intellectuelles, et qu'il n'est lui-même que la liaison
mécanique ou chimique des mouvements organiques qui pro-
duisent nos idées (1) ». Elle s'applique aux jugements e,t aux
désirs; elle rend compte de plusieurs laits incompréhensibles,
nous fait voir que si un homme, dominé par un désir habituel,
agit, pour le satisfaire, contre les lumières les plus évidentes de
sa raison, c'est que les jugements réfléchis et nettement perçus
sont combattus par d'autres, familiers et inaperçus (2); c'est
qu'il s'exécute en nous, presque sinmltanémenl, une quantité
incroyable d'opérations intellectuellps, dont nous n'avons pas
conscience. Ainsi encore s'expliquent ces déterminations ins-
tinctives que lidéologie comparée étudierait avec tant de pro-
fit (3). Dès le premier jour, une foule de combinaisons se font
chez l'animal, avec la rapidité qu'elles acquièrent en nous par
l'exercice.
De même D. de Tracy montre encore combien le premier
homme, né adulte et organisé comme nous, serait resté, en vivant
isolé, au-dessous du sauvage le plus borné, puisqu'il n'aurait eu
aucune langue et n'aurait pu profiter de l'expérience d'aucun
être semblable à lui. Il indique les avantages des signes en fai-
sant une place plus grande à leur rôle idéologique et en considé-
rant la grammaire, l'idéologie et la logique comme une seule et
môme chose. Distinguant avec raison les signes naturels des
signes artificiels et volontaires, il soutient, comme autrefois, que
nous commençons à penser avant d'avoir les signes artificiels
qui provoqueront, dirigeront et fixeront la marche générale de
l'esprit humain dans ses combinaisons et dans ses recherches.
La question, s'il s'agit des signes naturels, sera ramenée à savoir
si la faculté de sentir peut être séparée de celle dagir. Il conçoit,
dit-il, un état où les mouvements internes qui produisent nos
perceptions auraient lieu sans être accompagnés des mouve-
ments apparents qui les manifestent, où nous penserions sans
(Il D. de Tracy continue Descartes et Malebranche, précède Spencer. Il n'est donc
pas exact de dire comme .M. A. Bertrand (Rev. philos., juillet 1890, p. 8) : <i I). de
Tracy a choisi la voie plus aisée, celle de la psychologie descriptive et déducti%e, et
il s'est trouvé que le siècle s'est engagé dans la voie plus difûcile de la psychologie
physiologique «.
('2) et (3) Cf. les ch. m et iv sur Cabanis,
UE TKACY IDÉOLOGUE, GRAMMAIllIEN ET LOGICIEN 347
signes (1 . Enllii. il voit fort bien que les signes partant de lor-
gane vocal, et s'adressant à l'organe de l'ouïe, sont les plus gén«''-
ralement usités, parce qu'ils sont les plus commodes et les plus
susceptibles de perfection. L'effet le plus important des signes
est de nous aider à combiner les idées élémentaires pour en for-
mer des idées composées et les fixer dans la mémoire, de se
joindre aux mouvements internes qui ébi-anlent très peu le sys-
tème nerveux quand il s'agit de perceplions purement intellec-
tuelles, pour leur donner lénergie de la sensation dont ils sont
cause; de devenir une sorte d'étiquette de l'idée, une formule
que nous nous rappelons facilement, parce qu'elle est sensible
et que nous employons dans des combinaisons nltéiieures,
quoique nous ayons oublié la manière dont elle a été formée.
Le succès des Élémputs d'Idéologie fut aussi grand que celui
des Rapports du physique et du moral (2).
111
Kant était alors célèbre en France : ses travairv, appréciés dès
l'origine à Strasbourg par Muller et ses disciples, avaient attiré
l'attention de Sieyès et de Grégoire, de B. Constant, de Degé-
rando, de Prévost, de François de Neufchàteau et des écrivains
(1) C'est en ce seus que les recherches des psychologues POuteini)oraiiis ont résolu
la i|nestiou. Voyez Kussmaul. les Troubles de la parole; Taine, de l'Intelligence;
Kibot, les Maladies de la Mémoire; Ballet, le Lanr/afje intérieur, etc.
(2) '< Nous croyons, écrit Thurot dans la Décade, que ce livre fera époque dans l'his-
toire de la philosophie française ». D. de Tracy est pour lui le diirne interprète des
sentiments des vrais philosophes et le promoteur de leur doctrine : il réunit une
méthode lumineuse et un ordre parfait, une exposition très claire et très précise
de ce qu'on sait de positif et d'essentiel, à la simplicité et à la fécondité de théories
nouvelles sur Texistence du monde extérieur, sur les propriétés des corps et sur les
signes. Ginçuené y voit une clarté et une méthode analytique qui font disparaître,
de cette science encore nouvelle, tout ce qu'elle pourrait avoir ou de vairue ou d'obscur.
Degérando, qui n'en trouve point exact le système général et combat l'hypothèse
sur l'origine de nos connaissances, y signale un grand nombre d'observations fines
et délicates, un style pur. élégant et facile. Si Prévost de Genève refuse de se ser-
vir, pour l'enseignement, des Eléments, — ce qui n'a rien d'extraonlinnire puisqu'il
avait depuis dix ans arrêté le programme de son cours. — il reconnaît le mérite de
l'auteur et croit que l'ouvrage, qui trace de nouvelles routes, est fait pour exciter
rattention. Testime et lémul ition des hommes qui pensent. Même il signale, parmi
les observations de détail, qui peuvent eu être détachées et exposées à part très
utilement, la théorie de l'habitude « savamment suivie et déduite » par Biran. — Il
faut remarquer cette assertion : pour Prévost, D. de Tracy est le véritable auteur de
Il théorie de l'haljitude. — Enfin le volume venait à peine de paraître que déjà plu-
sieurs professeurs célèbres le prenaient pour texte de leurs leçons, un grand
nombre de jeunes gens, pour sujet de leurs études.
3i8 L'IDÉOLOGIE RATIONNELLE
de la Décade. Mercier, en le vantant emphatiquement, pour
l'opposer à Locke et à Condillac ; Villers, en injuriant la philo-
sophie et la révolution françaises, n'avaient pas réussi à hii
aliéner les sympathies; l'Institut le plaçait fort honorahlement
parmi ceux entre lesquels il choisissait un associé étranger (1).
Quand parut la traduction de Kinker, « un des ouvrages les plus
utiles pour l'avancement de la philosophie rationnelle », D. de
ïracy entreprit d'examiner le kantisme et lut le 7 floréal au X
un Mémoire considérable sur la Métaphysique de Kant (2),
qu'il avait étudiée en outre dans la version latine des écrits de
cet auteur. « En Allemagne, dit-il, on est kantiste comme on est
chrétien, mahométan, brahmaniste, comme on était platonicien,
stoïcien, scotiste, thomiste ou cartésien. En France, il n'y a
aucun chef de secte, on ne suit la bannière de personne, chacun a
ses opinions personnelles et, s'il y a accord sur plusieurs points,
c'est sans qu'on en forme le projet. Quand les Allemands disent
que nous sommes disciples de Condillac, comme ils sont kantistes
ou leibnitziens, ils oublient que Condillac n'a ni dogmatisé, ni
créé un système, ni résolu aucune des questions de psychologie,
de cosmologie et de théologie dont les Allemands composent la
métaphysique; qu'il n'y a peut-être pas un seul de ceux qui,
comme lui, se bornent à examiner nos idées et leurs signes, à
en chercher les propriétés, à en tirer quelques conséquences,
([ui adopte ses principes de grammaire, qui soit pleinement
satisfait de son analyse des facultés intellectuelles ou de ses
théories sur le raisonnement. On ne tient pas compte de ses
décisions, mais de sa méthode. Cette méthode conduit, d'un pas
lent mais sûr, dans toutes les parties des connaissances humaines,
.ceux qui observent scrupuleusement les faits, qui n'en tirent
qu'avec pleine assurance des conséquences, qui ne donnent
jamais à de simples suppositions la consistance des faits, qui ne
lient entre elles que les vérités qui s'enchaînent tout naturelle-
ment et sans lacune, qui avouent leur ignorance et la préfèi'ent
à toute assertion qui n'est que vraisemblable ». C'est cette
méthode, rigoureuse et véritablement scientifique que, sans
l'avoir toujours suivie lui-même dans Vldéolorjie, I). de Tracy
(1) F, PicHvet, la Philosophie de Kant en France de 1778 à 1814.
(2) De la Mé ta phy signe de Kant, « ou observations sur un ouvr.ige intitulé Essai
d'une exposition succincte de la critique de la Raison pure », par J. Kinker, traduit
du hollandais par J. le F. 1801. Ce mémoire, dans le IV<^ volume des Mémoires
de rinstilul national, va de la page S44 à la page COG.
DE Tlî.VCV IDÉOLOGIE, (iJlAMMAIlUEN ET LOGICIEN ;iii)
coinpaiv à la (.loctrine de Kanl. Sans doute, dit-il, dans mi
langage qui rappelle l'éludiant de Strasbourg. Tami de Sieyès el
de Grégoire. Kant est un philosophe très distingué, auteur d'ou-
vrages qui ont contribué au progrès des lumières et à la propa-
gation des idées saines et libérales. Il est très considéré en
Allemagne, où les honnnes les plus habiles se font honneur d'être
ses disciples; mais on ne dit pas qu'il soit un savant observa-
teur. On annonce sa philosophie comme un vaste système ((iii
embrasse la métaphysique, la morale, la politique, toutes les
parties de la philosophie rationnelle, le monde intelligible
comme le monde sensible. Or, on nous avoue, tout en lui recon-
naissant éminemment le talent d'écrire, qu'il y a des obscurités
dans ses ouvrages; n'est-ce pas une forte présomption contre ce
système, dont la solidité semble déjà douteuse en considérant
l'imperfection connue de la science? Sa doctrine, dil-on, est une
rénovation complète de l'esprit humain ; elle doit donc reposer
sur une idéologie plus parfaite que celles qui l'ont précédée et
c'est son idéologie seule qu'il faut étudier et connaître pour en
juger. C'est ce qu'a pensé d'ailleurs Kinker qui explique, de la
pbilosophie de Kant, sa Critique de la raison pare et, dans
celle-ci. surtout sa doctrine idéologique. Or, il considère la sen-
sibilité comme passive, par oi)position à l'tMitendement qui
serait actif, ce qui est le contraire de la vérité. Il parle des objets
sensibles comme de choses extérieures à nous, tout en répétant
que la sensibilité fournit à l'entendement toute la matière de ses
conceptions, sans expliquer qu'il y a des impressions qui viennent
de nos organes intérieurs et des fonctions vitales, comme des
impressions venant des objets extérieurs ; qu'il y a des souvenirs
ou perceptions d'impressions passées. Si les limites et les pro-
priétés de la sensibilité sont mal déterminées ou présentées d'une
façon inexacte et vague, l'entendement est plus mal traité encore.
C'est, dit-on, en omettant la faculté déjuger, qui est pourtant
élémentaire et radicale, la faculté de former des conceptions. Oj-
c'est là l'œuvre, non d'une faculté particulière, mais de plusieurs
facultés distinctes. La raison est dite la faculté de conclure du
général au particulier, ce qui serait, en supposant qu'une telle
faculté pût exister, l'inverse de la raison, puisque c'est toujours
des idées particulières que nous nous élevons aux idées géné-
rales. Toute cette analyse est donc imparfaite et ne peut con-
duire à rien de solide.
350 L'IDÉOLOGIE RATIONNELLE
A coup sûr on peut admettre qu'il n'y aurait ni percei)-
tion, ni connaissance s'il n'y avait des êtres sentants et des
êtres sentis, que la perception et la connaissance seraient
autres si ces êtres étaient eux-mêmes différents, mais non qu'il
y a une connaissance dérivant de Tapplication de ces facultés
aux objets. On dit que la connaissance du mécanisme du moulin
est une chose différente de celle de la matière moulue, et que
toutes deux sont nécessaires pour avoir la connaissance com-
plète de la farine. Soit, mais il y a dans la production de la
farine deux agents nécessaires, le moulin et le grain ; l'un
fournit la matière^ l'autre produit et détermine la forme, mais
cela ne fait pas deux espèces de farine. Le moulin tout seul
ne fait pas plus de la farine pure, que le gi-ain tout seul de
la farine d'expérience. Il faut leur concours pour faire de
la farine réelle.
L'explication de la sensibilité ne fournit que l'application pré-
cise et nette de principes qu'on n'a pas prouvés. On présente
l'espace et le temps comme des formes dont notre cognilion
revêt les phénomènes et non comme des attributs des choses en
elles-mêmes; tandis que notre cognition ne revêt ni les phéno-
mènes ni les choses d'aucune forme, n'impose des lois à rien,
mais observe les choses, remar([ue les phénomènes qu'elles pré-
sentent et reconnaît les lois qu'ils suivent. Voilà à quels résultats
on aboutit, en s'appuyant sur des principes abstraits, et non sur
des faits, et en croyant que les idées générales nous donnent
les moyens de juger des idées particulières !
De même on parle de lois ou de formes de l'entendement
auxquelles doivent toujours se rapporter tous nos jugements
possibles; on affirme que supposer à notre âme la faculté
de lire dans l'avenir est logiquement possible, parce que, consi-
dérant les formes des propositions et des syllogismes comme les
lois et les propriétés de la pensée, on a pris l'écorce pour l'arbre,
égaré l'esprit humain et retardé le moment où il connaîtra ses
véritables procédés (1).
Enfin l'obscurité augmente quand il s'agit de la raison, quand
on parle d'idée généralité, constituée loi et loi universelle de
la raison humaine, quand on parle d'une raison pure qui tire de
son propre fonds des conceptions, des principes indépendants
(1) '< C'est ce que je développerai, ajoute D. de Tracy, et prouverai complètement
d.ins ma Grammaire et ma Logique ».
DE TRACY IDÊOLOr-lE, GKA.MMAIIIIEN ET LO(.ICIEN ;;.M
tU^ la sensibilité et cle reiileiulenienl. JN"est-il pas manifeste
qnil n'y a rien d'inné en nons que nos moyens de connaître (1)^
et que c'est l'ignorance de la façon dont se forment nos idées
générales qui fait croire qu'elles existent dans notre intelli-
gence antérieurement à tout, qui les fait prendre pour des types
innés, comme les classifications que nous en formons pour les
lois qui président à leur naissance? Kt comment prouver, eu
forme, que les trois sciences dont on compose la métapiiysique
sont impossibles et illusoires, que les idées pures de lame, de
l'univers et de Dieu sont indispensables à notre raison pour
remplir sa destination ?
Il n'y a qu'à se féliciter, envoyant tout cela, d'avoir toujours
soutenu que Ykléologie est une chose totalement différente de
la métaphysique. Les Grecs ont été médecins, poètes, orateurs,
artistes, mathématiciens, mais ils n'étaient pas idéologistes, et
l'on sait combien ils étaient métaphysiciens. Aristote, un des plus
beaux génies qui aient honoré l'espèce humaine, n'avait pas assez.
de faits observés pour traiter l'histoire intellectuelle de l'homme.
Il crut que les formes du raisonnement, effets des opérations
intellectuelles, en étaient les causes ; la vraie science de la
pensée, peut-être prête à naître, fut étouffée dans son germe.
Quand Bacon sentit et proclama qu'il fallait refaiie l'esprit
hunidin, il ne put y réussir avec tout son génie. Descartes et
Malebranche ont fait, pour créer la science de l'esprit humain,
des efforts sublimes, mais souvent infructueux, parce qu'ils ont
voulu construire un système dont ils n'auraient pu que préparer
les bases. Les philosophes allemands sont dans le même cas. Ils
sentent, tout en conservant des vestiges, des habitudes et des
préjugés de l'ancienne doctrine de l'école où ils ont été élevés,
qu'il faut étudier l'esprit humain dans ses opérations. Mais ils ne
connaissent pas les observations faites en France, ils ne tiennent
jamais compte de nos organes, des signes du langage, des
méthodes de calcul et prennent l'esprit humain pour un être
abstrait; ils supposent plus qu'ils n'observent, et, ignorant
comment se forment nos idées, croient que les plus générales
sont la source et le principe de tout. Ils ne connaissent pas
même Condillac, car ils ne citent jamais la dernière édition de
ses œuvres. Ils n'ont guère étudié que le Traité des Sensations,
i\.] Lisez comment Laromi^uière expliijue les idiies innées de Descartes et vous
verrez combien cette interprétation est voisine de la doctrine de D, de Tracy.
352 L IDÉOLOGIE RATIONNELLE
recueil de conjectures qu'on aurait grand lorl de prendre
aujourd'liui pour modèle, lis ne recourent ni à la première par-
tie de la Grammaire, ni à VArt de penser, de raisonner, ni à la
Logique, ni à la Langue des calculs, où l'esprit humain est aux
prises avec les instruments qu'il se crée ou dont il se sert
et avec les sujets auxquels il les applique, ni au Traité des
sijstèmes, chef-d'œuvre dans lequel ils se trouveraient complè-
tement réfutés à l'avance. On ne sera jamais idéologiste sans
être physiologiste, et par conséquent physicien et chimiste,
sans être grammairien et algéhriste philosophe (1). C'est en
France seulement qu'on est près de savoir complètement, par
théorie, en quoi et pourquoi on a raison ou tort ; qu'on voit le
plus de méthode dans les livres et dans l'enseignement, de clarté
dans le style, de sûreté dans les vecherches, et qu'on a travaillé
avec le plus de succès en ces derniers temps à perfectionner la
théorie idéologique dont Bacon, Hobbes, Locke et Newton ont
jeté les fondements.
D. de Tracy défendait donc énergiquement, dans ce Mémoire,
la philosophie et la méthode scientifiques ; il opposait aux doc-
trines de Kant ses propres doctrines, non sans indiquer en plus
d'un endroit les points faibles du système adverse: il faisait,
pour l'école empirique, avec autant de talent, sinon avec autant
de succès, ce qu'a fait de nos jours Stuart Mill dans la Philoso-
phie de Haniilton.
Au moment même où D. de Tracy lisait son travail sur Kant,
il trouvait dans lexamen des Mémoires envoyés à l'Institut pour
répondre à la question de l'influence de l'habitude, de nouvelles
raisons de proclamer la supériorité de la philosophie française.
Dans celui de Biran qui réunit tous les suffrages, D. de Tracy
signalait, pour sa lucidité, le chapitre des sens ; pour ses très
bonnes observations celui qui traitait des idées superstitieuses ;
pour ses beaux développements celui où étaient examinés les
dangers que nous font courir l'inexactitude de l'esprit humain et
sa facilité à s'égarer, ainsi que les moyens de s'en garantir. Si
le dernier chapitre, disait-il, est le plus satisfaisant et le plus
lumineux de tout l'ouvrage, c'est que l'auteur a bien trouvé le
fond de son sujet et bien choisi son point de départ.
Pour être idéologiste, disait D. de Tracy, en terminant son
(1) Remarquons ces assertions pour être sûr une fois de plus que les idéologues
unissen la philosophie aux sciences.
t). DE TKACV IDKOLOr.UE. CRAMMAIRIKN ET EOGICIE.N 353
^léiijoii'e sur Kant, il faiil élrè gi'amiiiaiiieii philosoplKi; pour
reniplii- cette dernière condition, il faut connaître plusieurs
langues. Il ajoutait au début de sa Grammaire (1), que c'est
une science immense ; qu'il faudrait se livrer à des recherches
vraiment etl'rayantes. si Ion ne voulait laisser échapper aucune
des vérités granuuaticales. A quelles éludes s'était-il livré pour
composer son ouvrage? Il savait le latin et le grec, peut-être
l'anglais et litalien, mais non l'allemand. Il avait étudié les gram-
maires françaises de Condillac, de Girard, de Devienne; ita-
liennes de Corticelli et de Bencirechi ; allemandes de Gotschedt
et de Junker ; anglaises de Siret et de Mather-Flint ; les ouvrages
de MM. de Port-Royal, dont on ne peut assez admirer les rares
talents et qui ont proclamé que la connaissance de ce qui se
passe dans notre esprit est nécessaire pour comprendre les fon-
dements de la grammaire ; de Dumarsais, le premier des gram-
mairiens ; de Beauzée, de Warburton et de Caylus, de Duclos et
de Court de Gébelin, de l'abbé d' Olive f., de Hnrne-Tooke qui
réduit à sa juste valeur sou compatriote Harris, un moiuent si
vanté ; les excellentes notes que Thurot a jointes à sa traduction
de Harris, qui sont autant de dissertations souvent précieuses et
toujours très supérieures au texte ; le Voyage en Syrie et la Sim-
plification des laiif/aes orientales de l'excellent observateur
Volney. Chez tons ces auteurs il a cherché un certain nombj'e
de renseignements sur le suédois, l'hébreu et les langues orieu-
tales, sur le basque et le péruvien, sur les hiéroglyphes ethi
langue chinoise: mais il ne semble pas avoir connu le remar-
quable ouvrage du président de Brosses sur la Formation méca-
nique des langues. Enfin, un homme de beaucoup d'esprit, son
confrère Laromiguière lui a dit, avec raison, qu'on ne comprend
jamais bien une chose, quand on ne voit pas comment elle a pu
être faite, réflexion fondée sur une profonde connaissance de
nos opérations intellectueUes, qui lui a fait attacher le plus grand
intérêt à éclaircir complètement l'origine du langage et celle de
l'écriture.
M. Ribot, parlant de la grammaire générale de James Mill (-2i,
n, Le l'.l tliermidor an ii, Cabanis écrit à, Riraii : ■■< .Mon iion voisin Trary
\ient de puiilii>r sa linunmaire. J'en trouve l'analvseplus iiiofonde et la marcliepliis
ferme que celle de son Idéologie; eela fait un bel ensemble et t|u:ind il aura fait
sa Lof/igue, ce sera un tout excellent ; il fera époriue dans l'iiisluiie de la sfieni'e
.le rentendemenl ». (Lettres inédites, collection E. Naville.)
il P\ycliolof/ie aiif//((ise, p. (it s<|c[.
IMCAVKT. .)■!
354 L IDÉOLOGIK RATiONNELLt:
remarque qu'une longue exposition de doctrines, Jiieu dépas-
sées depuis lépoquc où écrivit l'auteur, serait inutile; que le
xvm'' siècle traite le langage à la manière de la logique et non do
la psychologie, que les explications données ainsi sont tout au
plus applicables à la famille des langues aryennes. On n'en peut
dire tout à fait autant de celle de D. de Tracy, puisqu'il a con-
sulté plus de documents et suivi une méthode plus compréhen-
sive. Mais il est évident que les progrès considérables de la ])hi-
lologie comparée nous font une obligation de ne parler de cet
ouvrage que dans la mesure nécessaire pour montrer que, en
grammaire comme en psychologie, D. de Tracy fut un novateur,
souvent heureux, et que la philosophie Iraiiraise eût bien fait de
continuer sur ce point, et en bien d'autres, la tradition des idéo-
logues, quitte à la modifier et à la compléter par les découvertes
des philologues, comme par celles des physiologistes (1).
Dans rintioduction, l'auteur, tout en recoimaissantles services
rendus parles anciens, par Poil-Royal, Dumarsais et Condillac,
se montre beaucoup plus sévère pour eux que Cabanis : tous ont
fait la théorie des signes avant d'avoir fixé la théorie des idées.
A lindépendance des anciens, il faut, pour faire de vrais progrès
dans la connaissance de l'homme, joindre la science et la réserve
des modernes : c'est le caractère de l'ère française qui fait pré-
voir un développement de raison et un accroissement de bon-
heur, dont on chercherait en vain à juger par l'exemple des
siècles passés. Aussi D. de Tracy, à qui la suppression de la
seconde classe de l'Institut et des écoles centrales n'a pas fait
perdre confiance, soutient, comme Cabanis, que l'esprit d'ana-
lyse n'est nullement un signe de décadence et d'épuisement du
génie. Il fait remarquer d'ailleurs qu'une analyse n'est complète
que si Ion a accompli avec succès ces deux opérations, décom-
position et recomposition, dont lune est la base, l'autre la
preuve (2). Enfin il croit que sa grammaire aura un avantage
précieux, celui de commencer par le commencement, et de faire
suite à un traité d'idéologie (3).
(1) M. Bain est l'auteur d'une irammaire fort estimée.
(2) Voyez F. Picavet, Introduction au Trailé des scnsalionn do Coudillac.
(3) Des six chapitres qui composent rouvrag-e, U' premier traite de la décom-
position du discours dans quelque langase que ce soit ; le second, de la décom-
position de la proposition dans tous les langages, m is principalement dans le lan-
gajj'c articulé et spécialement dans la langue française; le troisième, des élémeuts
de la proposition dans les langues parlées et spécialement dans la langue française ;
le quatrième, de la syntaxe ; le cinquième, des signes durables de nos idées et spé-
h. DE Tii.u:\ ii)K()LO(;le. grammairien et logicien
.).)J
l.e langage, à rorigiiie, ua de signes que ceu.v qui représeuleut
des impressions composées de plusieurs perceptions, c'est-à-dire
un jugenienl tout entier. Les animaux n'ont que ce langage ;
chaque geste, chaque cri est l'expression simultanée de deux
sensations liées par un acte de même nature que celui de juger.
C'est, disait Tliurot, « un aperçu juste, neuf et heau que celui de
cette dilVérence essentielle (U: la facullt' du langage, dans
riiomme et dans les animaux ». L'essence du discours ou de
toute émission de signes, est d'être composée de propositions ou
d'énonciations de jugements. Primitivement, la proposition est
exprimée par un seul signe : telles sont encore les interjections
dans notre langage articulé (1). Ku décomposant la proposition
on y trou\e, comme pren)ier élémenl, le iio?n qui exprime les
idées ayant une existence propre. Le second, le signe de l'idée
j.elative ou attributive, n'est pas l'adjectif, parce que l'idée expri-
mée par ce dernier doit bien appartenir à un sujet, mais n'est
pas indi(|uée comme lui appartenant actucAlcmeiit. Le mol étant,
eii.itant, exprimant seul l'idée d'existence, peut seul la donner
quand il est uni avec eux. Les verbes, produit de l'union do
étant avec les autres verbes, forment le second élément du dis-
cours (-2).
Au nom et au verbe, foi'ine essentielle de la proposition dans
toute espèce de langage, les langues parlées joignent des signes
accessoires. L'interjection donne, par sa décomposition, les noms
et les verbes, les deux signes élémentaires trouvés par la déconi"
position de la proposition. Au premiei' rang des signes utiles se
placent les adjectifs qui modilient l'idée, tantôt dans sa compré-
hension, tantôt dans son extension. Parmi ces derniers rentrent
les noms de nombre, plusieurs pronoms et les articles. Les pré-
positions dérivent de noms ou dadjectifs; elles lient les noms,
les verbes, les adjectifs avec une idée subordonnée et complé-
mentaire. Devenues syllabes désinentielles, elles forment, dans
certaines langues, les cas des noms ; dans toutes, la basque et la
péruvienne exceptées (3), les personnes, les nondjres, les modes
ci;ilement de l'éciilure proprement dite ; le sixiénifl, delà création d'mic lauijue p-jr-
faite et de raméliorjtiou «te nus langues vulgaires.
'3) A remarquer, pour se rendre compte des recherches « positives » de ces hommes
tu qui l'on ne voit qin' i\v pur.s théoricieas.
;{5G L'IDEOLOGIE RATIONNELLE
et les temps des verbes ; iucorpoj'éus aux mots, elles servent à
constituer les composés et les dérivés des radicaux. Les adverbes
expriment une préposition et son régime; les conjonctions une
proposition entière, mais nayant pas un sens absolu. Toutes
renferment la conjonction (iiu-, qui pourrait être considérée
comme la conjonction unique, de même que être est le seul
verbe. Les adjectifs conjonctifs, appelés d'ordinaire pronoms
relatifs, sont composés de la conjonction que et de Tadjectii'
déterminatif le ou il, dont ils cumulent les fonctions.
La syntaxe, qui enseigne à réunir les signes, étudie la place
([uon leur donne (construction), certaines altérations qu'on leur
fait subir (déclinaisons) et Linvention de certains signes desti-
nés à marquer le rapport des autres entre eux (ponctuation). La
construction est naturelle, quand le signe de Lidéc dont on est
affecté le plus vivement, précède tous les autres ; directe, quand
les signes sont placés de manière à représenter Lenchaînement
des idées, lorsqu'on forme un jugement. Partant, la construc-
tion inverse peut être une construction naturelle, tout en demeu-
j-ant profondément distincte de la construction directe.
IjCS conjugaisons rentrent dans les déclinaisons; les verbes
ont trois modes, adjectif, substantif, attributif. Ce dernier com-
prend l'indicatif, auquel il faut joindre le conditionnel et le sub-
jonctiL Les temps de l'indicatif et du conditionnel se ramènent à
douze, formant deux séries; lune qui a un présent et cinq pas-
sés, l'autre un futur et cinq passés. La piemièi-e a rappoil à
l'existence positive, la seconde à l'existence éventuelle. Les trois
l)remiers temps de chacune \jc suif;, j'ai été ou je fus, j'ai eu
été ou feus, etc., — je serai, j'aurai été, j'aurai eu été — sont
absolus parce qu'ils n'indiquent que leur rapport avec le moment
où l'on i)aile; les trois derniers — j'étais, j'avais été, j'avais
eu été — je serais, j'aurais été, j'aurais eu été — sont i-elalifs,
parce qu'ils expriment, outre leur rapport avec l'acte de la
parole, un rapport de simultanéité avec une autre existence.
Quant au subjonctif, c'est un cas oblique du mode attributif, où
l'existence, subordonnée à une autre, ne doit pas être distinguée
en positive et en éventuelle: il n'a que six temps répondant aux
deux séries précédentes.
Comment, des signes fugitifs et transitoires de nos idées, sont
sortis les signes permanents et durables? En attachant une
ligure peinte ou tracée à chacun des mots du langage parle, on
I). I)K TllACV llMOL()i;iK, (ÎIS AMMMIilKN 1. T I.OCICIKN .'mT
a une (M'i'itiiro liit'r{\i;l\ i)lii([iio"oii s) iultoli(|iit'. Km peignant les
sons distincts (lui composent chaque mot, (»n a mie éciilure syl-
labi(iuo on alpliabétiipie. Dans les deux: cas, on substitue dos
signes dui-abU^s et lixes à des signes transitoires et passagm's.
3Iais réci'ilurc symbolique ne peut indiquer les changements de
la langue parlée et ne peut être interprétée sûrement, quand le
mot s'est perdu. Sil y a (pialie-viiigt mille caractt^res dont les
lettrés cbinois ne connaissent guère plus de ([uinze mille,
le surplus est rindiM-hitlVabie peinture de mots perdus dans
les révolutions de la langue. Si l'on trouve, chez les peuples à
écriture hiérogl\ phiqm\ des connaissances incompatibles avec
ce système d'écriture, qui a pour conséquences l'abrutissement
de la masse du peuple, le manque de progrès chez les lettrés et
de connnnnication avecles étrangers, la perle des connnaissances
et le respect superstitieux de l'antiquité, etc., c'est qu'elles leur
viennent d'un peuple dont le nom et le pays sont encore ignoi'és.
3Iais pour savoir en quoi consiste l'écriture, il faut connaître
la parole. A côté des voix, représentées par les voyelles, et des
articulations figurées i)ar les consonnes, I). de Tracy place trois
autres propriélt's des sons dont les grammairiens ne disent rien:
la dm-ée, le ton, b? timbre. Pi'ononce-t-on la voyelle a, on lui
attribue une certaine dui'ée, on trouve le son plus ou moins bref,
plus ou moins aigu, on distingue une articulation simple dans
nmoui\ modifiée par une aspii-alion très sensible dans Jinrlir.
Si les aspirations sont de vraies articulations ({ui se retrouvent
dans toute voyelle, on reconnaît, par contre, dans la pronon-
ciation d'une consonne une voix ou schéva, véritable e muet
plus bref que les voyelles les plus brèves. Un son ne peut pas
plus exister sans l'articulation, la voix, le ton, la durée, qu'un
corps sans figure, grandeur et pesanteur. Qui prononce a sup-
plée le ton. l'articulation et la durée; qui prononce h supplée
voix, durée et ton. Faute d'avoir remonté jusqu'aux premiers
faits naturels, les grammairiens n'ont compris ni l'origine des
langues, ni celle de l'écriture. En tenant compte de l'analyse
précédente, on explirjue aisément cette dernière par la musique.
D'abord les tons sont en petit nombre, et chacun d'eux est
représenté par un signe, par une note dont on trouve la trace
dans des monuments très anciens. Puis on note la durée des
sons. En solfiant les signes, on y ajoute articulations et voix. De
même qu'on avait inventé les notes pour représenter le ton et la
;}5S
1. !i)K()i.(M;ir: 1{ationm:u.k
(liir(''e, on inventa les consonnes el les voyelles pour figurer
l'articulation et la voix; puis on ajouta des accents pour mar-
quer l'élévation, la quantité, cest-à-dire des signes exclusive-
ment affectés d'abord au son musical. En procédant ainsi, on
trouve que la représentation séparée de chacune des qualités
du son exige, si on ne veut rien laisser à deviner, pour les articu-
lations, vingt consonnes (1); pour les voix, dix-sept voyelles (2);
pour les tons, deux accents qui marquent les extrêmes, aigu
et grave, en laissant sans signe les moyens; pour les durées,
les chiffres I, 2, 3, i, indiquant les temps que chaque son doit
durer de plus que les plus courts ou schêvas. Avec ces qua-
rante-trois signes, on aurait un alphabet à peu près universel. Si
un corps savant reprenait ce travail pour déterminer avec exac-
titude le nombre des articulations, des voix, des tons, des durées
et les signes qui les représenteraient; s'il faisait imprimer plu-
sieurs bons morceaux, prose et vers, avec cet alphabet, la saine
])rononciation et la vérilable prosodie seraient fixées aAec toute
la précision possible. Si l'on imprimait de même différents moi-
ceaux de langues étrangères, en créant au besoin quelques carac-
tères de plus, on aurait un alphabet vraiment complet, une ortho-
graphe réellement digne de ce nom, un monument encyclopé-
dique de l'état actuel de la parole et de sa i-eprésentation fidèle (3\
Serait-il possible d'instituer, après un alphabet universel, une
langue véritablement universelle? Pas plus qu'en 1798, D. de
Tracy ne croit qu'on peut établir une langue universelle pour
l'usage vulgaire ou pour l'usage scientifique, ni qu'elle fût, dans
ce dernier cas, sans inconvénient, puisque, si elle unissait les
savants de tous pays, elle rendrait difficiles leurs conuuunica-
tions avec leurs concitoyens ; ni enfin qu'il soit possible de créer
une langue parfaite. Toutefois, il indique certaines modifications
(1) M, n, gn, ilL h, i\ d, 7, /, z. /. / (aspiration de amour), p, f, /, /.-, /•, .«.■, c/i, li
(héros).
(2) Deux a, paUa et pâté; trois <?, tète.tette, té; trois eu,']Qn ut jeune, beurre et
jeune, je, me, tombe; deux 0, hotte et hôte ; uu /; lui ii; un ou; quatre nasales, nu,
ein, un, on.
(3) C'est à la classe de grammaire et de littérature française, c'est-à-dire à celle
qui redeviendra l'Académie fr;inç ise, que D. de Tracy s'.idresse, avint M. Louis
Havet, <( pour rép ndre et ûxer l:i saine prononciation et lu vr.àe prosodie de notre
langue ». Voyez Louis Havet. la Simpli/icalion de l'orthof/raphe. On peut remar-
quer que les recherches positives, recommandées par D. de Tr 'cy. ont été reprises.
On a essayé de créer l'alphabet anthropologique : Coudereau, liulletin de la Société
d'anlhropolo;)ie, 187o, Wheatstone, Faber ont fabrifpié des machines propres ù
nous faire connaître le mécanisme de la voix humaine.
n DE TRACV ll)i:OI,OGlE. GRAMMUllIKN ET r.Or.ICIE.X .TIO
que clevraieiU subir les langues actuelles pour devenir moins
imparfaites et quil peut tHre intéressant de rapprocher de celles
qu'ont proposées les modernes réformateurs. Il voudrait des
mots composés selon la vraie série des idées ; une syntaxe aussi
simple que possible; une construction pleine et directe; des
subslanlils sans genre, dont les nombres fussent marqués par
des adjectifs, les cas par des prépositions; des adjectifs inva-
riables; un seid verbe, b' verbe être, avec trois modes et douze
temps au mode adjectif; un seul présent au mode substantif; un
présent au mode attributif avec six terminaisons pour marquer
les trois personnes et les deux nombres; la conjonction t/ur,
servant de radical à toutes les conjonctions, et séparable do
l'adjectif dans des adjectifs conjonctifs (1).
Nous avons vu comment Cabanis appréciait le nouvel ouvrage
de son ami. Thurot, qui y consacrait trois articles dans la Drcade,
n'était pas moins enthousiaste. Il le trouve, lui aussi, supérieur,
à plusieurs égards, dVJdt'ohf/ic. Toutes les idées fondamentales,
approfondies, simpliliées et ra|)prochées lui semblent propres à
accélérer et à assurer la marche de l'esprit humain dans sa
carrière indéllnie; des observations \ raies et importantes, anté-
rieurement incomplètes et isolées sur la grammaire, sont liées,
éclaircies et conlirmées par beaucoup d'observations nouvelles,
rattachées à des principes simples et féconds par une méthode
employée avec toute la sagacité imaginable. Et les idées qui lui
appartiennent en propre, en forment incontestablement, selon
Thurot, la partie la plus oiiginale, la plus intéi'essante, la plus
utile et la plus consitlérable. De même Biran, tout en discutant
les théories de Vlilcolor/ie, fait de la (irammaire le texte de ses
méditations, et trouve admirable l'essai sur les signes perma-
nents de nos idées : « Que les érudits de notre Académie des
inscriptions {?," classe;, s'écrie-t-il, viennent encore nous dire
que lidéologie n'est bonne à rien » (2; I Ajoutons que l'ouvrage
soulève plusieurs des questions qu'agitent aujourd'hui les philo-
logues, avec des documents infiniment plus riches, ou les psy-
chologues, en s'appuyant sur une physiologie pour laquelle tout
n'est plus ténèbres, et que la méthode suivie par l'auteur, trop
souvent hypothétique, se rapproche, par moments, de l'obser-
(1) D. de Tracy Ta plus loin que M. Louis Havet, sans négliger comme les auteurs
du Tolapiik le rapport des idées et des mots.
(2; Lettres inédites connnuiiiqiiées par M. N'avilie.
;î(;(( LIDKOLOGIK HATIONNKM.i:
valioii scientifique et positive. Aucun aalre n"eàt été plus propre
à donner aux grammairiens le goût de l'idéologie ; aux philo-
sophes, le goût d'études si utiles pour la connaissance de
J 'homme (d).
L'année même où paraissait sa Grammaire, I). de Tracy se
liait avec Biran, venu à Paris pour l'impression de son Mémoire.
Au printemps de 180-4, il écrit à Fauriel que le tahleau des folies
humaines que Degérando vient de tracer, avec tant de complai-
sance, lui donne la tentation de s'occuper de nouveau de ces
rêveries : « Je vois toujours plus, ajoute-l-il, que c|ui en sait
trois ou quatre en sait mille » 1^:2). A la Ihi de l'année, il donne
une nouvelle édition de Y Idéologie. Il ne faudrait pas le prendre
au mot, quand, dans son Avertissement, il afiirme qu'il n'a que
réimprimé la première. Il y a introduit, a-t-il soin d'ajouter lui-
même, des notes et des éclaircissements qui paraîtront impor-
tants à ceux qui approfondissent le sujet. Thurot, qui présenta
le livre aux lecteui-s de la Décade, y signalait d'heureuses amé-
liorations et la refonte entière du chapitre vu sur l'existence (3i.
D. de Tracy n'a encore rien perdu de sa confiance; il a une
sécurité entière dans la solidité de ses principes. L'existence de
la section d'analyse, dans l'Institut national, et d'une chaire de
grammaire générale, quoiqu'elle ait eu une durée très courte, lui
semhle avoir donné aux esprits une « impulsion prodigieuse et
qui ne s'arrêtera point ». En août 1804, il écrivait à Biran: « Il
se fait en ce moment de helles choses en grammaire générale
exphquée et en grammaire comparée. Le feu sacré ne meurt pas;
(1) Voyez Rihot, PA7/c/io/o,r/('e anglaise, artide sur James Mill, etc. Les travaux de
D. de Tracy oui été continués par Fr. Thurot, dont le neveu a été aussi connu rouinu'
jdiilosoplie que comme philologue ; par CnrdaiUnc. au([uel on a attribué plus d'une
fois des théories qu'il n'avait fait que reprendre chez les ideoloirues. Cf. ch. viii, § i.
(2) Sainte-Beuve, Fauriel, p. 184.
(3) Une note de trois pages, placée à la fin du chapitre iv, montre que n. de
Ti'acy est occupé à rédiger sa Lor/ique, on il doit étabUr que l'idée exprimée par
l'attribut est plus générale que celle dont le sujet est l'expression. Ailleurs, parlant
de l'habitude, il déplore lîi perte de Urai)arnand et constate ([u'nn é]irouvc, en idéo-
logie, ce qu'on a éprou\é en chimie, où les él^'uients les jilus grussiei'S avaient été
seuls d'abord remarqués, tandis que les plus subtils échappaient à rohservation.
Puis dans une note de dix pages, où il cite le Mémoire de Biran sur Vllabllude,
'< un des meilleurs ouvrages ((ui aient jamais été écrits sur ces matières», il établit
la dittérence qui sépare la langue algébrique des autres lanirues et conclut qu'on
ne peut la transporter dans d'autres matières, qu'on ne peut en domjer les pio-
priétés aux autres langues, ni produire, par des formes syllogistiques, le même effet
qu'avec des formules algébriques. Enfin il supprime la longue récapitulation qui
terminait la première édition et la remplace par un E.rfrait raisonné, servant de
table analytique, « plus propre à montrer l'enchaînement des idées et à en faii-e
sentir le faible, si elles étaient mal fondées ou mal sui\ies ».
n. m: tuacv idkoloci i:. cua.mmaikikn i:t i.ocicik.n :ît;i
j'ai dans lidée que dans quelque temps ou sfra étoniK' de
celui-ci; ce ne sera pas la faute de certaines gens ». Et, eu
décembre, il est plus explicite encore. Sil voit peu de choses à
recueillir dans louvrage de Prévtist sur les sir/)}cs, et si le Précis
dldéolofjie de la Boulinière lui fait dire que Vauteur vaut mieux:
que son livre, il annonce « qu'il se fait un bon cours de notre
scienceà Angers et un autre à Resançon. quAndrieux en commence
un à rÉcole polytechnique, que le feu sacré vit loujours (l) ».
Dt's le début de l'an Xill, 1). de Tracy annonce à Hiran qu'il
vient d'achever sa Lor/iquo. « J'ai parcouru, disait-il, tout mon
petit cercle: il se leferme complètement juste, sans que j'y aie
visé, ce qui tendrait à prouver qu'il a été tracé régulièrement (2) ».
La dédicace à Cabanis (3), datée du 1" lloréal (mai ISorJ), est
postérieure de deux mois à une lettre où ce dernier annonce
à Biran, que la troisième classe vient de couronner son Mémoire
sur la décomposition de la pensée, q\\o Laromiguière a publié
ses Paradoxes de Condilhic.
La Làf/ique compte six cent soixante-dix pages et comprend un
Discours préliminaire diO pages), neuf chapitres (p. liOà 52:2),
un Extrait raisonné (p. o:22-o61), enlin un Appendice (p. oGl-
o67), où se trouvent un Sommaire résumé de l'Instauratio
magna et une traduction de la Logique de Hobbes.
Le Discours préliminaire est remarquable à plus d'un titre.
Pour établir que la logique est une scii'uce purement spéculative
et non l'art de raisonner, comme on le dit d'ordinaire (4), D. de
(1) Cf. ch. VII, § 1. Lettres inédites communiquées par .M. Navilte.
(2) Lettres inédites du l»^"" vendémiaire. — N'y a-t-il pas erreur de date, et ne faut-
il pas reculer la lettre de quelques mois, quand D. de Tnicy écrit le 4 août 1804 :
■< Je ne suis pas encore assez content de ce que j'ai déjà lait de ma logique»; sur-
tout si l'on pense (|ue D. de Tracy eut à modifier alors son Idéoloipe, et à en cor-
riger les épreuves? Cependant si Ton considère le cli. viii comme une réponse aux
Pnradores, on pourra admettre qu'il s'agit de l'addition de ce chapitre et non de la
Logique ioot entière.
(3) D. de Tracy a attendu que l'œuvre fût complète pour l'offrir à son ami. Cet
hommage était dû ;i l'homme qui, sous le titre modeste de Rapports du phtisique
et du moral de l'homme, a réellement donné son histoire ; qui a tracé cette histoire
de la manière la plus nette et la plus sage, la plus éloquente et la plus exacte; à
qui tous ceux qui voudront se conformer au précepte sublime fie l'oracle de Del-
phes devront une éternelle reconn;iissance. La lecture des Rapports et. plus encore,
les conversations de Cab:inis, lui ont donné courage et espoir. Ce qu'il ambitionne
le plus, c'est que son ouvrage soit regardé comme une conséquence de celui de
Cabanis; que ce dernier lui-même n'y voie qu'un corollaire des principes qu'il a
exposés. Ainsi serait réalisé le désir de Locke : l'histoire détaillée de notre intelli-
gence serait une portion et une dépendance de la physique humaine.
(4) Barthélémy Saint-Hilaire [Logique d'Aristote, p. 12) a fort bien montré que
la question était une des plus importantes q^ii'on puisse agiter en ces matières.
:]()'2 I.'IDKOLOGIF RATIONMXLK
Tracy faiL une histoire de la logique où, tout en se montrant
sévère dans ses appréciations, il s'efforce d'exposer avec impar-
tialité les doctiines de ses prédécesseurs. La Logifptc d'Aris-
tote a le défaut capital de n'expliquer ni l'action des facultés
intellectuelles sur la formation des idées, ni la génération de
leurs signes, ni les effets elles usages de ces signes; mauvaise
comme art, elle uest point la science de la vérité et de la certi-
tude, qu'elle a fait regarder comme inutile et nuisible. Mais
ou devrait lire la traduction française qu'a donnée de VOr-
ganiim Pli. Canaye en i:iH!». Il serait utile qu'il y eCit une
traduction française de la Lo(/ifjue d'Aristote, généralement
répandue, fréquemment consultée, et D. de Tracy donne d'uliles
conseils à celui qui entreprendrait de la faire bonne et intelli-
gible (1). Lui-même a soigneusement étudié les Catf'gorics, le
di' Interpretatione, \e?, premiors et les seconds Anah/tUjUPs, les
Topiques et les Elcnc/il Sopidstici. Les idéologistes français
« loin d'être des novateurs effrénés, des déserteurs de l'école
d'Aristote, et de tenter, contre son intention, des choses que
ce grand maître a dit être inuliles ou impossibles, sont ses
continuateurs, ses disciples, et, pourrait-on dire, ses exécuteurs
testamentaires » (2). De même I). de Tracy analyse avec soin
Bacon et l'interprète, en plus d'un endroit, tout autrement que
Lasalle. Si Bacon était un grand homme, s'il avait un esprit pro-
digieux, une science immense et un talent admirable, la première
partie de son œuvre (Divination des sciences) est mauvaise et
fondée sur une fausse analyse de nos opérations intellectuelles ;
la seconde [Novum Organum) est plus imparfaite encore ; la
troisième {Histoire naturelle et expérimentale devant servir de
base à la philosophie) n'est qu'un essai tenté dans une voie qui
n'est pas la bonne ; la quatrième [Echelle de V entendement)
nous offre six morceaux d'autant meilleurs que la méthode
prescrite y est moins suivie. De la cinquième [Connaissances
anticipées de la philosophie seconde), nous n'avons que la pré-
face, la sixième [Philosophie seconde) n'est pas commencée (3).
Bien plus, D. de Tracy estime que Descartes, sans connaître
(11 C'est ce qu'a fait M. Barthélémy Saiut-Hilaire pour répondre au programme
de TAcadémie des sciences morales et politiques en 1837.
(2) De même on pourrait soutenir que les psychologues évolutionnistes n'ont fait
que reprendre la méthode et le cadre du nsf. <lj/r,^. .Nous l'avons montré dans nos
conférences aux Hautes-Études pendant Tannée scolaire 1888-1889.
(3) J. de Mâistre a été plus injurieuT pour Bîod, a-t-il été plus séTère?
l). |)K Tli\(.V IDKOl.OCn:. (;IJAMM\11{IK.N KT LOGICIKN 'ACÙ)
Bacon (1 , a écrit les mêmes choses avec inoins d'appareil et
d'ostentation, mais plus clairement \2). Chez Hol)bes,dont D. do
Tracy traduit la Logiqur on en recommandant la lecture atten-
tive, il signale — outre ce qui concerne la formation des idées, les
mots, notes ou signes de nos idées et la perception — l'assertion
suivante qui, à elle seule, deyrait le faire regarder comme le
fondateur de l'Idéologie et h' rénovateur des sciences morales :
« Que les principes de la politique dérivent de la connaissance
des mouvements de lame; et la connaissance des mouvements
de l'àme, i\o la science des sensations et des idées ». Messieurs
de Port-Royal sont à Descartes ce que Hobbes est à Bacon : dans
leur Loijiqup et lein* Granimtiire ghirrale, ils ont ébauché la
théorie des idées et amélioré celle des signes; ils ont prépai'é
Locke, dont l'AV.sy?/ est le premier traité de science logi(fue.
Si Condillac a examiné, avec plus de détail et de scrupule, la
marche de l'esprit humain, dans VEssai sur rorigine des cnn-
Vdissiincps hvniaiiics, s'il a creusé le sujet jusqu'au fond dans
le Traité des sensations et celui des Animaux, sa méthode,
vantée avec raison, n'est que celle de Bacon et de Descartes (3);
sa doctrine idéologique et logique n'a malheureusement pas
été rassemblée dans un seul ouvi'age, ni réunie en un seul sys-
tème d'idées bien enchaînéi^s. Il a eu grand tort de ne pas faire
plus d'attention aux idées du P. Buffier, qui a mérité les éloges
de Voltaire et vu que, si le nom est toujours le sujet de la pro-
position, le verbe en est le véritable attribut; que les autres élé-
ments ne sont que des modihcatifs du nom et du verbe ; que le
sujet contient l'attribut et qu'une série de pro|)ositions n'est
concluante qu'autant et parce que chaque attribut renferme suc-
cessivement celui qui le suit.
Instruits parles efforts de nos devanciers, dit D. de Tracy, qui
(1) Ceci ji'est pas exact.
(2) « Il ri"y a pis. dit-il. \\\w seule rhose utile de la iriandf RiMiovatiou qui ue se
trouve dans les quaraule premières paaos de l'admiraMc iJiscoiirs de- la Mélhude.
Descartes a même de grands mérites de plus que Baron. U a su réduire tout ce qui
constitue la bonne méthode à ces quatre fameux prinoii)es. qui la renferment effec-
tivement tout entière ; il a vu et dit que le premier nbjul de notre examen devait
être les facultés intellectuelles, qui seules nous permettent de connaître tout le
reste ; que la première chose dont nous sommes certains, c'est notre propre exis-
tence, dout nous sommes assurés, parce que nous la sentons. Je penne, donc je
suit, est le mot le plus profond qui ait jamais été dit, et le seul vrai début de
toute siine pliilosoiihie ". Avons-nous eu tort de faire des idéologues les succes-
seurs de Descartes ?
(3) Par là encore, D. de Tracy se rattiche à Desc:irtes. Voyez ce qu'il a dit ile la
méthode de Condillac dans le Mémoire sur /\unt (,§ 2j.
•.m LIDKOLOCIi: P.ATIO.NXKIJ.K
lait ainsi pour la logifiiic cl lidcologie iali(3nnellc, ce que Caba-
nis avait lait pour lidéologie pliysiologiqiie, nous savons que
senf/'r est noire existence tout entièi-e ; que juger n'est que
(lénièler une circonstance dans une ])erception antérieure.
Mais qu'est-ce que cette science logique? Uniquement la niéta-
physiqup; non toutefois l'ancienne, qui est à la nouvelle ce
qii'i'st Taslrologie à l'astronomie, l'alchimie à la chimie. La
\ raie mélaphysiffue ou la lliéorie delà logique est la science
de la formalion de nos idées, de leur expression, de leiu'
combinaison et de leur déduction. Inconnue d'abord, méconnue
ensuite et persécutée enfin, quand on la vue paraître avec éclat
dans les rangs de l'Institut national et dans les chaires des écoles
pul)li([ues, elle a cependant fait des progrès. Il faut achevei' de
la perfeclionner. Avant Condillac, on expliquait la justesse d'un
raisonnement on disant que lesproposilions générales j-enferment
les particulières ; on appelait rallribul, grand terme, et le sujel,
petit terme, tout en aftirmant cependant qu'ils sont égaux tous
deux au moyen. Pour Condillac, les jugements sont des équa-
lions, les raisonnemcnis des séries d'équalions, les idées compa-
rées dans un jugement f'I un raisonnement sont identi([ues (1).
Mais dans un jugement, le sujel comprend l'attribut; dans une
série de jugements, chaque attribut comprend celui qui le suit,
à la façon des boîles dans lesquelles on en trouve une autre plus
petite, dans celle-ci une Iroisième, et ainsi jusqu'à la dernière (2).
Mieux encore, comme cela a heu pour les tuyaux de lunettes
qui, renfeimés les uns dans les autres et tires successivement
de celui qui les recouvrait, le continuent et allongent d'autant le
tuyau, chaque fois que Ion porte un nouveau jugement, en
voyant que l'idée en renfei-me une autre non encore remarquée,
celle-ci devient un nouvel élément, qui s'ajoute à ceux qui com-
posaient déjà la premièi-e et en augmente le nombre.
\ a-t-il vérité et erreur, ou en d'autres termes, pourquoi el
comment sommes-nous silrs de quelque chose? C'est en conli-
nuateur de Descartes que D. de Tracy résout la question. La
nature des jugements explique la justesse des raisonnements,
celle des idées explique la justesse des jugements. Le premier
lait dont nous sommes certains, c'est notre sentiment, affection
(1) Remarquer qu'ici encore, D. de Tracy se sépare de Condillac.
(2) D. de Tracy renvoie pour cet exemple ;ï sou Métnoh'e sia' la faculté de penser
'<■ qui peut être utile à relire ».
h. OK TR.VCV lOKOLOClE, GRAMMVIKIEX RT LOCICIKN .{Go
OU connaissance; sentir étanl pour nous la mémo chose qu'exis-
ter et que penser, le premier jugement que nous pouvons porter
avec assurance, ^< c'est ([ue nous sommes sûrs de c(! que nous
sentons ». Descartes a dit u je pense, donc j'existe ». Il aurait
pu dire : penser et exister sont pour moi une seule et même
chose, et je suis assur.^ d'exister el de penser, par cela seul
qu'actuellement j\ pense. Par cette sublime conception, il a
replacé tout»* la science humaine sur sa véritahL' base, primi-
tive et fondamentale; car le scepliciue le plus déterminé ne
peut douter quil existe « se paraissant à lui-même doutant »,
et c"est la être sûr de son existence el. de chacun de ses
modes (1).
Mais d'où vient que nous nous trompons? Kappelous-uous les
distinctions établies dans Yldcolot/io. Les sensations pures ou
idées simples ne sont susceptibles d'aucune erreur, mais elles
cessent d'être pures pour devenir des idées composées, ({uand
nous y mêlons seulement ridée quelles viennent d'un autre être.
Quant aux idées individuelles el particulières, générahsées ou
abstraites des êtres, de leurs qualités et de leurs modes, elles
sont composées en vertu de jugements. Si nous sommes sûrs de
les sentir telles qu'elles sont, nous ne sommes pas sûrs de la
justesse des jugements qui les composent. Les souvenirs, cer-
tains comme perceptions actuelles, peuvent être faux, si nous
jugeons qu'ils sont la représentation fidèle dune perception
antérieure ; ainsi les idées des êtres, de leurs modes acquièrent
ou perdent plusieurs éléments dans leurs renaissances succes-
sives; de même les jugements, les sensations, les désirs ne se
reproduisent que très imparfaitement dans le souvenir. Dans
nos jugements seuls se trouve la cause de toutes les erreurs et
cependant, comme percei)tions actuelles, ils sont aussi certains
que toutes les autres. Nos désirs, réels en tant que nous les
sentons, deviennent erronés par les jugements qui les fondent
ou s'y mêlent. Donc toutes les perceptions actuelles sont cer-
taines et ne sont susceptibles d'erreur que par leur liaison avec
des perceptions passées ; c'est dans l'imperfection de nos sou-
venirs qu'est la cause de toutes nos erreurs. Certains de ce que
(1) Ou le contesterait à D. Je Tracy comme à Descartes en distinguant l'existence
phénoménale et Texisteuce nouménale , mais D. de Tracy pourrait répondre qu'il
ne s'occupe, à la différence do Descartes, que de la preniifrc II sfiait ainsi en
.iccnrd pcfsqne complet avec les pynlionii'us.
:jGG LIDKOLOCIE RATIONNELLK
nous sentons, nous ne sommes pas toujours sûrs de la liaison de
ce que nous sentons, avec ce que nous avons senti.
Traçons le tableau hypothétique (1) de la génération succes-
sive de nos idées. Si la certitude des perceptions actuelles et
rincertitude de la liaison de ces perceptions avec les perceptions
antérieures explique tous les faits, nous conclurons qu'elles en
sont les deu*x causes, comme nous croyons à rexistence d'une
impulsion première et d'une attraction constante, qui rendent
raison de tous les mouvements célestes. Je commencée ù vivre,
je le sens ; pas d'erreur possible. J'en sens le souvenir, il n'y a
pas d'erreur dans celte deuxième perception. Mais je juge que
c'est la représentation de la première. La possibilité de s'égare)-
commence, non que le jugement soit faux en lui-même, mais
parce que l'idée, qui est le sujet, représente imparfaitement le
premier souvenir. Je découvre, dans l'idée de ma première sen-
sation, l'idée d'être bonne à éprouver: je puis me tromper,
parce que mon premier souvenir n'est pas exactement ma pre-
juière sensation et que je juge, de l'un, ce que je ne jugerais
pas de l'autre. Mais jugeant cette perception .agréable, j'ai le
désir de l'éprouver ; mes membres recommencent à se mouvoii-,
l)uis la sensation cesse connue la première fois. Le souvenir de
cette sensation me reviendra, compliqué de plusieurs idées qui
n'existaient pas quand il est venu la première fois ; il sera
exposé à être plus inlidèlc. La conq)lication se produira même
si je juge de la sensation pendant qu'elle existe encore : de là de
nouvelles occasions d'erreurs. Mais je juge bientôt que la sensa-
tion a cessé, par le pouvoir d'un être autre que moi qui « vou-
lais la prolonger >'. Je connais deux êtres distincts et séparés,
l'un veut, l'autre résiste ; mes idées s'expliquent, en devenant
toutes des idées d'êtres ou de modes, et ma perception actuelle
se lie de plus en plus difticilement à mes perceptions antérieures.
Je m'aperçois que les idées sont, non seulement mes propres
modifications, mais aussi les effets des propriétés d'êtres indé-
pendants; j'estime qu'elles doivent, pour être justes, être con-
formes à l'existence de ces êtres et non uniquement liées entre
elles. A tort, toutefois ; car les rapports resteraient les mêmes,
quand les modifications viendraient, sans cause étrangère, de
notre vertu sentante. Mais on ne peut supposer que la môme
(l) Nous ri'trninons enrorc ici k' géoniètiv à la pUire du ithysioieii. Cf. ); 1.
D. DE TRACV ll)tOL()(;i E, GR\.MMA(RIEN ET LOGICIEN :\(i1
vertu soiilante veuille et résiste: s'il en existe seulement deux;
en même temps, elles ne peuvent ni se dénier l'existence ni la
refuser aux êtres qui obéissent à l'une et résistent à l'autre. Il
faut donc admettre l'existence réelle d'êtres causes de nos per-
ceptions. Ce ([ui nempéche pas que nos perceptions ne soient
tout pour nous ; qu'elles ne soient justes, si elles s'enchaînent
bien, puisque, naissant les unes des antres, les dernières ne
sauraient être^lus erronées (jue les i)reiniéres, si nous n'avons
vu, dans celles-ci, que ce qui y est réellement (1) ; enfin qu'elles
soient en ce cas conformes à l'existence réelle de ces êtres,
puisque les premières, venant directement des êtres ([ui les
causent, constituent pom- nous leur existence, et que les autres
n'en sont que développements et conséquences. Mais nos idées
se compliquent et il est plus difficile que les souvenirs soient
exacts. La difliculté est plus grande encore, par suite de «la
transformation des idées en générales ou abstraites, de l'usage
des signes, de la liaison des idées et de la fréquente répétition
des mêmes actes intellectuels. Elle croît avec l'étendue, le
nombre, la linesse de nos idées, et constitue la cause suffisante
de toutes nos erreurs. Elle explique les effets qui résultent des
différents états de nos individus, car le sentiment habituel de
l'action vitale modifie les idé«'s selon les temps, et change les
jugements en altérant les souvenirs. Elle ex[)lique laltération
que produisent, dans nos jugements, la difïérence des tempéra-
ments, des sexes, des âges, de l'état de santé et de l'état de
maladie, des diverses maladies (2). Partaiit, pour avoir l'esprit
juste et le jugement sain, il faut être dun naturel peu mobile ou
doué de la force de réflexion qui sépare exactement, de l'idée
dont on juge, les impressions qui y sont étrangères. lùi outre,
nos perceptions premières et simples étant sûres, peu nom-
breuses, ayant pour tous les mêmes rapports entre elles et
composant toutes les autres, qui sont justes quand nous n'avons
vu dans les premières que ce qui est, il y a poui- l'espèce une
raison f/énérale, un sens commun et universel.
Donc, nous raisonnons avec des mots, sur des idées faites pai*
des jugements et d'après des souvenirs: pour bien raisonner^
les formes n'importent pas ; mais il faut faire la description de
(1) On peut encore comparer ici la théorie de D. de Traey à celle de Descarlej
sur les natures premières.
^2) D. de Tracy s'inspire de Caijaiiis et le rompli",'tc. Cf. cii. iv.
368 LIDEOI.OGIE RATIONNELLE
l'idée, si sa couipiéhension et par suite la valeur de son signe
deviennent confuses et vagues, c'est-à-dire ne considérer atten-
tivement que ce dont on parle et le représenter exactement. Ainsi
les deux premières parties des anciennes logiques se trouvent
étendues, la troisième, anéantie, la quatrième ne fournit quun
principe incomplet. Toutefois les logiciens ont été habiles et
utiles. Seuls n'ont jamais été bons à rien, les métaphysiciens
qui ont dogmatisé témérairement, sur les abstractions les plus
complexes et sur la nature de l'être pensant qu'ils ne connais-
saient pas, sans étudier ni la génération de nos idées, ni nos opé-
i-alions intellectueUes. Et il y a peu de logiciens, d'idéologistes,
de grammairiens philosophes qui n'aient à se reprocher d'avoir
été quelquefois métaphysiciens !
Nous avons indiqué un passage où D. de Tracy semblait
critiquer Laromiguière et sa théorie de l'attention; le cha-
pitre xu de la Logique^ où il dit que son ouvrage esl terminé,
mais où il selforce cependant, d'assez mauvaise grâce d'ailleurs,
de trouver les nouvelles raisons ([u'on voudrait encore pour
appuyer ses principes, paraît une ré|)onse (1; aux Paradoxea^^.
Le dernier chapitre est un résumé des trois parties qui compo-
sent la science logicjue et un programme de ce qui doit suivre-
Le début rappelle les premières pages du Discours de la mcthodo.
aux(juelles elles ne sont inférieures que parce qu'elles sont de JSO.'i
et non de 1G37. Tracy, conduit a l'idéologie par les sciences,
n'a jamais songé à séparer l'une des autres; il a lente, après
dAlembert, avant A. Comte, de donner une classification et
une hiérarchie des sciences où tout n'est pas à mépriser; enfin
il a invoqué, pour justitier ses recherches idéologiques, les rai-
sons que produisent aujourd'hui ceux qui veulent maintenir
1) Ce uest pas uniquement aux l 'ui'ado.res l'I à Laromiiruii re qu'il répond :
peut-être s'agit-il aussi (Jobjertions de Birau et de Cabanis. « Je dois remercier
l'ucore mes jutres, dit-il en terminant le chapitre, de m'avoir, pour ainsi dire, forcé
de rendre mes raisons aussi convaincantes qu'elles pouvaient l'être ".
(2) Successivement, il explique que tout est nécessaire daus la niiture, que tout
est contingent pour uous, qui ne connaissons la série entière des causes de rien.
Partant, la marche de notre esjirit est la même eu matière contingente et en matière
nécessaire. Les règles prescrites au\ formes du raisonnement sont inutiles. Tout
sylloirisme se réduit à un sorite, et n'est proljant que jiarce qu'il renferme unsorite.
Calculer, c'est raisonner, mais raisonner n'est pas calculer. 11 n'y a ni addition, ni
soustraction dans le raisonnement, m:iis bien des raisonnements dans l'addition et la
soustraction. Tout raisonnement, y compris les calculs, ne consiste que «lans des
substitutions d'expression, et la cause unique de la justesse de ces substitutions est
toujours l'opération intellectuelle qui consiste à voir que l'idée substituée est renfer-
mée dans la précédente.
I>. DE ÏKVCV IDKOLOGIT, GRAMMAIRIEN ET Ï.OCICIEN :!('.!)
contre A. Comte la légitimité de la iiiétapliNsiquc. Rien n'est
plus propiv à l'aire connaître, sous son meilleur jour, un
philosophe dont on tient trop peu de compte eu notre pays.
Toutes les sciences, même les plus exactes dans leur marche
elles mieux ordonnées dans leur ensemble, lui parurent laisser
l)lusieurs inconnues en arrière de leurs premiers principes. La
science des quantités abstraites ne dit ni comment nous formons
ridée de nombre, ni comment nous avons des idées abstraites;
la géométrie n'apprend ni comment nous connaissons l'étendue,
ni iMi quoi consiste cette propriété, ni pourquoi seule elle
donne lieu à une science particulière, qui inlUie sur toutes les
autres. La physique, science positive des propriétés des êtres
qui tombent sous nos sens et des lois qui les régissent, ne dit
point comment ces propriétés dérivent et procèdent les unes
des autres et comment elles dérivent pour nous de nos moyens
de connaître, comment elles dépendent de l'étendue, ([uelles
relations elles ont avec la durée et la quantité. L'histoire natu-
relle n'explique ni en quoi consiste l'existence des êtres, ni ce
qu'elle est, relativement à eux et à nous; ni quelles sontles con-
séquences intellectuelles de la sensibilité, dans les diverses
espèces, et notamment dans la nôtre.
Comme ces sciences griKh-ales, les sciences spéciales, moins
sûres encore dans leurs procédés, plus incohérentes entre elles,
sont dénuées des notions premières sur lesquelles elles devraient
sappnyer. L'économie politique n'indique ni l'origine ni la na-
ture de nos besoins, ni les droits que nous donnent nos besoins,
ui les devoirs que nous impose l'exercice de notre puissance
d'agir. La morale est encore moins méthodique, puisqu'on dispute
sur son but et ses principes. La législation, dérivée de la mo-
rale et de l'économie politique, et comprenant la science du
gouvernement et celle de l'éducation, est à plus forte j-aison sans
fondement fixe. La logique, qui prétend diriger les sciences
spéciales ou générales, a été bornée à l'art de tii-er des consé-
quences et laisse de côté l'art de poser des principes. La gram-
maire nous apprend, peu ou mal, comment nous avons des
signes pour nos idées, et quels en sontles avantages et les incon-
vénients : elle manque donc aussi de principes fondamentaux.
« Le magnifique édifice de nos connaissances, qui d'abord me
présentait une façade si imposante, dit D. de Tracy, manquait
ainsi par sa base, et repose sur un sable toujours mouvant.
PiCAVET. 24
370 L'IDÉOLOGIE RATIONNELLE
Cette triste vérité, qui me pénétrait de chagrin et de crainte, m'a
prouvé que la grande rénovation, tant demandée et non exécutée
par Bacon, n'avait eu lieu que superficiellement, que toutes les
sciences avaient bien pris une marche plus régulière et plus
sage, en partant de certains points donnés ou convenus ; mais
que toutes avaient besoin d'un commencement qui ne se trou-
vait nulle part ». C'est ce besoin que l'on voulait satisfaire par
la philosophie première ; mais la philosophie première n'est pas
une science positive et expresse, dogmatisant sur telle espèce
d'êtres en particulier, ou sur tels effets de leur existence à tous
et de leurs rapports entre eux ; elle doit consister dans l'étude
de nos moyens de connaître. Cultivée antérieurement par des
hommes de haute valeur, elle avait fait déjà de grands progrès ;
mais encore désignée par la dénomination complexe CCanalijse
des sensations et des idées, elle n"était pas identifiée à la partie
scientifique de la Logique, encore moins à la philosophie pre-
mière. « Quand je proposais, ajoute D. de Tracy qui nous fait
assister au travail de sa pensée, de l'appeler idéologie, mot qui
n'était que la traduction abrégée de la phrase par laquelle on la
désignait, il sembla que je voulais lui donner un autre caractère ;
je ne prévoyais pas moi-même où cette étude me conduirait.
Placé par Bacon en présence de l'objet à examiner, je mis à
néant tout ce que d'autres y avaient vu ou cru voir avant moi ;
je considérai sans prévention antérieure, sans parti pris, la masse
entière de mes idées et je démêlai bientôt, dans leur compo-
sition, le retour continuel d'un petit nombre d'opérations intel-
lectuelles, toujours les mômes, qui ne sont que des variétés de
celle de sentir ».
D. de Tracy rappelle alors les idées maîtresses de son Idéolo-
gie,les quatre opérations élémentaires, sentir (1), se ressouvenir,
juger et vouloir; l'existence, ramenée à la faculté de sentir, la
sensation de mouvement, seule capable de nous faire connaître
qu'il y a d'autres êtres. « On n"a pas fait, dit-il, en homme qui est
absolument sûr de posséder la vérité, assez d'attention à ces
bases fondamentales de mon ouvrage et de toute philosophie ;
on a accueilli avec indulgence, et même avec approbation,
(1) '< Je vis de plus et plus tard que d'après notre organisatioa les trois autres
opérations suivent celle de sentir «. — N'avons-nous pas eu raison d'expliquei- pai'
rinfluence de Cabanis, le changement de doctrine de D. de Tracy sur la question
d'existence ? (Cf. g 2.)
l). DE TIÎACV iDKOLOCUE, GRAMMViRIEN ET LOGICIEN 371
quelques parties qui ne peuvent avoir de mérite réel que celui
qu'elles tiennent de ces préliminaires. Je crois avoir bien exac-
tement pris dans la nature, bien dégagé de toute opinion hypo-
thétique, de tout principe ar))itraire, ces premières données sur
lesquelles repose toute mon œuvre. On ne saurait trop les exa-
miner, les discuter et les constater, si Ton veut que nos con-
naissances soient enfin fondées sur une base solide et inébran-
lable. Je sens qu'il y a un air de prétention à affirmer que ce
que l'on a dit mérite d'être étudié ; mais ce n'est pas pour moi
({ue je demande cette faveur; c'est pour le sujet que j'ai traité
dans les onze premiers chapitres ; ils renferment tout le vrai de
l'histoire de notre intelligence ».
Puis, après avoir résumé VIdrologie, la Grammaire et la
Logique., Tracy ajoute, en cartésien bien plus qu'en naturaliste :
« Il est bien difficile de s'égarer en suivant la route que j'ai
tenue. J'ai étudié la plume à la main; je ne savais pas la science
quand j'ai commencé i\ l'écrire, puisqu'elle n'existe nulle part;
je n'avais aucun parti pris; j'ignorais où j'arriverais; j'ai observé
notre esprit sans prévention et noté ce que je voyais, sans savoir
où cela me mènerait. Je suis revenu sur mes pas toutes les
fois que j'ai vu que j'étais conduit à l'absurde; j'ai refait jus-
qu'à cinq fois des parties de ma Logique; j'ai toujours trouvé
l'endroit où je m'étais égaré, c'est-à-dire on j'avais mal vu les
faits antérieurs; entin sans supposition, sans inconséquence,
sans lacune, je suis venu à un résultat que je n'avais ni prévu,
ni voulu. Il est plausible, il rend raison de tous les phénomènes,
il est impossible de n'y pas prendre une pleine et entière con-
fiance ».
Combien et avec raison nous sommes plus défiants aujour-
d'hui! Les adversaires des idéologues, en contestant leurs
affirmations, nous ont fait voir que les questions ne sont pas
aussi simples qu'on le pensait alors et nous ont permis de poser,
sinon de résoudre dans leur complexité presque infinie, les pro-
blèmes qu'ils pensaient avoir pour toujours résolus. Et le service
qu'ils nous ont rendu ainsi n'est pas médiocre, si l'on admet que
connaître son ignorance est absolument nécessaire à qui veut
travailler à la science de l'homme comme de l'univers.
Après ce qu'il a fait, D. de Tracy parle de ce qui reste à faire.
L'histoire de notre intelligence, considérée sous le rapport de
ses moyens de connaître, devrait être complétée par l'examen
:m LIDKOLOIUE HÂTION.NKLLE
delà volonté et de ses effets, c'est-à-dire par iélud«^ des dilïé-
rents usages que nous faisons de nos forces, des moyens par
lesquels nous jugeons sainement les sentiments et les passions
qui nous font agir, d'où l'on déduirait les principes de l'art de
bien diriger les unes et les autres. L'économie, la morale, la
législation nous fourniraient les vérital)les éléments de toutes
les parties des sciences morales et politiques, et compléteraient
ainsi l'iiistoire des facultés intellectuelles de l'homme. On l'exa-
minerait alors, appliquant ses moyens de connaître à l'élude des
autres êtres, on observerait comment il découvre leur existence
et leurs pro|)riétés: on trouverait ainsi les éléments de toutes
nos sciences physiques ou abstraites, de la physique, de la géo-
métrie et du calcul. D'abord on montrerait comment, par- la
réaction de notre vertu sentante sur le système musculaire, nous
apprenons l'existence des corps et leurs diverses propriétés ;
ainsi naîtraient les classifications et les descriptions de l'iiistoire
naturelle, les observations et les combinaisons de la physique.
Puis on étudierait l'étendue dans le concret et le positif; on
établirait quelle n'est qu'une relation au mouvement de nos
membres et pourquoi, par suite, elle est si éminemment mesu-
rable et calculable. Alors on pourrait s'enfoncer dans les pro-
fondeurs de cette science, avec la certitude de revenir au grand
jour, quand on le voudrait. Enfin on passerait à la quantité,
propriété ])lus générale encore que l'étendue, et idée la plus
abstraite après celle d'existence. On verrait que la science de la
quantité repose tout entière sur cette convention, que chacun
des différents nombres est à une égale distance de celui qui h;
précède et de celui qui le suit, et que cette distance est toujours
l'unité. On saurait pourquoi elle est si certaine, ses éléments si
nombreux et ses combinaisons si multipliées; pourquoi elle
s'applique à tout, mais mieux à certains sujets qu'à d'autres. On
saurait que cette science, malgré ses langues et ses formes parti-
culières, est soumise à la logique et à la grammaire universeUe :
on ferait une belle introduction à la science du calcul.
De vrais Éléments d'idéologie comprendraient neuf parties dis-
tinctes— idéologie, grammaire et logique ; économie, morale et
gouvernement; physique, géométrie et calcul — toutes également
nécessaires, mais formant bien, par leur réunion, la totalité du
tronc de l'arbre encyclopédique de nos connaissances réelles. On
y joindrait, comme appendice, l'indication des fausses sciences
i^. DE TRAl.Y IDKOUXai:, (.UAMMMIUEN ET EOGICIEN 37;{
qu'anéantit la connaissance de nos moyens de connaître et de
leur légitime emploi: « L'homme marcherait alors avec une
entière sécurité dans toutes les routes qu'il voudrait s'ouvrir ».
Telle est la dernière partie, la plus remarquable selon nous, de
l'h/roiof/ie de D. de ïracy (1).
Pour la deuxième édition des Rapports, D. de Tracy composa
un extrait raisonné servant de table analytique. On peut, en le
lisant et en le rapprochant du texte, se rendre compte de la tom*-
nure diirerente d'esprit des deux chefs de l'école. Cabanis donne
de l'ampleur, de l'éclat même à son exposition ; il revient sur ses
idées pour en déterminer le degré de probabilité et s'occupe plus
de trouver, pour chacune, tout son relief que de la rattacher à
celle qui précède et à celle qui suit. 1). de Tracy, net et précis,
n'emploie que les mots nécessaires, mais il enchaîne fortement
les idées, supprime les nuances et donne à l'ensemble un ton
aftu-matif et un caractère de certitude qu'on chercherait en vain
chez Cabanis {-2^. Avec Biran, Tracy continue ses discussions.
Biran vient à Paris en 1803 et se lie avec Ampère: l'un et l'autre
(Wnent souvent chez D. de Tracy et « disputent sur des questions
de métaphysique » Ci). A Biran, 1). de Tracy envoie un Sup-
(1) Pour iiu'oii eu ait une idi'C tout ii t;iit exacte, il f:iut sisiKiler (luelques pas-
satres que uous u'avous pas eu l'occasion de citer. D. de Tracy, répondant à la cri-
tique que Dei^craiido avait faite de sa théorie sur l;i ciuinaissame du monde exté-
rieur, défend avec vivarilé la pliilosopliie française contre lapliilosopiiie olleriiaiide
et distingue, avec raison, l'érudition de la profondeur. Il y a, dit-il, en partisan
ciinvaineu de li Révolution, et en Iiomme qui n'a pas voulu ■ abindoimer son
p:iys dans la détresse » quoi qu'il pût lui en coûter, un certain iiul)lii' dont je ne
cherche point à capter les suffrages. Et ailleurs, en rappelant que le xviii<' siècle
a commencé en France par le régne de l'Iiypoirisie, et (|uil a fini dil-on par
celui de la dépravation, il ajoute qu'on doit avoir bien de l'incpiiétude pour la fin
du divneuvicme qui doit être abominable. Ce n'est pas toutefois qu'il combatte
direetement, pour sa part « cette vieille métaphysique, qui tondje en ruines et à
l'existence de laquelle tient, plus qu'on ne pense, l'influence des hypocrites ». Ce
qu'il veut surtout, c'est en séparer et en distinguer l'idéologie en la faisant rentrer
dans les sciences positives (p. 261), auxquelles il la joint encore <laiis les exem-
ples qu'il donne pour prouver que la cause prochaine et pratique de toutes nos
erreurs est notre précipitation à juirer (p. 166). Aussi prend-il soin, comme le ferait
.M. ïii\nÂ{Maladies de la mémoire, 12rj), de déclarer (pie, pour tout ce qu'il dit, et dira
jamais de la matière, il est inditTérent de supposer que la matière est animée par
l'effet de son organisation ou par des esprits de dillérents ordres (p. 190).
(2, De Rémusat l'a remarqué avec raison, on se tromperait, si Ton jugeait des Rap-
ports par l'extrait raisonné. Sur les doctrines, Cabanis et D. de Tracy sont à peu
prés d'accord, mais il n'eu est pas ainsi pour leur degré de certitude et leur liaison.
Vn seul exemple : là où Cabanis dit que le cerveau digère en quelque sorte les
impressions, qu'il fait oriraniquement la sécrétion de la pensée, D. de Tracy dit que
■< mille faits nous montrent le cerveau ou centre cérébral, commele digesteur ?[iécial
ou l'organe sécréteur de la pensée ».
(3) En 1806, Biran, sous-préfet depuis le 31 janvier, vient encore à Paris mais y
reste fort peu de temps : il ne va même p.as à Villette où se trouve Cabanis. Il
37/t L IDÉOLOGIK RATIONNELLE
pUinent à sa Logique imprimé, en 1817; il y rapi)elle les con-
clusions de ce dernier ouvrage avant d'applique)-, à l'élude de
noire volonté et de ses effets, sa lliéoiie des causes de la cer-
titude et de l'erreur. Quatorze apliorismes, suivis d'observa-
tions et de corollaires, rappellent tout à la fois Bacon, Des-
cai-tes et Spinoza, mais ne nous apprennent lien de nouveau
sui- sa doctrine. Il n'en est pas de même de la conclusion, dans
laquelle il soutient, -contre d'Alembert et Condorcet, que la
science de la probabilité n'est ni une partie, ni même un sup-
plément de la logique. Dit-on qu'elle nous apprend, en éva-
luant la probabilité d'une opinion, à poiler avec justesse le
jugement que cette opinion est ou n'est pas probable ? mais la
physique nous apprend à affirmer que telle piopriété appartient
à .tel corps; la science de la quantité, que tel nombre est le
résultat de tel calcul, sans qu'elles soient, ni lune ni l'autre,
des parties de la logique. Celle de la probabilité n'est point
privilégiée. Il y a plus; ce n'est point une science, mais une
multitude de portions de sciences, qu'il est Impossible de réunir
sans ton! confondre. Sous ce nom, en efl'et, on comprend
tient ensuite D. de Trary au rournnt de ses travaux et lui annonce, entre autres,
son projet df concourir pour Berlin. D. de Tracy s'était de plus en plus coulirnié
dans ses nouvelles idées, taudis que de plus en plus Biran s'attachait a celles
qu'il croyait avoir puisées (îans le Mémoire sur la fwultvde penser. L'entente deve-
nait dnuc très ilifficile. .Nous n'avons niallieureusenient (ju'une petite partie de la
correspondance échangée entre eux. Le 2G avril 1807, D. de Tracy annonce à Biran
que Cabanis a eu sa première attaque et le félicite d'avoir fondé à Bergerac une
société médicale. Il lui donne le 12 mai des nouvelles de Cabanis, lui conseille, quoi
qui arrive, de faire imprimer son ])récieu\ ouvrage et lui raconte la réieption de
Maury : « Il a ennuyé, dit-il, son monde pendant sept (|uarts d'heure. Picard, qui
lui a répondu en une demi-heure, a dit encore plus de sottises dans ce court espace ;
ce qu'il y a de bon c'est que l'assemblée, même choisie par eux, n'a rien goiUé de
tout cela. Ce qu'il y a de bon, c'est le compte qu'en rend .Mercier; suivant lui Maury
a dit Dominus vobiscum, Picard a répondu en s'inclinaut, et cum spiriiu tua ».
Enfin il lui atinonre Tapparition de Corinne : « 11 y a comme toujours de Tesprit et
des choses de talent, m;iis je crois que c'est inférieur à De/phine. Elle commence;!
être injuriée dans les bons journaux et pourrait être relevée, sur plusieurs points,
dans les autres, s'il y en avait ». En août D. de Tracy se plaint lui-même de
sa santé : « Je suis dans un état physique et moral qui me rend absolument
incapable de tout ; ce n'est pas maladie si l'on veut, mais c'est pis, car cela n'a point
de terme ni de guérison. c'est un état habituel insupportable, c'est moins une
douleur qu'un malaise continu, c'est végéter avec la plus grande peine ». Biran
lui a demandé son avis sur la méthode de Pestalozzi. « J'entrevois, dit-il, qu'il y a
là une idée fondamentale précieuse, sur l'emploi de l'exercice des premiers actes de
rintelligeuce, et je la crois surtout très utile pour l'instruction de ceux qui sont
condamnés à n'en avoir qu'une très bornée >i. Eu novembre il répond à trois lettres
que Biran lui a écrites en septembre : « Cabanis va assez bien, mais il est tombé
malade lui-même, la fièvre tierce l'a travaillé vivement et il est à peine rétabli. En
outre, il a peusé perdre la mère de son gendre « cette adorable femme si nécessaire,
I). DE TRACY Jl>ÉOLOr.lE, GllAMMMlUEN KT LOCIICIKN 375
la recherche de révahialion des données el le calcul ou les
coinhinaisons de ces mêmes données. Le succès de révalualion
des données dépend, si! s'agit de laprobabililé d'une narration,
de la connaissance des circonstances propres au lait, c'est-à-dire
de l'histoire: il dépend de la physique, s'il s'agit de la probabi-
lité d'un événement physique, de la science sociair, de hi nuirale,
de l'idéologie s'il s'agit des résultats d'une instruction, des déli-
bérations dune assemblée. La combinaison des données relève
<le la science de la (pianlité ou du calcul lui-même, puisque la
difticulté ne consiste pas à donner, à l'unité abstraite, une
valeur concrète (|uelconque, et tantôt lune et tantôt l'autre,
mais à connaître toutes les ressources que fournit le calcul pcr-
lectionné pour l'airf. de cette unité et de tous ses multipU-s, les
l'ombinaisons les i)lus compliquées et les enchaînements régu-
liers, sans en perdre le lil. Donc, à aucun point de vue, la science
<le la probabililé n'est une science particulière et dislinch^ dir
toute autre.
Par celle décompn^iiion de la science de la probabilité, 1). de
Tiac\ explique ])our(|uoi ce sont des mathématiciens qui en ont
si iudispeusablf aii\ deu\ fimilles, qui a tUé à toute extréiuitr;. Il a quiliiiie espé-
rance ; mais c'est un triomphe, quand elle a pu prendre une cuillerée de plus de
viande snns la rejetir ■. Hiran lui avait adressé un M. des (îrant^es; il ra invité,
pour le même jour que J.icquemoiit et Lirouiii^uière, qu'il paraissait avoir surtout
envie de voir. 11 a accepté et a écrit ensuite iju'il ne pouvait venir. Laromifruiiie ne
la pas plus vu que D. de Trai-v et ils en sont très fichés. « J'ai vu avec chagrin,
;ijoute-t-il, les canc^ins (pie font les fourneaux de Técole de Périi,'aeux, tenue p:ir un
irrand vicaire; j'ai peur que ce ne soit un chat qu'on jette aux j imbes de celle qui
s'élève; je fais pourtant bien des vœux [)Our son succès, mais les prêtres sont bitMi
jaloux d>- tout le qu'ils ne font pas eux-mêmes, je crois que c'est en partie pour
cela qu'ils détestent to\ite h nouvelle logique ». D. de Tracy rappelle (pie juirer con-
siste, selon lui, à attribuer une idée à une autre ; raisonner, à lier une suite de juge-
ments dans lesquels l'attribut de run devient Tattribut du suivant. Si cela est vrai une
fois, comme vous en convenez, il faut bien, dit-il, que cela le soit toujours. V(Miillcz
bien, ajoute-t-il, ne pas procéder jiar objection et (piestiou, m lis me dire : voilà un
cas où votre jirincipe ne s'ai)plique pas, et je prends l'engagement formel de lever
toujours la difficulté. Avec douleur, il voit ([ue Biran ne Vd pas compris, parce
que c'est une preuve irrécusable qu'il s'est bien mnl expliqué. Et il ajoute un mot
qui paraîtra bien tranchant, unis qu'il se permet parce qu'il est nécessaire : « Vous
me faites trop d'houneur de m'accaler à Goadillac, je ne suis que son élève, mais il
est aussi impossible d'enseigner ma logique avec la sienne qu'avec celle d'Aristote,
parce qu'au fond celle di- Oondillac n'est que celle d'Aristote. Son identité n'est
quuue modilic ition du principe du syllogisme, que deux choses égales à une troi-
sième sont égales entre elles ; tout cela est faux ou le diable m'emporte, ou au
moins est-il bien certain que cela est incompatible avec mes idées ; ainsi on ne ferait
rien qui vaille en les y accolant; si mon principe ne vaut rien, encore il en faut
chercher un autre ; voila la seule conclusion que j'ose afiirmer ". Lettres inédites
communiquées par M. E. N'avilie. Cf. Introduction ;iu premier .Mémoire sur ïllabi-
Inde.
:57G L'lDK()L()(ilE RATIONNELLE
eu ridée; pourquoi ils ont pris des sujets ti données ti'ès simples
et pourquoi ils n'ont guère produit que de savantes niaiseries,
quand ils ont voulu traiter des sujets à données nombreuses,
fines et complexes. Plus ils suivent loin les conséquences, résnl-
lant du petit nombi'e de données qu'ils avaient pu saisir, plus
elles sont devenues diflférontes des conséquences que ces don-
nées auraient produites, réunies à toutes celles, plus importantes
souvent, qu'ils avaient dû négliger, parce qu'ils ne pouvaient ni
les démêler, ni les apprécier. C'est ce qui est arrivé à Condoicet,
pour les décisions des assemblées et les jugements des lii-
bunaux.
Mais il ne faut pas croire qu'on doive renoncer aux grandes
espérances qu'avait fondées Condorcet sur l'emploi du calcul,
en général, et celui de la probabilité en particulier, pour l'avan-
cement des sciences morales. S'il est impossible, en etTel, d'ex-
piimer en nond)re les diverses nuances de nos idées morales et
les cboses relatives à la science sociale, ces choses tiennent à
d'autres qui souvent les i-endent réductibles en quantités calcu-
lables: ainsi les degrés de valeur des choses utiles ou agréables,
(|ui peuvent être représentées par des quantités de poids ou
détendue d'une même cbose, sont calcidables et comparables.
De même nous i)ouvons calculer, par leurs effets, l'énergie et la
durahililè des ressorts secrets qui causent et entretiennent
l'action des organes vitaux. Et il y a une infinité de choses dans
les sciences morales, (jui offrent des ressources semblables et
auxquelles par suite le calcul est applicable. 11 faut prendi'e
d'autant plus de «oin de les distinguer de celles qui, n'en pré-
sentant pas, rendent abusif l'emploi du calcul ou de celles qui,
compliquées invinciblement avec les espèces des' quantités ré-
fractaires, nous conduisent inévitablement à des erreurs
énormes; car, dans l'un et l'autre cas, le calcul nous guide
moins bien que le bon sens, aidé d'une attention suffisante
ou que les instruments ordinaires du raisonnement, c'est-à-dire •
nos langues vulgaires, leurs formes et les mots qui les composent.
De cet opuscule, où nous trouvons des idées si originales et si
peu connues aujourd'hui encore sur l'emploi du calcul dans les
sciences morales (1), nous rapprochons les Principes lor/iqucs
(1) Voyez les recherches de Fechner et celles de ses successeurs sur la psycho-
physique (Ribot, Psychologie aUe7nande), celles de Quétclet, continuées, en d'au-
tres directions, par les criminologistes Lombroso, Garotalo, Tarde, etc.
I). DE TRACY SOCIOI.OC.ISTE ET ÉCONOMISTE îTT
ou Recueil de faits relatifs; à ri/ttellif/encr humaine qui semble
en être contemporain, mais ne fut public, lui non plus, qu'en
1817. D. de Tiacy n'ajoute rien aux idées de ses précédents
ouvrages, mais il marque, avec plus de netteté encore, sa direc-
tion purement scientifique. Il a voulu observer notre sensibilité,
c'est-à-dire les différents modes qui consliluent nos dillérentes
manières d'exister, les conséquences qui en résultent et non
découvrir l'être doué de cette sensibilité, sa natiue, son com-
mencement, sa (In i>ii sa destination ultérieure. Ces dernières
recherches peuvent faire partie de la métaphysique et, connue
le dit fort bien D. de ïracy, ne doivent pas nous occuper tout
d'abord; car, pour connaître les causes de la sensibilité, il faut
connaître la sensibilité, c'est-à-dire étudier les effets par lesquels
elle se manifesie à nous. Avant A. Comte, il veut que l'idéologie
ne soit qu'une parlie et une dépendance de ta physiologie, qui
ne de\rait pas même avoir un nom particulier; et que, doréna-
vant, les physiologistes ne pourront se dispenser de traiter.
Mais il juslilie tout autrement que Comte cette assertion: lorsque
les physiologistes négligent ce point, dit-il, ils rendent toutes
leurs autres explications incomplètes, comme le fait bien voir
l'admirable ouvrage dans lequel Cabanis a r<''eUement posé les
vraies bases de toutes nos connaissances physiques et médicales..
IV
C'est à la composition du Commentaire sur Montesquieu^ que
D. de Tracy consacra les années 1806 et 181)7 (1). Il avait voulu
réfléchir sui- chacun des grands sujets traités par Montesquieu,
pour se foiiner une opinion, l'éclaicir et la fixer en l'écrivant.
Mais bientôt il vit que la collection de ces opinions foimerait un
traité complet de politique, ou science sociale, qui serait bon si
chacune d'elles était juste et si toutes étaient bien enchaînées.
(1) Lui-même nous apprend que l'ouvraije existait depuis 1806; qu'il fut écrit
'1806) à uue i^poque où il uV-tait pas possible de dire précisément quelle serait
la fin du gouvernement impérial, encore qu'il fût aisé de prévoir qu'il ne pourrait
flurer lonïtemps. (Œuvres de Montesquieu, 1828, viii, avertissement et p. 7o, 99,
107). Cabanis écrit de son côté à Biran en avril 1807 : «. M. de Tracy travaille en ce
moment à des rem.irtpies sur un de nos plus grands écrivains qu'on regarde avec
r.iison comme un homme de génie, mais qui, dans l'ouvrage jugé son chef-d'œuvre,
a peut-être avancé bien autant d'erreurs dangereuses que de vérités importantes.
Ce sera un très bel et bon ouvrage ». (Lettres inédites communiquées par M. Naville.)
:{78 L'IDÉOLOGIE RATIOiNNELLK
Mais sll les avait distribuées dans un autie oïdi-e, comme il en
fut tenté en considérant l'énorme avantage que lui donnaient les
iumières acquises pendant les cinquante prodigieuses années
qui séparent les deux ouvrages, il n'aurait pu discuter celles
de Montesquieu et aurait eu moins de chance de voir adopter et
examiner les siennes. D'ailleurs cette forme convient mieux à
l'ordre que doivent suivre les sciences : chaque ouvrage partant
des meilleures opinions acceptées par les contemporains, pour y
ajouter un nouveau degré de justesse ; chaque auteur allant
rigoureusement, comme le veut Condillac, du connu à l'inconnu,
contribuera efficacement aux pi'ogrès de la science sociale, la
plus impoi-tante au bonheur des hommes et celle qu'ils perfec-
tionnent la deinière, parce qu'elle est le résultat et le produit de
toutes les autres (1).
C'est à la raison, éclairée par l'histoire, que s'adressait Mon-
tesquieu pour déterminer les meilleures lois et les meilleurs gou-
vernements ; cest à la raison, appuyée sur l'idéologie, que fait
surtout appel D. de Tracy. Aussi trouve-t-il pleines de choses
■excellentes, les notes et les lettres d'Helvétius à Montesquieu et
à Saurin sur Y Esprit des Lois : à plusieurs reprises, il invoque
son témoignage. Condorcet aussi « le plus grand philosophe de
ces derniers temps », lui vient en aide : sans se montrer aussi
sévère et sans renoncer à le combattre, pas plus qu'il ne con-
sent à être toujours du même avis qu'Helvétius, il insiste « sur
la force de dialectique » avec laquelle il réfute VEsprit des
lois et donne cette critique qui « n'avait jamais été pubUée et
probablement navait pas été faite pour l'être ». Son objet
n'est ni de faire l'apologie de l'érudition de Montesquieu, ni
de se joindre à ceux qui lui reprochent d'avoir mal saisi l'esprit
des lois des temps anciens : il ne s'arrête point aux chapitres
purement historiques. C'est théoriquement, plutôt qu'histo-
riquement, qu'il faut, selon lui, traiter le sujet de la distribution
des pouvoirs sociaux. M3I. Mignet et Taine ont blâmé D. de
Tracy d'avoir négligé Fhisloire qui lui eût fourni des indications
précieuses pour la science sociale aussi bien que pour l'idéo-
logie; mais on aurait mie idée inexacte de la méthode de D. de
Tracy si Ion prenait à la lettre les assertions de M. Tnine (2).
(1) C'est la place qu'occupe la sociologie dans la classificatioa de Comte.
(2) « D. de Ti-acy découvre que Montesquieu s'est tenu trop servilement attaché à
riiistoire et il refait l'ouvrage en construisant la société qui doit élre, au lieu de
1). DE TUACV SOUiOLOC.lSTK ET ÉCONOMISTE 379
Kii ctlVt ce qiio D. de Tracy re{)roclie surtoul à Montesquieu,
c'est d'avoir invoqué des anecdotes douteuses et des historiettes
fausses, d'avoir cru que les lois pernietlaient le vol à Lacédé-
mone, que nous étions assez renseignés sur Rhadaniante pour
le louer de la façon dont il jugeait; d'avoir été chercher, dans
les auteurs les plus suspects ou dans les pays les moins connus,
pour les faire servir de preuves à ses principes ou à ses raison-
nements, une quantité de faits ou minutieux, ou problématiques,
ou mal circonstanciés ; d'avoir décidé, « contrairement à l'avis
formel de Cicéron », qu'il y a des occasions où l'on peut faire
une loi expresse contre un seul homme.
Sans doute, I). de Tracy ne doute pas plus de ses doctrines
sociales que de ses théories idéologiques (1). Sans doute encore
il reproche aux anciens économistes d'avoir été trop métaphysi-
ciens et de n'avoir pas assez ohsei'vé la nature de l'homme ;
il critique même Smith, dont il l'ait le plus grand éloge, et Say,
« l'auteur du meilleur livre d'économie politique qui ait encore
été fait » ; il se llatte d'avoir été plus clair et plus complet que
ses prédécesseurs. Mais il ne faudrait pas plus en cette matière
qu'en d'autres le prendre pour un pur utopiste : la peine de
mort lui paraît tout aussi juste que toute autre; la forme du
gouvernement n'est pas une chose inq)ortante en elle-même et ce
serait une raison assez faible à alléguer en sa faveur que de dire
qu'elle est plus conforme qu'une autre aux vrais principes de la
raison, « car, dit-il excellemment, ce n'est pas de spéculation et
de théorie qu'il s'agit dans les affaires de ce monde, mais de
pratique et de résultats ».
I). de Tracy distingue deux sortes de gouvernements, les gou-
vernements généraux ou nationaux qui ont pour origine la
volonté et pour objet l'intérêt de tous, et les gouvernements
spéciaux qui se prétendent fondés sur des droits et des intérêts
particuliers. Seuls, les premiers ont pour principes la raison ;
seuls, ils peuvent désirer que l'instruction soit saine, forte et
regarder In société qui est ». Voyez ce que uous avons dit cli. vi, diuie assertion
analogue de M. Tiiine à propos de C;ib;ir)is.
(l) '<■ Le résumé d>-s véiités qu'il extrait des douze premiers livres rciiiérme, dit-
il, assez complètement tout ce qui concerne l'organisation de la société et l.i distri-
bution de ses pouvnirs. — On verra, j'ose le croire, ajoute-t-il, avant de passer à la
multitude des sujets divers dont traitent les autres livres, que la manière dont
nous avons considéré la société, son organisation et ses progrès, est un foyer de
lumière qui, jeté au milieu de tous ces objets, en fera disparaître un jour toutes
les obscurités » (233).
380 L'IDÉOLOGIE RATIONNELLE
généralement répandue. Au premier degré de civilisation, à
l'enfance de la société se trouvent la démocratie pure, gouver-
nement de sauvages, et la monarchie pure, gouvernement de
barbares : les esprits sont ignorants ; l'État emploie surtout la
force; la justice n'est que vengeance (1). Puis les lumières
augmentent, les lois deviennent plus modérées, les peines
moins violentes ; l'aristocratie s'organise sous un ou plusicui's
chefs. Enfin les opinions font place à la raison, la religion
à la philosophie : la représentation pure, sous un ou plusieurs
chefs, est le gouvernement parfait qui naît de la volonté géné-
rale et se fonde sur elle, qui a, comme chefs, des serviteurs
des lois; comme lois, des conséquences des besoins naturels ;
comme peines, des empêchements du mal à venir. Dans la cons-
titution qu'il donne comme résultat de ses méditations, D. de
Tracy charge tous les citoyens, sans distinction de naissance,
de fortune, de lumières, de choisir les électeurs qui nomment
les fonctionnaires. Des législateurs nombreux, pouvant être dis-
tribués en section et se renouvelant par parties, veulent, dans
les limites de la constitution ; quelques hommes d'État, consti-
tués en collège, exercent temporairement le pouvoir exécutif en \
agissant pour tous, dans les limites de la loi. Un corps con-
servateur, composé d'hommes mûris par làge et l'expérience,
empêche l'assemblée législative de violer la constitution par ses
lois, le conseil exécutif de violer la loi par ses actes ; il vérifie
les élections et juge les crimes d'Etat, surveille et destitue, au
besoin, les fonctionnaires. Une convention coexistant avec les
autres pouvoirs, peut être chargée de reviser la constitution,
pour lui faire suivre la marche de la société et l'adapter à ses
changements.
« Ce livre écrit, dit Mignet, avec une rare vigueur et une sim-
plicité supérieure, dans lequel la nature et le mécanisme de l'im-
pôt sont exposés surtout d'une manière parfaite, a des mérites
de Tordre le plus élevé ». Le plus grand éloge qu'on puisse en
faire c'est que,. si l'auteur se fût trouvé en possession d'une idéo-
logie moins rudimentaire et mieux constituée, d'une histoire
plus richement et plus sûrement documentée, louvrage n'eût pas >
(1) D. (le Tracy cite les sociétés informes — depuis le uord de rAmérjqiic jusqu'à
la Nigritie et aux lies de la mer du Sud.— Supposez les mêmes recherches appuyées
sur Térudition collective de la Descriptive Sociology, vous aurez les Principes de
sociologie de Spencer.
D. DE TKU:\ SOr.IOLOGISTE ET ECONOMISTE ;?8I
<Mé inférieur en profondeur, peut-être même eiU-il été supéi'ieur
en netteté et en précision, aux heaux livres où Spencer a exposé
ses Principes de sociologie et défendu l'Individu contre l'Etat.
Laissons de côté les théories économistes, qui passent dans le
quatrième volume de VIdéoloc/ie, les passages antéiieurement
cités sur lancienne et la nouvelle France, la déclaralion des
droits et La Fayette, la convention, la constitution de l'an III
et celle de lan VIII, etc. (1). Nous ne saurions passer sous
silence ceux où il exprime ce qu'il pensait de la situation poli-
tique et religieuse, an moment où Napoléon était au faîte de la
puissance, où Cabanis écrivait la Lettre sur les causes; premières.
En homme qui a vu signer le Concordat, modifier l'Institut et
supprimer les écoles centrales, il explique que, dans une monar-
chie héréditaire, le souverain doit appeler à son secours les idées
religieuses, s'assurer des prêtres qui les enseignent, choisir la
religion qui exige le plus la soumission des esprits, proscrit le
plus tout examen, accorde le plus d'autorité à l'exemple, à la
coutume, à la tradition, aux décisions des supérieurs et recom-
mande le plus la foi et la crédulité, en proposant un grand nombre
de dogmes et de mystères. Pour rendre les esprits doux et gais,
légers et superficiels, il doit employer les belles-lettres et les
beaux-arts, même l'érudition et les sciences exactes, qui éloigne-
ront ses sujets des affaires et des recherches philosophi([ues ;
enfin multiplier les rangs, les titres, les préférences, les distinc-
tions, et borner à peu près à l'enseignement religieux l'instruction
de la dernière classe du peuple (p. 47). Au lieu de laisser chacun
jouir pleinement du beau droit de dire et d'écrire tout ce qu'il
pense, il paie des écrivains, fait parler des professeurs, des pré-
dicateurs et des comédiens, donne des livres élémentaires privi-
légiés, fait composer des almanachs et des catéchismes, des ins-
tructions,des pamphlets et des journaux, multiplie les inspections,
les règlements et les censures (70). S'il lui coûte fréquemment
des sacrifices pécuniaires pour réparer le désordre des affaires
dans les familles illustrées qu'il soutient, il a, avec le pouvoir
qu'elles lui conservent, le moyen de se procurer de plus grandes
ressources encore aux dépens des autres (109). Cbef unique d'un
peuple libre, élu pour un temps limité, sans précautions prises,
disposant Hbrement des troupes et de l'argent, il tient seul toute
(1) Cf. ch. V, § 1.
382 L'IDÉOLOGIE RATIONNELLE
la force réelle, il a besoin (Vaffaires et de discordes, de querelles
et de guerres, pour se rendre nécessaire : il n'en manquera pas.
Peut-être il procurera à son pays des succès militaires et des
avantages extérieurs, mais jamais au dedans une félicité tran-
quille. Il deviendra impossible de le déplacer et de le remplacer:
jl gardera toute sa vie le pouvoir, ou ne le perdra que par de
grands malheurs publics. Dès quil est en place pour toute la vie,
il faut se résoudre à vivre dans les convulsions du désordre et à
voir même arriver la dissolution de la société, ou le laisser deve-
nir héréditaire (19:2). Et l'insurrection est un remède si cruel,
qu'un peuple un peu sensé endure bien des maux avant d'y avoir
recours et diffère même assez à s'y déterminer pour que, si les
usurpations du pouvoir sont conduites avec adresse, il prenne
insensiblement les habitudes de la servitude, au point de n'avoir
plus ni le désir, ni la capacité de s'en affranchir par un pareil
moyen (1). Il n'y a, dit encore D. de Tracy, aucune mesure qui
puisse empêcher les usurpations, quand une fois foule la force
active est remise dans une seule main, comme elle Tétait par la
Constitution de l'an VIII. Si d'ailleurs le Sénat conservateur,
recruté d'une façon vicieuse, n'a pu défendre un momentle dépôt
qui lui était conhé, c'est que la liberté est impossible à défendre
dans une nation tellement fatiguée de ses efforts et de ses mal-
heurs, qu'elle préfère même l'esclavage à la plus légère agitation
qui pourrait résulter de la mointlre résistance : les Français se
sont vu enlever, sans le moindre murmure et presque avec plai-
sir, jusqu'à la liberté de la pensée et la hberté individuelle (2).
Enfin, selon I). de Tracy, moins les idées religieuses ont de
force dans un pays, plus on y est vertueux, libre et paisible.
Aucune religion n'appartient à l'ensemble du corps social, puis-
que, étant une relation immédiate et parlicuhère de chaque indi-
vidu avec l'auteur de toutes cboses, elle n'a pu être mise par lui
en commun avec ses concitoyens (3).
ft
(1) « A'ous craignions beaucoup alors, dit D. de Tracy en 1819, (|ue l'oppression
ne durât assez lougtemps pour qu'on s'y accoutumAt ».
(2) « n n'est pas toujours juste, dit-il ailleurs, de résister à une loi injuste, il n'est
pas toujours r.iisonnable de s'opposer actuellement et violemment ;i ce qui est
déraisonûai)le. 11 faut savoir avant tout si la résistance ne fait pas plus de mal ([ue
l'obéissance ».
(3) « Il me paraît assez inutile, dit-il en critiquant Cabanis aussi bien que Montes-
quieu, d'aller chercher ce que l'auteur d'une religion devrait faire pour la faire goû-
ter et pour qu'elle puisse se répandre. J'ose croiie qu'il ne s'en fera plus de nou-
velles, du moins chez les nations policées ».
l). DE TIÎACV SOCIOLOGISTE ET ÉCONOMISTE lUSlt
Un tel livre ne pouvait t'tre publié en France. 1). de Tiacy l'en-
voya à Jelïerson qui le traduisit et le fit enseigner au collège de
Charles-et-Marie : louvrage, imprimé en 1811, devint populaire
en Amérique
Le Commentaire, commele Supplément à la première section,
avait été une préparation au Traité de la volonté et de ses
effets (1). L'auteur semble avoir travaillé à ce dernier ouvrage
avant la mort de Cabanis, et peut-être y avoii- déterminé la place
des pages nombieuses du Commentaire sur le luxe et l'emploi
des richesses, limpot et les dépenses (hi gouvernement, sur la
population et le commerce, l'industrie, l'agriculture et la mon-
naie, etc.. (jni > entrèrent textuellement ou à peu près. Fatigué
peut-être par un travail intellectuel trop prolongé et trop intense,
tourmenté par les souffrances ou la mort de ses amis, D. de Tracy
était découragé par la politique, de moins en moins libérale et de
plus en plus nuisible à la France, du gouvernement impérial.
Remi)laçant Cabanis à FAcadémie française, il disait « que son
âme ('tait accablée de chagrins si cruels qu'elle ne pouvait s'ou-
vrir à aucune autre impression ». Puis après avoir lait l'éloge de
son ami : »• Il est triste, ajoutait-il, que tant d'efforts heureux
pour pei'fectionner la raison et pour améliorer la destinée
humaine soient encore calomniés de nos jours... 11 est affligeant
<[u'un observateur si scrupuleux et si circonspect ait été accusé
de témérité, que M. Cabanis ait vu se renouveler contre lui ces
imputations banales que, dans les siècles d'ignorance, on pro-
digue si impudemment à tous les savants, qu'elles étaient pas-
sées en proverbes ». Et il terminait par un éloge de Napoléon,
([ue l'on comprendra fort bien d'ailleurs, en se rappelant que
Cabanis avait été, par ordre deFempereur, inhumé au Panthéon
et que D. de Tracy avait souhaité ardemment quelques-unes des
réformes réalisées par Napoléon (2).
En novembre 18U9, il quitte Auteuil et s'installe dans la rue
d'Anjou au faubourg Saint-Honoré pour « y achever tristement
sa vie », écrit-il à Biran, à qui il annonce l'envoi des œuvres de
Turgot : « C'est aux hommes comme vous, ajoute-t-il, qu'il fau-
(1) D. de Tracy rafûrmt; paie 107 du Commentaire. Il ne faut donc pas dire
(Miynet), que le Commentaire « avait été pour lui le dernier ouvrage ».
(2j II y parle des prodiçes inouïs qui rendront immortel le rèifne de Napoléon le
Grand; de la poix, du Code ci\il; des miracles ([u'a enfantes la volonté d'un
homme de ïénie Cf. ch. v). L'entrevue d'Erfurth avait eu lieu deux mois auparavant
et Napoléon était alors aussi heureux en Espagne que dans ses autres expéditions.
384 L IDÉOLOGIE RATIONiNELLE
drait du loisir, moi je n'en peux plus rien faire. Si je \uu.s lunai-s,
nous causerions, je vous débaucherais peut-élre de la pure idéo-
logie, pour TOUS entraîner vers ses applications, l'économie et la
morale, et vous l'eriez «ncore bien mieux que larlicle existence
et môme que la formation des richesses, quoiqu'il y ait d'excel-
lentes choses; mais combien on en a aperçu depuis » !
La fin de cette lettre laisse croire que D. de Tracy était revenu
il ses réflexions et à ses recherches sur la morale et l'économie
politique. L'année suivante il travaille à son quatrième volume (1).
C'est peut-être à celle époque qu'il faut placer la lettre où il
demande à Fauriel son avis sur la forme plutôt que sur le fond,
car « il ne craint pas trop que son ami ne trouve pas cela
vrai » (2). Comme dans ses autres ouvrages, D. de Tracy est
absolument convaincu d'avoir trouvé la vérité. Le plus gros
bon sens suffit souveni, selon lui, à lésoudre des difficultés
qui paraissent embarrassantes, quand on n'est pas remonté aux
principes. Aussi après avoir bien éclairé la première partie, il
voit l'obscurité fuir devant lui et tout se débrouille avec facilité.
Si la manière dont il considère la consommation concorde avec
ce qu'il a dit de la production et de la distribution, si elle
répand, en même temps, une grande clarté sur toute la marche
de la société, cet accord et cette lucidité viennent de ce qu'il a
rencontré la vérité (3n Et s'il se refuse à chanter un hymne à la
liberté, le premier de tous les biens de la natuj-e sensible, c'est
(1) p. lijO, c\\. VI, de la Monnaie. «■ CeUe réflexion nous amène directement aux
papiers-mouaaie dont l'Europe est inondée au moment où nous parlons (181C) et
auxquels on a toujours recours, etc. ». Nous savons encore que la lédaction d'jiutres
chapitres est ésalemeut postérieure à la mort de Cabanis. Ainsi il est (piestiou au
ch. IX, qui traite de la multiplication des individus « de l'Espagne et de la malheu-
reuse guerre actuelle » (193). L'addition du nom de Turgot à ceux de Smith et de
Sav, dans des pages du Commentaire qui sont introduites au ch. ii, sur la formation
de nos richesses, semble montrer aussi que ce ch ipitre est postérieur à la lettre du
13 novembre 1809. Enfin ce que dit D. de Tracy de la Russie dont « il ne prétend
faire ni l'éloge ni li satire » (191), nous conduirait peut-être à croire qu'il travaillait
encore à son ouvrage après l'ukase des derniers mois de 1811 (pii ouvrait les ports
de la Russie aux produits coloniaux de l'Angleterre.
(2) Voyez la lettre en entier dans le ch. vu où il est question de Fauriel.
(3) « Cela rappelle, dit-il, l'effet de ces miroirs où les objets se peignent nette-
ment et avec leurs justes proportions, quand on est placé dans leur vrai jioint de
vue; où tout paraît confus et désuni, quand on est placé ou trop prés, ou trop
loin. De même ici, dès que vous reconnaissez que nos facultés sont notre seule
richesse originaire, que notre travail seul produit toutes les autres et que tout tra-
vail, bien dirigé, est productif, tout s'explique avec une facilité admirable; mais
quand vous voulez ne reconnaître pour productif que le travail de la culture ou pla-
cer la source de la richesse dans la consommation, vous ne rencontrez plus en avan-
çant qu'obscurité, confusion et embarras inextricable».
D. DE TllACV SUCIOLOGISTE ET ECO-NOMISTE :i8j
(ju il veut satisfaire et non exciter ramoiii- du bien et du vrai.
La méthode employée unit encore la déduction etTobservalion.
Le fait et le raisonuement prouvent que Tliomme ne peu! jamais
exister isolé, comme ils prouvent que le bonheur de riiomme
est proportionné à la masse de ses lumières, que l'un et l'autre
s'accroissent et peuvent s'accroître indéliniment. L'observation
est, bien souvent encore, remplacée par l'hypothèse construc-
tive. Ainsi, après avoir peint, comme il le dit, une nation
heureusement placée, jouissant de toutes sortes d'avanlages
et en usant l)ien, mais n'ayant qu'une prospérité transitoire,
il a beau dire que le tableau qu'il vient de Iracer de la marche
des sociétés, depuis leur naissance, est frap])ant de vérité;
qu'il n'y a là ni système fait à plaisir, ni théorie établie d'a-
vance, mais un simple pxposé des faits; nous n'y trouvons
qu'une construction idéale de la société, analogue à la cons-
truction idéale de l'individu i)ar Condillac, Bonnet, Bulïoti
et même Descartes, où l'observation a fourni les éléments,
mais non le lien qui les rassemble (1). Toutefois les observations
personnelles et précises sont nombreuses. D. de Tracy a bien
dépeint la France sous son ancien régime et sous son nouveau
gouvernement; les hommes obligés par les troubles à quitter
leurs châteaux et croyant de bonne foi que tout le village allait
manquer d'ouvi'age, sans s'apercevoir que c'étaient leurs fer-
miers et non pas eux qui donnaient la plus grande pai'tie des
salaires, se persuadant sincèrement que, quand môme leurs
paysans se partageraient leurs biens ou les achètejaient à vil
prix, ils n'en seraient que plus misérables. De même, posses-
seur depuis environ quarante ans, de propriétés dans un pays
de grosses fermes, dans un pays de vignobles et dans un pays
de mauvaises métairies, il en a toujours suivi la marche avec
attention et plus encore en vue de l'intérêt général que dans son
intérêt particuliei- ; il a opéré des améliorations sensibles dans
les deux dernières et il est persuadé que, « quand on a ainsi un
champ suffisant d'observations (2), on gagne plus à les appro-
fondir qu'à les étendre ». Avec raison, il veut qu'on discute soi-
gneusement les tables des morts, des naissances, des mariages,
(1) Chacun, dit-il. i»cul reïarder et voir si ce n'est pas ainsi qu'ils se présentent
à lœil non prévenu ; tnais il n'indique ni où il faut regarder, ni ce qu'il faut voir.
(2) Victor Jacquemont, à sa prière, observe ce qui se fait dans les pays du noril
de la France. Cf. cii. vu. § 4.
PiCAVET. 25
386 L'IDÉOLOGIE RATIONNELLE
de la durée moyenne de la vie et de la population totale; car ces
données sont souvent inexactes, et, même exactes, elles doivent
être examinées attentivement et comparées les unes aux autres
avec beaucoup de sagacité, pour fournir des conséquences justes
et non de graves erreurs. D'ailleurs elles n'existent que dans
peu de pays et depuis peu de temps, de sorte qu'en économie
politique comme en astronomie, on doit très peu compter sur
les observations anciennes ou éloignées. Aussi, tout en consta-
tant que les variations de notre nature sensible étant renfermées
dans certaines limites, nous pouvons toujours y appliquer les
considérations tirées de la tbéorie des limites des nombres, il a
soin de faire remarquer « combien le calcul de toutes les quan-
tités morales et économiques est délicat et savant, combien il
est imprudent de vouloir y appliquer indiscrètement l'écbelle
rigoureuse des nombres ». Par suite, il ne craint pas de se refuser
à une « décision bien trancbante qui, traitant la série des inté-
rêts des bommes comme une file de boules divoire, affirmerait
que, quel que soit celui que l'on touche, il n'y a que le dernier-
qui soit mis en jeu ». C'est qu'il présente les choses telles
qu'il les voit et non comme on peut les imaginer; c'est que, si
l'extrême simplicité plaît à l'esprit en le soulageant, elle ne se
trouve que dans les abstractions créées par lui et, même en mé-
canique, il faut avoir égard, pour les corps réels, à beaucoup de
considérations qui n'ont pas lieu tant qu'on ne raisonne que sur
des hgnes et des points mathématiques. Ajoutons enfin que,
plus que jamais, D. de Tracy se place à un point de vue stricte-
ment positif: « On peut supposer indifféremment pour tout ce
qui va suivre, dit-il (p. 13), ou que le moi est l'être abstrait que
nous appelons la sensibilité de l'individu, lequel résulte de son
organisation, ou une monade sans étendue, ou un petit corps
subtil, élhéré, imperceptible, impalpable ».
Quel but s'est-il proposé? Il n'a point voulu faire simplement
un traité d'économie pohtique, mais donner la première partie
d'un Traité de la Volonté, qui en doit avoir deux autres, et n'est
lui-même que la suite d'un Traité de ï Entendement . Il n'est
donc pas entré dans les détails, mais il a pris soin de remonter
à l'origine de nos besoins et de nos moyens, de montrer com-
ment ils naissent de la faculté de vouloir, d'indiquer la relation
des besoins physiques avec les besoins moraux. De là une intro-
duction très générale, qui n'appartient pas plus à l'économie
:
D. DE TlîACV SOCIOLOCISTE ET ÉCONOMISTE 387^
qu'à la morale ou à la législation et qui a pour objet d'expliquer
quelles sont les Idées, sans lesquelles ces trois sciences n'existe-
raient pas, et dont nous somme.s redevables à notre faculté de
vouloir. Et dabord pourquoi cet ouvrage est-il la quatrième par-
tie des Eléments cridéolor/ie'} C'est que nos sentiments, nos
affections ne sont pas essentiellement différentes des percep-
tions ou des idées ; être affectives n'est pour elles qu'une qualité
accidentelle, puisque certaines modifications cessent de lètre
après l'avoir été. Perceptions ou idées est un terme générique,
idéologie, la science qui étudie la volonté comme l'intelligence.
Or la faculté de vouloir, qui comprend, non seulement les
volontés expresses et formelles, mais les propensions les plus
subtiles et les plus irréfléchies, nous donne la connaissance dis-
tincte de notre individu ou de notre personnalité, par suite
l'idée de propriété. Ainsi se mêlent l'économie et la morale,
puisque, sans la pi'opriété naturelle et nécessaire de nos besoins
et de nos sentiments, nous n'aurions jamais de propriété con-
ventionnelle ou artificielle. D'un autre côté la volonté est cause
de tous les moyens par lesquels nous pourvoyons à ces
besoins : le travail, l'emploi de nos forces est notre seul trésor,
notre seule puissance. Nous arrivons ainsi successivement aux
idées de richesse et de dénuement, de liberté et de contrainte,
de droits naissant des besoins, et de devoirs naissant des
moyens.
Cette introduction idéologique montre que la société est la
conséquence nécessaire du besoin de la reproduction et du pen-
chant à la sympathie. Au point de vue économique, c'est
une suite d'échanges ou de transactions, telles que les deux
contractants y gagnent toujours. Ces échanges ont pour résul-
tat le concom's des forces, l'accroissement et la conservation
des lumières, la division du travail. Produire, c'est, par un
changement de forme ou de lieu, donner aux choses une utilité
qu'elles n'avaient pas. Ce qui est utile, c'est ce qui augmente
nos jouissances ou diminue nos souffrances; la mesure de l'uti-
lité, le prix ou la vraie valeur d'une chose, c'est la quantité de
sacrifices que nous sommes disposés à faire pour nous en pro-
curer la possession. Pour s'enrichir, les nations, comme les
individus, doivent donc se livrer au travail qui se paie le plus
cher.
Les changements de forme donnent naissance à l'industrie
388 L'IDEOLOGIE RATIONNELLE
fabricante, dans laquelle rentre Fagricullure; car une fei-nie est
une manufacture, un champ est un outil ou un amas de matières
premières. Toute industrie suppose théorie, application, exécu-
tion ou savant, entrepreneur et ouvrier : l'entrepreneur n'a de
bénéfice qu'en proportion du succès de sa fabrication et les
travaux les plus nécessaires sont les plus mal payés. Ainsi
l'agriculture est le premier des arts au point de vue de la néces-
sité ou de nos moyens de subsistance, mais non au point de
vue de la richesse ou de nos moyens d'existence.
Les changements de lieu sont le fait de l'industrie conmicr-
çante. Une nouvelle valeur est donnée aux choses, sur laquelle
le commerçant trouve son bénéfice. Par le commerce, les
hommes d'un canton, d'un pays, de divers pays sont unis entre
eux ; par le commerce extérieur, un plus grand développement
est donné au commerce intérieur. Comme l'industrie fabricante,
l'industrie commerçante suppose théorie, application, exécntion,
ou savants, entrepreneurs et ouvriers.
Les métaux précieux, — choses ayant une valeur et pouvani
se mesurer réciproquement — deviennent commune mesure et
constituent une monnaie, quand l'empreinte du souverain en
constate le poids et le titre. C'est un vol, nuisible même à celui
qui le fait, de diminuer la quantité de métal à laquelle répon-
dent les dénominations, malheureusement arbitraires, des mon-
naies; c'est un vol plus grand et plus funeste encore de faire
monnaie du papier. L'argent n'est pas seulement un signe, c'est
une valeur, c'est le véritable équivalent de ce qu'il paie. Comme
toute valeur, on doit pouvoir le louer librement; l'autorité
publique ne doit pas plus intervenir pour la fixation du taux
de l'intérêt qu'elle ne déclare usuraires et illicites les baux de
ferme qui passent un certain prix.
La formation des richesses nous fait comprendre leur distri-
bution et leur consommation. Comme la propriété, l'inégalité
est une conséquence nécessaire de notre nature. Tous les
hommes sont propriétaires, puisqu'ils ont des moyens, et con-
sommateurs, puisqu'ils ont des besoins. Mais avec le temps
quelques-uns ont des avances, beaucoup d'autres n'en ont pas
et ne vivent que sur les fonds des premiers : ainsi naissent les
salariés et les salariants, les uns vendant leur travail le plus chei-
possible, les autres l'achetant le meilleur marché possible. Les
riches oisifs n'emploient le travail qu'à leur satisfaction person-
l). DE TRACY SOOIOIDGISTE ET ÉCONOMISTE 381»
nello et en détruisent la valenr; les entrepreneurs d'industrie
remploient d'une manière utile qui reproduit ce qu'il coûte,
entretiennent, accroissent les 'richesses déjà acquises et four-
nissent, aux autres capitalistes, le revenu dont ils vivent. Le
fonds sur lequel sont payés les salariés ne varie guère et c'est
dans leur classe que rentre le trop plein de toutes les autres.
L'homme multiplie rapidement, partout où il a largement des
moyens d'existence ; il est absurde de croire et barbare de
vouloir le multiplier autrement qu'en multipliant ces derniers;
l'extension que peut atteindre la classe des salariés détermine
donc celle de la population totale, et tout ce qui est réellement
utile au pauvre l'est à la société. Propriétaire, le pauvre est
intéressé à ce que la propriété de ceux qui le soudoient soit
conservée, comme à rester lui-même maître de son travail et de
son séjour ; à ce que les salaires soient suflisantset constants.
ConsonnnattHu-, il a intérêt à ce que la fabrication soit écono-
mique, les communications faciles et les relations de commerce
nombreuses, c'est-à-dire à ce que les procédés des arts se sim-
plifient et que les méthodes se perfectionnent.
La consommation est toujours le contraire de la production.
Celle des salariés est faite par les capitahstes. Les oisifs, qui
vivent de revenus, consomment en pure perte; les hommes actifs,
qui vivent de profits, consomment en pure perte ce qui satis-
fait leurs besoins, mais leur consommation comme hommes
industrieux, leur rentre avec profit : ils paient et leurs salariés
et les rentiers et les hommes que salarient ces derniers, puis
rentrent dans leurs fonds par les achats que font rentiers et
salariés de leurs productions. Ainsi s'établit la circulation par
laquelle les richesses sont incessamment renouvelées. Quant au
luxe ou à la consommation superflue, il ne peut ni accélérer
la circulation, ni en accroître le fonds, puisqu'il substitue des
dépenses inutiles à des dépenses fructueuses. Le gouvernement
est un très grand consommateur, « un très grand rentier à qui
Tautorité tient lieu de capitaux ». L'impôt est toujours un sacri-
fice : il ne fait que changer de main les dépenses, quand il n'altère
que les jouissances personnelles ; il diminue la richesse publi-
que, quand il entame la consommation productive. Par consé-
quent, les impôts les meilleurs sont les plus modérés, les plus
variés et les plus anciens. Toutes les dépenses de l'État sont
aussi stériles que nécessaires, il est donc à désirer qu'elles
390 L'IDÉOLOGIE RATIONNELLE
soient aussi restreintes que possible; que le gouvernement ne
fasse et ne puisse faire des dettes qui engagent les générations
ultérieures et conduisent toujours les États à leur ruine.
Il faudrait appeler latlention des économistes, et surtout de
ceux qui soccupent aujourd'hui de la science sociale, sur toutes
les parties de ce remarquable ouvrage, où Ion trouverait encore
bien des vues pénétrantes et justes, des aperçus ingénieux et
suggestifs. Qu'il nous suffise de mentionner l'interprétation des
deux maximes, aimez votre prochain comme vous-même, et,
aimez-vous les uns les autres considérées, la première comme
le fruit d'une profonde ignorance travaillant au roman de
l'homme; la seconde, comme le résultat dune connaissance
capable d'en constituer l'histoire; l'assertion que la sympathie,
peut-être germe de lamour, pourrait bien exister chez tous les
êtres animés (1); un tableau enthousiaste du bien général et du
perfectionnement social qui résultent des échanges continuels;
les pages où D. de Tracy distingue les propriétaires, vrais pré-
teurs d'argent, des agriculteurs; où il établit que les lois
devraient toujours tendre à protéger la faiblesse, que la société
devrait avoir pour base la libre disposition des facultés de l'indi-
vidu et la garantie de tout ce qu'il peut acquérir par leur moyen ;
enfin les discussions très serrées sur le luxe, sur les formes
d'impôt et sur les emprunts.
L'auteur, qui croit posséder la vérité, est cependant assuré quf
ses affirmations sei-ont contestées et que celles-là surtout le
seront qui déterminent les degrés d'importance des diverses
classes ^2». C'est qu'il est plus difficile encore de faire goûter la
vérité que de la découvrir. Ainsi les conséquences de nos actions
nous permettent d'apprécier le mérite et le démérite des senti-
(1) Cf. Cabanis, ch. iv, § 2.
(2) » Comment persuader, dit-il, à ces g^rands propriét.iires ruraux tant vantés,
qu'ils ne sont que des prêteurs d'argent onéreux à Tagriculture et étrangers à tous
ses intérêts ? Comment faire convenir ces riches oisifs, si respectés, qu'ils ne sont
absolument bons à rien et que leur existence est un mal, en ce qu'elle diminue b-
nombre des travailleurs utiles? Comment faire avouer à tous ceux qui paient du
travail, que la cherté de la main-d'œuvre est une chose désirable, et, qu'en géné-
ral, tous le» vrais intérêts du piiuvre sont exactement les mêmes que les vrais inté-
rêts de la société tout entière ? Ce n'est pas seulement leur intérêt, bien ou mal
entendu, qui s'oppose à ces vérités; ce sont leurs passions, et, parmi ces passions,
la plus violeute et la plus antisociale de toutes, la vanité. Dès lors plus de démons-
tration ou du moins plus de conviction possible ! Car les passions savent tout
obscurcir et tout embrouiller ; et c'est avec autant de raison que de finesse que
Hobbes a dit que, si les hommes avaient eu un vif désir de ne pas croire que deux
et deux font quatre, ils seraient parvenus à rendre cette vérité douteuse ».
n. DE TIUCY MOllALISTE 301
inents qui nous portent à les accomplir; l'analyse de nos senti-
ments est nécessaire pour reconnaître ceux qui, reposant sur des
jugements sains, nous dirigent' toujours bien, et ceux qui, nais-
sant d'illusions et de travers de l'esprit, nous forment une
aveugle conscience qui nous éloigne du chemin de la raison, le
seul au bout duquel se trouve le bonheur. Si les l'ésultats des
actions des honnnes, si les etïels de leurs passions sont bien
exposés, il sera facile dindiquer les régies qu'ils devraient se
prescrire, d'écrire le véritable u Esprit <les lois » qui constitue-
rait la meilleure conclusion il un Truiti- de la volonté.
1). de Tracy employa, ce semble, les années 181:2 et 1813 à
réfléchir sur la inorah'. dont il s'i'tait déjà occupé en l'itS. En
1817, n'ayant |)lus l'espoir d'achever son œuvre, il soumit au
public le commencement du volume, où il voulait exposer la
nature et les conséquences de nos divers besoins. Ces quarante
pages sont remanpiables : on y trouve un derniei- écho de la
discussion avec Biran et on y voit clairement pourquoi la doc-
trine, positive plutôt que métaphysique, de 1). de Tracy ne devait
pas longtenqis satisfaire celui ([ui s'était cru sou disciple. Mais
il y a surtout une vigoureuse sortie contre les adversaires des
idéologues, une réponse éloquente et indignée à tous ceux qui,
comme de Donald ou Frayssinous, Royer-Collard et ses suc-
cesseurs, avaient prohté de l'hostilité de Bonaparte pour les
combattre avec des armes de toute espèce. Eu lisant cette
<• loyale discussion », on regrette, comme Cousin (1), que « D. de
Tracy n'ait pu entrer en lice avec la philosophie nouvelle, insti-
tuer une polémique scientifique dont il aurait trouvé les élé-
ments dans l'étude approfondie des jjiatières philosophiques,
dans le talent d'analyse et la logique sévère dont il avait donné
tant de preuves ».
C'est avec une question, fort souvent reprise par les Biraniens
après le maître, que débute l'ouvrage. Nos volontés sont-elles les
causes efficientes des actions dites volontaires? Sans doute, nous
savons que le désir de mouvoir nos membres, d'employer nos
i\.) Préface s.\iManuel de Tennemann, p. xv.
392 L'I1)1':()L()GIE RATIONNELLE
organes, de faire usage de nos facultés corporelles ou intellec-
tuelles est souvent suivi d'elTet. Mais nous ne pouvons concevoir
comment le simple sentiment que nous éprouvons de vouloir une
chose pourrait produire une longue suite de mouvements, dont
l'individu n'a pas même la conscience, dont il ignore le mode,
rencliaînement, le but immédiat et cependant tous destinés à
amener le résultat désiré (1). Plus incompréhensibles encore sont
les mouvements volontaires chez les animaux inférieurs, aux-
quels il faudrait accorder des facultés intellectuelles très supé-
rieures aux nôtres, talent de la divination, connaissances en géo-
métrie et en ciiimie, générosité, prévoyance et violence des
passions. Il est plus probable que ce sont des machines moulées
pour produire certains effets, mais ayant, quoi qu'en ait dit Des-
carfes, sensibilité et volonté. Chez eux et chez nous s'opèrent
des mouvements intérieurs ignorés de l'individu, qui produisent
en môme temps que le sentiment et la volonté, les mouvements
extérieurs qui paraissent résulter de cette dernière. Ces divers
mouvements se suivent, s'enchaînent nécessairement, à la façon
de ceux qui servent à la nutrition et auxquels la volonté n'a
aucune pari. Entendue en ce sens, l'harmonie préétablie deLeib-
nitz (2) est une vue très belle et extrêmement phuisible : elle
nous aide à concevoir un grand nombre de faits de l'histoire
des animaux qui, autrement, paraissent tout à fait miraculeux.
Aux objections possibles, D. de Tracy répond en demandant
d'abord pourquoi les mouvements qui produisent le sentiment
de vouloir ne se produiraient pas nécessairement comme ceux
quientreliennent la vie; pourquoi l'acte de vouloir ne seraitpas
une circonstance indifférente à l'effet produit et ne paraissant
essentielle que parce qu'elle le précède ou racconq)agne toujours;
pourquoi enfin la prétendue conviction inlime ne serait pas une
illusion. A ceux qui disent que le sentiment de vouloir est un
acte de notre àme et que c'est par son action sur le corps que
les mouvements do ce dernier s'exécutent selon notre volition,
(1) Voir les Essais de Hume ; le Hume de Huxley, ch. \ : Jauet et Séailles, His-
loire de la philosophie, p. :J.jO ; Birau, art. Leibnilz, et Œuvres, passim.
(2) La mention de Leibnitz n'indiquerait-elle pas que Tracy revit ces pages après
avoir lu l'article de Birau ? — D. de Tracy a soin d'ailleurs de dire que s'il est ici
avec Leibnitz contre Descartes, il trouve l'ensemble de la philosophie de celui-ci
infiniment préférable : le Français a eu pour principe, sans y être toujours fidèle,
d'employer l'observation et Texpérience, tandis que l'autre a plus donné à l'ima-
gination et aux conjectures. Ou s'en aperçoit au progrès différent des sciences chez
les nations dout ces philosophes sont les chefs et les premiers uiaitres (p. 313).
0. DE TRAOY MORALISTE 393
il fait remarquer, en se plaçant à son point de vue positif, que,
sans nier ou aflirnier que nous ayons une âme, ni qu'elle soit
innuorlelle ou immatérielle, oit peut supposer que, si nous en
avons une, il y en a une aussi chez lanimal, ([ui ne diffère de
nous que du plus au moins, ou chez l'être qui peut avoir du
sentiment sans le numifesler. Dès lors on est conduit à admettre
une âme universelle (1), cause de tout ce qui s'opère dans la
nature : par suite tout s'y exécute par des lois constantes. Mais
l'existence de l'âme ne peut être prouvée (2), c'est une supposi-
tion destinée à expliquer ce que nous ne connaissons pas. Or,
en bonne philosophie, il faut convenir de son ignorance, sans la
déguiser sous des suppositions. De plus cette supposition n'ex-
plique rien, puisque si nous ne savons comment des mouve-
ments internes produisent le sentiment de vouloir, en nécessi-
tant d'autres mouvements, qui semblent être les effets de ce sen-
timent, nous concevons moins encore ce que peut être une âme,
comment elle sent et veut, puis agit sur le corps et le meut sui-
vant sa volonté. N'est-ce pas expliquer obscunim per obscuriua?
Mais, dit-on encore, c'est une opinion dégradante pour l'huma-
nité mise sous le joug d'une invincible nécessité, privée du
mérite et du démérite de ses actes ; c'est donc une opinion sou-
verainement immoiale. Je ne sais, ivpond 1). de Tracy, ce que
c'est que dégrader l'humanité. Il ne s'agit ni de nous humilier,
ni de nous glorilier, mais de savoir ce que nous sommes : ce qui
est le plus prolitahle et le plus honorable pour nous, c'est de
connaître, c'est de trouver la vérité. On a ai)usé du reproche
d'immoralité et dit qu'il était iiumoral de nier le mouvement du
soleil, les possessions, les sortilèges, la divination et le pouvoir
des paroles. Aujourd'hui ces négations ne sont incompalihles ni
avec la morale philosophicpie, ni même avec la morale religieuse
et chrétienne. N'en sera-t-il pas de même un jour de la nécessité
universelle? Allons plus loin: quoique puissent penser et diredes
docteurs '- avec lesquels on ne voudrait changer de morale ni
théorique ni pratique (3), » le reproche d'immoralité n'a rien à
(1) C'est l'opiuion de Cabanis. Ch. iv, § 3.
1,2) D. de Tra<-y uê tient pas compte, comme Cabanis, de l'impossibilité do prou-
ver le coutraire (cf . p. 283). Ou reconnaît l'homme qui était humilié de c>-02/-e, qui
voulait savoir, mais qui consentait à ir/norer plutùt fju'Ji supposer.
'3) Ceci rappelle la boutade de je ne sais quel humoriste disant que « certaines
^'ens mettent tant de morale dans leurs livres qu'il ne leur en reste plus pour se con-
duire ». Voyez Taine, les Philosophes classiques du XIX^ siècle.
su L'IDÉOLOGIK RATIONNELLE
faire en philosophie. Il faudrait admettre une assertion vraie,
encore qu'immorale, s'il pouvait s'en rencontj-er de telles. Mais
il n'y a pas d'opposition entre raison et vertu, entre vrai et hien;
ce sont choses indissolubles et inséparables. Ce n'est donc pas
parles conséquences, mais par les motifs qui la fondent, qu'on
doit attaquer une opinion, ou du moins faut-il être complètement
sûr que ces conséquences sont irréprochables (1). Et dans le cas
présent, c'est de conséquences fausses et mal déduites qu'on
s'alarme. En effet, cette invincible nécessité, dont la vanité des
sophistes se trouve si ridiculement humiliée, se représente dans
toutes les hypothèses et nous accable par son évidence et sa
force. Car alors môme qu'on verrait, dans les actions volontaires,
l'effet du sentiment de vouloir, elles n'en seraient pas moins
nécessaires, puisque la volonté ne saurait être qu'en vertu de
motifs antérieurs qui la déterminent nécessairement. Il n'y a
point à s'effrayer de cette conséquence, contre laquelle on se
révolterait en vain : elle n'est pas immorale et ne détruit ni le
mérite ni le démérite de nos sentiments et de nos actes. Car c'est
par les effets, très sensibles et très importants, non parles causes,
très obscures et très indifférentes, qu'il faut juger des uns et des
autres : nécessaire ou non nécessaire, tout ce qui tend au bien
de l'humanité est louable et vei'tueux, tout ce qui tend à un but
contraire est vicieux et repréhensihle. Là est la vraie et la seule
pierre de touche de la moralité. Enfin, quelque parti qu'on
prenne, il ninlluera en rien sur ce qui doit entrer dans hi
morale : cette V(''rité, que les vraies causes de nos actes volon-
taires sont les mouvements intérieurs, n'est pas d'une applica-
tion immédiate, et on peut toujouis parler de nos volontés
comme des causes de ces actes, puisque celles-ci les suivent
toujours, quand rien ne s'y oppose.
D. de Tracy fonde la morale, « en creusant plus profondément
«ncore », sur les faits constants que nous devons k la physio-
logie. Elle distingue la vie organique ou int^i'ieure, qui com-
prend les fonctions de conservation et a pour foyer principal le
grand sympathique; la vie animale ou extérieure, qui consiste
dans les fonctions de relation et a pour centre le cerveau, l'or-
gane spécial dans lequel s'opèrent l'élaboration et la combinai-
son des sensations. Les fonctions qui relèvent du grand
(1) On ne saurait mieux dire.
l). DE TRACV MORAI.ISTE 30r;
sympathique sont iiulépondantes de notre volonté ; les autres
sont volontaires. L'action des deux principes se môle et, dans
certains cas, le grand sympathique supplée le cerveau. De
la vie de conservation naît le sentiment de personnalité qui
nous met en opposition avec nos semhlables et produit les
passions haineuses. De la vie de relation dérive le besoin de
sympathiser, commun à toute la nature animée, qui nous
en rapproche et donne naissance aux passions bienveillantes.
Concilier les unes et les autres est la tâche de la justice ou de la
raison.
Après quelques mots sur lamour, (pie D. de Tracy semble
avoir laissé à décrire <■ sans licence, sans fadeur, sans humeur
pédantesque, sans enthousiasme », à son disciple Stendhal, le
livre se termine brusquement. L'auteur eût laissé aux législa-
teurs et aux philosophes le soin de tirer des conséquences et de
proposer les lois politiques, civiles, morales et pénales les
plus propres à développer nos talents et nos vertus, à étouffer
ou à comprimer nos mauvais penchants et à assurer notre
bonheur. Peut-être eùt-il fait connaître ses opinions sur les
idées religieuses, l'organisation de la société et Linstiuction de
la jeunesse. Sans leur donner une forme didactique, il les a
offertes au public dans les Pièces relatives à l Instruction pu-
blique, dans les Moyens de fonder la morale dun peuple et
dans le Commentaire sur l'Esprit des Lois.
Ce dernier ouvrage parut si remai-quable à Dupont de
Nemours qu'il voulait en 1814 le traduire en français et que,
pour l'en empêcher, D. de Tracy fut obligé de lui montrer le
manuscrit original. Ce que n'avait pas fait Dupont de Nemours,
d'autres le firent. Une traduction fut imprimée à Liège, puis
réimprimée à Paris : D. de Tracy, qui ne comptait pas le publier
en Europe, le fit paraître tel qu'il l'avait composé, quand il vit
'( que tout le monde l'imprimait sans son aveu ». On était en
juillet 1819; D. de Tracy avait, le 2 avril 1814, proposé au Sénat
la déchéance de l'empereur (1). Il avait, sans trop de déplaisir,
vu la Restauration; mais, dès les premiers jours, il craignit
« que ce qui avait perdu les Stuarts ne perdit les Bourbons ».
A la Chambre des pairs, il refusa de prendre part aux procès
(1) Peut-être contrilma'-t-il, ]»ar son influence sur Biran avec lequel il était encore
très lié, à l'apparition du fameux rapport qui, en décembre 1813, avait montré à
Tempereur que les idéologues u'avaient pas renoncé à leurs idées.
396 L'IDÉOLOGIE RATIONNELLE
politiques et combattit les mesures qui lendaieni à reconstituer
Tancien régime. Son Commentaire qui, en 1810, eût paru la
satire du gouvernement impérial, dut sembler, au moment où le
ministre Decazes inclinait à droite par suite de l'élection de Gré-
goire, un véritable pamphlet. Lui-même crut nécessaire d'ajouter,
au chapitre siu- les lois qui forment la liberté politique dans
son rapport avec la constitution, une note qui montre une fois de
plus qu'idéologue et utopiste ne sont nullement synonymes (1).
Mais si nous n'avons rien à regretter pour l'application de nos
moyens de connaître à l'étude de notre volonté et de ses effets,
il n'en est pas de môme de la troisième section et de l'appendice.
Les brèves indications semées, dans ses ouvrages, sur la phy-
sique, la géométrie, le calcul, sur les fausses sciences nous font
sentir combien nous avons perdu à la maladie et au décourage-
ment qui arrêtèrent son travail (2). Atteint de la cataracte, il se
,fit opérer, mais ne prit pas assez de soin et ne recouvra pas
entièrement la vue. Sa santé déjà chancelante, après la mort de
Cabanis, alla en déclinant : « Je souffre, disait-il, donc je suis »;
les souffrances morales étaient plus vives encore. Le gouver-
nement de la Restauration, sauf de rai'es intervalles de libéra-
lisme, était peu fait, avec la place prépondérante qu'il donnait
au clergé et aux idées religieuses, pour plaire à Ihomme qui se
faisait lire ou récitait les chefs-d'œuvre de Voltaire. La Révolu-
tion de 1830, pendant laquelle on le vit seul s'engager, « en bas
de soie, le visage surmonté d'un vaste abat-jour vert, une longue
canne à la main », au^^milieu des barricades, put lui faire croire,
comme à son ami La Fayette, qu'on allait continuer l'œuvre
de 1789. Mais il ne dut pas tarder à être déti-ompé, comme le
(1) « Je suis, dit-il, très persuadé que la monarchie constitutionnelle ou le gou-
vernement représentatif avec un seul chef hcréditaire est, et sera encore extrême-
ment lonirtemps, malgré ses imperfections, le meilleur de tous les trouvcinements
possibles, pour tous les peuples de rEurope et surtout pour la France. Toutes les
nations qui ont reçu de leur monaifiue une charte constitutionnelle, déclarant et
consacrant les principaux droits des hommes en société et fpii, comme les Français,
l'ont acceptée avec joie et reconnaissance, ne sont plus dans le cas des peuples ipii
ont à se faire une constitution ; ils en ont véritablement une et ils ne doivent plus
songer qu'à l'exécuter ponctuellement et à s'y attacher tous les jours plus forte-
ment. La franchise avec laquelle j'ai exposé mes opinions jusqu'ici doit être un sûr
garant de la sincérité de celle que j'énonce en ce moment. Je ne pense pas du tout
que ce soit me contredire. Je crois fermement que je ne fais qu'établir la diUérence
très importante que tout homme sage ne peut s'empêcher de reconnaître, entre les
abstractions de la théorie et les réalités de la pratique. Ce qu'il y a de certain, c'est
que si je n'en étais pas très persuadé, je ne le dirais pas ».
(2) « On ne peut douter, dit jMignet, que D. de Tracy n'eût composé, sur la géo-
métrie et le calcul, de vrais chefs-d'œuvre philosophiques ».
n. DE rRACY MOUVLlSTi: 397
fiUTIiiirot qui. bien inoins exigeant cependant, Ir^uvail que le
ministt>re navait pas compris « qu'il fallait subslilucr la souve-
raineté nationale à la légitimité ».
I). (le ïracy n'était pas plus satisfait des tendances philoso-
phiques. Bilan, qui devenait de plus en plus royaliste et catho-
lique, se séparait des idéologues et était pris par leurs adversaires
comme ^^ chef de tile » dans la guerre qu'ils faisaient au <• sen-
sualisme ». Cousin et ses amis n'étaient pas plus indulgents
pour l'école idéologique que Chateaubriand, de Donald, Lamen-
nais ou de Maisire. 1). de Tracy eût pu lire, chez Damiron
« qu'au sensualisme correspondait, sous le Directoire l't sous
rEnq)ire, le peu de foi aux choses morales, la corriq)tion des
consciences ou leur basse servilité, la conduite brutale du pou-
voir, le matérialisme des arts et le dédain de la religion » (p. 31).
Il eût pu déplorer, comme Broussais, qu'on cherchât à re|)lon-
ger la France •< dans les illusions et les chimères de l'ontologie ».
Conune lui il eût pu penser, en voyant non seulement Biran,
mais Droz. Degérando, Laromiguiére, placés avec Cousin, Joul-
froy et Royer-CoUard, parmi les éclectiques, que l'ontologisme
faisait « quelques brèches » dans l'école elle-même. Bien plus, il
trouvait, dans sa propre famille, des marques de rinlluence
exercée par la réaction politique, religieuse et philosophiiiue.
Son tils avait épousé en secondes noces, vers 1818, M""" Newton,
veuve du général Le Tort, .leune. elle »< aimait les curés, les croix,
les cloches, les moines, les images, les chapelles et tous les
saints «; plus tard elle se mit à l'étude des Pérès de l'Église, « pour
savoir ce qu'ils avaient dit de l'âme, eux qui ne cherchaient
point avec les mains cette âme dont l'existence ijmnortelle rend
l'homme excusable de croire que le monde tout entier a été créé
exprès pour lui » (1).
Mais, comme le dit Mignet, l). de Tracy croyait trop à ses idées
pour être ébranlé par celles d'autrui. Il demeura attaché à ses
théories avec une fermeté tranquille, supposant que l'esprit
humain était livré à un égarement passager et comptant avec
conûance sur ses retours. Avec Broussais peut-être, il pensait
<[ue « la chimie, la physique, l'histoire naturelle, les mathé-
matiques, l'histoire aujourd'hui véritablement philosophique »
étaient des « remparts d'airain que le kanto-platonisme ne
(1) Sainte-Beuve, Lundis, t. XIII, p. 190 et 203.
398 L'IDÉOLOGIE RATIONNELLE
pourrait jamais renverser ». Aussi il encourageait les travaux
des jeunes savants qai le consultaient et suivait avec intérêt les
progrès des sciences naturelles, qui l'avaient conduit à sa philo-
sophie et pouvaient y ramener les générations ultérieures. Sa
confiance n'a pas été trompée et son influence, directe ou indi-
recte, a été, comme celle de Cabanis, considérable et féconde
dans tout le champ de la spéculation.
Venu par les sciences à la philosophie, D. de Tracy a donné
à ridéologie un nom et un caractère positif. S'il a cru, à tort,
qu'il pouvait la constituer de toutes pièces, il a fort bien vu que,
pour devenir une science indépendante et complète, elle devait
s'appuyer sur la physiologie et la pathologie, sur l'étude des
enfants, sur celle des fous et sur celle des animaux. Il l'a unie
intimement à la grammaire et à la logique, à la morale et à l'é-
conomie politique, à la législation et à la politique. Auxiliaire de
Cabanis, il a insph'é Degérando et Biran, Ampère et Stendhal,
Thurot et Bordas-Desmouhns, Broussais et A. Comte, Mylne,
Young et Brown. Par lui, l'idéologie s'est répandue chez les
naturalistes et les médecins, en Italie, en Angleterre et en Amé-
rique comme en France (1).
(1) Cf. Mém. de l'Iust. nat. (M., abréviation) i et m; D. de Trary, Éléments cVl-
déolof/ie, o vol. i82o, 26, 27 (ab. i, ii (Gr.), m, iv, v) ; C--» sur l'Esprit des Lois
(ab. C); Œuvres de Montesquieu wii, a.\ep. Moyens de foyider la morale d'un peuple
(ab. MoY.); Cabanis, Prévost, Biran, Mig-uet, Guizot, Sainte-Beuve, .\. Bain, Spencer,
Lewes, Bertrand, Daniiron, de Ségur, operihus cilatis; Cli. de Rémusat, Essais
de philosophie; Réthoré, Critique de la ph, de Thomas Brown; Chabot, D. de
Tracy; Cabanis, Tracy, Biran, Lettres inédites (Col. Naville). etc., etc.
P w
LA SECONDE GENEIIATIOX DlDEOLOiiUES
L IDKOLOr.IE PHYSlOLOr.IQrK ET RATIONNELLE,
CO.MI'AIIÉE ET APPLIQrÉE
CHAPITRE MI
LES ALXILLVIRES, LES DISCIPLES, LES CONTINLATELUS
DE CABANIS ET DE D. DE TRACV
Cabanis et D. de Tracy sont les chefs de la seconde géné-
ration didéologues. A cotr- deux et derrière eux, on doit placer
un certain nombre de penseurs, les uns peu connus, les autres
célèbres, voire même illustres, mais qui tous ont mérité que la
postérité n'oublie pas leurs noms. Les classer dune façon rigou-
reuse et systématique est impossible. Pour la clarté de l'expo-
sition, nous les répai'lirons en trois groupes : dans le premier
les contemporains de D. de Tracy et de Cabanis, dans le second
et le troisième les disciples et les continuateurs, savants et
réformateurs, ou idéologues purs, historiens et littérateurs.
I
Daunou ^1761-1839) appartient, par sa vie et ses œuvres,
aux trois générations. Membre, très inlluent après Ther-
midor, de la Convention, auteur principal de la Constitution
de Lan III, créateur de l'Institut et du système d'instruction
publique, il pourrait être placé à côté de Condorcet et de Sieyès,
de Garât et de Lakanal. Professeur célèbre sous la Restaura-
tion, il survécut à Cabanis et à Chénier, à Ginguené et à Thurot,
à Laromiguière, à Jacquemont et à D. de Tracy, auxquels
400 L'IDÉOLOGIE APPLIQUÉE
il a consacré des notices bien propres à les faire connaître (1),
De ce fait, il serait ajuste titre placé dans la troisième généra-
tion. Mais il a siégé à llnstitut avec D. de Tracy et Cabanis,
assisté aiiv nninions d'Auteuil et aux dîners du tridi. C'est
un de ceux qui ont mis l'idéologie en défaveur auprès do
Napoléon : il convient donc de le laisser avec ceux dont il a tou-
jours défendu les doctrines et la mémoire.
On a beaucoup écrit sur Daunou (2). Il ne reste à étudier que
l'idéologue et il est facile de le faire, avec les documents
nombreux, el riches en renseignements de toute espèce, que
nous avons à notre disposition.
Daunou, oratorien parce qu'il ne pouvait être avocat et ne
voulait pas être chirurgien, enseigna la philosophie et la théo-
logie, fut couronné à Nîmes pour l'éloge de Boiieau et à Berlin
pour un Mémoire sur l'autorité paternelle. Il fit agréer par l'Ora-
toire et présenta, à la Constituante, un plan où il distinguait
quatre éducations : la première, domestique, la quatrième, pro-
fessionnelle, la deuxième pouvant être publique (six à dix ans)
et la troisième correspondant à celle des collèges. Condamnant
cette dernièie « comme les gabelles », il la remplaçait par une
répartition en huit années où, après avoir étudié le latin, le grec,
le français el l'histoire, on abordait la logique, la métapbysique
et la morale. Les argumentations en latin étaient supprimées,
l'enseignement de la logique ramené à l'analyse des sensations,
à la grammaire générale, aux causes d'erreur, aux motifs de
■certitude, aux règles de la critique, à tout ce qui tient à la clarté
des idées et à l'évidence des jugements, à l'enchaînement et à
l'ordre des connaissances. La métaphysique ne comprenait
fl) La notice sur Cliûnier parut eu 1811 en tête du catalogue de sa bibliotlièque;
<;elle de Ginguené est un Discours prononcé à ses funérailles le 18 uoveujbre 1816;
la Notice sur François Tliuroi fut mise dans la 2e édition de V Entendement et
de la Raison et elle a été reproduite en tète des Mélanges de feu Fraiirois Thurot
(1889; ; la yotice sur la vie et les ouvrages de Laromiyuière a été iuséiée en jan-
vier 1839 dans le Journal de la langue française ; le Discours jtrononcé aux funé-
railles de D. de Tracy le 22 mnrs 1836, a été imprimé à part. Quand Daunou mourut,
il travaillriit aune .Vo<ice sur Cabanis.
(2) Quelques mois après sa mort. Taillandier, son élève au collège de France, sou
collègue à la Chambre et son exécuteur testamentaire, faisait imprimer des Docu-
ments biographiques sur Daunou. Xatalis de Wailly avait déjà loué raucien rédac-
teur du Journal des Savants. Walckenaer et Mig-uet allaient exposer les trav;<ux du
membre de l'Académie des inscriptions et de rAcadémie des sciences morales,
tandis que Guérard et Victor le Clerc s'occupaient de Térudit et de l'historien litté-
raire de la France. Enfin son compatriote Sainte-Beuve prenait en lui lécrivain et
l'homme de style, le critique littéraire et le connaisseur en fait de langage.
DM NOll 401
pins roiitologie. mais on expliquait le l^luklon ou le Tintrr de
Platon. Le professeur de morale, Y « lioumie essentiel du col-
lt»ge », traduisait le de O/'/iciis et enseignait la morale natu-
relle d'après Platon, Cicéron, Sénèque, Plntarque, Marc -Aurèle,
Montaigne. Pascal, Nicole, Cumberland, La Mruyère, J.-J. Rous-
seau, etc. La septième année était réservée aux belles-lettres,
la huitième a la physique el aux ma[li(''mali([ues.
Vicaire métropolitain à Arras et à Paris, Daimou fui envoyé à
la Convention, dont il contesta la compétence à juger Louis XVI.
Puis il combattit le projet de constilution présenté par le comité
de Salut public, et écrivit, pour lAcadémie de Lyon, son Mémoire,
couronné de préférence à celui de Napoléon Bonaparte. Arrêté
en octobi-e, il lut enfeiiné dans des prisons diverses, en dernier
lieu à Port-Royal, devenu Port-Libre, et y relut Tacite et Cicé-
ron. Il en sortait deux mois après le 9 thermidor et faisait décré-
ter, après l'impression de V Esquisse de Condorcet, des pensions
pour un certain nond)re de savants et d'artistes. Membre de la
Commission de constitution (Ij, il consulta Sieyès, qui ne voulut
pas donner ses idées, parce qu'on ne « l'entendrait pas » el fut
le principal rédacteur de la constitution de l'an 111, dans huinelie
il lit introduire la création d'un Institut national. Puis il piésida
la Convention el entra au comité de Salut public; il lit partie, en
vendémiaire, de la commission de cinq membres à laquelle on
confia le pouvoir exécutif el fut, pour \\m grande part, l'auteur
de la loi du 3 brumaire an IV, (|iii organisait l'instruction
publique (2"). Élu par vingt-sept collèges, il pi-ésida les Cinq-
Cents, travailla à la revision des lois sur la presse et fut rappor-
teur de la commission jnixte qui s'occupa des écoles spéciales,
consacrées « aux sciences matli('mali(pies et physiques, aux
sciences morales, économiques et politiques, aux belles-lettres,
aux arts mécaniques, à l'art de la guerre, à l'économie rurale,
à l'art vétérinaire, à la médecine, au dessin et à la musique » (3).
Daunoii entra à l'Institut dans la section de <^ science sociale
et législation ». C'est lui qui prononça le discours dinaugura-
(1; « Boissy d'Ânglas, Dauuou, Lanjuinais, noms qu'on retrouve toujours, quand
un rayon de liberté luit sur la France >; (M^o de Staul).
(2) Cf. ch. m, § 3.
(3) M. Liard a publié le rapport de Dauuou et montré que les lycées, moins
vastes assurément que ceux de Condorcet, réalisaient cependant encore, à un degré
élevé, « cette union et cette coordination des sciences théoriques qui doit être dans
la loi, comme elle est dans la nature de l'esprit et des choses -..
PiCAVET. 2^
402 L'IDÉOLOGIE APPLIQl ÉE
tion en présence du Directoire, des ministres, des ambassadeuis
et d'une société d'élite. Il y marquait, non sans netteté et éléva-
tion, le but de l'institution nouvelle (1). Professeur de gram-
maire générale aux écoles centrales dès le 25 février 1796, il
fut remplacé par Laromiguière quand, l'année suivante, il fut
chargé de l'administration de la bibliothèque du Panthéon. Au
Journal des Savants il faisait l'éloge de Charles Bonnet, pré-
sentait r//e;'mè.ç traduit par Thurot, les traductions de la For-
mation des langues d'Adam Smith, et des Leçons de rhétorique
de Blair. Il collaborait, avec Garât et Fontanes, à la Clef du
cabinet des souverains; avec Gaiat, Chénier, Boisjolin, Cabanis,
au Conservateur et refusait à Talleyrand, ministre des affaires
étrangères, d'être son secrétaire général. L'éloge de Hoche,
qu'il prononça au nom de l'Institut, fit admirer à M"** de Staël
«le talent et le caractère de l'écrivain », Puis il montrait, en
organisant la république romaine, que les idéologues étaient
souvent, sinon toujours, des gens fort pratiques (2). Il se
refusait à faire arrêter ses anciens collègues, de Vaublanc (3).
Pastoret. Duplantier, proscrits après le 18 fructidor. Député de
nouveau aux Cinq-Cents, il en fut président et prononça en
réponse à une députation de l'Institut, des paroles plus célè-
bres que justes: « Il n'y a point, disait-il, de philosophie sans
patriotisme, il n'y a de génie que dans une àme républicaine ».
Avec Garât et Ginguené, Jacquemont et D. de Tracy, il était
membre du Conseil d'instruction publique.
Il semble bien qu'il n'ait pas, comme Volney, Cabanis et quel-
ques-uns de leurs amis, pris une part active au 18 Brumaire.
Dans la commission où il siégea avec Garât, Cabanis et Chénier,
il fut chargé, par Bonaparte, de terminer en une seule nuit la
rédaction d'un projet de constitution, que Cambacérès appela
(1) « Rassembler et raccorder toutes les branches de rinstructlon ; reculer les
limites des coan.iissauces et rendre leurs éléments moins obscurs et plus accessibles ;
provoquer les efforts des talents et récompenser leurs succès ; recueillir et manifes-
ter les découvertes; recevoir, renvoyer, répandre toutes les lumières de la pensée,
tous les trésors du génie; tels sont les devoirs que la loi impose à l'Institut ». —
Sainte-Beuve a cité la partie de ce discours qui a rapport aux beaux-arts comme
« la page ^Taiment classique du moment >-.
(2) Il faut lire la correspondance de Daunou avec La Réveillère-Lépeaux,
(Taillandier), pour apprécier avec quel bon sens et quelle sûreté Daunou jugeait
les hommes et les choses.
(3) C'est de Vaublanc lui-même qui annonça à Daunou en 1813 « qu'il avait dû
le remplacer définitivement aux archives ». Voyez Taillandier, p. 239. Fouché fut
plus reconnaissant.
DAUNOU 403
" nialk'ioiix » et qui l'ai repoussé, en grande partie, connue trop
libéral. Nonnné conseiller d'Etat et chargé de la direction de
l'instruction pid)li([ue, il refusa, pour entrer au ïribunat, dont il
devint le président. Après Marengo (l\le premier Consul essaya
encore, mais vainement, de s'attacher Daunou, qui s'opposa
à l'établissement de tribunaux spéciaux pour les crimes et
délits politi(pies. Son discours fut altéré dans le Moniteur et le
consul écrivit lui-même, au Journal de Paris, un article très
violent contre « les misérables métaphysiciens » (2). Le Corps
législatif »'t le Tribunal présentèrent Daunou au Sénat. Bo-
naparte fit venir chez lui les sénateui's et leur dit : « Citoyens,
je vous préviens que je i-egarderais la nomination de Daunou
comme une insulte personnelle; vous savez que jamais je n'en
ai souflfort aucune ». Son candidat Lamarlillière eut cinquante-
deux voix sur cinquante-quatre votants. Un an plus tard, Bona-
(1) C'est à cette époiiue (jne se place une scéiit! «lui rappelle la sci-ae de rupture
entre Bonaparte et Voluey. Elle a été diversement racontée. Selon Taillandier,
invité à dîner par Bonaparte, il fut pressé d'accepter une place de conseiller d'État.
Daunou refusa de nouveau. Le fonsul, étonné de cette résistance, s'échauffa peu à
peu et finit par se livrer à un mouvement de colère, dans letpud il laissa échapper
ces mots : « Ce n'est pas parce que je vous aime que je vous offre cette place;
c'est parce que j'ai besoin de vous. Les hommes sont pour moi des instruments
dont je me sers à mon irré. . . .rainie peut-être deuv ou trois personnes, ma mère,
ma femme, mon frère Joseph. ..— Moi, répondit Daunou avec calme, j'aime la Répu-
blique " ; puis il s'éloii-'na. — J'ai entendu, ajoute Taillandier, raconter les détails
de cette scène a plusieurs de ses amis de cette époque et ils la rapportaient telle
que je viens de la faire connaître. — D.iunou, dit Sainte-Beuve, prit peur; il se dit
(pie cet homme était capable de tout, qu'il était certes bien capable d'avoir ma-
chiné et dîner pour le perdre, de supposer tout d'un coup ipi'on lui manquait de
respect, (ju'on l'insultiit, que sais-je? de le faire arrêter immé(li;itenient. Sa tète se
montait, il n'y tint plus. Bonaparte, tourné vers la fenêtre, parlait sans le voir;
Daunou avise dans un coin son chapeau (ju'il avait posé ; tandis ((ue le consul
achève une phrase, il y court, enfile les appartements et sort du palais. « J'ai entendu,
ajoute Sainte-Beuve, le récit de la bouche de M. D;iunou et de celle dune personne
qui a vécu plus de quarante ans avec lui. J'écoutais, et je n'y ai mis que le sourire ».
Ou ne comprend suère ce sourire. L'exemple du duc d'Enirhien, de Moreau, des
cent trente démocrates déportés par sénatus-consulte après lei-omplot des royalistes
eu nivùse, montre que Bonaparte «était capable de tout ». Daunou n'était pas
seul à penser ainsi. .>I'"<= de Staël était en 1802 fort impiiètepour Chéuier et voulait
lui offrir « de l'arçent, un asile et un passeport, selon qu'il pourrait en avoir be-
soin ». Quant à l'assertion que « Bonaparte avait vu Daunou de trop près pour
le craindre ». elle est tout à fait inexacte, puisque Boniparte entra bientttt
après en lutte directe avec Daunou et fit tout ce qu'il put pour Técarter du Sénat et
l'éliminer du Tribunal. Sainte-Beuve a tenté à tort de ridiculiser Daunou. Ne peut-
on, s ins être un " trembleur », ipiitter brusquement un hôte f[ui se fâche, parce qu'on
refuse ses offres? Surtout quand il est ><■ capable «le tout » ? Cf. § o.
(2) « Ils sont douze ou quinze, dit-il, et se croient un parti. Déraisonneurs intaris-
sables, ils se disent orateurs... On a lancé contre le premier consul des machines in-
fernales, aiguisé des poit^nards, suscité des trames impuissantes; ajoutez-y, si vous
voulez, les sarcasmes et les suppositions insensées de douze ou quinze nébuleux
métaphysiciens. Il opposera à tous ces ennemis le peuple français».
404 L'IDEOLOGIE APPLIQUEE
parte réussissait à faire éliminer du Tjibunat Daunou et ses
amis, « parce qu'il voulait que Ton sût bien qu'il ne pardonne
jamais à ses ennemis » (1). Comme le fait remarquer Taillan-
dier, le Tribunal n'avait rejeté que six projets, sur trente-trois
qui lui avaient été présentés, et, parmi ceux qu'il avait com-
battus, se trouvaient les lois qui rétablissaient le droit d'au-
baine, la marque, la traite des nègres; qui anéantissaient le
jury et rendaient les citoyens justiciables du ministre de la
police : il n'y avait donc ni opposition inconvenante (2), ni
opposition systématique.
Daunou, malade et découragé, renonça à la politique. Il donna
à l'Institut, après un Mémoire sur la Classification des livres,
que D. de Tracy tenait en haute estime, une Analyse des opi-
nions diverses sur l'origine de Viniprimerie et une Etude sur
les élections au scrutin, qui peut-être hâta la suppression de la
seconde classe : les idéologues n'avaient plus aucun moyen de
faire une opposition ouverte aux mesures qui supprimaient les
libertés publiques; s'ils avaient encore des idées, Bonaparte
seul pouvait faire connaître les siennes. Daunou, menacé
d'être remplacé au Panthéon, signa une lettre écrite par un de
ses amis et que Davoustremità l'empereur. Comniele dit Sainte-
Beuve, il capitula. Napoléon lui laissa ses fonctions et lui écrivit
môme « qu'il souhaitait vivement d'utiliser ses talents dans une
place plus éminente et priaitDieu de l'avoiren sa sainte garde ».
Quelques jours après avoir été sacré à Notre-Dame, il nommait
Daunou archiviste. Ce dernier faisait entrer aux Archives,
Ghénier destitué, pour 'èowEpttre à Voltaire, de ses fonctions
d'inspecteur de l'instruction publique, et Napoléon se boi'nail
à dire : « Voilà un tour que Daunou m'a joué ». En revanche
Daunou publiait r///5/o//'e de l anarchie de Pologne de Rulhière,
en faisant remarquer que « c'était à la supi'ôme loyauté du chef
de l'empire et à l'invariable libéralité de ses sentiments et de
ses pensées, que le public devrait la pureté du texte de cette
histoire» (3). Puis, après une édition de Boileau, il composait
YEssai sur la puissance temporelle des papes, qui put lui
(1) Jommal et Souvenirs de Stanislas de Girardin, tome III.
(2) C'est l'expression de Thiers dans l'Histoire du Consulat, III, p. 410-411.
(3) C'est en s'appuyaut sur ce texte que La Fayette et Sainte-Beuve ont accusé
Daunou d'avoir renoncé à rester un grand citoyen. Ne serait-il pas plus juste de
dire, comme nous l'avons déjà remarqué de D. de Tracy, qu'il ne désespérait pas
alors la réalisation de quelques-unes des réformes qu'il eût souhaitées ?
D.vi Noi: 4o:i
paraître un acheminement à la rupture chi Concordat. Les éloges
ne sont pas ménagés «au nouveau fondateur de l'empire d'Occi-
dent, qui iloit réparer les erreurs de Charlemagne, le surpasser
en sagesse, en puissance, éterniser la gloire d'un auguste règne,
en garantissant, par des institutions énergiques, la prospéi'ité
des régnes futurs ». Daunou, comme auparavant Cabanis et
Volney, comme plus tard BtMijamin Constant, se laissait séduire
par l'espoir de voir triompher, avec Ihomnie qui avait fait
profession d'idéologie, quelques-unes des idées qui lui étaient
chères. En réalité, ils n'eurent pas toujours tort de croire qu'il
continuait l'œuvre de la Révolution.
Daunou fut nommé membre de la Légion d'honneur, mais
refusa d'être censeur, sans pouvoir faire insérer son refus au
Moniteur. Puis, il présida à l'envoi en France des archives pon-
tificales et lut son Mémoire sur ie Destin. Les anciens philo-
sophes, y soutenait-il, ont compris sous ce nom, une Provi-
dence, un Dieu intelligent et éclairé : le christianisme n'a donc
pas été une innovation aussi grande qu'on l'a cru. En réponse,
ce semble, à Royer-Collard, qui tentait de relever la métaphysi-
que, il dépréciait la « pneumatologie, incapable d'étendre nos
expériences immédiates, les relations ou les témoignages » et
réclamait la tolérance « comme le seul moyen d'être équitable et
raisonnable ».
A la seconde Restauration, destitué par de Vaublanc, mais
chargé par Barbé-Maibois delà direction ùxx Journal des Savants
et consulté par les ministres libéraux, Daunou devint (1819)
professeur au Collège de France et député. De ïracy, Andrieux,
A. Thierry assistèrent à l'ouverture du cours, qui eut un grand
succès, parce que le professeur ne s'interdisait nullement les
allusions au présent : « Je réclame, disait-il avec une grande
élévation, au nom des élèves qui doivent rn'écouter, la libeitéde
ne les tromper jamais : leur dire la vérité pure et entière est un
respect dû à leur âge, un devoir et un droit du mien ». Après
avoir examiné les différents degrés de valeur des témoignages
historiques (1), il recherchait ce qu'est l'homme moral « matière de
l'histoire » et présentaitle tableau des affections humaines, justes
(l) Cest à Daunou que M.. lanet emprunte son chapitre de la Critique historique.
qui n'est qu'une analyse du ■■ traité complet et achevé de Daunou » i Traité
plémentaire de ph.ilosoph.ie). A. Thierry a rendu compte de ce cours dans le
Censeur Européen du o juillet 1819, avant de parler de celui de Cousin.
406 L'IDÉOLOGIE APPLIQUÉE
et injustes, raisonnables ou folles, bienveillantes ou baineuses,
généreuses ou lâches. Passant à la politique, « la morale des so-
ciétés », il exposait les droits imprescriptibles des personnes,
citait D. de Tracy et adoptait sa division des gouvernements en
nationaux et spéciaux. Aux jeunes gens, il disait encore, avant
de discuter les deux bases de l'histoire, la géographie et la cliro-
nologie, qu'il n'y a rien de sûr que la bonne foi, rien de puis-
sant que la vérité, rien d'habile que la vertu.
En même temps Daunou combattait, à la tribune, le rétablis-
sement du cautionnement, de la censure et la suspension do la
liberté individuelle; il donnait une seconde édition de son Essai
sur les garanties individuelles, « programme motivé des légi-
times et incontestables requêtes d'un libéralisme équitable ».
Traduit en allemand, en grec, en espagnol, l'ouvrage obtenait,
dans l'Amérique du Sud, un succès presque égal à celui du Co7n-
mentaire de D. de Tracy aux États-Unis. Son cours de 1829 fui
pour lui une occasion de défendre ses amis, en attaquant celui
qui « voulait en finir avec la philosopliie du xvni® siècle ». Cousin
avait soutenu que la nécessité détermine l'ordre et la durée des
différentes époques de l'histoire : « Quoi qu'on fasse, disait Dau-
nou, il restera toujours, dans le tableau des causes et des effets,
un grand nombre de points inaccessibles aux prévoyances et à
la sagacité des esprits les plus exercés. Le mot de hasard subsis-
tera dans nos fastes, comme dans nos relations usuelles, expri-
mant partout et à chaque instant notre ignorance... L'histoire se
dénature et se falsifie, quand elle veut être un tableau des néces-
sités, elle n'a pour éléments que des accidents et des choses mo-
biles ». Etses leçons obtenaient un succès dont ne sedoutent pas
ceux qui n'ont consulté que nos Manuels (1) !
Daunou protesta contre les Ordonnances, rentra aux Archives
(1) Lycée, IV, p. 238 à 267. Le rédacteur est d'accord avec Dauuoii pour reprocher
;t Cousin de rendre inutile la force morale de l'homme par une sorte de fataUsme ;
mais il lui reproche d'arriver au même résultat eu ne détrônant la nécessité que
pour mettre le hasard à sa place. Il trouve d'ailleurs les deux professeurs égale-
ment recommandaliles, leurs tendances également salutaires dans les circonstances
où elles se produisent : « Il n'y a, dit-il, ni a se plaindre, ni à blâmer, il n'y
a qu'à applaudir, à profiter ; Aristote et Platon ont tous deux servi la science
par des voies opposées ». Valette, comliattaut Cousin, fait appel aiLt leçons de Dau-
nou « qui assurément n'est pas matérialiste, puisqu'il reproche à la philosoi)hie
allemande de détruire toute liberté morale ». Il cite en outre ce qu'écrit le parti
La Mennais : « Nous avions bien dit que les philosophes ne s'entendraient jamais.
On n'a pas voulu nous croire; demandez plutôt à MM. Daunou, Cousiu et Broussais » ?
— N'est-il pas curieux de voir accuser de fatalisme le chef d'une école qui a fait de
a « liberté morale » un critérium propre à juger des systèmes ?
DAL'^OU i07
après 1830 et donna sa démission de professour. 11 essaya
décarter Cousin i\o l'Académie des sciences morales el poli-
tiques, ne put lui-même en être nommé secrétaire perpétuel
et ne négligea aucune occasion de vanter Técole à laquelle
il appartenait, d'attaquer celle qui aspirait ù la renqjlacer (1).
Il mourut le 20 juin 1810 en ordonnant que sou corps fi1t
transporté au Jardin Louis (2, avant 9 heures du matin, sans
annonce, discours ou cérémonie d'aucun genre.
Comme tous les idéologues, Daunou a dévoué sa vie à la
rérité et i) la raison. Il a été, selon l'expression de Miguet,
l'un des hommes les plus rares de son temps par les travaux
et la conduite, le talent et l'hounèteté. Ce qui constitue sur-
tout son originalité, c'est d'avoir, après Cabanis et Degérando,
avant Fauriel et Cousin, transformé l'histoire et surtout l'his-
toire de la philosophie. Collaborateur de Y Histoire littéraire
pendant trente ans. rédacteur du Journal des Savants et de la
Biographie universelle, auteur d'un Cours d'études historiques
en vingt volumes, il a parlé admirablement, sinon des grands
hommes non littéraires qui ont payé pour Bonaparte, du moius
des écrivains, des philosophes et des bienfaiteurs de l'humanité;
il n'a jamais séparé Ihistoire des idées de celle des hommes et
des institutions. Enlin et surtout il a traité les scolastiques
avec une impartialité aussi grande que possi])le, pour un dis-
ciple du xvni'" siècle. Sa notice sur saint Bernard est célèbre
autant que son Discou?'ssurl état des lettres en France au XIIP
siècle, « le plus beau frontispice qui puisse se mettre à l'un des
corps d'une histoire monumentale non originale ». Ajoutez-y
les articles sur Pierre le Vénérable, Richard de Saint-Vic-
tor, Alexandre de Haies, Robert Grosse-ïète, Vincent de Beau-
vais, Jean de la Rochelle, Thomas de Cantimpré, saint Thomas
dAquin, Pierre d'Espagne, Guillaume de Chartres, Albert le
Grand, Roger Bacon, etc.; sur les auteurs de lettres, d'opus-
(1) CabTiiis et « les autres sages qui composaieut la société d'Auteuil », l(;s
Écoles normales, leurs élèves et leurs maîtres, Garât et D. de Tracy, Thurotet Laro-
miguière, étaient placés au-dessus « des jeunes professeurs qui avaient, sans le
vouloir, secondé les violences des gouvernements despotiques, et à qui ou demandait
vainement quelle méthode, quelle doctrine positivf et intelligible ils entendaient
substituer a la pliilosopliic, dont ils se vantaient d'avoir détruit l'empire, de qui
l'on n'obtenait que d'impénétrables oracles, presque tous surannés, empruntés et
mal traduits ".
f2] 11 ne voulut ménu' pas, neuf heures avant sa mort, dit Sainte-Beuve, profé-
rer le nom néfaste du Perc-Lachaisc.
i08 L IDÉOLOGIE APPLIQUÉE
cules et de Vies des saints. Réunissez tous ces fragments et vous
aurez une histoire, qui ne sera pas sans mérite, de la scolastique
au xn'et au xm^ siècle. Relisez ensuite ce qu'ont fait Cousin et
ses disciples, ce qu'a fait Hauréau, vous vous direz certaine-
ment que les premiers ont heureusement marché, en l'élargis-
sant, dans la voie déjà parcourue par Daunou, que le second
est son successeur, au point de vue dogmatique comme au point
de vue historique, mais un successeur qui a intelligemment
profité de tout ce qui a été fait avant lui et auprès de lui (1).
Avec Daunou, d'autres idéologues, Desrenaudes et Chéniei",
Laromiguiôre et J.-R. Say, Benjamin Constant, etc., avaient été
éliminés du Tribunal. Desrenaudes avait collaboré à la /)^''c</c?6'
où il analysait la traduction de Smitb par Garnier; plus tard con-
seiller de l'Université, il lit introduire dans les pi'ogrammes,
à l'instigation de Laromiguière, l'enseignement de la philoso-
phie. Ginguené, dont nous avons déjà signalé la collaboration à la
Décade et la Notice sur Cabanis, ti'availla à sa remarquable His-
toire littéraire d'Italie, après avoir fait du Génie du Christia-
nisme une critique impartiale, judicieuse et fine. Déjà aussi
nous avons rencontré M.-.I. Chénier, l'un des défenseurs des
écoles centrales (2). On sait combien vives et peu méritées (3)
(1) Il faut tenir compte ;iussi. jiour l'histoire de la philosophie, des articles sur
Plotin, Porphyre, Prockis, Siini»hcius, Varron(6io(//"rt/j/i/e »nà"erse//e;, sur Arnobe,
sur l'école d'Alexaudrie, sur le guosticisme, sur le Gorgias de Platou, sur D(>s-
cartes, sur Bounet, sur Bacon, sur Dumarsais, etc. [Journal des Savants).
(2) Cf. cli. I, § 2.
(3) « Chénier, écoutez-moi, disait Camille Jordan : Il est naturel pour un Ois de
fondre le poiirnard ;i la main sur le bourreau de son père ; mais il ne l'est pas pour
un frère de laisser son frère périr sur un échafaud, quand il n'avait, pour le sauver,
qu'à le vouloir. Le |)remicr fut coupable, le second fut atroce ; le premier est un
homme, le second est un monstre ». — 11 faut lire ce qu'a écrit Daunou à ce sujet :
« Les tyrans se promirent de venger leur idole (Marat, dont Chénier n'avait rien dit
dans son rapport sur l'exclusion des cendres de Mirabeau du Panthéon, où elle»
devaient être remplacées p:ir celles de Marat), par la perte de Chénier et de sa
famille entière. Son père fut menacé ; deux de ses frères furent arrêtés, il fut bien-
tôt dénoncé lui-même, cité, recherché, inscrit à son ran^r sur l'une des pages de la
listedesproscriptions.il n'en devint que plus ardent à solliciter l;i délivrance de ses
frères; durant plusieurs mois, il n'eut pas d'autre pensée; et ses instances furent
si vives, si persévérantes qu'il parvint à sauver l'une des deux victimes. ÎS'ous ne
prétendons point le louer ici de ses démarches, auxquelles l'entraînaient les senti-
ments les plus tendres, mais qu'il aurait encore faites quand il n'eût consulté que^
son intérêt personnel ; car les périls de ceux qui portaient son nom aggravaient les
siens propres ; et Ton arrivait à lui eu les frappant. André Chénier périt le 7 ther-
midor ; et cette date toute seule réfuterait assez une calomnie aussi absurde
([u'horrible. Si quelqu'un, le 7 thermidor, avait en efï'et le moyen de sauver ses
parents les plus chers, assurément un tel crédit, une telle puissance n'appartenait
pointa celui qui périssait lui-même, si ce régime sanguinaire eut duré quinze jours
de plus ». — Cf. Villemain, la LUlérature au XVIII^ siècle, oS^ leçon.
M.-J. CHÉMER i<H>
furent les accusations qui s'élevèrent après la Terreur contie
celui dont on atTectait dappelei- le frère « Abel Chénier «; on
sait avec quel enthousiasme M.-J. Cliénier accepta la Révolution,
avec quelle ardeur et aussi avec quelle àpreto il combattit ceux,
même qui lui étaient le plus cliers, quand il crut lenrs idées
contraires à celles qu'il s'efforçait défaire ti-iompher (1). Ce
qu'on sait moins, c'est qu'il fit en octobre 179;{, au nom du
comité d'instruction i)ubli(pie , le rapport sur la tianslation des
cendres de Descartes au Panthéon. Comme d'Alembert etCon-
dorcet, Chénier affirme ipie l'expérience, le premier des philo-
sophes, a renversé son système du monde; cpie Locke et Con-
(lillacont été guidés ])ar un fil plus siu- dans le labyrinthe de la
métaphysique ; que do nouvelles découvertes en mathématiques
ont illustré après lui Newton, Leibnitz, Euler, Lagiange. Mais,
comme eux aussi, il le range « parmi ces hommes prodigieux
qui ont reculé les bornes de la raison publique, et dont le génie
libéral est un domaine de l'esprit humain. » pane (pie « le pre-
mier de tous, dans l'Europe moderne, il parcourut le cercle entier
de la philosophie, dont Kepler et Galilée n'avaient embrassé
(pi'une partie, et donna à son siècle une impulsion forte et
rapide ». La fête oi-donnée pour la translation ne put avoir lieu.
Chénier demanda, en 1790, l'exécution du décret. Mercier, l'en-
nemi de Locke, de Condillac et de Newton (2^ s'y opposa (3).
Chénier défendit Descartes et Voltaire, que Mercier n'avait pas
lion plus épargné, mais le projet fut ajourné (4).
Dans un Discours sur l'instruction pid)lique (5 no\eml)re 1797),
il insiste sur l'importance de l'éducation physique <■ sans laquelle
(1) Voyez ses lettres au Journal de Paris, an Moniteur, etc. [Œuvres, V) où il
iléf.-nd contre son frère les soeiétés « des Amis de la Constitution ». — Voyez
iiussi ce qu'il dit, après vi'udèiniaire, de Oarnot, « le déeem\ir s.ivant dans l'art
de calculer le crime et de semer la discorde, réunissant a lui seul la sombre
méliance de Billaud-Varenues, la téroce jalousie de Robespierre et la froide atrocité
de Saiut-Just ».
(2) Cf. ch. I, § :i.
(3) « Nous ne sommes point, dit-il, en mêlant comme à son ordinaire, des idées
justes à des vues bizarres, un corps académique... Un grand homme appartient
.lu genre humain ; le Tasse et Vir^'ile n'appartiennent pas à la seule Italie. Ne
rétabUssons donc pas des canonisations nouvelles, ou craig-nons «lue bientôt elles ne
soient, comme les anciennes, un objet de risée. Que Descartes ait été un romanciet
ou un génie exact, abandonnons au temps le soin de (ixer les l)ori)is de sa renom-
mée.. . La cérémonie de la translation de ses cendres au Panthéon serait regardée
du peuple, à peu près comme la procession du L'rand Lama. Je demande qu'on
laisse la réputation de Descârtes vivre ou mourir dans ses ouvrages ».
(4) Nouvelle preuve que les idéologues étaient loin d'être des adversaires de
Descârtes.
410 L'IDÉOLOGIE APPLIQUÉE
toute autre sérail incomplète et stérile » et fail lenlier, dans « la
gymnaslique dun peuple libre » la course, la liitle , l'art de
nager, lexercice du canon et du fusil (1). Après un lapport où il
faisait l'éloge d'Athènes (2), Chénier présenlail un projet de
décret ([iii répartissait trois cent mille livres entre un certain
nombre de savants et d'artistes, parmi lesquels figurent Adan-
son et Bitaubé, Bossut et Delille, D. de Sales et Ducis, La Harpe
et Lalande, Lamarck et Marmontel, Montucla cl Palissot, Saint-
Lamberl et Andrieux, Colin dHarleville, François (de Neufchâ-
teau), Parny, Rétif de la Bretonne, Roussel, Saint-Ange, Sélis et
Vernet. C'est sur sa proposition que furent rappelés les députés
mis hors la loi et Talleyrand. Contre Mercier, qui « voulait réa-
liser la chimèi'e dune langue universelle, en imposant la langue
de la République française aux nations qu'elle a vaincues »,
Chénier demanda que les langues allemande, anglaise, italienne
€t espagnole fissent partie de l'enseignement public dans les
écoles centrales de Paris. Avec quelques-uns des idéologues, il
prit une part active au 18 Brumaii-e, mais s'aperçut bientôt
aussi quil n'avait pas travaillé au profit de la liberté ! Tribun,
il combaltil énergiquement lé di'oit d'aubaine et la mort civile,
en défendant la « secte des économistes , qui comptait, parmi
ses disciples, des publicistes habiles, éclairés et le plus grand
adminislrateui- de la France durant le xvni" siècle, l'immortel
Turgot ». 31"'" de Staël écrivit à Daunou pour offrir à son ami
del'argenl. un asile et un passeport. Inspecteur de l'instruc-
tion publique, Chénier fut destitué en 1806, après son Épître
à Voltaire. En vain Daunou écrivit-il à Fouché, sans en pré-
venir son ami, «q.ue ce serait un arrêt de mort, puisque Chéniei-
était sans fortune et qu'on empêchait la reproduction de ses
pièces qui avaient paru et de celles que le public ne connaissait
point encore ». Il i)ut faire entrer Chénier aux Archives et
Napoléon lui-même chargea, en 1808, ce dernier de continuer
(1) Nous allons (iiercher ea Aug-lcterre les jeux et les exercices scolaires, recom-
mandés par Chénier. comme chez IMill, Bain et Spencer la philosophie des idéo-
logues. Comhien est vrai le mot de La Bruyère et de Voltaire !
(2) '( Cité classique et nourrice des grands hommes, où Périclès, sortant de Tatelier
de Phidias, courait entendre les leçons de Socrate ; où Torateur Eschine, cité devant
rassemblée du peuple, admirait Démosthène tonnant contre lui; où Platon, venant
d'instruire ses nombreux élèves dans les jardins d'Académus, se rendait avec eux
au théâtre pour y décider entre Euripide et Sophocle et décerner le prix du «énie».
Il faut remarquer cet éloge de Platon que Chénier invoque encore dans son
rapport sur l'Institut national de musique.
ANDRIEUX 4H
les Élnnents de l histoire de France de Millot. Atleinl i)ar l;i
maladie dont il niouriit, Chénier allait auprès de Daiinoii, avec
lequel il s'était lie de pins en plus intimement, et déroulant « les
infamies d'alentour et les palinodies qui le suffoquaient, son
accent éclatait avec colère, son omI noir lançait la llamme,
il était beau et tt-rrible » (1). A l'occasion des prix décennaux,
il eut à faire un rapport sur le Catéchisme de Saint-Lambert,
exclu du concours pai'ce qu'il avait été publié anléiieurement,
et à proposer pour les prix le Cours de Littérature de La Harpe,
le Cours d'instruction d'un muet de naissance de Sicaid, et les
Rapports du Physique et du Moral de Cabanis. Il mourait
en 1811. Chateaubriand, qu'il avait critiqué avec sa vivacité
ordinaire, le lui lit bien payer, et se vengea sur « Chénier le
régicide ■, non seulement du critique ù'Atala, comme le dit
Sainte-Beuve, mais de ses amis Ginguené, Volnej ,Morellet, etc.,
qui ne l'avaient pas épargné. Selon la remarque de Fauteur
d'une brochure -< qui a du bon », comme le dit encore Sainte-
Beuve, l'iiouime qui avait fait l'Essai sur les Révolutions, alors
qu'il se trouvait éloigné du mal, n'avait guère pourtant le droit
de reprocher à Chénier « placé au lieu même de la naissance du
mal et au centre de son activité », de s'en être laissé atleindie.
Andrieux répondait au premier consul qui se plaignait de
l'opposition du Tribunat : « Vous êtes, citoyen, de la section
de mécanique et vous savez qu'on ne s'appuie que sur ce qui
résiste ». C'est de lui aussi que >'apoléon disait : « Il y a autre
chose que des comédies dans Andrieux » (2). M(Mubre de la troi-
sième classe de l'Institut, il avait célébré Locke dans ses opus-
cules en vers et en prose (3j. Puis il avait donné au théâtre Hel~
vétius ou la Vejir/eance du sage, poème consacré par lui, écri-
vait-il (4) « à la gloire des sciences philosophiques ». La Décade
annonçait l'ouvrage le jour où Ginguené publiait le deuxième
(1) Saiulc-Beme, Daunou, paçe 332.
(2) Jules Simon, Une Académie sous le Directoire, [i. 178.
(3) Locke à pas égaux et moins précipités,
Par le chemin du doute arrive aux vérités.
Ce Locke qui sonda l'abîme de notre être
Ne nous suiiposa pas instruits avant de naître.
Lliomme n'a rien appris,, dit-il, que par les sens,
Les objets ont frappé ses organes naissants,
Et dans l'entendement chaque image tracée
Compose sa mémoire et devient sa pensée.
(4) Lettre inédite, an X (Papiers de l'Institut).
412 I/1I)K0L()G1E APPLIOIÉE
extrait du Génie du Christiamsine. « Andrieiix est d'autant plus
estimable, disait-elle, qu'il y a plus de courage en ce moment à
venger la philosophie de cette tourbe de détracteurs qui travail-
lent et réussissent, non pas précisément à éteindre les lumières,
mais au moins à retarder leurs progrès ».
En 1804, le comte de Cessac, directeur de l'École polytech-
nique et membre de llnstitut, offrit à Andrieux la chaire de gram-
maire et de littérature qu'on allait établir à l'École. Andrieux
accepta et divisa son enseignement en quatre parties : 1" la
grammaire, sur laquelle il faisait un cours philosophique, tel
qu'il convenait à des jeunes gens habitués à des études sérieuses
et abstraites; 2" un' peu de rhétorique, mais surtout l'art de
parler ; 3" l'art d'écrire. S'étendant peu sur la poésie, il faisait
surtout des remarques générales. Il s'appliquait à bien distin-
guer, pour ses élèves, la prose et les vers, parce que les jeunes
gens ne sont que trop disposés, disait-il, à admirer ces ouvrages
où les images, réservées à la poésie, sont transportées dans la
prose, parce que la prose poétique est fausse ; car, comme le
dit très bien M. Jourdain, il n'y a que des vers et de la prose,
tout ce qui est prose n'est point vers, et tout ce qui n'est point
vers est prose (1). En dernier lieu venait une petite histoire litté-
raire de la France jusqu'à nos jours. Et dans le programme qu'il
soumit au conseil de perfectionnement, il avait eu soin de dire
qu'il ferait ressortir la morale de la littérature. Le conseil
applaudit à cette idée et Andrieux devint le professeur de morale
de l'École (2). Nous savons, par D. de Tracy (3), que le cours
plut « aux idéologues » et contribua sans doute ainsi à continuer
leur influence dans le milieu où A. Comte se trouva placé.
Andrieux apparaît d'ailleurs comme un idéologue dans les
vers où il compare Cabanis à Fénelon (4), et dans son cours au
Collège de France en 1828, où il parle d'observations physiolo-
giques, assez bien vérifiées, qui établissent, d'une façon probable,
que nous pensons dans le cerveau, et voit dans les noms de
volonté, d'entendement et d'instinct, des étiquettes apposées
(1) Il semble bieu qu'Andrieux eût surtout en vue, dans cette eritiquc générale,
le Génie du Clirislianisme. On comprend aisément pourquoi le romantisme, qui se
réclame de Chateaubriand, fut m;d accueilli par «certains idéolog-ues ». C'était
j)lutijt encore pour eux une question de fond qu'une question de forme.
i2) Lycée, I, p. 181.
(.3) Lettre inédite du 2.^ décembre 1804, citée ch. i, § 2.
(4) Cf. ch. IV, § 5.
MKNJVMIN CONSTANT ET LA SCIENCE DES REEK.IONS il3
pour se reconnaître, des noms inventas poni- faeililor des
recherches; tandis qu'en réalité, comme le disait Hippocrate,
dans l'homm.' tout conspire, tout x^oncourl, tout consent (1).
L'année suivante, comme Daunou et Valette, il combat Cou-
sin [-2).
Dès 1797, Benjamin Constant (3) critiquait, dans las Ih'octions
politiques, l'opinion de Kant qui allait jusqu'à prétendre, qu'en-
vers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu'ils
poursuivent n'est pas réfugié dans votre maison, le mensonge
serait un crime (i/. Candidat à l'Institut, puis Irihun (5), lié
étroitement avec M""^ de Staël, il fut l'ami de Cahanis et de Fau-
riel, de Daunou, de D. de Tracy et de Garât, compta p.niiii les
opposants qui déplurent le plus vite et davantage au premier
Consul v6j, mais se laissa séduire en 1814, pai- l'idée de faire de
Bonaparte le défenseur de la liberté. Dès l'an X, il recommence
pour la quatrième fois son ouvrage sur ies Heligions {7). Il
lit alors les extraits du rwvi/«° du (liristianisme, dans lesquels
Ginguené, c qui avait couunencé avec le désir de n'être pas
trop sévère et de ne pas blesser l'auteui-, avait été graduelle-
ment emporté, par la force de la vérité et par laujour de la
philosophie et de la République » (8). Puis à la lin de 180-2, il lit
(T. Lycée, I, p. 18:5. C'est l'i-xprcssioii de Cahanis.
(■!] « Les philosopiiis recherthiiit s'il y a «les idéi-s iiidépeudauUs du lanijai^n- ;
certains d'entre eux prétendent que quelques-unes, par exemple, celles do ritillui,
de l'espace, du temps sont innées. L'illustre Descartes a dit cela. Quant à moi je
n'en sais rien ; je ne le crois pas ; cependant j'estime inliniment Descartes, mais
il > a de l'extravagance à vouloir résoudre des questions insolubles. Ce que je sais,
c'est qu'on ne possède une langue étrangère que quand on pense dans ctitte lanirue.
Donc perfectionner la parole, c'^st perfectionner la pensée >-. {Lycée, IV, p. 464.)
\'i) L'auteur à' Adolphe, qui. au point de vue littéraire, a été précédé par de Sénan-
• ourt, a été beaucoup étudié de nos jours, en raison même des documents nouveaux
qui ont été mis eu lumière. Xous n'avons pour but que de faire connaître « l'idéo-
loi-'ue ... Sur B. Constant, cf. Sainte-Beuve, Lundis et Portraits contemporain.s ;
Laboulaye, B. Constant, 2 vol. in-8 ; Fatruet, et<-.
1,4) F. Pieavet, Introduction à la Critique de la Raison pratique, p. V.
(o) Benjamin Constant avait rapprodié Sieyès et Rœderer.
f6l Voyez la Lettre de Benjamin Constant à Fauriel et celle de .Mme d,. gt^ël à
Rœderer, publiées par Sainte-Beuve, p. 157.
i7) Sainte-Beuve, p. 161.
(8^ Siinte-Beuve, p. 161. — « Pour me distraire des autres folies, écrit aussi
Bi-njamin Constant à Fauriel, je lis Chateaubriand. Il est difficile, quand on tâche
pendant cinq volumes, de trouver des mots heureux et des phrases sonores, de ne
pas réussir quelquefois: mais c'est la plupart du temps un galimatias double ; et
dans les plus beaux passages, il y a un mélange de mauvais goût qui annonce l'ab-
sence de la sensibilité comme de la bonne foi. Il a pillé les idées de l'ouvrase sur
la Littérature dans tout ce qu'il dit sur l'allégorie, sur la poésie descriptive ^t sur
la sensibilité des .Inciens, avec. cette différence que ce que l'auteur de ce dernier
ouvrage attribue a la perfectiljilité, il l'attribue au christianisme. Ce plagiat ne l'a
M4 L'IDEOLOGIE APPLIQUEE
les Rapports du physique et du moral et en paile avec un véii-
Lable enthousiasme ; mais déjà il indique, en termes qui se
l'approchent beaucoup d'ailleurs, « aux imprécations près », de
la Lettre sur les Causes premières, qu'il ne traitera pas son sujet
comme Dupuis et Volney (1). Et en 1808, après la mort de Cabanis,
il joint ses regrets à ceux de Fauriel et déplore que « les hom-
mes de cette espèce semblent disparaître de la terre ». Lié avec
Villers, le défenseur de Kaut, il séjourne en 1803 quelque temps
à Metz auprès de lui avec M™*" de Staël (2). Au commencement de
1804, il lui écrit que V Essai sur V esprit et l influence de la ré for-
mation de Luther lui a rendu le courage de continuer l'ouvrage
qu'il a lui-môme entrepris. Puis il publie en 1809 son Imitation
de Walstcin. En 181:2, il lui arrive, « une ridicule et désagréable
chose ». Un professeur allemand, auquel il comnumique le plan
et plusieurs paities de son ouvrage sur l'histoire et la marche
des religions anciennes, s'empare de l'idée et de la forme, avec
ime telle exactitude que l'annonce de son cours en contient,
mot pour mot, les titres des livres et des chapitres (3). A la hn
de 1813, il est distrait de son travail par « une expédition poli-
tique » : il compose une brochure sur l Esprit de conquête et
l'usurpation (4). Puis vient la chute de Napoléon : « Voilà donc,
écrit-il à Villers, la grande tragédie finie par une parodie, aussi
sale de la part du premier acteur que la tragédie avait été san-
glante. L'homme de la destinée, l'Attila de nos jours, celui
devant qui la terre se taisait, n'a pas su mourir : je l'avais tou-
pas empêché de faire des allusions très amères, et àleur tour ces nilusiousne l'ont
pas empêché de croire que c'était un devoir d'amitié que tie le protéger et même
de le louer ». (Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire.)
(1) » Il y a, dit-il, une partie mystérieuse de la nature que j'aime à conserver,
comme le domaini' de mes conjectures, de mes espérances et même de mes impré-
cations contre quelques hommes ».
(2) Villers écrit à M^c de Staël, le 25 juin 1802, après avoir vu à Paris, Fauriel,
les Suard, Stapfer : « Mou exposition de la philosophie de Kant a du moins un
trait de commun avec votre dernier ouvrage [La Littérature considérée daiis se*
rapports), c'est qu'il était trop fort pour le public à qui il était destiné », M"' de
Staël lui répond que Loci»e est très conciliable avec Kant, et qu'elle étudie Talle-
mand avec soin. Le 16 novembre 1802, elle lui écrit qu'elle lit le mémoire de Degé-
rando couronné à Berlin, et qu'elle va îi\ire panntrc Delphine, puis le 20 juillet 1803,
qu'elle a fort envie de faire un voyage en Allemagne; enfin le lo octobre, qu'elle
sera à Metz dans dix jours. Elle y arriva le 26 octobre et en repartit le 9 novembre.
(Briefe an. Ch. de Villers.)
(3) Voir à l'appendice, la curieuse lettre que Benjamin Constant écrit à Villers
pour le prier d'intervenir et d'empêcher qu'on ne croie « que sou ]ilau a été traduit
de l'annonce d'un cours allemand » .
(4) « Le nom du monstre, écrit-il à Villers, n'est pas prononcé, mais je ne crois
pas que jamais on l'ait si bien analysé et montré plus vil et plus odieux ».
BENJAMIN CONSTANT ET LA SCIENCE DES REEICIONS iUi
jours (lit, mais on ne me croyait pas et tout le monde reste con-
fondu ». Benjamin Constant rentre à Paris, dû il est le 13 avril el
annonce à Villers « (luil est possiblt? et probable ([iie nous au-
rons de la liberté (1) ». Il travaille, par des brocliures et des
articles de journaux, u à ce qu'elle soit sage et réelle ». Mais le
letablissemenl de la censure, l'interdiction des divertissements
publics, les dimanches et jours fériés, qui semblaient présager
le retour des dîmes, les récriminations contre les acquéreurs de
biens nationaux, les menaces des ultra-royalistes avaient alarmé
u les constitutioniiels » et favorisé le retour de Napoléon.
A.vec lui Benjamin Constant essaya de faire ce qu'il n'avait pu
réaliser avec eux : il rédigea en grande partie ïActe addi-
tionnel aux Constitutions de rEmi)ire. Après la deuxième res-
tauration, il défendit, dans la J/m^/"ye, les doctrines libérales
et rentra à la Chambre des députés en 1S18 avec Manuel et La
Fayette.
En 1824, il commença la publication de VàReVujion considn-ce
dans sa source, ses formes et ses développements (^\ On a
voulu n'y voir qu'un transfuge de l'école : « L'érudilinii germa-
nique, alors en bonne voie, a-t-on écrit (3), lui avait fait honte
de d'Holl)acb, de Diderot et de Dupuis ». Il est vi-ai (pie Benja-
min Constant a combattu le système de Dupuis, faux selon lui,
parce que si la niétaphysicpie et la physique sacerdotales sont
devenues celles des philosophes, il ne s'ensuit pas (|iic la nudli-
tude n'ait reconnu, dans les idées religieuses, ([ue des abstrac-
tions perfectionnées. En outre, l'histoire des difiix n'est celle de
la nature que pour les hommes qui l'ont étudiée, el la foule ne
l'étudié pas. Enfin si l'homme, dans l'enfance de l'état social,
fl) Ea parcourant ces lettres, on s'explique les jug-ements si (liltéreuts que porte
Benjamin Constant sur Napoléon et sur les Bourbons ; il ne se soucie guère des per-
sonnes et ne les apprécie qu'autant qu'elles peuvent donner la liberté. C'est un
point de vue qui lui est commun avec la plupart des idéoloL,'ues.
(2) Sainte-Beuve rapproche la lettre de Benjamin Gonstmt sur le Génie du Cluis-
tianisynede celle qu'il écrivit alors à Chateaubriand: « Je remercie votre Excellence
de vouloir bien, quand elle le pourra, consacrer quelques instants a la lecture d'un
livre dont, j'ose l'espérer, maL'ré les différences d'opinion, quelques détails pour-
ront lui plaire... Vous avez le mérite d'avoir le premier parlé cette langue, lorsque
toutes les idées élevées étaient frappées de défaveur, et si j'obtiens quelque atten-
tion du public, je le devrai aux émotions que le Génie du Christianisme a fait
naître, et qui se sont prolongées parce que la puissance du talent imprime des traces
ineffaçables. Votre Excellence trouvera dans mon livre un hommage bien sincère à la
supériorité de son talent et au courage avec lequel elle est descendue dans la lice,
forte de ses propres forces, etc. ».
(:i I Mémoires du duc de Brof/lie, Revue des Deux-Mondes, l^r avril 1886, p. 334.
416 L'IDÉOLOGIE APPLIQUÉE
remarque la transition de la lumière aux ténèbres, la succession
des jours et des nuits, Tordre des saisons, il ne démôle pas les
révolutions des astres, leur marche directe ou rétrograde et
Seurs stations momentanées, la correspondance de la tei"re
dans ses formes avec les formes célestes et les variations (|ue
subit cette correspondance durant une longue suite de siècles (1).
En réfutant Dupuis, B. Constant croit avoir réfuté Volney. S'il
ne dit rien de Diderot, il juge sévèrement le Système de la
nature, « qui l'a frappé de terreur et d'étonnement » ; car,
insuffisant pour expliquer beaucoup- de phénomènes, il repose
sur une supposition tout aussi gratuite que le spiritualisme
dogmatique. De même B. Constant critique Helvétius et le sys-
tème de l'intérêt bien entendu.
Mais s'il combat Dupuis, dont les idées d'ailleurs n'avaient
pas été acceptées par l'école tout entière, il ne ménage pas plus
les Allemands. S'il attaque Volney, il ne méconnaît pas sou
mérite; s'il critique le Système de la Nature, il estime, « l'anta-
goniste intrépide d'une arrogante autorité ». S'il se réclame, par
politesse, de Chateaubiiand et s'il j-end hommage à son carac-
tère et à son talent, il lui reproche, après Ginguené, d'avoir fait
valoir lutilitc du christianisme pour la poésie, comme si un
peuple cherchait, dans sa croyance, à procurer une mythologie
à ses versificateurs ; d'avoir commis, dans les Martyrs, un ana-
chronisme d'environ quatre mille ans, en présentant, comme
simultanés, le polythéisme d'Homère et le catholicisme de nos
jours. Quand il sinspire des philosophes allemands, c'est qu'ils
admettent une doctrine chère à Tui'got, à Condorcet, à Cabanis,
à savoir que tout est progressif dans l'homme. De même, si W
christianisme est la plus satisfaisante et la plus pure de toute
les formes que le sentiment religieux peut revêtir, c'est qu'il est
perfectible.
Par d'autres cotés encore, B. Constant se rattache à Cabanis,
à D. de Tracy et même à Dupuis et à Volney ; il combat La Men-
nais et de Maistre, de Bonald et Ferrand, d'Eckstein et les misé-
rables sophistes qui s'intitulent défenseurs de la rehgion et ne
sont pas moins perfides envers les gouvernements qu'envers les
peuples. Il nest guère plus indulgent pour les prêtres et la
morale sacerdotale que d'Holbach, Helvétius ou leurs succes-
(1)1, 299; II, 382. Ce dernier mot, dit-il, décèle toute la fausseté du système.
BENJAMIN CONSTAiNT ET LV SCIENCE DES KELICIONS il7
seiirs. Ce quil dit des climats, rappelle Cabanis, auquel nous
songeons encore à propos de rinscriptioii célèbre du temple
disis et de Téloge du stoïcisme,' « tUan sublime de Tàme,
fatiguée de voir la morale dans la dépendance dhommes cor-
rompus et de dieux égoïstes ». Comme le disaient Di^^gérando
et Cabanis, comme l'ont cru Fauriel et Cousin, a tout sert h Tin-
telligence dans sa marche éternelle. Les systèmes sont des
instruments, à l'aide desquels l'homme découvre des vérités de
détail, tout en se trompant sur l'ensemble; et quand les systèmes
ont passé, les vérités demeurent» (1).
On couq)rend fort bien, en se rappelant la lettre de Benjamin
Constant sur les Rapports, la marche suivie par son esprit.
Cabanis avait déjà à peu près reconnu qu'il est impossible de
détruire, dans la masse des hommes, l'idée fondamentale sur
laquelle reposent toutes les religions positives, et cherché une
religion siuq)le et consolante qui n'y produisît que du bien. Ben-
jamin Constant, instruit par une expérience plus longue, pense
de même, mais trouve que le stoïcisme étoufTe le germe de beau-
coup d'émotions douces et profondes. La religion est bien
pour lui, comme le disent les Allemands, la langue par laquelle
la nature parle à l'homme, mais elle est aussi soumise à une
progression régulière, à laquelle les prêtres obéissent aussi bien
que les tribus ([u'ils dominent. Le christianisme est donc supé-
rieur au stoïcisme. N'a-t-il pas été d'ailleurs, comme dirait Caba-
nis, la religion des « Turgot et des Franklin <> ? Ne donne-t-il
pas au stoïcisme la vie et la chaleur qui lui manquent? N'est-il
pas le seul qui puisse, avec la liberté politique et religieuse,
produire tous les progrès et toutes les vertus. Ainsi, parti
comme Cabanis de la doctrine de la perfectibilité et préoccupé
d'obtenir la liberté politique. Benjamin Constant arrive au
christianisme en dépassant le stoïcisme (2).
A peu près à la même époque, Biran terminait une évolution
semblable, mais bien plus mouvementée, (lui, de Cabanis et de
(1) S'il cite les .Ulemands et non Cabanis, c'est fjue c'eût été une mauvaise recom-
mandation d'invoquer l'homme dont « on flétrissait alors le matérialisme ", et que
l'AUemairue, comme eu d'autres temps TAnirleterre, était à la mode.
(2) Par cette conception même, Benjamin Constant est conduit à parler favorable-
ment de Chateaubriand qui devint pour lui un précurseur, en même temps qu'il était
à certains momt-uts un allié précieux ; à juger avec faveur Platon « sans lequel li;
<-liristianisme fût redevenu une secte juive », à citer Cousin, son traducteur, qui,
selon le Cathollr^ue, a exposé une théorie « au bout de laquelle se trouverait le
système de M. Constant ■. (IV, 472 ; V, 184 et 186).
PiCAVET. 27
/,18 L'IDÉOLOGIE APPLIQUÉE
D. de Tracy, l'avait conduit à Bonnet et à Condillac, puis au
stoïcisme et enfin à un christianisme voisin du mysticisme.
Le sentiment religieux distingue l'homme des animaux (1) : il
ne faut pas plus létouffer que la pitié, l'amour et toutes les
émotions involontaires. Naissant du besoin que l'homme
éprouve de se mettre en communication avec la nature qui
l'entoure et les forces inconnues qui lui semblent l'animer, il fait
entrer la morale dans la religion, en modifiant heureusement les
notions de Dieu, de spiritualité et d'immortalité. Mais le fond
n'est pas les formes, le sentiment rehgieux n'est pas les insti-
tutions religieuses. Toute forme positive, môme satisfaisante
pour le présent, contient un germe d'opposition aux progrès
futurs ; le sentiment religieux s'en sépare et en cherche une
autre. Par cette distinction s'explique la suite des phénomènes
rehgieux dans les annales des diflerents peuples ; par elle
s'explique le fait que certaines formes religieuses paraissent
ennemies de la liberté (2) — tandis que le sentiment religieux
lui est toujours favorable, — et le triomphe des croyances
naissantes sur les croyances anciennes. Par suite. Benjamin
Constant ne confond pas les époques, toutes progressives, des
diverses rehgions; il écarte les explications scientifiques, placées
à tort avant le sens populaire ou littéral. Séparant les reli-
gions dominées par les prêtres, de celles qui demeurent indé-
pendantes de la direction sacerdotale, il montre que « les
rehgions qui ont lutté avec le plus de succès contre leur puis-
sance, ont été les plus douces, les plus humaines, les plus
pures ».
A coup sûr, l'œuvre était prématurée, puisque l'histoire des
diverses religions est, aujourd'hui encore, incomplète et qu'on
commence à peine à voir ce qu'elle devrait être (3). 3Iais c'est
une incursion heureuse des partisans de la perfectibihté sur ce
domaine, et il eût été à souhaiter, ici comme ailleurs, qu'on se
lut davantage inspiré de leurs rechej-ches. Certes Creuzer, amé-
lioré par Guignaud et si souvent cité (4), lui est inférieur en
netteté et en précision, sans le dépasser beaucoup en érudition.
(1) Avant de Quatrefages, il fait de l'homme un animal religieux.
(2) « Naguère, dit-il, le despotisme le plus complet que nous ayons connu s'était
emparé de la religion comme d'un auxiliaire complaisant et zélé ». — Cf. ch.v, § 4.
(3) Bibliolhèque de l'École des Hautes-Études , Sciences religieuses, Paris,
1889.
(i) Benjamin Constant critique l'un et l'autre avec beaucoup de sens.
J.-H. SAV ET L ÉCONOMIK POF JTIQrE 41t)
Enfui le livre méi'itorait d'être relu à notre époque : on pour-
rait croire qu'il a été écrit pour nosjconlemporaius (1).
Jean-Baptiste Say, éliuiiué du Tribunal, ne se réconcilia jamais
avec Napoléon. 11 avait eu, comme Daunou, son dîner, non aux
Tuileries, mais à la Malmaison et refusé de justitier les mesures
linanciéres ([n'allait prendre le gouvernement. Il refusa de même
les fonctions de directeur des droits réunis, parce qu'il jugeait
ce système funeste à la France (:2). Opposant ii'réconcilial)le,
Say doit être compté parmi les idéologues. Rédacteur à la
Décade (3), il y analyse la Vie de B. Franklin., écrite par lui-
même et traduite par Castéra, donne les Conseils de Leptomènes
sur les élections, y pai-le d'Horace Say, « qui avait faille plan d'un
ouvrage sur l'entendement humain, et, pour l'exécuter digne-
ment, avait commencé par analyser Locke et Condillac », etc. (4).
Mais il y a surtout fait un Extrait qui le montre bien en com-
(^l) '< Une atfitatioii mystérieuse, un désir de croire se manifestent de toutes parts.
Partout vous discernez des sectes... enthousiastes, parce que le besoin d'enthou-
siasme est de tous les temps... méthodistes anirlais (lisez Armée du Salut),
habitants des cimetièri-s, voulant à tout i>rix renouer la communication avec le
monde invisible et le commerce avec les morts (lisez Spiriles), en Allemagne toutes
les philosophies impréirnées de mysticisme (cf. le dernier roman de Bour;,'et et
les articles auxquels il a donné lieu). Kn France même, s'élèvent du sein de cette
iréuéralion sérieuse et studieuse, des elforts isolés, secrets... Pleins de respect
pour toute opinion reliirieuso, quelle qu'elle soit, ils parlent avec la même vénéra-
tion de reau bénite et de l'eau lustrale [Vuei Cérémonies houddhisles, Lotus,
Aurore, Initiation . Rcmarc|uez comment l'instinct de cette rénovation saisit nos
prosateurs et nos poètes. .\ ((ui demandent-ils des etfets? \ Tironie, aux apophteg-
mes philosophiques, comme Voltaire ? Non, à la méditation vague, à la rêverie,
dont les regards se tournent toujours vers l'avenir sans bornes et vers l'infini. Beau-
coup se perdent dans les nuages ; mais leur élan vers les nnaircs est une tentative
pour approcher des cieux. Us sentent que c'est ainsi que s'établira leur correspon-
dance avec un public nouveau, public (|ue l'incrédulité fatigue et qui veut autre
I hose, sans savoir peut-être encore ce qu'il veut cf. le Discours de réception de
M. de Vogué et son allocution auv étudiants). Il faut donc revenir à la religion impo-
sée ou à la religion libre... par conséquent respecter la progression de la religion...
réclamer la liberté reliiriçuse illimitée, infinie, iiidi\iiluelle,... qui multipliera les
formes religieuses, dont chacune sera plus épurée que la précédente... Laissez le
torrent se diviser en mille ruisseaux... ils fertiliseront la terre qu'il aurait dévastée ».
(2) « Bonaparte, écrira-t-il plus tard, a fait rétrograder la marche de la civilisation.
C'est, dira-l-il encore, l'ignorance de Téconomie politique qui l'a conduit à Sainte-
Hélène. 11 na pas vu que le résultat inévitable de son système était d'épuiser ses
ressources et d'aliéner les aflections de la majorité des Français ».
(3i J.-B. Clément, dans la Notice de la huitième édition, dit qu'Andrieux et Gin-
.'uené lui offrirent la rédaction en chef. Cela ne semble guère s'accorder avec les
liéclarations que nous avons rapportées (ch. i, § 4). D'un autre côté, il ajoute qu'il
abandonna la direction en 1799. Or J.-B. Say '< remplacé par Giuguené » le 20 ni-
vôse an VIII, y traduit le 20 messidor an IX quehiues anecdotes sur la vie de Gœthe,
et en l'an X la Décade écrit: " .Nous étions les mêmes que nous sommes encore ».
Ce qui semble incontestable, c'est qu'il collabora à la Décade aussi longtemps qu'il
fut permis d'y écrire librement.
(i) M. Léon Say {Débats du 8 juillet 1890} a donné quelques pages d'une Auto-
420 LIDÉOLOGIE APPLIQUÉE
inunion didées avec ses collaborateurs. Il s'agissait des Élt'-
ments de législation naturelle ^q Perreau: « Voici encore, disait
J.-B. Say, un bon ouvrage, sorti de ces écoles centrales dont cei-
taines gens affectent de dire tant de mal ». Et, après avoir montré
qu il y était traité de Tliomme comme individu, de ses obligations
envers lui-même et de ses rapports avec ses semblables, il ajou-
tait : « C'est au même auteur que le public doit un autre ouvrage
estimé, les Etudes de l'homme physique et moral. Celui-ci ne
peut qu'ajouter à sa réputation; et après avoir assuré la marcbe
de ses élèves, il est fait pour éclairer celle des professeurs ses
confrères ». A l'occasion de ce premier ouvrage, vanté par J.-B.
Say, Boisjolin, tout en soutenant que Fauteur avait eu tort de
vouloir faire de Voltaire un athée, disait: « La science de la
métaphysique est ainsi dirigée de nos jours en France; il n'est
plus permis de la détournei- de son objet et de l'égarer dans le
labyrinthe des discussions théologiques, si l'on veut obtenir
l'estime des bons esprits qui, à l'exemple de quelques métaphy-
siciens supérieurs, tels que Garât, Cabanis, etc., n'appliquent le
raisonnement qu'aux faits observés et découverts ». Pour un des
concours de l'Institut, J.-B. Say composa Olbie ou Essai sur les
moyens d'améliorer les mœurs d'une nation. Deux ans plus
tard paraissait, en deux volumes, le Traité d'Economie poli-
tique « le meilleur, disait D. de Tracy, qui ait encore été fait(l) ».
Comme la plupart des idéologues, il pense par lui-môme et cri-
tique ceux dont l'autorité est la plus grande, Condillac « et le
babil ingénieux du livre, où il fonde presque toujours un prin-
cipe sur une supposition gratuite » ; Rousseau et son Contrat
social, Voltaire et Dupont de Nemours. Mais il cite, de Condillac,
la remarque judicieuse qui fait du raisonnement abstrait un
calcul avec d'autres signes; Pascal et Locke, Condillac. Tracy et
Laromignière qui ont prouvé que « faute d'attacher la môme
idée aux mêmes mots, les hommes ne s'entendent pas, se dis-
putent, s'égorgent »; Cabanis, d'Alembert et Sennebier, pour
« montrer que le calcul ne saurait être appliqué à l'économie
politique »; Tm-got « dont les opérations administratives, faites
biographie qui nous font regretter vivement que J.-B. Say se soit arrêté si vite. A
notre prière, il a bien voulu rechercher s'il n'existait aucune trace d'une correspon-
dance entre Say, installé à Auchy, et ses amis restés à Paris. Il n'a rien retrouvé.
(l) « Observez, ajoutait-il {Commentaire, 280j qu'ayant écrit ceci il y a treize ans,
je n'ai pu citer que la première édition de M. Say, et que la deuxième édition de
cet excellent ouvrage est encore supérieure à la première ».
J.-B. SAY ET I. hX.ONOMIE POLITIQI H 121
ou projetées, sont au iiouihie des plus belles qu'aucun lioniuie
(i'État ait jamais conrues ; Beccaria, Veiriet Sniilh « avant lequel
il n'y avait pas décononiie politiqile », mais (jui a pu apprendre
quelque chose des économistes français et a laissé certains
points obscurs ou mal éclairés. Comme Condorcet et D. de Tracy,
il croit au progrés lent, mais infaillible des lumières, aux progrès
présents et futurs de la raison publique. Comme le dernier, il
estime ([ue la moi'ale ne paraît pas pouvoir être l'objet d'un
enseignement public et que la bonne conduite des hommes ne
saurait être le fruit ([ue d'une bonne législation, d'une bonne
éducation et d'un bon exemple. Comme lui encore, il laisse une
place considérable à la déduction (1). C'est aux faits généraux (^)
qu'il fait surtout appel : s'il les fonde sur l'observation des faits
particuliers, il veut, non seulement tfu'on en soit témoin soi-
uiéme, que les résidtats soient constanmient les mêmes, mais
encore, « qu'un raisonnement solide montre pourquoi ils ont été
les mêmes •>, Bien des faits particuliers ne sont pas complète-
ment avérés, ne prouvent rien ou prouvent le contraire de ce
<lu'on veut élablii-1
l'ar J.-B. Say, dont le succès fut européen, les doctrines et la
métliode des idéologues se transmirent à bien des pensem's qui
n'ont pas su toujours combien ils relevaient de l'école. Citons
Cliarles Comte, le gendre de J.-B. Say, le secrétaire perpétuel
de l'Académie des sciences morales avant ^lignet, l'ami de
A. Thierry et l'auteur du Traitr de Ucfidation; Dunoyer, qui a
surtout insisté, dans la Libertt- du travail, sur ce fait que « les
forces productives relèvent, comme les produits, de l'économie
politique, etc. » (3).
Bastiat comparait le Traitt' de J.-B. Say aux ouvrages de
Laroniiguière, pour la facilité avec laquelle on va d'une idée à
une idée nouvelle, et il écrivait, en 18:25, qu'il n'avait jamais lu
sur les matières d'économie politique que Smith, Say, de Tracy
et le Censeur. Il rappelait encore, en 1845, la théorie de D. de
Tracy qui réduit l'industrie à deux branches, le travail qui trans-
foi-me et celui qui transporte (4). M. Joseph Garnier, dans son
(1) Tout en prenant l'Économie politique pour une science d'observation, il la dis-
tingue de la botanique et de Thistoire naturelle, qui recueillent et classent des
observations : elle doit déduire des lois générales de l'observation des faits.
(2) Cf. i:h. IV et ch. vi, ce que nous avons dit de Cabanis et de D. de Tracy.
(.3) Voyez D. de Tracy, ch. vi, § 4.
(4; Œuvres complètes. Correspondance et Mélanges, I, p. 17 et 432,
f,
422 L'IDÉOLOGIE APPLIQUÉE
Traité d'Éconotnie politique, cite D. de Tracy à côté de Comte,
de Rossi, de Basliat, de Dunoyer, parmi les économistes les plus
remarquables qui ont continué l'œuvre des physiocrates et
d'Adam Smith (1). Enfin John Stuart Mill, qui appartient à l'école
par bien des côtés, fait de J.-B. Say, qu'il vit à Paris en 1820,
un portrait des plus flatteurs (2).
La Décade annonçait, le jour môme où Ginguené donnait son
dernier Extrait du Génie du Christianisme, un ouvrage du
citoyen Brillât-Savarin, ex-constituant et membre du tribunal de
cassation. Dans les Vues et projet d Économie 'politique, l'au-
teur appelait l'attention sur différents objets essentiels à une bonne
administration et à la prospérité publique et demandait qu'on
formât une classe d'aspirants auprès des préfets civils et mari-
times, des commissaires du gouvernement et des administi'a-
tions des tribunaux (3). Compatriote de Bichat, de Montègie, de
Richerand, il avait étudié à Dijon, en môme temps que le droit,
la chimie avec Guy ton de Morveau, la médecine domestique avec
le père du futur duc de Bassano. Pendant la Terreur, il s'était
• réfugié en Suisse, puis en Amérique. Attaché ensuite à l'état-ma-
jor d'Augereau, dont Cliérin était le chef, commissaire du Direc-
toire à Versailles en 1798, il y connut Montucla, l'auteur de
VHistoire des mathématiques, qui lui montra des fragments de
son Dictionnaire de Géographie gourmcuide. Magistrat distin-
gué et savant, il fit partie, comme Degérando, de la Société
d'encouragement pour l'industrie nationale et y présenta un
irrorateur de son invention. Ami d'Andrieux et partisan des
néologues et des romantiques, médecin amateur et prenant
(1) 8° éd., p. 6o4. Il rappelle In division en industrie tai)ricante et en industrie
commerçante; il remarque que D. de Trary a pu dire avec raison : tout le bien des
sociétés humaines est dans la bonne application du travail, tout le mal dans sa
perdition; et il éclaircit par un exemple cette assertion. Il le cite encore en définis-
sant le mot Économie; il s'appuie de sou autorité pour soutenir la légitimité du
prêt à intérêt et l'appelle un des plus solides penseurs de notre époque ; il cite
même un passage de sa Grammaire pour étnblir ce qu'il faut entendre par science
et par art (p. 52, 66, 78, 109, 539, 627).
(2) '( Eu passant par Paris, je demeurai quelque temps chez M. Say, Témineut
économiste, ami et correspondant de mon père, avec qui il s'était lié pendant une
visite qu'il fit en Angleterre, un an ou deux après la paix. Il appartenait à la der-
nière génération des hommes de la Révolution française ; c'était un beau type du
vrai républicain français ; il n'avait pas fléchi devant Bonaparte, malgré les séduc-
tions dont il avait été l'objet; il était intègre, noble, éclairé. Il menait une vie
tranquille et studieuse, au bonheur de laquelle contribuaient de chaleureuses
amitiés privées et l'estime publique ».
(3) N'est-ce pas « sous forme éminemment pratique » l'École d'administration de
1848 et l'école actuelle des sciences politiques ?
BIULLAT-SAVAIUN 42:]
grand plaisir à assister aii\ thèses (1), gourmet éinérite et con-
sultant, il fut invité par Richerand à faire imprimer ses Mrdita--
fions gastronomiques. Voué par état à des études sérieuses, il
craignit bien un peu d'être considéré « connue ne s'occupant
que de fariboles », par ceux qui ne connailraient de son livre
que le titre; mais il se rassura en songeant ([ik" trente-six ans
de travaux publics et continus suffisaient à lui établir une répu-
tation contraire. Et il fit paraître (18-25) ce livre spirituel et char-
mant, ingénieux et original, sous une forme légère et frivole,
([ue tout le monde voulut lire, connue li' lui disait Richerand,
mais qui rejeta complètement dans l'diubre « l'économiste et
le jurisconsulte ». Il y a cependant, dans l(f Physiologie du
goût, un idéologue. (Vest lui qui range, suivant >« un ordre analy-
tique, les théories et les faits ». étudie « l'origine » de la gastro-
nomie et fait l'histoire philosophique de la cuisine, qui parle de
la gastronomie analytique et de ses recherches sur les effets des
aliments, découvre, dans la langue de l'hounne, les mouvements
de spication. de rotation et de verrilion, inconnus aux animaux,
♦'t donne, sur le sommeil et les rêves, en citant Rœderer et en
discutant Gall, des réflexions et des observations qui rappellent
Cabanis et sont encore bonnes à consulter.
C'est l'homme élevé par le xvur siècle qui, « ayant posé les
bases théoriques de la gastronomie, pour la placer parmi les
sciences », et <• défini avec précision ce qu'on doit entendre pai-
la gourmandise, en la séparant de la gloutonnerie et de l'intem-
pérance », reproche aux morahstes intempérants, d'avoir voulu
voir des excès là où il n'y a « qu'une jouissance bien entendue ».
On retrouve même l'économiste pour lequel « la gourmandise
est le lien qui unit les peuples, par l'échange réciproque des
objets qui servent à la consommation journalière ».
II
Les sciences mathématiques, physiques et naturelles conti-
nuent à suivre la méthode qu'avait adoptée à leur exemple
l'idéologie et maintiennent avec elle leur union. Il faudrait,
(1) Il fait l'apologie des médecias ses compatriotes et cite la description de la
mort par Richeraiid, la Physiologie (les passions d'Alibert et la Chimie appli-
quée à l'agriculture de Cbaptal.
AU L'IDÉOLOGIE, LA PHYSIQUE ET LES MATHÉMATIQUES
pour être complet, faire l'histoire du mouvement scientifique dr
notre siècle. Nous nous bornerons à quelques noms. Nous avons
déjà parlé de Lacroix et de son opinion sur l'analyse et la svn-
thèse. Professeur à la Faculté des sciences, après avoir défendu
les écoles centrales, il a laissé des Essais sur l'enseigneme?it,
dont on recommande encore la lecture aux élèves de nos classes
de philosophie (1). Sainte-Beuve a vu avec surprise que Biot,
« loué comme un chrétien des premiers temps », par le comte
de Chambord, a écrit en 1803 m\ Essai sur T histoire générale
des sciences pendant la Révolution française, où il maintenait
fermement la doctrine de la perfectibilité, et critiqué en 1809,
dans un article sur linfluence des idées exactes dans les ouvra-
ges littéraires, le système des causes finales de Bernardin de
Saint-Pierre. Il eût été bien plus étonné s'il avait connu, comme
nous, d'abord le professeur enthousiaste des écoles centrales,
et le rédacteur convaincu de la Décade. Mais Lancelin, dont
l'œuvre est fort ignorée, nous montrera mieux encore combien
l'idéologie était intimement mêlée aux sciences.
Dix pages de Damiron, un mot de Cabanis, une courte notice
dans la Décade, une curieuse lettre que nous avons trouvée
dans les cartons de l'Académie des sciences morales , voilà
ce que nous avons, avec son ouvrage , assez difficile même
à rencontrer, sur Lancelin dont le nom ne figure dans
aucune histoire de la philosophie, dans aucun Dictionnaire
biographicjiie ou philosophique (2). Né en Normandie en
(1) Paul 3a.net, Élé7nenls de philosophie scientifique et morale, p. 438 sqq.
(2) Voyez Damirou, Essai, etc. I, p. 150-161 (Damiron est trop élogieux pour
Lancelin qu'il appelle un esprit net, rieroureux et étendu, un raisonneur habile).
Cal)auis signale {Rapports du plnjsique et du moral, I, xvi; la première moitié
de l'écrit de Lancelin qui présente les bases mêmes de la scieuce sous quelques
nouveaux points de vue, après avoir rappelé les leçons de Garât, les travaux de
1). de Tracy, de Degérando et de Laromiguière. La Décade (10 thermidor an XI)
dit que l'ouvrage de Lancelin est un de ceux dont la conception seule doit méri-
ter des éloges, puisqu'il est impossible de songer même à les entreprendre sans
posséder des connaissances aussi variées qu'étendues. Partisan décidé du système de
ia perfectibilité, voué exclusivement au culte de la ithilosophie, et admirateur jusqu'à
l'enthousiasme des hommes de génie qui ont reculé les bornes de l'esprit humain,
Lancelin a entrepris de marcher sur les traces de Bacon et des deux principaux
auteurs de Y Encyclopédie en présentant l'ensemble et la génération des sciences ».
Le journaliste ajoutait avec raison, quoi qu'en eût dit Lancelin, que les grands
modèles lui étaient familiers et qu'il avait longtemps médité leurs opinions et leurs
principes. 11 applaudissait à la résolution qu'avait prise Lancelin, de travailler pour
la postérité, à un monument digne d'un homme et d'un Français. La lettre de l'Ins-
titut est datée du 16 vendémiaire an VI. Lancelin réclame son Mémoire pour le revoir,
pense à l'intituler « Des moyens de créer, de perfectionner les sciences et d'accroître
* les forces de l'esprit humain ou Influence démontrée des signes sur la formation des
!
[.ANCELIN 42.^
1769 (1\ il lit irexcellentes humanités à Caen et cliidia deux ans
la philosopliie sous le plus inlivpitle des scolasliques. Puis il
suivit le cours public de mathématiques de Le Cauu, médecin
philosophe qui était en correspondance avec d'Alembert, et lui
dut le premier développement de sa raison. Élève de l'École
du génie maritime, où il eut poui- professeur Labey, plus tard
professeur à lÉcole centrale du Panthéon, et traducteur (an V)
de X Introduction d'Euler à l'analyse des inflnis, il y étudia les
mathématiques, prit le goiU de son métier et des recherches
philosophiques. Ingénieur-constructeur en 17S9, il était ingé-
nieur en chef dès 1796. En l'an VI, il est préposé au quatrième
arrondissement forestier , qui s'étendait de Dunkerque à la
Loire.
Lancelin a dit (juil ne connaissait, quand il mit la dernière
main à son ouvrage, que l'Essai de Locke, la Lot/iqiie de Con-
dillac et les Œuvres philosophifiuos et morales de Bacon (an V).
Il est impossible d'accepter cette aflirmation (;2) et nous ne cher-
cherons pas, dans son œuvre, plus d'originalité qu'elle n'en
contient réellement, sans être obligé pour cela de la trouver
moins intéressante et moins curieuse.
idées»; il s'nllVe à f.iire A à faire faire tmites Itsnhscrv.'itioiK fini pourriiont avoir
trait aux scieuoeset aux artset demande à contiiiuoraNt'cl'IiJstitut la currespoiidaure
•luil eomuieûce. Sou ouvrage est intitulé Introduction à l'analyse des sciences ou
de la fjénénttion, des Fondements et des Instruments de nos connuissaiwes par
l'.-F. Laueeliu, iuireuieur loostructeur de la inariue fraue.iise et meinlire de plusieurs
sociétés suvantes, l'*-- partie, Paris, an IX (1801) ; lvi-442 pages. La seconde, Paris,
an XI lisons xvi-318 p., porte le même titre, miis Laneeliii se dit « e\-ingénieur
de la marine fr.inçaisé et niemlire de la Société dencDuragemeut pour l'industrie
nationale, de la Société galvaniiiue, de la Société académifiue des sciences de Paris,
de rinstitul départemental de .Nantes, etc. ». La '.i", Paris an XI (1803), 131 p.
porte le même titre <]ue la seconde.
(1) Nous mettons 17G9 et non 1770 comme Damiron, parce que Lancelin dit lui-
même qu'il a été privé à trente-deux, ans (l'arrêté du 1er consul est du :il messi-
dor an IX- 1801) de l'honneur de servir son pays (III, 127).
(2) Lancelin nous apprend qu'il avait traduit dix ans auparavant Ylniroduc-
lio in analysim infinilorum d'Euler, y avait jiuisé un troilt très vif pour l'analyse
L'éométrique et Tidée de son traité des langues mathématiques ,111, 40). Il s'élève
contre l'hypothèse de la statue de Condillac, qu'il n'a pas trouvée dans la Logique^
cite Descartes et Bull'on, Leibuitz et Franklin, Condorcet et Cabanis, Smith et Hel-
vétius, d'Airuesseau, qu'il appelle un grand homme, Montesquieu au(piel il repro-
che de s'être plutôt occupé de ce qui est que de ce qui devrait être. Voltaire qu'il
place parmi les meilleurs philosophes et qu'il célèbre avec enthousiasme, Rousseau
qu'il combat avec vivacité. Critiquant d'abord, comme Degéraudo, le mot idéolo-
gie, il en viendra à l'accepter, comme il prendra à son compte bien des idées de
l'ami de Cabanis, comme il répétera, en combattant la l'hitosopfiie de Kant de
Villers, que sa philosophie et celle de ses compatriotes n'est pas plus française-
qu'anglaise, suédoise, italienne, mais humaine. Eu outre, Lancelin qui sait le latin,
nt;dien et l'anglais (I, 424;, se pose comme un continuateur de d'Alembert et de
Diderot, de Lagrauge, d'Euler et de Laplace, de Condillac et de Condorcet.
426 L'IDÉOLOGIE, LA PHYSIQUE ET LES MATHÉMATIQUES
Lancelin concourut sur la question de l'influence des signes
et fut mentionné honorablement, en même temps que Prévost,
tandis que Degérando obtenait le prix. La première partie de
Touvrage fut dédiée à Bonaparte général consul, « appelé à
réaliser les conceptions de la philosophie et les espérances des
philosophes », et soumise à l'examen de l'Institut national, des
Sociétés savantes de l'Europe, des amis de la vraie pliilosophie,
de la raison et de la vérité. Considérant le cerveau comme
l'organe central; nos idées, leurs signes, et l'art de les employei-
comme les matériaux, les outils, les leviers du cerveau, il se
propose de remonter à l'origine de nos sens, de nos sensations,
de nos facultés intellectuelles et morales, de décomposer la
tête et le cœur, l'âme ou le moral de Ihomme, c'est-à-dire la
réunion des sensations, des habitudes et des facultés, dont le
système varie, en raison composée de l'organisation et de l'éduca-
tion ; de constituer ce que d'Alembert appelait la physique expé-
rimentale de l'âme. Au terme idéologie, trop borné, puisque
l'analyse des idées n'est qu'un élément de l'anatomie morale de
l'homme, il préfère celui de métaphysique, et voit dans cette
science qui embrasse l'homme, les arts, les sciences, l'univers
€t la nature, qui analyse et décompose toutes choses pour
montrer clairement ce que renferment chaque idée et chaque
objet, les fondements de l'instruction publique, de l'éducation,
de la morale et de la législation (1). Parmi les métaphysiciens, il
place Newton, Franklin et Washington, Locke, Condillac, Bailly,
Lavoisier et Condorcet, Bonaparte, Lagrange, Laplace, Monge,
Fourcroy et Cabanis qui réunissent précision, étendue et pro-
fondeur.
L'ouvrage comportait trois parties : analyse de la faculté pen-
sante, développement de la volonté, division de nos connais-
sances. La première, en trois sections, traite du développement
général de la sensibilité, des opérations de l'esprit, des idées qui
en naissent et de la génération des facultés intellectuelles, de
l'expression des idées, des fondements d'une grammaire philo-
sophique et d'une langue exacte.
Lancelin n'admet qu'un sens, le toucher. La main est un
des principaux instruments de la perfectibihté. 11 doit y avoir,
dans la foule innombrable des planètes qui errent autour
(1) On reconnaît les idées sifj'nalées chez D. de Tracy, ch. v.
LVNCELIN i27
des étoiles, un nombre infini de nouvelles espèces d'ùtres qui
varient par la durée de leur vie, leur forme et leur orga-
nisation, en raison de l'énergie vitale et productrice du globe
qui les fait naître et les nourrit, de sa masse, de sa distance à
son centre, de la quantité de calorique et de lumière qu'il en
reçoit. L'instinct est le système des facultés primitives; une
raison, extrêmement perfectionnée par la méditation et l'expé-
rience, est un instinct très étendu qui lait voir rapidement à
l'homme le meilleur parti à prendre. Le physique et le moral ne
sont souvent qu'une même chose sous deux noms didcrents :
les facultés variables et passagères, qui constituent l'àme des
êtres organisés et vivants, sont la suite de l'organisation du
corps, comme la propriété de marquer les heures résulte de la
construction d'une horloge. La matière brute ou vivante est le
grand tout, l'iuiivers, l'amas de tous les corps ; la nature, la
sonnne des corps et des forces qui les animent ; l'attraction et le
calorique sont les forces combinées qui constituent l'àme du
monde. Aux sciences mathémali([ues et physiques, qui étudient
les propriétés fondamentales des corps, à la métapliysique et
aux sciences qui en examinent les qualités secondaires, mouve-
ment spontané, sensations, idées, sentiments, on pourra en
joindre une autre qui aura pour objet de déterminer, avec pré-
cision, les changements des sensations et des facultés correspon-
dant aux changements naturels ou accidentels des parties
matérielles, de remédier aux dérangements occasionnés par une
force extérieure ou par l'action récipro([ue des deux systèmes.
Il n'y a ni création absolue, ni annihilation, mais seulement des
transformations de la matière, dont la somme est constante.
Dans l'espace infini qui la contient, les forces, agissant éternel-
lement, de la pesanteur et du calorique conservent, altèrent,
détruisent les mouvements primitifs des grandes masses, pla-
nètes, comètes, étoiles ou soleils, les phénomènes chimiques de
la végétation et de la vie. Les mondes se composent et se
décomposent durant la longue chaîne des siècles accumulés ; des
corps célestes s'éteignent, d'autres s'allument; de nouveaux
groupes ou systèmes succèdent à des systèmes détruits ou
changés; des milliers d'espèces vivantes disparaissent pour faire
place à d'autres qui changeront et disparaîtront par suite des
changements séculaires et de la dissolution partielle ou totale
des svstèmes. dont l'organisation leur avait donné naissance.
.m LIDÉOLOGIE, LA PHYSIQUE ET LES MATHÉMATIQl'ES
La matière, l'espace et la durée sont les éléments éternels avec
lesquels la nature, somme des corps et des forces, produit la
chaîne infinie de mouvements, d'événements, de transformations
et de métamorphoses dont l'état actuel de l'univers n'est quuii
anneau fugitif. La pesanteur préside à la formation et aux mou-
vements des grands corps célestes ; avec le calorique, elle pro-
duit et entretient la végétation et la vie; sous le nom d'afûnité
elle forme des animaux, des végétaux, des minéraux; enfin la
volonté ou force de se mouvoir chez les êtres organisés et sen-
sibles, n'est en grande partie qu'un effet de la pesanteur.
Dans cette première section et dans toute son œuvre,
Lancelin apparaît comme un homme chez lequel ont fermenté
toutes les idées, fécondes ou destructives, grandes ou puériles,
positives à l'excès ou dune hardiesse que rien n'égale, mises en cir-
culation pendant le xvni^ siècle (1). Ces idées, Lancelin les repro-
(hiit avec gaucherie, mais avec enthousiasme; il les exagère, les
dénature, mais quelquefois leur donne un heureux développe-
ment. Dans cette première section, on retrouve Cabanis et
Laplace, mais on songe à Spencer et à Tyndall.
Dans la seconde, on retrouve Condillac et Locke, Bacon et
D. de Tracy. L'analyse est la double opération qui compose et
décompose : il faut déterminer le nombre et la qualité des élé-
ments qui doivent constituer chacune des notions intellectuelles
et morales, ramener la force pensante à trois formes, intelli-
gence, imagination, mémoire, et former un dictionnaire analy-
tique, où chaque mot, exprimant une idée complexe, sera suivi
de tous les termes désignant les idées partielles qu'elle réunit. La
troisième section rappelle d'Alembert. Lancelin recommande de
faire un dictionnaire de la vérité où l'on mettra les choses évi-
dentes ou susceptibles de démonstration, les propositions
reconnues vraies en géométrie, en mécanique, astronomie, phy-
sique, etc. ; puis de réunir les systèmes, l'art de conjecturer,
la théorie des probabilités, les faits et les raisonnements qui ne
sont pas évidents ou susceptibles de le devenir par une démons-
tration rigoureuse, en faisant l'histoire du génie et de l'imagina-
tion ; enfin de rassembler la théorie et la pratique des choses
absm-des, mythologie, théologie, religions, rêveries métaphy-
siques^ histoire des prêtres, des devins, des magiciens, des
(1) Lancelin parle de la fermentation excitée dans sa tête par la grande idée
indiquée par Bacon, développée par d'Alembert, Diderot et les encyclopédistes.
LANCELIN 4-29
sorciers, des charlatans de toute espèce, pour tiacer la ligue
de démarcation entre la raison et la folie, eutie la vérité et
l'erreur. S'il propose de rapprocher les équations et les propo-
sition si de faire concourir les savants et les philosophes au
perfectionnement des sciences et des langues, de créer une
langue éminemment analytique, uniquement consacrée aux pro-
grès de la philosophie, de la raison et de la vérité; de borner
l'éducation de la première jeunesse à l'étude du dessin, « intro-
duction nécessaire à tous les états et à tous les talents »; de créer
des écoles de morale et de législation, des fêtes puhlupies, et
d'extraire, des livres philosophiques, ce (pi'ils renferment de
vrai, d'utile, -de bon, pour en brûler ensuite, sans inconvé-
nients, au moins les trois quarts; de choisir avec soin les livres
élémentaires pour chaque partie de l'enseignement; on retrouve
le lecteur de Condillac, l'admirateur de Lavoisier et d'Euler, de
d'AlemberT et de Lagrange, de Laplace, le contemporain ou le
disciple des auteurs de la loi de briunaire an IV, de Condorcet,
de Cabanis et de D. deTiacy. On y aperçoit encore l'exagération
des doctrines alors acceptées (1) ; mais aussi des idées qui
rappellent Lamarck et Darwin, plus encore que de Maillet et
Robinet. De ce que nous n'avons point vu chauger les espèces
vivantes, nous n'avons pas, ditLancelin, le dioit de conclure
qu'elles sont invariables, pas plus que la rose n'a le droit de juger
éternel et imuniable le jardinier qu'elle a connu pendant les
douze ou quinze jours qu'elle a vécu. Dans les révolutions suc-
cessives de la terre, émanation du soleil, il y a eu un moment où,
par suite de la fermentation et du rapprochement des molécules
organiques, semées avec profusion sur le globe, les gei-mes du
mâle et de la femelle des espèces animales se sont formés ou
développés, grâce à une chaleur convenable, ont passé par une
(1) C'est ainsi que, selon Lancelin, la méthode a de tels avantages ([u'ou pourrait
l'intituler, l'Art de construire rë<julièreinent les têtes hiancines, par un plm
d'instruction et d'éducation, dont il se tiatte d'avoir mis les fondements dans son
livre. Un habile gouvernement peut faire naître, en tout genre, des hommes de
talent et de génie, en fixant les movens les plus propres à former le corps, l'esprit
et le cœur; eu i-h.ir:-'eant de leur application des hommes sages et éclairés et eu
veillant à ce que Téducation domestique soit conforme à l'éducation publique ! C'est
ainsi encore que Lancelin essaie de soumettre à une formule analytique, FI* = SP =
es + CR + CB -h AS = .NT + N'T' + WT" + y,'"!'", la force ou faculté pensante et
l'esprit humain. FP ^ force pensante ; SP= es[)rit ; CSr= capacité de recevoir li;s
idées, CR=: celle de les conserver ; CB=r celle de les combiner ; AS = art des signes;
NN' N'' >"'' = le nombre des idées acquises, conservées, combinées, exprimées dans
Tunité de temps. T, T' V V" = temps quelconque pendant lequel s'exerce chacune
de ces capacités.;
m LIDÉOLOGIE, LA PHYSIQUE ET LES MATIIKMATIULES
suite daccroissements et de métamorphoses et sont parvenus
enfin à l'état où nous apparaissent les animaux et les végétaux.
Peut-être y a-t-il eu d'abord des êtres informes, des monstres
qui, faute de facultés suffisantes, n'ont ni conservé ni transmis la
vie; peut-être la nature a-t-elle, pendant des siècles, formé des
essais inutiles ; mais les êtres plus forts, mieux organisés se sont
conservés, reproduits et ont formé des espèces. Peut-être Thomme
a-t-il été à l'origine tel que nous le voyons ; peut-être lui a-t-il
fallu des siècles et des séries de variations pour parvenir à l'état
dans lequel vivent les sauvages des îles !
Lancelin, tout en louant Bonaparte, faisait un chaleureux éloge
de la liberté illimitée de la presse et tournait en dérision toutes
les idées religieuses : il fut assez mal accueilli par l'homme qui
allait conclure le Concordat, supprimer la classe des sciences
morales et enlever toute liberté à la presse. Quelques jours avant
la signature du Concordat, Lancelin était appelé, par un arrêté
du premier Consul, à jouir de sa pension de retraite. Malade et
manquant des ressources nécessaires, il ne put faire paraître
qu'à la fin de 1SU2 la seconde partie de son livre. Il ne s'étonne
pas de n'avoir pas occupé une place « dans l'esprit d'un magis-
trat qui doit porter la France dans son cœur et le globe dans
sa tête ». Sentant le l)esoin d'aimer tout le monde, de ne porter
envie à personne, de n'abhorrer que les forfaits, il ne demande
i\ ses ennemis qu'une grâce, c'est de ne pas employer, pour le
faire périr, la calomnie, le poison ou le poignard, alors qu'il
veut consacrer toute sa vie à la recherche de la vérité et au
perfectionnement de la raison (1). Condillac et Helvétius, Con-
dorcet et Cabanis, Rousseau et D. de ïracy semblent avoir
fourni à Lancelin la plupart des idées qu'il développe dans
cette seconde partie. Reconnaissons d'ailleurs qu'il y a des
choses fort justes, sur l'éducation convenable à chaque citoyen,
(1) En onze chapitres, il expose la génération des passions et des liabitudes morales,
(lu'il fait sortir de l'amour de soi, premier moteur de rtiomme ; la naissann
(le la sympathie, principe universel de sociabilité et extension de l'amour de soi ;
l'importance qu'il convient d'attacher à la formation de bonnes habitudes, premiers
fondements de l'éducation et de la morale. 11 analyse les éléments de l'éducation
et indique ce que devrait être un plan d'éducation, ce qui distingue l'éducation des
individus de celle des peuples, et en considère l'influence sur la législation, le
gouvernement et l'administration publique, il réfute les apôtres de l'ignorance et
traite des puissances morales qui agissent sur les états et, par occ:ision, des reli-
gions comme leviers politiques. 11 analyse les forces dont le concours produit le
caractère, insiste sur l'habitude et voit, dans la liberté ou le bonheur, un résultat
de bonnes habitudes, d'un bon plan d'éducation, de législation et de gouvernement.
LANCELIN 43i
à chaque classe, ci chaque condition. Mais il inipoite de signaler
ce que Lancelin dit à propos des r.elii;ions pour montrer, par
l'exemple dun homme sur lequel le milieu avait une grande
action, que les opinions en matière religieuse avaient déjà subi
une moditication profonde. Le paysan, l'artisan, dit-il, ont des
désirs vagues, une inquiétude qui a besoin d'être fixée, une
grande passion pour le merveilleux. Les humains sont si mal-
heureux qu'il y aurait de la cruauté à leur ôter un moyen de
l'être un peu moins. On pourrait donc leur donner une sorte de
catéchisme moial, où la religion aurait sa place par des fêtes
consacrées à la nature et à la ])atrie, h l'amour et à l'amitié, à la
reconnaissance, au génie, aux vertus, aux créateurs des sciences
et des arts, aux grantls hommes et à tous les vrais bienfaiteurs
(le l'humanité. Et tant en soutenant que les religions dominantes
sont mauvaises quand elles sont intolérantes et en opposition
avec la morale, que l'homme sensé et rais(uinable, contiaint par
la force du raisonnement d'affirmer ([ue l'àme naît et meurt
avec l'organisation, sera accusé de matérialisme, comme s'il y
avait autre chose dans la nature que de la matière et des forces,
comme si la nature pouvait avoir un auteur et comme si tout
homme qui observe, étudie, pense et raisonne n'était pas un
vrai matérialiste, Lancelin affirme que la religion restera long-
temps encore en crédit et adoucira, pour beaucoup d'hommes,
les malheurs inséparables de l'existence, et il se borne à réclamer
— en termes très vifs, il est vrai — la tolérance pour ceux qui
n'y croient pas. La philosophie du xvin" siècle cesse d'être agres-
sive.
Plus malade et peut-être plus pauvre, Lancelin donna eu 1803
la troisième partie de son Introduction à Vanalyse des sciences.
Elle n'est pas la moins intéressante. Les grands systèmes de
corps, dit Lancelin, ont commencé et finiront ; les espèces
animales périront, par l'afTaiblissement ou l'augmentation de
la chaleur solaire ou du calorique interne. La pesanteur et le
calorique, «jui ont produit l'organisation actuelle du système
solaire; l'intelligence et la volonté, qui président à la formation
des êtres organisés et sensibles, sont les causes primitives de
presque tous les mouvements secondaires, les quatre grands faits
généraux au delà desquels l'observation ne saurait remonter. Mon-
trer comment en découlent les faits de second oi'dre et de ceux-
ci, les faits de troisième ordre : retrouver le fil caché qui lie, par
432 L'IDÉOLOGIE, LA PHYSIQUE ET LES MATHÉMATIULES
une chaîne suivie, tous les faits au fait principal, en les classant
dans la série naturelle de leur génération ou de la communica-
tion des mouvements qu'ils produisent, telle doit être lœuvi-e
de Tesprit. La science unique de la nature comprend un premier
groupe de sciences qu'on peut appeler primitives et qui naissent
de la description des corps, de la classification des objets et des
faits (1). L'homme est l'objet d'une science spéciale (2). Puis
viennent les produits réguliers ou irréguliers de la force pen-
sante : sciences mathématiques et physico-mathématiques,
dessin, peinture, sculpture ; la poésie, narrative et dramatique;
la musique et les belles-lettres; les cosmogonies et les théogo-
nies, la théosophie et l'astrologie, l'ontologie et la pneumato-
logie, la magie et la divination.
Au-dessus de toutes les sciences et de tous les arts se place la
vraie philosophie, la vraie métaphysique, l'analyse universelle
ou science des principes. Préparée par Aristote, Hippocrate et
Pline, créée par Bacon, accrue par Newton, Locke, Condillac,
Euler, d'Alembert, Diderot, Helvétius, Voltaire, Condorcet, elle
a de grandes obligations à Descartes, à Buffon, à Leibnitz. Un
seul homme ne peut approfondir et régulariser toutes les sciences ;
il faut donc que les savants se partagent le domaine de l'analyse
universelle et forment chacun la philosopliie de la science qu'ils
cultivent.
A ce tableau des connaissances humaines, qui ramène à Bacon,
à Diderot et à dAlembert, à Destutt de Tracy, mais aussi conduit
à Ampère et à Comte, Lancelin voudrait joindre celui des varia-
tions séculaires de la nature ou de la matière et des forces qui
l'animent, de la naissance, de la vie, de la mort des corps
célestes. Croyant, après Descartes, qu'il s'est fait une méthode
générale et sûre applicable à la solution de toutes sortes de pro-
(i) Ce sout la cosmog-raphie, comprenant l'uranographie et la géographie ; la
zoologie et la botanique, économique ou philosophique ; la miuéralogie et la mé-
téorologie ; la chimie et la physique générale.
(2) Il faut l'observer sur tous les points du globe, à tous les degrés de civihsa-
tiou, dans tous les états, professions et conditions. La science de riiomme com-
prend l'anatomie, la physiologie, la médecine, l'idéologie qui remonte à la génération
de nos connaissances, ofl're le tableau des sensations, des idées, des sentiments,
des habitudes et des facultés humaines, mais qui a besoin, pour être complète,
d'une idéologie comparée, faisant connaître les facultés intellectuelles et morales
des animaux; la grammaire universelle, qui est une branche de l'idéologie; la
logique, conséquence des deux sciences précédentes et science des méthodes
directrices de Tesprit; la science de l'éducation qui a pour objet la formation des
habitudes du corps, de l'esprit et du cœur ; la morale universelle ; la législation
et rhistoire. Cf. Cabanis et D. de Tracy.
LANŒLIN 433
blêmes, il indique trois questions qui ont particulièrement
appelé son attention (1 . Aucun philosophe n"a formé déplus
vastes projets, n'a plus que Lancelin compté sur l'avenir. Il
avait déjà composé, nous dit-il, un Traité analytique des tan-
tfues mathématiques : il songeait à le faire suivre de \ Esprit
des langues pour rapprocher les huigues vulgaires des langues
exactes, à tiacer une Revue philosophique et impartiale des
principales productions de f esprit humain, ou il ferait le départ
de la vérité et de l'erreur chez les meilleurs philosophes. Peut-
être reviendrait-il sur la question de savoir jusqu'à quel poiul
une religion peut être utile aux hommes. Endn il seiail tenté
d'entreprendre l'exécution de l'ouvrage dont nous a privés la
mort de Condorcet! Lancelin mourut, ce semble, bientôt après,
n'ayant guère que trente-cinq ans : la misère, la maladie, im
travail excessif l'empêchèrent de réaliser ces nombreux projets.
Dans l'école dont on a si souvent critiqué les vues étroites et
condamné la tendance à restreindre le champ des recherches,
Lancelin n'a certes manqué ni d'ambition, ni d'audace mélaphy-
siijues, et il a cru qu'il ne se séparait pas de Laplace et de Caha-
nis, de D. de Tracy et de Condorcet, mais qu'il siuvait la même
voie et qu'il employait la même méthode.
m
H faudrait, pour les sciences natuielles, un ouvrage plus con-
sidérable encore que pour les sciences physiques et mathéma-
tiques, si l'on voulait bien mettre en lumière les progrès que
l'idéologie leur a fait ivaliser et ceux qu'à son tour elle leur a
dus. On y donnerait une place à Siie, collaborateui-de la Décade,
professeur et bibliothécaire à l'École de médecine, auteur des
tables ajoutées aux Rapports duphf/sique et du moral, à Rous-
sel, l'auteur du Système physique et moral delà femme, du
(S.) i' Préseoterles éléments de toutes les sciences devant servir de base à lédii-
<-ati0D en un cours d études complet, en une encyclopédie élémentaire et analy-
tique ; 2'' expliquer, eu ce qui concerne l'organisation des mondes et surtout du
système solaire, la force tanjentielle des planètes et leurs mouvements d'occident
en orient ; 3° chercher jusqu'à quel point, dans l'état actuel de nos connaissances
mathématiques, hydrauliques et mécaniques, l'architecture navale est encore sus-
<i-ptible de perfection, et poser les limites qu'elle ne saurait actuellement dépasser.
Chercher la solution de ces trois problèmes est la tâche qui doit remplir toute sa vi'j.
PiGAVET. 28
.43i L'IDÉOLOGIE ET LES SCIENCES NATURELLES
système inachevé du Physique et du moral de Vhomme^ d'une
Note sur les sympathies, d'un Essai sur la se?isibilité et (\\me
Notice sur M""" Helvétius (1). De môme on parlerait dAlibert (2)
et de Richerand, loués par Cabanis et Brillât-Savarin, en faisant
remarquer que Richerand professait encore, pour Cabanis en
1839, une admiration qu'il ne pouvait manquer de communi-
(|uer à ses élèves; de Flourens, que Sainte-Beuve donne comme
im disciple de D. deTracy, et qui nous conduit jusqu'en 1867 (3);
({"Etienne Geoffroy Saint-Hilaii-e, le créateur de la philosophie
anatomique et le père d'Isidore, le contemporain de Darwin (-4) ;
d'Esquirol et de ses recherches sur laliénation mentale, etc. (5).
Comme les successeurs de Cabanis, ceux de Pinel continuent à
unir la philosophie à la médecine, à vanter l'analyse et à se
i-éclamer d'Hippocrate (6) : l'idéologie reste maîtresse de la
faculté de médecine, au temps même de la lutte entre Pinel et
Broussais. Il y a des hommes toutefois qu'on ne peut se borner
à citer : tels sont Bichat, Draparnaud, Lamarck. Bory de Saint-
Vincent et Broussais.
Bichat (1771-180:2), «dont tous les écrits, dit Brillai-Savarin.
(1) Aliberl, qui a mis l'éloçe de Roussel en tète de l'édition de ses œuvres, uous
dit i|u"il couijut pour Cabanis une estime (ju'ou ne peut exprimer et ajoute: « Qu'eût
été sa joie, s il eiU pu être le témoin des succès obtenus par cet écrivain d.'ins des
ouvrages célèbres, qui expliquent l'bomme dans ses plus étonnants pbénomèni's
et qui ont rempli l'attente de la médecine comme crlit' de la philosopbie ».
(2) On peut voir, dans son Éloire de Roussel, comment les idéologues, même
sous l'Enqiire, abordaient les questions politicpies. Il rajqtorte l'opinion de Roussel
sur le droit de tester, sur les élections, sur Ljcurijue et le gouvernement de Sparte, etc. ,
et vante « le système représentatif ([ui ôtc à la liberté sa turbulence et ses périls,
sans la déshériter de ses avantages ».
(3) Lundis, XI, p. 456. Il faut toutefois remarquer qu'en métaphysique, Flourens
combat Helvétius et Cabanis pour se rapprocher de Descartes. Cf. VHistoire des
travaux de Buffon, p. 12.'5.
(4) Cf. Perrier, la Pliilosophie zoologique.
(o) Voir P^avaisson, la Philosophie au XIX" siècle, p. 209 sqq.
(6) Nous avons sous les yeux un Discours sur le système naturel des idées,
appliqué à renseignement de la médecine, prononcé le 16 novembre 1814, à l'ou-
verture d'un cours de médecine par J.-G.-A. Lugol. Il est dédié à Pinel « qui. le
premier, par Tapplication de l'analyse à Tétude des maladies, les a classées ; ((ui,
par cette méthode, a perdu le crédit de toutes les hypothèses ». L'auteur fait
l'éloge d'Hippocrate et de sa méthode de philosopher, distingue les faits particu-
liers ou les observations recueillies au lit des malades qui constituent la partie
acquise et positive de la médecine, et les données générales ou les vérités abstraites
<iui forment sa partie philosophique (Cf. J.-B. Say, g 1). Il s'appuie sur Bacon et
Descartes, Locke et Condillac et semble se réclamer tout à la fois de Pinel et de
Cabanis, quand il parle « des grands médecins qui ont rattiché, à l'exemple d'Hip-
pocrate, la médecine au doniciine d'une saine philosophie, et resserré de plus en
plus le double empire de la routine et de la fausse philosophie ». EnQn il vante la
méthode analytique qui seule enseigne l'art des découvertes et celui de procéder
rigoureusement des vérités connues à celles que nous cherchons à découvrir.
BICIIAT i.Ti
portent rempieinte du génie, réunissait lélan de lenlhonsiasme
à la patience des esprits bornés, et, nioit à (renie ans, a mérité
([ue des honneurs publics fussent décernés à sa ménioiie >>. Il
range en deux classes les phénomènes vitaux, appelle vie ani-
male les fonctions cpii nous mettent en rappori avec les corps
extérieurs, vie organicpie celles (pii servent à la composition et
a la décomposition hahituelles de nos i)arties. A cette distinction
(les deux vies, il donne une netteté, une précision, une impor-
tance ([u'elle n'avait ni cliez Ai'istote, ni même chez BiilTon.
Comme Barthez et sans être plus que lui spiiitualislc ou inalé-
riaiiste, il proclame la nécessité d'en venir entinà rchide rigou-
reuse des phénomènes vitaux, en abandonnant ct'llr de leurs
causes. Comme Cabanis, il veut rpi'on examine lenlaut et Ta-
dulte, le vieillard et la femme, l'homme même pendant des sai-
sons diverses, quand son àme est en paix ou agitée par les
passions, pour obtenir des résultats généraux d'une valeur
incontestahle. Comme lui aussi, il attache une grande impor-
tance à la distinction du svstème cérébral et du svstème «an-
glionnaire 1).
C'est en lisant la Xosof/raphic philosophique de Pinel que
Bichat conçut l'idée et le plan du Traité, dans lequel il classa les
membranes. Citant Aristote, Buffon et Barthez, il poiirrail, de
ce chef, être rangé parmi les idéologues. Mais il ne dit lien de
Cabanis. Ce dernier, dans la Préface des Rapports, ])ailait « de
ceux qui ont cru pouvoir s'emparer, sans scrupule, de plusieurs
idées qu'ils contiennent en négligeant d'en indiquer la source »,
et ajoutait que « voulant répandre des vérités qui lui paraissent
utiles, il doit bien plus à ces écrivains, dont le savoir et le talent
leur imprime nn degré de force et de poids, qu'il n'était mal-
heureusement pas en lui de leur donner ». Et aussitôt, dans
une note, il « déplore la mort de Bichat qui lui inspire des
regrets trop vivement sentis pour qu'il n'en consigne pas à cet
endroit l'expression ». Cabanis a cru ([ue Bichat lui avait pris
plusieurs idées. A-t-il eu raison ? Buisson l'a nié et, pailant
de la distinction du système cérébral et du système ganglion-
naire, exposée dans une note fort étendue des Recherches j)hy-
siologiqiies sur la Vie et sur la Mort, il dit que d'autres ont
voulu se l'attribuer, on ne sait pourquoi, à une époque où cet
(1)F. Picavet, art. Bartlœz et Bichat {Grande Encyclopédie j.
436 L'IDÉOLOGIE ET LES SCIENCES NATURELLES
ouvrage élait depuis longtemps entre les mains de tout le
monde (1). C'est à Cabanis qu'il fait allusion. Autant qu'il l'a pu,
il a essayé d'établir roriginalité de Bichal. Une multitude de
cahiers particuliers contenaient, avec beaucoup de détails, la
distinction des deux vies et servaient de base à son enseigne-
ment. Les Mémoires pour la Société médicale démulation, et
surtout le sixième, l'avaient fait connaître au public.
Nous n'avons aucune raison de croire que Cabanis ait voulu
s'attribuer les idées dautrui. Personne n'a jamais, plus que lui,
cherclié à rendre à chacun ce qui lui est dû. Nous ne |)Ouvons
en dire autant de Buisson. Admirateur de de Bonald qu'il cite
sans cesse, et dont il trouve admirable la définition de l'homme,
il attaque violemment les sophistes, Saint-Lambert et « l'auteur
insensé du Système de la nature, tellement absurde qu'il fait
rougir jusqu'à ses partisans ». Ses opinions politiques et philo-
sophiques l'éloignaient de Cabanis et ne lui laissaient guère la
possibilité d'être impari ial. Il y a plus. Si les Recherches étaient
entre les mains de tout le monde, (|tuind Cabanis formula sa
réclamation, cela ne prouve absolument rien. Buisson ne place
pas avant 1798 les recherches physiologiques de Bichat, tout
absorbé jusque-là par l'anatomie. Or Cabanis avait publié
ses Observations sur tes Hôpitaux, le Degré de certitude de
la médecine, professé à l'école de médecine, et lu, à l'institul,
la plupart des Mémoires qui devaient enirer dans les Rapports.
Les Mémoires de la Société médicale, \ compris ceux de Bichal,
avaient été présentés comme une « application de ses idées ».
Enfin Thurot publiail, dans la Décade, sa deuxième lettre sur
Cabanis, quand elle annonçait les Recherches de Bichat. Comment
eût-il emprunté à ce dernier des doctrines que, depuis longtemps,
il avait rendues publiques (2) ? Que Bichat n'ait pas cité Cabanis,
on peut l'expliquer parla différence des opinions politiques (3).
Peut-être considérait-il comme lui appartenant les théories expo-
sées par un maître dont il avait pu suivre les cours. En tout cas,
il est absolument incontestable qu'elles onl été présentées et
(1) De la Division la plus naturelle des phénomènes plnjsiologi.qii.es, avec un
Précis historique sur Bichat. 1802, p. 3oG.
(2) M. Bertrand dit avec raisou : « Ou se tromperait si l'ou faisait de Birau un
imitateur de Bichat ». Mais au lieu de faire de l'uu et de l'autre des disciples des
médecius du xviii« siècle, pourquoi ne pas voir, en Bichat comme eu Biran, un
disciple de Cabanis, et peut-iHre de D. de Tr.icy, avec cette différence ijue Birau le
reconnaît et que Bichat n'en dit rien ?
(3) Voyez la notice de Buisson.
CAHAMS KT IMCllAT, SC.IIOI'EMIAIER ET IIAKTMANN VM
développées d'abord par Cabanis, dont on n"a essayé de dinii-
nner loriginaUté qne pour combattre les idéologues.
Schopenhauer ne s'y est pas trompé. En laissant entendre que
Bicliat a développé avec talent les doctrines de Cahanis, il les a
rapprochés, à une épo(|ue où il n'était guère avantageux de se
réclamer du dernier. S'il parle des progrès de la pliysiologie dus
à Magendie, à Flonrens, ù Bell et Marsball Hall, il estime que ces
progrès n'ont pas été tels que Hicbat et Cabanis en paraissent
vit'illis. Il ne veut pas (luon écrive sur les rapports du physique
el du moral, avant d'avoir digéré Cabanis et Bichat, /ji sNcrttm
ftsaïKfuinem. Il avoue que, apiès Kant, Helvétius et Cabanis ont
fait époque dans sa vie. Et le fait est d'autant plus à noter que
Schopenhauer considérait sa philosophie comme la traduction
métaphysi([ue de la physiologie de Bichat, cest-à-dire de la doc-
trine des deu\ vies, celle-ci connue l'expression physiologique
de sa philosophie. Que Schopenhauer ait trouvé, chez Bichat,
une exposition plus complète, plus physiologique, débarrassée
des tendances philosophi(iues que présente la théorie chez Caba-
nis fl), nous ne le contestons nuUemcnl ; (|iit' liichat ait été un
disciple oW^/Z/i^//, nous le croyons, mais nous pensons et nous
avons prouvé qu'il a été un disciple df Cabanis (2).
Schopenhauer, qui n'a pas séparé Cabanis et Bichat, montre
qu'on ne peut se dispenser de les rattacher à d'autres penseurs,
dont nous les avons déjà rapprochés. Gramle aussi a été sur lui
linlluence d'Helvélius, dont il se réclame pour ne pas être con-
sidéré comme un disciple dHégel ; de Voltaire, de Diderot et
do Chamforl (3); de Lamarck, dont le nom revientfort souvent i\
coté de celui de Cabanis (4). Mais Cabanis a en outre fait une
place considérable aux impressions inconscientes et à l'instinct,
rapproché tout à la fois de l'attraction et de la sensibilité. Scho-
(1, Cfst et! qu'où peut iuftTiT des passages mêmes m'i il lapproehc les deux noms
et dit que. « sur 50 millions de bipèdes, ou aurait peine à reucontrer une tète pen-
srinle telle que Birhat », et de eeux où il l'ritifiue Lam,ireiv et Cibanis d'avoir voulu
« établir uue physique sans métaphysique ». Burdeau, traduction française, Sur
te besoin métaphysique de l'humanité, 11, p. 309.
(2) M. Paul Janet (lievue des Deux Mondes, 1880) a montré que si le premier
livre du L'rand ouvrage de Schopenhauer vieut de Kant, li; second vient eu partie
de Cabanis et de Bichat. Cf. Ribot, Schopenhauer.
(3) Foueher deCareil: «C'était un contemporain de Voltaire (it de Diderot, d'Hel-
vétius et de Cliamfort. » M. Ribot a rappelé que Schopenhauer s'est surtout ins-
pire de Chamfort dans sa critique des femmes, et cité (p. 130) uue phrase de ce
dtrnier qui « coutieut en germe sa métaphysique de l'amour ".
Cl) Cf. F. Picavet, Revue de l'enseignement sec. et sup., XIII, p. 325.
438 L'IDÉOLOGIE COMPAUKE ET LES SCIENCES NATURELLES
penhauer a placé la volonté au-dessus de rinlelligence et pré-
paré ainsi les théories de son successeur Hartmann. Cabanis
n'est-il pas directement peut-être, indirectement à coup sûr,
un des prédécesseurs de « la mytiiologie de l'inconscient » (1)?
De Bonald, comme Schopenhauer, a rapproché Cabanis et
Lamarck. Jean Baptiste Pierre Antoine de Monet, chevalier de
Lamarck (1744-1829), élève des jésuites d'Amiens, militaire, puis
employé chez un banquier, fut en relations avec Buffon qui fit
imprimer sa Flore française et le chargea d'accompagner son
lilsen Hollande, en Allemagne et en Hongrie. Pauvre et obligé
de travailler pour les libraires, il décrivit, dans V Encyclopt'^die
méthodique, toutes les plantes, de la lettre A à la lettre P et donna
les caractères de 2,000 genres, consulta les herbiers, les jardins,
les livres et s'adressa à tous les voyageurs. Sonnera lui donna
un magnifique herbier formé aux Indes ; Volney lui rapporta
d'Amérique des pierres pétries de coquilles (2). Chargé en 1794
de traiter au Muséum des invertébrés, il avait beaucoup à faire,
et iltit beaucoup. Il porta la lumière dans un monde inconnu,
et trouva dans l'étude de ces animaux, dont l'organisation est
plus variée et plus singulière, les moyens de résoudre des pro-
blèmes d'histoire naturelle et de philosophie. Le premier de ces
problèmes est celui de l'espèce ; le second porte sur les causes
qui font exister et maintiennent la vie, sur la progiession remar-
quable que les animaux offrent dans la composition de leur orga-
nisation, dans le nombre et le développement de leurs facultés.
Les mérites du naturaliste n'ont jamais été contestés, môme
par Cuvier. La Flore française, les articles de ï Encyclopédie
méthodique, {'Histoire naturelle des animaux sans vertèbres
(7 volumes) et la classification qu'en fit Lamarck, de 1794 à 1807,
le placèrent au premier rang. Nous devons montrer ce qu'a fait
(1) L'expression est de M. Fouillée. .M. Bertraud dit avec raison qu'il faudrait
attriljuer à uos plivsiologistes « tonte la partie vraiment scientifique et durable >■
de la théorie de l'inconscient. Le rôle important que joue l'instinct chez Hegel et sur-
tout chez la gauche hégéheune (Paul Janet, Causes finales, !■■= éd., p. 504 sqq.)
uest-ilpas une preuve de riuflueucede la théorie de Cabanis développée par Bichat
et Birau?
(2) Cf. Gu\\er, Eloges fiisloriques; Darwin, l'Origine des espèces; Haeckel, His-
toire de la création naturelle ; De Quatrefages, Ch. Darvrin et ses précurseurs
e?i. Fmnce ; Charles Mnrtins, Introduction à une nouvelle édition de la Philoso-
phie zoolof/ique; Ludovic Carrau, Eludes sur la théorie de l'évolution; l»errier, la
Philosophie zoologique avant Darwin. Voyez à IWppeudice un document r(ui
montre que Lamarck na pas été aussi dédaigné en France (|n"on le croit géné-
ralement.
I.AMAliCK 43!)
Lamarck poiir la philosophie ualiirelle et pour la psychologie.
C'est surtout dans la Philosophie, zoologiquo (piil faut létu- •
(lier. Sans doute, il avait expriuié, dans son Ui/dvogi'ologiv
et dans ses Considérations ou recherches sur l'organisation
des corps vivants [lSi)-2\ plusieurs des idées qu'on retrouve dans
la Philosophie zoologique. Mais il nous dit lui-mèuie que ce
dei-nier ouvrage ^1) n'est qu'une nouvelle édition refondue,
corrigée et fort augmentée des Recherches, où il a utilisé des
nintériaux; préparés p(nu' une Biologie qu'il a renoncé à com-
post'r.
Connnensal de lUdlon qui. avant et aprèsde Maillet etRohinet,
avait donné plusieurs solutions à la question de l'origine des
espèces, Lamarck se vit dans l'impossibilité, après avoir consulté
de riches collections et étudié un nombre immense d'invertébrés,
de déterminer, d'une manière solide, les espèces parmi la mul-
titude de polvpes, de radiaires, de vers et d'insectes, de trou-
ver. i)our séparer les espèces, des distinctions autres que des
particularités minutieuses et même puériles. C'est ce quil'amena
à afiirmer que les espèces n'ont pas une constance absolue, ne
sont pas aussi anciennes que la nature, mais sont assujetties
aux changements de circonstances qui produisent, par la suite
des temps, des changements de caractère et de forme. Darwin
a revendi(pié Lamarck pour son précurseur ; H;rckel l'a placé
à coté de Gœthe, de Darwin et lui a fait surtout un mérite d'avoir
cherché à prouver que l'espèce humaine descend, par évolu-
tion, de mammifères ti'ès voisins des singes. M. de Quatrefages
a surtout insisté sur les points faibles de sa doctrine, tandis que
M. Martins a mis en lumière la part qui lui revient dans l'éta-
blissement delà doctrine transformiste : lintluence des milieux,
dit-il, sur l'organisme et la transmission par l'hérédité, appar-
tient à Lamarck, cpii a en outre pressenti et décrit très nette-
ment la lutte pour l'existence, sans apercevoir les conséquences
(1) La Philosophie zoolor/ique compreml trois parties : li' [iii'iiiiiTo, dustinée à
présenter les faits osscutiels ot les priucipi-s i-'éuérauv. des si-i(nici'S naturelles, roii-
iirut des considérations sur l'histoire naturelle des animaux, leurs car.icleies, leurs
raiiports, leur organisation, leur distribution, leur classification (ît leurs espèces. L;;.
Sfcoude traite des causes physiques de la vie, des conditions qu'elle exige, de la
force excitatrice de ses mouvements, des facultés qu'elle donne aux corps qui la
•possèdent et des résultats de son existence dans ces corps. La troisième est consa-
••rée aux causes physiques du sentiment, à celles qui constituent la force produc-
trice des actions, euliu à celles qui donnent lieu aux actes d'intelligence chez divers
animaux.
UO L'IDÉOLOGIE COMPARÉE ET LES SCIENCES NATURELLES
infinies de ce principe et le rôle immense qu'il joue dans la
natm^e. M. Ludovic Cai'rau a principalement signalé les réserves
avec lesquelles Lamarck fait du transformisme une théorie que
les spiritualistes seraient disposés à accepter : lincapacité de la
matière à sentir; la nature, instrument de la volonté suprême;
la distinction de l'idée et de la sensation. Pour M. Perrier,
Lamarck n"a jamais voulu dire « qu'un animal finit toujours
par posséder un organe quand il le veut», mais il attribue les
transformations des espèces à l'action stimulante des conditions
extérieures, sous la forme de besoins, et explique ainsi ce que
nous appelons des adaptations. M. Perrier a mis en lumièn^
encore l'impoitance de la théorie des causes actuelles, substi-
tuée à celle des cataclysmes ou des catastrophes universelles,
les hésitations de Lamarck sur l'homme, « eu qui on pourrait ne
voir qu'un quadi'umane inodilié, si son origine n'était dillérento
de celle des animaux, mais qui cependant, n'étant séparé des
animaux supérieurs, au point de vue psychologique, que par
une différence de degré, doit en descendre, comme eux-mêmes
sont issus des plus simples » (1). La théorie transformiste de
Lamarck a donc été présentée sous toutes ses faces et nous
nous bornerons à en rappeler brièvement les points essentiels.
Lamarck distingue ce qu'il appelle les parties de l'art — dis-
tributions systématiques, classes, ordres, familles, genres, nomen-
clature — des lois et des actes de la nature, qui n'a fait que des
individus se succédant les uns aux autres et ressemblant à ceux
qui les ont produits. Insistant sur l'étude des rapports, il com-
pare non seulement les classes, les familles, les espèces, mais
aussi les parties qui composent les individus, organes du senti-
ment, de la respiration, delà circulation, etc. Ainsi il voit, dans
les animaux, une série rameuse, irrégulièrement graduée, qui
n'a point de discontinuité dans ses parties ou qui n'en a pas
toujours eu, s'il est vrai que, par suite de la disparition de
quelques espèces, il s'en trouve quelque part. En un temps très
long la nature a produit tous les corps organisés, commençant
parles plus simples, qui résultent de générations spontanées
(1) M. Perrier ne cite que Hacivel et dit comme M. Carrau, après avoir affirmé que
Lamarck, jiliiiosoiilie et jtsychologue, voit daus l'homme uue émnnatioii directe du
Créateur, que cette coucessiou serait eucore aujourd'hui suffisaute pour rallier au
transformisme bien des esprits que domiueut de respectables croyances ; mais il
affirme à tort, contrairement à Martins, que Lamarck ue voit d'autre cause de des-
truction des espèces que l'homme iui-mème.
LAMAKCK iiJ
dans les lieux et eiiconstaiices convenables. Les facultés et le
mouvement organique établis dans ces ébauches, ont peu à ix'u
développé les organes et diversifié les êtres. Auv animaux les
plus impartails, qui ne se meuvent ([ue par suite d'excitations
extérieures, qui nont que Tirritabililé sans sentiment ni volonté,
se superposent ceux qui, éprouvant des sensations, oui lui sen-
timent très obscur de leur existence, avec une volonté dépen-
dante et entraînée; puis ceux qui ont irritabilitt', sensations,
sentiment intime de l'existence, faculté de former des idées
confuses avec une volonté déterminante, assujettie néanmoins à
des penchants qui les portent vers certains objets particuliers;
enûn les animaux les plus parfaits, qui ont des idées nettes et
précises, les comparent et les combinent pour en former des
jugements et des idées complexes. Chaque faculté ajoutée résulte
de l'addition d'un organe spécial, d'une complication de lorjia-
nisation. La nature crée l'organisation, la vie, le sentiment, mul-
tiplie et diversilie les organes et les facultés par la seule voie du
besoin, qui établit et dirige les habitudes. Ce que nous faisons
pour les animaux domestiques, la nature le fait avec beaucoup
d<' temps pour tous les êtres : le climat, la nourriture, la nature et
la (putlité des lieux, en un mot, la diversité ou le changement du
milieu produisent de nouveaux besoins, qui nécessitent d'autres
hahiludes, amènent le développement de la partie dont ou se
sert plus fréquemment ou font naître, par les efforts du sentiment
intérieur, de nouvelles parties (1). Le changement ainsi produit,
allongement du cou chez la girafe, de la langue chez le four-
milier, apparition des cornes, passe dans tous les indi\idus
([iii se succèdent et sont soumis aux mêmes circonstances.
Donc la nature a produit successivement toutes les espèces, a
connnencé par les plus imparfaites ou les plus simples pour ter-
minei- par les plus pai faites, en conq)liquant graduellement leur
(Ij Laniairk résuiiU' sa théorie dans les deux lois suivantes : 1" Daus tout ani-
mal qui n'a point dépassé le terme de ses développements, l'emploi plus fréquent
et soutenu dun orL'ane quelconcpie, fortifie peu ;ï peu cet ors:ane, le développe,
lagrandit et lui donne une puissance proportionnée à la durée de cet emploi ; tan-
dis que le défaut constant d'usatre de tel organe, raffaiblit insensiblement, le dété-
riore, diminue progressivement ses facultés et tinit par le faire disparaître ; 2" tout
ce que lii nature a fait actpiérir ou perdre aux individus, par Tintluence des cir-
constances où leur r.ice se trouve depuis longtemps exposée et par conséquent pai-
l'intlueuce de remploi prédominant de tel organe ou par celle d'un défaut constant
iliisage de telle partie, elle le conserve par la génération aux nouveaux individus
«lui en proviennent, pourvu que les changements accjuis soient commans aux deux
sexes ou à ceux qui ont produit ces nouveaux individus.
.ii2 L'IDÉOLOGIt: COMPAHKE ET LES SCIENCES NATURELLES
organisation. Les animaux se sont répandus dans toutes les
régions hal)itables du globe. Chaque espèce a reçu, sous Tin-
Jluence des circonstances dans lesquelles elle s'est trouvée, les
habitudes que nous lui connaissons et les modihcations de ses
parties que robservation nous montre en elle. Et pour renver-
ser cette conclusion, il faudrait prouver que chaque point du
4>lobe ne vai'ie jamais dans sa nature, son exposition, sa situa-
tion, son climat, puis qu'aucune partie des animaux ne subit,
même à la suite de beaucoup de temps, de modilication par le
changement des circonstances !
Aussi intéressante et moins connue est la psychologie de
Lamarck, qu'on ne saurait d'ailleurs séparer de sa physiologie.
Il s'est plu tout particulièrement à développer la seconde et la
troisième partie de son ouvrage (p. 18). Par sa méthode, il se
rattache à l)(;scarles, à Condillac, à Cabanis, à Buffon (1). Mais
il a son originalité. Létude des invertébrés l'a conduit au trans-
formisme, et lui a fait trouver la cause de la vie : c'est un phé-
nomène organique, résultat des relations qui existent entre les
parties du corps, les tluides qui y sont contenus, la cause exci-
tatrice des mouvements et des changemenis qui s'y opèrent. Par
la cbaleur, les molécules vivantes sont distendues et éloignées les
unes des autres : de cet état particulier de tension ou or^«.wzp
naît lirritabilité. Par l'action de l'électricité, l'orgasme cesse,
le muscle se contracte. Aussi Lamarck ne saurait admettre,
avec Cabanis et son disciple Richerand, que vivre c'est sentir,
que la sensibilité et lii-ritabilité sont des phénomènes de môme
nature ; car si cela est vrai pour l'homme et les animaux les
plus parfaits, vivre est à peine sentir pour les animaux sans
vertèbres, qui ont un système nerveux; ce n'est pas sentir pour
(1) L'analyse, envisageant d'abord un objet dans son entier, en examine la masse,
l'étendue et"^ l'ensemble des parties, la nature et l'nriçine, les rapports avec li's
autres objets coiums. Elle le divise ensuite en parties principales, qu'elle étudie
séparément, quelle divise et subdivise, jusqu'à ce qu'elle arrive aux plus petites,
<lont elle rbeniie les caractères sans néirliger les moindres détails; puis, elle en
déduit les conséquences, et peu à peu la philosophie de la science s'établit, se
rectifle et se perfectionne. Autant que personne Lamarck admire le génie de
Condillac, ses pensées profondes et ses découvertes (H, :]51). A\ec ses contemporains,
il admet ([ue les .-.ctes intellectuels prennent tous uuissauce dans les idées et que
toute idée, comme l'ont pensé Aristote, Locke, Condillac (Lamarck cite même Xai-
geon), est originiiire d'une sensation (III, c. 7j. Avec Cabanis, dont il cite plus d'une
fois l'intéressant ouvrage i[m, parla foule de faits et d'observations qu'il renferme,
fournit les meilleurs moyens d'avancer cette partie des connaissances humaines, il
admet que le physique et le moral ont une source conmmue, que la sensibilité
j)liysique est la source de toutes les idées.
LA.MARCK '*'.;?
les végétaux et pour les formes inférieures do raninialité (1).
Cabanis a donc eu tort, pour nioulrer l'origine commune du
physique et du nu)ral, ilétudier d'abord Ihomme, où, à cause
même de la complication des phénomènes, il est difficile d'en
saisir la source. Allant plus loin que D. de ïracy, Lamarck
voudrait qu'on s'attachât d'abord à l'organisation des animaux
les plus simples pour monter, par degrés, jusqu'à Thomme. Par
contre il estime qu'on na pas donné une attention suffisante
aux: inlluences du moral sur le physique. Le naturaliste, qui a
attribué aux; besoins le pouvoir de créer des organes, devait se
séparer en plus d'un point de Cabanis et de D. de Tracy.
Le sentiment intérieur résulte de l'ensemble des sensations
internes que produisent les mouvements vitaux et de lacomnui-
nication entre elles de toutes les portions du lluide nerveux
lornuint un tout. Ce sentiment intérieur sert de lien au phy-
sique et au moral : il a\ei'tit l'individu des sensations (pi'il
éprouve et lui donne la conscience de ses idées et de ses pensées.
Cabanis n'a qu'entrevu le mécanisme des sensations, sans en
développer clairement les principes ; il a méconnu la nature de
l'instinct, qu'il fait sortir des impressions internes, tandis cpu;
l'instinct vient de ce qu'à la suite des émotions provoquées par
les besoins, le sentiment intérieur fait agir l'individu sans parti-
cipation de la volonté. Cabanis s'est encore trompé à propos de
la mélancolie : ce sont des chagrins continuels et fondés qui ont
causé les altérations des viscères abdominaux aux([ueiles il en
rapporte la naissance. Le sentiment intérieur constitue en outre
la force productrice qui donne lieu aux actions volontaires,
mais la volonté suppose jugement, comparaison d'idées, pensées
ou impressions; la volonté n'est donc jamais véritablement libre
et nest jamais un guide aussi sur que l'instinct.
Lamarck se sépare encore de ses prédécesseurs et de ses con-
temporains, à propos de l'entendement. L'entendement exigtî
selon lui un système d'organes particuliers : il faut que le senti-
ment intérieur mette le fluide nerveux en mouvement dans l'hy-
pocéphale, pour ({ue les opérations de l'entendement puissent
avoir lieu. Aussi, si toute idée tire son origine d'une sensation,
toute sensation ne peut produire une idée ; il faut pour cela un
organe spécial et l'intervention de l'attention. Gall a voulu trop
fl) Lamarck se rcncoutre avec Aristote dont le TraUé de l'Ame se rappioilie
<l;iilleurs, par la méUiode et les résultats, des recherches évolutiounistes.
Ui L'IDÉOLOGIE COMPARÉE ET LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES
prouver et, par réaction, on n"a rien admis de sa théorie, qui
comprenait cependant une grande part de vérité. D. de Tracy a
confondu les sensations proprement dites avec la conscience des
idées, des pensées et des jugements. Condillac a prouvé que les
signes ont permis à l'homme d'étendre ses idées ; il n'a pas établi
qu'ils concourent à la formation des idées. Les principaux actes
de l'entendement sont l'attention, la pensée ou la réflexion, la
mémoire et le jugement. L'attention est un acte du sentiment
intérieur qui prépare une partie de l'organe de l'entendement à
(fuelque opération de l'intelligence et la rend propre à recevoii-
les impressions; à faire sensibles et présentes des idées qui s'y
trouvaient déjà tracées. Sans elle, aucune des opérations de
lentendement ne peut se former, et il est évident qu'elle n'est
point une sensation, comme l'a dit Garât. Et l'éducation ne déve-
loppe l'intelligence de l'homme qu'en fixant son attention sur
les objets si variés et si nombreux qui peuvent affecter ses
sens (1).
En résumé Lamarck a été un naturaliste éminent, conduit paj-
ses études positives à affirmer, avant Darwin, que les espèces se
transforment par l'influence du milieu et que les changements
ainsi produits se transmettent par l'hérédité ; à soutenir, après
Aristote, qu'il faut étudier d'abord la vie chez les végétaux et les
animaux inférieurs; à compléter Cabanis, en tenant plus do
compte des influences du moral ; à tracer, avant les modernes et
après Aristote, le plan d'une psychologie comparée qui débute-
rait par les animaux les plus rudimentaires; à donner, avant que
Laromiguière n'eût développé sa théorie, une place prépondé-
rante à l'attention dans les opérations de l'entendement et dans
l'éducation. Darwin, Lewes, Spencer, Bain, M. Ribot ont repro-
duit, développé et complété, bien souvent sans le savoir, des
idées déjà exprimées par Lamarck.
A côté de Cabanis, de Bichat et de Lamarck, il faut placer Bory
de Saint-Vincent, auteur de VEomme, Essai zoologique sur le
genre humain, cpii parut en 18:25 après avoir formé un article du
Dictionnaire classique d'histoire naturelle. « De tout ce qui fut
publié sur l'homme avant Cabanis et Bichat, dit-il on ne trouve-
rait peut-être pas, si ce n'est dans Locke et dans Leibnitz, la
valeur d'un moyen in-octavo qui méritât d'être conservé ».
(1) Lancelin, Laromiguière et Degérando fout, comme Lamarck, une place àl'aitcu-
tioD. — Cf. Ribot, Psychologie deratlention.
DUAPAlîNAlD 4i:J
Lhoinme intellectuel ^ conséquence de llioninie nianiinifère »
iloit pénétrer, pour se connaître, son- organisation et celle des
hèles, et comparer les diverses niodilications que làgc et l'état
de santé ou de maladie apportent en lui. Il insiste sur lapparition
successive des productions marines, puis des végétaux, des her-
bivores, des carnivores, rapproche l'orang-outang et l'homme, et
ne voit dans la ditTérence des pouces du pied « qu'un de ces
nomhreux passages par où la nature procède hahituellemcnt pour
lier tous les êtres dans l'ensemhle inlini de ses harmonies ». Il
fait intervenir, dit M. de Quatrefages, une donnée nouvelle, l'in-
fluence exercée sur la fixation des caractères spécifiques par
l'action des ascendants, placés eux-mêmes dans des condilioiis
d'existence constante (1).
Dans son dixième Mémoire, Cabanis citait Draparnatid, pro-
fesseur de grammaire générale à l'école centrale de Montpellier,
naturaliste, philosophe et également recommandable à ces deux
titres. Il rappelait le beau plan d'expériences par lequel il vou-
lait déterminer le degré respectif dinteUigence ou de sensibilité
propre aux différentes races et formel* leiu- échelle idéologique.
Destutt de Tracy était plus précis et plus élogieux encore (2). Dra-
parnaud, nous dit la Décade, fut candidat à la section d'idéologie
contre Prévost et Degérando. Quant à ses doctrines, nous n'avons
pour nous en faire une idée que deux discours prononcés en
l'an X, l'un à l'ouverture des écoles centrales, l'autre à celle du
cours de zoologie.
Le premier traite de la philosophie des sciences. Après avoir
fait l'éloge des écoles centrales et prolesté contre les ennemis de
la philosophie, qui s'opposeront vainement à la propagation des
lumières et à la marche constante de l'espiit humain vers le per-
fectionnement, Draparnaud aborde la philosophie dont il essaye
de déterminer la nature, en la distinguant de la scolastique : « La
philosophie digne de notre étude, dit-il, est une science pure-
ment expérimentale, plus féconde en résultats, plus piopre à
conduire à des découvertes utiles et qui est toujours active dans
fl^ Revue des Deur Mondes, LXXVIII, p. 8j8. — Bon de Saint-Vinceut, f|iii
dédie son livre a ( uvier, ii<' cite pas Lamarck.
(2) En 1801 il croit quil aura assez fait s'il et iblit sur des bases solides l'idéo-
log-ie de l'homme ; il souhaite qu'un savant professeur, (|ui a fait preuve de la
capacité nécessaire et de l'étendue d'esprit suffisante, remplisse les espérances qu'il
a données et traite de l'idéologie comparée. Eu 1804, au lieu de se livrer à ces espé-
rances, il a, dit-il, à déplorer h perte prématurée d'un homme aussi intéressant, et il
ajoute que c'est un grand malheur pour la science.
U(y LIDÉOLOGIE COMPARÉE ET LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES
ses conceptions et dans ses travaux, comme la nature môme, qui
est le but constant de ses recherches et de ses efforts : c'est en
un mot la philosophie des sciences ou la philosophie naturelle ».
Il y fait entrer toutes les connaissances humaines et parle
d'abord des sources de la vérité ou de nos connaissances réelles
et positives, puis de celles de l'erreur ou de nos connaissances
fausses et chimériques. Les sens, l'observation et l'expérience;
la raison, l'induction, le calcul on le raisonnement sont les
sources de la vérité. Sans les sensations, le raisonnement est
incertain on chimérique; sans la raison, les sens ne peuvent
presque rien. Draparnaud parle en excellents termes de l'obser-
vation (1). Avant Lamarck, il insiste sur l'importance de l'atten-
tion et serait presque tenté de dire, en modiûant une formide
célèbre de Biiffon, que le génie n'est qu'une grande attention.
Non seulement, il faut que l'observateur concentre son attention
sur l'objet qui l'occupe, mais encore il doit réitérer l'observation
pour éviter, comme dirait Descartes, la précipitation; il doit sur-
tout se défaire de tout esprit de système, et oublier toutes les
théories. Aussi l'observation est-elle plus facile dans les sciences
physiques que dans les sciences morales. Nous sommes portés,
en effet, par l'action de nos sens extérieurs et par l'impression
des objets physiques sur ces sens, à sortir sans cesse hors de
nous. Un seul sens nous sollicite à observer ce qui se passe en
nous-mêmes. Par ce sens intérieur, nous percevons bien nos
idées, nos connaissances, nos passions, toutes les modahtés des
organes intérieurs. Mais les affections qui procurent les sensa-
tions externes sont plus vives, plus variées, plus distinctes que
celles qui sont le fruit des sensations internes ou de la réflexion ;
il est plus facile de diriger notre attention sur les opérations de
la nature que sur celles de notre esprit. C'est pourquoi les
sciences étaient déjà perfectionnées, quand la métaphysique et
les autres sciences morales étaient encore dans l'enfance. De nos
jours seulement elle est devenue une science vraiment expéri-
mentale et fondée sur l'observation. L'expérience fait naître les
phénomènes, les varie, les combine, les multiplie, les répète, les
(l)Le meilleur traité de Tart d'observer est, pour lui, une histoire philosopliiijue
dus -progrès de l'esprit humain dans les diverses branches des connaissances, des
découvertes importantes que l'on a faites dans les sciences, et surtout dans les
sciences physiques, enfin de la méthode et des procédés qui ont guidé les inven-
teurs. Les méthodes sont, dans les sciences, ce que sont les machines en méca-
uiiiue ; elles économisent le temps et suppléent à la force.
DHVPARNAUn Ul
oppose, les réunit. De l'observation ou de lexpérience émanent
toutes les vérités de fait; du laisonnenieul. qui rassenil)le les
laits, les compare, les classe, les combine, et eu tire les prin-
cipes, viennent les vérités de dé(hu'liou. Dans riiilci prétatiou
de la nature, tout se réduit à revenir des sens à reutendement
et de lentendement aux sens, à rentrer au-dedans de soi et à
en sortir. Mais il ne faut point réaliser les notions abstraites,
causes, principes, forces, facultés, il ne faut point les regarder
comme des êtres existant par eux-mêmes.
Draparnaud ramène l'analyse matbématique ou rationnelle à
l'analyse expérimentale; il estime qut^ la svutbése et l'analyse
iloivent toujours être réunies dans les opérations de l'esprit
connue dans celles de la nature. Mais la syntbèse n'est ni une
bonne méthode d'induction, ni une bonne méthode d'exposition.
Il n'y a qu'une méthode poiu' étendre les connaissances humaines
et en accélérer le progrès, c'est d'observer, non d'imaginer;
d'analyser, non de définir.
Nous dirons peu de chose de la seconde partie de ce discours.
Draparnaud soutient avec raison qu'il n'y a pas d'erreur des
sens, mais que toutes les erreurs émanent du jugement et ont
(fuatre causes principales : nous jugeons, ou sans avoir assez de
données, ou sans savoir nous en servit-, ou eu ne voulant pas en
faire usage, ou en nous dirigeant par de fausses règles de pro-
l)ai)ilité. il souhaite que l'on fonde les vrais systèmes sur des
faits bien constatés. Après d'Alembert, avant A. Comte, il croit
que tout se réduit, dans les sciences physiques, h découvrir la
liaison qui existe entre les phénomènes et à expliquer les faits
par les faits, puisqu'un principe n'est qu'un fait qui prend suc-
cessivement diverses formes. Qu'on se borne à l'observation et à
l'expérience, qu'on fasse très peu d'usage des hypothèses et des
principes abstraits : le doute philosophique, dit-il en citant Tho-
mas Reid, est un des meilleurs préservatifs et des plus sûrs
remèdes contre l'erreur.
Le second discours porte sur la vie et les fonctions vitales;
c'est un précis de physiologie comparée. Draparnaud combat
ceux qui voient dans le principe vital autre chose qu'un prin-
cipe abstrait, un nom générique, sous lequel on a classé des
phénomènes de môme ordre (1). La vie est le résultat de l'orga-
il) '( Est-ce expliquer un pliéuomène, dit-il, que de le rapporter ;i une cause
occulte dont on suppose Texistence et dont on ne peut assigner ni la nature, ni le
4i8 L'IJ)É0L0(.1E COMPARÉE ET LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES
nisatioii : Fanatomie, la chimie, la physique, l'observation des
divers éti'es vivants, nous feront donc connaître les ressorts
cachés de la vie. Et Draparnaud parle de la liaison des sciences,
de la perfectibilité de Ihomme, en disciple de Descartes, de
d'Alenihert et de Condorcet (1).
Non moins dignes d'attention sont les considérations que
Draparnaud, à peu près à la même époque que Lamarck, expose
sur la valeur des classiOcations et indirectement sur la hiérar-
chie des sciences. Quand on examine avec attention, dit-il, tous
les êtres individuels, on s'aperçoit qu'il n'y a pas de classes dans
la nature, et qu'on ne peut assigner à aucune des classes établies
des caractères tranchants et distinctifs. Ainsi la sensibilité est
très peu développée chez les zoophytes, tandis que certaines
plantes sont sensibles aux impressions et à l'attouchement des
objets extérieurs; il y a analogie entre les fonctions vitales de
l'animal et celles du végétal. On ne peut même pas trouver de
ligne de démarcation distincte enti-e les corps bruts et les corps
organiques, pas plus qu'entre les phénomènes qu'ils nous pré-
sentent, puisque la génération spontanée ne répugne pointa la
raison et que plusieurs observations semblent môme en démon-
trer l'existence. Si l'on n'a pu jusqu'ici rendre raison de tous les
phénomènes de la vie par les seules lois mécaniques et chimiques,
c'est qu'on ne connaît pas parfaitement le mécanisme des corps
vivants. Les progrès des sciences physiques seront suivis de
ceux de la physiologie : en ne bornant point ses observations à
quelques espèces isolées, en ne se contentant point de l'analo-
gie, mais en employant l'observation et l'expérience, en faisant
inoile (laetiou ? Et coiiiKiitious-nous mieux les phénomènes de la vie, quand on
nous aura dit qu'ils sont pioduits par l'action du principe vital ? On éclairera au
contraire iutiniment mieux la nature de ces phénomènes, si Ton parvient à les rap-
porter à des lois mécaniques ou chimiques. La théorie moderne de la respiration
en est une preuve évidente >< .
(i) « Toutes les l>ranches des connaissances humaines, dit-il, se réunissant à un
tronc commun, exercent les unes sur les autres lapins active influence ut concourent
à se perfectionner mutuellement. Il n'y a point de science que l'on puisse regarder
comme essentiellement libre et indépendante des autres; la physique, la chimie,
l'histoire naturelle, la médecine ne sont que la nature sous ses diflérents aspects.
Livrez-vous avec zèle à l'observation et à l'expérience et ne vous reposez pas sur de
vains mots pour l'interprétation de la nature... la perfectibilité de Thomme est
indéfinie... les progrès des sciences sont illimités et il n'est rien dans la nature dont
on ne i)arvienue un jour à connaître les causes ; ne prononcez point avant d'avoir
bien observé et rejetez vos anciennes opinions, quand il sera prouvé qu'elles sont
erronées, adoptez les nouvelles, quand elles seront plus exactes; une telle doctrine
est propre à accélérer les progrès des connaissances et la perfectibilité de l'esprit
humain ».
I>RVP.VU\AI'D Ud
moins de théories et en l'éunissant plus de fails, un avancera
beanconp plus dans la connaissance'des phénomènes de la vie.
C/est quen eflet les théories sont des formnles générales qui
servent à lier les faits connus, mais (iiiuu seul iait nouveau peut
changer, et qu'on ne doit adopter que provisoirement et jusqu'à
ce qu'il s'en présente de meilleures. Si elles doivent être favora-
blement accueillies, c'est lorsqu'elles facilitent l'observation,
éclairent l'expérience et font conclure des faits nouveaux.
Draparnaud mentionne Destutt de Tracy comme le premier
métaphysicien qui ait bien développé le mode d'iulluence
qu'exerce la motilité dans la formation de nos idées et la géné-
ration de nos connaissances. Quittant la |)hysiologie comparée
pour l'idéologie, il donne, comme Cabanis, plus d'étendue à
l'instinct et. par l'exemple des gallinacés, soulient que Condillac
a accordé trop d'iulluence au toucher sur les opérations de la
vue : « Ces réflexions et plusieurs autres éparses dans cet opus-
cule, ajoute- t-il, font pai'tie d'un ouvrage que je me propose de
publier, sous le titre û'idro/ot/ie comparée, et dans lequel je
considérerai la pensée et les fonctions intellectuelles chez les
divers êtres organisés, tout comme dans celui-ci je considère la
vie et les fonctions vitales. J'ai déjà fait mention de cette nou-
velle branche de l'Idéologie dans mou plan d'un cours de méta-
physique qui reçut dans le temps l'accueil le plus distingué du
Ministre de l'intérieur (Lucien Bonaparte) et du Comité d'ins-
truction publirpie. Je fus invité à cette époque par le gouverne-
ment à publier mon Cours en entier; je me serais rendu à
cette invitation honorable, si d'autres travaux littéraires et les
devoirs de ma nouvelle place m'en avaient laissé le loisir »,
Qu'est devenue cette Idéologie comparée que réclamaient
Destutt de 'ïracy et Cabanis? Qu'est devenu le Cours dont le
plan avait sutïi à Destutt de Tracy et à ses amis pour poser à
l'Institut la candidature de Draparnaud? C'est ce que nous
ignorons complètement, malgré toutes nos recherches. Ce que
nous avons nous suffit toutefois pour réclamer en sa faveur
une place qui eût été moins modeste, s'il eût vécu plus long-
temps, mais qui ne laisse pas que d'être fort honorable. Après
d'Alembert, mais dune façon plus nette, avant A. Comte son
compatriote, il a réduit à la philosophie des sciences toute la
philosophie, limité les sciences physiques à l'étude des liai-
sons de phénomènes et subordonné la physiologie aux sciences
PiCAVET. ;29
150 L'IDÉOLOGIE ET^LA MÉDECLNE
physiques et mécaniques. Sur l'attention, sur les classifications,
il a émis des idées analogues à celles qui ont fait la gloire de
Lamarck. Enfin il a songé à une Physiologie comparée et à une
idéologie comparée qui aurait peut-être dirigé les esprits dans
une voie féconde en résultats intéressants pour la connaissance
de l'homme. A tous ces titres, son nom mérite d'être conservé
dans l'histoire de la philosophie et de la science françaises.
L'année même où Damiron et Cousin voulaient « en finir
avec le sensualisme », Broussais venait au secours d'Andrieux,
de Valette et de Daunou, qui combattaient avec une égale
vaillance, sinon avec un égal succès. Ami de Bichat et disciple de
Pinel, médecin militaire sous l'Empire, il avait, par son ensei-
gnement au Val-de-Grâce et à la rue du Foin, détruit l'influence
de Brown, celle de Pinel, et fait accepter sa Médecine phy-
siologique. L'irritabilité (1), mise en exercice par les agents
extérieurs, provoque les organes à l'accroissement de leurs
fonctions ; modifiée par une action excessive ou défectueuse de
ces agents, elle produit la maladie, qui ne disparaît que si Ton
diminue, par des débilitants, rirritabilité trop considérable, ou
que si l'on augmente, par des stimulants, l'irritabilité trop
faible (2).
Devenu chef d'école et le maître préféré d'une ardente jeu-
nesse, Broussais crut qu'il était de son devoir de défendre la
philosophie, alliée aux sciences et surtout à la médecine, qu'atta-
quaient, avec une violence presque égale, l'école théologique et
l'école éclectique. Nétait-ce pas travailler du môme coup à main-
tenir l'intégrité « de son empire » et à ramener ceux de ses
adversaires qui étaient disciples de Cabanis, voire même ceux
qui estimaient encore Pinel"? Broussais vit très bien qu'il
s'agissait d'une séparation de la philosophie et des sciences (3).
(1) Voyez les questions que se pose Cabanis à propos des rapports de rirritabilité
et de la sensibilité, ch. iv , § 1.
(2) « Broussais, dit Mienet, construit toute la science de l'organisation rivante et
malade avec un seul phénomène, comme Condillac avait fondé sur une faculté
unique, la sensation, toute la science de l'entendement buniain ».
(3) «Introduits, dit-il, dans le sentier de Tobservation, par les idées de Descartes
sur la Méthode et par les conseils de Bacon, éclairés sur la nature de l'instrument
qui sert pour cet objet par les travaux de Locke et de Condillac, les Français pro-
cédaient à rajrandissement de toutes les connaissances... physique, chimie, his-
toire naturelle... le tour de la médecine était arrivé avec Haller, Chaussier,
Pinel, Bichat. Nous observions tous de concert, nous profitions des avis de Condillac,
pour perfectionner notre langage scientifique... le judicieux et profond D. de Tracy
(ailleurs il dit de « D. de Tracy, rélève de Cabanis qu'on devrait l'étudier, l'ap-
prendre et le relire encore avant d'écrire sur les facultés intellectuelles » ), dont le
I
BROUSSAIS 451
Broussais, dont les parents avaient été massacrés par les
chouans, s'attaquait aux jésuites et aux prêtres, au fanatisme et
au christianisme, H qui tend à l'orgueil et à l'intolérance »; à
l'homme d'esprit qui a célébré le sentiment religieux, et qui,
tout en l'expliquant fort mal, lui a fait faire fortune ; et à l'autre
célébrité (1), qui chanta le christianisme et le trouva plus
poétique que la mythologie ». Mais c'est surtout contre lesKanto-
platoniciens, comme il appelait Cousin, JoufTroy, Damiron,
qu'il dirigeait une argumentation serrée et pressante qui ne
répugnait même pas au dédain et à l'injure. Il leur reprochait
de mettre inutilement une àme dans le cerveau, comme un
joueur de clavecin à son instrument et de créer une idolâtrie
physique, en relevant le « panthéon de l'ontologie ». Reprenant
les idées de Cabanis et les mêlant à sa théorie de lirritabilité,
il expliquait, dans \ Irritation et la folie, tous les phénomènes
intellectuels, par l'excitation de la pulpe cérébrale. Un courant
externe, venant des sens, met le cerveau en communication
avec le monde et y apporte l'impression des objets ; un courant
interne , venant des viscères, met l'individu en communication
avec lui-même et fait connaître ce qu'exigent les instincts. En
réagissant contre cette double excitation, le cerveau transforme
les impressions en idées, les tendances instinctives en actes
volontaires, comme l'estomac, réagissant contre les excitations
des aliments, les transforme en chyle.
Le livre eut un succès prodigieux. « Le sensualisme, disait
Damiron, qui consacrait à Broussais trois fois plus d'espace
qu'à Cabanis, n'y a pas gagné un bon argument de plus, mais
il y a gagné du courage, il a repris de la vie, et quoique ce soit
là, pour M. Broussais, un mérite plus oratoire que rationnel, il
ne faut pas moins lui en faire honneur ». Les survivants de
l'école idéologique le joignirent à Daunou: «L'ouvrage écrit
avec talent, disait Valette, sera fort contre M. Cousin, parce
qu'il défend la méthode expérimentale ». « Ce savant et ingé-
nieux ouvrage, disait Thurot, peut offrir aux spiritualistes, qui
affectent de rejeter toutes les lumières de la physiologie, de
complément seul peut assurer au genre humain la ronservation des connaissances
qu'il a eu tant de peine à se procurer ; les savantes recherclies de Cabanis don-
naient à, notre patrie la prépondérance philosophique... la physiologie et la méde-
cine dictaient des lois à l'idéolog-ie et semblaient éloigner pour jamiis la possibilité
de rinvasion de notre science par les systèmes éphémères des écoles philosophiques ».
(Ij Benjamin Constant et Chateaubriand.
^52
L'IDÉOLOGIE ET LES NOVATEURS
sages conseils et d'utiles leçons ». Broussais, à l'Académie des
sciences morales et politiques, défendit jusqu'à sa mort, contre
Damiron, Joufifroy et surtout contre Cousin, la pliilosophie dont
II s'était fait le champion (1).
Mais Damiron avait dit, du système de Gall, en l'opposant a
celui de Broussais, que nul, par ses conséquences, ne convient
mieux au spiritualisme. De fait Gall, surtout dans son Traité
des dispositions innées de l'cime et de Vcsprit^ avait combattu,
tout en les citant plus d'une fois avec éloge, D. de Tracy,
Helvétius et Lamarck ; il avait fréquemment fait appel à Male-
branche et aux Pères de l'Eglise, et soutenu que son système
ne conduisait ni au matérialisme, ni au fanatisme. Broussais
voulut enlever cet appui aux éclectiques ; il adopta le système
de Gall et appuya, sur ces nouvelles doctrines, les conclusions
du Traité de ^Irritation et de la folie. L'ouvrage parut après
sa mort en 1839 (2'j. Sans être un philosophe original, Broussais
a donné une nouvelle popularité (3) aux doctrines de Cabanis et
de D.. de Tracy, rendu aux médecins le goût des recherches
psychologiques, conservé et préparé un public à ceux qui ont
de nos jours fait revivre la psychologie physiologique (4).
IV
Quand disparaissaient Daunou et Broussais, l'école, qui sem-
blait morte, s'était déjà transformée, grâce à sa vitahté prodi-
gieuse, de manière à fournir des doctrines nouvelles à une
époque nouvelle. On a remarqué que quelques-uns de ceux qui
ont fondé ou voulu fonder des écoles ont emprunté aux idéo-
logues leur point de départ (o); il reste à marquer la filiation
incontestable et précise des doctrines.
(1) Juli's Simon, Viclor Cousin. Broussais cite avec éloge Degéraiulo el Dupiiis,
puis qiuiud Birau fut pris coininu adversaire des idéologues, il combat « ce poète
qui u'est pas toujours iutelligible »,
(2) Le papier trouvé alors, et publié pour mettre Broussais, comme Cabauis
en opposition avec lui-même, établit que Broussais, déiste, avait comme Cabanis
'< le sentiment d'une eause et d'une force première qui lie tout et entraîne
tout ». Il n'y a là rien de contradictoire avec le Traité de l'irritation, où la même
pensée a été d'ailleurs introduite par la 2<" édition.
(3) Cf. les sousi'rijiteurs au monument de Broussais dnns la seconde édition.
(4) Cf. Miguet, Notices et Mémoires; Damiron, op. cit.; Dubois d'Amiens, art.
Broussais dans le Diciionnaire philosopliique; Louis Peisse, la Médecine et les
Médecins, et F. Picavet, ait. Broussais (Grande Encyclopédie).
(o) Ravaisson op. cil. '»5, - la tAclie était selon une formule empruntée par
lU lilMN KT SAINT-SIMON iol
La réhabilitalion du peuple, rainélioralion de la classe la plus
uombreuse et la plus pauvre ont préoccupé la plupart de ceux
<iui ont participé à la Hévoluliou aussi bien que Condorcet. 31ais
Saint-Simon tnuivait, en 1813, (|ue les quatre ouvrages les plus
marquants, pour la science de Thomme, étaient ceux de Vicq-
d'Azyr, de Cabanis, de Bicbat, de Condorcet, et se proposait de
résumer celte science en un seul ouvrage, conq)renant deux
parties, chacune de deux sections. La première partie porterait
sur l'individu humain, la seconde sur l'espèce humaine ; les sec-
lions de la première devaient être un résumé physiologique et
|)sych()logique dans lecjuel l'auteur suivrait et discuterait Vicq-
d'A/Nr; celles de la seconde formeraieni une Esquisse de l'his-
loire des progrès de l'esprit humain jus(]u"à ce jour, et à partir
de la génération actuelle, dans lacpudle seraient examinées les
idées de Condorcet. INmiI-ou annoncer plus clairement le
projet de continuer les idéologues, en « liant, cond)inant, orga-
nisaiil, c()nq)lélant les idées de Vicq-d'Azyr, de Bichat, de Caba-
nis, de Condoi'cet, [)()ur eu loinnM' un lout systématique »? De
pins c'est le docteur Burdin, dit-il, (|iii lui a fait connaître l'im-
portance de la physiologie. Dans une conversation, souvent rap-
|)elé(', il lui aurait dit que les sciences avaient commencé par
être conjecturales poiu- tinii' toutes par être positives, que l'as-
tronomie et la chimie le sont déjà; que rien ne sera plus facile
au premier homme de génie que de rendre positive la physiolo-
gie, en coordonnant les travaux de Vicq-d'Azyr, de Cabanis, de
Bichat, de Condorcet. Du même coup il rendra positives la
morale, la politique, la philosophie et perfecliounera le système
religieux, toujours fondé, comme l'a démontré Dupnis, sur le
système scientifique. Burdin recommandait d'établir des séries
de comparaison entre la structure des corps bruts et celle des
corps organisés, entre l'homme et les autres animaux à diffé-
rentes époques ; des séries des progrès de l'esprit humain. C'est
en 1798 que Bui'din proposait ainsi à Saint-Simon de faire en
connnun ce qu'ont réalisé ou indiqué D, de Tracy, Cabanis, Dra-
parnaud, etc. (1). Qu'était-ce donc que ce Burdin auquel doivent
Saint-Simon ;i Comlorcrt... le liut de Frmrier fut le iiiôine... la pensée ([ui inspira
Pieiri; Leioux et Jean iieyiMuil fut relie de la peifectibilité univeisellt! .. o4, la
doctrine fondée pai' A. CouiLe eut une double origine... les théories saiul-simo-
nienues... celles des phrénologistcs et particulièrement de Bi'oussais ».
lij Cf. les chapities précédents. lîemai(iuez aussi rajtpcl à Dupuis, la mention de
Bacon, Newton et Locke « colosses scieutilifiues », la citation du Discours prélinii-
454 L'IDÉOLOGIE ET LES NOVATEURS
tant Saint-Simon et Comlc? La Décade nons donne snr lui
quelques renseignements. En l'an VIII, Moreau le cile en rappe-
lant les travaux de Cabanis. En lan XI, il annonce le Cours
d études médicales^ en cinq volumes de M. Burdin « médecin
déjà connu par plusieurs travaux » et va faire des expériences
galvaniques dans son cabinet pneumatique (1), tandis que la
Décade insère une lettre de ce dernier à propos de la i"age. Il était
très naturel que l'ami des idéologues recommandât l'étude de
Vicq-d'Azyr, qu'a loué Cabanis, de Cabanis qui le citait, de Bicliat
et de Condorcet. S'il s'est adressé à un philosophe pour mener
à bonne fin l'œuvre qu'il tente, c'est que D. de Tracy n'a pas en-
core fait (1798), pour la partie idéologique, ce que Cabanis a
fait pour la partie physiologique. Si Saint-Simon n'en entend
plus parler ensuite, c'est que le projet auquel il songeait a
été en grande partie réalisé (2).
Charles Fourier, l'auteur du système phalanstérien, rappelle
par <( l'attraction passionnelle » Hclvétius et d'Holbach, tandis
que le but même qu'il veut atteindre, le bonheur de l'humanité, le
rattache d'une façon générale aux philosophes du xvni" siècle.
Ainsi en est-il de Pierre Leroux et de Jean Reynaud : tous deux,
par la place considérable qu'ils font à la perfectibilité, relèvent
de Turgot, de Condorcet et de Cabanis ; mais l'auteur de la
Réfutation de V éclectisme et de r//«;?2«««7e sin spire peut-être
plus de D. de Tracy et de Laromiguière par sa trinité — sen-
sation, sentiment, connaissance — , tandis que celui de Terre et
Ciel, de Zoroastre, fait plutôt songer au Cabanis de la Lettre
sur les causes premières.
Nous venons d'indiquer une des sources, et non des moins
importantes, de la philosophie positive : la loi des trois états
formulée en ses grandes lignes par un de ceux qui marchaient
dans la même voie que les idéologues. Nous la voyons appa-
raître et se former lentement chez Turgot (3), d'Alembert et
uaire de d'Alembert à Y Encyclopédie, etc., l'éloge des Éléments de physiologie
de Richeraud. Nous laissons de ciMé les iiici)héreiices prodigieuses de l'iiomme
qui prenait daus des cours, des 4ivres, des couversatious, la science nécessaire à
ses constructions, et s'adressait à l'empereur, en raison <c de sou caractère géné-
reux » poui- imprimer à la iiolitique u un caractère positif ».
(1) Cabanis cite lui-même Burdin, cb. iv, § 2.
(2) 11 ne faut pas dire avec M. Ravaissou que la conversation eut lieu eu 1813.
Saint-Simon dit, page 43: « U y a quinze ans que M. Burdin m'a tenu ce discours
et fait cette proposition que j'ai acceptée ». Et Enfantin ajoute : « les quinze
années font remonter à 1798 le commencement des travaux de Saint-Simon ».
(3) C'est ce qu'établit M. Ravaisson. — Nous avons montré dailleuis que les idée-
FOLRIEU, LEROl X, REYNAl D, COMTE, LITTUÉ iaS
Conilorcot, chez Cabanis, D. de Tracy et Tluirot, Ampère, Degé-
rando, Lancelin, etc. Il y en a d'autres. On a parlé de Broussais.
Mais Comte exprima les idées fondamentales du Cours en 1822,
dans le St/slème de politique positirc, puis en 18-26 dans des
leçons, interrompues par une maladie mentale et reprises en
1829 en présence de Fourier, de de Blainville, de Broussais et
d'Esquirol » qui accueillirent avec honneur cette nouvelle tenta-
tive philosophique > (1). De fait, netail-ce pas une heureuse
réponse à ceux qui parlaient « d'écoles » sensualiste, éclectique,
tht''ologi(iue (2), que de trouver pour la première, le nom nou-
veau et fort expressif de « positive », et de laisser dédaigneuse-
ment celui de « métaphysique et de théologi(iue » ù celles qui
rappellent f enfance de l'humanité? De ce côté donc Comte
ne doit rien .^ Broussais. Ce qu'il lui doit, c'est ce que Broussais
lui-même devait à Gall et à Cabanis ou à Bichat — et nous
sommes ramenés ainsi encore aux idéologues — c'est la subor-
dination de la psychologie à la physiologie. Quant à la « phy-
sique sociale >> dont la constitution lui paraît nécessaire pour
compléter la philosophie des sciences », c'est une tradition tout
idéologique : l'Institut, et plus spécialement D. de Tracy, après
Condorcet, ont travaillé à donner, à la science sociale, la cer-
titude des mathémalhi(iu<'S et de la physique. De môme, la
classification des sciences fait penser à l'Institut et à l'école poly-
techni(iue, à d'Alembert, à D. de Tracy, à Lancelin, à Drapar-
naud. Et Comte, le compatriote de Draparnaud, a été élève de
l'école polytechnique (3).
Mais si Comte continue incontestablement les idéologues (4),
on s'aperçoit que, comme Fourier et Saint-Simon, il s'en distingue
loîues étaient loin «le considi-nT Tuigot romino « un ivveur » ainsi i(ae l'auraient
dit, selon M. Rav.iissou, Comte, Saint-Simon, Burdin. A. Comte lait rommenrer,
ronime Condorcet et dAlenibirt, avec Bacon, Descartes et Galilée, « la philosophio
positive ».
(1) La première leçon fut imprimée au commencement de 1830.
(2; yuoa relise cette première leçon, après Damirou et Broussais, et Ion verra
que la loi des trois états était une arme redoutable contre les « éclectiques ».
(3) Voyez ce que nous avons dit de lécole polytechnique, cli. m, § 2 et la lettre
de Caltauis (ch. v, § 5); sur Audrieux et Ampère professeurs à l'école polytechnique,
cf. § 1. Si Comte s'est réclamé de Hume, c'est qu'il a voulu, comme bien d'autres
alors, <( se faire des ancêtres étranurers ". Dans sou Calendrier, il fait fiçurer Des-
cartes, Bacon, Mont liirue, Locke, Diderot, Cabanis, Foutenelle, Montesquieu, Buflon,
Leibnitz, Adam Smith, Condorcet, Bichat, Broussais, Gall, Lamarck, d'Alembert,
Galilée, etc. N'est-ce pas en souvenir des idéologues qu'il voit en Bonaparte >< un
des principaux rétrogradeurs </? Ampère, qui y ligure eu 1819, eu est écarté eu
1851 '( à cause de son infériorité morale ».
(4jJLe^mot positif ss trouve très souvent chez D. de Tracy et Thurot.
456 LES DISCIPLES DE CAIJAMS ET DE D. I>K THACY
par une .singulière ignorance en « idéologie » et en liistoire,
quil semble vouloir compenser par une <- confiance illimitée •>
en ses propres forces. On croirait qu'en ces temps de réaction
dogmatique, le doute' est absolument proscrit par toutes les
écoles : toutes affirment leurs doctrines comme le résultat direct
d'une révélation divine et considèrent comme « infidèles » ceux
qui ne les acceptent pas sans examen. Quoi qu'il en soit d'ail-
leurs, on comprendra aisément que Lillré, élevé par un père
dont les tendances étaient celles des idéologues (I), et exercé
lui-même à la méthode et aux recherches scientifiques, ait ren-
contré, dans le positivisme, la philosophie de toute sa vie : n'es-
sayait-il pas de répondre par voie scientifique à toutes les
«piestions que peut, sinon poser, du moins résoudre l'esprit
humain ?
Tandis que Sainl-Siuion et Fourier, Leroux, Reynaud et
Comte prenaient aux idéologues une partie de leurs théories
pour les liansformer, selon les besoins des générations nou-
velles, d'autres écrivains, qui avaient été leurs disciples fidèles,
sen éloignaient pour se rapprocherdes doctrines j)hilosophiques
et religieuses, remises en honneur après la Restauialion. Tels
furent Droz et Thurot, lîirau et Anq)ère, dont létude nous fait
voir et quelle fut de 179G à 1810 l'influence de Cabanis et de
D. de Tracy, et combien puissante encore elle est. après cette
époque, sur ceux (jui ne croyaient pas toujours la subir.
Droz (1773-iS.^iO) (2), professeur à l'école centrale de Besançon,
publia un Essr/i s/a- l'art oratoire et fut candidat à ITnslitut,
s'établit en ISO!) à Paris, où il se lia avec Picard, Andrieux et
Cabanis, composa, sur le conseil de ces deux derniers, le roman
de Lina, puis ï Essai sur l'art d'être heureux elVÉloffe de Mon-
taigne. En 18:23, il faisait paraître un ouvrage intitulé De la
p/iilosophie morale, ou des différents systèmes sur la science
de la vie, que JoufTroy signalait comme « une conversion à
l'éclectisme » et pour lequel Damiron le mettait à côlé de Royer-
Collard et de Cousin. Après son Règne de Louis XVI, il donnait
des Pensées sur le Christianisme et les Aveux d'un philosophe
chrétien, où il exposait, avec l'histoire, les raisons d'une conver-
sion qui rappelle celle de Biot. Ce moraliste éclectique et chré-
(1) Voyez à l'Appendice, la curieuse lettre où lou trouve chez le père les deux
ati'ections du fils, le positivisme ft li' vieux français.
(2) Voyez les Notices de Sainte-Beuve {Lundis, 111) et de Miguct.
nUOZ KT KRAN(;(US ÏIllIlOT l^H
lion se jiisliliait de oompi^ser des écrits sur rai)plioalion de la
morale à la politique, en invoquant la « révolution paisible,
ItMite. mais silre, que le temps opr>re et ([ui conduit le genre
humain vers de meilleures destinées ». Cest lui (]ui présidait
la commission chargée de jugei- le concours sur les Lorons de
/)///A»v>/i///> deLaromiguière, après avoir souscril au monument
de Broussais, en raison sans doute de l'énergique apologie, faile
par ce dernier, de l'homme (juil avail lui-même autrefois loué
avec une si chaleureuse émotion il).
François Thnrot [±) (1708-18:î:>) ne s'éloigna jamais aussi com-
plètement de Cabanis et de l). de Trac\ , et nous parait d'ailleurs
avoir une autre valeur (jne Droz, <> d'une rai-e habileté dans la
pratique de l'art d'être heureux •• : c'est un de ces hommes
nuxlestes. dont on utilise les travaux et qu'on ne cite guère. Nul
plus que lui .T, n'a aussi heureusement contribué aii progrès
des études philosophiiiues et grannnaticales; nul peut-être
n'a été aussi ouhlié. (juand, pour ne plus relever des idéologiu^s,
on s'est adressé aux Écossais ou aux Allemands. Élève de l'école
des ponts et chaussées, sous-lieutenant des ponqMers de Paris,
précepteur à Auleuil et rt'çu chez M""* Helvétius. il suivit aux
Écoles normales les cours de Sicard et de Garai. |»iiis fut chargé,
par la conunission executive d'instruction puhli(iue, de tiaduire
Vllcnnès de Harris. La traduction, accompagnée de remaniues
et d'un Diacours préUminiiirc, où étaient magistralement expo-
posés les progrès de la science grammaticale et la liaison de la
philosophie et de la grammaire, était dédiée à Garât, dont Thu-
rot faisait le plus magnifique éloge « comme philosophe et
comme littérateur ». Cahanis, I). de Tracy, Daunou parlèrent
avec grande estime de l'ouvrage et de l'auteur. Celui-ci, tout en
(1) u Toujours, dis:iit-il, Cabanis rendait mi-illeurs ceux avec lesquels il eonversiiit,
parce ija'il les supposait bons ronim- lui ; parce qu'il avait uue entière persuasion
quf la vérité se répandra sur la tern- ; <t parce (|ue nul soin, pour la cause de
riiumauité, ue pouvait lui paraître pénible. Ses paroles, dou'eineut animées, cou-
laieut avec une élé;,'ante facilité. Lorsque, dans son jardiu d'Auteuil,.je réroutais
avec délires, il rendait vivant pour moi un de ces philosophes de la Grèce qui, sous
de verts ombri;.'es, instruisaient des disi-iples avides de les entendre ».
(2) Hennés ou Hecherc/iei ijhilosophiques sur la rjrammaire universelle, Paris,
au IV; Vie de Lturent le Magnifique, au VIII; Apologie de Sacrale, 1800; les
Phéniciennes d'Euripide, 1813; le Gorgias, ISlîi; Œuvres philosophiques de
Locke, lS21-182o; la Morale d'ArIslole, 1823; la Politique d'Aristote 1824;
Manuel dÉpictete, etc., 1826; De l'Euîendemenl et de la Raison, i^ii) ; Œuvres
posthumes, 1837 ; Mélanges de feuFr. Thurot, 1880.
3; Si 1-e n'est sou neveu Charles Thurot, philolo^^ue et philosophe comme lui,
d'une ga"aude distluctiou, sans cesse reproduit et si rarement cité.
V68 LES DISCIPLES DE CABAMS ET DE D. DE THACY
vantant Bacon, Locke, Condillac, mentionnait déjà Platon comme
un des plus beaux génies de la Grèce. Dans <• les ténèbres
du moyen âge », il relevait les noms de Siinplicius, de l'iiilopo-
nus, d'Ammonius, de Boèce, dAlcuin, signalait les discus-
sions religieuses du xvi" siècle comme une cause de progrès
pour notre langue et jugeait fort favorablement les travaux de
Port-Royal, de Boubours, de Birffier, de Dangeau, de Dumarsais,
de Girard, de de Brosses, de Turgot et de Court de Gébelin.
En février 1797, Tburot ouvrit au Lycée des étrangers un cours
de grammaire générale et comparée, dont nous avons le pro-
gramme et quelques leçons (1). On y trouve, dit Daunou, un plan
nouveau, des observations judicieuses, des aperçus ingénieux.
Dans la première leçon, il recberche l'origine et trace Ihistoire
de la grammaire, montre comment l'analyse, l'analogie et l'éty-
mologie ont concouru à la formation des langues, comment la
grammaire se lie à l'idéologie. Très justement, il soutient que
c'est, non par l'étude de la langue et de la grammaire latines,
mais par celle de sa propre langue que cbacun doit commencer,
parce que c'est pour celte dernière qu'il y a plus de données,
plus de moyens naturels et acquis. Dans la seconde, il examine
le rapport des éléments et des formes du langage avec nos facul-
tés intellectuelles, leurs actes, leurs babitudes et les divers
ordres d'idées qu'elles nous font acquérir et que nous avons
besoin d'exprimer. La perfection de l'art de la parole, dit-il,
dépend essentiellement du degré de certitude qu'ont acquis la
métapbysique (lisez Yidéologie) et sm-tout la logi(iue. Et, plus
loin, résumant les opinions des spirituaHstes et des matéria-
listes, il ajoute : « Il me semble que celui qui, en pareil cas, a
le noble courage d'avouer qu'il ne sait pas, est au moins le plus
prudent ». La troisième leçon porte sur l'institution des signes;
la quatrième et la cinquième, sur les diverses classes de mots.
La cinquième, la sixième et la septième devaient comprendre
l'application des principes au français et l'analyse de morceaux
de prose et de vers; la buitième et la neuvième, la comparaison
du français avec le latin et le grec, puis avec quelques langues
modernes.
A l'invitation de Lecoulteux de Canteleu, dont il avait instruit
les fils, il traduisit la Vie de Laurent de Médicis par Roscoe,
(1) Œuvres posthumes et Nouveaux mélanges.
FUANcois nu luvr 159
parce que » l'histoire est l'école des peuples, à qui elle ollVe un
cours complet de la scieuce expériuientale du cœur humain "
et qu'elle a des résultats, il'où Ion peut tirer des conséquences
inluiiment utiles au bonheur et au perfectionnement de l'espèce
humaine. Traitée par des honunes de génie avec la méthode
riiïoureuse qu'ont déjà quelques sciences de laits, elle l'ournirait
un corps complet de doctrine propre à l'omler le bonheur social
sur sa véritable base, c'est-à-dire sur la connaissance positive
des rapports qui lient les hommes entre eux.
Partisan de la liberté, adversaire des « systèmes absurdes de
théolojïie ou d'une niétaphysi(pie subtile et obscure», Thurot
accueillit avec bonheur les ouvrages de Cabanis et de l). de
Tracy. Deux articles enthousiastes lurent, pai' lui, consaciés eu
l'an VIIl aux premi<'rs Mnttoii'fs; de Cabanis, pour signaler les
progrés qu'ils faisaient faire à la raison humaine, en répandant
sur la scieiu-e positive (I) de la morale une lumière également
précieuse et incontestable. Rai)pelant les erreurs capitales do
Condillac (2), d'Helvétius, de Bonnet, ([u'a rectiliées Cabanis,
dont il loue les connaissances profondes en physiologie et l'esprit
aussi juste qu'étendu, il estime que la science de l'homme y a
été traitée à un point de vue entièrement neuf; <|u ini champ
immense et bien séduisant a été ouvei't a l'esprit d'analyse et de
recherche, liaidimenl (.'{ , il aflirme (|u'un grand pas a été lait,
en rattacliant les observations (pii regardent l'instinct à l'analyse
philosophitiue ; que le passage où le cerveau est comparé à
l'estomac et qu'il cite en entier, est une analyse aussi ingé-
nieuse que sévère, capable de jeter «piclques Imjiières sur le
mode d'association «les impressions et des idées (i). Puis, après
avoir analysé les doctrines neuves et audacieuses, « qui rétré-
cissent prodigieusement l'empirt' des qiudités occultes et des
abstractions vagues, tout en laissant toujours inexplicable le
principe d'action, où dès lors il est permis de placer les rêves
dont l'imagination des esprits faibles aime à se nourrir », il s'in-
digne contre les gens médiocres qui sont incapables de goûter
1) Thurot distiuirue très nettement, et dès 1799, les trois ordres de connais-
sances : positif, mttai)liysique, tiiéolojrique.
1,2; Il n'est donc pas, lui non plus, simplement un disciple de Condillac.
(3) Le mot est àsiimaliT clnz un homme ijuia usé, même abusé An peut-être.
f4) Thurut dit que la philosophie rationnelle a désespéré de combler la lacune
entre les impressions et les idées, et ajoute qu'elle a raison, s'ils'ajrit de remonter
à l'essence et à la cause première des phénomènes. Il se place dont connue Cabanis
à un point de \ue positif, non métaphysique.
400 LES DISCIPLES DE CAliAMS ET DE D. DE Ti;\(.V
un ouvrage « qui nest pas un des moins beaux monunienLs de
la philosophie de ce siècle » (1).
Il y a presque aulant d"admiralion et d'enthousiasme, sinon de
confiance, dans le compte rendu de Vldi'olofju; (2). Acceptant
routes les doctrines dont D. de Tracy a été « l'heureux promo-
teur », dans ce livre qui, contenant sur les signes tout ce
qu'on sait (\e positif {3) et d'essentiel, « fera époque dans l'his-
toire de la philosophie française, il affirmait, comme lui, que
celle-ci est extrêmement éloignée de tout esprit de secte ou
de parti et qu'elle doit entrer dans tout ce qui se fait de bien,
puisqu'elle n'est que l'application éclairée et méthodique de la
raison aux divers objets dont l'esprit humain peut s'occuper ».
Thurot devenait en 1SU2 directeur de l'Ecole des sciences et
belles-lettres, fondée par des professeurs de l'École polytech-
nique, Lacroix, Poisson, etc., et d'autres amis « des saines
études ». Il s'y occupa surtout des langues, de la littérature et de
l'histoire. C'est peut-être à cette époque qu'il composa son Dis-
cours sur rutilité des langues anciennes (4), surtout pour les
jeunes gens destinés à des professions libérales. Ce qu'il con-
vient de développer, ce sont les germes de bonté, de sensibilité,
de générosité que la nature a jnis dans l'enfant. Les sciences
exactes y sont impropres ; l'italien, l'anglais, l'allemand ont bien
leurs mérites, mais ne peuvent suppléer aux langues anciennes
comme moyen de perfectionner le goût et de développer les
facultés de l'esprit. L'étude des admirables productions du génie
de Corneille, de Racine, de Bossuet, de Voltaire, deBuffon et de
tant d'autres écrivains, ([ui font la gloire de notre nation, ne
peut ou ne doit nous dispenser de celle des chefs-d'œuvre d'Ho-
(1) '< Laissnns-li'S. dit-il, verser le ridicule et la calomnie sur ces spéculations
sublimes, le philosophe ne diigue pas apercevoir les vains et stériles etJorts qu'ils
font pour le détourner de ses nobles travaux :
Il poursuit en paix sa carrière,
Versant des torrents de lumière
Sur ses obscurs blasphémateurs.
(2) '< Un cri presque général de proscription s'est élevé, dans ces derniers
temps, contre la philosophie et les philosophes, et comme Tidéoloirie est la base
essentielle de toute saine philosophie, elle a dû avoir sa part de défaveur ».
(3) Cf. ce que nous avons dit de l'origine de la « philosophie positive ><.
(4) «Il parait, dit Dauuou, avoir été composé vers le commencement du xix' siècle,
plus de dix ans peut-être avant les invasions désastreuses de 1814 et de I8I0 qui
ont achevé d'importer eu France les systèmes germaniques de philosophie et de
littérature ». Ou sera de l'avis de Daunou eu lisant Fanalyse de la traduction par
Coray d'un Traité d'Hippocrate, où Thurot exprime des idées analogues.
FRANÇOIS nu IIOT 461
intTO, de Virgile, de Cicéion, de Déiuoslhèiie et des aiilres Grecs
ou HoiiKiins célèbres, pas plus que Télude de ceux de Michel-
Ange, de Hapliaelet des peintres ou des sculpteurs modernes ne
peut tenir lieu, à un artiste, de celle de l'Apollon du Belvédère,
du Laocoon ou des autres restes de l'art antique (1).
En même ten^ps, TUurot surveillait l'impression des lidpporls
et les annonçait dans le Citoi/en /'ninrais, en insistant, pour
rassurer les esprits timides ellVayés par ce qu'on leur montre
de funeste et de dangereux dans le matérialisme, sur la distinc-
tion de la science humaine et de la théologie qui a pour domaine
'- un abîme sans fond où se perd et s'anéantit l'intelligence de
riionime ». «* Le langage de Cabanis, disait-il, traitant en méde-
cin et en philosophe des divers organes de l'homme, de l'in-
lUience des sexes, est beaucoup plus chaste que celui de Cha-
teaubriand dans le chapitre dr la chasteté; Ir f;iil prul paraître
singulier aux hommes à qui leuis préjugés religieux on aiilres
inspirent des idées si déplorables et si étranges sur ce ([u'ils
a[)pellent la philosophie et les philosophes ».
Thurot éi)ousa en IStKJ M"' Tatlet, lille d'iui agentde change.
La même année il ht Ivoh Ejrlrails ûe la Granu/iairr di^ ]). de
Tracy (-J). A partir de 1804, Thurot comme Daunou et bien
d'autres, a moins de confiance, d'enthousiasme et de décision.
En annonrant la seconde édition de Vlcirolofjic, il parle de la
Loi/ique, qui donnera à ledilice total une grande solidité.
Lauteur aura rendu un service important à Ja philosophie et
mérité la reconnaissance de ceux qui s'intéressent au per-
fectionnement de l'étude de 1 homme et des méthodes propres à
diriger son esprit. ^Mais Thurot ne sait quel sera le « jugement
définitif de la postérité ". Bien plus hésitant encore est-il en
analysant la traduction de la Bibliothèque d'ApoUodore : « Je
ne sais si je me trompe^ mais il me semble que l'esprit philoso-
phique... pourrait, s'il était transporté, pour ainsi dire dans
(Il Thurot a Imt bii'u vu où il convient de rouserver l'étude di'S laugues
aucieunes. Sur rettr (jucstioii d'uu iuti'ièl actuul, cf. les Mémoires de la Société pour
l'enseignement secondaire, où se trouve aualysé, exposé et discuté tout ce qui
a paru sur cette question.
(2; " Supérieure à plusieurs égards à l'Idéolof/ie, elle ai)pi'ofoiidit, simj)li(ie et
rapproche, sur un sujet important et difficile, toutes les idées fondamentales qui
accélèrent et assurent la marche de l'esprit humain dans sa carrirre iiidélinie. Aux
idées de ses prédécesseurs, Tauteur donne une certitude, une clarté, une impor-
tance et une étendue nouvelles par les siennes propres, qui constituent la partie la
plus originale, la jilus intéressante et la plus considérable de son livre ».
^62 LES DISCIPLES DE CABANIS ET DE D. DE THACY
rériulition, lui donner en quelque sorte, une face nouvelle » (1).
Toutefois, pour publier et expliquer Y Apologie de Socrate
d'après Platon et Xénophon, Thurol s'inspire encore des préoc-
cupations qui sont celles de tous les amis de la philosophie :
Socrale, dit-il en faisant allusion « aux déclamations violentes
ou aux accusations atroces », a été victime de son amour pour
la philosophie, honorée depuis par les hommes éclairés et ver-
tueux de tous les temps et de tous les pays, persécutée et
outragée par les méchants ou les insensés.
Devenu libre parla fermeture de l'école des sciences et belles-
lettres, qui « n'avait pas enrichi son directeur )),Thurot collabora
îïu. Mercure. Parlant d'une traduction de V Iliade par Saint-Aignan,
il redevient affirmatif pour juger Cabanis « distingué par l'éten-
due et la variété des connaissances, autant que par les plus rares
qualités de l'âme, par un talent éminemment flexible, le goût le
plus pur et le sentiment le plus profond du beau ». A cette
époque (1809), il se rapproche, comme Daunou, de Napoléon en
lutte avec le pape (2). Puis, il loue les professetu-s de l'ancienne
Université et afArme « qu'à un signal des chefs illustres que le
choix du souverain a mis à leur tôte, les maîties français, formés
par elle, donneront à notre instruction publique tout léclat et le
développement dont elle est susceptible ». Mais il dit, en même
temps « qu'il faut s'adresser aux autres nations de lEurope et
non aux livres de l'ancienne Université pour ranimer et propa-
ger l'étude et le goût de la littérature ancienne ».
A cette époque se place sa querelle avec Gail, mécontent qu'on
lui eût préféré Coray pour le prix décennal de traduction : Thurot
aurait pu, s'il l'avait voulu, être bien « spirituel et mordant » (3).
(1) Nous voilà aux ;oeM/-^/;'e dout nous avons parlé plus haut.
(2) « L'autorité publique, dit-il, n'est pins disposée à servir les fureurs des liypo-
crites qui deciamaieut coutrc la philosophie, eUe rejrarde de plus haut le couflit des
opiuions humaines, bien sûre que relies qui sont vaincs et insensées finiront par se
dissiper et par sévanouir sans retour pour faire place à celles qui sont fondées sur
la raison et la vérité d.
(3) Après avoir cité uu passage où Gail raconte que, pour traduire une expression
d'Hippocrate, il a vu Portai, Halle, ChaussiiT: « C'est dommage, dit-il, qu'il n'ait pas
songé à M. Piuel, car c'était te seul qui put lui donner de salutaires avis dans la
situation où il se trouvait ». Puis il attribue à Gail le passage suivant : «Je ne puis
me battre pour trois raisons : 1» Il n'y a pas un seul armurier dans tout le pays
grec et latin; 2° d'ailleurs je ne sais pas si on prend une épée par la pointe ou par
la poignée ; S" mes parents m'ont élevé avec l'horreur du duel, et dans un duel on
peut tuer un traducteur tout comme un autre». Enfin, ilénumùre toutes les récom-
penses de Gail et indique tout ce qui lui manque pour être un helléniste : « Jamais
mérite aussi mince ne fut plus magnifiquement récompensé ».
fUANÇlUS TllLKOT -503
Adjoint à Laromiguière, il parle « de la main puissante qui nous
a ilt'livrés des hommes IV-roces et grossiers qui travaillaient en
n'volution, qui a rétabli, par de solennelles institutions, la cul-
ture des langues et de Ihistoire des Grecs et des Romains, bien-
lait dont la postérité ne devra pas être moins reconnaissante
que la génération actuelle <«. Puis après avoir édité les Phmi-
ciennes d'Euripide, il annonce, en 1814, la deuxième édition de
V Economie politique de J.-B. Say « qu'avait empêchée la police
d'un gouvernement qui prenait à tâche d'étoufler toutes les véri-
tés utiles ». Il ne pardonne pas à Napoléon « d'avoir déclaré
solennellement qu'il ne fallait attribuer qu'à l'idéologie la cause
des maux que faisait son aveugle et féroce ambition «. Professeur
au Collège de France, il expliipif Platon, Xénophon, Marc-Aurèle,
et cherche, dans Homère, les liadilions philosi)|)liiques ou reli-
gieuses de la Grèce autiipie, puis fait inq)rimer le Gorgias. En
IS18, il ouvre son cours, à la Faculté des lettres, par un Discours
sur la philosophie où Dauuou a vu les germes du grand ouvrage
qu'il devait publier douze ans plus tard, mais non le développe-
ment de doctrines (pie nous avons déjà signalées et (pii étaient
appelées à un singulier succès. Toutes nos connaissances réelles,
positives et utiles, viennent de l'observation, par laquelle nous
déterminons la succession invariable des faits ou des événements
que nous olfre la nature ou la société : l'esprit ne fait que flotter
d'erreurs en erreurs, quand il suppose des faits dont aucune
expérience, aucune observation n'attestent la réalité. L'al-
chimie n'a fait place à la chimie, à une science positive, que
quand elle a renoncé à la pierre philosophale et au grand œuvre,
pour observer les phénomènes et examiner les composés, afin
d'en connaître les parties. Il en est de même pour les autres
sciences : « Toute science réelle, toute connaissance positive ne
consiste qu'en des séries plus ou moins étendues de faits, soi-
gneusement observés, et dont l'ordre et la succession ont été
constatés par des expériences nombreuses et diverses, qui nous
mettent à même de prévoir, dans bien des cas, avec certitude, ce
qui doit suivre de telles ou telles circonstances données ou con-
nues, circonstances qui ne sont elles-mêmes que des faits, de la
réalité desquels nous sommes assurés soit immédiatement, soit
d'une manière indirecte ». Avons-nous eu tort de dire queThurot
a eu des idées qu'on ne lui a pas attribuées et que le positivisme
na fait que continuer l'école idéologique?
mi LES DISCIPLES DE CABANIS ET DE D. DE TRACY
En présence d'un ministère libéral, ïliurot revient aux espoirs
de sa jeunesse : il croit au triomphe de la vérité et de la tolé-
rance, au progrès de la raison générale, à Famélioration sen-
sible et prochaine des destinées humaines. Déjà il se rattache
aux Écossais pour l'observation intérieure. Il exposait Ihistoire
de la logique et ses anciens progrès, analysait en entier \Orga-
num et le Traité de Porphyre, donnait les règles de l'induction
et étudiait les sources de nos connaissances, conscience, percep-
tion, témoignage et induction, critiquait la sensation transformée
de Condillac, l'application que Condorcet et Laplace avaient
voulu faire du calcul des probabihlés au témoignage, et s'inspi-
rait beaucoup, tout en le jugeant hbrement, de D. de Tracy, dont
il analyse la logique « supérieure à celle de tous ses prédéces-
seurs ». Puis il surveillait une Édition de Locke et donnait sa
démission de professeur adjoint à la Faculté, traduisait, au profit
des Grecs, la Morale et la Politique d'Aristote, le Manuel (y¥.\i\c-
tète et le Tableau de Cébès, la Harangue de Lycurgue contre
Léocrate. Dans la Revue Encyclopédique, il examinait les Para-
doxes de Condillac et les Fragtnents philosophiques de Cousin
« qui se présenta avec la ferme résolution de réformer les doc-
trines philosophiques, sans savoir quel autre système il devait y
substituer ». Et il rappelait ([ue l'Université impériale avait eu
pour mission de « favoriser tout ce qui tendait à décrier les
opinions philosophiques et politiques du xvin* siècle; que des
hommes de beaucoup de mérite (1) avaient secondé ces vues sans
le vouloir, et que Cousin n'avait fait que suivre ces impulsions
diverses en attaquant Locke et Condillac. Thurot relevait les
expressions, « triste philosophie, philosophie de la sensation,
sensualisme » de l'écrivain « trop orateur et pas assez philo-
sophe (2) », qui présentait comme nouvelles des choses anciennes,
et comme des découvertes de valeur, des opinions assez com-
munes. Dans ses écrits, il n'offre, ajoutait Thurot, aucune
observation importante qui lui soit propre et paraît avoir trop
dédaigné celles qui ont été faites avant lui ; il croit, par des ex-
pressions mystiques et hgurées, résoudre des questions qu'elles
ne font qu'obscurcir, et prend des mots pour des choses. Cet
article ne plut pas et ne pouvait plaire à Cousin (3): Thurot fut
(1) Royer-Collard.
(2) Cf. ce que dit Taiue, cli. viii, § o.
(:j) Charles Thurot rappelle (jup. Cousiu parlait dédaigucascmeiit eu 1833 de
niANcois nu i;(n .i6o
passé sous silriK'e dans I AVsv// où Damirou faisait cependant une
place à Lanceiin, à Azaïs, à Béranl, à Kérafr\ . Tlnirot d'aillenrs
no désarme pas plus que Daunou ou Bioussais. En 18^8, il
signale avec plaisir un ouvrage de Toussaint « qui appartient à
l'école française, sur laquelle on sest ap|)liqué, dans ces der-
niers temps, à jeter beaucoup de défaveur », et il applaudit au
dessein de Tauteur ([ui veut ramener l'idéologie, à être, comme
toutes les autres sciences naturelles, une science de faits.
Kn février 18:)(), paraît l'ouvrage qui lui assure, dil Daunou.
un rang distingué parmi les écrivains de notre âge, V Introduc-
tion à lu p/iiliisnp/tir 1). On \ aperçoit l'homme que l'étude des
philosophes anciens et modernes a rendu moins al'lirmatif et
(jui a suhi, en une certaine mesure, I inlhience de la réaction
philos(q)lu(iue et religieuse; mais aussi l'ancien disciple de Ca-
hauis et de l). de Tracy, l'adversaire de l'éclectisme, .\ristole et
Platon, Cicéron et Socrate, Bossuet et Pascal, Turgot et Con-
dorcet, Condillac. Descartes et saint Augustin, Leihnitz et Reid,
Ilinne et Lock»'. Hohbes et Berkeley, Laromiguière et Fleui y,
.M.dehranche et Dugald-Stewart, Huffior et Bacon, d'Alembert et
Lacroix, Euler et Hartley, Pinel et .\ncillon, Housseau et Hut-
cheson. Kénelon et Voltaire, Smith et Arnauld sont connus de
Thurot et lui fournissent presque tous «( (juelques précieuses
indications ». Ainsi, dans la première section, (fui est, dit-il, un
traité abrégé des sensations, il suit Keid et ado|)fe la distinction
de la perception et de la sensation, ainsi ([ue les perceptions
aciiuises. Plus loin, il maintient que le physique et le moral i-es-
tt'ront toujours séparés l'un de l'autre pai' la " distance incom-
mensurable » qu'il y a entre un fait de conscience et une modifica-
tion de la matière ■'. Mais il ne va pas plus loin que la conception
(le deux ordres distincts de phénomènes et ne comprend pas « ce
que serait pour I àme une existence distincte et séparée du corps»,
séparée même des pouvoirs ou facultés qui la font distinguer.
1.1 (Kiléiniqu)- suscitée par cette préface, mais eu pruntnit beaucoup saus le dire.
(1 La première juirtie traite de l'euteuilemeut, la seroude de la raison. Trois sec-
tions Sont, pour la i)rfmieri', consacrées, l'une à la l'onnaissance des f;iits les plusgéné-
raux, seusiitiou, perception, iutuitiou, impression, sentiment, conscienee, toucher,
iroùt, odorat, ouie, vue, peneiitions airjuises, sentiment, instinct et linliitude, orga-
nisation ; l'autri' a la seieuce, ahstraetion i-t lançage. notions et conceptions, propo-
-ition, grammaire générale tt métapiiysique ; la troisième à la volonté, sentiment et
p ission, sympatliie, perception morale, sentiment religieux, influence de la léiris-
l.itiou sur la >ertu et le houlu.ur. La deuxième partie traite de la raisou, de la vérité
et de ses caractères, de la imtliode et du r.iisoiinem'iit.
Pic A VET. ;{0
i6G tJ:S DISCIPLES DE CABANIS KT DE D. DE TUACY
Toutefois il croit à rimmoitalité, parce que le sentiment qui nous
porte à espérer des récompenses ou à craindre des peines futures,
selon que nous aurons obéi ou non h la loi morale, est indes-
tructible (1). Avec Benjamin Constant, il traite de rinllucnce du
sentiment religieux sur la vertu et le bonbeur; avec Malebrancbe,
il admet une cause première toute-puissante et tout intelligente.
ïhurot pense en plus dun point, autrement qu'en 1800 ; il
na pas cependant abandonne l'école. C'est à Cabanis et à
D. de Tracy qu'il renvoie pour Fbabitude : ce sont les Rapporls,
incontestablement Tune des plus estimables productions de
la pliilosopbic du xvm'' siècle et écrits avec beaucoup de talent,
par un ami sincère de l'humanité et de la vertu, qu'il cite pour
prouver la nécessité d'allier la pliysiologie à l'idéologie. Avec
D. de Tracy, qu'il met en logique au-dessus des péripatéticiens
et de Condillac, il préfèi-e le nom d'idéologie à celui de psycho-
logie ou de métaphysique, il fait une place à part à la sen-
sation de mouvement, critique Montesquieu, et voit dans les
besoins la source des droits, dans les moyens, celle des
devoirs de l'homme. Il se justilic d'avoir trailé de la politique,
en invoquant le Coimnentaire sur Montesquieu et le volume
où D. de Tracy a exposé, « avec autant d'intérêt que de mé-
thode », les principes de l'ordre social et de l'économie politi-
que. C'est sur Daunou, « un des plus savants honnnes, des
esprits les plus distingués et des meilleurs écrivains de notre
temps », qu'il s'appuie pour condamner l'intolérance et exposer
les garanties individuelles. De même Dunoyer et Charles Comte,
Bentham et Dumont de Genève, Broussais lui-même, auquel il
reproche d'avoir voulu ramener l'idéologie à la physiologie, sont
cités et loués comme des penseurs savants, ingénieux et sagaces.
Par contre, Thurot se plaint qu'on ait inventé un mot pour
faire imaginer aux femmes et aux gens du monde que les spu-
sualistes oui conq)osé des ouvrages obscènes ou au moins des
traités de gastronomie. Il n'aime pas ceux qui parlent avec
admiration d'eux-mêmes et de leurs doctrines, avec dédain et
mépris des opinions opposées, pour lesquelles ils emploient des
termes propres à les faire regarder comme immorales et dange-
reuses. Il ne s'est pas plus élevé à ces hautes spéculations mé-
taphysiques sur l'absolu, l'infini, (|ui ont si fort occupé les AUe-
(l) Cf. la Croyance à l'hninorlalUc de M. Pieuauviur. [Crilique jj/i., passiin.)
AMPÈRE i67
inaiuls, parce qu'il y a Imiivé beaucoup de choses au-dessus '
de son intelligence et d'autres très anciennemenl dites. Il
s'élève contre ceuv qui imaginent, pour des choses connues,
des expressions nouvelles ou inusitées, fonnes à priori, sensi-
bi/itr \nive, catégories de l'entendement pur, raison pure et en
contluisent d'autres à dire que <* le moi se pose lui-même », ci
parler d'intuition intellectuelle, à ressusciter des termes sco-
lastiques et barbares, au lieu d'employer la langue philoso-
phique de Descartes, de Pascal, de Bossuet et de Malebranche.
Et il se demande si on le placera dans les « sensualistes, ou dans
les éclectiques », en renuuvpuuU toutefois » que tout homme
exerçant un métier, un art, une profession ne peut s'empêcher
d'être éclectique, c'est-à-dire de choisir les procédés qui lui
paraissent avoir le plus d'avantages ou le moins d'inconvé-
nients ».
La Révolution de Juillet 18:>0 parut à Thurot une revanche et
un»' continuation de 1780, mais il déplora bientôt, avec D. de
Tracy et Daunou, <( que le triomphe de la justice et de la liberté
fût ajourné indélinimenl et (lu'il n'y edt rien de changé que
la substitution de la branche cadette à la branche aînée. Il
mourut en is:{:> du choléra, laissant, dit Charles Thurot, la répu-
tation d'un esprit émiiiennnent « sage, tempéré, équitable, con-
vaincu qu il faut recheicher la vérité pour elle-même et pour
l'amélioration de la condition humaine ». Ajoutons qu'il n'a pas
été un penseur sans originalité et qu'il a eu le mérite assez
rare d'unir intimement la [)hilologie et l idéologie, au grand
profit de lune et de l'autre.
Le père de Thurot, admirateur de Locke, avait préparé son fils
à devenir le disciple de Cabanis et de D. de Tracy. Ampère
ne fut pas dans les mêmes conditions. Sa mère était très pieuse,
et sa première communion fut « un des grands événements de
sa vie ». Son père, juge de paix à Lyon avant 179.3, fut guillotiné
et recommanda à ses enfants « d'avoir toujours devant les yeux
la crainte de Dieu, qui opère, en nos cœurs, l'innocence et la
justice ». Ampère subit d'autres influences, La lecture de YÉloge
de Descartes, par Thomas, lui donna le goût des sciences physi-
ques et philosophiques ; la prise de la Bastille fit sur lui une
impiession profonde; XEncyclopêdie, « où il avait même étudié
le blason », lui fit connaître la philosophie duxvm" siècle.
Chrétien etlibéral, philosophe et savant, voilà ce que fut toute
m^ LES DISCIPLES DE CAHAMS ET DE D. DE TKACY
sa vie Ampère; mais il mit au piemierplan, LanlôL riiu cl luiilùt
l'autre de ces personnages. Après la mort de son père, il sortit
de « l'espèce d'idiotisme » où il était tombé, par la botanique,
dont les lettres de Jean-Jacques lui donnèrent le goOt, et par
la poésie latine, italienne et grecque. Avec des amis, il lit le
Traité de chimie de Lavoisier, pour lequel il éprouve une
admiration qui augmente en lui le goût de l'analyse, recom-
mandée par Lavoisier après Condillac. Amoureux de M"* Carron,
d'une famille catbolique et royaliste, il l'épouse religieusement
le 15 août 1799, et civilement quelques semaines plus tard. Bal-
lancbe, dans le cbarmant épitbalame en prose par lequel il
célèbre ce mariage, nous apparaît lui-même comme ayant subi
l'influence du xvm" siècle. Dieu y revient souvent, mais l'auteur
a soin de nous dire que >< le spectacle d'une vie beureuse, par la
pratique de ses devoirs, est le meilleur ouvrage que l'homme
puisse offrir à la divinité ».
En décembre 1801, Ampère est professeur de physique et de
chimie à l'école centrale de Boui-g. Sa femme, devenue mère et
très soutfrantc, resta à Lyon. C'est alors qu'il prononça ce Dis-
cours publié par M. A. Bertrand (1), qui y voit l'ébauche de
Y Essai sur la philosophie des sciences. Ampèi'e parle des pro-
grès de l'esprit humain dans nos siècles modernes; il distingue
les propriétés de lôtre matériel et les modifications de la sub-
stance intelligente, qui donnent naissance à deux classes de
sciences, où l'on observe même gradation et mêmes divisions (:2).
Puis il travaille à un Essai sur la théorie mathnnatique du jeu,
auquel s'intéressent Ballanche et Degérando. Sa fenune est de
plus en plus malade et aux prises avec des difficultés d'argent.
Ampère revient aux idées religieuses (3). Il apprend que, dans
les lycées, il y aura une classe de mathématiques transcendantes
(1) Annuaire de la Facullé des lellres de Lyon, IH»^ auuéc.
(2) Ce sont les sciences cosinolDgiqvics et iiiioli)i;iques de ïEssui.
(3) « L'état de mou esprit, écrit-il ;i sa feiiiiiK^, est siuirulier : il est cdiiime un
lioniine (lui se noierait dans son cracliat et <iui chercherait inutilement uni;
hrauclie iiour s'accrocher. Les idées de Dieu, d'éternité, dominaient parmi celles
(|ui llottaieut ilans nnui imairiuatiou; et après hien des pensées et des rétievious
siuLTulières, dont le détail serait trop long-, je me suis déterminé à te demander le
psimtier de François de la Harpe «pii doit être à la maison, broché, je crois en
papiei- vert, et un livre d'heures à ton choix » . Et quelques jours plus tard, il lui
écrit « ([u'il va demuin prier pour elle et son fils >^ ; puis encore, « (pi'il entend
sonner un(; messe où il veut aller demander la i:uérison de sa Julie '.. Et en réponse,
Julie lui redemande ses heures (pi'il;avait prises pour aller faiie ses Pâques. «C'est,
dit-il. (pi'il s'en sert habituellement » .
AMPKHi: -i69
et il se prépare au l'oncouis. Degéraiulo écril en sa fa\(Mir
une «* lettre iraiiii ■> aux examinateurs, l)elauil)r(' el Villar. Ils
lui disent que sa place est à Lyon. Nonniié an l\cée, il revient
auprt's de sa fennnc mourante : le lo mai ISOo, il va à l'église de
Polémieux, poiu- la première fois depuis la mort de sa sœur,
entend la grand'messe le 19, ilemande le ±1 l'adiesse d'iui
eedésiastique, lui parle le :Î8 dans sou conlessionnal, obtient le
G juin labsolulion el éei'it le 7 (pie u co jour a décidé du reste
de sa vie ». Puis il note, le 1 1, une « conunuuion spirituelle »,
assiste le t juillcl à « la messe du Saint-Esprit - el le 13 écrit des
lignes que Sainte-HcuNc couq^tare au pairheniiu de Pascal (1).
Le II il avait perdu sa feunne.
Avec ses amis lyonnais, il l'orme une société catholique pour
étudier scientiliquement les bases de la religion chrétienne, les
preuves de son origine divine et de la révélation. Ballam he et
lui y déploient une très grande activité. Ampère convertit Bre-
din. P)arret, plus tard jésuite, lui écrit en IS(K^).( (ju'après Dieu »,
c'est lui qui a agi puissamment sur l'esprit de son frère, et il
l'engage à tenter la nu'ine entreprise auprès de son cadet. Mais
le chagrin le consunu' : il voudrait chercher im soulagement à
sa douleur en changeant de situation et de lieu. Vm attendant, il
s'occupe .. pres(iue exclusivement de recherches sur les phé-
nomènes varies, intéressants, que l'intelligence humaine ofl're
à l'observateur soustrait à l'inlluence des habitudes ... Il tra-
vaille, pour rinstitul, à un Mémoire sur la décomposition de la
pensée, dont M. B. Sainl-Hilaire a publié les fragments. D. de
Tracy avait donné son Idf'olof/ir et sa Grammaire; Caba-
nis, les [{apports ; Biran, V Influcncf de l' llabiludc; I)(^gérando,
1) ■ Miill/i /l>it/e//a peccalori.i ; speranlem niilrin in Domino mifievifordia cir-
cuindabil.
"■ Finnuho super leoculos meon elinslvuam te in via hac qua r/rndieris. Amen ».
'I Mou Dii'u ! je vous rrincrric de rn'avoir i-ri'i-, rachctô t'I éfliiin'! de \otre divine
luinitre iMi ini' faisant naître dans le sein de rEiriise catlioliiiur. Je vous remercie
de niavoir rapitelé à vous après mes éiraremenls ; je vous remercie de me les
avoir panlounés. Je sens que vous vouiez que je ne vive que pour vous, que tous
mes niomeuts vous soieut consacrés. M"6terez-vous tout J)oidieui- sur cette terre?
Vous en êtes le maître, ô mon nieu! mes ci'imes m'ont mérité ce châtiment. Mais
peut-être écoiiterez-vous encore la voix de vos iniséricoi-di-s.
" Mulla flaqella peceatoris ; speranlem uutem in Domino misericordia circum-
■la/jil. J'espère en Vous ô mon Dieu! Mais je serai soumis à voti'c; ari'ét, quel
qu'il soit; j'eusse préféré la mort. Mais je ne méritais pas le ciel, et vous n'avez
pas voulu me iilonsrer dans l'enfer. Daiimez me secourir, pour qu'une vie passée
dans la douleiu- me mérite une lionne mort dont je mi; suis rendu indigne.
' 0 SeiL'ueur! Dieu de miséricorde! DaiuMiez nie réunir dans le ciel à ce que
vous m'aviez permis d'aimer sur la terre ».
470 LES DISCIPLES DE CABANIS ET DE D. DE TRACY
les Signes et VHistoirc compan'e des systèmes, 011 il com-
battait la théorie de D. de Tracy. Religieux connue il l'est
alors, Ampère devait éprouver une certaine répugnance
pour les Rapports, et même de la défiance pour D. de Tracy.
Biran, qui se défendait de « vouloir porter atteinte à rien
de ce qui est respecté et vraiment respectable », Degérando,
qu'il connaissait et aimait, eurent ses préférences (1). Ainsi
il adopte l'opinion de Lacroix, acceptée par Biran et Dége-
rando, que « Locke, Bonnet, Condillac sont arrivés aux décou-
vertes qui les ont immortalisés par la synthèse, tout en appli-
quant à l'étude des facultés, l'analyse « qui a révolutionné la chi-
mie ». De chacune des facultés considérées comme élémentaires,
il veut 1° donner une idée claire ; 2° chercher quelle représen-
tation elle nous offre et ce qu'on peut conjecturer des phéno-
mènes physiologiques qui « concourent » à la produire ; 3°
comment s'associent les représentations dont se compose
celle qui est complexe et ce que nous savons des causes phy-
siologiques, des lois qui président à ces associations; 4° quel
sentiment de réalité accompagne cette représentation ; 5° quels
sentiments affectifs elle excite; 6» jusqu'à quel point l'exercice
de la faculté est soumis à l'activité intérieure ; 7" s'il exige le
déploiement de l'activité extérieure.
Avec Biran, il sépare la faculté de percevoir de celle de res-
sentir des affections, tout en soutenant qu'il y a très peu de sen-
sations où s'exerce seule une de ces deux facultés. Mais il n'admet
pas d'autre moi que l'ensemble de nos perceptions de toutes
sortes et définit, avec Degérando, la pensée comme composée
de perceptions ou d'idées. Avec Locke et avec Degérando, il
appelle perceptions réfléchies celles qui donnent la faculté
d'apercevoir nos opérations; avec le second, il admet des juge-
ments sans comparaison, par lesquels nous associons des per-
ceptions sensitives ou réfléchies. S'il reconnaît quatre facultés,
percevoir, sentir, lier, vouloir, c'est comme Biran qu'il entend
la seconde. Il ne veut pas, comme quelques auteurs (2), faire de
l'attention une faculté particulière, et remarque, avec D. de
Tracy, qu'il serait absurde de le faire en la définissant comme
(1) Rien déplus iuexact, pour connaître la philosophie frAmpcrc, tpic de rappi'o-
cher iudistinrtemeut. ctsaus tenir compte delà clirouologie, comme l'ont fait son lils
et bien d'autres, des morceaux écrits « quand il était chrétien ardent, « et quand il
était ou incrédule, ou indifTéreut.
(2) Cf. Laromig-uière, ch. viu, § 3.
AM!»f.UK ni
Coiulillac. Kii si^iial.iiil h. ilr Tiac\ coiimit' le |>ivinii'r (|iii a
reinarqut' l'altiis. fait par ('oiulillac cl sos disciplos, du mol
rf'si.-ifancr, il cxaniim' le chapilic \ ii de V h/t'a/nt/it' et esliine
(]ue raiiteur nost pas l'oinonté assez hatil [unir t'\[)li(iin'r la
foniialioii de nos pnMuiors jiigenicnls, mais ipie s'il a voulu, du
jugement priiuitif, conelure rexisieuce d'ohjels hors de nous, il
a plus approché du bid ([uaucun de ses prédécesseurs. Après
1). de ïracy, il emploie le mot id<'olo(/i(\ el ciilicpie la théorie
condillacienue de Tideulité; mais c'est de Degérando qu'ils'ins-
pire.eii développaulla théorie du principe idéologiipuules vérités
ahstrailes « qui serait complète, si Degérando s'était Ixuné à con-
sidérer les rapports de (h'peudancc (|ui \iiMmi'nl ^c c^^ (pie les
groupes entre les([uels ils existent sont foriiifs des uK-iues idées,
combinées de manières (li(l"érent(^s, mais e(nn\alenles ». C'est
donc à Degérando (i) ([u'il doit, l'ii grande partie « cette faculté
d'apercevoir les rapports > à la([uelle il l'ail un(> plac(^ si grande.
Ampère cite aussi Kant et introduit, dans I examen de toute
question, des considéi'atioiis |)hysiologi<iues ; mais il soidient
que l'idée de l'innui n'est ■ nulltMuent conliadictoire ■> ; ([lie
l'être qui pense peiitocciqier une [daco dans une pensée infinie;
qu'il faut une âme pour comparer les deux plaisiis ([ue donnent
« un verre de \in et un llié-orème de géométrie ".
Kn vendémiaire an Xlll. Ampère, nommé répétiteur d'analyse
àl'Kcole polytechni(iiie, s'installe à Paris, toujours triste de la
mort de Julie. Il se lie intimement avec Miraii, va (pielquefois
dîner à Auteuil avec Tracy et Cabanis, (pi'il \oil souvent el qui
lui montrent encore plus damilii' ipie les malli<''maticiens. Il
néprouve qu'un plaisir, celui de disputer sur la iiM'la|)liysi(pie.
Quelques-unes de ses idées ditfèrent exlrèmeiuent de celles de
M. de Tracy ; c(dui-ci paraît cependant goûter ses recherches et
faire plus de cas de sa métaphysi([ue (piil ne s\ atl(Mulait. Com-
bien, dit il, est admirablt; la science de la psychologie!
Ses amis de L>oii lui envoient des prières (pi'il tâchera de
répandre à Paris, i)armi ceux qui n'ont pas mis leur Dieu en
oubli. Rallanche, ((iii songe à embrasser létal ecclésiasti([ue,
s'inquiète {i). Ampère lui-mC'me nous avertit que sa ferveur
(1) Qui lui-inriTif suivait D. <ie Tr;i(\v et C.ibaiiis, cf. fli. m à vi.
(2) (( Ctftti; i(li;oli).i,'iL' m; IVra-t-ilh; point tort à vos seutimeuts religieux. Prenez
bieu garde, mou clier et très cher ami, vous êtes sur la pente du inéripice, pour
peu ([uela tète vous tounn', je ne sais pas ce qui va arriver ».
47-2 TXS DISCIPLES DE CAP.AMS ET DE D. DE TKACV
religieuse est passée (1). De Lyon, où il passe ses vacances, il
écrit à Biran qu'il a discuté sur la naissance du sentiment du
moi. Il croit à un moi nouménal, dont l'existence est prouvée de
la même manière que celle des autres substances, et cherche à
mettre hors de doute « cette existence, hase de l'espérance en
l'autre vie ». Ampère et Biran diffèrent sur un seul point : le der-
nier confond le sentiment de l'effort et la sensation muscu-
laire (2).
Ses amis trouvent Ampère changé. « L'année dernière, écrit
Bredin, c'était un chrétien, aujourd'hui ce n'est plus qu'un
homme de génie, un grand homme,... il a l'orgueil de sonder les
mystérieuses profondeurs de l'intelligence humaine,... il ne voit,
dans la civilisation, que le développement des forces et des
facultés, un moyen d'avancer les sciences, la liberté civile, l'in-
dépendance des nations » (.'{). Peut-on mieux signaler l'influence
de Cabanis et de D. de ïi'acy?
Revenu à Paris, Ampère reprend ses discussions avec Biran;
mais celui-ci retourne à Bergerac. La tristesse et le doute le
reprennent. « Vous qui concevez si clairement qu'il n'y a point
d'opposition entre la bonté du Créateur et la damnation des
réprouvés, écrit-il à Bredin, tâchez de me convaincre ». Il ne
doute pas de rimmortalité de l'âme, « dont la révélation peut
seule démontrer la certitude, mais l'enfer est dans son âme ».
Ballanche voudrait qu'il revînt à Lyon, pour enseigner, au « Salon
des arts de Camille Jordan », la philosophie ou la génération
de toutes les sciences humaines, et pour se faire un nouveau
foyer. Mais Ampère refuse de retourner dans les lieux où se sont
écoulées son enfance et ses années de bonheur. Avec Biran, il
(1) « Cacliez ;i in;i mère, érrit-il cti ISO"» à Brodiii, les douti^s dont je suis toui-
mcnté. Vous savez, mieux que i>eisouue, .i quel iiniiit j'ai nu iï la révélation
de la reliiriou oatliolique njmaine. Eu arrivaut à Paris, je tomljai dans un état
d'esprit iiisupiiortable. Oh ! que je reirrette le temps où je vivais de ces pensées
peut-être chlnic:'i<iues ». Ressaie de se protéirer contre le doute : u Défie-toi de ton
esprit, écrit-il à la même époque, il ta si souvent trompé. Comment pouirais-tu
encore compter sur lui? Quand tu t'efforçais de devenir idiilosophe, tu sentais déjà
■ combien est viiin cet esprit, (jui cousiste en une certaine facilité à produire des pen-
sées brillantes. Aujourd'hui que tu aspires ;ï devenir chrétien, ne sens-tu pas quil
n'y a de bon esprit que celui qui vient de Dieu... La doctrine du monde est une doc-
trine de perdition. La tiirure de ce monde passe... Travaille eu esprit d'oraison...
Que mon Ame, à partir d'aujourd'hui, reste unie à Dieu et à Jésus-Cl'.rist. Bénissez-
moi, mon Dieu ». (Correspondance ef souvenirs, I, 12,14, 1C, 17, 22; Journal,
p. :i.^i.)
(2) Cf. Bertrand, ch. m.
(3) La Philosophie des deux Ampère, p. 194; Correspondance et souvenirs,
p. 2:^ et 24.
AMPKRi: 473
s'occupe beaucoup île iiu'tai)hysi(|ut'. L'ouviaj^e tic ce dernier est
une métaphysique toute spirituelle, connue celle de Kant, peut-
être plus éloiiruéo eiK'ore de tout ce qui tient au niatérinlisnie.
Quant à sa propre manière de concevoir les phénomènes intel-
lectuels, elle est, dit-il, plus simple et plus d'accord avec les
faits. Contre ses amis de Lyon, il défend la métaphysique, qui
lui a rendu ([m'Upiefois la paix et le i-epos de l'àine, qui lui
paraîtra toujours un sujet trop digiu' d'étude pour qu'il l'aban-
donne. Le seutimeul reli<;ieux s'est presque éteint en lui, et a
lait place à l'incertitude: il Hotte entre les pensées les plus con-
traires. Ses relations continuent avec I). de ïracy, avec Biran
auquel il reuil conq)te de son cours, moitié mathématique, moi-
tié métaphysi(iue à l'Athénée (1). Faisant à I). de Tracy et sur-
tout à Degérando qmdrpies emprunts, il constitue la psychologie
ou l'étude des déterminations, des actions, des idées, des coor-
dinations. Il y rattache la morale, l'économie, l'idéologie, la
iogi([ue, et distribue les phénomènes en cinq systèmes: intuitif
ou actuel, connnémoratif, volontaire, créditif et intellectuel. En
même temps il expose une classilication de toutes les sciences,
en prenant pour caractère le ra|)port qui lie les idées dont se
compose chacune d'elles. Degérando lui demande un petit tra-
vail pour son Tableau des prof/rès de La p/tUosophie depuis
1789 et lui fait contracter un nouveau mariage. Malheureux,
avec une femme indigne, « qui le juge fou, insensé, entiché de
principes ridicules, parce qu'il a dans la tète et dans l'âme des
idées et des sentiments qui lui send)lenL le beau moral et la
vertu, parce (juil ne songe pas unif[uement à l'argent », Anqjôre
se tourne de nouveau vers Dieu et le prie avec ardeur, mais il se
rappelle les contradictions, les impossibilités qu'il a cru voir
dans le christianisme. Il regrette le temps ou il croyait ferme-
ment et où il songeait à cacher sa vie dans un monastèi-e. 11
envoie à Riran l'exposition de ses primipales idées psycholo-
giques et revient à la science chérie, qui lui a déjà rendu une
fois le repos; il visite D. de Tracy, après avoir été cinq mois sans
voir personne. Puis il n'aperçoit plus les raisons qui le portaient
à croire que la i-eligion catholique est inspirée par Dieu et qui
lui avaient suffi autrefois pour convertir Bredin ! Et ce dernier,
qui le voit, eu septembre 1808, encore tout dominé par un senti
(1^ Correspondance, i'7, 3i, :]8 ; ia Pliilosophie des deux Ampère, y. 220.
174 LES DISCIPLES DE CABAMS ET DE D. DE TRAC Y
inont de clnuleiirsi profond (|:ril in- croyait jamais pouvoir l'en
distraire, nous dit :« Le niotn)étapliysi(fue arrive sur ses lèvres,
voilà un tout autre homme, il se met à me développer ses sys-
tèmes d'idéologie avec un entraînement incroyable, intarissable.
Son enfant lui demande le nom d'une plante, aussitôt il lui
explique les systèmes de Tournefort et de Linné, etc.... l'astro-
nomie, la religion, tout >>.
Séparé de sa femme et vivant avec sa sœur, son fils et la fille
qiLil avait eue de son second mariage, il perd sa mère (1809) et
ce dernier malbeur rouvre l)ieu des plaies.
Inspecteur général de l'Université, professeur à l'École poly-
technique, il senible revenir presque complètement au christia-
nisme. La chimie et la métaphysique l'absorbent. Il demande à
Biran d'admettre des rapports entre les noumènes w pour ne pas
faire de la psychologie Tenu emie du sens commun des Écossais,
des sciences et des idées consolantes qui appuient la vertu et la
morale ». Puis il ramène à quatre les systèmes, dans lesquels
renirent les phénomènes et trouve, « qu'aux idées innées près »,
Descartes est un des métaphysiciens dont les théories se rap-
prochent le plus des siennes. A Biran, il recommande Locke et
KanI, " défiguré par D. de Tracy etDegérando », en môme temps
qu'il lui rappelle «< que la sensation du mouvement de I). de
Tracy est, comme il en est convenu lui-même, un paralogisme
manifeste » (1). Mais Ampère reste en relations inlimes avec
D. de Tracy au moment même où se fonde la SocU-tô philom-
p/iique. Cette société na uidhMnent d'ailleurs, à l'origine, un
caractère anti-idéologique, puisqu'elle compte, parmi ses
mend)res, Degérando, les Cuvier, Biran, Fauriel, à côté de Royer-
Collai'd et de Guizot, avant Cousin et Loyson . Ampère toutefois
« devine une grande époque religieuse et se désole parce qu'il
ne verra pas ce quelle doit élre ». A Bredin f[ui lui conseille de
lire Ancillon, il demande ^< s'il fera partie du grand mouvement
des esprits et des cœurs vers le ciel ». Il médite l'Evangile et lit
Jacob Bœhme, les prophètes, les Pères de l'Église, et s'essaie à
convertir Bredin « revenu aux indécisions » et ne « voulant pas
regarder comme une église celle qui cherche à dominer et ne
domine que par la science, le faste et l'orgueil ». Il fait ses
Pâques et lui recommande d'en faire autant, « tout en parlant du
(1) Correspond., p. 4i, 4o, 33, Do, 60, 7i, TU ; l'hilosophie etc., p. 247, 280, 297.
AMPKUK i"o
ivsiill;it iiil'nilliliU' do la niairlit' loiijoiirs .u'Ct'lôivc dr l Cspiil
luiinaiii ". Il voit Hiian ol Cousin: liiran a jflô les foiuk'iiicnls
tlo la tlu'orit' iiui tlômontiv la lôalilô objcclive, en la rendant à
la fois iudt'pondanle de la sensibilité et de Itix pothèse scepti([ne
des formes ou lois subjectives de Kant et des Écossais. AnipCre
Ta développée. Cousin enseigne la partie trouvée par Biran en la
complétant par Heid et Kant. Biran ne sait s'il doit prendre le
complément d'Ampère ou celui de Cousin; il songe à écrire,
dans les Arc/iires « afin de prévenir les suppositions de maté-
rialisme qui pourraient être tirées de son Mrnioire sur l'Itahi-
tude » et ne publiera ririi df sa tbéorie. Ampère continue à pen-
ser surtout à la psycbologie et fait im|)rimer un tableau (pu
résume ses théories. Cousin se sert de ses « idées sans le nom-
mer ». Puis Ampère fait à IKcole normale un cours (iSlh> , dont
il se propose de tirer des Elrnu-nts dr logique, où entrer'ont
toutes les bases de sa psychologie et <pie suivra un autre
ouvrage sur les premiers développements de Tespril humain.
Mais il se livre à ses admirables recherches sur léleclro-magné-
lisme, calcule, observe (1) et lit des Mémoires à lluslilul (I8i0).
Il continue toutefois à travailler >- à la solution complète du
grand pi'oblème de l'objectivilé. (|ii"il éclairciletcomplète depuis
div-huil ans ». Professeur de pbysiijue expérimentale au Collège
de France IS-ii , il s"occu[)C loiijoiu's de sa classilicalion des
sciences. (|uil change encore .mi !s:{i», c\\ i8o:î, en \'^'X.\. el meurt
en l«:{r,.
Son fils ^li paraître, t-n 1X38 et en iSi".;, WUsdl sur lu philo-
sophie des sciences. La première partie conlienU dans la préface,
un résumé de sa psychologie en Ih;}:}. Distinguant les phénomènes
sensitifs et actifs et les conceptions primitives, objectives, ono-
maliqueset explicatives, Ampère trouve unr analogie évidente,
entre les deux sortes de phénomènes, sensitifs et actifs, et les
deux grands objets de toutes nos connaissances, le monde et la
pensée, qui donnent naissance aux sciences cosmologiques et
noologiques. Lanalogie lui paraît tout aussi frappante entre les
quatre espèces de conceptions et les quatre points de vue,
d'après lesquels chaque règne a été divisé eu quatre embran-
chements; le premier, embrassant tout ce dont nous acquérons
immédiatement la connaissance; le deuxième, ce qui est caché
1 Littré, Solice sur Ampère.
47() LES DISCIPLES DE CABANIS ET DE D. DE TRACV
derrière ces apparences ; le troisième, dans lequel on compare
les propriétés des corps ou les faits intellectuels poui- établii-
des lois générales; le quatrième, reposant sur la dépendance
mutuelle des causes et des effets (1).
On comprend tout ce qu'a d'artificiel une classification ainsi
composée. Toutefois n'oublions pas que Littré a déclaré que le
tableau « satisfait l'esprit comme il satisfait les yeux ». Certes il
a eu raison de le dire, et on peut le repéter encore, c'est avec
curiosité et avec fruit qu'on voit se dérouler la série des sciences
et surtout, ajouterons-nous, qu'on rencontre les vues les plus
suggestives, là même où la classification satisfait le moins. On
regrette avec Sainte-Beuve qu'Ampère se soit laissé « dériver au
flot de ridée », qu'il n'ait pas réuni " les cas psychologiques
singuliers et les véritables découvertes de détail dont il semait ses
leçons», quil naitpas laissé la description et le dénombrement
des divers groupes des faits où l'intelligence humaine semblait
tout autrement riche et peuplée que dans les distinctions de fa-
cultés. On regrette encore qu'il n'ait pas rempli le plan que
s'était aussi proposé D. de Tracy, sous une forme un peu diffé-
rente, en faisant connaître les vérités fondamentales sur lesquelles
chaque science repose, les méthodes quil convient de suivre
pour l'étudier ou pour lui faire faire de nouveaux progrès, ceux
qu'on peut espérer suivant le degré de perfection auquel elle
est déjà arrivée, en signalant les nouvelles découvertes, en indi-
quant les buts et les principaux résultats des travaux des hommes
illustres qui s'en occupent, de manière à satisfaire celui qui,
s'intéressant aux sciences et ne formant pas le projet insensé de
les connaître à fond, voudrait avoir de chacune une idée suffi-
sante. On y retrouverait, en plus d'une page, le lecteur de ïEn-
cyclopi'die et l'ami de D. de Tracy (-2).
(1) Ampère ne cite pas Biran. pas plus que oeliii-oi ue l'a citi': dnus les onvrapres
publiés après sa mort. Ampère a essayé de faire la part de l'un et de l'autr-i daus
une lettre (Philosophie des deux Ampère, p. 328), où il laisse à Biran ce qui con-
cerne la connaissance des phénomènes, des rapports et des relations entre les
phénomènes, des noumèues, des relations entre les phénomènes et les noumèues,
eu ne revendiquant pour lui que <> les relations entre les noumènes ». Mais à quelle
époque se réfère cette note ? Eu raison même de la mobilité excessive de la pensée
chez l'un et chez l'autre, il nous semble absolument impossible, et peu utile, de
faire lapart exacte de chacun dans cette collaboration de plus de dix années. Voyez
ce qu'en ont dit J.-J. Ampère, .M.M. B. Saiut-Hilaire et A. Bertrand.
(2) Essai sur la philosophie des sciences, l" partie, Paiis, 18.38 ; 2« partie,
Paris, 1843, avec les notices de Sainte-Beu\e et de Littré; Philosophie des deui-
Ampère publiée par B. Saint-Hilaire, Paris, 18G6; Journal et Correspondance
lUIiAN 177
lîirnn (r a contribué à tlonner à Aiiiprre le goùl cU's cliidi's
psu'hologiiiues, et il a été inlinieinent lit' avec lui, eu raison
peut-t'liv d'une certaine eonlormité dans leur situation (:2). Fils
d'un médecin, élève des Doctrinaires, peut-être même de Laka-
iial (3i, il connut la pliilosoplùe de Condillac, qu'il étudia pendant
la Terreur, en niénie temps que Bonnet et bien d'autres cboses.
En l'an IX, son Mr/noirr sur l'Habitude est mentioimé par llns-
litul : il s'y présente comme disciple enthousiaste de D.de Tracy
et de Cabanis. Il l'est encore, quoique avec plus d'indépendance
en l'an \. mais il se rapproche, en l'an \1. de Condillac et de
Bonnet. Il reste en relations étroites avec Cabanis jusqu'à sa
mort; avec D. de Tracy, jusqu'au moment sans doute, où
selon l'expression d'Ampère (4) « il se laisse circonvenir, ap-
I)réliende de déplaire à un certain parti», et, p.iur pré\enir les
suppositions de matérialisme (|ui pourraient être tirées de son
Mi'moirr sur l'Habifudr, combat les Leçons de pliilosophic de
Laromiguière, sans vouloir toutefois que tout le monde sache
(pie latlaque vient de lui. Mais, en passant de Condillac au stoï-
cisme, du stoïcisme au mysticisme, en allant ainsi, dans la même
voie, bien plus loin que Cabanis, Benjamin Constant, Tliurot et
.\.nq)ère lui-même, ses écrits conservèrent, pour toujours, comme
il le prévoyait « la trace de la révolution profonde que ceux de
1). de Tracy et de Cabanis avaient faite dans son esprit » (oj, et
transmirent ainsi certaines doctrines des idéologues à ceux qui
ne les leur auiaient pas dii-ectement empruntées.
lie André-Marie .-Iwiyyt're. recueillis par M"* JI. ('.., 1873; A. -M. Atupère et
J.-J. Ampère, Correspondance et souvenins, recueillis p;ir .M™" h. C, 2 volumes,
P.iris, i87a.
1» Nous ue dirons de Biraii, sur lequel nous publions une étude spéciale en tète
du Mémoire retrouvé par nous a l'Institut, que ce qui sera nécessaire au point de vue
où nous sommes ici placé. Sur Hiran, voyez la Biblio^rrapliie mise à la lin de notre
article Biran. dans la Urande Enoijclopédie, en y ajoutant le livre de M. A. Ber-
trand, la Psychologie de l'ejforl et notre Vh'dosophie de biran de l'an IX à
l'an XI.
(2 Tous deux perdirent la même année une femme adorée. .Vmpcre fut le premier,
plus malheureux encore en contractant une nouvelle union ; pareille chose à peu
près arriva a Biran en 1814.
f3) Cf. cli. 11. S 2.
(4) Correspondance el Souvenirs, p. 120 et 124-
(ôj Lettres inédites communiquées par .M. .N'avilie.
i78 L IDÉOLOGIE, LES LETTRES, L HISTOIRE
D'autres écrivains, moins spécialement occupés de pliiloso-
pliie ou en relations moins intimes avec D. de Tracy et Cabanis,
lancèrent, en tout ou en partie, leurs doctrines et leurs méthodes,
dans toutes les directions du monde de la pensée. Villemain, qui
avait quelquefois assisté aux réunions d'Auleuil, vantait, dans
le Tableau, fort utile encore à consulter, de la littérature au
xvm'' ûècle, Condillac, Voltaire et D. de ïracy, l'habile dialec-
ticien qui a commenté \Eaprit des Lois; il faisait accepter la
pairie à Daunou. Lerininier, auteur de la Philosophie du droite
combattait dans ses Lettres philosophiques Royer-Collard, dont
« toute la carrière philosophique se réduit à limportation d'une
théorie de Reid ; Cousin, qui n'est pas à proprement parler un
philosophe, mais qui a été tour à tour écossais et kantiste,
alexandrin, hégélien et éclectique. Par contre, AdiUsY Influence
de la philosophie du XV lit siècle sur la lêr/islation et la socia-
bilité du XIX", il loue Condillac, Dupuis, Condorcet, Cabanis,
Bichat, D. de Tracy, B. Constant, Volney et Garât, Laro-
miguière, Broussais_et Magendie. C'est à la médecine française
qu'il demande de doter la France d'une philosophie de la nature
et de riiomme. Mais son admiration s'adresse surtout à Daunou
et à D. de Tracy (1).
Sénancourt, l'auteui- d'Obermami, a été, par Sainte-Beuve (2),
comparé à Chateaubriand, à B. de Saint-Pierre et rapproché
de Lamarck : il pourrait l'être de Schopenhauer. Bordas-Des-
moulins, le compatriote de Biran, l'admirateur de Grégoire
et l'adversaire de l'éclectisme, lami de J. Pieynaud et de P.
Leroux « a repris plusieurs idées indiquées par D. de Tracy et
l'a suivi jusque dans la guerre qu'il a déclarée à la logique,
(1) « Fijrures antiques et pateruellcs. qui out trausinis le siècle qui mourait ù cnlui
(}ui comraeijçaif. Le premier alimeute eiicore la philosophie de ràirc j)rccédeut,
p;ir uue vaste érudition; ou dirait un béuédictiu à Técole de Voltaire, dout il a
Tesprit uel et positif. Trary a surpassé Coiidillaf, eu le continuant : il iiossède à
un plus haut dei.nc que son devancier certaines qualités du métaphysicien. Son
idéiilog-ie est une, précise, claire, énergique. Le Commentaire sur Montesquieu
minque de riiitellii-'cuce historique de l'Esprit des lois, mais abonde eu vues
saines sur les rapports des sociétés et des Lruuvernements ».
(2) Sainte-Beuve, Portraits contemporains, I; Chateaubriand et son groupe
littéraire, p. 330 sqq.
VILLEMAIN, LKIIMIMKU, SÉNANCOIRT, KTC, FALUIIKL 179
comme ù iino vaine vl stérile iinilation du calcul » (1). Cilous
encore Viclorin Fabre, ([ue Sainte-Beuve appelle, avec trop de
sévérité « le rliétoricien boul'ti » ou « un avorton liydropi(iue »,
mais, avec raison, u le disciple tardif de l'école » ; Mérimée, l'ami
de Victor de Jacquemont, de Stendhal, de Fauriel, de Sainte-
Beuve, etc. Mais nous ne pouvons passer aussi rapidement siu'
Fauriel et Aui;ustin Thierry, sur V. Jacqueniont, Stendhal, Sainte-
Beuve et Brown.
Admirateur de Volney, ami de M'"* de Condorcet, de Cabanis
et de 1>. de Tracy, lié avec M""-' de Staël, B. Constant, 3Ian/.oni
et Schlegel, contident ou conseiller d'Augustin Thierry, d'Am-
père, de Mérimée et de Beyle, connaissant lallemand, lilalien,
l'espagnol, le basque, le celtiijue, les dialectes du Midi, l'arabe,
le sanscrit, le grec ancien et moderne, Fauiiel a été, pour Sainte-
Beuve, l'occasion d'une de ces éludes précises, pénétrantes et
fines dont il a le secret. Mais il lui a l'ait une place trop grande
dans l'école, parce (ju'il n"a pas cheiché ce que devait F'auriel
à ses amis et à ses maîtres.
Fauriel, né en 177:2 à Saint-Etienne, fut élevé, comme Daunou,
chez les Oratoriens. Il était, vers 1789, de la société dite de
Chambarans où il faisait lire les liuines de Volney. Sous-lieute-
nant ilans la compagnie de La Tour d'Auvergne, puis officier
nmnicipal à Saint-Etienne, il vécut, ce semble, dans la retraite,
de 17'.Jo à 17'JÎJ, travaillant et étudiant sans relâche. Lié avant le
18 brumaire, avec Français de Nantes, qui lui lit connaître
Fouché, il devint secrétaire particulier de ce dernier, alors qu'il
était ministre de la police, et labandonna au temps du Consulat
à vie. Pendant qu'il était avec Fouché il rendit compte, dans la
hi'cade^ de la LitU-rature comidéréi; dans ses rapports avec les
utstUutions sociales et présenta M"" de Staël comme un disciple
de Condorcet. Puis il défendit la philosophie par des considéra-
tions qui ne sont, dit Sainte-Beuve, nullement vulgaires (2).
En 180i, il s'établit a la Maisonnette dans le voisinage de
Meulau, auprès de M"' de Condorcet dont il avait lait la con-
(1) Ravaissou. la l'Inlosophie en France, p. 169. Vojxz limt, Hisloirede la vie
et des ouvrages Ue Bordus-Desmoulins, Paris, 1861.
(2) ■< Li'S (.•uiiciiiis (le la pliilDsopliie, disait Fauriel, adoptent k'S oiiiiiiiiiis Daguèio
pliilosophiqufs, mais qui devieuueut tous les jours plus natiouales : ils s'eu iout
uni- arme routre des idées qui ne sont encore que relies di^ plusieurs liomiiies
supérieurs. Us clicrrlient donc, daus les victoires mêmes de la philosophie, des oIjs-
ta<les à ses progrés futurs ».
iSO L'inÉOLOGIK, LES LETTRES, L'IIISTOIKE
naissiuice au Jardin des Plantes. Il demeure en relations avec
Cabanis et ses amis, mais voit aussi M"'* de Staël, qui le présente
à Chateaubriand. En même temps il devient l'ami de Villers et
surtout de B. Constant, qui le tient au courant de son ou-
vrage sur les Religions, lui écrit ce qu'il pense des Rapports
du physique et du moral, et lui demande son avis sur son
Walstein. C'est alors que Fauriel écrit des notices sur Cliauiieu
et la Fare, sur La Rochefoucauld, qu'il compare à Vauvenargues
et dont il explique les Maximes par son expérience et ses souve-
nirs. Dans la Z^m/c?^, il rend compte de V Essai de Villers sur
VEsprit et Vlnfluence de la Ré formation (1804) : « Blessé, dit-il,
comme plusieurs autres personnes (notamment M. de Tracy), ([ui
d'ailleurs vous rendent justice et dont le suffrage ne devrait pas
vous être indifférent, de que]([ues traits d'une partialité qui me
semble peu philosopbique, je m'en suis expliqué avec franchise >>.
Cette franchise ne plut pas à Villers, qui fut plus tard également
mécx)ntent de l'article de Thurot sur son Rapport de 1810 et qui
trouvait étrange que les Français, auxquels il reprochait sans
cesse leurs doctrines frivoles et superficielles, n'acceptassent
pas celles qu'il leur apportait d'Allemagne.
En relations étroites avec Cabanis, Fauriel lui confia son projet
d'écrire une Histoire du stoïcisme. Cabanis, qui ojjposait
Homère et les Grecs au Génie du Christianisme, l'accueillit avec
enthousiasme (1). Il n'est pas exact, comme le dit Sainte-Beuve,
que Fauriel ait agi sur Cabanis et lui ait inspiré son dernier mot,
que Fauriel ait, le premier, tenté d'introduiie l'histoire de la
philosophie au sein de l'idéologie. Turgot, d'Alembert et Condor-
cet avaient déjà fait une place importante à l'Iiistoire impartiale,
(1) (iQiKiiid NOUS m'avez fait paît, dit-il, dans ?,d Lettre sur les Causes premières,
de \otii' projet drcrin- l'histoire du stoïcisme, de ectte pliiIosii|i]iie (jui forma les
plus grandes ànics, les plus vertueux eitnyeus, les hommes d'Etat les plus res])ee-
tables de l'antiquité, vous savez avec quelle avidité j'ai saisi respérauee de voir enfin
cette histoire écrile d'une manière diirne du sujet et je puis vous assurer <|He je
n'avais pas besoin des sentiments de l'amitié pour mettre, à l'evéeution d'une si belle
entreprise, l'intérêt le plus vif et le plus pressant ». Et en terminant cette Lettre
célèbre, Cabanis ajoutait: « Poursuivez, mou ami, cet utile et noble travail, si la.
plus grande partie des temps historiques vers lesquels il vous ramène doivent
remettre, sons vos yeux, les plus liorribles et les plus hideux talileaux, vous y
trouverez aussi celui des plus admirables et des plus touchantes vertus; leur
aspect reposera votre cœur, révolté et fatigué de tant de scènes d'horreur et de
bassesse. Jouissez, en le retraçant avec coiiqdaisance, des encouragements qu'il
peut donner à tous les hommes eu qui vit quelque étincelle du feu sucré, surtout
à cette bonne jeunesse qui entre toujours dans la ciu-rièi'e de la vie avec tous les
sentiments élevés et généreux ; et ne craignez pas d'embrasser une ombre vaine, en
jouissant d'avance encore de la reconnaissance des viais amis de l'humanité ».
FAliRlKL 481
Degéraïuio avait piililio ['Histoire comparée des S//sfènies ; Ca-
banis s'était rallié à la doctrine de la perfectibilité et avait déjà
t'ait rhistoire de la médecine. La Lettre sur les Causes premières,
pour ipii la lit avec attention, est d'nn maître et non d'un disci-
ple. Fanriel a été un intermédiaire par qui Cousin a mieux counu
les idées de Turgot, de d'Alembert, de Condorcet, de Cabanis,
de Degérando, qui voulaient l'aire servir l'histoire de la philoso-
phie à la constitution de la philosophie elle-même.
Fauriel a amassé des matériaux et commencé la rédaction de
V Histoire du stoïcisme (1) ; mais il cessa son travail et se
détourna des études philosophiqut>s, à la inori de (-abanis. Il
renonça même à la notice étendue qu'il s'était proposé de consa-
crera son ami. à cause, dit Sainte-Beuve, de son liop grand désir
de la perfection, et de l'excès de sa sensibilité; peut-être ajoute-
rons-nous, parce (fue Cabanis et ses doctrines étaient jugés sévè-
rement par quehiues-unsde ses nouveaux amis.
1). de Tracy réclamait à Faurieir///.s7o//r des stoïciens en lui
envoyant son Ira itr d'économie politique {±). ïié]i\ il lui avait
' 1 II Iciut i-iter, apri-i S milr-UfiiM-, iiiirliiues-iiiios des notes (|ii'il a eues entre les
in.iius : ■> Une iiiex;ii-tittide niiisiilfralile ilaiis l'Iiistoire de la iiliilosupliie, c'est de
rroire que les anciens plniusoplies-pliysiiiiMis ne se sont o(iuin''.s (jue d'iiypnthèses
sur les causes preinicres. Cela n'est pas: prescjne tous avaient étudié la nature dans
ses pln-nouièiies >isil)les et réirulieis ou ilans ses productions. Seulement ils obser-
Nait-nl tn-s mal. pac plusieurs causes ipi'il est possihle et important d'assii^ner ».
<( Expliquer les causes de la irraude iniluence de la philosophie de Pythagore en
Grèce durant prés d'un siècle, depuis la destruction et la dis[)ersiou de l'école de
Pythairore jusqu'après la mort irKpaminondas ».
«i La principale cause jiaralt avoir été dans les peintures [i)Oétiques que cette phi-
losophie faisait de la vie des hommes vertueux après la mort ».
« C'est une observation capitale dans l'histoire de la philoso|)hie (pie, dans la
philosophie spéi'ulative, toutes les erreurs ou toutes les di'eoiiV(.'ites postérieures
viennent toutes se rattacher à des systèmes aidérieurs, comme à leur occasion ou
comme à leur r-ause. Dans la philosophie morale, les faits particuliers, les circons-
tances de temps et de lieu sont ce qui influe le plus sur les opinions ».
« Un événement de L'iandc inqiortatice dans l'histoire de la pliilosopliie irrccque,
c'est l'iuvasiou de l'Asie-Mineure par Crésus et puis par Cyius. Milct. jusque-là la
Tille la plus riche et la plus florissante de celte belle contrée, fut entièrement rui-
uée ; elle cessa d'être le sièi.'e deà écoles de philosophie. Anaxa;rore, ((ui tenait l'école
de Thaïes au moment où cette iruerre eut lieu, se réfutria à Athènes et y poita la
philosophie ».
<< Il n'avait que vinirt ans. Archélaiis, son disciple, fut celui par lequel la jiliilo-
sopliie iouieune s'établit pleinenn-nt ;i Athènes, où il devint le maître de Sociale »,
« L'apjiaritioti d'.Vnaxaij'ore à Athènes est un événement très aiialoirue à l'ambas-
sade de Carnéade à Home, par les conséquences qu'elles eurent pour la culture de
l'un et de l'autre di; ces peuples ». Cf. Martha, Carnéade et Tanuery, Pour la
science hellène.
(2 « Avant de me remettre à travailler, j'ai besoin de savoir positivement si je dois
to!it jeter au feu et m'y reprendre d'une autre manière, moins méthodique peut-être,
mais plus pratique. C'est de vous, monsieur, et de vous seul, que Je puis espérer ce
l'iCAVtT. .'il
m LIDÉOLOGIE, LES LETTRES, LTlISTOlIlE
annoncé son Cominentaire sur Montesquieu (1). En 18i2l,
Augustin Tliierry était à Paray-le-Frésil : 31. de Tracy lui deman-
dait sans cesse si Fauriel faisait son Histoire de la Civilisation
provençale qui ne devait paraîlre qu'en partie dix ans plus tard,
— Il la fail, répondait Thierry. — Ainsi, il rédige, disait de Tracy
qui connaissait l'influence, sur Fauriel, de ce démon de la pro-
crastination, dont parle B. Constant, et qui ne devait pas voir
paraître cette œuvre. En 1810, Fauriel traduit la Parthénéide de
Baggesen, installé à Marly et lié avec les idéologues. Son Dis-
cours préliminaire rappelle le disciple de Condorcet et de
Cabanis, quand il parle de cet âge d'or, domaine de l'idylle, qui
peut-être, dit-il en songeant aux adversaires de la doctrine de
la perfectibilité, est plus chimérique encore dans le passé que
dans un avenir indéfini. Devenu l'ami de Manzoni, le petit-fils
de Beccaria, Fauriel compose des sonnets en italien, étudie le
grec moderne, le sanscrit et l'arabe, la botanique et la civilisa-
tion provençale. En 1823, il fail paraître une traduction des tra-
gédies de Manzoni, après avoir perdu l'année précédente M""' de
Condorcet ; puis, en 1824, les Charîts populaires de la Grèce.
Son influence s'exerce sur J.-J. Ampère, qu'il détermine à
rechercher les origines littéraires; sur Mérimée, qu'il excite à
traduire les romances espagnoles ; sur Beyle, auquel il raconte
bon avis, et cela me fera risquer de vous envoyer ce fatras à la première occasion.
Au reste, usez-en bien à votre aise et commodité. Prenez-le, laissez-le ; dites-moi
sincèrement si vous n'avez pu Ijicliever. C'est ce que je crains : car je ne crains pas
trop que vous ne trouviez pas qu'au fond cela est vrai. Sur toutes choses, que ce
soit absolument à vos moments perdus. S'ils n'y suffisent pas, cela ne vaut rien ;
car vos moments perdus valent mieux que ceux employés par bien d'autres. Et sur-
tout encore que cela ne dérobe pas un seul instant à ^os chers stoïciens. J'en suis
bien plus empressé que de tout ce que je peux jamais rêver. Oh ! que c'est uu beau
cadre ! et que ce sera un beau tableau, quand vous y aurez mis vos idées ! Cela fera
bien du bien ; à qui ? à uu monde qui n'eu vaut jruère la peine, d'accord ; mais nous
n'en avons pas d'autre; et il n'y a moyen d'y exister qu'en rêvant à le rendre meil-
leur. 11 n'y a que quelques êtres comme vous qui me racommodent avec lui. (Et en
post-scriptum) Ma tète est bien mauvaise ; c'est par elle que je commence à médire
de tout ce que je vois ».
(1) « Je voudrais surtout ne pas me croiser avec vous; mais, puisque vous
dépendez d'é^énements lointains, je pense toujours que le mieux est de vous aller
chercher. Je risquerai de vous parler beaucoup de .Montesquieu : car dans un gîte on
rêve et vous m'y avez encouragé. C'est pour moi le voyage de Rome. J'y profite peu;
mais c'est une façon de jouir que de voir combien les hommes ordinaires de notre
temps, taut maudit et même avec justice, voient nettemeut de bonnes choses que les
hommes supérieurs d'un temi)S très peu ancien ue voyaient que très obscurément.
Cela me fail enrager d'être vieux. Il vaudrait mieux s'en consoler; mais chacun tire
de ses méditations le fruit qu'il peut; et cela dépend de Tarbre sur lequel elles sont
crreflées. Le mien est bien sauvageon : celui de l'amitié est le seul qui porte des
iVuits toujours doux, disent les Orientaux, et ils ont raison ».
.\L(UîSTlN TlllKRRV 48,1
dos histoires arabes pour *< son pelit Irailc idéologi(|iie sur
lainour >>. D'un autre cùté, il est, en 18:21, l'auditeur elle conli-
dent d'Aufiustin Thierry (jui, tous les soirs, lui expose les détails
les plus niinulieu.v des chroniques et des légendes, dont il s'ins-
l)ire pour son Histoire de la Conquête de lAntjleteri'e par les
Normands \ il avait en 18:20, rendu le inènie service à Guizot.
De 1821 à 18:23, il surveille, pour Schlegel, l'impression do livres
sanscrits ou coUationne les manuscrits de la Bibliothèque royale.
Professeur de littérature étrangère à la Faculté des lettres en
18;iO, il publie, en 183:2, douze livres sur VOrif/ine de l'épupée
chevaleresque au moijrn aeje^ dont il fait honneur aux Proven-
çaux; en 1834 une Vie de Dante \ en 1831), la deuxième partie de
son grand ouvrage sui- la Giudo méridionale ; en 1839 la Vie
de Lope de Ver/a. Il meiut en 1844.
M. Taine a dit do lîirau ([ur sou premier livre est betiu et
restera, parce que, contenu par Condillac (nous dirions Caba-
nis) et D. de Tracy, il a conunencé avec l'étude des faits ol le
sl\le précis. On regrette, pum- Famiel, qu'il ne soit pas resté
plus longtemps sous la direction de l'un et de l'autre. Au lieu de
se dis|)erser en tous sens, il eût concentré ses forces sur la belle
œuvre qu'il avait entreprise, et nous aurions une Histoire, (jni
nous mancjue encore, des stoïciens, par un esprit des plus
libres, des plus pénétrants et des plus sincères.
On a souvent rappelé la préface des Récits mêrovim/iens, où
Augustin Thierry l'aconte que le moment d'enthousiasme ([u'il
••prouva en lisant la bataille des Francs contre les Romains, fut
peut-être décisif pour sa vocation à venir. Sainte-Beuve s'est
demandé ce que c'est « qu'une impulsion qu'on oublie durant
|)lusieurs années», et il a remarqué que Thierry, disciple de
Waltor Scott et de Saint-Simon, « en était alors, comme bien
d'autres, avec Chateaubriand à un prété-rendu de louanges et (1(3
compliments ». Mais il a oublié de signaler une autre influence
dont ou n'a pas tenu compte, quand ceux qui l'avaient exercée
nOnl plus été en faveui". Qu'on jette les yeux sur l'admirable
préface des Dix ans d'Études historiques, sur les lignes où il
parle de Fauriel, « ami, conseiller sûr et fidèle », dont les juge-
ments pleins de finesse et de mesure « étaient sa règle » dans
le doute, dont la sympathie le stimulait à marcher en avant,*
C'est seulement en 1821 que Thierry se trouvait ainsi en rela-
tions intimes avec Fauriel. Il avait, en 1819, rendu compte du
m L'IDÉOLOGIE, LES LETTRES, L'HISTOIRE
Cours dliistoire de Daunou au collège de France el vu, dans le
professeur qui se déclarait lui-même soumis à rol)ligation, sacrée
envers la science, de la professer tout entière, la double garantie
du patriotisme et du savoir, Texactitude de l'érudit, les vues du
philosophe, le talent de l'écrivain, la douceur d'un philanthrope
et l'austérité d'un citoyen. Il se présente comme un élève de
Daunou qui a eu sa part dans les conseils que le professeur a
donnés aux jeunes gens, et il fait remarquer que ce qui a créé le
caractère du maître, élevé son âme, agrandi sa pensée, ce sont
quarante années de retraite et d'études. N'est-on pas tenté, en
lisant ces lignes, de les comparer aux belles pages où A. Thierry,
souffrant et aveugle, a vanté le dévouement à la science,, qui
vaut mieux que les jouissances matérielles, mieux que la fortune,
mieux que la santé elle-même?
En 18-20, il apparaissait, en annonçant l'ouvrage de Garât,
dont il faisait léloge, comme un successeur de Rœderer, et
soutenait que la France fut ensanglantée, non point, comme on
le prétend mal à propos, parce que les philosophes du xvm« siècle
s'étaient fait entendre au peuple, mais parce que leur philoso-
phie ne s'était pas rendue populaire. Et il espère, lui qui a con-
tribué à faire des travaux historiques la caractéristique de notre
époque, « que le xix'' siècle enlèvera au xvni'= ce noble titre de
siècle de la philosophie ». La même année, il se rencontre fré-
quemment avec Manzoni, le poète chrétien qui parlait de « l'an-
gélique Cabanis » ; avec Fauriel et Cousin (1). Enfin A. Thierry,
qui devait être quelque temps disciple de Saint-Simon, a cité,
après Daunou, la distinction profonde et lumineuse établie entre
les gouvernements par D. de Tracy « un philosophe dont notre
époque shonore », et il séjournait à Paray-le-Frésil pendant
l'automne de 1821. .
Le père de Victor Jacquemont avait des relations de parenté ;|
avec La Fayette. Idéologue, il avait siégé au Conseil d'instruction
publique et fait partie de la section de l'analyse des sensations.
Membre du Tribunal, il vota contre la Légion d'honneur et fut
éliminé avec B. Constant, Say, Daunou, Laromiguière, An-
drieux, etc. Chef du bureau des sciences au ministère de l'inté-
rieuT-, il servit de lien entre Moreau et Daunou, Cabanis, Ché-
nier, qui songeaient à renverser le premier consul. « Vers
(1) Sainte-Beuve, Fauriel, 216.
1H09, des gons delà police — écrit son lils qui IC've les cpaulcs,
tliiaml ou voul l'apilouM' sur io sorl do Bonaparle à Sainlo-
Ht'lt'ue, avec ses huit dcMuestiques, ses quatre courtisans, ses
douze mille guinées par au, et ses dix chevaux — uumis d'nu
ordre de Fouché, vinrenl, lui dimanche, euvaiiir notre maison;
ils enlevt'rent les livres, les papiers ; tbuilh'reul partout, pour
trouver des traces de conspiration, puis ennnenC'rent mon jx-re.
Pendant onze mois, il resta enfermé dans une cliauibre étroite
et ohscure que je me rappel Iciai loute ma vie, y étant allé,
pendant ces onze mois, deux l'ois par semaine, c'est-à-dire
autant que cela était permis. (Vest là (pu^ j'appris à lire et à
écrire. Mon père, en prison, ujnail pour domesticpie qu'un
misérable détenu qui venait le raser et le coiffer tous les matins,
car on ne lui permettait i)as d'avoir des couteaux ni des rasoirs.
Au hout de onze mois, il sortit enlln, mais pour subir un exil
([ui dura autant ([ue l'Kmpire (1) ». Cabanis, après avoir rap-
porté ce qu'avaient fait l). de Trac\ , Degérando, Laromiguière,
Lancelin, ajoute que Jacquemont s'était tracé un plan encore
plus vaste que ce derniiM'. De fait, si Ion s'en ra[)porte à sou
lils, qui revient souvent dans ses lettres à « ce fameux système
élevé sur les ruines de tous les autres », le plan devait être fort
vaste: « Si j'('i>ouse dans l'Inde, écrit Victor Jacquemont à
M"* Zoé Xoizet, la fille de quelque nabab avec quelques mil-
lions, j'en lâcherai un à mon retour pour faire imprimer les
deux cent quatre-vingts volimies de la faconde paternelle, et tu
y verras ce que c'est que la sensation ». Mais il comprend et
explique quelle utilité son père a trouvée dans ces recherches :
« Vous parlez bien modestement de vos Essences rre/les, liu
écrit-il. Quoi de plus réel que ce que vous leur devez? L'amu-
sement innocent de ces vingt dernières années?... Messieurs
les industriels en nieraient sans doute l'utilité, parce qu'ils
sont assez hétes pour ne pas comprendre que la possession
(1) Il ajoute: « Cependant les lois sur lii libertû iiidiviiliiellc (Haieiit alors les
mêmes qu'aiijourdliui ; le Corle é-lictait contre les auteurs de détentions arbitraires
les mémos peine» (lu'aujourd'hui » ! Ci-s rlioses étaient fort roinnuines, et la l'iiïueor
avee laquelle fut traité uo homme à;,'é d/jà, eontre lequel ne pouv tient exister que
les préventions les plus lé^'éres, qui avait lait partie d'un des grands corps de l'État,
qui se trouvait lié par nue vieille amitié avec les membres les plus illustres du
Sénat, laisse à penser quelles cruautés furent commises alors contre les mallieu-
reux sans appui et sans nom ». — Daunou (cli. vu, p. 403) est-il donc « ridicule»
comme a semblé le croire Sainte-Beuve, pour avoir « cru que cet homme était capable
de tout » ?
486 L'IDÉOLOGIE, LES LETTRES, L'IIISTOIIU:
d'une idée ou. quiin seiiLimeiit peuvent être la source de nos
jouissances, tout aussi bien et beaucoup mieux que celle d'un
habit du plus beau drap de M. Ternaux ; et que la plus grande
utilité dans la vie, c'est le plaisir. Continuez donc de distiller
ces précieuses Essences ».
Nous savons d'ailleurs que le père et le (ils pensaient en phi-
losophie à peu près comme D. de ïracy et Cabanis (1).
Rien de plus intéressant que la lecture des lettres de Jacque-
mont, écrites de l'Amérique, de Haïti, de l'Inde et remarquables
par leur bonne humeur, leur simplicité spirituelle et leur éléva-
tion morale (2). Après les avoir parcourues, on lui accorde
(1) « Pour être plutôt matérialiste que spiritualiste, écrit Victor, je ue fais cepen-
daut de la matière, de la rénlité positive, iju'uo cas fort modéré ; et j'accorde une
immruse import:iuce eu monde (c'est-à-dire daus l'art de cherclier le l)oidieur) à ce
dout ])ieu des uens, un peu lioi'ués ou tressées, se nio([ueiit sous le nom de chimères.
Il n'y a de certain, dans tout cela, qu'une seuii; chose, c'est la sensation. Elle est
dans la nature, quelle que soit la variété de ses olijets, de ses moyens de naître, de
ses-c;mses. Mais trêve de mélajdiysique ; d'autant plus (lue j'allais révélant sans
discrétion ces fameuses Essences réelles ; ce serait disposer du bien paternel, et le
très m:d administrer sans doute. Il y a des athées qui ont un culte aussi, et un
culte bien utile aux autres liommes; car c'est celui de l'humanité. J'en connais
plus d'un. Ce sont des stoïciens pour eux-mêmes, et des animes de charité, d'in-
dulgence pour autrui. Quelque admirable (jue soit la chimie, depuis uue dizaine
d'années, elle est tout à fait insuffisante pour l'explication des fonctions de la vie.
Il y a eu elles un je ne sais quoi, dont il est parfaitement permis à la l'aison elle-
même de faire un principe immatériel et immortel... Les philosophes français du
siècle dernier et de celui-ci, qu'on a appelés seusualistes et qu'on a très générale-
ment supposés matérialistes, je veux parler de Coudillac, de Cabanis, de M. deTracy,
n'ont vu, il est vrai, dans la sensibilité, daus l'intelligence de l'homme, qu'une des
facidtés de son organisation; mais ils n'ont jamais dit que les seules lois de la
matière inerte, que les seules lois de l:i physique el de la chimie, présidassent exclu-
sivement à la vie organique. Au reste, la vie du lichen informe qui croît sur tout ce
qui lui otl're un appui et quchpie humidité, est physiologi(]uement tout aussi inex-
plicaliie que celle du plus parfait des animaux, de Ihomnie. Tout ce qui a vie est
également incompréhensible. Il n'y a à cet égard ni plus, ni moins ; si tu nous donnes
une âme, je voudrais que tu accordasses quelque chose de semblable aux autres
animaux (D. de Tnicy, vi, § 5) ([ui. pour nous être si inférieurs, n'en possèdent pas
moins plusieurs facultés intellectuelles et plusieurs modes de sensibilité qui nous sont
communs. Sénèque, d'après Epicure dont il partageait les principes philosoiihiques,
expliquait la sensiliilité des êtres orgnnisés par ['anima miindi (l'àme du monde),
comme tous les mouvements méeimiqnes des corps célestes ont été exjiliqués par
Vattraction. Cette anima mundi (Cabanis, IV, § 4) me plaît assez, précisément à
cause de son vague et de son indétermination. J'y vois quelque cliose qui ressemlile
à une raison, et qui n'est pas assez claire pour qu'on ne la rejette p;is comme
absurde, si on ne l'adopte pas tout d'abord comme vraie ».
(2) Personne n'a mieux jugé la Correspondance de Jacquemont que M. Francisque
Sarcey [XIX" Siècle, 9 sei)tembre 1884)... (( Le livre est parfait, dit-il en parlant
delà première Correspondance, qu'il compare «à un de ces paysnges que la nature
termine et livre en quelque sorte tout prêt aux regards du peintre... Il est impos-
sible de lire cette correspondance sans aimer profondément celui qui l'a écrite...
Jacquemont, c'est la nature même... C'est l'imagination la plus aimable, le cœur
le plus tendre, la langue la plus rapide, la plus nette, la plus familière qui se
puisse concevoir », etc., etc. Laiticle tout entier est à relire.
VICTOR JACQUEMOM 187
l'afferMon ot l'estimo qu'ont eues, poiii' lui, comme ses amis
de France, les Anglais avec lesquels il se rencontrait pour la
premit*re fois. Esprit aussi net et aussi précis que Volney et
Bernier, il n'a pas en le temps de supprimer de ses Lettres ce
qui en fait le plus grand mérite, les jugements sur les hommes
et sur les choses, et nous laisse lire, à livre ouvert, dans sa vie
et dans son cœur.
Les recherches purement spéculatives le touchent peu (1).
Depuis qu'il a vu l'Amérique où il a trouvé une hypociùsie exé-
crable et telle que le nom de Franklin n'y est pas prononcé,
p;irce que c'est celui d'un infidèle, il tient que la Bible en est
le fléau. Il n'est pas chrétien, pas même déiste. Lady Benlinck
essaie de le convertir: on cause « du bon Dieu, elle pour, lui
contre, en même temps que de Mozart, de Bossini, de peinture,
de M""" de Staël, de bonheur et de malheur ». Il n'en vaut pas
mieux et craint qu'elle ne soit encore, un peu moins qu'aupara-
vant, sûre de son fait. Le sanscrit ne lui paraît avoir qu'un
intérêt philologique, car il n'a servi qu'à fabriquer de la théo-
logie, de la métaphysique et autres billevesées de ce genre :
galimatias lrij)le pour les faiseurs et les consommateurs, pour
les consommateurs étrangers surtout, galimatias-^. Il se fait
traduire les titres d'une Encycloprdie tliibétaine en cent vingt
V(dumes. Les dix-neuf premiers traitent exclusivement des attri-
buts de Dieu, dont le premier est l'incompréhensibilité, ce qui
peut dispenser de la recherche des autres ; le reste est un
mélange de théologie, de mauvaise médecine, d'astrologie, de
légendes fabuleuses et de métaphysique, « épouvantable gali-
matias (jui n'a pas même le mérite de l'originalité ». La méta-
physique européenne ne lui plaît pas plus : il trouve un air de
famille à l'absurde de Bénarés et à l'absurde d'Allemagne, « au
Cousin sténographié ». Il a en abomination les religions nou-
velles et ne pardonne, à celle d'Enfantin et de Bazard, qui lui
paraît si géométriquement absurde, qu'en raison même de son
(l) '< Mon père, érrit-il à M. de Trary, peut-être m'ea voudra uu peu de ne lui
rapporter aucun système bien profond de métaphysique indienne ; mais j'ai sur le
GaiiL'e un bateau qui descend maintenant de Delhi à G.dcutta, charii-é de choses
beaucoup plus réelles que les Essences réelles; des archives de l'histoire physique
et naturelle des contrées (pie j'ai visitées jusqu'ici, et si ces collections, qui m'ont
coûté tant de travail à former, arri\eut, comme j'ai tout lieu de l'espérer, s.ms
aucun accident à Paris, j'y trouverai, à mon retour, de quoi m'applaudir d'avoir
coD&né mes recherches à l'objet spécial de mon voyage ».
/i88 L'IDÉOLOr.IK, LES LETTRES, L'HISTOIRE
énonnilé. Aussi recommande-il à un jeune liomme, qui le con-
sulte sur ses lectures, de commencer par D. de Tracy et Helvé-
tias, et il pense que les Américains feraient mieux de lire Smilli
etle Commentaire sur Montesquieu que leurs journaux.
Sa passion c'est d'être utile; mais il a une façon tout à fait
originale de comprendre l'utilité. Cuvier, qui tenait ou ramenait
sans cesse l'étude des sciences dans une direction philosophique,
qui découvrait des faits et créait des sciences par sa prodigieuse
faculté de généraliser des idées; Walter Scott, Canova et Rossini,
qui ont été cause pour d'autres de sensations agréables, sans
l'être pour personne de sensations pénibles ; voilà les hommes
utiles par excellence et non ceux qui ne servent qu'à la salis-
faction des besoins physiques, en engraissant les bœufs, en
faisant des dîners, ou en fabriquant de bons chapeaux, de
bons habits, de bonnes chaises percées 1 C'est que les préoccu-
pations morales tiennent une grande place dans son existence :
»< Il y a, dit-il, entre les âmes tendres et généreuses de tous les
pays, une sorte de franc-maçonnerie naturelle et sainte qui les
fait se deviner et reconnaître de suite au travers des différences
extérieures d'âge, de langage et de nationalité ». Il fait à un
radjah u un petit cours de morale et d'économie politique
qui eût été assurément fort peu du goiU de ses ministres ».
L'exercice dujiouvoir a été, depuis quarante ans en notre pays,
une souillure indélébile, parce que tous nos gouvernants ont
eu le dédain des lois. M. de Polignac, qui a violé la loi, doit être
puni : « Je le hais, dit-il, mais j'ai pour lui quelque pitié ». M. de
(Talleyrand ?) est un personnage qu'un roi honnête homme n'au-
rait pas dû recevoir. Avec son vieux père, Jacquemont s'indigne
quand, après 1830, la société offre un spectacle « plus dégoûtant
que jamais, par la guerre furieuse que se livrent toutes les ambi-
tions et toutes les cupidités » ; il déplore que la gloire semble
effacer les fautes : « Ce n'est pas, dit-il, en mettant Washington
au-dessus de Napoléon, aux quahtés de l'esprit que nous devons
accorder l'estime ou la considération, le mépris ou la haine ; le
talent n'est ni estimable, ni mésestimable en soi, il n'a aucune
moralité nécessaire ; or c'est la moralité qui est estimable (1), et
limmoralité, à quelques rares talents qu'elle soit unie d'ailleurs,
ne mérite que le mépris ». Et il ne peut s'empêcher de déplorer
(1) Cf. Marion, Rapport sw la réforme de la discipline dans l'enseignement
secondaire.
STKNDIIAL i«î»
la cék'brilc do servilisme el la veisatiliU' poliliqiie de Cuvier,
« la charlataiierie fieffée » de Hmnbohlt, « les deux premiers
hommes du uionde intellectuel ■> !
Malade en août 1832 et « tué par Tactivité de sa pensée », il lui
semble que de beaux airs de Mozart, joués par un bon violon, le
charmeraient et lui « doreraient la pilule ». Il allait faire venir
un nuisicien plus que passable, « pour mourir en nuisique »,
quand les remèdes opérèrent une réaction. Le i décembre, il
écrivait sa dernière lettre; épuisé par cet effort: «Adieu, disait-il
à son père et à ses frères, oh 1 que vous êtes aimés de votre
pauvre Victor! Adieu pour la dernière fois ». Li' 7 décembre, il
mourait ^ avec la consolation d'avoir contribué de tout son pou-
voir au progrès d'une science qui laissait beaucoup à désirer ».
On retrouve, parmi ses correspondants, outre son père et ses
frères, la plupart des noms que nous avons cités dans notre his-
toire de l'idéologie : Mérimée, qui a écrit une introduction aux
deux volumes publiés en 18()7 ; Beylc, ([ui lui communi(pie son
manuscrit de VAnioiw; M'"^" Lacuée et Lebreton ; Dunoyer « qui
a cherché à faire l'éducation politique de la nation » ; M. et
M'"'' Victor de Tracy avec lescjuels il entretient les plus étroites
relations. D. de ïracy aimait beaucoup Victor Jacquemout qui le
lui rendait bien. Dès 18:2(), à l'âge de dix-neuf ans, ce dernier lui
adresse, de Maubeuge, une longue lettre pour lui exposer l'état
de la cultui'e dans les provinces du Nord de la France. De
l'Inde, il lui écrit en 1831 : « Le souvenir des premières années
de ma jeunesse vient souvent se retracer à mon esprit et c'est
toujours avec cette tendresse même que je me rappelle les soins
vraiment paternels que j'eus alors le bonheur de recevoir de
vous. Je les reconnaîtrai toujours par des sentiments de fils ».
En 18i4, V. Jacquemout écrivait à M"" Victor de Tracy, en
parlant d'un livre de Stendhal: « Le public n'est pas mûr pour
ces idées, il faut au moins l'y préparer... Si le manuscrit était
lisible, je le lui demanderais pour moi, pour vous, et un très petit
nombre d'amis, auxquels il plairait extrêmement, et que lui,
appelle des gens de l'an 18G0 ». Il a fallu moins longtemps à Beyle
pour devenir célèbre. M. Taine (1) l'a nommé un grand roman-
cier et le plus grand psychologue du siècle. Après lui M. Paul
Bourget l'appelle « notre maître », et aujourd'hui encore le fait
(1; Taine, les Philosophes classiques du XIX'^ siècle, p. 182, 312. Voyez aussi
VEssai sur Tile-Live.
490 L'IDÉOLOr.IE, LES LETTRES, L'HISTOIRE
lire et admirer (1). u Beyle, dit-il, a toute sa vie été idéologue à la
façon des condillaciens, romanesque à la manière des Espagnols
de la Renaissance, et cynique avec les femmes, d'après les doc-
trines des roués duxvm" siècle ». L'idéologue, ami de Mérimée et
de Jacquemont, nous appartient seul. D. de Tracy, a dit justement
Sainte-Beuve, fut un des parrains intellectuels de Beyle, qui lui
garda toujours de la reconnaissance et lui voua jusqu'à la fin de
l'admiration; l'école de Cabanis et de D. de Tracy fut la sienne,
qu'il affichait au moment où l'on s'y attendait le moins. Son
grand-père, le docteur Gagnon, lui fit lire Helvétius « qui lui
ouvrit la porte de l'homme à deux battants ». Élève de l'école
centrale de Grenoble, sous-lieutenant aux dragons, puis démis-
sionnaire, il veut se former à « coup d'analyse » et, après une
comédie et une tragédie, consacrer sa vie à la philosophie. Le
matérialisme lui apparaît tout entier dans ces mots: tout ce qui
est, est cristal/isr, en môme temps qu'il devient d'un pyrrho-
nisme inquiétant. C'est dans Hobbes qu'il étudie la liaison des
idées, c'est l'épicurisme de Chapelle qu'il se propose en exemple.
Pour dêrousseauiser son jugement il veut lire Destutt, Tacite,
Prévost de Genève, Lancelin {^), et, à peu près à la même
époque, se laisse engager dans la conspiration de Moreau avec
lequel s'entendaient Cabanis, Chénier, Daunou, Jacquemont. Il
achète la « première partie de D. de Tracy », en lit cent douze
pages avec la plus grande satisfaction, aussi facilement qu'un
roman, et trouvant excellente sa manière de raisonner, recon-
naît à mille germes de pensées nouvelles les heureux fruits de
l'idéologie. Volney, raconte-t-il, répondit à Bonaparte, lui disant
que le peuple voulait une religion, qu'on lui demanderait aussi
un Bourbon, en reçut des coups de pied, fit une maladie, mais
prépara, pour le Sénat, un grand rapport qu'il abandonna « pour
ne pas être assassiné ». Puis il se lie avec Alibert et de Tracy fils,
continue à lire le père auquel il joint Biran « qui lui apprend à
se rappeler ses sentiments naturels ».
En 1811, auditeur au Conseil d'État et inspecteur général de
(1) Le fleruier article de M. Paul Bourget clans le Fujaro du 21 août 1890, sur
Henri Bnilard,](; roman inédit que vient de publier M. C. Stryienski, est une apo-
loprie dans laquelle il a, tout en avouant les défauts, fort bien mis eu relief les qua-
lités qui les font oublier.
(2) M. Stryienski parle d'un auteur fort inconnu né à Laval et qui aurait publié
V Histoire secrète du prophète des Turcs et la Callipédie ; il s'agit de notre idéo-
logue dont l'ouvrage venait de paraître. Cf. § 2.
STKMHIAI. 45)1
la couronne, il oroil cncoro, avec Tracy cL la Grèce, que le
Nosce te tpsum esl \c chemin da honlieur; il parlr Trar// en
Italie à un élt've de Pestalozzi, et parierait qu'en 1913 il ne sera
plus question de Chateaubriand. Il écrira plus tard qu'il a étu-
die à Brunswick la langue et la philosophie allemandes et qu'il
en conçut assez de mépris pour Kant, Fichte, etc., « hommes
supérieurs qui n'ont fait que de savants châteaux de cartes ».
\:Amoin- est un « Essai d'idéologie »(1). Et il n'a pas tort de
se ranger dans l'école, pour cette étude si minutieuse et si péné-
trante : il y cite Volney, » un de nos plus aimables philosophes
français », Cabanis, Fauriel qui, « savant comme dix Allemands,
expose ce qu'il a découvert en termes clairs et précis », 1). de
Tracy et son chapitre « dell Amore » dans la traduction italienne
de \'Idéolo(/u\ où se trouvent des idées d'une bien autre portée
philosophique que tout ce qu'il dil lui-même, Ginguené et r///.s-
tuire litti-rairc d'Italie, Benlham et X Analijse du principe ascé-
tique. Les systèmes allemands ne lui semblent qu' « une poésie
obscure et mal écrite », et il voudrait établir à Thiladelphie
« une académie qui s'occuperait uniquement de recueillir des
matériaux pour l'élude de l'homme à l'état sauvage, avant que
ces peuplades cui'ieuses ne soient anéanties » (!2).
Tous les ouvrages de Stendhal, l{ou(/r et Noir, la Chartreuse
de Panne, etc., avec leurs personnages, Julien Sorel et Henri
Brulard, comme la Notice de Mérimée et r.4?«0M/' nous montrent
un disciple, méuif un successeur el un défenseur, mutatis
mutandis, des idéologues. Nous regrettons que M. Ribot, qui a
signalé les recherches de Spencer sur l'amour; que M. Marion,
qui en a traité dans un article considérable delà Grande Ency-
clopédie, ne se soient pas souvenus de Stendhal. L'idéologue,
qui a pris à tâche de compléter le chapitre inachevé de D. de
Ti-acy, a été, dans une mesure qu'on ne saurait faire trop
grande, l'inspirateur ou le précurseur de tous ceux qui, avec un
succès plus ou moins grand, ont, comme les Concourt, Zola,
(1) « Je fkmande pardon, dit-il, aux philosophes d'avoir pris le mot idéologie :
mon intention n'est certainement pas d'usurper un titre qui serait le droit d'un
autre. Si ridéoIo:,'ie est une description détaillée des idées et de toutes les parties
qui peuvent les composer, le présent livre est une description détaillée et minu-
tieuse de tous les sentiments qui composent la passion nommée l'amour. Ensuite,
je tire quelques conséquences de cette descrij)tion, par exemple, la manière
de guérir l'amour. Je ne connais pas de mot pour dire, en grec, Discours sur
les sentiments, comme idéologie indique Discours sur les idées ».
{2) Journal de Stendhal, publié par G. Stryiensky et François de Nion.
4!)2 l'idkologif:. les lettiîks, liiistoiue
Maupassant et aussi Bourget cl, bien d'autres, voulu que le
roman s'appuyât sur dos faitî^ bien ot dûment observés.
Sainte-Beuve a été « fort ondoyant et divers ». Mais M. Taine
expliquera aisément dans sa notice fort souhaitée « sa versatilité
en apparence si étrange et sa carrière bigarrée », en lenaul
compte des régimes diflerents et souvent contraires auxquels
il a été obligé de s'accommoder. Il nous suffit de signaler
le côté par lequel il se rapproche des idéologues. Il avait pensé
à faire l'histoire que nous avons entreprise et s'il ne l'a pas
achevée sous forme suivie, il l'a tentée « en chapitres détachés
et à bâtons rompus » (1).
Ami de Daunou et de Fauriel, il a commencé, nous dit-il (2),
franchement et crûment par le xvin" siècle le plus avancé « par
Tracy, Daunou, Lamarck et la physiologie; «là, ajoute-t-il, est
mon fond véritable ». Aussi a-t-il fort bien vu que la pliilosophie
du xvm" siècle n'était pas toute dans Condillac (3). Même il a
fait, en une certaine mesure, l'apologie de d'Holbach (4). Il n'est
pas étonnaut dès lors qu'il ait manifesté une grande sympathie
pour D. de Tracy, pour Fauriel et surtout pour Cabanis (o) ; qu'il
ait signalé une petite iniquité philosophique, qui s'est introduite
et s'est continuée depuis 1817 et dans les années suivantes.
« M. Cousin, dit-il, pour désigner l'Ecole adverse duxvm'' siècle
qui rattachait les idées aux sensations, l'a dénommée l'École
sensuaUste. Pour être exact, il eût fallu dire sensationniste. Le
(1) Chateaubriand, I, p. 48 et 34.
J2) Portraits littéraires, III, pa8-e54o.
(3) « Juger, dit-il, la itliilosopliio du xviu" sirde d'après Coudillac, c'est se déci-
der d'avance à la voir tout entière dans une psychologie pauvre et étriquée. Quelque
état qu'on en fasse, elle était plus forte que cola. Cafc)anis et D. de Tracy, <pii ont
beaucoup insisté sur leur iiliation avec Coudillac, se rattachent bien plus directe-
mcut, pour les solutions métaphysiques d'origine et de lin, de substance et de
ciuse, pour les solutions physiologicjues d'organisation et de sensibilité, à Condor-
cet, à d'Holbach, à Diderot ».
(4) « D'HitUiacli, dit-il à propos du livre de Lerminier, se trouve outrageusement
anéanti, pour (jue Diderot apparaisse plus pur, plus serein et plus dominant. Je
sais que c'est une défense peu avantageuse à prendre que celle du système de la
nature et de la faction holbachieune; mais je ne veux soutenir d'Holbach ici (pie
comme un homme d'esprit, éclairé, quoi([uç amateur, saclnnt b /aucoup de faits de
la science physique d'alors, n'ayant pas si mal lu Hobbes et Spinoza... estimé de
d'Alembert, de Diderot et dont l'influence fut grande sur Coudorcet et M. de Tracy ».
(5) « Cabanis, dit-il, n'est pas encore bien jugé de nos jours : malgré un retour
impartial, on ne me paraît pas complètement équitable Les plus justi's à son
égard fout l'éloge de l'homme et traitent un peu légèrement le philosophe. Cabanis
l'était pourtant, si je m'en forme une exacte idée, autant qu'aucun de son temps et
du nôtre; il l'était dans le sens le plus élevé, le plus honorable et le plus moral,
un amateur éclairé et passionné de la sagesse ».
SAINTE-BEIVK VXl
mot de sensualisfe appelle nalurelloinent l'idée diiii iiialéria- ■
lisine pratique, qui sacrilie aux jouissances des sens; et si eela
avait pu être vrai de ([uelques pliilosopiies du xvni'' siècle, de
La Metlrie ou d'Helvétius par exemple, rien ne s"appli(iuait moins
à Condillac et à tous les honorables disciples sortis de son École,
les idéologues d'Auteuil et leurs adhérents, les Thurol, les Dau-
nou, la sobriété même >> (1).
Sainte-Beuve a fini comme il avait commencé. En I860, il
écrit à M. Duruy que le spiritualisme pur est la doctrine la plus
opposée à ses tendances. Deux ans après il dira à Troplong,
quand M. de Ségur-d'Aguesseau qualifie de scandaleuse la
nomination de M. Renan au Collège de France : « Nous avons
fort reculé, monsieur le président, sur le Sénat du premier
Empire, qui comptait parmi ses membres Laplace, Lagrange,
Sieyès, Volney, Cabanis, Tracy... Ne serait-il donc plus permis
d'être de la religion philosophique de ces hommes ? Vous si
éclairé, je vous en fais juge ». Un peu plus tard, V Apologie d'iai
inc redit le, de Viardot, lui paraît de tout point exacte et l'igou-
reuso, et il place fauteur en religion, avec Démocrile, Aristote,
Épicure, Lucrèce, Spinoza, BulTon, Diderot, Gœthe, de Humboldt,
c'est-à-dire en assez bonne compagnie i2j. L'année suivante, il
répond à M""' Joubert, la fille de Cabanis : « J'avais bien souvent,
dit-il, entendu parler de vous par mon vénéré maître et ami,
M. Fauriel. La plus douce des récompenses pour moi est un
témoignage comme le vôtre : je le garderai précieusement,
madame, à titre de disciple bien faible sans doute, bien éloigné,
mais non pas indigne de cette illustre société d'Auteuil à
laquelle mon âge ne m'a point permis d'être initié, mais dont
l' Il Cf. ro iju'i'ii ilit Tliiiriit. Sainte-Beuve repriMluit même, jxnir l'uniheiUre lu,
séparation di' la plijsii)liji:ie et de la psyclinluuMe, nu ari-Huneut ([ui rainielle Brous-
sais : « Supposez, dit-il, un homme assis au bord dune rivière ou au bassin d'uu(!
SKuree, (pli s'apidiquerait à considérer avant tout la réflexion des objets dans l'eau,
à eu saisir tous les reflets, les nuanees, à eu déterminer les rapports, les plans, les
perspectives et les profondeurs apjiarentes ; ifue penseriez-vous de cet iKjinme, s'il
posait comme premit.-r principe que les reflets ((u'il observe n'ont rien K.le conunun
avec les oiyets du rivage, avec Tétat des bords ou du fond, que son étude ne se
ratl lehe eu rien à cette partie di' la pliysi(pie qu'on ai)pelle 1 opticjue, et qu'il n'a
rieu de mieux à faire que de s'en passer? Vous diriez que ce contemplateur est
peut-être un peintre, ud paysngiste, à qui il sufiit. comme au Canaletto, d'observer,
pour les reproduire, les couleurs et les transparences, mais que certes ce n'est pas
un vrai savant. Le psycholoiriste en question peut se faire, selon moi, l'application
de 1 imaire : si iniréuieux qu'il soit comme observateur, il ua qu'une science de
reflets et de miroitements, et avec cela il n'est pas peintre ».
(2} Correspondance, II, p. lo9.
494 L'IDÉOLOGIE EN ANGLETEUIlE
pourtant la tradition fidèle m"a été transmise directement
dès mon enfance par M. Daunou d'abord, et plus tard par Faii-
riel (1) ».
Jouffroy donnait, après sa Préface au premier volume de
Reid, une liste chronologique des professeurs écossais dans
laquelle il disait que les opinions de Mylne, le second successeur
de Reid, reproduisaient en général celles de M. de Tracy. II eût
pu en dire tout autant de Thomas Brown, le successeur de
Dugald-Stewart (2).
Dugald-Stewart, venu en France pour la troisième fois en 180fi
avec lord Landerdale, s'était lié avec plusieurs idéologues et sur-
tout avec Degérando (3), et était ensuite resté en relation avec
eux (4). Brown, médecin et poète autant que philosophe, alla
plus loin. Dans ses Lectures on the philosopluj of human Mind,
publiées après sa mort avec un prodigieux succès, il ne parle
de la philosophie de Reid et de Stewart que comme d'une suite
d'erreurs si élranges en elles-mêmes qu'il n'y avait que leur
adoption r/mérale comme des vérités qui le fût plus encore.
La psychologie n'est qu'une branche de la physique générale :
comme Cabanis, Tracy, Broussais ou tel de leurs successeurs
(1) Correspondance, IF. p. ."îll.
(2) A réiHKinc inùnif, dit M. RiHlion-, où Royor-Collard prùteuilait substituer
la philosriphic do lU-id à cille de Gondillac et de sou école, Browu portait,
eu Ecosse, la philosophie française « et s'en servait pour combattre Reid et Dugald-
Stew.'irt ».
(3) Il eût été bien intéressant, pour les relations entre l'école écossaise et l'école
française, de relniu\er la correspondance de Duirald-Stewart. M. Robertson et
M. Weitch n'ont pu, uiali,Té leur bonne volonté, nie la i)roi-ur(M-. J'ai su toutefois
(|uc la corrcspoudauce et le journal (1789 et 1806) avaient été détruits pir son fils, le
colonel Stewart, frappé dans l'Inde « d'un cou]) de soleil » ; (pu! la iille unique de
1). Stewart était morte cinq ans avant son frère et qu'il ne reste aucun représen-
tant de la famille à((ui l'on jtuisse demander s'il u'y a i)as de cniiie ou de frag-nients
de Tœuvrc détruite (Lettre de M. Rr)bertsou du Vi novembre 1883). Le passai,'e sui-
vant, copié par M. Robertson à mon intention dans le Mémoire de Weitch sur la
biographie de Stewart, montrera combien cette jjerte est regrettable : « Duriug liis
visits to the Continent, but especially to France, M. Stewart formed a large circle
of acquaintauces amoug men distiuguished in pJiilosophy, literature, and imlitics.
Aniong his more intimate friends abroad niay be' mentioned M. Suard, the secre-
tary of the Acadeniy, and translator of Robertsou's America and Charles V;
the abbé Morellet, distiuguished aliive in literature and ])olitical science, for whose
character M. Steward liad a very high regard; M. Prévost of Geneva, aud the
Barou de Geraudo, with both of whom he corresponded; MM. Gallois, Chevalier,
Gnyot, de Xarbonne, and M^'c Gautier. M. Stewart also met in Paris, among
otlîers, the Duke of Rochefoucault, the Grandson of the author of the Maaims, lîarou
Cuvier, and the abbé Raynal, the w ell-known author of the Histoire Philosophique
des deux Indes ».
(4) n cite et approuve d'Alembert, Helvétius, Gondillac, Turgot, Condorcet, de
Tracy, Degérando « qui a vu plus loin que le Stagiri te lui-même », Lacroix, Cabanis
» et ses obsei'vations non moins justes (juc curieuse;;», Lnplace et Lamarck.
l). STKNVAUT ET TH. lîllOWX m
inodornes, il lait la Physiologie de l'Esprit (1), et suit la mé-
thode des naturalistes. La sensation do mouvement occui)e
chez lui, comme chez D. de Tracv, une place prépondérante [^).
A propos de la suggestion simple el de la suggestion i-elalive,
ijui constituent pour lui les phénomènes intellectuels, il em-
prunte encore la doctrine de U. de TracN. La Ihi'-orie de la
généralisation est la même dans Brown et dans LarouHguiôi'e,
de telle façon que l'anglais de l'un par;iil sou\eui n'être qu'une
traduction du français de l'autre (^3). Et ce qui nous engagerait
encore à joindre l'inlUience de Laromiguière, comme de Dugald-
Stewart àcelle de I). de Tracy, c'est (|ue llrouii a une MK'ologie
naturelle, où il expose les preuves (h' levistence de Dieu et
énumère ses attributs.
Aussi Hamilton ne s'y est pas trompé, et n'a pas accordé à
Brown toute l'originalité que ses admirateurs lui attribuent:
<- Bro\\n, dit-il (i', n'est pas le seul métaphysicien écossais qui
se soit approprié, sans en mot dire, uti gi'and nombre d'analyses
psychologiques de l'école de Condillac. De Tracy , ])our son
compte, aurait bien souvent le droit de venir réclamer son
propre bien auprès du docteiu- Joung, professeur de philosophie
au collège de Belfast, dont les doctrines, souvent identiques à
celles de Brown, ne sont pas les friuts de cette merveilleuse
originalité à laquelle il voudrait faire croire, à nous qui savons
les sources où l'un et l'autre allaient puiser ». Et combattant,
dans son article célèbre. lO'idrt /iroir/i, des doctrines où il ne
trouvait qu'erreurs, enq)iunts, méprises, inexactitudes, il n'a pas
oublié de critiquer le moi idrolofjic <« double bévue en philoso-
phie et en grec », devenu en France le nom spécial et distinclif
de cette philosophie qui fait provenir exclusivement de la
(1) C'est le titre d'un oiivra;:e de M.Paullnn.
(2; M. HéUioré dit à ee sujet (ji. 7:j) (|iril eût pu iiiMKiutT l'autinité de I). de
Tracy. Ailleurs, p. xxvu, il aflinne <• ([u'il ruuii;iissait daus tous leurs détails les
doetriues de C'iudilla<-, de D. de Tra<-y surtout, et peut-être même de Laroiiii-
fîuière... ; que laphilosopliie fran(;aise lui était beaueoup mieux connue que celle de
sou propre pays...; que tous ses écrits abondent imi citations d'auteurs français ».
S'il u'a pas cité uos idéologues, u'est-ce pas qu'il répugnait à donner dans la
chaire de Ueid et de Duirald-Stewart » les uoms de ceux qui détruisaient leur
doctriue ".' D'ailleurs, il eut jieut-ètre indiqué ses emprunts, conune le ilit Ilarnilton,
s'il avait imprimé lui-même ses Lectures. C'i qui est incontestable, c'est (|uil con-
uaissait les idéologues et qu'avant lui, ils ont exprimé les idées (pii ont fait la
fortune de sou livre.
(:{j Rethoré, p. 110 et 113.
(4) Reid's collected v;rUings vnth Hamillon's notes and dissertations. Supp,
diss., p. 868.
496 L'IDÉOLOGIE EN ANGLETERRE
sensation toutes nos connaissances. De son côté, Cousin parlait
de l'enseignement superficiel et au fond sceptique et sensualiste
de Thomas Brown, recommandait, pour la chaire de logique et de
métaphysique, Hamilton, en qui il reconnaissait « un auxiliaire»
dans la lutte contre le sensualisme, tandis que Broussais voulait
faire nommer Georges Combes, auteur d'un Traité de phréno-
/o///e et chef des phrénologues écossais. La lutte se continuait
en Ecosse entre les deux écoles françaises (1).
Elle n'était pas terminée. John Stuart Mill, élevé par son
père (2) dans les idées du xvin" siècle, séjourna un an en
France»» au grand prolit de son éducation -> (1820). Il demeura
quelque temps chez J.-B. Say, »< le beau type du vrai républicain
français, intègre, noble, éclairé ». A Montpellier, la patrie de
Draparnaud et de Comte, il suivit les cours de chimie d'An-
glada, de zoologie de Provençal et « celui qu'un représentant
accompli de la philosophie du xviu" siècle, M. Gergonne, faisait
sur la Locjlquc sous le nom de Philosophie des sciences », Puis,
il lisait Condillac et le Traité de législation où Dumont de Genève
exposait les principales doctrines de Bentham, l admirateur
d'Hehétius. « Ce fut une des crises de l'histoire de son esprit».
Ensuite vinrent les Essais de Locke, l'Esprit d'Hehétius, les
Observations sur l'hotmnede Hartley « qui lui firent sentir l'in-
suffisance des généralisations purement verbales de Condillac,
des tâtonnements et des sentiments si instructifs de Locke au
sujet des expUcations psychologiques (3). Berkeley, Hume,
Beid, Dugald-Steward , la Cause et E/f'et de Thomas Brown,
Y Analyse de l'influence de la religion naturelle sur le bonheur
temporel de l'humanité, tels furent, dit-il, les Hvi'es qui eurent
un effet considérable sur les premiers progrès de son esprit.
Aussi « les philosophes du xvm^ siècle étaient les modèles que
ses amis et lui se proposaient dimiter », et ils espéraient ne
pas faire moins queux. Le même effet vivifiant que tant de
bienfaiteurs de l'humanité ont éprouvé à la lecture des Vies de
Plutarque se produisait en lui devant la Vie de Turgot par Con-
dorcet (4). En voyant Turgot se tenir en dehors des Encyclopé-
(1) Peisse, Frar/ments de philosophie par W. Haniiltou ; Rétlioré, CriUque de
la philosophie de Thomas Broirn; Stnart Mill, la Philosophie de Hamilton;
P. Picavet, article Th. Broirn {Grande Encyclopédie).
(2) Voyez P.ibot, Psychologie nnr/laise.
(3) Cf. Cabauis. qui critique Coudillac comme Mill. Lewes ou Bain.
(4) (c Œuvre si bien faite, dit-il, pour éveiller le plus pur enthousiasme, puisque
JOHN STlAPxT MILI. ly?
distes, parce «lue loule secte est nuisible, « il leiionrait au nom
dutilitaire et cessait tratlicher un esprit de secte ». Quand vint,
en 18-26, « une crise dans ses idées », ce furent les Mémoires de
Marinontel qui jetèrent luj ra\()ii de soleil dans les ténèbres où
il était plongé. Vers 18-21», « il est singulièrement frappé de l'en-
chaînement des idées dans la théorie de l'ordre naturel du pro-
grès humain des saint-simoniens, et surtout d'Auguste Comte,
<• élève de Saint-Simon >. Quand il a écrit sa Logique (1837),
il lit les deu.v premiers voUimes du Cmirs de philosophie
positive dont il |)ro(ite beaucoup; mais il se sépare de Comte
qui, « comme sociologisle », perd de \ue la liberté et l'indivi-
dualité (1). La Lo(iiqw' est une atlaiiue contre les philosophes
de l'école intuitive. Les vues (jue Mill développe dans les Priti-
ripes dKeonuf/iie politique, sont en partie des idées éveillées
rn lui par les doctrines saint-simonienncs. Kulin il prend corps
à corps Hamilton, ■■ la grande loiteresse en Angletene de la
métaphysique inluilionniste ([ui caractérise la réaction du
WK" siècle contre le xviii' b et soutient ([ue Brown. sur lequel
Hamilton a » décoché de préférence ses traits », est m\ penseui-
actif et fécond qui a rendu bien plus de services à la philoso-
phie (2).
A leur tour les livres de Stuart Mill, complétés par ceiiv de
Bain, de Spencer, de Lewes qui continuent tous Brown, ont, en
France, été analysés, cités, traduits par MM. laine, Cazelles,
Ribot(3), etc., qui ont, non sans succès, voulu remettre en hon-
neur la philosophie de l'evpérience. N'est-il pas bon d'apprendre
à ceux qui l'ignorent (jue Broun, et même Mill, Bain, Spen-
cer et Lewes, dans une certaine mesure, relèvent de nos
idéoloKues?
iimis y trouNous uin' dts vit-s les plus saj.'^es et les plus nobles, racoulôc p,ir Ir
plu.s sai:c t-t le plus imble des lioinmes •>.
(1) Cf. Dauiiou, Say, D. de Traey.
ri) Mes Mémoires, trad. Cazelles. p. 'Vl. .j.j,(il, 07, lO.J, 108, l:ii, VM. :>()1, 202,
216, 236.
(3) Pour les tra\au\ fraurais sur Mill. .f. F.M'ieavet, lievue phil. wm, 222.
l'iCAVtT.
LA TROISIEME (jENERATlON D'IDEOLOGUES
L'IDÉOLOGIE Sl'lUlTLALISTE ET CHKÉTIENNE
CHAPITRE Mil
Les hommes de la Révolution avaient déliiiit l'ancien régime
pour y subsliLuer une organisation administrative et judiciaire,
politique et financière, religieuse et universitaire qui n'eût rien
de commun avec le passé. Mais bientôt on saperçut qu'on ne
change pas impunément du jour au lendemain les institutions,
et que « la chute de ces grands corps ne peut être que très
rude ». Il y eut réaction; on restaura le pouvoir exécutif, la
religion, l'Université, même les Bourbons. Quelques-uns vou-
lurent rétablir en entier l'ancien ordre de choses. Bien peu sou-
tinrent que l'édifice social devait être de toutes pièces recons-
truit sur un plan nouveau. Et de fait, qui pouvait encore, après
vingt ans d'expériences, toutes plus décevantes les unes que
les autres, croii'e à la valeur absolue des constitutions, même
des plus satisfaisantes pour l'esprit?
Même chose arriva en philosophie. On avait voulu « recréer
Tentendement », on avait supprimé les questions capitales de
l'ancienne philosophie, on avait, à la façon des sciences physi-
ques et naturelles, commencé l'exploration d'un vaste domaine
qu'on avait cru parcourir rapidement. A dire vrai, le début était
heureux, et les tentatives devaient être fécondes pour les sciences
morales. Mais bien des générations se consumeront à rassem-
bler des vérités de détail avant que l'humanité ait une vue claire
de l'ensemble. En attendant, il faut vivre, et pour vivre « avoir
au moins une morale par provision ». L'ancienne philosophie,
alliée de la religion, en fournissait une dont on n'ignorait pas les
inconvénients, mais que Ton connaissait et qui avait guidé, tant
mal que bien, de nombreuses générations. On y revint comme
PORTALIS 19!»
auv autres inslitiitioiib de l'ancitMi régime. Qiielqiios-uns retoiir-
iit'reiit ù la scolastique et siibordomiùriMit la pliilosopliie à la
théologie; d'autres tentèrent de l'unir à la philosophie nouvelle.
Cabanis, Tliurot, Biot, Ampère, Biran, B. Constant admirent
qu'on ne pouvait rompre absolument avec le passé. Seul ou à
peu prés, D. de Tracy protesta, par son silence, contre toute
tentative, même partielle, de restauration philosophique, jusqu'à
ce que Broussais vînt rendre des partisans ù l'ancienne idéolo-
gie, mais aussi en fausser le caractère, en transformant un ins-
trument de progrès en une arme de guerre.
Les idéologues de la troisième génération ont aimé le passé et
l'avenir, ils n'ont pas voulu sacrilier l'un à lautre. Si (piel(|ues-
nns, connue Degérando et Laromiguière, ont de bonne heure
occupé, par des recherches originales, une place distinguée
dans l'école, ils n'ont pas suivi ceux [)our (|iii l'ancienne phi-
losophie devait être complètement laissée à l'écart, (juand,
de tous côtés, on revint au passé, ils vécurent sur leurs acquisi-
tions antérieures et montrèrent fort facilement qu'elles n'étaient
nullement en contradiction avec les croyances religieuses. Les
modérés des deux partis trouvèrent excellentes des doctrines où
l'on avait savamment combiné i)our eux le passé et l'avenir,
l'arfois les ultras reconnurent qu'elles n'étaient pas subversives
et eurent des égards pour elles. Quant ii leurs adversaires,
ils s'estimaient heureux du succès de certaines des idées
qu'ils avaient défendues ou admirées. Portails et Sicard, Degé-
rando et Prévost, surtout Laromiguière et ses disci[)les don-
nèrent à l'école une popularité nouvelle. Occupés de ne rien
écrire ou enseigner qui prélat à la critique de leurs opinions
religieuses ou politiiiues, ils laissèrent les sciences marcher
sans les suivre, et permirent à de jeunes écoles de reprendre et
de continuer les recherches qui avaient faille succès des idéo-
logues. L'histoire de cette troisième génération est intéressante
pour l'inlluence exercée par ses représentants sur les honnnes
les plus différents ; elle l'est au point de vue des doctrines. De
plus en plus restreintes, elles consthiieni une paitpcrlifiap/dlo-
sophia qui ne gène personne, parce qu'elle n'aborde pas les
questions auxquelles chacun s'intéresse, mais qui pour cette
raison finit par ne plus satisfaire ceux même qui la trouvent
irréprochable.
500 L'IDÉOLOGIE SPlKiTLALlSTE ET CIIKETIENNE
I
PoiLalis a été beaucoup étudié (1), quand on s'est occupé « des
hommes qui ont contribué à restaurer la société après les con-
vulsions et les tempêtes ». Pendant le Directoire, il réclamait
contre « les nouvelles émissions démigrés », contre les mesures
projetées à légard des prêtres non assermentés, en disant (pie
« si la boussole ouvrit lunivers, le christianisme le rendit
sociable », et il défendait avec succès les émigrés naufragés
de Calais, Condamné à la déportation après le 18 fructidor, il
••a'^na la Suisse, puis le Holstein où il logea chez le comte de
Reventlau et se lia avec les Stolberg et Jacobi. C'est là que, déjà
])resque aveugle, il dicta à son fils son Traité de rasage et de
l'abus de l esprit philosophique durant le XVIIP siècle. Rentré
en France après le 18 brumaire, il devient conseiller d'État,
prend une part importante à la rédaction du code civil, au
Concordat (il) et montre que les articles organiques « récon-
cilieront, pour ainsi dire, la Révolution avec le ciel ». Il mourait
en 1807. Son ouvrage, qui ne parut qu'en 18-28, appartient, comme
la dit Sainte-Beuve, à « l'esprit de retour et de réveil religieux (3) ».
Mais il reste philosophe et «• ses malheurs n'ont point changé
ses principes ». Il modifie, mais il suit le plan de Condorcet, en
faisant mie histoire raisonnée de l'entendement humain depuis
la renaissance des lettres en Europe, en offrant un tableau de
toutes les bonnes idées, de toutes les bonnes méthodes, des
progrès en tout genre qui distinguent et honorent le siècle. L'es-
prit philosophique est pour lui « un esprit de liberté, de
recherche et de lumière : il veut tout voir et ne rien supposer ;
il se produit avec méthode, et opère avec discernement, appré-
cie chaque chose par les principes propres à chaque chose,
indépendamment de l'opinion et de la coutume, et ne s'arrête
(1) Discours et rapports sur k- code civil, sur le concordat de 1801, publiés p;ir
sou petit-fils eu 1844-184o; Saiutc-Beuve, Limdis (1832) V, p. 441; etc.
(2) « Il u"y a point à balancer, dit-il, aux adversaires des idées reli;:,'ieuses, eiitii;
de faux systèmes de philosophie et de faux systèmes de religion. Les faux systèmes
de philosophie rendent lesprit contentieux et laissent le cœur froid : les faux sys-
tèmes de reliirion ont au moins l'avantage de rallier les hommes k quelques idées
communes et de les disposer à quelques vertus. Le philosophe lui-même a besoin,
autant que la iimltitude. du courage d'ignorer et de la sagesse de croire >-.
(3'. De Bouald a l'crit sur le Divorce à la prière ■■ du célèbre .jurisnmsulte Portatif -•.
POUTU.IS KT SICAUI» 501
point aiiv ellots. mais reiiionte aux causes. Dans cIukiuc iiialiiMc,
il approloiulit les rapports pour découvrir les résultats, coinhino
et lie les parties pour former un loul, euliu marque le but, l'éten-
due, les limites des dilïérentes coiuiaissances humaines et seu
peut les porter au plus haut dej^ré d'utilité, de dignité et de per-
fection ". Distinct de la philosophie, cpii est limitée à un ordre
d'objets déterminés, il est, comme <■ résultat des sciences com-
parées ", applicable à tout. Porlalis loue Locke, surtout Condil-
lac. même Mably, Descartes, et transforme, après D. de ïracy,
le H je pense, donc je suis », en u je sens, donc je suis •>. Ne
sachant pas plus ce (pie c'est (|u'esprit, que nous ne savons ce
que c'est que matière, il ('carlc Imis les systèmes sur riiuioii de
l'àme et du corps, dont nous ne pouvons avoir ni perception
immédiate, ni expérience. Kant est pour lui aussi dangereux
que La Mettrie : [)Our<]uoi reproduit-il des systèmes usés, en
annonçant avec tant de prétention (|u'il va révéler aux hommes
des vérités jusque-là dérobées à leur raison, lamlis (pi il ne
forme que des nuiuvais raisonneurs, des sophistes et ébranle
tons les fondements de la certitude humaine?
Kn IH:iS, Portails le tils était ministre, quand Cousin el Dami-
ron tentaient d'en Unir • avec le sensualisme », tandis cpie Dau-
iiou, Broussais, Andrieux, Valette, défemlaient les idéologues.
Pour ([uelques-uns de ces derniers, l'aulem- de Vlsaf/e et de l'A ùus
de r Esprit philosophique devint un auxiliaire. Valette en recom-
mande la lecture avec celle du Traité des systèmes à ceuv
qu'il veut détouiner des <» abstractions stériles de Cousin ».
Fîouillet le joint à 1). de ïracy, et proclame, avec « deii\ hoiiiuies
d'un mérite énjinent ■, la stérilité du syllogisme (t). Et il est à
croire (pie le conseil de Valette fut suivi, car en JH.'U parais-
sait une troisième édition de l'ouvrage.
Avec Portails, Sicard, doctrinaire comme Lakanal et Laroini-
guière, fut déporté au IS fructidor. Mais sa carrière philoso-
phique est bien plus accidentée et bien plus difficile à définir.
Après le 9 theimidor, on avait trouvé, parmi les papiers de Cou-
thon, un livre sur la première page duquel il avait écrit une
dédicace compromettante, Lakanal la déchira et sauva ainsi
Sicard qu'il fit ensuite charger, aux Écoles normales, d'ensei-
gner y Art de la parole. Le cours est remarquable el iudifpie im
^1 i Lycée, IV. 1829, p. I2:j.
309 L'IDÉOLOGIE SPIRITUALISTE ET CHRÉTIENNE
finii des idéologues. Supposant « toutes les grammaires brûlées
dans un incendie général », le professeur emploie l'analyse,
après Condillac et Dumarsais, pour ruiner à jamais rédiflce des
méthodes anciennes et créer une grammaire pliilosophique. La
philosophie connaît seule, selon lui, les véritables sources du
vrai et les routes qui y conduisent, c'est elle qui ennoblit, qui
agrandit tout ce qu'elle touche : elle saurait au besoin calculer
les mouvements célestes, rechercher la cause de nos sensations
et de nos pensées, nous diriger dans les routes de l'honnête el
du vrai ; « elle ne croit pas se rabaisser dans l'analyse de l'ins-
trument vocal, le rapprochement des sons de la voix et des ca-
ractères de l'écriture». Sicard rappelle, en exposant la manière
dont il instruit les soui'ds-muets, « que la Convention ne veut
excepter aucun individu du bieni'aiL de l'instruction ». Mais en
admettant qu'il n'y a pas d'idées qui ne nous soient données par
les sens et par conséquent à l'occasion des objets extérieurs,
partant pas d'idées innées, il parle comme Condillac de Dieu, de
l'àme immatérielle et immortelle.
Membre de l'Institut dès sa formation Sicard écrivait à Lakanal,
auquel on venait de préférer La Réveillère-Lépeaux, une lettre
où il apparaît plein de reconnaissance pour le service qui lui a
été rendu en thermidor (1). Sur sa demande, il nommait Lai-o-
miguière instituteur adjoint des sourds-muets. A l'Institut, il
lisait un mémoire sur le Mode d instruction du sourd-muet,
un extrait raisonné et étendu de VHer)nês, traduit par Thurot :
« Le traducteur, disait-il, a lutté avec avantage contre le gram-
mairien anglais, l'a réfuté souvent et l'a toujours éclairci ». Puis
il publiait un Manuel de l'enfance, dans lequel il avait voulu
appliquer à l'art d'enseigner à lire, les vérités découvertes par
Locke et Condillac. Au d8 fructidor, il était déporté comme
royaliste. C'est à cette époque qu'il compose ses Eléments de
(1) « Ce rival ostlo seul qui vous ait disputé la palme, vous Tauriez emporté sur
to'is les autres: maiutfuaut qu'il est uominé, vous le serez aussi au premier joui'.
Ceux qui vous Tout préféré reviendrout à vous, que toutes les voix auraient dû ]ior-
ter. On se rappellera sans doute, et je le rappellerai ;ï ceux qui pourraient l'avoir
oublié, tout ce que vous doivent les sciences, les lettres et les arts, et ceux qui les
cultivent. Le véritable fondat(Mir de l'École normale, l'ami, le consolateui' des j-mmis
de lettres, U(ï sera p;is comme celui de qui a été dit, dans le temps, cette vérité si
cruelle pour ceuv qu'elle accusa :
Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre.
Encore deux ou trois jours, et un de mes plus chers amis sera mon précieux con-
frère ». Paul le Gendre, Lakanal.
f/ttimm/iire {/niémlf. On \ Iroiive encore l'éloge de Dmnaisais
el de Condillac, de Harris et de YEnci/cIoprclie mvthodlquc
« qui ont mis tant de profondeur, et répandu tant de lumière »
sur la grammaire. Mais il fait déjù une part bien plus grande aux
idées religieuses. Toutefois il n'a pas rompu avec les idéologues.
La Dt'cade annonce son retour ru lan VllI, - après une longue
proscription •>, et en l'an I\, son élection ou plutôt sa réélection
à l'Institut contre Fontanes et ïliiéhaull. Elle nous lait savoir
encore que Sicard a lu en l'an X, à la Société pliilolechni((ue, un
Mémoire sur le Mécanisme do la paraît', considéré indépendam-
ment du sens de l'ouïe. Il a appuyé, dit-elle, son système par des
expériences sur des sourds-muets de naissance, présents à la
séance, qui ont prononcé, sans s'entendre eux-mêmes, les dill'é-
rentes voyelles de lalpliabet et toutes les consonnes qui appar-
tiennent aux touches de linstrunïent vocal. La même année il
traduit et annote le livre de Hartley sur Xllomme et ses facultés
plij/siqucs et intellectuelles, ses devoirs et ses espérances (1). La
piviace n'indique pas un adversaire des idéologues. Hartley,
(lit-il, est moins abstrait et plus à portée du commun des lec-
teurs que Locke, dont il difTèie peu ; il a expliqué plus clairement
la manièi-e dont se forment dans lliomme les idées du juste et
de l'injuste; il a embelli la doctrine de l'association par de
savantes discussions et des exemples bien choisis et lumineux,
de manière à contribuer, pour une grande paît, aux progrès de
l'art de l'éducation. Dans ses notes, Sicard n'a pas voulu corriger
les inexactitudes relatives à l'organisation physique de rhommo
et se borne à aftirmer <pie celui-ci se distingue des animaux —
et en particulier du singe — parce qu'ils ne sont pas susceptibles
de perfectibilité. De même encore, il relève cette assertion
que le cerveau est le séjour particulier des idées, et toutes celles
où l'auteur abuse des mots, sans partagei- les folies des matéria-
listes. Kntre l'impression et la sensation doit se trouver, dit-il
en disciple de Malebranche, pour créer l'une à l'occasion de
l'autre, le Créateur tout-puissant de tout ce qui existe. Aussi
réprouve-t-il le langage de quelques idéoloQues modernes
qui ne voient dans l'homme qu'un animal d'une organisation
plus déliée et plus parfaite, et regardent son âme comme un
effet et non comme une cause, comme une faculté et non comme
(i)M. Piibot nmnrijuc que la traductiou n'est ni exacte, ni complète.
504 L'IDÉOLOOIE SPIUIT[ ALISTE ET CHRI-TIENNK
un principe (1). Et riiomme qui avait failli être condamné comme
un partisan de la Terreur, parle des illustres victimes qui, dans
les derniers temps, allèrent à la mort, comme le voyageur se
hâte d'arriver, sans se troubler et même avec gaieté, au terme
heureux de sa course! Ne dirait-on pas que la traduction de
Hartley, qui ne pouvait à coup sur déplaire aux amis de Cahanis,
a été terminée après la conclusion du Concordat, l'apparition
du Génie du Christianisme et la iiipture survenue entre Bona-
parte et les idéologues, auxquels peut-être Sicard devait d'avoir
été radié de la liste des émigrés? Sans rompre ouvertement
avec les hommes de gauche, il est tout entier avec la droite (2).
L'éloge de Napoléon vient là où l'on s'attendrait le moins à le
trouver, dans des exemples ou des questions de grammaire
générale. Ainsi les grandes époques du peuple français sont :
rétablissement des Francs, chacune des trois races royales, la
fin de la royauté, rétablissement de la République et la dynastie
impériale ou napoléonienne. Aussi quand Sicard écrivait, en
1811 à Ginguené, en lui rappelant les marques de bienveillance
et d'amitié qu'il lui avait données dans les temps les plus diffi-
ciles de la Révolution, Ginguené mettait en face : « Il me les a
bien rendues depuis, ce prêtre torticolis (3) ».
Il reste à signaler les services rendus par Sicard à l'éduca-
tion des sourds-muels. Dans sa théorie des signes, dans son
Cours d'instruction dun sourd-muet, Sicard a continué l'abbé
de l'Épée, et travaillé à former des maîtres capables de lui suc-
céder. Tout en mêlant, comme l'a remarqué Degérando (4), fort
inutilement la métaphysique à la grammaire, il a complété la
nomenclature, en faisant comprendre à ses élèves comment les
formes grammaticales représentent les vues de l'esprit et les
(1) Cf. Cabanis, ch. iv. ?; 1.
(2) Buisson, ra(hrrsaii(^ lif Saiut-Lanibort et ! 'adiiiirati'ur de de Bouald, jiaih^ de
Sicard, qui lui a affirmé, de la inauière la plus expresse, que l'enfant aitporte en
naissant une voix i)ropre et distinetive (p. 1G2). De lîonald cite Massieu et son
illustre maitre, pour combattre les pbysioloi.'istes modernes et Contlillac. Sicard
lui semble un esprit |)lus exercé cpie Rousseau, placé cependant jinr lui drjà au-
dessus de Condillac.
(3) Sicard demandait à Ginprueué où il avait publié sa Critique du Génie du Chris-
tianisme. On ietrou\e en cette circnustauce sn duidicité oi-diui.ire. Il s'adresse à
Ginguené et semble lui indiquer qu'il parlera comme lui de cet « étrange ouvrage »
et il en dit. au jugement de Sainte-Beuve (Chateaubriand, I, 342), des choses assez
justes et assez généreuses. Mais il réussissait à faire |iroposer sou Cours d'instruction
d'un muet de naissance à cùté des Rapports de Cabaids pour le piix de morale
ou d'éducation.
(4) De l'Education des sourds-muels, 1, .'j04 sqq.
DF.r.KRAMM) oO;i
louoliDusdes idées, en Iransporlaiit dans les signes graniinafi-
can\ nue image vivante de ses opéralions et de ses fonctions,
eu insistant snr le sens des règles syntaxiqnes, pour mettre le
sourd-muet en état d'exprimer sa pensée par Ini-niénu'. I.à
est sa véritable originalité.
II
.. Il y a, dit Sainte-Beuve, des esprits essentiellement mous
comme Degérando ; ils traversent des époques diverses en se
inodiliant avec facilité et nu^-me avec talent ; mais ne demandez
ni à leurs oeuvres ni à leurs souvenirs aucune originalité ». (hi
ne saurait accepter ce jugennMil dans son ensemble, et nous
ferons voir qu'il y a une originalité véritable chez Degérando.
On peut d'ailleurs constater des dillérences manifestes entre
les doctrines de ses premiers ouvrages et celles des derniers.
Mais i)onr lui comme pour Biran, comme pour Anq)ère, il
faut se demander si ce n'est pas l'inlluence des idéologues qui a
modifié sa direction première, à laquelle il est revenu, (juand
cette iniluence a cessé.
Degérando na([nit à Lyon en 1772, lit ses études au collège des
Oratoriens et montra une très grande piété. A seize ans, il priait
Dieu de lui conserver une existence (pi'il ne lui demandait que
pour faire le bien. Au séminaire de Saint-Irénéc, il acheva sa
pliilosophie. Il allait [lartir pom- Saint-Magloire afin d'entrer
dans les ordres, lorsque la Constituante supprima les congréga-
tions religieuses. Lié avec Camille .loidan, il écrivit, dit Mignet,
en commun avec lui, un<î suite de brochures pour réclamer une
entière liberté de conscience. Nous n'avons pas les écrits de
Degérando, mais Sainte-Beuve a conservé quelques passages de
ceux; de .lordan. C'est poiu' les catholiques qui refusaient
d'accepter la constitution civile du clergé qu'ils furent conqjosés.
Les deux amis, qu'il n'est guère possible de séparer, nous appa-
raissent alors non seulement comme des spiritualistes et des
déistes, ainsique le dit Sainte-Beuve, mais comme des chrétiens
fort sympathiques au catholicisme, et comme des politiques à
tendances /o\alisles. L'un et l'autre prirent part au soulèvement
del79:>. Un détachement dont Degérando faisait partie fut battu
par les troupes de la Convention. Degérando, atteint d'une ball^.
•;0C LIOf'OLOr.IE SPIRITIALISTE et CIIRl'TlENNE
à la jambe, fut sauvé par leur chef. La ville de Lyon avait été
prise, ses parents le croyaient mort : il sengagea dans un régi-
ment de chasseurs, entra avec lui h Lyon, fut reconnu et obligé
de gagner la Suisse où il retrouva Jordan. Bientôt, il se rendait
à Naples où il tenait les livres d'un de ses parents, et allait
le soir travailler dans un ermitage auprès du Vésuve. Après
lamnistie du 4 brumaire an IV, il rentra en France et suivit
à Paris Joidan nommé député. On sait avec quelle ardeur ce
dernier prit la défense des idées religieuses, et même des
hommes qui, pour la religion et le roi, avaient eu recours aux
assassinats. Condamné comme Portails et Sicard à la dépor-
tation, il fut sauvé par Degérando. Tous deux gagnèrent l'Alle-
magne. En Alsace, Degérando connut M"* de Rathsamhausen.
Elle était spirituelle et douce, aimait Dieu, ses parents, ses amis,
les livres, la campagne, la promenade, et surtout les malheu-
reux (1). Elle était aussi très pieuse et admirait Bonaparte. Portée
aux réflexions psychologiques, où elle cberchait un moyen de
se perfectionner, elle exerça sur Degérando une influence
qui contribua à en faire un homme religieux et fort occupé
du perfectionnement moral.
C'est à Tubingen, et, ce semble, d'après les indications de
celle qui devait être sa femme, que Degérando étudia la langue
et la littérature allemandes. Elle le félicite, en février 1798, de
ses progrès; elle place la littérature allemande au-dessus de la
littérature fiançaise, et cite, à côté de Kant, Klopstock, Gesncr,
Mal 1er, Schiller, Goethe, Herder, Voss, Schlosser, Richter (2).
C'est donc l'Alsace qui, pendant toute cette période, a servi de
transition entre la France et l'Allemagne (3). Soldat au 6" cbas-
seurs en 17!)8, Degérando prit part au concours sur Vlnfluencc
des Signes. Son Mémoire, recopié par sa fiancée et deux de ses
amies, fut envoyé à l'Institut à la fin de décembre. Degérando
épousait civilement M"*" de Rathsamhausen, qu'il avait épousée
religieusement quelque temps auparavant (4j, et enseignait la
grammaire générale à sa femme et à sa belle-sœur.
Sur le rapport de Rœderer, le Mémoire de Degérando fut
couronné. Après un voyage à Lyon, les jeunes époux vinrent
(1) Lettres de la baroiiue de Gérando, de 1800 à 1804, pvibliées par son fils.
(2) Page 4j sqq., Lettres de M"*^ de Gérando.
(3) F. Picavet, la Philosophie de Kant en France de 1773 à IHI't.
(4) Un prêtre non assermenté Ifur donna la bénédiction nuptiale, la nuit, dans
une chapelle des Vosges. Lettres de M""^ de Gérando, p. lo6.
à Paris, et l>egéiaiido se lia avec les itlt^ologues et M™" de Slai'l.
C'est ti Saint-Ouen, chez cette (lerniCre, quil procéda à la revi-
sion de son Mémoire sur les Sit/urs: lieu iit un ouvrage en
quatre volumes, dont deux: parurent eu ventôse, et les deux
autres en prairial (au VI II). Degérando l'avait corrigé avec soin,
avait étudié beaucoup plus la langue des différentes sciences, et
examiné de plus prés les divers projets imaginés pour la créa-
tion dune langue philosophique et universelle. Il en avait retran-
ché quelques chapitres sur divers systèmes de métaphysique et
spécialement sur la philosophie allemande. L'auteur se réclame
de Bacon, de Leibuitz et surtout de Locke, de Condillac et de
Court de Géhelin, mais il croit que ces écrivaius sont loin
d'avoir épuisé le riche sujet (lue présente à nos méditations la
liaison des signes et de l'art de penser. Pas ])lus que les auti-es
idéologues, il n'est un disciple Jitlèle de Condillac, auquel il
l'eproche des maximes trop absolues — « l'étude d'une science
bien traitée n'est qu'une langue bien faite; toutes les autres
sciences auraient une simi)licité et une certitude égales ù celles
des mathémati«[ues, si on leurdoimait des signes soud)lables; » —
des observations imparfaites et des déductions Ii0[) étendues.
Il n^cueille toutes les lumières que l'observation nous fournit
sur notre état passé, avant de basai'der des bypolbèses sur
nos progrés à venir, cherche à bien délinir les secours que nous
tirons des signes, avant de déterminer ceux que nous pouvons
encore en recevoir. Dans une première partie, analysant les
faits, il écrit l'bistoire de ce que uous avons été et examine
comment notre esprit s'est aidé des signes, quelle a été leur
inlluence sur les progrès ou les défauts de notie connaissance.
Dans une seconde partie, il fondi' nue théorie et s'attache à
déterminer de quelle perfection les signes sont susceptibles, et
quels effets produiraient les réformes qu'on pourrait y intro-
duire. Cbacune de ces parties comprend deux sections. L'histoire
de l'institution des signes et de la formation de nos idées est
suivie de lexamen des opérations que l'esprit humain a exécu-
tées sur les signes et sur les idées. De même, après avoir
cherché comment le perfectionnement de l'art des signes pour-
rait seconder nos progrès dans les connaissances de fait, Degé-
rando se demande comment il les seconderait dans la recherche
des vérités abstraites.
On trouve dans l'ouvrage des vues ingénieuses, des réflexions
508 L'IDÉOLOr.IK SPIRITIALIS ÏK ET CIlRI-mEiNNK
justes présentées. souvent, comme le disait la Décade, avec troj)
de prolixité (1), mais qui peuvent servir encore aux psychologues
et aux pliilolooues. Toutefois il n y a rien qui ne se trouve déjà
sous une forme plus précise ou moins développée chez D. de
ïracy, Garât et Rœderer. Ce qui fait l'originalité de Degérando,
c'est surtout la façon dont il se sépare de Condillac. Il fait
appel, non seulement aux philosoplies du xvm" siècle, mais aux
philosophes de tous les siècles et, hien longtemps avant Cousin
il est éclectique : « J'aspire, dit-il, au mérite plus facile tout
ensemble et plus consolant pour le cœur de rendre la vérité
accessible et populaire. Au lieu de citer à chaque page les
philosophes de tous les siècles, j'aime mieux convenir de bonne
foi, en commençant, que je leur dois tout... Je crois que presque
tout a été dit en philosophie, et que ce ne serait pas une gloire
médiocre, lors même qu'on n'y ajouterait rien, de recueillir les
vérités éparses, de les dégager des erreurs qui les entourent, de
les disposer dans un ordre convenable et de rendre à la philoso-
phie le même service qu'ont rendu à la science des lois les juris-
consultes laborieux qui en ont rédigé le code et ordonné toutes
les parties dans un lumineux ensemble. Lespérance de rendre
la science de nos idées tributaire du bonheur commun, de
rétablir quelques communications entre ce monde intellectuel
qu'habitait la métaphysique, et ce monde social que parcourent
les sciences positives (2) est la seule pensée qui m'a engagé dans
une telle étude ».
Ainsi il part du principe reconnu par tous les philosophes que
l'origine de toutes nos connaissances est dans nos sensations,
mais distingue se?iti?' ou être modifié (état passif), (Wipercevoir ou
avoir conscience de sa modification (état actif). En d'autres
termes, c'est par l'attention ou acte de l'esprit que la sensation
est transformée en perception (3). De même il ne fait pas du juge-
ment la comparaison de deux perceptions ou de deux idées, mais
il admet un jugement qui est le sentiment primitif par lequel
chacun est averti de son existence et de celle des choses exté-
rieures, à côté des jugements de comparaison qui servent à pro-
(1) Sainte-Beuve, plus irrévérencieux, Jit : « Ils ne sont pas seulement mous, ils
sont filants comme le macaroni, et ont la farulté <le s'allonger indéliiiimeut sans
rompre ».
(2) Remarquer l'expression.
(3) Cette flistinctiou a donc été faite dans Técoie avant Birau; cf. ce qui a été dit
de Lancelin et d« Laniarck.
DKC.ÉRAMX) 509
iioiicer sur la ivssoiiiblance ou la diflereucc des résultats fournis
par le premier (1). (Test encore en s'appuyant sur le luênie prin-
cipe que Degérando distingue l'idée ou le rapport de la percep-
tion, et riniage ou le retour de la sensation. Afliruiaut une dépen-
dance réciproque entre les divers organes cérébraux des
sensations, il ramène à la simultanéité, à la succession, à l'ana-
logie, la liaison mécanique ({ui détermine lapparition et le retour
des idées et appelle par suite signr toute sensation qui excite en
nous une idée. Les signes ne sont pas nécessaires à la l'ormation
de nos preniiC'res idées, bien qu'ils le soient poui- la formation
de certaines. Contre les métaphysiciens modernes, Degérando
justitie l'ancienne logique d'avoir enseigné que l'on compare les
idées entre elles pour savoir si elles sont renfermées l'une dans
l'autre ; avec d'Alembert et Condorcet, il reconnaît qu'au milieu
de tous ses écarts, la raison s'avance cependant vers son but
d'une manière lente, insensible, mais réelle et nécessaire; il croit
à la perfectibilité de l'esprit humain. Il veut se placer entre le
dogmatisme ou méthode des systèmes abstraits, qui commence
mal, et l'empirisme ou scepticisme qui ne sait pas déduire; entre
la mysticité exaltée de Malebranche et l'épicurisme d'Helvétius.
Il soutient que si l'on a abusé du syllogisme, cela ne prouve nul-
lement qu'il ne soit pas nécessaire : mais il défend l'expression
d'idéologie sur laquelle on a voulu jeter du ridicule. Enlin il
admet que l'on emploie l'analyse, à laquelle se ramènent l'induc-
tion socratique, la réduction à l'absurde des scolastiques, la
méthode de Locke, de Rousseau et de Smith. Mais il admet aussi
la synthèse (pi'on retrouve dans les 'SU'dilatlon^ de Descailes,
dans le traité de Clarke sur V Existence de Dieu, dans les écrits
de Leibnitz et d'Aristote, dans la Psychologie de Bonnet et Y E>>-
prit des lois.
Degérando, associé à l'Institut, y lut deux Mémoires siu' la
pasigraphie : dans le premier, il affirme que la pasigraphie repose
sur une classilication vicieuse, occasionne de fausses associations
d'idées et ne ferait qu'augmenter l'abus trop ordinaire du lan-
gage. Dans le second, il nie qu'elle puisse devenir une langue
universelle, et indique plusieurs avantages que nous retirons ou
que nous pouvons retirer de la diversité des idiomes. Plus tard,
il y lut un Mémoire sur Kant, où, tout en rendant justice au génie
1, Cf. Aniprli. rli, VII. j i.
310 L'IDÉOLOGIE SPIRITL'ALISTE ET CHRETIENNE
fécond et hardi du philosophe el à la vaste étendue de ses con-
naissances, il estime que sa méthode, ses prétentions et son ohs-
curité disposent à mal juger son système (1). Mercier et Villers
comhattirent les conclusions de Degérando, soutenues par la
Décade et les idéologues.
Son originahté se montre encore dans le Mémoire sur le Sau-
vage de VAveyron^ et sm-tout dans les Conaidùr allons sur les
méthodes à suivre pour l'observation des peuples sauvages, qu'il
composa pour le capitaine Baudin. Déjà, dans son premier
ouvrage, il se plaignait qu'on n'eût que quelques vagues rensei-
gnements sur les cérémonies, les costumes et les hahitudes exté-
rieures, sur les opinions, les idées et l'état moral des nations
sauvages et barhares. Obligé d'être court et précis, Degérando a
fait pour Baudin un Mémoire que la Société d'anthropologie
a reproduit de nos jours comme un modèle.
En Tan IX, il professa la philosophie morale au Lycée répu-
blicain. Dans son discours préliminaire, il en exposa le but, le
caractère et l'histoire : elle se rapporte doublement àThomme,
puisque c'est dans sa connaissance ({u'cUe ])uise les plus sûres
lumières ; vers son amélioration, qu'elle dirige ses plus utiles
résultats. C'est par ses rapports avec l'étude de l'homme qu'elle
se lie aux autres sciences et se coordonne avec elles dans un
système commun, dont elle occupe le centre. Son histoire se
divise en quatre époques principales : la première, marquée par
l'apparition de Socrate qui fit consister la sagesse dans l'art de
se connaître soi-même; la seconde, dans laquelle se forment les
sectes de Zenon et d'Épicure ; la troisième, qui vit avec le chris-
tianisme, l'association de la morale et des idées religieuses ; la
quatrième, qui commence à la renaissance des lettres avec Mon-
taigne, Bacon, Hobbes et dont les représentants, anglais ou fran-
çais, ont tantôt présenté les faits qu'ils avaient observés, tantôt
réduit ces observations en systèmes, tantôt rapporté ces mômes
observations à la pratique.
Degérando évitait les controverses, parce qu'il voulait don-
ner l'exemple de la tolérance, dont il professait les maximes.
Il évitait de même toute application qui pourrait rappeler les
époques de nos malheurs^ avec autant de soin que d'autres en
mettent à les rechercher : « C'est parce que nous avons tous
(1) F. Picavet, la Philosophie de Kant en France de 1773 à UU, p. 20.
DECÉRANDO oll
soufforl, disail-il, qu'il nous convient à Ions donblior. Ce serait
anjonrdluii être l'ennemi tlu présent, de l'avenir, que d'insister
trop sur les souvenirs du passé ».
Dans trois séances successives, Degérando exposa ensuite la
théorie des sensations, montra comment elles forment un
système lié dans toutes ses parties ; comment, se liant aux
lois générales de la naluie, à celles des facultés morales de
riiomme, elles deviennent, par cette double liaison, le fonde-
ment de notre existence, l'origine de nos connaissances, le prin-
cipe de toutes nos opérations. Kn étudiant le rapport des
sensations à notre bien-être, il attribua le principe fonda-
mental de ces deux moditications, à deux degrés divers d'inten-
sité sensitive, définit les sentiments moraux qui accompagnent
en nous ces impressions et en déduisit l'explication des efVets
qui en résultent; il termina par un appel à la bienfaisance (1).
l'oiw l'Académie de Berlin {2}, Degérando conq)osa un Mémoire
qui partagea le prix -> avec celui d'un juif berlinois ». Il fut
nommé en même tenq)s correspondant de la Société des Arts de
Genève et de l'Académie de Turin. « Ceci prouve au moins, dit la
hrcadc, combien la doctrine de Locke et de Condillac réunit
aujourd'hui les suffrages des sociétés savantes les plus éclairées
de IKurope <>. Garât, Hœderer, Ampère, Cabanis, Biran (3)
vl Décade fj/iiloiophique, 10 pluviùsi- an 1\.
(2) Elle avait proposé pour sujet do prix la nuestiou suivaute : Démontrer d'une
manière incontestable f'orif/ine de toutes nos connaissances, soit en présentant
de» arguments non employés encore, suit en jnésentant des ar(/uments déjà
employés, mais en leur donnant une clarté nouvelle et une force victorieuse
de toute objection. Elle y joignait le coiniiieut;iire suivaut : « L'impurtaute
<|uestiou (le l'oriL'iue de uos couuaissauees, aifilée de tout temps, a été discutée do
nos jours plus vi>emeut que jamais; elle est etrtaiiiemeut d'un graud intérêt et il
serait à soulialter que les jireuves, pour ou «outre, fusseut portées à uu deirré di;
perfectiou et d'évideuce qui pût mettre les philosophes eu état do prendre uu parti
déeidé sur cet objet. s:ms toml)iM- dans uu synerétisme qui, eu substituant rimlillé-
reuce à l'iutérèt, demeurerait iufructueu\ pour les progrés de la piiiioscq)liii'.
L'Académie n'eutre point daus les idées de ceux qui regardent comme démontré
avec une évidenci- matbém.itique, qu'une partie de nos connaissances prend son
origine uniquement dans la nature même de notre entendement ; elle rst persuadée,
au contraire, qu'on a fait contre cette opinion des objections essentielles, demeu-
rées jusqu'à présent sans réponses satisfaisantes, tout comme elle est persuadée
qu il y a des preuves très fortes en faveur de l'opinion qui déduit toutes nos cou-
naissances de lexpérience, quoique peut-être ces preuves u'aieut pas eucore été
mises dans leur vrai jour ».
Ci) « J'aime à reconnaître ici, dit ce dernier, les obUgations que j ai à l'ouvrage
sur les Sic/nes du citoyrn Degérando. La théorie lumineuse que nous a donnée cet
auteur estimabb-, sur la formation des idées abstraites et complexes de difl'éreuts
ordres, sur la distinction de leurs qualités ou propriétés diverses, sur les formes de
uos jugements abstraits, etc., m'a été très utile daus cette dernière partie de mou
'o\iL L'IDÉOLOGIE SPIRITUALISTE ET CHRÉTIENNE
avaient accueilli avec faveur l'ouvrage sur les signes. Ampère
cite de même Fouvrage sur la Génération des connaissances
humaines, et M"<= de Staël écrit, le 23 octobre 1802, à Camille
Jordan : <( Je lis l'ouvrage de Degérando pour Berlin qui me
frappe de vérité et de clarté ».
En février 1803, Degérando terminait VHistoire comparée des
systèmes de philosophie relativement aux principes des con-
naissances humaines. La doctrine delà perfectibilité a conduit
Cabanis à accorder à tous les systèmes une importance que ne
leur reconnaissaient ni Condillac, ni même D. de Tracv. L'étude
d'Hippocrate l'a ramené au stoïcisme. L'éclectisme moral, reli-
gieux et philosophique, auquel se rattache de plus en plus
Degérando, a été cause qu'il a écrit avec une impartialité rare
alors et même depuis, l'Histoire des systèmes. Par lui, comme
par Cabanis et par Fauriel, la méthode historique prend plus
d'ampleur et de précision. EtDegérando appartient bien à l'école.
Il cite avec éloges Condorcet, Cabanis, Biran, Thurot, D. de
Tracy, dont il combat l'hypothèse « fort ingénieuse pour expli-
quer l'origine de nos connaissances ». L'épigraphe empruntée
à Quintilien (1) eût pu être mise en tête de YEsquisse de
Condorcet. L'ouvrage réalise en partie le vœu qu'avait formé
Bacon de voir exécuter, pour « l'accroissement des connais-
sances humaines, une histoire universelle des sciences et des
arts ». L'histoire de la philosophie est un nouveau texte pour
nos méditations et la longue expérience qu'elle fournit fera sur-
gir, comme d'elle-même, une théorie importante. Toute philo-
sophie ayant en quelque sorte pour pivot les principes ou les
vérités premières placées à l'origine de toutes les autres, il faut,
après une exposition historique des systèmes imaginés par les
philosophes sur les principes des connaissances humaines, faire
une analyse critique où l'on oppose leurs motifs et où l'on
compare leurs effets. D'après des témoignages authentiques, on
classe, divise, définit les doctrines et fixe les signes d^s révolu-
tions philosophiques; puis on en tire une lumière nouvelle pour
la question fondamentale.
travail. Eu lui rcjidaut ici ce qui lui appartient, je remplis un devoir ; en lui expri- |
niant ma recoouaissauce, j'obéis au sentiment ». (Méuioire sur l'Ilii/jitude. \).2S'2.)
(1) « lUis inveniendafaei'unf, nobis cognoscenda sunt ; tôt nos pi'Oiçeptis, tôt exem-
plis iustru\it anti(juitas, ut non possit videri ulla forte a4as felicior «piam nostra,,
cui docendaî priores elaburaverunt »-
DEGÉRANnO 313
Oegérando ne veut ([ue faire une introduction générale à l'his-
toire de la philosophie (l), et préparer à ses successeurs une
nomenclature régulière et simple, analogue à celle des natura-
listes. En dix-sept chapitres (:2) il donne des notions, encore
exactes pour la plus grande partie, sur toutes les écoles, même
sur celles qu'on estimait le moins.
Uuil nous suffise d'appeler l'attention sur celui où il parle de
la scolastique : rien n'est plus injuste, dit-il, que le mépris avec
lequel nous traitons aujourd'hui cette grande discussion entre
réalistes et nominaux, qui se rattache aux plus célèbres doc-
trines de l'antiquité et des temps modernes et porte sur la ques-
tion fondamentale de la génération des idées. Elle a rendu l" in-
dépendance aux esprits, ouvert des routes nouvelles, préparé
une salutaire réforme des méthodes. Avec Leibnitz, on peut
dire : « aunim hifcrp instercore illo scholastico harbariei » (,*{).
Si nous rapprochons Degérando et Daunou, ne sera-t-il pas juste
encore d'affirmer que, en continuant d'Alemhert et Condorcet,
ils ont contribué à nous révéler et à nous faire étudier le moyen
âge, qu'on s'obstine toujours à représenter « comme ignoré et
méprisé par les idéologues » (4). De même si nous lisons les
pages consacrées à la philosophie écossaise et à la philosophie
allemande, nous serons tentés encore de répéter le sic vos non
robis, en voyant ce qu'on écrit tous les jours de Royer-Collard
et de M-^^de Staël.
Séparant le syncrétisme, qui confond en un seul tous les
éléments les plus hétérogènes, de l'éclectisme qui extrait des
diverses doctrines, par un choix raisonné et une sage cri-
(Ij Le titre a été ri'|iris rnmme les idées par CdusIii,
(2) I. Objet et plan. — II. Historiens de lapliilDsopluc, — 111. Origine de iapliilo.sij-
pliie. — IV et V. Première période, École d'Ionie, Pythafrore, Heraclite, Écoles
d'Klée, sophistes. — VI et Vll. Deuxième période, Socnite, Platon, les trois Acadé-
mies, les scepti([aes, Aristote, Épicure, Zenon. — VIll. Troisiciae période, Éclec-
tisme ou syncrétisme, rèïue des doctrines mystiques. — IX. Ouatriènie période,
Arabes, scolastiques, rèi^ne de la philosophie d'Aristote. — X. Cinquième période,
Réforme de la philosophie, Hacon et son école, les méthodes expérimentali-s. — XI.
né\elo|>pemeut de la doctrine de Bacon et de Locke en Ani-Metern; et en France. —
XII. Philosophes qui ont restreint le prim-ipe de l'expérience dans de plus étroites
limites, Hobbes et son école, éclectiques, sceptiques, idéalistes modernes. — XIII.
Histoire du cartésianisme. — XIV. Leibnitz et Wolf, l'iiutomafisme spirituel, les prin-
cipes de contradiction et de raison suffisante. — XV. Ecole ih- Leiltnitz et rie Wolf.
— XVI. Kaut et son école, criticisme. — XVII. Destinées de la philosophie critique
et systèmes sortis de l'école de Kant.
(.3) Voyez les ju:.'ements sur Albert le Grand, Guillaume d'Auvergne, saint Tho-
mas, Duns Scot, Henri de Gand. Guillaume d'Occam, etc.
(4) Voyez ¥. Picavet, Revue critique {dompte rendu Ju Duns Scot de Pluzauskil.
PlC.4VET. 33
Mi L IDÉOLOr.IE SPIRITIIALISTE ET CHRETIENNE
tique, ce que chacune d'elles peut avoir d'utile, Degérando voit
dans l'histoire un moyen de distinguer, par des caractères lixes
et certains, la fausse philosophie de la véritable. La multiplicité
des systèmes a été une préparation à la découverte de la vérité ;
bon nombre d'opinions, sans être la vérité tout entière, en ont
été le commencement. Leur diversité tient à ce quelles sont
incomplètes, et chacune a son prix, puisqu'elle apporte quel-
ques éléments nécessaires à la formation des notions exactes.
Avec Leibnitz, il faut faire un choix entre les maximes des
philosophes, en découvrir les traces chez les anciens, les sco-
lastiques, les Allemands et les Anglais, tirer l'or de la boue,
le diamant de sa mine, la lumière des ténèbres, pour consti-
tuer la vraie philosophie, pci^ennis quœdam philosophia.
Aussi, l'histoire terminée, en extrait-il les résultats. Les sys-
tèmes recherchent tous comment les connaissances se forment,
se constituent, se légitiment ; il en examine la certitude, l'ori-
gine, la réalité. De là, dogmatisme et scepticisme, empirisme (1)
et rationalisme, enfin matérialisme et idéalisme, entre lesquels
se place un moyen terme qui consiste à n'affirmer qu'après
avoir douté, à réconcilier les sens et la raison, à admettre la
réaUté des objets connus par les sens externes et par le sens
intérieur (2). Si l'on examine la filiation historique des systèmes,
on voit que l'empirisme apparaît d'abord, puis que le rationa-
lisme prend naissance. De la guerre que se livrent l'empirisme
et le rationalisme sort le scepticisme qui trouve les sens et la
raison également incapables de procurer une véritable connais-
sance. On allie les sens et la raison : l'empirisme fait place à
la philosophie de l'expérience, le rationalisme à une philosophie
spéculative où la raison est au premier plan, les vérités sen-
sibles au second. Les expérimentalistes font naître les idées
déduites des idées sensibles, les spéculatifs admettent des idées
innées; les premiers préfèrent les méthodes analytiques, les
seconds les méthodes synthétiques. On se divise de nouveau
(1) Degéraudo juiut à cette épithète, p. 341, celle de sensualisme, déjà em-
ployée par Villers, et avec laquelle ou devait plus tard combattre son école.
(ii) M. Ferraz, Spirilualisme el Libéralisme, p. 177, a i-approché Degéraudo de
Hegel, uuissaut. par la syutlièse, la thèse et rautitlièse, et vu eu lui uu prédécesseur
de Cousin pour Téclectisme et la classification des systèmes seusualiste, idéaliste,
sceptiipu^ et mystique ; avec raison, ce semble, mais eu oubliant Cabanis et Fauriel
et eu diminuant la conception de Degéraudo, beaucoup moins simple et jdus exacte
que celle de Cousin. Cf. Taiue, op. cit., p. 149 : « Le ])lus lidèle élève de Cousin,
M. Saisset, a réfuté à l'École normale la théorie des quatre systèmes ».
i)i:(;ERANno 518
sur la réalité des objets auxquels nous rapportons les sensa-
tions internes ou externes : les matérialistes combattent les
idéalistes, dont les identistes, qui n'admettent même pas le
moi, et se retranchent dans quelques axiomes abstraits indépen-
damment de toute existence, forment l'avant-garde, et par leurs
discussions font naître un scepticisme absolu. On s'aperçoit alors
qu'il est nécessaire de définir la science. Il y a liaison entre les
révolutions de ces divers systèmes. La philosophie de l'expé-
rience corrige la précipitation du dogmatisme par un scepticisme
de prudence, elle repousse le scepticisme absolu par l'autorité
des faits; elle délivre l'esprit humain des chaînes de l'empirisme,
elle lui rend, avec les déductions et les méthodes, le moyen de
généraUser; elle ramène le rationalisme des vagues espaces où il
s'égarait, aux données précises de l'observation; elle offre à
lidéaiisme et au matérialisme un traité de paix fondé sur la
double expérience des sens externes et du sentiment intime.
Immuable parce qu'elle a su rencontrer la grande loi de l'équi-
libre, elle tient en quelque sorte la balance entre les systèmes (1).
On lit si peu Degérando et surtout la première édition de
l'Histoire comparée qu'il serait aisé d'en extraire bon nombre
d'idées qui ont paru originales, quand on les a rencontrées chez
ses successeurs (2). De Bonald y puisa des armes pour mon-
trer «( que l'Europe, le centre et le foyer de toutes les lumières,
attend encore une philosophie » ; Biran y prit des arguments
contre de Bonald. L'ouvrage fut traduit en plusieurs langues.
Tennemann en fit l'éloge, Dugald-Stewart y vit, avec la rare
alliance du savoir, de la générosité des sentiments, de la pro-
fondeur philosophique, une frappante et complète analogie avec
ses vues propres (3).
(1) Degérando lui attribue même des avantages politiques : « L'empirisme s'ap-
pose à toute réforme, li.-s spéculatifs les provo(4ueut imprudemment, la philosophie
de l'expérience les accommode aux temps, aux mœurs, aux leçons du passé, aux
circonstances présentes ». On comprend que cette philosophie ait [iln à Bonaparte
et qu'il ait utilisé les services de celui qui la professait.
(2) La comparaison de la philosophie et des beaux-arts, l'cniplui du meiveilleux
dans les systèmes, Tart de former une secte, la distinction de la philosophie moderne
et de la philosophie ancienne, les problèmes qui restent à réSou(h'e et ceux qui
sont insolubles, etc. Cf. Ravaisson, Rapport; lîoutroux, /«^rorfî<c//on à la traduction
de la Ph. Grecque.de Zeller ; Brochard, le Scepticisme dans l'antiquité grecque-
Victor Egger, la Science moderne {Revue internationale de l'enseif/neynent, la août
1890j ; Dubois-Reymond, les Sept énigjues du Monde, e.tr.
(.3) Troisième Essai, p. 14. — 11 faut remarquer dans cet ouvrage de Degérando
certaines expressions que nous avons déjà sigualées chez Thurot : doctrine positive^
expérience positive, sciences positives, etc.
816 L IDÉOLOGIE SPIUITUALISTE ET CHRÉTIENNE
D'abord secrétaire du bureau consultatif des arts et du com-
merce, .Degérando devint secrétaire général au ministère de
l'intérieur; puis maître des requêtes, il alla en Italie, à Florence
et à Rome, devint conseiller d État en 1811 et intendant de la
Catalogne en 1812. Il se rapprochait ainsi de plus en plus de
Napoléon. Il y eut, avec les idéologues, des froissements. Degé-
rando, dans son Rapport sur le progrès de la philosophie,
faisait l'éloge de Kant, des travaux publiés en Allemagne
sur l'histoire de la philosophie, vantait Dugald-Stewart et ne
parlait de l'école française que comme ayant redressé la doc-
trine de Condillac. Le ministre, chargé pour les autres rapports
de « prescrire des bornes (1), à certaines opinions contraires à
la morale publique », se déchargea de sa responsabiUté sur
Degérando qui dut indiquer des corrections et donner des con-
seils à des hommes dont il avait reconnu la supéiiorité en mille
occasions : « Leur amour-propre s'en blessa, dit M""" de Géraudo,
et il y eut un grand déchaînement contre celui qui avait donné
la forme d'un conseil amical, à ce qui pouvait d(îvenir un ordie
supérieur » (2).
En 181i, Degérando fait partie de la Société philosophique
qui se réunit chez Biran. En 1818, il enseigne à la Faculté de
Paris, le droit administratif et publie (juatre volumes ù'Institutes.
L'un des fondateurs de la Société pour l'instruction élémentaire,
il fait aux instituteurs primaires, un Cours normal, où il
explique la direction à donner à l'éducation physique, morale et
intellectuelle. En 18-22, il donne une édition considérablement
augmentée de Y Histoire comparée (3). Ampère se plaignait que
Cousin développât ses idées sans le citer; Biran disait que si
Cousin chassait sur ses terres, c'était de son plein consentement,
et qu'il avait une bonne part du gibier. L'éditeur de Degérando
semble indiquer aussi que Cousin lui devait bien quelque chose :
« En lisant, disait-il, les programmes des cours ouverts depuis
quelques années à la Faculté des lettres de l'Académie de Paris,
on se convaincra que les professeurs ont généralement adopté
pour base de leur enseignement, précisément l'idée sur laquelle
repose l'ouvrage de M. Degérando ». Damiron et ^Cousin ont
(1) Lettres de Mme de Gérando, page 226.
(2) A la même époque Sainte-Beuve (C. Jordan) signale un refroidissement entre
Degérando et M"^ de Slaël.
(3) Quatre volume» allant jusqu'à la fin de la scolastique, parurent alors ; quatre
autres volumes sur la philosophie moderne ont été puhliés par son fils.
DEGÉRANDO ol7
voulu montrer que, dans celte seconde édition, comme dans les
ouvrages qui suivirent, Degérando s'était séparé des idêolognpn.
Il n'a cependant abandonné aucune des opinions qu'il avait
autrefois exprimées; il loue encore Bacon, Condorcet et Cabanis.
Mais à partir de cette époque, il est de plus en plus occupé des
idées morales et religieuses, qui de bonne heure avaient attiré
son attention. Dés 18-20, il écrit le Vhiteur du Pauvre; en 182i,
son livre du Perfectionnement moral, qui, dédié à sa femme,
païut après la mort de celle qu'il avait si tendrement aimée.
Degérando y parle souvent de la Providence et de Dieu, mais il
défend la pbilosopbie de l'expérience contre ses détracteurs,
qu'il ne nomme pas d'ailleurs. S'il applaudit récleclisme judi-
cieux, qui emprunte à chaque système ce qu'il a de bon, et
rejette seulement ce cpiil a d'incomplet, il ne fait que répéter
ce qu'il avait développé dans ses premiers ouvrages. S'il voit
dans l'homme un être religieux, il continue à le considérer, avec
Condorcet, con»me im être perfectible, et h croire qu'il peut s'éle-
ver et s'étendre par une progression ininterrompue; s'il est
chrétien, il ne l'est pas à la façon de ceux qui se lattachent au
côté poétique du christianisme, et en font, comme Chateau-
briand, une sorte de superstition et d'idolâtrie. D'ailleurs après
cet ouvrage qui contient des banalités, des redites et môme des
déclamations, mais aussi des cboses fort intéi'essantes, Degé-
rando revenait encore à une étude à'idi'olof/ie.
Dans son Ra|)porl de 1808, dans son Histoire de 1822, il signa-
lait déjà l'intérêt qu'il y aurait à observer des sourds-muets avant
qu'ils ne soient instruits. Parlant d'une jeuni? (ille sourde-muette
et aveugle, on pourrait, disait-il, faire un livre sur l'histoire de
son intelligence, et cette histoire aurait du moins sur le roman
de la statue imaginée pp.rCondillac, l'avantage d'être en tout une
expérience positive. Administrateur des sourds-muets, il fut
chargé, à la mort de Sicard, de présenter un tableau comparatif
et raisonné des méthodes qui ont été appliquées à leur édu-
cation et de proposer les améliorations progressives qui pou-
vaient y être introduites. Il fit, en deux volumes, son ouvrage
sur VEducation des sourds-muets de naissance. Dans une pre-
mière partie, il établit les principes et la fm de l'enseignement;
dans une seconde, il écrit l'histoire de l'art; dans une troi-
sième, il considère le mérite respectif des divers systèmes et
indique les perfectionnements dont ils sont susceptibles. La
318 1/IDÉOLOr.lE Sl'irilTHALISTE ET CHRÉTIENNE
partie historique dénote une sûre érudition et vaut encore
aujourd'hui; la parlie dogmatique est des plus intéressantes et
fait Yoir combien l'élude des questions psychologiques serait
utile à ceux qui s'occupent des sourds-muets. Mais dans ce livre
où Preyer (1) signalait tout récemment encore de très bonnes
observations sur l'acquisition du langage chez l'enfant, nous ne
voulons indiquer que ce qui est vraiment original et rappelle
l'idéologue. Se souvenant de son Mrmoirf pour Baudin, Degé-
rando regrette qu'on ne fasse pas pour le sourd-nmet ce qu'on a
tenté déjà pour les sauvages. La description de leur développe-
ment intellectuel, de leurs croyances et de leurs préjugés, de
leurs idiomes, serait d'une grande utilité pour l'étude des sciences
philosophiques. Il faudrait les examiner dans leurs familles
et livrés à eux-mêmes, dans les différentes positions et à diffé-
rents âges. Malheureusement il a négligé, lui aussi, d'étudier
avec suite et méthode ce qu'il appelle l'histoire naturelle du
sourd-muet, quoi(iu'il ait fourni certains renseignements qui ne
sont pas sans intérêt sur James Milciiell, aveugle et sourd, et
sur une jeune flUe, sourde-muette et aveugle, qui a plus d'un
point de resscmhlance avec Laura Bridgmann (2). Bien plus,
gouverneur-administrateur des Quinze-Vingts, il avait été amené
à comparer la situation des aveugles à celle des sourds-muets,
et à faire quehiues observations sur les dispositions morales et
intellectuelles des premiers. Combien on regrette qu'il n'ait pas
été contenu par 1). de Tracy et Cabanis ! Au lieu des quatre
volumes sur la Bicnfaimnce publique, que d'autres eussent pu
faire, il nous aurait peut-être laissé sur les sauvages, les sourds-
muets et les aveugles, un ouvrage qui l'ertt, plus encore que son
Histoire, rangé parmi les penseurs dont la postérité se souvient.
A la place d'idées originales mais non toujours mises en pra-
tique et noyées en plus de vingt-cinq volumes, il eût fait une
œuvre (3).
(1) Proyer, lAme dp l'Enfant, p. 498.
(2) Sur"^Laura Bridirmaun, cf. Rpv. ph., I, 40J ; VII, .316.
(3) Deg-éraudo, rentié à rAcadéinie desscieiict-s morales et devenu pyir de France,
présidait, six mois avant de mourir, la commission cliarirée de juger le concours
sur Laromiiruière, et demandait aux concurrents d'être plus justes pour les philo-
sophes de l'Ecole française, dont Laromiiruièrp a suivi les traces. Sur Deirérando,
cf. Cousin, Fragments plillosophifjiies; Damiron. oj). cit.; Jourdain, Dictionnaire
philosopiiique; Miguet, Notice; Ferraz, Spiritualisme et lif)éralisme ; Jules
Simon, Une Académie sous le Directoire; Paul Janet, Victor Cousin et son
œuvre, etc.
PUÉVOST, hl MONT. LES.vr.E, nOXSTETTFN, ETC. M!)
Il a (léjù été question à pliisituiis reprises de Prévost de
Genève (1). Traducteur d'Adam Smith, il a très bien caractérisé
les trois écoles française, écossaise et allemande, il a fait l'éloge
de Garât et de Thurot et obtenu une mention an concours sur
rintluence des signes. Gorrespondaiit de Tlnstitut, c'est à Tau-
teur de la Gnif'ni/iuN des connaissances hmnaines, qu'il em-
prunte, en l'an XIII, l'épigraphe de ses Essais dr p/iflosop/iir{i).
Reprenant la division en trois écoles, il mcnlionne l). de ïracy,
dont à regret il n'accepte pas, en ce moment du moins, tous
les principes, eu lui faisant cependani [)lusieurs emprunts;
lîiran. (jui a savamment suivi et déduit la théorie de l'habitude
exposée par l). de ïracy ; Degérando qui a profondément analysé
la manière dont les facultés contribuent à la formation de nos
idées, mais surtout Ihigald-Stewart et les Écossais. Quatre ans
plus tard, il dédiait à Degérando la traduction des Éléments de
la philosophie de l'esprit humain de Dugald-Stewarl, eu lui adres-
sant une lettre qui montre cond)ien étaient étroites, à cette
époque comme au xvni" siècle, les relations entre les philosophes
de la France, de l'Ecosse et de la Suisse (3).
De Prévost, on pourrait rapprocher Dumont, l'ami de Mira-
beau et le traducteur de Bentham, dont il lit connaître les idées
sur le continent ; Walckenaer qui en 1798, dans son Essai sur
l'histoire de l'espèce humaine, s'appuie sur Bacon, mais combat
Voltaire. Montescpiieu, Helvétius, La Rochefoucauld et Mande-
ville, en invoquant Smith et Stewart traduit par Prévost; Lesage,
dont quebiues opuscules suivent les Essais de philosophie et
chez qui M. Paul Janet a relevé des idées fort intéressantes sur
les causes tinales (4).
Mais Boustetten ii74o-1833) mérite une mention spéciale. Il
connut Voltaire et Bonnet, B. Constant et M'"" de Staël. Biian
l'a lu et cité. Dans ses Recherches sur l'imagination (1807), il
distingue les sentiments des idées, en reproclnint aux modernes
d'avoir isolé des faits qu'il eût fallu observer en leur composi-
tion. Il critique Kant, nomme souvent Bonnet et Leibnitz, quel-
(i; Cf. di. i,%±\ eh. VI, §:;.
'2) « La philosophie est uu art pratique qui s'efforce de nous apprendre à faire un
hoa usaire des dons rh- la nature , qui iherche ù nous leudre plus éclairés, pour
nous rendre meilleurs ».
(3; Degérando écrivait lui-même eu 1804: «. Je me fais un plaisir et un devoir
d"aunoni"er <pie je dois heauooui) pour la philosophie écossaise aux indications ipai
mont été fuurnii-s par nn-s dii-'iies amis, MM. Prévost et Pictet ».
(4) Paul Janet, les Causes finales, i^e éd. p. 619 sqq.
520 L'IDÉOLOGIE SPIRITIALISTE ET CHRÉTIENNE
quefois Pinel, mais eût pu restituer à Cabanis plus dune des
réflexions justes, le plus souvent superficielles, qu'il y fait
entier (1). Les Études de l'homme (1821) où sont mentionnés
Helvétius et Locke, Bonnet et Bacon, Herder et Hume, Smith et
Leibnitz, Rivarol et Diderot , Kant et Garve , ont pour objet
d'étendre la théorie de la sensibilité et portent sur la sensation,
la liaison des idées, le sens moral, la vérité, limmortalité de
lame et l'existence de Dieu. Les idéologies ne montient dans la
pensée que des idées ; il faut y faire entrer le sentiment comme
une partie intégrante et non comme un hors-d'œuvre. Toutefois
la méthode analytique est la seule méthode d'invention, parce
que nos connaissances sont à l'origine contenues, comme un
germe, dans des sensations très composées et très obscures (2).
III
Pour D. de Tracy, Volney, Cabanis, Condorcet, comme pour
Lamarck, J.-B. Say, Thurot, Ampère, Laplace, lidéologie et les
sciences étaient des alliées qui ne pouvaient obtenir de résultats
qu'en marchant de concert. Avec Laromiguière, la philosophie
se construit, sauf quelques généralités mathématiques, indé-
pendamment des sciences. A. Comte elles positivistes prennent
pour eux les sciences mathématiques, physiques et sociales ;
Broussais et les naturalistes font la philosophie biologique;
Fauiiel, A. Thierry et leurs successeurs cherchent à dégager la
philosophie de l'histoire ; Ch. Comte, Dunoyer, Bastiat môme,
continuent en économie politique la tradition idéologique,
tandis que les philologues se mettent à lécole de l'Allemagne
et tâchent de la rejoindre sur le domaine positif, avant de se
lancer dans la spéculation.
Les successeurs de Laromiguière n'ont plus de commun avec
les savants qu'une seule chose, à dire vrai dune importance
capitale, la méthode. Mais les qualités de l'homme gagnaient à
la doctrine tous ceux qui l'approchaient; celles de l'écrivain
étaient bien propres à rendre son œuvre populaire. D'une clai-lé
sans égale, et ne s'appuyant à peu près que sur les notions vul-
gaires, elle pouvait être comprise par les gens du monde, aux-
{!) Par exemple, la distinction d'un sixième sens.
(2) Cf. Cabanis et D. de Tracy, ch. m à vi, passim.
l.AROMir.riLRK 5'21
quels elle apprenait vite à léllécliir et à classer leurs idées. Son
mérite littéraire était apprécié par tous ceux qui tiennent grand
compte de la forme que revêt la pensée. Le soin avec lequel Fau-
teur avait évité tout ce qui ressemblait ci la polémique et tout ce
qui pouvait éveiller la colère ou la luiine, la recommandait aux.
pères de famille pour qui la culture des sentiments doux et
aimables semble la partie capitale de l'éducation. Il en était de
même pour les professeurs à qui d'ailleurs le livre devait plaire,
en ces années de lutte religieuse, par un autre coté encore. Les
doctrines y étaient en accord avec le christianisme ; sans se faire
la servante de la théologie, la philosophie ne se montrait ni
audacieuse, ni envahissante; elle n'aspirait eu aucune façon à
jii'endre la place de la religion. Aussi à l'exception de ceux qui
ne voulaient aucune philosophie, la plupart des membres du
clergé la trouvaient irréprochable et ne répugnaient nullement à
lui laisser, nu'^me aux époques les plus troublées, une place dans
l'enseignement (1); le dernier des laromiguiéristes fut un abbé
qui avait été sou disciple sous la Restauration. Aussi lorsque le
clergé, effrayé par lés hardiesses de certains professeurs, atta-
quera renseignement philosophique, les hommes politiques qui
auront à dissiper ses appréhensions répondront par les Leçons;
Cousin, comme Villemain, y verra un « livre consacré » ; la
monarchie de Juillet, comme l'Empire, le mettra entre les mains
de la jeunesse. Ajoutez que les adversaires de l'éclectisme, ne
pouvant faire enseigner leurs doctrines, n<' manqueront pas de
proposer, s'il faut un enseignement officiel, qu'on choisisse la
philosophie des Leçoti^i, claire et exposée en d'excellents ternies,
prudente et ne blessant aucune conviction. Les savants y retrou-
veront leur méthode et ne seront pas hostiles à cette philosophie
scolaire ; ils se diront que létude en est utile, encore qu'insuffi-
sante, pour ceux qui veulent un jour prendre part à leurs
recherches. Si plus tard des philosophes, qui auront étudié
les sciences, s'aperçoivent de cette identité de méthode, ils mon-
treront sans grande peine quels avantages il en résultait pour la
philosophie et insisteront sur la nécessité d'une union plus
intime : l'éloge du plus aimable et du plus populaire, sinon du
plus grand et du plus original des idéologues, contribuera à leur
donner des continuateurs qui, reprenant leur méthode, perfec-
(1) C'est au uom de Condillac et de Locke mêuie qu'on fait à Rome des objections
à Lamennais.
22 L'IDÉOLOr.IE SP[RITUALISTE ET CHRETIENNE
02
lionnéepar les décoiivortes scientifiques, rourniioiit aux savants
une idéologie nouvelle.
Pierre Laroiniguière naquit en 1736 à Lévignac dans le Rouer-
gue. Comme Biran et Lakanal, Sicard et Daunou, il lit ses éludes
chez les Doctrinaires, puis entra dans la congrégation: « Nous étions
là, disait-il plus tard en parlant de son noviciat, vingt-quatre
jeunes gens qui, après avoir été bourrés do grec et de latin pen-
dant huit ans, commencions à nous exercer à l'enseignement. Il
fallait débute)' par la plus hasse classe, et deux années durant,
être prêt à toute heure à répondre à toutes les questions qu'il
plaisait à nos supérieurs de nous adresser. Souvent, au moment
de manger la soupe, on entendait une voix qui disait : Profes-
seur de sixième, montez en chaire et expliquez-nous toutes les
diflicultés du que retranché, exposez l'opinion de Port-Royal,
expliquez la prosodie latine, récitez le troisième chant de
YÉnéide en commençant par le soixantième vers... puis des chi-
canes à l'infini et des efforts de mémoire surnaturels. Des
épreuves d'un autre genre attendaient deux ans après le profes-
sem' des humanités. Enfin c'était le tour de la philosophie. Ner/o
consequentiam ; anjumentum in barbara; distinQuo ; et il fal-
lait parler latin constamment et sans solécisme, sous peine d'ex-
citer la risée des ornatissimi aiiditores. Apj'ès quoi, on nous
donnait cent écus par an, la jouissance d'une bonne hihliothèque
et nous étions heureux comme des chanoines (1) ».
Successivement, il fut régent de cinquième, de quatrième, de
seconde à Moissac et à Lavaur, de troisième au collège de l'Es-
quille à Toulouse. Il prit les ordres, dit une seule fois la messe
et s'en tira assez maladroitement (2). En 1777, il est à Toulouse
répétiteur de philosophie et peut-être déjà, comme plus d'un de
ses confrères, en correspondance avec Condillac, qu'il ne vit
jamais (3). Professeur de philosophie à Carcassonne, à Tarbes
où il eut Daube pour élève, à l'école militaire de la Flèche, il
(1) Mijruet, Notice hisloriqiie. Comptes rendus de l'Académie des sciences
morales et politiques. Sur Laromiïuii're, cf. Daiiudii, A'o/«ce, 1839 ; Sapharj', l'École
éclectique et l'école française, 1844 ; Mallet, Mémoires de l'Ac. des Se. m. et
p., 1847; Paul Janet, Liberté de penser, 1849; Tissot et Lame. § 4; Taine, les
Philosophes classiques du À'/X^ siècle, 18o8; Gatien-Anioult, Étude sur Laro-
Miiîiuiùre ; Compayré, Notice sur Laromit/uière, acad. des jeux floraux, 1869 et
1878, etc.
(2) Paul Jauet, op. cit.
(3) « .Je dounerais tout au monde, disait-il à Pcrrard {Logique classique, p. 39)
pour avoir eu un court entretien avec lui ».
LAROMK.riflRE 523
revient en ITSi à ïoulonse. Des letlies adressées à sa mère el à
son frère (1) le montrent, ce quil fut toute sa vie, aimable et
tendre, dévoué et gén^iheux, toujours prêt ù aider du peu qu'il a
ceux qu'il aime, toujours attentif à le faire avec une discrétion,
une bonne grâce et une humeur souriante, bien propre à laisser
croire à ses obligés qu'il est leur débiteur parce qu'ils lui don-
nent l'occasion de faire le bien. D'ailleurs c'est ce que pensait
lui-même Ihomme qui plus tard avançait les frais d'impression
de l'Hlstoirp des Fraiirais des divers Étais dans les cinq der-
niers siècles, et écrivait ensuite à son ami Alexis Monteil qu'il lui
avait trouvé un éditeur (2).
Il y a dans presque tous les manuels, une b'gende (3), qui a eu
longtemps cours et «pii n'est pas pour cela plus fondée. La philoso-
phie de Condillac aurait dominé sans conteste en France jusqu'en
1810, et seul Laromiguiére, à côté de Royer-Collard, aurait pro-
testé alors, en grande partie sous l'inniience de la réaction poli-
tique et religieuse, contre la philosophie régnante. Nous n'avons
trouvé chez les idéologues aucim disciple lulèle de Condillac.
S'ils s'en réclament, c'est pour la méthode. Or la méthode est,
au xvni^ siècle, le patrimoine connnun, non seulement de tous
les philosophes, mais encore de tous les savants. Comme les
idéologues, Laromiguiére adopte la méthode recommandée par
Condillac. Mais bien plus qu'eux il reste son disciple: il l'est
enlièrementpour la métaphysique, et dit de Dieu, de l'àme, libre,
spirituelle el immortelle, ce qu'aurait affirmé Condillac, mais ce
que n'auraient accepté ni Volney, ni Cabanis, ni l). de Tracy,
ni même Carat. C'est justement pour avoir été plus condillacien
que ses illustres amis, que Laromiguiére a pu devenir populaire,
quand leurs doctrines étaient partout combattues. Bien plus, ce
([u'il était en 18H, il le fut en IT'Ki el en 1798, il l'était en 1784.
(1) Cf. LfS Icttii's pulilitN's par Gatifii-Ariioiilt dans la Minerve.
(2i « Les plaisirs dt> l'esprit out uu attrait toujours iiouM'au, disait-il à ses audi-
teurs... mais il en est de plus ûrraiids. Quels que soieut les ravissenieuts que fait
éprouver la découverte de la vérité, il se peut que >'ewtoti, rassasié d'années et de
sloiie, Newton qui avait décomposé la lumière et trouvé la loi de la pesanteur, se
soit dit, en jetant un regard en arriére : Vanité ! tandis ([ue le souvenir d'une bonne
action sufJit poui- endiellir les dei'uiers jours de la plus extrême \ieillcsse, et nous
accompagne jusque dans la tombe. Combien s'abusent ceux qui placent la sujjrènie
félicité dans les sensations! ils peuvent connaître le plaisir: ils n'ont pas idée du
bonbeur ».
(3, EU»' commence à Daniiron (1828) qui parle « d'iiabitudcs à vaincre, de préju-
gés à abandonner, de la peine éprouvée à se sépari'r des idéiîS auxquelles il avait
voué sa première foi et son premier amour ».
5U LIDKOLOr.lE SPIRITl ALISTE ET CHRÉTIENNE
Tandis que son collègue, le père Rouaix représentait les
anciennes doctrines, Laromiguière traitait de l'origine des idées.
Il se prononçait contre les idées innées avec Locke et Condil-
lac, affirmait que toutes supposent la sensation, mais croyait
qu'elles proviennent de l'application des facultés actives de
notre esprit à nos différentes manières de sentir (1). Disciple
encore de Condillac, mais aussi de Voltaire, de Rousseau, de
Montesquieu, il faisait soutenir à ses élèves des thèses qui
montrent, à côté de l'auteur des Leçons, respectées même par
les politiques les plus réactionnaires en religion et en philoso-
phie de la Restauration, un homme hien différent, le partisan
de la Révolution, le tribun opposant et même le conspirateur —
moins ardent à la vérité, mais aussi convaincu que Daunou ou
Cabanis — des derniers temps du Consulat. Le texte de l'une de
ces thèses : Non datur jus proprietatis, quoties trlhuta ex
arbitrio exiguntu)' ; le droit de propriété est violé toutes les
fois que les impôts sont levés arbitrairement, résume en partie
les aspirations politiques de la génération qui a fait la Révolu-
tion. Le procureur général se plaignit de cette attaque contre le
pouvoir jusque-là illimité de la royauté. Le Parlement qui avait
condamné Vanini et Calas, censura la thèse, mais sans pouvoir,
ce semble, empêcher Laromiguière de la faiie discuter (2). La
convocation des États généraux fut par lui bien accueillie:
« Comme la plupart des hommes studieux, dit Daunou, et spé-
cialement de ceux qui se trouvaient alors employés à l'ensei-
gnement dans les universités et les congrégations, il embrassa
la cause de la liberté publique avec franchise et non sans quel-
que enthousiasme ».
En 1790, après la suppression des congrégations, Laromi-
guière fit, sur la philosophie sociale, sur les droits et les devoirs
de l'honniie et du citoyen, un cours pubhc qui eut un succès de
bon augure pour le futur professeur de la Faculté des lettres (3).
Pendant la Terreur, il vécut dans la retraite, et comme D. de
Tracy, Rœderer et tant d'autres, il demanda des consolations h
(1) « Il commeuçait à avoir, dit Miguet, dans le dernier siècle, la théorie qui a
fondé sa réputation ; il avait donné à l'Université de Toulouse, c'est lui-raèine qui
nous l'apprend, les leçons qui quinze ans plus tard, en 1811, obtinrent un si vif suc-
cès en Sorboune ». — M. Compayré renvoie à la note qui suit le préambule des
Leçons. Cette note ne ligure ni dans la première édition, ni dans la cinquième, ni
dans la sixième et la septième.
(2) Paul Jauet,op. cit.
(3) Liard, op. cit.
LAROMir.l IKRE o25
la philosophie. Son Projet d'Èlénients dr métaphysiqut', que
M. Jules Simon appelle un chef-d'œuvre de clarté et de slyle,
élégant et simple, parut en 1793. Celaient les deux premiers
livres dun ouvrage qui devait en avoir dix, et traiter de l'ana-
lyse de la pensée, des sensations, des idées, des doctrines des
métaphysiciens, de l'origine de la morale, de Tàme, des ani-
maux, de Dieu, de l'Art de raisonner nos erreurs et nos igno-
rances. Sieyés le remarqua et le fit lire à Condorcet, à Cabanis,
a D. de Tracy (1) qui y reconnurent un des leurs. A trente-
huit ans, Laromiguiére, envoyé à Paris parle département de la
Haute-Garonne, suivit, comme Tliurot, les cours des Écoles nor-
males, surtout ceux de Volney et de Garât. Ce dernier, après
avoir lu des observations écrites que lui avait adressées Laro-
miguiére, commença sa conférence en disant : « Il y a ici quel-
qu'un qui devrait être à ma place (2) ». Sicard le nomma insti-
tuteur-adjoint aux Sourds-Muets, à la recommandation de Laka-
nal. Daunou lui céda sa chaire de grammaire générale. Asso-
cié à l'Institut comme l). de Tracy, Laromiguière y présenta
trois Mémoires qu'on a eu grand tort de ne pas relire pour faire
l'histoire de ses idées.
Le i27 germinal an IV, il en lisait un (;{) sur la détermination
des mots, aiia/ijse des si'/tsalions. « Appelé, disait-il, à partager
vos travaux, j'ai voulu d'abord me montrera moi-même le sujet
qu'on nous a donné à méditer, et je me suis demandé ce que je
devais entendre par ces mots, mialysc des sensations ». Fort
nettement, il indique le point de vue auquel il se place, en se
rangeant parmi les esprits ordinaires, pour lesquels l'art doit
diminuer l'épaisseur de Venveloppe qui cache la vérité et lui
donner une transparence qui laisse voir au moins les traits
principaux de la vérité qu'elle recouvre. Ses réflexions ne por-
tent que sur une surface (4). L'art et la nature dessinent tous
leurs ouvrages avec la droite et la couvhe, principes ou éléments
générateurs de toutes les formes. Le grain est le principe ou
élément générateur de la farine, de la pâle et du i)ain. Un
principe est donc un fait qui prend successivement différentes
formes. Dans la nature et dans les arts, nous trouvons des phéno-
(1) Paul Janet, op. cit. — Je ue sais si cela est exact po-.ic G iinloici't.
(2) Cf. Mallet et Mi-u.-t, op. cil.
(.3) Mémoires de l'Inslilut national, t. 1, ji. 4.Ï1 à 461.
(4) <i Parmi les descriptions de la couverture, dit Taiue, p. 17, celle de Laromi-
guière est des mrilleureset re:-,tcra ••.
526 L'IDÉOLOGIE SPIRITUALISTE ET CHRÉTIENNE
mènes ou des procédés renfermés les uns dans les autres et
tous dans un premier qui leur sert de principe : le grain de
cliônevis devient chanvre, fd, toile, linge, papier; l'œuf du papil-
lon, chenille, chrysalide, papillon; Taddition, multiplication,
formation des puissances, théorie des exposants ; l'attention se
change en comparaison, en rapport, en jugement, en raisonne-
ment, en réflexion, en imagination, en entendement; l'entende-
ment a son principe dans Taltention. Chaque science a ses
principes. Les rapports innomhrables qui accablent l'esprit dans
les plus compliquées ne sont que les nuances ou les combi-
naisons d'un petit nombre d'idées élémentaires ou de sensations;
une source vive et pure ne donne d'abord qu'un petit ruisseau,
mais les eaux « grossissant insensiblement, se changent à la lin
en fleuve majestueux et vont former un océan sans fond et sans
rives ».
De l'assemblage d'une série de faits, ordonnés les uns par rap-
port aux autres et coordonnés tous à un premier fait, se forme un
système : un fait, une idée, un mot offrent toute une science. Le
plus souvent, les principes nous échai)pent : il a fallu le travail
des siècles et les efforts du génie pour apercevoir la liaison du
mouvement réel de la terre au mouvement apparent des astres,
de la chute d'une pierre à l'orbite de la lune, des propriétés de
l'ambre aux phénomènes de la foudre, de l'ascension des vapeurs
à celle d'un ballon, des facultés naturelles de l'homme à ses
droits politiques. En outre, les systèmes ainsi établis sont encore
fort loin de leur perfection. Que faut-il donc penser des esprits
ambitieux « qui ont voulu embrasser dans leurs conceptions et
l'immensité des phénomènes que présente le spectacle du monde,
et l'immensité plus prodigieuse encore de ceux qui, cachés au
sein de la nature, fuient d'une fuite éternelle les regards de
l'homme, et comment caractériser la prétention de les réduire
en système sous le titre fastueux de système de l'univers, de
système de la nature » ? Mais on peut étudier d'une manière
approfondie les faits dont on veut former un système, les isoler
de tous ceux avec lesquels ils sont entremêlés, décomposer la
collection dont ils font partie, afin de leur donner une attention
particulière et de saisir le caractère propre à chacun, afin de les
comparer facilement et d'apercevoir les rapports qui les unissent.
Quand l'esprit décompose un tout en ses parties pour se former
une idée de chacune, quand il compare ces parties entre elles
r,Aii(>Mi(;iiif;i{K 52:
pour découvrir leur liaisou et pour leinontcr de la sorte à leur
origiue, î"» leur principe, il anal>/se.
La nature a varié ses productions : elle nous montre une
matière morte et inanimée, une force secrète qui pousse les
éléments les uns vers les autres et les retient dans une éternelle
immobilité; une matière qui s'organise, se nourrit, grandit et
meurt; un être indépeiulant qui se meut, cherche, poursuit et
atteint l'objet qui satisfera ses besoins ; enfin riiomme, placé au
centre de la sphère des êtres, maître des minéraux, des végétaux
et des animaux par son organisation supérieure, capable de
science et de vertu par la raison (1). Tout mouvement, dans ses
organes ou dans ses sens, est suivi de plaisir ou de douleur,
d'une sensation, agréable ou désagréable. Nous éprouvons à
chaque instant une inlinité de sensations, et l'observation des
différences produites par l'âge, le pays, le siècle, le sexe, la
manière de vivre, fait apercevoir une infinité de nouveaux acci-
dents dans la sensation. Si tout ce qu'il y a en nous n'était que
sensations, si nous n'étions nous-mêmes que sensations, si
l'univers entier n'était pour nous qu'un phénomène résultant
de notre sensibilité, laïuilyse complète des sensations compren-
drait le système de lunivers. Mais ce n'est ni le système uni-
versel des choses ni le système universel des sciences, c'est
le germe de toute science et de toute puissance humaine qu'il
faut chercher. L'honune reçoit des impressions, les compare,
les juge, les reciierche, les fuit, en conserve le souvenir, s'en
forme des idées durables. Il rélléchit sur lui-même, apprend à
se connaître età se conduire (:2). Il devient intelligent, moral et
raisonnable. Connnent la sensation s'est-elle transformée en
intelligence, en moralité, en raison? C'est ce que doit chercher
la première section de la seconde classe de l'Institut.
Laromiguière apparaît tel que nous le retrouverons dans
ses ouvrages ultérieurs. Il limite ses recherches à l'analyse des
(1) « Placé au milieu dus ùtn-s et frappe ii chaque iustaut do leurs differeutes
jmpressious, son oreille euteud le concert des oiseaux, son œil reçoit le tableau
des couleurs, sou oflorat le parfum des fleurs, sn bouche le i^'oTit des fruits, ses
mains Tinstruisetit de la résistance et di; l.i forme des obj(;ts qu'elles saisissent;
tout son corps est averti du froid, du chaud, d(! riiumiditô ou de la sécheresse
des lieux qu'il habite : enfin toute la nature sendde le solliciter d'observer son
influence sur sa destinée ».
(2) « Attiré par les charmes de la vérité qu'il a entrevue et par la beauté de la
vertu qui s'est fait sentir ;i son cœur, il ose s'élever à la source du beau et du
bon et s'élance jusqu'à l'idée suljliine de la divinité ».
528 L'IDÉOLOGIE SPIRITIIALISTE ET CHRÉTIENNE
idées et sépare la philosophie des sciences ; il parle des ques-
tions métaphysiques de manière à ne mécontenter, ni conten-
ter les spiritualistes et les matérialistes, les athées et les déistes.
Comme Cabanis, il mentionne la nature qui forme les êtres, la
matière qui s'organise, la supériorité que l'homme doit à son
organisation et à ses facultés physiques. S'il ne parle pas de
lame, il énonce sous forme dubitative l'assertion que tout ce
qui est en nous n'est que sensations et que nous-mêmes ne
sommes à nous-mêmes que sensations; il présente l'idée sublime
de la divinité, comme le but suprême auquel atteignent notre
intelligence et notre cœur.
Le style est clair, élégant, sobre. Tout d'abord on est tenté de
croire qu'on est en présence de la vérité et de donner au système
son adhésion pleine et entière. Mais si l'on réfléchit aux ques-
tions soulevées, on s'a))erçoit que la réalité n'est ni aussi
simple, ni aussi facile à enfermer en un système ; on voit ti-op
bien, comme l'a dit d'ailleurs l'auteur, que ses réflexions n'ont
porté que sur tine surface, que la clarté n'est pas au service de
la profondeur, que la réalité [n'a pas été décrite dans sa com-
plexité et que l'explication est plus incomplète encore que la
description.
Mais pas plus qu'en 1784 et en 1793, Laromiguière n'est un
disciple iidèle de Condillac. C'est sous forme dubitative qu'il
présente les théories sur lesquelles repose le condillacisme (1).
En énonçant la question qui s'impose à l'Institut: comment la
sensation s" est-elle transformée en intelligence, en moralité, en
raison? il en donne une brève solution: « En métaphysique,
dit-il, on voit l'attention se changer en comparaison, en rapport,
en jugement, en raisonnement, en réflexion, en imagination, en
entendement. L'entendement a son principe dans l'attention ».
Et ce n'est pas uniquement un exemple, commode pour expli-
quer la pensée, mais une théorie déjà développée dans des con-
versations, car D. de Tracy s'est cru obligé de montrer qu'il
avaiteu raison de ne pas mettre l'attention au nombre des facul-
tés élémentaires de la pensée (2). Laromiguière seul, à notre
connaissance, s'était alors placé à ce point de vue. Il y reste
(1) << S'il est yraique toutes nos cod naissances soieut fondées sur des seusatious...
s'il était vrai que tout ce qu'il y a eu nous... ue fût que seusatious;... que uous-
mèmes ue fussions à uous-mèmes que sensations».
(2) Cf. cl». V et VI.
LAliOMlCUlÈliK riiO
encore dans le second Mémoire, dont nn Evliait seulement a été
imprimé, car il indique l'attention, la réilexion et l'analyse
comme les moyens par lesquels nous découvi-ons dans les objets
celte nudlilude de points de vue dont la coniuiissance distingue
l'homme éclairé de l'ignorant. Enlin, avant ce dernier Mémoire,
Laromiguière présentait des Observations sur le si/sièrne des
opérations de l'entendement. Dans une première partie, exami-
nant combien il était difficile de découvrir le système de Condil-
lac et, se plaçant dans la supposition où il serait encore inconnu,
il recherchait par quelle suite de rélle.vions on pourrait être
amené à le trouver. Dans la seconde, il l'exposait, en le niodi-
tiant en quelques endroits et en y ajoutant quelques vues
nouvelles 1 . Personne ne voyait dans Laromiguière un condil-
lacien pur et simple. L'activité, distinguée de la passivité, l'atten-
tion indiquée comme le principe de l'entendement, apparaissaient
comme des modifications et des additions que Laromiguière
tendait à introduire dans le cundillacisme.
Le second Mémoire portait sur la détermination du mot
Idée {±). C'est à la faculté de distinguer entre elles nos (?) idées
et nos (?) objets, dit Laromiguière, que nous devons celle d'avoir
des idées. En démêlant ses sensations, l'homme passe de l'état
d'être sentant à l'état d'être intelligent, des sensations aux idées ;
le sentiment devient idée, lorsqu'on le remarque entre plusieurs
avec lesquels il était confondu. L'idée est donc un sentiment
distingué, une sensation démêlée, remarquée. Apercevoir n'est
pas sentir, mais sentir des rapports. L'idée n'est ni la pensée, ni
un être réel, indépendant de nos sensations, ni quelque chose de
mitoyen entre les êtres et leurs qualités, ni, comme le dit Male-
branche, l'essence même de la Divinité, ni des sensations com-
parées, comme l'a cru BuflFon. Son caractère propre consiste dans
la distinction que nous faisions des objets et de leurs différentes
qualités, et, comme ce n'estque par nos sensations que nous con-
naissons l'existence des objets, c'est dans la distinction des sensa-
tions qu'il faut chercher la première origine de nos connaissances.
Avec la véritable acception du mol idée, il est facile de
,1; Notice des travaux de la classe des sciences morales et politiques par le
citoyen Talleyrand-Pcrlgrord, Décade p/iitosophique, 19 janvier 1796. Nous n'avons
que cette uotice, mais elle suffirait à elle seule jiour justifier d'une façon incontes-
table nos assertions sur le développement du laromitruiérisme.
fi I Uq extrait de ce Mémoire a été publié à la suite du Mémoire sur VAna/i/se
des sens'Uions. Il occupe 8 paL'-es (467 à 474).
PiCAVKT.
;j4
530 L'IDÉOLOGIE SPlUl'lLALlSTE ET CHRÉTIENNE
répondre aux questions qu'on pose sur les idées. Demander si
elles sont antérieures aux sensations, c'est demander si la dis-
tinction des sensations est antérieure aux sensations ; demander
si les idées sont indépendantes des sensations, c'est demander
si l'on peut remarquer les sensations sans les éprouver; deman-
der s'il y a des idées innées, c'est demander sil y a des idées
antérieures aux sensations, indépendantes des sensations. Pour
distinguer les idées des sensations, il faut remarquer que
sentir des rapports et sentir simplement ne sont pas une même
chose, que toute idée est sensation ou partie de sensation, mais
que la réciproque n'est pas vraie; qu'il n'y a pas idée de toutes les
sensations, puisque tous les hommes du môme âge qui ont passé
parles mêmes circonstances et par les mêmes épreuves n'ont
pas un nombre égal d'idées. Toute idée n'est pas non plus une
image, puisque la notion de l'étendue ne fait pas partie de
toutes les sensations que nous remarquons. Avoir une idée, sen-
tir un rapport de distinction ou apercevoir, c'est la môme chose ;
etl'idée qui suppose la sensation n'est même pas une opération de
l'entendement, puisque c'est par l'attention, par la réflexion, par
l'analyse que nous découvrons, dans les objets, cette multitude
de points de vue dont la connaissance distingue l'homme éclairé
de l'ignorant, puisque le plus souvent nous sommes obligés de
tourner les objets sous toutes leurs faces, de les remuer, de les
transporter, de les poser les uns sur les autres, comme dit
Rousseau, pour apercevoir les rapports qui les caractérisent.
Effet ou résultat des opérations de l'entendement, l'idée n'en
est pas une opération.
Cabanis disait, de ces deux Mémoires, que Laromiguière avait
posé plusieurs questions avec plus de précision qu'on ne l'avait
fait jusqu'alors parla seule définition de quelques mots. Laro-
miguière croyait lui-même avoir saisi « le premier rayon de
l'intelligence humaine». Mais pendant près de quinze ans, il va
laisser sommeiller ces idées et ne se présentera guère au. public
que comme un disciple de Condillac.
Chargé de surveiller la célèbre édition qui montra, en plus
d'un point, des doctrines fort différentes de celles auxquelles
Condillac avait attaché son nom, Laromiguière complète quel-
ques chapitres de la Langue des calculs (1) et se demande jus-
(1) 7» édiUon, I, p. 327 ; de Cliabrier indique entre autres, le passaire 134 ligue 10,
à 136 ligue 4, et nous apprend (pie la uote linaie est de Laromiguière.
LAROMIGLIEUK 531
qu'où il aurait poussé ses recherches s'il avait vécu. S'appuyaiit
sur le téinoignag;e de quelques-uns de ses amis et sur certaines
indications puisées dans ses ouvrages antérieurs, il croit que
tous les savants ont à gémir « que ce beau monument de la
gloire de notre nation et de l'esprit humain n'ait pu être achevé
par celui qui en posa les fondements ». Condillac, dans ce livre
»v d'une perfection désespérante de style », a mis à nu ce qu'il y
a de plus caché dans les procédés du génie, prodigué les vues
nouvelles, les préceptes importants, les réllexions naïves et
fines, simples et instructives. Ce n'était qu'un prélude à des tra-
vaux plus importants et plus difficiles : sur ce modèle et avec
cette méthode, Condillac eût débrouillé le chaos on les abus et
les vices du langage ont i)longé les sciences morales et méta-
physiques, eilt converti leurs jargons inintelligihles en belles
langues que tout le monde aui-ait apprises facilement, parce
que les idées qui paraissent le phis inaccessibles à l'esprit
humain y fussent sorties sans effort des notions communes.
Son admiration pour Condillac s'est augmentée et l'œuvre
qu'il préfère, c'est cette « Langue des Calculs qu'il a lue bien des
fois et qu'il va relire, certain d'y trouver toujours un nouveau
plaisir, d'y puiser toujours une instruction nouvelle ». Laromi-
guière, dont les Éléments et les Mémoires send)Ient avoir
eu peu de lecteurs (1), et qui était connu en 1810, par l'édition
de Condillac et par les Paradoxes, où systématiquement il exa-
gérait la pensée du maître, a donc pu être considéré comme un
condillacien fidèle.
Laromiguière, qui avait refusé d'accompagner Sieyès à Berlin
comme Daunou, de suivre Talleyrand aux affaires étrangères,
vit avec plaisir le 18 brumaire. 11 ne voulut pas être sénateur,
entra au Tribunat, en fut éliminé avec J.-B. Sav, B. Constant
Daunou, Chénier, Desrenaudes, etc., assista aux dînei's de la
rue du Bac et aux réunions d'Auteuil. Correspondant de la
classe d'histoire et de littérature ancienne, après la suppression
de celle des sciences morales et politiques, il n'y parut jamais.
Conservateur de la bibliothèque du Prytanée, il revint à la phi-
losophie. D. de Tracy lui demande conseil, met à profit ses idées
et lui attribue même, avec beaucoup d'esprit, une « profonde
connaissance de nos opérations intellectuelles ». Le 20 ventôse
l\.) Daubo, qui resta toujours en rclatious ;i\ec L.iromiguièrc, ue souiblc jius i:ou-
uaitre les deruiers eu ISOo.
532 L'IDEOLOGIE SPIRITUALISTE ET CHRETIENNE
an XIII (10 mars I8O0), Cabanis (1) écrivait à Maine de Biran :
« Notre ami Laromiguière vient de publier un petit morceau,
intitulé Paradoxes de CondiUac, où il a poussé la doctrine du
Maître si loin sur plusieurs questions, qu'il me serait impossible
de le suivre jusque-là ; mais son écrit est un chef-d'œuvre de
rédaction ».
L'ouvrage parut sans nom d'auteur (2) : « Ce n'est pas, disait
Laromiguière, que j'aime à me cacher, mais je n'aime pas à me
montrer», La Langue des Calculs n'a pas obtenu un grand
succès : est-elle au-dessus ou au-dessous de l'époque actuelle?
un babil ingénieux, une déduction brillante de paradoxes? ou
la théorie la plus vraie, le modèle le plus parfait du raison-
nement ? Au lieu d'exposer les motifs qui le tiennent dans l'in-
certitude, Laromiguière présente les principes de Condillac, en
les poussant jusqu'à leur dernier terme. Aussi sa conviction
n'est pas toujours égale à l'assurance de son discours : son
esprit est en suspens quand sa plume affirme; il force l'expres-
sion afin de rendre le paradoxe plus saillant et l'erreur plus
facile à renverser, si le paradoxe renferme une erreur (3).
Dans une première partie (4) Laromiguière montre comment
Condillac a voulu faire sortir les mathématiques de sa logique,
refaire la langue des calculs, en un petit nombre de pages qui
suffisent « pour attester à jamais le génie de leur auteur et la
puissance de sa méthode ».
Dans une seconde partie ou partie logique, Laromiguière ré-
sume la doctrine de Condillac (5). Sur quelles bases s'appuie
(1) Lettres iiK'clites coniniuniquées par M. Xasille.
(2) Paradoxes de Condillac ou Ré/lexions sur la Langue des Calculs, ouvrag'e
postlmme de cet auteur, au XllI, 180.j, 82 pases.
(3; Il fiiut remarquer ees expressions qui expliquent Tabsence, duisce livre, des
tliéories propres à Laromiiruière.
(4) Daus r(iditiou de 182.), la preuiiére jiartie eonijjrend 41 paires, la seconde 117;
dans Tédltion de iSOo, la itremiére partie eomprend 21 paaes et la seconde o8,
(5) « Puisqu'il n'est pas au pouvoir de l'iiomnie d'inventer, tous ses efforts ne
peuvent aboutir qu'à trouver quelques vérités. On trouve ce qu'on ne sait pas dans
ce qu'on sait, car l'iucounu est dans le connu ; et il n'y est que parce qu'il est la
même chose que le cunuu.
« Aller du connu à Tincounu, c'est doue aller du même au même, d'identité en
identité.
« Une science entière n'est qu'une longue trace de propositions identiques, appuyées
successivement les unes sur les autres et toutes ensemble sur une proposition fonda-
mentale qui est l'expression d'une idée sensible.
« Les diverses transformations de l'idée fondamentale constituent les diverses
parties de la science; et la transfusion de la même idée dans toute cette diversité
de formes en établit la ceititude.
I.UiOMK.lIlERK ri33
cette doctrine originale et paradoxale? quels moyens de per-
suasion niel-elle en œuvre?
La Lauffui' des calculs est un ouvrage de pur raisonnenienl
et il n'y faut pas chercher des méthodes pom' l'art expérimental,
pour l'analyse descriptive ou pour tout ce qui n'est que sensa-
tions simples. Le raisonnement est au sens ce que sont au bras
un levier d'une longueur indélinie, à l'œil un puissant télescope.
Les leviers et les télescopes de l'esprit sont les méthodes, et les
méthodes, ce sont les langues. La science est une suite de rai-
sonnements : le raisonnement suppose un jugement multiple
portant sur des idées complexes et générales. Les idées com-
plexes supposent les signes; les idées générales ne sont que des
dénominations : nous ne pouvons donc raisonner qu'avec le
secours des signes. En outre le raisonnement est une traduction,
une substitution, une transformation qui ne peuvent se faire
sans signes : le raisonnement suppose le langage, et l'art de rai-
sonner a été nommé lor/iquc, c'est-à-dire discours. Si l'on ne
peut faire en morale et en politique les heureuses transforma-
tions qui. en mathématiques, nous conduisent, des mots les
plus abstraits, à des mots sous lesquels on ne trouve que des
sensations ou des sentiments purs, c'est aux vices de la langue
qu'il faut s'en prendre : avec plus de simplicité, avec le secours
de l'analogie, on raisonnerait dans toutes les sciences comme
en mathématiques. La langue des calculs possède l'analogie, la
simplicité, la détermination rigoureuse des signes, les trois qua-
lités qui font la perfection d'une langue de raisonnement. De ces
conditions, la plus indispensable est la détermination des signes.
Or il est possible de déterminer les signes sans le secours de
'< Le ûTcuie le plus iniissant est obligé de parrourir nue à une, et sans jamais
franchir d'intervalle, fonte la série de propositions identicjues.
« Et cependant quand on sait la première proposition, on sait la seconde ; quand
on sait la seconde, on sait la troisième, etc.; en sorte qu'il semble qu'on parvienne
à savoir une science entière, sans a\oir rien appris.
« Ce passasse dune proposition identique à une proposition identique, ou le rai-
sonnement, c'est la même chose.
'< Le raisonnement n'est qu'un calcul : donc les méthodes du calcul s'appliquent
à toute espèce de raisonnement, et il n'y a qu'une méthode pour toutes les
sciences.
'< Or les opérations du calcul sont mécaniques, donc le raisonnement est méca-
nique dans toutes les sciences.
« Dire que le raisonnement est mécanique, c'est dire qu'il porte sur les mots, sur
lessisrnes; donc une suite de raisonnements ou une science n'est qu'une langue,
'< Mais une science se compose d'idées générales ; donc les idées générales ne sont
que des signes, des mots, des dénominations »,
534 L'iOËOLOClE Sl'IlUTrAI.ISTK ET CIIUl'ïIRNNE
lanalogie dans toutes les sciences ; elles pourront donc avoir
des démonstrations aussi rigoureuses que l'algèbre sans avoir
une langue aussi bien faite.
D'ailleurs dans tout raisonnement on soustrait, on ajoute ou
l'on substitue comme dans la science du calcul; on substitue
une expression à une expression différente en conservant la
même idée, comme dans le calcul, les sommes, les différences,
les produits, les quotients ne sont que des expressions abrégées
qu'on substitue à d'autres expressions moins commodes, mais
renfermant le même nond)re ou la môme idée. Hobbes a dit que le
raisonnement est un calcul, Condillac l'a prouvé; mais il n'a pas
ramené les deux expressions, raisonnement et calcul, 'a une
identité absolue et immédiate. Il fallait dire, non que le rai-
sonnement consiste dans des compositions et des décomposi-
tions, mais qu'il consiste dans des substitutions : l'identité du
mot aurait montré l'identité d'idée.
Le raisonnement ne différant pas du calcul, il suffit d'exami-
ner la marcbe suivie dans la science du calcul pour apprendre à
raisonner. On va de l'addition à la multiplication. En passant
par le cas particulier de l'addition, où les sommes partielles sont
égales entre elles, on voit la multiplication dans l'addition : l'in-
connu est la même chose que le connu. De même en métaphy-
sique et dans la langue de Condillac, l'imagination est un point
de vue de la réflexion, la réflexion un point de vue du rai-
sonnement, le raisonnement un point de vue de la comparai-
son, la comparaison un point de vue de la sensation. On trouve
les mômes rapports entre la liberté morale, la volonté, le désir
et l'inquiétude, le besoin et la sensation (1). Mais les mathéma-
tiques sont une science faite, la métaphysique, une science à
faire. En effet, il n'y a pas de langue universellement adoptée
parles métaphysiciens; on ne peut, en métaphysique, assigner,
comme en arithmétique, le rang du chaînon auquel on s'est
arrêté, parce que les parties diverses de la métaphysique n'ont
pas été systématisées, parce qu'elles ne remontent pas à un prin-
cipe commun et unique (2).
Mais, dira-t-on, vous êtes obligé de parler d'une identité par-
tielle et votre langage est contradictoire ou frivole ? L'identité
est totale dans les équations où une môme quantité est exprimée
(1) Plus tard, Laromiguière substitue son système k celui de Condillac.
(2) Laromiguière reprend les idées du pi'emier Mémoire lu à l'Institut.
LAilOMICl lÈUK a3o
on deux manières, ou tlaus loule proposilion qui définit;
partielle, quand le second membre de la proposition, l'attribut,
se borne à énoncer un point de vue du premier membre ou du
sujet. Il n'y aurait frivolité que s'il s'agissait de l'idenlité des
expressions et non de celle des idées. De cette vérité d'ob-
servation, 1(1 chalcio' dilate tous les co)ys et le froid les res-
serre, Lavoisier conclut qu'il n'y a pas de contact dans la
nature : les deux propositions sont identi([ues, le raisonnement
n'est pas frivole. Démontrei', c'est faire voir qu'on n'a qu'une
seule et même idée sous deux formes diverses. L'idée, qu'on voit
à découvert dans la proposilion fondamentale, se montre déjà un
peu voilée dés la seconde proposition ; le voile s'épaissit à la
troisième, à la quatrième, et bientôt les opérations, les raisonne-
ments ne se font plus qu'avec les signes. En pensant t\ ces pro-
positions, nous avons le sentiment de leur liaison avec les pro-
positions précédentes et le souvenir ou la certitude que, par
ce moyen, elles se lient à la proposition fondamentale dont
l'idée cependant a cessé d'être présente à l'esprit. « Je viens
de faire connaître, dit Laromiguière en terminant la seconde
partie de son ouvrage, les pièces d'un procès, d'un grand pro-
cès. Il ne s'agit pas de quelque intérêt ordinaire, il s'agit des
intérêts de la raison. Mon rôle est fini, j'attendrai le juge-
ment (4) ».
Dans une courte conclusion, il fait l'éloge de cette Langue des
Caleuls, que l'Europe doit à la France, et que la France doit à
Condillac, dont les vues si nouvelles, les principes si naturels,
les conséquences si inattendues ne peuvent manquer d'appeler
l'attention des bons esprits et l'œil sévère de la critique. L'étude
de la langue du raisonnement, ajoute-t-il, est celle qui convient
le mieux à l'être dont la faculté de raisonner est le plus noble
caractère, qui peut par elledonner à son intelligence des accrois-
sements sans fin : « C'est un microscope qui nous rend l'objet
que sa petitesse dérobait à nos sens : c'est un télescope qui le
rapproche, quand il est trop éloigné : c'est un prisme qui le
décompose, quand nous voulons le connaître jusque dans ses
éléments : c'est le foyer puissant d'une loupe qui resserre et
condense les rayons sur un seul point : c'est enfin le levier
d'Archimède qui remue le système planétaire tout entier,
(1) Cette phrase n'est que dans la seconde édition, m;iis elle pr(''p;ire la conclu-
sion et ne change rien à la pensée.
•iliU Ll\)VA)]AM.Ui SPIUITLALISTE ET CIIIJETIENNE
quand c"est la main (Je Copernic ou celle de Newton qui le
dirige (1)».
Quand FUuiversité lut créée, Laromiguière, désigné comme
professeur de philosophie pour la faculté des lettres de Paris,
apprit, par son ami Desrenaudes (^), que les éludes philoso-
phiques ne figuraient pas dans l'enseignement des lycées. Des-
renaudes, frappé des objections de Laromiguière, les lui demanda
par écrit et les soumit à Fontanes, qui fut convaincu (3).
Le 26 avril 1811, Laromiguière ouvrait son cours à la faculté
des lettres par un Discours sur la Langue du raisonnement (-4).
Il réunit les tendances et les doctrines signalées dans les ou-
vrages antérieurs. L'amateur du beau langage veut qu'on étudie
les poètes et les orateurs; l'idéologue pense que la méthode
philosophique, indispensable dans les sciences, est nécessaire
dans les ouvrages de pur agrément; l'homme qui a modifié le
condillacisme dit que nos idées sensi]:)les, et non toutes nos
idées, viennent des sens, que nous apprenons à regarde?' et
non à voir, à écouter et non à entendre. Aristote et Hobbes,
Leibnitz et Malebranche, mais surtout Descartes, mis bien au-
dessus de Bacon (o), sont placés à côté de Condillac ou un peu
au-dessous à un rang fort honorable. Comme dans les Para-
(1) Voilà encore un côté qui reste plus tard dans Tombre et p:ir lequel Laromi-
guiêre'se rapproche de D. de Tracy, de Cabanis et de Condorcet.
(2) Voyez sur Desrenaudes, ch. vu, § 1.
(3) Cf. ch. I, § 2 et vu, § 1. Le fait est rapporté par Mallet, par M, Paul Janet,
par Mig-net. Man^ras, ce singulier professeur de philosophie, qui, suppléant plus
tard Millon à la faculté « se promenait », en parlant des philosophes anciens à
travers <>, le vaste lazaret des maladies intellectuelles » et faisait de son cours
« tine clinique philosophique »,im\i eu ajoutant que cette comparaison est plus
amusante (?) qu'exacte, parce que les philosophes sont des malades qui, ignorant
leurs maladies, veulent f/uérir les autres, a soutenu que c'était îiprès avoir vu la
façon dont il faisait sou cours de philosophie à Saint-Barbe, quel'évèque de Casai
avait réclamé auprès de Fontanes l'adjonction de la philosophie aux autres matières
d'enseignement. Desrenaudes et l'évcque de Casai ont pu intervenir auprès de
Fontanes, mais si ron veut se reporter à ce que nous avons dit (ch. i, § 2) de ren-
seignement sous l'Empire, on verra que l'organisation des études philosophiques
fut plutôt théoritpie que réelle.
(4) « Les hommes éclairés qui composaient le Conseil de l'Université, nous dit
Laromiguière lui-même, avaient arrêté le jjrogramme suivant :
« Le professeur de philosophie approfondira les principales questions de la
logique, de la métaphysique et de la morale. Il s'attachera spécialement à montrer
l'origine et les développements successifs de nos idées. 11 indiquera les causes prin-
cipales de nos erreurs. Il fera connaître la nature et les avantages de la méthode
philosophique ».
(o) Nous recommandons cet éloge de Descartes, dans lequel Laromiguière s'ex-
prime comme d'Alembert, Condorcet et Cabanis, et plus encore comme ThurotetD.
de Tracy, à une époque où Royer-Collard combattait Descartes, à ceux qui font
des idéologues les adversaires de Descartes.
l
doxes, Laroniiguit>ro prend les langues, non seulement comme"
des moyens de communiquer la pensée et comme des formides
pour retenir les idées prèles à nous échapper, mais comme
des méthodes propres à suggérer des idées nouvelles. 11 fait
consister Tart de penser dans Tart d'ordonner nos sensalions.
Considérant le raisonnement dans l'esprit, antérieurement à
l'époque où l'on s'est servi des signes, où l'on a acquis cette
hahitude devenue une seconde nature, par laquelle la pensée est
aujourd'hui une parole intérieure (1), il y voit le sentiment
simple de l'identité entre plusieurs jugements ou rapports. Dans
le discours, le raisonnement est l'expressiou d'une suite de juge-
ments renfermés les uns dans les autres, le passage du connu à
l'inconnu, la liaison d'un principe à sa conséquence, une syno-
nymie continuelle d'expressions diverses, une suhstitulion do
mots ù d'autres mots, une succession plus ou moins prolongée
de propositions identiques.
L'auteur du Projet et des Mémoires ahorde le sujet qui devait
être traité dans le dixième livre du premier de ces ouvrages et
croit que Bacon et Malehranche se seraient épargné leurs sa-
vantes recherches et leurs longues énumérations, s'ils s'étaient
occupés plus spécialementde l'influence des langues. Il parle du
mouvement des organes, sollicité dahord par la nature, bientôt
soumis à la volonté, qui se porte sur les objets et nous donne
les premières idées de l'attention qui dirige les organes et fait
trouver l'idée cachée et perdue dans la sensation. L'enfant, privé
de toute activité, interne ou externe, serait incapable de diriger
ses sens, de donner son attention, d'acquérir aucune connais-
sance, de prendre son rang parmi les intelligences. L'idéologue
qui a éclairci les questions en expliquant les mots analyse
des sensations et idée, s'attache de môme à rendre clair cha-
cun des termes du programme qu'il doit remplir. Il recom-
mande de ne jamais faire usage d'un mot qui manquerait de
précision ou de justesse. Enfin il veut que l'objet entier du
cours soit ramené à une idée fondamentale, qui soit l'idée
même de la méthode : « Avec une bonne méthode , l'esprit
s'élève insensiblement de vérité en vérité; conduit par l'ana-
logie jusqu'à la source de la lumière, il goûte enfin le plaisir
inexprimable de se reposer au sein de l'évidence ».
(1) Cardaillac développe cette expression, que M. Victor Egger a prise pour sujet
d'une thèse fort intéressante, cf. § 4.
o38 L'IDÉOLOGIE SPIRITUALISTE ET CIIRËTIENNE
Laroiiiiguière fit ses leçons pendant les années 1811, 1812,
1813 (1). Ouvertes cFabord à un petit nombre d'élèves, elles
furent bientôt publiques, et avec la publicité, dit M. Janet,
vinrent le succès et la gloire. Ce n'est pas seulement (2), une
jeunesse ardente aux études qui préparent une heureuse et
honorable vie, quon voyait se presser sur les bancs de l'école ;
tout ce que la capitale a d'esprits éclairés et élégants, dans les
deux sexes, s'y rendait souvent en foule. « Il pénétrait de ses
clartés, dit Mignet, enveloppait de ses raisonnements, enchan-
tait par ses talents et gagnait à ses doctrines les auditeurs de
plus en plus nombreux et ravis, qui accouraient entendre tout
ce qui sortait de cette bouche d'or, comme rappelait Tabbé
Sicard ». Laromiguière, « qui n'aimait pas à se montrer », a été
obligé de constater lui-môme ce succès en 1833, alors qu'il
pouvait parler de son cours et de sa philosophie comme de
« choses entrées dans le domaine de l'histoire ». Nos leçons,
écrivait-il, ont été écoutées avec une attention pleine de bien-
veillance; le pubhc nous a su gré de reproduire des idées qu'il
avait trop longtemps été forcé de négliger et dont l'oubli ramè-
nerait les nations à la barbarie ; la jeunesse ne s'effraya pas
de nos recherches métaphysiques. Sa curiosité leur prêta de
l'attrait et une sorte de charme ; l'auditeur le plus étranger à ces
recherches entendit avec intérêt l'histoire des mouvements et
des affections de son âme; le savant sembla nous tenir compte
de quelques vues nouvelles sur les principes de l'intelligence ;
le célèbre écrivain , alors grand maître de l'Université, M. de
Fontanes, se plut à nous dire qu'il goûtait la simplicité de notre
langage et la clarté de nos explications ».
Jouffroy, qui n'avait pas entendu Laromiguière, n'hésite pas à
le placer à côté de Royer-Collard, comme ayant ressuscité la
philosophie du xvni« siècle dans un langage admirable de
clarté et d'élégance, entraîné à sa suite une partie de la jeu-
nesse, laissé l'École normale pleine du souvenir de ses paroles
et de l'ardent intérêt qu'elles avaient inspiré. Damiron, dont
le témoignage n'est pas plus suspect que celui de Jouffroy,
s'exprime de même (3). Victor Cousin, qui substitua son
(1) Cf. Himly, Livret de la Faculté des LeUres de Paris.
(2) Garât, Mémoires de Suard, II, 3o.
(3)« A Toir ses idées, dit-il, exprimées avec taut d'élég-ance et d'exactitude, expo-
sées d'une humeur si facile, si tolérante, si véritablement philosophique, on aime-
inlliience à celle du maître qui avait dirigé ses premières études
philosophiques, nous a transmis les indications les plus précises
sur l'enseignement de Laromiguière. En 1S19, il écrit que les suc-
cès du professeur ont été grands (1). En 1S37, il prononce sur
la tombe de Laromignière un discours dans lequel il se fait le
disciple du maître qui vient de mourir (i). Mais c'est surtout
dans la préface de la seconde édition des Fragments, qu'il a
exprimé avec bonheur l'impression produite par le cours de 18H
et 1812 (3). Laromiguière continuait Garât et précédait Cousin,
Jules Simon, Caro, dont les cours ont charmé des auditeurs que
n'attiraient guère les recherches spéculatives, et fait naître plus
d'une vocation philosophiciue. Pourquoi renon(^M-t-il à un ensei-
gnement qui avait eu tant de succès? Le gouvernement d'alors
lui avait-il imposé des conditions auxquelles sa fierté refusait
de se soumettre, ou sa santé demandait-elle du repos? C'est à
la seconde hypothèse qu'il est préférable de s'en tenir (4).
En 1813, Laromiguière fit paraître la première partie de ses
Leçons de philosophie (5). Dictées sommairementet de mémoire,
rait à les adopter, à adhérer à uue philosoiihie qui se préseuto avec tant d'agrément
ft de bon goût ».
(1) « Tel est TefTet d'un easeignement et d'un style (lui comluisent toujours le
lecteur ou l'auditeur de i-e ((u'il sait mieux à ce qu'il sait moins, ou ignore tout à
fait ...
(2^ « G beaux jours, disait-il, de la philosophie à TÉrole normale et à la Faculté
des lettres de l'Acadcmie de Paris, quand M. LaromiiTuiére enseignait avec tant
d'éclat et de charme.., Qui "ous rendra l'éloquence de celui que va recouvrir cette
tombe... ces improvisations dont le style le plus iieureux n'offre encore ([u'une image
alfaiblie, ces incomparables leçons où dans une clarté suprême, s'unissaient sans
effort les grâces de Montaigne, la sagesse de Locke et quehpiefois la suavité de
Fénelou?... Sa parole exerçait une fascination véritable. J'ai vu des hommes
vieillis dans ces méditations s'imairiner, en entendant .M. Laromiguière, que leur
esprit souvrait pour la i)remicre fois à la lumière, tandis qu'à côté d'eux les plus
simples, trompés j)ar cette lucidité merveilleuse, croyaient comprendre parfaitement
les plus profonds mystèies de la métaphysique ».
(3) « Il est resté, dit-il, et restera toujours dans ma mémoire, avec une émotion
reconnaissante, le jour où, pour la première fois en 1810, élève de l'École normale,
destiné à l'enseignement des lettres, j'eutendis .M. Laromiguière. Ce jour décida de
toute ma vie : il m'enleva à mes premières études qui me promettaient des succès
paisibles pour me jeter dans une carrière où les contrariétés et les orages ne m'ont
pas manqué. Je ne suis pas Malebrauche ; mais j'éprouvai en entendant M. Laromi-
guière ce qu'on dit que .Malebrauche éprouva en ouvrant par hasard un Traité de
Descaries... l'Écoie normale lui appartenait tout entière ».
(4) '< Uue infirmité dont il souffrit quarante ans sans se plaindre, dit Saphary,
Téloigna d'un enseignement dont les succès sont mémorables ». Et Mignet nous
apprend que cette maladie des plus opiniâtres et des plus douloureuses était
une inflammation intermittente delà vessie, dont les crises de plus en plus rappro-
chées et alarmantes amenèrent sa mort.
(o) Leçons de philosophie ou Essai sur les facultés de l'âme, par M, Laromi-
guière, professeur de philosophie à la faculté des lettres de l'académie de Paris,
tome le', Paris, Brunot-Labbe, 436 pages. - .
UO L'IDÉOLOGIE SPIRITI ALISTK ET CIIRKTIENiNE
* elles étaient incomplètes, toutes ne s'y trouvaient même pas.
Mais il n'avait pu oublier les idées essentielles qui étaient, disait-
il, plus justement encore quil ne le croyait, en trop petit nomI)re.
Il s'estimait trop récompensé si les bons esprits y apercevaient
quelques traces de la méthode, si la critique trouvait que l'ou-
vrage pouvait faire naître ou fortifier le goût du vrai et de la
simplicité. Le volume traite, en quinze leçons, des facultés de
l'àme considérées dans leur nature. Dans la première, il est
question de la méthode et de l'objet du cours de philosophie ;
dans la seconde, du principe des facultés de l'àme et de l'in-
fluence du langage sur nos opinions; dans la troisième, du sys-
tème des facultés de l'àme d'après Condillac; dans la quatrième,
de son propre système; dans la cinquième, des principes des
sciences. Cette leçon se termine par l'examen critique du sys-
tème de Condillac, continué dans la sixième. La septième con-
tient des éclaircissements sur la méthode, sur son système des
facultés et en particulier sur la liberté et sur l'attention ; la hui-
tième, l'examen des objections qu'on pouvait lui adresser. Dans
la neuvième et dans la dixième, il montre que Condillac est spi-
ritualiste, et se demande, dans la onzième, ce que c'est que la
métaphysique. Il traite des définitions dans la douzième et la
treizième, des opinions des philosophes sur les facultés de l'âme
dans la quatorzième ; enfin il cherche, dans la dernière, s'il a
fait quelques progrès depuis l'ouverture du cours de philosophie.
En post-scriptum, il annonce qu'il considérera, avec la
seconde partie, la faculté de penser dans ses effets, mais que,
des deux points de vue très distincts, l'un qui porterait sur
les produits de l'entendement, l'autre sur les produits de la
volonté et serait le sujet de la morale, il ne traitera que le
premier. Successivement, il parlera, dit-il : 1° de la nature, des
causes, de l'origine, des différentes espèces et de la classifi-
cation de nos idées ; 2° des idées qui ont pour objet des êtres
réels, les corps, l'âme. Dieu ; 3° des idées dont l'objet n'a
point de réalité ou dont la réalité est contestée; des substances,
des essences, des possibilités, des causes, des rapports, du
temps, de l'espace, de l'infini, etc. Les belles questions, ajou-
tait-il, ne nous manqueront pas; elles offrent plus de variété et
d'intérêt que celles qui nous ont occupé jusqu'ici.
Biran critiqua ce premier volume pour bien établir qu'il n'avait
plus rien de commun avec les idéologues. Fort justement, il
L.VllOMlClltRE oil
remarque que les le(;ons pourrout bien ne pas satisfaire à tous
les besoins des esprits méditatifs, ni remplir l'objet d'une philo-
sophie complète. Moins exactemeni, mais non sans raison, il
soutient que Laromiguière, en joignant l'activitt^. à la sensibilité,
n'a pas ajouté autant qu'on le croit à la doctrine de Condillac.
Tout à fait injuste, et songeant peut-être à son premier Mémoire
sur rilabitudc, il n'est pas loin de dire que les systèmes de
Condillac et de Laromiguiére » favorisent le matérialisme » (1).
Trois ans après l'apparition du premier volume, Laromiguière
donnait le second (^). Le volume commence par une introduction
consacrée à l'examen (hi mot pbilosopbie, objet spécial du
cours, puis traite, en douze leçons, de l'entendement considéré
dans ses effets ou des idées. Dans les deux premières sont
examinées la nature, les origines et les causes de nos idées.
Dans la troisième, l'auteur établit que les diverses origines de
nos idées ne peuvent être ramenées à une seule, et il lait quelques
réflexions sur la formation des sciences. La quatrième, la cin-
quième, la sixième contiennent des éclaircissements sur la
nature, l'origine et la cause de nos idées; la septième, l'examen
des objections contre l'ordre des leçons et sa doctrine des idées.
Les idées innées sont critiquées dans la buitième ; les idées sen-
sibles, intellectuelles et morales distribuées, dans la neuvième,
en différentes classes. La dixième est consacrée aux idées
abstraites, la onzième aux idées générales ; la dernière contient
des réflexions sur ce qui précède et l'indication des conséquences
qui en résultent.
Le succès de l'écrivain fut égal, comme le dit Cousin, à celui du
professeur. Dumouriez lui écrit pour l'en féliciter (3). Garât n'est
pas moins enthousiaste (i). Les Leçons, réimprimées en 18:20,
(1) Sajiliary et Tissot out coialiaUu Biraii etdi'îfeiidu Laromiuuière. Cf. § 4.
(2) Leçons de philosophie, etc., tome II, 1818, 478 jiai-^es.
(3) « J'ai suivi avec délires votre cours de vraie philosophie. Si j'avais eu le bon.
heur de reucoutrer uu pareil ni.iître, il y a tpiaraiite ans, je \audi'ais mieux (|ue je
ne vaux, car en a;,'raudissaut mou àuie par le développement ordonné de ses facul-
tés, il aurait purilié ses seusations. Laissons les regrets inutiles ! Même à quatre-
vingts ans vous rajinmissez et ennoblissez mon sentiment et vous me faites grand
bien ><. Et après l'avoir invité à i'omi)léter son œuvre, il ajoute : " En attendant
([ue vous ayez accompli ce vœu, et j'ose dire cette injonction de votre élève octogé-
naire, ce beau livre incomplet devient mon manuel. Vous devez juger combien il
m'attache à son auteur. Je ne regrette que d'être devenu trop tard votre admirateur,
votre élève et votre ami ».
(4j '< Les lei;ons imprimées en deux volumes, avec tout ce que la parole a d'inspi-
rations, et tout ce que le style ajoute de correction et de perfection à la pensée, vont
paraître iucessaminent traduites dans la langue de Galilée, de Graviua et de Beccaria :
5i2 L IDÉOLOGIE SMUU LALISTE ET CllItÉTIENNE
en 1822, en 1826, en 1833, en 1844, en 18o8, et mêlées cons-
tamment i\ riiistoire de la philosophie classique, demeureiil
un livre consacré, pendant que règne la philosophie de Cou-
sin. Elles nous conduisent jusqu'à la « crise philosophique »
qui, avec MM. Taine, Renan, Liltré, Vacherot et les philo-
sophes anglais, ramena, dans lUniversité, et surtout en dehors
d'elle, le goût des recherches entreprises autrefois par les
amis, moins littéraires, moins orthodoxes, mais plus origi-
naux, de Laromiguiôre. M. Taine les admire comme Garât,
en faisant les réserves qu'eussent pu faire Cabanis ou D. de
Tracy (1).
Il est assez singulier que l'auleur d'un livre dont tout le monde
a proclamé hautement le mérite littéraire ne soit pas entré à
l'Acadéniie française, où figuraient ses amis Andrieux etB. Cons-
tant, D. de Tracy et Droz. Deux fois on le lui proposa. B. Cons-
tant vint un jour chez Laromiguière et, en présence de Thnrol,
le supplia de se présenter contre « un candidat de la cour et de
la congrégation ». Laroiniguiére aurait cédé, mais bientôt se
serait ravisé. Une autre fois, c'était Cuvier qui avait réussi à le
décider, mais bientôt encore il se désista. Dans l'un ou dans
l'autre cas, il aurait composé Texorde de son Discours de récep-
tion, qui portait sur le style philosophique (2).
Quelle est donc la doctrine exposée dans les Lprons'i Saphary
et M. Paul Janet ramènent la philosophie de Laromiguiôre à
trois points essentiels : méthode, facultés, origine des idées.
A la façon des idéologues, Laromiguiôre attribue une impor-
tance capitale à la méthode. Comme eux aussi, il conlinue Des-
cartes, Gondillac elles savants du xyu*" et du xvni'' siècle. Repre-
nant non seulement les idées, mais encoie textuellement les
expressions dont il s'est servi dans le Mémoire sur l'Analyse des
et combien il tst à désirer inmr la raison hiimaiiie que toutes les laugues de l'Eu-
rope s'en emparent et la traduisent » I
(1) « Laromii-'ultre, dit-il, étiit dans la i»hilosophie comme uu homme du monde
dans sa maison; il en faisait les honneurs avec un bon iront et luie poNtesse exquise...
faisait découvrir d'eux-mêmes et près d'eux, à ses auditeurs, ce (ju'ils cherchaient
si loin et dans les autres... Ou aime avaut tout daus sou style la facilité abondante
et le naturel heureux. Les idées s'y suivent comme les eaux d'une rivière tran-
quille... Elles vous portent et vous fout avancer d'elles-mêmes... Rien de plus
asrréabie que ces fines distinctions et ces iu|,'énieuses analyses... qui ne fout point
sortir le public du terrain où il a coutume de se tenir... et semblent le complément
d'un cours de laugue ou de littérature... Avec les grâces aimables, la politesse
exquise et la malice délicate de rancienue société française, il conserva la traie
méthode de resi)rit français. »
{■!) Cf. Mallet et Paul Janet, op. cil,
LAIlO.MlCiliKKi: -i-iS
.senaaiio/ts {l), il recoiuiuaiulo l'emploi de l'anal} se. S'instruire
soigneusement des plién jnii'nes, tout détailler, tout compter,
tout peser, div iser l'objet, on étudier successivement toutes les
propiii'tés, donner son attention au\ moindres circonstances,
tels sont les moyens de découvrir leurs vrais rapports. S'il s'agit
des rapports de simultanéité, de succession, de ressemblance,
de symétrie que l'on recueille en passant d'un objet à un autre
objet, d'une idée à une autre idée, l'analyse est descriptive. S'il
s'agit des rapports de génération et de déduction, si Ton va du
même au même, d'un objet considéré sous un point de vue à ce
même objet considéré sous un nouveau point de vue (2), pour
remouler jusqu'à un principe et réunir en un système toutes les
formes, on fait appel a Vnnalijse de raisonnement.
Par ses fréquents emprunts aux pliilosoplies de toutes les
écoles et aux littérateurs, par son éclectisme, Laromiguiéie est,
comme Degérando, le prédécesseur de Cousin (.'{). Par ses goûts
littéraires, il se rapprocbe de Garât. Mais il n'en a pas l'empbase,
qu'il remplace fort avantageusement par u la facilité abondante,
le naturel heureux et les gr;\ces aimables ». Boileau « le poète
de la raison »; lui vient en aide pour traiter du raisonnement
et marquer limportanc»' de l'attention. Une page de Pascal lui
parait «( l'esprit humain dans toute sa perfection > ; avec lui il
fait profession d'ignorer comment le corps influe sur l'dme et
l'àme sur le corps; avec lui encore il combat Kant et ceux qui le
suivent. 11 lit et relit avec amour les vers de Racine, comme Vir-
gile, Cicéron, Bossuet, La Fontaine, La Bruyère et tous les grands
auteurs, et <« lève les épaules > si(|uel(pie iomanti(|U(' le compare
à Ronsard. Par l'analyse d'une fable de La F'ontaine, il montre
(pi'il ne faut reconnaître ni plus ni moins de trois facultés dans
lentendement humain Avec Molière il travaille « à la défini-
fl) Cf. AppeuJice, les deux textes. Le goût et non le changement des doctrines
amène des difTérences, peu importantes d'ailleurs, dans les expressions.
(2) Cf. ce f|ui a t-ti- dit di-s Mémoires In^ a Tlnstitul par Laruniiguière.
{'i] ic Consultez, dit-il, Socrate, Pliton, Descartes, Malelirandie, pour savoir quelles
vérités le genre humain doit a la philosophie... Je voudrais, à l'exemple de ce
grand homrne iLeihiidz; rapprocher les esprits, qui ne sont pas aussi séparés (ju'ils
le r-roient. je voudrais faire voir que leurs divisions sont moi^s réelles qu'apjia-
rentes, que souvent elles sont moins dans les choses que dans lus mots... Ktu(lions
Descartes... Lisez .Malebranche. . . Leibnitz... Étudiez Locke... Condillac... Voulons-
nous bien faire? Ne soyons ni à Descartes, m à Locke, ni à Malebranche, ni à
Leibnitz : soyons à la vérité, si nous pouvons, et si nous ne sommes pas assez
heureux pour la trouver de nous-mêmes, aidons-nous de tous ceux qui l'ont cher-
chée avant uuus ». {Lei:ijns\, IX, X; tous ces textes sont de la première édition.)
S44 L'IDÉOLOGIE SPIUITUALISTE ET CHRÉTIENNE
lion, » el maître Jacques est, « en abstiacUon », un excellent
métaphysicien. Heureux de trouver quelque rapport entre ses
pensées et celles de Montesquieu, il critique les théories de
Voltaire et de Buffon, comme celles de Bonnet. C'est que ce
n'est pas trop, dit-il, du génie de La Bruyère ou de Molière pour
sonder les replis et pénéti-er les profondeurs du cœur humain ;
et on pourrait très bien faire un cours de philosophie, ou du
moins de métapliysique et de logique, sur une page de Boileau,
une scène de Racine, une fable de La Fontaine.
La doctrine des facultés est bien connue. Puissances et
moyens d'agir, elles ne peuvent avoir leur source dans la sensi-
bilité, capacité toute passive. Lame active, s'appliquant aux sen-
sations pour en tirer les idées, produit les facultés de l'entende-
ment; cherchant ce qui lui agrée et fuyant ce qui lui répugne,
elle produit celles de la volonté. L'attention, la comparaison, le
raisonnement sont les trois facultés de l'entendement. L'attention
donne des idées exactes et précises. La comparaison découvre
dos analogies, des liaisons, des rapports. Le raisonnement con-
duit, de rapport en rapport, jusqu'à celui où tout commence,
jusqu'aux principes, comme des principes jusqu'aux conséquences
les plus éloignées. L'attention donne les faits; la comparaison,
les rapports; le raisonnement, les systèmes. Devenue une longue
patience, l'attention rencontre ces idées heureuses qui annoncent
le génie ; par la comparaison, le génie prend de l'étendue; par le
raisonnement, de la profondeur. De même le désir ou la direc-
tion de toutes les facultés de l'entendement vers l'objet dont ou
sentie besoin, la préférence et la liberté forment par leur réu-
nion la volonté. Entendement et volonté constituent la pensée, et
quand ils sont bien employés, la raison.
Ce que l'on sait moins, c'est que cette doctrine du premier
volume des Leçons est le développement de celle du 3Iémoire
de l'an IV, que combattait déjà D. de ïracy et nous présente les
modifications que Laromiguière apportait dès cette époque au
condillacisme (1).
L'idée, dit-il en 1818 comme en 1796, est « un sentiment dis-
tingué ». L'idée sensible a son origine dans la sensation, sa cause
dans l'attention, qui s'exerce par le moyen des organes (2); les
idées des facultés ont leur origine dans le sentiment de ces
(1) Cf. Cabanis et I). dcTracy, Laucelin, Draparnaud, Lamarck, etc., et TAppondire.
(2) Expirssioii du Mémoire filé plus haut.
LVKOMIGUIEIŒ 345
l
fafultés, leur cuiise ilans rattention qui s'exerce indépendam-
iiient des organes ; les idées de rapport ont leur origine dans
le sentiment de rapport, leur cause dans la comjiaraison et dans
le raisonnement; les idées morales ont leur origine dans le sen-
timent moral et leur cause dans l'aclioLi de toutes les facultés
de renteudenient [[).
La philosophie exposée dans les Lcçuiis est donc celle du
Projet et des Mémoires. La pensée de Laromiguière s'est même
si peu modiliée ([ue ceux-ci ont été transportés textuellement et
presque tout entiers dans les premières. L'idée l'ondamenlale de
Laromiguière ne lui a donc pas été suggérée par Daube, et Biran
n"a pas eu dintluence à exercer sur l"(\spril de Laromiguière (2).
Bien i)lus, des Letti'cs. tMi grande pari le inédiles, (pii \ouL
de 1820 à is:n, témoiginMil que Laromiguièic ne cliaugeait plus
rien à sa pensée, (piand il avait Irouvi' une l'orme siiriisamment
exacte et précise. Il faut, écrit-il en ISI!» à Valette, lire et relire
cent fois les belles pages qu'on rencontre dans Bacon, Pascal,
Malebram-he ou Condillac ; la raison et le goût y profilent plus
(pie si on lisait mille pages de tel philosophe que je ne veux pas
nommer. Vous savez écrire, dit-il sept ans plus lard à Sa|)hary,
c'est le grand point. A l'ahbé Roques, il dit qu'on doit à chaque
instant corriger la langue, qu'il ne faut être « ni à Apelles, ni à
Céphas, mais, à la vérité, si nous pouvons » (3); il se plaint de « ce
que le plus grand nombre des esprits, surtout parmi les doctes,
abhorrent la clarté ». S'agit-il de résoudi'e une question? il la
traduit, jus([u'à ce que, de traduction eu tiaduction, il arrive à
une proposition év idente qui est la solution cherchée. Tant que
les astronomes manquèrent d'un principe, lui écrit-il deux mois
avant sa mort, les phénomènes du ciel étaient inexplicables...
L'univers est un immense système... L'homme doit systéma-
tiser ses connaissances... Le grain de Lié contient vos excel-
lentes gimblettes, le grain de cliènevis contient ce papier.
Aussi les modifications que subissent les Leçons, dans leurs
éditions successives, ont pour objet de rendre la forme plus par-
faite et de donner à l'œuvre une unité plus systématique: elles
n'en changent pas le fond. Les suppressions tendent à rendre le
(1 Voir § 4. Saphary fait sortir urio log-ique et une morale de cette Uiéorie.
(2) M. Paul Jaiiet u'avait p.is comparé aux Lerona les Mémoires de l'iiistilut; Tissot
oul)lie que le Mémoire de Birau ne fut pas impriirié.
(;î) Cf. Appendice, idées et expressions du Mémoiie de l'an IV.
PiCAVET, 35
546 L'IDÉOLOGIE SlMlUTl ALISTE ET CllHÉTIEiNxNE
livre complet en sol et à ne lui faire promettre que ce qu'il
donne (1). Les changements lui sont indiqués par ses disciples.
Chabrier revoit la cinquième édition et Laromiguiôre est tout
heureux de « son Aristarque ». L'abbé Roques désire que l'ou-
vrage « soit parfait » et s'étonne que l'auteur ait supprimé un
morceau sur « l'absolu ». Perrard pense que « son illustre
maître exagère les avantages de la mélliode » et Laromiguière lui
donne raison en disant que le génie doit tout « ou presque tout »
à la méthode. Ses adversaires eux-mêmes l'amènent à réformer
des expressions inexactes (:2).
(1) Ainsi s'expliquent celles qui ont lieu dans la conclusion lUi premier volume ;
(Tans le titre qui, de Leçons de plnlosopliie ou Essai sur les facultés de l'dme
devient Leçons de phUosopttie sur les principes de l'intelUrjence ou sur les
causes et sur les origines des idées, « parce qu'ainsi il n'annonce, dit Laromiguière
en 182(5, rien de plus que ce que j'exécute tant bien ((uc mal ».
{■!) Patrice Larrmiue, dans son Cours de pliilusiipliie, critique cette phrase de Laro-
miguière : « Pur iattenti.n qui concentre la sen.sHiililé sur un seul pdiut; par la
comparaison qui la partage, et (jui n'est qu'une double attention; par le raisonne-
iiient qui la divise encore et t|ui n'est (|u'une double comparaison, Pesprit devient
une puiss;ince, // agit «. Si, dit-il, il est vr.ii (pie concentrer ou partaqer la sensi-
bilité soit Pieuvre de Pesprit, le condillarisnie aiuait gagné sa cause. Va\ même
temps, il l'ail remarquer que ces paroles sont en opposition avec rensend)le du sys-
tème. LaroiiiiguiiTc substitue Vaclirilé à la sensitiililé dans Péilition de 1831. De
même Laromigunre rciiq)lace la di'tiuition toute condillacienne, selon Larroque, de
la mémoire. « La mémoire est un produit de Pattenlion, ou ce qui reste d'une sen-
sation qui 710US a vivement a/f'eclés ». p;ir une autre déliuition qui est un amende-
ment considérable: » La mémoire est l'action divisée ou réunie de l'attention, de la
comparaison et du raisonnement ".Voici quebpies exemples qui monlreront coiunicut
Laromiguière procédait, en ce (jui concerne la l'orme, a la revision des Leçons.
PREMIÈRE EDITION
1. lOe le(;ou. Suite de la précédente.
L 11" leçon. Ce que c'est que la méta-
physique ou sur le mot niétiipliysniue.
IL 9« leçon. L'analyse, toujours la même
dans son essence, varie dans ses formes.
II. P. 4G2. A ces différentes sensibiliti >.
joignez le génie et dans ceux «pii les
auraient ainsi en partage, supposez à
la fois le pouvoir de soutenir long-
temps leur attention, un goilt vif
pour le rapprochement des idées, une
grande force de raisonnement; Pintelli-
gence, considérée dans ses rapports à
la seule philosophie, aous étonnera par
ses contrastes autant que par ses ri-
chesses.
CINQUIÈME EUITION
l. 10= leçon. Confirmation de la leçon
]iréiédente.
1. 1 1' leçon. Définition de la méttphy-
siipie.
II. y^ leçon. Invariable dans son essence,
Panalyse varie dans ses applications et
dans ses formes, suivant les objets
aux(picls on l'appli<[ue et les esprits
auxquels on destine Pinstruction.
II. P. ;jt)8. A chacune de ces différentes
sensibilités joignez le génie; à ceux
(|ui les auraient ainsi en partage, don-
nez à la fois le pouvoir de soutenir
lonirtemps leur attention, un goût vif
pour le rapprochement des idées, une
grande force de raisonnement; l'intel-
lii-a-nce, dans ses rapports à la seule
philosophie, vous étounera par ses
contrastes autant que par ses ri-
chesses.
J'ai entre les mains un exemplaire de la première édition. Laromiguière, qui le
destinait à « M. Lemare », y a fait de sa main les corrections essentielles.
l.AUO.\llC.['lÈnE 517
Les additions exainiuêos clironologiqiiemenl nous feraient
suivre la lutle entre les derniers représentants des idcoloo:ues et
leurs adversaires. L'année même où paraissent les Fraç/ments
de Cousin, Laromi,u;uiére \\.) se retournant contre les partisans de
Kant, qui ont combattu Aristole, Bacon, Hobbes, Gassendi, leur
demande sils approuvent chez le premier ce quils blâment
chez les seconds. Et il leiu' montre, en s'appnyant avec plus de
malice que de raison sur Villers, « qu'ils exagèrent Gassendi,
Locke, Condillac et tous les philosophes qui ont le plus accordé
aux sensations ». Il avait dit que si l'on compte une douzaine,
une vingtaine peut-être de grands poètes, on ne peut guère comp-
ter que cinq ou six grands métaphysiciens. 11 ajoute ù la même
époque en note: *• Dût-on maccuser d'une excessive partialité,
je dirai que la majeure partie de ce très petit nonibre de méta-
physiciens du premier ordre appartient à la France ». Ak)rs
aussi il se réclame de Malehranche, pour « parler selon lopinion
comnume », et s'adresse à « léquité des lecteurs » qui ne doi-
vent pas attribuer a tout sentiment ce qu'il dit « du sentiment
sensation ■. En IHiiC», il demande à ceux qui sont instruits des
disputes occasionnées par \'a po^^tcriori et Va priori, « de donner
un moment d'attention à la note où il montre que le système des
opérations est en même temps le système des facultés ». Il
constate en 183;] (juon ne l'a pas donné, ce moment d'atten-
tion (-2).
D'autres additions indifpient une confiance de plus en plus
grande. Où il combattait la fausse doctrine de l'école de Des-
cartes et de celle de Locke, il ajoute « et de toutes les écoles de
philosophie ■'. Il se compare, lui l'homme modeste, à Newton:
• Avant que le prisme de Newton eût décomposé le rayon
solaire, la physique ne pouvait faire que d'inutiles efforts pour
découvrir l'origine des coideurs. Avant que l'analyse, prisme de
l'esprit humain, eût décomposé le sentiment, la métaphysique
ne pouvait que s'égarer en cherchant l'origine des idées ».
Les pages sur le génie philosophique sont peut-être l'exorde
du Discours conqîosé pour l'Académie française; le Discours sur
l'idpiititi; du raisonnement fut imprimé d'abord en Italie en
•1; Appendice, leUres iuédites à Saphary.
f2) Voir eucore la uole où il semble combattre Platon et Cousin, en distinguant
existence, connaissance, certitude (II, 172; ; le passage où il affirme (II, 374) qu'il a
expliqué, urtn plus seulement le mot sentir, mais deux mots eucore, le mot agir et
le mot connailre.
548 L'IDÉOLOGIE SPIUITLALISTE ET CHRETIEN-NE
1820, enfin la conclusion ajoutée à tout louvrage, ramène encore
au Mémoire de lan IV (1).
Laromiguière donnait, en 18-25, une nouvelle édition des
Paradoxes de Condillac, où il y aurait à signaler des modifica-
tions analogues. Il renvoie souvent d'ailleurs à ce dernier
ouvrage et montre ainsi qu'il a pris en 1811 et conservé en
grande partie comme des vérités, ce qu'il avait appelé en 1803
les Paradoxes de Condillac. Il mourait en 1837 et laissait une
correspondance et des manuscrits plus intéressants peut-être
que les ouvrages où nous trouvons aujourd'hui sa pensée sous
une forme plus parfaite, mais moins spontanée.
IV
Nous avons énuméré les causes mullii)ies du succès de la
philosophie popularisée par les Leçons. >'on seulement il y eut
une école de Lai-omiguière (2), avec des hommes d'une valeur
très inégale, Dauhe, Perrard, Cardaillac, Valette, Saphary, Gibon,
l'abbé Roques et de Chabrier, Lame et Armand Marrast; mais ses
doctrines se répandirent hors de France. En France même
elles eurent une action considérable sur ceux qui << alliés ou
adversaires » cherchaient à la remplacer; elles furent le point
de départ de ceux qui remirent en honneur la méthode et les
recherches des idéologues.
L'Angleterre, l'Ecosse, l'Amérique avaient subi l'influence de
D. de Tracy. L'Allemagne, si l'on excepte Schopenhauer, aussi
peu allemand que possible, avait surtout connu Degérando,
mais était presque exclusivement attentive au grand travail lit-
téraire, philosophique et scientifique qui a donné chez elle, de
1800 à 1830, des résultats si prodigieux. Restait l'Italie. La phi-
losophie de Condillac avait passé de la cour dans les écoles ; le
Nord était conquis à Locke avec le P. Soave, le traducteur du
Résumé fait par Wynne de YEssai sur l'entendement. La plii-
(1) « De tous les poiuts de Tunivers et de toutes les parties de nous-mêmes, nous
\ienneut en foule, sans ordre, sans lumière, les affertions de plaisir ou de peine.
La pensée açit : elle est attentive, elle compare, l'ile raisonne. L'esprit dcmrle et
sépare des éléments qui étaient confondus; il les «listribue en espères, dont il déter-
mine le caractère, le nombre, le rang:. Déjà brille la lumière, le jour a pénétré le
chaos, et l'intelliL-^ence est créée. Que fallait-il pour amener de tels objets à une
telle simplicité? 11 fallait avoir découvert ses principes ».
(2) MM. Compayré et Ferraz disent le contraire, à tort comme ou va le voir.
LES IMIll.OSOIMIKS ITALIKNS U9
losopliie suivit ou Italie la méine marche queii France. Soave
critiquait coiume la Décade, le Kant de Viilers. Galuppi s'at-
taquait, comuie D. de Tracy, à celui de Kiid^er. Borelli sous
le pseudonyme de Lallebasque, cherchait, comme Bonnet et
Cabanis , à expliquer physiologiquement hi génération des
idées (l). D de Tracv était traduit eu italien, et Stendhal citait
dans la langue du pays qui lui était devenu si cher, le philo-
sophe qu'il admii'ail le plus. Le chevalier Bozzelli, dans des
Essais sur les rapports primitifs qui lient ensemble la philoso-
phie et la morale ;lS-28!, montrait Locke, Condillac et D. de
Tracy se « succédant exprès pour ajouter I un à l'autre, pour
serrer de plus en plus l'analyse et l'enchaînement des faits,
pour que Terreur échappée à la poursuite de l'un fût atteinte
par l'autre jusque dans ses derniers retranchements ». Ce sont
là, ajoutait-il, trois points lumineux dans l'histoire de l'esprit
humain; ils éclaii'ent la route delà vérité poui- empêcher que
personne ne puisse plus s'égarer dans le vague des hypothèses.
Il rapprochait Cabanis et Biran, défendait D. de Tracy contre
Degérando et, approuvant Saint-Lambert et FranUin, ne voyait
dans la morale qu'un ensemhle de calculs fins, rapides, lumi-
neux, dont l'origine se perd avec l'origine même dujugcment(2).
Longtemps encore l'admiration fut vive en Italie pour les
grands idéologues. Gioberti, qui espérait qu'un jour viendrait
« où l'on rirait des sensualistes, comme on rit aujourd'hui du
système de Ptolémée », écrivait en 1833 : « La plupart de nos
jeunes gens sont encore sensualistes, n'ayant entre les mains
que Condillac, Tracy et Cabanis, et s'en tenant aujourd'hui à ce
qu'on pensait en France il y a trente ans (3) ». Mais, en Italie
comme en France, les partisans de la philosophie du xvm^ siècle
se rattachaient de préférence à celui des idéologues qui, au
point de vue politique et religieux, prétait le moins à la critique.
Bozelli mentionnait « Laromiguière, philosophe aussi ingé-
nieux que profond ». Gioia et Bomagnosi, élèves du collège
Albéroni à Parme, avaient transporté dans l'économie politique
et la législation les doctrines condillaciennes. Le dernier pre-
nait même la défense de Condillac, de telle façon qu'en le lisant
(1; Priiicipii délia genealogia del pensiero. Opéra del siLiiior Lallebasque,
Lugano, 1825, 2 vol.
(2) Ce livre nous a été indiqué et communiqué par M.Paul Janet.
(3) Louis FeiTi, op. cit.
550 LIOI-OLOGIE SPIRITUALISTE ET CIÏRl-TIENNE
on croirait avoir affaire à Tliiirot (1). Mais il n'est pas un pur
condillacien : « Je nai jamais dit, éerit-il, et je ne dirai jamais
non plus que notre intelligence ait des lois indépendantes de
notre puissance sensible ». Comme Ta excellemment montré
M. Louis Ferri (2), sa doctrine est plutôt celle de l'expérience que
celle de la sensation et il donne à l'activité de l'âme une place
bien plus considérable. Déjà en effet Laromiguiére était rangé en
Italie, comme en France, parmi «les Métaphysiciens classiques ».
Novati avait en 1820 traduit les Leçons, puis le Discours sur
V identité dans le raisonnement, qui avait paru en italien avant
dôtre imprimé en français, enfin les Paradoxes de Condillac.
Galuppi, dont l'influence succéda à celle de Romagnosi et qui a
été rapproché d'Ampère (3), trouve déjà insuffisante «< la réforme
par laquelle Laromiguière substitue, à la sensation, la base
plus large du sentiment » ; mais il fait venir les idées du senli-
ment et de la méditation. Rosmini comliat avec haiitonr, avec
colère et, par tous les moyens, les sensiialistes, Contlillac et
d'Alembei't, Cabanis, D. de Tracy, Laroinigiiière et Romagnosi.
Dans le Nuovo sagr/io sulla origine délie Idée (^1830), il veut
« rétablir l'ordre dans les esprits, troublés et bouleversés par
les doctrines qu'ont répandues de tous côtés les écrivains de la
Révolution ». Mamiani défend en 1834 la philosophie de l'expé-
rience comme une doctrine vraiment nationale et, dans une char-
mante lettre à Rosmini, met en scène « un paladin ([ui habite
dans un vieux et fort manoir construit pour la première fois
par Protagoras et garni, de nos jours toutà l'entour, de nouvelles
palissades et de nouveaux bastions par Hume et par Kant, doué
d'une force merveilleuse, semblable à Ferran de l'Arioste, qui
croit peu à Dieu et aux démons et n'a d'autre passion que de
tout renverser. Ce paladin s'appelle le scepticisme, et quand les
systèmes des philosophes se présentent au pont demandant le
passage au nom de la raison, ce chevalier impitoyable s'avance
à leur rencontre pour les défier au combat. Je ne saurais dire
combien il en a désarçonné et noyé dans le fleuve ».
(1) « To non vo^lio entrare, dit-il, in alcuna npolnirii personale a Condillac.
Osservo solamente clie l)en altro é il sensiialista, ed alfro è il sensibiiisla ».
(2) M. Louis Ferri, professeur à l'Université de Rome, directeur de la Rivisia di
Fiiosofia italiana et auteur d'un Essii sur Thistoire de la philosophie en Itnlie au
XIX'' siècle, à la demande de M. Beaussire, a bien voulu mettre à notre disposition
les ressources de son érudition aussi riche qu'aimable {ci. Avertissement).
(3) Dictionnaire pfiilosophique, article Galuppi.
LES KCLFX.TIQI i:s FRANÇAIS 5.M
Testa, qui fit ses éliules au collège Albéroui après Roma-
gnosi et Gioia, iléfeudit lui aussi la philosophie de l'expérience
contre Uosuiiui, s'inspira de Turgot, de I). de Tracy et de sa
théorie fondée sur la sensation de résistance (^1), mais aussi de
Honiagnosi et de Laroniiguiére. Eiifin Gioberli, (pii voit du sen-
sualisme jusque chez Descartes, traita Rosmiui plus mal encore
(|ue ce dernier n'avait tiaité les sensualistes : ^ Gioherti, dit
.M. Louis Ferri, présente le systéïue de Rosmiui, tantôt comme
un sensualisme déguisé, lautôt comme un idéalisme sans frein.
11 n'est pas d»* défaut et pour ainsi dii'epas de monstruosité qu'il
n'y découvre, panthéisme, athéisme, immoralité, toutes les
erreurs et tous k'S vices découlent, à ce qu'il prétend, de celle
source em|)oisonnée ». Ne croirait-on pas voir Cousin accusé de
panthéisme, d'athéisme, de matérialisme, après avoir combattu
le sensualisme par - les conséquences qui en découlent •> ?
Désormais lu philosfqihie du xvuf siècle est morte en Italie : et
il faudra les travaux de Comte, mais surtout ceux de Spencer,
«le Darwin, comme aussi de Charcot {2), pour ramenei' l'alliance
de la philosophie et des sciences.
Gioherti n'a pas plus ménagé Cousin que Rosmiui, Descartes et
les sensualistes. On le comprend en lisant Cousin et ses dis-
ciples, (jui se rattachent, en plus d'un point, aux doctrines de
Laromiguière et de ses prédécesseurs. Cousin est le continua-
teur de Cabanis, de r.iuriel, d'Anqjère, de Riran et de Degé-
rando. Après avoir écrit en iSi:{ une thèse en partie condilla-
cienne (3), il a\ait voué « sans retour et sans réserve, sa vie
entière à la poursuite de la réforme philosophiipie commencée
par Royer-CoUard ». A la suite de Riran, il avait critiqué les
Lfrons de Laromiguière <iui. ayant eu l'intention d'abandonner
Condillac, laiss;iil toujours paraître le « rapport secret, mais
intime qui rattache l'élève au maître ». Mais Damiron, qui avait
placé Laromiguière parmi les sensualistes, le remettait parmi
les éclectiques. Cousin, devenu en France le chef de l'ensei-
gnement philoso[)hique et attaqué pai' ceux qui lui reprochaient
(1) Surtout daus l'ouvrago délia Mente, 1836.
(2) Cf. B.ilU't, le Lanf/ufje inférieur et les diverses formes de l'aphasie.
(3 De Mfllifjdù sive deAnihjsi. Elle résume les leçous de Laromi-'uiére et cé-
lèbre Cuudillac. « Msi Coudillicus eo teinpore iiobis ereptns fuisset fjuo libros
omncs suos ifenim sfribere, miramque illam et auream simplieitateiii qua iu ele-
meutis aritlimeticae alsebneque usus est, in philosophiam transl'erre iu auimo
h:d.eb.it, forsitau teuebra; quibus metapliysica iuvolvitur, pulsaîjfugataeque eva-
uuisseat ».
552 L'IDfiOLOGIE SPIRITLALISTE ET ClIRtTIENNE
son panthéisme ot ses doctrines étrangères, se reconnut non
plus seulement le disciple de Royer-Collard et de Biran, mais
aussi celui de Laromiguière. Et M. Paul Janet a fait \o\v (juil y a
eu alliance à cette époque entre les deux écoles, que Jouffroy
et Laromiguière avaient, sous la présidence de Cousin (1) rédigé
le programme de l'enseignement philosophique ; que le spiri-
tuahsme final de Cousin se rapproche singulièrement de celui
de Laromiguière.
Jouffroy, disait Cousin, a été chez nous le véritable héritier de
Laromiguière. Saphary, qui combat Cousin, complète plus d"une
fois Laromiguière par Jouffioy. En entrant à lÉcole normale,
ce dernier lavait trouvée pleine du souvenir de Laromiguière
et de Royer-Collard. Dans sa troisième année, il avait été
chargé de répéter les leçons de Thurol à la Faculté. Plus tard, il
fut au Collège de France le successeur de ce dernier ; puis à la
Faculté et à la bibliothèque de l'Université, celui de Laromi-
guière. Si Ton relit la [)réface des Esquisses de 'philosophie
morale, celle des OEuvres de Reid, les écrits sur l'Oir/miisation
des sciences philosojjJiitjiies, sur la légitimité de la distinction
de la j)sycholorjie et de la physiologie, si l'on tient compte de
l'esprit si différent, comme Tout montré Sainte-Beuve et A. Gar-
nier, de Cousin et de Jouffroy, et si l'on se rappelle ce que nous
avons dit de l'analogie de certaines doctrines écossaises et de
certaines doctrines idéologiques, on sera assez disposé à trouver
à peu près exact le jugement de Tissot : « Jouffroy est le conti-
nuateur et le vulgarisateur de la philosophie expérimentale de
Laromiguière et des Écossais, avec des aspirations qui étaient
chez lui une affaire de foi ou de croyance naturelle, chez Laro-
miguière une sorte de conviction philosophique plus prononcée,
et chez les Écossais un instinct tout humain, mais sans grand
espoir de le voir jamais confirmé par les lumières d'une raison
réfléchie (2) ». Peut-être même faudrait-il joindre à Laromi-
guière, Thurot et Degérando (3).
(1) Paul Janet. Victor Cousin, p. .398. La mi'me année le concours d'acrrégatiou
a pour présidfut Cousin, pour memlires Laroniiiruière, Jouflroy, Cardaillac
(2) Sur Joutfroy ef. Damiioii, op. cit. ; Sainte-Beuve, passim ; de Rémusat et
Caro, Revue des Deux Mondes; A. Gàruier, arlkln. Jouffroy {Diction, pkil.); Mignet,
Notice ; Tissot, Mémoires de l'Académie des sciences, arts et belles-lettres de
Dijon, 18"/ 6; Taine, op. ci7. ; Ferraz, Libéralisme et spiritualisme.
(3) Certains passages de Jouffroy rappellent Cabanis et Lamarck : « La nature
brisa encore cette création, dit-il après avoir parlé des quadrupèdes grossièrement
organisés qui avaient remplacé les végétaux informes et immenses sous lesquels
LKS l,MU)MI(;i IKIIISTKS. DM hK ET PKUUAKD S;k]
De Uénmsat a critiqik' 1). do ïracy et Cabanis coinino des
adversaires envers lesquels on ne saurait être impartial, [)arce
qu'on croit dangereuse la diffusion de leurs doctrines. Peut-être
faudrait-il cependant attribuer ù linlluence de Cabanis le travail
sur les facultés inconnues, qu'on a avec raison rapproclié des
théories modernes de l'inconscient. Ce qui est incontestable,
c'est qu'il prit auprès de M. Fercoc, ami de Laromiguiére el pro-
fesseur au lycée Napoléon, le goût de la philosophie et l'habitude
d'employer, pour son propre compte, les procédés analytiques
recommandés dans l'école expérimentale (1). Enfin nous avons
vu que M. Paul Janet a quelquefois résumé Cabanis, Laromi-
guiére et Daunou. Klève de Gibon, « dont le Cours très solide et
très nourri, contient un assez grand nombre de vues judicieuses
et personnelles qui ne se rencontrent pas partout » ; il a de même
résinné, pour les rapports particuliers de la pensée et du langage,
les savantes et profomles analyses de Condillac, de Degé'rando,
de D. de Tracy, de Biian, de Cardaillac (-2).
Venons à ceux qui se réclament de Laromiguièn' et n'pi'o-
duistMit plus ou moins fidèlement ses doctrines. L'Essai d'Idro-
loffh' de Daube, intioduction à la grammaire générale, est
curieux à plus d'un titre (3). L'épigraphe est empruntée à saint
Augustin. L'auteur, qui a pour Locke, Bonnet et Condillac toute
l'estime et la reconnaissance (jue méritent leurs grands talents
et les services qu'ils ont rendus à la science dont il s'occupe,
les attaque souvent, sans toujours les comprendre, et maui-
fesle une vive admiration pour Malebranche. Ami de Laromi-
guiére, il doit à son Projpt d Eléments de nv' ta physique, à ses
conversations, à la lecture de quelques-uns de ses manuscrits,
se iJtTOiilaieut de ariirante.S(|ues reptiles, et, d'essai en essai, allaiil du plus impar-
fait au plus parfait, elle arriva à cette dernière création (pii mit pour la première
fi»is l'homme sur la terre. Aiusilhouime semMc n'être qu'un essai après heaucnup
d'autres que le Créateur s'est donné le jil lisir de faire et <le briser. Ces immenses
reptiles, ces informes animaux qui ont disp:iru de la face de la terre, y ont vécu
autrement que nous y vivons maintenant. Pourquoi le jour ue viendrait-il pas
aussi où notre race sera effacée, et où nos ossements déterrés ne sembleront aux
espèces alors vivantes tjue des ébauches grossières d'une nature qui s'essayi; ".
^bu problème de la destinée.)
(1) Sainte-Beuvf, Portraits littéraires, III, p. 318, et Correspondance de M™" de
Hérnusut pendant les premières années de la Restauration.
f2; Éléments, p. 2;J4. Sur Gibon, cf. infra. Ajoutons que .M. Paul Janet a fait sur
Lakaual, sur Lnromi^'uière des articles où l'éloffe tient plus de place que la cri-
tique, montré dans Sciiopeuhauer un disciple de Cabanis et de Bichat, etc., etc.
(:ij Paris, au XI, 1803. C'est M. Paul Janet qui a ap]ielé notre attention sur cet
ODvrdge dont nous avions lu le compte rendu dans la Décade.
oU LIDI':0L0GIE SPIRITUALISTE ET CHRÉTIENNE
son goût pour la métaphysique et le peu de bonnes vues qu'il
y a dans son ouvrage, comme il doit à ses leçons le premier
développement de sa raison. Cependant il le combal, et M. Paul
Janet a cru que le disciple n"a pas été sans indiience sur le
maître. Mais la doctrine de Laromiguière était formée dès le
temps où il professait à Toulouse et si depuis il en a quelquefois
cliangé la forme, le fond est resté le même. Daube a peut-être,
mais après D. de Tracy (1), amené Laromiguière à moditlfr
quelques expressions ; il ne lui a pas appris à distinguer l'ac-
tivité de la passivité (2).
Perrard, ancien professeur au collège de MAcon et avocat à la
cour royale de Paris, foi't lié avec Laromiguière, avait publié en
18:27 une Lofjique classique (3), dont un tiers au moins est tex-
tuellement pris des Leçons (4). Au-dessous , de Laromiguière,
Perrard place Condillac qu'il cite fi'équemment et Voltaire
auquel il emprunte linnéité des sentiments moraux. 11 admet-
trait bien le système de D. de Tracy, si tout n'y était lapporté
à la sensation proprement dite ; mais il combat Cabanis par
Bérard, pour prémunir les jeunes gens « contre le matéria-
lisme ». Par contre, il défend Laromiguière, contre Cousin qu'il
appelle « un critique », avec la Sagesse, avec Pascal et avec
G. Cuvier.
Tout le monde sait qu'après Carrel, Armand Marrast fut le
plus remarqual^lo rédacteur du National, en 1848, le maire popu-
(1) Cf. rh. Yi, .§ 2.
(2) Daube dit (]uo Laroniiffiiifre a voulu justifier le système de Condillnr :
« i*our bien euteiidre sa pcusée, il faut distinguer avec lui deux moments dilVii-
rents ; celui où nous recevons les sensations, celui oîi nous les éprouvons. Consi-
dérée dans le premier moment, Tàme ne jouit d'aucune activité, puisque la cause
de la modification (pi'elle va recevoir, est placée liors d'elle ; mais dés que les sen-
sations sont reçues dans rame, dès qu'elle les éprouve, l'auteur prétend qu'elle se
trouve dans un état actif, sans qu'il soit nécessaire de supposer aucune facidté
autre que celle d'avoir le sentiment des sensations, si l'on peut ainsi s'exprimer »,
et cite les définitions de la préférence, « qui est tout ce que nous entendons pai-
l'activité de l'àme considérée indépendamment du corps... vm point de vue du sen-
timent... une modification du sentiment ».
(3) D'après les principes de pliilosopliie de Laromiyfuière. Nous avons sous les
yeux la troisième édition, Paris et Lyon, Périsse frères, 1860 (viii, 336 pages), revue
et augmentée p:ir l'auteur et par son fils. Les autres ouvrages de Perrard sont un
Résumé de philosophie, des Précis d'histoire ancienne, moderne, du moyen lifje,
une Rhéloriqi/e classique, un Tableau synoptique de la procédure civile.
(4) L'admirable système des facultés (jne Laromiguière a substitué à celui de
Condillac est, selon Perrard, l'histoire la plus vraie et li plus complète de l;i pen-
sée, une des plus belles conquêtes du génie : le plus h;ibiie mécanicien ne connaît
pas mieux une montre et chacun de ses rouages, que nous ne connaissons, avec
Laromiguière, la pensée et chacune des opérations de notre esprit.
LES I.AUOMK.riKIUSTES, AKMANJ) MARUAST, ROQrES ri:i:i
laire de Paris et le président sans cesse réélu de l'Assemblée
Nationale. Bien peu de persoiuies, même parmi celles qui, comme
M. Jides Simon, sendjieraient ne pas devoir l'ignorer (1), savent
qu'il fut un idéologue ardent et convaincu. Rien cependant n'est
plus exact. A la fin de 1820, licencié és-letires, il se présentait
pour obtenir le grade de docteur devant la faculté des lettres de
Paris. Dans la thèse française, il se demandait si c'est aux poètes
ou aux prosateurs qu'appartient la gloire d'avoir le plus contri-
bué h former et à perfectionner la langue française ; il se pro-
nonçait pour les derniers, en faisant remaïquer que nos classiques
se sont servis de la langue comme « d'un instrument d'analyse »,
et en datant l'ère nouvelle de Corneille et de Descartes. Sa thèse
latine est dédiée à Laromiguière <( doctissimo, sopienthsimo
rtro, œtathqup noMrœ philosophonim principi ». Elle porte sur
la vérité. L'auteur invoque Descartes et Malebranche, mais aussi
Condillac, surtout D. de Tracy et Laromiguière, qui sont pour
lui les philosophes les plus marquants de l'époque {polentissimi
G'tatis nostrœ p/dlosophi). A la suite de cette thèse se trouve en
français la note suivante : • Une grande partie de cette thèse
était consacrée à la réfutation des objections qu'on peut élever
contre nos principes. Ces objections se trouvent surtout résu-
mées dans un ouvrage récemment publié et qui acquérait une
plus grande importance par les hautes fonctions dont l'auteui-
était revêtu dansllnstruction publique. Ces fonctions ayant
cessé depuis limpression de notre thèse, nous avons dû faire
disparaître tout ce qui pouvait porter le caractère d'une attaque
personnelle ». Marrast venait donc avant Thurot, avant Broussais.
Daunou, Andrieux, Valette au secours de l'école. Enûn dans
lÉloge de Garât, dont il proclamait la supériorité sur Saint-Mar-
tin, « espèce d'éclectique anticipé », il louait Cabanis et Brous-
sais (2) .
L'abbé Roques, professem* de philosophie au collège d'Albi,
(l) Temps du 18 juillet 1890. M. J. Simon, dont l'article est d'ailleurs fort
aimable, parle du temps où A. Marrast fut maître détudes et ajoute plus loin qu'il
n'était " ni philnsnplie, ni orateur >• sans parler <( ni de sa liceuee. ni de sou doctorat ».
Dans un article du !*!■■ août, M. J. Simon a montré que, sans Marrast. ou eût peut-être
eu h Commune en 18i8 et que. comme journiliste, il avait refusé de défendre les
esclavairistes, quoiqu'il n'eût a-uère à laisser aux siens « que son nom et les
lettres par lesquelles oo l'invitait à cette honteuse mais lucrative besogne ».
y2i Marrast a écrit une Notice sur Laromiguière. Il fut très lié avec le m lître et
avec quelques-una de ses disciples, entre autres Saphary, (cf. Appendice, lettres
de Laromiguière à Saphary).
m] L'IDKOLO(;iE SPiniTI ALISTE KT CI1I5KTIENNE
écrivit en 1827 à Laroiiiiguiére pour lui lémoiguer sou admira-
tion, et reçut une réponse fort encourageante (1). Nous ne
savons s'il prit part, en 1840, à la campagne contre réclectisme,
mais en i8G0 il lit paraître deux volumes de polémique qui ne
furent pas sans influence sur le mouvement laromiguiériste qui
suivit et qui fut surtout provoqué par Tissot et de Chabrier. Il
entra alors en correspondance avec ce dernier et fut par lui plus
d'une fois gourmande pour son peu de confiance dans le succès
définitif des Leçons (:2). M. Germain Crozes a publié,, en quatre
volumes, le Cours de philosophie de l'abbé Roques. M. Egger le
trouve remarquable, M Ribot curieux (3) : « L'auteur qui avait
fait, dit-il, ses études au commencement du siècle, est resté
fidèle aux idées qui régnaient en 1810. Il y est question sans
cesse de M. Cousin comme d'un novateur, comme d'un auda-
cieux dont les téi^iérités sont jugées au point de vue de la
pbilosopbie classique... du temps de Laromignière ». L'œuvre
de Roques ne se comprend guère en effet après Darwin, Spencer,
Bain et Lewes, Ribot et Taine. Elle n'a de sens que si on
la met à coté des Leçons et des Études élémentaires de Car-
daillac.
Cardaillac a été récemmentremisau jour parM. Victor Egger (4),
qui a exposé métbodiquement ses vues sur la parole intérieure.
M. Rallet (o) l'a mentionné, mais ni l'un ni l'autre ne l'ont replacé
dans son milieu en le rapprochant, comme l'a fait M. Paul
Janet, de D. de Tracy, de Degérando, de Laromiguière, de
Riran (G), auxquels il doit beaucoup et dont il n'a fait que
continuer les recherches sur le langage et les signes.
Professeur de philosophie au collège Rourbon, Cardaillac sup-
pléa Laromiguière, de 1824 à 1829, et ne crut pas faire descendre
le cours au-dessous de ce qu'il devait être en s'occupant presque
exclusivement de ce que la science présente de plus élémen-
(1) G. Compayré, Notice sur Laromiguière W après une correspondance inédite.
Cf. à rAppendice, les IcUres commuuiquées par M.M. Crozes etSéiruy.
(2) « Vous en parlez toujours, lui dit de Chabrier, comme si elles étaient ijrno-
rées et méconnues. C'est une erreur. Elles sont au-dessus du temps actuel, et par
conséquent moins appréciées qu'elles devraient Tètre. mais elles sont goûtées, admi-
rées chaque jour de plus en plus; ne désespérez donc pas ainsi >-. L'abbé est
ailleurs tancé d'avoir négligé de relire rouvrage en entier depuis 1833 : « Ainsi voilà
vingt-sept ans passés par vous, monsieur Tabbé, sans une lecture complète du livre ».
(3) Revue philosopliique, 111, 664.
(4) V. Egger, la Parole intérieure.
(5) Le Langage intérieur et les diverses formes de l'aphasie.
(6) Cf. ch. vu', § 4 et vui. § 3.
LES LAROMlC.ntRISTES, CAIIDAILLAC rUiT
taiiv. En 1S-2U, à un nioint'nl ^1» où, ^ les doctrines lalionalisles,"
prèchées avec élo<|nence, semblaient seules obtenir laveur
auprès de la jeunesse ", les leçons de Cardaillac, faites en oppo-
sition à l'idéalisme, attiraient encore un nondjre plus grand
d'auditeurs qu'on naurait pu s'y attendre. Les leçons furent
rédigées par Bource, un de ses auditeurs et amis, auquel il
avait communiqué ses notes ; revues par le professeur, elles
devinrent les tJ/tidcs élémentaires de philosup/t'w. Caidaillac
se sépare des idéologues à cause du peu d'accord (jui régne
entre leurs doctrines et du peu d'assentiment (pielles ont
obtenu. Il consacre toute une section à réfutei- les matérialistes
et à étal)lir la spiritualité de l'àme. Si, contre Laromiguiére, il
soutient que les idées générales et abstraites ne sont pas dépures
dénominations, c'est (jue le nominalisme conduit au matéria-
lisme de Broussais. Toutefois, il fait ime place à la |)liysiologie, à
condition que. du rapport d'inlluence du physique sur le moral,
on ne conclue pas à l'identité des deux piincipes. H discute les
assertions de Lamennais, de J. de Maistre et de Malebranche,
mais aussi celles de Cousin, « l'éloquent professeur de l'idéa-
lisme le plus abstiait ». C'est surtout de Laromiguiére, l'ingénieux
et profond auteur des Let ons qu'il se réclame, mais il prend
son bien partout où il le trouve : à Portails il enq)runte la for-
mule «(ui fait de la parole une incarnation de la pensée (2) ; à
saint Thomas celle qui exprime que l'àme est créée au moment
où les organes sont assez développés pour remplir leurs fonctions
{creaiido infunditiir, infundendo (reatui'\\ à Bichat, celle ipii
distingue les organes locomoteurs et l'organe vocal. Cependant
il ne se donne ni comme spiritualisle, ni comme sensualiste, ni
comme rationaliste ou empirique ou éclectique, sans avoir défini
à sa façon ce qu'il faut entendre par ces mots, et il se réserve de
penser par lui-même. La philosophie a un domaine de plus en
plus restreint : soit qu'on traite de logique, de morale, de théolo-
gie, d'ontologie, de psychologie, on s'occupe toujours de l'homme,
et de l'homme seul. La science ainsi comprise est abordable à
tous ; chacun y apporte des idées toutes faites, et c'est pourquoi
elle est si peu avancée (3j.
(l) Lypp, IV, 1G3 à 107.
(2; M. PiHbier [lierons de philosophie) aUribue Texpressiou ;i Carddillac.
(3) Cardaillac distingue, comme la plupart des auteurs de mauuels qui Font suivi,
trois facultés pririci[)a:ips, «eusibilité, iutelliL'-ence. activité, «[u'il étudie tn t'IIes-mèmes
>jt dans leurs rapports avec les autres; il tr.iite successiN émeut de la sensibilité,
.).)?■
LIDÉOLOGIE SPIRI'J LALiSTE ET CHRÉTIENNE
Cardaillac devenu, après 1830, inspecteur de l'académie de
Paris, ne donna pas le Traité des mHhodes qu'il avait annoncé.
Les Études élémentaires, accueillies à leur apparition comme un
des écrits les plus remarquables publiés en France depuis les
Leçons de Laromiguière, ont été louées par Gibon, Hamilton et
Stuart Mill, avant de l'être par MM. Paul .lanet, Egger et Ballet.
Valette fut après Cardaillac le suppléant de Laromiguière.
Docteur ès-lettres en 1819 avec deux thèses [de Libertate, de
l'Épopée), dont la première reproduit les Leçons, et dont la
seconde nous présente Aristote remontant toujours, à la façon
de Laromiguière, au principe pour en éclairer les conséquences
les plus reculées, il était nommé agrégé-suppléant par Royer-
Collard (i). En 1820, Cuvier le charge de la chaire de philosophie
au collège d'Harcourt, récemment créé (2). En 1822, il prononce
à la distribution des prix un Discours (3) sur l'enseignement de
la philosophie. La dissertation latine était mise au-dessus de
la française; des cinquante questions, pour le baccalauréat et
le concours, indiquées aux candidats, quarante-neuf étaient
empruntées à la philosophie de Lyon, et une sur l'association, aux
Écossais; des ecclésiastiques étaient chargés partout d'enseigner
la philosophie (4). Vah-lte montre que l'étude de la philosophie
n'est ni inutile, ni nuisible. D'un côté, il soutient, en invoquant
Frayssinous (5), qu'elle étudie les merveilles de la nature, pour
mieux connaître leur auteur, et entrer dans les desseins de sa
Providence ; pour distinguer en nous deux substances et établir,
par des preuves irrésistibles, que l'une, libre, capable de mérite
et de démérite, est destinée à une vie à venir, espoir des bons,
effroi des méchants, pour affermir chez les jeunes gens les
dogmes salutaires sans lesquels aucune société n'est possible.
De l'autre, s'appuyant sur Laromiguière, il affirme qu'un recueil
«le riutelliireuce, de l'acti\ité, etiprou\aiit l'existeine <le la liberté et en parlant de
riustinct, sans citer Cabanis, des habitudes actives et passives, sans nommer Biran.
Puis, après avoir dr-niontré la spiritualité de lànie, il revient aux facultés intellec-
tuelles, parmi lesquelles il distiuirue Tattention, la mémoire et la liaison des idées
qu'il examine avec beaucoup de finesse et de sagacité. Enfin il termine par la raison
après avoir traité de la parole, sans nommer ses prédécesseurs, mais en utilisant
toutes leurs recherches et en y joignant, surtout pour la parole intérieure, des
observations nouvelles.
(1) Lycée, 11 novembre 1830.
(2) Cf. Appendice, Lettre de Lnromiguière à Valette.
(3) Paris, de l'imprimerie de P. Gueffier. rue Guénégaud, n" 31, 24 pages.
(4) A. Garuier, article dans le Lycée de 1829.
(3) Cousin fait de même en 1826.
LES LVKOMICUIËRISTES, VALKTii: tim
d'observations bien lailes sur nos diverses manières de conce-
voir et de sentir est un puissant secours pour l'éloquence, la
poésie et les arts diinagination.
En lS->7, il l'ait partie lUi jury d'agi'égalion avec les abbés
Daburon et Burnier-Fontanelle, avec Laroniiguière et Bonsson,
professeur à Cbarleniagne. L'année suivante, il publie, dans le
Lycée, sur les Leçons do- Cousin, des articles qu'il réunit en
volume ((uand eut paru l Introduction à llùsto'we de la philo-
sophie. Il y a alors «* une école de Laroniiguière » (1). Valette
s'y rattache, part des faits, et emploie la méthode expéi'imen-
tale ; mais il restreint le domaine déjà limité de la philosophie
en la rai)prochant plus encore des notions vulgaiies. Daunou,
Portails, Broussais, moins son matérialisme, le Traite des sijs-
tèmes lui viennent en aide pour combattre Kant et Cousin. A ce
dernier il reproche, outre les expressions injiu-iensesetinexactes,
une doctrine sententieuse et vague, des assertions basardées,
des généralités, et craint bien qu'il ne fasse que tourmenter
des abstractions stériles et se payer de mots « en matérialisant,
avec une imagination prodigue de figures, des pensées aussi
spirituelles ». C'est l'année suivante que Valette supplée Laro-
niiguière. Après avoir fait l'éloge de Louis XVIII, « qui voulut,
par la Charte, dire que les droits des peuples découlent de la
même source que ceux des rois », il se donne comme disciple
de Descartes : il a douté, « mais jamais le doute n'a atteint les
croyances qui doivent être chères à toutes les âmes ». Étudier
l'intelligence, en suivre les progrès à paitir de l'enfance de l'in-
dividu en mai-quant les métamorphoses qu'elle subit dans
les diirérenles saisons de la vie, afin de lire à livre ouvert dans
l'histoire de l'espèce, de rendre raison des croyances qui ont
tour à tour régné, puis des passions qui les inspirent et enfin
des vicissitudes delà vie de l'individu, d'un peuple, de l'huma-
nité tout entière, afin de savoir ce que nous avons à faire pour
surpasser nos pères, voilà ce qu'il se propose dans l'enseignement
dont il est chargé. Le xviii" siècle a rendu populaire le besoin de
voir clair en chaque chose et de s'entendre. La philosophie de
Condillac, qu'on dit si pauvre et si mince, n'en fait pas moins
(1) ValuUo, De l'Enseignement de la philosophie à la facidlé des lettres, et en
parliculier des principes et de lu méthode de M. Cousin. L'auiioe précérleute, le
Lycée, eu rendant compte de l'ouvrage de Saphary, parle dos nombreux disciples
de Laromicruiiire.
.iOO L'IDÉOLOGIE SPIRITUALISTE ET CHRÉTIENNE
faire aux jeunes gens de grands progrès dans la recherche de \{\
vérité. L'école de Condillac et de Locke est encore celle de la
majorité ; l'école écossaise n'a pu devenir française, encore moins
Kant, malgré Cousin et les éclectiques, d'accord avec les tradi-
tionalistes, pour accuser l'école de Locke et de Condillac, de
conduire au matérialisme, au fatalisme, à l'égoïsme.
INous avons encore le Discours d'ouverture de Valette en 1830.
Après avoir célébré la Révolution qui ouvre une ère nouvelle,
il cherche, sans originalité aucune, les éléments qui constituent
la liberté de l'homme ou du citoyen, les moyens de la perfection-
ner dans l'ordre moral, civil et politique. Nous pouvons juger
de même celui de 1835, on Valette demande que les philosophes
aient un peu plus d'indulgence les uns pour les autres et se
gardent de comprendre les doctrines philosophiques sous un
petit nombre de catégories dont les noms donnent des idées
fausses, ou ne rappellent pas exactement la nature des doc-
trines, puisqu'ils sont regardés comme une injure par ceux qui
en sont les auteurs. A la mort de Laromiguière, Valette, pré-
senté en première ligne par le Conseil académique, en seconde
ligne par la Faculté, se voyait préférer Joufïroy. Pour l'adjonc-
tion, il ne fut pas plus heureux: Damiron fut nommé. En 1842,
à la mort de JotiCfroy, il adressait aux professeurs une lettre
dans laquelle il demandait « que les portes de la Faculté se
rouvrissent pour un des disciples chéris de Laromiguière, et
pour une des deux grandes écoles de philosophie qui ont tou-
jours cherché à concilier les droits de la raison et l'auLorité de
l'expérience ». Depuis longtemps, il travaille à réduire en un
ouvrage les dix volumes au moins de leçons qu'il a faites à la
Faculté, mais on ne peut aller vite, quand on a été initié par
Laromiguière « au secret et à toutes les difficultés de l'art
d'écrire sur la métaphysique ». D'ailleurs Laromiguière n'a écrit
qu'à plus de cinquante ans et après avoir cessé de parler; Royer-
CoUard n'a fait imprimer qu'une leçon pendant son enseigne-
ment ». A sa lettre, Valette joint un aperçu des idées de Laro-
miguière sur l'avenir de la science et quelques observations sur
l'état actuel des chaires de philosophie. Les trois chaires de la
Faculté de Paris, disait-il, sont occupées par le père de l'éclec-
tisme ou par ses enfants (1). Et cependant, ajoutait-il, en faisant
(1) MM. Jules Simou, Gariiior, Damiiou. Cf. Himly, Livret de la Faculté des
Lettres de Paris.
LES LAROMIC.l IKHISIKS, l»K CHAlJRlEll, CinON, SAPIIAUY 5(11
allusion à Cousin, à rtMiipccssenienl (luon nioiUre à se procla-
mer son élève et son ami, an désintéressement avec lequel ou
veut presque relever de lui, ou est porté à croire ([uuno réac-
tion sopére en faveur de sa philosophie. Damiron succéda à
Joutrrov , Garnier fut adjoint à la cliaii-e d'histoire de la philoso-
phie moderne. Valette publia sa lettre (1).
L'éclectisme triomphant était à son tour attaqué par les
« conséquences qui découlaient de ses doctrines ». Gioberti,
Maret et bien d'autres (2), suivis par une grande partie du clergé,
laccnsaient d'être panthéiste et ennemi de la religion. I^es dis-
ciples de Laromiguière se joignirent aux adversaires de Cousin,
({ui tous d'ailleurs, n'étaient pas des défenseurs du catholi-
cisme (3).
Il y avait encore, à cette époque, où la lutte, scolaire depuis la
mort de Broussais et de Daunou, devint politique, trois profes-
seurs de philosophie de Paris, Valette, Sai)hary et Gibon ([ui
se réclamaient de Laromiguière. M. de Chabrier, directeur géné-
ral des Archives, puis sénateur du second Empire, fut de bonne
heure en relations avec Laromiguière. Consulté pour la réim-
pression des Leçons, il devint son exécuteur testamentaire,
hérita de ses manuscrits, de ses notes et des parties inq)ortantes
de sa correspondance. Pendant plus de trente ans il a été
l'apôtre du laromiguiérisme. En 1841, Villemain proposait au
roi d'accepter une sonune d(^ quinze cents francs pour être
décernée en prix à la suite d'un concours sur les Leçons. Cette
olî're généreuse d'une personne qui désirait rester inconnue,
et qui était de Chabrier (4), avait pour but « de mettre dans
tout son jour, en le faisant conq^lètement apprécier, un ouvrage
justement estimé et dont les doctrines tiennent une place remar-
quable dans la philosophie contemporaine » (o).
Un premier concours eut lieu dont les juges lurent JonfT'roy
(1) Citant le mot de Poisse qui avait voulu -c lui aussi iIouuit son couj) do [lied ail
sensualisim- >>, il roiistalait que la idiiloso[)liie de Laioniiiruicic a\ait été évincée de
la Sorbonne, et que la tidéiité aux doctrines du maître n'était jias un titre suffisant.
[Laromiçiuière et iÉclertisme,aux amis de Laromiguière, par Valette, ancien sup-
pléant de Laromitruiére à la Faculté des Lettres, professeur de pliilosuphie au
coUéire royal de Louis-le-(lrand, Paris, 1842, 32 paires.)
(2; Cf. i^aul Jauet, op. cit.. p. 3GS.
(3) Nous avons rite déjà Pierre Leroux et Bordas-Dcsmoulins.
(4) Lettre de Villemain '< le prix ipie vous avez si ircnércusenient fondé ".
(•'j; Les documents dont nous faisons usaf^'î sont reproduits en tête de la 7^ édi-
tion. Les rapports sur le concours sont a la lin de l'ouvrage de Siipharj, l'École
éclectique et l'école française.
PiCAVET. 36
5G2 l/IDÉOLOGIK SPIRITUALISTE ET CHRÉTIENiNE
remplacé à sa mort par Degérando, de Cardaillac, Damiron,
Vaclierot, Garnier (1). Le second fui jugé par Oroz, de Cai'dail-
lac, Garnier, MM. Vacherot et Ravaisson (2). Treize jours plus
tard, de Chabrier félicite Saphary (3), et lui conseille de consa-
crer les quinze cents francs à la nouvelle édition qui produira
« une plus grande diffusion des Leçons ». Il a vu Villemaiu
pour lequel il sent se réveiller son ancienne amitié, en lenten-
dant parler de Saphary, de Laromiguière et du bien à faire en
cette circonstance. Il obtient une souscription de deux cents
exemplaires pour la sixième édition. Cousin en fait un magnili-
que éloge à rAcadémie des sciences morales et politiques et
parle môme de Chabrier sans le nommer, comme « d'une âme
élevée, dun esprit ferme et solide, d'une plume élégante» ; mais
de Chabrier ne lui pardonne pas d'avoir cond)altu Laromi-
guière. Cousin reste pour lui « ce fastueux faiseur de galimatias
dont le règne n'est qu'une débâcle ». Il applaudit à la canqiagne
de Gibon, Valette et Saphary.
Nous avons déjà cité Gibon, dontle Cours de philosophie parut
en 18i2. Sans rien retrancher à la psychologie et à la logique,
Gibon donne à hi Ihéodicée et à la morale plus d'exiension
qu'elles n'en ont d'ordinaire dans l'enseignement. L'histoire de
la philosophie est supprimée, parce que les sources ne manquent
pas à ceux qui veulent létudier. C'est dans cette suppression,
comme dans la place considérable attribuée à la Ihéodicée, que
consiste en grande partie l'originalité de Gibon; il ne revendique
d'ailleurs pour lui que la combinaison des pensées, et non les
pensées elles-mêmes. Nul plus que lui ne mériterait le nom
d'éclectique. Assez dur pour le célèbre écrivain qui «< s'est érigé
en chef de la philoso])hie française », il critique la doctrine
cousinienne de la liberté, étrange, vague, fausse et déclama-
(1) Dix Mémoires furent envoyés. Degérando, dans son Rapport, écarte ceux qui
soat insuffisants ou qui ne sont qu'une censure mal justifiée des Leçons et en dis-
tingue trois. A firopos de Tun d'eux, il rapproche Jouffroy et Laromiguière: il y a
en germe, dans ce dernier, la théorie développée par Jouffroy, que Tàme se connaît
comme cause et en même temps comme substance. Pour le suivant, il remarque
que la commission, « animée des sentiments de la plus haute estime et de la plus
vive affection pour le célèbre professeur », ne refusait pas d'entendre de justes cri-
tiques, appuyées sur des démonstrations convaincantes, et prorogeait le concours.
(2) Sur les sept Mémoires envoyés, Droz.cn dislingue deux où est bien compris
le but du concours : celui de Tissot qui montre l'influence exercée par Laromiguière
sur les philosophes mêmes qui l'ont roml)attu, l'autre, celui de LSaphary, le disciple
exclusif et dévoué de Laromiguière, qui prouve assez de talent pour mériter le prix.
(3) Cf. Appendice, Lettres inédites.
LKS LAROMir.UIf'PxISTES, DE CllMJIÎIKR, ClBON, SAPIIARY :Ui:5
toire, les vues siiperlicielles de Cousin et de ses disciples sur la
méthode, mais il accepte ses conclusions sur Locke et les
applique même à Laromiguière. Souvent il s'appuie sur Jouiïroy,
quel(|uefois sur Damiron. A l'optimisme de Loihnitz, il joint la
perfectibilité de Condorcet. A côté d'une ci'iti([ue de Condillac,
ou dune citation de J. Reynaud, il place l'éloge du syllogisme
« instrument admirable d'une utilité scientifique incontestable ».
Adversaire déterminé de lathéisme, qui conduit au matérialisme
et supprime la liberté, la vertu, le vice, il veut qu'on tienne
grand compte du physique dans l'étude de l'homme. .Joignez à
cela de heaux passages où il fait songer à Stuart Mill afiirmant
qu'il faut laisser des questions ouvertes, ou à M. PaulJanet com-
battant la théorie épiciu-ienne de l'origine du monde. Il aime les
Écossais et fait grand cas de l'aimable, savant et ingénieux Laro-
miguière, de l'estimable Cardaillac et même de Lerminier (1).
Saphary fut de bonne heuj-e le discii)le et l'ami de Laromi-
guière. Des lettres qu'on a bien voulu mettre à notre dis[)osi-
lion (l), nous montrent combien Laromiguiére était aimable, et
combien aussi il faisait cas de Saphary. En JSi6, il lui adresse
la quatrième édition de ses Leçons et lui en indique les chan-
gements et les additions. Puis il l'encourage à rédiger un Manuel
« qui rendra service à la jeunesse studieuse ». Saphary com-
pose un petit podme, rilf/bitant du Cantal au pied des Pyrénées^
que couronne l'Académie des Jeux Floraux. Ill'envoie à Laro-
miguiére « qui lui doit un moment agréable ». En retour, celui-
ci lui donne des indications sur les thèses qu'il pourra présenter
à la Faculté. Saphary a fini de résumer les Leçons i)our ses
élèves. Laromiguiére l'encourage à publier son j'ésumé et lui
apprend que tous ceux auxquels il l'a fait lire, entre autres
Marrast, en sont « extrêmement contents ». Saphary travaille à
le compléter. Nommé à Paris au collège Bourbon, en octobre
1827, il devient l'ami de Marrast et fait paraître l'^'i.vrtï «;i«/y-
lique d'une inétaplnjsique qui comprendrait les principes, la
formation, la certitude de nos connaissances dans le plan de
M. Laromiguiére, dont on a résumé les Leçons (3).
(l) M. Paul Janet ne verrait pas en lui un laromiguiériste ; peut-être en effet fau-
drait-il simplement le ratt;icher à l'école idéologique.
(2j Nous eu devons la [lublication au (ils de M. Siiphary, qui, à la demande de
notre ami M. Caldemaisoii, a l)ien voulu prier s:i mère de s'en dessaisir et nous les
a srracieuseinent envoyées.
(3) L'ouvrage, dédié à Laromiguiére, comprend trois parties qui traitent des prin-
^64 L'IDÉOLOGIE SPIIUTLALISTE ET CHRÉTIENNE
L'ouvrage fut bien accueilli : le Ly/ce^ déclarait que M. Sapliary
méritait d(Hre distingué « parmi les nombreux disciples de
Laromiguière >'. A la fin de l'année un élève de Sapbary obte-
nait le premier prix au concours général. Laromiguière le féli-
cite, en son nom, et pour Marrast. Deux fois encore des élèves
de Sapbary furent couronnés, et leur maître « selon l'usage
alors admis » dit le Lycée, fut décoré et devint titulaire de la
chaire du collège Bourbon. Sapbary vit avec un grand déplaisir
l'éclectisme se substituer à la philosophie de Laromiguière dans
l'enseignement classique. En 1843, il prit part au second con-
cours sur les Leçons, obtint le prix et abandonna les quinze
cents francs pour la sixième édition.
En 1844, il y eut dans le monde poliliipie de vives protesta-
tions contre renseignement universitaire (1). Valette, Gibon et
Sapbary plaidèrent, « devant la Commission de l'Instruction
publique, la cause de l'enseignement de la philosophie « com-
promise par la personnification de cet enseignement en un seul
homme, et par lidentificatiori de toutes les doctrines en une
seule qui, à tort ou à raison, a fait éclater des orages sur l'Uni-
versité dont on se fait aujourd'hui les paratonnerres (2) ». Atta-
qués avec vivacité par la Reriie de Paris, les trois professeurs
lui adressèrent une rectification quelle n'inséra qu'après con-
damnation, et ils eurent grand'peine à obtenir qu'on ne les prit
pas pour des jt^suites. Quand la lutte fut calmée, Sapbary fit
paraître VÉcole éclectique et l'École française, avec une épi-
f^raphe qui indiquait bien ses espérances : Mulia renascentur,
quœ jam ceciderc, cadentqiie qiue mine sunt in honore. Dédié
à la mémoire de « son illustre maître et vénérable ami », l'ou-
vrage, fort bien composé, clairement écrit, avait pour objet de
montrer que le clergé séparé des jésuites, et l'Université, sépa-
rée des éclectiques, pouvaient former une alliance heureuse.
cipes de nos cormaissauces, de leur formation, de leur certitude. L'éloge du maître
se retrouve à toutes les paires : profondeur, hnniére, noblesse, vérité appartiennent,
selon Saphary, au métapliysicien qui représente Platon, Desfartes, M.debninrhe,
Condillac et quon peut comparer à Fourcroy, à Lavoisier, à BerthoUet. Si Sapliary
emprunte à .louffroy, «-"('st qm^ celui-ci na fait que développer L:iron)iguiére. Adver-
saire du matérialisme et de rathéisme, il cite Tertullien et de Bonald,Bossuet et Frays-
sinous, Reid et Duirald-Stewart, apprécie assez exactement, ce qui est rare à cette
époque, Kant qui insiste sur l'existence de Dieu et Finimortaiité de l'àme, mais en
fait l'objet de la croyauce et non de la connaissance et du savoir. Il ne fait guère
que nommer Degérando, D. de Tracy et Alil)ert.
(Il Paul Janet. op. cil.
(2J Cf. Appendice; le on. c'est Gousijj ; cf. PaulJauet n/). cil.
LES LAROMir.riKRISTKS. DE Cil MUllKlî. (.1H()\. SAPIIARY 5(m
Dans la Pri^f'acp, d'une vivacité extrême, Saphary combat Cou-
sin et léclectisme (1). Puis venait YÉcole éclectique. Saphary y
criliijue Cousin, non sans pénétration et sans justesse, sinon
avt'c impartialité ('2). Kniin. dans V École française, Saphary
étudie Condillac, surtout Laroniiguiére, qu'il défend contre
Biran et Cousin, comme i)hilosophe, comme écrivain, comme
homme. Il le complète en distinguant les deux caractères, affec-
tif et perceptif, que présente le sentiment. Sa faniille adoptive,
dit-il en finissant, saura défendre -< l'héritage de ses idées et le
souveiur de ses vertus ».
Saphary cependant sembla renoncer à la lutte sur le terrain
philosophique (:{). En 18i8, il vit avec bonheur « la religion et la
liberté s'embrasser comme deux sœurs à jamais inséparables ».
Il se présente à la députation comme l'adversaire du commu-
nisme et le défenseur de l'agriculture i^ 4). Dès IHoi sa retraite est
liquidée et il s'établit à Vic-sur-Cère où il meurt en 18()o.
Le Mémoire de Tissot, alors doyen de la faculté de Dijon, fut
imprimé en 185i et 185:) (5). Malgré ses objections criticistes. il
professe la plus haute estime pour le livre et pour l'homme et
soutient que. le premier, Laromiguière a tenté, dans notre pays,
de remettre en marche la philosophie spéculative en la rattachant
au xvn*' siècle, aux théories les plus profondes et les plus vraies
(1 A rarcusalioii injiHtificT île niatérialisnii'. il répuinl par raci-usalion <Ift
pautliéismi-. Ave^raison il inoiitr.' qui; Uesiartesctiit loué par LaromJL'-uiiTe, quaiiii
Uiiver-Collaiil et Cousin rattai|uaieiit ; mais il est moins fondé à unir Laroniii.'iiiire
et Koyer-Co!l;iid. et à dire qu'ils nous ont transmis ensemble les prinripes d'une
bonne métiiode, d'une saiue morale et l'exemple d'une belle vie ; à les [irésenter
comme formant léi-ole dont il est le vrai disiiple.
{■!) L'écleetisme n'a pas encore fait sou œuvre, il disloque les sciences et n'a pas
deméUiode, il a voulu rendre suspecte la philosophie de Condillac et de ses disciples,
en les flétrissant par des noms barbares i-t odieux, et n'a pas su rester à la fois
indépenilant et respectueux devant la ré\élation; mais il n'est qu'une puissance ofli-
cielle, une philosophie d'Ktat (|ui parodie la religion d'État.
(3j Comme l'axait fait autrefois D. de Tracy, il se tourna veis rn^riculture,
demanda l'abolition de l'impôt sur le sel, puis se présenta à l,i députati(.ii en 18 la
sous les auspices de Cainier-Pairés et du Salional, c'est-à-dire de son ancien ami
Marrast, en accusant le gouvernement de démoraliser le pays, de ruiner l'autorité,
d'énerver les convictions, de dégrader les caractères. Il promet de tout sacrifier à
des convictions fondées sur les vrais principes de la morale et de la i)Olitique, qui
en est la grande application.
(4; L'n Mémoire sur l'impôt du sel et deux autres Mémoires où il propose le dé-
grèvement de la propriété rurale et rétablissement de l'impôt sur les capitaux
contiennent, sur les souffrances de l'agriculture et sur les moyens d'y remédier,
des choses excellentes bien souvent répétées, mais non mises en pratique.
'3 Mémoires de l'Académie de Dijon, 18o4-1855. Appréciation des Leçons de
Philosophie de M. Laromiguière, Mémoire qui a obtenu la mention honorable
dans le concours ouvert sur ce sujet en 18.51 {sic) au Ministère de l'Instruction
publique, Paris. Ladrange, ISao (vii-144 pages).
m) L'IDÉOLOGIE SPIRITUALISTE ET CHRÉTIENNE
des anciens temps. En terminant il critiquait indirectement
Cousin (1).
De Chabrier cite Tissot dont le Mémoire a été publié tel à peu
près qu'il fut soumis au jury du concours et fournit à Mignet une
grande partie des documents d'après lesquels il rédige sa notice.
Mignet fait des réserves, et de Cbabrier « lui repi'ocbe d'avoir
obéi à d'anciennes préoccupations et de s'être permis certaines
critiques ; malheureusement pour lui elles sont inintelligentes ».
Nous ne croyons guère que l'éloge deLaromiguièrepar M. Taine
lui ait plu, car dans la septième édition qu'il publia en 1838 (;2),
il présente Laromiguière comme on pourrait aujourd'hui se
figurer Damiron (3). En 1801 , il songe à publier des frag-
ments de Laromiguière : <■ Que Dieu me prête vie, écrit-il à
l'abbé Roques, afin d'avoir à ma dernière heure la consolation
d'un mandat accompli >. C'est lui qui foui'nit les fonds pour le
concours que l'Académie de Dijon, parfois plus hardie, institue
sur les Lrro/is. C'est lui qui probablement obtint du Ministre
que le prix fût doublé el les Leçons recommandées d'une manière
toute spéciale. Quatre Mémoires furent envoyés (4). MM. Lame
et Robert se partagèrent le prix. Le premier fit paraître son
Mémoire en 18G7 (o), en rappelant les articles de M. Paul Janet
et le livre de M. Taine. Grand admirateur de Laromiguière, il le
(1) « De (|iiels applaudissements, dit-il, ne devaient pas être accueillis de si
aimables adieux. Et cependant je n'eu vois point d'indiqués dans ces leçons
écrites : c'est sans doute la seule chose que l'auteur ait oublié d'y faire entrer ».
(2) Deux volumes contenant, outie les Levons et les documents ot'liciels, le Hia-
cours sur la langue du raisoiinemenl, le Discours sur le raisonnement à l'oc-
casion de la Langue des Calculs, la Noie placée à la suite de la Langue des
Calculs de Coudillac, des Fragments de l'Art de penser et de la Langue des
Calruls, de Descartes, de Pascal, de Malebranche, des Extraits des Leçons destinés
à montrer le dessein de l'ouvrage.
(3) '< Les Leçons, disait-il, apprendront à voir dans l'ordre le principe de tout
bien, de toute beauté, la loi de toute duréi' et le cumluiront ainsi à reconnaître ui>
ordonnateur suprême, à placer eu lui ses plus chères espérances >'.
(4) Tissot, dont IKloge de Laromipruière avait été mentionné en 1843, ne ménage
pas dans snii liappurt l'école éclectique, dont les manuels sont plus dignes de rhé-
teurs que de logiciens. 11 ne ménage pas plus Royer-Collard et Hiian; il voudrait
que l'enseignement supérieur exposât tous les systèmes, eu fit un examen im-
partial et couclùt avec liberté sans être justiciable d'aucun autre tribunal que celui
de l'opinion publique. L'enseignement secondaire, chargé de former l'esprit jihiluso-
phique, indiquerait les questions plus encore qu'il ue les résoudrait : les Leçons
sont bien préférables aux ouvrages de Bossuet, de Féuelon, de Descartes, de Port-
Royal, pour faire aimer la philosophie à la jeunesse.
(5) Philosophie de Laromiguière, ses rapports avec les besoins actuels de l'en-
seignement classique, par D. Lame, inspecteur d'Académie, ancien professeur de
philosophie au lycée impérial de Dijon, docteur es lettres. Guéret, veuve Bétoulle,
et Paris, Hachette.
i
MM TAINK. IIKNAN. MTTIJi:, lUIîOT :;67
croit tMi accord avec Rossuot, cii progrès sur ridéalismc du
xvii' et le sensualisine du \vni« siècle. Mais sil eu fait surtout
un spiritualiste et un déiste, il voit eu lui, avec M. Taiue, un
des esprits les plus lucides, les plus métliodi([ues et les plus
français tiui aient honoré notre pays.
Vprèsla mort de M. de Chabrier, son héritier écrivait à l'abbé
luxiues : ». Je suis dépositaire des manuscrits de M. Laronii-
guière. Je les conserverai justprau moment où ils seront brûlés
conformément à la volonté e.\|)rimét' par M. de ('habrier dans
son leslanuMit... Cette clause, ajoutait-il, est une dernière preuve
des elïorls constants de M. de Chabrier i)Our sauvegarder cette
gloire «jui lui était si chère ». On ne couijjrend pas cette der-
nière aftirmation. Toutefois en songeant aux papiers de Sieyès,
de Volney et d'autres, détruits ou soustraits à la publicité, ou se
dit que les idéologues ont été bien imprévoyants ou bien uial-
lieureux, puisque ceux à (pii ils ont coulié, sur les hommes et
sur les choses, des jugements qu'ils ne pouvaient alors rendre
publics, ont eux-mêmes été attrints par la réaction politi([ue,
religieuse et philosophique, et, par suite, ont voulu (pion igno-
rât cond)ien sévèrement leurs parents ou leuis amis jugeaient
tout ce qu'ils ont pris à tâche de défendre.
\
L'idéologie, drplus eu plus restreinte par Laromiguière oi ses
disciples, n'avait réussi à reslt-r dans renseignement universi-
taire qu'en salliaut taut<U au catholicisme il), tantôt à l'éclec-
tisme, tantôt même au criticismc Avec 31. Taiue, elle s'unit de
nouveau aux sciences, repi'eud irni- méthode et se met à Icui-
école |)our profiter des progrès réalisés par elles (le|)uis la séi)a-
ration. C'est par l'éloge de Laromiguière que débute le livre
célèbre sur les philosophes classiques. Royer-Collard, «par reli-
gion et par inclination, Tennemide Cabanis et de Sainl-Lambert,
(1) Nous avons montn- Laromiïuit're et Valette siéçeuit d.ius le jury d'a;.Té'_'a-
tiou avec Bumier-Fuutaiielle t-t Dihiuou, Valette et Sapliaiy s'appiiyaiit sur de
Hoiiald et Fr.iysiiuous. H p:irut en 1820 un livre dout le titre nioiifn- Ineu lesprit
siiiiruliiTemeut éelertiiiui; de l'épo(|ue : É/eiitenta p/tilusop/ii//' mehijilnjsiae^excei'jjla
pr.fcipue e scri/jlis DD. Frai/ssinoux, Laromiguière, de Bonald. etc., ad asum stu-
dirjs.TJitvenlulU; aurture J.-F. Aiiiice du Pontiraul. iu-12 de 2 feuilles ■»/12, a Lyon
et a l'aris. ehez Uusaiid.
568 RENAISSANCE DE L'IDÉOLOGIE
qui allait les l'ombattre sur le dos de Condillac leur père, » était
présenté comme s'étant attelé « à un char abandonné qu'il avait
emporté à travers les obstacles et par-dessus les corps de ses
adversaires, mais en tournant le dos à la colonne sacrée, but de
toutes les courses ». Biran « promu au grade de premier méta-
physicien du temps, parce qu'il était obscur », était comparé
<( à Plotin et aux pauvres femmes de la Salpétrière ». Cousin
devenait un père de TÉglise qui, pour être orateur, n'était pas
philosophe, qui, forçant son talent quand il se faisait historien,
le violentait quand il se faisait biographe et peintre de portraits.
Il devenait même un grand vicaire « aux transitions contrites et
aux périodes ronflantes », ayant pour premier principe d'édifier
les honnêtes gens et de convenir aux pères de famille. .Joulfi-oy
apparaissait lloltant entre <■ les analyses d'Âristote et les sou-
venirs du catéchisme, conuiiençant en philosophe et finissant
en théologien ».
Ce que M. Taine louait surtout chez Laromiguière, c'est la
méthode que ce dernier a reçue de Condillac. Aussi se plaignait-
il qu'on laissât, dans la poussière des bibliothèques, la Logique,
la Grammaire, l'admirable Lanr/ue des calculs et tous les traités
d'analyse qui guidèreni Lavoisier, Bichat, Ksquirol, Geofl'roy
Saint-Hilaire, Cuvier, et n'hésitait pas à mettre leur auteur à
côté de Hegel. Tous ceux dont il invoquait les noms pour com-
battre « les philosophes classiques » se rattachent aux idéo-
logues. Au spiritualisme, doctrine des lettrés, il oppose le posi-
tivisme (1), doctrine des savants; à Royer-Coilard, Flourens,
Klie de Beaumont, Coste et Miiller: au Biran, métaphysicien
profond parce qu'il est obscur, le Biran contenu par Condillac et
D. de Tracy, autenr du Traité de lliabitude, que des médecins
pourraient lire, que des physiologistes devi-aient lire. Au-dessus
de Cousin historien du xvu'" siècle, il place Sainte-Beuve et son
œuvre sur Port-Royal « d'un romancier et d'un poète ». De
même il recommande iV étudier, dans le livre de Cournot, '< un
vrai savant et philosophe », la certitude dont Cousin parle élo-
quemment; il préfère à Cousin « érudit chercheur et amateur de
textes », Henri Beyle « psychologue peintre et amateur de senti-
ments ». C'est encore Henri Beyle, « le grand psychologue du
siècle » qu'il oppose à .louIÏVoy, auquel il accorde cependant
(1) Cf. sur les rapports du positivisme avec ridéologie. ch. vu, §4.
MM. TAINK. RENAN. I.ITTi{l^ FUMOT oGO
dovoir inventé > et u davoir eu à un assez haut degré le sens
psychologique ». Des deux amis auxcjuels il s'adresse pour
savoir ce qu'est la méthode, l'un a copié de sa main la Langue
des calculs et possède une bihliothéciiu» toujours ouverte oîi sont
les quatre-vingt-quatre volumes de Voltaire et; les trente-deux
vohunes de Condillac ; les deux livres les plus usés de l'autre
sont Y Etlt'uiiip de Spinoza et la Lotjiqnc de Hegel.
Lq->> Philosophes classiques nont été que l'introduction à une
(vuvre qui a contribué plus qu'aucune autrt» à iM'tahlir entre les
lettres, les sciences, l'histoire et la philosophie l'iniion féconde
dont les idéologiu^s avaient compris l'importance. \.' Histoire de
la littérature ant/laise a fait aimer Y idéologie à tous ceux qui,
par goût ou par profession, s'intéressent aux livres d'Angle-
terre ou d'.Vmérique. ].' Essai sur Tite-Live, La Fontaine et ses
fables, ont, avec les Ktudes de Sainte-Beuve, produit le même
résultat chez ceux qui étudient la littéialure latine et française.
L'histoire a été modifiée « en un sens idéologique > parles Ori-
gines de la France contemporaine \ la critique littéraire et artis-
tique, jiar les Essais et les Nouveau.r Essais, par les Écrits
sur la philosophie de l'art. Le grand publie, qui d'ailleurs a lu
la plupart des ouvrages de 3L Taine, a été conquis par les
Voyages aur Pgrênèes et en Italie, coumie par la Vie et les
opinions de Frédéric Thomas Graindorge. \j Intelligence, qui
fait penser à Cabanis et à I). de Tracy, à IJichat et à Degérando,
à Laromiguièi-e et à Pinel rappelle les succès les plus éclatants
des idéologues en Angleterie et en Amérique.
M. Renan il^ avec un égal souci de la méthode et des résul-
tats scientifiques, a fait au sentiment religieux, une place que
M. Vacherot revendifpiait pour la métaphysique. M. Littré a
gagné au |)ositivisme de nond)reux adhérents. Les ouvrages de
31111, de Spencer, de Bain, de Darwin, de Maudsley, etc., ont été
traduits et ont trouvé partout des lecteurs. M. Ribot, se limitant
à la psychologie, nous a appris ce qui s'était fait en Angleterre
et en Allemagne. Après avoir montré ce que doit être la psycho-
logie morbide, pathologique, physiologique, animale, infantile
etethnologique,il cherche à constituer la psychologie en science
indépendante, par ses travaux sur l'hérédité, la mémoire, la
personnalité, la volonté, l'attention. Il rapproche les médecins
(1) Cf. supra, passim; et PauIJauet, lu Crise philosophique.
.;70 RENAISSANCE DE L'IDÉOLOGIE
et les philosophes et donne aux recherches psychologiques (1),
une impulsion qui ne semble pas devoir s'arrêter de sitôt.
Mais la métaphysique n'a pas été tuée par la philosophie des
sciences et par l'idéologie nouvelle. Nous avons vu la renais-
sance du matérialisme et celle de l'athéisme. L'idéalisme, le
spiritualisme et le déisme sont restés vivants et semblent môme
prendre une nouvelle force. Il en est des religions comme des
métaphysiques: les progrès des sciences, ceux de l'idéologie et
de la philosophie des sciences, nous ont mieux fait voir notre
ignorance. On ne veut plus supprimer les questions d'origine,
de nature, de destinée, on cherche à les aborder avec toutes les
données que peuvent fournir les sciences positives, l'histoire des
hommes, des institutions et des idées.
(1; Surtout par la pulilicatioii de la Heoue pfiilosopliique , qu'il a su faire
prospérer et qui! a ouverte à toutes les dortriues métapliysiques.
CONCLUSION
Il y aura utiion l'ulre les srii'ures, la
jtliiloso[iliie (les si-ieiifcs et la iiK't;i|)liy-
sique; entre l'histoire des,|)liilosopliies et
celle (les sociétés, des religions et des
lettres, de» arts, des sciences, des institu-
tions et des lanij'ues.
Nous avons exposé les origines, retracé l'existence, expliqué
la disparition et la renaissance de l'école idéologique. Il serait
trop long de rappeler toutes les questions sur lesquelles l'étude
impartiale, complète et comparée des textes nous a conduit à
des assertions différentes, en tout ou en partie, de celles des
historiens antérieurs, et nous ne; pouvons (pie renvoyer le lec-
teur au\ chapitres précédents. Nous nous hornerons à résumer
brièvement les conclusions essentielles de ciiaciin d'eux.
Descartes et les sceptic^ues, les philosophes partisans de l'ex-
périence et les savants ont été les maîtres du xvn" siècle. Locke
les résume et pour cette raison a été pris pour chef par les pen-
seurs du wiii" siècle. A cette époqu(î toutes les questions mé-
taphysiques ont été abordées: la psychologie expérimentale,
physiologique, animale, etliiii(|m', la inoi'ale, resthéli([iie ont
été étudiées comme sciences indépendantes ; la philosophie des
sciences, Ihistoire des systèmes et des découvertes scientili-
([ues, ont fait de grands progrès. Les penseurs de tous les pays
ont exploré en commun le domaine spéculatif, Condillac n'a
été ni le seul métaphysicien, ni le seul pliilosophe.
I. — Les idéologistes ou idéologues ne sont pas simplement
des disciples de Condillac. Ils acceptent le mot créé par D. de
Tracy et la science qu'il désigne; ils prennent la méthode et
continuent, en les développant en tous sens, les recherches
du xvni* siècle. En politique, l'influence de l'école se fait sentir
pendant plus d'un demi-siècle. Par la création de l'Institut,
« Encyclopédie vivante >\ elle réalise, d'une façon durable, l'ai-
572 CONCLUSION
liance féconde des lettres, des sciences et de la philosophie.
Par celle des Écoles normales, centrales et spéciales, elle se
prépare héritiers et successeurs. La Dtkadp, qui répand ses
doctrines en France et en Amérique, en Italie, en Espagne et
en Allemagne, fait connaître à ses lecteurs les œuvres litté-
raires et philosophiques de ces divers pays.
II. — La première génération d'idéologues a pour principal
représentant Condorcet, le successeur de d'Alemhert et de Vol-
taire, de Tui'got, des économistes et des mathématiciens. M'^^de
Condorcet maintient Talliance de la philosophie française et de
la philosophie écossaise ; Sieyès pense à faire connaître Kant;
Rœderer relève de Rousseau, de Turgot, de Smith et commence
à traduire Hobbes. Lakanal loue surtout Bacon, Rousseau et
Condillac. Les sceptiques et ilontaigne, Gassendi, Helvétius et
Mably, d'Holbach et Diderot sont continués par Volney et Du-
puis. Maréchal et Naigeon; Bacon et Locke, Bonnet et Condillac,
par Garât. Pinel a pour prédécesseurs, outre les physiologistes
et les naturalistes, Montaigne et Descartes, Locke, Condillac,
Smith et Dugald-Stew art; Laplace, Bulfon, les mathématiciens
et les astronomes.
III et IV. — Cabanis est un disciple des Grecs et de Turgot,
de Franklin et de Condorcet, de dHolbach, de Voltaire et de
Rousseau, de 'Bonnet, de Condillac et d'Helvétius. Après Hippo-
craie, il lie la philosopbie à la médecine, et la médecine à la
l)liilosophio ; après Condorcet, il développe la doctrine de la
perfectibilité. Créateur de la psychologie physiologique, il pré-
cède ou prépare Lamarck et Darwin, Schopenhauer et Hartmann,
A. Comte, Lewes et Preyer, les historiens impartiaux et intel-
ligents des philosophies ; il termine, avec les stoïciens plato-
nisants, une carrière commencée avec Homère^ Hippocrate et
Catien.
V et VI. — D. de Tracy est, avec Cabanis, le chef de la se-
conde génération d'idéologues. Il complète l'idéologie physio-
logique par l'idéologie rationnelle ; il montre aux Anglais et aux
Français, aux savants et aux philosophes, qu'il faut la rendre
infantile, pathologique et animale, pour en faire le point de départ
de la logique et de la grammaire, de la morale et de l'économie
])olitique, de la législation et de la politique, comme des sciences
mathématiques, physiques et naturelles, dont il donne la classi-
fication et la hiérarchie.
CONCLISIOX 573
VII. — Autour tli' Cabanis et de D. de Tiacy se placent leurs-
auxiliaires, Dauuou et Chénier, Audrieux et B. Constant, J.-B.
Say et Brillât-Savarin ; Lacroix, Biot et Lancelin, Sue, Biche-
rand, Esijuirol, Bicliat. Lamarck. Draparnaud et Broussais; les
novateurs, Saint-Simon et Fourier, Leroux et Reynaud, A. Comte
et Littré ; les disciples, Drozet François Tliurot, Ampère etBiran,
qui peu à peu s'élolj^nent de leurs anciens maîtres; les littéra-
teurs et les historiens, Villeniain et Lerminier, Sénancourt et
Mérimée, Fauriel et A. Thierry, Victor Jacipiemont, Henri Beyle
et Sainte-Beuve, enlin Brown qui nous conduit à Sluart 3Iill,
Lewes, Spencer et Bain. Par eux, lidéologie, i)hysiologiquo,
rationnelle ou appliquée, se répand dans toutes les directions
intellectuelles.
VIIL — Métaphysique, spiritualiste et chrétienne avec la troi-
sième génération, l'idéologie a pour représentants l'ortalis et
Sicard, Degérando et Prévost, Dumont et Walcketiaër, Lesage
et Bonstetten, mais surtout Laronùguière, dont l'influence se fait
sentir sur les philosophes italiens et sur les éclecti(iues français.
Son école comprend Daube et Perrard, Armand Marrast et
Roques, Cardaillac et Valette, de Chabrier et Gibon, Saphary,
Tissol et Lame. Son nom sert de point de départ à luie idéologie
nouvelle, unie aux sciences et aux lettres, à l'histoire et à la
critique littéraire ou artisti(iue, mais qui ne fait disparaître ni
les religions, ni les métaphysiques.
Il est facile maintenant de déterminer la part que l'école a prise
au rude, mais vivifiant labeur, par le(|uel les générations
d'hommes font des progrès, ou insensibles ou rai)ides, dans
l'exploration des régions inconnues, dont le nombre et l'étendue
augmentent en raison même des connaissances plus riches et
plus précises que l'on en rapporte. Si durer est beaucoup pour
un gouvernement, c'est peu de chose pour une école. Seule,
celle-là mérite de vivre dans la mémoire des hommes qui a
trouvé des vérités nouvelles, qui a agi sur ses contemporains
et ses successeurs. Nous pouvons connaître, mais nous ne sau-
rions exiger qu'on retienne les noms des platoniciens, des épicu-
riens, des péripatéticiensquiont conservé, à travers les siècles,
les doctrines de leurs maîtres, sans y ajouter une idée origi-
nale, sans en tirer une application heureuse, sans en provoquer
la renaissance parmi des hommes qui les ignoraient, à leur grand
désavantage intellectuel et social.
574 CONCLUSION
Or, en considérant le domaine que Tinlelligence hiiniaino
a conquis, envahi ou seulement entrevu, Fobservateur aper-
çoit trois régions bien distinctes sur lesquelles régnent ou
essaient de régner les sciences, la philosophie des sciences et la
métaphysique. Filles ou sœurs de la métapliysique, les sciences
ont, de jour en jour, acquis une certitude plus incontestée
et agrandi leurs possessions. C'est que, de plus en plus,
elles se sont dérobées aux questions qui relèvent plus spéciale-
ment de la métaphysique; elles ont supprimé les recherches
manifestement chimériques et fait appel aux procédés ou aux
résultats de celles d'entre elles qui avaient rencontré évidence
et clarté. En première ligne se placent les mathématiques. Elles
renoncent à éclaircir l'origine des notions dont elles partent et
se bornent à exiger l'accord avec lui-même, de l'esprit qui tra-
vaille sur des propositions universelles et nécessaires. Dans les
sciences physiques, naturelles ou morales, il faut s'accorder
non seulement avec soi-même, mais encore avec les faits. Les
premières se rapprochent d'autant plus de la- certitude mathé-
matique qu'elles procèdent par la déduction et le calcul. Les
naturalistes, qui très rarement peuvent avoir recours au calcul
et quelquefois même ne sauraient se servir de l'expérimentation,
n'atteignent qu'un degré inférieur de certitude. Enfin, dans les
sciences morales, les objets sont plus complexes, il est plus
difficile encore d'employer le calcul, la déduction et l'expéri-
mentation ; l'observation directe n'est pas môme toujours pos-
sible et doit souvent être remplacée parle témoignage; on n'ar-
rive qu'à des prol)abilités plus ou moins voisines de la certitude.
La philosophie des sciences ressemble à ces hardis pionniers
qui, s'avançant en dehors des régions que la civilisation a depuis
longtemps conquises, explorent les terres inconnues pour
augmenter le domaine de l'humanité. Ainsi le mécanisnie du
monde de la matière, hypothèse hardie de Descartes, est devenu
en grande partie une vérité scientifique. Démontré d'abord pour
le son, la chaleur et le mouvement, puis pour la lumière et la
chaleur, il semble devoir l'être à bref délai pour l'électricité
et par suite pour le magnétisme.
La métaphysique, rivale de la religion, a été, à son tour, vive-
ment combattue parles sciences et la philosophie des sciences.
Un moment, on a pu croire que l'homme, dont la marche est
assurée sur le vaste et solide domaine où règne la science posi-
CONCLUSION r;-:;
tivo, ne se lancerait plus siirloccan mobile, lant de fois témoin'
des naufrages. Mais pas plus que la métaphysique n'a dépossédé
la religion, les sciences et leur philosophie n'ont supprimé la
métaphysique.
L'école iiléologique a tenté, en tous sens, des excursions ([uel-
quefois heui'ûuses. Nous avons trouvé, parmi ses représentants,
des généraux, voire même Bonaparte, des orateurs et des poli-
tiques, des prêtres et des magistrats, des romanciers et des
poètes, des littérateurs et des critiques, des journalistes et des
professeurs, des diplomates et des administrateurs, des méde-
cins et des ingénieurs, des mathématiciens et des naturalistes,
des physiciens et des moralistes, des historiens et des écono-
mistes, des philologues et des métaphysiciens. Les résullats de
leurs recherches portent sur les sciences et sur leur philosophie
comme sur la métaphysique.
Laissons de côté l'idéologie purement scolaire, qui n'est pas
cependant sans oiiginalité. Garât donne le cadre d'une idéologie
positive, que D. de Tracy complète et remplit. Séjjarée delà méta-
physique, l'idéologie est physiologi({ue, pathologitpie ou morhide
avec Cabanis et la Société médicale d'émulation, avec 1). de Tracy
et Lamarck, Draparnaud et Broussais, avec Pinel et Esquirol. La
Société des Observateurs de l'homme et l'Institut, Degérando
surtout, montrent combien il serait utile qu'elle fût ethnique,
et comment elle peut le devenir, tandis que Volney entrevoit
quelles lumières elle tirerait de l'étude des langues ; Cabanis, de
celle de l'histoire de la philosophie ; D. de Tracy, des méthodes
scientifiques. Sicard et Degérando observent les sourds-muets.
Le dernier affirme l'utilité des recherches sur les aveugles-nés et
sur les individus qui, comme Laura Bridgmann, présentent des
anomalies plus grandes encore. Infantile avec Degérando et la
Société des Observateurs de l'homme, l'idéologie porte, avec
Cabanis, sur le fœtus et l'embryon ; elle s'essaie à devenir ani-
male avec G. Leroy et Dupont de Nemours, à constituer avec
Draparnaud et Lamarck une échelle psychologique et physiolo-
gique des êtres. Cabanis, D. de Tracy, Biran, Broussais et leurs
successeurs font une place très grande aux impressions internes
et inaperçues de la conscience; Brillât-Savarin s'attache au goût,
Rœderer à la vision; D. de Tracy et Biran, Cabanis, Ampère,
Degérando, Thurot, Brown, au sens du mouvement, à la motilité
ou à l'effort. L'attention est étudiée par Laromiguière et Daube,
576 CO^'CLUSION
par D. de Tracy et Laniarck, Draparnaud et Degérando ; le som-
meil et les rêves, par Cabanis; limagiiiation et le sentiment par
Bonstetten. Stendhal fait l'idéologie de l'amour; B. Constant
celle du sentiment religieux, M"* de Condorcet, Rœderer et
Cabanis, celle de la sympathie. Linstinct est étudié par Dupont
de Nemours et Cabanis, par Draparnaud et Lamarck; Ihabitude,
par Cabanis, D. de Tracy, Biran et Lamarck. Les travaux sur le
langage rempliraient une bibUothèque : non seulement Volney
et Garât, Rœderer et les auteurs de pasigraphies ou de langues
universelles, D. de Tracy et Biran, Ampère, Degérando et Pré-
vost, Sicard etThurot, Portails etLaromiguière, mais ceux même
qui, comme Cardaillac, séparent de plus en plus la philosophie
des sciences pour la rapprocher du sens commun, sont bons
aujourd'hui encore à lire par qui cherche à éclaircir cette partie
si impoj'tante de la psychologie. Quant aux rapports du physique
et du moral, on peut dire que, jusqu'à ces derniers temps, nos
manuels, même les plus complets de médecine ou de philoso-
phie, n'ont fait que reproduire et continuer Biran, surtout
Cabanis ou Broussais.
L'idéologie est le centre autour duquel se groupent toutes les
autres recherches. D. de Tiacy et Lancelin, Ampère et Drapar-
naud l'unissent aux sciences prises dans leur ensemble. Pour
Condorcet et Volney, Laplace et D. de Tracy, elle concourt à
résoudre la question de savoir s'il y a une science des probabi-
lités. Laromiguière et Biran, D. de Tracy et Cabanis, Lacroix et
Biot, Lancelin et Prony abordent la langue des calculs et la
méthode des mathématiques. Les physiciens et les chimistes
sont des idéologues. D. de Tracy et Lancelin veulent, par l'idéo-
logie, jeter une lumière nouvelle sur les méthodes et les don-
nées des sciences physiques. Cuvier débute par l'idéologie,
Lamarck s'y intéresse autant qu'à la zoologie; Cabanis et Bichat,
Moreau et Richerand, Victor Jacquemont et Broussais, Pinel et
Esquirol, les médecins et les aliénistes donnent autant de place
à l'idéologie qu'à la physiologie, à la médecine et à la botanique.
Plus intime encore est l'union de l'idéologie et des sciences
morales. La logique, suite de l'idéologie, fait l'objet des recherches
de Destutt de Tracy et de Thurot, de Biran et d'Ampère, de
Brown, de Laromiguière et de son école. Volney et Saint-Lam-
bert, Cabanis et D. de Tracv s'efforcent de faire de la morale
une science positive et appuyée sur lidéologie. C'est de lidéo-
CONCLUSION 377
logie encore que relC'vent la critique littéraire de Gingueué et de
ses collaborateurs, de Cabanis, même en partie celle de Ville-
main et de Sainte-Beuve; les vers de Cabanis et d'Andrieux,
les romans de Droz, de Sénancourt, de Stendhal et de ses
successeurs. Jamais la philosophie et l'idéologie n'ont été plus
complètement et plus heureusement unies. La morale, précédée
de ridéologie, conduit à la science sociale, à laquelle travaillent
Laromiguiéreet Cambacérès, ïalleyrand et Baudin, Condorcet,
Siéyès et Bœderer, Volney et Cabanis. 1). de Tracy et Daunou,
les réformateurs, les socialistes et les connnunistes, Saint-Simon
et Foncier, Comte et Jean Reynaud. L'économie politique est
cultivée par Condorcet, Bœderer, Desrenaudes et Brillât-Savarin,
par D. de Tracy et J.-B. Say, avant Ch. Comte, Dunoyer, Basliat
et Mill. A aucune autre époque, on ne saurait citer autant de
travaux où la pédagogie, alliée ii l'idéologie, ait été plus auda-
cieuse et plus compréhensive. Là même où nous croyons aujour-
d'hui innover, nous avons repris des idées proposées ou déjà
réalisées par les idéologues.
L'histoire subit une transformation profonde. Par la théorie
de la perfectibilité, Condorcet lui rend l'importance qu'elle avait
perdue depuis Descartes: Cabanis arrive à l'imparlialilé et à
l'éclectisme. Droz, Fauriel et Daunou sont suivis d'Augustin
Thierry. L'histoire littéraire, à coté de l'histoire proprement
dite, prend un caractère plus impartial avec Ginguené, Daunou,
Fauriel. Cabanis, Tliurot, 1). de Tiacy font celle de la médecine,
delà grammaire, delà logicjue; Condorcet, celle des sciences
et des savants. Volney et Dupuis ne mettent, dans l'histoire des
religions, que de l'érudition. B. Constant les étudie avec intérêt
et sympathie. Les philosophes sont jugés d'une façon de plus en
plus impartiale par Condorcet. Cabanis remonte aux anciens,
sur lesquels on peut encore lire Naigeon. Daunou expose, avec
une suffisante exactitude, les théories des philosophes de l'anti-
quité et du moyen âge; Thurot parle des Écossais et des Grecs.
•Degérando et P'auriel sont les inspirateurs de Cousin et de ses
successeurs. Enfin la géographie est exacte, savante et idéolo-
gique avec Volney et Jacquemont.
Les idéologues n'ont pas été moins heureux dans le domaine
de la philosophie des sciences. Lancelin et Draparnaud, D. de
Tracy et Ampère sont partis de l'idéologie pour établir, avant
Comte, une classification et une hiérarchie des sciences. Avant
I*ICAVET. 37
^78 CONCLUSION
Spencer, Laplace a exposé l'hypothèse delà nébuleuse; avant
Darwin, Cabanis et Lancelin, Lamarck,, Bory de Saint- Vincent
et Draparnaud sont nettement transformistes. Lhypothèse de la
perfectibilité indéfinie est acceptée par presque tous les idéo-
logues; avec elle, ils expliquent le développement des facultés
et celui de Ihumanité; ils éclairent l'histoire des religions, des
sciences, des philosophies, comme celle des hommes et des
institutions; ils fournissent à Comte les éléments de la loi des
trois états.
Enfin, pas plus que leurs prédécesseurs du xviii* siècle, ils
n'ont absolument renoncé à la métaphysique. Sans doute ils dis-
tinguent fort nettement déjà la science, la philosophie des
sciences et la métaphysique; sans doute encore, quelques-uns
d'entre eux se tiennent de préférence sur le terrain positif. Mais
le problème de la valeur objective de la connaissance est exa-
miné avec soin par Cabanis et D. de Tracy, Degérando et Ampère,
Biran et Tliurot, qui en tirent la théorie de la relativité de la con-
naissance et des rapports. Condorcet et surtout D. de Tracy,
Biran et Ampère, Degérando et Laromiguière s'occupent de
l'existence du monde extérieur. Les conceptions sur la matière
chez Laplace, Cabanis et Lancelin, celles de la vie chez Cabanis
et Bichat, Lamarck, Draparnaud et Broussais, constituent une
cosmologie qui n'est ni sans largeur, ni sans hardiesse. Le spi-
ritualisme de Laromiguière s'est transmis à l'école qui lui a
succédé. Biran et surtout Cabanis ont exposé un stoïcisme fort
original; B. Constant a transformé, d"une façon analogue, le
christianisme que Biran a plus tard rapproché du mysticisme.
Ampère et Degérando, Droz, Laromiguière et ses disciples,
donnent à leur croyance religieuse une forme qui rappelle leur
idéologie : rien n'égale le calme et la confiance de Degérando
et de Laromiguière, si ce n'est les tourments et l'incertitude de
Biran et d'Ampère.
De tous les métaphysiciens modernes, il n'en est pas qui n'aient
reproduit ou développé quelqu'une des doctrines idéologiques
ou qui ne se soient trouvés en présence d'objections formidables
présentées à leurs systèmes, par des adversaires dont ils pou-
vaient croire à jamais le rôle terminé. Nous avons mentionné
Schopenhauer, Hartmann et Spencer, MM. Taine et Renan,
Comte, Lewes, Millet Bain, etc., etc.; des spiritualistes comme des
matérialistes, des croyants comme des incrédules.
COxNCLUSION 579
Tî
En laissant de côté les inlUiences politiques et religieuses qui
ont, en une certaine mesure, forcé recelé à se transformer et
arrêté son développement régulier et normal, on aperçoit aujour-
d'hui les causes internes qui s'opposaient à ce qu'elle restât ce
qu'elle était à l'origine. Son ambition a été grande : ses repré-
sentants les plus marquants ont voulu rompre complètement
avec le passé ; recréer, en même temps que l'entendement
humain, les sciences morales, à l'image des sciences mathé-
matiques et physiques ; constituer In philosophie des sciences
et même esquisser une métaphysique nouvelle qui aurait pour
solide appui la connaissance des phénomènes et de leurs lois les
plus générales, comme les plus particulières. Mais en vantant, en
recommandant l'observation et l'expérience, ils ont trop souvent
fait des hypothèses. En proclamant les avantages de l'histoire et
en indiquant fort bien comment il faut la faire, ils l'ont trop sou-
vent considérée comme déjci faite ou comme pouvant être ration-
nellement construite. Ils ont insisté sur la nécessité de donner
l'idéologie pour base à toutes les sciences, mais ils ont trop aisé-
ment cru qu'il suffisait, pour en faire une science indépendante,
d'en tracer le plan et d'en indiquer la méthode. Ils l'ont voulue
physiologique et ethnique, infantile, morbide et animale ; mais
ils ont oublié ((u"il fallait, pour la rendre telle, réunir des obser-
vations nombreuses et irréprochables sur les différents peuples
et les différents animaux, sur les enfants, les monstres, etc.,
qu'il fallait avoir constitué la physiologie et la pathologie. En
affirmant la perfectibilité indéfinie de l'esprit humain, ils ont
cru qu'ils pouvaient donner à leur œuvre une perfection telle
que leurs successeurs n'eussent jamais que bien peu de chose à
y changer. Ils ont vu qu'il y a lutte pour l'existence entre les
espèces, végétales ou animales, et ils ont considéré la liberté,
l'égalité, la fraternité, comme les lois naturelles de l'homme. Ils
ont soupçonné le rôle de l'hérédité pour la constitution du moral
et du physique, et ils ont voulu reconstruire à nouveau l'esprit
et le cœur de l'homme, en faisant table rase du passé, qui a
préparé des aptitudes et des dispositions d'autant plus puis-
santes qu'elles sont l'œuvre d'un plus grand nombre de siècles
et de générations. Enfm ils ont entrevu cl signalé le rôle des
580 CONCLUSION
sentiments, des passions dans la vie humaine et ils ont cru à
l'influence exclusivement bonne deFinstruction, ils ont cherché,
surtout par le progrès des lumières, les progrès de la moralité
et du caractère.
L'expérience s'est chargée de mettre en lumière ces con-
radictions et ces erreurs. Déjà Cabanis, B. Constant, Biran et
bien d'autres avaient vu qu'il n'est ni possible, ni peut-être utile
d'enlever à la masse des hommes ses croyances rehgieuses, ou
à quelques-uns d'entre eux, leurs probabilités métaphysiques.
A plusieurs reprises déjà, en ce siècle, les esprits, fatigués des
recherches positives, et tourmentés par le besoin de l'inconnu,
se sont tournés vers la religion et la métaphysique, sans s'oc-
cuper de savoir si fune est en accord avec les sciences, si l'autre
s'appuie suflisamment sur elles.
D'un autre côté la physiologie a fait des progrès considérables,
mais elle a montré combien de recherches sont nécessaires
encore pour connaître le système nerveux et saisir, dans leur
complexité presque infinie, les rapports du physique et du
moral. De même, nous avons d'excellentes observations sur les
enfants et les aliénés, sur les aveugles et les sourds, sur les
sauvages et les animaux. L'histoire nous a éclairés sur la psy-
chologie de nos prédécesseurs ; les romanciers et les critiques,
sur celle de nos contemporains. Mais nous n'en voyons que
mieux combien il reste à réunir, en cette matière, de connais-
sances positives.
L'instruction est de plus en plus répandue dans les classes
populaires et toutes les sciences ont pris un développement qui
permettrait certes d'affirmer la perfectibilité indéfinie de l'intel-
ligence; mais les crimes ne diminuent pas et jamais peut-être
'égoïsme n'a été plus en honneur. La doctrine, incontestable
peur les sciences naturelles, du siruggle for Ufe semble être
devenue la règle pratique des hommes et des peuples. Armer
son pays pour la guerre et y préluder par des combats de tarifs,
est la principale occupation d'un homme d'État. A chaque
instant les différences d'intérêts, de races et de langues, de reli-
gions et d'institutions peuvent faire éclater, entre les mondes
ou entre les peuples, d'effroyables guerres. Dans chaque pays la
lutte s'accentue, entre les divers partis et surtout entre les
classes, de telle façon que bien souvent on se croirait à la
veille d'un bouleversement social. Quand nous relisons le pas-
(
CONCLUSION 581
sage où JoiillVoy racoiUo commonl, en une soirée de décenibre,"
il s'apeiTut de la perte de ses croyances religieuses, ou les Nuits
de Musset, où éclate une douleur si profonde et si vive, nous
saisissons quelle difïérence il y a entre le pessimisme poétique,
littéraire et profondément égoïste des Byron et des Chateau-
briand, des Lamartine et de leurs successeurs, et le pessimisme
désintéressé que semblent, à certains instants, n'écarter qu'avec
peine, les penseurs d'ordinaire les plus confiants!
III
Que ferait aujoui'd'liui un idéologue qui, comme Cabanis ou
D. de Tracy, serait, avec un esprit très ouvert et un caractère
très élevé, également dévoué à la recherche de la vérité et à
l'amélioration de ses semblables? Avec un soin infini il recueil-
lerait tous les résultats positifs (|ui, obteiuis par les physiolo-
gistes, les médecins, les aliénistes, les philologues et les histo-
riens, ont prouvé condjien étaient fécondes les voies ouvertes au
commencement du siècle. A son tour il chercherait, par l'une ou
par l'autre, à augmenter le nombre des vérités acquises, et en tire-
rait plus d'une conséquence utile pour la morale et la politique,
la pédagogie et la logique, la législation et l'économie politique,
l'esthétique et la critique littéraire ou scientifique, religieuse
ou artistique. Toujours il distinguerait avec soin ce qui est com-
plètement éclairé de ce qui ne l'est quimparfaitement ou de ce
qui reste encore obscur ; jamais il ne donnerait aux règles
pratiques une portée supérieure à celle des acquisitions spécu-
latives. Sans dédaigner d'aborder, à son heure et après une
préparation suffisante, « la question sociale » ou « scolaire »,
il s'efforcerait de résoudre, progressivement et sûrement, chacun
des problèmes qu'impliquent ces questions, souvent insolubles
parce qu'elles sont trop générales et embrassent des éléments
contradictoires.
De même s'il étudiait l'histoire des philosophies, il prendrait
soin de l'éclairer par celle des institutions et des hommes, des
littératures et des sciences, des religions et des langues, pour la
faire servir ensuite à enrichir la psychologie, l'histoire, ainsi que
les sciences, dont l'une et l'autre forment l'indispensable base.
La philosophie des sciences l'attirerait peut-être autant que la
582 CONCLUSION
psychologie. Sans être mathématicien ou astronome, chimiste ou
physicien, naturaliste ou philologue, il suivrait, avec un vif
intérêt, les travaux par lesquels chacune s'essaie à -construire
sa propre philosophie. Avec non moins de soin, il se rendrait
compte des hypothèses hardies par lesquelles Descartes et
ses modernes successeurs, Darwin et Spencer, après Lamarck
et Laplace, ont voulu généraliser les conséquences, les lois et les
classifications auxquelles étaient arrivées les sciences particu-
lières. Sans doute, il ne pourrait suivre pas à pas leurs pro-
grès; sans doute, il devrait plus dune fois se contenter de géné-
ralités, mais il pratiquerait lui-même les méthodes par lesquelles
se font les découvertes, il saurait se rendre compte de la marche
suivie par les inventeurs. Sa vue s'étendrait sur un horizon plus
vaste et le domaine qui lui est propre en recevrait une lumière
nouvelle.
Mais quelle position prendrait-il à l'égard delà métaphysique?
A coup si'ir l'univers physique lui apparaîtrait infiniment plus
varié et plus complexe quil ne l'était pour Platon et pour Aris-
tote ; l'homme lui semhlerait, bien plus encore qu'à Pascal, jeté
entre linfiniment grand et l'infiniment petit. Il se refuserait à
accepter, dans leur ensemble et sans les discuter, les concep-
tions d'un Platon et d'un Arislote, dun Descartes ou d'un Leib-
nitz, d'un Kant ou d'un Auguste Comte. De fait, philosopher
n'est-il pas synonyme de penser librement et par soi-même? Il
ne se rangerait pas plus parmi les penseurs, fort nombreux
encore, qui travaillent à adapter aux données scientifiques des
conceptions empruntées aux rehgions ou aux anciens systèmes.
Sans affirmer en effet que l'humanité doit renoncer aux notions
que nous ont transmises nos pères, comme elle a renoncé à
leurs vêtements et à leurs habitations rudimentair.es, à leur
nourriture et à leurs armes grossières, à leurs mœurs rudes et
sauvages, il n'estimera pas qu'on explique d'une façon satisfai-
sante le monde de Newton, celui de Laplace et de Pasteur, par
le Dieu d'Aristote et de Platon.
Pour une science nouvelle, dans ses parties et dans son
ensemble, il voudra une métaphysique nouvelle : péniblement,
mais courageusement, il cherchera l'heureuse formule qui, sans
amoindrir ou sans dénaturer les véiités scientifiques, conser-
vera, des métaphysiques ou des religions, ce qui en fait pour
nous la vie et le charme; qui alliera la réalité infiniment com-
CONCLUSION 383
plexe et vivante, à l'idéal de perfection que nous entrevoyons,
tous, au besoin de l'au-delà qui tourmente les meilleurs et les
plus nobles.
Notre idéologue ne croira plus à la toute-puissance de la rai-
son; il ne considérera plus la liberté, l'égalité, la fraternité
comme une loi naturelle ; il mettra peut-être en doute la perfec-
tibilité indélinie de Ibumanité. Mais pour lui la raison sera une
fleur délicate et précieuse, dont la culture peut préparer, sinon
réaliser tous les progrés, et donner à l'existence un charme et
une valeur nouvelles. La liberté lui semblera une excellente
chose, quand elle sera éclairée par une raison aussi soucieuse
de respecter les droits d'autrui que d'user des siens. L'égalité ne
lui paraîtra souhaitable que si elle rapproche de plus en plus
chaque individu de ceux qui lui sont supérieurs en intelligence
et en moralité. Il aimera sa patrie et travaillera, dans la mesure
de ses forces, à la rendre plus grande et plus respectée. Mais il
ne croira pas alors sa tâche terminée : il n'oubliera pas que les
habitants des autres pays sont aussi des hommes. Autant qu'il le
pourra, il combattra les préjugés ou les malentendus qui arment
les peuples les uns contre les autres. De toutes ses forces, il
réagira contre la marée montante de l'égoïsme; il montrera, par
ses conseils, comme par son exemple, que le seul moyen de
rendre son existence supportable, c'est de s'oublier pour songer
aux autres. Au-dessus de la lutte pour l'existence, qui est la loi
naturelle des êtres vivants, il placera la fraternité idéale qu'ont
rêvée les bouddhistes et les stoïciens, les chrétiens et les philo-
sophes du xvni" siècle. Il connaîtra la nature et, par les moyens
quelle nous fournit elle-même, il s'effoi'cera de diminuer la souf-
france et de rendre la lutte moins âpre, de faire disparaître les
imperfections et d'augmenter la valeur, plus encore que le bien-
être, des individus. Il saura que l'homme a besoin, pour se per-
fectionner, de contraindre la nature à l'obéissance, qu'il faut un
labeur incessant pour conserver les conquêtes qu'on a faites
et en préparer d'autres, pour faire servir la réalité à enfanter
l'idéal.
Vu et lu, en Sorbonne, le 20 novembre 1890,
par le Doyen de la Faculté des lettres de
Paris.
A. HiMLY.
Vu et permis d'imprimer.
Le Vice-Recteur de V Académie de Paris,
Gréabd.
APPENDICE
ÉCOLE CENTHALE D'AUXERRE
Exercices publics que soutiendront les élèves le do fructidor an VII. —
Programme de l'Examen général et public que subiront les élèves les
15, IG, 17, 18 et 19 fructidor an VIII.
LÉGISLATION. — PROFESSEL'R, LAPORTE
La Légishition est Fart de donner des lois aux peuples; mais pour la
mieux définir et lui donner une delnomination qui l'explique tout
entière, on doit l'appeler la Science civique, politique et morale.
On l'appelle civique, parce que c'est d'elle que découlent les sources
du bonheur social; jjolitique, parce qu'elle découvre et met en évi-
dence toutes les vérités sociales, qu'elle est l'œil et la providence du
Législateur ; morale, parce qu'elle unit les droits aux devoirs.
La Législation se divise en Code naturel et en Code conventionnel.
Celui-ci se subdivise en lois fondamentales civiles et criminelles, etc. etc.
GRAMMAIRE GÉNÉRALE. — PROFESSEUR, LOUIS FONTAINE
Première partie : r Idéologie. — Qu'est-ce que la grammaire générale?
Quel est son but ? qu'est-ce que l'homme ?
Sous quel point de vue le grammairien philosophe envisage-t-il
l'homme ? Quelles sont les parties du corps humain qu'observe particu-
lièrement le grammairien ?
Qu'est-ce que les sensations nous représentent dans les corps ?
Donnez-moi une idée de l'analyse ?
Comment se fait la décomposition des sensations et des idées?
Comment se fait ensuite la recomposition par l'analyse ?
Combien distinguez-vous de sortes de qualités ?
Comment l'ordre contribue-t-il à mettre de la netteté dans nos
idées ?
Quel est l'ordre de la génération des idées ?
Qu'entendez-vous par Genre, Espèce et Individu ?
Que sont nos idées chacune en elle-même ?
Quelles sont les opérations de l'àme ?
ÉCOLES CENTllALKS 58.S
Dévoloppoz-noiis l'idée que vous vous fuites de rattcntiou (1).
Qu'eiitend-on, en Grammaire, parla Comparaison?
(ju"est-ce que le Jugement ? — la Rétlexiou ?
Ou'est-ce que l'imagination considérée eomme opération de l'âme?
(Ju'est-ce i|ue le lluisonnement ?
Suite lie l'Idéologie. — Qu'est-ce que renteuilenienl luunain ?
Quelles sont les facultés de Fànie proprement dites ? et en particu-
lier le désir ?
Qu'est-ce que la volonté considérée comme faculté ?
Qu'entendez-vous par la faculté de penser ?
Que doit-on entendre par habitude du corps et de l'àmc ?
Donnez-nous une légère idée des causes de la sensibilitt' ?
Faites-nous une exposition abrégée des causes de la mémoire ?
Deuj'ième partie : la Grammaire générale proprement dite on la Méta-
phijsi(jne du langage. Qu'est-ce que le langage d'action? D'où dérive le
langage d'action ? A-t-on besoin de l'apprendi-e ? Les signes de ce
langage sont-ils artiticiels ou arbitraires?
Comment le langage d'action exprime-t-il la pensée ?
Comment les idées simultanées deviennent-elles successives?
Quels sont les avantages du langage d'action ?
Quels en sont les désavantages ?
Pourquoi commence-t-on par le langage d'action ?
A quoi se réduisent les principes des langages?
L'iiommc est-il conformé pour parler le langage des sons articulés?
Les mots ont-ils été choisis arbitrairement ?
A-t-on conservé quebjues traces de la langue primitive ?
Comment les langues forment-elles un système calqué sur celui de
nos connaissances ? Quelles sont les langues les plus parfaites ? Ont-
elles toutes les mêmes fondements ? En quoi ditl'èrent-elles? Comment
se perfectionnent-elles ?
En quoi consiste l'art d'analyser nos pensées?
Les langues fournissent-elles le moyen de décomposer la pensée?
Faites-nous voir combien les signes artificiels sont nécessaires pour
décomposer les opérations de l'âme ?
Avec quelle méthode doit-on employer les signes artificiels pour se
faire des idées distinctes de toute espèce ?
L'ordre de la génération des idées esL-il fondé sur la nature des choses?
Combien distinguez-vous de méthodes, et quels sont les avantages
de la méthode d'instruction ?
>'e doit-on pas considérer les langues comme autant de méthodes
analytiques?
(i) A rapprocher de ce que disent de l'attention D. de Tracy, Cabanis, Lamarck
et Lanceliu, Draparaaud, Degérando et Laromiyuicre.
586 APPENDICE
Comment le langage d'action décompose-t-il la pensée ?
Comment les langues, dans les commencements, analysent-elles la
pensée ?
Troisième partie : Introduction à la Logique. — Donnez-nous quelque
développement sur les idées abstraites et générales ?
Faites-nous voir que l'art de raisonner se réduit à une langue bien
faite. (La quatrième partie, qui est la Logique ou l'art de raisonner, a
été remise à l'année prochaine.)
Application de l'analyse aux langues formées et en particulier à la
nôtre. Comment se fait l'analyse de la pensée dans les langues perfec-
tionnées ?
Comment décompose-t-on le discours en propositions ? détaillez-
nous-en les différentes espèces?
Montrez-nous comment se fait l'analyse de la proposition ? Faites-
nous l'analyse détaillée des termes de la proposition et appliquez-la à
des exemples, etc. {Documents communiqués par M. Gazier.)
ÉCOLE CENTRALE DE SAINTES
Programme de la distribution des prix pour le 30 du mois an VI.
Le cortège composé de magistrats, autorités constituées, fonction-
naires, professeurs et élèves couronnés, formera six groupes avec ban-
nières à inscriptions : l" Étudiez les anciens, ils sont les plus près de la
nature et leur génie nest plus à eux (Rousseau) ; 2° Apelle, prépare tes
pinceaux, pour immortaliser nos guerriers ; 3° Elles sont le conserva-
toire des arts ; 4° Descartes enseigna aux hommes à n'admettre pour vrais
que les principes dont ils avaient des idées claires (Helvétius) ; 5» Pour
connaître les hommes, il faut les voir agir (Rousseau) ; 6» l'éloquence
est plus puissante que les armes. Les quatre autres bannières porteront
les inscriptions : lo jeunes citoyens, la Patrie applaudit à vos succès
et sourit à la joie de vos parents; 2° l'ignorance est le plus grand des
malheurs pour les gouvernements, aussi bien que pour les peuples;
30 les arts nourrissent l'homme et le consolent; 4° laissez dire les sots,
le savoir à son prix.
GRAMMAIRE GÉNÉRALE. — PROFESSEUR, LE CITOYEN VANDERQUAND.
L'étude de la grammaire générale consiste dans la recherche des
formes constantes auxquelles l'homme a assujetti l'expression de la
pensée par la parole.
Rechercher comment un homme a fait connaître pour la pre-
mière fois ses affections à ses semblables; tirer de l'insuffisance du
langage d'action des sons articulés ; remonter à l'origine des langues
et se demander les causes de leur diversité; passer à l'invention de
KCOLES CENTRAL KS 587
1 eeriliii-o ; signaler les premiers procédés de cet art ; voir son triomphe "
dans la découverte de l'imprimerie et remarquer leur influence sur la
civilisation de l'espèce humaine, tels sont les premiers sujets de ses
considérations. 11 a divisé la grammaire générale en trois sections
principales : la première traite des mots pris isolément; ils sont con-
sidérés sous deux rapports comme la matière du discours et comme
signe des idées. On étudie, dans la seconde, leurs caractères spécitii[ues
et l'on observe toutes leurs propriétés et leurs accidents. L'analyse du
tableau d'une pensée aura donc fait apercevoir deux grandes classes
dans les mots ; l'une composée de ceux qui changent de forme et qui
servent à peindre le sujet principal du tableau; l'autre qui contient les
mots qui ne changent point de forme et servent seulement à indiquer
les rapports qui existent entre les premiers. En décrivant successive-
ment ces ditîérenls signes, il interrogera souvent la pensée et fera voir
partout l'honmie de la nature, satisfaisant, dans la formation du lan-
gage, au besoin impérieux d'exprimer ses idées avec justesse et rapi-
dité. La troisième section considère les mots liés ensemble suivant
certaines règles pour former le tableau de la pensée. On se demandera
ce que c'est qu'une phrase, sa différence dans la proposition ; on en
remarquera les différentes espèces. Les conditions de l'analyse gram-
maticale et raisonnée seront déterminées et les élèves s'exerceront à
ce genre de travail. On étudiera en même temps les lois générales
que suivent les mots dans leurs liaisons récipro(iues. L'assemblage de
ces lois constitue la syntaxe et la construction.
On appliquera ensuite k la langue française les principes qu'on aura
recueillis, on examinera les modifications qu'ils y éprouvent. Suivra
une exposition des lois principales qui constituent lart d'écrire sous le
rapport seulement de la construction. La ponctuation sera l'un des
sujets de ces dernières recherches. Si l'étude des langues est utile, on
peut dire que la connaissance de celle que l'on parle est nécessaire. Le
professeur multipliera les observations sur cette partie de son ensei-
gnement. L'étude de la grammaire générale, proprement dite, est un
des exercices les plus propres à développer les quatre facultés de l'es-
prit humain, que l'idéologie a observées : l'attention, la réflexion, la
mémoire et l'imagination; or le savoir et le génie consistent dans le
perfectionnement do ces facultés. (Xambeu, op. cil.)
ÉCOLE CENTRALE DE TOURS
TABLEAU ANALYTIQLE DU COURS DE MORALE ET DE LÉGISLATION
Natui'amque sequi patrixque impendere vitam.
LOCAIN.
L'homme pense, juse, raisonne et se détermine. Au moyen de ces facultés, il recherche
quelle est la nature de son être, quelle est la fin pour laquelle il existe; il observe ses
rapports nouveaux avec lui-même, avec la société, avec sa patrie et avec le geiue humain,
o88
APPENDICE
c'est-à-dire ce qu'il se doit, re qu'il doit à la société, ce (jue la société lui doit, ce
les sociétés se doivent entre elles.
ijue
Ses facultés
intellectuel-
les ijui sont
L'entendeni'
la volonté,
la liberté de
penser , la
1 ai son
Ses facultés
et ses affec-
tions lui
font con-
naître :
1°
Les devoirs
qu'il doit
renipl''^coni-
nie être so-
ciable,
Ses affec-
tions sus-
ceptibles de
direction
morale et
qui sont
le sens mo-
ral, la con-
science,l'in-
térêt , les
passions.
I,es droits
naturels et
civils qu'il
peut exer-
cer comme
membre du
corps social
L'application
du droit na-
turel à l'or-
ganisat°''du
corps poli-
tique, etc.
1
U
SECTIO.N I
a l'exercice
des vertus
sociales
Les devoirs
de l'homme
considérés
par rapport
SECTION II
la la conve-
nance ou
disconve-' Impartie
nance des^
actions hu-i La Morale
maines
SKCTION III
' à sa qualité ]
de citoyen
ou membre i
du corpsi
social. /
II
ts et\
oirs )
SECTIO.N I
a lui-même
SECTION II
aux aulresl
honunes
Les droits
les devoir
naturels de
1 ' h 0 m m e I
consid. par/ section m
rapport [aux sociétés
entre elles
2' PARTIE
Le Droit na
turel.
III
Les droits et
les devoirs
de la Socié-
té considé-
rée par rap-
port I
3' PARTIE
litique.
;
IV
Les droits et
les devoirs
du citoyen
f r a n (; a i s
consid. par
rapport
SECTION I \
au Gouvern'
en général
SECTION II
aux différen-I
tes formes, Le Droit po
J de gouver-
./ uement
' SECTION III
aux nations |
entre elles.
/ SECTION I 1
là la Consti-
I tution fran-
çaise
SECTION II
à la Législa-
tion civile I
SECTION III I
à la Législa-
tion ci'inii-l
nelle I
SECTION IV
aux relations
polit, de la
France avec
les a u t r e s
puissances.!
c ,
\-
4' PARTIE
La
Législa
tion
française.
/
Leroux, professeur de législation, fut destitué le 4 8 fructidor an IX. Il
était maire de Mettray. Baignoux, aussi professeur de législation, devint
on ne sait à quelle date, substitut du commissaire du gouvernement
près le tribunal criminel.
LINSTITL r ET CAliAT 580
Il y eut aussi un cours d'analyse des sensations (ce qui semblerait
indiquer que l'École fut organisée avant la loi du 3 brumaire an IV),
dont Bourgius fut cbargé avec Baillot pour suppléant.
ÉTAT DES COURS
Grammaire générale
An VI, I" trimestre 10 élèves. An VII, trimest. de vend. 3 élèves.
2« — 1-2 — — — niv. 3 —
3" — 14 —
Litlérainre
Morale et législation J^^^y^^ vendémiaire, sqq. 10 élèves.
An VII, vend, et frim. 8 élèves. nivôse 10 —
niv. pluv. vent. 7 —
Histoire
An \1, frimaire 4 élèves. Au VU, trimest.de vend. I4élè\cs.
nivôse o — de niv. 11 —
germinal o —
messidor 5 —
Parmi les élèves de l'école centrale on cite Pierre-Fidèle Bretonneau
(1778-1862), médecin célèbre, qui a donné son nom à une rue de Tours
('[ publié les travaux suivants: Traité île la (liphlliérilc. Histoire de la
(lolhinenlérie, De l'utilité de la compression dans les in(lammatio)is idio-
pathiques de la peau, Médication curalive de la fièvre intermittente, etc.,
Lettres manuscrites, bibl. de Tours n" ■1444.
{Documents communiqués par M. Rebut, professeur au bjcée de Tours.)
HOMMAGK A l'i.N>TITLT d'lNE Él'ITRE A GARAT
Au citoyen Garai, membre du Sénat conservateur.
Je voudrais l'exprimer mon horreur pour des crimes
Dont nous fûmes nous-mêmes et témoins et victimes.
Garât, toi dont l'esprit observe la'pensée,
Heconnait son pouvoir, marque sa destinée,
Avec ce sentiment de la perfection
Qui s'élève et s'étend par la conception
Consacre à nos projets ta science profonde,
Et dans le cœur humain découvre un nouveau monde.
Fais vivre la vertu comme dans l'âge d'or,
Des peuples, tu l'as dit, elle est le vrai trésor,
Et lorsque du bonheur, toi tu presses l'aurore.
Faible, j'ose essayer de le redire encore.
Tarbes, 21 brumaire an IX.
Signé : B. Dactoufrey.
{Papiers inédits de l'Académie des sciences mor. et polit.)
ygo âM»ëndicë
LETTRE LNCÛN.XLE DE CABAMS SUR LA PERFECTIBILITÉ
{Décade du 30 germinal an VIIj (1)
« Depuis la fondation de votre journal, je suis un de ses lecteurs les
plus assidus et sa gloire m'est chère ; c'est donc avec une satisfaction
véritable que j'ai lu dans votre numéro du 10 prairial le désaveu de
quelques propositions un peu malsonnantes contenues dans le numéro
précédent. Mon sentiment à cette lecture a été celui qu'on éprouve en
recevant de bonnes nouvelles dun ami, des nouvelles qui nous appren-
nent que cet ami qu'on craignait de voir tomber malade se porte bien.
« La Décade philosophique doit en efifet continuer à mériter son titre :
il ne lui est pas permis d'avoir rien de commun avec les défenseurs
officieux des préjugés; et il serait par trop affligeant de voir les
patriotes tirer ainsi sur leurs meilleures troupes; de voir des hommes
raisonnables et moraux se mettre en état de guerre avec ceux dont
tous les efiforts tendent à rattacher aux lois immédiates de la Nature,
les principes trop longtemps incertains ou mal étayés de la morale et
de la raison.
« Selon ces derniers, c'est uniquement lorsque les habitudes du bon
sens (2) auront pris racine dans toutes les classes de la société que la
liberté, la paix et le bonheur se trouveront véritablement établis sur
des bases solides ; que la vertu, dont les hommes irréfléchisse font une
image sévère, sera prise enfin pour ce qu'elle est, pour le moyen d'être
heureux. Ces mêmes hommes ajoutent qu'un jour viendra où les avan-
tages attachés pour l'homme aux habitudes de la vertu, seront si bien
démontrés, qu'on se moquera du méchant comme d'un sot, toutes
les fois qu'on ne jugera pas nécessaire de l'enchaîner comme un
furieux.
8 II n'y a, ce me semble, pas grand mal à tout cela ; je vous avouerai
que j'y trouve un utile sentiment de confiance dans la solidité des mo-
tifs dont l'intérêt particulier appuie la morale, sentiment qui me semble
devoir être partagé par tous ceux qui croient à la vertu, sans avoir
besoin de croire à l'enfer.
« An reste, cette doctrine de la Perfectibilité du genre humain sous
les rapports de la raison et sous ceux de la morale, est bien loin d'être
nouvelle. Quelques philosophes modernes, tels que Bacon, Buffon,
Price, Smith, Priestlcy, Turgot, Condorcet, ont regardé cette perfecti-
bilité comme indéfinie, c'est-à-dire comme une de ces quantités dont
le calcul se rapproche incessamment, sans jamais les atteindre, mais
(1) Elle n'était pas siçnée et était adressée d'A..., département de la Seine,
20 germinal an VII. Mais la table des matières du troisième trimestre de l'an VI
l'attribue au G. Cabanis.
(2) Se rappeler ce que dit du bon sens Descartes au début du Discours sur la
Méthode.
1
LETTRE LNCONXUE DE CABANIS SUR LA PERFECTIBILITÉ o9l
dans tous les temps, on l'a reconnue ou sentie ; elle a servi de base ou
d'encouragement aux travaux du génie, aux tentatives sur le meilk'iii'
mode d'éducation, aux recherches sur les meilleures formes de gouver-
nement, et les efforts des investigateurs de la vérité, des moralistes, des
législateurs, ont toujours été fondés sur cette croyance que l'homme
est perfectible; qu'il l'est, pris individuellement, qu'il Test surtout,
considéré collectivement ou en corps de nation. Sans cette donnée, en
effet, les continuels changements que l'histoire nous présente, les
révolutions des empires, la barbarie et la civilisation, l'ignorance et
les progrès de l'esprit, le mal et le bien, tout deviendrait également
inexplicable.
« Non, l'espoir de perfectionner l'homme, de le rendre plus sensé,
meilleur, plus heureux, n'est point chimérique. Cet espoir que confir-
ment tous les faits bien vus, ne peut être écarté que par une philoso-
phie bornée et chagrine, par une expérience incomplète et resserrée
dans quelques détails. Il ne fut pas seulement le mobile et le flam-
beau des sages et des savants de l'antiquité; il fut encore le guide
secret et l'àme des efforts de ces génies brillants qui la couvrirent de
gloire par les arts. Dans ces belles époques de la (jrèce, les poètes, les
musiciens, les peintres, les sculpteurs passaient leur vie avec les
philosophes: ils ne se bornaient pas à puiser dans leurs conversations
des vues propres à diriger le talent; ils s'y nourrissaient encore des
modèles du beau moral, par l'étude plus approfondie des passions ; ils
aspiraient à donner eux-mêmes des leçons utiles aux hommes, à forti-
fier l'empire des vertus, en prêtant à la vérité le charme du sentiment,
et l'associant aux émotions puissantes qui maîtrisèrent les imaginations
et les cœurs. Et c'est ainsi que les arts sont véritablement divins ; car
le génie s'honore lui-même bien plus encore par le but que par l'éclat
de ses travaux.
«... Peut-être le critique partage-t-il l'erreur de quelques personnes
qui du reste semblent s'être arrangées pour ne pas en revenir; il croit
peut-être que la philosophie moderne cherche au contraire à dessécher
l'àme, à glacer tout enthousiasme et que les amis de la raison ne sont
que les ennemis de ce qu'il y a de plus sublime dans la nature
humaine. Si telle est sa manière de les juger, il ne les connaît pas.
« Une autre erreur dans laquelle ces mêmes personnes ne paraissent
pas moins se complaire, c'est la supposition que cette philosophie
s'exerce sur des objets et discute des questions absolument inintelli-
gibles ou frivoles: et là-dessus vous observez avec grande raison, que
ce qu'on nomme aujourd'hui encore métaphysique, n'a point de rap-
port avec ce qui portait autrefois ce nom. En vain veut-on chercher à
confondre deux choses si différentes: ni le but que les disciples de
Locke et de Condillac se proposent, ni l'instrument dont ils se servent,
Ei92 APPENDICE
ni la manière d'employer cet instrument, ne peuvent les approcher, k
aucun égard, de ces anciens scolastiques dont ils ont au contraire rendu
l'absurdité plus palpable, en remontantà la source immédiate de toutes
leurs erreurs.
« Si Ton commence à ne plus prendre des abstractions pour des êtres
réels, à bannir les vaines subtilités de toutes les discussions, à discerner
les objets susceptibles d'être soumis à nos recherches de ceux qui
ne le sont pas ; si en déterminant avec plus d'exactitude le sens de
tant de mots vagues, tels que temps, éternité, infini, substance, es-
pace, etc., nous paraissons enfin débarrassés pour toujours des inter-
minables et ténébreuses disputes dont ils ('taieut le sujet depuis plus
de deux mille ans, à qui en est-on redevable? N'est-ce point à ces
mêmes hommes qu'on accuse de se nourrir d'idées creuses, de subti-
lités, d'abstractions ?
« ... Depuis Locke, Hclvétius et Condillac, la métaphysique n'est
que la connaissance des procédés de l'esprit humain, l'énoncé des règles
que l'homme doit suivre dans la recherche de la vérih', soit que celte
recherche porte sur nous-mêmes, soit qu'elle ait pour objet les êtres ou
les corps extérieurs avec lesquels nous pouvons avoir des rapports.
EUe s'appli(iue également aux sciences physi([ues, aux sciences morales
et aux arts : on peut en développer les principes et les appuyer
d'exeniples, dans le laboratoire d'un chimiste ou même dans l'atelier
du plus simple artisan, comme dans la seconde classe de l'Institut ou
dans les Écoles de logi(iiio, de grammaire et de législation. Si elle
enseigne au philosophe l'art général d'observer ou d'expérimenter, elle
démontre à chaque ouvrier en quoi consiste l'art particulier qu'il pro-
fesse ; pourquoi les matériaux sur lesquels il s'exerce et l'objet qu'il se
propose étant une fois reconnus, les organes de l'homme ou les autres
instruments de l'art doivent être mis en usage d'après certaines règles
ou procédés, et les procédés, ainsi que les instruments eux-mêmes per-
fectionnés suivant une certaine direction. La vraie métaphysique est en
un mot la science des méthodes qu'elle fonde sur la connaissance des
facultés de l'homme et qu'elle approprie à la nature des différents
objets.
« Or si le perfectionnement des idées dépend de celui de l'instruction,
le perfectionnement de l'instruction dépend à son tour de celui des
méthodes. Ce sont les méthodes qui nous apprennent à classer les
objets de nos recherches, à les disposer dans la place et sous le point
de vue le plus favorable à leur analyse; ce sont elles qui nous appren-
nent à réduire et mettre en ordre nos idées ; c'est d'elles seules en un
mot que nous devons attendre de bons livres élémentaires, dans toutes
les parties des sciences et des arts.
t Pour peu qu'on ait quelque idée de l'enseignement et qu'on ail
LLTTKE INCONNUE DE CAI5ANIS SIR I.A PEUEECïiniLITÉ 303
réfléchi sur les circonstances qui peuvent rendre l'instruction plus ou
moins protitahle, en abréger on en prolonger encore les lenteurs, on
sait que le détaut de bons livres élémentaires et l'emploi des méthodes
vicieuses, sont les causes principales de ces dil'licultés sans nombre
qui rebutent si souvent les jeunes élèves : delà vient également que
ceux même qui s'instruisent le font si mal presque partout, et que la
plupart du temps cette instruction imparfaite, bien loin de fortifier et
di- régler l'esprit, l'énervé el lui fait prendre de mauvaises habitudes
qui durent toute la vie, ou dont il ne vient à bout de se débarrasser
que par les pkis grands efl'orts.
« Car l'emploi des bons livres élémentaires... des bons procédés
d'enseignement (lue ces livres indiquent et perfectionnent de jour
en jour, n'est pas seulement de procurer une grande économie
du trésor le plus précieux, de ce temps qui s'envole pour nous avec
tant de rapidité... elles mettent et retiennent l'esprit dans une route
swre; elles l'exercent et lui donnent des allures plus fermes; elles
riiabituent ii ne rien concevoir ii demi, à ne rien admettre d'incertain,
à ramener chaque idée à son énonciation la plus précise ; enfin à pres-
sentir en quebiue sorte dans tous les cas, ([uel est le point où la vérité
setiouve, ([uelssont les moyens de l'y rendre sensible à tous les yeux:
doii il est aisé de voir que l'influence d'une bonne forme d'instruction
ne se borne pas aux objets que le jeune élève étudie maintenant, mais
qu'elle s'étend encore à tous ceux dont il s'occupera dans la suite et
que l'enseignement bien méthodique d'un seul, même du plus simple
de ces objets, peut suffire quelquefois pour donnera l'esprit une trempe
qui le rend, pour ainsi dire, impénétrable à l'erreur.
« C'est surtout pour la classe indigente que l'instruction a besoin
d'être simple, nette et facile, pour cette classe (jui sans cesse détournée
de la réflexion par les besoins les plus pressants de la vie, ne la porte
guère ordinairement que sur leurs objets les plus directs, qui n'a (jne
peu de temps à donner à la culture de l'esprit; qui même se trouve
encore privée delà ressource qu'offre incessamment à d'autres classes
l'habitude d'un langage plus épuré, source d'idées plus saines et plus
justes. Et cependant sans un certain degré d'instruction, particulière-
ment sans une certaine direction donnée aux idées dans cette classe
intéressante, en vain se flatterait-on de la rendre solidement heureuse,
de lui faire prendi-e des habitudes sensées et morales ; et conmie, mal-
heureusement, elle est encore la plus nombreuse dans tous les États
civilisés, ce n'est pas seulement le bonheur individuel de ceux qui la
composent, c'est aussi la tranquillité publique ([ui dépend de l'instruc-
tion qu'on lui donne, et plus encore delà manière dont on lui donne
cette même instruction.
« On l'a dit souvent, mais il ne faut pas se lasser de le lediie: si tous
PiCAVET. 38
594 APPENDICE
les gouvernements ont un grand intérêt à cultiver et à développer le
bon sens de la classe pauvre etmanouvrière, cet intérêt est intinimcnt
plus grand pour les gouvernements républicains, surtout pour ceux
où les pouvoirs représentent véritablement la nation. Dans ces gouver-
nements, en effet, il ne suffit pas que la masse du peuple ait assez de
connaissances pour se choisir des délégués éclairés et vertueux, pour
apprécier leur conduite, pour placer ceux qu'elle a reconnus dignes de
sa confiance, dans les postes qui leur conviennent le mieux, toutes
choses qui ne laissent pourtant pas de demander beaucoup de juge-
ment et môme de combinaisons, il faut encore que cette masse ait
assez de sagesse et des notions assez justes de ses droits, pour savoir
être tout ensemble tranquille et libre; pour éviter, d'une part, de se
livrer à ces conseillers perfides qui ne lui parlent de ses droits que dans
la vue de l'agiter ; et pour n'être jamais, de l'antre, conduite par l'appât
d'une paix trompeuse à sacrifier ses droits et sa liberté. Le gonverne-
mcnt représentatif est le meilleur de tous, parce qu'il est fondé sur
lopinion, parce qu'il on tire sa force: mais il faut que l'opinion soit
bonne, c'est-à-dire que le peuple ait assez de jugement pour que
l'opinion des hommes éclairés y devienne bientôt celle du corps
entier de la nation.
« Mais d'ailleurs, partout où la grande masse est sans instruction,
l'égalité n'existe point véritablement : on a beau la proclamer dans
toutes les lois, la consacrer dans toutes les formes sociales, elle ne
saurait passer alors ni dans les habitudes, ni même dans les senti-
ments : l'ignorance perpétue la misère et la dépendance du pauvre ;
elle établit entre lui et les autres hommes des rapports d'abaissement
et de domination que les lois les plus sages d'ailleurs sont impuis-
santes à faire disparaître. Voilà ce qui n'a été bien connu que des phi-
losophes modernes, les seuls qui aient fait une véritable science delà
liberté. Ils nous ont appris (^ue la liberté pouvait bien quelquefois
être produite par un instinct heureux des nations; mais qu'elle ne
saurait être conservée et'peifectionnée que par les lumières; ils ont
fait voir qu'un état de troubles ou de grandes calamités publiques,
pouvait bien faire régner momentanément et violemment l'égalité;
mais qu'elle ne peut être réelle et durable que chez un peuple où les
connaissances utiles, cessant d'être concentrées dans quelques indivi-
dus, deviennent par degrés le partage de tous. Aussi ces mêmes phi-
losophes ont-ils regardé comme l'un des premiers devoirs du législa-
teur, celui de multiplier partout et de coordonner avec sagesse les
moyens d'instruction.
« Mais vous allez me dire que nous voilà bien loin et de la doctrine
du progrès de l'espèce humaine et de la philosophie analytique, et de
ses méthodes? Non, ce n'est pas vous qui le direz, et la censure de ceux
LFTTKE INCONNUE DE CABANIS SUR LA PERFECTimLlTÉ ;iO:i
»iui juj^ent autreniont que vous, ne me paraît pas assez redoutable pour
me faire supprimer quelques autres remarques qui s'offrent encore à
mon esprit et que le sujet me parait fournir naturellement.
>> Ce n'est pas tout, pour être libre de préjugés, que de ne plus croire
à rinfaillibilité du pape, aux distinctions de la naissance, à l'autorité
divine des rois. Ces folies une fois détruites, il en reste beaucoup
d'autres qui fermentent encore d'une nuuiière non moins funeste et
qui peuvent dénaturer l'inÉluence des vérités les plus pures jusqu'au
point de leur faire produire un grand nombre des mauvais elfets de
Terreur; il en est même qui dépendent uniquement de la manière
vicieuse dont ces vérités entrent dans les esprits : et de là vient, par
parenthèse, qu'elles perdent souvent une grande partie de leur autorité
auprès de certaines gens qui voient assez juste, mais ([ui ne savent
embrasser (ju'un point et qu'un moment. Tous ces préjugés, la raison
(k>it aspirer à les faire dispaiviitre l'un après l'autre ; et suivant les
philosophes qui osent porter ieiu'S regards dans l'avenir, ce grand
ouvrage ne sera jamais assez complet, on n'aura junuiis assez perfec-
tionné les notions qui servent de base à nos jugements et les juge-
ments qui sont la véritable source de nos déterminations. En un
mot, ils penseut <[u'on n'arrivera jamais au terme où il ne resterait
plus rien à taire, soit pour étendre et multiplier nos jouissances (1),
soit pour en perfectionner les moyens. Et j'observe encore en passant,
que l'épithète dérisoire de docteurs, ne fut jamais plus mal af)pli(iuée
qu'à des hommes qui voient dans la science actuelle un simple éche-
lon pour arriver à la science future et qui bien loin de se prévaloir
de leurs idées, ne font pas difficulté de reconnaître que leur principal
mérite est de pouvoir nous conduire plus loin.
<i Vous n'avez point oublié, citoyens, et vous avez rappelé à votre
confrère que les disciples actuels de cette école ont été les premiers à
faire sentir l'utilité des institutions qui parlent au cœur, de ces insti-
tutions qui produisirent chez les anciens de si admirables effets, en
donnant à lautorité de la morale et des lois l'appui du sentiment et
de l'imagination. Une philosophie fondée sur la connaissance des
facultés de l'homme et qui ramène aux sensations tout le système des
idées et des affections morales, pouvait-elle en eflfet dédaigner ce res-
sort puissant de l'enthousiasme, qui, si l'on peut s'exprimer afnsi, n'est
lui-même qu'une sorte de sensation plus sublime et plus sympathique?
« N'est-ce pas cette môme philosophie qu'on s'efforce de nous peindre
comme froide, subtile et raisonneuse, à laquelle on doit les analyses
les plus justes et les appréciations les mieux senties, des moyens que
(l) « Car eu deruière analyse, tel est le vrai but de tous les travaux de l'esprit, de
toutes les inventions des arts ». Pour comprendre dans quel sens Cabanis entend
cette extension de nos jouissances, voyez chap. m et iv.
-.j6 APPENDICE
les arts dimitation doivent employer pour émouvoir? N'est-il pas
constant que depuis Aristote jusqu'à Gravina, Beccaria, Smith et Dide-
rot, ce qu'on a dit de mieux sur l'Éloquence, la Poésie, la Musique etles
arts du Dessin, l'a été, non partons ceux qui se bornent à pratiquer ces
arts avec talent, mais par des hommes réfléchis qui aiment à se rendre
compte de toutes leurs impressions et qui dans l'étude de la nature
humaine cherchent à démêler lu source de tous les phénomènes qu'elle
offre à nos regards? Si je ne me suis pas trompé dans mes conjectures
sur lauteur de l'article auquel vous avez répondu, cet aimable poète
dont les vers respirent également le bon sens et l'élégance, n'a-t-ilpas
lui-même quelque obligation à l'esprit du siècle?...
« Il voudra bien me permettre encore d'ajouter, en terminant cette
lettre, qu'il serait assez difficile de motiver une agression hostile
contre ces hommes qui rapportent tout à la raison et pensent qu'elle
peut être sans cesse perfectionnée. Assurément il n'y a point de gens
d'un commerce plus facile et plus commode. Convaincus que les mé-
chants ne sont que des mauvais raisonneurs, que des gens malheureu-
sement organisés ou mal élevés, leur indulgence ne peut jamais se
démentir. Au milieu de ces éternels modèles qu'ils aiment néces-
sairement à contempler, quels succès, quelle gloire leur paraîtraient
valoir la peine d'être enviés ou contestés ? Ils ne laissent pas seulement
s'agiter en paix autour d'eux les petites prétentions: ils font plus, ils
les voient avec une sorte de complaisance, les considérant comme les
mobiles d'utiles travaux. Dans leurs espérances touchant l'amélioration
graduelle des idées, bien loin d'attacher de l'importance à leurs propres
efforts, ces espérances leur font au contraire trouver un bonheur véri-
table à se voir surpasser : et leur doctrine elle-même place les jouis-
sances les plus vives de leur amour-propre dans les triomphes des
hommes qui font mieux et qui vont plus loin. Enfin, comme eux seuls,
peut-être, savent bien- sentir que tous les travaux quels qu'ils soient
des sciences, des lettres ou des arts, accélèrent la marche des esprits
et concourent à nous rapprocher du but, eux seuls ont toujours un tribut
d'estime et de reconnaissance à payer à chacun de ces travaux; et les.
genres mêmes qu'une raison bornée dédaigPxe quelquefois comme
entièrement frivoles sont encore les auxiliaires utiles de ceux que leur
importarfce et leursublimité font admirer le plus. Cette manière d'être
et de juger n"est pas seulement la plus philosophique et la plus juste;
elle est encore, je le répète, la plus commode et la plus rassurante pour
les amours-propres. Quant à moi, je l'avoue franchement, c"est avec
les hommes chez qui elle est devenue une véritable habitude que j'aime
à vivre et à converser; et voilà, citoyens, ce qui vous vaut à vous-mêmes
ces longues réflexions que je me borne à vous adresser par écrit, n'étant
pas malheureusement à portée de faire mieux ».
I.FTTRR l>E n. CONSTANT V VUJ.KRS :;97
LETTRE DE HENJAMIN CONSTANT A VIELERS
(ioltingiMi, sept, otier cet. ISli.
Mon iluT Villers, il nrarrive une ridicule et désagréable chose, pour
Uniuelle jinvoiiue votre assistance, sans trop savoir si elle pourra me
servir à rien. J"ai coniniunitiué à Toelken le plan et plusieurs parties
de mon diable de Polythéisme; et Toelicen, avec la plus grande bonho-
mie, s'est emparé non seulement de l'idée en général, mais de la forme
avec une telle exactitude, que l'aniionce du cours iju'il veut donner
cet hiver contient mot pour mot les titres de mes livres et de mes cha-
pitres. Les idées, je les lui aurais cédées tant qu'il aurait voulu, parce
que tout tient à la mise en oeuvre ; mais il m'est fAcheux que la forme
littérale et d'un bout à l'autre se trouve dans un petit imprimé de
manière que si mon ouvrage parait, quelque docte critique, qui aura
eu connaissance de l'annonce de Toelken, croira que j'y ai pris mou
plan. C'est an point qu'il a copié des titres auxquels, de son aveu, il
n'avait jamair^ pensé jusqu'ici, comme par exemple le suivant : « De la
religion comme pure forme et de son intluence sur la morale ». Toute
la dernièiv partie et beaucoup de la première est une traduction de
ma table des matières. L'excellent Toelken n'y entend pas malice, car
il ma beaucoup pressé de lui en communiquer davantage, en me
disant que ce que je lui en avais fait connaître lui avait déjà beaucoup
servi, et qu'il y avait puisé une suite d'idées (pii lui seraient très utiles.
Je connais toute la misère des réclamations littéraires, mais il luiiii-
porte pourtant, autant que quelque chose de cette nature est impor-
tante dans le siècle de la bataille de Smolensk, qu'on ne croie pas
que le plan entier (jui m'a occupé et donné assez de peine, ait été tra-
duit par moi de l'annonce d'un cours allemand. Je ne pense point à
engager Toelken à refondre son annonce, parce qu'il est bien libre
diniUquer sur quoi il veut professer. Mais il m'a offert de déclarer dans
son cours que je lui avais communi(iné mes recherches: ce n'est pas
dans son cours que je désire qu'il le fasse, parce que je tiens peu à ce
qu'une trentaine d'auditeurs le sachent. C'est dans cette annonce même,
qui sera plus répandue, et ma demande est juste, car il me disait qu'il
avait pris < den ganzen Kern meines W'erks ». Il est de très bonne foi
et sans aucune mauvaise intention, faites-moi donc le plaisir, cher
Villers, de le faire prier de passer chez vous, de lui dire le fond de ma
lettre en changeant la forme, et de vous faire montrer par lui son
annonce imprimée. Vous y reconnaîtrez dans la marche et dans les
propres paroles ce que je vous ai déjà dit plusieurs fois sur le plan et
la marche de mon ouvrage. Voyez alors si vous pouvez l'engager à
dire ce qui, loin de lui nuire, pourra le servir, qu'il a employé et qu'il
emploiera dans son cours les communications que je lui ai faites. En
598 APPENDICE
effet, s'il veut constater dans cette annonce la connaissance qu'il a eue
de mon travail, je lui en communiquerai davantage. Je crois que la
négociation que je remets à votre amitié sera facile, car Toelken n'a
point pris mon plan par amour-propre ni pour s'en faire nn mérite, mais
parce qu'il Va trouvé bon, et la manière dont il s'est exprimé avec moi
me le prouve, puisqu'il me proposait de traduire mon livre tout de
suite, si je ne croyais pas le pouvoir faire paraître en français. Ce
n'est donc pas une réclamation hostile, mais une demande amicale et
juste que je vous confie. Je ne désire qu'une petite phrase qui serve de
réponse à l'accusation de plagiat, si elle avait lieu pour l'avenir, à peu
près ceci : « Un de mes amis, M. B. de C, m'ayant communiqué le plan
et différentes parties d'un ouvragfî dont il s'occupe depuis longtemps
sur l'histoire et la marche des religions anciennes, je ferai usage dans
mon cours, de son consentement, de la comnumication qu'il m'a
faite ».
Si contre toute attente Toelken se refusait à cette justice, je serais
obligé de constater ma priorité, et d'engager une querelle littéraire,
ridicule à mes yeux, odieuse aux siens, et indifférente au public, de
sorte qu'il y aurait perte pour tout le monde. Mais cela n'arrivera pas,
grâce à l'intégrité de Toelken et à votre bonne et habile intervention.
V'ous lui ferez sentir aisément, après avoir lu vous-même son annonce,
quil n'est d'aucun avantage pour lui, qu'on croie que j'ai pris là-dedans
la division de mon livre, et que les communications que je lui
promets en échange du témoignage que je lui demande lui seront
utiles.
Mais que votre amitié se dépêche et agisse aujourd'hui, car son
annonce est imprimée, et il attend qu'on la lui renvoie de chez l'impri-
meur corrigée pour l'expédier à Leist et la répandre. Ne lui montrez
pas ceci, parce qu'il se chocpicrait peut-être, et arrangez cette grande
et petite affaire avec, votre bonté pour moi. Je vous permets même,
(juand vous l'aurez arrangée, de vous moquer de l'indélébile qualité
d'auteur.
Je vous embrasse. B.
P. S. — Expliquez à Toelken pourquoi je ne lui ai pas parlé moi-
même de tout ceci en lui faisant comprendre que l'amour-propre a sa
pudeur. Peut-être au reste sera-t-il lui-même bien aise de me nommer
parce qu'une communication manuscrite a toujours quelque intérêt de
plus. Je ne lui demande que ce que Creuzer a senti qu'il devait à Botti-
ger pour une confiance du même genre que celle que j'ai eue pour
Toelken. (Isler, Briefe an Ch. de Villers, Hamburg, 18S3.)
VAlX)rrF.I\. f.AMARCK RT IlTTRl': 590
VAl OIELIN ET LAMAUCK JLT.ÉS PAR LK u LYl-KE ■.
Vaiiquoliii était profosseur de cliiniie an Muséum (riiisidiiv natu-
ri'llo et membre de la section de cliimie à l'Institut, et Lamarciv, membre
de la section de botanique à l'Institut et professeur de zoologie au Mu-
séum. Le premier, élevé à l'ombre toute-puissante de Fourcroy, fut
investi de toutes les dignités dans lesquelles Fourcroy dédaigna de des-
cendre ; le second ne brills que de son propre éclat et ne tint ses places
que de son talent. Celui-là cultiva la science et la fortune à la fois;
celui-ci, debout chaque jour pour la science, dès cinq luMires du uuitiii,
oublia la fortune et vécut oublié du pouvoir. Le premier fut plus vanté
en France (ju a l'étranger ; le second est encore plus célèbre à l'étranger
qu'en France et comme les éloges obtenus loin de nous ne sont dictés
par aucune considération intf'ressée, Lamarclv, de son vivant, a été
pour ainsi dire jugé pai- la postérité. Vautiuelin lit beaucoup de tra-
vaux, mais presque toujours sur le même modèle;... Lamarck,plus
ingénieux (lu'exact, plus profond que sévère, n'a pas laissé, jusque
dans ses écarts, iriinitrinier dr nouvelles impulsions à la science, l'eu
façonné à l'intrigue et aux ménagements de l'ambition, il exjjrima ses
grandes vues avec hardiesse, et sans les accommoder aux goûts des pou-
voirs divers qui ont passé successivement devant lui, il lutta contre
des adversaires (jui, devenus plus puissants (jue lui, ont semblé l'éclipser
de l'éclat que leur prêtaient le journalisme et les faveurs ministérielles;
mais ses opinions, d'abord ridiculisées, reprennent faveur, aujourd'hui
qu'on les juge loin des ministères.
LETTRE DE M. I.ITTRK PÈRE A LA « DÉCADE ..
[In journal, ([ui me tombe sous la main, me rappelle ce conseil de
Bacon, et me fournit l'occasion de le suivre. Ce journal est celui des
Bàiimetils civils et des (D'Is , qui, dans son numéro 24, rapporte les
époques de diverses inventions ou usages, tirés de l'ouvrage du con-
seiller allemand Beckmann. J'y lis : « En lliMS, on commen(,;a à mettre
en français les actes de justice qui étaient en latin avant ce temps là ».
Cette expression, les actes de justice, est peu exacte. Il fallait les actes
publics, ce qui est fort ditîérent. C'est en 1539 et non en lo:{8 que fut
rendue cette ordonnance. Elle est datée de Villers-Cotterets, et com-
prend, outre la disposition relative aux actes publics, divers règlements
pour abréger les procédures et pour rogner les attributions mons-
trueuses des tribunaux ecclésiastiques.
Il ne faudrait pas conclure des paroles de Beckmann, qu'avant 15.39,
tous les actes publics étaient écrits en latin. On trouve dans tous les
chartriers,etdans tous les recueils oii l'on a eu pourobjet de rassembler
GOO
APPENDICE
de semblables pièces, un très grand nombre d'actes en langue vulgaire,
qui sont du xv", du xiv«, et même du xiii« siècle.
Presque toutes les ordonnances royales sont en français. — Beauma-
noir, qui recueillit et publia en 1283, les coutimies du Beauvaisis, les
donna en français. Les Assises de Jértisalem sont en français. Les lois
de police, connues sous le nom d'Éiablissemenls de Saini-Louis, et qui
sont du milieu du xui*' siècle, sont en français, et l'ouvrage de Pierre
de Fontaines, notre plus ancien jurisconsulte, est écrit dans la môme
langue. Cet ouvrage est de 1226 et contient la jurisprudence du pays
de Vermandois.
Les bonnes lettres mêmes furent cultivées en langue vulgaire,
dès le xin« siècle ou au commencement du xiv^ ; et sans compter les
poètes qui remontent beaucoup plus baut, on trouve parmi les livres
qui en 1300 faisaient partie de la bibliothèque de Charles V, des tra-
ductions d'Aristote, de Tite-Live et de Valère Maxime.
MEMOIRES DE L INSTITUT
Vœiif du papillon se métamor-
phose en chenille, la chenille en
ch rijsa lide,la ch ri/sa lide en papillon .
Le papillon est un œuf dans son
principe.
En arithmétique , l'addition se
montre successivement sous les
formes de multiplication, de for-
mation des puissances, de théorie
des exposants, etc. Toutes les mé-
thodes de composition ont leur prin-
cipe dans l'addition comme toutes
celles de décomposition ont le leur
da7is la soustraction (1).
La connaissance des principes
en nous plaçant au premier an-
neau de la chaîne qui embrasse
un grand nombre de faits, ramène
à une loi commune les phénomènes
les plus éloignés, oii même les plus
LEÇO.NS DE PHILOSOPHIE
DE LAROMIGLIÈRE
Vœuf du papillon se métamor-
phose en chenille, la chenille en
chrysalide , la chrysalide en papil-
lon : le papillon est un œuf dans
S071 principe.
... en arithmétique, l'addition
se montre successivement sous
les formes de multiplication, d'élé-
vation aicx puissances, de théorie
des exposants, et par conséquent
toutes les méthodes de composition
ont leur principe dans V addition,
comme toutes celles qui décompo-
sent les nombres, ont le leur dans
la soustraction.
La connaissance des principes, en
nous portant aux sources d'où dé-
coulent les vérités, ramène à une
seule loi les phénomènes les plus
divers et même les plus opposés en
(1) Après ce paragraphe se trouvait, dans les Mémoires, le passae^e capital que nous
avons reproduit déjà (page 1528) « En métaphysique, on voit l'attention se changer
en comparaison, en rapport, eu jugement, en raisonnement, eu réflexion, eu imagi-
nation, eu enteuderaent. L'entendement a son principe dans l'attention ». — Ou com-
prend qu'il ne soit pas repi-is dans les Leçons qui n'en sont que le développement.
LAUOMir.riÈRK, Mt.MOin
opposés fu apparence, assimile ot
itlenli/ie des méthodes qui sem-
blaient ii'avoir entre elles anciine
analogie, d'une multitude de par-
ties éparses et isolées, forme U7i
tout symétrique et régulier, et, chose
admirable! ajoute auw richesses de
rintolligenco en réduisant le nom-
bre de ses idées. Mais lu plus sou-
vent ces principes nous échappent,
soit que, placés à une trop grande
hauteur, ils soient inaccessibles à
toutes nos facultés, soit que trop
rapprochés de nous, ils se dérobent
à notre faible vue, également trou-
blée et par la présence trop intime
de son objet et par son trop d'éloi-
gnement.
Lorsque plus heureux ou mieux
ptacés,nous rogo)is une suite de l'iùl^
ordoniiés les uns par rapport aux
autres et tous ensemble coordonnés
à un premier, alors d'un seul re-
gard, naus embrassons un système
entier, etc.
i:s, I.EÇONS ET LETTRES (101
apparence; elle assimile, elle-
identifie des opérations qui sem-
blaient n'avoir ttucune analogie:
d'u)ie multitude de parties isolées,
elle forme un tout syniélriquc cl
régulier, et, chose admirable, elle
ajoute aux richesses de Fesprit en
réduisant le nombre de ses idées.
Malheureusement il est rare de
saisir ces principes ; soil que, pla-
cés à une trop grande hauteur, ils
soient inaccessibles à nos facultés,
soit que, trop rapprochés, ils se
dérobent à notre faible vue, égale-
ment troublée par la présence trop
intime de son objet et par son Ire/
d'éloignement .
Lorsque plus heureux ou mieux
placés, nous voyons une suite de
phénomènes ordtninés les mis par
rapport aux autres et tous en-
semble par rapport à un premier;
alors nous avons saisi le principe,
et d'un même regard, nous em-
brassons un système., etc.
I.KTTUES DE LAIIUMIGLIEHI'; A VALETTE
8 novembre 1819.
Vous m'avez donné la plus agréable des nouvelles; je sais un i^rc
infini à ceux qui ont eu le bftn sens de préférer l'esprit ;i la lettre et
de juger qu'une irrégularité vaut mieux quelquefois que la stricte
observation de la règle. Vous voilà donc mon confrère et mon digne
confrère en philosophie. Cette pauvre philosophie a grand besoin
de se recruter. Je n'en désespérerais plus si elle faisait une douzaine
d'acquisitions pareilles k la vôtre, mais il ne faut pas y compter. J'ai
peur que votre louable ambition d<^ bien faire et votre modestie n'exa-
gèrent les difficultés. Vous voyez devant vous une bibliothèque tout
entière à dévorer et mille obstacles à surmonter, (iardez-vous de trop
lire, et quant aux obstacles, c'est nous qui les plaçons maladroitement
sur une route que la nature avait tracée elle-même et qu'elle avait
rendue facile à parcourir. Je vous conseille d'employer les vacances à
l'étude exclusive de Locke et de Condillac. Une fois que vous serez
<)02 APPENDICE
familiarisé avec ces deux auteurs, et que vous vous serez approprié
leur méthode, la lecture des autres philosophes ne sera pour vous
qu'un jeu. Vous admirerez le génie de Bacon, vous vous étonnerez de
la profondeur de Hobbes, mais vous les jugerez l'un et l'autre. Vous
jugerez aussi, en les admirant, Descartes et Malebranche; après quoi
viendront les philosophes écossais et allemands, que vous aurez acquis le
droit d'apprécier à leur juste valeur. Une chose que je ne saurais trop
vous recommander (vous m'avez permis de vous donner conseil), c'est
de vous arrêter longtemps sur les belles pages qu'on rencontre quel-
quefois dans Bacon, on dans Pascal, ou dans Malebranche, ou dans
Condillac. Il faut les lire et relire cent fois. Le temps est ainsi mieux
employé au profit de la raison et du goût que celui qu'on donnerait à
mille pages de tel philosophe que je ne veux pas nommer, comme
vingt vers de Boileau vous rendront plus poète que mille vers de Cha-
pelain ; mais nous parlerons de tout cela plus amplement à votre re-
tour. J'espère qu'on vous laissera libre tout l'hiver et peut-être toute
l'année. Si, en entrant en fonctions, vous possédez bien les deux
auteurs dont je vous ai conseillé la lecture pour les vacances, je vous
préviens que le suppléant en saura plus que le professeur, plus que
tous les professeurs, mais certainement plus que je n'en sais, ce qui
n'est pas beaucoup dire à la vérité. Adieu, mon très cher Valette, je
vous embrasse de tout cœur.
a septembre 1820.
J'ai tardé à vous répondre, mon très cher Valette, parce que j'aurais
voulu vous envoyer en quelque sorte votre brevet de nomination, mais
nous en avons l'équivalent dans la promesse de ceux ([ni les rédigent
et qui les expédient. J'ai vu deux frères dont l'un est le principal arbitre
de votre sort (Cuvier). J'ai fait parler un inspecteur général ; j'ai assisté
à l'examen des élèves qui se présentent pour l'école normale et à l'oc-
casion de votre élève Charma qui a répondu comme un ange, j'ai
parlé de'son maître et tout le monde étaft prévenu que ce maître devait
être professeur au cinquième collège. Vous devez donc avoir les plus
grandes espérances, je ne crains pas même de dire la plus grande cer-
titude.
Vous demandez l'origine de Vidée du bien et du mal moral. Cette idée
vient du sentiment du bien et du mal moral.
Mais le sentiment du bien et du mal moral n'en présuppose-t-il pas
l'idée? Non: le sentiment du bien et du mal moraine présuppose que
l'idée d'un acte de notre volonté et l'idée de la loi. Le sentiment môme
du rapport entre ces deux idées est le sentiment même du bien et du mal
moral; du bien moral si le rapport est de conformité, du mal moral,
si le rapport est d'opposition.
Sentiment du rapport de conformité entre un acte volontaire et la
LETTPxES INÉDITES DE LAROMU-lll-RE A SAPllARY 60:i
loi ou sentiment du bien moral, c'est la même chose. Sentiment du
rapport d'opposition entre un acte volontaire et la loi ou sentimiiil du
mal moral, c'est la même chose.
Par 1 action des facultés de l'entendement appliquée à nos divers sen-
timents moraux, ces sentiments deviennent autant (Vidées ou de
perceplions.
I.a conscience est donc seniinieiii de rapport, avant trètre p(>rceplio)t
de rapport, jugement senti, avant d'être jugement perçu.
Pour expliquer dune manière un peu complète et suflisamment
étemlue ce qui concerne le sentiment moral, il faudrait parler de la
sympathie, de l'ordre, du beau, etc. Il faudrait faire intervenir la liberté,
il faudrait même remonter jusqu'à Dieu, auteur des lois morales; je
n'entre pas dans ces considérations.
La ciMiscience consiste-t-elle uniquement dans la connaissance de
la loi? Non certes : conscience est plus que science. La conscience est
ou sentiment ou idée, je veux dire un sentiment ou idée de rapport, et
comme tout rapport suppose deux termes, la connaissance de la loi ne
suffit pas pour les faire naître.
Tout ceci demanderait de plus amples développements, mais vous les
trouverez sans moi. Adieu, mon très cher Valette, mon très cher pro-
fesseur du collège d'Harcourt, je vous embrasse avec la plus tendre
amitié.
LETTRES INÉDITES CO.M.MLNIQL'ÉES PAR .M. SAPilAHY ITLS
i:; mai 1826.
Vous devez avoir reçu, ou vous recevrez incessamment un exem-
plaire de la quatrième édition des Leçons de philosophie. .l'en ai changé
le titre qui annonçait une suite à l'ouvrage. Ce que je promettais dans
les éditions précédentes, je ne le tenais pas. Dans celle-ci, le titre
n'annonce rien au delà de ce que j'exécute tant bien que mal.
J'ai été bien malade et bien longtemps malade, je suis mieux depuis
deux mois, et cela durera autant qu'il plaira à celui qui est le maitre
de la santé et de la maladie.
Les premières idées du juste et de l'injuste se montrent au com-
mencement de la vie. Les idées morales qui sont l'objet des maximes
de Larochefoucauld, de La Bruyère, des romans de >!■"« de Staël, etc.,
sont inconnues à nos bons montagnards. Ils n'ont pas l'esprit assez
aigu pour pénétrer les finesses de Marivaux on de l'hôtel de Ram-
bouillet. Les causes physiques et occasionnelles de la mémoire ont
toujours été et seront toujours inconnues. J'ai négligé toutes ces causes
dans cette nouvelle édition.
Nous avons trois facultés relatives à la connaissance et trois rela-
GOi APPENDICE
tives au bonhfîur. Je crois que les bêtes manquent et de liberté et de
raisonnement ; ou il y en a si peu que ce n'est pas la peine d'en parler.
Mon libraire a fait d'un seul coup deux éditions des Leçons, l'une
in-8 que je prends la liberté de vous offrir, l'autre in-r2 et en trois petits
volumes à l'usage des étudiants. Si vous ou votre libraire en demandez
à M. Brunot-Labbe, il s'empressera d'en faire l'envoi.
J'ai soigné le style de mon mieux. Vous remarquerez quelques chan-
gements par ci par là. Vous trouverez aussi à la sixième leçon du
deuxième volume un morceau sur Kant, qui surprendra ceux qui ne
connaissent cet auteur que de réputation.
Vous entendez mon ouvrage aussi bien que moi. Il y a plaisir
d'avoir des lecteurs tels que vous. Ils sont bien rares.
Recevez, mon cher Saphary, l'expression de mon estime et de mon
attachement bien sincère.
17 juillet 1826.
Votre vivacité m'a fait bien peur, mon cher compatriote, et je n'a
pas été surpris qu'on se sentit blessé. Heureusement les choses ont
mieux fini qu'elles n'avaient commencé, et je vous en félicite. Une
autre fois ne soyez pas si prompt, et étonnez-vous, non pas quand
vous entendrez des absurdités, mais quand vous entendrez des choses
bien raisonnables. Le monde est ainsi lait, vous vous y accoutumerez.
Je vous dis ceci pour prévenir les leçons que vous recevrez de l'expé-
rience, elles ne vous manqueront pas ; soyez-en sûr.
Je vous prie de croire que je ne suis pour rien dans la rédaction
d'un certain manuel. Je serais moins pressé d'un désaveu, si quelqu'un
allait m'attribuer celui dont vous vous occupez. Je le tiens d'avance
pour infiniment meilleur. C'est un service que vous rendrez sliidiosœ
juventiiti. Je vous en remercie en son nom.
La doctrine du sentiment, source de connaissances quand il est éla-
boré par l'action de l'esprit, peut recevoir des développements sans
fin; car tout est là. La comparaison des diverses manières de sentir,
relativement à la formation et à la perfection de l'intelligence, est
riche en détails intéressants. La comparaison d'homme à homme, de
la sensibilité d'un individu à la sensibilité d'un autre, mène à une
foule de vérités pratiques; car rien ne varie plus que la sensibilité, la
sensibilité morale surlout; on peut en indiquer les degrés depuis sa
grossièreté la plus brutale jusqu'à une susceptibilité ridicule. Quel
fond à la diversité pour des idées morales !
Vous êtes mal instruit au sujet du rédacteur de la nouvelle philoso-
phie. Je doute qu'il partage certaines opinions qui vous révoltent
justement. C'est avec un vrai plaisir que je vous embrasserai à votre
arrivée.
Croyez, mon cher confrère et compatriote, que je suis très flatté de
I KTini s INKniTES DE LAUOMKiUlERE A SAPHAin (;o;i
rap[»robation que vous donnez à mes idées et à ma méthode. Je vous •
i-einercie mille fois de ce ([ue vous me dites à ce sujet, et je vous eui-
brasse de tout mou cœur.
12 septembre 1820.
.Mon cher philosophe, le doyen de la Faculté est absent deiniis trois
semaines; il sera bientôt de retour ; mais s'il vous répond, il vous dira
ce que je vous ai dit, qu'il est indispensable de présenter deux thèses,
une de philosophie en latin, l'autre de littérature et en français. Vous
me demandez si au lieu de la thèse de littérature, vous ne pourriez pas
traiter une question de philosophie, ayant quelque rapport à la litté-
rature, je ne le crois pas. Faites le contraire; traitez une question de
littérature ayant quelque rapport à la philosophie ; on s'en contentera
peut-être. Si vous deviez venir à Paris dans le courant de septembre,
il vous serait facile de savoir a quoi vous en tenir, tant sur la l'orme
des tlièses que sur le fond. Je ne sais pas si vous jugez bien les choses
de cinquante lieues; je ne sais pas même si vous pourrez bien les juger
sur les lieux. Vous pourriez vous faiic illusion eu supposant (piOn soit
ennemi de certaines doctrines. Pour moi, je suis trop ignorant pour
avoir un avis, et surtout pour vous en donner un. Je fais profession
de ne rien comprendre à biendeschoscs qui se disent ou qui se taisent.
J'ai oublié de vous remercier du moment agréable que m'a procuré
la lecture de vos vers montagnards. Je n'oublierai i)as de vous dire
combien je suis flatté d'un disciple tel ^[ur vous, d'un disciple qui vau-
dra, s'il ne vaut déjà mieux que le maître. Adieu, mon très cher
Saphary, je vous embrasse de tout mon cœur.
3 mars 1827.
Mon cher Saphary, vous m'avez dit [dus li'une fois que vous étiez
une mauvaise tète, et je n'en voulais rien croire; actuellement il n'y a
pas moyen d'en douter. Passe encore, si la division avait pu se faire ;
j'aurais eu ma part et vous la vôtre, au hasard d'en laisser arriver
quelques bribes à ces Messieurs. .Mais vous donnez tout et ne gardez rien.
Vous me traitez comme le lion se traitait lui-même. Il ne faut avoir
ni la tète mauvaise, ni le cœur trop bon. Ainsi vous méritez uu double
reproche, et je vous le fais. Keste votre esprit : ici le trop ne nuit pas
ou, pour mieux dire, il n'y a jamais trop; et je compte sur vous non
seulement dans vos intérêts, mais encore dans les miens. Vous m'allon-
gerez, raccourcirez, corrigerez, embellirez, et j'en ai grand besoin
Adieu, mon cher Saphary, je vous remercie du superbe pâté, et je vous
embrasse.
13 avril 1827.
Mon très cher philosophe, j'ai lu et relu votre programme. A la
seconde lecture, il m'a paru meilleur qu'à la première, et il sera encore
606 APPENDICE
meilleur à la troisième. Voilà Teftet du bon el du vrai. La forme,
quoique vous en disiez, vaut le fond. Je vous garantirais pour l'ouvrage
que vous avez projeté, un style excellent, s'il fallait une garantie après
ce que vous venez de faire en quatre jours. Un auteur est bien heureux,
de vous avoir pour interprète. Sous vos heureuses mains, le cuivre
devient or. En plusieurs endroits et particulièrement au sujet de lamé-
moire, vous embellissez, vous fortifiez. Je suis sûr qu'en reprenant
mes idées, vous les exprimez mieux que moi. Ne croyez pas que j'en
sois jaloux, puisque vous me donnerez une seconde vie. Say, dans son
Économie politique, a mieux fait peut-être que Smith; et Condillac,
sans aucun doute, a mieux fait que Locke. Faites mieux que moi, mon
cher Saphary, ou plutôt, faites, ce sera toujours mieux. Vous le pouvez,
avec votre application et votre excellent esprit, si vous le pouvez, c'est
une affaire faite.
Je remercie vos jeunes gens de leur ingénieux dessin. L'emblème
d'un soleil donnant sur des nuages pour former larc-en-ciel, ou fécon-
dant des germes pour leur faire produire des fleurs et des fruits, sont
{sic) charmans. Témoignez-leur toute ma reconnaissance.
Huit heures de travail par jour, et la tête de mon Auvergnat; il y
aurait du malheur, s'il n'en vient quelque chose d'aussi bon que le
meilleur fruit, et d'aussi brillant que les plus belles couleurs.
Adieu, mon cher Saphary, je vous embrasse, et suis très reconnais-
sant delà préférence que vous me donnez sur Charles Villers et G'®.
2 mai 1827.
Vous devriez, mon cher Saphary, avoir envoyé une douzaine d'exem-
plaires de votre programme à M. Brunot-Labbe. Tous ceux auxquels
je l'ai fait lire en sont extrêmement contents, et désirent l'avoir. On l'a
même fait demander à Nancy; mais votre libraire a répondu qu'il
était destiné à vos élèves exclusivement. Vous ferez une chose bonne
pour vous et pour les autres en le répandant tant que vous pourrez
dans toutes les académies. Je suis persuadé que M. de Courville
partagera les sentiments de votre recteur et les miens, et que justice
sera faite à votre zèle et à votre excellent opuscule. En ajoutant, comme
vous l'avez projeté, deux feuilles d'impression bien rédigées, comme
vous savez le faire, ce sera plus 'qu'un programme, ce sera un très
bon petit traité, qui tout en faisant désirer vivement un ouvrage plus
complet, en tiendra lieu en quelque sorte.
Après l'analyse des facultés de l'entendement et l'explication de l'ori-
gine de nos connaissances, il est naturel de se demander si les con-
naissances acquises par le travail de l'esprit sur les divers modes de
la sensibilité, sont en effet de vraies connaissances, si elles sont
bien sûres, et vous voilà dans la théorie des certitudes. Quant aux
LETTRKS IN't'niTES DE I.VUOMIGUIÈRE A S.VIMIAUV 007
polypes, on peut répondre que les âmes n'étant créées qu'au nio-.
ment où il existe des orixanisations suffisamment développées pour
exécuter des mouvements volontaires, dès le moment qu'une section
de polype devient un polype réel, elle reçoit un principe moteur,
comme le fœtus d'un enfant reçoit dans le sein de la mère l'adjonction
d'une àme, dès qu'il est suffisamment développé pour obéir à ses
ordres. Courage, mon cher Saphary, vous ôtes jeune, laborieux; vous
avez l'esprit juste et pénétrant, vous savez distinguer le vrai de ce qui
n'en a qu'une fausse apparence; vous savez écrire, ce qui est le grand
point. Je vous annonce les succès les plus brillants; et je vous embrasse
avec une tendre amitié.
27 juin 1827.
Vous avez devant vous, mon cher Saphary, Paris et Toulouse, et à
Paris la possibilité de deux ou trois chaires. Je voudrais que vous
puissiez professer en dix endroits à la fois. La propagation du bon sens
serait décuplée; mais comme il ne faut pas s'attendre au miracle de
l'ubiquité, ce sera à Paris que vous viendrez, et que se liouve
votre véritable place. D'après l'amitié (lue vous a témoignée M. de C...,
je ne doute pas que les choses ne s'arrangent à votre grande salis-
faction et à la mienne, c'est-à-dire que vous ne soyez des nôtres.
Votre plan est très beau, très complet, et vous le remplirez digne-
ment. Vous avez eu un moment de jouissance en arrivant à la conclu-
sion, tiue la certitude a le même fondement que la connaissance... c'est
là le fruit de la découverte de la vérité.
Celui qu'elle laisse froid ne l'a pas trouvée, dit Rousseau. Descartes
ne l'avait pas assez distinctement aperçue quand il a débuté par son
fameux, je pense, donc je suis ; et comment savez-vous que vous pensez ?
C'est parce que je le sens. Il fallait donc vous exprimer différemment,
et dire je sens, donc j'existe ; ou bien je sens ma pensée ; donc je pense;
je sens mon existence, donc j'existe.
Je verrai l'épreuve avec un grand plaisir et un grand intérêt, je vous
embrasse de bon cœur.
22 août 1827.
Je vous trouverai encore à Nancy, mon cher Sapliary, car vous ne
devrez en partir qu'au commencement de septembre. Je lus votre beau
programme au moment même qu'il me fut remis et presqu'aussitôl il
fallut le donner à lire aux amateurs de la bonne philosophie. M. Marrast
en a été singulièrement satisfait, comme de tout ce que que vous lui
dites d'aimable. Il lui tarde de vous voir pour faire plus ample connais-
sance avec vous, en discutant quelque point de la science des sciences.
Votre libraire tarde bien à communi([uer les trésors de son magasin à
-M. Brunot-Labbe. Je sais qu'on sest inutilement présenté au quai des
608 APPENDICE
Augustins, Courage, mon digne émule, vous avez de la santé, du talent
et de l'ardeur; avec ces dons précieux de la nature, on va aussi loin
qu'on veut. Je vous exhorte à beaucoup travailler les développements
que vous donnerez à votre programme qui est déjà un développement
lui-même. Il faut du temps pour atteindre la perfection, et quoique, à
raison de la continuité de vos méditations, une de vos semaines en
vaille deux ou trois de tout autre, ce ne sera pas trop de quelques
années pour porter votre œuvre à son point de maturité. Quand j'aurai
le plaisir de vous voir, nous causerons de tout cela, comme aussi de
votre destinée pour l'an prochain. Adieu, je vous embrasse en Aristote.
22 août 1828.
Mon cher Saphary, mon cher et illustre professeur, les montagnes et
tous les échos de l'Auvergne doivent être occupés à faire retentir votre
nom, comme il a retenti dans les vastes salles de la Sorbonne. Voilà
qui s'appelle un triomphe, deux triomphes, tels que n'en connaissait
pas jusqu'ici le collège de Hourbon. Vous l'avez tiré du néant; vous en
êtes véritablement le créateur. Pourquoi n'étiez vous pas ici pour jouir
de votre oeuvre?
Tous vos amis partagent votre gloire. Marrast, que j'ai vu hier soir,
ne se possède pas. Je n'ai pas vu le Ministre, ni M. de Courvillc, mais
je sais qu'ils sont enchantés devons. Et le bon M. de Maussiondoit être
bien fier d'avoir dit tant (rfe) bien du pau vre suppléant à douze cents francs.
Je cours à la Sorbonne, oi!i pour des licenciés et des docteurs, je suis
occupé toute cette semaine, depuis neuf heures jusqu'à cinq. Je vous
embrasse avec joie.
2 septembre 1835.
Mon très cher Saphary, nous avons reçu les perdreaux, nous les
avons mangés, trouvés délicieux. Quelqu'un a observé qu'il n'était pas
surprenant qu'ils eussent un goût si délicat, vu qu'ils étaient de contre-
bande, la chasse n'étant permise que du premier septembre. Cela n'a
pas empêché M. Lebrun, qui dînait avec nous, de les dépecer avec son
adresse ordinaire. Je vous remercie, nous vous remercions tous
d'avoir violé les lois de la chasse. On en viole tant d'autres!
Je suis enfin quitte des bacheliers. Ce pauvre M. de la Haie était
recommandé à tout le monde et cependant il n'a pas été heureux, le
père est convenu qu'il était un peu faible.
Comment se porte votre excellente femme, comment se porte le
gros poupart, cet enfant de l'Auvergne et de la Normandie ? Sait-il
bien faire rouler son cerceau? Commence-t-il à dire papa, maman ?
Sa mère a-t-elle beaucoup de plaisir à l'entendre, à deviner ce qu'il
veut dire, et vous, dans ces premiers accents, voyez-vous un gram-
mairien et un philosophe futur ? Croyez-vous qu'un jour, il rempor-
»- 1*-
LETTRKS INEDITES DES LAIIOMICIIEIUSTES m)
tora 11' prix de Montliyon, comme M. Damiron qui vieiil d'oblenii-
4.000 francs pour la troisième édition de son Histoire de la philoso-
phie? Je lui souhaite mieux que tout cela, je veux qu'il ait le calme de
la maman et la tète du papa.
Je vous embrasse tous avec une tendre amitié.
LETTUE INÉDITE DE M. Di: ClIAnUIEK COMMUNIQUÉE PAU
M. SAPIIAUY FILS
Paris, 7 septembre 1843.
Agréez mes lelicitations sincères: votre triomphe se confond avec
celui du bon sens, de la vérité, du génie; vous avez désormais noble~
ment associé votre nom à celui de M. Laromiguière. Permettez que je
serre celte main qui a su cueillir des lauriers pour une tombe vénérée.
M. le Ministre de l'instruction publique, M. Droz et .M. Bessières
ont eu avec moi, à votre sujet, des entretiens dont je vous dois com-
munication, du moins en substance.
Monsieur le Ministre, informé de la pensée généreuse que vous avez
manifestée à .M. Bessières, relativement à l'emploi des quinze cents
francs, fonds du prix remporté par vous, m'a chargé de vous dire qu'il
applaudit à votre intention d'iionorer la mémoire de M. Laromiguière;
mais (ju'à un monument, chose bornée de sa nature et dans l'espace
et dans le temps et dans l'utilité, il vous verrait avec plaisir préférer
une plus grande diffusion des Leçons de Philosophie : lui-même est dé-
cidé à donner l'exemple sur ce point. Je n'ai pu m'empèclier de recon-
naître que cette destination des sommes dont vous et lui pouvez dis-
poser, présente, plus que toute autre, un caractère de perpétuité, d'avan-
tage pour la science et de véritable gloire pour M. Laromiguière. M. le
Ministre m'a parlé de vous. Monsieur, de M. Laromiguière, et du bien
a faire en cette circonstance, d'une manière si parfaite que j'ai senti
se réveiller pour lui mon ancienne amitié ; je ne doute pas ([ue si vous
l'eussiez entendu, vous n'eussiez avec moi cédé au sentiment que je
viens de vous exprimer de sa part. Si vous y cédiez, en effet, d'après
cette esquisse, trop décolorée de sa conversation, ne croiriez-vous pas
dans vos convenances de lui écrire quelques lignes pour l'instruire de
votre adhésion?
Quant à M. Bessières, je ne vous parlerai pas de la joie que lui a
causée votre succès : il vous a écrit. Mais comme je suis certain que sa
lettre ne renferme pas un mot sur ses intérêts, votre cœur comprendra
et excusera le mien si je me permets de vous rappeler la position
gênée de votre ami. M. Laromiguière achèverait de vous chérir, s'il
vous voyait, au lieu d'élever un marbre à son nom, soulager son neveu
du fardeau trop lourd de l'édition qui se prépare. Je m'arrête.
PicAVET. ;i9
(510 APPENDICE
Pour M. Droz, que de pages seraient nécessaires à l'énoncé, bien im-
parfait encore, de tout ce qu'après tant d'années de séparation, il m'a
inspiré de vénération et de tendre reconnaissance ! — J'étais heureux
de l'entendre me parler du passé, du présent, de l'avenir, car ce véri-
table sage embrasse dans son amour du bien tous les temps et tous les
hommes. Ce qu'il m'a dit de vous, Monsieur, est bien honorable! vous
trouverez à la fois, je n'en doute point, encouragement et récompense
dans les rapports nouveaux qui me paraissent pouvoir s'établir entre
vous et lui. Il partage l'opinion dont M. le Ministre de l'instruction
publique m'a rendu l'organe près de vous.
Adieu, Monsieur; conservez-moi un souvenir, et ne doutez jamais
de Testime et de la considération distinguées, dont je vous prie de
vouloir bien recevoir ici l'assurance.
A Monsieur le Directeur de. la Revue de Paris.
MONSIEUR LE RÉDACTEUR,
Nous ne pouvons laisser sans réponse un article de votre journal du
9, dans lequel sont étrangement dénaturées les intentions de trois
anciens professeurs qui ont été entendus au sein de la commission de
l'Instruction publique.
Sur les cinq titulaires des chaires de philosophie des cinq collèges
royaux de Paris, trois ont pensé qu'il était utile de plaider devant la
commission, la cause de l'enseignement de la philosophie compromise
par la personnification de cet enseignement en un seul homme, et par
l'identification de toutes les doctrines en une seule doctrine qui, à tort
ou à raison, a fait éclater des orages sur l'Université dont on se fait
aujourd'hui les paratonnerres.
Les professeurs que vous nommez n"ont eu d'autre objet que de
défendre la dignité, l'indépendance du professorat et la liberté de toutes
les doctrines philosophiques renfermées dans les bornes de la religion
et des lois, mais nécessairement froissées par toute opinion indivi-
duelle, qui tendrait à s'imposer par d'autres moyens qu'une libre con-
viction.
Vous réduisez, Monsieur, un important débat à des proportions bien
mesquines quand vous parlez de vanités inquiètes. Il ne s'agit ici ni
d'éclectisme ni de sensualisme. Notre cause est bien au-dessus des petits
intérêts de personnes et de systèmes qui se sont trouvés sous votre
plume, c'est la cause de l'indépendance de l'esprit humain, c'est avant
tout la cause de l'Université elle-même. Il n'a pas été question, comme
vous le supposez, des doctrines de Laromiguière, selon vous tombées
en discrédit. D'autres doctrines se sont chargées de faire la fortune de
celles-là. Vous pariez bien légèrement d'un homme dont le Conseil
LETTRES INÉDITES DE LAROMICUIÈRE A L'AHHÉ IXOQVE^ GH
royal a dit quil avait hunoré VUnivevsUé par sa vie, comme il l'avail.
illustrée par ses écrits, récemment adoptés pour rinstruclion publique.
Du reste nous ne voulons d'aucune école à l'exclusion de toute autre.
Hespect à Ions les cultes, liberté dans les opinions pltilosopliiques, voilà
nos deux, maximes. Nous avons toujours pratiqué la première et nous
lutterons de toutes nos forces pour la seconde. Tels sont nos sentiments.
Sans être les délégués de nos confrères, nous n'avons pas craiut d'être
désavoués par eux, lorsqu'en terminant nos réclamations, auprès de.
la commission, nous lui avons présenté quelques observations géné-
rales dans l'intérêt du professorat. Nous ne nous arrêterons pas à
quelques insinuations qui nous laissent hors d'atteinte et qui ne peu-
vent nuire qu'à leur auteur. Nous comptons sur votre loyauté. Mon-
sieur, pour l'insertion de cette réponse dans votre procliain numéro.
Recevez, Monsieur le Rédacteur, l'assurance de notre considération.
Valette, Saphaiiv, Gibon.
Paris, i;{ juillet 1844.
LETTRES DE M. LAlKJMKiLTÈlîE A i/AlUîÉ ROQUES (COMMUNIQUÉES
PAR MM. CROZES ET SÉGUY)
14 septembre 1827.
Je vous dois mille remerciements pour la lettre (pie vous m'avez
adressée et pour le programme dont vous l'avez accompagnée. Si je
suis flatté des choses agréables que vous me dites, je ne le suis pas
moins de hi manière dont vous présentez une doctrine ([ne vous avez
bien voulu m'emprunter. En rapprochant les idées vous leur avez
donné plus de force et plus d'évidence ; vous avez eu l'art de faire une
copie supérieure à l'original. De tous ceux qui ont adopté mes prin-
cipes et qui les ont enseignés, nul n'a saisi ma pensée mieux que vous;
nul ne l'a exposée avec autant de précision et de netteté. Je dirais que
tout est bien, que tout est vrai dans votre thèse; mais l'intérêt que j'ai
à ce jugement le rendrait suspect. Cherciions donc à épiloguer.
10 En parlant de la méthode, il eût été bien, je crois, de distinguer
l'analyse descriptive de l'analyse de raisonnenumt. Cette distinction est
capitale.
2° Vous dites: « L'existence de l'idée est le princijte d'oîtron déduit
toutes les existences ». J'aurais préféré : e L'existence de l'idée, ou
plutôt, l'existence du sentiment, source de toutes les idées et de toutes
les connaissances, est le principe d'où l'on déduit etc. ». Par cet
énoncé, vous vous trouvez toujours sur la môme ligne, et vous per-
fectionnez en même temps l'argument de Descartes : Je pense, donc je
suis ; car Descartes ne sait qu'il pense que parce qu'il a le sentiment
de sa pensé*. Il devait dire : « Je sens, donc je suis » ; mais il s'en est
6i2 APPENDICE
bien gardé, parce que le sentiment n'était pour lui que la sensation.
3° Relativement à l'ordre que vous assignez aux idées ontologiques
(expression que je n'aime guère, et qu'il serait temps de laisser dans
l'oubli), ne pensez-vous pas que l'idée du mode précède celle de la
substance; l'idée d'acte, celle de pouvoir, etc.? Notre œil analytique
peut améliorer l'ordre de toutes ces idées.
4° Je fais une observation parallèle sur l'ordre que vous assignez
aux attributs divins. Après l'éternité, n'est-ce pas l'indépendance qu'il
faudrait nommer; et la spiritualité ne suppose-t-elle pas l'intel-
licence, etc. Il faut bien noter que cet ordre est relatif à la faiblesse
de notre esprit; car en Dieu il n'y a ni antériorité, ni postériorité.
50 L'ordre physique, de même que l'ordre moral, annonce une intel-
ligence suprême ; de ces deux ordres, je ne crois pas que l'on puisse
tirer deux arguments différents. Je vous écris tout ceci en courant, et
sans y attacher la moindre prétention. Votre esprit procède si bien que
je ne pouvais relever que des minuties...
DEUXIÈME LETTRE
8 avril 1828
Me voilà toujours en retard avec vous; c'est votre faute. Pourquoi
êtes-voussi indulgent?
J'ai reçu et lu avec un extrême plaisir la lettre que m"a remise M***.
Nous avons beaucoup parlé de vous. Je me suis fait dire et redire ce
que je savais déjà, que vous jouissez auprès de vos élèves et dans le
public, de l'estime la mieux méritée. Votre programme et quelques
observations que vous avez bien voulu me communiquer, vous ont
acquis la mienne; et les nouvelles réflexions, dont vous me faites part,
ne peuvent que l'augmenter. Vous êtes du très petit nombre de ceux
qui sentent le besoin de comprendre, et de bien savoir ce qu'ils savent,
unique moyen d'avancer dans les sciences, et de perfectionner tous
les jours son esprit.
En vérité, vous me ménagez trop, et vous vous montrez beaucoup
trop discret, en vous bornant à me demander des oui et des non aux
questions que vous m'adressez. Cela conviendrait assez à ma paresse
et à votre pénétration ; mais je n'ai pas le droit d'être si laconique ; et
je pense bien que, en philosophie, l'autorité n'est rien pour un esprit Ud
que le vôtre. Cependant je ne dirai pas tout, l'espace me manquerait;
car vos idées et tout ce qu'elles appellent exigeraient un volume de
développement.
1. _ Le repentir est-il un sentiment moral?
Lorsque par ignorance, par étourderie, ou par l'effet de quelque pas-
sion, nous avons choisi, entre deux objets également à notre portée,
celui que dans le moment actuel nous jugeons le pire, la comparaison
LETTRES INÉDITES DE I.AIlOMir.llh.HE A LAlîm-. nOQlES (U:{
du choix que nous avons lait, avec celui que nous aurions pu faire,
protluit ordinairement, une affection que j'appelle repentir.
Ainsi considéré, le repentir amène la délibération et l'exercice de la
liberté. Il est donc antérieur au sentiment moral qui ne peut se
montrer qu'à la suite d'un acte libre.
Il ne faut pas confondre le repentir avec le remords, quoique ces
deux mots soient prescjne synonymes. Le remords est un sentiment
moral. On ne l'éprouve qu'après avoir abusé de la liberté. Le repentir
distiniiué du remords est nn sentiment produit par la comparaison do
deux états, de deux objets, dont celui qu'on juge actuellement le
meilleur a été rejeté, et dont le pire a été préféré. Le repentir n'est
pas le sentiment de la comparaison ; il se manifeste après la compa-
raison de même que le sentiment de rapport. Ce sera, si vous voulez,
un sentiment mixte, comme la plupart de ceux que nons éprouvons.
Je me crois fondé à distinguer le repentir du remords. La langue
même, qui jamais n'admet de synonymie parfaite entre deux mots diffé-
rents, m'y autorise. On se rcpe«/ d'une sottise; on a du remorda d'une
faute, d'un crime.
Remarquez l'embarras où nous jettent les langues. Presque tous les
écrivains font contraster sensibilité phijsique (expression très inexacte)
Ql sensibilité morale. Alors le sentiment de l'action de l'esprit est un
sentiment moral, de même que le sentiment des rapports. Les sensa-
tions étant le partage exclusif de la sensibilité physique, toutes les
autres manières de sentir appartiennent à la sensibilité morale. Com-
ment faire, au milieu de tant d'acceptions si diverses, pour parler
avec quelque justesse, et pour nous assurer d'être compris? Il n'y a
qu'un moyen, un seul moyen. Il faut à chaque instant corriger la
langue, c'est-à-dire, vérifier les faits ou les rapports que les mots
sont censés désigner, si bien déternjincr chaque mot par la place que
nous lui donnons et par le caractère qu'il reçoit d'autres mots qui l'ac-
compagnent, que l'on ne puisse se méprendre sur son véritable sens,
sur le sens qu'il a dans notre esprit. La plupart des métaphysiciens
n'ont pas tous ces scrupules. Aussi voyez ce qui en est.
2. — Les honneurs, la gloire, l'ambition, le courage, la colère, la
peur; tout ce qui est du ressort des passions, en un mot, ne saurait
être rangé parmi les plaisirs ou les peines qui nous viennent par les
sens. Les passions doivent être rapportées au sentiment moral quand
elles sont mauvaises ou bonnes, s'il y en a de bonnes ; ou bien, quand
elles dépendent de l'opinion, comme la gloire, elles doivent être rap-
portées au sentiment de l'action del'àme, comme le courage; et presque
toujours à des sentiments mixtes.
L'expression plaisir du corps est purement littéraire.
3. — Relativement à la loi naturelle, je crois (je ne dis pas, je suis
614 appendicp:
sûr) que sans recours h la divinité, les hommes en auraient Vidée. Il
suffit, pour faire naître cette idée, de l'oppression du fort contre
le faible. Mais je crois en même temps que cette idée de la loi natu-
relle ne serait pas l'idée d'une chose réelle. Une loi n'est pas lors-
qu'elle manque de sanction. Or, où est la sanction de la loi naturelle,
une sanction suffisante, si vous ne remontez pas à la divinité ?
Vous voyez que je vous réponds par des oui et par des non, sans
pourtant les faire trop affirmatifs. J'aurais bien encore une raison,
et à mon avis une puissante raison d'affirmer que, pour l'athée consé-
quent, il ne saurait exister de loi naturelle. Mais la démonstration
exigerait des antécédents, dont l'exposition demanderait plus d'espace
que je n'en ai.
4. — Que puis-je vous dire sur les faits, le sommeil et la veille, que
vous ne sachiez aussi bien que moi ?
5. — Je termine par une objection à l'appui de ce que vous pensez
sur le consentement unanime, mais je ne regarde pas cette objection
comme insoluble. Ou le consentement est conforme à la raison, ou
il ne lui est pas conforme. S'il n'est pas conforme, il ne prouve pas;
s'il lui est conforme, c'est la raison qui prouve.
troisu;me lettrk
10 décembre 1828.
Je vais répondre un mot à chacune de vos observations.
1. — Raisonnement. A'ous dites : « Comment découvrir le rapport du
contenant au contenu entre deux jugements ou idées liées par un ordre
de simple succession ou de simultanéité. Exemple : Un organe a
éprouvé une impression; l'âme a éprouvé une sensation ».
Réponse: Je simplifie la question. 1» Le rapport entre deux juge-
ments doit être distingué du rapport entre deux idées. Le premier
constitue le raisonnement; le second, le jugement. "2° Les deux juge-
ments comme les deux idées dont on cherche le rapport, sont succes-
sifs dans le discours, mais ils doivent se présenter simultanément à
l'esprit, sans quoi leurs rapports ne pourraient être perçus. 3" En
supposant qu'il y eût succession de jugement dans l'esprit, comme
il y a succession dans le discours, ce ne serait pas une simple succes-
sion, une simple succession d'antériorité et de postériorité. 4" Dans
les deux jugements que vous citez en exemple, j'ai retranché le
donc qui suppose le rapport déjà perçu. Ainsi, je pose la question
de la manière suivante : « Comment découvrir le rapport du contenant
au contenu entre deux jugements »?
Pour résoudre cette question comme toute autre, je n'aurais qu'à la
traduire, jusqu'à ce que de traduction en traduction, je fusse arrivé à
une proposition évidente qui serait la solution cherchée. Mais aupara-
LKTTUES INÉDITES DE LAKOMKU lÈllK A L'ABBÉ ROQUKS (Jlo
vant, il peut n'ètro pas inutile do faire quelques réflexions sur la
nature du raisonnement, ou, si vous l'aimez mieux, sur la signilioa-
tion du mot raisotinemeiil. Ihiisonneinenf signifie deux choses, lopéia-
tion de l'esprit, et le résultat de cette opération. Comme opération,
le raisonnement est la comparaison de deux jugements, une double
comparaison. Comme résultat d'opération, c'est la perception d'un
rapport entre deux jugements, du rapport du contenant au contenu.
Nous avons pour les autres opérations de l'entendement deux mots,
di>nt lun indique l'opération elle-même, et l'autre son résultat,
attention, idée; comparaison, jugement. Il nous manque un mot
pour le résultat du i-aisonnement, et nous donnons à ce résultat le
nom de l'opération; nous l'appelons raisonnement. On pourrait sup-
pléer à cette insuffisance de la langue en disant : attention, idée abso-
lue ; comparaison, idée relative ; raisonnenii'iil, idée déduite.
Il ne s'agit entre nous que du résultat du raisonnement, ou du
raisonnement comme résultat; et vous observerez qu'on peut dire du
raisonnement, ou du rapport entre deux jugements, ce qui a été dit du
jugement, ou du rapport entre deux idées, c'est-à-dire que ce rapport
n'est que senti, ou qu'il est perçu, ou qu'il est affirmé.
Lorsque deux jugements sont simultanément dans mon esprit, j'aper-
çois ou je n'aperçois pas entre eux le rapport du contenant au contenu.
Dans le second cas, il n'y a pas de raisonnement; il y en a dans le
premier. Le rappoi-t entre deux jugements est nécessaire ou contin-
gent, comme, dans le jugement, le rapport entre deux idées est aussi
nécessaire ou contingent. « Il existe quelque chose ; il a toujours existé
quelque ciiose », rapport nécessaire; le second jugement est nécessai-
rementcontenudansle premier, o Ln organe a éprouvé une impression :
l'àme a éprouvé une sensation », rapport contingent. Le second juge-
ment n'est pas nécessairement contenu dans le premier.
Les raisonnements nécessaires sont fondés sur la nature des choses,
sur la nature des idées. Les raisonnements contingents sont fondés sur
l'expérience ; il en est de môme pour les jugements. Reprenons notre
question : « Comment découvrir, entre deux jugements, le rapport du
contenant au contenu » ? Rapprochez les deux jugements, il vous sera
facile de voir s'il y a entre eux égalité, ou s'il y a excès de l'un sur
l'autre. L'excès ne peut consister que dans une plus grande étendue,
ou dans une plus grande composition.
« Tous les corps sont pesants, cette pierre est pesante. — Paul est
un habile professeur de philosophie, Paul est un excellent logicien. —
Il existe un Dieu, il existe un être souverainement parfait ». Vous
pouvez lier les deux propositions de chacun de ces trois exemples par
la conjonction donc ; vous avez donc trois raisonnements et trois rai-
sonnements types de tous les raisonnements. Car, en raisonnant, on
CM ■ APPENDICE
ne peut allor que du général an parlicnlier, ou du composé au moins
composé, ou du même au même ; et toujours du même au même, si
vous admettez, avec, moi, une identité totale et une identité partielle.
Il est donc aisé de distinguer entre deux jugements qui peuvent donner
lieu à un raisonnement, celui qui contient de celui qui est contenu;
en d'autres termes, le principe de la conséquence.
Si maintenant vous me demandez comment on va d'un principe à
une de ses conséquences, je réponds que c'est au moyen des propo-
sitions intermédiaires qui sont en plus ou moins grand nombre suivant
que la conséquence est plus ou moins éloignée de son principe. Mais
je m'avise que nous nous engageons dans un traité de logique, et je
m'arrête, .le m'aperçois aussi, un peu tard peut-être, que le papier va
me manquer. J'ajouterai une feuille pour répondre un mot, un seul
mot à vos autres observations.
2. — Idée de l'âme. Objection. L'àme, dès la première sensation, a le
sentiment d'elle-même; d'où il résulte que dès la première idée sen-
sible, elle a idée d'elle-même. Ne suit-il pas de là que l'idée de l'tàme
a son origine dans la sensation, et non pas dans le sentiment de son
action? /U'-ponsc. L'origine de l'idée de l'àme n'est ni dans la sensa-
tion, ni dans le sentiment de son action. La sensation est l'origine de
l'idée sensible; le sentiment de l'action de l'àme est l'origine de l'idée
de cette action. Où donc se trouve l'origine de l'idée de l'àme? Dans le
sentiment de l'existence de l'àme, sentiment d'abord confondu avec la
première sensation, et qui s'en sépare du moment que la première, ou
seconde, ou troisième sensation devient idée.
3. — Jugement : Convenioiliœ sensus perceptus mil affirmalus inter
ditns ideas ne rend pas ma pensée. Il fallait dire : convenienfiœ sensus
anl perceplio, aiit afftrmatio.
4. — Attention, désir. L'attention et le désir sont une même chose,
savoir, la direction des forces de l'àme vers un objet. Seulement le but
n'est pas le même. D'un côté, c'est la satisfaction d'un besoin ; de
l'autre, c'est l'acquisition d'une connaissance. Etremarquez quel'acqui-
sition d'une connaissance est quelquefois un grand, un très grand
besoin. Ainsi l'attention et le désir considérés dans leur nature sont
une seule et même chose.
5. — Obligation morale. Je considère les droits et les devoirs indépen-
damment de la sanction qui accompagne leur accomplissement ou leur
violation, et je vous demande si, abstraction faite d'une intelligence et
d'une volonté qui a tout disposé dans le monde, vous y voyez autre
chose que des faits. S'il en est ainsi, comment de l'idée de fait vous
élèverez-vous à l'idée de droit ? Le droit est-il contenu dans le fait ? Il
le faudrait pourtant d'après ce que nous avons dit au n» 1, pour conclure
de l'un à l'autre. Pensez-y : je ne prononce pas, je propose.
I.KTTRF.S INÉOITKS |>i: I. AKOMIClll^UK A LAlînK IlOQ! KS (;|7
t'.. J'ai reçu de vous une lettre où il s'agissait du )itoi, dont j'ai ouhlii'
do vous parler au n» 2. En s'occupant de cette question, il faut se sou-
venir que le mot moi désigne trois choses: 1" lànie, la substance de
làine ; i'^ l'enchaineuient de tout ce qui nous est arrivé, depuis Ten-
lance jusqu'au uiouient présent; ce moi suppose la mémoire; 3» Moi
par opposition à loi, ou à tout autre être, soit animé, soit inanimé.
Quand on parle de l'immortalité et de l'immatérialité de lame, du
moi, c'est au premier sens qu'il faut prendre le moi.
Qr\TRU:ME l.KTTRE
S juin 1831.
Mon très cher collègue, vous êtes le plus imiulgent des philusoplies,
vous l'êtes trop. Je vous néglige et au lieu de reproches vous me faites
des excuses. Comnient puis-je répondre à de si aimables procédés ? J'en
sais bien le moyen, mais il n'est pas facile. Il me faudrait répondre, à
votre gré, à toutes vos ingénieuses difficultés, et je n'ose pas trop m'en
flatter. Je vais les parcourir successivement, et les accompagner chacune
d'un mot.
1. — Quelles sont les facultés qui agissent dans l'inquiétude? Toutes
etaucuiu'. Dèsciu'un être doué de sensibilité et d'activité sent, dèscju'il
est bien on mal, mais surtout dès qu'il est mal, il agit. Cette action
dans l'origine est purement instinctive, machinale, aveugle, sans but
déterminé. Ce n'est que du moment où l'être connaîtra l'objet propre à
le délivrer du besoin qu'il dirigera son action vers cet objet, ou (lu'il
désirera. Le désir est donc cet emploi de notre activité qui se dirige
vers un objet connu pour en obtenir la jouissance. Je lui donne le
nom de faculté. Je ne reconnais aucune faculté dans l'inquiétude, co)i-
sidérée dans son origine, (luoique l'àme soit toujours active dans l'in-
quiétude. Mais aujourd'hui que vos facultés sont développées et
qu'elles ont été mille fois en jeu, elles se trouvent toutes dans l'in-
quiétude, confuses, mal démêlées, il est vrai, jusqu'au moment où
l'inquiétude fait place à un désir bien prononcé.
La nécessité de connaître pour désirer motive la priorité de l'analyse
de l'entendement sur celle de la volonté. Et remarquez que l'attention,
première faculté de l'entendement, est, dans sa nature, la même chose
que le désir, première faculté de la volonté. Ces deux facultés ne diffè-
rent que par le but que l'àme se propose, connaître ou jouir.
2. — Aimer, haïr, ne sont pas des facultés, et il ne faut pas les con-
fondre avec désirer. L'amour et la haine provoquent le désir, souvent
même ils le provoquent d'une manière irrésistible, mais ils en diffè^
rent essentiellement ; la preuve en est qu'on peut aimer une chose sans
la désirer; comme vous l'observez en parlant du café.
Aimer ime personne, un objet quelconque, c'est avoir la croyance
(518 APPENDICE
que nous recevrons des impressions agréables de nos rapports avec
cette personne, de la possession de cet objet.
C'est parce que le désir suit presque toujours l'amour et la haine,
qu'on a fait actifs les verbes aimer, haïr, sentir. Ainsi quoique l'amour
soit un état passif, on parlera dans tous les temps, et probablement
dans toutes les langues, de l'activité de Vamour maternel, parce que cet
amour tient éveillées toutes les facultés, toute l'activité de la mère.
3. — La sympathie et l'antipathie sont des dispositions à aimer, à haïr.
Ces dispositions peuvent être naturelles ou acquises. — Quel rôle joue
la sympathie dans la morale? Les uns la regardent comme le fondement;
les autres comme l'ennemie de la morale. Voilà deux rôles bien diffé-
rents ; vous y penserez.
4. — Je croyais que vous donniez vos leçons en français, et que vous
aviez renoncé aux formes scolastiques. Autrefois, quand je faisais sou-
tenir des thèses de mathématiques, l'élève, après avoir entendu la ques-
tion, prenait la parole et disait : « Monsieur me fait l'honneur de me
proposer telle objection; j'ai l'honneur de lui répondre, etc. ».
o. — Il ne faut pas donner le nom de jugement à tout rapport, à
toute perception de rapport. Le livre de Pierre est un rapport et n'est
pas un jugement. Le jugement consiste dans la perception d'un rapport
spi'cial ; c'est le rapport de l'existence de l'attribut dans le sujet, le rap-
port du contenu au contenant; et ce rapport, nous pouvons en avoir
le simple sentiment, ou la perception distincte; nous pouvons aussi
le prononcer ou l'aftirmer. Il y a des philosophes qui ne voient le juge-
ment que dans l'affirmation ; mais si l'affirmation est le prononcé du
jugement, il y a donc jugement avant l'affirmation. Le mot convenance
est trop vague: substituez \o mot rapport ; les rapports sont de ressem-
blance, de simple différence, d'opposition, et l'on perçoit les uns
comme les autres. Les propriétés affirmatives et négatives sont une
vieille dispute de l'école. On peut dire que les négatives rentrent dans
les affirmatives, on peut dire aussi le contraire. Je préfère cette der-
nière opinion, ne fût-ce qu'en faveur de notre pauvre axiome : aiiribor
tum propositionis afprmativœ snmitur particulariter ; negativœ, genera-
liter aut nniversaliter .
6. — Le jugement déduit suppose le raisonnement opération, il en
est le résultat. Donc est l'affirmation du raisonnement, eut, l'affirmation
du jugement déduit. Donc affirme la conséquence, est, le conséquent.
7. — Idée de rapport simple, idée de rapport composé, signifient idée
résultant d'un rapport simple, idée résultant de plusieurs rapports ;
ce qui ne fait rien à la simplicité de l'idée considérée en elle-même.
8. — Je dirai des arguments négatifs ce que j'ai dit des propositions
négatives.
9. — L'analyse philosophique et l'analyse descriptive, quoique exi-
I.ETTllES INEniTKS hK LAUOMir.nfiKE A I/AIJHE IIOQH S (II!)
géant l'emploi des mêmes facultés ne doivent pas être confondues (et
même ceci est capital^. Voyez pour la réponse Leçons de philosophie,
Discours d'ouverture, page 44.
10. — Quand on possède une science que Ton a inventée ou apprise
par l'analyse, on peut s'en rendre compte par la méthode inverse. On
peut aussi employer la méthode inverse poui- apprendre une science
qui serait tout à fait semblable à celle que l'on possède. Êtes-vous
un peu mathématicien? Les mathématiciens ont découvert ;i la
longue et successivement toutes les propriétés du cercle, et lorsqu'ils
en ont été bien instruits, ils les ont renfermées dans une formule géné-
rale dont ils déduisent facilement toutes les propriétés particulières
qui les avaient amenés à cette formule. Un appelle cette formule,
Vèiiualiuu au cercle. Or, si de l'équation au cercle je puis déduire les
propriétés de cette courbe sans passer par les tâtonnements des inven-
teurs qui employaient l'analyse ; pourquoi ne trouverais-je pas les pro-
priétés de toute autre courbe, si vous m'en donnez l'équation? Ai-je
tout dit? J'ai bien peur que non, j'ai peur surtout d'avoir mal dit. Mais
en voilà assez pour une fois et pour un paresseux...
CINQUIÈME LETTRE
Paris, le 18 décembre 1833.
Mon cher collègue, mon cher et vrai pliilusophe, je reçois à l'instant
votre lettre. Elle me fait tant de plaisir que j'y réponds à l'instant. Si
j'attendais à demain, ma répugnance à prendre la plume trouverait
des raisons pour attendre l'autre demain, et de demain en demain, je
finirais par me contenter d'admirer votre excellent esprit, et de m'ap-
plaudir des sentiments que vous me prodiguez, sans vous témoigner
ma reconnaissance, comme cela m'est trop souvent arrivé.
Ne craignez jamais de m'importuner. Votre esprit net, vos idées pré-
cises, ce besoin que vous avez d'une précision toujours plus grande,
et votre modestie sont pour moi un bien agréable dédommagement de
tout le fatras dont on nous accable, et de la sotte présomption avec
laquelle on nous débite ce fatras. Écrivez-moi donc avec une entière
confiance d'être lu avec intérêt. J'aime mieux vos critiques que les
louanges de tant d'autres, parce que vous me comprenez et ma seule
ambition est d'être compris. Voyez comme ces messieurs me con)pren-
nent. Je serais surpris qu'il en fût autrement; car je sais par une longue
expérience, et vous le saurez un jour, si vous ne le savez déjà, que le
plus grand nombre des esprits, surtout parmi les doctes, abhorrent
la clarté. Elle fait sur eux l'efifet de l'eau sur les hydrophobes. Un
auteur est trop heureux lorsqu'il obtient le suffrage de quelques esprits
bien faits. Le reste ne compte pas ou finit par ne pas compter. Ces
6-20 APPENDICE
réflexions sont tout <à lait clésintôressées, car jamais on ne fut si hion
traité du pnblic qne l'auteur des Leçons. Mais, si ces messieurs ne
comptent pas, vous comptez, vous, et je vous compte parmi mes juges
les plus éclairés. Je voudrais donc vous satisfaire, et c'est d'autant plus
mal aisé que vos difficultés sont une affaire de langage. Nous sommes
tellement empêtrés dans nos jargons qu'il est bien difficile d'en faire
sortir des idées telles que vous les aimez. La question du ji(</etnertt. sur-
tout vous tourmente. Vous m'en avez parlé plus d'une fois, et j'avais
cru vous avoir satisfait par quelques passages des Leçons. Serai-je plus
heureux dans le peu qui va se présenter à mon esprit? Jugement,
dans le langage de plusieurs grands philosophes, et dans le langage
de l'école, est synonyme d'affirmation. .Jugement, dans le langage
d'aussi grands ou plus grands philosophes que les premiers, et dans
quelques auteurs de l'école, est synonyme de perception de rapport
entre deux idées. Il se trouve donc que le mot jugement a deux accep-
tions. A ces deux acceptions, j'en ai ajouté une troisième, d'après
laquelle jugement est quelquefois synonyme de sentiment de rapport.
C'est un fait que le mot jugement a deux acceptions et peut-être
trois; et quiconque a étudié sa langue doit les connaître.
Juger c'est affirmer, juger c'est percevoir un rapport, juger c'est
sentir un rapport. Ces trois propositions sont également vraies; seule-
ment la signification du moi juger se nuance de l'une à l'autre. Et si la
seconde de ces propositions est la plus raisonnable, il faudra renverser
les termes de la première, et dire : affirmer, c'est juger. Mais, dans le
commerce de la vie, jugement et affirmation ne sont-ils pas inséparables?
Non, ils ne sont pas inséparables. On les sépare souvent et il serait
à souhaiter qu'on les séparât plus souvent. Il serait à souhaiter qu'on
ne passât pas aussi rapidement qu'on le fait, de la perception du rap-
port à l'affirmation, ou, ce qui est^a même chose, du jugement au
prononcé du jugement. Jugement, dites-vous, est toujours dans la
langue ordinaire synonyme d'affirmation. Je réponds que jugement
est plus souvent synonyme de discernement. Un homme d'un bon
jugement n'est pas très affirmatif ; c'est un homme qui sait discerner le
vrai du faux, le moins probable du plus probable, etc.
L'affirmation est le témoignage qu'un être faible a besoin de se
rendre à lui-même d'avoir bien vu, bien jugé. Un esprit supérieur
affirme moins qu'un esprit ordinaire. L'intelligence infinie voit tout,
embrasse tout, choses et rapports, et n'affirme pas. Nous-mêmes, quand
le rapport est très évident, n'allons pas à l'affirmation; et si quelque
romantique vous demandait quel est le plus grand écrivain, de Racine
ou de Ronsard, vous lèveriez les épaules, sans songer au oui ou au non.
Je conclus que la dispute sur la prétendue nature du jugement est
purement verbale. Ce n'est pas qu'il n'y ait une question réelle et capi-
LETTUES INÊIHTES DE LAKOMICIIEUE A LAHUE ROQUES G-21
taie sous le mot juyevtent. Je pourrai vous en parler une autre l'ois."
C'est par une juste déférence que jai supprimé un passage de
Locke, et un autre de Rousseau. Vous uravez devine'' en cet endroit,
et ce n'est pas le seul. Il y a plaisir [uuir un pauvre auteur d'avoir des
lecteurs tels que vous.
Vous ririez si vous connaissiez le motif qui m'a fait supprimer
rabsolit. Lu professeur de mathématiques monta chez moi, me lit de
grands compliments sur mon ouvrage qu'il trouvait écrit comme un
livre de mathématiques. Après quoi, il ajouta d'un ton dolent : « Vous
ne voulez pus que la géométrie soit vraie nécessairement et d'um; vérité
ahsolue ». Je lui répondis que les vérités de la géométrie étaient néces-
saires, mais d'une nécessité conditionnelle, puisque tousles théorèmes
commençaient par la condition si ou éiant donné, etc. Ah ! Monsieur
le professeur, je vis que je rendais mon homme très malheureux ;
je lui promis de faire disparaître le passage, je lui ai tenu parole. Je
vous dirai que je tiens très peu à ce que j'ai écrit. Mais je tiens pro-
digieusement à ce qu'on ne me fasse pas dire le contraire de ce que j'ai
pensé. Encore je m'en console facilement : omnia vaniias.
Une autre fois nous parlerons de l'espace, du verbe nailre et du reste.
Je vous embrasse avec une tendre affection. Vous êtes charmant,
vous me faites des excuses quand je suis en faute avec vous ; vous me
critiquez bien doucement, vous m'encouragez, vous m'instruisez, vous
désirez que mon ouvrage soit parfait, vous l'aimez. Il est bien juste
que je vous aime autant que je vous estime. Cette fin de lettre se sent
un peu du renouvellement de l'année, que je vous souhaite des plus
heureuses.
SIXIÈME LETTRE
19 mai 183".
Vous êtes le plus aimable des hommes, parce que vous en êtes le plus
indulgent. Au lieu de me gronder, de me quereller, vous m'accablez de
caresses. 11 faut, moucher professeur, quejc vous dise unechose queje
pense de vous, et qui vous donnera un peu plus de courage que vous
n'en avez. D'après tout ce que j'ai vu de vous, il ne vous suffit pas de
quelques notions superficielles qu'on trouve dans tous les livres. Votre
esprit a besoin d'aller au fond des choses, parce que là seulement il
peut se satisfaire, parce que là seulement sont les raisons primitives,
les vrais principes, sans lequels toutes nos connaissances sont une
affaire de pure mémoire. Ne vous laissez pas surtout éblouir par une
facilité d'élocution, qui ne prouve que l'habitude de répéter certaines
formules, et qu'à force de les répéter on finit parles croire.... Si j'osais
me citer, je vous dirais de relire à la page 423 du deuxième volume des
Leçons, quelles sont les conditions indispensables pour se flatter défaire
([uelques progrès dans la science que nous cultivons. Mais surtout, après
6^>2 APJPENDICË
y avoir bien pensé; croyez-vous en vous-même, fussiez-vous en oppo-
sition avec les plus grands esprits. Ce conseil, je ne le donnerai pas à
un jeune homme de vingt ans, qui doit éviter toute présomption ; mais
je le donne à votre esprit juste, à votre expérience, au peu de fruit que
vous avez souvent retiré de la lecture de ces prétendus grands esprits.
Je vous dirai, mon cher, qu'un libraire est venu me demander une
sixième édition, et que nous nous sommes facilement arrangés. Cette
nouvelle édition contiendra un discours sîir Videntilé dans le raison-
nement, qui suivra immédiatement la langue du raisomiement. La
sixième leçon du premier volume sera terminée par quelques réflexions
sur le génie philosophique. Vous croyez bien qu'un des premiers
exemplaires vous sera adressé.
Outre les raisons, les mauvaises raisons d'une paresse habituelle, je
suis accablé d'infirmités qui me permettent rarement de prendre la
plume. Ajoutez que j'ai quatre-vingts ans passés. C'est l'âge où mourut
Platon, et les Grecs admiraient qu'il eût vécu quatre-vingt-un ans, qui
sont juste le carré de neuf. Vous savez le rôle que jouaient les nombres
dans l'école de Pythagor^, dont Platon était un disciple. Ne soyons ni
à Apelle, ni à Céphas; soyons à la vérité si nous pouvons. Je vous
embrasse avec un tendre attachement.
SEPTIÈME LETTRE
22 juin 1837.
J'ai toujours à vous remercier des choses aimables que vous me
dites. Vous témoignez de l'estime pour les Leçons et de l'affection pour
leur auteur. Croyez que je suis très reconnaissant de l'un et de l'autre
sentiment. Mais venons au grand œuvre.
Principes, systèmes, méthode, raisonnement, idées, sentiment moral,
voilà de quoi bavarder pendant deux siècles: je ne bavarderai que
deux minutes si je puis.
1. —La méthode consiste à observer, lier et unir. Si vous observez, si
vous liez vos observations, si vous les ramenez toutes à une obser-
vation primitive, vous aurez une théorie, un système, une science. Si
vous n'observez pas ou si vous observez mal, votre prétendu système ne
s'appuiera sur rien. Si vous ne liez pas, vous n'aurez que disjecti membra
poetœ. Si vous ne ramenez pas tout à un principe, vous n'aurez pas de
science : scientia est cognitio per demonstrationem, et non pas niera
cognilio. Voyez t. II, pp. 93 et 224.
Mais on manque souvent d'un principe ! Alors on n'a pas de science.
Mais on a souvent des principes inconciliables ! Alors, s'ils sont
vrais, on a, ou l'on peut avoir plusieurs sciences.
Tant que les astronomes manquèrent d'un principe, les phénomènes
du ciel étaient inexplicables. Alphonse, roi d'Aragon et astronome,
LETTRES INÉDITES DE LAROMIGliÈRE A L ABBÉ ROQl ES G-23
fatigué do tous les cercles et épicycles imaginés pour expliquer l'arrau-
gement des corps célestes, disait que s'il avait été appelé au conseil du
grand ordonnateur des choses, il aurait pu lui donner quelque bon
avis pour rendre sa machine plus simple. On a trouvé impie ce mot
d'Alphonse, et on a eu tort. Ce n'était pas l'ouvrage delà Divinité qu'il
critiquait, c'était l'ouvrage des astronomes. Copernic trouva le vrai
principe dans la rotation de la terre, il admira la sagesse de l'auteur
des choses, et nous l'admirons après lui. Les chimistes cherchent
à ramener l'électricité, le magnétisme, le calorique, l'éther à un seul
principe. Jusqu'à ce qu'ils y aient réussi, leur science sera incomplète.
2.— Que veulent dire vosargumentateurs avec leur si/«//t('se.^ Ils n'en
savent rien, soyez-en bien sur, et il est impossible de le savoir. Après
vous être assuré des faits, après les avoir liés et ramenés à l'unité par
la découverte d'un principe, l'esprit n'a plus rien à désirer. Que diriez-
vous des mathématiciens s'ils se divisaient en deux sectes, les partisans
de l'addition et les partisans de la soustraction?
3. — Comment peut-on n'être pas content de l'exemple que je donne
du sentiment moral ? Est-ce qu'ils ne trouvent rien de moral dans les
sentiments de délicatesse, de pudeur, de bienveillance, d'amitié, de
reconnaissance, etc., et l'incommode pleureur de Rousseau ne dit-il
pas tout sur le juste et l'injuste ? Au reste, si l'exemple que je cite ne
leur suffit pas, qui les empêche d'en choisir cinquante autres ?
4.— Les perceptions de rapport, dit-on, ne sont accompagnées d'aucun
sentiment. Ainsi on peut apercevoir des rapports sans sentir qu'on les
aperçoit, l'resque tous les sentiments qu'éprouve un homme fuit, il les
a éprouvés mille fois, ils sont dès longtemps tournés en idées. Voyez
t. II, pp. 239-240.
o.— « La sensation peut être un plaisir très vif, une douleur très forte»,
j'ajouterai « que nous rapportons à quelque partie du corps s. Serez-
vous content ?
6. — Vos observations sur la nuance qui sépare la dérivation de la
naissance, du résuUai, sont d'un esprit qui sait lire. .le vous en remercie
et j'en ferai usage.
T.— Venons à ce que vous dites sur l'identité et sur les principes dans
leur rapport avec le raisonnement. Pascal sait les mathématiques ; donc
il sait V arithmétique : identité partielle. En disant que Pascal sait les
mathématiques, vous dites qu'il sait l'arithmétique, la géométrie et
l'algèbre. Vous ne faites donc que répéter, dans la conséquence, ce que
vous aviez dit dans le principe ; mais vous ne répétez pas tout; voilà
pourquoi l'identité n'est que partielle. Pascal sait l'arithmétique, la géo-
métrie et l" algèbre, donc il sait les mathématiques : identité totale.
Un bon discours philosophique doit être une série continue d'identi-
tés totales ou partielles, sans quoi il n'est pas un, il ne forme pas un sys-
g24 APPENDICE
tèmc. L'univet-s est un immense système qui se compose d'un milliard
de systèmes. Et sauf sortir de la terre, depuis un brin d'herbe jusqu'au
chêne, depuis l'insecte miscroscopique jusqu'à la baleine, tout est sys-
tème. L'homme, s'il veut connaître les choses, doit donc systématiser
toutes ses connaissances.
Vous demandez si le principe contient la conséquence, ou vice versa.
L'un et l'autre est vrai, car deux choses identiques se contiennent mu-
tuellement. Si la conséquence ne contenait pas le principe, on ne pour-
rait pas trouver le principe: ce qui ne veut pas dire qu'on le trouve
toujours. Si le principe ne contenait pas la conséquence, in actu aut in
fîeri, on ne pourrait pas aller à la conséquence. Le grain de froment
contient vos excellentes gimblettes, le grain de chènevis contient
le papier. Combien de temps il a fallu pour aller d'un de ces grains
aux gimblettes, et de l'autre au papier sur lequel j'écris! Je n'en finirais
pas si je suivais ces idées. Mais sachez qu'un bon livre doit former un
système; chaque chapitre du livre, un système subordonné à l'unité
du tout, chaque alinéa, chaque phrase, un petit système, etc.
Adieu, mon cher philosophe, qui voulez savoir la raison des choses,
et encore la raison de la raison. Vous avez là de l'occupation pour
toute la vie, fussiez-vous un Mathusalem. Je vous embrasse avec
affection (1).
(l) Les textes de l'Appendice, iiotammeiit VEpitre à (}j.ral, ont été donnés avec
les incorrections qu'y avaient laissées leurs auteurs.
FIN DL L APPENDICE
TABLE DES MATIÈRES
Avertissement
Introduction. — Les origines de l'idéologie au xviio et au xyiiio siècle . . 1
Chapitre I. — Les idéologues, leurs relations politiques et privées,
UNIVERSITAIRES, SCIENTIFIQUES ET LITTÉRAIRES 20
l. Les Assemblées politiques, p. 24 ; Auleuli et la rue du Bac, p. Si. —
II. Les Kcoles normales, p. 32; centrales, p. 37; spéciales, p. 66. —
III. L'Institut, p. 69; les Sociétés savantes, p. 81. — IV. Les Jour-
naux, p. 85; la Décade philosophique, p. 86.
LA PREMIÈRE GÉNÉRATION D'IDÉOLOGUES
Chapitre II lui
I. Condorcet, p. 101; M^e de Condorcet, p. 116. — II. Sieyès, p. 118;
Rœderer,p. 120; Lakanal. p. 124. — III. VoIney,p. 128;Dupuis, p. 140;
Maréchal et Naigeou, p. 143. --IV. Saint-Lambert, p. 144. — V. Ga-
rât, p. 157; Laplace, p. 169; Pinel, p. 172; résumé, p. 174.
LA SECONDE GÉNÉRATION D'IDÉOLOGUES
l'idéologie PHYSIOLOGIQUE
Chapitre III. — Cabanis avant le 18 brumaire 176
I. Son éducation, p. 176.— II. Le travail sur finstructiou pul)lique, p. 184;
le Journal de la maladie et de la mort de Mirabeau, p. 191. — III.
Les Hôpitaux, p. 191; les Secours publics, p. 193 ; les Révolutions
de la médecine, p. 196. — IV. Cabanis à l'Institut, p. 205 ; à la faculté
de médecine, p. 206; le Degré de certitude de la médecine, p. 211 ;
Cabanis et B. de Saint-Pierre, p. 214. — V. Cabanis aux Cinq-Cents
et les Kcoles <le médeeine, p. 217; lettre inconnue sur la perfectibi-
lité, p. 218; sur l'École polytechnique, p. 219; Cabanis au 18 bru-
maire, p. 220.
Chapitre IV. — Cabanis après le 18 brumaire 225
I. Les six premiers Mémoires des Rapports, p. 226; pian et but de l'ou-
vrage, p. 226; histoire physiologique des sensations, p. 229; sen-
sibilité et irritabiUté, p. 230; les âges, p. 239; la mort, p. 241;
les sexes, p. 242; les tempéraments, p. 244; science et rap-
G-26 TABLE DES MATIÈRES
liorts, p. 246. — H. Eloge île Vicq-d'Azyr, p. 247 ; les Rapports, p. 248 ;
les maladies, p. 251 ; riiabitiide, p. 233; les climats, p. 234; la
cosmologie transformiste du 10<5 Mémoire, p. 253; l'étude du fœtus
et l'instinct, p. 259; influence des Rapports, p. 263. — 111. Cabanis
sous le Consulat et l'Empire, d'après des lettres inédites, p. 264 ; la
■ lettre sur les i)oèmes d'Homère et le Génie du christianisme,}^ . 269.
— IV. La lettre sur les causes premières, p. 273; la métaphysique
de Cabanis, p. 275; les idées religieuses, p. 277; Dieu, p. 281; l'im-
mortalité, p. 283 ; Cabanis et Fauriel, Cousin, Renan, p. 285; mort
de Cabauis, \\. 288; son influence, p. 289.
l'idéologie rationnelle et ses relations avec
LES sciences
Chapitre V. — Destutt de Tiucv idéologue, législateur et pédagogue. . 293
I. Sou éducation, j). 293 ; D. de Tracy à rAssend)lée Constituante, p. 296 ;
à l'armée de La Fayette, p. 299 ; à Auteuil, p. 299 ; en prison, p. 30;'> ;
l)ersistance de ses convictions et de ses espérances, p. 304. — 11. D.
de Tracy à l'Institut, p. 305; moyens de fonder la morale d'unpeu-
]ile, p. 307 ; Bonaparte et de Tracy, p. 309 ; Mémoire sur la faculté
de penser, p. 310; la motilité, p. 311; le moi, p. 312; l'idéologie,
p. 313; activité et passivité, p. 315; les signes, p. 317 ; l'iiabi-
tude, p. 318. — m. D. de Tracy au Conseil de l'Instruction puliliquc,
circulaires aux professeurs, p. 320 ; Rapport sur l'état de l'instruction
publique, j). 322; la langue universelle, p. 323; la sensation de
résistance, p. 324; l'existence, p. 326 ; observations sur l'instruction
publiipie, p. 328 ; D. de Tracy et La Harpe, p. 332.
Chapitre VI. — D. de Tracy ioéologue, grammairien et logiciei\, écono-
miste ET moraliste
1. Les Éléments d'idéologie, p. 334; méthode [lour exposer, p. 333, et
étudier l'idéologie, p. 336; tendances positives, physique et géo-
métrie, p. 337. — H. La faculté de penser, p. 340 ; existence des
corps, nouvelle doctrine, p. 341 ; Tracy et Biran, p. 343 ; critique de
Coiidillac, p. 344; l'haljitude et les signes, p. 345. — 111. Mémoire
sur Kant, p. 347; la farine pure et la farine d'expérience, p. 330;
la philoso|dne allemande et la piiilosophie française, p. 351; la
<lruin)nuire, p. 352; D. de Tracy et James Mill, p. 353 ; la parole et
l'écriture, p. 357; alphabet et langue universels, p. 358; jugements
de Cabanis, de Tliurot, de Biran, ]). 339; la Lo^/ywe dédiée à Cal)a-
nis, p. 301; histoire de la logique, p. 362; l'erreur, p. 365; généra-
tion de nos idées, p. 366 ; critique de Laromiguière, p. 368 ; les
sciences générales et spéciales, p. 369 ; les neuf parties des éléments
d'idéologie, p. 372; Supplément à la logique, la probabilité, p. 374;
l'idéologie et la physiologie, p. 377. — IV. Le Commentaire sur
Montesquieu, p. 377 ; jugements sur la situation politique et reli-
gieuse, p. 381 ; Traité de la volonté et de ses effets, p. 383 ; méthode
employée, p. 385 ; idéologie, économie, morale et législation, p. 387 ;
industrie fabricante et commerçante, p. 388. — V. La Morale, p. 391 :
volonté et causalité, p. 391 ; critique par les conséquences, p. 394 ;
P. de Tracy en 1814, ji. 395; en 1830. p. 396; son rôle et son in-
fluence, p. 398.
334
L
TAlîi.K l)i;s MATIKUKS (i-27
L'iDKOLOGIK l'SYClIOLOGIOL'E ET RATIONNELLE COMPAHÉE
ET APPLIQUÉE
ClIAPITHE VII. — LkS Al Xll.IMIlES, I.ICS DISCIPLKS, LES COXTINUATELI IIS DE CA-
BAMS Eï DE D. DE TkACY 1500
I. Oanaou pendant la Ué\oliition, \). oi)d; Daunon ul Bunap.iile, \i. 402;
l'Essai sur les iraranties inilividnelles, jt. 406; Daunou, Iilstoilcn d(^
la philosophie, i>. K)7: M. -J. Chénier et Descartes, p. lO'.t ; Andrienx
et l'École polytei'liniiine, ]). 412; Benjamin Constant et la srienee
des reli.iiions, p. 41:!; J.-B. Sa\' et l'économie politi(pie, |i. 419;Bril-
lat-Savarin, p. 422. — II. L'idéoloi-^ie, la )diysi(|Me et les nidliénia-
ticpies, L:icroix et Biot, |i. 42'! ; Lancelin, [i. 't24. — 111. L'idédloiiie
et les sciences naturelles. Sue, Alihert, Uicherand, Flourens, etc., p. 4l{.'i;
Bicluit. p. 4"]4; Bicliat et Cabanis, ji. 43 o ; Sehoin-nhauer et Hart-
mann, p. 437 ; Laniarck, p. 438 ; ses théories transformistes, p. 4;!8 ;
psyclioloi,'iques. p. 4'»2 ; Bory de Saint-Vincent, p. 444; l'idéologie
eompitrée et la philosophie des scie'jces, Draiiarnauil, p. 4i."i ; l'idéo-
logie et la médecine, Broussais, p. 4."J0. — IV. L'idéoloiric et les nova-
teui's, p. 452; Burdin, Saint-Simon, p. 4o3 ; Fourier, Leroux, Uey-
naud, Comte, Littré, p. 4ji; hîs anciens disciples de Cabanis et de
D. do Tracy, p. 456 ; Droz, j>. 4")6 ; François Thuiot, p. 4.')7 ; union
de la philologie et de l'idéologie, Thurot défenseur île l'école, f). i()4 ;
Ampère, chrétien et libéral, ])hilosoidu' ets.ivant, p. 467; l'Essai sur
la philosophie des sciences, p. 473; Biran, p. 477. — V. L'idéolopic.
les lettres, l'histoire : Villemain, Lerminier, Sénancourt, Bordas-
Desmoulins, Fabre, etc., p. 478; Faur^jel, disci])le de Cabanis, p. 479;
A. Thierry et ses relations a\ec Daunou, de Tr.n'y, Fanriel, p. 483;
Victor Jacquemout, p. 486 ; Henri Beyle, disciple de 1). de Tracy. ji. 4Si) :
Sainte-Beuve, admir.iteur de Daunou, de 1). de Tracy, de Lamarck, etc.,
p. 4'J2 ; Fidéologie en Angleterre, Dugald-Stewart, p. 494; Thomas
BrowD, p. 49o ; John Stuart Mill, p. 496.
LA TROISIKME GÉNÉRATION DIDÉOLOGUES
l'idéologie SPIRITUALISTE ET CIIRÉTIE.NNE
CiiAiMTiiE Viii ■ tns
. Porlalis et l'esprit philosophifiue, p. ."JOO ; Sicard, ses travaux siu' la
grammaire, sur les sourds-muets, ses relations aAec les idéolo-
gues, p. 501. — H.Deirérando,!). 505 ; son .Mémoire su ries signes, ji. 5117 :
son éclectisme, p. 508; la psychologie ethnologique, p. 510: la phi-
losophie morale, p. 510; l'Histoire des systèmes, p. 512; syncré-
tisme et éclectisme, p. 513; classification des systèmes, p. 514 : les
sourds-muets, p. 517; les aveugles, p. 518 ; Prévost, Dumont, Lesage,
Boustetten, p. 519, — IH. Laromiguicre, p. o29 ; Laromiguière et
Condniac d'après une légende, p. 523 ; les doctrines de Laromiguière
avant 1811, p. 524 ; le» Paradoxes de Condillac, p. 532 ; les leçons,
p. 536; leur succès, p. 541; éclectisme, p. 543; modifications aux
Leçons, p. 545. — IV. Le laromiguiérisme, p. 548 ; les philosophes
italiens, p. 549: les éclectiques français, p. 551 ; Daube, p. 553; Per-
rard, p. 554 ; Armand Marrast, ]i. 554 ; l'abbé Roques, p. 555; Car-
daillac,p. 556 ; Valette, p. 558 ; de Chabrier, p. 561 : Gibon, p. 561 ;
6-28 ' TABLE DES MATIERES
Sapliary, p. o63; Tissot, Lame et Robert, p. o6.j. — V. Renaissaiife
(le Tidéologie, MM. Taine, Reuan, Littré, Ribot, p. 567.
CoxcLismx
Appendici:.
Écoles centrales, p. oSi; Gaiat et riiislitut, p. 580; lettre iucouuue de
Cal)aiiis sur la jierfectibilitc, p. o90 ; lettre deB. Constant à Villcrs,
p. o97 ; VaiKjuelin et Lamarck, jugés par le Lycée, p. 099 ; lettre de
M. Littré père à la Décade, p. 599 ; Laromiguiére, Mémoires et
leçons, p. 600; lettres de Laromiïuière à Valette, p. 601 ; lettres iné-
dites de L:iromiguière à Saphary, p. 603; lettres inédites des Laro-
miiruiéristes, p. 609 ; lettres inédites de Laromiguiére à l'abbé
Roques, p. 611.
Tours, inip. E. Arkallt et C'
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